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Collection complette
des oeuvres de J.J. Rousseau
Jean-Jacques Rousseau, Jean Jacques François
Le Barbier, Jean IVlichel Moreau
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STGILES- OXFORD
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COLLECTION
COMPLETTE
DES
ŒUVRES
D E
î. î. ROUSSEAU.
TOME SIXIEME.
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ŒUVRES
MÊLÉES
D E
M^ ROUSSEAU,
T>E GENE VE,
NOUVELLE ÉDITION,
Revue , corrigée & augmentée de flufieurs morceaux fui
n*oM pas encore paru,
AVEC FIGURES.
TOME SECOND.
LONDRES.
M. DCC. LXXVl.
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J)tjvjmi\r jur /isjktilée Ja.' ll^/t/À^vtt' •
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DISCOURS
SUR
L^ O R I G I N E
ET
LES FONDEMENS
DE riN ÉGALITÉ PARMI LES HOMMES.
Par J-J- ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE.
ffan in depravatis^ fia in Ks fua ht né ficunJSim nstursm fi haient^ con^^
fiàeianium efi quidfit nattir£le^
{SUanres m^Uts. Tome IL
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RÉ P U B I. I Q UE
B E G EN È V E-
MÀCîIIf IQUÈS, TRÈS-ÉONORÊS 15T
SOUVERAINS SEIGNEURS,,
Convaincu qu*îl n'appartient qu'au Citoyen vertueux de
rèrtêre à <a patrie des homieurs^ qu^elIè puîifé avoUer, îl y-
a trente nm que )e trkVaille k inérîtcr de vous ofirîr un
iiommâge jjublic ; & cette hcurcirie occafîott iuppiéakt en
partie k te que mes efforts n'ont pii faire, j'ai cru qu'il me
ferdît permis de confûltcr ici te;2èlc qur ra^ràme, pltls tju6
le drok qui devroît m'autorifer. Ayant eu le botthteur de
naître parmi vous, comment ^tirrois-je méditer ftir Téga*
lité que ia Natnre a mifè parmi les homm^es ^ & fur l'iné*
|;alité qu'ils ont inflituée, &ns penfer à la prol(>ndê fageflè
^y^c laquelle l'uçe ^^jl'auçre > h^urei^fe^nçiit cçojfaiftécs <lan«
cet État, jconcoufcm: 4^^ la modère Jd plus >ppr<)chdnte de
la loi nat\irelle ôçjaplus &voi?a];^ hh (odété^.BÛ mainâeft
de l'ordre public .& au bpnheur des .particuliers ? En recher-
cliant les mwlleures maximes que Je bon fens puîfïe diâer
fur la conftitution d*un gouvernement, j'ai été fi frapjpé dé
tes Voir toutes en exécution dans le vôtre, que même fani
tire né dans vbs murs , î'aùroîs cru ne pouvoir mé dilpenfer
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iff D É D I C A C £.
d'offrir ce tableau de la fodété liamaine k celui de tous ley
peuples qui me parok en poflèder les plus grands avanta^
ges, ôc en avoir le mieux prévtnu les abus.
Si j*avoIs eu à choifir le lieu de ma naiflànce, J'aurais
choifi une focîété d'une grandeur bornée par retendue des
facultés humaines^ c*efl--à-dîre, parla po|fibilité d'être bien
gouvernée,. & ok chacun fuffi(aiit à fou emploi, nul n'eut
été contraint de commettre à d'autres les fondions dont it
étoit chargé : un Etat où tous les particuliers (è connoiflànt
entr'eux , les manœuvres obfcures du vice ni la modeftie de
Ja vertu a'euflent pu. (e.d<îrober aux regards & ao jugement
du public, & où cette douce habitude de fe voir & de (e
connokre fit de Pamour^ k Patrie l'amour desQtoyens^
pButôt que celui de la terre-^
, J'ÂUHors youfu naître dans un pays où le Souverain Sç
tepeupfe ne puflènt avoir qu'un feul & même intérêt, afin
qAie tous les mouvemens de la; machine ne tendiflent jamais
q,u'au bonheur commun; ce qui ne pouvant fè faire k moins-
que Je peuple &., le Souverain ne, foîent une même per>*
^n|ie> fl s'enfuît ^que Taurols voulu naître fous uhgouver*
nenoent démocratique j fàgement tempère^
J^At/Rois voulu vivre & mourir libre, c'efl-k-dîre , telle-
ment foumis- aux loix , que ni moi ni perfônne n'en pxit
fecouer l'hoflorable joug; ce joug felutaire & doux ,- que
les tètes les plus fières portent d'autant plus docîlenient
qifelles: font fcites pour n'en- porter aucun autres
J'^AuJRors donc voulu que perfonne dans l'État n'^eut pu?
fedîre au-deflus de la lof , & que perfonne au dehors n'eu
put trapofer que l'État fut obligé de reconnoître- : carv,
çuallè que pufflë être la conûîtution d'un gouvernement^
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D É^D I C A C E. r
S^I s'y trouve un feul homme qui ne foît pas fournis à la.
foi, tous les autres font nécdlàirement à la difcrétion de
celuî-Ià; ( voyex Note i. * ) &, s'il y a un chef national , &
un autre chef étranger , quelque partage d'autorité qu'ils puit
fent faire , il efl impoffible que Tun & Tautre foient bien obék
& que l'État foit bien gouverne.
Je n'aurois point voulu habiter une République de nou-
velle inflitution, quelques bonnes loîx qu'elle pût avoir, de
peur que le gouvernement, autrement conflitué peut-être
qu'il né faudroit pour le moment , ne convenant pas aux
nouveaux, citoyens > ou les citoyens au nouveau gouverne-
ment , l'Etat ne fut fujet ,à être ébranlé & détruit prefque dès
fa naiflaiîcé. Car il en efï de ta liberté comme de ces alitnens
folides & fucculens > ou de ces vins généreux , propres à
nourrir & fortifier les tempéramens robufles qui en ont l'ha-
bitude, mais qui accablent, ruinent & enivrent les foibles &
délicats qui n'y font point faits. Les peuples une fois accou^
turaés à des maîtres ne font plus en état de s'en pafïer. S'ils
tentent de fecouer le joug, ils s'éfoignent d'autant plus de la
liberté, que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui efl
oppofée , leurs révolutions les livrent prefque toujours à des
fédu6teurs qui ne font qu'aggraver leurs chaînes. Le peuple
Romain lui-même , ce modèle de tous les peuples libres , ne
fut point en état de fè gouverner en fortant de Toppreflion
des Tarquîns : avilr par l*efclavagç & les travai* ignominieux
qu*ilslui a voient impofés , ce n'étoit d'abord qu'une flapide
populacequ'it fallut ménager & gouverner avec la plus grande
fegeflfe , afin que s*accoutumant peu-à-peu à reipirer l'air (alu-
taire de la liberté , ces âmes énervées ou plutôt abruties fous
la tyrannie , acquîflènt par degrés cette févérité de mœurs &
cette fierté de courage qui en firent enfin le plus relpeftable
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VI D É D I C AC R
de tous les peuples. J'auroîs donc cherché pour ma patrie une
heureufe & tranquille République^ dont l'ancienneiî fe perdît
en quelque forte dans la nuit des temps ; qui n'eût éprouvé
que des atteintes propres à manifefter & affermir dans fes ha-
bitans le courage & Tamour de la Patrie, & où les citoyens
accoutumés de longue main à une fàge indépendance, fu^nt^
non-feulement libres , mais dignes de Têtre.
Tavkois voulu me choifir une Patrie, détournée parimc
heureufe împuifîance du féroce amour des conquêtes , & ga-
rantie par une pofîtion encore plus heureufe de la crainte de
devenir elle- même la conquête d'un autre État j une ville libre ,
placée entre plufîeurs peuples dont aucun n*€Ût intérêt à l'en-
vahir, & dont chacun eût intérêt d'çrtipêcher les autres de
l'envahir eux-mêmes ; une République , en un mot, qui ne
tentât point l'ambition de fes voifîns & qui pût raifbnnable-
ment compter fur leur fçcours au befoin. Il s*enfuit que y dans
une pofition fi heureufe , die n'auroît eu rîcn à craindre que
d'elle-même , & que fî fes citoyens s'étoient exercés aux ar-
mes, c'eût été plutôt pour entretenir chez eux cette ardeur
guerrière & cette fierté de courage quified fî bien à la liberté,
& qui en nourrit le gQÛt, que p^r la tiécefSté de pourvoir à
leur propre défenfe,
J'aurùis cbeirché un pays i>k k droit de légiflation fût
commun k eous les citoyens : car qxii peut mieux &voir
qu'aux fous ^nellçs conditions il leur trpnvient d^e vivre eiw
fcjiible dans une n:iême fociétç? Mais je n'aiarois pas approuvé
des Plébifcites femblaWes à ceux des Romains , où les chefs
de rÉtât & lès plus intélrefîes à fe cottfervation étoient exclus
des délibérations dont fbuverit dépcndoit fon fakt , & où
par une abfurde inconféquence les Magifkrats étoient privés
des droits defnt joi^QÎent les fmlples citoyens.
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Av contraire, j^auroifi dîfirc que , pour swpétraj là projets
inoérçffîs & mal coaetts , & )^ iûiiQ¥atioo& daogereufe»
qui perdirent^eafin ks Athéniets i ch^am v^dst pas k pou^
yoir de proposer de nouvelles loix ^ ià iàittaUie ; que. ce
droit appartint ai^H feuls Magifliats i qu*îis eu DMentmômo
avec tant de circonfpeâion, que le peuple de fim c6té^> Cuit
fi réfervé k donner fon conientetnent à ces Lois ^ & que It
promulgation ne pût sVn faire qu^avec tant de folemimé ^
qu'avant que la conftîtutîon fôt ébranlée, on eût le temps de
fe convaincre que c'eft fur-tout la grande antiquité des Loix
qui les rend faintes & vénérables; que le peuple méprife biea»
tôt celles qu^l voit c;hanger tous les jours , & qu'en s'accou**
cumant à. négliger les anciens uGiges^fous prétexte de feira
mieux ,. on introduit fouvcnt de grands maux pom: en cor-
riger de moindres.
J^AURors fui ftir-tout, comme néccflaîrement mal gou-
vernée, une République où le peuple croyant pouvoir fèpafl
1er de fes Magiftrats , ou^ ne leur laiflcr qu'une autorité pré-
caire , auroit imprudemment gardé Tadminiftration des af^
Étires civiles, & rexécution de (es propres Loi»; jelle dut
être la groiBère çonftitution des premiers gouvernemens for*
tant immédiatement de Tétat de nature , & tel fut encore un
des vices qui perdirent la République d'Athènes.
Mais j'auroîs choifi celle oii les particuliers , (e contentant
de donner la (knéHoh aux Loix , & de décider en corps fur
le rapport des chefs , les plus importantes afïaîres publiques,
établiroient des tribunaux refpeftés , en diflingueroient avec
foki les divers départemens , éliroient d^année en année hs
plus capables & les plus intègres de leurs concitoyens poiSf
adminiftrer la juftice & gouverner TÉtat ; & où la vertu dci
Magiflrats portant ainfi témoignage de la fageflc du peuple,
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rm Dédicace.
•
les uns & les autres s'honoreroîent mutuellement. De forte
que fi jamais de funeftes mal-entendus venoient à troubler
la concorde publique , ces temps mêmes d'avtuglement &
d'erreurs fuflènt marqués par des témoignages de modéra-
tion, d'cftîme réciproque, & d'un commun relpeâ pour les
Loix; pré(àges & garants d'une réconciliation fmcère 6ç
perpétuelle.
' Tels font, MAGNinçiUES , TR^s^H0N0R:és et souve-
rains Seigneurs, les avantages que faurois recherchés
dans la patrie que je me ièrois choifie. Que fi la providence
y avoit ajouté de plus une fituatîon charmante, un climat
tempéré , un pays fertile , & Tafpeâ le plus délicieux qui foît
fous le Ciel , je ri'aurois defiré, pour combler mon bonheur^
que de jouir de tous ces biens dans le (èin de cette heureufe
patrie , vivant paifiblement dans une douce foci^cé avec mes
fioncitoyens, exerçant envej-s eux & ^ leur exemple l'huma-
nité , Tamitié & toutes les vertus , & laîflant après moi Tho-
norable mémoirp 4'un homjme d,ç l?tisn> & 4'un honnête &
yertueux patriote*
Si , moins heureux ou trop tard (age^ je m^étoîs vu réduit
à finir en d'autres climats une infirme & languîfi&nte carrière,
regrettant inutilement le repos & la paix dont une jeuneflè
imprudente m^auroit pi'ivé , j'aurois du moins nourri dans
xnon ame ces mêmes (èntimens dônp ]p rfaurois pu faire
jifage dans mon pays, & pénétré d'une zfkStion tepdre §C
4(6fintérefleç pour mes concitoyens éloignés , je leur aurok
a(Jrefle du Cond de jmon oçur à-peu-près le dièours fuivant
Mes chers concitoyens , iou plutôt mes fi-eres , puîfque les
liens dtt fang ainfi que les loix nous Mmftcnt prefque tous,
il m'eft doux de ne pouvoir penfer k vous , fans penfcr en
f^èjnç temps k tpws les bjens dont vous jouiflèx , & dontmif
I
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Dédicace. ix
de vous peut-être ne fent mieux Je prix que moi qui les ai
perdus. Plus je réfléchis fur votre fituation politique & ci-
vile, & moins je puis imaginer que la nature des choies hu-
maines puiilè en comporter une meilleure. Dans tous les au-
tres Gouvernemens , quand il eft queftion d'afTurer le plus^
grand bien de rÉtat,,tout fe borne toujours k des projets
en idées, & tout au plus à de fimples polTibilirés ; pour vous,
votre bonheur eft tout fait, il ne faut qu'en jouir , & vous
n'avez plus befoin, pour devenir parfaitement heureux, que
de favoir vous contenter de Tétre. Votre fouveraineté acquife
ou recouvrée à la pointe de Tépée, & confervée durant deux
fiecles à force de valeur & de fagei3è',''eft enfin pleinement
ôc univerfellement reconnue. Des traités honorables fixent
vos limites , aflurent vos droits &c afferminènt votre repos.
Votre conftitution eft excellente , didée par la plus fublimc
raifon, & garantie par des Puiflances amies & refpedables;
TOtre État eft tranquille; vous n'avez ni guerres ni conqué-
rans à craindre, vous n'ave? point d'autres maîtres que de
fagcs loix que vous avez faites , adminiftrées par des Ma-
giftrats intègres qui font de votre choix ; vous n'êtes ni
^ITez riches pour vous énerver par la molleflè & perdre
dans de vains délices le goût du vrai bonheur &c des foli-
des vertus , ni afîèz pauvres pour avoir befoin de plus do
fecours étrangers que ne vous en procure votre induftrie;
& cette liberté précieufe qu'on ne maintient chez les grandes
Nations qu'avec des impôts exhorbitans > ne vous coûte
prefque rien à conferven
Puisse durer toujours pour le bonheur de fes citoyens &
l'exemple des peuples une république fi fàgement & fi heu-
reufement conftîtuée ! Voilà le fèul vœu qui vous refte à
faire , & le feul foin qui vous refte k prendre. C'eft à
Œuvra mclées, Têm^ IL B
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X Dé D I C A c fi.
vous feuls déformais > non à^ire vocrebonhcur, vos ancé^
Xres vous en ont évité la peine, mais à le rendre durable
par la fagefle d'en bien ufen C'eft de votre union perpé^
jtuelle , de votre obéiflance aux loix, de votre refpeft pour
leurs Miniftres que dépend votre confervation* S'il reftc
parmi vous le moindre germe d'aigreur ou de défiance,
hâtez - vous de le détruire comme un levain funefte d'où
réfulceroient tôt ou tard vos malheurs & la ruine de FEtar.
Je vous conjure de rentrer tous au fond de votre cœur ,
& de confulcer la voix fecrette de votre confcience. Quel-
qu'un parmi vous connoîc-il dans l'univers un corps plus in-
tègre, plus éclairé V^pltis refpeélable que celui de votre Ma-
gillrature ? Tous fès membres ne vous donnent-ils pas l'exem-
ple de la modération , de la fimplicité des mœurs , du refpeâ
pour les loix , & de la plus fincère réconciliation ? Rendez
donc fans réferve k de fi {kgQs chefs cette làlutaire confiance
que la raifon doit à la vertu ; fongez qu'ils font de votra
choix, qu'ils le juflifient, & que les honneurs dus à ceux
que vous avez conftitués en dignité, retombent nécefîaire-
ment fur vous-même. Nul de vous n*efl alîez peu éclairé pour
ignorer qu'où cefîe la vigueur des loix & l'autorité de leurs
défènfèurs , il ne peut y avoir ni sûreté ni liberté pour per-
fonne. De quoi s'agit-il donc entre vous que de faire de
bon cœur & avec une jufte confiance ce que vous feriez
toujours obligés de faire par un véritable intérêt, par de*
voir & par raifon. Qu'une coupable &c funefte indifférence
pour le maintien de la conftitution • ne vous fafîe jamais né-
gliger au befoîn les fages avis des plus éclairés &c des plus
zélés d'entre vous : mais que l'équité, la modération, la plus
rçfpeftueufe fermeté continuent de régler toutes vos démar-
ches, & de montrer en vous h tout Tunivers l'exemple d'un
peuple fier & modefte , aufli jaloux de fa gloire que de la
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D É D î cAci 'xr
KBértë. Gardez-vous fur-tout, & ce fera mon dernier con-
feil , d'écouter jamais des interprétations fmiftres & des dif^'
cours envenimés, dont les motifs fecrets font fouvent plus'
dangereux que les avions qui en font l'objet. Toute une mai-
fon s'éveille & fe tient en allarmesaux premiers cris d'un bon'
& fidel gardien qui n'aboie jamais qu'à l'approche des vo-'
leurs ; mais on hait l'importunité de ces animaux bruyans ;
qui troublent fans ceflè le repos public, & dont les avertiflcN
mens continuels & déplacés ne fe font pas même écoute*
au moment qu'ils font néceflàires.
Et vous, MAGNIFIQUES ET TRtS-H0N0R]Ss SeIGNEURS,
vous , dignes & refpedables Magiftrats d'un peuple libre ,
permettez-moi de vous offi-ir en particulier mes hommages
& mes devoirs. S il y a dansie monde un rang propre à il-
luftrer ceux qui l'occupent , c'efl: fans doute celui que don-
nent les talens & la vertu , celuidont vous vous êtes rendus
dignes, & auquel vos concitoyens vous ont élevés. Leur pro-
pre mérite ajoute encore au vôtre un nouvel éclat; & choi-
fis par des hommes capables d'en gouverner d'autres, pour
les gouverner eux-mêmes, je vous trouve autant au-deflus
des autres Magiftrats, qu'un peuplé libre, & fur-tout celui
que vous avez 1 honneur de conduire , eft , par fès lumières
& par fa raifon , au-defFus de la populace des autres États.
Qu'il me foit permis de citer un exemple dont il devrok
refter de meilleures traces , & qui fera toujours préfènt k
mon cœur. Je ne me rappelle point, (ans la plus douce émo-
tion , la mémoire du vertueux citoyen de qui j'ai reçu le
jour, & qui fouvent entretint mon enfance du rcfpcâ qui
vousécoit dû. Je le vois encore vivant du travail de fes
mains , & nourriflànt (on ame des vérités les plus fublimes.
Je vois Tacite, Fiutarque & Grotius mêlés devant lui avec
Bij
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y" Dédicace,
les inftrumens de fon métier. Je vois à fe$ côtés un fîls clién
recevant avec trop peu de fruit les tendres inftrudions du
meilleur des pères. Mais fi les égaremens d'une folle jeuneflè
me firent oublier durant un temps de fi fages leçons , j'ai le
bonheur d'éprouver enfin que quelque penchant qu'on aie
«rers le vice , il eft difficile qu'une éducation dont le cœxir fk
mêle, refte perdue pour toujours.
Tels font , magnifiques et très - HONORiSis Skr-
«NE^RS , ks citoyens & même Tes fimples habitans nés dans
l'Etat que vous gouverner; tefs font ces hommes inflruits &
iênfés dont^ fous le noni d'ouvriers & de peuple, on a chez.
les autres Nations, des idées fi bafies & fi feuflès. Mon père ^
îe l'avoue avec joie, n'étoit point diftingué parmi ks conci*
toyens ; il n'étoit que ce qu'ils font tous , & tel qu'il étoit,,
îl n,'y a point de pays où fa fociété n'eût été recherchée , cûl-
«ivée,. & même avec frait,,iifir les plus honnêtes gens. Il ne
m'appartient pas, & , grâces au Ciel, iJ n eft pas néceflàira
de vous parler des égards que peuvent attendre de vous de»
tommes de cette trempe , vos égaux par l'éducation , ainfi
que par les droits de la nature & de ta naiflànce; vos infë-^
rieurs par leur volonté, par k préférence qu'ils dévoient à
▼otre mérite, qu'ils, lui ont accordée, &. pa; ^quelle vout
Jeur devez,. à votre tour, une forte de rêconnoiflànce. J'ap-
j>rends avec une vive fatisfaâion de combien de dguceur &
de condefcendance vous tempérez avec eux la gravité con-
venable aux Minières des Loix, combien vous leur rendez
en eftime & en attentions ce qu'ils vous doivent d'obéiflancc.
& de refyeébsi conduite pleine de juftrce & de fageflè, pro-
pre k éloigner de plus en plus la mémoire des événement,
malheureux qti'il feùt oublier pour ne les revoir jamais ; con-
duite d'autant plus judicieufe que ce peuple équitable & gé--
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tîcreux fc fait un plaifîr de fon devoir, qu*îl aîmc natu-
ïcllement à vous honorer, & que lesplus ardens k foutenir
leurs droits , font les plus portés à refpeâer les yôtres»^
Il ne doit pas être étonnant que les chefs d'une focîété
civile en aiment la gloire & le bonheur ; mais il Teft trop
pour le repos des hommes que ceux qui (è regardent comme
les Magillrats, ou plutôt comme les maîtres d^une patrie plu«
iâînte & plus fublime , témoignent quelque amour pour li
patrie terreftre qui les nourrit. Qu'il m'eft doux de pouvoir
feîre en notre fiiveur une exception fi rare , & placer au rang
de nos meilleurs citoyens ces zélés dépofitaires des dogmes
iacrés autorifés par les loix , ces vénérables Pafteurs des-
âmes dont la vive & douce éloquence porte d'autant mieux
dans les cœurs hs maximes de FEvangile qu'ils commen--
cent toujours par les pratiquer eux-mêmes! Tout le monde
' fait avec quel luccès le grand art de la Chaire eft cultivé à
Genève. Mais , trop accoutumés k voir dire d'une maniera
& faire d^^une antre , peu de gens favent jufqu'à quel poînr
Teiprît du Chriftianifine , la (ainteté des mœurs, la fé vérité
pour foi-même & la douceur pour autrui , régnent dans le
corps de nos Miniflres- Peut-être appartient-il à la feule villô^
de Genève démontrer l'exemple édifiant d'une auffi parfaite
union entre une fociété de Théologiens & de gens de let*
très; c'eft en grande partie fur leurfagefîe & leur modéra--
tion reconnues , c'ell fur leur zèle pour la profpérité de
PEtat que je fonde l'efpoirde fon éternelle tranquillité; & je-
remarque avec un plaifir mêlé d'étonnement & de ftfpeéb ,,
combien ris ont d*horreur pour les afïreufes maximes de ce*:
hommes fàcrés & barbares dont Thifloire fournir plus d'um
exemple, & qui pour fcpatenir lès prétendus droits de Dieu^»
t'elt- à-dire-,, leurs intérêts^; étoient d'autant moins avares dm
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xtr Dédicacé.
lang humain qtfils fe flattoicnt que le leur feroît toujours
jrefpedé.
PouRRois-jE oublier cette prccîeufè moitié de la Répu^
blique qui fait k bonheur de l'autre^ & dont la douceur &
la fàgeflè y maintiennent la paix & les bonnes mœurs ?
Aimables & vertueufes citoyennes, le fort de votre fèxe
fera toujours de gouverner le nôtre. Heureux ! quand votre
charte pouvoir exercé feulement dans l'union conjugale,
ne fe fait fèntir que pour la gloire de l'Etat & le bonheur
public, Cefl ainfî que les femmes commandoient à Sparte,
& c'eft ainfî que vous méritez de commander à Genève.
Quel homme barbare pourroit réfîfler à la voix de Thon-
ncur & de la raifon dans la bouche d'une tendre époufè ; &
qui ne mépriferoit un vain luxe, en voyant votre fimpic
& modefle parure, qui, par Téclat qu'elle tient de vous,
femble être la plus favorable à la beauté ? C'efl à vous de
maintenir toujours par votre aimable & innocent empire &
par votre efprit înfînuant , Tamour des loix dans l'État & la
concorde parmi les citoyens ; de réunir par d'heureux ma-
riages les familles divifées; & fur-tout de corriger par la
perfuafîve douceur de vos leçons & par les grâces modefles
de votre entretien, les travers que nos jeunes gens vont
prendre en d'autres pays , d'où , au lieu de tant de chofès
>utiles dont ils pourroîent profiter, ils ne rapportent, avec
un ton puérile & des airs ridicules pris parmi des femmes
perdues , que l'admiration de je ne fais quelles prétendues
grandeurs, frivoles dédommagemens de la fervitude, qui
ne vaudront jamais l'augufte liberté. Soyez donc toujours
ce que vous êtes , les chafles gardiennes des mœurs & les
doux liens de la paix, & continuez de faire valoir en toute
occafion les droits du cœur & <le la nature au profit du
devoir & de la vertu.
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Dédicace. xjr
Je me flatte de n'être point démenti par l'événement, en
fondant fur de tels garans l'efpoir du bonheur commun des
citoyens & de la gloire de la République. J'avoue qu'avec
tous ces avantages elle ne brillera pas de cet éclat dont la
plupart des yeux font éblouis, & dont le puérile & funefte
goût efl: le plus mortel ennemi du bonheur & de la liberté.
Qu'une jeunefTe diflblue aille chercher ailleurs des plaifirs
faciles & de long repentirs. Que les prétendus gens dégoût
admirent en d'autres lieux la grandeur des palais, la beauté
des équipages , les fuperbes ameublemens , la pompe des
fpedacles, & tous les rafinemens de la moIlefTe & du luxe;
à Genève on ne trouvera que des hommes; mais pourtant
un tel fpedacle a bien fon prix , & ceux qui le rechercheront
vaudront bien les admirateurs du refle.
Daignez, Magnifiques , TRès-HONORis et souve-
rains Seigneurs, recevoir tous avec la même bonté les
refpeâueux témoignantes de l'intérêt que je prends à votre
profpérité commune. Si j'étois affez malheureux pour être
coupable de quelque tranfporc indifcret dans cette vive
eflufion de mon cœur , je vous fupplie de le pardonner à la
rendre aiFedion d'un vrai Patriote , & au zèle ardent &
légitime d'un homme qui n'envifage point de plus grand
bonheur pour lui-même que celui de vous voir tous heu-
reux.
Je fuis avec le plus profond refpeft ,
MAGNIFIQUES, TRÊS-HONORÉS ET
SOUVERAINS SEIGNEURS,
é^ Chambiri le
M% Juin. i7s4*
Votre très-humble & très-obéifïànt
ferviteur & concitoyen ,
Jean-Jacques ROUSSEAU.
LLL
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'^.
-^ > ^t-r/^
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JWK
PRÉFACE.
jL# A plus utile êc la moins avaoeée ée toutes les connoif-
&nces humaines me pâroh être celle de l'homme (.voyes
'Note X *), & j'ofe dire que la feule infcripdon du temple
de Delphes contenoit un précepte plus important & plus di&
fidle que tous les gros livres des Moraliftes* Aiiffi je regarde
le fujet ^e ce Difcours , comme une des queftions les plu» in^
téreiOànèes que la philofophie puiile propofer, &: malheureu-
ièment pour nous comme une des plus épineufës que les Phi-
lofophes puiflent réfoudre : car comment connoître la fource
de rinégalité parmi les hommes ^ ii Ton ne commence par les
connoître eux-mêmes?£t comment rhomme viendra-t-il à bout
de fe yojr tel que ra.£brmérla nature , à travers tous les chai^
gemens que la fucceifion des temps & des choies a dû produire
dans (à conftitution originelle , & de démêler ce qu'il tient
de ion propre fonds d^avecce que les circonftances & lès pro-
grès ont ajouté ou changé à (on état primitiO Semblable à
la ftatue de Glaucus que le temps , la mer 6c les orages avoie^t
tellement défigurée qu'elle rei^mbloit moins à un Dieu qu^à
une bête féroce , l'ame humaine altérée au fein de la fociété
par mille caufes (ans ceilè renaiâantes^ par racquidtion d'une
multitude de connoiiîances & d'erreurs , par les changemens
arrivés à la conûitutton des corps, & par le choc continuel
despadiohs, a, pour aînfi dire , changé d'apparence au point
d'être prefque méconnoiflable ; & Ton n^ trouve plus, au
lieu d'un être agiflànt toujours par des principes certains &
invariables , au lieu de cette célefte & maje(lucu(e (implicite
dont fon auteur Tavoit empreint , que le difibrme contrafte de
la paiïîon qui croit raifonner & de Tentendement en délire.
(SLuvrcs mdécs. Tomt IL C
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xyiii Préface.
Ck qu*il y a de plus, cruel encore, c*eft que tous les
progrès de Tefpëce humaine l'éloignant (ans cefle de fon
état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connoif»
fànces , & plus nous nous ôtons les moyens d'acquérir la
plus importante de toutes, & que c'efl: en un (èns à force
d'étudier l'homme que nous nous fommes mis hors d'état
de le connoître.
Il efl aifé de voir que c'eft dans ces changemens fiïc-
eeffift de la conftitution humaine qu*il faut chercher la pre-
mière origine des difïerences qui diftinguent les hommes,
"lèfquels , d'un commun aveu , font naturellement auffi égaux
entr'eux que l'étoient les animaux de chaque efpèce , avant
que diverfes caufèsphyliques euflent introduit dans quelques-
unes les variétés que nous y remarquons. En efict, il n'eft
pas concevable que ces premiers changemens, par quelque
moyen qu'ils foîent arrivés, aient altéré- tout k la fois tSc
de la même manière tous les individus de l'efpèce ; mais
les uns s'étant perfèdionnés ou détériorés , & ayant acquis
diverfes qualités, bonnes ou mauvai(cs,qui n'étoient point
inhérentes à leur nature ; les autres réitèrent plus long-temps
dans leur état originel ; & telle fut parmi les hommes la
première (burce de l'inégalité , qu'il efl: plus aifé de démon-
trer afnfi en général , que d'en affigner avec précifion les
véritables caufes.
Que mes lefteurs ne s'imaginent donc pas que j'ofe me
flatter d'avoîr^^yu ce qui me parpit^fi difficile kvjpir. J'ai
commencé quelques raifonnemens : j'ai hafkrdé quelques
conjeâures , moins dans l'efpoir de réfoudre la quefïion que
dans l'intention de Téclaircir & de la réduire à fon véritable
état. D'autres pourront aifëment aller plus loin dans la
même ^route ^ fans qu'il Yoic facile à perfonne d'arriver au ter-
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P R É FA C R XIX
me; car ce n'cft pas une légère entreprîfe de démêler ce qu'il
y a d'originaire & d'artificiel dans la nature aduelle de l'hom-
me, & de bien connoître un état qui n'exifte plus, qui n'a ♦
peut-être point exifté, qui probablement n'exîftera jamais,
& dont il eft pourtant néceflaire d'avoir des notions juftes
pour bien juger de notre état préfent. Il fkudroit même
plus de philofophie qu'on ne penfe à celui qui etitrèprendroit
de déterminer exadement les précautions à prendre pour
feire fur ce fqjet de folides obfèrvations ; &c une bonne folu-
tion du problême fuivant ne me paroîtroit pas indigne des
Ariftotes & des Plines de notre fiëcle : Quelles expériences
feraient nécejfaires pour parvenir à connoître Vhomme naturel i
& quels font les moyens de faire ces expériences aufein de la
fociété ? Loin d'entreprendre de réfoudre ce problême , je
crois en avoir allez médité le fujet, pour ofer répondre
d'avance que les plus grands Philofophes ne feront pas trop
bons pour diriger ces expériences , ni les plus puiflans Sou-
verains pour les faire ; concours auquel il n'eft guëres raî-
fonnable de s'attendre , fur^-tout avec la perfévérance , ou plu-
tôt la fucceflion de lumières & de bonne vOÎOflîé néceflaire
de part & d'autre pour arriver au fuccès.
Ces recherches fi difficiles à fiiire , & auxquelles on a fi
j)eu fongé jufqu'ici , font pourtant les (èuls moyens qui nous
reftent de lever une multitude de difficultés qui nous déro-
bent la connoiflànce des fondemens réels de la focîété humai-
ne, C'eft cette ignorance de la nature de Thomme qui jette
tant d'incertitude & d'obfcurité fur la véritable définition du
droit naturel : car l'idée du droit, dit M- Burlamaqui, &
plus encore celle du droit naturel , font manifefl:ement des
idées relatives à la nature de Thomme, Çefl: donc de cette
nature même de l'homme, continue-t-il , de fa conftitution
& de fon état qu'il fiiut déduire les principes de cette fcience?
C îj
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xar P R Ê F ji C S.
Ce tt'eft foint (ans fiirpiife & fims Icandate qti'on rcirwaiw
que le peu d'acsoord qm règne for cette importante matière
entre les divers auteurs qui en ont traité. Parmi les ' plus
graves écrivains, k peine en trouvent on deux qui foient d<r
même avis fur ce point. Sans parler des anciens philofophes
qm iëmblent avoir pds à tâche de fe contredire eniare^eux
(ur tes principes les plw (bndamemauK , les Xurifdofifîikes
Romakis ^c^ettîflènt indiifféremment l'homme ^ tous les
autres animauit à 4a même k>i naturelle , parce qu*ils conCv^
âërent plutôt (fous ce nom la loi que la nature s'impofe à
elle-m^ne que cdie qu'elle prefcrit; ou plutôt li caufe de
i^acc^^OA particulière fdkm ilaqueflle ces f unfconfulces en^^
feendént le àiot de loi qu'ils lèRfA)lent «'avoir pris en cetw
i!K:caf(ioa que pour Texprefion des rapports généraux éta«
Mis par la nature entre tous les êtres animés, pour hnt
commune confêrvation. Les inodemes «le recomioi&nt fout
îe nom de loi qu'une t^gle |>re(crite k tin être morale c'eAip»
^Mlire, intellïigent, tibie & confidéré dans fes rapports avee
*d'autres êtres , bornent confëquemmeoft au istil animal doué
ée raifon , c'efl-à-dire , k Thomnw , la compétence de la loi
naturelle ; mais dé&ii^lant cette loi diacun à (k mode , 3s
j'établif]bit tous fur des principes iî métaphyfiqucs qu'il y
a même parmi nous bien peu de gens en état de compren*
drc ces principes , loin de pouvoir les trouver d'eux-mê-
mes. De force que toutes les définitions de ces fàvans hon»^
jnes , d'ailleurs en perpétuelle contradiÔion entre elles, sac-
cordent (eulement en ceci, qu'il elt impcffible d*entendre la
Joi de nature 9 & ipar conféquent d'y obéir , (ans être un très-
^rand raifonneur , & un profond métaj)hyfiden. Ce qui fi-
^ifie prëcîfément que les hommes ont dû employer, pour
rétabliâèment de la fociété , des lumières qui ne (è dévelop-
j>ent qu'avec beaucoup de peine , & pour fort peu de gens^f
dans le (bin^e la fociété même.
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Préface.
xxr
CoNNOissANT fi peu la nature , & s*accordant fi mal
fur le fens du mot Loi, il feroit bien difficile de convenir
d*unc bonne définition delà loi naturelle. Auffi toutes celles
qu'on trouve dans les Jivres, outre le défaut de n'être point
uniformes, ont-elles encore celui detre tirées de plufieurs
connoiflànces que les hommes n'ont point naturellement, &
des avantages dont ils ne peuvent concevoir Tidée qu'après
être fortis de l'érat de nature. On commence par rechercher
les règles dont, pqur Futilité commune, il feroit à propos
que les hommes convinflent entre eux : & puis on donne le
nom de loi naturelle à la colledion de ces règles , fans au-
tre preuve que le bien qu'on trouve qui réfulteroit de leur
pratique univerfelle. Voilà afiùrément une manière très-com-
mode de compofer des définitions, & d'expliquer la nature
des chofes par des convenances prefque arbitraires.
Mais tant que nous ne cônnoîtrons point Phomme hatu-
rel , c^efl: en vain que nous voudrons déterminer la lo' qu'il
a reçue ou celle qui convient le mieux à fâ conilitution.
Tout ce que nous pouvons voir très-clairement au fujet de
cette loi , c'efl que non-fèulement pour qu'elle foit loi , il
feut que la volonté de celui qu'elle oblige, puifle s^ fbu-
mettreavec connoifîànce ; mais qu'il faut encore, pour qu'elle
foie naturelle, qu'elle parle immédiatement par la voix de
da nature.
Laissant donc tous les livres fcientifiques qui ne nous
apprennent qu'à voir les hommes teL qu*ils fe font faits , &
méditant fur les premières & plus fimples opérations de
Tame humaine, j'y crois appercevoir deux principes anté-
rieurs à la raifon , dont Tun nous intéreflè ardemment à no-
tre bien-être & à la confervation de nous-mêmes, & Paurrc
nous infpire une répugnance naturelle à voir périr ou fou^
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^iJ Préface
frir tout être fenfible, & principalement nos femblables. Ceft
du concours & de la combinaifon que notre efprit eft en
état de faire de ces deux principes , fans qu'il (bit néceflàîre
d'y feire entrer celiiî delà fociabilité^ que me paroifient dé-
couler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raifon
eft enfuite forcée de rétablir fur d'autres fondemens , quand
par fes développemens fucceflife , elle eft venue à bout d'é-
touflèr la nature.
De cette manière, on n'eft point obligé défaire de Phom-
me un philofophe avant que d'en faire un homme ; (çs devoirs
envers autrui ne lui font pas uniquement diftés par les tar-
dives leçons de la fageflfe; & tant qu'il ne réfiftera point à
rimpulfion intérieure de la commifération , il ne fera jamais
du mal à un» autre homnae, ni,.même k aucun être fenfîble,
excepté dans le cas légitimé où ùl confervation fe trouvant
îhtérefléej^ il eft obligé de fe donner la préférence k lui-mê-
tne. Par ce moyen on termine auffi les anciennes difputes
fur la participation dfes animaux à la loi naturelle; car il eft
clair quç, ^dépourvus de lumières & de liberté, ils ne peu-
vent reconnoître cçlté loi; mais tenant en quelque chofè à
notre nature par la fènfibîlité dont ils font doués , on jugera
qu'ils doivent auffi |)articiper au droit naturel , & que l'hom-
me eft aflujetti envers eux k quelque elpèce de devoirs. II
femble, en effet, que fi je fuis obligé de ne faire aucun mal
k mon fémblablci^c'efl: moins 'parte qu'it eft' un être raifon-
nable que parce quil èft un être fenfiblé; qualité qui étant
commune k la bête Se k Thomme , doit au moins donner k
l'une le droit de n'être point maltraitée inutilement par l'autre.
CsTTE même étude de l'homme originel , de Tes vr^is be-
foms & des prmcipes fondamentaux de les ocvoifs , eït en-
core le feul bon moyen qu'on puiflè employer pour lever
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P R É F A CE XXIIÎ
ces foules de difficultés qui fe préfentent fur Torigine de l'iné-
galité morale, fur les vrais fondemens du corps politique ,
fur les droits réciproques de Ces membres, & fur mille au-'
très queitions femblables, auffi importantes que mal éclair-
En confidéraHt la fociété humaine d'un regard tranquille
& défmtérefîë, elle ne femble montrer d'abord que la vio-
lence des hommes puifïàns & l'oppreflion des fojbles : l'ef-
prit fe révolte contre la dureté des uns , on efl porté à dé-
plorer Taveuglement des autres; & comme rien n'eft moins
ftable parmi les hommes que ces relations extérieures que
le hazard produit plus fouvent que la fageffe , & que Ton
appelle foibleflè ou puifîànce , richelfe ou pauvreté , hs éta-
bliflèmens humains paroiflènt au premier coup d'œil fondés
fur des monceaux de fable mouvant; ce n'efl qu'en les exa-
minant de près , ce n'efl qu'après avoir écarté la pouflîère &
Je fable qui environnent l'édifice , qu'on apperçoit la baie
inébranlable fur laquelle il efl élevé , & qu'on apprend à
en refpeéler les fondemens. Or , fans l'étude férieufe de Thom-
me, de fes facultés naturelles , &c de leurs développemens
fucceffifs, on ne viendra jamais k bout de faire ces diflinc-
lions, & de féparer, dans Taéluelle conllitution des chofès
ce qu'a fait la volonté divine d avec ce que l'art humain a
prétendu faire. Les recherches politiques & morales aux-
quelles donne lieu l'importante queflion que j'examine, font
donc utiles de toutes manières , & l'hifloire hypothétique
des gouvernemens efl pour l'homme une leçon inflruétive
à tous égards. En confidérant ce que nous ferions devenuf^
abandonnés à nous-mêmes , nous devons apprendre à bénir
celui dont la main bienfaifànte, corrigeant nos inflitutions
& leur donnant une alEette inébranlable , a prévenu les dé*
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XKIV P R ÉfAC B,
(ordres qui doivent en réfulter , Ce fiiire naître notre ^on*
heur des moyens qui fembloient devMr combler notre nû-
stre.
Quem te Deus tjfc
Jttjjit, & bumanâ fui pârtt hcMtus es in rt i
Difie,
i
AVERTISSEMENT.
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i
AVERTISSEMENT
SUR LES NOTES.
J *Ai ajouté qudqii£s Notes à cet oupra^ ^fdon ma coutume
forejfeujfe de travailler à hâton rompu; ces Notes s*écartent queU
jquefois ajfei dujîijet pour rCétre pas bonnes à lire avec le texte.
Je les ai donc rejettées à ïajin du DifcourSy dans lequd fai td^
€hé de fuivre de mon mieux le plus droit chemin. Ceux qui OMr^
ront le courage de recommencer^ pourront s^onmfer la féconde
fois à battre les huijfons , & tenter de parcourir les Notes ; ûy
Aura peu, de mol que Us autres ne les Ufent point du tout.
(Euyres métées. T^mc IL
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. ?A.VU''^\v »
i
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QUESTION
PROPOSÉE
PAR L'ACADÉMIE
DE DIJON:
Quelle efi V origine de V inégalité parmi les hommes i^
^Ji elle efi autorifée par la loi naturelle f
D'4
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«9
DISCOURS
SUR
1/ O R I G T N E
ET LES F O N D E M E N S
DE LINÉGALITÉ PARMI MS HOMMES.
V>r£sT de l^homme que fsa à parler, fie la queftioir que
j'examine m^apprend que je vais parler ^ des hommes; car oir
n^en propofe pofnt de femblables quand on craint d^bonôrer la
vérité. Je défendrai donc avec confiance la caufe de Thumanité
devant les Sages qui m^y invitent , & je ne ferai pas mécontent
de moi-même., ù je me rends, digne de mon fujiet & de mes>
îuges.
Jb coQçoiis dans Te/pèce humaine deux fortes dSnégah'tés,.
^Pune que j^appelle naturelle ou phyiîque, parce* qu^elle eflr
établie par la Nature, & qui confîfle dans la différence de$i
Iges, de la fanté, des forces du corps, Se des mialités de Tefprit
eu de Tame ; l^aotre , qu^on peut appeller inégalité morale ou'
politique, parce qu^elle dépend d^une forte dfe convention, te
>qu*elie eft établie , ou dti moins autorifée, parle confentemenr
its hommes. Celle-ci confiile dans les différens privilèges dont
«quelques ^ uns jouiflènt au préjudice des autres , comme d^étre^
-plus riches, fins hoqoi^^ plus piûflans qu^eux, ou même de;
9*en faire, obéîr.^
On ne peut pas demander quelle eiï fa fburce de Pînégalîtié
jiaturelle , parce que la^ réjponfe fe trou ver oit éiioncée dans 1^
£mp]e définition du mot. On peut encore moins chercher s- il n'y
.auroit point quelque liaifon eflentidle entre, les deux inég^itésf>
car ce feroit demander en d'autres termes il ceux ^i- oimmaa^
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30 Origine de vInégaiitê
dent valent néceflairement mieux que ceux qui obéîflent , & fi
la force du corps ou de Pefpric, la fageflè ou la vertu , fe
trouvent toujours dans les mêmes individus en proportion de la
puifTance ou de la richefle : queftion bonne , peut-être \ agiter
entre des efclaves entendus de leurs maîtres, ^lais qui ne con-
vient pas à des hommes raUbnnables & libres , qui cherchent
la vérité.
De quoi s'agît-îl donc précîfément dans ce Difcoursî De
marquer dans le progrès des chofes le moment oii le droit fuc-
cédant à la violence , la Nature fut foumife k la loi ; d^expliquer
par quel enchaînement de prodiges le fort put fe réfoudre à
fervir le foible, & le peuple à acheter un repos en idée au
prix d'une félicité réelle.
Les Philofophes qui ont examiné lesfondemens de la fociété,
^tït tous fenti la néceflîté de remonter jufqu'Ji Tétat de Nature ,
mais aucun d'eux n'y eft arrivé, hes uns n'ont point balancé
k fujf^ofer à rhomrne dans, cet état la notiqn du jufle & de
Pinjufte , fans fe foucier de montrer qu'il dût avoir cette notion ,
ni même qu'elle lui fut utile. D'autres ont parlé du droit nature!
que chacun a de con/erver ce qui lui appartient , fans expliquer
ce qu'ils entendoiént par appartenir. D'autres donnant d'abord
au plus fort l'autorité fur le plus foible, ont au(fi-tdt fait naître
le gouvernement, fans fonger au temps qui dût s'écouler avant
que le fens des mots d'autorité & de gouvernement put exifler
parmi les hommes. Enfin tous, parlant fans cefle de befoin,
d'avidité, d'oppreflîon, de defîrs & d'orgueil, ont tranfporré k
rétat de nature des idées qu'ils avoient prifes dans la foctété ; Es
parloient de l'homme fauvage , & ils peignoient l'homme civil. II
n'eft pas même venu dans l'efprit de la plupart des ^nQttes de dou-
ter que l'état de nature eût exiilé , tandis qu'il eft évident , par la
leâure des Livres facrés , que le premier homme ayant reçu im-
médiatement 4e Dieu des lumières & des préceptes, n'étoit point
lui-même dans cet état , & qu'en ajoutant aux écrits de Moïfe la
foi que leur doit tout pMlofophe Chrétien , il faut nier que , même
avant'le déluge , les hommes fe foient jamais trouvés dans le pur
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PARMI LES Hommes:
J»
état de nature , a moins xju'ils n'y foient retombés par quelqueé\ré-
nement extraordinaire : paradoxe fort embarraffant à défendre , &
tout-à-fait impoflU^le k prouver- :.
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils nc^
touchent point à la queftion. U ne faut pas prendre les recher-
ches dans lefquelles on peut entrer fur ce fujet , pour des vérités*
hiftoriques , mais feulement pour des raiTonnemens hypothéti-
ques & conditionnels , plus propres a éclaircîr la nature des
choies qu^à en montrer la véritable origine, & femblables k
ceux que font tous les^jouFS nos Phyfîciéns. fur la. formation du'
monde. La Religion nous ordonne de croire que Dieu lui-mêm«
ayant tiré les hommes de Tétat de Nature, ils font inégaux,,
parce qu'il a voulu qu'ils le fuffent; mais elle ne nous défend
pas de former des conjeffures tirées de la feule nature, de
Phomme, & des êtres qui l^environnent, fur ce qu'auroît pu:
devenir le genre humain sll fut refté abandonné h lui-même^
Voilh ce qu^on me demande , & ce que je me propofe d'exa--
miner dans ce Dilcours. Mon fujet întéreffânt l'horrtme en géné-
ral , Je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes»
les Nations, ou plutôt, oubliant les temps & h'eux, pour ne-
fonger qu'eaux hommes à qui je parle , ' je me fuppoférai dans^
le Licée d^Athènes, répétant les leçons de mes Maîtres, ayant
les Platon & les Xénocrate pour Juges, & le genre humain pour
auditeur*.
O Homme ! de quelque contrée que tu fois ^ quelques que
firient tes opinions,, écoute j vpifiton hiiloii;e telle que j'ai crui
la lire y non dans les liv^res^de tes femblables qui. font menteurs,,
mais dans la Nature qui ne ment jamais. Tout ce qm fera'.
d*elle fera vrai : il n'y aurar de faux que ce que j'y auraf mêlé;
du mien (ans le vouloir; Les temps, dont jjî vais parler font biem
éloignés : combien tu as changé de ce que tu étois! Oeil,, pour*
ainfi dire,, la^ vie de ton efpèce que- je te vais décrire d'après les;
qualités que tu as reçues ,^ que. ton éducation & tes habitudes;
ont pu dépraver , mais, qu'elles, n'ont pu détruire. Il y ff, je Je
jfens., un âgp auquel l'homixie individuel voudroit s'arrêter j. tOi
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j» Origine djb vînégalité
chercheras Tàge auquel ra deftrerois que ton eTpèce fe fùx
arrêtée. Mécofltent de ton état prélent» par des raifons qui
annoncent à ta poflérité malheurei^e de plus, grands méconten*
temens encore , peut-être voudrois-tu pouvoir rétrograder ; &
ce fentiment doit faire Péloge de tes premiers ayeux, la critique
de tes contemporains , & refiroi' de ceux qui auront le mal-
heur de vivre après toi
PREMIERE PARTIE.
Ublque important qu^il foit^ pour bien juger de Pétat na-
turel de Phomme, de le coniîdérer dès Ton origine , & de Texamv-
ner^ pour ainfi dire, ^aus le premier embryon de Teipèce, je
ne fuivrai point A>n organifation à travers Tes développemens fuc*
ceffift : je ne m^arréteraî pas à ^chercher ^ans le fyfiéme ani- ,
mai ce qu^il put être au commencement » pour devenir enfin ce
qu'il eft. Je n'examinerai pas ii , comme le penfe Ariftote , Tes
angles allongés ne furent pdnt d'a^rd des griffes crochues ; s'il
n'étoit point velu comme un ours , À fi , marchant à quatre pieds ^
( voyez Note 3 * ) fes regards dir^és vers la terre , & bornés \
un horizon de quelques pas , ne marquoient point \l la fois le
caraâère & les limites de fesidées. Je ne pourrois former fur ce
fujet que xles conjectures vagues, & prefque imaginaires. L'ana-
tomie comparée a fait encore trop peu de progrès , les obferva-
tions des naturaUfles font encore trop incertaines , pour qu'on
puifle établir , fur de pareils fondemens , la bafe d'un raifonne-
ment folide ; ainfi , fans avoir recoui^ aux connotflances furnatu«
relies que nous avons fur ce point , & fans avoir égard aux chaa-
gemens qui ont dû furvenn: dans la conformation , tant intérieure
qu'extérieure^ de l'homme , k mefure qu'il apptiquoît fes mem*
bres k de nouveaux ufages, & qu'il fe nourrifibit de nouveaux
alimens, je te fuppoferai conformé de tout temps comme je le
«vois aujourd'hui , marchant k deux pieds , fe fervant de fes mains
comme nous faifons des nôtres , portant fes regards fur toute la
jMtuxe , & m^furant /des y^ux la vaflc étendue du ciel.
Ejkt
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PARMI LES Hommes. 35
En dépouillant cet être , ainfi conftitué , de tous les dons fur-
naturels qu'il a pu recevoir , & de toutes les facultés artificielles
qu'il n'a pu acquérir que par de longs progrès ; en le confîdérant ,
en un mot , tel qu'il a dû fortir des mains de la nature , je vois
un animal moins fort que les uns , moins agile que les autres ,
mais à tout prendre » organifé le plus avantageufement de tous :
je le vois fe rafTafiant fous un chêne , fe défaltérant au premier
ruifleau , trouvant fon lit au pied du même arbre qui lui a fourni
fon repas , & volïi fes befoins fatisfaits.
La terre abandonnée à fa fertilité naturelle (voyez Note 4 * )
fif couverte de forêts immenfes que la coignée ne mutila jamais ,
oiFre à chaque pas des magafîns & des retraites aux animaux de
toute efpèce. Les hommes difperfés parmi eux, obfervent, imi-
tent leur induftrie , & s'élèvent ainfi jufqu'à l'inftinft des bêtes ,
avec cet avantage que chaque efpèce n'a que le ficn propre , &
que l'homme n'en ayant peut-être aucun qui lui appartienne , fe
les approprie tous , fe nourrit également de la plupart des ali-
mçns divers ( voyez Note 5 * ) que les autres animaux fe parta-
gent, & trouve par conféquent fa fubfiAance plus aifément que ne
peut faire aucun d'eux.
Accoutumés dès l'enfance aux intempéries de l'air, & à la
rigueur des faifons , exercés h la fatigue , Se forcés de défendre
nuds & fans armes leur vie & leur proie contre les autres bêtes
féroces , ou de leur échapper k la courfe , les hommes fe forment
un tempérament robufte & prefqu'inaltérable ; les enfans , appor-
tant au monde l'excellente conftitutîon de leurs pères , & la for-
tifiant par les mêmes exercices qui l'ont produite , acquièrent ainfi
toute la vigueur dont l'efpèce humaine eft capable. La nature en
ufe précifément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfans
des citoyens ^ elle rend forts & robuftes ceux qui font bien conf^
ritués , & fait périr tous les autres ; différente en cela de nos fo-
ciétés ou l'État, en rendant les enfans onéreux aux pères, les tue
mdiftindement avant leur naîflance.
Le corps de l'homme fauvage étant le feul inftrument qu'il
(ILuvns miUts. Tomt IL E
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34 OkîGÎNE DE vlNÈGALItÉ
connoifle , îl Pêmplôîe à divers ufages , dont par te défaut d^ettr-
cîce , les nôtres font incapables ; & c'cft notre induftrie qui nous
ôte la force & Pagilité que la néceflîté l'oblige d*»cqtiérir. S'il
avbît eu une hache , fon poignet romproit-ë de fi fortes branches)
S'il avoit eu une fronde, lanceroit-ii de la main une pierre avec
tant de roîdeur ? S'il avoit eu ttne échelle , grimperoit-il fi légé-
ment fur un arbre î S'il avoit eu un cheval , ferok-il fi vite ^ la
courfe î Laiflez h l'homme civilifé le temps de raffèmbler toutes
ks machines autour de lui , on ne peut douter qu'il ne furmonte
facilement l'homme fauvage ; maïs fi vous voulez voir un combat
plus inégal encore, mertcz-les nuds & défarmés vis-à-vis l'un de
l'autre, & vous reconnoîtrer. bientôt quel eft l'avantage d'avoir
fans ceHe toutes fes forces à fa difpofition, d'être toujours prêt
k tout événement, & de fe porter, pour ainfi dire, toujours tout
ei)tier avec foi. (Voyez Note 5 *)
HoBBEs prétend que l'homme eft naturellement întrépîde , àt
ne cherche qu'à attaquer & combattre. Un philofophe iliuftrc
penfe au contraire, &Cumberland & PiffendorfF Taflurent aiiflî,
que rien n'eft fi timide que l'homme dans Tétat de nature, & qu'il
eft toujours tremblant & prêt k fuir au moindre bruit qui le frap-
pe , au moindre mouvement qu'il apperçok. C'ela peut être ainfi
pottr les objets qu'il ne connoît pas , & je ne doute point qu'il
ne foit effrayé par tous les nouveaux fpeâaclcs qui s'offrent k lui ^
toutes fes fois qu'il ne peut diftinguer le bien & le mal phyfiques
qu'il en doit attendre , iri comparer fes forces avec les dangers
qu'il a \ courir ^ cîrconftances rares dans l'état de nature , où tou-
tes chofes marchent d'une manière fi uniforme , & on la face de
la terre n'eft point fujette 11 ces changemens brufques & conti-
maels qu'y caufent les pafîîons & l'inconftance des peuples réu-
nis. Mais l'homme fauvage vivant dîfperfé parmi les animaux, &
fe trouvant de bonne heure dans le cas de fe mefiireravec eux,
il en fait bientôt la comparaifon , & fentant qu'il les furpafle plus
en adrefTe qu'ils ne le furpaffent en force , il apprend à ne les
plus craindre. Mettez un ours ou un loup aux prifes avec un fau-
vage robufte, agile, courageux comme ils font tous, armé de
pierres & d'un bon bâton , & vous verrez que le péril fera tout
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PARMI LES Hommes. 35
uu moins réciproque, & qu^après plujSears expériences pareilles»
les bétes féroces qui n'aiment point à s'attaquer Tune à Tautre #
s'attaqueront peu volontiers à rhocune , qu'elles auront trouvé
tout aufli féroce qu'elles. Â l'égard des animaux qui ont réelle*
ment plus de force qu'il n'a d'adreflè , il eft vis-à-vis d'eux dans
le cas des autres efpèces plus foibles, qui ne laiflent pas de fub-
.fifter , avec cet avantage pour l'homme , que non moins difpos
qu'eux à la courfe , & trouvant fur les arbres un refuge prefque
afluré, il a par-tout le prendre & le laiflèr dans la rencontre ; &
le choix de la fuite ou du combat. Ajoutons qu'il ne paroit pas
qu'aucun animal faflè naturellement la guerre îi l'homme , hors le
cas de fa propre défenfe ou d'une extrême faim, ni témoigne
contre lui de ces violentes antipathies qui fcmblent annoncer
qu'une efpèce eft deftinée par la nature à fervir de pâture à
l'autre.
D'autres ennemis plus redoutables , Se doot l'homme n'a
pas les mêmes moyens de fe défendre , font /les infirmités natu-
relles , l'enfance , la vieillefle , & les maladies de toute efpèce ;
triftes fîgnes de notre foiblefle., dont les deux premiers font
communs à tous les animaux , & dont le dernier appartient
principalement à l'homme vivant en fociéré. J'obferve même »
au fujet de î'enfaoce , que la mère portant par-tout font enfant
avec elle , a beaucoup plus de facilité à le nourrir que n'ont les
femelles de pluiîeurs animaux , qui font forcées d'aller & venir
fans ceflè avec beaucoup de fatigue^ d'un côté pour chercher
leur pâture , & de l'autre pour alaiter ou nourrir leurs petits.
Il eft vrai que fi la femme vient a périr , l'enfaijit. rifque fort de
périr avec elle ; mais ce danger eft commun k cent autres
efpèces , dont les petits ne font de long-temps en état d'aller,
chercher eux-mêmes leur nourriture; & fi l'enfance eft plus
longue parmi nous^ la vie étant plus longue aufli, tout eft encore
à-peu-près égal en ce point, (voyez Note 7 * ) quoiqu'il y ait
fur la durée du premier âge > & fur le nombre des petits , (.voyez
Note 8*) dHiutres règles , qui ne font pas de mon ftijet. Ghez
les vieillards, qui agiflent & tranfpirent peu, le befoin d'alimens
diminue avec la faculté d'y pourvoir j & comme la vie fauvage
E ij
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36 Origine de vI négalité
éloigne d'eux la goutte & les rhumatifmes , & que la vieilleHe eft
de tous les maux celui que les fecours humains peuvent le moins
foulager , ils s'éteignent enfin , fans qu'on s'apperçoive qu'ils cef-
fent d'être , & prefque fans s'en appercevoir eux-mêmes.
A l'égard des maladies , je ne répéterai point les vaines & fauf-
fes déclamations que font contre la médecine la plupart des gens
en fanté ; mais je demanderai s'il y a quelque obfervation folide
de laquelle on puifle conclure que dans les pays oh cet art eft
le plus négligé , la vie moyenne de l'homme foit plus courte que
dans ceux x^h il eft cultivé avec le plus de foin. Et comment cela
pourrpit-il être , û nous nous donnons plus de maux que la mé*
décine ne peut nous fournir de remèdes ! L'extrême inégalité
dans la manière de vivre , l'excès d'oifîveté dans les uns , l'excès de
travail dans les autres , la facilité d'irriter & de fatisfaire nos ap-
pétits & notre fenfualité, les alimens trop recherchés des riches,
qui les nourriflent de fucs échauffans & les accablent d'indigeftions,
la mauvaife nourriture des pauvres , dont ils manquent même le
plus fouvent, & dont le défaut les porte k furcharger avidement
leur eftomac dans l'occafion ; les veilles , les excès de toute efpèce ,
les tranfports immodérés de toutes les padîons , les fatigues & l'é-
puifement d'efprit i les chagrins & les peines fans nombre qu'on
éprouve dans tous les états , & dont les âmes font perpétuellement
rongées : voilà les funeftes garans que la plupart de nos maux
font notre propre ouvrage , & que nous les aurions prefque tous
évités en confervant la manière de vivre fimple, uniforme, & foli*
taire qui nous étoit prefcrite par la nature. Si elle nous a deftinés
à être faîns , j'ofe prefque aflurer que l'état de réflexion eft un état
contre nature , & que l'homme qui médite eft un animal dépravé.
Quand on fonge à la bonne conftitution des iauvages , au moins de
ceux que nous n'avons pas perdus avec nos liqueurs fortes ; quand
on fait qu'ils ne connoiflent prefque d'autres maladies que les bief-
fures & la vieilleflè , on eft très-porté k croire qu'on feroit aifé-
ment l'hiftoire des maladies humaines en fuivant celle des fociétés
civiles. C'eft au moins l'avis de Platon , qui juge , fur certains re-
mèdes employés ou approuvés par Podalyre & Macaon au fiègç
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P ARM 2 LE s. Ho^MXJk \f
de Troye, que dî^er^ Maladies que ces iremèdes devpknt exci-*
ter n^écQÎent point encore alors connues parmi les hommes.
Avec fi peu de fources de maux, lliomme dans l'état de
nature n'a donc guères befoin^ de remè;des, moins encore de
médecins ; refpèce humaine n'e(( point qon plusr \ cet égard de
pire conditipn i}ue toutes les autres i £ç il efl ,airé de favoir des
chafleurs fi dans leurs courfes ils trouvent beaucoup d*anîmaux
infirmes, Plufieurs en trouvent, qui ont. reçu des blefTures confia
dérables tfès-bien cicatrifées, qui ont eu des os fy, même des
membres rompus & repris fans autre chirurgie^ que le temps ,
fans autre régime que leur vie ordiniaire^ ^ & qui n'en font pas
moins parfaitement guéris pour n'avoir point été tourmentés d'in-
cifions, empoifonnés de drogues, ni exténués de jeûnes. Enfin ^
quelque utile que puifie être parmi nous la inédecine bien ad-
minifirée , il efl toujours certain quç fi Je ^jSauvage malade
abandonné à Iui*méme n'a rien à efpérer que de la nature , en
revanche il n'a rien à craindre que de fijn mal, ce qui rend
fouvent fa fituadon t)référable à la nôtre. * .
Gardons -NOUS donc de confijndre l'homme fauvage avec
les hommes que nous^a^ons fous les yeux. La nature traite tous
les ;9.iU*^^PX abandonnés à fes. fisins avec* une prédileâion qui
femble montrer combien elle eft jaloufe de ce droit. JLe cheval i
le chat, le taureau,. l'àne même ont; la plupart imç taille plus,
haute , tous une conflitution plus rpbufte , plus de vigueur , de
force & de courage dans les forêts que dans nos maifons ; ils per-
dent la moitié de ces avantages en devenant domeftiqués , & l'on
diroii^qi^ tous nos foins .à biep traiter & j;iouri;ii^ces animaux n'a-
boutîfient.qu'k les abâtardir. Il en e(l ainfi de l'homme même : en
devenant fociable & efclave , il devient foible , craintif, rampant ^
& fa manière de vivre molle & efféminée achevé d'énerver \ la fois
fa force & fon courage. Ajoutons qu'entre les conditions fauvage
Ce domeftique , la différence d'homme \ homme doit être plus grande
encore que celle de bête a bête rcar 4'anhnal £ç l'homme ayant
été traités également par la nature, toutes Jescommodités que
l'homme fe donne de plus qu'aux animaux qu'il apprivoife , font au-
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3^ OniGIffS DE t'iNÉGAlITÊ
tant de cadès partkuU^eî 4}Ui le £E>nt dégénérer plus fefiflblemefit;
Ce n^eft donc pas un (î grand malheur a ces premiers hom«
tues, ni fur-toac un fi grand obftacle à leur confervation» que
la nudité , le défaut d'habîtadon , éc la privation de toutes ces
inutilités que nous troyons fî nécfeflfhires. S'ils n!ont pas la peau
velue , 3s n'en ont aucun béfoin dans les pays chauds , & ils
fâvent bientôt , dans les pays froids , s'approprier celle des bétes
quHls ont vaincues; s'ils n'ont que deux pieds pour courir » ils
ont deux bras pour pourvoir h leur défenfe & \ leurs befoins.
Leurs enfans marchent peut-être tard & avec peine, mais les
mères les portait avec facilité; avantage qài manque aux autres
efpèces, où la mère étant pourfuîrÎB fe voit contrainte d'abaA-
donner fes petits ou de régler fon p*sfur le leur. Enfin , à moins
de fuppoTer ces concours (inguliérs & fortuits de circonftances
dont je parlerai dans la. fuite, ^ qui pouvoient fort biea ne
jamais arriver , il eft clair en tout état de caufe , que le premier
qui fe fit des habits ou iin logement^ fe donna en cela des
chofes peu néceflairés , puisqu'il s^'ch était pàffé jufqti'alors , &
qu'on ne voir pas pourquoi il n'eut pu fupporter , homme fait ,
un genre de vie qu'il fupportoit dès fon efifance. ,
S Eut , oîfif , & toujours vdifin -an danger , Phommè fauvtge doit
aimer ^ dormir , & avtyir le fommeil léger , comitie les animaux qui ,
penfant peu, dormeht, pour aînfi dire, totit le temps x^u'ils ne
penfent point. Sa projpre confervâtibn faifanfc prefque fôn unique
îbin, fes facultés les pliis exercées doivent être celles qui ont
pour objet principal l'attaqué & la défenfe , foit pour fubjuguer
fa proie, Toit *jîlM»«¥è garatinï tfétre cdie d*un 'àlitté" aliinial ;
uu contraire, les organes qui ne fe perfeftionnent que par la
moUefle &* la fenfualité, doivent relier dans un état de groffié-
reté qui exclut en lui tbutfe efpèce de déîrcatefle ; & fes fens fe
trouvant partagés fur ce point , il aura lé toucher & le goût
d'une rudeflc extrême; la vue ,'l\)uîe & l'odorat de la plus grande
fubtilité. Tel eft l'état 'kiïiTfial èh^énénd, & c^éft auflî, felon le
rapport des voyageurs, celui de la plupart des Peuples fauvages.
Ainilî U ttt faut point sMtonner que les Hotrentots du Cap de
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PARMI LES Hommes. 39
Bonne-Eipérance découvrent à h fîmpte vue des vaifleaux en haute
mer y d^aufli loin que les Hollandoîs arec des lunettes ; ni que
les fauvages de l'Amérique fendflènt les Efpagnols ii la pifle »
comme auroient pu faire les meilleurs chiens; ni que toutes ces
Nations barbares fupportent fans peine leur nu^té , aiguHent
leur goût à force de pimen y & boirent les liqueurs européennes
comme de Teau.
Je n'ai confidéré jufqu'îcî que Thomme phyfique , tâchons dé
le regarder maintenant par le c^té mécaphyfique & moraI«
Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénîeufe , ^ qiu
la Nature a donné des fens pour fe remonter. ^Ue-même, &pour
fe garantir , jufqu'à un certain point , de tout ce qui tend à La
détruire ou à la déranger. J'apperçois prédféraent les mêmes
chofes dans la machine humaine, avec cette différence que U
Nature feule fait tout dans les opérations de la bete , au Ueu
qi e rhomme concourt aux fiennes en qualité d'agent libre. L'un
choifit ou rejette par înflinâ, & l'autre par un aâe de fiberréi
ce qui fait qve la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui ett
prefcrite , même quand il lui feroit avantageux de le faire , S/:
que rhomme s'en écarte fouvent à fon préjudice. C'eft aînC
qu'un pigeon mourroit de faim près d'un baflîn rempli des
meilleures viandes , & un chat fur des tas de fruits ou de grain ,
quoique l'un & l'autre put très-bien fe nourrir de Palîment qu'il
dédaigne, s'il s'éroit avifé d'en eflayer ; c'eft ainfî que les hommes
diffolus fe livrent à des excès qui leur caufent la fièvre & la
mort, parce que l'e(prit déprave les fens, & quç la volonté
parle encore quand la Nature fe tait.
Tout animal a des idées , puifqu'il a des fens ; îl combine
même fes idées jufqu'à un certain point, & Rhomme ne diffère
a cet 'égard de la bête que du plus au moins ; quelques Philofor
phes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme
k tel homme , que de tel homme à telle bête. Ce n^eû donc pas
tant Tentendement qui fair parmi les animaux la dtilinâion fpé^
cifique de l'homme, que fa qualité d'agent libre. La Nature
comsiande k tout animal , & la béte obéit. L'homme éprouve
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40 Origine de rluÉcALiTÉ
la même impreflion, mais il fe reconnoît libre d'acquiefcer ou
de réfifter; & c'efl fur-tout dans la confcience de cette liberté
que fe montre la fpiritualité de fon ame. Car la phyfique explique
en quelque manière le méchanifme des fens & la formation des
idées; mais dans la puiflance de vouloir ou plutôt de choifîr, &
dans le fentiment de cette puiflance,^ on Jie trouve que des aéles
purement fpirituels , dont on n^explique rien par les loix de la mé-
chanique.
Mais , quand les difficultés qui environnent toutes ces quef-
ttons , laifferoîent quelque lieu de difputer fur cette différence de
Thomme & de Panimal, il y a une autre qualité très-fpécifique
qui les diftingue, & fur laquelle il ne peut y avoir de contefta-
tion , c'eft la faculté de fe perfectionner ; faculté qui , à Taide des
circonftances , développe fucceflîvement toutes les autres , 6c ré-
fîde parmi nous , tant dans Tefpèce que dans Tindividu ; au lieu
qu'un animal eft , au bout de quelques mois , ce qu'il fera toute
fa vie , & fon efpèce , au bout de mille ans , ce qu'elle étoit la
première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme feql eft-il
fujet à devenir imbécîlle ? N'eft-ce point qu'il retourne aînfî dans
fon état primitif, & que , tandis que la béte , qui n'a rien acquis
& qui n'a rien non plus à perdre , refte toujours avec fon inf-
tinft, l'homme reperdant par la vieillefle ou d'autrçs accidens,
tout ce que fa pcrficlibilitc lui avoit fait acquérir , retombe ainfî
plus bas que la béte même l II feroit trifte pour nous d'être forcés
de convenir que cette faculté diftinftive & prefqu'illimitée, eft la
fource de tous les malheurs de l'homme ; que c'eft elle qui le
tire , \ force de temps , de cette condition originaire , dans la-
quelle il couleroit des jours tranquilles & innocens } que c'eft elle
quî,faifant éclorre avec les fîècles fes lumières & fes erreurs,
fes vices & (t% vertus , le rend à la longue le tyran de lui-même
& de la nature. (Voyez Note 9 * ) H feroit affreux d'être obligé
de louer comme un être bienfaifant celui qui le premier fuggéra
à l'habitant des rives de l'Orenoque , l'ufage de ces ais qu'il ap-
plique fur les tempes de ks enfans , & qui Leur affurent du moins
une partie de leur imbécillité & de leur bonheur originel.
L'HOMMS
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PARMI L £ S Hommes. ^t
L^HOMME fauvage livré par la nature au feul înftinft, ou plu-
tôt dédommagé de celui qui lui manque peut-être , par des facul-
tés capables d'y fuppléer d'abord', & de l'élèVèr fenfuite fort au-
defTus de celle-là , commencera donc par les fonéHons purement
animales : ( voyez Note i o * ) appercevoir & fentir fera fon pre-
mier état, qui lui fera commim avec tous les animaux. Vouloir
& ne pas vouloir, defirér & craindre , feront les premières & pref-
que les feules opérations de fon ame , jufqu^à ce que de nouvelles
cîrconftances y caufent de nouveaux développemens.
Quoi qu'en difent les moraKiles , ^entendement humain doit
beaucoup aux paffions , qui, d'un commun aveu , lui doivent beau*
coup auffi; c'eft parleur aâivité que notre raiibn fe perfedionney
nous ne cherchons k connoitre que parce que nous defirons de
jouir , &: il n^eft pas poffible de concevoir pourquoi celui qui n'au*
roit ni defirs ni craintes, /e donneroit la peine de raifonner. Les
paffions k leur tour tirent leur origine de nos befoins , & leur pro-
grès de nos connoiflànces; car on ne peut defirer ou craindre les
chofes , que fur les idées qu'on en peut avoir , ou par la fîmple
impulfîon de la namre ; & l'homme fauvage , privé de toute forte
de lumières, n'éprouve que les paffions de c^tte dernière ^fpèce;
fes defîrs ne paflènt pas fes befoins phyfîques, (voyez Note 1 1 * )
les feuls biens qu'il connoifle dans ^univers , font la nourriture ,
une femelle & le repos; les feuls maux qu'il craigne, font la dou-
leur & la faim. le dis la douleur, & non la mort^ car jamais l'a^
idmal ne faura ce que c'efl que mourir; & la connoîflance de la
mort & de Ces terreurs efl une des premières acquifitions que
l'homme ait faites en s'éloignant de la condition animale.
Il me feroit aifé, fî cela m'étoit nécefTaire, d'appuyer ce fen^
riment par les faits, & de faire voir que chez toutes les Nations
du monde , les progrès de l'efprit fe font précifément proportion-
nés aux befoins que les peuples avoient reçus de la nature, ou
auxquels les circonffcmcer les avoient afTujettis, &par conféquent
aux partions qui les portoicnt k pourvoir k ces befoins. /e mon-
trerois en Egypte les arts naiflans & s'étendant avec les déborde-
mens du Nil; je fuîvrois leur progrès chez les Grecs , où on les
Œuvres mdécs. Tomi IL B
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4ît. Origine de r Inégalité'*
vît germer, croître & s'élever juAju'aux* cîcux parmi les faMes
& les rochers de TAttique , fans pouvoir prendre radne fur les
bords fertiles de PEurotas î je r cnlarqueroîs qu'en général les peu- *
pies du nord font plus induftrîeux que ceux du midi , parce qu'ils
peuvent moins fe paAer de Tétre , comme fi la nature rouloic
ainfi égalifer les cho&s, en donnant aux efprits la fertiUté qu'elle
refufe à la terre«
Mais fans recourir aux témoignages incertains de l'Hifloîre ,
qui ne voit que toiir'femble 'éloigner de l'Homme fauvage la ten-
tation & les' moyfsns de céder de l'être? Son imagination ne lui
peint rien ; fon cœur ne lui demande rien. Ses modiques befoins
fe trouvent fi aifément fous fa main , & il eft fi loin du degré de
connoiflances néceflaires pour defirer d'en acquérir de plus grair-
des, qu'il ne peut avoir ni prévoyance, ni curiofité. Le fpeÔacle
de la nature lui devient indifférent, k forte de lui devenir familier. ^
C'eft toujours le même ordre, ce font toujours les mêmes révo-
lutions; il n'a pas l'efprjt de bétonner des plus grandes merveil-
les ; & ce n'eft pas chez lui qu'il faut chercher la philofophie dont
l'homme a beforn pour favoir observer une fois ce qu?il a vu tous
les jours. Son ame, que rien n'agite, fe livre au ieul fentimentde
fon exiftence afluelle , fans aucune idée de l'avenir , quelque pro-
chain qu'il puiflè être, te fes projets, bornés comme fes vues,
s'étendent à peine jufqu'à la fin de la journée. Tel eft encore au-
jourd'hui le d^gré de prévoyance du Caraïbe; il vend le matin
fon lit de coton, & vient pleurer le foîr pour le racheter, fistule
d'avoir pirévu qu'il en auroit befoin pour la nuit prochaine*
Plus on médite fur ce fûjet , plus la diftahce des pures fenfa-
tions aux plusfimples connoifiances, s'agrandit à nos regards; Se
il eft impodible de concevoir comment un homme auroit pu, par
Ces feules forces , fans le fecours de la communication , & fans
l'aiguillon de la nécefiité , franchir un fi grand intervalle. Com-
bien de fiècles fe font peut-être écoulés^ avant que les hommes
aient été à portée de voir d'autres feux que celui du ciel ? Com-
bien ne leur a-t-^il pas faHu de différens hafards pour apprendre
1^ ufages les plus communs de cet élément ? Combien de fois
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'p Zi n M I LES Hommes. 4}
fie Pont^Ss pas laiflë éteindre avant que d^avoîr acquis Part de le
reproduire ? Et combien de fois peut-être chacun de ces fecrets
n'eft-il pas mort avec celui qui Tavoit découvert? Que dirons*
nous de Tagriculture , art qui demande tant de travail & de pré-
voyance ; qui tient à d!autres arts , qui très-évidemment n'eft pra-
ticable que dans une fociété au hioins comm^icée ; & qui ne
fious fert pas tant \ tirer de la terre des alimens qifelle fourniroit
bien fans cela y qu'a la forcer aux préférences qui font le plus
de notre goût? Mais fuppofons que les hommes euflent tellement
multiplié que les produâions naturelles ' n^eudënt plus fufS pour
les nourrir; fuppodtion qui, pour le dire en paflant, montreroît
im grand avantage pour Pefpèce humaine dans cette manière de
irivre ; fuppofons que, fans forges & {aos.atteliers^ les inArumess
du labourage fu/Tent tombés du ciel entre les mains des Sauvages ;
que ces hommes euflent vaincu la haine mortelle qu'ils ont tous
pour un travail continu ; qu'ils euflent appris k prévoir de fi loin
ieurs befoins , qu'ils euflent deviné comment il faut cultiver U
terre « femer les grains , & planter les arbres ; qu^ils euflçnt'
trouvé Tart de moudre le bled , & de mettre le raîfin en fer-
mentation ; toutes chofes qu^il a fallu faire enfeigner par les
Dieux, faute de concevoir comment ils les auroient apprifes d*eux-
snémes; quel feroit, après cela, Thomme aflèz infenfé pour (e
tourmenter \ la culture d'un champ qui fera dépouillé par le pre-
mier venu , homme ou béte indifféremment , k qui cette moiflbn
conviendra; & comment chacun pourra-t-il fe réfoudre \ pafler
fa vie 11 un travail pénible , dont il efl d'autant plus sûr de ne pas
recueillir le prix , qu'il lui fera plus^néceflTaire? En un mot, com-
ment cette fimatidn pourrait-elle porter les hommes' à cultiver la
terre , tant qu^elle ne f^ra point partagée entre eux , c'ell-à*dire »
tant que Pétat de nature ne fera point anéanti?
Quand nous voudrions fuppofer un homme fauvage auflî ha-
bile dans l'art de penfer que nous le font nos philofophes ; quand
nous en ferions, à leur exemple, un philofophe lui-même, dé-
couvrant feul les plus fublimes vérités, fe faifant, par des fuites
de ralfonnemens très-abftraits, des maximes de juftice & de rai-
fon tirées de Pamour de Tordre en général , ou de la volonté con-
F ij
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44 Origine de vïnègalité
nue de fon Créateur : en nn mot, quand nous lui fuppo/erîons
dans Pefprk autanc d'intelligence & de lumières quil doit avoir te
qu^on lui trouve en effet de pefantenr & de ftupidité, quelle uti^
lité retirer oit Pelpèce de toute .cette métaphyfique, qui ne pour*
toit fe communiquer, & qiui* périroit avec Tindividu qui l^auroit
inventée ? Quel progrès potirroit faire le genre humain épars dans
les bois parmi les animaux ? £t jufqu'à quel point pourroient fe
perfe Aionner & s'éclairer mutuellement des hommes qui , n^ayane
ni domicile fixe, ni aucun befoin Pun de l'autre, fe rencontre^
roient peut-être à peine deux foii en leur vie i^ (ans fe connoitre
& fans fe parlera
Qu'on fonge de combien d'idées nous (bmmes redevables &
Tufagé de la parole; combien 'la Grammaire exerce & facilite les.
opérations de l'efpritf & qu'on penfe aux peines inconcevables &
au temps infini qu^a dû coûter la première invention des langues ;
qu'on joigne ces réflexions aux précédentes , & Ton Jugera com-
bien il eût fallu de milliers de fîècles pour développer fucceflïve-
ment dans Tefprit humain les opératfons dont il étoit capable.
Qu'il me /bit permis de confidérer un în/lant les embarras de
S'origine des langues. Je pourrois me contenter de citer ou de ré-
péter ici les^ recherches que JML l'Abbé de ÇondiUac a faites fur
cette matière , qui toutes confirment pleinement mon fentiment,
& qui , peut-être , m'en ont donné la première idée. Mais la ma-
nière dont ce philofophe réfout les difficultés qu'il fe fait k luî-
* même fur l'origine des fignes inflitués , montrant qu'il a fuppofé
ce que je mets en quefKon, fàvoir une forte de fbciété déjà éta-
blie entre les inventeurs du langage , je crois , en renvoyant ^ Ce%
réflexions,, devoir y joindre les miennes , pour expofer les mêmes
difficultés dans le joiu* qui convient k mon fujet. La première qui
fe préfente efl d'imaginer comment elles purent devenir néceffai-
res; car les hommes n'ayant nuHe correfpondance entr'éux, ni
aucun bcfoin d'en avoir, on ne conçoit ni la néceflîté de cette
invention, ni la poflîbilité, û elle ne fut pas indifpenfable. Je
dirois bien, comme beaucoup d'autres, que les Tangues font
nées dans le commerce domeftique des pères , des mères &
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r':A R M I i. E s Hommes: 4$
Ses cnfans ; mais outre que cela ne réfôudroît point les 'tbjec-'
dons , ce feroit commettre la faute de ceux qui , raifonnaht fur
l'état de Nature, y tranfportent les idées prifes dans la fociété;
▼oient toujours la famille rafTemblée dans une même habitation »
A: fes membres gardant entr'eux une^ imion audi intime & aufli
permanente que parmi nous» oii tant d^intéréts communs les
réuniflent; au lieu que dans cet état primitif, n'ayant ni maîfons,
ni cabanes, ni propriété d'aucune efpèce, chacun felogeoitau
hafard, & fouvent pour une feule nuit; les mâles & les femelles
s'unifToient fortuitement , félon la rencontre , l'occafion & le
defir, fans que la parole fut un interprète fort néceiTaire des
chofes qu'ils avoient à fe dire : ils fe quittoient avec la même
facilité. ( Voyez Note 1 2. * ) La mère allaitott d'abord fes enfans
pour fon propre befotn ; puis l'habitude les lui ayant rendus chers ;
elle les nourriflbit enfuite pour le leur ;fi«tôt qu'ils avoient la force
de chercher leur pâture, ils ne tardoientpas à quitter la mère elle-
même î & comme il n'y avoit prefque point d'autre moyen de fe
retifouver que de ne pas fe perdre de vue > ils en étoient bientôt
au point de ne pas même fe reconnohre tes uns les autres.
Remarquez encore que l'enfant ayant tous fes befoîns ^ expli-
quer, & par conféquent plus de chofe à dire à la mère que
la mère à l'enfant , c'eft lui qui doit faire les plus grands frais
de l'invention, & que la langue qu'il emploie doit être en grande
partie fon propre ouvrage, ce qui multiplie autant les langue$
qu'il y a d'individus pour les parler, à quoi contribue encore la
vie errante & vagabonde , qui ne laîfle k aucun idiome le temps
de prendre de la confiflance; car de dire que la mère diâe 1^
l'enfant les mots dont il devra fe fervir pour lui demander telle ou
telle cho/e , cela montre bien comment on enfeigne des langues
déjà formées , mais cela n'apprend point comment elles fe forment»
SvtvosONS cette première difficulté vaincue : franchiflbns pour
un moment l'efpace immenfe qui dut fe trouver entre le pur état
de nature & le befoin des langues; & cherchons , en les fuppofant
néceflaires (voyez Note 13*,) comment elles purent commencer
à s'établir. Nouvelle difliculté pire encore que la précédente i car
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46
Origine i?E vInégalité
ïî Ics^ nO^^es ont eu befoin de la parole pour apprendre à penfer J
ils ont eu bien plus befoin encore de favoir penfer pour trouver
fart de la parole^ & quand on comprendroit comment les fons de
la voix ont été pris pour les interprètes conventionnels de nos idées ,
il refteroît toujours a favoir quels ont pu être les interprètes mê-
jnes de cette convention pour les idées qui, n'ayant point un objet
fenfible , ne pouvoient s'indiquer ni par le gefte , ni par la voix ,
de forte qu'à peine peut-on former des conjeélures fupportabîes fur
la naifTance de cet art de communiquer fes penfées, & d'établir un
commerce entre les cfprits : art fublime qui eft déjà ft loin de fon
origine , mais que le philofophe voit encore h une fi prodigieufe
diftance de fa perfeélion » qu'il n'y a point d'homme afTez hard» pour
afTurer qu'il y arriveroit jamais, quand les révolutions que le temps
amène néceflairement feroient fufpendues en fa faveur , que les
préjugés fortiroient des Académies ou fe taîroient devant elles ,
& qu'elles pourroient s'occuper de cet objet épineux durant dei
fiècles entiers fans interruption.
Le premier langage de l'homme , le langage le plus univerfel ,
le plus énergique , & le feul dont il eut befoin avant qu'il fallût
perfuader des hommes afTemblés , eft le cri de la nature. Comme
ce cri n'étoit arraché que par une forte d'inftinft dans les occafions
prefTantes , pour implorer du fecours dans les grands dangers, ou
du foulagement dans les maux violens, il n'étoit pas d'un grand
ufage dans le cours ordinaire de la vie, oii régnent des fentimens
plus modéras. Quand les idées des hommes commencèrent a s'é-
tendre & à fe multiplier , & qu'il s'établit entr'eux une communi-
cation plus étroite , ils cherchèrent des figues plus nombreux &
un langage plus étendu : ils multiplièrent les inflexions de la voix,
& y joignirent les geftes, qui, par leur nature , font plus expreflîfs
& dont le fens dépend moins d'une détermination antérieure. Ils
cxprimoient donc les objets vifibles & mobiles par des geftes , &
ceux qui frappent Touie par des fons imitatifs : mais comme le gefte
nHndique guères que les objets préfens , ou faciles z décrire , &
les aftions vifibles ; qu'il n'eft pas d'un ufage univerfel , puifque
l'obfcurité ou riuterpofition d'un, corps le rendent inutile» & qu'il
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-f
TA Si MI L E S H O M ME S- 4/
exîge Pattentîon phitèt qti'îl ne Pexcîte; on s'avîft enfin de lut
fnbftituer les articularions de la voîx , qui , fans avoir le même rap-^
port avec certaines' idées , forif ptiis propres à les repréfèntet tou-
tes comme ifignes inftîtués ; fubllîtutîon ' quî ne peut fe faire que
d^uh commun confenreméht , & d^une manière aflez difficile à pra-
tiquer pour des homrties dont les organes grdflîers n'avoîent encore
aucun exercice, & pltis difficile encore à concevoir en elle-même,
puifque cet accord umanime dut être môtîvé, ficque la parole pa*
roît avoir été fort riécôflairê pour établir TiiiTâge de la parole.
On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent
ufage , eurent dans leur efprit une fignification beaucoup * plus
étendue que n^ont ceux qu^on emploie dans les langues dé/a for«
mées, & qulgnorant la divifion du difcours en tes parties confti-
tutîves , ils donnèrent d^abord \ chaque moç le fens d'une propo-*
fition entière. Quand ils commencèrent à dîAinguer le fujet d'a-
vec Tattribu , & le verbe d'avec lé nom , ce qui ne fut pas un
médiocre effort de génie , les fubftantifs ne furent d'abord qif au-
tant de noms propres, Tinfinitif fut le feul temps des verbes, &îi
Pégard des adjeâifs, la notion ne s'en dut développer que fort
difficilement , parce que tout adjeâif eft un mot abflrait , & que
les abilraâions font des opérations pénibles & peu naturelles*
Chaque objet reçut d'abord un nom particulier , fans égard
aux genres & aux efpèces , que ces premiers înftituteurs n'étoient
pas en état de diftinguer ; & tous les individus fe préfenterent
ifolés \ leur efprit , comme ils le font dans le tableau de la na«
ture. Si un chêne s'appelloit A , un autre chêne s'appelloit B :
de forte que plus les connoiflances étoierit bornées , & plus le
Diâionnaire devint étendu. L'embarras de toute cette nomenclatu-
re né put être levé facilement : car pour ranger les êtres fous des
dénominations communes & génériques , il en falloit connoltre
les propriétés & les différences ; il falloit des obfervations & des
définitions, c'eil-k-dire,.de l'Hifloire Naturelle & de la meta-
phyfique , beaucoup plus que les hommes de ce temps-1^ n'en
pouvoient avoir.
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^
Origine de vInégalité
D^ AILLEURS , les idées générales ne peuvent s^introduire danis
refprk qu^à Paide des mots, & l'entendement ne les faifit que
par des propofitions. Oeft une des raîTons pourquoi les animaux
ne fauroient fe former de telles idées , ni jamais acquérir la per*
feâibilité qui en dépend. Quand un Ange va fans héfiter d'une noix
à l'autre , penfert-on qu'il ait l'idée générale de cette forte de
fruit, & qu'il compare fon archétype à ces deux individus? Non
fans doute ; mais la vue de Tune de ces noix rappelle à fa mé-
moire les fenfations qu'il a reçues de l'autre , & ks yeux, mo-
difiés d'une certaine manière , annoncent k fon goût la modifica-
tion qu'il va recevoir. Toute idée générale eft purement intel-
leâuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient
auflîtôt particulière. EfTayez de vous tracer l'image d'un arbre en
général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous, il fau-
dra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé; & s'il
dépendoit de vous de n'y voir que ce qui fe trouve en tout ar»
bre , cette image ne reffèmbleroît plus à un arbre. Les êtres pu-
rement abftraits fe voient de même, ou ne fe conçoivent que par
le difcours. La définition feule du triangle vous en donne la véri-
table idée : fitôt que vous en figurez un dans votre efprit , c'efl
un tel U'iangle & non pas un autre, &: vous né pouvez éviter d'en
rendre les lignes fenfibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer
les propofitions , il faut donc parler pour avoir des idées générales :
car fîtôt que l'imagination s'arrête, l'efprît ne marche plus qu'i
l'aide du difcours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner
des noms qu'aux idées qu^ils avoient déjà , il s'enfuit que les pre-
miers fubflantifs n'ont jamais pg 4tre que des noms propres.
Mai$ lorfque , par des moyens que je ne conçois pas, nos no\>
veaux Grammairiens commencèrent a étendre leurs idées & \
généralifer leurs mots, l'ignorance des inventeurs dut affujetrir
cette méthode k des bornes fort étroites; & comme ils avoient
d^abord trop multiplié les noms des individus , faute de connoitre
les genres & les efpèces , ils firent enfuite trop peu d'efpèces &
de genres, faute d'avoir confidéré les êtres par toutes leurs dif-
férences. Pour pouffer les divifions affez loin, il eût fallu plus
d'expérience
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PARMI LES Hommes. 49
d'expérience & de lumière qu'ils n'en pouvoîent avoir , & plus de
recherches & de travail qu'ils n'y en vouloient employer. Or , fi,
même aujourd'hui, l'on découvre) chaque jour de nouvelles es-
pèces qui avoient échappé jufqu^îci à toutes nos obfervations ,
qu'on penfe combien il dut s'en dérober à des hommes qui ne >u*
geoient des chofes que fur le premier afpeâ! Quant aux claflès
primitives & aux notions les plus générales, il eft fuperflu d'a^*
jouter qu'elles durent leur échapper encore. Comment , par exem-
ple, aur oient-ils imaginé ou entendu les mots de matière^ d'efprit,
de fubfiance, démode, de figure, de mouvement, puifque nos
philofophes , qui s'en fervent depuis fi long-temps , ont bien de la
peine à les entendre eux-mêmes , & que les idées qu'on attache à
ces mots étant purement métaphyfiques, ils n'en trouvoient aucun
modèle dans la nature ?
Je m'arrête à ces premiers pas , & je fupplîe mes juges de iuf^
pendre ici leur leélurc , pour confidérer , fur l'invention des feuls
fubftanrifs phyfiques , c^eft-h-dîre , fur la partie de la langue la plus
facile \ trouver , le chemin qui lui refte \ faire pour exprimer toutes
les penfées des hommes , pour prendre une forme confiante , pou-
rvoir être parlée en public , & influer fur la fociété : je les fupplie
de réflécliir \ ce qu'il a fallu de temps & de connoîflances pour
trouver les nombres, (voyez Note 14 *) les mots abflraits, les
aoriftes , & tous les temps d^s verbes, les particules, la fyntaxe,
lier les propofitîons , les raîfonnemens , & former toute la logique
du difcours. Quant \ moi , effrayé des difficultés qui fe multi-
plient, & convaincu de rimpoffibilité prefque démontrée que les
langues aient pu naître & s'établir par des moyens purement hu-
mains, je laifle k qui voudra l'entreprendre ,1a difcuffion de ce dif-
ficile problcnie , lequel a été le plus nécefiaire, de la fociété dé-
jà liée , h rinftîtution des langues , ou des langues déjà inventées,
à l'écablifTement de la fociété. '
Quoi qu'il en foit de ces origines , on voit du moins au peu de
foin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des befoin»
mutuels , & de leur faciliter Tufage de la parole , combien elle a
peu préparé leur fociabilité , & combien elle a peu mis du fieia
Œuivris miUu. Toittê JJL O
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jo Origine de vïnègalitè
dans totit ce qu% ont fait pour en étabUr les liens. En e^t »
il eil impoflible d'imaginer pourquoi dans cet état primitif un
homme aurdt plutôt befotn d*un autre homme qu'un finge ou
un loup de Ton femblable, ni, ce befoin fuppofé, quel motif
pourrott engager Pautre à y pourvoir, ni même, en ce der-
nier cas , conmient ils pourroient convenir entr'eux des conditions*
Je fais qu'on nous r^>ète fans ceflë que rien n'eût été fi miféra*
ble que rhomme dans cet état; & s'il eft vrai, comme je crois
l'avoir prouvé , qu'il n'eût pu qu'après bien des fiècles avoir le defir
& l'occafion d'en fortir , ce feroit un procès à faire à la nature , &
non à celui qu'elle auroit ainfi conlHtué. Mais, fi j'entends bien ce
terme de mifirahUy c'eft un nK>t qui n'a aucun fens , ou qui ne fi-
gnifie qu'une privation douloureufe & la fouf&ance du corps ou de
î'amev or , je voudroîs bien qu'on m'expliquât quel peut être le
genre de misère d'un être libre , dont le cœur eft en paix & le
corps en fan té. Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle,
eft la plus fujette \ devenir infupportable \ ceux qui en jouifient >
Nous ne voyons prefque autour de nous que des gens qui fe plai-
gnent de leur exiftence : plufieurs même qui s'en prkent autant
qu'il eft en eux» & la réunion des loix divines & humaines fuftit h peine
pour arrêter ce défordre. Je demande fi jamais on a oui dire qu'un
Sauvage en liberté ait feulement ibngé \ fe plaindre de la vie &
\ fe donner la mort? Qu'on juge donc avec moins d'orgueil de
quel côté eft la véritable misère. Rien au contraire n'eût été fi
miférabie que l'homme fauvage , ébloui par des lumières , tour-
menté par des paflions; & raiibnnant fur un état différent du fien..
Ce fut par une providence très-fage que les facultés quil avoir
en puifTance ne dévoient fè développer qu'avec les occafions de
les exercer , afin qu'elles ne lui fuflènt ni fuperflues & à charge
avant le temps , ni tardives- & inutiles au befoin. Il avoit dans le feul
ïhftina tout ce qu'il lui falloit pour vivre dans l'état de nature, il n'a
dans une raifon cultivée que ce qu'il luffaut pour vivre en fociété'.
Il paroit d'abord que les Ik)mmes dians cet état n^ayanrentr'eux
aucune forcede relation morale , ni- de devoirs connus , ne pouvoient
être m bona ni méchans,^ & n'avaient ni vices ni vertus.,, à moins^
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PARMI ZMS Hommes. 51
que , prenant ces mots dans un fens phyfique, on n^appellé vices »
dans Pindividu , les qualités qui peuvent nuire à fa propre Confère
vadon , & vertus celles qui peuvent y contribuer ; auquel cas it
faudroit appeller le plus vertueux celui qui réfifteroit le moins aux
fimples impulfions de la nature. Mais, fans nous écarter dufen»
ordinaire , il eft à propos de fuipendre le jugement que nous pour-
rions porter fur une telle fituatioui & de nous défier de nos pré-
jugés, jufqu^à ce que, la balance à la main, on air examiné sl'il y
a plus de vertus que de vices parmi les hommes civilifés , ou fi leurs
vertus font plus avantageufes que leurs vices ne font funeftes , ou fi
le progrès de leurs cornioifiànces eft un dédommagement Aiffifant
its maux qu^ils fe font mutueUement , h mefiire qu^ils s^inftruifent
du bien qu'ils devroient fe faire , ou ^ils ne feroientpas , k tout prenr
dre, dans une fituation plus heureufe de n^avoôr m mal à craindre
ni bien à efpérer de perfonne , que de s'être fournis k une dépen->
dance univerfelle , & de s'obfiger k tout recevoir de ceux qui ne
s^obligent k leur rien donner.
N'ALLONS pas fur-tout conclure avec Hobbes ^ que pour n'a-
voir aucune idée de la bonté, l'homme foit naturellement mé-
chant, qu'il foit vicieux parce qu'il ne connoit pas la vertu , qu'il
refufe toujours k Ces femblables des fervices qu'il ne croit pas leur
devoir , ni qu'en vertu du droit qu'il s^attribue avec raifon aux cho-
fes dont il a befoin , il s'imagine fbllement être le feul proprié-
taire de tout PUnivers. Hobbes a très-bien vu le défaut de toutes
tes définitions modernes du droit naturel : mais les conféquences
qu'il tire de la fienne, montrent qu'il la prend dans un fens qui
n'eft pas moins faux. En raifbnnant fur les principes qu'il éta-
blit, cet auteur devoir dire que l'état de nature étant celui ouïe
foin de notre confervatton eft le moins préjudidaUe à celle d'aur
trui, cet état étoit par conféquent le plus propre kla paix, & le
plus convenable au genre humain. Il dit ppécifémeht le contraire,
pour avoir fait entrer mal-k-propos dans le foin de la conferva-
don de l'homme fauvage le befoin de fatisfaire une multitude de
paffîons qui font l'ouvrage de la fociété , & qui ont rendu les loix
néceffaîres. Le méchant, dit-il, eft un enfant robufte; il refte k
G ij
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5» Origine de rlNÉGAiiTÊ
favoir fi l'homme fauvage cft un enfant robufte. Quand on le luT
accorderoit , qu'en concluroit-il ? Que fi , quand il eft robufte ,
cet homme étoit auffi dépendant des autres que quand il eft foi*
ble, il n'y a forte d'excès auxquels il ne fe portât, qu'il ne bat-
tît fa mère lorfqu'elle tarderoit trop k lui donner la mamelle , qu'il
n'étranglât un de fes jeunes frères îorfquSl en feroit incommodé ,
qu'il ne mordît la jambe à l'autre, lorfquSl en feroit heurté ou
troublé ; mais ce font deux propofitions contradiftoîres dans l'é-
tat de nature qu'être robufte & dépendant. L'homme eft foible
quand il eft dépendant, & il eft émancipé avant que d'être ro-
bufte. Hobbes n'a pas ^u que la même caufe qui empêche les
Sauvages d'ufer de leur raifon , comme le prérendent nos Jurif-
confultes, les empêche en même temps d'abufer de leurs facultés,
comme il le prétend lui-même \ de forte qu'on pourroît dire que
les Sauvages ne font p^s méchans précifément parce qu'ils ne favent
pas ce que c'eft qu'être bons : car ce n'eft ni le développement det
lumières ni le frein de la loi , mais le calme des paffions & l'igno-
rance du vice qui les empêchent de mal faire ; tantd plus in illis
proficit vitiorum ignoratio , quàm in his eognitio virtutis. Il y a
d'ailleurs un autre principe que Hobbes n'a point apperçu , & qui
ayant été donné k l'homme poiu: adoucir , en cert^nes circonftan-
ces , la férocité de fon amour-propre, ou le defir de fe conferver
avant la naiflance de cet amour, (voyez Note 15*) tempère l'ardeur
qu'il a pour fon bien-être par une répugnance innée II voir fouf-
frir fon femblable. Je ne crois pas avoir aucune contradîAion k
craindre , en accordant ^ l'homme la feule vertu naturelle qu'ait été
forcé de reconnoitre le détraéleur le plus outré des vertus humai-
nes. Je parle de la pitié , difpofition convenable il des êtres auffi
foibles & fujets k autant de maux que nous le fommes ; vertu d'an»
tant plus utile à l'homme , qu'elle précède en lui l'ufage de toute
réflexion , & fi namrelle que les bêtes mêmes en donnent quel-
quefois des fignes fenfibles. Sans parler de la tendrefle des mères
pour leurs petits, &des périls qu'elles bravent pour les en garantir,
on obferve tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux k fouler
aux pieds un corps vivant. Un apimal ne pafTe point fans inquiétude
auprès d'un animal mort de fon e(pèce : H y en a même qui leur
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PARMI ïÈs Hommes. yj
tionnent une forte de fépulturc ; & les triftcs mugîflemens du bétail
entrant dans une boucherie , annoncent Timpreffion qu'il reçoit de
rhorrible fpeftacle qui le frappe. On voit avec plaifîr Tauteur de
la Fable des Abeilles forcé de reconnoître l'homme pour un être
tompatifTant & fenfible, fortir, dans l'exemple qu'il en doiuie, de
fon ftyle froid & fubtil , pour nous offrir la pathétique image d'un
homme enfermé qui apperçoit au dehors une béte féroce , arra-
chant un enfant du feîn de fa mère , brifanir fous fa dent meurtrière
les foîbles membres , & déchirant de fes ongles les entrailles pal-
pitantes de cet enfant. Quelle afFreufe agitation n'éprouve point ce
témoin d'un événement auquel il ne prend aucun intérêt perfon-
nell Quelles angoiffes ne foufFre-t-il pas k cette vue, de ne pou-
voir porter aucun fecours \ la mère évanouie , ni à l'enfant expirant I
Tel efl le pur mouvement de la nature » antérieur a toute ré-
flexion : telle efl la force de la pitié naturelle , que les mœurs les
plus dépravées ont encore peine a détruire ,. puifqu'on voit tous les
Jours dans nos fpeôacles s'attendrir & pleurer aux malheurs d'un in-
fortuné , tel qui , s'il étoit à la place du tyran, aggraveroit encore
les tourmens de fon ennenu. Mandeville a bien fenti qu'avec toute
leur morale les hommes n'eufTent jamais été que des monflres , fi
la nature ne leur eût donné la pitié k Tappui de laraifon : mais il n'a
pas vu que de cette feule qualité diécoulent toutes les vertus fociales
qu'il veut dîfputer aux hommes. En effet , qu'efl-ce que la gêné*
rofité , la clémence , l'humanité , fînon la pitié^ appliquée aux foî-
bles j aux coupables , ou h l'efpèce hiunaine en général ? La bien-
veillance & l'amitié même font, à le bien prendre, des produc-
tions d'une pitié confiante ♦ fixée fur un objet particulier : car de-
iîrer que quelqu'un ne fouffrc point, qu'efl - ce autre chofe que
defîrer qu'il foit heureux ? Quand il feroit vrai que la commiféra-
tion ne feroit qu'un fentiment qui nous met k la {Hace de celui
qui fouffre , fentiment obfcur & vif dans l'homme fauvage ,
développé , mais foible dans l'homme civil , qu'importeroit cette
idée à la vérité de ce que je dis , finon de hii donner plus de force ?
En effet la commifération fera d'autant plus énergique que l^ani-
mal fpcâateur s'identifiera plus intimement avec l'animal fouffrant ;
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J4 ORJCJNB 2>E riNÊ GAIITÉ
or , il eft évident que cette identification a dû être infiniment plus,
étroite dans Tétat de nature que dans Pétat de raifonnement. Oeft
la raifon qui engendre Pamour-propre , & c'eft la réflexion qui
le fortifie ; c'eft elle qui replie Thomme fur lui-même ; c'eft elle
qui le fépare de tout ce qui le gêne & ^afflige. C^eft la philo*
fophîe qui Pifolc; c'eft par elle qu^il dit en fecret, à Tafpeâ d'un,
homme fouffrantt péris , fi tu veux , je fuis en sûreté. Il n'y a plus
que les dangers de la fociété entière qui troublent le fommeil
tranquille d'un philofoplie , & qui Tarrachent de fon lit. On peut
impunément égorger fon femblable fous fa fenêtre j il n'a qu'à
mettre fes mains fur fes oreilles & s'argumenter un peu» pour
emp4cker la nature, qui fe révolte en lui, de l'identifier avec ce*
lui qu!on afiàfilîne. L'homme fauvage n'a point cet admirable ta^
lent; & faute de fagefiTe & de raifon, on le voit toujours fe li-
vrer étourdimcnt au premier fentiment de Phumanité. Dans les
émeutes , dans les querelles des rues , la populace s'affemble , l'hom-
me prudent s'éloigne : c'eft la canaille, ce font les femmes des
halles qui féparent les combattans , & qui empêchent les honnê*
tes gens de s'entr'égorger.
Ix eft donc bien certain que la jMtîé efl vu ientimear naturel»
qui modérant dans dbaque individu l'aâivité de l'amour de foi»
même, concourt à la coofervation mucuelle de toute Pefpèce.
Oeft elle qui nous porto fans réflexion au Akouis de ceux que
nous voyons fouffrir; c'eft elle qm, dans l'état de nature, tient
lieu de loix, de moeurs & de vertu, avec cet ajirantage que nul
A'eft tenté de défobéir k & douce voix; c'eft elle qui détournera
tout Sauvée robufte d'enlever à un foiUe enfimt , ou à ua vieit-r
lard infirme ,, fa fubfiftance acquifi^ avec peine , fi lui-même ef-
père pouvoir trouver la fienne ailleurs; c'eft elle qui, au lieu de
cette maxime fublime de ju^e raifonitée : Jais è autrui comme
tu yeux qu^on tejajft r infpire à tous les hommes cette autre maxtr
me de bonté naturelle , bien moins parfaite , mais plus utile peuc*
être que la précédente ^ fais ton bien avec le moindremal it autrui qu'il
ep pojfiblc. C'eft ^ en ua mot , dans ce fentiment naturel , plut6c que
dan& desi argumens fixbtils , qu'il &ut cherchex la caufe de la té-
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PARMI LES Hommes. 55
pugnance que tout homme éprouveroit k mal faire » même îndé*
pendemment des maximes de ^éducation. Quoiqu'il puiflè appar-
tenir à Socrate , & aux efprits de fa trempe , d'acquérir de la
tertu par raifon ^ it y a long-cemps que le genre humain ne fe-
roit plus , fi Ta confervation n'eût dépendu que des rcûfonnemens
de ceux qui le compofent.
Avec des paflions û peu aâives , & un frein fi falutaire , les
hommes plutôt farouches que méchans , & plus attentifs à fe ga-
rantir du mal qu'ils pouvoient recevoir , que tentés d'en faire à
autrui , n'étoient pas fujets à des démêlés fort dangereux : comme
ils n'avoient entre eux aucune efpèce de commerce ; qu'ib ne con-
Boiflbient par conféquent ni la vanité , ni la confidératioo , ni l'ei^
time, ni le mépris; qu'ils n'avoient pas la moîn^e notion du tien
& du mien> ni aucune véritable idée de la juftice; qu'ils regar*
tloient tes violences qu'ils pouvoient efTuyer comme un mal facile
1 réparer , & non comme une injure qu'il hut punifi> & qu'ils ne
fongeoient pas même h la vengance , fi ce n'efl peut^tre machî«'
salement & fur le champ, comme le chien qui mord la pierre
qu'on lui jette , leurs difputes euflent eu rarement des fuites fan-
glantes , fi elles n'eufient point eu de fujet plus fenfible que lat
pâture : mais j'en vois un plus dangereux dont il me refte à parler^
Parmi les paflions qui agitent le cœ*ur de l%omme , fl en eft
«ne ardente y impétueufe, qui rend un fexe nécçflaire à l'autre^
ipzORon terrible qui brave tous les dangers^ renverfe tous lesobfta-^
^les, & qui dans (es fureurs femWe propre à détruire le genre hu-
main qu'elle eft deftinée à conferver. Que deviendront les hommes
en proie à cette rage ef&énée Se brutale fans pudeur , fans rete-
nue 9 & fe difputant chaque ;our leurs amours au prix de leur fang ï
It faut convenir d^abord que plus les paflions font violentes ^
-plus les loiz font néceflaires pour les contenir : mais outre que les
défordres & les crimes que celle-ci caufe tous les jours parmi nous,,
montrent aflez l'infuSifance des loîx k cet égard , il fèroit encore
bon d'examiner fi ces défordres ne font point nés avec les loix mê-^
m&si car alors r ,q^and elles feroient capables de les réprimer^ ce
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3f6 Origine de vÎnégalité
feroit bien le moins qu^on en dût exiger que d'arrêter un mal qt4
n'exifteroit point fans elles.
Commençons par diftinguer le moral du phyfique dans le kr»
dment de Tamour. Le phyfique eft ce defir général qui porte ua
fexe à s'unir à Pautre. Le moral eft ce qui déternsin^ ce defîr & le
fixe fur un feul objet exclufivement y ou qui du moins lui donne
pour cet objet préféré, un plus grand degré d'énergie. Or, il eft
facile de voir que le moral de Pamour eft un fentiment faâice ^
né de Pufage de la fociété , & célébré par les femmes avec beau»
coup d'habileté & de foin pour établir leur empire , & rendre do*
minant le fexe qui devroit obéir. Ce fendment étant fondé fur cer-
taines notions du mérite ou de la beauté qu'un Sauvage n'eft poiitf:
en état d'avoir, & fur des comparaifons qu'il n'eft point en état de
faire, doit être prefque nul pour lui : car comme fon efprit n'a pu
fe former àts idées abfhaites de régularité & de proportion , fon
cœur n'eft point non plus fufceptible des fentimens d'admiration &
d'amour, qui, même fans qu'on s'en apperçoîve , naiflfent de l'ap-
plication dé ces idées ; il écoute uniquement le tempérament qu'A
a reçu de la nature , & non le goût qu'il n'a pu acquérir , & toute
femme eft bonne pour lui.
BoRNis au feul phyfique de l'amour, & aficz heureux pour
ignorer ces préférences qui en irritent le fentiment & en augmen*
tent les difficultés , les hommes doivent fentir moins fréquemment
& moms vivement les ardeurs du tempérament , & par conféquene
avoir entr'eux des difputes plus rares , & moins cruelles. L'imagi-
nation qui fait tant de ravages parmi nous , ne parle point k de»
rœurs fauvages ; chacun attend paifîblement l'impulfîon de la na-
ture, s^ livre fans choix, avec plus de plaifir que de fureur, âc
le befoin fatisfait , tout le defir efï éteint.
C'EST donc une chofe inconteflable que Pamour même , ainfî
que toutes les autres paiTions , n'a acquis que dans la fociété cette
ardeur impétueufe qui le rend fi fouvent funefte aux hommes ; &
il eft d'autant plus ridicule de repréfenter les Sauvages comme s'entr'é-
gorgeant fans ceff© pour aflbuvir leur brutalité \ qte cette opinion eft
direélement
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PARMI LES Hommes. ^j
dircâement contraire a Pexpérience , & que les Caraïbes , celui de
tous les peuples exîftans qui jufqu'îci s'eft écarté Je moins de l'état
de nature , font précifément les plus paifîbles dans leurs amours ,
& les moins fujets à la jaloufiq , quoique vivant fous un climat brû-
lant qui femble toujours donner à ces paflîons une plus grande
aftivité.
A l'égard des induâions qu'on pourroît tirer dans plufieurs ef-
pèces d'animaux , des combats des màles qui enfanglantent en tout
temps nos baffes-cours , ou qui font retentir au printemps nos forêts
de leurs cris en fe difputant la femelle , il faut commencer par ex-
clure toutes les efpèces , où la nature a manifeftement établi dans
la puiffance relative des kxes , d'autres rapports que parmi nous :
ainfi les combats des coqs ne forment point une induâion pour
l'efpèce humaine. Dans les efpèces où la proportion eft mieux ob-
fervée , ces combats ne peuvent avoir pour caufes que la rareté
des femelles , eu égard au nombre des rtfâlcs y ou les intervalles ex-
clufifs durant lefquels la femelle refufe conilamment l'approche
du mâle , ce qui revient à la première caufe : car û chaque femelle
ne foufFre le mâle que durant deux mois de l'année , c'efl à cet
égard comme fi le nombre des femelles étoit moindre des cinq
fixièmes. Or, aucun de ces deux cas n'elf appliquable à l'e(pèçe
humaine , oii le nombre des femelles furpaffe généraleiïlent celui
des mâles , & où l'on ji'a jamais obfervé que , même parmi les
Sauvages , les femelles aient , comme celles dej autres efpèces ,
des temps de chaleur & d'exclufîon. De plus , parmi plufieurs de
ces animaux , toute l'efpèce entrant à la fois en effervefcence , jl
vient un moment terrible d'ardeur commune , de tumulte , de dé-
fordre & de combat : moment qui n'a point lieu parmi l'efpèce
humaine, où l'amour n'eft jamais périodique. Oa ne peut donc
pas conclure de combats de certains animaux pour la poflefiion des
femelles que la même chofe arriveroit à l'homme dans l'état de na-
ture ; & quand même on pourroit tirer cette conclufion , comme
ces diflentions ne détruifent point les autres efpèces , on doit penfer
an moins qu'elles nç feroient pas plus funeftes k la nôtre , & il eft
très-apparent qu'elles y cauferoiçnt encore moins de ravages qu'el^*
(Euvrcs mêlées. Tome IL H
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5«
Origine de vInégalitè
les ne font d^ns la fociété , fur- tout dans les {>ays oii les morars
étant encore cotnptées pour quelque chofe , la jaloufie des amans
£c la vengeance àes époux caufenc chaque jour des duels, des
meurtres , & pis encore ; où le devoir d^une étemelle fidétité ne
fert qu'à faire des aduhères, & où les loix mêmes et la conti-
nence & de rhonneur , étendent nécefTairement la débauche , &
multiplient les avortemens.
Concluons qu'errant dans les forêts , fans induftrie , fans pa-
role , fans domicile, fans guerre, ti fans liaifons , fans nul befoin
de fes femblables , comme fans nul defir de leur nuire , peut-être
même fans jamais en reconnoitre aucun individuellement, l'homme
fauvage, fujet à peu de pailions, & fe fuffifant à lui-même, n'avoir
que les fentimens 6c les lumières propres à cet état, qu'il ne fen"-
toit que ks vrais befoins , ne regardoit que ce qu'il croyoit avoir
intérêt de voir , & que fon intelligence ne faifoit pas plus de progrès
que fa vanité. Si par hazard il faifoit quelque découverte , il pou-
voit d'autant moins la communiquer qu'il ne reconnoiflbit pas mê-
me k% enfans. L'art périflbit avec l'inventeur. Il n'y avoit ni édu-
cation, ni progrès, les générations fe mult^lioient inutilement; &
chacune partant toujours du même point, les fiècles s'écouloient
dans toute la grofliéreté des premiers âges; l'efpèce étoit déjà
vieille , & l'homme reftoit toujours enfant.
Si je me fuis étendu fi long-temps fur la fuppofition de cette con-
dition primitive , c'eft qu'ayant d'anciennes erreurs & des préjugés
invétérés îi détruire , j'ai cru devoir creufer jufqu'à la racine , &
montrer dans le tableau du véritable état de nature , combien l'iné-
galité , même naturelle , eft loin d'avoir dans cet état autant de réa*
lité & d'influence que le prétendent nos écrivains.
En effet , il efl aifé de voir qu'entre les différences qui difHti*
guent les hommes , plufieurs paflènt pour naturelles qui font uni-
quement l'ouvrage de l'habitude & des divers genres de vie que les
hommes adoptent dans la fociété. Ainfi un tempérament robufle
ou délicat, la force ou la foiblefle qui en dépendent, viennent
(buvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a été élevé ,
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'
p^ÀRMi LES Hommes. yp
que de la con^mtioR primkive ëes corps* U en eft de même des
forces de l^/prit| &: non-feulemenc Pëducarion mec de la difiiârence
entre les efprits cultivés , & ceux qut ne le font pas , mais elle au-
gmente celle qui fe trouve entre les premiers à proportion de la cul-
ture ; car qu^un géant & un nain marchent fur la m^mé route , cha-
que pas qu% feront Pun 6c Tautre donnera un nouvel avantage
au géant. Or , fi l'on compare la diverfité prodigîeufe d^éducattons
&de genres de vie qui règne dans les difTérens ordres de l'état civil,
avec la fimplicité & l'uniformité de la vie animale & fauvage , où
tous fe nourriflent des mêmes alimens, vivent de la méxi^e manière ,
& font exafteraent les mêmes chofes , on comprendra combien h
différence d'homme à homme doit être moindre dans Tétat de i^-
ture que dans celui de fociété , 8c combien l'inégalité naturelle doit
augmenter dans l'efpèce humaine par Tinégalité d'inAicution.
Mais quand la nature affeâeroit dans la diftribution de Ces dons
autant de préférences qu'on le prétend , quel avantage tes plus favo-
rifés en tireroient-ils au préjudice des autres dans un état de chofes qui
n'admettroit prefqu'aucune forte de relation entr'eux ? Là où il i^y
a point d'amour » de quoi iervira la beauté ? Que fert l'efprit k des
gens qui ne parlent point , & la rufe k ceux qui n'ont point d*af-
faires? J'entends toujours répéter que les plus forts opprimeront
les foîbles ; mais qu'on m'explique ce qu'on veut dire par ce mot
d'oppreflîon. Les uns domineront avec violence » les autres gémi-
ront afièrvis à tous leurs caprices : voilh précifément ce que j'obferve
parmi nous; mais je ne vois pas comment cela pourroit fe dire des
hommes fauvages, à qui l'on auroit même bien de la peine k ^ùre
entendre ce que c^eft que fervitude & domination. Un h(amit
pourra bien s'emparer des fruits qu'un autre a cueillis, du gtbier
qu'il a tué, de l'antre qui lui fervoit d'afyle ; mais comment vîen-
dra-t-il jamais k bout de s'en faire obéir , & quelles pourront être
les chaînes de la dépendance parmi les hommes qui ne pcfFedent
fîen ? Si l'on me chaflè d'un arbre , fi l'on me tourmente dans un
fieu, qui m'empêchera de pafièr aiHeurs ? Se trouve-t-il un homme
d'une force afiez fupérieure \ la mienne , & de plus , afïez dépravé,
aflèz pareflèux , de aflez féroce , pour me contraindre h pourvoir )l
H ij
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6o ORIGian DE rÎNÉGALITÊ
fa fubfiftance pendant qu'il demeure oifif? Il faut qu'U fe réfolvc i
ne pas perdre de vue un feul inftant, k me tenir lié avec un très-
grand foin durant fon fommeil, de peur que je ne m'échappe ou
que je ne le tue ; c'eft-à-dire , qu'il eft obligé de s'expofer volontai-
rement k une peine beaucoup plus grande que celle qu'il veut évi-
ter , & que celle qu'il me donne k moi-même. Après tout cela , fa
vigilance fe relâche-t-elle un moment } un bruit imprévu lui fait-il
détourner la tête , je fais vingt pas dans la forêt, mes fers font bri-
fés , & il ne me revoit de fa vie.
Sans prolonger inutilement ces détails, chacun doit voir que
les liens de la fervitude n'étant formés que de ta dépendance mu-
tuelle des hommes & des befoins réciproques qui les unifTent , il
cft impoffible d'aflervîr un homme fans l'avoir mis auparavant
dans le cas de ne pouvoir fe paflcr d'un autre; fituation qui, n'exîf-
tant pas dans l'état de nature, y laiffe chacun libre du joug, 6c
rend vaine la loi du plus fort.
Après avoir prouvé que l'inégalité cft k peine fenfîble dans l'é-
^tat de nature , & que fon influencé y eft prefque nulle , il me refte
à montrer fon origine & fcs progrès dans les développemens fuc-
celfifs de l'efprit humain. Après avoir montré que \z pcrfcciibiUti ^
lesvertu$fociales, &^les autres facultés que l'homme naturel avoît
reçues en puiffance , ne pouvoient jamais fe développer d'elles-
mimes , qu'elles avoient befoin pour cela du concours fortuit de
plufieurs caufes étrangères qui pouvoient ne jamais naître , &
fans lefquelles il fût demeuré éternellement dans fa conftitution
primitive , il me refte k confidérer & \ rapprocher les difFérens
hazards qui ont pu perfeâionner la raifon humaine , en détério-
rant l'efpèce , rendre un être méchant, en le rendant fociable ,
<c d'un terme fi éloigné amener enfin l'homme & le monde au
point où nous les voyons.
J'AVOUE que les événemens que j'ai à décrire ayant pu arri-
rer de plufieurs manières , je ne puis me déterminer fur le choix
que par des conjedures ; mais outre que ces conjeâures devien-
nent des raifons , quand elles font les plus probables qu'on puifte
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PA KM i\^ 1 ir S^ iH O ^MM^E S. 6l
tirer de la nature des choies , & les feuls moyens qu^on puifle a7oir
de découvrir la vérité , les conféquences que je veux déduire des
miennes ne feront point pour cela conjedurales , puifque, Air les
principes que je viens d'établir, on ne faorôit former aucun au-
tTQ/yjdéme qui ne me jfej^jjiir^Jss, mêmes réfultats, & dont je
ne puiflè tirer lés mêmes concluions.
Ceci me difpenfera d'étendre meâ réflexions fur la manière
dont le laps de temps compenfe le pou de vraifemblance des évé-
nemens ; fur la puifTance furprenanttf des c^ufes très-légères , lorf-
qu'elles agiflent fans relâche; fur rimpoflîbilité où Ton eft, d'un
côté, de détruire certaines hypothèfes, & fi de^Pautre on fe trouve
hors. d'état de leur donner. le degré de certitude des faits; fur ce '
que deux faits étant donnés comme réels à lier par une fuite de
faits intermédiaires, inconnus ou regardés comme tels, c'eft àl'Hif-
toîre , quand on l'a , de donner les faits qui les lient ; c'eft h la philo*
fophie h fon défaut , de déterminer les faits femblables qui peuvent
les^lierj enfin, fur ce qu'en matière d'événemçi^ lafimilitude ré-
duit les faits ^ un beaucoup plus petit nombre de claffes difFéren*
tes qu'on ne fe l'imagine. Il me fufBt d'offrir ces objets à la con-
fidération de mes juges : il me fuflSt d'avoir fait en forte que les
leâeinrs vulgaires n'euflènt pas béfoîn de les confîdérer.
SECONDE PARTIE,
îE premier qui, ayant enclos un terrein, s'avifa de dire, ceci
ifi à moi , & trouva des gens affez iimples pour le croire , fut le
vrai fondateur de la fociété civile. Que de crimes , de guerres , de
meurtres, que de misères & d'horreurs n'eût goint épargnés au
genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fotfé,
eût crié k (ts femblables : gardez-voiis d'écouter cet impofteur ;
vous êtes perdus Ci vous oubliez que les fruits font à tous, & que
la terre n'eft à perfonne. Mais il y a grande apparence qu'alors
les chofes en étoîent déjà venues au point de ne ppuvoir plus du-
rer comme elles étoient : car cette idée de propriété , dépen-
dant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que fuc-
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6% Origine ïî>e vIkécalité
ceflivement, ne ie forma pas tout <Pim coup dans l'efprit hxfi
main : U fallut faire bien des pro2;rès , acquérir bien de Hnduftrie
& des lumières , tes cranimettre & les augmenter d'âge en âge »
avant que d'arriver \ ce dernier terme de Wtat de nature. Repre-
nons donc les cbofes de plus haut , & tâchons de raflembler , fouis
un feul point de vue, cette lente fucceflion d'événcmens & de con-
noiffances dans leur ordre le plus naturel.
Le premier fentîment de Thomme fut celui de fon exiftence,
fon premier foin celui de (a confervatîoii. Les produSions de la
terre lui fournifibient tous les fecours néceflaires , Pinftînâ le porta
à en faire ufage. La ïami, d'autres appétits lui faifant éprouver
tour-i-tour diverfes manières d'exifter , il y en eut une qui Pin-
vita à perpétuer fon efpèce } & ce penchant aveugle , dépourvu
de tout fentiment du cœur , ne produifoît qu'un aâe purement
animal. Le befoin fatisfatt, les deux kxes ne fe reconnoiflent
plus , & l'enfant même n'étoit phis rien â la mère lîtôt qu'il pou-
voit fe ptffer d'ellcî
Telle fut la condition de l'homme naiHant; telle fut la vie
d'un animal borné d'abord aux pures fenfations , & profitant à
peine des dons que lui ofFroit la nature , loin de fonger â lui rien
arracher ; mais il fe préfenta bientôt des difficultés , il fallut ap-
prendre k les vaincre : la hauteur des arbres qui l'empôchoit d'at-
teindre k leurs fruits , la concurrence des animaux qui cherchoient
\ s'en nourrir , la férocité de ceux qui en vouloient k fa propre
vie , tout l'obligea de s'appliquer aux exercices du corps ; il fallut
fe rendre agile, vite à la courfe, vigoureux au combat. Les ar-
mes naturelles qui font les branches d'arbres & les pierres fe
trouvèrent bientôt fous fa main. II apprit k fur monter les obfla-
cles de la nature , à combattre au befoin les autres animaux , k
difputer fa fubfiftance aux hommes mêmes , ou à fe dédommager
de ce qu'il falloir céder au plus fort*
A mefure que le genre humain s'étendit , les peines fe multi-
plièrent avec les hommes. La différence. des terreins, des climats^
des faifons , put les forcer à en mettre dans leurs manières de
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PARMI LES Hommes. 65
^vre. Des années flériles, des InVers longs & rudes, des étés
brûlans qui confument tout , exigèrent d'eux une nouvelle induiïrîe.
Le long de la mer & des rivières ils inventèrent la ligne & le ha*
meçDn , & devinrent pécheurs & ichtyophages. Dans les forêts
ils ie firent des arcs & des flèches , & devinrent cbaflèurs & guer-
riers. Dans les pays froids ils fe couvrirent de peaux de bétes
quHls avoient tuées. Le tonnerre, un volcan, ou quelque heu-
reux hazard leur fit connoître le feu , nouvelle reflburce contre
la rigueur de l'hiver : ils apprirent k conferver cet élément , puis
\l le reproduire , & enfin à en préparer les viandes qu'auparavant
as dévoroient crues.
Cette application réitérée des êtres divers k lui-même , & des
uns aux autres , dut naturellement engendrer dans l'efprit de Phom*
me les perceptions de certains rapports. Ces relations que nous
exprimons par les mots de grand , de petit, de £f>rt^ de foiblç» da
vite , de lent , de peureux , de hardi , & d'autres idées pareilles »
comparées au befoin & prefque fans y fonger , produifirent enfin
chez lui quelque forte de réflexion, ou plutôt une prudence ma-
chinale qui lui îndiquoit les précautions les plus néceflaires à fa
sûreté.
Les nouvelles lumières qui réfulterent de ce développement,
augmentèrent fa fupériorîté fur les autres animaux , en la lui fai-
fant connoître. Il s'exerça îi leur drefTer des pièges , il leur donna
le change en mille manières ; & quoique plufieurs le furpaiïafTent
en force au combat , ou à la vitefle à la courfe , de ceux qui pou*
voient lui fervir ou lui nuire , il devint avec le temps maître des
uns & le fléau des autres. C'eft ainfi que le premier regard qu'il
porta fur lui-même y produifit le premier mouvement d'orgueil ;
c'eft ainfi que fâchant encore a peine diflinguer les rangs, & fe
contemplant au premier par fon efpèce , il fe préparoit de loin à
y prétendre par fon individu.
Quoique Ces fcmblables ne fuflent pas ^our lui ce qu'ils foùt
pour nous, & qu'il n'eût guères plus de commerce avec eux-qu'a-"
rec les autres animaux , ils ne furent pas oubliés dans fes obfer*
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«4
Origine de vInègalitè
varions. Les conformités que le temps put lui faire apperccvoîr
cntr'eux , fa femelle & lui-même , ne firent juger de celles qu'U
n^appercevoit pas , & voyant qu'ils fe conduîfoient tous comme
il auroit fait en de pareilles cîrconftances , îl conclut que leur ma-
nière de penfer & de fentîr étoit enriérement conforme a la ficnne ,
& cette importante vérité bien établie dans fon efprit , lui fit fuivre ,
par un preflenriment auffi sûr & plus prompt que la dialeôique ,
les meilleures règles de conduite que , pour fon avantage & fa sû-
. reté, il lui convînt de garder avec eux.
Instruit par l'expérience que l'amour du bien-être eft le feul
mobile des aftions humaines , il fe trouva en état de diftinguer les
occafions rares où l'intérêt commun devoit le faire compter fur
Tafliftance de fes femblables , & celles plus rares encore , oii la con-
currence devoit le faire défier d'eux. Dans le premier cas il s'unîf^
foit àyfec eux en troupeau , ou tout au plus par quelque forte d'af-
fociarion libre qui n'obligeoît perfonne , & qui ne duroit qu'autant
que le befoin paffager qui l'avoit formée. Dans le fécond chacun
cherchoit à prendre fes avantages, foit h force ouverte , s'il croyoît
le pouvoir, foit par adrefle & fubrilité , s'il fe fentoit le plus foible.
Voila comment les hommes purent înfenfiblement acquérir
quelque idée groftîèi-e cîes'erlgagemens mutuels, & de l'avantage
de le$ remplir, maïs feulement autant que pouvoit l'exiger l'intérêt
préfent & fenfible : car la prévoyance tfétoit rien pour eux; &
ïoin de s'occuper d'un avenir éloigné, ils ne fongeoient pas même
au lendemain. S'agîffoit-il de prendre un cerf, chacun fentoit bien
qu'il devoit pour cela garder fidellement fon pofte ; mais fi un lievrç
venoit a paffer à la portée de l*un d'eux , il ne faut pas douter qu'il
ne le pourfuivît fans fcrupule, & qu'ayant atteint fa proie, il ne
fe fouciât fort peu de faire manquçr la leur à fes compagnons*.
Il eft aifé de comprendre qu'un pareil commerce n'exigeoit pas
un langage beaucoup plus rafiné que celui des corneilles ou des
finges, qui s'attrou|i¥hr'Si^^u-près de même. Des cris inarriculés,
beauc?6up de geftes , & quelques bruits imitatifs , durent compofer
pendant long-temps la langue univerfelle î à quoi joignant dans cha-
' que
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que contrée quelques fous articulés & conventionnels dont, comme
je Pai déjà dit , il n?eâ pas trop facile d'expliquer l'infticution , on
eut des langues particulières , mais groHières , imparfaites , & tel-
les à-peu-près qu'en ont encore aujourd'hui diverfes nations fau-
mges. Je. parcours., ctuntne ûa .trait, de^ multitudes de fîècles,
forcé par le temps qui s'écoule , par Tabondance des chofes que
j'ai h dire , & par le progrès prefqu'infenfible des commencemens ;
car plus les événemens étoient lents à fe fuccéder , plus ils font
prompts ^ décrire^
Ces premiers progrès mirent enfin l'homme Si portée d'en
faire de plus rapides. Plus l'efprit s'éclàiroit , & plus l'induftrie fe
perfectionna. Bientôt cefTant de s'endormir fous le premier arbre ,
ou de fe retirer dans des cavernes , on trouva quelques Cartes de
haches de pierres dures & tranchantes qui fervirent à couper du
bois , creufer la terre , & faire des huttes de branchages , qu'on
s'avifa enfuite d'enduire d'argille & dç boue. Ce fut-là l'époque
d'une première révolution qui forma i'établtflfement & la diftinc-'-
tion des familles , & qui introduifit une forte de propriété ; d'oii
peut-être naquirent déjà bien des querelles & des combats. Ce-
pendant comme les plus forts furent vraifemblablement les pre-
miers à fe faire ^es logemens qu'ils fe fentoient capables de dé-
fendre , il efl à croire que les foibles trouvèrent plus court & plus
sûr de lés imiter que dé tenter dé lès déloger :^ quant \ ceux qui
avoîent déjà des cabanes , chacun dut peu chercher à s'approprier
celle de fon voifin , moins parce qu'elle ne lui appartenoit pas , que
parce qu'elle lui étoit inutile , & qu'il ne pouvoît s'en emparer fans
s'expofér \ un combat très-vif avec la famille qui l'occupoic
Les premiers 4éveloppemens. du! cœur ..furent l'effet d'une fî-
tuation nouvelle qui réuniflbit dans une habitation commune les
iparis & les femmes , les pères & les enfans ; l'habitude de vivre
enfemble fit naître les plus doux fentimens qui foient connus des
hommes, l'amour conjugal & Pamoùr paternel. Chaque famille
devint une petite focîété d'autant mieux unie , que l'attachement
réciproque & la liberté en étoient les feuls liens ; & ce fut alors
que s'établit la première différence dans la manière de vivre des
Œuprcs miléa. Torm IL l
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66 Origine ^de ^ritrÉ^Azinè
deux fexes , qui jufqu^ici xi^en avoient eu qu^une. Les fetnmet
devinrent plus fédentaires & s'accoutumèrent à garder la cabane
& les enfans , tandis que Thomme alloit cbercfaer la fubfiftance
commune. Les deux fexes commencèrent auffi par une vie un peu
plus molle à perdre quelque choie ^«leur rfSérocité & .de Hat
vigueur : mais fi chacun féparément devînt moins propre à com*
battre les bétes fauvages, en revanche il fut plus sdfé de s'aflem*
bler pour leur réfifter en commun.
Dans ce nouvel état, avec une vie fimple & folîtaîre, des be-
foins très*bornés , & les inftrumens qu'ils avoient inventés pour y
pourvoir, les hommes joùiflant d'un fort grand loifir» l'employé^
rent k fe proourer plufieurs fortes de commodités inconnues à leurs
pères ; & ce fîit-lh le premier joug qu'ils s'imposèrent fans y fonger^
te la première fource des maux qu'ils préparèrent \ leurs defcen-
dans; car outre qu'ils continuèrent ainfi à s'amollir le corps & l'eA»
prit , ces coiqmodités ayant par l'habitude plerdu prefque tout leur
agrément , & étant en même-temps dégéaéisées en devrais befoîns^
la privadon en devint beaucoup plus cruelle que la pofljeilion n'ea
étoit douce , 6c l'on étoit malheureux de les perdre fans être heu«»
reux de les pofféder.
On entrevoit un peu mieux ici comment Tufage de la parole
s'établit ou fe per&âionna Infenfiblement dans le fein de chaque
fiunille , & l'on peut conjeâurer encore comment divef£es caufes
particulières purent étendre le langage > & en accélérer le progrès
en le rendant plus néceflaire. De grandes inondations ou àts trem-
blemens de terres environnèrent d'eaux ou de précipices des can-
tons habités; des révolutions du Globe détachèrent & coupèrent
en ifles des portions du continent. On conçoit ^qu'entre des hom-
mes ainfi rapprochés , & forcés de vivre enfemble , il dut ie former
un idiome commun , plut6t qu'entre ceux qui errotent l&remenc
dans les forêts de la terre ferme. Aînfi il eil très-poffible qu'après
leurs premiers efiais de nav^arion , des infulaires aient porté par«-
Hii nous l'ufage de la parole ; & il eft au moins très-*vraiiemblabJe
que la foctété & les langues ont pris naiflance dans les ides , 6l
^y font perfeâionnées avant que d'être connues dans ie concment;
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FARMi ZES Hommes. 67
Tout commeoce à changer de face. Les hommes errans juf-
quUci dans les bois , ayant pris une aflietce phis fixe^ fe rapprochent
lentement , fe réuniflent en dîverfes trouper, & forment enfin dans
chaque contrée une nation particulière , unie de mœurs & de carac-
tères, non par des réglemejis & des loix, mais par le même genre
de vie & d*alimens,,& par Tinfluence commune du climat. Un voi-
finage pprmanentne peut manquer d'engendrer enfin quelque liaî-
fon entre diverfes -familles. De jeunes gens de difFérens fexes ha^
bitent des cabanes voi/ines , le commerce pafikger que demande la
nature en amène bientôt un autre non moins doux & plus permanent
par la fréquentation naitureÙe, On s'accoutume a iconfidérer difFé-
rens objets , & à faire dés comparaifons; on acquiert infenfiblément
des idées de mérite & de beauté qui produifent des /entimens de
préférence* A force de fe voir , on ne peut plus fe pafler de fe
voir encore* Un fentiment tendre & doux s'infinue dans Tame , &
par lamoi^dr^ oj^pf^ioj;i^^p¥ient unç fyrçur in:|pémeaife : la jalou*,
fie s'éreiUe avec Tamour; la difcorde triomphe» Se la plus douce
àf^ paffions reçjoit des facrifices de faiig humain.
A mefure que les idées & les fentimens fe fuccèdent, querefpric
ft le cœur s'exw'cent) lie genre humain continue à s'apprhroifer , les
liaifons s'étendent & les liens fe reflerrent. On s^accoutuma ^ s'a(^
fembler devant les cabanes ou\ autour ^ d'un grand arbre : le chant
& la danfe , vrais enfans de l'amour & du loifir , devinrent l'amu-
fement ou plutôt l'occupation des hommes & des femmes oififis &
attroupés. Chacun commença \ regarder les autres & à vouloir
être regardé foi-même , l'eftime publique eut un prix. Celui qui
chantoit ou danfoit le mieux; le plus beau, le plus fort, le plus
adroit ou le plus éloquent devint le plus' cohfidéré, & ce fut-là le
premier pas vers l'inégalité, & vers le vice en même-temps : de ces
premières préférences naquirent d'un côté la vanité & le mépris»
de l'autre la honte & l'envie : & la fermentation caufée par ces nou-
veaux levams produifit enfin des compofés funeiles au bonheur &
Il l'innocence.
Si-TOT que les hommes eurent commencé à s'apprécier mutuel-
lement , & que l'idée de la. confidération fut formée dans leur ef^
I ij
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68 ÔklGINE VE rÏNÉGALITÈ
prît ^ chacun prétendit y avoir droit, & il ne fut plus poffible d'èa
manquer impunément pour perfonne. De-là fortîrenrles premiers^
devoirs de la civilité , même parmi les Sauvages , & dc-lk tout tort
Tolontaîre devint un outrage , parce qu'^avec le mal qui réfultoit de
Knjure , Toffenfé y voyoît le mépris de fa perfonne , fouvcnt plus
infupportable que Te mal même. C'eft aînfi que chacun punifTanr
le mépris qu'on lui avoir témoigné d'une manière proportionnée au
cas qu'il faifoit de lui-même , les vengeances devinrent terribles &
les hommes fanguinaires & cruels. Voila précifément le degré oh
étoient parvenus fa plupart des Peuples fauvages qui nous font con-
nus ; & c'eft faute d'^avoir fuffifamment diftingué les idées & remar-
qué combien ces peuples étoient déjà loin du premier état de
nature , que plusieurs fe font hâtés de conclure que l'homme
cft naturellement cruel & qu'il a befoin de police pour l'adou-
cir , tandis que rien n^eR fi doux que lui dans fon état primitif,
lorfque , plàcî par-la liafure h des dift^tlces égales de la ftupidité
des brutes & des lumières funeftes de l'homme civil , & borné
également par l'înftîna & par ta raifbn \ fe garantir du mal qui
le menace, il eft retenu par la pitié naturelle de faire lui-même
du mal k perfonne, fans y être porté par rien, même après eu
avoir reçu. Car, félon l'axiome du fage Locke, il ncjauroit y
mvoir iCinlurc ou U n'y ^aipoini de pt^prUU».
Mais il faut remarquer que la fociété commencée & les rela-^
rions déjà établies entre les hommes , exigeoient en eux des qua-
lités différentes de celles qu'ils tenoîent de leur conftîtution pri-
mitive ; que la moralité commençant à s'introduire dans les aftions
humaines , & jchacun^^ avant ks loix étant feul juge & vengeur der
ofFenfes qu'il avoit reçues, la Bonté convenablie au pur état de
nature n'étoit plus celle qui convènoft à- la fociété naiflante , qu'iP
falloit que les punitions devinffent plus féVères S mefure que les-
occafions d^offenfer devenoient plus fréquentes ; & que c'^étoit îr
la terreur des vengeances de tenir lieu du frein des loix. Ainfi ,
quoique les hommes fùiflent dievenus moins endurans, fit que la
pitié naturelle eût déjà fouflfert quelque altération, ce période du;
développement des fiicultéâbiunaines^ tenant un jpofte milieu enQ:«r
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PARMI lES Hommes. 6g
rWidolence de Pétat primitif & la pétulante aftivhé de notre amour*
propre, dut être Tépoque la plus heureufe & la plus durable. Plus
on y réfléchit , plus on trouve que cet état étoit le moins fujet
aux révolutions, le meilleur à Phomme , (voyez Note 16 *y ÔC
qu'il n'en a dû fortir que par quelque funefte hazard , qui , pour
Turilité commune eût dû ne jamais arriver. L^exemple des Sauva*
ges , qu'on a prefque tous trouvés à ce point , femble confirmer
que le genre humain étoit fait pour y refter toujours, que cet
état eft la véritable jeunefTe du monde, & que tous les progrès^
ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfeûion dc^
l'individu , & en effet vers la décrépitude de l'eipèce.
Tant que les hommes ie contentèrent de leurs cabanes ruP
tiques , tant qu'ils fe bornèrent à coudre leurs habits de peaux
avec des épines ou des arrêtes , 2i fe parer de plumes & de co-
quillages , k fe peindre le corps de diverfes couleurs , )t perfec-
tionner ou embellir leurs arcs Zc leurs flèches , Il tailler avec des-
pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs» ou quelques^
groffiers inftrumens de mufique ; en un mot , tant qu'ils ne s'ap-
pliquèrent qu'à des ouvrages qu'un feul pouvoit faire, & qu'L
des arts qui n'avoient pas. befoin du concours de plufieurs mains ^
ils vécurent libres , ikins , bons & heureux autant qju^ils pouvoient
l'être par leuc nature , & continuèrent à jouir entre eux dés dou-
ceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'inftant qu'Hun hom-r
me eut befoin du fecours d'un autre ; dès qu^on s'apperçut qu'il
étoit utile 2i un feul d'avoir des provîfîons pour dteux, l'égalité^
difparut , la propriété s'introrfuîfit , le travail devint néceffairc , &
tes vaftes forêts fe changèrent en des campagnes riantes qu'il,
fallut arrofer de la fueur des Iiommes , & dans lefquelles on rîr
bientôt Tefelavage & la misère germer & croître avec les moifTons^
La métallurgie & l'agriculture furent les rfeux arts dont Pin-*
mention produifit cette grande révolution. Pour le poète , c'eff Por
& l'argent; mais pour le philofophe, ce font le fer & le blexi. quï
ont civilifé les hommes ^ & perdu le genre humain. Auflî Pun &
l'autre étoient-îls inconnus aux Sauvages de l'Amérique, qurpour*
cek ioot toujpurs demeurés tels >. les autres peuples lemblent ni4>^
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Jp OKTGIVE de riNÉ GAIITÉ
me être reliés barbares tant qu41s ont pratiqué Tun de ces arts-
fans l'autre. Et Pune des meilleures raifons peut-être pourquoi.
l^Europe a été y findn plutôt , du moins plus conftamment & mieux
policée que Ic^ autres parties du monde , tfeft qu'elle eft k la: fois
la plus abondante en fer 6c la plus fertile en Ûed.
Il eSt très-*di(ficilc de conjeâurer comment les hommes font
parvenus à connoîûre & employer le fer : car il n'eft pas croyar
ble qu'ils ayent imaginé d'eux-mêmes de tirer la matière de la
mine , & de lui donner les préparations nécedaires pour la mettre
en fufion avant que dç favoir ce qui en réfulteroit. D'un autre
côté on peut d'autant moins attribuer cette découverte 2i quelque
incendie accidentel , que les mines ne fe forment que dans des
lieux arides , & dénués d'arbres & de plantes ; de forte qu'on di-
roit que la nature avoit pris des précautions pour nous dérober
ce fatal fecret. Il ne refle donc que la circonftance extraordinaire
de quelque volcan, qui, vomiflTant des matières métalliques en fu-^
(ion , aura donné aux obfervateurs l'idée d'imiter cette opération
de la nature ; encore fÉiut-îl leur fuppofer bien du courage & de
la prévoyance pour entreprendre un travail aufll pénible , & en-
vifager d'auflî loin les avantages qu'ils .en pouvoient retirer ; ce
qui ne convient gpaères qu'k des efprits déjà plus exercés que ceux-*
ci ne le dévoient être.
Quant à l'agriculture , le principe en fut connu long*temps
avant que la pratique en fïit établie ; & il n'eft guères poflible
que les hommes, fans ceflè occupés k tirer leur fubliflance des
arbres & des plantes , n'euflènt aflez promptement l'idée des voies
que la nature emploie pour la génération des végétaux; mais leur,
induflrie ne fe tourna probablement que fort tard de ce côté-la ,
foit parce que les atbres qui, avec la chaflTe & la pêche , fournil^
foient k leur nourriture , n'avoient pas befoin de leurs foins ; foit
faute' de connoître l'ufage du bled, foit faute d'inftrumens pour
le cultiver , foit faute de prévoyance pour le befoin k venir , foit
enfin faute dé moyens pour empêcher les autres de s'approprier
le fruit de leur travail Devenus plus induftrieux, on peut croire
qu'avec des pierres aiguës & des bâtons pointus ils commencé*
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rent par cuhîver quelques légumes ou racines autour de leurs
cabanes, long-temps avant de favoir préparer le bled, & d!avoir
les inftrumens néceflaires pour la culture en grand , fans compter
que pour fe livrer à cette occupation & enfemencer des terres ^
il faut fe réfoudre à perdre d'abord quelque chofe pour gagner
beaucoup dans la fuite ; précaution fort éloignée du tour d'eQ>ric
jde l'homme fauvage , qui, comme je l'ai dit, a bien de la peine
ifonger le matin a fes befoins du foir.
L'INVENTION des autres arts fut donc néceflaire pour forcer
le genre humain de s'appliquer k celui de l'agriculture. Dès qu'il
fallut des hommes pour fondre & forger le fer , il fallut d'autres
hommes pour nourrir ceux-lk. Plus le nombre des ouvriers vint
\ fe multiplier , moins il y eut de mains employées h fournir à fat
fubfiftance commune , fans qu'il y eût moins de bouches pour la
confommer ; & comme il fallut aux uns des denrées en échange
de leur fer , les autres trouvèrent enfin le fecret d'employer le fer
\ la multiplication des denrées. De-là naquirent d'un côté le la*
bourage &: l'agriculture , & de l'autre l'art de travailler les mé-
taux , & d'en multiplier les ufages.
De la culture des terres s'enfuivit nécedairement leur par^
tage, & de la propriété une fois reconnue, les premières règles
de jufiice : car pour rendre \ chacun le iien Jl èiut que chacun
puifle avoir quelque chofe; de plus les hommes commençant <à
porter leurs vues dans l'avenir , & fe voyant tous quelques biens
à perdre , il n'y en avoit aucun qui n'eût k craindre pour f(M la
repréfaille des torts qu'il pouvoit faire k autrui. Cette origine
eft d'autant plus naturelle qu'il eft impoïïîble de concevoir l'Idée
de Ja propriété naiflante d'ailleurs que de la main-d'œuvre : car
on ne voit pas ce que , pour s'approprier les chofes qu'il n'a poinc
faites, l'homme y peut mettre de plus que fon travail. C'eft le
feul trav^l qui donnant droit au cultivateur fur le produit de la terre
qu'il a labourée , lui en donne par conféquent fur le fond , au moins
jufqu'à la récolte, & ainfi d'année en année, ce qui £iifant une
pofîeflion continue , fe transforme aifément en propriété. Lorfque
les anciens, dit Grotius, ont donné k Gérés Tépithète de légiflatricet
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72 Origine DËrÏNÉCAilTÉ
& k une fête célébrée en Ton honheur > le noip-de Thefmophories;
ils ont fait entendre par*lk que le partage des terres a produit une
nouvelle forte de droit ; c'eft-à-dire , le droit de propriété , diffé-
rent de celui qui réfulte de la loi naturelle^
Les chofes en cet état euflentpu demeurer égales, fi les talens
eufîent été égaux , & que , par exemple , l'emploi du fer & la con-
fommation des denrées euflent toujours fait une balance exafte :
mais la proportion que rien ne maintenoit, fut bientôt rompue ; le
plus fort faifoit plus d^ouvrage i le plus adroit tiroit meilleiu* parti
Jàu fien; le plus ingénieux trouvoît des moyens d^abréger le travail ;
Je laboureur avoir plus befoin de fer , ou le forgeron plus befoin de
bled , & en travaillant également , Pun gagnoit beaucoup , tandis
que l'autre avoit peine à vivre. Oefl ainfi que l'inégalité naturelle
fe déploie infenfiblement avec celle de combinaifon , & que les dif-
férences , des hommes développées par celles des circonftances , fe
rendent plus fenfibles , plus permanentes dans leurs effets , & com-
4j3eai?eAt ^ iniSner dans la in^n^e proportion fur le fort des partie
cuMerç;
Les chofes étant parvenues îi ce point, îl eft facile d'imaginer !e
Tefte. Je ne m'arrêterai pas k décrire l'invention fucceflîve des au-
tres arts, le progrès des langues, l'épreuve & l'emploi des talens »
l'inégalité 4es foriaimes , l'uikge. ou l'abus des richefles , ni tous les
détails qui fuivent ceux-ci & que chacun peut aifément fuppléer. Je
me bornerai feulement h jetter un coup d'cpil fur le genre humaia
placé dans ce nouvjel ordre de chofes*
Voila donc toutes nos facultés développées , la mémoire & l'î-
.jnagioation en jeu , l'amour-propre intérefTé , la raîfon rendue ac-
tive & Tcfprit arrivé pre/qVau terme'dé la perfeffion dont il eft
fufceptible. Vpili toutes les qualités naturelles mîfes en adîon , Iç
rang Jk le fort de chaque homme établi, non-feulement fur la quan-
tité des biens & le pouvoir de fervir ou de nuire , mais fur l'efprit ,
la beauté , la force ou l'adrefle , fur le mérite ou les talens ; & ces
.qualités étant les feules qui pouvoient attirer de la confidération ,
«Ji fgUuit bientôt les avpir pu les aiFeâer. Il fallut pour fon avantage
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ipjinMi ï E s Hommes: 73
fé montrer autre que ce qu^on ëtoit en effet. Èttt Se paroltr^
devinrent deux chofes taut-k-fâit différentes , & de cette diftinélion
fortirent le fafte impofant, la rufe trompeufe, & tous les vices qui
en font le cortège. D'un autre côté, de libre & indépendant qu'é-
toit auparavant Tbomme , le voilà par une multitude de nouveaux
befoins aflTujetti , pour ainfi dire , à toute la nature , & fur-tout à Tes
femblables , dont il devient Tefclave en un fens , même en devenant
leur maître ; riche il a befoin de leurs fervices ; pauvre il a be-
foin de leurs fecours , & la médiocrité ne le met point en état
de fe paflèr d'eux. Il faut donc qu'il chçrche fans cefle à les in-
térefler k fon fort, & à leur faire trouver en effet ou en appa-
rence leur profit à travailler pour le fîen : ce qui le rend fourbe
& artificieux avec les uns , irqpérîeux & dur avec les autres , $c
le met dans la nécefïïté d'abufer tous ceux dont il a befqin , quand
il ne peut s'en fajre craindre , & qu'il ne r^ ouve pas fpn intérêt
à les fervir utilement. Enfin l'ambition dévorante , l'ardeur d'éle-
ver fa foyrtune relativjs, moins par un véritable befoin que ppyr
fe mettre au-defTus des autres , infpire a tous les hommes ]\n
"noir penchant a fe nuire mutuellement, uiîe jaloufîe fecrette d'au-
tant plus dangereufe , que pour faire fon coup plus en sûr<5té ,
elle prend fouvent le mafque de la bienveillance j en un mot,
concurrence & rivalité d'une part, de l'autre oppofîpion d'intérêts,
& toujours le defîr caché de faire fon profit aux dépens d'ay-
trui ; tous ces maux font le premier effet dp la prppriété & |e
cortège inféparable de l'inégalité naiffante.
AvAjîT qu'on eût ipventé les %nes rçpr^eqtati|s 4es richeA
fes, elles ne pouvoient guères çonCfler qu'en terres fie en bef-
riaux, les feuls biens réels que les hommes puiflTent pofféder. Or^
quand les héritages fe furent accrus en nombre & en étendue au
.pqtnt de couvrir .Jç^ (qI epçier ,& de fe coucher tous 3 les uns ne
purent plus s'agrandir qu'aux dépens des autres , & les furnumé-
raîres que la foibleffe pu l'indolence avpient empêché d'en acqué-
rir a leur tour , devenus pauvres fans avoir rien perdu , parce qqe
, tout changeant autour d'eyx , eux feuls n'avoient point changé ,
furent obligés de recevoir ou dç ravir leur fubilftance de la ni^in
Œuvres mêlées. Tome IL K
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74 Origine de r Inégalité
des riches, & de-lh commeftc^rent )t naître, félon les divers Oi-
raâères des uns & des autres , la domination & la fervitude , ou
la violence & les rapines. Les riches de leur côté connurent à
peine le plaifir de dominer , qu'ils dédaignèrent bientôt tous les
autres , & fe fervant de leurs anciens efclaves pour en foumettre
de nouveaux , ils ne fongerent qu'à fubjuguer & aflervir leurs voi-
(îns ; femblables ï ces loups afEunés , qui , ayant une fois goûté
de la chair humaine , rebutent toute autre nourriture , & ne veu*
lent 'plus que dévorer des hommes.
C'EST ainfi que les plus puiffans ou les plus miférables , fe faî-
fent de leur force ou de leurs befoins une forte de droit au bien
d'autrui , équivalant, félon eux, à celui de propriété , l'égalité
rompue fut fuivie du plus affreux défordre : c'eft ainfi que les ufur-
pations des riches , les brigandages des pauvres , les pallions ef-
frénées de tous étouffant la pitié naturelle & la voix encore foi-
ble de la juflice , rendirent les hommes avares , ambitieux & mé-
charis. Il s'élevoit entre le droit du plus fort & le droit du premier
occupant un conflit perpétuel qui ne fe terminoit qpe par. des
combats & des meurtres. (Voyez Note 17 * ) La fociété naiflante
fit place au plus horrible état de guerre : le genre humain avili
&défolé ne pouvant plus retourner fur fes pas, ni renoncer aux
acquittions malheureufes qu'il avoit faites , & ne travaillant qu'à
fa honte ^ par l'abus des facultés qui l'honorent , fe mit lui-môme
il la veille de fa rume.
AttoVITUS nontate mali, divcfquc miferque^
Effugtrt optât opcs^ù qtiœ modà noverat^ odit.
Il n'efl pas poffible que les hommes n'aient fait enfin des ré-
flexions fur une fîtuatîon auflî miférablé,'& fur les carariiîtés'dbht
ils étoient accablés. Les riches fur-tout durent bientôt fentir com-
bien leur étoit défavantageufe une guerre perpétuelle dont ils
faifoient feuls tous les frais , & dans laquelle le rifque de la vie
étoit commun, & celui des biens particulier. D'ailleurs, quelque
couleur qu'ils puffent donner à leurs ufurpations , ils fentoient aflez
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TARMi LÈS Hommes, 75
qu'elles n'étdîent établies que fur un droit précaire & abuiîf , &
que n'ayant été acquîfes que par la force, la force pouvoît les
lèïiï 6ter ftns Iqu^îls eiiflènt raîfon de s'en plaindre'. Ceux mêmes
que la feule induftfîe avoît enrichis , ne pouvoient guères fonder
leur propriété fur de meilleurs titres. Ils avoîent beau dire : c'eft
moi qui ai bâti ce^-mur , j'ai gagné ce terreîn par mon travail. Qui
vous a donné les alignemens , leur pouvoit-on répondre , & en
vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos ^dépens d'un tra-
vail que nous ne vous avons point impofé? Ignorez -vous qu'une
multitude de vos frères périt ou fouffre du befoin de ce que vous
avez de trop , & qu'il vous falloit un confentement exprès & una-
nime du genre humain pour vous approprier fur la fubfiAance
commune tout ce qui alloit au-del^ de la v6tre? Deftitué de raifons
valables pour fe juftifier , & de forces fuflSfantes pour fe 4^fen-
dre; écrafant facilement un particulier, mais écrafé lui-même
par des troupes de bandits ; feul contre tous , & ne pouvant , à
caufe des jaloufies mutuelles., s'unir avec fes égaux contre des
ennemis unis par l'efpoir commun du pillage ; le riche , prefTé par
la néceflité , conçut enfin le projet le plus réfléchi qui foit jamais
entré dans l'e/prit humain ; ce fut d'employer en fa faveur les for-
ces mêmes de ceux qui l'attaquoient , de faire fes défenfeurs de
fes adverfaires , de leur infpirer d'autres maximes , & de leur don-
ner d'autres inftitutions qui lui fuflent auflî favorables que le droit
naturel lui étoit contraire.
Daks cette vue, après avoir expofé h fes voifins l'horreur d'u-
ne fituation qui les armoit tous les uns contre les autres , qui leur
rcndoit leurs pofleflîons auflî onéreufes que leurs kefoins , & oii
nul ne trouvoit fa sûreté ni dans la pauvreté , ni dans la richefle ,
il inventa aifément des raifons fpécieufes pour les amener à fon
but. j> Uniflbns-nous , leur dit-il , pour garantir de l'oppreflîon les
»
foibles , contenir les ambitieux , & aflurer à chacun la poflef-
9 fion de ce qui lui appartient; inftituons des réglemens de juf-
» tice & de paix , auxquels tous foient obligés de fe conformer ,
» qui ne faflent acception de perfonne , &* qui réparent en quel-
le que forte les caprices de la fortune , en foumettant également
Kij
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y6 OkIGINE DE VInÉGALITÉ
9 le puifTanc & le folble ^ des devoirs mutuels; En un mot, a»
» lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes , raflembions-
» les en un pouvoir fupréme qui nous gouverne félon defagesT
]D îoix , qui protège & défende tous les membres de rafTocîation^
2> repouffe les ennemis communs » & nous maintienne dans une
• concorde éternelle. «
Il en fallut beaucoup moins que l'éqlïîvalent de ce dîfcours ,
pour entraîner des hommes groflîers , faciles à léduire , qui d'ail-
leurs avoient trop d'affaires à démêler entre eux pour pouvoir Ce
paflbr d'arbitres , & trop d'avarice & d^ambition pour pouvoir long-
tetiips fe pàflTer dt maîtres. Tous coururent au-dèvant de leurs
fers, croyant affurer leur liberté; car avec aflez de raîfon pour
fentir les avantages d'uh établîflement politique, ils n'avoient pas
aflez d'expérience pour en prévoir les dangers ; les plus capables
de pireflentir les abus étoient précîféilierit ceux qui comptoîeftt
d'en profiter, & les fages mêmes virent qu'il falloitfe réfoudre k
fàcrifier une partie de leur liberté à la confervation de l'autre ,
conîme un bleffé fe fait couper le bras pour fauver le rêfte dli
corps.
Telle fut ou dut être ^origine de la focîété & des loîx , qui
donnèrent de nouvelles entraves au foible, fr de nouvelles forces
au riche, (voyez Note i8 *) détruifirent fans retour la liberté
naturelle , fixèrent pour jamais la loi de la propriété & de l'iné-
galité , d'une adroite ufurpation firent un droit irrévocable , & pour
le f)rofit de quelques ambitieux affujettirent déformais tout le
geni-e humain au travail , a la fer^itudc & îi la misère. On vdf
aifément comment l'établiflfemcnt d'une feule fociété rendit in-
-difpenfable celui de toutes les autres, & comment, pour faii*ô
tête k des forces unies , il fallut s'unir à fon tour. Les fociétéi
ie multipliant ou S'étendant rapidement, couvrirent bientôt tou»
la furface de la terre , & il ne fut plus potfîble de trouver uû
Seul coin dans l'univers od l'on pût s'âffirknchif du joug , & fouA
traire fa rête au glaive fouvent mal Conduit, que chaque homme
vît perpétuellement fufpendu fur la fienne. Le droit .civil étant
^itiH dereâu la règle icofflmuiie des citoyens ^ la loi de nature n'eut
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^ ':â K M I z È 5 Hommes. 77
plus lieu qu^entre les diverfei fociérés , ô\i » fous le nom de droit
des gens , elle fut tempérée pat quelques convedtions tacites pour
rendre le commerce poflible & Aippléer à la commifér^ion |ia^>
turelle, qui perdant de fociété k feciété prefque toute la force
qu'elle avoit d'homme k homme , ne féfide plus que dans quelques
grandes âmes cofmopolites , qui franchifibnt les barrières imagi-
naires qui réparent les peuples , & qui , k l'exemple de TEtre
Souverain qui les a créés y embraflènt tout le genre humain dans
leur bienveàknce.
Les corps pqlîtîques reftant aînfi entre eux dans l'état de na-
ture , fe refTentirent bientôt des înconvénîens qui avoient forcé le*
particuliers d'en fortir , & cet état devînt encore plus funefte en-»
tre ces grands corps qu'il ne l'avoît été auparavant entre les indî-*
vîdus dont ils étoîent coiiipofés. De-lk fortirent les guerres natîon-
fiales , les batailles , les meurtres , les repréfailles , qui font frémir
la nature & choquent la raîfon, & tous ces préjugés horribles qui
placent au rang des vertus l'honneur de répandre le fang humain, ^ < \
Les plus honnêtes gens apprirent k compter parmi leurs devoirs .- ,
celui d'égorger leurs femblables : on vit enfin lei hommes fe mai^ o^
fâcrer par milliers fans favoir pourquoi : & il fe commettoit plus " "^
de meurtes en un feul jour de combat, & plus d'horreurs a la
prife d'une feule ville , qu'il ne s'en étoit commis dans l'état do
nature durant des fiicles entiers fur toute la face de la terre»
Tels font les premiers effets qu'on entrevoit de la divifion du
genre humain en différentes fociétés. Revenons k leur inflitution»
Je fais que pliifîeurs ont donné d'autres origines aux fociétis
politiques, comme les conquêtes du plus puifTant ou Punion des
foibles ; & le choix entre ces caufes e(t indifférent k ce que je
veux établir : cependant celle que je viens d'expofer me parolt
la plus naturelle par les raîfons fuivantes. i . Que dans le premier
cas, le droit de conquête n'étant point un droit, n'en a pu fon-
>der aucun autre,' le conquérant & les peuplés conquis reflant
toujours entr'eux dans l'état de guerre , k moins que la nation
xemîfe en pleine liberté ne choilifle volontairement fon vainqueur
|iour fon chef. Jufques-lk, quelques capitulations qu'on ait faites j»
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7»
Origine de rlNÉGAiiTÉ
comme elles n^ont été fondées que fur la violence , & que par
conféquenc elles font nulles par le fait même , il ne peut y avoir
dans cette hypothèfe ni véritable fociété , ni corps politique , nî
d'autre loi que celle du plus fort. 2. Que ces mots de /brt & de
Joible font équivoques dans le fécond cas; que dans Tintervalle
qui fe trouve entre l'établifTement du droit de propriété ou de pre-
mier occupant, & celui des gouvernemens politiques, le fens de
ces termes eft mieux rendu par ceux de pauvre & de riche , parce
qu'en effet un homme n'avoit point avant les loix d'autre moyen
d'aflujettîr fes égaux qu'en attaquant leiir bien, ou leur faifant
quelque part du fien. 3. Que les pauvres n'ayant rien h perdre
que leur liberté , c'eût été une grande folie à eux de s'ôter volon-
tairement le feul bien qui leur reftoit pour ne rien gagner en
échange; qu'au contraire les riches étant, pour ainfi dire, fenfl-
blés dans toutes les parties de leurs biens , il étoit beaucoup, plus
aifé de leur faire du mal ; qu'ils avoient par conféquent plus de
précautions à prendre pour s'en garantir , & qu'enfin il eft raî-
fonnable de croire qu'une chofe a été inventée par ceux k qui elle
eft utile, plutôt que par ceux à qui elle fait du tort.
Le Gouvernement naiflfant n'eut point une forme conftante &
régulière. Le défaut de phiiofophie & d'expérience ne laiflbit ap-
percevoir que les inconvéniens préfens ; & l'on ne fongeoit à remér
dier aux autres qu'à mefure qu'ils fe préfentoient. Malgré tous les
travaux des plus fages légiflateurs, l'État politique demeura tou-
jours imparfait, parce qu'il étoit prefque l'ouvrage du hazard, &
que mal commencé , le temps , en découvrant les défauts , & fug-
gérant les remèdes , ne put jamais réparer les vices de la conf-
titution; on raccommoderoit fans ceflTe , au lieu qu'il eût fallu
commencer par nettoyer l'aire & écarter tous les vieux maté-
riaux , comme fit Licurgue à Sparte , pour élever enfuîte un
bon édifice. La fociété ne confifta d'abord qu'en quelques con-
ventions générales que tous les particuliers s'cngageoient k
cbferver , & dont la communauté fe rendoît garante envers
i:hacun d'eux. Il fallut que l'expérience montrât combien une
pareille conftitution étoit foible, & combien il étoit facile aux
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P A R M I L E s H O M M E s. 7p
'înfrafleurs d^éviter la conviâion ou le châtiment des fautes dont
le public feul devoit être le témoin & le juge; il fallut que la
loi fut éludée de mille manières ; il fallut que les inconvénicns
& les défordres fe multipliaflent continuellement, pour qu'on
fongeât enfin à confier à des particuliers le dangereux dépôt de
Pautorité publique , & qu'on commît à des Magiftrats le foin de
faire obferver les délibérations du peuple : car de dire que les
Chefs furent choifîs avant que la confédération fût faite , & que
les Miniftres des loix exifterent avant les loix mêmes, c'eft une
fuppofîtion qu'il n'eft pas permis de combattre férieufement.
Il ne feroit pas plus faifonnable de croire que les peuples fe
.font d'abord jettes entre les bras d'un maître abfolu , fans condi-
tions & fans retour , Se que le premier moyen de pourvoir k la
sûreté commune qu'aient imaginé des hommes fiers & indomptés,
a été de fe précipiter dans l'efclavage. En effet, pourquoi fe font-
ils donné des fupérieurs , fi ce n'eft pour les défendre contre l'op-
preflion , & protéger leurs biens , leurs libertés & leurs vies , qui
font , pour ainfi dire , les élémens conftitutifs de leur être ? Or ,
dans les relations d'homme à homme , le pis qui puiflè arriver à
l'un étant de fe voir à la difcrétion de l'autre , n'eût-il pas été con-
tre le bon fens de commencer par fe dépouiller entre les mains
d'un chef des feules chofes pour la confervation defquelles ils
avoient befoin de fon fecours ? Quel équivalent eût-il pu leur of-
frir pour la concéflîon d'un fi beau droit ? Et s'il eût ofé l'exiger
fous le prétexte de les défendre , n'eût- il pas aufli-tôt reçu la ré-
ponfe de l'apologue : que nous fera de plus l'ennemi î II eft donc
înconteftable, & c'eft la makime fondamentale de tout le droit
politique, que les peuples fe font donné des chefs pour défendre
leur liberté & non pas les affervir. Si nous avons un Prince , dî-
foit Pline à Trajan,c*^ afin.qu^il nous prcJcryc(Pavoir un maître.
Les politiques font fur l'amour de la liberté les mêmes fophif^
ttits que les philofophes ont fait fur l'état de nature ; par les cho-
fes qu'ils voient, ils jugent des chofes très -différentes qu'ils n'ont
pas vues ; & ils attribuent aux hommes un penchant naturel \ la
/ervitude, par la patience avec laquelle ceux qu'ils om fous les
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8o Origine de vInéoazîté
yeux Aipporcenc la leur, (ans fongcr qu^tl cq cA de la liberté
comme de Tinnocence & de la vertu, dont on ne fent le prix
qu'autant qu'on en jouit foi-méme , & dont le goût fe perd fitôt
qu'on les a perdues. Je coimois les délices de ton pays , difoit
Brafîdas \ un Satrape qui comparoir la vie de Sparte k celle de
Ferfépolis i mais tu ne peux connoitre les plaifîrs du mien.
Comme un courfier indompté hérifle fes crins , frappe la terre
du pied & fe débat impétueufement à la feule approche du mords ,
taudis qu'un cheval dreffé fouffre patiemment la verge & Tépe-
ron , l'homme barbare ne plie point fa tête au joug que Thomme
civilifé porte fans murmure y Se il préfère la plus orageufe liberté
.àufteffujettiflèment tranquille. Ce n'eft donc pas par l'aviliflement
des peuples aflèrvis qu'il faut juger des difpofitions naturelles de
l'homme pour ou contre la £brvitude ; mais par les prodiges qu'ont
fait tous les peuples libres pour fe garantir de l'oppreflion. Je
fais que les premiers ne font que vanter fans ceflè la paix & le
repos doQt ils jouiflènt dans leurs fers , & que mifirrimam fer^
vitutcm patent apptllant : mais quand je vois les autres facrifier
les pUifirs, le repos, la richefle , la puifTance & la vie même k la
confervation de ce &ul bien fi dédaigné de ceux qui l'ont perdu ;
quand je vois des animaux nés libres & abhorrant la captivité , fe
brifer la tête contre les barreaux de leur prifon ; quand je vois
des multitudes de Sauvages tout nuds méprifer les voluptés euro«
péennej & braver la fkim , le &u , le fer & la mort , pour ne
conferver que leur indépendance, je fens que ce n'eft pas à des
efçlaves qu'il appartient de ratfonner de liberté.
Quant îi l'autorité paternelle , dont plufieurs ont fait dériver
le gouvernement abfolu & toute la fociété, fans recourir aux preu-
ves contraires de Locke & de Sidney , il fuffit de remarquer que
rien au monde n'eft plus éloigné de l'efprit féroce du defpotifme
que la douceur de cette autorité , qui regarde plus k l'avantage
de celui qui obéit, qu'k l'utilité de celui qui commande; que par
la loi de nature le père n'eft le maître de l'enfant qu'aufti long-
temps que fon fecours lui eft nécefikire ; qu'au-delà de ce term^
.#S dcmrffit é|^ux^ te qu'alors le Ms parfaitement indépendane
du
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PARMI LES Hommes. Si
du père ne lui doit que du rcfpeâ, & non de l'obéifTance : car
la reconnoiflànce eft bien un devoir qu'il faut rendre , mais non
pas un droit qu'on puifle exiger. Au lieu de dire que la fociété
civile dérive du pouvoir paternel , il falloit dire au contraire que
c^eft d'elle que ce pouvoir tire fa principale force : un individu
ne fut reconnu pour le père de plufîeurs que quand ils refterent
alTemblés autour de lui. Les biens du père , dont il eft véritablement
le maître , font les liens qui retiennent (ts enfans dans fa dépendan-
ce, & il peut ne leur donner part à fa fucceflîon qu'a proportion
qu'ils auront bien mérité de lui par une continuelle déférence a
fes volontés. Or , loin que les fujets aient quelque faveur fem-
blable à attendre de leur defpote, comme ils lui appartiennent
en propre , eux & tout ce qu'ils pofTedent , ou du moins qu'il le
prétend ain/î, ils font réduits à recevoir , comme une faveur, ce
qu'il leur laifle de leur propre bien; il fait juftice quand il les dé-
pouille i il fait grâce quand il les laifle vivre.
En continuant d'examiner ainfî les faits par le droit , on ne
trouveroit pas plus de folidité que de vérité dans l'établiflement
volontaire de la tyrannie , & il feroit difficile de montrer la
validité d'un contrat qui n'obligeroit qu'une des parties , oii l'on
mettroit tout d'un côté & rien de l'autre, & qui ne tourneroit
qu'au préjudice de celui qui s'engage. Ce fyftême odieux eft
bien éloigné d'être même aujourd'hui celui des fages & bons
Monarques , & fur-tout des Rois de France , comme on peut
le voir en divers endroits de leurs Edits, & en particulier^^dans
le pafTage fuivant d'un écrit célèbre; publié en i66y z\i nom
& par les ordres de Louis XIV. Qu'on ne difc donc point que le
Souverain ne foit pas fujet aux loix de fon État, puifque la
propojîtion contraire ejl une vérité du droit des gens que laflat*
terie a quelquefois attaquée ^ mais que les bons Princes ont toujours
défendue comme une divinité tutélaire de leurs États. Combien eft*
il plus légitime de dire avec le fage Platon , que la parfaite félicité
d'un royaume eftqu^un Prince foit obéi de fes fujets ^ que le Prince
obéiffe à la loi ^ & que la loi foit droite & toujours dirigée au
bien public ? Je ne m'arrêterai point à rechercher fi la liberté
Œuvres mêlées. Tome IL L
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82 Originb de vInégAiité
étant la plus noble des facultés de l'homme , ce n^eft pas dégra*
der fa nature, fe mettre au niveau des bêtes efclaves de h'nftinft,
ofFenfer même l'auteur de fon être , que de renoncer fans réferve
au plus précieux de tous fes dons , que de fe foumertre ^ com-
mettre tous les crimes qu'il nous défend , pour complaire à un maî-
tre féroce ou înfenfé , & fi cet ouvrier fublime doit être plus irrité
de voir détruire que déshonorer fon plus bel ouvrage. Je deman-
derai feulemyit de quel droit ceux qui n'ont pas craint de s'avilir
eux-mêmes jufqu'h ce point, ont pu foumettre leur poftérité kla
même ignominie, & renoncer pour elle h des biens qu'elle ne
tient point de leur libéralité , & fans lefquels la vie même eft oné-
reufe k tous ceux qui en font dignes?
PuFFENDORFF dit que tout de même qu'on transfère fon bien
à autrui par des conventions & des contrats, on peut auffi fe dé-
pouiller de fa liberté en faveur de quelqu'un. Oeft-là , ce me fem-
ble , un fort mauvais raifonnement : car premièrement le bien que
j'aliène me devient une chofe tout-i-faii étrangère , & dont l'abus
m'eft indifférent ; mais il m'importe qu'on n'abufe point de ma
liberté , & je ne puis , fans me rendre coupable du mal qu'on me
forcera de faire , m'expofer à devenir Tindrument du crime ; de
plus le droit de propriété n'étant que de convention & d'inftitu-
tion humaine , tout homme peut k fon gré difpofer de ce qu'il
poflède ; mais il n'en eft pas de. même des dons eflentiels de la
nature , tels que la vie & la liberté , dont il eft permis k chacun
de jouir, & dont il eft au moins douteux qu'on ait droit de fe dé^
pouiller : en s'ôtant l'une on dégrade fon être , en s'ôtant l'autre
on l'anéantit autant qu'il eft en foi; & comme nul bien temporel
ne peut dédommager de l'une 6c de l'autre , ce feroit ofFenfer à
la fois la nature Se la raifon que d'y renoncer k quelque prix que
ce fût. Mais quand on pourroit aliéner fa liberté comme fes biens,
la différence feroit très- grande povr les.enfans, qui ne jouifTent
des biens du père que par traiifmiflîon de fon droit, au lieu que
la liberté étant un don qu'ils tiennent de la nature en qualité
d'hommes, leurs parens n'ont eu aucun droit de les en dépouiller;
de forte que comme pour établir l'efclavage , il a fallu faire violence
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PA R M I L SS H O M M s s: 8}
à fa nature , il a fallu la changer pour perpétuer ce droit ; & les
Jurifconfultes qui ont gravement prononcé que Penfant d'une ef-
clave naîtroit efclave , ont décidé en d'autres termes qu'un homme
ne hâitroit pas homme.
Il me paroît donc certain que non - feulement les gouvernemens
n'ont point commencé par le pouvoir arbitraire , qui n'en eft que
la corruption, le terme extrême, & qui les ramène enfin k la feule
loi du plus fort, dont ils furent d'abord le remède, mais encore
que quand même ils auroient ainfi commencé, ce pouvoir étant
par fa nature illégitime , n'a pu fervir de fondement aux droits de
la fociété , ni par conféquent à l'inégalité d'inftitution.
Sans^ entrer aujourd'hui dans les recherches qui font encore k,
faire fur la nature du pade fondamental de tout gouvernement ,
je me borne , en fuivant l'opinion commune , à confîdérer ici l'é-
tabliflèment du corps politique comme un vrai contrat entre le
peuple & les chefs qu'il fe choifit; contrat par lequel les deux
parties s'obligent k l'obfervation des loix qui y font ftipulées &
qui forment les liens de leur union. Le peuple ayant , au fujet
des relations fdciales , réuni toutes fes volontés en une feule ,
tous les articles, fur lefquels cette volonté s'explique, deviennent
autant de loix fondamentales qui obligent tous les membres de
l'État fans exception , & l'une «defquelles règle le choix &Ie pou-
voir des Magiftrats chargés de veiller à l'exécution des autres.
Ce pouvoir s'étend à tout ce qui peut maintenir la conftitution ,
fans aller jufqu'h la changer. On y joint des honneurs qui
rendent refpeftables les loix & leurs miniftres, & pour ceux-ci
perfonnellement des prérogatives qui les dédommagent des péni-
bles travaux que coûte une bonne adminiftration. Le Magîftrat ,
de fon côté ^ s'oblige k n'ufer du pouvoir qui lui eft confié que
félon l'intention des commettants , k maintenir chacun dans la
paifible jouiflance de ce qui lui appartient, & k préférer en
toute occafion l'utilité publique k fon propre intérêt.
Avant que l'expérience eût montré, ou que la connoiflance
du cœur humain eût fait prévoir les abus inévitables d'une telle
L ij
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H
Origine de vInégalité
conftîtution , elle dut paroitre d'autant meilleure, que ceux quî
étoient chargés def veiller à fa confervation y étoient eux-mêmes
les plus tntérefTés : car la magiftrature & fes droits n'étant établis
que for les loix fondamentales, auflî-tôt qu'elles feroient détrui»-
tQS , les Magiftrats cefTeroient d'être légitimes , le peuple ne
feroit plus tenu de leur obéir ; &: comme ce n'auroit pas été le
Magiftrat, mais la loi qui auroît conftitué l'efTence de l'État ^
chacun rentreroit de droit dans fa liberté naturelle.
Pour peu qu'on y réfléchit attentivement, ceci fe confirme-
roit par de nouvelles raifons, & par la nature du contrat on
verroit qu'il ne faiiroit être irrévocable : car s'il n'y avoit point
de pouvoir fupérieur qui put être garant de la fidélité des
• contrafcans, ni les forcer h remplir leurs engagemens* réciproques,
les parties demeureroient feules juges dans leur propre caufe , &
chacune d'elles auroit toujours le droit de renoncer au contrat,
fi-tôt qu'elle trouveroit que l'autre en enfreint les conditions,
ou qu'elles cefferoient de lui convenir. C'efl: fur ce principe qu'il
femble que le droit d'abdiquer peut être fondé. Or, k ne confi-
dérer, comme nous faifons , que l'inflitution humaine, fi le Ma-
giftrat qui a tout le pouvoir en main & quî s'approprie tous les
avantages du contrat , avoit pourtant le droit de renoncer à
Tautorité, k. plus forte raifon le peuple qui paie toutes les fautes,
des chefs , devrx)it avoir le droit* de renoncer à la dépendance.
Mais les difîentions afFreufes , les défordres infinis qu'entraîne-
roit nécefTairement ce dangereux pouvoir, montre plus que
toute autre chofe combien les gouvernemens humains afoient
befoin d'une bafe plus folide que la (eule raifon, & combien il
étoit nécefiliire au repos public , que la volonté divine intervînt
pour donner à l'autorité fouveraine un caraftère facré & invio-
lable qui ôtât aux fujets le funefte droit d'en difpofer. Quand
la religion n'auroît fait que ce bien aux hommes, c'en feroit
afTez poux qii'ils duflent tous la chérir & l'adopter même avec
fes abus, puifqu'elle épargne encore plus de fang que le fana-
tifme n'en fait couler : mais fuivons le fil de notre hypothèfe.
Les diverfes formes des gouvernemens tirent leur origine de
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r
PARMI LES Hommes. 8;
'difFérences plus ou moins grandes qui fe trouvèrent entre les
particuliers au moment de l'inftitution. Un homme étoir-il émi-
nent en pouvoir, en vertu, en richefles ou en crédit, il fut feul
élu Magiftrat , & TKtat devint monarchique. Si plufieurs , a-peu-
près égaux entre eux, l'emportoient fur tous les autres, ils fu-
rent élus conjointement, & Ton eut une ariflocrarie. Ceux donc
la fortune ou les talens étoient moins difproportionnés , & qui
s'étoient le moins éloignés de Tétat de nature, gardèrent en com-
mun Tadminiftration fupréme , & formèrent une démocratie. Le
temps vérifia laquelle de ces formes étoit la plus avantageufe aux:
hommes. Les uns refterent uniquement fournis aux loix, les au-
tres obéirent bientôt à des maîtres. Les citoyens voulurent gar-
der leur liberté , les fujets ne fongerent qu'a Tôter à lexirs voifîns ,
ne pouvant foufFrir que d'autres jouifTent d'un bien dont ils ne
jouiflbient plus eux-mêmes. En un mot, d'un côté furent les rL-
chefFes & les conquêtes, & de l'autre le bonheur & la vertu.
Dans ces divers gouvernemens toutes les magiftratures furent
d'abord éleflives ; & quand la richeiïe ne l'emportoit pas , la pré-
férence étoit accordée au mérite qui donne un afcendant natu-
rel, & à l'âge qui donne l'expérience dans les affaires , & le fang
froid dans les délibérations. Les Anciens des Hébreux, les Ge-
rontes de Sparte , le Sénat de ^ome & l'étymologie même de
notre mot Seigneur , montrent combien autrefois la vieillefTe étoît
refpcftée. Plus les éledions tomboient fur des hommes avancés
en âge, plus elles devenoient fréquentes , & plus leurs embarras.
fe faifoicnt fentir; les brigues s'întroduifirent , les faftions fe for-»
merent, les partis s'aigrirent, les guerres civiles s'allumèrent, en--
fin, le fang des citoyens fut facrifié au prétendu bonheur de TE-
tar, & l'on fut à la veille de retomber dans ranarchie des temps
antérieurs. L'ambition des principaux profita de ces circonftan—
ces pour perpétuer leurs charges dans leurs familles : le peuple-
déjà accoutumé k la dépendance , au repos & aux commodités-
de la vie , & déjà hors d'état de brifer fes fers, confentit k laif-
fer augmenter fa fervitude pour affermir fa tranquillité-; & c'efï
ainiî que les chefs devenus héréditaires^ s*accoutumerem à re?-
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S6 ORiaiNM DE L'iNÈGAlITi
garder leur magiftrature comme un bien de famille , à (é regarder
eux-mêmes comme les propriétaires de TÉtat, dont ils n*étoient
d^abord que les Officiers^ h appeller leurs concitoyens leurs ef^
claves , à les compter , comme du bétail , au nombre des chofes
qui leur appartenoient , & k s'appeller eux-mêmes égaux aux Dieux
& Rois des Rois.
Si nous fuivons le progrès de l'inégalité dans ces différentes
résolutions, nous trouverons que Tétabliflement de la loi & du
droit de propriété fut fon premier terme , Pinftitution de la ma-
giftrature le fécond , que le troifième & dernier fut le changement
du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire v en forte que Técat de
riche & de pauvre fiit autorifé par la première époqtie , celui de
puifTant & de foible par la féconde , & par la troifième celui de
"maître & d'efclave , qui eft le dernier degré de l'inégalité , & le
terme auquel aboutifTent enfin tous les autres , jufqu'à ce qiie de
nouvelles révolutions difli>lvent tout-à-fait le gouvernement , ou le
rapprochent de Tinilitution légitime.
Pour comprendre la néceffité de ce progrès, il faut moins
confidérer les motifs de Tétablifiement du corps politique, que
la forme qu'il prend dans fon exécution , & les inconvéniens qu'il
entraîne après lui : car les vices qui rendent nécefl^aires les infti-
tutions fociales font les mêmes qui en rendent l'abus inévitable ;
& comme , excepté la feule Sparte , oh la loi veilloît principale-
ment à l'éducation des enfens , & où Lycurgue établît des moeurs
qui le difpenfoient prefque d'y ajouter des loix, les loix en gé-
néral moins fortes que les partions , contiennent les hommes fans
les changer ; il ferôit aifé de prouver que tout gouvernement qui,
fans fe corrompra ni s'altérer, marcheroit toujours exaâemént
félon la fin de fon inftitution , auroit été inftitué fans né'cefliîfé ,
& qu'un pays où perfonné n'éluderoît les loix & n'abuferoit de
la magiftrature , n'auroit befoin ni de magiftrats ni de loix.
Les diftîndions politiques amènent nécefFafrement les diftino-
tions civiles. L'inégalité croiflant entre le peuple & (ts chefs , fe
fait bientôt fentir parmi les particuliers.^ & s^y modifie en mille
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F A R M I z E S Hommes. 87
manières félon les paffions, les talens & les occurrences. LeMa«
gifbat ne fauroît ufurper un pouvoir îllégîrime fans fe faire dés
créatures auxquelles il eft forcé d'en céder quelque partie. D'ail-
leurs » les citoyens ne fe laiflent opprimer qu'autant qu'entraînés
par une aveugle ambition , & regardant plus au-deflbus qu'au-
deffus d'eux, la domination leur devient plus chère que l'indé-
pendance , & qu'ils confentent i porter des fers pour en pouvoir
donner k leur tour. Il eft très-difficile de réduire k l'obéifTance ♦
celui qui ne cherche point à commander, & le politique le plus
adroit ne viendroit pas k bout d'affujettir des hommes qui ne vou-
droient qu'être libres 9 mais l'inégalité s'étend fans peine parmi
des âmes ambitieufes & lâches , toujours prêtes 2i courir les rif-
ques de la fortune , & à dominer ou fervîr prefque indifférem-
ment félon qu'elle leur devient favorable ou contraire, C'eflr
ainfi qu'il dut venir un temps 011 les yeux du peuple furent faf-
cinés à tel point , que fes conducteurs n^avoient qu'à dire au plus
petit des hommes : fois grand, toi & toute ta race; auflitôt il
paroifToit grand à tout le monde, ainfi qu'h fes propies yeux, &
fes defcendans s'élevoient encore i mefure qu'ils s'éloignoîent de
lui, plus la caufe étoit reculée & incertaine, plus l'effet augmen-
toit; plus on pouvoit compter de fainéans dans une famille, &
pluç elle devenoît illuftre.
Si c'était ici le lieu d'entrer en des détails, j'expliquerois fa-
cilement comment l'inégalité de crédit & d'autorité devient iné-
vitable entre les particuliers, (voyez Note 19 *) fi-rôt que réunis
en une même, fqciéré , ils font forcés de fe comparer entr'eux ,
& de tenir compte des différences qu'ils trouvent dans l'ufage
continuel qu'ils ont à faire les uns des autres. Ces différences
font de plufieurs efpèces ; mais en général la richeffe , la no-
blefTe ou le rang, la puiffance & le mérite perfonnel étant les
diftirâions principales par lefquelles on fe mefure dans la fooiété ,
je prouveroîs que l'accord ou le conflit de ces forces diverfes eft
l'indication la plus sûre d'un État bien ou mal conftirué : je feroîs
voir qu'entre ces quatre fortes d'inégalités , les qualités perfon-
aelles étant Forigine de toutes les autres , la richeffe eft la der*
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88 Origine de L'Inégalité
nière à laquelle elles Te réduifent a Ja fin , parce qu'étant la plus
immédiatement utile au bien-être , & la plus facile à communi-
quer , on s'en fert aifément pour acheter tout le refte. Obfer-
.vation qui peut faire juger aflez exaâement de la mefure dont
chaque peuple s'eft éloigné de fon inftitutîon primitive, & du
chemin qu'il a fait vers le terme extrême de la corruption. Je
remarquerois combien ce defir univerfel de réputation , d'hon-
neurs , & de préférences , qui nous dévore tous , exerce & com-
pare les talens & les forces, combien il excite & multiplie les
paflions, & combien rendant tous les hommes concurrens, rivaux,
ou plutôt ennemis , il caufè tous les jours de revers , de fuccès ,
& de cataftrophes de toute efpèce, en faifant courir la même
lice îi tant de prétendans. Je montrerois que c'eft à cette ardeur
de faire parler de foi, à cette fureur de fe diftinguer qui nous
tient prefque toujours hors de nous-mêmes , que nous devons ce
qu'il y a de meilleur & de pire parmi les hommes , nos vertus
& nos vices, nos fcîences &: nos erreurs, nos conquérans & nos
phîlofophes , c'efi-à-dire , une multitude de mauvaiîes chofes fur
un petit nombre de bonnes. Je prouveroîs enfin que fi l'on voit
une poignée de puiffans & de riches au faîte des grandeurs & de la
fortune , tandis que la foule rampe dans l'obfcurité & dans la mi-
sère , c'eft que les premiers n'eftiment les chofes dont ils jouiffenc
qu^autant que les autres en font privés , & que , fans changer d'état,
ils cefleroient d'être heureux fi le peuple ceflbit d'être miférable.
Mais ces détails /croient feuls la matière d'un ouvrage con-
Cdérable , dans lequel on peferoit les avantages & les inconvéniens
de tout gouvernement, relativement aux droits de l'état de nature,
& où l'on dévoileroit toutes les faces différentes fous lefquelles l'iné-
galité s'eft montrée jufqu'à ce jour , & pourra fe montrer dans les
fiècles futurs , félon la nature de ces gouvernemens , & les révolu-
tions que le temps y amènera néceflairement. On verroit la mul-
titude opprimée au - dedans par ime fuite des précautions mêmes
qu'elle avoît prifes contre ce qui la menaçoit au-dehors y on ver-
roit Toppreflion s'accroître continuellement, fans que les opprimés
pu/Iènt jamais favoir quel terme elle auroit , ni quels moyens lé-
gitimes
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^^limes H leur rcAeroit pow l^trréter; on Terroit tes droits des d^
^toyens & les libfertés nationales s^éteiodre peu-à^peu ^ de les récto^
«nations des foibles traitées de mxiirtntBres Céditieuxi on rerroirfo
politique reftrehidre h une portion snercénaire du peuple l'honneur
4e défendre la cauTe commune ; on verroit de-Ià fortir la néceflité
^es impôts , le cultivateur découragé quitter Ton champ même du«
tant la paix , & laifTer la charrue pour ceindre Tépée ; on verroit
naître les règles funeftes & bizarres du point d'honneur 5 on verroit
les défenfeurs de la patrie en devenir tôt ou tard les ennemis y tenir
fans cedè le poignard levé fur leurs concitoyens » & il viendroit ua
temps ou on les entendroit dire à ToppreHeur de leur pays :
Pec tore fi/ratris glatUam juguloque pMrmA
Condirc mé juUai » gravidmijut à| tifiera partu
Confugis^ mvUâ ptrupan upntn omuia dixtrâ.
De Pextréme inégalité des conditions & des fortunes, de ïa
nSiverfité des pallions & des talens, des arts inutiles , des arts per»
nicieux^ des fciences frivoles fortiroieht des foules de préjugés,
<!galement contraires il la raifon, au bonheur & ^ la ver m; on
verroit fomenter par les chefs tout ce qui peut afFoiblir des hom«
mes raflemblés en les défuniflant , tout ce qui peut donner à I2
ibciété un air de concorde apparente j & y femer un germe d^
divifîon réelle 1 tout ce qui peut infpîrer aux dîflérens ordres uno
<Iéfîance & une haine mutuelle par l'oppofîcion de leurs droits
ic de leurs intérêts , & fortifier par conféquent le pouvoir qui les
contient tous,
C*Esx du fein de ce défordre fi: de ces révoludons que le de&
potifme élevant par degrés fa tête hideufe , te dévorant tout ce
qu'il auroit apperçu de bon <: de^fain dans, toutes les parties de
rétat, parviendroit enfin ^ fouler aux pieds les loix & le peuple t
& k s'établir fur les ruines de la république. Les temps qui
précéderoient ce dernier changement, feroient des temps de trou-
bles & de calamités; mais k la fin tout feroit englouti par le
ç)onftre,& les peuples n'aur oient plus de cheis m de loix, mais
feulement des tyrans. Dès cet infiant auffi il ceiTeroît d'être quef*
ÛLwm aUUu Tomc^ IL M
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90 0 RIGINE DE Vl NÉ G4,LITJ
tfon de mœurs & de vertu ;: car paMout oii rcgne le defpottrme,
€ui ex honcflo nuUa efi JpéSy il ne fdufFfc aucun autre maître ; fi-
tôt qu'il parle , il n*y a ni probité ni devoir ^ cohfulter , »& la plus
aveugle obéiflancé eft la feule vertu qui refte aux efclaves.
C'est ici le dernier terme de Pîni^alité, & le point extrême
qui ferme le cercle & touche au point d'où nous femmes partis :
c'eft ici que tous les particuliers redeviennent égaux \ parce qu'ils
ne font rien, & que les fujets n'ayant plus d'autre loi que la vo-
lonté de maître, ni le maître d'autre règle que fes paflîons,
4es notions du bien & les principes de la juftice s'évanouifTent
derechef. C'eft ici que tout fe ramené k la feule loi du plus fort ,
& par conféquent k un nouvel état de nature différent de celui
par lequel nous avons commencé, en ce que^ Tun. étoit'I'état de
nature dans fa pureté , & que ce, dernier eft le fruit d'un excès
de corruption. Jl y a fi peu de différence d'ailleurs entre ,ces deux
états , & le contrat de gouvernement eft tellement dîflTous par
le defpotifme, que le defpote n'e^ le. maître qu'auflî long-temps
qu'il eft le plus fort , & que fi-tôt qu'on peut l'expulfer , il n'a
point \ réclamer contre la violence. L'émeute qui finît par étran-
gler ou détrôner un Sultan, eft un afte auflî juridique que ceux
par lefquels il difpofoit la veille des vies & des biens de fes fu-
jets. La feule force le maîntenoît, la feule force le renverfe; tou-
tes chofes fe paflfentainfi felpn l'ordre naturel; & quelque puilfTe être
l'événement de ces courtes & fréquentes révolutions , nul ne peut
fe plaindre de l'injuftîce d'autruî, mais feulement de fa proprd im-
prudence , ou de fon malheur.
En découvrant & fuîvarit ainfi les routes oubliées & perdues >
qui de l'état naturel ont dû mener l'homme k l'état civil ; en ré-
tabliffant, avec les pofitions întermédJaîï^es cjue Je 'viens de mar«
quer , celles que le temps qui me preffe m'a fait fupprimer , ou
que l'imagination ne m'a point fuggérées, tout lefleur attentif ne
pourra qu'être frappé de l'efpace immenfe qui fépare ces deux
états. C'eft dans cette lente fucceflîon des chofes qu'il verra la
folution d'une infinité de problêmes de morale & de politique
que les phifofophes ne peuvent réfoudre. Il fentira que le genre
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T j jn M j LES Hommes. 9f
humaiû il'iin âge n'étaoc pas le ''genre Immam d'un autre âge , la.
rairoQ pourquoi Diogène ne trouvoit point d'homme, c'eft qu'il
cherchoit parmi fes cônremporains Wiomine d'un temjps qui n'é-
toitplus. Caton, dira-t-il, pérît avec Rome & la liberté,, parce,
qu'il fut déplacé dans fon £ècle ; & lé plus grand des hommes
ne fît qu'étonner le monde qu'il eût gouverné cinq cens ans plu-
tôt. En un mot, il expliquera comment l'ame & les pallions hu*
maines s'altérant iufenfiblement , changent , pour ainfi dire ^ de
nature ; pourquoi nos befoins & nos plaifîrs changent d'objets k
la longue ; pourquoi l'homme origîner s'évanouifTant par degrés ,
la fociété n'of&e plus aux yeux duTage qu'un afTemblage* d'hom-
mes artificiels & de paffions faâices qtii font l'ouvrage de toutes
ces nouvelles relations, & n'ont aucun vrai fondement dans la
nature. Ce que la réilexiqn nous apprend là^deflus, l'obferra-
rion le confirme parfaitement : l'hQmme i^uvage & l'homme po-
licé différent tellement par le fond du cœur & des inclinations ,
que ce qui fair le bonheur fupréme de Tun, réduirbit l'autre au
défefpoir. Le premier ne refptre que le repos & la liberté , il ne
veut q^ue vivre & refier oifîf , .& l'ataraxie même du Stoïcien
n'approche pas de fa profonde indifférence pour tout autre objet.
Au contraire i le citoyen toujours afliffue, s'agite, fe tourmente
fans cefTe pour chercher des occupations encore plus laborieufes:
il travaille jnfqu'à la mort, il y court même pour fe mettre en
état de vivre , ou renonce à la vie pour acquérir l'immortalité. Il
fait fa cour aux grands , qu'il hait , & aux riches , qu'il méprife.
Il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les fervir; il fe Vante
orgueilleufement de fa bafTeffe & de leur prpreflion , & fier de fon
efclavage , il parle avec dédain de cçn% qui n'ont pas l'honneur
de te partager. Quel fpeclac'e pour un Caraïbe que les travaux
pénibles & enviés d'un Miniflre européen ! Combien de morts
cruelles ne préféreroit pas cet indolent Sauvage k l'horreur d'une
pareille vie, qui fôuventn'ejft pas même adoucie jwr le plaifir de
bien faire ? Mais pour voîr le'1>ut.de tant de foins , il faudroit que
ces mots , puijjance & réputation y enflent un fens dans fon efprit;
qu'il appi-î't*' qû^iry^'ùriè forte d'hommes qui comptent pour
quelque^ chofc les regards du refle de l'univers , qui favent être
M ij
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lleureux. àc contras d^nn-inâiiics fur le témoignage d^Mtru» pltatir
^iie fur te leur fircqwc. Telle elè, e» effet, la: véritable caufe àt
toutes ces^ iiffék'ences r te Sauv^ tît en tu^méme; l'homme fo^
eiablq^tonjorn-s hors de hiîi ne feic ▼ivre ^ue dans ropimoa des
axitrcsy & c*eft, pour aîxifi dîiei de leur feut jugement' qu'il- tiré-
le fentiment de & propre exîffence. U n%A pas de mon Aijet de
montrer comnietit d^ine telle iBfpofitkm nak tant d^indifftérence
pour te bien It le fnal, avec de fi tieau» diAtours de morale : corn*
ment tout fe féduîfânt aux apparence», tfout cfcvient faflîce & joué;^
honneur, amitié, vertu , & fouvenr jufqtfàux vices mêmes, dont
on trouve enfin le fis^rct de fe glori^r; comnSent, en un mot,'
demandanc toujours aux autres ce que nous fommes, 9c n'ofant ja-
mais nous interroger Ui-deflus noUs-mémes , au miKcu de tant de
philofoplne yd^humanité, de politeffe & de maximes fublimes , nous
n»«rons qu%in extfetew trompeur & frivole, de l'Bonneur fans ver-
tu , de ta^raîTon fans-fagtffe , te du plaifîr fans bonheur. R me fuffir
drsBToir prouvé' que de n*eft poîm ^ P^at or!|;}net dîe rhomniè , & que '
c^ le feu* efpf ît àer U ibciété^air llrtégalité qtfeBe engendre , quîi
ctiangenc & altèrent, ^nfi toutes^, nos incfinatrons naturelles.
J^AJ tâché d'expofer ^origine & le prqgrès de Tinégalité, Vé^
tabiiflement & Pabus à^s fociét^s politiques , autant que ces chofes.
peuvent fe déduire de la nature de l'homme parles^ieules lumiè-
res de la raifon, & indépendanoment des dogmes facrés qui don-
nent \ Tautorité fouvera.ine la fanâion du droit divin. Il fuit de cet
expofé que Tinégalité étant prefque nulle dans l'état de nature»;
tire fa force & fon accroiiïement du développement de nos facul-
tés & des progrès de Pefprît humain , & devient enfin ftable 6l lé-
gitime par l'établiflement de la propriété & àes loix. Il fuit encore-
que rinégalité morsde , autoriféè par le feul droit pofîtif , efi coîk-
traire au droit naturel , toutes les fois qu'elle ne concourt pas en
même proportion s^vec l?inégalité phyfique h diftinftion qui déter-
mine fuflfifamment ce qu'on doit penfer à cet égard de la forte
d'inégalitjé qui règneparmi tous les peuples policés ^puifqu'il eftma<^
nifeftement contre la loi de nature., de qpelque4nanière qu'on la^
définifle , qu^in enfant commande a un vieillard , qu^Un imbéciller
conduife un homme fage , & qu'une poignée de gens regprge de fu-
çerfluic&^^tandis que ta multitude a&méd manque: dii: nkos^kei.
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p^RMTLEs Hommes. 9^
-^^ p' iN O T E S*
- ' DÉDICACE, page v,
<Ur^ • «1 f» K r: ^^ H* l
( NOTE I. * ) Hérodote raconte qu'après le meurtre du faux
Smerdts , les fepr libérateurs de la Perfe s'étant afTemblés pour
délibérer fur la forme du gouvernement qu'ils donneroient k
rEtat , Otanès opina fortement pour la république ; avis d'au-
tant plus extraordinaire dans la bouche d'un Satrape, qu'outre
la prétention qu'il pouvoit avoir à l'Empire , les grands craignent
plus que la mort une forte de gouvernement qui les force à
refpefter les hommes. Otanès , comme on peut bien croire , ne
fut point écouté, & voyant qu'on alloit procéder à l'éleftion
d'un Monarque , lui qui ne vouloit ni obéir ni commander ,
céda volontairement aux autres concurrens fan droit k la Cou-
ronne , demandant pour tout dédommagement d'être libre &
indépendant , lui & fa pofléricé , ce qui lui fut accordé. Quand
Hérodote ne nous apprendroit pas la reftriftion qui fut mife à
ce privilège , il faudroit néceffairement la fuppofer^ autrement
Otanès, ne reconnoiiïant aucune forte de loi & n'ayant de
compte k rendre k perfonne , auroit été tout puifTant dans Tétar
& plus puifTant que le Roi même. Mais il n'y a guères d'appa-
rence qu'un homme capable de fe contenter en pareil cas d'urr
tel privilège , fût capable d'en abufer. En effet , on ne voit pas.
que ce droit ait jamais caufé le moindre trouble dans le royau*-
»e, ni par le fage Otanès, ni par aucun de fes defcendans..
P R È F A C Ey page xvîj> ^'t --^^ ^*^n ù
( NOTE 5t * ) Dès mon premier pas je m'appuie avec
confiance fur une de ces autorités refpeftables pour les Philo-
fophes , parce qu'elles viennent d'une raifbn £blide & iublime ,,
Ifu'eux feuls favent trouver & fentir. -r
9 QuELqtJE intérêt que nous ayons à. nous, connoitre nousr
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94 Origine de vInégalité
» mêmes, je ne fais fi nous ne connoifTons pas mieux tout çp
n qui n^eft pas nous. Pourvus par la nature d^organes uniquement
j> deftinés k notre confervation , nous ne les employons qu'à rece-
la voir les impreflîons étrangères ; nous ne cherchons qu'à nous ré-
9 pandre au-dehors, & à exifler hors de nous : trop occupés à
9 multiplier les fondions de nos Tens & k augmenter retendue ex-
» térieure de notre être , rarement faifons^nous ufage de ce fens
» intérieur qui nous réduit à nos vraies dimetifions , & qui fépare
i> de nous tout ce qui n'en eft pas. Oefl cependant de ce fens
» dont il faut nous fervir , fi nous voulons nous connoitre ; c'eft
» le feul par lequel nous puifiions nous juger , mais comment
» donner 5i ce fens fon aâivité & toute fon étendue r*? Gomment
» dégager notre ame , dans laquelle il réfide , de toutes les illu-
» fions de notre efprit ? Nous avons perdu l'habitude de Tem-
» ployer , elle efl demeurée fans exercice au milieu du tumulte
' » de nos fenfations corporelles , elle s'eft defféchée par le feu de
j» nos paflions , le cœur, Tefprit, le fens, tout a travaillé contré
» elle. Hiil. Nat« T. 4. pag. 1 5 1 ,. de la Nature de l'homme; <r
D I S C O U R S^ page 32.
(NOTE 3.* ) Les changemens qu'un long ufage de mar-
cher fur deux pieds à pu produire dans la conformation de
l'homme , les rapports qu'on obferve encore entre fes bras &
les jambes antérieures des quadrupèdes, & l'indudlion tirée de
leur manière de marcher, ont pu faire naître des doutes fur
celle qui devoit nous être la plus naturelle. Tous les enfans
commencent par marcher à quatre pieds , & ont befoin de notre
exemple & de nos leçons pour apprendre à fe tenir debout. Il y
a même des natipnsc ^uvages , telles que les Hottentots , qui
négligeant beaucoup les enfans , les laiflent marcher fur les
mains fi long*temps , * qu'ils ont enfuite bien dé la peine k les
redreifer ; autant en font les enfans des Caraïbes des Antilles. Il
y a divers exemples d'hommes quadrupèdes , & je pourrois entre
autres citer celui de cet enfant qui fut trouvé en 1344 auprès
ie Hefie , où il avoit é(é nourri par des loups , & qui difoit
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PARMI LES HoMME\ 9J
depuis à la cour du Prince Henri, que, s'fl n'eut tenu qu*h luî,
H eût mieux aimé retourner avec eux que de vivre parmi les
hommes. Il avoît tellement pris Thabitude de marcher comme
ces animaux , qu'il fallut lui attacher des piëcefs 'dè^ bois qui le
£3rçoient ^ fe tenir debout & en équilibre fur fes deux pieds^
Il en étoît de même de Penfant qu'on trouva en 1^94 dans
les forêts de Lithuanie, & qui vivoit parmi les ours. Il ne doh-
noit , dit M. de Condillac , aucune marque de raifon , marchoic
for ks pieds & fur ks mains, n'avoit aucun langage, & for-
inoit des fons qui ne reflembloient en den^ ceux d'uh homme.
Le petit Sauvage d*Hanovre , qu'on mena il y a plufieurs années
à la Cour d'Angleterre , avoit toutes les peines du monde à s'aflTu-
jettii' à marcher fur deux pieds , & l'on trouva en 1 7 1 9 ' deux
autres Sauvages dans les Pyrénées , qui couroient par les mon-
tagnes a la manière des quadrupèdes. Quant à ce qu'on pourroit
objeâer que c'eA fe priver de iHifage de^^mains dont nous tirons .
tant d'avantage ; outre que l'exemple des finges montre que la
main peut fort bien être employée des deux manières , cela'
prouveroit feulement que l'homme peut donner \ (ts membres
une defHnation plus commode que celle de la nature , & non
que la nature a deftiné l'homme à marcher autrement qu'elle ne
lui enfeigne. »
Mais il y a , ce me femble , de beaucoup meilleures raifoni
\ dire pour foutenir que l'homme eft un bipède. Premièrement,
quand on feroit voir qu'il a pu d'abord être conformé autrement
que nous le voyons, & cependant devenir enfin ce qu'il eft, ce
n'en feroit pas aflez poi^r conclure que cela fe foit fjiit.ainfi : car
après avoir montré la poflîbilité de ces changemens, il faudroic
encore , avant que de les admettre, en montrer au moins la vrai-
femblance. De plus, fi les bras de l'homme paroiffent avoir pu lui
fervir de iambes au befoin , c'eft la feule obfervation favorable à
ce fyftême , fur un grand nombre d'autres qui lui font contraires.
Les principales font, que la manière dont la tête de l'homme eft
attachée \ fon corps, au lieu de diriger fa vue horifontalement,
comme l'ont tous les autres animaux , & comme il l'a lui-même
I
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96 Origine DB vïnêgazitè
en marchant debout, lui eut tenu^ marchant à quatre pledi ;
les yeux dîreâement fichés vers la terre , fituadon très-peu &vo
rable à la conservation de ^individu ; que la queue qui lui man*
que, ic dont il n^a que faire marchant à deux pieds, eft utile
aux quadrupèdes , ic qu^aucun d^eux n^en eft privé ; que le feia
de la femme ^ très-bien fitué pour un bipède qui dent fon enfant
dans Tes bras , Teft fi mal pour un quadrupède , que nul ne Tt
placé de cette manière \ que le train de derrière étant d'une
exceffîve hauteur \ proporrion des jambes de devant, ce qui
fait que marchant \ quatre nous nous traînerions Air les genoux «
le tout eut fait un animal mal proportionné & marchant peu
commodément; que s'il eut poTé le pied k plat, ainfi que U
main , il auroit eu dans la jambe poftérieure upe ardculation
de moins que les autres animaux , favoir celle qui joint le canon
au dbia ( & qu'en ne pofant que la pointe du pied , comme il
auroît fans doute écé contraint idp. ^iiÂre , le tarfe ^ fans parler de
la pluralité des os qui le compofent, paroit trop gros pour tenir
lieu de canon i <c Tes articulations avec le métautf fe & le dbia
trop rapprochées pour donner à la jambe humaine, dans cette
iimation, la même flexibilité qu'ont celles des quadrupèdes.
L'exemple des eofans étant pris dans un âge oit les forces nam«
relies ne font point encore développées , ni les membres raf*
fermis, ne conclut rien du tout, & j'aimerois autant dire que
les chiens ne font pas deftinés k marclier , parce qu'ils ne font
que ramper quelques lemaines après leur nailTance. Les faits
particuliers ont encore peu de force contre la pratique unîvcr-
felle de tous les hommes , même des nations qui , n'ayant eu
aucune communication avec les autres , n^avoient pu rien imiter
dédies. Un enfant abandonné dans une forêt avant que de
pouvoir marcher, & nourri par quelque bête, aura fuivi l'exem-
ple de fa nourrice en s^exer^ant \ marcher comme elle ; l'ha*
bicude aura pu lui dontier des facilités qu'il ne tenoit point de
la nature; & comme des manchots parviennent \ force d'exer-
cice à ftîre avec leurs pieds tout ce que nous faifons de nos
maini , U fera parvenu enfin \ employer fes mains \ l'ufage dtit
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p^
p ':arm:i les Hommes. 97
Pa^e 33.
V I
(NOTE 4. *) S'il fe trouvoît parmi mes lefteurs quelque affez " .*
mauvais phyficien pour me faire des difficultés fur la fuppofirion ^
de cette fertilité naturelle de la terre > je vais lui répondre par
le paffage fuivant, . ^. •
» Comme les végétaux tirent pour leur nourriture beaucoup ' ' "
» plus de fubftance de Tair & de l'eau qu'ils n'en tirent de la ^
» terre , il arrive qu'en pourrjflant ils rendent à la terre plus qu'ils
3» n'en ont tiré; d'ailleurs une foret détermine les eaux de la pluie
» en arrêtant les vapeurs. Ainfi dans un bois que l'on conferveroit
a> bien long-temps fans y toucher, la couche de terre qui fert
» à la végétation, augmenteroit confidérablement; mais les ani-
» maux rendant moins à la terre qu'ils n'en tirent, & les hommes
» faifant des confommations énormes de bois & de plantes pour
» le feu & pour d'autres ufages , il s'enfuit que la couche de terre
» végétale d'un pays habité doit toujours diminuer & devenir en-
» fin comme le terrein de l'Arabie pétrée, & comme celui de
* tant d'autres provinces de l'orient , qui eft en effet le climat
» le plus anciennement habité , où l'on ne trouve que du fel &
» des fables : car le fel fixe des plantes & des animaux refte , tan-
» dis que toutes les autres parties fe volatilifent. M. de BufFon ,
» Hift. Nat. « ' -I '
On peut ajouter a cela la preuve de fait par la quantité d-ar-
bres & de plantes de toute efpèce , dont étoient remplies prefque
toutes les ifles défertes qui ont été découvertes dans ces derniers .
Cèdes, & par ce que l'hiftoire nous apprend des forêts immenfes
qu'il a fallu abattre par toute la terre , à mefure qu'elle s'eft peu-
plée ou policée. Sur quoi je ferai encore les trois remarques fui-
vantcs. L'une que s'il y a une forte de végétaux qui puifTent com-
penfer la déperdition de matière végétale qui fe fait par les ani-
maux , félon le raifonnement de M. de BufFon , ce font fur-tout
les bois , dont les têtes & les feuilles rafTemblent & s'approprient
plus d'eaux & de vapeurs que ne font les autres plantes. La fé-
conde, que la deflrudion du fol , c'ell-à-dire , la perte de la fubf-
(Euvns mdéçs. Tome IL . N
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f^
98 Origine de vInégalitê
tance propre a la végétation , doit s'accélérer k proportion que le
terre eft plus cultivée, & que les habitans plus induftrieux confom*
ment en plus grande abondance fes productions de toute efpècc.
Ma troifième & plus importante remarque eft que les fruits de»
arbres fournifTent à l'animal une nourriture plus abondante que ne
peuvent faire les autres végétaux; expérience que j'ai faite moi-
même , en comparant les produits des deux terreîns égaux en
grandeur & en qualité, l'un couvert de chataigners & l'autre femé
de bled.
Page 33. -• ^ f -
(NOTE 5. * ) Parmi les quadrupèdes , les cTeux' dîilîn£Hons Icf:
plus univerfelles des efpèces voraces fe tirent, l'une de la figure
des dents, & l'antre de la conformation des inteftins. Les animaux*
qui ne vivent que de végécaux ont tous les dents plates , comme
le cheval , le bœuf, le mouton , le lièvre , mais les voraces les ont
pointues, comme le chat, le chien, le loup, le renard. Et quant
aux inteftins, les frugivores en ont quelques-uns, tels que le co-
lon , qui ne fe trouvent pas dans les animaux voraces. Il femble
donc que l'homme, ayant les dents & les inteftins comme les ont:
les animaux frugivores, devroit naturellement être rangé dans cette
clafTe; & non4eulement les obfervations anatomiques confirment
cçtte opinion, mais les monumens de l'antiquité y font encore:
très-favorables. » Dicéarque, dit S. Jérôme, rapporte dans f^s H-
» vres des antiquités grecques, que, fous le règne de Saturne oiV
» la terre étoir encore fertile par elle-même, nul homme neman-
» geoit de chair, mais que tous vivoient des fruits & des légumes
» qui crci/Foicnt naturellement. «( Lib. 2.Adv. Jovinian.)On peut
Voir par-lk que je néglige bien désavantages que je pourrois faire
valoir. Car la proie étant prefque Tunique fujet de combat entre
les animaux carnaciers , & les frugivores vivant entre eux dans une
paix continuelle, il Tefpèce humaine étoit de ce dernier genre,.
il eft clair qu'elle auroir eu beaucoup plus de facilité à fubfifter
dans l'état de nature,, beaucoup moins de beibin & d'occafîons^
tf'fea fortir.
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I
PARMI LES Hommes. 99
Page 34.
( NOTE 6. * ) Toutes les connoiffances qui demandent de
la réflexion , toutes celles qui ne s'aquierent que par Tenchaî-
nement des idées & ne fc perfeftionnent que fucceflivement ,
femblent être tout à-fait hors de la portée de Thomme fauvage ,
faute de communication avec fes femblables , c'eft-k-dire , faute
de l'inftrument qui fert à cette communication & des befoins
qui la rendent néceflaire. Son favoir & fon induftrie fe bornent
à fauter , courir , fe battre , lancer une pierre , efcalader un
arbre. Mais s'il ne fait que ces chofes, en revanche, il les
fait beaucoup mieux que nous qui n'en avons pas le même
befoin que lui; & comme elles dépendent uniquement de Pexer-
cice du corps , & ne font fufceptibles d'aucune communication ,
ni d'aucun progrès d'un individu à l'autre, le premier homme
a pu y être tout au/B habile que fes derniers defcendans.
Les relations des voyageurs font pleines d'exemples de la
force & de la vigueur des hommes chez les nations barbares
& fauvages ; elles ne vantent guères moins leur adrefle & leur
légèreté; & comme il ne faut que des yeux pour obferver
ces chofes , rien n'empêche qu'on n'ajoute foi k ce que certi-
fient la-defTus des témoins oculaires ; j'en tire au hazard quelques
exemples des premiers livres qui me tombent fous la main.
» Les Hottentots, dit Kolben, entendent mieux la pêche que
» les Européens du Cap. Leur habileté eft égale au filet , à
* Pameçon & au dard , dans les anfes comme dans les rivières.
» Ils ne prennent pas moins habilement le poiflbn avec la main.
» Ils font d'une adrefle incomparable à la nage. Leur manière
m de nager a quelque chofe de furprenant & qui leur eft tout-
m à-fait propre. Ils nagent le corps droit & les mains étendues
» hors de l'eau , de forte qu'ils paroifTent marcher fur la terre.
» Dans la plus grande agitation de la mer , & lorfque les flots
» forment autant de montagnes , ils danfent en quelque forte fur
> le dos des vagues , montant & defcendant comme un morceau
m de liège. «
N îj
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loo Origine de vInégalité
dLes Hottentots, dit encore le même Auteur, font d'une
2> adrefTe furprenante à la chaflTe » & la légèreté de leur coiurfe
3» pade rimaginatîon. « Il s^tonne quMls ne faflent pas plus
fouvent un mauvais ufage de leur agilité , ce qui leur arrive
pourtant quelquefois , comme on peut juger par Texemple qu'il
en donne. » Un matelot HoUandois en débarquant au Cap ,
» chargea , dit-il , un Hottentot de le fuivre \ la ville avec un
» rouleau de tabac d'environ vingt livres. Lorfqu'ils furent tous
» deux ^ quelque diftance de la troupe , le Hottentot demanda
9 au matelot s'il favoit courir ? Courir , répond le HoUandois \
i> Oui » fort bien. Voyons , reprit PAfriquain , & fuyant avec le
» tabac , il difparut prefque aufli-tôt. Le matelot confondu de
» cette merveillcufe vîteflc, ne penfa point à le pourfuivre, & ne
m revit jamais ni fon tabac ni fon porteur, a
9 Ils ont la vue fi prompte & la main fi certaine que les
9 Européens n'en approchent point. A cent pas ils toucheront
9 d'un coup de pierre une marque de la grandeur d'un demi fol »
9 &ce qu'il y a de plus étonnant^ c'eft qu'au lieu de fixer comme
9 nous les yeux fur le but, ils font des mouvemens & des con-
9 torfions continuelles. Il femble que leur pierre foit portée par
9 une main invifible. «
Le p. du Tertre dit a-peu-près fur les Sauvages des Antilles
les mêmes chofes qu'on vient dé lire fur les Hottentots du Cap
de Bonne-£Q)érance. Il vante fur-tout leur jufiefle \ tirer avec
leurs flèches les oifeaux au vol & les poiffons à la nage , qu'ils
prennent enfuite en plongeant. Les Sauvages de l'Amérique Sep-
tentrionale ne font pas moins célèbres par leur force & leur adref-
fê , & voici un exemple qui pourra faire juger de celles des In-
diens de l'Amérique Méridionale.
En l'année 174^, un Indien de Buenos-Aires ayant été con-
damné aux galères à Cadix , propofa au gouvernement de rache-
ter fa liberté en expofant fa vie dans une fête publique. Il pro-
mit qu'il attaqueroit feul le plus furieux taureau fans autre arme
en main qu'une corde, qu'il le terraflcroit , qu'il le faifu-oit avec
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PARMI LES Hommes. ici
fa corde par telle partie qu'on indiqueroit, qu'il le felleroit, le
brideroit, nionreroit, & combattroit, ainfi monté, deux autres
taureaux des plus furieux qu'on feroit fortir du torillo , & qu'il
les mettroit tous h mort l'un après l'autre dans l'inftant qu'on le
lui commarideroit, & fans le fecours de perfonne, ce qui lui fut
r accordé. L'Indien tint parole & réuflît dans tout ce qu'il avoit
} promis; fur la manière dont il s'y prit, &c fur tout le détail du
combat, on peut confulter le premier Tome in-12 des Obferva-
tions fur l'Hiftoire Naturelle de M. Gautier, d'où ce fait eft tiré
page ^6^. _ *_
Page 3^.
(NOTE 7. * ) „ La durée de la vie des chevaux , dît M. de
'„ BufTon , eft, comme dans toutes les autres efpèces d'animaux,
„ proportionnée h la durée du temps de leur accroiflement. L'hom-
„ me qui eft quatorze ans a croître , peut vivre fix ou fept fois
„ autant de temps, c'eft-h-dire, quatre-vingts-dix ou cent ans: le
„ cheval, dont l'accroiflement fe fait en quatre ans, peut vivre
„ fix ou fept fois autant, c'eft-à-dire, vingt-cinq ou trente ans.
„ Les exemples qui pourroient être contraires à cette règle font
„ fi rares, qu'on ne doit pas même les regarder comme une
„ exception dont on puifle tirer des conféquences ; & comme les
„ gros chevaux prennent leur accroiffement en moins de temps
„ que les chevaux fins, ils vivent aufti moins de temps, & foot
„ vieux dès l'âge de quinze ans.
Page 35.
(NOTE 8. * ) Je crois voir entre les animaux carnaciers &
les frugivores , une autre différence encore plus générale que celle
que j'ai remarquée dans la Note (5*), puifque celle-ci s'étend
jufqu'aux oifeaux. Cette différence confifte dans le nombre des
petits, qui n'excède jamais deux à chaque portée pour les efpè-
ces qui ne vivent que de végétaux, & qui va ordinairement au-
delà de ce nombre pour les animaux voraces. Il eft aifé de con-
iioître k cet cgard la deftination de la nature par le nombre des
mamelles, qui n'eft que de deux dans chaque femelle delapre-
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i-..
lOt OrIGII{E de riNÉGALITÊ
tnière efpèce, cemme la jument, la vache , la cTièvrc, la bîclie^
la brebis, &c. & qui eft toujours de fix ou de huit dans les au-
tres femelles, comme la chienne , la chatte, la louve, la tîgrefle,
&c. La poule, l'oie, la canne, qui font toutes des oifeaux vora-
ces , ain/î que l'aigle , l'épervier , la chouette , pondent auflî 6c
couvent un grand nombre d'œufs , ce qui n'arrive jamais a la co-
lombe , à la tourterelle , ni aux oifeaux qui ne mangent abfolu-
ment que du grain, lefquels ne pondent & ne couvent guères
que deux œufs k la fois, La raifon qu'on peut donner de cette
différence eft que les animaux qui ne vivent que d'herbes & de
plantes , demeurant prefque tout le jour à la pâture , & étant for-
cés d'employer beaucoup de temps à fe nourrir , ne pourroient
fuffire à alaiter plufieurs petits ; au lieu qne les voraces faifant leur
repas prefqu'en un înftant, peuvent plus aifément & plus fouvent
retourner a leurs petits & à leur chaffe , & réparer la dlflipation
d'une fi grande quantité de lait. Il y auroit à tout ceci bien des
obfervations particulières & des réflexions à faire ; mats ce n'en
eft pas ici le lieu , & il me fuffit d'avoir montré dans cette partie ,
le fyftême le plus génér:'! de la nature; fyftême qui fournit une
nouvelle raifon de tirer l'homme de la clafTe des animaux carna-
ciers , & de le ranger parmi les efpèces frugivores.
Page 40.
{ NOTE 9. * ) Un Auteur célèbre calculant les biens & les
maux de la vie humaine, & comparant les deux fommes, z
trouvé que la dernière furpafibit l'autre de beaucoup, & qu'k
tout prendre la vie étoit pour l'homme un affez mauvais pré-
fent. Je ne fuis point furpris de fa conclufion ; il a tiré tous fe$
raifonnemens de la conftitution de l'homme civil : s'il fut remonté
jufqu'k l'homme naturel, on peut juger qu'il eût trouvé des réfultats
très-différens , qu'il eût apperçu que l'homme n'a guères de maux
que ceux qu'il s'eft donnés lui-même, & que la nature eût été
juftifiée. Ce n'eft pas fans peine que nous fommes parvenus a
nous rendre û malheureux. Quand d'un côté Ton confidère les
immenfes travaux des hommes, tant de fciences approfondies,
\
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MARMJ iESHoMMJB-S. jaj
tant d^arts inremés , tant . de £brces employées ; des abîmes
combla, des montagnes rafées, des rochers brifés, dts fleuves
rendus navigables , des terres défrichées , des lacs creufés , des
marais defTéchés, des bâtimens énormes élevés fur la terre ;
la mer couverte de vaifleaux & de matelots; 6c que de l'autre
on recherche avec im peu de méditation les vrais avantages qui
^nt réfulté de tout cela pour le bonheur de Tefpèce humaine ,
on ne peut qu'être frappé de Tétonnante difproportion qui règne
entre ces chofes , & déplorer Taveuglement de Thomme , qui ,
pour nourrir fon fol orgueil & je ne fais quelle vaine admiration
de lui-même» le fait courir avec ardjeur après toutes les misères
dont il eft fufceptible ^ & que la bienfaifante natiure avoit pri^
foin d'écarter de lui
Les homnfesfbnt méchans; une trîfte & continuelle expé'-
nence difpenfe de la preuve ; cependant l'homme eft naturelle*
ment bon , je crois Pavoir démontré, qu'eft-ce donc qui peut
rkv6îr dépravé > ce pointa finon les changemens furvenus dans
£sL confiitution , les progrès qu'il a faits, & les connoifTances
qu'il a acquifes ? Qu'on admire tant qu'on voudra la fociété
humaine , il n'en fera pas moins vrai qu*ellfe porte nécefTaîre-
ment les hommes à s'entre-haïr )l proportion que leurs irttérèts
fe croîfenr, h fe rendre mutuellement des fervices apparens &
à fe faire en effet tous les maux imaginables. Que peut-on penfer '
d'un commerce où la raifon de chaque particulier lui diâe des
maximes direftement contraires )l celles que la raifon publique-
prêche au corps de la fociété , &.oii chacun trouve fon compte*
dans le malheur d'autrui ? Il n'y a peut-être pas un homme aifé
il qui des. héritiers avides 6ç fou vent fes propres enfans ne fou--
haitent la mort en fecret , pas un vaifleau en mer dont le nau-^
£rage ne fut une bonne nouvelle pour quelque négociant; pas
une maifon qu'un débiteur ne voulût voir brûler avec tous les
papiers qu'elle* contient^ pas un peuple qui ne fe réjouiflc des
délabres de fes voifins. Oeft ainfi que nous trouvons notre avan-
ngc: dans le préjudice, de nos. femblables> & que la perte de
kun» fait prefque: toujours, la profpérité de- l'autre } oiais ce qu'ils
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I04 Origine -de vInégazitê .
y a de plus dangereux encore , c^eft que les calamités publiques
font l'attente & refpoir d'une multitude de particuliers. Les uns
veulent des maladies, d'autres la mortalité, d'autres la guerre,
d'autres la femine ; j'ai vu des hommes af&eux pleurer de douleur
aux apparences d'une année fertile , & le grand & fuiiefte incendie
de Londres qui coûta la vie ou les biens k tant de malheureux ,
fit peut-être la fortune à plus de dix mille perfonnes. Je fais
que Montaigne blâme l'Athénien Démades d^avoîr fait punir un
ouvrier qui vendant fort cher des cercueils, gagnoit beaucoup k
la mort des citoyens , mais la rsûfon que Montaigne allègue étant
qu'il fâudroit punir tout le monde , il eft évident qu'elle confirme
les miennes. Qu'on pénètre donc au travers de nos frivoles dé-
• monftrations de bienveillance ce qui fe pafle au fond des cœurs ,
& qu'on réfléchifle )l ce que doit être un état des chofes où tous
les hommes font forcés de fe careffer & de fe détruire mutuelle*
ment , & où ils naiflent ennemis par devoir & fourbes par inté-
rêt. Si l'on me répond que la fociété.eft tellement conflituée'l
que chaque homme gagne k fervir les autres , je répliquerai que
cçla ferojt fort bien 3'il ne gagnoit encore plus h leur nuire. Il
n'y a pobt de profit fi légitime qui ne foît furpafTé par celui
qu'on peut faire illégitimement, & Iç tort fait au prochain eft
toujours plus lucratif que les fervices. Il ne s'agit donc plus que
de trouver les moyens de s'affurer l'impunité , & c'eft à quoi les
puifians emploient toutes leurs forces , & les fpibles toutes leurs
ryfes.
L'HOMME fauvage quand il a diné, eft en paix avec toute
la nature & l'ami de tous fes femblables. S'agit-il quelquefois
de difputer fon repas ; il n'en vient jamais aux coups fans avoir .
auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver
ailleurs fa fubfiftance; & comme l'orgueil ne fe mêle pas du
combat , il fe termine par quelques coups de poing ; le vain-
queur mange , le vaincu va chercher fortune , & tout eft pacifié.
Mais chez l'homme en fociété ce font bien d'autres afFaire^ ; il
s'agit premièrement de pourvoir au néceflaire , & puis au fuperflu ,
enfuite viennent les délices , & puis les immenfes richefles , &
puis
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PARMI LES Hommes. loy
puis des fujets, & puis des efclaves, il n'a pas un moment de
relâche ; ce qu'U y a de plus /îngulîèr , c'eft que moins les be-
£>ins font natturcls & prefTans, plus les paflîons augmentent, &,
qui pis eft,le pouvoir de les fatisfaire ; de forte qu'après de
longues profpérités, après avoir englouti bien des tféfors & défolé
bien des hommes , mon héros finira par tout égorger jufqu'h ce
qu'il foit l'unique maître de l'Univers. Tel eft en abrégé le ta-
bleau moral v fînon de la vie humaine , au moins des prétentions
fecrettes du cœur de tout homme civilifé.
Comparez fans préjugés l'état de l'homme, civil avec celui de;
ITiomme fauvage , & recherchez , fi vous le pouvez , combien ,
outre fa méchanceté , fes befoins & fes misères , le premier a ou-
vert de nouvelles portes à la douleur & k la mort. Si vous confi-
dérez les peines d'elprit qui nous conlument , les pafiîons violen-
tes qui nous épuifent & nous défolent, les travaux exceflîfs dont
les pauvres font furchargés , la mollefle encore plus daiigereufe à
laquelle les riches s'abandonnent , & qui font mourir les uns de
leurs befoins & les autres de leurs excès. Si vous fongez aux mons-
trueux mélanges des alimens , k leurs pernicieux aflaifonnemens ,
& aux denrées corrompues , aux drogues falfifiées , aux frippo-
nerîes de ceux qui les vendent , aux erreurs de ceux qui les ad-
minîftrent, au poifon des vaîfleaux dans lefquels on les prépare ;
fi vous faites attention aux maladies épîdémiques engendrées par
le mauvais air parmi des multitudes d'hommes raffemblés , à celles
qu'occafionnent la délicateflè de notre manière de vivre , les paf-
fages alternatifs de l'intérieur de nos maifons au grand air , l'ufage
des habillemens pris ou quittés avec trop peu de précaution , &
tous les foins que notre fenfualité exceflîve a tournés en habitudes
néceflaîres , Se dont la négligence ou la privation nous coûte en-
fuite la vie ou la fanté ^ fi vous mettez en ligne de compte les in-
cendies & les tremblemens de terre , qui , confumant ou rehver-
fant des villes entières , en font périr les habitans par milliers ; en
un mot > fi vous réunifiez les dangers que toutes ces caufes afièm-
blent continuellement fur nos têtes , vous fentirez combien la na-
pire nous fait payer cher le mépris que nous avons fait de fes leçons,
iEuvres mtlîcj Tomié IL O
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rcrô Origine DE l'Inégauté
Jh ne répéterai point ici fur la guerre ce que j'en ai dît ailleurs;
mais je voudi ois que les gens inflruits vouIufTent ou ofaflent don-
ner une fois au public le détail des horreurs qui fe commettent
dans les armées par les entrepreneurs des vivres & des hôpitaux,
on verroit que leurs manœuvres , non trop fecrettes , par lefquellejt
les plus brillantes armées fe fondent en moins de rien , font plus
périr de foldars que n'en moifTonne le fer ennemi \ c'eft encore
un calcul non moins étonnant que celui des hommes que la mer
engloutit tous les ans , foît par la faim , foit par le fcorbut , foit
par les pirates, foit par le feu , foit par les naufrages. Tl eft clair
qu'il faut mettre aufTî fur le compte de la propriété établie , &
par conféquent de la fociété , les aflaflînats, les empoifonnemens,
les vols de grands chemins, & les punitions mêmes de ces crimes;
punitions néceflaires pour prévenir de plus grands maux, mais
qui , pour le meurtre d'un homme , coûtant la vie k deux ou da-
vantage, ne laifTcnt pas de doubler réellement la perte de l'efpèce
humaine. Combien de moyens honteux d'empêcher la naifTance
des hommes & de tromper la nature ? Soit par ces goûts brutaux
& dépravés qui infultent fon plus charmant ouvrage j goût que les
Sauvages ni les animaux ne connurent jamais , & qui ne font nés
dans les pays policés que d'une imagination corrompue ; foît
par ces avortemens fecrets, dignes fruits de la débauche & de
l'honneur vicieux ; foit par rexpofition ou le meurtre d'une mul-
titude d'enfans , vidlimes de la misère de leurs parens ou de la
honte barbare de leurs mères 5 foit enfin par la mutilation de
ces malheureux dont une partie de Texiftence & toute la poftérité
font facrifiées à de vaines chanfons, ou, ce qui eft pis encore ^
à la brutale jaloufie de quelques hommes : mutilation qui, dans
ee dernier cas, outrage doublement la nature, & par le traite-
ment que reçoivent ceux qui la fouffrent, & par l'ufage auquel
ils font deftînés. Que feroit-ce fi j'entreprenois de montrer l'eA-
pèce humaine attaquée dans fa fource même, & jufques dans
îe plus faint de tous les liens; ou l'on n'ofe plus écouter la
nature qu'après avoir confulté la fortune, & où le défordre civil
confondant les vertus & les vices, la continence devient une
précaution criminelle , & le refus de donner la vie à fon fem-
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F A k lu 1 l E s H Ô M M E l l&f
blablé un z6te d'humanité ? Mais fans déchirer It voile qui couvre
tant d'horreurs , coneentoh^-^ous d'indiquer le mal auquel d'aiitréi
doivent apporter le remède.
Qu'on ajoute à tout cela cette quantité de métiers mal-fains
qui abrègent les jours ou détruifent le tempérament ; tels que
font les travaux des mines, les diverfes préparations des métaux,
des minéraux, Aif-tôiut du plôthb^ du cuivre, du mercure , du
cobolt, de l'arfenic , dd r éalgal } ces autres métiers périlleux qui
coûtent tous les jouf s là vie à quantité d'ouvriers , les uns cou^
vreurs , d'autres ch^rpteiïtiers, d'autres maçons, d'autres travâil-i
lant aux carrières; qii'on réûiliAe, dis-je , tous ces objets, £
l'on pourra voir dàm l'établfffcntent &! la perfeftion des focîétés,
les raifons de la diniintitmn dé l'efpèce^ obfervée par plu^ d'un
philofcphe.
Le luxe, împo(tîbIe à provenir chez les hommes avides dé
leurs propres commodités & de la considération des autres i
achevé bientôt le mal que tes fociétés ont commencé , & fous
prétexte de faire vivre les pauvres qu'il n^eût pas fallu faire , il
appauvrit tout le reile, & dépeuple l'État tôt ou tard.
Le luxe eft un remède beaucoup ph*e que le mal qu'il pré-^
tend guérir ; ou plutôt il efl lui-même le pire dé tous les maux^
dans quelque état grand oo petit que ce piiiffô être , & qui ^
pour nourrir des foules de valets & de miférables qu'il a faits ^
accable & ruine le laboureur & le citoyen, femblable à ces
vents brûlans du midi qui couvrant l'herbe & la vei'dure d'infeftes
dévorans , ôtent la fubfiftanee aux animaux utiles , & portent la
difette & la mort dans tous les lieux où ils fe font fentir.
Db la fociété & du luxe qu'elle engendre , nalflènt les art*
libéraux & méchaniques, le commerce , les lettires, & toutes ces
inutilités qui font ûttirvt l'it^duftrie^ enrichiflent & perdent les
états. La raifon de ce dépérlflifméilt eft très-fimple. Il eft aîfé
de voir que par fa natute l'agficulture doit être le moins lucratif
d^ totis les arts; parce 4uè fon produit étaftt de Pufage le phis
iadifpenfable pour touj les honutte^ , le prit en doit être propo^w
O ij
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io8 Origine DB vInégalitê
tionné aux facultés des plus pauvres. Du même principe on peut
tirer cette règle , qu'en général les arts font lucratifs en raifon
înverfe de leur utilité, & que les plus néceffaires doivent enfin
devenir les plus négligés. Par où Ton voit ce qu'il faut penfer
des vrais avantages de l'induflrie & de PefFet réel qui réfuice de
fes progrès.
Telles font les caufes fenfibles de toutes les misères oh
Topulence précipite enfin les Nations les plus admirées. A mefure
que rinduflrie & les arts s'étendent & fleuriiïent , le cultivateur
iTîéprifé , chargé d'impôts néceffaires à l'entretien du luxe , &
condamné à pafTer fa vie entre le travail & la faim , abandonne
fes champs pour aller chercher dans les villes le pain qu'il y
devroit porter. Plus les capitales frappent d'admiration les yeux
ftupides du peuple , plus il faudroit gémir de voir les campa-
gnes abandonnées , les terres en friche , & les grands chemins
inondés de malheureux citoyens devenus mendians ou voleurs ^
& deflinés k finir un jour leur misère fur la roue ou fur un fu-
mier. C'eft ainfi que l'état s'enrichifTant d'un côté, s'afFoiblit & fc
dépeuple de l'autre, & que les plus puifTantes Monarchies, après
bien des travaux pour fe rendre opulentes & défertes , finifTent
par devenir la proie des nations pauvres qui fuccombenr à la fu-
îiefle tentation de les envahir, & qui s'enrichiffent & s'afFoiblifTent
\ leur tour, jufqu'k ce qu'elles foient elles-mêmes envahies 6c dé-
truites par d'autres.
Qu'on daigne nous expliquer une fois ce qui avoit pu produire
ces nuées de barbares qui, durant tant de fiècles, ont inondé l'Eu-
rope , l'Afie, &l^Afrique> Étoit-ce à Tindurtrie dé letfrs arts, à
la fagefTe de leurs loix , a Texcellence de leur police qu'ils dé-
voient cette prodigieufe population? Que nos favans veuillent bien
nous dire pourquoi, loin de multiplier à ce point, ces hommes
féroces & brutaux, fans lumières, fans frein, fans éducation, ne
tfentr'égorgeoient pas tous a chaque inftanr, pour fe difputer leur
pâture ou leur chafle ? Qu'ils nous expliquent comment ces mifé-
râbles ont eu feulement la hardie/Fe de regarder en feee de, fi,jiî|-.
feiies gens que nous étions, avec une fi belle difcipUne militaire^
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PARMI LES Homme s. 109
de fi beaux codes , & de fi fages loîx î Enfin pourquoi , depuis
que la focîété s'eft perfeftionnée dans les pays du ïiord , & qu'on
y a tant pris de peine pout apprendre aux hommes leui's devoirs
mutuels & l'^art de vivre agréablement & paifiblement enfemble ,
on n'en voit plus rien^ fortir de femblable à ces multitudes d'hom-^
mes qu'il produîfoit autrefois ? J'ai bien peur que quelqu'un ne
s'avife k la fin de me répondre que toutes ces grandes chofes ^
lavoir les arts t les fciences & les loix, ont été très-fagement in-
Tentées par les hommes , comme une pefte falutaire pour préve-
nir l'exceflîve multiplication de l'efpèce , de peur que ce monde ,
qui nous eft deftiné , ne devînt à la fin trop petit pour fi:s habir
tans^
Quoi donc? Faut-il détruire les fociétés, anéantir le tien&fo
mien , & retourner vivre dans les forets avec les ours î Confé-
quence à la manière de mes adverfaires , que j'aime autant pré-
venir que de leur laifier la honte de la tirer. O vous , à qui la voir
célefie ne s'eft point fait entendre , & qui ne reconnoiflez pour
votre efpèce d'autre deftination que d'achever en paix cette courte
vie! vous qui pouvez lalflfer au milieu des villes vos funeftes ac-
quifitions , vos efprits inquiets , vos cœurs corrompus & vos^defirs.
effrénés , reprenez , puifqu'il dépend de vous, votre antique & pre-
mière innocence, allez dans les bois perdre la vue & la mémoire-
des crimes de vos contemporains , & ne craignez point d'avilir vo^
tre efpèce en renonçant à fes lumières pour renoncer h fes vices*.
Quant aux hommes femblables k moi dont les paflîons ont détruîr
pour toujours l'originelle fimplicité , qui ne peuvent plus fe nourrir
d'herbes & de glands , ni fe paffer de loix & de chefs ; ceux quî
furent honorés dans leur premier père de leçons furnaturelles j.
ceux (}ui verront d^ns ^intention de donner d'abord a:ux aâions
humaines une moralité qu'elles n'euffent de long-temps acquife,.
la rîufon d'un précepte indifférent par lui-même , & inexplicable-
dans tout autre fyflême: ceux, en un mot, qui font convamcuS'
q.ue la voix divine appella tout le genre humain aux lumières &,
au bonheur des céleftes intelligences ; tous ceux-4a tacheront, par
^exercice des vertus- q^u'ils s'obligent à pratiquer ea apprenant a^
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-^ €>
no Origine de l'Inégalité
les connoître , à mériter le prix éternel qu^ils en doivent atten-
dre ; ils refpefleront les facrés liens des fociétés donc ils font les
membres ; ils aimeront leurs femblables & les ferviront de tout
leur pouvoir; ils obéiront fcrupuleufement aux loix, & aux hom-
mes qui en font les auteurs & les miniftrcs ; ils honoreront fur-
tout les bons & fages Princes qui fauront prévenir, guérir ou pal-
lier cette foule d'abus & de maux toujours prêts h nous accabler j
ils animeront le zèle de ces dignes chefs , en leur montrant fans
crainte & fans flatterie la grandeur de leur tâche & la rigueur de
leur devoir : mais ils n'en mépriferont pas moins une conftitution
qui ne peut fe maintenir qu'à l'aide de tant de gens refpedables
qu'on defire plus fouvent qu'on ne les obtient, & de laquelle^
malgré tous leurs foins , naiflent toujours plus de calamités réelles
que d'avantages apparens.
Page^i.
(NOTE 10.*) Parmi les hommes que nous connoiflbns i
ou par nous-mêmes , ou par les hiftoriens , ou par les voyageurs f
les uns font noirs , les autres blancs , les autres rouges ; les uns
portent de longs cheveux , les autres n'ont que de la laine frifée,
les uns font prefque tout velus , les autres n'ont pas même de
barbe ; il y a eu & il y a peut-être encore des nations d'hom-
mes d'une taille gigantefque ; & laifTant h part la fable des py-
gmées , qui peut bien n'être qu'une exagération, on fait que les
Lapons & fur-tout les Groëenlandois font fort au-deflbus de la
taille moyenne de l'homme; on prétend même qu'il y a des
peuples entiers qui ont des queues comme les quadrupèdes ; &
fans ajouter une foi aveugle aux relations d'Hérodote & de Cré-
fias, on en peut du moins tirer cette opinion très-vraifembla-
blc, que fi l'on avoit pu faire de bonnes obfervations dans ces
temps anciens où les peuples divers fuivoient des manières de
vivre plus différentes entr'cUes qu'ils ne font aujourd'hui , on y
auroit auffi remarqué , dans la figure & l'habitude du corps ,
des variétés beaucoup plus frappantes. Tous ces faits , dont il
cft aifé de fournir des preuves inoonteftables , ne peuvent fur-
prendre que ceux qui font accoutumés à ne regarder que les
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p A R M I z E s Hommes, .m
objets qui les environnent, & qui ignorent les puiflans effets
de la diverfité des climats , de Tair , des alimens , de la manière
de vivre , Ats habitudes en général , & fur-tout la force éton-
nante des mômes caufes , quand elles agiflTent continuellement fur
de longues fuites de générations. Aujourd'hui que le commerce ,
les voyages & les conquêtes, réuniflent davantage les peuples
divers , & que leurs manières de vivre fe rapprochent fans ceflè
par la fréquente communication, on s^apperçoit que certaines
différences nationales ont diminué , & par exemple , chacun peut
remarquer que les François d'aujourd'hui ne font plus ces grands
corps blancs & blonds décrits par les hifloriens latins , quoique
le temps joint au mélange des Francs & des Normands, blancs
& blonds eux-mêmes, eut dû rétablir ce que la fréquentation
des Romains avoir pu ôter îi l'influence du climat, dans la conf-
titution naturelle & le teint des habitans. Toutes ces obfervations
fur les variétés que mille caufes peuvent produire & ont produit
en effet dans Tefpèce humaine , me font douter fi divers animaux
femblables aux hommes , pris par les voyageurs pour des bêtes
fans beaucoup d'examen , ou à caufe de quelques diîfférences qu'ils
remarquoient dans la conformation extérieure , ou feulement
parce que ces animaux ne parloient pas, ne feroient point ea
effet de véritables hommes fauvages, dont la race difperfée an-
ciennement dans les bois, n'avoit eu occafion de développer aucune
de ks facultés v'urtuelles , n'avoit acquis aucun degré de perfec-
tion , & fe trouvoit encore dans l'état primitif de nature* Doni*
Bons un exemple de ce que je veux dire.
„ Ow trouve , dit le traduâeur de l'Hifl. its^ Voyages , dans le
9, royaume de Congo quantité de ces grands animaux qu'on nom«
„ me Orang' Outang aux Indes orientales , qui tiennent comme
„ le milieu entre refpece humaine & les Babouins , Battel raconte
„ que dans les forêts de Mayomba , au royaume de Loango , on
„ voit deux fortes de monflres dont les plus grands fe nomment
„ Pongos & les autres Enfokos^. Les premiers onr une reffem-
y, blance exaâe avec l'homme ; mais ils font beaucoup plus gros ,.
y> & de fort liaute taille. Avec un vifage hui2iain,.iU ont les yeux
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9^^
112 Origine de rlNÈGALirê
j», fort enfoncés. Leurs mains, leurs joues, leurs oreilles font fans
„ poils, à l'exception des fourcils qu'ils ont fort longs ^ quoiqu'ils
„ aient le refte du corps aflez velu , le poil n'en eft pas fort
„ épais, & fa couleur eft brune. Enfin la feule partie qui les dif-
„ tingue des hommes eft la jambe qu'ils ont fans mollet. Ils mar-
„ chent droits , en fe tenant de la main le poil du cou ; leur re-
rS, traite «ft dans les bois; ils dorment fur les arbres, & s'y font
* „ une efpèce de toit qui les met à couvert de la pluie. Leurs alî-
„ mens font des fruits ou des noix fauvages. Jamais ils ne man-
„ gent de chair. L'ufage des Nègres qui traverfent les forets , eft
' >ï ^'y allumer des feux pendant la nuit. Ils remarquent que, le
„ matin , a leur départ , les Pongos prennent leur place autour
^, du feu, &: ne fe retirent pas qu'il ne foit éteint : car avec beau-
^, coup d'adrefTe , ils n'ont point aiïez de fens pour l'entretenir en
„ y apportant du bois.
„ Ils marchent quelquefois en troupes & ment les Nègres quî
„ traverfent les forets. Ils tombent même fur les éléphans quî
„ viennent paître dans les lieux qu'ils habitent, & les incommo-
,, dent fi fort k coups de poing ou de bâtons , qu'ils les forcent
^, à prendre la fuite en pouffant des cris. On ne prend jamais de
„ Pongos en vie , parce qu'ils font û robuftes que dix hommes
„ ne fuffiroicnt pas pour les arrêter : mais les Nègres en prennent
;> quantité de jeunes après avoir tué la mère, au corps de la-
„ quelle le petit s'attache fortement* Lorfqu'un de fes animaux
,, meurt, les autres couvrent fon corps d'un amas de branches
,, ou de feuillages. Purchafs ajoute que dans les converfatiofis
„ qu'il avoit eues avec Battel , il avoir appris de lui-même qu'un
„ Pongo lui enleva un petit Nègre qui paffa un mois entier dans
' , la fociété de ces animaux ; car ils ne font aucun mal aux hom-
„ mes qu'ils furprçnnent , du moins lorfque ceux-ci ne les regar-
„ dent point , comme le petit Nègre l'avoit obfervé, Battel n'a
* „ point décrit la féconde efpèce de monftres.
„ Dapper confirme que le royaume de Congo eft plein de
„ ces animaux qui portent aux Indes le nom d'Orang-Outang ,
„ c'eft-a-dire , habitans des bois , & que] les Afriquains nomment
n Quojâs Morros.
k - Digitizedby V^OOQ le ^
J
PARMI LES Hommes. 115
„ Quojas-Morros. Cette béte, dit-il, eft fi femblable à Phomme,
„ qu'il eft tombé dans refprit à quelques voyageurs qu'elle pou-
„ voit être fortie d'une femme & d'un finge : chimère que les
„ Nègres mêmes rejettent. Un de ces animaux fut tranfporté
-„ Congo en Hollande, & préfenté au Prince d'Orange Frédéric
„ Henri, Il étoit de la hauteur d'un enfant de trois ans & d'un
„ embonpoint médiocre, mais quarré & bien proportionné, fort
,, agile & fort vif, les jambes charnues & robuftes , tout le devant
„ du corps nud , mais le derrière couvert de poils noirs. A la
„ première vue, fon vifage reflembloit à celui d'un homme, mais
„ il avoit le nez plat & recourbé ; fe$ oreilles étoient aufll celles
„ de l'efpèce humaine; fon fein , car c'étoit une femelle, étoit
„ potelé, fon nombril enfoncé , fes épaules fort bien jointes, fes
„ mains divifées en doigts & en pouces , fes mollets & fes talons
,, gras & charnus. Il marchoit fouvent droit fur fes jambes, il
„ étoit capable de lever & porter des fardeaux affcz lourds. Lorf-
„ qu'il vouloit boire , il prenoit d'une main le couvercle du pot ,
„ & tenoit le fond de Tautre. Enfuite il s'efTuyoit gracieufement
„ les lèvres. Il fe couchoit, pour dormir, la tête fur un couffin,
„ fe couvrant avec tant d'adrefie qu'on l'auroit pris pour un hom-
„ me au lit. Les Nègres font d'étranges récits de cet animal. 11$
„ afTurent non-feulement qu'il force les femmes & les filles , maïs
„ qu'il ofe attaquer des hommes armés ; en un mot , il y a beau-
„ coup d'apparence que c'eft le fatyre des anciens. Mérolla ne
„ parle peut-être que de ces animaux , lorfqu'il raconte que les
„ Nègres prennent quelquefois dans leurs chafles des hommes &
„ des femmes fauvages. "
Il ell: encore parlé de ces efpèces d'animaux antropoformcs
dans le troifième tome de la même Hiftoire des Voyages fous
!e nom de Beggos & de Mandrills \ mais pour nous en tenir aux
relations précédentes, on trouve dans la defcription de ces pré-
tendus monfires des conformités frappantes avec refpèce humai-
ne, & des différences moindres que celles qu'on pourr oit affigner
d'homme h homme. On ne voit point dans ces pifîages les rai-
fons fur lefquelles les auteurs fe fondent pour refufer aux ani-
Œuvrcs mêlées. Tome IL P
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1
114. ''Ori gjne de X' In^é gazité
maux en queftion te nom d'hommes fauvages ; mais il efl: aifé
de conjefturer que c'eft à caufe de leur ftupidité, & aufîî parce
qu'ils ne païloient pas : raifon fotble pour ceux qui favent que ,
quoique l'organe de la parole foit naturel à l'homme , k parole
elle-même ne lui eft pourcant pas naturelle j & qui connoifîent juf-
qu'a quel point fa perfeélibilité peut avoir élevé l'homme civil au-
deflus de fon état originel. Le petit nombre de lignes qui con-
tiennent ces defcriptions , nous peut faire juger combien ces ani-
maux ont été mal obfervés, & avec quels préjugés ils ont été vus.
Par exemple , ils font qualifiés de monftres , & cependant on con-
vient qu'ils engendrent. Dans un endroit Battel dit que les Pon-
gos tuent les Nègres qui traverfent les forêts ; dans un autre Pur-
chafs ajoute qu'ils ne leur font aucun mal, même quand ils les
furprennent , du moins lorfque les Nègres ne s'attachent pas k les
regarder. Les Pongos s'afTemblent autour des feux allumés par
les Nègres , quand ceux-ci fe retirent , & fe retirent à leur tour
jquand le feu eft éteint ^ voila le fait, voici maintenant le com-
jmen taire de l'obfervateur \ car avec beaucoup (Tadrejfe , ils n^ont
pas ûjii^ de fens pour V entretenir en y apportant du bois. Je vou-
drois deviner comment Battel ou Purchafs, fon compilateur , a pu
favoir que la retraite des Pongos étoit un eiTet de leur bétife
plutôt que de leur volonté. Dans un climat tel que Loango, le
feu n'eft pas une chofe fort néceffaire aux animaux , & fi les Nè-
gres en allument , c'eft moins contre le froid que pour effrayer
les bêtes féroces; il eft donc très-fmiple qu'après avoir été quel-
que temps réjouis parla flamme, ou s'être bien réchauffés, les
Pongos s'ennuient de refter toujours h la même place , & s'en
aillent k leur pâture , qui demande plus de temps que s'ils man-
geoient de la chair. D'ailleurs on fait que la plupart des animaux,
fans en excepter l'homme , font naturellement pareffeux , & qu'ils
fe refufent k toutes fortes de foins qui ne font pas d'une abfolue
néceflîté. Enfin il paroît fort étrange que les Pongos, dont on
vante Tadreffe & la force , les Pongos qui favent enterrer leurs
morts & fe faire des toîts de branchages , ne fâchent jamais pouf-
fer des tifons dans le feu. Je me fouviens d'avoir vu un finge faire
cette même manœuvre qu^on ne veut pas que les Pongos puiffenc
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Goc gle
PARMI LES Hommes.. 115.
faire ; il eft vrai que mes idées n'étant pas alors tournées de ce
côté, je fis moi-même la faute que je reproche à nos voyageurs,
& je négligeai d'examiner fi llntention du finge étoit en êfîfet d'en-
tretenir le feu, ou Amplement, comme je crois , d'imiter i'aâion
d'un homme. Quoi qu'il en foit , it eft bien démontré que le
iînge n'eft pas une variété de l'homme, non-feulement parce qu'il
eff privé de la faculté de parler , mais fur-tout parce qu'on eft
sûr que fon efpèce n'a point celle de fè perfedionher, qui eft le
caraâère spécifique de l'efpèce humaine. Expériences qui ne pa-
roiflent pas avoir été faites fur le Pongo & l'Orang'-Outang avec
aflez de foin pour en pouvoir tirer là même conclufion. D y au-
roit poiirtaM ùa' moyen par leqiiel,fi l'Orang-Outang ou d^u-
très étoîent de l'e^ilèce humaine , les obier vateurs les plus ^of-
fiers pourr oient s'eit aflurer même avec démooftradon ; mais ou*
tre qti'une feule génération ne ûiffiroit pas pour cette expérience,
eile doit pafler pour im]pracicable , parce qtt'it' faudroit que ce qui
n'eft qu'une fuppafitîo<n fàt démontré vrai , ax^aat que l'épreuve
qui devroit conftater le fait , pût être tentée innoeeminent.
Les jugemens précipités , & qui ne font point le fruit d'une
raifon éclairée , font fa jets )l donner dans l'excès. Nos voyageuri
font fans façon des bêtes (bus les nonts de Pongos\^ de Màn^
drills, à*Orang'Outangy de ces mêmes êtres dont, fous le nonil
de Satyres, de Faunes, de Silvains, les anciens fàifoiënt des d*i^
vinités. Peut-être, après des recherches ptus'exadleis trouvera-t-
on que ce font des hommes. En attendant, il me paroit qu'il
y a bien autant de raifon de s'en rapporter Ih-deflTûs \ Merolla ,
Religieux lettré, témoin oculaire, & qui, avec toute fâ naïveté,
ne laiffbit pas d'être homme d'efprît, qu'au marchand Battel,
à Dapper , à Furchafs , & aux autres compilateurs.
QuEi jugement penfe-t^on qu^euifisnt porté de pareils obfef-
vafetirs fur Feniant trouvé en 1^94, dont j'ai déjà parlé ci-de-
rant , qui ne donnoit aucune marque de raifon , marchoit fur
-fe!^ pieds &: fur fers mains, n'avoît aucun lasngage & fbrmoit des
fons qui ne reffimibloient en rien à ceux d'un homme ? Il £ixt
long^temps, cporniue le même Phîlofbphe qui me fournit ce fait,
P ij
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ii6 Origine de L'Inégalité
avant de pouvoir proférer quelques paroles, encore le fit-îl d'une
manière barbare. Auflî-tôt qu'il put parler, on Tinterrogea fur
fbn premier état; mais il ne s'en fouvint non plus que nous nous
fouvenons de ce qui nous eft^ arrivé au berceau. Si malheureu-
fement pour lui cet enfant fut tombé dans les mains de nos
voyageurs , on ne peut douter qu'après avoir remarqué fon
filencc & fd fîupidité , ils n'eufTent pris le parti de le renvoyer
dans les bois ou de l'enfermer dans une ménagerie ; après quoi
ils en auroienc fa^^amment parlé dans de belles relations, comme
d'une béte fort curieufe qui refTembloit afTez à l'homme.
Depuis trois ou quatre cens ans que les habitans de l'Eu-
rope inondent les autres parties du monde & publient fans
cefTe de nouveaux recueils de voyages & de relations , je fuis
perfuadé que nous ne connoifTons d'hommes que les feuls Euro-
péens ; encore paroît-il, aux préjugés ridicules qui ne font pas
éteins , même parmi les gens de lettres , que chacun ne fait guè-
res fous le nom pompeux d'étude de l'homme , que celle des
hommes de fon pays. Les particuliers ont beau aller & venir, il
femble que la philofophie ne voyage point, auflî celle de chaque
peuple eft-elle peu propre pour un autre. La caufe de ceci eft
manifefte, au moins pour les contrées éloignées; il n'y a guères
que quatre fortes d'hommes qui fafTent des voyages de long
cours , les marins , les marchands , les foldats & les miflîon-
naires ; or, on ne doit guères s'attendre que les trois premières
clafles fournifTent de bons obfervateurs , & quant h ceux de la
quatrième , occupés de la vocation fublime qui les appelle ,
quand ils ne feroient pas fujets k des préjugés d'état comme
tous les autres, on doit croire qu'ils ne fe livreroient pas volon-
tiers k des recherches qui paroiffent de pure curiofité , & qui
les détourneroient des travaux plus importans auxquels ils fc
deftinent. D'ailleurs, pour prêcher utilement TÉvangile, il ne faut'
que du zèle, & Dieu donne le refte; mais pour étudier les hom-
mes , il faut des talens que Dieu ne s'engage à donner a per- ^
fonne , & qui ne font pas toujours le partage des faints. On n'ou-
vre pas un livre de voyages où l'on ne trouve des defcriptions de
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PARMI L E S H O M M ES. l^f"
caraôères & de mœurs; maïs on eft tout étonné d'y voir que ces
gens, qui ont tant décrit de chofes, n'ont dit que ce que chacun
favoit déjà , n'ont fu appercevoir à l'autre bout du monde que ce
qu'il n'eût tenu qu'à eux de remarquer fans fortir de leur rue ,
& que ces traits vrais qui diftinguent les nations & qui frappent
les yeux faits pour voir , ont prçfque toujours échappé aux leurs.
De-là eft venu ce bel adage de moral , fi rebattu par la tourbe
philofophefque , que les hommes font par - tout les mêmes ,
qu'ayant par-tout les mêmes pafÏÏons & les mêmes vices , il eft
affez inutile de chercher k caraâérifer les différens peuples; ce
qui eft à-peu-près* auflî-bien raifonné que fi l'on difoît qu'on ne
fauroit diftinguer Pierre d'avec Jacques , parce qu'ils ont tous deux
un nez^ une bouche & des yeux.
Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux où les peu-
ples ne fe mêloient point de philofopher , mais où les Platon , les
Thaïes & les Py thagores , épris d'un ardent defir de favoir , en-
treprenoient les plus grands voyages uniquement pour s'înftruire,
& allotent au loin fecouer le joug des préjugés nationnaux , ap-
prendre à connoître les hommes par leurs conformités & par leurs
différences, & acquérir ces connoiflances univerfelles qui ne font
point celles d'un fiècle ou d'un pays exclufivement, mais qui
étant de tous les temps & de tous les lieux , font ^ pour ainfi di-
re , la fcience commune des fages ?
On admire la magnificence de quelques curieux qui ont fait
ou fait faire k grands frais des voyages en Orient avec des fa-
vans & des peintres, pour y deflîner des maJTures & déchiffrer
ou copier des infcriptions : mais j'ai peine à concevoir comment
dans un fiècle où l'on fe pique de belles connoifËtnces, il ne fe
trouve pas deux hommes bien unis, riches, l'un en argent, l'autre
en génie , tous deux aimant la gloire & afpirant k l'immortalité ,
dont l'un facrifie vingt mille écus de fon bien , & l'autre dix ans
de fa vie îi un célèbre voyage autour du monde , pour y étudier,
non toujours des pierres & des plantes, mais une fois les hommes
& les mœprs, & qui, après tant de fiècles employés k mefurer &
confidérçr la maifon , s'avifent enfin d'en vouloir connoître les ha*,
bitans.
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uS. Oric^inb de vIn^égalité
Les Académiciens qui ont parcouru les parties Septentrionales
de TEurope & méridionale de PAmérique , avoient plus pour objet
de les Tifiter en Géomètres qu'en Philofophes. Cependant comme
ils étoient k la fbis Pun & l'autre, on ne peut pas regarder
comme tout-Vfait inconnues les régions qui ont été vues & dém-
érites' par les La Condamine & les Màupertuis. Le Jouaillier
Chardin, qui a voyagé comme Platon, n'a rien laiffë ^ dire
fur la Perfe; la Chine paroît avoir été bien obfervée par les
léTuites. Kempfer donne une idée paflable du peu qu'il a vu dans
le Japon. A ces relations près nous ne connoiflbns point les peu*
pies des Indes Orientales , fréquentées uniquement par des Eu-
ropéens plus cwieux de remplir leurs bourfes que leurs tétes«
L'Afrique entière & fes nombreux habiçans, auffi iinguliers par
leur caraûère que par leur couleur , font encore k examiner ;
rout?e la terre eft couverre de nations dont nous ne connoiflfbns
que les noms , & nous nous mêlons de juger le genre humain I
Suppofons un MôTitefq«îeu , un Buffon , un Diderot , un Du-
clos , un d'Atentberî? , un Condîttàfc , bii des hommes dîe cette
trempe, voyageant potir inftruire leurs compatrbres, obfervant
& d'écrivant, comme ils^ favent faire, la Turquie, l'Egypte, la
Barbarie , l'Emph'e de Maroc , la Guinée , le pay$ des Caffires ,
^intérieur de l'Afrique & fes côtes orientafes , les Mahibares , le
Mogot, les rives du Gange, les royaumes de Sam, de Pégu &
d'Ava, la Chine , la Tartarie , & fur-'^rout le Japon ; puis dans l'aur
tre hémii^èfe te Mexique, le Pérou , le Chili, les terres Magel^
laniques, fana oublier les Patagons vrais ou faux, le Tucuman t
le Par^aai, s'il étek poflîble, le Brezil^ enfin les Caraïbes, la
Floride & toutes les contrées fauvages; voyage le plus important
de tous , & celui qu'il f^Ëodrok faire avec le plus de foin. Suppo-
fons qye ces nouveaux Hercules , dererour de ces coutfes mémora-
btes^ 6&tït enfuite k loiGx l'Hiftoire naturelle , morale & politique
de ee qu'ils auroient vu , nous verrions nous-fsaiéniies fortir un mon-
de nouveau de deflbus leur pkmie , & nous apprendrions ainfi à
connoitce Je ns6tre : je dis que quamd de pareils obfervateurs af«
finufitxmt d\2n tel aiûm^ x|ue c'eft un boôime, &: d'un autre, qoe
c'^xatû.hétty il Êutdra lei$ ett croire } mais ce feroit une grande
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P^.RJifl St:S MOM'M ESS. 1)19
jûmpliché de^sf^sn ra^orcer ;UiTde^sÀ.des AODyagoiiu» igrafCi^s^
fîir lefquelsion f/^rok quelquefois t«nté. de faire Ut même ^ueiHofii
Qu'ils fe môleot àti.séiQudxic iur ^d'^duOHSs ^im^ai^.
' ?^^4i- . - .
(NOTE II. * ) Cela .me ^paroit de la dernière évidence , &
je ,iie fauroisconceroir d^où nos philofophos peawnt iaire uaUrc
4:oiues ks paflions. qu'ils prêcent k Thomme naturel. \£xc^té Ip
ieul ixéceflaire pfay figue, que la.naKure même demande., tous nos
autres befoins ne font tels >que j>ar Pbabicude, ^am, laquelle ils
.n?écoient pouit des befoins, ou par nos defirs, & l'on ce deiîrie
j>oiiit ce qu'on n'ecft pas en eut de connaître. D'où il fuit quis
rbommê £mvage ne délirant que les choies qu'il c<]|nnoît,.& cfi
connojflànt que celles dont la poflelfion cft en fon jiouvoir , ou
facile h acquérir , rien ne «doit être ii tttnqftiUe que fon ame^ ^
rien fi borné que fon efprit.
(NOTE la. * ) Je trouve dans le g<Miv«fnemetit civil de
Locke une ôbjeâion qui me paroit trop fpécieule ^peur ^u^il
^me (bit permis de la -diflimuler. » La £n de ta focîété «entre le
» m41e èc H femelle, )tit ce philofophe, n^étant pas fimplement
n de procréer , mais dfe centîmiér l'efpècë ,"fcéfte focâété doit
i> durer , même après là procréation , du moins aufli long-ten^s
» qu'il eft tiéccfïaire pour la iiourr4ture& la confervation des pro-
» crées ; c?eft-k-dire , jufiju'à ce qu'ils fbient capables ^ pourvoir
• «UK- mêmes à leurs befeins. Cette règle , que la ïageflè infinie
a> 4u Créâwnr a établie fur les euvres de fes mains , nous voyons
» ^é ici créatures inférieures à Thomme Tobfervenc conllam'
9 ment & avec exaditude. Dans ces animaux qui vivent d'herbes ,
3 Ul fociété entre le mâle & la fenïelle ne dure pas plus long-
» temps que chaque afte de copulation , parce que les maihelles
» de la mère étant fuffifantes pour nourrh" les petits jufqu^ ce
p qu'ils feient capables de paître l'herbe, le mâle fe contente
'i>B^e*gendrer*, & îtiie ft iiâtfe plus après cela de la femelle ni
i» des peéts , ï la fubfiAance defquels il ne peut rien contribuer.
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120 Origine de vl^ è galité
1^ Mais au regard des bétes de proie, la fociécé dure plus long-^
i temps, à caufe que la mère ne pouvant pas bien pourvoir \ fa
9 fubfiftance propre & nourrir en même-temps fes petits par fâ
a> feule proie , qui eft une voie de fc nourrir & plus laborieufe
» & plus dangereufe que n*eft celle de fe nourrir d'herbes , raflîC-
» tance du mâle eft tout«Wait nécefTaire pour le maintien de leur
» commune famille, fi Ton peut ufer de ce terme ; laquelle juf-
» qu'îi ce qu^elle puifle aller chercher quelque proie , ne fauroît
» fubfifter que par les foins du mâle & de la femelle. On remar-
» que le même dans tous les oifeaux, fi l*on excepte quelques
» oifeaux domeftiques qui fe trouvent dans des lieux où la continuel-
I» le abondance de nourriture exempte le mâle du foin de noiwrir les
]» petits ; on voit que pendant que les petits dans leur nid ontbefoin
» d'alimens, le mâle & la femelle y en portent jufqu*à ce que ces
» petitS'lli puiflent voler & pourvoir h leur fubfiftance.
» Et en cela , îi mon avis , confifte la principale , fi ce n*cft
n la feule raifon pourquoi le mâle & la femelle dans le genre
» humain font obligés à une fociété plus longue que n^eAtre-
» dennent les autres créatures- Cette raifon eft que la femme eft
» capable de concevoir ,& eft pour Tordinaîre derechef grofle &
» fait un nouvel enfant long-temps avant que le précédent foit
» hors d'état de fe paflèr du fecours dé fes parens & puifle lui-
-même pourvoir ^ ft^ befoins. Ainfi un père étant obligé de
» prendre foin de cetpc qu'il a engendrés , &_ de prendre ce foin-
»lk pendant long-temps, il eft auflî dans l'obligation de continuer
» k vivre dans la fociété conjugale avec la même femme de qui
„ il les a eus , & de demeurer dans cette fociété beaucoup plus
^, long-temps que les autres créatures*^ dont les plus petits pou-
„ vaut fubfifter d'eux-mêmes avant que le temps d'une nouvelle
,, procréation vienne , le lien du mai & de la femelle fe rompe
,, de lui-même, & l'un & l'autre fe trouvent dans une pleine li-
„ berté, jufqu'à ce que cette faifpn^ qui a coutume de folliciter
^, les animaux \ fe joindre enfemble , les oblige à fe choifir de
9, nouvelles compagnes. £t ici l\)n ne fauroit admirer aflez la
^ fageflTe 4u Créateur , qui ayant donné k l'homme des qualités
,, propres
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p'Armi les Hommes. m
;;; propres pour pourvoira rarenîr aufli-bien qu'au préfent, a voulu
^, & a fait en forte que la fociété de Thomme durât beaucoup
,9 plus long-temps que celle du màle & de la femelle parmi les
91 autres créatures , afin que par-la TinduHrie de Thomme fie de
,9 la femme (tit plus excitée, & que leurs intérêts fuflent mieux
„ unis, dans la vue de faire des provifions pour leurs enfans fie
\^ de leur lai/Ter du bien : rien ne pouvant être plus préjudicia*
,, ble \ des enfans qu'une conjonftion incertaine fie vague, ou
9, une diflblution facile fie fréquente de la fociété conjugale. '*
Le même amour de la vérité qui m'a fait expofer fincéremene
cette objefUon , m'excite à l'accompagner de quelques remar-
ques , finon poiu: la réfoudre , au moins pour l'éclaircir.
I. J'OBSERVERAI d'abord que les preuves morales n'ont pas
une grande force en matière de phyfique , fie qu'elles fervent plu-
tôt à rendre raifon des faits exiftans qu'à conflater Texiflence
réelle de ces faits. Or , tel eft le genre de preuve que M. Locke
emploie dans le paflTage que je viens de rapporter 5 car, quoiqu'il
puifle être avantageux à l'efpèce humaine que l'union de l'homme
& de la femme foit permanente, il ne s'enfuit pas que cela aie
été ainfi établi par la nature \ autrement il faudroit dire qu'elle
a auflî inilitué la fociété civile , les arts , te commerce , & tout
ce qu'on prétend être utile aux hommes.
a. J'IGNORE oh M. Locke a trouvé qu'entre les animaux de
proie la fociété du màle fie de la femelle dure plus long-temps
que parmi ceux qui vivent d'herbes , fie que l'un aide à l'autre à
nourrir les petits ; car on ne voit pas que le chien, le chat, l'ours,
ni le loup reconnoiflent leur femelle mieux que le cheval , le bé-
lier, le taureau , le cerf, ni tous les autres quadrupèdes ne re-
connoifTent la leur. Il femble au contraire que fi le fecours du
mal étoit néceffaire k la femelle pour conferver fes petits, ce fe-
to\t fur-tout dans les efpèces qui ne vivent que d'herbes, parce
qu'il faut fort long-temps à là mère pour paître , fie que durant
tout cet intervalle elle eft forcée de négliger fa portée, au lieu
que la proie d'une ourfe ou d'une louve eft dévorée en un inf-
Œuvres miUts. Tome IL Q
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121 Origine de vIné gaztté
tant, & qu^elle a, fans ibuffrir la faim» plus de temps pour aQaT-
ter fes petits. Ce raifonncment eft confirmé par une obfervatîon
fur le nombre relatif de mamelles & de petits qui diftingue les
efpèces carnacières des frugivores, & dont j*aî parlé dans la Note 8.
Si cette obfervation eft jufte & générale , la femme n^ayant que
deux mamelles , & ne faifant guères qu'un enfant à la fois , voifii
une forte raîfon de plus pour douter que Tefpèce humaine foît
naturellement carnacière ; de forte qu'il femble que , pour tirer
la conclusion de Locke, il faudroît retourner tout-k-faît Ton rai-
fonnement. Il n'y a pas plus de folidité dans la même diftindion
appliquée aux oÙeaux. Car qui pourra fe perfuader que l'union
du mâle & de la femelle (bit plus durable parmi les vautours &
les corbeaux que parmi les tourterelles? Nous avons deux efpèces
d'oifeaux domefliques , la canne & le pigeon , qui nous fournif*
fent des exemples dîreftement' contraires au fyftême de cet au-
teur. Le pigeon qui ne vît que de grain , refte uni 2i fa femelle y
& ils nourrirent leurs petits en commun. Le canard , dont la vo-
racité eft connue, ne reconnoît ni fa femelle, ni fes petits, &
n'aide en rien à leur fubfiftaace ; & parmi les poules , efpèce qui
n'eft guères moins carnacière , on ne voit pas que le coq fe mette
aucunement en peine de la couvée. Que fi dans d'autres efpèces
le mâle partage avec la femelle le foin de nourrir les petits , c'eft
que les oifeaux , qui d'abord ne peuvent voler , & que la mère
ne peut alaiter » font beaucoup moins en état de fe pafter de l'af-
fiftance du père que les quadrupèdes , k qui fuffit la mamelle de
la mère , au moins durant quelque temps.
3. Il y a bien de l'incertitude fur le fait principal qui fert de
bafe à tout le raifonnement de M. Locke : car pour favoîr fi »
comme il le prétend , dans le pur état de nature la femme eft pour
l'ordinaire derechef groffe , & fait un nouvel enfant long-temps
avant que le précédent puifle pourvoir lui-même à fesbefoîns, il
faudroit des expériences qu'affurément Locke n'avoît pas faites , &
que perfonne n'eft k portée de faire. La cohabitation continuelle
du mari & de la femme , eft une occafion fi prochaine de s'ex-^
pofer à une nouvelle groflefTe , qu'il eft bien difficile de croire
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PARMi^ LEs^ Hommes. ia|
que la rencontre fortuite ou la feule impuMîon du tempérament
produisît des effets auflî fréquens dans le pur état de nature que
dans celui de la fociété conjugale ; lenteur qui contribueroit peu^
être k rendre les enfans plus robuftcs , & qui d'ailleurs pourroît
être compenfée par la faculté de concevoir , prolongée dans un
plus grand âge chez les femmes qui en auroient moins abufé dans
leur jeunefTe. A Pégard des enfans , il y a bien des raifons de croire
que leurs forces & leurs organes fe développent plus tard parmi
nous qu'ils ne feifoient dans l'état primitif dont je parle. La foi-
bleflc originelle qu'ils tirent de la conftitution des parens, les
foins qu'on prend d'envelopper & gêner tous leurs membres , la
mollefle dans laquelle ils font élevés , peut-être l'ufage d'un autre
lait que celui de leur wère , to^tt contrarie & retarde en eux les
premiers progrès de la nature. L'application qu'on les oblige de
donner k mille chofes fur Icfquellcs on fixe continuellement leur
attention, tandis qu'on ne donne aucun exercice à leurs forces
corporelles ^ peut encore faire une diveriîon confidérable k leur
accroiffementî de forte que fi, au lieu de furcharger & fatiguer
d'abord leurs efprits de mille manières , on laiffoit exercer leurs
corps aux mouvemens continuels que la nature femble leur de-
mander , il eft a croire qu'ils feroient beaucoup plutôt en état de
marcher, d'agir, & de pourvoir eux-mêmes à leurs befoins.
4. Enfin M. LocKe prouve tout au plus qu'il pourroit bien
y avoir dans l'homme un motif de demeurer attaché à la femme
lorfqu'elle a un enfant ; mais il ne prouve nullement qu'il a dû s'y
attacher avant l'accouchement & pendant les neuf mois de la
grofrefTe. Si telle femme efl indifférente k l'homme pendant ces
neuf mois , fi même elle lui devient inconnue , pourquoi la fe-
courra-t-il après l'accouchement? Pourquoi lui aidera-t-il k élever
un enfant qu'il ne fait pas feulement lui appartenir , & dont il n'a
réfolu ni prévu la naiflance? M. LocKe fuppofe évidemment ce
qui efl en quefKon: car il ne s'agit pas de favoir pourquoi l'hom-
me demeurera attaché k la femme après l'accouchement , mais
pourquoi il s'attachera k elle après I4 conception* L'appétit fatis-
fait, rhomme n'a plus befojn de lelle femme, ni la femme de
Qy
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1^4 Origine de vInégalité
tel homme. Celui-ci n'a pas le moindre fouci ni peut-être la moin-
dre idée des fuites de fon aftion. L'un s'en va d'un côté , l'autre
d'un autre , & il n'y a pas d'apparence qu'au bout de neuf mois
ils aient la mémoire de s'être connus^ car cette cfpèce de mé-
moire par laquelle un individu donne la préférence h un individu
pour Taéle de la génération, exige, comme je le prouve dans le
texte , plus de progrès ou de corruption dans l'entendement hu-
main , qu'on ne peut lui en fuppofer dans l'état d'animalité dont
il s'agit ici. Une autre femme peut donc contenter les nouveaux
defirs de l'homme auflî commodément que celle qu'il a déjà con-
nue , & un autre homme contenter de même la femme , fuppofé
qu'elle foit prefTée du même appétit pendant l'état de grofTefTe ,
de quoi Ton peut raifonnablement douter. Que fi dans l'état de
nature la femme ne refTent plus la paflîon de l'amour après la
conception de l'enfant, l'obftacle h fa fociété avec l'homme en
devient encore beaucoup plus grand, puifqu'alors elle n'a plus
befoin ni de l'homme qui l'a fécondée, ni d'aucun autre. 11 n'y
a donc dans l'homme aucune raifon de rechercher la même fem-
me , ni dans la femme aucune raifon de rechercher le même
homme. Le raifonnement de LocKe tombe donc en ruine , &
toute la dialeâique de ce philofophe ne Ta pas garanti de la faute
que Hobbes & d'autres ont commife. Ils avoient à expliquer un
fait de l'état de nature, c'eft-à-dire, d'un état où les hommes vî-
voient îfolés , & où tel homme n'avoit aucun motif de demeurer
à côté de tel homme, ni peut-être les hommes de demeurer a
côté les uns des autres, ce qui eft bien pis, & ils n'ont pas fongé
à fe tranfporter au-delà des fiècles de fociété , c'eft-a-dire , de ces
temps où les hommes ont toujours une raifon de demeurer près
les uns des autres , & où tel homme a fouvent une raifon de de*
meurer à côté de tel homme ou de telle femme»
Page ^^.
(NOTE 13. * ) Te me garderai bien de m'embarquer dans
les réflexions philofophiques qu'il y auroit à faire fur les avan-
tages & les inconvéniens de cette inftitution des langues : ce n'eft
pas a moi qu'on permet d'attaquer les erreurs vulgaires , & le
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PARMI LES Hommes.
ï^T
peuple lettré refpefte trop {es préjugés pour fupporter patiem-
ment mes prétendus paradoxes. Laiffbns donc parler les gens à
<jui Pon n'a point fait un crime d'ofer prendre quelquefois le
parti de la raifon contre Tavis de la multitude. Nec qindquam
fdicitad humant gencris decederet ^ Jî , pulfâ tôt Ungiiarum ptjît
& confufionc f unam artem callcrcnt mortales^ ^ fig^is^ modbus
gejîibusquc licitum foret quidvis explicare. Nunc verà ita compa-
ratum eji , ut animalium quœ vulgo bruta creduntur, melior longé
quàm nojlra hâc in parte videatur conditio , utpote quœ promp^
tiàs & forfan felicius, fenjus & cogitationcs fuas fine interprète
fignificent y quàm ulli queant mortales^ prœfertim fi peregr'mo
utantur fermone. If. Voflîus de Poëmat, Cant. & Viribus Rytlimi.
p. 66.
Page 49. - "" '
( NOTE 14.*) Platon montrant combien les fdées de la
quantité difcrette & de fes rapports font néceffaires dans \q%
moindres arts, fe moque avec raifon des Auteurs de fon temps
qui prétendoient que Palamède avoit inventé les nombres au fiège
de Troie , comme fi , dit ce Philofophe ; Agamemnon eût pu
ignorer jufques-là combien il avoit de jambes. En effet , on fenc
rimpoffibilité que la fociété & les arts fuffent parvenus 011 ils
étoient déjà du temps du fiège de Troie, fans que les hommes
euffent Tufage des nombres & du calcul ; mais la néceffiré de
connoître les nombres avant que d'acquérir d'autres connoi/Ian-
ces n*en rend pas l'invention plus aifée k imaginer ; les noms
àcs nombres une fois connus, il eft aifé d'en expliquer le fens
& d'exciter les idées que ces noms repréfentent ; mais pour les
invenrer il fallut avant que de concevoir ces mêmes idées , s'être ,
pour ainfi dire , familiarifé avec les méditations philofophiques ,
s^étre exercé k confidérer les êtres par leur feule effence & indé-
pendamment de toute autre perception , abftraftion très-pénible ,
très-métaphyfîque , très-peu naturelle , & fans laquelle cependant
ces idées n'euflent jamais pu fe tranfporter d'une efpèce ou d'un
genre k un autre , ni les nombres devenir univerfels. Un Sauvage
pouvoit confidérer féparémçnt fa jambe droite & fa jambe gau-
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126 Origine de vInècalitè
che , ou les regarder enfemble fous Pidée indivifible d^ime couple ;
fans jamais penfer qu'il en avoir deux; car autre chofe eft Pidée
repréfentative qui nous peint un objets & autre chofe Tidée nu-
mérique qui le détermine. Moins encore pouvoi^ii calculer juf-
qu'h cinq, & quoiqu'appliquant (es mains Tune fur Tautre, il eût
pu remarquer que les doigts fe répondoient exaâement y il étoit
bien loin de fonger \ leur égalité numérique ; il ne favoit pas plus
le compte de (es doigts que de k% cheveux; & fi, après lui avoir
fait entendre ce que c^eft que nombres, quelqu'un lui eût dit
qu'il avoit autant de doigts aux pieds qu'aux mains , il eût peut-
être été fort furpris, en les comparant, de trouver que cela étoit
vrai.
Page 52.
(NOTE 1$.*) Il ne faut pas confondre l'amour-propre &
l'amour de foi-méme , deux palfions très-différentes par leur na-
ture & par leurs effets. L'amour de foi-méme efl un fentiment
naturel qui porte tout animal \ veiller \ fa propre confervation ,
& qui, dirigé dans l'homme par la raifon & modifié par la piété ^
produit l'humanité & la vertu* L'amour-propre n'eft qu'un fen-
timent relatif, faâice & né dans la fociété , qui porte chaque in-
dividu \ faire plus de cas de foi que de tout autre , qui infpire
aux hommes tous les maux qu'ils fe font mutuellement , & qui
efi la véritable fource de l'honneur.
Ceci bien entendu , je dis que dans notre état primitif, dans
le véritable état de nature, l'amour*propre n'exiâe pas; car cha-
que homme en particulier fe regardant lui-même comme le feul
fpedateur qui l'obferve, comme le feul être dans funivers qui
prenne intérêt \ lui, comme le feul juge de fon propre mérite »
il n'efl pas poâ^Ie qu^un fentiment qui prend fa fource dans des
comparaifons qu'il n'efl pas à portée de faire , puifle germer dans
fon ame ; par la même raifon cet homme ne fauroit avoir m haine
ni defir de vengeance \ paffions qui ne peuvent naître que de l'o-
pinion de quelque offenfe reçue; & comme c'eft le mépris ou
l'intenttcih de nuire & non le mal qui confticue l'ofibofe > des hom-
mes qui ne favent ni s'apprécier ni fe comcparer , peuvent fe faire
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PARMI LES Hommes, 127
teaucoup de violences mutuelles » quand il leur en revient quel*
que avantage, fans jamais s'ofFenfer réciproquement. En un mot,
chaque homme ne voyant guères fes femblables que comme tl
verroit des animaux d'une autre efpèce , peut ravir la proie au
plusfoible, ou céder la fienne au plus fort, fans envifager ces
rapines que comme des événemens naturels , fans le moindre
mouvement d'infolence ou de dépit, & fans autre paflion que la
douleur ou la joie d'un bon ou mauvais fuccès, ... .. s
Page ^9. < '• ^-^ ' • w . -'. • i
( NOTE I ^. * ) C'eft une chofe extrêmement remarquable ,
que depuis tant d'années que les Européens fe tourmentent pour
amener les Sauvages des diverfes contrées du monde à leur ma-
nière de vivre, ils n'aient pas pu encore en gagner un feu! , noa
pas même à la faveur du Chriftianifme : car nos Midionnaires
en font quelquefois des Chrétiens, mais jamais des hommes
civilifés. Rien ne peut furmonter l'invincible répugnance qu'ils
ont à prendre nos mœurs & vivre à notre manière. Si ces pauvres
fauvages font auffi malheureux qu'on le prétend , par quelle in-
concevable dépravation de jugement refufent-ils conftamment de
fe policer k notre imitation , ou d'apprendre h vivre heureux
parmi nous; tandis qu'on lit en mille endroits que des Fran-
çois & d'autres Européens fe font réfugiés volontairement parmi
ces Nations , y ont pafTé leur vie entière , fans pouvoir plus quitter
une fi étrange manière de vivre , & qu'on voit même des Mif-
iîonnaires fenfés regretter avec atrcndrifTement les jours calmes
& innocens qu'ils ont pafTés chez ces peuples Ci méprifés ? Si
l'on répond qu'ils n'ont pas afTez de lumières pour juger faine-
ment de leur état & du nôtre, je répliquerai que Teflimation
du bonheur eft moins l'affaire de la raifon que du fentiment.
D'ailleurs cette réponfe peut fe rétorquer contre nous avec plus
de force encore : car il y a plus loin de nos idées h la difpo-
fition d'efprit où il faudroit être pour concevoir le goût que
trouvent les Sauvages h leur manière de vivre , que des idées des
Sauvages h celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En
effet, après quelques obfervations, il leur eft aifé de voir que
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128 Origine de rî négaiité
tous nos travaux fe dirigent fur deux feuls objets ; favoîr, pour
foi les commodités de la vie, & la confidération parmi les autres*
Mais le moyen pour nous d'imaginer la forte de plaifir qu'un
Sauvage prend \ pafler fa vie feul au milieu des bois ou à la
pêche , ou à fouffler dans une mauvaiiè flûte » fans jamais favoir
en tirer un feul ton & fans fe foncier de l'apprendre î
On a plufteurs fois amené des Sauvages ^ Paris , \ Londres ;
& dans d'autres villes ; on s'efl empreffé de leur étaler notre luxe^
nos richeflès , & tous nos arts les plus utiles & les plus curieux ^
tout cela n'a jamais excité chez eux qu'une admiration fhipide ,
fans le moindre mouvement de convoitife. Je me fouviens entre
autres de l'hifloire d'un chef de quelques Américains feptentrionaux
qu^on mena îi la Cour d'Angleterre , il y a une trentaine d'années.
On lui fit pafTer mille chofes devant les yeux , pour chercher à lui
faire quelque préfent qui pût lui plaire , fans qu'on trouvât rier
dont il parût fe foncier. Nos armes lui fembloient lourdes f
incommodes y nos fouliers lui blefToient les pieds ^ nos habits I<
génoient^ il rebutoit tout; enfin on s'apperçut qu'ayant pris un
couverture de laine , il fembloit prendre plaifir \ s'en enveloppe
les épaules \ vous conviendrez , au moins , lui ditK)n aufli^tôt , A
l'utilité de ce meuble? Oui, répondit*il, cela meparoit prefque
auffî bon qu'une peau de béte. Encore n'eût^îl pas dit cela^ s'il
eut porté l'une & l'autre à la pluie.
Peut-Ôtre me dirart-on que c'efl l'habitude qui attachant
chacun k fa manière de vivre, empêche les Sauvages de fen-
tir ce qu'il y a de bon dans la nôtre : & fur ce pied-1^ il doit
paroitre au moins fort extraordinaire que l'habitude ait plus de
force pour maintenir les Sauvages dans le goût de leur misère
que les Européens dans la jouifTance de leur félicité.. Mais pour
feire à cette dernière objeâion une réponfe \ laquelle il n'y ait
pas un mot à répliquer, fans alléguer tous les jeunes Sauvages
qu'on s'efl vainement efforcé de civilifer; fans parler des Groen-
landois & des habitans de l'Iflandej qu'on a tenté d'élever &
nourrir en DanemarcK , & que la triftefle & le défefpoir ont tous
&it périr I foit de langueur, foit dans la mer où ils avoient tenté
de
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PARMI LES H O M M E Sr lî^
de regagner leur pays k la nage ; je me contenterai de citer un
feul exemple bien attefté , & que je donne a examiner aux ad^
mirateurs de la police Européenne. y j . • •• •• »;•'
» Tous les efForts des Miflîonnaires Hollandoîs du Cap de
» Bonne-Efpérance n^ont jamais été capables de convertir un feul
» Hottentot. Van der Stel , Gouverneur du Cap , en ayant pris
» un dès Tenfance, le fit élever dans les principes de la religion
» chrétienne , & dans la pratique des ufages de l'Europe. On le
» vêtit richement , on lui fit apprendre plufieurs langues , & Cgs
» progrès répondirent fort bien aux foins qu'on prit pour fon
» éducation. Le Gouverneur efpérant^ beaucoup de fon efprit ,
» renvoya aux Indes avec un CommifTaire-Général qui l'employa
» utilement aux affaires de la Compagnie. Il revint au Cap
» après la mort du Commiffaire. Peu de jours après fon
» retour , dans une vifite qu'il rendit à quelques Hottentots
» de fes parens , il prit le parti de fe dépouiller de fa parure
«Européenne pour fe revêtir d'une peau de brebis. Il retourna
» au Fort, dans ce nouvel ajuflement, charge d'un paquet qui
» contenoit fes anciens habits , &: les préfentant au Gouverneur
» il lui rint ce difcours : Aye^ la bonté, Monfieur^ dejliirc
^^ attention que je renonce pour toujours à cet appareil. Je renonce
» au^i pour toute ma vie â la religion chrétienne ^ ma réfolution eji
» de vivre & mourir dans la religion , les manières & les ufages de
» mes ancêtres. Vunique grâce que je vous demande efl de me laijfer
» le collier & le coutelas que je porte. Je les garderai pour V amour
n de vous. Aufîî-tôt, fans attendre la réponfe de Van der Stel,
» il fe déroba par la fuite , & jamais on ne le revit au Cap, «
Jlijloiredes Voyages y Tome 5. p. tJS-
♦
Page 74.
(NOTE 17. *) On pourroit m'objefter que, dans un pareil
défordre , les hommes » au lieu de s'entr'égorger opiniâtrement ,
fe feroient difperfés , s'il n'y avoit point eu de bornes h leur
difperfion. Mais premièrement ces bornes euffent au moins été
(Havres meUcs, Tom^ IL R
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|}0 ORJ^XitM :Dt VlnÉCALiTé
celles èa mmde, & it Toii peoTe ^ Pexceffi^re popslatûm qiu
r^ûik^ 4e l'éfM 4e ngiw^t on in^en q»e la terre dans cet état
n'eût pas tardé k être couverte d'hommes aînfi forcés à fê tenir
raflemblés. D'ailleurs ils fe feroient difperfés, fi le mal avoit été
rapide & que c'eût été un changement fût du jour au lendemain i
maïs fts aaiflfoîent fous le joug ; Hs avdîent l'habitude de le porter
quand ils en fentoient la pefanteur , & Hs fe contentoient d'atten*
dre l'oecafion de le iêcouer. Enfin , déjà accoutumés à mille
commodkiés qui les fbrçoient à fe tenir rafièmblés, la difper-
fien n'étoit plus fi facile que dans les premiers temps où nul
n'ayant befoin que de foi-méme ^ chacun prenoit fon parH fans
attendre le confentement d'un autre.
Page j6.
(NOTE f«. ♦)Xe Maréchal de V* ** contoit que, dans
une de fes campagnes , les exceUives fripponneries d'un entre-
preneur àts ri^es ayant (éx. fouHrir & murmurer l'armée , H le
tança vertement & le menaça de le faire pendre. Cette me*
nace ne me regarde pas , lui répondit hardiment le frippon , &
je fuis bjen aife de vous dire qu'on ne pend point un homme
qui dîQ>ofe de cent mille écus* Je ne fais comment cela fe fit »
ajoutoit naïvement le Maréchal ; mais en effet , fl ne fut point
pendu , quoiqu'il eût cent fois mérité de Pétre.
(NOTE 19* '^) \àZ juftice ^diftributive s'oppefêroit même k
cette égalité rigoureufe de l'étaf de nature, quand elle feroit
praticable dans la fociété civile ; & comme tous les membres de
l'État lui doivent des fervices proportionnés à leurs talens & à
leurs forces , les citoyens \ leur tour doivent être d^mgués &
favorifés à proportion de leurs fervices. Oeil en ce fens qu'il
£iut entendre un paffage d'Jfocrate , dans lequel H loue les pre-
miers Athéniens d'avoir bien fu diflinguer quelle étoit |a plus
avantageufe des deux fortes d'égalités , dont Tune confifle \
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PARMI LES Hommes. iji
faire part des mêmes avantages à tous les citoyens indifférem-
ment , & l'autre à les diftribuer félon le mérite de chacun. Ces
habiles politiques , ajoute Porateur , banniflant cette injufte inéga-
lité qui ne met aucune différence entre les méchans & les gens
de bien , s'attachèrent inviolablement k celle qui récompenf^ &
punit chacun félon fon mérite. Mais premièrement il n'a jamais
exifté de fociété , à quelque degré de corruption qu'elles aient
pu parvenir, dans laquelle on ne fit aucune différence des mé-
chans & des gens de bien y & dans les matières de mcsurs , où
la loi ne peut fixer de mefure affez exaâe pour fervir de règle
au Magiflrat , c'efl très*fagement que , pour ne pas laifler le fort
ou le rang des citoyens k fa difcrétion , elle lui interdit le juge-
ment des perfonnes , pour ne lui laiffer que celui des aâions. Il
n'y a que des mœurs aufli pures que celles des anciens Romains
qui puiffent fupporter des cenfeurs, & de pareils tribunaux au<r
roient bientôt tout bouleverfé parmi nous : c'efl à l'eflime pu-
blique à mettre de la* différence entre les méchans & les gens
de bien ; le M agtflrat n'efl juge que du droit rigoureux : mais le
jpeuple efl le véritable juge des mœurs , juge intègre & même
éclairé fur ce point , qu'on abufe quelquefois , mais qu'on ne
corrompt jamais. Les rangs des citoyens doivent donc être ré-
glés , non fur leur mérite perfonnel , ce qui feroit laifler au Ma-
giflrat le moyen de faire une application prefque arbitraire de
la loi i mais fur les fervices réels qu'ils rendent à l'État & qui font
fufcepcibles d'une eflimation plus exaAe.
»«
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D U
CONTRAT SOCIAL,
o V ' j«»'**
PRINCIPES ' ^
DU ^ .-' .
DROIT POLITIQUE
Par J J ROUSSEAU.
CITOYEN DE GENÈVE, \
faderis aquas
Dicamus hges^
<ZEneid. xi*
-.•p
■*
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AVERTISSEMENT.
\y E pedc Traité eft extrait d'un ouvrage plus étendu ,
entrepris autrefois fans avoir confulté mes forces , &c aban-
donné depuis long-temps. Des divers morceaux qu^on pou-
vok tirer de ce qui étoit fait , celui-ci eft le plus confidé-
rable, & m'a paru le moins indigne d'être o&rt au public.
Le refte n'eft déjà plus.
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4 »
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M7
DU
CONTRAT SOCIAL,
ou
P R I N C I P E S.
DU
DROIT POLITIQUE.
L I V R E PREMIER.
Je veux chercher fi dans Pordre civil il peut y avoir quelques
règles d'adminiftration légitime & sûre , en prenant les hommes
tels qu% font, & les loix telles qu'^elles peuvent être : je tâche-
rai d^allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet
avec ce que l'intérêt prefcrit, afin que la juAice & l'utilité ne fc
trouvent pas divifées.
I ;
J'ENTRE en matière fans prouver l'importance de mon fujet.
On me demandera Ci je fuis Prince auLégiflateur, pour écrire
fur la politique. Je réponds que non *» & que c^eft pour cela que
j'écris fur la politique. Si j'étbis Prince ou Légiflateur , je ne
perdrois pas mon temps à dire ce qu'il faut faire \ je le ferois ,
ou je me tairois. . .
Ni citoyen d'un Etat libre , & membre du Souverain , quel-
que foible influence que puîfle. avoir ma voix dans les affaires
publiques , le droit d'y voter fuffit pour m^impofer le devoir de
m'en inftruire. Heureux , toutes les fois que je médire fur les
gouvernemens , de trouver toujours dans mes recherches de nou-
velles raifons d'aimer celui de mon pays. *
QLuvrcs mclécs. Tome IL S
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i^3ç8j Du Contrat
CHAPITRE L
Sv^^ 4^ ce pr£ffii^r Livfe^
Jk^^HoMMB eft né libre, & par-tout il eft dans les fers. Tel fe
croit le maître des autres , qu(; nç^ laifle pas d'être plus efclave
qu'eux. Comment ce changement s'eft-il fait ? Je Tignore. Qu'eft-
ce qui peut le rendre légitime? Je crpis pouvoir réfoudre cette
queftion.
Si je ne confidérois que la force y & TefFet qui en dérive ^ je
dirois; tant, qu'un pei^ple^eft cqntj-alnt d'ob^r, & qu'il: ob^it, il
£ait bien; fî-tor qu'il peut fecouer le joug & qu'il le fecoue , il
fait encore, mieux ; car, recpuyrAntfiL liberté: par. le. même droit,
qui la lui a ravie, ou il eft fondé à la reprçodr^^ o^i l'on ne Té-
toit point \ la lui (ôter. Mais Tordre fociaî efl^ un droit facré , qui
fert de bafe à tous les autres. Cependant ce. droit ne ^ vient poinf
de la nature; il eft donc fondé fur des conventîqns. Il s'agit de
favoir quelles funt ces conventions. Avant d'e.ii venir là, je dois
établir ce que je viens d'avancer.
kt\ ài\
■^f
CHAPITRE IL
Des premières Sociétés.
JLr A. plus ancienne d€ toutes les foclétés & la feule naturelle^
eft celle de, la famille. Encore les enfans ne reftent-ils liés,
au père qu'auflî long - temps qu'ils ont befoin de lui pour fe
conferver. Si-tôt que ce befoin, ceffe, le^ lien naturel, fe dtflbut.
tes enfans, exempts de TobéifTance qu'ils doivent au père, le.
père exempt des foins qu'il devoit aux enfans , rentrent tpus. égar.
lenient dans l'indépendance. S'ils continuent de re^fter unis, ce,
n'eft plus naturellement , c'eft volontairement^ & la. famille elle-
même ne fe maintient que par convention.
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s O CIA X; 131^
Cette liberté commune eft une confëquence de la nature
de riioriime. Sa première I6î eft de véîller h fa propre confer-
Vition , fts premiers foinS font ceux qu'il fe doit h lui-même , &
fî-tôt qu^îl eft eh âge de rafifon , lui feu! éfant juge des nioyeris
propres à le conferVer, devient 4>ar^l^ fon propre maîtfe.
La famille eft donc , Ci Ton veut , le premier modèle des fo-
clétds politiques : le chef eft rîmage dii père , le peuple eft Pi-
itlàge des enfahs , iSc tous ëtàrit ries égaux & lîtîres, n'^âliénent
leur lîBer'té que pour léiir utilité. Toute la difFérence eft que dans
la famille l'amour du père pôiir (es erifans lè jpâîe des Joins qu'il
fetir rend, & que dans TÉtat lê plaîfir de commander iTuppIée i
cet amour que le chef n'a pas pour fes peuples.
Grôtius nie que tout pouvoir humain foît étaSli en faveur
dé ceux qui font gouvernés. Il cire l'efçlavage ,en exemple. Sa
plus conftànte manière de raifonner eft d'établir toujours le droit
par te fkît, ( i ) Oh poùrroTt employer une méthode plus con-
féquente, màîs non pas plus favorable aux tyrans. .
Il eft donc douteux , félon GroSus , fi îé ^énr e ;hûmaîn ap-
partient à une cent^airie d'hommes, oû fi cette centaine d'hom-
mes a|>pàrtieàt au genre hmnam ; & H- parok dans tout fôh livre
pencher po'ur le premier avis ; c'éft âti<K le fefttîïtffent de Hobbes,
Ainfî vdîlà l'efpècé humaine divifée eh troùpéiûic debéfâil dont
chacun a fon chef, qui le garde pour le déVôï^J
Comme un pâtre eft d'une nature fupériettre à celle de fon
troupeau , les pafteurs d'hommes, qui font leurs chefs, font auflî
d'une nature fu^érieure k celle îde feurs peuples. Ainfî raifonnoit ,
au rapport de Philorijl'Ejnpereur.Calîgi^, concluant affez bien
de cette analogie quelles Kôis étoïént (îes Dieux, ou que les
peuples étoîent des bêtes. :
( I ) »» Les favantes recherches fur » 4ier. «c Traité manufcrit des Intérêts
'» *té Droit Public ne font fouveht que de la France avec fes voijins , par L.
» rhiftoire des anciens abus, & on M. d*A. Voilk précifément ce qu*a
i> <*eft «tolétémarVprdpds qoatt^Oft fait Gl'bfiu». ' . ' '
;> $*eft donné la peine de les trop étu- i'
S ij
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I40 D U C O N T R A T
Le raîfonnement de ce Caligula revient a celuî de Hobbes &
de Grottus. Ariflpre avant eux tous avoît dit auflî que les hom-
mes ne font point naturellement égaux ; mais que Içs uns naif-
fent pour Tefclavage , ' & les autres pour la dominatioa.
Aristote avoitraifon; mais ^a^prenqît J'efFec pour la caufe.
Tout homme né dans Tefclavage naît pour Pefclavage , rien n'eft
plus certain, hes efclaves perdent tout dans leurs fers , jufqu'au
defir d'en fortir : ils aiment leur fervitude comme les compagnon^
d'UlyflTe aimoîènt leur abrutiffement, (2) S'il y a donc des ef-
claves par nature, c'eft parce qu'il y a eu des efclaves contre
nature. La force a fait les premiers efclaves, leiur lâcheté les a
perpétués.
Je n'ai rien dît du Roi Adam^ ni de l'Empereur Noé , père
des trois grands Monarques qui fe partagèrent l'univers , comme
firent les en fans de Saturne, qu'on a cru reconnoître en eux.
J'efpère qu'on me faura gré de cette modération ; car , defcen-
dant dîreâement de l'un de ces Princes, & peut-être delà bran-
che aînée, que faîs-je fi, par la vérification des titres, je ne me
trouverois 'point le légitime Roi du genre humain? Quoi qu'il en
foit , on ne peut difcoflvënir qu'Adam n'ait jété Souverain du mpnde
comme Robinfon de fon-Iflci caét-^u'ilen fut le feul habitant;
& ce qu'il y avoit de cOmmode dans cet empire , étoit que le
M(V)ar^ue,.afruré fur £qti trône , n'avoit k craindre ni rébellions »
ni guerres, ni.-cpnfpit^teurs. /. .
C H A PI T R E I I L
Du droit ^ du plus fort.
X^ E plus fort n'eft jamais aflez fort pour être toujours le ftiaï*
tre , s'il ne transforme fa force en droit & l'obéiffance en devoir.
De-lî le droit du plus fort^ droit pris ironiquement en apparence,
(1) Voyez un petit Traké de flutarque, inûiuLé : Que les U»s u/wtu
de la raifon.
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Social»
141
& réellement établi en principe : mais ne nous expliquera-t-on
jamais ce mot ? La force efl une puifTance phyfiquc : je ne
vois point quelle moralité? peut réfulter de fes effets. Céder h la
force eft un afte de néceffité , non de volonté; c'eft tout au
plus un afte de prudence. En quel fens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en
réfulte qu'un galimatias inexplicable. Car fi-tôc que c'efl la force
qui fait le droit , Teffet change avec la caufe ; tpute force qui
furmonte la première, fuccède à fon droit. Si-tôt qu'on peut
défobéir impunément, on le peut légitimement; & puifque le
plus fort a toujours raifon , il ne s'agit que de faire enforte
qu'on foit le plus fort. Or, qu'efl-ce qu'un droit qui périt quand
la force cefTe ? S'il faut obéir par force on n'a pas befoin
d'obéir par devoir; & iî l'on n'eft plus forcé d'obéir on n'y ell
plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien
à la force; il ne fignifîe ici rien du tout.
Obéissez aux puifTances. Si cela veut dire, cédez h la force,
le précepte eft bon , mais fupcrflu ; je réponds qu'il ne fera
jamais violé. Toute puifTance vient de Dieu, je l'avoue; mais
toute maladie en vient auffi. Efl-ce à dire qu'il foit défendu d'ap-
peller le Médecin ^ Qu'un brigand me furprenne au coin d'un
bois , non-feulement il faut par force donner la bourfe ; mais
quand je pourrois la fouftraire, fuis- je en confcience obligé de
la donner ? Car enfin le piftolet qu'il tient eft auflî une pui/îànce.
Convenons donc que force ne fait pas droit; & qu'on n'efi
obligé d'obéir qu'ai^x puifTances légitimes. Ainfi ma queftion pri-
mitive revient toujoiurs.
:H>'j ; ît^iiM! î»*
A .J J
f
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<^L
a,t34.
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14* Du Contrat
CHAPITRE IV.
De Vefdalfage.
xT UisQuMucuN homme n'a une autorité naturelle fur fon fem-
blable » & puifque la force ne produit aucun droit , refient dôhc
les conventions pour bafe de toute autorité légitime pailni les
liommes.
Si un p^ticWîèr , dit Grdtitïs , peut aliéner fa liberté & fe
fëtihte éfcla^e d'ifn înaitre , pourquoi tout un peuple ne pour-
rôît-îl ^as aliéner là fîenrie & ie rendre fujét d'un ïloi ? il y a
îk bien dés -mots équivoques qui auroîent befoih d'e^fplicaticm ;
mais tèrïofis-Hfous-'eh à celui S'aliéner. Aliénet , c'eft donner ou
Veîkire. Or , iin' homme qui fe fait efçlavè d'un aiïtré ,ïie fe donne
pas , il fe vend , tout au moihs pbin- fa fubfîflaficé : mais un peu-
ple , pourquoi fe vend-il ? Bien loin qu'un Roi fourntflfe a fes fu-
jets leur fubfîilance^ il ne tire la fienne que d^ux, &, feloii
Rabelais , un Roi ne vit pas de peu. laQs fujets donnent donc
leur perfonne k condition qu'on prendra auffi leur bien? Je ne
vois pas ce qui leiu: refle à conferver.
Ok dira que le d'éf^tte afluré îi fes fujets la tranquillité civile.
Soit; mais qu'y gàtgneht-fls, fî les guerres c^ue fon ambition leur
ûttii'e, fî fon ihfatiablé âVidité , iî - les vexations de fon miniflère
les défolent plus que ne feroient leurs diffentions ? Qu'y gagnent-
ils, fî cette tranquillité même efl une de leurs misères? on vit
tranquille aufïî dans les cachots ; en efl-cé affez jpour s'y trouver
bien ? Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope y vivoient
tranquilles , en attendant que leur tour vint d'être dévorés.
Dire qu'un homme fe donne gratuitement , c'efl dire une
chofe abfurde & inconcevable; un tel aôel&ft illégîtîme & nul,
par cela feul que celui qui le fait n'efl pas dans fon bon fens.
Dire la même chofe de tout un. peuple , c'eft fuppofer un peuple
de foux : la folie ne fait pas droit.
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<^UAND ch^qun. pourroît s'alién^tj lui-rpéme., il ne peut alié-
ner k^ enfiwjs^; ils naiflent hoinpief fiç Hlwresi.umr libeffé leur
appartient , nul tf a drpit d^ea djfpQfcaTf qu'çujç. Avanti qp'ils fpîent
en âge de raifon le pçre peut c^ l^ur npm. llipplpr des condi-
tions pour leur confervation , pour leur h\çT^èfTp^\ m^iis. nonJcs
donner irrévocablement & fans condition ; car un tel don eft con-
traire aux fins de la nature, & paflTe les droits de la paternité. II
faudroit donc pour qu'un gouvernement arbitraire fût légitime, qu'à
chaque génération le peuple fut le maître de l'admettre ou dç
le rejetter : mais alors ce gouvernement ne feroit plus arbitraire.
Renoncer, à fa. liberté c'eft renoncer à fa qualité d'homme ,
aux droits de l'humanité , même a ks devoirs. Il n'y a nul dé-
dommagement poflîble pour quiconque renonce k tout. Une telle
renonciation eft incompatible avec îa nature de l'homme , & c'eft
ôter toute moralité V(ts aûions que d'ôter toute liberté h fa vo-
lonté; Enfin c'eft une convention vaine & contradiftoire de ftî-
puler d'une part une autorité abfolue, & de l'autre une obéif-
fance fans bornes. N'eft-il pas clair qu'on n'eft engagé à rien en-
vers celui dont on a droit de tout exiger , & cette feule condition
fans équivalent , fans échange , n'entraîne-t-elle pas la nuUifé de
l'aâe? Car que{ droit mon efclave auroit-il contre moi, puifque
tput ce qu'il a m'appartient , & que fon droit, étant. le mien , ce
diroit de moi contre moi-même , eft un mot qui n'a aucjin kx\:i,X
QROTIUS.& les autres tirent dé la guerre une autre origine du
prétendu droit d'efclavage. Le vainqueur ayant, félon eux, le
droit de tuer le vaincu , celui-ci peut racheter fa vie aux dépens
djefa liberté; convention d'autant plus légitime qu'elle tourne au
profit de tqus deux.
Mais il eft clair que. ce prétendu droit dç tuer les, vaincus,
ne réfulte en aucune manière de l'état de guerre^ Par cela feu! ,
q^ue les hommes vivant dans leur p^rimitive indépendance n'ont
point entre eux de rapport afiez conftant pour conftituer ni l'é-.
tat de paix , ni l'état de guerre , ils ne font point naturellement-
ennemis. C'eft le rapport des chofes , & non des hommes , qui
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144 ^ ^ C O N T R A T
confticue la gueye , & l'état de guerre ne pouvant naître des (im-
pies relations perfonnelles , mais feulement des relations réelles ,
la guerre privée ou d*homme h homme ne peut exîfter, ni dans
rétat de nature , où il n'y a point de propriété confiante , ni
dans rétat focial , oii tout eft fous l'autorité des loîx.
Les combats particuliers , les duels , les rencontres font des
aftes qui ne conftituent point un état; & à l'égard des guerres
privées, autorifées par les établiflemens de Louis IX, Roi de
France , & fufpendues par la paix de Dieu , ce font des abus
du gouvernement féodal ; fyftême abfurde s'il en fut jamais ,
contraire aux principes du droit naturel ^ & h toute bonne poli*
tique.
La guerre n'eft donc point une relation d'homme k homme,
mais une relation d'État k Etat , dans laquelle les particuliers ne
font ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes, ni
même comme citoyens , mais comme (oldats ; non point comme
membres de la patrie , mais comme fes défenfeurs. Enfin chaque
Etat ne peut avoir pour ennemis que d'autres États, & non
pas des hommes , attendu qu'entre chofes de diverfes natures
on ne peut fixer aucun vrai rapport.
Ce principe efl même conforme aux maximes établies de tous
les temps & à la pratique confiante de tous les peuples policés. Les
déclarations de guerre font moins des aveïtifTemens aux puifTan-
ces qu'à leurs fujets. L'étranger , foit Roi, foit particulier ,-foît
peuple , qui vole , tue ou détient les fujets fans déclarer la
guerre au Prince , n'efl pas un ennemi , c'efl un brigand. Même
en pleine guerre , un Prince jufle s'empare bien en pays enne-
mi de tout ce qui appartient au public ; mais il refpefte la per-
fonne & les biens des particuliers; il refpefte des droits fur lef-
quels font fondés les fiens. La fin de la guerre étant la deflruc-
tion de l'État ennemi , on a droit d'en tuer les défenfeurs tant
qu'ils ont les armes k la main ; mais fî-tôt qu'ils les pofent & fe
rendent, cefTant d'être ennemis ou inflrumens de l'ennemi, ils
redeviennent fîmplement hommes ? & l'on n'a plus de droit fur
leur
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Social: 145
leur vie. Quelquefois on peut tuer TÉtat fans tuer un feul de k^
membres : or , la guerre ne donne aucun droit qui pe foit nécef^
faire à fa fin. Ces principes ne font pas ceux de Grotius ^ ils ne
font' pas fondés fur des autorités de Poètes : mais ils dérivent
de la nature des chofes , & font fondés fur la raifon.
A regard du droit de conquête , il n'a d'autre fondement que
la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le
droit de maflacrer les peuples vaincus , ce droit qu'il n'a pas ne
peut fonder celui de les afTervir. On n'a le droit de tuer l'ennemi
que quand on ne peut le faire efclave ; le droit de le faire
cfclave ne vient donc pas du droit de lé tuer; c'eft donc un
échange inique de lui faire acheter au prix de fa liberté , fa vie,
fur laquelle on n'a aucun droit. En établiflant le droit de vie &
de mort fur le droit d'efclavage , & le droit d'efclavage fur le
droit de vie & de mort, n'efl-il pas clair qu'on tombe dans le
cercle vicieux?
En fuppofant même ce terrible droit de tout tuer, je dis
qu'un efclave fait à la guerre , ou un peuple conquis , n'eft tenu
k rien du tout envers fon maître , qu'à lui obéir autant qu'il y
eft forcé. En prenant un équivalent à fa vie , le vainqueur ne lui
en a point fait grâce : au lieu de le tuer fans fruit il l'a tué
utilement. Loin donc qu'il ait acquis fur lui nulle autorité jointe
à la force, l'état de guerre fubfifte entr'eux comme auparavant,
leur relation même en eft l'effet ; & l'ufage du droit de la guerre
ne fuppofe aucun traité de paix. Ils ont fait une convention; foit:
mais cette convention, lom de détruire l'état de guerre, en
fuppofe la continuité.
Ainsi, de quelque fens qu'on envîfage les chofes, le droit
d'efclavage eft nul, non -feulement parce qu'il eft illégitime;
mais parce qu'il eft abfurde & ne fîgnifie rien. Ces mots , ejcla-
vagc & droit font contradiâoires ; ils s'excluent mutuellement.
Soit d'un homme à un homme, foit d'un homme à un peuple,
ce difcours fera toujours également infenfé : Je fais avec toi une
convention toute à ta charge & toute à mon profit , que fohferverai
tant quil me plaira , & que tu objerveras tant qu'il me plaira.
(ELavres mêlées Jome. IL T
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ï4^ D V Contrat
CHAPITRE V.
Q}CïL faut toujours remonter à unt première^ convention^
^JUand j'accorderoîs tout ce que j'ai réfuté jufqu'îci, les-
fauteurs du defpotifœe n'en feroient pas plus avancés. H y aura
toujours une grande différence encre foumettre une multitude &
régir une focîéié. Que des hommes épars foient fucceflirement
afTervis à im feul, en quelque nombre qu'ils puiflênt être , je ne
vois-là qu'un maître & des efckves, je n'y vois point un peuple
& fon chef; c'efl, fi l'on veut, une aggrégation , mais non pas*
une afTociation ; il n'y a là ni bien public, ni corps politique.
Cet homme, eu^il adervi la moitié du monde, a'eft tûujours^
qu'un particulier \ fon intérêt , féparé de celui des autres , n'eft
toujours qu'un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr ,-
fon empire après lui refîe épars & fans Ûaifon , comme un chêne:
fe diflbut & tombe en un tas de cendres après que le. feu l'a^
confumé.
Un peuple^ dît Grotms, peut fe donner \ un Kôî. Selon
Grotius un peuple eft donc un peuple avant de k donner k un
Eol Ce don mêmeeft un aâe civil ,^ il fuppofe une délibération
publique. AVant donc que d'examiner l'aâe par lequel un peuple
élit un Roi, il feroit bon d'examiner l'aâe par lequel un peuple
eft un peuple ; car cet aâe étant néceffairement antérieur ^
l'autre., eft le vrai fondement, de la fociété.
En effet , s'il n'y avoît poinr dé convention antérieure, oii
lèroit , )i moins que l'éleftion ne fût unanime , l'obligation pour
le petit nombre de fe foumettre au choix du grand,; & d'oii^
ccnt^ qui veulent un maître,, on t-ik le droit de voter pour dî»
qui n'en veulent point ? La* loi de la pluralité des iuffirages eft'
elle-même un établiffèment de convention y. & fuppofe an moins*
une fois.Punanimité;.
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s t) t I A U 147
CHAPITRE VI.
Du PaEle Social.
Je fuppofe les liommes parvenus 2i ce point oîi les obftaçles
qui nutfent ^ leur confervarion dans l'état de nature , l'emportent
par leur réfiftance fur les forces que chaque bdividu peut em-
ployer pour fe maintenir dans cet état. Alors cet état primitif
ne peut plus fubfîfter , & le genre humain périroit s'il ne chan*
geoit fa manière d'être.
Or , comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles
Forces, mais feulement unir & diriger celles qui exiftent, ils
n'ont plus d'autre moyen pour fe conferver , que de former par
^ggrégation une fomme de forces qui puific l'emporter fur la
réfiflance , de les mettre en jeu par un feul mobile & de les
faire agir de concert.
Cette fomme de forces ne peut naître que du concours de
^lufieurs ; giaîs la force & la liberté de chaque homme étant
les premiers inftrumens de fa confervatîon , comment les enga-
gera-t-il fans fe nuire & fans négliger les foins qu'il fe doit ?
Cette difficulté ramenée à mon fujet peut s'énoncer en ces
termes.
» Trouver une forme d'aflTocîation qui défende & protège
» de toute la force commune la perfonne & les biens de chaque
m affocié, & par laquelle chacun s'uniflant à tous n'obéiflè pour-
» tant qu'a lui-même , & refte auflî libre qu'auparavant. » Tel
efl le problème fondamental dont le contrat fbcial donne la
ibIution«
Les claufes de ce contrat font tellement déterminées par la
nature de l'aâe , que la moindre modification les rendroit vaines
-& de nul effet; enforte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais
'été formellement énoncées, elles font par-tout les mêmes, par-
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14^ Du Contrat
tout tacitement admîfes & reconnues; jufqv'à ce que, le pafté
focial étant violé , chacun rentre alors dans fes premiers droits &
reprenne fa liberté naturelle, en perdant la liberté convention-
nelle pour laquelle il y renonça.
Ces claufes bien entendues fe réduiTent toutes \ une feule »
favoir l'aliénation totale de chaque aflbcié avec tous fts droits k
toute la communauté : car premièrement, chacun fe donnant
tout entier , la condition eft égale pour tous , & la condition
étant égale pour tous , nul n'a iiitérét de la rendre onéreufe aux
autres.
De plus, l'aliénation fe faîfant fans réferve, Punîon eft auflî
parfaite qu'elle peut l'être , & nul aflbcié n'a plus rien k récla-
mer ; car s'ij reftoit quelques droits aux particuliers , comme il
n'y auroit aucun fupérîeur commun qui pût prononcer entre eux
& le public, chacun étant en quelque point fon propre juge,
prétendroit bientôt l'être en tous , l'état de nature fubfifteroit , &
l'aflbciation deviendroît néceflairement tyrannique ou vaine.
Enfin chacun fe donnant \ tous, ne fe donne k perfonne;
& comme il n'y a pas un aflbcié fur lequel on n'acquiert le mô-
me droit qu'on lui cède fur foi , on gagne l'équivalent de -tout
ce qu'on perd , & plus de force pour conferver ce qu'on a.
Si donc on écarte du paâe focial ce qui n'eft pas de fon éf-
fence , on trouvera qu'il fe réduit aux termes fuivans. Chacun de
nous met en commun fa perfonne & fa puijfance Jous la fuprémc
direâion de la volonté générale ; & nous recevons en corps chaque
membre comme partie indivifible du tout.
A Pinftant, au lieu de la perfonne particulière de chaque con-
traftant, cet afte d'aflbciation produit un corps moral & collec-
tif, compofé d'autant de membres que l'aflemblée a de voix , le-
quel reçoit de ce même afte fon unité , fon moi commun , fa vie
& fa volonté. Cette perfonne publique , qui fe forme ainfi par
L
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s o c I À
L,
149
Punion de toutes les autres, prenoit autrefois le nom de Cite^-^);
6c prend maintenant celui de Répub figue ou de corps politique ,
lequel eft appelle par fes membres État quand il eft paflîf , Sou^
verain quand il eft aâif , Puiffance en le comparant à fes fembla*
blés. A Pégard des affociés , ils prennent colledivement le nom
de Peuple^ & s'appellent en particulier Citoyens^ comme parti*
cipans k Tautorité fouveraine , & Sujets , comme foumîs aux loix
de PÉtat. Mais ces termes fe confondent fouvent & fe prennent
l'un pour Tautre; il fuflit de les favoir diftinguer quand ils font
employés dans toute leur précifion.
CHAPITRE VIL
Du Souverain.
\J N voit par cette formule que Pafte d'aflbciation renferme un
engagement réciproque du public avec les particuliers , & que
chaque individu , contraâant , pour ainfi dire , avec lui-même , fe
trouve engagé fous un double rapport ; favoir , comme membre
du Souverain , envers les particuliers , & comme membre de rÉ7
( 3 ) Le vrai fens de ce mot s*eft
prefque entièrement effacé chez les
modernes ; la plupart prennent une
ville pour une cité & un bourgeois
pour un citoyen. Ils ne faveur pas
que les maifons font la ville , mais que
les citoyens font la cité. Cette même
erreur coûta cher autrefois aux Car-
thaginois. Je n'ai pas, lu que le titre
de Cives ait jamais été donné aux fu-
jets d^aucun Prince, pas même an-
ciennement aux Macédoniens, ni de
nos jours aux Ânglois, quoique plus
près de la liberté que tous les autres.
Les feuls François prennent tous fa-
milièrement ce nom de citoyen , parce
qu'ils n'en ont aucune véritable idée ,
comme on peut le voir dans leurs
Diâionnaires , fans quoi ils tombe-
roient en Tufurpant dans le crime de
leze-Mâjefté : ce nom chez eux ex-
prime une vertu & non pas un droit.
-Quand Bodin a voulu parler de nos
citoyens & bourgeois , il a fait une
lourde bévue en prenant les uns pour
les autres. M. d'AIembert ne s'y eft
pas trompé , & a bien diflingué dans
fon article Genève les quatre ordre»
d'hommes ( même cinq en y comptant
les fimpies étrangers , ) qui font dans
notre ville , & dont deux feulement
compofent la République. Nul autre
auteur François , que je facbe , n*m
compris le vrai fens du mot citoyen»
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Mfo Du C o N r n A r
-^zt y envers le Souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxt-
nie eu droit ciirîl , que nul n^efi tenu aux engagemens pris avec
lui-même ; car it y a bien de la différence jentre s'obliger envers
ibi , ou envers un tout doût on fait |>artie.
Il faut remarquer encore que la dëlibéradon publique, qui
j)eut obliger tous les fujets envers le Souverain , 2i caufe dts deux
.diffêrens rapports fous lefquds chadin d'eux eft envifagé, ne peut^
|)ar la raifon contraire obliger le Souverain envers lui-même , &
ique, par cônféquent^ il eftoontre la nature du corps politique
«que le Souverain s'impofe une loi qu^il ne puifle enfreindre. Ne
jpouvant (e confidérer que fous un feul & même rapport , il efl
,alors dans le cas d'un particulier contraâant avec foi-méme : par
où l'on voit quSl n'y a ni ne peut y avoir nulle efpèce de loi
fondamentale obligatoire pour le corps du peuple^ pas même te
contrat focial. Ce qui ne Signifie pas que ce corps ne puifTe fort
4>ien s'engager envers autrui en ce qui ne déroge point à ce con«
trat ; car k Tég^d de l'étranger , il ii&vient un â^e iimple , un
Individu*
Mats le corps politique ou le Souverain ne tirant fon être
^ue dte la fainteté du contrat, ne peut jamais s'obliger, même
envers autrui , ï rien qui déroge à cet aôe primitif, comme d'a-
ïiéner quelque portion de lui-même ou de ie foumettre à un au-
tre Souverain. Violer l'aâe par lequel il exifte, feroit s*anéantir^
wSc ce qui nteft rien ne produit rien.
Si-TÔT que cette multitude eft ainfi réunie en un corps, on
«e peut offtnCot un àts membres fans attaquer le corps ; encore
moins ofienfer le corps (ans que les membres s'en reflentent. Ainfi
îe devoir & l'intérêt obligent également les deux parties con-
trariantes à s'entr'aider mutuellement, & les mêmes hommes
doivent chercher h réunir fous ce double rapport tous les avan*
irages ^ui en dépendent.
Or , le Souverain n'étant formé que des particuliers qui le
^compofent,, n'a ni ne peut avoir d'intérêt contraire au leuri par
^ooféqucat la^puiflkace fouveraine n'a nul befoin de garant cnr
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s o CI A x; f jf
vers Tes fujets, parce qu'il ç/l impolïîbte qufi te corps rcuilte miire
^ tous ît^ membres; & nous verrons ci-après qu'il ne peut nuire
S aucun en ^articuliV* \i f^puiersinf^ par tebù feul qu'il efl,.
cft toujours tout ce qu'il doit être. _.
Mais il n'en eft pas airifi desfùjéts envers le Souverain, au--
quel, malgfé l'intérêt epmjm^up > riew OQ reprendrait ,jiç leyrs kn^
gagemens, s'il ne trouvpit 4es woyi^BS 4c s'»flyrpr 4c Ip»jr Çdélité.
En cfiet , chaque individu peut-, comme Romme:, a^^oir une
Volonté particulière , contraire ou dîflfembïablé \ là volonté géné^i^
raie qu'il a comme citoyen- Son întéirêt particulier peut lui
parler tout autrement que l'intérêt commue : fon ejriftence abfo-
lue & naturellement indépendante peut lui faire ehvifager ce qu^il
doit à la caufe commune comme une contribution gratuite, dont*
i la perte fera moins nuifiWe aux autres, que le paiement n'en eft
*- onéreux pour lui ; & regardant la perfonne morale qui conftitue*
l^État comme un être de raifon , parce que ce n'eft pas ua
homme , il jouiroit des droits du citoyen fans vouloir remplir*
les devoirs du fujet j inj^if^ice dont le progrès cauferoit la- ruiner
du corps politique..
Afin donc que lè pafiè focîal ne foit pas ùir vain fornçtf
taire, il renferme tacitement cet engagement; qui feul peut
donner de la force auK autres, que quiconque refufera d'obéir'
^ la volonté générale y fera contraint par tout le corps : cfe qui»
ne f^nific autre chofe , finon qu'on le forcera d'être libre ; car
telle eflla condition qui donnant chaque citoyétf a la patrie , le*
garantit de toute dépendance perfonnelle; condition qui fair
l?artifice & le jeu de la machine politique, & qui ftule rend
' légitimes les^ engagemens civ^s^ lefquels^ fans cela fer oient abfur«r
des> tyraiiniques ^. &*Tujêft '&UX ^^ énoh^s abus.-
m^
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t$l DuCONTRAT
C HA PITRE VII I.
De Vétat civiU
V-^E paflage de Tétat de nature h l'état cîvil produit, dans Thom-
tne un changement très-remarquable, en fubftîtuant dans fa
conduite la juftice îr Tmllind , & donnant k fes aftionç la moralité
qui leur manquoît auparavant. Oeft alors feulement que la voî^t
du devoir fuccédant k l'împulfion phyfique , & le droit k Tappé-
tit, Thomme qui jufques-lk n'avoit Regardé que lui-méixie , fe
voit forcé d'agir fur d'autres principes , & de confulter fa raifont
avant d'écouter fes penchans. Quoiqu'il fe prive dans cet état de
plufieurs avantages qu'il tient de la nature, if en regagne de fi
grands y Ces facultés s'exercent &" fe développent, fes idées s'é-
tendent, fes fentimens s'ennobliffent , fon ame toute entière s'^éleve
k tel point , que fi les abus de cette nouvelle condition ne le dé-
gradoient fouvent au-defibus de celle dont il eft forti , il devroit
bénir fans ceffe l'inftant heureux qui l'en arracha pour jeûnais, Se
qui d'un animal ftupide te borné , fit un être intelligent & ua
liomme.
RÉDUISONS toute cette balance à des termes faciles k compa-
rer. Ce que l'homme perd par le contrat focial , c'eft fa liberté
naturelle ;& un droit illimité k tout ce qui le tente &, qi 'il peut
atteindre ; ce qo'il gagne , c'eft la liberté civile & la propriété
de to?at ce qu'il poffede. Pour ne fe pas trôrpper dans ceç com-
penfaûons, il faut bien diftinguer la liberté naturelle qui n'a pour
bornes que les forces de l'individu, d.e la liberté civile qui eft
limitée par U volonté généraï^> & la poflèflîon qui n'eft que l'ef-
fet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété
qui ne peut être fondée que fur un titre pofitif.
On pourroit , fur ce qui précède , ajouter k l'acquis de l'état
civil la liberté morale , qui feule rend l'homme vraiment maître
de lui 9 car l'impulfion du feul appétit eft efclavage,.& Tobéif-
fancc
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Social. ijj
fancc à la loî qu^on s'eft prefcrite eft liberté. Maïs je tfen ai
déjà que trop dit fur cet article , & le fens philofophîque du mot
liberté n'eft pas ici de mon fujet.
CHAPITREIX.
Du Domaine réel
V^Haque membre de la communauté fe donne îi elle au mo-
ment qu'elle fe forme, tel qu'il fe trouve aûuellement , lui &
toutes fes forces, dont les biens qu'il pofTbde font partie. Ce
n'eft pas que par cet aâe la pofTeflîoQ change de nature en
changeant de mains , & devienne propriété dans celles du Sou*
verain : mais comme les forces de la cité font incomparable-*
ment plus grandes que celles d'un particulier, la ptfTefllan pu-
blique eft aufli dans le fait plus forte & plus irrévocable , fans
être plus légitime, au moins pour les étrangers^ Car l'État, à
l'égard de fes membres, eft maître* de tous leurs biens par le
contrat focial , qui dans l'État fert de bafe à tous les' droits ;
mais il ne l'eft à l'égard des autres Puiflances que par le droit de
premier occupant qu'il tient des particuliers.
Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui
du plus fort, ne devient un vrai droit qu'apirès l'étaWifTement
de celui de propriété. Tout homme a naturellement droit k tout
ce qui lui eft néceflkire ; mais l'aâe pi^ttf qui le rend proprié-
taire de quelque bien, l'exclut de tout le refte. Sa part étant
faite il doit s'y borner, & n'a plus aucun droit ^ la commu-
nauté. Voilk pourquoi le droit de premier occupant, fi foible
dans l'état de nature , eft refpeâable à tout homme civiK On
refpeéle moins dans ce droit ce qui eft à autrui que ce qui n'eft
pas k foi.
En général , pour autorîfer fur un terreîn quelconque le
Iroît de premier occupant , il faut les conditions fuivantes. Pre-
mièrement que ce terrein ne foit encore habité par perfonnej
(Huvrcs rruUts. Tom^c IL V
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iy4 Du Contrat
feconc^ement qii^on n'en occupe que la quantité dont on a beioîn
pour ^ubfirter ; en troifîème lieu qu'on en prenne pofleiîion , non
par une vaine cérémonie , mais par le travail & la culture , fèul
ligne de propriété qui, au défaut de titres juridiques , doive être
refpeflé d'autrun
En effet, accorder au befoin & au travail le droit de pre-^
mier occupant, n'eft-ce pas l'étendre auflî loin qu'il peut aller?
Peut-on ne pas donner des bornes h ce droit ? Suffira-t-il de
mettre le pied fur un terrein commun pour s'en prétendre aufïï-
tôt le maître ? Suffira-t-il d'avoir la force d'en écarter un moment
les autres hommes, pour leur ôrer le droit d'y jamais revenir?
Comment un homme ou un peuple peut-il s'emparer d'un ter-
ritoire immenfe & en priver tout le genre humain autrement que
par une ufurpation punifTable , puifqu'elle ôte au refte des hom-
nies le féjour & les alimens que la nature leur donne en com-
mun? Quand Nunez Balbao prenoit fur le rivage pofTeflîon de
la mer du fud & de toute TAmériqiie méridionale au nom de
la Couronne de Cafli^le , étoit-ce aflez pour en dépofTéder tous
les ha'bi^ans & en exclure tous les Princes du monde ? Sur ce
pied-la ces cérémonies fe multiplioient afTez vainement, & le Roi
Catholique n'avoit tout d'un coup qu'à prendre de Ton cabinet
pofTenîon de tout, l'univers; fauf h retrancher enfuite de fon em-
jgire ce <^uî étoit auparavant pofTédé par les autres Princes»
:. On: conçoit comment les terres des particuliers, réunies & coh-
tîgues ,' deviennent le territoire putlic , & comment le droit de
fouveraineté.s'étendant des fujers au terrein qu'ils occupent, de*-
vient a la. fois réel & perfonnel ; ce qui met les pofle/Ièurs dairs
une plus grande dépendance, & fait de leurs forces mêmes les
garans. de leur fidélité. Avantage qui ne paroît pas avoir été bien
fenti: des anciens. Monarques, qui ne s!appellant que Rois des
Perfes, des Scythes, des Macédoniens, fembloient fe regarder-
comme Içs cheft dés hommes , plutôt que comme les maîtres*
du. pays. Ceux d'aujourd'huï s'appellent plus habilement Rois de
France, d'Efpagne, d'Angleterre, &:c. En tenant ainfile terrein,,
ils. font bien siïfs d^en tenir les habitans^
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s O C I A U 155
Ce qu^il y a de (îngulier dans cette aliénation , c^eil que , loin
<ju^en acceptant les biens des particuliers , la communauté les en
dépouille , elle ne fait que leur en aflfurer la légitime pofTeflîon ,
changer Pufurpation en un véritable droit, & la jouifTance en
propriété. Alors les poflefTeurs étant confidérés comme déposi-
taires du bien public , leurs droits étant refpeftés de tous les
membres ^e l'État , & maintenus de toutes (ts forces contre l'é-
tranger , par une ceflîon avantageufe au public , & plus encore
à eux-mêmes ; ils ont, pour ainfi dire , acquis tout ce qu'ils ont
donné. Paradoxe qui s'explique aifément par la diftinélion des
droits que le Souverain & le propriétaire ont fur le même fonds ,
comme on verra ci-après.
Il peut arriver jauflfî que les hommes commencent k s'unir
avant que de rien poflëder , & que , s'emparant enfuite d'un
terreîn fuflBfantpour tous, ils en joûiflent en commun , ou qu'ils
le partagent entre, eux , foit également , foit félon des propor-
tions établies par le Souverain. De quelque manière que fe fade
cette acquifition , le droit que chaque particulier a fur fon propre
fond eft toujours fubordonné au droit que la communauté a
fur tous , fans quoi il n'y auroit ni folidité dans le lien focial , ni
force réelle dans l'exercice de la fouveraineté.
Je terminerai ce Chapitre & ce Livre par une remarque qui
-doit fervir de bafe à tout le fyftéme focial ; c'eft qu'au lieu de
-détruire l'égalité naturelle , le paôe fondamental fubftitue au con-
traire une égalité morale & légitime a ce que la nature avoit pu
mettre d'inégalité phyfîque entre les hommes , & que , pouvant
être inégaux en force ou en génie , ils deviennent tous égaux
par convention & de droit. ( 4 )
[ 4 ] Sous les mauvais gouverne- qui pofledent, & nuifibles à ceux qui
mens cette égalité n'eft qu'apparente n'^ont rien : d'où il fuit que l'état fo-
& illufoirc ; elle ne itn qu'à main- cial n'eft avantageux aux hommes ,
tenir le pauvre dans fa misère, & le qu'autant qu'ils font tous quelque cho-
riche dans fon ufurpation. Dans le fe , & qu'aucun d'eux n'a rien do
fait les ioix font toujours utiles à ceux trop.
Tin du lÀvn premier.
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Social, 15^
D U
CONTRAT SOCIAL;
L I-V RE SECOND.
CHAPITRE L
Que la Souveraineté ejl inaliénable.
' A première & la plus importante conféquence des principes
ci-devant établis , efl que la volonté générale peut leule diriger
les forces de PÉtat félon la fin de fon inflitution, qui eft le bien
commun : car !fi Poppofitton des intérêts particuliers a rendu né-
ceflaire Tétabliflement des fociétés, c'eft l'accord de ces mêmes
intérêts qui Pa rendu poflîble. C'eft ce qu'il y a de commun dans
ces difFérens Intérêts qui forme le lien focial , & s'il n'y avoit pas
quelque point dans lequel tous les intérêts s'accordent^ nulle fo-
ciété ne fauroît exifter^ Or , c'eft uniquement fur cet intérêt cosov
mun que la fociété doit être gouvernée.
Je dis donc que la fouveraineté n'étant que Texercke de la
volonté générale , ne peut jamais s'aliéner , & que le Souverain ^
qui ri'eft qu'un être coUeftif , ne peut être repréfenté que par
lui-même i le pouvoir peut bien fe tranûnettre , mais non pas la
volonté.
En effet, s^l n^eftpasîmpoïïîble qu^une volonté particufière Rac-
corde fur quelque point avec la volonté générale , il eft impoffi-
ble.au moins que cet accord foit durable & confiant; car la v.o-
lonté particulière tend par fa nature aux préférences , & la vo-
lonté générale, à l'égalité, U eu plus impcriOSble «ncorje qtftoxi ajt
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158 D u Co N T n A.T
un garant de cet accord ; iquand même il devroît toujours cxit»
ter , ce ne feroit pas un effet de Tart, mais du hafard. Le Sou-
verain peut bien dire, je veux aduellement ce que veut un tel
homme , ou du moins ce qu'il dit vouloir ; mais il ne peut pas
dire , ce que cet homme voudra demain je le voudrai encore j
puifqu'il eft abfurde que la volonté fe donne des chaînes pour
Tavenir , & puifqu'il ne dépend d'aucune volonté de confentir k
rien de contraire au bien de l'être qui veut. Si donc le jSeuple
^promet fimplement d'obéir , il fe difTout par cet^fte , il perd fa
qualité de peuple ; \ l'inftant qu'il y a un maître il n'y a plus de
Souverain , & dès-lors le corps politique eft détruit.
Ce n'eft point \ dire que les ordres des cheft ne puiffent paf-
fer pour des volontés générales, tant que le Souverain, libre de
s'y oppofer , ne le fait pas. En pareil cas , du filence univerfel on
doit préfumer le confentement du peuple. Ceci s'expliquera plus
au long.
CHAPITRE IL
Que la Souveraineté ejl indivijibte.
X Ar la même raifon que la fouveraineté eft inaliénable, elle
eft indivifible. Car la volonté eft générale { $ ) > ^^ ^1^® ^^ ^'^^
pas; elle eft celle du corp? du peuple, ou feulement d'une par-
tie. Dans le premier cas cette volonté déclarée eft un afte de
fouveraineté & fait loi : dans le fécond , ce n'eft qu'une volonté
particulière , ou un a^e de magiftrature j c'eft un décret tout au
plus.
Mais nos politiques ne pouvant divifer la fouveraineté dans
fon principe , la divifent dans fon objet ; ils la divifent en force
& en volonté, enpuiffance légiflative & en puiffance executive,
(jr) Pour qu'une volonté foit gêné- ceflaire que toutes les voir foient
raie , il n*eft pas toujours néceflaire comptées j toute exclufion formelle
qu'eUe Ibir unanime , mais il eft né- rompt la généralité.
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Social. 159
en droits cPîmpôts, de juftice & de guerre, en admîniftratioiï
iBtérieure & en pouvoir de traiter avec l'étranger : tantôt ils
confondent toutes ces parties & tantôt ils les féparent ; ils font
du Souverain un être fantaftique & formé de pièces rapportées ;
c'eft comme s'ils compofoient Phomme de plufieurs corps, dont
Vxoi auroit des yeux, l'autre des bras, l'autre des piedis, & rien
de plus. Les charlatans du Japon dépècent, dît-on, un enfant
aux yeux des fpeftateurs , puis jettant en l'air tous Ces membres
l*un après Pautre , ils font retomber l'enfant vivant & tout raflem-^
blé. Tels font à-peu-près les tours de gobelets de nos politiques ;
après avoir démembré le corps focial par un preftige digne de
la foire , ils râfTemblent les pièces on ne fait comment.
Cette erreur vient de ne s'être pas fait des notions exafles:
de l'autorité fouveraîne , & d'avoir pris pour des parties de cette
autorité ce qui n'en étoit que des émanations. Ainfi , par exem-
ple , on a regardé l'aôe de déclarer la: guerre & celui de faire
la paix, comme des aâes de fouveraineté , ce qui n'eft pas ^
puifque chacun- de ces aftes n'eft point une Iof, mais feulement
une application de la loi, un afle particulier qui détermine le
cas de la loi , comme on le verra clairement quand l'idée
attachée au mot loi fera fixée.
En fuivant de même les autres divifions, on trouveroît que*
toutes les fois qu'on croit voir la fouveraineté partagée , on fe
trompe V que les droits qu'on prend pour des parties de cette
fouveraineté lui font tous fubordonnés , & fuppofent toujours des
volontés fuprêmes dont ces droits ne donnent que l?exécution.
On ne fauroit dire combien ce défaut d'exaftîtudè a jetré^
d'obfcurité fur les décifions des Auteurs en matière de droit
politique , quand ils ont voulu juger des droits refpeftifs des Rois-
k des peuples, fur les principes qu'ils avoienr établis. Chacun'*
peut voir dans les Chapitres III & IV" du premier Livre de Gro^
fius comment ce favant homme & fon tradudeur Barbey rac s'en--
chevêtrenr^ $*embarrafient dans leurs fophifmes ,. crainte d*en dîre;
tro£r ou de n'en pas dire aflez ,. félon leurs vues ^Sc do choquexr
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i6o D V Contrat
les intérêts qtf ils avoient \ concilier. Grotius réfugié en France »
mécontent de fa patrie , & voulant faire fa cour a Louis XIII,
3i qui fon livre eft dédié , n'épargne rien pour dépouiller Jes peu-
ples de tous leurs droits , & pour en revêtir les Rois avec tout
l'art poffible. Oeût bien été auffi le goût de Barbeyrac , qui dé-
dioit fa traduaion au Roi d'Angleterre George I. Mais malheu-
reufement l'expulfion de Jacques II, qu'il appelle abdication , le
forçoit à fe tenir fur la réferve, à gauchir , à tergiverfer pour ne
pas faire de Guillaume un ufurpateur. Si ces deux écrivains avoient
adopté les vrais principes, toutes les difficultés étoient levées , &
ils euflent été toujours conféquensi mais ils auroient triftement
dit la vérité, & n'auroient fait leur cour qu'au peuple. Or, la
vérité ne mène point k la fortune , & le peuple ne donné ni am-
baflades, ni chaires, ni penfions.
CHAPITRE III-
Si la volonté générale peut errer.
Al s'enfuit de ce qui précède que la volonté générale eft tou-
jours droite , & tend toujours à l'utiHté publique : mais il ne s'en-
fuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même
reâitude. On veut toujours fon bien , mais on ne le voit pas tou-
jours î jamais on ne corrompt le peuple , mais fouvent on le
trompe, & c'eft alors feulement qu'il paroît vouloir ce qui eft
mal.
Il y a fouvent bien de la différence entre la volonté de tous
& la volonté générale i celle-ci ne regarde qu'à llntérêt com-
mun , l'autre regarde à l'intérêt privé , & n'eft qu'une fomme de
volontés particulières : mais ôter de ces mêmes volontés les
. plus & les moins qui s'entre-détruifent , ( ^ ) refte pour fomme
des différences , la volonté générale.
Si
( 6 ) Chaque intérêt dit le M. d'A. oppofuion à celui d'un tiers. Il eût pu
a des principes d^érens. L'accord de ajouter que Taccord de tous les inté-
diiuje intérêts particuliers fe forme par rets fe forme par oppofition à celui
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Social*
i6i
Sx quand le peuple AiffiTaniment informé ' délibère, les d^
toyens n'avoîent aucune communication entr'eux , du grand nom-
bre de petites différences réfulteroit toujours la volonté géné-
rale , & la délibération feroit toujours bonne. Mais quand il fe
fait des brigues , des affociations partielles aux dépens de la
grande, là volonté de chacune de ces affociations devient géné«
jrale par rapport à Tes membres, & particulière par rapport à
rÉtat : on peut dire alors qu'il n^ a plus autant de votants que
d'hommes, mais feulement autant que d'affociations. Les diffé-
rences deviennent moins nombreufes & donnent un réfultat moins
général. Enfin quand une de cjes affociations eft fi grande qu'elle
l'emporte fur toutes les autres , vous, n'avez plus pour réfultat
une fomme de petites différences , mais une différence unique $
alors il n'y a plus de volonté générale , & l'avis qui l'emporte
n'eft qu'un avis particulier.
Il importe donc pour avoir bîen l'énoncé de la volonté géné-
rale qu'il n'y ait pas de fociété particulière dans l'État , & que
chaque citoyen n^opine que d'après lui. (y) Telle fut l'unique
& fublime inffitution du grand Lyçurgue : que s'il y a des fo*
ciétés partielles, il en faut multiplier le nombre & en prévenir
rinégalité, comme firent Solon , Numa, Servius, Ces précautions
font les feules bonnes pour que la volonté générale foit toujours
éclairée , & que le peuple ne fe trompe point.
de chaciAi. s'il n'y avoit point dln-
térôcs différens , \ peine fentiroit-on
rincéréc commun^ qui ne trouveroic
jamais d\>bftacle : tout iroit de lui*
même , & la politique cefl^foit d'ê-
tre un art.
( 7 ) Vent cofa è , dit Machiavel ,
che alcuni divifioni nuocono aile jRe-
publiche ,- e ^alciine giovano * : quellm
nuocono chejbno dalle fette e da par»
ùffiani accompagnate i quelle giovano
che fen\a jftiè , fenifi partigiani fl
mantengono, Nonpotendo àdùnque pro^
vederà un fondatore éCuha Bepublica
che non fiano mmîci^ie in quella, hà da
proveder aime no che non vffiano fette*.
Hift. Flprent. £. VII.
Œuvres miUcs. Tome II.
X
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i^i Du C o N T n A T
^1 tji^ièiMyirt w m » ■ ' * wiii iMwi M I I I ■ «T^ % I Ml j < w^^m
CHAPITRE IV.
Des bornes du pouvoir, fouyejrain:
wl rÈtat ou la Cité n'eft qu^une perfonne morale dont la vie
confiile dansTunion de Tes membres ,& fi le plus important de Tes
foins eft celui de fa propre confervation , il lui faut une force
univerfelle & compulfive pour mouvoir & difpofer chaque partie
de la manière la plus convenable au tout. Comme la nature
donne à chaque homme un pouvoir aUblu fur tous fes membres y
le pa(6le focial donne au corps politique un pouvoir abfolu fur
tous les fiens , & ç'eft ce même pouvoir qui , dirigé par la vo«
lonté générale» porte t comme j^ai dit, le nom de fouyeraineté.
Mais outre la perfonne pubUque , nous avons k confidérer les
perfoniies privées qui la compofent , & doni^ la vie Se la liberté
font naturellement bdépendantes d^elle. Il s^agit donc de. bien
diftinguer les droits refpeftife des citoyens & du Souverain (8),
& les devoirs qu^ont )l remplir les premiers en qualité de fujets,'
du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d^hommes.
On convient que tout ce que chacun aliène par le paôe focial
de la puiflance, de fes, biens,, de fa liberté, c^efl feulement la
partie de tout cela dont Pufage importe à la communauté; mais
il faut convenir, a\iffi que le Souverain feul eft juge de cette
imppr tance.
Tous les fervîces qu'un citoyen peut rendre II fÉfat, il les
lui dqit fi-tôt que le Souverain les^ demande;^ mais le Souverain
de fpn cô^é ne peut chargée les fujets d^aucune chaîne inutile k
la communauté ; il ne peut pas même le vouloir : car fous la loi
de raifon rien ne fe fait fans çaufe , non plus que fous la loi de
nature.
(8)' Leâeurs attentifs, ne vous vi ter dans les termes , vm la pauvret^
preffez pas , je vous prie, de m'accu- de U hngue} maî^ attendes,
îer ici de coAtradiâxon. Je n*ai pu Vé-i
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s o c I 4 £• ï6j
Les engàgemens qui nous lient au corps focîal , ne font oblî*
gatoires que parce qu'ils font mutuels , & leur nature eft telle
quVn les rempliflant on ne peut travailler pour autrui fans tra*
vaiUer auflî pour foi. Pourquoi la volonté générale eft-elle tou*
jours droite , & pourquoi tous veulent-ils conftamment le bon-
heur de chacun d'eux, fi ce n'eft parce qu'il n'y a perfonne
qui ne s'approprie ce mot chacun^ & qui ne fonge à luî-
méme en votant pour tous ? Ce qui prouve que l'égalité de droit
& la notion de juftice qu'elle produit ; dérivent de la préférence
que chacun fe donne , & par conféquent de la nature de l'hom-
me ; que la volonté générale , pour être vraiment telle , doit l'ê-
tre dans fon objet ainfi que dans fon eflèhcè ; qu'elle doit partir
de tous pour s'appliquer \ tous, & qu'elle perd fa reâitude na-
turelle lorfqu'elle tend k quelque objet iridtvlduel & déterminé 5
]:iarce qu'alors jugeant de et qui nbiis eft étrâtigei: , nous n'av^ôûft
aucun vrai principe d'équité qui nous gûide^
En effet, fi-tot qu'il s'agît d'un fait ou d'un droit particulier;
fur un point qui n'a pas été réglé par une convention générale
& antérieure , l'affaire devient contentieufe. C'efl un procès oii
les particuliers intéreffés font une des parties & le public l'autre,
imais oii je ne vois ni la loi qu'il faut fuivre , ni le juge qui doit
prononcer. Il feroit ridicule de vouloir alors s'en rapporter à une
expreffe décifion de la volonté générale, qui ne peut être qiie
la conclufion de l'une dès parties , & qui par conféquent n'efl pour
l'autre qu'une volonté étrangère , particulière , portée en cette
occafion \ Tinjuflice , ^ fujêtte à l'erreur. Ainfi de môme qu'une
volonté particulière ne peut repréfenter la volonté générale , la
volonté générale , ^ fon tour, change de nature, ayant un objet
particulier , & ne peut, comme générale, prononcer ni fur un
homme , ni fur un fait. Quand le peuple d'Athènes, par exemple ,
nommoit ou caffoit fes chefs, décernoit des honneurs à l'un, ini-
pofoit des peines \ l'autre , & par des multitudes de décrets par-
ttculibrs exerçoît îhdiflihaenient tous lés àdes" du gouvernement ,
le peuple alors n'avoifc plus de volonté générale proprement dite ;
iftfagâlbit plus comme Souveram, mais comme Magiflrat. Ceq
Xiî
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164 D u> Contrât
paroitra contraire aux idées communes , mais il faut me laifler le
temps d'expofer les miennes.
On doit concevoir par-R que ce qui généralife la volonté , eft
moins le nombre des voix que l'intérêt commun qui les unit; car
dans cette inftitution chacun fe foumet nécefTaîrement aux con-
ditions qu'il impofe aux autres ; accord admirable de l'intérêt &
de la juftice qui donne aux délibérations communes un caraâère
d'équité qu^on voit évanouir dans la difcuflîon de toute affaire
particufière , faute d'un intérêt commun qui uniflè & identifie la
règle du juge avec celle de la partie.
Par quelque côté qu'on remonte au principe , on arrive tou-
jours k la même conclufîon ; favoir , que le paâe focial établit
entre les citoyens une telle égalité , qu'ils s'engagent tous fous
les mêmes conditions » & doivent jouir tous des mêmes droits. Ainfi
par la nature du paâe , tout afte de fouveraineté , c'efl-Wire 9 ,
tout afte authentique de la volonté générale , oblige ou favorife
également tous les citoyens , en forte que le Souverain connoit
feulement le corps de la nation , & ne diflingue aucun de ceux
qui la compofent. Qu'eft-ce donc proprement qu'un aûe de fou-
veraineté î Ce n'efl pas une convention du fupérîeur avec l'infé-
rieur , mais une convention du corps avec chacun de fes mem-
bres : convention légitime , parce qu'elle a pour bafe.le contrat
focial ; équitable , parce qu'elle eu commune \ tous ; utile , parce
qu'elle ne peut avoir d'autre objet que le bien général & foKde ,
parce qu'elle a pour garant la force publique & le pouvoir fu-
prême. Tant que les fujets ne font foumis qu'à de telles conven-
tions , ils n'obéiffent à perfonne, mais feulement à leur propre
volonté, & demander jufqu'oii s'étendent les droits refpeftifs du
Souverain & des citoyens , c'eft demander jufqu'à quel point ceux-
ci peuvent s'engager avec eux-mêmes, chacun envers tous & tous
envers chacun d'eux.
On voit par-lk que le pouvoir fouveraîn , tout abfolu , tout
facré, tout inviolable qu'il efl^ ne paflTe ni ne peut paflèr les
bornes des conventions générales, 6c que tout homme peut dif«
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Social. 165
pofêr pleinement de ce qui lui a été lai/Té de fes biens & de (a
liberté par ces conventions; de forte que le Souverain n'eft
jamais en droit de cliarger un fujet plus qtfun autre, parce
qu^alors PafTaire devenant particulière, fon pouvoir n^eil plus
compétent.
Ces diflinâions une fois admifes , il eft ii faux que dans le
contrat focial il y ait de la part des particuliers aucune renon-
ciation véritable , que leur fituatîon , par TefFet de ce contrat ,
fe trouve réellement préférable îi ce qu'elle étoit auparavant;
& qu'au lieu d'une aliénation , ils n'ont fait qu'un échange avan-
tageux d'une manière d'être incertaine & précaire , contre une
autre meilleure & plus sûre , de l'indépendance naturelle contre
la liberté , du pouvoir de nuire \ autrui contre leur propre sûreté,
& de leur force , que d'autres pouvoient furmonter , contre un
droit que Punîon fociale rend invincible. Leur vie même qu'ils
ont dévouée à l'État en eft continuellement protégée ; & lorfqu'ils
l'expofent pour fa défenfe , que font-ils alors que lui rendre ce
qu'ils ont reçu de lui ? Que font - ik qu'ils ne fîflent plus fré-
quemment & avec plus de danger dans l'Etat de nature, lorf^
que livrant des combats inévitables ils défendroient au péril de
leur vie ce qui leur fert a la conferver î Tous ont \ combattre au
befoin pour la patrie, il eft vrai; maïs auflî nul n'a jamais \
combattre pour foi. Ne gagne-t-on pas encore \ courir pour ce
qui fait notre sûreté, une partie des rîfques qu'il faudroît courir
pour nous-mêmes, fi*tôt qu'elle nous feroit ôtée)
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t66 Du C O If T R A T
r' Ti fi 1' ■ I sagg±aaggg5gg5gga±Br
CHAPITRE y,
Du droit de vie & de mort.
\Jîi demande comment les particuliers n'ayant point droit de
di/pofer de leur propre vie, peuvent tranfmettre au Souverain
ce même droit qu^ils n'ont pas ? Cette queftîon ne pai'oit diffi«
cile 3i réfoudre que patce qu'elle eft mal pofée. Tout homme
a droit de rifqucr fa propre vie pour la conferver. A-t-on jamais
dit que celui qui fe jette par une fenêtre pour échapper h un
incendie , foit coupable de fuicide ? A't-on même jamais imputé
ce crime à cekit qui périt dans une tempête dont en i'embar-
quant il n'ignoroit pas le danger }
Le traité focîal a pour fin la confervatîon des contraSans. Quî
veut la fin , veut auffî les moyens , & ces moyens font infépa--
tables de quelques rifques , même de quelques pertes. Qui veut
conferver fa vie aux dépens des autres , doit la donner aufti pour
eux quand il faut. Or , le citoyen n'eft plus juge du péril auquel
la loi veut qu'il s'expoie; & quand le Prince lui a dit, il efl
expédient à l'État que tu meures y il doit mourir ; puiTque ce
n'eft qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté jufqu'alors, &
que fa vie n'efi plus feulement un bienfait de la nature , mais un
don conditionnel de l'État
La peine de mort infligée aux criminels peut être envifagée
k-peu-près fous le même point de vue : c'eft pour n'être pas la
viàime d'un afraflîn que l'on confent h mourir fi on le devient.
Dans ce traité , loin de difpofer de fa propre vie , on ne fonge
qu'à la garantir, & il n'eft pas k préfumer qu'aucun des contrac-*
tans prémédite alors de fe faire pendre.
D'AiLtEURS tout malfaiteur attaquant le droit focial devient
par fes forfaits rebelle & traître 2i la patrie; il cefiè d'en être
membre en violant fes loix , & même il lui fait la guerre. Alors
la confervatîon de l'Eut cft iacompatible avec U fienne i il faut
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s O C l 4 Ll tifi
qu'un 4e.s àsxpn çériflç ;. ôc quand dn faît mourir. le coupable ;
c^e/l moins comme citoyen que comme ennemi. Les procédures^
le jugement font les preuves. & la déclaration quil a rompu le
traité focial , & par conféquçnt qu'il, tfe/l plus membre de rÉtac
Or , comme il s'eft reconnu tel', tout au moins par fon féjour ,
il en. doit être retranché par rejjçil comme înfraâeur du paôe;
ou par la mort commç ewicmi public ; car un tel ennemi n*eil
pas une perfonne morale, c'eft un homme, & c'eft alors que
le droiç de la guerre eft de tuer le vaincu.
Mais, dîra-t-on, la condamnation d*un criminel eft un aôè
particulier. D'accord; auflî cette condamnation n'appartient-elle
point au Souverain ; c'eft un droit qu'il peut conférer fans pou-*,
voir l!exercer lui-même. Toutes mts idées fe tiennent, mais Je
ne faurois les expofer toutes à la fois.
Au refte, la fréquence des fupplices eft toujours un figne de
foiblefle ou de parefle dans le gouvernement. Il tiy a point de
méchant qu'on ne put rendre bon h quelque cho/e. On n'a
droit de faire mourir , même pour l'exemple , que celui qu'oa
ne peut con/erver fans danger.
A l'égard du droit de faire ^ace , ou d'exempter un coupable
de la pçine portée par la loi .& prononcée par le juge , il n'ap-i
partiçnt qu'à ceUji qui eft au-deflus du juge & de la loi j c'efl^
dire, au. Souverain : encore, fon droit en ceci n'eft-il pas bien
net, & les cas d'en ufer font-ils très-rares.. Dans un État bien
gouverné il y a peu de punitions, non parce qu'on fait beaucoup
de grâces Jamais parce qu'il y a peu de criminels : la multîmde
des crimes en aflure llmpunité lorfque TÉtat dépérit. Sous la
République Romaine jamais le Sénat ni les Confuls ne tentèrent
de faire grâce ; le peuple même n'en faifoit pas , quoiqu'il révo-
quât quelquefois fon propre jugement. Les fréquentes grâces
annoncent que bientôt les forfaits n'en auront plus befoin, &
chacun voit où cela mène. Mais je fens que mon cœur murmure
& retient ma plume ; laiflbns difcuter ces queftions à l'homme
lufte qui n'a point failli i & ^ui jamais n'eut lui-même befoio
de grâce.
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ï68 Du Contrat
ssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssss^
CHAPITREVI.
De la Loi.
X: Ar le paâe focial nous avons donné Pexiftence & la vîe au
corps politique : il s^agit maintenant de lui donner le mouve-
ment & la volonté par la légiflation. Car Paâe primitif par lequel
ce corps fe forme & s^unit, ne détermine rien encore de ce
qu'il doit faire pour fe conferver.
Ce qui eft bien & conforme 3i l'ordre eft tel par la nature
des chofes & indépendamment des conventions humaines. Toute
juflice vient de Dieu , lui feul en eft la fource ; mais fi nous
favions la recevoir de fi haut , nous n'aurions befoin ni de gou-
vernement ni de loi}^. Sans doute il eft une juftice univerfelle
émanée de la raifon feule; mais cette juftice , pour être admife.
entre nous , doit être réciproque. A confidérer humainement les
chofes, faute de fanâion naturelle les loix de la juftice font vaines
parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant & le
mal du jufte , quand celui-ci les obferve avec tout le monde , fans
que perfonne les obferve avec lui. Il faut donc des conventions
& des loix pour unir les droits aux devoirs & ramener la juftice
à fon objet. Dans l'état de nature , où tout eft commun , je ne
dois rien à ceux k qui je n'ai rien promis , je ne reconnois pour
être à autrui que ce qui m'eft inutile. Il n'en eft pas ainfi dans
rétat civil , où tous les droits font fixés par ta loi.
Mais qu'eft-ce donc enfin qu'une loi ? Tant qu'on fe conten-
tera de n'attacher à ce mot que des idées métaphyfiques, on con-
tinuera de raifonnçr fans s'entendre ; & quand on aura dit ce que
c'eft qu'une loi de nature , on n'en faura pas mieux ce que c'eft
qu'une loi de l'État.
J'AI déjà dît qu'il n'y avoît point de volonté générale fur un
objet particulier. En effet, cet objet particulier eft dans l'État
ou hors de l'État. S'il eft hors de l'État , une volonté , qui lui eft
étrangère
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Social. 169
étrangère I ti^efl point générale par rapporta lui; te ù, cet objet
eft dans TÉtat, il en fait partie ; alors il fe forme entre le tout
& fa partie une relation qui en* fait deux êtres féparés , dont la
partie eft l'un, & le tout moins cette même partie eft l'autre.
Mais le tout moins une partie n'eft pas le tout, & tant que ce
rapport fub/îfte , il n'y a plus de tout , mais deux parties inéga*
les; d'oii il fuit que la volonté de Tune n'eft point non plus gé-*
nérale par rapport \ l'autre.
Mais quand tout le peuple ftatue fur tout le peuple , il ne
con/îdère que lui-même; & s'il fe forme alors un rapport, c'eft
de l'objet entier fous un point de vue à l'objet entier fous un
autre point de vue, fans aucune divifîou du tout. Alors la ma-
tière fur laquelle on ftatue eft générale comme la volonté qui
ftatue. C'eft cet aéle que j'appelle une loi.
Quand je dis que l'objet des loix eft toujours général, j'en-
tends que la loi coniidère les fujets en corps & les aâions com-
me abftraitcs , jamais un homme comme individu ni une aélîon
particulière. Ainfi la loi peut bien ftatuer qu'il y aura des privi-
lèges/mais elle n'en peut donner nommément à perfonne : la
loi peut faire pluiieurs claffes de citoyens , aftigner même les
qualités qui donneront droit \ ces ciafTes , mais elle ne peut nom-
mer tels & tels pour y être admis ; elle peut établir un gouver-
nement royal & une fucceflîon héréditaire , mais elle ne peut
élire un Roi ni nommer une famille Royale; en un mot, toute
fonâîon qui fe rapporte \ un objet individuel , n'appartient point
\ la puiflance légiflative.
Sur cette idée on voit \ l'inftant qu'il ne faut plus demander
i qui il appartient de faire des loix , puifqu'elles font des aâes
de la volonté générale; ni fi le Prince eft au-deflus des loix,puif-
qu'il eft membre de l'État ; ni fi la loi peut être injufte , puifque
nul n'eft injufte envers lui-même; ni comment on eft libre &
foumis aux loix , puifqu'elles ne font que des regiftres de nos
Tolontés.
On voit encore que la loi réuniflant l'univerfalité de la volonté
Œuvres mêlées. Tome IL Y
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ijo D u C o N T n A t
& celle de Tobjet, ce qu'un lioxnine, quel qu'il puiflTe être, of;»
donne de (cm chef, tfeft point une loi^ ce qu'ordonne mênie le
Spuverain fur un objet particulitr, n'ell, pas non plus une loi,
mais un décret ; ni un aâe de fouveraineté , mais de magiilrature.
J' APPELLE donc République tout État régi par des loix , fous
quelque forme d'admîniftration que ce puiffe être : car alors feu-
lement rintérét public gouverne , & la chofe publique eft quelque
chofe. Tout gouvernement légitime èft républicain (9) : j'expU-
querai ci-après ce que c'eft que gouvernement.
Les loix' ne font proprement que les conditions de i'affocia-
tion civile. Le peuple foumis aux loix en doit être l'auteur^ il
n'appartient qu'à ceux qui s'aflbcient de régler les conditions de
la focîété : mais comment les régleront-ils? fera-ce d'un conmiun
accord, par une infpiradon fubite? Le corps politique a-t-il un
X)rgane pour énoncer fes volontés? Qui lui donnera la prévoyance
néceffaire pour en former les aâes &; les publier d'avance , pu
comment les pronotfcera-t-il au moment du befoin ? Comment une
jnuldtudç aveugle, qui fouvent ne fait ce qu'elle veut, parce
qu'elle fait rarement ce qui lui eft bon , exécuteroit-elle d'elle^
même une entreprifeaufli grande , auffî difficile qu'un fyfléme de
légifl^tion ? De lui-même le peuple veut toujours le bien , mais
de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale eft
toujours droite , mais Iç jugement qui la guide n'eft pas toujours
éclairé. U faut lui faire voir les objets tels qu'ils font , quelque-
fois tels qu'ils doivent liii paroitre; lui montrer le bon chemin
qu'elle cherche, la garantir de la féduâion des volontés pardcu-
,!ières, rapprpcher^k fes yeux les lieux & les temps , balancer
l'attrait des avantages préfens & fenfibles , par le danger des maux
éloignés & cachés. Les particuliers voyent le bien qu'ils rejettent;
( 9 ) Je n'entends pas feulement par ment fe confonde avec le Souveraiit;
ce mot une Ariftocratie ou une D^ mais qu'il en foie le minifire : alors
nocratie , mais eo général tout gou- la monarchie elle-même eft républi-
vemement guidé par la volonté gêné- que. Ceci s'éclaircira dans le livre fuî*^
rale> qui eft la loi. Pour être légid- vanu
aus il ne fané pas que lé gouverne*
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s oc I A £• 171
le.publîc veut le bien qu'îrne voit pas. Tous ont également be-
foïn de guide : il faut obliger les uns à conformer leurs volontés
îr leur raifon j il faut apprendre à' l'autre à connoître ce qu'il veut.
Alors des lumières publiques réful'te l'union de l'entendement &
de la volonté dans le corps focial , de-lk l'exaft concours des par-
ties , & enfin la plus grande force du tout. Voilà d'où naît la né-
celfîté d'un légiilateur.
CHAPITRE VIL
Du Légijlateur.
JLOvr découvrir les meilleures règles de focîété qui convien-
nent aux Nations, il faudroit une intelligence fupérieure, qui
vît toutes les pallions des hommes & qui n'en éprouvât aucune ^
qui n'eût aucun rapport avec notre nature & qui la connût k
fond , dont le bonheur fût indépendant de nous , & qui pour-
tant voulût bien s'occuper du nôtre; enfin qui, dans le progrès
des temps, fe ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans
un fiècle & jouir dans un autre. (10) Il faudroit des pieux pouff
donner des loix aux hommes.
Le même rai/bnnement que faifoit Caligula quant au fait;
Platon le fàifoit qtiant au droit pour définir l'homme civil ou
royal qtfil cherche dans fon livre du règne; mais s'il eft vrai
qu'un grand Prince eft un homme rare , que fera-cc <l'un grand
Légiflateuf î Le premier n'a qu'à fuivre le modèle que l'autre
doit propofér. Celui-ci éft le méchanicien qui invente la machine^
ccïui-Ii n'éft que Pouvrier qui la monte & la fait marcher. Dans
la naiflance desfociétés, dit Montefquieu , ce font les chefs des
républiques qui font l'inftitution, & c'eft enfuite l'itiftitution qui
terme les. chefs des républiques^
[10] Un peuple ne devient célè- lé bonheur des Spartiates avant qu'il
bre que quand fa légifladon commence fiit queftion d'eux dans le refte-de It
}k décliner. On^ ignore durant çp^ibien Grece«
âe uècks VinÈàtunoa de Lycurgue Bi
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17» Du Contrat
Celui quî ofe entreprendre d'inftîtuer un peuple , doit fe
fentir en état de changer ,pour ainfi dire , la nature humaine , de
transformer chaque individu ," qui par lui-même eft un tout par-
fait & folitaîre, en partie d'un plus grand tout, dont cet indi-
vidu reçoive en quelque forte fa vie & fon être; d'altérer la
conftitutîoh de l'homme pour la renforcer ; de fubftituer une
exiftence partielle & morale k Texiftence phyfique & indépen-
dante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en.ua
mot , qu'il été à l'homme fes forces propres pour lui en donner
qui lui foient étrangères , & dont il ne puifle faire ufage fans le
fecours d'autrui. Plus ces forces naturelles font mortes & anéan-
ties , plus les * acquifes font grandes & durables , plus auflî l'inf-
titution eft foKde & parfaite : enforte que fi chaque citoyen,
n'eft rien , ne peut rien que par tous les autres , & que la force
acquife par le tout foit égale ou fupérieure à la fomme des forces
naturelles de tous les individus , on peut dire que la légiflatioo.
eft au plus haut point de perfeâion qu'elle puifTe atteindre. .
Le Légîflateur eft à tous égards un homme extraordinaire
dans l'État. S'il doit l'être par fon génie , il ne l'eft pas moins
par fon emploi. Ce n'eft point magiftrature , ce n'eft point fouve-'
raîneté. Cet emploi, qui conftitue la république, n'entre point*
dans fa conftitution : c'eft une fonftion particulière & fupérieure
qui n'a rien de commun avec l'empire humain ; car fi celui qui
commande aux hommes ne doit pas commander aux loix , celui
qui commande aux loix ne doit pas non plus commander aux
hommes; autrement fes loix , miniftres de fes padions , ne feroient
fouvent que perpétuer fes injuftices ; & jamais il ne pourroit éviter
que des vues particulières n'akéraffent la fainteté de fon ouvrage.
Quand Lycurgue donna des loix \ fa patrie , il commença
par abdiquer la royauté. C'étoit la coutume de la plupart des
villes grecques de confier k des étrangers UétablîflTemenr des leurs.
Les Républiques modernes de Mtalie imitèrent fouvent cet ufage ;
celle de Genève en fit autant & s'en trouva bien. ( 1 1 ) Rome
( II ) Ceux qui ne confidereht Cal- fent mal retendue de fon génie. La ré-
vin qu« comme Théologien ^ connoif* daétion de nos fages Édics , à laquelte
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Social. 175
dans Ton plus bel âge vit renaître en fon feîn tons les crimes de
la tyrannie , & fe vît prêt k périr , pour avoir réuni fur les mê-
mes têtes Tautorité légîflative & le pouvoir fouverain.
Cependant lesDécemvirs eux*mêmes ne s'arrogèrent jamais.
le droit de faire paflTer aucune loi de leuR fpylç; autorité. Rien de.
et que nous vous propofons ^ dîfoient-îls au peuple, ne peut paffir
en loi fans votre conjentement. Romains , foye:^^ vous-mêmes les
auteurs des loix qui doivent faire votre bonheur.
Celui qui rédige les loix n'a donc ou ne doit avoir aucun
droit légiflatif , & le peuple mèm^ ne peut quand il le voudroit fe
dépouiller de ce droit incommunicable; pafce qac fetùnlepaâe
fondamental il n'y a que la volonté générale qui oblige les particuliers ,
& qu'on ne peut jamais s'aflurer qu'une volonté particulière eft con-
forme à la volonté générale, qu'après l'avoir foumife aux fufFrages li-
bres du peuple. J'ai déjà dit cela , mais il n'eft pas inutile de le répéter.
Ainsi l'on trouve à la fois dans l'ouvrage de la légidation ^
deux chofes qui femblent incompatibles : une entreprife au-def-
fus de la force humaine \ & pour l'exécuter , une autorité qui
n'eft rien.
Autre difficulté qui mérite attention. Les fages qui veulent
parler au vulgaire leur langage au lieu du fien , n'en fauroienc
être entendus. Or, il y a mille fortes d'idéeS'iJ^'il eft impoflîble
de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales &
les objets trop éloignés font également hors de fa portée ; cha-
que individu ne goûtant d'autre plan de gouvernement que celui
qui fe rapporte à fon intérêt particulier , apperçoit difficilement
les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'îm-
pofent les bonnes^1clÎ3t. Fouir qu'un jfeuple naiflant pût goûter les
faines maximes de la politique , &' fuîvre les règles foirdamenta*
les de laraifon d'état^ il faudroit que l'effet pût devenir la caufe^
il eut beaucoup de part , lui fait au- mour de la patrie & de la fiberté ne
tant d'honneur que fon infHtucion. fera pas éteint parmi nous , jamais là
Quelque révolution que le temps puifle mémoire de ce grand homme ne ceflera
amener dans notre culte » tant que Ta- d'y être en bénédiéUon»
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174 Du Contrat
que Pefprit focial qui doit être l'ouvrage de Pinftitutîon , pr^fidàt
à l'inflîtution même, & que les hommes fufTent avant les loîx ce
qu'ils doivent devenir par elles. Ainfi donc le légîflateur ne pou-
vant employer ni la force ni le raifonnement , c'eft une nécef-
fité qu'il recourt a une autorité d'un aut^e ordre qui puiflè car
traîner fans violeâC€^ & perfuader {Am coi^vàintre.
Voila ce qui força de tous temps les perés des nations de
recourir a l'intervention du Ciel & d'honorer les fiieux de leur
propre fagefle , afin que les peuples , foumis ahx loix de l'érat
comme à celles de la nature ^ & reconnolfTant le ittêhie potivoir
dans la formation de l'homme & dans celle dfe la cité , ôbéiflTent
avec liberté & pôttaffïht docilement le'jôU^ de la félicité publique.
Cette raifon fublîme , qui s^éieve au-deflus de la portée des
hommes vulgaires , efl celle dont le légiflateur met les décidons
dans la bouche des immortels , pour entraîner , par l'autorité di-
vine, ceux que ne pourroit ébranler la prudence humaine (12).
Mais il n'appartient pas k tout homme de faire parler les Dieux ,
nî d'en étt-e ttu c^ùitid îl S'dhnonce pour être Ifeûr interprète.
La grande anlfe du légiflateur éft le vrai miracle quî doit prou-
ver fa miflîon. Tout homme peut graver des tables de p/erre ^
ou acheter un oracle , ou feindre un fecret commerce avec quel-
que Divinité ^ ou dreflîer un oifeau pour lui parler à l'oreille , ou
trouver d'autres^^moyens groflîers d'en impofer au peuple. Celui
qui ne faura que cela pourra même aflembler par hafard une
troupe d'infenfés; mais il ne fondera jamais un Empire , & fon
extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains preftiges for-
ment un lien paflager, il n'y a que la fagefle qui le rend dura-
ble. La loi Judaïque toujours fubfîftante, celle de l'enfant d'If-
maël qui depuis dix fiècles régit la moitié du monde , annoncent
encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont diâées } &
( Il ) J? veramente , dh Machiavel , béni conofcuiti da uno prudente , / quali
mai non fU alcnno ordinatare di leggi non hanncy in fe rckggloni evidenti d^
ptaofdinarié in un populo , cht non ri-" potergli perjuadere ad attruL DiTcorâ
Cùrréjfe d Dio , perche altnmenti non. fopra Tiço. Uyio. J». I# C# XIn
fif^tfi acçettate} ferche foM mol4 '
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Qbogle
s. a c I A z: njf
f an4is: q^e. l?orgu«ill^tir« philofo^hie w^ l^avouglft tTpric d« parti
ne voit en eux, que 4'beareux impoftieDrs^ I0 vrai poUtsqveadiRife
4ans leurs in^ttuodiiS ce gi:an4 & pH^ant génie^ qui prtftde aux
écabUflèmens durables.
Il n^ faut pas^ de tout, cçcî cqnclure- ^vcc^-Vr^rburton. que la
politique & la reH|[ion aient parmj nqus un objet comfnun , mais
que.dans. l'origine des nations Pune fert d'iiîftrumeint à Pautre,
G H A P IT R E V IH-
Du Feupké
\^Ohmb avant d'élever un grand édifice Parchk^âe obrérve^&
foxide le fol, pour voir s'il en peut foutenir le poids , le fa^
infUtuteur ne commence pas par rédiger de bonnes loîx en
elles-mêmes t mais il examine auparavant fi le peuple auquel il
lesdeftine,eft.proprei les fupporter. Oeft^pour cela que Platon
refufa de donner des loix aux; Ârcadiens &. aux Cyréniens » ÙL^
chant que ces deu? pçuples étoient riches. & ne, pouvoient fouf-
frir l'égalité"; c^eft pouf cela qu'on vît en Crètç de bonnes loîx
& de méchans hommes » parce que Minos n'ayoit difclpliné qu'un
peuple chargé de vices.
Mille nations ont brillé fur la terre qui n'auroîent jamais
pu foufFrir de bonnes loix, & celles mêmes qui l'auroient pu;
n'ont eu diôs toute. lèUr dtfrée qunin temps fort court pour cela.
Les peuples, ainfi que les hommes, ne font dociles que dans leur
jeunelTe, ils deviennent incorrigibles en vieillilfant; quand une
fois les coutumes font établies & les préjugés enracinés , c'cft une
cntreprife dangereufe & vaine de vouloir les réformer 4 le peuple
ne peut pas même fouffirir qu'on touche k fes maux pour les détruire ;
femblables à ces malades ilupides & fans courage qui frémiâènC
à Pafpeft du Médecin*
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^jS DvConthàt
Ce n^eft pas que, comme quelques maladies boulererfent Ui
tète des hommes & leur ôtent le fouv^enir dupafTéi il ne fe trouve
-quelquefois dans }z durée des États des époques violentes où les
révolutions font fur les peuples ce que certaines crifes font fur
les individus , où Thorreur du padë tient lieu d'oubli , & où l'État ,
embrafépar les g4]erres civiles, renaît, pour ainfî dire, de fa cendre
& reprend la vigueur de la jeunefle en fortant des bras de la
mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle fut Rome
après les Tarquins ; & telles ont été parmi nous la Hollande &
'la ,Suifle après Texpulfion des tyrans.
Mais ces événemens /ont rares ; ce font des exceptions donc
la raifdn fe trouve toujours dans la conflitution particulière de TÉtac
excepté. Elles ne fauroiçnt même a^oir Keu deux fois pour le mê-
me peuple y car il peu fe rendre libre tant qu'il n'efl que barbare ;
mais il ne le peut plus quand le reflbrt civil eft ufé. Alors les trou-
• blés peuvent le détruire fans que fes révolutions puiflent le réta-
blir , & fi-tôt que les fers font brifés , il tombe épars & n'exifte
plus : il lui faut déformais un maître & non pas un libérateur. Peu-
ples libres , fouvenez*vous de cette maxime : on peur acquérir la
liberté , mais on ne la recouvre jamais.
II. eft pour les nations , comme pour les hommes , un temps
de maturité qu'il faut attendre avant de les foumettre ^ des loix ;
mais la maturité d'un peuple n'eft pas toujours facile h connoître,
& fî on la prévient l'ouvrage eft manqué. Tel peuple eft difciplî-
hable en naiflant , tel autre ne l'eft pas au bout de. dix fiècles. Les
, Rudes ne feront jamais vraiment policés , parce qu'ils l'ont été trop
tôt. Pierre avoit le génie imicatif , il n'avoit pas le vrai génie , ce-
lui qui crée & fait tout de rien. Quelques-unes des chofes qu'il
fit étoient bien , la plupart éroient déplacées. Il a vu que fon
peuple étoit barbare, il n'a point vu qu'il n'étoit pas mûr pour
la police ; îl l'a voulu civilifer quand il ne falloit que l'aguerrir. D
a d'abord voulu faire des Allemands, 4es Anglois, quand il fal-
Ipit commencer par faire des RuflTes : il a empêché fes fujets de
jamais devenir ce qu'ils pourroient être , çq leur perfuadant qu'ils
étoient ce qu'ils ne font pas. C'eft ainfi qu'un Précepteur Fran-
çois
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Qbogle
s O C I A t. 177
çoîs forme fon élève pour briller un moment dans fon enfance ,
& puis n'être jamais rien. L'Empire de Ruffîe voudra fubjuguer
l'Europe , & fera fubjugué lui-même. Les Tartares ks fujets ou
fes voifins deviendront fes maîtres & les- nôtres : cette révolution me
paroît infaillible. Tous les Rois de l'Europe travaillent de concert
\ l'accélérer.
CHAPITREIX^
Suite.
v>OmMe la nature a donné des termes à la ftature d'un homme
bien conformé , pafTé lefquels elle ne fait plus que des géans ou
des nains , il y a de même , eu égard à la meilleure conilitution
d'un Etat, des bornes \ l'étendue qu'il peut avoir, afin qu'il ne
foît ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné , ni trop petit
pour pouvoir fe maintenir par lui-même. Il y a dans tout corps
politique un maximum de force qu'il ne fauroit pafler , & duquel
fouvent il s'éloigne à force de s'agrandir. Plus le lien focial s'é-
tend , plus il fe relâche , & en général un petit État eA propor*
tionnellement plus fort qu'un grand.
Mille raîfons démontrent cette maxime. Premièrement l'ad-
miniftratîon devient plus pénible dans les grandes diftances, com-
me un poids devient plus lourd au bout d'un plus grand levier.
Elle devient aufïï plus onéreufe h mefure que les degrés fe mul-
tiplient i car chaque ville a d'abord la fîenne , que le peuple paie ,
chaque diftric la fîenne , encore payée par le peuple , enfuite cha-
que province , puis les grands gouvetnemens , les Satrapies , les
Vice-royautés , qu'il faut toujours payer plus cher ^ mefure qu'on
monte , & toujours aux dépens du malheureux peuple ; enfin
vient l'adminiftration fuprême qui écrafe tout. Tant de furcharges
épuifent continuellement les fujets ; loin d'être mieux gouvernés
par tous ces différens ordres , ils le font moins bien que s*il n'y en
avoit qu'un feul au-deflus d'eux. Cependant \ peine refte-t-il des
Œuvres mfUcs Tome. IL Z
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178
Du Contrat
reflburces pour les cas extraordinaires ; & quand il y faut recou-
rir , rÉtat eft toujours à la veille de fa ruine.
Ce n'eft pas tout ; non-feulcmcnt le gouvernement a moins
de vigueur & ide célérité pour faire obferver les loix , empêcher
les vexations , corriger les abus , prévenir les entreprifes fédi-
tieufes qui peuvent fe faire dans des lieux éloignés; mais le peuple
a moins d'afFeâions pour fes chefs , qu'il ne voit jamais , pour
la patrie , qui eft k fes yeux comme le monde , & pour
fes concitoyens , dont la plupart lui font étrangers. Les mêmes
loix ne peuvent convenir \ tant de provinces diverfes qui ont des
-mœurs différentes, qui vivent fous des climats oppofés , & qui
xie peuvent fouffrir la même forme de gouvernement. Des Joîx
Afférentes n'engendrent que trouble & confuflon parmi des peu-
ples qui y vivant fous les mêmes chefs & dans une communication
continuelle , paflent ou fe marient les uns chez les autres, &
foumis h d'autres coutumes , ne favent jamais fi leur patrimoûie
efl bien \ eux. Les talens font enfouis » les vertus ignorées , les
vices impunis » dans cette multitude d'hommes inconnus les uns
aux autres , que le fi&ge de l'adminiflration fuprême ra/femble
dans un même lieu. Les Chefs accablés d'affaires ne voient rien
par eux-mêmes I des commis gouvernent l'État. Enfin les me-
fures qu'il faut prendre pour maintenir l'autorité générale, à
laquelle tant d'Officiers éloignés veulent fe fouftraire ou en im-
pofer, abforbent tous les foins publics , il n'en refte plus pour
le bonheur du peuple; à pdne en refte-ril pour fa défenfe au
befoin , & c^eft ainfî qu'un corps trop grand pour fa conflitu-»
tion s'àffaife & périt écrafé fous fon propre poids,
D'UN autre côté , l'État doit fe donner une certaine bafe pour
avoir de la folidité , pour réfifler aux fecoufles qu'il ne manquera
pas d'éprouver , & aux efforts qu'il fera contraint de faire pour
fe foutenir ; car tous les peuples ont une efpèce de force cen-
trifuge , par laquelle ils agilTent continuellement les uns contre
les autres , & tendent \ s'agrandir aux dépens de leurs voifins ,
comme les tourbillons de Defcartes. Ainfî les foibles rifquent
d'être bientôt engloutis, &nul ne peut guères fe conferver qu'en
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Social: 179
fe mettant avec tous dans une efpèce d'équilibre 4ui rende la
comprefHon par-tout à-peu-près égale.
On voît par4k qu'il y a des raifons de s'étendre & des raifons
de fe réfferrer, & ce n'eft pas le moindre talent du politique
de trouver entre les unes & les autres la proportion la plus
avantageufe à la confervatîon de l'État. On peut dire en général
que les premières n'étant qu'extérieures & relatives, doivent
être fubordonnées aux autres , qui font internes & abfoiues ;
une faîne & forte conftitution cft la première chofe qu'il faut
rechercher , & l'on doit plus compter fur la vigueur qui nak d'un
bon gouvernement, que (ut les rcflburces que fournit un graii^
territoire.
Au refte, on a vu des États tellement conflîtués, que la
néceflité des conquêtes entroit dans leur conilitution même , &
que pour fe maintenir ils étoient forcés de s'agrandir fans cefle.
Peut-être fe félicitoient-ils beaucoup de cette heureufe néceffité,
qui leur montroit pourtant, avec le terme de leur grandeur ,
l'inévitable moment de leur chute.
CHAPITRE X
Suite.
\J^ peut mefurer un corps politique de déu* manières; favoiV;
par l'étendue du territoire, & par le nombre du peuple ; & il
y a entre l'une & l'autre de ces ihefures un rapport conve-
nable pour donner Si l'État fa véritable gi'andeur : ce font les
hommes qui font l'Etat, & c'eft le terrein qui nourrit les hom*
Aies ; ce rapport eft donc que la. terre fuffife k l'entretien de fêS
habitans , & qu'il y ait autant d'habitans que la terre en peut
nourrir. C'eft dans cette portion que fe trouve le maximum de
force d'un nombre donné de peuple } car s'il y a du terreiti de
tropi la garde en efl onéreufe ^ la culture infuffifaiïte , le produit
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i8ô Du Contrat
fuperflu ; c*eft la caufe prochaine des guerres défenfives : s'il n^
en a pas aflez , l'État fe trouve pour le fupplément a la difcrétion
de (es voifins; c*eft la caufe prochaîne des guerres ofTenfives.
Tout peuple qui n*a par fa poiîtion que Palternarive entre le
commerce ou la guerre , eft foible en lui-même ; il dépend de
fes voifins, il dépend des événemens; il n'a jamais qu'une exif-
tence incertaine & courte. Il fubjugue & change de fituation , ou
il eft fubjugue & n'eft rien. Il ne peut fe confenrer libre qu'à
force de petitefle ou de grandeur.
On ne peut donner en calcul un rapport fixe entre l'étendue
de terre & le nombre d'hommes qui fe fuffifent l'un k l'autre , tant
à caufe des différences qui fe trouvent dans les qualités du tcrrein ,
dans fes degrés de fertilité, dans la nature de fes productions,
dans l'influence des climats , que de celles qu'on remarque dans
les tempéramens des hommes qui les habitent, dont les uns con-
fomment peu dans un pays fertile, les autres beaucoup fur un
fol ingrat. U Faut encore avoir égard à la plus grande ou moindre
fécondité des femmes,. h ce que le pays peut avoir de plus ou
moins favorable à la population, k la quantité dont le légiflateur
peut efpérer d'y concourir par fes établifTemens , de forte qu'il
ne doit pas fonder fon jugement fur ce qu'il voit, mais fur ce
qu'il prévoit, ni s'arrêter autant a l'état aftuel de la population qx'à
celui oii elle doit natujellement parvenir. Enfin il y a mille occa-
fions ok les accidens particuliers du lieu exigent ou permettent
qu'on embrafle plus de terrein qu'il ne paroît nécefTaire. Aînfi l'on
s'étendra beaucoup dans un pays de montagnes, où les produftions
naturelles, favoir les bois , les pâturages, demandent moins de tra-
vail , oiv l'expérience apprend que les femmes font plus fécondes que
dans les plaines , & où un grand fol incliné ne donne qu'une petite bafe
horizontale y la feule qu'il faut compter pour la végétation. Au con-
traire , on peut fe refïerrer au bord de la mer ,. même dans des
rochers & des fables prefque ftérilesi parce que la pêche y peut
fuppléer en grande partie aux produdions de la terre, que les
hommes doivent être plus raflemblés pour repoufler les pirates , &
qu'on a d'ailleurs plus de facilité pour délivrer le pays par les co-
lonies, des habitans dont il eft furchargé.
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Social. i8i
A ces conditions pour inilituer un peuple , il en faut ajouter une
qui ne peut fuppléer ^ nulle autre » mais fans laquelle elles font tou-
tes inutiles \ c'eA qu'on jouifle de ^abondance & de la paix \ car
le temps où s'ordonne un État eft , comme celui où fe forme un
bataillon , Pinftant où le corps eft le moins capable de ré/îftance
& le plus facile h détruire. On réfîfteroit mieux dans un défordre
abfolu que dans un moment de fermentation , où chacun s^occupe
de fon rang , & non du péril. Qu'une guerre , une famine , une fé-
dition furvienne en ce temps de crife , PÉtat eft infailliblement
renverfé.
Ce n'eft pas qu'il n'y ait beaucoup de gouvernemens établis
durant ces orages; mais alors ce font ces gouvernemens mêmes
qui détruifent TÉtat. Les ufurpateurs amènent ou choififlent tou-
jours ces temps de troubles pour faire pafler , k la faveur de l'efFroi
public , des loix deftruâives que le peuple n'adopteroit jamais de
fang-froid. Le choix du moment de Pinftitution eft un des carac-
tères les plus sûrs par lefquels on peut diftinguer l'œuvre du lé-
gislateur d'avec celle du tyran.
Quel peuple eft donc propre à la légîflation ? Celui qui , fe
trouvant déjà lié par quelque union d'origine , d'intérêt ou de con-
vention , n'a point encore porté le vrai joug des loix ; celui qui
n'a ni coutumes ni fuperftitions bien enracinées ; celui qui ne craint
pas d'être accablé par une invafion fubîte , qui , fans entrer dans
les querelles de (es voifîns, peut réfifter feul k chacun d'eux, ou
s'aider de l'un pour repoufler Tautre ; celui dont chaque membre
peut être copnu de tous, & où l'on n'eft point forcé de charger
un homme d'un plus grand fetdeau qu'un homme ne peut porter ;
celui qui peut fe pafler des autres peuples & dont tout autre peu-
ple peut fe pafler (13); celui qui n'cft ni riche ni pauvre & peut
( 13 ) Si de deux peuples voifin» Tautre de cette dépendance. La Rë-
Fun ne pouvoir fe palier de i*auue , publique de Thhfcaia , enclavée dans
ce feroifr une finiarion très-dure pour rÇmpire du Mexique, aima mieux fe
le premier & très-dangereufe pour le paiTer de fel , que d'en acheecr de»
fécond. Toute nation fage, en pareil Mexicains ,& même que d'en accepter
cas, s'efforcera bien vite de délivrer graniiiement. Lt^ fages Thlafcalaa»
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i8i D V C o ir t n À r
fe fufïîre k lui-mémp \ enfin celui qwî réunît la confidence <l'uo
ancien peuple vrcc la docHité d'un peuple nouveau, Ge qui rend
pénible Touvrage de la légilknon , eil moins ce qu^il faut établir
que ce qu*il faut détruire î & ce qui rend le fuccès fi rare , c'eft
riitipofiibilfté de trouver H fimpUçité de la nature jointe aux be*
foin$ de la fociété. Toutes ces conditions , il eft vrai , fe trouvent
difficilement f aflemblées. Auflî voit-on peu d'États bien confiitués.
Il eft encore en Europe un pays capable de légiflation ; c'*eft
rifle de Corfe. La valeur & la confiance avec laquelle ce brave
peuple a fu recouvrer & défendre fa liberté , mériteroit bien que
quelque homme fage lui apprît h la conferver. J^ai quelque pref-
fentiment qu'un jour cette petite ifle étonnera TEurope.
CHAPITRE XI-
Des divers Jyjlémes de Légijlaiion.
wl Ton recherche en quoi confifte précifément le plus grand
bien de tous, qui doit être la fin de tout fyftcme de légiflation ,
on trouvera qu'il fe réduit à ces deux objets principaux , la libcrtc
& V égalité. La liberté , parce que toute dépendance parriculièrc
eft autant de force ôtée au corps de l'État i l'égalité , parce que
la liberté ne peut fubfifter fans elle.
J'AI déjà dit ce que c'eft que la liberté civile ; k l'égard de l'é-
galité , il ne fa^t pas entendre par ce mot que les degrés de puif-
fance & de richefle foient abfolument les mêmes ; mais que , quant
à la puiflance , elle foit au-deflbus de toute violence, & ne s'exerce
jamais qu'en vertu du rang & des loix ; & quant k la richeffe que
nul citoyen ne foit aflfez opulent pour en pouvoir acheter un au-
tre, &n^l aflez pauvre pour être contraint de fe vendre (14) :
virent le piège caché fous cette libé- [ 14 ] Voulez-vous donc donner \
ralicé. Ils fe conferverent libres, & l'État de la confiilance , rapprochez les
ce petit État , enfermé dans ce grand degrés exurémes autant qu'il eft pof-
Emptre , fut enfin rinftrument de fa (ible ; oe fouffrez ni des gens opu->
ruine.
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Social: igj
ce qui fuppofe du côté d.e? grands , inpdéraîjQii dç bî.en$. Çf de cré-
dit, & du cqté de« pefitj , modçraqpq d'^variçe ^ de çpnvoitife.
Cette égalité , difent^îlsi e0 une chîmcre de fpéculation qui
ne peut exiller dans 'la pratique : mais flTabus eft inévitable , s^en-
fuit-îl qu'il ne faille pas au moins le régler? Oisft précifément
parce que la force dès chofes tend toujours ^ détruire Tégalité y
€jue la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir.
Mais ces objets généraux de toute bonne înftîtutipn doi-
vent être modifiés en chaque pays par les rapports qui naif-
fenty tant de la fituatioa locale , que du caraôère des Imbitans,
& c'eft fur ces rapports quil faut afligner k chaque peuple ua
fyftéme particulier d'inftituiion , qui foit le meilleur , non peuç^
être en lui-même , mais pour TEtat auquel il eft deftiné. Par
exemple, le fol eft^il ingrat & ftérjle, ou le pays trop ferré
pour les habitans ? Tournez-vous du côté de l'indyftrie & des
arts , dont vous échangerez les productions contre les denrées
qui vous manquent. Au contraire , occupez-vous de riches plaines
& de coteaux fertiles. Dans un bon terrein , manquez - vous
d'habitans ; donnez tous vos foins k l'agriculture qui multiplie les
hommes , & chaflez les arts , qui ne feroient qu'achever de dé-
peupler le pays, en attroupant fur quelques points du territçirç
le peu d'habîtans qu'il y a. ( i $ ) Occupez-vous des rivages
étendus & commodes; couvrez la mer de vaîfleaux; cultivez le
commerce & la navigation j vous aurez une exiftence brillante
& courte. La mer ne baignc-t-elle fur vos côtes que des rochers
prefque inacceffibles ; rçftcz b^jbares & ichtyophages^j vous en
vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, & sûrement plus he\r!
lens ni des gueux. Ces deux états, [ly] Quelque branche de commerce
naturellement infëparables , font égâ. extérieur^ dkleM.d'Â. ne répand guè«
lement fuheftçs au bien commun ; de res qu'une faufleutilîfé pour unRoyauf
l'un fortent les fauteurs de la tyran- me en général ; elle peut enrichir
nie, & de Pautre les tyrans. Ceft quelques particuliers , même queli^ues
toujours entr'eux que fe fait le trafic villes , mais la nation entière n'y ga-
de la liberté publique; l'un l'acheté gne 4'ieA , & le peuple n'en eft paa
& l'autre la vend. mieux»
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i84
Du CONTRAT
reux. £n un mot » outre les maximes communes k tous ^ chaque
peuple renferme en lui quelque caufe qui les ordonne d'une
manière particulière & rend fa légiflatiôn propre à lui feul. C'eft
ainlî qu'autrefois les Hébreux ^ & récemment les Arabes , oiic
eu pour principal objet la Religion » les Athéniens les lettres ^
Carthage & Tyr le commerce, Rhodes la marine, Sparte la
guerre, & Rome la vertu. L'Auteur de TEiprit des Loix a montré
dans des fouies d'exemples par quel art le Légiflateur dirige
rinfiitytion vers chacun de ces objets.
Ce qui rend la conftitution d'un Etat véritablement folide
& durable , c'eft quand les convenances font tellement obfervées
que les rapports naturels & les loix tombent toujours de con-
cert fur les mêmes points, & que celles-ci ne font, pour ainfi
dire , qu'afTurer , accompagner , reftlfier les autres. Mais fi le
Légiflateur , fe trompant dans fon objet , prend un principe dif-
férent de celui qui naît de la nature des chofe$, que l'un tende
k la fervitude & l'autre à la liberté , l'un aux richefles , l'autre h
la population , l'un k la paix, l'autre aux conquêtes , on verra
les loix s'afFoiblîr infenfiblement , la conftitution s'altérer, &
l'État ne cédera d'être agité jufqu'îi ce qu'il foit détruit ou chan-
gé, & que l'invincible nature ait repris fon empire.
CHAPITRE XIL
Divijion des loix.
JL OuR ordonner le tout , ou donner la meilleure forme poflible
à la chofe publique , il y a diverfes^ relations a confidérer. Premiè-
rement l'aâion du corps entier agiflTant fur lui-même, c'eft-k-dire,
le rapport du tout au tout, ou du Souverain k TÉtat, & ce rap-
port eft compofé de celui des termes intermédiaires , comme nous
le verrons ci-après. .
*i , '
Les loix qui règlent ce rapport portent fe nom de loix politi-
ques^ & s'appellent auffi loix fondamentales, non fans quelque
raifon
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s O C I A L^ 185
faifon fi CCS loix font fages. Car s'il n'y a dans chaque État qu'une
bonne manière de l'ordonner, le peuple qui l'a trouvée doit sy
tenir ; mais fi l'ordre établi eft mauvais , pourquoi prendroît-on
pour fondamentales des loix qui l'empêchent d'être bon > D'ail-
leurs ^ en tout état de caufe, un peuple eft toujours le maître
de changer fes loix , même les meilleures ; car s'il lui plaît de
fe faire mal à lui • même , qui eft - ce qui a droit de l'en em-
pêcher î
La féconde relation eft celle des membres entr'eux, ou avec
le corps entier , & ce rapport doit être au premier égard auflî
petit , & au fécond auflî grand qu'il eft poflîble , en forte que
chaque citoyen foit dans une parfaite indépendance de tous
les autres, & dans une exceflîve dépendance de la Cité; ce qui
fe fait toujours par les mêmes moyens : car il n'y a que la
force de l'État qui fafTe la liberté de fes membres. C'eft de ce
deuxième rapport que naiflent les loix civiles.
On peut confidérer une troifième forte de relation entre
l'homme & la loi , favoir celle de la défobéiflance à la peine , &
celle *ci donne lieu à l'établiflement des loix criminelles , qui
dans le fond font moins une efpèce particulière de loix , que la
fanâion de toutes les autres.
A ces trois fortes de loix il s'en joint une quatrième , la plus
importante de toutes , qui ne fe grave ni fur le marbre ni fur
l'airain , mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable
conftitution de l'État; qui prend tous les jours de nouvelles
forces ; qui , lorfque les autres loix vieiilîflent ou sMteignent ,
les ranime ou les fupplée , conferve un peuple dans l'efprit de
fon inftitution , & fubftitue infenfiblement la force de l'habitude
à celle de l'autorité. Je parle des mœurs , des coutumes , & fur--
tout de l'opinion ; partie inconnue à nos politiques , mais de
laquelle dépend le fuccès de toutes les autres ; partie dont le
grand Légiflateur s'occupe en fecret , tandis qu'il paroi t fe borner
k des réglemens particuliers qui ne font que le cintre de la voûte ^
(Huyrcs mclécs. Tomt IL A 4
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iB6 Du C O If T A A T
dont les maurs plus lentes k nahre , forment enfin Pinébninlatfla
clef.
Entre ces div^erfes Claflês » les loix politiques , qui confUtuent
k forme du gouvernement , font k feule relative II mon fujet.
Fin du livre ficond.
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Social: 187
D U
CONTRAT SOCIAL
LIVRE TROISIEME.
**.Vant de parler des dîverfes formes de gouvernemens , tâ-
chons de fixer le fens précis de ce mot , qui n'a pas encore été
foitt bien expliqué.
■nv^p^vw
CHAPITRE L
Du Gouvernement en générai
J'AyEïÇTiS le feôeur que ce Chapitre doit être lu pofément ,
& que^ jejie fais pas Part d'être clair pour qui ne veut pas être
attentif.
To^XE adipp libre a deux caufes qui concourent ^ ta produire»
Vune nwrak , favoir la vt>loaté qui détermine Pafte ; Pautrc phy-
sique ^ favQÎr 1^ jmiflTance qui Texccute. Quand je marche vtxSi un
objet, il faut premièrement que fy veuffle aller; en fecotnd lieu,
que mes pieds m'y portent. Qu'un paralytique veuille courir ^
qu'un homme agile ne le veuille pas , tous deux refleront en place.
Le corps politique a le^ mêmes mobiles ; on y diftingue de même
la force & la volonté. Celle-ci fous le nom de puijfancc Icgifla-
ti3f$ y l'autre (bus le no«i de puifanct^ cxécuÊim. Rtoi ne s'y fait
ou ne s^ doit fake Qàm leur concours.
Nous avons vu que la puiflance légîflative appartient au peu-
ple , & ne peut appartenir qu'à lui. Il cft aifé de voir au contraire ,
par les principes ci-devant établis» ^^^ la piriflànce executive ae
Aa ij
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l83 DuCoifTRAT
peut appartenir h la généralité comme légiflatrice ou fouveraîney
parce que cette puifTance ne confifle qu^en des aâes particuliers
qui ne font point du reflbrt de la loi , ni par conféquent de celui
du Souverain , dont tous les aâes ne peuvent être que des loix.
II. faut donc à la force publique un agent propre qui la réu-
nifie & la mette en œuvre félon les directions de la volonté gé-
nérale , qui ferve à la communication de TÉtat & du Souverain ,
qui faffe en quelque forte , dans la perfonne publique » ce que fait
dans rhomme Punion de Tame & du corps. Voilà quelle eft dans
rÉtat la raifon du gouvernement » confondu mal-à-propos avec le
Souverain, dont H n'eft que le miniflre.
Qu'est-ce donc que le gouvernement? Un corps intermé-
médiaire établi entre les fujets & le Souverain pour leur mutuelle
correfpondance , chargé de l'exécution des loix & du maintien de
la liberté > tant civile que politique.
Les membres de ce corps s^appellent Magijîrats ou Rois i
c'éft-i-dire , Gouverneurs , & le corps entier porte le nom de
Princi. {i6 ) Ainfi ceux qui prétendent que l'aÔe par lequel
un peuple fe foumet à des chefs, n'eft point un contrat, ont
grande raifon. Ce n'efl abfolument qu'une commiflion , un em-
ploi dans lequel , (impies Officiers du Souverain , ils exercent en
fon nom le pouvoir dont il les a faits dépodtaires. Se qu'il peut
limiter , modifier & reprendre quand il lui plaît , l'aliénation d'un
tel droit étant incompatible avec la nature du corps focial , &
contraire au but de l'aflbciation.
J'APPELLE donc gouvernement ou fupréme adminiilration Uexer-
cîce légitime de la puifTance executive , & Prince ou Magtftrar
l'homme ou le corps chargé de cette adminiflration.
C'EST dans le gouvernement que fe trouvent les forces inter-
médiaires, dont les rapports compofent celui du tout au tout,
ou du Souverain à TÉtat. On peut repréfenter ce dernier rapport
( l6 ) Ceff ainfi <^^ Venife on donne au Collège le lîom de Sirinijimm
f rince y axéine quand le Doge n'y aififte pas*
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s o c I A z: ' i8^
par celui des extrêmes d'une proporrion continue , dont la moyen-
ne proportionnelle eft le gouvernement. Le gouvernement reçoit
du Souverain les ordres qu'il donne au peuple , & pour que l'É-
tat foit dans un bon équilibre, il faut, tout compenfé , qu'il y ait
égalité entre le produit ou la puifTance du gouvernement pris en
lui-même & le produit ou la puifTance des citoyens, qui font Tou^
rerains d'un côté & fujets de l'autre.
De plus , on ne fauroit altérer aucun des trois termes fans
rompre kl'inftantla proportion. Si le Souverain veut gouverner,
ou fi le Magiftrat veut donner des loix , ou fi les fujets refufent
d'obéir , le défordre fuccède à la règle , la force & la volonté
n'agiffent plus de concert, & TÉtat diffous tombe ainfi dans le
defpotifine ou dans Panarchie. Enfin comme il n'y a qu'une moyen-
ne proportionnelle entre chaque rapport, îl n'y a non plus qu'un
bon gouvernement poffible dans un État : mais comme mille évé-
nemens peuvent changer les rapports d'un peuple , non-feulemenc
difFérens gouvernemens peuvent être bons à divers peuples , maïs
au même peuple en difFérens temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers rapports qui peu»
vent régner entre ces deux extrêmes, je prendrai pour exem^
pie le nombre du peuple^ comme un rapport plus facile à ex-
primer.
SuPPOSOKS que l'État foit compofé de dix mille citoyens, le
Souverain ne peut être confidéré que coUeftivement & en corps;
mais chaque particulier^ en qualité de fujet, eft confidéré comme
individu ; ainfi le Souverain eft au fujet comme dix mille eft à un y
c'eft-à-dire , que chaque membre de l'État n'a pour fa part que
la dix-millième partie de l'autorité fouveraine , quoiqu'il lui foie
foumis tout entier. Que le peuple foit compofé de cent mille
hommes , l'état des fujets ne change pas , & chacun porte égale*
ment tout l'empire des loix , tandis que' fon fufFrage , réduit à
un cent-millième , ^ dix fois moins d'influence dans leur rédac«
tion. Alors le fujet reftant toujours un , le rapport du Souverain
augmente en raifon du nombre des citoyens. D'où il fuit que
plus rÉcat s'agrandit, plus la liberté diminue.
[
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«99 jD V , C O JH T n j4 T
QuA^Q ie» di5.qge Iç^rappptt augmente , i'etitcnd? qu^U s?éIot
gne deVégalit^. AînA f tus le rapport eft graad dans Pacceptip^
ctes Géomètres , moins il y a de rapport d^ns Taçception commune j
dans la première Iç rappprt cqnfid^ré feloo U quantité fe mefure
par Texpofant , & dans l'autre confidéré fek>n Tidentité , i| s'eftimc
par la fimilitude.
Or, moins les volontés particulières fe rapportent à la volonté
générale , ç'eft-à-dîre , les mœurs aux loîx , plus la force réprimante
doit augmenter. Donc le gouvernement, pour être bon, doit être
relativement plus, fort a mefure que le peuple eft plus xwn^breux.
I>UN. autre côté ^ r^grandiffement de l^État donnant aux dé-
pofitasres de i^autorité publique plus de tentations 6c de moyeœ
dHdpufer de leur pouvoir, phts le gouvernement doit avoir de force
pour coajtenir ke peuplç , phis le Souverain doit en avoir k fon
tour pour contenu- le gouvernement. Je ne parle pas ici d^une
force abfohie , mais de la force relative des diverfes parties de
rÉtaç.
Il fuît de ce double rapport que la proportion continue entre
4e Souverain^ lie Prince âc le peuple nN^ point une idée arbitraire ,
mats une conféquenpe nectaire, de la nature du corps politique.
-Hiuitencooe que If un des extrêmes , f^voir te peuple comme fujef^
étant fixe & repréfenté par l'unité , toutes les fois que la. raifbn
cjoublée augmente pu diminue , la raifon fimple augmente on di-
minue femblabtement ^ & que par conféquent le moyen terme cil
changé.. Ce qui fait voir qu'il' n'y a pas une confHtution de gou-
veraement unique & abfbîue , mais qu*îl peut y avoir autant de
gouvernemens différens en nature , que d^États diffiérens en
grandeur.
Si , twttïant cefyftême eix ridîwle,. on difoît que, poi*r ttou-
v)»j: ^t$^ moyeniîiç proportionnelle & former te corps du geruyer-
nemepTi U ne lapt.„ fcAoa moi , que tirer la racine quarrée du
i^onobbre J^ peuple, ^ répondrois quejenc^ prends ici ce o^ombre
qjue. pour un exe«»plé , qi»e les rapports doat je parle né fe ww-
fwent pqâ JCtolisment pae le nond^ce des hommes , mais en génté-
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Social. i^i
faï par la quantité cPaftion , laquelle fe combîtie paf des multitu-
des de caufes ; qu'au refte , iî , pour tti'exprîmer en moins de pa-
roles , j'emprunte un moment des termes de géométrie , je n'i-
gnore pas cependant que la précifîon géométrique n'a point lieu
dans les quantités morales.
Le gourrernement eô en petit ce que le corps politique qui lè
tenferme eft en grand. C'eft une perf<Hihe morale douée de cer-
taines facultés, aftive comme le Souverain, paflîve comme l'État ,
& qu'on peut décompofer en d'autres mpports femblables , d'ôit
naît par conféquent une nouvelle proportion , une autre encorâ
dans celle-ci , félon l'ordre des tribunaux ^ jufqu'à ce qu'on anrire
à un moyen terme indivifîble , c'eft-k-dire, k un feuï chef ou Ma-»
giilrat fupréme , qu'on peut fe rçpréfemer au milieu de cmte pro*-
greflion , comme l'unité entre la férié des fraâions & celle des
nombres.
Sans nous embarraflèr dans cette multiplication de termes.;
contentons-nous de coniidérer le gquvernement comme un nou*
veau corps dans l'État , diftinâ du peup^ & du Souverain , & in*
termédiaire entre l'un & l'autre.
Il y a cette différence effentielle entré ces deux corps , que
l'État exifle par lui-même , & que le gouverni^oient n^^xifte que
par le Souverain. Ainfi la volonté dominante du Prince n'eft ou
ne doit être que la volonté géxiérala ou la loi ; fa fprce n'e/l que
la force publique concentrée en lui; fi-tôt qu^l veut tirer de lui-
même quelqu'aâe abfolu & indépendant, la îiaifon du tout com-
mence \ fe relâcher. S'il arrivoit enfin que le Prince eût une vo-
lonté particulière plus aélive que celle du Souverain , & qu'il usât ,
pour obéir a cette volonté particulière , de la force publique qui
eft dans fes mains, en forte qu'on eût, pour ainfi dire , deux Sou-
rerains, l'un de droit & Pâutre de fait , à l'iriftant Puriîon fociale
s'évanouiroit , & le corps politique feroit difTous.
Cependant pour que le corps du gouvernement ait une
exiftence, une vie réelle qui le diftingue du corps de l'État, pour
qu^ tous fe3 membres puiflent agir de concert & répondre \
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19* Du Contrat
la fin pour laquelle il eft infticué , il lui faut un moi particulier ;;
une feniibilicé commune k Tes membres i une force, une vo-*
lonté propre qui tendent à fa confervation. Cette exiflence
particulière fuppofe des afTemblées , des confeils , un pouvoir de
délibérer , de réfoudre , des droits , des titres , des privilèges qui
appartiennent au Prince exclufivement , & qui rendent la con-
dition du Maglftrat plus honorable à proportion qu'elle eft plus
pénible. Les difficultés font dans la manière d'ordonner dans le
tout ce tout fubalterne ,' de forte qu'il n'altère point la conftitution
générale , en afFermiflant la fienne , qu'il difiingue toujours fa
force particulière, deftinée \ fa propre confervation , de la force
publique deftinée k la confervation de l'État , & qu'en un mot
H foit toujours prêt a facrifîer le gouvernement au peuple , &
non le peuple au gouvernement.
D'AILLEURS, bien que le corps artificiel du gouvernement
foit l'ouvrage d'un autre corps artificiel, & qu'il n'ait en quelque
forte qtf une vie empruntée & fubordonnée , cela «'empêche pas
qu*il ne puiHe agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité ,
jouir , pour ainfi dire , d'une fanté plus ou moins robufte. Enfin
fans s'éloigner direftement du but de fon bftitution, il peut
^'en écarter plus ou moins , félon la manière dont il eft conftimé.
C'EST de toutes ces différences que naiflent les rapports divers
que le gouvernement doit avoir avec le corps de TÉtat, félon
les rapports accidentels & particuliers par lefquels ce même
État eft modifié. Car fouvent le gouvernement le meilleur en
foi deviendra le plus vicieux , fi fes rapports ne font altérés félon
les défauts du corps politique auquel il appartiens
Wimfm^fmm^ÊÊmmmm
CHAPITRÉ
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Social* 193
CHAPITRE IL
Du principe qui conjlitue les diverfes formes de Gouvernement^
A OuR expofer la caufe générale de ces dîfFérepces, îl faut
diftînguer ici le Prince & le gouvernement , comme j'ai diflingué
ci-devant PÉtat & le Souverain.
Le corps du Magiftrat peut être compofé d^un plus grand
ou moindre nombre de membres. Nous avons dit que le rapport
du Souverain aux fujets étoit d'autant plus grand que le peuple
étoit plus nombreux , & par i^ne évidente analogie nous en pou-
vons dire autant du gouvernement à l'égard des Magiflrats.
Or , la force totale du gouvernement étant toujours celle de
rÉtat, ne varie point •••d'où il fuit que plus il ufe de cette force
fur {es propres membres , moins il lut en refte pour agir fur tout
le peuple.
Donc plus les' Magiflrats font nombreux, plus le gouverne-
ment eft foible. Comme cette maxime eft fondamentale , appli-
quons-nous à la mieux éclaircir.
Nous pouvons diftinguer dans. la perfonne du Magiftrat trois
volontés eflentiellement différentes. Premièrement la volonté pro-
pre de rindividu , qui ne tend qu'à fon avantage particulier ; fe-
condement la volonté commune des Magiflrats , qui fe rapporte
uniquement k l'avantage du Prince , & qu'on peut appeller vo-
lonté de corps , laquelle efl générale par rapport au gouverne-
ment, & particulière par rapport à l'État ,dont le gouvernement
fait partie ; en troiflème lieu , Ja volonté du peuple ou la volonté
fouveraine , laquelle efl générale , tant par rapport à l'État , con-
fidéré comme le tout, que par rapport au gouvernement , confé-
déré comme partie du tout.
Dans uae légiflation parfaite , la volonté particulière ou in-
Œavres mflées. Tome IL Bb
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1^4 ^ ^ Contrat .
dW'i^tteHe 40k 4i»e imMc, k y<rfoii»é 4e corps fiM9ffe €ti içow^em
nement très-fubordonnée , & par çonféquenc la volonté générale
ou fouveraine toujows doraMiarttCy & la règle tinique de toutes
les autres. , .
Selon tordre naturel , au contraire , ces différentes volontés
deviennent plus aflives à mefure qu'elles fe . concentrent. Aiii(i4t
volonté générale eft toujours la plus foible^ la volonté de corps
a le fécond rang , & la volonté particulière le premief de tous :
de forte que dans le gouvernement chaque membre eft premiè-
rement foi-méme , 9c puis Magiftrat , & puis citoyen. GndKuion
direâement qpppofiée k celle qu'^exîge t^dne tncai.
Cela pofé : que tout le gouvernement ibit entre les maîns d^ufi
feul homme, voilà la volonté particulière & la volonté de corps
parfaitement réunies » & par conféquent celle-ci au plus haut de-
gré d'tntenficé qu'etie paMc a?voir; Or , comme ^4À. du id^^ri de
la vdonté <]iie dépend l^fage de la force , &: q«e la f(»xe abfo*
lue du gouver^iement ne varie points U s^enfuk que le plus aâîF
des gouvernemens eft celui d'un feul.
Av contraire , unMbns le gouvernement à Pautorité légiflative ;
faHbns le Prince du Souverain , & de tous les citoyens autant de
Magiftrats : alors la volonté de corps , confondue avec la volonté
générale 9 n^aura pas plus d^aâivité qu^elle , & laiftera la volonté
particulière dans toute fa force. ATnfi le gouvernement , toujours
avec la même force abfolue , fera dans fon minimum, de force
relative ou d'aûivîté.
Ces rapports font inoonteftables, & d'autres onfidérations
fervent encore h les confirmer. On voit, par exempte, que cha-
que Magiftrat eft plus adif dans fon corps que chaque cicoyen
dans le fien , & que par conféquent la volonté particulière a
beaucoup plus dinfluence dans les ades du gouveriiement, que
dans ceux du Souverain; car chaque Magiftrat eft prefque tou-
jours chargé de quelque fonélion du gouverfiement , au lieu que
chaque citoyen , pris ^ part , n'a aucune fonâion de la fouverai-
i^eté. D'ailleurs , plus l'État s'étend, plus fa force réelle augmen-
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s O C I A Zm icj^j
te, quoiqu'elle ii?aug^nente pas «a raiiba de iba é^odue : m^
PÉtat reftant le même , les Magiftrats ont beau fe multiplier, le
gouyernement n'eir acquiert pas une plus grande force réelle ,
parce que cette force eft celle, de TÉtat, dont la mefure eft
toujours égale. Ainfi la ibrce refatire ou PaéhViré du gouverne-
ment diminue ^ fans que fa force a^folue au réelle pui0e z^u^
gmenter.
Il eft sûr* encore que l'expédition des afFair-es^ derienr plus lente
b mefure que plus de gens en font chargés, qu^en donnant trop
à la prudence on ne donne pas allé;? à la fortune , qu'on lai/Ie
échapper Toccafion , & qu'à forçjç de délibérer,, oa perd feuireoç
le fruit de la délibération.
Je viejK de preiiver que le gouvernement fe relâche à me-
fure que les Magiftrats fe multiplient, & j*ai prouvé ci-devant
que plus le peuple eft nombreux, plus la force réprimajtice doit
augmenter. D'où il fuit que le rapport des Magiftrats au gou*
vernement > doit étro iaverfe du rapport des fujets. au Souverain ;
c'eft-à-dire que, plus l'État s'agrandit, plus le gouvernement doit fe
reflferrer ; tettement que le nombre des chefs diminue en raifon
de ^augmentation du peuple.
Au refte, je ne parle ici que dg la fçt^Q, relatîye du gouver^
nement, & non de fa rectitude; car, au contraire, plus le Ma-
gîftrat eft nombreux , plus là volonté de corps fe rapproche de
la volonté générale, au lieu que fous u|i Magifltat unique, cette
même volonté de corps n'eft , comme je l'ai dit , qu'une vo-
lonté particulière. Ainfi l'on, perd d'un c6té ce qu'on peut ga-
^ gner de l'autre , & l'art du Légiflateur eft 4e favoir fixer le point
ou la fbrce de la volonté du gouvernement , toujours en pro-
portion réciproque, fe combine dans le rapport le plus avanta-»
gebx h l^Éta.L
PVfP
Bb ij
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196 B u* C 6 if T R A T
CHAPITRE III.
Division des Gouvernemens.
vJn a vu dans le Chapitre précédent pourquoi Von dîftînguc les
diverfes efpèces ou formes de gouvernemens par le nombre des
membres qui les compofent } il refte avoir dans celui-ci comment
fe fait cette divifion.
Le Souverain peut, en premier lieu, commettre le dépôt du
gouvernement îi tout le peuple ou à la plus grande partie du peu-
ple , en forte qu'il y ait plus de citoyens Magiftrats que de ci-
toyens (impies particuliers. On donne à cette forme de gouverne-
mei^t le nom dé Démocratie»
Ou bien il peut reflerrer le gouvernement entre les mains d'un
petit nombre , en forte qu'il y ait plus de (impies citoyens que de
Magiffarats , & cette forme porte le nom à^Ariftocratie.
Enfin il peut concentrer tout le gouvernement dans les maios
d'un Magiftrat unique , dont tous les autres tiennent leur pouvoir.
Cette troifième forme eft la plus commune , & s^appelle Monat'
chic , ou gouvernement royal.
On doit remarquer que toutes ces formes , ou du moins les
deux premières , font fufceptibles de plus ou de moins, ^ ont mê-
me une a(rez grande latitude ; car la Démocratie peut embra(rer
tout le peuple ou fe rçfTerrer jufqu'k la moitié. L'Ariftocratie à fon
tour peut de la moitié du. peuple fe refTerrer jufqu'au plus petite
nombre indéterminément. La royauté même efî fufceptible de
quelque partage. Sparte eut con(!amment deux Rois par fa conf-
titution , & l'on a vu dans l'Empire Romain jufqu'k huit Empereurs
à la fois , fans qu'on pût dire que l'Empire fût divifé. Ainfi il y a
un point où chaque forme de gouvernement fe confond avec la
fuivante , & l'on voit que fous trois feules dénominations le gou-
rernement eft réellement fufceptible d'autant de formes diverfes que
l'État a de citoyens.
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s O C I A t. 197
*• Il y a plus : ce même gouvernement pouvant h certains égards
fe fubdivîfer en d'autres parties , Tune adminiftrée d'une manière ,
& Pautre d'une autre , il peut réfulter de ces trois formes com-
binées une mulritude de formes mixtes , dont chacune eft multî-
pliable par toutes les formes fimples.
On a de tout temps beaucoup difputé fur la meilleure forme
de gouvernement, fans coniidérer que chacune d'elles eft la meil«
leure en certains cas , & la pire en d'autres.
Si dans les différens États le nombre des Magîftrats fuprémes
doit être en raifon înverfe de celui des citoyens , il s'enfuit qu'en
général le gouvernement Démocratique convient aux petits États,
l'Ariilocratique aux médiocres , & le Monarchique aux grands.
Cette règle fe tire immédiatement du principe; mais comment
compter la multitude de circonftances qui peuvent fournir des
exceptions ?
CHAPITRE IV.
De la Démocratie.
x^Eltji qui fait la loi fait mieux que perfonne comment elle doit
être exécutée & interprétée. Il femble donc qu'on ne fauroit avoir
une meilleure conftitution que celle où le pouvoir exécutif eft
joint au législatif : mais c'eft cela même qui rend ce gouvernement
infuffifant à certains égards , parce que les chofes qui doivent être
diftinguées ne le font pas , & que le Prince & le Souverain n'étant
que la même perfonne, ne forment, pour ainfi dire , qu'un gouver-
nement fans gouvernement.
Il n'eft pas bon que celui qui fait les loîx les exécute , ni que le
corps du peuple détourne fon attention des vues générales, pour les
donner aux objets particuliers. Rien n'eft plus dangereux que l'in-
fluence des intérêts privés dans les affaires publiques, & l'abus des
loix par le gouvernement eft un mal moindre que la corruption
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içS
t) U C O N T R A T
du légiflateur , fuite infaillible des vues particulières. Alors l'État;
étant altéré dans fa fubftance, toute^ réforme devient tmpoffible.
Un peuple qui n'abuferoit jamâîs du gouvernement, n'ahuferoit
pas non plus de Tindépendance \ un peuple qui gouverneroit cou**
jours bien , n'auroit pas befoin d'être gouverné.
A prendre le terme dans k rigueur de Tacception , il n'a jamais
cxifté de véritable Démocratie , & il n'en exiftera jamais. 11 eft
contre l'ordre naturel que le gratid nonAre gouverne & que le
petit foit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple refte in-
ceflTamment afiemblé pour vaquer aux affaires publiques , & Ton
voit aifément qu'il ne fauroit établir pour cela des comnûllîons
fans que la forme de l'adminiftration change.
En effet, je croîs pouvoir pofer en principe que quand les
fondions du gouvernement font partagées entre plufieurs tribu-
naux , les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande
autorité^ nefut*ce qu'^ caufe de la facilité d'expédier les affaires,
qui \es y amène natureH^nene.
D'AILLEURS qu« de^ chofes difficiles li réunir ne fuppofe
pas ce gouvernement î Premièrement un État très-petit , oh le
peuple foit facile à raflbmWer àc où chaque citoyen puiflè aifé-
prient connoitre tous Içs autres ; fecondement une grande (impll-
cîté de mœurs qui prévienne la multitude d'affaires & de difcuf*
lions épineufes : enfuite beaucoup d'égalité dans les rangs & dan^
les fortunes, fans quoi l'égalité ne fauroit fub/iffer long-temps
dans les droits & l'autorité : enfin peu ou point de luxe ; car ,
ou le luxe efl l'effet des riçheffes , ou il les rend néceffaires ; il
corrompt h la fois le riche & le pajuvre , l'un par la poffeflion ,
l'autre par la convoîtife ; il vend la patrie ^ la molleflë , à la
vanité : il ôte à l'État tous k^ citoyens pour les afièrvir les uns
aux autres, & tous à l^opinion.
VaiLA pourquoi un Auteur célèbre a donné la vertu pour
principe à la République ; car toutes ces conditions ne fauroient
fubfifler fans la vertu : mais, faute d'avoir fait les difKnftions
nécefl^ires, ce- beau génie a manqué fouvent de jufteflè, quel*
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o O C Z ji !• 1^
quefols de tlaité, ic n'a pAs vu <jue t^autotiié fouvcraine, écane
par-toM (a même , le même ^FÎndpe dok «voir lieu dans tout
État bien cooiUt^ , plus ou moins ^ il eft vtaâ , félon la forme
du gouvernement.
Ajoutons quSl ny a pas de goureraement H fujet aux
guerres civiles Se aux agitations inteflines que le démocratique ou
populaire , parce qu'il n^ en a aucun qui tende fi fortement 6c
fi continuellement k changer de forme , ni qui demande plu$ de
y^ilance & de coura^ge pour être maintenu dans la fienne. Oeft
fur-tout dans cette conflitution que le citoyen doit s^armer de
fprce & de confiance, & dire chaque jour de fa vie au fond
de fon ctBur ce qtte difoit un vertueux Palatin (17) dans la
Diète de Pologne : Mah ptricuîofam Kbcrtatem juam qidctum
fcrvitium.
S'IL y avoît un peuple de Dieux, il fe gouverneroît démo-
cracîqfuenient. Un gouvernement iî parfait ne convient pas à des
hommes.
CHAPITRE V.
De VAriflocratk.
J^ Ous avons ici deux perfonnes morales très-dîflinftes , favoîr
le gouvernement & le Souverain ; & par conféquent deux vo-
lontés générales , l'une par rapport ^ tous les citoyens , Tautre
feulement pour les membres de Padminiflration. Ainfî , bien que
le gouvernement puifle régler fa police intérieure comme il lui
plaît , il ne peut jamais parler au peuple qu'au nom du Souve-
rain ; c*efl-k-dire , au nom du peuple même : ce qu'il ne faut
jamais ouUîer.
Les premières fociétés fe gouvernèrent ariflocratiquement.
Les chefs des familles délibéroient entr'eux des affaires publiques y
( 17 ) Le Palatin de Pofnanie , père du Roi de Folog^ne , Duc de Lorraine.
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100
Du Contrat
les jeunes gens cédoient fans peine h rautoricé de l'expérience.
De-lk les noms de Prêtres , i! Anciens , de Sénat , de Gérantes.
Les Sauvages de PAmérique feptentrionale fe gouvernent encore
ainfi de nos jours , & font très-bien gouvernés.
Mais îi mefure que ^inégalité d^inftitution remporta fur Pkié-
galité naturelle , la richede ou la puiffance ( 1 8 ) fut préférée \
rage, & l'Ariftocratie devint éleâive. Enfin la puiflance trant
mife avec les biens du père aux enfans rendant les familles
patriciennes, rendit le gouvernement héréditaire, & Pon vit des
Sénateurs de vingt ans.
Il y a donc trois fortes d^Ariflocraties , naturelle , éleûive , héré-
ditaire. La première ne convient qu'à des peuples fimples ; la
troisième efl le pir^ de tous les gouvernemens ; la deuxième eil
le meilleur : c'eft TAriftocratie proprement dite.
Outre davantage de la diilinâion des deux pouvoirs, elle a
celui du choix de fes membres; car dans le gouvernement popu-
laire tous les citoyens naiflent Magiftrats ; mais celui-ci les borne
à un petit nombre , & ils ne le deviennent que par éleâion ;
(19) moyen par lequel 1^ probité , les limiières , Texpérience ,
& toutes les autres raifons de préférence & d^eflime publique
font autant de nouveaux garans qu^on fera fagement gouverné.
De plus , les afTemblées fe font plus commodément , les affaires
fe difcutent mieux, s'expédient avec plus d'ordre & de diligence,
le crédit de l'État eft mieux foutenu chez l'étranger par de
vénérables Sénateurs que par une multitude inconnue ou mé-
prifée. En
(18) Il eft clair que le mot Opù-
mates , chez les anciens , ne veut pas
dire les meilleurs, mais les pluspuif-
f^ns.
(19) Il importe beaucoup de régler
par des loix la forme de Téledhon des
Magiftrats; car en l'abandonnant à la
volomé daPrince, onne peut éviqsr
de tomber dans Tariftocratie héréditai-
re , comme il eft arrivé aux républiques
de Venife & de Berne. AufG la premiè-
re eft-elle depuis long- temps un État
diffous , mais la féconde fe foutient par
Textréme fageflç de fon Sénat ; c'eft
une exception bien honorable & bien
dangereuiç.
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s 0 C 1 A II loi
, Ek un mot, c'eft Pordre le meilleur & le plus naturel qud
tes plus fages gouvernent la multitude , quand on eft ^ûr qu'ils
la gouverneront pour fon profit & non pour le leur ; il ne faut
point multiplier en vain les reflbrts, ni faire avec vingt mille
hommes ce que cent hommes choifis peuvent faire encore mieux.
Mais il faut remarquer que Pint^rét de corps commence à moins
diriger ici la force publique fur la règle de la volonté générale ,
& qu^une autre pente inévitable enlevé aux loix une partie de la
puiflance executive. -
A Pégard des convenances particulières , îl ne faut ni un État
a petit ni un peuple fi fimple & fi droit , que Pexécution des loix
fuive immédiatement de la volonté publique^ comme dans une
bonne Démocratie. Il ne faut pas non plus une fi grande nation ^
que les chefs épars pour la gouverner, puiflTent trancher du Sou-
verain chacun dans fon département, & commencer par fe rendrç
indépendans pour devenir enfin les maîtres.
Mais fi PAriflocratie exige quelques vertus de moins que le
gouvernement populaire , elle en exige auffi d'autres qui lui font
propres , comme la modération dans les riches & le contentement
dans les pauvres ; car il femble qu'une égalité rîgoureufe y fer oit
déplacée 9 elle ne fut pas même obfervée à Sparte,
Au refle , fi cette forme comporte une certaine inégalité de
fortune , c'efl bien pour qu'en général Padminiflration des affaires
publiques foit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner tout
leur temps , mais non pas , comme prétend Ariflote , pour que
les riches foient toujours préférés. Au contraire, il importe qu'un
choix oppofé apprenne quelquefois au peuple qu'il y a dans le
mérite des hommes des raifons de préférence plus importante
5ue la richeffe.
Wufruémétcii. Tom^lU ^^
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loi Du Contrat
CHAPITRE VL
De la Monarchie.
j UsQXJ'ici nous avons confidéré le Prince comme une perfonne
morale & coUeâhre , unie par la force des loix , & dépofitaire
dans rÉrac de la puiffance executive. Nous avons maintenant \
confidérer cette puiffance réunie entre les mains d^une perfonne
naturelle , d'un homme réel , qui feul ait droit d'en difpofer félon
les loix. Oeft ce qu'on appelle un Monarque ou un Roi.
Tout au contraire des autres admîniftrations , où un être
colleélif repréfente un individu , dans celle-ci un individu repré-
fente un être coUeâif ; en forte que l'unité morale qui conftitue
le Prince eft en même temps une unité phyfique , dans laquelle
toutes les facultés que la loi réunit dans l'autre avec tant d'effort ,
fe trouvent naturellement réunies.
Ainsi la volonté du peuple , & la volonté du Prince , & la
force publique de l'État , & la force particulière du gouverne-
ment, tout répond au même mobile ^ tous les refforts de la
machine font dans la même main , tout marche au même but ;
îln'y a point de mouvemèns oppofés qui s'entre-détruifent, &
l'on ne peut imaginer aucune forte de conftitution dans laquelle
un moindre effort produife une aôion plus confidérable. Archî-
mède afïîs tranquillement fur le rivage, & tirant fans peine à
flot un grand vaîffeau , me repréfente un Monarque habile gou-
vernant de fon cabinet fes vaftes États, & faifant tout mouvoir
en paroiflant immobile.
Mais s'il n'y a point de gouvernement qui ait plus de vigueur, '
il n'y en a point où la volonté particulière ait plus d'empire &
domine plus aifément les autres ; tout marche au même but , il
efl vrai ; mais ce but n'efl point celui de la fécilité publique , &
la force même de l'adminiflration tourne fans ceflê au préjudice
de rÉtat.
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Social. xoj
L^S Rois veulent être abfôlus , & de loin on leur crie que le
meilleur moyen de Têtre eft de fe faire aimer de leurs peuples.
Cette maxime eft très-belle & même très-vraie k certains égards»
Malheureufement on s'en moquera toujours dans les Cours. La
puifTance qui vient de Pamour des peuples eft fans doute la plus
grande; mais elle eft précaire & conditionnelle : jamais les Princes
ne s'en contenteront. Les meilleurs Rois veulent pouvoir être mé-
dians s'il leur plaît, fans cefter d'être les maîtres. Un fermoneur
politique aura beau leur dire que la force du peuple étant la leur,
leur plus grand intérêt eft que le peuple foit floriflant, nombreux,
redoutable : ils favent trè^-bien que cela n'eft pas vrai. Leur în-
.térêt perfonnel eft premièrement que le peuple foit foible , mifé-
rable, & qu'il ne putfle jamais leur réfifter. J'avoue que, fuppo-
iant les fujets toujours parfaitement foumis , l'intérêt du Prince
feroit alors que le peuple fût puifTant, afin que cette puifTance
étant la fienne , le rendit redoutable k Tes voiftns; mais comme cet
intérêt n^eft que fecondaire & fubordonné , & que les deux fup*
pofitions font incompatibles, il eft naturel que les Princes don*
neot toujours la préférence H la maxime qui leur eft le plus immé*
diatement utile. C'eft ce que Samuel repréfentoit fortement aux
.Hébreux ; c'eft ce que Macliiavel a fait voir avec évidence. En
feignant de donner des leçons aux Rois il en a donné de grandes
aux peuples. Le Prince de Machiavel eft le livre des Républicains.
Nous avons trouvé par les rapports généraux que la Monar*
•chie n'eft convenable qu'aux grands États , & nous le trouvons
encore en l'examinant elle-même. Plus l'admîniftration publique
eft nombreufe , plus le rapport du Prince aux fujets diminue &
s'approche de l'égalité, en forte que t:e rapport eft un ou'l'éga-»
lité même dans la Démocratie. Ce même rapport augmente à
mefure que le gouvernement fe reflerre , & il eft dans fon maxi-*
mum quand le gouvernement eft dans les mains d'un feul. Alors
•il fe trouve une trop grande diftance entre le Prince & le peuple,
& l'État manque de liaifon. Pour la former il faut donc des or-
dres intermédiaires } il faut des Prmces , dg» Grands , de la No-
Cc ij
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ao4 1^ V C o N T n  f
blelTe pour les remplir. Or, rien de tout cela ne convient 3ltm pf*
de Etat que ruinent tous ces degrés.
Mais sSl eft difficile qu^un grand État foit bien gourerné , 3
Peil beaucoup plus qu'il foit bien gouverné par un feul homme t
& chacun fait ce qu'il arrive quand le Roi fe donne des fubflituts*
Un défaut elfentiel & inévitable , qui mettra toujours le gouver^
Dément monarchique au-defTous du républicain , eft que dans ce«
lui-ci la voix publique n'élève prefque jamais aux premières places
que des hommes éclairés & capables » qui les remplirent avec hon-
neur : au lieu que ceux qui parviennent dans les Monarchies , ne
font le plus fouvent que de petits brouillons, de petits fi'ippons»
de petits intrigans , ii qui les petits talens , qui font dans les Cours
parvenir aux grandes places, ne fervent qu'à montrer au public
leur ineptie aufli^tôt qu'ils y font parvenus. Le peuple fe trompe
bien moins fur ce choix que le Prince, & ixn homme d'un vrai
mérite eil prefque aufli rare dans le miniftère, qu'un fot )l la tête
d'un gouvernement républicain. Âufli quand, par quelque heu*
Teux hazard, un de ces hommes nés pour gouverner, prend le ti«
mon des affaires dans une Monarchie prefque abîmée par ces tas
de jolis régifleurs, on efl tout furpris des reflburces qu'il trouve|,
te cela fait époque dans un pays.
Pour qu^un État monarcliîque pût être bien gouverné , il fau-^
droit que fa grandeur ou fon étendue fût mefurée aux facultés
de celui qui gouverne. Il eft plus aifé de conquérir que de régir.
Avec un levier fuffifant , d'un doigt on peut ébranler le monde-;
mais pour le foutenir il faut les épaules d'Hercule. Pour peu qu'un
JÉtat foit grand ,1e Prince eft prefque toujours trop petit. Quand au
contraire il arrive que l'État eft trop petit pour fon Chef, ce qui eft
très-rare , il eft encore mal gouverné , parce que le Chef, fwvanc
toujours la grandeur de fes vues, oublie les intérêts des peuples;
fc ne les rend pas moins malheureux par l'abus des talens qu'il
a de trop , qu'un Chef borné par le défaut de ceux qui lui man-
quent. Il faudroît, pour ainfi dire, qu'un Royaume s'étendit ou fe
jreflerrit à chaque règne* félon la portée du Prince j au lieu quf
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s o e I u £1 %àf
lis tfttens ^un Sénat ayant des mefures plus fixes , l^État peut avoir
4es bornes confiances & Tadminiflraeion n'aller pas moins biem
Lï^plus fenfible inconvénient du gouvernement d^un feul^eft
le défaut de cetre fucceifion continuelle qui forme dans les deut
4iutres une liaifon non interrompue. Un Roi mort , il en faut un
autre; les éieâions laiflent des intervalles dangereux» elles fofli
orageufes, & ^ moins que les citoyens ne foient d'un déiîntérefTe^
ment, d'une intégrité que ce gouvernement nç comporte guères>
la brigue & la corruption s^en mêlent. B efl difficile que celui k
iqui rÉtat s^eil vendu ne le vende pas à fon tour » & ne fe dé«
dommage pas fur les foibles de Pargent que les puifTans lut
ont extorqué. Tôt ou tard tout devient vénal fous une pareille
adminiflration , & la paix dont on jouit alors fous les Rois» efi
pire que le défordre des interrègnes.
Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux î On a rendu les Cou^
Tonnes héréditaires dans certabes familles, & Ton a établi im
t)rdre de fucceflion qui prévient toute difpute ^ la mort des Rois)
c^eft-Wire, que , fubftituant Tinconvénient des régences à celui
des éleôions , on a préféré une apparente tranquillité k une ad«
miniflration fage , & qu'on a mieux aimé rifquer d'avoir pour chefs
des enfans , des monflres , des imbécilles , que d'avoir à difputet
fur le choix des bons Rois ; on n'a pas confidéré qu'en s'expo»
faut ainfi aux rifques de l'alternative, on met prefque toutes les
chances contre foi. C'étoit un mot très-fenfé que celui du jeune
Denis, à qui fon père, en lui reprochant une action honteufe^
difoit : t'en ai-je donné l'exemple ? Ah ! répondit le iils , votre
père n'étoit pas Roi i
Tout concourt à priver de juftîce & de raifon un homme élevé
pour commander aux autres. On prend beaucoup de peine, à ce
.qu'on dit , pour enfeîgner aux jeunes Princes l'art de régner ; il
ne paroit pas que cette éducation leur profite. On feroit mieux
de commencer par leur enfeîgner l'art d'obéir. Les plus grands
Rois qu'ait célébrés l'hiftoire, n'ont point été élevés pour régner;
«'efl une fcience qu'on ne poffede jamais moins qu'après Tavoit
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706 Du CONTRAT
trop apprîfc, & qu'on acquiert mieux en obéiflant qVen'comi
mandant. Namuiiliffimus idem ac brcviffimus honarum malarumqm
rerutn dclcSus, coffitare juid auf nolucris fub alio Principe aut
yolueris. (zo)
Une fuite de ce défaut de cohérence efl Pinconftance du gou«
fernement royal , qui, fe réglant tantôt fur un plan & tantôt fur
un autre » félon le caraâerë du Prince qui règne , ou des gens qui
régnent |>our lui y ne peut avoir long-temps un objet fixe , ni
une conduite conféquente : variation qui rend toujours l'Etat flot-
tant de maxime en maxime , de projet en projet , & qui n^a pas
lieu dans les autres gouvernemens où le Prince efl toujours le
même. Auflfî voit-on qu'en général, s'il y a plus de rufe dans
une Cour , il y a plus de fagefle dans un Sénat , & que les Ré-
publiques vont a leurs fins par des vues plus confiantes & mieux
fuivies , ^u lieu que chaque révolution dans le miniflère en pro-
duit une dans l'État; la maxime commune à tous les miniflres ,
& prefque à tous les Rois , étant de prendre en toutes chofes le
contre^pied de leur prédécefTeur.
De cette incohérence fe tire encore la folution d'un fophifme
très-familier aux politiques royaux ; c'eft , non*feulement de com-
parer le gouvernement civil au gouvernement domeflîque , & le
prince au père de famille ; erreur déjà réfutée : mais encore de
donner libéralement h ce Magîflrat toutes les vertus dont il au-
roit befoin , & de fuppofer toujours que le Prince efl ce qu'H
devroit être ; fuppofîtîon à l'aide de laquelle le gouvernement
royal efl évidemment préférable à tout autre , parce qu'il efl in-
cohteflablement le plus fort, & que pour être auffi le meilleur,
il ne lui manque qu'une volonté de <;orps plus conforme à la vo-
lonté générale.
Mais fî , félon Platon (21 ), le Roi par nature efl un per-
sonnage fi rare , combien de fois la nature & la fortune concour-
ront-elles à le couronner? Et fi l'éducation royale corrompt né^
(ao) Tacit. Hifl, L, U
i%l) In ÇivilU
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s o c î A x; acjr
eeflTairemént ceux qui la reçoivent, que doit-on efpérer d'une
fuite d'hommes élevés pour régner? Oeft donc bien vouloir s'a«
bufer que de confondre le gouvernement royal avec celui d'un
bon Roi. Pour voir ce qu'eft ce gouvernement en lui-même , il
faut le confidérer fous des Princes bornés ou médians } car ils ar«
riveront tels au trône, ou le trône les rendra tels.
Ces difficultés n'ont jpas échappé k nos auteurs , maïs ils n'en
font point embarraffés. Le remède eft, difent-ib, d'obéir fans
murmure. Dieu donne les mauvais Rois dans fa. colère, & il les
faut fupporter comme des chàtimens du Ciel. Ce difcours eft édi-
fiant , fans doute ; mais je ne fais s'il ne conviendroit pas mieux
en chaire que dans un livre de politique. Que dire d'un Médecirt
qui promet des miracles, & dont tout l'art eft d'exhorter fon
malade \ la patience ? On fait bien qu'il faut fouffrir un man*
vais gouvernement quand on l'a : la quefHon feroit d'en trouver
un bon.
CHAPITRE Vit
Des Gouvcrncitiens mixtts^
Proprement parler il n'y a point de gouvernement fimpfe;
Il faut qu'un Chef unique ait des Magiftrats fubalternesi il faut
qu'un gouvernement populaire ait un Chef Ainfi dans le partage
de la puifTance executive il y a toujours gradation du grand
nombre au moindre, avec cette différence que tantôt le grand
nombre dépend du petit, & tantôt le petit du grand.
Quelquefois il y a partage égal; foit quand les parties
conflitutives font dans une dépendance mutuelle , comme dans le
gouvernement d'Angleterre ; foit quand l'autorité de chaque partie
cft indépendante , mais imparfaite , comme en Pologne. Cette
dernière forme eft mauvaife, parce qu'il n'y a point d'unité dans
le gouvernement, & que l'État manque de liaifon.
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4oa JD r Vont n à f
Lequel vaut lo mieux, d*un gouvernement fimpïe ou d^ut
gouvernement mîxre ? Queftion fort agitée chez les politiques,
te il laquelle il faut faire la même réponfe que j'ai faite ci*
devant fur toute forme de gouvernement.
Le gouvernement fimple eft le meilleur en foi, par cela ftui
qu^il efl fimple: Mais quand la puiflTance executive ne dépend
pas aflezde la légidative, c'eft«-k<-dire i, quand il y a plus de rap«
port du Prince au Souverain que du peuple au Prince, il faut
remédier a ce défaut de proportion en divifant le gouvernement ;
car alors toutes fes parties n'ont pas moins d'autorité fur les
fujets, U leur divifion les rend toutes enfemble moins fortes
contre le Souverain.
Ok prévient encore le même inconvénient en établifTant des
Màgiftrats intermédiaires, qui, laiflant le gouvernement en fon
entier , fervent feulement à balancer les deux puifTances & à
maintenir leurs droits refpeftifs. Alors le gouvernement n'eft pas
aiixte , il eil tempéré.
On peut remédier par des moyens femblables k Pînconvénîenc
©ppofé i & quand le gouvernement eft trop lâche , ériger des
Tribunaux pour le concentrer. Cela fe pratique dans toutes les
Démocraties. Dans, le premier cas on divife le gouvernement
pour TafFoiblir , & dans le fécond pour le renforcer } car Içs
niaximum de force & de foiblefle fe trouvent également dans
les gouvernemens fimples , au lieu <jue Içs formes mixtes door
Ment une force moyenne*
m
CHAPITRÉ
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Social: %o^
CHAPITREVIIL
Que toute forme de Gouvernement riejl pas propre à tout pays.
X^A liberté n'étant pas un fruit de tous les climats , rfeft pa^
à la portée de tous les peuples. Plus on médite c eprincipe établi
par Montefquieu , plus on en fent la vérité. Plus on le contefte ,
plus on donne occafion de rétablir par de nouvelles preuves.
Dans tous les gouvernemens du monde la perfonne publique
confomme & ne produit rien. D'où lui vient donc ïz fubflandd>
confommée ? Du travail de fes membres. Oeft le fuperflu de»
particuliers qui produit le néceflaore du public. D'où û fuît que
rétat civil ne peut fubdfter qu'autant que le travail des hommet
rend au-delà de leurs befoins.
Or , cet excédent n'efl pas le même dans tous les pays du
monde. Dans plufîeurs il efl confidérable , dans d^autres médiocre ,
dans d'autres nul , dans d'autres négatif. Ce rapport dépend de
la fcrtiKté du climat, de la forte de travail que la terre exige ,
de la nature- de fes produâions, de la force de fes habitans,
de la plus ou moins grande confommation qui leur eft nécef-
fâire, & de plufieurs autres rapports femblables^ defquels il efl
compofé.
D'AUTRE part , tous les gouvernemens ne font pas de même
nature ; il y en a de plus ou moins dévorans , & les différences
font fondées fur cet autre principe, que plus les contributions
publiques s'éloignent de leur four ce, & plus elles font onéreufes.
Ce n'eft pas fur la quantité des impositions qu'il faut mefurer
cette charge; mais fur le chemin qu'elles ont k faire pour rer
tourner dans les mains dont elles font forties : quand cette circu-
lation eft prompte & bien établie, qu'on paie peu ou beaucoup,
il n'importe , le peuple eft toujours riche & les finances vont
toujours bien. Au contraire , quelque peu que le peuple donne ,
quand ce peu ne lui revient point, en donnant toujours, bien-
(Havres mêlées. Tome IL D d
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»IO Du C O N T H A T^
tèt il s'épuife ; VÈut n'eft jamais riche, &.le peuple eft toujourf
gueux.
Il fuît de-la que plus la diftance du peuple au gouvernement
augmente , & plus les tributs deviennent onéreux ; ainfi dans la
Démocratie le peuple eft le moins chargé , dans TAriftocratie il Teft
davantage I dans la Monarchie il porte le plus grand poids. La
Monarchie ne convient donc qu^aux nations opulentes, T Aris-
tocratie aux États médiocres en richeflè ainfi qu^en grandeur ,
la Démocratie aux États petits & pauvres.
En effet, plus on y réfléchit, plus on trouve en ceci de
différence entre les États libres & les monarchiques; dans les
premiers , tout s^emploie à Tutilité commune ; dans les autres , les
forces publiques & particulières font réciproques , & Tune s'aug-
mente par PaffbiblifTement de Tautre. Enfin , au lieu de gouverner
les fujets pour les rendre heureux , le defpotifme les rend mi-
férables pour les gouverner.
Voila donc dans chaque climat des caufes naturelles fur lef-
quelles on peut aflîgner la fbfme de gouvernement k laquelle la
force du climat Pentraine , 6c dire même quelle efpèce d'habi*
tans il doit avoir. Les lieux ingrats & flériles , où le. produit ne
vaut pas le travail , doivent refier incultes & déferts , ou feule-
ment peuplés de Sauvages : les lieux oî\ le travail des hommes
ne rend exaâement que le néceflaire , doivent être habités par
des peuples barbares , toute polîtie y fer oit impoflîble : les lieux
où Texcès du produit fur le travail efl médiocre , conviennent aux
peuples libres ; ceux où le terroir abondant & fertile donne beau-
coup de produit pour peu de travail , veulent être gouvernés mo-
narchiquement , pour confumer , par le luxe du Prince , Texcès
du fuperflu des fujets } car il vaut mieux que cet excès foît ab-
forbé par le gouvernement, que diffipé par les particuliers. II
y a des exceptions , je le fais ; mais ces exceptions mêmes con-
firment la règle , en ce qu'elles produifent tôt ou tard des révo-
lutions qui ramènent les chofês dans Pordre de la nature.
DiSTiNGUOMS toujours les loix générales des caufes parncur
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s O C I A Lé III
lîèfcs qui peuvent en modifier PefFet. Quand tout le mîdi ferok
couvert de Républiques, & tout le nord d*Etats defpotiques , 3
i^en feroit pas moins vrai que par Tefiet du climat le defpotifme
convient aux pays chauds » la barbarie aux pays froids , & la
bonne polîtie aux régions intermédiaires. Je vois encore qu'en
accordant le principe on pourra difputer fur l'application : on pour*
ra dire qu'il y a des pays froids très-fertiles, & des méridionaux
très-ingrats. Mais cette diflSculté n'en eft une que pour ceux qui
n'examinent pas la chofe dans tous fes rapports. Il faut , comme
je t'ai déjà dit, compter ceux des travaux, de$ forces*, de la con-
fommation, &c.
Supposons que de deux terreins égaux, l'un rapporte cinq
& l'autre dix. Si les tiabitans du premier confomment quatre &
ceux du dernier neuf , l'excès du premier produit fera un cin-
quième , & celui du fécond un dixième^ Le rapport de ces deux
excès étant donc Inverfe de celui des produits, le terrein qui ne
produira que cinq donnera un fuperflu double de celui du terrein
qui produira dix.
Mais il n'eft pas que/lion d'un produit double , & je ne crois
p^ que perfonne ofe mettre en général la fertilité des pays froids
en égalité même avec celle des pays chauds. Toutefois fuppofons
cette égalité; laifTons, fi l'on veut, en balance l'Angleterre avec
la Sicile , & la Pologne avec l'Egypte. Plus au midi , nous aurons
l'Afrique & les Indes , plus au nord , nous n^aurons plus rien.
Pour cette égalité de produit , quelle différence dans la culture ?
En Sicile il ne faut que gratter la terre ; en Angleterre que de
foins pour la labourer ! Or , là où il faut plus de bras pour don-
ner le même produit, le fuperflu doit être nécefiairement moindre.
Considérez , outre cela , que la même quantité d'hommes
confomme beaucoup moins dans les pays chauds. Le climat de-
mande qu'on y foit fobre pour fe porter bien : les Européens
qui veulent y vivre comme chez eux, périflent tous de diflen-
terie & d'indigeftions. Hous fàmmts ^ dit Chardin, des hétts car-
nacUres , da loups^ tn comparai/on des jifiatiques. (Quelques-uns
Dd !j
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112 Du Contrat
attribuent lafobrUtc des Pcrfans à ce que leur pays c(l moins ctdr-
tivé, & moi je crois ^ au contraire , gue leur pays aionde moins en
denrées^ parce qu'il en faut moins aux Jiabitans. Si leur frugalité ^
contîntte-t-il , étoit un effet de la âifette du pays , il ny aurait que
les pauvres qui mangeroient peu , au lieu que ç^eft généralement tout
le monde, & on mangerait plus ou mains en chaque province^ félon
la fertilité du pays , au lieu que la mimefobriétéfe trouve par tout
le Royaume, Ils fe louent fort de leur manière de vivre , difant
qjn^il ne faut que regarder leur teint pour reconnaître combien ells
ef plus exctllcnte que celle des chrétiens. En effet , le teint des Per-
fans ejî uni, ils ont la peau belle, fine & polie, au lieu que le teint
des Arméniens^ leurs Jujets qui vivent à V Européenne^ eft rude^
couperoje, & que leurs corps font gras & pefans.
Plus on rapproche de la. ligne , plus les peuples vivent de
peu. Ils ne mangent prefque pas de viande; le riz, le maïs, le
CU7XUZ I le mil , la caffave , font leurs alimens ordinaires. Il y a
aux Indes des millions d^hommes dont la nourriture ne couoe pas
un fol par jour. Nous voyons «n Europe même des différences
fenfibles pour Pappétit entre les peuples du nord & ceux du midi.
Un Efpagnol vivra huit jours du dîner d'un Allemand. Dans les
pays oit les liôcnmes font joins voraces , le luxe fe tourne anffi
vers les chofes de confomniation. En Angleterre il fe montre fin*
une table chargée de viandes : en Italie on vous régale de fucre
& de fleurs.
Le luxe des vétemens offre encore de femblables différences.
Dans les climats oii les changemens des faifons font prompts &
violens , on a des habits meilleurs & plus fîmples ; dans ceux oii
Ton ne s^abille que pour la parure , on y cherche plus d'éclat
que d'utilité, les habits eux-mêmes y font un luxe. A Naples
vous verrez tous les jours fe promener au Paufylippe des hom-
mes en veOe dorée & point de bas. C'eft la même chofe pour
les bâtimens ; on donne tout \ la magnificence quand on n'a rien
à craindre des injures de Pair. A Paris , à Londres on veut être
logé chaudement & commodément. A Madrid on a des falons
fuperbes, mais point ^e fenêtres qui ferment^ & l'on couche dans
des nids-à-rats.
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Social. 215
Les àlîmens font beaucoup pins ftrbflanc'iels & foccoIeRS ém&
Jes pays chauds; <feft une troMîème différence quîne peut man-
<|tier d'fnfluçr fur 4a féconde. Pourqwai mamgfe-t-on tant de lé-
gumes en Italie î Parce qu'ils y fontèons^ nourriffans, d*^Kceillevit
goût : en France, oiiîls oe ibnt nourris que 4'eau, ils ne nour-
riflent point, & font prefque comptés pour rien fur les tables,
itts Tfoccupent pérorant pas moins de terrem & coûtent du moins
autant de peine k culriver. C'eft une expérience faite que les bleds
de Barbarie, d'ailleurs inférieurs à ceux de France, rendent beau-
coup plus en farine , & que ceux de France , a leur tour , ren-
dent plus que ies Weds du nord. D'où Von peut inférer qu'une
gradation femblable s'obferve généralement dans la tnôme direc-
tion de la ligne au pôle. Or , n'eft-ce pas un défavantage vifible
d'avoir dans un produit ^gal une moindre quantité d'aliment? ^
A toutes ces différentes considérations j!en puis ajouter une qui
en découle & qui les fortifie ; c'eft que les pays chauds ont
moins befoin d'habitans que les pays froids , & poorroient en
nourrir davantage ; ce qui produit un double fuperflu toujours
"k l'avantage du defpotifme. Plus le même nombre d'habitans
occupe une grande furface , plus les révoltes deviennent
jditficiles, parce qu'on ne peut fe concerter ni promptement ni
•fecrettenfienc, &qif 11 ^ft toujours fecile au gouvernement d'éventer
les projets & de couper les communications; mais plus un peu-
ple nombreux fe rapproche , moins le gouvernement peut ufurper
fur le Souverain \ les chefs dél&èrent auflî sûrement dans leurs
chambres que le Prince dans fon confeil, & la foule s^aflemble
aufli - tôt dans les places que les troupes dans leurs quartiers.
L'avantage d'un gouvernement tyrannique eft donc en ceci d'agir
i grandes diftances. A l'aide des points d'appui qu'il fe donne ,
. fa force augmente au loin, comme celle des leviers. (22)
[ai 1 Ceci ne contredit pas ce que . d'appui pour agir au loin fur le pcu-
j'ai die ci-devant L. II. Chap. IX. fur ple.^ mais il n'a nul point d'appui pour
les inconvëniens des grands États ; car agir direélement fur ces membres
il s*agiflbi^là de l'auèorité du gouver- mêmes. Ainfi dans l'un des cas la
nement fur (t& membres , & il s'agit longueur du levier en fait la foibleCi
ici de fa force contre les fujecs. Ses fe , & la force dans l'autre cas.
membres épars lui fervent de points
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ai4 Du C o N ic R j T
Celle du peuple au contraire n^agic que concentrée, elle s'^ivi^
pore & Te perd en s^étendant, comme PefFet de la poudre éparfe
a terre & qui ne prend feu que grain k grain. Les pays les
moins peuplés font ainfi les plus propres à la tyrannie : lei
bétes féroces ne régnent que dans les déferts.
CHAPITRE IX.
Des Jignes i^un bon Gouvernement.
V^Uand donc on demande abfolument quel efl le meilleur
gouvernement, on fait une queflion infoluble comme indéter-
minée ; ou, û Ton veut, elle a autant de bonnes folutions qu'il
y a de combinaifons poffibles dans les poHtions abfolues & rela-
tives des peuples.
Mais û Ton demandoit à qyel Hgne on peut connoitre qu'un
peuple donné eu bien ou mal gouverné, ce feroit autre chofe,
& la queftion de fait pourroit fe réfoudre.
Cependant on ne la réfout point, parce que chacun veut
la réfoudre à fa manière. Les fujets vantent la tranquillité publi-
que , les citoyens la liberté des particuliers i l'un préfère ta sûreté
des poflèiHons, & l'autre celle des perfonnes^ l'un veut que le
meilleur gouvernement foit le plus févère , l'autre foutient que
c^eft le plus doux ; celuî*ci veut qu'on punifle les crimes , & celui-
Ik qu'on les prévienne; l'un trouve beau qu'on foit craint de
fes voifins , l'autre aime mieux qu'on en foit ignoré; l'un efl
content quand l'argent circule , l'autre exige que le peuple ait
du pain. Quand même on conviendront fur ces points &: d'autres
femblables, en feroit*on plus avancé ? Les quantités morales
manquant de mefure précife , fut-on d'accord fur le /igné , com*
ment l'être fur l'eftimation ?
Pour moi je m'étonne toujours qu'on méconnoiflè un figne
aufli fimple , ou qu'on ait la mauvai/è foi de n'en pas çonvçnir.
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Social.
ivf
Quelle eft la fin de raflbciation politique > Oeft la confervàtioii
& la profpérité de fes membres. Et quel eft le figne le plus
sûr qu^ils fe confervent & profpèrent ? Oeft leur nombre & leur
population. N'allez donc pas chercher ailleurs ce fîgne fi difputé.
Toures choses d'ailleurs? égales-, ie- ^gouvernement fi>us lequel,
fans moyens étrangers, fans naturalifations , fans colonies, les ci-
toyens peuplent & multiplient davantage , eft infailliblement le,
meilleur : celui fous lequel un peuple diminue & dépérit, eft le
pire. Calculateurs, c'eft maintenant votre affaire j comptez, me-
furez, comparez. (23 )
• [ a3 ] On doit juger fiir le même
principe des fiècles qui méritent la'
préférence pour la profpérité du genre
hiunain« On a trop admiré ceux où
l'on a vu fleurir les lettres & les arts ,
fans pénétrer l'objet fecrec de leur cul-
ture ^ fans en confidérer le funefle
effet , idqûe apud imperios humanitas
vocabatûr^ cum pars fsrvituds ejfeu Ne
verrons-nous jamais dans les maximes
des fivres Tintérét groffier qui fait par-
ler les auteurs? Non, quoi qu'ils en
puiffent dire , quand , malgré fon éclat,
un pays fe dépeuple , il n'eft pas vrai
que tout aille bien , & il ne fuffit pas
q[U*un poëte ait cent mille livres de
rente pour que fon lîècle foit le meil-
leur de tous, n faut moins regarder
au repos apparent , & S la tranquillité
des Chefis , qu'au bien-être des nations
entières, & fur-tout des états les plus
nombreux. La grêle défoie quelques
cantons , mais elle fait rarement di-
fette. Les émeutes, les guerres civiles
effiiroudkent beaucoup les Chefs , mais
eHes ne font* pas les vrais malheurs
des peuples , qui peuvent même avoir
du relâche tandis qu'on difpute \ qui
k0 qrrannifera. Ceft de leur état per->
manent que naiflent leurs prpfpérités
ou leurs calamités réelles ; quand tout
refle écrafé fous le joug, c'eft alors
que tout dépérit \ c'efl alors que les
Chefs les détruifant à leur aife, ubt
folitudinem faciunt , pacem appellanu
Quand lés cracafferies àt% Grands agi-
toient le Royaimie de France, & que
le Coadjuteur de Paris portoit au Par«
lement un poignard dans fa poche 9
cela n'empéchoit pas que le peuple
François ne vécût heureux & nom-
breux dans une honnête & libre aifan-^
ce. Autrefois la Grèce fleuriflbit au
fein des plus cruelles guerres; le fang
y couloit k flots, & tous le pays étoit
couvert d'hommes. Il fembloit, dit
Machiavel , qu'au milieu des meur-
tres , des profcriptions , des guerres
civiles , notre République en devînt
plus puiflantej la vertu de fes ci-
toyens, leurs mœurs, leur indépen-
dance avoient plus d'effet poiu* la ren-
forcer, que toutes fes diifentionsn'en
avoient pour Tafibiblir. Un peu d'agi-
tation donne du reffort aux âmes , &
ce qui fait vraiment prolpérer Tefpècê
eft moins la paix que la libertés
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*^
%l$
D u C
O N T R A T
CHAPITRE X.
De Vabus du Gouvernement &defa pente à dégénérer.
V^tOmme la volonté particulière agit fans ceile contre la volonté
générale ^ ainfi le gouvernement fait un effort continuel contre la
(buveraineté. Plus cet efibrt augmente , plus la conAitution s'al-
tère ; & comme il n'y a point ici d'autre volonté de corps qui ,
réfiftant à celle du Prince , fade équilibre avec elle , il doit arri-
ver tdt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe
le traité focial. C'cil-lk le vice inhérent flt inéviuble qai dès la
aaiSaocc dit codrps polidque» tend fans relâche ^ le détruire , de
même que la vieiUêâe & la mort détruifent enfin le corps de
l'homme.
Il y a deux voyes générales par lefquelles un gouvernement
dégénère; fâvoir, quand iïfe reflërre^ ou quand l'État fe diffout.
Le gouvernement fe reffèrre quand il pafie du grand nombre
au petit , c'eft-i-dire , de la Démocratie k l'Ariftocratie , & de
TAriftocratie a la Royauté. C'eft*Ui fon inclinaifon naturelle. (24)
(04) La formation lente 6c le pro-
grès de la République de Venife dans
fes lagunes offre un exemple nota-
ble de cette fucceffion ; & il eft bien
étonnant que depuis plus de douze
cens ans les Vénitiens femblent n*en
être encore qu'au fécond terme , le-
quel commença au Serrar di Conjîglio
en 1198. Quant aux anciens Ducs
qu'on leur reproche , quoi qu'en puifTe
dire le Squldnio délia liberta vtneta ,
il eft prouvé Qu'ils n'ont point été
leurs Souverains.
On ne manquera pas de m'objec-
cer la République Romaine, qoifui-
vit^ dira-t-on, un progrès tout con-
traire, paflant de la Monarchie lil'A-
riftocratie , & de FAriftocratie à la
Démocrarie. Je' fuis bien éloigné d'en
penfer ainfi.
Le premier écabiiffi^ment de Jlomu-
lus fut un gouvernement mixte , qui
dégénéra promptement en deipotiûne.
Par des caufes particulières TËcat périt
aidant le temps , comme on VMt mou-
rir un nouveaurné avant d'avoir at-
teint l'âge d'homme. L'expulfion des
Tarquins fat la véritable époque de
la. naiflance de la République. Mais
elle ne prit pas d'abord une forme conf-
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s o c I ::4 l:
217
S*a rétrogfâdoît du périt nombre au grand, on pourroît dire
qu'il fe relâche; mais ce progrès inverfe eft impoflible.
En effet, jamais le gouvernement ne change de forme que
quand fon reffort ufé le laifle trop affoibli pour pouvoir conferver
la fienne. Or , s'il fe relâchoit encore en s'ëtendant , fa force
deviendroit tout-k-fait nulle , & il fubfifteroit encore moins. II
faut donc remonter & ferrer le reffort à mefure qu'il cède ,
autrement l'État qu'il foutient, tomberoit en ruine.
Le cas de la diffolurion de l'État peut arriver de deux ma-^
nières.
Premièrement quand le Prince n'admîniffre plus TÉtat félon
les loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors il fe fait un
changement remarquable ; c'eft que, non pas le gouvernement ,
mais rÊcat fe refferre; je veux dire que le grand État fe diffout»
tante , parce qu'on ne fit que la moi-
tié de l'ouvrage en n'aboliffant pas le
Fatriciat. Car de cette manière PArif-
tocratie héréditaire, qui eft la pire
des adminiflrations légitimes , refïant
en conflit avec la Démocratie , la for-
me du gouvernement , toujours incer-
taine & flottante , ne fut fixée ^ com-
me Ta prouvé Machiavel , qu'à l'éta-
bliflement des Tribuns ^ alors feule«
ment il y eut un vrai gouvernement
& une vériuble Démocratie., En effet
le peuple alors n'étoit pas feulement
Souverain mais aufli Magiftrat & Juge ;
le Sénat o'étoit qu'un Tribunal en
fous-ordre pour tempérer ou concen-
trer le gouvernement , & les Confuls
leux-mémes « bien que Patriciens ,
bien que premiers Magiflrats, bien
que Généraux abfolus à la guerre ,
n'étoient ï Rome que les Préfidéns
liu peuple.
Dès-lors on vit auffi le gouveme<«
(Suvrcs m^ccs. Tomç 11%,
ment prendre fa pente naturelle & ten*
dre fortement \i TAriftocratie. Le Fa-
triciat 8*aboliffant comme de lui-mê-
me^ TAriftocratie n'étoit plus dan$le
corps des Patriciens comme elle eft
à Venife ic à Gènes, mais dans le
corps du Sénat, compofé de Patricien*
& de Plébéiens, même dans le corps
Aes Tribims quand ils commencèrent
d'ufurper une puiflancç ^ftive : car
les mots ne font rien aux chofes , &
quand le peuple a àts Chefs qui gou<«
vernent pour lui , quelque nom que
portent ces Chefs , ç'eft toujours une
Ariftocrarie,
De Tabus de TAriftocratie naqui-
rent les guerres civiles. & le triumvi-
rat. Sylla , Jules Céfar , Augufle, de-
vinrent dans le fait de véritables Mo-
narques , & enfin fous le defpotifme
de Tibère l'État fut diffous. L*Hîftoire
Romaine ne dément donc pas mon
principe } elle le confirme.
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fti8
D
C O Vr T R A T
& qu^il s^en forme un autre dans celuUl^, compofé feulement
des membres du gouvernement , & qui n'eft plus rien au refte
du peuple que fon maître & fon tyran. De forte qu^à l'inftant
que le gouvernement ufurpe la fouveraineté , le pacle focial eft
rompu , & tous les fimples citoyens , rentrés de droit dans leur
liberté naturelle , font forcés , mais non pas obligés d'obéir.
Lb même cas arrive aufli quand les membres du gouverne^
Bient ufurpent féparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer
qu'en corps; ce qui n'efl pas une moindre infraâion des loix,^
fi: produit encore un plus grand défordre. Alors on a , pour ainfî
dire, autant de Princes que de Magiflrats, & l'État, non moins
divifé que le gouvernement ^ périt ou change de forme.
Quand TÉtat fe diflbut , l'abus du gouvernement , quel qu'il
foit , prend le nom commun à* Anarchie. En diftinguant , la Dé*
mocratie dégénère en Ochlocratie^ l'Ariftocratie en Olygarchiti
j'ajouterois que la Royauté dégénère en Tyrannie ^ mais ce derr
nier mot eft équivoque & demande explication.
Dans le fens vulgaire un tyran eft un Roi qui gouverne avec
violence & fans égard h la jufîice & aux loix. Dans le fens pré--
cis un tyran eft un particulier qui s'arroge l'autorité royale fans
y avoir droit. C'eft ainfi que les Grecs entendoient ce mot de tyran :
ils le donnoient indifféremment aux Bons & aux mauvais Princes
dont l'autorité n'étoit pas légitime. (25) Ainfi tyran & ujurpar.
teur font deux mots parfaitement fynonymes.
Pour donner difFérens noms \ différentes chofes, j'appelle
tyran l'ufurpateur de l'autorité royale , & defpotc l'ufurpateur du
(15) Omnes enim & habentur & di^
cuntur tyranni qui pote ftate utuntur per-
pétué , in ^dcivitate quœ libertate ufa eft.
Corn. Nep. in Miltiad : Il eft vrai
qu*Ariftote , Mor : Nicom. L. VIIL c.
10 , diftingue le Tyran du Roi , en ce
que le premier gouverne pour fa pro-
pre uûUté I & \^ fécond feulement pour
Tutilité de fes fujets ; mais outre que
généralement tous les auteurs Grecs
ont prit le mot tyran dans un autre
fens , comme il paroît fur-tout par le
Hiéronde Xénophon, il s'enfuivroic
de la diflinflion d*Âriftote , que de-
puis le commencement du monde il
a*auroû pas encore eiiilé uafeul&çj^
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s o c I A t: 2if
pouvoir fouveraîn. Le tyran eft celui quî s'îngire contre les loîx
à gouverner félon les loix; le defpote eft celui qui fe met au-
deflus des loix mêmes. Ainfi le tyran peut rfétre pas defpote p
mais le defpote eft toujours tyran.
CHAPITRE XL
De la mort du corps politique.
Elle eft la pente naturelle & inévitable des gouvernement
les mieux conftitués. Si Sparte & Rome ont péri , quel État peut
efpérer de durer toujours? Si nous voulons former un étabiifle«
ment durable, ne fongeons donc point k le rendre éternel. Pour
réuflîr il ne faut pas tenter Pimpoflible , ni fe flatter de donner
à Touvrage des hommes une folidité que les chofes humaines ne
comportent pas.
Le corps politique, audï-bien que le corps de Phomme^ com«
mence ^ mourir dès fa naiflance , & porte en lui-même les caufes
de fa deftruâion. Mais Tun & Pautre peut avoir une conftimtion
plus ou moins robufte , & propre ^ le conferver plus ou moins
long-temps. La conftitution de Phomme eft l'ouvrage de la natu-
re, celle de PÉtat eft Pouvrage de Part. D ne dépend pas des
hommes de prolonger leur vie, il dépend d'eux de prolonger
celle de PÉtat aulfî loin qu'il eft poflîble , en lui donnant la
meilleure conftitution qu'il puifTe avoir. Le mieux conftitué finira,
mais plus tard qu'un autre , ù nul accident imprévu n'amène fa
perte avant le temps.
Le principe de la vie politique eft dans Pautorité fouveraîne;
La puiflance légiflative eft le cœur de PÉtat , la puiflance exe-
cutive en eft le cerveau , qui donne le mouvement à toutes les
parties. Le cerveau peut tomber, en paralyfie , & l'individu vivre
encore. Un homme refte imbécille & vit : mais fi- tôt que le cœur
a ceflé fes fondions , l'animal eft mort.
Ce rfcft point par les loix que PÉtat fubfifte , c'eft par le
Ee ij
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»20 Du Contrat
pouvoir légiflatif. La loi d'hier n'oblige pas aujourd'hui ; mais fe
confentement tacite eft préfumé du filence , & le Souverain eft
cenfé confirmer inceflamment les loix qu'il n'abroge pas pouvant
le faire. Tout ce qu'il a déclaré vouloir une fois , il le veut tou?
jours 9 à moins qu'il ne le révoque.
Pourquoi donc porte-t-on tant de refpefl: aux anciennes loîxî
C'eft pour cela même. On doit croire qu'il n'y a que l'excellen-
ce des volontés antiques qui les ait pu conferver fi long-temps ;
fi le Souverain ne les eût reconnues conftamment falutaires , il
les eût mille fois révoquées. Voilà pourquoi , loin de s'afFoiblir ,
les loix acquièrent fans cefle une force nouvelle dans tout État
bien conftitué ; le préjugé de l'antiquité les rend chaque jour
plus vénérables ; au lieu que par-tout où les loix s'afFoibliflTent
en vieilliflant , cela prouve qu'il n'y a plus de pouvoir légiflatif,
& que l'État ne vit plus.
CHAPITRE XII.
Comment fe maintient V autorité fouveraîne.
rE Souverain n'ayant d'autre force que la puiflance légtfla**
tive n'agît que par des loix , & les loîx n'étant que des aftes au-
thentiques de la volonté générale , le Souverain ne fauroit agir
que quand le peuple eft aflemblé. Le peuple afiemblé , dirâ-t-on !
quelle chimère ! C'eft une chimère aujourd'hui ; mais ce n^en
étoit pas une il y a deux mille ans ; les hommes ont-^s changé
de nature?
Les bornes du poftible dans les chofes morales font moinsF
étroites que nous ne penfons ; ce font nos foibleflès , nos vices ^
nos préjugés qui les rétréciflent. Les âmes bafles ne croient point
aux grands hommes : de vils efckves fourient d'un air moqueur >
ce mot de liberté.
Far ce qui s'eft fait conûd^rans ce qui fe peut faire } je ne
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y ô C J A^X. Ait;
parlerai pas des anciennes Républiques de la Grèce; mais la
République Romaine étoic , ce me femble , un grand État , &
la ville de Rome une grande ville. Le dernier cens donna dans
Rome quatre cens mille citoyens portant armes , & le dernier
dénombrement de l'Empire plus de quatre millions de citoyens ;
fans compter les fujets , les étrangers, les femmes, les enfans»
les efelaves.
Quelle difficulté n'îmagîneroît-on pas d'aflembler fréquem-»
ment le peuple immenfe de cette capitale & de fes environs î
Cependant il Ce pafToit peu de femaines que le peuple Romain
ne fût aflTemblé, & même plufieurs fois. Non- feulement il exer-
çoît les droits de la fouveraineté , mais une partie de ceux du gou-
vernement. Il traitoit certaines affaires , il jugeoit certaines cau«
fes , & tout ce peuple étoit fur la place publique prefque aufli
fouvent magiilrat que citoyen.
En remontant aux premiers temps des nations , on irouveroît
que la plupart des anciens gouvernemens , même monarchiques,*
t^ls que ceux des Macédoniens & des Francs , avoient de fem*
blables confeils. Quoi qu'il en fait , ce feul fait inconteftable ré-
pond k toutes les difficultés : de Texiflant au poflible la confé-
quence me paroit bonne.
CHAPITRE XII L
Suite.
X L ne fuffit pas que le peuple affemblé ait une fois fixé la conf-
titution de PEtat en donnant la fanâion k un corps de loix : il
ne fuffit pas qu'il ait établi un gouvernement perpétuel, ou qu'il
ait pourvu une fois pour toutes à Péledion des Magiflrats. Outre
les afTemblées extraordinaires que des cas imprévus peuvent exi-
ger , il faut qu^ii y en ait de fixes & de périodiques que rien ne
puiffe abolir ni proroger! tellement qu'au jour marqué le peuple.
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t2fr D u C o N T n A T
foit légitimement convoqué par la loi , fans q^'il foit bcfoîn pour
cela d'aucune autre convocation formelle.
Mais hors de ces aflemblées , juridiques par leur feule date ;
toute aflemWée du peuple , qui n'aura pas été convoquée par les
Magiftrats prépofés à cet effet » & félon les formes prefcrites , doit
être tenue pour illégitime , & tout ce qui s'y fait pour nul } parce
que Tordre même de s'affembler doit émaner de la lot.
QtrÂNT aux retours plus ou moins fréquens des aflemblées lé-
gitimes, ils dépendent de tant de confidérations qu'on ne fauroît
donner Ik-defTus de règles précifes. Seulement on peut dire en
général que plus le gouvernement a de force , plus le Souverain
doit fe montrer fréquemment.
Ceci/ me dira-t-on, peut être bon pour une feule ville; tna!s
que fjire quand l'État en comprend plusieurs? Partagera-t-on l'au-
torité fouveraine , ou bien doit-on la concentrer dans une feule
ville & aflTujettir tout le refle ?
Je réponds qu'on ne doit faire ni Tun nî Poutre. Premièrement
l'autorité fouveraine eft fimple & une , & l'on ne peut la divifer
fans la détruire. En fécond lieu , une v\\\c , non plus qu'une nation ,
ne peut être légitimement fujette d'une autre , parce que l'effence
du corps politique eft dans l'accord de l'ôbéiflance & de la liberté,
& que ces mots de fujet & de fouvcrain font des corrélations idea*
tiques, dont l'idée fe réunit fous le feul mot de citoyen.
Je réponds encore que c'eft toujours un mal d'unir plufieurs
villes en une feule cité , & que , voulant faire cette union , l'on ne
doit pas fe flatter d'en éviter les înconvéniens naturels. Il ne faut
point objeâer l'abus des grands États à celui qui n'en veut que de
petits ; mais comment donner aux petits États affez de force pour
jréfîfter aux grands ? Comme jadis les villes Grecques réfifterent au
^rand Roi , & comme plus récemment la Hollande & la Suiflè oo(
réfifté k la maîfon d'Autriche.
Toutefois fî Ton ne peut réduire l'État \ de juftes bornes,
il refte encore une reflburce^ c'eft de pY point fouffrir de capi-.
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Social: iij
raie , de faire (îéger le gouvernement alternativement dans chaque
rille , & d'y raffèmbler auflî tour-k-tour les États du pays.
Peuplez également le territoire , étendez-y par-tout les mê-
mes droits 9 portez-y par-tout l'abondance & la vie, c'eft ainfî
que rÉtat deviendra tout h la fois le plus fort & le mieux gou«
verné qu'il foit poffible. iSouvenez - vous que les murs des villes
ne fe forment que du débris des maifons des champs. A chaque
palais que je vois élever dans la capitale , je crois voir mettre en
mafures tout un pays.
C H A P I T R E Xiy.
Suite.
Linfiant que le peuple eft légitimement ademUé en corps
fouverain , toute jurifdiAion du gouvernement celle y la puifTance
executive eft fufpendue ^ & la perfanne du dernier citoyen eft auili
facrée & inviolable que celle du premier Magifbat, parce qu'oii
fe trouve le repréfenté , il n'y a plus de repréfentant. La plupart
des tumultes qui s'élevèrent h Rome dans les comices , vinrent d'a-
voir ignoré ou négligé cette règle. Les Confuls alors n'étoient
que les Préfîdens du peuple , les Tribuns de Amples Orateurs ( 2^) ,
le Sénat n'étoit rien du tout.
Ces intervalles de fufpenfîon oh le Prince reconnoît , oudoit re-
connoitre un fupérieur aÀuel , lui ont toujours été redoutables , & ces
alTemblées du peuple , qui font l'égide du corps politique & le frein
du gouvernement, ont été de tout temps l'horreur des^hefs : auflî
n'épargnent-ils jamais ni foins , ni objeâions, ni difficultés, ni pro-.
mefles, pour en rebuter les citoyens. Quand ceux-ci font avares,
lâches I puflllanimes , plus amoureux du repos que de la blierté,
' (16) A-pcu-près félon le Cens qu'on emplois etit mis en conflit les Confufs
idonne à ce nom dans le Parlement & les Tribuns , quand même toute ju«i
d'Angleterre. La relTembUnce dCCJes rifdiâion eût été fulpendue,
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214 D V C O N T HA t
ils ne riennent pas long-temps contre les efforts redoublés du gou^
vernement ; c*eft ainfi que la force réfiftante augmentant farts cef-
fe, Pautorité fouveraine s'évanouit h la fin, & que la plupart des
cités tombent & périflent avant le temps.
Mais entre l'autorité fouveraîne & le gouvernement arbitraire l
il s'introduit quelquefois un pouvoir moyen dont il faut parler.
CHAPITRE XV.
Des Députés ou Repréfentans.
I^I-TÔT que le fervice public cefle d'être la principale affaire dej
citoyens , & qu'ils aiment mieux fervir de leur bourfe que de leur
perfonne, l'État eft déjà près de fa ruine. Faut-il marcher au
combat, ils paient des troupes & refient chez eux ; faut-il aller au
Confeil , ils nomment des Députés & reftent chez eux. A force
de pareffe & d'argent ils ont enfin des foldats pour aflervir la patrie
& des repréfentans pour la vendre.
C'EST le tracas du commerce & des arts , c'eft l'avide intérêt
du gain , c'eft la molleffe & l'amour des commodités , qui changent
les ferviccs perfonnels en argent. On cède une partie de fon profit
pour l'augmenter k fon aife. Donnez de l'argent, & bientôt vous
aurez des fers. Ce mot de finance eft un mot d'efclave ; il eft in-
connu dans la cité. Dans un État vraiment libre les citoyens font
tout avec leurs bras & rien avec de l'argent : loin de payer pour
s'exempter de leurs devoirs , ils paieront pour les remplir eux-mê-
mes. Je fuis bien loin des idées communes; je crois les corvées
moins contraires à la liberté que les taxes.
Mieux l'htat eft conftîtué , plus les affaires publiques l*era-
portent fur les privées dans l'efprit des citoyens. Il y a même
î>eaucoup moins d'affaires privées , parce que la fomnie du bon-
heur commun fourniffant une portion plus confidérable a celui de
çha<|ue individu , il lui en refte moin; ^ ctiçrcher dans les foins
particuliers.
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s 6 C 1 U l::
^n
fAfticuKers. Dans une cité bien conduire chacun rofe auxafTem-
fclées; fous un mauvais gouvernement nnl n*»ime à faire un pas
pour s'y rendre ; parce que nul ne prend intérêt a ce qui s'y fait,
qu'on prévoit que la volonté générale n'y dominera pas, & qu'en-
iin les foins domeftiques abforbcnt tout. Les bonnes loix en font
taire de meilleures , les mauvaifes en amènent de pires. Si-tôt que
quelqu'un dit des affaires de l'État, qut nCimporu? on doit comp*
fer que PÉtat eft perdu.
,- L'ATTii^DissBMENT de l'amôuf de la patrie, t'aôîvîté de l'in-
térêt privé, l'îmmenfîté des États, les conquêtes , l'abus du gou-
vernement ont fait imaginer la voie des députés ou repréfentans
du peuple dans les aflemblées de la nation. Ç'eft ce qu'en cer-
tains pays on ofc appeller le Tiers-État. Ainfi l^intérêt partîci lier
de deux ordres eft mis au premier & au fécond rang, l'intérêt
public n'eft qu'au troifième.
La foureraîneté ne peut être repréfentée , par la même raî-
fpn qu'elle ne peut être aliénée ; elle cônfifte eflentiellement dans
la volonté générale > & la volonté ne fe repréfente point; elle
eft la même, ou elle eft autre; il n'y a point de milieu; Les dé-
putés du peuple>ne font donc ni ne peuvent être ks repréfentans ,
ils ne font que ks commifFaires ; ils ne peuvent rien conclure dé-
finitivement. Toute loi que le peuple en perfonne n'a pas ratifiée
eft nulle; ce n'eft point une loi. Le peuple Anglois penfe être
Bbre ; il fe trompe fort, il ne l'eft que durant Téledion des mem-
bres du Parlement; fi- tôt qu'ils font clus il eft efclave , il nVft
rien. Dans les courts momens de fa liberté, l'ufage qu'il en fait
mérite bien qu'il la perde.
L'idjSb des repréfentans eft moderne; elle nous vient du gou-
vernement féodal , de cet inique & abfurde gouvernement dans
lequel l'elpèce humaine eft dégradée , & où le nom d'homme eft
en déshonneur. Dans les anciennes Républiques , & même dans
les Monarchies , jamais le peuple n'eut de reprf^fentans; on ne
coonoiflbitpas ce mot- là. II eft très-fingulier qu'îi Rome , ohlesTrv*
buns étoient fi facrés , on n'ait pas même imaginé qu'ils puffent
i&uvrcs méUcs. Tome IL ^ F f
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-i
iiê D V € o ir T AA T
ufurpér les fondions du peuple , & qu'au milieu d'une fi ffrinêë
shulcirude ils n'aient jamais tenté de pafler de leur chef un feul
Plébifcite. Qu'on juge cependant de Pembarras que caufoit quel^
«fuefois la foule , par ce qui arriva du temps des Gracques p
bïi une partie des citoyehs donnoit fotl fuiFrage de deflfus lë^ toitii.'
Ou lé droit & la liberté font toutes chofes^ les inconvéniens.
fie font rien. Chez ce fage peuple tout étoit mis à fa juftè mefure :•
il laiiïbit faire à fes Liâeurs ce que fes Tribuns n^eufTent ofé
faire; il ne cràignoiit pas quefe$ Liâeurs vôuluflbnt le repréfent^rj
Pour expliquer cependant comment les Tribuns lé repréfen*
toient quelquefois y il fuffit de conce\roir comment le gouverne*
ment repréfente le Souverain* La loi n'étant que la déclaration
de la volonté générale, il tû clair que dans la puiflTance légif-
lative le peuple ne peut être repréfente; mais il peut & doit
l'être dans la puiflance executive , qui n'efl que la force appliquée
à la loi. Ceci fait voi^ qu'en éliminant h\tti les Cho(1îs, oh trou*
veroît que très-peu de nations ont des loîx. Quoi qu'il en foîty^
îl eft sûr que les Trîbuns, n'ayant aucune partie du pôuvbit
exécutif, ne purent jaitiais repréfeiiter le peuple Romain par lè^
droits de leurs chargés, niais fbulemënt ed-ufurpant fur ceux âifi
Sénat.
Chez les Grecs tout ce que le peuple avoit k faire il le f^foîc
par lui-même ; il étoit fans cefle afièmblé fur la place. Il habitoit
un climat doux, il n^étoit point avide, des efclaves faifoient fes'
travaux, fa grande affaire étoit fa liberté. N'ayant plus les mêmes,
avantages , comment obferver les mêmes droits î Vos climats*
plus durs vous donnent plus de befoins, (27) fix mois de
Tannée la place publique n'eft pas tenable, vdi langues fourdes
ne peuvent fe faite entendre en plein aîr , voui donnez plus à^
votre gain qu'à votre liberté, & vous craignez bîeh moitis I'^--'
davage que la misère.
( 17 ) Adopter dans les pays froids c*cft sY foufeèttfe eocoit plwonMIi
le luxe & la mollefle des Orientaux , faircxùenc ^u*càju
ii'eft vottiok fe donner leivrs çb^e^j
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s O t I A t. 't%J
-^^trCtt ! la HSerté ne fe maîntbftt qti'i I^appm ^ la .fermide t
Peut-être les deux ejtcès fe touchent. Toyt çp qui n'efl point
dans la natun; a Tes inconv'éniens , & la ibciété civile plus que
tout le refte. D y a telles pofitions malheureufes o\x Ton np peut
cônfefver fa liberté qu'aux dépens de celle d*auttuî , & oît le ci-
toyen ne peut être parfaitement libre que Pefclave ne foît
extrêmement efclave. Telle étoit la polition de Sparte. Pour
vous , peuples modernes , vous n'avez point d'efclaves , mais vous
l'êtes , vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vapter
cette préférence ^ j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité.
Je n'entends point par tout pela qu'il faille avoir des efclaves ;
m que le droit d'efclavage foît légitime , puifque j'ai prouvé le
.contraire. Je dis feulement les raifons pourquoi les peuples mo*
demes gui fe croient libres ont des repréfentans , & pourquoi
les peuples anciens n'en avoient pas. Quoi qu'il en foît, à l'inf-
tant qu'un peuple fe donne des repréfentans» il n'efl plus libre;
a n'eft plus.
Tout bien examiiié , je ne vois pas qu'il foît déformais poflible
au Souverain de conferver parmi nous l'exercice de fes droits;
fi la Qité n'efl très-petite. Mais fi elle eft très-petite, elle fera
fubjuguee ? Non. f e ferai voir ci-après , ( 28 ) comment on peut
réunir la puiflTance extérieure d'un grand peuple avec la police
aifée & le bon ordre d'un petit État.
:( a8 ) Ceft ce que je m'étois propofé nés , j'^h fercHs Venu aux confëdf ra-
de Aire dans la fuite de cet ouvrage, tions. Matière toute neuve & oii lot
lorfqu'en craiunt des relations exter- principes font encore à établir.
'.»g!pw
Ff i)
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22È DuCoNTKATf
CHAPITRE XV L •
Que VInJlitutîon du Gouvernement n^ejl point un Contrat;
X-iE pouvoir légiflatif une fois bien établi^ il s'agît d'établir 3fl5
même le pouvoir exécutif; car ce dernier , qui n*opère qye
par des. aftes particuliers , n'étant pas de Teflence de Tautre , en
eft naturellement féparé. S'il étoit pollîble que le Souverain , con-
iîdéré comme tel, eût la puiflfance executive, le droit & le fait
feroient tellement confondus qu'on ne fauroit plus ce qui eft
loi & ce qui ne Teft pas^ & le corps politique ainfi dénaturé
fer oit bien- tôt en proie k la violence contre laquelle il fut inflitué.
Lès citoyens étant tous égaux par le contrat focial, ce que
tous doivent faire , tous peuvent le prefcrire , au lieu que nul
n'a droit "d^exîger qu'un autre fafle ce qu'il ne fait pas lui-même.
Or , c'cft proprement ce droit , indifpenfable pour faire vivre &
mouvoir le corps politique , que le Souverain donne au Prince
en inftituant le gouvernement.
Plusieurs ont prétendu que l'aâe de cet établiflement étoît
un contrat entre le peuple & les chefs qu'il fe donne ; contrat
par lequel on llipuloit, entre les deux parties , les conditions fons
lefquelles l'une s'obligeoit a commander & l'autre à obéir. On
, conviendra, je m'aflUre , que voilà une étrange manière de con-
^aéler. Mais voyons fi cette opinion eft foutenable.
^ PREMiiéRÊMENTj l'autorité fupréme ne peut pas plus fe mo^
dîfier que s'aliéner ^ la limiter c'eft la détruire. Il eft abfurde &
contradiâoire que le Souverain fe donne un fupérieur; s'obligec
d'obéir à un maître, c'eft fe remettre en pleine liberté.
De plus, il eft évident que ce contrat du peuple avec telles
ou telles perfonnes feroit un afte particulier. D'oii il fuit que ce
contrat ne fauroit être une loi ni un aûe de fouveraineté, & que
garconféquent il feroit illégitime^
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{
s o c I A z: '219
On Toît encore que les parties contraftantcs fcroîent entr'elles
fous la feule loi de nature & fans aucun garant de leurs enga-«
gemens réciproques , ce qui répugne de toutes manières \ Pétac
civil : c^elui qui a la force en main étant toujours le maître de
l'exécution, autant vaudroit donner le nom de contrat à Tafte
d'un homme qui diroit à un autre : » Je vous donne tout mon
B bien, à condition que vous m'en rendrez ce qu'il vous plaira. «
Il n'y a qu'un contrat dans l'État, c'eft celui de l'afTociation j
& celui-là feul en exclut tout autre. On ne fauroît imaginer aucun
contrat public 'qui ne fût une violation du premier^
CHAPITRE XV I L
Dt VinJUtutiott du^Gouvemement.
OOys quelle idée faut-il donc concevoir l'aâe par lequel le
gouvernement eft inftinié? Je remarquerai d'abord que cet aâe
eft complexe ou compofé de deux autres , favoir l'étabjîflement
dç la loi, & l'exécution de la loi.
Par le 'premier, le Souverain ftatue qu'il y aura un corps de
gouvernement établi fous telle ou telle forme i & il eil clair que
cet a6le eft une loi.
Par le fécond , le peuple nomme les chefs qui feront chargés
du gouvernement établi. Or , cette nomination étant un acte par-
ticulier , n'eft pas une féconde loi , mais feulement une fuite de
la première , & une fonâiôn du gouvernement.
La difficulté eft d'entendre comment on peut avoir un aâe
de gouvernement avant que le gouvernement exifte, & comment
le peuple, qui n'eft que Souverain ou fujet , peut devemr Prince
ou Magiftrat dans certaines circonftances.
C'EST encore ici que fe découvre une de ces étonnantes pro-
priétés du corpj politique , par lefquelles il concilie des opéra-i
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^ajo D y c o n X R A f
cîans cpDitadiftpittsscii appMençe. C^ ceJte^î Te fair^Af tinë cofi<
^ verfion fiibite ile la Couveraineté ^n Démoicratic ; en fotte que,
" fens aucun chai^gement feniible, ;& feulement par upe«5mvelle
relation de tous h tous , les citoyens , de\requs Magiftrats , paflenc
des aâes généraux aux ^âes particuliers, & de la loi à Texécur
don.
Cb changement de rekrion n*efl point une fubtîlîté de fpécu-
lation fans. exemple dans la pratique : il a lieu tous les jopr^dans
^ Jle parlement d'Angleterre , oii la Chambre-bafle , en certaines
occafions , fe tourne en grand comité , pour mieux difcutsr les
affaires» & devient ainfî fimple commiflion^de Cour fouveraine
^u^fiHe !ÀQit VwAsoA rprécédent ; «n telle for^e <}u'e}{e fe fait en-
fuite rapport a elle-même comme Chambre .des Communes de
ce qu'elle vient -de régler en -grand comité , & délibère de nou-
Teau fous un titre de ce qulelle a déjà réfolu fpps un autre.
Tel eft l'avantage propre au gouvernement démocratique de
:pouvoir écre établi dans Je Iak par un (impie ade de la volonté
générale. Api?ès quoi ce gouvernement provifionnel refte en pcf-
. ieffion , fi telle eft la forme adoptée , on établit , au nom du Sou*
verain , le gouvernement preforit par la loi , & tout fe trouve aîrifi
dans la règle. Il n'^ft pas poflible d'inftituer le gouveroement
d'aucune autre manière légitime^ & fans renoncer aux principes
ci* devant établis.
i, j.,, ./igaçgsaacBB; ,1,1 gggsssggggggqeaggaaegga
CHAPITRE XVIII.
Moyen de prévenir les ufurpations du Gcwemement.
'XJE ces éclairciflèmens il réfulte » en confirmation du Chapitre
XVI, que Tafte qui inftitue le gouvernement n'eft point un
xontiattinais une loi ; que les dépofitaires de la puifTance exe-
cutive ne font point les maîtres du peuple , mais fcs OflSciers ;
qu^il peut les établir & les deftituer quand il lui plait ; qu'il
R^^ft £oiQt gueôion pour eux de contraôer^ mais d'obéir jfc
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X
* ^ if ff ff^ r^J^f^^
«5*
iftPStt f9' cRftfgëànt dëtf fùàiBdott^ ^efUÉtat le» impé^^ ite^ ne
font que- reiiiplir leur dev^^dit de chôyens, ÙM^^^ài» en^^ctoii;
f5rcë lè éScàit de df(]toter flur- les coûdkîoïK.
' Quand donc îl arrive que le Peuple inilitue un gouverneine^
héréditaire I foit monarchique dans une famille, foit ari/îocrà-
fiqùe dans un ordre dé citbyèns, ce h'eft' point un^ efi^à^nbnc
^'îl prend-; c'cft une forme prerifiomicllèi qu'il donne SPàdM?».
^ration^, jufqu'à ce qu'il Im pKâfe^ d^en cirdonttei' atatrëttenti- ^
Il eft vrai que ces changemens font toujours dangereux, & qu'il
de faut jaifaais toucher au gouvemeihënt étàbK qtrè lorAju'Il de-
vient incompatible avec le bien public; mâH^'celô?' cîf6bmJ)eftrott^
4(1 une ûkAiiûe de politique, ^vD^npafiuDe règle d^ droite &
rÉtat n'efl pas plus tenu de laifler l^^itoricé civile à {c$ ci^efs^, qgf
Pautorité militaire a fes Généraux.
*- * * * . . * '\ '
Il efl vrai encore qu^on ne faufoit eti p^U'eU eas obfefvidr ^v^m
trop de foin toutes les forhialités requifes pour diAtngUernin'^aAci
régulier & légitime d'un tumulte féditieut^ St h volonté de touq
un peuple des clameurs d'une h£éooi G'eft ii^ >iùr-(K)ttkl cpi'il!; n^
£iut donner au cas odieur que ce qiu'on ne peu^ lîeAtfer datis
toute la rigueur du droit, & c^ft auffi de àetle pbUgaitioh que^Iâ
Prince tire un grat)d avantage pour coniîârver fa^puiflkicema^irA
le peuple, fans qu'on puiflè dire qu'il Hahtifilrpée^ bar^ en pat*-^
roiflant n'ufer que de lés droits , il lui eft fort aifé de les étendre ,
t d'èmfiôclier fous te ptêtem dvfrtpôf pûWic, 1« ^làhtékg
deftînées Si rétablfr le bon ordre; de forte qu'A Jfe prétrâur d'uHl
filence qu'il empêche de rompre , ou des irrégUjàrjtés qu'il faît^
commettre y pour fuppofer en fa faveur l'aveu de ceux que la^
crainte fait taire , & pour pufiîr cétix qui ofent parter, C'eft aîniî '
que les Décemvirs ayant tté d'abord élus peur un an , puis con«
tinués pour une autre année, tentèrent de retenir ^ perpétuité
leur pouvoir , en ne permettant plus aux comices de s'aflembler ;
& c'eft par ce facile moyen que tous les gouvernemens du mon-
de , une fois revêtus de la force publique , ufurpent tôt ou tard
rautorité fuuveraiœ.
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/
»^% D r^ . Coy If , a^ Jtt, uf ¥
r : LBÇ.ft(rcmbl<fes pédcHlIqMes dontji'ai:pv!é ci-devanft fôntpr<w
;|)re$.^priveÂJr-»cw diff<îrer'CÇi'malhcîUr,/urrro9t quand elles rfont
pas befoin de convoçgttiQnf.fonmQUe ^.çg^,^lprs. le Prince jie faiP»
roit les empêcher faiis fip déclarer ouvertement infraûeur des loix
& ennemi de TEtar. ^
:.:►-, -»*-.-,*■'».-»,. ^ ■ • . » -
i.'ouvE^TURE do cfts aflgmblées qui n^ont pour objet que lô
jna'H\tîea du traité rqciai;, doit toujours fe faire par deux propos,
iitions qu'ouïe puUSçJ^ipais fuppnmer,& qii^pafTent féparémenc
par les fufFrages, , . ^
La première ^ s'il ptaU au Souverain de confiner la prifintt
forme de ^Uyetnemcnt^ , .
hK fecJoftdc; ^ilpiaW au Peuple ^ta laijfet fàdminijtration à
%kux qui ià font aSaellement chargés. ^
Je fnppofeic! ce que je crois avoir démontré, favoîr qu'il n*y a
êtn^ r£rat aucune Icm fondamentale qui ne' fe puifle révoquer , Inon
pdsméme le pafte focjal; car fi tous les citoyens s'affembloîenc
pour rompre ce pafte^ d'un commun, accord, jon hé peur douter
^irwffttfràsi-SégitiihétÀeiir rompu. Crotius penfe même que
«habun. pèw remjticer à rétat donril eft membre, & reprendre
fe libearté naturelle &.fes biens en fortânt du pays. ( 29 ) Or , il
£erpit abfurde que tous les citoyens réunis ne puflènt pas ce que.
peut féparémertrctiteuh^ d'eux;
t -
£^^)'9î<Hï«înffendiiqif9fii^quiw ; alors ftroit criminelle fie puiiiflablef
l^s pour. éluder fon deyoir & ft dt(- . ce ne ^eroit, plu? retraite, mais dér.
penler,àe fer\;ir la tpatrife au moment ' fercion, . .
^ elle a bcroin de <noui. La' fuite
,• :-.-Jr::; •:,•.: •..■ • -.
. -rrt ::h^ -■.■■: i\ :
Fin' èà liifre troifêmcn
t>V
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Social» 235
- DU
CONTRAT SOCIAL.
LIVRE QUATRIÈME.
CHAPITRE I.
Que la volonté générale efi ini^ruClible.
Ant que plufleurs hommes réunis fe confîderent comme ua
feul corps , ils n'ont qu'une feule volonté , qui fe rapporte ^ la con»i
mune confervation , & au bien-être généraK Alors tous les ref^
forts de l'État font vigoureux & fîmples , Ces maximes font claires
& lumineufes ; il n'a point d'intérêts embrouillés , contradîûoires ;
le bien commun fe montre par-tout avec évidence , & ne demande
que du bon fens pour être apperçu. La paix, l'union , l'égalité
font ennemies des fubtilités polidques. Les hommes droits & /im-
pies font difficiles k tromper k caufe de leur (Implicite ; les leur-
res, les prétextes rafînés ne leur en impofent points ils ne font
pas même aflfez fins pour être dupes. Quand on voit chez le
plus heureux peuple du monde des troupes de payfans régler les
affaires de l'État fous un chêne & fe conduire toujours fagement,
peut-on s'empêcher de méprifer les rafinemens des autres na-
tions y qui fe rendent illuftres & mifénibles avec tant d'art & de
myflères ?
Un Érat ainfî gouverné a befoîn de très-peu de loîx, & \
mefure qu'il devient néceffaîre d'en promulguer de nouvelles ,
cette néceffité fe voit univerfellement. Le premier qui les pro-
pofe ne fait que dire ce que tous ont déjà fenti, & il n'eft
queftîon ni de brigues , ni d'éloquence pour faire pafler en loi
Œuvres miUcs. Tome IL G g
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/
*34
D V Contrat
ce que chacun a déjà réfolu de faire >fi-tôt qu'il feri sûr que
les autres le feront comme hii^.
Ce qui trompe les raîfonneurs c'eft que ne voyant que des
États mal conftitués dès leur origine, ils font frappés de Tim-
poïlibilùé d'y maintenir une femhlable police. Ils rient d'imaginer
toutes les fottifes qu'un fourbe adroit , un parleur imlinuant pour-
roit perfuader au peuple de Paris ou de Londres. Ils ne favent
pas que Cromvel eût été mis aux fonnetes par le peuple de
Betne , & le Duc de Beaufort à la difcîplîne par les Genevois.
Mais quand le nœud foeial commence à fe relâcher & l'État
)i s'afFoiblir; quand les intérêts particuliers commencent k fe faire
fentir & les petites fociétés à influer fur la grande, Pintérêt
commun s'altère & trouve des oppofans , l'unanimité ne règne
plus dans les voix , la volonté générale n'eft plus la volonté de
tous ; il s'élève des contradiâions , des débats i & le meilleur avi&
ce pafle point fans difputes.
Enfin quand l'État , près de fa ruine , ne fubfîfte plus que par
une forme illufoire & vaine, que le lien focial efl; rompu dans / ^
tous les cœur-s , que le plus vil intérêt fe pare effrontément du / U
nom facré du bien public ; alors la volonté générale devient [ traitai
muette v tous guidés par des motifs fecrets n'opinent pas plus ie H
comme citoyens que fî l'État n'eût jamais exiflé , & l'on fait le co
pafTer fauffement fbus le nom de loix des décrets iniques qui ^pptc
n'ont pour but que l'intérêt particulier. niina/
îionci
S'ENSUIT - IL de-lk que la volonté générale foît anéantie ou
corrompue ? Non , elle efl toujours confiante , inaltérable fit Ci
pure ; mais elle efî fubordonnée à d'autres qui l'emportent fur I entre
elle. Chacun détachant fon intérêt de l'intérêt commun , voit I îiéb
bien qu'il ne peut l'en féparer tout-a-fait ; mais fa part du mal I înèn
public ne lui paroît rien auprès du bien exclufîf qu'il prétend uc(
s'approprier. Ce bien particulier excepté , il veut le bien général iûW
pour fon propre intérêt tout auflî fortement qu'aucun autre, \in
Même en vendant fon fuffrage h prix d'argent , il n'éteint pas en ftp
lui la volonté générale , il l'élude. La faute qu'il commet efl de \[
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s à c I A Lm ijj
changer Pétat de la qucffion & de répondre autre chofe que
ce qu'on lui demande ; en forte qu'au lieu de dire par fon fuC
frage, il cft avantageux à VÈtat , il dit, il tfl avantageux à tel
homme ou à tel parti que tel ou tel avis pajfe, Ainfi la loi de
l'ordre public dans les afTemblées n'eft pas tant d'y maintenir la
volonté générale , que de faire qu'elle foit toujours interrogée fie
qu'elle réponde toujours.
J'AUROis ici bien des réflexions \ faire fur le fimple drok
de voter dans tout aâe de fouveraineté ; droit que rien ne peut
6ter aux citoyens ; fit fur celui d'opiner , de propofer , de divifer ,
de difcuter, que le gouvernement a toujours grand foin de ne
laiflèr qu'h ks membres ; mais cette importante matière deman-
deroit un Traité à part, 6c je ne puis tout dire dans celui-ci
CHAPITRE IL
Des Suffrages.
\^ N voit par le Chapitre précédent <iue la manfère dont fc
traitent les affaires générales, peut donner un indice affez sûr
de l'état aâuel des mœurs, fie de la famé du corps politique. Plus
le concert règne dans les afTemblées, c'efl*à-dire , plus les avis
approchent de l'unanimité , plus auflî la volonté générale efl do-
minante ; mais les longs débats , les diflentions , le tumulte an-
noncent l'afcendant des intérêts particuliers &. le déclin delE at*
Ceci paroît moins évident quand deux ou plufîeurs otjdres
entrent dans fa confiitiuion , comme ^ Rome , les Patriciens fit les
Plébéïens, dont les querelles troublèrent fouvent les comices,
même dans les plus beaux temps de la République; mais cette
exception eft plus apparente que réelle ; car alors , par le vice
inhérent au corps politique i on a, pour ainfi dire , deux Erats en
un ; ce qui n'efl pas vrai des deux enfemble eft vrai de chacun
féparément. En effet dans les temps mêmes les plus orageux les
Plébifcites du peuple , quand le Sénat ne s'en mdloît pas , paf-
Gg ij
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a^^ Du Contrat
fuient toujours tranquillement & ii la framle fduraltté îles fuflPra-
ges : le^ citoyens n'ayant qu'un métêt^ le peuple n'avoir qu^n«
volonté.
A l*autre extrémité du cercle Punanimité revient. C'efî; qiund
les citoyens tombés dans la fervitude , n'ont plus ni liberté ni vo-
lonté. Alors la crainte & la flatterie changent en acclamations
les fufTrages ; on ne délibère plus » on adore ou l'on maudit. Telle
étoit la vile manière d'opiner du Sénat fous les Empereurs. Quel-
quefois cela (é faifoit avec des précautions ridicules : Tacite ob--
ftrve que fous Otbon les Sénateurs accablant ViteUius d'exécra^
rions, afFeâoient défaire en même temps un bruit épouvantable ,
afin que fi par hafard il devenok le maacre, îi ne p&t favoir ce
que chacun d'eux avoit dit
De ces divef&s eonfidéranons naifient les maximes fur lef-
quelles on doit régler la. maqièf ç de c.on\ptqr Içs. voix & de com-
parer les avis , félon que ta vdomé générale eft plus ou moins
facile k connoitre, & l'État plus ou moins déclinant.
Il n'y a qu'une feule loi qui par fa nature exige un confcn-
tement unanime. Oeft le paSte fociaî : car Taffociation cîvîle tÛ
l'aSe du monde le plus volontaire; tow homme étant né libre
& maître de lui-même, nul ne peut, fous quelque prétette que
ce puiile ^trc , l'afRijetrir fans foh aveu. Décider que le fils d'une
tffclave naît efclave , c'eft décider qu'il ne naît pas homme.
Si donc lors du pafte fodal il s'y trouve des oppofans , lew
oppofition ninvalide pas le contrat, elle empêche feulement qu'ils
n'y foîent compris, ce font des étrangers parmi les citoyens.
Quand l'État eft inffitué , le confentement eft dans la réfidence ;
habiter le territoire c'eft fe foumettre à la fouveraineté. ( 30 )
Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige
( 30 ) Ceci don tottfours s'entendre habitant dans le pays malgré lui , &
d'un Eut libre; car d'ailleurs la 6uni]le 9 alors fon féjour feul nefuppofe plut
les biens ^ le défaut d'afyle, la nécef- ibn confentement au contrat ou ^la
fité , ia violence , peuveat retenir un violation du comcau
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Social. 237
roujoars tous les autres; c'eft une fuite du contrat même. Maïs
en demande comment un homme peut être libre , & forcé de fe
Conformer à des volontés qui ne font pas les fiennes. Comment
les oppofans fonc-iis libres & fournis à des loix auxquelles ils n^onc
pas confenti?
7e réponds que la queftion efl mzk pofSe. Le citoyen confenc
Si toutes les XcÀx , même k celles qu^on pafle malgré lui, & même
\ celles qui le puniJiènt quand il ofe en violer quelqu'une. La
volonté confiante de tous les membres de TÉtat eft la volonté
générde; c'eft par eHe qu'ils font citoyens & libres. ( 31 ) Quand
on propofe une loi dans l^aflëmblée du peuple , ce qu'on leur
demande n'eft pas précifément s'ils approuvent la propofitîon ou
s'ils la rejettent ; mais fi elle eft ccmforme ou non \ la volonté
générale qui eft la leur ; chacun en donnant fon fufFrage, dit fon
avis la-defHis , 6i du calcul des voix £e tire la déclaration de la
volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte ,
ctfla ne prouve autre chofe finon que je m''étois trompé, & que
<e que j'eftimois être la volonté générale ne l'étolt pas. Si mon
avis particulier Teût emporté , j'aurois fait autre chofe que ce
que j'avois voulu , c'eft alors que je n'aurois pas été libre.
C^i fuppofe, il eft vrai; que »>us les caradères de la vo*
ionté générale font encore dans la pluralité : quand ils cçATent
d'y être , quelque parti qu^on prenne , il n'y a plus de liberté*
En montrant ci- devant comment on fubftituoît des volontés
particulières à la volonté générale dans les délibérations publi-
ques, j'ai fuflBfamment indiqué les moyens praticables de prévenir
iiet abus.; j'en parlerai encore ci-après. A l'égard du nombre
proportionnel des fufFrages pour déclarer cette volonté , i*aî
auflî donné les principes fur lefquels on peut le dérerminen La
( 31 ) A Gènes , en lit an devant états qiii empêchent fe ciroyen d'étns
des prifons & fur les fers des galériens libre* Dans un pays où tous ces gens-
ce mot Lihertas. Cette application de la feroient aux galères, oujomrokde
la deirife e(l belle & fuRe. En effet la plus parfaite liberté,
il B*y a que les malfaiteurs de tous
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t^S Du C o N T n A V
différence d'une feule toîx rompt Pégalité , un feul oppofani
rompt Tunanimité ; mais entre runanimicé & Tégalîté il y a plu-
fieurs partages inégaux, \ chacun defquels on peut fixer ce
nombre félon Técat & les befoins du corps politique.
Deux maximes générales peuvent fenrir \ régler ces rapports :
Tune 9 que plus les délibérations font importantes & graves , plus
l'avis qui l'emporte doit approcher de l*unanimité : Tautre , que
plus; l'affaire agitée exige de célérité , plus on doit reflerrer la
différence prefcrice dans le partage des avis; dans les délibé-
rations qu'il faut terminer fur le champ , l'excédent d'une feule
▼oix doit fuflire. La première de ces maximes paroit plus con-
venable aux loix, & la féconde aux affaires. Quoi qu'il en foit»
c'eft fur leur combinaifon que s'érabliffent les meillejurs rapports
qu'on peut donner à la pluralité pour prononcer.
CHAPITRE II I.
Des ÈkÛionSm
L'fe^AHD des élcftions du Prince & des Magîdrats » quî
font , comme je l'ai dit , des aftes complexes , il y a deux voies
pour y procéder ; favoir le choix & le fort. L'une & l'autre
ont été employées en diverfes Républiques , & l'on voit encore
aâuellement un mélange très-compliqué des deux dam l'éleâioo
du Doge de Venife.
Le fuffrage par le fort^ dît Montefquîeu ^ eft de la nature de
la Démocratie. J'en conviens, mais comment cela? Le fort ^
continue-t-il , tji une façon délire qui n afflige perfonne ; il laijfe
à chaque citoyen une ejpérance raifonnable de fervir la patrie. Ce
ne font pas- là des raifons-
Si Ton fait attention que l'éleSîon des chefs eft une fonftîon
4u gouvernement & non de la fouveraineté , on verra pourquoi
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s O C I A L. 13^
H voie du fort eft plus dans la nature de la Démocratie, oà
radmîniftration eft d'autant meilleure que les aftes en font moins
multipliés.
Dans toute véritable Démocratie la magiftratnre n'ieft pas
un avantage , mais une charge onéreufe , qu'on ne peut jufte-
ment impofer k un particulier plutôt qu'à un autre. La loi feule
peut impofer cette charge à celui fur qui le fort tombera. Car
^lors la condition étant égale pour tous , & le choix ne dépen-
dant d'aucune volonté humaine , il n'y a point d'application par-
ticulière qui alt&re L'univerfalité de la loi.
Dans l'Ariftocratie le Prince choifit le Prince , le gouverne-
ment fe conferve par lui-même ,, & c'eû-lk que les fiifFrages font
bien placés..
L'EXEMPLE de l'éleâion du Doge de Venife confirme cette
'éleftion, loin de la détruire. Cette forme mêlée convient dans
un gouvernement mixte. Car c'eft une erreur de prendre le govpr
vernement de Venife pour une véritable Arlftocratie. Si le peu-
ple n'y a nulle part au gouvernement , la noblefle y eft peuple
elle-même. Une multitude de pauvres Bartiabores n'approcha ja-
mais d'aucune magiftrature , & n'a de fa nobleffe que le vain ti-
tre d'Excellence , & le droit d'aflîfter au Grand Confeil. Ce grand
Confeil étant auflî nombreux que notre Confeil général à Ge-
nève , fes illuftres membres n'ont, pas plus de privilèges que nos
£mples citoyens. Il eft certain qu'ôtant l'extrême difparité des
deux Républiques, la bourgeoifie de Genève repréfente exafte-
ment le Patriciat Vénitien ^ nos natifs & habitans repréfentent les
citadins & le peuple de Venife , nos payfens repréfentent les fu-
jets de Terre-ferme ; enfin de quelque manière que l'on confî-
dère cette République ^ abftraftion faite de (a grandeur , fon gou-
vernement n'eft pas plus ariftocratique que le nôtre. Toute la
différence eft que n'ayant aucun chef k. vie ^ nous n'avons pas
le même befoin du fort.
Les élevions par fort auroîent peu d'înconvénfens dans une
véritable Démocratie , où tout étant égal , auflx-bien par les mœurs
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CHAPITRE
»40 Du C O N T Jt A T
& par les talens que par les maximes & par la fortune , le choix
deviendroit prefque indifférent. Mais j'ai déjà dit qu'il n'y avoît
point de véritable Démocratie.
Quand le choix & le fort fe trouvent mêlés , le premier doit
remplir les places qui demandent des talens propres , telles que
les emplois militaires ; Tautre convient k celles où fuffifent le bon
fens, la juftice , l'intégrité , telles que les charges de judicature ,
parce que dans un État bien conftitué ces qualités font commu- <
nés k tous les citoyens. p
Le fort ni les fufFrages n'ont aucun lieu dans le gouvernement
monarchique. Le Monarque étant de droit feul Prince & Magif-
• trat unique 9 le choix de fes Lieutenans n'appartient qu'à lui.
Quand l'Abbé de Saint Pierre propofoit de multiplier les Confi^ils *^
du Roi de^ France & d'en élire les membres par fcrutm , il ne f
voyoit pas qu'il propofoit de changer la forme du gouverner
ment.
Il me refteroit à parler de la manière de donner & de re- | ^'1
cueillir les voix dans PafFemblée du peuple; mais peut-être l'hif-
torique de la police Romaine k cet égard expliquera-t-il plus fen-
X iiblement toutes les maximes que je pourrois établir. Il n'eft pas
indigne d'un leAeur judicieux de voir un peu en détail comment
(è traitoient les affaires publiques Çc particulières dans un Confeil
de deux cens mille hommes.
ei
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Social. 241
CHAPITRE IV.
Des Comices Romains.
i^ Oui n'arons nuls momimens bteû aflurës dés premiers temps
de Rome } il y a même grande apparence que la plupart des
chofes qu'on en débite font des fables ( 32) } & en général la
partie la plus inftruflive des annales des peuples , qui eft VldC-
toirç de leur établîflement , éft celle qui nous manque le plus.
L'expérience nous apprend tous les jours de' quelles caufes nàtT*
fent les révolutions des Empires i mais comme il'ne fe fofniè plus
de peuples, nous n'avons guères ^ué des CôrijéaùrlBs poirf expli-
quer comment ils fc font formés.
Les ufages qu'on tirouve établis attellent au moins qu'il y eut
une origine a ces ufages. Dés traditions qui remontent ^ ces
origines , celles qu'appuient les phis grandes autorités & que de
plus fortes raifons confirment , doivent pafler pour les plus cer-
taines. Voifa les maximes que j'ai tàthé de fuivre en recherchant
comment le plus libre Se le plus pXiîffafit peuple de la terre exer-
çôit Ton pouvoir fuprême.
Après la fondation de Rome, la République naiflante, c'eft-
à-dire, l'armée du fondateur , compofée d'Albins , de Sabins 6c
d'étrangers, fut dîvifée en trois clàflês, qui, de cette divifîon ,
prirent le nom de Tribus. Chacune dé ces tribus fut fubdîvîfée
en dix curies , & chaque curie eh décuries , ^ li tête defquelles
on mit des Che^ appelles Curions & I)ccurioAs.
Outre cela on tira de chaque tribu un corps de cent Ca-
valiers ou Chevaliers, appelle centurie :par oîi l'on voit que ces
divifions , peu nécefTaires dans un bourg , n'étoient d'abord que
( 31 ) Le nom de Rome qu'on pré- parence que les deux premiers Rois
tend venir de Romulus eft grec , & de cette ville aieift porté d'avance
fignifie force ; le nom de Numa eft des noms fi bien relatifs à ce qu'ils
grec aufli , & lignifie LoL Quelle ap« onc fait?
(Huvrcs mêlées. Tome II. H b
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militaires. Mais il femble qu'un inftinft de grandeur portoît la.,
petite ville de Rome ^ fe donner d'avance une police convenable
à la capitale du monde.
De ce premier partage réfulta bientôt un inconvénient. Oefl,
que la Tribu des Albins ( 33) & celle des Sabins (34) reftanc
toujours au même; état» tandis que celle des étrangers ( 35 )
croiflToit fans cefle par le concours perpétuel de ceux-ci ; cette
dernière ne tarda pas k AirpaiTer les deux autres. Le remède
que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la divi-
fîon , & à celle des races qu'il abolît , d'en fubftituer une autre
tirée des lieux de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu
de trois tribus il en fit quatre } chacune defquelles occupoit une
des collines de Rome & en portoit le nom. Ainfi remédiante
l'inégalité préfente , il la prévint encore pour l'avenir \ & afin
que cette diviiion ne fut pas feulement de lieux, mais d'hom-
mes, il défendit, aux habitans d'un quartier, de pafTer dans im
autre , ce qui empêcha les races de fe confondre.
Il doubla auffi les trois anciennes centuries de cavalerie , & il
y en ajouta douze autres ^ mais toujours fous les anciens noms :
moyen fîmple & judicieux par lequel il acheva de diflinguer le
corps de Chevaliers de celui du peuple: fans faire murmurer ce
dernier*
A. ces quatre tribus urbaines Servius en ajouta quinze autres
appellées tribus ruftiques y parce qu'elles étoient formées des
habitans de la campagne , partagés en autant de cantons. Dans
la fuite on en fît autant de nouvelles, & le Peuple Romain (e
trouva enfin divifé en trente- cinq tribus, nombre auquel elles
'refièrent fixées fufqu'à la fin de la République.
De cette diflinAion des tribus de la ville Se des tribus de la
campagne réfulta un efFet digne d'être obfervé , parce qu'il nY
en a point d'autre exemple , & que Rome lui dut h la fois la
confervation de fes mœurs , & l'accroiflèment de fon empire. On
(33 ) Ramnenfet. ( 34 ) TatUnfes. ( j; ) Luceres.
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s O C I A Li 24}
«roîroît que les tribus urbaines s'arrogèrent bientôt la puîfTance
& les honneurs , & ne tardèrent pas d'avilir les tribus ruftiques ;
ce fut tout le contraire. On connoît le goût des premiers Ro-
mains pour la vie champêtre. Ce goût leur venoit du fage infti-
tuteur qui unit à la liberté les travaux rufliques & militaires , &
relégua , pour ainfi 4îre, k la ville les ^xts^ les métiers, Tintrî*
gue, la fortune & Tefclavage.
Ainsi, tout ce que Rome avoît d'illuftre vivant aux champs &
cultivant les terres , on s'accoutuma à ne chercher que là Içs fou-
tiens dé la République. Cet état étant celui des plus dignes Pa-r
triciens > fut honoré de tout le monde : la vie (Impie & laborieufe
des villageois fut préférée à la vie oifive & lâche des bourgeois
de Rome , & tel n'eût été qu'uxi malheureux prolécaii'e à la
ville, qui, laboureur aux champs, devînt un citoyen refpeôé.
Ce n'eft pas fans raifon , difoit Varron , que nos magnanimes
ancêtres établirent au village la pépinière de ces robuftes & vail*
lans hommes qui les défendoient en temps de guerre , & les nour-
riflbient en temps de paix. Pline dit pofîtîvement que les tribus
des champs étoient honorées à caufe des hommes qui les com«
pofoient ; au lietf qu'on r ransféroit par ignominie dans celles de
la ville les lâches qu'on vouloit avilir. Le Sabin Appius Claudius
étant venu s''établir à Rome , y fut comblé d'honneurs & ihfcrit
dans une tribu rufiique , qui prit dans la fuite le nom de fa famille.
Enfin les affranchis entroient tous -dans les tribus urbaines, ja-
mais dans les rurales : & il n'y a pas durant toute la Républn
que un feUl exemple d'aucun de ces affranchis parvenu à aucune
œagiftrature , quoique devenu citoyen.
Cette maxime étoït. excellente ; àiais elle fut poulTée lî loin «
qu'il en réfulta enfin un changement, & certainement un abus
dans la police^
Premièrement, les Cenfeurs, après s'être arrogé long-temps
le droit de transférer arbitrairement les citoyens d'une tribu à l'au-
tre , permirent h la plupart de fe faire infcrire dans celle qu'il
leur plaifoit, permiffion qui sûrement n'étoit bonne h rien , &
Hh ij
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144 ^ ^ Contrat
ôtoît un des grands reffbrts de la Cenfure. De plus, les grands
& les puiflans fe faifant tous infcrire dans les tribus de la cam!^
pagne, & les afFranchîs devenus citoyens reftant avec la popUfi
lace dans celles de la ville , les tribus en général rfeurent plus de ,
lieu ni de territoire; mais toutes fe trouvèrent tellement mêlées
qu'on ne pouvoit plus difcernêr les membres de chacune que par
les regiftres , en forte que Pidée du mot tribu pafTa ainfi du réel
au perfonnel , ou*plutôt 4pvint prefque une chimère.
Il arriva encore que les tribus de la ville , étant plus à por^î
tée , fe trouvèrent fouvent les plus fortes dans |es comices 5 &
vendirent TÉtat \ ceux qui daignoient acheter les fuffirages die la
canaille qui les compofoit.
A regard des curies, ^in(lît^te^r en ayaqt fait dix en chaque
tribu , tout le peuple Homain alors renfermé daps les m^rs de
la ville » fe trouva compofé de trente curies , ^Qnt chacune avpit
Us temples, fes Dieux, fçs OfHçîers, fes; prêtres & fes fétefs ap?
pellées compliqua y fçmblables aux paganqli^ qu'eurent dans la
fuite les tribus ruftiques.
Au nouveau partage de Servius ce nombre de trente ne pom
vantfe répartir également dans fes quatre tribus, il n'y voulut
point toucher , & les curies indépendantes^ des tribus devinrent
une autre divifion des habitans de Rome< : mais il ne fut point
queftion de curies m dans les tribus rufliques , ni dans le peuple
qui les compofoit; parce que les tribus étant devenues un éta^
bliflement purement civil , & une autre police ayant été introduite
pour la levée des troupes , les divifions militaires de Romulus (é
trouvèrent fuperflues. Ainfi , quoique tout citoyen fût infcrit d.ans
une tribu , il s'en falloit beaucoup que chacun ne le (t^t dans une
ciurie.
Servivs fit encore une troifième divifion qui n'avoît aucurt
rapport aux deux précédentes , & devint par (es effets la plus
importante de toutes. Il diftribua tout le peuple Roriiain en fix-
claffes, qu'il ne di/Hnguà ni par le lieu , ni par les hommes , mais
par les biens ; en forte que les premières dafles étoient remplies*
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o o c X Jir x; 24J
])af les riches , les dernières par les pauvres , & les, moyenne
.pat ceux qui jouiiToienc d^une fortune médiocre. Ces ^x «la/les
étoient fubdivifées en 1 9 3 autres corps » appelles centuries , &
ces corps étoient tellement diftribués que là première clafle en
comprenoit feule plus dé la moitié, & la dernière rfen formoît
qtfun feul. Il fe trouva'aîrifFqtfé fa chtiBfetl''ftlti}n#!i^nibr^Ufô &%
hommes , rétoit le plus en centuries , & que la dernière claflfc
entière n'étoit comptée que pour une fubdirifion , bien «^û^elfe
contint feule plus de la moitié des habitans Àt Rome.
Afin que le peuple pénétrât moins les conféquences de cette
dernière forme, Servius affeôa de lui donnejç ^ air militaire : il
Inféra dans la féconde claflè deux centuries d^armuriers , & deux
^l'inflrumens de guerre dans la quatrième ^ dans chaque claflèf*
excepté la dernièrev il diftingua les jeunes & les vieux , c^ft-à-
dire , ceux qui étoient obligés de porter les armes , & ceux que
leur âge en exemptoit par les loix ; diftinâiori qiii , plus que celle
des biens , produifit la néceflîté de recommencer fbuvent lé cens
bii dénombrement : enfin il voulut que l'aflemblée fe tînt ail
champ de Mars, & que tous ceiof qiâ étoient éit àgë d6 féiÉ^i
y vînflenr avec leurs armes. * ' ' P ' • ■ ''• ' '
La raifon pour laquelle il fie fuîvît parf Aixis îa derrière cîafle
cette même divî/îon dès jeunes^ & des" \>îeux . c'eft Wonf n'ac-
coMoit point îi la populace dontT elte''%3«'r^oïff^Ww>^
neiii- de pçrter les arities pour la pâme ; il felk)fb'^ avoir <^^^
foyers pour obtenir U *cfroît Jle \ti déftn^è , & de ce^ intuèiW^
brafeles troupes de gueùi dont; brilleiift aùjôûïd'fiuî^les^ àttrtéèi
des' Rois, \î iCj en a' pas un,;' peut-^tfëf cjui n'tlit^iiemivà
avec dédain d^une cohorte Romaine , quand les fbîdats étbieirt
les déFenféûrs de là ïîfté'r^fé.""^ '''*^"':^ ^ "'''''''' ' ^' '
Oisi diftingua pourtant encore ^daip la ;dernièr^ fiia0e U^from
Utaires de ceux qu'on appelloit capiu cenfi. Les premiers » non
toût-k-fait * réduits à''¥îén;, donnoient au moins des? citbyfero à
rÉtat, quelquefois même des foldats^ dans les befoîns préflTans.
Pour ceux qui n'avoïent rien du tout &' qu'on ne pouvoit dé^
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»4^
D TT Contrat
tiombrcr que par leurs - têtes , ils étoîent tout-^-fait regardés
comAie nuls, & Marîus fut le premier qui daigna les enrôler.
. |. . , _ . ,
Saks décider ici fi ce troifième dénombrement étoit bon ou
mauvais en lui-mêmp, je croîs pouvoir affirmer qu'il n^ avoit
que les mœur^fi^»ple6^es-^pcemier&» Romains, leur défintérefler
inent, leur goAt pour l'agriculture, leur mépris pour le commerce
& pour Tardeur du gain ^ qulpufrent les rendre praticables. Où
efl lé peuple moderne chez lequel la dévorante avidité, Tefprit
inquiet^ Tintrigue, les déplacemens continuels , les perpémelles
révolutions des fortunes ptiflefnt lâifler durer vingt ans un pareil
établifTement fans bouleverfer tout TÉtat? Il faut môme bien re-
marquer que les mœurs & la cenfure, plus Fortes' que cette inf-
tîtutiofn \ en corrigèrent le vice \ Rome , & que tel riche fe vit re-
légué ^dans ïi ckffe des pauvres , pour avoir trop étalé fa i'icheflè.
De tout ceci pn peut comprendre aifément pourquoi il n'ell
prefque jamais fait mention que de cinq claflèç , quoiqu'il y en çut
iréel|ea|ent fix. La fixieme, ne fournifTant ni foldats à l'armée nj
ys^Zf^ %t| çhamgj de lyi^r^ C3Ï ^» ^ n'étant pr^que d'aucun ufag^
dans la République , étoit rarement comptée j^our quelque chofe,
' T^LES fijrent le^ différentes divifions du peuple Romain,
Voyons à prjSfent l'effet qu'elles produifojent dans les afTemblées.
C^s afTertfWtécs-lfgitîroemem convoquées s'appelloient Comices i
f^D^s Tç.xenpjent ordinairement dans la placé de Rome ou au champ
de{(|V)[aTS, & fe diftinguoient en comices par curies, comices par
centuf/es, £ç comices par tribus, ^feloQ celle de ces trois formes
ifcr laqtieUe elles étoîent ordonnées : les comices par curies étoienc
de l'inilitution de Romulus, ceux par centuries de Servius, ceux
par tribus des Tribuns du peuple. Aucune, ioi ne recevoit la iânc-
tion, aucun Magiftrat n' étoit élu que dans les comices; & comme
H tCY'iydii aucun citoyen qut ne fût infcrit dans une curie, dans
r^"* , :: - • ' '
( 3t ) Je die au champ de Mars , bloit au forum ou ailleurs , & alors les
parce que c'écoic-là que s'alTembloienc Capite^cenfi siyoitntstmantdïnûuence
les comices par centuries; dans les .& d'autorité que les premiers Citoyens..
4eux autres formes , le peuple s'aflem-
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Social. $4^
Ufld centurie , ou dans une tribu , il s'enfuit qu'aucun citoyen n'é-
toit exclu du droit de fufFrage , & que le peuple Romain étoit
véritablement Souverain de droit & de fait.
Pour que les comices fuflent légitimement aflemblés, & que
ce qui s'y faifoit eût force de loi , il falloir trois conditions : la
première , que le corps ou le Magiftrat , qui les convoquoit , fût
revêtu pour cela de Tautorité néceflairc ; la féconde , que l'af-
femblée fe fit un dès jours permis par la loi ; la troifième » que
les augures fuifent favorables.
La raifon du premier règlement n'a pas befoin d'être expli-
quée. Le fécond eft une affaire de police ; ainfî il n'étoit pas
permis de tenir les comices les jours de férié & de marché^ oh
les gens de la campagne , venant \ Rome pour leurs affaires , n'a-
voient pas le temps de paflèr la journée dans la place publique.
Par le troifième le Sénat tenoit en bride un peuple fier & re-
muant, & tempéroit à propos l'ardeur des Tribuns féditieux; mais
ceux-ci trouvèrent plus d'un moyen de fe délivrer de cette gêne«
Les loix & TéleéUon des chefs n'étoient pas les feuls points
foumis au jugement des comices ; le peuple Romain ayant ufurpé
les plus importantes fondions du gouvernement, on peut dire que
le fort de l'Europe étoit réglé dans fes affemblées. Cette variété
d'objets donnoif lieu aux diverfes formes que prenoient ces af^
femblées , félon les matières fur lefquelles il avoir à prononcer.
• Pour juger de ces diverfes formes il fuflSt de les comparer,.
Romulus , en înflituant les curies , avoir en vue de contenir le Sé-
nat par le peuple , & le peuple par le Sénat ^ en dominant éga->
lement fur tous. Il donna donc au peuple par cette forme toute
l'autorité du nombre pour balancer celle de la puifTance &, des
richeffes qu'il laiflToit aux Patriciens. Mais, félon l'efprit de la
Monarchie, il laifla cependant plus d'avantage aux Patriciens par
l'influence de leurs cliens fur la pluralité des fufFrages. Cette ad-
mirable inflitutîon des patrons & àt^ cliens , fut un chef-d'œu-
vre de politique & d'humanité , fans lequel le patrtciat , ♦ ù con-
traire à l'efprit de la République , n'eût pu fubfifler. Rome feuli|
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14^ Du C O Tf T R A T
a eu rhonneiir de donner au monde ce bel exemple, Suquelif
ne réfulta jamais d'abus , & qui pourtant n'a jamais été fuivi.
Cette même forme de curies ayant fubfîfté fous les Roîs
jufqu'k Servius , &le règne du dernier Tarquin n'étant point compté
pour légitime, cela fit diftînguer généralement les loix Royales
par le nom de legc4 curiatœ.
Sous la République les curies^ toujours bornées aux quatre
tribus urbaines, & ne contenant plus que la populace de Rome,
ne pouvoient convenir ni au Sénat , qui étoit à la tête Ats Patri-
ciens , ni aux Tribuns , qui , quoique Plébéiens , étoient à la tête
des citoyens aifés. Elles tombèrent donc dans le difcrédit , & leur
avilifTement fut tel, que leurs trente Liôeurs affemblés faifôient
ce que les comices par curies auroient dû faire.
La divifion par Centuries écoit fi fkvorable k PAriilocratîe ;
qu^on ne voit pas d'abord comment le Sénat ne l'emportait pas
toujours dans les comices qui portoient ce nom, £& par lèfquels
étoient élus les Confuls, les Cenfeurs^ & les autres Magiftrats
curules. En effet des cent quatre-vingt-treize centuries qui for«
moient les fix clafles de tout le peuple Romain , la premièî'e clafle
en comprenant quatre-vingt-dix-huit, & les voix ne ft comptant
que par centuries , cette feule première claiïe l'emportoit en nom*
bre de voix fur toutes les autres. Quand toutes ces centuries étoient
d'accord on ne continuoit pas même h recueillir les fu/Arages ; ce
qu'avoit décidé le plus petit nombre paflbit pour une décÎGonj de
la multitude, & l'on peut 'dire que dans les comices par centuries
ks affaires fe réglqient à la pluralité des écus bien plus qu'à celle
àQS voix.
Mais cette extrême autorité fe tempéroit par deux moyens.
Premièrement les Tribuns pour l'ordinaire, & toujours un grand
nombre de Plébéïens , étant dans la clafTe des riches , balançoient
le crédit des Patriciens dans cette première claffe.
Le fécond moyen confîftoît en ceci , qu'an lieu de faire d'a-
bord voter les centuries Telon leur ordre , ce qui auroît toujours
fait
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Social. 149
&ic commencer par la première , on en rirolt une au fort , iç
celle-Ri (3^) procédoit feule \ rélcjElion; après quoi toutes les »
centuries appellées un autre jour, félon leur rang, répétoient la
même éleôion , & la confirmoient ordinairement. On ôtoît ainfî
^autorité de Texemplc au rang poiur la donner au fort , félon le
principe de la Démocratie.
II. réfulteroit de cet ufage un autre avantage encore ; c'eft que
les citoyens de la campagne avoient le temps entre les deux élec-.
tîons de s'informer du mérite du candidat provifîonnellement
nommé , afin de ne donner leur voix qu'avec connoiflance de
caufe. Mais, fous prétexte de célérité, Ton vint à bout d'abolir
cet ufage, & les deux éleftions fe firent le même jour.^
Les comices par tribus étoîent proprement le confeil du peu-
ple Romain. Ils ne fe convoquoient que par les Tribuns i les
Tribuns y étoient élus & y pafFoient leurs plébifcites. Non-feu-
lement le Sénat n'y avoit point de rang, il n'avoit pas même le
droit d'y aflîfter , & forcés d'obéir à des loix fur lefquelles ils
n'avoient pu voter, les.Sénateursàcet égard étoient moins libres
que les derniers citoyens. Cette injuftice étoit tout-k-fait mal en-
tendue , & fuffifoit feule pour invalider les décrets d'un corps oii
tous fes membres n'étoient pas admis. Quand tous les Patriciens
culTent affilié a ces comices félon le droit qu'ils en avoient com-
me citoyens, devenus alors fimples particuliers, ils n'euflent guè-
rcs influé fur une forme de fufFrages qui fe irecueilloient par
tête , & oîi le moindre prolétaire pouvoit autant que le Prince
4^ Sénat.
On voit donc qu'outre l'ordre qui réfultoit de ces dîverfes
dîftributions pour le recueillement des fufFrages d'un fi grand^peu-
ple , ces dîftributions ne fe réduifoîent pas \ des formes indiffé-
rentes en elles-mêmes; mais que chacune avoit des effets relatifs
aux vues qui la faifoient préférer.
( 36 ) Cette centurie ainfi tirée au mandoit fon fuffrage , & c'eft deli
fbrc f'appelloit prœrogAtivd , a caufe qu'eJl venu le mot àt prérogative.
qu'elle écoic la première à qui l'on de*
Œuvres mêlées. Tome IL li
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ap Du Contrat!
Sans entrer Ik-deffus en de plus longs détaUs, il réAiIce des
éclairciflemens précédens que les comices par tribus étoient les
plus favorables au gouvernement populaire, & les comices par
centuries h l'Ariftocratie. A Tégard des comices par curies , où la
feule populace de Rome formoit la pluralité, comme ils n'étoienc
bons qu'h favorifer la tyrannie & les mauvais defleins, ils durent
tomber dans le décrî , les féditieux eux-mêmes s'abftenant d'un
itioyen qui mettoît trop à découvert leurs projets. Il eft certain
que toute la majeflé du peuple Romain ne fe trouvoit que dans
les comices par centuries, qui feuls étoient complets; attendu
que dans les cpmices par curies manquoient les tribus ruftiques ^
& dans les comices par tribus le Sénat & les Patriciens.
Quant k la manière de recueillir les fufFrages , elle étoit chez
les premiers Romains auflî fîmple que leurs mœurs , quoique
moins fimples encore qu'k Sparte. Chacun donnoit fon fufFrage
à haute voix , un Greffier les écrivoit k mefure ; pluralité de voix
dans chaque tribu déterminoît le fufFrage de la tribu, pluralité
de voix entre les tribus détermînoit le fufFrage de peuple , & ainfi
des curies & des centuries. Cet ufage étoit bon tant que Thon-
nêteté regnoit entre les citoyens , & que chacun avoît honte de
donner publiquement fon fufFrage k un avis injufte ou k un fujet
indigne ; mais quand le peuple, fe corrompit & qu'on acheta les
voix , il convint qu'elles fe donnalTent en fecret pour contenir les
acheteurs par la défiance , & fournir aux frippons le moyen de
n'être pas des traîtres.
Je fais que Cicéron blâme ce changement, & lui attribue ^^.
partie la ruine de la République \ mais quoique je fente le poms
que doit avoir ici l'autorité de Cicéron , je ne puis être de foa
avis. Je penfe , au contraire , que pour n'avoir pas fait afîez de
changemens femblables , on accéléra la perte de l'État, Comme
le régime des gens fains n'efl pas propre aux malades , il ne faut
pas vouloir gouverner un peuple corrompu par lés mêmes loix
qui conviennent k un bon peuple. Rien ne prouve mieux cette
maxime que la durée de la République de Venife , dont le fc
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s o c I A L^ lyi
tnulacre exîfte encore, uniquement parce que fes loîx ne con-
viennent qu'à de méchans hotnncies.
On diftrîbua donc aux citoyens des tablettes par lefquelles
chacun pouvoît voter fans qu*on sût quel étoit fon avis. On éta-
blit auflî de nouvelles formalités pour le recueillement des ta-
blettes, le compte des voix, la comparaifon des nombres, &c.
Ce qui n'empêcha pas que la fidélité des Officiers chargés de ces
fondions ( 37) , ne fût fouvent fufpeélée. On fit enfin pour em-
pêcher la brigue & le trafic des fufFrages , des édits dont la mul-*
titude montre Tinutilité.
Vers les derniers temps, on étoit fouvent contraint de recou-
rir à des expédiens extraordinaires pour fuppléer k Tinfuififance
des loix. Tantôt on fuppofoit des prodiges ; mais ce moyen , qui
pouvoit en impofer au peuple , n'«n impofoit pas à ceux qui le
gouvernoient ; tantôt on convoquoit brufquement une afTemblée
avant que les candidats euflent eu le temps de faire leurs brigues;
tarupt on confumoit toute une féance à parler quand on voyoit
le peuple gagné prêt à prendre un mauvais parti : mais enfin Pam;-
bition éluda tout j & ce qu'il y a d'incroyable , c'eft qu'au milieu
de tant d'abus y ce peuple immenfe, ^ la faveur de fes anciens ré-
glemens, ne laiffbit pas délire les Magiftrats, de pafler les Idix,
de juger les caufes , d'expédier les affaires particulières & publi»
ques , prefque avec autant de facilité qu'eût pu faire le Sénat lui*
même.
(37) CuftoJa, Diribitoresp Rogatow fiffragiçrum.
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^^2 DvCoNTJlAT
CHAPITRE V.
Du Trihunat.
' VlUand on ne peut etatiîîr une exafte proportion entre lés |)ar-
tiés xonftitutîves de TÉtat, oq que. des caufes indeftruâjbles en
altèrent fans ceffe les rapports , alors on înftitue une magiftrature
particulière , qui ne fait point corps avec les autres , qui replace
chaque terme dans fon vrai rapport. Se qui faît une lîaifon ou un
moyen terme , foit entre le Prince & le Peuple , foit entre le Prince
& le Souverain, foit à la fois des deux côtés, s^^eft nécefDûre.
Ce corps, que j^appeHerai Tribunat , eft le confervate.ur ic^
Ibîx & du pouvoir légirtatif. Il fert quelquefois h. protéger le
Souverain contre le gouvernement , comme faifoicnt à Rome les
Tribuns du peuple; quelquefois à fôutenir le gouvernement contre
*îe peuple, comme fait maintenant à Venife le Confeil des dix,
& quelquefois à maintenir Téquilibre de part & d'aufre, cblMiliè
Taifoient les Éphores i Sparte.
.Le Tribunat n'eft point une partie conftîtutivc de la Cîté,^
1^ n^ doit avoir aucune portion de la puiflance légiflative ni de
l?OKécutîve ; mais c'eô en cela même que la fienne eft plus grande;
<^r ne pouvant rien faire il peut tout empêcher. Il eft plus facré
& plus révéré comme défenfeur des loix , que le Prince. qiri les
exécute & que le Souverain qui les donne. C'eft ce qu'on vit
bien clairement à Romev^quaDd ces fiers Patriciens', qui méjn'i-
ferent toujours le peuple entier y furent forcés de fléchir devant
im fîmple Officier du peuple , qui n^avoit ni aufpice ni jurifdidion.
Le Tribunat fagement tempéré eft le plus ferme appui d'une
bonne coiiftitution ; mais pour peu de force qu'il ait de trop, il
renverfe tout : h Tégard de fa foibleflè, elle n'eft pas dans fa
nature , & pourvu qu'il foit quelque chofe , il n'eft jamais moins
qu'il ne faut.
Il dégénère en tyrannie quand il ufïirpe la puîflknce executive
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Social. 155
VIont il n'eft que le modérateur , & qu'il veut dirpofer les Ion:
qu'il ne doit que protéger. L'énorme pouvoir àts Ephores qui
fut fans dangef tant que Sparte conferva ks mœurs , en accé-
léra la corruption commencée. Le fang d'Agis égorgé par ces
tyrans fut vengé par fon fucceffcur : Je crime & le châtiment
des Éphores hâtèrent également la perte de^ la République , fit
4iprès Cléomène, Sparte ne fut plus rien. Rome périt encore
par la même voie , & le pouvoir exceflSf des Tribuns ufurpé
par degrés fervit enfin, à l'aide des loix faites pour la liberté ,
de fauve-garde aux Empereurs qui la détruifirent. Quant au
.Confeil des dix a VenJfe , c'eft xui tribunal de fang , horrible
également aux Patriciens & au peuple ,& qui , loin de protéger
hautement les loix, ne fert plus, après leur aviiiflement , qu^à
porter dans ïes ténèbres des coups qu'on n'ofe appercevoir.
Le Tribunat s'afToiblît comme le gouvernement par la mul-
tiplication de fes membres. Quand les l'ribuns du peuple Ro*
main , d*abord au nombre de deux , puis de cinq ^ voulurent
doubler ce nombre , le Sénat les laifla faire , bien sûr de contenir
les uns par les autres i ce qui ne manqua pas d'arriver.
Le meilleur moyen de prévenir les usurpations d'un fî redou-
table corps*, moyen dont nul gouvernement ne s'eft avifé juf-
qu'ici, fer oit de ne pas rendre ce corps permanent , mais . de
régler des intervalles durant lefquels il refteroit flipprimé. Ces
intervalles , quî ne doivent pas être aflêz grands pour laifler aux
abus le temps de s'affermir , peuvent être fixés par la loi , de
manière qu'il fott aifé de les abréger au befoin par des comr
iniffions extraordinaires.
Ce moyen me paroît fan» inconvénient , parce que ^ comm#
je l'ai dit, le Tribunat ne faifant point partie de la confliration >
peut être ôté fans qu'elle en fouffre j & il me paroît efficace^
parce qu'un Magiftrat nouvellement rétabli, ne part point du
pouvoir qu'avoit fon prédécelTeur , mas de celi|i que la loi lui
donne»
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Î254 J^ ^ CONTRAT
CHAPITRE yi.
De la Diâature,
/Inflexibilité* des loix quî les empêche de fe plîef atrtii
événemens, peut en certains cas les rendre pernicieufes , 6c
caufer par elles la perte de l'État dans fa crife. L^ordre & It
lenteur des forces demandent un efpace de temps que les
circonftances refufent quelquefois. Il peut fe préfenter mille
cas auxquels le Légiflateur rfa point pourvu , & c'eft une pré-
Toyance très-néceflaire de fentir qu*on ne peut tout prévoir.
Il ne faut donc pas vouloir affermir les inftîtutions politiques
jufqu'h s'ôter le pouvoir d'en fufpendre TefFet. Sparte elle-même
alaiflé dormir fes loix.
Mais il n^ ^ V^^ '^^ P^"^ grands dangers qui puiflent ba«
lancer celui d^altérer l'ordre public , & Pon ne doit jamais arrêter
le pouvoir facré des loix que quand il s'agit du falut de la patrie.
Dans ces cas rares & manifeftes on pourvoit ^ la sûreté publique
par un afle particulier qui en remet la charge au plus digne.
Cette commiffîon peut fe donner de deux manières , félon Vtf-
pèce du danger.
Si pour y remédier il fuffit d'augmenter l'aftivîré du gouver-
nement , on le concentre dans un ou deux de fes membres ;
aînfi ce n'eft pas l'autorité des loix qu'on altère y mais feulement
la force de leur adminiflrarion. Que û le péril eft tel que l'ap-
pareil des loix foit un obftacle à s'en garantir » alors on nomme
un chef fuprême qui fafle taire toutes les loix & fufpende un
moment l'autorité fouveraine ; en pareil cas la volonté générale
D'eft pas douteufe , & il eft évident que la première intention du
peuple eft que l'État ne périffe pas. De cette manière la fufpen-
fion de l'autorité légiflative ne l'abolit point; le Magi/lrat qui Iz
fait taire ne peut la faire parler , il la domine fans pouvoir la ra*
préfenter ; il peut tout faire , excepté des loix.
ilckg
iuiafor
deux Ce
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s o c I A ï: ij^j
I,E premier moyen s'employoît par le Sénat Romain , quand
il chargeoît les Confuls par une formule confàcrée de pourvoir
au falut de la République \ le fécond avoir lieu quand un des
deux Confuls nommoit un Diâateur ( 38 ) } ufage donc Âlbe avoit
donné l'exemple \ Rome.
Dans les commencemens de la République on eut très-fou-
rent recours àlaDidature, parce que TÉtat n'avoit pas encore
une aflîetce aflez fixe pour pouvoir fe foutenir par la force de
Êi conftitution. Les mœurs rendant alors fuperflues bien des pré-
cautions qui enffent été nécefTaires dans un autre temps , on ne
craignoit ni qu'un Diftateur abusât de fon autorité , ni qu'il ten-
tât de la garder au -delà du terme. Il fembloit, au contraire »
qu?un fi grand pouvoir fût k charge \ celui qui en étoit revêtu y
tant il fe hâtoit de s'en défaire comme fi c'eût été im pofte trop
pénible & trop périlleux de tenir la place des loix.
Aussi n*eft-ce pas le danger de Tabus ^ mais celui de l'avilif-
fement qui fait blâmer l'ufage indifcret de cette fuprême magif-
trature dans les premiers temps. Car tandis qu'on la prodiguoic
k des éleôions 1 à des dédicaces , k des chofes de pure formalité,
il étoit k craindre qu'elle ne devînt moins redoutable au befoin,
& qu'on ne s'accoutumât à regarder comme un vain titre , celui
qu'on n'employoit qu'a de vaines cérémonies.
Vers la fin de la République , les Romains devenus plus cîf-
confpeâs, ménagèrent la Diftature avec auflî peu de raifon qu'ils
l'avoient prodiguée autrefois. Il étoit aifé de voir que leur crainte
étoit mal fondée , que la foiblefle de la capitale faîfoit alors fa
sûreté contre les Magiftrats qu'elle avoit dans fon fein; qu'un
Diftateur pouvoit en certains cas défendre la liberté publique 9
fans jamais y pouvoir attenter , & que les fers de Rome ne fe*^
roient point forgés dans Rome même , mais dans fes armées :1e peu
deréfiîlance que firent Marius à Sylla, & Pompée à Céfar, mon«
[38] Cette nominadon fe faifoit de nuit & en fecret, comme fi l'oi
avoit euhomç de mettre un homme au-deflus des loix.
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%^6 D V Contrat
rra bien ce qù^on pouvoit attendre de Tautorité iu dedans cent
tre la force de dehors.
Cette erreur leur fit faire de grandes fautes. Telles, par
exemple , fut celle de n'aroir pas nommé un Diftateur dans Taf-
faire de Catilina; car comme il n'^étoit queftîon que du dedans
de la ville, & tout au plus de quelques provinces d^Italie, avec
Tautorité fans bornes que les loix donnoient au Diâateur , il eût
fecîlement diffipé la conjuration , qui ne fut étouffée que par un
concours d'heureux hafards que jamais la prudence humaine ne
devoit attendre.
Au Heu de cela, le Sénat fe contenta de remettre tout foa
pouvoir aux Confuls; d'où il arriva que Cicéron, pour agir ef-
ficacement , fut contraint de paffer ce pouvoir dans un point ca-
pital, & que, fi les premiers tranfports de joie firent approuver
fa conduite , ce fut avec jufiice que dans la fuite on lui demander
compte du fang des citoyens verfé contre les loix : reproche
qu'on n'eût pu faire à un Diftateur. Mai^ l'éloquence du Conful
entraîna tout, '& lui-même , quoique Romain^ aimant mieux fa
gloire que fa patrie , ne cherchoit pas tant le moyçn le plus lé-
gitime & le plus sûr de fauver l'État, que celui d'avoir tout
l'honneur de cette affaire. (39) Auflî fut-il honoré juftemenc
comme libérateur de Rome , & juftement puni comme infraâeut
des loix. Quelque brillant qu'ait été fon rappel, il eft certain que
ce fut une grâce.
Au refte, de quelque manière que cette importante commif^
lion foit conférée , il importe d'en fixer la durée à un terme très-
court, qui jamais ne puiflè être prqlongé; dans les crifes qui la
font établir, l'État eft bientôt détruit ou. fauve, &, paffé le be-
foin preffant, la Diûamre devient tyrannique ou vaine. A Rome
les Diâateurs ne l'étant que pour fix mois , la plupart abdiquè-
rent
( 39 ) C'eft ce donc il ne pouvoit & ne pouvant s'^^urtt que fon coU
le répoodi^ en propofant on Dida* lègue k nomme^oi^
trur , n^ofanc fe nommer lui^-méme ,
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s O C I A Z. 257
rent avant ce terme. Si le terme eût été plus long , peut-être
cuflent-ils été tentés de le prolonger encore, comme firent les
Décemvirs celui d'une année. Le Didateur n*avoit que le temps
de pourvoir au befoin qui Tav oit fait élire, il n'avoît pas celui
de fonger à d'autres projets.
CHAPITRE VIL
De la Cenfure.
•L/E même que la déclaration de la volonté générale fe fait
par la loi , la déclaration du jugement public fe fait par la cen-
fure ; l'opinion publique eft l'efpèce de loi dont le Cenfeur eft
le mîniftre , & qu'il ne fait qu'appliquer aux cas particuliers , à
l'exemple du Prince. *
Loin donc que le tribunal cenfurial foît l'arbitre de Topinion
du peuple , il n'en eft que le déclarateur , & fi-tôt qu'il s'en écar-
te , (es décifions font vaines & fans effet.
Il eft inutile de diftinguer les mœurs d'une nation des objets
de fon eftime; car tout cela tient au même principe, & fe con-
fond néceflairement. Chez tous les peuples du monde , ce n'eft
point la nature , mais l'opinion , qui décide dçi choix de leurs
plaifirs. Redreflez les opinions des hommes , & leurs mœurs s'é-
pureront d'elles-mêmes. On aime toujours ce qui eft beau ou ce
qu'on trouve tel, mais c'eft fur ce jugement qu'on fe trompe ;
c'eft donc ce jugement qu'il s'agit de régler. Qui juge des mœurs
juge de l'honneur , & qui juge de l'honneur prend fa loi de l'o-
pinion.
Les opinions d'un peuple naiftent de fa conftitution ; quoique
lâ loi ne règle pas les mœurs , c'eft la légîflation qui les fait naî-
tre; quand la légîflation s'afFoiblir , les mœurs dégénèrent, mais
alors le jugement des Cenfeurs ne fera pas ce que la force des
loîx n'aura pas fait.
Œdivrcs mêlées. Tome IL K k
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ajS Du Contrat
Il fuît de-lk que la Cenfure peut être utile pour conferver
les mœurs , jamais pour les rétablir. ÉrablifTez des Cenfeurs du-
rant la vigueur des loix : fî-tôt qu'elles Tont perdue , tout eft dé-
fefpéré ; rien de légitime n'a plus de force lorfque les loix n'en
ont plus.
La Cenfure maintient les mœurs en empêchant les opinions
de fe corrompre , en confervant leur droiture par de fages appli-
cations , quelquefois mêthe en les fixant lorfqu'elles font encore
incertaines. L'ufage des féconds dans les duels, porté jufqu'k la
fureur dans le Royaume de France, y fut aboli par ces feuls mots
d'un Édit du Roi : quant à ceux qui ont la lichtti itappelUr des
féconds. Ce jugement prévenant celui du public , le détermina
tout d'un coup. Mais quand les mêmes Édits voulurent pronon-
cer que c'étoit auflî une lâcheté de fe battre en duel ; ce qui eft
très-vrai, mais contraire à l'opinion commune, le public fe mo-
qua de cette décifion fur laquelle fon jugement éroit déjà porté.
J'AI dît ailleurs (40), que l'opinion publique n'étant point
foumîfé à la contrainte , il n'en falloit aucun vertige dans, le Tri-
bunal établi pour la repréfenter. On ne peut trop admirer avec
quel art ce reflbrt, entièrement perdu chez les modernes^ étoit
mis en œuvre chez les Romains , & mieux chez les Lacédémo-
niens.
Un homme de mauvaifes mœurs ayant ouvert un bon avis
dans le confeil de Sparte, les Ephores , fans en tenir compte,
firent propofer le même avis par un citoyen vertueux. Quel hon-
neur pour Tun, quelle note pour l'autre, fans avoir donné ni
louange ni blâme k aucun des deux] Certains ivrognes de Samos
fouillèrent le Tribunal des Éphores : le lendemain par Édit pu-
blic fl fut permis aux Samiens d'être des vilains. Un vrai châti-
ment eût été moins févère qu'une pareille impunité. Quand Sparte
a prononcé fur ce qui eft ou n'eft pas honnête, la Grèce n^ap-
pelle pas de ks jugemens. ^
( 40 ) Je ne fab qu'indiquer dans ce Chapitre ce que j'ai traité plus as
long dans la Lettre k M. d'Alembert,
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Soc I A Li 1^9
C H A P I T R E V I I L
De la Reliffjon civile.
tEs hommes n'eurent point d'abord d'autres Roi que les»
Dieux , ni d'autres gouvernemens que le Théocratique. Ils firent
le raifonnement de Caligula , & alors ils raifonnoient jufte. Il
faut une longue altération de fentimens & d'idées pour qu'on
puifle fe réfoudre à prendre fon femblable pour maître , & fc
flatter qu'on s'en trouvera bien.
De cela feul qu'on mettoit Dieu à la tête de chaque fociété
politique, il s'enfuivit qu'il y eut autant de Dieux que de peuples.
Deux peuples étrangers l'un à l'autre , & prefque toujours
ennemis , ne piurent long-temps reconnoitre un même maître :
deux armées fe livrant bataille ne fauroient obéir au même chef.
Ainfi des divifions nationales réfulta le polythéifme, & delà
l'intolérance théologique & civile, qui naturellement eft la même i
comme il fera dit ci -après.
La fantaifie qu'eurent les Grecs de retrouver leurs Dieux
chez les peuples barbares , vint de celle qu'ils avoient auflî de
fe regarder Comme lies Souverains naturels de ces peuples. Mais
c'eft de nos jours une érudition bien ridiculk que celle qui
roule fur •l'identité des Dieux de diVerfes nations; comme fi
Moloch , Saturne , & Chronos pouvoient être le même Dieu ;
comme fi le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs, & le
Jupiter des Latins , pouvoient être le môme , comme s'il pouvoir
refter quelque chofe commune à des êtres chimériques portans
des noms différens !
Que fi l'on demande comment dans le paganîfme , où chaque
État avoit fon culte & fes Dieux, il n'y avoit point de guerres
de religion. Je réponds que c'étoit par cela même que chaque
État ayant fon culte propre , auffi-bien que fon gouvernement ,
Kk ij
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26^
D U ,C O N\T RAT
ne diftinguolt point Tes Dieux de Tes loix. La guerre politique
étoir auflî théologique : les départemens des Dieux étoient , pour
ainfi dire , fixes par les bornes des nations. Le Dieu d'un peuple
n'avoit aucun droit fur les autres peuples. Les Dieux des payens
n'étoient point des Dieux jaloux ; ils partageoicnt entr'eux l'em-
pire du monde : Moïfe même & le peuple Hébreu fe prêtoient
quelquefois k cette idée en parlant du Dieu d'I/raël. Ils re-
gardoient , il eft vrai , comme nuls les Dieux des Chana-
néens, peuples profcrits, voués à la deftruftîon , & dont ils dé-
voient occuper la place ; mais voyez comment ils parloient des
Divinités des peuples voifins qu'il leur étoit défendu d'attaquer t
Za pojfejjion dt et qui appartient à Chamos votre Dieu, difoit
Jephté aux Ammonites y ne vous efi-tlle pas légitimement due ?
Hous pojfcdons au m(me titre les terres que notre Dieu vainqueur
iejl acquijes. (41) C'étoit-lîi , ce me femble, une parité bien
reconnue entre les droits de Chamos & ceux du Dieu d'Ifraël.
Mais quand les Juifi;, foumis aux Rois de Babylone, & dans
k fuite aux Rois de Syrie , voulurent s'obftincr k ne )reconnoître
aucun autre Dieu que le leur \ ce refus » regardé une rébellion
contre le vainqueur , leur attira les persécutions qu'on lit dans
leur hifloirc , & dont on ne voit aucun autre exemple avant le
Chriftianifme. (4^)
Chaque religion étant donc unîquement attachée aux loîx de
l'État qui la prefcrivoit , il n'y avoit point d'autre manière de con^
▼ertir un peuple que de l'aflervir , ni d'autres miffionnafres que les
peuple que
( 41 ) Nonne ett quat pojfidtt Cha^
mos Deus tuus tibi jure debentur! Tel
eft le texte de la vulgace. Le P. de
Carrières a traduit. Ne croyei^vou^
pas avoir droit de pojféder ee qui ap^
pardent à Chamos votre Dieu l J'ignore '
la force du texte hébreux ; mais je
▼ois que dans la vulgate Jephté re-
connoit pofitivement le droit du Dieu
Chamos , & que le Xraduéleur f ran«
çoîs afFoibfit cette reconnoiflance par
un félon vous , qui n'eft pas dans Te
Latiiu
( 4a ) n eft de la dernière évw
dence que la guerre des Phociens ^
appellée guerre facrée, n*étoit jv)int
une guerre de religion. Elle avoit pour
objet de punir des facrilèges & noft
de foumettre des mécréans»
conqu
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dans 11
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toi
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Soc TA X; 4^f
conquérans , & l^obligarion de changer de culte étant la loi des
vaincus , il falloir commencer par vaincre avant d'en parler. Loîrr
que les hommes combattifTent pour les Dieux, t'étoient, comme
dans Homère, les Dieux qui combattoient pour les hommes;
chacun demandoit au fîen la vifloîre , & la payoît par de nou-
veaux autels. Les Romains avant de prendre une place fom-
moient fes Dieux de abandonner, & quand îk laiffoient aux
Tarentins leurs Dieux irrités, c^eft qu'ils regardoient alors ces
Dieux comme foumîs aux leurs , & forcés de leur faire homma-
ge ; ils laiflbient aux vaincus leurs Dieux, comme ils leur laiP
foîent leurs loix. Uue couronne au Jupiter du Capitole étoit fou-
vent le feul tribut qu'ils impofoîent.
Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte
& leurs Dieux , & ayant fouvent^ eux- mêmes adopté ceux des
vaincus , en accordant aux uns ficL.aux autres le droit de cité ^ le^
peuples de ce vafte empire fe trouvèrent infenfiblement avoir des
inu^jitudes de Dieux & de cultes , à-pcu-près Xçè mêmes par-tout;
& yoilh comment le paganifme ne fut enfin dans le monde connu
qu'une feule & même religion.
Ce fut dans ces cîrconilances que Jefus vint établir fur la terre
un royaume fpirituel; ce qui , féparant le fyftéme théologiqùe
du fyftéme politique > fit que l'État cefRi d'être un , & caufa lés
divifions inteftines qui n'ont jamais ceffé d'agSter, les peuples chré-
.tiens. Or , cette idée nouvelle: d'un royaume de l'autre mfondè
n'ayant pu jamais entrer dans la tête des.payens y ils regardèrent
to\ijours Içs chrétiens comme de vrais rébelles ,. qui , fous une hy-
pocrite foumiflîon , ne cherchoîent que le moment de fe rendre
indépendans & maîtres , & d'ufurper adroitement l'autorité qu'ils
feignoient de refpeéter dans leur- faible/fe» TeUe fut k cauiè des
perfécution& ;
Ce que les payens avoîent craint eft arrivé, alors tout a changé
de face, les humbles chrétiens ont changé de langage, & bientôt
on a vu ce prétendu royaume de l'autre monde devenir^ fous un
dief vifible, le plus violent defpotifme dan^ çelui-cî.
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26%
Du Contrat
Cependant, comme U y a toujours eu un Prince & des loui
civiles , il a réfulté de cette double puiflance un perpétuel conflit de
îurifdiâion, qui a rendu toute bonne politie impoffible dans les
États chrétiens, & Ton n^a jamais pu venir à bout de favoir auquel
du Maître ou du Prêtre on étoit obligé d'obéir.
Plusieurs peuples rependant, même dans l'Europe ou ^ fon
voifinage , ont voulu conferver ou rétablir l'ancien fyftéme , mais
fans fuccès ; refprit du chriftianifme a tout gagné. Le culto
facré efl toujours refté ou redevenu indépendant du Souverain ,
& fans liaifon néceflaire avec le corps de TErat. Mahomet eut
des vues très- faines. Il lia bien fon fyftéme politique, & tant
que la forme de fon gouvernement fubfifta fous les Caliphes ks
fucccfTeurs , ce gouvernement fut exadement un , & bon en cela.
Mais les Arabes devenus florifTans , lettrés , polis , mous & lâches f
furent fubjugués par des barbares; alors la divifion entre les
deux puiflTances recommença; quoiqu'elle foit moins apparente
chez les Mahométans que chez les Chrétiens, eHe y eft pourtant ,
fur*tcfut dans la fede d'Ali, & il y a des États, tels que la
Perfe , où elle ne cefle de fe faire fentir.
pARm nous , les Rois d'Angleterre fe font établis chefs de
l'Églife , autant en ont fait les Czars ; mais par ce titre ils s'eii
font moins rendus les maîtres que les Miniftres ; ils ont moins
acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir;
ils ny font pas légirtateurs , ils n'y font que Princes. Par-tout
où le Clergé fait un corps ( 43 ) il eft maître & légiflateur dans
fa patrie. Il y a donc deux puiffances , deux Souverains en An-
gleterre & en Ruffie , tout comme ailleurs.
( 43 ) Il faut bien remarquer que
ce ne font pas tant des aflemblëes
formelles, comme celles de France,
qui lient le Clergé en im corps , que
la communion des Églifes. La com-
munion & l'excommunication font le
pafle focia! du Clergé , paâe avec le-
quel il fera toujours le maître des
peuples & des Rois. Tous lesprétres
qui communiquent enfemblefont con-
citoyens, fuflent-ils des deux bouts
du monde. Cène inventipn eft un
chef-d'œuvre en politique. Il n'y
avoit rien de femblable parmi les prê-
tres payens; aufli n*ont-ils jamais fait
un corps de Clergé.
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Social. 265
De tous les Auteurs chrétiens le phîlofophe Hobbes eft le feul
qui ait bien vu le mal & le remède, qui art ofé propofer de
réunir les deux têtes de Taigle, & de tout ramener h Tunité
politique , fans laquelle jamais État ni gouvernement ne fera
bien conftirué. Mais il a dû voir que Tefprit dominateur du
chriftianifme étoit incompatible avec fon fyfiême, & que Tin-
térêt du Prêtre feroit toujours plus fort que celui de TÉtat. Ce
n'eft pas tant ce qu'il y a d'horrible & de faux dans fa politique
que ce qu'il y a de jufte & de vrai , qui Ta rendue odieufe. ( 44 )
Je crois qu'en développant fous ce point de vue les faits hiflô-
riques., on réfuteroit aifément les fentimens oppofés de Bayle &
<le Warburton , dont l'un prétend que nulle religion n'eft utile au
corps politique, & dont l'autre foutient au contraire que le chriftia-
nifme en eft le plus ferme appui. On prouveroit au premier que
jamais État ne fut fondé que la religion ne lui fervit de bafe, & au
fécond , que la loi chrétienne eft au fond plus nuifible qu'utile à la
forte conftitution de l'État. Pour achever de me faire entendre, il
ne faut que donner un peu plus de préciAon aux idées trop vaguei
àc religion relatives a mon fujet.
La religion confidérée par rapport k la fociété , qui eft ou
générale ou particulière , peut auflî fe divifer en deux efpèces ; fa-
voir , la religion de l'homme & celle du citoyen* La première , fans
temples, fans autels , fans titres, bornée au culte purement intérieur
du Dieu fupréme , & aux devoirs éternels de la morale , eft la pure
& fimplc religion de l'Évangile , le vrai théifme , & ce qu'on peut
appeller le droit divin naturel. L'avtre, infcrite dans un feW pays,
lui donne (t^ Dieux , fes Patrons propres & tutélaires : elle a ît%
dogmes, ks rites, fon culte extérieur prefcrit par des loîx : hors
la feule nation qui la fuit, tout eft pour elle infidèle, étranger, bar-
bare 9 elle n'étend les devoirs & les droits de Phomme qu'aulfî loin
<44) Voyez entre autres dans une Itvrt de Cive. W eft vrai que, poné
I-ettre de Grotius à fon frère du 11 à Tindulgence ^ il paroît pardonner \
Avril 1643 , ce que ce favatu homme TAuteur le bien en faveur du mal ;
approuve & ce qu'il blâme dans le mais tour le monde n*eft pas fi clément*
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2^4 D v^ Contrat
• que fes autels* Telles furent toutes les religions des premiers peu-
ples , auxquelles on peut donner le nom de droit divin , civU ou
pofitif. .
Il y a une xroîfîème forte de religion plus bizarre , qui donnant
aux hommes deux légiflatîons, deux chefs, deux patries, les fou-
met \ des devoirs contradiftoires , & les empêche de pouvoir être
^ la fois dévots & citoyens. Telle eft la religion des Lamas , telle
cft celle des Japonoîs, tel eft le Chriftianifme Romain. On peut
appeller celle-ci la religion du Prêtre. Il en réfulte une forte de
droit mixte & infociable qui n'a point de nom.
A confidcrer politiquement ces trois fortes de religions j elles
ont toutes leurs défauts. La troifieme eft fi évidemment mauvaife ,
que c'eft perdre le temps de s'amufer a le démontrer. Tout ce qui
rompt l'unité fociale ne vaut rien : toutes les inftitutions qui mettent
rhomme en contradidion avec lui-même ne valent rien.
La féconde eft bonne en ce qu'elle réunit le culte divin &
Pamour des loix , & que faifant de la patrie Pobjet de Padoration
des citoyens , elle leur apprend que fervir l'État c'eft en fervir le
Dieu tutélaire. Oeft une efpèce de théocratie dans laquelle on ne
doit point avoir d'autre Pontife que le Prince, ni d'autres Prêtres
que les Magiftrats. Alors mourir pour fon pays , c'eft aller au mar-
tyre ; violer les loix , c'eft être impie , & foumettre un coupable
^ l'exécration publique , c'eft le dévouer au courroux des Dieux :
facer tftod.
Mais elle eft mauvaîfe en ce qu'étant fondée fur l'erreur &
fiir le menfonge, elle trompe les hommes, les rend crédules ,
fuperftitieux , & noie le vrai culte de la Divinité dans un vain
cérémonial. Elle eft mauvaife encore quand , devenant exclufive
& tyrannique , elle rend un peuple fanguinaire & intolérant;
enforte qu*il ne refpire que meurtre & maflacre , & croît faire
une aftion fainte en tuant quiconque n'admet point fes Dieux.
Cela met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous
les autres , très-nuifible \ fa propre sûreté.
Restk
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Social. 265
Reste donc là feCgîon. de lliomme ou le Chriftianifirte , no^
pas celui d'aAijourd*hui , mais celui de PÉrangHe ^ qui en eft tout-
à-fait différent. Par cette religion fainte , fublime , véritable, les
hommes , enfans du même Dieu , fe recpnnoifTent tous pour
frères , & la fociété qui les unit ne fe diflbut pas même k la
inort.
Mais cette religion rfayant nulle relation particulière avec
le corps^ politique, laîfib aux loix Ja feule force qu'elles tirent
d'ellès-rtiêmes , fans leur en ajouter aucune autre , & par-là ua
ides grands Kcns de la fociété particulière refte fans effet. Biea
plu^, loin d'attacher les cœurs des citoyens à TÉtat, elle les ea
idétache comme de tomes les chofes de k terre } \t ne con-
iK)is rfen de plus contraire à Péfprit facial.
On nous dît qu'en peuple de vrais chrétiens formeroît la
plus parfaite fociété que l'on puiffe imaginer. Je ne vois à cette
î^^ofition qu'une grande difficulté ; c'eft qu'une fociété de vrais
durétiens ae ferok plus une fociété d'hommes.
Je dis même que cette fociété fuppofée ne feroît , avec toute
fa perfeâion, ni la plus forte, ni la phis durable: à force d'être
parfaite, elle tnanqueroic de liaiibn} (bn vice deflruâe^r feroit
dans fa per&âion même.
Chacun remplir oit fon devoir : le peuplé feroît fourâti aux
loix , les chefs feroient juftes & modérées , les Magî/lrats intè-
gres, incorruptibles , les foldats mépriferoient la iriort; il n'y
auroît ni vanité , ni luxe : tout cela eft fort bien ; mais voyons
plus loin.
Le ChryHahîfme eft une religion toute fpîrîtuelle, occupée
uniquement des chofes du Ciel : la patrie du chrétien n'eftpas
-de ce monde, II fait fon devoir', il eft vrai; mais il le fait avec
une profonde indifférence fur le bon ou mauvais fuccès de fes
foins. Pourvu qu'il n'ait rien à fe rq^rocher , peu lui importe que
^out aille bien ou mal ici-bas. Si l'État eft floriffant, à peine ofe-
■*-iI jouir de la féKcité publique" i U craint de s'enorgueillir de la
<Eupris m(Ua. Ti>mc IL L 1
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l66 DuCoUTRAt
gloire de fon pays; fi l'État dépérît, il bénk la maîn de Dîe« •
qui s'appéfafitit fur fon peuple.
Pour que la fociété fAt paîfible & que Pharmonîc fe main-
tînt ^ il faudroit que tous les citoyens , fans exception , fuflent éga-
lement bons chrétiens : mais fi malheureufement it s^y trouve
un feul ambitieux , un feul hypocrite , un CatiHna , par exem-
ple , un Crortwel , celui-li très-certainement aura bon marché ^
de fes pieux compatriotes, La charité chrétienne ne permet pas
aifément de penfer mal de fon prochain. Dès qu'il aura trouvé
par qudque rùfe Part de leur en impofer & de s'emparer d'une
partie de l'autorité publique , voith un homme conflitué en di«
gnité; Dieu veut qu'on le refpeâe : bientôt voilà une puiflance;
Dieu veut qu'on lui obéifle : le dépofitaire de cette puiffance ^
en abufe-t-îl , c'eil la verge dont. Dieu punit ks enfans. On fe ■ — 'C^
fero't confcîence de chafler l^ifurpateur j il faudroit troubler le ^^^c
repos public y ufer de violence, verfer du fang; tout cela s'ao- ^iWlf
corde mal avec la douceur du chrétien ; & après tout , qu*im- ^^po
porte qu'on foit libre ou ferf dans cette valée de misèréfrl .P^J
refTcntiel eft d^aller en Paradis , & la réfignatioa n'eft qu'uo i ^^^'
moyen de plus pour cela» I Se
Survient -IL quelque guerre étrangère; les citoyens mair* I ^^»
chent fans peine au combat; nul d'entr'eux ne fonge a fuir; 1 ^^^
iX& font leur devoir y mais fans paflîon pour la viftoire; ils favcnr I ^
plutôt mourir que vaincre. Qu'ils foient vainqueurs ou vaincus y %
qu'importe ? La. Providence ne fait-elle pas mieux qu'eux ce \ ^
qu'il leur faut î Qu'on imagine quel parti un ennemi fier , imw
pétueux, paflîonné, peut tirer de îeur ftoïcifme T Mettez vis-S-
vis d'eux ces peuples généreux que dévoroit l'ardent amour de
la gloire & de la patrie, fuppofez votre r^ublique chrétienne
vis-à-vis de Sparte ou de Rome; les pieux chrétiens feront
battus, écrafés, détruits avant d'avoir eu le temps de k recoo*
noître , ou ne devront leur falûr (fu'au mépris que leur ennemi
concevra pour eux. C'étoît un beau ferment \ mon gré que
celui des foldats de Fabius ; ils ne jurèrent pas de mourir ou
de vaincre, ils jurèrent de revenir vainqueurs > & tinrent leur
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s o c I A t: «6/
Terment ; jamais des chrétiens n'en euflfem fait un pareil , ils au-
roient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe en difant une république chrétienne; cha*
cun de ces deux mots exclut Pautre. Le Chriflianifme ne prêche
que fervîtude & dépendance. Son efprit eft trop favorable à la
tyrannie pour qtf elle n'en profite pas toujours. Les vrais chrétiens
font faits pour être efclaves i ils le favent & ne s'en émeuvent guère s;
cette courte vie a trop peu de prix a leurs yeux.
Les troupes chrétiennes font excellentes , nous dit-on. Je le nie;
Qu'on m'en montre de telles? Quant k moi, je ne connoîs point
de troupes chrétiennes. On me citera les croifades. Sans difputer
fur la valeur des Croifés , je remarquerai que bien loin d'être des
chrétiens, c'étoient des foldats du Prêtre, c'étoient des citoyens de
l'Eglife; ils fe battoient pour fon pays fpirituel, qu'elle avoît rendu
temporel on ne fait comment. A le bien prendre , ceci rentre fous
le paganifme : comme TEvangile n'établît point une religion na-
tionale, toute guerre facrée eft impoflîble parmi les chrétiens.
Sous les Empereurs payens les foldats chrétiens étoient bra-
ves; tous les Auteurs chrétiens raflrurent,& je le crois : c'étoit
une émulation d'honneur contre les troupes payennes. Dès que
les Empereurs furent chrétiens , cette émulation ne fubfifta plus ,
& quand la croix eut chaffé l'aigle , toute la valeur Romaine dif-
parut.
Mais , laîfTant à part les confidératîons politiques, revenons au
droit , & fixons Içs principes fur ce point important. Le droit que
le pafte focial donne au Souverain fur les fujets, ne pafTe point,
comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité publique. (45 ) Les fu^
[4^] •P^«* ^ République, dit le public, pour icndre honneur à la
M. d'A. chacun tft parfaitement libre mémoire d'un homme illuftre & ref-
en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà peflable , qui avoic confervé jufques
la borne invariable ; on ne peut la dans le miniftère le cœur d'un vrai
pofer plus exaaement. Je n'ai pu me citoyen , & des vues droites & faines
rcfufer au plaifir de citer quelquefois fur le gouvernement de fon pays.
ce manufcrit , quoique non connu du
Llîi
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i69
D V Contrat
jets ne doivent donc compte au Souverain de leurs opinions qu^an^
tant que ces opinions importent à la communauté. Or , il importe
bien à PEtat que chaque citoyen ait une religion qui lui fafTe ai-
mer {es devoirs; mais les dogmes de cette religion n'intéreflent
ni rÉtat ni fes membres qu'autant que ces dogmes fe rapportent
à la morale, & aux devoirs que celui qui là profefle eft tenu
de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au furplus telles opi?
nions qu'il lui plaît, fans qu'il appartienne au Souverain d'en con-
noître ; car comme il n'a point de compétence dans l'autre mon-
de , quel que foit le fort des fujets dans la vie à venir , ce n^eft
pas fon affaire , pourvu qu'ils foient bons citoyens dans cettc-cî^
Il y a donc une profeflîon de foi purement civile , dont il ap-
partient au Souverain de fixer les articles, non pas précifément
comme dogmes de religion , mais comme fentimens de fociabi-
lité, fans lefquels il eft irapoflîble d'être bon citoyen ni fujet fidè-
le. (4^) fans pouvoir obliger perfonne à les croire, il peut ban-
nir de l'État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir , non
comme impie, mais comme infociable , comme incapable d'ai-
mer fincérement les loîx, la juftîce, & d'immoler au befoin fa
vie à fon devoir. Que fi quelqu'un , après avoir reconnu publi-
quement ces mêmes dogmes, fe conduit comme ne les croyant
pas, qu'il foit puni de mort; il a commis le plus grand des cri-
mes , il a menti devant les loix.
Les dogmes de la religion civile doivent être fimples , en petit
nombre, énoncés avecprécifion, fans explications ni commentaires.
L'exiftence de la Divinité puiflante , intelligente , bienfaifante , pré-
voyante & pourvoyante, la vie h venir, le bonheur des juftes , le
châtiment des méchans, la faînteté du Contrat fôcial & des Loix;
voila les dogmes pofitifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne
Pl
VI
re
Z
f
i
( 46 ) Céfar plaidant pour Catilina ,
câchoic d'ëtablir le dogme de la mor-
talité de Tame : Caton & Cicéron pour
le réfuter ne s'amuferent point à phi-
lofopher j ils fe contentèrent de mon-
trer que CéÙLt parloir en mauvais
citoyen , & avançoit une docJlrine per- "
nicieufe a l'État. En effet, voila de
quoi devoit juger le Sénat de Rome,
& non d'une .queftion de théotogiet ,
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Social: 269
2i un feul } c'eft Tîntolérance : elle rentre dans les cultes que nous
avons exclus.
Ceux qui diftinguent l'intolérance civile & l'intolérance théo-
logique fe trompent, à mon avis. Ces deux intolérances font infé-
parables. Il eft impoflîble de vivre en paix avec des gens qu^on
croit damnés; les aimer feroit haïr Dieu qui les punit; il faut ab-
folument qu'on les ramené ou qu'on les tourmente. Par-tout où
l'intolérance théologique eft admife, il eft impoflîble qu'elle n'ait
pas quelque effet civil , & fi-tôt qu'elle en a , le Souverain n'eft
plus Souverain , même au temporel ; dès-lors les Prêtres font les
vrais maîtres; les Rois ne font que leurs Officiers.
Maintenant qu'il n'y a plus& qu'il ne peut plus y avoir de
religion nationale exclufive , on doit tolérer toutes celles qui tolè-
rent les autres , autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire
aux devoirs du citoyen. Maïs quiconque ofe dire, hors de P£gli/è
point de falut ^ doit être chaffé de TÉtat; h moins que l'État ne
foit l'Églife , & que le Prince ne foit le Pontife. Un tel dogme n'eft
bon que dans le gouvernement Théocratique , dans tout autre il
eft pernicieux. La raifon fur laquelle on dit qu'Henri IV embrafla
la Religion Romaine, la devroît faire quitter à tout honnête homme,
& fur-tout à tout Prince qui fauroit raifonner.
CHAPITRE IX.
Conclufion.
lPrèS avoir pofé les vrais principes du droit politique, & tâché
de fonder l'État fur fa bafe , il refteroit k l'appuyer par ks rela-
tions externes ; ce qui comprendroît le droit des gens , le commerce ,
le droit de la guerre & les conquêtes, le droit public, les ligues,
les négociations^ les traités, &c. Mais tout cela forme un nouvel
objet trop vafte pour ma courte vue ; j'aurois dû la fixer toujours
plus près de moi.
Fin du Contrat Social.
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V* ' '*
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A
J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE,
À M. D A L E M B E RT;
DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE, &c.&c. &c.
Sur fin Article GENèvE, dans le fipti^me Volume
de VEncyclopédiei & particulièrement Jiir le projet^
d'établir un Théâtre de Comédie en cette Ville,
Dii ineliora piis, erroremque hoftibus iUum.
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27?
P R Ê FA CE,
J'Ai tort fi j'ai pris en cette occafioh la plume fans néceflîté;
II ne peut m'ôtre ni avantageux ni agréable de m'attaquer
à ML d'Alembert. Je confidère fa perfonne, j'admire fes ta-
lens, faime fes ouvrages, je fuis fenfible au bien qu'il a die
de mon pays : honoré moi-même de fes éloges , un jufte retour
d'honnêteté m'oblige à toutes fortes d'égards envers lui; mai^
Tes égards ne Remportent fur l'es devoirs que pour ceux dont
toute la morale confiïle en apparences. Juftice & vérité, voilà
les premiers devoirs de Thomme. Humanité', patrie, voilà
fes premières aifeftîons. Toutes les fois que des ménagemcns
particuliers lui font changer cet ordre, il efl coupable. Puis-
je Pêtre en faifant ce que j^ài dû? Pour me répondre, il faut
avoir une patrie à fervir, & plus d'amour pour fes devoirs^
que de. crainte de déplaire, aux hommes.
Comme tout le monde n'a pas fous les yeux TEncyclopé-
die , je vais tranfcrire ici de l'article Genève le paflage qui m'a*
mis la plume à la main. II auroit dû Ten faire tomber , ft
j'àfpirois à l'honneur de bien écrire ; mais j'ofe en. rechercher
un autre, dans lequel je ne crains la concurrence dé perfonne^
En: lifant ce paflage ifolé,. plus d'un lefteur fera furpris dur
zèle qui l'a pu dider r en le lilant dans fon articfe , on trou-
vera que .la Comédie qui n'eft pas à Genève, & qui pourroît
y être, tient la huitiènje partie de^ la place qu'occupent le^
chafes qui y fonc
» On ne foulïre point de Cbmédfe à Genëve : ce n'ell pas
^ qu'on y dâSpprouve les Speftacles en eux-mêmes; mais on
» craint^ dit-on, le gourde parure, de diffipation & de liber-
t^yres mclùs. Tome If. Mm
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»74 Préface,
9> deag^>. q^k&ttôHjyt df^ComcdicM lépandcnt^am !■
>) jeunéfle. Cependant ne feroït-il pas pofïîble de remédier
w à cet inconvénient pat des lobe févëres & bien exécutées fur
5> la conduite des Comédiens ? Par ce moyen Genève auroît
55 des fpe6tacles & des mœurs, & jouiroit de l'avantage des
55 uns & des autres; les repréfentations théâtrales formeroiènt
55 le goût des citoyens , & leur donneroîent une finefle de
55 tad , une délicateflè de Sentiment quil eft trës-difficik d'ac-
55 quérir fans ce fecoi^s ; la littérature en profiteroit fans que
55 le libertinage fît des progrès , & Genève réuniroit la fàgelïè
55 de Lacédémône k la.politeflè d'Athènes. Une autre confi-
55 dération, digne. d'une République fi fagc &c fi éclairée, de-
55 vroit peut-être l'engager k permettre les fpedacles. Le pré-
55 jugé barbare contre la'profèlfion de Comédien, Tefpèce
55 d*aviliflement où nous avons mis ces hommes G néceflàîres
55 au progrès & au foutien des arts, eft certainement une des^
55 principales caufes qui contribuent, au dériglement que
55 nous leur reprochons ; ils cherchent k fe dédommager,
55 par les plaifirs, de Teftime que leur état ne peut obtenir.
55 Parmi nous , un Comédien qui a des mœurs eft doublement
5^ refpeftable; mais k peiné lui en (ait-on gré. Le Traitant
55 qui infulte k rkidîgence publique & qui s'en nourrit i le
55 CourtiÉiti qui rampe & qui ne paie point fes dettes : voilk
55 l'efpècc d'hommes que nbus hcMiorons le plusr Si les Co-
5!5 médiens étoient non-4eulcment foulferts k Genèrve , mais con^
55 tenus d'abord par des réglemens fkgcSy protégés enfuite,
» & même confidérés dès qu'ils en feroient dignes , enfin ab-
55 fblument placés fur la même ligne que les autres citoyens,
55 cette ville auroit bientôt l'avantage de pofl!ëdèr ce qu*ory
55 croit fi rare , & qui nt Teft que par notre faute : une troupe
55 de Comédiens eftimables* Ajoutons que cette troupe de-^
55 viendroit bientôt la meilleure de l'Europe : plufieurs. per-
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P R É T ^ C à. 175
wfonncs pleines Je goût & de ^^pofîtions potier «lÉfHîîéatre,
te-aocouïroieift :à €eiî^é pour eoMVer^, 'iiori-feulernent faits
nfeonte, itaaîs même avec eftime, tin raiéhtiî agréable &'fi
^ftf\à cortîmufl. Le 'fi?jt»to-tJé ttîfte^îUéfi t(iie''bfçri des Frari-
» Qols regardent comme trifte -par la privation deVfpc^aclç^,
» âevîcndrdîé'alors leféjour des plaîfirs TiBiinêtes,' îcornnie il
» eft cdui de 4a philofbplnc & de la' liberté; & lès éti-angers
r>ne»ïeroient plus forpmde voir cjué^dans^^ne ville 6ù les
wfpeftacles décent & rég^ùliers font défendtis , on peritiette
» des farces groffières &c^ f^ns elprit, aufli .cx>mraires au bon
» goût qu'aux bonnes niœurs, Çe^n'^ft tpas tQHt.; P^^f-^-p^^
w Texemple des Comédiens de Genèv.e, la régularité, de leur-
yy conduite & la confidération dqnt elle les feroît; jouir.: fer-
» vîroient de modèle au^ Comédiejjs des autres nations,- &
^dç. leçpn à ceux qui les ont traite? jufqu'iei avec tant cfe
w rigueur & mêijie d'inconféqv^jKe.; Çn Jp^^^i^ yerroit pa^
w'd'uncoté pehfionçés parJe çqu^ &^dp raytr^flgi
wjbbjet d'anathême; nos tr'Cp-es.pej'^oi^.l^abitudè.^^ \&i
j5 excommunier , & nos bourgeois de les .regarj^er avejçjmé»
p pris; & une petite République auroit la gloire d/avçir ré-
w formé' l'Europe ftir (cp poîftt ^ plps imporf^flit peut-être ^ulpn
î>_ne penfe. «< \ ^, ' ', .,^ • . y ....;^ .^ ^ .^ ^ ;.niM -
•/VoriA certaînenfient le tableau le ^îus '.agréable & le plui
fëduifant cjti'on pût nous oiïnir; mais vbilk en, riiême temps
le plus dangereux confeil qu'dftP^f fe'^^'Sbnner. Du^mbins
telleîft çipji-ientimeht, '& n>^ laiÔM» font i dans ccr œrit.
Avec quteJJe avidité la jeungfle ^c iGenèrie i Êotçaînce^par
une flutoitité d'un fi grand poids!; ne.Ê . livrera' t^ellci^oiiic
à des idées auxquelles elle n'a déjà q\iè trop de penchant?
Conibiètf,, depuis la publicatioa dé pe. volume, de jeunes
Mm ij
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%^6 F n É F J c E.
Genevois, 4'^îl^^rs bons ckojrens, n'attendcnt-ils que le
moment de favoriièr Tétabliflement d un théâtre , croyant
rendre un fprviceàla patrie & prefque au genre humain !
Voilà le fyjet de mes alarmes, voilà le mal que je voudrois
prévenir. jQj;en^ j\i;(^ice ,-aipc kneatioosde M. d'Alembe«^f
j'efpbre qu^îl voudra Sien la rendre aux miennes : je n'ai pas
plus d'envie de lui déplaire que lui de nous 'nuire. Mais en-
fin , quand je me» tromperois, ne dois-je pas agir ^ parler
félon ma confcience & mes lumières? Ai-je dû metaire^
L*ai-je pu fans trahir mon devoir &c ma patrie?
Tour avoir droit de garder le filence en cette occaÇon,
il fàudroît qiie je n'eufle jamais pris là pliune fur. des fujets
moins néceflaires. Douce obscurité qui fis trente ans mon
ijonheur^ il fiiuiroit avoir toujours fu t*aimer ; il fàudroît
qu'on ignorât que j'ai eu cjuelques Ijaifons avec les Éditeurs
de TEncyclopédie, que j'ai fourni quelques articles à l'ou-
vrage , que tnùn ùotri fe tf<yuve avec ceiix des auteuis ; il fau-
droit que mon Tèlë poui* tnOn pays fût moins connu, qu'on
ïuppôsât que Târtrcle Genève m*èût échappé , .ou qu'on ne
pût^ ihfërer de mon filence que j^adhërc à ce qu*il contient.
Rien de toiîf cèFa^^ne pouvant être, il faut donc parler, il
faut que jedéfavotiie ce que je rt*apprduve point, a,fin qu'on
ne m'impute pas d'autres fentimens que les miens. Mes Com-
patriotes n'ont p^s befoij? ^c mes confeils, je le. fais bien:
mais moi j*aî bcfoin de m'hon.orer^en montrant que je pe&fe
comme eux fur j>qs maximes. •• -% •
, Jb n'ignore pas cowilîen cet décrit, fi loin de ceiju^ilde-
irroitjêtre», eu loin mêtae de ce qup j'aurais pu iàîi^e en de
plus heureux jours. Tant de <hofes ont concouru à le met-
tre .au-deflbus du médiocre où je pouvoîs autrefois attein-
dre^ que je.m'étônne^qu'il ne (oit p^pjre râcqre* J'écri96Ϋ
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pour ma patrie : s'il étok vrai que le zèle tînt lieu de ta-
lent , j'auroîs fait mieux que jamais ; mais j*ai vu ce qu'il
felloit faire , & n'af pu l'exécuter. J'ai dit froidement la vé-
rité : qui eft-ce qui fe foucic d'elle ? Trîfle recommandation
pour un livre! Pour être utile il faut être agréable, & ma
plume a perdu cet art-là. Tel me difputera malignement
cette perte. Soit; cependant je me fens déchu, & Ton ne
tombe pas au-defîbus de rîeiu
Premièrement , II ne s'agît plus ici d'un vain babil de
philofophie; mais d'une vérité de pratique importante k tout
un peuple. Il ne s*àgit plus de parler au petit nombre , mais
au public ; uî de faire penfer les autres, mais d'expliquer
nettement ma penfée. Il a donc fallu changer de ftyle : pour
me fiire mieux entendre à tout le monde, j'ai dit moins de
diofesen plus de mots; & voulant être clair & (impie, je
me fuis trouvé lâche & difius.
Je comptoîs d'atord fur une feuillç ou deux d'împreflîoH
tout au plus : j'ai commencé à la hâte , & mon fujet s'éten-
dant fous ma plume, je l'ai lailïee aller (ans contrainte*
J'étois malade & trîfte; &, quoique j^eufle grand befoin de
diftraéUori , je me îèntois fî peu en état de penfèr (5c d'écrire^
que, (î ridée d'un devoir à remplir ne m'eût foptenu^ j'au-
roîs jette cent fols mon papier au feu. J'en fuis devenu moins
févëre à môi;niême. J'ai cherché dans mon travail quelque
imufènrent qui me le fit fupporter. Je me fuis jette dans tou-
tes les digreffions qui (e font préfentées., (ans prévoir com-
bien , pour (bulager mon ennui j j'en préparois peut-être au
leftejur. .
Le goût , le cTioîx , là correftion ne (auroîent (e trouver
dans cet Ouvrage ; vivant (eul , je n*ai pu le montrer à per-
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2yZ Préface^
forme. J'avpîs un A^rift^r^îW f^vèr« & jiKlid^wc , je me V«î
plu$ , je n*en v^x plus ( * ) j mais je Je regrette^ fins cçff
(çy jSc-il manque bien plus çacoi:e à mon cœur qu'à meft
écrits. ' . *' .
La foîîtudc -calme Tame, & appaife ies paflïons que la
^éfordre du monde a fàk naître. Loin des vices qui nous
irritent; on en pade avec moins d'indignation ; loin dès maux
qui nous touchent, le cœur en eft moins ému. DejAiîs que
je ne vois plus les hommes , j'ai prefque cefïe de haïr les mé-
chaa^v. P'ailleurs, le mal qu'ils m'ont fait à moi-rmêfloç , m'otic
le droit d'en dire d'eux. Il faut déformais quç je Ipiur pa;:dpnae
pour ne leur pas reflèmblen Sans y fonger, je {bbftkuçrojLs.
l'amour de la vengeance à celui dç U juftice ; ij vaut mieux,
tout oublier. J'efpère qu'on ne me trouvera pli3s cette âprçté
qu'on me reprochoit, mais qui m.e fiiifoit lire -, je confèns d'être
moins lu, pourvu que je vive en paix,
A ces raifonSjîl s*eo joint une autre plus cruelle & que
je voudroîs en vain difljmùlcr j le public ne la fentirpit que
trop malgré mou Si dans les çlÇiis fortis de ma plume ce
papier efl encore au-defïbus des autres , c'ell moins la faute
<les cîrconftances que là mienne ; c'eft quç jç.fuis au-defibus
<le moi-même. Les maux du corps çpuifept l'ame : à force
de fpuf&ir elle perd (on reflbrt. Un inflant de ièrmentatîon
pafl&gëre produifît en moi quelaue-lueur de talent; il s'eft
montré tard j il s'efl: étçint dç popne Heijrç. En reprenant
( ♦ ) Ad amîcum ctfi produxcris gla- rîo , & fuperbiâ , & myftcrii recela-
idium , tion defperes ; eft enim re^ rione , & piagâ dolosâ. lA his omnibut
j[reflus id amicunu Si aperueris ot «fTugiet amicus* EccUJlafiic* XXIL
crifie , non dmeas ; eft enim concor- ad. 27*
-4iaao::ezcepto convido,& imprope*-
{
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P R É F A C Ei 2J^
mon état natureî, je fuis rentré dans le néant. Je n^eus qu'un
moment, il eft pafle; j'ai la honte de me furvîvre. Lefteur,
fi vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, voug
accueillerez mon ombre; car pour moi je ne fuis plus.
A Montmorency p. k %o Mars tj^9.
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38l
■■ ' ■■' III. ^ iirmmssssssi m \
J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE,
À M. D'ALEMBERT.
J Al lu, Monficur, ^Ytt plaîfîr votre article , Genève , dans
le feptième volume de V Encyclopédie. En le relifant avec plus
de plaifir encore , il m'a fourni quelques réflexions que j'ai cru
pouvoir offrir, fous vos aufpices, au public & a mes concitoyens.
II y a beaucoup k louer dans cet article ; mais fi les éloges
4ont vous honorez ma patrie m'ôtent le droit de vous en
rendre , ma fîncérité parlera pour moi ; n'être pas de votre avis
fur quelques points , c'eft aflez m'expliquer fur les autres.
Je commencerai par celui que j'ai le plus de répugnance k
traiter , & dont l'examen me convient le moins ; mais fur lequel
par la raifon que je viens de dire , le filence ne m'eft pas
permis. C'eft le jugement que vous portez de la dodtrine de
nos Mîniftres en matière de foi. Vous avez fait de ce corps
re/peôable un éloge très-beau , très-vrai , très-propre h eux feuls
4ans tous les Clergés du monde , & qu'augmente encore la
confidération qu'ils vous ont témoignée, en montrant qu'ils aiment
la philofophie , & ne craignent pas l'œil du Philofophe. Mais ^
Monfieur , quand on veut honorer les gens , il faut que ce
(oit k leur manière , & non pas h la nôtre j de peur <ju*ils ne
s'ofFenfent avec raifon des louanges nuifïbles , qui , pour être
données à bonne intention, n'en bleffent pas moins l'état, l'in-
térêt, les opinions, ou les préjugés de ceux qui en font l'objet.
Ignorez-vous que tout nom de feâe eft toujours odieux , & que
de pareilles imputations, rarement fans conféquence pour des
Laïques, ne le font jamais pour des Théologiens ?
Œuvres miUes. Tome IL N n
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a8x /. /• RoussEAUy
Vous me direz qu*il eft queftion de faits & non de louanges,
& que le Phîlofophe a plus d'égard k la vérité qu'aux hommes :
mais cette prétendue vérité n'eft pas fi claire, ni fi indifférente',
que vous foyez en droit de l'avancer fans de bonnes autorités ,.
& je ne vois pas où l'on en peut prendre pour prouver que
les fehtimens qu'un corps profefle & fur lefquels il fe conduit ,
ne font pas les fiens. Vous me direz encore que vous .n'attri-
buez point à tout le corps eccléfiaftique les fentimens dont vous
parlez; mais voua les attribuez k plufieurs , & plufieurs dans un
petit nombre font toujours une fi grande partie que le tout doit
s'en reflentir.
Plusieurs Pafteurs de Genève n'ont, félon vous qu'un So-
cianifme parfait. Voilà ce que vous déclarez hautement , k la
face de l'Europe. J'ofe vous demander comment vous Tavez
appris ? Ce ne peut être que par vos propres conjeâures^ ou
par le témoignage d'autrui, ou fur l'aveu des Pafteurs en quef-
rion.
Or , dans les matières de pur dogme & qui ne tiennent point
il la morale , comment peut-on juger de la foi d'autrui par con-
jeâure ? Comment peut-on même en juger fur la déclaration
d'un ders , contre celle de la perfonne intéreflfée ? Qui fait
mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas , & k qui doit-
on s*en rapporter lî-deflus plutôt qu'à moi-même ? Qu'après
avoir tiré des difcours ou des écrits d'un honnête homme des
conféquences fophîftiques & défavouées , un Prêtre acharné
pourfuive TAuteur fur ces conféquences, le Prêtre fait fon
métier & n'étonne perfonne : mais devons-nous honorer les
gens de bien comme un fourbe les perfécute ; & le Philofo-
phe imitera-t-îl des raifonnemens captieux dont il fut fi fouvent
la viâifhe ?
Il refteroît donc à penfer, fur ceux de nos Pafteurs que
vous prétendez être Sociniens parfaits & rejetter les peines éter-
nelles, qu'ils vous ont confiés li-deffbs leurs fentimens parti-
i:uliers : mais fi c'étoit en çffet leur fentiment, & qu'ils vous
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A M. !>' A L E M B 1E RT.
283
feuffent confié , fans doute ils vous Pauroient dît en fecret
dans Phonnête & libre épanchement d'un commerce philofo-^
phique ; ils Tauroient dit au Philofophe , & non pas à TAuteur.
Ils n'en ont donc rien fait , & ma preuve eft fans réplique i c*eft
que vous Pavez publié.
Je ne prétends point pour cela juger ni blâmer la doftrine
que vous leur imputez ; je dis feulement qu'on nV nul droit de
la leur imputer , k moins qu'ils ne la reconnoiflent , & j'ajoute
qu'elle ne reflemble en rien h celle dont ils nous inftruifent. Je
ne fais ce que c'eft que le Socianifme , ainfi je n'en puis parler
ni en bien ni en mal ; & même fur quelques notions confufes
de cette fede & de fon fondateur, je me fens plus d'éloigne-
ment que de goût pour elle : mais , en général , je fuis l'ami
de toute Religion paifible, oh l'on fert l'Être éternel félon la raifon
qu'il nous a donnée. Quand un homme ne peut croire ce qu'il
trouve abfurde, ce n'eft pas fa faute, c'eft celle de fa raifon (i);
[ I ] Je crois voir un principe qui ,
bien démontré comme il pourroit Té-
n-e , arracheroit à Tinflant les armes
àes mains k Tincolérant & au fuperf-
ririeux , & calmeroit cette fureur de
faire des profélytes qui femble ani-
mer les incrédules. C'eft que la rai-
fon humaine n'a pas de mefure com-
mune bien déterminée , & qu'il eft
injufte ï tout homme de donner la
fienne pour règle \ celle des autres.
Suppofons de la bonne foi , fans
laquelle toute difpute n'eft que du ca-
quet. Jufqu'k certain point , il y a
des principes communs , une éviden-
ce commune , & de plus , chacun a fa
propre raifon qui le détermine ; ainfi
ce fentiment ne mène point au Scep-
ticifme : mais aufli les bornes géné-
rales de la raifon n'étant point fixées,
& nul n'ayant infpe£hon fur celle
d'autrui, voilà tout d'un coup le -fier
dogmatique arrêté. Si jamais on pour-
voit établir la paix où régnent l'in-
térêt , l'orgueil & l'opinion , c'eft par-
la qu'on termineroic à la fin lesdif-
fentions des Prêtres & des Philofo-
phes. Mais peut-être ne feroit-ce le '
compte ni des uns ni des autres : il
n'y auroit plus ni perfécutions ni dif-
putes; les premiers n'auroient per-
fbnne k tourmenter ^ les féconds , per-
fônne k convaincre : autant vaudroic
quitter le métier.
Si l'on me demandoit Hi-deffus pour-
quoi donc je difpute moi-même , je
répondrois que je parle au plus grand
nombre^ que j'expofe des vérités de
pradque , que je me fonde fur l'ex-
périence , que je remplis moo devoir ,
& qu'après avoir dit ce que je pen-
fe, je ne trouve point mauvais qu'on
ne (bit pas de mon avis,
Nn ij
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ftS4
/• /. Rov s s E Âxr;
& comment concevrai-je que Dieu le punifle de ne s'être p«5 fait
un entendement ( a ) contraire à celui qu'il a reçu de lui ? Sï un
Doâeur venoic m'ordonner , de la part de Dieu, de croire que la
partie eft plus grande que le tout^ que pourrois-^ penfer en mot-
même, finon que cet homme vient m'ordonner d'être fou? Sans
doute l'Orthodoxe , qui ne voit nulle abfurdité dans les myf-
tères, eft obligé de les croire : mais fx le Socinien y en trouve,
qu'a- 1- on à lui dire? Lui prouvera-t^on qu'il n'y en a pas? Il com-
mencera, lui, par vous prouver que c'eft une abfiirdité de raifonner
fur ce qu'on ne fauroit entendre. Que faire donc? Le lai/Ter en
repos.
Je ne fuis pas plus fcandaKfé que ceux qui fervent un Dieu
(a) It faut fe re£buvenir que j'ai
Il répondre à un auteur qui n'eft pas
proteftant; & je crois lui répondre
en effet ^ en montrant que ce qu'il
accufe nos miniftres de faire dans no-
tre religion , s'y feroit inutilement ,
fiç fe fait néceflairement dans plufîeurs
autres , fans qu'on y fonge.
Le monde inielleâuel, fans en ex-
cepter la géométrie, efl plein devé<*-
rités incom'préhenfibles , & pourtant
inconteftables , parce que la raifon
qiii les démontre exiftantes, ne peut
les toucher , pour ainfi dire,, à travers
les boi-nes qui l'arrêtent, mais feu-
lement les appercevoir. Tel eft le do-
gme de l'exiftence de Dieu ; tels font
les myflàres admis dans les commur
nions proteftantes« Les myftèreç qui
heurtent la raifon , pour me fervir
des termes de M. d'Alembert, font
toute autre cbofe. Leur contradiflion
même les fait rentrer dans £es bornes ;
elle a toutes les prifes imaginables
pour fentir qu'ils n'cxiftent pas ; car
bien qu'on ne puifle voie une cbofe
abfurde , rien n*eft fi clair que l'ab-^-
fnrdité. Voilà ce qui arrive , lôrfqu'oa-
ft)utient \ la fois deux propofitions
contradidoires. Si vous me dites qu'un
efpace d'un pqpce efl au(fi un efpace
d'un pied, vous ne dites point du touc
une chofe myftérieufe,. obfcure, incom-
préhenfible ; vous dites , au contraire,,
une abfurdité lumineufe, palpable, une
chofe évidemment fauffc. De quefque^
genre que foient les démonftrations-
qui l'étaWilTent , elles ne fauroienr.
l'emporter fur celle qui la détruit,,
parce qu'elle eft tirée immédiatement
des notions primitives qui fervent de*
bafe à toute certitude humaine. Au--
trement, la raifon, dépofant contre-
elle-même, nous forceront à la reçu--
fer; & loin de nous faire croire ce--
ci ou cela , elle nous empécheroit de
plus rien croire, auendu que tout,
principe de foi feroit détruit. Tout^
homme , de quelque religion qu'il:
foit , qui dit croire à de pareils mys-
tères , en impofe donc , ou ne îàific
ce qu'il dit.
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clament 9 rejettent Péternité des peines , sHls la trouvent incom-
patible avec fa juftice. Qu'en pareil cas ils interprètent de leur
mieux les paflTages contraires ^ leur opinion , plutôt que de Taban-
donuer, que peuvent-Hs faire autre chofe ? Nul n'eft plus péné«
tré que moi d'amour & de refpeâ pour le plus fublime de tous
les Ûvres ; il me confole & mHnftruit tous les jours , quand les
autres ne m'infpirent plus que du dégoût. Mais je foutiens que
fi rÉcriture elle-même nous donnok de Dieu quelque idée indigne
de lui, il faudroît la rejetter en cela, comme vous rejettez en
géométrie les démonflrations qui mènent à des concluflons abfur-
• des : car , de quelque authenticité que puifle être le t^xt^ facré^:
il efl encore plus croyable que la Bible foit altérée^ que Dieu*
injufte ou mal-faifant.
Voilîi , Monficur , les raifons qui mSempédieroîent de tlâmef
ces fentimens dans d'équitables & modérés Théologiens , qui , de
kur. propre doârine, apprendroîent ^ ne forcer perfonne h Tadop^
fer. Je dirai plus ; des manières de penfer fi convenables à une
créature raifbnnable & fdble , fi dignes d'un Créateur jufle & mi-*
féricordieux, me paroiflènt préférables à cet affciïtiment ftupide
qui fait de l'homme une béte , & k cette barbare intolérance qui
ùi plait \ tourmenter dès cette vie cent qu'elle defKne aux toiur--^
mens éternels dans l'autre. En ce fens , je vous remercie pour mdi
patrie de Pefprit de philofophie & d'humanité que vous reconnoi/Tez
dans fon Clergé , & de la juftice que vous âîmez h lui rendre ; je:
fuis d'accord avec vous fur ce point. Mais pour être Philofophes'
ft tolérans (3), il ne s'enfuit pas que fc% membres forent héréti-
ques. Dans le nom de parti que vous leur donnez , dans les dogmes
que vous dites être les leurs y je ne puis vous approuver ni vou&
f 3 ] Sar la tolérance chrétienne , confpeétioh dat» h cenfaré des er---
OB peut confoîrer te Chapitré qui por- renrs fur la foi , que dans celle de$:
te ce titre, dans fort^ième Livre de fautes contre lesmceurs, & comment
k Doftrine Chrétienne de M. le Pro- s'allient dans les règles de cette cen—
liefleur Vemct. On y verra par quel- Aire, la douceur du Chréden , larair-
ks raifons TÉglife doit apporter en^ fon du fage , & le zèle du Fafleuxv
core plus de ménagement & de cir-
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286
J. J. Rov s È n Aui
fuîvre. Quoiqu'un tel fyftéme n*aîtrîen, peut-être, que d'honorable
îi ceux qui l'adoptent, je me garderai de l'attribuer \ mes Pafteurs,
qui ne l'ont pas adopté ; de peur que l'éloge que j'en pourrois faire
ne fournît \ d'autres le fujet d'une accufatîon très -grave, & ne
nuisît k ceux que j'aurois prétendu louer. Pourquoi me chargerois-
je de la profeffion de foi d'autruiî N'ai- je pas trop appris i craindre
ces imputations téméraires ? Combien de gens fe font chargés de la
mienne , en m'accufant de manquer de religion , qui sûrement ont
fort mal lu dans mon cœur? Je ne les taxerai point d'en manquer
eux-mêmes : car un des devoirs qu'elle m'impofe eft de refpeftet
les fecrets des confciences. Mon/îeur, jugeons les aûions des hom-
mes, & laiflbns Dieu juger de leur foi.
En voîlh trop , peut-être , fur un point dont l'examen ne m'ap-
partient pas, & n'eft pas auffi le fujet de cette Lettre. Les Minîftres
de Genève n'ont pas befoin de la plume d'autrui pour fe défen-
dre (4) ; ce n'eft pas la mienne qu'ils choifiroient pour cela, & de
pareilles difcuffions font trop loin de mon inclination pour que je
m'y livre avec plaifir ; mais ayant a parler du même article où vous
leur attribuez des opinions que nous ne leur connoiflbns point , me
taire fur cette aflertion , c'étoit y paroître adhérer , & c'eft ce que
je fuis fort éloigné de faire. Senfible au bonheur que nous avons
de pofféder un corps de Théologiens Philofophes &. pacifiques, ou
(4) Ceft ce qu'ils viennent de
faire, \ ce qu'on m'écrit , par une
déclaration publique. Elle ne m'eft
point parvenue dans ma retraite j mais
j'apprends que le public l'a reçue avec
applaudiffement. Ainfi , non - feule-
ment je jouis du plaifir de leur avoir
le premier rendu l'honneiu- qu'ils mé-
ritent, mais de celui n'entendre mon
jugement* unanimement confirmé. Je
fens bien que cette déclaration rend
le début de ma lettre entièrement fu-
perflu , & le rendroit peut-être in-
difçret dans tout autre cas^ tnais étant
fur le point de le fupprimer , j'ai vu
que parlant du même article qui y a
donné lieu , la même raifon fubfiftoic
encore , & qu'on pourroit toujours
prendre mon filence pour une efpèce
de confentement. Je laiffe donc cet
réflexions d'autant plus volonders que,
fi elles viennent hors de propos fur
une affaire heureufemeht terminée ,
elles ne contiennent en général rien
que d'honorable k l'Églife de Genè-
ve , & que d'utile aux hommes ea
tout pays.
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A M. D^ A L E M B E RT. 18/
plutôt un corps d'OfEcîers de morale (5) & de Miniflres de la vertu ,
je ne vois naître qu'avec effroi toute occafion pour eux de fe ra-
baifler jufqu'k n'être plus des gens d'églîfe. Il nous importe de les
çonferver tels qu'ils font. Il nous importe qu'ils jouifTent eux-mêmes
de la paix qu'ils nous font aimer , &que d'odieufes difputes de théo-
logie ne trou|;>lent plus leur repos ni le nôtre. Il nous importe enfin
d'apprendre toujours , par leurs leçons & par leur exemple , que la
douceur & l'humanité font aufli les vertus du Chrétien.
Je me hâte de pafler h une difcuflîon moins grave & moins
férîeufe , mais qui nous intérefle encore affez pour mériter nos
réflexions, & dans laquelle j'entrerai plus volontiers , comme
étant un peu plus de ma compétence; c'efl celle du projet
d'établir un théâtre de Comédie k Genève. Je n'expoferai point
ici mes conjeâures fur les motifs qui vous ont pu porter à nous
propofer un établiflement fi contraire à nos maximes. Quelles
que foient vos raifons, il ne s'agit pour moi que des nôtres,
& tout ce que je me permettrai de dire k votre égard , c'eft
que vous ferez sûrement le premier Philofophe ( 6 ) qui jamais
ait excité un peuple libre , une petite ville, & un État pauvre >
à fe charger d'un fpeâacle public.
Que de queflîons je trouve à difcuter dans celle que vous
femblez réfoudre ! Si les fpeâacles font bons ou mauvais en
eux-mêmes > S'ils peuvent s^allier avec les mœurs ? Si l'auflérité
républicaine les peut comporter ? S'il faut les foufFrir dans une
petite ville ? Si la profeflion de Comédien peut être honnête ?
Si les Comédiennes peuvent être î^uflî fages que d'autres fem-
mes ? Si de bonnes loixfuffifent pour réprimer les abus ? Si ces.
( J ) C'eft ainfî que TAbbë de S. chers i M. d'AIembert , le moderne
Pierre appelloit toujours le» Ecclé- feroit de fon avis , peut-être ; mais
fiafHqaes , foit pour dire ce qu'ils font Tacite qu'il aime , qu'il médite , qu'il
en efFet , foit pour exprimer ce qu'ils daigne traduire , le grave Tacite qu'il
devroient être. cite fi volontiers , qu'k Tobfcurité près
il limite fi bien quelquefois , en eût-
( 6 ) De deux célèbres Hiftoriens , il été de même ?
tous deux philofophes , tous deux
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289 J. J. Rou s s E A u;
loîx peuvent être bien obfervées , &c. ? Tout cft problème
encore fur les vrais effets du Théâtre, parce que les dîTputes
qu*il occafionne ne partageant que les gens d'églife & les gens
du monde , chacun ne l'envifage que par (es préjugés. VoUh ,
Monfieur , des recherches qui ne feroîent pas indignes de vorrd
plume. Pour moi, fans croire y fuppléer, je me contenterai de
chercher dans cet eflai les éclaircifiemens que vous nous avcr
rendus néceffaires; vous priant de confidérer qo^en difant mon
avis à votre exemple , je remplis un devoir envers ma patrie ,
& qu^au moins y (i je me trompe dans mon femiment, cett^
erreur ne peut nuire \ perfonne.
Au premier coup d'œîi jette for ces înfîitutîons , je vois (fa-
bord qu'un fpeflacle eft un amufement; & s'il eft vrai qu'il faHIe
des amufemens k Phofitme , vous conviendrez au moins qu'ils ne
font permis qu'autant qu'ils font iféceflaires , & que tout amu-
fement inutile eft unf mal pour im être dont la vie eft fi courte
& le temps fi précieuse. L'état d'homme a fes plaifirs , qui déri-
vent de fà nature , & nairtènt de fes travaux, de ks rapj>orts, de
fes befoins ; & ces plaifirs^ d'autant plus doux que celui qui les
goûte a l'ame plus faine , rendent quiconque en fait jouir plus
fenfible h tous les autres. Un pèrç , un fils, un mari, un citoyen,
ont des devoirs fi chers à remplir , qu'ils ne leur laiffènt rien k
dérober à l'ennui. Le bon emploi du temps rend le temps plus
précieux encore; & mieux on le met à profit, moins on en fait
trouver k perdre. Auflî voit-on conftamment que l'habitude du
travail rend l'inaftion infupportable , & qu'une bonne confcience
éteint le goût des plaifirs frivoles : mais c'eft le mécontentement
de foi-même, c'eft le poids de l'oifiveté , c'eft l'oubli des goûts
fimples & natwels , qui rendent fi néceflaire un amufement étran-
ger. Je n'aime point qu'on ait befoin d'attacher incefBtmment fon
coeur fur la fcène , comme s'il étoit mal k fon aife au*dedans de
nous. La nature rnéme à di^é la réponfe de ce barbare ( 7 )
k qui fon vantoit les magnificences du Cirque & de$ jeux établis
\
( 7 ) Chryfpft, in Matth. Homel. }9.
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A M. D^A L E M B B AT.
2«9
\ Rome. Les Romains , demanda ce bon homme , n^ont*iIs ni
femmes ^ ni enfans ? Le barbare avoir raîfon. L'on croit s'aflèm- [
bler au Speftacle , & c'eft-lh que chacun s'îfole ; c'eft-là qu'on
va oublier fes amis , ies voîïîns , ks proches , pour s'întérefler k
des fables , pour pleurer les malheurs des morts , ou rire aux
dépens des vivans. Mais j*aurois dû fentir que ce langage tfeft
plus de faîfon dans notre fîècle. ^Tâchons d'en prendre un qui
Ibit mieux entendu.
Demander fi les Speûacles font bons ou mauvais en eux-
mêmes , c'eft faire une queftion trop vague ; c'eft examiner ua
rapport avant que d'avoir fixé les termes. Les Speâacles font
faits pour le peuple , & ce n'eft que par leurs effets fur lui qu'on
peut déterminer leurs qualités abfolues. Il peut y avoir des,
Spcftacles d'une infinité d'efpèces ; (8 ) il y a de peuple à peu-
ple une prodigîeufe âjivevCité de mœurs, de tempérammens , de
caraâères. L'homme eft un, je Tavoue; mais l'homme modifié
par les religions , par les gouvernemens , par les loix , par les
coutumes , par les préjugés , par les climats , devient fi différent
de lui-môme qiiSl ne faut plus chercher parmi nous ce qui eft.
» ( 8 ) II peut y avoir des Speéb-
V des blâmables en eux-méiiies.com-
» me ceux qui font inhumains, ou
» indécens & licencieux : tels écoient
n quelques-uns des fpeôacles parmi
>t les. pay ens. Mais il en efl auilî d'in-
« différens en eux-mêmes , qui ne
»> deviennent mauvais que par l'abus
» qu'on en fait ; par exemple , les
n pièces de théâtre n'ont rien de mau-
I» vais en tant quU)n y trouve une
n peinture de caraAères & des ac-
19 tions des hommes, où Ton pour»
»> roit même donner des leçons utiles
>' & agréables pour toutes lescondi-
» tions ; mais fi l'on y débite une mo-
n raie relâchée, fi les perfonnes qui
j| exercent cette prpfelfion, mènent
ÛEuyrcs mêlées. Tome IL
» une vie licencieufe , & fervent 1
» corrompre les autres , fi de tels
" fpeétacïe^ entretiennent la vanité «
»> la fainéantife, le luxe, l'impudi^
» cité , il eft vifible alors que la cho^
» fe tourne en abus , & qu'à moins
» qu'on ne trouve le moyen de cor-
M riger ces abus ou de s'en ga-
» rantir^ il vaut ipieux renoncer k
9> cette forte d'amufement. u Infinie*
tion chrétienne. T. IIL L. Ch. III. l6.
' Voilà l'état de la queftion bien po-
fé, il s'agit de favoir fi la morale'
du théâtre eft néceflairement relâ-
chée, fi les abus font inévitables^ fi
les inconvéniens dérivent de la na-
tiu^e de la chofe , ou s'ils viennent
de caufes qu'on en puifle écarter.
Oo
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ipo 7. J^ Rov s s E Av^
bon aux hommes en général, mais ce qui leur efl bon daos fet
temps ou dans tel pays : ainfî les pièces de Ménandre , faites
pour le Théâtre d'Athènes-, étoient déplacées fur celui de Rome ;
ainfî les combats des Gladiateurs , qui , fous la république , ani^
moient le courage & la valeur des Romains , n'infpiroient , fous
les Empereurs , à la populace de Rome , que Pamour du fang
& la cruauté : du même objet offert au même peuple en difFé«
rens temps il apprit d'abord à méprifer fa vie , & enfuite à fe jouer
de celle d'autrui.
Q^ANT à Tefpèce des Speôacles , c'efl néceffairement le
plaifir qu'ils donnent, & non leur utilité qui la détermine. Si
l'utilité peut s'y trouver, à la bonne heure) mais l'objet principal
efl de plaire , & pourvu que le peuple s'amufe , cet objet eft
afTez rempli. Cela feul empêchera toujours qu'on ne puifle don-^
ner à ces fortes d'établiffemens tous les avantages dont ils fe-»
roient fufceptibles, & c'efl s'abufer beaucoup que de s'en former
une idée de perfeûion , qu'on ne fauroit mettre en pratique fans
rebuter ceux qu'on croit înflruire. Voilà d'où naît la diverfité des
Speâacles ; félon les goûts divers des nations. Un peuple intré?
pide, grave & cruel, veut des fêtes meurtrières & périlleufes, où
brillent la valeur & le fens-froid. Un peuple féroce &: bouillant
veut du fang, des combats, des paffiolis atroces. Un penple
voluptueux veut de la mufique & des danfes. Un peuple galanc
▼eut de l'amour & de la politefle. Un peuple badin veut de la
plaifanterîe & du ridicule. Trahit fua quemque voluptas. II faut^
pour leur plaire , des Spe Aacles qui favorifent leurs penchans 9 aa
lieu qu'il en faudroit qui les modéraffent.
La fcène , en général , eft un tableau Aes payions humâmes ;
dont l'original efl dans tous les cœurs; mais fi le peintre n'avoir
foin de flatter ces pafCons , les fpe^teurs feroient bientôt rebu-
tés , & ne votidroienc (dus fe voir fous un a(peA qui les fit
méprifer d'eux-mêmes. Que s'il donne à quelques-unes des
couleurs odieufes , c'efl feulement à celles qui ne font point
générales , & qu'on hait naturellement. Ainfi l'Auteur ne fait
encore en cela que fuivre le fentîment du public } & alors ces
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4 M. D^A LEM n E ht:
aç^i
paffions de rebut font toujours employées à en f^ire valoir d'c^u-
très, (inon plus légitimes , du moites plus ^u gré des fpç^ateurs.
Il n'y a que la raifon qui ne foît bonne h rien fur la fcène^ Un.
homme fans paflîons , ou qui les domîneroit toujours , n^ f^u-
roit intérefler perfonne ; & Ton a déjà remarqué qu'un Stoïcien
dans la Tragédie feroit un perfonnage infupportabte : dans la
Comédie , il feroit rire tout au plus.
Qu'on n'attribue donc pas au théâtre le pouvoir de changer des
fentimens , ni des mœurs qu'il ne peut que fuivre & embellir. Un
Auteur qui voudroit heurter le goût général , compoferoit bientôt
pour lui feul. Quand Molière corrige^ la fcène comique, il attaquai
des modes , des ridicules y mais il ne choqua pas pour cela le goût
du public (9), il le fuivit ou te développa, cooune fit aulH Cor*
neille de fon c6té. C'étoit fancieo théan'e qui commençoit a cho«-
quer ce goût, parce que, dans unfiècte devenu plus poli , le théâtre
gardoit fa première groflîéreté. Âufli le goût génârat ayant changé
depuis ces deux Auteurs, fi leurs chefs-d'œuvres étoîenç encorç à
paroitre , tomberoîent-îls infailliblement aujourd'hui ? Les coniioif-
feurs ont beau les admirer toujours i fi le public les admire encore,
c'eft 'plus par honte de s'en dédîrç , que par un vrai fentiment de
leurs beautés. On dit que jamais une bonne pièce ne tombe ; vrai-
ment je le croîs bien , c'eft que jamais une bonne pièce ne choque
les mœurs (10) de fon temps. Qui eft-ce qui doute que fur nos
(9) Pour peu qull anticipât, ce
Molière lui-même avoit peine \ fe
foutenir^ le plus parfait de Tes ou-
vrages tomba dans fa naiflànce ^ par-
ce qu'il le donna trop tôt , & que
le public n'étoît pas mûr encore pour
le Mifanthrope.
Tout ceci eft fondé fur une maxi-
me évidente j favoir qu'un peuple fuit
fpuvent des ufages qu'il méprÛe , ou
qu'il eft prêt à méprifer , fi- tôt qu'on
ofera lui en donner l'exemple. Quand
de mon temps on jouoit la fureiu:
dès pantins , on ne fatfott que dire
au théâtre ce que penfoient ceux mê-
me qui paflbient leur journée 11 ce
fot aroufemeat ; mais, les goûts cpnfr
tans d'un peuple , (es coutumes , fes
vieux préjugés , doivent être refpec-
tés fur la fcène. lAm^\s poëte ne s'eft
bien trouvé d'avoir violé cette loi.
( 10 ) Je dis le goût ou les monirs,
indifféremment ; car bien que l'une*
de ces chofes ne foit pas l'autre , el^
Içs ont ^ujours une origine commu-)
O o i j
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29* /• J- Rousseau^
théâtres la meilleure pièce de Sophocle ne tombât tout-i-plat? On
ne fauroit fe mettre à la place des gens qui ne nous refiêmblent
points
Tout Auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères , a
pourtant grand foin d'approprier h pièce aux nôtres. Sans cette
précaution Ton ne réuflît jamais, & leifuccès même de ceux qui.
Tout prife , a fouvent des caufes bien différentes de celles que lui
iuppofe un obfervateur ftiperficiel. Quand Arlequin Sauvage eft
fi bien accueilli des fpeâateurs, penfe-t-cfn que ce foit par le goût
qu'ils prennent pour le fens & la fimplîcité de ce perfonnage , &
qu'un feul d'entr'eux voulût pour cela lui reflenïbler ? Oeft , toui*
au contraire, que cette pièce favorife leur tour d'efprit, qui elt
d'aimer & rechercher les idées neuves & fingulieres. Or, il n'y.
en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C'eft-
précifément leur averfion pour les chofes communes qui les ra->
mène quelquefois aux chofes funples.^.
Il s'enfuit de ces premières obfervatTons , que TefTet général
du Speftacle eft de renforcer le caraôère national , d'augmenter
les inclinations naturelles , & de donner une nouvelle énergie \.
toutes les paflîons. En ce fens, ilfembleroît que cet effet fé bor-
nant à charger & non changer les mœurs établies, la Comédie feroit
bonne aux bons ficmauvaife aux méchans. Encore, dans le. premier,
cas, ref(eroit-il toujours \ favoir fi les paflions trop irritées ne dé-
génèrent point en vices. Je fais queia poétique du théâtre prétend
faire tout le contraire, & purger les paflîons en les excitant : maisr
^ai peine a bien concevoir cette règle. Seroit^ce que pour devenir?
tempérant & fage il faut commencer par être furieux & fou^
» Eh non! cen'efl pas cela, difent les panifansdti Théâtre: L^
• Tragédie prétend bien que toutes les paflions dont elle fait des*
»£,.& foufïrem. les mêmes révolu- & difcuflion; mais qu^un^ certain ^tat
dons. Ce qui ne fignifîe pas que le. du goût répond toujours k un certaioi
bon goût & les bonnes mœurs rè- état des moeurs ,. ce qui. eft inconcet-
gnent toujours en même temps, pro» table»,
f ofition qui demande cclairciirement
\
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-# M. D^AlEM B E RT. 19^1^
jr tabreaax nous émeuvent; maïs elle ne veut pas toujours que notre
irafFeéHon foit la même que celle du perfonnage tourmenté par
»*une paflîon. Le plus fouvent, au contraire, fôn but eft d'exciter
ar en nous des fentîmens oppofés k ceux qu'elle prête k ces perfon-
3» nages. € Ils difent encore que fi les Auteurs abufent du pouvoir
tféinouvoîr les cœurs, pour mal placer Tintérêt, cette faute doit
être attribuée k l'ignorance & k la dépravation des Artiïlès , &: non
pomt à Part. Ils. difent enfin que la peinture fidelle des paflîonff&
des peines qui les accompagnent , fufBt feule pour nous les. faire,
éviter avec tout le foin dont nousfommes capables.
Je ne faut, pour fentii- la mauvaife foi de toutes ces réponfes,.
que confulter Tétat de fon cœur à la fin d'une Tragédie. L'émotion^,
le trouble & rattendriflement qu'on fènt en foi-même fie qui fe pro-
longe après la pièce , annoncent-ils une difpofîtion bien prochaine-
à' furmonter 6c régler nos jKiflîons ? Les impreflîons vives 6: tou-
chantes dont nous prenons l'habîtiide 6c qui reviennent fi fouvent,.
font-elles bien propres à modéirer nos fentimens au befoin? Pour-r-
quoi l'image dés peines, qui naiflent dés paflîbns, efFàceroit-ellè:^
celle des tranfports de plaifir 6c de joie qu'on en voit auffî naître^
(fc que les^ Auteurs ont foin d'embellir encore pour rendre leurs
pièces plus agréables ? Ne fait-on pas que- toutes les paflions font
ÂBurs, qu'une feule. fuffit pour en exciter mille, & que lés combattre-"
l'une par l'autre, n'eff qu'Un moyen de rendre le cœur plus fenfible:
^ toutes^ Le feul ihftrument qui ferve à lès purger effla raifonr,.
& j*ai déjà dit que la raifon n'avoit nul tf^^t au théâtre. Nous ne:
partageons pas les affeâions de. tous les perfonnages,.îI efi:. vrai;,
car leurs intérêts étant oppofés , il faut bien que. l'Auteur nous en»
làfle préférer quelqu'un, autrement nous n'en prendrions point du*
tout; mais loin de choifir pour cela les pafiions qu'il veut nous fàirei
aimer y il eft forcé de choifir celles que nous aimons,.
Ce que j'ai dît du genre des fpeftàclès doit s'entendre encore^
iè l'intérêt qu'on y fait régner. A Londres,. un Drame. intérefle-
en fàîfant luïr les Firançois^ à Tunis , la belle, paflîbn feroitrlà^i-^
BaterièLj.à. Meflibe,. une. vengeance, bien. favaureuie^v^C^ V>l!Hoabi-
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«94 ^^ ^^ Rou s s E Aul
neur de brûler dçs Juifs. Qu^un auteur ( 1 1 ) choque ces maxw
mes, il pourra faire une fore belle pi^ce où Ton n^ira point; &
c^eft alors qu'il faudra taxer cet auteur d'ignorance , pour avoir
manqué a la première loi de Ton art, à celle qui fert de bafe \
toutes tes autres , qui eft de réuffir. Ainfî le théâtre purgç les para-
fions qu'on n'a pas , & fomente celles qu'on a. Ne voilîi-t-il pas
un remède bien adminiftréî
Il y a donc un concours de caufes générales & particulières;
qui doivent empêcher qu^on ne puiflb donner aux Speâacles la
perfeAion dont on les croit fufceptibles , & qu'ils ne produifenc
les effets avantageux qu'on femble en attendre. Qua^d on fiç-
poferoit même cette perfeâion auIG grande qu'elle peut être , Se
le peuple auflibien difppfé qu^on voudra ; encore ces effets fe
réduiroient-ils il rien, faute de moyens pour tes rendre fenfibles.
Je ne fâche que troi$ fortes d'inftjcimiensj^ à l'aide defqyels onpuiflè
agir fur les mœurs d'un peuple; favoîr , la foçce des loix, l'en>
pire de l'opinipn ^ l'at^ait du plaifir. Or , les loix n'ont nul accès
au théa^e , dont la moindre contrainte (12) fçrQÀf une peine &
non pas un amufement. {i^opinion n'en dépend point j^ puifqu'au
lieu de faire U loi au public , le théâtre la reçoit de lui; & quant
au plaifir qu'on y peut; prejidrç , tqut fon effçt çfl de nous y r^r
mener plus fouvçnt.
( II ) Qu'on mette , pour voir , fur
la fcàne Françoife, un homme droit
& vertueux , mais fimple (c grofller ,
fans amour , fans galanterie , & qui
ne faflè point de belles phrafes ; qu'on
y mette un fage £àns préjugea , qui
ayant reçu un aff(o;tit d'un fpadaflin ,
refufe de s'aller faire égorger par Tof-
fenfeur , & qu*on épuife tout Tart du
théâtre pour rendre ces perfonnages
intéreflans comme le Cid au peuple
f ranç ois : j'aurai tort fi Ton réûfllt.
(U) l^ IpIz peuveat déterminer
les fujets , la forme des pièces , la^
manière de les jouer ; mais elles ne
fauroient forcer le public \ s*y plai-»
re« L'Empereur Kéron chantant au.
théâtre j faifoit égorger ceux qui s'en-
dormoient; encore ne pouvoit-il tenir,
tout le monde éveillé , & peu s'en
fallut que le plaifir d'un court fom-*
meil ne coûtât la vie k Vefpafien,
Nobles Aôeurs de l'Opéra de Paris ,
ah! fi vous eufiiez joui de lapuiflan*
ce impériale , je ne gémirois pas maÎA*
tenant d'avoir trop vécu i
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ËxAMIKONS s^îl en peut avoir d^autres. Le théâtre, me dit-*
ton , dirigé comme 3 peut & deit Tétre , rend la vertu aimable
& le vice odieux. Quoi donc? Avant qu'il y eût des Comédies,
n'aimoit-on point les gens de bien ^ né haîflbit-on point les më-
chans , & Ces fentimens font-ils plus foibles dans les lieux dépour*
vus de Speâacles ? Le théâtre rend la vertu aimable. . • . U opère
un grand prodige de faire ce que la nature Se la raifon font avant
lui ! Les méchans font haïs fur la fcène. • • , Sont-ils aimés dans la
fociété, quand on les' y cpnnoît pour tels? Eft-îl bien sûr que
Ctttc haine folt plutôt Touvrage de Tauteur que des forfaits qu'il
leur fait commettre ? Efl^ bien sûr que le fimple récit de ces
forfaits nous en donneroit moins d^horreur que toutes les cou^
leurs dont il nous les peint ? Si tout Ion art confifle à nous mon*
trer des malfaiteurs pour nous les rendre odieux, je ne vois
point ce que cet art a de fî admirable, & Ton ne prend l^-deflus
que trop d'autres leçons fans cellé-I2i« Oferai-je ajouter un foup«
çon qui me vient ? Je doute que tout homme à qui Ton expofera
d'avance les crimes de I^hèdre ou de Médée , ne les détefle plus
encore au commencement qu'a la fin de la pièce ; & fi ce doute
efl fondé que faut-il penfer de cet effet fi vanté du Théâtre ?
j£ voudrois bien qu^on me montrât clairement & fan^ verbiage
par quels moyens il pourroit produire en nous des fentimens que
lions n^aurions pas , & nous faire juger des être moraux autrement
que nous n'en jugeons en nous-rhêmes ? Que toutes ces vaines
prétentions approfondies font puériles & dépourvues de fens ! Ah !
fi la beauté de la vertu étoit l'ouvrage de l'art , il y a long-temps
qu'il l'auroit défigurée ! Quant à moi, dût- on me traiter de mé-
chant encore pour ofer foutenîr que l'homme ttk né bon , je le
penfe & crois l'avoir prouvé ; la fource de l'intérêt qui nous attache
à ce qui efl honnête & nous infpîre de l'averfion pour le mal , efl
en nous & non dans les pièces. Il n'y a point d'art pour produire cec
intérêt, mais feulement pour s'en prévaloir. L'amour du beau (13)
( 13 ) C'eft du beau moral qu'il eft ITiomme , & ktt de principe à la con-
jci queftion. Quoi qu'en difent les fcience. Je puis citer en exemple de
Philofophes , cet amour eft inné dans cela la petite pièce de Nanine , qui
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.-2^
/• /. ROV S S EAvi
cft un fentîment aulfi naturel au cœur humain tjue l'amour de foî-
méme ; il n^ nait point d^un arrangement de fcènes , Tauteur ne
l'y porte pas , il Py trouve ; & de ce pur fentîment qu'il flatte
^laiflènt les douces larmes qu'il fait couler.
Imaginez la Comédie auflî parfaite qu^fl vous plaira. Où eft
celui qui, s'y rendant pour la première fois , n'y va pas déjà con^
vaincu de ce qu'ion y prouve , & déjà. prévenu pour ceux qu'on
y fait aîmer ? Mais ce n'eft pas de cela qu'il eft quçffîon , c'eft
d'agir conféquemment k fes principes & d'imiter les gens qu'on
eftime. Le cœur de l'homme eft toujours droit fur tout ce qui ne
ie rapporte pas perfonnellement i lui. Dans les querelles dont nous
ibmmcs purement fpeftateiirs , nous prenons k î'inftant le parti de
la juftice , & il n'y a point Afte de méchanceté qui ne nous donne
une vive indignation , tant que nous n''en tirons aucun profit : maïs
^uand notre intérêt s'y mêle , bientôt nos fentîmens fe corrompent;
& c'cft alors feulement que nous préférons le mal qui nous eft
utile au bien que nous fait aimer la nature. N'eft-ce pas un effet
tiéceffaire de la conftitution des chofes, que le méchant tire un
•double avantage de fon injuftice & de la probité d'autrui? Quel
traité plus avantageux pourroit-il faire que d'obfiger lé monde en-
tier d'être jufte , excepté lui feul ; en forte que chacun lui rendît
fidellement ce qui ki eft dû ^ & qu'il ne rendit ce qu'il doit k
perfonne ? Il aime la vertu , fans doute ; mais il l'aime dans les au-
tres, parce qu'il efpère «n profiter ; il n'en veut point pour lui^
parce qu'elle lui feroit coûtcufe. Que va-t-il donc voir au Spefta-
cle ? Précifément ce qu'il voudroit trouver par-tout des leçons dé
vertu pour le public dont il s'excepte^ & des gens immolant tout
^ leur devoir , tandis qu'on n'exige rien de hii.
J'ENTEkïDS dire que la Tragédie mène \ la pitié par la ter-
reur; foit, mais quelle eft cette pitié? Une émotion pafFagère
& vaine , qui ne dure pas plus que l'illufion qui l'a produite ; un
rcfte
t fait murmurer l'aflemblée, & ne que Thonneur, la verni ^ les purs fen-
^^eft foutenue que par la grande ré- timens de la nature y font préférés
j^utatioa ^e 4 'auteur, & cela parce li l'impertinent préjugé des conditions*
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A M. d^Alemrert: 297
refle^de fentimcnt naturel étouffé bientôt par les paflîons; une
pîtié ftérile quife repaît de quelques larmes, & n'a jamais pro-
duit le moindre aéle d'humanité, Ainfi pleuroit le fanguinaire Sylla
au récit des maux qu'il n'aroitpas fait lui-même. Ainfi fe cachoîc
le tyran de Phère au fpeélacle, de peur qu'on ne le vît gémir
avec Andromaque & Priam : tandis qu'il écoutoit fans émotion les
cris de tant d'infortunés qu'on égorgeoit tous les jours par fes
ordres.
Si , félon la remarque de Diogène-Laërce , le^cœur s'attendrît
plus volontiers k des maux feints qu'à des maux véritables } fi les
imitations du théâtre nous arrachent -quelquefois plus de pleurs
que ne feroit la préfence même des objets imités , c'eft moins ,
comme le penfe l'Abbé du Bos , parce que les émotions font plus
foibles & ne vont pas jufqu'à la douleur (14), que parce qu'elles
font pures & fans mélange d'inquiétude pour nous-mêmes. En don-
nant des pleurs à ces fiâions , nous avons fatisfait à tous les droits
de l'humanité, fans avoir plus rien à mettre du nôtre, au lieu que
les infortunés en perfonne exigeroient de nous des foins , des fou-
lagemens , des confolations , des travaux qui pourroîent nous af-
focier h leurs peines , qui cpûteroient du moins h notre indolence ,
& dont nous fommes bien aifes d'être exemptés. On diroit que
notre cœur fe reflerre, de peur de s'attendrir k nos dépens.
Au fond , quand un homme eft allé admirer de belles aâions
dans des fables, & pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on
encore k exiger de lui ? N'eft-il pas content de lui-même ? Ne
s'applaudit-il pas de fa belle ame ? Ne s'eft-il pas acquitté de
tout ce qu'il doit k la vertu par l'hommage qu'il vient de lui
(14) Il dit que le Poëte ne nous d*en être incommodés; d'autres, heu-
afflige qu'autant que nous le voulons ; reux de pleurer au fpeftacle , y pieu-
qu'il nç nous fait aimer fes Héros rent pourtant malgré eux \ Se ces ef-
qu'autant qu'il nous plaît. Cela eft fets ne font pas affez rares pourn'étre
contre toute expérience. Plufieiu-s qu'une exception à la maxime de cet
l'abftiennent d'aller k la Tragédie, auteur,
parce qu'ils en font émus au point
(Euvrcs mêlées. Tome IL Pp
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198 ■/• /• R o u s s E J Uj
rendre ? Que vou(froit«on qu^il fit de plus ? Qu'il la pr^lk^uàc
lui-même ? Il n^a point de rôle à jouer : il n'efl pas Comédien.
Plus j'y réfléchis, & plus je trouve que tout ce qu'on met
en repréfentation au Théâtre , on ne l'approche pas de nous , on
l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'EfTex , le règne d'Eli-
zabeth fe recule k ipes yeux de dix fiècles 5 & fi l'on joyoit uq
événement arrivé hier dans Paris , on me le feroit fuppofer du
temps de Molière. Le Théâtre a fes règles , fes maximes , fa
morale îï part, aînfi que fon langage & fes vêtemens. On fe dit
bien que rien de tout cela ne nous convient, & l'on fe croiroit
auflt ridicule d'adopter les vertus de fes héros , que de parler en
vers, & d'endofler un |iabit à la Romaine. Voilh donc k-peu-«
près h quoi fervent tous ces grands fendmens & toutes ces
brillantes maximes qu'on vante avec tant d'emphafe ; ^ les relé-
guer à jamais fur la fcéne , & à nous montrer la vertu comme
un jeu de Théâtre , bon pour amufer le public , jnais qu'il y^
auroit de la folie à vouloir tranfporter férieufement dans la
fociété. Aînfi la plus avantageufe impreffion des meilleures Tra-
gédies efl de réduire k quelques afFeâions pafiagères , ftériles &
fans effet , tous les devoirs de la vie humaine ; à-peu-près comme
ces gens polis qui croient avoir fait un aâe de charité en difant
au pauvre : Dieu voiis afiifle.
On peut, il eft vrai, donner un appareil plus fimple k la
fcène , & rapprocher dans la Comédie le ton du tliéatre de celui
du monde : mais de cette manière on ne corrige pas les mceurs ,
on les peint , & un laid vifage ne paroit point laid à celui qui
le porte. Que fi l'on veut les corriger par leur charge, on
quitte la vraifembiance & la nature, & le tableau ne fait plus
d'effet. La charge ne rend pas les objets haiïTables, elle ne
les rend que ridicules; .& de-lk réfulte un grand inconvénient,
e'efl qu'à force de craindre les ridicules, les vices n'effrayent
plus , & qu'on ne fauroit guérir les premiers fans fomenter les
autres. Pourquoi , direz-vous , fuppofer cette oppofition nécef^
faire î Pourquoi , Monfieur î Parce que les bons ne tournent
point les méchans en dérifion , mais les écrafent de leur mépris /
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A M. j>^Alembert: 299
& que rien n^eft moins plaifant & rîfible que rindignation de la
vertu. Le ridicule au contraire eft Tarme favorite du vice. C'eft
par elle qu^attaquant dans le fond des cœurs le refped qu^on
doit à la vertu, il éteint enfin Tamour qu^on lui porte.
Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée de per-*
fedHon qu'on nous veut donner de la forme des Speâacles dirigé!
vers Putilité publique. C'eft une erreur, difoit le grave Murait,
d'efpérer qu'on y montre fidèlement les véritables rapports de^
chofès : car, en général , le poëte ne peut qu'altérer ces rapports ,
pour les accommoder au goût du peuple. Dans le comique il les-
diminue & les met au- de/Tous de l'homme ; dans le tragique il les
étend pour les rendre héroïques , & les met au-deflus de l'huma-
nité. Ainii jamais ils ne font à fa mefûre , & toujours nous voyons
au Théâtre d'autres êtres que nos femblables. J'ajouterai que cette
différence efl fi vraie & fî reconnue , qu'Ariftote en fait une règle
dans la poétique. Comedia enim détériores , Tragedia meliores quant
nunc funt imitari conantur. Ne voilà -t- il pas une imitation bien
entendue, qui fe propofe pour objet ce qui'n'eft point, & laîflTe,
entre le défaut & l'excès , ce qui efl comme une chofe inutile ?
Mais qu'importe la vérité de l'imitation , pourvu que l'illufion y
foît î II ne s'agit que de piquer la curiofîté du peuple. Ces pro-
duftîons d'efprit, comme la plupart des autres , n'ont pour but
que les applaudiffemens. Quand l'Auteur en reçoit & que les
Aâeurs les partagent , la pièce efl parvenue à fon but, & l'on
n'y cherche point d'autre utilité. Or, fi le bien efl nul, reûe le
mal ; & comme celui-ci n'efl pas douteux , la queflion me pa-
roit décidée : mais pafFons à quelques exemples qui puiflènt en
rendre la folution plus fenfible.
Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prouver,
en conféquence des précédentes^ que le Théâtre François , avec
les défauts qui lui refient ,. efl cependant à-peu-près auflî parfait
qu'il peut l'être, foit pour l'agrément, -foit pour l'utilité, & que
ces deux avantages y font dans un rapport qu'on ne peut trou-
bler fans ôter à l'un plus qu'on ne donneroit k l'autre , ce qui
rendroit ce même Théâtre moins parfait encore. Ce n'efl pas
Ppij
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500 /. /. Rousseau^
qu'un homme de génîe ne puifTe înTenter un genre de pièces
préférable a ceux qui font établis : mais ce nouveau genre ayant
befoin pour fè foutenîr des talens de Taureur , périra nécelTaire-
ment avec lui ; & fes fuccefTeurs , dépourvus des mêmes reflburces ,
feront toujours forcés de revenir aux moyens communs d'intérefler
& de plaire. Quels font ces moyens parmi nous ? Des aftions cé*-
lèbres , de grands noms , de grands crimes & de grandes vertus
dans la Tragédie ; le comique & le plaifant dans la Comédie ; &:
toujours l'amour dans toutes deux. ( i $ ) /e demande quel profit
les mœurs peuvent tirer de tout cela ?
On me dira que dans ces pièces le crime eft toujours puni,
& la vertu toujours récompenfée. Je réponds que, quand cela
feroit , la plupart des aélions tragiques n'étant que de pures fa-
bles, des événemens qu'on fait être de l'invention du poète, ner
font pas une grande imprefïïon fur les fpeftateurs ; k force de leur
montrer qu'on veut les inftruire , on ne les inftruit plus. Je ré-
ponds encore que ces punitions & ces récompenfes s'opèrent tou-
jours par des moyens fi extraordinaires, qu'on n'attend rien de
pareil dans le cours naturel des chofes humaines. Enfin je réponds
en niant le fait. Il n'eil ni ne peut être généralement vrai : car
cet objet n'étant point celui fur lequel les Auteurs dirigent leurs
pièces , ils doivent rarement l'atteindre , & fouvent il feroit un obs-
tacle au fuccès. Vice ou vertu , qu'importe , pourvu qu'on en im-
pofe par un air de grandeur ? Auflî la fcène Françoife , fans con-
tredit la plus parfaite , ou du moins la plus régulière qui ait encore
exifté n'eft-elle pas moins le triomphe des grands îcélérats que
des plus illuftres héros : témoin Catilina , Mahomet, Atrée , &
beaucoup d'autres.
Je comprends bien qu'il ne faut pas toujours regarder à la
cataftrophe pour juger de l'effet moral d'une Tragédie , & qu'à
( 1 5 ) LesGrjBcs n'avoient pas befoin même reffource , ne fauroit fe pafler
de fonder furTamour le principal intér de cet intérêt. On verra dans la fuite
rét de leur Tragédie ,& ne ryfondoient la raifon de cette différence»^
pas en effet. La nôtre , qui n'a. pas la
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A M. d^Alembert. 301
cet t*gard Tobjet eft rempli quand on s'întérefTe pour rinfortuné
rertueux plus que pour Theureuîr coupable : ce qui n'empêche
point qu'alors la prétendue règle ne foit violée. Comme il n'y a
perfonne qui n'aimât mieux être Britannicus que Néron, je con-
viens qu'on doit compter en ceci pour bonne la pièce qui les re-
préfente , quoique Britannicus y périfle. Mais par le même prin-
cipe , quel jugement porterons-nous d'une Tragédie où , bien que
les criminels foient punis y ils nous font préfentés fous un afpeft fî
favorable , que tout l'intérêt eft pour eux î Où Caton , le plus
grand des humains, fait le rôle d'un pédant? Où Cicéron, le fau-
veur de la république , Cicéron , de tous ceux qui portèrent le
nom de père de la patrie , le premier qui en fut honoré & le feul
qui le mérita, nous eft montré comme un vil Rhéteur, un lâche;
tandis que l'infâme Catilina, couvert de crimes qu'on n'ofoit
nommer, prêt d'égorger tous fes Magiftrats, & de réduire fa
patrie en cendres , fait le rôle d'un grand homme , & réunit pac
{t^ talens, fa fermeté, fon courage, toute l'eftime des fpeâa-
teurs ? Qu'il eût , fi l'on veut , une ame forte : en étoit-îl moins
un fcélérat déteftaole, & falloit-il donner aux forfaits d'un bri-
gand le coloris des exploits d'un héros ? A quoi donc aboutit la
morale d'une pareille pièce, fi ce n'eft k encourager des Catilina ,,
& a donner aux méchans habiles le prix de l'eftime publique due
aux gens de bien ? Mais tel eft le goût qu'il faut flatter fur la»
fccne; telles font les mœurs d'un fiècle inftruit : le favoîr, l'ef-
prît, le courage ont feuls notre admiration; & toi, douce & mo-
defte' vertu, tu reftes toujours fans honneurs î' Aveuglés que nous
fommes au milieu de tant de lumières! viélimes de nos applaudif-
femens infenfés , n'apprendrons-nous jamais combien mérite de:
mépris & de haine tout homme qui abufe , pour le malheur du:
genre humain, du génie & des talens que lui donna la nature!!
AxRiE & Mahomet n'ont pas même la foible refiburce du dé«^
nouement. Le monftre qui fert de héros k chacune de ces deux:
pièces, achevé paifiblement fes forfaits, en jouît, & l'un des deux:
le dît en propres termes au dernier vers de la Tragédie ::
Et je jouis enfin du prix dt mes firfaitsi.
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301
X X Rov ssEÀv ;
Je veux bien fuppofer que les fpeaateurs , renvoyés avec cette
belle maxime , n'en concluront pas que le crime a donc un prix
de plaifir & de jouiflanceî mais je demrade enfin de quoi leur
aura profité la pièce où cette maxime eft mife en exemple?
Quant \ Mahomet, le défaut d'attacher l'admiration publique
au coupable , y feroit d'autant plus grand que celuî-çi a bien un
autre coloris, fi l'auteur n'avoit eu fi^in de porter Air un fécond
perfonnage un intérêt de refpeft & de vénération , capable d'ef-
fecer ou de balancer au moins h terreur & l'étonnement que
Mahomet infpire. La fcène fur-tout qu'ils ont enfemble , eft con-
duite avec tant d'art, que Mahomet, fans fe démentir , fans rien
perdre de la fupériorité qui lui eft propre , eft pourtant éclipfé par
U fimple bon fens & l'intrépide vertu de Zophie, (i5) Il fal-
toit un auteur qui fentît bien fa force pour ofer mettre vis-k-vis
V\m de l'autre deux pareils interlocuteurs. le n'ai jamais oui faire
de cette fcène en particulier tout l'éloge dont elle me paroît di-
gne; mais je n'en connois pas une au théâtre François , où la main
d'un grand maître foit plus fenfiblement empreinte, & où le facré
caraftère de la vertu l'emporte plus fenfiblement fur l'élévation
du génie.
UifE autre confidératîon qui tend \ juftificr cette pièce, c'eft
•u'il n'eft pas feulement queftion d'étaler des forfaits , mais les
(. I6 ) Je me fouvicns d'avoir trouvé
dans Omar plus de chaleur & d'éléva-
don .vis-à-vis de Zop^re que dans Ma-
homet Itû -même ; & je prenois cela
pour un défaut. En y penfont mieux ,
j'ai changé d^inion. Omar , emporté
par fonfanAtifme,ne doit parler d^fon
maître qu'avec cet enthoufiafme de zèle
& d'admiration qui relevé au-deffus de
l'hum^pité* M^is Mahomet a'eft pas fa-
natique; c'eft un fourbe, qui , fâchant
bien qu'il n'eft pas queftioA» dç faire
rinfpiré vis-à-vis de Zopire , cherche
\ le gagner par une cQtiÎ5«ince affeôée
& parades motifs d'ambition. Ce ton
de raifon doit le rendre moins briUanc
qu'Omar, par cela même qu'il eft plug
grand & qu'il fait mieu^ difcerner le»
hommes. Lui-même dit ou fait enten-
dre tout cela dans la fcène. C'étoit donc
ma faute fi je ne l'a vois pas fentl; mats
voilà ce qui nous arrive à nous autres
petits Auteurs : en voulant cenfurer
les écrits de nos maîtres , notre étour^
derie nous y fait relever miflle^autes
qui font des bea\uéipou£.l€sliQm0ifit
de jugement.
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A M. d'Alemseut. 303
forfaits du fanatifme en particulier , pour apprendre au peuple h le
connoitre & s'en défendre. Par malheur de pareils foins font très-
inutiles, & ne font pas toujours fans danger. Le fanatifme n'eft
pas une erreur , mais une fureur aveugle & ftupide que là raifon
ne retient jamais. L'unique fecret pour Tempêcher de naître , eft
de contenir ceux qui l'excitent. Vous avez beau démontrer h des
foux que leurs chefs les trompent, ils n'en font pas moins aràens
k les fuivre. Que fi le fanatifme exifte une fois , je ne vois encore
qu'un feul moyen d'arrêter fon progrès , c'eft d'employer contre
lui fes propres armes. Il ne s'agit ni de raifonner ni de convaincre ;
il faut laifler Ik la philofophie , fermer les livres , prendre le glaive
& punir les fourbes. De plus, je crains bien, par- rapport \ Ma*
hometi qu'aux yeux des fpeâateurs fa grandeur d'ame ne diminue
beaucoup l'atrocité de fes crimes» & qu'une pareille pièce, jouée
devant des gens en état de choifir, ne fit plus de Mahomets que
de Zopires. Ce qu'il y a du moins de bien sûr , c'eft que de pareils
exemples ne font guères encourageans pour la vertu.
Le noir Atrée n*a aucune de ces excufes, l'horreur qu'il înfpîre
eft à pure perte ; il ne nous apprend rien qu'à frémir de fon crime ;
& quoiqu'il ne foit grand que par fa fureur , il n'y a pas dans toute
la pièce un feul perfonnage en état, par fon caraAère, de partager
avec lui l'attention publique : car, quant au doucereux PUfthene,
je ne fais comment on l'a pu fupporter dans une pareille Tragédie.
Senèque n'a point mis d'amour dans la fienne, & puifque l'Auteur
moderne a pu fe réfoudre h Pîmiter dans tout le refte , il auroic
bien dû l'imiter encore en cela. Aflurément il faut avoir un cœur
bien ftexible pour fouffrir des entretiens galaits \ côté des fcènes
d'Atrée.
Avant de finir fur cette pièce, je ne puis m'empêcher dy
remarquer un mérite qui femblera peut-être un défaut a bien des
gens. Le rôle de Thyefte eft peut-être de tous ceux qu'on a mis
fur notre théâtre le plus fentant le goût antique. Ce n'eft point un
héros courageux , ce n'eft point un modèle de vertu ; on ne peut
pas dire non phis que ce foit un fcélérat (17} : c'eft un homme
( 17 ) La preuve de cela 9 c'eft qu'il intérefle. Quant à la faute dont il eft
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304 J. J. ROU s SEAUy
foible & pourtant intéreflant, par cela feul qu^l efl homme & maî^
heureux. Il me femble auffi que, par cela feul, le fenriment qu'A
çxcite cft extrêmement tendre & touchant : car cet homme tient
de bien près à chacun de nous, au lieu que Phéroïfme nous accable
encore plus qu'il ne nous touche ; parce qu'après tout, nous n'y
avous que faire. Ne feroit-il pas h defirer que nos fublimes Auteurs
daignalïent defcendre un peu de leur continuelle élévation , & nous
attendrir quelquefois pour la fîmple humanité foufFrant«, de peur
<jue, n'ayant de la pitié que pour des héros mallieureux, nous n'en
ayons jamais pour perfonne. Les anciens avoient des héros , & met-
toient des hommes fur leurs théâtres; nous, au contraire, nous
n'y mettons quô des héros, & à peine avons -nous des hommes.
Les anciens parloient de l'humanité en phrafes moins apprêtées; mais
Hs favoîent mieux l'exercer. On pourroit appliquer à eux & k nous
un trait rapporté par Plutarque , & que je ne puis m'empêcher de
tranfcrire. Un vieillard d'Athènes cherchoit place au'fpeftacle &
n'en trouvoit point ; de jeunes gens , le voyant en peine , lui fifcnt
Cgne de loin \ il vint , mais ils fe ferrèrent & fe moquèrent de lui.
Le bon homme fit ainfi le tour du théâtre , fort embarraffé de fa
perfonne & toujours hué de la belle jeunefle. Les Ambafladeurs
de Sparte s'en apperçurent , & fe levant h l'inftant , placèrent ho-
norablement le vieillard au milieu d'eux. Cette aâion fut remarquée
de tout le fpeâacle, & applaudie d'un battement de mains univerfel.
Ui! que de maux, s'écria le bon vieillard, d'un ton de douleur!
les Athéniens Javent ce qui ejl honnête , mais les Lacidémoniens le
pratiquent» Voilà la philofophie moderne , & les mœurs anciennes.
Je reviens k mon fujet. Qu'apprend-on dans Phèdre & dans
Œdipe , finon que l'homme n'efl pas libre, & que le Ciel le punie
des crimes qu'il lui fait commettre? Qu'apprend-on dans Médée,
lî ce n'eft jufqu'oii la fureur de la jaloufie peut rendre une mère
truelle & dénaturée? Suivez la plupart des pièces du Théâtre Fran-
çois : vous trouverez prefque dans toutes des monfires abominables
&
puni , elle eft ancienne , elle eft trop expiée ; & puis , c'eft peu dechofe pour un
'aiijéchant de théâtre qu'on ne tient point pour tel , s'il ne fait frémir d'horreur«
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J M. I> A Z E M B E RT. JO5
& des aâions atroces, iitiles, fi Pon veut, à donner de l'intérêt aux
pièces & de Pexercfce aux vertus , mais dangereufes, certainement,
€n ce qu'elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs
qu'il ne devroit pas même connoitre , & à des forfaits qu'il ne
devroitpas fuppofer poflibles. Il n'eft pas même vrai que le
meurtre & le parricide y foient toujours odieux. A la faveur de
je ne fais quelles commodes fuppofitions , on les rend permis ou
pardonnables. On a peine à ne pas excufer Phèdre inceftueufe
& verfantlç fang innocent. Syphax empoifonnant fa femme, le
jeune Horacç poignardant fa fœur , ^gamemnon immolant fa
fille , Orq(le égorgeant fa mère , ne laiflent pas d'être ^es per-
fonnages intéredàns'. Ajoutez que l'auteur , pour faire parler cha-
cun félon fon caraâère , eft forcé de mettre dans la bouche des
méchans leurs maximes & leurs principes , revêtus de tout l'écïat
des beaux vers , & débites d'un ton impofant & fentêncieux , pour
rînftruaion du parterre.
5i les Grecs fupporto^ent de pafejls Tj^e^acles , c'étoit comme
leur rep^éfentant des antiquités nationales qui couroient de. tôiis
temps parmi le peuple, qu'ils avoient ^leiirs raifons pour fe rap-
pçller fans cefle , & dont l'odieux même entroit dans leurs vues.
Dénuée des mêmes motifs & du rn^ême intérêt, comment la mê-
me Tragédie peut-elle trouver parmi vous des Spe^ateurs capa-
bles 4e- fputcQJr les tableaux qu'elle leur préfente, & les perfon-
n^gQS qt^'elle y fait agir.îX'mn tue fon père , époufe fa. mère,
Çc fe trouve le frère de Ces enfens. Un lautre. force un fils d'égor-
ger fon père. Un troifième fait boire au père le fang de fon fils.
On friffonne k la feule idée des horreurs dont on pare la fcène
Françoife , pour l'amufement du peuple le plus doux & le plus
humain qui foit fur la terre! Noh. . V. je le foutîcns , 6c j'en at-
téfte l'effroi des leôeurs-, les maflacres des gladiateurs n'-étoient
pas fi barbares que ces affreuic fpeflades. On voyoit couler Je
fang, ir eft vrai; mais 6n n6 foùilloit pas fon inKiginarion de cri.
mes qui font frémir la nature. ^
Heureusement la Tragédie , telle qu'elle exîfte , eft fi loin
de nous , elle nous préfente des êtres fi gîgantèfques , fi" bour-
Œuvres mêlées. Tome IL Q q
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306
/. /. Rousseau;
foufHés , fi cfiiménques , que Pcxemple de leurs vices n'eft guères
plus contagieux que celui de leurs vertus n'eft utile, & qu*à pro-
portion qu'elle veut moins nous inftruire , elle nous fait auflî moins
de mal. Mais il n'en eft pas ainfi de la Comédie , dont les mœurs
ont avec les nôtres un rapport plus immédiat , & dont les per-
fonnages reflfemblent mieux à des hommes. Tout en eft mauvais
& pernicieux , tout tire à conféquence pour les fpeftateurs ; & le
plaifir même du comique étant fondé fur un vice du cœur hu-
main , c'eft une fuite de ce principe que plus la Comédie eft agréa-
ble & parfaite , plus fon effet eft funefte aux mœurs : mais fans
répéter ce que j'ai déjà dit de fa nature , je me contenterai d'en
faire ici l'application , & de jetter un coup d'onl fur votre théâtre
comique.
Prenons-le dans fa perfeâion, c'eft- à-dire, à fa naiffance.
^ On convient , & on le fentîra chaque jour davantage , que Molière
eft le plus parfait auteur comique dont les ouvrages nous foienc
connus ; mais qui peut difconvenir aufli que le théâtre de ce mê-
me Molière , des talens duquel je fuis plus l'admirateur que per-
fonne , ne foit une école de vices & de mauvaifes mœurs , plus
dangereufe que les livres mêmes où l'on fait profeflion de les en-
feigner ? Son plus grand foin eft de tourner la bonté & la fim-
plicité en ridicule , & de mettre la rufe & le menfonge du parti
pour lequel on prend intérêt ; fes honnêtes gens ne font que des
gens qui parlent, {ts vicieux font des gens qui agiffent & que les
plus brillans fuccès favorifent le plus fouvent ; enfin l'honneur des
applaudiflemens, rarement pour le plus eftimable, eft prefque tou-
jours pour le plus adroit.
Examinez le comique de cet auteur : par-tout vous trouverex
que les vices de caraâère en font l'inftrument, & les défauts na-
turels le fujet; que la malice de l'un punit la fimplicité de l'autî-e»
& que les fots font les viftimes des méchans : ce qui , pour n'être
que trop vrai dans le monde , n'en vaut pas mieux à mettre au
théâtre avec un air d^approbation , comme pour exciter les an;ies
perfides à punir, fous le nom de fottife, la candeur des honnê-
tes gens.
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4 M. i>^A ZEM s E HT. 507
Datvcniam corfis^ vcxat ccnfurA columbas.
Voila Pcfprît général de Molîere & de {ts imitateurs. Ce font
des gens qui , tout au plus , raillent quelquefois les vices , fans
jamais faire aimer la vertu ; de ces gens , difoit un ancien , qui
favent bien moucher la lampe , mais qui n'y mettent jamais d'huile.
Voyez comment , pour multiplier ks plaifanteries , cet homme
trouble tout Tordre de la fociété ; avec quel fcandale il renverfe
tous les rapports les plus facrés fur lefquels elle eft fondée ; com-
ment il tourne en dérifion les refpeâables droits des pères fur leurs
enfans, des maris fur leurs femmes, des maîtres fur leurs fervi*
teurs. Il fait rire , il eft vrai , & n'en devient que plus coupable ,
en forçant par un charme invincible les fages mêmes de fe prêter
à des railleries qui devroient attirer leur indignation. 7'entends dire
qu'il attaque les vices; mais je voudrois bien que l'on comparât
ceux qu'il attaque avec ceux qu'il favorife. Quel eft le plus blâ-
mable d'un bourgeois fans efprit & vain qui fait fottement le gentil-
homme , ou du gentilhomme frippon qui le dupe ? Dans la pièce dont
je parle , ce dernier n'eft-il pas l'honnête homme î N'a-t-Û pas poiur
lui rintérêt, & le public n'applaudit-il pas a tous les tours qu'il fait
\ l'autre î Quel eft le plus criminel d'un pay fan aflèz fou pour époufec
une demoifelle^ou d'une femme qui cherche ^ déshonorer fon époux)
Que penfer d'une pièce oii le Parterre applaudit à l'infidélité » au
menfonge, à l'impudence de celle-ci , & rit de la bétife du ma«
nant puni î C'eft un grand vice d'être avare & de prêter k ufure;
mais n'en eft*ce pas un plus grand encore à un fils de voler fon
père , de lui manquer de refped , & de lui faire mille infultans re*
proches , & , quand ce père irrité lui donne fa malédiélion , de
répondre d'un air goguenard qu'il n'a que faire de fes dons ? Si
la plaifanterie eft excellente, en eft-elle moins punîfTable? & la
pièce où l'on fait aimer le fils infolent qui l'a faite , en eft-elle moins
une école de mauvaifes mœurs ?
Je ne m'arrêterai point \ parler des valets. Ils font condamnas par
tout le monde (18); il feroit d'autant moins juftç d'imputer à
( 18 ) Je ne décide pas s'il faut en effet les condamner. II fe peut que les
Qq ii
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^68 ' % •y. ll'o^^sE-kïf^,
Molière les erreurs àe tes 'modèles '& de fon ïîècTe, qtfîl s'en efl
^içoriljé JuirTnéme. Ne nous prévalons., ni des irrégularités qui peu-
vent fç; trouMer daps les ouYcages de fa jeuçeffe ^ ni de ce qu'U y
a ^e.0ioi|is bien dans fes autres pièces, ^ paÎTonsT, tout d^un
coup k cellç iqu^n reconnoit unanimement pour fon chef*
d'œuvre : je veux dire le *Mifanthr6pe.
jE^ouve que cette Comédie nous djîcouvre mieux qu'aucune
autre la véritable vue dons laquelle Molière,. a çompoféfoff
Théâtre^ & nous peut mieux faire juger de ,fes vrais , effçts*
Ayant à; plaire au public, il a confuUé Iç goût Iç plus général
^e ceux, qui le compofent : fur ce goût il s'eft for^^ un mo-
dèle, & fur ce modèle un tableau des défauts cpn^raires, dans
lequel il a pris i^s caraâères comiques , & dopt il a diflribué
les divers traits dans fes pièces. Il n'a donc point prétendu for-
mer un l^onnéteiiomme , mais un homme du mopde ;.par cûn«
féquene, il n*a ppinr voulu corriger les vices, mais les ridicules i
&j comme j'ai déjà dit, il. a trouvé dans le vice même un inf-
trument très-propre à y réuflîr. Aiqfi voulant exppfer à la t\(ée
publique toup les défauts ppppfés a,ux qualités de Thomme
aimable, de Uhomnie de fociété, àpr.è? avoir joué tant d'autres
ridicules i il luirefloit ^ jouer celui. quç le monde pardonne le moins ^
k ridicule de la vertu j c'eft ce qu'il a fait dans le MiTanthrope.
' Vous ne faurîez me nier deux chofes : Tijine qu'Alcefte dans
" cette pièce eft un homme droit , fincère , eftim^le , un véritable
homme de bien ; l'autre ^ que l'apteur lut donne un perfonnage
Ridicule.* Oen eft aflfez ^ ce me femble , pour rendre Molière inex-
cufabie. On pourroit dire 'qu'il a joué dans Alcefte^ non la vertu;
mais un véritable défaut, qui eft lor haine des hommes. A cela je
réponds qu'il n'eft pas virai qu'il ait donné cette h^ne k fon per*
▼alets ne foient plus que les inftrumens qu'il faille quelques fourbeiîes dans le»
des méchancecës des maîtres , depuis pièces , je ne fais s'il ne vaudroir par
cpie ceux-ci leur ohtôtérhotiheuf de mieux que les valets feuls en fufTenr
Kinvendon. Cependant je doucerois chargés , '& qu^ les honnêtes gen»
qu'en ceci l'image trop naïve de la ^O' fîiiïent aufTi des gens honnêtes ^ a»
ciécé (ùi bonne au théâtre. Suppofê moins fur la fcine*
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îonnage : îl neiWrripts^^e lïc^onr^leMîfantlïrope en împofe,'
comme fi <5riui»q\iiiejporteriéioîr"cnneih!^ii Retire huittâîn. Une
pareille haine ne feroic pas un défaut , mais une dépravation de la
'nattire & le >pliis grand dé tous les ^9^^ :'piiifque toutes les wrtus
Tociales fe f^pportaWk^la bienfaiTance^Yîen nelear^ft fi direfbe*
ment contraire queWnhurnaràté. 'Le vraiMifanthrope eAmrtitnotiC*
tre. S*il powrôit ôrifter , ir ne ^eroit pas rire ; il feroit •Itorreur.
Vpus poui^z av^oir vu ii là CoMédie IntUemie Une-pièce întieuléer
^la Vie ejî un Jongt. Si vous Tourraj^dUez^ le «Héros de ^ aettr pièce ,
iroilk le vrai Miiantlurôpe.
, Qu'est-ce donc que le Mîianthrope de'Mdlîere ? Un homme de
bien qui dételle les mœurs de Ton fiècle'& la méchanceté de î^%
contemporains ; qui précifément parce qu'il aime Tes fi^mblabfes ,
'hait en etix les hiaux qtffls''fe ibn*tréciffrDquehient> & ies *vices
dont éesmaUx font i'buvrage. SSl étoit' moins touché îdes erreilrs
'de rifuïnànité, moins indigné des iniquités qVil-ioit,'feroit-jhplus
humain lùi-nféifie ? Autant vaudroit foiitenirtîà\m tMdre 'père aime
mieuit lesen^ns d'autrui que les fiens,* parce qu^ils4nice de» £Mices
' de ceux-ci, & ne dit jam^siien aux autres^
Ces fentimens du Mtfanthrope font parfiûleflieilt'd^teloppés.dafisf
fôn rôle. Il dit, je Tavoue, qu'il a conçu mne^halae^éffr^iyahle^con-'
tre le genre humain ; mais en quelle occafioii le-di^il (1-9) ? Qttand,
outré d'avoir vu fon ami trahir lâchement fon fenriment>& trqmper
l'homme qui le lui deihande, il s'en volt encore plaiianter lui-même
au plus fort de fa colère. Il eft naturel que cette colère dégénère
en emportement, & lui fade dire alofs pîusr qu^il ne penfe de fens«
froid. D'airieurs, la raifon qu'il tend de cette haine -Qaîvepiblle en
' îuftîfie pleinement la caufe»
- (19) J'avertis qu'étant fans fivrcs^ pièces. Mais quand mes exemples fe-
^ fans mémoire , & n'ayant pour tous roient peu juftes , mes raîfons ne le
matériaux qu'un confus fouvenir des feroient pas moins, attendu qu'elles ne
obfervations que J'ai faites autrefois font point tirées de telle ou telle piè-»
au Speftacle , je puis me tromper dans ce , mais de refprit général du Théa^
mes citations fc renyerfer l'ordre des tre , ^ue j'ai bien étudié*
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^^lo t f. J. Rousseau;
Les uns^ parce qi^ils fint méehans^
Xi Us autres y pour (trc aux méchans comptaifans.
Ce n'eft donc pas des hommes qu^îi eft ennemi , mais de la mé^
ehanceté des uns, & du fupporc que cette mécliaiiceté trouve dans
les autres. S'il n'y avoît ni frîppons , ni flatteurs , il aimeroit tout
le monde. Il n'y a pas un homme de bien qui ne foit Mifanthrope
en ce fens; ou plutôt» les vrais Mifanthropes font ceux qui ne pen-
fent pas ainfi : car au fond je ne connois point de plus grand en-
nemi des hommes que l'ami de tout le monde , qui» toujours charmé
de tout I encourage inceflamment les méchans , & flatte , par fa
coupable complaifance» les vices d'où naiffent tous les défordre^ de
la fociété*
Une preuve bien sûre qu'Alcefle n'efl point Mifanthrope à la
lettre^ c'efl qu'avec ks brufqueries & fes incartades , il ne laiffe pas
d'intéreflèr & de plaire. Les fpeétateurs ne voudrôient pas, à la
vérité, lui reflèmbler, parce que tant de droiture efl fort incom*
mode ; mais aucun d'eux ne feroit jFàché d'avoir affaire à quelqu'un
qui lui reffemblàt; ce qui n'arriveroit pas s'il étoit l'ennemi déclaré
des hommes.' Dans toutes les autres pièces de* Molière, le perfon-
nage ridicule efl toujours haïflable ou méprifable ; dans cêlle-lh ,
quoiqu'Alcefle ait des défauts réels dont on n'a pas tort de rire ,
on fent pourtant au fond du cœur un refpeâ pour lui dont on ne
peut fe défendre. En cette occafion la force de la vertu l'emporte
fur l'art de l'Auteur, & fait honneur k fon caraftère. Quoique
Molière fit des pièces répréhenfibles , il étoit perfonnellement hon-
nête homme , & jamais le pinceau d'un honnête homme ne fut cou-
vrir de couleurs odieufes les traits de la droiture & de la probité.
Il y a plus, Molière a mis dans la bouche d'Alcefle un fi grand
nombre de fes propres maximes , que plufîeurs ont cru qu'il s'étoit
voulu peindre lui-inême. Cela parut dans le dépit qu'eût le Par-
terre à la première repréfentation , de n'avoir pas été fur le fonnec
de l'avis du Mifanthrope : car on vit bien que c'étoit celui de
l'Auteur.
Cependant ce caraâère fi vertueux efl préfenté comme ridicule;
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A M. d^Albmbert. jii
U Teft , en eflec, \ certains égards , & ce qui démontre que Tinten-
tîon du Poëte eft bien de le rendre tel , c'eft celui de Pami Phiiînte ,
qu'il met en oppofition avec le fien. Ce Philinte eft le fage de la
pièce; un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maxi-
mes reflemblent beaucoup à celles des frippons, de ces gens fi mo-
dérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu% ont
intérêt que rien n'aille mieux; qui font toujours contens de tout le
monde , parce qu'ils ne fe foucient de perfonne ; qui , autour d'une
bonne table , foutiennent qu'il n'eft pas vrai que le peuple ait faim ;
qui , le goufTet bien garni , trouvent fort mauvais qu'on déclame en
faveur des pauvres ; qui , de leur màifon bien fermée , verroient
voler, piller, égorger , maflacrer tout le genre humain fans fe plain-
dre , attendu que Dieu les a doués d'une douceur très-méritoire à
fupporter les malheurs d'autrui.
On voit bien que le phlegme raifonneur de celui-ci eft très-
propre a redoubler & faire fortir, d'une manière comique , les
emportemens de l'autre ; & le tort de Molière n'eft pas d'avoir fait
du Mifanthrope un homme colère & bilieux; mais de lui avoir
donné des fureurs puériles fur des fujets qui ne dévoient pas l'émou-
voir. Le caraâère du Mifanthrope n'eft pas à la difpofition du Poëte ;
il eft déterminé par la nature de fa paflîon dominante. Cette paf-
ilon eft une violente haine du vice , née d'un amour ardent pour la
vertu, & aigrie par le (peâacle continuel de la méchanceté des
hommes. Il n'y a donc qu'une ame grande & noble qui en foit
fufceptible. L'horreur & le mépris qu'y nourrit cette même paflion
pour tous les vices qui l'ont irritée , fert encore à les écarter du
cœur qu'elle agite. De plus, cette contemplation continuelle des
défordres de la fociété le détache de lui-même , pour fixer toute
fon attention fur le genre humain. Cette habitude élève , agrandit
fes idées , détruit en lui les inclinations baftes qui nourriflënt & con-
centrent l'amour-propre ; & de ce concours naît une certaine force
de courage , une fierté de caraâère qui ne laifle prife aif fond de
fon ame qu'k des fentimens dignes de l'occuper.
Ce n'eft pas que l'homme ne foit toujours homme ; que la paf-
iion ne le rende fouvent foible , injufte , déraifonnable ; qu'il n'é-
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3î2 X /• Rousseau;
pie peut-être les motifs cachés des aôions des autres, avec un /ecree
plaifîr d'y voir la corruption de leurs cœurs ; qu'un petit mal ne
lui donne fouvent une grande colère , & qu'en l'irritant à deffein un
méchant adroit ne pût parvenir à le faire paffer pour méchant lui-
même ; mais il n'en efl pas moins vrai que tous moyens ne fone
pas bons à produire ces effets , & qu'ils doivent être aflbrds à foa
caraftère pour le mettre en jeu : fans quoi , c'cft fuWHtuer un
autre homme au Mifantlurope , & nous le peind^ avec des traies
qui ne font pas les fiens.
Voi£A donc de quel côté le cara£i;ère ^^.Mifantl^rQpç 4o}p
porter fes défauts , & voi^ auffi de quoi Molière fait un ufage
admirable dans toutes les fcànes d*Alcefie avec fon ^mi , où les
froides maximes & les railleries de celui - d démontant l'autre à
chaque inilant , lui font dire mille in^pertinences très-bien pla-
cées 4 mais ce caraâère ^pre & dur , qui lui donne tant de fiel
& d'aigreur da^s l'occ^fipp , l'éloigné en même-temps de tout
chagrin puérile gui n'a pul fondement raisonnable, & de tout
intérêt iperfonnel trop vif, dont il ne. doit ijuUement être fufcep-
tible. Qu'il s'etnporte fur tous les défordres dont il n'efl que le
témoin, ce font toujours ^^e npuyeaux traits au tableau ; mais
qu'il foit froid fur celui qui s'adrefle flireftepient à. lui. Car ayant
déclaré la guerre 4ux méchans, il s'attend bien qu^ls la lut
feront à leur tour. S'il n'avoit pas prévu le pal que lui fera fa
franchife , elle ferojt une étourderîe & qon pas une vertu. Qu'une
femme fauffe le trajhiile, que 4^indignes .amis le déshonorent^
que de foibles amis l'abandonnent; il doit le fouffrir fans en
murmurer : il çonnpit les , hpmmes.
Si ces diflinâions font jtriles , ^ Molière a mal faifi^le Mifan*
thrope. Penfe-tf-on . que ce foit par erreur ? Non, fans doute.
Maisvoilk par où le defir de 'faire rire aux dépens du perfonnage
Ta forcé de le dégrader , contre la vérité du caraôère.
Aerès l'aventure d^ fonnet, comment Alcefle ne s'attend^îl
point, aux mauvais procédés d'Oronte ? Peut-il en être étonné
guand pn Ten inftruit} comme fi c'étoit la première fois de fa
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A M. D^A L Ê MÉ E Â T: Jl ^
^e qu^il eût été fincère » ou la première fois que fa ilncérité lui
eût élit un ennemi ? Ne doit-jl pas fe préparer tranquillement k
la perte de Ton procès^ loin d^en marquer d^avance un dépie
d^enfant ?
Ce font vingt milU francs qu'il ttûcn pourra coûter ;
Mais pour vingt mille francs f aurai droit de pefien
tJn Mifanthrope n'a que que faire d'acheter û cher le droit de
pefter, il n'a qu'k ouvrir les yeux , & il n'eflime pas aflez l'ar-
gent pour croire avoir acquis fur ce point un nouveau droit par
la perte d'un procès; mais il falloît faire rire le parterre.
Dans la fcène avec Dubois , plus Alcefte a de fujet de s'im-
patienter, plus il doit refter flegmatique & froid ^ parce que
rétourderie du valet n'eft pas un vice. Le Mifanthrope & l'homme
emporté font deux caraâères très-difTérens : c'étoit-lk l'occafîon
de les diftinguer. Molière ne Tignoroit pals; mais it falloit faire
rire le parterre.
Au rifque de faire rire auflî le ledeur a mes dépens, j'ofe
âccufer cet auteur d'avoir 'manqué de trèi-grandes convenances,
une très-grande vérité , & peut-être de nouvelles beautés de fî-
tuation, C'étoît de faire un tel changement à fon plan que Phî-
tinte entrât comme aâeur nécefTaire dans fe nœud de fa pièce ,
en forte qu'on pût mettre les aftions de Phîfinte & d'Alcefte dans
une apparente oppofitîon avec leurs principes , & dans une con-
formité parfaite avec leurs caraftères, Je veux dire qu'il falloît
que le Mifanthrope fût toujours furieux contre les vices publics ,
& toujours tranquille fur les méchancetés perfonnelles dont il étoît
la viftime. Au contraire , le philofophe Phîlinte devoît voir tous les
d^ordres de la fociété avec un flegme ftoïque, & fe mettre en
fureur au moindre mal ^ s'^reffbit direâement à lui. En effet,
J'obferve que ces gens fi paifibles fur fes injuffices publiques y font
toujours ceux qui font le phis de bruit au moindre tort qu'on leur
fait, & qu'ils ne gardent leur philofophie qu'auflî long-temps qu'ils
n'en ont pas befoin pour eux-mêmes. Ils reflemblent h cet Irlandois
QLûvres mêlées. Tome IL R r
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}i4 /• J. Rouis s BÀUj
qui ne vouloît pas fortir de fon Ht, quoique le feu fût h la maifori.
La maifon brûle, lui crioit-on. Qu'importe, répondoit-il , je n'en i
fuis que le locataire. A la fin le feu pénétra jufqu'à lui. Auffi-tôt I
il s'élance , il court, il crie , il s'agite ; il commence \ comprendre i
qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maifon ^qu'on habite , ■
quoiqu'elle ne nous appartienne pas. J
Il me femWe qu'en traitant les caraflères en queftîon fur cette
idée , chacun des deux eût été plus vrai, plus théâtral , & que ce-
lui d'Alcefte eût fait incomparablement plus d'effet : mais le par-
terre alors n'auroît pu rire qu'aux dépens de l'homme du monde ,
& l'intention de l'auteur étoit qu'on rît aux dépens du Mifan-
thrope. (20)
Dans la mém^ vue, il lui fait tenir quelquefois des propos
d'humeur , d'un goût tout contraire h celui qu'il lui donne. Tellç"
efl cette pointe de la fcène du fonnet :
La pcflc de ta chute , tmpoifonneur au Diable !
En eujfes-tufait une à te cajfer le ne^^!
pointe d'autant plus déplacée dans la bouche du Mifanthrope qu'il
vient d'en critiquer de plus fupportatles dans le fonnet d'Oronte ;
& il eft bien étrange que celui qui la fait propofe un inftant après
Ia*chanfon du Roi Henri pour un modèle de goût. Il ne fert de
rien de dire que ce mot échappe dans un moment de dépit ; car le
dépit ne diâe rien moins que des pointes, & Alcefte, qui paffe fa
vie k gronder, doit avoir pris, même en grondant, un ton conforme
à fon tour d'efprit.
MOKBLBu! vil complaifant! vous louei des fottifes.
(20) Je ne doute point que, fur vois qu'un invonvënient a cette noa-
ridée que je viens de propofer , un velle pièce , c'eft qu*il feroit impolli-
homme de génie ne pût faire un nou- ble qu'elle réufsit ; car , quoi qu'on
veau Mifanthrope , non moins vrai , dife , en chofes qui déshonorent , nul
non moins naturel que TAthénien , ne rit de bon cœur à {^z dépens. Noui
égal en mérite n celui de Molière , & voilà rentrés dans mes principes»
fans comparaifon plus inftruâif. 7e ne
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A M. d'Alembert. 315
Oeft aînfi que doit parler le Mifanthrope en colère. Jamais une
pointe n'ira bien après cela. Mais il falloit faire rire le Parterre;
& voilk comment on avilit la vertu.
Une chofe aflez remarquable dans cette Comédie , eft que les
charges étrangères que l'auteur a données au rôle du Mifan-
thrope Pont forcé d'adoucir ce qui étoit efTentîel- au caradère.
Aihfi , tandis que dans toutes fes autres pièces les caradèresfont
chargés pour faire plus d'effet , dans celle-ci feule les traits font
émouflfés pour la rendre plus théâtrale. La même fcène dont je
viens de parler m'en fournit la preuve. On y voit Alcefte tergî-
verfer & ufer de détours , peur dire fon avis h Oronte. Ce n'eft
point là le Mifanthrope : c'eft un honnête homme du monde
qui fe fait peine de tromper celui qui le confulte. La force du
caraftère vouloit qu'il lui dît brufquement : votre fonnet ne vaut
rien, jettez-le au feu; mais cela auroit ôté le comique qui naît
de l'embarras du Mifanthrope & de fesyc ne dis pas cela, répétés ,
qui pourtant ne font au fond que des menfonges. Si Philinre à
fon exemple, lui eût dit en cet endroit , & que dis-tu donCytraU
trc'i Qu'avoit-il \ répliquer? En vérité, ce n'eft pas la peine de
j'efter Mifanthrope pour ne l'être qu'à demi : car , fi l'on fe per-
met le premier ménagement & la première altération de la vérité ,
où fera la raifon fuflSfante pour s'arrêter jufqu'à ce qu'on devienne
auflî faux qu'un homme de Cour.
L'AMI d'Alcefte doit le connoître. Comment ofe-t-il lui pro*
pofer de vifiter des Juges , c'eft-à-dire , en termes honnêtes , de
chercher \ les corrompre ? Comment peut-il fuppofer qu'un hom-
me capable de renoncer même aux bienféances par amour pour
la vertu , foît capable de manquer k fes devoirs par intérêt? Sol-
liciter un Juge! Il ne faut pas être Mifanthrope, il fuffit d'être
honnête homme pour n'en rien faire. Car enfin , quelque tour qu'on
donne a la chofe, ou celui qui follicite un Juge, l'exhorte à rem-
plir fon devoir , & alors il lui fait une infulte ; ou il prppofe une
acception de perfonnes , & alors il le veut féduîre : puifque toute
acception de perfonnes eft un crime dans un Juge qui doit con-
noître l'affaire & non les parties, & ne voir que l'ordre & la loi.
Rr ij
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H6 J^ J. RoussEjUy
Or , je dis qu^engager un Jugd k faire une mauvaife aâion , c^eft
la faire foi^méme t & qu^il vaut mieux perdre une caufe jufle ,
que de faire une mauvaife aftion. Cela efl clair , net i il n^ a riea
à répondre. La morale du monde a d'autres maximes : je ne Ti-
gnore pas. Il me fuffit de montrer que , dans tout ce qui rendait
le Mifanthrope fi ridicule , il ne faifoit que le devoir d'un homme
de bien ^ & que fon caraâère étoit mal rempli d'avance ^ fi foa
ami fuppofoit qu^il pût y manquer.
Si quelquefois Phabile auteur laifTe agir ce caraâère dans toute
fa force , c'efl feulement quand cette force rend la fcène plus
théâtrale , & produit un comique de. contrafte ou de firuation plus
fenfible. Telle eft , par exemple , Phumeur taciturne & filencieufe
d^Alcefte , & enfuite la cenfure intrépide & vivement apoftrophée
de la converfation chez la Coquette.
Allovs , firme ^ pouffe^, mes bons amis de Cour.
Ici Tauteur a marqué fortement la difimdion du Médifant & do
Mifanthrope. Celui-ci , dans fon fiel acre & mordant , abhorre la
calomnie & décefte la fatyre. Ce font les vices publics , ce font
les méchans en général qu'il attaque. La bafie & fecrette médi*-
fance eft indigne de lui , il la méprife & la hait dans les autres ;
& quand il dit du mal de quelqu'un , il commence par le lui dire
en face. Au(fî y durant toute la pièce , ne fait-il nulle part plus
d'effet que dans cette fcène » parce qu'il eil-lk ce qu'il doit être ;
& que, s'il fait rire le parterre, les honnêtes gens ne rougiflent
pas d'avoir ri.
Mais ^n général , on ne peut nier que il le Mifanthrope étoit
plus Mifanthrope, il ne fut beaucoup moins plajfant; parce que
fa franchife & fa fermeté n'admettant jamais de détour, ne le laif-
feroit jamais dans l'embarras. Ce n'eft donc pas par ménagement
pour lui que l'auteur adoucit quelquefois fon caraftère : c'eft au
contraire pour le rendre plus ridicule. Une autre raifon l'y oblige
encore ; c'eft que le Mifanthrope de théâtre ayant a parler de ce
qu'il voit , doit vivre dans le monde , le par conféquent tempères
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fa droiture & Tes manières par quelques-uns de ces égards de
menfonge & de faufTeté qui compofenc lapoliteflTe , & que le monde
exige de quiconque y veut être fupporté. S'il s^y mçntroît autre-
ment • fes difeours ne feroient plus d'efiet. L'intérêt de l'auteur
eft bien de le rendre ridicule, mais non pas fou; & e'eft ce qu'il
paroîtroit aux yeux du public s'il étoit tout-k-fait fage.
On a peine \ quitter cette admirable pièce , quand on a com*
mencé de c'en occuper \ & plus on y fonge , plus on y découvre
de nouvelles beautés. Mais enfin , puifqu'elle eft fans contredit de
toutes les Comédies celle qui contient ia meilleure & la plus faine
morale , fur ceile-là jugeons des autres , & convenons que l'inten-
tion de l'auteur étant de plaire k des efprits corrompus , ou fa
morale le porte au mal, ou le faux bien qu'elle prêche eft plus
dangereux que le mal même , en ce qu'il féduit par une appa-
rence de raifon; en ce qu'il fait préférer l'ufage & les maximes
du monde k Pexaâe probité ; en ce qu'il fait confîfter la fagefTe
dans un certain milieu entre le vice & la vertu; en ce qu'au
grand foulagement des fpeftateurs , il leur perfuade que , pour
être honnête homme , il fuffit de n'être pas un franc fcélérar.
J'AVROiS trop d'avantage fi je voulois palfer de l'examen de
Molière k celui de fes fuccefTeurs , qui , n'ayant ni fon génie ni
fa probité, n'en ont que mieux fuivi ks vues intéreflées, en s'at-
tachant k flatter une jeunefle débauchée & des femmes fans mœurs.
Ce font eux qui les premiers ont introduit ces groflières équivo-
ques , non moins profcrites par le goût que par l'honnêteté , qui
firent long-temps l'amufement des mauvaifes compagnies, l'em-
barras des perfojines modeftes , & dont un meilleur ton , lent dans
fes progrès y li'a pas encore purifié certaines provinces. D'autres
auteurs plus réfervés dans leurs faillies , laiflant les premiers amu-
fer les femmes perdues , fe chargèrent d'encourager les filoux.
Regnard , un des moins libres , n'eft pas le moins dangereux. C'eft
une chofe incroyable qu'avec l'agrément de la Police on joue pu-
bliquement au milieu de Paris une Comédie où , dans l'apparte-
ment d'un oncle qu'on vient de voir expirer , fon neveu , l'hon-
nête homme de la pièce , s'occupe avec fon digne cortège de foins
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3i8 /• /• Rousseau;
que les loix paient de la corde ; & qu'au lieu des larmes que la
feule humanité fait verfer en pareil cas aux indifFérens mêmes , oit
égaie a Tenvi de plaifanteries barbares le trifte appareil de la mort.
Les droits les plus facrés , les plus touchans fentimens de la nature ,
font joués dans cette odieufe fcène. Les tours les plus puniflables
y font raflemblés comme 11 plaifîr, avec un enjouement qui fait
pafler tout cela pour des gentillefles. Faux afte , fuppofition , vol,
fourberie , menfonge , inhumanité, tout y eft , & tout y eft applaudi.
Le mort s'étant avifé de renaître , au grand déplaifir de (on cher
neveu , & , ne voulant point ratifier ce qui s'eft fait en fon nom ,
on trouve le moyen d'arracher fon confentement de force , & tout
fe termine au gré des Aâeurs & des fpeftateurs, qui, slntéreflant
malgré eux à ces miférables , fortent de la pièce avec cet édifiant
fouvenir d'avoir été dans le fond de leurs cœurs complices des cri-
mes qu'Us ont vu çommettrç.
OsON^ le dire fans détour , qui de nous eft afTez sûr de lui pour
fupporter la repréfentation d'une pareille Comédie , fans être de
moitié des tours qui s'y jouent î Qui ne feroit pas un peu fâché fi
le filou venoit à être furpris ou manquer fon coup ?. Qui ne de-
vient pas un moment filou foi-même en s'intéreflant pour lui? Car
s'intérefler pour quelqu'un , qu'eft-ce autre chofe que fe mettre k
fa place ? Belle inftruftion pour la jeunefle que celle où les hom-
mes faits ont bien de la peine ^ fe garantir dé la féduôîon du vice !
Eft-ce h dire qu'il ne foît jamais permis d'expofer au théâtre des
aftions blâmables ? Non : mais en vérité , pour favoir mettre un
frippon fur la fcène , il faut un auteur bien honnête homme.
Ces défauts font tellement inhérens k notre théâtre, qu'en vou-
lant les en ôter , on le défigure. Nos auteurs modernes , guidés
par de meilleures intentions , font des pièces plus épurées ; mais
auflî qu'arrive-t-îl ? Qu'elles n'ont plus de vrai comique & ne pro-
duifent aucun effet. Elles inftruifent beaucoup, fi l'on veut; mais
elles ennuient encore davantage. Autant vaudroit aller au Sermon.
Dans cette décadence du Théâtre, on fe voit contraint d'y
fubftituer aux véritables beautés éclipfées, de petits agrémens
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A M. D^AlE MB E R T. 519
capables d'en împofer b la multitude. Ne fâchant plus nourrir la
fbrce du comique & des caraftères , on a renforcé Pintérêt de
l'amour. On a fait la même chofe dans la Tragédie pour fuppléer
aux fituations prifes dans des intérêts d'État qu'on ne connoît
plus , & aux fentimens naturels & fimples qui ne touchent plus
perfonne. Les Auteurs concourent h l'envi , pour l'utilité publi-
que, a donner une nouvelle énergie & un nouveau coloris à
cette paflîon dangereufe ; & , depuis Molière & Corneille , on
ne voit plus réuflîr au Théâtre que des romans , fous le nom de
pièces dramatiques.
L'AMOUR eft le règne des femmes. Ce font elles qui nécef-
iairement y donnent la loi ;• parce que , félon l'ordre de la na-
ture, la réfiftance leur appartient, & que les hommes ne peuvent
vaincre cette réfiftance qu'aux dépens de leur liberté. Un effet
naturel de ces fortes de pièces eft donc d'étendre l'empire du
fexe, de rendre des femmes & de jeunes filles les pi*écepteurs
du public , & de leur donner fur les fpedateurs le même pou-
voir qu'elles ont fur leurs amans. Penfez-vous, Monfîeur, que
cet ordre foit fans inconvénient, & qu'en augmentant avec tant
de foin l'afcendant des femmes , les hommes en feront mieux
gouvernés.
Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d'être
écoutées d'un honnête homme ; mais eft - ce d'elles , en général ,
qu'il doit prendre confeil , & n'y auroit*il aucun moyen d'honorer
leur fexe, k moins d'avilir le nôtre? Le plus charmant objet de la
nature , le plus capable d'émouvoir un cœur fenfîble & de le porter
au bien, eft, je l'avoue, une femme aimable & vertueufe; mais cet
objet célefte où fe cache-t-il? N'eft-il pas bien cruel de le con-
templer avec tant de plai/îr au théâtre , pour en trouver de fî difFé-
rens dans la fociété ? Cependant le tableau fédufteur fait fori effet.
L'enchantement caufé par ces prodiges de fageffe tourne au profit
des femmes fans honneur. Qu'un jeune homme n'ait vu le monde
que fur la fcène, le premier moyen qui s'offre à lui pour aller à
la vertu, eft de chercher une maîtreffe qui l'y conduife, efpérant
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510
/.. /• Rôu ssieAVf
bien trouver une Confiance ou une Génie (21 ) tout lu îtiùms:
Oefl ainfi que , fur la foi d^un modèle imaginaire , fur un air mo-
defte & touchant, fur une douceur contrefaite, nefiius aurœ faV-
lacis ^ le jeune infeufé court fe perdre^ en penfant devenir un
fage.
Ceci me fournit l'occafion de propofer une efpèce de problème.
Les anciens avoient en général un très-grand refpeâ pour les fem«
Tïï^s (22); mais ils marquoiënt ce refpeâ en s^abftenant de les
expofer au jugement du public , & croyoient honorer leur modeftie
en fe tàifant fur leurs autres vertus. Ils avoient pour maxime que
le pays où les mœurs étoient les plus pures, étoît celui. où Ton
parloit le moins des femmes ; & que la femme la plus honnête étoit
celle dont on parloit le moins^ C'eft fur ce principe qu'un Spar-
tiate y entendant un étranger faire de magnifiques éh>ges d'une dame
de fa connoiflance, lUnterromjHC en colère : ne cefleras-tu points
lui dit-il» de médire d'une femme de bien? De-là venoic encore
que> dans leur Comédie, les rôles d'aînoureufes & de filles h marier
ne repréfent(Ment jamais que des efclaves ou des filles publiques*
Ils avoient une telle idée de la modeilie du fexe, qu'ils auroient
cru manquer aux égards qu'ils lui dévoient, de mettre une honnête
fille
( 21 ) Ce n*e{l pokit par ^tourderie
que je cite Cénie en cet endroit quoi-
que ceoe charmante pièce fok rou-
vrage d'une femme ^ car» cherchant la
vérité de bonne foi 9 je ne fais point
déguifer ce qui fait contre mon fèn-
timent; & ce n'eflpas \ une femme,
mais aux femmes que je cefuTe lesta-
lens .des hommes^ J'honore d'autant
plus, volontiers ceux de TAuteur de
Génie en particulier^ qu'ayant à me
plaindre de fes diicours, je lui rends
im hommage pur & défîntéréffé , conr-
me tous tes éto|;es forris de ma plu-
me»
(il) Ils leur donnoient plufieur»
noms honoraUes que nous n^avons
plus , ou qui foot bas & furannés parmi
nous. On fait quel ufàge Virgile a fait
de celui de Maires dans une occafion
où les mères Troyennes n'étoient guè-
res fages. Nous n'avons à ta place que
le mot de Dames , qui ne convient pas
à tomes 9 qui même vieillie infenfibi»*
ment y & qu'on a^ touc-a-faic proftrit
du ton \ la mode. J'obferve que les
Anciens tiroient volontiers leurs titres
d'honneur des droits dé la Nature , &
que nous ne tirons les nôtres que def
droits du; rang..
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A M. Ji'A L E M È E AT. 321
fiîle Cxir la fcène, feulement eh repréfentarion (23). En un mot,
rimage du vice à découvei-t les choquoit moins que celle de la
•pudeur ofFenfée.
Chez nous^ au contraire, la femme la plus eftîmée eft celle qui
fait le plus de bruit; de qui l'on parle le plus; qu'on voit le plus
dans le monde ; chez qui Ton dîne le plus fouvent ; qui donne le
plus impérieufement le ton; qui juge, tranche, décide, prononce,
aflîgne aux talens^ au mérite, aux vertus, leurs degrés fie leurs
places , & dont tes humbles favans mendient le plus ba/Tement la
faveur. Sur la fcène > c^ft pis encore. Au fond, dans le monde
elles ne favent rien, quoiqu'elles jugent de tout; mais au théâtre,
favintes du faVoir des hommes, Philofophes, grâces aux Auteurs,
elles écrafent notre fexe de fes propres talens, & les imbécilles
/peflateurs vont bonnement apprendre des femmes ce qu'ils ont
pris foin de leur difter. Tout cela , dans le vrai , c'eft fe moquer
d'elles , c'eft les taxer d'une vanité puérile : & je ne doute pas que
les plus fages n'en foient indignées. Parcourez la plupart des pièces
modernes, c'eft totijours une femme qui fait tout, qui apprefi(J
tout aux hommes ; c'eft toujours la dame de Cour qui fait dire le
Catéchifme au petit Jean de Saintré. Un enfant ne fauroit fe nourrir
de fon pain, s'il n'es coupé par fa gouvernante. Voilà l'image de
ce qui fe pafïe aux nouvelles pièces. La bonne eft fur le théâtre >
& les enfans font dans le parterre. Encore une fois , je ne nie pas
que cette méthode n'ait fes avantages , & que de tels précepteurs
ne puîflent donner du poids & du prix à leurs leçons; mais revenons
h ma queftion. De l'ufage antique fie du nôtre , je demande lequel
eft le plus honorable aux femmes , fie rend le mieuJt à leur Ctxe les
vrais refpeôs qui lui font dus î
1a même caufe qui donne , dans nos pièces tragiques fie
comiques, Tafcendant aux femmes fur les hommes, 4e donne
encore aux jeunes gens fur les vieillards ; & c'eft unr autre ren«-
(aj) S'ils en ufoient autrement dans les perfonnes d'un haot rang n*ont pat
fes Tragédies, c'eft que, ftiivant le befoin de pudeur , 8c font toujours çxp
fyfléme politique de leur Théâtre , ils cepcion aux règles de la moralp»
ixétoienc pas fâchés qu'on crût que
(Suvrcs mdces. Tome IL iS f
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J22 /• /. RoUSSEjéU^
verfement des rapports naturels, qui n^eft pas moins répréhen-
fible. Puifque l'intérêt y eft toujours pour les amans > il s'enfuit
que les perfonnages avancés en âge n'y peuvent jamais faire que
des rôles en fous-ordre. Ou, pour former le nœud de Tintrigue,
ils fervent d'obftacle aux vœux des jeunes amans, & alors ils
font haiffables ; ou ils font amoureux eux-^mémes, & alors ils
font ridicules. Turpe fenex miles. On en fait dans les Tragédies
des tyrans, des ufurpateurs; dans les Comédies des jaloux , des
ufuriers , des pédans , des pères infupportables que tout le monde
confpîre à trompert Voilà fous queJ honorable afpeâ on montre
la vieilleffe au Théâtre, voila quel refpeél on înfpire pour elle
aux jeunes gens. Remercions Tilluflre Auteur de Zaïre & de
Nanine d'avoir fouflrait à ce mépris le vénérable Luzignan & le
bon vieux Philippe Humbert. Il en eft quelqu'autres encore ; mais
cela fufiît-il pour arrêter le torrent du préjugé public , & pour
effacer raviliflement où la plupart des Auteurs fe plaifent h mon-
trer Tâge de la fagefle", de l'expérience & de l'autorité ? Qui
peut douter que l'habitude de voir toujours dans les vieillards
des perfonnages odieux au Théâtre, n'aide h les faire rebuter
dans la fociété , & qu'eir s'accoutumant à confondre ceux qu'on
voit dans le monde avec les radoteurs & les Gérontes de la
Comédie, on ne lés méprife tous également ? Obfervez h Paris,
dans une aflèmblée , l'air fuffifant & vain , le ton ferme & tran-
chant d'une impudente jeunefle , tandis que les' anciens , craintife
& modeftes, ou n'ofent ouvrir la bouche , ou font à peine écou-
tés. Voit-on rien de pareil dans les provinces, & dans les lieux,
ou les Spcftacles ne font point établis; & par toute la terre ,
liors les grandes villes , une tête chenue & des cJieveux blancs
n'impriment- ils pas toujours du refpeâ ? On me dira qu'à Paris
les vieillards contribuent à fe rendre méprifables , en renonçant
au maintien qui leur convient, pour prendre indécemment la
parure & les manières de la jeunefle , & que faîfant les galans
à fon exemple , il eft très-fimple qu'on la leur préfère dans fon
métier; mais c'eft tout au contraire pour n'avoir nul autre
moyen de fe faire fupporter , qu'ils font contraints de recourir à
celui-là , & ils. aiment encore mieux être fouiTerts à la faveur de
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'A M. j>^A L embert: 325
leurs ridicules, que de ne Pétre point du tout. Ce n^eft pas
apurement qu'en faifant les agréables ils le deviennent en effet ,
& qu'un galant fexagénaire foît un perfonnage fort gracieux ;
mais fon indécence même lui tourne à profit : c'efl un triomphe
de plus pour une femme , qui , traînant à fon char un Neflor ,
croit montrer que les glaces de Tâge ne garantifTent point des
feux qu'elle infpire. Voilà pourquoi les femmes encouragent de
leur mieux ces doyens de Cythère , & ont la malice de traiter
d'hommes charmans , des vieux foux qu'elles trouveroient moins
aimables s'ils étoient moins extravagans. Mais revenons à mon
fujet.
Ces effets ne font pas les feuls que produit l'intérêt de la fcène
uniquement fondé fur l'amour. On lui en attribue beaucoup d'au-»
très plus graves & plus imporrans , dont je n'examine point ici
la réalité , mais qui ont été fouvent & fortement allégués par les
écrivains eccléfiafliques. Les dangers que peut produire le tableau
d'une paflîon contagieufe font , leur a-t-on répondu , prévenus
par la manière de le préfenter ; l'amour qu'on expofe au théâtre
y efl rendu légitime , fon but eft honnête , fouvent il eft facrifîé
au devoir & a la vertu, & des qu'il eft coupable il eft puni. Fort
bien : mais n'eft-îl pas plaîfant qu'on prétende aînfi régler après
coup les mouvemens du cœur fur les préceptes de la raifon , &
qu'il faille attendre les événemens pour favoir quelle impr«ftion
l'on doit recevoir des fituations qui les amènent ? Le mal qu'on
reprocha au théâtre, n'eft pas précifément d'infpirer des paflions
criminelles , mais de difpofer l'ame à des fentimens trop tendres ,
qu*on farîsfait enfuite aux dépens de la vertu. Les douces émo-
tions qu'on y refient, n'ont pas par elles-mêmes un objet déter-
miné, mais elles en font naître le befoin ; elles ne donnent pas
précifément de l'amour , mais elles préparent à en fentir ; elles
ne choififlent pas la perfonne qu'on doit aimer , mais elles nous
forcent h faire ce choix. Ainfî elles ne font innocentes ou crimi-
nelles que par l'ufage que nous en faifons félon notre caractère ,
ic ce caradère eft indépendant de l'exemple.
Quand il feroît vrai qu'on ne peint au théâtre que des paf-
Sfîj
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324 X /• R a V s s E À vi
fions légitimes, s'enfuit-il dç-là qiiç les impreffions çn font pltjj*
foibl(2s, que Içs effets en Coryx moins dangereux? Comme fi les
vives images d'qne tendrçlTç innocçote ^toieot moins douces, moins
iïduifa,ntçs , moins capablçs d'échauffer un cœur fenfible que cel-
les d'un amour criminel , h qui Thorreur du vice fçrc au moins d^
çontrepoifon? Mais fi Tidéç de rinnçcençe embellit quelques înf-
ta^s Iç fentiment qu'elle accompagne , bientôt les circonflances
s'effacent de la mémoire , tandis qi|e l'imprelHon d'une paffion fi
douce refte gravée au foçid du çoçur, Quand le Patricien Mani-
lius fut chaffé du Sénat de Rome y pour a.voir dooné un baifer %
fa femme en préfence de fa fille, k ne confidérer cette afUoQ
qu'en elle-même, qu'avoit-clle de répréhenfible ? Rien fans dou-
te : elle annonçoit même un fentiment louable. Maïs les chaftes
feux de la mère on pouvoient infpirer d'impurs a la fille. C'étoîc
donc d'une adion fort honnête faire un exemple de corruption.
Yoilk l'effet des amours permis du théâtre.
On prétend nous guérir de l'amour par la peinture de ks foi-
blçflès. Je nç fais Ik-deffus comment les auteurs s'y prennetuî
mais je vois que les fpçûateurs font toujours du parti de l'amanc
foible , ^ que fouvent Us fant fâchés qu'il ne le foit pas davan-
tage.^ Je demande fi ç'eft un grand moyen d'éviter de lui reC-
fçmbîer.
IUjppellez-vous, Monfieur, une pièce h laquelle je croîs me
fouvenîr d'avoir affiflé avec vous , il y a quelques années , & qui
nous fit un plaifir auquel nous noqs attendions peu , foit qu'en effet
l'Auteur y eût mis plus de beautés théâtrales que nous n'avions
penfé i foit que l'Aârice prêtât fon charme ordinaire au rôle qu'elle
failbit valoir. Je veux parler de la Bérénice de Racine. Dans quelle
difpôfition d'efpritle fpcftateur voit-il commencer cette pièce? Dans
un fentiment de mépris pour la foiblefle d'un Empereur & d'un
Romain , qui balance comme le dernier des hommes entre fa maî-
treffe & fon devoir; qui, flottant înceffamment dans une déshono-
rante incertitude, avilit par des plaintes efféminées ce caraâère
prefque divin que lui donne l'hiftoire ; qui fait chercher dans un
vil foupirant de ruelle le bienfaiteur du monde, & les délices du
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genï^ Iiuma.în* Qu'en penfe le même ipeôateur après ta repréfen-
t^tion? Il €nit par iriaindrç cet homme fenfible qu^il méprifoît, par
Sk^im^reflfer h ceete même paflîan dont il lui faifoic un crime, par
myrmuirer en fecrçt du facrîfice qu'il eft forcé d*en faire aux loix
d^ U patïî?. Voîl^ ce que chacun de nous éprouvoit à la repré-
fem^ÛQn, Le rôle de Titus , très-bien rendu , eût fait de Tefifet s'il
eût ét4 plus digne de lui ; mais tous fentirent que Pintérét principal
4toi( pQ^r Bérénice , & que c'étoit 1» fort de fon amour qui déter-»
minoit refpèce de la cataftrophq. Kon que ces plaintes continuelles
^Qnn^flTent une grande émotion durant te cours de la pièce ; mais
^\l cinquième a^e, où, ceflant de fe plaindre, Tair morne, l'œil
iec & la. voix éteinte, elle fiaifoit parler une douleur froide, ap-
prochante du défefpoir, l'art de l'aârice ajoutoît au pathétique du
rple» & les fpeâateurs viveiftent touchés commençoient îi pleurer
qua^nd Béréoicq ne pleuroit plus* Que fîgnîfioit cela, finon qu'on
trembloit qu'elle ne fût renvoyée ; qu'on fentoît d'avance la dou-
Içur dont Ton cœur feroit pénétré , & que chacun auroit voulu que
Titus fe laifsàt vaincre , même au rifque de l'en moins eftimer ?
Ne voilà'' t^il pas une Tragédie qui a bien rempli fon ob}et, & qui
a bjen appris aux fpc^ateurs à furmonter les foiblefles de l'amour?
L'ivÉNHMENT dément ces vceux fecrets; mais qu'importe?
Le dénouement n'efface point l'effet de la pièce. La Reine part
fans le congé du parterre : l'Empereur la renvoie invirus invitant ^
01^ peut ajouter invita fpcâatorc. Titus a beau refter Romain , il
eô feul de fon parti; tous les fpeftateurs ont époufé Bérénice.
Quand mêitie on pourroît me difputer cet effet; quand mô-
me on foutiendroit que l'exemple de force & de vertu qu'on voie
dans Titus, vainqueur de lui-même: fonde l'intérêt de la pièce t
& fait qu'en plaignant Bérénice on efl bien aife de la plaindre ,
on ne fçroit que rentrer en cela dans mes principes : parce que ,
comme je l^ai déjà dit, les facrilices faits au devoir & k la vertu
ont toujours un charme fecret , même pour les cœurs corrompus :
& la preuve que ce fentiment n'eft point l'ouvrage de la p'èce ,
c'eft qu'ils l'ont avant qu'elle commence. Mais cela n'empêche
pas que certaines padions fatisfaites ne leur femblent préférables
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12& J. J. Roû jSseJv^
^ la vertu même , & que s^îls font contens de voir Titus vertueux
& magnanime , ils ne le fuflënt encore plus de le voir heureux &
foible , ou du moins qu^ils ne confenti/Tent volontiers à Pétre \ fa
place. Pour rendre cette vérité fenAble , imaginons un dénout^
ment tout contraire k celui de Tauteur. Qu'après avoir mieux con-
fuite fon cœur, Titus ne voulant ni enfreindre les loix de Rome,
ni vendre le bonheur a Tambition , vienne avec des maximes op«
pofées abdiquer TEmpire aux pieds de Bérénice; que pénétrée
d'un fi grand facrîfice , elle fente que fon devoir feroit de refufer
la main de fon amant ^ & que pourtant elle accepte ; que tous
deux enivrés -des charmes de P amour , de la paix ^ de l'innocence,
& renonçant aux vaines grandeurs , prennent avec cette douce
joie qu'infpirent les vrais mouvemens de la nature , le parti d'al-
ler vivre heureux & ignorés dans un coin de la terre , qu'une fçène
Çi touchante foit animée des fentimëns tendres & patliétiques que
le fujet fournit, & que Racine eût fi bien fait valoir; que Titus
en quittant les Romains leur adreffe un difcours tçl que la cir-
confîance & le fujet le comportent : n'eft-il pas clair , par exem-
ple, qu'îi moins qu'un auteur ne foit de la dernière mal-adreflè,
un tel difcours doit faire fondra en larmes toute l'aflTemblée î
La pièce finiffaAt ainfi^ fera , fi l'on veut , moins bonne , moins
înftruâive , 'moins conforme \ l'hiftoire ; mais en fera-t-elle moins
de plaifir , & les fpeâateurs en fortiront-ils moins fatisfaits > Les
quatre premiers aéles fubfifieroient h-peu-près tels qu'ils font, &
cependant on en tireroit une leçon direftement contraire. Tant
il cft vrai que les tableaux de l'amour font toujours plus d'im-
prcflîon que les maximes de la fagefle , & que l'effet d'une Tra-
gédie eft tout-à-fait indépendant de celui du dénouement!
Veut-on favoîr s'il eft sûr qu'en montrant les fuites funeftés
des paflîons immodérées, la Tragédie apprenne à s'en garantir î
Que l'on confulte l'expérience. Ces fuites funçftes font repréfen-
tées très-fortement dans Zaïre ; il en coûte la vie aux deux amans ^
& il en coûte bien plus que la vie à Ofofmane, puifqu'il ne fê
donne la mort que pour fe délivrer du plus cruel fentiment qui
pujfTç encrer dans un cœuj: humain, le remords d'avoir poignarda
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j4 m. d'Alemb eut. $^T
fa maîtrefle. Voilh donc a/Tunîment des leçons très - énergiques.
Je feroîs curieux de trouver quelqu'un , homme ou femme , qui
s'osât vanter d'être forti d'une repréfentatîon de Zaïre bien pré-
^luni contre l'amour. Pour moi , je crois entendre chaque fpec-
tateur dire en fon cœur ^ la fin de la Tragédie : ah ! qu'on me donne
une Zaïre , je ferai bien en forte de ne la pas tuer. Si les femmes
n'ont pu fe lafler de courir en foule ^ cette pièce enchantereflè
& d'y faire courir les hommes , je ne dirai point que c'eft pour
s'encourager par l'exemple de l'héroïne à n'imiter pas un facrifice
qui lui réuflît fi mal ; mais c'eft parce que de toutes les Tragédies
qui font au théâtre, nulle autre ne montre avec plus de charmes
le pouvoir de l'amour & l'empire de la beauté, & qu'on y ap-
prend encore , pour furcroît de profit , à ne pas juger fa maîtrefle
fur les apparences, Qu'Orofmane immole Zaïre à fa jaloufie , une
femme fenfible y voit fans eflTroi le tranfport de la paflion : car
c'eft un moindre malheur de périr par la main de fon amant , que
d'en être médiocrement aimée.
Qu'on nous peigne l'amour comme on voudra , il féduit , ou
ce n'eft pas lui. S'il eft mal peint, la pièce eft mauvaife ; s'il eft
bien peint , il ofFufque tout ce qui l'accompagne. Ses combats ,
fts maux , fes foufFrances le rendent plus touchant encore que s'il
n'avoit nulle réfiftance à vaincre. Loin que fes triftes effets rebu-
tent , il n'en devient que pluis intéreffant par fes malheurs mêmes.
On fe dit, malgré foi, qu'un fentiment fi délicieux confolç de tour.
Une fi douce image amollit infenfiblemçnt le cœur : on prend de
la paffion ce qui mène au plaifir , on en laifTe ce qui tourmente.
Perfonne ne fe croit obligé d'être un héros, & c'^eft ainfî qu'ad-
mirant l'amour honnête on fe livre k l'amour criminel.
Ce qui achève de rendre fes images dangerèufes , c'eft préci-
fément ce qu'on fait pour les rendre agréables ; c'eft qu'on ne le
voit jamais régner fur la fcène qu'entre des âmes honnêtes , c'eft
que les deux amans font toujours des modèles de perfeftion. Et
comment ne s'intéreflTeroit-on pas pour une paffion fi féduifante
entre deux cœurs dont le caraflère eft déjà fi intéreffant par lui-
même ? Je doute que dans toutes nos pièces dramatiques on en
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328
/• /• R o u s s e'A) tr ;
trouve une feule où l'amour mutufel n'ait pas la fitveur du fpec-*
tateur. Si quelque infortuné brûlé cTun fbi rtoh partagé , on
en fait le rebut du partei-Pê. On ci^oit faire hierveilles de rendre
un amant eftimâblè ou haïfTable , ftîôn qu'ail eft bieh ou miil ac-
cueilli dans fes ahiouris ; de faîré toujours approuver au public les
fentimehs de fa MaltrêfTe j 8c de dohnçt a la tètidreffè tout l'inté-
rêt de la vertu. Au tieu qu'fl faudroit àpprtmïte au5t jeunes gens
à fe défier des iilufiohà de l'amour , k fuir l'erreur d'un penchant
aveugle qui croît toujours fe fonder fur l'eftimc , &: à craindre quel-
quefois de livt'er tm ccfcur Vàrtueut à lin objet indigne de fes foins*
Je ne fâche guères que te Mifanthhopé oh le héroi dé la pièce
ait fait un mauvais choix. Aôndré le Mifanthrope amoureux n'é-*
toit rien » le coup dé géhié eft de l'avoir fait amoureux d'dne co-
quette. Touft 4è refté du théâtre eft un tréfôr de femmes parfaites.
On diroit qu'elles s'y font Coûtes réfugiées. Eft-cc-^là l'image fi*
délie de la fociété ? Êft-cê àinfi quk)n nous rend ru(])efte une pal"-*
lion qu! perd tant de gens bien nés ? tl s'en fkut peu qu'on ne nous
faffe croire qu'un honnête homme eft obligé d'être amoureux ^ &
qu'une amante aimée ne fauroit n'être pas vertueufe. Nous voilà
fort bien inftruits l
Encore une fois, je n^ehtrèprends poîrft de jtiger fi c*eft bien
ou mal fait de fôhdet Air l'iimc^ur le principal încéi-ét du théâtre i
mais je dis qufe> fi fes peînhires font quelquefois dangereufes , elles
le ferom toujours , quoi q'Vi'oh faflfe pour les déguifer. Je dis que
c'eft en parleir de mauv'aife foi , ou fans le connoîrre , de voulohr
en reclifier leis impreffions par d'aurréfe impreffions étra:ngètes qui
ne les accompagnent point jofqu'âu cœur , oU que le cœur en a
bientôt féparées; impreffi;>n$ qui mêmfe ert déguifent les dangers,
& donnent h ce fen timent trompeur un nouvel attrait par lequel
il perd ceux qui s'y livrent.
Soit qu'on déduife dte.la natute des f^eftaclefe en général !e^
meilleures foi-mes dont ils foht fufceptibles ; foit qu'on exaim'ne
taut ce qfte les lumières d^ûri fiècle & d'un peuple éclairés ont fait
pour la perfeftion des nôtres , je crois qu'on peut conclure de ces
Cpnfidértttion3 diverfes que Teifçt moral du fpeélacle & des théâ-
tres
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4 Mf Ji^AlBUB BRTi 119
ff^)^ n^ lauroit jamais êwç bpQ pi ftU^Fsire ep Jpi-m^we, pnifqy'^
pe jcp«npcer qjuje leurs av^nt^ge^ , qn n*y çfovye aujCjupg fprt|y d'jf-
riUté réelle £||i6 inconvéniep?. /qui 1^ fi^rp^eor. Pr, pa^ unje fuijCfi
de fpn inytilité wn^ , ]^ thi^^ t qW *ie pput fign pour p,Qrrjgef
1^ mœurs , pput hç;^iicpwp pQW |çs gjtéfer. Çp fityof îf?;it ppps ^j?
ppnçJwa^ , y .donne w .nouvj^ ^çen4^t ^ ceiqc q^ ij^ji} dominiçpfi
)l^^ poutimieHes émoiws /jwlo9 y rçflTppf npjjs énervpop, îfsius zf-
fiiihliflènt , nous ren^^t pjjiis wc?pajbl,es de r^Q^fif à,|jps pa/Çpps j
£c le ftéi:^ mtér^t ^u'on prepd ^ la verpi rie ije^t qu'à Qpj\tept^r
jiQffe ajnQurTprQpi;^ ^ fans poMs .coçffî^D^rp à la pratiquer. )Çejuç
4(2 mes icompaiiriçte^ jq^i aP 4^?f^ou.v^Pit p^ ]e$ ^^apjef ^
eujc-^êiipifp .opt donp tprr.
Outre ces effets du théâtre, relatifs aux chofes reprffentéesj
t1 en a d'autres non mobs néceflaîres, qui fe rapportent direfte-*
ment à la fcène & aux perfonnages repréfentans , & c'eft à ceux-»
Ik que 4e Cenevois déjà cités attribuent Je goût tle luxe, de parure
& de dîflîpatîon dont Hs craignent avec raifon l'introduâion parmi
tious. Ce n'eft pas feulementia fréquentation des comédiens , mais
celle du théâtre , qui peut amener ce goût par fon appareil & la
parure des afteurs. N'eût-il d'autre effet que d'inxerrompre à cer-
taines heures le cours des affaires civiles & dpmeftiques, & d'offrir
une reffource aflurée à l'oifiveté , il n'eft pas poffible que la com-
modité d'aller tous les jours régulièrement au même lieu s'oublier
foi-môme , & s'occuper d'objets étrangers , ne donne au citoyen
il'autres habitudes 6c ne lui forme de nouvelles mœurs j mais ces
changemens feront-ils avantageux ou nuifîbles ? C'eft une queftioû
qui dépend moins de l'examen -du (peélacle que de celui des fpeç-
tateurs. Il eft sûr que ces changemens les amèneront tous k-peu-
p'rès au mâmè point; c'eft donc par l'état oh chacun étoit d'a-
bord qu^îlfaut eftîmer les différences.
Quand les amufemens font indifférens par leur nature ( & je
^veux bjen.pour un moment coofi^érer/ les fpe^ades comme cels)
-c'eft'la nature ilès occupations qu?ils interrompent qui lesiait juger
'bons ou mauves ,. fur-tout rlorfqn'ils font affez vifs pour devenir
•des <ic<^u]iatioQs eux-mêmes, "& fubftituer leur goût h celui du
Œuvres mêlées. Tome IL T t
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3JO /• /. R o us s E Zi v;
travail. La raifon reut qu^on favorife les amufemens des gens dont
les occupations font nuifibles, & qu'on détourne des mémei
amufemens ceux dont les occupations font utiles. Une autre con**
fidération générale, eft qu'il n'eft pas bon de laifler ^ des hom-
mes oififs & corrompus le choix de leurs amufemens, de peur
qu'ils ne les imaginent conformes k leurs inclinations vicîeufes, &
ne deviennent auflî malfâifans dans leurs plaifirs que dans leurs
affaires. Mais' laîffez un peuple ïîmple & laborieux fe délaffer de
fes travaux quand & comme il lui plait ; jamais il n'eft à crain«
dre qu'il abufe de cette liberté , & l'on ne doit point fe tourmen-
ter k lui chercher, des divertifîemens agréables.: car, comifie il faut
peu d'apprêts aux mets que l'abftinence & la faim affaifonnent ,
il n'en faut pas non plus beaucoup aux plaifirs des gens épuifés '
de fatigue , pour* qui le repos feul en eft un très-doux. Dans une
grande ville , pleine de gens intriguans , défœuvrés , fans, religion v
fans principes, dont l'imagination dépravée par l'oifiveté, la fai-
néantife , par l'amour du plaifir & par de grands befoins^ n'en-
gendre que des monftres & n'infpire que des forfaits; dans une
grande ville ovi les mœurs & l'honneur ne font rien, parce que
chacun dérobant aifément fa conduite aux yeux du public , ne fe
montre que par fon crédit & n'eft eftimé que par fes richeffest
la police ne fauroit trop multiplier les plaifirs permis, ni trop
s'appliquer à les rendre agréables , pour ôter aux particuliers la
tentation d'en chercher de plus dangereux. Comme les êmpicher
de s'occuper , c'eft les empêcher de mal faire , deux heures par
jour dérobées à l'adivité du vice , fauvent la douzième partie des
crimes qui fe commettroient; & tout ce que les fpeôacles vus ou
^ voir caufent d*entretiens dans les cafés & autres refuges des
fainéans & frippohs du pays, eft encore autant de gagné pour
les pères de famille, foit fur l'honneur de leurs filles ou. de leurs
femmes, foit fur leur bourfe ou fur celle de leurs fils.
Mais dans les petites villes, dans les lieux moins peuplés, oti
les particuliers , toujours fous les yeux du public ,. font cènfeurs
nés les uns des autres, & oh la police a fur noijs une infpeâion
facile^ il faut fuivre des maximes toutes contraires. S'iL y a. de
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A M. D'A L E M B E R T. JJl
Pinrduftrté, des ans, des manufaftures , on doit fe garder . d'offrir
des diftradfons relâchantes à Tàpre intérêt qui "fait* fes plai/îrs de
iès foins, & enrichie le Prince de Tavarice des fujets. Si- le pays
lans commerce nourrit les habitans dans Pinaâion , loin de fomen-
ter en eux roiiiveté à laquelle une vie (impie & facile ne les porte
déjà que trop, il faut la leur rendre irifupportable en les con-
traignant, a force d'ennui, d'employer utilement un temps dont
ils ne fauroîent abufer. Je vois qu'à Paris, où* l'on juge de tout
fur les apparences, parce qu'on n'a le loîfir de rien examiner , on
croit, h l'afr de défœuvrement & de langueur dont frappent au
premier coup-d' œil la plupart des villes de provinces, que les ha-,
bitans, plongés A\m une ftupîde ina(Sîon,n'y font que végéter,
ou tracafTer & fe 'brouiller enfemble. C'eft une erreur dont on
reviendroit aifément, (î Ton fongeoîr que la plupart des gens de
lettres qui brillent k Paris , la plupart des découvertes utiles* &
des inventions nouvelles y viennent de ces provinces fi méprîfées.
Reftez quelque temps dans une petite ville oU vous aurez cra
d'abord ne trouver que, des automates, non-feulement vous y
verrez bientôt des gens beaucoup plus fenfés que vos finges des
grandes villes, maïs vous manquerez rarement d'y découvrir dans
l'obfcurîté quelque hoipme ingénieux qui vous furprendra par fes
.talens, par fes ouvrages , que vous furprendrez encore plus en les
admirant, & qui, vous montrant des prodiges de travail , de pa-
tience &' d'induftrie » croira ne vous montrer que des chofes com-
munes a Paris. Telle eft la fimplicité du vrai génie; il n'eft ni in-
triguant ni ^&\î'^ il Ignore le chemin des honneurs & de la fortu-'
ixè , & ne fonge point a le chercher ; 51 ne fé compare à perfonne ;
toy tes fes rçfiburces font en lui feul y înfenfibie aux outrages &
peu fenfible aux louanges, s'il fe conrtoîr, il ne s'aflîgne point fa
place, &}ouit dç lui-ipême fans s'apprécier.
' Dans une petite ville on trouve, proportion gardée, moîns
d'aôivité fans doute que dans une capitale ; parce que les pallions
font moins vives, &les befoins moins preffans; mais plus d'efprits
originaux , plus d'induftrie inventive , plus de chofes vraiment neu-
ves : parce qu'on y eft moins imitateur j qu'ayant peu de modc-3
^ Tt ij
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îî»
/• /• Ro U 5 s B A tfy
les , chacun tire pitts dé lui-même , & met fAus du &tik ètam '
ce qu^il fait : parce que Terprit humain , moin^ écendu > moim noyé
parmi les opinions vulgaires, s'élabore & fermente raienx dam êi
tranquille foUtude : parce qu^n voyant moins on imagine ^v«»<
rage : enfin parce que, moins preflTé du temps ^ oa a plus .le lolÉr
d*étendre & digérer fes idées.
Je mefouviens d'avoir vu'dans ma jeunefle aux environs deNeufr
ehâtel un fpeâacle aflez agréable , & peut-être unique fur la terre.
Une montagne entière couverte d'habitations dont cli^une fait le^
centre des terres qui en dépendent; en forte que ces maifons j\
diftances auflî égales que les fortunes des propriétaires , offrent ^
la fois aux nombreux habîtans de cette montagnet , le recueillement
de la retraite & les douceurs de lafocïété. Ces heureux payfans,
tous à leur aife , francs de tailles ^ d'impôts , de fubdélégués , de
corvées, cultivent, avec tout le foin poflïble, des biens dont le
produit eft pour eux , & employent le loifir que cette culture leur
laiffe \ faire mille ouvrages de leurs mains , & \ mettre \ profit le
génie inventif que leur donna la nature. L'hiver fur- tout, temps oi
la hauteur des neiges leur ôte une communication facile , chacun
renfermé bien chaudement avec fa nombreufe famille dans fa jo-
lie & propre maifon de bois (^24) qti'il a bâtie lui-même, s'occupe
de mille travaux amufans qui chaflent l'ennui de fon afyle , & ajou-
tent à fon bien-être. Jamais menuifîer, ferrurier , viti-ier , tourneur
de profeflîon n'entra dans le pays ; tous le font pour eux-mêmes^
aucun ne l'efl pour autrui; dans la multitude de meubles com*
inodes & même élégans qui compofent leur ménage & parent leur
logement , on n'en voit pas un qui p'ait été fait de la main àm
maître. Il leur refte encore du loifir pour inventer & faire .miUi^
( 24 ) Je crois entendre un bel ef-
prit de Paris fe récrier , pourvu qu'il
ne life pas lui-même , \ cet endroit
comme \ bien d'autres, & démontrer
doderoent aux Dames, ( car s'cfl fiir-
tout aux Dames que ces MefHeùrs dé-
montrent ) qu'il efl impofnbJe qu'une
maifon de bois foie chaude. Grofiler
menfonge f Erreur de phyfîque! Ahl
pauvre Auteur ! Quant \ moi, je croû
la démonflradon fans réjplique. Touc
ce que je fais , c*eft que les Suifle^
paffent chaudement leur àiver au lBi«-
heu des neigea dans des naîibaa ^
bois»
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A M^ n'A L£M B E RT. 33}
MlfmAexis èktts , <î*acîef , de boîs , de carton , qu'ils vendent aux
étfcmgefs, 4cMit plufietlfs fnéme parviennent jufqu'h Paris, entre
autres ces petites horloges de boîs qu'on y voit depuis quelques
années. îls en font auflî de fer; ils font mime des montres ; & y
et qtiî parôît incroy^âblt , ' chacun réunit à lui feul toutes les pro-
fè (fions diverfes » dans lefqueîles fe fubdiviie l'horlogerie i & fait
cous fes outils lui-^méme.
Cb fk\tk pzt tont : ils ont des livres utîïes & font paflablement
kiftruits : ils raifonneot fehfément de toutes chofes , & de plufieurs
avec cffprit, (2^5 ) Ils font desfyphons, des aimans, des lunettes^
* dès pompes , des baromètres , des chambres nonces ; leurs tapifleries
font des multitudes d'inftrumens de toute ef^èce ; vous prendriez
le poêle d'un payfan pour un attelier de méchanique & pour un
cabinet de phyfique expérimentale. Tous favent un j)eu defSner ^
peindre , chiffrer; la plupart jouent de la fïûte; pluûeurs ont uu
peu de mufique & chantent jufte. Ces arts ne leur font point enfei-*
gnés par des maîtres, mais leur paflent, pour tinfi dire , par trar
iiùoîf. De ceux que j'ai vus favoir la. mufique » Ton me dîfoit Ta.-
voir apprife de fon père, un autre de fa tante» na ^tre de fou
coufin , quelques-uns i:roy oient l'avoir toujours fue. Vn de leurs^
plus fréquens amufemenseft de chanter avec leurs femmes & leur^
enfans les pfeaumes à quatre parties ; & Ton eft tout étonné d'en-
tendre fortir 4e ces cabanes champêtres t^armonie forte Se màle
de Goodimel, depub fi long-temps oubliée de nos favansArtiftes...
Je ne pouvois non plu:çjtie hfPaij^ 4e parcourir ces charjmanreç
demeures, que les habitans de m'y témoigner la plus franche
îiofpitalîté^ Malheûreufe^içnt j^étoîs jeune , ma curîoûté n'étoir
que celle d'un enfant, & je fongeois plus à m'amufer qu'àm'inf-
truire. Depuis trente ans^ le peu d'obfervations que je fis fe
{ont effacées de ma mémoire. Je me fouviens ieulenient que
(a; ) Je puis citer en exemple un fais bien qu'il n'a pas beaucoup- cT^.
homme de mérite 9 bien connu dans gaux parmi Tes compatriotes ; mais
Paris , & plus d'une fois honoré des enfin c*eù en vivant comme eux qu*îlL
fufTra^es de l'Académie des Sciences, apprit a les furpaâer.^
C'efi M. Rivaz , célèbre Vakifan» Je
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C^-^^^le
354 •^^ ^* ^ou s s EÀu; ^
j^admirois fans cefTe en ces hommes jSnguliers un mélat^e ^X^^.
nanc de finefTe & de (implicite qu^on croiroit prefque irïqompa««
tîbles , & que je n'ai plus ohfervé mille part. Pu refte, je n'ai
rien retenu de leurs mœurs, de leur • focîété , dç ieurs qaraé*«res.
Aujourd'hui que j'y porterois d'autres yeux, faut- il Jie revoir
plus cet heureux pays ? Hélas ? U eil Jur U rçute du mien I ^
Après cette légère idée, fuppofons qu'au fomniet de la mon-
tagne dont je' viens de parler, ai^ centre* des habîraiipns , . on
établinb un Speâacle fixe |8^ .peu cgûfêuy.^fpus .préçext;!^», .par
exemple, d'offrir une. honnête récréation h des gens .continuel-
lement occupés , .& en état de ftippprter c^ette pçtite^dépenfe;'
fuppofons encorç qu'ils prennent du gôûjt pour c^ même fpec*
tacle, & cherchons ce qui doit réfulter de fon éjtabltflemedrw ,:
Je vois d'abord que leurs travaux cefTant d'être leurs amu-
femens auflî-rôt qu'Hs en auront un autre, celui-ci les dégoûtera
des premiers; te zèle ne fournira plus tant de loîfîr, ni lés piê*
mes inventions. D'ailleurs il y aura chaque jour un* tçmps réel
de perdu pour ceux qui aflïfteront au fpeftaclç ; & l'on ne fe
remet pas il Touvrage l'efprît rempli de ce qu'on vient de voir;
on en parle., ou l'on y fortç'e. Par conféquent , relachemcnt.de
travail : premier préjudice.
Quelque peu quVn paie .à la porte ,. on . piâe enfin j c'eft
toujours une dépenfe qu'on ne faifoit pas.. Il en coûte pour faî^
pour fa femme , pour (es enfans , quand on les y mène , & il .
les y faut mener quelquefois. De plus un ouvrier ne va point
dans une alTemblée fe montrer en habit de travail. :. il fauç
prendre plus fouvent fes habits des dîiii^nches, changer .dé linge
plus fouvent, fe poudrer, fe rafer ; tout cela coure au temps
^ de Targenç. Augmentation de dépenfe : deuxième préjudice.
Un travail moins aflîdu & une dépenfe plus forte exigent un
dédommagement.' On le trouvera fur le prix des ouvrages qu'or>
fera forcé de renchérir. Plufieurs marchands rebutés de cette
augmentation ;, quitteront les Montagnons ^ (^^) & fe pourvoi-^
i%6) Celt le nom qu*oa donne dans le pays aux habitans de cette monta^nQ^
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toftt chez* les atrtres ^Siriffes leuts Voîfins, qui, fans être moins
induArieux , n'auront poifat de fpeftacles , & n'augmenteront point
teurs prix. ' DimiâHlioii du débit : troiiièmë préjudice.
DXns les mauvais tçmps , les chemins ne font pas praticables f
(k comme H fiiudra^ toujours dans ces temps- la., que la troupe
vive , elle n'interrompra pas fes repréfentations; On ne pourra
donc éviter de rendre, le fpeâacle abordable en tout temps.
L'hiver il faudra faire des chemins dans la neige, peut-être les
j)avpr^;j & PjeUj v^uflje. qu^'op n'y n?ette pas des lantei-nes; Voilà
des' dépenfes. publiques; par cpnféquent des contributions delà
pî^rt iles particuliers. Étabiiflçment d'impôts : quatrième pré-
judice. ..',.:
• ■ ' • .
i>3S^t femché!s des itiontagHons allant d'abord pour voir, &
enfuite ^our être vucj , voudront ' être parées ; elles voudront
fétre avec diftinôipn. La (^mme de M. le Châtelain ne voudra
pas fe monti-er au fpéôacle mffe comme celle du maître d'école 5
la femme du maître d'école s'efforcera de le mettre comme
celle du Châtelain. De^^là naîtra bientôt une émulation de parure
qui ruinera les maris , les gagnera peut-être , & qui trouvera
fans cefife mtlter nouveaux ^oyew d^éluder les loix fomptuakes.
Introduâion du 4uxe : cinquième préjudice. •
Topt le refle eft facile a concev.oir. Sans, mettre en. ligne
de compte les autres inconyéniens dont j'ai parlé, ou dont je
.parlerai dans la fuii;e : fans avoir ^gard à l'efpèce du fpeflacle &
^ fes effets. iporaux^ je m'en tiens^ uniquement à ce qui regarde
le travail & le gain, & je crois montrer, par une conféquence
-évideme, cpiîKunent iUi peuple aif^i^ mais qui doit fon bien-être
àfo» iiiduftrfe, cbangeaht la réalité contre l'apparence, fe ruine
k l!ioA*nt iqu^a veuft faiUer.
Au refte , Jl ne -faut point fe rëcrîef contre la chimère de
ma fuppofitiori ;' je ne la donne que pour telle, & ne veux que
rendre fenfible au plus au moins ki fuites inévitables. Otez quel-
ques circonftances , vous retrouverez ailleurs d'autres Montai
gnani; & mutatis mutcuidis , l'exemple a fon application,,
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35^ /• /. RcussEAir y
Ainsi , quand il feroit vrai ^ue tes Tpeâftcles ne faut f%%
niawais en evuc-mcmes , on aMroic toujcwirs à .cborcher e% fie
le deviendront poinc à l'^aM 4^ petipte auquel on le$ 4ei}iiot»
En certains lieux ils feront utiles pour attirer les étrangers ;
Jyotir augmenter la circulation des efp&ces; pour exciter les Ar-
tiftes; pour varier les modes; pour occtfpier les ^ns trop' riches
ou ul5>}rant \ Têtre ; pour les rendre mortis hiaf-faifens ; pour iîxt-
traite le peuple de fes misères ; pour lin faire oublier fès cheft
«n voyant ies baladins*; pour maintenir & perfeftionneir le goût
*<quand Phonnêtèté eft pèhiue ; ' pour couvrir d'un vernis de pro-
cédés ïa îaideur du vice; ponr «mpécher , Jen uil mot, ^ue les
mauvaîfes mœurs ne dégénèrent en lirig^ndage. En ff autres
lieux , ils ne ferviroient qu'à détruire Tamour du travail ; ^ décou-
^teger rindullne^ a ruiner les ,par^Àculi^r$^ à Um i^îTpîner le
^oûi; de ToîÊveté ; à leur faire tchejFcher lea /no)^c;ns 4^ fubHfter
iixos /len fair^ ; \ xetiàot un j>eupte ina^if $c lâche, ^ J'^eofi-
^pêcher de voir les objets publics »&: pmJculifM's ^lont rîl 4ok s^:Qç^
x^qpoT); ^ ttourner la f^eflfe «n ridicule^ ^ iubftinw* ^n jargon
'^e (béanre \ la ^pratique À&& ^ert^^; àitRertrie ^toucc'la ^moralp
«en jafiétaphyfique ; )i uw»f\k 4es citQy^ns^n^n bçaux. écrits «Ictf
anèreâ ^ ^nailb ^en fetices onaioredàs , '& ^les r6ile0(en amoureu^
de Comédie. L'effet général ieca.leiipeiQie &r tow \ta hi^pimesB
mais les hommes ainfi changés conviendront* plus ou moins k
^leur payç. En devenant égaux, les-maxn^aîs gagneront, lès -bons
perdront itfncore davantage t tdus contraftcront ûh cara^ère de
.'mollefïe, un elprit d'inaflfîon qui ôtera aux uns de grandes ver-,
-tus, & préferveta les *autreir dt médîteï" de grands^ trimes,
^I>E xes notnrëlles réfleccions il ^éfult^'tfne ^Cfmfécfi^wt dûreo-
vtttttfent contraire K celles que jie'tiroisidés^^remière^i; f«roir que
quand le peuple eft corrompu, les^^^peâbcles ' lui font boiw , le
mauvais quand il eft bon lui-même. II fembleroit doQC que ces
deux effets contraires devrôient s'entrè-cl'^truîre , ik les fpeSacles
réfter iadlfférensà ,tous ; maîs'îl y a cette différence, que Teffet
qui renforce le bîen.& le mal, étant tiré dfe Tefprit des pièces»
rft fujet comme elles à mille moiliHc4tipns ^qui les rédi4ifentj)ref-
quc
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À M. D^AlEM B EUT. 537
qite^ rien ; au lieu que celui qui change le bien en mal & le mal ea
bien, réfultant de l'exîftence même du fpeâacle, eft un efFet conf-
tant^ réel, qui revient tous les jours ^ & doit l'emporter à la fin.
It fuît de-lk que , pour juger s'il eft à propos ou non d'éta*
blir un théâtre en quelque ville , il faut premièrement favoir fi
les mœurs y font bonnes ou mauvaifes; queftion fur laquelle il ne
m'appartient peut-être pas de prononcer par rapport à nous.
Quoi qu'il en foit, tout ce que je puis accorder là-deffus , c'eft
qu'il eft vrai que la Comédie ne nous fera point de mal , fi plus
rien ne nous en peut faire.
Pour prévenir les inconvénieiis qui peuvent naître de l'exemple
des Comédiens, vous voudriez qu'on les forçât d'être honnêtes
gens. Par ce moyen , dites-vous , on auroit à la fois des fpeftacles
Si des mœurs , & l'on réuniroit les avantages des uns & des autres.
Des fpeâacles & des mœurs! Voilà qui formeroîr vraiment un Spec-
tacle à voir, d'hantant plus que ce feroit la première fois. Mais quels
font les moyens que vous nous indiquez pour contenir les Comé-
diens ? Des loix févères & bien exécutées. C'eft au moins avouer
qu'ils ont Befoin d'être contenus , & que les moyens n'en font pas
faciles. Des loix févères? La première eft de n'en point foufFrir,
Si nous enfreignons celle-là, que deviendra la févérité des autres?
Des loix bien exécutées? Il s'agit de favoir fi cela fe peutj car la
force des loix a fa mefure; celle des vices qu^elles répriment a auflî
la fienne. Ce n'eft qu'après avoir comparé ces deux quantités &
trouvé que la première furpaffe l'autre, qu'on peut s'afTurer de
l'exécution des loix. La connoiflance de ces rapports fait la véri-
table fcience du Légiflateur; car $'il ne s'agiffbit que de publier
Édits fur Édits , Réglemens fur Réglemens , pour remédier aux abus
à mefure qu'ils naiflent^ on diroit fans doute de fort belles chofes ;
rnnis qui, pour la plupart, rcftero^nt fans effet, & ferviroîent d'^in-
dications de ce qu'il fàudroît faire» plutôt que de moyens pour
l'exécuter. Dans le fond , i'inftitution Aq% lobe n'eft pas une chofe
fi ti^orveilleufe qu'avec du fens & de l'équité tour homme ne pàt
tr^-bîen trouver de lui-même celles qui , bien obfervées^ feroîent
JefL plus utiles à la fodété. Où eft le plus petk écolier de droit qui
(ILuvrcs mêlées. Tomg IL V Y
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358 /. /• Rou s s eau;
ne drefTera pas un code d'une morale auflî pure que celle des loîx
de Platon ? Mais ce n'eft pas de cela feul qu'il s'agit. Oeft d'ap-
proprier tellement ce code au peuple pour lequel il eft fait , & aux
chofes fur lefquelles on y ftatue , que fon exécution s'enfuive du
feul concours de ces convenances; c'eft d'impofer au peuple, à
l'exemple de Solon, moins les meilleures loix en elles-mêmes, que
les meilleures qu'il puifTe comporter dans la fituation donnée. Au-
trement il vaut encore mieux laifTer fubfifter les défordres que de
les prévenir, ou d'y pourvoir par des loix qui ne feront point
obfcrvécs ; car , fans remédier au mal , c'eft encore avilir les
loix.
Une autre obfervation , non moins importante , eft que les chofes
de mœurs & de juftice univerfelle ne fe règlent pas , comme celles
de juftice particulière & de droit rigoureux , par des Édits & par
des loix ; ou fi quelquefois les loix influent fur les mœurs , c'eft
quand elles en tirent leur force. Alors elles leur rendent cette
même force par une forte de réaûion bien connue dfes vrais poli-
tiques. La première fonûion des Éphores de Sparte , en entrant
en charge , étoit une proclamation publique par laquelle ils enjoi-
gnoient aux citoyens , non pas d'obferver les loix , mais 4e les ai-
nier, afin que l'obfervatîon ne leur en fût point dure. Cette pro-
clamation , qui n'étoit pas un vain formulaire , montre parfaitement
l'efprit de l'inftitution de Sparte , par laquelle les loix &: les mœurs ,
intimement unies dans les cœurs des citoyens , n'y faifoient , pour
ainfi dire , qu'un même corps. Mais ne nous flattons pas de voir
Sparte renaître au feîn du commerce & de l'amour du gain. Si
nous avions les mêmes maximes, on pourroit établir k Genève un
fpeftacle fans aucun rîfque : car jamais citoyen ni bourgeois ny
mettroit le pied.
Par oii le gouvernement peut-fl donc avoir prife fur les mœurs?
Je réponds que c'eft par l'opinion publique. • Si nos habitudes naîf-
feat de nos propres fentimens dans la retraite, elles naiffent de
l'opinion d'autrui dans la fociété. Quand on ne vit pas en foi , mais
dans les autres , ce font leurs jugemens qui règlent tout \ rien ne
paroit bon ni defirable aux {Particuliers que ce que le public a jugé
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tel ; & le feul bonheur que la plupart des hommes connoiflenc efl
d*écre eftimé heureux.
Quant au choix des înftrumens propres 2i diriger Popinion pu-
blique, c'eft une autre queftion qu'il feroît fuperflu de réfoudre
pour vous , & que ce n'efl pas ici le lieu de réfoudre pour la mul-
titude. Je me contenterai de montrer, par un exemple fenfible,
que ces inflrumehs ne font ni des peines , ni nulle efpèce de moyens
coaôi6. Cet exemple eft fous vos yeux : je le tire de votre patrie ,
c'eft celui du Tribunal des Maréchaux de France , établis Juges
fuprémes du point d'honneur.
De quoi s'agiflbit-il dans cette inflitution ? De changer Popînîon
publique fur les duels, fur la réparation des ofFenfes, & fur les
occafions où un brave homme eft obligé, fous peine d'infamie, de
tirer raifon d'un affront Tépée à la main. Il s'enfuit delà;
PREMi:éREMENT , que la force n'ayant aucim pouvoir fur les
cfprits, il falloit écarter avec le plus grand foin tout veftige de
violence du Tribunal établi pour opérer ce changement. Ce mot
même de Tribunal étoit mal imaginé; j'aimerois mieux celui de
Cour-d" honneur. Ses feules armes dévoient être l'honneur & l'infa-
mie : jamais de récompenfe utile , jamais de punition corporelle ;
point de prifon , point d'arrêts, point de gardes armés. Simplement
un Appariteur qui auroit fait fes citations en touchant l'accufé d'une
baguette blanche , fans qu'il s'enfuivît aucune autre contrainte pour
le faire comparoître. Il eft vrai que ne pas comparoître au ternie
fixé pardevant les Juges de l'honneur, c'étoit s'en confefler dépour-
vu, c'étoit fe condamner foi-même. Delà réfultoit naturellement
note d'infamie, dégradation de noblefle, incapacité de fervir le
Roi dans fes Tribunaux, dans fes armées, & autres punitions de ce
genre , qui tiennent immédiatement à l'opinion , ou en font un effet
néceffaire.
Il s'enfuit, en fécond lieu , que pour déraciner le préjugé public,
il falloit des Juges d'une grande autorité fur la matière en queftion ;
& quant k ce point , l'inftituteur entra parfaitement dans l'efprit de
Vv ij
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récabllflement; car dans une nation toute guerrière , qui pêne fnietnr
juger des jufles occaHons de montrer fon courage & At tetlet oit
rhonneur ofFenfé demande fatisfadion^ que d'anciens Militaires
chargés de titres d'honneur, qui ont blanchis Tous tes lauriers, &
prouvé cent fois au prix de leur fang qu'ils n'ignorent pas quand
le devoir veut qu'on en répande.
Il fuit, en troidème lieu ^ que rien n^^tant plus indépendant du
pouvoir fupréme que le jugement du public , le Souverain devoit le
garder fur toutes chofes de mêler fes décifîons arbitraires parmi
des arrêts faits pour repréfenter ce jugement , & , qui plus eft r
pour le déterminer. Il devoit s'efforcer au contraire de mettre la;
Cour-d'honneur au-delTus de lui, comme fournis lui-iti^me k fes-
décrets refpeftables. Il ne falloir donc pas commencer par con*
damner k rnort tous les duéliftes îndiftinâement, ce qui éroit mettre
d'emblée une oppofïtion choquante entre l'honneur & la loi ; cir
la loi même ne peut obliger perfomie k fe déshonorer. Si tout le
peuple a jugé qu'un homme eft poltron , le Roi , malgré toute fai
puiflance , aura beau le déclarer brave , perfonne n'en croira rien i
& cet homme paflant alors pour un poltron qui veut être honoré
par force , n'en fera que plus méprifé. Quant a ce que difent les
Edits, que c^eft ofFenfer Dieu de fe battre, c'eft un avis fort pieux
fans doute ; mais la loi civile n'eft point juge des péchés , & toutes
les fois que l'autorité fouveraine voudra s'interpofer dans les con-
flits de l'honneur & de la Religion , elle fera compromife dés deux
côtés. Les mêmes Edits ne raifonnent pas mieux, quand ils diient
qu'au lieu de fe battre, îl faut s^adreffer aux Maréchaux : condam-
ner ainfi le combat fans diflinftion , fans réferve , c'ell commencer
par juger foi - même ce qu'on renvoie k leur jugement. On faîc
bien qu'il ne leur eft pas permis d'accorder le duel, même quand
l'honneur outragé n'a plus d'autres reffources; &, félon les préjugés
du monde , il y a beaucoup de femblables cas ; car , quant aUx
fatîsfaftions cérémonieufes dont on a voulu payer l'ofFenfé, ce font
de véritables jeux d'enfant.
Qu'un homme ait le droit d'accepter une réparation pour lur-
xnêmei & de pardonner à fon ennemi , en ménageant cette maxime
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À Mé n'A iÊ M É E kr: 5411
«vec âft, on là peut Aibftittiêf ItifenGMûm^nt âU fitùc^ prépi^é
qu'elle atrâquô $ mais il h*èti efl pas de mérnd quftnd l^honneut' de
geii^ auxquels le nétr^ eft lié fe trouve attaqué : dès>'lors 3 n'y a
plus d'acdomitiodemei^t pofliblé. Si tnon père a reçu un fdufHeti;
fi ma fc&ur, ma femmié ou ma maiereflb edinAiltée) conrerverai'«[e
mon honneur en faifant bon marché du leur? Il n'y a ni Maréchaux
ni iatisfaâions qui fuffiient , il faut que je les vengè ou que je me
déshonore i les Édits ne me laiflent que le choix du fuppHce ou de
l'infamie« Pour citer un exemple qui îe rapporte à mon Ai jet, n*ef{<«
ce pas un concert bien entendu entre Pefprit de la fcènè & celui
des loix, qu'on aille applaudir au Théâtre ce même Cid qu'on iroic
voir pendre à la Grève ?
AiKsi Ton a beau fkîre t m là raiKoft ^ ni la vertu , nî les lotx n^
vaincront t'opinlon publique , tant qu'on ne trouvera pas l'art de
la changer. Encore une fois cet art ne tient point à la violence^
Les moyens établis ne ferviroîent^ s'ils étoieht pratiqués , qu'a pu-
nir les braves gens Se fauver les lâches ; mais heureufement ils
font trop abfurdes pour pouvoir être employés , & n'ont fervî
qu'h faire changer de nom au^ ^uels. Comment falloit-il donc
s'y prendre? Il falloir, ce me femble, foumettre abfolument lôs
combats particuliers à la jurifdiâion des Maréchaux , foit pour les
juger, foit pcnir les prévenir , foit même pour lés permettre. Non-
feulement il falloit leur laifler le droit d'accorder le champ quand
ils le jugeroient ^ propos; mais il étoit important qu'ils ufaHent
quelquefois de ce droit , ne fùt-Cc que pour ôter au public Une
idée ^{{ét difficile à détruire , & qui feule annulle toute leur au-
torité ; favoir que dans les affaires qui pafTent pardevant eux , ils
jugent moins fur leur propre fentiment que fur la volonté du
Prince. Alors il n'y avoit point de honte k leur demander le com-
bat dans une occafion néceffaire ; il n'y en avoit pas même à s'en
abftenir quand les raifons de l'accorder n'étoient pas jugées fuffi*
fautes; mais il y en aura toujours \l leur dire : je fuis oflPenfé;
faites en forte que je fois difpenfé de me battre.
Par ce moyen tous les appels fecrets feroîent infailliblement
tombés dans le déçri > quand , rhv>nae\u: ofieafé pouvant fe défeot
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14»
J. J. R0U>t s ÉÀUj
dte , & le courage fe montrer au champ dUionneur , on eût très-
juftement fufpedé ceux qui fe feroient cachés pour fe battre, &
quand ceiix que la Cour-d'honneur eût jugé s'être mal (27 ) bat-
tus , feroient, en qualité de vils aflaffins, reftés foumis aux Tri-
bunaux criminels. Je conviens que plufieurs duels n'étant jugés
qu'après coup, & d'autres même étant folemnellement autorifés,
a en auroit d'abord coûté la vie îi quelques braves gens i mais
c'eût été pour la fauver dans la fuite k des infinités d'autres; au
lieu que , du fang qui fe verfe malgré les Édits , naît une raifon
d'en verfer davantage.
Que feroit-il arrivé dans la fuite? A mefure que la Cour-d'hon-
neur auroit acquis de l'autorité fur l'opinion du peuple , par la
fagefle & le poids de fes décifions, elle feroit devenue peu-à-peu
plus févère, jufqu'à ce que les occafions légitimes fe réduifant
tout-a-fait à rien , le point d'honneur eût changé de principes, &
que les duels fuflent entièrement abolis. On n'a pas eu tous ces
embarras , à la vérité , mais auflî l'on a fait im établiflement inutile.
Si les duels aujourd'hui font plus rares , ce n'eft pas qu'ils foient
méprifés ni punis; c'eft parce que les mœurs ont changé: (28)
& la preuve que ce changement vient de caufes toutes différentes
auxquelles le gouvernement n'a point de part, la preuve que l'o-
pinion publique n'a nullement changé fur ce point , c'eft qu'après
tant de foins mal entendus, tout Gentilhomme qui ne tire .pas
( 17 ) Mal , c'eft-i-dire , non-feu-
lement en lâches & avec fraude, mais
injuftement & fans raifon fuffifante;
ce qui fe fût namrellement préfumé
de toute affaire non portée au Tribu-
' nal.
( a8 ) Autrefois les hommes pre-
noient querelle au cabaret ; on les a
dégoûtés de ce plaifu- groffier , en leur
faifant bon marché des autres. Autre-
, fois ils s'égorgeoient pour une maî-
' trèfle ; en vivant plus familièrement
avec les femmes , ils ont trouvé que
ce n'étoit pas la peine de fe battre
pour elles. L'ivrefle & Pamour ôtés,
il refte peu d'importants fujets de dif-
pute. Dans le monde on ne fe bat
plus que pour le jeu. Les Militaires
ne fe battent plus que pour des paA
'fe-droits , ou pour n'être pas forcés
de quitter le fervice. Dans ce fiècle
éclairé chacun fait calculer , k un écu
près, ce que valent fon honneur &
fa vie.
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A M. d'Alembe^rt. 545
ralfon d^un affront , l^épée a la main , n^eft pas moins déshonoré
qu'auparavant.
Une quatrième conféquence de Tobjet du même établiflement,
eft que nul homme ne pouvant vivre civilement fans honneur , tous
les États oii l?on porte une épée , depuis le Prince jufqu'au foldat ,
& tous les États mêmes où Ton n'en porte point, doivent reflbrtir
à cette Cour-d'honneur : les uns , pour rendre compte de leur
conduite fie de leurs aâions ; les autres , de leurs difcours & de
leurs maximes ; tous également fujets k être honorés ou flétris fé-
lon la conformité ou l'oppofîiion de leur vie ou de leurs fentî-
mens aux principes de l'honneur établis dans la nation , & réfor-
més înfenfiblement par le Tribunal fur ceux de la juftice & de la
raifon. Borner cette compétence aux Nobles & aux Militaires,
c'eft couper les rejettons & laifler la racine ; car fî le point d'hon-
neur fait agir la NoblefTe, il fait parler le peuple ^ les uns ne fe
battent que parce que les autres les jugent; &pour changer les
aâions dont l'eftime publique eft l'objet, il faut auparavant chan-
ger les jugemens qu'on en porte. Je fuis convaincu qu'on ne vien-
dra jamais à bout d'opérer ces changemens fans y faire intervenir •
les femmes mêmes , de qui dépend en grande partie la manière
de penfer des hommes.
. De ce principe il fuit encore que le Tribunal doit être plus
ou moins redouté dans les diverfes conditions , à proportion qu'el-
les, ont plus ou moins d'honneur à perdre, félon les idées vulgai*
res qu'il faut toujours prendre ici pour règles. Si l'établiflemenc
eft bien fait , les Grands & les Princes doivent trembler au feu!
nom de la Cour-d'honncur. Il auroit fallu qu'en Tinftituant on y
eût porté tous les démêlés perfonnels exiftans alors entre les pre-
miers du Roj^ume; que le Tribunal les eût jugés définitivement
autant qu'ils pouvoient Têtre par les feules loix de l'honneur; que
ces jugemens euflent été févères ; qu'il y eût eu des ceflions de pas
& de rang, perfonnelles & indépendantes du droit des places ,
des interdiftions du port des armes ou de paroître devant la face
du Prince, ou d'autres punitions femblables, nulles par elles-mê-
mes , grièves par l'opinion , jufqu'à l'infamie inclufivement , qu'on :
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J44 7' ^^ Roxi ssEÂVs
duroit pu regarder comme la peine capitale décernée par la Cour^
d'honneur ; que toutes ces peines euflent eu , par le concours de
Tautorité fuprême, les mêmes effets qu'a naturelleipent le juge-
ment public quand la forcç n'anqulle point fes décifions ; que le
Tribunal n'eût point ftatué fur des bagatelles , mais qu'il n'eût ja-
mais rien fait ^ demi ; que le Roi même y eût été cité > quand il
jetta fa canne par la fenêtre, de peur, dit- il, de frapper un Gen-
tilhomme , ( 20) qu'il eût comparu en accqfé avec fa partie ; qu'il
eût ^ été jugé f^lemnellement , condamné 2i faire réparation au
Gentilhomme pour Taffront Indireé^ qu'il lui avojt fait ; & que le
Tribunal lui -eût en mémç-tçmpç décerné un prix d'honneur, pour
la modération du Monarque d^ns 1^ XQlère. Ce prix , qui devoit
être un figae très-fîmple, mais vifiblç, porté par le Roi durant
teute fa vie, l\ii eût été, ce me fçmblç, un ornement plu$ ho-
norable que ceux de la royauté , & je ne doute pas qu'il ne fût
devenu le Aijet des chants de pluç d'un Poëte. Il eft certain que ,
quant k l'honneur, l^s Rois eux-mêmes font foumis plus que per-
fonnç au jugement du public, & peuvent par conféqueqt, fans
s'abaiflfer , comparoitre au Tribunal qui le repréfente. Louis XIV
étoit digne de faire de ces chofes-lk , & jç çroi$ qu'il les eût
faites , fi quelqu'un les lui eût fuggérées^
Avec toutes ces précautions & d'autres femblables, il eft fort
douteux qu'on eût réuflî , parce qu'une pareille inftitution eft entier
rement contraire k l'efprit de la Monarchie ; mais il eft très^sûr
que pour les avoir négligées , pour avoir voulu mêler la force &
les loix dans des matières de préjugés , & changer le point d'hon*
neur par la violence , on a compromis l*autorité royale , & rendu
inéprifables des loix qui pafibient leur pouvoir,
CepbiîPANT en qyoi cqnfiftoif pç préjugé qu'il s'agiflToit dç
idétruirç ? Dans l'opinion la pluç extravagante â( U plus barbare qui
îatpais entra dans l^çfprit hy main , favoir , que tous W% devoirs de
)a foçiét^ font fuppléés p^ la b^ avourç ; qu'un homme a'eft plus
fourbe ,
(19) M. deJ^auzuQf Vqil^^ félon moi, des coup? de canne bien noUçr
ftiem appli^tté&.
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a M. d^Alembert: 545
fourbe, frippôn, calomniateur, qu^il eft civil, humain, poli, quand
il fait fe battre; que le menfonge fe change en vérité; que le vol
devient légitime , la perfidie honnête , l'infidélité louable , H - toc
qu'on foutient tout cela le fer à la main ; qu'un affront eft toujours
bien réparé par un coup d'épée, & qu'on n'a jamais tort avec un
homme, pourvu qu'on le tue. Il y a, je l'avoue, une autre forte
d'affaire où la gentillefTe fe mêle à la cruauté , & oii l'on ne tue
les gens que par hazard ; c'efl celle où l'on fe bat au premier fang.
Au premier fangl Grand Dieu! & qu'en veux- tu faire de ce fang,
bête féroce î Le veux-tu boire î Le moyen de fonger à ces horreurs
fans émotion? Tels font les préjugés que les Rois de France, ar-
més de toute la force publique, ont vainement attaqués. L'opi-
nion , Reine du monde , n'efl point foumife au pouvoir des Rois ^
ils font eux-mêmes fes premiers efclaves.
Je finis cette longue digreffion, qui malheureufement ne fera
pas la dernière : & de cet exemple, trop brillant peut-être , yf/;arytf
licct componere magnis, je reviens k des applications plus (impies*
Un des infaillibles effers d'un théâtre établi dans une auffî petite
ville que la nôtre, fera de changer nos maximes, ou, fi l'on veut,
nos préjugés & nos opinions publiques ; ce qui changera néceflTai-*
rement nos mœurs contre d'autres , meilleures ou pires , je n'en
dis rien encore , mais sûrement moins convenables à notre confli-
tution. Je demande , Monfieur , par quelles loix efEcaces vous re-
médierez à cela î Si le gouvernement peut beaucoup fur les mœurs,
c'efl feulement par fon' inflitution prùnitive : quand une fois il les
a déterminées, non-feulement il n'a plus le pouvou: de les changer,
!l moins qu'il ne change , il a même bien de la peine à les mainte-
nir contre les accidens inévitables qui les attaquent, & contre la
pente naturelle qui les altère. Les opinions publiques , quoique fi
difficiles k gouverner , font pourtant par elles mêmes très-mobiles
& changeantes. Le hazard, mille caufes fortuites, mille circonf-
tances imprévues font ce que la force & la raifon ne fauroient
faire ; ou plutôt, c'eft précifément parce que le hazard les dirige,
que la force n'y peut rien : comme les dés qui partent de la mam .
fEwns miUçs. Tome IL X x
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34^ /. X Rov s s E jiUy
quelque knf ulfion (ju'oa ku£ demie ^ tftfx Mièfttnr pas plus: aî^"
itienc le point qtt^on deâve. *
Tout ce que là fagefle liumâîne petit faire , eft de provenir îes
changemens , d^arrêter de loin tout ce qui les amène ; maïs fS-tÔr
qu'où lès ibufFre & qu*on leS aûtôfîfè, on eft rarement maître de
leurs effets , & Ton ne peut jamais ft feindre de Têtre. Comment
donc préviendrons - nous ceux dont nous aurons volontairement
introduit la, càufe > A Pimitation de PétabliïTement dont je viens de
parler , nous propoïèrez-vous d^nftituer des cenfeurs fNous en avons
déjà (30) V & fi toute U force de ce Tribunal fîiHxt \ peine pour
nous maintenir tels que nous fommesj quand nous aurons ajouttf^
une nouvelle inclinailoa a la pente des mœurs, que fera-t-il pour
arrêter ce progrès? Il eft cUir qu*il n'y pourra plus fuffire. La
première marque de fon impuiHance h prévenir les abus de la co-
médie, fera, de laUiilèr établir. Car il eil aifé de prévoir que ces
*devuc Âabliflçmens ne feuroient fubfiftej: long-^emps enfenîle > &
que la comédie tourner?, les Cenfeurs ea ridicule^ ou que le$ Ce^
&urs feropt cbaflTer les Comédleas..
Mats ft ïie s'agît pas feulement ici de tthfiifflfafice de» îoîii:
pour réjprimcr de mauvaifes maurs, en tâi/Tant Aïbfifterlevf catrlb.
On trouvera, je le |>révors, que, l'elprtt rempli des abus iftfeft-^
getrdte nétefïàirement le théâtre, S: de Pimpoffihîfiré ^énéi^elfe dr
prévenir ces abus , je ne réponds pas affez précifîément a Pé»p^
'dient propofé , qui eft d'avoir des Comédien» honnêtes gens , c'e^
à-dire , de les rendre tels. Au fond cette difcuflion particufière «%ft
plus fort néceffâire : tout ce que 'fm dît jufqtfSci des effets de la
comédie , étant indéjpendant des mœurs àc^ Coméafens,in'eaauroit
pas moins lieu, quand Ils auïoient bien profité des leçons que vous^
nous exhortez h leur donner , & qu'ils deviendrorent par nos foins^
autant de modèles de vertu. Cependant ^ par égard au fentiment
de ceux de mes compatriotes qui i>e voient d'autre danger dans
la comédie que le mauvais exemple des Comédiens , je veux-bîen
'Rechercher encore fi, même dans leur fuppofitîon» cet exfédienf
I.
(jo") LeConfifloire&UQiambre de la R^foiuie».
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A M- D'A L EM 9 E RT. I47
^ pcaificable awc ijuelque elpoîr dç iuccès ,.A:^il doîtiufl^e jiour
tes tcâa^uUlifisr^
En ^cpnimençant par ob^ryer Ie5 faits avant ^ejrgiXoimer fur Ie$
iCaufts, Jp vois jBn général que J'^t^t de , Comédien eil un ^at de
licence .& de .niAuvaires nigeurs.; .^ue les hommes y Xpnt^Uvrés aijt
^fbrdce,; que ks &ix)me^ y n^ènept une, vie icandaleufe^ que Xtfi
iinsjk le^ autres, avales .& .prqdjgues rtout à la fois, 4:oujour^ ac-
.câblés 4e dettç^ & .;puiQwi;s v^rfapt .l!ai;gent -^ .pleines 4najns , ;foiy
-awiïî ^u retenus fur leurs. diflîpa;ions,.gqe peu fqrupuleu^ i|\ir l^
moyens jà\y pourvoir. Ip vois encore que, jpar »tout j)ays,4e^r
profefSpn .e;il dj^shongrapte,, que ceux qui re^en:^nt,,excpaîniu?-
niés pu non,, font par-tout xnéprilHs i\i)% & ,qji^ Pa^is ^eme,
pîi Us.OQt plus de,cop|îdéraflon,& upe tnejlléure conduite ^uepar-
rottt ailleurs, ;UP .Bourgeois, çrain^roit de >fréq^ei>ter ces j^pêines
Comédiens qu^pn vpit tous les jpur^ ^ la table àe^ Çfrands. Une
troffième obîervation, npnmpins importai^u; , ,eft que ce dédain
eft plus fort par- tout où les mœurs font plus pures , &.qu?îl y a
des pays d'innocence & de implicite où le métier de Comédien
^eft pr^ïqn'en horreur. Voili des* faits inconteftables. Vous me direz
qu'il n'en -réfulte que des préjugés. J'en conviens ; mais ces pré-
jugés étant unîverfds, îl faut leur chercher une caufe umverfe)le,
& fe ne vois pas qu'on la puiflè trouver ailleurs que dans la pro-
féflton même à laquelle ils fe rapportent. A cela vous répondez
t}ue les Comédiens ne fe rendent méprîfables que parce qu'on les
méprife; mais pourquoi' les eût-on méprifés s'ils n'euffentéré mé-
priftWes-? Pourquoi penferoît- on plus mal de leur état que des
autres, sSl n'aroît rien qui l'en diftinguât? Voîlh ce qu'il fau-
droît C3paimner , peut-être , avant tie les juftifier aux <iépens du
imWic.
( 31 )• St ks Anglok lentinlnMné h IMent dans les phif Hlnfhes. Et quant
célèbre Oldâeld à côté de leurs Rois , à la profedion des Comédiens , les
ce .n*Àott pis<.fbn mener , jaais Ion ^nanvais te ies tnédiocres' ibnt mépri*
calent qufils vouâoâem hoKQrer* Ch«z tés \ Londres autant ou plus que pât-
eux les grands talent .giuinhlifent «ont tiUeun.
^aasJes moifidres éuts ^ les petits avi^
Xx n
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34^ /• /• R o u s s E Av;
Se pourroîs imputer ces préjugés aux déclamations des Vti*
très , fi je ne les trouvois établis chez les Romains avant la
naiflance du Chrîftianifme , &, non- feulement courans vaguement
dans Pefprit du peuple , mais autorifés par des loix exprefTes
qui déclarpient les aâeurs infâmes » leur ôtoient le titre & le^
droits de citoyens Romains , & mettoient les aôrices au rang
des proftituées. Ici toute autre raifon manque , hors celle qui fe
rire de la nature de la chofe. Les Prêtres payens & les dévots,
plus favorables que contraires k des Speâaclès qui faifoient partie
des jeux confacrés k la Religion, (32) n'avoient aucun intérêt
k les décrier , & ne les décrioient pas en effet. Cependant on
pouvoit dès-lors fe récrier , comme vous faites , fur Pinconfé-
quence de déshonorer des gens qu'on protège , qu'on paie ,
qu'on penfionne ; ce qui, k vrai dire, ne me paroit pas fi
étrange qu'a vous ; car il eft k propos quelquefois que TÉtat
encourage & protège des profeflîons déshonorantes , mais utiles ,
fans que ceux qui lés exercent en doivent être plus confidérés
pour cela.
J'AI lu quelque part que ces flétrifTures étoient moins impofées
k de vrais Comédiens qu'k des Hifirions & Farceurs qui fouil*
loient leurs jeux d'indécences & d'obfcénités : mais cette dif^
tindîon eft infoutenable ; car les mots de Comédien & d'Hiftrion
étoient parfaitement fynonymes , & n'avoient d'antre différence ,
finon que l'un étoit Grec & l'autre Etrufque. Cicéron ^ dans le
livre de l'Orateur , appelle Hiftrions les deux plus grands Aâeurs
qu'ait jamais eu Rome , Efope & Rofcius 9 dans fon plaidoyer
pour ce dernier, il plaint un fi honnête homme d'exercer un
métier fi peu honnête. Loin de diftinguer entre les Comédiens,
Hiftrions & Farceurs, ni entre les Afteurs des tragédie^ &ceux
des comédies , la loi couvre indiftinftement du même opprobre
tous ceux qui montent fur le théâtre, Qiùfquis in Jcenampro^
( 31 ) Tite-Live dit que les jeux Ton fermeroit les Théan-es pour le
fcéniques furent introduits a Roitie même fujet , & sûrement cela feroit
Tan 390 , \ Toccafion d'une pefte qu'il plus rsifonnable*
f 'agiflbit d'y faire çefler. Aujourd'hui
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^ietit, ait Vrœtor ^ infamis cji. Il eft vrai feulement que cet
opprobre tomboir moins fur la repréfentation même , que fur
rérat où Ton en fatfoit métier ; puifque la jeunefle de Rome
repréfentoit publiquement ) à la fin des grandes pièces , les atte-
lanes ou exodes , fans déshonneur. A cela près , on voit dans
mille endroits que tous les Comédiens indifféremment étoienc
efctaves, & traités conune tels» quand le public n'étoitpas conr
tent d'eux.
Je ne fâche qu^uri feul peuple qui n*aît pas eu l^-deflTus lei
Biaxîmes de tous les autres , ce font les Grecs. Il* efl certain
que chez eux la profeflîon du Théâtre étoit fî peu déshonnête
que la Grèce fournît des exemples d'Afleurs chargés de certaines
fondions publiques , foit dans l'État^ foit en Ambaflades. Maiâ
on pourroit trouver aifément les raifons de (Jette exception, i ^ .
La Tragédie ayant été inventée chez les Grecs , auflî-bien que la
Comédie, ils ne pouvoient jetter d'avance une impreflïon de mé-
pris fur un état dont on ne connoifToit pas encore les effets ; & ^
quand on commença de les connoitre, l'opinion publique avoic
déjà pris fon plis. 2 ^ . Comme la Tragédie avoit quelque chofe
de facré dans fon origine, d'abord fes afteurs furent plutôt re-
gardés comme des Prêtres que comme des baladins. 3 ^ . Tous
les fujets des pièces n'étant tirés que des antiquités nationales dont
les Crées étoient idolâtres , ils voyoient dans ces mêmes afteurs ,
moins des gens qui jouoient des fables , que des citoyens inflruits
qui repréfentoîent aux yeux de leurs compatriotes l'hifloire de
leur pays. 4 ^ . Ce peuple ^ enthoufîafte de fa liberté jufqu'h croire
que les Grecs étoient les ftsuls hommes libres par nature , fe rap«
pelloit^ avec un vif fentîment de plaifîr , (c^ anciens malheurs &
les crimes de fes maîtres. Ces grands tableaux l'inflruifoient fans
ceffe , & il ne pouvoit fe défendre d'un peu de refpeû pour les
organes de cette inflruâion. 5 ^ . La Tragédie n'étant d'abord
jouée que par des hommes, on ne voyoit point, fur leur
Théâtre, ce mélange fcandaleux d'hommes & de femmes qui
fait des nôtres autant d'écoles de mauvaîfes mœurs. 6 ° . Enfin
leurs Speâacles n'avoient rien de la mefquÎAerie de cçnx d'au-:
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JJO J» J. Ro U s s E j4U f
m
jourd!hiû. Leurs Théâtres ii'étoîent point élevés .par Pintérï&t 1k
par Pavarice.; ils n^étoiem -point renfermés ^ans 'd^obfcures {un*
îbns : leufis Afleurs n!avoîent .pas befoin de mdttce ^ . contribution
les ipeâateuissf ni \de 4:ofT\pter du -coin Ac l'œil des ^gens jgu%
▼oyoient paîlër la porte » vpour écce «urs oie leur tfbi^eir.
K3k ifrltiBs fe 'ïbpiefbes ^SfTe'ftacfes darniés fous te Ciel, àla.
firtb et ttttitfe *uiïfc Trmtiôn, h^dffi'dtettt de toutes parts que des
.combats, des viôoîres , des prix, des objets capables d'iiifpirer
aiNc Grecs une ardente émulation^ & d'échauffer leurs cceurs
ide ifentimens d'honneur Se ^degloire. C!efi aumiilieu ^le cetimpo-
fant appareil, fi propre k élever & semuer rame, 4}ue las
Aâeurs, animés du méneie zèI&,^artageoîent,.(efa»n leurs udens«
les honneurs rendus aux vainqYieurs des jleuk, iouvent aux.^re*
fniers hommes de la nation* Je ne fuis pas iurpris^que, loin 4c
les avilir, leur métier , exercé de cette manière, leur ^ionnàt
cette^ fierté -de courage & ce noble dpéfintéj:e(Ièment qui femblok
quelquefois élever TAâeur à ion ,perfonaage« Avec tout «cel^«
jamais la Grèce, excepté $parte , ne fut citée ,en. exemple de
Bonnes mœurs; & Sparte ,«i]ui ne fimiFroit {>oint de Tlxéatret
n'avoit ^arde d^honorer ceux qui s'y .montrent.
TReven<Jns âUx^Romalns , qui ,* loin de fuivre à cet égard Pexem-
-j^Ie'des^ Grecs , en donnercfif un tout contraire. Quand leurs loix
^claroifent les Comédiens Infimes^ étoit-ce dans le deïlein d'en
^déshûworer la prôfëflîon?^ Quelle eût été l'utilité d'une dîipofition
ïîcrUélleî Elfes ne fedéshofloroient point, elles. rendoient feule-,
tnentiutkentique te déshonneur qui en eft inïéparable ; car jamais
les bonnes loîx rie changent la nature des chofes, elles ne font .que
faTuwre, & celles -là feules^ font obfervées. Il ne s'agît donc
*fràsde crîer d^abôM contre les* préjugés, mais de favoîr premîé-
rtnitht'fi ce rie font que 'des préjugés :'fi la prèféflîon de Co-
^éffien TrtS point tn éfFet^ déshonorante en elle-même; car, fi
p^t railheur elle l'oeil ^ rious^ âurons^beau 'ilatuer qu'elle ne Peft,pas^
"^au lieu de la* réliabUiter, nous ne ferons que nous avilir nous-
Méiotes*
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4e revêw m M4rc ci^r^^^ fnf kt fi«A|, 4ç p^eifr« dti^reM
de ce qu^on efl,, de fe p^ifipDiiaf é^ fwg ^QÎd» de dir^^ iifMttrQ:
chofe que ce qu'on penfe auflî naturellement que fi Pon le pen-
fôtt réellemenr, & d^ouNîer etifti fà prapre place 11 force de
prendre ceHe d*autruf. Qu^eft-ce que la projfeffio» d« Cèmédien^?
Un métier par lequel il fe donne en repréfentarion pour de ^ar-
gent, fe foumet h Rgnomîme & aux affrent» qu'on acheté le dr^k*
de Im faire, 6c mec pubKqtiemenc fe perfonne en vente^ j^adjure^
tout homme finccre de être sfl ne fent pas,. a« fond^ de fon aine^
€ju^ y a dans ce trafic âe foi-méme quelque chofe die^ fervite St
de bas» Vous autres PMofephes , qui tous prétendez fi fort au-
deflbs des préjugés, ne mourerîeif-vous pa» tou» dte* honte, fî, Ift^
ehement traveffis en Rois, i) vous felloit aller faire aviit yeux êhr
public un rôle différent d^ v6tre ,. 6t expofer vos Majeftés ai«P
huées de la populace? Quel eft dbnc, au» fond, llefprit que fe
Comédien reçoit dfe fon étetMJn mêfenge de baflèffë, dfe-fouflfecé^^
it ridicule orgueil & d^hdîgiie avîlfflement, qui le rend* propre ik
toutes fortes de perfonnages , hofs le pkis neble de tous> celui
iHiomme qu'H abandonne*
Je fais qiue le jw du Comédie^ tiTeft pas celui d*i^ fywh^ V^
w^wt ^ .vnyo^r ; q^'il n^ préi^i?^ p?s qu'on l§ piyei^e çtf, effet
popr la perfonne q^^il re^yréfeç^ , ni qu'on le crç^ aiffe^ de^^*
paflions qu'il imite, & qu'en donnant cette in^tgatip^p^oo^ m ^I^
tUf il la rend tout-a-fait innocente. Auflî ne l'àccufé-je pas d'étre-
précifément un trompeur, mais de cultiver pour tout métier le*
talent de tromperies hommes, 6c de s'exercer ^ dès habitudes*
qui ^ ne pouvant être innocentes qu'au Théâtre , ne fervent par-
tout ailleurs qu'h mal -faire. €es hommes fî bien paréis, fl bien^
exercés au ton de la galanterie & aux accensde la paflîon , n'a-
buferont-ils jamais de cet art pour féduire de jeunes pe^fo^nes^*
Ces valets -filoux, fi Aibrils de la langue & de la main fSr la fcène,,
dans les befoins d'un métier plus difpendieux que lucratif, n'auront-
As ji^uuais. de diflr^ions utiles ? Ne prejpdront-ils jamais la bourfe^
à'ua fils prodigue ou d'un père, avare pour celle de Léaodce: oib
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j5» J. 7. Rousseau^
d'Argan? Par-tout ta^ t?entat]'on de mal-fiûre augmente awc la farî
lité ^ & il faut que les Comédiens foient plus vertueux que les atitres
hommes , s^ils ne font pas plus corrompus.
L'Orateur , le Prédicateur, pourra-t-on me dire encore , paîeii(
de leur perfonne , ainfi que le Comédien. La différence eft très-*
grande. Quand l'Orateur fe montre , c'eft pour parler & non pour
fe donner en fpeâacle : il ne repréfente que lui-même, il ne fait
que fon propre rôle , ne parle qu^en Ton propre nom \ ne dit ou
ne doit dire que ce qu'il penfe ; l'homme & le perfonnage étant
le même être , il eft à fa place ; il eft dans le cas de tout autre
citoyen qui remplit les fondions de Ton état. Mais un Comédien
fur la fcène, étalant d^autres fentimens que les fiens, ne difan^
que ce qu'on lui fait dire, repréfentant fouvent un être chimé-
rique , s'anéantit , pour ainfi dire , s'annulle avec fon héros ; & dans
cet oubli de l'homme , s'il en refte quelque chofe , c'eft pour être
le jouet des fpeâateurs. Que dirai*je de ceux qui femblent avoir
peur de valoir trop par eux-mêmes, & fe dégradent jufqu'h re-
préfenrer des perfonnages auxquels ils feroient bien fâchés de ref«
fembler î C'efl un grand mal , fans doute , de voir tant de fcéiérat$
dans le monde faire des rôles d'honnêtes gens ; mais y a-t-il rien
de plus odieux, de plus choquant, de plus lâche qu'un honnête
homme \i la Comédie , faifant le rôle d'un fcélérat , & déployant
tout fon talent pour faire valoir de criminelles maximes , dont lui^
même eft pénétré d'horrçur ?
Si l'on ne voit en tout ceci qu'une profeffîon peu honnête , oo
doit voir encore une fource de mauvaifes mœurs dans le défordre
des Aârices, qui force & entraîne celui des Aâeurs. Mais pour-
quoi ce défordre eft-il inévitable? Ah, pourquoi! Dans tout autre
temps on n'auroit pas befoin de le demander ; mais dans ce (iècl^
où régnent fi fièrement les préjugés & l'erreur fous le nom de
philofophie , les hommes , abrutis par leur vain favoir , ont ferm<S
leur efprit à la voix de la raifon & leur cœur à celle de la nature.
Dans tout état , dans tout pays , dans toute condition , les deux
Cexçs ont çntr'eux une liaifon û forte & i} naturelle, que les mœurs
4q
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*^
• A M. jd'^x e m b:e r t. 3 j j
de l'un décident toujours dç celles de^Taucrç. Norx que ces mœurs
foiept toujours les mêmes, maïs elles ont toujours le même degré
dç bontés modifié dans chaque fexe par les penchans qui lui font
propres. Les Angloifes font douces & timides. Les Angloîs font
durs & féroces. D'où vient cette apparente oppofition? De ce
que le èaradère de chaque fexe eft ainfi renforcé, & que c'eft
auflî le caraâère national de- porter tout ^ rextrême, A cela près,
tout eft femblable. h^% deux fexcs aipient à vivre k part, tous
deux font cas des pl^ifirs de la table ; tous deux fe. rafTemblent
pour boire aprçs le repas > les hommes du vin, les femmes du thé;
tous deux fe lîvrenç au jeu fans furçijr, & s'en font un métier
plutôç qu'une païïîon ; tous deux ont un grand refpeâ pour les
çhofes honnêtes ; tous dçu?c aiment, la patrie &; les loix ;: tous deux
lionorent la foi conjugatîç, & s'ils ù violent, ils ne fe font point
lin honneur de la violer; la paix domeftique plait a tous deux;
tous deux font (ilencieux & taciturnes ; tous deux difliciles à émou«
Ypîr,; tous deux çmporté^idans leurs pafHons; pour tous deux Ta-
snour eft tprriblf ^ tragique » il décide du fort de leurs jours ; il
nç s'agit pas d& moins, dit Murâilt:, que d'y laiffisx la raifon ou la
vie ; enfiq, tous deux fe plaifent à là campagne, & lès dames An-
gloifes ^r$Qt AUiSS volontiers dans leursiparcs folitairès^ qu'elles
vont fe montrer à Vauxli^lK De ce goik commun pbur la folitude
n^ic a.MJfi: celui de3 le^uret contemplatives & des romans dontl'An^
glpwrre ^j ipfiondée. (33) Ainfi tous deux, plus recueillis avec
^u^*mém^§».fe livrent moins à des imîikttoos /rivoles y prennent
gniçux' lergçiôt de^ vrai^plaiilrs de la; vie^ :& iongent moins à pa-
f oî^re feureux q\f h. l'être*
J'AI cité les Ànglols pif préférence , parce qu'ils font de toutes
les nations du mpndq cçUe où les mœurs des deux kxts paroiflent
d'abord lefS plus* contraires. De leur rapport dans ce pays-lk nous
pouvons conclure ppur les autres. Toute, la, difféi^enceçonfifte en
ce que la vie des femmes eflr un développement continuel de leurs
( 33 ) Us y font , comme les hom- giic que ce fôît , de Roman égal \
fM8, riibUBie8oadéceftabfo«.-Onn'a Clanffk^ ni même approchant.
pmdis^ ù\$ ,ençore , ^n^ 4ue|qu^ lah- . . ^
(Euyrcs méîccs. Tome IL Y jr
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3J4 ^^ ^^ RoussEJtr^
mœurs y an lieu que celles des hommes s^effaçanc davantage dans
Tuniformité des afFaîres, îl fmt attendre, pour en juger, de les
voîr dans les plaifirs. Voulez -vous donc connoître les hommes?
Étudiez les femmes» Cette maxime eft générale, & jufques-là tout
le monde fera d^accord avec mol Maïs fi j^ajoute qu'il n^ a pomt
de bonnes mœurs pour les femmes hors d'une vie retirée & do-
meftîque; fi je dis que les paifibles foins de la famille & du mé*
nage font leur partage, que la dignité de leur fexe eft dans &
modeftîe, que la honte & la pudeur font en elles inféparables de
l'honnêteté, que rechercher les regards des hommes, c'eft déjà s'eo
bîfler corrompre > & que toqte femme qui fe, montre fe désho-
nore ; )t rînftant Va s'élever contre moi cette philofophîe d'un jour
qui naît & meurt dans le coin d'une grande ville, & veut étoup*
fer de -là le cri de la nature & la voix unanime du genre bu^
Préjugés populaires, me crîe-t-onî Petites çrreùrs âc Pèn^
hnct ! Tromperie des ioix & de l'éducation ! La pudeur n'eft rtemi
£Ue n'eii qn^une invention des loîx fociales pour mettre à cou^
vert les droits des pères 9c des époux , & maintenir quelque er«^
dre dans les Êunilîes» Pourquoi rougirxons-notis des befoina que
nous donnai la nature ? Pourquoi trouverions-nous un inotif de
bonté dans un afie auffi indifférent etk fotf fk auâi uale dans fes
tf^tSc qu^ celui qui concourt à perpétuer l'efpècef Pourquoi , les
-defirs étant égaux its deux parts, les démonArarionseB feroien^
^le&.diffifrentes? Pourqpcâ i*ûn des fexesfe refuferôit«4l plus qufc
l'autre aux penchans qui leur font communs ?î Pourquoi iliemmft
auroit il fiir ce point d'autres Ioix que les animaux)^
Tes paarqtiM ^dktc Dim, nefinîrousuj^nii
MàiSi ce n^efl pas i l'homme, c^eft \ fou Aàttipr qu^il fes faut
la&efien N*eft-ï pas plaifant qu^i £uile dfre pourqud j^ai honte
^hnx (eotmi^nt naôiret^ fi cette honte ne m^eft pas- moins naturelle
^tie ce.fend^aeat mêivtt X Aucapt raudcoit me demander auffi pouffr
qpoî^d^ce fgfifîtfi^t, JÈft-ce Ixndl de rendre coo^w dece^o^
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^ M. ttA L E MB B Ji r^ i SS
Sut la naturel Par cette manière de raifonner, ceux qui ne voient
pas pourquoi rhomine eft exiftant » dei^roîent nier qu^H exiftc.
J*Ai j>eur que ces grands fcrutateurs des Confe& de Dieu;
avaient un peu légèrement pefé Tes raiTons. Moi qui ne me pique
(as de les connoitre , j*en crois voir qui leur ont échappé. QÎioi
^u*ils en diiênt» la honte qui voile aujr yeux d^autrui les plaifirs
de Tamour » efl quelque chofe. £Ue eft la fauve-garde commune
que la nature a donnée aux deux Texes » dans un état de foibleflè
te d*oubli d'^eux-mémes qui les livre à la merci du premier venu ;
c^eft ainfi qu^elle couvre leur fommeil des ombres de la nuit «
afin que durant ce temps de ténèbres , ils foient moins expofés
aux attaques les uns des autres ; c^eft aînfi qu^elIe fait chercher
ii tout animal foufFrant la retraite & les lieux défères , afin qu^il
/buffre & meurt en paix, hors des atteintes qu'il ne peut plus re*
pouflen
A regard de la pudeur du (exe en particulier, quelle tfme
plus^ouce eût pu donner cette même nature ^ celui qu'elle defti*
noit à fe défendre? Les defirs font égaux ? Qu*eft-ce k dire? Y
a«t-il de part & d'autre mêmes facultés de les fatisfaire ? Que
deviendroit Tefpèce humaine, fi Tordre de l'attaque & de la dé*
fenfe étoit changé ? L^'afTailIant choifiroit au hâzard des temps où
la vidoire feroit impoffible; l'afTailli feroit lailTé en paix quand il
auroit befoin de fe rendre , & pourfuivi fans relâche quand il fe-
roit trop foible pour fuccomber , enfin le pouvoir & la volonté
toujours en difcorde, ne laifTant jamais partager les defirs, l'amoiu-
ne feroit plus le foutien de la nature, il en feroit le deflruâeur
te le fléau.
Si les deux fexes avcnent également fait & reçu les avances i
la vaine împortunité n'eût point été fauvée ; des feux toujours lan-
guiflans dans une ennuyeufe liberté ne fe fuflfent jamais irrités ,
le plus doux de totfs les fentimens eût k peine effleuré le cœur
humain , & fon objet eût été mal rempli L'obflacle apparent qui
femble éloigner cet objet , eft au fond ce qui le rapproche. Les
dcfirs voilés par la honte n'en deviennent que plus fédutfansi en
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35^
/• X ^R
o u s s M 4U9 ;
les gênant. la pudeur les enflamme : Tes craintes^ fes détours ^//ès^
réferves^ Ces timides aveux, fa tendre & naïve finefle , difent mieux
ce qu'elle croît taire que la pàflîon ne Peut dît fans elle : c^eft
elle qui donne du^prix^ attx faveurs , & de .{a douceur auK refos^
Le véritable an^ur poflède en effet ce cpie la feule pudeur luf
difpute; ce mdlange de foible(re'& de trîodeftie le rend plus tout
chant & plus teïifdre ; moins il obtient , plus la valeur de be qu^îF
obtient en augmente, &: c^eft ainfi qu'il jouit k h, fois de fes pri-^
vations & de ks plaifirs.
Pourquoi, difent-ils, ce qui n'eft pas honteux à Phomme»
le feroit-il à la femme ? Pourquoi Pun des {cxts, fe feroit-il un cri-
ijie de ce que Pautre fe croit pern>is? Comme fi les co^iféquences
ëtoientles mêmes des deux côt^s; comipe fi.tous les auftères de-?
voîrs de la femme ne dérivoient pas de cela, fqul , qu'un enfant doit
avoir un père. Quand ces importantes confidérations nous man-
queroîent , nous aurions toujours la même réponfe \ faire & tou-
jours elle feroit fans réplique. Ainfi Pa voulu la nature , c'eft un
crime d'étouffer fa voix. L'Homrrte peut être audacieux , telle eft
fa deftination ( 34) : il faut bien que quelqu'un fe déclare. Mais
( 34 ) Difiinguons cette audace de
rinfolence & de la brutalité-^ car rien
ne part de fentimens phis oppoftés ,
& n'a d'effets plus cootraircs. Je fup-
pofe Tamour innocent & libre, ne
recevant de loîx que de lui-même;
C'eft à lui feul qu'H appartient de pré-
fider à fes myftères, & de JForiner
Tunlon des perfonnes , aiiifi^ que celle
des cœurs. Qu'un homme infulce à
la pudeur dd fexe , & auente avec
violence aux charmes d'un jeune ob-
jet qui ne fem rien pour lui ; fa grof-
fiéreté n'eft, point paflionnée , elle eft
outrageante; elle annonce un ame fans
mœurs , fans délicatefTé , incapable i *
la fois d'amour & d'honnêteté, te
f lus grand prix des pUi£rs eft dons
le cœur qui tes donne ; un véritable
amant ne trouveroit que douleur^ ra-
ge & défefpoif dans la pofTeffion mé..
me de ce qu'il aime-, s'il croyait n'en
J>oint être aimé.
' *'■ Vouloir contén'icr inforemraeiit fes
&fîrs fans l'aveu de celle qui les fait
, naître , eft l'audace d'un Satyre : celle
d'un homme eft de favoir les témoi-
gner fans déplaire , de les rendre in-
téireffans , de faire ^forte qu'on le»
partage ;'d'a{rervir les ffemimeos avant
d'attaquer la p^rfonne. Ge n'eft paa
encore affez, d'être aimé , les defirs-
partagés ne donnent pas feuls le droit
de lès fàtisfaîfe ; il faut de plus le
confentement de la volonté. Le cœur
accorde en v»in ce qqe (a voloaté re*
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A M. D^A L E M B E RT. 557
tôlrte femme fans pudeur cft coupable & dépravée, parce qu'elle
ibule au pied un fenciment naturel à fon fexe.
Comment peut-on difputer la vérité de ce fentiment? Toute la
terre n'en rendît- elle pas Téclatant témoignage, la feule corn-
paraifon des fcxes fuffiroit pour la conftater. N'eft-ce pas la na-
ture qui pare les jeunes perfonnes de ces traits il doux qu'un peu'
de honte rend plus touchahs encore ? N'eft-ce pas elle qui met dans-
leurs yeux ce regard timide & tendre auquel on réfifte avec tant
de peine? N'eft-cc pas elle qui donne ^ leur teint plus d'éclat^
& k leur peau plus de finefle, afin qu'une modefte rougeur s'y laifle
mieux appercevoir? N'eft-ce pas elle qui les rend craintives afiiï
qu'elles fuient^ & foibles afin qu'elles cèdent? A quoi bon leur
donner un cœur plus fenfible h la pitié, moins devitefle à la cour-
fe, un corps moins robufte, une ilature moins haute, des mufcles
plus délicats, fi elle ne les eût deftinées à fe laîflèr vaincre? Aflu-
jetties aîjx incommodités de la grofTefle , & aux douleurs de l'en-
fantement, ce furcroît de travail ejcîgeoit-il une diminution de for-
ces t Mais pour cet état pénible , il. lès falloit aflez fortes pour ne-
fuccomber qu'à leur volonté, & allez foibles pour avoir toujours
on prétexte de fe rendre. Voilh précifément le point où les a
placées la nature.
Passons du raifonnement à ^expérience. Si la pudeur étoir
un préjugé de la fociété & de l'éducation , ce fentiment devroit
augmenter dans les lieux où l'éducation eft jrfus foignée, & où
Ton rafine inceflamment fur les loix fociales ; il devroit être plus
foible par-tout où l'on eft refté plus près de l'état primitif C'eft
tout le contraire. (35) Dans nos montagnes les femmes font
fufe. L'honnête homme & ramant s'en brutal, il eft honnête; il n'outrage
abftient, même quand il pourroitTob- peint h pudeur, il la refpeâe, ill»
tenir. Arracher ce confemement ta- ferc ; il lui laiffe l'honneur de dêFen-
cite , c'cft ufer de toute la violence dre encore ce qu'elle eût peut-être
permife en amour.. Le lire dans les . abandonnée
yeux , le voir dans les manières, mal-
gré le refus de la bouche, c*dl l'art ( 3J > Jje , m'iattcnds à Fobjeflîom.
de celui qui fait aimer; s'il achevé les femmes fauvages n'ont point d^
alors, d'être heureux, il n'eH point pudeur^, car elle vont nues* le i&^
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3jB /• J. Rousse Jtf;
timides & modeftes , un mot les fait rougir ; elles n^ofent leter
les yeux fur les hommes , & gardent le filence devant eux. Dant
les grandes yilles la pudeur eft ignoble & bafle; c^eft la feule
chofe dont une femme bien élevée auroit honte : & Phonneur
d'avoir fait rougir un honnête homme n^apparcient qu'aux femmes
du meilleur air.
L^ARGUMBNT tiré de I^exen^Ie des bétes ne conclut point»
le n'eft pas vrai L'homme n'eft point un chien ni un loup. Il ne
faut qu'établir dans fon efpèce les premiers rapports de la fociété
pour donner 11 ks fencimens une moralité toujours inconnue aux
bétes. Les animaux ont un cœur te des paflions; mais la fdnte
image de l'honnéce & du beau n'entra jamais que dans le cceur
de l'homme*
MAICRi cela , oh a-t-on pris que l'înftinft ne produit jamais
izns les animaux des effets femblables a ceux que la honte
produit parmi les hommes ? Je vois tous les jours des preuves
^u contraire. J'en vois fe cacher dans certains befoins » pour
dérober aux fens un objet de dégoût ^ je les vois enfuite» au
Ceu de fuir , s*emprefler d'en couvrir les vertiges. Que manque-
f-il à ces foins pour avoir un air de décence ft d'honnêteté »
finon d'être pris par des hommes ? Dans leurs amours, je vois
des caprices, des choix, des refus concertés, qui tiennent de
1>ien près à la maxime d'irriter la paffion par des obftacles. A
l^inftant même où j'écris ceci, j'ai fous les yeux un exemple qui
le confirme. Deux jeunes pigeons, dans l'heureux temps de
leurs premières amours , m'offrent un tableau bien différent de
la fotte brutalité que leur prêtent nos prétendus fages. La blan-
che colombe va fuivant pas Sipas fon bien -aimé, & prend chaflç
elle-même au(S-tôt qu'il fe retourne. Refte*t-il dans l'inaftion ,
de légers coups de becs le réveillent; s'il fe retire, on le pour-
fuit; s'il fe défend, un petit vol de fix pas l'attire encore; l'inno^
cence de la nature ménage les agaceries {c la molle réfîftance^
ponds qite les nôtres en cmt encore fin de cet eflat , au fujet des SUes dt
moin$i car ^M s'IubiUent. Voyez U Lacéd<mon««
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avec un arc qu'auroic à peuie la plus habile coquette. Noii,I«
folâtre Galatée ne faifoiC pas mieux > & Virgile eue put drer d'ua
colombier Tune de Tes plus charmantes images»
QuAKl> on pourroît nier qu^in iêntîment pardculîer de pv
deur fut naturel aux femmes, ra («oit-9 moins Trai que, dan»
la fociécé , leur partage dort être une rit domeffique & retirée ^
& qu'on doit les élever dans its principes qui s^ rapportent ?
Si la timidité , la pudeur , la modeftie qui leur font propres
font àt% inventions fociales , il importe à la fociété que les femh
ines acquièrent ces qualités ; il importe de les cultiver en elles,
^ toute femme qui les dédaigne o&nfe les bonnes moeurs. Y a-t-3
au monde unfpeâacle auffî touchant , au(H refpefiable que celui d'u*
ne mère de famille entourée de ks enfansy réglant les travaux de
ks domeftiques, prociurant k fon mari une vie heureufe y & goa«»
vernant fagement la maîTon? C'eft-la qu^elle le montre dans toute
ta dignité d'une hotinéte femme ; c^efi*& qu'elle impofe vraiment
du refpedl, & que la beauté partage avec honneur les hommages
rendus \ la vertu. Une maifon dont la mahreflfê eft abfente, eft
tm corps fans ame , qui bientôt tombe en corruption \ une femme
hors de fa hTaifon , perd fon plus grand luflre , & d^ouillée de fés
yraîs omemens y ellefe montre avec indécence. Si elle a un mari,
^ue cherche-t-eHe parmi les hommes ? Si eBe n^en a pas, com^
ment s^expofe*t-eUie à rebuter ^ par un maintien peu modefte,
celui qui fer oit temé de le devenir } Quoi' qu'elle puiflè feire, on
fent qu'ielle n'eft pas^ ^ fa place en public, & h, beauté même,
qui plait fans imt^efler^ n'ef( qu'un tort de plus que le caïur lui
reproche. Que cette tmpreffioa nous vienne de la nature ou de
l'éducation y elle efl commune k tous les pefiples du monde; par*
tout on çonfidère les femmes \ proportion de leur modeflie ; par^^
tout on ef{ convaincu qu'en négligeant tes manières de leur fexe^
eFes en négligent tes devoirs ; par- tout on voit qu'alors tournant ei»
'effronterie la màle &; ferme aflurance de l'homme^ elles s^aviliflènr
par cette odieufe tnûtation , & déshonorent à la ibis teuf fexe & le
nôtre.
Je îdjs qu'H règne en (^uerques pays des coutumes cantnâre9E|
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3.«-
J. J. Rousseau,
riiais voyez auflî quelles mœurs elles ont fait naître ! Te ne you-i
îJr ois pas diantre exemple pour confirmer mes maximes. Appli-
quons aux knœurs' des femmes ce que j'ai dît ci-devant de Thon-
neur qu^on leur porte. Chez tous les anciens peuples policés elles
vivoient très-tenftr^^fisi elles fe mpntroient rarement enpiîl>lic,
jamais avçc des j^jonfui^s ; elle ne fe promenoient point avec eux;
elles n'avoient point la meilleure place au fpeâacle , elles ne s'y
nettoient point en montre; ( 3^) il ne leur étoit pas même per-
mis xl'aflifter 2i tous , & l'on fait qif il y avoit peine de mort coo*
tre celles qui s'oferoient montrer aux jeux Olympiques.
Dajts la maîfon ,' elles avoient un appartement particulier où
les hommes n'entroieot point. Quand leurs maris donnoient à man-
ger, elles fe préfentoîent parement à table; les honnêtes femmes
en fortoient avant la fin du repas, le les autres n'y paroifToienc
point au commencement. Il n'y avoit aucune afTemblée commune
pour les deux kxçs ; ils ne pafToient point la journée enfemble.
Ce foin de ne pas fe raflafier les un^ deV autres , faifoit qu'on
s'en revoyoit avec plus de plaifir ; il eftsûr qu'en général là. pair
domeftique étoit mieux affermie , & qu'il règnoit plus d'union en-
tre les époux (37) qu'il n'en règne aujourd'hui.
Tels étoient les ufages desPerfes, des Grecs, des Romains ^
ic même des Égypoems, malgré les mauvaîfes plat&nteries <l'Hé-
rodote qui fe réfutent d'ellesrmêmes. Si quelquefois les femmes
fortoient des bornes de cette modeftie , le cri public monttoit que
c'était une exception. Que n'a-t-on pas dit de la liberté du fexe \
Sparte? On peut comprendre auffi, par la Xiy!)?r4fa d^Ariftophane»
«onedûen l'impudence des Athéniennes étoit choquante aux yeux
des
( 36 ) Au Théâtre d' Athênçs les fem» ( 37 ) On en pourroit ajtoibuer Ja
fnes occupoient une galerie haute ap- ' caufe à la facilité du divorce \ niais les
pcUéc Ctrcis , peu commode pour voir Grecs en faifoicnt peu d'uftge ,-& Ho-
& pour être vues ^ mais il paroh par me fubfifta cinq cens ans avant que
Tavepture de Valérie & de Sylla, perlbnne s'/ prévalût de la loi qui I*
qu'au Cirque de Rome elles étoient permetcoit«
tiiélées avec les hommes*
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A M. D^A L E M B E RT: 361
Ides Grecs; & da,ns Rome, déjà corrompue, avec quel Tcandale ne
vit- on point encore les Dames Romaines repréfenter au Tribunal
des Triumvirs î
Tout eft changé. Depuis que des foules de barbares , traînant
avec eux leurs femmes dans leurs armées, eurent inondé l'Europe,
la licence des camps , jointe k la froideur naturelle des climats fep-
tentrionaux, qui rend la réferve moins néceflaire, introduit t une
autre manière de vivre que favoriferent les livres de chevalerie ,
où les belles Dames paffbîent leur vie à fe faire enlever par des
hommes, en tout bien & en tout honneur. Comme ces livres
étoient les écoles de galanterie du temps , les idées de liberté qu'ils
înfpirerent s'introduifirent fur-tout dans les Cours & les grandes
villes, ou l'on fe pique davantage de politefle; par le progrès
même de cette politefle, elle dut enfin dégénérer en groflîéreté»
C'eft aîpfi que la modeftie naturelle au fexe eft peu-à-peu difparue,
& que les mœurs des vivandières fe font tranfmifes aux femmes de
qualité.
Mais voulez-^ous favoîr combien ces ufages, contraires aux idées
naturelles, font choquans pour qui n'en a pas l'habitude? Jugez-
en par la furprife & l'embarras des étrangers & provinciaux à Taf-
ped de ces manières fi nouvelles pour eux. Cet embarras fait l'éloge
des femmes de leurs pays , & il eft à croire que celles qui le
caufent en feroient moins fières fi la fource leur en étoit mieux
connue. Ce n*eft point qu'elles en impofent, c'eft plutôt qu'elles
font rougir, & que la pudeur, chafl'ée par la femme de fes difcours
ic de fon maintien , fe réfugie dans le cœur de l'homme.
Revenait maintenant à nos Comédiennes, je demande comr
ment un état dont l'unique objet eft de fe montrer au public, &,
qui pis eft , de fe montrer pour de l'argent , conviendroit à d'hon-
nêtes femmes , & pourroit compatir en elles avec la modeftie &
les bonnes mœurs ? A-t-on befoin même de difputer fur les diffé-
rences morales des fexes, pour fentir combien il eft difficile que
celle qui fe met h prix en repréfentation ne s'y mette bientôt en
perfonne , & ne fe laifle jamais tenter de fatisfaire des defirs qu'elle
(Sdivrcs méUcs. Tome IL Z z
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^6i
X /. ROU s s EAU ^
prend tant de foîn d'exciter ? Quoi ! malgré mBIe timides précau-
tions j une femme honnête & fage , expofée au moindre danger ,
a bien de la peine encore à fe coiïTerver un cœur k l'épreuve ; &
ces jeunes perfonnes audacieufesj. fans autre éducation. qu'un fyt
terne de coquetterie & de rôles amoureux, dans une parure très-
peu modefte, (38) fans cefle entourées d'une jeunefle ardente &
téméraire, au milieu des douces voix de l'amour & du plaifir, ré-
£Aeront \ leur âge, à leur cœur, aux objets qui les environnent,
aux difcours qu'on leur tient, aux occafions toujours renaiflantes ,.
(k \ Tor auquel elles font d'avance à demi vendues Ml faudtoit
nous croire une /implicite d'enfant pouf* vouloir nous en impofer
\ ce point. Le vice a beau fe cacher dans l'obfcurité , fon em-
preinte eft fur les fronts coupables ; l'audace d'une femme eft le
figne afluré de fa honte; c'eft pour avoir trop à rougir qu'elle ne
rougit plus ; & fi quelquefois la pudeur furvit k la chaAeté , que
doit-on penfer de la chaileté quand la pudeur même eft éteinte ^
Supposons, il Pon veut, qu'il y ait eu quelques exceptions^
fuppofons
Qt/'j£ tnfoitjufjiià trois- que ton pourroit nommtn
Je veux bien croire \k deffus ce que je n'ai jamais ni vu, ni oui dire;-
Appellerons-nous un métier honnête celui qui fait d'une honnête
femme un prodige, & qui nous porte \ méprifer celles qui l'exer^
cent, k moins de compter fur un miracle continuel? L'immodeftîe
fient fi bien à leur état, & elles le fentent fi bien elles-mêmes, qu'il
n'y en a pas une qui ne fe crût ridicule de feindre au moins de
prendre pour elle les difcours de fagefle & d'honneur qu'elle dé-
bite au public. De peur que ces maximes fédères ne fiflent un
progrès nuijfible à fon intérêt, l'Aârîce efl toujours la première à
parodier fon rôle & k détruire fon propre ouvrage. Elle quitte, en
atteignant la coulifle , la morale du théâtre , auflî bien que fa dignité;
& fi l'on prend des leçons de vertu fur la fcène , on les va bien vite
oublier dans les foyers.
[ 3^ ] Q"® fera-ce en leur fuppofant la beauté qu'on a raifon d'exiger
d'elles î Voyez les Entretiens fur U fils naturel^ p. 183.
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A M. jD'Al EMB E RT^ 36 J
Après ce que j'aî dît ci-devant, je n'ai pas beroin, je croîs,;
<rexpliquer encore comment le défordre des Aélrices entraîne celui
des Aâeurs » fur-tout dans un métier qui les force à rivre entr'eux
^ans la plus grande familiarité. Je n^i pas befoin de montrer com*
ment d'un état déshonorant naHIent des fentimens déshonnétes , ni
comment les vices dîvifent ceux que l'intérêt commun devroit réu-
nir. Je ne m'étendrai pas fur mille fujets de difcorde & de que-
relles que la diftribution des rôles, le partage de la recette, Ip
choix des pièces, la jaioufîe des applaudiflemens doivent exciter
fans, cefle , principalement entre les Aôrices , fans parler des intri-
gues de galanterie. Il eft plus inutile encore que j'expofe les effets
<}ue l'affociation du luxe & de la misère , inévitable entre ces gens*
là, doit naturellement produire. J'en ai déjà trop dît pour vous
^ & pour les hommes raifonnables ; je n'en diroîs jamais aflez pouf
les gens prévenus, qui ne veulent pas voir ce que la raifon leur
montre y mais feulement ce qui convient à leurs paffions ou à leurs
préjugés.
Si tout cela tient îi la profeffion du Comédien, que ferons-nous.
Monsieur, pour prévenir des effets inévitables? Pour moi, je ne
vois qu'un feul moyen ; c'eft d'ôter la caufe. Quand les maux de
l*homme lui viennent de fa nature ou d'une manière de vivre qu'il
ne peut changer, les Médecins les préviennent - ils ? Défendre
au Comédien d'être vicieux , c'eft défendre à l'homme d'être
malade.
S'£N6UiT-ix delà qu'H Êulle méprifer tous les Comédiens ? II
s^enfuit^ au contraire, qu'un Comédien qui a de la modeftie, de^
mieurs, de l'honnêteté , eft, comme vous l'avez très-bien dit, dou«
blement eftimable , puîfqn'il montre par-Ik que l'amour de la vertu
l'en^orte en lui fur les paiffionsde Thomme, & fur l'afcendant de
ùl pro&iBon. Le feul tort qu'on lui peut imputer eft de l'avoir
enibrairée ; mais trop fouvent un écart de jeuneflè décide du fort
de la vie; & quand on ie ient un vrai talent, ^ui peut réiîfter k
fon attrait? Les grands Aâeurs porteQt avec eux leur excufej ce
Qynt les jnauvœ qu'il faait méprifer.
Zz 9 -
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364
/• /• Rousseau,
Si j*aî refté (î long- temps dans les ternies de la^propofitîon
générale, ce rfeft pas que je n'enfle eu plus d'avantage encore à
l'appliquer précifément k la ville de Genève ; mais la répugnance
de mettre mes concitoyens fur la fcène, m'a fait différer autant
que je l'ai pu de parler de nous. Il y faut pourtant venir à la fin ^
& je n^auroîs rempli qu'imparfaitement ma tâche , fi je ne cher-
chois, fur notre fituation particulière, ce qui réfultera de l'établif-
iêment d'un théâtre dans notre ville , au cas que votre avis & vos
raifons déterminent le gouvernement \ l'y fouffrir. Je me bornerai
à des effets fi fenfibles qu'ils ne puiffent être conteAés de perfonne
qui connoifle un peu notre confiitutîon»
Genève efl riche, il efl vrai; mais, quoîqu^on n^ voie point
ces énormes difproportions de fortune qui appauvriflènt tout un
pays pour enrichir quelques habitans , & fement la misère autoxur
de l'opulence, il efl certain que, fi quelques Genevois pofsèdent
d'affez grands biens, plufieurs vivent dans une difette affez dure^
& que l'aifance du plus grand nombre vient d'un travail affîdu^
d'économie & de modération, plutôt que d'une richefle pofitive»
Il y a bien des villes plus pauvres que la nôtre, oii le bourgeois
peut donner beaucoup plus à fes plaifirs^ parce que le territoire
qui le nourrit ne s'épuife pas, & que fon temps n'étant d'aucua
prix, il peut le perdre fans préjudice. Il n'en va pas ainfi parmi
fious, qui 9 fans terre pour fubfifler, n'avons tous que notre induf^
trie. Le peuple Genevois ne fe foutient qu*a force de travail, &
n'a le néceïïaire qu'autant qu'il fe refufe tout fuperflu : c'eft une
des raifons de nos loix fomptuaires. H me femble que ce qui doit
d'abord frapper tout étranger entrant dans Genève , c'eft l'air de
vie & d'aftivité qu'il y voit régner. Tout s'occupe^ tout efl eir
mouvement, tout s'^emprefTe à fon travail & k ks affaires. Je ne
crois pas que nulle autre aufli petite ville au monde of&e un pareil
ipeftacle, Vifitez le quartier S. Gervab, toute l'horlogerie de TEu-
rope y paroît raffemblée. Parcourez le Molard & les rues bafles^
tm appareil de commerce en grand ,^ des monceaux de ballots^, de
tonneaux confufément jettes , une odeur d'Inde & de droguerie
vous font imagmer im port de mer. Aux Pâquis, aux Eaux-vives^
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^ M. - D^A L E M B E HT. 365
le tmît & rafpeô des fabriques d'indienne & de toile peinte fem-
blent vous tranfporter à Zurich. La ville fe multiplie en quelque
forte par les travaux qui s'y font} & j'ai vu àts gens, fur ce pre-
mier coup-d'œil, en eftimer le peuple k cent mille âmes. Les
bras, remploi du temps ^ la vigilance ^ Tauftère parcimonie; voilà
les tréfcM-s du Genevois, voilà avec quoi nous attendons un amu-
fement de gens oififs^ qui, nous ôtant à la fois le temps & Targcnt»
doublera réellement notre perte»
Genève ne contfent pas vîngt-quatrc mîïle âmes, vous en con^
venez. Je vois que Lyon, bien plus riche \ proportion^ & do
moins cinq ou fix fois plus peuplé, entretient exaâement un théâ-
tre, & que, quand ce théâtre eft un opéra ^ la ville n'y fauroit
fuffire. Je vois que Paris, la Capitale de la France & le gouffre
des rîcheflcs de ce grand Royaume , en entretient trois afler mé-
diocrement, & un quatrième en certains temps de l'année; Suppo-
fons ce quatrième (39) permanent. Je vois que^ dans plus de £ix
cens mille habirans, ce rendez-vous de l'opulence & de l'oifiveté
fournit à peine journellement au Speâacle mille ou douze cens
Speâateurs, tout compenfé. Dans le refte du Royaume, je vois
Bordeaux , Rouen , grands ports de merv je vois Lille ^ Strasbourg^
grandes villes de guerre , pleines d'Officiers oififs qui paf&nt leur
vie k attendre qu^il foit midi & huit heures, avoir un théâtre de
Comédie : encore faut-il des taxes involontaires pour le foutenir.
Mais combien d'autres villes incomparablement plus grandes r que
la nôtre , combien de fièges de Parlemens & de Cour»foa%erâiiies
ne peuvent entretenir une Comédie ^ demeure l
Pour juger fî nous fbmmes en état' de mfeux fan-e, prenons
un terme de comparaifon bien connu, tel, par exemple, que la
ville de Paris. Jfe dis donc q^ue , fi plus de fîx cens mille habitant
(39) Si fe ne compte point leCon- pas fîr mois. Eh recBercfianty par
cert fptrituel, c'eft qu'au Heu d'être' comparaifon , »*il eft poifiblç^qu^une
«n fpeâacle ajouté aux autres , il n'en troupe fubiifle à Genève i jç iUppofa
eft que le fapplément. Je ne compte par-tout des rappons plus fàyoïrablesi
pas ,. non {rius , les petits fpeâacles à Paffirmatiye que ne les donnent les
de la Foire ; mais auffi je la compte, faits connus»
toute Tannée ^ au lieu, qu'elle ne dure
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^66 J. J^ Rou s s E'Avi
ne fournifTeoc journeUemenc & Tun dans Vautre aux théâtres ie
Paris que douze cens Speftateurs, moins de vingt- quatre mille
habitans n'en Fourniront certainement pas plus de quarante-huit à
Genève. Encore faut-îl déduire les gratis de ce nombre, & fuppo-
fer qu'il n'y a pas proportionnellement moins de défceruvrés ï Genève
c^'^ Paris, foppofition qtii me paroit infoutenable.
Or ,fi les Comédiens François , penfionnés du Roî, & proprîé-
<atres de leur théâtre , ont bien de la peine à fe foutenir à Paris
avec une allèmblée de trois cens Spectateurs par repréfentation (40)^
]e demande comment les Comédiens de Genève fe foutiendronc
avec une afTemblée de quarante-huit Speélatetirs pour toute ref-
fource ? Vous me direz qu'on vit à meilleur compte k Genève qu'k
Paris. Oui^ mais fôs billets d'entrée coûteront auffi moins ^ pro*
fKntîon : 6c puis, la dép^ife de la table n'eft rien poiu: des Comé-
diens. Ce font les habks, c^eft la parure qui leur coûte; il faudra
faire venir tout cela de Parïs , ou dreflèr des ouvriers mal-adroits»
Ceft dans les lieux oii totttes ces cbofes font communes qu'on les
fait à meilleur marché. Vous éket eifoore qu^on les aflujettira ï
nos loix fon:\ptuaires« Mais c^eft en w^n ^u^on voudroi^ porter U
réforme fur le théâtre, jamais Qéopafirç ^ X«rcès fie ^oûeerent
notre {implicite. L'état des Cotaédîens étant de jparoitre , c'eil leuf
Àter le goût de leur médeif de les en empêcher, 6c Je -doute que
jamais bon Aâeur coniente ^ fe ùârc Quakre. Enfin , l'on peut
m'bbjeâer que la troupe <le Genève , étant bien moins nombrâuiê
que celle de Paris ; pourra fubfifitor ï bien moindres fifais. D'aç-
cprd ! mais cette différence fera-t-elle en raîfon de celle de 4S à
300 ? Ajoutez qu'une troupe plus nombreufe a auflî l'avantage de
pouvoir jouer plus fouyent, au lieu que dans une petite troupe où
les doubles manquent, tous ne faûr oient jouer tous les jours; U
XM^) ^ux qui ne vom ^uxi)iee-. h trou vo^nrtércraent trop fiirte. S^
têcltB qut les beaux jours où Tsésm^i fiinr donc diiniinier le noidbre joufw
hUe eft nombreofb , iFOinro-om cette nalier de 900 (peAMeurs 1 Pari», U
«tfHitiationtfop^oibie; ma» ceux qui Ikuc dimûiuer proportianéUement ce-
pendanr dix ans les aufont ioivtt^ lui de 48 à Oêoive j oe qui reAforot
•onune nrai^ bons & maurais jours, tfies objefikmn^
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A M^ iTAl e m: b e rt^ ^6j
ittafacUe, rabfence dhin feul Comédien fait manquer une repréfen*
tation, & c'eft autant de perdu pour la recette.
Le Genevois aime exceflîvement la campagne : on en peut
juger par la quantité de maifons répandues autour de la ville. L'at^
trait de la chafle & la beauté des environs entretiennent ce goût
falutaire. Les portes^ fermées avant la nuit, ô'tant la liberté de la
promenade au-dehors , & les maifons de campagne étant fi près,
fort peu de gens aifés couchent en ville durant Vété. Chacun ayant
paffé la journée k fes affaires ,. part le (bir àpones fermantes^ &
va dans fa petite retraite refpirer Tair le plus pur , &' jouir du plus
charmant payfage qui foit fous le Ciel. Il y a même beaucoup
de citoyens & de bourgeois qui y réïîdent toute Tannée , & n'ont
point d'habitation dans Genève. Tout cela efl autant de perdu
pour la Comédie » & pendant toute la belle faifon il ne reflera-
prefque pour l'entretenir que des gens qui n'y vont jamais. A Pa-
ris , c'efl toute autre chofe : on allie fort bien la Comédie avec la»
campagne; & tout l'été l'on ne voit, à l'heure où fîniflent les fpec-
tacles , que carroffes fortir des portes. Quant aux gens qui cou<^
chcnt en ville , la liberté d'en fortir à toute heure , les tente moins»
que les incommodités qui l'accompagnent ne les rebutent. On
s'ennuie fî-tôt des promenades publiques , il faut aller chercher fv
loin la campagne , Tair en efl il empeflé d'immondices & la vue
fi peu attrayante , qu'on aime mieux aller s'enfermer au fpeâacle.
Voilà donc encore une différence au défavantage de nos Comé-
diens, & une moitié de l'année perdue pour eux. Penfez-vous;
Monfieur, qu'ils trouveront aifément fur le refle k remplir un fi
grand vuide hPour moi je ne vois aucun autre remède k cela que:
de changer l'heure où l'on ferme les portes , d'immoler notre sû-
reté à nos plaifirs , & de laifler une place forte ouverte pendant
la nuit, (41 ) au milieu de trois PuifFances dont la plus éloignée,
n'a pas demilieue à faire pour arriver à- nos glacis^
( 41 ) Je fais que^ toutes nos gran* fendre , cela feroit fbn ihndie encore^;
dès for^lfic.^ûons fonc la chofe du mon- car sûrement on ne viendra pas nous >
4e la plus inutile, & que quand nous aiBéger. Mais pour n'avoir point de^
aurions allez de croupes pour les dé* fiège à- craindre ,. nous n'en- devons^
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368
/• /• Rousseau ;
Ce n'eft pas tout, il eft impoflîblç qu'un établiflcment fi
contraire à nos anciennes maxime» foit généralement applaudi.
Combien de généreux citoyens verront avec indignation ce mo-
numcnt du luxe & de la molleflc s'élever fur les ruines de notre
antique fimplicité , & menacer de loin la liberté publique ? Pcn-
fez-vous quils iront autorifer cette innovation de leur préfence ,
après ravoir hautement improuvée ? Soyez sûr que plufieurs
vont fans fcrupule au Speâacle à Paris qui n'y mettront jamais
les pieds à Genève , parce que le bien de la patrie leur eft plus
cher que leur amufement. Oîi fera l'imprudente mère qui ofera
mener fa fille a cette dangereufe école , & combien de femmes
refpeaables croiroient fe déshonorer en y allant elles-mêmes ? Si
quelques perfonnes s'abfticnnent îi Paris d'aller auSpedacle ,c'eft
uniquement par un principe de Religion, qui sûrement ne fera
pas moins fort parmi nous , & nous aurons de plus les motifs
de mœurs, de vertu, de patriotifme, qui retiendront encore
ceux que la religion ne reticndroit pas, ( 42 )
J'AI fait voir qu'il eft abfolument impoflîble qu'un Théâtre de
comédie fe foutienne à Genève par le feul concours des Spefta-
teurs. Il faudra donc de deux chofcs l'une ; ou que les riches
fe cotifent pour le foutenir, charge onéreufe qu'aflurément ils
ne feront pas d'humeur à fupporter long-temps; ou que TÉtat
s'en mêle & le foutienne à fes propres frais. Mais comment le
fouriendra-t-il î Sera-ce en retranchant, lur les dépenfes nécef-
faires
pas moîiw veiller \ nous garantir de
toute furprife : rien n'eft fi facile que
d'aflcmbler des gens de guerre à notre
voifinage* Nous avons trop appris Vur
fage qu'on en peut faire , & nous de-
vons fonger que les plus mauvais
droits hors d'une place, fe trouvent
excellents quand on eft dedans»
( 42 ) Je n'entends point par-li
tf u'on puifle être vertueux fans Reli-
gion ; j'eus long-temps cette opinion
trompeufe , dont je fuis trop dëfabu-
fé. Mais j'entends qu'un Croyant peut
s'abftenir quelquefois , par des motifs
de vertu purement fociale , de cer-
taines aâions indifférentes par elles-
mêmes & qui n'intéreflent point im-
médiatement la confcîence, comme eft
celle d'aller aux fpeAacles , dans un
lieu où il n'eft pas bon qu'on les
fouffre.
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Ji M. l/A LEM B EltT.' 3^9
taîres' auxqueîîes fufflt i péîne fon modique revenu, de quoi
pourroîr à çelle-lk ? Ou bîen deftînera-t-îf à cet ufage important
les fbmmes iqoe l'économie & Tintégrîté de l'adminiftfatîon per-
met quelquefois de mettre en réferve pour les plus preflans
befoins î Faudni-t-îl réformer notre petite garnîfon & garder
ftoûsMmiémes 'nos portes ? Faidra-tH réduire les folbles hono-
faîrés de h<>s«Màgîftrats i 6ii nous ôterons^nou^ pour cela toute
rèflburde.au moindre ;^'cfcident imprévu î Au défaut de ces
expédiehs, je n^en vois pît^s qu'Hun qui foît praticable, c'éft la
♦oie des taxes & impo/trions , c^eft d'aflembler nos Cîtôyens 8c
Bourgeois en confeil généraLdans le temple de S, Pierre, & lï
de. leur propofer grayemcfnft ^d'accoAlèr un impôt- pbur I*éta^
bliflement de la Gomédté^, "^A Dieu^e plaifV que je croie nos
, fages & dignes Magiftrats tâpablès de faire jar^is une propafî-
tion fémblable ; &' fiir vbtiré propre- article V orf peuc^^oger afleï
comment elle feroit reçue/
• • ,. , ' /'. '.\ y. /. .. i.. .;;..*;...
Si nou^avfonlle malbiiur de rtiîouveè qurf^juqrrcxpédient? prp-
fVe ï lever des/diflBculçéfti ce ferdtfkantj pi^ pawr^^iilousv iiir cjçU
lïe pçurxokûih, fairfe qu'i la faS^eujB.de'quelxiùe.vKe^^reQreif^.quii
nous afToiblîiranr «ncoi!e ^ans nôtre pec^kflc^vtiate pçrdrpit enfin
tôt ou tard. Suppofons pourtant quHin beau «èle jdu - Théâtre
^ous fît faire -un pareil Biraclel; fuppofônsrles Coinédîens bien
4c^Vlis <1^^. Oonève ^ bien contemis par notrJlofîc, te Gonade
floriflTante & fréquentée; fuppofons enfin notj-e ^^llp^ dans i'état
où vous dites qu'ayant des mœurs & des Speôacles , elle réuni-
Toitîes alvintages dès -uns & des ^ ^autres : avantages aù^refte qui
me femblent peu compatibles , car celui des Speflacles n'étant
^ue de ïup^îëer^'Wik îHôUVs , eft liul i^ar^touP ôii les niœurs
'-eriftent/^
Le premier effet féo/lble 4ç cet établiflement fera, comme
)e Tai 4éja dit» une révolution dans;ios u^ages^, qui en produira
néceflàirement une dans nos mœurs. Cette révolution fcra-^t-eye
bonne ou mauvaife î Oeft ce qu'il éft temps d'examiner.
Il n'y a point d'État bien coûiUltlé où i*on ne- trouve -de4
tSMvrcs miUcs. Tome IL « Aaa
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37^ A ^^ R o u s s £ A v^
ufages -qui tiennent k la forme du gouvernenient & fervent \ i«
maintenir. Tel étoit ,^ar exemple , autrefois à Londres celui des
coteries , fi mal \ propos tournées en dérifion parmi Its auteurs
^u Spedateur \ à ces coteries, ainfi devenues ridicules , ont fuccédés
les cafés & les mauvais lieux. Je doute que le peuple Anglois aif
beaucoup gagné au change. Des coteries femblab|es font maÎA*
tenant établies \ Genève, fous le nom de urcUs, Se fzi lieu,
Moriîeur , de juger par votre article que vous tf avez poiot ob*
fervé fans eftime le ton de fens &,de raifon qu^elles y font ré-
gner. Cet ufage eft ancien parmi nous, quoique fon nom ne le
foit pas. Les coteries exifloient dans mon enfance fous le nom
àcjocictési mais la forme en étoit moins bonne & moins régw
lière. L^exercice des armes qui nous raflemble tous les printemps)
les divers prix qu'on tire une partie de l'année, les fêtes militait
res que ces prix occafionnent, le goût de la chaflTe commun ï
tous les Genevois, réuniffant fréquemment les hommes, leur
donnoient occafion de former entr'eux des fociétés de table , des
parties de campagne, & enfin des iîaifons d'amitié; mais ces
Aflbmbtées n'ayant pour objet que le plaîfir & la joie, ne fe
^moit guëres qu'au cabaret. Nos ^cordes civiles , oh là
nécefllté des affaires bbligeoit de s'aflembier plus fôuvent & dt
<lélibérer de fang-froid , firent changer ces fociétés tumukueufes
en des rendez-vous plus honnêtes. Ces rendez-vous prirent le
nom de cercles , & d'une fort trifte caufe font fortis de très-
bons eflfets. (43)
. Ces cercles font des fociétés de douze ou quinze perfonnas
qui louent un appartement commode; qu'on pourvoit à frais
communs de meubles & de provifioos tiéceflkires. 'C'eft dans
cet appartement que fe rendent tous les après-midi ceux des
aflTociés que leurs affaires ou leiu-s plaifîrs ne retiennent point
' ailleurs. On s^ raflemble, & là, chacun fci livrant fans gêne aux
amufemens de ion goût, on joue, on caufe, on lit, on boit^
on fume. Quelquefois on y foupe, mais rarement, parce que
- [ 43 ] Xe parlerai di-9prèi der incoayémenit , r
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fè Genevois eft rangé & fe plaie à vivxe avec fa famille. Souvent
ftuflî Ton va fe promener enfemble , & les amufemens qu^on fe
4onne font des exercices propres ^ rendre & maintenir le corps
robufte. Les femmes & les filles de leur côté , fe raflfemblent
par fociétést tantôt chez Pune, tantôt chez Tau tre. L'objet de
cette réunion eft un petit jeu de commerce, un goûter , &,
comme on peut bien croire , un intariflable babil. Les hommes,
fans être fort févérement exclus de ces fociétés , s'y mêlent
tSfyt rarement ; & je penferois plus mal encore de ceux qu'oa
y voit toujours que de ceux qu^on n'y voit jamais.
Tels font les amufemens journaliers de h Bourgeoifie de Ge«
nève. Sans être dépourvus de plaifir & de gaieté, ces amufemens
ont quelque chofe de fîmple & d'innocent qui convient à des mœurs
républicaines : mais dès l'inflant qu'il y aura Comédie , adieu les
cercles , adieu lès foctétés ! VoiÛ la révolution que j'ai prédire ,
tout cela tombe nécefi^ement; 8c Ci vous m'objedez l'exemple
de Londres, cité par moi-même ^ oit les fpeâacles établis n'empé*
choient point les coteries iie répondrai qu'il y a, par rapport Ji
nous, une différence extrême : c'efl qu'un théâtre, qui n'efl qu'un
point dans cette ville immenfe, iera dans la nôtre un grand objet
qulabforbera touu
Si vous me demandez enfùite où efl le mal que les cercles foient
abolis.... Non, Monfîeur, cette queflion ne viendra pas d'un Phî-
lofophe. Oefl un difcours de femme, ou de jeune homme qui trai-
tera nos cercles de corps-de-garde, & croira fentir l'odeur du tabac.
Il faut pourtant répondre; car, pour cette fois, quoique je m'a-
.dreffe à vous , j?écris pour le peuple, 6c fans doute il y paroit j mab
Vous m'y avez forcé.
Je dis premièrement que, fi c'efl une mauvaife chofe que l'odeur
'Aw tabac, c'en efl une fort bonne de refter maître de fon bien, &
d'être sûr de coucher chez foi. Mais j'oublie déjà que je n'écris
pas pour des d'Alembert, Il faut m'expliquer d'une autre manière.
Suivons les indications de la nature , confultons le bien de la
fodété \ nous trouverons que les deu« fexes doivent fe rafTembler
Aaa fj
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37* J- J^ Rousseau y
quelquefois, & vivre ordinairement féparés.. Je l'aï dît tantôt .{)aft
rapport aux femmes, je le dis maintenant par rapport aux hommes.
Ils fe fentent autant & plus qu'elles de leur trop intime commerce ;
elles n'y perdent que leurs miœurs , & nous y perdons \ la fois nos
mœurs & notre conf^itutîon \ car ce fexe plus foîble , hors d'état
de prendre notre manière de vivre trop pénible pour lui , nous
force de prendre la fîenne trop molle pour nous, & ne voulant
plus foufFrir de féparatîon , faute de pouvoir fe rendre homirtes , Us
femmes nous rendent femmes.
Cet inconvénient qui dégrade l'homme , eft très -grand* par-
tout; mais c'eft fur-tout dans les Etats comme le nôtre qu'il im-
porte de le prévenir. Qu'un Monarque gouverne des hommes ou
des femmes, cela lui doit être afTez indifférent, pourvu qu'il foît
obéi ; mais dans une République , il faut des hommes. (44)
* Les anciens pafToîent prefque leur vîé en plein aJr^ 'ou vaquant
^ leurs affaires, ou réglant celles de l'État fu^ la place publique;
ou fe promenant h la campagne, dans des jal'dinSy au bord de Ja
merj k la pluie, au foleil, & prefque toujours tête nue. (45) A
tout cela point de femmes ; mais on favoit bien les trouver au be*
foin; & nous ne voyons point, paf leurs écrits & par les échan*
tillons de leurs converfations qui nous relient 1 que l'eiprit, ni le
goût, ni- l'amour même , perdifTent rien k cette réferve. Pour nous,
nous avons pris des manières toutes contraires ; lâchement dévoués
[ 44 ] On nœ dira qu'if en faut aux
Rois pour la guerre. Point du tout.
Au lieu de crème mille hommes , ils
tt*ont , par exemple , <ïu'à lever cent
mille femmes. Les femmes ne man-
quent pas de courage^ elles préfèrent
[lionDeur it la vie; quand eliefi fe bat-
rent^ elles fe battent bien. L'inconvé-
nient de \txa ftxe.eft de ne pouvoir
iuppoiter les fatigues de k guerre &
fintempérie d« faifons. Le fecrct eft
^onc d'eu avoir toujours le triple de
«e qu*il en faut pour Sk battre^ 4fia
de facriiîer les deux autres tiers auy
maladies & à la mortalité.
E 4^ 1 Après la bataille gagnée pa»
Xambife fur Pfalmetique , .on difUn^
guoit parmi les morts les Egyptiens,
quiavoient toujours la tête nue, à l'ex-
trême dureté de leurs crânes , au liea
que les Perfes , toujours coëfFés de
leurs grofles thiares y avoient les cr&#-
nés fi tendres qu'on les brifoit fana
effort. Hérodote lui-même fut, long-
texnpsaprèsitémointiccette difféneuc^»
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A M. v^Alembertz 575
\vix volontés du fexe que nous devrions protéger & non fervîr;
nous avons appris k le méprifer en lui obéifTanc, k Toutrager pat
nos foins railleurs ; & chaque femme de Paris raffemble dans fon
appartement un ferrail d^hommes plus femmes qu'elles , qui favent
rendre a la beauté toutes fortes d'hommages , hors celui du cœur
dont elle eft digne. Mais voyez ces mêmes hommes toujours con-
traints dans ces prifons volontaires, fe lever, fe raffeoir, aller &
venir fans cefle k la cheminée, à la fenêtre, prendre & pofer cent
fois un écran, feuilleter des livres, parcourir des tableaux, tourner,
pirouetter par la chambre , tandis que l'idole , étendue fans mou-
vement dans fa chaife longue , n'a d'adif que la langue & les yeux.
D'où vient cette différence » fi ce n'eft que la nature , qui impofe
aux femmes cette vie fédentaire & cafanîère , en prefcrit aux hom-
mes une toute oppofée , & que cette inquiétude indique en eux
un vrai befoin? Si les Orientaux , que la chaleur du climat fait adex
tranfpirer , font peu d'exercice & ne fe promènent point, au moins
ils vont s'afleoir en plein air & refpirer â leur aife ; au lieu qu'ici
les femmes ont grand foin d'étouffer leurs amis dans de bonnes
chambres bien fermées.
Si Ton compare la force des hommes anciens \ celle des honb^
mes d'aujourd'hui, on n'y trouve aucune efpèce d'égalité. Nos
exercices de l'Académie font des jeux d'enfans auprès de ceux de
l'ancienne Gymnaflique ; on a quitté la paume , comme trop fatt*
gante ; on ne peut plus voyager a cheval. Je ne dis rien de nos
troupes. On ne conçoit plus les marches des armées Grecques &
Romaines : le chemin , le travail , le fardeau du foldat Romain
iatigue feulement à le lire, & accable l'imagination. Le cheval
D'étoit pas permis aux OfSciers d'Infanterie. Souvent les Généraux
faifoient 2i pîed les mêmes journées que leurs troupes. Jamais les
deux Caton n'ont autrement voyagé , ni feuls , ni avec leurs armées^
Othon lui-même, l'efféminé Othon, marchoit armé de fer à la tête
de la fienne , allant au-devant de Vitelfius. Qu'on trouve à préfent
un feul homme de guerre capable d'en faire autant. Nous fom-
mes déchus en tout. Nos Peintres & nos Sculpteurs fe plaignent
de ne plus trouver de modèles comparables à ceux de i'anû^uew
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174
7. /. Rov ss EÂ if;
pourquoi cela? L^homme a-t-it dégénéré? L'efpèce a-^eIIc tine
décrépitude phyfique, ainfîque l'individu? Au contraire : les Bar-p
bares du nord qui ont^ pour ainfi dire» peuplé TEurope d'une
nouvelle race^.étoîenr plus grands & plus forts que les Romains
qu'ils ont vaincus & fubjugués. Nous devrions donc être plus forts
nous-mêmes, qui, pour la plupart > defcendons dç ces nouveaux
venus; mais les premiers Romains vivoient en hommes (4^)1 &
trouvoient d'ans leurs continuels exercices la vigueur que la nature
leur avoit refufée , au lieu que nous perdons la nôtre dans la vie
indolente & lâche où nous réduit la dépendance du fexe. Si les
Barbares dont je viens de parler vivoient avec les femmes , ils ne
vivoient pas pour cela comme elles; c'étoiént elles qui avoîent le
courage de vivre comme eux, ainfi que faîfoient auiBî celles de
Sparte. La femme fe rendoic robuiùi & Thomme ne s'éaer«»
.¥oit pas.
Sx ce foin de contrarier la nature eft nuifible an corps, il Teft
encore plus \ refprit. ^[lagmez quelle peut être la trempe de Tame
d'un homme uniquement occupé de Timportante affaire d'amufer
les femmes , & qui pafTe ia vie entière k faire pour elles ce qu'elles
devroient faire pour nous, quand, épuifés de travaux dont elles
font incapables, nos efprits ont befoin de délaflement. Livrés à
ces puériles habitudes , \ quoi pourrions-nous jamais nous élever
de grand ? Nos talens , nos écrits fe fentent de nos frivoles occu-
pations (47) : agréables, fi Ton veut, mws petits & froids comme
{ 467 1-c* Romains étoient les hom-
mes les plus petits & les plus foibles
«te tous les peuples de Tlialie ; & cette
différence ëioit fi grande , dit Tite-
live, qu'elle s'appcrcevoit au pre-
inier coup.d'ceil dans les troupes des
uns & des autres. Cependant Texer-
cice & la difcipline prévalurent telle-
l^ent fur la Nanire , que les foibles
:^enc ce que. ne pouvoient faire les
&)xts t & les vainquirent.
('47 ) Les femme» , en général t
n*aimenr aucun arc, ne fe connoif-
fenc 1^ aucun , & n'ont aucun génie.
Elles peuvent réuffir aux petits ouvra-
ges qui ne demandent que de la lé«
géreté d'efprit , du goût , de la grâce ,
quelquefois même de la philofophie
& du raifonnement. Elles peuvent ac-
quérir de la fcience , de l'érudition ^
des talens , & tout ce qui s'acquiert
à force de traViûL Mais ce feu ç4«
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A M. t>'A LZutB nr: |7j
lios fendmens, ils ont pour tout mérite ce tour facile qu^on n^n
pas grande peine a donner ^ des riens. Ces foules d'ouvrages éphé*
mères qui naiflent journellement, n^étant faits que pour amufet
des femmes, flt n^ayant ni force , ni profondeur , volent tous de la
toilette au comptoir. Oeft le moyen de récrire inceflTamment les
mêmes, & de les rendre toujours nouveaux. On m^en citera deux
ou trois qui ferviront d'exceptions ; mais moi j'en citerai cent mille
► qui confirmeront la règle. Oeft pour cela que la plupart des pro*
duôions de notre âge paieront avec lui, & la poftérité croira
qu'on fit bien peu de livres , dans ce même fiècle où Ton en
fait tant.
Il ne feroit pas difficile de montrer qu'au lieu de gagner \ ces
ufages^ les/emmes y perdent. On les flatte fans les aimer; on
les fert fans les honorer ; elles font entourées d'agréables ; mais
elles n'ont plus d'amans ; & le pis eft que les premiers , fans avoir
les fentimens des autres , n'en ufurpent pas moins tous les droits.
La fociété des deuxfexes, devenue trop commune &trop facile,
a produit ces deux effets ; & c'eft ainfi que l'efprit général de U
galanterie étouffe à la fois le génie & l'amour.
Pour moi , j'd peine 2i concevoir comment on rend afiez peu
d'honneur aux femmes pour leur ofer adreflerfans ceflè ces fades
propos galans, ces complimens infultans & moqueurs, auxquels
on ne daigne. pas même donner un air de bonne foi; les outrager
par ces évidens menfonges , n'eflce pas leur déclarer afiêz nette-
ment qu'on ne; trouve aucune vérité obligeante à leur dire? Que
lefte qui échauffe & embrafe Tame , les ne fàvent ni décrire ni fenrir l'a-
ce génie qui confume & dévore , cette mour même. La feule Sapho , que je
brûlante éloquence , ces tranfporcs fa- fâche , & une autre , méritèrent d'tf«
btimes qui portent leurs raviflemens tre exceptées. Je parierois tout an
fufqu'au fond des cœurs , manqueront monde que les Lettres Portugaifes ont
toujours aux écrits des femmes : ils été écrites par un homme. Or ^ pas*
font tous froids &: jolis comme elles; tout oti dominent les femmes, leur
ils auront tant d'efprit que vous vou- goût doit aulli dominer : & voilli ce
drez , jamais d'ame ; ils feroiem cent qui détermine celui de notre £ècle»
fois phuôt fenfés que paiGonnés* £ls
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576 J. J. Rousse AVi
Pamour fe fafle illufion fur les qualités de ce qu'on aîme , ccîi
n'aïTivc que trop fouvént ; mats eft-il queftioir d'amour dans tout
ee mauffade. jargon? Ceun mêmes qui s'en fervent, ne s'^^vx fer-
vènt-ils pas également pour toutes les femmes , & ne feroient-îls
pas au défefpoir qu'on les -crût férîeufement amoureux d'une feule î
Qu'île ne s'en inquiètent pas. Il faudroît aroir-* d'étranges idées de
l'amounpour leJ en criJîre capables, & rien h'eft plus éloigné de
fon ton que celui de la galanterie. De la manière que je conçois
cette paflîon terrible, fon trouble, fes égaremens, ks palpitations;
(ts tranfports, ks brûlantes expreffions, fon fîlence plus énergi-
que , ks inexprimables regards que leur timidité rend téméraires ,
&: qui montrent les defirs par la crainte , il me femble qu'après
un langage auflî véhément, fi damant vcnoit ^ dire une feule foîsj
je vous aifn^y l'amMUe indignée lui diroit, vous nç tnaimc^ P^^t
& ne le reverroit de fa viç;
Nos cercles confervent encore parmi nous quelque image des
mœurs antiques. Les hommes entre eux difpenfés de rabaifTer
leurs idées h la portée des femmes, & d'habiller galamment la raî-
fon , peuvent fe livrer \ des difcours graves & férieux'fans crainte
du ridicule. On ofe parler de patrie & de vertu fans pafler pour
rabâcheur; on ofe être foi-même fans s'affervir auj xnaximes 4'^^
caillette. Si le tour de la converfation devient moins poli , les
raîfons prennent plus d^ poids; pn ne fe paie point de plaifanteriô
tCi de gentilleffe.. On ne fe tire point d'affaire par de bon^ mots^
On ne fe hiénage point dans la Jîfputç : chacun^ fe fçnta^it atta-
qué de toutes les forces de fon adverfaire , eft obligé d'employer
toutes les fiennespour fç défendre ; c'eft ainfi que l'efprit acquiert
de la juftefle & de la vigueur. S'il fe mêle \ tout cela quplque^
propos licencieux , il ne faut point trop s'en effaroucher : ktftoioiiis
grofliers ne font pas toujours les plusTionnôtes^ & ce langage un
peu ruftaut eft préférable encore \ te ftyie le plus rechétché^,
dans lequel les deux fexes fe féduifent mutuellement & ffe famt-
liarifent décemment avec le vice. La manièrç de vivre pljis conj-
forme aux inclinations de l'homme , eft auflî mieux aflbrtie à foa
tempérament. On ne relie pomt toute la journée établi fur i une
chaife
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:â M. d^Alembert: 377
>cïiaîfe. On fe livre k des jeux d'exercice, on va, on vient; plu-
sieurs cercles fe tiennent à la campagne , d'autres s'y rendent. On
a des jardins poiu: la promenade , des cours irpacieufes pour s'exer*
cer, un grand lac pour nager, tout le pays ouvert pour la chaflè;
& il ne faut pas croire que cette chaflè fe fafl!e auflî commodé-
ment qu'aux environs de Paris , oîi l'on trouve le gibier fous fes
pieds & où l'on tire à cheval. Enfin ces honnêtes & innocentes
inftitutions raflemblent tout ce qui peut contribuer à former dans
les mêmes hommes des amis , des citoyens , des foldats , . & p^
conféquent tout ce qui convient le mieux k un peuple libre.
On accufe d'un défaut les fociétés des femmes , c'eft de les
rendre médifantes & fatyriques ; & l'on peut bien comprendre ,
en effet, que les anecdotes d'une petite vilte n'échappent pas à
ces comités féminins ; on penfe bien auflî que les maris abfens y
font peu ménagés , & que toute femme jolie Se fêtée n'a pas
beau jeu dans le cercle de fa voifîne. Mais peut-être y a-t-il
dans cet inconvénient plus de bien que de mal , & toujours eft-
îl încontéflablement moindre que ceux dont il tient la place :
car lequel vaut le mieux qu'une femme dife avec fes amies du
mal de fon mari, ou que tête-à-tête avec un homme elle lui
en faflfe^ qu'elle critique le défordre de fa voifine , eu qu'elle "^^
rimite î Quoique les Genevoifes difent alfez librement ce qu'elles
favent & quelquefois ce qu'elles conjefturent, elles ont une véri-
table horreur de la calomnie, & l'on ne leur entendra jamais
intenter contre autrui des accufations qu'elles croient fauflcs ;
tandis qu'en d'autres pays les femmes , également coupables par
le fîtence & par leurs difcours, cachent^ de peur de repréfailles,
le mal qu'elles favent , & publient, par vengeance , celui qu'elles
ont inventés.
Combien ût Ickndales publics ne retient pas la crainte de ces
févères obfervatrices ? Elles font prefque dans notre ville la
fonfUon des Cenfeurs. C'efl ainfi que dans les beaux temps de
Rome , les citoyens, furveillans les uns des autres , s'accufoient
publiquement par zèle pour la jufHce^ ^mais quand Rome fut
corrompue , & qu'il ne refla plus rien a faire pour les bonnes
Œuvres mcUcs. Tome IL B b b
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378 /• /• Rousseau^
mœurs que de cacher les. mauvaifes, la haine des vices qui fes
démafque en devînt un^ Aux citoyens zélés fuccédèrent des déla-
teurs infâmes, & au lieu qu^autrefois les bons accufoient les
méchans, ils en furent accufés à leur tour. Grâce au Ciel nous
fommes loin d^un terme fi funefte. Nous ne Tommes point réduits
k nous cacher h nos propres yeux , de peur de nous faire hor--
reur. Pour moi , je n^en aurai pas meilleure opinion des femmes ,
quand elles feront plus circonfpeâes : on fe ménagera davantage^
quand on aura plus de raifons de fe ménager, & quand cha*
cune aura befoin pour elle-même de la difcrétion dont elle doiv-
xiera ^exemple aux autres.
Qu'on ne s*alarme donc point tant du caquet des fociétés
3es femmes. Qu'elles médifent tant qu'elles voudront, pourvu
qu'elles médifent entr'elles. Des femmes véritablement corrom^
pues ne fauroient fupporter long-temps cette manière de vivre «
& quelque chère que leur pût être la médifance , elles voudroienç
médire avec des hommes. Quoi qu'on m'ait pu dire à cet égard »
je n'ai jamais vu aucune de ces fociécés fans un fecret mouve*
ment d'eftime & de refpeÛ pour celles qui la compofoient.
Telle eft, me difois-je, la deflitution de la nature, qui donne
différens goûts aux deux fexes, afin qu'ils vivent féparés &
chacun à fa manière. ( 48 ) Ces aimables perfonnes paflent
ainfi leurs jours, livrées aux occupations qui leur conviennent ,
ou h des amufemens innocens & (impies , très-propres k toucher
un cœur honnête & à donner bonne opinion d'elles. Je .oe fais
ce qu'elles ont dit, mais elles ont vécu enfemble; elles ont pU:
parler des hommes, mais elles fe font paflTées d'eux ; & tandisi
qu'elles critiquoient fi févérement la conduite des autres , zxk
moins la leur étoit irréprochable.
Les cercles d^hommes ont au/G leurs inconvéniens , fans doute;
( 48 ) Ce principe , auquel riennent publier , s'il me refte aflez de temp»
toutes bonnes mœurs, eft développé pour cela, quoique cette annonce ne
d*une manière plus claire & plus ëten- foit guères propre à lui concilier d'a«
due dans un manufcrit dont je fuis vance la faveur des Damcs^
d^poficaire , & que je me propofe de
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quoi d^humain n'a pas les fiensî On joue, on boit, on s'enivre, on
paflè les nuits ; tout cela peut être vrai , tout cela peut être exa^
géré. Il y a par-tout mélange de bien & de mal, mais k diverfes
mefures. On abufe de tout : axiome trivial, fur lequel on ne doit
ni tout rejetter, ni tout admettre, La règle pour choifîr eft iîmple.
Quand le bien furpafle le mal , la chofe doit être admifc , malgré
fes inconvéniens ; quand le mal furpafle le bien , il la faut rejetter,
même avec ks avantages. Quand la chofe eft bonne en elle-même
& n'eft mauvaife que dans ks abus, quand les abus peuvent être
prévenus fans beaucoup de peine , ou tolérés fans grand préjudice ^
Us peuvent fervir de prétexte & non de raifon pour abolir un ufage
utile; mais ce qui eft mauvais en foi fera toujours mauvais (49)»
quoi qu'on fafle pour en tirer un bon ufage. Telle eft la différence
leftentielle des cercles aux fpeâacles.
Les citoyens d'un même État, les habitans d'une même vîllè
ne font point des Anachorètes , ils ne fauroient vivre toujours feuk
& féparés; quand ils le pourroîent, il ne faudroit pas les y con-
traindre. Il n'y a que le plus farouche defpotifme qui s'alarme a
la vue de fept ou huit hommes laflèmblés, craignant toujours que
leurs entredehs ne roule fur leurs misères.
Or, de toutes les fortes de liaifons qui* peuvent raflêmbler Iqs
particuliers dans une ville comme la nôtre, les cercles forment,
fans contredit, la plus raifonnable, la plus honnête, & la moins
dangereufe : parce qu'elle ne veut ni ne peut fe cacher , qu'elle
eft publique, permife, & que l'ordre & la règle y régnent. Il eft
même facile à démontrer que les abus qui peuvent en réfultôr
Daitroient également de toutes les autres , ou qu'elles en produi-
roient de plus grands encore. Avant de fonger k détruire un ufage
établi , on doit avoir bien pefé ceux qui s'introduiront à fa place*
Quiconque en pourra propofer un qui foit praticable & duquel
ne réfylte aucun abus , qu'il le propofe , & qu'enfuite les cercles
foient abolis : à la bonne heure. £n attendant, laifTons, s'il le
(49) Je' parle dans Tordre moral; car dans l'ordre phyfique il n'y a riçn
d'abfolumenc mauvais. Le tout eft bieii«
Bbbij
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58a /• /. R o u s s E J Uy
fskuty pafler la nuît k boire à ceux qui, fans cela, la pafTeroîent
peut-être à faire pis.
Toute intempérance cfl vîcîeufe, & fur -tour celle qui nouy
été la plus noble de nos facultés. L'excès du vin dégrade rhoni*
me, aliène au moins fa raifon pour un temps & Tabrutit k la longue.
Mais enfin, le goût du vin n'eft pas un crime, il en fait rarement
commettre ; i^ rend Thomme flupide & non pas méchant. (50) Pour
une querelle paflagère qu^il caufé , il forme cent attachemens du-
rables. Généralement parlant, les buveurs ont de Ta cordialité, de
là franchife ; 3s font prefque tous bons, droits, jufles, fidèles,,,
braves & honnêtes gens, k leur défaut près. En ofera-t-on dire
autant des vices qu^on fùbftitue à celui-là, ou bien prétend- on faire
die toute une ville un peuple d'hommes fans défauts & retenus en
toute chofe ? Combien de vertus apparentes cachent fouvent des
vices réels! Le fage ell fobre par tempérance, le fourbe l'efl par
i^uffeté;; Dans les pays de mauvaifes mœurs, d'intrigues, de tra«>-
hifons, d'adultères, on redoute un état d'indifcrétioo où te cœur
le montre fans qu'on y fonge. Par- tout les gens qui abhorrent le
plus l'ivrefFe font ceux qui ont le plus d'intérêt k s'en garantir. En
Suiffe elle eflprefqu'en eflime:à Naples, elle eflen horreur; mais
au fond laquelle efl le plus a craindre de l'intempérance du Suiflè::
ou de^ la réferre de L'Italien ?~
Je le répète, il vaudroit mieux être fobre & vrai, non-feulement^
pour foi, même pour la fociété : car tout ce qui eft mal en ma-
rale , eft mal encore en politique- Mais le Prédicateur s'arrête au
mal perfonnel , le Magifirat ne voit qye les cbnféquences publi-
^ues; l!un n'a pour objet que Ja perfeâion de l'homme ok l'homme
( ;o) Ne calomnions point le vice tret reftent au fond de Pâme, & qiie-
nême, n'a-t-it pas aflez de fa lai- celle-1^ s'allume & s'éteint a Pinftanr.
éeur? Le vin ne donne pa^ delâmé>> A cet emportement près , qui paffe
chanceté^ il la décèle. Celui qui tua & qu'on évite aifémem, foyons suis-
Clitus dans Tivrefle ,. fit mourir £hi- q\ie quiconque fait, dans \e vin çte
lotas de (àng froid. Si l'ivrefTe a fes méchantes aâions , couve \ jeun de.
fureurs , quelle paflîon n'a pas les méchans defleinst.
fiexmes? La différence efl que les aur
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^Â M. d^Alem sert. j8r
rfatteînt point, l'autre que le bien de TÉtat autant qu^Iy peut
atteindre : aînfi tout ce qu'on a raiTon de blâmer en chaire ne doit
pas être puni par les loix. Jamais peuple n'a péri par Texcès du*
vin, tous pérîfTent par le déTordre des femmes. La raifon dé cette
difFérence efl claire : le premier de ces deux vices détourne des
autres , le fécond les engendre tous. La diverfîté des âges y fait
encore. Le vin tente moins la jeunefle & l^'abat moins aifément;
un fang. ardent lui donne d'autres deiirs : dans Page àt% pafltons
toutes s'enflamment au feu d'une feule, la raifon s'altère en naîf-^
Tant, & Plromme encore indompté devient indifciplinable avant que
ë'avoir porté le joug dès loix. Mais qu'un fang îr demi-glacé cher-
che unfecours qui le ranime, qu'une liqueur bien/aifante fupplée
aux efprits qu'il n'a plus (51 ); quand, un vieillard abufe de ce
doux remède,- il a déjà rempli k^ devoir? envers fa patrie, il ne
|a prive que du rebut de fes ans. Il a. tort, fans doute i \\ cède
avant la mort d'être citoyen. Mais l'autre ne commence pas même
à l'être vil fe rend plutôt l'ennemi pubh'c, par la féduâion de fes
complices , par l'exemple & l'effet de (^ moeurs corrompues, fur-
tout par la morale pernicieufe qu'il ne manque pas de répandre-
pour les autôrifcr. Il vaudroit mieux qu'il-n'eût point exifté.
De la paflîon dii jeu nait un pliis dangereux abus, mais qu'ont
prévient ou réprime aifément. C'éft une affaire dé police, dont'
l'infpeâion devient plus facile H mieux féante dans lès cercles que-
dans les maifons particulières. L'opinion peut* beaucoup encore en
cfe point; & fî-tôt qu'on voudra mettre en honneur lès jeux d'exer-
cice & d'adreflc, les cartes, les dés,. les jeux de hazaird tomberont
infailliblement» Je ne'crôis pas même,. quoi qu'on en dife, que ces»
moyens oifîfs & trompeurs de remjrfîrfa bourle , prennent jamais*
grand crédit chez un peuple raîfonneur d laborieux, qui con—
noit trop le prix du temps & de logent pour aither à les perdre^
enfemble;
Conservons dôncles cercles, méine avec leurs défauts : car c^s^
ffl ) Platon dans (et loix permet aux feuls vieillards Tufage du vin,.&p
Oléine il leur en^ f^rmet quelquefois l'excès» -
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3?2
/• /• RovssEAu;
défauts ne font pas dans les cercles » mais dans les hommes qpi
les compofent; & il n^ a point dans la vie fociale de forme ima*
ginable fous laquelle ces mêmes défauts ne produifent de plus
Buiflbles effets. Encore un coup, ne cherchons point la chimère
de la perfeâion ; mais le mieux pofltble félon la nature de Thomme
& la conflitution de la fociété. Il y a tel peuple à qui je dirois :
détruifez cercles & coteries, ôtez toute barrière de bienféance
entre les fexes^ remontez, s'il eft poflible, jufqu'k n'être que cor-
rompu; mais vous, Genevois, évitez de le devenir, s'il eft temps
encore. Craignez le premier pas qu'on ne fait jamais feuls. Se
fongez qu'il eft plus aifé de garder de bonnes mœurs que de mettre
un terme aux mauvaifes.
Deux ans feulement de Comédie , & tout eft bouleverfé. L'on
ne fauroit fe partager entre tant d'amufemens : l'heure des fpeâa-
clés étant celle des cercles , les fera difToudre ; il s'en détacherai
trop de membres , ceux qui refteront feront trop peu affîdus pour
être d'une grande refTource les uns aux autres, & laifter fubfifter
long-temps les affociations. Les deux fexes réunis journellement
dans un même lieu , les parties qui fe lieront pour s'y rendre , les
manières de vivre qu'on y verra dépeintes & qu'on s'empreftera
d'imiter ; l'expofition des Dames & Demoifelles parées tout de leur
mieux, & mifes en étalage dans des loges, comme fur le devant
d'une boutique, en attendant les acheteurs ^ Taftluence de la belle
jeunefTe qui viendra de fon côté s'offrir en montre, & trouvera
bien plus beau de faire des entrechats au Théâtre que l'exercice à
Plain-Palaîs ; les petits foupers de femmes qui s'arrangeront en
fortant, ne fût-ce qu'avec les Aôrices ; enfin , le mépris des anciens
vfages qui réfultera de l'adoption des nouveaux ; tout cela fubfti-
tuera bientôt l'agréable vie de Paris & les bons airs de France A
notre ancienne (implicite, & je doute un peu que des Parifiens
\ Genève y confervent long -temps le goût de notre gouvet;*
nement.
Il ne faut point le didimuler , les intentions font droites encore;
mais les mœurs inclinent déjà vifiblement vers la décadence ^ &
*^nous fuivons de loin les traces des mêmes pei^les dont nous ne
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A M. j>^Alembert. jRj
laîflbns pas de craindre le fort. Par exemple , on m'afTure que
^éducation de la jeunefle eft généralement beaucoup meilleure
qu'elle n'étoît autrefois } ce qui pourtant ne peut guères fe prouver
qu'en montrant qu'elle-" ftit de meilleurs 'citoyens. II eft certain
que les enfans font mieux la révérence; qu'ils favent plus galam-:
ment donner la main aux Dames , & leur dire une infinité dfe gen-
tilleflès pour lefquelles je leur ferois, moi, donner le fouet; qu'ils
favent décider , trancher , interroger, couper la parole aux hom*
mes, importuner tout le monde fans modeflie & fans difcrétion;
On me dit que cela les forme ; je conviens que cela le& forme \
être impertinens, & c'eft, de toutes les chofes qu'ils apprennent^
par cette méthode , la feule qu'ils n'oublient point. Ce n'eft pas
tout. Pour les retenir auprès des femmes qu'ils font deftinés à
défennuyer , on a foin de les élever précifément comme elles : on
les garantit du foleil, du vent, de la pluie, de la pouflîère, afin
qu'ils ne puiflent jamais rien fupporter de tout cela. lîe pouvant
rés préferver entièrement du contaft de l'air, on fait du ipQins qu'il
ne leur arrive qu'après avoir perdu la moitié de fon ref^grt. On
les prive de tout exercice, on leur ôte toutes leurs facultés, on les;
rend ineptes k tout autre ufage qu'aux foins auxquels ils font def-
tmés ; & la feule chofe que les femmes n'exigent pas de ces
vils efolaves, eft de fe confacrer à ienrHfervicaKà 4ei: façon des^
Orientau^r. A ceU près, tout ce qui le^rdiflingue d'elles > c'efb
que la nature leur en ayant refufé les grâces ,rils y iui^ftituent
des ridicules. A mon dernier voyage a Genève ,: j'at déjà via plu-
fieurs de ces jeuae$.DemoîfeUes en jufie-aihcorps, les dents: Man-
ches, la main potelée, la voix ftûtée, un joli parafol verd à la
main , contrefaire aflez mal-adroitement ies hommes. ^
Ok étoit plus.groffier de mon ctempis. Les! énfens mftîque*
ment élevés n'avoient point de teint a confijrvcr, & ne craî-
gnoienr point les injures de l'air auxquellœ its^yétoiénc aguerris
de bonne heure. Les pères les ctenéibnt avec eux \ W chaflfe , en
campagne , à ^ous^ leurs exercices ^^ dans toutes les fociétés.
Timides & modeffes devant les gens âgés , ils étoient hardis ,
fiers, querelleux entr'euici ils n'avoîent point de frifurfe k con-
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J84 /• /• Rousseau;
fbrver; ils fe défioient II la lutte , k la courfe» aux coups} ils fe
battoiem k bon efcient, fe blefToienc quelquefois , & puis s'em-
braflToieiit en pleurant. Ils revenoient au logis fuans, edbufHés,
déchirés : c^étoient de .yrais poliçons ; mais ces poliçons ont fait
des hommes qui ont dans le cœur du zèle pour fervir la patrie
& du fang k verfer pour elle. Plaife à Dieu qu^on en puifle dire
autant .un jour de nos beaux petits MefHeurs requinqués, & que
ces hommes de quinze ans ne foient pas des enfans à trente !
. Heureusement Us ne font point tous ainfi. Le plus grand
fiombre ïiicol^e a gardé cette antique rudefle , confervatrice de
la bonne conflitutiôn , ainfi que des bonnes mœurs. Ceux mêmes
^u^yne éducation trop délicat^ amollit pour un temps, feront
Contrains , étant grands , de fe plier aux habitudes dé leurs
Compatriotes. Les Uns perdront leur âpreté dans le commerce
Au monde , les autres gagneront des forces en les exerçant ; tous
4cviendrott*, |ç Véfpkrç , ce que furent leurs ancêtres , ou du
moins tç, que leurs pères font aujourd'hui. Mais ne nous flattons
pàV dé ^oiiferver notre liberté en renonçant aux mœurs qui nous
Txykt acquifc^ '
Je reviens ï joos Comédiens ; & toujours en leur fuppofant un
fiiccès^mme<psniTt^jinp0ffible, je trouve que ce fuccès^atta-*
<]ueca,noti:eco9iflitutiontJion'{feulemenc d'une manière indireâe,
jcn attaquant nos mœurs ; ^is immédiatement ^ en rompant
l^équiltbre . qui dpif j^gncr entre les direrfes parries de TÉtat »
pour confôr ver, le corps jcntler^ans fon aifiette.
Parmi plu/îeurs îr^oij5i,^§-jJenj29Jij[f^ me con-^
tenterai d^en choifîr une qui convient mieux au plus grand nom-
bre; Ipzrce qu'jelle fe borne a des- corifidérations d'intéifôt &
d!argeni;» toujours. plus fenfibles au vulgairer que des èfièts mo-t
TSLXOi dontil n^eil'.pAs en état de voir les iiaifons avecleofs cau-^.
fes., ni i%flueàce fur le deftinjde PÉtat.
. • '• . ' >i - i . . . . . , .
On peut confidérer les Speôacles, quand Us réuffiflent^ com-
fjie pne .j^|f|Ççe,de iaxe, i^ui, bien que volontaire, n'en eft pas
moins
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■ --itf
A 3f. D'A L E M B,E R T*
î«î
moins onéreufe au peuple , en ce qu'elle lui fournit une conti^
nuelle occafion de dépenfe à laquelle il ne réfîfte pas. Cette
taxe eft mauvaîfe , non-feulement parce qu'il n'en revient rien au
Souverain ; mais fur- tout parce que la répartition , loin d'être
proportionnelle, charge le pauvre au-delà de fes forces , & fou-
lage le riche en fuppléant aux amufemens plus coûteux qu'il fe
donneroit au défaut de celui-là. Il fuffit pour en convenir, dd
faire attention que la différence du prix des places n'eft ni ne
peut être en proportion de celle des fortunes des gens, qui les
rcmplifïent. A la Comédie Francoîfe,-le« premières loges & le
théâtre font à quatre francs pour l'ordinaire , & à fix quand on
tierce; le parterre eft à vingt fols, on a même tenté plufieurs
fois- de l'augmenter. Or, on ne dira pas que le bien des plus
riches qui vont au Théâtre n'eft que le quadruple du bien des
plus pauvres qui vont au parterre. Généralement parlant les
premiers font d'une opulence exceflîve, & la plupart des autres
n'ont rien. (52) D en eft de ceci comme des impôts fur le
bled, fur le vin , fur le fel, fur toute chofe néceflaire h la vie,
qui ont un air de juftice au premier coup d'œil , & font au fond
très- iniques : car le pauvre qui ne peut dépenfer que pour fon
néceffaire , eft forcé de jetter les trois quarts de ce qu'il dépenfe
en impôts , tandis que ce même nécefTaire n'étant que la moindre
partie de la dépenfe du riche , l'impôt lui eft prefque infen-
iible. (53) De cette manière, celui qui a peu paie beaucoup
( ja) Quand on augmenteroît la
différence du prix des places en pro-
portion de celle des fortunes, on ne
rétabriroit point poiu* c«la Téquilibiie.
Les places inférieures , mifès k ^crop
bas prix , feroient abandonnées \ la
populace , & chacun , pour en occu-
per de plus honorables, dépenfero^
toujours au-delà de fes moyens. Ceft
une obfcrvation qu'on peut faire aux
Spefbcles de la foire. La raifon de ce
défordre eft que les premiers rangs
font alors un terme fixe dom les au-
Œuvres méUcs. Tome IL
très fe rapprochent toujours , fans
qu'on le'puifle éloigner. Le pauvre
tend fans cefle i Vélever au-delfus de
fes vingt fols ; mais le riche , pour le
fuir , n'a plus d'afyle au-delà de fet
quatre francs \ il faut , malgré lui w
qu'il fe laifle accofter, & fi fon or-
gueil en fouffre , fa bourfe en profite
( y 3 ) Voilà pourquoi les impofieurg
de Bodin , & aUtfes firippohs publics ^
écabliflent toujours leurs monopoles
fur les chofe)» néceflaires à b vie , afin
Ccc
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3B6
/. /. Rou s s EÀtr y
& celui qui a beaucoup paie peu : je ne vois pas quelle grande
juflice on trouve k cela.
•
On me demandeira qui force le pauvre d'aller aux Speâaclcs ?
Je répondrai, premièrement ceux qui les établirent & lui en don-
Dent la tentation; en fécond lieu, fa pauvreté même qui, le con-
damnant à des travaux continuels, fans efpoir de les voir finir, lui
rend quelque délafTement plus néceflaire pour les fupporter. Il ne
fe tient point malheureux de travailler fans relâche, quand tout le
monde en fait de même ; mais n*e(ï"i\ pas cruel à celui qui travaille
de fe priver des récréations des gens oififs? Il les partage donc; &
ce même amufement qui fourqit un moyen d'économie au riche»
aftoiblit doublement le pauvre, foit par un furcroit réel de dé-
penfes, foit par moins de zèle au travail, comme je Taici-devanC
expliqué.
De ces nouvelles réflexions il fuit évidemment, ce me femSie;
que les Speflacles modernes, où Vgn n'aflîfte qu'à prix d'argent,
tendent par-tout îi favorifer & augmenter Tînégalité des fortunes,
moins fenfiblement, il eft vrai, dans les capitales que dans une
petite ville comme la nôtre. Si j'accorde que cette inégalité , portée
jufqu'k certain point, peut avoir fes avantages, certainement vous
m'accorderez auflî qu'elle doit avoir des bornes, fur- tout dans un
petit État, & fur-tout dans une République. Dans une Monarchie,
oii tous les ordres font intermédiaires entre le Prince & le peuple,
il peut être afièz indifférent que certains hommes paflent de l'un
2l l'autre : car, comme d'autres les remplacent, ce changement
B^interrompt point la progirefïïon. Mais dans une Démocratie , àîi
les fu^ts & le Souverain ne font que les mêmes hommes confidér^
fous dtflPérens rapports, fi-tôt que le plus petit nombre remporte
en richefles fur le plus grand, il faut que l'État périflfe ouchangé
de forme. Soir que le riche devienne plus riche ou le pauvre plu»
indigent, la différence des fortunes n'en augmente pas moins d'une
AffiMmer doocement le peuple^ IknÈ attaqué , tout feroit perdu ; maïs , pour-
^«K fe tvAne en nmnmire. Si le moda- vu qne tes Grands foient £omens ,
Att^etde kore «a «le tbfte écok ^"iwfan^uqs^ le peuple vivel
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À : M^ b'A l e m b e rt. ^87
ihanîère que de Pautre; & cette difFérênce, portée au-deik de fa
mefure ^ eft ce qui détroit PéqiiHibré dont j'aî parlé.
Jamais dans une Monarchie, Topulence d'un particulier ne peu(
le mettre au-defTus du Prince } mais dans une République elle peut
aifément le mettre au-de(Ius des loiz. Alors |e gouvernement n^a
plus de force y & le riche eft toujours le vrai Souverain. Sur cei
maximes if^con^ç fta)>Ie$ , il refte à confîdérer fî Tin égalité n'a pas
atteint parmi nous le dernier terme oii elle peut parvenir fans
ébra^er^^t^^épubliquo^-Je m*en rapporte Ih-deflus à ceux qui
connoiiTent mieux que mqj notre pqjo^litP^Q y& la répartition de
nos richefles. Ce que je fais, c'eil que le temps feul doi^nant %
Tordre des chofes une pente naturelle vers cette in^égalité & un
progrès fucceflîf jufqù^à fon dernier terme , c'eft tiile gfande im-
prudence de Patcélércr encore par des établifTemens qui la favorî-
fent. Le grand Sully, qui nous aînnfoît, nôusPéûf bien fù dire :ïpèc«
racles & comédies dans toute petite Répufilîque, & fur-tout dan^
Genève, afFoibliftement d'État.
Si le fcul établifTement du théâtre nous efti^nui^ble, qi|el.fifui£
tîrcrons-nous des pièces qu'on y repréfente î Les avantages- mêmes
qu'elles peuvent p^pcurer ,au^ peuples .^po,fHr Jefqutilsi>elles ont été
• çompofées nous toxnrnerpat à préjudice, en nbus.donnainr poUt
inftruélio|) ce qu'pf^ |eur ^ donné; pour, cenfure»; ou du pK)ins ent
dirigeant nos goûts & nos tpclinadons fur les chofes du monde qui
nousconviipnnent le moins* La trag^ie nous repréfentera des tyrans
& des h^ros. Qu'en avons-nous à faire ? Sommes*nôus faits pour en
avoir ou le devepîr^îJÇHçiji^uSjdoflfl§r%riu,pei vaine admiration de la
puifTance & de la grandeur. De quoi nous fervira-t-ellç ? Serons*
nous plus[ grands ou plus puif&ns pour cela? Que no\|^ Jh^iport^
(d'aller érudier fur la ^cène les devoju-s des Rois, en négligeant de
remplir les nôtrej» ? La ftérâle admiration des vertus de théâtre
nous dédommagera-i-elle des vertus.iîçnples j6c modeftes qur font
\p bqs^^^^i^ayen? \u }^u dp.nous-guéwr de no^. ridicules, la Comédie
Dous portera ce^nt d^aytrui i elle nous perfuadçira qùeînou^ avoii^
tprt de i^prifer des vices qu'on eftime fi fort ailleurs^, Quelque
cxtravaguant que foit u<i Maquis , c'çft, un Marquis onfin^ Coar
C c c i j
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388 /• /• RovssE^u^
ccvçz combien ce titre fonne dans up pays aflcx heureux poiupr
n'en point avoir; & qui fait combien de courtauts croiront fe met-,
tre ^ la mode, en imitant les Marquis du iîècle dernier! Je ne
répéterai point ce que j'ai déjà dît de la bonne foi toujours raHlée»
du vice adroit toujours triomphant, & de Texcmple continuel des*
forfaits rais en plaifanterîe. Quelles leçons pour un peuple dont:
tous les fentimens ont encore leui^ droiture naturelle, qui croit
qu'un fcélérat eft toujours méprifable , & qu'un homnie de bien
ne peut être ridicule! Quoi! Platon banniflToît Homère déTa Ré-
publique, & nous /oufFrirons Moliëre^'dahS là nôtre! ^ue^pour-
roit-H nous arriver de pis que de re/Tembler aux gens qu'il nous
peint y même à ceux qu'il nous fait aimer ^
J'EN ai dit aflez^, je crois, fur leur chapitre, & je ne penfe
guères mieux des héros de Racine, de ces héros (i parés, fi dou-.
cereux, fi tendres, qui ^. fous .un.^r de courage & de vertu, ne
nous ifnpntrent qup les modèles de jeunes gens dont j'ai parlé, livrés
^ la galanterie, k la moUefTe, à l'amoiir, à tout ce qui peut effé*
miner l'homme & l'attiédir fur le goût de fes véritables devoirs.
îToût le théâtre Franfçoîs né'^refpîre que la tendre/Te t c'eft la
grande vertu à laquelle on y facrifie toutes les autres , ou du moins
qti'olî y rcïW^tim^lcs eltèpe aux Speâateurs. Je. ne djs pas qu'on
lait tort en cela quant à lîobjet du Poëfé : je fats que l'homme fans
pafHons éft une chfmèire ; que l'intérêt du théâtre li'eft fbndé que
fur les pàflions ; que le cosur ne s'intéreflè poirtt i celles qui lui
font fîtrangères, ni 2l celles qu'Ain n'aime pas k vwr en autrui, quoi-
qu'on y foit fujet foi- même. L'amour de l'humanité , celui de la
patrie , fCTIit lés -fentuwefis^-dofït -les peinturés touchent le plus
veux quf en font pénétrés ; mais quand ces deux paflîons font
îéteinte^, il ne réfle que l'amtout proprement dît pour leui' fup-
pléér : parce que ^ fon charme eft plus naturel & s'efface plus
difficilement dû cœur que celui de touteS les autres. Cependant
il n^ft pas également convenable )l tous les hommes : c'eft
plutôt cbmafe /uj[$p1éi^ent des bons fentimens que comme bon
«fentiment- lui-même* qu'on* peut l'admettre; non qrfîl ne fok
louable en' foi, comme toute paflîbn bien réglée ^ mais parce
*que lefr excès C{i font dangereux 6c inévitables^
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. A M. j/AzEMBERTi 389
Le plas méchant des hommes efl celui qui s'ifole le plus,
qui concentre le plus Ton cœur en lui-même; le meilleur eft
celui qui partage également Tes afFedions k tous fes femblables.
U vaut beaucoup mieux aimer une maitrefle que de s'aimer feul
au monde. Mais quiconque, aime tendrement ks parens , ks
amis , fa patrie , & le genre humain , fe dégrade par un atta-
cheraient défordonné qui nuit bientôt à tous les autres & leur efl
infailliblement préféré. Sur ce principe » je dis qu'il y a des pays
où les mœurs , font fi mauvaîfes qu'on feroît trop heureux d'y
pouvoir remonter à l'amour; d'autres oii elles font aflfcz bonnes
pour qu'il foit fâcheux d'y defcendre, & j'ofe croire le mien
dans ce dernier cas. J'ajouterai que les objets trop paflîonnés
font plus dangereux h nous montrer qu'à perfonne , parce que
nous n^avons naturellement que trop de penchant ^ les aimer.
Sous un air flegmatique & froid, le Genevoiis cache une ame
ardente & fenfible , plus facile \ émouvoir qu'à retenir. Dans
ce féjour Hé la raifon, la beauté n'efl pas étrangère, ni fans
empire ; le levain de la mélancolie y fait fouvent fermenter
Tamour; les hommes n'y font que trop capables de fentîr des
paflions violentes , les femmes de les infpîrer ; & les trifles
effets qu'elles y ont quelquefois produits ne montrent que trop
le danger de les exciter par des fpeâacles touchans & tendres.
Si les héros de quelques Pièces foumettent l'amour au devoir,
en admirant leur force , le cœur fe prête à leur foibleffe ; on
apprend moins à fe donner leur courage qu'à fe mettre dans le
cas d'en avoir befoin. C'eft plus d'exercice pour la vertu ; mais
qui l'ofe expofer à ces combats, mérite d'y fuccomber. L'amour,
l'amour même , prend fon mafque pour la furprendre ; il fe pare
de fon enthoufiafme ; il ufurpe fa force; il afFefte fan langage,
& quand on s'apperçoit de l'erreur , qu'il efl tard pour en revenir >
Que d'hommes bien nés ,* féduits par ces apparences , d'amans
tendres & généreux quils étoient d'abord , font devenus par
degrés de vils corrupteurs , fans mœurs , fans refpeft pour la
foi conjugal; fans égards pour les droits de la confiance & de
l'amitié ! Heureux qui fait fe reconnoitre au bord du précipice
ft s'empêcher d'y tomber ! £il-ce au milieu d'une courfç rapide
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^90 /• /. R à tr a S.É À v:
qu'on doit efpérer de s'arrêter î Eft-ce en s'attendriflant tous
les jours qu'on apprend à furmonter la tendreffe ? On triomphe
aifémcnt d'un foible penchant; mais celui qui connut le véritable
amour & Ta fu vaincre .... Ah ! pardonnons à ce martel s'il exifte ,
d'ofer prétendre ï la vertu î
Ainsi de quelque manière qu'on envisage les chofes , ïa
même vérité nous frappe toujours. Tout ce que les pièces de
théâtre peuvent avoir d'utile a ceux pour qui elles ont été
faites , nous deviendra préjudiciable » jufqu^au goût que nous
croirons avoir acquis par elles » . & qui ne fera qu'un faux goût ,
fans taâ , fans délicatefTe » fubftitué mal-k-propos parmi nous à la
folidité de la raifon. Le goût tient ï plufieurs chofes : les recher-
ches d'imitation qu'on voit au Théâtre , les comparaifons qu'on a
lieu d'y faire , les réflexions fur l'art de plaire aux fpeâateurs i
peuvent le faire germer, mais non fufllire à fon développement.
Il faut de grandes villes ; il faut àçs beaux arts &.du luxe ; il
faut un commerce intime entre les citoyens ; il faut une étroite
dépendance les uns des autres ; il faut de la galanterie & même
de la débauche ; il faut des vices qu'on foit forcé d'embellir ^
pour faire chercher ï tout des formes agréables » & réuffîr à les
trouver. Une partie de ces chofes nous manquera toujours » &
nous devons trembler d'acquérir l'autre.
Nous aurons des Comédiens , mais^ quels ? Une bonne troupe
viendra* t-elle de but -en -blanc s'établir dans une ville de vingt*
quatre mille âmes ? Nous en aurons donc d'abord de mafuvais , &
nous ferons d'abord de mauvais juges. Les formerons-nous,
ou s'ils nous formeront ? Nous aurons de bonnqs pièces j mais les
recevant pour telles fur la parole d'autrui , nous ferons difpenfés
de les examiner , & ne gagnerons pas plus ï les voir jouer qu'Ji
les lire. Nous n'en ferons pas moins les connoideurs , les arbitres
du théâtre j nous n'en voudrons pas moins décider pour notre ar-
gent , & n'en ferons que plus ridicules. On ne l'eft point pour
manquer de goût , quand on le méprife } mais c'eft l'être que de
s'en piquer & n'en avoir qu'un mauvais. Et qu'eft-ce au fond que
ce goût fi vanté l L'art de fe connoître en petites chofes.. En vé^
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"A M. j>*Al em jb eu t.
39Ȕ
tiré , quand on en a une aufli grande à confenrer que la liberté ;
tout le refte efl bien puérile.
Je ne vois qu'un remède h tant d'inconvéniens : c'eft que i
pour nous approprier les drames de notre théâtre , nous les com«
pofions nous-mêmes y & que nous ayons des aoteurs avant des
Comédiens. Car il n'eft pas bon qu'on nous montre toutes fortes
d'imitations, mais feulement celles des chofes honnêtes, & qui
conviennent k des hofnmes libres. (54) Il eft sûr que des pièces
tirées , comme celles des Grecs , des malheurs pafTés de la patrie ^
ou des défauts préfens du peuple , pourroient offrir aux fpeâateurs
des leçons utiles. Alors quels feront*Ies héros de nos Tragédies ?
Des Berthelier ? Des Lévrery ? Ah ! dignes citoyens , vous fûtes
des héros , fans doute , mais votre obfcurité vous avilit , vos notni
communs déshonorent vos grandes âmes , ( 5 5 ) & nous ne fom«:
( 14) Si quis ergo in noftram ur-
bem vénerie qui animi fapientiâ in
omnes poflit fefe vercere formas , &
omnia imitari, volueritque poemac^
fua oftencare, venerabimur quidem
ipfum , uc facrum , admirabilem , &
jucundum : dicetnus autem non efle
ejufniodi hominem in repubficâ ûoT*
trâ , neque fas efle uc inlic , mirte-
mufque in aliam urbem , unguenco
capui efus peruagentes , lanâque co«
ffonances. Nos autem aufteriori mi«
Aafque jucundo utemur Poëti , faba«
larumquè fiâore , uciliracis gratiâ , qui
liecoci nobis rationem exprimât, &
qus dtci délient dicac in his formu*
lis quas à principio pro legibus tu-
limus, quando cives erudite aggreifi
fumus. Piat. de, Rep. Ub. JIL
( jj ) Philibert Berthelier fut leCa-
«on de notre patrie , avec cette difFé-
* rence que la liberté p^lique finit
par Tun & commença ^ar l'autre* D
tenoit une belette privée quand il
fut arrêté ; il rendit fon épée aveo
cette fierté qui fied fi bien k la vertu
malheureufe: puis il continua de jouec
avec fa belette , fans daigner répon<^
dre aux outrages de fes gardes. Il
mourut comme doit mourir un marr
tyr de la liberté.
Jean Levrery fut le Favonius d0
Berrhelier j non pas en imitant pué-
rilement fes difcours & Ces manié-*
res,maisen mourant yolontairemeric
comme lui , fâchant bien que Texenn
pie de fa mort feroit plus utile a fon
pays que fa vie. Avant d'aller a Té-
chafaud , il écrivit fur le mur de fa .
prifon cette épitaphe qu*on avoit fait
faire à fon prédécefleur.
Qtttd miki mors nocuit? Virtus poji
fat a vire/ci t :
Nec cruce , ntcfavi gladio perii il/ê
Tyrannu^
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Î9»
J^ J. ROV SSÉAVy
mes plus aflez grands nous-mêmes pour vous favoîr admirer. Quefe
feront nos tyrans? Des Gentîlhommes de laCuilliere ( 5^ )> des
Évéques de Genève» des Comtes de Savoie, des ancêtres d^une
siaifon avec laquelle nous venons de traiter, & à qui nous devons
du refpeft ? Cinquante ans plutôt je ne réponHrois pas que le Dia-
ble ( 5 7 ) & l'Ante-chrift n'y enflent auflî fait leur rôle. Chez les
Grecs , peuplé d^ailleurs aflez badin , tout étoit grave & férieux ,
iî-tôt quil s^agiflbit de la patrie ; mais dans ce fiècle plaifant, oh
rien n'échappe au ridicule , hormis la puiflance , on n'ofe parler
d'héroïfme que dans les grands États , quoiqu^on n'en trouve que
dans les petits.
•
Quant \ la Comédie , il nY f^ut pas fonger. Elle cauferoic
chez nous les plus affreux défordres ; elle ierviroit d'inflrument aux
faftions, aux partis, aux vengeances particulières. Notre ville eft
€1 petite que les peintures de mœurs les plus générales y dégéné-
reroiem bientôt çn fatyres & perfonnalités. L'exemple de l'an-
cienne Athènes , ville imcomparablement plus peuplée que Genè-
ve, nous offre une leçon frappante: c'efl au théâtre qu'on y pré-
para Pexil de pluiîeurs grands hommes & la mort de Sotrate ; c'efl
par
( j6) Cétoît une confrairie de Gen-
ôlshofflines Savoyards, qui avoiéiit
fait vœu de brigandage contre la ville
de Genève , & qui , pour marque de
leur aflbciatioa , porcoient une cuil)ere
pendue au cou«
iVj) i'ai lu dans ma jeunefle une
Tragédie de rEfcaladé , où ie Diable
Itoit.en.^ffet un des aôeurs. On me
difoic que c^cte pièce ayant une fois
été rcpréfentëe , ce perfonnage , en
encrant fur 1^ fcène, fe trouva dou-
ble , cohime fi roriginal eût été ja-
/oux qu'on eût Taudace de le contre*
faire, & qu'k rinftant l'effroi fi( fuir
lous le monde , & finit la repréfen-
cation. Ce conte eft burlefque , &* le
paroitra bien plus k Paris qu'à Ge-
nève : cependant , qu'on fe prête aux
fixppofitions , on trouvera dans cette
double apparition un effet théâtrale
& vraiment effrayanc. Je n'imagine
qu'un fpeâade plus fimple & plus
terrible encore ; c'eft celui de la main
fintanc du mur & traçant des mots
inconnus au feftin de Balthazar. Cette
feule idée fait friflbnner. Il me fem*
ble que. nos Poëtes lyriques font loin
de ces inventions fublimes; ils font,
pour épouvanter , un fracas de déco-
rations fans effet. Sur la fcène même
il ne faut pas tout dire \ la vue; nui*
ébranler i'imagiuacioiu
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A M. d'AlÉMB ERT. 593
par la ftireùr du théâtre qu'Athènes pérît , & Ces défaftrcs ne juf-
tifierent que trop le chagrin qu'avoit témoigné Solon aux pre-
mières repréfentations de Thefpis. Ce qu'il y a de bien sûr
pour nous , c'eft qu'il faudra mal augurer de la République , quand
on verra les citoyens traveflis en beaux efprits, s'occuper à faire
des vers François & des pièces de théâtre i talens qui ne font point
«les nôtres & que nous ne pofTéderons jamais. Mais que M. de
Voltaire daigne nous compofer des Tragédies fur le modèle de
la mort de Céfar , du premier aâe de Brutus , & , s'il nous faut
abfolument un théâtre , qu'il s'engage à le remplir toujours de fou
génie , & a vivre autant que fes pièces.
Je feroîs d'avis qu'on pesât mûrement toutes ces réflexions ;
avant de mettre en ligne de compte le goût de parure & de dif-
lîpatîon que doft produire parmi notre jeunefle l'exemple des Co-
médiens : mais enfin cet exemple aura fon effet encore ; & fi gé-
néralement par-tout les loix font înfuflSfantes pour réprimer des
vices qui naiflent de la nature des chofes , comme je croîs l'avoir
montré , combien plus le feront-elles parmi nous , oîi le premier
ïîgne de leur' foiblefle fera l'établîflement des Comédiens î Car ce
ne feront point eux proprement qui auront introduit ce goût de
diflipation : au contraire , ce même goût les aura prévenus , les
aura introduits eux-mêmes, & ils ne feront que fortifier un pen-
chant déjà tout formé , qui les ayant fait admettre > à plus forte
çaîfon les fera maintenîj^ avec leurs défauts.
Je m'appuie toujours fiir la fuppofitioh qu'ils fubfifieront «om*
modément dans une aufli petite ville , & je dis que fi nous les
îionorons , comme vous le prétendez, dans' un pays oîi tous
font k-peu-pr.ès égaux , ils feront les égaux de tout le monde,
& auront de plus la faveur publique, quileUf <èft naturellement
acquife. Ils ne feront point , comme ailleurs , tenus en refpeâ
par les grands , dont ils recherchent îa bienveillance i & dont îb
craignent la difgrace. Les Magiftrats leur en impoferont : foit.
Mais ces Magifirats auront été particuliers ; ils auront pu être
familiers avec eux ; il^ auront des enfans qui le feront encore t
de» femmes qui aimeri)nt. le plaifir. Toutes ces liaifons feront
Œuvres rn/lé^. Tome IL Ddd
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594 ••^* !• R o V s s E A u;
des moyens d'indulgence & de proteftion , auquel il fera împcrf-^
fîble de réfifter toujours. Bientôt les Comédiens , sûrs de l'impu-
nité , la procureront encore à leurs imitateurs ; c*eft par eux
qu'aura commencé le défordre , mais on ne voit plus où il
pourra s'arrêter. Les femmes , la jeunefle , les riches , les gens
oififs, tout fera pour eux , tout éludera des loix qui les gênent,
tout favorifera leur licence : cliacun, cherchant h les fatisfaire;
croira travailler pour fes plaîfirs. Quel homme ofera s'oppofer
à ce torrent , fi ce n'eft peut-^tre quelqu'ancien Paôeur rigide,
qu'on n'écoutera. point , & dont le fens & la gravité pafleronf
pour pédanterie chez une jeunefle inconfidérée ? Enfin ppur peu
qu'ils joignent d'art. & de manège à leurs fuccès, je ne leur
. donne pas trente ans pour être les arbitres de l'État. (58) On
verra les afpirans aux charges briguer leur faveur pour obtenir
ies fufFrages : les éleftions fe feront dans les loges des Aftrices,
& les chefs d'un, peuple libre feront les créatures d'une bande
d'hiftrîons. La plume tombe des n^ain? ^à^p^te idée. Qu'on l'é-
carte tant qu'on vaudra, qu'on m'accufe d'outrer la prévoyance^
je n*ai plus qu'un mot à dire. Quoi qu'il arrive, il faudra que
ces gens-lji réforment leurs mœurs parmi nous^ ou qu'ils cor-
j-ompent les nôtres. Quand cette alternative aura cefl'é de nous
effrayer , les Comédiens pourront venir j ils n'auront plus de
fnal h noys faire. . luo *^
Voila, Monfieur , les confîdératîons que j^avoîs h propofér
au public & à vous fur la ^ueftion qu'il voys a plu d'agiter
dans un îirticle oii elle étoît , ^.mon avis , tout-à-fait étrangère*
Quand mes raifons ,^ moins^^ortes qu'elles ne me paroiflènt, n'au*
roient pas un poi^s fuffifant pour contrebalancer les vôtres ,
¥ous conviendrez au moins que, dans un auflî petit 'Étatique la
république de Genève , toutes innovations font dangereufes , &
qu'il n'en faut jamais ïaire fans des motift urgens & graves.
. ( y8 ) On ipit toujours fe fouvenir modéré , il faudrai qu'eDe tombe. La
que , pour que la Comédie fe fou- raifon veut donc qu'en examinant les
tienne à Genève, il faut que ce goût effets dû théâtre, on les mefure'iur
y 4e?teniie une fureur j s'il o'ellque une çiufe capable de le fouteiitr«
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A M. 1>'A L £ M B E RT. 593*
Qu'on nous montre donc la preflante néceflîté dé celle-cî. Où
font les défordres qui nous forcent de recourir k un expédient
fi ftifpeél ? Tout eft-il perdu fans cela ? Notre ville eft - elle fi
grande, le vice & roifiveté y ont-ils déjà feit un tel progrès
qu'elle ne puîflfe plus "déformais fubfîfter fans Speôacles ? Vous
nous dites qu'elle en foufFre de plus mauvais , qui choquent
également le goût & les mœurs ; mais il y a bien de la diffé-
rence entre montrer de mauvaifes mœurs & attaquer les bonnes :
car ce dernier effet dépend moins des qualités du Speâacle que
-- de l'impreflion qu'il caufe. En ce fens , quel rap|)ort entre quel-
ques farces paffagères & une Comédie à demeure , entre les
poliçonneries d'un Charlatan & les repréfentations régulières des
ouvrages dramatiques , entre des tréteaux de foire élevés pour
réjouir la populace & un théâtre eftimé , où les honnêtes gens
penferont s'inflruire î L'un de ces amufemens efl fans confé-
quence & refle oublié dès le lendemain; mais l'autre eft une
affaire importante , qui mérite toute l'attention du gouverne-
ment. Partout pays il eft permis d'amufer les enfans, & peut
être enfant qui veut fans beaucoup d'inconvénîens. Si ces fades
Speâacles manquent de goût , tant mieux , on s'en rebutera
plus vite i s'ik font groflîers, ils feront moins féduifans. Le vice
ne s'infinue guères en choquant l'honnêteté, mais en prenant
fon image ; & les mots iales font plus contraires a la politefle
qu'aux bonnes mœurs. Voilk poiurquoi les expreflîons font tou-
jours plus recherchées & les oreilles plus fcrupuleufes dans les
pays plus corrompus. S'apperçoit-on que les entretiens de la
halle échauffent beaucoup la jeuneflfe qui les écoute ? Si font bîea
les difcrets propos du théâtre , & il vaudroit mieux qu'une
jeune fille vît cent parades qu'une feule repréfentation de
l'Oracle.
Au refte, j'avoue que j'aimerois mieux, quant k moi, que
nous puffions nous paflfer entièrement de tous ces tréteaux , &
que, petits & grands, nous fuflîons tirer nos plaifirs & nos devoirs
de notre état & de nous-mêmes; mais de ce qu'on devroit
peut--étre chafler les bateleurs, il ne s'enfuit pas qu'il faille
Dddij
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596
/• /. ROU S^S E AUy
appeller les Comédiens. Vous avez vu dans votre pays la ville
de Marfeille fe défendre long-temps d'une pareille innovation ,.
réfifter même aux ordres réitérés du Miniftre , & garder encore ,
dans ce mépris d^un amufement frivole , une image honorable
de fon ancienne liberté. Quel exemple pour une ville c^ui n'a.
pointe n core perdu la fienne !
Qu'on ne penfe pas, fur-tout, faire un pareil établiflement par
manière d'eflaî, fauf à l'abolir quand on en fentira les înconyé-
niens ; car ces inconvéniens ne fe détruifent pas avec le théâtre
qui les produit, ils reflént quand leur caufe eft ôtée \ & dès
qu'on commence k tes fentir , ils font irrémédiables. Nos mœurs
altérées , nos goûts changés ne fe rétabliront pas comme ils fe
feront corrompus ; nos plàifirs mêmes , nos innocens plaifîrs au-
ront perdu leurs charmes \ le Speâacle nous en aura- dégoûtés
pour toujours. L'oifiveté, devenue néccfraîre,.les vuides du temps^
que nous ne /aurons phis remplir, nous rendront k charge k nous-
mêmes ; les Comédiens en partant nous laifleront l'ennui pour ar-
rhes de leur retour ; il nous forcera bientôt a les rappeller ou k
faire pis. Nous aurons mal fait d'établir la comédie , nous ferons:
mal de la laiflbr fuWîfter, nous ferons mat de la détruire : après:
la première faute, nous n'aurons plus que le choix de m>s maux..
Quoi! ne faut- il donc aucun Spedaclç dans une Républiqueh
Au contraire, il en faut beaucoup.. C'efl dans les Républiques,
qu'ils font nés, c'eft dans leur fein qu'on les voit briller avec un.
véritable air de fête. A quels peuples convient-il mieux de s'af-
fembler fouvent & de former entre eux les^ doux liens du plaifor
& de la joie, qu'^ ceux qui ont tant deraifons de s'aimer & de-
reflet à jamais unis? Nous avons, déja.plufieurs de. ces. fêtes pu-
bliques ; ayons-en davantage encore , je n'en ferai que plus char-
mé. Mais n'adoptons point ces Speâacles exclufifs qui renferment
triflement un petit nombre de gens dans un antre obfcur ; qur
lés tiennent craintifs & immobiles dans le filence & Tinaâion y
qui- n'offrent aux yeux que cloifons, que pointes de fer , que fol-
dats, qu'affligeantes images de la fervitude &de Pinégalicé. Nony.
^aiples heureux, ce ne font pasdà vos fêtes 1 c'efl en plein zk ft
L
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"À M. D^A lekbejrt::
%97
f^efl fons le cîel qu'il, faut vous rafTembler & vous livrer au doux:
fentiment de votre bonheur. Que vos plaîfirs ne foient efFémî-
néis- ni mercenaires v que rien de ce qui fent la contrainte fie
rintérêtne les empoifonne ; qu'ils foient libres fie généreux, commet
vousî que le foleil éclaire vos innocens Speftacles r vous en for-r
merez un vous-mêmes ,. le plus digne qu'il, puiffe éclairer..
Mais quels feront enfin les objets de ces Speâacles? Qu'y-
montrera-t-on?*Rîen, fi l'on veut. Avec la liberté , par-tout où
règne l'affluence, le bien-être y règne auflî. Plantez au milieu*
d^une place un piquet couronné de fleurs , raflemblez-y le peuple p
Se vous aurez une fête. Faîtes mieux encore, donnez les fpefta-
teurs en fpeftacle, rendez-les afteurs eux-mêmes ; faites que cha-
cun fe voie fie s'aime dans lès autres, afin que tous en foient
mieux unis. Je n'ai pas befoin de renvoyer aux jeux des anciens
Grecs : il en eft de plus modernes , il en eft tfexiftans encore ,,
& je les trouve précifément parmi nous. Nous avons tous lès ans
des revues , dès prix publics , des Rois de l'arquebufe , dn canon r
de la navigation. On ne peur trop multiplier dès établifTemens fi'
utiles (59) fie fi agréables ;, on ne peut trop avoir de femblablesi
('^9 ) Il ne fuffit pas que lè peuplé
ait du pain & vive dans fa condition.
It faut qu'il y vive agréablement , afin-
qu'il en remplifle mieux les devoirs,
qu'il fe tourmente moins pour en for-
tir , Se que Tordre public foie mieux,
établi. Les bonnes mceurs tiennent
plus qu'on ne penfe a ce que cha-
cun fe plaife dans fon état. Le ma-
nège & rdprit d'intrigue viennent
d^inquiétude fie de mécontentement :*
tout va mal quand l'un afpire à rem-
ploi d'un autre. Il faut aimer fon mé-
tier pour le bien faire: L'afliette de?
rÉtat.n'^ bonne & folide que quand,,
tous fe fentant a leur place ^ les for-
ces particulières fe réuniifent 6c con*!-
«ourentau bien publia , au lieu, de
e'ùfér Tune contre l'autre, comme eîlesv
font dans tout État mal conflitué. Cela^
pofé, que doit-onpenfer decenx quii
voudroient ôter au peu|)^e les fêtes ,.
les plaifirs fie toute efpèce d'amufe—
ment , comme autant de diftraélions;
qui le détournent de fon^travail ? Cette*
maxime eft barbare fi& faufle. Tanr.
pis fi le peuple n'a de temps que pour:
gagner fon pain; il lui en faut encore?
pour le manger a vec joie: autrement :
il ne le gagnera pas longr temps» Ce:
Dieu jufte fie bienfaifant , qui veut:
qu'il s'occupe ,- veut auflî qu^'il ft dé—
laflè : la nature lui impofe. également:
r.exercice & le repof-,. le plaifir & lai
peine; Le dégoàt du travail accablée
glus- lesmalheureux que^ le travail mé^.
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39^ ^- ^' RovssEÀvi
Rois. Pourquoi ne ferions-nous pas, pour nous rendre dî/pos &
robuftes, ce' que nous faifons pour nous exercer aux armes? La
République a-t-elle moins befoin d^ouvriers que de foldats ? Pour-
quoi , fur le modèle des prix militaires , ne fonderions-nous pas
d'autres prix de gymnaftique , pour la lutte , pour la courfe , pour
le difque , pour divers exercices du corps î Pourquoi n^animerions-
nous pas nos Bateliers par des joutes fur le lac ? Y auroit-il au
monde un plus brillant fpeôacle que de voir , fur ce vafte & fu-
perbe baflîn, des centaines de bateaux élégamment équipés, par-
tir k la fois au fîgnai donné , pour aller enlever un drapeau ar-
boré au but; puis iervir de cortège au vainqueur revenant en
triomphe recevoir le prix mérité. Toutes ces fortes de fêtes ne
font difpendieufes qu'autant qu'on le veut bien , & le feul con-
cours les rend affez magnifiques. Cependant il faut y avoir aflîfté
chez le Genevois, pour comprendre avec quelle ardeur il s'y
livre. On ne le reconnoît plus : ce n'eft plus ce peuple fi rangé,
qui ne fe départ point de fes règles économiques ; ce n'eft plus
ce long raifonneur qui pefe tout, jufqu'à la plaifanterie , à la ba-
lance du jugement. Il eft vif, gai , careflant } fon cœur eft alors
dans ks yeux comme il eft toujours fur fes lèvres ; il cherche à
communiquer fa joie & fes plaifirs î il invite , il preffè , il force ,
il fe difpute les furvenans. Toutes les fociétés n'en font qu'une ,
tout devient commun k tous. Il eft prefqu'indifFêrent k quelle ta-
ble on fe mette : ce feroit l'image de celles de Lacédémone , s'il
n'y règnoit un peu plus de profufion ; mais cette profufion même
eft alors bien placée , & l'afpeâ de l'abondance rend plus tour
chant celui de la liberté qui la produit.
L'HIVER , temps confacré au commerce privé des amis ,. con-
vient moins aux fêtes publiques. Il en eft pourtant une efpèce
dont je Voudrois bien qu'on fe fît mofins de fcrupule , favoir les
me. Voulez-vous donc rendre un peu- Des jours ainfi perdus feront mieux
pie aûif & laborieux ? Donnez - lui valoir tous les autres. Préfidez i fes
des fêtes, offrez-lui des amufemens plaifirs pour les rendre honnêtes ;c'e(l
qui lui faifent aimef fon état , & le vrai moyen d'animer fes travaux,
Tempéchent d'en envier un plus doux.
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J M. d'A l e m s e ht- 59^
bals entre de jeunes perfonncs à marier. Je n'aî jamais bien conçu
pourquoi Ton s'^efFarouche fi fort de la danfe & des aflèmblées
qu'elle occafionne : comme s'il y avoir plus de mal à danfer qu'à
chanter; que l'un & l'autre de ces amufemens ne fût pas égale-
ment une infpiration de la nature ; que ce fût un crime à ceux
qui font deftinés à s'unir , de s'égayer en commun par une hon-
nête récréation. L'homme & la femme ont été formés l'un pour
l'autre.. Dieu veut qu'ils fuivent leur deftination , & certainement
lè premier & le plus faint de tous les liens de la fociété eft le
mariage. Toutes les faufïes religions combattent la nature ; la nô-
tre feule, qui la fuit & la règle, annonce une inflitution divine
& convenable k l'homme. Elle ne doit point ajouter fur le ma-
riage , aux embarras de l'ordre civil , des difficultés que l'Évan-
gile ne prefcrit pas , & que tout bon gouvernement condamne ;
mais qu'on me dife où de jeunes perfonne à marier auront oc-
cafion de prendre du goût l'un pour l'autre, & de fe voir avec
plus de décence & dej circonfpeftion que dans une àflèmblée où
les yeux du public , inceffamment ouverts fur elles , les forcent k
la réfèrve , à la modeftie , à s'obferver avec le plus grand foin i
En quoi Dieu eft-il ofFenfé par un exercice agréable, falutaire ,
propre à la vivacité des jeunes gens , qui confifte à fe préfenter
l'un à l'autre avec grâce & bienféance , & auquel le fpeâateur
impofe une gravité dont on n'oferoit for tir un inftant ? Peut-on
imaginer un moyen plus honnête, de ne point tromper autrui , du
moins quant h la figure , & de fe montrer avec les agrémens &
les défauts qu'on peut avoir , aux gens qui ont intérêt de nous
bien connoître avant de s'obliger à nous aimer? Le devoir de fe
chérir réciproquement n'emporte-t-il pas celui de fe plaire ? Et
n'eft-ce pas un foin digne de deux perfonnes vertueufes & chré-
tiennes qui cherchent k s'unir , de préparée ainfi leurs cœurs k
l'amour mutuel que Dieu leur impofe ?
,Qxj\A.RRivE-T-iL dans ces lieux oii règne une contrainte éter-
nelle, où l'on punit comme un crime la plus innocente gaieté,
ou les jeunes gens des deux fexes n'ofent jamais s'afTernbler eti,
public, & où l'indifcrette févérité d'un Pafteur ne fait prêcher aii
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400
X J. Rov s s E A u;
fiom de Dieu qu'une gêne fervHe^ & la trifteffe & l'ennui ? On
•élude une tyrannie infupporcable que la nature & la raifon déûi'
Touent. Aux plaifirs permis dont on prive une jeuneflè enjouée
.& folâtre, elle en fubftitue de plus dangereux. Lg% tête-a-tête
adroitement concertés prennent la place des aflêmblées publiques.
A force de fe cacher comme fi l'on étoit coupable^ on eft tenté
^e le devenir. L'innocente joie aime à s'évaporer au grand jour ;
mais le vice eft ami des ténèbres , & jamais l'innocence & le
jtnyftère n'habitèrent long-temps enfcmble.
Pour moi , loin de blâmer de fi fimples amufemens , je vou-
droîs au contraire qu'ils fufTent publiquement autorirés,& qu'on
y prévînt tout défordre particulier en les convertiflant en bals
folemnels & périodiques , ouverts indiftinôement k toute la jeuneflé
à marier. Je voudroîs qu'un Magiftrat (^o ) nommé par le Con-
feîl , pe dédaignât pas de préfider a ces bals. Je voudroîs que les
pères & mères y aflîftaflent , pour veiller fur leurs enfans , pour
être témoins de leur grâce & de leur adrefle , des applaudifTemens
qu'ils aur oient mérités , & jouir ainfi du plus doux fpeâacle qui
puifle toucher un cœur paternel. Je voudrois qu?en général toute
perfonne mariée y fût admife au nombre des fpedateurs & des
juges , fans qu'il fôt permis à aucune de profaner la dignité con-
jugale en danfant elle-même : car h quelle fin honnête pourroit-
elle fe donner en montre au public ! Je voudrois qu*on formât dans
la faHe une enceinte commode & honorable , deftinée aux gens
igés de l'un & de l'autre fexe» qui ayant déjà donné des citoyens
\l la patrie, verroient encore leurs petits*enfans fe préparer k le
devenir. Je voudrois que nul n'entrât ni ne fortît fans faluer ce
parquet ,
( éb ) A chique £Oips de métier , .
1 chacune des fociëcés publiques donc
«ft compoftS notre État, prëfîde un de
ces Magiftrats » ibus le nom de Sei-
gneur-Comms, Ils affiftent à toutes les
iâemblées &inême aux feftins. Leur
;préfehce n'empêche point une hon-
Mùtt -famibaticé -entre les^embres^
l'aflociation ; mais elle maintient tout
le monde d^ns le reipeâ qu'on doit
porter aux loix , aux mœurs , i la dé-
cence , même au fein de la joie &
du plaifir. Cette inftitution eft très-
belle , & forme un des grands liens
qui unifient le peuple à fes chefiù '
i
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A M. D^A LE M b'e nr: 401
parquet, & que tous les couples de jeunes gens vînflenr^ avant de
commencer leur ^lanfe & après Pavoir finie , y faire une profonde
révérence, pour s^accoutumer de bonne heure k rc/peâer la vieil-
le/Te. Je ne doute pas que cette agréable réunion des deux termes
de la vie humaine ne donnât à cette affèmblée un certain coup
<l^œil attendri/Tant 9 & qu'on ne vit quelquefois couler dans le par*
^et des larmes de joie & de fouvenir, capables, peut-être, d'en
arracher à un fpeâateur fenfible. Je voudrois que tous les ans , aa
dernier bal , la jeune perfonne qui, durant les précédens, fe feroic
comportée le plus honnêtement^ le plus modeflement, & auroit
plu davantage à tout le monde , au jugement du parquet, fût hono-
rée d'une couronne par la main du Seigneur^Commis {6 1) ^ &du
•titre de Reine du bal , qu'elle porteroit toute l'année. Je voudrois
<ju'à la ctôture de la même afièmblée on la reconduisit en cortège;
que le père & la mère fuffcnt félicités & remerciés d'avoir une fille
û bien née & de l'élever fi bien. Enfin , je voudrois que , û elle
venoit à fe marier dans le cours de l'an, la Seigneurie lui fit ua
préfent, ou lui accordât quelque diflinélion publique i afin que êec
honneur fût une chofe afTez férieufe pour ne pouvoir jamais devenir
4in fujet de plaifanterie.
Iiefl vrai qu'on auroit fbuvent à craindre un peu de partialité,
fi l'âge des Juges ne laiflbît toute la préférence au mérite; & quand
la beauté modefle feroit quelquefois favorifée , quel en feroit le
grand inconvénient î Ayant plus d'afTauts h foutenir , n'a-t-elle pas
l^efoin d^étré plus encouragée? N'efl-elle pas un don de la nature,
ainfî que les talens? Où efl le mal qu'elle obtienne quelques hon-
neurs qui l'excitent à s'en rendre digne, & puîflènf contenter l'a-
mour-propre^ fans ofFenfer la vertu?
En perfcftionnant ce projet dans les mêmes vues, fous un air
de galanterie & d'amufement^ on donneroit k ces fêtes plufieurs
fins utiles qui en feroient un objet important de police & de bonnes
mœurs. La jeunéfle, ayant des rendez-'vous sûrs & honnêtes, feroit
tnoms tentée d'en chercher de plus dangereux. Chaque fexe fe
' ( 6i ) Voyez la note précédente.
Œiwrcs meUcs. Tome IL £ e e '
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402
/ /. ROUSS EJV y
livreroit plus patiemment, dans les intervalles, aux occupations &
aux plaiiîrs qui lui font propres , &c s'en confoletoit plus aifément
d'être privé du commerce continuel de l'autre. Les particuliers de
tout état auroient la reflburce d'un Spedacle agréable, fur-tout
aux pères & mères. Les foins pour la parure de leurs filles feroient
pour les femmes un objet d'amufement qui feroit diverfion îi beau-
coup d'autres ; & cette parure , ayant un objet innocent & loua-
ble, feroit-là tout-à-fait î fa place. Ces occafions de s'alTembler
pour s'unir, & d'arranger des établifTemens , feroient des moyens
fréquens de rapprocher des familles divifées & d'affermir la paix^
f\ néceffaire dans notre État. Sans altérer l'autorité des pères , les
inclinations des enfans feroient plus en liberté ; le premier
choix dépendroit un peu plus de leur cœur; les convenances d'â-
ge , d'humeur , de goût , de caraflère Yeroient un peu plus con-
fultées ; on donneroit moins à celles d'état & de biens , qui font
des nœuds mal afTortis , quand on les fuit aux dépens des autres.
Les liaifons devenant plus faciles , les mariages feVoient plus fré-
qflens : ces mariages, moins circonfcrits par les mêmes conditions «
préviendroient les partis, tempéreroient l'exceffive inégalité , main-
tiendr oient mieux le corps du peuple dans l'efprit de fa conftitu-
tion ; ces bals ainfî dirigés reffembleroient moins k un Speôacle
public qu'à l'àflemblée d'une grande famille , & du fein de la joie
& des plaifîrs naîtroient la confervation , la concorde, & laprof^
périté de la République. ( ^2 )
Sur ces idées , il feroit aifé d'établir k peu de frais , & fans
^61] n me paroit plaifaiit d*ima-
giner quelquefois les jugeinens que
plufieurs porteront de mes goûts fur
mes écrits. Sur celui-ci Ton ne man-
quera pas de dire : cet homme efl
ft)u de la danfé , je m'ennuie ^ voir
danfer : il ne peut foufFrir la Comé-
die , j'aime la Comédie It la paflion :
U a de Taverfion pour les femmes»
je ne ferai que trop bien jûflifié là-
delTus : U eft m&ontem des Comé-
diens, j'ai tout fujet de m'en louef,
& Pamitlé du feul d'entre eux qvm
j'ai connu particulièrement ^e peut
qu'honorer un honnête homme. Mé«
me jugement fur les Poètes dont je
fuis forcé de cenfurer les pièces : ceux
qui font morts ne feront pas de mon
goût , & je ferai piqué contre les vî-
vans. La vérité efl que Racine me
charme & que je n*ai jamais manqué
volpntairemtat une repréfeutation de
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4 M. d*Ale m b e n r.
40J
danger , plus de Speâacles qu^il n'en faûdroît pour rendre le
féjour ;de notre ville agréable & riant , même aux étrangers ,
qui , ne trouvant rien de pareil ailleurs , y viendroîent au moins
pour voir une chofe unique. Quoiqu'k dire le vrai , fur beaucoup
de fortes raifons, je regarde ce concours comme un inconvénient
bien plus que comme un avantage ; & je fuis perfuadé , quant
à moi, que jamais étranger n'entra dans Gça^vQf qu'il n'y aie
fait plus de mal que de bien.
Mais favez-vous, Monfieur, qui l'on devroît s'efForcer d'attirer
& de retenir dans nos murs ? Les Genevois mêmes, qui, avec
un (încère amour pour leur pays , ont tous une fi grande incli-
nation pour les voyages, qu'U n'y a point de contrée où l'on
Molière. Si j'ai moins parlé de Cor-
neille , c'eft qu'ayant peu fréquenté
fes pièces &: manquant de livres , il
ne m'eft pas affez refté dans la mé-
moire poun le citer. Quvit a Tauteur
d Atrée & de Catilina , je ne Pai ja-
maTs vu qu'une fois , & ce fut pour
ça recevoir un fervice. J*eftime fon
génie & refpefte fa vieillefle ; mais ,
quelque honneur que je porte i fa
perfonne , je ne dois que juftice à
fes pièces , & je ne fais point acquit-
ter mes dettes aux dépens du bien
public & de la vérité. Si mes écrits
m'infpirent quelque fierté, c'eft par
la pureté d'intention qui les difte ,
c'eft par un défintéreffemém dont peu"
d*auteurs m*ont donné l'exemple , &
que fort peu voudront imiter. Jamais
vue particulière ne foujUa le defir d'ê-
tre utile aux autres qui m'a mis la
plume à la main, j'ai prefque toujours
écrit contre mon propre intérêt. Vi-
tam impendere vero : voila la devîft que
j'ai choifie & dont je me fens digne.
Lefteurs , je puis me tromper moi-
même , mais non pas vous tromper
volontairement; craignez mes erreurs
& non ma mauvaifé foi. L'amour du
bien public eft la feule paflion qui
me fait parler au public : je fais alors
m'oublier moi-même , & fi quelqu'un
m'offenfe, je me ^ais fur fon compte p
de peur que la colère ne 'me rende
injufte. Cette maxime eft bonne \
mes ennemis , en ce qu'ils me nuifent
k leur aife & fans crainte de repré*
failles , aux leâeurs qui ne craignent
pas que ma haine leur ^n impofe^&
fur-tout à moi qui , reftant en paix
tandis qu'on m'outrage , n'ai du moins
que le mal qu'on me fait & non ce-
lui que j'éprouverois encore k le ren-
dre. Sainte & pure vérité, k qui j'ai
confacré ma vie , non , jamais mes paf-
fions ne fouilleront le fincère amour
que j'ai pour toi; l'intérêt ni la crainte
ne fauroient altérer l'hommage que
j'aime à t'ofFrir , & ma plume ne te
refufera jamais rien que ce qu'elle
craint d'accorder k la vengeance!
Eee îj
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404 /• /• Ro U SS E A Ur
Ti'en trouve de répandus. La moicKé de nos citoyens épars dans-
dans le relie de PËurope & du monde, vivent & meurent loin
de la patrie ; & je me citerois moi-même avec plus de douleur ,.
fi j*y étois moins inutile. Je fais que nous fommes forcés, d^aller.
chercher an loin les reflburces que notre terreîn nous refu/e^
& que nous y pourrions difficilement fubfiiler , fh nous nous y
tenions renfermés ; mais au moins que ce banni/Tement ne foir
pas éternel pour tous. Que ceux dont le Ciel a béni les travaus
viennent, comme Tabeille, enrapprorter le fruit dans la. ruche,
réjouir leurs concitoyens du fpeâacle de leur fortune , animer
rémulation dés jeunes gens , enrichir leur pays de leur richeflc ,
& jouir modeflement chez eux des biens honnêtement acquis
chez les autres. Sera-ce avec des théâtres , toujours moins par-
faits chez nous qu'ailleurs, qu'on les y fera revenir ? Quitteront-
îls la Comédie de Paris ou de Londres pour- aller revoir cdlo
de Genève ?- Non, non , Moniieur , ce n'èfl pas ainfi qu'on les
peut ramener. Il faut que chacun fente qu'il né fauroit trouver
ailleurs ce qu'il a laifTé dans fon pays ; il faut qu'un charme
invincible le rappelle au féjour qu'il n'auroit point dû quitter;
il faut que le fouvenir de leurs premiers exercices , de leurs pre<*
miers fpeftacles , de leurs premiers plaîfîrs, refte profbndémenc
gravé dans leurs cœurs , il faut que les douces impreffîons
faites durant la jcunefle demeurent & fe renforcent dans un âge
avancé, tandis que mille autres s'efFacent) il faut qu'au milieu
de la pompe des grands États & de leur trifte magnificence 1
une voix fecrette leur crié inceflamment au fond- de. l'àme : ah !
où font les jeux & les fêtes de ma jeunefle ? Où eft la concordé
des citoyens? Où eft la fraternité publique? Où eft la pure
joie & la véritable alégrefle ? Où font la pafac , la liberté^
l'équité , l'innocence ^ Allons rechercher tout cela. Mon Dieu!
avec le cœur du Genevois, avec une ville auflî riante, un pays
auflî charmant , un gouvernement auffi jufte , àt& plaifirs fi vrais
& fi purs , & tout ce qu'il faut pour favoir les goûter ^ h quoi
tien^il que nous n'adorions tous la patrie ?
Ainsi rappelloît Ces citoyens par des fêtes modeftes & des
jeux fans éclat^ cette Sparte que je n'aurai jamais aflez cité^pour.
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L# M.^ i/^Alemb/ert.^ 405;
r&xemple que nous devrions en. tirer ; aînfi dans Athènes , parmi
les beaux arts 9 aînfi. dans Sufe^ au fein du luxe & de lamollefTe,
le Spartiate ennuyé foupîroit après fes greffiers feJftîns & fes fa-
tîgans exercices. Oeft \ Sparte que , dans une laborieufé oifiveté ,
tout étoit plaifir &fpeôac!e} c'eft-lîi que les plus rudes travaux
pafToient pour des récréations ,.& que les moindres délafTemens
fbrmoient une inftruâion publique ; c'eft-là que les citoyens , con-
tinuellement afTemblés , confacr oient la vie entière k des amufe-*
mens qui faifoient la grande affaire de TÉtat, & à des jeux dont
oa ne £e délaflbit qu'à la guerre..
J'ENTENDS déjà lès plàîfaris me demander , (î , parmi tant &-
merveilleufes inftruâions , je ne veux point aufli, dans nos fêtes •
Genevoifes , introduire \e^ danfes des jeunes Lacédémoniennes..
Je réponds que je voudrois bien nous croire les yeux & les cœurs
affez chafterpour fûpporter un tel fpeâacle, & que- de. jeunes,
perfonnes dans cet état fuflTent k Genève comme à Sparte cou-
vertes dé Phonneteté* publique ; mais, quelque eftime que je fafle
de mes compatriotes, je fais trop combien il y a loin d'eux aux:
Lacédémoniens , & je ne leur propofe des inftitutions de ceuxrcî
que celles dont ils ne font pas encore incapables* Silefage Plu-
tarque s'eft chargé de juftifier Pufage en queilion , pourquoi faut-il
que je m'en charge après lui? Tout eft dit^en avouant que, cet:
ufage ne convenott qu'aux- élèves de Lycurgue^ qwe leur vie fru-
gale & laborieufe, leurs moeurs pures & févères^ la force d'ame.
qui leur étoit propre, pouvoient feules rendre innocent fous leurs ^
yeux un fpeâacle fi choquant pour tout peuple qui n'eft qu'hon-
nête.
Mais penfe-t-on, qu'au fond, Tàdî-oite parure dé nos femmes i
ait moins fon dangçr qu'une nudité abfolue , dont l'habitude tour-
neroit' bientôt les premiers effets en indifférence, & peut-être en-
dégoût ? Ne fait-on pas que les flatues & les tableaux n'ôffenfenc
lès yeux que quand un mélange de. vétemens rend, les nudités
obfcènes? Le pouvoir immédiat des fens eftfoible & borné: c'eft
par l'entremife de l'imagination qu'ils font leurs plus grands rava-
ges jc'efi elle qui prend foin d'irriter les deiirs, en prêtantà leursi
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4o6
J. J. Ro u s SEJir;
objets encore plus d'attraîts que ne leur en donna la nature ; c^efî
elle qui découvre à Toeil avec fcandale ce qu^ ne voit pas feule-
ment comme nud , mais comme devant être habillé. Il n'y a
p'oint de vêtement fi modefte au travers duquel un regard en-
flammé par rimagination n'aille porter les defirs. Une )eune Chi-
noife , avançant un bout de pied couvert & chauffé , fera plus de
ravage à Pekb que n'eût fait la plus belle fille du monde danfant
toute nue au bas du Taygete. Mais quand on s'habille avec au-
tant d'art & fi peu d'exaôitude que les femmes font aujourd'hui/'
quand on ne montre moins que pour faire defirer davantage ,-
quand l'obftacle qu'on oppofe aux yeux ne fert qu'à mieux irriter
l'imagination , quand on ne cache une partie de l'objet que pour
parer celle qu'on expofe,
H eu! malc tant mites défendit pampinus uvas.
Terminons ces nombreufes dîgreflîons. Grâce au Ciel , voîcî
la dernière : je fuis k la. fin de cet écrit. Je donnois les fêtes de
Lacédémone pour modète de celles que je voudrois voir parmi
nous. Ce n'eft pas feulement par leur objet, mais auflî par leur
fimplicité que je les trouve recomm^ndablcs ifans pompe, fans
luxe., fans appareil, tout y refpiroît, avec un charme fecret de
patriotifme qui les rendoit intéreflanteç ,. un certain efprit martial
convenable à des hommes libres {6^)\ fans affaires & fans plaîfirs.
( 63 ) Je me fouviens d'avoir été
frappé dans mon enfance d'an fpec-
tacle afTez (impie , & donc pourtant
Kmpreflion m*eft toujours reflée , mal-
gré le temps £c la diverfité des objets.
Le régiment de S. Gervais avoit fait
Texercice , & , félon la coutume , on
avoit foupé par compagnies ; la plu-
part de ceux qui les compofotent , fe
ralTembterent après le foupé dans la
place de S. Gervais, & fe mirent à
îdanfer tous enfemble , officiers &foi-
d4($ t «autour de la fontaine , fur le
baHIa de laquelle étoîent montés les
tambours , les fifres , & ceux qui por-
toient les flambeaux. Une danft do
gen^ égayés par un long repas femble*»
roit n'offrir rien de fort intérefTant à
voir ; cependant , Taccord de cinq où
fix cens hommes en uniforme , fe 'te^
fiant tous par la main , & formant ube
longue bande qui ferpentoit en caden*
ce ic fans confufion , avec mille tours
& retours , mille efpèces d'évolutions
figurées ; le choix des airs qui les ani*
moient , le bruit des tambours , Féçlar
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A M. D^AxEMs ER t:
407
I
au moins de ce qui porte ces noms parmi nous, ils paffbîent, dans
cette douce uniformité, la JQurnde, fans la trouver trop longue,
& la vie, fans la trouver trop courte. Ils s'en rerournoîent chaque
foir, gais & difpos, prendre leur frugal repas, contents de leur
patrie, de leurs concitoyens, & d'eux-mêmes. Sx l'on demandé
quelque exemple de ces divertifTemens publics, en voici un rap-
porté par Phitarque. Il y avoit, dit-il, toujours trois danfes en au*
tant de bandes, félon la différence des âges^ &ces danfes fefaifoient
au chant de chaque bandes. Celle des vieillards commençoit la pre-
onière, en chantant le c^up^ôt fuivaat. ^^[,1^ cî Ifçoîor. . «
des flambeaux, un certain appareil
militaire au fein du plaifir , tour cela
formoit une fenfation très-vive qu*on
ne pouvoit fupporter de fang-froid.
Il étoit tard , les femmes étoient cou-
chées , toutes fe relevèrent. Bientpc
les fenêtres furent pleines de fpefta-
trices qui donnoient un nouveau zcle
aux aéleurs ; elles ne purent tenir long-
temps à leurs fenêtres , e|les defcen-
dirent; les maîtreflTes venoient voir
leurs maris , les fervantes apportoienc
du vin , les enfans même éveillés par
le bruit accoururent demi-vétus en-
tre les pères & les mères, La danfe
fut fufpendue; ce ne furent qu'em-
braflemens , ris , fan tés , careffes. Il
réfuka de tout cela un attendriflement
génér^al que je ne fauroi» peindre ,
mais que , Haus TalégrefTe univerfelle ,
•on éprouve afTez naturellement au mi-
lieu de tout ce qui nous eft cher. Mon
père en m'embrafTant fut faifi d*un
trefTaillemenr que Je crois fentir &
partager encore. Jean-Jacques, me
difoit-il , aime ton pays. Vois-tu ces
bons Genevois; ils font tous amis, ils
font tous frères^ la joie & la concorde
régnent au milieu d'eux. Tu es Ge-
nevois : tu verras un jour d'autres peu-
ples; mais, quand tu yoyagerois au-
tant que ton père , tu ne ttouverai
jamais leur pariçil.
On voulut recommencer la danfe ,
il n'y eut plus moyen ; an ne favoit
plus ce qu'on faifoit, toutes les têtes
étoient tournées d'une ivreffe plus
douce que celle du vin. Après avoir
reflé quelque temps encore à rire &
a caufer ftir la place, il fallut fe fé-
parer , chacun fe retira paifiblement
avec fa famille; & voilà comment
ces aimables & prudentes femmes ra-
menèrent leurs maris , non pas ea
troublant leurs plaifirs , mais en allanj
les partager. Je fens bien que ce fpec-
tacle, donc je fus fi touché, feroit
fans attrait pour mille autres : il faut
des yeux faits pour le voir , & ua
cœur fait pour le fentir. Non , il n'y
a de pure joie que la joie publique
& les vrais^ fentimens de la nature ne
régnent que fur le peuple. Ah ! Di-
gnité , fille de l'orgueil & mère de
Tennui, jamais ces triiles efclives eu-
xent-il$ un pareil moment en leur vie !
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1
40$ /. J.ROVSSÉÂV^^ A^M. Xll^AL£3SBJSRTi
No us ayons éU jadis
Jeunes^ vaiUans & hardis.
^uivoit celle des hommes , qui chahtôient k leur tour en {rtppzat
de leurs armes en cadence :
"■ No Vi le fommes maintenant^ •
A t épreuve à tout vekant.
Enfuite venoient jes engins,* qui leut^^Mj^doient^ en chantaâtd#
toute leur force:
St nous bientôt le ferons^
Çui tous vous furpajferons.
Voua, Monfïeur, les fpeftacles qu'il faut i des Républiques;
Quant à celui dont ^oxf^ article Çenhe râ'a forcé de traiter dans
icct Eflai, fi jamais Pintérét particulier vient à bout de i'établîr danç
nos murs, j'en prévois les triftes effets; f^n ai montré quelques*
uns, j'en pourroîs montrer davantage ; mais c'eft trop<raindre uA
malheur imaginaire^ que la vigilance de nos Magiftrats faura pré-
venir. Je ne prétends point înftruire des homrties plus fages que
moi. Il me fuffit d'en avoir dit aflez pour confoler la jeunefle de
-mon pays d'être privée d'un amufement qui coûteroit fi cher à la
patrie. J'exhorte cette heureufe jeunefle à profiter de l'avis qui
termine votre article. Puifle-r-elle connoître & mériter fon fort!
Puifle:t-elle fentir toujours combien le folîde bonheur eft préférable
aux v^ns plaifirs qui le détruîferitl Puifle*t-elle tranfmettre \ ks
'defccndans les vertus , la liberté , fa paix qu'elle tient de fes pères J
G'eft le dernier rœu par lequel je finis mes- écrits, ç'eft celui par
lequel finira ma vie.
lETTRE
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LETTRE
À M. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE;
PAR
m; dalembert.
De r Académie Françoife , en réponfe à la précédente*
Quittes-moi votre ferpe , inftrument de dommage.
La Font. L. XJI. Fab. XX.
Œuvres muées: Tome II. F f f
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411
LETTRE
À M. ROUSSEAU.
CITOYEN DE GENÈVE.
JL/ A lettre que vous m'avez fait Thonneur, de m'adreflèr , Mon-
fieur , fur l'article Genève de l'Encyclopédie , a eu tout le fuccès que
vous deviez en attendre. Enintéreflantles philofophes parles vérités
répandues dans votre ouvrage , & les gens de goût par l'éloquence
& la chaleur de votre ityle , vous avez encore fu plaire à la mul-
titude par le mépris même que vous témoignez pour elle, & que
vous enfliez peut-être marqué davantage en afFeâant moins de le
montrer.
Je ne me propofe pas de répondre précifément à votre lettre,
mais de m'entretenir avec vous fur ce qui en fait le fujet , & de
vous communiquer mes réflexions bonnes ou mauvaifes ; il feroic
trop dangereux de lutter contre une plume telle que la vôtre ,
& je ne cherche point à écrire des chofes brillantes, mais des
chofes vraies.
Une autre raifon m'engage \ ne pas demeurer dans le fîlence;
c'eft la reconnoiflance que je vous dois des égards avec lefquds
vous m'avez combattu. Sur ce point feul , je me flatte de ne vous
point céder. Vous avez donné aux Gens de Lettres un exemple
digne de vous , & qu'ils imiteront peut-être enfin quand ils con-
noîtront mieux leurs vrais intérêts. Si la fatyre & l'injure n'étoient
pas aujourd'hui le ton favori de la critique , elle feroit plus ho-
norable à ceux qui l'exercent, & plus utile îi ceux qui en font
l'objet. On ne craindroit point de s'avilir en y répondant; on ne
fongeroit qu'k s'éclairer avec une candeur & une efl:ime récipro-
que; la vérité feroit connue, & perfonne ne feroit offenfé; car
c'eft moins la vérité qui bleflè , que la manière de la dire.
Fffij
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4IA Lettre
Vous avez eu dans votre lettre trois objets piiîcîpanx, ifMtii
quer les fpeftacles pris en eux- mêmes, de montrer que quand la
morale pourroit les tolérer, Ki conftitution de "Genève ne lui per-
mettroît pas d'en avoir, de juftifier enfin les Pafteurs de votre
Églife fur les fentimens que je leur ai attribués en matière de re-
Xgion. Je fuivrai ces trois objets avec vous , & je m'-arrêterai d*a-
bord fur le premier , comme fur celui qui intérelTe le plus grand
nombre des lefteurs. Malgré l'étendue <le ia matière , je tâcherai
d'être le plus court quil me fera poffible; il n'appartient qu4
vous d^être long& d'être lu, & je ne dois pas me flatter d'être
auflî heureux en écarts.
Le caraâère de votre philofophie , Monfîeur , eft d'être ^me
& inexorable dans fa marche. Y m principes pofés , les confé^
quences font ce qu'elles peuvent^ tant pis pour nous Ci elles
font fàcheufes ; mais ^ quelque pomt qu'elles le foient , elles ne
vous le paroifTent jamais afîez pour vous forcer k revenir fur
les principes. Bien loin de craindre les objeâions qu'on peut
faire contre vos paradoxes, vous prévenez ces olbjeftîons en y
répondant par des paradoxes nouveaux. Il me fetnble voir en
vous ( la comparaifon ne vous ofFenfera pas fans doute ) ce Chef
intrépide des Réformateurs, qui, pour fe défendre d'une héréfie,
en avançoit une plus grave, qui commença par attaquer les
indulgences , & finit par abolir la MefTe. Vous avez prétendu
que la culture des fcietKes &. des arts eft nuifible aux mœurs i
on pouvoir vous objeâer que dans une fociété policée, cette
culture eft du moins nécefTaire jufqu'li un certain point , & vous
prier d'en fixer les bornes; vous vous êtes tiré d'embarras en
coupant le nœud, & vous n'avez cru pouvoir nous rendre heureux
& parfaits qu'en nous réduifant k l'état de bêtes. Pour prouver ce
que tant d'Opéra François avoient £1 bien prouvé avant vous,
que nous n'avons point de mufique , vous avez déclaré que nous
ne pouvions en avoir ; & que fi nous en avions une , ce feroit
tant pis pour nous. Enfin dans la vue d'infpirer plus efficacement
\ vos compatriotes l'horreur de la Comédie, vous la repréfentez
comme une des plus pernicieufes inventions des hommes | & pour
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A M. Roir S 3 E^v: 41^
me fervîr de vos propres «xpréffions , comme tin -dîwrttflcmené
fias barbare que les combats ^s gladiateurs.
y qu|5 procédez avec ordre, & ne portez pas d>abord les
grands coups. A ne regarder les Speâacles que comme un amu**
fement^ cette raifon feule vous paroît fuiEre pour tes condam-
ner, La vie eft fi courte^ , dites- vous , Ù le temps fi précieux. Qui
en douie^ MonJ(ie4ir > Mais en même temps la vie eil C\ malheu*
reufe, & le plaifir fi rare] Pourquoi envier aux hommes, deftî^
nés ptefque uniquement par la nature à. pleurer ,& à-^ourir, quel^
ques délaflèmens paflagers , qui les aident k fupporter Tamertume
ou Pinfipidité de leur exiftence ? Si les fpeâacles ^ confidérés fous
ce point de vue, ont un défaut à mes yeux, c'eft d'être pour 'vous
une diftrafHon trop lé^e & un amufement trop foible , précî*
fément'par cette raifon qu'ils fe préfentent trop h nous fous, la
feule idée d*amufement , & d'amufement néceffaii^ à notre offi-
veté. L^itlufion fe trouvant rarement dans les repréfentations théâ-
trales , nous ne les voyons que comme un jeu qui nous laifle pref*
que entièrement h nous. D'ailleurs le plaifir fuperficiel & momen-
tané qu'elles peuvent produire ^ eft ehcore aïFoîbli par la nature
de ce platfir même , qui , tout imparfait qu'il eft , a l'inconvénient
d'être trop recherché, &, fi on peut parler de la^ forte, appelle
de trop loin. Il a fallu , ce me femble , pour imaginer un pareil
genre de dîvertiflement , que les hommes en enflent auparavant
eflayé & ufé de tien des efpèces ; quelqu'un qui s'ennuyoit cruel-
lement ( c'étoît vraifemblablement un Prince ) doit avoir eu là
première idée de cet amufement rafiné , qui confifte \ repréfen^
ter fur des planches les infortunes & les travers de nos femrblables ,
pour nous confoler ou nous guérir des nôtres, & à nous rendre
fpeclateurs de la vie, d'afteurs que nous y fommes, pour nous
en adoucir le poids & les malheurs.. Cette réflexion trifte vient
quelquefois troubler le plaifir que je goûte au théâtre ; \ travers
les imprefliîons agréables de la Scène , j'apperçoîs de temps en
temps malgré moi & avec une forte de chagrin, Temprer^re ^cheufe
de fon orîgfine, fur-tout dans ces momens de repos , oit Paâio^i fuf-
pendue & refroidie , laifTant Timaginacion tranquille , ne montre
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414 L E T T n E.
plus que k reprérentation au lieu de la chofe, & Tableur "9, auîiett
du perfonnage. Telle efl,Moufieur, la triile defttnée de l'homme
juTques dans les plaifirs mêmes ; moins il peut s'en paflèr , moitis
il les goûte; & plus il y mec des foins & d'étude , moins leur
impreflîon efl fenfible. Pour nous en convaincre par un exemple
encore plus frappant que celui du théâtre , jettons les yeux fur
ces maifons décorées par la vanité & par l'opulence, que le vu!-^
gàîre croît un féjour de délices , & où les rafinemens d'un luxe re-
cherché brillent de toutes parts; elles ne rappellent que trop
fouvent au riche blazé qui les a fait conftruire , Tirnage importu^
ne de l'ennui qui lui a rendu ces rafinemens néceflaires.
Quoi qu'il en foit , Monfieur , nous avons trop befoin de plaîfirs
pour nous rendre difficiles fur le nombre ou fur le choix. Sans
doute tous nos divertifièmens forcés & faâices , inventés & mis eti
ufâge^par l'piÇveté ,^ font bien au-defibus des plaifirs fi purs & fi
' (Impies que devroient nous offrir les devoirs de citoyen , d'ami ,
d'époux , de fils & de père ; mais rendez-nous donc , fi vous le pou-
vez , ces devoirs moins pénibles & moins trifies ; ou fouffrez qu'a-
près les avoir remplis de notre mieiix, nous nous confolions de
notre mieux aufii des chagrins qui les accompagnent. Rendez les
peuples plus peureux, & par conféquent les citoyens moins rares,
les amis plus fenfibles & plus cpnftans , les pères plus jufies , les
enfans plus tendres , les femmes plus fidelles & plus vraies ; nous
jie chercherons point alors d'autres plaifirs que ceux qu'on goûte
au fein de l'amitié , de la patrie , de la nature & de l'amour. Mais
il y a long-temps , vous le favez , que le fiècle d'Aftrée n'exifte
plus que dans les fables , fi même il a jamais exifté ailleurs. Soloti
dîfoit qu'il avoit donné aux Athéniens, non les meilleures loix ea
elles-mêmes, mais lesjneilleures qu'ils puflfent obferver. Il en eft
ainfi des devoirs qu'une faine philofophie prefcrit aux hommes , &
des plaifirs qu'elle leur permet. Elle doit nous fuppofer & nous
prendre tels que nous fommes, pleine de paflions & de foiblefles,
mécontens de nous-mêmes & des autres, réunifiant à un penchant
naturel pour l'oifiveté , l'inquiétude & l'aftivité dans les defirs. Que
fefte-t-îl à faire \ la Philofophie , que de pallier à nos yçux, par
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A M. Rotf s SEAU. 415
les diftrà^oiis:'qu*eIIe nous offre, ragkation qui nous tourmente
ou la langueur qui nous confume? Peu de perfonnes ont^ comme
vous , Monfieur , la force .de chercher leur bonheur dans la triôe
& uniforme tranquillité de la folitude. Mais cette reflburce ne vous
manque-t-elle jamais à vpus-méme? N'éprouvez - vous jamais au
fein du repos , & quelquefois du travail , ces momens de dégoût &
d^ennui qui rendent nécèfTaires les délaflemehs ou les diilradionsï
La fociété feroit d*ailleurs trop malhteureufe, fi tous ceux qui peu-
vent fe Aiffire, aînfi que vous, s*eh banniflbîent par un exil volon-
taire. Le fagè, en fuyant les hommes, c'eft-k*dire, en évitant de
s'y livrer i ( car c'eft la feule manière dont il doit les foîr,) leur
eft au mobs redevable de ks inftruélions & de fon exemple \ c'eft
au milieu de fes femblàbles que TÊtre fuprêmé lui a marqué fon •
féjour, & il n'eft pas plus permis aux Philofophcs qu'aux Rois
d'être hors de chez feux.
Je reviens aux plaifirs du fhéatre. Vous avez JaIflS avec raifon
aux déclamateurs de la chaire cet argument fi rebattu contre les
fpeâacles, qu'ils fpnt contraires à l'efprh dy chriftmnifine» qui nous
oblige de nou^ mortifier fans.cefle. On s'interdiroit fur ce principe
les délaflèmens que la ReligiQn condamne le mdns. Lies Solitaires
auftères de Port>- Royal , grands Prédicateurs de la mortification
chrétienne, & par cette raifon grands adverfaires de la Comédie,
ne fe refufoient pas dans leur folitude , comme Ta remarqué Ra-
cine, le plaifir de faire des fabots, & celui de tourner les Jéfuites
en ridicule.
Il femble donc que lés fpeftacles , à ne les confidérer encore
que du côté de l'amufement, peuvent être accordés aux hommes,
du moiny cbrfime un jouet qii^on donne a des enfaifs qui foufFrenr.
Mais ce n'efr pas feulement un jouet qu'on a prétendu leur don-
ner, ce font dés leçons utiles, déguifées fous l'apparence duplaifir.
Non - feulement on a voulu difiraire de leurs peines ces enfans
adultes; on a voulu que ce théâtre, où ils ne vont en apparence
que pour rire ou pour pleurer , devînt pour eux , prefque fans
qu^ÏÏs s'en apperçufîent, une école de mœurs & de vertu. Voilà,
Monfieur, de quoi vous croyez le théâtre incapable j vous lui
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41^
Z ET t JR. S
attribuez même un effet abfolumtot contraire» &. voo» ^étendez:
le prouver.
Te conviens d^abord avec vous,, que les Ecrivains dramatiques
ont pour but principal de plaire, & que celui d^être utiles efi tout
au plus le fécond; mais quSmportp, s'ils font en effet utiles, que
ce foit leur premier ou leur fécond objet?. Soyons de bonne foi^.
Monfieur , avec nous - mêmes , & convenons que les Auteurs de .
théâtre n'ont rien en cela qui'les diflingue des autres. L'eftime
publique eft le but prindpal de tout Ecrivain ; & la première vé-
rité qu'il veut apprendre à fes lefteurs, c'eft qu'il eft digne de
cette eftime. En vain afFe6leroit-il de la dédaigner dans fes ouvra-
ges; l'indifférence fe tait, & ne fait point tant de bruit; les injures
mêmes, dites à une nation,, ne font quelquefois qu'un pioyen plus*
piquant de fe rappeller a fon fouvenif : & le fameux Cynique de
la Grèce eût bientôt quitté ce tonneau d'où il bravoit les préjugés
& lesHois^ fi' les Athéniens eofiènt pafTé leur chemin ftns le re-
garder & fans ^entendre. La,; vraie phîlofophie ne confifte point k*
fouler aux pieds la glôirç , 6c encore* moins ï le dire ; mais à n'en'
pas faire dépendre fon bonheur, même en tâchant de là mériter;
On n'écrit donc, Monfieur, que pour être lu, & on ne veut être
lu que pour être eftimé; j'ajoute pour être efthné de la multitude^
de cette multitude même dont on; fait d'ailleurs ( & avec rdfon )
fi peu de cas* Une voix fecrette & importune nous crie, que ce
qui eft beau, grand & vrai, plait à tout le monde, & que ce qur
n'obtient pas le fuffrage général , manque apparemment de quel-
qu'une de ces qualités. Ainfi quand on cherche les éloges du vul-
gaire, c'eft moins comme une récompenfe flatteufe en elle-même,
que comme le gage le plus sûr de la bonté d'un ouvrage L'amour-
propre qui n'annonce que des prétentions modérées, en déclarant
qu'il fe borne h l'approbation du petit nombre, çft,un amour-
propre timide qui fe confole d'avance , ou un amour^propre mé-
content qui fe confole après coup. Mais quel que foit le but d'un
écrivain , foit d'être loué, foit d'être utile, ce but n'impjorte guères
au public; ce n'eft point là ce qui règle fon jugement, c'eft ini-
quement le degré de plaifïr ou de lumière qu'on lui a donné. Il
honore
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A M. Rousseau. 417
honore ceux qui rinftruîfcnt , il encourage ceux qui Tamufent, i(
applaudit ceux qui rinftruifent en l'amufant. Or, les bonnes pièces
de théâtre me paroiflent réunir ces deux derniers avantages. Oeft
la morale mife en aâion, ce font les préceptes réduits en exem-
ples; la Tragédie nous offre les malheurs produits par les vices
des hommes i la Comédie, le ridicule attaché à leurs défauts;
Tune & l'autre mettent fous les' yeux ce que la morale ne montre
que d'une manière abftraite & dans une efpèce de lointain. Elles
développent & fortifient , par les mouvemens qu'elles excitent
en nous, les fentimens dont la nature a mis le germe dan^ nos
âmes. /
On va, félon vous, s'ifoler au fpeAacle, on y va oublier fes
proches, fes concitoyens & (ts amis. Le fpeâacle efl, au con-
traire, celui de tous nos plaifirs qui nous rappelle le plus aux autres
hommes , par Pimage qu'il nous préfente de la vie humaine , & par
les impreflions qu'il nous donne & qu'il noys laiflè. Un Poëte dans
fon enthoufiafme , un Géomètre dans ks méditations profondes,
font bien plus ifolés qu'on ne l'efl au théâtre. Mais quand les plai-
firs de lafcène nous feroient perdre, pour un moment, le fouvenir
de nos femblables, n'eft-ce pas l'effet naturel de toute occupation
qui nous attache , de tout amufement qui nous entraine ? Combien
de momens dans la vie où l'homme le plus vertueux oublie fes
compatriotes & fes amis fans les aimer moins; & vous-même,
Monfîeur , n'auriez-vous renoncé à vivre avec les vôtres, que pour
y penfer toujours?
Vous avez bien de la peine , ajoutez -vous, \ concevoir cette
règle de la poétique des anciens , que le théâtre purge les paffîons
en les excitant. La règle, ce me femble, efl vraie, mais elle a
le défaut d^être mal énoncée ; & c'eft fans doute par cette rai-
fon qu'elle a produit tant de difputes , qu'on fe feroit épargnées
fi on avoit voulu s'entendre. Les paflîons dont le théâtre tend
\ nous garantir , ne font pas celles qu'il excite ; mais i! nous en
garantit en excitant en nous les paflions contraires; j'entends ici
par pajfion, avec la plupart des écrivains de morale, toute af-
feftion vive & profonde , qui nous attache fortement à fon objet.
(Euvrcs m€lc€s. Tome IL Gg&
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41 8
L E T T R s
En ce fens la Tragédie fe fert des paflîons utiles & louables, pour
réprimer les paflîons blâmables & nuifibles ; elle emploie, par
exemple, les larmes & la compaflion dans Zaïre, pour nous pré-
cautionner contre l'amour violent & jaloux ; Tamour de la patrie
dans Brutus, pour nous guérir de l'ambition i la terreur & la
crainte de la vengeance célefte dans Sémiramb, pour nous faire
haïr & éviter le crime. Mais fi , avec quelques philofophes , on
n'attache Tidée de paflion qu'aux afTeâions criminelles , il faudra
pour lors fe borner à dire que le théâtre les 'Corrige, en nous
rappellant aux affeâions naturelles ou vertueufes que le Créateur
nous a données pour combattre ces mômes pafHons.
» Voila , objeâez-vous , un remède bien foible , & cherché
» bien loin : Thomme eft naturellement bon ; l'amour de la vertu ,
» quoi qu'en difent les philofophes , eft inné dans nous ; il n'y a
» perfonne, excepté les fcélérats de profefliîon, qui, avant d'en-
» tendre une Tragédie ,^e foit déjà perfuadé des vérités dont elle
j» va nous inftruire ; & à l'égard des hommes plongés dans le
» crime, ces vérités font bien inutiles à leur faire entendre , & leur
» cœur n'a point d'oreilles, a L'homme efl naturellement bon , je
le veux ; cette queftion demanderont un trop long examen ; mais
vous conviendrez du moins que la fociété , l'intérêt , l'exemple ,
peuvent faire de l'homme un être méchant. J'avoue que quand
il voudra confulter fa raifon , il trouvera qu'il ne peut être heu-
reux que par la vertu ; & c'eft en ce feul fens que vous pouvez
regarder l'amour de la vertu commme inné dans nous ; car vous .
ne croyez pas apparemment que le fœtus & les enfans à la ma-
melle aient aucune notion du jufte & de l'injufle. Mais la raifon
ayant à combattre en nous des paflîons qui étouffent fa voix, em-
prunte le fecours du théâtre pour imprimer plus profondément
dans notre ame les vérités que nous avons befoin d'apprendre.
Si ces vérités gliflent fur les fcélérats décidés , elles trouvent dans
le cœur des autres une entrée plus facile ; elles s'y fortifient quand
elles y étoient déjà gravées ; incapables peut-être de ramener les
hommes perdus , elles font au moins propres \ empêcher les au-
tres de fe perdre. Car la morale eft, comité la médecine, beau-
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A >/• ROU S S E Axf^. 419
coup plus sûre dans ce qu^elle fait pour prévenir les maux que
dans ce qu^elle tente pour les guérir.
L'EFFET de la morale du théâtre eft donc moins d'opérer un
changement fubit dans les cœurs corrompus , que de prémunir
contre le vice les âmes foibles par l'exercice des fentimens hon-
nêtes , & d'afFermir dans ces mêmes fentimens les âmes vertueu-
fes. Vous appeliez paflagers & ftériles les mouvemens que le théâ-
tre excite, parce que la vîvacjté de ces mouvemens femble ne
durer que le temps de la pièce; mais leur effet, pour être lent
& comme infenfible , n'en eft pas moins réel aux yeux du philo<-
fophe. Ces mouvemens font des fecoufles par lefquelles le fenti-
ment de la vertu a befoin d'être réveillé dans nous ; c'eft un feu
qu'il faut de temps en temps ranimer & nourrir , pour l'empêcher
de s'éteindre.
Voila, Monfieur, les fruits naturels de la morale mife en ac«
tîon fur le théâtre ; voilk les feuls qu'on en puifle attendre. Si
elle n'en a pas de plus marqués , croyez-vous que la morale ré-
duite aux préceptes en produife beaucoup davantage ? Il eft biea
rare que les meilleurs livres de morale rendent vertueux ceux
qui n'y font pas difpofés d'avance; eft- ce une raifon pour prof-
crire oes livres? Demandez à nos prédicateurs les plus fameux,
combien ils font de converfions par an ; ils^vous répondront qu'on
en fait une ou deux par iiècle , encore faut-il que le fîècle foit
bon ; fur cette réponfe , leur défendrez-vous de prêcher , & k nous
de les entendre?
» Belle comparaifon, direz-vous ! je veux que nos prédica-
» teurs &i nos moraliftes n'aient pas des fuccès briilans; au
]» moins ne fpnt-ils pas grand mal , fi ce n'cft peut-être celui
i> d'ennuyer quelquefois : mais c'eft précifément parce que les
» Auteurs de théâtre nous ennuient moins ^ qu'ils nous nuifent
» davantage. Quelle morale que celle qui préfente fi fouvent
)» aux yeux des fpeâateurs des monftres impunis , & des crimes
» heureux ? Un Atrée qui s'applaudit des horreurs qu'il a exer-
» cées contre fon frère, un Néron qui empotfonne Brîtanriicus
Ggg n
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410 Lettre
9 pour régner en paix ; une M édée qui égorge Ces enfans , &
3» qui part en infultant au défefpoir de leur père ; un Mahomet
3» qui réduit & qui entraîne tout un peuple , viâirae & inftrument
» de fes fureurs ! Quel ^flFreux fpeftacle à montrer aux hommes ,
» que des fcélérats triomphans ! « Pourquoi non, Monfieur , G
on leur rend ces fcélérats odieux dans leur triomphe même ?
Peut-on mieux nous inftruire à la vertu, qu^en nous montrant
d'un côté les fuccès du crime , & en nous faifant envier de
l'autre le fort de la vertu malheureufe î Ce n'eft pas dans la
profpérité ni dans l'élévation qu'on a befbin d'apprendre à l'aîmer ,
c'eft dans l'abjedion & dans Tinfortune. Or , fur cet effet du
théâtre, j'en appelle avec confiance ^ votre propre témoignage;
interrogez les fpeftateurs, l'un après l'autre au fortir de ces
tragédies , que vous croyez une école de vices & de crimes :
demandez-leur lequel ils aimeroient mieux être , de Britannicus
ou de Néron, d'Atrée ou de Thiefte, de Zopireou de Mdiomet^
héfiteront-ils fur la réponfe ? Et comment héfiteroient-ils ? Pour
nous borner k un feul exemple, quelle leçon plus propre à
rendre le fanatifme exécrable^ & à faire regarder comme des
monflres ceux qui l'infpirent^ que cet horrible tableau du
quatrième ade de Mahomet, oii l'on voit Zeîde égaré par un
zèle affreux, enfoncer le poignard dans le fein de fi>n.père ^
Vous voudriez, Monfieur, bannir cette tragédie de notre théâ-
tre ? Plut ^ Dieu qu'elle y fut plus ancienne de deux cens
ans ! L'efprit phîlofophique qui l'a diftée y feroit de même date
parmi nous, & peut-être eût épargné à la natbn Françoife,
d'ailleurs fî paifîble & fi douce, les horreurs & les atrocités
religieufes auxquelles elle s^efl livrée. Si cette tragédie faiffe
quelque chofe k regretter aux fages , c'efl de n'y voir que les.
forfaits caufés par le zèle d*une fauffe religion , & non les mal-
heurs encore plus déplorables où le zèle aveugle pour une refi*
gion , vraie peut quelquefois entraîner les hommes.
Ce que je dis ici de Mahomet, je crois pouvoir le dire de
même des autres tragédies qui vous paroifîent fi dangereufes^
Il n'en eft , ce me £emble , aucune qui ne laifle dans notre:
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^*1
A M. ROV s SEAU. 421
ame, apr^s la repréfentation ^ quelque grande &: utile leçon de
morale plus ou moins développée* Je voi^ dans (Edîpe un
Prince fort à plaindre fans doute, mais toujours coupable, puis-
qu'il a voulu , contre Tavis même des Dieux , braver (a defti-
née \ dans^ Phèdre une femme que la violence de fa paHioix
peut rendre malhcureufe, mais non pas excufable, puîfqu^elle
travaille h perdre un Prince vertueux dont elle n'a pu fe faire
aimer ; dans Catilina , le mal que l'abus des grands talens peut
faire au genre humain ; dans Médée & dans Âtrée les effets
abominables de l'amour criminel & irrité, de la vengeance &
de la haine. D'ailleurs, quand ces pièces ne nous enfeigneroieac
dtreâement aucune vérité morale, feroient-elles pour cela blâ-
mables ou perniciôufes î II fuffiroit , pour les juftifier de ce
reproche , de faire attention aux fentimens. louables , ou tout au
moins naturels , qu'elles excitent en nous : (Sdipe & Phèdre p
l'attendriflTement fur nos femblables ; Atrée & Médée ,. le fré*
miflement & l'horreur. Quand nous irions k ces tragédies , moins
pour être inftruits que pour être remués , quel feroit ep cela
notre crime & le leur ? Elles feroient pour les honnêtes gens ,
s'il eft permis d'employer cette comparaifon ^ ce que les fup-
plices font pour le peuple , un fpeélacle oii ils afliÂeroient par
le feul befoin que tous les hommes ont d'hêtre émus. C'eft en
effet ce befoin, & non pas, comme on le croit communément,
un fentiment d'inhumanité qui fait courir le peuple aux exécu-
tions des . criminels. Il voit au contraire ces exécutions avec un
mouvement de trouble & de pitié , qui va quelquefois jufqu'à
l'horreur & aux larmes. Il faut à cts âmes rudes , concentrées &
groflîères, des fecouffes fortes pour les ébranler. La tragédie
iuflBt aux âmes plus délicates & plus 'fenfibles ; quelquefois même*,
comme dans Médée & dans Atrée , l'împreflton eft trop violente
pour elles* Mais bien loin d'être alors dangereufe ,. elle eft au
contraire importune ^ & un fentiment de cette efpèce peut- 3
être une fource de vices & de forfaits ? Si , dans les pièces ou
l'on expofe le crime h nos yeux , les fcélérats ne font pas
toujours punis ^ le fpeâateur eft affligé qu'ils; ae Le foient pas r
quand il ne peut en accufer le Poète ^ toujoiurs obligé de S^
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41* L E T T n E
conformer 5i Wiîfloîre, c'eft alors, fi je puis parler aînfi, I*hîA
toire elle-même qu^il accufe^^ ilfedit en fortanc:
Faisons notre devoir, & laiffons faire aux Dieux.
Aussi dans un fpeâacle qui laiflèroit plus vie liberté au Poëte;
dans notre opéra, par exemple, qui n^eft d^ailleurs ni le fpeâacle
de la vérité j ni celui des mœurs , je doute qu^on pardonnât à TAu-
teur de laifTer jamais le crime impuni. Je me fouviens d^avoir vu
autrefois en manufcrit un opéra d'Atrée, où ce monftre périflbk
écrafé de la foudre , en criant avec une fadsfadlion barbare :
Tonnez, Dieux impuijfans y firappe\^^ je fuis vengé.
Cette fituation vraiment théâtrale , fécondée par une mufique ef^
frayante, eût produit, ce me femble, un des plus heureux dénoue-
mens qu^on puifle imaginer au théâtre lyrique.
Si dans quelques tragédies on a voulu nous intérefler pour des
fcéiérats , ces tragédies ont manqué leur objet ; c^eft la faute du
Poëte , & non du genre : vous trouverez des Hiftoriens même qui
ne font pas exempts de ce reproche , en accuferez-vous Thiftoire )
Rappellez-vous , Monfieur, un de nos chefi-d'œuvres en ce genre,
^a conjuration de Venife de TAbbé de Saint-Réal, & Pefpèce d'in-
térêt qu'il nous infpire ( fans l'avoir peut-être voulu) pour ces
hommes qui ont juré la ruine de leur patrie ; on s'afflige prefque
après cette leâure, de voir tant de courage & d'habileté devenus
inutiles; on fe reproche ce fentiment, mais il nous faifit malgré
nous , & ce n'eft que par réflexion qu'on prend part au falut de
Venife. Je vous avouerai à cette occaHon ( contre l'opinion aflfez
généralement établie) que le fujet de Venife fauvie me paroi t Bica
plus propre au théâtre , que celui de Manlius Capitolinus , quoique
ces deux pièces ne différent guères que par les noms & l'état des
perfonnages : des malheureux qui confpirent pour fe rendre libres ,
font moins odieux que des Sénateurs qui cabalem pour £b rendre
jnaitres.
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j
A M. Rov S S eau; 42)
Mais ce qui paroit, MonHeur, vous avoir choqué le plus dans
nos pièces , c'eft le rôle qu'on y fait jouer à Tamour. Cette paf-
lion , le grand mobile des aâions des hommes , eft en effet le reflTorc
prefque unique du théâtre François; & rien ne vous paroit plus
contraire à la faine morale ^ que de réveiller par des peintures &
Aqs fituations féduifantes un fentiment fi dangereux. Permettez-
moi de vous faire une queftion avant que de vous répondre. Vou-
driez-vous bannir Tamour de la fociété? Ce feroit, je crois, pour
elle un grand bien & un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à
détruire cette paffîon dans les hommes ; il ne paroit pas d'ailleurs
que votre deflein foit de la leur interdire , du nloins fi on en juge
par les defcriptions intérefTantes que vous en faites , & auxquelles
toute Tauftérité de votre philofophie n'a pu fe refufer. Or , fi on
ne peut, & fi on ne doit peut-être pas étouffer l'amour dans le
cœur des hommes , que refte-t-il à faire , finon de le diriger vers
une fin honnête, & de nous montrer dans des exemples illuflres
fes fureurs & fes foibleffes, pour nous en défendre ou nous en
guérir? Vous convenez que c'eft l'objet de nos tragédies; mais
vous prétendez que l'objet efl manqu-é par les efforts même que
l'on fait pour le remplir ; que l'impreffion du fentiment refle , 6c
que la morale efl bientôt oubliée. Je prendrai, Monfieur, pour
vous répondre, l'exemple rnême que vous apportez de la tragédie
de Bérénice , où Racine a trouvé l'art de nous intéreffer pendant
cinq aâes, avec ces feuls mots, je vous aimcy vous êtes Empereur
& je pars; & 011 ce grand Poëte a fu réparer par les charmes de
•fon fîyle le défaut d'adion & la monotonie de fon fujet. Tout fpec-
tateur fenfible, je l'avoue, fort de cette tragédie le cœur affligé,
partageant en quelque manière le facrifîce qui coûte fi cher k Titus,
& le défefpoir de Bérénice abandonnée. Mais quand ce fpeâateur
regarde au fond de fon ame , & approfondit le fentiment trifle qui
l'occupe, qu'y apperçoit-il , Monfieur? Un retour affligeant fur le
malheur de la condition humaine , qui nous oblige prefque toujours;
de faire céder nos paffions k nos devoirs. Cela eft fi vrai , qu'au
milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice, le bonheur du
monde attaché au facrifîce de Titus, nous rend inexorables fur la
néceflîté de ce facrifîce même dont nous le plaignons ; l'intérêt
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424 Lettre
que nous prenons \ fa douleur, en admirant fa vertu, fe changeroit
en indignation s^il fuccomboit \ fa foiblefle. En vain Racine même ^
tout habile qu'il étoit dans Téloquence du coeur , eût eflayé de
nous repréfenter ce Prince , entre Bérénice d'un côté & Rome de
Tautre , fenflble aux prières d'un peuple qui embraflè ks genoux
pour le retenir, mais cédant aux larmes de fa maitreflè : les adieux
les plus touchans de ce Prince à fes fujets ne le rendroient que
plus méprifable à nos yeux } nous n'y verrions qu'un Monarque
vil , qui , pour fatisfaire une paffion obfcure , renonce \ faire du
bien aux hommes, & qui va dans les bras d'une femme oublier
leurs pleurs. Si quelque chofe au contraire adoucit k nos yeux la
peine de Titus , c'eft le fpeâacle de tout un peuple devenu heu-
reux par le courage du Prince : rien n'eft plus propre k confoler
de l'infortune que le bien qu'on fait k ceux qui fouffrent ; & l'homme
vertueux fufpend le cours de fes larmes en efluyant celles des au-
tres. Cette tragédie^ Monfieur, a d'ailleurs un autre avantage ,
c^eft de nous rendre plus grands k nos propres yeux, en nous
montrant de quels efforts la vertu nous rend capables. Elle ne
réveille en nous la plus puiflance & la plus douce de toutes les
paflîons, que pour nous apprendre k la vaincre en la faifant céder,
quand le devoir l'exige , k des intérêts plus preflTans & plus chers.
Ainfi elle nous flatte & nous élevé tout k la fois , par l'expérience
douce qu'elle nous fait faire de la tendrefTe de notre ame , & par
le courage qu'elle nous infpire pour réprimer ce fentiment dans
tes effets , en confervant le fentiment même.
Si donc les peintures qu'on fait de l'amour fur nos théâtres
étoient dangereufes , ce ne pourroit être tout au plus que chez une
nation déjà corrompue , k qui les remèdes même ferviroîent de
poifon : auffî fuis- je perfuadé , malgré l'opinion contraire où vous
êtes , que les repréfentatîons théâtrales font plus utiles k un peuple
qui a confervé fes mœurs , qu'k celui qui auroit perdu les fiennes.
Mais quand l'état préfent de nos mœurs pourroit nous faire regar-
der la tragédie comme un nouveau moyen de corruption , la plu-
part de nos pièces me paroidènt bien propres k nous raffurer k cet
^jgard« Ce qui devroit^ ce me femble, vous déplaire le plus dans
l'amour
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A M. Rousseau. 425
famour qwe nous mettons fi fréquemment fur nos théâtres, ce
n^eft pas la vivacité avec laquelle \Y eft peint , c'eft le rôle froid
& fubalterne qu'il y joue prefque toujours. L'amour, fi on en
croît la multitude , eft Tame de nos Tragédies ; pour moi , il m'y
paroit prefque auffi rare que dans le monde. La plupart des pcr-
fonnages de Racine même ont à mes yeux moins de pafilon que
de métaphyfique , moins de chaleur que de galanterie. Qu'eft-ce
que l'amour dans Mithridate, dans Iphigénie, dans Britannicus,
dans Bajazet même , & dans Andromaque , fi on en excepte quel-
ques traits des rôles de Roxelane & d'Hermioneî Phèdre eft peut-
être le feul ouvrage de ce grand homme où l'amour foît vraiment
terrible & tragique; encore y eft il défiguré par l'intrigue obf-
cure d'Hippolyte & d'Aricie. Arnaud l'avoit bien fenti, quand il
difoit h Racine : pourquoi cet Hippolytc amoureux ? Le reproche
étoit moins d'un cafuifte que d'un homme de goût ; on fait la ré-
ponfe que Racine, lui fit : eh, Monjîeur ! fans cela, qu^auroient dit
tes petiiS'-maùres ? Ainfi c'eft à la frivolité de la nation que Ra-
cine a facrifié la perfeftion de fa pièce. L'amour dans Corneille
eil encore plus languiffant & plus déplacé : fon génie femble s'être
épuifé dans le Cid à peindre cette paflîon , & il faut avouer qu'il l'a
peinte en maître ; mais il n'y a prefque aucune de Ces autres, tragédies
que l'amour ne dépare & ne refroidiftè. Ce fentiment exclufif & im-
périeux, fi propre à nous confolerde tout, ou à nous rendre tout in-
fupportable , à nous faire jouir de notre exiftence ou k nous la faire
détefter , veut être fur le théâtre comme dans nos cœurs, y régner
feul & fans partage. Par-tout où il ne joue pas le premier rôle , il eft
dégradé par le fécond. Le feul caractère qui lui convienne dans la
tragédie , eft celui de la véhémence , du trouble & du défefpop- :
ôtez-lui ces qualités, ce n'eft plus, fi j*ofe parler ainfi, qu'une
pafilon commune & bourgeoife. Mais , dira - t - on , en peignant
l'amour de la forte , il deviendra monotone , & toutes nos pièces
fe reffembleront. Et pourquoi s'imaginer , comme ont feît prefque
tous nos Auteurs , qu'une pièce ne puiffè nous intérefTer fans
amour ? Sommes - nous plus difficiles ou plus infenfibles que les
Athéniens ? Et ne pouvons- nous pas trouver, h leur exemple , une
infinité d'autres fujets capables de remplir dignement le théâtre :
(Suyrcs mêlées. Tome IL Hhh
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4*6
Lettre
les malheurs de Tambîtion , le Tpeûacle d'un héros daas TiôfortuiTe;
la haine de la fuperftition & des tyrans, l'amour de la patrie, la
tendrefle maternelle ? Ne faifons point à nos Françoifes Tinjure
de penftr que Tamour feul puifle les émouvoir , comme fi elles
n'étoîent ni citoyennes ni mères. Ne les avons-nous pas vues^
s'intéreflèr à la mort de Céfar ; & verfer des larmes à Mérope?
Je viens, Monfîeur, à vos objeSions fur la Comédie. Vous nY
voyez qu'un exemple continuel de libertinage , de perfidie & de
mauvaifes mœurs \ des femmes qui trompent leurs maris , des en-
fans qui volent leurs pères , d'honnêtes bourgeois dupés par des
frippons de Cour. Mais je vous prie de confidérer un moment
fous quel point de vue tous ces vices nous font repréfentés fur
le théâtre. Eft-ce pour les mettre en honneur ? Nullement : il n'eft .
point de fpeftateur qui s'y méprenne ; c'eft pour nous ouvrir les
yeux fur la fource de ces vices, pour nous faire voir dans nos
propres défauts (dans des défauts qui en eux-mêmes ne bleflent
point l'honnêteté ) une des caufes les plus communes des aàions
criminelles que nous reprochons aux autres. Qu'apprendrons-nous
dans George Dandin î Que le dérèglement dès femmes eft la fuite
ordinaire des mariages mal aflbrtis , où la vanité a préfidé. Dans
k Bourgeois- Gentilhomme } Qu'un bourgeois qui veut fortîr de
fon état, avoir un femme de la Cour pour maîtrefle &'un grand
Seigneur pour ami, n'aura pour maîtrefle qu'une femme perdue»
& pour ami qu'un honnête voleur. Dans les fcènes à^Harpagon
Se de fon fils ? Que l'avarice des pères produit la mauvaife con-
duite des enfans ; enfin dans toutes , cette vérité fi utile, yi/e les
ridicules d^ la fociité y font une Jource de défordres. Et quelle ma-
nière plus efficace d'attaquer nos ridicules , que de nous montrer
qu'ils rendent les autres méchans a nos dépens î En vain diriez-
vous que dans la Comédie nous fo^nmes plus frappés du ridicule
qu'elle joue que des vices dont ce ridicule eft la fource.
Cela doit être , puifque l'objet naturel de la Comédie eft la
correéHon de nos défauts par le ridicule , leur antidote le plus
puiflant , & non la correftion de nos vîces^ qui demande des re-
«nèdes d'un autre genre. Mais fon effet n'ett pas pour cela de nou$
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A M. Ro u s s MA U^é 4xy
faire préférer le vice au ridicule ; elle nous fuppofe pour le vice
cette horreur qu*îl ijQfpire \ toute ame bien née ;* elle fe fert
même de cette horreur pour combattre nos travers ; & il efl tout
fimpte que le fentiment qu'elle fuppofe nous afFeâe moins ( dans
le moment de la repréfentation ) que celui qu'elle cherche \ ex*
citer en nous, fans que pour cela elle nous fafTc prendre le chan*
ge fur celui de ces deux fentimens qui doit dominer dans notrs
ame. Si quelques Comédies en petit nombre s'écartent de cet
objet louable , & font prefque uniquement une école de mau-
visûfes mœurs ^ on peut comparer leurs auteurs à ces hérériques t
qui, pour débiter le menfonge , ont abufé quelquefois de la chaire
de vérité.
Vous ne vous en tenez pas k des imputations générales. Vous
attaquez , comme une fatyre cruelle de la vertu,, le JUifiinthropt
de Molière , ce chef-d'œuvre de notre théâtre comique; fi néan-
moins le Tartufi ne lui eft pas encore fupérieur , foit par la vf-
vacîté de l'adion , foit par les fituations ehéatrales , foit enfin par
la variété & la vérité des caraâères.
Je ne fais , Monfietir , ce que vous penfez de cette dernière
^ièce *f elle étoit bien faite pour trouver grâce devant vous , ne
fût-ce que par l'averfion dont on ne peut fe défendre pour l'ef-
pèce d'hommes fi otiieufe que Molière y a joués & démafqués.
Mais je viens au Mifanthrope. Molière , félon vous , a eu deflein
dans cette Comé4Je de rendre la vertu ridicule. Il me femble que
le fujet & les détails de la pièce , que le fentiment même qu'elle
produit en nous, prouvent le contraire. Molière û voulu nous
apprendre que VefpTit & la vertu ne fuffifent pas pour la fociété ,
û nous ne favons compatir aux foiblefies dç nos fèmblables , &
ftipporter leurs vices mêmes; que les hommes font encore plus
bornés que méchans , & qu'il faut les méprifef fans le leur dire.
Quoique le Mifanthrope divertifle les fpeÔateurs, il n'eft pas pour
cela ridicule à leurs yeux ; il n'eft perfonne au contraire qui ne
Teftime , qui ne foit porté même k l'aimer & à le plaindi-e. On
rit de fa mauvaife humeur , comme de celle d'un enfant bien
né & de beaucoup d'efprit. La feule chofe que j'oferois blâ-
Hhhij
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4i8 Lettre
mer dans le rôle du Mifanthrope , c'eft qu'Alcefte n'a pas tou-
jours tort d^ecre en colère contre Tami raifonnable & philofophe
que Molière a voulu lui oppofer comme un modèle de la con-
duite qu'on doit tenir avec les hommes. Philinte m'a toujours pa-
ru , non pas abfolument comme vous le prétendez , un caraâère
odieux , mais un caraâère mal décidé , plein de fagefle dans fes
maximes & de faufleté dans fa conduite.
Rien de plus fenfé que ce qu'il dit au MiTantlu'ope dans la
première fcène , fur la nécçflité de s'accommoder aux travers des
hommes ; rien de plus foible que fa réponfe aux reproches dont
le Mifanthrope l'accable, fur l'accueil afFeâé qu'il vient de faire
à un homme dont il ne fait pas le nom. Il ne difconvient pas de
l'exagération qu'il a mife dans cet accueil , & donne par-lh beau-
coup d'avantage au Mifanthrope. Il devoir répondre au contraire
que ce qu'Alcefte avoît pris pour un accueil exagéré, n'étoit qu'un
compliment ordinaire & froid , une de ces formules de poÛteflè
dont les hommes font convenus de fe payer réciproquement lorf-.
qu'ils n'ont rien k fe dire.
Le Mifanthrope a encore plus beau jeu dans la fcène du Son-
net. Ce n'eft point Philinte qu'Oronte vient confulter, c'eft Al*
cefle , & rien n'oblige Philinte de louer comme il fait le Sonnet
d'Oronte , à tort & k travers , & d'interrompre même la leâurc
par fes fades éloges. Il devoir attendre qu'Oronte lui demandât
fon avis , & fe borner alors k des difcours généraux & à une ap-
probation foible, parce qu'il fent qu'Oronte veut être loué, &
que dans des bagatelles de ce genre on ne doit la vérité qu'à {c%
amis , encore faut-il qu'ils aient grande envie ou grand befoin
qu'on la leur dife. L'approbation foible de Philinte n'en eût pas
moins produit ce que vouloit Molière, l'emportement d'AIcefte ,
qui fe pique de vérité dans les chofes les plus indifférentes , au
rifque de bleffer ceux à qui il la dit. Cette colère du Mifanthrope
fur la complaifance de Philinte n'en eût été que plus plaifante ,
parce qu'elle eût été moins fondée, & la fîtuation des perfonnages
eût produit un jeu de théâtre d'autant plus grand , que Philinte eût
été partagé entre Tcmbarras de contredire Alcefte & la crainte de
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A M. Rouss ejù: 419
choquer Oronte. Mais je m'apperçois, Monfîeur, que je donne
des leçons ï Molière.
Vous prétendez que dans cette fcène du Sonnet le Mifanthrope
cft prefqu'un Philinte, & {es je ne dis pas cela , répétés avant que
de déclarer franchement fon avis, vous paroiflent hors de fon
caraftère. Permettez - moi de n'être pas de votre fentiment. Le
Mifanthrope de Molière n'eft pas un homme groflîer, mais un
homme vrai ; {ts je ne dis pas cela y fur-tout de Tair dont il les
doit prononcer , font fuflfifamment entendre qu'il trouve le Son-
net déteftable ; ce n'efl que quand Oronte le prefle & le pouffe
à bout qu'il doit lever le mafque & lui rompre en vifière. Rien
n'eft, ce me femble, mieux ménagé & gradué plus adroitement
que cette fcène; & je dois rendre cette juftice 2i nos fpeâateurs
modernes , qu'il en eft peu qu'ils écoutent avec plus de plaifir.
Audi je ne crois pas que ce chef-d'œuvre de Molière ( fupérieur
peut-être de quelques années ^ fon fiècle ) dût craindre au jour-:
d'hui le fort équivoque qu'il eut ^ fa naiffance ; notre parterre ;
plus fin & plus éclairé qu'il ne l'étoit il y a foixante ans, n'auroit
plus befoin du Médecin malgré lui pour aller au Mifanthrope.
Mais je crois en même temps avec vous que d'autres chefs-d^œu-»
vres du même poète & de quelques autres , autrefois juflement
applaudis , auroient aujourd'hui plus d'eflime que de fuccès ; no-
tre changement de goût en eft la caufe ; nous voulons dans la Tra*
gédie plus d'aAion , & dans la Comédie plus de fînefle. La raifon
en eft, fi je ne me trompe , que les. fujets communs font pref-
qu'entiérement épuifés fur les deux théâtres, & qu'il faut d'un
* côté plus de mouvement pour nous intérefTer \ des héros moins
connus, & de l'autre plus de recherche & plus de nuance pour
faire fentir des ridicules moins apparens.
Le zèle dont vous êtes animé contre la Comédie ne vous permet
pas de faire grâce \ aucun genre, même à celui où l'on fe pro-
pofe de faire couler nos larmes par des fituations intéreflantes, &
de nous offrir dans la vie commune des modèles de courage & de
vertu ; autant vaudrait , dites-vous , aller au Jermon. Ce difcours
me furprend dans votre bouche. Vous prétendiez un moment aupa-;
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45a Lettre
rtvant que les fecons de k Tragédie nous font mutiles, parce qu'on
n'y met fur le théâtre que des héros auxquels nous ne pouroni
nous flatter de reffembler ; & vous blâment à préfent les pièces o{i
Ton n'expofe à nos yeux que nos concitoyens & nos femblables ;
ce n'eft plus comme pernicieux aux bonnes mœurs , mais comme
infipidé & ennuyeux , que vous attaquez ce genre. Dites , Monfieur,
û vous le voiriez , quil efl le plus fkdle de tous ; mais ne cherchez
pas k lui enlever le drdt de nous attendrir ;. il me femble au con^
traire qu'aucua genre de pièces n'y eft plus propre , & s'il m'eft
permis de juger de l'impreffion des autres par la mienne , /'avoue
que je fuis encore plus touché des fcènes pathétiques de YEnfant
prodigue j que des pleurs A^Andromaquc & à^Iphigénic. Les Princes
& les Grands font trop loin de nous , pour que nous prenions \
leurs revers le même intérêt qu'aux nôtres. Nous ne voyons , pour
ainfi direr, les infortunes des Rois qu'en perfpeâive; & dans te
temps même où nous les plaignons , un fentiment confus femble
nous dire, pour nous confoler, que ces infortunes font le prix de
k grandeur fupréme g & comme les degrés par lefquels la nature
rapproche les Princes des autres hommes* Mais les malheurs de
la vie privée n'ont point cette reflburce à nous offrir ; ils font
Fimage fidelle des peines qui nous affligent ou qui nous menacent ;
un Roi n'eil prefque pas notre femblable , & le fort de nos pareils
a bien plus de droits à nos larmes.
Ce qui me paroit blâmable dans ce genre, ou plutôt dans la
manière dont l'ont traité nos Poëres , eft le mélange bizarre qu'ils
y ont prefque toujours fait du pathétique & du plaifant ; deux fen^
tomens fi tranchans & fi difparates ne font pas faits pour être voî-
fins ; & quoiqu'il y ait dans la vie quelques circonflances bizarres
où l'on rit & oii Ton pleure \ la fois, je demande fi toutes les
circonfHnces de la vie font propres à être repréfentées fur ic théâ-
tre, & fi le fentiment trouble & mal décidé qui réfulte de cet al-
tiage des ris avec les pleurs, efl préférable au plaifir feul de pleu-
rer, ou même au plaifir feul de rire î Les hommes font tous de far ^
d'^écrie l'Enfaiït prodigue , après avoir fait k fôn valet la peinture
^4i)&ufe de ^ingratitude & de la dureté de ii% anciens amis ; &
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À M. H o u s s E Â u. 4 j I
les femmes y lui répond le valet, qui ne veut que faire rire le par^
terre ? J'ofe inviter i'illi?ftre Auteur de cette pièce ^ retrancher
ces trois mots y, qui ne font Ik que pour défigurer un chef-d'œuvre.
Il me fenibie qu'ils doivent produire fur tous les gens de goût le
même effet qu^ln fon aigre & difcordant qui fe^eroit entendre tout
à coup au milieu d'une mufique touchante.
Après avoir dit tant de mal des fpeâacles, il ne vous reçoit
plus, Monfieur, qu'à vous déclarer audi contre les perfonnes qui
ks repréfentent, & contre celles qui, félon vous, nous y attirent;
& c'eft de quoi vous vous êtes pleinement acquitté par la manière
dont VOUS traitez les Comédiens & les femmes. Votre philofophié
n'épargne perfonne , & on pourroit lui appliquer ce paffage de
l'Écriture, & manus ejus contra omnes. Selon vous, l'habitude ofi
font les Comédiens de revêtir un cai*aâèrè qui n'efl pas le leur^
les accoutume a la faufleté. Je ne faurois croire que ce reproche
fbit férieux. Vous fêtiez le procès , fur le même principe , à tous
les Auteurs dé pièces de théâtre , bien plus obligés encore que les
Comédiens de fe transformer dans les perfonnages qu'iK ont à faire
parler fur la fcène. Vous ajoutez qu'il eft vil de s^expofer aux fifflets
pour de l'argent; qu'en faut-ii conclure î Que l'état de Comédien
efl celui de tous où il eft le moins permis d'être médiocre. Mais,
en récompenfe, quels applaudiflemens plus flatteurs que ceux du
théâtre ? C'eft là rù l'amour-propre ne peut fe faire illufion ni fur
les fuccès*, ni fur les chûtes ; & pourquoi refuferions-nous à un
Afteur accueilli & defîré du public , le droit fi jufte & fi noble de
tirer de fon talent fa fubfiftance ? Je ne dis rien de ce que vous
rjoutez (pour plaifanter fans doute) que les valets, en s'exerçant
\ voler adroitement fur le théâtre , s'inftruifent à voler dans les mair
fons & dans les rues.
SupjSrieùr , comme vous l'êtes , par votre caraflère & par vos
réflexions, k toute efpèce de préjugés, étoit-ce-là, Monfieur,
celui que vous deviez préférer pour vous y foumcttre & pour le
défendre? Comment n'avez-vous pas fenti que ceux qui repréfen-
tent nos pièces méritent d'être déshonorés , ceux qui les compo-
fcnt mériteroient auflî de l'être; & qu'ainfi, en élevant les uns &
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4}i Lettre
en avaifTant les autres, nous avons été tout \ la fois bien înconfé-
quens& bien barbares? Les Grecs l'ont été moins que nous,&
il ne faut point chercher d'autres caufes de Teftime oii les bons Comé-
diens étoient parmi eux. Ils confîdéroîent Efope par la même rai-
fon. qu'ils admiroient Euripide & Sophocle, Les Romains, il eft
vrai , ont penfé différemment ; mais chez eux la Comédie étoit jouée
par des efclaves ; occupés de grands objets , ils ne vouloient em-
ployer que des efclaves k leurs plaifîrs.
La chafteté des Comédiennes , j'en conviens avec vous , eft plus
expofée que celles des femmes du monde ; mais auflî la gloire de
vaincre en doit être plus grande ; il n'eft pas rare d'en voir qui réfiftent
long-temps , & il feroit plus commun d'en trouver qui réfiftaflent
toujours , fi elles n'étoîent comme découragées de la continence
par le peu de confidération réelle qu'elles en retirent. Le plus
sûr moyen de vaincre les paflions eft de les combattre par la
vanité ; qu'on accorde des diftinAions aux Comédiennes fages ,
& ce fera , j'ofe le prédire , l'ordre de l'État le plus févère dans
fes mœurs.tMais quand elles voient que , d'un côté, on ne
leur fait aucun gré de fe priver d'amans, & que de l'autre il
eft permis aux femmes du monde d'en avoir , fans en être moins
confîdérées , comment ne chercheroîent-elles pas leur corifolation
dans des plaifirs qu'elles s'interdiroient en pure perte ?
Vous êtes du moins, Monfieur, plus jufte ou plus confé-
quent que le public : votre fortie fur nos Aûrices en a valu une
très-violente aux autres femmes. Je ne fais fi vous êtes du petit
nombre des fages qu'elles ont fu quelquefois rendre malheu-
reux, & fi par le mal que vous en dites , vous avez voulu leur
reftituer celui qu'elles vous ont fait. Cependant je doute que
votre éloquente cenfure vous fafle parmi elles beaucoup d'enne-
mies ; on voit percer- h travers vos reproches le goût très-
pardonnable que vous avez confervé pour elles , peut - être
même quelque chofe de plus vif; ce mélange de févérité & de
foibleflTe , ( pardonnez - moi ce dernier mot ) vous fera aifément
obtenir grâce \ elles fentiront du moins , & elles vous en fauront
gré, qu'il vous en a moins coûté pour déclamer contr'elles
avec
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A M. Rousseau: 4^5
avec chaleur , que pour les voir & les juger avec une indiffé-
rence philofophique. Mais comment allier cette indifférence
avec le fentiment fi féduifant qu'elles înfpirent ? Qui peut avoir
le bonheur ou le malheur de parler d'elles fans intérêt ? Effayons
néanmoins , pour les apprécier avec jufliceifans adulation comme
fans humeur , d'oublier en ce moment combien leur fociété eft
aimable & dangereufe ; relifons Épiâete avant que d'écrire , &
tenons-nous fermes pour être auflères & graves.
Je n'examinerai point, Monfieur ^-fi vous avez raifon de vous
écrier, où trouverait- on une femme aimable & vertueufe^ comme
le Sage s'écrioit autrefois, oà trouvera- t-on une femme forte &
Le genre humain feroit bien \ plaindre, fi Tobjet le plus digne
de nos hommages étoit en effet auflî rare que vous le dites.
Mais fi par malheur vous aviez raifon , quelle en feroit la trifle
caufe ? L'efclavage & l'efpèce d'avilidement où nous avons mis
les femmes ; les entraves que nous donnons à leur efprit & \ leur
ame; le jargon futile & humiliant pour elles & pour nous,
auquel nous avons réduit notre commerce avec elles ; comme fi
elles n'avoient pas une raifon à cultiver, ou n'en étoient pas
dignes; enfin l'éducation funefle, je dirois prefque meurtrière,
que nous leur prefcrîvons , fans leur permettre d'en avoir d'autre :
éducation où elles apprennent prefqUe uniquement à fe contre-
faire fans ceffe, à n'avoir pas un fentiment qu'elles n'étouffent,
une opinion qu'elles ne cachent , une penfée qu'elles ne dégui-
fent. Nous traitons la nature en elles comme nous la traitons
dans nos jardins , nous cherchons à l'orner en l'étouffant. Si la
plupart des nations ont agi comme nous h leur égard , c'eft que
par-tout les hommes ont été les plus forts, & que par-tout le
plus fort efl 1,'oppreffeur & le tyran du plus foible. Je ne fais
fi je me trompe , mais it me femble que l'éloignement où nous
tenons les femmes de tout ce qui peut les éclairer & leur élever
Pâme, eft bien capable , en mettant leur vanité à la gêne, de
flatter letu: amour - propre. On diroit que nous fentons leurs
avantages , & que nous voulons les empêcher d'en profiter.
Nous ne pouvons nous difiîmuler que dans les ouvrages de
Œuyres m/lces. Tome IL lîî
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434 Lettre
goût & d'agrément elles réuflîroient mieux que nous, fiif-tout
dans ceux dont le fentiment & la tendrefle doivent être Tame i
car quand vous dites qu* elles ne favent ni décrire, ni fentir f amour
mime , il faut que vous n'ayez jamais lu les Lettres d'Héloïfe ,
ou que vous ne les ayez lues que dans quelque Poète qui les
aura gâtées. J'avoue que ce talent de peindre l'amour au naturel ,
talent propre à un temps d'ignorance, où la nature feule don-
noit des leçons , peut s'être afFoibli dans notre fiècle , & que les
femmes , devenues , à notre exemple , plus coquettes que paf^
fionnées , fauront bientôt aimer auflî peu que nous & le dire aufli
mal ; mais fera-ce la faute de la nature î A l'égard des ouvrages
de génie & de fagacité , mille exemples nous prouvent que la
foiblefTe du corps n'y eft pas un obflacle dans les hommes ;
pourquoi donc une éducation plus folide & plus mâle ne mettroit*
elle pas les femmes à portée d'y réuflîr ? Defcartes les jugeoit
plus propres que nous a la philofophie, & une Princefle mal-
heureufe a été fon plus illuflre difciple. Plus inexorable pour
elles , vous les traiterez , Monfieur , comme ces peuples vaincus ,
mais redoutables , que leurs conquérans défarment ; & après
avoir foutcnu que la culture de l'efprit eft pernicieufe a la vertu
des hommes, vous en conclurez qu'elle le feroit encore plus a
celles des femmes. Il me femble au Contraire que , les hommes
devant être plus vertueux à proportion qu'ils connoîtront mieux
les véritables fources de leur bonheur, le genre humain doit
gagner à s'inftruire. Si les fiècles éclairés ne font pas moins cor-
rompus que les autres , c'eft que la lumière y eft trop inégalement
répandue ; qu'elle eft reflerr^e & concentrée dans un trop petit
nombre d'efprîts ; que les rayons qui s'en échappent dans le
peuple ont afièz de force pour découvrir aux âmes communes
l'attrait & les avantages du vice, & non pour leur en faire voir
les dangers & l'horreur : le grand défaut de ce fiècle philofophe
eft de ne l'être pas encore aflez. Maïs quand la lumière fera
plus libre de fe répandre, plus étendue & plus égale, nous en
fentîrons alors les effets bienfaifans; nous ceflerons de tenir les
femmes fous le joug de l'ignorance , & elles de féduire , de trom-
per & de gouverner leurs maîtres. L'amour fera pour lors entre
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A M. Rousseau. 435
les deux fezes ce que Pamitié la plus douce & la plus vraie eft
entre les hommes vertueux; ou plutôt ce fera un fentiment
plus délicieux encore, le complément & la perfeâion de Tamitié;
fentiment qui , dans ^intention de la nature , devoit nous rendre
heureux , & que , pour notre malheur , nous avons fu altérer &
corrompre.
Enfin ne nous arrêtons pas feulement j Monfieur, aux avan-
tages que la fociété pourroit tirer de l'éducation des femmes ;
ayons de plus l'humanité & la juflice de ne pas leur refufer ce
qui peut leur adoucir la vie comme à nous. Nous avons éprouvé
tant de fois combien la culture de l'efprit & l'exercice des talens
font propres à nous diftraire de nos maux , & à nous confoler
dans nos peines i pourquoi refufer à la plus aimable moitié du
genre humain , deftinée k partager avec nous le malheur d'être ,
le foulagement le plus propre k le lui faire fupporter? Philofo-
phes y que la nature a répandus fur la furface de la terre , c'eft
à vous à détruire, s'il eft poffible, un préjugé fi fùnefte; c'eft à
ceux d'entre vous qui éprouvent la douceur ou le chagrin d'être
pères , d'ofer les premiers fecoucr le joug d'un barbare ufage ,
en donnant ^ leurs filles la même éducation qu'il leurs autres en-
fans. Qu'elles apprennent feulement de vous, en recevant cette
éducation précîeufe , à la regarder uniquement domme un préfer-
vatif contre l'oifiveté , un rempart contre les malheurs , & non
comme l'aliment d'une curiofité vaine , & le fujet d'une oflenta-
tion frivole. Voilà tout ce que vous devez & tout ce qu'elles doi-
vent k l'opinion publique , qui peut les condamner k paroître igno-
rantes , mais non pas les forcer à l'être. On vous a vus fi fou-
vent , pour des motife très-légers , par vanité ou par humeur ,
heurter de front les idées de votre fiècle ; pour quel intérêt plus
grand pouvez-vous le braver , que pour l'avantage de ce que vous
devez avoir de plus cher au monde, pour rendre la vie moins
amère k celles qui la tiennent de vous , & que la nature a defll-
nées S vous furvivre & à fouffirir; pour leur procurer dans Tin-
fortune , dans les maladies , ' dans la pauvreté , dans la vieiliefle ,
d«s refliburces dont notre injuAice les a privées? On regarde
lii ij
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4}6
Lettre
communément , Monfieur, les femmes comme très-fenlGbles &
très-foibles ; je les crois au contraire ou moins fenfibles ou moins
foibles que nous. Sans force de corps , fzns talens, fans étude
qui puifTc les arracher h leurs peines, & les leur faire oublier
quelques momens , elles les fupportent néanmoins , elles les dé-
vorent, & favent quelquefois les cacher mieux que nous ; cette
fermeté fuppofe en elles , ou une ame peu fufceptible d'impref-
iîons profondes , ou un courage dont nous n'avons pas l'idée.
Combien de fituations cruelles auxquelles les hommes ne réfiftent
que par le tourbillon d'occupations qui les entraîne ? Les chagrins
des femmes feroient-ils moins pénétrans & moins vifs que les nô-
tres? Ils ne le devroient pas être. Leurs peines viennent ordinai-
rement du cœur , les nôtres rfont fouvent pour principe que la
vanité. & Tambition. Mais ces fentimens étrangers, que l'éduca-
tion a portés dans notre ame , que l'habitude y a gravés , & que
l'exemple y fortifie , deviennent ( a la honte de l'humanité ) plus
puiiïans fur nous que les fentimens naturels; la douleur fait plus
périr de miniftres déplacés que d'amans malheureux;
Voila, Monfieur, û j'avois à plaider la caufe des femmes,
ce que j'oferoîs dire en leur faveur ; je les défendrois moins fur ce
qu'elles font , que fur ce qu'elles pourr oient être. Je ne les louerois
point , en foutenant avec vous que la pudeur leur eft naturelle ; ce
fer oit prétendre que la nature ne leur a donné ni befoins , ni pallions;
la réflexion peut réprimer les deflrs^ mais le premier mouvement
(qui eft celui de la nature ) porte toujours à s'y livrer. Je me
bornerai donc k convenir que la fociété & les loix ont rendu 1&
pudeur néceflaire aux femmes ; & fi je fais jamais un livre fur le
pouvoir de l^éducation , tette pudeur en fera le premTer chapi-
tre. Mais êii paroifTant moins prévenu que vous pour la modeJP-
tîe de leur fexe , je ferai plus favorable k leur confervation ; Se
malgré la bonne opinion que vous avez de la bravoure d'un ré^
giment de femmes ^ je ne croirai pas que le principal moyen de
les rendre utiles, foit de les deftiner à recruter nos troupes.
Mais je m'apperçois, Monfieur , & je crains bien de m'en ap-
percevoir trop tard ^ que le plaifir dem'entretenir avec vous y l'apor
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A M. Rou s SEAU. 437
logîe des femmes , & peut-être cet intérêt fecrec quî nous féduît
toujours pour elles, m'ont entraîné trop loin & trop long-temps
hors de mon fu^t. En voîlà donc aflez , & peut-être trop , fur
la partie de votre lettre qui concerne les fpeftacles en eux-mê-
mes , & les dangers de toute efpèce dont vops les rwdez refpon*
fables. Rien ne pourra plus leur nuire, fi votre écrit n'y réuflît
pas ; car il faut avouer qu'aucun de nos prédicateurs ne les a com-
battus avec autant de force & de fubtilîté que vous. Il eft vrai
que la fupériorité de vos talens ne doit pas feule en avoir Thon-
neur. La plupart de nos orateurs chrétiens , en attaquant la Co-
médie, condamnent ce qu'ils ne connoifTent pas; vous avez au
contraire étudié , analyfé , compofé vous-même^ pour en mieux
]uger les effets , le poifon dangereux dont vous cherchez à nous
préferver ; & vous décriez nos pièces de théâtre avec l'avantage
JDon-feulement d'en avoir vu , mais d'en avoir fait. Néanmoins cet
avantage même forme contre vous une objeâion incommode que
vous paroi/fez avoir fentie en ofant vous la faire , & à laquelle
vous avez indireftement tâché de répondre. Les fpeâacles, félon
TOUS , font néceiïàires dans une ville aufli corrompue que celle
que vous avez liabitée long-temps ; & c'eft apparemment pour
ks habitans pervers , ( car ce n'eft pas certainement pour votre
patrie) que vos pièces ont été compofées. C'eft-k-dire , Mon-
iteur , que vous nous avez traités comme ces animaux expirans ,
qu'on achève dans leurs maladies , de peur de les voir trop long-
temps foufFrir. Aflez d'autres, fans vous^, aur oient pris ce foin;
& votre délicatefle n'aura- t-elle rien k fe reprocher à notre égard l
Je le crains d'autant plus , que le talent dont vous avez montré
au théâtre lyrique de fi heureux eflaîs , comme muficien & comme
poëte, eft du moins auflî propre à faire aux fpeâacles des parti-
fans , que votre éloquence à leur en enlever. I*e plaifir de vous
lire ne nuira point à celui de vous entendre 5 & vous aurez long-
temps la douleur de voir le Devin du village détruire tout le bien
que vos écrits contre la Comédie auroient pu nous faire.
Il me refte h vous dire un mot fur les deux autres articles de
Totre lettre^ & en premier lieu fur les rsûfons q,ue vous apportex
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438
Lettré
contre Pétablîflement d'un théâtre de Comédie îi Genève, Cette?
partie de votre ouvrage , je doîs Tavouer , eft celle qui a treuvé
à Paris le moins de contradiôeurs. Très-indulgens envers nous-
mêmes , nous regardons les fpeâacles comme un aliment nécef-
faire à notre^frivolité ; mais nous décidons volontiers que Genève
ne doit point en avoir ; pourvu que nos riches oifîfs aillent tous
les jours pendant (fois heures fe foulager au théâtre du poids du
temps qui les accable , peu leur importe qu'on s'amufe ailleurs ;
parce que Dieu , pour me fervir d'une de vos plus heureufes ex*
preflions, les a doués d'une douceur très- méritoire k fupporter
Tennui des autres. Mais je doute que les Genevois , qui s'inté-
refTent un peu plus que nous k ce qui les regarde , applaudiffene
de môme h votre févérité. Oeft d'après un defir qui m'a paru
prefque général dans vus concitoyens , que j'ai propofé l'éta-
bliflement d'un théâtre dans leur ville , & j'ai peine à croire qu'ils
fe livrent avec autant de plaifîr aux amufemens que vous y fubC-
tituez. On m'aflure même que pluHeurs de ces amufemens , quoi-
qu'en fîmple projet, alarment déjà vos graves Miniftres j qu'ils fe
récrient fur-toui contre les danfes que vous voulez mettre à la
place de la Comédie , & qu'il leur paroît plus dangereux encore
de fé donner en fpeftaclé que d'y affiften
Au refte , c'eft k vos compatriotes feuls k juger de ce qui
peut en ce genre leur être utile ou nuifibîe. S'ils craignent pour;
leurs mœurs les effets & les fuîtes de la Comédie , ce que j'ai déjx
dit en fa faveur ne les déterminera point k la recevoir , commû
tout ce que vous dîtes contr'elle ne la leur fera pas rejetter , s'ils
imaginent qu'elle puiflè leur être de quelqu'avantage. Je me con-
tenterai donc d'examiner en peu de mots le« raifons que vous ap-
portez contre l'établiflement d'un théâtre k Genève , & je foimiets
cet examen au jugement & k la décifion des Genevois.
Vous nous tranfportez d'abord dans les montagnes du Valais »
au centre d'un petit pays dont vous faites une defcriptîon char*
rnante \ vous nous montrez ce qui nefe trouve peut-être que dans
un feul coin de l'univers , des peuples tranquilles & farisfaits au
fein de leur famille & de leur travail \ & vous prouvez que la Co-
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A M, ROU SSEjd u*
459
médîe ne fêroit propre qu'à troubler le bonhôur ^nt Us jouiflfetjt,
Perfonnc , Moniîcur , ne prétendra le contraire ^ des hommes affez
heureux pour fe contenter des plaifirs offerts par la nature, ne
doivent point y en fubftituer d'autres; les ahiXafemenîs qu'on cher-
che font le poifon lent des amufemens (impies ; & c'efl une loî
générale de ne pas entreprendre de changer le bien eh mieux :
qu'en conclurez-vous pour Genève ? L'état préfent de cette Ré-
publique eft-il fufceptible de l'application de ces règles ? Je veux
croire qu'il n'y a rien d'exagéré ni de romanefque dans la defcrip-
tionde ce canton fortuné du Valais, où il n'y a ni haine, ni jalou*
fie, ni querelles , & où il y a pourtant des hommes. Mais fî l'âge
d'oir s'eft réfugié dans les rochers voifîns de Genève , vos citoyens
en font pour le moins à l'âge d'argent , & dans le peu de temps
que j'ai paflé parmi eux , ils m'ont paru aflez avancés , ou , fi vous
voulez, aflez pervertis pour pouvoir entendre firutus &Rome fau-
vée^ fans avoir à craindre d'en devenir pires.
La plus forte de toutes vos. objeâions contre l'établiflement
d'un théâtre à Genève , c'eft l'impofîîbilité de fupporter cette dé-
penfe dans une petite ville. Vous pouvez néanmoins vous fouvenir
que des circonftances particulières ayant obligés vos Magifirats ,
il y a quelques années , de permettre dans la ville même de Ge-
nève un fpeftacle public , on ne s'apperçut point de l'inconvé-
nient dont il s'agit , ni de tous ceux que vous faîtes craindre. Ce-
pendant quand il feroit vrai que la recette journalière ne fufBroit
pas à l'entretien du fpeâacle , je vous prie d'obferver que la ville
de Genève eft, ^ proportion de fon étendue, une des plus riches
de l'Europe j & j'ai lieu de croire que plufieurs citoyens opulens
de cette ville , qui defiteroient d'y avoir un théâtre , fourniroient
fans peine à une partie de la dépenfe ; c'eft du moins la difpofi-
tion où pluCeurs d'cntr'eux m'ont paru être, & c'eft en confé-
quence que j'ai hazardé la propofition qui vous alarme. Cela fup*
pofé , il feroit aîfé de répondre en deux mots k vos autres objec-
tions. Je n'ai point prétendu qu'il y eût à Genève un fpeâacle
tous les jours ; un ou deux jours de la fen^aine fuffiroient à cet
amufement , & on pourroit prendre pour un de ces jours celui
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440
Lettre
oii le peuple fe repofe ; ainfî , d*un côté , le travail ne feroît point
ralenti , de l'autre , la troupe pourroit être moins nombreufe ,
& par conféquent moins k charge à la ville; on donneroit Thivcr
feulkla Comédie, l'été aux plaîfirs de là campagne, 4c aux exer-
cices militaires dont vous parlez. J'ai peine k croire auflî qu'on
ne pût remédier par des loix févères aux alarmes de vos Miniftres
fur la conduite des Comédiens , dans un Etat auffi petit que ce-
lui de Genève, où fœil vigilant des Magiftrats peut s'étendre au
même inftant d'une frontière îi l'autre, où la légiflàtion embrafle
à la fois toutes les parties , où elle eft enfin fi rigoureufe & fi bien
exécutée contre les défordres des femmes publiques, & même
contre les défordres fecrets. J'en dis autant des loix fomptuaires ,
dont il eft toujours facile de maintenir l'exécution dans un petit
État : d'ailleurs la vanité même ne fera guères intéreflée k les vio-
ler , parce qu'elles obligent également tous les citoyens , & qu'à
Genève les hommes ne font jugés ni par les richefies , ni par les
habits. Enfin rien ,. ce me femble , ne foufFriroit dans votre patrie
de l'établiflement d'un théâtre , pas même l'ivrognerie des hom-
mes & lamédifance des femmes , qui trouvent l'une & l'autre tant de
faveur auprès de vous. Mais quand la fuppreflîoh de ces deux derniers
articles produiroît , pour parler votre langage , un affbibliffcment
(àtctatj je fer ois d'avis qu'on fe confolât de ce malheur. Il ne fal-
loit pas moins qu'un philofophe exercé comme vous aux para-
doxes , pour nous foutenir qu'il y a moins de mal à s'enivrer &
\ médire , qu'à voir repréfenter Cinna & Polieuâe. Je parle ici
d'après la peinture que vous avez faite vous-même de la vie jour-
nalière de vos citoyens , & je n'ignore pas qu'ils fe récrient fort
contre cette peinture \ le peu de féjour , difent-ils , que vous avez
fait parmi eux , ne vous a pas laifl^é le temps de les connoître, nî
d'en fréquenter afTez les différens états ; & vous avez repréfenré
conîme Tefprit général de cette fage République , ce qui n'eft
tout au plus que le vice obfcur & méprifé de quelques fociétés
particulières.
Au relie , vous ne devez pas ignorer , Monfieur , que depuis deux
ans une croupe de Comédiens s'efl éublie aux portes de Genève ,
&
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A M. Rousseau, 441
& que Genève & les Comédiens s'en trouvent h merveille. Pre-
nez votre parti avec courage , la circonftance eft urgente , &
le cas difficile. Corruption pour corruption, celle qui laiflèra
aux Genevois leur argent dont ils ont befoin , eft préférable ï
celle qui le fait fortir de chez eux.
Je me hâte de finir fur cet article , dont la plupart de nos
leâeurs ne s'embarraflent guères, pour en venir )k un autre qui
les intéreffe encore moins , & fur lequel , par cette raifon , je
m'arrêterai moins encore. Ce font les fentimens que j'attribue k
vos Miniftres en matière de religion. Vous favez , & ils le favent
encore mieux que vous, que mon deflein n'a pas été de les
offenfer; & ce motif feul fuffiroit aujourd'hui pour me rendre
fenfibic à leurs plaintes, & circon(peâ dans ma juftification. Je
ferois très-afBigé du foupçon d'avoir violé leur ficrct , fur-tout
fi ce foupçon venoit de votre part^ permettez-moi de vous faire
remarquer que l'énun^ération des moyens par lefquels vous fup-
pofez que j'ai pu juger de leur^ doftrine, n'eft pas complette.
Si je me fuis trompé dans l'expoficion que j'ai faite de leurs
fentimens, (d'après leurs ouvrages, d'après des converfations
publiques j où ils ne m'ont pas paru prendre beaucoup d'intérêt
à la Trinité ni à V enfer , enfin , d'après l'opinion de leurs conci-
toyens , & des autres Églifes réformées ) tout autre que moi , j'ofe
le dire , eût été trompé de même. Ces fentimens font d'ailleurs une
fuite néceflaire des principes de la religion proteftante ; & fi vos
Miniftres ne jugent pas \ propos de les adopter , ou de les
avouer aujourd'hui , la logique que je leur connois doit naturel-
lement les y conduire , ou les laifTera à moitié chemin* Quand ik
ne feroient pas fociniens , il faudroit qu'ils le devinflent , non
pour Thonneur de leur religion, mais pour celui de leur philo-
fophie. Ce mot de fociniens ne doit pas vous effrayer : mon
deflein n'a point été de donner un nom de parti k des hommes
dont j'ai d'ailleurs fait un jufte éloge ; mais d'expofer par un
feul mot ce que j'ai cru être leur doftrine , & ce qui fera infail-
liblement dans quelques années leur doftrine publique. A l'égard
de leur profeflîon de foi , je me borne à vous y renvoyer , & à
(Euvres mêlées. Tome JL Kkk
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44^ Lettre
TOUS en faire juge ; vous avouez que vous ne Pa^ez pas lue ;
c^écoîc peut - erre le moyen le plus sûr d^en être aufli fatisfait
que vous me le paroiflez. Ne prenez point cette invitation pour
un trait de fatyre contre vos Miniftres, eux-mêmes ne doivent
pas s'en ofFenfer ; en matière de profeflîon de foi , il eft permis
^ un catholique de fe montrer difficile , fans que des chrétiens
d'une communion contr^re puiflent légitimement en être blefTés*
L'Églife Romaine a un langage confacré fur la divinité du Verbe »
& nous oblige à regarder impitoyablement comme Ariens tous
ceux qui n'employent pas ce langage. Vos Pafteurs diront qu'ils
ne reconnoifTent pas TÉglife Romaine pour leur juge; mais ils
foufFriront apparemment que je la regarde comme le mien. Par
cet accomodement nous ferons reconciliés les uns avec les autres ,
& j'aurai dit vrai fans les ofFenfer. Ce qui m'étonne, Monfieur^
c'eft que des hommes qui fe donnent pour zélés défenfeurs des
vérités de la religion catholique ^ qui voient fouvent l'impiété te
le fcandale oii il n'y en a pas même l'apparence , qui fe piquent
fur ces matières d'entendre finefle , & de n'entendre point raifon ,
& qui ont lu cette profeflîon de foi de Genève , en aient été
aufli fatisfaits que vous , jufqu'à fe croire même obligés d'en faire
l'éloge. Mais il s'agiflbit de rendre tout à la fois ma probité 6c
ma religion fufpeâes > tout leur a été bon dans ce deflein , & ce
n'étoit pas aux Miniftres de Genève qu'ils vouloient nuire. Quoi
qu'il en foit , je ne fais fi les Eccléfiafliques Genevois, que
vous avez voulu juftifier fur leur croyance, feront beaucoup
plus contens de vous qu'ils l'ont été de moi , & fi votre mollefle
à les défendre leur plaira plus que ma franchife. Vous femblez
m'accufer prefque uniquement d'imprudence k leur égard ; vous
me reprochez de ne les avoir point loués k leur manière , mais
à la mienne , & vous marquez d'ailleurs aflez d'indifférence fur
ce focinianifme dont ils craignent tant d'être foupçonnés. Per-
mettez-moi de douter que cette manière de plaider leur caufe
les fatisfaflê. Je n'en ferois pourtant point étonné , quand je vois
l'accueil extraordinaire que les dévotis ont fait 2i votre ouvrage.
La rigueur de la morale que vous prêchez les a rendus indulgens
fur la tolérance que vous profefTez avec courage & fans détour.
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J
A M. R o V s s n A r: '^%
Eft^ee \ eux qu^U faut en faire honneur, ou k vous » ou peuc^
erre aux progrès inattendus de la philofophie dans les efprits
même qui en paroiflent les moins fufceptibles ? Mon article
Genève n'a pas reçu de leur part le même accueil que votre
lettre, nos Prêtres m^ont prefque fait un crime des fentimens
hétérodoxes que j'attribuois à leurs ennemis. Voilh ce que ni
vous ni moi n'aurions prévu; mais quiconque écrit, doit s'atten*
dre à ces légères injuftices ; heureux quand il n'en efluié point
de plus graves.
Je fuis avec tout le reipeâ que méritent votre vertu & vos
talensy & avec plus de vérité que le Philinte de Molière»
MONSIEUR,
Votre très - humble &
très-obéifTant ferviteur,
d'Alembert.
Kkk i)
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DESCRIPTION
•A B R à G à B
DU GOUVERNEMENT
DE GENEVE.
JI Article Geitève de l'Encyclopédie ayant été
l'occajîonde la Lettre de M. Roujfeau à V Auteur ^
& des réflexions que M. d'Alemhert lui adrejfe
'Jur cette Lettre , nous croyons devoir remettre cet
article Jbus les yeux du Le^eur*^
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447
ARTICLE
GENÈVE.
TIRÉ DU SEPTIÈME VOLUME
DE. VENCYCLOPÉDIE.
X^A rîllc de Genève eft fituëe fur deux collines, k Tendroîtoîi
finit le lac qui porte aujourd'hui Ton nom p & qu'on appelloit aur
trefbis Lac Léman. La (ituation en eft très-agréable; on voit
d'un côté le lac , de Pautre le Rhône , aux environs une cam-,
pagne riante , des coteaux couverts de maifons de campagne le
long du lac , & à quelques lieues les fommets toujours glacés des
Alpes 9 qui paroiflent des montagne^ d'argent lorfqu'ils font
éclairés par le foleil dans les beaux jours. Le port de Genève fur
le lac , avec des jettées , Tes barques , Tes marchés , & fa pofition
entre la France , l'Italie & l'Allemagne , la rendent induftrieufe ^
riche & commerçante. Elle a plufieurs beaux édifices, & des pro-
menades agréables \ les rues font éclairées la nuit , & on a conftruit
fur le Rhône une machine k pompe fort fimple , qui fournit de
l'eau jufqu'aux quartiers les plus élevés , à cent pieds de haut. Le
lac eft d'environ dix-huit lieues de long & de quatre k cinq dans
fa plus grande largeur. Oeft une efpèce de petite mer qui a k%
tempêtes , & qui produit d'autres phénomènes curieux.
JuLES-CÊSAR parle de Genève comme d'une ville des Allo-
broges, alors province Romaine; il y vint pour s'oppofer au paf-
fage des Helvétiens , qu'on a depuis appelles Suiffcs. Dès que le
Ghriftianifme fut introduit dans cette ville , elle devint un (îège
épifcopal, fuffragant de Vienne. Au commencement du cinquième
ilècle , l'Empereur Honorius la céda aux Bourguignons , qui en
furent dépoÂTédésen 534, par les Rois Francs. Lorfque Charle-
magnei fur la fin du neuvième fièclei alla combattre les Rois des
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44^ Description abrégée
Lombards, 6c délivrer le Pape (qui l^en récompenfa bîan par h
Couronne Impériale. ) Ce Prince pafTa à Genève, & en fit le
rendez-vous général de fon armée. Cette ville fut enfuite annexée
par héritage à l'Empire Germanique, & Conrad y vint prendre la
Couronne Impériale en 1034. Mais les Empereurs, fes fuccef-
feurs, occupés d'affaires très-importantes, que leur fufcite'rent les
Papes pendant plus de trois cens ans , ayant négligé d'avoir les
yeux fur cette ville, elle fecoua infenfiblement le joug, & devint
une ville Impériale , qui eut fon Évêque pour Pjrjncej^ ou plutôt
pour Seigneur ; car l'autorité de TÉvêque étoit tempérée par celle
des citoyens. Les armoiries qu'elle prit dès-lors exprimoient cette
conftit^don mixte ; ç'étoit un aigle Impérial d'un coté , fie de l'au-
tre une clef repréfentant le pouvoir de l'Eglife , avec cette devife,
^OST TENEBR4S LUX. La ville de Çenève a confervé ces
armes après avoir rçnpncé ^ TÉglife Romaine; elle n'a p\us de
commun avec la papauté que U$ clefs qu'elle porte dans fon écuf-
fon ; il eft même aflèz ûnjguHer qu'elle les ait coiJervées , après
avoir brifé , avec une efpèçe de fuperflition , tpus les liens qui
pouvoient l'attacher à Rome ; elle a penfé apparemment que la
devife, post tenemras lux j qui exprime parfaitement, à
ce qu'elle croit, fon état aéluel par rapport à la religion, luiper*
mettoit de ne rien changer au refle de fts armoiries.
Les Ducs de Savoie, voifins de Genève, appuyés quelquefois
parles Évoques, firent infenfiblement , & à différentes reprifes,
des efforts pour établir leur autorité dans cette ville ; mais elle y
réfifta avec courage, foutenue de l'alliance de Fribourg, & de
celle de Berne. Ce fut alors, c'eft- a-dire , vers i^^6 ^ que le
confeil des deux cens fut établi. Les opinions de Luther & de
Zuingle commençoient ^ s'introduire; Berne les avoit adoptées;
Genève les goûtoit ; elle les admit enfin en 1^35 ; la papauté
fut abolie ; & l'Évcque , qui prend toujours te titre d'Évéque de
Genève , fans y avoir plus de jurifdiftion que l'Évêque de Baby-
lone n'en a dans fon diocèfe, eil réfidenc à Annecy depuis ce
temps - là.
On voit encore entre les deux portes de l'Hôtel-de- Ville de
Genève ,
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I>U GourERNEMENT DE Gen^VE. 44)
Genève , une infcription Latine en mémoire de Pabolicion de larelî-,
gion catholique. Le Pape y eft appelle tAntt-chrifi, Cette expref-
fion,que le fanatifme de la liberté & de la nouveauté s^eft permife
dans un (iècleencore à demi-barbare, nous paroit peu digne aujour-
d'hui d'une ville auffiphilofophe. Nous ofons Pinviter à fubftituer a
ce monument injurieux & grofllier , une infcription plus vraie , plus
noble & plus (impie. Pour les catholiques y le Pape efl le chef de
la véritable Églife ; pour les proteftans fages & modérés , c'eft
un Souverain qu'ils refpeâent comme Prince , fans lui obéir ; mais
dans un fiècle tel que le nôtre , il n'eft plus TAnte-chrift pour
perfonne.
Gfnève , pour défendre fa liberté contre les entreprifes des
Ducs de Savoie & de fes Évéques , fe fortifia encore de l'alliance
de Zurich, & fur-tout de celle de la France. Ce fut avec ces fe*
cours qu'elle réfifta aux armes de Charles-Emmanuel , & aux
tréfors de Philippe II , Prince dont l'ambition , le defpotîfme , la
cruauté & la fuperdition afTurent à fa mémoire l'exécration de la
poftérité. Henri IV, qui avoir fecouru Genève de 300 foldats ,
eut bientôt après befoin lui-même de fes fecours \ elle ne lui fut
pas inutile dans le temps de la ligue , & dans d'autres occafions :
delà font venus les privilèges dont les Genevois jouiflent en France
comme les Suifles.
Ces peuples voulant donner de la célébrité à leur ville , y ap«*
pellerent Calvin , qui jouiflbit avec jufHce d'une grande réputation;
Homme de Lettres du premier ordre, écrivant en Latin auflî-bien
qu'on peut le faire dans une langue morte , & en François avec
une pureté fingulière pour fon temps; cette pureté que nos ha-
biles Grammairiens admirent encore aujourd'hui , rend fes écrits
bien fupérieurs a prefque tous ceux du même (iècle , comme les
ouvrages de MM. de Port- Royal fe diftinguent encore aujour-
d'hui par la même raifon , des rapfodies barbares de leurs adver-
faires & de leurs contemporains. Calvin , Jurifconfulte habile , &
Théologien aufli éclairé qu'un hérétique le peut être , dreffa , de
concert avec les Magiftrats , un recueil de Loîx civiles & ecclé-
fîafiiques, qui fut approuvé en 1543 par le peuple, & qui efl
osâmes miUcs. Tome IL LU
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■
450 Des<:ription jiinÉcÊE
devenu le code fondamental de la Rëputrliqtic. Le fupèrfhi des
bietîs eccléfiaftiques qui fervoît, avant la réforme, h nourrir le
luxe des Évêques & de leurs fubalternés , Tut applîqué à la fonda-
tion d*un hôpital , d'un Collège, & d^uné Académie ; mais les guer-
res que Genève eut ^ foutenir pendant près de Toixinte ans , erti-
pêcherent les arts & le commerce d'y fleurir atitânt que les fcîert»
ces. Enfin le mauvais fuccès de Tefcalade tentée en 1 6o2 par le
Duc de Savoie , a été l'époque de la tranquillité de cette Répu-
blique. Les Genevois repouflerent leurs ennemis, 'qui les avoient
attaqués par furprife y &'pour dégoûter le'Ducde Savoie d^entre-
prifes femblables, ils firent pendre treize des principaux Généraux
ennemis. Ils crurent pouvoir traiter comme des voleurs de grand
chemin , des hommes qui avoient attaqué leur ville fans déclaration
de guerre ; car cette politique fingulière & nouvelle y. qui confifte
à faire la guerre fans l'avoir déclarée , n'étoît p^ encore connue
en Europe; &, eût-elle été pratiquée dès-lors par les grands États,
elle efl trop préjudiciable aux petits , pour qu'elle puiffe jamais
être de leur goût.
Le Duc Charles-Emmanuel fe voyant repouflé & fes Géné^
raux pendus , renonça à s'emparer de Genève. Son exemple ftt-
vitde leçon à fes fucceffèursi &, depuis ce temps, cette Ville
n'a ceffé de fe peupler , de s'enrichir & s*embellir dans le fein de
la paix. Quelques diflenfions intefiines , dont la dernière a éclaté
en 1738^ ont de temps en temps altéré légèrement la tranquil-
lité de la République ; mais tout a été heureufement pacifié par
la médiation de la France & des Cantons confédérés ; & la siv^
reté eft aujourd'hui établie au dehors plus fortement que jamais ,.
par deux nouveaux traités , l'un avec la France en 1 749 ^ l'au-
tre avec le Roi de Sardaigne en 1754.
C'EST une chofe très-fingulîère , qu'une ville qui compte a peine
24000 âmes, & dont le territoire morcelé ne contient pas trente
villages , ne laifle pas d'être un État fouverain , & une des villes les plus
floriflantes de l'Europe. Riche par fa liberté &par fon commerce,
elle voit fouvent autour d'elle tout en feu , fans jamais s'en reflèntir i
les événemens qui agitent l'Europe ne font pour elle qu'un fpeôacle^
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DU Gouvernement de GENkvE. 4jc
^ont elle jouît fans y prendre part; attaché aux François p^rfes
alliances & par fon commerce , aux Anglois par fon commerce &
par la religion , elle prononce avec impartialité fur la juftice des
guerres que ces deux nations puilTantes fe fontPune à Tautre ( quoi-
qu'elle foit d'ailleurs trop fage pour prendre aucune part à ces
guerres , ) & juge tous les Souverains de TEurope fans les flatter ^
fans les blefler , & fans les craindre,
La ville eft bien fortifiée , fur-tout du côté du Prince qu'elle
redoute le plus ^ du Roi de Sardaigne. Du côté de la France ,
elle eft prefque ouverte & fans défenfe. Mais le fcrvice s'y fait
comme dans une yille de guerre ; les arfenaux & les magafins
font bien fournis, chaque citoyen y eft foldat comme en Suirte
& dans l'ancienne Rome. On permet aux G.enevois de fervir
dans les troupes étrangères; mais l'État ne fournit k aucune
puiiïance des compagnies avouées , & ne foufFre dans fon terri*
toire aucun enrôlement.
Quoique la ville foit riche, TÉtat eft pauvre par la répu-
gnance que témoigne le peuple pour les nouveaux impôts , même
)es moins onéreux. Le revenu de l'État ne va pas à cinq cens
mille livres monnoie de France ; mais l'économie admirable avep
laquelle il eft adminiftré, fuffit k tout, & produit même des
fommes en réferve pour les befoîtjs extraordinaires.
On diftîngue dans Genève quatre ordres de perfonnes : les
citoyens , qui font fils de bourgeois , & nés dans la ville ; eux
feuls peuvent parvenir k la magiftrature : les bourgeois , qui font
fils de bourgeois ou de citoyens , mais nés en pays étranger , ou
qui étant étrangers, ont acquis le droit de bourgeoifie, que le
Magiftrat peut confé/er : ils peuvent être du confeil général »
& même du grand confçil , appelle des deux cens. Les habitans
font des étrangers qui ont permiflion du Magiftrat de demeurer
dans la ville , & qui n'y font rien autre chofe. Enfin les natifs
font les iils dqs habitans; ils ont quelques privilèges de plus
que leurs pères , mais ils font exclus du gouvernement.
A la téite d^ h République jfont quatre Syndics , qui ne peu*
LUij.
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4jît DESCnîPTlOlf ABRÉGÉE
vent l'être qu'un an, & ne le redevenir qu'après quatre ans;
Aux Syndics eft joint le petit confeîl , compofé de vingt Con-
feillers , d'un Tréforier , & de deux Secrétaires d'État , & un autre
corps qu'on appelle de la jufiicc. Les affaires joiurnalières , &
qui demandent expédition , foit criminelles, foit civiles, font
l'objet de ces deux corps.
Ls^grand confeil eft compofé de deux cens cinquante citoyens
ou bourgeois : il eft juge des grandes caufes' civiles , il fait
grâce , il bat monnoie , il élit les membres du petit confeil , il
délibère fur ce qui doit être porté au confeil général. Ce confeîl
général embrafle le corps entier des citoyens & des bourgeois,
excepté ceux qui n'ont pas vingt- cinq ans , les banqueroutiers ,
& ceux qui ont eu quelque flétrifTure. C'eft ^ cette afièmblée
qu'appartiennent le pouvoir légidatif , le droit de la guerre &
delà paix, les alliances, les impôts, & l'éledion des principaux
Magiftrats , qui fe fait dans la cathédrale avec beaucoup d'ordre
& de décence , quoique le nombre des votans foit d'environ
1500 perfonnes.
On voit par ce détail, que le gouvernement de Genève a
tous les avantages, & aucun des inconvéniens de la démocra-
tie ; tout eft fous la direAion des Syndics ; tout émane du petit
confeil pour la délibération, & tout retourne k lui pour l'exécu-
tion : ainfi il femble que la ville de Genève ait prit pour modèle
cette loi fi fage du gouvernement des anciens Germains ; de mino^
rihus rébus Principes confultant , de majorilus omnes ; ità tamen
ut ea quorum pertes plehem arbitrium efl, apud Principes prœtrac-^
tentur^ Tacite , de mor. German.
Le droit civil de Genève eft prefque tout tiré du droit Romain 9
avec quelques modifications : par exemple , un père ne peut jamais
difpofer que de la moitié de fon bien en faveur de qui il lui plaît;
le refte fe partage également entre Ces enfans. Cette loi aflure
d'un côté l'indépendance des enfans, & de l'autre elle prévient
l'injuftice des pères.
M. de Montefquieu appelle avec raifoo une belh loi celle ^^uî
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DIT Gouvernement j>e Genève. 43;}
exclut des charges de la République , les citoyens qui n'acquittent
pas les dettes de leur père après fa mort, & ^ plus forte raifon ceux
qui n'acquittent pas leurs dettes propres.
L'ON n'étend point les degrés de parenté qui prohibent le ma-
riage, au-delà de ceux que marque le Lévitique : ainfi les cou*
fins-germains peuvent fe marier enfemble ; mais auffi point de dit
penfe dans les cas prohibés. On accorde le divorce en cas d'a-
dultère ou défertion malicieufe , après des proclamations juridiques.
La juftice criminelle s'exerce avec plus d'exaftitude que de ri-
gueur. La queflion déjà abolie dans plufieurs États, & qui de-
vroit l'être par-tout comme une cruauté inutile ,eft profcrite à Ge-
nève; on ne la donne qu'à des criminels déjà condamnés à mort,
pour découvrir leurs complices , s'il eft nécefTaire. L'accufé peut
demander communication de la procédure , & fe faire affîfter de
fes parens , & d'un Avocat, pour plaider fa caufe devant les Juges
à huis ouverts. Les Sentences criminelles fe rendent dans la place
publique par les Syndics , avec beaucoup d'appareil.
On ne connoit point à Genève de dignité héréditaire : le fils
d'un premier M agiflrat refle confondu dans la foule , s'il ne s'en
tire par fon mérite. La noblefle ni la richefle ne donnent ni rang,
ni prérogatives , ni facilité pour s'élever aux charges : les brigues
font févérement défendues. Les emplois font fi peu lucratifs , qu'ils
n'ont pas de quoi exciter la cupidité : ils ne peuvent tenter que
des âmes nobles, par la confidération qui y eft attachée.
On voit peu de procès ; la plupart font accommodés par des
amis communs , par les Avocats mêmes ^ &: par les Juges.
Des loix fomptuaires défendent l'ufage des pierreries & de la
dorure , limitent la dépenfe des funérailles , & obligent tous les
citoyens à aller à. pied dans les rues : on n'a de voitures que pour
la campagne. Ces loix qu'on regarderoit en France comme trop
févères , & prefque comme barbares & inhumaines , ne font point
nuifibles aux véritables commodités de la vie , qu'on peut toujours
fe procurer à peu de frais ; elles ne retranchent que le fafle , qui
ne contribue point au bonheur , & qui ruine fans être utile.
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454 Descript 10 N abrégée
Il n'y a peut-être point de ville oîi il y ait plus de mariages
heureux ; Genève eft fur ce point k deux cens ans de nos mœurs.
Les réglemens contre le luxe font qu'on ne craint point la mul-
titude des enfans; ainfi le luxe n'y eft point, comme en France,
un des grands obftacles à la population.
On ne foufFre point à Genève de Comédie : ce n'eft pas qu'on
y défapprouve les fpeftaçles en.eux-mêmes : mais on craint, dit*on,
le goût de pacure , de diflipation & de libertinage que les troupes
de Comédiens répandent parmi la jeunefle. Cependant ne feroi^il
pas poflîble de remédier à cet inconvénient , par des loix févères
& bien exécutées fur la conduite des Comédiens ? Par ce moyen
Genève auroit des fpeftacles & des mœurs, & jouiroit de l'avan-
tage des uns & des autres : les repréfentations théâtrales forme-
roient le goût des citoyens , & leur donneroient une fînefle de
taft , une délicatefle de fentiment qu'il eft très-difficile d'acquérir
fans ce fecours. La littérature en profiteroit , fans que le liberti-
nage fît des progrès , & Genève réuniroit à la fageffe de Lacé-
démone la politeflTe d'Athènes. Une autre confidération , digne
d'une république fi fage & fi éclairée, devroit peut-être l'engager
à permettre les fpeftacles. Le préjugé barbare contre la profeC-
fîon de Comédien , l'efpèce d'avilîfiement où nous avons mis ces
hommes fi néceffaires au progrès & au fouden des arts , eft cer-
tainement une des principales cauies qui contribuent au dérègle-
ment que nous leur reprochons : ils cherchent li fe dédommager
par les plaifirs , de l'eftime que leur état ne peut obtenir. Parmi
nous, un Comédien qui a des mœurs eft doublement refpeftable ;
mais h peine lui en favons-nous gré. Le traitant qui infulte à Tin-
digence publique & qui s'en nourrit, le courtifan qui rampe &
qui ne paie point fes dettes , voilk Tefpèce d'hommes que nous
honorons le plus. Si les Comédiens étoient non-feulement fouf-
ferts à Genève ; mais contenus d'abord par des réglemens fages^
protégés enfuite , & même confidérés dès qu'ils en feroient di-
gnes , enfin abfolument placés fur la même ligne que les autres
citoyens , cette ville auroit bientôt l'avantage de pofféder ce qu'on
croit û rare » & ce qui ne l'eft que par notre faute , une troupe
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Dtr Gouvernement de Cenèfe. 4J5
ie Comédiens eftîmables. Ajoutons que cette troupe deviendroît
■bientôt la meilleure de TEurope; plufieurs perfonnes pleiifes de
goût & de difpofition pour le théâtre y & qui craignent de fe désho-
norer parmi nous en s'y livrant, accourroient à Genève pour cul-
tiver non-feulement fans honte , mais même avec eftime , un talent
fi agréable & fi peu commun. Le féjour de cette ville , que bieji
des François regardent comme trifte par la privation des fpeôa-
cles deviendroit alors le féjour des plaifirs honnêtes , comme il eft
celui de la philofophie & de la liberté , & les étrangers ne fei oient
plus furprîi de voir que dans une ville où les fpeftacles décens &
réguliers font défendus, on permette des farces groflîères & fans
cfprit , auflî contraires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Ce
n'eft pas tout : peu-à-peu l'exemple des Comédiens de Genève,
la régularité de leur conduite , & la confidératîon dont elle les
feroît jouir , ferviroîent de modèle aux Comédiens des autres na-^
rions, & de leçon à ceux qui les ont traités jufqu'ici avec tant
de rîgueur , & même dinconféquence. On ne les verroit pas d'uit
côté penfionnés par le gouvernement , & de l'autre un objet d'a-
nathême ; nos Prêtres perdroient l'habitude de les excommunier,.
& nos bourgeois de les regarder avec mépris , & une petite Ré-
publique auroit là gloire d'avoir réformé l'Europe fur ce point ,.
plus important peut-être qu'on ne penfe»
Genève a une Unîverfité qu'on appelle jicademiey où fa jeu-
nèfle eft inftruite gratuitement. Les Profefleurs peuvent devenir
Magiftrats, & plufieurs le font en effet <levenus, ce qui contribue
beaucoup k entretenir l'émulation & la célébrité de l'Académie.
Depuis quelques années on a établi au fit une École de Dëflln.
Les Avocats , les Notaires , les Médecins , forment des corps aux*
quels on n'eft aggrégés qu'après des examens publics ; & tous les.
corps de rrtétiers ont auflî leurs réglemens ^ leurs apprentiflages,
& leurs chefs-d'œuvres,
La bibliothèque publique eft bien aflbrrie; elle contient vingt-
fix mille volumes, & un aflez grand nombre de manufcrits^ Ore
prête ces livres à tous les citoyens ; ainfî chacun Ct & s'éclaire r
auiEle peuple eft-il beaucoup plus înftruit à Genève c^ue par-toute
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45^ Description jbhécèm
ailleurs. On ne s'apperçoit pas que ce foit un mal , comme on
prétend que c^en feroit un parmi nous. Peut*êcre les GenevcMS
& nos politiques ont-ils également raifon.
APRès 1* Angleterre , Genève a reçu la première Tinocularion
^e la petite vérole^ qui a tant de peine li s^établir en France ,
& qui pourtant sY établira, quoique plusieurs de nos Médecins
. k combattent encore , comme leurs prédécefleurs ont combattu
la circulation du fang , Témétique , 6c tant d'autres vérités incon*
teftablesj ou des pratiques utiles.
Toutes les fciences & prefque tous les arts ont été fi bien
cultivés k Genève , qu'on feroit furpris de voir, la lifte des Sa-
vans & des artiftes en tout genre que cette ville a produits
depuis deux fiècles. Elle a eu même quelquefois l'avantage de pof-
féder des étrangers célèbres , que fa fituation agréable, & la li-
berté dont on y jouit , ont engagés k s'y retirer. M. de Voltaire f
qui depuis quatre ans y a établi fon féjour , retrouve chez ces ré-
publicains les mêmes marquée d'eftime & de confidération qu'il
z reçues de plufieurs Monarques.
La fabrique qui fleurit le plusk Genève > eft celle de Thorlo-
gerie; elle occupe plus de cinq mille perfonnes, c'eft-à-dire , plus
de la cinquième partie des citoyens. Les autres arts n'y font pas
négligés y entre autres l'agriculture; on remédie au peu de ferti-
lité du terroir à force de foin & de travail.
Toutes les maifons font bâties de pierres , ce qui prévient très-
fouvent les incendies, auxquels on apporte d'ailleurs un prompt
remède , par le bel ordre établi pour les éteindre.
Les hôpitaux ne font point à Genève., comme ailleurs , une
fimple retraite poqr les pauvres ipaladcs & infirmes : on y exerce
l'hofpitallté envers les pauvres paflans; mais fur- tout on en tire
une multitude de petites penfions qu'on diftribue aux pauvres fa-
milles y pour les aider )i vivre fans fe déplacer , & fans renoncer
il leur travail. Les hôpitaux dépenfent par an plus du. triple de leur
f evenu , tanr les aumônes dç toute efpèce font abondantes.
u
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DU Gouvernement j)e Genève. 457
Il nous refte à parler de la religion de Genève; c^eft la par rie
de cet arricle qui intérefle peut-être le plus les philofophes. Nous
allons donc entrer dans ce détail ; mais nous prions nos leâeurs
de fe fouvenir que nous ne fommes ici qu'hiftoriens , & non con-
troverfiftes. Nos arricles de Théologie font deftinés à fervîr d'an*
tidote h celui-ci , & que raconter n'eft pas approuver. Nous ren-
voyons donc nos lefteurs aux mots Eucharistie j Enfi^, Foi,
Christianisme, &c. pour les prémunir d'avance contre ce que
nous allons dire.
La conftimrion eccléfîaftique de Genève eft purement pres-
bytérienne; point d'Évéques, encore moins de Chanoines : ce
n'eft pas qu'on défapprouve TÉpifcopat; mais comme on ne le
croit pas de droit divin, on a penfé que des Pafteurs moins riches
& moins importans que des Évéques convenoient mieux à une
pente République.
Les Minières font ou Pajfeursj comme nos Curés ; ou Pof-
tulansy comme nos Prêtres fans bénéfices. Le revenu desPafleurs
ne va pas au-del^ de 1200 liv. fans aucun cafuel; c^eft PÉtat qui
le donne, car TÉglife n'a rien. Les Miniftres ne font reçus qu'il
vingt-quatre ans , après des examens qui font très-rigides , quant
\ la fcience & quant aux mœurs , & dont il feroît à fouhaiter que
la plupart de nos Églifes catholiques fuiviflent ^exemple.
Les flcclédaftiques n'ont rien \ faire dans les funérailles : c'cfl
un aâe de fimple police , qui fe fait fans appareil : on croit à
Genève qu'il eft ridicule d'être faftueux après la mort. On en-
terre dans un vafte cimetière aCez éloigné de la ville i ufage qui
devroit être fuivi par-tout.
Le Clergé de Genève a des mœurs exemplaires : les Mînîftref
vivent dans une grandç union : on ne les voit point, comme dans
d'autres pays , difputer entr'eux avec aigreur fur des matières
inintelligibles , fe perfécuter mutuellement , s'accufer indécem-
ment auprès des Magiftrats : il s'en faut cependant beaucoup qu'ils
penfent tous de même fur les articles qu'on regarde ailleurs com*-
me les plus importans \ la religion, Pluiieurs ne croient plus U
iSdéyr^ mUéts. Tome IL M m m
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VeSÇJII PTION ABRÉGÉE
divinité de Jefus-Chrift , dont Calvin , leur chef , étoît fi zété dé*
fenfeur , & pour laquelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle
de ce fuppUce , qui fait quelque tort k la charité & à la modé-
ration de leur Patriarche, ils n'entreprennent point de le juftifier ;
ils avouent que Calvin fît une aftion très-blâmable , & ils fe con-
tentent ( fi c'cfl un Catholique qui leur parle ) d'oppofer au fup-
pUce de Servet j cette abominable journée de la S. Barthélémy ,
que tout bon François défireroit effacer dç notre hifloire avec fon
fang , & ce fupplîce de Jean Hus , que les catholiques mêmes ,
difent-ils , n'entreprennent plus de juflifîer , où l'humanité & la
bonne foi furent également violées , & qui doit couvrir la mé-
moire de l'Empereur Sigifmond d'un opprobre éternel.
» Ce n'efl pas , dît M. de Voltaire , un petit exemple du pro-
» grès de la raifon humaine , qu'on ait imprimé à Genève avec
3» l'approbation publique , ( dans TEflai fur THifloire univerfelle du
» même auteur ) , que Calvin avoit une ame atroce , aufïï - bien
» qu'un cfprit éclairé. Le meurtre de Servet paroît aujourd'hui
» abominable. " Nous croyons que les éloges dûs à cette noble
liberté de penfer & d'écrire , font k partager également entre
l'auteur , fon fiècle & Genève. Combien de pays où la philofophie
n'a pas fait moins de progrès , mais où la vérité efl encore cap-
rive , où la raifon n'ofe élever la voix pour foudroyer ce qu'elle
condamne en filence , où même trop d'écrivains pufiUanimes , qu'on
appelle yZr^«, refpeâent les préjugés qu'ils pourr oient combattre
avec autant de décence que sûreté.
L'ENFER, un des points principaux de notre croyance, n'en
eft pas un aujoud'hui pour plufieurs Minîflres de Genève ; ce feroir ,
félon eux , faire injure à la Divinité, d'imaginer que cet Lcre plein
de bonté & de juftice, fût capable de punir nos fautes par une
éternité de tourmens : ils expliquent le moins mal qu'ils peuvent
les partages formels de l'Écriture qui font contraires h leur opinion,
prétendant qu'il ne faut jamais prendre k la -lettre dans les livres
faints , tout ce qui paroît bleffer l'humanité & la raifon. Ils croient
donc qu'il y a des peines dans une autre vie , mais pour im temps j
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DV Gouvernement de Genève. 459
aînfî le purgatoire, qui a été une des principales caufes de la ré-
paration des proteftans d'arec TÉglife Romaine , eft aujourd'hui la
feule peine que plufieurs d'entr'eux admettent après la mort : nou-
veau trait \ ajouter à Phiftoire des contradiâions humaines.
Pour tout dire en un mot, plufieurs Pafleurs de Genève n'ont
d'autre religion qu'un focînianifme parfait , rejettant tout ce
qu'on appelle myfièrcs^ & s'imaginant que le premier principe
d'une religion véritable, eft de ne rien propofer h croire qui heurte
la raifon : auflî quand on les prefle fur la néceflîté de la révéla-
tion, ce dogme fi eflentiel du chriftianifme,.pli^fieufs y fubflituent
le terme d'unlité, qui leur paroît plus doux : en cela s'ils ne font
pas orthodoxes , ils font au moins conféquenS à leurs principes.
Un Clergé qui penfe aînfi doit être tolérant , & l'efi en effbc
aflez pour n'être pas regardé de bon œil par les Miniftres des au-
tres Eglifes réformées. On peut dire encore , fans prétendre ap-
prouver d'ailleurs la religion .de Genève , qu'il y a peu de pays
où les théologiens & les eccléfjaftiques . foient plus ennemis de la
iuperftition. Mais en récompense, comme l'intolérance & la fu-
perftition ne fervent qu'k multiplier les incrédules, on fe plaint
moins ^ Genève qu'ailleurs des progrès de l'incrédulité, ce qui
ne doit pas furprendre : la religion y e^jyrj^gue réduire ^ l'ado-
ration d'un feul Dieu, du moins chez prefque tout ce qui n'eft
pas peuple : le refpeft pour Jefus-ChWft '& pour les écritures, font
peut-être la feule chofe qui diftiiigûe d*uh pur déîfmè le chriftia-
aifme de Genève. - î c .
Les eccléfiaftîques font encpre mieux 2l Genève que d'être to-
lérans; ils fe renferment uniquefoent dans leurs fonctions, en don-
nant les premiers aux citoyens l'exemple de la foumiflîon aux loîx.
Le confiiloirjB établi pour veiller fur les mçeurs, n'inflige que des
peines fpirituelles. La grande querelle du facerdoce & de l'Em-
pire, qui dans les fiècles d'ignorance a ébranlé la Couronne de
tant d'Empereurs^ & qui, comme nous ne le favons que trop,
caufe des troubles fâcheux dans les fiècles plus éclairés , li'efi pas
connue ^ Genève } le Qergé n'y fait rien fans l'approbation des
Magiflrats. Mmm ij
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460 Description ABnEcèsy &c.
Le culte eft fort fimple; point damages, point de luminaire ;
point d'ornemens dans les Égiifes. On vient pourtant de donner
à la cathédrale un portail d'affez t)on goût; peut-être parviendra*
t-on peu -k- peu a décorer Pintérieur des temples. Où feroiten effet
rinconvénient d'avoir des tableaux & des fiâmes , en avertiflant le
peuple, fi Ton vouloît , de ne leur rendre aucun culte ^ & de ne
les regarder que comme des monumens deftinés ï retracer d*une
.manière frappante & agréable les principaux événemens de la re-
ligion? Les arts y gagneroient, fans que la fuperftition en profi-
tât. Nous parlons ici , comme le leAeur doit le fentir , dans les
principes des Pafleurs Genevois, & non dans ceux deTÉglife ca-
tholique.
Le fervice divin renferme deux chofes , les prédications & le
chant. Les prédications fe bornent prefqu^uniquement à la mo-
rale, & n'en vaillent que mieux. Le chant eft d'aflez mauvais
goût, & les vers François qu'on y chante, plus mauvais encore. II
faut efpérer que Genève fe réformera fur ces deux points. Oh
vient de placer un orgue dans la cathédrale, & peut-être par-
viendra-t-on k louer Dieu en meilleur langage & en meilleure mu-
fique. Du refte , la vérité nous oblige de dir^ que l'Être fuprémc
cft honoré k Genèvreavec une décence & un recueillement qu'on
ne remarque point dans nos Églifes.
Nous ne donnerons peut-être pas d'auffî grands articles aux
plus vaftes monarchies ; mais aux yeux du Philofophe la Répu-
blique des abeilles n'eft pas moins intéreflante que rhifioire
des grands empires, & ce n'eft peut-être que dans les petits États
qu'on peut trouver le modèle d'une parfaite adminiftration poli-
tique. Si la religion ne nous permet pas de penfer que les Gene-
vois aient efficacement travaillé à leur bonheur dans Tautr»
monde , la raifon nous oblige k croire qu'ils font k-peu-près
auflî heureux qu'on le peut être dans celui-ci :
O fortunatos mmiàm,/uafi bona norint l
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^46 r
EXTRAIT
DES REGISTRES
De la V en é rab le Compagnie
des Pajiei^s & Profejfeurs de VÉglife 6" de
V Académie de Gen^ ve.
Du 10 Février 17 58.
JLâ a Compagnie informée que le fcptième Tome de /^Encyclopé-
die , imprimé depuis peu à Paris ^ renferme, au mot Genève ;
des chojes qui intérejfent effentiellement notre Églifi » s^eftfait lare
cet article; & ayant nommé des Commiffaires pour P examiner plus
particulièrement: oui leur rapport^ après mûre délibération , Me a
crufe devoir à elle-même & à l'édification publique, défaire & de
publier la déclaration fuivante. *
La Compagnie a été également furprire & affligée de voir dans
ledit article de V Encyclopédie , que non-feulement notre culte eft
repréfenté d'une manière défeâueufe , mais que Pon y donne
une très'&ufTe idée de notre doârine & de notre foi. L'on attri-
bue îipluiieurs de nous, fur divers articles, des fentimens qu'ils
n'ont point, & l'on en défigure d'autres. L'on avance, contre toute
vérité, que plufieurs ne croient plus la Divinité de Jes US*Chris t...
& n^ont d'autre religion qu'un focinianijme parfait, rejettant tout
ce qu*on appelle myflire , fi'c. Enfin , comme pour nous faire hon*-
neur d'un efprit tout philofophique , on s'efforce d'exténuer notre
chriflianifme par des ezprelHons qui ne vont pas \ mobs qu'à le
rendre tout-à-^t fufpeâ , comme quand on dit que parmi nous
la religion ejl prefque réduite à t adoration d'un feul Dieu , du
moins chei^prefque tout ce fui n'ejl pas peupla & que k refpeS
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46* Déclaration
pour Je S us 'Chris T & pour T Écriture, font peut - être la fcuU
chofe qui dijlingue du pur déifme le chrijiianifme de Genève.
De pareilles imputations font d'autant plus dangereufes & plus
capablçs d^ jiou^ faîpe tort dans toute la chrétienté, qu'elles fe
trouvent dans un livre fort répandu , qui d'ailleurs parle favora-
blement de notre ville , de (ts mœurs^ , de fon gouvernement,
& même de fon Clergé & de fa conftitutîon eccléfîaftique. Il eft
trifte pour nous que le point le plus important foit celui fur le-
quel on fe montre le plus mal informé.
Pour rendre plus de jufticc k l'intégrité de notre foi, il ne
falloit que faire attention aux témoignages publics & authentiques
que cette Églife en a toujours donné , & qu'elle en donne encore
chaque jour. Rien de plus connu que notre grand principe &
notre profeflîon confiante de tenir la doSrine des Jaints Prophètes
& Apôtres^ contenue dans les livres de t ancien & du nouveau Tefi
tament 9 pour une doârine divinement infpirée, feule règle infail-*
lible & parfaite de notre foi & de nos mœurs. Cette profeflîon
eft expreffément confirmée par ceux que l'on admet au faint mi-
niftère , & même par tous les membres de notre troupeau , quand
ils rendent raifon de leur foi , comme des cathécumènes , à la face
de rÉglife. On faitauflî l'ufage continuel que nous faifons du Synt*
hole des apôtres , comme d'un abrégé de la partie hiftorique &
dogmatique de l'Évangile , également admis de tous les Chré-
tiens. Nos ordonnances eccléfiaftiques portent fur les mêmes
principes : nos prédications j notre culte, notre liturgie , nosfacre-
menS|tout eft relatif k l'œuvre de notre rédemption par Jesus-
Christ. La même doôrine eft enfeignée dans les leçons & les
thàfes de notre Académie , dans nos livres de piété , & dans les
autres ouvrages que publient nos théologiens, partictjKérement
contre l'incrédulité , poîfon funefte , dont nous travaillons fans
cefle à préferVer notre troupeau. Enfin nous ne craignons pas
d'en appeller ici au témoignage des perfonnes de tout ordre , &
même des étrangers qui entendent nos inftruftîons tant publiques
que particulières, & qui en font édifiés.
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VBS Pastevrs î)e ÙENèrE^ 461
Sur quoi donc a-t-on pu fe fonder pour donner une autre
idée de notre doftrîne? Ou fi Pon veut faire tomber le foupçon
fur notre fincérité, comme fi nous ne penfions pas ce que nous
enfeignôns & ce que. nous profeffbns en public 1 de quel droit fe
permet-on un foupçon fi odieux? Et comment n'a-t-on pas fentî
qu'après avoir loué nos mœurs comme exemplaires , c'étoit fe
contredire , c'étoit faire injure à cette même probité , que de nous
taxer d'une hypocrîfie où ne tombent que des gens peu confcien-
tieux , qui fe jouent de la religion ?
Il eft vrai que nous eftimons & que nous cultivons la philofo-
pbie. Mais ce n^eft point cette philofophie licencîeufe & fophifti-
que dont on voit aujourd'hui tant d'écarts. Oeft une philofophie
folide y qui , loin d'ajfFoiblir la foi, conduit les plus fages k être aufii
les plus religieux.
Si nous prêchons beaucoup la morale, nous n^infifions pas
moins fur le dogme. Il trouve chaque jour fa place dans nos
chaires : nous avons même deux exercices publics par femaine ,
uniquement deflinés à l'explication du catéchifme. D'ailleurs cette
morale eft la morale chrétienne , toujours liée au dogme , & tirant
de-Ia fa principale force , particulièrement des promefles de pardon
& de félicité éternelle que fait l'Évangile à ceux qui s'amendent,
comme aufli des menaces d'une condamnation éternelle contre les
impies & les impénitens. A cet égard , comme à tout autre , nous *
croyons qu'il faut s'en tenir à la fainte Écriture , qui nous parle,
non du purgatoire, mais du paradis & de l'enfer, où chacun re-
cevra fa jufte rétribution , félon le bien ou le mal qu'il aura fait
dans cette vie. C'eft en prêchant fortement ces grandes vérités
<que nous tâchons de porter les liommes à la fanâification.
Si on loue en nous un efprît de modération & de tolérance;
on ne doit pas le prendre pour ime marque d'indifférence ou de
relâchement. Grâces k Dieu, il a un tout autre principe. Cet
efprit eft celui de l'Évangile , qui s'allie très-bien avec le zèle.
D'un côté la charité chrétienne nous éloigne abfolument des voies
de contrainte , & nous fait fupporter fans peine quelque diverfité
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'4<4
D È C L 'A R A T ï X) It
d'opinions qui n'atteint pas Peflêntiel , comme il y en a en de tout
temps dans les Églifes même les plus pures ; de Pautre , nous ne
négligeons aucun foin, aucune voie de perftiafion, pour établir ^
pour inculquer , pour défendre les points fondamentaux du chrif*
dani/me.
Quand il nous arrive de remonter aux principes de la loi na-
turelle , nous le faifons à l'exemple des auteurs facrés \ & ce n'efl
point d'une manière qui nous approche des déiftes, puifqu'en
donnant à la théologie naturelle plus de folidité & d'étendue que
ne font la plupart d'entre eux » nous y joignons toujours la ré-
vélation , comme un fecours du Ciel crës*néceflàire , & fans le-
quel les hommes ne ferqient jamais fortis de l'état de corruption
ïc d'aveuglement oh ils étoient tombés.
Si l'un de nos principes eft de ne rien propofir à croire qui
heurte la rai/êfiy ce n'eft point- Ih, comme on le fuppofe , un ca-
raâère de focinianifme. C& principe eft commun k tous les pro-
teftans; & ils s'en fervent pour rejetter des doârines abfurdes,
telles qu'il ne s'en trouve point dans PÉcriture-fainte bien enten-
due. Mais ce principe ne va pas jufqu'à nous faire rejetter tout
te qu'on appelle myjîère; puifque c'eft le nom. que nous donnons
h des vérités d'un ordre furnaturel, que la feule, raifon humaine
ne découvre pas , ou qu'elle ne fauroit comprendre parfaitement,
qui n'ont pourtant rien d'impoflibîe en elles-mêmes, I8c que Dieu
nous a révélées. Il fufiît que cette révélation foit certaine dans
fes preuves, & précifç dans ce qu'elle enfeigne, pour que nous
admettions de telles vérités , conjointement avec celles de la re<*
Vgiqn naturelle , d^autant mieux qu'elles fe lient fort bien entre
elles y & que Pheureuy afTemblage qu'en fait PÉvan^ile , forme un
corps de relieion admirable & complet.
Enfin , quoique le point capital de notre religion foit d'a^a-
rer un feul Dis u , l'on ne doit pas dire qu'elle fe riduife prtf^
fu'4 cela chei^prefque tout ce qui n'ejl pas peuple. Les perfonnes les
tnieux inftruites font auflî celles qui favent le mieux quel e(| le prix
4? Palli^çe de graçe , & que fa vie éternellç çonjifiç à çonnoitr^kfcul
vrai
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DES Pasteurs de GENkvE. 46^
vrai Dieu y & celui qu'il a envoyé^ Jésus-Christ, fon fils ^
en qui a habité corpordlement toute la plénitude de la Divinité, &
qui nous a été donné pour Sauveur, -pour Médiateur & pour Juge,
afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père. Par cette
raifon, le terme de ^rejpecl pour Jes us-Christ & pour tÉcri-
turCf nous paroiflant de beaucoup trop foible ou trop équivoque
pour exprimer la nature & retendue de nos fentimens ^ cet égard,
nous difons que c'eft avec foi, avec une vénération religieufe ,
avec une entière foumiflion d'efprit & de cœur , qu'il faut écou-
ter ce divin Maître & le Saint-Èfprit parlant dans les Écritures.
Oeft ainfi qu'au lieu dç nous appuyer fur la fagefle humaine , fi
foible & fi bornée, nous fommes fondés fur Iz, parole de Dieu ^
feule capable de nous rendre véritablement fages à falut, par ht
foi en Jésus-Christ^ ce qui donne k notre religion un princi-
pe plus sûr, plus relevé, & bien plus d'étendue, bien plus d'effi^
cace; en un mot, un tout autre caraâère que celui fous lequel
on s'eft plu ^ la dépeindre.
Tels font les fentimens unanimes de cette Compagnie, qu'elle
fe fera un devoir de manifefter & de foutenir en toute occafion ,
comme il convient k des fidèles fervîteurs de Jesus-Christ. Ce
font aufii les fentimens desMinifires de cette Eglife, qui n'ont pas
encore cure d'ame, lefquels étant informés du contenu de la pré-
fente déclaration , ont tous demandé d'y être compris. Nous ne
craignons pas non plus d'aflurer que c'eft le fentiment général de
• notre Églife ; ce qui a bien paru par la fenfibilité qu'ont té-
moignée les perfonnes de tout ordre de notre troupeau fur l'ar-
ticle du Diâionnaire qui caufe ici nos plaintes.
ApRiss ces explications & ces afiurances , nous fommes bien
difpenfés , non-feulement d'entrer dans un plus grand détail fur
les diverfes imputations qui nous ont été faites ; mais auflî de répon-
dre à ce que Ton pourroît encore écrire dans le même but. Ce
ne feroit qu'une conteftation inutile, dont notre caraftère nous
éloigne infiniment. Il nous fuffit d'avoir mis à couvert l'honneur
de notre Églife & de notre miniftère , en montrant que le por-
trait qu'on a fait de notre religion eft infidèle, & que notre at-
(Suvres mêlées. Tome JL Nnn
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466 D É C ZA RA T I O N ^ &Cs
cachemenc pour la faine doârine évangélique n^eft , ni moins fin-
cère que celui de nos pères i ni différent de celui des autres Égli-
Tes réformées , avec qui nous faifons gloire d^étre unis par lés
liens d'une même foi, & dont nous voyons avec beaucoup de
peine que l^on veuille nous difiinguer.
J. TREMBLEY,.
Secrétaire.
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DISCOURS
SUR LA QUESTION
Quelle ejl la vertu la plus nécejfaire au Héros^
& quels font les Héros à qui cette vertu a
manqué f
LETTRE qui PRÉCÈDE CE DISCOURS
De m. J. J. Rousseau.
.V(
Ous vous rappeliez fans doute» Moufieur, que feu M. le
» Marquis de Curfay , commandant les troupes Fr-ançoifes en Corfe,
» établit dans cette ifle une Académie de Littérature. Cette Aca-
» demie y en 1 75 1 , propofa pour fujet d'un prix d'éloquence cette
» queflion : Quelle tjl la vertu la plus nécejfaire au Héros ^ & quels
» Jimt les Héros à qui cette vertu a manqué? Je ne fais ni fi le
» prix fut décerné , ni h quelle pièce il fut adjugé ; mais ce que
» je fais très-bien , c'eft que M. Roujfeau de Genève traita ce fujet
» dans un Difcours dont un heureux hazard nVa procuré une copie :
» ce Difcours n'a point encore vu le jour ; il eft même peu connu,
» & vous ferez sûrement plaifir au public de le publier. Vous y
9 reconnoitrez ) je crois, la touche mâle & ferme du philofophe
» Genevois. Le voici. «
Si je îi^étois Alexandre ^ dîfoitun Conquérant , je voudroîsétre
Diogene. Socratt n'eût pas dit : fi je n'étois ce que je fuîs,jevou-
drois être Alexandre. Il y avoit des raifons pour le Monarque;
il n'y en avoit pas moins pour le philofophe. Lequel donc de-
voit l'emporter? Ofons trancher cette grande queftion; & avant
cjue de parler de l'héroïfme , tâchons de lui marquer fa place dans
Nnn ij
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468
Discours
Tordre des chofes morales. Sans ce premier pas , comment pour-
rîons-nous afligner les vertus qui lui conviennent , & décider en-
tre elles de la préférence }
Toutes les vertus appartiennent au fage. Le Héros fe dé-
dommage de celles qui lui manquent par Téclat de celles qu^il
pofTede. Les vertus du premier font tempérées, mais il eft exempt
de vices , fi le fécond a des défauts , ils font effacés par Téclat de
fes vertus. L'un , toujours folide , n'a point de mauvaifes quali-
tés; l'autre, toujours grand, n'en a point de médiocres. Tous
deux font fermes & inébranlables 9 mais de différentes manières
& en différentes chofes : l'un ne cède jamais que par raifon , l'au-
tre jamais que par générofité ; les fbiblefles font auflî peu connue
du fage , que les lâchetés le font peu du Héros , & la violence
n'a pas plus d'empire fur l'ame de celui-ci que les pafiions fur
celle de l'autre.
Il y a donc plus de perfeAion dans le caradère du fage, de
plus de fafle dans celui du Héros; & la préférence fe trouveroic
décidée en faveur du premier , en fe contentant de les confidérer
ainfi en eux-mêmes. Mais fi nous les envifageons par leur rap-
port avec l'intérêt de la fociété , de nouvelles réflexions produi-
ront bientôt d'autres fentimens , & rendront aux qualités héroï-
ques cette prééminence qui leur efl due , & qui leur a été ac-
cordée dans tous les fiècles d'un commun confentement.
En effet, le foin de fa propre félicité fait toute l'occupation
du fage , & c'en e& bien affez fans doute pour remplir la tâche
d'un homme ordinaire. Les vues du vrai Héros s'étendent plus loin}
le bonheur des hommes efl fon objet, & c'efl a ce fublime tra-
vail qu'il confacre la grande ame qu'il a reçue du Ciel. Les phi-
lofophes , je l'avoue, prétendent enfeigner aux hommes l'art d'être
heureux; &, comme s'ils dévoient s'attendre k former des nations
de fages , ils prêchent aux peuples une félicité chimérique , dont
ceux-ci ne prennent jamais ni l'idée ni le goût. Socratt vit &
déplora les malheurs de fa patrie ; mais c'efl a Trafibulc qu'il
étoit réfervé de les finir ; & Platon y après avoir perdu fon élo-^
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SUR LES VERTUS DES^ HÉROS. 469
^uence, fon honneur & fon temps k la Cour d^un tyran ^ fut
contraint d^abandonner k un autre la gloire de délivrer SyracuTe
du joug de la tyrannie. Le philofophe peut donner h Punivers
quelques inftruâions falutaîres; mais Tes leçons ne corrigeront
jamais ni les grands qui les méprifent , ni le peuple qui ne les
entend point. Les hommes ne fe gouvernent pas ainfi par des
vues abflraites i on ne les rend heureux qu'en les contraignant a
rétre , & il faut leur faire éprouver k félicité pour la leur faire
aimer : voilà Toccupatîon & les talens du Héros 5 c'eft fouvent
la force à la main qu'il fe met en état de recevoir les béné^
diftions éternelles de ceux qu'il contraint d'abord à porter le
joug des loix , pour leur faire enfin connoitre l'autorité de la
raifon.
L'HEROÏSME eft donc, de toutes les qualités de l'ame, celle
dont il importe le plus aux peuples que ceux qui les gouver-
nent foient revêtus. Oeft la - colleâion d'un grand nombre de
vertus fublimes , rares dans leur aflëmblage , plus rares dans
leur énergie , & d'autant plus rares encore, que l'héroiTme qu'elles
cohAituent » détaché de tout intérêt perfonnel , n'a pour objet
que la félicité des autres & pour prix que leur admiration.
Je n'ai rien dit ici de la gloire légitimement due aux grandes
aâions; je n'ai point parlé de la force du génie ni des autres
qualités perfonnelles nécefTaires au Héros , & qui , fans être
vertu , fervent fouvent plus qu'elle au fuccès des grandes entre-
prifes. Pour placer le vrai Héros à fon rang, je n'ai eu recours
qu'à ce principe inconteftable : que c'eft entre les hommes
celui qui fe rend le plus utile aux autres qui doit être le premier
de tous. Je ne crains point que les fages appellent d'une décî-
iion fondée fur cette maxime.
Il eft vrai , & je me hâte de l'avouer , qu'il fe préfente ,
dans cette manière d'envîfager l'héroïfme, une objeôion qui
femble d'autant plus difficile à réfoudre, qu'elle eft tirée du
fond même du fujet. Il ne faut point, dîfoient les anciens, deux
foleils dans la nature , ni deux Cé/ars fur la terre. £n effet , il
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470
Discours
en eft de rhéroïfme comme de ces métaux recherchés, dont le
prix confifte dans leur rareté , & que leur abondance rendroit
pernicieux ou inutiles. Celui dont la valeur a pacifié le monde ,
Peut défolé, s'il y eût trouvé un feul rival digne de lui. Telles
cîrconftances peuvent rendre un Héros néceffaire au falut du
genre humain : mais, en quelque temps que ce foit, un peuple
de Héros en feroit infailliblement la ruine; &, femblable aux
foldacs de CadmuSy il fe détruiroit bien-tôt lui-même.
Quoi donc , me dira-t-on ! la multiplication des bienfaiteurs
du genre humain peut -elle être dangereufe aux hommes, &
peut-il y avoir trop de gens qui travaillent au bonheur de tous >
Oui, fans doute, répondrai- je, quand ils s^ prennent mal , ou
qu'ils ne s'en occupent qu'en apparence. Ne nous diflîmulons
rien ; là félicité publique eft bien moins la fin des aftions du
Héros , qu'un moyen pour arriver à celle qu'il fe propofe ; &
cette fin eft prefquc toujours fa gloire perfonnelle. L'amour de
là gloire a fait des biens & des maux innombrables î l'amour de
la patrie eft plus pur dans fon principe & plus sûr dans fes efFets :
auflî le monde a-t-il été fouvent furchargé de Héros; mais les na-
tions n'auront jamais afTez de citoyens. Il y a bien de la diffé-
rence entre l'homme vertueux & celui qui a des vertus; celles
du Héros ont rarement leur fource dans la pureté de Tame; &,
femblables à ces drogues falutaires, mais peu agiffantes, qu'il faut
animer par des fels acres & corrofifs, on diroit qu'elles aient bé-
foin du concours de quelques vices pour leur donner de l'adivité.
Il ne faut donc pas fe repréfenter ThéroiTme fous l'idée d'une
perfection morale , qui ne lui convient nullement , mais comme
un compofé de bonnes ou mauvaifes qualités , falutaires ou nuifi-
bles , félon les circonftances , & combinées dans une telle propor-
tion, qu'il en réfulte fouvent plus de fortune & de gloire pour ce-
lui qui les pofTède , & quelquefois même plus de bonheur pour
les peuples , que d'une vertu plus parfaite.
De ces notions bien développées il s'enfuit qu'il peut y avoir
î>ien des vertus contraires à l'héroiTme; d'autres qui luifoient in-
k
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SUR LES VERTUS DES HÉROS ^ 47»
dîflSprentes ; que d'autres lui font plus ou moins favorables , félon
leurs difFérens rapports avec le grand art de fubjuguer les cœurs
& d'enlever l'admiration des peuples ^ oc qu'enfin , parmi ceis der-
nières, il doit y en avoir quelqu'une qui lui foit plus nécefTaire ,.
plus efTentielIe ^ plus indifpenfable , & qui le caraâérife en quel-
que manière : c'eft cette vertu fpéciale & proprement héroïque:
qui doit être ici l'objet de mes recherches.
Rien n'eft fi d^cifif que l'ignorance , & le doute eft auflî rare
parmi le peuple que l'affirmation chez les vrais philofophes. Il y
a long-temps que le préjugé vulgaire a prononcé fur la queftion
que nous agitons aujourd'hui , & que la valeur guerrière paflTe chex
là plupart des hommes pour la première vertu du Héros. Ofons^
appeller de ce jugement aveugle au tribunal de laraifon, & que
les préjugés, fi fouvent Cts ennemis & fes vainqueurs^, apprennent
à lui céder k leur tour.
Ne nous refufons point à la première réflexion que ce fujet
fournit , & convenons d'abord que les peuples ont bien inconfi-
dérément accordé leur efiime & leur encens à la vaillance nlartiale^
ou que c'eft en eux une inconféquence bien odieufe de croire
que ce foit par la deftruâion des hommes que les bienfaiteurs du
genre humain annoncent leur cataâère. Nous fommes à la fois*
bien mal-adroits & bien malheureux , fi ce n'eft qu'à force de nouS'
défoler qu'on peut exciter notre admiration. Faut- il donc croire
que fi jamais les jours de bonheur & de paix renaifToient parmi
nous y ils en banniroient l'héroïfme avec le cortège affreux des car
lamités publiques , & q,ue les Héros feroient tous relégués dans le:
temple de Janus^ comme on enferme , après là guerre f de vîell?^
les & inutiles armes dans nos arfenaux.
. Je fais qu'entre lès qualités qui doivent former le grand Hom-
me , le courage eft' quelque chofe ; mais hors du combat la valeur
îi'eft rien. Le brave ne fait fes preuves qu'aux jours de bataille „
le vrai Héros fait les fiennes tous les jours; & fes vertus, pour
fe montrer quelquefois en pompe, n'en font pas d'un ufag<s moins^
fréquent fous un extérieur plus modefte«.
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472 Discours
Osons le dire , tant s'en faut que la valeur foît la première
vertu du Héros , qu'il eft douteux même qu'on la doive compter
au nombre des vertus. Comment pourroit-on honorer de ce titre
une qualité fur laquelle tant de fcéiérats ont fondé leurs crimes l
Non , jamais les Catilinas^ ni les Cromwcb n'euflent rendu leurs
noms célèbres ; jamais Pun n'eût tenté la ruine de fa patrie , ni
l'autre afTervi la fienne , fi la plus inébranlable intrépidité n'eût fait
le fond de leur caraftère. Avec quelques vertus de plus , me di-
rez-vous , ils euflènt été des Héros ; dîtes plutôt qu'avec quelque?
crimes de moins ils eufTent été des hommes.
Je ne pafTerai point ici en revue ces guerriers funeftes, la ter-
reur & le fléau du genre humain , ces hommes avides de fang &
de conquêtes, dont on ne peut prononcer les noms fans frémir ^
des Marins^ des Totilas, des Tamcrlans. Je ne me prévaudrai
point de la jufte horreur qu'ils ont infpîrée aux nations. Et qu'efl-il
befoin de recourir k des monftres pour établir que la bravoure même
la plus généreufe eft plus fufpeâe dans fon principe , plus journa*
lière dans fes exemples, plus funefte dans fes effets, qu'il n'appar*
tient \ la candeur , à la folidité & aux avantages de la vertu ? Com-
bien d'aûions mémorables ont été infpirées par la honte ou par la
vanité ? Combien d'exploits , exécutés \ la face du foleil , fous les
yeux des chefs & en préfence de toute une armée , ont été dé-
mentis dans le filence &: l'obfcurité de la nuit) Tel eft brave au
milieu de fe^ compagnons , qui ne feroit qu'un lâche , abandonné
. \ lui-même ; tel a la tête d'un Général qui n'eut jamais le cœur
d'un foldat ; tel affronte fur une brèche la mort & le fer de foa
ennemi , qui , dans le fecret de fon domeftique , ne peut foutenir
la vue du fer falutaire d'un Chirurgien. Un tel étoit brave un tel
jour, difoient les Efpagnols du temps de Charles - Quint ^ & ces
gens-lh fe connoiflToient en bravoure. En effet, rien peut-être n'efl
, fi journalier que la valeur, & il y a bien peu de guerriers fincères
qui ofaflent répondre d'eux feulement pour vingt- quatre heures.
Ajax épouvante He3or; HîSor épouvante Ajaxy & fuit devant
Achille, Antiochus le Grand fut brave la moitié de (x vie , & lâche
l'autre moitié* Le triomphateur des trois parties du monde perdic
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SUR LES VERTUS DES HÉROS. 47}
ïe cœur & la tête à Pharfalc. Cijar lui-môme fut ému \ Dirra-
chium , & eut peur \ Munda , & le vainqueur de Brutus s'enfuit
lâchement devant Oâavcy & abandonna la viâoire & TEmpire du
monde à celui qui tenoît de lui Tun & Tautre, Croira -t- on
que ce foit faute d'exemples modernes que je n'en cite ici que
d'anciens ?
Qu'on ne nous dife donc plus que la palme héroïque n'appar-
tient qu'à la valeur & aux talens militaires. Ce n'eft point fur les
exploits des grands hommes que leur réputation eft mefurée. Cent
fois les vaincus ont remporté le prix de la gloire fur les vainqueurs.
Qu'on recueille les fufFrages & qu'on me dife lequel eft le plus
grsuià à* Alexandre ou de Porus , de Pyrrhus ou de Fabrice , d'-rf/i- .
toine ou de Brutus , de François I dans les fers ou de Charles^'
Quint triomphant, de Vabis vainqueur ou de Coligny vaincu î
Que dirons-nous de ces grands hommes qui , pour n'avoir point
fouillé leurs mains dans le fang, n'en font que plus sûrement im-
mortels? Que dirons-nous du Légiflateur de Sparte, qui, après
avoir goûté le plaiHr de régner , eut le courage de rendre la cou-
ronne au légitime poffefleur qui ne la lui demandoit pas \ de ce
doux & pacifique citoyen qui favoit venger fes injures , non par la
mort de l'ofienfeur^ mais en le rendant honnête homme? Fau-
dra-t-il. démentir l'oracle qui lui accorda prefque les honneurs
divins , & réfufer l'héroïfme à celui qui a fait des Héros de tous
fes compatriotes? Que dirons-nous du Légiflateur d'Athènes, qui
fut garder fa liberté & fa vertu k la Cour même des tyrans , &
t>fa foutenir en face à un Monarque opulent que la puiffance &
les richeflès ne rendent point un homme heureux ? Que dirons-
nous du plus grand des Romains & du plus vertueux des hommes^
de ce modèle de citoyens , auquel feul l'opprefleur de la patrie
fit l'honneur de le haïr affez pour prendre la plume contre lui ,
même après fa mort ? Ferons-nous cet affront h l'héroïfme d'en
refufer le titre à Caton ? Et pourtant cet homme ne s'efl point
illuftré dans les combats , & n'a point rempli le monde du bruit
de (qs exploits. Je me trompe , il en a fait un , le plus difficile
qui ait jamais été entrepris , & le feul qui i\e fera point imité ,
iEuvrcs mdtcs. Tome IL O o o
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474 Discours
quand d^un corps de gens de guerre il forma une Coçiité i'hom^
mes fagesi équitables & modefles.
On fait aflez que le partage à*jiugufle n^étoit pas la valeur.
Ce n'eft point aux rives d'Aôîum, ni dans les plaînes de Philîp-
pes y qu'il a cueilli les lauriers qui Pont Jmmortalifé , mais bien
dans Rome pacifique & rendue heureufe. L'univers fournis a moins
fait pour la gloire & pour la sûreté de fa vie j que Péquité de fes loix&
le pardon de Cinna : tant les vertus fociales font dans les Héros même
préférables au courage ! Le plus grand Capitaine du monde meurt
aflafliné en plein Sénat pour un peu de hauteiur indifcrette , pour
avoir voulu ajouter un vain titre ^ un pouvoir réel; & Pauteur
odieux des profcriptions , effaçant Ces forfaits ^ force de juftice &
de clémence , devient le père de fa patrie qu'à «vok défoléc , êc
meurt adoré des Romains qu'il avoit rendus^efclaves.
Aux exemples qui fe présentent en foule » & qu^il ne m^efl
pas permis d'épuifer , ajoutons quelques réflexions qui confirment
les induôions que j'en veux tirer ici, Affigner le premier rang k
la valeur dans le caraAère héroïque, ce ferott donner au bras
qui exécute la préférence fur la tête qui projette. Cependant
on trouve plus aifément des bras que des têtes. On peut
confier k d'autres Texécutton d'un grand projet fans en per-
dre le prmcipal mérite î mais exécuter le projet d^utrui , c^ ren-
trer volontairement dans l'ordre fub^er ne , qui ne convient potot
au Héros.
Ainsi , quelle que foît la vertu qui le caraâérifê » elle doit «ft*
noncer le génie , & en être inséparable. Les qualités béiroifques
ont bien leur germe dans le CG&ur , mais c'efl daos la tête qu^eUes
f e développeiH & prennent àe la folidicé. L'ame la plus pure peut
s'égarer dai^ la f oute même du bien , fi l'efprit & la iraÂfon ne
la guident , Se toutes les vertus s'aUèrent fans le concours de k
fagefle. La feraie^ dégénjère aiféoient en opiaiàtre^é , la douceur
en foibiefle , le zèle en fana«âfme , le valeur en férociiié. Souvent
une grande entreprife » mal concertée , fait plus de tort à cehit qui
U manque y qu'un fuccèi mérité ne lui e^t i^ d'houmeur; eu
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SUR LES VSRTVS DES HÉROS. 47 J
le mépris td ordinairement plus fort que Peftime. Il femble
même que , pour établir une réputation éclatante , les talens Tup"
pléent bien plus aifément aux vertus , que les vertus aux talens:
Le foldat du Nord » avec un génie étroit & un courage fans
bornes , perdit fans retour , dès le milieu de fa carrière , une
gloire acquife par des prodiges de valeur &: de générofité ; & il
eft encore douteux dans Popinion publique fi le meurtrier de
Charles Stuari n^eft point avec tous fes forfaits , un des plus grands
hommes qui aient jamais exifté.
La bravoure ne conftttue point wi caraâère, & c'eft au con-
traire du caractère de Celui qui la pofsàde qu^elle tire fa forme
particulière. Elle eft vertu dans un ame vertueufe , & vice dans
un méchant. Le Chevalier Bayard étoit brave ^ Cartouche Yétoit
auffi : mais croira- t-on jamais qu'ils le fudent de la njéme manière.
La valeur eft fufceptible de toutes les formes ; elle eft généreufe
ou brutale , ftupide ou éclairée , furieufe ou tranquille y félon Ta*"
me qui la pofsède \ félon les circonftances , elle eft Pépée du vice
ou le bouclier de la vertu \ & puifqu'elle n'annonce nécefTaireniénc
ni la grandeur de l'ame , ni celle de Teiprit , elle n^eft point la
vertu la plus néceftaire au Héros.
T'AI attaqué une opinion dangereufe & trop répandue; je
n'ai pas les mêmes raifons pour fuivre dans tous ces détails la mé-
thode des exclufions. Toutes les vertus naiftent des diftérens rap-
ports que la fociété a établis entre les hommes. Or , le nombre
de ces rapports eft prefque infini. Quelle tâche feroit-ce donc
d'entreprendre de les parcourir ? Elle feroit immenfe , puifqu'il y
a parmi les hommes autant de vertus poflîbles que de vices réels ;
elle feroit fuperflue ^ puifque dans le nombre des grandes & diffi-
ciles vertus dont le Héros a befoin pour bien commander, on ne
fauroit comprendre comme nécefiaires le grand nombre de vertus
plus difficiles encore » dont la multitude a befoin pour obéir. Tel
a brillé dans le premier rang , qui , né dans le dernier , fût mort
obfcur , fans s'être fait remarquer. Je ne fais ce qui fût arrivé
^ÉpiSiu , placé fur le trône du monde ; mais je fais qu'à la place
d'ÉpiSète , Céfar lui-même n'eût jamais été qu'un chétif efclavei
Ooo îj
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Discours
Bornons-nous donc, pour abréger , aux dîvîfîons établies par
les philofophes , & contentons-nous de parcourir les quatre prin-
cipales vertus auxquelles ils rapportent toutes les autres, bien sûrs
que ce n'eft pas dans des qualités accefToires , obfcures & fubal-
ternes , que Ton doit chercher la bafe de PhéroïTme.
Mais dirons-nous que la juftice foit cette bafe ,• tandis que c'eft
fur Wnjuftice même que la plupart des grands hommes ont fondé
le monument de leur gloire 1 Les uns enivrés d'amour pour la pa-
trie n'ont rien trouvé d'illégitime pour la fervir, & n'ont point hé-
fité d'employer pour fon avantage des moyens odieux que leurs
âmes généreufes n'euflent jamais pu fe réfoudre d'employer pour
le leur j d'autres dévorés d'ambition , n'ont travaillé qu'à mettre
leur pays dans les fers j l'ardeur de la vengeance en a porté d'au-
tres à le trahir. Les uns ont été d'avides conquérans , d'autres
d'adroits ufurpateurs, d'autres même n'ont pas eu honte de fe
rendre les miniftres de la tyrannie d'autrui. Les uns ont méprifé
leur devoir , les autres fe font joués de leur foi. Quelques - uns
ont été injuftes par fyftême , d'autres par foibleqfe , la plupart par
ambition : tous font allés à l'immortalité.
La juftice n'eft donc pas la vertu qui caraftérife le Héros. On
ne dira pas mieux que ce foit la tempérance ou la modération ,
puîfque c'eft pour avoir manqué de cette dernière vertu que les
hommes les plus célèbres fe font rendus immortels , & que le vice
oppofé k l'autre n'a empêché nul d'entre eux de le devenir ; pas
même Alexandre^ que ce vice affreux couvrit du fang de fon ami-
pas même Céfar, à qui toutes les diffolutions de fa vie n'ôterent
pas un feul autel après fa mort.
La prudence eft plutôt une qualité de Pefprît qu'une vertu de
l'ame. Mais , de quelque manière qu'on l'envifage , on lui trouve
toujours plus de folidité que d'éclat, & elle fert plutôt à faire va-
loir les autres vertus qu'à briller par elle-même. Si elle prévient
les grandes fautes, elle nuit auflî aux grandes entreprifes ; car il
en eft peu où il ne faille toujours donner au hazard beaucoup
plus qu'il ne convient à l'homme fage. D'ailleurs le caraftère de '
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SUR LEf VERTUS DES HÈROSZ ^77
fhéroïfme cft de porter au plus haut degré les vertus qui luî font
propres. Or , rien n'approche tant de la puiillanimité qu^ine pru-
dence exceflive. La prudence n'eft donc point encore la vertu
caraâériftique du Héros.
L'HOMME vertueux eftjufle, prudent, modéré , fans être pour
cela un Héros ; & trop fréquemment le Héros n*eft rien de tout
cela. Ne craignons point d'en convenir, c'eft fouvent au mépris
même de ces vertus que Théroïfme a dû fon éclat. Que devien-î
dr oient Ccfar^ Alexandre j Pyrrhus j Annibal envifagés de ce cô-
té ? Avec quelques vices de moins peut-être euflent-îls été moins
célèbres ; car la gloire eft le prix de Théroïfme ; mais il en faut
un autre pour la vertu.
5'IL falloit dîftribuer les vertus à ceux à qui elles conviennent
le mieux , j'affignerois la prudence à l'homme d'état , la juflice au
citoyen, la modération au fage; pour la force de l'ame, je la
donnerois au Héros , & il n'auroit pas à fe plaindre de fon partage.
En efFet, la force eft le vrai fondement de l'héroïfme, elle
eft la four ce ou le fupplément des vertus qui le compofent, &
c'eft elle qui le rend propre aux grandes chofes. Raflemblez k plaî-
(ir les qualités qui peuvent concourir h former le grand homme y
fi vous n'y joignez la force pour les animer , elles tombent toutes
en langueur, & l'héroïfme s'évanouît. Au contraire , la feule force
de l'ame donne néceffairement xxh grand nombre de vertus hé-
roïques à celui qui en eft doué , & fupplée à toutes les autres;
Comme on peut faire des aÔions de vertu fans être vertueux ;
on peut faire de grandes allions fans avoir droit à l'héroïfme. Le
Héros ne fait pas toujours de grandes aâions ; mais il efl toujours
prêt k en faire au befoin , & fe montre grand dans toutes les cir-
conftances de fa vie : voilà ce qui le diftingue de l'homme vul-
gaire. Un infirme peut prendre la bêche & labourer quelques
momens la terre ; mais il s'épuife & fe laflè bientôt. Un robufte
laboureur , s'il ne travaille pas fans cefle , le pourroit au moins
fans s'incommoder, & c'efl à fa force qu'il doit ce pouvoir^
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Discoure
Les hommes font plus tveugles que méchaos | & il y t frfut
de foibleiTe que de malignité dans leurs vices. Nous nous trompons
nous-mêmes avant que de tromper les autres, & nos fautes ne
viennent que de nos erreurs i nous n^en commettons guères que
parce que nous nous laidbns gagner a des petits intérêts préfens ,
qui nous font ouhUer les choies importantes qui font plus éloignées.
D«Ëi toutes les petitefles qui caraâérifenr le vulgaire tnconftanr,
Mg^eté» caprice, fourberie , fanatifme, cruauté : vices qui tous
ont leur four ce éais la foibIef& de Tame. Au contraire , tout eft
grafié & généreux dans une ame forte , parce qu^elle fait Afcerner
le beau du fpécieux ^ la réalité de ^apparence , ic fe fixer ^ fou
objet avec cette fermeté qui écarte les illufions & furmonte les
plus grands obflacles.
Cest aJAfi qu^un jugement incertain & un cotur facile à fé*
duire rendent les hommes foibles Se petits. Pour être grand il ne
iaut que fe retidre maître de foi. C^eft au-de^m de nous-mê«
mes que fbnt nos phis^ redoutables ennemis, & quiconque aura
fu les combattre & les vaincre , aura plus fait pour la gloire , au jur
gementdes fages, que s'il eût conquis Tunivers.
Voila ce que produit la force de Pâme ; c^efl ainfi qu'elle peut
éclairer l'efprit , étendre le génie & donner de Ténergie & de la
vigueur k toutes les autres vertus : elle peut même fuppléer ï celles
qui nous manquent} car celui qui ne feroit ni courageux, ni jufle,
ni fage, ni modéré par inclination, le fera pourtant ^ar raifon,
fi-tôt qu'ayant furmonte fes paffions 8c vaincu fes préjugés , il fen*
tira combien il lui efl avantageux de Pêtre , fi-tôt qu'il fera con^-
vaincu qu'il ne peut faire fon bonheur qu'en travaillant à celui
des autres. La force oA donc la vertu qui caraâérife rhéroïfme,
& elle l'efl encore par une autre raifon fans réplique , que je tire
des réflexions d'un grand homme : les autres verms, dit le Chan-
celier Bacon, nous délivrent de la domination des vices} la feule
force nous garantit de celle de la fortune.
ÂFRàs avoir déterminé cette verm caraftériflîque , je devroîs
parler de ceux qui font parvenus k l'héroiifme fans la poflféder»
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SUR LES VERTUS DES HÉROSi 479
M^s comment y ferolent-ils parvenus fans la partie qui feule
confiitue le Héros 1 & qui lui eft eflentielle ? 7e n^ai rien k dire
lk-deflus> & c'efl le triomphe de ma caufe. Parmi les hommes
célèbres ^ dont les noms font infcrits au temple de la gloire , les
uns ont manqué de fagefl[e , les autres de modération j il y en a
eu de cruels, d'injuftes, d'imprudens, & de perfides; tous ont eu
des foibleflfes : nul d^entre eux n'a été un homme foible. En un
mot, toutes les autres vertus ont pu manquer k quelques grands
hommes , mais , fans la force & du génie & de Tame, il n^ eut
jamais de Héros.
F IV PU Tous S B e 0 V J>.
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4^1
T A B L E.
JJiSCOURS fur P origine & Us fondcmens de Vincgalitc parmi
'^. Us Hommes. Page i
Dédicace.
Préface.
'AvertiJJement far Us Votes.
^ueflion propofée par t Académie de Dijon.
Origine de V inégalité parmi Us Hommes.
-Première Partie.
Seconde Partu.
Hcies.
Du Contrat Sbcîal, ou Principe du Droit Politique.
LIVRE PREMIER,
Oh îl recherche comment l'homme pafle de Pétat de nature li
rétat civil , & quels font les conditions efTentielles du paâe«
3
^7
32
6i
93
, C H A P I T R E I.
Sujtt de ce premier Livre. x 38
Chapitre II.
Des premières Sociétés. liià.
C H A P I T R E I ï I.
Pa Droit du plus fort. 1 40
.Chapitre IV.
De TEfclavage. 141
Chapitre V-.
Qu^il faut toujours remonter â une première convention. 1^6
Chapitre VI-
l>u PaSe focial, ^47
Chapitre VIL
Du Souveraine '4f
Chapitre VII t
'De rÈiat civil i$2
Chapitre IX.
'Du Domaine réel 1 5 J
Œuvres mêlées. Tome IL Fps
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T A s t Bn
ZIVRM SECOND,
&i à eft traité de U Légiflatioiu
Cha?i'tre L
Que la Soavcraincti ejl inaliénable. Ttm t <7
Chapitre IL
Que là Souveraineté eft indivifibU. ^^^
Chapitre II L
.52 la volonté générale peut errer. ^^^
Chapitre IV,.
Des bornes du pouvoir fouverain. jg^
Chapitre V.
JJu Droit de vie €f de mort. j^^
Chapitre VL
De la Loi. ,^g
Chapitre VII.
Da Légi/Uteur. ,-.j'
Chapitre Vllt
Du Peuple. I7<
Chapitre IX,
Suite.
Suite»
Chapitre X.
X
n
^79
Chapitre XÏ
Da divers fyjîémes de Llgijlation. ,g^
Chapitre XIÏ.
jybnÇwn des Loix.
livre' TKQISIÈ Mti
»»f
Où il eft traité de» Loix pdîtiqaes, c'eft-k-dire, de kt forme da
Gouvernement.
Chapjtre Ï.
Du Gouvernement en général ,y^
Chapitre II.
Du Principe gui conftitue les diverfu formes de Gouvernement, ijij
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T z ^ U :Ei 4^
Chapitre IIL
Mhfifitm des Gcuvcmemcns. Page 19?
Chapitrç IV,
Deia Démocratie , '^97
Chapitre V.
X)c PAnfiocratie. i ^f
Chapitre VI,
J)t Id Monarchie. 110%
Chapitre VIL
2>«r Gouvememens mixtes. il 07
Chapitre VIII.
Que toute/orme de Gouvernement tCefipas propre à tout pays. 209
ChapitreIX.
Desfignes tPun ion Gouvernements 21 j
"Chapitre X.
De tabus du Gouvernement & de fa pente à diginirer. %i6
Chapitre XL
De la mort du Corps politique. * 217
Chapitre XIL
Comment fe maintient V autorité Jouiwtdng. %%q
Chapitre XII L
Smte, aat
Chapitre XIV.
Suite. 223
Ch APITRB XVr
Des Députés ou Repréfentans. 224
Chapitre XVL
Que Tinjiitution du Gouvernement n*efi point un contrai* 228
Chapitre XVIL
De Finflitution du Gouvernement.^ 229
Chapitre XVIIL
Moyen de prévenir les ufurpations du Gouvernements 230
LIVRE qUATRIEMEr
0\x continuant de traiter des Loix politiques , on expofe lef
moyens d^afFermir la conftitution de PÉtatr
Chapitre L
*' Que la volonté générah efi indefbruSihU. 1^33
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4^4
JP»
** *
jG ^ft A P I T R E II.
-
Dts Suffrages.
Page %^
*t'
Chapitre
m.
D^ Èk0ions.
■xsS
Chapitre
IV.
Des Comices Romains.
*4x-
Chap I t r b
V.
Du Tribunat.
%%±
Chapitre
VI.
De la Diâature.
«54
Chapitre
VIL
De la Cenfure.
457
Chapitre
VIII.
De la Religion civile.
259
Chapitre IX.
Cvnclujîon* %6^
J. T. RouffeaUy Citoyen de Genève , à M. iPAlemhert, de Pjicadi'
mie Françoi/e , &c.fur fon Article GENiVB , dans lefeptUmt
Volume de V tncyclopédie , particulièrement fur le projet d^ établir
,, un Ihéatrede Comédie en cette Ville^ ' %jï
Préface. • 273
/. /. Roujfeau^ Citoyen de Genève à M. d^Alembert. 281
Lettre à M. Roujfeau^ Citoyen de Genève ^ par M. d'Alembert^ de
V Académie Frànçoife^ enréponfe à la précédente. 411
Defcription abrégée du Gouvernement' de Genève. 445
Article Genève, tiré du feptième Volume de T Encyclopédie. 447
Extrait des Regijires de la vénérable Compagnie des Pafeurs $f
Profeffeurs de VÉglife & de F Académie de Genève. ^61
Difcours fur la Queftion quelle efi la vertu la plus nécejffaire ait
Héros ^ & ^uels font les Héros à qui cette vertu a manqué? ^6j
Fia de U Table/
842883
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