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Full text of "Collection complette des œuvres de J.J. Rousseau"

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Collection  complette 

des  oeuvres  de  J.J.  Rousseau 

Jean-Jacques  Rousseau,  Jean  Jacques  François 
Le  Barbier,  Jean  IVlichel  Moreau 


rjf.  M^r«ui  l,  Jf  J^l . 


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REFERENCE  DEPARTMENT. 


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TAYLOR 

INSTITUTION 

LIBRARY 


STGILES- OXFORD 


VRi.  1774  ffe-) 


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COLLECTION 

COMPLETTE 

DES 

ŒUVRES 

D  E 

î.  î.    ROUSSEAU. 

TOME    SIXIEME. 


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ŒUVRES 

MÊLÉES 

D   E 

M^   ROUSSEAU, 

T>E    GENE  VE, 

NOUVELLE    ÉDITION, 

Revue ,  corrigée  &  augmentée  de  flufieurs  morceaux  fui 

n*oM  pas  encore  paru, 

AVEC    FIGURES. 

TOME    SECOND. 


LONDRES. 


M.    DCC.   LXXVl. 


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J)tjvjmi\r  jur  /isjktilée  Ja.'  ll^/t/À^vtt'  • 


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DISCOURS 

SUR 

L^  O   R  I  G  I  N  E 

ET 

LES    FONDEMENS 

DE  riN ÉGALITÉ  PARMI  LES  HOMMES. 

Par   J-J-   ROUSSEAU, 

CITOYEN  DE  GENÈVE. 


ffan  in  depravatis^  fia  in  Ks  fua  ht  né  ficunJSim  nstursm  fi  haient^  con^^ 
fiàeianium  efi  quidfit  nattir£le^ 


{SUanres  m^Uts.  Tome  IL 


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RÉ  P  U  B  I.  I  Q  UE 

B  E     G  EN  È  V  E- 


MÀCîIIf IQUÈS,   TRÈS-ÉONORÊS  15T 
SOUVERAINS  SEIGNEURS,, 

Convaincu  qu*îl  n'appartient  qu'au  Citoyen  vertueux  de 
rèrtêre  à  <a  patrie  des  homieurs^  qu^elIè  puîifé  avoUer,  îl  y- 
a  trente  nm  que  )e  trkVaille  k  inérîtcr  de  vous  ofirîr  un 
iiommâge  jjublic  ;  &  cette  hcurcirie  occafîott  iuppiéakt  en 
partie  k  te  que  mes  efforts  n'ont  pii  faire,  j'ai  cru  qu'il  me 
ferdît  permis  de  confûltcr  ici  te;2èlc  qur  ra^ràme,  pltls  tju6 
le  drok  qui  devroît  m'autorifer.  Ayant  eu  le  botthteur  de 
naître  parmi  vous,  comment  ^tirrois-je  méditer  ftir  Téga* 
lité  que  ia  Natnre  a  mifè  parmi  les  homm^es  ^  &  fur  l'iné* 
|;alité  qu'ils  ont  inflituée,  &ns  penfer  à  la  prol(>ndê  fageflè 
^y^c  laquelle  l'uçe  ^^jl'auçre  >  h^urei^fe^nçiit  cçojfaiftécs  <lan« 
cet  État,  jconcoufcm:  4^^  la  modère  Jd  plus >ppr<)chdnte  de 
la  loi  nat\irelle  ôçjaplus  &voi?a];^  hh  (odété^.BÛ  mainâeft 
de  l'ordre  public  .&  au  bpnheur  des  .particuliers  ?  En  recher- 
cliant  les  mwlleures  maximes  que  Je  bon  fens  puîfïe  diâer 
fur  la  conftitution  d*un  gouvernement,  j'ai  été  fi  frapjpé  dé 
tes  Voir  toutes  en  exécution  dans  le  vôtre,  que  même  fani 
tire  né  dans  vbs  murs ,  î'aùroîs  cru  ne  pouvoir  mé  dilpenfer 


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iff  D  É  D  I  C  A  C  £. 

d'offrir  ce  tableau  de  la  fodété  liamaine  k  celui  de  tous  ley 
peuples  qui  me  parok  en  poflèder  les  plus  grands  avanta^ 
ges,  ôc  en  avoir  le  mieux  prévtnu  les  abus. 

Si  j*avoIs  eu  à  choifir  le  lieu  de  ma  naiflànce,  J'aurais 
choifi  une  focîété  d'une  grandeur  bornée  par  retendue  des 
facultés  humaines^  c*efl--à-dîre,  parla  po|fibilité  d'être  bien 
gouvernée,.  &  ok  chacun  fuffi(aiit  à  fou  emploi,  nul  n'eut 
été  contraint  de  commettre  à  d'autres  les  fondions  dont  it 
étoit  chargé  :  un  Etat  où  tous  les  particuliers  (è  connoiflànt 
entr'eux ,  les  manœuvres  obfcures  du  vice  ni  la  modeftie  de 
Ja  vertu  a'euflent pu.  (e.d<îrober  aux  regards  &  ao  jugement 
du  public,  &  où  cette  douce  habitude  de  fe  voir  &  de  (e 
connokre  fit  de  Pamour^  k  Patrie  l'amour  desQtoyens^ 
pButôt  que  celui  de  la  terre-^ 

,  J'ÂUHors  youfu  naître  dans  un  pays  où  le  Souverain  Sç 
tepeupfe  ne  puflènt  avoir  qu'un  feul  &  même  intérêt,  afin 
qAie  tous  les  mouvemens  de  la;  machine  ne  tendiflent  jamais 
q,u'au  bonheur  commun;  ce  qui  ne  pouvant  fè  faire  k  moins- 
que  Je  peuple  &.,  le  Souverain  ne,  foîent  une  même  per>* 
^n|ie>  fl  s'enfuît  ^que  Taurols  voulu  naître  fous  uhgouver* 
nenoent  démocratique  j  fàgement  tempère^ 

J^At/Rois  voulu  vivre  &  mourir  libre,  c'efl-k-dîre ,  telle- 
ment foumis- aux  loix ,  que  ni  moi  ni  perfônne  n'en  pxit 
fecouer  l'hoflorable  joug;  ce  joug  felutaire  &  doux ,-  que 
les  tètes  les  plus  fières  portent  d'autant  plus  docîlenient 
qifelles:  font  fcites  pour  n'en-  porter  aucun  autres 

J'^AuJRors  donc  voulu  que  perfonne  dans  l'État  n'^eut  pu? 
fedîre  au-deflus  de  la  lof ,  &  que  perfonne  au  dehors  n'eu 
put  trapofer  que  l'État  fut  obligé  de  reconnoître- :  carv, 
çuallè  que  pufflë  être   la  conûîtution  d'un  gouvernement^ 


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D  É^D  I  C  A  C  E.  r 

S^I  s'y  trouve  un  feul  homme  qui  ne  foît  pas  fournis  à  la. 
foi,  tous  les  autres  font  nécdlàirement  à  la  difcrétion  de 
celuî-Ià;  (  voyex  Note  i.  *  )  &,  s'il  y  a  un  chef  national ,  & 
un  autre  chef  étranger ,  quelque  partage  d'autorité  qu'ils  puit 
fent  faire ,  il  efl  impoffible  que  Tun  &  Tautre  foient  bien  obék 
&  que  l'État  foit  bien  gouverne. 

Je  n'aurois  point  voulu  habiter  une  République  de  nou- 
velle inflitution,  quelques  bonnes  loîx  qu'elle  pût  avoir,  de 
peur  que  le  gouvernement,  autrement  conflitué  peut-être 
qu'il  né  faudroit  pour  le  moment ,  ne  convenant  pas  aux 
nouveaux,  citoyens  >  ou  les  citoyens  au  nouveau  gouverne- 
ment ,  l'Etat  ne  fut  fujet  ,à  être  ébranlé  &  détruit  prefque  dès 
fa  naiflaiîcé.  Car  il  en  efï  de  ta  liberté  comme  de  ces  alitnens 
folides  &  fucculens  >  ou  de  ces  vins  généreux ,  propres  à 
nourrir  &  fortifier  les  tempéramens  robufles  qui  en  ont  l'ha- 
bitude, mais  qui  accablent,  ruinent  &  enivrent  les  foibles  & 
délicats  qui  n'y  font  point  faits.  Les  peuples  une  fois  accou^ 
turaés  à  des  maîtres  ne  font  plus  en  état  de  s'en  pafïer.  S'ils 
tentent  de  fecouer  le  joug,  ils  s'éfoignent  d'autant  plus  de  la 
liberté,  que,  prenant  pour  elle  une  licence  effrénée  qui  lui  efl 
oppofée ,  leurs  révolutions  les  livrent  prefque  toujours  à  des 
fédu6teurs  qui  ne  font  qu'aggraver  leurs  chaînes.  Le  peuple 
Romain  lui-même ,  ce  modèle  de  tous  les  peuples  libres ,  ne 
fut  point  en  état  de  fè  gouverner  en  fortant  de  Toppreflion 
des  Tarquîns  :  avilr  par  l*efclavagç  &  les  travai*  ignominieux 
qu*ilslui  a  voient  impofés ,  ce  n'étoit  d'abord  qu'une  flapide 
populacequ'it  fallut  ménager  &  gouverner  avec  la  plus  grande 
fegeflfe  ,  afin  que  s*accoutumant  peu-à-peu  à  reipirer  l'air  (alu- 
taire  de  la  liberté ,  ces  âmes  énervées  ou  plutôt  abruties  fous 
la  tyrannie ,  acquîflènt  par  degrés  cette  févérité  de  mœurs  & 
cette  fierté  de  courage  qui  en  firent  enfin  le  plus  relpeftable 


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VI  D  É  D  I  C  AC  R 

de  tous  les  peuples.  J'auroîs  donc  cherché  pour  ma  patrie  une 
heureufe  &  tranquille  République^  dont  l'ancienneiî  fe  perdît 
en  quelque  forte  dans  la  nuit  des  temps  ;  qui  n'eût  éprouvé 
que  des  atteintes  propres  à  manifefter  &  affermir  dans  fes  ha- 
bitans  le  courage  &  Tamour  de  la  Patrie,  &  où  les  citoyens 
accoutumés  de  longue  main  à  une  fàge  indépendance,  fu^nt^ 
non-feulement  libres ,  mais  dignes  de  Têtre. 

Tavkois  voulu  me  choifir  une  Patrie,  détournée  parimc 
heureufe  împuifîance  du  féroce  amour  des  conquêtes ,  &  ga- 
rantie par  une  pofîtion  encore  plus  heureufe  de  la  crainte  de 
devenir  elle-  même  la  conquête  d'un  autre  État  j  une  ville  libre , 
placée  entre  plufîeurs  peuples  dont  aucun  n*€Ût  intérêt  à  l'en- 
vahir, &  dont  chacun  eût  intérêt  d'çrtipêcher  les  autres  de 
l'envahir  eux-mêmes  ;  une  République ,  en  un  mot,  qui  ne 
tentât  point  l'ambition  de  fes  voifîns  &  qui  pût  raifbnnable- 
ment  compter  fur  leur  fçcours  au  befoin.  Il  s*enfuit  que  y  dans 
une  pofition  fi  heureufe ,  die  n'auroît  eu  rîcn  à  craindre  que 
d'elle-même ,  &  que  fî  fes  citoyens  s'étoient  exercés  aux  ar- 
mes, c'eût  été  plutôt  pour  entretenir  chez  eux  cette  ardeur 
guerrière  &  cette  fierté  de  courage  quified  fî  bien  à  la  liberté, 
&  qui  en  nourrit  le  gQÛt,  que  p^r  la  tiécefSté  de  pourvoir  à 
leur  propre  défenfe, 

J'aurùis  cbeirché  un  pays  i>k  k  droit  de  légiflation  fût 
commun  k  eous  les  citoyens  :  car  qxii  peut  mieux  &voir 
qu'aux  fous  ^nellçs  conditions  il  leur  trpnvient  d^e  vivre  eiw 
fcjiible  dans  une  n:iême  fociétç?  Mais  je  n'aiarois  pas  approuvé 
des  Plébifcites  femblaWes  à  ceux  des  Romains ,  où  les  chefs 
de  rÉtât  &  lès  plus  intélrefîes  à  fe  cottfervation  étoient  exclus 
des  délibérations  dont  fbuverit  dépcndoit  fon  fakt ,  &  où 
par  une  abfurde  inconféquence  les  Magifkrats  étoient  privés 
des  droits  defnt  joi^QÎent  les  fmlples  citoyens. 


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Av  contraire,  j^auroifi  dîfirc  que ,  pour  swpétraj  là  projets 
inoérçffîs  &  mal  coaetts ,  &  )^  iûiiQ¥atioo&  daogereufe» 
qui  perdirent^eafin  ks  Athéniets  i  ch^am  v^dst  pas  k  pou^ 
yoir  de  proposer  de  nouvelles  loix  ^  ià  iàittaUie  ;  que.  ce 
droit  appartint  ai^H  feuls  Magifliats  i  qu*îis  eu  DMentmômo 
avec  tant  de  circonfpeâion,  que  le  peuple  de  fim  c6té^>  Cuit 
fi  réfervé  k  donner  fon  conientetnent  à  ces  Lois  ^  &  que  It 
promulgation  ne  pût  sVn  faire  qu^avec  tant  de  folemimé  ^ 
qu'avant  que  la  conftîtutîon  fôt  ébranlée,  on  eût  le  temps  de 
fe  convaincre  que  c'eft  fur-tout  la  grande  antiquité  des  Loix 
qui  les  rend  faintes  &  vénérables;  que  le  peuple  méprife  biea» 
tôt  celles  qu^l  voit  c;hanger  tous  les  jours ,  &  qu'en  s'accou** 
cumant  à.  négliger  les  anciens  uGiges^fous  prétexte  de  feira 
mieux ,.  on  introduit  fouvcnt  de  grands  maux  pom:  en  cor- 
riger de  moindres. 

J^AURors  fui  ftir-tout,  comme  néccflaîrement  mal  gou- 
vernée, une  République  où  le  peuple  croyant  pouvoir  fèpafl 
1er  de  fes  Magiftrats ,  ou^  ne  leur  laiflcr  qu'une  autorité  pré- 
caire ,  auroit  imprudemment  gardé  Tadminiftration  des  af^ 
Étires  civiles,  &  rexécution  de  (es  propres  Loi»;  jelle  dut 
être  la  groiBère  çonftitution  des  premiers  gouvernemens  for* 
tant  immédiatement  de  Tétat  de  nature ,  &  tel  fut  encore  un 
des  vices  qui  perdirent  la  République  d'Athènes. 

Mais  j'auroîs  choifi  celle  oii  les  particuliers ,  (e  contentant 
de  donner  la  (knéHoh  aux  Loix ,  &  de  décider  en  corps  fur 
le  rapport  des  chefs ,  les  plus  importantes  afïaîres  publiques, 
établiroient  des  tribunaux  refpeftés ,  en  diflingueroient  avec 
foki  les  divers  départemens ,  éliroient  d^année  en  année  hs 
plus  capables  &  les  plus  intègres  de  leurs  concitoyens  poiSf 
adminiftrer  la  juftice  &  gouverner  TÉtat  ;  &  où  la  vertu  dci 
Magiflrats  portant  ainfi  témoignage  de  la  fageflc  du  peuple, 


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rm  Dédicace. 

• 

les  uns  &  les  autres  s'honoreroîent  mutuellement.  De  forte 
que  fi  jamais  de  funeftes  mal-entendus  venoient  à  troubler 
la  concorde  publique ,  ces  temps  mêmes  d'avtuglement  & 
d'erreurs  fuflènt  marqués  par  des  témoignages  de  modéra- 
tion, d'cftîme  réciproque,  &  d'un  commun  relpeâ  pour  les 
Loix;  pré(àges  &  garants  d'une  réconciliation  fmcère  6ç 
perpétuelle. 

'  Tels  font,  MAGNinçiUES  ,  TR^s^H0N0R:és  et  souve- 
rains Seigneurs,  les  avantages  que  faurois  recherchés 
dans  la  patrie  que  je  me  ièrois  choifie.  Que  fi  la  providence 
y  avoit  ajouté  de  plus  une  fituatîon  charmante,  un  climat 
tempéré  ,  un  pays  fertile ,  &  Tafpeâ  le  plus  délicieux  qui  foît 
fous  le  Ciel ,  je  ri'aurois  defiré,  pour  combler  mon  bonheur^ 
que  de  jouir  de  tous  ces  biens  dans  le  (èin  de  cette  heureufe 
patrie ,  vivant  paifiblement  dans  une  douce  foci^cé  avec  mes 
fioncitoyens,  exerçant  envej-s  eux  &  ^  leur  exemple  l'huma- 
nité ,  Tamitié  &  toutes  les  vertus ,  &  laîflant  après  moi  Tho- 
norable  mémoirp  4'un  homjme  d,ç  l?tisn>  &  4'un  honnête  & 
yertueux  patriote* 

Si  ,  moins  heureux  ou  trop  tard  (age^  je  m^étoîs  vu  réduit 
à  finir  en  d'autres  climats  une  infirme  &  languîfi&nte  carrière, 
regrettant  inutilement  le  repos  &  la  paix  dont  une  jeuneflè 
imprudente  m^auroit  pi'ivé  ,  j'aurois  du  moins  nourri  dans 
xnon  ame  ces  mêmes  (èntimens  dônp  ]p  rfaurois  pu  faire 
jifage  dans  mon  pays,  &  pénétré  d'une  zfkStion  tepdre  §C 
4(6fintérefleç  pour  mes  concitoyens  éloignés ,  je  leur  aurok 
a(Jrefle  du  Cond  de  jmon  oçur  à-peu-près  le  dièours  fuivant 

Mes  chers  concitoyens ,  iou  plutôt  mes  fi-eres ,  puîfque  les 
liens  dtt  fang  ainfi  que  les  loix  nous  Mmftcnt  prefque  tous, 
il  m'eft  doux  de  ne  pouvoir  penfer  k  vous ,  fans  penfcr  en 
f^èjnç  temps  k  tpws  les  bjens  dont  vous  jouiflèx ,  &  dontmif 


I 


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Dédicace.  ix 

de  vous  peut-être  ne  fent  mieux  Je  prix  que  moi  qui  les  ai 
perdus.  Plus  je  réfléchis  fur  votre  fituation   politique  &  ci- 
vile, &  moins  je  puis  imaginer  que  la  nature  des  choies  hu- 
maines  puiilè  en  comporter  une  meilleure.  Dans  tous  les  au- 
tres Gouvernemens ,  quand  il  eft  queftion  d'afTurer  le  plus^ 
grand  bien  de  rÉtat,,tout  fe  borne  toujours  k  des  projets 
en  idées,  &  tout  au  plus  à  de  fimples  polTibilirés  ;  pour  vous, 
votre  bonheur  eft  tout  fait,  il  ne  faut  qu'en  jouir ,  &  vous 
n'avez  plus  befoin,  pour  devenir  parfaitement  heureux,  que 
de  favoir  vous  contenter  de  Tétre.  Votre  fouveraineté  acquife 
ou  recouvrée  à  la  pointe  de  Tépée,  &  confervée  durant  deux 
fiecles  à  force  de  valeur  &  de  fagei3è',''eft  enfin  pleinement 
ôc  univerfellement  reconnue.  Des  traités  honorables  fixent 
vos  limites ,  aflurent  vos  droits  &c  afferminènt  votre  repos. 
Votre  conftitution  eft  excellente ,  didée  par  la  plus  fublimc 
raifon,  &  garantie  par  des  Puiflances  amies  &  refpedables; 
TOtre  État  eft  tranquille;  vous  n'avez  ni  guerres  ni  conqué- 
rans  à  craindre,  vous  n'ave?  point  d'autres  maîtres  que  de 
fagcs  loix  que  vous  avez  faites  ,  adminiftrées  par  des  Ma- 
giftrats  intègres  qui  font  de  votre    choix  ;  vous  n'êtes  ni 
^ITez  riches  pour  vous  énerver  par  la   molleflè  &  perdre 
dans  de  vains  délices  le  goût  du  vrai  bonheur  &c  des  foli- 
des  vertus ,  ni  afîèz  pauvres  pour  avoir  befoin  de  plus  do 
fecours  étrangers  que  ne  vous  en  procure  votre  induftrie; 
&  cette  liberté  précieufe  qu'on  ne  maintient  chez  les  grandes 
Nations   qu'avec  des  impôts  exhorbitans  >  ne  vous   coûte 
prefque  rien  à  conferven 

Puisse  durer  toujours  pour  le  bonheur  de  fes  citoyens  & 
l'exemple  des  peuples  une  république  fi  fàgement  &  fi  heu- 
reufement  conftîtuée  !  Voilà  le  fèul  vœu  qui  vous  refte  à 
faire ,  &  le  feul  foin    qui   vous  refte  k  prendre.  C'eft  à 

Œuvra  mclées,  Têm^  IL  B 


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X  Dé  D  I  C  A  c  fi. 

vous feuls  déformais >  non  à^ire  vocrebonhcur,  vos  ancé^ 
Xres  vous  en  ont  évité  la  peine,  mais  à  le  rendre  durable 
par  la  fagefle  d'en  bien  ufen  C'eft  de  votre  union  perpé^ 
jtuelle ,  de  votre  obéiflance  aux  loix,  de  votre  refpeft  pour 

leurs  Miniftres  que  dépend  votre  confervation*  S'il  reftc 
parmi  vous  le  moindre  germe  d'aigreur  ou  de  défiance, 
hâtez  -  vous  de  le  détruire  comme  un  levain  funefte  d'où 
réfulceroient  tôt  ou  tard  vos  malheurs  &  la  ruine  de  FEtar. 
Je  vous  conjure  de  rentrer  tous  au  fond  de  votre  cœur , 
&  de  confulcer  la  voix  fecrette  de  votre  confcience.  Quel- 
qu'un parmi  vous  connoîc-il  dans  l'univers  un  corps  plus  in- 
tègre, plus  éclairé  V^pltis  refpeélable  que  celui  de  votre  Ma- 
gillrature  ?  Tous  fès  membres  ne  vous  donnent-ils  pas  l'exem- 
ple de  la  modération ,  de  la  fimplicité  des  mœurs ,  du  refpeâ 
pour  les  loix ,  &  de  la  plus  fincère  réconciliation  ?  Rendez 
donc  fans  réferve  k  de  fi  {kgQs  chefs  cette  làlutaire  confiance 
que  la  raifon  doit  à  la  vertu  ;  fongez  qu'ils  font  de  votra 
choix,  qu'ils  le  juflifient,  &  que  les  honneurs  dus  à  ceux 
que  vous  avez  conftitués  en  dignité,  retombent  nécefîaire- 
ment  fur  vous-même.  Nul  de  vous  n*efl  alîez  peu  éclairé  pour 
ignorer  qu'où  cefîe  la  vigueur  des  loix  &  l'autorité  de  leurs 
défènfèurs ,  il  ne  peut  y  avoir  ni  sûreté  ni  liberté  pour  per- 
fonne.  De  quoi  s'agit-il  donc  entre  vous  que  de  faire  de 
bon  cœur  &  avec  une  jufte  confiance  ce  que  vous  feriez 
toujours  obligés  de  faire  par  un  véritable  intérêt,  par  de* 
voir  &  par  raifon.  Qu'une  coupable  &c  funefte  indifférence 
pour  le  maintien  de  la  conftitution  •  ne  vous  fafîe  jamais  né- 
gliger au  befoîn  les  fages  avis  des  plus  éclairés  &c  des  plus 
zélés  d'entre  vous  :  mais  que  l'équité,  la  modération,  la  plus 
rçfpeftueufe  fermeté  continuent  de  régler  toutes  vos  démar- 
ches, &  de  montrer  en  vous  h  tout  Tunivers  l'exemple  d'un 
peuple  fier  &  modefte ,  aufli  jaloux  de  fa  gloire  que  de  la 


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D  É  D  î  cAci  'xr 

KBértë.  Gardez-vous  fur-tout,  &  ce  fera  mon  dernier  con- 
feil ,  d'écouter  jamais  des  interprétations  fmiftres  &  des  dif^' 
cours  envenimés,  dont  les  motifs  fecrets  font  fouvent  plus' 
dangereux  que  les  avions  qui  en  font  l'objet.  Toute  une  mai- 
fon  s'éveille  &  fe  tient  en  allarmesaux  premiers  cris  d'un  bon' 
&  fidel  gardien  qui  n'aboie  jamais  qu'à  l'approche  des  vo-' 
leurs  ;  mais  on  hait  l'importunité  de  ces  animaux  bruyans  ; 
qui  troublent  fans  ceflè  le  repos  public,  &  dont  les  avertiflcN 
mens  continuels  &  déplacés  ne  fe  font  pas  même  écoute* 
au  moment  qu'ils  font  néceflàires. 

Et  vous,  MAGNIFIQUES  ET  TRtS-H0N0R]Ss  SeIGNEURS, 

vous ,  dignes  &  refpedables  Magiftrats  d'un  peuple  libre , 
permettez-moi  de  vous  offi-ir  en  particulier  mes  hommages 
&  mes  devoirs.  S  il  y  a  dansie  monde  un  rang  propre  à  il- 
luftrer  ceux  qui  l'occupent ,  c'efl:  fans  doute  celui  que  don- 
nent les  talens  &  la  vertu ,  celuidont  vous  vous  êtes  rendus 
dignes,  &  auquel  vos  concitoyens  vous  ont  élevés.  Leur  pro- 
pre mérite  ajoute  encore  au  vôtre  un  nouvel  éclat;  &  choi- 
fis  par  des  hommes  capables  d'en  gouverner  d'autres,  pour 
les  gouverner  eux-mêmes,  je  vous  trouve  autant  au-deflus 
des  autres  Magiftrats,  qu'un  peuplé  libre,  &  fur-tout  celui 
que  vous  avez  1  honneur  de  conduire ,  eft ,  par  fès  lumières 
&  par  fa  raifon ,  au-defFus  de  la  populace  des  autres  États. 

Qu'il  me  foit  permis  de  citer  un  exemple  dont  il  devrok 
refter  de  meilleures  traces ,  &  qui  fera  toujours  préfènt  k 
mon  cœur.  Je  ne  me  rappelle  point,  (ans  la  plus  douce  émo- 
tion ,  la  mémoire  du  vertueux  citoyen  de  qui  j'ai  reçu  le 
jour,  &  qui  fouvent  entretint  mon  enfance  du  rcfpcâ  qui 
vousécoit  dû.  Je  le  vois  encore  vivant  du  travail  de  fes 
mains ,  &  nourriflànt  (on  ame  des  vérités  les  plus  fublimes. 
Je  vois  Tacite,  Fiutarque  &  Grotius  mêlés  devant  lui  avec 

Bij 


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y"  Dédicace, 

les  inftrumens  de  fon  métier.  Je  vois  à  fe$  côtés  un  fîls  clién 
recevant  avec  trop  peu  de  fruit  les  tendres  inftrudions  du 
meilleur  des  pères.  Mais  fi  les  égaremens  d'une  folle  jeuneflè 
me  firent  oublier  durant  un  temps  de  fi  fages  leçons ,  j'ai  le 
bonheur  d'éprouver  enfin  que  quelque  penchant  qu'on  aie 
«rers  le  vice ,  il  eft  difficile  qu'une  éducation  dont  le  cœxir  fk 
mêle,  refte  perdue  pour  toujours. 

Tels  font  ,  magnifiques  et  très  -  HONORiSis  Skr- 
«NE^RS ,  ks  citoyens  &  même  Tes  fimples  habitans  nés  dans 
l'Etat  que  vous  gouverner;  tefs  font  ces  hommes  inflruits  & 
iênfés  dont^  fous  le  noni  d'ouvriers  &  de  peuple,  on  a  chez. 
les  autres  Nations,  des  idées  fi  bafies  &  fi  feuflès.  Mon  père  ^ 
îe  l'avoue  avec  joie,  n'étoit  point  diftingué  parmi  ks  conci* 
toyens  ;  il  n'étoit  que  ce  qu'ils  font  tous  ,  &  tel  qu'il  étoit,, 
îl  n,'y  a  point  de  pays  où  fa  fociété  n'eût  été  recherchée ,  cûl- 
«ivée,.  &  même  avec  frait,,iifir  les  plus  honnêtes  gens.  Il  ne 
m'appartient  pas,  & ,  grâces  au  Ciel,  iJ  n eft  pas  néceflàira 
de  vous  parler  des  égards  que  peuvent  attendre  de  vous  de» 
tommes  de  cette  trempe ,  vos  égaux  par  l'éducation ,  ainfi 
que  par  les  droits  de  la  nature  &  de  ta  naiflànce;  vos  infë-^ 
rieurs  par  leur  volonté, par  k  préférence  qu'ils  dévoient  à 
▼otre  mérite,  qu'ils,  lui  ont  accordée,  &.  pa;  ^quelle  vout 
Jeur  devez,. à  votre  tour,  une  forte  de  rêconnoiflànce.  J'ap- 
j>rends  avec  une  vive  fatisfaâion  de  combien  de  dguceur  & 
de  condefcendance  vous  tempérez  avec  eux  la  gravité  con- 
venable aux  Minières  des  Loix,  combien  vous  leur  rendez 
en  eftime  &  en  attentions  ce  qu'ils  vous  doivent  d'obéiflancc. 
&  de  refyeébsi  conduite  pleine  de  juftrce  &  de  fageflè, pro- 
pre k  éloigner  de  plus  en  plus  la  mémoire  des  événement, 
malheureux  qti'il  feùt  oublier  pour  ne  les  revoir  jamais  ;  con- 
duite d'autant  plus  judicieufe  que  ce  peuple  équitable  &  gé-- 


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tîcreux  fc  fait  un  plaifîr  de  fon  devoir,  qu*îl  aîmc  natu- 
ïcllement  à  vous  honorer,  &  que  lesplus  ardens  k  foutenir 
leurs  droits ,  font  les  plus  portés  à  refpeâer  les  yôtres»^ 

Il  ne  doit  pas  être  étonnant  que  les  chefs  d'une  focîété 
civile  en  aiment  la  gloire  &  le  bonheur  ;  mais  il  Teft  trop 
pour  le  repos  des  hommes  que  ceux  qui  (è  regardent  comme 
les  Magillrats,  ou  plutôt  comme  les  maîtres  d^une  patrie  plu« 
iâînte  &  plus  fublime ,  témoignent  quelque  amour  pour  li 
patrie  terreftre  qui  les  nourrit.  Qu'il  m'eft  doux  de  pouvoir 
feîre  en  notre  fiiveur  une  exception  fi  rare  ,  &  placer  au  rang 
de  nos  meilleurs  citoyens  ces  zélés  dépofitaires  des  dogmes 
iacrés   autorifés  par  les  loix ,  ces  vénérables  Pafteurs  des- 
âmes  dont  la  vive  &  douce  éloquence  porte  d'autant  mieux 
dans  les  cœurs  hs  maximes  de  FEvangile  qu'ils  commen-- 
cent  toujours  par  les  pratiquer  eux-mêmes!  Tout  le  monde 
'  fait  avec  quel  luccès  le  grand  art  de  la  Chaire  eft  cultivé  à 
Genève.  Mais ,  trop  accoutumés  k  voir  dire  d'une  maniera 
&  faire  d^^une  antre  ,  peu  de  gens  favent  jufqu'à  quel  poînr 
Teiprît  du  Chriftianifine ,  la  (ainteté  des  mœurs,  la  fé vérité 
pour  foi-même  &  la  douceur  pour  autrui ,  régnent  dans  le 
corps  de  nos  Miniflres-  Peut-être  appartient-il  à  la  feule  villô^ 
de  Genève  démontrer  l'exemple  édifiant  d'une  auffi  parfaite 
union  entre  une  fociété  de  Théologiens  &  de  gens  de  let* 
très;  c'eft  en  grande  partie  fur  leurfagefîe  &  leur  modéra-- 
tion  reconnues  ,  c'ell  fur  leur  zèle  pour  la  profpérité  de 
PEtat  que  je  fonde  l'efpoirde  fon  éternelle  tranquillité;  &  je- 
remarque  avec  un  plaifir  mêlé  d'étonnement  &  de  ftfpeéb ,, 
combien  ris  ont  d*horreur  pour  les  afïreufes  maximes  de  ce*: 
hommes  fàcrés  &  barbares  dont  Thifloire  fournir  plus  d'um 
exemple,  &  qui  pour  fcpatenir  lès  prétendus  droits  de  Dieu^» 
t'elt- à-dire-,,  leurs  intérêts^;  étoient  d'autant  moins  avares  dm 


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xtr  Dédicacé. 

lang  humain  qtfils  fe  flattoicnt  que  le  leur  feroît  toujours 
jrefpedé. 

PouRRois-jE  oublier  cette  prccîeufè  moitié  de  la  Répu^ 
blique  qui  fait  k  bonheur  de  l'autre^  &  dont  la  douceur  & 
la  fàgeflè  y  maintiennent  la  paix  &  les  bonnes  mœurs  ? 
Aimables  &  vertueufes  citoyennes,  le  fort  de  votre  fèxe 
fera  toujours  de  gouverner  le  nôtre.  Heureux  !  quand  votre 
charte  pouvoir  exercé  feulement  dans  l'union  conjugale, 
ne  fe  fait  fèntir  que  pour  la  gloire  de  l'Etat  &  le  bonheur 
public,  Cefl  ainfî  que  les  femmes  commandoient  à  Sparte, 
&  c'eft  ainfî  que  vous  méritez  de  commander  à  Genève. 
Quel  homme  barbare  pourroit  réfîfler  à  la  voix  de  Thon- 
ncur  &  de  la  raifon  dans  la  bouche  d'une  tendre  époufè  ;  & 
qui  ne  mépriferoit  un  vain  luxe,  en  voyant  votre  fimpic 
&  modefle  parure,  qui,  par  Téclat  qu'elle  tient  de  vous, 
femble  être  la  plus  favorable  à  la  beauté  ?  C'efl  à  vous  de 
maintenir  toujours  par  votre  aimable  &  innocent  empire  & 
par  votre  efprit  înfînuant ,  Tamour  des  loix  dans  l'État  &  la 
concorde  parmi  les  citoyens  ;  de  réunir  par  d'heureux  ma- 
riages les  familles  divifées;  &  fur-tout  de  corriger  par  la 
perfuafîve  douceur  de  vos  leçons  &  par  les  grâces  modefles 
de  votre  entretien,  les  travers  que  nos  jeunes  gens  vont 
prendre  en  d'autres  pays ,  d'où ,  au  lieu  de  tant  de  chofès 
>utiles  dont  ils  pourroîent  profiter,  ils  ne  rapportent,  avec 
un  ton  puérile  &  des  airs  ridicules  pris  parmi  des  femmes 
perdues ,  que  l'admiration  de  je  ne  fais  quelles  prétendues 
grandeurs,  frivoles  dédommagemens  de  la  fervitude,  qui 
ne  vaudront  jamais  l'augufte  liberté.  Soyez  donc  toujours 
ce  que  vous  êtes ,  les  chafles  gardiennes  des  mœurs  &  les 
doux  liens  de  la  paix,  &  continuez  de  faire  valoir  en  toute 
occafion  les  droits  du  cœur  &  <le  la  nature  au  profit  du 
devoir  &  de  la  vertu. 


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Dédicace.  xjr 

Je  me  flatte  de  n'être  point  démenti  par  l'événement,  en 
fondant  fur  de  tels  garans  l'efpoir  du  bonheur  commun  des 
citoyens  &  de  la  gloire  de  la  République.  J'avoue  qu'avec 
tous  ces  avantages  elle  ne  brillera  pas  de  cet  éclat  dont  la 
plupart  des  yeux  font  éblouis,  &  dont  le  puérile  &  funefte 
goût  efl:  le  plus  mortel  ennemi  du  bonheur  &  de  la  liberté. 
Qu'une  jeunefTe  diflblue  aille  chercher  ailleurs  des  plaifirs 
faciles  &  de  long  repentirs.  Que  les  prétendus  gens  dégoût 
admirent  en  d'autres  lieux  la  grandeur  des  palais,  la  beauté 
des  équipages  ,  les  fuperbes  ameublemens ,  la  pompe  des 
fpedacles,  &  tous  les  rafinemens  de  la  moIlefTe  &  du  luxe; 
à  Genève  on  ne  trouvera  que  des  hommes;  mais  pourtant 
un  tel  fpedacle  a  bien  fon  prix ,  &  ceux  qui  le  rechercheront 
vaudront  bien  les  admirateurs  du  refle. 

Daignez,  Magnifiques  ,  TRès-HONORis  et  souve- 
rains Seigneurs,  recevoir  tous  avec  la  même  bonté  les 
refpeâueux  témoignantes  de  l'intérêt  que  je  prends  à  votre 
profpérité  commune.  Si  j'étois  affez  malheureux  pour  être 
coupable  de  quelque  tranfporc  indifcret  dans  cette  vive 
eflufion  de  mon  cœur ,  je  vous  fupplie  de  le  pardonner  à  la 
rendre  aiFedion  d'un  vrai  Patriote ,  &  au  zèle  ardent  & 
légitime  d'un  homme  qui  n'envifage  point  de  plus  grand 
bonheur  pour  lui-même  que  celui  de  vous  voir  tous  heu- 
reux. 

Je  fuis  avec  le  plus  profond  refpeft  , 

MAGNIFIQUES,  TRÊS-HONORÉS    ET 
SOUVERAINS  SEIGNEURS, 


é^    Chambiri   le 
M%  Juin.  i7s4* 


Votre  très-humble  &  très-obéifïànt 
ferviteur  &  concitoyen , 
Jean-Jacques  ROUSSEAU. 


LLL 


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'^. 


-^     >    ^t-r/^ 


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JWK 


PRÉFACE. 

jL#  A  plus  utile  êc  la  moins  avaoeée  ée  toutes  les  connoif- 
&nces  humaines  me  pâroh  être  celle  de  l'homme  (.voyes 
'Note  X  *),  &  j'ofe  dire  que  la  feule  infcripdon  du  temple 
de  Delphes  contenoit  un  précepte  plus  important  &  plus  di& 
fidle  que  tous  les  gros  livres  des  Moraliftes*  Aiiffi  je  regarde 
le  fujet  ^e  ce  Difcours ,  comme  une  des  queftions  les  plu»  in^ 
téreiOànèes  que  la  philofophie  puiile  propofer,  &:  malheureu- 
ièment  pour  nous  comme  une  des  plus  épineufës  que  les  Phi- 
lofophes  puiflent  réfoudre  :  car  comment  connoître  la  fource 
de  rinégalité  parmi  les  hommes  ^  ii  Ton  ne  commence  par  les 
connoître  eux-mêmes?£t  comment  rhomme  viendra-t-il  à  bout 
de  fe  yojr  tel  que  ra.£brmérla  nature ,  à  travers  tous  les  chai^ 
gemens  que  la  fucceifion  des  temps  &  des  choies  a  dû  produire 
dans  (à  conftitution  originelle ,  &  de  démêler  ce  qu'il  tient 
de  ion  propre  fonds  d^avecce  que  les  circonftances  &  lès  pro- 
grès ont  ajouté  ou  changé  à  (on  état  primitiO  Semblable  à 
la  ftatue  de  Glaucus  que  le  temps ,  la  mer  6c  les  orages  avoie^t 
tellement  défigurée  qu'elle  rei^mbloit  moins  à  un  Dieu  qu^à 
une  bête  féroce ,  l'ame  humaine  altérée  au  fein  de  la  fociété 
par  mille  caufes  (ans  ceilè  renaiâantes^  par  racquidtion  d'une 
multitude  de  connoiiîances  &  d'erreurs ,  par  les  changemens 
arrivés  à  la  conûitutton  des  corps,  &  par  le  choc  continuel 
despadiohs,  a,  pour  aînfi  dire ,  changé  d'apparence  au  point 
d'être  prefque  méconnoiflable  ;  &  Ton  n^  trouve  plus,  au 
lieu  d'un  être  agiflànt  toujours  par  des  principes  certains  & 
invariables ,  au  lieu  de  cette  célefte  &  maje(lucu(e  (implicite 
dont  fon  auteur  Tavoit  empreint ,  que  le  difibrme  contrafte  de 
la  paiïîon  qui  croit  raifonner  &  de  Tentendement  en  délire. 
(SLuvrcs  mdécs.   Tomt  IL  C 


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xyiii  Préface. 

Ck  qu*il  y  a  de  plus,  cruel  encore,  c*eft  que  tous  les 
progrès  de  Tefpëce  humaine  l'éloignant  (ans  cefle  de  fon 
état  primitif,  plus  nous  accumulons  de  nouvelles  connoif» 
fànces ,  &  plus  nous  nous  ôtons  les  moyens  d'acquérir  la 
plus  importante  de  toutes,  &  que  c'efl:  en  un  (èns  à  force 
d'étudier  l'homme  que  nous  nous  fommes  mis  hors  d'état 
de  le  connoître. 

Il  efl  aifé  de  voir  que  c'eft  dans  ces  changemens  fiïc- 
eeffift  de  la  conftitution  humaine  qu*il  faut  chercher  la  pre- 
mière origine  des  difïerences  qui  diftinguent  les  hommes, 
"lèfquels ,  d'un  commun  aveu ,  font  naturellement  auffi  égaux 
entr'eux  que  l'étoient  les  animaux  de  chaque  efpèce ,  avant 
que  diverfes  caufèsphyliques  euflent  introduit  dans  quelques- 
unes  les  variétés  que  nous  y  remarquons.  En  efict,  il  n'eft 
pas  concevable  que  ces  premiers  changemens,  par  quelque 
moyen  qu'ils  foîent  arrivés,  aient  altéré-  tout  k  la  fois  tSc 
de  la  même  manière  tous  les  individus  de  l'efpèce  ;  mais 
les  uns  s'étant  perfèdionnés  ou  détériorés ,  &  ayant  acquis 
diverfes  qualités,  bonnes  ou  mauvai(cs,qui  n'étoient  point 
inhérentes  à  leur  nature  ;  les  autres  réitèrent  plus  long-temps 
dans  leur  état  originel  ;  &  telle  fut  parmi  les  hommes  la 
première  (burce  de  l'inégalité  ,  qu'il  efl:  plus  aifé  de  démon- 
trer afnfi  en  général ,  que  d'en  affigner  avec  précifion  les 
véritables  caufes. 

Que  mes  lefteurs  ne  s'imaginent  donc  pas  que  j'ofe  me 
flatter  d'avoîr^^yu  ce  qui  me  parpit^fi  difficile  kvjpir.  J'ai 
commencé  quelques  raifonnemens  :  j'ai  hafkrdé  quelques 
conjeâures ,  moins  dans  l'efpoir  de  réfoudre  la  quefïion  que 
dans  l'intention  de  Téclaircir  &  de  la  réduire  à  fon  véritable 
état.  D'autres  pourront  aifëment  aller  plus  loin  dans  la 
même  ^route  ^  fans  qu'il  Yoic  facile  à  perfonne  d'arriver  au  ter- 


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P  R  É  FA  C  R  XIX 

me;  car  ce  n'cft  pas  une  légère  entreprîfe  de  démêler  ce  qu'il 
y  a  d'originaire  &  d'artificiel  dans  la  nature  aduelle  de  l'hom- 
me,  &  de  bien  connoître  un  état  qui  n'exifte  plus,  qui  n'a  ♦ 
peut-être  point  exifté,  qui  probablement  n'exîftera  jamais, 
&  dont  il  eft  pourtant  néceflaire  d'avoir  des  notions  juftes 
pour  bien  juger  de  notre  état  préfent.  Il  fkudroit  même 
plus  de  philofophie  qu'on  ne  penfe  à  celui  qui  etitrèprendroit 
de  déterminer  exadement  les  précautions  à  prendre  pour 
feire  fur  ce  fqjet  de  folides  obfèrvations  ;  &c  une  bonne  folu- 
tion  du  problême  fuivant  ne  me  paroîtroit  pas  indigne  des 
Ariftotes  &  des  Plines  de  notre  fiëcle  :  Quelles  expériences 
feraient  nécejfaires  pour  parvenir  à  connoître  Vhomme  naturel  i 
&  quels  font  les  moyens  de  faire  ces  expériences  aufein  de  la 
fociété  ?  Loin  d'entreprendre  de  réfoudre  ce  problême ,  je 
crois  en  avoir  allez  médité  le  fujet,  pour  ofer  répondre 
d'avance  que  les  plus  grands  Philofophes  ne  feront  pas  trop 
bons  pour  diriger  ces  expériences ,  ni  les  plus  puiflans  Sou- 
verains pour  les  faire  ;  concours  auquel  il  n'eft  guëres  raî- 
fonnable  de  s'attendre ,  fur^-tout  avec  la  perfévérance ,  ou  plu- 
tôt la  fucceflion  de  lumières  &  de  bonne  vOÎOflîé  néceflaire 
de  part  &  d'autre  pour  arriver  au  fuccès. 

Ces  recherches  fi  difficiles  à  fiiire ,  &  auxquelles  on  a  fi 
j)eu  fongé  jufqu'ici ,  font  pourtant  les  (èuls  moyens  qui  nous 
reftent  de  lever  une  multitude  de  difficultés  qui  nous  déro- 
bent la  connoiflànce  des  fondemens  réels  de  la  focîété  humai- 
ne, C'eft  cette  ignorance  de  la  nature  de  Thomme  qui  jette 
tant  d'incertitude  &  d'obfcurité  fur  la  véritable  définition  du 
droit  naturel  :  car  l'idée  du  droit,  dit  M-  Burlamaqui,  & 
plus  encore  celle  du  droit  naturel ,  font  manifefl:ement  des 
idées  relatives  à  la  nature  de  Thomme,  Çefl:  donc  de  cette 
nature  même  de  l'homme,  continue-t-il ,  de  fa  conftitution 
&  de  fon  état  qu'il  fiiut  déduire  les  principes  de  cette  fcience? 

C  îj 


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xar  P  R  Ê  F  ji  C  S. 

Ce  tt'eft  foint  (ans  fiirpiife  &  fims  Icandate  qti'on  rcirwaiw 
que  le  peu  d'acsoord  qm  règne  for  cette  importante  matière 
entre  les  divers  auteurs  qui  en  ont  traité.  Parmi  les  '  plus 
graves  écrivains,  k  peine  en  trouvent  on  deux  qui  foient  d<r 
même  avis  fur  ce  point.  Sans  parler  des  anciens  philofophes 
qm  iëmblent  avoir  pds  à  tâche  de  fe  contredire  eniare^eux 
(ur  tes  principes  les  plw  (bndamemauK ,  les  Xurifdofifîikes 
Romakis  ^c^ettîflènt  indiifféremment  l'homme  ^  tous  les 
autres  animauit  à  4a  même  k>i  naturelle ,  parce  qu*ils  conCv^ 
âërent  plutôt  (fous  ce  nom  la  loi  que  la  nature  s'impofe  à 
elle-m^ne  que  cdie  qu'elle  prefcrit;  ou  plutôt  li  caufe  de 
i^acc^^OA  particulière  fdkm  ilaqueflle  ces  f unfconfulces  en^^ 
feendént  le  àiot  de  loi  qu'ils  lèRfA)lent  «'avoir  pris  en  cetw 
i!K:caf(ioa  que  pour  Texprefion  des  rapports  généraux  éta« 
Mis  par  la  nature  entre  tous  les  êtres  animés,  pour  hnt 
commune  confêrvation.  Les  inodemes  «le  recomioi&nt  fout 
îe  nom  de  loi  qu'une  t^gle  |>re(crite  k  tin  être  morale  c'eAip» 
^Mlire,  intellïigent,  tibie  &  confidéré  dans  fes  rapports  avee 
*d'autres  êtres ,  bornent  confëquemmeoft  au  istil  animal  doué 
ée  raifon ,  c'efl-à-dire ,  k  Thomnw  ,  la  compétence  de  la  loi 
naturelle  ;  mais  dé&ii^lant  cette  loi  diacun  à  (k  mode ,  3s 
j'établif]bit  tous  fur  des  principes  iî  métaphyfiqucs  qu'il  y 
a  même  parmi  nous  bien  peu  de  gens  en  état  de  compren* 
drc  ces  principes ,  loin  de  pouvoir  les  trouver  d'eux-mê- 
mes. De  force  que  toutes  les  définitions  de  ces  fàvans  hon»^ 
jnes ,  d'ailleurs  en  perpétuelle  contradiÔion  entre  elles,  sac- 
cordent  (eulement  en  ceci,  qu'il  elt  impcffible  d*entendre  la 
Joi  de  nature  9  &  ipar  conféquent  d'y  obéir ,  (ans  être  un  très- 
^rand  raifonneur ,  &  un  profond  métaj)hyfiden.  Ce  qui  fi- 
^ifie  prëcîfément  que  les  hommes  ont  dû  employer,  pour 
rétabliâèment  de  la  fociété ,  des  lumières  qui  ne  (è  dévelop- 
j>ent  qu'avec  beaucoup  de  peine ,  &  pour  fort  peu  de  gens^f 
dans  le  (bin^e  la  fociété  même. 


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Préface. 


xxr 


CoNNOissANT  fi  peu  la  nature ,  &  s*accordant  fi  mal 
fur  le  fens  du  mot  Loi,  il  feroit  bien  difficile  de  convenir 
d*unc  bonne  définition  delà  loi  naturelle.  Auffi  toutes  celles 
qu'on  trouve  dans  les  Jivres,  outre  le  défaut  de  n'être  point 
uniformes,  ont-elles  encore  celui  detre  tirées  de  plufieurs 
connoiflànces  que  les  hommes  n'ont  point  naturellement,  & 
des  avantages  dont  ils  ne  peuvent  concevoir  Tidée  qu'après 
être  fortis  de  l'érat  de  nature.  On  commence  par  rechercher 
les  règles  dont,  pqur  Futilité  commune,  il  feroit  à  propos 
que  les  hommes  convinflent  entre  eux  :  &  puis  on  donne  le 
nom  de  loi  naturelle  à  la  colledion  de  ces  règles ,  fans  au- 
tre preuve  que  le  bien  qu'on  trouve  qui  réfulteroit  de  leur 
pratique  univerfelle.  Voilà  afiùrément  une  manière  très-com- 
mode de  compofer  des  définitions,  &  d'expliquer  la  nature 
des  chofes  par  des  convenances  prefque  arbitraires. 

Mais  tant  que  nous  ne  cônnoîtrons  point  Phomme  hatu- 
rel ,  c^efl:  en  vain  que  nous  voudrons  déterminer  la  lo'  qu'il 
a  reçue  ou  celle  qui  convient  le  mieux  à  fâ  conilitution. 
Tout  ce  que  nous  pouvons  voir  très-clairement  au  fujet  de 
cette  loi ,  c'efl  que  non-fèulement  pour  qu'elle  foit  loi ,  il 
feut  que  la  volonté  de  celui  qu'elle  oblige,  puifle  s^  fbu- 
mettreavec  connoifîànce  ;  mais  qu'il  faut  encore,  pour  qu'elle 
foie  naturelle,  qu'elle  parle  immédiatement  par  la  voix  de 
da  nature. 

Laissant  donc  tous  les  livres  fcientifiques  qui  ne  nous 
apprennent  qu'à  voir  les  hommes  teL  qu*ils  fe  font  faits ,  & 
méditant  fur  les  premières  &  plus  fimples  opérations  de 
Tame  humaine,  j'y  crois  appercevoir  deux  principes  anté- 
rieurs à  la  raifon  ,  dont  Tun  nous  intéreflè  ardemment  à  no- 
tre bien-être  &  à  la  confervation  de  nous-mêmes,  &  Paurrc 
nous  infpire  une  répugnance  naturelle  à  voir  périr  ou  fou^ 


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^iJ  Préface 

frir  tout  être  fenfible,  &  principalement  nos  femblables.  Ceft 
du  concours  &  de  la  combinaifon  que  notre  efprit  eft  en 
état  de  faire  de  ces  deux  principes ,  fans  qu'il  (bit  néceflàîre 
d'y  feire  entrer  celiiî  delà  fociabilité^  que  me  paroifient  dé- 
couler toutes  les  règles  du  droit  naturel  ;  règles  que  la  raifon 
eft  enfuite  forcée  de  rétablir  fur  d'autres  fondemens ,  quand 
par  fes  développemens  fucceflife ,  elle  eft  venue  à  bout  d'é- 
touflèr  la  nature. 

De  cette  manière,  on  n'eft  point  obligé  défaire  de  Phom- 
me  un  philofophe  avant  que  d'en  faire  un  homme  ;  (çs  devoirs 
envers  autrui  ne  lui  font  pas  uniquement  diftés  par  les  tar- 
dives leçons  de  la  fageflfe;  &  tant  qu'il  ne  réfiftera  point  à 
rimpulfion  intérieure  de  la  commifération ,  il  ne  fera  jamais 
du  mal  à  un» autre  homnae,  ni,.même  k  aucun  être  fenfîble, 
excepté  dans  le  cas  légitimé  où  ùl  confervation  fe  trouvant 
îhtérefléej^  il  eft  obligé  de  fe  donner  la  préférence  k  lui-mê- 
tne.  Par  ce  moyen  on  termine  auffi  les  anciennes  difputes 
fur  la  participation  dfes  animaux  à  la  loi  naturelle;  car  il  eft 
clair  quç, ^dépourvus  de  lumières  &  de  liberté,  ils  ne  peu- 
vent reconnoître  cçlté  loi;  mais  tenant  en  quelque  chofè  à 
notre  nature  par  la  fènfibîlité  dont  ils  font  doués ,  on  jugera 
qu'ils  doivent  auffi  |)articiper  au  droit  naturel ,  &  que  l'hom- 
me eft  aflujetti  envers  eux  k  quelque  elpèce  de  devoirs.  II 
femble,  en  effet,  que  fi  je  fuis  obligé  de  ne  faire  aucun  mal 
k  mon  fémblablci^c'efl:  moins 'parte  qu'it  eft' un  être  raifon- 
nable  que  parce  quil  èft  un  être  fenfiblé;  qualité  qui  étant 
commune  k  la  bête  Se  k  Thomme ,  doit  au  moins  donner  k 
l'une  le  droit  de  n'être  point  maltraitée  inutilement  par  l'autre. 

CsTTE  même  étude  de  l'homme  originel ,  de Tes  vr^is  be- 
foms  &  des  prmcipes  fondamentaux  de  les  ocvoifs ,  eït  en- 
core le  feul  bon  moyen  qu'on  puiflè  employer  pour  lever 


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P  R  É  F  A  CE  XXIIÎ 

ces  foules  de  difficultés  qui  fe  préfentent  fur  Torigine  de  l'iné- 
galité morale,  fur  les  vrais  fondemens  du  corps  politique  , 
fur  les  droits  réciproques  de  Ces  membres,  &  fur  mille  au-' 
très  queitions  femblables,  auffi  importantes  que  mal  éclair- 

En  confidéraHt  la  fociété  humaine  d'un  regard  tranquille 
&  défmtérefîë,  elle  ne  femble  montrer  d'abord  que  la  vio- 
lence des  hommes  puifïàns  &  l'oppreflion  des  fojbles  :  l'ef- 
prit  fe  révolte  contre  la  dureté  des  uns ,  on  efl  porté  à  dé- 
plorer Taveuglement  des  autres;  &  comme  rien  n'eft  moins 
ftable  parmi  les  hommes  que  ces  relations   extérieures  que 
le  hazard  produit  plus  fouvent  que  la  fageffe ,  &   que   Ton 
appelle  foibleflè  ou  puifîànce ,  richelfe  ou  pauvreté ,  hs  éta- 
bliflèmens  humains  paroiflènt  au  premier  coup  d'œil  fondés 
fur  des  monceaux  de  fable  mouvant;  ce  n'efl  qu'en  les  exa- 
minant de  près ,  ce  n'efl  qu'après  avoir  écarté  la  pouflîère  & 
Je  fable  qui  environnent  l'édifice ,  qu'on   apperçoit  la  baie 
inébranlable  fur  laquelle  il  efl  élevé ,  &  qu'on   apprend  à 
en  refpeéler  les  fondemens.  Or ,  fans  l'étude  férieufe  de  Thom- 
me,  de  fes  facultés  naturelles  ,  &c  de  leurs  développemens 
fucceffifs,  on  ne  viendra  jamais  k  bout  de  faire  ces  diflinc- 
lions,  &  de  féparer,  dans  Taéluelle  conllitution  des  chofès 
ce  qu'a  fait  la  volonté  divine  d  avec  ce  que   l'art  humain  a 
prétendu  faire.  Les  recherches  politiques  &   morales  aux- 
quelles donne  lieu  l'importante  queflion  que  j'examine,  font 
donc   utiles   de  toutes  manières  ,  &  l'hifloire  hypothétique 
des  gouvernemens  efl  pour  l'homme  une  leçon  inflruétive 
à  tous  égards.  En  confidérant  ce  que  nous  ferions  devenuf^ 
abandonnés  à  nous-mêmes ,  nous  devons  apprendre  à  bénir 
celui  dont  la  main  bienfaifànte,  corrigeant  nos  inflitutions 
&  leur  donnant  une  alEette  inébranlable ,  a  prévenu  les  dé* 


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/ 
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XKIV  P  R  ÉfAC  B, 

(ordres  qui  doivent  en  réfulter ,  Ce  fiiire  naître  notre  ^on* 
heur  des  moyens  qui  fembloient  devMr  combler  notre  nû- 


stre. 


Quem  te  Deus  tjfc 
Jttjjit,  &  bumanâ  fui  pârtt  hcMtus  es  in  rt  i 
Difie, 


i 


AVERTISSEMENT. 


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i 


AVERTISSEMENT 

SUR    LES    NOTES. 

J  *Ai  ajouté  qudqii£s  Notes  à  cet  oupra^  ^fdon  ma  coutume 
forejfeujfe  de  travailler  à  hâton  rompu;  ces  Notes  s*écartent  queU 
jquefois  ajfei  dujîijet  pour  rCétre  pas  bonnes  à  lire  avec  le  texte. 
Je  les  ai  donc  rejettées  à  ïajin  du  DifcourSy  dans  lequd  fai  td^ 
€hé  de  fuivre  de  mon  mieux  le  plus  droit  chemin.  Ceux  qui  OMr^ 
ront  le  courage  de  recommencer^  pourront  s^onmfer  la  féconde 
fois  à  battre  les  huijfons ,  &  tenter  de  parcourir  les  Notes  ;  ûy 
Aura  peu,  de  mol  que  Us  autres  ne  les  Ufent  point  du  tout. 


(Euyres  métées.  T^mc  IL 


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.  ?A.VU''^\v      » 


i 


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QUESTION 

PROPOSÉE 

PAR     L'ACADÉMIE 
DE    DIJON: 

Quelle  efi  V  origine  de  V  inégalité  parmi  les  hommes  i^ 
^Ji  elle  efi  autorifée  par  la  loi  naturelle  f 


D'4 


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«9 


DISCOURS 

SUR 

1/  O  R  I  G  T  N  E 

ET     LES     F  O   N  D   E  M  E   N  S 
DE  LINÉGALITÉ  PARMI  MS  HOMMES. 

V>r£sT  de  l^homme  que  fsa  à  parler,  fie  la  queftioir  que 
j'examine  m^apprend  que  je  vais  parler  ^  des  hommes;  car  oir 
n^en  propofe  pofnt  de  femblables  quand  on  craint  d^bonôrer  la 
vérité.  Je  défendrai  donc  avec  confiance  la  caufe  de  Thumanité 
devant  les  Sages  qui  m^y  invitent ,  &  je  ne  ferai  pas  mécontent 
de  moi-même.,  ù  je  me  rends,  digne  de  mon  fujiet  &  de  mes> 
îuges. 

Jb  coQçoiis  dans  Te/pèce  humaine  deux  fortes  dSnégah'tés,. 
^Pune  que  j^appelle  naturelle  ou  phyiîque,  parce*  qu^elle  eflr 
établie  par  la  Nature,  &  qui  confîfle  dans  la  différence  de$i 
Iges,  de  la  fanté,  des  forces  du  corps,  Se  des  mialités  de  Tefprit 
eu  de  Tame  ;  l^aotre ,  qu^on  peut  appeller  inégalité  morale  ou' 
politique,  parce  qu^elle  dépend  d^une  forte  dfe  convention,  te 
>qu*elie  eft  établie  ,  ou  dti  moins  autorifée,  parle  confentemenr 
its  hommes.  Celle-ci  confiile  dans  les  différens  privilèges  dont 
«quelques  ^  uns  jouiflènt  au  préjudice  des  autres ,  comme  d^étre^ 
-plus  riches,  fins  hoqoi^^  plus  piûflans  qu^eux,  ou  même  de; 
9*en  faire,  obéîr.^ 

On  ne  peut  pas  demander  quelle  eiï  fa  fburce  de  Pînégalîtié 
jiaturelle ,  parce  que    la^  réjponfe  fe  trou  ver  oit  éiioncée  dans   1^ 

£mp]e  définition  du  mot.  On  peut  encore  moins  chercher  s- il  n'y 
.auroit  point  quelque  liaifon  eflentidle  entre,  les  deux  inég^itésf> 

car  ce  feroit  demander  en  d'autres  termes  il  ceux  ^i-  oimmaa^ 


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30  Origine  de  vInégaiitê 

dent  valent  néceflairement  mieux  que  ceux  qui  obéîflent ,  &  fi 
la  force  du  corps  ou  de  Pefpric,  la  fageflè  ou  la  vertu ,  fe 
trouvent  toujours  dans  les  mêmes  individus  en  proportion  de  la 
puifTance  ou  de  la  richefle  :  queftion  bonne  ,  peut-être  \  agiter 
entre  des  efclaves  entendus  de  leurs  maîtres,  ^lais  qui  ne  con- 
vient pas  à  des  hommes  raUbnnables  &  libres ,  qui  cherchent 
la  vérité. 

De  quoi  s'agît-îl  donc  précîfément  dans  ce  Difcoursî  De 
marquer  dans  le  progrès  des  chofes  le  moment  oii  le  droit  fuc- 
cédant  à  la  violence  ,  la  Nature  fut  foumife  k  la  loi  ;  d^expliquer 
par  quel  enchaînement  de  prodiges  le  fort  put  fe  réfoudre  à 
fervir  le  foible,  &  le  peuple  à  acheter  un  repos  en  idée  au 
prix  d'une  félicité  réelle. 

Les  Philofophes  qui  ont  examiné  lesfondemens  de  la  fociété, 
^tït  tous  fenti  la  néceflîté  de  remonter  jufqu'Ji  Tétat  de  Nature , 
mais   aucun  d'eux  n'y  eft  arrivé,  hes   uns  n'ont  point  balancé 
k  fujf^ofer  à   rhomrne  dans, cet  état   la  notiqn  du  jufle  &  de 
Pinjufte ,  fans  fe  foucier  de  montrer  qu'il  dût  avoir  cette  notion , 
ni  même  qu'elle  lui  fut  utile.  D'autres  ont  parlé  du  droit  nature! 
que   chacun  a  de  con/erver  ce  qui  lui  appartient ,  fans  expliquer 
ce    qu'ils  entendoiént   par  appartenir.  D'autres  donnant  d'abord 
au  plus  fort  l'autorité  fur  le  plus  foible,  ont  au(fi-tdt  fait  naître 
le  gouvernement,  fans  fonger  au  temps  qui  dût  s'écouler  avant 
que  le  fens  des  mots  d'autorité  &  de  gouvernement  put  exifler 
parmi  les  hommes.   Enfin    tous,  parlant  fans  cefle  de   befoin, 
d'avidité,  d'oppreflîon,  de    defîrs  &  d'orgueil,  ont  tranfporré  k 
rétat  de  nature  des  idées  qu'ils  avoient  prifes  dans  la  foctété  ;  Es 
parloient  de  l'homme  fauvage ,  &  ils  peignoient  l'homme  civil.  II 
n'eft  pas  même  venu  dans  l'efprit  de  la  plupart  des  ^nQttes  de  dou- 
ter que  l'état  de  nature  eût  exiilé ,  tandis  qu'il  eft  évident ,  par  la 
leâure  des  Livres  facrés ,  que  le  premier  homme  ayant  reçu  im- 
médiatement 4e  Dieu  des  lumières  &  des  préceptes,  n'étoit  point 
lui-même  dans  cet  état ,  &  qu'en  ajoutant  aux  écrits  de  Moïfe  la 
foi  que  leur  doit  tout  pMlofophe  Chrétien ,  il  faut  nier  que  ,  même 
avant'le  déluge ,  les  hommes  fe  foient  jamais  trouvés  dans  le  pur 


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PARMI  LES   Hommes: 


J» 


état  de  nature ,  a  moins  xju'ils  n'y  foient  retombés  par  quelqueé\ré- 
nement  extraordinaire  :  paradoxe  fort  embarraffant  à  défendre ,  & 
tout-à-fait  impoflU^le  k  prouver-  :. 

Commençons  donc  par  écarter  tous   les  faits,  car  ils  nc^ 
touchent  point  à  la  queftion.  U  ne   faut  pas  prendre  les  recher- 
ches dans  lefquelles  on  peut  entrer  fur  ce  fujet ,  pour  des  vérités* 
hiftoriques  ,   mais    feulement  pour   des  raiTonnemens  hypothéti- 
ques &  conditionnels  ,  plus    propres  a   éclaircîr   la    nature  des 
choies    qu^à   en  montrer    la  véritable    origine,  &  femblables  k 
ceux  que    font  tous  les^jouFS  nos  Phyfîciéns.  fur  la.  formation  du' 
monde.  La  Religion  nous  ordonne  de  croire  que  Dieu  lui-mêm« 
ayant  tiré  les  hommes   de  Tétat  de  Nature,    ils  font  inégaux,, 
parce  qu'il  a  voulu  qu'ils  le  fuffent;   mais  elle  ne  nous  défend 
pas    de    former   des    conjeffures  tirées    de    la  feule  nature,  de 
Phomme,  &  des  êtres   qui  l^environnent,  fur  ce    qu'auroît   pu: 
devenir  le   genre  humain  sll  fut  refté  abandonné  h  lui-même^ 
Voilh  ce  qu^on  me    demande ,  &  ce    que  je  me  propofe  d'exa-- 
miner  dans  ce  Dilcours.  Mon  fujet  întéreffânt  l'horrtme  en  géné- 
ral ,  Je  tâcherai  de  prendre  un  langage  qui   convienne  à  toutes» 
les  Nations,    ou  plutôt,  oubliant  les   temps  &  h'eux,  pour  ne- 
fonger  qu'eaux  hommes  à   qui  je  parle ,  '  je  me   fuppoférai  dans^ 
le  Licée  d^Athènes,  répétant  les  leçons  de  mes  Maîtres,  ayant 
les  Platon  &  les  Xénocrate  pour  Juges,  &  le  genre  humain  pour 
auditeur*. 

O  Homme  !  de  quelque  contrée  que  tu  fois  ^  quelques  que 
firient  tes  opinions,,  écoute j  vpifiton  hiiloii;e  telle  que  j'ai  crui 
la  lire  y  non  dans  les  liv^res^de  tes  femblables  qui.  font  menteurs,, 
mais  dans  la  Nature  qui  ne  ment  jamais.  Tout  ce  qm  fera'. 
d*elle  fera  vrai  :  il  n'y  aurar  de  faux  que  ce  que  j'y  auraf  mêlé; 
du  mien  (ans  le  vouloir;  Les  temps,  dont  jjî  vais  parler  font  biem 
éloignés  :  combien  tu  as  changé  de  ce  que  tu  étois!  Oeil,,  pour* 
ainfi  dire,,  la^  vie  de  ton  efpèce  que-  je  te  vais  décrire  d'après  les; 
qualités  que  tu  as  reçues  ,^  que.  ton  éducation  &  tes  habitudes; 
ont  pu  dépraver ,  mais,  qu'elles,  n'ont  pu  détruire.  Il  y  ff,  je  Je 
jfens.,  un   âgp  auquel  l'homixie  individuel  voudroit  s'arrêter  j.  tOi 


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j»      Origine  djb  vînégalité 

chercheras  Tàge  auquel  ra  deftrerois  que  ton  eTpèce  fe  fùx 
arrêtée.  Mécofltent  de  ton  état  prélent»  par  des  raifons  qui 
annoncent  à  ta  poflérité  malheurei^e  de  plus,  grands  méconten* 
temens  encore ,  peut-être  voudrois-tu  pouvoir  rétrograder  ;  & 
ce  fentiment  doit  faire  Péloge  de  tes  premiers  ayeux,  la  critique 
de  tes  contemporains ,  &  refiroi'  de  ceux  qui  auront  le  mal- 
heur de  vivre  après  toi 


PREMIERE    PARTIE. 

Ublque  important  qu^il  foit^  pour  bien  juger  de  Pétat  na- 
turel de  Phomme,  de  le  coniîdérer  dès  Ton  origine ,  &  de  Texamv- 
ner^  pour  ainfi  dire,  ^aus  le  premier  embryon  de  Teipèce,  je 
ne  fuivrai  point  A>n  organifation  à  travers  Tes  développemens  fuc* 
ceffift  :  je  ne  m^arréteraî  pas  à  ^chercher  ^ans  le  fyfiéme  ani-  , 
mai  ce  qu^il  put  être  au  commencement  »  pour  devenir  enfin  ce 
qu'il  eft.  Je  n'examinerai  pas  ii ,  comme  le  penfe  Ariftote ,  Tes 
angles  allongés  ne  furent  pdnt  d'a^rd  des  griffes  crochues  ;  s'il 
n'étoit  point  velu  comme  un  ours ,  À  fi ,  marchant  à  quatre  pieds  ^ 
(  voyez  Note  3  *  )  fes  regards  dir^és  vers  la  terre ,  &  bornés  \ 
un  horizon  de  quelques  pas  ,  ne  marquoient  point  \l  la  fois  le 
caraâère  &  les  limites  de  fesidées.  Je  ne  pourrois  former  fur  ce 
fujet  que  xles  conjectures  vagues,  &  prefque  imaginaires.  L'ana- 
tomie  comparée  a  fait  encore  trop  peu  de  progrès ,  les  obferva- 
tions  des  naturaUfles  font  encore  trop  incertaines ,  pour  qu'on 
puifle  établir ,  fur  de  pareils  fondemens ,  la  bafe  d'un  raifonne- 
ment  folide  ;  ainfi ,  fans  avoir  recoui^  aux  connotflances  furnatu« 
relies  que  nous  avons  fur  ce  point ,  &  fans  avoir  égard  aux  chaa- 
gemens  qui  ont  dû  furvenn:  dans  la  conformation  ,  tant  intérieure 
qu'extérieure^  de  l'homme ,  k  mefure  qu'il  apptiquoît  fes  mem* 
bres  k  de  nouveaux  ufages,  &  qu'il  fe  nourrifibit  de  nouveaux 
alimens,  je  te  fuppoferai  conformé  de  tout  temps  comme  je  le 
«vois  aujourd'hui ,  marchant  k  deux  pieds ,  fe  fervant  de  fes  mains 
comme  nous  faifons  des  nôtres ,  portant  fes  regards  fur  toute  la 
jMtuxe ,  &  m^furant  /des  y^ux  la  vaflc  étendue  du  ciel. 

Ejkt 


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PARMI  LES  Hommes.         35 

En  dépouillant  cet  être ,  ainfi  conftitué ,  de  tous  les  dons  fur- 
naturels  qu'il  a  pu  recevoir ,  &  de  toutes  les  facultés  artificielles 
qu'il  n'a  pu  acquérir  que  par  de  longs  progrès  ;  en  le  confîdérant , 
en  un  mot ,  tel  qu'il  a  dû  fortir  des  mains  de  la  nature ,  je  vois 
un  animal  moins  fort  que  les  uns ,  moins  agile  que  les  autres , 
mais  à  tout  prendre  »  organifé  le  plus  avantageufement  de  tous  : 
je  le  vois  fe  rafTafiant  fous  un  chêne ,  fe  défaltérant  au  premier 
ruifleau ,  trouvant  fon  lit  au  pied  du  même  arbre  qui  lui  a  fourni 
fon  repas ,  &  volïi  fes  befoins  fatisfaits. 

La  terre  abandonnée  à  fa  fertilité  naturelle  (voyez  Note  4  *  ) 
fif  couverte  de  forêts  immenfes  que  la  coignée  ne  mutila  jamais , 
oiFre  à  chaque  pas  des  magafîns  &  des  retraites  aux  animaux  de 
toute  efpèce.  Les  hommes  difperfés  parmi  eux,  obfervent,  imi- 
tent leur  induftrie ,  &  s'élèvent  ainfi  jufqu'à  l'inftinft  des  bêtes , 
avec  cet  avantage  que  chaque  efpèce  n'a  que  le  ficn  propre ,  & 
que  l'homme  n'en  ayant  peut-être  aucun  qui  lui  appartienne  ,  fe 
les  approprie  tous ,  fe  nourrit  également  de  la  plupart  des  ali- 
mçns  divers  (  voyez  Note  5  *  )  que  les  autres  animaux  fe  parta- 
gent, &  trouve  par  conféquent  fa  fubfiAance  plus  aifément  que  ne 
peut  faire  aucun  d'eux. 

Accoutumés  dès  l'enfance  aux  intempéries  de  l'air,  &  à  la 
rigueur  des  faifons ,  exercés  h  la  fatigue ,  Se  forcés  de  défendre 
nuds  &  fans  armes  leur  vie  &  leur  proie  contre  les  autres  bêtes 
féroces  ,  ou  de  leur  échapper  k  la  courfe ,  les  hommes  fe  forment 
un  tempérament  robufte  &  prefqu'inaltérable  ;  les  enfans ,  appor- 
tant au  monde  l'excellente  conftitutîon  de  leurs  pères ,  &  la  for- 
tifiant par  les  mêmes  exercices  qui  l'ont  produite  ,  acquièrent  ainfi 
toute  la  vigueur  dont  l'efpèce  humaine  eft  capable.  La  nature  en 
ufe  précifément  avec  eux  comme  la  loi  de  Sparte  avec  les  enfans 
des  citoyens  ^  elle  rend  forts  &  robuftes  ceux  qui  font  bien  conf^ 
ritués ,  &  fait  périr  tous  les  autres  ;  différente  en  cela  de  nos  fo- 
ciétés  ou  l'État,  en  rendant  les  enfans  onéreux  aux  pères,  les  tue 
mdiftindement  avant  leur  naîflance. 

Le  corps  de  l'homme  fauvage  étant  le  feul  inftrument  qu'il 
(ILuvns  miUts.  Tomt  IL  E 


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34  OkîGÎNE   DE  vlNÈGALItÉ 

connoifle ,  îl  Pêmplôîe  à  divers  ufages ,  dont  par  te  défaut  d^ettr- 
cîce ,  les  nôtres  font  incapables  ;  &  c'cft  notre  induftrie  qui  nous 
ôte  la  force  &  Pagilité  que  la  néceflîté  l'oblige  d*»cqtiérir.  S'il 
avbît  eu  une  hache  ,  fon  poignet  romproit-ë  de  fi  fortes  branches) 
S'il  avoit  eu  une  fronde,  lanceroit-ii  de  la  main  une  pierre  avec 
tant  de  roîdeur  ?  S'il  avoit  eu  ttne  échelle ,  grimperoit-il  fi  légé- 
ment  fur  un  arbre  î  S'il  avoit  eu  un  cheval ,  ferok-il  fi  vite  ^  la 
courfe  î  Laiflez  h  l'homme  civilifé  le  temps  de  raffèmbler  toutes 
ks  machines  autour  de  lui ,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  furmonte 
facilement  l'homme  fauvage  ;  maïs  fi  vous  voulez  voir  un  combat 
plus  inégal  encore,  mertcz-les  nuds  &  défarmés  vis-à-vis  l'un  de 
l'autre,  &  vous  reconnoîtrer.  bientôt  quel  eft  l'avantage  d'avoir 
fans  ceHe  toutes  fes  forces  à  fa  difpofition,  d'être  toujours  prêt 
k  tout  événement,  &  de  fe  porter,  pour  ainfi  dire,  toujours  tout 
ei)tier  avec  foi.  (Voyez  Note  5  *) 

HoBBEs  prétend  que  l'homme  eft  naturellement  întrépîde ,  àt 
ne  cherche  qu'à  attaquer  &  combattre.  Un  philofophe  iliuftrc 
penfe  au  contraire,  &Cumberland  &  PiffendorfF  Taflurent aiiflî, 
que  rien  n'eft  fi  timide  que  l'homme  dans  Tétat  de  nature,  &  qu'il 
eft  toujours  tremblant  &  prêt  k  fuir  au  moindre  bruit  qui  le  frap- 
pe ,  au  moindre  mouvement  qu'il  apperçok.  C'ela  peut  être  ainfi 
pottr  les  objets  qu'il  ne  connoît  pas ,  &  je  ne  doute  point  qu'il 
ne  foit  effrayé  par  tous  les  nouveaux  fpeâaclcs  qui  s'offrent  k  lui  ^ 
toutes  fes  fois  qu'il  ne  peut  diftinguer  le  bien  &  le  mal  phyfiques 
qu'il  en  doit  attendre  ,  iri  comparer  fes  forces  avec  les  dangers 
qu'il  a  \  courir  ^  cîrconftances  rares  dans  l'état  de  nature ,  où  tou- 
tes chofes  marchent  d'une  manière  fi  uniforme ,  &  on  la  face  de 
la  terre  n'eft  point  fujette  11  ces  changemens  brufques  &  conti- 
maels  qu'y  caufent  les  pafîîons  &  l'inconftance  des  peuples  réu- 
nis. Mais  l'homme  fauvage  vivant  dîfperfé  parmi  les  animaux,  & 
fe  trouvant  de  bonne  heure  dans  le  cas  de  fe  mefiireravec  eux, 
il  en  fait  bientôt  la  comparaifon ,  &  fentant  qu'il  les  furpafle  plus 
en  adrefTe  qu'ils  ne  le  furpaffent  en  force ,  il  apprend  à  ne  les 
plus  craindre.  Mettez  un  ours  ou  un  loup  aux  prifes  avec  un  fau- 
vage robufte,  agile,  courageux  comme  ils  font  tous,  armé  de 
pierres  &  d'un  bon  bâton ,  &  vous  verrez  que  le  péril  fera  tout 


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PARMI  LES  Hommes.        35 

uu  moins  réciproque,  &  qu^après  plujSears  expériences  pareilles» 
les  bétes  féroces  qui  n'aiment  point  à  s'attaquer  Tune  à  Tautre  # 
s'attaqueront  peu  volontiers  à  rhocune ,  qu'elles  auront  trouvé 
tout  aufli  féroce  qu'elles.  Â  l'égard  des  animaux  qui  ont  réelle* 
ment  plus  de  force  qu'il  n'a   d'adreflè ,  il  eft  vis-à-vis  d'eux  dans 
le  cas  des  autres  efpèces  plus  foibles,  qui  ne  laiflent  pas  de  fub- 
.fifter ,  avec  cet  avantage  pour  l'homme ,  que  non  moins  difpos 
qu'eux  à  la  courfe ,  &  trouvant  fur  les  arbres  un  refuge  prefque 
afluré,  il  a  par-tout  le  prendre  &  le  laiflèr  dans  la  rencontre  ;  & 
le  choix  de  la  fuite  ou  du  combat.  Ajoutons  qu'il  ne  paroit  pas 
qu'aucun  animal  faflè  naturellement  la  guerre  îi  l'homme ,  hors  le 
cas  de  fa  propre   défenfe  ou  d'une  extrême  faim,  ni  témoigne 
contre    lui  de  ces  violentes  antipathies   qui   fcmblent  annoncer 
qu'une  efpèce  eft  deftinée  par  la  nature  à  fervir  de  pâture   à 
l'autre. 

D'autres  ennemis  plus  redoutables  ,    Se  doot  l'homme  n'a 
pas  les  mêmes  moyens  de  fe  défendre ,  font  /les  infirmités  natu- 
relles ,  l'enfance ,  la  vieillefle ,  &  les  maladies  de  toute  efpèce  ; 
triftes  fîgnes  de    notre    foiblefle.,  dont  les    deux  premiers   font 
communs   à    tous  les    animaux ,  &   dont  le  dernier  appartient 
principalement    à  l'homme  vivant  en  fociéré.   J'obferve  même  » 
au  fujet  de  î'enfaoce ,  que  la  mère  portant  par-tout  font  enfant 
avec  elle ,  a  beaucoup  plus  de  facilité  à  le  nourrir  que  n'ont  les 
femelles  de  pluiîeurs   animaux ,  qui  font  forcées  d'aller  &  venir 
fans    ceflè  avec   beaucoup  de  fatigue^  d'un  côté  pour  chercher 
leur  pâture  ,  &   de  l'autre  pour  alaiter  ou  nourrir  leurs  petits. 
Il  eft  vrai  que  fi  la  femme  vient  a  périr  ,  l'enfaijit.  rifque  fort  de 
périr  avec  elle  ;    mais  ce     danger    eft  commun   k   cent   autres 
efpèces ,  dont  les   petits  ne  font  de  long-temps  en  état  d'aller, 
chercher   eux-mêmes  leur  nourriture;    &  fi  l'enfance  eft    plus 
longue  parmi  nous^  la  vie  étant  plus  longue  aufli,  tout  eft  encore 
à-peu-près  égal  en  ce  point,  (voyez  Note  7  *  )  quoiqu'il  y  ait 
fur  la  durée  du  premier  âge  >  &  fur  le  nombre  des  petits ,  (.voyez 
Note  8*)  dHiutres  règles ,  qui  ne  font  pas  de  mon  ftijet.  Ghez 
les  vieillards,  qui  agiflent  &  tranfpirent  peu,  le  befoin  d'alimens 
diminue  avec  la  faculté  d'y   pourvoir  j  &  comme  la  vie  fauvage 

E  ij 


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36       Origine  de  vI négalité 

éloigne  d'eux  la  goutte  &  les  rhumatifmes ,  &  que  la  vieilleHe  eft 
de  tous  les  maux  celui  que  les  fecours  humains  peuvent  le  moins 
foulager ,  ils  s'éteignent  enfin ,  fans  qu'on  s'apperçoive  qu'ils  cef- 
fent  d'être ,  &  prefque  fans  s'en  appercevoir  eux-mêmes. 

A  l'égard  des  maladies ,  je  ne  répéterai  point  les  vaines  &  fauf- 
fes  déclamations  que  font  contre  la  médecine  la  plupart  des  gens 
en  fanté  ;  mais  je  demanderai  s'il  y  a  quelque  obfervation  folide 
de  laquelle  on  puifle  conclure  que  dans  les  pays  oh  cet  art  eft 
le  plus  négligé ,  la  vie  moyenne  de  l'homme  foit  plus  courte  que 
dans  ceux  x^h  il  eft  cultivé  avec  le  plus  de  foin.  Et  comment  cela 
pourrpit-il  être ,  û  nous  nous  donnons  plus  de  maux  que  la  mé* 
décine  ne  peut  nous  fournir   de  remèdes  !  L'extrême   inégalité 
dans  la  manière  de  vivre ,  l'excès  d'oifîveté  dans  les  uns ,  l'excès  de 
travail  dans  les  autres ,  la  facilité  d'irriter  &  de  fatisfaire  nos  ap- 
pétits &  notre  fenfualité,  les  alimens  trop  recherchés  des  riches, 
qui  les  nourriflent  de  fucs  échauffans  &  les  accablent  d'indigeftions, 
la  mauvaife  nourriture  des  pauvres ,  dont  ils  manquent  même  le 
plus  fouvent,  &  dont  le  défaut  les  porte  k  furcharger  avidement 
leur  eftomac  dans  l'occafion  ;  les  veilles ,  les  excès  de  toute  efpèce , 
les  tranfports  immodérés  de  toutes  les  padîons ,  les  fatigues  &  l'é- 
puifement  d'efprit  i  les  chagrins  &  les  peines  fans  nombre  qu'on 
éprouve  dans  tous  les  états ,  &  dont  les  âmes  font  perpétuellement 
rongées   :  voilà  les  funeftes  garans  que  la  plupart  de  nos  maux 
font  notre  propre  ouvrage ,  &  que  nous  les  aurions  prefque  tous 
évités  en  confervant  la  manière  de  vivre  fimple,  uniforme,  &  foli* 
taire  qui  nous  étoit  prefcrite  par  la  nature.  Si  elle  nous  a  deftinés 
à  être  faîns ,  j'ofe  prefque  aflurer  que  l'état  de  réflexion  eft  un  état 
contre  nature  ,  &  que  l'homme  qui  médite  eft  un  animal  dépravé. 
Quand  on  fonge  à  la  bonne  conftitution  des  iauvages ,  au  moins  de 
ceux  que  nous  n'avons  pas  perdus  avec  nos  liqueurs  fortes  ;  quand 
on  fait  qu'ils  ne  connoiflent  prefque  d'autres  maladies  que  les  bief- 
fures  &  la  vieilleflè ,  on  eft  très-porté  k  croire  qu'on  feroit  aifé- 
ment  l'hiftoire  des  maladies  humaines  en  fuivant  celle  des  fociétés 
civiles.  C'eft  au  moins  l'avis  de  Platon ,  qui  juge ,  fur  certains  re- 
mèdes employés  ou  approuvés  par  Podalyre  &  Macaon  au  fiègç 


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P  ARM  2    LE  s.  Ho^MXJk  \f 

de  Troye,  que  dî^er^  Maladies  que  ces  iremèdes  devpknt  exci-* 
ter  n^écQÎent  point  encore  alors  connues  parmi  les  hommes. 

Avec  fi  peu  de  fources  de  maux,  lliomme  dans  l'état  de 
nature  n'a  donc  guères  befoin^  de  remè;des,  moins  encore  de 
médecins  ;  refpèce  humaine  n'e((  point  qon  plusr  \  cet  égard  de 
pire  conditipn  i}ue  toutes  les  autres  i  £ç  il  efl  ,airé  de  favoir  des 
chafleurs  fi  dans  leurs  courfes  ils  trouvent  beaucoup  d*anîmaux 
infirmes,  Plufieurs  en  trouvent,  qui  ont.  reçu  des  blefTures  confia 
dérables  tfès-bien  cicatrifées,  qui  ont  eu  des  os  fy,  même  des 
membres  rompus  &  repris  fans  autre  chirurgie^  que  le  temps  , 
fans  autre  régime  que  leur  vie  ordiniaire^  ^  &  qui  n'en  font  pas 
moins  parfaitement  guéris  pour  n'avoir  point  été  tourmentés  d'in- 
cifions,  empoifonnés  de  drogues,  ni  exténués  de  jeûnes.  Enfin ^ 
quelque  utile  que  puifie  être  parmi  nous  la  inédecine  bien  ad- 
minifirée ,  il  efl  toujours  certain  quç  fi  Je  ^jSauvage  malade 
abandonné  à  Iui*méme  n'a  rien  à  efpérer  que  de  la  nature ,  en 
revanche  il  n'a  rien  à  craindre  que  de  fijn  mal,  ce  qui  rend 
fouvent  fa  fituadon  t)référable  à  la  nôtre.  *  . 

Gardons -NOUS  donc  de  confijndre  l'homme  fauvage  avec 
les  hommes  que  nous^a^ons  fous  les  yeux.  La  nature  traite  tous 
les  ;9.iU*^^PX  abandonnés  à  fes. fisins  avec*  une  prédileâion  qui 
femble  montrer  combien  elle  eft  jaloufe  de  ce  droit.  JLe  cheval  i 
le  chat,  le  taureau,. l'àne  même  ont; la  plupart  imç  taille  plus, 
haute ,  tous  une  conflitution  plus  rpbufte ,  plus  de  vigueur ,  de 
force  &  de  courage  dans  les  forêts  que  dans  nos  maifons  ;  ils  per- 
dent la  moitié  de  ces  avantages  en  devenant  domeftiqués ,  &  l'on 
diroii^qi^  tous  nos  foins  .à  biep  traiter  &  j;iouri;ii^ces  animaux  n'a- 
boutîfient.qu'k  les  abâtardir.  Il  en  e(l  ainfi  de  l'homme  même  :  en 
devenant  fociable  &  efclave ,  il  devient  foible ,  craintif,  rampant  ^ 
&  fa  manière  de  vivre  molle  &  efféminée  achevé  d'énerver  \  la  fois 
fa  force  &  fon  courage.  Ajoutons  qu'entre  les  conditions  fauvage 
Ce  domeftique ,  la  différence  d'homme  \  homme  doit  être  plus  grande 
encore  que  celle  de  bête  a  bête  rcar  4'anhnal  £ç  l'homme  ayant 
été  traités  également  par  la  nature,  toutes Jescommodités  que 
l'homme  fe  donne  de  plus  qu'aux  animaux  qu'il  apprivoife ,  font  au- 


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3^  OniGIffS    DE    t'iNÉGAlITÊ 

tant  de  cadès  partkuU^eî  4}Ui  le  £E>nt  dégénérer  plus  fefiflblemefit; 

Ce  n^eft  donc  pas  un  (î  grand  malheur  a  ces  premiers  hom« 
tues,  ni  fur-toac  un  fi  grand  obftacle  à  leur   confervation»  que 
la  nudité ,  le  défaut  d'habîtadon  ,  éc  la  privation  de  toutes  ces 
inutilités  que  nous  troyons  fî  nécfeflfhires.   S'ils  n!ont  pas  la  peau 
velue ,  3s  n'en  ont  aucun    béfoin   dans  les  pays  chauds ,  &  ils 
fâvent  bientôt ,  dans  les  pays  froids  ,  s'approprier  celle  des  bétes 
quHls  ont  vaincues;  s'ils  n'ont  que  deux  pieds  pour  courir  »  ils 
ont  deux  bras  pour  pourvoir  h  leur  défenfe  &  \  leurs  befoins. 
Leurs  enfans  marchent  peut-être  tard  &  avec  peine,  mais  les 
mères  les  portait  avec  facilité;  avantage  qài  manque  aux  autres 
efpèces,  où  la  mère  étant  pourfuîrÎB  fe  voit  contrainte  d'abaA- 
donner  fes  petits  ou  de  régler  fon  p*sfur  le  leur.  Enfin  ,  à  moins 
de  fuppoTer  ces  concours  (inguliérs  &  fortuits  de   circonftances 
dont  je  parlerai   dans  la. fuite,  ^  qui   pouvoient  fort  biea  ne 
jamais  arriver ,  il  eft  clair  en  tout  état  de  caufe ,  que  le  premier 
qui  fe  fit  des  habits  ou  iin  logement^  fe    donna   en    cela  des 
chofes  peu  néceflairés  ,   puisqu'il  s^'ch  était  pàffé  jufqti'alors ,  & 
qu'on  ne  voir  pas  pourquoi  il  n'eut  pu  fupporter ,  homme  fait , 
un  genre  de  vie  qu'il  fupportoit  dès  fon  efifance.  , 

S  Eut ,  oîfif ,  &  toujours  vdifin  -an  danger ,  Phommè  fauvtge  doit 
aimer  ^  dormir ,  &  avtyir  le  fommeil  léger ,  comitie  les  animaux  qui , 
penfant  peu,  dormeht,  pour  aînfi  dire,  totit  le  temps  x^u'ils  ne 
penfent  point.  Sa  projpre  confervâtibn  faifanfc  prefque  fôn  unique 
îbin,  fes  facultés  les  pliis  exercées  doivent  être  celles  qui  ont 
pour  objet  principal  l'attaqué  &  la  défenfe ,  foit  pour  fubjuguer 
fa  proie,  Toit  *jîlM»«¥è  garatinï  tfétre  cdie  d*un  'àlitté" aliinial ; 
uu  contraire,  les  organes  qui  ne  fe  perfeftionnent  que  par  la 
moUefle  &*  la  fenfualité,  doivent  relier  dans  un  état  de  groffié- 
reté  qui  exclut  en  lui  tbutfe  efpèce  de  déîrcatefle  ;  &  fes  fens  fe 
trouvant  partagés  fur  ce  point ,  il  aura  lé  toucher  &  le  goût 
d'une  rudeflc  extrême;  la  vue  ,'l\)uîe  &  l'odorat  de  la  plus  grande 
fubtilité.  Tel  eft  l'état 'kiïiTfial  èh^énénd,  &  c^éft  auflî,  felon  le 
rapport  des  voyageurs,  celui  de  la  plupart  des  Peuples  fauvages. 
Ainilî  U  ttt  faut  point  sMtonner  que  les  Hotrentots  du  Cap  de 


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PARMI  LES   Hommes.         39 

Bonne-Eipérance  découvrent  à  h  fîmpte  vue  des  vaifleaux  en  haute 
mer  y  d^aufli  loin  que  les  Hollandoîs  arec  des  lunettes  ;  ni  que 
les  fauvages  de  l'Amérique  fendflènt  les  Efpagnols  ii  la  pifle  » 
comme  auroient  pu  faire  les  meilleurs  chiens;  ni  que  toutes  ces 
Nations  barbares  fupportent  fans  peine  leur  nu^té  ,  aiguHent 
leur  goût  à  force  de  pimen  y  &  boirent  les  liqueurs  européennes 
comme  de  Teau. 

Je  n'ai  confidéré  jufqu'îcî  que  Thomme  phyfique ,  tâchons  dé 
le  regarder  maintenant  par  le  c^té  mécaphyfique  &  moraI« 

Je  ne  vois  dans  tout  animal  qu'une  machine  ingénîeufe ,  ^  qiu 
la  Nature  a  donné  des  fens  pour  fe  remonter. ^Ue-même,  &pour 
fe  garantir  ,  jufqu'à  un  certain  point ,  de  tout  ce  qui  tend  à  La 
détruire  ou  à  la  déranger.  J'apperçois  prédféraent  les  mêmes 
chofes  dans  la  machine  humaine,  avec  cette  différence  que  U 
Nature  feule  fait  tout  dans  les  opérations  de  la  bete  ,  au  Ueu 
qi  e  rhomme  concourt  aux  fiennes  en  qualité  d'agent  libre.  L'un 
choifit  ou  rejette  par  înflinâ,  &  l'autre  par  un  aâe  de  fiberréi 
ce  qui  fait  qve  la  bête  ne  peut  s'écarter  de  la  règle  qui  lui  ett 
prefcrite ,  même  quand  il  lui  feroit  avantageux  de  le  faire  ,  S/: 
que  rhomme  s'en  écarte  fouvent  à  fon  préjudice.  C'eft  aînC 
qu'un  pigeon  mourroit  de  faim  près  d'un  baflîn  rempli  des 
meilleures  viandes ,  &  un  chat  fur  des  tas  de  fruits  ou  de  grain , 
quoique  l'un  &  l'autre  put  très-bien  fe  nourrir  de  Palîment  qu'il 
dédaigne,  s'il  s'éroit  avifé  d'en  eflayer  ;  c'eft  ainfî  que  les  hommes 
diffolus  fe  livrent  à  des  excès  qui  leur  caufent  la  fièvre  &  la 
mort,  parce  que  l'e(prit  déprave  les  fens,  &  quç  la  volonté 
parle  encore  quand  la  Nature  fe  tait. 

Tout  animal  a  des  idées ,  puifqu'il  a  des  fens  ;  îl  combine 
même  fes  idées  jufqu'à  un  certain  point,  &  Rhomme  ne  diffère 
a  cet  'égard  de  la  bête  que  du  plus  au  moins  ;  quelques  Philofor 
phes  ont  même  avancé  qu'il  y  a  plus  de  différence  de  tel  homme 
k  tel  homme  ,  que  de  tel  homme  à  telle  bête.  Ce  n^eû  donc  pas 
tant  Tentendement  qui  fair  parmi  les  animaux  la  dtilinâion  fpé^ 
cifique  de  l'homme,  que  fa  qualité  d'agent  libre.  La  Nature 
comsiande  k  tout  animal ,  &  la  béte  obéit.  L'homme  éprouve 


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40        Origine  de   rluÉcALiTÉ 

la  même  impreflion,  mais  il  fe  reconnoît  libre  d'acquiefcer  ou 
de  réfifter;  &  c'efl  fur-tout  dans  la  confcience  de  cette  liberté 
que  fe  montre  la  fpiritualité  de  fon  ame.  Car  la  phyfique  explique 
en  quelque  manière  le  méchanifme  des  fens  &  la  formation  des 
idées;  mais  dans  la  puiflance  de  vouloir  ou  plutôt  de  choifîr,  & 
dans  le  fentiment  de  cette  puiflance,^  on  Jie  trouve  que  des  aéles 
purement  fpirituels  ,  dont  on  n^explique  rien  par  les  loix  de  la  mé- 
chanique. 

Mais  ,  quand  les  difficultés  qui  environnent  toutes  ces  quef- 
ttons ,  laifferoîent  quelque  lieu  de  difputer  fur  cette  différence  de 
Thomme  &  de  Panimal,  il  y  a  une  autre  qualité  très-fpécifique 
qui  les  diftingue,  &  fur  laquelle  il  ne  peut  y  avoir  de  contefta- 
tion ,  c'eft  la  faculté  de  fe  perfectionner  ;  faculté  qui ,  à  Taide  des 
circonftances ,  développe  fucceflîvement  toutes  les  autres ,  6c  ré- 
fîde  parmi  nous ,  tant  dans  Tefpèce  que  dans  Tindividu  ;  au  lieu 
qu'un  animal  eft ,  au  bout  de  quelques  mois ,  ce  qu'il  fera  toute 
fa  vie  ,  &  fon  efpèce ,  au  bout  de  mille  ans ,  ce  qu'elle  étoit  la 
première  année  de  ces  mille  ans.  Pourquoi  l'homme  feql  eft-il 
fujet  à  devenir  imbécîlle  ?  N'eft-ce  point  qu'il  retourne  aînfî  dans 
fon  état  primitif,  &  que ,  tandis  que  la  béte ,  qui  n'a  rien  acquis 
&  qui  n'a  rien  non  plus  à  perdre ,  refte  toujours  avec  fon  inf- 
tinft,  l'homme  reperdant  par  la  vieillefle  ou  d'autrçs  accidens, 
tout  ce  que  fa  pcrficlibilitc  lui  avoit  fait  acquérir ,  retombe  ainfî 
plus  bas  que  la  béte  même  l  II  feroit  trifte  pour  nous  d'être  forcés 
de  convenir  que  cette  faculté  diftinftive  &  prefqu'illimitée,  eft  la 
fource  de  tous  les  malheurs  de  l'homme  ;  que  c'eft  elle  qui  le 
tire ,  \  force  de  temps ,  de  cette  condition  originaire ,  dans  la- 
quelle il  couleroit  des  jours  tranquilles  &  innocens }  que  c'eft  elle 
quî,faifant  éclorre  avec  les  fîècles  fes  lumières  &  fes  erreurs, 
fes  vices  &  (t%  vertus ,  le  rend  à  la  longue  le  tyran  de  lui-même 
&  de  la  nature.  (Voyez  Note  9  *  )  H  feroit  affreux  d'être  obligé 
de  louer  comme  un  être  bienfaifant  celui  qui  le  premier  fuggéra 
à  l'habitant  des  rives  de  l'Orenoque ,  l'ufage  de  ces  ais  qu'il  ap- 
plique fur  les  tempes  de  ks  enfans  ,  &  qui  Leur  affurent  du  moins 
une  partie  de  leur  imbécillité  &  de  leur  bonheur  originel. 

L'HOMMS 


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PARMI  L  £  S  Hommes.       ^t 

L^HOMME  fauvage  livré  par  la  nature  au  feul  înftinft,  ou  plu- 
tôt dédommagé  de  celui  qui  lui  manque  peut-être ,  par  des  facul- 
tés capables  d'y  fuppléer  d'abord',  &  de  l'élèVèr  fenfuite  fort  au- 
defTus  de  celle-là ,  commencera  donc  par  les  fonéHons  purement 
animales  :  (  voyez  Note  i  o  *  )  appercevoir  &  fentir  fera  fon  pre- 
mier état,  qui  lui  fera  commim  avec  tous  les  animaux.  Vouloir 
&  ne  pas  vouloir,  defirér  &  craindre ,  feront  les  premières  &  pref- 
que  les  feules  opérations  de  fon  ame ,  jufqu^à  ce  que  de  nouvelles 
cîrconftances  y  caufent  de  nouveaux  développemens. 

Quoi  qu'en  difent  les  moraKiles ,  ^entendement  humain  doit 
beaucoup  aux  paffions ,  qui,  d'un  commun  aveu ,  lui  doivent  beau* 
coup  auffi;  c'eft  parleur  aâivité  que  notre  raiibn  fe  perfedionney 
nous  ne  cherchons  k  connoitre  que  parce  que  nous  defirons  de 
jouir ,  &:  il  n^eft  pas  poffible  de  concevoir  pourquoi  celui  qui  n'au* 
roit  ni  defirs  ni  craintes,  /e  donneroit  la  peine  de  raifonner.  Les 
paffions  k  leur  tour  tirent  leur  origine  de  nos  befoins ,  &  leur  pro- 
grès de  nos  connoiflànces;  car  on  ne  peut  defirer  ou  craindre  les 
chofes ,  que  fur  les  idées  qu'on  en  peut  avoir ,  ou  par  la  fîmple 
impulfîon  de  la  namre  ;  &  l'homme  fauvage ,  privé  de  toute  forte 
de  lumières,  n'éprouve  que  les  paffions  de  c^tte  dernière  ^fpèce; 
fes  defîrs  ne  paflènt  pas  fes  befoins phyfîques,  (voyez  Note  1 1  * ) 
les  feuls  biens  qu'il  connoifle  dans  ^univers ,  font  la  nourriture , 
une  femelle  &  le  repos;  les  feuls  maux  qu'il  craigne,  font  la  dou- 
leur &  la  faim.  le  dis  la  douleur,  &  non  la  mort^  car  jamais  l'a^ 
idmal  ne  faura  ce  que  c'efl  que  mourir;  &  la  connoîflance  de  la 
mort  &  de  Ces  terreurs  efl  une  des  premières  acquifitions  que 
l'homme  ait  faites  en  s'éloignant  de  la  condition  animale. 

Il  me  feroit  aifé,  fî  cela  m'étoit  nécefTaire,  d'appuyer  ce  fen^ 
riment  par  les  faits,  &  de  faire  voir  que  chez  toutes  les  Nations 
du  monde ,  les  progrès  de  l'efprit  fe  font  précifément  proportion- 
nés aux  befoins  que  les  peuples  avoient  reçus  de  la  nature,  ou 
auxquels  les  circonffcmcer  les  avoient  afTujettis,  &par  conféquent 
aux  partions  qui  les  portoicnt  k  pourvoir  k  ces  befoins.  /e  mon- 
trerois  en  Egypte  les  arts  naiflans  &  s'étendant  avec  les  déborde- 
mens  du  Nil;  je  fuîvrois  leur  progrès  chez  les  Grecs  ,  où  on  les 

Œuvres  mdécs.  Tomi  IL  B 


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4ît.       Origine  de  r Inégalité'* 

vît  germer,  croître  &  s'élever  juAju'aux* cîcux  parmi  les  faMes 
&  les  rochers  de  TAttique ,  fans  pouvoir  prendre  radne  fur  les 
bords  fertiles  de  PEurotas  î  je  r cnlarqueroîs  qu'en  général  les  peu-  * 
pies  du  nord  font  plus  induftrîeux  que  ceux  du  midi ,  parce  qu'ils 
peuvent  moins  fe  paAer  de  Tétre ,  comme  fi  la  nature  rouloic 
ainfi  égalifer  les  cho&s,  en  donnant  aux  efprits  la  fertiUté  qu'elle 
refufe  à  la  terre« 

Mais  fans  recourir  aux  témoignages  incertains  de  l'Hifloîre , 
qui  ne  voit  que  toiir'femble  'éloigner  de  l'Homme  fauvage  la  ten- 
tation &  les'  moyfsns  de  céder  de  l'être?  Son  imagination  ne  lui 
peint  rien  ;  fon  cœur  ne  lui  demande  rien.  Ses  modiques  befoins 
fe  trouvent  fi  aifément  fous  fa  main ,  &  il  eft  fi  loin  du  degré  de 
connoiflances  néceflaires  pour  defirer  d'en  acquérir  de  plus  grair- 
des,  qu'il  ne  peut  avoir  ni  prévoyance,  ni  curiofité.  Le  fpeÔacle 
de  la  nature  lui  devient  indifférent,  k  forte  de  lui  devenir  familier.  ^ 
C'eft  toujours  le  même  ordre,  ce  font  toujours  les  mêmes  révo- 
lutions; il  n'a  pas  l'efprjt  de  bétonner  des  plus  grandes  merveil- 
les ;  &  ce  n'eft  pas  chez  lui  qu'il  faut  chercher  la  philofophie  dont 
l'homme  a  beforn  pour  favoir  observer  une  fois  ce  qu?il  a  vu  tous 
les  jours.  Son  ame,  que  rien  n'agite,  fe  livre  au  ieul  fentimentde 
fon  exiftence  afluelle ,  fans  aucune  idée  de  l'avenir ,  quelque  pro- 
chain qu'il  puiflè  être,  te  fes  projets,  bornés  comme  fes  vues, 
s'étendent  à  peine  jufqu'à  la  fin  de  la  journée.  Tel  eft  encore  au- 
jourd'hui le  d^gré  de  prévoyance  du  Caraïbe;  il  vend  le  matin 
fon  lit  de  coton,  &  vient  pleurer  le  foîr  pour  le  racheter,  fistule 
d'avoir  pirévu  qu'il  en  auroit  befoin  pour  la  nuit  prochaine* 

Plus  on  médite  fur  ce  fûjet ,  plus  la  diftahce  des  pures  fenfa- 
tions  aux  plusfimples  connoifiances,  s'agrandit  à  nos  regards;  Se 
il  eft  impodible  de  concevoir  comment  un  homme  auroit  pu,  par 
Ces  feules  forces ,  fans  le  fecours  de  la  communication ,  &  fans 
l'aiguillon  de  la  nécefiité ,  franchir  un  fi  grand  intervalle.  Com- 
bien de  fiècles  fe  font  peut-être  écoulés^  avant  que  les  hommes 
aient  été  à  portée  de  voir  d'autres  feux  que  celui  du  ciel  ?  Com- 
bien ne  leur  a-t-^il  pas  faHu  de  différens  hafards  pour  apprendre 
1^  ufages  les  plus  communs  de  cet  élément  ?  Combien   de  fois 


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'p  Zi  n  M I  LES  Hommes.        4} 

fie  Pont^Ss  pas  laiflë  éteindre  avant  que  d^avoîr  acquis  Part  de  le 
reproduire  ?  Et  combien  de  fois  peut-être  chacun  de  ces  fecrets 
n'eft-il  pas  mort  avec  celui  qui  Tavoit  découvert?  Que  dirons* 
nous  de  Tagriculture ,  art  qui  demande  tant  de  travail  &  de  pré- 
voyance ;  qui  tient  à  d!autres  arts ,  qui  très-évidemment  n'eft  pra- 
ticable que  dans   une  fociété  au  hioins  comm^icée  ;  &  qui  ne 
fious  fert  pas  tant  \  tirer  de  la  terre  des  alimens  qifelle  fourniroit 
bien  fans  cela  y  qu'a  la  forcer  aux  préférences   qui  font  le  plus 
de  notre  goût?  Mais  fuppofons  que  les  hommes  euflent  tellement 
multiplié  que  les  produâions  naturelles  '  n^eudënt  plus  fufS  pour 
les  nourrir;  fuppodtion  qui,  pour  le  dire  en  paflant,  montreroît 
im  grand  avantage  pour  Pefpèce  humaine  dans  cette  manière  de 
irivre  ;  fuppofons  que,  fans  forges  &  {aos.atteliers^  les  inArumess 
du  labourage  fu/Tent  tombés  du  ciel  entre  les  mains  des  Sauvages  ; 
que  ces  hommes  euflent  vaincu  la  haine  mortelle  qu'ils  ont  tous 
pour  un  travail  continu  ;  qu'ils  euflent  appris  k  prévoir  de  fi  loin 
ieurs  befoins  ,  qu'ils  euflent  deviné   comment  il  faut  cultiver  U 
terre  «  femer  les  grains  ,    &  planter  les  arbres  ;  qu^ils  euflçnt' 
trouvé  Tart  de  moudre  le  bled ,  &  de  mettre  le   raîfin  en  fer- 
mentation ;   toutes   chofes  qu^il  a  fallu  faire  enfeigner  par  les 
Dieux,  faute  de  concevoir  comment  ils  les  auroient  apprifes  d*eux- 
snémes;  quel  feroit,  après  cela,  Thomme  aflèz  infenfé  pour  (e 
tourmenter  \  la  culture  d'un  champ  qui  fera  dépouillé  par  le  pre- 
mier venu ,  homme  ou  béte  indifféremment ,  k  qui  cette   moiflbn 
conviendra;  &  comment  chacun  pourra-t-il  fe  réfoudre  \  pafler 
fa  vie  11  un  travail  pénible ,  dont  il  efl  d'autant  plus  sûr  de  ne  pas 
recueillir  le  prix ,  qu'il  lui  fera  plus^néceflTaire?  En  un  mot,  com- 
ment cette  fimatidn  pourrait-elle  porter  les  hommes' à  cultiver  la 
terre ,  tant  qu^elle  ne  f^ra  point  partagée  entre  eux ,  c'ell-à*dire  » 
tant  que  Pétat  de  nature  ne  fera  point  anéanti? 

Quand  nous  voudrions  fuppofer  un  homme  fauvage  auflî  ha- 
bile dans  l'art  de  penfer  que  nous  le  font  nos  philofophes  ;  quand 
nous  en  ferions,  à  leur  exemple,  un  philofophe  lui-même,  dé- 
couvrant feul  les  plus  fublimes  vérités,  fe  faifant,  par  des  fuites 
de  ralfonnemens  très-abftraits,  des  maximes  de  juftice  &  de  rai- 
fon  tirées  de  Pamour  de  Tordre  en  général ,  ou  de  la  volonté  con- 

F  ij 


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44        Origine    de   vïnègalité 

nue  de  fon  Créateur  :  en  nn  mot,  quand  nous  lui  fuppo/erîons 

dans  Pefprk  autanc  d'intelligence  &  de  lumières  quil  doit  avoir  te 

qu^on  lui  trouve  en  effet  de  pefantenr  &  de  ftupidité,  quelle  uti^ 

lité  retirer  oit  Pelpèce  de  toute  .cette  métaphyfique,  qui  ne  pour* 

toit  fe  communiquer,  &  qiui*  périroit  avec  Tindividu  qui  l^auroit 

inventée  ?  Quel  progrès  potirroit  faire  le  genre  humain  épars  dans 

les  bois  parmi  les  animaux  ?  £t  jufqu'à  quel  point  pourroient  fe 

perfe Aionner  &  s'éclairer  mutuellement  des  hommes  qui ,  n^ayane 

ni  domicile  fixe,  ni  aucun  befoin  Pun  de  l'autre,  fe  rencontre^ 

roient  peut-être  à  peine  deux  foii  en  leur  vie  i^  (ans  fe  connoitre 

&  fans  fe  parlera 

Qu'on  fonge  de  combien  d'idées  nous  (bmmes  redevables  & 
Tufagé  de  la  parole;  combien 'la  Grammaire  exerce  &  facilite  les. 
opérations  de  l'efpritf  &  qu'on  penfe  aux  peines  inconcevables  & 
au  temps  infini  qu^a  dû  coûter  la  première  invention  des  langues  ; 
qu'on  joigne  ces  réflexions  aux  précédentes ,  &  Ton  Jugera  com- 
bien il  eût  fallu  de  milliers  de  fîècles  pour  développer  fucceflïve- 
ment  dans  Tefprit  humain  les  opératfons  dont  il  étoit  capable. 

Qu'il  me  /bit  permis  de  confidérer  un  în/lant  les  embarras  de 
S'origine  des  langues.  Je  pourrois  me  contenter  de  citer  ou  de  ré- 
péter ici  les^  recherches  que  JML  l'Abbé  de  ÇondiUac  a  faites  fur 
cette  matière ,  qui  toutes  confirment  pleinement  mon  fentiment, 
&  qui ,  peut-être ,  m'en  ont  donné  la  première  idée.  Mais  la  ma- 
nière dont  ce  philofophe  réfout  les  difficultés  qu'il  fe  fait  k  luî- 
*  même  fur  l'origine  des  fignes  inflitués ,  montrant  qu'il  a  fuppofé 
ce  que  je  mets  en  quefKon,  fàvoir  une  forte  de  fbciété  déjà  éta- 
blie entre  les  inventeurs  du  langage ,  je  crois ,  en  renvoyant  ^  Ce% 
réflexions,,  devoir  y  joindre  les  miennes  ,  pour  expofer  les  mêmes 
difficultés  dans  le  joiu*  qui  convient  k  mon  fujet.  La  première  qui 
fe  préfente  efl  d'imaginer  comment  elles  purent  devenir  néceffai- 
res;  car  les  hommes  n'ayant  nuHe  correfpondance  entr'éux,  ni 
aucun  bcfoin  d'en  avoir,  on  ne  conçoit  ni  la  néceflîté  de  cette 
invention,  ni  la  poflîbilité,  û  elle  ne  fut  pas  indifpenfable.  Je 
dirois  bien,  comme  beaucoup  d'autres,  que  les  Tangues  font 
nées  dans  le  commerce  domeftique  des  pères  ,  des    mères     & 


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r':A  R  M  I  i.  E  s  Hommes:      4$ 

Ses  cnfans  ;  mais  outre  que  cela  ne  réfôudroît  point  les  'tbjec-' 
dons ,  ce  feroit  commettre  la  faute  de  ceux   qui ,  raifonnaht  fur 
l'état  de  Nature,  y  tranfportent  les  idées  prifes  dans  la  fociété; 
▼oient  toujours  la  famille  rafTemblée  dans  une  même  habitation  » 
A:   fes  membres  gardant  entr'eux  une^  imion  audi  intime  &  aufli 
permanente   que  parmi   nous»  oii  tant  d^intéréts  communs   les 
réuniflent;  au  lieu  que  dans  cet  état  primitif,  n'ayant  ni  maîfons, 
ni  cabanes,  ni  propriété  d'aucune  efpèce,  chacun  felogeoitau 
hafard,  &  fouvent  pour  une  feule  nuit;  les  mâles  &  les  femelles 
s'unifToient    fortuitement ,   félon  la  rencontre ,   l'occafion  &  le 
defir,   fans  que  la  parole  fut  un  interprète  fort  néceiTaire  des 
chofes  qu'ils  avoient  à  fe  dire  :  ils  fe  quittoient  avec  la  même 
facilité.    (  Voyez  Note  1 2.  *  )  La  mère  allaitott  d'abord  fes  enfans 
pour  fon  propre  befotn  ;  puis  l'habitude  les  lui  ayant  rendus  chers  ; 
elle  les  nourriflbit  enfuite  pour  le  leur  ;fi«tôt  qu'ils  avoient  la  force 
de  chercher  leur  pâture,  ils  ne  tardoientpas  à  quitter  la  mère  elle- 
même  î  &  comme  il  n'y  avoit  prefque  point  d'autre  moyen  de  fe 
retifouver  que  de  ne  pas  fe  perdre  de  vue  >  ils  en  étoient  bientôt 
au  point  de  ne   pas   même  fe  reconnohre   tes  uns   les  autres. 
Remarquez  encore  que  l'enfant  ayant  tous  fes  befoîns  ^  expli- 
quer, &   par  conféquent  plus  de  chofe  à  dire  à  la  mère   que 
la  mère  à  l'enfant ,  c'eft  lui  qui  doit  faire  les  plus  grands  frais 
de  l'invention,  &  que  la  langue  qu'il  emploie  doit  être  en  grande 
partie  fon  propre  ouvrage,  ce  qui  multiplie  autant   les  langue$ 
qu'il  y  a  d'individus  pour  les  parler,  à  quoi  contribue  encore  la 
vie  errante  &  vagabonde ,  qui  ne  laîfle  k  aucun  idiome  le  temps 
de  prendre  de  la  confiflance;  car  de  dire  que  la  mère  diâe  1^ 
l'enfant  les  mots  dont  il  devra  fe  fervir  pour  lui  demander  telle  ou 
telle  cho/e ,  cela  montre  bien  comment  on  enfeigne  des  langues 
déjà  formées ,  mais  cela  n'apprend  point  comment  elles  fe  forment» 

SvtvosONS  cette  première  difficulté  vaincue  :  franchiflbns  pour 
un  moment  l'efpace  immenfe  qui  dut  fe  trouver  entre  le  pur  état 
de  nature  &  le  befoin  des  langues;  &  cherchons ,  en  les  fuppofant 
néceflaires  (voyez  Note  13*,)  comment  elles  purent  commencer 
à  s'établir.  Nouvelle  difliculté  pire  encore  que  la  précédente  i  car 


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46 


Origine  i?E   vInégalité 


ïî  Ics^  nO^^es  ont  eu  befoin  de  la  parole  pour  apprendre  à  penfer  J 
ils  ont  eu  bien  plus  befoin  encore  de  favoir  penfer  pour  trouver 
fart  de  la  parole^  &  quand  on  comprendroit  comment  les  fons  de 
la  voix  ont  été  pris  pour  les  interprètes  conventionnels  de  nos  idées , 
il  refteroît  toujours  a  favoir  quels  ont  pu  être  les  interprètes  mê- 
jnes  de  cette  convention  pour  les  idées  qui,  n'ayant  point  un  objet 
fenfible ,  ne  pouvoient  s'indiquer  ni  par  le  gefte ,  ni  par  la  voix , 
de  forte  qu'à  peine  peut-on  former  des  conjeélures  fupportabîes  fur 
la  naifTance  de  cet  art  de  communiquer  fes  penfées,  &  d'établir  un 
commerce  entre  les  cfprits  :  art  fublime  qui  eft  déjà  ft  loin  de  fon 
origine ,  mais  que  le  philofophe  voit  encore  h  une  fi  prodigieufe 
diftance  de  fa  perfeélion  »  qu'il  n'y  a  point  d'homme  afTez  hard»  pour 
afTurer  qu'il  y  arriveroit  jamais,  quand  les  révolutions  que  le  temps 
amène  néceflairement  feroient  fufpendues  en  fa  faveur ,  que  les 
préjugés  fortiroient  des  Académies  ou  fe  taîroient  devant  elles  , 
&  qu'elles  pourroient  s'occuper  de  cet  objet  épineux  durant  dei 
fiècles  entiers  fans  interruption. 

Le  premier  langage  de  l'homme ,  le  langage  le  plus  univerfel , 
le  plus  énergique ,  &  le  feul  dont  il  eut  befoin  avant  qu'il  fallût 
perfuader  des  hommes  afTemblés ,  eft  le  cri  de  la  nature.  Comme 
ce  cri  n'étoit  arraché  que  par  une  forte  d'inftinft  dans  les  occafions 
prefTantes  ,  pour  implorer  du  fecours  dans  les  grands  dangers,  ou 
du  foulagement  dans  les  maux  violens,  il  n'étoit  pas  d'un  grand 
ufage  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie,  oii  régnent  des  fentimens 
plus  modéras.  Quand  les  idées  des  hommes  commencèrent  a  s'é- 
tendre &  à  fe  multiplier ,  &  qu'il  s'établit  entr'eux  une  communi- 
cation plus  étroite  ,  ils  cherchèrent  des  figues  plus  nombreux  & 
un  langage  plus  étendu  :  ils  multiplièrent  les  inflexions  de  la  voix, 
&  y  joignirent  les  geftes,  qui,  par  leur  nature  ,  font  plus  expreflîfs 
&  dont  le  fens  dépend  moins  d'une  détermination  antérieure.  Ils 
cxprimoient  donc  les  objets  vifibles  &  mobiles  par  des  geftes  ,  & 
ceux  qui  frappent  Touie  par  des  fons  imitatifs  :  mais  comme  le  gefte 
nHndique  guères  que  les  objets  préfens ,  ou  faciles  z  décrire ,  & 
les  aftions  vifibles  ;  qu'il  n'eft  pas  d'un  ufage  univerfel ,  puifque 
l'obfcurité  ou  riuterpofition  d'un,  corps  le  rendent  inutile»  &  qu'il 


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-f 


TA  Si  MI    L  E  S    H  O  M  ME  S-         4/ 

exîge  Pattentîon  phitèt  qti'îl  ne  Pexcîte;  on  s'avîft  enfin  de  lut 
fnbftituer  les  articularions  de  la  voîx ,  qui ,  fans  avoir  le  même  rap-^ 
port  avec  certaines'  idées ,  forif  ptiis  propres  à  les  repréfèntet  tou- 
tes comme  ifignes  inftîtués  ;  fubllîtutîon  '  quî  ne  peut  fe  faire  que 
d^uh  commun  confenreméht ,  &  d^une  manière  aflez  difficile  à  pra- 
tiquer pour  des  homrties  dont  les  organes  grdflîers  n'avoîent  encore 
aucun  exercice,  &  pltis  difficile  encore  à  concevoir  en  elle-même, 
puifque  cet  accord  umanime  dut  être  môtîvé,  ficque  la  parole  pa* 
roît  avoir  été  fort  riécôflairê  pour  établir  TiiiTâge  de  la  parole. 

On  doit  juger  que  les  premiers  mots  dont  les  hommes  firent 
ufage  ,  eurent  dans  leur  efprit  une  fignification  beaucoup  *  plus 
étendue  que  n^ont  ceux  qu^on  emploie  dans  les  langues  dé/a  for« 
mées,  &  qulgnorant  la  divifion  du  difcours  en  tes  parties  confti- 
tutîves ,  ils  donnèrent  d^abord  \  chaque  moç  le  fens  d'une  propo-* 
fition  entière.  Quand  ils  commencèrent  à  dîAinguer  le  fujet  d'a- 
vec Tattribu ,  &  le  verbe  d'avec  lé  nom  ,  ce  qui  ne  fut  pas  un 
médiocre  effort  de  génie ,  les  fubftantifs  ne  furent  d'abord  qif  au- 
tant de  noms  propres,  Tinfinitif  fut  le  feul  temps  des  verbes,  &îi 
Pégard  des  adjeâifs,  la  notion  ne  s'en  dut  développer  que  fort 
difficilement ,  parce  que  tout  adjeâif  eft  un  mot  abflrait ,  &  que 
les  abilraâions  font  des  opérations  pénibles  &  peu  naturelles* 

Chaque  objet  reçut  d'abord  un  nom  particulier ,  fans  égard 
aux  genres  &  aux  efpèces ,  que  ces  premiers  înftituteurs  n'étoient 
pas  en  état  de  diftinguer  ;  &  tous  les  individus  fe  préfenterent 
ifolés  \  leur  efprit ,  comme  ils  le  font  dans  le  tableau  de  la  na« 
ture.  Si  un  chêne  s'appelloit  A ,  un  autre  chêne  s'appelloit  B  : 
de  forte  que  plus  les  connoiflances  étoierit  bornées ,  &  plus  le 
Diâionnaire  devint  étendu.  L'embarras  de  toute  cette  nomenclatu- 
re né  put  être  levé  facilement  :  car  pour  ranger  les  êtres  fous  des 
dénominations  communes  &  génériques ,  il  en  falloit  connoltre 
les  propriétés  &  les  différences  ;  il  falloit  des  obfervations  &  des 
définitions,  c'eil-k-dire,.de  l'Hifloire  Naturelle  &  de  la  meta- 
phyfique ,  beaucoup  plus  que  les  hommes  de  ce  temps-1^  n'en 
pouvoient  avoir. 


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^ 


Origine  de  vInégalité 


D^ AILLEURS ,  les  idées  générales  ne  peuvent  s^introduire  danis 
refprk  qu^à  Paide   des  mots,  &  l'entendement  ne  les  faifit  que 
par  des  propofitions.  Oeft  une  des  raîTons  pourquoi  les  animaux 
ne  fauroient  fe  former  de  telles  idées ,  ni  jamais  acquérir  la  per* 
feâibilité  qui  en  dépend.  Quand  un  Ange  va  fans  héfiter  d'une  noix 
à  l'autre ,  penfert-on  qu'il  ait  l'idée  générale  de   cette  forte  de 
fruit,  &  qu'il  compare  fon  archétype  à  ces  deux  individus?  Non 
fans  doute  ;  mais  la  vue  de  Tune  de  ces  noix  rappelle  à  fa  mé- 
moire les  fenfations  qu'il  a  reçues  de  l'autre ,  &  ks  yeux,  mo- 
difiés d'une  certaine  manière ,  annoncent  k  fon  goût  la  modifica- 
tion qu'il  va  recevoir.  Toute  idée  générale  eft  purement  intel- 
leâuelle  ;  pour  peu  que  l'imagination  s'en   mêle,  l'idée  devient 
auflîtôt  particulière.  EfTayez  de  vous  tracer  l'image  d'un  arbre  en 
général,  jamais  vous  n'en  viendrez  à  bout,  malgré  vous,  il  fau- 
dra le  voir  petit  ou  grand,  rare  ou  touffu,  clair  ou  foncé;  &  s'il 
dépendoit  de  vous  de  n'y  voir  que  ce  qui  fe  trouve  en  tout  ar» 
bre ,  cette  image  ne  reffèmbleroît  plus  à  un  arbre.  Les  êtres  pu- 
rement abftraits  fe  voient  de  même,  ou  ne  fe  conçoivent  que  par 
le  difcours.  La  définition  feule  du  triangle  vous  en  donne  la  véri- 
table idée  :  fitôt  que  vous  en  figurez  un  dans  votre  efprit ,  c'efl 
un  tel  U'iangle  &  non  pas  un  autre,  &:  vous  né  pouvez  éviter  d'en 
rendre  les  lignes  fenfibles  ou  le  plan  coloré.  Il  faut  donc  énoncer 
les  propofitions  ,  il  faut  donc  parler  pour  avoir  des  idées  générales  : 
car  fîtôt  que  l'imagination  s'arrête,  l'efprît  ne  marche  plus  qu'i 
l'aide  du  difcours.  Si  donc  les  premiers  inventeurs  n'ont  pu  donner 
des  noms  qu'aux  idées  qu^ils  avoient  déjà ,  il  s'enfuit  que  les  pre- 
miers fubflantifs  n'ont  jamais  pg  4tre  que  des  noms  propres. 

Mai$  lorfque ,  par  des  moyens  que  je  ne  conçois  pas,  nos  no\> 
veaux  Grammairiens  commencèrent  a  étendre  leurs  idées  &  \ 
généralifer  leurs  mots,  l'ignorance  des  inventeurs  dut  affujetrir 
cette  méthode  k  des  bornes  fort  étroites;  &  comme  ils  avoient 
d^abord  trop  multiplié  les  noms  des  individus ,  faute  de  connoitre 
les  genres  &  les  efpèces ,  ils  firent  enfuite  trop  peu  d'efpèces  & 
de  genres,  faute  d'avoir  confidéré  les  êtres  par  toutes  leurs  dif- 
férences. Pour  pouffer  les   divifions  affez  loin,  il  eût  fallu  plus 

d'expérience 


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PARMI  LES  Hommes.         49 

d'expérience  &  de  lumière  qu'ils  n'en  pouvoîent  avoir  ,  &  plus  de 
recherches  &  de  travail  qu'ils  n'y  en  vouloient  employer.  Or ,  fi, 
même  aujourd'hui,  l'on  découvre)  chaque  jour  de  nouvelles  es- 
pèces qui  avoient  échappé  jufqu^îci  à  toutes  nos  obfervations , 
qu'on  penfe  combien  il  dut  s'en  dérober  à  des  hommes  qui  ne  >u* 
geoient  des  chofes  que  fur  le  premier  afpeâ!  Quant  aux  claflès 
primitives  &  aux  notions  les  plus  générales,  il  eft  fuperflu  d'a^* 
jouter  qu'elles  durent  leur  échapper  encore.  Comment ,  par  exem- 
ple, aur oient-ils  imaginé  ou  entendu  les  mots  de  matière^  d'efprit, 
de  fubfiance,  démode,  de  figure,  de  mouvement,  puifque  nos 
philofophes  ,  qui  s'en  fervent  depuis  fi  long-temps ,  ont  bien  de  la 
peine  à  les  entendre  eux-mêmes ,  &  que  les  idées  qu'on  attache  à 
ces  mots  étant  purement  métaphyfiques,  ils  n'en  trouvoient  aucun 
modèle  dans  la  nature  ? 

Je  m'arrête  à  ces  premiers  pas  ,  &  je  fupplîe  mes  juges  de  iuf^ 
pendre  ici  leur  leélurc  ,  pour  confidérer ,  fur  l'invention  des  feuls 
fubftanrifs  phyfiques ,  c^eft-h-dîre ,  fur  la  partie  de  la  langue  la  plus 
facile  \  trouver  ,  le  chemin  qui  lui  refte  \  faire  pour  exprimer  toutes 
les  penfées  des  hommes ,  pour  prendre  une  forme  confiante  ,  pou- 
rvoir être  parlée  en  public  ,  &  influer  fur  la  fociété  :  je  les  fupplie 
de  réflécliir  \  ce  qu'il  a  fallu  de  temps  &  de  connoîflances  pour 
trouver  les  nombres,  (voyez  Note  14  *)  les  mots  abflraits,  les 
aoriftes ,  &  tous  les  temps  d^s  verbes,  les  particules,  la  fyntaxe, 
lier  les  propofitîons ,  les  raîfonnemens  ,  &  former  toute  la  logique 
du  difcours.  Quant  \  moi ,  effrayé  des  difficultés  qui  fe  multi- 
plient, &  convaincu  de  rimpoffibilité  prefque  démontrée  que  les 
langues  aient  pu  naître  &  s'établir  par  des  moyens  purement  hu- 
mains, je  laifle  k  qui  voudra  l'entreprendre  ,1a  difcuffion  de  ce  dif- 
ficile problcnie ,  lequel  a  été  le  plus  nécefiaire,  de  la  fociété  dé- 
jà liée  ,  h  rinftîtution  des  langues  ,  ou  des  langues  déjà  inventées, 
à  l'écablifTement  de  la  fociété.  ' 

Quoi  qu'il  en  foit  de  ces  origines ,  on  voit  du  moins  au  peu  de 
foin  qu'a  pris  la  nature  de  rapprocher  les  hommes  par  des  befoin» 
mutuels ,  &  de  leur  faciliter  Tufage  de  la  parole ,  combien  elle  a 
peu  préparé  leur  fociabilité  ,  &  combien  elle  a  peu  mis  du  fieia 

Œuivris  miUu.  Toittê  JJL  O 


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jo         Origine   de  vïnègalitè 

dans  totit  ce  qu%  ont  fait  pour  en  étabUr  les  liens.  En  e^t  » 
il  eil  impoflible  d'imaginer  pourquoi  dans  cet  état  primitif  un 
homme  aurdt  plutôt  befotn  d*un  autre  homme  qu'un  finge  ou 
un  loup  de  Ton  femblable,  ni,  ce  befoin  fuppofé,  quel  motif 
pourrott  engager  Pautre  à  y  pourvoir,  ni  même,  en  ce  der- 
nier cas ,  conmient  ils  pourroient  convenir  entr'eux  des  conditions* 
Je  fais  qu'on  nous  r^>ète  fans  ceflë  que  rien  n'eût  été  fi  miféra* 
ble  que  rhomme  dans  cet  état;  &  s'il  eft  vrai,  comme  je  crois 
l'avoir  prouvé ,  qu'il  n'eût  pu  qu'après  bien  des  fiècles  avoir  le  defir 
&  l'occafion  d'en  fortir ,  ce  feroit  un  procès  à  faire  à  la  nature ,  & 
non  à  celui  qu'elle  auroit  ainfi  conlHtué.  Mais,  fi  j'entends  bien  ce 
terme  de  mifirahUy  c'eft  un  nK>t  qui  n'a  aucun  fens ,  ou  qui  ne  fi- 
gnifie  qu'une  privation  douloureufe  &  la  fouf&ance  du  corps  ou  de 
î'amev  or ,  je  voudroîs  bien  qu'on  m'expliquât  quel  peut  être  le 
genre  de  misère  d'un  être  libre ,  dont  le  cœur  eft  en  paix  &  le 
corps  en  fan  té.  Je  demande  laquelle,  de  la  vie  civile  ou  naturelle, 
eft  la  plus  fujette  \  devenir  infupportable  \  ceux  qui  en  jouifient  > 
Nous  ne  voyons  prefque  autour  de  nous  que  des  gens  qui  fe  plai- 
gnent de  leur  exiftence  :  plufieurs  même  qui  s'en  prkent  autant 
qu'il  eft  en  eux»  &  la  réunion  des  loix  divines  &  humaines  fuftit  h  peine 
pour  arrêter  ce  défordre.  Je  demande  fi  jamais  on  a  oui  dire  qu'un 
Sauvage  en  liberté  ait  feulement  ibngé  \  fe  plaindre  de  la  vie  & 
\  fe  donner  la  mort?  Qu'on  juge  donc  avec  moins  d'orgueil  de 
quel  côté  eft  la  véritable  misère.  Rien  au  contraire  n'eût  été  fi 
miférabie  que  l'homme  fauvage ,  ébloui  par  des  lumières ,  tour- 
menté par  des  paflions;  &  raiibnnant  fur  un  état  différent  du  fien.. 
Ce  fut  par  une  providence  très-fage  que  les  facultés  quil  avoir 
en  puifTance  ne  dévoient  fè  développer  qu'avec  les  occafions  de 
les  exercer ,  afin  qu'elles  ne  lui  fuflènt  ni  fuperflues  &  à  charge 
avant  le  temps ,  ni  tardives-  &  inutiles  au  befoin.  Il  avoit  dans  le  feul 
ïhftina  tout  ce  qu'il  lui  falloit  pour  vivre  dans  l'état  de  nature,  il  n'a 
dans  une  raifon  cultivée  que  ce  qu'il  luffaut  pour  vivre  en  fociété'. 

Il  paroit  d'abord  que  les  Ik)mmes  dians  cet  état  n^ayanrentr'eux 
aucune  forcede  relation  morale ,  ni-  de  devoirs  connus ,  ne  pouvoient 
être  m  bona  ni  méchans,^  &  n'avaient  ni  vices  ni  vertus.,,  à  moins^ 


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PARMI  ZMS  Hommes.       51 

que ,  prenant  ces  mots  dans  un  fens  phyfique,  on  n^appellé  vices  » 
dans  Pindividu  ,  les  qualités  qui  peuvent  nuire  à  fa  propre  Confère 
vadon ,  &  vertus  celles  qui  peuvent  y  contribuer  ;  auquel  cas  it 
faudroit  appeller  le  plus  vertueux  celui  qui  réfifteroit  le  moins  aux 
fimples  impulfions  de  la  nature.  Mais,  fans  nous  écarter  dufen» 
ordinaire ,  il  eft  à  propos  de  fuipendre  le  jugement  que  nous  pour- 
rions porter  fur  une  telle  fituatioui  &  de  nous  défier  de  nos  pré- 
jugés, jufqu^à  ce  que,  la  balance  à  la  main,  on  air  examiné  sl'il  y 
a  plus  de  vertus  que  de  vices  parmi  les  hommes  civilifés ,  ou  fi  leurs 
vertus  font  plus  avantageufes  que  leurs  vices  ne  font  funeftes ,  ou  fi 
le  progrès  de  leurs  cornioifiànces  eft  un  dédommagement  Aiffifant 
its  maux  qu^ils  fe  font  mutueUement ,  h  mefiire  qu^ils  s^inftruifent 
du  bien  qu'ils  devroient  fe  faire ,  ou  ^ils  ne  feroientpas ,  k  tout  prenr 
dre,  dans  une  fituation  plus  heureufe  de  n^avoôr  m  mal  à  craindre 
ni  bien  à  efpérer  de  perfonne  ,  que  de  s'être  fournis  k  une  dépen-> 
dance  univerfelle ,  &  de  s'obfiger  k  tout  recevoir  de  ceux  qui  ne 
s^obligent  k  leur  rien  donner. 

N'ALLONS  pas  fur-tout  conclure  avec  Hobbes  ^  que  pour  n'a- 
voir aucune  idée  de  la  bonté,  l'homme  foit  naturellement  mé- 
chant, qu'il  foit  vicieux  parce  qu'il  ne  connoit  pas  la  vertu ,  qu'il 
refufe  toujours  k  Ces  femblables  des  fervices  qu'il  ne  croit  pas  leur 
devoir ,  ni  qu'en  vertu  du  droit  qu'il  s^attribue  avec  raifon  aux  cho- 
fes  dont  il  a  befoin ,  il  s'imagine  fbllement  être  le  feul  proprié- 
taire de  tout  PUnivers.  Hobbes  a  très-bien  vu  le  défaut  de  toutes 
tes  définitions  modernes  du  droit  naturel  :  mais  les  conféquences 
qu'il  tire  de  la  fienne,  montrent  qu'il  la  prend  dans  un  fens  qui 
n'eft  pas  moins  faux.  En  raifbnnant  fur  les  principes  qu'il  éta- 
blit, cet  auteur  devoir  dire  que  l'état  de  nature  étant  celui  ouïe 
foin  de  notre  confervatton  eft  le  moins  préjudidaUe  à  celle  d'aur 
trui,  cet  état  étoit  par  conféquent  le  plus  propre  kla  paix,  &  le 
plus  convenable  au  genre  humain.  Il  dit  ppécifémeht  le  contraire, 
pour  avoir  fait  entrer  mal-k-propos  dans  le  foin  de  la  conferva- 
don  de  l'homme  fauvage  le  befoin  de  fatisfaire  une  multitude  de 
paffîons  qui  font  l'ouvrage  de  la  fociété  ,  &  qui  ont  rendu  les  loix 
néceffaîres.  Le  méchant,  dit-il,  eft  un  enfant  robufte;  il  refte  k 

G  ij 


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5»        Origine  de   rlNÉGAiiTÊ 

favoir  fi  l'homme  fauvage  cft  un  enfant  robufte.  Quand   on  le  luT 
accorderoit ,  qu'en    concluroit-il  ?  Que  fi  ,  quand  il  eft  robufte  , 
cet  homme  étoit  auffi  dépendant  des  autres  que  quand  il  eft  foi* 
ble,  il  n'y  a  forte  d'excès  auxquels  il  ne  fe  portât,  qu'il  ne  bat- 
tît fa  mère  lorfqu'elle  tarderoit  trop  k  lui  donner  la  mamelle  ,  qu'il 
n'étranglât  un  de  fes  jeunes  frères  îorfquSl  en  feroit  incommodé , 
qu'il  ne  mordît  la  jambe  à  l'autre,  lorfquSl  en  feroit  heurté  ou 
troublé  ;  mais  ce  font  deux  propofitions  contradiftoîres  dans  l'é- 
tat de  nature  qu'être  robufte   &  dépendant.  L'homme  eft  foible 
quand  il  eft  dépendant,  &  il  eft  émancipé  avant  que  d'être  ro- 
bufte. Hobbes  n'a  pas  ^u  que  la   même   caufe  qui  empêche  les 
Sauvages  d'ufer  de  leur  raifon ,  comme  le  prérendent  nos  Jurif- 
confultes,  les  empêche  en  même  temps  d'abufer  de  leurs  facultés, 
comme  il  le  prétend  lui-même  \  de  forte  qu'on  pourroît  dire  que 
les  Sauvages  ne  font  p^s  méchans  précifément  parce  qu'ils  ne  favent 
pas  ce  que  c'eft  qu'être  bons  :  car  ce  n'eft  ni  le  développement  det 
lumières  ni  le  frein  de  la  loi ,  mais  le  calme  des  paffions  &  l'igno- 
rance du  vice  qui  les  empêchent  de  mal  faire  ;  tantd  plus  in  illis 
proficit  vitiorum  ignoratio ,  quàm  in  his  eognitio  virtutis.   Il  y  a 
d'ailleurs  un  autre  principe  que  Hobbes  n'a  point  apperçu ,  &  qui 
ayant  été  donné  k  l'homme  poiu:  adoucir ,  en  cert^nes  circonftan- 
ces ,  la  férocité  de  fon  amour-propre,  ou  le  defir  de  fe  conferver 
avant  la  naiflance  de  cet  amour,  (voyez  Note  15*)  tempère  l'ardeur 
qu'il  a  pour  fon  bien-être  par  une  répugnance  innée  II  voir  fouf- 
frir  fon  femblable.  Je  ne  crois  pas  avoir  aucune  contradîAion  k 
craindre ,  en  accordant  ^  l'homme  la  feule  vertu  naturelle  qu'ait  été 
forcé  de  reconnoitre  le  détraéleur  le  plus  outré  des  vertus  humai- 
nes.  Je  parle  de  la  pitié ,  difpofition  convenable  il  des  êtres  auffi 
foibles  &  fujets  k  autant  de  maux  que  nous  le  fommes  ;  vertu  d'an» 
tant  plus  utile  à  l'homme ,  qu'elle  précède  en  lui  l'ufage  de  toute 
réflexion  ,  &  fi  namrelle  que  les  bêtes  mêmes  en  donnent  quel- 
quefois des  fignes  fenfibles.  Sans  parler  de  la  tendrefle  des  mères 
pour  leurs  petits,  &des  périls  qu'elles  bravent  pour  les  en  garantir, 
on  obferve  tous  les  jours  la  répugnance  qu'ont  les  chevaux  k  fouler 
aux  pieds  un  corps  vivant.  Un  apimal  ne  pafTe  point  fans  inquiétude 
auprès  d'un  animal  mort  de  fon  e(pèce  :  H  y  en  a  même  qui  leur 


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PARMI  ïÈs   Hommes.         yj 

tionnent  une  forte  de  fépulturc  ;  &  les  triftcs  mugîflemens  du  bétail 
entrant  dans  une  boucherie ,  annoncent  Timpreffion  qu'il  reçoit  de 
rhorrible  fpeftacle  qui  le  frappe.  On  voit  avec  plaifîr  Tauteur  de 
la  Fable  des  Abeilles  forcé  de  reconnoître  l'homme  pour  un  être 
tompatifTant  &  fenfible,  fortir,  dans  l'exemple  qu'il  en  doiuie,  de 
fon  ftyle  froid  &  fubtil ,  pour  nous  offrir  la  pathétique  image  d'un 
homme  enfermé  qui  apperçoit  au  dehors  une  béte  féroce ,  arra- 
chant un  enfant  du  feîn  de  fa  mère ,  brifanir  fous  fa  dent  meurtrière 
les  foîbles  membres ,  &  déchirant  de  fes  ongles  les  entrailles  pal- 
pitantes  de  cet  enfant.  Quelle  afFreufe  agitation  n'éprouve  point  ce 
témoin  d'un  événement  auquel  il  ne  prend  aucun  intérêt  perfon- 
nell  Quelles  angoiffes  ne  foufFre-t-il  pas  k  cette  vue,  de  ne  pou- 
voir porter  aucun  fecours  \  la  mère  évanouie ,  ni  à  l'enfant  expirant  I 

Tel  efl  le  pur  mouvement  de  la  nature  »  antérieur  a  toute  ré- 
flexion :  telle  efl  la  force  de  la  pitié  naturelle ,  que  les  mœurs  les 
plus  dépravées  ont  encore  peine  a  détruire ,.  puifqu'on  voit  tous  les 
Jours  dans  nos  fpeôacles  s'attendrir  &  pleurer  aux  malheurs  d'un  in- 
fortuné ,  tel  qui ,  s'il  étoit  à  la  place  du  tyran,  aggraveroit  encore 
les  tourmens  de  fon  ennenu.  Mandeville  a  bien  fenti  qu'avec  toute 
leur  morale  les  hommes  n'eufTent  jamais  été  que  des  monflres ,  fi 
la  nature  ne  leur  eût  donné  la  pitié  k  Tappui  de  laraifon  :  mais  il  n'a 
pas  vu  que  de  cette  feule  qualité  diécoulent  toutes  les  vertus  fociales 
qu'il  veut  dîfputer  aux  hommes.  En  effet ,  qu'efl-ce  que  la  gêné* 
rofité  ,  la  clémence  ,  l'humanité ,  fînon  la  pitié^  appliquée  aux  foî- 
bles j  aux  coupables  ,  ou  h  l'efpèce  hiunaine  en  général  ?  La  bien- 
veillance &  l'amitié  même  font,  à  le  bien  prendre,  des  produc- 
tions d'une  pitié  confiante  ♦  fixée  fur  un  objet  particulier  :  car  de- 
iîrer  que  quelqu'un  ne  fouffrc  point,  qu'efl  -  ce  autre  chofe  que 
defîrer  qu'il  foit  heureux  ?  Quand  il  feroit  vrai  que  la  commiféra- 
tion  ne  feroit  qu'un  fentiment  qui  nous  met  k  la  {Hace  de  celui 
qui  fouffre  ,  fentiment  obfcur  &  vif  dans  l'homme  fauvage  , 
développé  ,  mais  foible  dans  l'homme  civil ,  qu'importeroit  cette 
idée  à  la  vérité  de  ce  que  je  dis ,  finon  de  hii  donner  plus  de  force  ? 
En  effet  la  commifération  fera  d'autant  plus  énergique  que  l^ani- 
mal  fpcâateur  s'identifiera  plus  intimement  avec  l'animal  fouffrant  ; 


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J4         ORJCJNB   2>E  riNÊ  GAIITÉ 

or ,  il  eft  évident  que  cette  identification  a  dû  être  infiniment  plus, 
étroite  dans  Tétat  de  nature  que  dans  Pétat  de  raifonnement.  Oeft 
la  raifon  qui  engendre  Pamour-propre ,  &  c'eft  la  réflexion  qui 
le  fortifie  ;  c'eft  elle  qui  replie  Thomme  fur  lui-même  ;  c'eft  elle 
qui  le  fépare  de  tout  ce  qui  le  gêne  &  ^afflige.  C^eft  la  philo* 
fophîe  qui  Pifolc;  c'eft  par  elle  qu^il  dit  en  fecret,  à  Tafpeâ  d'un, 
homme  fouffrantt  péris ,  fi  tu  veux ,  je  fuis  en  sûreté.  Il  n'y  a  plus 
que  les  dangers  de  la  fociété  entière  qui  troublent  le  fommeil 
tranquille  d'un  philofoplie ,  &  qui  Tarrachent  de  fon  lit.  On  peut 
impunément  égorger  fon  femblable  fous  fa  fenêtre  j  il  n'a  qu'à 
mettre  fes  mains  fur  fes  oreilles  &  s'argumenter  un  peu»  pour 
emp4cker  la  nature,  qui  fe  révolte  en  lui,  de  l'identifier  avec  ce* 
lui  qu!on  afiàfilîne.  L'homme  fauvage  n'a  point  cet  admirable  ta^ 
lent;  &  faute  de  fagefiTe  &  de  raifon,  on  le  voit  toujours  fe  li- 
vrer étourdimcnt  au  premier  fentiment  de  Phumanité.  Dans  les 
émeutes ,  dans  les  querelles  des  rues ,  la  populace  s'affemble ,  l'hom- 
me prudent  s'éloigne  :  c'eft  la  canaille,  ce  font  les  femmes  des 
halles  qui  féparent  les  combattans ,  &  qui  empêchent  les  honnê* 
tes  gens  de  s'entr'égorger. 

Ix  eft  donc  bien  certain  que  la  jMtîé  efl  vu ientimear  naturel» 
qui  modérant  dans  dbaque  individu  l'aâivité  de  l'amour  de  foi» 
même,  concourt  à  la  coofervation  mucuelle  de  toute  Pefpèce. 
Oeft  elle  qui  nous  porto  fans  réflexion  au  Akouis  de  ceux  que 
nous  voyons  fouffrir;  c'eft  elle  qm,  dans  l'état  de  nature,  tient 
lieu  de  loix,  de  moeurs  &  de  vertu,  avec  cet  ajirantage  que  nul 
A'eft  tenté  de  défobéir  k  &  douce  voix;  c'eft  elle  qui  détournera 
tout  Sauvée  robufte  d'enlever  à  un  foiUe  enfimt ,  ou  à  ua  vieit-r 
lard  infirme ,,  fa  fubfiftance  acquifi^  avec  peine  ,  fi  lui-même  ef- 
père  pouvoir  trouver  la  fienne  ailleurs;  c'eft  elle  qui,  au  lieu  de 
cette  maxime  fublime  de  ju^e  raifonitée  :  Jais  è  autrui  comme 
tu  yeux  qu^on  tejajft  r  infpire  à  tous  les  hommes  cette  autre  maxtr 
me  de  bonté  naturelle ,  bien  moins  parfaite ,  mais  plus  utile  peuc* 
être  que  la  précédente  ^  fais  ton  bien  avec  le  moindremal  it  autrui  qu'il 
ep  pojfiblc.  C'eft  ^  en  ua  mot ,  dans  ce  fentiment  naturel ,  plut6c  que 
dan&  desi  argumens  fixbtils ,  qu'il  &ut  cherchex  la  caufe  de  la  té- 


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PARMI  LES  Hommes.         55 

pugnance  que  tout  homme  éprouveroit  k  mal  faire  »  même  îndé* 
pendemment  des  maximes  de  ^éducation.  Quoiqu'il  puiflè  appar- 
tenir à  Socrate ,  &  aux  efprits  de  fa  trempe  ,  d'acquérir  de  la 
tertu  par  raifon  ^  it  y  a  long-cemps  que  le  genre  humain  ne  fe- 
roit  plus  ,  fi  Ta  confervation  n'eût  dépendu  que  des  rcûfonnemens 
de  ceux  qui  le  compofent. 

Avec  des  paflions  û  peu  aâives ,  &  un  frein  fi  falutaire  ,  les 
hommes  plutôt  farouches  que  méchans  ,  &  plus  attentifs  à  fe  ga- 
rantir du  mal  qu'ils  pouvoient  recevoir ,  que  tentés  d'en  faire  à 
autrui ,  n'étoient  pas  fujets  à  des  démêlés  fort  dangereux  :  comme 
ils  n'avoient  entre  eux  aucune  efpèce  de  commerce  ;  qu'ib  ne  con- 
Boiflbient  par  conféquent  ni  la  vanité ,  ni  la  confidératioo ,  ni  l'ei^ 
time,  ni  le  mépris;  qu'ils  n'avoient  pas  la  moîn^e  notion  du  tien 
&  du  mien>  ni  aucune  véritable  idée  de  la  juftice;  qu'ils  regar* 
tloient  tes  violences  qu'ils  pouvoient  efTuyer  comme  un  mal  facile 
1  réparer ,  &  non  comme  une  injure  qu'il  hut  punifi>  &  qu'ils  ne 
fongeoient  pas  même  h  la  vengance  ,  fi  ce  n'efl  peut^tre  machî«' 
salement  &  fur  le  champ,  comme  le  chien  qui  mord  la  pierre 
qu'on  lui  jette ,  leurs  difputes  euflent  eu  rarement  des  fuites  fan- 
glantes ,  fi  elles  n'eufient  point  eu  de  fujet  plus  fenfible  que  lat 
pâture  :  mais  j'en  vois  un  plus  dangereux  dont  il  me  refte  à  parler^ 

Parmi  les  paflions  qui  agitent  le  cœ*ur  de  l%omme ,  fl  en  eft 
«ne  ardente  y  impétueufe,  qui  rend  un  fexe  nécçflaire  à  l'autre^ 
ipzORon  terrible  qui  brave  tous  les  dangers^  renverfe  tous  lesobfta-^ 
^les,  &  qui  dans  (es  fureurs  femWe  propre  à  détruire  le  genre  hu- 
main qu'elle  eft  deftinée  à  conferver.  Que  deviendront  les  hommes 
en  proie  à  cette  rage  ef&énée  Se  brutale  fans  pudeur ,  fans  rete- 
nue 9  &  fe  difputant  chaque  ;our  leurs  amours  au  prix  de  leur  fang  ï 

It  faut  convenir  d^abord  que  plus  les  paflions  font  violentes  ^ 
-plus  les  loiz  font  néceflaires  pour  les  contenir  :  mais  outre  que  les 
défordres  &  les  crimes  que  celle-ci  caufe  tous  les  jours  parmi  nous,, 
montrent  aflez  l'infuSifance  des  loîx  k  cet  égard ,  il  fèroit  encore 
bon  d'examiner  fi  ces  défordres  ne  font  point  nés  avec  les  loix  mê-^ 
m&si  car  alors  r  ,q^and  elles  feroient  capables  de  les  réprimer^  ce 


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3f6        Origine  de  vÎnégalité 

feroit  bien  le  moins  qu^on  en  dût  exiger  que  d'arrêter  un  mal  qt4 
n'exifteroit  point  fans  elles. 

Commençons  par  diftinguer  le  moral  du  phyfique  dans  le  kr» 
dment  de  Tamour.  Le  phyfique  eft  ce  defir  général  qui  porte  ua 
fexe  à  s'unir  à  Pautre.  Le  moral  eft  ce  qui  déternsin^  ce  defîr  &  le 
fixe  fur  un  feul  objet  exclufivement  y  ou  qui  du  moins  lui  donne 
pour  cet  objet  préféré,  un  plus  grand  degré  d'énergie.  Or,  il  eft 
facile  de  voir  que  le  moral  de  Pamour  eft  un  fentiment  faâice  ^ 
né  de  Pufage  de  la  fociété ,  &  célébré  par  les  femmes  avec  beau» 
coup  d'habileté  &  de  foin  pour  établir  leur  empire ,  &  rendre  do* 
minant  le  fexe  qui  devroit  obéir.  Ce  fendment  étant  fondé  fur  cer- 
taines notions  du  mérite  ou  de  la  beauté  qu'un  Sauvage  n'eft  poiitf: 
en  état  d'avoir,  &  fur  des  comparaifons  qu'il  n'eft  point  en  état  de 
faire,  doit  être  prefque  nul  pour  lui  :  car  comme  fon  efprit  n'a  pu 
fe  former  àts  idées  abfhaites  de  régularité  &  de  proportion ,  fon 
cœur  n'eft  point  non  plus  fufceptible  des  fentimens  d'admiration  & 
d'amour,  qui,  même  fans  qu'on  s'en  apperçoîve ,  naiflfent  de  l'ap- 
plication dé  ces  idées  ;  il  écoute  uniquement  le  tempérament  qu'A 
a  reçu  de  la  nature ,  &  non  le  goût  qu'il  n'a  pu  acquérir ,  &  toute 
femme  eft  bonne  pour  lui. 

BoRNis  au  feul  phyfique  de  l'amour,  &  aficz  heureux  pour 
ignorer  ces  préférences  qui  en  irritent  le  fentiment  &  en  augmen* 
tent  les  difficultés  ,  les  hommes  doivent  fentir  moins  fréquemment 
&  moms  vivement  les  ardeurs  du  tempérament ,  &  par  conféquene 
avoir  entr'eux  des  difputes  plus  rares ,  &  moins  cruelles.  L'imagi- 
nation qui  fait  tant  de  ravages  parmi  nous ,  ne  parle  point  k  de» 
rœurs  fauvages  ;  chacun  attend  paifîblement  l'impulfîon  de  la  na- 
ture, s^  livre  fans  choix,  avec  plus  de  plaifir  que  de  fureur,  âc 
le  befoin  fatisfait ,  tout  le  defir  efï  éteint. 

C'EST  donc  une  chofe  inconteflable  que  Pamour  même ,  ainfî 
que  toutes  les  autres  paiTions  ,  n'a  acquis  que  dans  la  fociété  cette 
ardeur  impétueufe  qui  le  rend  fi  fouvent  funefte  aux  hommes  ;  & 
il  eft  d'autant  plus  ridicule  de  repréfenter  les  Sauvages  comme  s'entr'é- 
gorgeant  fans  ceff©  pour  aflbuvir  leur  brutalité  \  qte  cette  opinion  eft 

direélement 


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PARMI  LES   Hommes.        ^j 

dircâement  contraire  a  Pexpérience ,  &  que  les  Caraïbes ,  celui  de 
tous  les  peuples  exîftans  qui  jufqu'îci  s'eft  écarté  Je  moins  de  l'état 
de  nature ,  font  précifément  les  plus  paifîbles  dans  leurs  amours , 
&  les  moins  fujets  à  la  jaloufiq  ,  quoique  vivant  fous  un  climat  brû- 
lant qui  femble  toujours  donner  à  ces  paflîons  une  plus  grande 
aftivité. 

A  l'égard  des  induâions  qu'on  pourroît  tirer  dans  plufieurs  ef- 
pèces  d'animaux  ,  des  combats  des  màles  qui  enfanglantent  en  tout 
temps  nos  baffes-cours ,  ou  qui  font  retentir  au  printemps  nos  forêts 
de  leurs  cris  en  fe  difputant  la  femelle  ,  il  faut  commencer  par  ex- 
clure toutes  les  efpèces ,  où  la  nature  a  manifeftement  établi  dans 
la  puiffance  relative  des  kxes ,  d'autres  rapports  que  parmi  nous  : 
ainfi  les  combats  des  coqs  ne  forment  point  une  induâion  pour 
l'efpèce  humaine.  Dans  les  efpèces  où  la  proportion  eft  mieux  ob- 
fervée ,  ces  combats  ne  peuvent  avoir  pour  caufes  que  la  rareté 
des  femelles ,  eu  égard  au  nombre  des  rtfâlcs  y  ou  les  intervalles  ex- 
clufifs  durant  lefquels  la  femelle  refufe  conilamment  l'approche 
du  mâle ,  ce  qui  revient  à  la  première  caufe  :  car  û  chaque  femelle 
ne  foufFre  le  mâle  que  durant  deux  mois  de  l'année ,  c'efl  à  cet 
égard  comme  fi  le  nombre  des  femelles  étoit  moindre  des  cinq 
fixièmes.  Or,  aucun  de  ces  deux  cas  n'elf  appliquable  à  l'e(pèçe 
humaine ,  oii  le  nombre  des  femelles  furpaffe  généraleiïlent  celui 
des  mâles ,  &  où  l'on  ji'a  jamais  obfervé  que ,  même  parmi  les 
Sauvages ,  les  femelles  aient ,  comme  celles  dej  autres  efpèces , 
des  temps  de  chaleur  &  d'exclufîon.  De  plus ,  parmi  plufieurs  de 
ces  animaux ,  toute  l'efpèce  entrant  à  la  fois  en  effervefcence ,  jl 
vient  un  moment  terrible  d'ardeur  commune ,  de  tumulte ,  de  dé- 
fordre  &  de  combat  :  moment  qui  n'a  point  lieu  parmi  l'efpèce 
humaine,  où  l'amour  n'eft  jamais  périodique.  Oa  ne  peut  donc 
pas  conclure  de  combats  de  certains  animaux  pour  la  poflefiion  des 
femelles  que  la  même  chofe  arriveroit  à  l'homme  dans  l'état  de  na- 
ture ;  &  quand  même  on  pourroit  tirer  cette  conclufion ,  comme 
ces  diflentions  ne  détruifent  point  les  autres  efpèces ,  on  doit  penfer 
an  moins  qu'elles  nç  feroient  pas  plus  funeftes  k  la  nôtre ,  &  il  eft 
très-apparent  qu'elles  y  cauferoiçnt  encore  moins  de  ravages  qu'el^* 

(Euvrcs  mêlées.  Tome  IL  H 


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5« 


Origine  de  vInégalitè 


les  ne  font  d^ns  la  fociété ,  fur- tout  dans  les  {>ays  oii  les  morars 
étant  encore  cotnptées  pour  quelque  chofe  ,  la  jaloufie  des  amans 
£c  la  vengeance  àes  époux  caufenc  chaque  jour  des  duels,  des 
meurtres ,  &  pis  encore  ;  où  le  devoir  d^une  étemelle  fidétité  ne 
fert  qu'à  faire  des  aduhères,  &  où  les  loix  mêmes  et  la  conti- 
nence &  de  rhonneur ,  étendent  nécefTairement  la  débauche ,  & 
multiplient  les  avortemens. 

Concluons  qu'errant  dans  les  forêts  ,  fans  induftrie ,  fans  pa- 
role ,  fans  domicile,  fans  guerre,  ti  fans  liaifons  ,  fans  nul  befoin 
de  fes  femblables ,  comme  fans  nul  defir  de  leur  nuire  ,  peut-être 
même  fans  jamais  en  reconnoitre  aucun  individuellement,  l'homme 
fauvage,  fujet  à  peu  de  pailions,  &  fe  fuffifant  à  lui-même,  n'avoir 
que  les  fentimens  6c  les  lumières  propres  à  cet  état,  qu'il  ne  fen"- 
toit  que  ks  vrais  befoins ,  ne  regardoit  que  ce  qu'il  croyoit  avoir 
intérêt  de  voir ,  &  que  fon  intelligence  ne  faifoit  pas  plus  de  progrès 
que  fa  vanité.  Si  par  hazard  il  faifoit  quelque  découverte ,  il  pou- 
voit  d'autant  moins  la  communiquer  qu'il  ne  reconnoiflbit  pas  mê- 
me k%  enfans.  L'art  périflbit  avec  l'inventeur.  Il  n'y  avoit  ni  édu- 
cation, ni  progrès,  les  générations  fe  mult^lioient  inutilement;  & 
chacune  partant  toujours  du  même  point,  les  fiècles  s'écouloient 
dans  toute  la  grofliéreté  des  premiers  âges;  l'efpèce  étoit  déjà 
vieille ,  &  l'homme  reftoit  toujours  enfant. 

Si  je  me  fuis  étendu  fi  long-temps  fur  la  fuppofition  de  cette  con- 
dition primitive ,  c'eft  qu'ayant  d'anciennes  erreurs  &  des  préjugés 
invétérés  îi  détruire ,  j'ai  cru  devoir  creufer  jufqu'à  la  racine ,  & 
montrer  dans  le  tableau  du  véritable  état  de  nature ,  combien  l'iné- 
galité ,  même  naturelle  ,  eft  loin  d'avoir  dans  cet  état  autant  de  réa* 
lité  &  d'influence  que  le  prétendent  nos  écrivains. 

En  effet ,  il  efl  aifé  de  voir  qu'entre  les  différences  qui  difHti* 
guent  les  hommes ,  plufieurs  paflènt  pour  naturelles  qui  font  uni- 
quement l'ouvrage  de  l'habitude  &  des  divers  genres  de  vie  que  les 
hommes  adoptent  dans  la  fociété.  Ainfi  un  tempérament  robufle 
ou  délicat,  la  force  ou  la  foiblefle  qui  en  dépendent,  viennent 
(buvent  plus  de  la  manière  dure  ou  efféminée  dont  on  a  été  élevé , 


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' 


p^ÀRMi  LES  Hommes.        yp 

que  de  la  con^mtioR  primkive  ëes  corps*  U  en  eft  de  même  des 
forces  de  l^/prit|  &:  non-feulemenc  Pëducarion  mec  de  la  difiiârence 
entre  les  efprits  cultivés ,  &  ceux  qut  ne  le  font  pas ,  mais  elle  au- 
gmente celle  qui  fe  trouve  entre  les  premiers  à  proportion  de  la  cul- 
ture ;  car  qu^un  géant  &  un  nain  marchent  fur  la  m^mé  route ,  cha- 
que pas  qu%  feront  Pun  6c  Tautre  donnera  un  nouvel  avantage 
au  géant.  Or ,  fi  l'on  compare  la  diverfité  prodigîeufe  d^éducattons 
&de  genres  de  vie  qui  règne  dans  les  difTérens  ordres  de  l'état  civil, 
avec  la  fimplicité  &  l'uniformité  de  la  vie  animale  &  fauvage ,  où 
tous  fe  nourriflent  des  mêmes  alimens,  vivent  de  la  méxi^e  manière , 
&  font  exafteraent  les  mêmes  chofes ,  on  comprendra  combien  h 
différence  d'homme  à  homme  doit  être  moindre  dans  Tétat  de  i^- 
ture  que  dans  celui  de  fociété ,  8c  combien  l'inégalité  naturelle  doit 
augmenter  dans  l'efpèce  humaine  par  Tinégalité  d'inAicution. 

Mais  quand  la  nature  affeâeroit  dans  la  diftribution  de  Ces  dons 
autant  de  préférences  qu'on  le  prétend ,  quel  avantage  tes  plus  favo- 
rifés  en  tireroient-ils  au  préjudice  des  autres  dans  un  état  de  chofes  qui 
n'admettroit  prefqu'aucune  forte  de  relation  entr'eux  ?  Là  où  il  i^y 
a  point  d'amour  »  de  quoi  iervira  la  beauté  ?  Que  fert  l'efprit  k  des 
gens  qui  ne  parlent  point ,  &  la  rufe  k  ceux  qui  n'ont  point  d*af- 
faires?  J'entends  toujours  répéter  que  les  plus  forts  opprimeront 
les  foîbles  ;  mais  qu'on  m'explique  ce  qu'on  veut  dire  par  ce  mot 
d'oppreflîon.  Les  uns  domineront  avec  violence  »  les  autres  gémi- 
ront afièrvis  à  tous  leurs  caprices  :  voilh  précifément  ce  que  j'obferve 
parmi  nous;  mais  je  ne  vois  pas  comment  cela  pourroit  fe  dire  des 
hommes  fauvages,  à  qui  l'on  auroit  même  bien  de  la  peine  k  ^ùre 
entendre  ce  que  c^eft  que  fervitude  &  domination.  Un  h(amit 
pourra  bien  s'emparer  des  fruits  qu'un  autre  a  cueillis,  du  gtbier 
qu'il  a  tué,  de  l'antre  qui  lui  fervoit  d'afyle  ;  mais  comment  vîen- 
dra-t-il  jamais  k  bout  de  s'en  faire  obéir ,  &  quelles  pourront  être 
les  chaînes  de  la  dépendance  parmi  les  hommes  qui  ne  pcfFedent 
fîen  ?  Si  l'on  me  chaflè  d'un  arbre ,  fi  l'on  me  tourmente  dans  un 
fieu,  qui  m'empêchera  de  pafièr  aiHeurs  ?  Se  trouve-t-il  un  homme 
d'une  force  afiez  fupérieure  \  la  mienne ,  &  de  plus  ,  afïez  dépravé, 
aflèz  pareflèux ,  de  aflez  féroce ,  pour  me  contraindre  h  pourvoir  )l 

H  ij 


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6o  ORIGian    DE     rÎNÉGALITÊ 

fa  fubfiftance  pendant  qu'il  demeure  oifif?  Il  faut  qu'U  fe  réfolvc  i 
ne  pas  perdre  de  vue  un  feul  inftant,  k  me  tenir  lié  avec  un  très- 
grand  foin  durant  fon  fommeil,  de  peur  que  je  ne  m'échappe  ou 
que  je  ne  le  tue  ;  c'eft-à-dire ,  qu'il  eft  obligé  de  s'expofer  volontai- 
rement k  une  peine  beaucoup  plus  grande  que  celle  qu'il  veut  évi- 
ter ,  &  que  celle  qu'il  me  donne  k  moi-même.  Après  tout  cela ,  fa 
vigilance  fe  relâche-t-elle  un  moment }  un  bruit  imprévu  lui  fait-il 
détourner  la  tête ,  je  fais  vingt  pas  dans  la  forêt,  mes  fers  font  bri- 
fés ,  &  il  ne  me  revoit  de  fa  vie. 

Sans  prolonger  inutilement  ces  détails,  chacun  doit  voir  que 
les  liens  de  la  fervitude  n'étant  formés  que  de  ta  dépendance  mu- 
tuelle des  hommes  &  des  befoins  réciproques  qui  les  unifTent ,  il 
cft  impoffible  d'aflervîr  un  homme  fans  l'avoir  mis  auparavant 
dans  le  cas  de  ne  pouvoir  fe  paflcr  d'un  autre;  fituation  qui,  n'exîf- 
tant  pas  dans  l'état  de  nature,  y  laiffe  chacun  libre  du  joug,  6c 
rend  vaine  la  loi  du  plus  fort. 

Après  avoir  prouvé  que  l'inégalité  cft  k  peine  fenfîble  dans  l'é- 
^tat  de  nature ,  &  que  fon  influencé  y  eft  prefque  nulle ,  il  me  refte 
à  montrer  fon  origine  &  fcs  progrès  dans  les  développemens  fuc- 
celfifs  de  l'efprit  humain.  Après  avoir  montré  que  \z pcrfcciibiUti ^ 
lesvertu$fociales,  &^les  autres  facultés  que  l'homme  naturel  avoît 
reçues  en  puiffance ,  ne  pouvoient  jamais  fe  développer  d'elles- 
mimes  ,  qu'elles  avoient  befoin  pour  cela  du  concours  fortuit  de 
plufieurs  caufes  étrangères  qui  pouvoient  ne  jamais  naître ,  & 
fans  lefquelles  il  fût  demeuré  éternellement  dans  fa  conftitution 
primitive ,  il  me  refte  k  confidérer  &  \  rapprocher  les  difFérens 
hazards  qui  ont  pu  perfeâionner  la  raifon  humaine ,  en  détério- 
rant l'efpèce  ,  rendre  un  être  méchant,  en  le  rendant  fociable , 
<c  d'un  terme  fi  éloigné  amener  enfin  l'homme  &  le  monde  au 
point  où  nous  les  voyons. 

J'AVOUE  que  les  événemens  que  j'ai  à  décrire  ayant  pu  arri- 
rer  de  plufieurs  manières ,  je  ne  puis  me  déterminer  fur  le  choix 
que  par  des  conjedures  ;  mais  outre  que  ces  conjeâures  devien- 
nent des  raifons  ,  quand  elles  font  les  plus  probables  qu'on  puifte 


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PA  KM  i\^  1  ir  S^  iH  O  ^MM^E  S.  6l 

tirer  de  la  nature  des  choies ,  &  les  feuls  moyens  qu^on  puifle  a7oir 
de  découvrir  la  vérité ,  les  conféquences  que  je  veux  déduire  des 
miennes  ne  feront  point  pour  cela  conjedurales ,  puifque,  Air  les 
principes  que  je  viens  d'établir,  on  ne  faorôit  former  aucun  au- 
tTQ/yjdéme  qui  ne  me  jfej^jjiir^Jss,  mêmes  réfultats,  &  dont  je 
ne  puiflè  tirer  lés  mêmes  concluions. 

Ceci  me  difpenfera  d'étendre  meâ  réflexions  fur  la  manière 
dont  le  laps  de  temps  compenfe  le  pou  de  vraifemblance  des  évé- 
nemens  ;  fur  la  puifTance  furprenanttf  des  c^ufes  très-légères  ,  lorf- 
qu'elles  agiflent  fans  relâche;  fur  rimpoflîbilité  où  Ton  eft,  d'un 
côté,  de  détruire  certaines  hypothèfes,  &  fi  de^Pautre on  fe  trouve 
hors. d'état  de  leur  donner. le  degré  de  certitude  des  faits;  fur  ce  ' 
que  deux  faits  étant  donnés  comme  réels  à  lier  par  une  fuite  de 
faits  intermédiaires,  inconnus  ou  regardés  comme  tels,  c'eft  àl'Hif- 
toîre  ,  quand  on  l'a  ,  de  donner  les  faits  qui  les  lient  ;  c'eft  h  la  philo* 
fophie  h  fon  défaut ,  de  déterminer  les  faits  femblables  qui  peuvent 
les^lierj  enfin,  fur  ce  qu'en  matière  d'événemçi^  lafimilitude  ré- 
duit les  faits  ^  un  beaucoup  plus  petit  nombre  de  claffes  difFéren* 
tes  qu'on  ne  fe  l'imagine.  Il  me  fufBt  d'offrir  ces  objets  à  la  con- 
fidération  de  mes  juges  :  il  me  fuflSt  d'avoir  fait  en  forte  que  les 
leâeinrs  vulgaires  n'euflènt  pas  béfoîn  de  les  confîdérer. 


SECONDE     PARTIE, 

îE  premier  qui,  ayant  enclos  un  terrein,  s'avifa  de  dire,  ceci 
ifi  à  moi ,  &  trouva  des  gens  affez  iimples  pour  le  croire ,  fut  le 
vrai  fondateur  de  la  fociété  civile.  Que  de  crimes ,  de  guerres ,  de 
meurtres,  que  de  misères  &  d'horreurs  n'eût  goint  épargnés  au 
genre  humain  celui  qui,  arrachant  les  pieux  ou  comblant  le  fotfé, 
eût  crié  k  (ts  femblables  :  gardez-voiis  d'écouter  cet  impofteur  ; 
vous  êtes  perdus  Ci  vous  oubliez  que  les  fruits  font  à  tous,  &  que 
la  terre  n'eft  à  perfonne.  Mais  il  y  a  grande  apparence  qu'alors 
les  chofes  en  étoîent  déjà  venues  au  point  de  ne  ppuvoir  plus  du- 
rer comme  elles  étoient  :  car  cette  idée  de  propriété  ,  dépen- 
dant de  beaucoup  d'idées  antérieures  qui  n'ont  pu  naître  que  fuc- 


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6%       Origine  ïî>e  vIkécalité 

ceflivement,  ne  ie  forma  pas  tout  <Pim  coup  dans  l'efprit  hxfi 
main  :  U  fallut  faire  bien  des  pro2;rès ,  acquérir  bien  de  Hnduftrie 
&  des  lumières ,  tes  cranimettre  &  les  augmenter  d'âge  en  âge  » 
avant  que  d'arriver  \  ce  dernier  terme  de  Wtat  de  nature.  Repre- 
nons donc  les  cbofes  de  plus  haut ,  &  tâchons  de  raflembler  ,  fouis 
un  feul  point  de  vue,  cette  lente  fucceflion  d'événcmens  &  de  con- 
noiffances  dans  leur  ordre  le  plus  naturel. 

Le  premier  fentîment  de  Thomme  fut  celui  de  fon  exiftence, 
fon  premier  foin  celui  de  (a  confervatîoii.  Les  produSions  de  la 
terre  lui  fournifibient  tous  les  fecours  néceflaires ,  Pinftînâ  le  porta 
à  en  faire  ufage.  La  ïami,  d'autres  appétits  lui  faifant  éprouver 
tour-i-tour  diverfes  manières  d'exifter ,  il  y  en  eut  une  qui  Pin- 
vita  à  perpétuer  fon  efpèce }  &  ce  penchant  aveugle  ,  dépourvu 
de  tout  fentiment  du  cœur ,  ne  produifoît  qu'un  aâe  purement 
animal.  Le  befoin  fatisfatt,  les  deux  kxes  ne  fe  reconnoiflent 
plus ,  &  l'enfant  même  n'étoit  phis  rien  â  la  mère  lîtôt  qu'il  pou- 
voit  fe  ptffer  d'ellcî 

Telle  fut  la  condition  de  l'homme  naiHant;  telle  fut  la  vie 
d'un  animal  borné  d'abord  aux  pures  fenfations ,  &  profitant  à 
peine  des  dons  que  lui  ofFroit  la  nature ,  loin  de  fonger  â  lui  rien 
arracher  ;  mais  il  fe  préfenta  bientôt  des  difficultés ,  il  fallut  ap- 
prendre k  les  vaincre  :  la  hauteur  des  arbres  qui  l'empôchoit  d'at- 
teindre k  leurs  fruits ,  la  concurrence  des  animaux  qui  cherchoient 
\  s'en  nourrir  ,  la  férocité  de  ceux  qui  en  vouloient  k  fa  propre 
vie ,  tout  l'obligea  de  s'appliquer  aux  exercices  du  corps  ;  il  fallut 
fe  rendre  agile,  vite  à  la  courfe,  vigoureux  au  combat.  Les  ar- 
mes naturelles  qui  font  les  branches  d'arbres  &  les  pierres  fe 
trouvèrent  bientôt  fous  fa  main.  II  apprit  k  fur  monter  les  obfla- 
cles  de  la  nature ,  à  combattre  au  befoin  les  autres  animaux ,  k 
difputer  fa  fubfiftance  aux  hommes  mêmes ,  ou  à  fe  dédommager 
de  ce  qu'il  falloir  céder  au  plus  fort* 

A  mefure  que  le  genre  humain  s'étendit ,  les  peines  fe  multi- 
plièrent avec  les  hommes.  La  différence. des  terreins,  des  climats^ 
des  faifons ,  put  les  forcer  à  en  mettre  dans  leurs  manières  de 


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PARMI  LES   Hommes.        65 

^vre.  Des  années  flériles,  des  InVers  longs  &  rudes,  des  étés 
brûlans  qui  confument  tout ,  exigèrent  d'eux  une  nouvelle  induiïrîe. 
Le  long  de  la  mer  &  des  rivières  ils  inventèrent  la  ligne  &  le  ha* 
meçDn ,  &  devinrent  pécheurs  &  ichtyophages.  Dans  les  forêts 
ils  ie  firent  des  arcs  &  des  flèches ,  &  devinrent  cbaflèurs  &  guer- 
riers. Dans  les  pays  froids  ils  fe  couvrirent  de  peaux  de  bétes 
quHls  avoient  tuées.  Le  tonnerre,  un  volcan,  ou  quelque  heu- 
reux hazard  leur  fit  connoître  le  feu ,  nouvelle  reflburce  contre 
la  rigueur  de  l'hiver  :  ils  apprirent  k  conferver  cet  élément ,  puis 
\l  le  reproduire  ,  &  enfin  à  en  préparer  les  viandes  qu'auparavant 
as  dévoroient  crues. 

Cette  application  réitérée  des  êtres  divers  k  lui-même ,  &  des 
uns  aux  autres ,  dut  naturellement  engendrer  dans  l'efprit  de  Phom* 
me  les  perceptions  de  certains  rapports.  Ces  relations  que  nous 
exprimons  par  les  mots  de  grand ,  de  petit,  de  £f>rt^  de  foiblç»  da 
vite  ,  de  lent ,  de  peureux  ,  de  hardi ,  &  d'autres  idées  pareilles  » 
comparées  au  befoin  &  prefque  fans  y  fonger ,  produifirent  enfin 
chez  lui  quelque  forte  de  réflexion,  ou  plutôt  une  prudence  ma- 
chinale qui  lui  îndiquoit  les  précautions  les  plus  néceflaires  à  fa 
sûreté. 

Les  nouvelles  lumières  qui  réfulterent  de  ce  développement, 
augmentèrent  fa  fupériorîté  fur  les  autres  animaux ,  en  la  lui  fai- 
fant  connoître.  Il  s'exerça  îi  leur  drefTer  des  pièges ,  il  leur  donna 
le  change  en  mille  manières  ;  &  quoique  plufieurs  le  furpaiïafTent 
en  force  au  combat ,  ou  à  la  vitefle  à  la  courfe ,  de  ceux  qui  pou* 
voient  lui  fervir  ou  lui  nuire ,  il  devint  avec  le  temps  maître  des 
uns  &  le  fléau  des  autres.  C'eft  ainfi  que  le  premier  regard  qu'il 
porta  fur  lui-même  y  produifit  le  premier  mouvement  d'orgueil  ; 
c'eft  ainfi  que  fâchant  encore  a  peine  diflinguer  les  rangs,  &  fe 
contemplant  au  premier  par  fon  efpèce ,  il  fe  préparoit  de  loin  à 
y  prétendre  par  fon  individu. 

Quoique  Ces  fcmblables  ne  fuflent  pas  ^our  lui  ce  qu'ils  foùt 
pour  nous,  &  qu'il  n'eût  guères  plus  de  commerce  avec  eux-qu'a-" 
rec  les  autres  animaux ,  ils  ne  furent  pas  oubliés  dans  fes  obfer* 


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«4 


Origine  de  vInègalitè 


varions.  Les  conformités  que  le  temps  put  lui  faire  apperccvoîr 
cntr'eux  ,  fa  femelle  &  lui-même ,  ne  firent  juger  de  celles  qu'U 
n^appercevoit  pas  ,  &  voyant  qu'ils  fe  conduîfoient  tous  comme 
il  auroit  fait  en  de  pareilles  cîrconftances ,  îl  conclut  que  leur  ma- 
nière de  penfer  &  de  fentîr  étoit  enriérement  conforme  a  la  ficnne , 
&  cette  importante  vérité  bien  établie  dans  fon  efprit ,  lui  fit  fuivre , 
par  un  preflenriment  auffi  sûr  &  plus  prompt  que  la  dialeôique , 
les  meilleures  règles  de  conduite  que ,  pour  fon  avantage  &  fa  sû- 
.  reté,  il  lui  convînt  de  garder  avec  eux. 

Instruit  par  l'expérience  que  l'amour  du  bien-être  eft  le  feul 
mobile  des  aftions  humaines ,  il  fe  trouva  en  état  de  diftinguer  les 
occafions  rares  où  l'intérêt  commun  devoit  le  faire  compter  fur 
Tafliftance  de  fes  femblables ,  &  celles  plus  rares  encore ,  oii  la  con- 
currence devoit  le  faire  défier  d'eux.  Dans  le  premier  cas  il  s'unîf^ 
foit  àyfec  eux  en  troupeau ,  ou  tout  au  plus  par  quelque  forte  d'af- 
fociarion  libre  qui  n'obligeoît  perfonne ,  &  qui  ne  duroit  qu'autant 
que  le  befoin  paffager  qui  l'avoit  formée.  Dans  le  fécond  chacun 
cherchoit  à  prendre  fes  avantages,  foit  h  force  ouverte ,  s'il  croyoît 
le  pouvoir,  foit  par  adrefle  &  fubrilité ,  s'il  fe  fentoit  le  plus  foible. 

Voila  comment  les  hommes  purent  înfenfiblement  acquérir 
quelque  idée  groftîèi-e  cîes'erlgagemens  mutuels,  &  de  l'avantage 
de  le$  remplir,  maïs  feulement  autant  que  pouvoit  l'exiger  l'intérêt 
préfent  &  fenfible  :  car  la  prévoyance  tfétoit  rien  pour  eux;  & 
ïoin  de  s'occuper  d'un  avenir  éloigné,  ils  ne  fongeoient  pas  même 
au  lendemain.  S'agîffoit-il  de  prendre  un  cerf,  chacun  fentoit  bien 
qu'il  devoit  pour  cela  garder  fidellement  fon  pofte  ;  mais  fi  un  lievrç 
venoit  a  paffer  à  la  portée  de  l*un  d'eux ,  il  ne  faut  pas  douter  qu'il 
ne  le  pourfuivît  fans  fcrupule,  &  qu'ayant  atteint  fa  proie,  il  ne 
fe  fouciât  fort  peu  de  faire  manquçr  la  leur  à  fes  compagnons*. 

Il  eft  aifé  de  comprendre  qu'un  pareil  commerce  n'exigeoit  pas 
un  langage  beaucoup  plus  rafiné  que  celui  des  corneilles  ou  des 
finges,  qui  s'attrou|i¥hr'Si^^u-près  de  même.  Des  cris  inarriculés, 
beauc?6up  de  geftes ,  &  quelques  bruits  imitatifs  ,  durent  compofer 
pendant  long-temps  la  langue  univerfelle  î  à  quoi  joignant  dans  cha- 
'  que 


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que  contrée  quelques  fous  articulés  &  conventionnels  dont,  comme 
je  Pai  déjà  dit ,  il  n?eâ  pas  trop  facile  d'expliquer  l'infticution ,  on 
eut  des  langues  particulières ,  mais  groHières ,  imparfaites ,  &  tel- 
les à-peu-près  qu'en  ont  encore  aujourd'hui  diverfes  nations  fau- 
mges.  Je.  parcours.,  ctuntne  ûa .trait,  de^  multitudes  de  fîècles, 
forcé  par  le  temps  qui  s'écoule  ,  par  Tabondance  des  chofes  que 
j'ai  h  dire ,  &  par  le  progrès  prefqu'infenfible  des  commencemens  ; 
car  plus  les  événemens  étoient  lents  à  fe  fuccéder ,  plus  ils  font 
prompts  ^  décrire^ 

Ces  premiers  progrès  mirent  enfin  l'homme  Si  portée  d'en 
faire  de  plus  rapides.  Plus  l'efprit  s'éclàiroit ,  &  plus  l'induftrie  fe 
perfectionna.  Bientôt  cefTant  de  s'endormir  fous  le  premier  arbre , 
ou  de  fe  retirer  dans  des  cavernes  ,  on  trouva  quelques  Cartes  de 
haches  de  pierres  dures  &  tranchantes  qui  fervirent  à  couper  du 
bois ,  creufer  la  terre ,  &  faire  des  huttes  de  branchages ,  qu'on 
s'avifa  enfuite  d'enduire  d'argille  &  dç  boue.  Ce  fut-là  l'époque 
d'une  première  révolution  qui  forma  i'établtflfement  &  la  diftinc-'- 
tion  des  familles ,  &  qui  introduifit  une  forte  de  propriété  ;  d'oii 
peut-être  naquirent  déjà  bien  des  querelles  &  des  combats.  Ce- 
pendant comme  les  plus  forts  furent  vraifemblablement  les  pre- 
miers à  fe  faire  ^es  logemens  qu'ils  fe  fentoient  capables  de  dé- 
fendre ,  il  efl  à  croire  que  les  foibles  trouvèrent  plus  court  &  plus 
sûr  de  lés  imiter  que  dé  tenter  dé  lès  déloger  :^  quant  \  ceux  qui 
avoîent  déjà  des  cabanes ,  chacun  dut  peu  chercher  à  s'approprier 
celle  de  fon  voifin ,  moins  parce  qu'elle  ne  lui  appartenoit  pas  ,  que 
parce  qu'elle  lui  étoit  inutile ,  &  qu'il  ne  pouvoît  s'en  emparer  fans 
s'expofér  \  un  combat  très-vif  avec  la  famille  qui  l'occupoic 

Les  premiers  4éveloppemens. du!  cœur  ..furent  l'effet  d'une  fî- 
tuation  nouvelle  qui  réuniflbit  dans  une  habitation  commune  les 
iparis  &  les  femmes ,  les  pères  &  les  enfans  ;  l'habitude  de  vivre 
enfemble  fit  naître  les  plus  doux  fentimens  qui  foient  connus  des 
hommes,  l'amour  conjugal  &  Pamoùr  paternel.  Chaque  famille 
devint  une  petite  focîété  d'autant  mieux  unie ,  que  l'attachement 
réciproque  &  la  liberté  en  étoient  les  feuls  liens  ;  &  ce  fut  alors 
que  s'établit  la  première  différence  dans  la  manière  de  vivre  des 

Œuprcs  miléa.  Torm  IL  l 


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66        Origine  ^de  ^ritrÉ^Azinè 

deux  fexes ,  qui  jufqu^ici  xi^en  avoient  eu  qu^une.  Les  fetnmet 
devinrent  plus  fédentaires  &  s'accoutumèrent  à  garder  la  cabane 
&  les  enfans ,  tandis  que  Thomme  alloit  cbercfaer  la  fubfiftance 
commune.  Les  deux  fexes  commencèrent  auffi  par  une  vie  un  peu 
plus  molle  à  perdre  quelque  choie  ^«leur  rfSérocité  &  .de  Hat 
vigueur  :  mais  fi  chacun  féparément  devînt  moins  propre  à  com* 
battre  les  bétes  fauvages,  en  revanche  il  fut  plus  sdfé  de  s'aflem* 
bler  pour  leur  réfifter  en  commun. 

Dans  ce  nouvel  état,  avec  une  vie  fimple  &  folîtaîre,  des  be- 
foins  très*bornés  ,  &  les  inftrumens  qu'ils  avoient  inventés  pour  y 
pourvoir,  les  hommes  joùiflant  d'un  fort  grand  loifir»  l'employé^ 
rent  k  fe  proourer  plufieurs  fortes  de  commodités  inconnues  à  leurs 
pères  ;  &  ce  fîit-lh  le  premier  joug  qu'ils  s'imposèrent  fans  y  fonger^ 
te  la  première  fource  des  maux  qu'ils  préparèrent  \  leurs  defcen- 
dans;  car  outre  qu'ils  continuèrent  ainfi  à  s'amollir  le  corps  &  l'eA» 
prit ,  ces  coiqmodités  ayant  par  l'habitude  plerdu  prefque  tout  leur 
agrément ,  &  étant  en  même-temps  dégéaéisées  en  devrais  befoîns^ 
la  privadon  en  devint  beaucoup  plus  cruelle  que  la  pofljeilion  n'ea 
étoit  douce ,  6c  l'on  étoit  malheureux  de  les  perdre  fans  être  heu«» 
reux  de  les  pofféder. 

On  entrevoit  un  peu  mieux  ici  comment  Tufage  de  la  parole 
s'établit  ou  fe  per&âionna  Infenfiblement  dans  le  fein  de  chaque 
fiunille ,  &  l'on  peut  conjeâurer  encore  comment  divef£es  caufes 
particulières  purent  étendre  le  langage  >  &  en  accélérer  le  progrès 
en  le  rendant  plus  néceflaire.  De  grandes  inondations  ou  àts  trem- 
blemens  de  terres  environnèrent  d'eaux  ou  de  précipices  des  can- 
tons habités;  des  révolutions  du  Globe  détachèrent  &  coupèrent 
en  ifles  des  portions  du  continent.  On  conçoit  ^qu'entre  des  hom- 
mes ainfi  rapprochés ,  &  forcés  de  vivre  enfemble ,  il  dut  ie  former 
un  idiome  commun  ,  plut6t  qu'entre  ceux  qui  errotent  l&remenc 
dans  les  forêts  de  la  terre  ferme.  Aînfi  il  eil  très-poffible  qu'après 
leurs  premiers  efiais  de  nav^arion ,  des  infulaires  aient  porté  par«- 
Hii  nous  l'ufage  de  la  parole  ;  &  il  eft  au  moins  très-*vraiiemblabJe 
que  la  foctété  &  les  langues  ont  pris  naiflance  dans  les  ides ,  6l 
^y  font  perfeâionnées  avant  que  d'être  connues  dans  ie  concment; 


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FARMi  ZES  Hommes.       67 

Tout  commeoce  à  changer  de  face.  Les  hommes  errans  juf- 
quUci  dans  les  bois ,  ayant  pris  une  aflietce  phis  fixe^  fe  rapprochent 
lentement ,  fe  réuniflent  en  dîverfes  trouper,  &  forment  enfin  dans 
chaque  contrée  une  nation  particulière ,  unie  de  mœurs  &  de  carac- 
tères, non  par  des  réglemejis  &  des  loix,  mais  par  le  même  genre 
de  vie  &  d*alimens,,&  par  Tinfluence  commune  du  climat.  Un  voi- 
finage  pprmanentne  peut  manquer  d'engendrer  enfin  quelque  liaî- 
fon  entre  diverfes  -familles.  De  jeunes  gens  de  difFérens  fexes  ha^ 
bitent  des  cabanes  voi/ines ,  le  commerce  pafikger  que  demande  la 
nature  en  amène  bientôt  un  autre  non  moins  doux  &  plus  permanent 
par  la  fréquentation  naitureÙe,  On  s'accoutume  a  iconfidérer  difFé- 
rens objets ,  &  à  faire  dés  comparaifons;  on  acquiert  infenfiblément 
des  idées  de  mérite  &  de  beauté  qui  produifent  des  /entimens  de 
préférence*  A  force  de  fe  voir ,  on  ne  peut  plus  fe  pafler  de  fe 
voir  encore*  Un  fentiment  tendre  &  doux  s'infinue  dans  Tame ,  & 
par  lamoi^dr^  oj^pf^ioj;i^^p¥ient  unç  fyrçur  in:|pémeaife  :  la  jalou*, 
fie  s'éreiUe  avec  Tamour;  la  difcorde  triomphe»  Se  la  plus  douce 
àf^  paffions  reçjoit  des  facrifices  de  faiig  humain. 

A  mefure  que  les  idées  &  les  fentimens  fe  fuccèdent,  querefpric 
ft  le  cœur  s'exw'cent)  lie  genre  humain  continue  à  s'apprhroifer ,  les 
liaifons  s'étendent  &  les  liens  fe  reflerrent.  On  s^accoutuma  ^  s'a(^ 
fembler  devant  les  cabanes  ou\  autour ^  d'un  grand  arbre  :  le  chant 
&  la  danfe ,  vrais  enfans  de  l'amour  &  du  loifir ,  devinrent  l'amu- 
fement  ou  plutôt  l'occupation  des  hommes  &  des  femmes  oififis  & 
attroupés.  Chacun  commença  \  regarder  les  autres  &  à  vouloir 
être  regardé  foi-même  ,  l'eftime  publique  eut  un  prix.  Celui  qui 
chantoit  ou  danfoit  le  mieux;  le  plus  beau,  le  plus  fort,  le  plus 
adroit  ou  le  plus  éloquent  devint  le  plus'  cohfidéré,  &  ce  fut-là  le 
premier  pas  vers  l'inégalité,  &  vers  le  vice  en  même-temps  :  de  ces 
premières  préférences  naquirent  d'un  côté  la  vanité  &  le  mépris» 
de  l'autre  la  honte  &  l'envie  :  &  la  fermentation  caufée  par  ces  nou- 
veaux levams  produifit  enfin  des  compofés  funeiles  au  bonheur  & 
Il  l'innocence. 

Si-TOT  que  les  hommes  eurent  commencé  à  s'apprécier  mutuel- 
lement ,  &  que  l'idée  de  la.  confidération  fut  formée  dans  leur  ef^ 

I  ij 


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68  ÔklGINE    VE    rÏNÉGALITÈ 

prît  ^  chacun  prétendit  y  avoir  droit,  &  il  ne  fut  plus  poffible  d'èa 
manquer  impunément  pour  perfonne.  De-là  fortîrenrles  premiers^ 
devoirs  de  la  civilité ,  même  parmi  les  Sauvages ,  &  dc-lk  tout  tort 
Tolontaîre  devint  un  outrage  ,  parce  qu'^avec  le  mal  qui  réfultoit  de 
Knjure  ,  Toffenfé  y  voyoît  le  mépris  de  fa  perfonne  ,  fouvcnt  plus 
infupportable  que  Te  mal  même.  C'eft  aînfi  que  chacun  punifTanr 
le  mépris  qu'on  lui  avoir  témoigné  d'une  manière  proportionnée  au 
cas  qu'il  faifoit  de  lui-même ,  les  vengeances  devinrent  terribles  & 
les  hommes  fanguinaires  &  cruels.  Voila  précifément  le  degré  oh 
étoient  parvenus  fa  plupart  des  Peuples  fauvages  qui  nous  font  con- 
nus ;  &  c'eft  faute  d'^avoir  fuffifamment  diftingué  les  idées  &  remar- 
qué combien  ces  peuples  étoient  déjà  loin  du  premier  état  de 
nature ,  que  plusieurs  fe  font  hâtés  de  conclure  que  l'homme 
cft  naturellement  cruel  &  qu'il  a  befoin  de  police  pour  l'adou- 
cir ,  tandis  que  rien  n^eR  fi  doux  que  lui  dans  fon  état  primitif, 
lorfque  ,  plàcî  par-la  liafure  h  des  dift^tlces  égales  de  la  ftupidité 
des  brutes  &  des  lumières  funeftes  de  l'homme  civil ,  &  borné 
également  par  l'înftîna  &  par  ta  raifbn  \  fe  garantir  du  mal  qui 
le  menace,  il  eft  retenu  par  la  pitié  naturelle  de  faire  lui-même 
du  mal  k  perfonne,  fans  y  être  porté  par  rien,  même  après  eu 
avoir  reçu.  Car,  félon  l'axiome  du  fage  Locke,  il  ncjauroit  y 
mvoir  iCinlurc  ou  U  n'y  ^aipoini  de  pt^prUU». 

Mais  il  faut  remarquer  que  la  fociété  commencée  &  les  rela-^ 
rions  déjà  établies  entre  les  hommes ,  exigeoient  en  eux  des  qua- 
lités différentes  de  celles  qu'ils  tenoîent  de  leur  conftîtution  pri- 
mitive ;  que  la  moralité  commençant  à  s'introduire  dans  les  aftions 
humaines ,  &  jchacun^^  avant  ks  loix  étant  feul  juge  &  vengeur  der 
ofFenfes  qu'il  avoit  reçues,  la  Bonté  convenablie  au  pur  état  de 
nature  n'étoit  plus  celle  qui  convènoft  à-  la  fociété  naiflante  ,  qu'iP 
falloit  que  les  punitions  devinffent  plus  féVères  S  mefure  que  les- 
occafions  d^offenfer  devenoient  plus  fréquentes  ;  &  que  c'^étoit  îr 
la  terreur  des  vengeances  de  tenir  lieu  du  frein  des  loix.  Ainfi , 
quoique  les  hommes  fùiflent  dievenus  moins  endurans,  fit  que  la 
pitié  naturelle  eût  déjà  fouflfert  quelque  altération,  ce  période  du; 
développement  des  fiicultéâbiunaines^  tenant  un  jpofte  milieu  enQ:«r 


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PARMI  lES   Hommes.         6g 

rWidolence  de  Pétat  primitif  &  la  pétulante  aftivhé  de  notre  amour* 
propre,  dut  être  Tépoque  la  plus  heureufe  &  la  plus  durable.  Plus 
on  y  réfléchit ,  plus  on  trouve  que  cet  état  étoit  le  moins  fujet 
aux  révolutions,  le  meilleur  à  Phomme ,  (voyez  Note  16  *y  ÔC 
qu'il  n'en  a  dû  fortir  que  par  quelque  funefte  hazard ,  qui ,  pour 
Turilité  commune  eût  dû  ne  jamais  arriver.  L^exemple  des  Sauva* 
ges ,  qu'on  a  prefque  tous  trouvés  à  ce  point ,  femble  confirmer 
que  le  genre  humain  étoit  fait  pour  y  refter  toujours,  que  cet 
état  eft  la  véritable  jeunefTe  du  monde,  &  que  tous  les  progrès^ 
ultérieurs  ont  été  en  apparence  autant  de  pas  vers  la  perfeûion  dc^ 
l'individu ,  &  en  effet  vers  la  décrépitude  de  l'eipèce. 

Tant  que  les  hommes  ie  contentèrent  de  leurs  cabanes  ruP 
tiques ,  tant  qu'ils  fe  bornèrent  à  coudre  leurs  habits  de  peaux 
avec  des  épines  ou  des  arrêtes ,  2i  fe  parer  de  plumes  &  de  co- 
quillages ,  k  fe  peindre  le  corps  de  diverfes  couleurs ,  )t  perfec- 
tionner ou  embellir  leurs  arcs  Zc  leurs  flèches ,  Il  tailler  avec  des- 
pierres tranchantes  quelques  canots   de  pêcheurs»  ou  quelques^ 
groffiers  inftrumens  de  mufique  ;  en  un  mot ,  tant  qu'ils  ne  s'ap- 
pliquèrent qu'à   des  ouvrages    qu'un  feul  pouvoit  faire,  &  qu'L 
des  arts  qui  n'avoient  pas.  befoin  du  concours  de  plufieurs  mains  ^ 
ils  vécurent  libres ,  ikins ,  bons  &  heureux  autant  qju^ils  pouvoient 
l'être  par  leuc  nature  ,  &  continuèrent  à  jouir  entre  eux  dés  dou- 
ceurs d'un  commerce  indépendant  :  mais  dès  l'inftant  qu'Hun  hom-r 
me  eut  befoin  du  fecours  d'un  autre  ;  dès  qu^on  s'apperçut  qu'il 
étoit  utile  2i  un  feul  d'avoir  des  provîfîons  pour  dteux,  l'égalité^ 
difparut ,  la  propriété  s'introrfuîfit ,  le  travail  devint  néceffairc ,  & 
tes  vaftes  forêts  fe  changèrent  en    des  campagnes  riantes  qu'il, 
fallut  arrofer  de  la  fueur  des  Iiommes ,  &  dans  lefquelles   on  rîr 
bientôt  Tefelavage  &  la  misère  germer  &  croître  avec  les  moifTons^ 

La  métallurgie  &  l'agriculture  furent  les  rfeux  arts  dont  Pin-* 
mention  produifit  cette  grande  révolution.  Pour  le  poète ,  c'eff  Por 
&  l'argent;  mais  pour  le  philofophe,  ce  font  le  fer  &  le  blexi.  quï 
ont  civilifé  les  hommes  ^  &  perdu  le  genre  humain.  Auflî  Pun  & 
l'autre  étoient-îls  inconnus  aux  Sauvages  de  l'Amérique,  qurpour* 
cek  ioot  toujpurs  demeurés  tels  >.  les  autres  peuples  lemblent  ni4>^ 


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Jp         OKTGIVE  de  riNÉ  GAIITÉ 

me  être  reliés  barbares  tant  qu41s  ont  pratiqué  Tun  de  ces  arts- 
fans  l'autre.  Et  Pune  des  meilleures  raifons  peut-être  pourquoi. 
l^Europe  a  été  y  findn  plutôt ,  du  moins  plus  conftamment  &  mieux 
policée  que  Ic^  autres  parties  du  monde ,  tfeft  qu'elle  eft  k  la:  fois 
la  plus  abondante  en  fer  6c  la  plus  fertile  en  Ûed. 

Il  eSt  très-*di(ficilc  de  conjeâurer  comment  les  hommes  font 
parvenus  à  connoîûre  &  employer  le  fer  :  car  il  n'eft  pas  croyar 
ble  qu'ils  ayent  imaginé  d'eux-mêmes  de  tirer  la  matière  de  la 
mine  ,  &  de  lui  donner  les  préparations  nécedaires  pour  la  mettre 
en  fufion  avant  que  dç  favoir  ce  qui  en  réfulteroit.  D'un  autre 
côté  on  peut  d'autant  moins  attribuer  cette  découverte  2i  quelque 
incendie  accidentel ,  que  les  mines  ne  fe  forment  que  dans  des 
lieux  arides ,  &  dénués  d'arbres  &  de  plantes  ;  de  forte  qu'on  di- 
roit  que  la  nature  avoit  pris  des  précautions  pour  nous  dérober 
ce  fatal  fecret.  Il  ne  refle  donc  que  la  circonftance  extraordinaire 
de  quelque  volcan,  qui,  vomiflTant  des  matières  métalliques  en  fu-^ 
(ion ,  aura  donné  aux  obfervateurs  l'idée  d'imiter  cette  opération 
de  la  nature  ;  encore  fÉiut-îl  leur  fuppofer  bien  du  courage  &  de 
la  prévoyance  pour  entreprendre  un  travail  aufll  pénible ,  &  en- 
vifager  d'auflî  loin  les  avantages  qu'ils  .en  pouvoient  retirer  ;  ce 
qui  ne  convient  gpaères  qu'k  des  efprits  déjà  plus  exercés  que  ceux-* 
ci  ne  le  dévoient  être. 

Quant  à  l'agriculture ,  le  principe  en  fut  connu  long*temps 
avant  que  la  pratique  en  fïit  établie  ;  &  il  n'eft  guères  poflible 
que  les  hommes,  fans  ceflè  occupés  k  tirer  leur  fubliflance  des 
arbres  &  des  plantes  ,  n'euflènt  aflez  promptement  l'idée  des  voies 
que  la  nature  emploie  pour  la  génération  des  végétaux;  mais  leur, 
induflrie  ne  fe  tourna  probablement  que  fort  tard  de  ce  côté-la  , 
foit  parce  que  les  atbres  qui,  avec  la  chaflTe  &  la  pêche  ,  fournil^ 
foient  k  leur  nourriture ,  n'avoient  pas  befoin  de  leurs  foins  ;  foit 
faute'  de  connoître  l'ufage  du  bled,  foit  faute  d'inftrumens  pour 
le  cultiver  ,  foit  faute  de  prévoyance  pour  le  befoin  k  venir ,  foit 
enfin  faute  dé  moyens  pour  empêcher  les  autres  de  s'approprier 
le  fruit  de  leur  travail  Devenus  plus  induftrieux,  on  peut  croire 
qu'avec  des  pierres  aiguës  &  des  bâtons  pointus  ils  commencé* 


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rent  par  cuhîver  quelques  légumes  ou  racines  autour  de  leurs 
cabanes,  long-temps  avant  de  favoir  préparer  le  bled,  &  d!avoir 
les  inftrumens  néceflaires  pour  la  culture  en  grand ,  fans  compter 
que  pour  fe  livrer  à  cette  occupation  &  enfemencer  des  terres  ^ 
il  faut  fe  réfoudre  à  perdre  d'abord  quelque  chofe  pour  gagner 
beaucoup  dans  la  fuite  ;  précaution  fort  éloignée  du  tour  d'eQ>ric 
jde  l'homme  fauvage ,  qui,  comme  je  l'ai  dit,  a  bien  de  la  peine 
ifonger  le  matin  a  fes  befoins  du  foir. 

L'INVENTION  des  autres  arts  fut  donc  néceflaire  pour  forcer 
le  genre  humain  de  s'appliquer  k  celui  de  l'agriculture.  Dès  qu'il 
fallut  des  hommes  pour  fondre  &  forger  le  fer ,  il  fallut  d'autres 
hommes  pour  nourrir  ceux-lk.  Plus  le  nombre  des  ouvriers  vint 
\  fe  multiplier ,  moins  il  y  eut  de  mains  employées  h  fournir  à  fat 
fubfiftance  commune ,  fans  qu'il  y  eût  moins  de  bouches  pour  la 
confommer  ;  &  comme  il  fallut  aux  uns  des  denrées  en  échange 
de  leur  fer ,  les  autres  trouvèrent  enfin  le  fecret  d'employer  le  fer 
\  la  multiplication  des  denrées.  De-là  naquirent  d'un  côté  le  la* 
bourage  &:  l'agriculture ,  &  de  l'autre  l'art  de  travailler  les  mé- 
taux ,  &  d'en  multiplier  les  ufages. 

De  la  culture  des  terres  s'enfuivit  nécedairement  leur  par^ 
tage,  &  de  la  propriété  une  fois  reconnue,  les  premières  règles 
de  jufiice  :  car  pour  rendre  \  chacun  le  iien  Jl  èiut  que  chacun 
puifle  avoir  quelque  chofe;  de  plus  les  hommes  commençant <à 
porter  leurs  vues  dans  l'avenir ,  &  fe  voyant  tous  quelques  biens 
à  perdre ,  il  n'y  en  avoit  aucun  qui  n'eût  k  craindre  pour  f(M  la 
repréfaille  des  torts  qu'il  pouvoit  faire  k  autrui.  Cette  origine 
eft  d'autant  plus  naturelle  qu'il  eft  impoïïîble  de  concevoir  l'Idée 
de  Ja  propriété  naiflante  d'ailleurs  que  de  la  main-d'œuvre  :  car 
on  ne  voit  pas  ce  que ,  pour  s'approprier  les  chofes  qu'il  n'a  poinc 
faites,  l'homme  y  peut  mettre  de  plus  que  fon  travail.  C'eft  le 
feul  trav^l  qui  donnant  droit  au  cultivateur  fur  le  produit  de  la  terre 
qu'il  a  labourée ,  lui  en  donne  par  conféquent  fur  le  fond ,  au  moins 
jufqu'à  la  récolte,  &  ainfi  d'année  en  année,  ce  qui  £iifant  une 
pofîeflion  continue ,  fe  transforme  aifément  en  propriété.  Lorfque 
les  anciens,  dit  Grotius,  ont  donné  k  Gérés  Tépithète  de  légiflatricet 


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72  Origine  DËrÏNÉCAilTÉ 

&  k  une  fête  célébrée  en  Ton  honheur  >  le  noip-de  Thefmophories; 
ils  ont  fait  entendre  par*lk  que  le  partage  des  terres  a  produit  une 
nouvelle  forte  de  droit  ;  c'eft-à-dire ,  le  droit  de  propriété ,  diffé- 
rent de  celui  qui  réfulte  de  la  loi  naturelle^ 

Les  chofes  en  cet  état  euflentpu  demeurer  égales,  fi  les  talens 
eufîent  été  égaux ,  &  que ,  par  exemple ,  l'emploi  du  fer  &  la  con- 
fommation  des  denrées  euflent  toujours  fait  une  balance  exafte  : 
mais  la  proportion  que  rien  ne  maintenoit,  fut  bientôt  rompue  ;  le 
plus  fort  faifoit  plus  d^ouvrage  i  le  plus  adroit  tiroit  meilleiu*  parti 
Jàu  fien;  le  plus  ingénieux  trouvoît  des  moyens  d^abréger  le  travail  ; 
Je  laboureur  avoir  plus  befoin  de  fer ,  ou  le  forgeron  plus  befoin  de 
bled ,  &  en  travaillant  également ,  Pun  gagnoit  beaucoup ,  tandis 
que  l'autre  avoit  peine  à  vivre.  Oefl  ainfi  que  l'inégalité  naturelle 
fe  déploie  infenfiblement  avec  celle  de  combinaifon ,  &  que  les  dif- 
férences ,  des  hommes  développées  par  celles  des  circonftances ,  fe 
rendent  plus  fenfibles  ,  plus  permanentes  dans  leurs  effets ,  &  com- 
4j3eai?eAt  ^  iniSner  dans  la  in^n^e  proportion  fur  le  fort  des  partie 
cuMerç; 

Les  chofes  étant  parvenues  îi  ce  point,  îl  eft  facile  d'imaginer  !e 
Tefte.  Je  ne  m'arrêterai  pas  k  décrire  l'invention  fucceflîve  des  au- 
tres arts,  le  progrès  des  langues,  l'épreuve  &  l'emploi  des  talens  » 
l'inégalité  4es  foriaimes ,  l'uikge.  ou  l'abus  des  richefles ,  ni  tous  les 
détails  qui  fuivent  ceux-ci  &  que  chacun  peut  aifément  fuppléer.  Je 
me  bornerai  feulement  h  jetter  un  coup  d'cpil  fur  le  genre  humaia 
placé  dans  ce  nouvjel  ordre  de  chofes* 

Voila  donc  toutes  nos  facultés  développées ,  la  mémoire  &  l'î- 
.jnagioation  en  jeu ,  l'amour-propre  intérefTé ,  la  raîfon  rendue  ac- 
tive &  Tcfprit  arrivé  pre/qVau  terme'dé  la  perfeffion  dont  il  eft 
fufceptible.  Vpili  toutes  les  qualités  naturelles  mîfes  en  adîon ,  Iç 
rang  Jk  le  fort  de  chaque  homme  établi,  non-feulement  fur  la  quan- 
tité des  biens  &  le  pouvoir  de  fervir  ou  de  nuire ,  mais  fur  l'efprit , 
la  beauté  ,  la  force  ou  l'adrefle ,  fur  le  mérite  ou  les  talens  ;  &  ces 
.qualités  étant  les  feules  qui  pouvoient  attirer  de  la  confidération , 
«Ji  fgUuit  bientôt  les  avpir  pu  les  aiFeâer.  Il  fallut  pour  fon  avantage 


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ipjinMi  ï  E  s  Hommes:      73 

fé  montrer  autre  que  ce  qu^on  ëtoit  en  effet.  Èttt  Se  paroltr^ 
devinrent  deux  chofes  taut-k-fâit  différentes ,  &  de  cette  diftinélion 
fortirent  le  fafte  impofant,  la  rufe  trompeufe,  &  tous  les  vices  qui 
en  font  le  cortège.  D'un  autre  côté,  de  libre  &  indépendant  qu'é- 
toit  auparavant  Tbomme ,  le  voilà  par  une  multitude  de  nouveaux 
befoins  aflTujetti ,  pour  ainfi  dire ,  à  toute  la  nature ,  &  fur-tout  à  Tes 
femblables ,  dont  il  devient  Tefclave  en  un  fens ,  même  en  devenant 
leur  maître  ;  riche  il  a  befoin  de  leurs  fervices  ;  pauvre  il  a  be- 
foin  de  leurs  fecours ,  &  la  médiocrité  ne  le  met  point  en  état 
de  fe  paflèr  d'eux.  Il  faut  donc  qu'il  chçrche  fans  cefle  à  les  in- 
térefler  k  fon  fort,  &  à  leur  faire  trouver  en  effet  ou  en  appa- 
rence leur  profit  à  travailler  pour  le  fîen  :  ce  qui  le  rend  fourbe 
&  artificieux  avec  les  uns ,  irqpérîeux  &  dur  avec  les  autres ,  $c 
le  met  dans  la  nécefïïté  d'abufer  tous  ceux  dont  il  a  befqin ,  quand 
il  ne  peut  s'en  fajre  craindre ,  &  qu'il  ne  r^ ouve  pas  fpn  intérêt 
à  les  fervir  utilement.  Enfin  l'ambition  dévorante ,  l'ardeur  d'éle- 
ver fa  foyrtune  relativjs,  moins  par  un  véritable  befoin  que  ppyr 
fe  mettre  au-defTus  des  autres  ,  infpire  a  tous  les  hommes  ]\n 
"noir  penchant  a  fe  nuire  mutuellement,  uiîe  jaloufîe  fecrette  d'au- 
tant plus  dangereufe ,  que  pour  faire  fon  coup  plus  en  sûr<5té , 
elle  prend  fouvent  le  mafque  de  la  bienveillance j  en  un  mot, 
concurrence  &  rivalité  d'une  part,  de  l'autre  oppofîpion  d'intérêts, 
&  toujours  le  defîr  caché  de  faire  fon  profit  aux  dépens  d'ay- 
trui  ;  tous  ces  maux  font  le  premier  effet  dp  la  prppriété  &  |e 
cortège  inféparable  de  l'inégalité  naiffante. 

AvAjîT  qu'on  eût  ipventé  les  %nes  rçpr^eqtati|s  4es  richeA 
fes,  elles  ne  pouvoient  guères  çonCfler  qu'en  terres  fie  en  bef- 
riaux,  les  feuls  biens  réels  que  les  hommes  puiflTent  pofféder.  Or^ 
quand  les  héritages  fe  furent  accrus  en  nombre  &  en  étendue  au 
.pqtnt  de  couvrir .Jç^  (qI  epçier  ,&  de  fe   coucher  tous  3  les  uns  ne 
purent  plus  s'agrandir  qu'aux  dépens  des  autres ,  &  les  furnumé- 
raîres  que  la  foibleffe  pu  l'indolence  avpient  empêché  d'en  acqué- 
rir a  leur  tour ,  devenus  pauvres  fans  avoir  rien  perdu ,  parce  qqe 
,  tout  changeant  autour   d'eyx ,  eux  feuls  n'avoient  point  changé  , 
furent  obligés  de  recevoir  ou  dç  ravir  leur  fubilftance  de  la  ni^in 
Œuvres  mêlées.  Tome  IL  K 


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74        Origine  de   r Inégalité 

des  riches,  &  de-lh  commeftc^rent  )t  naître,  félon  les  divers  Oi- 
raâères  des  uns  &  des  autres ,  la  domination  &  la  fervitude ,  ou 
la  violence  &  les  rapines.  Les  riches  de  leur  côté  connurent  à 
peine  le  plaifir  de  dominer ,  qu'ils  dédaignèrent  bientôt  tous  les 
autres  ,  &  fe  fervant  de  leurs  anciens  efclaves  pour  en  foumettre 
de  nouveaux ,  ils  ne  fongerent  qu'à  fubjuguer  &  aflervir  leurs  voi- 
(îns  ;  femblables  ï  ces  loups  afEunés ,  qui ,  ayant  une  fois  goûté 
de  la  chair  humaine  ,  rebutent  toute  autre  nourriture ,  &  ne  veu* 
lent  'plus  que  dévorer  des  hommes. 

C'EST  ainfi  que  les  plus  puiffans  ou  les  plus  miférables ,  fe  faî- 
fent  de  leur  force  ou  de  leurs  befoins  une  forte  de  droit  au  bien 
d'autrui  ,  équivalant,  félon  eux,  à  celui  de  propriété  ,  l'égalité 
rompue  fut  fuivie  du  plus  affreux  défordre  :  c'eft  ainfi  que  les  ufur- 
pations  des  riches  ,  les  brigandages  des  pauvres ,  les  pallions  ef- 
frénées de  tous  étouffant  la  pitié  naturelle  &  la  voix  encore  foi- 
ble  de  la  juflice ,  rendirent  les  hommes  avares ,  ambitieux  &  mé- 
charis.  Il  s'élevoit  entre  le  droit  du  plus  fort  &  le  droit  du  premier 
occupant  un  conflit  perpétuel  qui  ne  fe  terminoit  qpe  par.  des 
combats  &  des  meurtres.  (Voyez  Note  17  *  )  La  fociété  naiflante 
fit  place  au  plus  horrible  état  de  guerre  :  le  genre  humain  avili 
&défolé  ne  pouvant  plus  retourner  fur  fes  pas,  ni  renoncer  aux 
acquittions  malheureufes  qu'il  avoit  faites ,  &  ne  travaillant  qu'à 
fa  honte  ^  par  l'abus  des  facultés  qui  l'honorent ,  fe  mit  lui-môme 
il  la  veille  de  fa  rume. 

AttoVITUS  nontate  mali,  divcfquc  miferque^ 
Effugtrt  optât  opcs^ù  qtiœ  modà  noverat^  odit. 

Il  n'efl  pas  poffible  que  les  hommes  n'aient  fait  enfin  des  ré- 
flexions fur  une  fîtuatîon  auflî  miférablé,'&  fur  les  carariiîtés'dbht 
ils  étoient  accablés.  Les  riches  fur-tout  durent  bientôt  fentir  com- 
bien leur  étoit  défavantageufe  une  guerre  perpétuelle  dont  ils 
faifoient  feuls  tous  les  frais ,  &  dans  laquelle  le  rifque  de  la  vie 
étoit  commun,  &  celui  des  biens  particulier.  D'ailleurs,  quelque 
couleur  qu'ils  puffent  donner  à  leurs  ufurpations ,  ils  fentoient  aflez 


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TARMi  LÈS  Hommes,       75 

qu'elles  n'étdîent  établies  que  fur  un  droit  précaire  &  abuiîf ,  & 
que  n'ayant  été  acquîfes  que  par  la  force,  la  force  pouvoît  les 
lèïiï  6ter  ftns  Iqu^îls  eiiflènt  raîfon  de  s'en  plaindre'.  Ceux  mêmes 
que  la  feule  induftfîe  avoît  enrichis ,  ne  pouvoient  guères  fonder 
leur  propriété  fur  de  meilleurs  titres.  Ils  avoîent  beau  dire  :  c'eft 
moi  qui  ai  bâti  ce^-mur  ,  j'ai  gagné  ce  terreîn  par  mon  travail.  Qui 
vous  a  donné  les  alignemens  ,  leur  pouvoit-on  répondre  ,  &  en 
vertu  de  quoi  prétendez-vous  être  payé  à  nos  ^dépens  d'un  tra- 
vail que  nous  ne  vous  avons  point  impofé?  Ignorez -vous  qu'une 
multitude  de  vos  frères  périt  ou  fouffre  du  befoin  de  ce  que  vous 
avez  de  trop ,  &  qu'il  vous  falloit  un  confentement  exprès  &  una- 
nime du  genre  humain  pour  vous  approprier  fur  la  fubfiAance 
commune  tout  ce  qui  alloit  au-del^  de  la  v6tre?  Deftitué  de  raifons 
valables  pour  fe  juftifier ,  &  de  forces  fuflSfantes  pour  fe  4^fen- 
dre;  écrafant  facilement  un  particulier,  mais  écrafé  lui-même 
par  des  troupes  de  bandits  ;  feul  contre  tous ,  &  ne  pouvant ,  à 
caufe  des  jaloufies  mutuelles.,  s'unir  avec  fes  égaux  contre  des 
ennemis  unis  par  l'efpoir  commun  du  pillage  ;  le  riche ,  prefTé  par 
la  néceflité ,  conçut  enfin  le  projet  le  plus  réfléchi  qui  foit  jamais 
entré  dans  l'e/prit  humain  ;  ce  fut  d'employer  en  fa  faveur  les  for- 
ces mêmes  de  ceux  qui  l'attaquoient ,  de  faire  fes  défenfeurs  de 
fes  adverfaires ,  de  leur  infpirer  d'autres  maximes ,  &  de  leur  don- 
ner d'autres  inftitutions  qui  lui  fuflent  auflî  favorables  que  le  droit 
naturel  lui  étoit  contraire. 

Daks  cette  vue,  après  avoir  expofé  h  fes  voifins  l'horreur  d'u- 
ne fituation  qui  les  armoit  tous  les  uns  contre  les  autres ,  qui  leur 
rcndoit  leurs  pofleflîons  auflî  onéreufes  que  leurs  kefoins ,  &  oii 
nul  ne  trouvoit  fa  sûreté  ni  dans  la  pauvreté ,  ni  dans  la  richefle , 
il  inventa  aifément  des  raifons  fpécieufes  pour  les  amener  à  fon 
but.  j>  Uniflbns-nous  ,  leur  dit-il ,  pour  garantir  de  l'oppreflîon  les 


» 


foibles ,  contenir  les  ambitieux ,  &  aflurer  à  chacun  la  poflef- 
9  fion  de  ce  qui  lui  appartient;  inftituons  des  réglemens  de  juf- 
»  tice  &  de  paix ,  auxquels  tous  foient  obligés  de  fe  conformer  , 
»  qui  ne  faflent  acception  de  perfonne  ,  &*  qui  réparent  en  quel- 
le que  forte  les  caprices  de  la  fortune  ,  en  foumettant  également 

Kij 


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y6  OkIGINE     DE     VInÉGALITÉ 

9  le  puifTanc  &  le  folble  ^  des  devoirs  mutuels;  En  un  mot,  a» 
»  lieu  de  tourner  nos  forces  contre  nous-mêmes  ,  raflembions- 
»  les  en  un  pouvoir  fupréme  qui  nous  gouverne  félon  defagesT 
]D  îoix  ,  qui  protège  &  défende  tous  les  membres  de  rafTocîation^ 
2>  repouffe  les  ennemis  communs  »  &  nous  maintienne  dans  une 
•  concorde  éternelle.  « 

Il  en  fallut  beaucoup  moins  que  l'éqlïîvalent  de  ce  dîfcours , 
pour  entraîner  des  hommes  groflîers ,  faciles  à  léduire  ,  qui  d'ail- 
leurs avoient  trop  d'affaires  à  démêler  entre  eux  pour  pouvoir  Ce 
paflbr  d'arbitres ,  &  trop  d'avarice  &  d^ambition  pour  pouvoir  long- 
tetiips  fe  pàflTer  dt  maîtres.  Tous  coururent  au-dèvant  de  leurs 
fers,  croyant  affurer  leur  liberté;  car  avec  aflez  de  raîfon  pour 
fentir  les  avantages  d'uh  établîflement  politique,  ils  n'avoient  pas 
aflez  d'expérience  pour  en  prévoir  les  dangers  ;  les  plus  capables 
de  pireflentir  les  abus  étoient  précîféilierit  ceux  qui  comptoîeftt 
d'en  profiter,  &  les  fages  mêmes  virent  qu'il  falloitfe  réfoudre  k 
fàcrifier  une  partie  de  leur  liberté  à  la  confervation  de  l'autre , 
conîme  un  bleffé  fe  fait  couper  le  bras  pour  fauver  le  rêfte  dli 
corps. 

Telle  fut  ou  dut  être  ^origine  de  la  focîété  &  des  loîx ,  qui 
donnèrent  de  nouvelles  entraves  au  foible,  fr  de  nouvelles  forces 
au  riche,  (voyez  Note  i8  *)  détruifirent  fans  retour  la  liberté 
naturelle ,  fixèrent  pour  jamais  la  loi  de  la  propriété  &  de  l'iné- 
galité ,  d'une  adroite  ufurpation  firent  un  droit  irrévocable ,  &  pour 
le  f)rofit  de  quelques  ambitieux  affujettirent  déformais  tout  le 
geni-e  humain  au  travail ,  a  la  fer^itudc  &  îi  la  misère.  On  vdf 
aifément  comment  l'établiflfemcnt  d'une  feule  fociété  rendit  in- 
-difpenfable  celui  de  toutes  les  autres,  &  comment,  pour  faii*ô 
tête  k  des  forces  unies ,  il  fallut  s'unir  à  fon  tour.  Les  fociétéi 
ie  multipliant  ou  S'étendant  rapidement,  couvrirent  bientôt  tou» 
la  furface  de  la  terre ,  &  il  ne  fut  plus  potfîble  de  trouver  uû 
Seul  coin  dans  l'univers  od  l'on  pût  s'âffirknchif  du  joug ,  &  fouA 
traire  fa  rête  au  glaive  fouvent  mal  Conduit,  que  chaque  homme 
vît  perpétuellement  fufpendu  fur  la  fienne.  Le  droit  .civil  étant 
^itiH  dereâu  la  règle  icofflmuiie  des  citoyens  ^  la  loi  de  nature  n'eut 


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^  ':â  K  M I  z  È  5  Hommes.        77 

plus  lieu  qu^entre  les  diverfei  fociérés ,  ô\i  »  fous  le  nom  de  droit 
des  gens ,  elle  fut  tempérée  pat  quelques  convedtions  tacites  pour 
rendre  le  commerce  poflible  &  Aippléer  à  la  commifér^ion  |ia^> 
turelle,  qui  perdant  de  fociété  k  feciété  prefque  toute  la  force 
qu'elle  avoit  d'homme  k  homme ,  ne  féfide  plus  que  dans  quelques 
grandes  âmes  cofmopolites ,  qui  franchifibnt  les  barrières  imagi- 
naires qui  réparent  les  peuples ,  &  qui ,  k  l'exemple  de  TEtre 
Souverain  qui  les  a  créés  y  embraflènt  tout  le  genre  humain  dans 
leur  bienveàknce. 

Les  corps  pqlîtîques  reftant  aînfi  entre  eux  dans  l'état  de  na- 
ture ,  fe  refTentirent  bientôt  des  înconvénîens  qui  avoient  forcé  le* 
particuliers  d'en  fortir ,  &  cet  état  devînt  encore  plus  funefte  en-» 
tre  ces  grands  corps  qu'il  ne  l'avoît  été  auparavant  entre  les  indî-* 
vîdus  dont  ils  étoîent  coiiipofés.  De-lk  fortirent  les  guerres  natîon- 
fiales ,  les  batailles ,  les  meurtres ,  les  repréfailles ,  qui  font  frémir 
la  nature  &  choquent  la  raîfon,  &  tous  ces  préjugés  horribles  qui 
placent  au  rang  des  vertus  l'honneur  de  répandre  le  fang  humain,  ^  <  \ 

Les  plus  honnêtes  gens  apprirent  k  compter  parmi  leurs  devoirs  .-  , 

celui  d'égorger  leurs  femblables  :  on  vit  enfin  lei  hommes  fe  mai^  o^ 

fâcrer  par  milliers  fans  favoir  pourquoi  :  &  il  fe  commettoit  plus  "  "^ 

de  meurtes  en  un  feul  jour  de  combat,  &  plus  d'horreurs  a  la 
prife  d'une  feule  ville ,  qu'il  ne  s'en  étoit  commis  dans  l'état  do 
nature  durant  des  fiicles  entiers  fur  toute  la  face  de  la  terre» 
Tels  font  les  premiers  effets  qu'on  entrevoit  de  la  divifion  du 
genre  humain  en  différentes  fociétés.  Revenons  k  leur  inflitution» 

Je  fais  que  pliifîeurs  ont  donné  d'autres  origines  aux  fociétis 
politiques,  comme  les  conquêtes  du  plus  puifTant  ou  Punion  des 
foibles  ;  &  le  choix  entre  ces  caufes  e(t  indifférent  k  ce  que  je 
veux  établir  :  cependant  celle  que  je  viens  d'expofer  me  parolt 
la  plus  naturelle  par  les  raîfons  fuivantes.  i .  Que  dans  le  premier 
cas,  le  droit  de  conquête  n'étant  point  un  droit,  n'en  a  pu  fon- 
>der  aucun  autre,' le  conquérant  &  les  peuplés  conquis  reflant 
toujours  entr'eux  dans  l'état  de  guerre ,  k  moins  que  la  nation 
xemîfe  en  pleine  liberté  ne  choilifle  volontairement  fon  vainqueur 
|iour  fon  chef.  Jufques-lk,  quelques  capitulations  qu'on  ait  faites j» 


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7» 


Origine  de  rlNÉGAiiTÉ 


comme  elles  n^ont  été  fondées  que  fur  la  violence ,  &  que  par 
conféquenc  elles  font  nulles  par  le  fait  même  ,  il  ne  peut  y  avoir 
dans  cette  hypothèfe  ni  véritable  fociété ,  ni  corps  politique ,  nî 
d'autre  loi  que  celle  du  plus  fort.  2.  Que  ces  mots  de  /brt  &  de 
Joible  font  équivoques  dans  le  fécond  cas;  que  dans  Tintervalle 
qui  fe  trouve  entre  l'établifTement  du  droit  de  propriété  ou  de  pre- 
mier occupant,  &  celui  des  gouvernemens  politiques,  le  fens  de 
ces  termes  eft  mieux  rendu  par  ceux  de  pauvre  &  de  riche ,  parce 
qu'en  effet  un  homme  n'avoit  point  avant  les  loix  d'autre  moyen 
d'aflujettîr  fes  égaux  qu'en  attaquant  leiir  bien,  ou  leur  faifant 
quelque  part  du  fien.  3.  Que  les  pauvres  n'ayant  rien  h  perdre 
que  leur  liberté ,  c'eût  été  une  grande  folie  à  eux  de  s'ôter  volon- 
tairement le  feul  bien  qui  leur  reftoit  pour  ne  rien  gagner  en 
échange;  qu'au  contraire  les  riches  étant,  pour  ainfi  dire,  fenfl- 
blés  dans  toutes  les  parties  de  leurs  biens ,  il  étoit  beaucoup,  plus 
aifé  de  leur  faire  du  mal  ;  qu'ils  avoient  par  conféquent  plus  de 
précautions  à  prendre  pour  s'en  garantir ,  &  qu'enfin  il  eft  raî- 
fonnable  de  croire  qu'une  chofe  a  été  inventée  par  ceux  k  qui  elle 
eft  utile,  plutôt  que  par  ceux  à  qui  elle  fait  du  tort. 

Le  Gouvernement  naiflfant  n'eut  point  une  forme  conftante  & 
régulière.  Le  défaut  de  phiiofophie  &  d'expérience  ne  laiflbit  ap- 
percevoir  que  les  inconvéniens  préfens  ;  &  l'on  ne  fongeoit  à  remér 
dier  aux  autres  qu'à  mefure  qu'ils  fe  préfentoient.  Malgré  tous  les 
travaux  des  plus  fages  légiflateurs,  l'État  politique  demeura  tou- 
jours imparfait,  parce  qu'il  étoit  prefque  l'ouvrage  du  hazard,  & 
que  mal  commencé ,  le  temps ,  en  découvrant  les  défauts  ,  &  fug- 
gérant  les  remèdes  ,  ne  put  jamais  réparer  les  vices  de  la  conf- 
titution;  on  raccommoderoit  fans  ceflTe ,  au  lieu  qu'il  eût  fallu 
commencer  par  nettoyer  l'aire  &  écarter  tous  les  vieux  maté- 
riaux ,  comme  fit  Licurgue  à  Sparte ,  pour  élever  enfuîte  un 
bon  édifice.  La  fociété  ne  confifta  d'abord  qu'en  quelques  con- 
ventions générales  que  tous  les  particuliers  s'cngageoient  k 
cbferver ,  &  dont  la  communauté  fe  rendoît  garante  envers 
i:hacun  d'eux.  Il  fallut  que  l'expérience  montrât  combien  une 
pareille   conftitution  étoit  foible,   &  combien  il  étoit  facile  aux 


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P  A  R  M  I    L  E  s    H  O  M  M  E  s.  7p 

'înfrafleurs  d^éviter  la  conviâion  ou  le  châtiment  des  fautes  dont 
le  public  feul  devoit  être  le  témoin  &  le  juge;  il  fallut  que  la 
loi  fut  éludée  de  mille  manières  ;  il  fallut  que  les  inconvénicns 
&  les  défordres  fe  multipliaflent  continuellement,  pour  qu'on 
fongeât  enfin  à  confier  à  des  particuliers  le  dangereux  dépôt  de 
Pautorité  publique ,  &  qu'on  commît  à  des  Magiftrats  le  foin  de 
faire  obferver  les  délibérations  du  peuple  :  car  de  dire  que  les 
Chefs  furent  choifîs  avant  que  la  confédération  fût  faite ,  &  que 
les  Miniftres  des  loix  exifterent  avant  les  loix  mêmes,  c'eft  une 
fuppofîtion  qu'il  n'eft  pas  permis  de  combattre  férieufement. 

Il  ne  feroit  pas  plus  faifonnable  de  croire  que  les  peuples  fe 
.font  d'abord  jettes  entre  les  bras  d'un  maître  abfolu ,  fans  condi- 
tions &  fans  retour ,  Se  que  le  premier  moyen  de  pourvoir  k  la 
sûreté  commune  qu'aient  imaginé  des  hommes  fiers  &  indomptés, 
a  été  de  fe  précipiter  dans  l'efclavage.  En  effet,  pourquoi  fe  font- 
ils  donné  des  fupérieurs  ,  fi  ce  n'eft  pour  les  défendre  contre  l'op- 
preflion ,  &  protéger  leurs  biens ,  leurs  libertés  &  leurs  vies ,  qui 
font ,  pour  ainfi  dire ,  les  élémens  conftitutifs  de  leur  être  ?  Or , 
dans  les  relations  d'homme  à  homme ,  le  pis  qui  puiflè  arriver  à 
l'un  étant  de  fe  voir  à  la  difcrétion  de  l'autre ,  n'eût-il  pas  été  con- 
tre le  bon  fens  de  commencer  par  fe  dépouiller  entre  les  mains 
d'un  chef  des  feules  chofes  pour  la  confervation  defquelles  ils 
avoient  befoin  de  fon  fecours  ?  Quel  équivalent  eût-il  pu  leur  of- 
frir pour  la  concéflîon  d'un  fi  beau  droit  ?  Et  s'il  eût  ofé  l'exiger 
fous  le  prétexte  de  les  défendre  ,  n'eût- il  pas  aufli-tôt  reçu  la  ré- 
ponfe  de  l'apologue  :  que  nous  fera  de  plus  l'ennemi  î  II  eft  donc 
înconteftable,  &  c'eft  la  makime  fondamentale  de  tout  le  droit 
politique,  que  les  peuples  fe  font  donné  des  chefs  pour  défendre 
leur  liberté  &  non  pas  les  affervir.  Si  nous  avons  un  Prince ,  dî- 
foit  Pline  à  Trajan,c*^  afin.qu^il nous  prcJcryc(Pavoir  un  maître. 

Les  politiques  font  fur  l'amour  de  la  liberté  les  mêmes  fophif^ 
ttits  que  les  philofophes  ont  fait  fur  l'état  de  nature  ;  par  les  cho- 
fes qu'ils  voient,  ils  jugent  des  chofes  très -différentes  qu'ils  n'ont 
pas  vues  ;  &  ils  attribuent  aux  hommes  un  penchant  naturel  \  la 
/ervitude,  par  la  patience  avec  laquelle  ceux  qu'ils  om  fous  les 


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8o       Origine  de  vInéoazîté 

yeux  Aipporcenc  la  leur,  (ans  fongcr  qu^tl  cq  cA  de  la  liberté 
comme  de  Tinnocence  &  de  la  vertu,  dont  on  ne  fent  le  prix 
qu'autant  qu'on  en  jouit  foi-méme ,  &  dont  le  goût  fe  perd  fitôt 
qu'on  les  a  perdues.  Je  coimois  les  délices  de  ton  pays ,  difoit 
Brafîdas  \  un  Satrape  qui  comparoir  la  vie  de  Sparte  k  celle  de 
Ferfépolis  i  mais  tu  ne  peux  connoitre  les  plaifîrs  du  mien. 

Comme  un  courfier  indompté  hérifle  fes  crins ,  frappe  la  terre 
du  pied  &  fe  débat  impétueufement  à  la  feule  approche  du  mords , 
taudis  qu'un  cheval  dreffé  fouffre  patiemment  la  verge  &  Tépe- 
ron ,  l'homme  barbare  ne  plie  point  fa  tête  au  joug  que  Thomme 
civilifé  porte  fans  murmure  y  Se  il  préfère  la  plus  orageufe  liberté 
.àufteffujettiflèment  tranquille.  Ce  n'eft  donc  pas  par  l'aviliflement 
des  peuples  aflèrvis  qu'il  faut  juger  des  difpofitions  naturelles  de 
l'homme  pour  ou  contre  la  £brvitude  ;  mais  par  les  prodiges  qu'ont 
fait  tous  les  peuples  libres  pour  fe  garantir  de  l'oppreflion.  Je 
fais  que  les  premiers  ne  font  que  vanter  fans  ceflè  la  paix  &  le 
repos  doQt  ils  jouiflènt  dans  leurs  fers ,  &  que  mifirrimam  fer^ 
vitutcm  patent  apptllant  :  mais  quand  je  vois  les  autres  facrifier 
les  pUifirs,  le  repos,  la  richefle ,  la  puifTance  &  la  vie  même  k  la 
confervation  de  ce  &ul  bien  fi  dédaigné  de  ceux  qui  l'ont  perdu  ; 
quand  je  vois  des  animaux  nés  libres  &  abhorrant  la  captivité ,  fe 
brifer  la  tête  contre  les  barreaux  de  leur  prifon  ;  quand  je  vois 
des  multitudes  de  Sauvages  tout  nuds  méprifer  les  voluptés  euro« 
péennej  &  braver  la  fkim ,  le  &u ,  le  fer  &  la  mort ,  pour  ne 
conferver  que  leur  indépendance,  je  fens  que  ce  n'eft  pas  à  des 
efçlaves  qu'il  appartient  de  ratfonner  de  liberté. 

Quant  îi  l'autorité  paternelle ,  dont  plufieurs  ont  fait  dériver 
le  gouvernement  abfolu  &  toute  la  fociété,  fans  recourir  aux  preu- 
ves contraires  de  Locke  &  de  Sidney  ,  il  fuffit  de  remarquer  que 
rien  au  monde  n'eft  plus  éloigné  de  l'efprit  féroce  du  defpotifme 
que  la  douceur  de  cette  autorité ,  qui  regarde  plus  k  l'avantage 
de  celui  qui  obéit,  qu'k l'utilité  de  celui  qui  commande;  que  par 
la  loi  de  nature  le  père  n'eft  le  maître  de  l'enfant  qu'aufti  long- 
temps que  fon  fecours  lui  eft  nécefikire  ;  qu'au-delà  de  ce  term^ 
.#S  dcmrffit  é|^ux^  te  qu'alors  le  Ms  parfaitement  indépendane 

du 


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PARMI  LES  Hommes.        Si 

du  père  ne  lui  doit  que  du  rcfpeâ,  &  non  de  l'obéifTance  :  car 
la  reconnoiflànce  eft  bien  un  devoir  qu'il  faut  rendre ,  mais  non 
pas  un  droit  qu'on  puifle  exiger.  Au  lieu  de  dire  que  la  fociété 
civile  dérive  du  pouvoir  paternel ,  il  falloit  dire  au  contraire  que 
c^eft  d'elle  que  ce  pouvoir  tire  fa  principale  force  :  un  individu 
ne  fut  reconnu  pour  le  père  de  plufîeurs  que  quand  ils  refterent 
alTemblés  autour  de  lui.  Les  biens  du  père  ,  dont  il  eft  véritablement 
le  maître ,  font  les  liens  qui  retiennent  (ts  enfans  dans  fa  dépendan- 
ce,  &  il  peut  ne  leur  donner  part  à  fa  fucceflîon  qu'a  proportion 
qu'ils  auront  bien  mérité  de  lui  par  une  continuelle  déférence  a 
fes  volontés.  Or ,  loin  que  les  fujets  aient  quelque  faveur  fem- 
blable  à  attendre  de  leur  defpote,  comme  ils  lui  appartiennent 
en  propre ,  eux  &  tout  ce  qu'ils  pofTedent ,  ou  du  moins  qu'il  le 
prétend  ain/î,  ils  font  réduits  à  recevoir  ,  comme  une  faveur,  ce 
qu'il  leur  laifle  de  leur  propre  bien;  il  fait  juftice  quand  il  les  dé- 
pouille i  il  fait  grâce  quand  il  les  laifle  vivre. 

En  continuant  d'examiner  ainfî  les  faits  par  le  droit ,  on  ne 
trouveroit  pas  plus  de  folidité  que  de  vérité  dans  l'établiflement 
volontaire  de  la  tyrannie  ,  &  il  feroit  difficile  de  montrer  la 
validité  d'un  contrat  qui  n'obligeroit  qu'une  des  parties ,  oii  l'on 
mettroit  tout  d'un  côté  &  rien  de  l'autre,  &  qui  ne  tourneroit 
qu'au  préjudice  de  celui  qui  s'engage.  Ce  fyftême  odieux  eft 
bien  éloigné  d'être  même  aujourd'hui  celui  des  fages  &  bons 
Monarques  ,  &  fur-tout  des  Rois  de  France  ,  comme  on  peut 
le  voir  en  divers  endroits  de  leurs  Edits,  &  en  particulier^^dans 
le  pafTage  fuivant  d'un  écrit  célèbre;  publié  en  i66y  z\i  nom 
&  par  les  ordres  de  Louis  XIV.  Qu'on  ne  difc  donc  point  que  le 
Souverain  ne  foit  pas  fujet  aux  loix  de  fon  État,  puifque  la 
propojîtion  contraire  ejl  une  vérité  du  droit  des  gens  que  laflat* 
terie  a  quelquefois  attaquée  ^  mais  que  les  bons  Princes  ont  toujours 
défendue  comme  une  divinité  tutélaire  de  leurs  États.  Combien  eft* 
il  plus  légitime  de  dire  avec  le  fage  Platon  ,  que  la  parfaite  félicité 
d'un  royaume  eftqu^un  Prince  foit  obéi  de  fes  fujets  ^  que  le  Prince 
obéiffe  à  la  loi  ^  &  que  la  loi  foit  droite  &  toujours  dirigée  au 
bien  public  ?  Je   ne  m'arrêterai  point  à  rechercher  fi  la  liberté 

Œuvres  mêlées.  Tome  IL  L 


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82         Originb   de   vInégAiité 

étant  la  plus  noble  des  facultés  de  l'homme ,  ce  n^eft  pas  dégra* 
der  fa  nature,  fe  mettre  au  niveau  des  bêtes  efclaves  de  h'nftinft, 
ofFenfer  même  l'auteur  de  fon  être ,  que  de  renoncer  fans  réferve 
au  plus  précieux  de  tous  fes  dons  ,  que  de  fe  foumertre  ^  com- 
mettre tous  les  crimes  qu'il  nous  défend  ,  pour  complaire  à  un  maî- 
tre féroce  ou  înfenfé ,  &  fi  cet  ouvrier  fublime  doit  être  plus  irrité 
de  voir  détruire  que  déshonorer  fon  plus  bel  ouvrage.  Je  deman- 
derai feulemyit  de  quel  droit  ceux  qui  n'ont  pas  craint  de  s'avilir 
eux-mêmes  jufqu'h  ce  point,  ont  pu  foumettre  leur  poftérité  kla 
même  ignominie,  &  renoncer  pour  elle  h  des  biens  qu'elle  ne 
tient  point  de  leur  libéralité ,  &  fans  lefquels  la  vie  même  eft  oné- 
reufe  k  tous  ceux  qui  en  font  dignes? 

PuFFENDORFF  dit  que  tout  de  même  qu'on  transfère  fon  bien 
à  autrui  par  des  conventions  &  des  contrats,  on  peut  auffi  fe  dé- 
pouiller de  fa  liberté  en  faveur  de  quelqu'un.  Oeft-là ,  ce  me  fem- 
ble ,  un  fort  mauvais  raifonnement  :  car  premièrement  le  bien  que 
j'aliène  me  devient  une  chofe  tout-i-faii  étrangère ,  &  dont  l'abus 
m'eft  indifférent  ;  mais  il  m'importe  qu'on  n'abufe  point  de  ma 
liberté ,  &  je  ne  puis ,  fans  me  rendre  coupable  du  mal  qu'on  me 
forcera  de  faire ,  m'expofer  à  devenir  Tindrument  du  crime  ;  de 
plus  le  droit  de  propriété  n'étant  que  de  convention  &  d'inftitu- 
tion  humaine ,  tout  homme  peut  k  fon  gré  difpofer  de  ce  qu'il 
poflède  ;  mais  il  n'en  eft  pas  de.  même  des  dons  eflentiels  de  la 
nature ,  tels  que  la  vie  &  la  liberté ,  dont  il  eft  permis  k  chacun 
de  jouir,  &  dont  il  eft  au  moins  douteux  qu'on  ait  droit  de  fe  dé^ 
pouiller  :  en  s'ôtant  l'une  on  dégrade  fon  être ,  en  s'ôtant  l'autre 
on  l'anéantit  autant  qu'il  eft  en  foi;  &  comme  nul  bien  temporel 
ne  peut  dédommager  de  l'une  6c  de  l'autre ,  ce  feroit  ofFenfer  à 
la  fois  la  nature  Se  la  raifon  que  d'y  renoncer  k  quelque  prix  que 
ce  fût.  Mais  quand  on  pourroit  aliéner  fa  liberté  comme  fes  biens, 
la  différence  feroit  très-  grande  povr  les.enfans,  qui  ne  jouifTent 
des  biens  du  père  que  par  traiifmiflîon  de  fon  droit,  au  lieu  que 
la  liberté  étant  un  don  qu'ils  tiennent  de    la  nature  en  qualité 
d'hommes,  leurs  parens  n'ont  eu  aucun  droit  de  les  en  dépouiller; 
de  forte  que  comme  pour  établir  l'efclavage ,  il  a  fallu  faire  violence 


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PA  R  M  I    L  SS    H  O  M  M  s  s:  8} 

à  fa  nature ,  il  a  fallu  la  changer  pour  perpétuer  ce  droit  ;  &  les 
Jurifconfultes  qui  ont  gravement  prononcé  que  Penfant  d'une  ef- 
clave  naîtroit  efclave ,  ont  décidé  en  d'autres  termes  qu'un  homme 
ne  hâitroit  pas  homme. 

Il  me  paroît  donc  certain  que  non  -  feulement  les  gouvernemens 
n'ont  point  commencé  par  le  pouvoir  arbitraire ,  qui  n'en  eft  que 
la  corruption,  le  terme  extrême,  &  qui  les  ramène  enfin  k  la  feule 
loi  du  plus  fort,  dont  ils  furent  d'abord  le  remède,  mais  encore 
que  quand  même  ils  auroient  ainfi  commencé,  ce  pouvoir  étant 
par  fa  nature  illégitime ,  n'a  pu  fervir  de  fondement  aux  droits  de 
la  fociété  ,  ni  par  conféquent  à  l'inégalité  d'inftitution. 

Sans^  entrer  aujourd'hui  dans  les  recherches  qui  font  encore  k, 
faire  fur  la  nature  du  pade  fondamental  de  tout  gouvernement , 
je  me  borne ,  en  fuivant  l'opinion  commune ,  à  confîdérer  ici  l'é- 
tabliflèment  du  corps  politique  comme  un  vrai  contrat  entre  le 
peuple  &  les  chefs  qu'il  fe  choifit;  contrat  par   lequel  les  deux 
parties  s'obligent  k  l'obfervation  des  loix  qui  y  font  ftipulées   & 
qui  forment  les  liens  de  leur  union.  Le  peuple  ayant ,  au  fujet 
des  relations   fdciales ,  réuni  toutes  fes  volontés  en  une  feule , 
tous  les  articles,  fur  lefquels  cette  volonté  s'explique,  deviennent 
autant  de  loix  fondamentales  qui  obligent  tous  les  membres  de 
l'État  fans  exception  ,  &  l'une  «defquelles  règle  le  choix  &Ie  pou- 
voir des  Magiftrats  chargés    de  veiller  à  l'exécution  des   autres. 
Ce  pouvoir  s'étend  à  tout  ce  qui  peut  maintenir  la  conftitution , 
fans  aller    jufqu'h    la    changer.  On    y   joint    des   honneurs  qui 
rendent  refpeftables  les  loix  &  leurs  miniftres,  &  pour  ceux-ci 
perfonnellement  des  prérogatives  qui  les  dédommagent  des  péni- 
bles travaux  que  coûte  une  bonne  adminiftration.  Le  Magîftrat , 
de  fon  côté  ^  s'oblige  k  n'ufer  du  pouvoir  qui  lui   eft  confié   que 
félon    l'intention  des   commettants  ,  k  maintenir  chacun  dans  la 
paifible  jouiflance  de    ce  qui    lui   appartient,  &  k  préférer  en 
toute  occafion  l'utilité  publique  k  fon  propre  intérêt. 

Avant  que  l'expérience  eût  montré,  ou  que  la  connoiflance 
du  cœur  humain  eût  fait  prévoir  les  abus  inévitables  d'une  telle 

L  ij 


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H 


Origine   de   vInégalité 


conftîtution  ,  elle  dut  paroitre  d'autant  meilleure,  que  ceux  quî 
étoient  chargés  def  veiller  à  fa  confervation  y  étoient  eux-mêmes 
les  plus  tntérefTés  :  car  la  magiftrature  &  fes  droits  n'étant  établis 
que  for  les  loix  fondamentales,  auflî-tôt  qu'elles  feroient  détrui»- 
tQS ,  les  Magiftrats  cefTeroient  d'être  légitimes  ,  le  peuple  ne 
feroit  plus  tenu  de  leur  obéir  ;  &:  comme  ce  n'auroit  pas  été  le 
Magiftrat,  mais  la  loi  qui  auroît  conftitué  l'efTence  de  l'État  ^ 
chacun  rentreroit  de  droit  dans  fa  liberté  naturelle. 

Pour  peu  qu'on  y  réfléchit  attentivement,  ceci  fe  confirme- 
roit  par  de  nouvelles  raifons,  &  par  la  nature  du  contrat  on 
verroit  qu'il  ne  faiiroit  être  irrévocable  :  car  s'il  n'y  avoit  point 
de  pouvoir  fupérieur  qui  put  être  garant  de  la  fidélité  des 
•  contrafcans,  ni  les  forcer  h  remplir  leurs  engagemens*  réciproques, 
les  parties  demeureroient  feules  juges  dans  leur  propre  caufe ,  & 
chacune  d'elles  auroit  toujours  le  droit  de  renoncer  au  contrat, 
fi-tôt  qu'elle  trouveroit  que  l'autre  en  enfreint  les  conditions, 
ou  qu'elles  cefferoient  de  lui  convenir.  C'efl:  fur  ce  principe  qu'il 
femble  que  le  droit  d'abdiquer  peut  être  fondé.  Or,  k  ne  confi- 
dérer,  comme  nous  faifons  ,  que  l'inflitution  humaine,  fi  le  Ma- 
giftrat  qui  a  tout  le  pouvoir  en  main  &  quî  s'approprie  tous  les 
avantages  du  contrat  ,  avoit  pourtant  le  droit  de  renoncer  à 
Tautorité,  k. plus  forte  raifon  le  peuple  qui  paie  toutes  les  fautes, 
des  chefs  ,  devrx)it  avoir  le  droit* de  renoncer  à  la  dépendance. 
Mais  les  difîentions  afFreufes  ,  les  défordres  infinis  qu'entraîne- 
roit  nécefTairement  ce  dangereux  pouvoir,  montre  plus  que 
toute  autre  chofe  combien  les  gouvernemens  humains  afoient 
befoin  d'une  bafe  plus  folide  que  la  (eule  raifon,  &  combien  il 
étoit  nécefiliire  au  repos  public ,  que  la  volonté  divine  intervînt 
pour  donner  à  l'autorité  fouveraine  un  caraftère  facré  &  invio- 
lable qui  ôtât  aux  fujets  le  funefte  droit  d'en  difpofer.  Quand 
la  religion  n'auroît  fait  que  ce  bien  aux  hommes,  c'en  feroit 
afTez  poux  qii'ils  duflent  tous  la  chérir  &  l'adopter  même  avec 
fes  abus,  puifqu'elle  épargne  encore  plus  de  fang  que  le  fana- 
tifme  n'en  fait  couler  :  mais  fuivons  le  fil  de  notre  hypothèfe. 

Les  diverfes  formes  des  gouvernemens  tirent  leur  origine  de 


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r 


PARMI  LES   Hommes.         8; 

'difFérences  plus  ou  moins  grandes  qui  fe  trouvèrent  entre  les 
particuliers  au  moment  de  l'inftitution.  Un  homme  étoir-il  émi- 
nent  en  pouvoir,  en  vertu,  en  richefles  ou  en  crédit,  il  fut  feul 
élu  Magiftrat ,  &  TKtat  devint  monarchique.  Si  plufieurs  ,  a-peu- 
près  égaux  entre  eux,  l'emportoient  fur  tous  les  autres,  ils  fu- 
rent élus  conjointement,  &  Ton  eut  une  ariflocrarie.  Ceux  donc 
la  fortune  ou  les  talens  étoient  moins  difproportionnés  ,  &  qui 
s'étoient  le  moins  éloignés  de  Tétat  de  nature,  gardèrent  en  com- 
mun Tadminiftration  fupréme  ,  &  formèrent  une  démocratie.  Le 
temps  vérifia  laquelle  de  ces  formes  étoit  la  plus  avantageufe  aux: 
hommes.  Les  uns  refterent  uniquement  fournis  aux  loix,  les  au- 
tres obéirent  bientôt  à  des  maîtres.  Les  citoyens  voulurent  gar- 
der leur  liberté ,  les  fujets  ne  fongerent  qu'a  Tôter  à  lexirs  voifîns , 
ne  pouvant  foufFrir  que  d'autres  jouifTent  d'un  bien  dont  ils  ne 
jouiflbient  plus  eux-mêmes.  En  un  mot,  d'un  côté  furent  les  rL- 
chefFes  &  les  conquêtes,  &  de  l'autre  le  bonheur  &  la  vertu. 

Dans  ces  divers  gouvernemens  toutes  les  magiftratures  furent 
d'abord  éleflives  ;  &  quand  la  richeiïe  ne  l'emportoit  pas ,  la  pré- 
férence étoit  accordée  au  mérite  qui  donne  un  afcendant  natu- 
rel,  &  à  l'âge  qui  donne  l'expérience  dans  les  affaires ,  &  le  fang 
froid  dans  les  délibérations.  Les  Anciens  des  Hébreux,  les  Ge- 
rontes  de  Sparte ,  le  Sénat  de  ^ome  &  l'étymologie  même  de 
notre  mot  Seigneur ,  montrent  combien  autrefois  la  vieillefTe  étoît 
refpcftée.  Plus  les  éledions  tomboient  fur  des  hommes  avancés 
en  âge,  plus  elles  devenoient  fréquentes  ,  &  plus  leurs  embarras. 
fe  faifoicnt  fentir;  les  brigues  s'întroduifirent ,  les  faftions  fe  for-» 
merent,  les  partis  s'aigrirent,  les  guerres  civiles  s'allumèrent,  en-- 
fin,  le  fang  des  citoyens  fut  facrifié  au  prétendu  bonheur  de  TE- 
tar,  &  l'on  fut  à  la  veille  de  retomber  dans  ranarchie  des  temps 
antérieurs.  L'ambition  des  principaux  profita  de  ces  circonftan— 
ces  pour  perpétuer  leurs  charges  dans  leurs  familles  :  le  peuple- 
déjà  accoutumé  k  la  dépendance  ,  au  repos  &  aux  commodités- 
de  la  vie  ,  &  déjà  hors  d'état  de  brifer  fes  fers,  confentit  k  laif- 
fer  augmenter  fa  fervitude  pour  affermir  fa  tranquillité-;  &  c'efï 
ainiî  que  les  chefs  devenus  héréditaires^  s*accoutumerem  à  re?- 


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S6  ORiaiNM    DE    L'iNÈGAlITi 

garder  leur  magiftrature  comme  un  bien  de  famille ,  à  (é  regarder 
eux-mêmes  comme  les  propriétaires  de  TÉtat,  dont  ils  n*étoient 
d^abord  que  les  Officiers^  h  appeller  leurs  concitoyens  leurs  ef^ 
claves ,  à  les  compter ,  comme  du  bétail ,  au  nombre  des  chofes 
qui  leur  appartenoient ,  &  k  s'appeller  eux-mêmes  égaux  aux  Dieux 
&  Rois  des  Rois. 

Si  nous  fuivons  le  progrès  de  l'inégalité  dans  ces  différentes 
résolutions,  nous  trouverons  que  Tétabliflement  de  la  loi  &  du 
droit  de  propriété  fut  fon  premier  terme  ,  Pinftitution  de  la  ma- 
giftrature  le  fécond ,  que  le  troifième  &  dernier  fut  le  changement 
du  pouvoir  légitime  en  pouvoir  arbitraire  v  en  forte  que  Técat  de 
riche  &  de  pauvre  fiit  autorifé  par  la  première  époqtie  ,  celui  de 
puifTant  &  de  foible  par  la  féconde  ,  &  par  la  troifième  celui  de 
"maître  &  d'efclave ,  qui  eft  le  dernier  degré  de  l'inégalité ,  &  le 
terme  auquel  aboutifTent  enfin  tous  les  autres ,  jufqu'à  ce  qiie  de 
nouvelles  révolutions  difli>lvent  tout-à-fait  le  gouvernement ,  ou  le 
rapprochent  de  Tinilitution  légitime. 

Pour  comprendre  la  néceffité  de  ce  progrès,  il  faut  moins 
confidérer  les  motifs  de  Tétablifiement  du  corps  politique,  que 
la  forme  qu'il  prend  dans  fon  exécution ,  &  les  inconvéniens  qu'il 
entraîne  après  lui  :  car  les  vices  qui  rendent  nécefl^aires  les  infti- 
tutions  fociales  font  les  mêmes  qui  en  rendent  l'abus  inévitable  ; 
&  comme ,  excepté  la  feule  Sparte ,  oh  la  loi  veilloît  principale- 
ment à  l'éducation  des  enfens ,  &  où  Lycurgue  établît  des  moeurs 
qui  le  difpenfoient  prefque  d'y  ajouter  des  loix,  les  loix  en  gé- 
néral moins  fortes  que  les  partions ,  contiennent  les  hommes  fans 
les  changer  ;  il  ferôit  aifé  de  prouver  que  tout  gouvernement  qui, 
fans  fe  corrompra  ni  s'altérer,  marcheroit  toujours  exaâemént 
félon  la  fin  de  fon  inftitution ,  auroit  été  inftitué  fans  né'cefliîfé , 
&  qu'un  pays  où  perfonné  n'éluderoît  les  loix  &  n'abuferoit  de 
la  magiftrature ,  n'auroit  befoin  ni  de  magiftrats  ni  de  loix. 

Les  diftîndions  politiques  amènent  nécefFafrement  les  diftino- 
tions  civiles.  L'inégalité  croiflant  entre  le  peuple  &  (ts  chefs ,  fe 
fait  bientôt  fentir  parmi  les  particuliers.^  &  s^y  modifie  en  mille 


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F  A  R  M I  z  E  S  Hommes.        87 

manières  félon  les  paffions,  les  talens  &  les  occurrences.  LeMa« 
gifbat  ne  fauroît  ufurper  un  pouvoir  îllégîrime  fans  fe  faire  dés 
créatures  auxquelles  il  eft  forcé  d'en  céder  quelque  partie.  D'ail- 
leurs »  les  citoyens  ne  fe  laiflent  opprimer  qu'autant  qu'entraînés 
par  une  aveugle  ambition ,  &  regardant  plus  au-deflbus  qu'au- 
deffus  d'eux,  la  domination  leur  devient  plus  chère  que  l'indé- 
pendance ,  &  qu'ils  confentent  i  porter  des  fers  pour  en  pouvoir 
donner  k  leur  tour.  Il  eft  très-difficile  de  réduire  k  l'obéifTance  ♦ 
celui  qui  ne  cherche  point  à  commander,  &  le  politique  le  plus 
adroit  ne  viendroit  pas  k  bout  d'affujettir  des  hommes  qui  ne  vou- 
droient  qu'être  libres  9  mais  l'inégalité  s'étend  fans  peine  parmi 
des  âmes  ambitieufes  &  lâches ,  toujours  prêtes  2i  courir  les  rif- 
ques  de  la  fortune ,  &  à  dominer  ou  fervîr  prefque  indifférem- 
ment félon  qu'elle  leur  devient  favorable  ou  contraire,  C'eflr 
ainfi  qu'il  dut  venir  un  temps  011  les  yeux  du  peuple  furent  faf- 
cinés  à  tel  point ,  que  fes  conducteurs  n^avoient  qu'à  dire  au  plus 
petit  des  hommes  :  fois  grand,  toi  &  toute  ta  race;  auflitôt  il 
paroifToit  grand  à  tout  le  monde,  ainfi  qu'h  fes  propies  yeux,  & 
fes  defcendans  s'élevoient  encore  i  mefure  qu'ils  s'éloignoîent  de 
lui,  plus  la  caufe  étoit  reculée  &  incertaine,  plus  l'effet  augmen- 
toit;  plus  on  pouvoit  compter  de  fainéans  dans  une  famille,  & 
pluç  elle  devenoît  illuftre. 

Si  c'était  ici  le  lieu  d'entrer  en  des  détails,  j'expliquerois  fa- 
cilement comment  l'inégalité  de  crédit  &  d'autorité  devient  iné- 
vitable entre  les  particuliers,  (voyez  Note  19  *)  fi-rôt  que  réunis 
en  une  même,  fqciéré ,  ils  font  forcés  de  fe  comparer  entr'eux , 
&  de  tenir  compte  des  différences  qu'ils  trouvent  dans  l'ufage 
continuel  qu'ils  ont  à  faire  les  uns  des  autres.  Ces  différences 
font  de  plufieurs  efpèces  ;  mais  en  général  la  richeffe  ,  la  no- 
blefTe  ou  le  rang,  la  puiffance  &  le  mérite  perfonnel  étant  les 
diftirâions  principales  par  lefquelles  on  fe  mefure  dans  la  fooiété , 
je  prouveroîs  que  l'accord  ou  le  conflit  de  ces  forces  diverfes  eft 
l'indication  la  plus  sûre  d'un  État  bien  ou  mal  conftirué  :  je  feroîs 
voir  qu'entre  ces  quatre  fortes  d'inégalités ,  les  qualités  perfon- 
aelles  étant  Forigine  de  toutes  les  autres ,  la  richeffe  eft  la  der* 


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88        Origine    de   L'Inégalité 

nière  à  laquelle  elles  Te  réduifent  a  Ja  fin ,  parce  qu'étant  la  plus 
immédiatement  utile  au  bien-être ,  &  la  plus  facile  à  communi- 
quer ,  on  s'en  fert  aifément  pour  acheter  tout  le  refte.  Obfer- 
.vation  qui  peut  faire  juger  aflez  exaâement  de  la  mefure  dont 
chaque  peuple  s'eft  éloigné  de  fon  inftitutîon  primitive,  &  du 
chemin  qu'il  a  fait  vers  le  terme  extrême  de  la  corruption.  Je 
remarquerois  combien  ce  defir  univerfel  de  réputation ,  d'hon- 
neurs ,  &  de  préférences ,  qui  nous  dévore  tous ,  exerce  &  com- 
pare les  talens  &  les  forces,  combien  il  excite  &  multiplie  les 
paflions,  &  combien  rendant  tous  les  hommes  concurrens,  rivaux, 
ou  plutôt  ennemis ,  il  caufè  tous  les  jours  de  revers ,  de  fuccès , 
&  de  cataftrophes  de  toute  efpèce,  en  faifant  courir  la  même 
lice  îi  tant  de  prétendans.  Je  montrerois  que  c'eft  à  cette  ardeur 
de  faire  parler  de  foi,  à  cette  fureur  de  fe  diftinguer  qui  nous 
tient  prefque  toujours  hors  de  nous-mêmes ,  que  nous  devons  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  &  de  pire  parmi  les  hommes ,  nos  vertus 
&  nos  vices,  nos  fcîences  &:  nos  erreurs,  nos  conquérans  &  nos 
phîlofophes  ,  c'efi-à-dire ,  une  multitude  de  mauvaiîes  chofes  fur 
un  petit  nombre  de  bonnes.  Je  prouveroîs  enfin  que  fi  l'on  voit 
une  poignée  de  puiffans  &  de  riches  au  faîte  des  grandeurs  &  de  la 
fortune ,  tandis  que  la  foule  rampe  dans  l'obfcurité  &  dans  la  mi- 
sère ,  c'eft  que  les  premiers  n'eftiment  les  chofes  dont  ils  jouiffenc 
qu^autant  que  les  autres  en  font  privés ,  &  que ,  fans  changer  d'état, 
ils  cefleroient  d'être  heureux  fi  le  peuple  ceflbit  d'être  miférable. 

Mais  ces  détails  /croient  feuls  la  matière  d'un  ouvrage  con- 
Cdérable ,  dans  lequel  on  peferoit  les  avantages  &  les  inconvéniens 
de  tout  gouvernement,  relativement  aux  droits  de  l'état  de  nature, 
&  où  l'on  dévoileroit  toutes  les  faces  différentes  fous  lefquelles  l'iné- 
galité s'eft  montrée  jufqu'à  ce  jour ,  &  pourra  fe  montrer  dans  les 
fiècles  futurs ,  félon  la  nature  de  ces  gouvernemens ,  &  les  révolu- 
tions que  le  temps  y  amènera  néceflairement.  On  verroit  la  mul- 
titude opprimée  au  -  dedans  par  ime  fuite  des  précautions  mêmes 
qu'elle  avoît  prifes  contre  ce  qui  la  menaçoit  au-dehors  y  on  ver- 
roit Toppreflion  s'accroître  continuellement,  fans  que  les  opprimés 
pu/Iènt  jamais  favoir  quel  terme  elle  auroit ,  ni  quels  moyens  lé- 
gitimes 


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^^limes  H  leur  rcAeroit  pow  l^trréter;  on  Terroit  tes  droits  des  d^ 
^toyens  &  les  libfertés  nationales  s^éteiodre  peu-à^peu  ^  de  les  récto^ 
«nations  des  foibles  traitées  de  mxiirtntBres  Céditieuxi  on  rerroirfo 
politique  reftrehidre  h  une  portion  snercénaire  du  peuple  l'honneur 
4e  défendre  la  cauTe  commune  ;  on  verroit  de-Ià  fortir  la  néceflité 
^es  impôts ,  le  cultivateur  découragé  quitter  Ton  champ  même  du« 
tant  la  paix ,  &  laifTer  la  charrue  pour  ceindre  Tépée  ;  on  verroit 
naître  les  règles  funeftes  &  bizarres  du  point  d'honneur  5  on  verroit 
les  défenfeurs  de  la  patrie  en  devenir  tôt  ou  tard  les  ennemis  y  tenir 
fans  cedè  le  poignard  levé  fur  leurs  concitoyens  »  &  il  viendroit  ua 
temps  ou  on  les  entendroit  dire  à  ToppreHeur  de  leur  pays  : 

Pec  tore  fi/ratris  glatUam  juguloque  pMrmA 
Condirc  mé  juUai  »  gravidmijut  à|  tifiera  partu 
Confugis^  mvUâ  ptrupan  upntn  omuia  dixtrâ. 

De  Pextréme  inégalité  des  conditions  &  des  fortunes,  de  ïa 
nSiverfité  des  pallions  &  des  talens,  des  arts  inutiles  ,  des  arts  per» 
nicieux^  des  fciences  frivoles  fortiroieht  des  foules  de  préjugés, 
<!galement  contraires  il  la  raifon,  au  bonheur  &  ^  la  ver  m;  on 
verroit  fomenter  par  les  chefs  tout  ce  qui  peut  afFoiblir  des  hom« 
mes  raflemblés  en  les  défuniflant ,  tout  ce  qui  peut  donner  à  I2 
ibciété  un  air  de  concorde  apparente  j  &  y  femer  un  germe  d^ 
divifîon  réelle  1  tout  ce  qui  peut  infpîrer  aux  dîflérens  ordres  uno 
<Iéfîance  &  une  haine  mutuelle  par  l'oppofîcion  de  leurs  droits 
ic  de  leurs  intérêts ,  &  fortifier  par  conféquent  le  pouvoir  qui  les 
contient  tous, 

C*Esx  du  fein  de  ce  défordre  fi:  de  ces  révoludons  que  le  de& 
potifme  élevant  par  degrés  fa  tête  hideufe ,  te  dévorant  tout  ce 
qu'il  auroit  apperçu  de  bon  <:  de^fain  dans,  toutes  les  parties  de 
rétat,  parviendroit  enfin  ^  fouler  aux  pieds  les  loix  &  le  peuple  t 
&  k  s'établir  fur  les  ruines  de  la  république.  Les  temps  qui 
précéderoient  ce  dernier  changement,  feroient  des  temps  de  trou- 
bles &  de  calamités;  mais  k  la  fin  tout  feroit  englouti  par  le 
ç)onftre,&  les  peuples  n'aur oient  plus  de  cheis  m  de  loix,  mais 
feulement  des  tyrans.  Dès  cet  infiant  auffi  il  ceiTeroît  d'être  quef* 

ÛLwm  aUUu  Tomc^  IL  M 


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90  0  RIGINE    DE  Vl  NÉ  G4,LITJ 

tfon  de  mœurs  &  de  vertu  ;:  car  paMout  oii  rcgne  le  defpottrme, 
€ui  ex  honcflo  nuUa  efi  JpéSy  il  ne  fdufFfc  aucun  autre  maître  ;  fi- 
tôt  qu'il  parle  ,  il  n*y  a  ni  probité  ni  devoir  ^  cohfulter  ,  »&  la  plus 
aveugle  obéiflancé  eft  la  feule  vertu  qui  refte  aux  efclaves. 

C'est  ici  le  dernier  terme  de  Pîni^alité,  &  le  point  extrême 
qui  ferme  le  cercle  &  touche  au  point  d'où  nous  femmes  partis  : 
c'eft  ici  que  tous  les  particuliers  redeviennent  égaux  \  parce  qu'ils 
ne  font  rien,  &  que  les  fujets  n'ayant  plus  d'autre  loi  que  la  vo- 
lonté de  maître,  ni  le  maître  d'autre  règle  que  fes  paflîons, 
4es  notions  du  bien  &  les  principes  de  la  juftice  s'évanouifTent 
derechef.  C'eft  ici  que  tout  fe  ramené  k  la  feule  loi  du  plus  fort , 
&  par  conféquent  k  un  nouvel  état  de  nature  différent  de  celui 
par  lequel  nous  avons  commencé,  en  ce  que^  Tun.  étoit'I'état  de 
nature  dans  fa  pureté ,  &  que  ce,  dernier  eft  le  fruit  d'un  excès 
de  corruption.  Jl  y  a  fi  peu  de  différence  d'ailleurs  entre  ,ces  deux 
états ,  &  le  contrat  de  gouvernement  eft  tellement  dîflTous  par 
le  defpotifme,  que  le  defpote  n'e^  le. maître  qu'auflî  long-temps 
qu'il  eft  le  plus  fort ,  &  que  fi-tôt  qu'on  peut  l'expulfer ,  il  n'a 
point  \  réclamer  contre  la  violence.  L'émeute  qui  finît  par  étran- 
gler ou  détrôner  un  Sultan,  eft  un  afte  auflî  juridique  que  ceux 
par  lefquels  il  difpofoit  la  veille  des  vies  &  des  biens  de  fes  fu- 
jets. La  feule  force  le  maîntenoît,  la  feule  force  le  renverfe;  tou- 
tes chofes  fe  paflfentainfi  felpn  l'ordre  naturel;  &  quelque  puilfTe  être 
l'événement  de  ces  courtes  &  fréquentes  révolutions ,  nul  ne  peut 
fe  plaindre  de  l'injuftîce  d'autruî,  mais  feulement  de  fa  proprd  im- 
prudence ,  ou  de  fon  malheur. 

En  découvrant  &  fuîvarit  ainfi  les  routes  oubliées  &  perdues  > 
qui  de  l'état  naturel  ont  dû  mener  l'homme  k  l'état  civil  ;  en  ré- 
tabliffant,  avec  les  pofitions  întermédJaîï^es  cjue  Je 'viens  de  mar« 
quer ,  celles  que  le  temps  qui  me  preffe  m'a  fait  fupprimer ,  ou 
que  l'imagination  ne  m'a  point  fuggérées,  tout  lefleur  attentif  ne 
pourra  qu'être  frappé  de  l'efpace  immenfe  qui  fépare  ces  deux 
états.  C'eft  dans  cette  lente  fucceflîon  des  chofes  qu'il  verra  la 
folution  d'une  infinité  de  problêmes  de  morale  &  de  politique 
que  les  phifofophes  ne  peuvent  réfoudre.  Il  fentira  que  le  genre 


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T  j  jn  M  j  LES  Hommes.       9f 

humaiû  il'iin  âge  n'étaoc  pas  le ''genre  Immam  d'un  autre  âge  ,  la. 
rairoQ  pourquoi  Diogène  ne  trouvoit  point  d'homme,  c'eft  qu'il 
cherchoit  parmi  fes  cônremporains  Wiomine  d'un  temjps  qui  n'é- 
toitplus.  Caton,  dira-t-il,  pérît  avec  Rome  &  la  liberté,, parce, 
qu'il  fut  déplacé  dans  fon  £ècle  ;  &  lé  plus  grand  des  hommes 
ne  fît  qu'étonner  le  monde  qu'il  eût  gouverné  cinq  cens  ans  plu- 
tôt. En  un  mot,  il  expliquera  comment  l'ame  &  les  pallions  hu* 
maines  s'altérant  iufenfiblement ,  changent ,  pour  ainfi  dire  ^  de 
nature  ;  pourquoi  nos  befoins  &  nos  plaifîrs  changent  d'objets  k 
la  longue  ;  pourquoi  l'homme  origîner  s'évanouifTant  par  degrés  , 
la  fociété  n'of&e  plus  aux  yeux  duTage  qu'un  afTemblage*  d'hom- 
mes artificiels  &  de  paffions  faâices  qtii  font  l'ouvrage  de  toutes 
ces  nouvelles  relations,  &  n'ont  aucun  vrai  fondement  dans  la 
nature.  Ce  que  la  réilexiqn  nous  apprend  là^deflus,  l'obferra- 
rion  le  confirme  parfaitement  :  l'hQmme  i^uvage  &  l'homme  po- 
licé différent  tellement  par  le  fond  du  cœur  &  des  inclinations , 
que  ce  qui  fair  le  bonheur  fupréme   de  Tun,  réduirbit  l'autre  au 
défefpoir.  Le  premier  ne  refptre  que  le  repos  &  la  liberté ,  il  ne 
veut  q^ue  vivre  &  refier  oifîf ,  .&  l'ataraxie  même  du   Stoïcien 
n'approche  pas  de  fa  profonde  indifférence  pour  tout  autre  objet. 
Au  contraire i  le  citoyen  toujours  afliffue,  s'agite,  fe  tourmente 
fans  cefTe  pour  chercher  des  occupations  encore  plus  laborieufes: 
il  travaille  jnfqu'à  la  mort,  il  y  court  même  pour   fe   mettre  en 
état  de  vivre ,  ou  renonce  à  la  vie  pour  acquérir  l'immortalité.  Il 
fait  fa  cour  aux  grands  ,  qu'il  hait ,  &  aux  riches ,  qu'il  méprife. 
Il  n'épargne  rien  pour  obtenir  l'honneur  de  les  fervir;  il  fe  Vante 
orgueilleufement  de  fa  bafTeffe  &  de  leur  prpreflion ,  &  fier  de  fon 
efclavage ,  il  parle  avec  dédain  de  cçn%  qui  n'ont  pas  l'honneur 
de  te  partager.  Quel  fpeclac'e  pour  un  Caraïbe  que  les  travaux 
pénibles  &  enviés  d'un   Miniflre  européen  !  Combien  de  morts 
cruelles  ne  préféreroit  pas  cet  indolent  Sauvage  k  l'horreur  d'une 
pareille  vie,  qui  fôuventn'ejft  pas  même  adoucie  jwr  le  plaifir  de 
bien  faire  ?  Mais  pour  voîr  le'1>ut.de  tant  de  foins ,  il  faudroit  que 
ces  mots ,  puijjance  &  réputation  y  enflent  un  fens  dans  fon  efprit; 
qu'il  appi-î't*' qû^iry^'ùriè  forte  d'hommes  qui  comptent  pour 
quelque^  chofc  les  regards  du  refle  de  l'univers ,   qui  favent  être 

M  ij 


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lleureux.  àc  contras  d^nn-inâiiics  fur  le  témoignage  d^Mtru»  pltatir 
^iie  fur  te  leur  fircqwc.  Telle  elè,  e»  effet,  la:  véritable  caufe  àt 
toutes  ces^  iiffék'ences  r  te  Sauv^  tît  en  tu^méme;  l'homme  fo^ 
eiablq^tonjorn-s  hors  de  hiîi  ne  feic  ▼ivre  ^ue  dans  ropimoa  des 
axitrcsy  &  c*eft,  pour  aîxifi  dîiei  de  leur  feut  jugement' qu'il- tiré- 
le  fentiment  de  &  propre  exîffence.  U  n%A  pas  de  mon  Aijet  de 
montrer  comnietit  d^ine  telle  iBfpofitkm  nak  tant  d^indifftérence 
pour  te  bien  It  le  fnal,  avec  de  fi  tieau»  diAtours  de  morale  :  corn* 
ment  tout  fe  féduîfânt  aux  apparence»,  tfout  cfcvient  faflîce  &  joué;^ 
honneur,  amitié,  vertu  ,  &  fouvenr  jufqtfàux  vices  mêmes,  dont 
on  trouve  enfin  le  fis^rct  de  fe  glori^r;  comnSent,  en  un  mot,' 
demandanc  toujours  aux  autres  ce  que  nous  fommes,  9c  n'ofant  ja- 
mais nous  interroger  Ui-deflus  noUs-mémes ,  au  miKcu  de  tant  de 
philofoplne  yd^humanité,  de  politeffe  &  de  maximes  fublimes  ,  nous 
n»«rons  qu%in  extfetew  trompeur  &  frivole,  de  l'Bonneur  fans  ver- 
tu ,  de  ta^raîTon  fans-fagtffe ,  te  du  plaifîr  fans  bonheur.  R  me  fuffir 
drsBToir  prouvé'  que  de  n*eft  poîm  ^  P^at  or!|;}net  dîe  rhomniè ,  &  que  ' 
c^  le  feu*  efpf ît  àer  U  ibciété^air  llrtégalité  qtfeBe  engendre ,  quîi 
ctiangenc  &  altèrent,  ^nfi  toutes^,  nos  incfinatrons  naturelles. 

J^AJ  tâché  d'expofer  ^origine  &  le  prqgrès  de  Tinégalité,  Vé^ 
tabiiflement  &  Pabus  à^s  fociét^s  politiques ,  autant  que  ces  chofes. 
peuvent  fe  déduire  de  la  nature  de  l'homme  parles^ieules  lumiè- 
res de  la  raifon,  &  indépendanoment  des  dogmes  facrés  qui  don- 
nent \  Tautorité  fouvera.ine  la  fanâion  du  droit  divin.  Il  fuit  de  cet 
expofé  que  Tinégalité  étant  prefque  nulle  dans  l'état  de  nature»; 
tire  fa  force  &  fon  accroiiïement  du  développement  de  nos  facul- 
tés &  des  progrès  de  Pefprît  humain  ,  &  devient  enfin  ftable  6l  lé- 
gitime par  l'établiflement  de  la  propriété  &  àes  loix.  Il  fuit  encore- 
que  rinégalité  morsde ,  autoriféè  par  le  feul  droit  pofîtif ,  efi  coîk- 
traire  au  droit  naturel ,  toutes  les  fois  qu'elle  ne  concourt  pas  en 
même  proportion  s^vec  l?inégalité  phyfique  h  diftinftion  qui  déter- 
mine fuflfifamment  ce  qu'on  doit  penfer  à  cet  égard  de  la  forte 
d'inégalitjé  qui  règneparmi  tous  les  peuples  policés  ^puifqu'il  eftma<^ 
nifeftement  contre  la  loi  de  nature.,  de  qpelque4nanière  qu'on  la^ 
définifle  ,  qu^in  enfant  commande  a  un  vieillard ,  qu^Un  imbéciller 
conduife  un  homme  fage ,  &  qu'une  poignée  de  gens  regprge  de  fu- 
çerfluic&^^tandis  que  ta  multitude  a&méd  manque:  dii:  nkos^kei. 


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p^RMTLEs   Hommes.       9^ 


-^^    p'     iN    O    T    E    S* 

-       '  DÉDICACE,    page    v, 

<Ur^  •  «1  f»  K  r:  ^^  H*  l 

(  NOTE  I.  *  )  Hérodote  raconte  qu'après  le  meurtre  du  faux 
Smerdts  ,  les  fepr  libérateurs  de  la  Perfe  s'étant  afTemblés  pour 
délibérer  fur  la  forme  du  gouvernement  qu'ils  donneroient  k 
rEtat ,  Otanès  opina  fortement  pour  la  république  ;  avis  d'au- 
tant plus  extraordinaire  dans  la  bouche  d'un  Satrape,  qu'outre 
la  prétention  qu'il  pouvoit  avoir  à  l'Empire ,  les  grands  craignent 
plus  que  la  mort  une  forte  de  gouvernement  qui  les  force  à 
refpefter  les  hommes.  Otanès ,  comme  on  peut  bien  croire  ,  ne 
fut  point  écouté,  &  voyant  qu'on  alloit  procéder  à  l'éleftion 
d'un  Monarque  ,  lui  qui  ne  vouloit  ni  obéir  ni  commander  , 
céda  volontairement  aux  autres  concurrens  fan  droit  k  la  Cou- 
ronne ,  demandant  pour  tout  dédommagement  d'être  libre  & 
indépendant ,  lui  &  fa  pofléricé  ,  ce  qui  lui  fut  accordé.  Quand 
Hérodote  ne  nous  apprendroit  pas  la  reftriftion  qui  fut  mife  à 
ce  privilège  ,  il  faudroit  néceffairement  la  fuppofer^  autrement 
Otanès,  ne  reconnoiiïant  aucune  forte  de  loi  &  n'ayant  de 
compte  k  rendre  k  perfonne ,  auroit  été  tout  puifTant  dans  Tétar 
&  plus  puifTant  que  le  Roi  même.  Mais  il  n'y  a  guères  d'appa- 
rence qu'un  homme  capable  de  fe  contenter  en  pareil  cas  d'urr 
tel  privilège ,  fût  capable  d'en  abufer.  En  effet ,  on  ne  voit  pas. 
que  ce  droit  ait  jamais  caufé  le  moindre  trouble  dans  le  royau*- 
»e,  ni  par  le  fage  Otanès,  ni  par  aucun  de  fes  defcendans.. 

P  R  È  F  A  C  Ey  page  xvîj>  ^'t   --^^  ^*^n   ù 

(  NOTE  5t  *  )  Dès  mon  premier  pas  je  m'appuie  avec 
confiance  fur  une  de  ces  autorités  refpeftables  pour  les  Philo- 
fophes ,  parce  qu'elles  viennent  d'une  raifbn  £blide  &  iublime  ,, 
Ifu'eux  feuls  favent  trouver  &  fentir.  -r 

9  QuELqtJE  intérêt  que  nous  ayons  à.  nous,  connoitre  nousr 


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94        Origine  de  vInégalité 

»  mêmes,  je  ne  fais  fi  nous  ne  connoifTons  pas  mieux  tout  çp 
n  qui  n^eft  pas  nous.  Pourvus  par  la  nature  d^organes  uniquement 
j>  deftinés  k  notre  confervation ,  nous  ne  les  employons  qu'à  rece- 
la voir  les  impreflîons  étrangères  ;  nous  ne  cherchons  qu'à  nous  ré- 
9  pandre  au-dehors,  &  à  exifler  hors  de  nous  :  trop  occupés  à 
9  multiplier  les  fondions  de  nos  Tens  &  k  augmenter  retendue  ex- 
»  térieure  de  notre  être ,  rarement  faifons^nous  ufage  de  ce  fens 
»  intérieur  qui  nous  réduit  à  nos  vraies  dimetifions  ,  &  qui  fépare 
i>  de  nous  tout  ce  qui  n'en  eft  pas.  Oefl  cependant  de  ce  fens 
»  dont  il  faut  nous  fervir ,  fi  nous  voulons  nous  connoitre  ;  c'eft 
»  le  feul  par  lequel  nous  puifiions  nous  juger ,  mais  comment 
»  donner  5i  ce  fens  fon  aâivité  &  toute  fon  étendue  r*?  Gomment 
»  dégager  notre  ame ,  dans  laquelle  il  réfide ,  de  toutes  les  illu- 
»  fions  de  notre  efprit  ?  Nous  avons  perdu  l'habitude  de  Tem- 
»  ployer ,  elle  efl  demeurée  fans  exercice  au  milieu  du  tumulte 
'  »  de  nos  fenfations  corporelles ,  elle  s'eft  defféchée  par  le  feu  de 
j»  nos  paflions ,  le  cœur,  Tefprit,  le  fens,  tout  a  travaillé  contré 
»  elle.  Hiil.  Nat«  T.  4.  pag.  1 5 1 ,.  de  la  Nature  de  l'homme;  <r 

D  I  S  C  O  U  R  S^  page    32. 

(NOTE  3.*  )  Les  changemens  qu'un  long  ufage  de  mar- 
cher fur  deux  pieds  à  pu  produire  dans  la  conformation  de 
l'homme ,  les  rapports  qu'on  obferve  encore  entre  fes  bras  & 
les  jambes  antérieures  des  quadrupèdes,  &  l'indudlion  tirée  de 
leur  manière  de  marcher,  ont  pu  faire  naître  des  doutes  fur 
celle  qui  devoit  nous  être  la  plus  naturelle.  Tous  les  enfans 
commencent  par  marcher  à  quatre  pieds ,  &  ont  befoin  de  notre 
exemple  &  de  nos  leçons  pour  apprendre  à  fe  tenir  debout.  Il  y 
a  même  des  natipnsc  ^uvages ,  telles  que  les  Hottentots ,  qui 
négligeant  beaucoup  les  enfans  ,  les  laiflent  marcher  fur  les 
mains  fi  long*temps ,  *  qu'ils  ont  enfuite  bien  dé  la  peine  k  les 
redreifer  ;  autant  en  font  les  enfans  des  Caraïbes  des  Antilles.  Il 
y  a  divers  exemples  d'hommes  quadrupèdes ,  &  je  pourrois  entre 
autres  citer  celui  de  cet  enfant  qui  fut  trouvé  en  1344  auprès 
ie  Hefie ,  où  il  avoit  é(é  nourri  par  des   loups ,  &  qui  difoit 


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PARMI    LES     HoMME\  9J 

depuis  à  la  cour   du  Prince  Henri,  que,  s'fl  n'eut  tenu  qu*h  luî, 
H  eût  mieux  aimé   retourner  avec    eux  que  de  vivre  parmi  les 
hommes.  Il  avoît  tellement  pris  Thabitude  de  marcher  comme 
ces  animaux ,  qu'il  fallut  lui  attacher  des  piëcefs  'dè^  bois   qui  le 
£3rçoient  ^  fe  tenir  debout  &  en  équilibre  fur  fes  deux  pieds^ 
Il  en     étoît  de  même  de  Penfant  qu'on   trouva  en  1^94    dans 
les  forêts  de  Lithuanie,  &  qui  vivoit  parmi  les  ours.  Il  ne  doh- 
noit ,  dit  M.  de  Condillac ,  aucune  marque  de  raifon ,  marchoic 
for  ks  pieds  &  fur  ks    mains,  n'avoit   aucun  langage,  &   for- 
inoit  des  fons  qui  ne  reflembloient  en  den^  ceux  d'uh  homme. 
Le  petit  Sauvage  d*Hanovre ,  qu'on  mena  il  y  a  plufieurs  années 
à  la  Cour  d'Angleterre ,  avoit  toutes  les  peines  du  monde  à  s'aflTu- 
jettii'  à  marcher  fur  deux  pieds ,  &  l'on  trouva  en    1 7 1 9  '  deux 
autres  Sauvages  dans  les  Pyrénées ,  qui  couroient  par  les  mon- 
tagnes a  la  manière  des  quadrupèdes.  Quant  à  ce  qu'on  pourroit 
objeâer  que  c'eA  fe  priver  de  iHifage  de^^mains  dont  nous  tirons  . 
tant  d'avantage  ;   outre  que  l'exemple  des  finges  montre  que  la 
main  peut  fort  bien    être    employée   des  deux  manières ,  cela' 
prouveroit   feulement  que  l'homme  peut  donner  \  (ts  membres 
une  defHnation   plus  commode  que  celle  de  la  nature  ,  &  non 
que  la  nature  a  deftiné  l'homme  à  marcher  autrement  qu'elle  ne 
lui  enfeigne.  » 

Mais  il  y  a  ,  ce  me  femble ,  de  beaucoup  meilleures  raifoni 
\  dire  pour  foutenir  que  l'homme  eft  un  bipède.  Premièrement, 
quand  on  feroit  voir  qu'il  a  pu  d'abord  être  conformé  autrement 
que  nous  le  voyons,  &  cependant  devenir  enfin  ce  qu'il  eft,  ce 
n'en  feroit  pas  aflez  poi^r  conclure  que  cela  fe  foit  fjiit.ainfi  :  car 
après  avoir  montré  la  poflîbilité  de  ces  changemens,  il  faudroic 
encore  ,  avant  que  de  les  admettre,  en  montrer  au  moins  la  vrai- 
femblance.  De  plus,  fi  les  bras  de  l'homme  paroiffent  avoir  pu  lui 
fervir  de  iambes  au  befoin ,  c'eft  la  feule  obfervation  favorable  à 
ce  fyftême ,  fur  un  grand  nombre  d'autres  qui  lui  font  contraires. 
Les  principales  font,  que  la  manière  dont  la  tête  de  l'homme  eft 
attachée  \  fon  corps,  au  lieu  de  diriger  fa  vue  horifontalement, 
comme  l'ont  tous  les  autres  animaux ,  &  comme  il  l'a  lui-même 


I 


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96  Origine  DB  vïnêgazitè 

en  marchant  debout,  lui  eut  tenu^  marchant  à  quatre  pledi ; 
les  yeux  dîreâement  fichés  vers  la  terre ,  fituadon  très-peu  &vo 
rable  à  la  conservation  de  ^individu  ;  que  la  queue  qui  lui  man* 
que,  ic   dont  il  n^a  que  faire  marchant  à  deux  pieds,  eft  utile 
aux  quadrupèdes ,  ic  qu^aucun  d^eux  n^en  eft  privé  ;  que  le  feia 
de  la  femme  ^  très-bien  fitué  pour  un  bipède  qui  dent  fon  enfant 
dans  Tes  bras ,  Teft  fi  mal  pour  un  quadrupède ,  que  nul  ne  Tt 
placé  de  cette  manière  \  que  le  train  de  derrière  étant  d'une 
exceffîve  hauteur  \  proporrion  des  jambes   de  devant,  ce   qui 
fait  que  marchant  \  quatre  nous  nous  traînerions  Air  les  genoux  « 
le  tout  eut  fait  un  animal  mal  proportionné  &  marchant  peu 
commodément;  que  s'il   eut  poTé  le  pied  k  plat,  ainfi  que  U 
main  ,  il  auroit  eu  dans    la  jambe  poftérieure  upe  ardculation 
de  moins  que  les  autres  animaux ,  favoir  celle  qui  joint  le  canon 
au  dbia  (  &  qu'en  ne  pofant  que  la  pointe  du  pied ,  comme  il 
auroît  fans  doute  écé  contraint  idp.  ^iiÂre ,  le  tarfe  ^  fans  parler  de 
la  pluralité  des  os  qui  le  compofent,  paroit  trop  gros  pour  tenir 
lieu  de  canon  i  <c  Tes  articulations    avec   le  métautf  fe  &  le  dbia 
trop  rapprochées  pour  donner  à  la  jambe  humaine,  dans  cette 
iimation,  la    même  flexibilité    qu'ont   celles    des   quadrupèdes. 
L'exemple  des  eofans  étant  pris  dans  un  âge  oit  les  forces  nam« 
relies  ne    font  point  encore  développées ,  ni  les  membres  raf* 
fermis,  ne  conclut  rien  du  tout,   &  j'aimerois  autant  dire   que 
les  chiens  ne  font  pas  deftinés  k  marclier ,  parce  qu'ils  ne  font 
que   ramper  quelques  lemaines  après  leur  nailTance.   Les  faits 
particuliers  ont  encore  peu   de  force  contre  la  pratique  unîvcr- 
felle    de   tous  les  hommes ,  même  des  nations  qui ,  n'ayant  eu 
aucune  communication  avec  les  autres ,  n^avoient  pu  rien  imiter 
dédies.  Un    enfant  abandonné   dans   une  forêt   avant   que   de 
pouvoir  marcher,  &  nourri  par  quelque  bête,  aura  fuivi  l'exem- 
ple de  fa  nourrice  en  s^exer^ant  \  marcher  comme  elle  ;  l'ha* 
bicude  aura  pu  lui  dontier  des   facilités  qu'il   ne  tenoit  point  de 
la  nature;   &  comme  des  manchots  parviennent  \  force  d'exer- 
cice à  ftîre  avec  leurs  pieds  tout  ce  que    nous  faifons  de    nos 
maini ,  U  fera  parvenu  enfin  \  employer  fes  mains  \  l'ufage  dtit 


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p  ':arm:i  les  Hommes.        97 

Pa^e  33. 


V    I 


(NOTE  4.  *)  S'il  fe  trouvoît  parmi  mes  lefteurs  quelque  affez  "   .* 

mauvais  phyficien  pour  me  faire  des  difficultés  fur  la  fuppofirion  ^ 

de  cette  fertilité  naturelle  de  la  terre  >  je  vais  lui  répondre  par 
le  paffage  fuivant,  .     ^.       • 

»  Comme  les  végétaux  tirent  pour  leur  nourriture   beaucoup  '         '    " 

»  plus  de  fubftance  de  Tair  &  de  l'eau  qu'ils  n'en   tirent  de  la  ^ 

»  terre  ,  il  arrive  qu'en  pourrjflant  ils  rendent  à  la  terre  plus  qu'ils 
3»  n'en  ont  tiré;  d'ailleurs  une  foret  détermine  les  eaux  de  la  pluie 
»  en  arrêtant  les  vapeurs.  Ainfi  dans  un  bois  que  l'on  conferveroit 
a>  bien  long-temps  fans  y  toucher,  la  couche  de  terre  qui  fert 
»  à  la  végétation,  augmenteroit  confidérablement;  mais  les  ani- 
»  maux  rendant  moins  à  la  terre  qu'ils  n'en  tirent,  &  les  hommes 
»  faifant  des  confommations  énormes  de  bois  &  de  plantes  pour 
»  le  feu  &  pour  d'autres  ufages ,  il  s'enfuit  que  la  couche  de  terre 
»  végétale  d'un  pays  habité  doit  toujours  diminuer  &  devenir  en- 
»  fin  comme  le  terrein  de  l'Arabie  pétrée,  &  comme  celui  de 
*  tant  d'autres  provinces  de  l'orient ,  qui  eft  en  effet  le  climat 
»  le  plus  anciennement  habité ,  où  l'on  ne  trouve  que  du  fel  & 
»  des  fables  :  car  le  fel  fixe  des  plantes  &  des  animaux  refte ,  tan- 
»  dis  que  toutes  les  autres  parties  fe  volatilifent.  M.  de  BufFon  , 
»  Hift.  Nat.  «  '    -I       ' 

On  peut  ajouter  a  cela  la  preuve  de  fait  par  la  quantité  d-ar- 
bres  &  de  plantes  de  toute  efpèce ,  dont  étoient  remplies  prefque 

toutes  les  ifles  défertes  qui  ont  été  découvertes  dans  ces  derniers  . 

Cèdes,  &  par  ce  que  l'hiftoire  nous  apprend  des  forêts  immenfes 
qu'il  a  fallu  abattre  par  toute  la  terre ,  à  mefure  qu'elle  s'eft  peu- 
plée ou  policée.  Sur  quoi  je  ferai  encore  les  trois  remarques  fui- 
vantcs.  L'une  que  s'il  y  a  une  forte  de  végétaux  qui  puifTent  com- 
penfer  la  déperdition  de  matière  végétale  qui  fe  fait  par  les  ani- 
maux ,  félon  le  raifonnement  de  M.  de  BufFon ,  ce  font  fur-tout 
les  bois  ,  dont  les  têtes  &  les  feuilles  rafTemblent  &  s'approprient 
plus  d'eaux  &  de  vapeurs  que  ne  font  les  autres  plantes.  La  fé- 
conde, que  la  deflrudion  du  fol ,  c'ell-à-dire ,  la  perte  de  la  fubf- 

(Euvns  mdéçs.   Tome  IL  .  N 


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98        Origine  de  vInégalitê 

tance  propre  a  la  végétation ,  doit  s'accélérer  k  proportion  que  le 
terre  eft  plus  cultivée,  &  que  les  habitans  plus  induftrieux  confom* 
ment  en  plus  grande  abondance  fes  productions  de  toute  efpècc. 
Ma  troifième  &  plus  importante  remarque  eft  que  les  fruits  de» 
arbres  fournifTent  à  l'animal  une  nourriture  plus  abondante  que  ne 
peuvent  faire  les  autres  végétaux;  expérience  que  j'ai  faite  moi- 
même  ,  en  comparant  les  produits  des  deux  terreîns  égaux  en 
grandeur  &  en  qualité,  l'un  couvert  de  chataigners  &  l'autre  femé 
de  bled. 

Page  33.  -•  ^  f  - 

(NOTE  5.  *  )  Parmi  les  quadrupèdes ,  les  cTeux'  dîilîn£Hons  Icf: 
plus  univerfelles  des  efpèces  voraces  fe  tirent,  l'une  de   la  figure 
des  dents,  &  l'antre  de  la  conformation  des  inteftins.  Les  animaux* 
qui  ne  vivent  que  de  végécaux  ont  tous  les  dents  plates  ,  comme 
le  cheval ,  le  bœuf,  le  mouton ,  le  lièvre ,  mais  les  voraces  les  ont 
pointues,  comme  le  chat,  le  chien,  le  loup,  le  renard.  Et  quant 
aux  inteftins,  les  frugivores  en  ont  quelques-uns,  tels  que  le  co- 
lon ,  qui  ne  fe  trouvent  pas  dans  les  animaux  voraces.  Il  femble 
donc  que  l'homme,  ayant  les  dents  &  les  inteftins  comme  les  ont: 
les  animaux  frugivores,  devroit  naturellement  être  rangé  dans  cette 
clafTe;  &  non4eulement  les  obfervations  anatomiques  confirment 
cçtte  opinion,  mais  les  monumens  de  l'antiquité   y  font  encore: 
très-favorables.  »  Dicéarque,  dit  S.  Jérôme,  rapporte  dans  f^s  H- 
»  vres  des  antiquités  grecques,  que,  fous  le  règne  de  Saturne  oiV 
»  la  terre  étoir  encore  fertile  par  elle-même,  nul  homme  neman- 
»  geoit  de  chair,  mais  que  tous  vivoient  des  fruits  &  des  légumes 
»  qui  crci/Foicnt  naturellement.  «(  Lib.  2.Adv.  Jovinian.)On  peut 
Voir  par-lk  que  je  néglige  bien  désavantages  que  je  pourrois  faire 
valoir.  Car  la  proie  étant  prefque  Tunique  fujet  de  combat  entre 
les  animaux  carnaciers ,  &  les  frugivores  vivant  entre  eux  dans  une 
paix  continuelle,  il  Tefpèce   humaine  étoit  de  ce  dernier  genre,. 
il  eft  clair  qu'elle  auroir  eu  beaucoup  plus  de  facilité  à  fubfifter 
dans  l'état  de  nature,,  beaucoup  moins  de  beibin  &  d'occafîons^ 
tf'fea  fortir. 


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I 


PARMI  LES  Hommes.       99 

Page  34. 

(  NOTE    6.  *  )  Toutes   les  connoiffances  qui  demandent  de 
la  réflexion  ,  toutes  celles  qui  ne  s'aquierent   que  par   Tenchaî- 
nement   des  idées    &   ne  fc  perfeftionnent  que  fucceflivement  , 
femblent  être  tout  à-fait  hors  de  la  portée  de  Thomme  fauvage , 
faute  de  communication  avec  fes  femblables ,  c'eft-k-dire  ,  faute 
de  l'inftrument   qui   fert  à  cette  communication   &  des    befoins 
qui  la  rendent  néceflaire.  Son  favoir  &  fon  induftrie  fe  bornent 
à    fauter ,  courir ,  fe    battre ,   lancer   une  pierre  ,  efcalader  un 
arbre.   Mais    s'il    ne    fait   que  ces  chofes,  en  revanche,    il  les 
fait    beaucoup  mieux    que   nous    qui    n'en   avons  pas  le  même 
befoin  que  lui;  &  comme  elles  dépendent  uniquement  de  Pexer- 
cice  du  corps  ,  &  ne  font  fufceptibles  d'aucune  communication  , 
ni  d'aucun    progrès  d'un   individu  à  l'autre,  le  premier  homme 
a  pu  y  être  tout  au/B  habile  que  fes  derniers  defcendans. 

Les  relations  des  voyageurs  font  pleines  d'exemples  de  la 
force  &  de  la  vigueur  des  hommes  chez  les  nations  barbares 
&  fauvages  ;  elles  ne  vantent  guères  moins  leur  adrefle  &  leur 
légèreté;  &  comme  il  ne  faut  que  des  yeux  pour  obferver 
ces  chofes ,  rien  n'empêche  qu'on  n'ajoute  foi  k  ce  que  certi- 
fient la-defTus  des  témoins  oculaires  ;  j'en  tire  au  hazard  quelques 
exemples  des  premiers  livres  qui  me  tombent  fous  la  main. 

»  Les  Hottentots,  dit  Kolben,  entendent  mieux  la  pêche  que 
»  les  Européens  du  Cap.  Leur  habileté  eft  égale  au  filet ,  à 
*  Pameçon  &  au  dard ,  dans  les  anfes  comme  dans  les  rivières. 
»  Ils  ne  prennent  pas  moins  habilement  le  poiflbn  avec  la  main. 
»  Ils  font  d'une  adrefle  incomparable  à  la  nage.  Leur  manière 
m  de  nager  a  quelque  chofe  de  furprenant  &  qui  leur  eft  tout- 
m  à-fait  propre.  Ils  nagent  le  corps  droit  &  les  mains  étendues 
»  hors  de  l'eau ,  de  forte  qu'ils  paroifTent  marcher  fur  la  terre. 
»  Dans  la  plus  grande  agitation  de  la  mer ,  &  lorfque  les  flots 
»  forment  autant  de  montagnes ,  ils  danfent  en  quelque  forte  fur 
>  le  dos  des  vagues ,  montant  &  defcendant  comme  un  morceau 
m  de  liège.  « 

N  îj 


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loo        Origine  de  vInégalité 

dLes  Hottentots,  dit  encore  le  même  Auteur,  font  d'une 
2>  adrefTe  furprenante  à  la  chaflTe  »  &  la  légèreté  de  leur  coiurfe 
3»  pade  rimaginatîon.  «  Il  s^tonne  quMls  ne  faflent  pas  plus 
fouvent  un  mauvais  ufage  de  leur  agilité ,  ce  qui  leur  arrive 
pourtant  quelquefois ,  comme  on  peut  juger  par  Texemple  qu'il 
en  donne.  »  Un  matelot  HoUandois  en  débarquant  au  Cap , 
»  chargea ,  dit-il  ,  un  Hottentot  de  le  fuivre  \  la  ville  avec  un 
»  rouleau  de  tabac  d'environ  vingt  livres.  Lorfqu'ils  furent  tous 
»  deux  ^  quelque  diftance  de  la  troupe ,  le  Hottentot  demanda 
9  au  matelot  s'il  favoit  courir  ?  Courir ,  répond  le  HoUandois  \ 
i>  Oui  »  fort  bien.  Voyons  ,  reprit  PAfriquain ,  &  fuyant  avec  le 
»  tabac ,  il  difparut  prefque  aufli-tôt.  Le  matelot  confondu  de 
»  cette  merveillcufe  vîteflc,  ne  penfa  point  à  le  pourfuivre,  &  ne 
m  revit  jamais  ni  fon  tabac  ni  fon  porteur,  a 

9  Ils  ont  la  vue  fi  prompte  &  la  main  fi  certaine  que  les 
9  Européens  n'en  approchent  point.  A  cent  pas  ils  toucheront 
9  d'un  coup  de  pierre  une  marque  de  la  grandeur  d'un  demi  fol  » 
9  &ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant^  c'eft  qu'au  lieu  de  fixer  comme 
9  nous  les  yeux  fur  le  but,  ils  font  des  mouvemens  &  des  con- 
9  torfions  continuelles.  Il  femble  que  leur  pierre  foit  portée  par 
9  une  main  invifible.  « 

Le  p.  du  Tertre  dit  a-peu-près  fur  les  Sauvages  des  Antilles 
les  mêmes  chofes  qu'on  vient  dé  lire  fur  les  Hottentots  du  Cap 
de  Bonne-£Q)érance.  Il  vante  fur-tout  leur  jufiefle  \  tirer  avec 
leurs  flèches  les  oifeaux  au  vol  &  les  poiffons  à  la  nage ,  qu'ils 
prennent  enfuite  en  plongeant.  Les  Sauvages  de  l'Amérique  Sep- 
tentrionale ne  font  pas  moins  célèbres  par  leur  force  &  leur  adref- 
fê ,  &  voici  un  exemple  qui  pourra  faire  juger  de  celles  des  In- 
diens  de  l'Amérique  Méridionale. 

En  l'année  174^,  un  Indien  de  Buenos-Aires  ayant  été  con- 
damné aux  galères  à  Cadix ,  propofa  au  gouvernement  de  rache- 
ter fa  liberté  en  expofant  fa  vie  dans  une  fête  publique.  Il  pro- 
mit qu'il  attaqueroit  feul  le  plus  furieux  taureau  fans  autre  arme 
en  main  qu'une  corde,  qu'il  le  terraflcroit ,  qu'il  le  faifu-oit avec 


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PARMI  LES   Hommes.       ici 

fa  corde  par  telle  partie  qu'on  indiqueroit,  qu'il  le  felleroit,  le 
brideroit,  nionreroit,  &  combattroit,  ainfi  monté,  deux  autres 
taureaux  des  plus  furieux  qu'on  feroit  fortir  du  torillo  ,  &  qu'il 
les  mettroit  tous  h  mort  l'un  après  l'autre  dans  l'inftant  qu'on  le 
lui  commarideroit,  &  fans  le  fecours  de  perfonne,  ce  qui  lui  fut 
r  accordé.   L'Indien  tint  parole  &  réuflît  dans  tout  ce  qu'il  avoit 

}  promis;  fur  la  manière  dont  il  s'y  prit,  &c  fur  tout  le  détail  du 

combat,  on  peut  confulter  le  premier  Tome  in-12  des  Obferva- 
tions  fur  l'Hiftoire  Naturelle  de  M.  Gautier,  d'où  ce  fait  eft  tiré 
page  ^6^.  _  *_ 

Page  3^. 

(NOTE  7.  *  )  „  La  durée  de  la  vie  des  chevaux ,  dît  M.  de 
'„  BufTon  ,  eft,  comme  dans  toutes  les  autres  efpèces  d'animaux, 
„  proportionnée  h  la  durée  du  temps  de  leur  accroiflement.  L'hom- 
„  me  qui  eft  quatorze  ans  a  croître ,  peut  vivre  fix  ou  fept  fois 
„  autant  de  temps,  c'eft-h-dire,  quatre-vingts-dix  ou  cent  ans:  le 
„  cheval,  dont  l'accroiflement  fe  fait  en  quatre  ans,  peut  vivre 
„  fix  ou  fept  fois  autant,  c'eft-à-dire,  vingt-cinq  ou  trente  ans. 
„  Les  exemples  qui  pourroient  être  contraires  à  cette  règle  font 
„  fi  rares,  qu'on  ne  doit  pas  même  les  regarder  comme  une 
„  exception  dont  on  puifle  tirer  des  conféquences  ;  &  comme  les 
„  gros  chevaux  prennent  leur  accroiffement  en  moins  de  temps 
„  que  les  chevaux  fins,  ils  vivent  aufti  moins  de  temps,  &  foot 
„  vieux  dès  l'âge  de  quinze  ans. 

Page  35. 

(NOTE  8.  *  )  Je  crois  voir  entre  les  animaux  carnaciers  & 
les  frugivores ,  une  autre  différence  encore  plus  générale  que  celle 
que  j'ai  remarquée  dans  la  Note  (5*),  puifque  celle-ci  s'étend 
jufqu'aux  oifeaux.  Cette  différence  confifte  dans  le  nombre  des 
petits,  qui  n'excède  jamais  deux  à  chaque  portée  pour  les  efpè- 
ces qui  ne  vivent  que  de  végétaux,  &  qui  va  ordinairement  au- 
delà  de  ce  nombre  pour  les  animaux  voraces.  Il  eft  aifé  de  con- 
iioître  k  cet  cgard  la  deftination  de  la  nature  par  le  nombre  des 
mamelles,  qui  n'eft  que  de  deux  dans  chaque  femelle  delapre- 


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i-.. 


lOt         OrIGII{E    de    riNÉGALITÊ 

tnière  efpèce,  cemme  la  jument,  la  vache  ,  la  cTièvrc,  la  bîclie^ 
la  brebis,  &c.  &  qui  eft  toujours  de  fix  ou  de  huit  dans  les  au- 
tres femelles,  comme  la  chienne ,  la  chatte,  la  louve,  la  tîgrefle, 
&c.  La  poule,  l'oie,  la  canne,  qui  font  toutes  des  oifeaux  vora- 
ces  ,  ain/î   que  l'aigle ,  l'épervier ,  la  chouette  ,  pondent  auflî  6c 
couvent  un  grand  nombre  d'œufs ,  ce  qui  n'arrive  jamais  a  la  co- 
lombe ,  à  la  tourterelle ,  ni  aux  oifeaux  qui  ne  mangent  abfolu- 
ment  que  du  grain,  lefquels  ne   pondent  &  ne  couvent  guères 
que  deux  œufs  k  la  fois,  La  raifon    qu'on  peut  donner  de  cette 
différence  eft  que  les  animaux  qui  ne  vivent  que  d'herbes  &  de 
plantes ,  demeurant  prefque  tout  le  jour  à  la  pâture ,  &  étant  for- 
cés d'employer  beaucoup  de  temps  à  fe   nourrir ,  ne  pourroient 
fuffire  à  alaiter  plufieurs  petits  ;  au  lieu  qne  les  voraces  faifant  leur 
repas  prefqu'en  un  înftant,  peuvent  plus  aifément  &  plus  fouvent 
retourner  a  leurs  petits  &  à  leur  chaffe ,  &  réparer  la  dlflipation 
d'une  fi  grande  quantité  de  lait.  Il  y  auroit  à  tout  ceci  bien  des 
obfervations  particulières  &  des  réflexions  à  faire  ;  mats   ce  n'en 
eft  pas  ici  le  lieu ,  &  il  me  fuffit  d'avoir  montré  dans  cette  partie , 
le  fyftême  le  plus  génér:'!  de  la  nature;  fyftême  qui  fournit  une 
nouvelle  raifon  de  tirer  l'homme  de  la  clafTe  des  animaux  carna- 
ciers ,  &  de  le  ranger  parmi  les  efpèces  frugivores. 

Page   40. 

{  NOTE  9.  *  )  Un  Auteur  célèbre  calculant  les  biens  &  les 
maux  de  la  vie  humaine,  &  comparant  les  deux  fommes,  z 
trouvé  que  la  dernière  furpafibit  l'autre  de  beaucoup,  &  qu'k 
tout  prendre  la  vie  étoit  pour  l'homme  un  affez  mauvais  pré- 
fent.  Je  ne  fuis  point  furpris  de  fa  conclufion  ;  il  a  tiré  tous  fe$ 
raifonnemens  de  la  conftitution  de  l'homme  civil  :  s'il  fut  remonté 
jufqu'k  l'homme  naturel,  on  peut  juger  qu'il  eût  trouvé  des  réfultats 
très-différens ,  qu'il  eût  apperçu  que  l'homme  n'a  guères  de  maux 
que  ceux  qu'il  s'eft  donnés  lui-même,  &  que  la  nature  eût  été 
juftifiée.  Ce  n'eft  pas  fans  peine  que  nous  fommes  parvenus  a 
nous  rendre  û  malheureux.  Quand  d'un  côté  Ton  confidère  les 
immenfes  travaux  des  hommes,    tant  de  fciences  approfondies, 


\ 


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MARMJ    iESHoMMJB-S.         jaj 

tant  d^arts  inremés ,  tant .  de  £brces  employées  ;  des  abîmes 
combla,  des  montagnes rafées,  des  rochers  brifés,  dts  fleuves 
rendus  navigables ,  des  terres  défrichées ,  des  lacs  creufés  ,  des 
marais  defTéchés,  des  bâtimens  énormes  élevés  fur  la  terre  ; 
la  mer  couverte  de  vaifleaux  &  de  matelots;  6c  que  de  l'autre 
on  recherche  avec  im  peu  de  méditation  les  vrais  avantages  qui 
^nt  réfulté  de  tout  cela  pour  le  bonheur  de  Tefpèce  humaine , 
on  ne  peut  qu'être  frappé  de  Tétonnante  difproportion  qui  règne 
entre  ces  chofes ,  &  déplorer  Taveuglement  de  Thomme ,  qui , 
pour  nourrir  fon  fol  orgueil  &  je  ne  fais  quelle  vaine  admiration 
de  lui-même»  le  fait  courir  avec  ardjeur  après  toutes  les  misères 
dont  il  eft  fufceptible  ^  &  que  la  bienfaifante  natiure  avoit  pri^ 
foin  d'écarter  de  lui 

Les  homnfesfbnt  méchans;  une  trîfte  &  continuelle  expé'- 
nence  difpenfe  de  la  preuve  ;    cependant  l'homme  eft  naturelle* 
ment  bon ,  je  crois  Pavoir   démontré,    qu'eft-ce   donc  qui  peut 
rkv6îr  dépravé  >  ce  pointa  finon  les  changemens   furvenus  dans 
£sL   confiitution ,  les   progrès  qu'il   a  faits,   &    les  connoifTances 
qu'il  a  acquifes  ?   Qu'on  admire  tant  qu'on   voudra  la  fociété 
humaine  ,   il  n'en  fera  pas    moins  vrai  qu*ellfe   porte  nécefTaîre- 
ment  les  hommes  à  s'entre-haïr  )l  proportion  que  leurs  irttérèts 
fe  croîfenr,  h  fe  rendre  mutuellement  des  fervices  apparens  & 
à  fe  faire  en  effet  tous  les  maux  imaginables.  Que  peut-on  penfer  ' 
d'un  commerce  où  la  raifon  de  chaque  particulier  lui   diâe  des 
maximes  direftement  contraires  )l  celles  que  la  raifon  publique- 
prêche  au  corps  de  la  fociété ,  &.oii  chacun   trouve  fon  compte* 
dans  le  malheur  d'autrui  ?  Il  n'y  a  peut-être  pas  un  homme  aifé 
il  qui  des.  héritiers  avides  6ç  fou  vent  fes  propres  enfans  ne  fou-- 
haitent  la  mort  en  fecret ,  pas  un  vaifleau  en  mer  dont  le  nau-^ 
£rage  ne  fut  une  bonne   nouvelle  pour  quelque  négociant;  pas 
une   maifon  qu'un  débiteur  ne  voulût  voir  brûler  avec  tous  les 
papiers  qu'elle*  contient^  pas  un  peuple  qui  ne  fe  réjouiflc  des 
délabres  de  fes  voifins.  Oeft  ainfi  que  nous  trouvons  notre  avan- 
ngc:  dans   le  préjudice,  de  nos.  femblables>  &  que  la  perte  de 
kun»  fait  prefque:  toujours,  la  profpérité  de-  l'autre }  oiais  ce  qu'ils 


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I04        Origine  -de   vInégazitê  . 

y  a  de  plus  dangereux  encore ,  c^eft  que  les  calamités  publiques 
font  l'attente  &  refpoir  d'une  multitude  de  particuliers.  Les  uns 
veulent  des  maladies,  d'autres  la  mortalité,  d'autres  la  guerre, 
d'autres  la  femine  ;  j'ai  vu  des  hommes  af&eux  pleurer  de  douleur 
aux  apparences  d'une  année  fertile ,  &  le  grand  &  fuiiefte  incendie 
de  Londres  qui  coûta  la  vie  ou  les  biens  k  tant  de  malheureux  , 
fit  peut-être  la  fortune  à  plus  de  dix  mille  perfonnes.  Je  fais 
que  Montaigne  blâme  l'Athénien  Démades  d^avoîr  fait  punir  un 
ouvrier  qui  vendant  fort  cher  des  cercueils,  gagnoit  beaucoup  k 
la  mort  des  citoyens ,  mais  la  rsûfon  que  Montaigne  allègue  étant 
qu'il  fâudroit  punir  tout  le  monde ,  il  eft  évident  qu'elle  confirme 
les  miennes.  Qu'on  pénètre  donc  au  travers  de  nos  frivoles  dé- 
•  monftrations  de  bienveillance  ce  qui  fe  pafle  au  fond  des  cœurs , 
&  qu'on  réfléchifle  )l  ce  que  doit  être  un  état  des  chofes  où  tous 
les  hommes  font  forcés  de  fe  careffer  &  de  fe  détruire  mutuelle* 
ment ,  &  où  ils  naiflent  ennemis  par  devoir  &  fourbes  par  inté- 
rêt. Si  l'on  me  répond  que  la  fociété.eft  tellement  conflituée'l 
que  chaque  homme  gagne  k  fervir  les  autres ,  je  répliquerai  que 
cçla  ferojt  fort  bien  3'il  ne  gagnoit  encore  plus  h  leur  nuire.  Il 
n'y  a  pobt  de  profit  fi  légitime  qui  ne  foît  furpafTé  par  celui 
qu'on  peut  faire  illégitimement,  &  Iç  tort  fait  au  prochain  eft 
toujours  plus  lucratif  que  les  fervices.  Il  ne  s'agit  donc  plus  que 
de  trouver  les  moyens  de  s'affurer  l'impunité  ,  &  c'eft  à  quoi  les 
puifians  emploient  toutes  leurs  forces ,  &  les  fpibles  toutes  leurs 
ryfes. 

L'HOMME  fauvage  quand  il  a  diné,  eft  en  paix  avec  toute 
la  nature  &  l'ami  de  tous  fes  femblables.  S'agit-il  quelquefois 
de  difputer  fon  repas  ;  il  n'en  vient  jamais  aux  coups  fans  avoir  . 
auparavant  comparé  la  difficulté  de  vaincre  avec  celle  de  trouver 
ailleurs  fa  fubfiftance;  &  comme  l'orgueil  ne  fe  mêle  pas  du 
combat ,  il  fe  termine  par  quelques  coups  de  poing  ;  le  vain- 
queur mange  ,  le  vaincu  va  chercher  fortune ,  &  tout  eft  pacifié. 
Mais  chez  l'homme  en  fociété  ce  font  bien  d'autres  afFaire^  ;  il 
s'agit  premièrement  de  pourvoir  au  néceflaire ,  &  puis  au  fuperflu , 
enfuite  viennent  les  délices ,  &  puis  les  immenfes  richefles ,   & 

puis 


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PARMI  LES    Hommes.       loy 

puis  des  fujets,  &  puis  des  efclaves,  il  n'a  pas  un  moment  de 
relâche  ;  ce  qu'U  y  a  de  plus  /îngulîèr ,  c'eft  que  moins  les  be- 
£>ins  font  natturcls  &  prefTans,  plus  les  paflîons  augmentent,  &, 
qui  pis  eft,le  pouvoir  de  les  fatisfaire  ;  de  forte  qu'après  de 
longues  profpérités,  après  avoir  englouti  bien  des  tféfors  &  défolé 
bien  des  hommes ,  mon  héros  finira  par  tout  égorger  jufqu'h  ce 
qu'il  foit  l'unique  maître  de  l'Univers.  Tel  eft  en  abrégé  le  ta- 
bleau moral  v  fînon  de  la  vie  humaine  ,  au  moins  des  prétentions 
fecrettes  du  cœur  de  tout  homme  civilifé. 

Comparez  fans  préjugés  l'état  de  l'homme,  civil  avec  celui  de; 
ITiomme  fauvage  ,  &  recherchez ,  fi  vous  le  pouvez ,  combien  , 
outre  fa  méchanceté ,  fes  befoins  &  fes  misères ,  le  premier  a  ou- 
vert de  nouvelles  portes  à  la  douleur  &  k  la  mort.  Si  vous  confi- 
dérez  les  peines  d'elprit  qui  nous  conlument ,  les  pafiîons  violen- 
tes qui  nous  épuifent  &  nous  défolent,  les  travaux  exceflîfs  dont 
les  pauvres  font  furchargés ,  la  mollefle  encore  plus  daiigereufe  à 
laquelle  les  riches  s'abandonnent ,  &  qui  font  mourir  les  uns  de 
leurs  befoins  &  les  autres  de  leurs  excès.  Si  vous  fongez  aux  mons- 
trueux mélanges  des  alimens  ,  k  leurs  pernicieux  aflaifonnemens , 
&  aux  denrées  corrompues ,  aux  drogues  falfifiées ,  aux  frippo- 
nerîes  de  ceux  qui  les  vendent ,  aux  erreurs  de  ceux  qui  les  ad- 
minîftrent,  au  poifon  des  vaîfleaux  dans  lefquels  on  les  prépare  ; 
fi  vous  faites  attention  aux  maladies  épîdémiques  engendrées  par 
le  mauvais  air  parmi  des  multitudes  d'hommes  raffemblés  ,  à  celles 
qu'occafionnent  la  délicateflè  de  notre  manière  de  vivre ,  les  paf- 
fages  alternatifs  de  l'intérieur  de  nos  maifons  au  grand  air ,  l'ufage 
des  habillemens  pris  ou  quittés  avec  trop  peu  de  précaution ,  & 
tous  les  foins  que  notre  fenfualité  exceflîve  a  tournés  en  habitudes 
néceflaîres ,  Se  dont  la  négligence  ou  la  privation  nous  coûte  en- 
fuite  la  vie  ou  la  fanté  ^  fi  vous  mettez  en  ligne  de  compte  les  in- 
cendies &  les  tremblemens  de  terre ,  qui ,  confumant  ou  rehver- 
fant  des  villes  entières ,  en  font  périr  les  habitans  par  milliers  ;  en 
un  mot  >  fi  vous  réunifiez  les  dangers  que  toutes  ces  caufes  afièm- 
blent  continuellement  fur  nos  têtes ,  vous  fentirez  combien  la  na- 
pire  nous  fait  payer  cher  le  mépris  que  nous  avons  fait  de  fes  leçons, 

iEuvres  mtlîcj  Tomié  IL  O 


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rcrô         Origine  DE  l'Inégauté 

Jh  ne  répéterai  point  ici  fur  la  guerre  ce  que  j'en  ai  dît  ailleurs; 

mais  je  voudi  ois  que  les  gens  inflruits  vouIufTent  ou  ofaflent  don- 
ner une  fois  au  public  le  détail  des  horreurs  qui  fe  commettent 
dans  les  armées  par  les  entrepreneurs  des  vivres  &  des  hôpitaux, 
on  verroit  que  leurs  manœuvres ,  non  trop  fecrettes ,  par  lefquellejt 
les  plus  brillantes  armées  fe  fondent  en  moins  de  rien ,  font  plus 
périr  de  foldars  que  n'en  moifTonne  le  fer  ennemi  \  c'eft  encore 
un  calcul  non  moins  étonnant  que  celui  des  hommes  que  la  mer 
engloutit  tous  les  ans  ,  foît  par  la  faim ,  foit  par  le  fcorbut ,  foit 
par  les  pirates,  foit  par  le  feu  ,  foit  par  les  naufrages.  Tl  eft  clair 
qu'il  faut  mettre  aufTî  fur  le  compte  de  la  propriété  établie  ,  & 
par  conféquent  de  la  fociété  ,  les  aflaflînats,  les  empoifonnemens, 
les  vols  de  grands  chemins,  &  les  punitions  mêmes  de  ces  crimes; 
punitions  néceflaires  pour  prévenir  de  plus  grands  maux,  mais 
qui ,  pour  le  meurtre  d'un  homme ,  coûtant  la  vie  k  deux  ou  da- 
vantage, ne  laifTcnt  pas  de  doubler  réellement  la  perte  de  l'efpèce 
humaine.  Combien  de  moyens  honteux  d'empêcher  la  naifTance 
des  hommes  &  de  tromper  la  nature  ?  Soit  par  ces  goûts  brutaux 
&  dépravés  qui  infultent  fon  plus  charmant  ouvrage  j  goût  que  les 
Sauvages  ni  les  animaux  ne  connurent  jamais ,  &  qui  ne  font  nés 
dans  les  pays  policés  que  d'une  imagination  corrompue  ;  foît 
par  ces  avortemens  fecrets,  dignes  fruits  de  la  débauche  &  de 
l'honneur  vicieux  ;  foit  par  rexpofition  ou  le  meurtre  d'une  mul- 
titude d'enfans ,  vidlimes  de  la  misère  de  leurs  parens  ou  de  la 
honte  barbare  de  leurs  mères  5  foit  enfin  par  la  mutilation  de 
ces  malheureux  dont  une  partie  de  Texiftence  &  toute  la  poftérité 
font  facrifiées  à  de  vaines  chanfons,  ou,  ce  qui  eft  pis  encore  ^ 
à  la  brutale  jaloufie  de  quelques  hommes  :  mutilation  qui,  dans 
ee  dernier  cas,  outrage  doublement  la  nature,  &  par  le  traite- 
ment que  reçoivent  ceux  qui  la  fouffrent,  &  par  l'ufage  auquel 
ils  font  deftînés.  Que  feroit-ce  fi  j'entreprenois  de  montrer  l'eA- 
pèce  humaine  attaquée  dans  fa  fource  même,  &  jufques  dans 
îe  plus  faint  de  tous  les  liens;  ou  l'on  n'ofe  plus  écouter  la 
nature  qu'après  avoir  confulté  la  fortune,  &  où  le  défordre  civil 
confondant  les  vertus  &  les  vices,  la  continence  devient  une 
précaution  criminelle ,  &  le  refus  de  donner  la  vie  à  fon  fem- 


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r 

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F  A  k  lu  1    l  E  s    H  Ô  M  M  E  l        l&f 

blablé  un  z6te  d'humanité  ?  Mais  fans  déchirer  It  voile  qui  couvre 
tant  d'horreurs ,  coneentoh^-^ous  d'indiquer  le  mal  auquel  d'aiitréi 
doivent  apporter  le  remède. 

Qu'on  ajoute  à  tout  cela  cette  quantité  de  métiers  mal-fains 
qui  abrègent  les  jours  ou  détruifent  le  tempérament  ;  tels  que 
font  les  travaux  des  mines,  les  diverfes  préparations  des  métaux, 
des  minéraux,  Aif-tôiut  du  plôthb^  du  cuivre,  du  mercure  ,  du 
cobolt,  de  l'arfenic ,  dd  r éalgal }  ces  autres  métiers  périlleux  qui 
coûtent  tous  les  jouf s  là  vie  à  quantité  d'ouvriers ,  les  uns  cou^ 
vreurs  ,  d'autres  ch^rpteiïtiers,  d'autres  maçons,  d'autres  travâil-i 
lant  aux  carrières;  qii'on  réûiliAe,  dis-je ,  tous  ces  objets,  £ 
l'on  pourra  voir  dàm  l'établfffcntent  &!  la  perfeftion  des  focîétés, 
les  raifons  de  la  diniintitmn  dé  l'efpèce^  obfervée  par  plu^  d'un 
philofcphe. 

Le  luxe,  împo(tîbIe  à  provenir  chez  les  hommes  avides  dé 
leurs  propres  commodités  &  de  la  considération  des  autres  i 
achevé  bientôt  le  mal  que  tes  fociétés  ont  commencé ,  &  fous 
prétexte  de  faire  vivre  les  pauvres  qu'il  n^eût  pas  fallu  faire ,  il 
appauvrit  tout  le  reile,  &  dépeuple  l'État  tôt  ou  tard. 

Le  luxe  eft  un  remède  beaucoup  ph*e  que  le  mal  qu'il  pré-^ 
tend  guérir  ;  ou  plutôt  il  efl  lui-même  le  pire  dé  tous  les  maux^ 
dans  quelque  état  grand  oo  petit  que  ce  piiiffô  être ,  &  qui  ^ 
pour  nourrir  des  foules  de  valets  &  de  miférables  qu'il  a  faits  ^ 
accable  &  ruine  le  laboureur  &  le  citoyen,  femblable  à  ces 
vents  brûlans  du  midi  qui  couvrant  l'herbe  &  la  vei'dure  d'infeftes 
dévorans ,  ôtent  la  fubfiftanee  aux  animaux  utiles ,  &  portent  la 
difette  &  la  mort  dans  tous  les  lieux  où  ils  fe  font  fentir. 

Db  la  fociété  &  du  luxe  qu'elle  engendre ,  nalflènt  les  art* 
libéraux  &  méchaniques,  le  commerce ,  les  lettires,  &  toutes  ces 
inutilités  qui  font  ûttirvt  l'it^duftrie^  enrichiflent  &  perdent  les 
états.  La  raifon  de  ce  dépérlflifméilt  eft  très-fimple.  Il  eft  aîfé 
de  voir  que  par  fa  natute  l'agficulture  doit  être  le  moins  lucratif 
d^  totis  les  arts;  parce  4uè  fon  produit  étaftt  de  Pufage  le  phis 
iadifpenfable  pour  touj  les  honutte^ ,  le  prit  en  doit  être  propo^w 

O  ij 


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io8       Origine   DB  vInégalitê 

tionné  aux  facultés  des  plus  pauvres.  Du  même  principe  on  peut 
tirer  cette  règle  ,  qu'en  général  les  arts  font  lucratifs  en  raifon 
înverfe  de  leur  utilité,  &  que  les  plus  néceffaires  doivent  enfin 
devenir  les  plus  négligés.  Par  où  Ton  voit  ce  qu'il  faut  penfer 
des  vrais  avantages  de  l'induflrie  &  de  PefFet  réel  qui  réfuice  de 
fes  progrès. 

Telles  font  les  caufes  fenfibles  de  toutes  les  misères  oh 
Topulence  précipite  enfin  les  Nations  les  plus  admirées.  A  mefure 
que  rinduflrie  &  les  arts  s'étendent  &  fleuriiïent ,  le  cultivateur 
iTîéprifé  ,  chargé  d'impôts  néceffaires  à  l'entretien  du  luxe ,  & 
condamné  à  pafTer  fa  vie  entre  le  travail  &  la  faim  ,  abandonne 
fes  champs  pour  aller  chercher  dans  les  villes  le  pain  qu'il  y 
devroit  porter.  Plus  les  capitales  frappent  d'admiration  les  yeux 
ftupides  du  peuple ,  plus  il  faudroit  gémir  de  voir  les  campa- 
gnes abandonnées  ,  les  terres  en  friche ,  &  les  grands  chemins 
inondés  de  malheureux  citoyens  devenus  mendians  ou  voleurs  ^ 
&  deflinés  k  finir  un  jour  leur  misère  fur  la  roue  ou  fur  un  fu- 
mier. C'eft  ainfi  que  l'état  s'enrichifTant  d'un  côté,  s'afFoiblit  &  fc 
dépeuple  de  l'autre,  &  que  les  plus  puifTantes  Monarchies,  après 
bien  des  travaux  pour  fe  rendre  opulentes  &  défertes  ,  finifTent 
par  devenir  la  proie  des  nations  pauvres  qui  fuccombenr  à  la  fu- 
îiefle  tentation  de  les  envahir,  &  qui  s'enrichiffent  &  s'afFoiblifTent 
\  leur  tour,  jufqu'k  ce  qu'elles  foient  elles-mêmes  envahies  6c dé- 
truites par  d'autres. 

Qu'on  daigne  nous  expliquer  une  fois  ce  qui  avoit  pu  produire 
ces  nuées  de  barbares  qui,  durant  tant  de  fiècles,  ont  inondé  l'Eu- 
rope ,  l'Afie,  &l^Afrique>  Étoit-ce  à  Tindurtrie  dé  letfrs  arts,  à 
la  fagefTe  de  leurs  loix ,  a  Texcellence  de  leur  police  qu'ils  dé- 
voient cette  prodigieufe  population?  Que  nos  favans  veuillent  bien 
nous  dire  pourquoi,  loin  de  multiplier  à  ce  point,  ces  hommes 
féroces  &  brutaux,  fans  lumières,  fans  frein,  fans  éducation,  ne 
tfentr'égorgeoient  pas  tous  a  chaque  inftanr,  pour  fe  difputer  leur 
pâture  ou  leur  chafle  ?  Qu'ils  nous  expliquent  comment  ces  mifé- 
râbles  ont  eu  feulement  la  hardie/Fe  de  regarder  en  feee  de,  fi,jiî|-. 
feiies  gens  que  nous  étions,  avec  une  fi  belle  difcipUne  militaire^ 


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PARMI  LES   Homme  s.       109 

de  fi  beaux  codes ,  &  de  fi  fages  loîx  î  Enfin  pourquoi ,  depuis 
que  la  focîété  s'eft  perfeftionnée  dans  les  pays  du  ïiord  ,  &  qu'on 
y  a  tant  pris  de  peine  pout  apprendre  aux  hommes  leui's  devoirs 
mutuels  &  l'^art  de  vivre  agréablement  &  paifiblement  enfemble , 
on  n'en  voit  plus  rien^  fortir  de  femblable  à  ces  multitudes  d'hom-^ 
mes  qu'il  produîfoit  autrefois  ?  J'ai  bien  peur  que  quelqu'un  ne 
s'avife  k  la  fin  de  me  répondre  que  toutes  ces  grandes  chofes  ^ 
lavoir  les  arts  t  les  fciences  &  les  loix,  ont  été  très-fagement  in- 
Tentées  par  les  hommes ,  comme  une  pefte  falutaire  pour  préve- 
nir l'exceflîve  multiplication  de  l'efpèce ,  de  peur  que  ce  monde , 
qui  nous  eft  deftiné ,  ne  devînt  à  la  fin  trop  petit  pour  fi:s  habir 
tans^ 

Quoi  donc?  Faut-il  détruire  les  fociétés,  anéantir  le  tien&fo 
mien ,  &  retourner  vivre  dans  les  forets  avec  les  ours  î  Confé- 
quence  à  la  manière  de  mes  adverfaires ,  que  j'aime  autant  pré- 
venir que  de  leur  laifier  la  honte  de  la  tirer.  O  vous ,  à  qui  la  voir 
célefie  ne  s'eft  point  fait  entendre ,  &  qui  ne  reconnoiflez  pour 
votre  efpèce  d'autre  deftination  que  d'achever  en  paix  cette  courte 
vie!  vous  qui  pouvez  lalflfer  au  milieu  des  villes  vos  funeftes  ac- 
quifitions ,  vos  efprits  inquiets ,  vos  cœurs  corrompus  &  vos^defirs. 
effrénés ,  reprenez  ,  puifqu'il  dépend  de  vous,  votre  antique  &  pre- 
mière innocence,  allez  dans  les  bois  perdre  la  vue  &  la  mémoire- 
des  crimes  de  vos  contemporains  ,  &  ne  craignez  point  d'avilir  vo^ 
tre  efpèce  en  renonçant  à  fes  lumières  pour  renoncer  h  fes  vices*. 
Quant  aux  hommes  femblables  k  moi  dont  les  paflîons  ont  détruîr 
pour  toujours  l'originelle  fimplicité ,  qui  ne  peuvent  plus  fe  nourrir 
d'herbes  &  de  glands ,  ni  fe  paffer  de  loix  &  de  chefs  ;  ceux  quî 
furent  honorés  dans  leur  premier  père  de  leçons  furnaturelles  j. 
ceux  (}ui  verront  d^ns  ^intention  de  donner  d'abord  a:ux  aâions 
humaines  une  moralité  qu'elles  n'euffent  de  long-temps  acquife,. 
la  rîufon  d'un  précepte  indifférent  par  lui-même ,  &  inexplicable- 
dans  tout  autre  fyflême:  ceux,  en  un  mot,  qui  font  convamcuS' 
q.ue  la  voix  divine  appella  tout  le  genre  humain  aux  lumières  &, 
au  bonheur  des  céleftes  intelligences  ;  tous  ceux-4a  tacheront,  par 
^exercice  des  vertus-  q^u'ils  s'obligent  à  pratiquer  ea  apprenant  a^ 


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-^      €> 


no        Origine   de   l'Inégalité 

les  connoître  ,  à  mériter  le  prix  éternel  qu^ils  en  doivent  atten- 
dre ;  ils  refpefleront  les  facrés  liens  des  fociétés  donc  ils  font  les 
membres  ;  ils  aimeront  leurs  femblables  &  les  ferviront  de  tout 
leur  pouvoir;  ils  obéiront  fcrupuleufement  aux  loix,  &  aux  hom- 
mes qui  en  font  les  auteurs  &  les  miniftrcs  ;  ils  honoreront  fur- 
tout  les  bons  &  fages  Princes  qui  fauront  prévenir,  guérir  ou  pal- 
lier cette  foule  d'abus  &  de  maux  toujours  prêts  h  nous  accabler  j 
ils  animeront  le  zèle  de  ces  dignes  chefs ,  en  leur  montrant  fans 
crainte  &  fans  flatterie  la  grandeur  de  leur  tâche  &  la  rigueur  de 
leur  devoir  :  mais  ils  n'en  mépriferont  pas  moins  une  conftitution 
qui  ne  peut  fe  maintenir  qu'à  l'aide  de  tant  de  gens  refpedables 
qu'on  defire  plus  fouvent  qu'on  ne  les  obtient,  &  de  laquelle^ 
malgré  tous  leurs  foins ,  naiflent  toujours  plus  de  calamités  réelles 
que  d'avantages  apparens. 

Page^i. 

(NOTE  10.*)  Parmi  les  hommes  que  nous  connoiflbns  i 
ou  par  nous-mêmes  ,  ou  par  les  hiftoriens ,  ou  par  les  voyageurs  f 
les  uns  font  noirs  ,  les  autres  blancs ,  les  autres  rouges  ;  les  uns 
portent  de  longs  cheveux  ,  les  autres  n'ont  que  de  la  laine  frifée, 
les  uns  font  prefque  tout  velus  ,  les  autres  n'ont  pas  même  de 
barbe  ;  il  y  a  eu  &  il  y  a  peut-être  encore  des  nations  d'hom- 
mes d'une  taille  gigantefque  ;  &  laifTant  h  part  la  fable  des  py- 
gmées ,  qui  peut  bien  n'être  qu'une  exagération,  on  fait  que  les 
Lapons  &  fur-tout  les  Groëenlandois  font  fort  au-deflbus  de  la 
taille  moyenne  de  l'homme;  on  prétend  même  qu'il  y  a  des 
peuples  entiers  qui  ont  des  queues  comme  les  quadrupèdes  ;  & 
fans  ajouter  une  foi  aveugle  aux  relations  d'Hérodote  &  de  Cré- 
fias,  on  en  peut  du  moins  tirer  cette  opinion  très-vraifembla- 
blc,  que  fi  l'on  avoit  pu  faire  de  bonnes  obfervations  dans  ces 
temps  anciens  où  les  peuples  divers  fuivoient  des  manières  de 
vivre  plus  différentes  entr'cUes  qu'ils  ne  font  aujourd'hui ,  on  y 
auroit  auffi  remarqué ,  dans  la  figure  &  l'habitude  du  corps  , 
des  variétés  beaucoup  plus  frappantes.  Tous  ces  faits  ,  dont  il 
cft  aifé  de  fournir  des  preuves  inoonteftables ,  ne  peuvent  fur- 
prendre   que   ceux  qui  font  accoutumés  à  ne  regarder   que  les 


I  Digitized  by  V^OÔQIC 


p  A  R  M I  z  E  s    Hommes,     .m 

objets  qui  les  environnent,  &  qui  ignorent  les  puiflans  effets 
de  la  diverfité  des  climats ,  de  Tair ,  des  alimens  ,  de  la  manière 
de  vivre  ,  Ats  habitudes  en  général  ,  &  fur-tout  la  force  éton- 
nante des  mômes  caufes ,  quand  elles  agiflTent  continuellement  fur 
de  longues  fuites  de  générations.  Aujourd'hui  que  le  commerce , 
les  voyages  &  les  conquêtes,  réuniflent  davantage  les  peuples 
divers ,  &  que  leurs  manières  de  vivre  fe  rapprochent  fans  ceflè 
par  la  fréquente  communication,  on  s^apperçoit  que  certaines 
différences  nationales  ont  diminué ,  &  par  exemple  ,  chacun  peut 
remarquer  que  les  François  d'aujourd'hui  ne  font  plus  ces  grands 
corps  blancs  &  blonds  décrits  par  les  hifloriens  latins ,  quoique 
le  temps  joint  au  mélange  des  Francs  &  des  Normands,  blancs 
&  blonds  eux-mêmes,  eut  dû  rétablir  ce  que  la  fréquentation 
des  Romains  avoir  pu  ôter  îi  l'influence  du  climat,  dans  la  conf- 
titution  naturelle  &  le  teint  des  habitans.  Toutes  ces  obfervations 
fur  les  variétés  que  mille  caufes  peuvent  produire  &  ont  produit 
en  effet  dans  Tefpèce  humaine ,  me  font  douter  fi  divers  animaux 
femblables  aux  hommes ,  pris  par  les  voyageurs  pour  des  bêtes 
fans  beaucoup  d'examen ,  ou  à  caufe  de  quelques  diîfférences  qu'ils 
remarquoient  dans  la  conformation  extérieure  ,  ou  feulement 
parce  que  ces  animaux  ne  parloient  pas,  ne  feroient  point  ea 
effet  de  véritables  hommes  fauvages,  dont  la  race  difperfée  an- 
ciennement dans  les  bois,  n'avoit  eu  occafion  de  développer  aucune 
de  ks  facultés  v'urtuelles ,  n'avoit  acquis  aucun  degré  de  perfec- 
tion ,  &  fe  trouvoit  encore  dans  l'état  primitif  de  nature*  Doni* 
Bons  un  exemple  de  ce  que  je  veux  dire. 

„  Ow  trouve ,  dit  le  traduâeur  de  l'Hifl.  its^  Voyages ,  dans  le 
9,  royaume  de  Congo  quantité  de  ces  grands  animaux  qu'on  nom« 
„  me  Orang'  Outang  aux  Indes  orientales ,  qui  tiennent  comme 
„  le  milieu  entre  refpece  humaine  &  les  Babouins  ,  Battel  raconte 
„  que  dans  les  forêts  de  Mayomba ,  au  royaume  de  Loango ,  on 
„  voit  deux  fortes  de  monflres  dont  les  plus  grands  fe  nomment 
„  Pongos  &  les  autres  Enfokos^.  Les  premiers  onr  une  reffem- 
y,  blance  exaâe  avec  l'homme  ;  mais  ils  font  beaucoup  plus  gros ,. 
y>  &  de  fort  liaute  taille.  Avec  un  vifage  hui2iain,.iU  ont  les  yeux 


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9^^ 


112       Origine    de   rlNÈGALirê 

j»,  fort  enfoncés.  Leurs  mains,  leurs  joues,  leurs  oreilles  font  fans 
„  poils,  à  l'exception  des  fourcils  qu'ils  ont  fort  longs  ^  quoiqu'ils 
„  aient  le  refte  du  corps  aflez  velu ,  le  poil  n'en  eft  pas  fort 
„  épais,  &  fa  couleur  eft  brune.  Enfin  la  feule  partie  qui  les  dif- 
„  tingue  des  hommes  eft  la  jambe  qu'ils  ont  fans  mollet.  Ils  mar- 
„  chent  droits ,  en  fe  tenant  de  la  main  le  poil  du  cou  ;  leur  re- 
rS,  traite  «ft  dans  les  bois;  ils  dorment  fur  les  arbres,  &  s'y  font 
*  „  une  efpèce  de  toit  qui  les  met  à  couvert  de  la  pluie.  Leurs  alî- 
„  mens  font  des  fruits  ou  des  noix  fauvages.  Jamais  ils  ne  man- 
„  gent  de  chair.  L'ufage  des  Nègres  qui  traverfent  les  forets ,  eft 
'  >ï  ^'y  allumer  des  feux  pendant  la  nuit.  Ils  remarquent  que,  le 
„  matin ,  a  leur  départ ,  les  Pongos  prennent  leur  place  autour 
^,  du  feu,  &:  ne  fe  retirent  pas  qu'il  ne  foit  éteint  :  car  avec  beau- 
^,  coup  d'adrefTe ,  ils  n'ont  point  aiïez  de  fens  pour  l'entretenir  en 
„  y  apportant  du  bois. 

„  Ils  marchent  quelquefois  en  troupes  &  ment  les  Nègres  quî 
„  traverfent  les  forets.  Ils  tombent  même  fur  les  éléphans  quî 
„  viennent  paître  dans  les  lieux  qu'ils  habitent,  &  les  incommo- 
,,  dent  fi  fort  k  coups  de  poing  ou  de  bâtons ,  qu'ils  les  forcent 
^,  à  prendre  la  fuite  en  pouffant  des  cris.  On  ne  prend  jamais  de 
„  Pongos  en  vie ,  parce  qu'ils  font  û  robuftes  que  dix  hommes 
„  ne  fuffiroicnt  pas  pour  les  arrêter  :  mais  les  Nègres  en  prennent 
;>  quantité  de  jeunes  après  avoir  tué  la  mère,  au  corps  de  la- 
„  quelle  le  petit  s'attache  fortement*  Lorfqu'un  de  fes  animaux 
,,  meurt,  les  autres  couvrent  fon  corps  d'un  amas  de  branches 
,,  ou  de  feuillages.  Purchafs  ajoute  que  dans  les  converfatiofis 
„  qu'il  avoit  eues  avec  Battel ,  il  avoir  appris  de  lui-même  qu'un 
„  Pongo  lui  enleva  un  petit  Nègre  qui  paffa  un  mois  entier  dans 
'  ,  la  fociété  de  ces  animaux  ;  car  ils  ne  font  aucun  mal  aux  hom- 
„  mes  qu'ils  furprçnnent ,  du  moins  lorfque  ceux-ci  ne  les  regar- 
„  dent  point ,  comme  le  petit  Nègre  l'avoit  obfervé,  Battel  n'a 
*  „  point  décrit  la  féconde  efpèce  de  monftres. 

„  Dapper  confirme  que  le  royaume  de  Congo  eft  plein  de 
„  ces  animaux  qui  portent  aux  Indes  le  nom  d'Orang-Outang  , 
„  c'eft-a-dire  ,  habitans  des  bois ,  &  que]  les  Afriquains  nomment 

n  Quojâs  Morros. 


k      -  Digitizedby  V^OOQ le  ^ 


J 


PARMI  LES   Hommes.       115 

„  Quojas-Morros.  Cette  béte,  dit-il,  eft  fi  femblable  à  Phomme, 
„  qu'il  eft  tombé  dans  refprit  à  quelques  voyageurs  qu'elle  pou- 
„  voit  être  fortie  d'une  femme  &  d'un  finge  :  chimère  que  les 
„  Nègres  mêmes  rejettent.  Un  de  ces  animaux  fut  tranfporté 
-„  Congo  en  Hollande,  &  préfenté  au  Prince  d'Orange  Frédéric 
„  Henri,  Il  étoit  de  la  hauteur  d'un  enfant  de  trois  ans  &  d'un 
„  embonpoint  médiocre,  mais  quarré  &  bien  proportionné,  fort 
,,  agile  &  fort  vif,  les  jambes  charnues  &  robuftes ,  tout  le  devant 
„  du  corps  nud  ,  mais  le  derrière  couvert  de  poils  noirs.  A  la 
„  première  vue,  fon  vifage  reflembloit  à  celui  d'un  homme,  mais 
„  il  avoit  le  nez  plat  &  recourbé  ;  fe$  oreilles  étoient  aufll  celles 
„  de  l'efpèce  humaine;  fon  fein  ,  car  c'étoit  une  femelle,  étoit 
„  potelé,  fon  nombril  enfoncé  ,  fes  épaules  fort  bien  jointes,  fes 
„  mains  divifées  en  doigts  &  en  pouces ,  fes  mollets  &  fes  talons 
,,  gras  &  charnus.  Il  marchoit  fouvent  droit  fur  fes  jambes,  il 
„  étoit  capable  de  lever  &  porter  des  fardeaux  affcz  lourds.  Lorf- 
„  qu'il  vouloit  boire ,  il  prenoit  d'une  main  le  couvercle  du  pot , 
„  &  tenoit  le  fond  de  Tautre.  Enfuite  il  s'efTuyoit  gracieufement 
„  les  lèvres.  Il  fe  couchoit,  pour  dormir,  la  tête  fur  un  couffin, 
„  fe  couvrant  avec  tant  d'adrefie  qu'on  l'auroit  pris  pour  un  hom- 
„  me  au  lit.  Les  Nègres  font  d'étranges  récits  de  cet  animal.  11$ 
„  afTurent  non-feulement  qu'il  force  les  femmes  &  les  filles ,  maïs 
„  qu'il  ofe  attaquer  des  hommes  armés  ;  en  un  mot ,  il  y  a  beau- 
„  coup  d'apparence  que  c'eft  le  fatyre  des  anciens.  Mérolla  ne 
„  parle  peut-être  que  de  ces  animaux ,  lorfqu'il  raconte  que  les 
„  Nègres  prennent  quelquefois  dans  leurs  chafles  des  hommes  & 
„  des  femmes  fauvages.  " 

Il  ell:  encore  parlé  de  ces  efpèces  d'animaux  antropoformcs 
dans  le  troifième  tome  de  la  même  Hiftoire  des  Voyages  fous 
!e  nom  de  Beggos  &  de  Mandrills \  mais  pour  nous  en  tenir  aux 
relations  précédentes,  on  trouve  dans  la  defcription  de  ces  pré- 
tendus monfires  des  conformités  frappantes  avec  refpèce  humai- 
ne, &  des  différences  moindres  que  celles  qu'on  pourr oit  affigner 
d'homme  h  homme.  On  ne  voit  point  dans  ces  pifîages  les  rai- 
fons  fur  lefquelles  les  auteurs  fe  fondent  pour  refufer  aux  ani- 

Œuvrcs  mêlées.   Tome  IL  P 


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1 


114.     ''Ori gjne    de   X' In^é gazité 

maux  en  queftion  te  nom  d'hommes  fauvages  ;  mais  il  efl:  aifé 
de  conjefturer  que  c'eft  à  caufe  de  leur  ftupidité,  &  aufîî  parce 
qu'ils  ne  païloient  pas  :  raifon  fotble  pour  ceux  qui  favent  que  , 
quoique  l'organe  de  la  parole  foit  naturel  à  l'homme ,  k  parole 
elle-même  ne  lui  eft  pourcant  pas  naturelle  j  &  qui  connoifîent  juf- 
qu'a  quel  point  fa  perfeélibilité  peut  avoir  élevé  l'homme  civil  au- 
deflus  de  fon  état  originel.  Le  petit  nombre  de  lignes  qui  con- 
tiennent ces  defcriptions ,  nous  peut  faire  juger  combien  ces  ani- 
maux ont  été  mal  obfervés,  &  avec  quels  préjugés  ils  ont  été  vus. 
Par  exemple ,  ils  font  qualifiés  de  monftres  ,  &  cependant  on  con- 
vient qu'ils  engendrent.  Dans  un  endroit  Battel  dit  que  les  Pon- 
gos  tuent  les  Nègres  qui  traverfent  les  forêts  ;  dans  un  autre  Pur- 
chafs  ajoute  qu'ils  ne  leur  font  aucun  mal,  même  quand  ils  les 
furprennent ,  du  moins  lorfque  les  Nègres  ne  s'attachent  pas  k  les 
regarder.   Les  Pongos  s'afTemblent  autour   des  feux  allumés  par 
les  Nègres ,  quand  ceux-ci  fe  retirent ,  &  fe  retirent  à  leur   tour 
jquand  le   feu  eft  éteint ^  voila  le  fait,  voici  maintenant  le  com- 
jmen taire  de  l'obfervateur  \  car  avec  beaucoup  (Tadrejfe ,  ils  n^ont 
pas  ûjii^  de  fens  pour  V entretenir  en  y  apportant  du  bois.   Je  vou- 
drois  deviner  comment  Battel  ou  Purchafs,  fon  compilateur ,  a  pu 
favoir  que   la  retraite    des   Pongos  étoit  un   eiTet  de  leur  bétife 
plutôt  que  de  leur  volonté.  Dans  un  climat  tel  que  Loango,  le 
feu  n'eft  pas  une  chofe  fort  néceffaire  aux  animaux ,  &  fi  les  Nè- 
gres en  allument ,  c'eft  moins  contre  le  froid  que  pour  effrayer 
les  bêtes  féroces;  il  eft  donc  très-fmiple  qu'après  avoir  été  quel- 
que temps  réjouis  parla  flamme,  ou  s'être  bien   réchauffés,  les 
Pongos   s'ennuient  de  refter  toujours  h   la  même  place  ,  &  s'en 
aillent  k  leur  pâture  ,  qui  demande  plus  de  temps  que  s'ils  man- 
geoient  de  la  chair.  D'ailleurs  on  fait  que  la  plupart  des  animaux, 
fans  en  excepter  l'homme  ,  font  naturellement  pareffeux ,  &  qu'ils 
fe  refufent  k  toutes  fortes  de  foins  qui  ne  font  pas  d'une  abfolue 
néceflîté.  Enfin  il  paroît  fort  étrange  que  les  Pongos,  dont  on 
vante  Tadreffe  &  la  force ,  les  Pongos  qui  favent  enterrer  leurs 
morts  &  fe  faire  des  toîts  de  branchages  ,  ne  fâchent  jamais  pouf- 
fer des  tifons  dans  le  feu.  Je  me  fouviens  d'avoir  vu  un  finge  faire 
cette  même  manœuvre  qu^on  ne  veut  pas  que  les  Pongos  puiffenc 


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PARMI  LES  Hommes..        115. 

faire  ;  il  eft  vrai  que  mes  idées  n'étant  pas  alors  tournées  de  ce 
côté,  je  fis  moi-même  la  faute  que  je  reproche  à  nos  voyageurs, 
&  je  négligeai  d'examiner  fi  llntention  du  finge  étoit  en  êfîfet  d'en- 
tretenir le  feu,  ou  Amplement,  comme  je  crois ,  d'imiter  i'aâion 
d'un  homme.  Quoi  qu'il  en  foit ,  it  eft  bien  démontré  que  le 
iînge  n'eft  pas  une  variété  de  l'homme,  non-feulement  parce  qu'il 
eff  privé  de  la  faculté  de  parler ,  mais  fur-tout  parce  qu'on  eft 
sûr  que  fon  efpèce  n'a  point  celle  de  fè  perfedionher,  qui  eft  le 
caraâère  spécifique  de  l'efpèce  humaine.  Expériences  qui  ne  pa- 
roiflent  pas  avoir  été  faites  fur  le  Pongo  &  l'Orang'-Outang  avec 
aflez  de  foin  pour  en  pouvoir  tirer  là  même  conclufion.  D  y  au- 
roit  poiirtaM  ùa' moyen  par  leqiiel,fi  l'Orang-Outang  ou  d^u- 
très  étoîent  de  l'e^ilèce  humaine  ,  les  obier vateurs  les  plus  ^of- 
fiers  pourr oient  s'eit  aflurer  même  avec  démooftradon  ;  mais  ou* 
tre  qti'une  feule  génération  ne  ûiffiroit  pas  pour  cette  expérience, 
eile  doit  pafler  pour  im]pracicable ,  parce  qtt'it'  faudroit  que  ce  qui 
n'eft  qu'une  fuppafitîo<n  fàt  démontré  vrai ,  ax^aat  que  l'épreuve 
qui  devroit  conftater  le  fait ,  pût  être  tentée  innoeeminent. 

Les  jugemens  précipités ,  &  qui  ne  font  point  le  fruit  d'une 
raifon  éclairée ,  font  fa  jets  )l  donner  dans  l'excès.  Nos  voyageuri 
font  fans  façon  des  bêtes  (bus  les  nonts  de  Pongos\^  de  Màn^ 
drills,  à*Orang'Outangy  de  ces  mêmes  êtres  dont,  fous  le  nonil 
de  Satyres,  de  Faunes,  de  Silvains,  les  anciens  fàifoiënt  des  d*i^ 
vinités.  Peut-être,  après  des  recherches  ptus'exadleis  trouvera-t- 
on que  ce  font  des  hommes.  En  attendant,  il  me  paroit  qu'il 
y  a  bien  autant  de  raifon  de  s'en  rapporter  Ih-deflTûs  \  Merolla , 
Religieux  lettré,  témoin  oculaire,  &  qui,  avec  toute  fâ  naïveté, 
ne  laiffbit  pas  d'être  homme  d'efprît,  qu'au  marchand  Battel, 
à  Dapper ,  à  Furchafs ,  &  aux  autres  compilateurs. 

QuEi  jugement  penfe-t^on  qu^euifisnt  porté  de  pareils  obfef- 
vafetirs  fur  Feniant  trouvé  en  1^94,  dont  j'ai  déjà  parlé  ci-de- 
rant ,  qui  ne  donnoit  aucune  marque  de  raifon ,  marchoit  fur 
-fe!^  pieds  &:  fur  fers  mains,  n'avoît  aucun  lasngage  &  fbrmoit  des 
fons  qui  ne  reffimibloient  en  rien  à  ceux  d'un  homme  ?  Il  £ixt 
long^temps,  cporniue  le  même  Phîlofbphe  qui  me  fournit  ce  fait, 

P  ij 


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ii6        Origine   de   L'Inégalité 

avant  de  pouvoir  proférer  quelques  paroles,  encore  le  fit-îl  d'une 
manière  barbare.  Auflî-tôt  qu'il  put  parler,  on  Tinterrogea  fur 
fbn  premier  état;  mais  il  ne  s'en  fouvint  non  plus  que  nous  nous 
fouvenons  de  ce  qui  nous  eft^  arrivé  au  berceau.  Si  malheureu- 
fement  pour  lui  cet  enfant  fut  tombé  dans  les  mains  de  nos 
voyageurs  ,  on  ne  peut  douter  qu'après  avoir  remarqué  fon 
filencc  &  fd  fîupidité  ,  ils  n'eufTent  pris  le  parti  de  le  renvoyer 
dans  les  bois  ou  de  l'enfermer  dans  une  ménagerie  ;  après  quoi 
ils  en  auroienc  fa^^amment  parlé  dans  de  belles  relations,  comme 
d'une  béte  fort  curieufe    qui  refTembloit  afTez   à  l'homme. 

Depuis   trois    ou  quatre   cens   ans   que  les  habitans  de  l'Eu- 
rope   inondent    les  autres   parties    du     monde    &    publient  fans 
cefTe  de  nouveaux   recueils    de   voyages  &  de   relations  ,  je  fuis 
perfuadé  que  nous  ne  connoifTons  d'hommes  que  les  feuls  Euro- 
péens ;  encore  paroît-il,  aux   préjugés  ridicules  qui  ne   font  pas 
éteins ,  même  parmi  les  gens  de  lettres ,  que  chacun  ne  fait  guè- 
res  fous   le  nom  pompeux  d'étude  de  l'homme ,   que    celle    des 
hommes  de  fon   pays.  Les  particuliers  ont  beau  aller  &  venir,  il 
femble  que  la  philofophie  ne  voyage  point,  auflî  celle  de  chaque 
peuple  eft-elle   peu  propre  pour  un  autre.  La  caufe   de  ceci  eft 
manifefte,  au  moins  pour  les  contrées  éloignées;  il  n'y  a  guères 
que    quatre  fortes    d'hommes    qui  fafTent  des  voyages   de    long 
cours ,  les   marins ,  les    marchands  ,  les   foldats    &  les    miflîon- 
naires  ;  or,  on  ne   doit  guères  s'attendre  que  les  trois  premières 
clafles  fournifTent  de   bons  obfervateurs  ,  &  quant  h  ceux  de  la 
quatrième  ,    occupés  de   la  vocation   fublime    qui    les    appelle  , 
quand   ils   ne   feroient  pas    fujets  k   des  préjugés   d'état  comme 
tous   les   autres,  on  doit  croire  qu'ils  ne  fe  livreroient  pas  volon- 
tiers k    des  recherches  qui    paroiffent  de  pure  curiofité ,   &  qui 
les  détourneroient    des   travaux  plus  importans   auxquels   ils    fc 
deftinent.  D'ailleurs,  pour  prêcher  utilement  TÉvangile,  il  ne  faut' 
que  du  zèle,  &  Dieu  donne  le  refte;  mais  pour  étudier  les  hom- 
mes ,  il  faut  des  talens  que   Dieu   ne  s'engage  à  donner  a  per-  ^ 
fonne  ,  &  qui  ne  font  pas  toujours  le  partage  des  faints.  On  n'ou- 
vre pas  un  livre  de  voyages  où  l'on  ne  trouve  des  defcriptions  de 


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PARMI    L  E  S     H  O  M  M  ES.       l^f" 

caraôères  &  de  mœurs;  maïs  on  eft  tout  étonné  d'y  voir  que  ces 
gens,  qui  ont  tant  décrit  de  chofes,  n'ont  dit  que  ce  que  chacun 
favoit  déjà ,  n'ont  fu  appercevoir  à  l'autre  bout  du  monde  que  ce 
qu'il  n'eût  tenu  qu'à  eux  de  remarquer  fans  fortir  de  leur  rue  , 
&  que  ces  traits  vrais  qui  diftinguent  les  nations  &  qui  frappent 
les  yeux  faits  pour  voir  ,  ont  prçfque  toujours  échappé  aux  leurs. 
De-là  eft  venu  ce  bel  adage  de  moral ,  fi  rebattu  par  la  tourbe 
philofophefque  ,  que  les  hommes  font  par  -  tout  les  mêmes , 
qu'ayant  par-tout  les  mêmes  pafÏÏons  &  les  mêmes  vices ,  il  eft 
affez  inutile  de  chercher  k  caraâérifer  les  différens  peuples;  ce 
qui  eft  à-peu-près*  auflî-bien  raifonné  que  fi  l'on  difoît  qu'on  ne 
fauroit  diftinguer  Pierre  d'avec  Jacques ,  parce  qu'ils  ont  tous  deux 
un  nez^  une  bouche  &  des  yeux. 

Ne  verra-t-on  jamais  renaître  ces  temps  heureux  où  les  peu- 
ples ne  fe  mêloient  point  de  philofopher ,  mais  où  les  Platon ,  les 
Thaïes  &  les  Py thagores ,  épris  d'un  ardent  defir  de  favoir ,  en- 
treprenoient  les  plus  grands  voyages  uniquement  pour  s'înftruire, 
&  allotent  au  loin  fecouer  le  joug  des  préjugés  nationnaux ,  ap- 
prendre à  connoître  les  hommes  par  leurs  conformités  &  par  leurs 
différences,  &  acquérir  ces  connoiflances  univerfelles  qui  ne  font 
point  celles  d'un  fiècle  ou  d'un  pays  exclufivement,  mais  qui 
étant  de  tous  les  temps  &  de  tous  les  lieux ,  font  ^  pour  ainfi  di- 
re ,  la  fcience  commune  des  fages  ? 

On  admire  la  magnificence  de  quelques  curieux  qui  ont  fait 
ou  fait  faire  k  grands  frais  des  voyages  en  Orient  avec  des  fa- 
vans  &  des  peintres,  pour  y  deflîner  des  maJTures  &  déchiffrer 
ou  copier  des  infcriptions  :  mais  j'ai  peine  à  concevoir  comment 
dans  un  fiècle  où  l'on  fe  pique  de  belles  connoifËtnces,  il  ne  fe 
trouve  pas  deux  hommes  bien  unis,  riches,  l'un  en  argent,  l'autre 
en  génie  ,  tous  deux  aimant  la  gloire  &  afpirant  k  l'immortalité , 
dont  l'un  facrifie  vingt  mille  écus  de  fon  bien ,  &  l'autre  dix  ans 
de  fa  vie  îi  un  célèbre  voyage  autour  du  monde  ,  pour  y  étudier, 
non  toujours  des  pierres  &  des  plantes,  mais  une  fois  les  hommes 
&  les  mœprs,  &  qui,  après  tant  de  fiècles  employés  k  mefurer  & 
confidérçr  la  maifon ,  s'avifent  enfin  d'en  vouloir  connoître  les  ha*, 
bitans. 


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uS.        Oric^inb  de  vIn^égalité 

Les  Académiciens  qui  ont  parcouru  les  parties  Septentrionales 
de  TEurope  &  méridionale  de  PAmérique ,  avoient  plus  pour  objet 
de  les  Tifiter  en  Géomètres  qu'en  Philofophes.  Cependant  comme 
ils  étoient  k  la  fbis    Pun   &  l'autre,  on  ne  peut  pas  regarder 
comme  tout-Vfait  inconnues  les  régions  qui  ont  été  vues  &  dém- 
érites' par  les  La   Condamine  &   les  Màupertuis.  Le   Jouaillier 
Chardin,   qui   a  voyagé    comme  Platon,  n'a  rien  laiffë  ^  dire 
fur  la  Perfe;  la  Chine  paroît   avoir  été  bien  obfervée  par  les 
léTuites.  Kempfer  donne  une  idée  paflable  du  peu  qu'il  a  vu  dans 
le  Japon.  A  ces  relations  près  nous  ne  connoiflbns  point  les  peu* 
pies  des  Indes  Orientales ,   fréquentées  uniquement  par  des  Eu- 
ropéens plus  cwieux  de  remplir  leurs    bourfes  que  leurs  tétes« 
L'Afrique  entière  &  fes  nombreux  habiçans,  auffi  iinguliers  par 
leur  caraûère  que  par  leur  couleur ,  font   encore  k  examiner  ; 
rout?e  la  terre  eft  couverre  de  nations  dont  nous  ne  connoiflfbns 
que  les  noms  ,  &    nous   nous  mêlons  de  juger  le  genre  humain  I 
Suppofons  un  MôTitefq«îeu ,    un   Buffon  ,   un  Diderot ,  un  Du- 
clos ,  un  d'Atentberî? ,  un  Condîttàfc ,  bii    des  hommes   dîe  cette 
trempe,  voyageant   potir  inftruire  leurs  compatrbres,  obfervant 
&  d'écrivant,  comme  ils^  favent  faire,  la  Turquie,    l'Egypte,  la 
Barbarie  ,  l'Emph'e  de  Maroc ,  la  Guinée  ,  le  pay$  des  Caffires , 
^intérieur  de  l'Afrique  &  fes  côtes  orientafes ,  les  Mahibares ,  le 
Mogot,  les  rives  du  Gange,  les  royaumes  de  Sam,  de  Pégu  & 
d'Ava,  la  Chine ,  la  Tartarie ,  &  fur-'^rout  le  Japon  ;  puis  dans  l'aur 
tre  hémii^èfe  te  Mexique,  le  Pérou ,  le  Chili,  les  terres  Magel^ 
laniques,  fana  oublier  les  Patagons  vrais  ou  faux,  le  Tucuman  t 
le  Par^aai,  s'il  étek  poflîble,  le  Brezil^  enfin  les  Caraïbes,  la 
Floride  &  toutes  les  contrées  fauvages;  voyage  le  plus  important 
de  tous ,  &  celui  qu'il  f^Ëodrok  faire  avec  le  plus  de  foin.  Suppo- 
fons qye  ces  nouveaux  Hercules ,  dererour  de  ces  coutfes  mémora- 
btes^  6&tït  enfuite  k  loiGx  l'Hiftoire  naturelle ,  morale  &  politique 
de  ee  qu'ils  auroient  vu ,  nous  verrions  nous-fsaiéniies  fortir  un  mon- 
de nouveau  de  deflbus  leur  pkmie  ,  &  nous  apprendrions  ainfi  à 
connoitce  Je  ns6tre  :  je  dis  que  quamd  de  pareils  obfervateurs  af« 
finufitxmt  d\2n  tel  aiûm^  x|ue  c'eft  un  boôime,  &:  d'un  autre,  qoe 
c'^xatû.hétty  il  Êutdra  lei$  ett  croire }  mais  ce  feroit  une  grande 


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P^.RJifl   St:S    MOM'M  ESS.  1)19 

jûmpliché  de^sf^sn  ra^orcer  ;UiTde^sÀ.des  AODyagoiiu»  igrafCi^s^ 
fîir  lefquelsion  f/^rok  quelquefois  t«nté. de  faire  Ut  même  ^ueiHofii 
Qu'ils  fe  môleot  àti.séiQudxic  iur  ^d'^duOHSs  ^im^ai^. 

'    ?^^4i-  .  -    . 

(NOTE  II.  *  )  Cela  .me  ^paroit  de  la  dernière  évidence ,  & 
je  ,iie  fauroisconceroir  d^où  nos  philofophos  peawnt  iaire  uaUrc 
4:oiues  ks  paflions. qu'ils  prêcent  k  Thomme  naturel. \£xc^té  Ip 
ieul  ixéceflaire  pfay figue,  que  la.naKure  même  demande.,  tous  nos 
autres  befoins  ne  font  tels  >que  j>ar  Pbabicude,  ^am, laquelle  ils 
.n?écoient  pouit  des  befoins,  ou  par  nos  defirs,  &  l'on  ce  deiîrie 
j>oiiit  ce  qu'on  n'ecft  pas  en  eut  de  connaître.  D'où  il  fuit  quis 
rbommê  £mvage  ne  délirant  que  les  choies  qu'il  c<]|nnoît,.&  cfi 
connojflànt  que  celles  dont  la  poflelfion  cft  en  fon  jiouvoir ,  ou 
facile  h  acquérir ,  rien  ne  «doit  être  ii  tttnqftiUe  que  fon  ame^  ^ 
rien  fi  borné  que  fon  efprit. 

(NOTE  la.  *  )  Je  trouve  dans  le  g<Miv«fnemetit  civil  de 

Locke  une  ôbjeâion    qui   me  paroit  trop  fpécieule  ^peur  ^u^il 

^me  (bit  permis  de  la  -diflimuler.  »  La  £n  de  ta  focîété  «entre  le 

»  m41e  èc  H  femelle,  )tit  ce  philofophe,  n^étant  pas  fimplement 

n  de  procréer ,  mais    dfe  centîmiér  l'efpècë  ,"fcéfte   focâété  doit 

i>  durer ,  même  après  là  procréation ,  du  moins  aufli  long-ten^s 

»  qu'il  eft  tiéccfïaire  pour  la  iiourr4ture&  la  confervation  des  pro- 

»  crées  ;  c?eft-k-dire ,  jufiju'à  ce  qu'ils  fbient  capables  ^  pourvoir 

•  «UK- mêmes  à  leurs  befeins.  Cette  règle  ,   que  la  ïageflè  infinie 

a>  4u  Créâwnr  a  établie  fur  les  euvres  de  fes  mains ,  nous  voyons 

»  ^é  ici  créatures  inférieures  à  Thomme  Tobfervenc    conllam' 

9  ment  &  avec  exaditude.  Dans  ces  animaux  qui  vivent  d'herbes , 

3  Ul  fociété  entre  le  mâle  &  la  fenïelle  ne  dure  pas  plus  long- 

»  temps  que  chaque  afte  de  copulation  ,  parce  que  les  maihelles 

»  de  la  mère  étant  fuffifantes  pour  nourrh"  les  petits  jufqu^  ce 

p  qu'ils  feient  capables  de  paître  l'herbe,  le  mâle  fe  contente 

'i>B^e*gendrer*,  &  îtiie  ft  iiâtfe  plus  après  cela  de  la  femelle  ni 

i»  des  peéts ,  ï  la  fubfiAance  defquels  il  ne  peut  rien  contribuer. 


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120      Origine  de  vl^  è  galité 

1^  Mais  au  regard  des  bétes  de  proie,  la  fociécé  dure  plus  long-^ 
i  temps,  à  caufe  que  la  mère  ne  pouvant  pas  bien  pourvoir  \  fa 
9  fubfiftance  propre  &  nourrir  en  même-temps  fes  petits  par  fâ 
a>  feule  proie ,  qui  eft  une  voie  de  fc  nourrir  &  plus  laborieufe 
»  &  plus  dangereufe  que  n*eft  celle  de  fe  nourrir  d'herbes ,  raflîC- 
»  tance  du  mâle  eft  tout«Wait  nécefTaire  pour  le  maintien  de  leur 
»  commune  famille,  fi  Ton  peut  ufer  de  ce  terme  ;  laquelle  juf- 
»  qu'îi  ce  qu^elle  puifle  aller  chercher  quelque  proie ,  ne  fauroît 
»  fubfifter  que  par  les  foins  du  mâle  &  de  la  femelle.  On  remar- 
»  que  le  même  dans  tous  les  oifeaux,  fi  l*on  excepte  quelques 
»  oifeaux  domeftiques  qui  fe  trouvent  dans  des  lieux  où  la  continuel- 
I»  le  abondance  de  nourriture  exempte  le  mâle  du  foin  de  noiwrir  les 
]»  petits  ;  on  voit  que  pendant  que  les  petits  dans  leur  nid  ontbefoin 
»  d'alimens,  le  mâle  &  la  femelle  y  en  portent  jufqu*à  ce  que  ces 
»  petitS'lli  puiflent  voler  &  pourvoir  h  leur  fubfiftance. 

»  Et  en  cela ,  îi  mon  avis ,  confifte  la  principale ,  fi  ce  n*cft 
n  la  feule  raifon  pourquoi  le  mâle  &  la  femelle  dans  le  genre 
»  humain  font  obligés  à  une  fociété  plus  longue  que  n^eAtre- 
»  dennent  les  autres  créatures-  Cette  raifon  eft  que  la  femme  eft 
»  capable  de  concevoir  ,&  eft  pour  Tordinaîre  derechef  grofle  & 
»  fait  un  nouvel  enfant  long-temps  avant  que  le  précédent  foit 
»  hors  d'état  de  fe  paflèr  du  fecours  dé  fes  parens  &  puifle  lui- 
-même pourvoir  ^  ft^  befoins.  Ainfi  un  père  étant  obligé  de 
»  prendre  foin  de  cetpc  qu'il  a  engendrés  ,  &_  de  prendre  ce  foin- 
»lk  pendant  long-temps,  il  eft  auflî  dans  l'obligation  de  continuer 
»  k  vivre  dans  la  fociété  conjugale  avec  la  même  femme  de  qui 
„  il  les  a  eus ,  &  de  demeurer  dans  cette  fociété  beaucoup  plus 
^,  long-temps  que  les  autres  créatures*^  dont  les  plus  petits  pou- 
„  vaut  fubfifter  d'eux-mêmes  avant  que  le  temps  d'une  nouvelle 
,,  procréation  vienne ,  le  lien  du  mai  &  de  la  femelle  fe  rompe 
,,  de  lui-même,  &  l'un  &  l'autre  fe  trouvent  dans  une  pleine  li- 
„  berté,  jufqu'à  ce  que  cette  faifpn^  qui  a  coutume  de  folliciter 
^,  les  animaux  \  fe  joindre  enfemble ,  les  oblige  à  fe  choifir  de 
9,  nouvelles  compagnes.  £t  ici  l\)n  ne  fauroit  admirer  aflez  la 
^  fageflTe  4u  Créateur ,  qui  ayant  donné  k  l'homme  des  qualités 

,,  propres 


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p'Armi  les  Hommes.       m 

;;;  propres  pour  pourvoira  rarenîr  aufli-bien  qu'au  préfent,  a  voulu 
^,  &  a  fait  en  forte  que  la  fociété  de  Thomme  durât  beaucoup 
,9  plus  long-temps  que  celle  du  màle  &  de  la  femelle  parmi  les 
91  autres  créatures ,  afin  que  par-la  TinduHrie  de  Thomme  fie  de 
,9  la  femme  (tit  plus  excitée,  &  que  leurs  intérêts  fuflent  mieux 
„  unis,  dans  la  vue  de  faire  des  provifions  pour  leurs  enfans  fie 
\^  de  leur  lai/Ter  du  bien  :  rien  ne  pouvant  être  plus  préjudicia* 
,,  ble  \  des  enfans  qu'une  conjonftion  incertaine  fie  vague,  ou 
9,  une  diflblution  facile  fie  fréquente  de  la  fociété  conjugale.  '* 

Le  même  amour  de  la  vérité  qui  m'a  fait  expofer  fincéremene 
cette  objefUon  ,  m'excite  à  l'accompagner  de  quelques  remar- 
ques ,  finon  poiu:  la  réfoudre ,  au  moins  pour  l'éclaircir. 

I.  J'OBSERVERAI  d'abord  que  les  preuves  morales  n'ont  pas 
une  grande  force  en  matière  de  phyfique ,  fie  qu'elles  fervent  plu- 
tôt à  rendre  raifon  des  faits  exiftans  qu'à  conflater  Texiflence 
réelle  de  ces  faits.  Or ,  tel  eft  le  genre  de  preuve  que  M.  Locke 
emploie  dans  le  paflTage  que  je  viens  de  rapporter 5  car,  quoiqu'il 
puifle  être  avantageux  à  l'efpèce  humaine  que  l'union  de  l'homme 
&  de  la  femme  foit  permanente,  il  ne  s'enfuit  pas  que  cela  aie 
été  ainfi  établi  par  la  nature  \  autrement  il  faudroit  dire  qu'elle 
a  auflî  inilitué  la  fociété  civile ,  les  arts ,  te  commerce ,  &  tout 
ce  qu'on  prétend  être  utile  aux  hommes. 

a.  J'IGNORE  oh  M.  Locke  a  trouvé  qu'entre  les  animaux  de 
proie  la  fociété  du  màle  fie  de  la  femelle  dure  plus  long-temps 
que  parmi  ceux  qui  vivent  d'herbes ,  fie  que  l'un  aide  à  l'autre  à 
nourrir  les  petits  ;  car  on  ne  voit  pas  que  le  chien,  le  chat,  l'ours, 
ni  le  loup  reconnoiflent  leur  femelle  mieux  que  le  cheval ,  le  bé- 
lier, le  taureau ,  le  cerf,  ni  tous  les  autres  quadrupèdes  ne  re- 
connoifTent  la  leur.  Il  femble  au  contraire  que  fi  le  fecours  du 
mal  étoit  néceffaire  k  la  femelle  pour  conferver  fes  petits,  ce  fe- 
to\t  fur-tout  dans  les  efpèces  qui  ne  vivent  que  d'herbes,  parce 
qu'il  faut  fort  long-temps  à  là  mère  pour  paître ,  fie  que  durant 
tout  cet  intervalle  elle  eft  forcée  de  négliger  fa  portée,  au  lieu 
que  la  proie  d'une  ourfe  ou  d'une  louve  eft  dévorée  en  un  inf- 

Œuvres  miUts.  Tome  IL  Q 


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121      Origine  de  vIné gaztté 

tant,  &  qu^elle  a,  fans  ibuffrir  la  faim»  plus  de  temps  pour  aQaT- 
ter  fes  petits.  Ce  raifonncment  eft  confirmé  par  une  obfervatîon 
fur  le  nombre  relatif  de  mamelles  &  de  petits  qui  diftingue  les 
efpèces  carnacières  des  frugivores,  &  dont  j*aî  parlé  dans  la  Note  8. 
Si  cette  obfervation  eft  jufte  &  générale ,  la  femme  n^ayant  que 
deux  mamelles  ,  &  ne  faifant  guères  qu'un  enfant  à  la  fois ,  voifii 
une  forte  raîfon  de  plus  pour  douter  que  Tefpèce  humaine  foît 
naturellement  carnacière  ;  de  forte  qu'il  femble  que ,  pour  tirer 
la  conclusion  de  Locke,  il  faudroît  retourner  tout-k-faît  Ton  rai- 
fonnement.  Il  n'y  a  pas  plus  de  folidité  dans  la  même  diftindion 
appliquée  aux  oÙeaux.  Car  qui  pourra  fe  perfuader  que  l'union 
du  mâle  &  de  la  femelle  (bit  plus  durable  parmi  les  vautours  & 
les  corbeaux  que  parmi  les  tourterelles?  Nous  avons  deux  efpèces 
d'oifeaux  domefliques ,  la  canne  &  le  pigeon ,  qui  nous  fournif* 
fent  des  exemples  dîreftement'  contraires  au  fyftême  de  cet  au- 
teur. Le  pigeon  qui  ne  vît  que  de  grain ,  refte  uni  2i  fa  femelle  y 
&  ils  nourrirent  leurs  petits  en  commun.  Le  canard ,  dont  la  vo- 
racité eft  connue,  ne  reconnoît  ni  fa  femelle,  ni  fes  petits,  & 
n'aide  en  rien  à  leur  fubfiftaace  ;  &  parmi  les  poules ,  efpèce  qui 
n'eft  guères  moins  carnacière ,  on  ne  voit  pas  que  le  coq  fe  mette 
aucunement  en  peine  de  la  couvée.  Que  fi  dans  d'autres  efpèces 
le  mâle  partage  avec  la  femelle  le  foin  de  nourrir  les  petits ,  c'eft 
que  les  oifeaux ,  qui  d'abord  ne  peuvent  voler ,  &  que  la  mère 
ne  peut  alaiter  »  font  beaucoup  moins  en  état  de  fe  pafter  de  l'af- 
fiftance  du  père  que  les  quadrupèdes ,  k  qui  fuffit  la  mamelle  de 
la  mère ,  au  moins  durant  quelque  temps. 

3.  Il  y  a  bien  de  l'incertitude  fur  le  fait  principal  qui  fert  de 
bafe  à  tout  le  raifonnement  de  M.  Locke  :  car  pour  favoîr  fi  » 
comme  il  le  prétend ,  dans  le  pur  état  de  nature  la  femme  eft  pour 
l'ordinaire  derechef  groffe ,  &  fait  un  nouvel  enfant  long-temps 
avant  que  le  précédent  puifle  pourvoir  lui-même  à  fesbefoîns,  il 
faudroit  des  expériences  qu'affurément  Locke  n'avoît  pas  faites ,  & 
que  perfonne  n'eft  k  portée  de  faire.  La  cohabitation  continuelle 
du  mari  &  de  la  femme ,  eft  une  occafion  fi  prochaine  de  s'ex-^ 
pofer  à  une  nouvelle  groflefTe ,  qu'il  eft  bien  difficile  de  croire 


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PARMi^  LEs^  Hommes.       ia| 

que  la  rencontre  fortuite  ou  la  feule  impuMîon  du  tempérament 
produisît  des  effets  auflî  fréquens  dans  le  pur  état  de  nature  que 
dans  celui  de  la  fociété  conjugale  ;  lenteur  qui  contribueroit  peu^ 
être  k  rendre  les  enfans  plus  robuftcs  ,  &  qui  d'ailleurs  pourroît 
être  compenfée  par  la  faculté  de  concevoir ,  prolongée  dans  un 
plus  grand  âge  chez  les  femmes  qui  en  auroient  moins  abufé  dans 
leur  jeunefTe.  A  Pégard  des  enfans ,  il  y  a  bien  des  raifons  de  croire 
que  leurs  forces  &  leurs  organes  fe  développent  plus  tard  parmi 
nous  qu'ils  ne  feifoient  dans  l'état  primitif  dont  je  parle.  La  foi- 
bleflc  originelle  qu'ils  tirent  de  la  conftitution  des  parens,  les 
foins  qu'on  prend  d'envelopper  &  gêner  tous  leurs  membres  ,  la 
mollefle  dans  laquelle  ils  font  élevés ,  peut-être  l'ufage  d'un  autre 
lait  que  celui  de  leur  wère ,  to^tt  contrarie  &  retarde  en  eux  les 
premiers  progrès  de  la  nature.  L'application  qu'on  les  oblige  de 
donner  k  mille  chofes  fur  Icfquellcs  on  fixe  continuellement  leur 
attention,  tandis  qu'on  ne  donne  aucun  exercice  à  leurs  forces 
corporelles  ^  peut  encore  faire  une  diveriîon  confidérable  k  leur 
accroiffementî  de  forte  que  fi,  au  lieu  de  furcharger  &  fatiguer 
d'abord  leurs  efprits  de  mille  manières ,  on  laiffoit  exercer  leurs 
corps  aux  mouvemens  continuels  que  la  nature  femble  leur  de- 
mander ,  il  eft  a  croire  qu'ils  feroient  beaucoup  plutôt  en  état  de 
marcher,  d'agir,  &  de  pourvoir  eux-mêmes  à  leurs  befoins. 

4.  Enfin  M.  LocKe  prouve  tout  au  plus  qu'il  pourroit  bien 
y  avoir  dans  l'homme  un  motif  de  demeurer  attaché  à  la  femme 
lorfqu'elle  a  un  enfant  ;  mais  il  ne  prouve  nullement  qu'il  a  dû  s'y 
attacher  avant  l'accouchement  &  pendant  les  neuf  mois  de  la 
grofrefTe.  Si  telle  femme  efl  indifférente  k  l'homme  pendant  ces 
neuf  mois ,  fi  même  elle  lui  devient  inconnue ,  pourquoi  la  fe- 
courra-t-il  après  l'accouchement?  Pourquoi  lui  aidera-t-il  k  élever 
un  enfant  qu'il  ne  fait  pas  feulement  lui  appartenir ,  &  dont  il  n'a 
réfolu  ni  prévu  la  naiflance?  M.  LocKe  fuppofe  évidemment  ce 
qui  efl  en  quefKon:  car  il  ne  s'agit  pas  de  favoir  pourquoi  l'hom- 
me demeurera  attaché  k  la  femme  après  l'accouchement ,  mais 
pourquoi  il  s'attachera  k  elle  après  I4  conception*  L'appétit  fatis- 
fait,  rhomme  n'a  plus  befojn  de   lelle  femme,  ni  la  femme  de 

Qy 


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1^4        Origine    de    vInégalité 

tel  homme.  Celui-ci  n'a  pas  le  moindre  fouci  ni  peut-être  la  moin- 
dre idée  des  fuites  de  fon  aftion.  L'un  s'en  va  d'un  côté ,  l'autre 
d'un  autre  ,  &  il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'au  bout  de  neuf  mois 
ils  aient  la  mémoire  de  s'être  connus^  car   cette  cfpèce  de  mé- 
moire par  laquelle  un  individu  donne  la  préférence  h  un  individu 
pour  Taéle  de  la  génération,  exige,  comme  je  le  prouve  dans  le 
texte ,  plus  de  progrès  ou  de  corruption  dans  l'entendement  hu- 
main ,  qu'on  ne  peut  lui  en  fuppofer  dans  l'état  d'animalité  dont 
il  s'agit  ici.  Une  autre  femme   peut  donc  contenter  les  nouveaux 
defirs  de  l'homme  auflî  commodément  que  celle  qu'il  a  déjà  con- 
nue ,  &  un  autre  homme  contenter  de  même  la  femme ,  fuppofé 
qu'elle  foit  prefTée   du  même  appétit  pendant  l'état  de  grofTefTe , 
de  quoi  Ton  peut  raifonnablement  douter.  Que  fi  dans  l'état  de 
nature  la  femme  ne  refTent  plus  la  paflîon  de   l'amour  après  la 
conception  de  l'enfant,  l'obftacle  h   fa  fociété    avec  l'homme   en 
devient    encore  beaucoup  plus  grand,  puifqu'alors  elle  n'a  plus 
befoin  ni  de  l'homme  qui  l'a  fécondée,  ni  d'aucun    autre.  11  n'y 
a  donc  dans  l'homme  aucune  raifon  de  rechercher  la  même  fem- 
me ,  ni  dans  la   femme   aucune  raifon    de  rechercher  le  même 
homme.   Le  raifonnement  de  LocKe    tombe  donc  en  ruine  ,  & 
toute  la  dialeâique  de  ce  philofophe  ne  Ta  pas  garanti  de  la  faute 
que  Hobbes  &  d'autres  ont  commife.   Ils  avoient  à  expliquer  un 
fait  de  l'état  de  nature,  c'eft-à-dire,  d'un  état  où  les  hommes  vî- 
voient  îfolés ,  &  où  tel  homme  n'avoit  aucun  motif  de  demeurer 
à  côté  de  tel  homme,  ni  peut-être  les  hommes   de   demeurer  a 
côté  les  uns  des  autres,  ce  qui  eft  bien  pis,  &  ils  n'ont  pas  fongé 
à  fe  tranfporter  au-delà  des  fiècles  de  fociété ,  c'eft-a-dire ,  de  ces 
temps  où  les  hommes  ont  toujours  une  raifon  de  demeurer  près 
les  uns  des  autres ,  &  où  tel  homme  a  fouvent  une  raifon  de  de* 
meurer  à  côté  de  tel  homme  ou  de  telle  femme» 

Page  ^^. 

(NOTE  13.  *  )  Te  me  garderai  bien  de  m'embarquer  dans 
les  réflexions  philofophiques  qu'il  y  auroit  à  faire  fur  les  avan- 
tages &  les  inconvéniens  de  cette  inftitution  des  langues  :  ce  n'eft 
pas  a  moi  qu'on   permet  d'attaquer  les  erreurs  vulgaires ,  &  le 


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PARMI  LES   Hommes. 


ï^T 


peuple  lettré  refpefte  trop  {es  préjugés  pour   fupporter  patiem- 
ment mes  prétendus  paradoxes.   Laiffbns  donc  parler    les  gens  à 
<jui  Pon    n'a   point   fait    un  crime  d'ofer  prendre  quelquefois  le 
parti  de  la  raifon    contre    Tavis  de   la   multitude.  Nec  qindquam 
fdicitad  humant  gencris  decederet  ^  Jî ,   pulfâ   tôt  Ungiiarum  ptjît 
&  confufionc  f  unam  artem  callcrcnt  mortales^  ^  fig^is^  modbus 
gejîibusquc  licitum  foret   quidvis   explicare.  Nunc  verà  ita  compa- 
ratum  eji ,  ut  animalium  quœ  vulgo  bruta  creduntur,  melior  longé 
quàm  nojlra  hâc  in  parte  videatur    conditio ,   utpote  quœ  promp^ 
tiàs  &  forfan  felicius,  fenjus   &  cogitationcs  fuas  fine   interprète 
fignificent  y  quàm    ulli   queant   mortales^    prœfertim  fi  peregr'mo 
utantur  fermone.  If.  Voflîus  de  Poëmat,  Cant.  &  Viribus  Rytlimi. 
p.  66. 

Page  49.  -  ""  ' 

(  NOTE   14.*)   Platon  montrant  combien    les    fdées  de  la 
quantité  difcrette   &   de    fes    rapports  font  néceffaires  dans   \q% 
moindres  arts,  fe  moque  avec  raifon  des  Auteurs  de  fon  temps 
qui  prétendoient  que  Palamède  avoit  inventé  les  nombres  au  fiège 
de    Troie ,   comme   fi  ,  dit   ce  Philofophe  ;  Agamemnon  eût  pu 
ignorer  jufques-là  combien  il  avoit  de  jambes.  En  effet ,  on  fenc 
rimpoffibilité  que    la  fociété  &  les    arts  fuffent  parvenus   011   ils 
étoient  déjà   du  temps  du  fiège  de  Troie,  fans  que  les  hommes 
euffent  Tufage    des  nombres   &    du  calcul  ;  mais   la  néceffiré  de 
connoître  les  nombres  avant  que  d'acquérir  d'autres  connoi/Ian- 
ces  n*en  rend   pas   l'invention  plus  aifée  k    imaginer  ;  les  noms 
àcs  nombres  une  fois   connus,  il  eft  aifé  d'en  expliquer  le  fens 
&  d'exciter  les  idées  que  ces  noms  repréfentent  ;  mais  pour  les 
invenrer  il  fallut  avant  que  de  concevoir  ces  mêmes  idées ,  s'être  , 
pour  ainfi  dire  ,  familiarifé  avec  les  méditations    philofophiques  , 
s^étre  exercé  k  confidérer  les  êtres  par  leur  feule  effence  &  indé- 
pendamment de   toute  autre  perception ,  abftraftion  très-pénible , 
très-métaphyfîque ,  très-peu  naturelle  ,  &  fans  laquelle  cependant 
ces  idées  n'euflent  jamais  pu  fe  tranfporter  d'une  efpèce  ou  d'un 
genre  k  un  autre ,  ni  les  nombres  devenir  univerfels.  Un  Sauvage 
pouvoit  confidérer  féparémçnt  fa  jambe  droite  &  fa  jambe  gau- 


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126        Origine  de  vInècalitè 

che ,  ou  les  regarder  enfemble  fous  Pidée  indivifible  d^ime  couple  ; 
fans  jamais  penfer  qu'il  en  avoir  deux;  car  autre  chofe  eft  Pidée 
repréfentative  qui  nous  peint  un  objets  &  autre  chofe  Tidée  nu- 
mérique qui  le  détermine.  Moins  encore  pouvoi^ii  calculer  juf- 
qu'h  cinq,  &  quoiqu'appliquant  (es  mains  Tune  fur  Tautre,  il  eût 
pu  remarquer  que  les  doigts  fe  répondoient  exaâement  y  il  étoit 
bien  loin  de  fonger  \  leur  égalité  numérique  ;  il  ne  favoit  pas  plus 
le  compte  de  (es  doigts  que  de  k%  cheveux;  &  fi,  après  lui  avoir 
fait  entendre  ce  que  c^eft  que  nombres,  quelqu'un  lui  eût  dit 
qu'il  avoit  autant  de  doigts  aux  pieds  qu'aux  mains ,  il  eût  peut- 
être  été  fort  furpris,  en  les  comparant,  de  trouver  que  cela  étoit 
vrai. 

Page  52. 

(NOTE  1$.*)  Il  ne  faut  pas  confondre  l'amour-propre  & 
l'amour  de  foi-méme ,  deux  palfions  très-différentes  par  leur  na- 
ture &  par  leurs  effets.  L'amour  de  foi-méme  efl  un  fentiment 
naturel  qui  porte  tout  animal  \  veiller  \  fa  propre  confervation , 
&  qui,  dirigé  dans  l'homme  par  la  raifon  &  modifié  par  la  piété  ^ 
produit  l'humanité  &  la  vertu*  L'amour-propre  n'eft  qu'un  fen- 
timent relatif,  faâice  &  né  dans  la  fociété ,  qui  porte  chaque  in- 
dividu \  faire  plus  de  cas  de  foi  que  de  tout  autre ,  qui  infpire 
aux  hommes  tous  les  maux  qu'ils  fe  font  mutuellement ,  &  qui 
efi  la  véritable  fource  de  l'honneur. 

Ceci  bien  entendu ,  je  dis  que  dans  notre  état  primitif,  dans 
le  véritable  état  de  nature,  l'amour*propre  n'exiâe  pas;  car  cha- 
que homme  en  particulier  fe  regardant  lui-même  comme  le  feul 
fpedateur  qui  l'obferve,  comme  le  feul  être  dans  funivers  qui 
prenne  intérêt  \  lui,  comme  le  feul  juge  de  fon  propre  mérite  » 
il  n'efl  pas  poâ^Ie  qu^un  fentiment  qui  prend  fa  fource  dans  des 
comparaifons  qu'il  n'efl  pas  à  portée  de  faire ,  puifle  germer  dans 
fon  ame  ;  par  la  même  raifon  cet  homme  ne  fauroit  avoir  m  haine 
ni  defir  de  vengeance  \  paffions  qui  ne  peuvent  naître  que  de  l'o- 
pinion de  quelque  offenfe  reçue;  &  comme  c'eft  le  mépris  ou 
l'intenttcih  de  nuire  &  non  le  mal  qui  confticue  l'ofibofe  >  des  hom- 
mes qui  ne  favent  ni  s'apprécier  ni  fe  comcparer ,  peuvent  fe  faire 


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PARMI   LES    Hommes,      127 

teaucoup  de  violences  mutuelles  »  quand  il  leur  en  revient  quel* 
que  avantage,  fans  jamais  s'ofFenfer  réciproquement.  En  un  mot, 
chaque  homme  ne  voyant  guères  fes  femblables  que  comme  tl 
verroit  des  animaux  d'une  autre  efpèce ,  peut  ravir  la  proie  au 
plusfoible,  ou  céder  la  fienne  au  plus  fort,  fans  envifager  ces 
rapines  que  comme  des  événemens  naturels ,  fans  le  moindre 
mouvement  d'infolence  ou  de  dépit,  &  fans  autre  paflion  que  la 
douleur  ou  la  joie  d'un  bon  ou  mauvais  fuccès,         ...       ..        s 

Page    ^9.  <  '•     ^-^  '  •  w    .     -'.     •  i 

(  NOTE  I  ^.  *  )  C'eft  une  chofe  extrêmement  remarquable  , 
que  depuis  tant  d'années  que  les  Européens  fe  tourmentent  pour 
amener  les  Sauvages  des  diverfes  contrées  du  monde  à  leur  ma- 
nière de  vivre,  ils  n'aient  pas  pu  encore  en  gagner  un  feu! ,  noa 
pas  même  à  la  faveur  du  Chriftianifme  :  car  nos  Midionnaires 
en  font  quelquefois  des  Chrétiens,  mais  jamais  des  hommes 
civilifés.  Rien  ne  peut  furmonter  l'invincible  répugnance  qu'ils 
ont  à  prendre  nos  mœurs  &  vivre  à  notre  manière.  Si  ces  pauvres 
fauvages  font  auffi  malheureux  qu'on  le  prétend ,  par  quelle  in- 
concevable dépravation  de  jugement  refufent-ils  conftamment  de 
fe  policer  k  notre  imitation  ,  ou  d'apprendre  h  vivre  heureux 
parmi  nous;  tandis  qu'on  lit  en  mille  endroits  que  des  Fran- 
çois &  d'autres  Européens  fe  font  réfugiés  volontairement  parmi 
ces  Nations  ,  y  ont  pafTé  leur  vie  entière ,  fans  pouvoir  plus  quitter 
une  fi  étrange  manière  de  vivre  ,  &  qu'on  voit  même  des  Mif- 
iîonnaires  fenfés  regretter  avec  atrcndrifTement  les  jours  calmes 
&  innocens  qu'ils  ont  pafTés  chez  ces  peuples  Ci  méprifés  ?  Si 
l'on  répond  qu'ils  n'ont  pas  afTez  de  lumières  pour  juger  faine- 
ment  de  leur  état  &  du  nôtre,  je  répliquerai  que  Teflimation 
du  bonheur  eft  moins  l'affaire  de  la  raifon  que  du  fentiment. 
D'ailleurs  cette  réponfe  peut  fe  rétorquer  contre  nous  avec  plus 
de  force  encore  :  car  il  y  a  plus  loin  de  nos  idées  h  la  difpo- 
fition  d'efprit  où  il  faudroit  être  pour  concevoir  le  goût  que 
trouvent  les  Sauvages  h  leur  manière  de  vivre ,  que  des  idées  des 
Sauvages  h  celles  qui  peuvent  leur  faire  concevoir  la  nôtre.  En 
effet,  après  quelques  obfervations,  il  leur  eft  aifé  de  voir  que 


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128      Origine  de  rî négaiité 

tous  nos  travaux  fe  dirigent  fur  deux  feuls  objets  ;  favoîr,  pour 
foi  les  commodités  de  la  vie,  &  la  confidération  parmi  les  autres* 
Mais  le  moyen  pour  nous  d'imaginer  la  forte  de  plaifir  qu'un 
Sauvage  prend  \  pafler  fa  vie  feul  au  milieu  des  bois  ou  à  la 
pêche ,  ou  à  fouffler  dans  une  mauvaiiè  flûte  »  fans  jamais  favoir 
en  tirer  un  feul  ton  &  fans  fe  foncier  de  l'apprendre  î 

On  a  plufteurs  fois  amené  des  Sauvages  ^  Paris ,  \  Londres  ; 
&  dans  d'autres  villes  ;  on  s'efl  empreffé  de  leur  étaler  notre  luxe^ 
nos  richeflès ,  &  tous  nos  arts  les  plus  utiles  &  les  plus  curieux  ^ 
tout  cela  n'a  jamais  excité  chez  eux  qu'une  admiration  fhipide , 
fans  le  moindre  mouvement  de  convoitife.  Je  me  fouviens  entre 
autres  de  l'hifloire  d'un  chef  de  quelques  Américains  feptentrionaux 
qu^on  mena  îi  la  Cour  d'Angleterre ,  il  y  a  une  trentaine  d'années. 
On  lui  fit  pafTer  mille  chofes  devant  les  yeux ,  pour  chercher  à  lui 
faire  quelque  préfent  qui  pût  lui  plaire ,  fans  qu'on  trouvât  rier 
dont  il  parût  fe   foncier.  Nos   armes  lui  fembloient  lourdes  f 
incommodes  y  nos  fouliers  lui  blefToient  les  pieds  ^  nos  habits  I< 
génoient^  il  rebutoit  tout;  enfin  on  s'apperçut  qu'ayant  pris  un 
couverture  de  laine ,  il  fembloit  prendre  plaifir  \  s'en  enveloppe 
les  épaules  \  vous  conviendrez  ,  au  moins  ,  lui  ditK)n  aufli^tôt ,  A 
l'utilité  de  ce  meuble?  Oui,  répondit*il,  cela  meparoit  prefque 
auffî  bon  qu'une  peau  de  béte.  Encore  n'eût^îl  pas  dit  cela^  s'il 
eut  porté  l'une  &  l'autre  à  la  pluie. 

Peut-Ôtre  me  dirart-on  que  c'efl  l'habitude  qui  attachant 
chacun  k  fa  manière  de  vivre,  empêche  les  Sauvages  de  fen- 
tir  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  la  nôtre  :  &  fur  ce  pied-1^  il  doit 
paroitre  au  moins  fort  extraordinaire  que  l'habitude  ait  plus  de 
force  pour  maintenir  les  Sauvages  dans  le  goût  de  leur  misère 
que  les  Européens  dans  la  jouifTance  de  leur  félicité..  Mais  pour 
feire  à  cette  dernière  objeâion  une  réponfe  \  laquelle  il  n'y  ait 
pas  un  mot  à  répliquer,  fans  alléguer  tous  les  jeunes  Sauvages 
qu'on  s'efl  vainement  efforcé  de  civilifer;  fans  parler  des  Groen- 
landois  &  des  habitans  de  l'Iflandej  qu'on  a  tenté  d'élever  & 
nourrir  en  DanemarcK  ,  &  que  la  triftefle  &  le  défefpoir  ont  tous 
&it  périr I  foit  de  langueur,  foit  dans  la  mer  où  ils  avoient  tenté 

de 


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PARMI    LES     H  O  M  M  E  Sr  lî^ 

de  regagner  leur  pays  k  la  nage  ;  je  me  contenterai  de  citer  un 
feul  exemple  bien  attefté ,  &  que  je  donne  a  examiner  aux  ad^ 
mirateurs  de   la  police  Européenne.  y    j  .     •    ••  ••  »;•' 

»  Tous    les    efForts    des  Miflîonnaires    Hollandoîs   du  Cap  de 

»  Bonne-Efpérance  n^ont  jamais  été  capables  de  convertir  un  feul 

»  Hottentot.  Van  der  Stel  ,  Gouverneur  du  Cap ,  en  ayant  pris 

»  un  dès  Tenfance,  le  fit  élever  dans  les  principes  de  la  religion 

»  chrétienne  ,  &  dans  la  pratique  des  ufages  de  l'Europe.  On  le 

»  vêtit  richement ,  on  lui  fit  apprendre  plufieurs  langues ,  &  Cgs 

»  progrès  répondirent  fort  bien    aux  foins  qu'on    prit  pour  fon 

»  éducation.  Le  Gouverneur   efpérant^  beaucoup  de  fon   efprit , 

»  renvoya  aux  Indes  avec  un  CommifTaire-Général  qui  l'employa 

»  utilement   aux    affaires    de  la    Compagnie.  Il    revint  au    Cap 

»  après    la    mort    du    Commiffaire.    Peu    de    jours    après    fon 

»  retour ,  dans    une    vifite   qu'il    rendit    à   quelques     Hottentots 

»  de  fes   parens ,  il  prit  le  parti  de    fe  dépouiller  de  fa  parure 

«Européenne  pour  fe  revêtir  d'une  peau  de  brebis.  Il  retourna 

»  au  Fort,  dans  ce  nouvel  ajuflement,  charge  d'un   paquet    qui 

»  contenoit  fes  anciens   habits ,  &:  les  préfentant  au  Gouverneur 

»  il    lui    rint  ce    difcours    :   Aye^  la   bonté,  Monfieur^  dejliirc 

^^  attention  que  je  renonce  pour  toujours  à  cet  appareil.  Je  renonce 

»  au^i  pour  toute  ma  vie  â  la  religion  chrétienne  ^  ma  réfolution  eji 

»  de  vivre  &  mourir  dans  la  religion  ,  les  manières  &  les  ufages    de 

»  mes  ancêtres.  Vunique  grâce  que  je  vous  demande  efl  de  me  laijfer 

»  le  collier  &  le  coutelas  que  je  porte.  Je  les  garderai  pour  V amour 

n  de  vous.  Aufîî-tôt,  fans  attendre   la  réponfe   de   Van   der  Stel, 

»  il   fe  déroba  par  la  fuite  ,  &  jamais   on  ne  le  revit  au  Cap,  « 

Jlijloiredes    Voyages  y  Tome  5.  p.  tJS- 

♦ 
Page  74. 

(NOTE  17.  *)  On  pourroit  m'objefter  que,  dans  un  pareil 
défordre ,  les  hommes  »  au  lieu  de  s'entr'égorger  opiniâtrement , 
fe  feroient  difperfés  ,  s'il  n'y  avoit  point  eu  de  bornes  h  leur 
difperfion.  Mais   premièrement  ces  bornes  euffent  au  moins  été 

(Havres  meUcs,   Tom^  IL  R 


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|}0  ORJ^XitM    :Dt  VlnÉCALiTé 

celles  èa  mmde,  &  it  Toii  peoTe  ^  Pexceffi^re  popslatûm  qiu 
r^ûik^  4e  l'éfM  4e  ngiw^t  on  in^en  q»e  la  terre  dans  cet  état 
n'eût  pas  tardé  k  être  couverte  d'hommes  aînfi  forcés  à  fê  tenir 
raflemblés.  D'ailleurs  ils  fe  feroient  difperfés,  fi  le  mal  avoit  été 
rapide  &  que  c'eût  été  un  changement  fût  du  jour  au  lendemain  i 
maïs  fts  aaiflfoîent  fous  le  joug  ;  Hs  avdîent  l'habitude  de  le  porter 
quand  ils  en  fentoient  la  pefanteur ,  &  Hs  fe  contentoient  d'atten* 
dre  l'oecafion  de  le  iêcouer.  Enfin  ,  déjà  accoutumés  à  mille 
commodkiés  qui  les  fbrçoient  à  fe  tenir  rafièmblés,  la  difper- 
fien  n'étoit  plus  fi  facile  que  dans  les  premiers  temps  où  nul 
n'ayant  befoin  que  de  foi-méme  ^  chacun  prenoit  fon  parH  fans 
attendre  le  confentement  d'un  autre. 

Page  j6. 

(NOTE  f«.  ♦)Xe  Maréchal  de  V*  **  contoit  que,  dans 
une  de  fes  campagnes  ,  les  exceUives  fripponneries  d'un  entre- 
preneur àts  ri^es  ayant  (éx.  fouHrir  &  murmurer  l'armée ,  H  le 
tança  vertement  &  le  menaça  de  le  faire  pendre.  Cette  me* 
nace  ne  me  regarde  pas ,  lui  répondit  hardiment  le  frippon ,  & 
je  fuis  bjen  aife  de  vous  dire  qu'on  ne  pend  point  un  homme 
qui  dîQ>ofe  de  cent  mille  écus*  Je  ne  fais  comment  cela  fe  fit  » 
ajoutoit  naïvement  le  Maréchal  ;  mais  en  effet ,  fl  ne  fut  point 
pendu ,  quoiqu'il  eût  cent  fois  mérité   de  Pétre. 

(NOTE  19*  '^)  \àZ  juftice  ^diftributive  s'oppefêroit  même  k 
cette  égalité  rigoureufe  de  l'étaf  de  nature,  quand  elle  feroit 
praticable  dans  la  fociété  civile  ;  &  comme  tous  les  membres  de 
l'État  lui  doivent  des  fervices  proportionnés  à  leurs  talens  &  à 
leurs  forces ,  les  citoyens  \  leur  tour  doivent  être  d^mgués  & 
favorifés  à  proportion  de  leurs  fervices.  Oeil  en  ce  fens  qu'il 
£iut  entendre  un  paffage  d'Jfocrate  ,  dans  lequel  H  loue  les  pre- 
miers Athéniens  d'avoir  bien  fu  diflinguer  quelle  étoit  |a  plus 
avantageufe  des    deux    fortes  d'égalités ,   dont  Tune  confifle  \ 


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PARMI  LES   Hommes.         iji 

faire  part  des  mêmes  avantages  à  tous  les  citoyens  indifférem- 
ment ,  &  l'autre  à  les  diftribuer  félon  le  mérite  de  chacun.  Ces 
habiles  politiques  ,  ajoute  Porateur ,  banniflant  cette  injufte  inéga- 
lité qui  ne  met  aucune  différence  entre  les  méchans  &  les  gens 
de  bien ,  s'attachèrent  inviolablement  k  celle  qui  récompenf^  & 
punit  chacun  félon  fon  mérite.  Mais  premièrement  il  n'a  jamais 
exifté  de  fociété ,  à  quelque  degré  de  corruption  qu'elles  aient 
pu  parvenir,  dans  laquelle  on  ne  fit  aucune  différence  des  mé- 
chans &  des  gens  de  bien  y  &  dans  les  matières  de  mcsurs ,  où 
la  loi  ne  peut  fixer  de  mefure  affez  exaâe  pour  fervir  de  règle 
au  Magiflrat ,  c'efl  très*fagement  que ,  pour  ne  pas  laifler  le  fort 
ou  le  rang  des  citoyens  k  fa  difcrétion  ,  elle  lui  interdit  le  juge- 
ment des  perfonnes ,  pour  ne  lui  laiffer  que  celui  des  aâions.  Il 
n'y  a  que  des  mœurs  aufli  pures  que  celles  des  anciens  Romains 
qui  puiffent  fupporter  des  cenfeurs,  &  de  pareils  tribunaux  au<r 
roient  bientôt  tout  bouleverfé  parmi  nous  :  c'efl  à  l'eflime  pu- 
blique à  mettre  de  la*  différence  entre  les  méchans  &  les  gens 
de  bien  ;  le  M agtflrat  n'efl  juge  que  du  droit  rigoureux  :  mais  le 
jpeuple  efl  le  véritable  juge  des  mœurs ,  juge  intègre  &  même 
éclairé  fur  ce  point ,  qu'on  abufe  quelquefois ,  mais  qu'on  ne 
corrompt  jamais.  Les  rangs  des  citoyens  doivent  donc  être  ré- 
glés ,  non  fur  leur  mérite  perfonnel ,  ce  qui  feroit  laifler  au  Ma- 
giflrat  le  moyen  de  faire  une  application  prefque  arbitraire  de 
la  loi  i  mais  fur  les  fervices  réels  qu'ils  rendent  à  l'État  &  qui  font 
fufcepcibles  d'une   eflimation  plus  exaAe. 


»« 


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D  U 


CONTRAT  SOCIAL, 


o    V  '  j«»'** 

PRINCIPES  '  ^ 

DU  ^    .-'  . 

DROIT   POLITIQUE 

Par  J    J     ROUSSEAU. 

CITOYEN  DE   GENÈVE,      \ 


faderis  aquas 
Dicamus  hges^ 

<ZEneid.  xi* 


-.•p 

■* 


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AVERTISSEMENT. 

\y  E  pedc  Traité  eft  extrait  d'un  ouvrage  plus  étendu , 
entrepris  autrefois  fans  avoir  confulté  mes  forces ,  &c  aban- 
donné depuis  long-temps.  Des  divers  morceaux  qu^on  pou- 
vok  tirer  de  ce  qui  étoit  fait ,  celui-ci  eft  le  plus  confidé- 
rable,  &  m'a  paru  le  moins  indigne  d'être  o&rt  au  public. 
Le  refte  n'eft  déjà  plus. 


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4     » 


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M7 


DU 

CONTRAT  SOCIAL, 

ou 

P  R  I  N  C  I  P  E  S. 

DU 

DROIT    POLITIQUE. 

L  I  V  R  E    PREMIER. 

Je  veux  chercher  fi  dans  Pordre  civil  il  peut  y  avoir  quelques 
règles  d'adminiftration  légitime  &  sûre ,  en  prenant  les  hommes 
tels  qu%  font,  &  les  loix  telles  qu'^elles  peuvent  être  :  je  tâche- 
rai d^allier  toujours  dans  cette  recherche  ce  que  le  droit  permet 
avec  ce  que  l'intérêt  prefcrit,  afin  que  la  juAice  &  l'utilité  ne  fc 
trouvent  pas  divifées. 

I  ; 

J'ENTRE  en  matière  fans  prouver  l'importance  de  mon  fujet. 
On  me  demandera  Ci  je  fuis  Prince  auLégiflateur,  pour  écrire 
fur  la  politique.  Je  réponds  que  non  *»  &  que  c^eft  pour  cela  que 
j'écris  fur  la  politique.  Si  j'étbis  Prince  ou  Légiflateur ,  je  ne 
perdrois  pas  mon  temps  à  dire  ce  qu'il  faut  faire  \  je  le  ferois , 
ou  je  me  tairois.   .  . 

Ni  citoyen  d'un  Etat  libre  ,  &  membre  du  Souverain ,  quel- 
que foible  influence  que  puîfle. avoir  ma  voix  dans  les  affaires 
publiques ,  le  droit  d'y  voter  fuffit  pour  m^impofer  le  devoir  de 
m'en  inftruire.  Heureux ,  toutes  les  fois  que  je  médire  fur  les 
gouvernemens ,  de  trouver  toujours  dans  mes  recherches  de  nou- 
velles raifons  d'aimer  celui  de  mon  pays.  * 

QLuvrcs  mclécs.  Tome  IL  S 


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i^3ç8j  Du     Contrat 


CHAPITRE     L 

Sv^^  4^  ce  pr£ffii^r  Livfe^ 

Jk^^HoMMB  eft  né  libre,  &  par-tout  il  eft  dans  les  fers.  Tel  fe 
croit  le  maître  des  autres ,  qu(;  nç^  laifle  pas  d'être  plus  efclave 
qu'eux.  Comment  ce  changement  s'eft-il  fait  ?  Je  Tignore.  Qu'eft- 
ce  qui  peut  le  rendre  légitime?  Je  crpis  pouvoir  réfoudre  cette 
queftion. 

Si  je  ne  confidérois  que  la  force  y  &  TefFet  qui  en  dérive ^  je 
dirois;  tant,  qu'un  pei^ple^eft  cqntj-alnt  d'ob^r,  &  qu'il:  ob^it,  il 
£ait  bien;  fî-tor  qu'il  peut  fecouer  le  joug  &  qu'il  le  fecoue  ,  il 
fait  encore,  mieux  ;  car,  recpuyrAntfiL  liberté:  par.  le.  même  droit, 
qui  la  lui  a  ravie,  ou  il  eft  fondé  à  la  reprçodr^^  o^i  l'on  ne  Té- 
toit  point  \  la  lui  (ôter.  Mais  Tordre  fociaî  efl^  un  droit  facré ,  qui 
fert  de  bafe  à  tous  les  autres.  Cependant  ce.  droit  ne  ^  vient  poinf 
de  la  nature;  il  eft  donc  fondé  fur  des  conventîqns.  Il  s'agit  de 
favoir  quelles  funt  ces  conventions.  Avant  d'e.ii  venir  là,  je  dois 
établir  ce  que  je  viens  d'avancer. 


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CHAPITRE     IL 

Des  premières  Sociétés. 

JLr  A.  plus  ancienne  d€  toutes  les   foclétés  &  la   feule    naturelle^ 
eft   celle    de,    la  famille.    Encore  les   enfans   ne  reftent-ils  liés, 
au  père   qu'auflî  long  -  temps  qu'ils    ont  befoin  de  lui  pour  fe 
conferver.  Si-tôt  que  ce  befoin, ceffe,  le^  lien  naturel, fe  dtflbut. 
tes  enfans,  exempts  de  TobéifTance  qu'ils  doivent  au   père,  le. 
père  exempt  des  foins  qu'il  devoit  aux  enfans ,  rentrent  tpus.  égar. 
lenient   dans  l'indépendance.  S'ils   continuent  de  re^fter  unis,  ce, 
n'eft  plus  naturellement ,  c'eft  volontairement^  &  la.  famille  elle- 
même  ne  fe  maintient  que  par  convention. 


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s  O   CIA   X;  131^ 

Cette  liberté  commune  eft  une  confëquence  de  la  nature 
de  riioriime.  Sa  première  I6î  eft  de  véîller  h  fa  propre  confer- 
Vition ,  fts  premiers  foinS  font  ceux  qu'il  fe  doit  h  lui-même ,  & 
fî-tôt  qu^îl  eft  eh  âge  de  rafifon ,  lui  feu!  éfant  juge  des  nioyeris 
propres  à  le  conferVer,  devient  4>ar^l^  fon  propre  maîtfe. 

La  famille  eft  donc ,  Ci  Ton  veut ,  le  premier  modèle  des  fo- 
clétds  politiques  :  le  chef  eft  rîmage  dii  père  ,  le  peuple  eft  Pi- 
itlàge  des  enfahs  ,  iSc  tous  ëtàrit  ries  égaux  &  lîtîres,  n'^âliénent 
leur  lîBer'té  que  pour  léiir  utilité.  Toute  la  difFérence  eft  que  dans 
la  famille  l'amour  du  père  pôiir  (es  erifans  lè  jpâîe  des  Joins  qu'il 
fetir  rend,  &  que  dans  TÉtat  lê  plaîfir  de  commander  iTuppIée  i 
cet  amour  que  le  chef  n'a  pas  pour  fes  peuples. 

Grôtius  nie  que  tout  pouvoir  humain  foît  étaSli  en  faveur 
dé  ceux  qui  font  gouvernés.  Il  cire  l'efçlavage  ,en  exemple.  Sa 
plus  conftànte  manière  de  raifonner  eft  d'établir  toujours  le  droit 
par  te  fkît,  (  i  )  Oh  poùrroTt  employer  une  méthode  plus  con- 
féquente,  màîs  non  pas  plus  favorable  aux  tyrans.  . 

Il  eft  donc  douteux ,  félon  GroSus ,  fi  îé  ^énr e  ;hûmaîn  ap- 
partient à  une  cent^airie  d'hommes,  oû  fi  cette  centaine  d'hom- 
mes a|>pàrtieàt  au  genre  hmnam  ;  &  H-  parok  dans  tout  fôh  livre 
pencher  po'ur  le  premier  avis  ;  c'éft  âti<K  le  fefttîïtffent  de  Hobbes, 
Ainfî  vdîlà  l'efpècé  humaine  divifée  eh  troùpéiûic  debéfâil  dont 
chacun  a  fon  chef,  qui  le  garde  pour  le  déVôï^J 

Comme  un  pâtre  eft  d'une  nature  fupériettre  à  celle  de  fon 
troupeau  ,  les  pafteurs  d'hommes,  qui  font  leurs  chefs,  font  auflî 
d'une  nature  fu^érieure  k  celle  îde  feurs  peuples.  Ainfî  raifonnoit , 
au  rapport  de  Philorijl'Ejnpereur.Calîgi^,  concluant  affez  bien 
de  cette  analogie  quelles  Kôis  étoïént  (îes  Dieux,  ou  que  les 
peuples  étoîent  des  bêtes.    : 

(  I  )  »»  Les  favantes  recherches  fur      »  4ier.  «c  Traité  manufcrit  des  Intérêts 
'»  *té  Droit  Public  ne  font  fouveht  que      de  la  France  avec  fes  voijins  ,  par  L. 
»  rhiftoire  des  anciens  abus,  &  on      M.  d*A.  Voilk  précifément  ce   qu*a 
i>  <*eft  «tolétémarVprdpds  qoatt^Oft      fait  Gl'bfiu».   '      .       '  ' 
;>  $*eft  donné  la  peine  de  les  trop  étu-  i' 

S   ij 


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I40  D   U      C  O   N    T    R   A    T 

Le  raîfonnement  de  ce  Caligula  revient  a  celuî  de  Hobbes  & 
de  Grottus.  Ariflpre  avant  eux  tous  avoît  dit  auflî  que  les  hom- 
mes ne  font  point  naturellement  égaux  ;  mais  que  Içs  uns  naif- 
fent  pour  Tefclavage ,  '  &  les  autres  pour  la  dominatioa. 

Aristote  avoitraifon;  mais  ^a^prenqît J'efFec  pour  la  caufe. 
Tout  homme  né  dans  Tefclavage  naît  pour  Pefclavage ,  rien  n'eft 
plus  certain,  hes  efclaves  perdent  tout  dans  leurs  fers ,  jufqu'au 
defir  d'en  fortir  :  ils  aiment  leur  fervitude  comme  les  compagnon^ 
d'UlyflTe  aimoîènt  leur  abrutiffement,  (2)  S'il  y  a  donc  des  ef- 
claves par  nature,  c'eft  parce  qu'il  y  a  eu  des  efclaves  contre 
nature.  La  force  a  fait  les  premiers  efclaves,  leiur  lâcheté  les  a 
perpétués. 

Je  n'ai  rien  dît  du  Roi  Adam^  ni  de  l'Empereur  Noé ,  père 
des  trois  grands  Monarques  qui  fe  partagèrent  l'univers ,  comme 
firent  les  en  fans  de  Saturne,  qu'on  a  cru  reconnoître  en  eux. 
J'efpère  qu'on  me  faura  gré  de  cette  modération  ;  car ,  defcen- 
dant  dîreâement  de  l'un  de  ces  Princes,  &  peut-être  delà  bran- 
che aînée,  que  faîs-je  fi,  par  la  vérification  des  titres,  je  ne  me 
trouverois 'point  le  légitime  Roi  du  genre  humain?  Quoi  qu'il  en 
foit ,  on  ne  peut  difcoflvënir  qu'Adam  n'ait  jété  Souverain  du  mpnde 
comme  Robinfon  de  fon-Iflci  caét-^u'ilen  fut  le  feul  habitant; 
&  ce  qu'il  y  avoit  de  cOmmode  dans  cet  empire  ,  étoit  que  le 
M(V)ar^ue,.afruré  fur  £qti  trône  ,  n'avoit  k  craindre  ni  rébellions  » 
ni  guerres,  ni.-cpnfpit^teurs.  /.      . 


C    H   A   PI   T    R   E     I  I  L 

Du  droit  ^  du  plus  fort. 

X^  E  plus  fort  n'eft  jamais  aflez  fort  pour  être  toujours  le  ftiaï* 
tre ,  s'il  ne  transforme  fa  force  en  droit  &  l'obéiffance  en  devoir. 
De-lî  le  droit  du  plus  fort^  droit  pris  ironiquement  en  apparence, 

(1)  Voyez  un   petit  Traké  de  flutarque,  inûiuLé  :  Que  les  U»s  u/wtu 
de  la  raifon. 


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Social» 


141 


&  réellement  établi  en  principe  :  mais  ne  nous  expliquera-t-on 
jamais  ce  mot  ?  La  force  efl  une  puifTance  phyfiquc  :  je  ne 
vois  point  quelle  moralité?  peut  réfulter  de  fes  effets.  Céder  h  la 
force  eft  un  afte  de  néceffité  ,  non  de  volonté;  c'eft  tout  au 
plus  un  afte  de  prudence.  En  quel  fens  pourra-ce  être  un  devoir? 

Supposons  un  moment  ce  prétendu  droit.  Je  dis  qu'il  n'en 
réfulte  qu'un  galimatias  inexplicable.  Car  fi-tôc  que  c'efl  la  force 
qui  fait  le  droit ,  Teffet  change  avec  la  caufe  ;  tpute  force  qui 
furmonte  la  première,  fuccède  à  fon  droit.  Si-tôt  qu'on  peut 
défobéir  impunément,  on  le  peut  légitimement;  &  puifque  le 
plus  fort  a  toujours  raifon ,  il  ne  s'agit  que  de  faire  enforte 
qu'on  foit  le  plus  fort.  Or,  qu'efl-ce  qu'un  droit  qui  périt  quand 
la  force  cefTe  ?  S'il  faut  obéir  par  force  on  n'a  pas  befoin 
d'obéir  par  devoir;  &  iî  l'on  n'eft  plus  forcé  d'obéir  on  n'y  ell 
plus  obligé.  On  voit  donc  que  ce  mot  de  droit  n'ajoute  rien 
à  la  force;  il  ne  fignifîe  ici  rien  du  tout. 

Obéissez  aux  puifTances.  Si  cela  veut  dire,  cédez  h  la  force, 
le  précepte  eft  bon ,  mais  fupcrflu  ;  je  réponds  qu'il  ne  fera 
jamais  violé.  Toute  puifTance  vient  de  Dieu,  je  l'avoue;  mais 
toute  maladie  en  vient  auffi.  Efl-ce  à  dire  qu'il  foit  défendu  d'ap- 
peller  le  Médecin  ^  Qu'un  brigand  me  furprenne  au  coin  d'un 
bois  ,  non-feulement  il  faut  par  force  donner  la  bourfe  ;  mais 
quand  je  pourrois  la  fouftraire,  fuis- je  en  confcience  obligé  de 
la  donner  ?  Car  enfin  le  piftolet  qu'il  tient  eft  auflî  une  pui/îànce. 

Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas  droit;  &  qu'on  n'efi 
obligé  d'obéir  qu'ai^x  puifTances  légitimes.  Ainfi  ma  queftion  pri- 
mitive revient   toujoiurs. 


:H>'j  ;  ît^iiM!  î»* 


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a,t34. 


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14*  Du     Contrat 

CHAPITRE    IV. 

De  Vefdalfage. 

xT  UisQuMucuN  homme  n'a  une  autorité  naturelle  fur  fon  fem- 
blable  »  &  puifque  la  force  ne  produit  aucun  droit ,  refient  dôhc 
les  conventions  pour  bafe  de  toute  autorité  légitime  pailni  les 
liommes. 

Si  un  p^ticWîèr ,  dit  Grdtitïs ,  peut  aliéner  fa  liberté  &  fe 
fëtihte  éfcla^e  d'ifn  înaitre ,  pourquoi  tout  un  peuple  ne  pour- 
rôît-îl  ^as  aliéner  là  fîenrie  &  ie  rendre  fujét  d'un  ïloi  ?  il  y  a 
îk  bien  dés  -mots  équivoques  qui  auroîent  befoih  d'e^fplicaticm  ; 
mais  tèrïofis-Hfous-'eh  à  celui  S'aliéner.  Aliénet ,  c'eft  donner  ou 
Veîkire.  Or ,  iin' homme  qui  fe  fait  efçlavè  d'un  aiïtré  ,ïie  fe  donne 
pas ,  il  fe  vend ,  tout  au  moihs  pbin-  fa  fubfîflaficé  :  mais  un  peu- 
ple ,  pourquoi  fe  vend-il  ?  Bien  loin  qu'un  Roi  fourntflfe  a  fes  fu- 
jets  leur  fubfîilance^  il  ne  tire  la  fienne  que  d^ux,  &,  feloii 
Rabelais ,  un  Roi  ne  vit  pas  de  peu.  laQs  fujets  donnent  donc 
leur  perfonne  k  condition  qu'on  prendra  auffi  leur  bien?  Je  ne 
vois  pas  ce  qui  leiu:  refle  à  conferver. 

Ok  dira  que  le  d'éf^tte  afluré  îi  fes  fujets  la  tranquillité  civile. 
Soit;  mais  qu'y  gàtgneht-fls,  fî  les  guerres  c^ue  fon  ambition  leur 
ûttii'e,  fî  fon  ihfatiablé  âVidité ,  iî  -  les  vexations  de  fon  miniflère 
les  défolent  plus  que  ne  feroient  leurs  diffentions  ?  Qu'y  gagnent- 
ils,  fî  cette  tranquillité  même  efl  une  de  leurs  misères?  on  vit 
tranquille  aufïî  dans  les  cachots  ;  en  efl-cé  affez  jpour  s'y  trouver 
bien  ?  Les  Grecs  enfermés  dans  l'antre  du  Cyclope  y  vivoient 
tranquilles ,  en  attendant  que  leur  tour  vint  d'être  dévorés. 

Dire  qu'un  homme  fe  donne  gratuitement ,  c'efl  dire  une 
chofe  abfurde  &  inconcevable;  un  tel  aôel&ft  illégîtîme  &  nul, 
par  cela  feul  que  celui  qui  le  fait  n'efl  pas  dans  fon  bon  fens. 
Dire  la  même  chofe  de  tout  un.  peuple  ,  c'eft  fuppofer  un  peuple 
de  foux  :  la  folie  ne  fait  pas  droit. 


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<^UAND  ch^qun.  pourroît  s'alién^tj  lui-rpéme.,  il  ne  peut  alié- 
ner k^  enfiwjs^;  ils  naiflent  hoinpief  fiç  Hlwresi.umr  libeffé  leur 
appartient ,  nul  tf a  drpit  d^ea  djfpQfcaTf  qu'çujç.  Avanti  qp'ils  fpîent 
en  âge  de  raifon  le  pçre  peut  c^  l^ur  npm.  llipplpr  des  condi- 
tions pour  leur  confervation ,  pour  leur  h\çT^èfTp^\  m^iis.  nonJcs 
donner  irrévocablement  &  fans  condition  ;  car  un  tel  don  eft  con- 
traire aux  fins  de  la  nature,  &  paflTe  les  droits  de  la  paternité.  II 
faudroit  donc  pour  qu'un  gouvernement  arbitraire  fût  légitime,  qu'à 
chaque  génération  le  peuple  fut  le  maître  de  l'admettre  ou  dç 
le  rejetter  :  mais  alors  ce  gouvernement  ne  feroit  plus  arbitraire. 

Renoncer,  à  fa.  liberté  c'eft  renoncer  à  fa  qualité  d'homme , 
aux  droits  de  l'humanité ,  même  a  ks  devoirs.  Il  n'y  a  nul  dé- 
dommagement poflîble  pour  quiconque  renonce  k  tout.  Une  telle 
renonciation  eft  incompatible  avec  îa  nature  de  l'homme ,  &  c'eft 
ôter  toute  moralité  V(ts  aûions  que  d'ôter  toute  liberté  h  fa  vo- 
lonté; Enfin  c'eft  une  convention  vaine  &  contradiftoire  de  ftî- 
puler  d'une  part  une  autorité  abfolue,  &  de  l'autre  une  obéif- 
fance  fans  bornes.  N'eft-il  pas  clair  qu'on  n'eft  engagé  à  rien  en- 
vers celui  dont  on  a  droit  de  tout  exiger ,  &  cette  feule  condition 
fans  équivalent ,  fans  échange  ,  n'entraîne-t-elle  pas  la  nuUifé  de 
l'aâe?  Car  que{  droit  mon  efclave  auroit-il  contre  moi,  puifque 
tput  ce  qu'il  a  m'appartient ,  &  que  fon  droit,  étant.  le  mien ,  ce 
diroit  de  moi  contre  moi-même  ,  eft  un  mot  qui  n'a  aucjin  kx\:i,X 

QROTIUS.&  les  autres  tirent  dé  la  guerre  une  autre  origine  du 
prétendu  droit  d'efclavage.  Le  vainqueur  ayant,  félon  eux,  le 
droit  de  tuer  le  vaincu  ,  celui-ci  peut  racheter  fa  vie  aux  dépens 
djefa  liberté;  convention  d'autant  plus  légitime  qu'elle  tourne  au 
profit  de  tqus  deux. 

Mais  il  eft  clair  que.  ce  prétendu  droit  dç  tuer  les, vaincus, 
ne  réfulte  en  aucune  manière  de  l'état  de  guerre^  Par   cela  feu! , 
q^ue  les  hommes  vivant  dans  leur  p^rimitive  indépendance  n'ont 
point  entre  eux  de  rapport  afiez  conftant  pour  conftituer  ni  l'é-. 
tat  de  paix  ,  ni  l'état  de  guerre ,  ils  ne   font  point  naturellement- 
ennemis.  C'eft  le  rapport  des  chofes ,  &  non  des  hommes ,  qui 


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144  ^   ^      C  O   N   T   R  A   T 

confticue  la  gueye  ,  &  l'état  de  guerre  ne  pouvant  naître  des  (im- 
pies relations  perfonnelles ,  mais  feulement  des  relations  réelles  , 
la  guerre  privée  ou  d*homme  h  homme  ne  peut  exîfter,  ni  dans 
rétat  de  nature  ,  où  il  n'y  a  point  de  propriété  confiante ,  ni 
dans  rétat  focial ,  oii  tout  eft  fous  l'autorité  des  loîx. 

Les  combats  particuliers ,  les  duels  ,  les  rencontres  font  des 
aftes  qui  ne  conftituent  point  un  état;  &  à  l'égard  des  guerres 
privées,  autorifées  par  les  établiflemens  de  Louis  IX,  Roi  de 
France ,  &  fufpendues  par  la  paix  de  Dieu  ,  ce  font  des  abus 
du  gouvernement  féodal  ;  fyftême  abfurde  s'il  en  fut  jamais , 
contraire  aux  principes  du  droit  naturel  ^  &  h  toute  bonne  poli* 
tique. 

La  guerre  n'eft  donc  point  une  relation  d'homme  k  homme, 
mais  une  relation  d'État  k  Etat ,  dans  laquelle  les  particuliers  ne 
font  ennemis  qu'accidentellement,  non  point  comme  hommes,  ni 
même  comme  citoyens ,  mais  comme  (oldats  ;  non  point  comme 
membres  de  la  patrie  ,  mais  comme  fes  défenfeurs.  Enfin  chaque 
Etat  ne  peut  avoir  pour  ennemis  que  d'autres  États,  &  non 
pas  des  hommes ,  attendu  qu'entre  chofes  de  diverfes  natures 
on  ne  peut  fixer  aucun  vrai  rapport. 

Ce  principe  efl  même  conforme  aux  maximes  établies  de  tous 
les  temps  &  à  la  pratique  confiante  de  tous  les  peuples  policés.  Les 
déclarations  de  guerre  font  moins  des  aveïtifTemens  aux  puifTan- 
ces  qu'à  leurs  fujets.  L'étranger  ,  foit  Roi,  foit  particulier  ,-foît 
peuple  ,  qui  vole  ,  tue  ou  détient  les  fujets  fans  déclarer  la 
guerre  au  Prince ,  n'efl  pas  un  ennemi  ,  c'efl  un  brigand.  Même 
en  pleine  guerre ,  un  Prince  jufle  s'empare  bien  en  pays  enne- 
mi de  tout  ce  qui  appartient  au  public  ;  mais  il  refpefte  la  per- 
fonne  &  les  biens  des  particuliers;  il  refpefte  des  droits  fur  lef- 
quels  font  fondés  les  fiens.  La  fin  de  la  guerre  étant  la  deflruc- 
tion  de  l'État  ennemi ,  on  a  droit  d'en  tuer  les  défenfeurs  tant 
qu'ils  ont  les  armes  k  la  main  ;  mais  fî-tôt  qu'ils  les  pofent  &  fe 
rendent,  cefTant  d'être  ennemis  ou  inflrumens  de  l'ennemi,  ils 
redeviennent  fîmplement  hommes  ?  &  l'on  n'a  plus  de  droit  fur 

leur 


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Social:  145 

leur  vie.  Quelquefois  on  peut  tuer  TÉtat  fans  tuer  un  feul  de  k^ 
membres  :  or ,  la  guerre  ne  donne  aucun  droit  qui  pe  foit  nécef^ 
faire  à  fa  fin.  Ces  principes  ne  font  pas  ceux  de  Grotius  ^  ils  ne 
font' pas  fondés  fur  des  autorités  de  Poètes  :  mais  ils  dérivent 
de  la  nature  des  chofes ,  &  font  fondés  fur  la  raifon. 

A  regard  du  droit  de  conquête ,  il  n'a  d'autre  fondement  que 
la  loi  du  plus  fort.  Si  la  guerre  ne  donne  point  au  vainqueur  le 
droit  de  maflacrer  les  peuples  vaincus ,  ce  droit  qu'il  n'a  pas  ne 
peut  fonder  celui  de  les  afTervir.  On  n'a  le  droit  de  tuer  l'ennemi 
que  quand  on  ne  peut  le  faire  efclave  ;  le  droit  de  le  faire 
cfclave  ne  vient  donc  pas  du  droit  de  lé  tuer;  c'eft  donc  un 
échange  inique  de  lui  faire  acheter  au  prix  de  fa  liberté ,  fa  vie, 
fur  laquelle  on  n'a  aucun  droit.  En  établiflant  le  droit  de  vie  & 
de  mort  fur  le  droit  d'efclavage ,  &  le  droit  d'efclavage  fur  le 
droit  de  vie  &  de  mort,  n'efl-il  pas  clair  qu'on  tombe  dans  le 
cercle  vicieux? 

En  fuppofant  même  ce  terrible  droit  de  tout  tuer,  je  dis 
qu'un  efclave  fait  à  la  guerre ,  ou  un  peuple  conquis ,  n'eft  tenu 
k  rien  du  tout  envers  fon  maître ,  qu'à  lui  obéir  autant  qu'il  y 
eft  forcé.  En  prenant  un  équivalent  à  fa  vie ,  le  vainqueur  ne  lui 
en  a  point  fait  grâce  :  au  lieu  de  le  tuer  fans  fruit  il  l'a  tué 
utilement.  Loin  donc  qu'il  ait  acquis  fur  lui  nulle  autorité  jointe 
à  la  force,  l'état  de  guerre  fubfifte  entr'eux  comme  auparavant, 
leur  relation  même  en  eft  l'effet  ;  &  l'ufage  du  droit  de  la  guerre 
ne  fuppofe  aucun  traité  de  paix.  Ils  ont  fait  une  convention;  foit: 
mais  cette  convention,  lom  de  détruire  l'état  de  guerre,  en 
fuppofe  la   continuité. 

Ainsi,  de  quelque  fens  qu'on  envîfage  les  chofes,  le  droit 
d'efclavage  eft  nul,  non -feulement  parce  qu'il  eft  illégitime; 
mais  parce  qu'il  eft  abfurde  &  ne  fîgnifie  rien.  Ces  mots ,  ejcla- 
vagc  &  droit  font  contradiâoires  ;  ils  s'excluent  mutuellement. 
Soit  d'un  homme  à  un  homme,  foit  d'un  homme  à  un  peuple, 
ce  difcours  fera  toujours  également  infenfé  :  Je  fais  avec  toi  une 
convention  toute  à  ta  charge  &  toute  à  mon  profit ,  que  fohferverai 
tant  quil  me  plaira ,  &  que  tu  objerveras  tant  qu'il  me  plaira. 

(ELavres  mêlées  Jome.   IL  T 


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ï4^  D  V     Contrat 

CHAPITRE    V. 
Q}CïL  faut  toujours  remonter  à  unt  première^  convention^ 

^JUand   j'accorderoîs   tout   ce  que  j'ai  réfuté  jufqu'îci,  les- 
fauteurs  du   defpotifœe  n'en  feroient  pas  plus  avancés.  H  y  aura 
toujours  une  grande   différence  encre  foumettre  une  multitude  & 
régir  une  focîéié.  Que  des  hommes  épars  foient  fucceflirement 
afTervis  à  im  feul,  en  quelque  nombre  qu'ils  puiflênt  être ,  je  ne 
vois-là  qu'un  maître  &  des  efckves,  je  n'y  vois  point  un  peuple 
&  fon  chef;  c'efl,  fi   l'on  veut,  une  aggrégation  ,  mais  non  pas* 
une  afTociation  ;  il  n'y  a  là  ni  bien   public,  ni  corps  politique. 
Cet  homme,  eu^il  adervi  la  moitié  du   monde,  a'eft  tûujours^ 
qu'un  particulier  \  fon  intérêt ,  féparé  de  celui  des  autres ,  n'eft 
toujours  qu'un  intérêt  privé.  Si  ce  même  homme  vient  à  périr  ,- 
fon  empire  après  lui  refîe  épars  &  fans  Ûaifon ,  comme  un  chêne: 
fe  diflbut  &  tombe  en  un  tas  de  cendres  après  que  le.  feu  l'a^ 
confumé. 

Un  peuple^ dît  Grotms,  peut  fe  donner  \  un  Kôî.  Selon 
Grotius  un  peuple  eft  donc  un  peuple  avant  de  k  donner  k  un 
Eol  Ce  don  mêmeeft  un  aâe  civil  ,^  il  fuppofe  une  délibération 
publique.  AVant  donc  que  d'examiner  l'aâe  par  lequel  un  peuple 
élit  un  Roi,  il  feroit  bon  d'examiner  l'aâe  par  lequel  un  peuple 
eft  un  peuple  ;  car  cet  aâe  étant  néceffairement  antérieur  ^ 
l'autre.,  eft  le  vrai  fondement,  de  la  fociété. 

En  effet ,  s'il  n'y  avoît  poinr  dé  convention  antérieure,  oii 
lèroit ,  )i  moins  que  l'éleftion  ne  fût  unanime ,  l'obligation  pour 
le  petit  nombre  de  fe  foumettre  au  choix  du  grand,;  &  d'oii^ 
ccnt^  qui  veulent  un  maître,, on t-ik  le  droit  de  voter  pour  dî» 
qui  n'en  veulent  point  ?  La*  loi  de  la  pluralité  des  iuffirages  eft' 
elle-même  un  établiffèment  de  convention  y.  &  fuppofe  an  moins* 
une  fois.Punanimité;. 


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s  t)  t  I  A  U  147 


CHAPITRE    VI. 

Du  PaEle  Social. 

Je  fuppofe  les  liommes  parvenus  2i  ce  point  oîi  les  obftaçles 
qui  nutfent  ^  leur  confervarion  dans  l'état  de  nature ,  l'emportent 
par  leur  réfiftance  fur  les  forces  que  chaque  bdividu  peut  em- 
ployer pour  fe  maintenir  dans  cet  état.  Alors  cet  état  primitif 
ne  peut  plus  fubfîfter ,  &  le  genre  humain  périroit  s'il  ne  chan* 
geoit  fa  manière  d'être. 

Or  ,  comme  les  hommes  ne  peuvent  engendrer  de  nouvelles 
Forces,  mais  feulement  unir  &  diriger  celles  qui  exiftent,  ils 
n'ont  plus  d'autre  moyen  pour  fe  conferver ,  que  de  former  par 
^ggrégation  une  fomme  de  forces  qui  puific  l'emporter  fur  la 
réfiflance ,  de  les  mettre  en  jeu  par  un  feul  mobile  &  de  les 
faire  agir   de   concert. 

Cette  fomme  de  forces  ne  peut  naître  que  du  concours  de 
^lufieurs  ;  giaîs  la  force  &  la  liberté  de  chaque  homme  étant 
les  premiers  inftrumens  de  fa  confervatîon ,  comment  les  enga- 
gera-t-il  fans  fe  nuire  &  fans  négliger  les  foins  qu'il  fe  doit  ? 
Cette  difficulté  ramenée  à  mon  fujet  peut  s'énoncer  en  ces 
termes. 

»  Trouver  une  forme  d'aflTocîation  qui  défende  &  protège 
»  de  toute  la  force  commune  la  perfonne  &  les  biens  de  chaque 
m  affocié,  &  par  laquelle  chacun  s'uniflant  à  tous  n'obéiflè  pour- 
»  tant  qu'a  lui-même ,  &  refte  auflî  libre  qu'auparavant.  »  Tel 
efl  le  problème  fondamental  dont  le  contrat  fbcial  donne  la 
ibIution« 

Les  claufes  de  ce  contrat  font  tellement  déterminées  par  la 
nature  de  l'aâe ,  que  la  moindre  modification  les  rendroit  vaines 
-&  de  nul  effet;  enforte  que,  bien  qu'elles  n'aient  peut-être  jamais 
'été  formellement  énoncées,  elles  font  par-tout  les  mêmes,  par- 


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14^  Du    Contrat 

tout  tacitement  admîfes  &  reconnues;  jufqv'à  ce  que,  le  pafté 
focial  étant  violé ,  chacun  rentre  alors  dans  fes  premiers  droits  & 
reprenne  fa  liberté  naturelle,  en  perdant  la  liberté  convention- 
nelle pour  laquelle  il  y   renonça. 

Ces  claufes  bien  entendues  fe  réduiTent  toutes  \  une  feule  » 
favoir  l'aliénation  totale  de  chaque  aflbcié  avec  tous  fts  droits  k 
toute  la  communauté  :  car  premièrement,  chacun  fe  donnant 
tout  entier ,  la  condition  eft  égale  pour  tous  ,  &  la  condition 
étant  égale  pour  tous ,  nul  n'a  iiitérét  de  la  rendre  onéreufe  aux 
autres. 

De  plus,  l'aliénation  fe  faîfant  fans  réferve,  Punîon  eft  auflî 
parfaite  qu'elle  peut  l'être ,  &  nul  aflbcié  n'a  plus  rien  k  récla- 
mer ;  car  s'ij  reftoit  quelques  droits  aux  particuliers ,  comme  il 
n'y  auroit  aucun  fupérîeur  commun  qui  pût  prononcer  entre  eux 
&  le  public,  chacun  étant  en  quelque  point  fon  propre  juge, 
prétendroit  bientôt  l'être  en  tous ,  l'état  de  nature  fubfifteroit ,  & 
l'aflbciation  deviendroît  néceflairement  tyrannique  ou  vaine. 

Enfin  chacun  fe  donnant  \  tous,  ne  fe  donne  k  perfonne; 
&  comme  il  n'y  a  pas  un  aflbcié  fur  lequel  on  n'acquiert  le  mô- 
me droit  qu'on  lui  cède  fur  foi ,  on  gagne  l'équivalent  de  -tout 
ce  qu'on  perd ,  &  plus  de  force  pour  conferver  ce  qu'on  a. 

Si  donc  on  écarte  du  paâe  focial  ce  qui  n'eft  pas  de  fon  éf- 
fence ,  on  trouvera  qu'il  fe  réduit  aux  termes  fuivans.  Chacun  de 
nous  met  en  commun  fa  perfonne  &  fa  puijfance  Jous  la  fuprémc 
direâion  de  la  volonté  générale  ;  &  nous  recevons  en  corps  chaque 
membre  comme  partie  indivifible  du  tout. 

A  Pinftant,  au  lieu  de  la  perfonne  particulière  de  chaque  con- 
traftant,  cet  afte  d'aflbciation  produit  un  corps  moral  &  collec- 
tif, compofé  d'autant  de  membres  que  l'aflemblée  a  de  voix ,  le- 
quel reçoit  de  ce  même  afte  fon  unité ,  fon  moi  commun ,  fa  vie 
&  fa  volonté.  Cette  perfonne  publique ,  qui  fe  forme  ainfi  par 


L 


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s  o  c  I  À 


L, 


149 


Punion  de  toutes  les  autres,  prenoit  autrefois  le  nom  de  Cite^-^); 
6c  prend  maintenant  celui  de  Répub figue  ou  de  corps  politique , 
lequel  eft  appelle  par  fes  membres  État  quand  il  eft  paflîf ,  Sou^ 
verain  quand  il  eft  aâif ,  Puiffance  en  le  comparant  à  fes  fembla* 
blés.  A  Pégard  des  affociés ,  ils  prennent  colledivement  le  nom 
de  Peuple^  &  s'appellent  en  particulier  Citoyens^  comme  parti* 
cipans  k  Tautorité  fouveraine ,  &  Sujets ,  comme  foumîs  aux  loix 
de  PÉtat.  Mais  ces  termes  fe  confondent  fouvent  &  fe  prennent 
l'un  pour  Tautre;  il  fuflit  de  les  favoir  diftinguer  quand  ils  font 
employés  dans  toute  leur  précifion. 


CHAPITRE    VIL 

Du  Souverain. 

\J  N  voit  par  cette  formule  que  Pafte  d'aflbciation  renferme  un 
engagement  réciproque  du  public  avec  les  particuliers  ,  &  que 
chaque  individu ,  contraâant ,  pour  ainfi  dire ,  avec  lui-même ,  fe 
trouve  engagé  fous  un  double  rapport  ;  favoir  ,  comme  membre 
du  Souverain  ,  envers  les  particuliers ,  &  comme  membre  de  rÉ7 


(  3  )  Le  vrai  fens  de  ce  mot  s*eft 
prefque  entièrement  effacé  chez  les 
modernes  ;  la  plupart  prennent  une 
ville  pour  une  cité  &  un  bourgeois 
pour  un  citoyen.  Ils  ne  faveur  pas 
que  les  maifons  font  la  ville  ,  mais  que 
les  citoyens  font  la  cité.  Cette  même 
erreur  coûta  cher  autrefois  aux  Car- 
thaginois. Je  n'ai  pas,  lu  que  le  titre 
de  Cives  ait  jamais  été  donné  aux  fu- 
jets  d^aucun  Prince,  pas  même  an- 
ciennement aux  Macédoniens,  ni  de 
nos  jours  aux  Ânglois,  quoique  plus 
près  de  la  liberté  que  tous  les  autres. 
Les  feuls  François  prennent  tous  fa- 
milièrement ce  nom  de  citoyen  ,  parce 
qu'ils  n'en  ont  aucune  véritable  idée , 


comme  on  peut  le  voir  dans  leurs 
Diâionnaires ,  fans  quoi  ils  tombe- 
roient  en  Tufurpant  dans  le  crime  de 
leze-Mâjefté  :  ce  nom  chez  eux  ex- 
prime une  vertu  &  non  pas  un  droit. 
-Quand  Bodin  a  voulu  parler  de  nos 
citoyens  &  bourgeois ,  il  a  fait  une 
lourde  bévue  en  prenant  les  uns  pour 
les  autres.  M.  d'AIembert  ne  s'y  eft 
pas  trompé ,  &  a  bien  diflingué  dans 
fon  article  Genève  les  quatre  ordre» 
d'hommes  (  même  cinq  en  y  comptant 
les  fimpies  étrangers  ,  )  qui  font  dans 
notre  ville ,  &  dont  deux  feulement 
compofent  la  République.  Nul  autre 
auteur  François ,  que  je  facbe  ,  n*m 
compris  le  vrai  fens  du  mot  citoyen» 


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Mfo  Du    C  o  N  r  n  A  r 

-^zt  y  envers  le  Souverain.  Mais  on  ne  peut  appliquer  ici  la  maxt- 
nie  eu  droit  ciirîl ,  que  nul  n^efi  tenu  aux  engagemens  pris  avec 
lui-même  ;  car  it  y  a  bien  de  la  différence  jentre  s'obliger  envers 
ibi ,  ou  envers  un  tout  doût  on  fait  |>artie. 

Il  faut  remarquer  encore  que  la  dëlibéradon  publique,  qui 
j)eut  obliger  tous  les  fujets  envers  le  Souverain ,  2i  caufe  dts  deux 
.diffêrens  rapports  fous  lefquds  chadin  d'eux  eft  envifagé,  ne  peut^ 
|)ar  la  raifon  contraire  obliger  le  Souverain  envers  lui-même ,  & 
ique,  par  cônféquent^  il  eftoontre  la  nature  du  corps  politique 
«que  le  Souverain  s'impofe  une  loi  qu^il  ne  puifle  enfreindre.  Ne 
jpouvant  (e  confidérer  que  fous  un  feul  &  même  rapport ,  il  efl 
,alors  dans  le  cas  d'un  particulier  contraâant  avec  foi-méme  :  par 
où  l'on  voit  quSl  n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  nulle  efpèce  de  loi 
fondamentale  obligatoire  pour  le  corps  du  peuple^  pas  même  te 
contrat  focial.  Ce  qui  ne  Signifie  pas  que  ce  corps  ne  puifTe  fort 
4>ien  s'engager  envers  autrui  en  ce  qui  ne  déroge  point  à  ce  con« 
trat  ;  car  k  Tég^d  de  l'étranger ,  il  ii&vient  un  â^e  iimple ,  un 
Individu* 

Mats  le  corps  politique  ou  le  Souverain  ne  tirant  fon  être 
^ue  dte  la  fainteté  du  contrat,  ne  peut  jamais  s'obliger,  même 
envers  autrui ,  ï  rien  qui  déroge  à  cet  aôe  primitif,  comme  d'a- 
ïiéner  quelque  portion  de  lui-même  ou  de  ie  foumettre  à  un  au- 
tre Souverain.  Violer  l'aâe  par  lequel  il  exifte,  feroit  s*anéantir^ 
wSc  ce  qui  nteft  rien  ne  produit  rien. 

Si-TÔT  que  cette  multitude  eft  ainfi  réunie  en  un  corps,  on 
«e  peut  offtnCot  un  àts  membres  fans  attaquer  le  corps  ;  encore 
moins  ofienfer  le  corps  (ans  que  les  membres  s'en  reflentent.  Ainfi 
îe  devoir  &  l'intérêt  obligent  également  les  deux  parties  con- 
trariantes à  s'entr'aider  mutuellement,  &  les  mêmes  hommes 
doivent  chercher  h  réunir  fous  ce  double  rapport  tous  les  avan* 
irages  ^ui  en  dépendent. 

Or  ,  le  Souverain  n'étant  formé  que  des  particuliers  qui  le 
^compofent,,  n'a  ni  ne  peut  avoir  d'intérêt  contraire  au  leuri  par 
^ooféqucat  la^puiflkace  fouveraine  n'a  nul  befoin  de  garant  cnr 


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s  o  CI  A  x;  f  jf 

vers  Tes  fujets,  parce  qu'il  ç/l  impolïîbte  qufi  te  corps  rcuilte  miire 
^  tous  ît^  membres;  &  nous  verrons  ci-après  qu'il  ne  peut  nuire 
S  aucun   en  ^articuliV*  \i  f^puiersinf^  par  tebù  feul  qu'il  efl,. 
cft  toujours  tout  ce  qu'il  doit  être.  _. 

Mais  il  n'en  eft  pas  airifi  desfùjéts  envers  le  Souverain,  au-- 
quel,  malgfé  l'intérêt  epmjm^up  >  riew  OQ  reprendrait  ,jiç  leyrs  kn^ 
gagemens,  s'il  ne  trouvpit  4es  woyi^BS  4c  s'»flyrpr  4c  Ip»jr  Çdélité. 

En  cfiet  ,  chaque  individu  peut-,  comme  Romme:,  a^^oir  une 
Volonté  particulière  ,  contraire  ou  dîflfembïablé  \  là  volonté  géné^i^ 
raie  qu'il  a  comme  citoyen-  Son  întéirêt  particulier  peut  lui 
parler  tout  autrement  que  l'intérêt  commue  :  fon  ejriftence  abfo- 
lue  &  naturellement  indépendante  peut  lui  faire  ehvifager  ce  qu^il 
doit  à  la  caufe  commune  comme  une  contribution  gratuite,  dont* 
i  la  perte  fera  moins  nuifiWe  aux  autres,  que  le  paiement  n'en  eft 

*-  onéreux  pour  lui  ;  &  regardant  la  perfonne  morale  qui  conftitue* 

l^État  comme  un    être  de   raifon ,  parce  que  ce  n'eft  pas  ua 
homme ,  il  jouiroit  des  droits  du  citoyen    fans    vouloir  remplir* 
les  devoirs  du  fujet  j  inj^if^ice  dont  le  progrès  cauferoit  la- ruiner 
du  corps  politique.. 

Afin  donc   que  lè  pafiè  focîal  ne  foit  pas  ùir  vain  fornçtf 
taire,  il  renferme  tacitement  cet    engagement;    qui    feul   peut 
donner  de  la  force  auK  autres,  que  quiconque  refufera  d'obéir' 
^  la  volonté  générale  y  fera  contraint  par  tout  le  corps  :  cfe  qui» 
ne  f^nific  autre  chofe ,  finon  qu'on  le  forcera  d'être  libre  ;   car 
telle  eflla  condition   qui  donnant  chaque  citoyétf  a  la  patrie ,  le* 
garantit   de  toute  dépendance  perfonnelle;    condition    qui  fair 
l?artifice  &    le  jeu    de  la  machine  politique,  &   qui  ftule  rend 
'  légitimes  les^  engagemens  civ^s^  lefquels^  fans  cela  fer  oient  abfur«r 

des>  tyraiiniques  ^.  &*Tujêft '&UX  ^^  énoh^s  abus.- 


m^ 


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t$l  DuCONTRAT 


C  HA  PITRE    VII  I. 

De  Vétat  civiU 

V-^E  paflage  de  Tétat  de  nature  h  l'état  cîvil  produit,  dans  Thom- 
tne  un  changement  très-remarquable,  en  fubftîtuant  dans  fa 
conduite  la  juftice  îr  Tmllind  ,  &  donnant  k  fes  aftionç  la  moralité 
qui  leur  manquoît  auparavant.  Oeft  alors  feulement  que  la  voî^t 
du  devoir  fuccédant  k  l'împulfion  phyfique ,  &  le  droit  k  Tappé- 
tit,  Thomme  qui  jufques-lk  n'avoit  Regardé  que  lui-méixie ,  fe 
voit  forcé  d'agir  fur  d'autres  principes ,  &  de  confulter  fa  raifont 
avant  d'écouter  fes  penchans.  Quoiqu'il  fe  prive  dans  cet  état  de 
plufieurs  avantages  qu'il  tient  de  la  nature,  if  en  regagne  de  fi 
grands  y  Ces  facultés  s'exercent  &"  fe  développent,  fes  idées  s'é- 
tendent, fes  fentimens  s'ennobliffent ,  fon  ame  toute  entière  s'^éleve 
k  tel  point ,  que  fi  les  abus  de  cette  nouvelle  condition  ne  le  dé- 
gradoient  fouvent  au-defibus  de  celle  dont  il  eft  forti ,  il  devroit 
bénir  fans  ceffe  l'inftant  heureux  qui  l'en  arracha  pour  jeûnais,  Se 
qui  d'un  animal  ftupide  te  borné ,  fit  un  être  intelligent  &  ua 
liomme. 

RÉDUISONS  toute  cette  balance  à  des  termes  faciles  k  compa- 
rer. Ce  que  l'homme  perd  par  le  contrat  focial ,  c'eft  fa  liberté 
naturelle  ;&  un  droit  illimité  k  tout  ce  qui  le  tente  &,  qi  'il  peut 
atteindre  ;  ce  qo'il  gagne ,  c'eft  la  liberté  civile  &  la  propriété 
de  to?at  ce  qu'il  poffede.  Pour  ne  fe  pas  trôrpper  dans  ceç  com- 
penfaûons,  il  faut  bien  diftinguer  la  liberté  naturelle  qui  n'a  pour 
bornes  que  les  forces  de  l'individu,  d.e  la  liberté  civile  qui  eft 
limitée  par  U  volonté  généraï^>  &  la  poflèflîon  qui  n'eft  que  l'ef- 
fet de  la  force  ou  le  droit  du  premier  occupant,  de  la  propriété 
qui  ne  peut  être  fondée  que  fur  un  titre  pofitif. 

On  pourroit ,  fur  ce  qui  précède ,  ajouter  k  l'acquis  de  l'état 
civil  la  liberté  morale ,  qui  feule  rend  l'homme  vraiment  maître 
de  lui 9  car  l'impulfion  du  feul  appétit  eft  efclavage,.&  Tobéif- 

fancc 


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Social.  ijj 

fancc  à  la  loî  qu^on  s'eft  prefcrite  eft  liberté.  Maïs  je  tfen  ai 
déjà  que  trop  dit  fur  cet  article ,  &  le  fens  philofophîque  du  mot 
liberté  n'eft  pas  ici  de  mon  fujet. 


CHAPITREIX. 

Du  Domaine  réel 

V^Haque  membre  de  la  communauté  fe  donne  îi  elle  au  mo- 
ment qu'elle  fe  forme,  tel  qu'il  fe  trouve  aûuellement ,  lui  & 
toutes  fes  forces,  dont  les  biens  qu'il  pofTbde  font  partie.  Ce 
n'eft  pas  que  par  cet  aâe  la  pofTeflîoQ  change  de  nature  en 
changeant  de  mains ,  &  devienne  propriété  dans  celles  du  Sou* 
verain  :  mais  comme  les  forces  de  la  cité  font  incomparable-* 
ment  plus  grandes  que  celles  d'un  particulier,  la  ptfTefllan  pu- 
blique eft  aufli  dans  le  fait  plus  forte  &  plus  irrévocable  ,  fans 
être  plus  légitime,  au  moins  pour  les  étrangers^  Car  l'État,  à 
l'égard  de  fes  membres,  eft  maître*  de  tous  leurs  biens  par  le 
contrat  focial ,  qui  dans  l'État  fert  de  bafe  à  tous  les'  droits  ; 
mais  il  ne  l'eft  à  l'égard  des  autres  Puiflances  que  par  le  droit  de 
premier  occupant  qu'il  tient  des  particuliers. 

Le  droit  de  premier  occupant,  quoique  plus  réel  que  celui 
du  plus  fort,  ne  devient  un  vrai  droit  qu'apirès  l'étaWifTement 
de  celui  de  propriété.  Tout  homme  a  naturellement  droit  k  tout 
ce  qui  lui  eft  néceflkire  ;  mais  l'aâe  pi^ttf  qui  le  rend  proprié- 
taire de  quelque  bien,  l'exclut  de  tout  le  refte.  Sa  part  étant 
faite  il  doit  s'y  borner,  &  n'a  plus  aucun  droit  ^  la  commu- 
nauté. Voilk  pourquoi  le  droit  de  premier  occupant,  fi  foible 
dans  l'état  de  nature ,  eft  refpeâable  à  tout  homme  civiK  On 
refpeéle  moins  dans  ce  droit  ce  qui  eft  à  autrui  que  ce  qui  n'eft 
pas  k  foi. 

En  général  ,  pour  autorîfer  fur  un  terreîn  quelconque  le 
Iroît  de  premier  occupant ,  il  faut  les  conditions  fuivantes.  Pre- 
mièrement que    ce  terrein  ne  foit  encore  habité  par  perfonnej 

(Huvrcs  rruUts.    Tom^c  IL  V 


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iy4  Du     Contrat 

feconc^ement  qii^on  n'en  occupe  que  la  quantité  dont  on  a  beioîn 
pour  ^ubfirter  ;  en  troifîème  lieu  qu'on  en  prenne  pofleiîion  ,  non 
par  une  vaine  cérémonie ,  mais  par  le  travail  &  la  culture  ,  fèul 
ligne  de  propriété  qui,  au  défaut  de  titres  juridiques  ,  doive  être 
refpeflé  d'autrun 

En  effet,  accorder  au  befoin  &  au  travail  le  droit  de  pre-^ 
mier  occupant,  n'eft-ce  pas  l'étendre  auflî  loin  qu'il  peut  aller? 
Peut-on  ne  pas  donner  des  bornes  h  ce  droit  ?  Suffira-t-il  de 
mettre  le  pied  fur  un  terrein  commun  pour  s'en  prétendre  aufïï- 
tôt  le  maître  ?  Suffira-t-il  d'avoir  la  force  d'en  écarter  un  moment 
les  autres  hommes,  pour  leur  ôrer  le  droit  d'y  jamais  revenir? 
Comment  un  homme  ou  un  peuple  peut-il  s'emparer  d'un  ter- 
ritoire immenfe  &  en  priver  tout  le  genre  humain  autrement  que 
par  une  ufurpation  punifTable  ,  puifqu'elle  ôte  au  refte  des  hom- 
nies  le  féjour  &  les  alimens  que  la  nature  leur  donne  en  com- 
mun? Quand  Nunez  Balbao  prenoit  fur  le  rivage  pofTeflîon  de 
la  mer  du  fud  &  de  toute  TAmériqiie  méridionale  au  nom  de 
la  Couronne  de  Cafli^le  ,  étoit-ce  aflez  pour  en  dépofTéder  tous 
les  ha'bi^ans  &  en  exclure  tous  les  Princes  du  monde  ?  Sur  ce 
pied-la  ces  cérémonies  fe  multiplioient  afTez  vainement,  &  le  Roi 
Catholique  n'avoit  tout  d'un  coup  qu'à  prendre  de  Ton  cabinet 
pofTenîon  de  tout,  l'univers;  fauf  h  retrancher  enfuite  de  fon  em- 
jgire  ce  <^uî  étoit  auparavant  pofTédé  par  les  autres  Princes» 

:.    On:  conçoit  comment  les  terres  des  particuliers,  réunies  &  coh- 
tîgues ,'  deviennent  le  territoire  putlic ,  &  comment   le  droit   de 
fouveraineté.s'étendant  des  fujers  au  terrein   qu'ils  occupent,  de*- 
vient  a  la.  fois  réel  &  perfonnel  ;  ce  qui  met  les  pofle/Ièurs  dairs 
une  plus  grande   dépendance,  &  fait  de  leurs   forces  mêmes  les 
garans.  de  leur  fidélité.  Avantage  qui  ne  paroît  pas  avoir  été  bien 
fenti:  des  anciens.  Monarques,  qui   ne   s!appellant   que  Rois  des 
Perfes,  des  Scythes,  des  Macédoniens,  fembloient  fe  regarder- 
comme  Içs   cheft  dés  hommes ,  plutôt  que   comme   les  maîtres* 
du.  pays.  Ceux  d'aujourd'huï  s'appellent  plus  habilement  Rois   de 
France,  d'Efpagne,  d'Angleterre,  &:c.  En  tenant  ainfile  terrein,, 
ils.  font  bien  siïfs  d^en  tenir  les  habitans^ 


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s  O   C  I  A   U  155 

Ce  qu^il  y  a  de  (îngulier  dans  cette  aliénation ,  c^eil  que ,  loin 
<ju^en  acceptant  les  biens  des  particuliers ,  la  communauté  les  en 
dépouille ,  elle  ne  fait  que  leur  en  aflfurer  la  légitime  pofTeflîon , 
changer  Pufurpation  en  un  véritable  droit,  &  la  jouifTance  en 
propriété.  Alors  les  poflefTeurs  étant  confidérés  comme  déposi- 
taires du  bien  public  ,  leurs  droits  étant  refpeftés  de  tous  les 
membres  ^e  l'État ,  &  maintenus  de  toutes  (ts  forces  contre  l'é- 
tranger ,  par  une  ceflîon  avantageufe  au  public  ,  &  plus  encore 
à  eux-mêmes  ;  ils  ont,  pour  ainfi  dire ,  acquis  tout  ce  qu'ils  ont 
donné.  Paradoxe  qui  s'explique  aifément  par  la  diftinélion  des 
droits  que  le  Souverain  &  le  propriétaire  ont  fur  le  même  fonds  , 
comme  on  verra  ci-après. 

Il  peut  arriver  jauflfî  que  les  hommes  commencent  k  s'unir 
avant  que  de  rien  poflëder  ,  &  que ,  s'emparant  enfuite  d'un 
terreîn  fuflBfantpour  tous,  ils  en  joûiflent  en  commun ,  ou  qu'ils 
le  partagent  entre,  eux ,  foit  également ,  foit  félon  des  propor- 
tions établies  par  le  Souverain.  De  quelque  manière  que  fe  fade 
cette  acquifition ,  le  droit  que  chaque  particulier  a  fur  fon  propre 
fond  eft  toujours  fubordonné  au  droit  que  la  communauté  a 
fur  tous  ,  fans  quoi  il  n'y  auroit  ni  folidité  dans  le  lien  focial ,  ni 
force  réelle  dans  l'exercice  de  la  fouveraineté. 

Je  terminerai  ce  Chapitre  &  ce  Livre  par  une  remarque  qui 
-doit  fervir  de  bafe  à  tout  le  fyftéme  focial  ;  c'eft  qu'au  lieu  de 
-détruire  l'égalité  naturelle ,  le  paôe  fondamental  fubftitue  au  con- 
traire une  égalité  morale  &  légitime  a  ce  que  la  nature  avoit  pu 
mettre  d'inégalité  phyfîque  entre  les  hommes ,  &  que ,  pouvant 
être  inégaux  en  force  ou  en  génie ,  ils  deviennent  tous  égaux 
par  convention  &  de  droit.  (  4  ) 

[  4  ]   Sous  les   mauvais  gouverne-  qui  pofledent,  &  nuifibles  à  ceux  qui 

mens  cette  égalité  n'eft  qu'apparente  n'^ont  rien  :  d'où  il  fuit  que  l'état  fo- 

&  illufoirc  ;  elle  ne  itn  qu'à  main-  cial  n'eft   avantageux  aux  hommes , 

tenir  le  pauvre  dans  fa  misère,  &  le  qu'autant  qu'ils  font  tous  quelque  cho- 

riche  dans  fon  ufurpation.  Dans  le  fe ,  &  qu'aucun   d'eux    n'a  rien  do 

fait  les  ioix  font  toujours  utiles  à  ceux  trop. 

Tin  du  lÀvn  premier. 


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Social,  15^ 

D  U 

CONTRAT     SOCIAL; 

L  I-V  RE    SECOND. 


CHAPITRE     L 

Que  la   Souveraineté  ejl  inaliénable. 

'  A  première  &  la  plus  importante  conféquence  des  principes 
ci-devant  établis ,  efl  que  la  volonté  générale  peut  leule  diriger 
les  forces  de  PÉtat  félon  la  fin  de  fon  inflitution,  qui  eft  le  bien 
commun  :  car  !fi  Poppofitton  des  intérêts  particuliers  a  rendu  né- 
ceflaire  Tétabliflement  des  fociétés,  c'eft  l'accord  de  ces  mêmes 
intérêts  qui  Pa  rendu  poflîble.  C'eft  ce  qu'il  y  a  de  commun  dans 
ces  difFérens  Intérêts  qui  forme  le  lien  focial ,  &  s'il  n'y  avoit  pas 
quelque  point  dans  lequel  tous  les  intérêts  s'accordent^  nulle  fo- 
ciété  ne  fauroît  exifter^  Or ,  c'eft  uniquement  fur  cet  intérêt  cosov 
mun  que  la  fociété  doit  être  gouvernée. 

Je  dis  donc  que  la  fouveraineté  n'étant  que  Texercke  de  la 
volonté  générale ,  ne  peut  jamais  s'aliéner ,  &  que  le  Souverain  ^ 
qui  ri'eft  qu'un  être  coUeftif ,  ne  peut  être  repréfenté  que  par 
lui-même  i  le  pouvoir  peut  bien  fe  tranûnettre ,  mais  non  pas  la 
volonté. 

En  effet,  s^l  n^eftpasîmpoïïîble  qu^une  volonté  particufière  Rac- 
corde fur  quelque  point  avec  la  volonté  générale ,  il  eft  impoffi- 
ble.au  moins  que  cet  accord  foit  durable  &  confiant;  car  la  v.o- 
lonté  particulière  tend  par  fa  nature  aux  préférences  ,  &  la  vo- 
lonté générale,  à  l'égalité,  U  eu  plus  impcriOSble  «ncorje  qtftoxi  ajt 


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158  D  u     Co  N  T  n  A.T 

un  garant  de  cet  accord  ;  iquand  même  il  devroît  toujours  cxit» 
ter  ,  ce  ne  feroit  pas  un  effet  de  Tart,  mais  du  hafard.  Le  Sou- 
verain peut  bien  dire,  je  veux  aduellement  ce  que  veut  un  tel 
homme ,  ou  du  moins  ce  qu'il  dit  vouloir  ;  mais  il  ne  peut  pas 
dire ,  ce  que  cet  homme  voudra  demain  je  le  voudrai  encore  j 
puifqu'il  eft  abfurde  que  la  volonté  fe  donne  des  chaînes  pour 
Tavenir ,  &  puifqu'il  ne  dépend  d'aucune  volonté  de  confentir  k 
rien  de  contraire  au  bien  de  l'être  qui  veut.  Si  donc  le  jSeuple 
^promet  fimplement  d'obéir  ,  il  fe  difTout  par  cet^fte ,  il  perd  fa 
qualité  de  peuple  ;  \  l'inftant  qu'il  y  a  un  maître  il  n'y  a  plus  de 
Souverain ,  &  dès-lors  le  corps  politique  eft  détruit. 

Ce  n'eft  point  \  dire  que  les  ordres  des  cheft  ne  puiffent  paf- 
fer  pour  des  volontés  générales,  tant  que  le  Souverain,  libre  de 
s'y  oppofer ,  ne  le  fait  pas.  En  pareil  cas ,  du  filence  univerfel  on 
doit  préfumer  le  confentement  du  peuple.  Ceci  s'expliquera  plus 
au  long. 


CHAPITRE    IL 

Que  la  Souveraineté  ejl  indivijibte. 

X  Ar  la  même  raifon  que  la  fouveraineté  eft  inaliénable,  elle 
eft  indivifible.  Car  la  volonté  eft  générale  {  $  )  >  ^^  ^1^®  ^^  ^'^^ 
pas;  elle  eft  celle  du  corp?  du  peuple,  ou  feulement  d'une  par- 
tie. Dans  le  premier  cas  cette  volonté  déclarée  eft  un  afte  de 
fouveraineté  &  fait  loi  :  dans  le  fécond ,  ce  n'eft  qu'une  volonté 
particulière ,  ou  un  a^e  de  magiftrature  j  c'eft  un  décret  tout  au 
plus. 

Mais  nos  politiques  ne  pouvant  divifer  la  fouveraineté  dans 
fon  principe ,  la  divifent  dans  fon  objet  ;  ils  la  divifent  en  force 
&  en  volonté,  enpuiffance  légiflative  &  en  puiffance  executive, 

(jr)  Pour  qu'une  volonté  foit  gêné-  ceflaire  que  toutes  les  voir  foient 
raie ,  il  n*eft  pas  toujours  néceflaire  comptées  j  toute  exclufion  formelle 
qu'eUe  Ibir  unanime  ,  mais  il  eft  né-      rompt  la  généralité. 


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Social.  159 

en  droits  cPîmpôts,  de  juftice  &  de  guerre,  en  admîniftratioiï 
iBtérieure  &  en  pouvoir  de  traiter  avec  l'étranger  :  tantôt  ils 
confondent  toutes  ces  parties  &  tantôt  ils  les  féparent  ;  ils  font 
du  Souverain  un  être  fantaftique  &  formé  de  pièces  rapportées  ; 
c'eft  comme  s'ils  compofoient  Phomme  de  plufieurs  corps,  dont 
Vxoi  auroit  des  yeux,  l'autre  des  bras,  l'autre  des  piedis,  &  rien 
de  plus.  Les  charlatans  du  Japon  dépècent,  dît-on,  un  enfant 
aux  yeux  des  fpeftateurs ,  puis  jettant  en  l'air  tous  Ces  membres 
l*un  après  Pautre ,  ils  font  retomber  l'enfant  vivant  &  tout  raflem-^ 
blé.  Tels  font  à-peu-près  les  tours  de  gobelets  de  nos  politiques  ; 
après  avoir  démembré  le  corps  focial  par  un  preftige  digne  de 
la  foire  ,  ils  râfTemblent  les  pièces  on  ne  fait  comment. 

Cette  erreur  vient  de  ne  s'être  pas  fait  des  notions  exafles: 
de  l'autorité  fouveraîne  ,  &  d'avoir  pris  pour  des  parties  de  cette 
autorité  ce  qui  n'en  étoit  que  des  émanations.  Ainfi ,  par  exem- 
ple ,  on  a  regardé  l'aôe  de  déclarer  la:  guerre  &  celui  de  faire 
la  paix,  comme  des  aâes  de  fouveraineté ,  ce  qui  n'eft  pas  ^ 
puifque  chacun-  de  ces  aftes  n'eft  point  une  Iof,  mais  feulement 
une  application  de  la  loi,  un  afle  particulier  qui  détermine  le 
cas  de  la  loi ,  comme  on  le  verra  clairement  quand  l'idée 
attachée  au  mot  loi  fera  fixée. 

En  fuivant  de  même  les  autres  divifions,  on  trouveroît  que* 
toutes  les  fois  qu'on  croit  voir  la  fouveraineté  partagée  ,  on  fe 
trompe  V  que  les  droits  qu'on  prend  pour  des  parties  de  cette 
fouveraineté  lui  font  tous  fubordonnés  ,  &  fuppofent  toujours  des 
volontés  fuprêmes  dont  ces    droits  ne  donnent  que  l?exécution. 

On  ne  fauroit  dire  combien  ce  défaut  d'exaftîtudè  a  jetré^ 
d'obfcurité  fur  les  décifions  des  Auteurs  en  matière  de  droit 
politique ,  quand  ils  ont  voulu  juger  des  droits  refpeftifs  des  Rois- 
k  des  peuples,  fur  les  principes  qu'ils  avoienr  établis.  Chacun'* 
peut  voir  dans  les  Chapitres  III  &  IV"  du  premier  Livre  de  Gro^ 
fius  comment  ce  favant  homme  &  fon  tradudeur  Barbey rac  s'en-- 
chevêtrenr^  $*embarrafient  dans  leurs  fophifmes ,.  crainte  d*en  dîre; 
tro£r  ou  de  n'en  pas  dire  aflez ,.  félon  leurs  vues  ^Sc  do  choquexr 


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i6o  D  V    Contrat 

les  intérêts  qtf  ils  avoient  \  concilier.  Grotius  réfugié  en  France  » 
mécontent  de  fa  patrie  ,  &  voulant  faire  fa  cour  a  Louis  XIII, 
3i  qui  fon  livre  eft  dédié ,  n'épargne  rien  pour  dépouiller Jes  peu- 
ples de  tous  leurs  droits ,  &  pour  en  revêtir  les  Rois  avec  tout 
l'art  poffible.  Oeût  bien  été  auffi  le  goût  de  Barbeyrac ,  qui  dé- 
dioit  fa  traduaion  au  Roi  d'Angleterre  George  I.  Mais  malheu- 
reufement  l'expulfion  de  Jacques  II,  qu'il  appelle  abdication ,  le 
forçoit  à  fe  tenir  fur  la  réferve,  à  gauchir ,  à  tergiverfer  pour  ne 
pas  faire  de  Guillaume  un  ufurpateur.  Si  ces  deux  écrivains  avoient 
adopté  les  vrais  principes,  toutes  les  difficultés  étoient  levées ,  & 
ils  euflent  été  toujours  conféquensi  mais  ils  auroient  triftement 
dit  la  vérité,  &  n'auroient  fait  leur  cour  qu'au  peuple.  Or,  la 
vérité  ne  mène  point  k  la  fortune ,  &  le  peuple  ne  donné  ni  am- 
baflades,  ni  chaires,  ni  penfions. 


CHAPITRE     III- 

Si  la  volonté  générale  peut  errer. 

Al  s'enfuit  de  ce  qui  précède  que  la  volonté  générale  eft  tou- 
jours droite ,  &  tend  toujours  à  l'utiHté  publique  :  mais  il  ne  s'en- 
fuit pas  que  les  délibérations  du  peuple  aient  toujours  la  même 
reâitude.  On  veut  toujours  fon  bien ,  mais  on  ne  le  voit  pas  tou- 
jours î  jamais  on  ne  corrompt  le  peuple  ,  mais  fouvent  on  le 
trompe,  &  c'eft  alors  feulement  qu'il  paroît  vouloir  ce  qui  eft 
mal. 

Il  y  a  fouvent  bien  de  la  différence  entre  la  volonté  de  tous 
&  la  volonté  générale  i  celle-ci  ne  regarde  qu'à  llntérêt  com- 
mun ,  l'autre  regarde  à  l'intérêt  privé ,  &  n'eft  qu'une  fomme  de 
volontés  particulières  :  mais  ôter  de  ces  mêmes  volontés  les 
.  plus  &  les  moins  qui  s'entre-détruifent ,  (  ^  )  refte  pour  fomme 
des  différences ,  la  volonté  générale. 

Si 

(  6  )  Chaque  intérêt  dit  le  M.  d'A.  oppofuion  à  celui  d'un  tiers.  Il  eût  pu 
a  des  principes  d^érens.  L'accord  de  ajouter  que  Taccord  de  tous  les  inté- 
diiuje  intérêts  particuliers  fe  forme  par      rets  fe  forme  par  oppofition  à  celui 


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Social* 


i6i 


Sx  quand  le  peuple  AiffiTaniment   informé  '  délibère,  les  d^ 
toyens  n'avoîent  aucune  communication  entr'eux ,  du  grand  nom- 
bre de  petites  différences  réfulteroit  toujours  la   volonté  géné- 
rale ,  &  la  délibération  feroit  toujours  bonne.  Mais    quand  il  fe 
fait    des    brigues  ,    des  affociations  partielles  aux  dépens  de  la 
grande,  là  volonté  de  chacune  de  ces  affociations  devient  géné« 
jrale  par  rapport  à  Tes  membres,    &  particulière  par  rapport  à 
rÉtat  :  on  peut  dire  alors  qu'il  n^  a  plus  autant  de  votants  que 
d'hommes,  mais   feulement  autant  que  d'affociations.  Les  diffé- 
rences deviennent  moins  nombreufes  &  donnent  un  réfultat  moins 
général.  Enfin  quand  une  de  cjes  affociations  eft  fi  grande  qu'elle 
l'emporte  fur   toutes  les  autres ,  vous,  n'avez  plus  pour  réfultat 
une  fomme  de  petites  différences ,  mais  une  différence  unique  $ 
alors  il  n'y  a  plus  de  volonté  générale ,  &  l'avis  qui  l'emporte 
n'eft  qu'un  avis  particulier. 

Il  importe  donc  pour  avoir  bîen  l'énoncé  de  la  volonté  géné- 
rale qu'il  n'y  ait  pas  de  fociété  particulière  dans  l'État ,  &  que 
chaque  citoyen  n^opine  que  d'après  lui.  (y)  Telle  fut  l'unique 
&  fublime  inffitution  du  grand  Lyçurgue  :  que  s'il  y  a  des  fo* 
ciétés  partielles,  il  en  faut  multiplier  le  nombre  &  en  prévenir 
rinégalité,  comme  firent  Solon  ,  Numa,  Servius,  Ces  précautions 
font  les  feules  bonnes  pour  que  la  volonté  générale  foit  toujours 
éclairée  ,  &  que  le  peuple  ne  fe  trompe  point. 


de  chaciAi.  s'il  n'y  avoit  point  dln- 
térôcs  différens ,  \  peine  fentiroit-on 
rincéréc  commun^  qui  ne  trouveroic 
jamais  d\>bftacle  :  tout  iroit  de  lui* 
même ,  &  la  politique  cefl^foit  d'ê- 
tre un  art. 

(  7  )  Vent  cofa  è ,  dit  Machiavel , 
che  alcuni  divifioni  nuocono  aile  jRe- 


publiche  ,-  e  ^alciine  giovano  *  :  quellm 
nuocono  chejbno  dalle  fette  e  da  par» 
ùffiani  accompagnate  i  quelle  giovano 
che  fen\a  jftiè  ,  fenifi  partigiani  fl 
mantengono,  Nonpotendo  àdùnque pro^ 
vederà  un  fondatore  éCuha  Bepublica 
che  non  fiano  mmîci^ie  in  quella,  hà  da 
proveder  aime  no  che  non  vffiano  fette*. 
Hift.  Flprent.  £.  VII. 


Œuvres  miUcs.  Tome  II. 


X 


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i^i  Du    C  o  N  T  n  A  T 

^1  tji^ièiMyirt  w  m      »        ■  ' * wiii  iMwi   M  I    I      I    ■  «T^     %  I      Ml  j      <  w^^m 

CHAPITRE    IV. 

Des  bornes  du  pouvoir,  fouyejrain: 

wl  rÈtat  ou  la  Cité  n'eft  qu^une  perfonne  morale  dont  la  vie 
confiile  dansTunion  de  Tes  membres  ,&  fi  le  plus  important  de  Tes 
foins  eft  celui  de  fa  propre  confervation ,  il  lui  faut  une  force 
univerfelle  &  compulfive  pour  mouvoir  &  difpofer  chaque  partie 
de  la  manière  la  plus  convenable  au  tout.  Comme  la  nature 
donne  à  chaque  homme  un  pouvoir  aUblu  fur  tous  fes  membres  y 
le  pa(6le  focial  donne  au  corps  politique  un  pouvoir  abfolu  fur 
tous  les  fiens ,  &  ç'eft  ce  même  pouvoir  qui ,  dirigé  par  la  vo« 
lonté  générale»  porte t  comme  j^ai  dit,  le  nom  de  fouyeraineté. 

Mais  outre  la  perfonne  pubUque ,  nous  avons  k  confidérer  les 
perfoniies  privées  qui  la  compofent ,  &  doni^  la  vie  Se  la  liberté 
font  naturellement  bdépendantes  d^elle.  Il  s^agit  donc  de.  bien 
diftinguer  les  droits  refpeftife  des  citoyens  &  du  Souverain  (8), 
&  les  devoirs  qu^ont  )l  remplir  les  premiers  en  qualité  de  fujets,' 
du  droit  naturel  dont  ils  doivent  jouir  en  qualité  d^hommes. 

On  convient  que  tout  ce  que  chacun  aliène  par  le  paôe  focial 
de  la  puiflance,  de  fes,  biens,,  de  fa  liberté,  c^efl  feulement  la 
partie  de  tout  cela  dont  Pufage  importe  à  la  communauté;  mais 
il  faut  convenir,  a\iffi  que  le  Souverain  feul  eft  juge  de  cette 
imppr  tance. 

Tous  les  fervîces  qu'un  citoyen  peut  rendre  II  fÉfat,  il  les 
lui  dqit  fi-tôt  que  le  Souverain  les^ demande;^  mais  le  Souverain 
de  fpn  cô^é  ne  peut  chargée  les  fujets  d^aucune  chaîne  inutile  k 
la  communauté  ;  il  ne  peut  pas  même  le  vouloir  :  car  fous  la  loi 
de  raifon  rien  ne  fe  fait  fans  çaufe  ,  non  plus  que  fous  la  loi  de 
nature. 

(8)'  Leâeurs  attentifs,  ne  vous     vi ter  dans  les  termes ,  vm  la  pauvret^ 
preffez  pas  ,  je  vous  prie,  de  m'accu-     de  U  hngue}  maî^  attendes, 
îer  ici  de  coAtradiâxon.  Je  n*ai  pu  Vé-i 


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s  o  c  I  4  £•  ï6j 

Les  engàgemens  qui  nous  lient  au  corps  focîal ,  ne  font  oblî* 
gatoires  que  parce  qu'ils  font  mutuels ,  &  leur  nature  eft  telle 
quVn  les  rempliflant  on  ne  peut  travailler  pour  autrui  fans  tra* 
vaiUer  auflî  pour  foi.  Pourquoi  la  volonté  générale  eft-elle  tou* 
jours  droite  ,  &  pourquoi  tous  veulent-ils  conftamment  le  bon- 
heur de  chacun  d'eux,  fi  ce  n'eft  parce   qu'il  n'y   a  perfonne 
qui    ne   s'approprie   ce    mot   chacun^  &  qui  ne    fonge  à   luî- 
méme  en  votant  pour  tous  ?  Ce  qui  prouve  que  l'égalité  de  droit 
&  la  notion  de  juftice  qu'elle  produit  ;  dérivent  de  la  préférence 
que  chacun  fe  donne ,  &  par  conféquent  de  la  nature  de  l'hom- 
me  ;  que  la  volonté  générale ,  pour  être  vraiment  telle ,  doit  l'ê- 
tre dans  fon  objet  ainfi  que  dans  fon  eflèhcè  ;  qu'elle  doit  partir 
de  tous  pour  s'appliquer  \  tous,  &  qu'elle  perd  fa  reâitude  na- 
turelle lorfqu'elle  tend  k  quelque  objet  iridtvlduel  &  déterminé  5 
]:iarce  qu'alors  jugeant  de  et  qui  nbiis  eft  étrâtigei: ,  nous  n'av^ôûft 
aucun  vrai  principe  d'équité  qui  nous  gûide^ 

En  effet,  fi-tot  qu'il  s'agît  d'un  fait  ou  d'un  droit  particulier; 
fur  un  point  qui  n'a  pas  été  réglé  par  une  convention   générale 
&  antérieure ,  l'affaire  devient  contentieufe.  C'efl  un  procès  oii 
les  particuliers  intéreffés  font  une  des  parties  &  le  public  l'autre, 
imais  oii  je  ne  vois  ni  la  loi  qu'il  faut  fuivre ,  ni  le  juge  qui  doit 
prononcer.  Il  feroit  ridicule  de  vouloir  alors  s'en  rapporter  à  une 
expreffe  décifion  de  la  volonté  générale,  qui  ne  peut  être  qiie 
la  conclufion  de  l'une  dès  parties ,  &  qui  par  conféquent  n'efl  pour 
l'autre  qu'une  volonté  étrangère  ,  particulière ,  portée  en  cette 
occafion  \  Tinjuflice ,  ^  fujêtte  à  l'erreur.  Ainfi  de  môme  qu'une 
volonté  particulière  ne  peut  repréfenter  la  volonté  générale ,  la 
volonté  générale  ,  ^  fon  tour,  change  de  nature,  ayant  un  objet 
particulier ,  &  ne  peut,  comme   générale,  prononcer  ni  fur  un 
homme ,  ni  fur  un  fait.  Quand  le  peuple  d'Athènes,  par  exemple , 
nommoit  ou  caffoit  fes  chefs,  décernoit  des  honneurs  à  l'un,  ini- 
pofoit  des  peines  \  l'autre  ,  &  par  des  multitudes  de  décrets  par- 
ttculibrs  exerçoît  îhdiflihaenient  tous  lés  àdes"  du  gouvernement , 
le  peuple  alors  n'avoifc  plus  de  volonté  générale  proprement  dite  ; 
iftfagâlbit  plus  comme  Souveram,  mais  comme  Magiflrat.  Ceq 

Xiî 


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164  D  u>    Contrât 

paroitra  contraire  aux  idées  communes ,  mais  il  faut  me  laifler  le 
temps  d'expofer  les  miennes. 

On  doit  concevoir  par-R  que  ce  qui  généralife  la  volonté ,  eft 
moins  le  nombre  des  voix  que  l'intérêt  commun  qui  les  unit;  car 
dans  cette  inftitution  chacun  fe  foumet  nécefTaîrement  aux  con- 
ditions qu'il  impofe  aux  autres  ;  accord  admirable  de  l'intérêt  & 
de  la  juftice  qui  donne  aux  délibérations  communes  un  caraâère 
d'équité  qu^on  voit  évanouir  dans  la  difcuflîon  de  toute  affaire 
particufière ,  faute  d'un  intérêt  commun  qui  uniflè  &  identifie  la 
règle  du  juge  avec  celle  de  la  partie. 

Par  quelque  côté  qu'on  remonte  au  principe ,  on  arrive  tou- 
jours k  la  même  conclufîon  ;  favoir ,  que  le  paâe  focial  établit 
entre  les  citoyens  une  telle  égalité ,  qu'ils  s'engagent  tous  fous 
les  mêmes  conditions  »  &  doivent  jouir  tous  des  mêmes  droits.  Ainfi 
par  la  nature  du  paâe ,  tout  afte  de  fouveraineté ,  c'efl-Wire  9 , 
tout  afte  authentique  de  la  volonté  générale ,  oblige  ou  favorife 
également  tous  les  citoyens ,  en  forte  que  le  Souverain  connoit 
feulement  le  corps  de  la  nation ,  &  ne  diflingue  aucun  de  ceux 
qui  la  compofent.  Qu'eft-ce  donc  proprement  qu'un  aûe  de  fou- 
veraineté î  Ce  n'efl  pas  une  convention  du  fupérîeur  avec  l'infé- 
rieur ,  mais  une  convention  du  corps  avec  chacun  de  fes  mem- 
bres :  convention  légitime ,  parce  qu'elle  a  pour  bafe.le  contrat 
focial  ;  équitable ,  parce  qu'elle  eu  commune  \  tous  ;  utile ,  parce 
qu'elle  ne  peut  avoir  d'autre  objet  que  le  bien  général  &  foKde , 
parce  qu'elle  a  pour  garant  la  force  publique  &  le  pouvoir  fu- 
prême.  Tant  que  les  fujets  ne  font  foumis  qu'à  de  telles  conven- 
tions ,  ils  n'obéiffent  à  perfonne,  mais  feulement  à  leur  propre 
volonté,  &  demander  jufqu'oii  s'étendent  les  droits  refpeftifs  du 
Souverain  &  des  citoyens ,  c'eft  demander  jufqu'à  quel  point  ceux- 
ci  peuvent  s'engager  avec  eux-mêmes,  chacun  envers  tous  &  tous 
envers  chacun  d'eux. 

On  voit  par-lk  que  le  pouvoir  fouveraîn ,  tout  abfolu ,  tout 
facré,  tout  inviolable  qu'il  efl^  ne  paflTe  ni  ne  peut  paflèr  les 
bornes  des  conventions  générales,  6c  que  tout  homme  peut  dif« 


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Social.  165 

pofêr  pleinement  de  ce  qui  lui  a  été  lai/Té  de  fes  biens  &  de  (a 
liberté  par  ces  conventions;  de  forte  que  le  Souverain  n'eft 
jamais  en  droit  de  cliarger  un  fujet  plus  qtfun  autre,  parce 
qu^alors  PafTaire  devenant  particulière,  fon  pouvoir  n^eil  plus 
compétent. 

Ces  diflinâions  une  fois  admifes ,  il  eft  ii  faux  que  dans  le 
contrat  focial  il  y  ait  de  la  part  des  particuliers  aucune  renon- 
ciation véritable ,  que  leur  fituatîon ,  par  TefFet  de  ce  contrat , 
fe  trouve  réellement  préférable  îi  ce  qu'elle  étoit  auparavant; 
&  qu'au  lieu  d'une  aliénation  ,  ils  n'ont  fait  qu'un  échange  avan- 
tageux d'une  manière  d'être  incertaine  &  précaire ,  contre  une 
autre  meilleure  &  plus  sûre ,  de  l'indépendance  naturelle  contre 
la  liberté  ,  du  pouvoir  de  nuire  \  autrui  contre  leur  propre  sûreté, 
&  de  leur  force  ,  que  d'autres  pouvoient  furmonter  ,  contre  un 
droit  que  Punîon  fociale  rend  invincible.  Leur  vie  même  qu'ils 
ont  dévouée  à  l'État  en  eft  continuellement  protégée  ;  &  lorfqu'ils 
l'expofent  pour  fa  défenfe ,  que  font-ils  alors  que  lui  rendre  ce 
qu'ils  ont  reçu  de  lui  ?  Que  font  -  ik  qu'ils  ne  fîflent  plus  fré- 
quemment &  avec  plus  de  danger  dans  l'Etat  de  nature,  lorf^ 
que  livrant  des  combats  inévitables  ils  défendroient  au  péril  de 
leur  vie  ce  qui  leur  fert  a  la  conferver  î  Tous  ont  \  combattre  au 
befoin  pour  la  patrie,  il  eft  vrai;  maïs  auflî  nul  n'a  jamais  \ 
combattre  pour  foi.  Ne  gagne-t-on  pas  encore  \  courir  pour  ce 
qui  fait  notre  sûreté,  une  partie  des  rîfques  qu'il  faudroît  courir 
pour  nous-mêmes,  fi*tôt  qu'elle  nous  feroit  ôtée) 


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t66  Du     C  O  If  T  R  A  T 

r'   Ti  fi  1'  ■  I     sagg±aaggg5gg5gga±Br 

CHAPITRE    y, 
Du  droit  de  vie  &  de  mort. 

\Jîi  demande  comment  les  particuliers  n'ayant  point  droit  de 
di/pofer  de  leur  propre  vie,  peuvent  tranfmettre  au  Souverain 
ce  même  droit  qu^ils  n'ont  pas  ?  Cette  queftîon  ne  pai'oit  diffi« 
cile  3i  réfoudre  que  patce  qu'elle  eft  mal  pofée.  Tout  homme 
a  droit  de  rifqucr  fa  propre  vie  pour  la  conferver.  A-t-on  jamais 
dit  que  celui  qui  fe  jette  par  une  fenêtre  pour  échapper  h  un 
incendie ,  foit  coupable  de  fuicide  ?  A't-on  même  jamais  imputé 
ce  crime  à  cekit  qui  périt  dans  une  tempête  dont  en  i'embar- 
quant  il  n'ignoroit  pas  le  danger  } 

Le  traité  focîal  a  pour  fin  la  confervatîon  des  contraSans.  Quî 
veut  la  fin ,  veut  auffî  les  moyens ,  &  ces  moyens  font  infépa-- 
tables  de  quelques  rifques ,  même  de  quelques  pertes.  Qui  veut 
conferver  fa  vie  aux  dépens  des  autres ,  doit  la  donner  aufti  pour 
eux  quand  il  faut.  Or ,  le  citoyen  n'eft  plus  juge  du  péril  auquel 
la  loi  veut  qu'il  s'expoie;  &  quand  le  Prince  lui  a  dit,  il  efl 
expédient  à  l'État  que  tu  meures  y  il  doit  mourir  ;  puiTque  ce 
n'eft  qu'à  cette  condition  qu'il  a  vécu  en  sûreté  jufqu'alors,  & 
que  fa  vie  n'efi  plus  feulement  un  bienfait  de  la  nature ,  mais  un 
don  conditionnel  de  l'État 

La  peine  de  mort  infligée  aux  criminels  peut  être  envifagée 
k-peu-près  fous  le  même  point  de  vue  :  c'eft  pour  n'être  pas  la 
viàime  d'un  afraflîn  que  l'on  confent  h  mourir  fi  on  le  devient. 
Dans  ce  traité ,  loin  de  difpofer  de  fa  propre  vie ,  on  ne  fonge 
qu'à  la  garantir,  &  il  n'eft  pas  k  préfumer  qu'aucun  des  contrac-* 
tans  prémédite  alors  de  fe  faire  pendre. 

D'AiLtEURS  tout  malfaiteur  attaquant  le  droit  focial  devient 
par  fes  forfaits  rebelle  &  traître  2i  la  patrie;  il  cefiè  d'en  être 
membre  en  violant  fes  loix ,  &  même  il  lui  fait  la  guerre.  Alors 
la  confervatîon  de  l'Eut  cft  iacompatible  avec  U  fienne  i  il  faut 


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s  O  C  l  4  Ll  tifi 

qu'un  4e.s  àsxpn  çériflç  ;.  ôc  quand  dn  faît  mourir.  le  coupable  ; 
c^e/l  moins  comme  citoyen  que  comme  ennemi.  Les  procédures^ 
le  jugement  font  les  preuves.  &  la  déclaration  quil  a  rompu  le 
traité  focial ,  &  par  conféquçnt  qu'il,  tfe/l  plus  membre  de  rÉtac 
Or ,  comme  il  s'eft  reconnu  tel',  tout  au  moins  par  fon  féjour , 
il  en.  doit  être  retranché  par  rejjçil  comme  înfraâeur  du  paôe; 
ou  par  la  mort  commç  ewicmi  public  ;  car  un  tel  ennemi  n*eil 
pas  une  perfonne  morale,  c'eft  un  homme,  &  c'eft  alors  que 
le  droiç  de  la  guerre  eft  de  tuer  le  vaincu. 

Mais,  dîra-t-on,  la  condamnation  d*un  criminel  eft  un  aôè 
particulier.  D'accord;  auflî  cette  condamnation  n'appartient-elle 
point  au  Souverain  ;  c'eft  un  droit  qu'il  peut  conférer  fans  pou-*, 
voir  l!exercer  lui-même.  Toutes  mts  idées  fe  tiennent,  mais  Je 
ne  faurois  les  expofer  toutes  à  la  fois. 

Au  refte,  la  fréquence  des  fupplices  eft  toujours  un  figne  de 
foiblefle  ou  de  parefle  dans  le  gouvernement.  Il  tiy  a  point  de 
méchant  qu'on  ne  put  rendre  bon  h  quelque  cho/e.  On  n'a 
droit  de  faire  mourir ,  même  pour  l'exemple ,  que  celui  qu'oa 
ne  peut  con/erver  fans  danger. 

A  l'égard  du  droit  de  faire  ^ace ,  ou  d'exempter  un  coupable 
de  la  pçine  portée  par  la  loi  .&  prononcée  par  le  juge  ,  il  n'ap-i 
partiçnt  qu'à  ceUji  qui  eft  au-deflus  du  juge  &  de  la  loi  j  c'efl^ 
dire,   au.  Souverain  :  encore,  fon  droit  en  ceci  n'eft-il  pas  bien 
net,  &  les  cas  d'en  ufer  font-ils  très-rares..  Dans   un  État  bien 
gouverné  il  y  a  peu  de  punitions,  non  parce  qu'on  fait  beaucoup 
de  grâces  Jamais  parce  qu'il  y  a  peu  de  criminels  :  la  multîmde 
des  crimes  en    aflure  llmpunité  lorfque  TÉtat  dépérit.  Sous  la 
République  Romaine  jamais  le  Sénat  ni  les  Confuls  ne  tentèrent 
de  faire  grâce  ;  le  peuple  même  n'en  faifoit  pas  ,  quoiqu'il  révo- 
quât quelquefois  fon   propre    jugement.   Les  fréquentes  grâces 
annoncent  que   bientôt  les  forfaits  n'en  auront  plus  befoin,  & 
chacun  voit  où  cela  mène.  Mais  je  fens  que  mon  cœur  murmure 
&  retient  ma  plume  ;  laiflbns    difcuter  ces   queftions  à  l'homme 
lufte  qui  n'a  point  failli  i  &  ^ui  jamais  n'eut  lui-même  befoio 
de  grâce. 


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ï68  Du    Contrat 

ssssssssssssssssssssssssssssssssssssssssss^ 

CHAPITREVI. 

De  la  Loi. 

X:  Ar  le  paâe  focial  nous  avons  donné  Pexiftence  &  la  vîe  au 
corps  politique  :  il  s^agit  maintenant  de  lui  donner  le  mouve- 
ment &  la  volonté  par  la  légiflation.  Car  Paâe  primitif  par  lequel 
ce  corps  fe  forme  &  s^unit,  ne  détermine  rien  encore  de  ce 
qu'il   doit  faire  pour  fe  conferver. 

Ce  qui  eft  bien  &  conforme  3i  l'ordre  eft  tel  par  la  nature 
des  chofes  &  indépendamment  des  conventions  humaines.  Toute 
juflice  vient  de  Dieu ,  lui  feul  en  eft  la  fource  ;  mais  fi  nous 
favions  la  recevoir  de  fi  haut ,  nous  n'aurions  befoin  ni  de  gou- 
vernement ni  de  loi}^.  Sans  doute  il  eft  une  juftice  univerfelle 
émanée  de  la  raifon  feule;  mais  cette  juftice  ,  pour  être  admife. 
entre  nous ,  doit  être  réciproque.  A  confidérer  humainement  les 
chofes,  faute  de  fanâion  naturelle  les  loix  de  la  juftice  font  vaines 
parmi  les  hommes  ;  elles  ne  font  que  le  bien  du  méchant  &  le 
mal  du  jufte ,  quand  celui-ci  les  obferve  avec  tout  le  monde ,  fans 
que  perfonne  les  obferve  avec  lui.  Il  faut  donc  des  conventions 
&  des  loix  pour  unir  les  droits  aux  devoirs  &  ramener  la  juftice 
à  fon  objet.  Dans  l'état  de  nature  ,  où  tout  eft  commun ,  je  ne 
dois  rien  à  ceux  k  qui  je  n'ai  rien  promis ,  je  ne  reconnois  pour 
être  à  autrui  que  ce  qui  m'eft  inutile.  Il  n'en  eft  pas  ainfi  dans 
rétat  civil ,  où  tous  les  droits  font  fixés  par  ta  loi. 

Mais  qu'eft-ce  donc  enfin  qu'une  loi  ?  Tant  qu'on  fe  conten- 
tera de  n'attacher  à  ce  mot  que  des  idées  métaphyfiques,  on  con- 
tinuera de  raifonnçr  fans  s'entendre  ;  &  quand  on  aura  dit  ce  que 
c'eft  qu'une  loi  de  nature ,  on  n'en  faura  pas  mieux  ce  que  c'eft 
qu'une  loi  de  l'État. 

J'AI  déjà  dît  qu'il  n'y  avoît  point  de  volonté  générale  fur  un 
objet  particulier.  En  effet,  cet  objet  particulier  eft  dans  l'État 
ou  hors  de  l'État.  S'il  eft  hors  de  l'État ,  une  volonté ,  qui  lui  eft 

étrangère 


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Social.  169 

étrangère I  ti^efl point  générale  par  rapporta  lui;  te  ù,  cet  objet 
eft  dans  TÉtat,  il  en  fait  partie  ;  alors  il  fe  forme  entre  le  tout 
&  fa  partie  une  relation  qui  en*  fait  deux  êtres  féparés ,  dont  la 
partie  eft  l'un,  &  le  tout  moins  cette  même  partie  eft  l'autre. 
Mais  le  tout  moins  une  partie  n'eft  pas  le  tout,  &  tant  que  ce 
rapport  fub/îfte ,  il  n'y  a  plus  de  tout ,  mais  deux  parties  inéga* 
les;  d'oii  il  fuit  que  la  volonté  de  Tune  n'eft  point  non  plus  gé-* 
nérale  par  rapport  \  l'autre. 

Mais  quand  tout  le  peuple  ftatue  fur  tout  le  peuple ,  il  ne 
con/îdère  que  lui-même;  &  s'il  fe  forme  alors  un  rapport,  c'eft 
de  l'objet  entier  fous  un  point  de  vue  à  l'objet  entier  fous  un 
autre  point  de  vue,  fans  aucune  divifîou  du  tout.  Alors  la  ma- 
tière  fur  laquelle  on  ftatue  eft  générale  comme  la  volonté  qui 
ftatue.  C'eft  cet  aéle  que  j'appelle  une  loi. 

Quand  je  dis  que  l'objet  des  loix  eft  toujours  général,  j'en- 
tends que  la  loi  coniidère  les  fujets  en  corps  &  les  aâions  com- 
me abftraitcs  ,  jamais  un  homme  comme  individu  ni  une  aélîon 
particulière.  Ainfi  la  loi  peut  bien  ftatuer  qu'il  y  aura  des  privi- 
lèges/mais  elle  n'en  peut  donner  nommément  à  perfonne  :  la 
loi  peut  faire  pluiieurs  claffes  de  citoyens  ,  aftigner  même  les 
qualités  qui  donneront  droit  \  ces  ciafTes ,  mais  elle  ne  peut  nom- 
mer tels  &  tels  pour  y  être  admis  ;  elle  peut  établir  un  gouver- 
nement royal  &  une  fucceflîon  héréditaire  ,  mais  elle  ne  peut 
élire  un  Roi  ni  nommer  une  famille  Royale;  en  un  mot,  toute 
fonâîon  qui  fe  rapporte  \  un  objet  individuel ,  n'appartient  point 
\  la  puiflance  légiflative. 

Sur  cette  idée  on  voit  \  l'inftant  qu'il  ne  faut  plus  demander 
i  qui  il  appartient  de  faire  des  loix ,  puifqu'elles  font  des  aâes 
de  la  volonté  générale;  ni  fi  le  Prince  eft  au-deflus  des  loix,puif- 
qu'il  eft  membre  de  l'État  ;  ni  fi  la  loi  peut  être  injufte ,  puifque 
nul  n'eft  injufte  envers  lui-même;  ni  comment  on  eft  libre  & 
foumis  aux  loix ,  puifqu'elles  ne  font  que  des  regiftres  de  nos 
Tolontés. 

On  voit  encore  que  la  loi  réuniflant  l'univerfalité  de  la  volonté 
Œuvres  mêlées.  Tome  IL  Y 


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ijo  D  u    C  o  N  T  n  A  t 

&  celle  de  Tobjet,  ce  qu'un  lioxnine,  quel  qu'il  puiflTe  être,  of;» 
donne  de  (cm  chef,  tfeft  point  une  loi^  ce  qu'ordonne  mênie  le 
Spuverain  fur  un  objet  particulitr,  n'ell,  pas  non  plus  une  loi, 
mais  un  décret  ;  ni  un  aâe  de  fouveraineté ,  mais  de  magiilrature. 

J' APPELLE  donc  République  tout  État  régi  par  des  loix  ,  fous 
quelque  forme  d'admîniftration  que  ce  puiffe  être  :  car  alors  feu- 
lement rintérét  public  gouverne ,  &  la  chofe  publique  eft  quelque 
chofe.  Tout  gouvernement  légitime  èft  républicain  (9)  :  j'expU- 
querai  ci-après  ce  que  c'eft  que  gouvernement. 

Les  loix'  ne  font  proprement  que  les  conditions  de  i'affocia- 
tion  civile.  Le  peuple  foumis  aux  loix  en  doit  être  l'auteur^  il 
n'appartient  qu'à  ceux  qui  s'aflbcient  de  régler  les  conditions  de 
la  focîété  :  mais  comment  les  régleront-ils?  fera-ce  d'un  conmiun 
accord,  par  une  infpiradon  fubite?  Le  corps  politique  a-t-il  un 
X)rgane  pour  énoncer  fes  volontés?  Qui  lui  donnera  la  prévoyance 
néceffaire  pour  en  former  les  aâes  &;  les  publier  d'avance ,  pu 
comment  les  pronotfcera-t-il  au  moment  du  befoin  ?  Comment  une 
jnuldtudç  aveugle,  qui  fouvent  ne  fait  ce  qu'elle  veut,  parce 
qu'elle  fait  rarement  ce  qui  lui  eft  bon  ,  exécuteroit-elle  d'elle^ 
même  une  entreprifeaufli  grande ,  auffî  difficile  qu'un  fyfléme  de 
légifl^tion  ?  De  lui-même  le  peuple  veut  toujours  le  bien ,  mais 
de  lui-même  il  ne  le  voit  pas  toujours.  La  volonté  générale  eft 
toujours  droite ,  mais  Iç  jugement  qui  la  guide  n'eft  pas  toujours 
éclairé.  U  faut  lui  faire  voir  les  objets  tels  qu'ils  font ,  quelque- 
fois tels  qu'ils  doivent  liii  paroitre;  lui  montrer  le  bon  chemin 
qu'elle  cherche,  la  garantir  de  la  féduâion  des  volontés  pardcu- 
,!ières,  rapprpcher^k  fes  yeux  les  lieux  &  les  temps ,  balancer 
l'attrait  des  avantages  préfens  &  fenfibles ,  par  le  danger  des  maux 
éloignés  &  cachés.  Les  particuliers  voyent  le  bien  qu'ils  rejettent; 

(  9  )  Je  n'entends  pas  feulement  par  ment  fe  confonde  avec  le  Souveraiit; 

ce  mot  une  Ariftocratie  ou  une  D^  mais  qu'il  en  foie  le  minifire  :  alors 

nocratie ,  mais  eo  général  tout  gou-  la  monarchie  elle-même  eft  républi- 

vemement  guidé  par  la  volonté  gêné-  que.  Ceci  s'éclaircira  dans  le  livre  fuî*^ 

rale>  qui  eft  la  loi.  Pour  être  légid-  vanu 
aus  il  ne  fané  pas  que  lé  gouverne* 


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s  oc  I   A   £•  171 

le.publîc  veut  le  bien  qu'îrne  voit  pas.  Tous  ont  également  be- 
foïn  de  guide  :  il  faut  obliger  les  uns  à  conformer  leurs  volontés 
îr  leur  raifon  j  il  faut  apprendre  à'  l'autre  à  connoître  ce  qu'il  veut. 
Alors  des  lumières  publiques  réful'te  l'union  de  l'entendement  & 
de  la  volonté  dans  le  corps  focial ,  de-lk  l'exaft  concours  des  par- 
ties ,  &  enfin  la  plus  grande  force  du  tout.  Voilà  d'où  naît  la  né- 
celfîté  d'un  légiilateur. 


CHAPITRE    VIL 

Du  Légijlateur. 

JLOvr  découvrir  les  meilleures  règles  de  focîété  qui  convien- 
nent aux  Nations,  il  faudroit  une  intelligence  fupérieure,  qui 
vît  toutes  les  pallions  des  hommes  &  qui  n'en  éprouvât  aucune  ^ 
qui  n'eût  aucun  rapport  avec  notre  nature  &  qui  la  connût  k 
fond ,  dont  le  bonheur  fût  indépendant  de  nous ,  &  qui  pour- 
tant voulût  bien  s'occuper  du  nôtre;  enfin  qui,  dans  le  progrès 
des  temps,  fe  ménageant  une  gloire  éloignée,  pût  travailler  dans 
un  fiècle  &  jouir  dans  un  autre.  (10)  Il  faudroit  des  pieux  pouff 
donner  des  loix  aux  hommes. 

Le  même  rai/bnnement  que  faifoit  Caligula  quant  au  fait; 
Platon  le  fàifoit  qtiant  au  droit  pour  définir  l'homme  civil  ou 
royal  qtfil  cherche  dans  fon  livre  du  règne;  mais  s'il  eft  vrai 
qu'un  grand  Prince  eft  un  homme  rare ,  que  fera-cc  <l'un  grand 
Légiflateuf  î  Le  premier  n'a  qu'à  fuivre  le  modèle  que  l'autre 
doit  propofér.  Celui-ci  éft  le  méchanicien  qui  invente  la  machine^ 
ccïui-Ii  n'éft  que  Pouvrier  qui  la  monte  &  la  fait  marcher.  Dans 
la  naiflance  desfociétés,  dit  Montefquieu ,  ce  font  les  chefs  des 
républiques  qui  font  l'inftitution,  &  c'eft  enfuite  l'itiftitution  qui 
terme  les.  chefs  des  républiques^ 

[10]  Un  peuple  ne  devient  célè-      lé  bonheur  des  Spartiates  avant  qu'il 
bre  que  quand  fa  légifladon  commence     fiit  queftion  d'eux  dans  le  refte-de  It 


}k  décliner.  On^  ignore  durant  çp^ibien      Grece« 
âe  uècks  VinÈàtunoa  de  Lycurgue  Bi 


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17»  Du     Contrat 

Celui   quî    ofe    entreprendre  d'inftîtuer   un   peuple ,  doit  fe 
fentir  en  état  de  changer  ,pour  ainfi  dire ,  la  nature  humaine  ,  de 
transformer  chaque  individu ,"  qui  par  lui-même  eft  un  tout  par- 
fait &  folitaîre,  en  partie   d'un  plus  grand  tout,  dont  cet  indi- 
vidu reçoive    en   quelque  forte  fa   vie  &  fon   être;   d'altérer  la 
conftitutîoh  de    l'homme  pour    la  renforcer  ;  de  fubftituer  une 
exiftence  partielle   &  morale  k  Texiftence  phyfique   &  indépen- 
dante que  nous  avons   tous   reçue  de    la  nature.  Il  faut,  en.ua 
mot ,   qu'il  été  à  l'homme  fes  forces  propres  pour  lui  en   donner 
qui  lui  foient  étrangères ,  &  dont  il  ne  puifle  faire  ufage  fans  le 
fecours  d'autrui.  Plus  ces  forces  naturelles  font  mortes  &  anéan- 
ties ,  plus  les  *  acquifes  font  grandes  &  durables ,  plus  auflî  l'inf- 
titution  eft  foKde    &   parfaite  :  enforte   que  fi   chaque    citoyen, 
n'eft  rien  ,  ne  peut  rien  que  par  tous  les  autres ,  &  que  la  force 
acquife  par  le  tout  foit  égale  ou  fupérieure  à  la  fomme  des  forces 
naturelles  de   tous  les  individus ,  on  peut  dire  que  la  légiflatioo. 
eft  au  plus  haut  point  de  perfeâion  qu'elle  puifTe  atteindre. . 

Le  Légîflateur  eft  à  tous  égards  un  homme  extraordinaire 
dans  l'État.  S'il  doit  l'être  par  fon  génie ,  il  ne  l'eft  pas  moins 
par  fon  emploi.  Ce  n'eft  point  magiftrature  ,  ce  n'eft  point  fouve-' 
raîneté.  Cet  emploi,  qui  conftitue  la  république,  n'entre  point* 
dans  fa  conftitution  :  c'eft  une  fonftion  particulière  &  fupérieure 
qui  n'a  rien  de  commun  avec  l'empire  humain  ;  car  fi  celui  qui 
commande  aux  hommes  ne  doit  pas  commander  aux  loix ,  celui 
qui  commande  aux  loix  ne  doit  pas  non  plus  commander  aux 
hommes;  autrement  fes  loix ,  miniftres  de  fes  padions ,  ne  feroient 
fouvent  que  perpétuer  fes  injuftices  ;  &  jamais  il  ne  pourroit  éviter 
que  des  vues  particulières  n'akéraffent  la  fainteté  de  fon  ouvrage. 

Quand  Lycurgue  donna  des  loix  \  fa  patrie ,  il  commença 
par  abdiquer  la  royauté.  C'étoit  la  coutume  de  la  plupart  des 
villes  grecques  de  confier  k  des  étrangers  UétablîflTemenr  des  leurs. 
Les  Républiques  modernes  de  Mtalie  imitèrent  fouvent  cet  ufage  ; 
celle  de  Genève  en  fit  autant  &  s'en  trouva  bien.  (  1 1  )  Rome 

(  II  )  Ceux  qui  ne  confidereht  Cal-  fent  mal  retendue  de  fon  génie.  La  ré- 
vin  qu«  comme  Théologien  ^  connoif*     daétion  de  nos  fages  Édics ,  à  laquelte 


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Social.  175 

dans  Ton  plus  bel  âge  vit  renaître  en  fon  feîn  tons  les  crimes  de 
la  tyrannie ,  &  fe  vît  prêt  k  périr ,  pour  avoir  réuni  fur  les  mê- 
mes têtes  Tautorité  légîflative  &  le  pouvoir  fouverain. 

Cependant  lesDécemvirs  eux*mêmes  ne  s'arrogèrent  jamais. 
le  droit  de  faire  paflTer  aucune  loi  de  leuR  fpylç;  autorité.  Rien  de. 
et  que  nous  vous  propofons  ^  dîfoient-îls  au  peuple,  ne  peut paffir 
en  loi  fans  votre  conjentement.  Romains ,  foye:^^  vous-mêmes  les 
auteurs  des  loix  qui  doivent  faire  votre  bonheur. 

Celui  qui  rédige  les  loix  n'a  donc  ou  ne  doit  avoir  aucun 
droit  légiflatif ,  &  le  peuple  mèm^  ne  peut  quand  il  le  voudroit  fe 
dépouiller  de  ce  droit  incommunicable;  pafce  qac  fetùnlepaâe 
fondamental  il  n'y  a  que  la  volonté  générale  qui  oblige  les  particuliers , 
&  qu'on  ne  peut  jamais  s'aflurer  qu'une  volonté  particulière  eft  con- 
forme à  la  volonté  générale,  qu'après  l'avoir  foumife  aux  fufFrages  li- 
bres du  peuple.  J'ai  déjà  dit  cela ,  mais  il  n'eft  pas  inutile  de  le  répéter. 

Ainsi  l'on  trouve  à  la  fois  dans  l'ouvrage  de  la  légidation  ^ 
deux  chofes  qui  femblent  incompatibles  :  une  entreprife  au-def- 
fus  de  la  force  humaine  \  &  pour  l'exécuter ,  une  autorité  qui 
n'eft  rien. 

Autre  difficulté  qui  mérite  attention.  Les  fages  qui  veulent 
parler  au  vulgaire  leur  langage  au  lieu  du  fien ,  n'en  fauroienc 
être  entendus.  Or,  il  y  a  mille  fortes  d'idéeS'iJ^'il  eft  impoflîble 
de  traduire  dans  la  langue  du  peuple.  Les  vues  trop  générales  & 
les  objets  trop  éloignés  font  également  hors  de  fa  portée  ;  cha- 
que individu  ne  goûtant  d'autre  plan  de  gouvernement  que  celui 
qui  fe  rapporte  à  fon  intérêt  particulier ,  apperçoit  difficilement 
les  avantages  qu'il  doit  retirer  des  privations  continuelles  qu'îm- 
pofent  les  bonnes^1clÎ3t.  Fouir  qu'un  jfeuple  naiflant  pût  goûter  les 
faines  maximes  de  la  politique ,  &'  fuîvre  les  règles  foirdamenta* 
les  de  laraifon  d'état^  il  faudroit  que  l'effet  pût  devenir  la  caufe^ 

il  eut  beaucoup  de  part ,  lui  fait  au-  mour  de  la  patrie  &  de  la  fiberté  ne 

tant  d'honneur   que  fon  infHtucion.  fera  pas  éteint  parmi  nous ,  jamais  là 

Quelque  révolution  que  le  temps  puifle  mémoire  de  ce  grand  homme  ne  ceflera 

amener  dans  notre  culte  »  tant  que  Ta-  d'y  être  en  bénédiéUon» 


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174  Du     Contrat 

que  Pefprit  focial  qui  doit  être  l'ouvrage  de  Pinftitutîon  ,  pr^fidàt 
à  l'inflîtution  même,  &  que  les  hommes  fufTent  avant  les  loîx  ce 
qu'ils  doivent  devenir  par  elles.  Ainfi  donc  le  légîflateur  ne  pou- 
vant employer  ni  la  force  ni  le  raifonnement ,  c'eft  une  nécef- 
fité  qu'il  recourt  a  une  autorité  d'un  aut^e  ordre  qui  puiflè  car 
traîner  fans  violeâC€^  &  perfuader  {Am  coi^vàintre. 

Voila  ce  qui  força  de  tous  temps  les  perés  des  nations  de 
recourir  a  l'intervention  du  Ciel  &  d'honorer  les  fiieux  de  leur 
propre  fagefle ,  afin  que  les  peuples ,  foumis  ahx  loix  de  l'érat 
comme  à  celles  de  la  nature  ^  &  reconnolfTant  le  ittêhie  potivoir 
dans  la  formation  de  l'homme  &  dans  celle  dfe  la  cité ,  ôbéiflTent 
avec  liberté  &  pôttaffïht  docilement  le'jôU^  de  la  félicité  publique. 

Cette  raifon  fublîme ,  qui  s^éieve  au-deflus  de  la  portée  des 
hommes  vulgaires ,  efl  celle  dont  le  légiflateur  met  les  décidons 
dans  la  bouche  des  immortels ,  pour  entraîner ,  par  l'autorité  di- 
vine, ceux  que  ne  pourroit  ébranler  la  prudence  humaine  (12). 
Mais  il  n'appartient  pas  k  tout  homme  de  faire  parler  les  Dieux , 
nî  d'en  étt-e  ttu  c^ùitid  îl  S'dhnonce  pour  être  Ifeûr  interprète. 
La  grande  anlfe  du  légiflateur  éft  le  vrai  miracle  quî  doit  prou- 
ver fa  miflîon.  Tout  homme  peut  graver  des  tables  de  p/erre  ^ 
ou  acheter  un  oracle  ,  ou  feindre  un  fecret  commerce  avec  quel- 
que Divinité  ^  ou  dreflîer  un  oifeau  pour  lui  parler  à  l'oreille ,  ou 
trouver  d'autres^^moyens  groflîers  d'en  impofer  au  peuple.  Celui 
qui  ne  faura  que  cela  pourra  même  aflembler  par  hafard  une 
troupe  d'infenfés;  mais  il  ne  fondera  jamais  un  Empire ,  &  fon 
extravagant  ouvrage  périra  bientôt  avec  lui.  De  vains  preftiges  for- 
ment un  lien  paflager,  il  n'y  a  que  la  fagefle  qui  le  rend  dura- 
ble. La  loi  Judaïque  toujours  fubfîftante,  celle  de  l'enfant  d'If- 
maël  qui  depuis  dix  fiècles  régit  la  moitié  du  monde ,  annoncent 
encore  aujourd'hui  les   grands   hommes  qui  les  ont  diâées }  & 

(  Il  )  J?  veramente ,  dh  Machiavel ,  béni  conofcuiti  da  uno  prudente ,  /  quali 

mai  non  fU  alcnno  ordinatare  di  leggi  non  hanncy  in  fe  rckggloni  evidenti  d^ 

ptaofdinarié  in  un  populo ,  cht  non  ri-"  potergli  perjuadere  ad  attruL  DiTcorâ 

Cùrréjfe  d  Dio  ,  perche  altnmenti  non.  fopra  Tiço.  Uyio.  J».  I#  C#  XIn 

fif^tfi  acçettate}  ferche  foM  mol4  ' 


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s.  a  c  I  A  z:  njf 

f an4is:  q^e.  l?orgu«ill^tir«  philofo^hie  w^  l^avouglft  tTpric  d«  parti 
ne  voit  en  eux,  que  4'beareux  impoftieDrs^  I0  vrai  poUtsqveadiRife 
4ans  leurs  in^ttuodiiS  ce  gi:an4  &  pH^ant  génie^  qui  prtftde  aux 
écabUflèmens  durables. 

Il  n^  faut  pas^  de  tout,  cçcî  cqnclure-  ^vcc^-Vr^rburton.  que  la 
politique  &  la  reH|[ion  aient  parmj  nqus  un  objet  comfnun ,  mais 
que.dans. l'origine  des  nations  Pune  fert  d'iiîftrumeint  à  Pautre, 

G  H  A  P  IT  R  E    V  IH- 

Du  Feupké 

\^Ohmb  avant  d'élever  un  grand  édifice  Parchk^âe  obrérve^& 
foxide  le  fol,  pour  voir  s'il  en  peut  foutenir  le  poids ,  le  fa^ 
infUtuteur  ne  commence  pas  par  rédiger  de  bonnes  loîx  en 
elles-mêmes  t  mais  il  examine  auparavant  fi  le  peuple  auquel  il 
lesdeftine,eft.proprei  les  fupporter.  Oeft^pour  cela  que  Platon 
refufa  de  donner  des  loix  aux;  Ârcadiens  &.  aux  Cyréniens  »  ÙL^ 
chant  que  ces  deu?  pçuples  étoient  riches.  &  ne,  pouvoient  fouf- 
frir  l'égalité";  c^eft  pouf  cela  qu'on  vît  en  Crètç  de  bonnes  loîx 
&  de  méchans  hommes  »  parce  que  Minos  n'ayoit  difclpliné  qu'un 
peuple  chargé  de  vices. 

Mille  nations  ont  brillé  fur  la  terre  qui  n'auroîent  jamais 
pu  foufFrir  de  bonnes  loix,  &  celles  mêmes  qui  l'auroient  pu; 
n'ont  eu  diôs  toute. lèUr  dtfrée  qunin  temps  fort  court  pour  cela. 
Les  peuples,  ainfi  que  les  hommes,  ne  font  dociles  que  dans  leur 
jeunelTe,  ils  deviennent  incorrigibles  en  vieillilfant;  quand  une 
fois  les  coutumes  font  établies  &  les  préjugés  enracinés ,  c'cft  une 
cntreprife  dangereufe  &  vaine  de  vouloir  les  réformer  4  le  peuple 
ne  peut  pas  même  fouffirir  qu'on  touche  k  fes  maux  pour  les  détruire  ; 
femblables  à  ces  malades  ilupides  &  fans  courage  qui  frémiâènC 
à  Pafpeft  du  Médecin* 


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^jS  DvConthàt 

Ce  n^eft  pas  que,  comme  quelques  maladies  boulererfent  Ui 
tète  des  hommes  &  leur  ôtent  le  fouv^enir  dupafTéi  il  ne  fe  trouve 
-quelquefois  dans  }z  durée  des  États  des  époques  violentes  où  les 
révolutions  font  fur  les  peuples  ce  que  certaines  crifes  font  fur 
les  individus ,  où  Thorreur  du  padë  tient  lieu  d'oubli ,  &  où  l'État , 
embrafépar  les  g4]erres civiles,  renaît,  pour  ainfî  dire,  de  fa  cendre 
&  reprend  la  vigueur  de  la  jeunefle  en  fortant  des  bras  de  la 
mort.  Telle  fut  Sparte  au  temps  de  Lycurgue,  telle  fut  Rome 
après  les  Tarquins  ;  &  telles  ont  été  parmi  nous  la  Hollande  & 
'la  ,Suifle  après  Texpulfion  des  tyrans. 

Mais  ces  événemens  /ont  rares  ;  ce  font  des  exceptions  donc 
la  raifdn  fe  trouve  toujours  dans  la  conflitution  particulière  de  TÉtac 
excepté.  Elles  ne  fauroiçnt  même  a^oir  Keu  deux  fois  pour  le  mê- 
me peuple  y  car  il  peu  fe  rendre  libre  tant  qu'il  n'efl  que  barbare  ; 
mais  il  ne  le  peut  plus  quand  le  reflbrt  civil  eft  ufé.  Alors  les  trou- 
•  blés  peuvent  le  détruire  fans  que  fes  révolutions  puiflent  le  réta- 
blir ,  &  fi-tôt  que  les  fers  font  brifés  ,  il  tombe  épars  &  n'exifte 
plus  :  il  lui  faut  déformais  un  maître  &  non  pas  un  libérateur.  Peu- 
ples libres ,  fouvenez*vous  de  cette  maxime  :  on  peur  acquérir  la 
liberté  ,  mais  on  ne  la  recouvre  jamais. 


II.  eft  pour  les  nations ,  comme  pour  les  hommes  ,  un  temps 
de  maturité  qu'il  faut  attendre  avant  de  les  foumettre  ^  des  loix  ; 
mais  la  maturité  d'un  peuple  n'eft  pas  toujours  facile  h  connoître, 
&  fî  on  la  prévient  l'ouvrage  eft  manqué.  Tel  peuple  eft  difciplî- 
hable  en  naiflant ,  tel  autre  ne  l'eft  pas  au  bout  de.  dix  fiècles.  Les 
,  Rudes  ne  feront  jamais  vraiment  policés ,  parce  qu'ils  l'ont  été  trop 
tôt.  Pierre  avoit  le  génie  imicatif ,  il  n'avoit  pas  le  vrai  génie ,  ce- 
lui qui  crée  &  fait  tout  de  rien.  Quelques-unes  des  chofes  qu'il 
fit  étoient  bien ,  la  plupart  éroient  déplacées.  Il  a  vu  que  fon 
peuple  étoit  barbare,  il  n'a  point  vu  qu'il  n'étoit  pas  mûr  pour 
la  police  ;  îl  l'a  voulu  civilifer  quand  il  ne  falloit  que  l'aguerrir.  D 
a  d'abord  voulu  faire  des  Allemands,  4es  Anglois,  quand  il  fal- 
Ipit  commencer  par  faire  des  RuflTes  :  il  a  empêché  fes  fujets  de 
jamais  devenir  ce  qu'ils  pourroient  être ,  çq  leur  perfuadant  qu'ils 
étoient  ce  qu'ils  ne  font  pas.  C'eft  ainfi  qu'un  Précepteur  Fran- 
çois 


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s  O  C  I  A   t.  177 

çoîs  forme  fon  élève  pour  briller  un  moment  dans  fon  enfance , 
&  puis  n'être  jamais  rien.  L'Empire  de  Ruffîe  voudra  fubjuguer 
l'Europe ,  &  fera  fubjugué  lui-même.  Les  Tartares  ks  fujets  ou 
fes  voifins  deviendront  fes  maîtres  &  les- nôtres  :  cette  révolution  me 
paroît  infaillible.  Tous  les  Rois  de  l'Europe  travaillent  de  concert 
\  l'accélérer. 


CHAPITREIX^ 

Suite. 

v>OmMe  la  nature  a  donné  des  termes  à  la  ftature  d'un  homme 
bien  conformé ,  pafTé  lefquels  elle  ne  fait  plus  que  des  géans  ou 
des  nains ,  il  y  a  de  même ,  eu  égard  à  la  meilleure  conilitution 
d'un  Etat,  des  bornes  \  l'étendue  qu'il  peut  avoir,  afin  qu'il  ne 
foît  ni  trop  grand  pour  pouvoir  être  bien  gouverné ,  ni  trop  petit 
pour  pouvoir  fe  maintenir  par  lui-même.  Il  y  a  dans  tout  corps 
politique  un  maximum  de  force  qu'il  ne  fauroit  pafler  ,  &  duquel 
fouvent  il  s'éloigne  à  force  de  s'agrandir.  Plus  le  lien  focial  s'é- 
tend ,  plus  il  fe  relâche ,  &  en  général  un  petit  État  eA  propor* 
tionnellement  plus  fort  qu'un  grand. 

Mille  raîfons  démontrent  cette  maxime.  Premièrement  l'ad- 
miniftratîon  devient  plus  pénible  dans  les  grandes  diftances,  com- 
me un  poids  devient  plus  lourd  au  bout  d'un  plus  grand  levier. 
Elle  devient  aufïï  plus  onéreufe  h  mefure  que  les  degrés  fe  mul- 
tiplient i  car  chaque  ville  a  d'abord  la  fîenne ,  que  le  peuple  paie , 
chaque  diftric  la  fîenne ,  encore  payée  par  le  peuple ,  enfuite  cha- 
que province  ,  puis  les  grands  gouvetnemens ,  les  Satrapies ,  les 
Vice-royautés  ,  qu'il  faut  toujours  payer  plus  cher  ^  mefure  qu'on 
monte  ,   &  toujours  aux  dépens   du  malheureux  peuple  ;    enfin 
vient  l'adminiftration  fuprême  qui  écrafe  tout.  Tant  de  furcharges 
épuifent  continuellement  les  fujets  ;  loin  d'être  mieux  gouvernés 
par  tous  ces  différens  ordres  ,  ils  le  font  moins  bien  que  s*il  n'y  en 
avoit  qu'un  feul  au-deflus  d'eux.  Cependant  \  peine  refte-t-il  des 

Œuvres  mfUcs  Tome.  IL  Z 


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178 


Du    Contrat 


reflburces  pour  les  cas  extraordinaires  ;  &  quand  il  y  faut  recou- 
rir ,  rÉtat  eft  toujours  à  la  veille  de  fa  ruine. 

Ce  n'eft  pas  tout  ;  non-feulcmcnt  le  gouvernement  a  moins 
de  vigueur  &  ide  célérité  pour  faire  obferver  les  loix ,  empêcher 
les  vexations  ,  corriger  les  abus  ,  prévenir  les  entreprifes  fédi- 
tieufes  qui  peuvent  fe  faire  dans  des  lieux  éloignés;  mais  le  peuple 
a  moins  d'afFeâions  pour  fes  chefs ,  qu'il  ne  voit  jamais ,  pour 
la  patrie ,  qui  eft  k  fes  yeux  comme  le  monde ,  &  pour 
fes  concitoyens ,  dont  la  plupart  lui  font  étrangers.  Les  mêmes 
loix  ne  peuvent  convenir  \  tant  de  provinces  diverfes  qui  ont  des 
-mœurs  différentes,  qui  vivent  fous  des  climats  oppofés  ,  &  qui 
xie  peuvent  fouffrir  la  même  forme  de  gouvernement.  Des  Joîx 
Afférentes  n'engendrent  que  trouble  &  confuflon  parmi  des  peu- 
ples qui  y  vivant  fous  les  mêmes  chefs  &  dans  une  communication 
continuelle  ,  paflent  ou  fe  marient  les  uns  chez  les  autres,  & 
foumis  h  d'autres  coutumes ,  ne  favent  jamais  fi  leur  patrimoûie 
efl  bien  \  eux.  Les  talens  font  enfouis  »  les  vertus  ignorées ,  les 
vices  impunis  »  dans  cette  multitude  d'hommes  inconnus  les  uns 
aux  autres ,  que  le  fi&ge  de  l'adminiflration  fuprême  ra/femble 
dans  un  même  lieu.  Les  Chefs  accablés  d'affaires  ne  voient  rien 
par  eux-mêmes  I  des  commis  gouvernent  l'État.  Enfin  les  me- 
fures  qu'il  faut  prendre  pour  maintenir  l'autorité  générale,  à 
laquelle  tant  d'Officiers  éloignés  veulent  fe  fouftraire  ou  en  im- 
pofer,  abforbent  tous  les  foins  publics ,  il  n'en  refte  plus  pour 
le  bonheur  du  peuple;  à  pdne  en  refte-ril  pour  fa  défenfe  au 
befoin  ,  &  c^eft  ainfî  qu'un  corps  trop  grand  pour  fa  conflitu-» 
tion  s'àffaife  &  périt  écrafé  fous  fon  propre  poids, 

D'UN  autre  côté ,  l'État  doit  fe  donner  une  certaine  bafe  pour 
avoir  de  la  folidité  ,  pour  réfifler  aux  fecoufles  qu'il  ne  manquera 
pas  d'éprouver ,  &  aux  efforts  qu'il  fera  contraint  de  faire  pour 
fe  foutenir  ;  car  tous  les  peuples  ont  une  efpèce  de  force  cen- 
trifuge ,  par  laquelle  ils  agilTent  continuellement  les  uns  contre 
les  autres ,  &  tendent  \  s'agrandir  aux  dépens  de  leurs  voifins , 
comme  les  tourbillons  de  Defcartes.  Ainfî  les  foibles  rifquent 
d'être  bientôt  engloutis,  &nul  ne  peut  guères  fe  conferver  qu'en 


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Social:  179 

fe  mettant  avec  tous  dans  une  efpèce  d'équilibre  4ui  rende  la 
comprefHon  par-tout  à-peu-près  égale. 

On  voît  par4k  qu'il  y  a  des  raifons  de  s'étendre  &  des  raifons 
de  fe  réfferrer,  &  ce  n'eft  pas  le  moindre  talent  du  politique 
de  trouver  entre  les  unes  &  les  autres  la  proportion  la  plus 
avantageufe  à  la  confervatîon  de  l'État.  On  peut  dire  en  général 
que  les  premières  n'étant  qu'extérieures  &  relatives,  doivent 
être  fubordonnées  aux  autres ,  qui  font  internes  &  abfoiues  ; 
une  faîne  &  forte  conftitution  cft  la  première  chofe  qu'il  faut 
rechercher ,  &  l'on  doit  plus  compter  fur  la  vigueur  qui  nak  d'un 
bon  gouvernement,  que  (ut  les  rcflburces  que  fournit  un  graii^ 
territoire. 

Au  refte,  on  a  vu  des  États  tellement  conflîtués,  que  la 
néceflité  des  conquêtes  entroit  dans  leur  conilitution  même ,  & 
que  pour  fe  maintenir  ils  étoient  forcés  de  s'agrandir  fans  cefle. 
Peut-être  fe  félicitoient-ils  beaucoup  de  cette  heureufe  néceffité, 
qui  leur  montroit  pourtant,  avec  le  terme  de  leur  grandeur , 
l'inévitable  moment  de  leur  chute. 


CHAPITRE    X 

Suite. 

\J^  peut  mefurer  un  corps  politique  de  déu*  manières;  favoiV; 
par  l'étendue  du  territoire,  &  par  le  nombre  du  peuple  ;  &  il 
y  a  entre  l'une  &  l'autre  de  ces  ihefures  un  rapport  conve- 
nable pour  donner  Si  l'État  fa  véritable  gi'andeur  :  ce  font  les 
hommes  qui  font  l'Etat,  &  c'eft  le  terrein  qui  nourrit  les  hom* 
Aies  ;  ce  rapport  eft  donc  que  la.  terre  fuffife  k  l'entretien  de  fêS 
habitans ,  &  qu'il  y  ait  autant  d'habitans  que  la  terre  en  peut 
nourrir.  C'eft  dans  cette  portion  que  fe  trouve  le  maximum  de 
force  d'un  nombre  donné  de  peuple }  car  s'il  y  a  du  terreiti  de 
tropi  la  garde  en  efl  onéreufe  ^  la  culture  infuffifaiïte ,  le  produit 


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i8ô  Du     Contrat 

fuperflu  ;  c*eft  la  caufe  prochaine  des  guerres  défenfives  :  s'il  n^ 
en  a  pas  aflez ,  l'État  fe  trouve  pour  le  fupplément  a  la  difcrétion 
de  (es  voifins;  c*eft  la  caufe  prochaîne  des  guerres  ofTenfives. 
Tout  peuple  qui  n*a  par  fa  poiîtion  que  Palternarive  entre  le 
commerce  ou  la  guerre ,  eft  foible  en  lui-même  ;  il  dépend  de 
fes  voifins,  il  dépend  des  événemens;  il  n'a  jamais  qu'une  exif- 
tence  incertaine  &  courte.  Il  fubjugue  &  change  de  fituation ,  ou 
il  eft  fubjugue  &  n'eft  rien.  Il  ne  peut  fe  confenrer  libre  qu'à 
force  de  petitefle  ou  de  grandeur. 

On  ne  peut  donner  en  calcul  un  rapport  fixe  entre  l'étendue 
de  terre  &  le  nombre  d'hommes  qui  fe  fuffifent  l'un  k  l'autre  ,  tant 
à  caufe  des  différences  qui  fe  trouvent  dans  les  qualités  du  tcrrein , 
dans  fes    degrés  de  fertilité,  dans  la  nature  de  fes  productions, 
dans  l'influence  des  climats  ,  que  de  celles  qu'on  remarque  dans 
les  tempéramens  des  hommes  qui  les  habitent,  dont  les  uns  con- 
fomment  peu  dans  un  pays  fertile,  les  autres  beaucoup  fur  un 
fol  ingrat.  U  Faut  encore  avoir  égard  à  la  plus  grande  ou  moindre 
fécondité  des  femmes,. h  ce  que  le  pays  peut  avoir  de  plus  ou 
moins  favorable  à  la  population,  k  la  quantité  dont  le  légiflateur 
peut  efpérer  d'y   concourir  par  fes  établifTemens  ,  de  forte  qu'il 
ne  doit  pas   fonder  fon  jugement  fur  ce  qu'il  voit,  mais  fur  ce 
qu'il  prévoit,  ni  s'arrêter  autant  a  l'état  aftuel  de  la  population  qx'à 
celui  oii  elle  doit  natujellement  parvenir.  Enfin  il  y  a  mille  occa- 
fions  ok  les  accidens  particuliers  du   lieu  exigent  ou  permettent 
qu'on  embrafle  plus  de  terrein  qu'il  ne  paroît  nécefTaire.  Aînfi  l'on 
s'étendra  beaucoup  dans  un  pays  de  montagnes,  où  les  produftions 
naturelles,  favoir  les  bois ,  les  pâturages,  demandent  moins  de  tra- 
vail ,  oiv  l'expérience  apprend  que  les  femmes  font  plus  fécondes  que 
dans  les  plaines ,  &  où  un  grand  fol  incliné  ne  donne  qu'une  petite  bafe 
horizontale  y  la  feule  qu'il  faut  compter  pour  la  végétation.  Au  con- 
traire ,  on  peut  fe  refïerrer  au  bord  de  la  mer ,.  même  dans  des 
rochers  &  des  fables  prefque  ftérilesi  parce  que  la  pêche  y  peut 
fuppléer  en  grande  partie  aux  produdions  de  la  terre,  que  les 
hommes  doivent  être  plus  raflemblés  pour  repoufler  les  pirates ,  & 
qu'on  a  d'ailleurs  plus  de  facilité  pour  délivrer  le  pays  par  les  co- 
lonies, des  habitans  dont  il  eft  furchargé. 


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Social.  i8i 

A  ces  conditions  pour  inilituer  un  peuple  ,  il  en  faut  ajouter  une 
qui  ne  peut  fuppléer  ^  nulle  autre  »  mais  fans  laquelle  elles  font  tou- 
tes inutiles  \  c'eA  qu'on  jouifle  de  ^abondance  &  de  la  paix  \  car 
le  temps  où  s'ordonne  un  État  eft ,  comme  celui  où  fe  forme  un 
bataillon ,  Pinftant  où  le  corps  eft  le  moins  capable  de  ré/îftance 
&  le  plus  facile  h  détruire.  On  réfîfteroit  mieux  dans  un  défordre 
abfolu  que  dans  un  moment  de  fermentation  ,  où  chacun  s^occupe 
de  fon  rang ,  &  non  du  péril.  Qu'une  guerre ,  une  famine ,  une  fé- 
dition  furvienne  en  ce  temps  de  crife ,  PÉtat  eft  infailliblement 
renverfé. 

Ce  n'eft  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  gouvernemens  établis 
durant  ces  orages;  mais  alors  ce  font  ces  gouvernemens  mêmes 
qui  détruifent  TÉtat.  Les  ufurpateurs  amènent  ou  choififlent  tou- 
jours ces  temps  de  troubles  pour  faire  pafler ,  k  la  faveur  de  l'efFroi 
public  ,  des  loix  deftruâives  que  le  peuple  n'adopteroit  jamais  de 
fang-froid.  Le  choix  du  moment  de  Pinftitution  eft  un  des  carac- 
tères les  plus  sûrs  par  lefquels  on  peut  diftinguer  l'œuvre  du  lé- 
gislateur d'avec  celle  du  tyran. 

Quel  peuple  eft  donc  propre  à  la  légîflation  ?  Celui  qui ,  fe 
trouvant  déjà  lié  par  quelque  union  d'origine  ,  d'intérêt  ou  de  con- 
vention ,  n'a  point  encore  porté  le  vrai  joug  des  loix  ;  celui  qui 
n'a  ni  coutumes  ni  fuperftitions  bien  enracinées  ;  celui  qui  ne  craint 
pas  d'être  accablé  par  une  invafion  fubîte ,  qui ,  fans  entrer  dans 
les  querelles  de  (es  voifîns,  peut  réfifter  feul  k  chacun  d'eux,  ou 
s'aider  de  l'un  pour  repoufler  Tautre  ;  celui  dont  chaque  membre 
peut  être  copnu  de  tous,  &  où  l'on  n'eft  point  forcé  de  charger 
un  homme  d'un  plus  grand  fetdeau  qu'un  homme  ne  peut  porter  ; 
celui  qui  peut  fe  pafler  des  autres  peuples  &  dont  tout  autre  peu- 
ple peut  fe  pafler  (13);  celui  qui  n'cft  ni  riche  ni  pauvre  &  peut 

(  13  )  Si  de  deux  peuples  voifin»  Tautre  de  cette  dépendance.  La  Rë- 

Fun  ne  pouvoir  fe  palier  de  i*auue  ,  publique  de  Thhfcaia ,  enclavée  dans 

ce  feroifr  une  finiarion  très-dure  pour  rÇmpire  du  Mexique,  aima  mieux  fe 

le  premier  &  très-dangereufe  pour  le  paiTer  de  fel ,  que   d'en  acheecr  de» 

fécond.  Toute  nation  fage,  en  pareil  Mexicains  ,&  même  que  d'en  accepter 

cas,  s'efforcera  bien  vite  de  délivrer  graniiiement.   Lt^  fages  Thlafcalaa» 


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i8i  D  V    C  o  ir  t  n  À  r 

fe  fufïîre  k  lui-mémp  \  enfin  celui  qwî  réunît  la  confidence  <l'uo 
ancien  peuple  vrcc  la  docHité  d'un  peuple  nouveau,  Ge  qui  rend 
pénible  Touvrage  de  la  légilknon ,  eil  moins  ce  qu^il  faut  établir 
que  ce  qu*il  faut  détruire  î  &  ce  qui  rend  le  fuccès  fi  rare ,  c'eft 
riitipofiibilfté  de  trouver  H  fimpUçité  de  la  nature  jointe  aux  be* 
foin$  de  la  fociété.  Toutes  ces  conditions ,  il  eft  vrai ,  fe  trouvent 
difficilement  f  aflemblées.  Auflî  voit-on  peu  d'États  bien  confiitués. 

Il  eft  encore  en  Europe  un  pays  capable  de  légiflation  ;  c'*eft 
rifle  de  Corfe.  La  valeur  &  la  confiance  avec  laquelle  ce  brave 
peuple  a  fu  recouvrer  &  défendre  fa  liberté ,  mériteroit  bien  que 
quelque  homme  fage  lui  apprît  h  la  conferver.  J^ai  quelque  pref- 
fentiment  qu'un  jour  cette  petite  ifle  étonnera  TEurope. 


CHAPITRE    XI- 

Des  divers  Jyjlémes  de  Légijlaiion. 

wl  Ton  recherche  en  quoi  confifte  précifément  le  plus  grand 
bien  de  tous,  qui  doit  être  la  fin  de  tout  fyftcme  de  légiflation , 
on  trouvera  qu'il  fe  réduit  à  ces  deux  objets  principaux ,  la  libcrtc 
&  V égalité.  La  liberté ,  parce  que  toute  dépendance  parriculièrc 
eft  autant  de  force  ôtée  au  corps  de  l'État  i  l'égalité  ,  parce  que 
la  liberté  ne  peut  fubfifter  fans  elle. 

J'AI  déjà  dit  ce  que  c'eft  que  la  liberté  civile  ;  k  l'égard  de  l'é- 
galité ,  il  ne  fa^t  pas  entendre  par  ce  mot  que  les  degrés  de  puif- 
fance  &  de  richefle  foient  abfolument  les  mêmes  ;  mais  que  ,  quant 
à  la  puiflance ,  elle  foit  au-deflbus  de  toute  violence,  &  ne  s'exerce 
jamais  qu'en  vertu  du  rang  &  des  loix  ;  &  quant  k  la  richeffe  que 
nul  citoyen  ne  foit  aflfez  opulent  pour  en  pouvoir  acheter  un  au- 
tre, &n^l  aflez  pauvre  pour  être  contraint  de  fe  vendre  (14)  : 

virent  le  piège  caché  fous  cette  libé-  [  14  ]  Voulez-vous  donc  donner  \ 

ralicé.  Ils  fe  conferverent  libres,  &  l'État  de  la  confiilance ,  rapprochez  les 

ce  petit  État ,  enfermé  dans  ce  grand  degrés  exurémes  autant  qu'il  eft  pof- 

Emptre ,  fut  enfin  rinftrument  de  fa  (ible  ;  oe  fouffrez  ni  des  gens  opu-> 
ruine. 


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Social:  igj 

ce  qui  fuppofe  du  côté  d.e?  grands  ,  inpdéraîjQii  dç  bî.en$.  Çf  de  cré- 
dit, &  du  cqté  de«  pefitj ,  modçraqpq  d'^variçe  ^  de  çpnvoitife. 

Cette  égalité ,  difent^îlsi  e0  une  chîmcre  de  fpéculation  qui 
ne  peut  exiller  dans 'la  pratique  :  mais  flTabus  eft  inévitable ,  s^en- 
fuit-îl  qu'il  ne  faille  pas  au  moins  le  régler?  Oisft  précifément 
parce  que  la  force  dès  chofes  tend  toujours  ^  détruire  Tégalité  y 
€jue  la  force  de  la  législation  doit  toujours  tendre  à  la  maintenir. 

Mais  ces  objets  généraux  de  toute  bonne  înftîtutipn  doi- 
vent être  modifiés  en  chaque  pays  par  les  rapports  qui  naif- 
fenty  tant  de  la  fituatioa  locale ,  que  du  caraôère  des  Imbitans, 
&  c'eft  fur  ces  rapports  quil  faut  afligner  k  chaque  peuple  ua 
fyftéme  particulier  d'inftituiion ,  qui  foit  le  meilleur ,  non  peuç^ 
être  en  lui-même ,  mais  pour  TEtat  auquel  il  eft  deftiné.  Par 
exemple,  le  fol  eft^il  ingrat  &  ftérjle,  ou  le  pays  trop  ferré 
pour  les  habitans  ?  Tournez-vous  du  côté  de  l'indyftrie  &  des 
arts  ,  dont  vous  échangerez  les  productions  contre  les  denrées 
qui  vous  manquent.  Au  contraire ,  occupez-vous  de  riches  plaines 
&  de  coteaux  fertiles.  Dans  un  bon  terrein ,  manquez  -  vous 
d'habitans  ;  donnez  tous  vos  foins  k  l'agriculture  qui  multiplie  les 
hommes ,  &  chaflez  les  arts ,  qui  ne  feroient  qu'achever  de  dé- 
peupler le  pays,  en  attroupant  fur  quelques  points  du  territçirç 
le  peu  d'habîtans  qu'il  y  a.  (  i  $  )  Occupez-vous  des  rivages 
étendus  &  commodes;  couvrez  la  mer  de  vaîfleaux;  cultivez  le 
commerce  &  la  navigation  j  vous  aurez  une  exiftence  brillante 
&  courte.  La  mer  ne  baignc-t-elle  fur  vos  côtes  que  des  rochers 
prefque  inacceffibles  ;  rçftcz  b^jbares  &  ichtyophages^j  vous  en 
vivrez  plus  tranquilles,  meilleurs  peut-être,  &  sûrement  plus  he\r! 

lens  ni  des  gueux.   Ces  deux  états,  [ly]  Quelque  branche  de  commerce 

naturellement  infëparables  ,  font  égâ.  extérieur^  dkleM.d'Â.  ne  répand  guè« 

lement  fuheftçs  au  bien  commun  ;  de  res  qu'une  faufleutilîfé  pour  unRoyauf 

l'un  fortent  les  fauteurs  de  la  tyran-  me  en   général  ;   elle  peut  enrichir 

nie,   &  de   Pautre  les  tyrans.  Ceft  quelques  particuliers ,  même  queli^ues 

toujours  entr'eux  que  fe  fait  le  trafic  villes ,  mais  la  nation  entière  n'y  ga- 

de  la  liberté  publique;  l'un  l'acheté  gne  4'ieA  ,  &  le  peuple  n'en  eft  paa 

&  l'autre  la  vend.  mieux» 


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i84 


Du       CONTRAT 


reux.  £n  un  mot  »  outre  les  maximes  communes  k  tous  ^  chaque 
peuple  renferme  en  lui  quelque  caufe  qui  les  ordonne  d'une 
manière  particulière  &  rend  fa  légiflatiôn  propre  à  lui  feul.  C'eft 
ainlî  qu'autrefois  les  Hébreux  ^  &  récemment  les  Arabes  ,  oiic 
eu  pour  principal  objet  la  Religion  »  les  Athéniens  les  lettres  ^ 
Carthage  &  Tyr  le  commerce,  Rhodes  la  marine,  Sparte  la 
guerre,  &  Rome  la  vertu.  L'Auteur  de  TEiprit  des  Loix  a  montré 
dans  des  fouies  d'exemples  par  quel  art  le  Légiflateur  dirige 
rinfiitytion  vers  chacun  de  ces  objets. 

Ce  qui  rend  la  conftitution  d'un  Etat  véritablement  folide 
&  durable ,  c'eft  quand  les  convenances  font  tellement  obfervées 
que  les  rapports  naturels  &  les  loix  tombent  toujours  de  con- 
cert fur  les  mêmes  points,  &  que  celles-ci  ne  font,  pour  ainfi 
dire ,  qu'afTurer ,  accompagner ,  reftlfier  les  autres.  Mais  fi  le 
Légiflateur ,  fe  trompant  dans  fon  objet ,  prend  un  principe  dif- 
férent de  celui  qui  naît  de  la  nature  des  chofe$,  que  l'un  tende 
k  la  fervitude  &  l'autre  à  la  liberté ,  l'un  aux  richefles ,  l'autre  h 
la  population  ,  l'un  k  la  paix,  l'autre  aux  conquêtes ,  on  verra 
les  loix  s'afFoiblîr  infenfiblement ,  la  conftitution  s'altérer,  & 
l'État  ne  cédera  d'être  agité  jufqu'îi  ce  qu'il  foit  détruit  ou  chan- 
gé, &  que  l'invincible  nature  ait  repris  fon  empire. 


CHAPITRE    XIL 

Divijion  des  loix. 

JL  OuR  ordonner  le  tout ,  ou  donner  la  meilleure  forme  poflible 
à  la  chofe  publique  ,  il  y  a  diverfes^  relations  a  confidérer.  Premiè- 
rement l'aâion  du  corps  entier  agiflTant  fur  lui-même,  c'eft-k-dire, 
le  rapport  du  tout  au  tout,  ou  du  Souverain  k  TÉtat,  &  ce  rap- 
port eft  compofé  de  celui  des  termes  intermédiaires ,  comme  nous 

le  verrons  ci-après.  . 

*i  ,    ' 

Les  loix  qui  règlent  ce  rapport  portent  fe  nom  de  loix  politi- 
ques^ &  s'appellent  auffi  loix  fondamentales,  non  fans  quelque 

raifon 


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s  O  C  I  A  L^  185 

faifon  fi  CCS  loix  font  fages.  Car  s'il  n'y  a  dans  chaque  État  qu'une 
bonne  manière  de  l'ordonner,  le  peuple  qui  l'a  trouvée  doit  sy 
tenir  ;  mais  fi  l'ordre  établi  eft  mauvais  ,  pourquoi  prendroît-on 
pour  fondamentales  des  loix  qui  l'empêchent  d'être  bon  >  D'ail- 
leurs ^  en  tout  état  de  caufe,  un  peuple  eft  toujours  le  maître 
de  changer  fes  loix ,  même  les  meilleures  ;  car  s'il  lui  plaît  de 
fe  faire  mal  à  lui  •  même  ,  qui  eft  -  ce  qui  a  droit  de  l'en  em- 
pêcher î 

La  féconde  relation  eft  celle  des  membres  entr'eux,  ou  avec 
le  corps  entier ,  &  ce  rapport  doit  être  au  premier  égard  auflî 
petit ,  &  au  fécond  auflî  grand  qu'il  eft  poflîble  ,  en  forte  que 
chaque  citoyen  foit  dans  une  parfaite  indépendance  de  tous 
les  autres,  &  dans  une  exceflîve  dépendance  de  la  Cité;  ce  qui 
fe  fait  toujours  par  les  mêmes  moyens  :  car  il  n'y  a  que  la 
force  de  l'État  qui  fafTe  la  liberté  de  fes  membres.  C'eft  de  ce 
deuxième   rapport  que  naiflent  les  loix  civiles. 

On  peut  confidérer  une  troifième  forte  de  relation  entre 
l'homme  &  la  loi ,  favoir  celle  de  la  défobéiflance  à  la  peine ,  & 
celle  *ci  donne  lieu  à  l'établiflement  des  loix  criminelles  ,  qui 
dans  le  fond  font  moins  une  efpèce  particulière  de  loix ,  que  la 
fanâion  de  toutes  les  autres. 

A  ces  trois  fortes  de  loix  il  s'en  joint  une  quatrième  ,  la  plus 
importante  de  toutes  ,  qui  ne  fe  grave  ni  fur  le  marbre  ni  fur 
l'airain  ,  mais  dans  les  cœurs  des  citoyens  ;  qui  fait  la  véritable 
conftitution  de  l'État;  qui  prend  tous  les  jours  de  nouvelles 
forces  ;  qui ,  lorfque  les  autres  loix  vieiilîflent  ou  sMteignent , 
les  ranime  ou  les  fupplée ,  conferve  un  peuple  dans  l'efprit  de 
fon  inftitution ,  &  fubftitue  infenfiblement  la  force  de  l'habitude 
à  celle  de  l'autorité.  Je  parle  des  mœurs ,  des  coutumes ,  &  fur-- 
tout  de  l'opinion  ;  partie  inconnue  à  nos  politiques  ,  mais  de 
laquelle  dépend  le  fuccès  de  toutes  les  autres  ;  partie  dont  le 
grand  Légiflateur  s'occupe  en  fecret ,  tandis  qu'il  paroi t  fe  borner 
k  des  réglemens  particuliers  qui  ne  font  que  le  cintre  de  la  voûte  ^ 

(Huyrcs  mclécs.  Tomt  IL  A  4 


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iB6  Du      C  O  If  T  A  A  T 

dont  les  maurs  plus  lentes  k  nahre ,  forment  enfin  Pinébninlatfla 
clef. 

Entre  ces  div^erfes  Claflês  »  les  loix  politiques ,  qui  confUtuent 
k  forme  du  gouvernement ,  font  k  feule  relative  II  mon  fujet. 


Fin  du  livre  ficond. 


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Social:  187 

D  U 

CONTRAT     SOCIAL 


LIVRE     TROISIEME. 

**.Vant  de  parler  des  dîverfes  formes  de  gouvernemens ,  tâ- 
chons de  fixer  le  fens  précis  de  ce  mot ,  qui  n'a  pas  encore  été 
foitt  bien  expliqué. 


■nv^p^vw 


CHAPITRE     L 

Du  Gouvernement  en  générai 

J'AyEïÇTiS  le  feôeur  que  ce  Chapitre  doit  être  lu  pofément , 
&  que^  jejie  fais  pas  Part  d'être  clair  pour  qui  ne  veut  pas  être 
attentif. 

To^XE  adipp  libre  a  deux  caufes  qui  concourent  ^  ta  produire» 
Vune  nwrak ,  favoir  la  vt>loaté  qui  détermine  Pafte  ;  Pautrc  phy- 
sique ^  favQÎr  1^  jmiflTance  qui  Texccute.  Quand  je  marche  vtxSi  un 
objet,  il  faut  premièrement  que  fy  veuffle  aller;  en  fecotnd  lieu, 
que  mes  pieds  m'y  portent.  Qu'un  paralytique  veuille  courir  ^ 
qu'un  homme  agile  ne  le  veuille  pas ,  tous  deux  refleront  en  place. 
Le  corps  politique  a  le^  mêmes  mobiles  ;  on  y  diftingue  de  même 
la  force  &  la  volonté.  Celle-ci  fous  le  nom  de  puijfancc  Icgifla- 
ti3f$  y  l'autre  (bus  le  no«i  de  puifanct^  cxécuÊim.  Rtoi  ne  s'y  fait 
ou  ne  s^  doit  fake  Qàm  leur  concours. 

Nous  avons  vu  que  la  puiflance  légîflative  appartient  au  peu- 
ple ,  &  ne  peut  appartenir  qu'à  lui.  Il  cft  aifé  de  voir  au  contraire , 
par  les  principes  ci-devant  établis»  ^^^  la  piriflànce  executive  ae 

Aa  ij 


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l83  DuCoifTRAT 

peut  appartenir  h  la  généralité  comme  légiflatrice  ou  fouveraîney 
parce  que  cette  puifTance  ne  confifle  qu^en  des  aâes  particuliers 
qui  ne  font  point  du  reflbrt  de  la  loi ,  ni  par  conféquent  de  celui 
du  Souverain ,  dont  tous  les  aâes  ne  peuvent  être  que  des  loix. 

II.  faut  donc  à  la  force  publique  un  agent  propre  qui  la  réu- 
nifie &  la  mette  en  œuvre  félon  les  directions  de  la  volonté  gé- 
nérale ,  qui  ferve  à  la  communication  de  TÉtat  &  du  Souverain , 
qui  faffe  en  quelque  forte ,  dans  la  perfonne  publique  »  ce  que  fait 
dans  rhomme  Punion  de  Tame  &  du  corps.  Voilà  quelle  eft  dans 
rÉtat  la  raifon  du  gouvernement  »  confondu  mal-à-propos  avec  le 
Souverain,  dont  H  n'eft  que  le  miniflre. 

Qu'est-ce  donc  que  le  gouvernement?  Un  corps  intermé- 
médiaire  établi  entre  les  fujets  &  le  Souverain  pour  leur  mutuelle 
correfpondance ,  chargé  de  l'exécution  des  loix  &  du  maintien  de 
la  liberté  >  tant  civile  que  politique. 

Les  membres  de  ce  corps  s^appellent  Magijîrats  ou  Rois  i 
c'éft-i-dire ,  Gouverneurs  ,  &  le  corps  entier  porte  le  nom  de 
Princi.  {i6  )  Ainfi  ceux  qui  prétendent  que  l'aÔe  par  lequel 
un  peuple  fe  foumet  à  des  chefs,  n'eft  point  un  contrat,  ont 
grande  raifon.  Ce  n'efl  abfolument  qu'une  commiflion ,  un  em- 
ploi dans  lequel ,  (impies  Officiers  du  Souverain ,  ils  exercent  en 
fon  nom  le  pouvoir  dont  il  les  a  faits  dépodtaires.  Se  qu'il  peut 
limiter ,  modifier  &  reprendre  quand  il  lui  plaît ,  l'aliénation  d'un 
tel  droit  étant  incompatible  avec  la  nature  du  corps  focial ,  & 
contraire  au  but  de  l'aflbciation. 

J'APPELLE  donc  gouvernement  ou  fupréme  adminiilration  Uexer- 
cîce  légitime  de  la  puifTance  executive ,  &  Prince  ou  Magtftrar 
l'homme  ou  le  corps  chargé  de  cette  adminiflration. 

C'EST  dans  le  gouvernement  que  fe  trouvent  les  forces  inter- 
médiaires, dont  les  rapports  compofent  celui  du  tout  au  tout, 
ou  du  Souverain  à  TÉtat.  On  peut  repréfenter  ce  dernier  rapport 

(  l6  )  Ceff  ainfi  <^^  Venife  on  donne  au  Collège  le  lîom  de  Sirinijimm 
f  rince  y  axéine  quand  le  Doge  n'y  aififte  pas* 


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s  o  c  I  A  z:         '  i8^ 

par  celui  des  extrêmes  d'une  proporrion  continue ,  dont  la  moyen- 
ne proportionnelle  eft  le  gouvernement.  Le  gouvernement  reçoit 
du  Souverain  les  ordres  qu'il  donne  au  peuple ,  &  pour  que  l'É- 
tat foit  dans  un  bon  équilibre,  il  faut,  tout  compenfé ,  qu'il  y  ait 
égalité  entre  le  produit  ou  la  puifTance  du  gouvernement  pris  en 
lui-même  &  le  produit  ou  la  puifTance  des  citoyens,  qui  font  Tou^ 
rerains  d'un  côté  &  fujets  de  l'autre. 

De  plus ,  on  ne  fauroit  altérer  aucun  des  trois  termes  fans 
rompre  kl'inftantla  proportion.  Si  le  Souverain  veut  gouverner, 
ou  fi  le  Magiftrat  veut  donner  des  loix ,  ou  fi  les  fujets  refufent 
d'obéir ,  le  défordre  fuccède  à  la  règle ,  la  force  &  la  volonté 
n'agiffent  plus  de  concert,  &  TÉtat  diffous  tombe  ainfi  dans  le 
defpotifine  ou  dans  Panarchie.  Enfin  comme  il  n'y  a  qu'une  moyen- 
ne  proportionnelle  entre  chaque  rapport,  îl  n'y  a  non  plus  qu'un 
bon  gouvernement  poffible  dans  un  État  :  mais  comme  mille  évé- 
nemens  peuvent  changer  les  rapports  d'un  peuple  ,  non-feulemenc 
difFérens  gouvernemens  peuvent  être  bons  à  divers  peuples ,  maïs 
au  même  peuple  en  difFérens  temps. 

Pour  tâcher  de  donner  une  idée  des  divers  rapports  qui  peu» 
vent  régner  entre  ces  deux  extrêmes,  je  prendrai  pour  exem^ 
pie  le  nombre  du  peuple^  comme  un  rapport  plus  facile  à  ex- 
primer. 

SuPPOSOKS  que  l'État  foit  compofé  de  dix  mille  citoyens,  le 
Souverain  ne  peut  être  confidéré  que  coUeftivement  &  en  corps; 
mais  chaque  particulier^  en  qualité  de  fujet,  eft  confidéré  comme 
individu  ;  ainfi  le  Souverain  eft  au  fujet  comme  dix  mille  eft  à  un  y 
c'eft-à-dire  ,  que  chaque  membre  de  l'État  n'a  pour  fa  part  que 
la  dix-millième  partie  de  l'autorité  fouveraine ,  quoiqu'il  lui  foie 
foumis  tout  entier.  Que  le  peuple  foit  compofé  de  cent  mille 
hommes ,  l'état  des  fujets  ne  change  pas ,  &  chacun  porte  égale* 
ment  tout  l'empire  des  loix ,  tandis  que'  fon  fufFrage  ,  réduit  à 
un  cent-millième ,  ^  dix  fois  moins  d'influence  dans  leur  rédac« 
tion.  Alors  le  fujet  reftant  toujours  un ,  le  rapport  du  Souverain 
augmente  en  raifon  du  nombre  des  citoyens.  D'où  il  fuit  que 
plus  rÉcat  s'agrandit,  plus  la  liberté  diminue. 


[ 


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«99  jD   V  ,  C  O   JH  T   n  j4   T 

QuA^Q  ie»  di5.qge  Iç^rappptt  augmente ,  i'etitcnd?  qu^U  s?éIot 
gne  deVégalit^.  AînA  f  tus  le  rapport  eft  graad  dans  Pacceptip^ 
ctes  Géomètres ,  moins  il  y  a  de  rapport  d^ns  Taçception  commune  j 
dans  la  première  Iç  rappprt  cqnfid^ré  feloo  U  quantité  fe  mefure 
par  Texpofant ,  &  dans  l'autre  confidéré  fek>n  Tidentité ,  i|  s'eftimc 
par  la  fimilitude. 

Or,  moins  les  volontés  particulières  fe  rapportent  à  la  volonté 
générale ,  ç'eft-à-dîre  ,  les  mœurs  aux  loîx ,  plus  la  force  réprimante 
doit  augmenter.  Donc  le  gouvernement,  pour  être  bon,  doit  être 
relativement  plus,  fort  a  mefure  que  le  peuple  eft  plus  xwn^breux. 

I>UN.  autre  côté  ^  r^grandiffement  de  l^État  donnant  aux  dé- 
pofitasres  de  i^autorité  publique  plus  de  tentations  6c  de  moyeœ 
dHdpufer  de  leur  pouvoir,  phts  le  gouvernement  doit  avoir  de  force 
pour  coajtenir  ke  peuplç  ,  phis  le  Souverain  doit  en  avoir  k  fon 
tour  pour  contenu-  le  gouvernement.  Je  ne  parle  pas  ici  d^une 
force  abfohie ,  mais  de  la  force  relative  des  diverfes  parties  de 
rÉtaç. 

Il  fuît  de  ce  double  rapport  que  la  proportion  continue  entre 
4e  Souverain^  lie  Prince  âc  le  peuple  nN^  point  une  idée  arbitraire , 
mats  une  conféquenpe  nectaire,  de  la  nature  du  corps  politique. 
-Hiuitencooe  que  If  un  des  extrêmes  ,  f^voir  te  peuple  comme  fujef^ 
étant  fixe  &  repréfenté  par  l'unité ,  toutes  les  fois  que  la.  raifbn 
cjoublée  augmente  pu  diminue ,  la  raifon  fimple  augmente  on  di- 
minue femblabtement  ^  &  que  par  conféquent  le  moyen  terme  cil 
changé..  Ce  qui  fait  voir  qu'il'  n'y  a  pas  une  confHtution  de  gou- 
veraement  unique  &  abfbîue  ,  mais  qu*îl  peut  y  avoir  autant  de 
gouvernemens  différens  en  nature  ,  que  d^États  diffiérens  en 
grandeur. 

Si  ,  twttïant  cefyftême  eix  ridîwle,.  on  difoît  que,  poi*r  ttou- 
v)»j:  ^t$^  moyeniîiç  proportionnelle  &  former  te  corps  du  geruyer- 
nemepTi  U  ne  lapt.„  fcAoa  moi ,  que  tirer  la  racine  quarrée  du 
i^onobbre  J^  peuple,  ^  répondrois  quejenc^  prends  ici  ce  o^ombre 
qjue.  pour  un  exe«»plé ,  qi»e  les  rapports  doat  je  parle  né  fe  ww- 
fwent  pqâ  JCtolisment  pae  le  nond^ce  des  hommes ,  mais  en  génté- 


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Social.  i^i 

faï  par  la  quantité  cPaftion ,  laquelle  fe  combîtie  paf  des  multitu- 
des de  caufes  ;  qu'au  refte ,  iî ,  pour  tti'exprîmer  en  moins  de  pa- 
roles ,  j'emprunte  un  moment  des  termes  de  géométrie ,  je  n'i- 
gnore pas  cependant  que  la  précifîon  géométrique  n'a  point  lieu 
dans  les  quantités  morales. 

Le  gourrernement  eô  en  petit  ce  que  le  corps  politique  qui  lè 
tenferme  eft  en  grand.  C'eft  une  perf<Hihe  morale  douée  de  cer- 
taines facultés,  aftive  comme  le  Souverain,  paflîve  comme  l'État , 
&  qu'on  peut  décompofer  en  d'autres  mpports  femblables ,  d'ôit 
naît  par  conféquent  une  nouvelle  proportion ,  une  autre  encorâ 
dans  celle-ci ,  félon  l'ordre  des  tribunaux  ^  jufqu'à  ce  qu'on  anrire 
à  un  moyen  terme  indivifîble  ,  c'eft-k-dire,  k  un  feuï  chef  ou  Ma-» 
giilrat  fupréme ,  qu'on  peut  fe  rçpréfemer  au  milieu  de  cmte  pro*- 
greflion ,  comme  l'unité  entre  la  férié  des  fraâions  &  celle  des 
nombres. 

Sans  nous  embarraflèr  dans  cette  multiplication  de  termes.; 
contentons-nous  de  coniidérer  le  gquvernement  comme  un  nou* 
veau  corps  dans  l'État ,  diftinâ  du  peup^  &  du  Souverain  ,  &  in* 
termédiaire  entre  l'un  &  l'autre. 

Il  y  a  cette  différence  effentielle  entré  ces  deux  corps ,  que 
l'État  exifle  par  lui-même ,  &  que  le  gouverni^oient  n^^xifte  que 
par  le  Souverain.  Ainfi  la  volonté  dominante  du  Prince  n'eft  ou 
ne  doit  être  que  la  volonté  géxiérala  ou  la  loi  ;  fa  fprce  n'e/l  que 
la  force  publique  concentrée  en  lui;  fi-tôt  qu^l  veut  tirer  de  lui- 
même  quelqu'aâe  abfolu  &  indépendant,  la  îiaifon  du  tout  com- 
mence \  fe  relâcher.  S'il  arrivoit  enfin  que  le  Prince  eût  une  vo- 
lonté particulière  plus  aélive  que  celle  du  Souverain ,  &  qu'il  usât , 
pour  obéir  a  cette  volonté  particulière ,  de  la  force  publique  qui 
eft  dans  fes  mains,  en  forte  qu'on  eût,  pour  ainfi  dire  ,  deux  Sou- 
rerains,  l'un  de  droit  &  Pâutre  de  fait ,  à  l'iriftant  Puriîon  fociale 
s'évanouiroit ,  &  le  corps  politique  feroit  difTous. 

Cependant  pour  que  le  corps  du  gouvernement  ait  une 
exiftence,  une  vie  réelle  qui  le  diftingue  du  corps  de  l'État, pour 
qu^  tous   fe3  membres  puiflent  agir  de  concert  &  répondre  \ 


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19*  Du    Contrat 

la  fin  pour  laquelle  il  eft  infticué  ,  il  lui  faut  un  moi  particulier  ;; 
une  feniibilicé  commune  k  Tes  membres i  une  force,  une  vo-* 
lonté  propre  qui  tendent  à  fa  confervation.  Cette  exiflence 
particulière  fuppofe  des  afTemblées ,  des  confeils ,  un  pouvoir  de 
délibérer  ,  de  réfoudre ,  des  droits ,  des  titres ,  des  privilèges  qui 
appartiennent  au  Prince  exclufivement ,  &  qui  rendent  la  con- 
dition du  Maglftrat  plus  honorable  à  proportion  qu'elle  eft  plus 
pénible.  Les  difficultés  font  dans  la  manière  d'ordonner  dans  le 
tout  ce  tout  fubalterne ,'  de  forte  qu'il  n'altère  point  la  conftitution 
générale ,  en  afFermiflant  la  fienne ,  qu'il  difiingue  toujours  fa 
force  particulière,  deftinée  \  fa  propre  confervation ,  de  la  force 
publique  deftinée  k  la  confervation  de  l'État ,  &  qu'en  un  mot 
H  foit  toujours  prêt  a  facrifîer  le  gouvernement  au  peuple  ,  & 
non  le  peuple  au  gouvernement. 

D'AILLEURS,  bien  que  le  corps  artificiel  du  gouvernement 
foit  l'ouvrage  d'un  autre  corps  artificiel,  &  qu'il  n'ait  en  quelque 
forte  qtf  une  vie  empruntée  &  fubordonnée ,  cela  «'empêche  pas 
qu*il  ne  puiHe  agir  avec  plus  ou  moins  de  vigueur  ou  de  célérité , 
jouir ,  pour  ainfi  dire ,  d'une  fanté  plus  ou  moins  robufte.  Enfin 
fans  s'éloigner  direftement  du  but  de  fon  bftitution,  il  peut 
^'en  écarter  plus  ou  moins ,  félon  la  manière  dont  il  eft  conftimé. 

C'EST  de  toutes  ces  différences  que  naiflent  les  rapports  divers 
que  le  gouvernement  doit  avoir  avec  le  corps  de  TÉtat,  félon 
les  rapports  accidentels  &  particuliers  par  lefquels  ce  même 
État  eft  modifié.  Car  fouvent  le  gouvernement  le  meilleur  en 
foi  deviendra  le  plus  vicieux ,  fi  fes  rapports  ne  font  altérés  félon 
les  défauts  du  corps  politique  auquel  il  appartiens 


Wimfm^fmm^ÊÊmmmm 


CHAPITRÉ 


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Social*  193 

CHAPITRE    IL 

Du  principe  qui  conjlitue  les  diverfes  formes  de  Gouvernement^ 

A  OuR  expofer  la  caufe  générale  de  ces  dîfFérepces,  îl  faut 
diftînguer  ici  le  Prince  &  le  gouvernement ,  comme  j'ai  diflingué 
ci-devant  PÉtat  &  le  Souverain. 

Le  corps  du  Magiftrat  peut  être  compofé  d^un  plus  grand 
ou  moindre  nombre  de  membres.  Nous  avons  dit  que  le  rapport 
du  Souverain  aux  fujets  étoit  d'autant  plus  grand  que  le  peuple 
étoit  plus  nombreux  ,  &  par  i^ne  évidente  analogie  nous  en  pou- 
vons dire  autant  du  gouvernement  à  l'égard  des  Magiflrats. 

Or  ,  la  force  totale  du  gouvernement  étant  toujours  celle  de 
rÉtat,  ne  varie  point  •••d'où  il  fuit  que  plus  il  ufe  de  cette  force 
fur  {es  propres  membres ,  moins  il  lut  en  refte  pour  agir  fur  tout 
le  peuple. 

Donc  plus  les'  Magiflrats  font  nombreux,  plus  le  gouverne- 
ment eft  foible.  Comme  cette  maxime  eft  fondamentale ,  appli- 
quons-nous à  la  mieux  éclaircir. 

Nous  pouvons  diftinguer  dans. la  perfonne  du  Magiftrat  trois 
volontés  eflentiellement  différentes.  Premièrement  la  volonté  pro- 
pre de  rindividu ,  qui  ne  tend  qu'à  fon  avantage  particulier  ;  fe- 
condement  la  volonté  commune  des  Magiflrats ,  qui  fe  rapporte 
uniquement  k  l'avantage  du  Prince ,  &  qu'on  peut  appeller  vo- 
lonté de  corps ,  laquelle  efl  générale  par  rapport  au  gouverne- 
ment, &  particulière  par  rapport  à  l'État  ,dont  le  gouvernement 
fait  partie  ;  en  troiflème  lieu ,  Ja  volonté  du  peuple  ou  la  volonté 
fouveraine ,  laquelle  efl  générale ,  tant  par  rapport  à  l'État ,  con- 
fidéré  comme  le  tout,  que  par  rapport  au  gouvernement ,  confé- 
déré comme  partie  du  tout. 

Dans  uae  légiflation  parfaite ,  la  volonté  particulière  ou  in- 
Œavres  mflées.  Tome  IL  Bb 


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1^4  ^  ^    Contrat    . 

dW'i^tteHe  40k  4i»e  imMc,  k  y<rfoii»é  4e  corps  fiM9ffe  €ti  içow^em 
nement  très-fubordonnée  ,  &  par  çonféquenc  la  volonté  générale 
ou  fouveraine  toujows  doraMiarttCy  &  la  règle  tinique  de  toutes 
les  autres.  ,        . 

Selon  tordre  naturel ,  au  contraire ,  ces  différentes  volontés 
deviennent  plus  aflives  à  mefure  qu'elles  fe .  concentrent.  Aiii(i4t 
volonté  générale  eft  toujours  la  plus  foible^  la  volonté  de  corps 
a  le  fécond  rang ,  &  la  volonté  particulière  le  premief  de  tous  : 
de  forte  que  dans  le  gouvernement  chaque  membre  eft  premiè- 
rement foi-méme ,  9c  puis  Magiftrat ,  &  puis  citoyen.  GndKuion 
direâement  qpppofiée  k  celle  qu'^exîge  t^dne  tncai. 

Cela  pofé  :  que  tout  le  gouvernement  ibit  entre  les  maîns  d^ufi 
feul  homme,  voilà  la  volonté  particulière  &  la  volonté  de  corps 
parfaitement  réunies  »  &  par  conféquent  celle-ci  au  plus  haut  de- 
gré d'tntenficé  qu'etie  paMc  a?voir;  Or ,  comme  ^4À.  du  id^^ri  de 
la  vdonté  <]iie  dépend  l^fage  de  la  force ,  &:  q«e  la  f(»xe  abfo* 
lue  du  gouver^iement  ne  varie  points  U  s^enfuk  que  le  plus  aâîF 
des  gouvernemens  eft  celui  d'un  feul. 

Av  contraire ,  unMbns  le  gouvernement  à  Pautorité  légiflative  ; 
faHbns  le  Prince  du  Souverain ,  &  de  tous  les  citoyens  autant  de 
Magiftrats  :  alors  la  volonté  de  corps ,  confondue  avec  la  volonté 
générale  9  n^aura  pas  plus  d^aâivité  qu^elle ,  &  laiftera  la  volonté 
particulière  dans  toute  fa  force.  ATnfi  le  gouvernement ,  toujours 
avec  la  même  force  abfolue ,  fera  dans  fon  minimum,  de  force 
relative  ou  d'aûivîté. 

Ces  rapports  font  inoonteftables,  &  d'autres  onfidérations 
fervent  encore  h  les  confirmer.  On  voit,  par  exempte,  que  cha- 
que Magiftrat  eft  plus  adif  dans  fon  corps  que  chaque  cicoyen 
dans  le  fien ,  &  que  par  conféquent  la  volonté  particulière  a 
beaucoup  plus  dinfluence  dans  les  ades  du  gouveriiement,  que 
dans  ceux  du  Souverain;  car  chaque  Magiftrat  eft  prefque  tou- 
jours chargé  de  quelque  fonélion  du  gouverfiement ,  au  lieu  que 
chaque  citoyen ,  pris  ^  part ,  n'a  aucune  fonâion  de  la  fouverai- 
i^eté.  D'ailleurs  ,  plus  l'État  s'étend,  plus  fa  force  réelle  augmen- 


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s   O    C    I    A   Zm  icj^j 

te,  quoiqu'elle  ii?aug^nente  pas  «a  raiiba  de  iba  é^odue  :  m^ 
PÉtat  reftant  le  même  ,  les  Magiftrats  ont  beau  fe  multiplier,  le 
gouyernement  n'eir  acquiert  pas  une  plus  grande  force  réelle , 
parce  que  cette  force  eft  celle,  de  TÉtat,  dont  la  mefure  eft 
toujours  égale.  Ainfi  la  ibrce  refatire  ou  PaéhViré  du  gouverne- 
ment diminue  ^  fans  que  fa  force  a^folue  au  réelle  pui0e  z^u^ 
gmenter. 

Il  eft  sûr*  encore  que  l'expédition  des  afFair-es^  derienr  plus  lente 
b  mefure  que  plus  de  gens  en  font  chargés,  qu^en  donnant  trop 
à  la  prudence  on  ne  donne  pas  allé;?  à  la  fortune ,  qu'on  lai/Ie 
échapper  Toccafion  ,  &  qu'à  forçjç  de  délibérer,,  oa  perd  feuireoç 
le  fruit  de  la  délibération. 

Je  viejK  de  preiiver  que  le  gouvernement  fe  relâche  à  me- 
fure que  les  Magiftrats  fe  multiplient,  &  j*ai  prouvé  ci-devant 
que  plus  le  peuple  eft  nombreux,  plus  la  force  réprimajtice  doit 
augmenter.  D'où  il  fuit  que  le  rapport  des  Magiftrats  au  gou* 
vernement  >  doit  étro  iaverfe  du  rapport  des  fujets.  au  Souverain  ; 
c'eft-à-dire  que,  plus  l'État  s'agrandit,  plus  le  gouvernement  doit  fe 
reflferrer  ;  tettement  que  le  nombre  des  chefs  diminue  en  raifon 
de  ^augmentation  du  peuple. 

Au  refte,  je  ne  parle  ici  que  dg  la  fçt^Q,  relatîye  du  gouver^ 
nement,  &  non  de  fa  rectitude;  car,  au  contraire,  plus  le  Ma- 
gîftrat  eft  nombreux ,  plus  là  volonté  de  corps  fe  rapproche  de 
la  volonté  générale,  au  lieu  que  fous  u|i  Magifltat  unique,  cette 
même  volonté  de  corps  n'eft ,  comme  je  l'ai  dit ,  qu'une  vo- 
lonté particulière.  Ainfi  l'on,  perd  d'un  c6té  ce  qu'on  peut  ga- 
^  gner  de  l'autre  ,  &  l'art  du  Légiflateur  eft  4e  favoir  fixer  le  point 
ou  la  fbrce  de  la  volonté  du  gouvernement ,  toujours  en  pro- 
portion réciproque,  fe  combine  dans  le  rapport  le  plus  avanta-» 
gebx  h  l^Éta.L 


PVfP 


Bb  ij 


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196  B  u*    C  6  if  T  R  A  T 

CHAPITRE     III. 

Division  des  Gouvernemens. 

vJn  a  vu  dans  le  Chapitre  précédent  pourquoi  Von  dîftînguc  les 
diverfes  efpèces  ou  formes  de  gouvernemens  par  le  nombre  des 
membres  qui  les  compofent }  il  refte  avoir  dans  celui-ci  comment 
fe  fait  cette  divifion. 

Le  Souverain  peut,  en  premier  lieu,  commettre  le  dépôt  du 
gouvernement  îi  tout  le  peuple  ou  à  la  plus  grande  partie  du  peu- 
ple ,  en  forte  qu'il  y  ait  plus  de  citoyens  Magiftrats  que  de  ci- 
toyens (impies  particuliers.  On  donne  à  cette  forme  de  gouverne- 
mei^t  le  nom  dé  Démocratie» 

Ou  bien  il  peut  reflerrer  le  gouvernement  entre  les  mains  d'un 
petit  nombre ,  en  forte  qu'il  y  ait  plus  de  (impies  citoyens  que  de 
Magiffarats ,  &  cette  forme  porte  le  nom  à^Ariftocratie. 

Enfin  il  peut  concentrer  tout  le  gouvernement  dans  les  maios 
d'un  Magiftrat  unique ,  dont  tous  les  autres  tiennent  leur  pouvoir. 
Cette  troifième  forme  eft  la  plus  commune ,  &  s^appelle  Monat' 
chic ,  ou  gouvernement  royal. 

On  doit  remarquer  que  toutes  ces  formes ,  ou  du  moins  les 
deux  premières  ,  font  fufceptibles  de  plus  ou  de  moins,  ^  ont  mê- 
me une  a(rez  grande  latitude  ;  car  la  Démocratie  peut  embra(rer 
tout  le  peuple  ou  fe  rçfTerrer  jufqu'k  la  moitié.  L'Ariftocratie  à  fon 
tour  peut  de  la  moitié  du.  peuple  fe  refTerrer  jufqu'au  plus  petite 
nombre  indéterminément.  La  royauté  même  efî  fufceptible  de 
quelque  partage.  Sparte  eut  con(!amment  deux  Rois  par  fa  conf- 
titution  ,  &  l'on  a  vu  dans  l'Empire  Romain  jufqu'k  huit  Empereurs 
à  la  fois ,  fans  qu'on  pût  dire  que  l'Empire  fût  divifé.  Ainfi  il  y  a 
un  point  où  chaque  forme  de  gouvernement  fe  confond  avec  la 
fuivante  ,  &  l'on  voit  que  fous  trois  feules  dénominations  le  gou- 
rernement  eft  réellement  fufceptible  d'autant  de  formes  diverfes  que 
l'État  a  de  citoyens. 


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s  O    C    I   A   t.  197 

*•  Il  y  a  plus  :  ce  même  gouvernement  pouvant  h  certains  égards 
fe  fubdivîfer  en  d'autres  parties ,  Tune  adminiftrée  d'une  manière , 
&  Pautre  d'une  autre ,  il  peut  réfulter  de  ces  trois  formes  com- 
binées une  mulritude  de  formes  mixtes  ,  dont  chacune  eft  multî- 
pliable  par  toutes  les  formes  fimples. 

On  a  de  tout  temps  beaucoup  difputé  fur  la  meilleure  forme 
de  gouvernement,  fans  coniidérer  que  chacune  d'elles  eft  la  meil« 
leure  en  certains  cas ,  &  la  pire  en  d'autres. 

Si  dans  les  différens  États  le  nombre  des  Magîftrats  fuprémes 
doit  être  en  raifon  înverfe  de  celui  des  citoyens ,  il  s'enfuit  qu'en 
général  le  gouvernement  Démocratique  convient  aux  petits  États, 
l'Ariilocratique  aux  médiocres ,  &  le  Monarchique  aux  grands. 
Cette  règle  fe  tire  immédiatement  du  principe;  mais  comment 
compter  la  multitude  de  circonftances  qui  peuvent  fournir  des 
exceptions  ? 


CHAPITRE    IV. 

De  la  Démocratie. 

x^Eltji  qui  fait  la  loi  fait  mieux  que  perfonne  comment  elle  doit 
être  exécutée  &  interprétée.  Il  femble  donc  qu'on  ne  fauroit  avoir 
une  meilleure  conftitution  que  celle  où  le  pouvoir  exécutif  eft 
joint  au  législatif  :  mais  c'eft  cela  même  qui  rend  ce  gouvernement 
infuffifant  à  certains  égards  ,  parce  que  les  chofes  qui  doivent  être 
diftinguées  ne  le  font  pas ,  &  que  le  Prince  &  le  Souverain  n'étant 
que  la  même  perfonne,  ne  forment,  pour  ainfi  dire ,  qu'un  gouver- 
nement fans  gouvernement. 

Il  n'eft  pas  bon  que  celui  qui  fait  les  loîx  les  exécute ,  ni  que  le 
corps  du  peuple  détourne  fon  attention  des  vues  générales,  pour  les 
donner  aux  objets  particuliers.  Rien  n'eft  plus  dangereux  que  l'in- 
fluence des  intérêts  privés  dans  les  affaires  publiques,  &  l'abus  des 
loix  par  le  gouvernement  eft  un  mal  moindre  que  la  corruption 


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içS 


t)  U       C  O   N  T  R  A  T 


du  légiflateur  ,  fuite  infaillible  des  vues  particulières.  Alors  l'État; 
étant  altéré  dans  fa  fubftance,  toute^  réforme  devient  tmpoffible. 
Un  peuple  qui  n'abuferoit  jamâîs  du  gouvernement,  n'ahuferoit 
pas  non  plus  de  Tindépendance  \  un  peuple  qui  gouverneroit  cou** 
jours  bien  ,  n'auroit  pas  befoin  d'être  gouverné. 

A  prendre  le  terme  dans  k  rigueur  de  Tacception ,  il  n'a  jamais 
cxifté  de  véritable  Démocratie ,  &  il  n'en  exiftera  jamais.  11  eft 
contre  l'ordre  naturel  que  le  gratid  nonAre  gouverne  &  que  le 
petit  foit  gouverné.  On  ne  peut  imaginer  que  le  peuple  refte  in- 
ceflTamment  afiemblé  pour  vaquer  aux  affaires  publiques ,  &  Ton 
voit  aifément  qu'il  ne  fauroit  établir  pour  cela  des  comnûllîons 
fans  que  la  forme  de  l'adminiftration  change. 

En  effet,  je  croîs  pouvoir  pofer  en  principe  que  quand  les 
fondions  du  gouvernement  font  partagées  entre  plufieurs  tribu- 
naux ,  les  moins  nombreux  acquièrent  tôt  ou  tard  la  plus  grande 
autorité^  nefut*ce  qu'^  caufe  de  la  facilité  d'expédier  les  affaires, 
qui  \es  y  amène  natureH^nene. 

D'AILLEURS  qu«  de^  chofes  difficiles  li  réunir  ne  fuppofe 
pas  ce  gouvernement  î  Premièrement  un  État  très-petit ,  oh  le 
peuple  foit  facile  à  raflbmWer  àc  où  chaque  citoyen  puiflè  aifé- 
prient  connoitre  tous  Içs  autres  ;  fecondement  une  grande  (impll- 
cîté  de  mœurs  qui  prévienne  la  multitude  d'affaires  &  de  difcuf* 
lions  épineufes  :  enfuite  beaucoup  d'égalité  dans  les  rangs  &  dan^ 
les  fortunes,  fans  quoi  l'égalité  ne  fauroit  fub/iffer  long-temps 
dans  les  droits  &  l'autorité  :  enfin  peu  ou  point  de  luxe  ;  car  , 
ou  le  luxe  efl  l'effet  des  riçheffes ,  ou  il  les  rend  néceffaires  ;  il 
corrompt  h  la  fois  le  riche  &  le  pajuvre ,  l'un  par  la  poffeflion , 
l'autre  par  la  convoîtife  ;  il  vend  la  patrie  ^  la  molleflë ,  à  la 
vanité  :  il  ôte  à  l'État  tous  k^  citoyens  pour  les  afièrvir  les  uns 
aux    autres,  &  tous  à  l^opinion. 

VaiLA  pourquoi  un  Auteur  célèbre  a  donné  la  vertu  pour 
principe  à  la  République  ;  car  toutes  ces  conditions  ne  fauroient 
fubfifler  fans  la  vertu  :  mais,  faute  d'avoir  fait  les  difKnftions 
nécefl^ires,  ce-  beau  génie  a  manqué  fouvent  de  jufteflè,  quel* 


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o   O   C  Z  ji  !•  1^ 

quefols  de  tlaité,  ic  n'a  pAs  vu  <jue  t^autotiié  fouvcraine,  écane 
par-toM  (a  même ,  le  même  ^FÎndpe  dok  «voir  lieu  dans  tout 
État  bien  cooiUt^ ,  plus  ou  moins  ^  il  eft  vtaâ ,  félon  la  forme 
du  gouvernement. 

Ajoutons  quSl  ny  a  pas  de  goureraement  H  fujet  aux 
guerres  civiles  Se  aux  agitations  inteflines  que  le  démocratique  ou 
populaire ,  parce  qu'il  n^  en  a  aucun  qui  tende  fi  fortement  6c 
fi  continuellement  k  changer  de  forme  ,  ni  qui  demande  plu$  de 
y^ilance  &  de  coura^ge  pour  être  maintenu  dans  la  fienne.  Oeft 
fur-tout  dans  cette  conflitution  que  le  citoyen  doit  s^armer  de 
fprce  &  de  confiance,  &  dire  chaque  jour  de  fa  vie  au  fond 
de  fon  ctBur  ce  qtte  difoit  un  vertueux  Palatin  (17)  dans  la 
Diète  de  Pologne  :  Mah  ptricuîofam  Kbcrtatem  juam  qidctum 
fcrvitium. 

S'IL  y  avoît  un  peuple  de  Dieux,  il  fe  gouverneroît  démo- 
cracîqfuenient.  Un  gouvernement  iî  parfait  ne  convient  pas  à  des 
hommes. 


CHAPITRE    V. 

De  VAriflocratk. 

J^  Ous  avons  ici  deux  perfonnes  morales  très-dîflinftes ,  favoîr 
le  gouvernement  &  le  Souverain  ;  &  par  conféquent  deux  vo- 
lontés générales ,  l'une  par  rapport  ^  tous  les  citoyens ,  Tautre 
feulement  pour  les  membres  de  Padminiflration.  Ainfî ,  bien  que 
le  gouvernement  puifle  régler  fa  police  intérieure  comme  il  lui 
plaît ,  il  ne  peut  jamais  parler  au  peuple  qu'au  nom  du  Souve- 
rain ;  c*efl-k-dire  ,  au  nom  du  peuple  même  :  ce  qu'il  ne  faut 
jamais  ouUîer. 

Les  premières   fociétés  fe    gouvernèrent  ariflocratiquement. 
Les  chefs  des  familles  délibéroient  entr'eux  des  affaires  publiques  y 

(  17  )  Le  Palatin  de  Pofnanie ,  père  du  Roi  de  Folog^ne ,  Duc  de  Lorraine. 


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100 


Du    Contrat 


les  jeunes  gens  cédoient  fans  peine  h  rautoricé  de  l'expérience. 
De-lk  les  noms  de  Prêtres ,  i! Anciens ,  de  Sénat ,  de  Gérantes. 
Les  Sauvages  de  PAmérique  feptentrionale  fe  gouvernent  encore 
ainfi  de  nos  jours ,  &  font  très-bien  gouvernés. 

Mais  îi  mefure  que  ^inégalité  d^inftitution  remporta  fur  Pkié- 
galité  naturelle ,  la  richede  ou  la  puiffance  (  1 8  )  fut  préférée  \ 
rage,  &  l'Ariftocratie  devint  éleâive.  Enfin  la  puiflance  trant 
mife  avec  les  biens  du  père  aux  enfans  rendant  les  familles 
patriciennes,  rendit  le  gouvernement  héréditaire,  &  Pon  vit  des 
Sénateurs  de  vingt  ans. 

Il  y  a  donc  trois  fortes  d^Ariflocraties ,  naturelle ,  éleûive ,  héré- 
ditaire. La  première  ne  convient  qu'à  des  peuples  fimples  ;  la 
troisième  efl  le  pir^  de  tous  les  gouvernemens  ;  la  deuxième  eil 
le  meilleur  :   c'eft  TAriftocratie  proprement  dite. 

Outre  davantage  de  la  diilinâion  des  deux  pouvoirs,  elle  a 
celui  du  choix  de  fes  membres;  car  dans  le  gouvernement  popu- 
laire tous  les  citoyens  naiflent  Magiftrats  ;  mais  celui-ci  les  borne 
à  un  petit  nombre  ,  &  ils  ne  le  deviennent  que  par  éleâion  ; 
(19)  moyen  par  lequel  1^  probité ,  les  limiières ,  Texpérience , 
&  toutes  les  autres  raifons  de  préférence  &  d^eflime  publique 
font  autant  de  nouveaux   garans  qu^on  fera  fagement  gouverné. 

De  plus  ,  les  afTemblées  fe  font  plus  commodément ,  les  affaires 
fe  difcutent  mieux,  s'expédient  avec  plus  d'ordre  &  de  diligence, 
le  crédit  de  l'État  eft  mieux  foutenu  chez  l'étranger  par  de 
vénérables  Sénateurs  que  par  une  multitude  inconnue  ou  mé- 
prifée.  En 


(18)  Il  eft  clair  que  le  mot  Opù- 
mates ,  chez  les  anciens ,  ne  veut  pas 
dire  les  meilleurs,  mais  les  pluspuif- 
f^ns. 

(19)  Il  importe  beaucoup  de  régler 
par  des  loix  la  forme  de  Téledhon  des 
Magiftrats;  car  en  l'abandonnant  à  la 
volomé  daPrince,  onne  peut  éviqsr 


de  tomber  dans  Tariftocratie  héréditai- 
re ,  comme  il  eft  arrivé  aux  républiques 
de  Venife  &  de  Berne.  AufG  la  premiè- 
re eft-elle  depuis  long- temps  un  État 
diffous ,  mais  la  féconde  fe  foutient  par 
Textréme  fageflç  de  fon  Sénat  ;  c'eft 
une  exception  bien  honorable  &  bien 
dangereuiç. 


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s  0  C  1  A  II  loi 

,  Ek  un  mot,  c'eft  Pordre  le  meilleur  &  le  plus  naturel  qud 
tes  plus  fages  gouvernent  la  multitude ,  quand  on  eft  ^ûr  qu'ils 
la  gouverneront  pour  fon  profit  &  non  pour  le  leur  ;  il  ne  faut 
point  multiplier  en  vain  les  reflbrts,  ni  faire  avec  vingt  mille 
hommes  ce  que  cent  hommes  choifis  peuvent  faire  encore  mieux. 
Mais  il  faut  remarquer  que  Pint^rét  de  corps  commence  à  moins 
diriger  ici  la  force  publique  fur  la  règle  de  la  volonté  générale , 
&  qu^une  autre  pente  inévitable  enlevé  aux  loix  une  partie  de  la 
puiflance  executive.  - 

A  Pégard  des  convenances  particulières ,  îl  ne  faut  ni  un  État 
a  petit  ni  un  peuple  fi  fimple  &  fi  droit ,  que  Pexécution  des  loix 
fuive  immédiatement  de  la  volonté  publique^  comme  dans  une 
bonne  Démocratie.  Il  ne  faut  pas  non  plus  une  fi  grande  nation  ^ 
que  les  chefs  épars  pour  la  gouverner,  puiflTent  trancher  du  Sou- 
verain chacun  dans  fon  département,  &  commencer  par  fe  rendrç 
indépendans  pour  devenir  enfin  les  maîtres. 

Mais  fi  PAriflocratie  exige  quelques  vertus  de  moins  que  le 
gouvernement  populaire ,  elle  en  exige  auffi  d'autres  qui  lui  font 
propres ,  comme  la  modération  dans  les  riches  &  le  contentement 
dans  les  pauvres  ;  car  il  femble  qu'une  égalité  rîgoureufe  y  fer  oit 
déplacée  9  elle  ne  fut  pas  même  obfervée  à  Sparte, 

Au  refle ,  fi  cette  forme  comporte  une  certaine  inégalité  de 
fortune ,  c'efl  bien  pour  qu'en  général  Padminiflration  des  affaires 
publiques  foit  confiée  à  ceux  qui  peuvent  le  mieux  y  donner  tout 
leur  temps ,  mais  non  pas ,  comme  prétend  Ariflote ,  pour  que 
les  riches  foient  toujours  préférés.  Au  contraire,  il  importe  qu'un 
choix  oppofé  apprenne  quelquefois  au  peuple  qu'il  y  a  dans  le 
mérite  des  hommes  des  raifons  de  préférence  plus  importante 
5ue  la  richeffe. 


Wufruémétcii.  Tom^lU  ^^ 


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loi  Du     Contrat 

CHAPITRE    VL 

De  la  Monarchie. 

j  UsQXJ'ici  nous  avons  confidéré  le  Prince  comme  une  perfonne 
morale  &  coUeâhre ,  unie  par  la  force  des  loix ,  &  dépofitaire 
dans  rÉrac  de  la  puiffance  executive.  Nous  avons  maintenant  \ 
confidérer  cette  puiffance  réunie  entre  les  mains  d^une  perfonne 
naturelle ,  d'un  homme  réel ,  qui  feul  ait  droit  d'en  difpofer  félon 
les  loix.  Oeft  ce  qu'on  appelle  un  Monarque  ou  un  Roi. 

Tout  au  contraire  des  autres  admîniftrations  ,  où  un  être 
colleélif  repréfente  un  individu  ,  dans  celle-ci  un  individu  repré- 
fente  un  être  coUeâif  ;  en  forte  que  l'unité  morale  qui  conftitue 
le  Prince  eft  en  même  temps  une  unité  phyfique ,  dans  laquelle 
toutes  les  facultés  que  la  loi  réunit  dans  l'autre  avec  tant  d'effort , 
fe  trouvent  naturellement  réunies. 

Ainsi  la  volonté   du  peuple ,  &  la  volonté  du  Prince ,  &  la 
force  publique  de  l'État ,  &  la  force  particulière  du  gouverne- 
ment,  tout  répond   au  même  mobile  ^  tous    les  refforts  de  la 
machine  font   dans  la  même  main ,  tout  marche  au  même  but  ; 
îln'y  a  point   de  mouvemèns  oppofés  qui   s'entre-détruifent,  & 
l'on  ne  peut  imaginer  aucune  forte  de  conftitution  dans  laquelle 
un  moindre  effort  produife  une   aôion  plus  confidérable.  Archî- 
mède  afïîs  tranquillement  fur   le  rivage,  &  tirant  fans  peine  à 
flot  un  grand  vaîffeau ,  me  repréfente  un  Monarque  habile  gou- 
vernant de  fon  cabinet  fes   vaftes  États,  &  faifant  tout  mouvoir 
en  paroiflant  immobile. 

Mais  s'il  n'y  a  point  de  gouvernement  qui  ait  plus  de  vigueur,  ' 
il  n'y  en  a  point  où  la  volonté  particulière  ait  plus  d'empire  & 
domine  plus  aifément  les  autres  ;  tout  marche  au  même  but ,  il 
efl  vrai  ;  mais  ce  but  n'efl  point  celui  de  la  fécilité  publique ,  & 
la  force  même  de  l'adminiflration  tourne  fans  ceflê  au  préjudice 
de  rÉtat. 


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Social.  xoj 

L^S  Rois  veulent  être  abfôlus ,  &  de  loin  on  leur  crie  que  le 
meilleur  moyen  de  Têtre  eft  de  fe  faire  aimer  de  leurs  peuples. 
Cette  maxime  eft  très-belle  &  même  très-vraie  k  certains  égards» 
Malheureufement  on  s'en  moquera  toujours  dans  les  Cours.  La 
puifTance  qui  vient  de  Pamour  des  peuples  eft  fans  doute  la  plus 
grande;  mais  elle  eft  précaire  &  conditionnelle  :  jamais  les  Princes 
ne  s'en  contenteront.  Les  meilleurs  Rois  veulent  pouvoir  être  mé- 
dians s'il  leur  plaît,  fans  cefter  d'être  les  maîtres.  Un  fermoneur 
politique  aura  beau  leur  dire  que  la  force  du  peuple  étant  la  leur, 
leur  plus  grand  intérêt  eft  que  le  peuple  foit  floriflant,  nombreux, 
redoutable  :  ils  favent  trè^-bien  que  cela  n'eft  pas  vrai.  Leur  în- 
.térêt  perfonnel  eft  premièrement  que  le  peuple  foit  foible ,  mifé- 
rable,  &  qu'il  ne  putfle  jamais  leur  réfifter.  J'avoue  que,  fuppo- 
iant  les  fujets  toujours  parfaitement  foumis  ,  l'intérêt  du  Prince 
feroit  alors  que  le  peuple  fût  puifTant,  afin  que  cette  puifTance 
étant  la  fienne ,  le  rendit  redoutable  k  Tes  voiftns;  mais  comme  cet 
intérêt  n^eft  que  fecondaire  &  fubordonné ,  &  que  les  deux  fup* 
pofitions  font  incompatibles,  il  eft  naturel  que  les  Princes  don* 
neot  toujours  la  préférence  H  la  maxime  qui  leur  eft  le  plus  immé* 
diatement  utile.  C'eft  ce  que  Samuel  repréfentoit  fortement  aux 
.Hébreux  ;  c'eft  ce  que  Macliiavel  a  fait  voir  avec  évidence.  En 
feignant  de  donner  des  leçons  aux  Rois  il  en  a  donné  de  grandes 
aux  peuples.  Le  Prince  de  Machiavel  eft  le  livre  des  Républicains. 

Nous  avons  trouvé  par  les  rapports  généraux  que  la  Monar* 
•chie  n'eft  convenable  qu'aux  grands  États  ,  &  nous  le  trouvons 
encore  en  l'examinant  elle-même.  Plus  l'admîniftration  publique 
eft  nombreufe ,  plus  le  rapport  du  Prince  aux  fujets  diminue  & 
s'approche  de  l'égalité,  en  forte  que  t:e  rapport  eft  un  ou'l'éga-» 
lité  même  dans  la  Démocratie.  Ce  même  rapport  augmente  à 
mefure  que  le  gouvernement  fe  reflerre ,  &  il  eft  dans  fon  maxi-* 
mum  quand  le  gouvernement  eft  dans  les  mains  d'un  feul.  Alors 
•il  fe  trouve  une  trop  grande  diftance  entre  le  Prince  &  le  peuple, 
&  l'État  manque  de  liaifon.  Pour  la  former  il  faut  donc  des  or- 
dres intermédiaires }  il  faut  des  Prmces ,  dg»  Grands ,  de  la  No- 

Cc  ij 


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ao4  1^  V    C  o  N  T  n  Â  f 

blelTe  pour  les  remplir.  Or,  rien  de  tout  cela  ne  convient  3ltm  pf* 
de  Etat  que  ruinent  tous  ces  degrés. 

Mais  sSl  eft  difficile  qu^un  grand  État  foit  bien  gourerné ,  3 
Peil  beaucoup  plus  qu'il  foit  bien  gouverné  par  un  feul  homme  t 
&  chacun  fait  ce  qu'il  arrive  quand  le  Roi  fe  donne  des  fubflituts* 

Un  défaut  elfentiel  &  inévitable ,  qui  mettra  toujours  le  gouver^ 
Dément  monarchique  au-defTous  du  républicain ,  eft  que  dans  ce« 
lui-ci  la  voix  publique  n'élève  prefque  jamais  aux  premières  places 
que  des  hommes  éclairés  &  capables  »  qui  les  remplirent  avec  hon- 
neur :  au  lieu  que  ceux  qui  parviennent  dans  les  Monarchies ,  ne 
font  le  plus  fouvent  que  de  petits  brouillons,  de  petits  fi'ippons» 
de  petits  intrigans ,  ii  qui  les  petits  talens ,  qui  font  dans  les  Cours 
parvenir  aux  grandes  places,  ne  fervent  qu'à  montrer  au  public 
leur  ineptie  aufli^tôt  qu'ils  y  font  parvenus.  Le  peuple  fe  trompe 
bien  moins  fur  ce  choix  que  le  Prince,  &  ixn  homme  d'un  vrai 
mérite  eil  prefque  aufli  rare  dans  le  miniftère,  qu'un  fot  )l  la  tête 
d'un  gouvernement  républicain.  Âufli  quand,  par  quelque  heu* 
Teux  hazard,  un  de  ces  hommes  nés  pour  gouverner,  prend  le  ti« 
mon  des  affaires  dans  une  Monarchie  prefque  abîmée  par  ces  tas 
de  jolis  régifleurs,  on  efl  tout  furpris  des  reflburces  qu'il  trouve|, 
te  cela  fait  époque  dans  un  pays. 

Pour  qu^un  État  monarcliîque  pût  être  bien  gouverné ,  il  fau-^ 
droit  que  fa  grandeur  ou  fon  étendue  fût  mefurée  aux  facultés 
de  celui  qui  gouverne.  Il  eft  plus  aifé  de  conquérir  que  de  régir. 
Avec  un  levier  fuffifant ,  d'un  doigt  on  peut  ébranler  le  monde-; 
mais  pour  le  foutenir  il  faut  les  épaules  d'Hercule.  Pour  peu  qu'un 
JÉtat  foit  grand  ,1e  Prince  eft  prefque  toujours  trop  petit.  Quand  au 
contraire  il  arrive  que  l'État  eft  trop  petit  pour  fon  Chef,  ce  qui  eft 
très-rare ,  il  eft  encore  mal  gouverné ,  parce  que  le  Chef,  fwvanc 
toujours  la  grandeur  de  fes  vues,  oublie  les  intérêts  des  peuples; 
fc  ne  les  rend  pas  moins  malheureux  par  l'abus  des  talens  qu'il 
a  de  trop ,  qu'un  Chef  borné  par  le  défaut  de  ceux  qui  lui  man- 
quent. Il  faudroît,  pour  ainfi  dire,  qu'un  Royaume  s'étendit  ou  fe 
jreflerrit  à  chaque  règne*  félon  la  portée  du  Prince  j  au  lieu  quf 


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s  o  e  I  u  £1  %àf 

lis  tfttens  ^un  Sénat  ayant  des  mefures  plus  fixes ,  l^État  peut  avoir 
4es  bornes  confiances  &  Tadminiflraeion  n'aller  pas  moins  biem 

Lï^plus  fenfible  inconvénient  du  gouvernement  d^un  feul^eft 
le  défaut  de  cetre  fucceifion  continuelle  qui  forme  dans  les  deut 
4iutres  une  liaifon  non  interrompue.  Un  Roi  mort ,  il  en  faut  un 
autre;  les  éieâions  laiflent  des  intervalles  dangereux»  elles  fofli 
orageufes,  &  ^  moins  que  les  citoyens  ne  foient  d'un  déiîntérefTe^ 
ment,  d'une  intégrité  que  ce  gouvernement  nç  comporte  guères> 
la  brigue  &  la  corruption  s^en  mêlent.  B  efl  difficile  que  celui  k 
iqui  rÉtat  s^eil  vendu  ne  le  vende  pas  à  fon  tour  »  &  ne  fe  dé« 
dommage  pas  fur  les  foibles  de  Pargent  que  les  puifTans  lut 
ont  extorqué.  Tôt  ou  tard  tout  devient  vénal  fous  une  pareille 
adminiflration ,  &  la  paix  dont  on  jouit  alors  fous  les  Rois»  efi 
pire  que  le  défordre  des  interrègnes. 

Qu'a-t-on  fait  pour  prévenir  ces  maux  î  On  a  rendu  les  Cou^ 
Tonnes  héréditaires  dans  certabes  familles,  &  Ton  a  établi  im 
t)rdre  de  fucceflion  qui  prévient  toute  difpute  ^  la  mort  des  Rois) 
c^eft-Wire,  que ,  fubftituant  Tinconvénient  des  régences  à  celui 
des  éleôions ,  on  a  préféré  une  apparente  tranquillité  k  une  ad« 
miniflration  fage ,  &  qu'on  a  mieux  aimé  rifquer  d'avoir  pour  chefs 
des  enfans ,  des  monflres  ,  des  imbécilles ,  que  d'avoir  à  difputet 
fur  le  choix  des  bons  Rois  ;  on  n'a  pas  confidéré  qu'en  s'expo» 
faut  ainfi  aux  rifques  de  l'alternative,  on  met  prefque  toutes  les 
chances  contre  foi.  C'étoit  un  mot  très-fenfé  que  celui  du  jeune 
Denis,  à  qui  fon  père,  en  lui  reprochant  une  action  honteufe^ 
difoit  :  t'en  ai-je  donné  l'exemple  ?  Ah  !  répondit  le  iils ,  votre 
père  n'étoit  pas  Roi  i 

Tout  concourt  à  priver  de  juftîce  &  de  raifon  un  homme  élevé 
pour  commander  aux  autres.  On  prend  beaucoup  de  peine,  à  ce 
.qu'on  dit ,  pour  enfeîgner  aux  jeunes  Princes  l'art  de  régner  ;  il 
ne  paroit  pas  que  cette  éducation  leur  profite.  On  feroit  mieux 
de  commencer  par  leur  enfeîgner  l'art  d'obéir.  Les  plus  grands 
Rois  qu'ait  célébrés  l'hiftoire,  n'ont  point  été  élevés  pour  régner; 
«'efl  une  fcience  qu'on  ne  poffede  jamais  moins  qu'après  Tavoit 


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706  Du      CONTRAT 

trop  apprîfc,  &  qu'on  acquiert  mieux  en  obéiflant  qVen'comi 
mandant.  Namuiiliffimus  idem  ac  brcviffimus  honarum  malarumqm 
rerutn  dclcSus,  coffitare  juid  auf  nolucris  fub  alio  Principe  aut 
yolueris.  (zo) 

Une  fuite  de  ce  défaut  de  cohérence  efl  Pinconftance  du  gou« 
fernement  royal ,  qui,  fe  réglant  tantôt  fur  un  plan  &  tantôt  fur 
un  autre  »  félon  le  caraâerë  du  Prince  qui  règne ,  ou  des  gens  qui 
régnent  |>our  lui  y  ne  peut  avoir  long-temps  un  objet  fixe ,  ni 
une  conduite  conféquente  :  variation  qui  rend  toujours  l'Etat  flot- 
tant de  maxime  en  maxime ,  de  projet  en  projet ,  &  qui  n^a  pas 
lieu  dans  les  autres  gouvernemens  où  le  Prince  efl  toujours  le 
même.  Auflfî  voit-on  qu'en  général,  s'il  y  a  plus  de  rufe  dans 
une  Cour ,  il  y  a  plus  de  fagefle  dans  un  Sénat ,  &  que  les  Ré- 
publiques vont  a  leurs  fins  par  des  vues  plus  confiantes  &  mieux 
fuivies ,  ^u  lieu  que  chaque  révolution  dans  le  miniflère  en  pro- 
duit une  dans  l'État;  la  maxime  commune  à  tous  les  miniflres , 
&  prefque  à  tous  les  Rois ,  étant  de  prendre  en  toutes  chofes  le 
contre^pied  de  leur  prédécefTeur. 

De  cette  incohérence  fe  tire  encore  la  folution  d'un  fophifme 
très-familier  aux  politiques  royaux  ;  c'eft  ,  non*feulement  de  com- 
parer le  gouvernement  civil  au  gouvernement  domeflîque ,  &  le 
prince  au  père  de  famille  ;  erreur  déjà  réfutée  :  mais  encore  de 
donner  libéralement  h  ce  Magîflrat  toutes  les  vertus  dont  il  au- 
roit  befoin  ,  &  de  fuppofer  toujours  que  le  Prince  efl  ce  qu'H 
devroit  être  ;  fuppofîtîon  à  l'aide  de  laquelle  le  gouvernement 
royal  efl  évidemment  préférable  à  tout  autre  ,  parce  qu'il  efl  in- 
cohteflablement  le  plus  fort,  &  que  pour  être  auffi  le  meilleur, 
il  ne  lui  manque  qu'une  volonté  de  <;orps  plus  conforme  à  la  vo- 
lonté générale. 

Mais  fî ,  félon  Platon  (21  ),  le  Roi  par  nature  efl  un  per- 
sonnage fi  rare  ,  combien  de  fois  la  nature  &  la  fortune  concour- 
ront-elles à  le  couronner?  Et  fi  l'éducation  royale  corrompt  né^ 

(ao)  Tacit.  Hifl,  L,  U 
i%l)  In  ÇivilU 


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s  o  c  î  A  x;  acjr 

eeflTairemént  ceux  qui  la  reçoivent,  que  doit-on  efpérer  d'une 
fuite  d'hommes  élevés  pour  régner?  Oeft  donc  bien  vouloir  s'a« 
bufer  que  de  confondre  le  gouvernement  royal  avec  celui  d'un 
bon  Roi.  Pour  voir  ce  qu'eft  ce  gouvernement  en  lui-même ,  il 
faut  le  confidérer  fous  des  Princes  bornés  ou  médians }  car  ils  ar« 
riveront  tels  au  trône,  ou  le  trône  les  rendra  tels. 

Ces  difficultés  n'ont  jpas  échappé  k  nos  auteurs ,  maïs  ils  n'en 
font  point  embarraffés.  Le  remède  eft,  difent-ib,  d'obéir  fans 
murmure.  Dieu  donne  les  mauvais  Rois  dans  fa. colère,  &  il  les 
faut  fupporter  comme  des  chàtimens  du  Ciel.  Ce  difcours  eft  édi- 
fiant ,  fans  doute  ;  mais  je  ne  fais  s'il  ne  conviendroit  pas  mieux 
en  chaire  que  dans  un  livre  de  politique.  Que  dire  d'un  Médecirt 
qui  promet  des  miracles,  &  dont  tout  l'art  eft  d'exhorter  fon 
malade  \  la  patience  ?  On  fait  bien  qu'il  faut  fouffrir  un  man* 
vais  gouvernement  quand  on  l'a  :  la  quefHon  feroit  d'en  trouver 
un  bon. 


CHAPITRE    Vit 

Des  Gouvcrncitiens  mixtts^ 

Proprement  parler  il  n'y  a  point  de  gouvernement  fimpfe; 

Il  faut  qu'un  Chef  unique  ait  des   Magiftrats  fubalternesi  il  faut 
qu'un  gouvernement  populaire  ait  un  Chef  Ainfi  dans  le  partage 
de   la  puifTance    executive  il  y  a  toujours  gradation  du  grand 
nombre  au  moindre,  avec  cette  différence  que  tantôt  le  grand 
nombre  dépend  du  petit,  &  tantôt  le  petit  du  grand. 

Quelquefois  il  y  a  partage  égal;  foit  quand  les  parties 
conflitutives  font  dans  une  dépendance  mutuelle  ,  comme  dans  le 
gouvernement  d'Angleterre  ;  foit  quand  l'autorité  de  chaque  partie 
cft  indépendante ,  mais  imparfaite ,  comme  en  Pologne.  Cette 
dernière  forme  eft  mauvaife,  parce  qu'il  n'y  a  point  d'unité  dans 
le  gouvernement,  &  que  l'État  manque  de  liaifon. 


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4oa  JD  r    Vont  n  à  f 

Lequel  vaut  lo  mieux,  d*un  gouvernement  fimpïe  ou  d^ut 
gouvernement  mîxre  ?  Queftion  fort  agitée  chez  les  politiques, 
te  il  laquelle  il  faut  faire  la  même  réponfe  que  j'ai  faite  ci* 
devant  fur  toute  forme  de  gouvernement. 

Le  gouvernement  fimple  eft  le  meilleur  en  foi,  par  cela  ftui 
qu^il  efl  fimple:  Mais  quand  la  puiflTance  executive  ne  dépend 
pas  aflezde  la  légidative,  c'eft«-k<-dire  i,  quand  il  y  a  plus  de  rap« 
port  du  Prince  au  Souverain  que  du  peuple  au  Prince,  il  faut 
remédier  a  ce  défaut  de  proportion  en  divifant  le  gouvernement  ; 
car  alors  toutes  fes  parties  n'ont  pas  moins  d'autorité  fur  les 
fujets,  U  leur  divifion  les  rend  toutes  enfemble  moins  fortes 
contre  le  Souverain. 

Ok  prévient  encore  le  même  inconvénient  en  établifTant  des 
Màgiftrats  intermédiaires,  qui,  laiflant  le  gouvernement  en  fon 
entier ,  fervent  feulement  à  balancer  les  deux  puifTances  &  à 
maintenir  leurs  droits  refpeftifs.  Alors  le  gouvernement  n'eft  pas 
aiixte  ,  il  eil  tempéré. 

On  peut  remédier  par  des  moyens  femblables  k  Pînconvénîenc 
©ppofé  i  &  quand  le  gouvernement  eft  trop  lâche ,  ériger  des 
Tribunaux  pour  le  concentrer.  Cela  fe  pratique  dans  toutes  les 
Démocraties.  Dans,  le  premier  cas  on  divife  le  gouvernement 
pour  TafFoiblir ,  &  dans  le  fécond  pour  le  renforcer }  car  Içs 
niaximum  de  force  &  de  foiblefle  fe  trouvent  également  dans 
les  gouvernemens  fimples ,  au  lieu  <jue  Içs  formes  mixtes  door 
Ment  une  force  moyenne* 


m 


CHAPITRÉ 


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Social:  %o^ 

CHAPITREVIIL 

Que  toute  forme  de  Gouvernement  riejl  pas  propre  à  tout  pays. 

X^A  liberté  n'étant  pas  un  fruit  de  tous  les  climats  ,  rfeft  pa^ 
à  la  portée  de  tous  les  peuples.  Plus  on  médite  c  eprincipe  établi 
par  Montefquieu ,  plus  on  en  fent  la  vérité.  Plus  on  le  contefte , 
plus  on  donne  occafion  de  rétablir  par  de  nouvelles  preuves. 

Dans  tous  les  gouvernemens  du  monde  la  perfonne  publique 
confomme  &  ne  produit  rien.  D'où  lui  vient  donc  ïz  fubflandd> 
confommée  ?  Du  travail  de  fes  membres.  Oeft  le  fuperflu  de» 
particuliers  qui  produit  le  néceflaore  du  public.  D'où  û  fuît  que 
rétat  civil  ne  peut  fubdfter  qu'autant  que  le  travail  des  hommet 
rend  au-delà  de  leurs  befoins. 

Or  ,  cet  excédent  n'efl  pas  le  même  dans  tous  les  pays  du 
monde.  Dans  plufîeurs  il  efl  confidérable ,  dans  d^autres  médiocre , 
dans  d'autres  nul ,  dans  d'autres  négatif.  Ce  rapport  dépend  de 
la  fcrtiKté  du  climat,  de  la  forte  de  travail  que  la  terre  exige  , 
de  la  nature-  de  fes  produâions,  de  la  force  de  fes  habitans, 
de  la  plus  ou  moins  grande  confommation  qui  leur  eft  nécef- 
fâire,  &  de  plufieurs  autres  rapports  femblables^  defquels  il  efl 
compofé. 

D'AUTRE  part ,  tous  les  gouvernemens  ne  font  pas  de  même 
nature  ;  il  y  en  a  de  plus  ou  moins  dévorans ,  &  les  différences 
font  fondées  fur  cet  autre  principe,  que  plus  les  contributions 
publiques  s'éloignent  de  leur  four  ce,  &  plus  elles  font  onéreufes. 
Ce  n'eft  pas  fur  la  quantité  des  impositions  qu'il  faut  mefurer 
cette  charge;  mais  fur  le  chemin  qu'elles  ont  k  faire  pour  rer 
tourner  dans  les  mains  dont  elles  font  forties  :  quand  cette  circu- 
lation eft  prompte  &  bien  établie,  qu'on  paie  peu  ou  beaucoup, 
il  n'importe ,  le  peuple  eft  toujours  riche  &  les  finances  vont 
toujours  bien.  Au  contraire  ,  quelque  peu  que  le  peuple  donne , 
quand  ce  peu  ne   lui  revient  point,  en  donnant  toujours,  bien- 

(Havres  mêlées.  Tome  IL  D  d 


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»IO  Du      C  O  N  T  H  A  T^ 

tèt  il  s'épuife  ;  VÈut  n'eft  jamais  riche,  &.le  peuple  eft  toujourf 

gueux. 

Il  fuît  de-la  que  plus  la  diftance  du  peuple  au  gouvernement 
augmente ,  &  plus  les  tributs  deviennent  onéreux  ;  ainfi  dans  la 
Démocratie  le  peuple  eft  le  moins  chargé  ,  dans  TAriftocratie  il  Teft 
davantage  I  dans  la  Monarchie  il  porte  le  plus  grand  poids.  La 
Monarchie  ne  convient  donc  qu^aux  nations  opulentes,  T Aris- 
tocratie aux  États  médiocres  en  richeflè  ainfi  qu^en  grandeur  , 
la  Démocratie  aux  États  petits  &  pauvres. 

En  effet,  plus  on  y  réfléchit,  plus  on  trouve  en  ceci  de 
différence  entre  les  États  libres  &  les  monarchiques;  dans  les 
premiers  ,  tout  s^emploie  à  Tutilité  commune  ;  dans  les  autres ,  les 
forces  publiques  &  particulières  font  réciproques ,  &  Tune  s'aug- 
mente par  PaffbiblifTement  de  Tautre.  Enfin ,  au  lieu  de  gouverner 
les  fujets  pour  les  rendre  heureux ,  le  defpotifme  les  rend  mi- 
férables  pour  les  gouverner. 

Voila  donc  dans  chaque  climat  des  caufes  naturelles  fur  lef- 
quelles  on  peut  aflîgner  la  fbfme  de  gouvernement  k  laquelle  la 
force  du  climat  Pentraine  ,  6c  dire  même  quelle  efpèce  d'habi* 
tans  il  doit  avoir.  Les  lieux  ingrats  &  flériles ,  où  le.  produit  ne 
vaut  pas  le  travail ,  doivent  refier  incultes  &  déferts ,  ou  feule- 
ment peuplés  de  Sauvages  :  les  lieux  oî\  le  travail  des  hommes 
ne  rend  exaâement  que  le  néceflaire ,  doivent  être  habités  par 
des  peuples  barbares ,  toute  polîtie  y  fer  oit  impoflîble  :  les  lieux 
où  Texcès  du  produit  fur  le  travail  efl  médiocre ,  conviennent  aux 
peuples  libres  ;  ceux  où  le  terroir  abondant  &  fertile  donne  beau- 
coup de  produit  pour  peu  de  travail ,  veulent  être  gouvernés  mo- 
narchiquement ,  pour  confumer ,  par  le  luxe  du  Prince ,  Texcès 
du  fuperflu  des  fujets }  car  il  vaut  mieux  que  cet  excès  foît  ab- 
forbé  par  le  gouvernement,  que  diffipé  par  les  particuliers.  II 
y  a  des  exceptions ,  je  le  fais  ;  mais  ces  exceptions  mêmes  con- 
firment la  règle ,  en  ce  qu'elles  produifent  tôt  ou  tard  des  révo- 
lutions qui  ramènent  les  chofês  dans  Pordre  de  la  nature. 

DiSTiNGUOMS  toujours  les  loix  générales  des  caufes  parncur 


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s  O  C  I  A  Lé  III 

lîèfcs  qui  peuvent  en  modifier  PefFet.  Quand  tout  le  mîdi  ferok 
couvert  de  Républiques,  &  tout  le  nord  d*Etats  defpotiques  ,  3 
i^en  feroit  pas  moins  vrai  que  par  Tefiet  du  climat  le  defpotifme 
convient  aux  pays  chauds  »  la  barbarie  aux  pays  froids ,  &  la 
bonne  polîtie  aux  régions  intermédiaires.  Je  vois  encore  qu'en 
accordant  le  principe  on  pourra  difputer  fur  l'application  :  on  pour* 
ra  dire  qu'il  y  a  des  pays  froids  très-fertiles,  &  des  méridionaux 
très-ingrats.  Mais  cette  diflSculté  n'en  eft  une  que  pour  ceux  qui 
n'examinent  pas  la  chofe  dans  tous  fes  rapports.  Il  faut ,  comme 
je  t'ai  déjà  dit,  compter  ceux  des  travaux,  de$  forces*,  de  la  con- 
fommation,  &c. 

Supposons  que  de  deux  terreins  égaux,  l'un  rapporte  cinq 
&  l'autre  dix.  Si  les  tiabitans  du  premier  confomment  quatre  & 
ceux  du  dernier  neuf ,  l'excès  du  premier  produit  fera  un  cin- 
quième ,  &  celui  du  fécond  un  dixième^  Le  rapport  de  ces  deux 
excès  étant  donc  Inverfe  de  celui  des  produits,  le  terrein  qui  ne 
produira  que  cinq  donnera  un  fuperflu  double  de  celui  du  terrein 
qui  produira  dix. 

Mais  il  n'eft  pas  que/lion  d'un  produit  double ,  &  je  ne  crois 
p^  que  perfonne  ofe  mettre  en  général  la  fertilité  des  pays  froids 
en  égalité  même  avec  celle  des  pays  chauds.  Toutefois  fuppofons 
cette  égalité;  laifTons,  fi  l'on  veut,  en  balance  l'Angleterre  avec 
la  Sicile ,  &  la  Pologne  avec  l'Egypte.  Plus  au  midi ,  nous  aurons 
l'Afrique  &  les  Indes ,  plus  au  nord ,  nous  n^aurons  plus  rien. 
Pour  cette  égalité  de  produit ,  quelle  différence  dans  la  culture  ? 
En  Sicile  il  ne  faut  que  gratter  la  terre  ;  en  Angleterre  que  de 
foins  pour  la  labourer  !  Or  ,  là  où  il  faut  plus  de  bras  pour  don- 
ner le  même  produit,  le  fuperflu  doit  être  nécefiairement  moindre. 

Considérez  ,  outre  cela ,  que  la  même  quantité  d'hommes 
confomme  beaucoup  moins  dans  les  pays  chauds.  Le  climat  de- 
mande qu'on  y  foit  fobre  pour  fe  porter  bien  :  les  Européens 
qui  veulent  y  vivre  comme  chez  eux,  périflent  tous  de  diflen- 
terie  &  d'indigeftions.  Hous  fàmmts ^  dit  Chardin,  des  hétts  car- 
nacUres ,  da  loups^  tn  comparai/on  des  jifiatiques.  (Quelques-uns 

Dd  !j 


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112  Du     Contrat 

attribuent  lafobrUtc  des  Pcrfans  à  ce  que  leur  pays  c(l  moins  ctdr- 
tivé,  &  moi  je  crois  ^  au  contraire  ,  gue  leur  pays  aionde  moins  en 
denrées^  parce  qu'il  en  faut  moins  aux  Jiabitans.  Si  leur  frugalité ^ 
contîntte-t-il ,  étoit  un  effet  de  la  âifette  du  pays ,  il  ny  aurait  que 
les  pauvres  qui  mangeroient peu ,  au  lieu  que  ç^eft  généralement  tout 
le  monde,  &  on  mangerait  plus  ou  mains  en  chaque  province^  félon 
la  fertilité  du  pays  ,  au  lieu  que  la  mimefobriétéfe  trouve  par  tout 
le  Royaume,  Ils  fe  louent  fort  de  leur  manière  de  vivre ,  difant 
qjn^il  ne  faut  que  regarder  leur  teint  pour  reconnaître  combien  ells 
ef  plus  exctllcnte  que  celle  des  chrétiens.  En  effet ,  le  teint  des  Per- 
fans  ejî  uni,  ils  ont  la  peau  belle,  fine  &  polie,  au  lieu  que  le  teint 
des  Arméniens^  leurs  Jujets  qui  vivent  à  V Européenne^  eft  rude^ 
couperoje,  &  que  leurs  corps  font  gras  &  pefans. 

Plus  on  rapproche  de  la.  ligne  ,  plus  les  peuples  vivent  de 
peu.  Ils  ne  mangent  prefque  pas  de  viande;  le  riz,  le  maïs,  le 
CU7XUZ  I  le  mil ,  la  caffave ,  font  leurs  alimens  ordinaires.  Il  y  a 
aux  Indes  des  millions  d^hommes  dont  la  nourriture  ne  couoe  pas 
un  fol  par  jour.  Nous  voyons  «n  Europe  même  des  différences 
fenfibles  pour  Pappétit  entre  les  peuples  du  nord  &  ceux  du  midi. 
Un  Efpagnol  vivra  huit  jours  du  dîner  d'un  Allemand.  Dans  les 
pays  oit  les  liôcnmes  font  joins  voraces ,  le  luxe  fe  tourne  anffi 
vers  les  chofes  de  confomniation.  En  Angleterre  il  fe  montre  fin* 
une  table  chargée  de  viandes  :  en  Italie  on  vous  régale  de  fucre 
&  de  fleurs. 

Le  luxe  des  vétemens  offre  encore  de  femblables  différences. 
Dans  les  climats  oii  les  changemens  des  faifons  font  prompts  & 
violens ,  on  a  des  habits  meilleurs  &  plus  fîmples  ;  dans  ceux  oii 
Ton  ne  s^abille  que  pour  la  parure ,  on  y  cherche  plus  d'éclat 
que  d'utilité,  les  habits  eux-mêmes  y  font  un  luxe.  A  Naples 
vous  verrez  tous  les  jours  fe  promener  au  Paufylippe  des  hom- 
mes en  veOe  dorée  &  point  de  bas.  C'eft  la  même  chofe  pour 
les  bâtimens  ;  on  donne  tout  \  la  magnificence  quand  on  n'a  rien 
à  craindre  des  injures  de  Pair.  A  Paris ,  à  Londres  on  veut  être 
logé  chaudement  &  commodément.  A  Madrid  on  a  des  falons 
fuperbes,  mais  point  ^e  fenêtres  qui  ferment^  &  l'on  couche  dans 
des  nids-à-rats. 


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Social.  215 

Les  àlîmens  font  beaucoup  pins  ftrbflanc'iels   &  foccoIeRS  ém& 
Jes  pays  chauds;  <feft  une  troMîème  différence  quîne  peut man- 
<|tier  d'fnfluçr  fur  4a  féconde.  Pourqwai  mamgfe-t-on  tant  de  lé- 
gumes en  Italie  î  Parce  qu'ils  y  fontèons^  nourriffans,  d*^Kceillevit 
goût  :  en  France,  oiiîls  oe  ibnt  nourris  que  4'eau,  ils  ne  nour- 
riflent  point,  &  font  prefque  comptés  pour  rien   fur   les  tables, 
itts  Tfoccupent  pérorant  pas  moins  de  terrem  &  coûtent  du  moins 
autant  de  peine  k  culriver.  C'eft  une  expérience  faite  que  les  bleds 
de  Barbarie,  d'ailleurs  inférieurs  à  ceux  de  France,  rendent  beau- 
coup plus  en  farine ,  &  que  ceux  de  France ,  a  leur  tour ,  ren- 
dent plus  que  ies  Weds  du  nord.  D'où  Von  peut  inférer  qu'une 
gradation  femblable  s'obferve  généralement  dans  la  tnôme  direc- 
tion de  la  ligne  au  pôle.  Or ,  n'eft-ce  pas  un  défavantage  vifible 
d'avoir  dans  un  produit  ^gal  une  moindre  quantité  d'aliment?       ^ 

A  toutes  ces  différentes  considérations  j!en  puis  ajouter  une  qui 
en  découle  &  qui  les  fortifie  ;  c'eft  que  les  pays  chauds  ont 
moins  befoin  d'habitans  que  les  pays  froids  ,  &  poorroient  en 
nourrir  davantage  ;  ce  qui  produit  un  double  fuperflu  toujours 
"k  l'avantage  du  defpotifme.  Plus  le  même  nombre  d'habitans 
occupe  une  grande  furface  ,  plus  les  révoltes  deviennent 
jditficiles,  parce  qu'on  ne  peut  fe  concerter  ni  promptement  ni 
•fecrettenfienc,  &qif 11 ^ft  toujours  fecile  au  gouvernement  d'éventer 
les  projets  &  de  couper  les  communications;  mais  plus  un  peu- 
ple nombreux  fe  rapproche ,  moins  le  gouvernement  peut  ufurper 
fur  le  Souverain  \  les  chefs  dél&èrent  auflî  sûrement  dans  leurs 
chambres  que  le  Prince  dans  fon  confeil,  &  la  foule  s^aflemble 
aufli  -  tôt  dans  les  places  que  les  troupes  dans  leurs  quartiers. 
L'avantage  d'un  gouvernement  tyrannique  eft  donc  en  ceci  d'agir 
i  grandes  diftances.  A  l'aide  des  points  d'appui  qu'il  fe  donne , 
.   fa  force    augmente  au    loin,   comme   celle  des   leviers.  (22) 

[ai  1  Ceci  ne  contredit  pas  ce  que  .  d'appui  pour  agir  au  loin  fur  le  pcu- 

j'ai  die  ci-devant  L.  II.  Chap.  IX.  fur  ple.^  mais  il  n'a  nul  point  d'appui  pour 

les  inconvëniens  des  grands  États  ;  car  agir  direélement    fur  ces   membres 

il  s*agiflbi^là  de  l'auèorité  du  gouver-  mêmes.  Ainfi  dans   l'un  des  cas  la 

nement  fur  (t&  membres ,  &  il  s'agit  longueur  du  levier  en  fait  la  foibleCi 

ici  de  fa  force  contre  les  fujecs.   Ses  fe ,  &  la  force  dans  l'autre  cas. 
membres  épars  lui  fervent  de  points 


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ai4  Du    C  o  N  ic  R  j  T 

Celle  du  peuple  au  contraire  n^agic  que  concentrée,  elle  s'^ivi^ 
pore  &  Te  perd  en  s^étendant,  comme  PefFet  de  la  poudre  éparfe 
a  terre  &  qui  ne  prend  feu  que  grain  k  grain.  Les  pays  les 
moins  peuplés  font  ainfi  les  plus  propres  à  la  tyrannie  :  lei 
bétes  féroces  ne  régnent  que  dans  les  déferts. 


CHAPITRE    IX. 

Des  Jignes  i^un  bon  Gouvernement. 

V^Uand  donc  on  demande  abfolument  quel  efl  le  meilleur 
gouvernement,  on  fait  une  queflion  infoluble  comme  indéter- 
minée ;  ou,  û  Ton  veut,  elle  a  autant  de  bonnes  folutions  qu'il 
y  a  de  combinaifons  poffibles  dans  les  poHtions  abfolues  &  rela- 
tives des  peuples. 

Mais  û  Ton  demandoit  à  qyel  Hgne  on  peut  connoitre  qu'un 
peuple  donné  eu  bien  ou  mal  gouverné,  ce  feroit  autre  chofe, 
&  la  queftion  de  fait  pourroit  fe  réfoudre. 

Cependant  on  ne  la  réfout  point,  parce  que  chacun  veut 
la  réfoudre  à  fa  manière.  Les  fujets  vantent  la  tranquillité  publi- 
que ,  les  citoyens  la  liberté  des  particuliers  i  l'un  préfère  ta  sûreté 
des  poflèiHons,  &  l'autre  celle  des  perfonnes^  l'un  veut  que  le 
meilleur  gouvernement  foit  le  plus  févère ,  l'autre  foutient  que 
c^eft  le  plus  doux  ;  celuî*ci  veut  qu'on  punifle  les  crimes ,  &  celui- 
Ik  qu'on  les  prévienne;  l'un  trouve  beau  qu'on  foit  craint  de 
fes  voifins  ,  l'autre  aime  mieux  qu'on  en  foit  ignoré;  l'un  efl 
content  quand  l'argent  circule ,  l'autre  exige  que  le  peuple  ait 
du  pain.  Quand  même  on  conviendront  fur  ces  points  &:  d'autres 
femblables,  en  feroit*on  plus  avancé  ?  Les  quantités  morales 
manquant  de  mefure  précife  ,  fut-on  d'accord  fur  le  /igné ,  com* 
ment  l'être  fur  l'eftimation  ? 

Pour  moi  je  m'étonne  toujours  qu'on  méconnoiflè  un  figne 
aufli  fimple ,  ou  qu'on  ait  la  mauvai/è  foi  de  n'en  pas  çonvçnir. 


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Social. 


ivf 


Quelle  eft  la  fin  de  raflbciation  politique  >  Oeft  la  confervàtioii 
&  la  profpérité  de  fes  membres.  Et  quel  eft  le  figne  le  plus 
sûr  qu^ils  fe  confervent  &  profpèrent  ?  Oeft  leur  nombre  &  leur 
population.  N'allez  donc  pas  chercher  ailleurs  ce  fîgne  fi  difputé. 
Toures  choses  d'ailleurs?  égales-,  ie- ^gouvernement  fi>us  lequel, 
fans  moyens  étrangers,  fans  naturalifations ,  fans  colonies,  les  ci- 
toyens peuplent  &  multiplient  davantage ,  eft  infailliblement  le, 
meilleur  :  celui  fous  lequel  un  peuple  diminue  &  dépérit,  eft  le 
pire.  Calculateurs,  c'eft  maintenant  votre  affaire j  comptez,  me- 
furez,  comparez.  (23  ) 


•  [  a3  ]  On  doit  juger  fiir  le  même 
principe  des  fiècles  qui  méritent  la' 
préférence  pour  la  profpérité  du  genre 
hiunain«  On  a  trop  admiré  ceux  où 
l'on  a  vu  fleurir  les  lettres  &  les  arts , 
fans  pénétrer  l'objet  fecrec  de  leur  cul- 
ture ^  fans  en  confidérer  le  funefle 
effet ,  idqûe  apud  imperios  humanitas 
vocabatûr^  cum  pars  fsrvituds  ejfeu  Ne 
verrons-nous  jamais  dans  les  maximes 
des  fivres  Tintérét  groffier  qui  fait  par- 
ler les  auteurs?  Non,  quoi  qu'ils  en 
puiffent dire ,  quand ,  malgré  fon  éclat, 
un  pays  fe  dépeuple  ,  il  n'eft  pas  vrai 
que  tout  aille  bien ,  &  il  ne  fuffit  pas 
q[U*un  poëte  ait  cent  mille  livres  de 
rente  pour  que  fon  lîècle  foit  le  meil- 
leur de  tous,  n  faut  moins  regarder 
au  repos  apparent ,  &  S  la  tranquillité 
des  Chefis ,  qu'au  bien-être  des  nations 
entières,  &  fur-tout  des  états  les  plus 
nombreux.  La  grêle  défoie  quelques 
cantons ,  mais  elle  fait  rarement  di- 
fette.  Les  émeutes,  les  guerres  civiles 
effiiroudkent  beaucoup  les  Chefs ,  mais 
eHes  ne  font*  pas  les  vrais  malheurs 
des  peuples ,  qui  peuvent  même  avoir 
du  relâche  tandis  qu'on  difpute  \  qui 
k0  qrrannifera.  Ceft  de  leur  état  per-> 


manent  que  naiflent  leurs  prpfpérités 
ou  leurs  calamités  réelles  ;  quand  tout 
refle  écrafé  fous  le  joug,  c'eft  alors 
que  tout  dépérit  \  c'efl  alors  que  les 
Chefs  les  détruifant  à  leur  aife,  ubt 
folitudinem  faciunt ,  pacem  appellanu 
Quand  lés  cracafferies  àt%  Grands  agi- 
toient  le  Royaimie  de  France,  &  que 
le  Coadjuteur  de  Paris  portoit  au  Par« 
lement  un  poignard  dans  fa  poche  9 
cela  n'empéchoit  pas  que  le  peuple 
François  ne  vécût  heureux  &  nom- 
breux dans  une  honnête  &  libre  aifan-^ 
ce.  Autrefois  la  Grèce  fleuriflbit  au 
fein  des  plus  cruelles  guerres;  le  fang 
y  couloit  k  flots,  &  tous  le  pays  étoit 
couvert  d'hommes.  Il  fembloit,  dit 
Machiavel ,  qu'au  milieu  des  meur- 
tres ,  des  profcriptions ,  des  guerres 
civiles ,  notre  République  en  devînt 
plus  puiflantej  la  vertu  de  fes  ci- 
toyens, leurs  mœurs,  leur  indépen- 
dance avoient  plus  d'effet  poiu*  la  ren- 
forcer, que  toutes  fes  diifentionsn'en 
avoient  pour  Tafibiblir.  Un  peu  d'agi- 
tation donne  du  reffort  aux  âmes ,  & 
ce  qui  fait  vraiment  prolpérer  Tefpècê 
eft  moins  la  paix  que  la  libertés 


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*^ 


%l$ 


D  u    C 


O   N   T   R  A   T 


CHAPITRE    X. 

De  Vabus  du  Gouvernement  &defa  pente  à  dégénérer. 

V^tOmme  la  volonté  particulière  agit  fans  ceile  contre  la  volonté 
générale  ^  ainfi  le  gouvernement  fait  un  effort  continuel  contre  la 
(buveraineté.  Plus  cet  efibrt  augmente ,  plus  la  conAitution  s'al- 
tère ;  &  comme  il  n'y  a  point  ici  d'autre  volonté  de  corps  qui , 
réfiftant  à  celle  du  Prince  ,  fade  équilibre  avec  elle ,  il  doit  arri- 
ver tdt  ou  tard  que  le  Prince  opprime  enfin  le  Souverain  &  rompe 
le  traité  focial.  C'cil-lk  le  vice  inhérent  flt  inéviuble  qai  dès  la 
aaiSaocc  dit  codrps  polidque»  tend  fans  relâche  ^  le  détruire ,  de 
même  que  la  vieiUêâe  &  la  mort  détruifent  enfin  le  corps  de 
l'homme. 

Il  y  a  deux  voyes  générales  par  lefquelles  un  gouvernement 
dégénère;  fâvoir,  quand  iïfe  reflërre^  ou  quand  l'État  fe  diffout. 

Le  gouvernement  fe  reffèrre  quand  il  pafie  du  grand  nombre 
au  petit ,  c'eft-i-dire ,  de  la  Démocratie  k  l'Ariftocratie  ,  &  de 
TAriftocratie  a  la  Royauté.  C'eft*Ui  fon  inclinaifon  naturelle.  (24) 


(04)  La  formation  lente  6c  le  pro- 
grès de  la  République  de  Venife  dans 
fes  lagunes  offre  un  exemple  nota- 
ble de  cette  fucceffion  ;  &  il  eft  bien 
étonnant  que  depuis  plus  de  douze 
cens  ans  les  Vénitiens  femblent  n*en 
être  encore  qu'au  fécond  terme ,  le- 
quel commença  au  Serrar  di  Conjîglio 
en  1198.  Quant  aux  anciens  Ducs 
qu'on  leur  reproche  ,  quoi  qu'en  puifTe 
dire  le  Squldnio  délia  liberta  vtneta  , 
il  eft  prouvé  Qu'ils  n'ont  point  été 
leurs  Souverains. 

On  ne  manquera  pas  de  m'objec- 
cer  la  République  Romaine,  qoifui- 


vit^  dira-t-on,  un  progrès  tout  con- 
traire, paflant  de  la  Monarchie  lil'A- 
riftocratie ,  &  de  FAriftocratie  à  la 
Démocrarie.  Je' fuis  bien  éloigné  d'en 
penfer  ainfi. 

Le  premier  écabiiffi^ment  de  Jlomu- 
lus  fut  un  gouvernement  mixte ,  qui 
dégénéra  promptement  en  deipotiûne. 
Par  des  caufes  particulières  TËcat  périt 
aidant  le  temps ,  comme  on  VMt  mou- 
rir un  nouveaurné  avant  d'avoir  at- 
teint l'âge  d'homme.  L'expulfion  des 
Tarquins  fat  la  véritable  époque  de 
la.  naiflance  de  la  République.  Mais 
elle  ne  prit  pas  d'abord  une  forme  conf- 


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s  o  c  I  ::4  l: 


217 


S*a  rétrogfâdoît  du  périt  nombre    au   grand,  on   pourroît  dire 
qu'il  fe  relâche;  mais  ce  progrès  inverfe  eft  impoflible. 

En  effet,  jamais  le  gouvernement  ne  change  de  forme  que 
quand  fon  reffort  ufé  le  laifle  trop  affoibli  pour  pouvoir  conferver 
la  fienne.  Or  ,  s'il  fe  relâchoit  encore  en  s'ëtendant ,  fa  force 
deviendroit  tout-k-fait  nulle ,  &  il  fubfifteroit  encore  moins.  II 
faut  donc  remonter  &  ferrer  le  reffort  à  mefure  qu'il  cède , 
autrement  l'État  qu'il  foutient,  tomberoit  en  ruine. 

Le  cas  de  la  diffolurion  de  l'État  peut  arriver  de  deux  ma-^ 
nières. 

Premièrement  quand  le  Prince  n'admîniffre  plus  TÉtat  félon 
les  loix  &  qu'il  ufurpe  le  pouvoir  fouverain.  Alors  il  fe  fait  un 
changement  remarquable  ;  c'eft  que,  non  pas  le  gouvernement , 
mais  rÊcat  fe  refferre;  je  veux  dire  que  le  grand  État  fe  diffout» 


tante ,  parce  qu'on  ne  fit  que  la  moi- 
tié de  l'ouvrage  en  n'aboliffant  pas  le 
Fatriciat.  Car  de  cette  manière  PArif- 
tocratie  héréditaire,  qui  eft  la  pire 
des  adminiflrations  légitimes ,  refïant 
en  conflit  avec  la  Démocratie ,  la  for- 
me du  gouvernement ,  toujours  incer- 
taine &  flottante  ,  ne  fut  fixée  ^  com- 
me Ta  prouvé  Machiavel ,  qu'à  l'éta- 
bliflement  des  Tribuns  ^  alors  feule« 
ment  il  y  eut  un  vrai  gouvernement 
&  une  vériuble  Démocratie., En  effet 
le  peuple  alors  n'étoit  pas  feulement 
Souverain  mais  aufli  Magiftrat  &  Juge  ; 
le  Sénat  o'étoit  qu'un  Tribunal  en 
fous-ordre  pour  tempérer  ou  concen- 
trer le  gouvernement ,  &  les  Confuls 
leux-mémes  «  bien  que  Patriciens  , 
bien  que  premiers  Magiflrats,  bien 
que  Généraux  abfolus  à  la  guerre  , 
n'étoient  ï  Rome  que  les  Préfidéns 
liu  peuple. 
Dès-lors  on  vit  auffi  le  gouveme<« 
(Suvrcs  m^ccs.  Tomç  11%, 


ment  prendre  fa  pente  naturelle  &  ten* 
dre  fortement  \i  TAriftocratie.  Le  Fa- 
triciat 8*aboliffant  comme  de  lui-mê- 
me^ TAriftocratie  n'étoit  plus  dan$le 
corps  des  Patriciens  comme  elle  eft 
à  Venife  ic  à  Gènes,  mais  dans  le 
corps  du  Sénat,  compofé  de  Patricien* 
&  de  Plébéiens,  même  dans  le  corps 
Aes  Tribims  quand  ils  commencèrent 
d'ufurper  une  puiflancç  ^ftive  :  car 
les  mots  ne  font  rien  aux  chofes ,  & 
quand  le  peuple  a  àts  Chefs  qui  gou<« 
vernent  pour  lui ,  quelque  nom  que 
portent  ces  Chefs ,  ç'eft  toujours  une 
Ariftocrarie, 

De  Tabus  de  TAriftocratie  naqui- 
rent les  guerres  civiles.  &  le  triumvi- 
rat. Sylla  ,  Jules  Céfar  ,  Augufle,  de- 
vinrent dans  le  fait  de  véritables  Mo- 
narques ,  &  enfin  fous  le  defpotifme 
de  Tibère  l'État  fut  diffous.  L*Hîftoire 
Romaine  ne  dément  donc  pas  mon 
principe }  elle  le  confirme. 


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fti8 


D 


C  O  Vr  T  R  A  T 


&  qu^il  s^en  forme  un  autre  dans  celuUl^,  compofé  feulement 
des  membres  du  gouvernement ,  &  qui  n'eft  plus  rien  au  refte 
du  peuple  que  fon  maître  &  fon  tyran.  De  forte  qu^à  l'inftant 
que  le  gouvernement  ufurpe  la  fouveraineté  ,  le  pacle  focial  eft 
rompu ,  &  tous  les  fimples  citoyens ,  rentrés  de  droit  dans  leur 
liberté  naturelle  ,  font  forcés  ,  mais  non  pas  obligés  d'obéir. 

Lb  même  cas  arrive  aufli  quand  les  membres  du  gouverne^ 
Bient  ufurpent  féparément  le  pouvoir  qu'ils  ne  doivent  exercer 
qu'en  corps;  ce  qui  n'efl  pas  une  moindre  infraâion  des  loix,^ 
fi:  produit  encore  un  plus  grand  défordre.  Alors  on  a ,  pour  ainfî 
dire,  autant  de  Princes  que  de  Magiflrats,  &  l'État,  non  moins 
divifé  que  le  gouvernement  ^  périt  ou  change  de  forme. 

Quand  TÉtat  fe  diflbut ,  l'abus  du  gouvernement ,  quel  qu'il 
foit ,  prend  le  nom  commun  à* Anarchie.  En  diftinguant ,  la  Dé* 
mocratie  dégénère  en  Ochlocratie^  l'Ariftocratie  en  Olygarchiti 
j'ajouterois  que  la  Royauté  dégénère  en  Tyrannie ^  mais  ce  derr 
nier  mot  eft  équivoque  &  demande  explication. 

Dans  le  fens  vulgaire  un  tyran  eft  un  Roi  qui  gouverne  avec 
violence  &  fans  égard  h  la  jufîice  &  aux  loix.  Dans  le  fens  pré-- 
cis  un  tyran  eft  un  particulier  qui  s'arroge  l'autorité  royale  fans 
y  avoir  droit.  C'eft  ainfi  que  les  Grecs  entendoient  ce  mot  de  tyran  : 
ils  le  donnoient  indifféremment  aux  Bons  &  aux  mauvais  Princes 
dont  l'autorité  n'étoit  pas  légitime.  (25)  Ainfi  tyran  &  ujurpar. 
teur  font  deux  mots  parfaitement  fynonymes. 

Pour  donner  difFérens  noms  \  différentes  chofes,  j'appelle 
tyran  l'ufurpateur  de  l'autorité  royale ,  &  defpotc  l'ufurpateur  du 


(15)  Omnes  enim  &  habentur  &  di^ 
cuntur  tyranni  qui  pote ftate  utuntur  per- 
pétué ,  in  ^dcivitate  quœ  libertate  ufa  eft. 
Corn.  Nep.  in  Miltiad  :  Il  eft  vrai 
qu*Ariftote ,  Mor  :  Nicom.  L.  VIIL  c. 
10 ,  diftingue  le  Tyran  du  Roi ,  en  ce 
que  le  premier  gouverne  pour  fa  pro- 
pre uûUté  I  &  \^  fécond  feulement  pour 


Tutilité  de  fes  fujets  ;  mais  outre  que 
généralement  tous  les  auteurs  Grecs 
ont  prit  le  mot  tyran  dans  un  autre 
fens ,  comme  il  paroît  fur-tout  par  le 
Hiéronde  Xénophon,  il  s'enfuivroic 
de  la  diflinflion  d*Âriftote ,  que  de- 
puis le  commencement  du  monde  il 
a*auroû  pas  encore  eiiilé  uafeul&çj^ 


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s  o  c  I  A  t:  2if 

pouvoir  fouveraîn.  Le  tyran  eft  celui  quî  s'îngire  contre  les  loîx 
à  gouverner  félon  les  loix;  le  defpote  eft  celui  qui  fe  met  au- 
deflus  des  loix  mêmes.  Ainfi  le  tyran  peut  rfétre  pas  defpote  p 
mais  le  defpote  eft  toujours  tyran. 


CHAPITRE    XL 

De  la  mort  du  corps  politique. 

Elle  eft  la  pente  naturelle  &  inévitable  des  gouvernement 
les  mieux  conftitués.  Si  Sparte  &  Rome  ont  péri ,  quel  État  peut 
efpérer  de  durer  toujours?  Si  nous  voulons  former  un  étabiifle« 
ment  durable,  ne  fongeons  donc  point  k  le  rendre  éternel.  Pour 
réuflîr  il  ne  faut  pas  tenter  Pimpoflible ,  ni  fe  flatter  de  donner 
à  Touvrage  des  hommes  une  folidité  que  les  chofes  humaines  ne 
comportent  pas. 

Le  corps  politique,  audï-bien  que  le  corps  de  Phomme^  com« 
mence  ^  mourir  dès  fa  naiflance ,  &  porte  en  lui-même  les  caufes 
de  fa  deftruâion.  Mais  Tun  &  Pautre  peut  avoir  une  conftimtion 
plus  ou  moins  robufte ,  &  propre  ^  le  conferver  plus  ou  moins 
long-temps.  La  conftitution  de  Phomme  eft  l'ouvrage  de  la  natu- 
re, celle  de  PÉtat  eft  Pouvrage  de  Part.  D  ne  dépend  pas  des 
hommes  de  prolonger  leur  vie,  il  dépend  d'eux  de  prolonger 
celle  de  PÉtat  aulfî  loin  qu'il  eft  poflîble  ,  en  lui  donnant  la 
meilleure  conftitution  qu'il  puifTe  avoir.  Le  mieux  conftitué  finira, 
mais  plus  tard  qu'un  autre ,  ù  nul  accident  imprévu  n'amène  fa 
perte  avant  le  temps. 

Le  principe  de  la  vie  politique  eft  dans  Pautorité  fouveraîne; 
La  puiflance  légiflative  eft  le  cœur  de  PÉtat ,  la  puiflance  exe- 
cutive en  eft  le  cerveau  ,  qui  donne  le  mouvement  à  toutes  les 
parties.  Le  cerveau  peut  tomber,  en  paralyfie  ,  &  l'individu  vivre 
encore.  Un  homme  refte  imbécille  &  vit  :  mais  fi- tôt  que  le  cœur 
a  ceflé  fes  fondions ,  l'animal  eft  mort. 

Ce  rfcft  point  par  les   loix  que  PÉtat  fubfifte ,  c'eft  par  le 

Ee  ij 


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»20  Du    Contrat 

pouvoir  légiflatif.  La  loi  d'hier  n'oblige  pas  aujourd'hui  ;  mais  fe 
confentement  tacite  eft  préfumé  du  filence ,  &  le  Souverain  eft 
cenfé  confirmer  inceflamment  les  loix  qu'il  n'abroge  pas  pouvant 
le  faire.  Tout  ce  qu'il  a  déclaré  vouloir  une  fois ,  il  le  veut  tou? 
jours  9  à  moins  qu'il  ne  le  révoque. 

Pourquoi  donc  porte-t-on  tant  de  refpefl:  aux  anciennes  loîxî 
C'eft  pour  cela  même.  On  doit  croire  qu'il  n'y  a  que  l'excellen- 
ce des  volontés  antiques  qui  les  ait  pu  conferver  fi  long-temps  ; 
fi  le  Souverain  ne  les  eût  reconnues  conftamment  falutaires ,  il 
les  eût  mille  fois  révoquées.  Voilà  pourquoi ,  loin  de  s'afFoiblir , 
les  loix  acquièrent  fans  cefle  une  force  nouvelle  dans  tout  État 
bien  conftitué  ;  le  préjugé  de  l'antiquité  les  rend  chaque  jour 
plus  vénérables  ;  au  lieu  que  par-tout  où  les  loix  s'afFoibliflTent 
en  vieilliflant ,  cela  prouve  qu'il  n'y  a  plus  de  pouvoir  légiflatif, 
&  que  l'État  ne  vit  plus. 


CHAPITRE    XII. 

Comment  fe  maintient  V autorité  fouveraîne. 

rE  Souverain  n'ayant  d'autre  force  que  la  puiflance  légtfla** 
tive  n'agît  que  par  des  loix ,  &  les  loîx  n'étant  que  des  aftes  au- 
thentiques de  la  volonté  générale ,  le  Souverain  ne  fauroit  agir 
que  quand  le  peuple  eft  aflemblé.  Le  peuple  afiemblé ,  dirâ-t-on  ! 
quelle  chimère  !  C'eft  une  chimère  aujourd'hui  ;  mais  ce  n^en 
étoit  pas  une  il  y  a  deux  mille  ans  ;  les  hommes  ont-^s  changé 
de  nature? 

Les  bornes  du  poftible  dans  les  chofes  morales  font  moinsF 
étroites  que  nous  ne  penfons  ;  ce  font  nos  foibleflès ,  nos  vices  ^ 
nos  préjugés  qui  les  rétréciflent.  Les  âmes  bafles  ne  croient  point 
aux  grands  hommes  :  de  vils  efckves  fourient  d'un  air  moqueur  > 
ce  mot  de  liberté. 

Far  ce  qui  s'eft  fait  conûd^rans  ce  qui  fe  peut  faire }  je  ne 


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y  ô  C  J  A^X.  Ait; 

parlerai  pas  des  anciennes  Républiques  de  la  Grèce;  mais  la 
République  Romaine  étoic  ,  ce  me  femble ,  un  grand  État ,  & 
la  ville  de  Rome  une  grande  ville.  Le  dernier  cens  donna  dans 
Rome  quatre  cens  mille  citoyens  portant  armes ,  &  le  dernier 
dénombrement  de  l'Empire  plus  de  quatre  millions  de  citoyens  ; 
fans  compter  les  fujets ,  les  étrangers,  les  femmes,  les  enfans» 
les  efelaves. 

Quelle  difficulté  n'îmagîneroît-on  pas  d'aflembler  fréquem-» 
ment  le  peuple  immenfe  de  cette  capitale  &  de  fes  environs  î 
Cependant  il  Ce  pafToit  peu  de  femaines  que  le  peuple  Romain 
ne  fût  aflTemblé,  &  même  plufieurs  fois.  Non- feulement  il  exer- 
çoît  les  droits  de  la  fouveraineté ,  mais  une  partie  de  ceux  du  gou- 
vernement. Il  traitoit  certaines  affaires ,  il  jugeoit  certaines  cau« 
fes ,  &  tout  ce  peuple  étoit  fur  la  place  publique  prefque  aufli 
fouvent  magiilrat  que  citoyen. 

En  remontant  aux  premiers  temps  des  nations ,  on  irouveroît 
que  la  plupart  des  anciens  gouvernemens ,  même  monarchiques,* 
t^ls  que  ceux  des  Macédoniens  &  des  Francs  ,  avoient  de  fem* 
blables  confeils.  Quoi  qu'il  en  fait ,  ce  feul  fait  inconteftable  ré- 
pond k  toutes  les  difficultés  :  de  Texiflant  au  poflible  la  confé- 
quence  me  paroit  bonne. 


CHAPITRE    XII L 

Suite. 

X  L  ne  fuffit  pas  que  le  peuple  affemblé  ait  une  fois  fixé  la  conf- 
titution  de  PEtat  en  donnant  la  fanâion  k  un  corps  de  loix  :  il 
ne  fuffit  pas  qu'il  ait  établi  un  gouvernement  perpétuel,  ou  qu'il 
ait  pourvu  une  fois  pour  toutes  à  Péledion  des  Magiflrats.  Outre 
les  afTemblées  extraordinaires  que  des  cas  imprévus  peuvent  exi- 
ger ,  il  faut  qu^ii  y  en  ait  de  fixes  &  de  périodiques  que  rien  ne 
puiffe  abolir  ni  proroger!  tellement  qu'au  jour  marqué  le  peuple. 


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t2fr  D  u    C  o  N  T  n  A  T 

foit  légitimement  convoqué  par  la  loi ,  fans  q^'il  foit  bcfoîn  pour 
cela  d'aucune  autre  convocation  formelle. 

Mais  hors  de  ces  aflemblées ,  juridiques  par  leur  feule  date  ; 
toute  aflemWée  du  peuple ,  qui  n'aura  pas  été  convoquée  par  les 
Magiftrats  prépofés  à  cet  effet  »  &  félon  les  formes  prefcrites ,  doit 
être  tenue  pour  illégitime ,  &  tout  ce  qui  s'y  fait  pour  nul }  parce 
que  Tordre  même  de  s'affembler  doit  émaner  de  la  lot. 

QtrÂNT  aux  retours  plus  ou  moins  fréquens  des  aflemblées  lé- 
gitimes, ils  dépendent  de  tant  de  confidérations  qu'on  ne  fauroît 
donner  Ik-defTus  de  règles  précifes.  Seulement  on  peut  dire  en 
général  que  plus  le  gouvernement  a  de  force ,  plus  le  Souverain 
doit  fe  montrer  fréquemment. 

Ceci/ me  dira-t-on,  peut  être  bon  pour  une  feule  ville;  tna!s 
que  fjire  quand  l'État  en  comprend  plusieurs?  Partagera-t-on  l'au- 
torité fouveraine ,  ou  bien  doit-on  la  concentrer  dans  une  feule 
ville  &  aflTujettir  tout  le  refle  ? 

Je  réponds  qu'on  ne  doit  faire  ni  Tun  nî  Poutre.  Premièrement 
l'autorité  fouveraine  eft  fimple  &  une ,  &  l'on  ne  peut  la  divifer 
fans  la  détruire.  En  fécond  lieu ,  une  v\\\c ,  non  plus  qu'une  nation , 
ne  peut  être  légitimement  fujette  d'une  autre ,  parce  que  l'effence 
du  corps  politique  eft  dans  l'accord  de  l'ôbéiflance  &  de  la  liberté, 
&  que  ces  mots  de  fujet  &  de  fouvcrain  font  des  corrélations  idea* 
tiques,  dont  l'idée  fe  réunit  fous  le  feul  mot  de  citoyen. 

Je  réponds  encore  que  c'eft  toujours  un  mal  d'unir  plufieurs 
villes  en  une  feule  cité ,  &  que ,  voulant  faire  cette  union ,  l'on  ne 
doit  pas  fe  flatter  d'en  éviter  les  înconvéniens  naturels.  Il  ne  faut 
point  objeâer  l'abus  des  grands  États  à  celui  qui  n'en  veut  que  de 
petits  ;  mais  comment  donner  aux  petits  États  affez  de  force  pour 
jréfîfter  aux  grands  ?  Comme  jadis  les  villes  Grecques  réfifterent  au 
^rand  Roi ,  &  comme  plus  récemment  la  Hollande  &  la  Suiflè  oo( 
réfifté  k  la  maîfon  d'Autriche. 

Toutefois  fî  Ton  ne  peut  réduire  l'État  \  de  juftes  bornes, 
il  refte  encore  une  reflburce^  c'eft  de  pY  point  fouffrir  de  capi-. 


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Social:  iij 

raie  ,  de  faire  (îéger  le  gouvernement  alternativement  dans  chaque 
rille ,  &  d'y  raffèmbler  auflî  tour-k-tour  les  États  du  pays. 

Peuplez  également  le  territoire  ,  étendez-y  par-tout  les  mê- 
mes droits 9  portez-y  par-tout  l'abondance  &  la  vie,  c'eft  ainfî 
que  rÉtat  deviendra  tout  h  la  fois  le  plus  fort  &  le  mieux  gou« 
verné  qu'il  foit  poffible.  iSouvenez  -  vous  que  les  murs  des  villes 
ne  fe  forment  que  du  débris  des  maifons  des  champs.  A  chaque 
palais  que  je  vois  élever  dans  la  capitale ,  je  crois  voir  mettre  en 
mafures  tout  un  pays. 


C  H  A  P  I  T  R  E    Xiy. 

Suite. 

Linfiant  que  le  peuple  eft  légitimement  ademUé  en  corps 
fouverain ,  toute  jurifdiAion  du  gouvernement  celle  y  la  puifTance 
executive  eft  fufpendue  ^  &  la  perfanne  du  dernier  citoyen  eft  auili 
facrée  &  inviolable  que  celle  du  premier  Magifbat,  parce  qu'oii 
fe  trouve  le  repréfenté ,  il  n'y  a  plus  de  repréfentant.  La  plupart 
des  tumultes  qui  s'élevèrent  h  Rome  dans  les  comices ,  vinrent  d'a- 
voir ignoré  ou  négligé  cette  règle.  Les  Confuls  alors  n'étoient 
que  les  Préfîdens  du  peuple ,  les  Tribuns  de  Amples  Orateurs  (  2^) , 
le  Sénat  n'étoit  rien  du  tout. 

Ces  intervalles  de  fufpenfîon  oh  le  Prince  reconnoît ,  oudoit  re- 
connoitre  un  fupérieur  aÀuel ,  lui  ont  toujours  été  redoutables ,  &  ces 
alTemblées  du  peuple ,  qui  font  l'égide  du  corps  politique  &  le  frein 
du  gouvernement,  ont  été  de  tout  temps  l'horreur  des^hefs  :  auflî 
n'épargnent-ils  jamais  ni  foins  ,  ni  objeâions,  ni  difficultés,  ni  pro-. 
mefles,  pour  en  rebuter  les  citoyens.  Quand  ceux-ci  font  avares, 
lâches I  puflllanimes ,  plus  amoureux  du  repos  que  de  la  blierté, 

'  (16)  A-pcu-près  félon  le  Cens  qu'on  emplois  etit  mis  en  conflit  les  Confufs 
idonne  à  ce  nom  dans  le  Parlement  &  les  Tribuns  ,  quand  même  toute  ju«i 
d'Angleterre.   La  relTembUnce  dCCJes     rifdiâion  eût  été  fulpendue, 


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214  D   V      C  O  N  T  HA   t 

ils  ne  riennent  pas  long-temps  contre  les  efforts  redoublés  du  gou^ 
vernement  ;  c*eft  ainfi  que  la  force  réfiftante  augmentant  farts  cef- 
fe,  Pautorité  fouveraine  s'évanouit  h  la  fin,  &  que  la  plupart  des 
cités  tombent  &  périflent  avant  le  temps. 

Mais  entre  l'autorité  fouveraîne  &  le  gouvernement  arbitraire  l 
il  s'introduit  quelquefois  un  pouvoir  moyen  dont  il  faut  parler. 


CHAPITRE    XV. 

Des  Députés  ou  Repréfentans. 

I^I-TÔT  que  le  fervice  public  cefle  d'être  la  principale  affaire  dej 
citoyens ,  &  qu'ils  aiment  mieux  fervir  de  leur  bourfe  que  de  leur 
perfonne,  l'État  eft  déjà  près  de  fa  ruine.  Faut-il  marcher  au 
combat,  ils  paient  des  troupes  &  refient  chez  eux  ;  faut-il  aller  au 
Confeil ,  ils  nomment  des  Députés  &  reftent  chez  eux.  A  force 
de  pareffe  &  d'argent  ils  ont  enfin  des  foldats  pour  aflervir  la  patrie 
&  des  repréfentans  pour  la  vendre. 

C'EST  le  tracas  du  commerce  &  des  arts ,  c'eft  l'avide  intérêt 
du  gain  ,  c'eft  la  molleffe  &  l'amour  des  commodités ,  qui  changent 
les  ferviccs  perfonnels  en  argent.  On  cède  une  partie  de  fon  profit 
pour  l'augmenter  k  fon  aife.  Donnez  de  l'argent,  &  bientôt  vous 
aurez  des  fers.  Ce  mot  de  finance  eft  un  mot  d'efclave  ;  il  eft  in- 
connu dans  la  cité.  Dans  un  État  vraiment  libre  les  citoyens  font 
tout  avec  leurs  bras  &  rien  avec  de  l'argent  :  loin  de  payer  pour 
s'exempter  de  leurs  devoirs ,  ils  paieront  pour  les  remplir  eux-mê- 
mes. Je  fuis  bien  loin  des  idées  communes;  je  crois  les  corvées 
moins  contraires  à  la  liberté  que  les  taxes. 

Mieux  l'htat  eft  conftîtué ,  plus  les  affaires  publiques  l*era- 
portent  fur  les  privées  dans  l'efprit  des  citoyens.  Il  y  a  même 
î>eaucoup  moins  d'affaires  privées ,  parce  que  la  fomnie  du  bon- 
heur commun  fourniffant  une  portion  plus  confidérable  a  celui  de 
çha<|ue  individu ,  il  lui  en  refte  moin;  ^  ctiçrcher  dans  les  foins 

particuliers. 


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s  6  C  1  U  l:: 


^n 


fAfticuKers.  Dans  une  cité  bien  conduire  chacun  rofe  auxafTem- 
fclées;  fous  un  mauvais  gouvernement  nnl  n*»ime  à  faire  un  pas 
pour  s'y  rendre  ;  parce  que  nul  ne  prend  intérêt  a  ce  qui  s'y  fait, 
qu'on  prévoit  que  la  volonté  générale  n'y  dominera  pas,  &  qu'en- 
iin  les  foins  domeftiques  abforbcnt  tout.  Les  bonnes  loix  en  font 
taire  de  meilleures ,  les  mauvaifes  en  amènent  de  pires.  Si-tôt  que 
quelqu'un  dit  des  affaires  de  l'État,  qut  nCimporu? on  doit  comp* 
fer  que  PÉtat  eft  perdu. 

,-  L'ATTii^DissBMENT  de  l'amôuf  de  la  patrie,  t'aôîvîté  de  l'in- 
térêt privé,  l'îmmenfîté  des  États,  les  conquêtes  ,  l'abus  du  gou- 
vernement ont  fait  imaginer  la  voie  des  députés  ou  repréfentans 
du  peuple  dans  les  aflemblées  de  la  nation.  Ç'eft  ce  qu'en  cer- 
tains pays  on  ofc  appeller  le  Tiers-État.  Ainfi  l^intérêt  partîci  lier 
de  deux  ordres  eft  mis  au  premier  &  au  fécond  rang,  l'intérêt 
public  n'eft  qu'au  troifième. 

La  foureraîneté  ne  peut  être  repréfentée ,  par  la  même  raî- 
fpn  qu'elle  ne  peut  être  aliénée  ;  elle  cônfifte  eflentiellement  dans 
la  volonté  générale >  &  la  volonté  ne  fe  repréfente  point;  elle 
eft  la  même,  ou  elle  eft  autre;  il  n'y  a  point  de  milieu;  Les  dé- 
putés du  peuple>ne  font  donc  ni  ne  peuvent  être  ks  repréfentans , 
ils  ne  font  que  ks  commifFaires  ;  ils  ne  peuvent  rien  conclure  dé- 
finitivement. Toute  loi  que  le  peuple  en  perfonne  n'a  pas  ratifiée 
eft  nulle;  ce  n'eft  point  une  loi.  Le  peuple  Anglois  penfe  être 
Bbre  ;  il  fe  trompe  fort,  il  ne  l'eft  que  durant  Téledion  des  mem- 
bres du  Parlement;  fi- tôt  qu'ils  font  clus  il  eft  efclave ,  il  nVft 
rien.  Dans  les  courts  momens  de  fa  liberté,  l'ufage  qu'il  en  fait 
mérite  bien  qu'il  la  perde. 

L'idjSb  des  repréfentans  eft  moderne;  elle  nous  vient  du  gou- 
vernement féodal ,  de  cet  inique  &  abfurde  gouvernement  dans 
lequel  l'elpèce  humaine  eft  dégradée ,  &  où  le  nom  d'homme  eft 
en  déshonneur.  Dans  les  anciennes  Républiques ,  &  même  dans 
les  Monarchies ,  jamais  le  peuple  n'eut  de  reprf^fentans;  on  ne 
coonoiflbitpas  ce  mot- là.  II  eft  très-fingulier  qu'îi  Rome ,  ohlesTrv* 
buns  étoient  fi  facrés ,  on  n'ait  pas  même  imaginé  qu'ils  puffent 

i&uvrcs  méUcs.  Tome  IL  ^  F  f 


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-i 


iiê  D  V     €  o  ir  T  AA  T 

ufurpér  les  fondions  du  peuple ,  &  qu'au  milieu  d'une  fi  ffrinêë 
shulcirude  ils  n'aient  jamais  tenté  de  pafler  de  leur  chef  un  feul 
Plébifcite.  Qu'on  juge  cependant  de  Pembarras  que  caufoit  quel^ 
«fuefois  la  foule ,  par  ce  qui  arriva  du  temps  des  Gracques  p 
bïi  une  partie  des  citoyehs  donnoit  fotl  fuiFrage  de  deflfus  lë^  toitii.' 

Ou  lé  droit  &  la  liberté  font  toutes  chofes^  les  inconvéniens. 
fie  font  rien.  Chez  ce  fage  peuple  tout  étoit  mis  à  fa  juftè  mefure  :• 
il  laiiïbit  faire  à  fes  Liâeurs  ce  que  fes  Tribuns  n^eufTent  ofé 
faire;  il  ne  cràignoiit  pas  quefe$  Liâeurs  vôuluflbnt  le  repréfent^rj 

Pour  expliquer  cependant  comment  les  Tribuns  lé  repréfen* 
toient  quelquefois  y  il  fuffit  de  conce\roir  comment  le  gouverne* 
ment  repréfente  le  Souverain*  La  loi  n'étant  que  la  déclaration 
de  la  volonté  générale,  il  tû  clair  que  dans  la  puiflTance  légif- 
lative  le  peuple  ne  peut  être  repréfente;  mais  il  peut  &  doit 
l'être  dans  la  puiflance  executive ,  qui  n'efl  que  la  force  appliquée 
à  la  loi.  Ceci  fait  voi^  qu'en  éliminant  h\tti  les  Cho(1îs,  oh  trou* 
veroît  que  très-peu  de  nations  ont  des  loîx.  Quoi  qu'il  en  foîty^ 
îl  eft  sûr  que  les  Trîbuns,  n'ayant  aucune  partie  du  pôuvbit 
exécutif,  ne  purent  jaitiais  repréfeiiter  le  peuple  Romain  par  lè^ 
droits  de  leurs  chargés,  niais  fbulemënt  ed-ufurpant  fur  ceux  âifi 
Sénat. 

Chez  les  Grecs  tout  ce  que  le  peuple  avoit  k  faire  il  le  f^foîc 
par  lui-même  ;  il  étoit  fans  cefle  afièmblé  fur  la  place.  Il  habitoit 
un  climat  doux,  il  n^étoit  point  avide,  des  efclaves  faifoient  fes' 
travaux,  fa  grande  affaire  étoit  fa  liberté.  N'ayant  plus  les  mêmes, 
avantages  ,  comment  obferver  les  mêmes  droits  î  Vos  climats* 
plus  durs  vous  donnent  plus  de  befoins,  (27)  fix  mois  de 
Tannée  la  place  publique  n'eft  pas  tenable,  vdi  langues  fourdes 
ne  peuvent  fe  faite  entendre  en  plein  aîr ,  voui  donnez  plus  à^ 
votre  gain  qu'à  votre  liberté,  &  vous  craignez  bîeh  moitis  I'^--' 
davage  que   la  misère. 

(  17  )  Adopter  dans  les  pays  froids     c*cft  sY  foufeèttfe  eocoit  plwonMIi 
le  luxe  &  la  mollefle  des  Orientaux ,     faircxùenc  ^u*càju 
ii'eft  vottiok  fe  donner  leivrs  çb^e^j 


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s  O  t  I  A  t.  't%J 

-^^trCtt  !  la  HSerté  ne  fe  maîntbftt  qti'i  I^appm  ^  la  .fermide  t 
Peut-être  les  deux  ejtcès  fe  touchent.  Toyt  çp  qui  n'efl  point 
dans  la  natun;  a  Tes  inconv'éniens ,  &  la  ibciété  civile  plus  que 
tout  le  refte.  D  y  a  telles  pofitions  malheureufes  o\x  Ton  np  peut 
cônfefver  fa  liberté  qu'aux  dépens  de  celle  d*auttuî ,  &  oît  le  ci- 
toyen ne  peut  être  parfaitement  libre  que  Pefclave  ne  foît 
extrêmement  efclave.  Telle  étoit  la  polition  de  Sparte.  Pour 
vous  ,  peuples  modernes ,  vous  n'avez  point  d'efclaves ,  mais  vous 
l'êtes ,  vous  payez  leur  liberté  de  la  vôtre.  Vous  avez  beau  vapter 
cette  préférence  ^  j'y  trouve  plus  de  lâcheté  que  d'humanité. 

Je  n'entends  point  par  tout  pela  qu'il  faille  avoir  des  efclaves  ; 
m  que  le  droit  d'efclavage  foît  légitime ,  puifque  j'ai  prouvé  le 
.contraire.  Je  dis  feulement  les  raifons  pourquoi  les  peuples  mo* 
demes  gui  fe  croient  libres  ont  des  repréfentans ,  &  pourquoi 
les  peuples  anciens  n'en  avoient  pas.  Quoi  qu'il  en  foît,  à  l'inf- 
tant  qu'un  peuple  fe  donne  des  repréfentans»  il  n'efl  plus  libre; 
a  n'eft  plus. 

Tout  bien  examiiié ,  je  ne  vois  pas  qu'il  foît  déformais  poflible 
au  Souverain  de  conferver  parmi  nous  l'exercice  de  fes  droits; 
fi  la  Qité  n'efl  très-petite.  Mais  fi  elle  eft  très-petite,  elle  fera 
fubjuguee  ?  Non.  f  e  ferai  voir  ci-après ,  (  28  )  comment  on  peut 
réunir  la  puiflTance  extérieure  d'un  grand  peuple  avec  la  police 
aifée  &  le  bon  ordre  d'un  petit  État. 

:( a8  )  Ceft  ce  que  je  m'étois  propofé  nés ,  j'^h  fercHs  Venu  aux  confëdf ra- 
de Aire  dans  la  fuite  de  cet  ouvrage,  tions.  Matière  toute  neuve  &  oii  lot 
lorfqu'en  craiunt  des  relations  exter-     principes  font  encore  à  établir. 


'.»g!pw 


Ff  i) 


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22È  DuCoNTKATf 

CHAPITRE    XV L    • 

Que  VInJlitutîon  du  Gouvernement  n^ejl  point  un  Contrat; 

X-iE  pouvoir  légiflatif  une  fois  bien  établi^  il  s'agît  d'établir  3fl5 
même  le  pouvoir  exécutif;  car  ce  dernier  ,  qui  n*opère  qye 
par  des.  aftes  particuliers ,  n'étant  pas  de  Teflence  de  Tautre ,  en 
eft  naturellement  féparé.  S'il  étoit  pollîble  que  le  Souverain  ,  con- 
iîdéré  comme  tel,  eût  la  puiflfance  executive,  le  droit  &  le  fait 
feroient  tellement  confondus  qu'on  ne  fauroit  plus  ce  qui  eft 
loi  &  ce  qui  ne  Teft  pas^  &  le  corps  politique  ainfi  dénaturé 
fer  oit  bien- tôt  en  proie  k  la  violence  contre  laquelle  il  fut  inflitué. 

Lès  citoyens  étant  tous  égaux  par  le  contrat  focial,  ce  que 
tous  doivent  faire ,  tous  peuvent  le  prefcrire ,  au  lieu  que  nul 
n'a  droit  "d^exîger  qu'un  autre  fafle  ce  qu'il  ne  fait  pas  lui-même. 
Or ,  c'cft  proprement  ce  droit ,  indifpenfable  pour  faire  vivre  & 
mouvoir  le  corps  politique ,  que  le  Souverain  donne  au  Prince 
en  inftituant  le  gouvernement. 

Plusieurs  ont  prétendu  que  l'aâe  de  cet  établiflement  étoît 
un  contrat  entre  le  peuple  &  les  chefs  qu'il  fe  donne  ;  contrat 
par  lequel  on  llipuloit,  entre  les  deux  parties ,  les  conditions  fons 
lefquelles  l'une  s'obligeoit  a  commander  &  l'autre  à  obéir.  On 
, conviendra,  je  m'aflUre  ,  que  voilà  une  étrange  manière  de  con- 
^aéler.  Mais  voyons  fi  cette  opinion  eft  foutenable. 

^  PREMiiéRÊMENTj  l'autorité  fupréme  ne  peut  pas  plus  fe  mo^ 
dîfier  que  s'aliéner  ^  la  limiter  c'eft  la  détruire.  Il  eft  abfurde  & 
contradiâoire  que  le  Souverain  fe  donne  un  fupérieur;  s'obligec 
d'obéir  à  un  maître,  c'eft  fe  remettre  en  pleine  liberté. 

De  plus,  il  eft  évident  que  ce  contrat  du  peuple  avec  telles 
ou  telles  perfonnes  feroit  un  afte  particulier.  D'oii  il  fuit  que  ce 
contrat  ne  fauroit  être  une  loi  ni  un  aûe  de  fouveraineté,  &  que 
garconféquent  il  feroit  illégitime^ 


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{ 


s  o  c  I  A  z:  '219 

On  Toît  encore  que  les  parties  contraftantcs  fcroîent  entr'elles 
fous  la  feule  loi  de  nature  &  fans  aucun  garant  de  leurs  enga-« 
gemens  réciproques ,  ce  qui  répugne  de  toutes  manières  \  Pétac 
civil  :  c^elui  qui  a  la  force  en  main  étant  toujours  le  maître  de 
l'exécution,  autant  vaudroit  donner  le  nom  de  contrat  à  Tafte 
d'un  homme  qui  diroit  à  un  autre  :  »  Je  vous  donne  tout  mon 
B  bien,  à  condition  que  vous  m'en  rendrez  ce  qu'il  vous  plaira.  « 

Il  n'y  a  qu'un  contrat  dans  l'État,  c'eft  celui  de  l'afTociation  j 
&  celui-là  feul  en  exclut  tout  autre.  On  ne  fauroît  imaginer  aucun 
contrat  public  'qui  ne  fût  une  violation  du  premier^ 


CHAPITRE    XV  I  L 

Dt  VinJUtutiott  du^Gouvemement. 

OOys  quelle  idée  faut-il  donc  concevoir  l'aâe  par  lequel  le 
gouvernement  eft  inftinié?  Je  remarquerai  d'abord  que  cet  aâe 
eft  complexe  ou  compofé  de  deux  autres ,  favoir  l'étabjîflement 
dç  la  loi,  &  l'exécution  de  la  loi. 

Par  le 'premier,  le  Souverain  ftatue  qu'il  y  aura  un  corps  de 
gouvernement  établi  fous  telle  ou  telle  forme  i  &  il  eil  clair  que 
cet  a6le  eft  une  loi. 

Par  le  fécond ,  le  peuple  nomme  les  chefs  qui  feront  chargés 
du  gouvernement  établi.  Or  ,  cette  nomination  étant  un  acte  par- 
ticulier ,  n'eft  pas  une  féconde  loi ,  mais  feulement  une  fuite  de 
la  première  ,  &  une  fonâiôn  du  gouvernement. 

La  difficulté  eft  d'entendre  comment  on  peut  avoir  un  aâe 
de  gouvernement  avant  que  le  gouvernement  exifte,  &  comment 
le  peuple,  qui  n'eft  que  Souverain  ou  fujet ,  peut  devemr  Prince 
ou  Magiftrat  dans  certaines  circonftances. 

C'EST  encore  ici  que  fe  découvre  une  de  ces  étonnantes  pro- 
priétés du  corpj  politique ,  par  lefquelles  il  concilie  des  opéra-i 


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^ajo  D  y     c  o  n  X  R  A  f 

cîans  cpDitadiftpittsscii  appMençe.  C^  ceJte^î  Te  fair^Af  tinë  cofi< 
^  verfion  fiibite  ile  la  Couveraineté  ^n  Démoicratic ;  en  fotte  que, 
"  fens  aucun  chai^gement  feniible,  ;&  feulement  par  upe«5mvelle 

relation  de  tous  h  tous  ,  les  citoyens  ,  de\requs  Magiftrats ,  paflenc 

des  aâes  généraux  aux  ^âes  particuliers,  &  de  la  loi  à  Texécur 

don. 

Cb  changement  de  rekrion  n*efl  point  une  fubtîlîté  de  fpécu- 
lation  fans. exemple  dans  la  pratique  :  il  a  lieu  tous  les  jopr^dans 

^  Jle  parlement  d'Angleterre ,  oii  la  Chambre-bafle ,  en  certaines 
occafions ,  fe  tourne  en  grand  comité ,  pour  mieux  difcutsr  les 
affaires»  &  devient  ainfî  fimple  commiflion^de  Cour  fouveraine 

^u^fiHe  !ÀQit  VwAsoA  rprécédent  ;  «n  telle  for^e  <}u'e}{e  fe  fait  en- 
fuite  rapport  a  elle-même  comme  Chambre  .des  Communes  de 
ce  qu'elle  vient -de  régler  en -grand  comité  ,  &  délibère  de  nou- 
Teau  fous  un  titre  de  ce  qulelle  a  déjà  réfolu  fpps  un  autre. 

Tel  eft  l'avantage  propre  au  gouvernement  démocratique  de 
:pouvoir  écre  établi  dans  Je  Iak  par  un  (impie  ade  de  la  volonté 
générale.  Api?ès  quoi  ce  gouvernement  provifionnel  refte  en  pcf- 
.  ieffion ,  fi  telle  eft  la  forme  adoptée ,  on  établit ,  au  nom  du  Sou* 
verain ,  le  gouvernement  preforit  par  la  loi ,  &  tout  fe  trouve  aîrifi 
dans  la  règle.  Il  n'^ft  pas  poflible  d'inftituer  le  gouveroement 
d'aucune  autre  manière  légitime^  &  fans  renoncer  aux  principes 
ci*  devant  établis. 

i,  j.,,  ./igaçgsaacBB;  ,1,1 gggsssggggggqeaggaaegga 

CHAPITRE    XVIII. 

Moyen  de  prévenir  les  ufurpations  du  Gcwemement. 

'XJE  ces  éclairciflèmens  il  réfulte  »  en  confirmation  du  Chapitre 
XVI,  que  Tafte  qui  inftitue  le  gouvernement  n'eft  point  un 
xontiattinais  une  loi  ;  que  les  dépofitaires  de  la  puifTance  exe- 
cutive ne  font  point  les  maîtres  du  peuple  ,  mais  fcs  OflSciers  ; 
qu^il  peut  les  établir  &  les  deftituer  quand  il  lui  plait  ;  qu'il 
R^^ft  £oiQt  gueôion  pour  eux  de  contraôer^  mais  d'obéir  jfc 


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X 


*  ^  if  ff  ff^ r^J^f^^ 


«5* 


iftPStt  f9'  cRftfgëànt  dëtf  fùàiBdott^  ^efUÉtat  le»  impé^^  ite^  ne 
font  que-  reiiiplir  leur  dev^^dit  de  chôyens,  ÙM^^^ài»  en^^ctoii; 
f5rcë  lè  éScàit  de  df(]toter  flur-  les  coûdkîoïK. 

'  Quand  donc  îl  arrive  que  le  Peuple  inilitue  un  gouverneine^ 
héréditaire I  foit  monarchique  dans  une  famille,  foit  ari/îocrà- 
fiqùe  dans  un  ordre  dé  citbyèns,  ce  h'eft' point  un^  efi^à^nbnc 
^'îl  prend-;  c'cft  une  forme  prerifiomicllèi  qu'il  donne  SPàdM?». 
^ration^,  jufqu'à  ce  qu'il Im  pKâfe^  d^en  cirdonttei'  atatrëttenti-  ^ 

Il  eft  vrai  que  ces  changemens  font  toujours  dangereux,  &  qu'il 
de  faut  jaifaais  toucher  au  gouvemeihënt  étàbK  qtrè  lorAju'Il  de- 
vient incompatible  avec  le  bien  public;  mâH^'celô?' cîf6bmJ)eftrott^ 
4(1  une  ûkAiiûe  de  politique, ^vD^npafiuDe  règle  d^  droite  & 
rÉtat  n'efl  pas  plus  tenu  de  laifler  l^^itoricé  civile  à  {c$  ci^efs^,  qgf 

Pautorité  militaire  a  fes  Généraux. 

*-    *  *  *  . .  *  '\     ' 

Il  efl  vrai  encore  qu^on  ne  faufoit  eti  p^U'eU  eas  obfefvidr  ^v^m 
trop  de  foin  toutes  les  forhialités  requifes  pour  diAtngUernin'^aAci 
régulier  &  légitime  d'un  tumulte  féditieut^  St  h  volonté  de  touq 
un  peuple  des  clameurs  d'une  h£éooi  G'eft  ii^ >iùr-(K)ttkl  cpi'il!; n^ 
£iut  donner  au  cas  odieur  que  ce   qiu'on  ne  peu^  lîeAtfer  datis 
toute  la  rigueur  du  droit,  &  c^ft  auffi  de  àetle  pbUgaitioh  que^Iâ 
Prince  tire  un  grat)d  avantage  pour  coniîârver  fa^puiflkicema^irA 
le  peuple,  fans  qu'on  puiflè   dire  qu'il  Hahtifilrpée^  bar^  en  pat*-^ 
roiflant  n'ufer  que  de  lés  droits ,  il  lui  eft  fort  aifé  de  les  étendre , 
t  d'èmfiôclier  fous  te  ptêtem  dvfrtpôf  pûWic,  1«  ^làhtékg 
deftînées  Si  rétablfr  le  bon  ordre;  de  forte  qu'A  Jfe  prétrâur  d'uHl 
filence  qu'il  empêche  de  rompre ,  ou   des  irrégUjàrjtés  qu'il  faît^ 
commettre  y  pour  fuppofer  en  fa  faveur  l'aveu  de  ceux  que  la^ 
crainte  fait  taire  ,  &  pour  pufiîr  cétix  qui  ofent  parter,  C'eft  aîniî    ' 
que  les  Décemvirs  ayant  tté  d'abord  élus  peur  un  an ,  puis  con« 
tinués  pour  une  autre  année,  tentèrent  de  retenir  ^  perpétuité 
leur  pouvoir ,  en  ne  permettant  plus  aux  comices  de  s'aflembler  ; 
&  c'eft  par  ce  facile  moyen  que  tous  les  gouvernemens  du  mon- 
de ,  une  fois  revêtus  de  la  force  publique ,  ufurpent  tôt  ou  tard 
rautorité  fuuveraiœ. 


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/ 


»^%  D  r^ .  Coy  If ,  a^  Jtt,  uf  ¥ 

r  :  LBÇ.ft(rcmbl<fes  pédcHlIqMes  dontji'ai:pv!é  ci-devanft  fôntpr<w 
;|)re$.^priveÂJr-»cw  diff<îrer'CÇi'malhcîUr,/urrro9t  quand  elles  rfont 
pas  befoin  de  convoçgttiQnf.fonmQUe  ^.çg^,^lprs.  le  Prince  jie  faiP» 
roit  les  empêcher  faiis  fip  déclarer  ouvertement  infraûeur  des  loix 
&  ennemi  de  TEtar.  ^ 

:.:►-, -»*-.-,*■'».-»,.     ^  ■  •  .    »    - 

i.'ouvE^TURE  do  cfts  aflgmblées  qui  n^ont  pour  objet  que  lô 
jna'H\tîea  du  traité  rqciai;,  doit  toujours  fe  faire  par  deux  propos, 
iitions  qu'ouïe  puUSçJ^ipais  fuppnmer,&  qii^pafTent  féparémenc 
par  les  fufFrages,  ,  .  ^ 

La  première ^  s'il  ptaU  au  Souverain  de  confiner  la  prifintt 
forme  de  ^Uyetnemcnt^ ,     . 

hK  fecJoftdc;  ^ilpiaW  au  Peuple  ^ta  laijfet  fàdminijtration  à 
%kux  qui  ià  font  aSaellement  chargés.  ^ 

Je  fnppofeic!  ce  que  je  crois  avoir  démontré,  favoîr  qu'il  n*y  a 
êtn^  r£rat  aucune  Icm  fondamentale  qui  ne'  fe  puifle  révoquer ,  Inon 
pdsméme  le  pafte  focjal;  car  fi  tous  les  citoyens  s'affembloîenc 
pour  rompre  ce  pafte^  d'un  commun,  accord,  jon  hé  peur  douter 
^irwffttfràsi-SégitiihétÀeiir  rompu.  Crotius  penfe  même  que 
«habun. pèw  remjticer  à  rétat  donril  eft  membre,  &  reprendre 
fe  libearté  naturelle  &.fes  biens  en  fortânt  du  pays.  (  29  )  Or ,  il 
£erpit  abfurde  que  tous  les  citoyens  réunis  ne  puflènt  pas  ce  que. 
peut  féparémertrctiteuh^  d'eux; 


t  - 


£^^)'9î<Hï«înffendiiqif9fii^quiw  ;  alors  ftroit  criminelle  fie  puiiiflablef 

l^s  pour. éluder  fon  deyoir  &  ft  dt(-  .  ce  ne  ^eroit,  plu?  retraite,  mais  dér. 

penler,àe  fer\;ir  la  tpatrife  au  moment  '  fercion,  .   . 

^  elle  a  bcroin  de  <noui.  La' fuite 


,•   :-.-Jr::;  •:,•.:        •..■    •      -. 
.   -rrt  ::h^  -■.■■:  i\     : 


Fin'  èà  liifre  troifêmcn 


t>V 


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Social»  235 

-      DU 

CONTRAT     SOCIAL. 

LIVRE     QUATRIÈME. 

CHAPITRE     I. 

Que  la  volonté  générale  efi  ini^ruClible. 

Ant  que  plufleurs  hommes  réunis  fe  confîderent  comme  ua 
feul  corps ,  ils  n'ont  qu'une  feule  volonté ,  qui  fe  rapporte  ^  la  con»i 
mune  confervation ,  &  au  bien-être  généraK  Alors  tous  les  ref^ 
forts  de  l'État  font  vigoureux  &  fîmples ,  Ces  maximes  font  claires 
&  lumineufes  ;  il  n'a  point  d'intérêts  embrouillés ,  contradîûoires  ; 
le  bien  commun  fe  montre  par-tout  avec  évidence ,  &  ne  demande 
que  du  bon  fens  pour  être  apperçu.  La  paix,  l'union ,  l'égalité 
font  ennemies  des  fubtilités  polidques.  Les  hommes  droits  &  /im- 
pies font  difficiles  k  tromper  k  caufe  de  leur  (Implicite  ;  les  leur- 
res, les  prétextes  rafînés  ne  leur  en  impofent  points  ils  ne  font 
pas  même  aflfez  fins  pour  être  dupes.  Quand  on  voit  chez  le 
plus  heureux  peuple  du  monde  des  troupes  de  payfans  régler  les 
affaires  de  l'État  fous  un  chêne  &  fe  conduire  toujours  fagement, 
peut-on  s'empêcher  de  méprifer  les  rafinemens  des  autres  na- 
tions y  qui  fe  rendent  illuftres  &  mifénibles  avec  tant  d'art  &  de 
myflères  ? 

Un  Érat  ainfî  gouverné  a  befoîn  de  très-peu  de  loîx,  &  \ 
mefure  qu'il  devient  néceffaîre  d'en  promulguer  de  nouvelles , 
cette  néceffité  fe  voit  univerfellement.  Le  premier  qui  les  pro- 
pofe  ne  fait  que  dire  ce  que  tous  ont  déjà  fenti,  &  il  n'eft 
queftîon  ni   de   brigues ,  ni  d'éloquence  pour  faire  pafler  en  loi 

Œuvres  miUcs.  Tome  IL  G  g 


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*34 


D  V    Contrat 


ce  que    chacun  a  déjà  réfolu  de   faire  >fi-tôt  qu'il  feri  sûr  que 
les  autres  le  feront  comme  hii^. 

Ce  qui  trompe  les  raîfonneurs  c'eft  que  ne  voyant  que  des 
États  mal  conftitués  dès  leur  origine,  ils  font  frappés  de  Tim- 
poïlibilùé  d'y  maintenir  une  femhlable  police.  Ils  rient  d'imaginer 
toutes  les  fottifes  qu'un  fourbe  adroit ,  un  parleur  imlinuant  pour- 
roit  perfuader  au  peuple  de  Paris  ou  de  Londres.  Ils  ne  favent 
pas  que  Cromvel  eût  été  mis  aux  fonnetes  par  le  peuple  de 
Betne  ,  &  le  Duc  de  Beaufort  à  la  difcîplîne  par  les  Genevois. 

Mais  quand  le  nœud  foeial  commence  à  fe  relâcher  &  l'État 
)i  s'afFoiblir;  quand  les  intérêts  particuliers  commencent  k  fe  faire 
fentir  &  les  petites  fociétés  à  influer  fur  la  grande,  Pintérêt 
commun  s'altère  &  trouve  des  oppofans ,  l'unanimité  ne  règne 
plus  dans  les  voix ,  la  volonté  générale  n'eft  plus  la  volonté  de 
tous  ;  il  s'élève  des  contradiâions ,  des  débats  i  &  le  meilleur  avi& 
ce  pafle  point  fans  difputes. 

Enfin  quand  l'État ,  près  de  fa  ruine ,  ne  fubfîfte  plus  que  par 

une  forme  illufoire  &   vaine,   que  le  lien  focial  efl;  rompu  dans  /  ^ 

tous  les  cœur-s ,   que  le  plus  vil  intérêt  fe  pare  effrontément  du  /   U 

nom  facré  du    bien   public  ;   alors  la  volonté  générale    devient  [  traitai 

muette  v  tous   guidés    par  des    motifs  fecrets  n'opinent  pas  plus  ie  H 

comme    citoyens  que  fî  l'État  n'eût  jamais    exiflé ,  &    l'on  fait  le  co 

pafTer  fauffement  fbus  le  nom  de    loix   des   décrets  iniques  qui  ^pptc 

n'ont  pour  but  que  l'intérêt  particulier.  niina/ 

îionci 
S'ENSUIT  -  IL  de-lk  que  la   volonté  générale  foît  anéantie  ou 

corrompue   ?  Non  ,    elle    efl   toujours    confiante ,  inaltérable  fit  Ci 

pure  ;   mais  elle   efî  fubordonnée  à  d'autres  qui  l'emportent  fur  I  entre 

elle.   Chacun    détachant  fon   intérêt  de    l'intérêt  commun  ,  voit  I  îiéb 

bien  qu'il  ne  peut  l'en    féparer  tout-a-fait  ;  mais  fa  part  du  mal  I  înèn 

public  ne  lui  paroît  rien  auprès  du   bien  exclufîf  qu'il   prétend  uc( 

s'approprier.  Ce  bien  particulier  excepté ,  il  veut  le   bien  général  iûW 

pour  fon   propre  intérêt   tout  auflî  fortement   qu'aucun    autre,  \in 

Même  en  vendant  fon  fuffrage  h  prix  d'argent ,  il  n'éteint  pas  en  ftp 

lui  la  volonté  générale ,  il  l'élude.  La  faute  qu'il  commet  efl   de  \[ 


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s  à  c  I  A  Lm  ijj 

changer  Pétat  de  la  qucffion  &  de  répondre  autre  chofe  que 
ce  qu'on  lui  demande  ;  en  forte  qu'au  lieu  de  dire  par  fon  fuC 
frage,  il  cft  avantageux  à  VÈtat ,  il  dit,  il  tfl  avantageux  à  tel 
homme  ou  à  tel  parti  que  tel  ou  tel  avis  pajfe,  Ainfi  la  loi  de 
l'ordre  public  dans  les  afTemblées  n'eft  pas  tant  d'y  maintenir  la 
volonté  générale ,  que  de  faire  qu'elle  foit  toujours  interrogée  fie 
qu'elle  réponde  toujours. 

J'AUROis  ici  bien  des  réflexions  \  faire  fur  le  fimple  drok 
de  voter  dans  tout  aâe  de  fouveraineté  ;  droit  que  rien  ne  peut 
6ter  aux  citoyens  ;  fit  fur  celui  d'opiner ,  de  propofer ,  de  divifer , 
de  difcuter,  que  le  gouvernement  a  toujours  grand  foin  de  ne 
laiflèr  qu'h  ks  membres  ;  mais  cette  importante  matière  deman- 
deroit  un  Traité  à  part,  6c  je  ne  puis  tout  dire  dans  celui-ci 


CHAPITRE    IL 

Des  Suffrages. 

\^  N  voit  par  le  Chapitre  précédent  <iue  la  manfère  dont  fc 
traitent  les  affaires  générales,  peut  donner  un  indice  affez  sûr 
de  l'état  aâuel  des  mœurs,  fie  de  la  famé  du  corps  politique.  Plus 
le  concert  règne  dans  les  afTemblées,  c'efl*à-dire ,  plus  les  avis 
approchent  de  l'unanimité  ,  plus  auflî  la  volonté  générale  efl  do- 
minante ;  mais  les  longs  débats  ,  les  diflentions ,  le  tumulte  an- 
noncent l'afcendant  des  intérêts  particuliers  &.  le  déclin  delE  at* 

Ceci  paroît  moins  évident  quand  deux  ou  plufîeurs  otjdres 
entrent  dans  fa  confiitiuion ,  comme  ^  Rome ,  les  Patriciens  fit  les 
Plébéïens,  dont  les  querelles  troublèrent  fouvent  les  comices, 
même  dans  les  plus  beaux  temps  de  la  République;  mais  cette 
exception  eft  plus  apparente  que  réelle  ;  car  alors ,  par  le  vice 
inhérent  au  corps  politique  i  on  a,  pour  ainfi  dire ,  deux  Erats  en 
un  ;  ce  qui  n'efl  pas  vrai  des  deux  enfemble  eft  vrai  de  chacun 
féparément.  En  effet  dans  les  temps  mêmes  les  plus  orageux  les 
Plébifcites  du  peuple ,  quand  le  Sénat  ne  s'en  mdloît  pas ,  paf- 

Gg  ij 


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a^^  Du    Contrat 

fuient  toujours  tranquillement  &  ii  la  framle  fduraltté  îles  fuflPra- 
ges  :  le^  citoyens  n'ayant  qu'un  métêt^  le  peuple  n'avoir  qu^n« 
volonté. 

A  l*autre  extrémité  du  cercle  Punanimité  revient.  C'efî;  qiund 
les  citoyens  tombés  dans  la  fervitude ,  n'ont  plus  ni  liberté  ni  vo- 
lonté. Alors  la  crainte  &  la  flatterie  changent  en  acclamations 
les  fufTrages  ;  on  ne  délibère  plus  »  on  adore  ou  l'on  maudit.  Telle 
étoit  la  vile  manière  d'opiner  du  Sénat  fous  les  Empereurs.  Quel- 
quefois cela  (é  faifoit  avec  des  précautions  ridicules  :  Tacite  ob-- 
ftrve  que  fous  Otbon  les  Sénateurs  accablant  ViteUius  d'exécra^ 
rions,  afFeâoient  défaire  en  même  temps  un  bruit  épouvantable , 
afin  que  fi  par  hafard  il  devenok  le  maacre,  îi  ne  p&t  favoir  ce 
que  chacun  d'eux  avoit  dit 

De  ces  divef&s  eonfidéranons  naifient  les  maximes  fur  lef- 
quelles  on  doit  régler  la.  maqièf  ç  de  c.on\ptqr  Içs.  voix  &  de  com- 
parer les  avis  ,  félon  que  ta  vdomé  générale  eft  plus  ou  moins 
facile  k  connoitre,   &  l'État  plus  ou  moins  déclinant. 

Il  n'y  a  qu'une  feule  loi  qui  par  fa  nature  exige  un  confcn- 
tement  unanime.  Oeft  le  paSte  fociaî  :  car  Taffociation  cîvîle  tÛ 
l'aSe  du  monde  le  plus  volontaire;  tow  homme  étant  né  libre 
&  maître  de  lui-même,  nul  ne  peut,  fous  quelque  prétette  que 
ce  puiile  ^trc ,  l'afRijetrir  fans  foh  aveu.  Décider  que  le  fils  d'une 
tffclave  naît  efclave ,  c'eft  décider  qu'il  ne  naît  pas  homme. 

Si  donc  lors  du  pafte  fodal  il  s'y  trouve  des  oppofans ,  lew 
oppofition  ninvalide  pas  le  contrat,  elle  empêche  feulement  qu'ils 
n'y  foîent  compris,  ce  font  des  étrangers  parmi  les  citoyens. 
Quand  l'État  eft  inffitué ,  le  confentement  eft  dans  la  réfidence  ; 
habiter  le  territoire  c'eft  fe  foumettre  à  la  fouveraineté.  (  30  ) 

Hors  ce  contrat  primitif,  la  voix  du  plus  grand  nombre  oblige 

(  30  )  Ceci  don  tottfours  s'entendre  habitant  dans  le  pays  malgré  lui ,  & 

d'un  Eut  libre;  car  d'ailleurs  la  6uni]le  9  alors  fon  féjour  feul  nefuppofe  plut 

les  biens  ^  le  défaut  d'afyle,  la  nécef-  ibn  confentement  au  contrat  ou  ^la 

fité  ,  ia  violence ,  peuveat  retenir  un  violation  du  comcau 


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Social.  237 

roujoars  tous  les  autres;  c'eft  une  fuite  du  contrat  même.  Maïs 
en  demande  comment  un  homme  peut  être  libre ,  &  forcé  de  fe 
Conformer  à  des  volontés  qui  ne  font  pas  les  fiennes.  Comment 
les  oppofans  fonc-iis  libres  &  fournis  à  des  loix  auxquelles  ils  n^onc 
pas  confenti? 

7e  réponds  que  la  queftion  efl  mzk  pofSe.  Le  citoyen  confenc 
Si  toutes  les  XcÀx ,  même  k  celles  qu^on  pafle  malgré  lui,  &  même 
\  celles  qui  le  puniJiènt  quand  il  ofe  en  violer  quelqu'une.  La 
volonté  confiante  de  tous  les  membres  de  TÉtat  eft  la  volonté 
générde;  c'eft  par  eHe  qu'ils  font  citoyens  &  libres.  (  31  )  Quand 
on  propofe  une  loi  dans  l^aflëmblée  du  peuple  ,  ce  qu'on  leur 
demande  n'eft  pas  précifément  s'ils  approuvent  la  propofitîon  ou 
s'ils  la  rejettent  ;  mais  fi  elle  eft  ccmforme  ou  non  \  la  volonté 
générale  qui  eft  la  leur  ;  chacun  en  donnant  fon  fufFrage,  dit  fon 
avis  la-defHis ,  6i  du  calcul  des  voix  £e  tire  la  déclaration  de  la 
volonté  générale.  Quand  donc  l'avis  contraire  au  mien  l'emporte  , 
ctfla  ne  prouve  autre  chofe  finon  que  je  m''étois  trompé,  &  que 
<e  que  j'eftimois  être  la  volonté  générale  ne  l'étolt  pas.  Si  mon 
avis  particulier  Teût  emporté ,  j'aurois  fait  autre  chofe  que  ce 
que  j'avois  voulu ,  c'eft  alors  que  je  n'aurois  pas  été  libre. 

C^i  fuppofe,  il  eft  vrai;  que  »>us  les  caradères  de  la  vo* 
ionté  générale  font  encore  dans  la  pluralité  :  quand  ils  cçATent 
d'y  être ,  quelque   parti  qu^on  prenne ,  il  n'y  a  plus  de   liberté* 

En  montrant  ci- devant  comment  on  fubftituoît  des  volontés 
particulières  à  la  volonté  générale  dans  les  délibérations  publi- 
ques, j'ai  fuflBfamment  indiqué  les  moyens  praticables  de  prévenir 
iiet  abus.;  j'en  parlerai  encore  ci-après.  A  l'égard  du  nombre 
proportionnel  des  fufFrages  pour  déclarer  cette  volonté ,  i*aî 
auflî  donné  les  principes  fur  lefquels  on  peut  le  dérerminen  La 

(  31  )  A  Gènes ,  en  lit  an  devant  états  qiii  empêchent  fe  ciroyen  d'étns 

des  prifons  &  fur  les  fers  des  galériens  libre*  Dans  un  pays  où  tous  ces  gens- 

ce  mot  Lihertas.  Cette  application  de  la  feroient  aux  galères,  oujomrokde 

la  deirife  e(l  belle  &  fuRe.  En  effet  la  plus  parfaite  liberté, 
il  B*y  a  que  les  malfaiteurs  de  tous 


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t^S  Du    C  o  N  T  n  A  V 

différence  d'une  feule  toîx  rompt  Pégalité ,  un  feul  oppofani 
rompt  Tunanimité  ;  mais  entre  runanimicé  &  Tégalîté  il  y  a  plu- 
fieurs  partages  inégaux,  \  chacun  defquels  on  peut  fixer  ce 
nombre  félon  Técat  &  les  befoins  du  corps   politique. 

Deux  maximes  générales  peuvent  fenrir  \  régler  ces  rapports  : 
Tune  9  que  plus  les  délibérations  font  importantes  &  graves ,  plus 
l'avis  qui  l'emporte  doit  approcher  de  l*unanimité  :  Tautre ,  que 
plus;  l'affaire  agitée  exige  de  célérité  ,  plus  on  doit  reflerrer  la 
différence  prefcrice  dans  le  partage  des  avis;  dans  les  délibé- 
rations qu'il  faut  terminer  fur  le  champ ,  l'excédent  d'une  feule 
▼oix  doit  fuflire.  La  première  de  ces  maximes  paroit  plus  con- 
venable aux  loix,  &  la  féconde  aux  affaires.  Quoi  qu'il  en  foit» 
c'eft  fur  leur  combinaifon  que  s'érabliffent  les  meillejurs  rapports 
qu'on  peut  donner  à  la  pluralité  pour  prononcer. 


CHAPITRE     II  I. 

Des  ÈkÛionSm 

L'fe^AHD  des  élcftions  du  Prince  &  des  Magîdrats  »  quî 
font ,  comme  je  l'ai  dit ,  des  aftes  complexes ,  il  y  a  deux  voies 
pour  y  procéder  ;  favoir  le  choix  &  le  fort.  L'une  &  l'autre 
ont  été  employées  en  diverfes  Républiques ,  &  l'on  voit  encore 
aâuellement  un  mélange  très-compliqué  des  deux  dam  l'éleâioo 
du  Doge  de  Venife. 

Le  fuffrage  par  le  fort^  dît  Montefquîeu  ^  eft  de  la  nature  de 
la  Démocratie.  J'en  conviens,  mais  comment  cela?  Le  fort  ^ 
continue-t-il ,  tji  une  façon  délire  qui  n  afflige  perfonne  ;  il  laijfe 
à  chaque  citoyen  une  ejpérance  raifonnable  de  fervir  la  patrie.  Ce 
ne  font  pas- là  des  raifons- 

Si  Ton  fait  attention  que  l'éleSîon  des  chefs  eft  une  fonftîon 
4u  gouvernement  &  non  de  la  fouveraineté ,  on  verra  pourquoi 


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s  O   C  I  A  L.  13^ 

H  voie  du  fort  eft  plus  dans  la  nature  de  la  Démocratie,  oà 
radmîniftration  eft  d'autant  meilleure  que  les  aftes  en  font  moins 
multipliés. 

Dans  toute  véritable  Démocratie  la  magiftratnre  n'ieft  pas 
un  avantage ,  mais  une  charge  onéreufe  ,  qu'on  ne  peut  jufte- 
ment  impofer  k  un  particulier  plutôt  qu'à  un  autre.  La  loi  feule 
peut  impofer  cette  charge  à  celui  fur  qui  le  fort  tombera.  Car 
^lors  la  condition  étant  égale  pour  tous ,  &  le  choix  ne  dépen- 
dant d'aucune  volonté  humaine ,  il  n'y  a  point  d'application  par- 
ticulière qui  alt&re  L'univerfalité  de  la  loi. 

Dans  l'Ariftocratie  le  Prince  choifit  le  Prince  ,  le  gouverne- 
ment fe  conferve  par  lui-même ,,  &  c'eû-lk  que  les  fiifFrages  font 
bien  placés.. 

L'EXEMPLE  de  l'éleâion  du  Doge  de  Venife  confirme  cette 
'éleftion,  loin  de  la  détruire.  Cette  forme  mêlée  convient  dans 
un  gouvernement  mixte.  Car  c'eft  une  erreur  de  prendre  le  govpr 
vernement  de  Venife  pour  une  véritable  Arlftocratie.  Si  le  peu- 
ple n'y  a  nulle  part  au  gouvernement ,  la  noblefle  y  eft  peuple 
elle-même.  Une  multitude  de  pauvres  Bartiabores  n'approcha  ja- 
mais d'aucune  magiftrature ,  &  n'a  de  fa  nobleffe  que  le  vain  ti- 
tre d'Excellence ,  &  le  droit  d'aflîfter  au  Grand  Confeil.  Ce  grand 
Confeil  étant  auflî  nombreux  que  notre  Confeil  général  à  Ge- 
nève ,  fes  illuftres  membres  n'ont,  pas  plus  de  privilèges  que  nos 
£mples  citoyens.  Il  eft  certain  qu'ôtant  l'extrême  difparité  des 
deux  Républiques,  la  bourgeoifie  de  Genève  repréfente  exafte- 
ment  le  Patriciat  Vénitien  ^  nos  natifs  &  habitans  repréfentent  les 
citadins  &  le  peuple  de  Venife  ,  nos  payfens  repréfentent  les  fu- 
jets  de  Terre-ferme  ;  enfin  de  quelque  manière  que  l'on  confî- 
dère  cette  République  ^  abftraftion  faite  de  (a  grandeur ,  fon  gou- 
vernement n'eft  pas  plus  ariftocratique  que  le  nôtre.  Toute  la 
différence  eft  que  n'ayant  aucun  chef  k.  vie ^  nous  n'avons  pas 
le  même  befoin  du  fort. 

Les  élevions  par  fort  auroîent  peu  d'înconvénfens  dans  une 
véritable  Démocratie ,  où  tout  étant  égal ,  auflx-bien  par  les  mœurs 


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CHAPITRE 


»40  Du      C  O   N   T   Jt  A   T 

&  par  les  talens  que  par  les  maximes  &  par  la  fortune ,  le  choix 
deviendroit  prefque  indifférent.  Mais  j'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avoît 
point  de  véritable  Démocratie. 

Quand  le  choix  &  le  fort  fe  trouvent  mêlés ,  le  premier  doit 
remplir  les  places  qui  demandent  des  talens  propres ,  telles  que 
les  emplois  militaires  ;  Tautre  convient  k  celles  où  fuffifent  le  bon 
fens,  la  juftice ,  l'intégrité ,  telles  que  les  charges  de  judicature , 
parce  que  dans  un  État  bien  conftitué  ces  qualités  font  commu-  < 

nés  k  tous  les  citoyens.  p 

Le  fort  ni  les  fufFrages  n'ont  aucun  lieu  dans  le  gouvernement 

monarchique.  Le  Monarque  étant  de  droit  feul  Prince  &  Magif- 

•    trat  unique  9  le  choix   de  fes  Lieutenans  n'appartient  qu'à  lui. 

Quand  l'Abbé  de  Saint  Pierre  propofoit  de  multiplier  les  Confi^ils  *^ 

du  Roi  de^  France  &  d'en  élire  les  membres  par  fcrutm ,  il  ne  f 

voyoit  pas  qu'il  propofoit  de  changer  la  forme  du  gouverner 
ment. 

Il  me  refteroit  à  parler  de  la  manière  de  donner  &  de  re-  |   ^'1 

cueillir  les  voix  dans  PafFemblée  du  peuple;  mais  peut-être  l'hif- 
torique  de  la  police  Romaine  k  cet  égard  expliquera-t-il  plus  fen- 
X  iiblement  toutes  les  maximes  que  je  pourrois  établir.  Il  n'eft  pas 

indigne  d'un  leAeur  judicieux  de  voir  un  peu  en  détail  comment 
(è  traitoient  les  affaires  publiques  Çc  particulières  dans  un  Confeil 
de  deux  cens  mille  hommes. 

ei 


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Social.  241 

CHAPITRE    IV. 

Des  Comices  Romains. 

i^  Oui  n'arons  nuls  momimens  bteû  aflurës  dés  premiers  temps 
de  Rome }  il  y  a  même  grande  apparence  que  la  plupart  des 
chofes  qu'on  en  débite  font  des  fables  (  32)  }  &  en  général  la 
partie  la  plus  inftruflive  des  annales  des  peuples ,  qui  eft  VldC- 
toirç  de  leur  établîflement ,  éft  celle  qui  nous  manque  le  plus. 
L'expérience  nous  apprend  tous  les  jours  de' quelles  caufes  nàtT* 
fent  les  révolutions  des  Empires  i  mais  comme  il'ne  fe  fofniè  plus 
de  peuples,  nous  n'avons  guères  ^ué  des  CôrijéaùrlBs  poirf  expli- 
quer comment  ils  fc  font  formés. 

Les  ufages  qu'on  tirouve  établis  attellent  au  moins  qu'il  y  eut 
une  origine  a  ces  ufages.  Dés  traditions  qui  remontent  ^  ces 
origines ,  celles  qu'appuient  les  phis  grandes  autorités  &  que  de 
plus  fortes  raifons  confirment ,  doivent  pafler  pour  les  plus  cer- 
taines. Voifa  les  maximes  que  j'ai  tàthé  de  fuivre  en  recherchant 
comment  le  plus  libre  Se  le  plus  pXiîffafit  peuple  de  la  terre  exer- 
çôit  Ton  pouvoir  fuprême. 

Après  la  fondation  de  Rome,  la  République  naiflante,  c'eft- 
à-dire,  l'armée  du  fondateur  ,  compofée  d'Albins ,  de  Sabins  6c 
d'étrangers,  fut  dîvifée  en  trois  clàflês,  qui,  de  cette  divifîon , 
prirent  le  nom  de  Tribus.  Chacune  dé  ces  tribus  fut  fubdîvîfée 
en  dix  curies ,  &  chaque  curie  eh  décuries ,  ^  li  tête  defquelles 
on  mit  des  Che^  appelles  Curions  &  I)ccurioAs. 

Outre  cela  on  tira  de  chaque  tribu  un  corps  de  cent  Ca- 
valiers ou  Chevaliers,  appelle  centurie  :par  oîi  l'on  voit  que  ces 
divifions  ,  peu   nécefTaires  dans   un  bourg ,  n'étoient  d'abord  que 

(  31  )  Le  nom  de  Rome  qu'on  pré-  parence  que  les  deux  premiers  Rois 

tend  venir   de  Romulus  eft  grec ,  &  de  cette  ville   aieift  porté  d'avance 

fignifie  force  ;  le  nom   de  Numa  eft  des  noms  fi  bien  relatifs  à  ce  qu'ils 

grec  aufli ,  &  lignifie  LoL  Quelle  ap«  onc  fait? 

(Huvrcs  mêlées.  Tome  II.  H  b 


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militaires.  Mais  il  femble   qu'un  inftinft  de    grandeur  portoît  la., 
petite  ville  de  Rome  ^  fe  donner  d'avance  une  police  convenable 
à  la  capitale  du  monde. 

De  ce  premier  partage  réfulta  bientôt  un  inconvénient.  Oefl, 
que  la  Tribu  des  Albins  (  33)  &  celle  des  Sabins  (34)  reftanc 
toujours  au  même;  état»  tandis  que  celle  des  étrangers  (  35  ) 
croiflToit  fans  cefle  par  le  concours  perpétuel  de  ceux-ci  ;  cette 
dernière  ne  tarda  pas  k  AirpaiTer  les  deux  autres.  Le  remède 
que  Servius  trouva  à  ce  dangereux  abus  fut  de  changer  la  divi- 
fîon ,  &  à  celle  des  races  qu'il  abolît ,  d'en  fubftituer  une  autre 
tirée  des  lieux  de  la  ville  occupés  par  chaque  tribu.  Au  lieu 
de  trois  tribus  il  en  fit  quatre }  chacune  defquelles  occupoit  une 
des  collines  de  Rome  &  en  portoit  le  nom.  Ainfi  remédiante 
l'inégalité  préfente ,  il  la  prévint  encore  pour  l'avenir  \  &  afin 
que  cette  diviiion  ne  fut  pas  feulement  de  lieux,  mais  d'hom- 
mes, il  défendit,  aux  habitans  d'un  quartier,  de  pafTer  dans  im 
autre ,  ce  qui  empêcha  les  races  de  fe  confondre. 

Il  doubla  auffi  les  trois  anciennes  centuries  de  cavalerie ,  &  il 
y  en  ajouta  douze  autres  ^  mais  toujours  fous  les  anciens  noms  : 
moyen  fîmple  &  judicieux  par  lequel  il  acheva  de  diflinguer  le 
corps  de  Chevaliers  de  celui  du  peuple:  fans  faire  murmurer  ce 
dernier* 

A.  ces  quatre  tribus  urbaines  Servius  en  ajouta  quinze  autres 
appellées  tribus  ruftiques  y  parce  qu'elles  étoient  formées  des 
habitans  de  la  campagne  ,  partagés  en  autant  de  cantons.  Dans 
la  fuite  on  en  fît  autant  de  nouvelles,  &  le  Peuple  Romain  (e 
trouva  enfin  divifé  en  trente- cinq  tribus,  nombre  auquel  elles 
'refièrent  fixées  fufqu'à  la  fin  de  la  République. 

De  cette  diflinAion  des  tribus  de  la  ville  Se  des  tribus  de  la 
campagne  réfulta  un  efFet  digne  d'être  obfervé ,  parce  qu'il  nY 
en  a  point  d'autre  exemple ,  &  que  Rome  lui  dut  h  la  fois  la 
confervation  de  fes  mœurs ,  &  l'accroiflèment  de  fon  empire.  On 

(33  )  Ramnenfet.  (  34  )  TatUnfes.  (  j;  )  Luceres. 


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s  O   C  I  A  Li  24} 

«roîroît  que  les  tribus  urbaines  s'arrogèrent  bientôt  la  puîfTance 
&  les  honneurs ,  &  ne  tardèrent  pas  d'avilir  les  tribus  ruftiques  ; 
ce  fut  tout  le  contraire.  On  connoît  le  goût  des  premiers  Ro- 
mains pour  la  vie  champêtre.  Ce  goût  leur  venoit  du  fage  infti- 
tuteur  qui  unit  à  la  liberté  les  travaux  rufliques  &  militaires ,  & 
relégua  ,  pour  ainfi  4îre,  k  la  ville  les  ^xts^  les  métiers,  Tintrî* 
gue,  la  fortune  &  Tefclavage. 

Ainsi,  tout  ce  que  Rome  avoît  d'illuftre  vivant  aux  champs  & 
cultivant  les  terres  ,  on  s'accoutuma  à  ne  chercher  que  là  Içs  fou- 
tiens  dé  la  République.  Cet  état  étant  celui  des  plus  dignes  Pa-r 
triciens  >  fut  honoré  de  tout  le  monde  :  la  vie  (Impie  &  laborieufe 
des  villageois  fut  préférée  à  la  vie  oifive  &  lâche  des  bourgeois 
de  Rome ,  &  tel  n'eût  été  qu'uxi  malheureux  prolécaii'e  à  la 
ville,  qui,  laboureur  aux  champs,  devînt  un  citoyen  refpeôé. 
Ce  n'eft  pas  fans  raifon ,  difoit  Varron ,  que  nos  magnanimes 
ancêtres  établirent  au  village  la  pépinière  de  ces  robuftes  &  vail* 
lans  hommes  qui  les  défendoient  en  temps  de  guerre ,  &  les  nour- 
riflbient  en  temps  de  paix.  Pline  dit  pofîtîvement  que  les  tribus 
des  champs  étoient  honorées  à  caufe  des  hommes  qui  les  com« 
pofoient  ;  au  lietf  qu'on  r ransféroit  par  ignominie  dans  celles  de 
la  ville  les  lâches  qu'on  vouloit  avilir.  Le  Sabin  Appius  Claudius 
étant  venu  s''établir  à  Rome  ,  y  fut  comblé  d'honneurs  &  ihfcrit 
dans  une  tribu  rufiique ,  qui  prit  dans  la  fuite  le  nom  de  fa  famille. 
Enfin  les  affranchis  entroient  tous  -dans  les  tribus  urbaines,  ja- 
mais dans  les  rurales  :  &  il  n'y  a  pas  durant  toute  la  Républn 
que  un  feUl  exemple  d'aucun  de  ces  affranchis  parvenu  à  aucune 
œagiftrature  ,  quoique  devenu  citoyen. 

Cette  maxime  étoït.  excellente  ;  àiais  elle  fut  poulTée  lî  loin  « 
qu'il  en  réfulta  enfin  un  changement,  &  certainement  un  abus 
dans  la  police^ 

Premièrement,  les  Cenfeurs,  après  s'être  arrogé  long-temps 
le  droit  de  transférer  arbitrairement  les  citoyens  d'une  tribu  à  l'au- 
tre ,  permirent  h  la  plupart  de  fe  faire  infcrire  dans  celle  qu'il 
leur  plaifoit,  permiffion  qui  sûrement  n'étoit  bonne  h  rien  ,  & 

Hh  ij 


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144  ^  ^     Contrat 

ôtoît  un  des  grands  reffbrts  de  la  Cenfure.  De  plus,  les  grands 
&  les  puiflans  fe  faifant  tous  infcrire  dans  les  tribus  de  la  cam!^ 
pagne,  &  les  afFranchîs  devenus  citoyens  reftant  avec  la  popUfi 
lace  dans  celles  de  la  ville ,  les  tribus  en  général  rfeurent  plus  de  , 
lieu  ni  de  territoire;  mais  toutes  fe  trouvèrent  tellement  mêlées 
qu'on  ne  pouvoit  plus  difcernêr  les  membres  de  chacune  que  par 
les  regiftres  ,  en  forte  que  Pidée  du  mot  tribu  pafTa  ainfi  du  réel 
au  perfonnel ,  ou*plutôt  4pvint  prefque  une  chimère. 

Il  arriva  encore  que  les  tribus  de  la  ville ,  étant  plus  à  por^î 
tée ,  fe  trouvèrent  fouvent  les  plus  fortes  dans  |es  comices  5  & 
vendirent  TÉtat  \  ceux  qui  daignoient  acheter  les  fuffirages  die  la 
canaille  qui  les  compofoit. 

A  regard  des  curies,  ^in(lît^te^r  en  ayaqt  fait  dix  en  chaque 
tribu ,  tout  le  peuple  Homain  alors  renfermé  daps  les  m^rs  de 
la  ville  »  fe  trouva  compofé  de  trente  curies  ,  ^Qnt  chacune  avpit 
Us  temples,  fes  Dieux,  fçs  OfHçîers,  fes;  prêtres  & fes  fétefs  ap? 
pellées  compliqua  y  fçmblables  aux  paganqli^  qu'eurent  dans  la 
fuite  les  tribus  ruftiques. 

Au  nouveau  partage  de  Servius  ce  nombre  de  trente  ne  pom 
vantfe  répartir  également  dans  fes  quatre  tribus,  il  n'y  voulut 
point  toucher ,  &  les  curies  indépendantes^ des  tribus  devinrent 
une  autre  divifion  des  habitans  de  Rome<  :  mais  il  ne  fut  point 
queftion  de  curies  m  dans  les  tribus  rufliques  ,  ni  dans  le  peuple 
qui  les  compofoit;  parce  que  les  tribus  étant  devenues  un  éta^ 
bliflement  purement  civil ,  &  une  autre  police  ayant  été  introduite 
pour  la  levée  des  troupes ,  les  divifions  militaires  de  Romulus  (é 
trouvèrent  fuperflues.  Ainfi ,  quoique  tout  citoyen  fût  infcrit  d.ans 
une  tribu ,  il  s'en  falloit  beaucoup  que  chacun  ne  le  (t^t  dans  une 
ciurie. 

Servivs  fit  encore  une  troifième  divifion  qui  n'avoît  aucurt 
rapport  aux  deux  précédentes  ,  &  devint  par  (es  effets  la  plus 
importante  de  toutes.  Il  diftribua  tout  le  peuple  Roriiain  en  fix- 
claffes,  qu'il  ne  di/Hnguà  ni  par  le  lieu ,  ni  par  les  hommes ,  mais 
par  les  biens  ;  en  forte  que  les  premières  dafles  étoient  remplies* 


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o  o  c  X  Jir  x;  24J 

])af  les  riches ,  les  dernières  par  les  pauvres ,  &  les,  moyenne 
.pat  ceux  qui  jouiiToienc  d^une  fortune  médiocre.  Ces  ^x  «la/les 
étoient  fubdivifées  en  1 9  3  autres  corps  »  appelles  centuries ,  & 
ces  corps  étoient  tellement  diftribués  que  là  première  clafle  en 
comprenoit  feule  plus  dé  la  moitié,  &  la  dernière  rfen  formoît 
qtfun  feul.  Il  fe  trouva'aîrifFqtfé  fa  chtiBfetl''ftlti}n#!i^nibr^Ufô  &% 
hommes ,  rétoit  le  plus  en  centuries  ,  &  que  la  dernière  claflfc 
entière  n'étoit  comptée  que  pour  une  fubdirifion ,  bien  «^û^elfe 
contint  feule  plus  de  la  moitié  des  habitans  Àt  Rome. 

Afin  que  le  peuple  pénétrât  moins  les  conféquences  de  cette 
dernière  forme,  Servius  affeôa  de  lui  donnejç  ^  air  militaire  :  il 
Inféra  dans  la  féconde  claflè  deux  centuries  d^armuriers ,  &  deux 
^l'inflrumens  de  guerre  dans  la  quatrième  ^  dans  chaque  claflèf* 
excepté  la  dernièrev  il  diftingua  les  jeunes  &  les  vieux  ,  c^ft-à- 
dire  ,  ceux  qui  étoient  obligés  de  porter  les  armes ,  &  ceux  que 
leur  âge  en  exemptoit  par  les  loix  ;  diftinâiori  qiii ,  plus  que  celle 
des  biens  ,  produifit  la  néceflîté  de  recommencer  fbuvent  lé  cens 
bii  dénombrement  :  enfin  il  voulut  que  l'aflemblée  fe  tînt  ail 
champ  de  Mars,  &  que  tous  ceiof  qiâ  étoient éit  àgë  d6  féiÉ^i 
y  vînflenr  avec  leurs  armes.  *  '  '  P  '  •  ■  ''•  '  ' 

La  raifon  pour  laquelle  il  fie  fuîvît  parf  Aixis  îa  derrière  cîafle 
cette  même  divî/îon  dès  jeunes^  &  des"  \>îeux .  c'eft  Wonf  n'ac- 
coMoit  point  îi  la  populace  dontT  elte''%3«'r^oïff^Ww>^ 
neiii-  de  pçrter  les  arities  pour  la  pâme  ;  il  felk)fb'^ avoir  <^^^ 
foyers  pour  obtenir  U  *cfroît  Jle  \ti  déftn^è ,  &  de  ce^  intuèiW^ 
brafeles  troupes  de  gueùi  dont;  brilleiift  aùjôûïd'fiuî^les^  àttrtéèi 
des'  Rois,  \î  iCj  en  a' pas  un,;' peut-^tfëf  cjui  n'tlit^iiemivà 
avec  dédain  d^une  cohorte  Romaine  ,  quand  les  fbîdats  étbieirt 
les  déFenféûrs  de  là  ïîfté'r^fé.""^  '''*^"':^  ^  "''''''''        '       ^'  ' 

Oisi  diftingua  pourtant  encore  ^daip  la  ;dernièr^  fiia0e  U^from 
Utaires  de  ceux  qu'on  appelloit  capiu  cenfi.  Les  premiers  »  non 
toût-k-fait  *  réduits  à''¥îén;,  donnoient  au  moins  des?  citbyfero  à 
rÉtat,  quelquefois  même  des  foldats^  dans  les  befoîns  préflTans. 
Pour  ceux  qui  n'avoïent  rien  du  tout  &' qu'on  ne  pouvoit  dé^ 


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»4^ 


D  TT    Contrat 


tiombrcr   que    par  leurs  -  têtes ,  ils  étoîent  tout-^-fait  regardés 

comAie  nuls,  &  Marîus  fut  le  premier  qui   daigna  les  enrôler. 

.  |.  .  ,  _     .    , 

Saks  décider  ici  fi  ce  troifième  dénombrement  étoit  bon  ou 
mauvais  en  lui-mêmp,  je  croîs  pouvoir  affirmer  qu'il  n^  avoit 
que  les  mœur^fi^»ple6^es-^pcemier&» Romains,  leur  défintérefler 
inent,  leur  goAt  pour  l'agriculture,  leur  mépris  pour  le  commerce 
&  pour  Tardeur  du  gain  ^  qulpufrent  les  rendre  praticables.  Où 
efl  lé  peuple  moderne  chez  lequel  la  dévorante  avidité,  Tefprit 
inquiet^  Tintrigue,  les  déplacemens  continuels  ,  les  perpémelles 
révolutions  des  fortunes  ptiflefnt  lâifler  durer  vingt  ans  un  pareil 
établifTement  fans  bouleverfer  tout  TÉtat?  Il  faut  môme  bien  re- 
marquer que  les  mœurs  &  la  cenfure,  plus  Fortes'  que  cette  inf- 
tîtutiofn  \  en  corrigèrent  le  vice  \  Rome ,  &  que  tel  riche  fe  vit  re- 
légué ^dans  ïi  ckffe  des  pauvres ,  pour  avoir  trop  étalé  fa  i'icheflè. 

De  tout  ceci  pn  peut  comprendre  aifément  pourquoi  il  n'ell 
prefque  jamais  fait  mention  que  de  cinq  claflèç ,  quoiqu'il  y  en  çut 
iréel|ea|ent  fix.  La  fixieme,  ne  fournifTant  ni  foldats  à  l'armée  nj 
ys^Zf^  %t|  çhamgj de lyi^r^  C3Ï  ^»  ^  n'étant  pr^que  d'aucun  ufag^ 
dans  la  République ,  étoit  rarement  comptée  j^our  quelque  chofe, 

'  T^LES  fijrent  le^  différentes  divifions  du  peuple  Romain, 
Voyons  à  prjSfent  l'effet  qu'elles  produifojent  dans  les  afTemblées. 
C^s  afTertfWtécs-lfgitîroemem  convoquées  s'appelloient  Comices  i 
f^D^s  Tç.xenpjent  ordinairement  dans  la  placé  de  Rome  ou  au  champ 
de{(|V)[aTS,  &  fe  diftinguoient  en  comices  par  curies,  comices  par 
centuf/es,  £ç  comices  par  tribus, ^feloQ  celle  de  ces  trois  formes 
ifcr  laqtieUe  elles  étoîent  ordonnées  :  les  comices  par  curies  étoienc 
de  l'inilitution  de  Romulus,  ceux  par  centuries  de  Servius,  ceux 
par  tribus  des  Tribuns  du  peuple.  Aucune,  ioi  ne  recevoit  la  iânc- 
tion,  aucun  Magiftrat  n' étoit  élu  que  dans  les  comices;  &  comme 
H  tCY'iydii  aucun  citoyen  qut  ne  fût  infcrit  dans  une  curie,  dans 
r^"*  ,  ::        -  •  '  ' 

(  3t  )  Je  die  au  champ  de  Mars ,  bloit  au  forum  ou  ailleurs ,  &  alors  les 
parce  que  c'écoic-là  que  s'alTembloienc  Capite^cenfi  siyoitntstmantdïnûuence 
les  comices  par  centuries;  dans  les  .&  d'autorité  que  les  premiers  Citoyens.. 
4eux  autres  formes ,  le  peuple  s'aflem- 


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Social.  $4^ 

Ufld  centurie ,  ou  dans  une  tribu ,  il  s'enfuit  qu'aucun  citoyen  n'é- 
toit  exclu  du  droit  de  fufFrage  ,  &  que  le  peuple  Romain  étoit 
véritablement  Souverain  de  droit  &  de  fait. 

Pour  que  les  comices  fuflent  légitimement  aflemblés,  &  que 
ce  qui  s'y  faifoit  eût  force  de  loi ,  il  falloir  trois  conditions  :  la 
première ,  que  le  corps  ou  le  Magiftrat ,  qui  les  convoquoit ,  fût 
revêtu  pour  cela  de  Tautorité  néceflairc  ;  la  féconde  ,  que  l'af- 
femblée  fe  fit  un  dès  jours  permis  par  la  loi  ;  la  troifième  »  que 
les  augures  fuifent  favorables. 

La  raifon  du  premier  règlement  n'a  pas  befoin  d'être  expli- 
quée. Le  fécond  eft  une  affaire  de  police  ;  ainfî  il  n'étoit  pas 
permis  de  tenir  les  comices  les  jours  de  férié  &  de  marché^  oh 
les  gens  de  la  campagne ,  venant  \  Rome  pour  leurs  affaires ,  n'a- 
voient  pas  le  temps  de  paflèr  la  journée  dans  la  place  publique. 
Par  le  troifième  le  Sénat  tenoit  en  bride  un  peuple  fier  &  re- 
muant, &  tempéroit  à  propos  l'ardeur  des  Tribuns  féditieux;  mais 
ceux-ci  trouvèrent  plus  d'un  moyen  de  fe  délivrer  de  cette  gêne« 

Les  loix  &  TéleéUon  des  chefs  n'étoient  pas  les  feuls  points 
foumis  au  jugement  des  comices  ;  le  peuple  Romain  ayant  ufurpé 
les  plus  importantes  fondions  du  gouvernement,  on  peut  dire  que 
le  fort  de  l'Europe  étoit  réglé  dans  fes  affemblées.  Cette  variété 
d'objets  donnoif  lieu  aux  diverfes  formes  que  prenoient  ces  af^ 
femblées ,  félon  les  matières  fur  lefquelles  il  avoir  à  prononcer. 

•  Pour  juger  de  ces  diverfes  formes  il  fuflSt  de  les  comparer,. 
Romulus ,  en  înflituant  les  curies ,  avoir  en  vue  de  contenir  le  Sé- 
nat par  le  peuple ,  &  le  peuple  par  le  Sénat  ^  en  dominant  éga-> 
lement  fur  tous.  Il  donna  donc  au  peuple  par  cette  forme  toute 
l'autorité  du  nombre  pour  balancer  celle  de  la  puifTance  &,  des 
richeffes  qu'il  laiflToit  aux  Patriciens.  Mais,  félon  l'efprit  de  la 
Monarchie,  il  laifla  cependant  plus  d'avantage  aux  Patriciens  par 
l'influence  de  leurs  cliens  fur  la  pluralité  des  fufFrages.  Cette  ad- 
mirable inflitutîon  des  patrons  &  àt^  cliens ,  fut  un  chef-d'œu- 
vre de  politique  &  d'humanité  ,  fans  lequel  le  patrtciat ,  ♦  ù  con- 
traire à  l'efprit  de  la  République  ,  n'eût  pu  fubfifler.  Rome  feuli| 


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14^  Du       C  O  Tf   T  R  A   T 

a  eu  rhonneiir  de  donner  au  monde  ce  bel  exemple,  Suquelif 
ne  réfulta  jamais  d'abus ,  &  qui  pourtant  n'a  jamais  été  fuivi. 

Cette  même  forme  de  curies  ayant  fubfîfté  fous  les  Roîs 
jufqu'k  Servius ,  &le  règne  du  dernier  Tarquin  n'étant  point  compté 
pour  légitime,  cela  fit  diftînguer  généralement  les  loix  Royales 
par  le  nom  de  legc4  curiatœ. 

Sous  la  République  les  curies^  toujours  bornées  aux  quatre 
tribus  urbaines,  &  ne  contenant  plus  que  la  populace  de  Rome, 
ne  pouvoient  convenir  ni  au  Sénat ,  qui  étoit  à  la  tête  Ats  Patri- 
ciens ,  ni  aux  Tribuns ,  qui ,  quoique  Plébéiens ,  étoient  à  la  tête 
des  citoyens  aifés.  Elles  tombèrent  donc  dans  le  difcrédit ,  &  leur 
avilifTement  fut  tel,  que  leurs  trente  Liôeurs  affemblés  faifôient 
ce  que  les  comices  par  curies  auroient  dû  faire. 

La  divifion  par  Centuries  écoit  fi  fkvorable  k  PAriilocratîe  ; 
qu^on  ne  voit  pas  d'abord  comment  le  Sénat  ne  l'emportait  pas 
toujours  dans  les  comices  qui  portoient  ce  nom,  £&  par  lèfquels 
étoient  élus  les  Confuls,  les  Cenfeurs^  &  les  autres  Magiftrats 
curules.  En  effet  des  cent  quatre-vingt-treize  centuries  qui  for« 
moient  les  fix  clafles  de  tout  le  peuple  Romain ,  la  premièî'e  clafle 
en  comprenant  quatre-vingt-dix-huit,  &  les  voix  ne  ft  comptant 
que  par  centuries ,  cette  feule  première  claiïe  l'emportoit  en  nom* 
bre  de  voix  fur  toutes  les  autres.  Quand  toutes  ces  centuries  étoient 
d'accord  on  ne  continuoit  pas  même  h  recueillir  les  fu/Arages  ;  ce 
qu'avoit  décidé  le  plus  petit  nombre  paflbit  pour  une  décÎGonj  de 
la  multitude,  &  l'on  peut 'dire  que  dans  les  comices  par  centuries 
ks  affaires  fe  réglqient  à  la  pluralité  des  écus  bien  plus  qu'à  celle 
àQS  voix. 

Mais  cette  extrême  autorité  fe  tempéroit  par  deux  moyens. 
Premièrement  les  Tribuns  pour  l'ordinaire,  &  toujours  un  grand 
nombre  de  Plébéïens  ,  étant  dans  la  clafTe  des  riches  ,  balançoient 
le  crédit  des  Patriciens  dans  cette  première  claffe. 

Le  fécond  moyen  confîftoît  en  ceci ,  qu'an  lieu  de  faire  d'a- 
bord voter  les  centuries  Telon  leur  ordre ,  ce  qui  auroît  toujours 

fait 


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Social.  149 

&ic  commencer  par  la  première ,  on  en  rirolt  une  au  fort ,  iç 
celle-Ri  (3^)  procédoit  feule  \  rélcjElion;  après  quoi  toutes  les  » 
centuries  appellées  un  autre  jour,  félon  leur  rang,  répétoient  la 
même  éleôion ,  &  la  confirmoient  ordinairement.  On  ôtoît  ainfî 
^autorité  de  Texemplc  au  rang  poiur  la  donner  au  fort ,  félon  le 
principe  de  la  Démocratie. 

II.  réfulteroit  de  cet  ufage  un  autre  avantage  encore  ;  c'eft  que 
les  citoyens  de  la  campagne  avoient  le  temps  entre  les  deux  élec-. 
tîons  de  s'informer  du  mérite  du  candidat  provifîonnellement 
nommé  ,  afin  de  ne  donner  leur  voix  qu'avec  connoiflance  de 
caufe.  Mais,  fous  prétexte  de  célérité,  Ton  vint  à  bout  d'abolir 
cet  ufage,  &  les  deux  éleftions  fe  firent  le  même  jour.^ 

Les  comices  par  tribus  étoîent  proprement  le  confeil  du  peu- 
ple Romain.  Ils  ne   fe  convoquoient  que  par   les  Tribuns  i  les 
Tribuns  y  étoient  élus  &  y  pafFoient  leurs  plébifcites.  Non-feu- 
lement le  Sénat  n'y  avoit  point  de  rang,  il  n'avoit  pas  même  le 
droit  d'y  aflîfter ,  &  forcés  d'obéir  à  des   loix  fur  lefquelles  ils 
n'avoient  pu  voter,  les.Sénateursàcet  égard  étoient  moins  libres 
que  les  derniers  citoyens.  Cette  injuftice  étoit  tout-k-fait  mal  en- 
tendue ,  &  fuffifoit  feule  pour  invalider  les  décrets  d'un  corps  oii 
tous  fes  membres  n'étoient  pas  admis.  Quand  tous  les  Patriciens 
culTent  affilié  a  ces  comices  félon  le  droit  qu'ils  en  avoient  com- 
me citoyens,  devenus  alors  fimples  particuliers,  ils  n'euflent  guè- 
rcs  influé  fur  une  forme  de   fufFrages  qui  fe  irecueilloient  par 
tête  ,  &  oîi  le  moindre  prolétaire  pouvoit  autant  que  le  Prince 
4^  Sénat. 

On  voit  donc  qu'outre  l'ordre  qui  réfultoit  de  ces  dîverfes 
dîftributions  pour  le  recueillement  des  fufFrages  d'un  fi  grand^peu- 
ple ,  ces  dîftributions  ne  fe  réduifoîent  pas  \  des  formes  indiffé- 
rentes en  elles-mêmes;  mais  que  chacune  avoit  des  effets  relatifs 
aux  vues  qui  la  faifoient  préférer. 

(  36  )  Cette  centurie  ainfi  tirée  au  mandoit  fon  fuffrage ,   &  c'eft  deli 

fbrc  f'appelloit  prœrogAtivd  ,    a  caufe  qu'eJl  venu  le  mot  àt  prérogative. 
qu'elle  écoic  la  première  à  qui  l'on  de* 

Œuvres  mêlées.  Tome  IL  li 


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ap  Du     Contrat! 

Sans  entrer  Ik-deffus  en  de  plus  longs  détaUs,  il  réAiIce  des 
éclairciflemens  précédens  que  les  comices  par  tribus  étoient  les 
plus  favorables  au  gouvernement  populaire,  &  les  comices  par 
centuries  h  l'Ariftocratie.  A  Tégard  des  comices  par  curies ,  où  la 
feule  populace  de  Rome  formoit  la  pluralité,  comme  ils  n'étoienc 
bons  qu'h  favorifer  la  tyrannie  &  les  mauvais  defleins,  ils  durent 
tomber  dans  le  décrî ,  les  féditieux  eux-mêmes  s'abftenant  d'un 
itioyen  qui  mettoît  trop  à  découvert  leurs  projets.  Il  eft  certain 
que  toute  la  majeflé  du  peuple  Romain  ne  fe  trouvoit  que  dans 
les  comices  par  centuries,  qui  feuls  étoient  complets;  attendu 
que  dans  les  cpmices  par  curies  manquoient  les  tribus  ruftiques  ^ 
&  dans  les  comices  par  tribus  le  Sénat  &  les  Patriciens. 

Quant  k  la  manière  de  recueillir  les  fufFrages ,  elle  étoit  chez 
les  premiers  Romains  auflî  fîmple  que  leurs  mœurs  ,  quoique 
moins  fimples  encore  qu'k  Sparte.  Chacun  donnoit  fon  fufFrage 
à  haute  voix ,  un  Greffier  les  écrivoit  k  mefure  ;  pluralité  de  voix 
dans  chaque  tribu  déterminoît  le  fufFrage  de  la  tribu,  pluralité 
de  voix  entre  les  tribus  détermînoit  le  fufFrage  de  peuple ,  &  ainfi 
des  curies  &  des  centuries.  Cet  ufage  étoit  bon  tant  que  Thon- 
nêteté  regnoit  entre  les  citoyens ,  &  que  chacun  avoît  honte  de 
donner  publiquement  fon  fufFrage  k  un  avis  injufte  ou  k  un  fujet 
indigne  ;  mais  quand  le  peuple,  fe  corrompit  &  qu'on  acheta  les 
voix ,  il  convint  qu'elles  fe  donnalTent  en  fecret  pour  contenir  les 
acheteurs  par  la  défiance ,  &  fournir  aux  frippons  le  moyen  de 
n'être  pas  des  traîtres. 

Je  fais  que  Cicéron  blâme  ce  changement,  &  lui  attribue  ^^. 
partie  la  ruine  de  la  République  \  mais  quoique  je  fente  le  poms 
que  doit  avoir  ici  l'autorité  de  Cicéron ,  je  ne  puis  être  de  foa 
avis.  Je  penfe ,  au  contraire  ,  que  pour  n'avoir  pas  fait  afîez  de 
changemens  femblables ,  on  accéléra  la  perte  de  l'État,  Comme 
le  régime  des  gens  fains  n'efl  pas  propre  aux  malades ,  il  ne  faut 
pas  vouloir  gouverner  un  peuple  corrompu  par  lés  mêmes  loix 
qui  conviennent  k  un  bon  peuple.  Rien  ne  prouve  mieux  cette 
maxime  que  la  durée  de  la  République   de  Venife ,  dont  le  fc 


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s  o  c  I  A  L^  lyi 

tnulacre  exîfte  encore,  uniquement  parce  que  fes  loîx  ne  con- 
viennent qu'à  de  méchans  hotnncies. 

On  diftrîbua  donc  aux  citoyens  des  tablettes  par  lefquelles 
chacun  pouvoît  voter  fans  qu*on  sût  quel  étoit  fon  avis.  On  éta- 
blit auflî  de  nouvelles  formalités  pour  le  recueillement  des  ta- 
blettes, le  compte  des  voix,  la  comparaifon  des  nombres,  &c. 
Ce  qui  n'empêcha  pas  que  la  fidélité  des  Officiers  chargés  de  ces 
fondions  (  37)  ,  ne  fût  fouvent  fufpeélée.  On  fit  enfin  pour  em- 
pêcher la  brigue  &  le  trafic  des  fufFrages ,  des  édits  dont  la  mul-* 
titude  montre  Tinutilité. 

Vers  les  derniers  temps,  on  étoit  fouvent  contraint  de  recou- 
rir à  des  expédiens  extraordinaires  pour  fuppléer  k  Tinfuififance 
des  loix.  Tantôt  on  fuppofoit  des  prodiges  ;  mais  ce  moyen ,  qui 
pouvoit  en  impofer  au  peuple ,  n'«n  impofoit  pas  à  ceux  qui  le 
gouvernoient  ;  tantôt  on  convoquoit  brufquement  une  afTemblée 
avant  que  les  candidats  euflent  eu  le  temps  de  faire  leurs  brigues; 
tarupt  on  confumoit  toute  une  féance  à  parler  quand  on  voyoit 
le  peuple  gagné  prêt  à  prendre  un  mauvais  parti  :  mais  enfin  Pam;- 
bition  éluda  tout  j  &  ce  qu'il  y  a  d'incroyable  ,  c'eft  qu'au  milieu 
de  tant  d'abus  y  ce  peuple  immenfe,  ^  la  faveur  de  fes  anciens  ré- 
glemens,  ne  laiffbit  pas  délire  les  Magiftrats,  de  pafler  les  Idix, 
de  juger  les  caufes ,  d'expédier  les  affaires  particulières  &  publi» 
ques ,  prefque  avec  autant  de  facilité  qu'eût  pu  faire  le  Sénat  lui* 
même. 

(37)  CuftoJa,  Diribitoresp  Rogatow  fiffragiçrum. 


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^^2  DvCoNTJlAT 

CHAPITRE    V. 

Du  Trihunat. 

'  VlUand  on  ne  peut  etatiîîr  une  exafte  proportion  entre  lés  |)ar- 
tiés  xonftitutîves  de  TÉtat,  oq  que.  des  caufes  indeftruâjbles  en 
altèrent  fans  ceffe  les  rapports ,  alors  on  înftitue  une  magiftrature 
particulière ,  qui  ne  fait  point  corps  avec  les  autres ,  qui  replace 
chaque  terme  dans  fon  vrai  rapport.  Se  qui  faît  une  lîaifon  ou  un 
moyen  terme  ,  foit  entre  le  Prince  &  le  Peuple ,  foit  entre  le  Prince 
&  le  Souverain,  foit  à  la  fois  des  deux  côtés,  s^^eft  nécefDûre. 

Ce  corps,  que  j^appeHerai  Tribunat ,  eft  le  confervate.ur  ic^ 
Ibîx  &  du  pouvoir  légirtatif.  Il  fert  quelquefois  h.  protéger  le 
Souverain  contre  le  gouvernement ,  comme  faifoicnt  à  Rome  les 
Tribuns  du  peuple;  quelquefois  à  fôutenir  le  gouvernement  contre 
*îe  peuple,  comme  fait  maintenant  à  Venife  le  Confeil  des  dix, 
&  quelquefois  à  maintenir  Téquilibre  de  part  &  d'aufre,  cblMiliè 
Taifoient  les  Éphores  i  Sparte. 

.Le  Tribunat  n'eft  point  une  partie  conftîtutivc  de  la  Cîté,^ 
1^  n^  doit  avoir  aucune  portion  de  la  puiflance  légiflative  ni  de 
l?OKécutîve  ;  mais  c'eô  en  cela  même  que  la  fienne  eft  plus  grande; 
<^r  ne  pouvant  rien  faire  il  peut  tout  empêcher.  Il  eft  plus  facré 
&  plus  révéré  comme  défenfeur  des  loix  ,  que  le  Prince. qiri  les 
exécute  &  que  le  Souverain  qui  les  donne.  C'eft  ce  qu'on  vit 
bien  clairement  à  Romev^quaDd  ces  fiers  Patriciens',  qui  méjn'i- 
ferent  toujours  le  peuple  entier  y  furent  forcés  de  fléchir  devant 
im  fîmple  Officier  du  peuple  ,  qui  n^avoit  ni  aufpice  ni  jurifdidion. 

Le  Tribunat  fagement  tempéré  eft  le  plus  ferme  appui  d'une 
bonne  coiiftitution  ;  mais  pour  peu  de  force  qu'il  ait  de  trop,  il 
renverfe  tout  :  h  Tégard  de  fa  foibleflè,  elle  n'eft  pas  dans  fa 
nature ,  &  pourvu  qu'il  foit  quelque  chofe ,  il  n'eft  jamais  moins 
qu'il  ne  faut. 

Il  dégénère  en  tyrannie  quand  il  ufïirpe  la  puîflknce  executive 


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Social.  155 

VIont  il  n'eft  que  le  modérateur  ,  &  qu'il  veut  dirpofer  les  Ion: 
qu'il  ne  doit  que  protéger.  L'énorme  pouvoir  àts  Ephores  qui 
fut  fans  dangef  tant  que  Sparte  conferva  ks  mœurs ,  en  accé- 
léra la  corruption  commencée.  Le  fang  d'Agis  égorgé  par  ces 
tyrans  fut  vengé  par  fon  fucceffcur  :  Je  crime  &  le  châtiment 
des  Éphores  hâtèrent  également  la  perte  de^  la  République  ,  fit 
4iprès  Cléomène,  Sparte  ne  fut  plus  rien.  Rome  périt  encore 
par  la  même  voie  ,  &  le  pouvoir  exceflSf  des  Tribuns  ufurpé 
par  degrés  fervit  enfin,  à  l'aide  des  loix  faites  pour  la  liberté  , 
de  fauve-garde  aux  Empereurs  qui  la  détruifirent.  Quant  au 
.Confeil  des  dix  a  VenJfe  ,  c'eft  xui  tribunal  de  fang ,  horrible 
également  aux  Patriciens  &  au  peuple  ,&  qui ,  loin  de  protéger 
hautement  les  loix,  ne  fert  plus,  après  leur  aviiiflement ,  qu^à 
porter  dans  ïes  ténèbres    des  coups  qu'on  n'ofe  appercevoir. 

Le  Tribunat  s'afToiblît  comme  le  gouvernement  par  la  mul- 
tiplication de  fes  membres.  Quand  les  l'ribuns  du  peuple  Ro* 
main ,  d*abord  au  nombre  de  deux ,  puis  de  cinq  ^  voulurent 
doubler  ce  nombre ,  le  Sénat  les  laifla  faire ,  bien  sûr  de  contenir 
les  uns  par  les  autres  i  ce  qui  ne  manqua  pas  d'arriver. 

Le  meilleur  moyen  de  prévenir  les  usurpations  d'un  fî  redou- 
table corps*,  moyen  dont  nul  gouvernement  ne  s'eft  avifé  juf- 
qu'ici,  fer  oit  de  ne  pas  rendre  ce  corps  permanent  ,  mais  .  de 
régler  des  intervalles  durant  lefquels  il  refteroit  flipprimé.  Ces 
intervalles ,  quî  ne  doivent  pas  être  aflêz  grands  pour  laifler  aux 
abus  le  temps  de  s'affermir ,  peuvent  être  fixés  par  la  loi ,  de 
manière  qu'il  fott  aifé  de  les  abréger  au  befoin  par  des  comr 
iniffions  extraordinaires. 

Ce  moyen  me  paroît  fan»  inconvénient ,  parce  que  ^  comm# 
je  l'ai  dit,  le  Tribunat  ne  faifant  point  partie  de  la  confliration  > 
peut  être  ôté  fans  qu'elle  en  fouffre  j  &  il  me  paroît  efficace^ 
parce  qu'un  Magiftrat  nouvellement  rétabli,  ne  part  point  du 
pouvoir  qu'avoit  fon  prédécelTeur ,  mas  de  celi|i  que  la  loi  lui 
donne» 


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Î254  J^   ^       CONTRAT 


CHAPITRE    yi. 

De  la  Diâature, 

/Inflexibilité*  des  loix  quî  les  empêche  de  fe  plîef  atrtii 
événemens,  peut  en  certains  cas  les  rendre  pernicieufes ,  6c 
caufer  par  elles  la  perte  de  l'État  dans  fa  crife.  L^ordre  &  It 
lenteur  des  forces  demandent  un  efpace  de  temps  que  les 
circonftances  refufent  quelquefois.  Il  peut  fe  préfenter  mille 
cas  auxquels  le  Légiflateur  rfa  point  pourvu ,  &  c'eft  une  pré- 
Toyance  très-néceflaire  de  fentir   qu*on  ne  peut  tout  prévoir. 

Il  ne  faut  donc  pas  vouloir  affermir  les  inftîtutions  politiques 
jufqu'h  s'ôter  le  pouvoir  d'en  fufpendre  TefFet.  Sparte  elle-même 
alaiflé  dormir   fes  loix. 

Mais  il  n^  ^  V^^  '^^  P^"^  grands  dangers  qui  puiflent  ba« 
lancer  celui  d^altérer  l'ordre  public ,  &  Pon  ne  doit  jamais  arrêter 
le  pouvoir  facré  des  loix  que  quand  il  s'agit  du  falut  de  la  patrie. 
Dans  ces  cas  rares  &  manifeftes  on  pourvoit  ^  la  sûreté  publique 
par  un  afle  particulier  qui  en  remet  la  charge  au  plus  digne. 
Cette  commiffîon  peut  fe  donner  de  deux  manières ,  félon  Vtf- 
pèce  du  danger. 

Si  pour  y  remédier  il  fuffit  d'augmenter  l'aftivîré  du  gouver- 
nement ,  on  le  concentre  dans  un  ou  deux  de  fes  membres  ; 
aînfi  ce  n'eft  pas  l'autorité  des  loix  qu'on  altère  y  mais  feulement 
la  force  de  leur  adminiflrarion.  Que  û  le  péril  eft  tel  que  l'ap- 
pareil des  loix  foit  un  obftacle  à  s'en  garantir  »  alors  on  nomme 
un  chef  fuprême  qui  fafle  taire  toutes  les  loix  &  fufpende  un 
moment  l'autorité  fouveraine  ;  en  pareil  cas  la  volonté  générale 
D'eft  pas  douteufe ,  &  il  eft  évident  que  la  première  intention  du 
peuple  eft  que  l'État  ne  périffe  pas.  De  cette  manière  la  fufpen- 
fion  de  l'autorité  légiflative  ne  l'abolit  point;  le  Magi/lrat  qui  Iz 
fait  taire  ne  peut  la  faire  parler ,  il  la  domine  fans  pouvoir  la  ra* 
préfenter  ;  il  peut  tout  faire ,  excepté  des  loix. 


ilckg 
iuiafor 
deux  Ce 


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s  o  c  I  A  ï:  ij^j 

I,E  premier  moyen  s'employoît  par  le  Sénat  Romain ,  quand 
il  chargeoît  les  Confuls  par  une  formule  confàcrée  de  pourvoir 
au  falut  de  la  République  \  le  fécond  avoir  lieu  quand  un  des 
deux  Confuls  nommoit  un  Diâateur  (  38  ) }  ufage  donc  Âlbe  avoit 
donné  l'exemple  \  Rome. 

Dans  les  commencemens  de  la  République  on  eut  très-fou- 
rent  recours  àlaDidature,  parce  que  TÉtat  n'avoit  pas  encore 
une  aflîetce  aflez  fixe  pour  pouvoir  fe  foutenir  par  la  force  de 
Êi  conftitution.  Les  mœurs  rendant  alors  fuperflues  bien  des  pré- 
cautions qui  enffent  été  nécefTaires  dans  un  autre  temps ,  on  ne 
craignoit  ni  qu'un  Diftateur  abusât  de  fon  autorité ,  ni  qu'il  ten- 
tât de  la  garder  au -delà  du  terme.  Il  fembloit,  au  contraire  » 
qu?un  fi  grand  pouvoir  fût  k  charge  \  celui  qui  en  étoit  revêtu  y 
tant  il  fe  hâtoit  de  s'en  défaire  comme  fi  c'eût  été  im  pofte  trop 
pénible  &  trop  périlleux  de  tenir  la  place  des  loix. 

Aussi  n*eft-ce  pas  le  danger  de  Tabus  ^  mais  celui  de  l'avilif- 
fement  qui  fait  blâmer  l'ufage  indifcret  de  cette  fuprême  magif- 
trature  dans  les  premiers  temps.  Car  tandis  qu'on  la  prodiguoic 
k  des  éleôions  1  à  des  dédicaces ,  k  des  chofes  de  pure  formalité, 
il  étoit  k  craindre  qu'elle  ne  devînt  moins  redoutable  au  befoin, 
&  qu'on  ne  s'accoutumât  à  regarder  comme  un  vain  titre ,  celui 
qu'on  n'employoit  qu'a  de  vaines  cérémonies. 

Vers  la  fin  de  la  République ,  les  Romains  devenus  plus  cîf- 
confpeâs,  ménagèrent  la  Diftature  avec  auflî  peu  de  raifon  qu'ils 
l'avoient  prodiguée  autrefois.  Il  étoit  aifé  de  voir  que  leur  crainte 
étoit  mal  fondée ,  que  la  foiblefle  de  la  capitale  faîfoit  alors  fa 
sûreté  contre  les  Magiftrats  qu'elle  avoit  dans  fon  fein;  qu'un 
Diftateur  pouvoit  en  certains  cas  défendre  la  liberté  publique  9 
fans  jamais  y  pouvoir  attenter ,  &  que  les  fers  de  Rome  ne  fe*^ 
roient  point  forgés  dans  Rome  même ,  mais  dans  fes  armées  :1e  peu 
deréfiîlance  que  firent  Marius  à  Sylla,  &  Pompée  à  Céfar,  mon« 

[38]  Cette  nominadon  fe  faifoit   de  nuit  &  en  fecret,  comme  fi  l'oi 
avoit  euhomç  de  mettre  un  homme  au-deflus  des  loix. 


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%^6  D  V    Contrat 

rra  bien  ce  qù^on  pouvoit  attendre  de  Tautorité  iu  dedans  cent 
tre  la  force  de  dehors. 

Cette  erreur  leur  fit  faire  de  grandes  fautes.  Telles,  par 
exemple ,  fut  celle  de  n'aroir  pas  nommé  un  Diftateur  dans  Taf- 
faire  de  Catilina;  car  comme  il  n'^étoit  queftîon  que  du  dedans 
de  la  ville,  &  tout  au  plus  de  quelques  provinces  d^Italie,  avec 
Tautorité  fans  bornes  que  les  loix  donnoient  au  Diâateur ,  il  eût 
fecîlement  diffipé  la  conjuration ,  qui  ne  fut  étouffée  que  par  un 
concours  d'heureux  hafards  que  jamais  la  prudence  humaine  ne 
devoit  attendre. 

Au  Heu  de  cela,  le  Sénat  fe  contenta  de  remettre  tout  foa 
pouvoir  aux  Confuls;  d'où  il  arriva  que  Cicéron,  pour  agir  ef- 
ficacement ,  fut  contraint  de  paffer  ce  pouvoir  dans  un  point  ca- 
pital, &  que,  fi  les  premiers  tranfports  de  joie  firent  approuver 
fa  conduite ,  ce  fut  avec  jufiice  que  dans  la  fuite  on  lui  demander 
compte  du  fang  des  citoyens  verfé  contre  les  loix  :  reproche 
qu'on  n'eût  pu  faire  à  un  Diftateur.  Mai^  l'éloquence  du  Conful 
entraîna  tout, '&  lui-même  ,  quoique  Romain^  aimant  mieux  fa 
gloire  que  fa  patrie ,  ne  cherchoit  pas  tant  le  moyçn  le  plus  lé- 
gitime &  le  plus  sûr  de  fauver  l'État,  que  celui  d'avoir  tout 
l'honneur  de  cette  affaire.  (39)  Auflî  fut-il  honoré  juftemenc 
comme  libérateur  de  Rome ,  &  juftement  puni  comme  infraâeut 
des  loix.  Quelque  brillant  qu'ait  été  fon  rappel,  il  eft  certain  que 
ce  fut  une  grâce. 

Au  refte,  de  quelque  manière  que  cette  importante  commif^ 
lion  foit  conférée ,  il  importe  d'en  fixer  la  durée  à  un  terme  très- 
court,  qui  jamais  ne  puiflè  être  prqlongé;  dans  les  crifes  qui  la 
font  établir,  l'État  eft  bientôt  détruit  ou. fauve,  &,  paffé  le  be- 
foin  preffant,  la  Diûamre  devient  tyrannique  ou  vaine.  A  Rome 
les  Diâateurs  ne  l'étant  que  pour  fix  mois ,  la  plupart  abdiquè- 
rent 

(  39  )  C'eft  ce  donc  il  ne  pouvoit     &  ne  pouvant  s'^^urtt  que  fon  coU 
le   répoodi^  en  propofant  on  Dida*      lègue  k  nomme^oi^ 
trur ,  n^ofanc  fe  nommer  lui^-méme  , 


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s  O   C   I  A  Z.  257 

rent  avant  ce  terme.  Si  le  terme  eût  été  plus  long ,  peut-être 
cuflent-ils  été  tentés  de  le  prolonger  encore,  comme  firent  les 
Décemvirs  celui  d'une  année.  Le  Didateur  n*avoit  que  le  temps 
de  pourvoir  au  befoin  qui  Tav oit  fait  élire,  il  n'avoît  pas  celui 
de  fonger  à  d'autres  projets. 


CHAPITRE     VIL 

De  la  Cenfure. 

•L/E  même  que  la  déclaration  de  la  volonté  générale  fe  fait 
par  la  loi ,  la  déclaration  du  jugement  public  fe  fait  par  la  cen- 
fure  ;  l'opinion  publique  eft  l'efpèce  de  loi  dont  le  Cenfeur  eft 
le  mîniftre ,  &  qu'il  ne  fait  qu'appliquer  aux  cas  particuliers ,  à 
l'exemple  du  Prince.  * 

Loin  donc  que  le  tribunal  cenfurial  foît  l'arbitre  de  Topinion 
du  peuple ,  il  n'en  eft  que  le  déclarateur ,  &  fi-tôt  qu'il  s'en  écar- 
te ,  (es  décifions  font  vaines  &  fans  effet. 

Il  eft  inutile  de  diftinguer  les  mœurs  d'une  nation  des  objets 
de  fon  eftime;  car  tout  cela  tient  au  même  principe,  &  fe  con- 
fond néceflairement.  Chez  tous  les  peuples  du  monde ,  ce  n'eft 
point  la  nature ,  mais  l'opinion ,  qui  décide  dçi  choix  de  leurs 
plaifirs.  Redreflez  les  opinions  des  hommes ,  &  leurs  mœurs  s'é- 
pureront d'elles-mêmes.  On  aime  toujours  ce  qui  eft  beau  ou  ce 
qu'on  trouve  tel,  mais  c'eft  fur  ce  jugement  qu'on  fe  trompe  ; 
c'eft  donc  ce  jugement  qu'il  s'agit  de  régler.  Qui  juge  des  mœurs 
juge  de  l'honneur ,  &  qui  juge  de  l'honneur  prend  fa  loi  de  l'o- 
pinion. 

Les  opinions  d'un  peuple  naiftent  de  fa  conftitution  ;  quoique 
lâ  loi  ne  règle  pas  les  mœurs ,  c'eft  la  légîflation  qui  les  fait  naî- 
tre; quand  la  légîflation  s'afFoiblir ,  les  mœurs  dégénèrent,  mais 
alors  le  jugement  des  Cenfeurs  ne  fera  pas  ce  que  la  force  des 
loîx  n'aura  pas  fait. 

Œdivrcs  mêlées.  Tome  IL  K  k 


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ajS  Du    Contrat 

Il  fuît  de-lk  que  la  Cenfure  peut  être  utile  pour  conferver 
les  mœurs ,  jamais  pour  les  rétablir.  ÉrablifTez  des  Cenfeurs  du- 
rant la  vigueur  des  loix  :  fî-tôt  qu'elles  Tont  perdue ,  tout  eft  dé- 
fefpéré  ;  rien  de  légitime  n'a  plus  de  force  lorfque  les  loix  n'en 
ont  plus. 

La  Cenfure  maintient  les  mœurs  en  empêchant  les  opinions 
de  fe  corrompre ,  en  confervant  leur  droiture  par  de  fages  appli- 
cations ,  quelquefois  mêthe  en  les  fixant  lorfqu'elles  font  encore 
incertaines.  L'ufage  des  féconds  dans  les  duels,  porté  jufqu'k  la 
fureur  dans  le  Royaume  de  France,  y  fut  aboli  par  ces  feuls  mots 
d'un  Édit  du  Roi  :  quant  à  ceux  qui  ont  la  lichtti  itappelUr  des 
féconds.  Ce  jugement  prévenant  celui  du  public  ,  le  détermina 
tout  d'un  coup.  Mais  quand  les  mêmes  Édits  voulurent  pronon- 
cer que  c'étoit  auflî  une  lâcheté  de  fe  battre  en  duel  ;  ce  qui  eft 
très-vrai,  mais  contraire  à  l'opinion  commune,  le  public  fe  mo- 
qua de  cette  décifion  fur  laquelle  fon  jugement  éroit  déjà  porté. 

J'AI  dît  ailleurs  (40),  que  l'opinion  publique  n'étant  point 
foumîfé  à  la  contrainte ,  il  n'en  falloit  aucun  vertige  dans,  le  Tri- 
bunal établi  pour  la  repréfenter.  On  ne  peut  trop  admirer  avec 
quel  art  ce  reflbrt,  entièrement  perdu  chez  les  modernes^  étoit 
mis  en  œuvre  chez  les  Romains ,  &  mieux  chez  les  Lacédémo- 
niens. 

Un  homme  de  mauvaifes  mœurs  ayant  ouvert  un  bon  avis 
dans  le  confeil  de  Sparte,  les  Ephores  ,  fans  en  tenir  compte, 
firent  propofer  le  même  avis  par  un  citoyen  vertueux.  Quel  hon- 
neur pour  Tun,  quelle  note  pour  l'autre,  fans  avoir  donné  ni 
louange  ni  blâme  k  aucun  des  deux]  Certains  ivrognes  de  Samos 
fouillèrent  le  Tribunal  des  Éphores  :  le  lendemain  par  Édit  pu- 
blic fl  fut  permis  aux  Samiens  d'être  des  vilains.  Un  vrai  châti- 
ment eût  été  moins  févère  qu'une  pareille  impunité.  Quand  Sparte 
a  prononcé  fur  ce  qui  eft  ou  n'eft  pas  honnête,  la  Grèce  n^ap- 
pelle  pas  de  ks  jugemens.  ^ 

(  40  )  Je  ne  fab  qu'indiquer  dans  ce  Chapitre  ce  que  j'ai  traité  plus  as 
long  dans  la  Lettre  k  M.  d'Alembert, 


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Soc  I  A  Li  1^9 

C  H  A  P  I  T  R  E    V  I  I  L 

De  la  Reliffjon  civile. 

tEs  hommes  n'eurent  point  d'abord  d'autres  Roi  que  les» 
Dieux ,  ni  d'autres  gouvernemens  que  le  Théocratique.  Ils  firent 
le  raifonnement  de  Caligula ,  &  alors  ils  raifonnoient  jufte.  Il 
faut  une  longue  altération  de  fentimens  &  d'idées  pour  qu'on 
puifle  fe  réfoudre  à  prendre  fon  femblable  pour  maître ,  &  fc 
flatter  qu'on  s'en  trouvera  bien. 

De  cela  feul  qu'on  mettoit  Dieu  à  la  tête  de  chaque  fociété 
politique,  il  s'enfuivit  qu'il  y  eut  autant  de  Dieux  que  de  peuples. 
Deux  peuples  étrangers  l'un  à  l'autre  ,  &  prefque  toujours 
ennemis ,  ne  piurent  long-temps  reconnoitre  un  même  maître  : 
deux  armées  fe  livrant  bataille  ne  fauroient  obéir  au  même  chef. 
Ainfi  des  divifions  nationales  réfulta  le  polythéifme,  &  delà 
l'intolérance  théologique  &  civile,  qui  naturellement  eft  la  même  i 
comme  il  fera  dit  ci -après. 

La  fantaifie  qu'eurent  les  Grecs  de  retrouver  leurs  Dieux 
chez  les  peuples  barbares ,  vint  de  celle  qu'ils  avoient  auflî  de 
fe  regarder  Comme  lies  Souverains  naturels  de  ces  peuples.  Mais 
c'eft  de  nos  jours  une  érudition  bien  ridiculk  que  celle  qui 
roule  fur  •l'identité  des  Dieux  de  diVerfes  nations;  comme  fi 
Moloch ,  Saturne ,  &  Chronos  pouvoient  être  le  même  Dieu  ; 
comme  fi  le  Baal  des  Phéniciens,  le  Zeus  des  Grecs,  &  le 
Jupiter  des  Latins  ,  pouvoient  être  le  môme  ,  comme  s'il  pouvoir 
refter  quelque  chofe  commune  à  des  êtres  chimériques  portans 
des  noms  différens  ! 

Que  fi  l'on  demande  comment  dans  le  paganîfme  ,  où  chaque 
État  avoit  fon  culte  &  fes  Dieux,  il  n'y  avoit  point  de  guerres 
de  religion.  Je  réponds  que  c'étoit  par  cela  même  que  chaque 
État  ayant  fon  culte  propre ,  auffi-bien  que  fon  gouvernement , 

Kk  ij 


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26^ 


D   U   ,C  O   N\T   RAT 


ne  diftinguolt  point  Tes  Dieux  de  Tes  loix.  La  guerre  politique 
étoir  auflî  théologique  :  les  départemens  des  Dieux  étoient ,  pour 
ainfi  dire  ,  fixes  par  les  bornes  des  nations.  Le  Dieu  d'un  peuple 
n'avoit  aucun  droit  fur  les  autres  peuples.  Les  Dieux  des  payens 
n'étoient  point  des  Dieux  jaloux  ;  ils  partageoicnt  entr'eux  l'em- 
pire du  monde  :  Moïfe  même  &  le  peuple  Hébreu  fe  prêtoient 
quelquefois  k  cette  idée  en  parlant  du  Dieu  d'I/raël.  Ils  re- 
gardoient  ,  il  eft  vrai  ,  comme  nuls  les  Dieux  des  Chana- 
néens,  peuples  profcrits,  voués  à  la  deftruftîon  ,  &  dont  ils  dé- 
voient occuper  la  place  ;  mais  voyez  comment  ils  parloient  des 
Divinités  des  peuples  voifins  qu'il  leur  étoit  défendu  d'attaquer  t 
Za  pojfejjion  dt  et  qui  appartient  à  Chamos  votre  Dieu,  difoit 
Jephté  aux  Ammonites  y  ne  vous  efi-tlle  pas  légitimement  due  ? 
Hous  pojfcdons  au  m(me  titre  les  terres  que  notre  Dieu  vainqueur 
iejl  acquijes.  (41)  C'étoit-lîi ,  ce  me  femble,  une  parité  bien 
reconnue  entre  les  droits  de  Chamos  &  ceux  du  Dieu  d'Ifraël. 

Mais  quand  les  Juifi;,  foumis  aux  Rois  de  Babylone,  &  dans 
k  fuite  aux  Rois  de  Syrie  ,  voulurent  s'obftincr  k  ne  )reconnoître 
aucun  autre  Dieu  que  le  leur  \  ce  refus  »  regardé  une  rébellion 
contre  le  vainqueur ,  leur  attira  les  persécutions  qu'on  lit  dans 
leur  hifloirc ,  &  dont  on  ne  voit  aucun  autre  exemple  avant  le 
Chriftianifme.  (4^) 

Chaque  religion  étant  donc  unîquement  attachée  aux  loîx  de 
l'État  qui  la  prefcrivoit ,  il  n'y  avoit  point  d'autre  manière  de  con^ 
▼ertir  un  peuple  que  de  l'aflervir ,  ni  d'autres  miffionnafres  que  les 


peuple  que 

(  41  )  Nonne  ett  quat  pojfidtt  Cha^ 
mos  Deus  tuus  tibi  jure  debentur!  Tel 
eft  le  texte  de  la  vulgace.  Le  P.  de 
Carrières  a  traduit.  Ne  croyei^vou^ 
pas  avoir  droit  de  pojféder  ee  qui  ap^ 
pardent  à  Chamos  votre  Dieu  l  J'ignore  ' 
la  force  du  texte  hébreux  ;  mais  je 
▼ois  que  dans  la  vulgate  Jephté  re- 
connoit  pofitivement  le  droit  du  Dieu 
Chamos  ,  &  que  le  Xraduéleur  f  ran« 


çoîs  afFoibfit  cette  reconnoiflance  par 
un  félon  vous ,  qui  n'eft  pas  dans  Te 
Latiiu 

(  4a  )  n  eft  de  la  dernière  évw 
dence  que  la  guerre  des  Phociens  ^ 
appellée  guerre  facrée,  n*étoit  jv)int 
une  guerre  de  religion.  Elle  avoit  pour 
objet  de  punir  des  facrilèges  &  noft 
de  foumettre  des  mécréans» 


conqu 

mm 

dans  11 


«IVtcxx 

du  f 

6en 

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Soc   TA  X;  4^f 

conquérans  ,  &  l^obligarion  de  changer  de  culte  étant  la  loi  des 
vaincus ,  il  falloir  commencer  par  vaincre  avant  d'en  parler.  Loîrr 
que  les  hommes  combattifTent  pour  les  Dieux,  t'étoient,  comme 
dans  Homère,  les  Dieux  qui  combattoient  pour  les  hommes; 
chacun  demandoit  au  fîen  la  vifloîre ,  &  la  payoît  par  de  nou- 
veaux autels.  Les  Romains  avant  de  prendre  une  place  fom- 
moient  fes  Dieux  de  abandonner,  &  quand  îk  laiffoient  aux 
Tarentins  leurs  Dieux  irrités,  c^eft  qu'ils  regardoient  alors  ces 
Dieux  comme  foumîs  aux  leurs ,  &  forcés  de  leur  faire  homma- 
ge ;  ils  laiflbient  aux  vaincus  leurs  Dieux,  comme  ils  leur  laiP 
foîent  leurs  loix.  Uue  couronne  au  Jupiter  du  Capitole  étoit  fou- 
vent  le  feul  tribut  qu'ils  impofoîent. 

Enfin  les  Romains  ayant  étendu  avec  leur  empire  leur  culte 
&  leurs  Dieux ,  &  ayant  fouvent^  eux- mêmes  adopté  ceux  des 
vaincus ,  en  accordant  aux  uns  ficL.aux  autres  le  droit  de  cité  ^  le^ 
peuples  de  ce  vafte  empire  fe  trouvèrent  infenfiblement  avoir  des 
inu^jitudes  de  Dieux  &  de  cultes  ,  à-pcu-près  Xçè  mêmes  par-tout; 
&  yoilh  comment  le  paganifme  ne  fut  enfin  dans  le  monde  connu 
qu'une  feule  &  même  religion. 

Ce  fut  dans  ces  cîrconilances  que  Jefus  vint  établir  fur  la  terre 
un  royaume  fpirituel;  ce  qui ,  féparant  le  fyftéme  théologiqùe 
du  fyftéme  politique  >  fit  que  l'État  cefRi  d'être  un ,  &  caufa  lés 
divifions  inteftines  qui  n'ont  jamais  ceffé  d'agSter,  les  peuples  chré- 
.tiens.  Or  ,  cette  idée  nouvelle:  d'un  royaume  de  l'autre  mfondè 
n'ayant  pu  jamais  entrer  dans  la  tête  des.payens  y  ils  regardèrent 
to\ijours  Içs  chrétiens  comme  de  vrais  rébelles ,.  qui ,  fous  une  hy- 
pocrite foumiflîon ,  ne  cherchoîent  que  le  moment  de  fe  rendre 
indépendans  &  maîtres ,  &  d'ufurper  adroitement  l'autorité  qu'ils 
feignoient  de  refpeéter  dans  leur- faible/fe»  TeUe  fut  k  cauiè  des 
perfécution&  ; 

Ce  que  les  payens  avoîent  craint  eft  arrivé,  alors  tout  a  changé 
de  face,  les  humbles  chrétiens  ont  changé  de  langage,  &  bientôt 
on  a  vu  ce  prétendu  royaume  de  l'autre  monde  devenir^  fous  un 
dief  vifible,  le  plus  violent  defpotifme  dan^  çelui-cî. 


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26% 


Du    Contrat 


Cependant,  comme  U  y  a  toujours  eu  un  Prince  &  des  loui 
civiles ,  il  a  réfulté  de  cette  double  puiflance  un  perpétuel  conflit  de 
îurifdiâion,  qui  a  rendu  toute  bonne  politie  impoffible  dans  les 
États  chrétiens,  &  Ton  n^a  jamais  pu  venir  à  bout  de  favoir  auquel 
du  Maître  ou  du  Prêtre  on  étoit  obligé  d'obéir. 

Plusieurs  peuples  rependant,  même  dans  l'Europe  ou  ^  fon 
voifinage  ,  ont  voulu  conferver  ou  rétablir  l'ancien  fyftéme ,  mais 
fans  fuccès  ;  refprit  du  chriftianifme  a  tout  gagné.  Le  culto 
facré  efl  toujours  refté  ou  redevenu  indépendant  du  Souverain , 
&  fans  liaifon  néceflaire  avec  le  corps  de  TErat.  Mahomet  eut 
des  vues  très- faines.  Il  lia  bien  fon  fyftéme  politique,  &  tant 
que  la  forme  de  fon  gouvernement  fubfifta  fous  les  Caliphes  ks 
fucccfTeurs ,  ce  gouvernement  fut  exadement  un  ,  &  bon  en  cela. 
Mais  les  Arabes  devenus  florifTans ,  lettrés ,  polis  ,  mous  &  lâches  f 
furent  fubjugués  par  des  barbares;  alors  la  divifion  entre  les 
deux  puiflTances  recommença;  quoiqu'elle  foit  moins  apparente 
chez  les  Mahométans  que  chez  les  Chrétiens,  eHe  y  eft  pourtant , 
fur*tcfut  dans  la  fede  d'Ali,  &  il  y  a  des  États,  tels  que  la 
Perfe ,  où  elle  ne  cefle  de  fe   faire  fentir. 

pARm  nous  ,  les  Rois  d'Angleterre  fe  font  établis  chefs  de 
l'Églife ,  autant  en  ont  fait  les  Czars  ;  mais  par  ce  titre  ils  s'eii 
font  moins  rendus  les  maîtres  que  les  Miniftres  ;  ils  ont  moins 
acquis  le  droit  de  la  changer  que  le  pouvoir  de  la  maintenir; 
ils  ny  font  pas  légirtateurs ,  ils  n'y  font  que  Princes.  Par-tout 
où  le  Clergé  fait  un  corps  (  43  )  il  eft  maître  &  légiflateur  dans 
fa  patrie.  Il  y  a  donc  deux  puiffances ,  deux  Souverains  en  An- 
gleterre &  en  Ruffie  ,  tout  comme   ailleurs. 


(  43  )  Il  faut  bien  remarquer  que 
ce  ne  font  pas  tant  des  aflemblëes 
formelles,  comme  celles  de  France, 
qui  lient  le  Clergé  en  im  corps ,  que 
la  communion  des  Églifes.  La  com- 
munion &  l'excommunication  font  le 
pafle  focia!  du  Clergé ,  paâe  avec  le- 
quel il  fera  toujours  le    maître   des 


peuples  &  des  Rois.  Tous  lesprétres 
qui  communiquent  enfemblefont  con- 
citoyens, fuflent-ils  des  deux  bouts 
du  monde.  Cène  inventipn  eft  un 
chef-d'œuvre  en  politique.  Il  n'y 
avoit  rien  de  femblable  parmi  les  prê- 
tres payens;  aufli  n*ont-ils  jamais  fait 
un  corps  de  Clergé. 


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Social.  265 

De  tous  les  Auteurs  chrétiens  le  phîlofophe  Hobbes  eft  le  feul 
qui  ait  bien  vu  le  mal  &  le  remède,  qui  art  ofé  propofer  de 
réunir  les  deux  têtes  de  Taigle,  &  de  tout  ramener  h  Tunité 
politique  ,  fans  laquelle  jamais  État  ni  gouvernement  ne  fera 
bien  conftirué.  Mais  il  a  dû  voir  que  Tefprit  dominateur  du 
chriftianifme  étoit  incompatible  avec  fon  fyfiême,  &  que  Tin- 
térêt  du  Prêtre  feroit  toujours  plus  fort  que  celui  de  TÉtat.  Ce 
n'eft  pas  tant  ce  qu'il  y  a  d'horrible  &  de  faux  dans  fa  politique 
que  ce  qu'il  y  a  de  jufte  &  de  vrai ,  qui  Ta  rendue  odieufe.  (  44  ) 

Je  crois  qu'en  développant  fous  ce  point  de  vue  les  faits  hiflô- 
riques.,  on  réfuteroit  aifément  les  fentimens  oppofés  de  Bayle  & 
<le  Warburton ,  dont  l'un  prétend  que  nulle  religion  n'eft  utile  au 
corps  politique,  &  dont  l'autre  foutient  au  contraire  que  le  chriftia- 
nifme  en  eft  le  plus  ferme  appui.  On  prouveroit  au  premier  que 
jamais  État  ne  fut  fondé  que  la  religion  ne  lui  fervit  de  bafe,  &  au 
fécond ,  que  la  loi  chrétienne  eft  au  fond  plus  nuifible  qu'utile  à  la 
forte  conftitution  de  l'État.  Pour  achever  de  me  faire  entendre,  il 
ne  faut  que  donner  un  peu  plus  de  préciAon  aux  idées  trop  vaguei 
àc  religion  relatives  a  mon  fujet. 

La  religion  confidérée  par  rapport  k  la  fociété ,  qui  eft  ou 
générale  ou  particulière ,  peut  auflî  fe  divifer  en  deux  efpèces  ;  fa- 
voir ,  la  religion  de  l'homme  &  celle  du  citoyen*  La  première ,  fans 
temples,  fans  autels ,  fans  titres,  bornée  au  culte  purement  intérieur 
du  Dieu  fupréme ,  &  aux  devoirs  éternels  de  la  morale ,  eft  la  pure 
&  fimplc  religion  de  l'Évangile ,  le  vrai  théifme ,  &  ce  qu'on  peut 
appeller  le  droit  divin  naturel.  L'avtre,  infcrite  dans  un  feW  pays, 
lui  donne  (t^  Dieux ,  fes  Patrons  propres  &  tutélaires  :  elle  a  ît% 
dogmes,  ks  rites,  fon  culte  extérieur  prefcrit  par  des  loîx  :  hors 
la  feule  nation  qui  la  fuit,  tout  eft  pour  elle  infidèle,  étranger,  bar- 
bare 9  elle  n'étend  les  devoirs  &  les  droits  de  Phomme  qu'aulfî  loin 

<44)  Voyez  entre  autres  dans  une  Itvrt  de  Cive.  W  eft  vrai  que,  poné 

I-ettre  de  Grotius  à  fon  frère  du  11  à  Tindulgence  ^  il  paroît  pardonner  \ 

Avril  1643 ,  ce  que  ce  favatu  homme  TAuteur  le  bien  en  faveur  du  mal  ; 

approuve  &  ce  qu'il  blâme   dans  le  mais  tour  le  monde  n*eft  pas  fi  clément* 


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2^4  D  v^    Contrat 

•  que  fes  autels*  Telles  furent  toutes  les  religions  des  premiers  peu- 
ples ,  auxquelles  on  peut  donner  le  nom  de  droit  divin ,  civU  ou 
pofitif.    . 

Il  y  a  une  xroîfîème  forte  de  religion  plus  bizarre ,  qui  donnant 
aux  hommes  deux  légiflatîons,  deux  chefs,  deux  patries,  les  fou- 
met  \  des  devoirs  contradiftoires ,  &  les  empêche  de  pouvoir  être 
^  la  fois  dévots  &  citoyens.  Telle  eft  la  religion  des  Lamas ,  telle 
cft  celle  des  Japonoîs,  tel  eft  le  Chriftianifme  Romain.  On  peut 
appeller  celle-ci  la  religion  du  Prêtre.  Il  en  réfulte  une  forte  de 
droit  mixte  &  infociable  qui  n'a  point  de  nom. 

A  confidcrer  politiquement  ces  trois  fortes  de  religions  j  elles 
ont  toutes  leurs  défauts.  La  troifieme  eft  fi  évidemment  mauvaife , 
que  c'eft  perdre  le  temps  de  s'amufer  a  le  démontrer.  Tout  ce  qui 
rompt  l'unité  fociale  ne  vaut  rien  :  toutes  les  inftitutions  qui  mettent 
rhomme  en  contradidion  avec  lui-même  ne  valent  rien. 

La  féconde  eft  bonne  en  ce  qu'elle  réunit  le  culte  divin  & 
Pamour  des  loix ,  &  que  faifant  de  la  patrie  Pobjet  de  Padoration 
des  citoyens ,  elle  leur  apprend  que  fervir  l'État  c'eft  en  fervir  le 
Dieu  tutélaire.  Oeft  une  efpèce  de  théocratie  dans  laquelle  on  ne 
doit  point  avoir  d'autre  Pontife  que  le  Prince,  ni  d'autres  Prêtres 
que  les  Magiftrats.  Alors  mourir  pour  fon  pays ,  c'eft  aller  au  mar- 
tyre ;  violer  les  loix  ,  c'eft  être  impie ,  &  foumettre  un  coupable 
^  l'exécration  publique ,  c'eft  le  dévouer  au  courroux  des  Dieux  : 
facer  tftod. 

Mais  elle  eft  mauvaîfe  en  ce  qu'étant  fondée  fur  l'erreur  & 
fiir  le  menfonge,  elle  trompe  les  hommes,  les  rend  crédules  , 
fuperftitieux ,  &  noie  le  vrai  culte  de  la  Divinité  dans  un  vain 
cérémonial.  Elle  eft  mauvaife  encore  quand ,  devenant  exclufive 
&  tyrannique  ,  elle  rend  un  peuple  fanguinaire  &  intolérant; 
enforte  qu*il  ne  refpire  que  meurtre  &  maflacre  ,  &  croît  faire 
une  aftion  fainte  en  tuant  quiconque  n'admet  point  fes  Dieux. 
Cela  met  un  tel  peuple  dans  un  état  naturel  de  guerre  avec  tous 
les  autres  ,  très-nuifible  \  fa  propre  sûreté. 

Restk 


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Social.  265 

Reste  donc  là  feCgîon.  de  lliomme  ou  le  Chriftianifirte  ,  no^ 
pas  celui  d'aAijourd*hui ,  mais  celui  de  PÉrangHe  ^  qui  en  eft  tout- 
à-fait  différent.  Par  cette  religion  fainte  ,  fublime ,  véritable,  les 
hommes ,  enfans  du  même  Dieu  ,  fe  recpnnoifTent  tous  pour 
frères ,  &  la  fociété  qui  les  unit  ne  fe  diflbut  pas  même  k  la 
inort. 

Mais  cette  religion  rfayant  nulle  relation  particulière  avec 
le  corps^  politique,  laîfib  aux  loix  Ja  feule  force  qu'elles  tirent 
d'ellès-rtiêmes ,  fans  leur  en  ajouter  aucune  autre ,  &  par-là  ua 
ides  grands  Kcns  de  la  fociété  particulière  refte  fans  effet.  Biea 
plu^,  loin  d'attacher  les  cœurs  des  citoyens  à  TÉtat,  elle  les  ea 
idétache  comme  de  tomes  les  chofes  de  k  terre }  \t  ne  con- 
iK)is  rfen   de  plus  contraire  à  Péfprit  facial. 

On  nous  dît  qu'en  peuple  de  vrais  chrétiens  formeroît  la 
plus  parfaite  fociété  que  l'on  puiffe  imaginer.  Je  ne  vois  à  cette 
î^^ofition  qu'une  grande  difficulté  ;  c'eft  qu'une  fociété  de  vrais 
durétiens  ae  ferok  plus  une  fociété  d'hommes. 

Je  dis  même  que  cette  fociété  fuppofée  ne  feroît ,  avec  toute 
fa  perfeâion,  ni  la  plus  forte,  ni  la  phis  durable:  à  force  d'être 
parfaite,  elle  tnanqueroic  de  liaiibn}  (bn  vice  deflruâe^r  feroit 
dans  fa  per&âion  même. 

Chacun  remplir  oit  fon  devoir  :  le  peuplé  feroît  fourâti  aux 
loix  ,  les  chefs  feroient  juftes  &  modérées  ,  les  Magî/lrats  intè- 
gres,  incorruptibles ,  les  foldats  mépriferoient  la  iriort;  il  n'y 
auroît  ni  vanité  ,  ni  luxe  :  tout  cela  eft  fort  bien  ;  mais  voyons 
plus  loin. 

Le  ChryHahîfme  eft  une  religion  toute  fpîrîtuelle,  occupée 
uniquement  des  chofes  du  Ciel  :  la  patrie  du  chrétien  n'eftpas 
-de  ce  monde,  II  fait  fon  devoir',  il  eft  vrai;  mais  il  le  fait  avec 
une  profonde  indifférence  fur  le  bon  ou  mauvais  fuccès  de  fes 
foins.  Pourvu  qu'il  n'ait  rien  à  fe  rq^rocher ,  peu  lui  importe  que 
^out  aille  bien  ou  mal  ici-bas.  Si  l'État  eft  floriffant,  à  peine  ofe- 
■*-iI  jouir  de  la  féKcité  publique" i  U  craint  de  s'enorgueillir  de  la 

<Eupris  m(Ua.  Ti>mc  IL  L  1 


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l66  DuCoUTRAt 

gloire  de    fon  pays;  fi  l'État  dépérît,  il  bénk  la  maîn  de  Dîe«  • 

qui  s'appéfafitit  fur  fon   peuple. 

Pour  que  la  fociété  fAt  paîfible  &  que  Pharmonîc  fe  main- 
tînt ^  il  faudroit  que  tous  les  citoyens ,  fans  exception ,  fuflent  éga- 
lement bons  chrétiens  :  mais  fi  malheureufement  it  s^y  trouve 
un  feul  ambitieux  ,  un  feul  hypocrite ,  un  CatiHna ,  par  exem- 
ple ,  un  Crortwel ,  celui-li  très-certainement  aura  bon  marché  ^ 
de  fes  pieux  compatriotes,  La  charité  chrétienne  ne  permet  pas 
aifément  de  penfer  mal  de  fon  prochain.  Dès  qu'il  aura  trouvé 
par  qudque  rùfe  Part  de  leur  en  impofer  &  de  s'emparer  d'une 
partie  de  l'autorité  publique ,  voith  un  homme  conflitué  en  di« 
gnité;  Dieu  veut  qu'on  le  refpeâe  :  bientôt  voilà  une  puiflance; 
Dieu    veut    qu'on  lui  obéifle  :  le    dépofitaire    de  cette  puiffance  ^ 

en  abufe-t-îl  ,  c'eil  la  verge  dont. Dieu  punit  ks  enfans.  On  fe  ■ — 'C^ 

fero't  confcîence  de  chafler  l^ifurpateur  j  il  faudroit  troubler  le  ^^^c 

repos  public  y  ufer  de  violence,   verfer  du  fang;  tout  cela  s'ao-  ^iWlf 

corde  mal  avec   la  douceur  du  chrétien  ;  &  après  tout ,  qu*im-  ^^po 

porte   qu'on  foit   libre    ou  ferf   dans   cette    valée   de    misèréfrl  .P^J 

refTcntiel  eft    d^aller  en   Paradis  ,  &   la  réfignatioa  n'eft  qu'uo  i    ^^^' 

moyen  de  plus  pour  cela»  I       Se 

Survient -IL  quelque  guerre  étrangère;  les  citoyens  mair*  I    ^^» 

chent   fans  peine    au    combat;  nul  d'entr'eux  ne  fonge  a  fuir;  1    ^^^ 

iX&  font  leur  devoir  y  mais  fans  paflîon  pour  la  viftoire;  ils  favcnr  I    ^ 

plutôt  mourir  que  vaincre.   Qu'ils   foient  vainqueurs  ou  vaincus  y  % 

qu'importe  ?  La.    Providence  ne  fait-elle   pas  mieux   qu'eux  ce  \  ^ 

qu'il  leur  faut  î  Qu'on  imagine  quel  parti  un  ennemi  fier  ,  imw 
pétueux,  paflîonné,  peut  tirer  de  îeur  ftoïcifme  T  Mettez  vis-S- 
vis  d'eux  ces  peuples  généreux  que  dévoroit  l'ardent  amour  de 
la  gloire  &  de  la  patrie,  fuppofez  votre  r^ublique  chrétienne 
vis-à-vis  de  Sparte  ou  de  Rome;  les  pieux  chrétiens  feront 
battus,  écrafés,  détruits  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  k  recoo* 
noître ,  ou  ne  devront  leur  falûr  (fu'au  mépris  que  leur  ennemi 
concevra  pour  eux.  C'étoît  un  beau  ferment  \  mon  gré  que 
celui  des  foldats  de  Fabius  ;  ils  ne  jurèrent  pas  de  mourir  ou 
de   vaincre,  ils  jurèrent  de  revenir  vainqueurs  >  &  tinrent  leur 


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s  o  c  I  A  t:  «6/ 

Terment  ;  jamais  des  chrétiens  n'en  euflfem  fait  un  pareil ,  ils  au- 
roient  cru  tenter  Dieu. 

Mais  je  me  trompe  en  difant  une  république  chrétienne;  cha* 
cun  de  ces  deux  mots  exclut  Pautre.  Le  Chriflianifme  ne  prêche 
que  fervîtude  &  dépendance.  Son  efprit  eft  trop  favorable  à  la 
tyrannie  pour  qtf  elle  n'en  profite  pas  toujours.  Les  vrais  chrétiens 
font  faits  pour  être  efclaves  i  ils  le  favent  &  ne  s'en  émeuvent  guère  s; 
cette  courte  vie  a  trop  peu  de  prix  a  leurs  yeux. 

Les  troupes  chrétiennes  font  excellentes ,  nous  dit-on.  Je  le  nie; 
Qu'on  m'en  montre  de  telles?  Quant  k  moi,  je  ne  connoîs  point 
de  troupes  chrétiennes.  On  me  citera  les  croifades.  Sans  difputer 
fur  la  valeur  des  Croifés ,  je  remarquerai  que  bien  loin  d'être  des 
chrétiens,  c'étoient  des  foldats  du  Prêtre,  c'étoient  des  citoyens  de 
l'Eglife;  ils  fe  battoient  pour  fon  pays  fpirituel,  qu'elle  avoît  rendu 
temporel  on  ne  fait  comment.  A  le  bien  prendre ,  ceci  rentre  fous 
le  paganifme  :  comme  TEvangile  n'établît  point  une  religion  na- 
tionale, toute  guerre  facrée  eft  impoflîble  parmi  les  chrétiens. 

Sous  les  Empereurs  payens  les  foldats  chrétiens  étoient  bra- 
ves; tous  les  Auteurs  chrétiens  raflrurent,&  je  le  crois  :  c'étoit 
une  émulation  d'honneur  contre  les  troupes  payennes.  Dès  que 
les  Empereurs  furent  chrétiens ,  cette  émulation  ne  fubfifta  plus , 
&  quand  la  croix  eut  chaffé  l'aigle ,  toute  la  valeur  Romaine  dif- 
parut. 

Mais  ,  laîfTant  à  part  les  confidératîons  politiques,  revenons  au 
droit ,  &  fixons  Içs  principes  fur  ce  point  important.  Le  droit  que 
le  pafte  focial  donne  au  Souverain  fur  les  fujets,  ne  pafTe  point, 
comme  je  l'ai  dit,  les  bornes  de  l'utilité  publique.  (45  )  Les  fu^ 

[4^]  •P^«*  ^  République,  dit  le  public,  pour   icndre   honneur  à   la 

M.  d'A.  chacun  tft  parfaitement  libre  mémoire  d'un  homme  illuftre  &  ref- 

en  ce  qui  ne  nuit  pas  aux  autres.  Voilà  peflable ,  qui  avoic  confervé  jufques 

la  borne  invariable  ;  on  ne   peut  la  dans  le  miniftère  le  cœur  d'un  vrai 

pofer  plus  exaaement.  Je  n'ai  pu  me  citoyen  ,  &  des  vues  droites  &  faines 

rcfufer  au  plaifir  de  citer  quelquefois  fur  le  gouvernement  de  fon  pays. 


ce  manufcrit ,  quoique  non  connu  du 


Llîi 


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i69 


D  V     Contrat 


jets  ne  doivent  donc  compte  au  Souverain  de  leurs  opinions  qu^an^ 
tant  que  ces  opinions  importent  à  la  communauté.  Or ,  il  importe 
bien  à  PEtat  que  chaque  citoyen  ait  une  religion  qui  lui  fafTe  ai- 
mer {es  devoirs;  mais  les  dogmes  de  cette  religion  n'intéreflent 
ni  rÉtat  ni  fes  membres  qu'autant  que  ces  dogmes  fe  rapportent 
à  la  morale,  &  aux  devoirs  que  celui  qui  là  profefle  eft  tenu 
de  remplir  envers  autrui.  Chacun  peut  avoir  au  furplus  telles  opi? 
nions  qu'il  lui  plaît,  fans  qu'il  appartienne  au  Souverain  d'en  con- 
noître  ;  car  comme  il  n'a  point  de  compétence  dans  l'autre  mon- 
de ,  quel  que  foit  le  fort  des  fujets  dans  la  vie  à  venir ,  ce  n^eft 
pas  fon  affaire ,  pourvu  qu'ils  foient  bons  citoyens  dans  cettc-cî^ 

Il  y  a  donc  une  profeflîon  de  foi  purement  civile ,  dont  il  ap- 
partient au  Souverain  de  fixer  les  articles,  non  pas  précifément 
comme  dogmes  de  religion  ,  mais  comme  fentimens  de  fociabi- 
lité,  fans  lefquels  il  eft  irapoflîble  d'être  bon  citoyen  ni  fujet  fidè- 
le. (4^)  fans  pouvoir  obliger  perfonne  à  les  croire,  il  peut  ban- 
nir de  l'État  quiconque  ne  les  croit  pas  ;  il  peut  le  bannir ,  non 
comme  impie,  mais  comme  infociable ,  comme  incapable  d'ai- 
mer fincérement  les  loîx,  la  juftîce,  &  d'immoler  au  befoin  fa 
vie  à  fon  devoir.  Que  fi  quelqu'un  ,  après  avoir  reconnu  publi- 
quement ces  mêmes  dogmes,  fe  conduit  comme  ne  les  croyant 
pas,  qu'il  foit  puni  de  mort;  il  a  commis  le  plus  grand  des  cri- 
mes ,  il  a  menti  devant  les  loix. 

Les  dogmes  de  la  religion  civile  doivent  être  fimples ,  en  petit 
nombre,  énoncés  avecprécifion,  fans  explications  ni  commentaires. 
L'exiftence  de  la  Divinité  puiflante ,  intelligente ,  bienfaifante ,  pré- 
voyante &  pourvoyante,  la  vie  h  venir,  le  bonheur  des  juftes ,  le 
châtiment  des  méchans,  la  faînteté  du  Contrat  fôcial  &  des  Loix; 
voila  les  dogmes  pofitifs.  Quant  aux  dogmes  négatifs,  je  les  borne 


Pl 

VI 

re 

Z 

f 

i 


(  46  )  Céfar  plaidant  pour  Catilina , 
câchoic  d'ëtablir  le  dogme  de  la  mor- 
talité de  Tame  :  Caton  &  Cicéron  pour 
le  réfuter  ne  s'amuferent  point  à  phi- 
lofopher  j  ils  fe  contentèrent  de  mon- 


trer que  CéÙLt   parloir   en  mauvais 
citoyen ,  &  avançoit  une  docJlrine  per-  " 
nicieufe  a  l'État.   En  effet,  voila  de 
quoi  devoit  juger  le  Sénat  de  Rome, 
&  non  d'une  .queftion  de  théotogiet , 


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Social:  269 

2i  un  feul }  c'eft  Tîntolérance  :  elle  rentre  dans  les  cultes  que  nous 
avons  exclus. 

Ceux  qui  diftinguent  l'intolérance  civile  &  l'intolérance  théo- 
logique fe  trompent,  à  mon  avis.  Ces  deux  intolérances  font  infé- 
parables.  Il  eft  impoflîble  de  vivre  en  paix  avec  des  gens  qu^on 
croit  damnés;  les  aimer  feroit  haïr  Dieu  qui  les  punit;  il  faut  ab- 
folument  qu'on  les  ramené  ou  qu'on  les  tourmente.  Par-tout  où 
l'intolérance  théologique  eft  admife,  il  eft  impoflîble  qu'elle  n'ait 
pas  quelque  effet  civil ,  &  fi-tôt  qu'elle  en  a ,  le  Souverain  n'eft 
plus  Souverain ,  même  au  temporel  ;  dès-lors  les  Prêtres  font  les 
vrais  maîtres;  les  Rois  ne  font  que  leurs  Officiers. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus&  qu'il  ne  peut  plus  y  avoir  de 
religion  nationale  exclufive ,  on  doit  tolérer  toutes  celles  qui  tolè- 
rent les  autres ,  autant  que  leurs  dogmes  n'ont  rien  de  contraire 
aux  devoirs  du  citoyen.  Maïs  quiconque  ofe  dire,  hors  de  P£gli/è 
point  de  falut ^  doit  être  chaffé  de  TÉtat;  h  moins  que  l'État  ne 
foit  l'Églife ,  &  que  le  Prince  ne  foit  le  Pontife.  Un  tel  dogme  n'eft 
bon  que  dans  le  gouvernement  Théocratique ,  dans  tout  autre  il 
eft  pernicieux.  La  raifon  fur  laquelle  on  dit  qu'Henri  IV  embrafla 
la  Religion  Romaine,  la  devroît  faire  quitter  à  tout  honnête  homme, 
&  fur-tout  à  tout  Prince  qui  fauroit  raifonner. 


CHAPITRE    IX. 

Conclufion. 

lPrèS  avoir  pofé  les  vrais  principes  du  droit  politique,  &  tâché 
de  fonder  l'État  fur  fa  bafe ,  il  refteroit  k  l'appuyer  par  ks  rela- 
tions externes  ;  ce  qui  comprendroît  le  droit  des  gens ,  le  commerce , 
le  droit  de  la  guerre  &  les  conquêtes,  le  droit  public,  les  ligues, 
les  négociations^  les  traités,  &c.  Mais  tout  cela  forme  un  nouvel 
objet  trop  vafte  pour  ma  courte  vue  ;  j'aurois  dû  la  fixer  toujours 
plus  près  de  moi. 

Fin  du  Contrat  Social. 


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V*      '  '* 


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A 


J.  J.  ROUSSEAU, 

CITOYEN    DE     GENÈVE, 

À     M.    D  A  L  E  M  B  E  RT; 

DE  L'ACADÉMIE  FRANÇOISE,  &c.&c.  &c. 

Sur  fin  Article  GENèvE,  dans  le  fipti^me  Volume 
de  VEncyclopédiei  &  particulièrement  Jiir  le  projet^ 
d'établir  un  Théâtre  de  Comédie  en  cette  Ville, 

Dii  ineliora  piis,  erroremque  hoftibus  iUum. 


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27? 


P  R  Ê  FA  CE, 

J'Ai  tort  fi  j'ai  pris  en  cette  occafioh  la  plume  fans  néceflîté; 
II  ne  peut  m'ôtre  ni  avantageux  ni  agréable  de  m'attaquer 
à  ML  d'Alembert.  Je  confidère  fa  perfonne,  j'admire  fes  ta- 
lens,  faime  fes  ouvrages,  je  fuis  fenfible  au  bien  qu'il  a  die 
de  mon  pays  :  honoré  moi-même  de  fes  éloges ,  un  jufte  retour 
d'honnêteté  m'oblige  à  toutes  fortes  d'égards  envers  lui;  mai^ 
Tes  égards  ne  Remportent  fur  l'es  devoirs  que  pour  ceux  dont 
toute  la  morale  confiïle  en  apparences.  Juftice  &  vérité,  voilà 
les  premiers  devoirs  de  Thomme.  Humanité',  patrie,  voilà 
fes  premières  aifeftîons.  Toutes  les  fois  que  des  ménagemcns 
particuliers  lui  font  changer  cet  ordre,  il  efl  coupable.  Puis- 
je  Pêtre  en  faifant  ce  que  j^ài  dû?  Pour  me  répondre,  il  faut 
avoir  une  patrie  à  fervir,  &  plus  d'amour  pour  fes  devoirs^ 
que  de.  crainte  de  déplaire,  aux  hommes. 

Comme  tout  le  monde  n'a  pas  fous  les  yeux  TEncyclopé- 
die ,  je  vais  tranfcrire  ici  de  l'article  Genève  le  paflage  qui  m'a* 
mis  la  plume  à  la  main.  II  auroit  dû  Ten  faire  tomber ,  ft 
j'àfpirois  à  l'honneur  de  bien  écrire  ;  mais  j'ofe  en.  rechercher 
un  autre,  dans  lequel  je  ne  crains  la  concurrence  dé  perfonne^ 
En:  lifant  ce  paflage  ifolé,.  plus  d'un  lefteur  fera  furpris  dur 
zèle  qui  l'a  pu  dider  r  en  le  lilant  dans  fon  articfe ,  on  trou- 
vera que  .la  Comédie  qui  n'eft  pas  à  Genève,  &  qui  pourroît 
y  être,  tient  la  huitiènje  partie  de^  la  place  qu'occupent  le^ 
chafes  qui  y  fonc 

»  On  ne  foulïre  point  de  Cbmédfe  à  Genëve  :  ce  n'ell  pas 
^  qu'on  y  dâSpprouve  les  Speftacles  en  eux-mêmes;  mais  on 
»  craint^  dit-on,  le  gourde  parure,  de  diffipation  &  de  liber- 

t^yres  mclùs.   Tome  If.  Mm 


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»74  Préface, 

9>  deag^>.  q^k&ttôHjyt  df^ComcdicM  lépandcnt^am  !■ 
>)  jeunéfle.  Cependant  ne  feroït-il  pas  pofïîble  de  remédier 
w  à  cet  inconvénient  pat  des  lobe  févëres  &  bien  exécutées  fur 
5>  la  conduite  des  Comédiens  ?  Par  ce  moyen  Genève  auroît 
55  des  fpe6tacles  &  des  mœurs,  &  jouiroit  de  l'avantage  des 
55  uns  &  des  autres;  les  repréfentations  théâtrales  formeroiènt 
55  le  goût  des  citoyens ,  &  leur  donneroîent  une  finefle  de 
55  tad ,  une  délicateflè  de  Sentiment  quil  eft  trës-difficik  d'ac- 
55  quérir  fans  ce  fecoi^s  ;  la  littérature  en  profiteroit  fans  que 
55  le  libertinage  fît  des  progrès ,  &  Genève  réuniroit  la  fàgelïè 
55  de  Lacédémône  k  la.politeflè  d'Athènes.  Une  autre  confi- 
55  dération,  digne. d'une  République  fi  fagc  &c  fi  éclairée,  de- 
55  vroit  peut-être  l'engager  k  permettre  les  fpedacles.  Le  pré- 
55  jugé  barbare  contre  la'profèlfion  de  Comédien,  Tefpèce 
55  d*aviliflement  où  nous  avons  mis  ces  hommes  G  néceflàîres 
55  au  progrès  &  au  foutien  des  arts,  eft  certainement  une  des^ 
55  principales  caufes  qui  contribuent,  au  dériglement  que 
55  nous  leur  reprochons  ;  ils  cherchent  k  fe  dédommager, 
55  par  les  plaifirs,  de  Teftime  que  leur  état  ne  peut  obtenir. 
55  Parmi  nous ,  un  Comédien  qui  a  des  mœurs  eft  doublement 
5^  refpeftable;  mais  k  peiné  lui  en  (ait-on  gré.  Le  Traitant 
55  qui  infulte  k  rkidîgence  publique  &  qui  s'en  nourrit  i  le 
55  CourtiÉiti  qui  rampe  &  qui  ne  paie  point  fes  dettes  :  voilk 
55  l'efpècc  d'hommes  que  nbus  hcMiorons  le  plusr  Si  les  Co- 
5!5  médiens  étoient  non-4eulcment  foulferts  k  Genèrve ,  mais  con^ 
55  tenus  d'abord  par  des  réglemens  fkgcSy  protégés  enfuite, 
»  &  même  confidérés  dès  qu'ils  en  feroient  dignes ,  enfin  ab- 
55  fblument  placés  fur  la  même  ligne  que  les  autres  citoyens, 
55  cette  ville  auroit  bientôt  l'avantage  de  pofl!ëdèr  ce  qu*ory 
55  croit  fi  rare ,  &  qui  nt  Teft  que  par  notre  faute  :  une  troupe 
55  de  Comédiens  eftimables*  Ajoutons  que  cette  troupe  de-^ 
55  viendroit  bientôt  la  meilleure  de  l'Europe  :  plufieurs.  per- 


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P   R   É   T  ^  C   à.  175 

wfonncs  pleines  Je  goût  &  de  ^^pofîtions  potier  «lÉfHîîéatre, 

te-aocouïroieift  :à  €eiî^é  pour  eoMVer^, 'iiori-feulernent  faits 
nfeonte,  itaaîs  même  avec  eftime,  tin  raiéhtiî  agréable  &'fi 
^ftf\à  cortîmufl.  Le  'fi?jt»to-tJé  ttîfte^îUéfi  t(iie''bfçri  des  Frari- 
»  Qols  regardent  comme  trifte -par  la  privation  deVfpc^aclç^, 
»  âevîcndrdîé'alors  leféjour  des  plaîfirs  TiBiinêtes,'  îcornnie  il 
»  eft  cdui  de 4a  philofbplnc  &  de  la'  liberté;  &  lès  éti-angers 
r>ne»ïeroient  plus  forpmde  voir  cjué^dans^^ne  ville  6ù  les 
wfpeftacles  décent  &  rég^ùliers  font  défendtis ,  on  peritiette 
»  des  farces  groffières  &c^  f^ns  elprit,  aufli  .cx>mraires  au  bon 
»  goût  qu'aux  bonnes  niœurs,  Çe^n'^ft  tpas  tQHt.;  P^^f-^-p^^ 
w  Texemple  des  Comédiens  de  Genèv.e,  la  régularité,  de  leur- 
yy  conduite  &  la  confidération  dqnt  elle  les  feroît;  jouir.:  fer- 
»  vîroient  de  modèle  au^  Comédiejjs  des  autres  nations,-  & 
^dç.  leçpn  à  ceux  qui  les  ont  traite?  jufqu'iei  avec  tant  cfe 
w  rigueur  &  mêijie  d'inconféqv^jKe.;  Çn  Jp^^^i^  yerroit  pa^ 
w'd'uncoté  pehfionçés  parJe  çqu^  &^dp  raytr^flgi 

wjbbjet  d'anathême;  nos  tr'Cp-es.pej'^oi^.l^abitudè.^^  \&i 
j5  excommunier ,  &  nos  bourgeois  de  les  .regarj^er  avejçjmé» 
p  pris;  &  une  petite  République  auroit  la  gloire  d/avçir  ré- 
w  formé' l'Europe  ftir  (cp  poîftt  ^  plps  imporf^flit  peut-être ^ulpn 
î>_ne  penfe.  «<       \  ^,  '         ',  .,^  •  .  y  ....;^  .^  ^  .^  ^  ;.niM  - 

•/VoriA  certaînenfient  le  tableau  le  ^îus  '.agréable  &  le  plui 
fëduifant  cjti'on  pût  nous  oiïnir;  mais  vbilk  en,  riiême  temps 
le  plus  dangereux  confeil  qu'dftP^f  fe'^^'Sbnner.  Du^mbins 
telleîft  çipji-ientimeht,  '&  n>^  laiÔM»  font  i  dans  ccr  œrit. 
Avec  quteJJe  avidité  la  jeungfle  ^c  iGenèrie  i  Êotçaînce^par 
une  flutoitité  d'un  fi  grand  poids!;  ne.Ê  . livrera' t^ellci^oiiic 
à  des  idées  auxquelles  elle  n'a  déjà  q\iè  trop  de  penchant? 
Conibiètf,, depuis  la  publicatioa   dé  pe.  volume,  de  jeunes 

Mm  ij 


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%^6  F  n  É  F  J  c  E. 

Genevois,  4'^îl^^rs  bons  ckojrens,  n'attendcnt-ils  que  le 
moment  de  favoriièr  Tétabliflement  d  un  théâtre ,  croyant 
rendre  un  fprviceàla  patrie  &  prefque  au  genre  humain  ! 
Voilà  le  fyjet  de  mes  alarmes,  voilà  le  mal  que  je  voudrois 
prévenir.  jQj;en^  j\i;(^ice  ,-aipc  kneatioosde  M.  d'Alembe«^f 
j'efpbre  qu^îl  voudra  Sien  la  rendre  aux  miennes  :  je  n'ai  pas 
plus  d'envie  de  lui  déplaire  que  lui  de  nous 'nuire.  Mais  en- 
fin ,  quand  je  me»  tromperois,  ne  dois-je  pas  agir  ^  parler 
félon  ma  confcience  &  mes  lumières?  Ai-je  dû  metaire^ 
L*ai-je  pu  fans  trahir  mon  devoir  &c  ma  patrie? 

Tour  avoir  droit  de  garder  le  filence  en  cette  occaÇon, 
il  fàudroît  qiie  je  n'eufle  jamais  pris  là  pliune  fur.  des  fujets 
moins  néceflaires.  Douce  obscurité  qui  fis  trente  ans  mon 
ijonheur^  il  fiiuiroit  avoir  toujours  fu  t*aimer  ;  il  fàudroît 
qu'on  ignorât  que  j'ai  eu  cjuelques  Ijaifons  avec  les  Éditeurs 
de  TEncyclopédie,  que  j'ai  fourni  quelques  articles  à  l'ou- 
vrage ,  que  tnùn  ùotri  fe  tf<yuve  avec  ceiix  des  auteuis  ;  il  fau- 
droit  que  mon  Tèlë  poui*  tnOn  pays  fût  moins  connu, qu'on 
ïuppôsât  que  Târtrcle  Genève  m*èût  échappé ,  .ou  qu'on  ne 
pût^  ihfërer  de  mon  filence  que  j^adhërc  à  ce  qu*il  contient. 
Rien  de  toiîf  cèFa^^ne  pouvant  être,  il  faut  donc  parler,  il 
faut  que  jedéfavotiie  ce  que  je  rt*apprduve  point,  a,fin  qu'on 
ne  m'impute  pas  d'autres  fentimens  que  les  miens.  Mes  Com- 
patriotes n'ont  p^s  befoij?  ^c  mes  confeils,  je  le.  fais  bien: 
mais  moi  j*aî  bcfoin  de  m'hon.orer^en  montrant  que  je  pe&fe 
comme  eux  fur  j>qs  maximes.        ••  -%  • 

,  Jb  n'ignore  pas  cowilîen  cet  décrit,  fi  loin  de  ceiju^ilde- 
irroitjêtre»,  eu  loin  mêtae  de  ce  qup  j'aurais  pu  iàîi^e  en  de 
plus  heureux  jours.  Tant  de  <hofes  ont  concouru  à  le  met- 
tre .au-deflbus  du  médiocre  où  je  pouvoîs  autrefois  attein- 
dre^ que  je.m'étônne^qu'il  ne  (oit  p^pjre  râcqre*  J'écri96Ϋ 


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pour  ma  patrie  :  s'il  étok  vrai  que  le  zèle  tînt  lieu  de  ta- 
lent ,  j'auroîs  fait  mieux  que  jamais  ;  mais  j*ai  vu  ce  qu'il 
felloit  faire ,  &  n'af  pu  l'exécuter.  J'ai  dit  froidement  la  vé- 
rité :  qui  eft-ce  qui  fe  foucic  d'elle  ?  Trîfle  recommandation 
pour  un  livre!  Pour  être  utile  il  faut  être  agréable,  &  ma 
plume  a  perdu  cet  art-là.  Tel  me  difputera  malignement 
cette  perte.  Soit;  cependant  je  me  fens  déchu,  &  Ton  ne 
tombe  pas  au-defîbus  de  rîeiu 

Premièrement  ,  II  ne  s'agît  plus  ici  d'un  vain  babil  de 
philofophie;  mais  d'une  vérité  de  pratique  importante  k  tout 
un  peuple.  Il  ne  s*àgit  plus  de  parler  au  petit  nombre  ,  mais 
au  public  ;  uî  de  faire  penfer  les  autres,  mais  d'expliquer 
nettement  ma  penfée.  Il  a  donc  fallu  changer  de  ftyle  :  pour 
me  fiire  mieux  entendre  à  tout  le  monde,  j'ai  dit  moins  de 
diofesen  plus  de  mots;  &  voulant  être  clair  &  (impie,  je 
me  fuis  trouvé  lâche  &  difius. 

Je  comptoîs  d'atord  fur  une  feuillç  ou  deux  d'împreflîoH 
tout  au  plus  :  j'ai  commencé  à  la  hâte ,  &  mon  fujet  s'éten- 
dant  fous  ma  plume,  je  l'ai  lailïee  aller  (ans  contrainte* 
J'étois  malade  &  trîfte;  &,  quoique  j^eufle  grand  befoin  de 
diftraéUori  ,  je  me  îèntois  fî  peu  en  état  de  penfèr  (5c  d'écrire^ 
que,  (î  ridée  d'un  devoir  à  remplir  ne  m'eût  foptenu^  j'au- 
roîs  jette  cent  fols  mon  papier  au  feu.  J'en  fuis  devenu  moins 
févëre  à  môi;niême.  J'ai  cherché  dans  mon  travail  quelque 
imufènrent  qui  me  le  fit  fupporter.  Je  me  fuis  jette  dans  tou- 
tes les  digreffions  qui  (e  font  préfentées.,  (ans  prévoir  com- 
bien ,  pour  (bulager  mon  ennui  j  j'en  préparois  peut-être  au 
leftejur.  . 

Le  goût ,  le  cTioîx ,  là  correftion  ne  (auroîent  (e  trouver 
dans  cet  Ouvrage  ;  vivant  (eul ,  je  n*ai  pu  le  montrer  à  per- 


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2yZ  Préface^ 

forme.  J'avpîs  un  A^rift^r^îW  f^vèr«  &  jiKlid^wc ,  je  me  V«î 
plu$  ,  je  n*en  v^x  plus  (  *  )  j  mais  je  Je  regrette^  fins  cçff 
(çy  jSc-il  manque  bien  plus  çacoi:e  à  mon  cœur  qu'à  meft 
écrits.  '      .   *'  . 

La  foîîtudc  -calme  Tame,  &  appaife  ies  paflïons  que  la 
^éfordre  du  monde  a  fàk  naître.  Loin  des  vices  qui  nous 
irritent;  on  en  pade  avec  moins  d'indignation  ;  loin  dès  maux 
qui  nous  touchent,  le  cœur  en  eft  moins  ému.  DejAiîs  que 
je  ne  vois  plus  les  hommes ,  j'ai  prefque  cefïe  de  haïr  les  mé- 
chaa^v.  P'ailleurs,  le  mal  qu'ils  m'ont  fait  à  moi-rmêfloç ,  m'otic 
le  droit  d'en  dire  d'eux.  Il  faut  déformais  quç  je  Ipiur  pa;:dpnae 
pour  ne  leur  pas  reflèmblen  Sans  y  fonger,  je  {bbftkuçrojLs. 
l'amour  de  la  vengeance  à  celui  dç  U  juftice  ;  ij  vaut  mieux, 
tout  oublier.  J'efpère  qu'on  ne  me  trouvera  pli3s  cette  âprçté 
qu'on  me  reprochoit,  mais  qui  m.e  fiiifoit  lire  -,  je  confèns  d'être 
moins  lu,  pourvu  que  je  vive  en  paix, 

A  ces  raifonSjîl  s*eo  joint  une  autre  plus  cruelle  &  que 
je  voudroîs  en  vain  difljmùlcr  j  le  public  ne  la  fentirpit  que 
trop  malgré  mou  Si  dans  les  çlÇiis  fortis  de  ma  plume  ce 
papier  efl  encore  au-defïbus  des  autres ,  c'ell  moins  la  faute 
<les  cîrconftances  que  là  mienne  ;  c'eft  quç  jç.fuis  au-defibus 
<le  moi-même.  Les  maux  du  corps  çpuifept  l'ame  :  à  force 
de  fpuf&ir  elle  perd  (on  reflbrt.  Un  inflant  de  ièrmentatîon 
pafl&gëre  produifît  en  moi  quelaue-lueur  de  talent;  il  s'eft 
montré  tard  j  il  s'efl:  étçint  dç  popne  Heijrç.  En  reprenant 

(  ♦  )  Ad  amîcum  ctfi  produxcris  gla-  rîo  ,  &  fuperbiâ  ,  &  myftcrii  recela- 

idium  ,  tion  defperes  ;  eft  enim  re^  rione ,  &  piagâ  dolosâ.  lA  his  omnibut 

j[reflus  id  amicunu   Si  aperueris  ot  «fTugiet  amicus*   EccUJlafiic*  XXIL 

crifie ,  non  dmeas  ;  eft  enim  concor-  ad.  27* 
-4iaao::ezcepto  convido,&  imprope*- 


{ 


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P  R  É  F  A   C  Ei  2J^ 

mon  état  natureî,  je  fuis  rentré  dans  le  néant.  Je  n^eus  qu'un 
moment,  il  eft  pafle;  j'ai  la  honte  de  me  furvîvre.  Lefteur, 
fi  vous  recevez  ce  dernier  ouvrage  avec  indulgence,  voug 
accueillerez  mon  ombre;  car  pour  moi  je  ne  fuis  plus. 


A  Montmorency  p.  k  %o  Mars  tj^9. 


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38l 

■■  '  ■■'   III.  ^   iirmmssssssi  m   \ 

J.  J.  ROUSSEAU, 

CITOYEN    DE    GENÈVE, 

À    M.    D'ALEMBERT. 

J  Al  lu,  Monficur,  ^Ytt  plaîfîr  votre  article  ,  Genève  ,  dans 
le  feptième  volume  de  V Encyclopédie.  En  le  relifant  avec  plus 
de  plaifir  encore  ,  il  m'a  fourni  quelques  réflexions  que  j'ai  cru 
pouvoir  offrir,  fous  vos  aufpices,  au  public  &  a  mes  concitoyens. 
II  y  a  beaucoup  k  louer  dans  cet  article  ;  mais  fi  les  éloges 
4ont  vous  honorez  ma  patrie  m'ôtent  le  droit  de  vous  en 
rendre ,  ma  fîncérité  parlera  pour  moi  ;  n'être  pas  de  votre  avis 
fur  quelques  points ,  c'eft  aflez  m'expliquer  fur  les  autres. 

Je  commencerai  par  celui  que  j'ai  le  plus  de  répugnance  k 
traiter ,  &  dont  l'examen  me  convient  le  moins  ;  mais  fur  lequel 
par  la  raifon  que  je  viens  de  dire ,  le  filence  ne  m'eft  pas 
permis.  C'eft  le  jugement  que  vous  portez  de  la  dodtrine  de 
nos  Mîniftres  en  matière  de  foi.  Vous  avez  fait  de  ce  corps 
re/peôable  un  éloge  très-beau ,  très-vrai ,  très-propre  h  eux  feuls 
4ans  tous  les  Clergés  du  monde  ,  &  qu'augmente  encore  la 
confidération  qu'ils  vous  ont  témoignée,  en  montrant  qu'ils  aiment 
la  philofophie  ,  &  ne  craignent  pas  l'œil  du  Philofophe.  Mais  ^ 
Monfieur  ,  quand  on  veut  honorer  les  gens ,  il  faut  que  ce 
(oit  k  leur  manière  ,  &  non  pas  h  la  nôtre  j  de  peur  <ju*ils  ne 
s'ofFenfent  avec  raifon  des  louanges  nuifïbles  ,  qui ,  pour  être 
données  à  bonne  intention,  n'en  bleffent  pas  moins  l'état,  l'in- 
térêt, les  opinions,  ou  les  préjugés  de  ceux  qui  en  font  l'objet. 
Ignorez-vous  que  tout  nom  de  feâe  eft  toujours  odieux ,  &  que 
de  pareilles  imputations,  rarement  fans  conféquence  pour  des 
Laïques,  ne   le    font  jamais  pour  des   Théologiens  ? 

Œuvres  miUes.  Tome  IL  N  n 


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a8x         /.    /•    RoussEAUy 

Vous  me  direz  qu*il  eft  queftion  de  faits  &  non  de  louanges, 
&  que  le  Phîlofophe  a  plus  d'égard  k  la  vérité  qu'aux  hommes  : 
mais  cette  prétendue  vérité  n'eft  pas  fi  claire,  ni  fi  indifférente', 
que  vous  foyez  en  droit  de  l'avancer  fans  de  bonnes  autorités ,. 
&  je  ne  vois  pas  où  l'on  en  peut  prendre  pour  prouver  que 
les  fehtimens  qu'un  corps  profefle  &  fur  lefquels  il  fe  conduit , 
ne  font  pas  les  fiens.  Vous  me  direz  encore  que  vous  .n'attri- 
buez point  à  tout  le  corps  eccléfiaftique  les  fentimens  dont  vous 
parlez;  mais  voua  les  attribuez  k  plufieurs ,  &  plufieurs  dans  un 
petit  nombre  font  toujours  une  fi  grande  partie  que  le  tout  doit 
s'en  reflentir. 

Plusieurs  Pafteurs  de  Genève  n'ont,  félon  vous  qu'un  So- 
cianifme  parfait.  Voilà  ce  que  vous  déclarez  hautement ,  k  la 
face  de  l'Europe.  J'ofe  vous  demander  comment  vous  Tavez 
appris  ?  Ce  ne  peut  être  que  par  vos  propres  conjeâures^  ou 
par  le  témoignage  d'autrui,  ou  fur  l'aveu  des  Pafteurs  en  quef- 
rion. 

Or  ,  dans  les  matières  de  pur  dogme  &  qui  ne  tiennent  point 
il  la  morale ,  comment  peut-on  juger  de  la  foi  d'autrui  par  con- 
jeâure  ?  Comment  peut-on  même  en  juger  fur  la  déclaration 
d'un  ders ,  contre  celle  de  la  perfonne  intéreflfée  ?  Qui  fait 
mieux  que  moi  ce  que  je  crois  ou  ne  crois  pas ,  &  k  qui  doit- 
on  s*en  rapporter  lî-deflus  plutôt  qu'à  moi-même  ?  Qu'après 
avoir  tiré  des  difcours  ou  des  écrits  d'un  honnête  homme  des 
conféquences  fophîftiques  &  défavouées  ,  un  Prêtre  acharné 
pourfuive  TAuteur  fur  ces  conféquences,  le  Prêtre  fait  fon 
métier  &  n'étonne  perfonne  :  mais  devons-nous  honorer  les 
gens  de  bien  comme  un  fourbe  les  perfécute  ;  &  le  Philofo- 
phe  imitera-t-îl  des  raifonnemens  captieux  dont  il  fut  fi  fouvent 
la  viâifhe  ? 

Il  refteroît  donc  à  penfer,  fur  ceux  de  nos  Pafteurs  que 
vous  prétendez  être  Sociniens  parfaits  &  rejetter  les  peines  éter- 
nelles, qu'ils  vous  ont  confiés  li-deffbs  leurs  fentimens  parti- 
i:uliers  :  mais   fi  c'étoit  en  çffet  leur   fentiment,  &  qu'ils  vous 


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A      M.      !>'  A  L  E  M  B  1E  RT. 


283 


feuffent    confié  ,  fans   doute   ils    vous  Pauroient  dît  en  fecret 
dans   Phonnête   &   libre  épanchement  d'un    commerce  philofo-^ 
phique  ;  ils  Tauroient  dit  au  Philofophe ,  &  non  pas  à  TAuteur. 
Ils  n'en  ont  donc  rien  fait ,  &  ma  preuve  eft  fans  réplique  i  c*eft 
que  vous   Pavez  publié. 

Je  ne  prétends  point  pour  cela  juger  ni  blâmer  la  doftrine 
que  vous  leur  imputez  ;  je  dis  feulement  qu'on  nV  nul  droit  de 
la  leur  imputer ,  k  moins  qu'ils  ne  la  reconnoiflent ,  &  j'ajoute 
qu'elle  ne  reflemble  en  rien  h  celle  dont  ils  nous  inftruifent.  Je 
ne  fais  ce  que  c'eft  que  le  Socianifme  ,  ainfi  je  n'en  puis  parler 
ni  en  bien  ni  en  mal  ;  &  même  fur  quelques  notions  confufes 
de  cette  fede  &  de  fon  fondateur,  je  me  fens  plus  d'éloigne- 
ment  que  de  goût  pour  elle  :  mais  ,  en  général ,  je  fuis  l'ami 
de  toute  Religion  paifible,  oh  l'on  fert  l'Être  éternel  félon  la  raifon 
qu'il  nous  a  donnée.  Quand  un  homme  ne  peut  croire  ce  qu'il 
trouve  abfurde,  ce  n'eft  pas  fa  faute,  c'eft  celle  de  fa  raifon  (i); 


[  I  ]  Je  crois  voir  un  principe  qui , 
bien  démontré  comme  il  pourroit  Té- 
n-e ,  arracheroit  à  Tinflant  les  armes 
àes  mains  k  Tincolérant  &  au  fuperf- 
ririeux ,  &  calmeroit  cette  fureur  de 
faire  des  profélytes  qui  femble  ani- 
mer les  incrédules.  C'eft  que  la  rai- 
fon humaine  n'a  pas  de  mefure  com- 
mune bien  déterminée  ,  &  qu'il  eft 
injufte  ï  tout  homme  de  donner  la 
fienne  pour  règle  \  celle  des  autres. 

Suppofons  de  la  bonne  foi ,  fans 
laquelle  toute  difpute  n'eft  que  du  ca- 
quet. Jufqu'k  certain  point  ,  il  y  a 
des  principes  communs  ,  une  éviden- 
ce commune ,  &  de  plus  ,  chacun  a  fa 
propre  raifon  qui  le  détermine  ;  ainfi 
ce  fentiment  ne  mène  point  au  Scep- 
ticifme  :  mais  aufli  les  bornes  géné- 
rales de  la  raifon  n'étant  point  fixées, 
&  nul  n'ayant  infpe£hon  fur  celle 
d'autrui,  voilà  tout  d'un  coup  le -fier 


dogmatique  arrêté.  Si  jamais  on  pour- 
voit établir  la  paix  où  régnent  l'in- 
térêt ,  l'orgueil  &  l'opinion ,  c'eft  par- 
la qu'on  termineroic  à  la  fin  lesdif- 
fentions  des  Prêtres  &  des  Philofo- 
phes.  Mais  peut-être  ne  feroit-ce  le  ' 
compte  ni  des  uns  ni  des  autres  :  il 
n'y  auroit  plus  ni  perfécutions  ni  dif- 
putes;  les  premiers  n'auroient  per- 
fbnne  k  tourmenter  ^  les  féconds ,  per- 
fônne  k  convaincre  :  autant  vaudroic 
quitter  le  métier. 

Si  l'on  me  demandoit  Hi-deffus  pour- 
quoi donc  je  difpute  moi-même  ,  je 
répondrois  que  je  parle  au  plus  grand 
nombre^  que  j'expofe  des  vérités  de 
pradque ,  que  je  me  fonde  fur  l'ex- 
périence ,  que  je  remplis  moo  devoir , 
&  qu'après  avoir  dit  ce  que  je  pen- 
fe,  je  ne  trouve  point  mauvais  qu'on 
ne  (bit  pas  de  mon  avis, 

Nn  ij 


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ftS4 


/•    /.    Rov  s  s  E  Âxr; 


&  comment  concevrai-je  que  Dieu  le  punifle  de  ne  s'être  p«5  fait 
un  entendement  (  a  )  contraire  à  celui  qu'il  a  reçu  de  lui  ?  Sï  un 
Doâeur  venoic  m'ordonner ,  de  la  part  de  Dieu,  de  croire  que  la 
partie  eft  plus  grande  que  le  tout^  que  pourrois-^  penfer  en  mot- 
même,  finon  que  cet  homme  vient  m'ordonner  d'être  fou?  Sans 
doute  l'Orthodoxe ,  qui  ne  voit  nulle  abfurdité  dans  les  myf- 
tères,  eft  obligé  de  les  croire  :  mais  fx  le  Socinien  y  en  trouve, 
qu'a- 1- on  à  lui  dire?  Lui  prouvera-t^on  qu'il  n'y  en  a  pas?  Il  com- 
mencera, lui,  par  vous  prouver  que  c'eft  une  abfiirdité  de  raifonner 
fur  ce  qu'on  ne  fauroit  entendre.  Que  faire  donc?  Le  lai/Ter  en 
repos. 

Je  ne  fuis  pas  plus  fcandaKfé  que  ceux  qui  fervent  un  Dieu 


(a)  It  faut  fe  re£buvenir  que  j'ai 
Il  répondre  à  un  auteur  qui  n'eft  pas 
proteftant;  &  je  crois  lui  répondre 
en  effet  ^  en  montrant  que  ce  qu'il 
accufe  nos  miniftres  de  faire  dans  no- 
tre religion  ,  s'y  feroit  inutilement , 
fiç  fe  fait  néceflairement  dans  plufîeurs 
autres ,  fans  qu'on  y  fonge. 

Le  monde  inielleâuel,  fans  en  ex- 
cepter la  géométrie,  efl  plein  devé<*- 
rités  incom'préhenfibles ,  &  pourtant 
inconteftables ,  parce  que  la  raifon 
qiii  les  démontre  exiftantes,  ne  peut 
les  toucher  ,  pour  ainfi  dire,,  à  travers 
les  boi-nes  qui   l'arrêtent,  mais  feu- 
lement les  appercevoir.  Tel  eft  le  do- 
gme de  l'exiftence  de  Dieu  ;  tels  font 
les  myflàres  admis  dans  les  commur 
nions  proteftantes«  Les  myftèreç  qui 
heurtent  la   raifon ,  pour  me  fervir 
des  termes  de  M.   d'Alembert,  font 
toute  autre  cbofe.  Leur  contradiflion 
même  les  fait  rentrer  dans  £es  bornes  ; 
elle  a  toutes   les  prifes   imaginables 
pour  fentir  qu'ils  n'cxiftent  pas  ;  car 
bien  qu'on  ne  puifle  voie  une  cbofe 


abfurde ,  rien  n*eft  fi  clair  que  l'ab-^- 
fnrdité.  Voilà  ce  qui  arrive ,  lôrfqu'oa- 
ft)utient  \   la  fois  deux   propofitions 
contradidoires.  Si  vous  me  dites  qu'un 
efpace  d'un  pqpce  efl  au(fi  un  efpace 
d'un  pied,  vous  ne  dites  point  du  touc 
une  chofe  myftérieufe,.  obfcure,  incom- 
préhenfible  ;  vous  dites ,  au  contraire,, 
une  abfurdité  lumineufe,  palpable,  une 
chofe  évidemment  fauffc.  De  quefque^ 
genre  que  foient  les  démonftrations- 
qui  l'étaWilTent  ,   elles   ne  fauroienr. 
l'emporter  fur  celle  qui   la  détruit,, 
parce  qu'elle  eft  tirée  immédiatement 
des  notions  primitives  qui  fervent  de* 
bafe  à  toute  certitude  humaine.  Au-- 
trement,  la  raifon,  dépofant  contre- 
elle-même,  nous  forceront  à  la  reçu-- 
fer;  &  loin  de  nous  faire  croire  ce-- 
ci  ou  cela ,  elle  nous  empécheroit  de 
plus  rien  croire,    auendu  que  tout, 
principe  de  foi  feroit  détruit.   Tout^ 
homme  ,    de   quelque  religion  qu'il: 
foit ,  qui  dit  croire  à  de  pareils  mys- 
tères ,  en   impofe  donc ,   ou  ne  îàific 
ce  qu'il  dit. 


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clament  9  rejettent  Péternité  des   peines ,  sHls  la  trouvent  incom- 
patible avec  fa  juftice.  Qu'en  pareil  cas  ils   interprètent  de  leur 
mieux  les  paflTages  contraires  ^  leur  opinion ,  plutôt  que  de  Taban- 
donuer,  que  peuvent-Hs  faire  autre  chofe  ?  Nul  n'eft  plus  péné« 
tré  que  moi  d'amour  &  de  refpeâ  pour  le  plus  fublime  de  tous 
les  Ûvres  ;    il  me  confole  &  mHnftruit  tous  les  jours ,  quand  les 
autres   ne  m'infpirent  plus  que  du  dégoût.  Mais  je  foutiens  que 
fi  rÉcriture  elle-même  nous  donnok  de  Dieu  quelque  idée  indigne 
de  lui,  il  faudroît  la  rejetter  en  cela,  comme  vous  rejettez  en 
géométrie  les  démonflrations  qui  mènent  à  des  concluflons  abfur- 
•  des  :  car ,  de  quelque  authenticité  que  puifle  être  le  t^xt^  facré^: 
il  efl  encore  plus  croyable  que  la  Bible  foit  altérée^  que  Dieu* 
injufte  ou  mal-faifant. 

Voilîi ,  Monficur ,  les  raifons  qui  mSempédieroîent  de  tlâmef 
ces  fentimens  dans  d'équitables  &  modérés  Théologiens ,  qui ,  de 
kur.  propre  doârine,  apprendroîent  ^  ne  forcer  perfonne  h  Tadop^ 
fer.  Je  dirai  plus  ;  des  manières  de  penfer  fi  convenables  à  une 
créature  raifbnnable  &  fdble ,  fi  dignes  d'un  Créateur  jufle  &  mi-* 
féricordieux,  me  paroiflènt  préférables  à  cet  affciïtiment  ftupide 
qui  fait  de  l'homme  une  béte ,  &  k  cette  barbare  intolérance  qui 
ùi  plait  \  tourmenter  dès  cette  vie  cent  qu'elle  defKne  aux  toiur--^ 
mens  éternels  dans  l'autre.  En  ce  fens ,  je  vous  remercie  pour  mdi 
patrie  de  Pefprit  de  philofophie  &  d'humanité  que  vous  reconnoi/Tez 
dans  fon  Clergé ,  &  de  la  juftice  que  vous  âîmez  h  lui  rendre  ;  je: 
fuis  d'accord  avec  vous  fur  ce  point.  Mais  pour  être  Philofophes' 
ft  tolérans  (3),  il  ne  s'enfuit  pas  que  fc%  membres  forent  héréti- 
ques. Dans  le  nom  de  parti  que  vous  leur  donnez ,  dans  les  dogmes 
que  vous  dites  être  les  leurs  y  je  ne  puis  vous  approuver  ni  vou& 

f  3  ]  Sar  la  tolérance  chrétienne ,  confpeétioh  dat»  h  cenfaré  des  er--- 

OB  peut  confoîrer  te  Chapitré  qui  por-  renrs  fur  la  foi ,  que  dans  celle  de$: 

te  ce  titre,  dans  fort^ième  Livre  de  fautes  contre  lesmceurs,  &  comment 

k  Doftrine  Chrétienne  de  M.  le  Pro-  s'allient  dans  les  règles  de  cette  cen— 

liefleur  Vemct.  On  y  verra  par  quel-  Aire,  la  douceur  du  Chréden ,  larair- 

ks  raifons  TÉglife  doit  apporter  en^  fon  du  fage ,  &  le  zèle  du  Fafleuxv 
core  plus  de  ménagement  &  de  cir- 


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286 


J.    J.    Rov  s  È  n  Aui 


fuîvre.  Quoiqu'un  tel  fyftéme  n*aîtrîen,  peut-être,  que  d'honorable 
îi  ceux  qui  l'adoptent,  je  me  garderai  de  l'attribuer  \  mes  Pafteurs, 
qui  ne  l'ont  pas  adopté  ;  de  peur  que  l'éloge  que  j'en  pourrois  faire 
ne  fournît  \  d'autres  le  fujet  d'une  accufatîon  très -grave,  &  ne 
nuisît  k  ceux  que  j'aurois  prétendu  louer.  Pourquoi  me  chargerois- 
je  de  la  profeffion  de  foi  d'autruiî  N'ai- je  pas  trop  appris  i  craindre 
ces  imputations  téméraires  ?  Combien  de  gens  fe  font  chargés  de  la 
mienne ,  en  m'accufant  de  manquer  de  religion ,  qui  sûrement  ont 
fort  mal  lu  dans  mon  cœur?  Je  ne  les  taxerai  point  d'en  manquer 
eux-mêmes  :  car  un  des  devoirs  qu'elle  m'impofe  eft  de  refpeftet 
les  fecrets  des  confciences.  Mon/îeur,  jugeons  les  aûions  des  hom- 
mes, &  laiflbns  Dieu  juger  de  leur  foi. 

En  voîlh  trop ,  peut-être ,  fur  un  point  dont  l'examen  ne  m'ap- 
partient pas,  &  n'eft  pas  auffi  le  fujet  de  cette  Lettre.  Les  Minîftres 
de  Genève  n'ont  pas  befoin  de  la  plume  d'autrui  pour  fe  défen- 
dre (4)  ;  ce  n'eft  pas  la  mienne  qu'ils  choifiroient  pour  cela,  &  de 
pareilles  difcuffions  font  trop  loin  de  mon  inclination  pour  que  je 
m'y  livre  avec  plaifir  ;  mais  ayant  a  parler  du  même  article  où  vous 
leur  attribuez  des  opinions  que  nous  ne  leur  connoiflbns  point ,  me 
taire  fur  cette  aflertion ,  c'étoit  y  paroître  adhérer ,  &  c'eft  ce  que 
je  fuis  fort  éloigné  de  faire.  Senfible  au  bonheur  que  nous  avons 
de  pofféder  un  corps  de  Théologiens Philofophes  &. pacifiques,  ou 


(4)  Ceft  ce  qu'ils  viennent  de 
faire,  \  ce  qu'on  m'écrit  ,  par  une 
déclaration  publique.  Elle  ne  m'eft 
point  parvenue  dans  ma  retraite  j  mais 
j'apprends  que  le  public  l'a  reçue  avec 
applaudiffement.  Ainfi  ,  non  -  feule- 
ment je  jouis  du  plaifir  de  leur  avoir 
le  premier  rendu  l'honneiu-  qu'ils  mé- 
ritent, mais  de  celui  n'entendre  mon 
jugement*  unanimement  confirmé.  Je 
fens  bien  que  cette  déclaration  rend 
le  début  de  ma  lettre  entièrement  fu- 
perflu ,  &  le  rendroit  peut-être  in- 
difçret  dans  tout  autre  cas^  tnais  étant 


fur  le  point  de  le  fupprimer ,  j'ai  vu 
que  parlant  du  même  article  qui  y  a 
donné  lieu ,  la  même  raifon  fubfiftoic 
encore  ,  &  qu'on  pourroit  toujours 
prendre  mon  filence  pour  une  efpèce 
de  confentement.  Je  laiffe  donc  cet 
réflexions  d'autant  plus  volonders  que, 
fi  elles  viennent  hors  de  propos  fur 
une  affaire  heureufemeht  terminée  , 
elles  ne  contiennent  en  général  rien 
que  d'honorable  k  l'Églife  de  Genè- 
ve ,  &  que  d'utile  aux  hommes  ea 
tout  pays. 


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A      M.      D^  A  L  E  M  B  E  RT.  18/ 

plutôt  un  corps  d'OfEcîers  de  morale  (5)  &  de  Miniflres  de  la  vertu , 
je  ne  vois  naître  qu'avec  effroi  toute  occafion  pour  eux  de  fe  ra- 
baifler  jufqu'k  n'être  plus  des  gens  d'églîfe.  Il  nous  importe  de  les 
çonferver  tels  qu'ils  font.  Il  nous  importe  qu'ils  jouifTent  eux-mêmes 
de  la  paix  qu'ils  nous  font  aimer ,  &que  d'odieufes  difputes  de  théo- 
logie ne  trou|;>lent  plus  leur  repos  ni  le  nôtre.  Il  nous  importe  enfin 
d'apprendre  toujours  ,  par  leurs  leçons  &  par  leur  exemple ,  que  la 
douceur  &  l'humanité  font  aufli  les  vertus  du  Chrétien. 

Je  me  hâte  de  pafler  h  une  difcuflîon  moins  grave  &  moins 
férîeufe ,  mais  qui  nous  intérefle  encore  affez  pour  mériter  nos 
réflexions,  &  dans  laquelle  j'entrerai  plus  volontiers  ,  comme 
étant  un  peu  plus  de  ma  compétence;  c'efl  celle  du  projet 
d'établir  un  théâtre  de  Comédie  k  Genève.  Je  n'expoferai  point 
ici  mes  conjeâures  fur  les  motifs  qui  vous  ont  pu  porter  à  nous 
propofer  un  établiflement  fi  contraire  à  nos  maximes.  Quelles 
que  foient  vos  raifons,  il  ne  s'agit  pour  moi  que  des  nôtres, 
&  tout  ce  que  je  me  permettrai  de  dire  k  votre  égard  ,  c'eft 
que  vous  ferez  sûrement  le  premier  Philofophe  (  6  )  qui  jamais 
ait  excité  un  peuple  libre  ,  une  petite  ville,  &  un  État  pauvre > 
à  fe  charger  d'un  fpeâacle  public. 

Que  de  queflîons  je  trouve  à  difcuter  dans  celle  que  vous 
femblez  réfoudre  !  Si  les  fpeâacles  font  bons  ou  mauvais  en 
eux-mêmes  >  S'ils  peuvent  s^allier  avec  les  mœurs  ?  Si  l'auflérité 
républicaine  les  peut  comporter  ?  S'il  faut  les  foufFrir  dans  une 
petite  ville  ?  Si  la  profeflion  de  Comédien  peut  être  honnête  ? 
Si  les  Comédiennes  peuvent  être  î^uflî  fages  que  d'autres  fem- 
mes ?  Si  de  bonnes  loixfuffifent  pour  réprimer  les  abus  ?  Si  ces. 

(  J  )  C'eft  ainfî   que  TAbbë  de  S.  chers  i  M.  d'AIembert ,  le  moderne 

Pierre  appelloit  toujours  le»  Ecclé-  feroit  de  fon  avis  ,  peut-être  ;  mais 

fiafHqaes ,  foit  pour  dire  ce  qu'ils  font  Tacite  qu'il  aime ,  qu'il  médite ,  qu'il 

en  efFet ,  foit  pour  exprimer  ce  qu'ils  daigne  traduire ,  le  grave  Tacite  qu'il 

devroient  être.  cite  fi  volontiers  ,  qu'k  Tobfcurité  près 

il  limite  fi  bien  quelquefois ,  en  eût- 

(  6  )  De  deux  célèbres  Hiftoriens ,  il  été  de  même  ? 
tous   deux  philofophes  ,   tous  deux 


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289  J.    J.    Rou  s  s  E  A  u; 

loîx  peuvent  être  bien  obfervées ,  &c.  ?  Tout  cft  problème 
encore  fur  les  vrais  effets  du  Théâtre,  parce  que  les  dîTputes 
qu*il  occafionne  ne  partageant  que  les  gens  d'églife  &  les  gens 
du  monde ,  chacun  ne  l'envifage  que  par  (es  préjugés.  VoUh , 
Monfieur ,  des  recherches  qui  ne  feroîent  pas  indignes  de  vorrd 
plume.  Pour  moi,  fans  croire  y  fuppléer,  je  me  contenterai  de 
chercher  dans  cet  eflai  les  éclaircifiemens  que  vous  nous  avcr 
rendus  néceffaires;  vous  priant  de  confidérer  qo^en  difant  mon 
avis  à  votre  exemple ,  je  remplis  un  devoir  envers  ma  patrie  , 
&  qu^au  moins  y  (i  je  me  trompe  dans  mon  femiment,  cett^ 
erreur  ne  peut  nuire  \  perfonne. 

Au  premier  coup  d'œîi  jette  for  ces  înfîitutîons ,  je  vois  (fa- 
bord  qu'un  fpeflacle  eft  un  amufement;  &  s'il  eft  vrai  qu'il  faHIe 
des  amufemens  k  Phofitme ,  vous  conviendrez  au  moins  qu'ils  ne 
font  permis  qu'autant  qu'ils  font  iféceflaires ,  &  que  tout  amu- 
fement  inutile  eft  unf  mal  pour  im  être  dont  la  vie  eft  fi  courte 
&  le  temps  fi  précieuse.  L'état  d'homme  a  fes  plaifirs ,  qui  déri- 
vent de  fà  nature ,  &  nairtènt  de  fes  travaux,  de  ks  rapj>orts,  de 
fes  befoins  ;  &  ces  plaifirs^  d'autant  plus  doux  que  celui  qui  les 
goûte  a  l'ame  plus  faine  ,  rendent  quiconque  en   fait  jouir  plus 
fenfible  h  tous  les  autres.  Un  pèrç ,  un  fils,  un  mari,  un  citoyen, 
ont  des  devoirs  fi  chers  à  remplir ,  qu'ils  ne   leur  laiffènt  rien  k 
dérober  à  l'ennui.  Le  bon  emploi  du    temps  rend  le  temps  plus 
précieux  encore;  &  mieux  on  le  met  à  profit,  moins  on  en  fait 
trouver  k  perdre.  Auflî  voit-on  conftamment  que  l'habitude  du 
travail  rend  l'inaftion  infupportable ,  &  qu'une   bonne  confcience 
éteint  le  goût  des  plaifirs  frivoles  :  mais  c'eft  le  mécontentement 
de  foi-même,  c'eft  le  poids  de  l'oifiveté  ,  c'eft  l'oubli  des  goûts 
fimples  &  natwels ,  qui  rendent  fi  néceflaire  un  amufement  étran- 
ger. Je  n'aime  point  qu'on  ait  befoin  d'attacher  incefBtmment  fon 
coeur  fur  la  fcène ,  comme  s'il  étoit  mal  k  fon  aife  au*dedans  de 
nous.  La  nature  rnéme  à  di^é   la  réponfe  de  ce  barbare  (  7  ) 
k  qui  fon  vantoit  les  magnificences  du  Cirque  &  de$  jeux  établis 

\ 

(  7  )  Chryfpft,  in  Matth.  Homel.  }9. 


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A      M.      D^A  L  E  M  B  B  AT. 


2«9 


\  Rome.  Les  Romains ,  demanda  ce  bon  homme ,  n^ont*iIs  ni 
femmes  ^  ni  enfans  ?  Le  barbare  avoir  raîfon.  L'on  croit  s'aflèm-  [ 
bler  au  Speftacle  ,  &  c'eft-lh  que  chacun  s'îfole  ;  c'eft-là  qu'on 
va  oublier  fes  amis  ,  ies  voîïîns ,  ks  proches ,  pour  s'întérefler  k 
des  fables ,  pour  pleurer  les  malheurs  des  morts  ,  ou  rire  aux 
dépens  des  vivans.  Mais  j*aurois  dû  fentir  que  ce  langage  tfeft 
plus  de  faîfon  dans  notre  fîècle.  ^Tâchons  d'en  prendre  un  qui 
Ibit  mieux  entendu. 

Demander  fi  les  Speûacles  font  bons  ou  mauvais  en  eux- 
mêmes  ,  c'eft  faire  une  queftion  trop  vague  ;  c'eft  examiner  ua 
rapport  avant  que  d'avoir  fixé  les  termes.  Les  Speâacles  font 
faits  pour  le  peuple ,  &  ce  n'eft  que  par  leurs  effets  fur  lui  qu'on 
peut  déterminer  leurs  qualités  abfolues.  Il  peut  y  avoir  des, 
Spcftacles  d'une  infinité  d'efpèces  ;  (8  )  il  y  a  de  peuple  à  peu- 
ple une  prodigîeufe  âjivevCité  de  mœurs,  de  tempérammens ,  de 
caraâères.  L'homme  eft  un,  je  Tavoue;  mais  l'homme  modifié 
par  les  religions ,  par  les  gouvernemens ,  par  les  loix ,  par  les 
coutumes  ,  par  les  préjugés ,  par  les  climats ,  devient  fi  différent 
de  lui-môme  qiiSl  ne   faut  plus  chercher  parmi  nous  ce  qui  eft. 


»  (  8  )  II  peut  y  avoir  des  Speéb- 

V  des  blâmables  en  eux-méiiies.com- 

»  me  ceux  qui  font  inhumains,  ou 

»  indécens  &  licencieux  :  tels  écoient 

n  quelques-uns  des  fpeôacles  parmi 

>t  les.  pay  ens.  Mais  il  en  efl  auilî  d'in- 

«  différens  en  eux-mêmes  ,   qui  ne 

»>  deviennent  mauvais  que  par  l'abus 

»  qu'on   en  fait  ;  par    exemple ,  les 

n  pièces  de  théâtre  n'ont  rien  de  mau- 

I»  vais  en  tant  quU)n  y  trouve  une 

n  peinture  de  caraAères  &  des  ac- 

19  tions  des  hommes,  où  Ton  pour» 

»>  roit  même  donner  des  leçons  utiles 

>'  &  agréables  pour  toutes  lescondi- 

»  tions  ;  mais  fi  l'on  y  débite  une  mo- 

n  raie  relâchée,  fi  les  perfonnes  qui 

j|  exercent  cette  prpfelfion,  mènent 

ÛEuyrcs  mêlées.  Tome  IL 


»  une  vie  licencieufe ,  &  fervent  1 
»  corrompre  les  autres  ,  fi  de  tels 
"  fpeétacïe^  entretiennent  la  vanité  « 
»>  la  fainéantife,  le  luxe,  l'impudi^ 
»  cité ,  il  eft  vifible  alors  que  la  cho^ 
»  fe  tourne  en  abus ,  &  qu'à  moins 
»  qu'on  ne  trouve  le  moyen  de  cor- 
M  riger    ces  abus   ou  de   s'en    ga- 
»  rantir^  il  vaut  ipieux  renoncer  k 
9>  cette  forte  d'amufement.  u  Infinie* 
tion  chrétienne.  T.  IIL  L.  Ch.  III.  l6. 
'  Voilà  l'état  de  la  queftion  bien  po- 
fé,  il  s'agit  de  favoir   fi  la   morale' 
du  théâtre   eft    néceflairement  relâ- 
chée,  fi  les  abus  font  inévitables^  fi 
les  inconvéniens  dérivent  de  la  na- 
tiu^e   de  la  chofe ,  ou  s'ils  viennent 
de  caufes  qu'on  en  puifle  écarter. 

Oo 


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ipo  7.    J^    Rov  s  s  E  Av^ 

bon  aux  hommes  en  général,  mais  ce  qui  leur  efl  bon  daos  fet 
temps  ou  dans  tel  pays  :  ainfî  les  pièces  de  Ménandre  ,  faites 
pour  le  Théâtre  d'Athènes-,  étoient  déplacées  fur  celui  de  Rome  ; 
ainfî  les  combats  des  Gladiateurs ,  qui ,  fous  la  république  ,  ani^ 
moient  le  courage  &  la  valeur  des  Romains ,  n'infpiroient ,  fous 
les  Empereurs ,  à  la  populace  de  Rome ,  que  Pamour  du  fang 
&  la  cruauté  :  du  même  objet  offert  au  même  peuple  en  difFé« 
rens  temps  il  apprit  d'abord  à  méprifer  fa  vie  ,  &  enfuite  à  fe  jouer 
de  celle  d'autrui. 

Q^ANT  à  Tefpèce  des  Speôacles ,  c'efl  néceffairement  le 
plaifir  qu'ils  donnent,  &  non  leur  utilité  qui  la  détermine.  Si 
l'utilité  peut  s'y  trouver,  à  la  bonne  heure)  mais  l'objet  principal 
efl  de  plaire ,  &  pourvu  que  le  peuple  s'amufe ,  cet  objet  eft 
afTez  rempli.  Cela  feul  empêchera  toujours  qu'on  ne  puifle  don-^ 
ner  à  ces  fortes  d'établiffemens  tous  les  avantages  dont  ils  fe-» 
roient  fufceptibles,  &  c'efl  s'abufer  beaucoup  que  de  s'en  former 
une  idée  de  perfeûion ,  qu'on  ne  fauroit  mettre  en  pratique  fans 
rebuter  ceux  qu'on  croit  înflruire.  Voilà  d'où  naît  la  diverfité  des 
Speâacles  ;  félon  les  goûts  divers  des  nations.  Un  peuple  intré? 
pide,  grave  &  cruel,  veut  des  fêtes  meurtrières  &  périlleufes,  où 
brillent  la  valeur  &  le  fens-froid.  Un  peuple  féroce  &:  bouillant 
veut  du  fang,  des  combats,  des  paffiolis  atroces.  Un  penple 
voluptueux  veut  de  la  mufique  &  des  danfes.  Un  peuple  galanc 
▼eut  de  l'amour  &  de  la  politefle.  Un  peuple  badin  veut  de  la 
plaifanterîe  &  du  ridicule.  Trahit  fua  quemque  voluptas.  II  faut^ 
pour  leur  plaire  ,  des  Spe Aacles  qui  favorifent  leurs  penchans  9  aa 
lieu  qu'il  en  faudroit  qui  les  modéraffent. 

La  fcène ,  en  général ,  eft  un  tableau  Aes  payions  humâmes  ; 
dont  l'original  efl  dans  tous  les  cœurs;  mais  fi  le  peintre  n'avoir 
foin  de  flatter  ces  pafCons ,  les  fpe^teurs  feroient  bientôt  rebu- 
tés ,  &  ne  votidroienc  (dus  fe  voir  fous  un  a(peA  qui  les  fit 
méprifer  d'eux-mêmes.  Que  s'il  donne  à  quelques-unes  des 
couleurs  odieufes ,  c'efl  feulement  à  celles  qui  ne  font  point 
générales ,  &  qu'on  hait  naturellement.  Ainfi  l'Auteur  ne  fait 
encore  en  cela  que  fuivre  le  fentîment  du  public }  &  alors  ces 


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4    M.    D^A LEM n  E ht: 


aç^i 


paffions  de  rebut  font  toujours  employées  à  en  f^ire  valoir  d'c^u- 
très,  (inon  plus  légitimes ,  du  moites  plus  ^u  gré  des  fpç^ateurs. 
Il  n'y  a  que  la  raifon  qui  ne  foît  bonne  h  rien  fur  la  fcène^  Un. 
homme  fans  paflîons ,  ou  qui  les  domîneroit  toujours ,  n^  f^u- 
roit  intérefler  perfonne  ;  &  Ton  a  déjà  remarqué  qu'un  Stoïcien 
dans  la  Tragédie  feroit  un  perfonnage  infupportabte  :  dans  la 
Comédie ,  il  feroit  rire  tout  au  plus. 

Qu'on  n'attribue  donc  pas  au  théâtre  le  pouvoir  de  changer  des 
fentimens ,  ni  des  mœurs  qu'il  ne  peut  que  fuivre  &  embellir.  Un 
Auteur  qui  voudroit  heurter  le  goût  général ,  compoferoit  bientôt 
pour  lui  feul.  Quand  Molière  corrige^  la  fcène  comique,  il  attaquai 
des  modes ,  des  ridicules  y  mais  il  ne  choqua  pas  pour  cela  le  goût 
du  public  (9),  il  le  fuivit  ou  te  développa,  cooune  fit  aulH  Cor* 
neille  de  fon  c6té.  C'étoit  fancieo  théan'e  qui  commençoit  a  cho«- 
quer  ce  goût,  parce  que,  dans  unfiècte  devenu  plus  poli ,  le  théâtre 
gardoit  fa  première  groflîéreté.  Âufli  le  goût  génârat  ayant  changé 
depuis  ces  deux  Auteurs,  fi  leurs  chefs-d'œuvres  étoîenç  encorç  à 
paroitre ,  tomberoîent-îls  infailliblement  aujourd'hui  ?  Les  coniioif- 
feurs  ont  beau  les  admirer  toujours  i  fi  le  public  les  admire  encore, 
c'eft  'plus  par  honte  de  s'en  dédîrç ,  que  par  un  vrai  fentiment  de 
leurs  beautés.  On  dit  que  jamais  une  bonne  pièce  ne  tombe  ;  vrai- 
ment je  le  croîs  bien ,  c'eft  que  jamais  une  bonne  pièce  ne  choque 
les  mœurs  (10)  de  fon  temps.  Qui  eft-ce  qui  doute  que  fur  nos 


(9)  Pour  peu  qull  anticipât,  ce 
Molière  lui-même  avoit  peine  \  fe 
foutenir^  le  plus  parfait  de  Tes  ou- 
vrages tomba  dans  fa  naiflànce  ^  par- 
ce qu'il  le  donna  trop  tôt  ,  &  que 
le  public  n'étoît  pas  mûr  encore  pour 
le  Mifanthrope. 

Tout  ceci  eft  fondé  fur  une  maxi- 
me évidente  j  favoir  qu'un  peuple  fuit 
fpuvent  des  ufages  qu'il  méprÛe ,  ou 
qu'il  eft  prêt  à  méprifer  ,  fi- tôt  qu'on 
ofera  lui  en  donner  l'exemple.  Quand 
de  mon  temps  on  jouoit  la  fureiu: 


dès  pantins ,  on  ne  fatfott  que  dire 
au  théâtre  ce  que  penfoient  ceux  mê- 
me qui  paflbient  leur  journée  11  ce 
fot  aroufemeat  ;  mais,  les  goûts  cpnfr 
tans  d'un  peuple ,  (es  coutumes ,  fes 
vieux  préjugés ,  doivent  être  refpec- 
tés  fur  la  fcène.  lAm^\s  poëte  ne  s'eft 
bien  trouvé  d'avoir  violé  cette  loi. 

(  10  )  Je  dis  le  goût  ou  les  monirs, 
indifféremment  ;  car  bien  que  l'une* 
de  ces  chofes  ne  foit  pas  l'autre ,  el^ 
Içs  ont  ^ujours  une  origine  commu-) 

O  o  i j 


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29*  /•    J-    Rousseau^ 

théâtres  la  meilleure  pièce  de  Sophocle  ne  tombât  tout-i-plat?  On 
ne  fauroit  fe  mettre  à  la  place  des  gens  qui  ne  nous  refiêmblent 
points 

Tout  Auteur  qui  veut  nous  peindre  des  mœurs  étrangères ,  a 
pourtant  grand  foin  d'approprier  h  pièce  aux  nôtres.  Sans  cette 
précaution  Ton  ne  réuflît  jamais,  &  leifuccès  même  de  ceux  qui. 
Tout  prife ,  a  fouvent  des  caufes  bien  différentes  de  celles  que  lui 
iuppofe  un  obfervateur  ftiperficiel.  Quand  Arlequin  Sauvage  eft 
fi  bien  accueilli  des  fpeâateurs,  penfe-t-cfn  que  ce  foit  par  le  goût 
qu'ils  prennent  pour  le  fens  &  la  fimplîcité  de  ce  perfonnage ,  & 
qu'un  feul  d'entr'eux  voulût  pour  cela  lui  reflenïbler  ?  Oeft ,  toui* 
au  contraire,  que  cette  pièce  favorife  leur  tour  d'efprit,  qui  elt 
d'aimer  &  rechercher  les  idées  neuves  &  fingulieres.  Or,  il  n'y. 
en  a  point  de  plus  neuves  pour  eux  que  celles  de  la  nature.  C'eft- 
précifément  leur  averfion  pour  les  chofes  communes  qui  les  ra-> 
mène  quelquefois  aux  chofes  funples.^. 

Il  s'enfuit  de  ces  premières  obfervatTons ,  que  TefTet  général 
du  Speftacle  eft  de  renforcer  le  caraôère  national ,  d'augmenter 
les  inclinations  naturelles ,  &  de  donner  une  nouvelle  énergie  \. 
toutes  les  paflîons.  En  ce  fens,  ilfembleroît  que  cet  effet  fé  bor- 
nant à  charger  &  non  changer  les  mœurs  établies,  la  Comédie  feroit 
bonne  aux  bons  ficmauvaife  aux  méchans.  Encore,  dans  le.  premier, 
cas,  ref(eroit-il  toujours  \  favoir  fi  les  paflions  trop  irritées  ne  dé- 
génèrent point  en  vices.  Je  fais  queia  poétique  du  théâtre  prétend 
faire  tout  le  contraire,  &  purger  les  paflîons  en  les  excitant  :  maisr 
^ai  peine  a  bien  concevoir  cette  règle.  Seroit^ce  que  pour  devenir? 
tempérant  &  fage  il  faut  commencer  par  être  furieux  &  fou^ 

»  Eh  non!  cen'efl  pas  cela,  difent  les  panifansdti  Théâtre:  L^ 
•  Tragédie  prétend  bien  que  toutes  les  paflions  dont  elle  fait  des* 

»£,.&  foufïrem.  les    mêmes  révolu-  &  difcuflion;  mais  qu^un^  certain ^tat 

dons.  Ce  qui  ne  fignifîe  pas  que  le.  du  goût  répond  toujours  k  un  certaioi 

bon  goût  &  les  bonnes  mœurs  rè-  état  des  moeurs  ,.  ce  qui.  eft  inconcet- 

gnent  toujours  en  même  temps,  pro»  table», 
f ofition  qui  demande  cclairciirement 


\ 


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-#      M.      D^AlEM  B  E  RT.  19^1^ 

jr  tabreaax  nous  émeuvent;  maïs  elle  ne  veut  pas  toujours  que  notre 
irafFeéHon  foit  la  même  que  celle  du  perfonnage  tourmenté  par 
»*une  paflîon.  Le  plus  fouvent,  au  contraire,  fôn  but  eft  d'exciter 
ar  en  nous  des  fentîmens  oppofés  k  ceux  qu'elle  prête  k  ces  perfon- 
3»  nages.  €  Ils  difent  encore  que  fi  les  Auteurs  abufent  du  pouvoir 
tféinouvoîr  les  cœurs,  pour  mal  placer  Tintérêt,  cette  faute  doit 
être  attribuée  k  l'ignorance  &  k  la  dépravation  des  Artiïlès ,  &:  non 
pomt  à  Part.  Ils.  difent  enfin  que  la  peinture  fidelle  des  paflîonff& 
des  peines  qui  les  accompagnent ,  fufBt  feule  pour  nous  les.  faire, 
éviter  avec  tout  le  foin  dont  nousfommes  capables. 

Je  ne  faut,  pour  fentii- la  mauvaife  foi  de  toutes  ces  réponfes,. 
que  confulter  Tétat  de  fon  cœur  à  la  fin  d'une  Tragédie.  L'émotion^, 
le  trouble  &  rattendriflement  qu'on  fènt  en  foi-même  fie  qui  fe  pro- 
longe après  la  pièce ,  annoncent-ils  une  difpofîtion  bien  prochaine- 
à'  furmonter  6c  régler  nos  jKiflîons  ?  Les  impreflîons  vives  6:  tou- 
chantes dont  nous  prenons  l'habîtiide  6c  qui  reviennent  fi  fouvent,. 
font-elles  bien  propres  à  modéirer  nos  fentimens  au  befoin?  Pour-r- 
quoi  l'image  dés  peines,  qui  naiflent  dés  paflîbns,  efFàceroit-ellè:^ 
celle  des  tranfports  de  plaifir  6c  de  joie  qu'on  en  voit  auffî  naître^ 
(fc  que  les^  Auteurs  ont  foin  d'embellir  encore  pour  rendre  leurs 
pièces  plus  agréables  ?  Ne  fait-on  pas  que-  toutes  les  paflions  font 
ÂBurs,  qu'une  feule. fuffit pour  en  exciter  mille,  &  que  lés  combattre-" 
l'une  par  l'autre,  n'eff  qu'Un  moyen  de  rendre  le  cœur  plus  fenfible: 
^ toutes^  Le  feul  ihftrument  qui  ferve  à  lès  purger  effla  raifonr,. 
&  j*ai  déjà  dit  que  la  raifon  n'avoit  nul  tf^^t  au  théâtre.  Nous  ne: 
partageons  pas  les  affeâions  de.  tous  les  perfonnages,.îI  efi:.  vrai;, 
car  leurs  intérêts  étant  oppofés ,  il  faut  bien  que.  l'Auteur  nous  en» 
làfle  préférer  quelqu'un,  autrement  nous  n'en  prendrions  point  du* 
tout;  mais  loin  de  choifir  pour  cela  les  pafiions  qu'il  veut  nous  fàirei 
aimer  y  il  eft  forcé  de  choifir  celles  que  nous  aimons,. 

Ce  que  j'ai  dît  du  genre  des  fpeftàclès  doit  s'entendre  encore^ 
iè  l'intérêt  qu'on  y  fait  régner.  A  Londres,. un  Drame. intérefle- 
en  fàîfant  luïr  les  Firançois^  à  Tunis ,  la  belle,  paflîbn  feroitrlà^i-^ 
BaterièLj.à.  Meflibe,.  une.  vengeance,  bien. favaureuie^v^C^  V>l!Hoabi- 


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«94  ^^    ^^    Rou  s  s  E  Aul 

neur  de  brûler  dçs  Juifs.  Qu^un  auteur  (  1 1  )  choque  ces  maxw 
mes,  il  pourra  faire  une  fore  belle  pi^ce  où  Ton  n^ira  point;  & 
c^eft  alors  qu'il  faudra  taxer  cet  auteur  d'ignorance ,  pour  avoir 
manqué  a  la  première  loi  de  Ton  art,  à  celle  qui  fert  de  bafe  \ 
toutes  tes  autres ,  qui  eft  de  réuffir.  Ainfî  le  théâtre  purgç  les  para- 
fions qu'on  n'a  pas ,  &  fomente  celles  qu'on  a.  Ne  voilîi-t-il  pas 
un  remède  bien  adminiftréî 

Il  y  a  donc  un  concours  de  caufes  générales  &  particulières; 
qui  doivent  empêcher  qu^on  ne  puiflb  donner  aux  Speâacles  la 
perfeAion  dont  on  les  croit  fufceptibles ,  &  qu'ils  ne  produifenc 
les  effets  avantageux  qu'on  femble  en  attendre.  Qua^d  on  fiç- 
poferoit  même  cette  perfeâion  auIG  grande  qu'elle  peut  être ,  Se 
le  peuple  auflibien  difppfé  qu^on  voudra  ;  encore  ces  effets  fe 
réduiroient-ils  il  rien,  faute  de  moyens  pour  tes  rendre  fenfibles. 
Je  ne  fâche  que  troi$  fortes  d'inftjcimiensj^  à  l'aide  defqyels  onpuiflè 
agir  fur  les  mœurs  d'un  peuple;  favoîr ,  la  foçce  des  loix,  l'en> 
pire  de  l'opinipn  ^  l'at^ait  du  plaifir.  Or ,  les  loix  n'ont  nul  accès 
au  théa^e ,  dont  la  moindre  contrainte  (12)  fçrQÀf  une  peine  & 
non  pas  un  amufement.  {i^opinion  n'en  dépend  point  j^  puifqu'au 
lieu  de  faire  U  loi  au  public ,  le  théâtre  la  reçoit  de  lui;  &  quant 
au  plaifir  qu'on  y  peut;  prejidrç ,  tqut  fon  effçt  çfl  de  nous  y  r^r 
mener  plus  fouvçnt. 


(  II  )  Qu'on  mette ,  pour  voir ,  fur 
la  fcàne  Françoife,  un  homme  droit 
&  vertueux  ,  mais  fimple  (c  grofller , 
fans  amour ,  fans  galanterie ,  &  qui 
ne  faflè  point  de  belles  phrafes  ;  qu'on 
y  mette  un  fage  £àns  préjugea ,  qui 
ayant  reçu  un  aff(o;tit  d'un  fpadaflin , 
refufe  de  s'aller  faire  égorger  par  Tof- 
fenfeur ,  &  qu*on  épuife  tout  Tart  du 
théâtre  pour  rendre  ces  perfonnages 
intéreflans  comme  le  Cid  au  peuple 
f  ranç ois  :  j'aurai  tort  fi  Ton  réûfllt. 

(U) l^  IpIz  peuveat  déterminer 


les  fujets ,  la  forme  des  pièces ,  la^ 
manière  de  les  jouer  ;  mais  elles  ne 
fauroient  forcer  le  public  \  s*y  plai-» 
re«  L'Empereur  Kéron  chantant  au. 
théâtre  j  faifoit  égorger  ceux  qui  s'en- 
dormoient;  encore  ne  pouvoit-il  tenir, 
tout  le  monde  éveillé ,  &  peu  s'en 
fallut  que  le  plaifir  d'un  court  fom-* 
meil  ne  coûtât  la  vie  k  Vefpafien, 
Nobles  Aôeurs  de  l'Opéra  de  Paris , 
ah!  fi  vous  eufiiez  joui  de  lapuiflan* 
ce  impériale ,  je  ne  gémirois  pas  maÎA* 
tenant  d'avoir  trop  vécu  i 


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ËxAMIKONS  s^îl  en  peut  avoir  d^autres.  Le  théâtre,  me  dit-* 
ton ,  dirigé  comme  3  peut  &  deit  Tétre ,  rend  la  vertu  aimable 
&  le  vice  odieux.  Quoi  donc?  Avant  qu'il  y  eût  des  Comédies, 
n'aimoit-on  point  les  gens  de  bien  ^  né  haîflbit-on  point  les  më- 
chans ,  &  Ces  fentimens  font-ils  plus  foibles  dans  les  lieux  dépour* 
vus  de  Speâacles  ?  Le  théâtre  rend  la  vertu  aimable. .  • .  U  opère 
un  grand  prodige  de  faire  ce  que  la  nature  Se  la  raifon  font  avant 
lui  !  Les  méchans  font  haïs  fur  la  fcène.  •  • ,  Sont-ils  aimés  dans  la 
fociété,  quand  on  les'  y  cpnnoît  pour  tels?  Eft-îl  bien  sûr  que 
Ctttc  haine  folt  plutôt  Touvrage  de  Tauteur  que  des  forfaits  qu'il 
leur  fait  commettre  ?  Efl^  bien  sûr  que  le  fimple  récit  de  ces 
forfaits  nous  en  donneroit  moins  d^horreur  que  toutes  les  cou^ 
leurs  dont  il  nous  les  peint  ?  Si  tout  Ion  art  confifle  à  nous  mon* 
trer  des  malfaiteurs  pour  nous  les  rendre  odieux,  je  ne  vois 
point  ce  que  cet  art  a  de  fî  admirable,  &  Ton  ne  prend  l^-deflus 
que  trop  d'autres  leçons  fans  cellé-I2i«  Oferai-je  ajouter  un  foup« 
çon  qui  me  vient  ?  Je  doute  que  tout  homme  à  qui  Ton  expofera 
d'avance  les  crimes  de  I^hèdre  ou  de  Médée ,  ne  les  détefle  plus 
encore  au  commencement  qu'a  la  fin  de  la  pièce  ;  &  fi  ce  doute 
efl  fondé  que  faut-il  penfer  de  cet  effet  fi  vanté  du  Théâtre  ? 

j£  voudrois  bien  qu^on  me  montrât  clairement  &  fan^  verbiage 
par  quels  moyens  il  pourroit  produire  en  nous  des  fentimens  que 
lions  n^aurions  pas  ,  &  nous  faire  juger  des  être  moraux  autrement 
que  nous  n'en  jugeons  en  nous-rhêmes  ?  Que  toutes  ces  vaines 
prétentions  approfondies  font  puériles  &  dépourvues  de  fens  !  Ah  ! 
fi  la  beauté  de  la  vertu  étoit  l'ouvrage  de  l'art ,  il  y  a  long-temps 
qu'il  l'auroit  défigurée  !  Quant  à  moi,  dût- on  me  traiter  de  mé- 
chant encore  pour  ofer  foutenîr  que  l'homme  ttk  né  bon  ,  je  le 
penfe  &  crois  l'avoir  prouvé  ;  la  fource  de  l'intérêt  qui  nous  attache 
à  ce  qui  efl  honnête  &  nous  infpîre  de  l'averfion  pour  le  mal ,  efl 
en  nous  &  non  dans  les  pièces.  Il  n'y  a  point  d'art  pour  produire  cec 
intérêt,  mais  feulement  pour  s'en  prévaloir.  L'amour  du  beau  (13) 

(  13  )  C'eft  du  beau  moral  qu'il  eft  ITiomme ,  &  ktt  de  principe  à  la  con- 
jci  queftion.  Quoi  qu'en  difent  les  fcience.  Je  puis  citer  en  exemple  de 
Philofophes ,  cet  amour  eft  inné  dans      cela  la  petite  pièce  de  Nanine ,  qui 


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.-2^ 


/•     /.      ROV  S  S  EAvi 


cft  un  fentîment  aulfi  naturel  au  cœur  humain  tjue  l'amour  de  foî- 
méme  ;  il  n^  nait  point  d^un  arrangement  de  fcènes ,  Tauteur  ne 
l'y  porte  pas ,  il  Py  trouve  ;  &  de  ce  pur  fentîment  qu'il  flatte 
^laiflènt  les  douces  larmes  qu'il  fait  couler. 

Imaginez  la  Comédie  auflî  parfaite  qu^fl  vous  plaira.  Où  eft 
celui  qui,  s'y  rendant  pour  la  première  fois ,  n'y  va  pas  déjà  con^ 
vaincu  de  ce  qu'ion  y  prouve  ,  &  déjà. prévenu  pour  ceux  qu'on 
y  fait  aîmer  ?  Mais  ce  n'eft  pas  de  cela  qu'il  eft  quçffîon ,  c'eft 
d'agir  conféquemment  k  fes  principes  &  d'imiter  les  gens  qu'on 
eftime.  Le  cœur  de  l'homme  eft  toujours  droit  fur  tout  ce  qui  ne 
ie  rapporte  pas  perfonnellement  i  lui.  Dans  les  querelles  dont  nous 
ibmmcs  purement  fpeftateiirs ,  nous  prenons  k  î'inftant  le  parti  de 
la  juftice ,  &  il  n'y  a  point  Afte  de  méchanceté  qui  ne  nous  donne 
une  vive  indignation ,  tant  que  nous  n''en  tirons  aucun  profit  :  maïs 
^uand  notre  intérêt  s'y  mêle ,  bientôt  nos  fentîmens  fe  corrompent; 
&  c'cft  alors  feulement  que  nous  préférons  le  mal  qui  nous  eft 
utile  au  bien  que  nous  fait  aimer  la  nature.  N'eft-ce  pas  un  effet 
tiéceffaire  de  la  conftitution  des  chofes,  que  le  méchant  tire  un 
•double  avantage  de  fon  injuftice  &  de  la  probité  d'autrui?  Quel 
traité  plus  avantageux  pourroit-il  faire  que  d'obfiger  lé  monde  en- 
tier d'être  jufte ,  excepté  lui  feul  ;  en  forte  que  chacun  lui  rendît 
fidellement  ce  qui  ki  eft  dû  ^  &  qu'il   ne  rendit  ce  qu'il  doit  k 
perfonne  ?  Il  aime  la  vertu ,  fans  doute  ;  mais  il  l'aime  dans  les  au- 
tres, parce  qu'il  efpère  «n  profiter  ;  il  n'en  veut  point  pour  lui^ 
parce  qu'elle  lui  feroit  coûtcufe.  Que  va-t-il  donc  voir  au  Spefta- 
cle  ?  Précifément  ce  qu'il  voudroit  trouver  par-tout  des  leçons  dé 
vertu  pour  le  public  dont  il  s'excepte^  &  des  gens  immolant  tout 
^  leur  devoir ,  tandis  qu'on  n'exige  rien  de  hii. 

J'ENTEkïDS  dire  que  la  Tragédie  mène  \  la  pitié  par  la  ter- 
reur; foit,  mais  quelle  eft  cette  pitié?  Une  émotion  pafFagère 
&  vaine  ,  qui  ne  dure  pas  plus  que  l'illufion  qui  l'a  produite  ;  un 

rcfte 

t  fait  murmurer  l'aflemblée,  &  ne  que  Thonneur,  la  verni  ^  les  purs  fen- 
^^eft  foutenue  que  par  la  grande  ré-  timens  de  la  nature  y  font  préférés 
j^utatioa  ^e  4 'auteur,  &  cela  parce      li  l'impertinent  préjugé  des  conditions* 


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A    M.    d^Alemrert:         297 

refle^de  fentimcnt  naturel  étouffé  bientôt  par  les  paflîons;  une 
pîtié  ftérile  quife  repaît  de  quelques  larmes,  &  n'a  jamais  pro- 
duit le  moindre  aéle  d'humanité,  Ainfi  pleuroit  le  fanguinaire  Sylla 
au  récit  des  maux  qu'il  n'aroitpas  fait  lui-même.  Ainfi  fe  cachoîc 
le  tyran  de  Phère  au  fpeélacle,  de  peur  qu'on  ne  le  vît  gémir 
avec  Andromaque  &  Priam  :  tandis  qu'il  écoutoit  fans  émotion  les 
cris  de  tant  d'infortunés  qu'on  égorgeoit  tous  les  jours  par  fes 
ordres. 

Si  ,  félon  la  remarque  de  Diogène-Laërce ,  le^cœur  s'attendrît 
plus  volontiers  k  des  maux  feints  qu'à  des  maux  véritables }  fi  les 
imitations  du  théâtre  nous  arrachent  -quelquefois  plus  de  pleurs 
que  ne  feroit  la  préfence  même  des  objets  imités  ,  c'eft  moins  , 
comme  le  penfe  l'Abbé  du  Bos ,  parce  que  les  émotions  font  plus 
foibles  &  ne  vont  pas  jufqu'à  la  douleur  (14),  que  parce  qu'elles 
font  pures  &  fans  mélange  d'inquiétude  pour  nous-mêmes.  En  don- 
nant des  pleurs  à  ces  fiâions ,  nous  avons  fatisfait  à  tous  les  droits 
de  l'humanité,  fans  avoir  plus  rien  à  mettre  du  nôtre,  au  lieu  que 
les  infortunés  en  perfonne  exigeroient  de  nous  des  foins ,  des  fou- 
lagemens ,  des  confolations ,  des  travaux  qui  pourroîent  nous  af- 
focier  h  leurs  peines  ,  qui  cpûteroient  du  moins  h  notre  indolence , 
&  dont  nous  fommes  bien  aifes  d'être  exemptés.  On  diroit  que 
notre  cœur  fe  reflerre,  de  peur  de  s'attendrir  k  nos  dépens. 

Au  fond ,  quand  un  homme  eft  allé  admirer  de  belles  aâions 
dans  des  fables,  &  pleurer  des  malheurs  imaginaires,  qu'a-t-on 
encore  k  exiger  de  lui  ?  N'eft-il  pas  content  de  lui-même  ?  Ne 
s'applaudit-il  pas  de  fa  belle  ame  ?  Ne  s'eft-il  pas  acquitté  de 
tout  ce  qu'il   doit  k   la   vertu  par  l'hommage  qu'il  vient  de  lui 

(14)  Il  dit  que  le  Poëte  ne  nous  d*en  être  incommodés;  d'autres,  heu- 

afflige  qu'autant  que  nous  le  voulons  ;  reux  de  pleurer  au  fpeftacle ,  y  pieu- 

qu'il   nç   nous  fait  aimer  fes  Héros  rent  pourtant  malgré  eux  \  Se  ces  ef- 

qu'autant  qu'il  nous  plaît.  Cela  eft  fets  ne  font  pas  affez  rares  pourn'étre 

contre    toute  expérience.     Plufieiu-s  qu'une  exception  à  la  maxime  de  cet 

l'abftiennent  d'aller  k   la  Tragédie,  auteur, 
parce  qu'ils  en  font  émus  au   point 

(Euvrcs  mêlées.  Tome  IL  Pp 


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198  ■/•     /•     R  o  u  s  s  E  J  Uj 

rendre  ?  Que  vou(froit«on   qu^il   fit  de  plus  ?  Qu'il  la  pr^lk^uàc 
lui-même  ?  Il  n^a  point  de  rôle  à  jouer  :  il  n'efl  pas  Comédien. 

Plus  j'y  réfléchis,  &  plus  je  trouve  que  tout  ce  qu'on  met 
en  repréfentation  au  Théâtre ,  on  ne  l'approche  pas  de  nous ,  on 
l'en  éloigne.  Quand  je  vois  le  Comte  d'EfTex ,  le  règne  d'Eli- 
zabeth  fe  recule  k  ipes  yeux  de  dix  fiècles  5  &  fi  l'on  joyoit  uq 
événement  arrivé  hier  dans  Paris ,  on  me  le  feroit  fuppofer  du 
temps  de  Molière.  Le  Théâtre  a  fes  règles ,  fes  maximes ,  fa 
morale  îï  part,  aînfi  que  fon  langage  &  fes  vêtemens.  On  fe  dit 
bien  que  rien  de  tout  cela  ne  nous  convient,  &  l'on  fe  croiroit 
auflt  ridicule  d'adopter  les  vertus  de  fes  héros ,  que  de  parler  en 
vers,  &  d'endofler  un  |iabit  à  la  Romaine.  Voilh  donc  k-peu-« 
près  h  quoi  fervent  tous  ces  grands  fendmens  &  toutes  ces 
brillantes  maximes  qu'on  vante  avec  tant  d'emphafe  ;  ^  les  relé- 
guer à  jamais  fur  la  fcéne ,  &  à  nous  montrer  la  vertu  comme 
un  jeu  de  Théâtre ,  bon  pour  amufer  le  public ,  jnais  qu'il  y^ 
auroit  de  la  folie  à  vouloir  tranfporter  férieufement  dans  la 
fociété.  Aînfi  la  plus  avantageufe  impreffion  des  meilleures  Tra- 
gédies efl  de  réduire  k  quelques  afFeâions  pafiagères ,  ftériles  & 
fans  effet ,  tous  les  devoirs  de  la  vie  humaine  ;  à-peu-près  comme 
ces  gens  polis  qui  croient  avoir  fait  un  aâe  de  charité  en  difant 
au  pauvre  :  Dieu  voiis  afiifle. 

On  peut,  il  eft  vrai,  donner  un  appareil  plus  fimple  k  la 
fcène ,  &  rapprocher  dans  la  Comédie  le  ton  du  tliéatre  de  celui 
du  monde  :  mais  de  cette  manière  on  ne  corrige  pas  les  mceurs , 
on  les  peint ,  &  un  laid  vifage  ne  paroit  point  laid  à  celui  qui 
le  porte.  Que  fi  l'on  veut  les  corriger  par  leur  charge,  on 
quitte  la  vraifembiance  &  la  nature,  &  le  tableau  ne  fait  plus 
d'effet.  La  charge  ne  rend  pas  les  objets  haiïTables,  elle  ne 
les  rend  que  ridicules;  .&  de-lk  réfulte  un  grand  inconvénient, 
e'efl  qu'à  force  de  craindre  les  ridicules,  les  vices  n'effrayent 
plus ,  &  qu'on  ne  fauroit  guérir  les  premiers  fans  fomenter  les 
autres.  Pourquoi ,  direz-vous ,  fuppofer  cette  oppofition  nécef^ 
faire  î  Pourquoi ,  Monfieur  î  Parce  que  les  bons  ne  tournent 
point  les  méchans  en  dérifion  ,  mais  les  écrafent  de  leur  mépris  / 


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A    M.    j>^Alembert:  299 

&  que  rien  n^eft  moins  plaifant  &  rîfible  que  rindignation  de  la 
vertu.  Le  ridicule  au  contraire  eft  Tarme  favorite  du  vice.  C'eft 
par  elle  qu^attaquant  dans  le  fond  des  cœurs  le  refped  qu^on 
doit  à  la  vertu,  il  éteint   enfin  Tamour  qu^on  lui  porte. 

Ainsi  tout  nous  force  d'abandonner  cette  vaine  idée  de  per-* 
fedHon  qu'on  nous  veut  donner  de  la  forme  des  Speâacles  dirigé! 
vers  Putilité   publique.  C'eft  une  erreur,  difoit  le  grave  Murait, 
d'efpérer  qu'on  y  montre  fidèlement  les  véritables  rapports  de^ 
chofès  :  car,  en  général ,  le  poëte  ne  peut  qu'altérer  ces  rapports  , 
pour  les  accommoder  au  goût  du  peuple.  Dans  le  comique  il  les- 
diminue  &  les  met  au- de/Tous  de  l'homme  ;  dans  le  tragique  il  les 
étend  pour  les  rendre  héroïques ,  &  les  met  au-deflus  de  l'huma- 
nité. Ainii  jamais  ils  ne  font  à  fa  mefûre ,  &  toujours  nous  voyons 
au  Théâtre  d'autres  êtres  que  nos  femblables.  J'ajouterai  que  cette 
différence  efl  fi  vraie  &  fî  reconnue ,  qu'Ariftote  en  fait  une  règle 
dans  la  poétique.  Comedia  enim  détériores ,  Tragedia  meliores  quant 
nunc  funt  imitari  conantur.  Ne  voilà -t- il  pas  une  imitation  bien 
entendue,  qui  fe  propofe  pour  objet  ce  qui'n'eft  point,  &  laîflTe, 
entre  le  défaut  &  l'excès ,  ce  qui  efl  comme  une  chofe  inutile  ? 
Mais  qu'importe  la  vérité  de  l'imitation ,  pourvu  que  l'illufion  y 
foît  î  II  ne  s'agit  que  de  piquer  la  curiofîté  du  peuple.  Ces  pro- 
duftîons    d'efprit,  comme  la   plupart  des  autres ,  n'ont  pour  but 
que  les    applaudiffemens.    Quand  l'Auteur  en  reçoit  &  que  les 
Aâeurs  les  partagent ,  la  pièce  efl  parvenue  à  fon  but,   &  l'on 
n'y  cherche  point  d'autre  utilité.   Or,  fi  le  bien    efl  nul,  reûe  le 
mal  ;  &  comme  celui-ci  n'efl  pas  douteux ,  la  queflion  me  pa- 
roit  décidée  :  mais  pafFons  à  quelques  exemples  qui  puiflènt  en 
rendre  la  folution  plus  fenfible. 

Je  crois  pouvoir  avancer,  comme  une  vérité  facile  à  prouver, 
en  conféquence  des  précédentes^  que  le  Théâtre  François  ,  avec 
les  défauts  qui  lui  refient  ,.  efl  cependant  à-peu-près  auflî  parfait 
qu'il  peut  l'être,  foit  pour  l'agrément, -foit  pour  l'utilité,  &  que 
ces  deux  avantages  y  font  dans  un  rapport  qu'on  ne  peut  trou- 
bler fans  ôter  à  l'un  plus  qu'on  ne  donneroit  k  l'autre ,  ce  qui 
rendroit  ce   même  Théâtre  moins  parfait  encore.  Ce  n'efl  pas 

Ppij 


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500         /.    /.     Rousseau^ 

qu'un  homme  de  génîe  ne  puifTe  înTenter  un  genre  de  pièces 
préférable  a  ceux  qui  font  établis  :  mais  ce  nouveau  genre  ayant 
befoin  pour  fè  foutenîr  des  talens  de  Taureur ,  périra  nécelTaire- 
ment  avec  lui  ;  &  fes  fuccefTeurs ,  dépourvus  des  mêmes  reflburces , 
feront  toujours  forcés  de  revenir  aux  moyens  communs  d'intérefler 
&  de  plaire.  Quels  font  ces  moyens  parmi  nous  ?  Des  aftions  cé*- 
lèbres ,  de  grands  noms ,  de  grands  crimes  &  de  grandes  vertus 
dans  la  Tragédie  ;  le  comique  &  le  plaifant  dans  la  Comédie  ;  &: 
toujours  l'amour  dans  toutes  deux.  (  i  $  )  /e  demande  quel  profit 
les  mœurs  peuvent  tirer  de  tout  cela  ? 

On  me  dira  que  dans  ces  pièces  le  crime  eft  toujours  puni, 
&  la  vertu  toujours  récompenfée.  Je  réponds  que,  quand  cela 
feroit ,  la  plupart  des  aélions  tragiques  n'étant  que  de  pures  fa- 
bles,  des  événemens  qu'on  fait  être  de  l'invention  du  poète,  ner 
font  pas  une  grande  imprefïïon  fur  les  fpeftateurs  ;  k  force  de  leur 
montrer  qu'on  veut  les  inftruire ,  on  ne  les  inftruit  plus.  Je  ré- 
ponds encore  que  ces  punitions  &  ces  récompenfes  s'opèrent  tou- 
jours par  des  moyens  fi  extraordinaires,  qu'on  n'attend  rien  de 
pareil  dans  le  cours  naturel  des  chofes  humaines.  Enfin  je  réponds 
en  niant  le  fait.  Il  n'eil  ni  ne  peut  être  généralement  vrai  :  car 
cet  objet  n'étant  point  celui  fur  lequel  les  Auteurs  dirigent  leurs 
pièces  ,  ils  doivent  rarement  l'atteindre ,  &  fouvent  il  feroit  un  obs- 
tacle au  fuccès.  Vice  ou  vertu ,  qu'importe  ,  pourvu  qu'on  en  im- 
pofe  par  un  air  de  grandeur  ?  Auflî  la  fcène  Françoife ,  fans  con- 
tredit la  plus  parfaite  ,  ou  du  moins  la  plus  régulière  qui  ait  encore 
exifté  n'eft-elle  pas  moins  le  triomphe  des  grands  îcélérats  que 
des  plus  illuftres  héros  :  témoin  Catilina ,  Mahomet,  Atrée ,  & 
beaucoup  d'autres. 

Je  comprends  bien  qu'il  ne  faut   pas  toujours   regarder  à  la 
cataftrophe  pour  juger  de  l'effet  moral  d'une  Tragédie  ,  &  qu'à 

(  1 5  )  LesGrjBcs  n'avoient  pas  befoin  même  reffource ,  ne  fauroit  fe  pafler 

de  fonder  furTamour  le  principal  intér  de  cet  intérêt.  On  verra  dans  la  fuite 

rét  de  leur  Tragédie  ,&  ne  ryfondoient  la  raifon  de  cette  différence»^ 
pas  en  effet.  La  nôtre  ,  qui  n'a.  pas  la 


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A    M.    d^Alembert.  301 

cet  t*gard  Tobjet  eft  rempli  quand  on  s'întérefTe  pour  rinfortuné 
rertueux  plus  que  pour  Theureuîr  coupable  :  ce  qui  n'empêche 
point  qu'alors  la  prétendue  règle  ne   foit  violée.  Comme  il  n'y  a 
perfonne  qui  n'aimât  mieux  être  Britannicus  que  Néron,  je  con- 
viens qu'on  doit  compter  en  ceci  pour  bonne  la  pièce  qui  les  re- 
préfente ,  quoique  Britannicus  y  périfle.  Mais  par  le  même  prin- 
cipe ,  quel  jugement  porterons-nous  d'une  Tragédie  où ,  bien  que 
les  criminels  foient  punis  y  ils  nous  font  préfentés  fous  un  afpeft  fî 
favorable ,  que  tout  l'intérêt  eft  pour  eux  î  Où  Caton ,  le  plus 
grand  des  humains,  fait  le  rôle  d'un  pédant?  Où  Cicéron,  le  fau- 
veur  de  la  république ,  Cicéron ,  de  tous  ceux  qui  portèrent  le 
nom  de  père  de  la  patrie ,  le  premier  qui  en  fut  honoré  &  le  feul 
qui  le  mérita,  nous  eft  montré  comme  un  vil  Rhéteur,  un  lâche; 
tandis  que    l'infâme  Catilina,  couvert  de    crimes    qu'on    n'ofoit 
nommer,  prêt  d'égorger  tous    fes  Magiftrats,  &  de  réduire  fa 
patrie  en  cendres ,  fait  le  rôle  d'un  grand  homme ,  &  réunit  pac 
{t^  talens,  fa  fermeté,  fon  courage,  toute  l'eftime  des  fpeâa- 
teurs  ?  Qu'il  eût ,  fi  l'on  veut ,  une  ame  forte  :  en   étoit-îl  moins 
un  fcélérat  déteftaole,  &  falloit-il  donner  aux  forfaits  d'un  bri- 
gand le  coloris  des  exploits  d'un  héros  ?  A  quoi  donc  aboutit  la 
morale  d'une  pareille  pièce,  fi  ce  n'eft  k  encourager  des  Catilina ,, 
&  a  donner  aux  méchans  habiles  le  prix  de  l'eftime  publique  due 
aux  gens  de  bien  ?  Mais  tel  eft  le   goût  qu'il  faut  flatter  fur  la» 
fccne;  telles  font  les  mœurs  d'un  fiècle  inftruit  :  le  favoîr,  l'ef- 
prît,  le  courage  ont  feuls  notre  admiration;  &  toi,  douce  &  mo- 
defte' vertu,  tu  reftes  toujours  fans  honneurs î' Aveuglés  que  nous 
fommes  au  milieu  de  tant  de  lumières!  viélimes  de  nos  applaudif- 
femens  infenfés ,  n'apprendrons-nous  jamais  combien  mérite   de: 
mépris  &  de  haine  tout  homme  qui  abufe  ,  pour  le  malheur  du: 
genre  humain,  du  génie  &  des  talens  que  lui   donna  la  nature!! 

AxRiE  &  Mahomet  n'ont  pas  même  la  foible  refiburce  du  dé«^ 
nouement.  Le  monftre  qui  fert  de  héros  k  chacune  de  ces  deux: 
pièces,  achevé  paifiblement fes  forfaits,  en  jouît,  &  l'un  des  deux: 
le  dît  en  propres  termes  au  dernier  vers  de  la  Tragédie  :: 

Et  je  jouis  enfin  du  prix  dt  mes  firfaitsi. 


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301 


X    X    Rov ssEÀv ; 


Je  veux  bien  fuppofer  que  les  fpeaateurs ,  renvoyés  avec  cette 
belle  maxime ,  n'en  concluront  pas  que  le  crime  a  donc  un  prix 
de  plaifir  &  de  jouiflanceî  mais  je  demrade  enfin  de  quoi  leur 
aura  profité  la  pièce  où  cette  maxime  eft  mife  en  exemple? 

Quant  \  Mahomet,  le  défaut  d'attacher  l'admiration  publique 
au  coupable ,  y  feroit  d'autant  plus  grand  que  celuî-çi  a  bien  un 
autre  coloris,  fi  l'auteur  n'avoit  eu  fi^in  de  porter  Air  un  fécond 
perfonnage  un  intérêt  de  refpeft  &  de  vénération ,  capable  d'ef- 
fecer  ou  de  balancer  au  moins  h  terreur  &  l'étonnement  que 
Mahomet  infpire.  La  fcène  fur-tout  qu'ils  ont  enfemble ,  eft  con- 
duite avec  tant  d'art,  que  Mahomet,  fans  fe  démentir ,  fans  rien 
perdre  de  la  fupériorité  qui  lui  eft  propre  ,  eft  pourtant  éclipfé  par 
U  fimple  bon  fens  &  l'intrépide  vertu  de  Zophie,  (i5)  Il  fal- 
toit  un  auteur  qui  fentît  bien  fa  force  pour  ofer  mettre  vis-k-vis 
V\m  de  l'autre  deux  pareils  interlocuteurs.  le  n'ai  jamais  oui  faire 
de  cette  fcène  en  particulier  tout  l'éloge  dont  elle  me  paroît  di- 
gne; mais  je  n'en  connois  pas  une  au  théâtre  François  ,  où  la  main 
d'un  grand  maître  foit  plus  fenfiblement  empreinte,  &  où  le  facré 
caraftère  de  la  vertu  l'emporte  plus  fenfiblement  fur  l'élévation 
du  génie. 

UifE  autre  confidératîon  qui  tend  \  juftificr  cette  pièce,  c'eft 
•u'il  n'eft  pas  feulement  queftion  d'étaler  des  forfaits ,  mais  les 


(.  I6  )  Je  me  fouvicns  d'avoir  trouvé 
dans  Omar  plus  de  chaleur  &  d'éléva- 
don  .vis-à-vis  de  Zop^re  que  dans  Ma- 
homet Itû  -même  ;  &  je  prenois  cela 
pour  un  défaut.  En  y  penfont  mieux , 
j'ai  changé  d^inion.  Omar ,  emporté 
par  fonfanAtifme,ne  doit  parler  d^fon 
maître  qu'avec  cet  enthoufiafme  de  zèle 
&  d'admiration  qui  relevé  au-deffus  de 
l'hum^pité*  M^is  Mahomet  a'eft  pas  fa- 
natique; c'eft  un  fourbe,  qui ,  fâchant 
bien  qu'il  n'eft  pas  queftioA»  dç  faire 
rinfpiré  vis-à-vis  de  Zopire ,  cherche 
\  le  gagner  par  une  cQtiÎ5«ince  affeôée 


&  parades  motifs  d'ambition.  Ce  ton 
de  raifon  doit  le  rendre  moins  briUanc 
qu'Omar,  par  cela  même  qu'il  eft  plug 
grand  &  qu'il  fait  mieu^  difcerner  le» 
hommes.  Lui-même  dit  ou  fait  enten- 
dre tout  cela  dans  la  fcène.  C'étoit  donc 
ma  faute  fi  je  ne  l'a  vois  pas  fentl;  mats 
voilà  ce  qui  nous  arrive  à  nous  autres 
petits  Auteurs  :  en  voulant  cenfurer 
les  écrits  de  nos  maîtres ,  notre  étour^ 
derie  nous  y  fait  relever  miflle^autes 
qui  font  des  bea\uéipou£.l€sliQm0ifit 
de  jugement. 


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A    M.   d'Alemseut.         303 

forfaits  du  fanatifme  en  particulier ,  pour  apprendre  au  peuple  h  le 
connoitre  &  s'en  défendre.  Par  malheur  de  pareils  foins  font  très- 
inutiles,  &  ne  font  pas  toujours  fans  danger.  Le  fanatifme  n'eft 
pas  une  erreur ,  mais  une  fureur  aveugle  &  ftupide  que  là  raifon 
ne  retient  jamais.  L'unique  fecret  pour  Tempêcher  de  naître ,  eft 
de  contenir  ceux  qui  l'excitent.  Vous  avez  beau  démontrer  h  des 
foux  que  leurs  chefs  les  trompent,  ils  n'en  font  pas  moins  aràens 
k  les  fuivre.  Que  fi  le  fanatifme  exifte  une  fois ,  je  ne  vois  encore 
qu'un  feul  moyen  d'arrêter  fon  progrès ,  c'eft  d'employer  contre 
lui  fes  propres  armes.  Il  ne  s'agit  ni  de  raifonner  ni  de  convaincre  ; 
il  faut  laifler  Ik  la  philofophie ,  fermer  les  livres ,  prendre  le  glaive 
&  punir  les  fourbes.  De  plus,  je  crains  bien,  par-  rapport  \  Ma* 
hometi  qu'aux  yeux  des  fpeâateurs  fa  grandeur  d'ame  ne  diminue 
beaucoup  l'atrocité  de  fes  crimes»  &  qu'une  pareille  pièce,  jouée 
devant  des  gens  en  état  de  choifir,  ne  fit  plus  de  Mahomets  que 
de  Zopires.  Ce  qu'il  y  a  du  moins  de  bien  sûr ,  c'eft  que  de  pareils 
exemples  ne  font  guères  encourageans  pour  la  vertu. 

Le  noir  Atrée  n*a  aucune  de  ces  excufes,  l'horreur  qu'il  înfpîre 
eft  à  pure  perte  ;  il  ne  nous  apprend  rien  qu'à  frémir  de  fon  crime  ; 
&  quoiqu'il  ne  foit  grand  que  par  fa  fureur ,  il  n'y  a  pas  dans  toute 
la  pièce  un  feul  perfonnage  en  état,  par  fon  caraAère,  de  partager 
avec  lui  l'attention  publique  :  car,  quant  au  doucereux  PUfthene, 
je  ne  fais  comment  on  l'a  pu  fupporter  dans  une  pareille  Tragédie. 
Senèque  n'a  point  mis  d'amour  dans  la  fienne,  &  puifque  l'Auteur 
moderne  a  pu  fe  réfoudre  h  Pîmiter  dans  tout  le  refte ,  il  auroic 
bien  dû  l'imiter  encore  en  cela.  Aflurément  il  faut  avoir  un  cœur 
bien  ftexible  pour  fouffrir  des  entretiens  galaits  \  côté  des  fcènes 
d'Atrée. 

Avant  de  finir  fur  cette  pièce,  je  ne  puis  m'empêcher  dy 
remarquer  un  mérite  qui  femblera  peut-être  un  défaut  a  bien  des 
gens.  Le  rôle  de  Thyefte  eft  peut-être  de  tous  ceux  qu'on  a  mis 
fur  notre  théâtre  le  plus  fentant  le  goût  antique.  Ce  n'eft  point  un 
héros  courageux ,  ce  n'eft  point  un  modèle  de  vertu  ;  on  ne  peut 
pas  dire  non  phis  que  ce  foit  un  fcélérat  (17}  :  c'eft  un  homme 

(  17  )  La  preuve  de  cela  9  c'eft  qu'il  intérefle.  Quant  à  la  faute  dont  il  eft 


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304  J.    J.    ROU  s  SEAUy 

foible  &  pourtant  intéreflant,  par  cela  feul  qu^l  efl  homme  &  maî^ 
heureux.  Il  me  femble  auffi  que,  par  cela  feul,  le  fenriment  qu'A 
çxcite  cft  extrêmement  tendre  &  touchant  :  car  cet  homme  tient 
de  bien  près  à  chacun  de  nous,  au  lieu  que  Phéroïfme  nous  accable 
encore  plus  qu'il  ne  nous  touche  ;  parce  qu'après  tout,  nous  n'y 
avous  que  faire.  Ne  feroit-il  pas  h  defirer  que  nos  fublimes  Auteurs 
daignalïent  defcendre  un  peu  de  leur  continuelle  élévation ,  &  nous 
attendrir  quelquefois  pour  la  fîmple  humanité  foufFrant«,  de  peur 
<jue,  n'ayant  de  la  pitié  que  pour  des  héros  mallieureux,  nous  n'en 
ayons  jamais  pour  perfonne.  Les  anciens  avoient  des  héros ,  &  met- 
toient  des  hommes  fur  leurs  théâtres;  nous,  au  contraire,  nous 
n'y  mettons  quô  des  héros,  &  à  peine  avons -nous  des  hommes. 
Les  anciens  parloient  de  l'humanité  en  phrafes  moins  apprêtées;  mais 
Hs  favoîent  mieux  l'exercer.  On  pourroit  appliquer  à  eux  &  k  nous 
un  trait  rapporté  par  Plutarque ,  &  que  je  ne  puis  m'empêcher  de 
tranfcrire.  Un  vieillard  d'Athènes  cherchoit  place  au'fpeftacle  & 
n'en  trouvoit  point  ;  de  jeunes  gens ,  le  voyant  en  peine ,  lui  fifcnt 
Cgne  de  loin  \  il  vint ,  mais  ils  fe  ferrèrent  &  fe  moquèrent  de  lui. 
Le  bon  homme  fit  ainfi  le  tour  du  théâtre ,  fort  embarraffé  de  fa 
perfonne  &  toujours  hué  de  la  belle  jeunefle.  Les  Ambafladeurs 
de  Sparte  s'en  apperçurent ,  &  fe  levant  h  l'inftant ,  placèrent  ho- 
norablement le  vieillard  au  milieu  d'eux.  Cette  aâion  fut  remarquée 
de  tout  le  fpeâacle,  &  applaudie  d'un  battement  de  mains  univerfel. 
Ui!  que  de  maux,  s'écria  le  bon  vieillard,  d'un  ton  de  douleur! 
les  Athéniens  Javent  ce  qui  ejl  honnête ,  mais  les  Lacidémoniens  le 
pratiquent»  Voilà  la  philofophie  moderne ,  &  les  mœurs  anciennes. 

Je  reviens  k  mon  fujet.  Qu'apprend-on  dans  Phèdre  &  dans 
Œdipe ,  finon  que  l'homme  n'efl  pas  libre,  &  que  le  Ciel  le  punie 
des  crimes  qu'il  lui  fait  commettre?  Qu'apprend-on  dans  Médée, 
lî  ce  n'eft  jufqu'oii  la  fureur  de  la  jaloufie  peut  rendre  une  mère 
truelle  &  dénaturée?  Suivez  la  plupart  des  pièces  du  Théâtre  Fran- 
çois :  vous  trouverez  prefque  dans  toutes  des  monfires  abominables 

& 

puni  ,  elle  eft  ancienne ,  elle  eft  trop  expiée  ;  &  puis ,  c'eft  peu  dechofe  pour  un 
'aiijéchant  de  théâtre  qu'on  ne  tient  point  pour  tel ,  s'il  ne  fait  frémir  d'horreur« 


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J      M.      I>  A  Z  E  M  B  E  RT.  JO5 

&  des  aâions  atroces,  iitiles,  fi  Pon  veut,  à  donner  de  l'intérêt  aux 
pièces  &  de  Pexercfce  aux  vertus ,  mais  dangereufes,  certainement, 
€n  ce  qu'elles  accoutument  les  yeux  du  peuple  à  des  horreurs 
qu'il  ne  devroit  pas  même  connoitre ,  &  à  des  forfaits  qu'il   ne 
devroitpas  fuppofer   poflibles.  Il  n'eft  pas  même    vrai   que    le 
meurtre  &  le  parricide  y  foient  toujours  odieux.  A  la  faveur  de 
je  ne  fais  quelles  commodes  fuppofitions ,  on  les  rend  permis  ou 
pardonnables.  On  a  peine  à  ne  pas  excufer  Phèdre  inceftueufe 
&  verfantlç  fang  innocent.  Syphax  empoifonnant  fa  femme,  le 
jeune  Horacç  poignardant  fa   fœur ,  ^gamemnon    immolant   fa 
fille ,  Orq(le  égorgeant  fa  mère ,  ne   laiflent  pas  d'être  ^es  per- 
fonnages  intéredàns'.  Ajoutez  que  l'auteur  ,  pour  faire  parler  cha- 
cun félon  fon  caraâère ,  eft  forcé  de  mettre  dans  la  bouche  des 
méchans  leurs  maximes  &  leurs  principes ,  revêtus  de  tout  l'écïat 
des  beaux  vers ,  &  débites  d'un  ton  impofant  &  fentêncieux ,  pour 
rînftruaion  du  parterre. 

5i  les  Grecs  fupporto^ent  de  pafejls  Tj^e^acles ,  c'étoit  comme 
leur  rep^éfentant  des  antiquités  nationales  qui  couroient  de.  tôiis 
temps  parmi  le  peuple,  qu'ils  avoient  ^leiirs  raifons  pour  fe  rap- 
pçller  fans  cefle ,  &  dont  l'odieux  même  entroit  dans  leurs  vues. 
Dénuée  des  mêmes  motifs  &  du  rn^ême  intérêt,  comment  la  mê- 
me Tragédie  peut-elle  trouver  parmi  vous  des  Spe^ateurs  capa- 
bles 4e- fputcQJr  les  tableaux  qu'elle  leur  préfente,  &  les  perfon- 
n^gQS  qt^'elle  y  fait  agir.îX'mn  tue  fon  père ,  époufe  fa.  mère, 
Çc  fe  trouve  le  frère  de  Ces  enfens.  Un  lautre. force  un  fils  d'égor- 
ger fon  père.  Un  troifième  fait  boire  au  père  le  fang  de  fon  fils. 
On  friffonne  k  la  feule  idée  des  horreurs  dont  on  pare  la  fcène 
Françoife ,  pour  l'amufement  du  peuple  le  plus  doux  &  le  plus 
humain  qui  foit  fur  la  terre!  Noh. .  V.  je  le  foutîcns ,  6c  j'en  at- 
téfte  l'effroi  des  leôeurs-,  les  maflacres  des  gladiateurs  n'-étoient 
pas  fi  barbares  que  ces  affreuic  fpeflades.  On  voyoit  couler  Je 
fang,  ir  eft  vrai;  mais  6n  n6  foùilloit  pas  fon  inKiginarion  de  cri. 
mes  qui  font  frémir  la  nature.     ^ 

Heureusement  la  Tragédie  ,  telle  qu'elle  exîfte ,  eft  fi  loin 
de  nous ,  elle  nous  préfente   des  êtres  fi  gîgantèfques ,  fi"  bour- 
Œuvres  mêlées.  Tome  IL  Q  q 


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306 


/.    /.    Rousseau; 


foufHés ,  fi  cfiiménques  ,  que  Pcxemple  de  leurs  vices  n'eft  guères 
plus  contagieux  que  celui  de  leurs  vertus  n'eft  utile,  &  qu*à  pro- 
portion qu'elle  veut  moins  nous  inftruire ,  elle  nous  fait  auflî  moins 
de  mal.  Mais  il  n'en  eft  pas  ainfi  de  la  Comédie ,  dont  les  mœurs 
ont  avec  les  nôtres  un  rapport  plus  immédiat ,  &  dont  les  per- 
fonnages  reflfemblent  mieux  à  des  hommes.  Tout  en  eft  mauvais 
&  pernicieux ,  tout  tire  à  conféquence  pour  les  fpeftateurs  ;  &  le 
plaifir  même  du  comique  étant  fondé  fur  un  vice  du  cœur  hu- 
main ,  c'eft  une  fuite  de  ce  principe  que  plus  la  Comédie  eft  agréa- 
ble &  parfaite ,  plus  fon  effet  eft  funefte  aux  mœurs  :  mais  fans 
répéter  ce  que  j'ai  déjà  dit  de  fa  nature ,  je  me  contenterai  d'en 
faire  ici  l'application ,  &  de  jetter  un  coup  d'onl  fur  votre  théâtre 
comique. 

Prenons-le  dans  fa  perfeâion,  c'eft- à-dire,  à  fa  naiffance. 
^  On  convient ,  &  on  le  fentîra  chaque  jour  davantage ,  que  Molière 
eft  le  plus  parfait  auteur  comique  dont  les  ouvrages  nous  foienc 
connus  ;  mais  qui  peut  difconvenir  aufli  que  le  théâtre  de  ce  mê- 
me Molière ,  des  talens  duquel  je  fuis  plus  l'admirateur  que  per- 
fonne  ,  ne  foit  une  école  de  vices  &  de  mauvaifes  mœurs ,  plus 
dangereufe  que  les  livres  mêmes  où  l'on  fait  profeflion  de  les  en- 
feigner  ?  Son  plus  grand  foin  eft  de  tourner  la  bonté  &  la  fim- 
plicité  en  ridicule ,  &  de  mettre  la  rufe  &  le  menfonge  du  parti 
pour  lequel  on  prend  intérêt  ;  fes  honnêtes  gens  ne  font  que  des 
gens  qui  parlent,  {ts  vicieux  font  des  gens  qui  agiffent  &  que  les 
plus  brillans  fuccès  favorifent  le  plus  fouvent  ;  enfin  l'honneur  des 
applaudiflemens,  rarement  pour  le  plus  eftimable,  eft  prefque  tou- 
jours pour  le  plus  adroit. 

Examinez  le  comique  de  cet  auteur  :  par-tout  vous  trouverex 
que  les  vices  de  caraâère  en  font  l'inftrument,  &  les  défauts  na- 
turels le  fujet;  que  la  malice  de  l'un  punit  la  fimplicité  de  l'autî-e» 
&  que  les  fots  font  les  viftimes  des  méchans  :  ce  qui ,  pour  n'être 
que  trop  vrai  dans  le  monde ,  n'en  vaut  pas  mieux  à  mettre  au 
théâtre  avec  un  air  d^approbation ,  comme  pour  exciter  les  an;ies 
perfides  à  punir,  fous  le  nom  de  fottife,  la  candeur  des  honnê- 
tes gens. 


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4    M.    i>^A  ZEM  s  E  HT.        507 

Datvcniam  corfis^  vcxat  ccnfurA  columbas. 

Voila  Pcfprît  général  de  Molîere  &  de  {ts  imitateurs.  Ce  font 
des  gens  qui ,  tout  au  plus ,  raillent  quelquefois  les  vices  ,  fans 
jamais  faire  aimer  la  vertu  ;  de  ces  gens  ,  difoit  un  ancien  ,  qui 
favent  bien  moucher  la  lampe ,  mais  qui  n'y  mettent  jamais  d'huile. 

Voyez  comment ,  pour  multiplier  ks  plaifanteries ,  cet  homme 
trouble  tout  Tordre  de  la  fociété  ;  avec  quel  fcandale  il  renverfe 
tous  les  rapports  les  plus  facrés  fur  lefquels  elle  eft  fondée  ;  com- 
ment il  tourne  en  dérifion  les  refpeâables  droits  des  pères  fur  leurs 
enfans,  des  maris  fur  leurs  femmes,  des  maîtres  fur  leurs  fervi* 
teurs.  Il  fait  rire ,  il  eft  vrai ,  &  n'en  devient  que  plus  coupable  , 
en  forçant  par  un  charme  invincible  les  fages  mêmes  de  fe  prêter 
à  des  railleries  qui  devroient  attirer  leur  indignation.  7'entends  dire 
qu'il  attaque  les  vices;  mais  je  voudrois  bien  que  l'on  comparât 
ceux  qu'il  attaque  avec  ceux  qu'il  favorife.  Quel  eft  le  plus  blâ- 
mable d'un  bourgeois  fans  efprit  &  vain  qui  fait  fottement  le  gentil- 
homme ,  ou  du  gentilhomme  frippon  qui  le  dupe  ?  Dans  la  pièce  dont 
je  parle ,  ce  dernier  n'eft-il  pas  l'honnête  homme  î  N'a-t-Û  pas  poiur 
lui  rintérêt,  &  le  public  n'applaudit-il  pas  a  tous  les  tours  qu'il  fait 
\  l'autre  î  Quel  eft  le  plus  criminel  d'un  pay  fan  aflèz  fou  pour  époufec 
une  demoifelle^ou  d'une  femme  qui  cherche  ^  déshonorer  fon  époux) 
Que  penfer  d'une  pièce  oii  le  Parterre  applaudit  à  l'infidélité  »  au 
menfonge,  à  l'impudence  de  celle-ci ,  &  rit  de  la  bétife  du  ma« 
nant  puni  î  C'eft  un  grand  vice  d'être  avare  &  de  prêter  k  ufure; 
mais  n'en  eft*ce  pas  un  plus  grand  encore  à  un  fils  de  voler  fon 
père ,  de  lui  manquer  de  refped ,  &  de  lui  faire  mille  infultans  re* 
proches ,  &  ,  quand  ce  père  irrité  lui  donne  fa  malédiélion  ,  de 
répondre  d'un  air  goguenard  qu'il  n'a  que  faire  de  fes  dons  ?  Si 
la  plaifanterie  eft  excellente,  en  eft-elle  moins  punîfTable?  &  la 
pièce  où  l'on  fait  aimer  le  fils  infolent  qui  l'a  faite  ,  en  eft-elle  moins 
une  école  de  mauvaifes  mœurs  ? 

Je  ne  m'arrêterai  point  \  parler  des  valets.  Ils  font  condamnas  par 
tout  le  monde   (18);  il  feroit  d'autant  moins  juftç  d'imputer  à 

(  18  )  Je  ne  décide  pas  s'il  faut  en  effet  les  condamner.  II  fe  peut  que  les 

Qq  ii 


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^68      '    %   •y.    ll'o^^sE-kïf^, 

Molière  les  erreurs  àe  tes 'modèles '&  de  fon  ïîècTe,  qtfîl  s'en  efl 
^içoriljé  JuirTnéme.  Ne  nous  prévalons.,  ni  des  irrégularités  qui  peu- 
vent fç;  trouMer  daps  les  ouYcages  de  fa  jeuçeffe  ^  ni  de  ce  qu'U  y 
a  ^e.0ioi|is  bien  dans  fes  autres  pièces,  ^  paÎTonsT,  tout  d^un 
coup  k  cellç  iqu^n  reconnoit  unanimement  pour  fon  chef* 
d'œuvre  :  je  veux  dire  le  *Mifanthr6pe. 

jE^ouve  que  cette  Comédie  nous  djîcouvre  mieux  qu'aucune 
autre  la  véritable  vue  dons  laquelle  Molière,. a  çompoféfoff 
Théâtre^  &  nous  peut  mieux  faire  juger  de  ,fes  vrais ,  effçts* 
Ayant  à; plaire  au  public,  il  a  confuUé  Iç  goût  Iç  plus  général 
^e  ceux,  qui  le  compofent  :  fur  ce  goût  il  s'eft  for^^  un  mo- 
dèle, &  fur  ce  modèle  un  tableau  des  défauts  cpn^raires,  dans 
lequel  il  a  pris  i^s  caraâères  comiques  ,  &  dopt  il  a  diflribué 
les  divers  traits  dans  fes  pièces.  Il  n'a  donc  point  prétendu  for- 
mer un  l^onnéteiiomme ,  mais  un  homme  du  mopde  ;.par  cûn« 
féquene,  il  n*a  ppinr voulu  corriger  les  vices,  mais  les  ridicules i 
&j  comme  j'ai  déjà  dit,  il.  a  trouvé  dans  le  vice  même  un  inf- 
trument  très-propre  à  y  réuflîr.  Aiqfi  voulant  exppfer  à  la  t\(ée 
publique  toup  les  défauts  ppppfés  a,ux  qualités  de  Thomme 
aimable,  de  Uhomnie  de  fociété,  àpr.è?  avoir  joué  tant  d'autres 
ridicules  i  il  luirefloit  ^  jouer  celui. quç  le  monde  pardonne  le  moins  ^ 
k  ridicule  de  la  vertu  j  c'eft  ce  qu'il  a  fait  dans  le  MiTanthrope. 

'  Vous  ne  faurîez  me  nier  deux  chofes  :  Tijine  qu'Alcefte  dans 
"  cette  pièce  eft  un  homme  droit ,  fincère  ,  eftim^le ,  un  véritable 
homme  de  bien  ;  l'autre  ^  que  l'apteur  lut  donne  un  perfonnage 
Ridicule.*  Oen  eft  aflfez  ^  ce  me  femble ,  pour  rendre  Molière  inex- 
cufabie.  On  pourroit  dire 'qu'il  a  joué  dans  Alcefte^  non  la  vertu; 
mais  un  véritable  défaut,  qui  eft  lor  haine  des  hommes.  A  cela  je 
réponds  qu'il  n'eft  pas  virai  qu'il  ait  donné  cette  h^ne  k  fon  per* 

▼alets  ne  foient  plus  que  les  inftrumens  qu'il  faille  quelques  fourbeiîes  dans  le» 

des  méchancecës  des  maîtres ,  depuis  pièces ,  je  ne  fais  s'il  ne  vaudroir  par 

cpie  ceux-ci  leur  ohtôtérhotiheuf  de  mieux  que  les  valets  feuls  en  fufTenr 

Kinvendon.    Cependant  je  doucerois  chargés  ,  '&  qu^  les  honnêtes  gen» 

qu'en  ceci  l'image  trop  naïve  de  la  ^O'  fîiiïent  aufTi  des  gens  honnêtes  ^  a» 

ciécé  (ùi  bonne  au  théâtre.  Suppofê  moins  fur  la  fcine* 


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îonnage  :  îl  neiWrripts^^e  lïc^onr^leMîfantlïrope  en  împofe,' 

comme  fi  <5riui»q\iiiejporteriéioîr"cnneih!^ii  Retire  huittâîn.  Une 

pareille  haine  ne  feroic  pas  un  défaut ,  mais  une  dépravation  de  la 

'nattire  &  le  >pliis  grand  dé  tous  les  ^9^^  :'piiifque  toutes  les  wrtus 

Tociales  fe  f^pportaWk^la  bienfaiTance^Yîen  nelear^ft  fi  direfbe* 

ment  contraire  queWnhurnaràté.  'Le  vraiMifanthrope  eAmrtitnotiC* 

tre.  S*il  powrôit  ôrifter ,  ir  ne  ^eroit  pas  rire  ;  il  feroit  •Itorreur. 

Vpus  poui^z  av^oir  vu  ii  là  CoMédie  IntUemie  Une-pièce  întieuléer 

^la  Vie  ejî  un  Jongt.  Si  vous  Tourraj^dUez^  le  «Héros  de  ^  aettr  pièce  , 

iroilk  le  vrai  Miiantlurôpe. 

,  Qu'est-ce  donc  que  le  Mîianthrope  de'Mdlîere  ?  Un  homme  de 
bien  qui  dételle  les  mœurs  de  Ton  fiècle'&  la  méchanceté  de  î^% 
contemporains  ;  qui  précifément  parce  qu'il  aime  Tes  fi^mblabfes , 
'hait  en  etix  les  hiaux  qtffls''fe  ibn*tréciffrDquehient>  &  ies  *vices 
dont  éesmaUx  font  i'buvrage.  SSl  étoit' moins  touché  îdes  erreilrs 
'de  rifuïnànité,  moins  indigné  des  iniquités  qVil-ioit,'feroit-jhplus 
humain  lùi-nféifie  ?  Autant  vaudroit  foiitenirtîà\m  tMdre 'père  aime 
mieuit  lesen^ns  d'autrui  que  les  fiens,*  parce  qu^ils4nice  de»  £Mices 

'  de  ceux-ci,  &  ne  dit  jam^siien  aux  autres^ 

Ces  fentimens  du  Mtfanthrope  font  parfiûleflieilt'd^teloppés.dafisf 
fôn  rôle.  Il  dit,  je  Tavoue,  qu'il  a  conçu  mne^halae^éffr^iyahle^con-' 
tre  le  genre  humain  ;  mais  en  quelle  occafioii  le-di^il  (1-9)  ?  Qttand, 
outré  d'avoir  vu  fon  ami  trahir  lâchement  fon  fenriment>&  trqmper 
l'homme  qui  le  lui  deihande,  il  s'en  volt  encore  plaiianter  lui-même 
au  plus  fort  de  fa  colère.  Il  eft  naturel  que  cette  colère  dégénère 
en  emportement,  &  lui  fade  dire  alofs  pîusr  qu^il  ne  penfe  de  fens« 
froid.  D'airieurs,  la  raifon  qu'il  tend  de  cette  haine -Qaîvepiblle  en 
'  îuftîfie  pleinement  la  caufe» 

-     (19)  J'avertis  qu'étant  fans  fivrcs^  pièces.  Mais  quand  mes  exemples  fe- 

^  fans  mémoire  ,  &  n'ayant  pour  tous  roient  peu  juftes ,  mes  raîfons  ne  le 

matériaux  qu'un  confus  fouvenir  des  feroient  pas  moins,  attendu  qu'elles  ne 

obfervations  que  J'ai  faites  autrefois  font  point  tirées  de  telle  ou  telle  piè-» 

au  Speftacle ,  je  puis  me  tromper  dans  ce  ,  mais  de  refprit  général  du  Théa^ 

mes  citations  fc  renyerfer  l'ordre  des  tre  ,  ^ue  j'ai  bien  étudié* 


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^^lo      t    f.    J.    Rousseau; 

Les  uns^  parce  qi^ils  fint  méehans^ 
Xi  Us  autres  y  pour  (trc  aux  méchans  comptaifans. 

Ce  n'eft  donc  pas  des  hommes  qu^îi  eft  ennemi ,  mais  de  la  mé^ 
ehanceté  des  uns,  &  du  fupporc  que  cette  mécliaiiceté  trouve  dans 
les  autres.  S'il  n'y  avoît  ni  frîppons ,  ni  flatteurs ,  il  aimeroit  tout 
le  monde.  Il  n'y  a  pas  un  homme  de  bien  qui  ne  foit  Mifanthrope 
en  ce  fens;  ou  plutôt»  les  vrais  Mifanthropes  font  ceux  qui  ne  pen- 
fent  pas  ainfi  :  car  au  fond  je  ne  connois  point  de  plus  grand  en- 
nemi des  hommes  que  l'ami  de  tout  le  monde ,  qui»  toujours  charmé 
de  tout  I  encourage  inceflamment  les  méchans ,  &  flatte ,  par  fa 
coupable  complaifance»  les  vices  d'où  naiffent  tous  les  défordre^  de 
la  fociété* 

Une  preuve  bien  sûre  qu'Alcefle  n'efl  point  Mifanthrope  à  la 
lettre^  c'efl  qu'avec  ks  brufqueries  &  fes  incartades ,  il  ne  laiffe  pas 
d'intéreflèr  &  de  plaire.  Les  fpeétateurs  ne  voudrôient  pas,  à  la 
vérité,  lui  reflèmbler,  parce  que  tant  de  droiture  efl  fort  incom* 
mode  ;  mais  aucun  d'eux  ne  feroit  jFàché  d'avoir  affaire  à  quelqu'un 
qui  lui  reffemblàt;  ce  qui  n'arriveroit  pas  s'il  étoit  l'ennemi  déclaré 
des  hommes.'  Dans  toutes  les  autres  pièces  de* Molière,  le  perfon- 
nage  ridicule  efl  toujours  haïflable  ou  méprifable  ;  dans  cêlle-lh , 
quoiqu'Alcefle  ait  des  défauts  réels  dont  on  n'a  pas  tort  de  rire , 
on  fent  pourtant  au  fond  du  cœur  un  refpeâ  pour  lui  dont  on  ne 
peut  fe  défendre.  En  cette  occafion  la  force  de  la  vertu  l'emporte 
fur  l'art  de  l'Auteur,  &  fait  honneur  k  fon  caraftère.  Quoique 
Molière  fit  des  pièces  répréhenfibles ,  il  étoit  perfonnellement  hon- 
nête homme ,  &  jamais  le  pinceau  d'un  honnête  homme  ne  fut  cou- 
vrir de  couleurs  odieufes  les  traits  de  la  droiture  &  de  la  probité. 
Il  y  a  plus,  Molière  a  mis  dans  la  bouche  d'Alcefle  un  fi  grand 
nombre  de  fes  propres  maximes ,  que  plufîeurs  ont  cru  qu'il  s'étoit 
voulu  peindre  lui-inême.  Cela  parut  dans  le  dépit  qu'eût  le  Par- 
terre à  la  première  repréfentation ,  de  n'avoir  pas  été  fur  le  fonnec 
de  l'avis  du  Mifanthrope  :  car  on  vit  bien  que  c'étoit  celui  de 
l'Auteur. 

Cependant  ce  caraâère  fi  vertueux  efl  préfenté  comme  ridicule; 


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A    M.    d^Albmbert.         jii 

U  Teft ,  en  eflec,  \  certains  égards ,  &  ce  qui  démontre  que  Tinten- 
tîon  du  Poëte  eft  bien  de  le  rendre  tel ,  c'eft  celui  de  Pami  Phiiînte , 
qu'il  met  en  oppofition  avec  le  fien.  Ce  Philinte  eft  le  fage  de  la 
pièce;  un  de  ces  honnêtes  gens  du  grand  monde,  dont  les  maxi- 
mes reflemblent  beaucoup  à  celles  des  frippons,  de  ces  gens  fi  mo- 
dérés, qui  trouvent  toujours  que  tout  va  bien,  parce  qu%  ont 
intérêt  que  rien  n'aille  mieux;  qui  font  toujours  contens  de  tout  le 
monde ,  parce  qu'ils  ne  fe  foucient  de  perfonne  ;  qui ,  autour  d'une 
bonne  table ,  foutiennent  qu'il  n'eft  pas  vrai  que  le  peuple  ait  faim  ; 
qui ,  le  goufTet  bien  garni ,  trouvent  fort  mauvais  qu'on  déclame  en 
faveur  des  pauvres  ;  qui ,  de  leur  màifon  bien  fermée ,  verroient 
voler,  piller,  égorger ,  maflacrer  tout  le  genre  humain  fans  fe  plain- 
dre ,  attendu  que  Dieu  les  a  doués  d'une  douceur  très-méritoire  à 
fupporter  les  malheurs  d'autrui. 

On  voit  bien  que  le  phlegme  raifonneur  de  celui-ci  eft  très- 
propre  a  redoubler  &  faire  fortir,  d'une  manière  comique ,  les 
emportemens  de  l'autre  ;  &  le  tort  de  Molière  n'eft  pas  d'avoir  fait 
du  Mifanthrope  un  homme  colère  &  bilieux;  mais  de  lui  avoir 
donné  des  fureurs  puériles  fur  des  fujets  qui  ne  dévoient  pas  l'émou- 
voir. Le  caraâère  du  Mifanthrope  n'eft  pas  à  la  difpofition  du  Poëte  ; 
il  eft  déterminé  par  la  nature  de  fa  paflîon  dominante.  Cette  paf- 
ilon  eft  une  violente  haine  du  vice ,  née  d'un  amour  ardent  pour  la 
vertu,  &  aigrie  par  le  (peâacle  continuel  de  la  méchanceté  des 
hommes.  Il  n'y  a  donc  qu'une  ame  grande  &  noble  qui  en  foit 
fufceptible.  L'horreur  &  le  mépris  qu'y  nourrit  cette  même  paflion 
pour  tous  les  vices  qui  l'ont  irritée ,  fert  encore  à  les  écarter  du 
cœur  qu'elle  agite.  De  plus,  cette  contemplation  continuelle  des 
défordres  de  la  fociété  le  détache  de  lui-même ,  pour  fixer  toute 
fon  attention  fur  le  genre  humain.  Cette  habitude  élève ,  agrandit 
fes  idées ,  détruit  en  lui  les  inclinations  baftes  qui  nourriflënt  &  con- 
centrent l'amour-propre  ;  &  de  ce  concours  naît  une  certaine  force 
de  courage ,  une  fierté  de  caraâère  qui  ne  laifle  prife  aif  fond  de 
fon  ame  qu'k  des  fentimens  dignes  de  l'occuper. 

Ce  n'eft  pas  que  l'homme  ne  foit  toujours  homme  ;  que  la  paf- 
iion  ne  le  rende  fouvent  foible ,  injufte ,  déraifonnable  ;  qu'il  n'é- 


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3î2  X    /•    Rousseau; 

pie  peut-être  les  motifs  cachés  des  aôions  des  autres,  avec  un  /ecree 
plaifîr  d'y  voir  la  corruption  de  leurs  cœurs  ;  qu'un  petit  mal  ne 
lui  donne  fouvent  une  grande  colère ,  &  qu'en  l'irritant  à  deffein  un 
méchant  adroit  ne  pût  parvenir  à  le  faire  paffer  pour  méchant  lui- 
même  ;  mais  il  n'en  efl  pas  moins  vrai  que  tous  moyens  ne  fone 
pas  bons  à  produire  ces  effets  ,  &  qu'ils  doivent  être  aflbrds  à  foa 
caraftère  pour  le  mettre  en  jeu  :  fans  quoi ,  c'cft  fuWHtuer  un 
autre  homme  au  Mifantlurope ,  &  nous  le  peind^  avec  des  traies 
qui  ne  font  pas  les  fiens. 

Voi£A  donc  de  quel  côté  le  cara£i;ère  ^^.Mifantl^rQpç  4o}p 
porter  fes  défauts ,  &  voi^  auffi  de  quoi  Molière  fait  un  ufage 
admirable  dans  toutes  les  fcànes  d*Alcefie  avec  fon  ^mi ,  où  les 
froides  maximes  &  les  railleries  de  celui  -  d  démontant  l'autre  à 
chaque  inilant ,  lui  font  dire  mille  in^pertinences  très-bien  pla- 
cées 4  mais  ce  caraâère  ^pre  &  dur ,  qui  lui  donne  tant  de  fiel 
&  d'aigreur  da^s  l'occ^fipp ,  l'éloigné  en  même-temps  de  tout 
chagrin  puérile  gui  n'a  pul  fondement  raisonnable,  &  de  tout 
intérêt  iperfonnel  trop  vif,  dont  il  ne. doit  ijuUement  être  fufcep- 
tible.  Qu'il  s'etnporte  fur  tous  les  défordres  dont  il  n'efl  que  le 
témoin,  ce  font  toujours  ^^e  npuyeaux  traits  au  tableau  ;  mais 
qu'il  foit  froid  fur  celui  qui  s'adrefle  flireftepient  à. lui.  Car  ayant 
déclaré  la  guerre  4ux  méchans,  il  s'attend  bien  qu^ls  la  lut 
feront  à  leur  tour.  S'il  n'avoit  pas  prévu  le  pal  que  lui  fera  fa 
franchife  ,  elle  ferojt  une  étourderîe  &  qon  pas  une  vertu.  Qu'une 
femme  fauffe  le  trajhiile,  que  4^indignes  .amis  le  déshonorent^ 
que  de  foibles  amis  l'abandonnent;  il  doit  le  fouffrir  fans  en 
murmurer  :  il  çonnpit  les ,  hpmmes. 

Si  ces  diflinâions  font  jtriles ,  ^  Molière  a  mal  faifi^le  Mifan* 
thrope.  Penfe-tf-on .  que  ce  foit  par  erreur  ?  Non,  fans  doute. 
Maisvoilk  par  où  le  defir  de 'faire  rire  aux  dépens  du  perfonnage 
Ta  forcé  de  le  dégrader ,  contre  la  vérité  du  caraôère. 

Aerès  l'aventure  d^  fonnet,  comment  Alcefle  ne  s'attend^îl 
point,  aux  mauvais  procédés  d'Oronte  ?  Peut-il  en  être  étonné 
guand  pn  Ten  inftruit}  comme  fi  c'étoit  la  première  fois  de  fa 


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A      M.      D^A  L  Ê  MÉ  E  Â  T:  Jl ^ 

^e  qu^il  eût  été  fincère  »  ou  la  première  fois  que  fa  ilncérité  lui 
eût  élit  un  ennemi  ?  Ne  doit-jl  pas  fe  préparer  tranquillement  k 
la  perte  de  Ton  procès^  loin  d^en  marquer  d^avance  un  dépie 
d^enfant  ? 

Ce  font  vingt  milU  francs  qu'il  ttûcn  pourra  coûter  ; 
Mais  pour  vingt  mille  francs  f  aurai  droit  de  pefien 

tJn  Mifanthrope  n'a  que  que  faire  d'acheter  û  cher  le  droit  de 
pefter,  il  n'a  qu'k  ouvrir  les  yeux ,  &  il  n'eflime  pas  aflez  l'ar- 
gent pour  croire  avoir  acquis  fur  ce  point  un  nouveau  droit  par 
la  perte  d'un  procès;  mais  il  falloît  faire  rire  le  parterre. 

Dans  la  fcène  avec  Dubois  ,  plus  Alcefte  a  de  fujet  de  s'im- 
patienter, plus  il  doit  refter  flegmatique  &  froid  ^  parce  que 
rétourderie  du  valet  n'eft  pas  un  vice.  Le  Mifanthrope  &  l'homme 
emporté  font  deux  caraâères  très-difTérens  :  c'étoit-lk  l'occafîon 
de  les  diftinguer.  Molière  ne  Tignoroit  pals;  mais  it  falloit  faire 
rire  le  parterre. 

Au  rifque  de  faire  rire  auflî  le  ledeur  a  mes  dépens,  j'ofe 
âccufer  cet  auteur  d'avoir 'manqué  de  trèi-grandes  convenances, 
une  très-grande  vérité  ,  &  peut-être  de  nouvelles  beautés  de  fî- 
tuation,  C'étoît  de  faire  un  tel  changement  à  fon  plan  que  Phî- 
tinte  entrât  comme  aâeur  nécefTaire  dans  fe  nœud  de  fa  pièce  , 
en  forte  qu'on  pût  mettre  les  aftions  de  Phîfinte  &  d'Alcefte  dans 
une  apparente  oppofitîon  avec  leurs  principes  ,  &  dans  une  con- 
formité parfaite  avec  leurs  caraftères,  Je  veux  dire  qu'il  falloît 
que  le  Mifanthrope  fût  toujours  furieux  contre  les  vices  publics , 
&  toujours  tranquille  fur  les  méchancetés  perfonnelles  dont  il  étoît 
la  viftime.  Au  contraire ,  le  philofophe  Phîlinte  devoît  voir  tous  les 
d^ordres  de  la  fociété  avec  un  flegme  ftoïque,  &  fe  mettre  en 
fureur  au  moindre  mal  ^  s'^reffbit  direâement  à  lui.  En  effet, 
J'obferve  que  ces  gens  fi  paifibles  fur  fes  injuffices  publiques  y  font 
toujours  ceux  qui  font  le  phis  de  bruit  au  moindre  tort  qu'on  leur 
fait,  &  qu'ils  ne  gardent  leur  philofophie  qu'auflî  long-temps  qu'ils 
n'en  ont  pas  befoin  pour  eux-mêmes.  Ils  reflemblent  h  cet  Irlandois 

QLûvres  mêlées.  Tome  IL  R  r 


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}i4  /•    J.    Rouis  s  BÀUj 

qui  ne  vouloît  pas  fortir  de  fon  Ht,  quoique  le  feu  fût  h  la  maifori. 

La  maifon  brûle,  lui  crioit-on.  Qu'importe,  répondoit-il ,  je  n'en  i 

fuis  que  le  locataire.  A  la  fin  le  feu  pénétra  jufqu'à  lui.  Auffi-tôt  I 

il  s'élance ,  il  court,  il  crie ,  il  s'agite  ;  il  commence  \  comprendre  i 

qu'il  faut  quelquefois  prendre  intérêt  à  la  maifon  ^qu'on  habite ,  ■ 

quoiqu'elle  ne  nous  appartienne  pas.  J 


Il  me  femWe  qu'en  traitant  les  caraflères  en  queftîon  fur  cette 
idée  ,  chacun  des  deux  eût  été  plus  vrai,  plus  théâtral ,  &  que  ce- 
lui d'Alcefte  eût  fait  incomparablement  plus  d'effet  :  mais  le  par- 
terre alors  n'auroît  pu  rire  qu'aux  dépens  de  l'homme  du  monde , 
&  l'intention  de  l'auteur  étoit  qu'on  rît  aux  dépens  du  Mifan- 
thrope.  (20) 

Dans  la  mém^  vue,  il  lui  fait  tenir  quelquefois  des  propos 
d'humeur ,  d'un  goût  tout  contraire  h  celui  qu'il  lui  donne.  Tellç" 
efl  cette  pointe  de  la  fcène  du  fonnet  : 

La  pcflc  de  ta  chute ,  tmpoifonneur  au  Diable  ! 
En  eujfes-tufait  une  à  te  cajfer  le  ne^^! 

pointe  d'autant  plus  déplacée  dans  la  bouche  du  Mifanthrope  qu'il 
vient  d'en  critiquer  de  plus  fupportatles  dans  le  fonnet  d'Oronte  ; 
&  il  eft  bien  étrange  que  celui  qui  la  fait  propofe  un  inftant  après 
Ia*chanfon  du  Roi  Henri  pour  un  modèle  de  goût.  Il  ne  fert  de 
rien  de  dire  que  ce  mot  échappe  dans  un  moment  de  dépit  ;  car  le 
dépit  ne  diâe  rien  moins  que  des  pointes,  &  Alcefte,  qui  paffe  fa 
vie  k  gronder,  doit  avoir  pris,  même  en  grondant,  un  ton  conforme 
à  fon  tour  d'efprit. 

MOKBLBu!  vil  complaifant!  vous  louei  des  fottifes. 

(20)  Je  ne  doute  point  que,  fur  vois  qu'un  invonvënient  a  cette noa- 

ridée  que  je  viens  de  propofer ,  un  velle  pièce ,  c'eft  qu*il  feroit  impolli- 

homme  de  génie  ne  pût  faire  un  nou-  ble  qu'elle  réufsit  ;  car  ,  quoi  qu'on 

veau  Mifanthrope  ,  non  moins  vrai ,  dife ,  en  chofes  qui  déshonorent ,  nul 

non   moins  naturel   que  TAthénien  ,  ne  rit  de  bon  cœur  à  {^z  dépens.  Noui 

égal  en  mérite  n  celui  de  Molière  ,  &  voilà  rentrés  dans  mes  principes» 
fans  comparaifon  plus  inftruâif.  7e  ne 


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A    M.   d'Alembert.         315 

Oeft  aînfi  que  doit  parler  le  Mifanthrope  en  colère.  Jamais  une 
pointe  n'ira  bien  après  cela.  Mais  il  falloit  faire  rire  le  Parterre; 
&  voilk  comment  on  avilit  la  vertu. 

Une  chofe  aflez  remarquable  dans  cette  Comédie ,  eft  que  les 
charges  étrangères  que  l'auteur  a  données  au  rôle  du  Mifan- 
thrope Pont  forcé  d'adoucir  ce  qui  étoit  efTentîel-  au  caradère. 
Aihfi ,  tandis  que  dans  toutes  fes  autres  pièces  les  caradèresfont 
chargés  pour  faire  plus  d'effet ,  dans  celle-ci  feule  les  traits  font 
émouflfés  pour  la  rendre  plus  théâtrale.  La  même  fcène  dont  je 
viens  de  parler  m'en  fournit  la  preuve.  On  y  voit  Alcefte  tergî- 
verfer  &  ufer  de  détours  ,  peur  dire  fon  avis  h  Oronte.  Ce  n'eft 
point  là  le  Mifanthrope  :  c'eft  un  honnête  homme  du  monde 
qui  fe  fait  peine  de  tromper  celui  qui  le  confulte.  La  force  du 
caraftère  vouloit  qu'il  lui  dît  brufquement  :  votre  fonnet  ne  vaut 
rien,  jettez-le  au  feu;  mais  cela  auroit  ôté  le  comique  qui  naît 
de  l'embarras  du  Mifanthrope  &  de  fesyc  ne  dis  pas  cela,  répétés , 
qui  pourtant  ne  font  au  fond  que  des  menfonges.  Si  Philinre  à 
fon  exemple,  lui  eût  dit  en  cet  endroit ,  &  que  dis-tu  donCytraU 
trc'i  Qu'avoit-il  \  répliquer?  En  vérité,  ce  n'eft  pas  la  peine  de 
j'efter  Mifanthrope  pour  ne  l'être  qu'à  demi  :  car ,  fi  l'on  fe  per- 
met le  premier  ménagement  &  la  première  altération  de  la  vérité , 
où  fera  la  raifon  fuflSfante  pour  s'arrêter  jufqu'à  ce  qu'on  devienne 
auflî  faux  qu'un  homme  de  Cour. 

L'AMI  d'Alcefte  doit  le  connoître.  Comment  ofe-t-il  lui  pro* 
pofer  de  vifiter  des  Juges ,  c'eft-à-dire ,  en  termes  honnêtes ,  de 
chercher  \  les  corrompre  ?  Comment  peut-il  fuppofer  qu'un  hom- 
me capable  de  renoncer  même  aux  bienféances  par  amour  pour 
la  vertu  ,  foît  capable  de  manquer  k  fes  devoirs  par  intérêt?  Sol- 
liciter un  Juge!  Il  ne  faut  pas  être  Mifanthrope,  il  fuffit  d'être 
honnête  homme  pour  n'en  rien  faire.  Car  enfin  ,  quelque  tour  qu'on 
donne  a  la  chofe,  ou  celui  qui  follicite  un  Juge,  l'exhorte  à  rem- 
plir fon  devoir ,  &  alors  il  lui  fait  une  infulte  ;  ou  il  prppofe  une 
acception  de  perfonnes ,  &  alors  il  le  veut  féduîre  :  puifque  toute 
acception  de  perfonnes  eft  un  crime  dans  un  Juge  qui  doit  con- 
noître l'affaire  &  non  les  parties,  &  ne  voir  que  l'ordre  &  la  loi. 

Rr  ij 


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H6  J^    J.    RoussEjUy 

Or ,  je  dis  qu^engager  un  Jugd  k  faire  une  mauvaife  aâion ,  c^eft 
la  faire  foi^méme  t  &  qu^il  vaut  mieux  perdre  une  caufe  jufle , 
que  de  faire  une  mauvaife  aftion.  Cela  efl  clair ,  net  i  il  n^  a  riea 
à  répondre.  La  morale  du  monde  a  d'autres  maximes  :  je  ne  Ti- 
gnore  pas.  Il  me  fuffit  de  montrer  que  ,  dans  tout  ce  qui  rendait 
le  Mifanthrope  fi  ridicule ,  il  ne  faifoit  que  le  devoir  d'un  homme 
de  bien  ^  &  que  fon  caraâère  étoit  mal  rempli  d'avance  ^  fi  foa 
ami  fuppofoit  qu^il  pût  y  manquer. 

Si  quelquefois  Phabile  auteur  laifTe  agir  ce  caraâère  dans  toute 
fa  force ,  c'efl  feulement  quand  cette  force  rend  la  fcène  plus 
théâtrale ,  &  produit  un  comique  de.  contrafte  ou  de  firuation  plus 
fenfible.  Telle  eft ,  par  exemple ,  Phumeur  taciturne  &  filencieufe 
d^Alcefte  ,  &  enfuite  la  cenfure  intrépide  &  vivement  apoftrophée 
de  la  converfation  chez  la  Coquette. 

Allovs  ,  firme  ^  pouffe^,  mes  bons  amis  de  Cour. 

Ici  Tauteur  a  marqué  fortement  la  difimdion  du  Médifant  &  do 
Mifanthrope.  Celui-ci ,  dans  fon  fiel  acre  &  mordant ,  abhorre  la 
calomnie  &  décefte  la  fatyre.  Ce  font  les  vices  publics ,  ce  font 
les  méchans  en  général  qu'il  attaque.  La  bafie  &  fecrette  médi*- 
fance  eft  indigne  de  lui ,  il  la  méprife  &  la  hait  dans  les  autres  ; 
&  quand  il  dit  du  mal  de  quelqu'un ,  il  commence  par  le  lui  dire 
en  face.  Au(fî  y  durant  toute  la  pièce ,  ne  fait-il  nulle  part  plus 
d'effet  que  dans  cette  fcène  »  parce  qu'il  eil-lk  ce  qu'il  doit  être  ; 
&  que,  s'il  fait  rire  le  parterre,  les  honnêtes  gens  ne  rougiflent 
pas  d'avoir  ri. 

Mais  ^n  général ,  on  ne  peut  nier  que  il  le  Mifanthrope  étoit 
plus  Mifanthrope,  il  ne  fut  beaucoup  moins  plajfant;  parce  que 
fa  franchife  &  fa  fermeté  n'admettant  jamais  de  détour,  ne  le  laif- 
feroit  jamais  dans  l'embarras.  Ce  n'eft  donc  pas  par  ménagement 
pour  lui  que  l'auteur  adoucit  quelquefois  fon  caraftère  :  c'eft  au 
contraire  pour  le  rendre  plus  ridicule.  Une  autre  raifon  l'y  oblige 
encore  ;  c'eft  que  le  Mifanthrope  de  théâtre  ayant  a  parler  de  ce 
qu'il  voit ,  doit  vivre  dans  le  monde  ,  le  par  conféquent  tempères 


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fa  droiture  &  Tes  manières  par  quelques-uns  de  ces  égards  de 
menfonge  &  de  faufTeté  qui  compofenc  lapoliteflTe ,  &  que  le  monde 
exige  de  quiconque  y  veut  être  fupporté.  S'il  s^y  mçntroît  autre- 
ment •  fes  difeours  ne  feroient  plus  d'efiet.  L'intérêt  de  l'auteur 
eft  bien  de  le  rendre  ridicule,  mais  non  pas  fou;  &  e'eft  ce  qu'il 
paroîtroit  aux  yeux  du  public  s'il  étoit  tout-k-fait  fage. 

On  a  peine  \  quitter  cette  admirable  pièce ,  quand  on  a  com* 
mencé  de  c'en  occuper  \  &  plus  on  y  fonge ,  plus  on  y  découvre 
de  nouvelles  beautés.  Mais  enfin ,  puifqu'elle  eft  fans  contredit  de 
toutes  les  Comédies  celle  qui  contient  ia  meilleure  &  la  plus  faine 
morale ,  fur  ceile-là  jugeons  des  autres ,  &  convenons  que  l'inten- 
tion de  l'auteur  étant  de  plaire  k  des  efprits  corrompus ,  ou  fa 
morale  le  porte  au  mal,  ou  le  faux  bien  qu'elle  prêche  eft  plus 
dangereux  que  le  mal  même ,  en  ce  qu'il  féduit  par  une  appa- 
rence de  raifon;  en  ce  qu'il  fait  préférer  l'ufage  &  les  maximes 
du  monde  k  Pexaâe  probité  ;  en  ce  qu'il  fait  confîfter  la  fagefTe 
dans  un  certain  milieu  entre  le  vice  &  la  vertu;  en  ce  qu'au 
grand  foulagement  des  fpeftateurs ,  il  leur  perfuade  que  ,  pour 
être  honnête  homme ,  il  fuffit  de  n'être  pas  un  franc  fcélérar. 

J'AVROiS  trop  d'avantage  fi  je  voulois  palfer  de  l'examen  de 
Molière  k  celui  de  fes  fuccefTeurs ,  qui ,  n'ayant  ni  fon  génie  ni 
fa  probité,  n'en  ont  que  mieux  fuivi  ks  vues  intéreflées,  en  s'at- 
tachant  k  flatter  une  jeunefle  débauchée  &  des  femmes  fans  mœurs. 
Ce  font  eux  qui  les  premiers  ont  introduit  ces  groflières  équivo- 
ques ,  non  moins  profcrites  par  le  goût  que  par  l'honnêteté ,  qui 
firent  long-temps  l'amufement  des  mauvaifes  compagnies,  l'em- 
barras des  perfojines  modeftes ,  &  dont  un  meilleur  ton ,  lent  dans 
fes  progrès  y  li'a  pas  encore  purifié  certaines  provinces.  D'autres 
auteurs  plus  réfervés  dans  leurs  faillies ,  laiflant  les  premiers  amu- 
fer  les  femmes  perdues ,  fe  chargèrent  d'encourager  les  filoux. 
Regnard  ,  un  des  moins  libres ,  n'eft  pas  le  moins  dangereux.  C'eft 
une  chofe  incroyable  qu'avec  l'agrément  de  la  Police  on  joue  pu- 
bliquement au  milieu  de  Paris  une  Comédie  où ,  dans  l'apparte- 
ment d'un  oncle  qu'on  vient  de  voir  expirer  ,  fon  neveu ,  l'hon- 
nête homme  de  la  pièce  ,  s'occupe  avec  fon  digne  cortège  de  foins 


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3i8  /•    /•    Rousseau; 

que  les  loix  paient  de  la  corde  ;  &  qu'au  lieu  des  larmes  que  la 
feule  humanité  fait  verfer  en  pareil  cas  aux  indifFérens  mêmes ,  oit 
égaie  a  Tenvi  de  plaifanteries  barbares  le  trifte  appareil  de  la  mort. 
Les  droits  les  plus  facrés ,  les  plus  touchans  fentimens  de  la  nature , 
font  joués  dans  cette  odieufe  fcène.  Les  tours  les  plus  puniflables 
y  font  raflemblés  comme  11  plaifîr,  avec  un  enjouement  qui  fait 
pafler  tout  cela  pour  des  gentillefles.  Faux  afte  ,  fuppofition ,  vol, 
fourberie ,  menfonge ,  inhumanité,  tout  y  eft ,  &  tout  y  eft  applaudi. 
Le  mort  s'étant  avifé  de  renaître ,  au  grand  déplaifir  de  (on  cher 
neveu  ,  & ,  ne  voulant  point  ratifier  ce  qui  s'eft  fait  en  fon  nom , 
on  trouve  le  moyen  d'arracher  fon  confentement  de  force  ,  &  tout 
fe  termine  au  gré  des  Aâeurs  &  des  fpeftateurs,  qui,  slntéreflant 
malgré  eux  à  ces  miférables ,  fortent  de  la  pièce  avec  cet  édifiant 
fouvenir  d'avoir  été  dans  le  fond  de  leurs  cœurs  complices  des  cri- 
mes qu'Us  ont  vu  çommettrç. 

OsON^  le  dire  fans  détour  ,  qui  de  nous  eft  afTez  sûr  de  lui  pour 
fupporter  la  repréfentation  d'une  pareille  Comédie ,  fans  être  de 
moitié  des  tours  qui  s'y  jouent  î  Qui  ne  feroit  pas  un  peu  fâché  fi 
le  filou  venoit  à  être  furpris  ou  manquer  fon  coup  ?.  Qui  ne  de- 
vient pas  un  moment  filou  foi-même  en s'intéreflant  pour  lui?  Car 
s'intérefler  pour  quelqu'un ,  qu'eft-ce  autre  chofe  que  fe  mettre  k 
fa  place  ?  Belle  inftruftion  pour  la  jeunefle  que  celle  où  les  hom- 
mes faits  ont  bien  de  la  peine  ^  fe  garantir  dé  la  féduôîon  du  vice  ! 
Eft-ce  h  dire  qu'il  ne  foît  jamais  permis  d'expofer  au  théâtre  des 
aftions  blâmables  ?  Non  :  mais  en  vérité ,  pour  favoir  mettre  un 
frippon  fur  la  fcène ,  il  faut  un  auteur  bien  honnête  homme. 

Ces  défauts  font  tellement  inhérens  k  notre  théâtre,  qu'en  vou- 
lant les  en  ôter  ,  on  le  défigure.  Nos  auteurs  modernes ,  guidés 
par  de  meilleures  intentions ,  font  des  pièces  plus  épurées  ;  mais 
auflî  qu'arrive-t-îl  ?  Qu'elles  n'ont  plus  de  vrai  comique  &  ne  pro- 
duifent  aucun  effet.  Elles  inftruifent  beaucoup,  fi  l'on  veut;  mais 
elles  ennuient  encore  davantage.  Autant  vaudroit  aller  au  Sermon. 

Dans  cette  décadence  du  Théâtre,  on  fe  voit  contraint  d'y 
fubftituer   aux  véritables  beautés  éclipfées,  de  petits   agrémens 


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A      M.      D^AlE  MB  E  R  T.  519 

capables  d'en  împofer  b  la  multitude.  Ne  fâchant  plus  nourrir  la 
fbrce  du  comique  &  des  caraftères ,  on  a  renforcé  Pintérêt  de 
l'amour.  On  a  fait  la  même  chofe  dans  la  Tragédie  pour  fuppléer 
aux  fituations  prifes  dans  des  intérêts  d'État  qu'on  ne  connoît 
plus  ,  &  aux  fentimens  naturels  &  fimples  qui  ne  touchent  plus 
perfonne.  Les  Auteurs  concourent  h  l'envi ,  pour  l'utilité  publi- 
que, a  donner  une  nouvelle  énergie  &  un  nouveau  coloris  à 
cette  paflîon  dangereufe  ;  & ,  depuis  Molière  &  Corneille ,  on 
ne  voit  plus  réuflîr  au  Théâtre  que  des  romans ,  fous  le  nom  de 
pièces  dramatiques. 

L'AMOUR  eft  le  règne  des  femmes.  Ce  font  elles  qui  nécef- 
iairement  y  donnent  la  loi  ;•  parce  que ,  félon  l'ordre  de  la  na- 
ture, la  réfiftance  leur  appartient,  &  que  les  hommes  ne  peuvent 
vaincre  cette  réfiftance  qu'aux  dépens  de  leur  liberté.  Un  effet 
naturel  de  ces  fortes  de  pièces  eft  donc  d'étendre  l'empire  du 
fexe,  de  rendre  des  femmes  &  de  jeunes  filles  les  pi*écepteurs 
du  public ,  &  de  leur  donner  fur  les  fpedateurs  le  même  pou- 
voir qu'elles  ont  fur  leurs  amans.  Penfez-vous,  Monfîeur,  que 
cet  ordre  foit  fans  inconvénient,  &  qu'en  augmentant  avec  tant 
de  foin  l'afcendant  des  femmes  ,  les  hommes  en  feront  mieux 
gouvernés. 

Il  peut  y  avoir  dans  le  monde  quelques  femmes  dignes  d'être 
écoutées  d'un  honnête  homme  ;  mais  eft  -  ce  d'elles ,  en  général , 
qu'il  doit  prendre  confeil ,  &  n'y  auroit*il  aucun  moyen  d'honorer 
leur  fexe,  k  moins  d'avilir  le  nôtre?  Le  plus  charmant  objet  de  la 
nature ,  le  plus  capable  d'émouvoir  un  cœur  fenfîble  &  de  le  porter 
au  bien,  eft,  je  l'avoue,  une  femme  aimable  &  vertueufe;  mais  cet 
objet  célefte  où  fe  cache-t-il?  N'eft-il  pas  bien  cruel  de  le  con- 
templer avec  tant  de  plai/îr  au  théâtre ,  pour  en  trouver  de  fî  difFé- 
rens  dans  la  fociété  ?  Cependant  le  tableau  fédufteur  fait  fori  effet. 
L'enchantement  caufé  par  ces  prodiges  de  fageffe  tourne  au  profit 
des  femmes  fans  honneur.  Qu'un  jeune  homme  n'ait  vu  le  monde 
que  fur  la  fcène,  le  premier  moyen  qui  s'offre  à  lui  pour  aller  à 
la  vertu,  eft  de  chercher  une  maîtreffe  qui  l'y  conduife,  efpérant 


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510 


/..   /•    Rôu ssieAVf 


bien  trouver  une  Confiance  ou  une  Génie  (21  )  tout  lu  îtiùms: 
Oefl  ainfi  que ,  fur  la  foi  d^un  modèle  imaginaire ,  fur  un  air  mo- 
defte  &  touchant,  fur  une  douceur  contrefaite,  nefiius  aurœ  faV- 
lacis ^  le  jeune  infeufé  court  fe  perdre^  en  penfant  devenir  un 
fage. 

Ceci  me  fournit  l'occafion  de  propofer  une  efpèce  de  problème. 
Les  anciens  avoient  en  général  un  très-grand  refpeâ  pour  les  fem« 
Tïï^s  (22);  mais  ils  marquoiënt  ce  refpeâ  en  s^abftenant  de  les 
expofer  au  jugement  du  public ,  &  croyoient  honorer  leur  modeftie 
en  fe  tàifant  fur  leurs  autres  vertus.  Ils  avoient  pour  maxime  que 
le  pays  où  les  mœurs  étoient  les  plus  pures,  étoît  celui. où  Ton 
parloit  le  moins  des  femmes  ;  &  que  la  femme  la  plus  honnête  étoit 
celle  dont  on  parloit  le  moins^  C'eft  fur  ce  principe  qu'un  Spar- 
tiate y  entendant  un  étranger  faire  de  magnifiques  éh>ges  d'une  dame 
de  fa  connoiflance,  lUnterromjHC  en  colère  :  ne  cefleras-tu  points 
lui  dit-il»  de  médire  d'une  femme  de  bien?  De-là  venoic  encore 
que>  dans  leur  Comédie,  les  rôles  d'aînoureufes  &  de  filles  h  marier 
ne  repréfent(Ment  jamais  que  des  efclaves  ou  des  filles  publiques* 
Ils  avoient  une  telle  idée  de  la  modeilie  du  fexe,  qu'ils  auroient 
cru  manquer  aux  égards  qu'ils  lui  dévoient,  de  mettre  une  honnête 

fille 


(  21  )  Ce  n*e{l  pokit  par  ^tourderie 
que  je  cite  Cénie  en  cet  endroit  quoi- 
que ceoe  charmante  pièce  fok  rou- 
vrage d'une  femme  ^  car»  cherchant  la 
vérité  de  bonne  foi  9  je  ne  fais  point 
déguifer  ce  qui  fait  contre  mon  fèn- 
timent;  &  ce  n'eflpas  \  une  femme, 
mais  aux  femmes  que  je  cefuTe  lesta- 
lens  .des  hommes^  J'honore  d'autant 
plus,  volontiers  ceux  de  TAuteur  de 
Génie  en  particulier^  qu'ayant  à  me 
plaindre  de  fes  diicours,  je  lui  rends 
im  hommage  pur  &  défîntéréffé ,  conr- 
me  tous  tes  éto|;es  forris  de  ma  plu- 
me» 


(il)  Ils  leur  donnoient  plufieur» 
noms  honoraUes  que  nous  n^avons 
plus ,  ou  qui  foot  bas  &  furannés  parmi 
nous.  On  fait  quel  ufàge  Virgile  a  fait 
de  celui  de  Maires  dans  une  occafion 
où  les  mères  Troyennes  n'étoient  guè- 
res  fages.  Nous  n'avons  à  ta  place  que 
le  mot  de  Dames ,  qui  ne  convient  pas 
à  tomes  9  qui  même  vieillie  infenfibi»* 
ment  y  &  qu'on  a^  touc-a-faic  proftrit 
du  ton  \  la  mode.  J'obferve  que  les 
Anciens  tiroient  volontiers  leurs  titres 
d'honneur  des  droits  dé  la  Nature ,  & 
que  nous  ne  tirons  les  nôtres  que  def 
droits  du;  rang.. 


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A      M.      Ji'A  L  E  M  È  E  AT.  321 

fiîle  Cxir  la  fcène,  feulement  eh  repréfentarion  (23).  En  un  mot, 
rimage  du  vice  à  découvei-t  les  choquoit  moins  que  celle  de  la 
•pudeur  ofFenfée. 

Chez  nous^  au  contraire,  la  femme  la  plus  eftîmée  eft  celle  qui 
fait  le  plus  de  bruit;  de  qui  l'on  parle  le  plus;  qu'on  voit  le  plus 
dans  le  monde  ;  chez  qui  Ton  dîne  le  plus  fouvent  ;  qui  donne  le 
plus  impérieufement  le  ton;  qui  juge,  tranche,  décide,  prononce, 
aflîgne  aux  talens^  au  mérite,  aux  vertus,  leurs  degrés  fie  leurs 
places ,  &  dont  tes  humbles  favans  mendient  le  plus  ba/Tement  la 
faveur.  Sur  la  fcène >  c^ft  pis  encore.  Au  fond,  dans  le  monde 
elles  ne  favent  rien,  quoiqu'elles  jugent  de  tout;  mais  au  théâtre, 
favintes  du  faVoir  des  hommes,  Philofophes,  grâces  aux  Auteurs, 
elles  écrafent  notre  fexe  de  fes  propres  talens,  &  les  imbécilles 
/peflateurs  vont  bonnement  apprendre  des  femmes  ce  qu'ils  ont 
pris  foin  de  leur  difter.  Tout  cela ,  dans  le  vrai ,  c'eft  fe  moquer 
d'elles  ,  c'eft  les  taxer  d'une  vanité  puérile  :  &  je  ne  doute  pas  que 
les  plus  fages  n'en  foient  indignées.  Parcourez  la  plupart  des  pièces 
modernes,  c'eft  totijours  une  femme  qui  fait  tout,  qui  apprefi(J 
tout  aux  hommes  ;  c'eft  toujours  la  dame  de  Cour  qui  fait  dire  le 
Catéchifme  au  petit  Jean  de  Saintré.  Un  enfant  ne  fauroit  fe  nourrir 
de  fon  pain,  s'il  n'es  coupé  par  fa  gouvernante.  Voilà  l'image  de 
ce  qui  fe  pafïe  aux  nouvelles  pièces.  La  bonne  eft  fur  le  théâtre  > 
&  les  enfans  font  dans  le  parterre.  Encore  une  fois ,  je  ne  nie  pas 
que  cette  méthode  n'ait  fes  avantages ,  &  que  de  tels  précepteurs 
ne  puîflent  donner  du  poids  &  du  prix  à  leurs  leçons;  mais  revenons 
h  ma  queftion.  De  l'ufage  antique  fie  du  nôtre ,  je  demande  lequel 
eft  le  plus  honorable  aux  femmes ,  fie  rend  le  mieuJt  à  leur  Ctxe  les 
vrais  refpeôs  qui  lui  font  dus  î 

1a  même  caufe  qui  donne  ,  dans  nos  pièces  tragiques  fie 
comiques,  Tafcendant  aux  femmes  fur  les  hommes,  4e  donne 
encore  aux  jeunes  gens  fur  les  vieillards  ;  &  c'eft  unr  autre  ren«- 

(aj)  S'ils  en  ufoient  autrement  dans  les  perfonnes  d'un  haot  rang  n*ont  pat 

fes  Tragédies,  c'eft  que,  ftiivant  le  befoin  de  pudeur ,  8c font  toujours çxp 

fyfléme  politique  de  leur  Théâtre ,  ils  cepcion  aux  règles  de  la  moralp» 
ixétoienc  pas  fâchés  qu'on  crût  que 

(Suvrcs  mdces.  Tome  IL  iS  f 


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J22  /•      /.       RoUSSEjéU^ 

verfement  des  rapports  naturels,    qui  n^eft  pas  moins  répréhen- 
fible.  Puifque  l'intérêt  y   eft  toujours  pour  les  amans  >  il  s'enfuit 
que  les  perfonnages  avancés  en  âge  n'y  peuvent  jamais  faire  que 
des  rôles  en  fous-ordre.  Ou,  pour  former  le  nœud  de  Tintrigue, 
ils    fervent  d'obftacle  aux  vœux  des  jeunes  amans,   &  alors  ils 
font  haiffables  ;   ou   ils   font    amoureux  eux-^mémes,  &  alors   ils 
font  ridicules.  Turpe  fenex  miles.  On  en  fait  dans  les   Tragédies 
des  tyrans,  des  ufurpateurs;  dans  les  Comédies  des  jaloux ,  des 
ufuriers ,  des  pédans ,  des  pères  infupportables  que  tout  le  monde 
confpîre  à  trompert  Voilà  fous  queJ  honorable  afpeâ  on  montre 
la  vieilleffe  au  Théâtre,  voila  quel  refpeél    on   înfpire   pour  elle 
aux  jeunes    gens.  Remercions  Tilluflre    Auteur  de  Zaïre   &  de 
Nanine  d'avoir  fouflrait  à  ce  mépris  le  vénérable  Luzignan  &  le 
bon  vieux  Philippe  Humbert.  Il  en  eft  quelqu'autres  encore  ;  mais 
cela  fufiît-il  pour  arrêter   le  torrent  du   préjugé  public ,  &  pour 
effacer  raviliflement  où  la  plupart  des  Auteurs  fe  plaifent  h  mon- 
trer Tâge  de  la  fagefle",    de    l'expérience  &   de  l'autorité  ?  Qui 
peut  douter   que    l'habitude  de  voir   toujours  dans  les  vieillards 
des  perfonnages  odieux  au   Théâtre,  n'aide  h  les  faire  rebuter 
dans  la  fociété  ,   &  qu'eir  s'accoutumant  à  confondre  ceux  qu'on 
voit  dans    le    monde  avec  les  radoteurs  &  les  Gérontes   de  la 
Comédie,  on  ne  lés  méprife  tous  également  ?  Obfervez  h  Paris, 
dans  une  aflèmblée  ,  l'air  fuffifant  &  vain ,  le  ton  ferme  &  tran- 
chant d'une  impudente  jeunefle ,  tandis  que  les'  anciens ,  craintife 
&   modeftes,  ou  n'ofent  ouvrir  la  bouche ,  ou  font  à  peine  écou- 
tés. Voit-on  rien  de  pareil  dans  les  provinces,  &  dans   les  lieux, 
ou  les  Spcftacles  ne  font  point  établis;  &  par  toute   la  terre  , 
liors  les  grandes  villes ,  une   tête  chenue  &  des  cJieveux  blancs 
n'impriment- ils  pas  toujours  du  refpeâ  ?  On  me  dira  qu'à  Paris 
les  vieillards  contribuent  à  fe  rendre  méprifables ,  en  renonçant 
au   maintien    qui  leur  convient,  pour    prendre  indécemment  la 
parure  &  les    manières  de  la  jeunefle ,  &  que  faîfant  les  galans 
à  fon  exemple  ,  il  eft  très-fimple  qu'on  la  leur  préfère  dans  fon 
métier;   mais    c'eft    tout  au  contraire  pour   n'avoir    nul    autre 
moyen  de  fe  faire  fupporter ,  qu'ils  font  contraints  de  recourir  à 
celui-là  ,  &  ils.  aiment  encore  mieux  être  fouiTerts  à  la  faveur  de 


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'A   M.  j>^A L  embert:         325 

leurs  ridicules,  que  de  ne  Pétre  point  du  tout.  Ce  n^eft  pas 
apurement  qu'en  faifant  les  agréables  ils  le  deviennent  en  effet , 
&  qu'un  galant  fexagénaire  foît  un  perfonnage  fort  gracieux  ; 
mais  fon  indécence  même  lui  tourne  à  profit  :  c'efl  un  triomphe 
de  plus  pour  une  femme ,  qui ,  traînant  à  fon  char  un  Neflor  , 
croit  montrer  que  les  glaces  de  Tâge  ne  garantifTent  point  des 
feux  qu'elle  infpire.  Voilà  pourquoi  les  femmes  encouragent  de 
leur  mieux  ces  doyens  de  Cythère ,  &  ont  la  malice  de  traiter 
d'hommes  charmans ,  des  vieux  foux  qu'elles  trouveroient  moins 
aimables  s'ils  étoient  moins  extravagans.  Mais  revenons  à  mon 
fujet. 

Ces  effets  ne  font  pas  les  feuls  que  produit  l'intérêt  de  la  fcène 
uniquement  fondé  fur  l'amour.  On  lui  en  attribue  beaucoup  d'au-» 
très  plus  graves  &  plus  imporrans  ,  dont  je  n'examine  point  ici 
la  réalité ,  mais  qui  ont  été  fouvent  &  fortement  allégués  par  les 
écrivains  eccléfiafliques.  Les  dangers  que  peut  produire  le  tableau 
d'une  paflîon  contagieufe  font ,  leur  a-t-on  répondu ,  prévenus 
par  la  manière  de  le  préfenter  ;  l'amour  qu'on  expofe  au  théâtre 
y  efl  rendu  légitime ,  fon  but  eft  honnête  ,  fouvent  il  eft  facrifîé 
au  devoir  &  a  la  vertu,  &  des  qu'il  eft  coupable  il  eft  puni.  Fort 
bien  :  mais  n'eft-îl  pas  plaîfant  qu'on  prétende  aînfi  régler  après 
coup  les  mouvemens  du  cœur  fur  les  préceptes  de  la  raifon ,  & 
qu'il  faille  attendre  les  événemens  pour  favoir  quelle  impr«ftion 
l'on  doit  recevoir  des  fituations  qui  les  amènent  ?  Le  mal  qu'on 
reprocha  au  théâtre,  n'eft  pas  précifément  d'infpirer  des  paflions 
criminelles ,  mais  de  difpofer  l'ame  à  des  fentimens  trop  tendres , 
qu*on  farîsfait  enfuite  aux  dépens  de  la  vertu.  Les  douces  émo- 
tions qu'on  y  refient,  n'ont  pas  par  elles-mêmes  un  objet  déter- 
miné, mais  elles  en  font  naître  le  befoin  ;  elles  ne  donnent  pas 
précifément  de  l'amour ,  mais  elles  préparent  à  en  fentir  ;  elles 
ne  choififlent  pas  la  perfonne  qu'on  doit  aimer ,  mais  elles  nous 
forcent  h  faire  ce  choix.  Ainfî  elles  ne  font  innocentes  ou  crimi- 
nelles que  par  l'ufage  que  nous  en  faifons  félon  notre  caractère , 
ic  ce  caradère  eft  indépendant  de  l'exemple. 

Quand  il  feroît  vrai  qu'on  ne  peint  au  théâtre  que  des  paf- 

Sfîj 


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324  X    /•    R  a  V  s  s  E  À  vi 

fions  légitimes,  s'enfuit-il  dç-là  qiiç  les  impreffions  çn  font  pltjj* 
foibl(2s,  que  Içs  effets  en  Coryx  moins  dangereux?  Comme  fi  les 
vives  images  d'qne  tendrçlTç  innocçote  ^toieot  moins  douces,  moins 
iïduifa,ntçs ,  moins  capablçs  d'échauffer  un  cœur  fenfible  que  cel- 
les d'un  amour  criminel ,  h  qui  Thorreur  du  vice  fçrc  au  moins  d^ 
çontrepoifon?  Mais  fi  Tidéç  de  rinnçcençe  embellit  quelques  înf- 
ta^s  Iç  fentiment  qu'elle  accompagne ,  bientôt  les  circonflances 
s'effacent  de  la  mémoire ,  tandis  qi|e  l'imprelHon  d'une  paffion  fi 
douce  refte  gravée  au  foçid  du  çoçur,  Quand  le  Patricien  Mani- 
lius  fut  chaffé  du  Sénat  de  Rome  y  pour  a.voir  dooné  un  baifer  % 
fa  femme  en  préfence  de  fa  fille,  k  ne  confidérer  cette  afUoQ 
qu'en  elle-même,  qu'avoit-clle  de  répréhenfible ?  Rien  fans  dou- 
te :  elle  annonçoit  même  un  fentiment  louable.  Maïs  les  chaftes 
feux  de  la  mère  on  pouvoient  infpirer  d'impurs  a  la  fille.  C'étoîc 
donc  d'une  adion  fort  honnête  faire  un  exemple  de  corruption. 
Yoilk  l'effet  des  amours  permis  du  théâtre. 

On  prétend  nous  guérir  de  l'amour  par  la  peinture  de  ks  foi- 
blçflès.  Je  nç  fais  Ik-deffus  comment  les  auteurs  s'y  prennetuî 
mais  je  vois  que  les  fpçûateurs  font  toujours  du  parti  de  l'amanc 
foible ,  ^  que  fouvent  Us  fant  fâchés  qu'il  ne  le  foit  pas  davan- 
tage.^ Je  demande  fi  ç'eft  un  grand  moyen  d'éviter  de  lui  reC- 
fçmbîer. 

IUjppellez-vous,  Monfieur,  une  pièce  h  laquelle  je  croîs  me 
fouvenîr  d'avoir  affiflé  avec  vous ,  il  y  a  quelques  années ,  &  qui 
nous  fit  un  plaifir  auquel  nous  noqs  attendions  peu ,  foit  qu'en  effet 
l'Auteur  y  eût  mis  plus  de  beautés  théâtrales  que  nous  n'avions 
penfé  i  foit  que  l'Aârice  prêtât  fon  charme  ordinaire  au  rôle  qu'elle 
failbit  valoir.  Je  veux  parler  de  la  Bérénice  de  Racine.  Dans  quelle 
difpôfition  d'efpritle  fpcftateur  voit-il  commencer  cette  pièce?  Dans 
un  fentiment  de  mépris  pour  la  foiblefle  d'un  Empereur  &  d'un 
Romain ,  qui  balance  comme  le  dernier  des  hommes  entre  fa  maî- 
treffe  &  fon  devoir;  qui,  flottant  înceffamment  dans  une  déshono- 
rante incertitude,  avilit  par  des  plaintes  efféminées  ce  caraâère 
prefque  divin  que  lui  donne  l'hiftoire  ;  qui  fait  chercher  dans  un 
vil  foupirant  de  ruelle  le  bienfaiteur  du  monde,  &  les  délices  du 


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genï^  Iiuma.în*  Qu'en  penfe  le  même  ipeôateur  après  ta  repréfen- 
t^tion?  Il  €nit  par  iriaindrç  cet  homme  fenfible  qu^il  méprifoît,  par 
Sk^im^reflfer  h  ceete  même  paflîan  dont  il  lui  faifoic  un  crime,  par 
myrmuirer  en  fecrçt  du  facrîfice  qu'il  eft  forcé  d*en  faire  aux  loix 
d^  U  patïî?.  Voîl^  ce  que  chacun  de  nous  éprouvoit  à  la  repré- 
fem^ÛQn,  Le  rôle  de  Titus ,  très-bien  rendu ,  eût  fait  de  Tefifet  s'il 
eût  ét4  plus  digne  de  lui  ;  mais  tous  fentirent  que  Pintérét  principal 
4toi(  pQ^r  Bérénice ,  &  que  c'étoit  1»  fort  de  fon  amour  qui  déter-» 
minoit  refpèce  de  la  cataftrophq.  Kon  que  ces  plaintes  continuelles 
^Qnn^flTent  une  grande  émotion  durant  te  cours  de  la  pièce  ;  mais 
^\l  cinquième  a^e,  où,  ceflant  de  fe  plaindre,  Tair  morne,  l'œil 
iec  &  la.  voix  éteinte,  elle  fiaifoit  parler  une  douleur  froide,  ap- 
prochante du  défefpoir,  l'art  de  l'aârice  ajoutoît  au  pathétique  du 
rple»  &  les  fpeâateurs  viveiftent  touchés  commençoient  îi  pleurer 
qua^nd  Béréoicq  ne  pleuroit  plus*  Que  fîgnîfioit  cela,  finon  qu'on 
trembloit  qu'elle  ne  fût  renvoyée  ;  qu'on  fentoît  d'avance  la  dou- 
Içur  dont  Ton  cœur  feroit  pénétré ,  &  que  chacun  auroit  voulu  que 
Titus  fe  laifsàt  vaincre  ,  même  au  rifque  de  l'en  moins  eftimer  ? 
Ne  voilà'' t^il  pas  une  Tragédie  qui  a  bien  rempli  fon  ob}et,  &  qui 
a  bjen  appris  aux  fpc^ateurs  à  furmonter  les  foiblefles  de  l'amour? 

L'ivÉNHMENT  dément  ces  vceux  fecrets;  mais  qu'importe? 
Le  dénouement  n'efface  point  l'effet  de  la  pièce.  La  Reine  part 
fans  le  congé  du  parterre  :  l'Empereur  la  renvoie  invirus  invitant  ^ 
01^  peut  ajouter  invita  fpcâatorc.  Titus  a  beau  refter  Romain ,  il 
eô  feul  de  fon  parti;  tous  les   fpeftateurs  ont  époufé  Bérénice. 

Quand  mêitie  on  pourroît  me  difputer  cet  effet;  quand  mô- 
me on  foutiendroit  que  l'exemple  de  force  &  de  vertu  qu'on  voie 
dans  Titus,  vainqueur  de  lui-même:  fonde  l'intérêt  de  la  pièce  t 
&  fait  qu'en  plaignant  Bérénice  on  efl  bien  aife  de  la  plaindre , 
on  ne  fçroit  que  rentrer  en  cela  dans  mes  principes  :  parce  que , 
comme  je  l^ai  déjà  dit,  les  facrilices  faits  au  devoir  &  k  la  vertu 
ont  toujours  un  charme  fecret ,  même  pour  les  cœurs  corrompus  : 
&  la  preuve  que  ce  fentiment  n'eft  point  l'ouvrage  de  la  p'èce , 
c'eft  qu'ils  l'ont  avant  qu'elle  commence.  Mais  cela  n'empêche 
pas  que  certaines  padions  fatisfaites  ne  leur  femblent  préférables 


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12&  J.  J.  Roû jSseJv^ 

^  la  vertu  même ,  &  que  s^îls  font  contens  de  voir  Titus  vertueux 
&  magnanime ,  ils  ne  le  fuflënt  encore  plus  de  le  voir  heureux  & 
foible ,  ou  du  moins  qu^ils  ne  confenti/Tent  volontiers  à  Pétre  \  fa 
place.  Pour  rendre  cette  vérité  fenAble ,  imaginons  un  dénout^ 
ment  tout  contraire  k  celui  de  Tauteur.  Qu'après  avoir  mieux  con- 
fuite  fon  cœur,  Titus  ne  voulant  ni  enfreindre  les  loix  de  Rome, 
ni  vendre  le  bonheur  a  Tambition ,  vienne  avec  des  maximes  op« 
pofées  abdiquer  TEmpire  aux  pieds  de  Bérénice;  que  pénétrée 
d'un  fi  grand  facrîfice ,  elle  fente  que  fon  devoir  feroit  de  refufer 
la  main  de  fon  amant  ^  &  que  pourtant  elle   accepte  ;  que  tous 
deux  enivrés -des  charmes  de  P amour ,  de  la  paix  ^  de  l'innocence, 
&  renonçant  aux  vaines  grandeurs  ,  prennent  avec   cette  douce 
joie  qu'infpirent  les  vrais  mouvemens  de  la  nature ,  le  parti  d'al- 
ler vivre  heureux  &  ignorés  dans  un  coin  de  la  terre ,  qu'une  fçène 
Çi  touchante  foit  animée  des  fentimëns  tendres  &  patliétiques  que 
le  fujet  fournit,  &  que  Racine  eût  fi  bien  fait  valoir;  que  Titus 
en  quittant  les  Romains  leur  adreffe  un  difcours  tçl  que  la   cir- 
confîance  &  le  fujet  le  comportent  :  n'eft-il  pas  clair ,  par  exem- 
ple, qu'îi  moins  qu'un  auteur  ne  foit  de  la  dernière  mal-adreflè, 
un  tel  difcours  doit  faire  fondra  en  larmes  toute  l'aflTemblée  î 

La  pièce  finiffaAt  ainfi^  fera  ,  fi  l'on  veut ,  moins  bonne ,  moins 
înftruâive  ,  'moins  conforme  \  l'hiftoire  ;  mais  en  fera-t-elle  moins 
de  plaifir ,  &  les  fpeâateurs  en  fortiront-ils  moins  fatisfaits  >  Les 
quatre  premiers  aéles  fubfifieroient  h-peu-près  tels  qu'ils  font,  & 
cependant  on  en  tireroit  une  leçon  direftement  contraire.  Tant 
il  cft  vrai  que  les  tableaux  de  l'amour  font  toujours  plus  d'im- 
prcflîon  que  les  maximes  de  la  fagefle ,  &  que  l'effet  d'une  Tra- 
gédie eft  tout-à-fait  indépendant  de  celui  du  dénouement! 

Veut-on  favoîr  s'il  eft  sûr  qu'en  montrant  les  fuites  funeftés 
des  paflîons  immodérées,  la  Tragédie  apprenne  à  s'en  garantir  î 
Que  l'on  confulte  l'expérience.  Ces  fuites  funçftes  font  repréfen- 
tées  très-fortement  dans  Zaïre  ;  il  en  coûte  la  vie  aux  deux  amans  ^ 
&  il  en  coûte  bien  plus  que  la  vie  à  Ofofmane,  puifqu'il  ne  fê 
donne  la  mort  que  pour  fe  délivrer  du  plus  cruel  fentiment  qui 
pujfTç  encrer  dans  un  cœuj:  humain,  le  remords  d'avoir  poignarda 


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j4    m.    d'Alemb  eut.  $^T 

fa  maîtrefle.  Voilh  donc  a/Tunîment  des  leçons  très  -  énergiques. 
Je  feroîs  curieux  de  trouver  quelqu'un ,  homme  ou  femme  ,  qui 
s'osât  vanter  d'être  forti  d'une  repréfentatîon  de  Zaïre  bien  pré- 
^luni  contre  l'amour.  Pour  moi ,  je  crois  entendre  chaque  fpec- 
tateur  dire  en  fon  cœur  ^  la  fin  de  la  Tragédie  :  ah  !  qu'on  me  donne 
une  Zaïre  ,  je  ferai  bien  en  forte  de  ne  la  pas  tuer.  Si  les  femmes 
n'ont  pu  fe  lafler  de  courir  en  foule  ^  cette  pièce  enchantereflè 
&  d'y  faire  courir  les  hommes ,  je  ne  dirai  point  que  c'eft  pour 
s'encourager  par  l'exemple  de  l'héroïne  à  n'imiter  pas  un  facrifice 
qui  lui  réuflît  fi  mal  ;  mais  c'eft  parce  que  de  toutes  les  Tragédies 
qui  font  au  théâtre,  nulle  autre  ne  montre  avec  plus  de  charmes 
le  pouvoir  de  l'amour  &  l'empire  de  la  beauté,  &  qu'on  y  ap- 
prend  encore ,  pour  furcroît  de  profit ,  à  ne  pas  juger  fa  maîtrefle 
fur  les  apparences,  Qu'Orofmane  immole  Zaïre  à  fa  jaloufie ,  une 
femme  fenfible  y  voit  fans  eflTroi  le  tranfport  de  la  paflion  :  car 
c'eft  un  moindre  malheur  de  périr  par  la  main  de  fon  amant ,  que 
d'en  être  médiocrement  aimée. 

Qu'on  nous  peigne  l'amour  comme  on  voudra ,  il  féduit ,  ou 
ce  n'eft  pas  lui.  S'il  eft  mal  peint,  la  pièce  eft  mauvaife  ;  s'il  eft 
bien  peint ,  il  ofFufque  tout  ce  qui  l'accompagne.  Ses  combats , 
fts  maux ,  fes  foufFrances  le  rendent  plus  touchant  encore  que  s'il 
n'avoit  nulle  réfiftance  à  vaincre.  Loin  que  fes  triftes  effets  rebu- 
tent ,  il  n'en  devient  que  pluis  intéreffant  par  fes  malheurs  mêmes. 
On  fe  dit,  malgré  foi,  qu'un  fentiment fi  délicieux  confolç  de  tour. 
Une  fi  douce  image  amollit  infenfiblemçnt  le  cœur  :  on  prend  de 
la  paffion  ce  qui  mène  au  plaifir ,  on  en  laifTe  ce  qui  tourmente. 
Perfonne  ne  fe  croit  obligé  d'être  un  héros,  &  c'^eft  ainfî  qu'ad- 
mirant l'amour  honnête  on  fe  livre  k  l'amour  criminel. 

Ce  qui  achève  de  rendre  fes  images  dangerèufes ,  c'eft  préci- 
fément  ce  qu'on  fait  pour  les  rendre  agréables  ;  c'eft  qu'on  ne  le 
voit  jamais  régner  fur  la  fcène  qu'entre  des  âmes  honnêtes ,  c'eft 
que  les  deux  amans  font  toujours  des  modèles  de  perfeftion.  Et 
comment  ne  s'intéreflTeroit-on  pas  pour  une  paffion  fi  féduifante 
entre  deux  cœurs  dont  le  caraflère  eft  déjà  fi  intéreffant  par  lui- 
même  ?  Je  doute  que  dans  toutes  nos  pièces  dramatiques  on  en 


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328 


/•    /•     R  o  u  s  s  e'A)  tr  ; 


trouve  une  feule  où  l'amour  mutufel  n'ait  pas  la  fitveur  du  fpec-* 
tateur.  Si  quelque  infortuné  brûlé  cTun  fbi  rtoh  partagé  ,  on 
en  fait  le  rebut  du  partei-Pê.  On  ci^oit  faire  hierveilles  de  rendre 
un  amant  eftimâblè  ou  haïfTable  ,  ftîôn  qu'ail  eft  bieh  ou  miil  ac- 
cueilli dans  fes  ahiouris  ;  de  faîré  toujours  approuver  au  public  les 
fentimehs  de  fa  MaltrêfTe  j  8c  de  dohnçt  a  la  tètidreffè  tout  l'inté- 
rêt de  la  vertu.  Au  tieu  qu'fl  faudroit  àpprtmïte  au5t  jeunes  gens 
à  fe  défier  des  iilufiohà  de  l'amour ,  k  fuir  l'erreur  d'un  penchant 
aveugle  qui  croît  toujours  fe  fonder  fur  l'eftimc ,  &:  à  craindre  quel- 
quefois de  livt'er  tm  ccfcur  Vàrtueut  à  lin  objet  indigne  de  fes  foins* 
Je  ne  fâche  guères  que  te  Mifanthhopé  oh  le  héroi  dé  la  pièce 
ait  fait  un  mauvais  choix.  Aôndré  le  Mifanthrope  amoureux  n'é-* 
toit  rien  »  le  coup  dé  géhié  eft  de  l'avoir  fait  amoureux  d'dne  co- 
quette. Touft  4è  refté  du  théâtre  eft  un  tréfôr  de  femmes  parfaites. 
On  diroit  qu'elles  s'y  font  Coûtes  réfugiées.  Eft-cc-^là  l'image  fi* 
délie  de  la  fociété  ?  Êft-cê  àinfi  quk)n  nous  rend  ru(])efte  une  pal"-* 
lion  qu!  perd  tant  de  gens  bien  nés  ?  tl  s'en  fkut  peu  qu'on  ne  nous 
faffe  croire  qu'un  honnête  homme  eft  obligé  d'être  amoureux  ^  & 
qu'une  amante  aimée  ne  fauroit  n'être  pas  vertueufe.  Nous  voilà 
fort  bien  inftruits  l 

Encore  une  fois,  je  n^ehtrèprends  poîrft  de  jtiger  fi  c*eft  bien 
ou  mal  fait  de  fôhdet  Air  l'iimc^ur  le  principal  încéi-ét  du  théâtre  i 
mais  je  dis  qufe>  fi  fes  peînhires  font  quelquefois  dangereufes ,  elles 
le  ferom  toujours ,  quoi  q'Vi'oh  faflfe  pour  les  déguifer.  Je  dis  que 
c'eft  en  parleir  de  mauv'aife  foi ,  ou  fans  le  connoîrre ,  de  voulohr 
en  reclifier  leis  impreffions  par  d'aurréfe  impreffions  étra:ngètes  qui 
ne  les  accompagnent  point  jofqu'âu  cœur ,  oU  que  le  cœur  en  a 
bientôt  féparées;  impreffi;>n$  qui  mêmfe  ert  déguifent  les  dangers, 
&  donnent  h  ce  fen timent  trompeur  un  nouvel  attrait  par  lequel 
il  perd  ceux  qui  s'y  livrent. 

Soit  qu'on  déduife  dte.la  natute  des  f^eftaclefe  en  général  !e^ 
meilleures  foi-mes  dont  ils  foht  fufceptibles  ;  foit  qu'on  exaim'ne 
taut  ce  qfte  les  lumières  d^ûri  fiècle  &  d'un  peuple  éclairés  ont  fait 
pour  la  perfeftion  des  nôtres  ,  je  crois  qu'on  peut  conclure  de  ces 
Cpnfidértttion3  diverfes  que  Teifçt  moral  du  fpeélacle  &  des  théâ- 
tres 


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4     Mf     Ji^AlBUB  BRTi  119 

ff^)^  n^  lauroit  jamais  êwç  bpQ  pi  ftU^Fsire  ep  Jpi-m^we,  pnifqy'^ 
pe  jcp«npcer  qjuje  leurs  av^nt^ge^ ,  qn  n*y  çfovye  aujCjupg  fprt|y  d'jf- 
riUté  réelle  £||i6  inconvéniep?. /qui  1^  fi^rp^eor.  Pr,  pa^  unje  fuijCfi 
de  fpn  inytilité  wn^ ,  ]^  thi^^  t  qW  *ie  pput  fign  pour  p,Qrrjgef 
1^  mœurs ,  pput  hç;^iicpwp  pQW  |çs  gjtéfer.  Çp  fityof  îf?;it  ppps  ^j? 
ppnçJwa^ ,  y  .donne  w  .nouvj^  ^çen4^t  ^  ceiqc  q^  ij^ji}  dominiçpfi 
)l^^  poutimieHes  émoiws  /jwlo9  y  rçflTppf  npjjs  énervpop,  îfsius  zf- 
fiiihliflènt ,  nous  ren^^t  pjjiis  wc?pajbl,es  de  r^Q^fif  à,|jps  pa/Çpps  j 
£c  le  ftéi:^  mtér^t  ^u'on  prepd  ^  la  verpi  rie  ije^t  qu'à  Qpj\tept^r 
jiQffe  ajnQurTprQpi;^  ^  fans  poMs  .coçffî^D^rp  à  la  pratiquer.  )Çejuç 
4(2  mes  icompaiiriçte^  jq^i  aP  4^?f^ou.v^Pit  p^  ]e$  ^^apjef  ^ 
eujc-^êiipifp  .opt  donp  tprr. 

Outre  ces  effets  du  théâtre,  relatifs  aux  chofes  reprffentéesj 
t1  en  a  d'autres  non  mobs  néceflaîres,  qui  fe  rapportent  direfte-* 
ment  à  la  fcène  &  aux  perfonnages  repréfentans ,  &  c'eft  à  ceux-» 
Ik  que  4e  Cenevois  déjà  cités  attribuent  Je  goût  tle  luxe,  de  parure 
&  de  dîflîpatîon  dont  Hs  craignent  avec  raifon  l'introduâion  parmi 
tious.  Ce  n'eft  pas  feulementia  fréquentation  des  comédiens ,  mais 
celle  du  théâtre ,  qui  peut  amener  ce  goût  par  fon  appareil  &  la 
parure  des  afteurs.  N'eût-il  d'autre  effet  que  d'inxerrompre  à  cer- 
taines heures  le  cours  des  affaires  civiles  &  dpmeftiques,  &  d'offrir 
une  reffource  aflurée  à  l'oifiveté ,  il  n'eft  pas  poffible  que  la  com- 
modité d'aller  tous  les  jours  régulièrement  au  même  lieu  s'oublier 
foi-môme ,  &  s'occuper  d'objets  étrangers ,  ne  donne  au  citoyen 
il'autres  habitudes  6c  ne  lui  forme  de  nouvelles  mœurs  j  mais  ces 
changemens  feront-ils  avantageux  ou  nuifîbles  ?  C'eft  une  queftioû 
qui  dépend  moins  de  l'examen -du  (peélacle  que  de  celui  des  fpeç- 
tateurs.  Il  eft  sûr  que  ces  changemens  les  amèneront  tous  k-peu- 
p'rès  au  mâmè  point;  c'eft  donc  par  l'état  oh  chacun  étoit  d'a- 
bord qu^îlfaut  eftîmer  les  différences. 

Quand  les  amufemens  font  indifférens  par  leur  nature  (  &  je 
^veux  bjen.pour  un  moment  coofi^érer/ les  fpe^ades  comme  cels) 
-c'eft'la  nature  ilès  occupations  qu?ils  interrompent  qui  lesiait  juger 
'bons  ou  mauves  ,. fur-tout  rlorfqn'ils  font  affez  vifs  pour  devenir 
•des  <ic<^u]iatioQs  eux-mêmes,  "&  fubftituer  leur  goût  h  celui  du 

Œuvres  mêlées.  Tome  IL  T  t 


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3JO        /•    /.    R  o  us  s  E  Zi  v; 

travail.  La  raifon  reut  qu^on  favorife  les  amufemens  des  gens  dont 
les  occupations  font  nuifibles,  &  qu'on  détourne  des  mémei 
amufemens  ceux  dont  les  occupations  font  utiles.  Une  autre  con** 
fidération  générale,  eft  qu'il  n'eft  pas  bon  de  laifler  ^  des  hom- 
mes oififs  &  corrompus  le  choix  de  leurs  amufemens,  de  peur 
qu'ils  ne  les  imaginent  conformes  k  leurs  inclinations  vicîeufes,  & 
ne  deviennent  auflî  malfâifans  dans  leurs  plaifirs  que  dans  leurs 
affaires.  Mais'  laîffez  un  peuple  ïîmple  &  laborieux  fe  délaffer  de 
fes  travaux  quand  &  comme  il  lui  plait  ;  jamais  il  n'eft  à  crain« 
dre  qu'il  abufe  de  cette  liberté  ,  &  l'on  ne  doit  point  fe  tourmen- 
ter k  lui  chercher,  des  divertifîemens  agréables.:  car,  comifie  il  faut 
peu  d'apprêts  aux  mets  que  l'abftinence  &  la  faim  affaifonnent , 
il  n'en  faut  pas  non  plus  beaucoup  aux  plaifirs  des  gens  épuifés  ' 
de  fatigue ,  pour*  qui  le  repos  feul  en  eft  un  très-doux.  Dans  une 
grande  ville  ,  pleine  de  gens  intriguans ,  défœuvrés ,  fans,  religion v 
fans  principes,  dont  l'imagination  dépravée  par  l'oifiveté,  la  fai- 
néantife  ,  par  l'amour  du  plaifir  &  par  de  grands  befoins^  n'en- 
gendre que  des  monftres  &  n'infpire  que  des  forfaits;  dans  une 
grande  ville  ovi  les  mœurs  &  l'honneur  ne  font  rien,  parce  que 
chacun  dérobant  aifément  fa  conduite  aux  yeux  du  public ,  ne  fe 
montre  que  par  fon  crédit  &  n'eft  eftimé  que  par  fes  richeffest 
la  police  ne  fauroit  trop  multiplier  les  plaifirs  permis,  ni  trop 
s'appliquer  à  les  rendre  agréables ,  pour  ôter  aux  particuliers  la 
tentation  d'en  chercher  de  plus  dangereux.  Comme  les  êmpicher 
de  s'occuper ,  c'eft  les  empêcher  de  mal  faire  ,  deux  heures  par 
jour  dérobées  à  l'adivité  du  vice ,  fauvent  la  douzième  partie  des 
crimes  qui  fe  commettroient;  &  tout  ce  que  les  fpeôacles  vus  ou 
^  voir  caufent  d*entretiens  dans  les  cafés  &  autres  refuges  des 
fainéans  &  frippohs  du  pays,  eft  encore  autant  de  gagné  pour 
les  pères  de  famille,  foit  fur  l'honneur  de  leurs  filles  ou.  de  leurs 
femmes,  foit  fur  leur  bourfe  ou  fur  celle  de  leurs  fils. 

Mais  dans  les  petites  villes,  dans  les  lieux  moins  peuplés,  oti 
les  particuliers ,  toujours  fous  les  yeux  du  public ,.  font  cènfeurs 
nés  les  uns  des  autres,  &  oh  la  police  a  fur  noijs  une  infpeâion 
facile^  il  faut  fuivre  des  maximes  toutes  contraires.  S'iL  y  a. de 


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A      M.      D'A  L  E  M  B  E  R  T.  JJl 

Pinrduftrté,  des  ans,  des  manufaftures  ,  on  doit  fe  garder . d'offrir 
des  diftradfons  relâchantes  à  Tàpre  intérêt  qui  "fait*  fes  plai/îrs  de 
iès  foins,  &  enrichie  le  Prince  de  Tavarice  des  fujets.  Si- le  pays 
lans  commerce  nourrit  les  habitans  dans  Pinaâion ,  loin  de  fomen- 
ter en  eux  roiiiveté  à  laquelle  une  vie  (impie  &  facile  ne  les  porte 
déjà  que  trop,  il   faut  la  leur  rendre    irifupportable  en  les  con- 
traignant,  a  force  d'ennui,  d'employer  utilement  un  temps  dont 
ils  ne  fauroîent  abufer.  Je  vois  qu'à  Paris,  où*  l'on  juge   de  tout 
fur  les  apparences,  parce  qu'on  n'a  le  loîfir  de  rien  examiner  ,  on 
croit,  h  l'afr  de  défœuvrement  &  de  langueur  dont  frappent  au 
premier coup-d' œil  la  plupart  des  villes  de  provinces,  que  les  ha-, 
bitans,  plongés  A\m  une  ftupîde  ina(Sîon,n'y  font  que  végéter, 
ou  tracafTer  &  fe 'brouiller  enfemble.  C'eft  une  erreur   dont  on 
reviendroit  aifément,  (î  Ton  fongeoîr  que  la  plupart  des  gens  de 
lettres  qui  brillent  k  Paris  ,  la  plupart  des   découvertes  utiles*  & 
des  inventions  nouvelles  y  viennent  de  ces  provinces  fi  méprîfées. 
Reftez  quelque  temps  dans   une  petite    ville   oU  vous  aurez  cra 
d'abord  ne   trouver   que,  des  automates,  non-feulement    vous  y 
verrez  bientôt  des  gens  beaucoup  plus  fenfés  que  vos  finges   des 
grandes  villes,  maïs  vous  manquerez  rarement  d'y  découvrir  dans 
l'obfcurîté  quelque  hoipme  ingénieux  qui  vous  furprendra  par  fes 
.talens,  par  fes  ouvrages  ,  que  vous  furprendrez  encore  plus  en  les 
admirant,  &  qui,  vous  montrant  des  prodiges  de  travail  ,  de  pa- 
tience &'  d'induftrie  »  croira  ne  vous  montrer  que  des  chofes  com- 
munes a  Paris.  Telle  eft  la  fimplicité  du  vrai  génie;  il  n'eft  ni  in- 
triguant ni  ^&\î'^  il  Ignore  le  chemin  des  honneurs  &  de  la  fortu-' 
ixè  ,  &  ne  fonge  point  a  le  chercher  ;  51  ne  fé  compare  à  perfonne  ; 
toy tes  fes  rçfiburces  font  en  lui  feul  y  înfenfibie  aux  outrages  & 
peu  fenfible  aux  louanges,  s'il  fe  conrtoîr,  il  ne  s'aflîgne  point  fa 
place,  &}ouit  dç  lui-ipême  fans  s'apprécier. 

'  Dans  une  petite  ville  on  trouve,  proportion  gardée,  moîns 
d'aôivité  fans  doute  que  dans  une  capitale  ;  parce  que  les  pallions 
font  moins  vives,  &les  befoins  moins  preffans;  mais  plus  d'efprits 
originaux  ,  plus  d'induftrie  inventive ,  plus  de  chofes  vraiment  neu- 
ves :  parce  qu'on  y  eft  moins  imitateur  j  qu'ayant  peu  de  modc-3 

^  Tt  ij 


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îî» 


/•      /•      Ro  U  5  s  B  A  tfy 


les ,  chacun  tire  pitts  dé  lui-même ,  &  met  fAus  du  &tik  ètam  ' 
ce  qu^il  fait  :  parce  que  Terprit  humain ,  moin^  écendu  >  moim  noyé 
parmi  les  opinions  vulgaires,  s'élabore  &  fermente  raienx  dam  êi 
tranquille  foUtude  :  parce  qu^n  voyant  moins  on  imagine  ^v«»< 
rage  :  enfin  parce  que,  moins  preflTé  du  temps  ^  oa  a  plus  .le  lolÉr 
d*étendre  &  digérer  fes  idées. 

Je  mefouviens  d'avoir  vu'dans  ma  jeunefle  aux  environs  deNeufr 
ehâtel  un  fpeâacle  aflez  agréable ,  &  peut-être  unique  fur  la  terre. 
Une  montagne  entière  couverte  d'habitations  dont  cli^une  fait  le^ 
centre  des  terres  qui  en  dépendent;  en  forte  que  ces  maifons  j\ 
diftances  auflî  égales  que  les  fortunes  des  propriétaires ,  offrent  ^ 
la  fois  aux  nombreux  habîtans  de  cette  montagnet ,  le  recueillement 
de  la  retraite  &  les  douceurs  de  lafocïété.  Ces  heureux  payfans, 
tous  à  leur  aife ,  francs  de  tailles  ^  d'impôts  ,  de  fubdélégués  ,  de 
corvées,  cultivent,  avec  tout  le  foin  poflïble,  des  biens  dont  le 
produit  eft  pour  eux ,  &  employent  le  loifir  que  cette  culture  leur 
laiffe  \  faire  mille  ouvrages  de  leurs  mains ,  &  \  mettre  \  profit  le 
génie  inventif  que  leur  donna  la  nature.  L'hiver  fur- tout,  temps  oi 
la  hauteur  des  neiges  leur  ôte  une  communication  facile  ,  chacun 
renfermé  bien  chaudement  avec  fa  nombreufe  famille  dans  fa  jo- 
lie &  propre  maifon  de  bois  (^24)  qti'il  a  bâtie  lui-même,  s'occupe 
de  mille  travaux  amufans  qui  chaflent  l'ennui  de  fon  afyle ,  &  ajou- 
tent à  fon  bien-être.  Jamais  menuifîer,  ferrurier ,  viti-ier ,  tourneur 
de  profeflîon  n'entra  dans  le  pays  ;  tous  le  font  pour  eux-mêmes^ 
aucun  ne  l'efl  pour  autrui;  dans  la  multitude  de  meubles  com* 
inodes  &  même  élégans  qui  compofent  leur  ménage  &  parent  leur 
logement ,  on  n'en  voit  pas  un  qui  p'ait  été  fait  de  la  main  àm 
maître.  Il  leur  refte  encore  du  loifir  pour  inventer  &  faire  .miUi^ 


(  24  )  Je  crois  entendre  un  bel  ef- 
prit  de  Paris  fe  récrier ,  pourvu  qu'il 
ne  life  pas  lui-même ,  \  cet  endroit 
comme  \  bien  d'autres,  &  démontrer 
doderoent  aux  Dames,  (  car  s'cfl  fiir- 
tout  aux  Dames  que  ces  MefHeùrs  dé- 
montrent )  qu'il  efl  impofnbJe  qu'une 
maifon  de  bois  foie  chaude.  Grofiler 


menfonge  f  Erreur  de  phyfîque!  Ahl 
pauvre  Auteur  !  Quant  \  moi,  je  croû 
la  démonflradon  fans  réjplique.  Touc 
ce  que  je  fais ,  c*eft  que  les  Suifle^ 
paffent  chaudement  leur  àiver  au  lBi«- 
heu  des  neigea  dans  des  naîibaa  ^ 
bois» 


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A     M^     n'A  L£M  B  E  RT.  33} 

MlfmAexis  èktts ,  <î*acîef ,  de  boîs ,  de  carton ,  qu'ils  vendent  aux 
étfcmgefs,  4cMit  plufietlfs  fnéme  parviennent  jufqu'h  Paris,  entre 
autres  ces  petites  horloges  de  boîs  qu'on  y  voit  depuis  quelques 
années.  îls  en  font  auflî  de  fer;  ils  font  mime  des  montres  ;  &  y 
et  qtiî  parôît  incroy^âblt ,  '  chacun  réunit  à  lui  feul  toutes  les  pro- 
fè (fions  diverfes  »  dans  lefqueîles  fe  fubdiviie  l'horlogerie  i  &  fait 
cous  fes  outils  lui-^méme. 

Cb  fk\tk  pzt  tont  :  ils  ont  des  livres  utîïes  &  font  paflablement 
kiftruits  :  ils  raifonneot  fehfément  de  toutes  chofes ,  &  de  plufieurs 
avec  cffprit,  (2^5  )  Ils  font  desfyphons,  des  aimans,  des  lunettes^ 
*  dès  pompes ,  des  baromètres ,  des  chambres  nonces  ;  leurs  tapifleries 
font  des  multitudes  d'inftrumens  de  toute  ef^èce  ;  vous  prendriez 
le  poêle  d'un  payfan  pour  un  attelier  de  méchanique  &  pour  un 
cabinet  de  phyfique  expérimentale.  Tous  favent  un  j)eu  defSner  ^ 
peindre ,  chiffrer;  la  plupart  jouent  de  la  fïûte;  pluûeurs  ont  uu 
peu  de  mufique  &  chantent  jufte.  Ces  arts  ne  leur  font  point  enfei-* 
gnés  par  des  maîtres,  mais  leur  paflent,  pour  tinfi  dire ,  par  trar 
iiùoîf.  De  ceux  que  j'ai  vus  favoir  la.  mufique  »  Ton  me  dîfoit  Ta.- 
voir  apprife  de  fon  père,  un  autre  de  fa  tante»  na  ^tre  de  fou 
coufin ,  quelques-uns  i:roy oient  l'avoir  toujours  fue.  Vn  de  leurs^ 
plus  fréquens  amufemenseft  de  chanter  avec  leurs  femmes  &  leur^ 
enfans  les  pfeaumes  à  quatre  parties  ;  &  Ton  eft  tout  étonné  d'en- 
tendre fortir  4e  ces  cabanes  champêtres  t^armonie  forte  Se  màle 
de  Goodimel,  depub  fi  long-temps  oubliée  de  nos  favansArtiftes... 

Je  ne  pouvois  non  plu:çjtie  hfPaij^  4e  parcourir  ces  charjmanreç 
demeures,  que  les  habitans  de  m'y  témoigner  la  plus  franche 
îiofpitalîté^  Malheûreufe^içnt  j^étoîs  jeune ,  ma  curîoûté  n'étoir 
que  celle  d'un  enfant,  &  je  fongeois  plus  à  m'amufer  qu'àm'inf- 
truire.  Depuis  trente  ans^  le  peu  d'obfervations  que  je  fis  fe 
{ont  effacées    de    ma  mémoire.  Je  me  fouviens  ieulenient  que 

(a;  )  Je  puis  citer  en  exemple  un  fais  bien  qu'il  n'a  pas  beaucoup- cT^. 

homme  de  mérite  9  bien  connu  dans  gaux  parmi   Tes  compatriotes  ;  mais 

Paris ,  &  plus  d'une  fois  honoré  des  enfin  c*eù  en  vivant  comme  eux  qu*îlL 

fufTra^es  de  l'Académie  des  Sciences,  apprit  a  les  furpaâer.^ 
C'efi  M.  Rivaz  ,  célèbre  Vakifan»  Je 


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C^-^^^le 


354  •^^   ^*  ^ou  s  s  EÀu;  ^ 

j^admirois  fans  cefTe  en  ces  hommes  jSnguliers  un  mélat^e  ^X^^. 
nanc  de  finefTe  &  de  (implicite  qu^on  croiroit  prefque  irïqompa«« 
tîbles  ,  &  que  je  n'ai  plus  ohfervé  mille  part.  Pu  refte,  je  n'ai 
rien  retenu  de  leurs  mœurs,  de  leur •  focîété ,  dç  ieurs  qaraé*«res. 
Aujourd'hui  que  j'y  porterois  d'autres  yeux,  faut- il  Jie  revoir 
plus  cet  heureux  pays  ?  Hélas  ?  U  eil  Jur  U  rçute  du  mien  I  ^ 

Après  cette  légère  idée,  fuppofons  qu'au  fomniet  de  la  mon- 
tagne dont  je' viens  de  parler,  ai^  centre* des  habîraiipns , . on 
établinb  un  Speâacle  fixe  |8^  .peu  cgûfêuy.^fpus  .préçext;!^»,  .par 
exemple,  d'offrir  une.  honnête  récréation  h  des  gens  .continuel- 
lement occupés  ,  .&  en  état  de  ftippprter  c^ette  pçtite^dépenfe;' 
fuppofons  encorç  qu'ils  prennent  du  gôûjt  pour  c^  même  fpec* 
tacle,  &  cherchons  ce  qui  doit  réfulter  de  fon  éjtabltflemedrw  ,: 

Je  vois  d'abord  que  leurs  travaux  cefTant  d'être  leurs  amu- 
femens  auflî-rôt  qu'Hs  en  auront  un  autre,  celui-ci  les  dégoûtera 
des  premiers;  te  zèle  ne  fournira  plus  tant  de  loîfîr,  ni  lés  piê* 
mes  inventions.  D'ailleurs  il  y  aura  chaque  jour  un*  tçmps  réel 
de  perdu  pour  ceux  qui  aflïfteront  au  fpeftaclç  ;  &  l'on  ne  fe 
remet  pas  il  Touvrage  l'efprît  rempli  de  ce  qu'on  vient  de  voir; 
on  en  parle.,  ou  l'on  y  fortç'e.  Par  conféquent ,  relachemcnt.de 
travail  :  premier  préjudice. 

Quelque  peu  quVn  paie  .à  la  porte  ,.  on  .  piâe  enfin  j  c'eft 
toujours  une  dépenfe  qu'on  ne  faifoit  pas..  Il  en  coûte  pour  faî^ 
pour  fa  femme ,  pour  (es  enfans ,  quand  on  les  y  mène  ,  &  il . 
les  y  faut  mener  quelquefois.  De  plus  un  ouvrier  ne  va  point 
dans  une  alTemblée  fe  montrer  en  habit  de  travail.  :.  il  fauç 
prendre  plus  fouvent  fes  habits  des  dîiii^nches,  changer  .dé  linge 
plus  fouvent,  fe  poudrer,  fe  rafer  ;  tout  cela  coure  au  temps 
^  de  Targenç.  Augmentation  de    dépenfe  :  deuxième  préjudice. 

Un  travail  moins  aflîdu  &  une  dépenfe  plus  forte  exigent  un 
dédommagement.'  On  le  trouvera  fur  le  prix  des  ouvrages  qu'or> 
fera  forcé  de  renchérir.  Plufieurs  marchands  rebutés  de  cette 
augmentation  ;,  quitteront  les  Montagnons  ^  (^^)   &  fe  pourvoi-^ 

i%6)  Celt  le  nom  qu*oa  donne  dans  le  pays  aux  habitans  de  cette  monta^nQ^ 


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toftt  chez*  les  atrtres  ^Siriffes  leuts  Voîfins,  qui,  fans  être  moins 
induArieux  ,  n'auront  poifat  de  fpeftacles ,  &  n'augmenteront  point 
teurs  prix.  '  DimiâHlioii   du  débit  :  troiiièmë  préjudice. 

DXns  les  mauvais  tçmps ,  les  chemins  ne  font  pas  praticables  f 
(k  comme  H  fiiudra^  toujours  dans  ces  temps- la.,  que  la  troupe 
vive ,  elle  n'interrompra  pas  fes  repréfentations;  On  ne  pourra 
donc  éviter  de  rendre,  le  fpeâacle  abordable  en  tout  temps. 
L'hiver  il  faudra  faire  des  chemins  dans  la  neige,  peut-être  les 
j)avpr^;j  &  PjeUj  v^uflje.  qu^'op  n'y  n?ette  pas  des  lantei-nes;  Voilà 
des' dépenfes.  publiques;  par  cpnféquent  des  contributions  delà 
pî^rt  iles  particuliers.  Étabiiflçment  d'impôts  :  quatrième  pré- 
judice. ..',.: 
•  ■     '  •      . 

i>3S^t  femché!s    des  itiontagHons    allant  d'abord  pour  voir,  & 

enfuite  ^our  être  vucj ,  voudront  '  être  parées  ;  elles  voudront 
fétre  avec  diftinôipn.  La  (^mme  de  M.  le  Châtelain  ne  voudra 
pas  fe  monti-er  au  fpéôacle  mffe  comme  celle  du  maître  d'école  5 
la  femme  du  maître  d'école  s'efforcera  de  le  mettre  comme 
celle  du  Châtelain.  De^^là  naîtra  bientôt  une  émulation  de  parure 
qui  ruinera  les  maris ,  les  gagnera  peut-être ,  &  qui  trouvera 
fans  cefife  mtlter  nouveaux  ^oyew  d^éluder  les  loix  fomptuakes. 
Introduâion  du  4uxe  :  cinquième  préjudice.  • 

Topt  le  refle  eft  facile  a  concev.oir.  Sans, mettre  en.  ligne 
de  compte  les  autres  inconyéniens  dont  j'ai  parlé,  ou  dont  je 
.parlerai  dans  la  fuii;e  :  fans  avoir  ^gard  à  l'efpèce  du  fpeflacle  & 
^  fes  effets. iporaux^  je  m'en  tiens^ uniquement  à  ce  qui  regarde 
le  travail  &  le  gain,  &  je  crois  montrer,  par  une  conféquence 
-évideme,  cpiîKunent  iUi  peuple  aif^i^  mais  qui  doit  fon  bien-être 
àfo»  iiiduftrfe,  cbangeaht  la  réalité  contre  l'apparence,  fe  ruine 
k  l!ioA*nt  iqu^a  veuft  faiUer. 

Au  refte ,  Jl  ne  -faut  point  fe  rëcrîef  contre  la  chimère  de 
ma  fuppofitiori ;'  je  ne  la  donne  que  pour  telle,  &  ne  veux  que 
rendre  fenfible  au  plus  au  moins  ki  fuites  inévitables.  Otez  quel- 
ques circonftances ,  vous  retrouverez  ailleurs  d'autres  Montai 
gnani;  &  mutatis  mutcuidis ,  l'exemple  a  fon  application,, 


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35^  /•   /.   RcussEAir y 

Ainsi  ,  quand  il  feroit  vrai  ^ue  tes  Tpeâftcles  ne  faut  f%% 
niawais  en  evuc-mcmes ,  on  aMroic  toujcwirs  à  .cborcher  e%  fie 
le  deviendront  poinc  à  l'^aM  4^  petipte  auquel  on  le$  4ei}iiot» 
En  certains  lieux  ils  feront  utiles  pour  attirer  les  étrangers  ; 
Jyotir  augmenter  la  circulation  des  efp&ces;  pour  exciter  les  Ar- 
tiftes;  pour  varier  les  modes;  pour  occtfpier  les  ^ns  trop' riches 
ou  ul5>}rant  \  Têtre  ;  pour  les  rendre  mortis  hiaf-faifens  ;  pour  iîxt- 
traite  le  peuple  de  fes  misères  ;  pour  lin  faire  oublier  fès  cheft 
«n  voyant  ies  baladins*;  pour  maintenir  &  perfeftionneir  le  goût 
*<quand  Phonnêtèté  eft  pèhiue  ;  '  pour  couvrir  d'un  vernis  de  pro- 
cédés ïa  îaideur  du  vice;  ponr  «mpécher ,  Jen  uil  mot,  ^ue  les 
mauvaîfes  mœurs  ne  dégénèrent  en  lirig^ndage.  En  ff autres 
lieux ,  ils  ne  ferviroient  qu'à  détruire  Tamour  du  travail  ;  ^  décou- 
^teger  rindullne^  a  ruiner  les  ,par^Àculi^r$^  à  Um  i^îTpîner  le 
^oûi;  de  ToîÊveté  ;  à  leur  faire  tchejFcher  lea  /no)^c;ns  4^  fubHfter 
iixos  /len  fair^  ;  \  xetiàot  un  j>eupte  ina^if  $c  lâche,  ^  J'^eofi- 
^pêcher  de  voir  les  objets  publics  »&:  pmJculifM's  ^lont  rîl  4ok  s^:Qç^ 
x^qpoT);  ^  ttourner  la  f^eflfe  «n  ridicule^  ^  iubftinw*  ^n  jargon 
'^e  (béanre  \  la  ^pratique  À&&  ^ert^^;  àitRertrie  ^toucc'la  ^moralp 
«en  jafiétaphyfique  ;  )i  uw»f\k  4es  citQy^ns^n^n  bçaux. écrits  «Ictf 
anèreâ  ^  ^nailb  ^en  fetices  onaioredàs ,  '&  ^les  r6ile0(en  amoureu^ 
de  Comédie.  L'effet  général  ieca.leiipeiQie  &r  tow  \ta  hi^pimesB 
mais  les  hommes  ainfi  changés  conviendront*  plus  ou  moins  k 
^leur  payç.  En  devenant  égaux,  les-maxn^aîs  gagneront,  lès  -bons 
perdront  itfncore  davantage  t  tdus  contraftcront  ûh  cara^ère  de 
.'mollefïe,  un  elprit  d'inaflfîon  qui  ôtera  aux  uns  de  grandes  ver-, 
-tus,  &  préferveta  les  *autreir  dt  médîteï"  de  grands^  trimes, 

^I>E  xes  notnrëlles  réfleccions  il  ^éfult^'tfne  ^Cfmfécfi^wt  dûreo- 
vtttttfent  contraire  K  celles  que  jie'tiroisidés^^remière^i;  f«roir  que 
quand  le  peuple  eft  corrompu,  les^^^peâbcles  '  lui  font  boiw ,  le 
mauvais  quand  il  eft  bon  lui-même.  II  fembleroit  doQC  que  ces 
deux  effets  contraires  devrôient  s'entrè-cl'^truîre ,  ik  les  fpeSacles 
réfter  iadlfférensà  ,tous  ;  maîs'îl  y  a  cette  différence,  que  Teffet 
qui  renforce  le  bîen.&  le  mal,  étant  tiré  dfe Tefprit  des  pièces» 
rft  fujet  comme  elles  à  mille  moiliHc4tipns  ^qui  les  rédi4ifentj)ref- 

quc 


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À    M.    D^AlEM  B  EUT.  537 

qite^  rien  ;  au  lieu  que  celui  qui  change  le  bien  en  mal  &  le  mal  ea 
bien,  réfultant  de l'exîftence  même  du  fpeâacle,  eft un  efFet  conf- 
tant^  réel,  qui  revient  tous  les  jours  ^  &  doit  l'emporter  à  la  fin. 

It  fuît  de-lk  que ,  pour  juger  s'il  eft  à  propos  ou  non  d'éta* 
blir  un  théâtre  en  quelque  ville ,  il  faut  premièrement  favoir  fi 
les  mœurs  y  font  bonnes  ou  mauvaifes;  queftion  fur  laquelle  il  ne 
m'appartient  peut-être  pas  de  prononcer  par  rapport  à  nous. 
Quoi  qu'il  en  foit,  tout  ce  que  je  puis  accorder  là-deffus ,  c'eft 
qu'il  eft  vrai  que  la  Comédie  ne  nous  fera  point  de  mal ,  fi  plus 
rien  ne  nous  en  peut  faire. 

Pour  prévenir  les  inconvénieiis  qui  peuvent  naître  de  l'exemple 
des  Comédiens,  vous  voudriez  qu'on  les  forçât  d'être  honnêtes 
gens.  Par  ce  moyen ,  dites-vous ,  on  auroit  à  la  fois  des  fpeftacles 
Si  des  mœurs ,  &  l'on  réuniroit  les  avantages  des  uns  &  des  autres. 
Des  fpeâacles  &  des  mœurs!  Voilà  qui  formeroîr  vraiment  un  Spec- 
tacle à  voir,  d'hantant  plus  que  ce  feroit  la  première  fois.  Mais  quels 
font  les  moyens  que  vous  nous  indiquez  pour  contenir  les  Comé- 
diens ?  Des  loix  févères  &  bien  exécutées.  C'eft  au  moins  avouer 
qu'ils  ont  Befoin  d'être  contenus ,  &  que  les  moyens  n'en  font  pas 
faciles.  Des  loix  févères?  La  première  eft  de  n'en  point  foufFrir, 
Si  nous  enfreignons  celle-là,  que  deviendra  la  févérité  des  autres? 
Des  loix  bien  exécutées?  Il  s'agit  de  favoir  fi  cela  fe  peutj  car  la 
force  des  loix  a  fa  mefure;  celle  des  vices  qu^elles  répriment  a  auflî 
la  fienne.  Ce  n'eft  qu'après  avoir  comparé  ces  deux  quantités  & 
trouvé  que  la  première  furpaffe  l'autre,  qu'on  peut  s'afTurer  de 
l'exécution  des  loix.  La  connoiflance  de  ces  rapports  fait  la  véri- 
table fcience  du  Légiflateur;  car  $'il  ne  s'agiffbit  que  de  publier 
Édits  fur  Édits ,  Réglemens  fur  Réglemens ,  pour  remédier  aux  abus 
à  mefure  qu'ils  naiflent^  on  diroit  fans  doute  de  fort  belles  chofes  ; 
rnnis  qui,  pour  la  plupart,  rcftero^nt  fans  effet,  &  ferviroîent d'^in- 
dications  de  ce  qu'il  fàudroît  faire»  plutôt  que  de  moyens  pour 
l'exécuter.  Dans  le  fond ,  i'inftitution  Aq%  lobe  n'eft  pas  une  chofe 
fi  ti^orveilleufe  qu'avec  du  fens  &  de  l'équité  tour  homme  ne  pàt 
tr^-bîen  trouver  de  lui-même  celles  qui ,  bien  obfervées^  feroîent 
JefL  plus  utiles  à  la  fodété.  Où  eft  le  plus  petk  écolier  de  droit  qui 

(ILuvrcs  mêlées.   Tomg  IL  V  Y 


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358  /.   /•   Rou  s  s  eau; 

ne  drefTera  pas  un  code  d'une  morale  auflî  pure  que  celle  des  loîx 
de  Platon  ?  Mais  ce  n'eft  pas  de  cela  feul  qu'il  s'agit.  Oeft  d'ap- 
proprier tellement  ce  code  au  peuple  pour  lequel  il  eft  fait ,  &  aux 
chofes  fur  lefquelles  on  y  ftatue ,  que  fon  exécution  s'enfuive  du 
feul  concours  de  ces  convenances;  c'eft  d'impofer  au  peuple,  à 
l'exemple  de  Solon,  moins  les  meilleures  loix  en  elles-mêmes,  que 
les  meilleures  qu'il  puifTe  comporter  dans  la  fituation  donnée.  Au- 
trement il  vaut  encore  mieux  laifTer  fubfifter  les  défordres  que  de 
les  prévenir,  ou  d'y  pourvoir  par  des  loix  qui  ne  feront  point 
obfcrvécs  ;  car ,  fans  remédier  au  mal ,  c'eft  encore  avilir  les 
loix. 

Une  autre  obfervation ,  non  moins  importante ,  eft  que  les  chofes 
de  mœurs  &  de  juftice  univerfelle  ne  fe  règlent  pas ,  comme  celles 
de  juftice  particulière  &  de  droit  rigoureux ,  par  des  Édits  &  par 
des  loix  ;  ou  fi  quelquefois  les  loix  influent  fur  les  mœurs ,  c'eft 
quand  elles  en  tirent  leur  force.  Alors  elles  leur  rendent  cette 
même  force  par  une  forte  de  réaûion  bien  connue  dfes  vrais  poli- 
tiques. La  première  fonûion  des  Éphores  de  Sparte ,  en  entrant 
en  charge ,  étoit  une  proclamation  publique  par  laquelle  ils  enjoi- 
gnoient  aux  citoyens ,  non  pas  d'obferver  les  loix ,  mais  4e  les  ai- 
nier,  afin  que  l'obfervatîon  ne  leur  en  fût  point  dure.  Cette  pro- 
clamation ,  qui  n'étoit  pas  un  vain  formulaire ,  montre  parfaitement 
l'efprit  de  l'inftitution  de  Sparte ,  par  laquelle  les  loix  &:  les  mœurs  , 
intimement  unies  dans  les  cœurs  des  citoyens ,  n'y  faifoient ,  pour 
ainfi  dire ,  qu'un  même  corps.  Mais  ne  nous  flattons  pas  de  voir 
Sparte  renaître  au  feîn  du  commerce  &  de  l'amour  du  gain.  Si 
nous  avions  les  mêmes  maximes,  on  pourroit  établir  k  Genève  un 
fpeftacle  fans  aucun  rîfque  :  car  jamais  citoyen  ni  bourgeois  ny 
mettroit  le  pied. 

Par  oii  le  gouvernement  peut-fl  donc  avoir  prife  fur  les  mœurs? 
Je  réponds  que  c'eft  par  l'opinion  publique.  •  Si  nos  habitudes  naîf- 
feat  de  nos  propres  fentimens  dans  la  retraite,  elles  naiffent  de 
l'opinion  d'autrui  dans  la  fociété.  Quand  on  ne  vit  pas  en  foi ,  mais 
dans  les  autres ,  ce  font  leurs  jugemens  qui  règlent  tout  \  rien  ne 
paroit  bon  ni  defirable  aux  {Particuliers  que  ce  que  le  public  a  jugé 


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tel  ;  &  le  feul  bonheur  que  la  plupart  des  hommes  connoiflenc  efl 
d*écre  eftimé  heureux. 

Quant  au  choix  des  înftrumens  propres  2i  diriger  Popinion  pu- 
blique, c'eft  une  autre  queftion  qu'il  feroît  fuperflu  de  réfoudre 
pour  vous ,  &  que  ce  n'efl  pas  ici  le  lieu  de  réfoudre  pour  la  mul- 
titude. Je  me  contenterai  de  montrer,  par  un  exemple  fenfible, 
que  ces  inflrumehs  ne  font  ni  des  peines ,  ni  nulle  efpèce  de  moyens 
coaôi6.  Cet  exemple  eft  fous  vos  yeux  :  je  le  tire  de  votre  patrie , 
c'eft  celui  du  Tribunal  des  Maréchaux  de  France ,  établis  Juges 
fuprémes  du  point  d'honneur. 

De  quoi  s'agiflbit-il  dans  cette  inflitution  ?  De  changer  Popînîon 
publique  fur  les  duels,  fur  la  réparation  des  ofFenfes,  &  fur  les 
occafions  où  un  brave  homme  eft  obligé,  fous  peine  d'infamie,  de 
tirer  raifon  d'un  affront  Tépée  à  la  main.  Il  s'enfuit  delà; 

PREMi:éREMENT ,  que  la  force  n'ayant  aucim  pouvoir  fur  les 
cfprits,  il  falloit  écarter  avec  le  plus  grand  foin  tout  veftige  de 
violence  du  Tribunal  établi  pour  opérer  ce  changement.  Ce  mot 
même  de  Tribunal  étoit  mal  imaginé;  j'aimerois  mieux  celui  de 
Cour-d" honneur.  Ses  feules  armes  dévoient  être  l'honneur  &  l'infa- 
mie :  jamais  de  récompenfe  utile ,  jamais  de  punition  corporelle  ; 
point  de  prifon ,  point  d'arrêts,  point  de  gardes  armés.  Simplement 
un  Appariteur  qui  auroit  fait  fes  citations  en  touchant  l'accufé  d'une 
baguette  blanche ,  fans  qu'il  s'enfuivît  aucune  autre  contrainte  pour 
le  faire  comparoître.  Il  eft  vrai  que  ne  pas  comparoître  au  ternie 
fixé pardevant les  Juges  de  l'honneur,  c'étoit s'en  confefler  dépour- 
vu, c'étoit  fe  condamner  foi-même.  Delà  réfultoit  naturellement 
note  d'infamie,  dégradation  de  noblefle,  incapacité  de  fervir  le 
Roi  dans  fes  Tribunaux,  dans  fes  armées,  &  autres  punitions  de  ce 
genre ,  qui  tiennent  immédiatement  à  l'opinion ,  ou  en  font  un  effet 
néceffaire. 

Il  s'enfuit,  en  fécond  lieu , que  pour  déraciner  le  préjugé  public, 
il  falloit  des  Juges  d'une  grande  autorité  fur  la  matière  en  queftion  ; 
&  quant  k  ce  point ,  l'inftituteur  entra  parfaitement  dans  l'efprit  de 

Vv  ij 


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récabllflement;  car  dans  une  nation  toute  guerrière ,  qui  pêne  fnietnr 
juger  des  jufles  occaHons  de  montrer  fon  courage  &  At  tetlet  oit 
rhonneur  ofFenfé  demande  fatisfadion^  que  d'anciens  Militaires 
chargés  de  titres  d'honneur,  qui  ont  blanchis  Tous  tes  lauriers,  & 
prouvé  cent  fois  au  prix  de  leur  fang  qu'ils  n'ignorent  pas  quand 
le  devoir  veut  qu'on  en  répande. 

Il  fuit,  en  troidème  lieu  ^  que  rien  n^^tant  plus  indépendant  du 
pouvoir  fupréme  que  le  jugement  du  public ,  le  Souverain  devoit  le 
garder  fur  toutes  chofes  de  mêler  fes  décifîons  arbitraires  parmi 
des  arrêts  faits  pour  repréfenter  ce  jugement ,  & ,  qui  plus  eft  r 
pour  le  déterminer.  Il  devoit  s'efforcer  au  contraire  de  mettre  la; 
Cour-d'honneur  au-delTus  de  lui,  comme  fournis  lui-iti^me  k  fes- 
décrets  refpeftables.  Il  ne  falloir  donc  pas  commencer  par  con* 
damner  k  rnort  tous  les  duéliftes  îndiftinâement,  ce  qui  éroit  mettre 
d'emblée  une  oppofïtion  choquante  entre  l'honneur  &  la  loi  ;  cir 
la  loi  même  ne  peut  obliger  perfomie  k  fe  déshonorer.  Si  tout  le 
peuple  a  jugé  qu'un  homme  eft  poltron ,  le  Roi ,  malgré  toute  fai 
puiflance ,  aura  beau  le  déclarer  brave ,  perfonne  n'en  croira  rien  i 
&  cet  homme  paflant  alors  pour  un  poltron  qui  veut  être  honoré 
par  force ,  n'en  fera  que  plus  méprifé.  Quant  a  ce  que  difent  les 
Edits,  que  c^eft  ofFenfer  Dieu  de  fe  battre,  c'eft  un  avis  fort  pieux 
fans  doute  ;  mais  la  loi  civile  n'eft  point  juge  des  péchés ,  &  toutes 
les  fois  que  l'autorité  fouveraine  voudra  s'interpofer  dans  les  con- 
flits de  l'honneur  &  de  la  Religion ,  elle  fera  compromife  dés  deux 
côtés.  Les  mêmes  Edits  ne  raifonnent  pas  mieux,  quand  ils  diient 
qu'au  lieu  de  fe  battre,  îl  faut  s^adreffer  aux  Maréchaux  :  condam- 
ner ainfi  le  combat  fans  diflinftion ,  fans  réferve ,  c'ell  commencer 
par  juger  foi  -  même  ce  qu'on  renvoie  k  leur  jugement.  On  faîc 
bien  qu'il  ne  leur  eft  pas  permis  d'accorder  le  duel,  même  quand 
l'honneur  outragé  n'a  plus  d'autres  reffources;  &,  félon  les  préjugés 
du  monde ,  il  y  a  beaucoup  de  femblables  cas  ;  car ,  quant  aUx 
fatîsfaftions  cérémonieufes  dont  on  a  voulu  payer  l'ofFenfé,  ce  font 
de  véritables  jeux  d'enfant. 

Qu'un  homme  ait  le  droit  d'accepter  une  réparation  pour  lur- 
xnêmei  &  de  pardonner  à  fon  ennemi ,  en  ménageant  cette  maxime 


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À    Mé    n'A iÊ M É  E  kr:        5411 

«vec  âft,  on  là  peut  Aibftittiêf  ItifenGMûm^nt  âU  fitùc^  prépi^é 
qu'elle  atrâquô  $  mais  il  h*èti  efl  pas  de  mérnd  quftnd  l^honneut'  de 
geii^  auxquels  le  nétr^  eft  lié  fe  trouve  attaqué  :  dès>'lors  3  n'y  a 
plus  d'acdomitiodemei^t  pofliblé.  Si  tnon  père  a  reçu  un  fdufHeti; 
fi  ma  fc&ur,  ma  femmié  ou  ma  maiereflb  edinAiltée)  conrerverai'«[e 
mon  honneur  en  faifant  bon  marché  du  leur?  Il  n'y  a  ni  Maréchaux 
ni  iatisfaâions  qui  fuffiient ,  il  faut  que  je  les  vengè  ou  que  je  me 
déshonore  i  les  Édits  ne  me  laiflent  que  le  choix  du  fuppHce  ou  de 
l'infamie«  Pour  citer  un  exemple  qui  îe  rapporte  à  mon  Ai  jet,  n*ef{<« 
ce  pas  un  concert  bien  entendu  entre  Pefprit  de  la  fcènè  &  celui 
des  loix,  qu'on  aille  applaudir  au  Théâtre  ce  même  Cid  qu'on  iroic 
voir  pendre  à  la  Grève  ? 

AiKsi  Ton  a  beau  fkîre  t  m  là  raiKoft  ^  ni  la  vertu ,  nî  les  lotx  n^ 
vaincront  t'opinlon  publique ,  tant  qu'on  ne  trouvera  pas  l'art  de 
la  changer.  Encore  une  fois  cet  art  ne  tient  point  à  la  violence^ 
Les  moyens  établis  ne  ferviroîent^  s'ils  étoieht  pratiqués  ,  qu'a  pu- 
nir les  braves  gens  Se  fauver  les  lâches  ;  mais  heureufement  ils 
font  trop  abfurdes  pour  pouvoir  être  employés ,  &  n'ont  fervî 
qu'h  faire  changer  de  nom  au^  ^uels.  Comment  falloit-il  donc 
s'y  prendre?  Il  falloir,  ce  me  femble,  foumettre  abfolument  lôs 
combats  particuliers  à  la  jurifdiâion  des  Maréchaux ,  foit  pour  les 
juger,  foit  pcnir  les  prévenir ,  foit  même  pour  lés  permettre.  Non- 
feulement  il  falloit  leur  laifler  le  droit  d'accorder  le  champ  quand 
ils  le  jugeroient  ^  propos;  mais  il  étoit  important  qu'ils  ufaHent 
quelquefois  de  ce  droit ,  ne  fùt-Cc  que  pour  ôter  au  public  Une 
idée  ^{{ét  difficile  à  détruire ,  &  qui  feule  annulle  toute  leur  au- 
torité ;  favoir  que  dans  les  affaires  qui  pafTent  pardevant  eux ,  ils 
jugent  moins  fur  leur  propre  fentiment  que  fur  la  volonté  du 
Prince.  Alors  il  n'y  avoit  point  de  honte  k  leur  demander  le  com- 
bat dans  une  occafion  néceffaire  ;  il  n'y  en  avoit  pas  même  à  s'en 
abftenir  quand  les  raifons  de  l'accorder  n'étoient  pas  jugées  fuffi* 
fautes;  mais  il  y  en  aura  toujours  \l  leur  dire  :  je  fuis  oflPenfé; 
faites  en  forte  que  je  fois  difpenfé  de  me  battre. 

Par  ce  moyen  tous  les  appels  fecrets  feroîent  infailliblement 
tombés  dans  le  déçri  >  quand ,  rhv>nae\u:  ofieafé  pouvant  fe  défeot 


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14» 


J.      J.     R0U>t  s  ÉÀUj 


dte ,  &  le  courage  fe  montrer  au  champ  dUionneur ,  on  eût  très- 
juftement  fufpedé  ceux  qui  fe  feroient  cachés  pour  fe  battre,  & 
quand  ceiix  que  la  Cour-d'honneur  eût  jugé  s'être  mal  (27  )  bat- 
tus ,  feroient,  en  qualité  de  vils  aflaffins,  reftés  foumis  aux  Tri- 
bunaux criminels.  Je  conviens  que  plufieurs  duels  n'étant  jugés 
qu'après  coup,  &  d'autres  même  étant  folemnellement  autorifés, 
a  en  auroit  d'abord  coûté  la  vie  îi  quelques  braves  gens  i  mais 
c'eût  été  pour  la  fauver  dans  la  fuite  k  des  infinités  d'autres;  au 
lieu  que ,  du  fang  qui  fe  verfe  malgré  les  Édits ,  naît  une  raifon 
d'en  verfer  davantage. 

Que  feroit-il  arrivé  dans  la  fuite?  A  mefure  que  la  Cour-d'hon- 
neur auroit  acquis  de  l'autorité  fur  l'opinion  du  peuple ,  par  la 
fagefle  &  le  poids  de  fes  décifions,  elle  feroit  devenue  peu-à-peu 
plus  févère,  jufqu'à  ce  que  les  occafions  légitimes  fe  réduifant 
tout-a-fait  à  rien ,  le  point  d'honneur  eût  changé  de  principes,  & 
que  les  duels  fuflent  entièrement  abolis.  On  n'a  pas  eu  tous  ces 
embarras  ,  à  la  vérité ,  mais  auflî  l'on  a  fait  im  établiflement  inutile. 
Si  les  duels  aujourd'hui  font  plus  rares ,  ce  n'eft  pas  qu'ils  foient 
méprifés  ni  punis;  c'eft  parce  que  les  mœurs  ont  changé:  (28) 
&  la  preuve  que  ce  changement  vient  de  caufes  toutes  différentes 
auxquelles  le  gouvernement  n'a  point  de  part,  la  preuve  que  l'o- 
pinion publique  n'a  nullement  changé  fur  ce  point ,  c'eft  qu'après 
tant  de  foins  mal  entendus,  tout  Gentilhomme  qui  ne  tire  .pas 


(  17  )  Mal ,  c'eft-i-dire ,  non-feu- 
lement en  lâches  &  avec  fraude,  mais 
injuftement  &  fans  raifon  fuffifante; 
ce  qui  fe  fût  namrellement  préfumé 
de  toute  affaire  non  portée  au  Tribu- 
'  nal. 

(  a8  )  Autrefois  les  hommes  pre- 

noient  querelle  au  cabaret  ;  on  les  a 

dégoûtés  de  ce  plaifu- groffier ,  en  leur 

faifant  bon  marché  des  autres.  Autre- 

,  fois  ils  s'égorgeoient  pour  une  maî- 

'  trèfle  ;  en  vivant  plus  familièrement 


avec  les  femmes  ,  ils  ont  trouvé  que 
ce  n'étoit  pas  la  peine  de  fe  battre 
pour  elles.  L'ivrefle  &  Pamour  ôtés, 
il  refte  peu  d'importants  fujets  de  dif- 
pute.  Dans  le  monde  on  ne  fe  bat 
plus  que  pour  le  jeu.  Les  Militaires 
ne  fe  battent  plus  que  pour  des  paA 
'fe-droits ,  ou  pour  n'être  pas  forcés 
de  quitter  le  fervice.  Dans  ce  fiècle 
éclairé  chacun  fait  calculer ,  k  un  écu 
près,  ce  que  valent  fon  honneur  & 
fa  vie. 


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A    M.    d'Alembe^rt.        545 

ralfon  d^un  affront ,  l^épée  a  la  main ,  n^eft  pas  moins  déshonoré 
qu'auparavant. 

Une  quatrième  conféquence  de  Tobjet  du  même  établiflement, 
eft  que  nul  homme  ne  pouvant  vivre  civilement  fans  honneur ,  tous 
les  États  oii  l?on  porte  une  épée ,  depuis  le  Prince  jufqu'au  foldat , 
&  tous  les  États  mêmes  où  Ton  n'en  porte  point,  doivent  reflbrtir 
à  cette  Cour-d'honneur  :  les  uns ,  pour  rendre  compte  de  leur 
conduite  fie  de  leurs  aâions  ;  les  autres ,  de  leurs  difcours   &  de 
leurs  maximes  ;  tous  également  fujets  k  être  honorés  ou  flétris  fé- 
lon la  conformité  ou  l'oppofîiion  de  leur  vie  ou  de  leurs  fentî- 
mens  aux  principes  de  l'honneur  établis  dans  la  nation ,  &  réfor- 
més înfenfiblement  par  le  Tribunal  fur  ceux  de  la  juftice  &  de  la 
raifon.  Borner  cette  compétence  aux  Nobles  &  aux  Militaires, 
c'eft  couper  les  rejettons  &  laifler  la  racine  ;  car  fî  le  point  d'hon- 
neur fait  agir  la  NoblefTe,  il  fait  parler  le  peuple  ^  les  uns  ne  fe 
battent  que  parce  que  les  autres  les  jugent;  &pour  changer  les 
aâions  dont  l'eftime  publique  eft  l'objet,  il  faut  auparavant  chan- 
ger les  jugemens  qu'on  en  porte.  Je  fuis  convaincu  qu'on  ne  vien- 
dra jamais  à  bout  d'opérer  ces  changemens  fans  y  faire  intervenir  • 
les  femmes  mêmes ,  de  qui  dépend  en  grande  partie  la  manière 
de  penfer  des  hommes. 

.  De  ce  principe  il  fuit  encore  que  le  Tribunal   doit  être  plus 
ou  moins  redouté  dans  les  diverfes  conditions  ,  à  proportion  qu'el- 
les, ont  plus  ou  moins  d'honneur  à  perdre,  félon  les  idées  vulgai* 
res  qu'il  faut  toujours  prendre  ici  pour  règles.  Si  l'établiflemenc 
eft   bien  fait ,  les  Grands  &  les  Princes  doivent  trembler  au  feu! 
nom  de  la  Cour-d'honncur.  Il  auroit  fallu  qu'en  Tinftituant  on  y 
eût  porté  tous  les  démêlés  perfonnels  exiftans  alors  entre  les  pre- 
miers du  Roj^ume;  que  le  Tribunal  les  eût  jugés  définitivement 
autant  qu'ils  pouvoient  Têtre  par  les  feules  loix  de  l'honneur;  que 
ces  jugemens  euflent  été  févères  ;  qu'il  y  eût  eu  des  ceflions  de  pas 
&  de  rang,   perfonnelles    &  indépendantes  du  droit  des  places , 
des  interdiftions  du  port  des  armes  ou  de  paroître  devant  la  face 
du  Prince,  ou  d'autres  punitions  femblables,  nulles  par  elles-mê- 
mes ,  grièves  par  l'opinion ,  jufqu'à  l'infamie  inclufivement ,  qu'on    : 


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J44  7'    ^^    Roxi ssEÂVs 

duroit  pu  regarder  comme  la  peine  capitale  décernée  par  la  Cour^ 
d'honneur  ;  que  toutes  ces  peines  euflent  eu ,  par  le  concours  de 
Tautorité  fuprême,  les  mêmes  effets  qu'a  naturelleipent  le  juge- 
ment public  quand  la  forcç  n'anqulle  point  fes  décifions  ;  que  le 
Tribunal  n'eût  point  ftatué  fur  des  bagatelles ,  mais  qu'il  n'eût  ja- 
mais rien  fait  ^  demi  ;  que  le  Roi  même  y  eût  été  cité  >  quand  il 
jetta  fa  canne  par  la  fenêtre,  de  peur,  dit- il,  de  frapper  un  Gen- 
tilhomme ,  (  20)  qu'il  eût  comparu  en  accqfé  avec  fa  partie  ;  qu'il 
eût  ^  été  jugé  f^lemnellement ,  condamné  2i  faire  réparation  au 
Gentilhomme  pour  Taffront  Indireé^  qu'il  lui  avojt  fait  ;  &  que  le 
Tribunal  lui -eût  en  mémç-tçmpç  décerné  un  prix  d'honneur,  pour 
la  modération  du  Monarque  d^ns  1^  XQlère.  Ce  prix ,  qui  devoit 
être  un  figae  très-fîmple,  mais  vifiblç,  porté  par  le  Roi  durant 
teute  fa  vie,  l\ii  eût  été,  ce  me  fçmblç,  un  ornement  plu$  ho- 
norable que  ceux  de  la  royauté ,  &  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  fût 
devenu  le  Aijet  des  chants  de  pluç  d'un  Poëte.  Il  eft  certain  que  , 
quant  k  l'honneur,  l^s  Rois  eux-mêmes  font  foumis  plus  que  per- 
fonnç  au  jugement  du  public,  &  peuvent  par  conféqueqt,  fans 
s'abaiflfer ,  comparoitre  au  Tribunal  qui  le  repréfente.  Louis  XIV 
étoit  digne  de  faire  de  ces  chofes-lk ,  &  jç  çroi$  qu'il  les  eût 
faites  ,  fi  quelqu'un  les  lui  eût  fuggérées^ 

Avec  toutes  ces  précautions  &  d'autres  femblables,  il  eft  fort 
douteux  qu'on  eût  réuflî ,  parce  qu'une  pareille  inftitution  eft  entier 
rement  contraire  k  l'efprit  de  la  Monarchie  ;  mais  il  eft  très^sûr 
que  pour  les  avoir  négligées ,  pour  avoir  voulu  mêler  la  force  & 
les  loix  dans  des  matières  de  préjugés ,  &  changer  le  point  d'hon* 
neur  par  la  violence ,  on  a  compromis  l*autorité  royale ,  &  rendu 
inéprifables  des  loix  qui  pafibient  leur  pouvoir, 

CepbiîPANT  en  qyoi  cqnfiftoif  pç  préjugé  qu'il  s'agiflToit  dç 
idétruirç  ?  Dans  l'opinion  la  pluç  extravagante  â(  U  plus  barbare  qui 
îatpais  entra  dans  l^çfprit  hy main ,  favoir ,  que  tous  W%  devoirs  de 
)a  foçiét^  font  fuppléés  p^  la  b^ avourç  ;  qu'un  homme  a'eft  plus 

fourbe , 

(19)  M.  deJ^auzuQf  Vqil^^  félon  moi,  des  coup?  de  canne  bien  noUçr 
ftiem  appli^tté&. 


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a     M.    d^Alembert:         545 

fourbe,  frippôn,  calomniateur,  qu^il  eft  civil,  humain,  poli,  quand 
il  fait  fe  battre;  que  le  menfonge  fe  change  en  vérité;  que  le  vol 
devient  légitime ,  la  perfidie  honnête ,  l'infidélité  louable ,  H  -  toc 
qu'on  foutient  tout  cela  le  fer  à  la  main  ;  qu'un  affront  eft  toujours 
bien  réparé  par  un  coup  d'épée,  &  qu'on  n'a  jamais  tort  avec  un 
homme,  pourvu  qu'on  le  tue.  Il  y  a,  je  l'avoue,  une  autre  forte 
d'affaire  où  la  gentillefTe  fe  mêle  à  la  cruauté ,  &  oii  l'on  ne  tue 
les  gens  que  par  hazard  ;  c'efl  celle  où  l'on  fe  bat  au  premier  fang. 
Au  premier  fangl  Grand  Dieu!  &  qu'en  veux- tu  faire  de  ce  fang, 
bête  féroce  î  Le  veux-tu  boire  î  Le  moyen  de  fonger  à  ces  horreurs 
fans  émotion?  Tels  font  les  préjugés  que  les  Rois  de  France,  ar- 
més de  toute  la  force  publique,  ont  vainement  attaqués.  L'opi- 
nion ,  Reine  du  monde ,  n'efl  point  foumife  au  pouvoir  des  Rois  ^ 
ils  font  eux-mêmes  fes  premiers  efclaves. 

Je  finis  cette  longue  digreffion,  qui  malheureufement  ne  fera 
pas  la  dernière  :  &  de  cet  exemple,  trop  brillant  peut-être , yf/;arytf 
licct  componere  magnis,  je  reviens  k  des  applications  plus  (impies* 
Un  des  infaillibles  effers  d'un  théâtre  établi  dans  une  auffî  petite 
ville  que  la  nôtre,  fera  de  changer  nos  maximes,  ou,  fi  l'on  veut, 
nos  préjugés  &  nos  opinions  publiques  ;  ce  qui  changera  néceflTai-* 
rement  nos  mœurs  contre  d'autres ,  meilleures  ou  pires ,  je  n'en 
dis  rien  encore ,  mais  sûrement  moins  convenables  à  notre  confli- 
tution.  Je  demande ,  Monfieur ,  par  quelles  loix  efEcaces  vous  re- 
médierez à  cela  î  Si  le  gouvernement  peut  beaucoup  fur  les  mœurs, 
c'efl  feulement  par  fon'  inflitution  prùnitive  :  quand  une  fois  il  les 
a  déterminées,  non-feulement  il  n'a  plus  le  pouvou:  de  les  changer, 
!l  moins  qu'il  ne  change ,  il  a  même  bien  de  la  peine  à  les  mainte- 
nir contre  les  accidens  inévitables  qui  les  attaquent,  &  contre  la 
pente  naturelle  qui  les  altère.  Les  opinions  publiques ,  quoique  fi 
difficiles  k  gouverner ,  font  pourtant  par  elles  mêmes  très-mobiles 
&  changeantes.  Le  hazard,  mille  caufes  fortuites,  mille  circonf- 
tances  imprévues  font  ce  que  la  force  &  la  raifon  ne  fauroient 
faire  ;  ou  plutôt,  c'eft  précifément  parce  que  le  hazard  les  dirige, 
que  la  force  n'y  peut  rien  :  comme  les  dés  qui  partent  de  la  mam . 

fEwns  miUçs.  Tome  IL  X  x 


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34^  /.    X    Rov  s  s  E  jiUy 

quelque  knf  ulfion  (ju'oa  ku£  demie  ^  tftfx  Mièfttnr  pas  plus:  aî^" 
itienc  le  point  qtt^on  deâve.  * 

Tout  ce  que  là  fagefle  liumâîne  petit  faire ,  eft  de  provenir  îes 
changemens ,  d^arrêter  de  loin  tout  ce  qui  les  amène  ;  maïs  fS-tÔr 
qu'où  lès  ibufFre  &  qu*on  leS  aûtôfîfè,  on  eft  rarement  maître  de 
leurs  effets ,  &  Ton  ne  peut  jamais  ft  feindre  de  Têtre.  Comment 
donc  préviendrons  -  nous  ceux  dont  nous  aurons  volontairement 
introduit  la,  càufe  >  A  Pimitation  de  PétabliïTement  dont  je  viens  de 
parler ,  nous  propoïèrez-vous  d^nftituer  des  cenfeurs  fNous  en  avons 
déjà  (30)  V  &  fi  toute  U  force  de  ce  Tribunal  fîiHxt  \  peine  pour 
nous  maintenir  tels  que  nous  fommesj  quand  nous  aurons  ajouttf^ 
une  nouvelle  inclinailoa  a  la  pente  des  mœurs,  que  fera-t-il  pour 
arrêter  ce  progrès?  Il  eft  cUir  qu*il  n'y  pourra  plus  fuffire.  La 
première  marque  de  fon  impuiHance  h  prévenir  les  abus  de  la  co- 
médie, fera,  de  laUiilèr  établir.  Car  il  eil  aifé  de  prévoir  que  ces 
*devuc  Âabliflçmens  ne  feuroient  fubfiftej:  long-^emps  enfenîle  >  & 
que  la  comédie  tourner?,  les  Cenfeurs  ea  ridicule^  ou  que  le$  Ce^ 
&urs  feropt  cbaflTer  les  Comédleas.. 

Mats  ft  ïie  s'agît  pas  feulement  ici  de  tthfiifflfafice  de»  îoîii: 

pour  réjprimcr  de  mauvaifes  maurs,  en  tâi/Tant  Aïbfifterlevf  catrlb. 

On  trouvera,  je  le  |>révors,  que,  l'elprtt  rempli  des  abus  iftfeft-^ 

getrdte  nétefïàirement  le  théâtre,  S:  de  Pimpoffihîfiré  ^énéi^elfe  dr 

prévenir  ces  abus ,  je  ne  réponds  pas  affez  précifîément  a  Pé»p^ 

'dient  propofé ,  qui  eft  d'avoir  des  Comédien»  honnêtes  gens ,  c'e^ 

à-dire ,  de  les  rendre  tels.  Au  fond  cette  difcuflion  particufière  «%ft 

plus  fort  néceffâire  :  tout  ce  que  'fm  dît  jufqtfSci  des  effets  de  la 

comédie ,  étant  indéjpendant  des  mœurs  àc^  Coméafens,in'eaauroit 

pas  moins  lieu,  quand  Ils  auïoient  bien  profité  des  leçons  que  vous^ 

nous  exhortez  h  leur  donner ,  &  qu'ils  deviendrorent  par  nos  foins^ 

autant  de  modèles  de  vertu.  Cependant  ^  par  égard  au  fentiment 

de  ceux  de  mes  compatriotes  qui  i>e  voient  d'autre  danger  dans 

la  comédie  que  le  mauvais  exemple  des  Comédiens ,  je  veux-bîen 

'Rechercher  encore  fi,  même  dans  leur  fuppofitîon»  cet  exfédienf 

I. 

(jo")  LeConfifloire&UQiambre  de  la  R^foiuie». 


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A     M-      D'A  L  EM  9  E  RT.  I47 

^  pcaificable  awc  ijuelque  elpoîr  dç  iuccès ,.A:^il  doîtiufl^e  jiour 
tes  tcâa^uUlifisr^ 

En  ^cpnimençant  par  ob^ryer  Ie5  faits  avant  ^ejrgiXoimer  fur  Ie$ 
iCaufts, Jp  vois  jBn  général  que  J'^t^t  de , Comédien  eil  un  ^at  de 
licence  .&  de  .niAuvaires  nigeurs.;  .^ue  les  hommes  y  Xpnt^Uvrés  aijt 
^fbrdce,;  que  ks  &ix)me^  y  n^ènept  une, vie  icandaleufe^  que  Xtfi 
iinsjk  le^  autres,  avales .&  .prqdjgues  rtout  à  la  fois,  4:oujour^  ac- 
.câblés  4e  dettç^  &  .;puiQwi;s  v^rfapt  .l!ai;gent  -^  .pleines  4najns ,  ;foiy 
-awiïî ^u  retenus  fur  leurs. diflîpa;ions,.gqe  peu  fqrupuleu^  i|\ir  l^ 
moyens  jà\y  pourvoir.  Ip  vois  encore  que,  jpar  »tout  j)ays,4e^r 
profefSpn  .e;il  dj^shongrapte,,  que  ceux  qui  re^en:^nt,,excpaîniu?- 
niés  pu  non,,  font  par-tout  xnéprilHs  i\i)%  &  ,qji^  Pa^is  ^eme, 
pîi  Us.OQt  plus  de,cop|îdéraflon,&  upe  tnejlléure  conduite ^uepar- 
rottt  ailleurs,  ;UP  .Bourgeois, çrain^roit  de  >fréq^ei>ter  ces  j^pêines 
Comédiens  qu^pn  vpit  tous  les  jpur^  ^  la  table  àe^  Çfrands.  Une 
troffième  obîervation,  npnmpins  importai^u; ,  ,eft  que  ce  dédain 
eft  plus  fort  par- tout  où  les  mœurs  font  plus  pures ,  &.qu?îl  y  a 
des  pays  d'innocence  &  de  implicite  où  le  métier  de  Comédien 
^eft  pr^ïqn'en  horreur.  Voili  des* faits  inconteftables.  Vous  me  direz 
qu'il  n'en  -réfulte  que  des  préjugés.  J'en  conviens  ;  mais  ces  pré- 
jugés étant  unîverfds,  îl  faut  leur  chercher  une  caufe  umverfe)le, 
&  fe  ne  vois  pas  qu'on  la  puiflè  trouver  ailleurs  que  dans  la  pro- 
féflton  même  à  laquelle  ils  fe  rapportent.  A  cela  vous  répondez 
t}ue  les  Comédiens  ne  fe  rendent  méprîfables  que  parce  qu'on  les 
méprife;  mais  pourquoi' les  eût-on  méprifés  s'ils  n'euffentéré  mé- 
priftWes-?  Pourquoi  penferoît- on  plus  mal  de  leur  état  que  des 
autres,  sSl  n'aroît  rien  qui  l'en  diftinguât?  Voîlh  ce  qu'il  fau- 
droît  C3paimner ,  peut-être ,  avant  tie  les  juftifier  aux  <iépens  du 
imWic. 

(  31  )•  St  ks  Anglok  lentinlnMné  h  IMent  dans  les  phif  Hlnfhes.  Et  quant 
célèbre  Oldâeld  à  côté  de  leurs  Rois ,  à  la  profedion  des  Comédiens  ,  les 
ce  .n*Àott  pis<.fbn  mener  ,  jaais  Ion  ^nanvais  te  ies  tnédiocres'  ibnt  mépri* 
calent  qufils  vouâoâem  hoKQrer*  Ch«z  tés  \  Londres  autant  ou  plus  que  pât- 
eux les  grands  talent  .giuinhlifent  «ont  tiUeun. 
^aasJes  moifidres  éuts  ^  les  petits  avi^ 

Xx  n 


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34^  /•    /•    R  o  u  s  s  E  Av; 

Se  pourroîs  imputer  ces  préjugés  aux  déclamations  des  Vti* 
très ,  fi  je  ne  les  trouvois  établis  chez  les  Romains  avant  la 
naiflance  du  Chrîftianifme ,  &,  non- feulement  courans  vaguement 
dans  Pefprit  du  peuple ,  mais  autorifés  par  des  loix  exprefTes 
qui  déclarpient  les  aâeurs  infâmes  »  leur  ôtoient  le  titre  &  le^ 
droits  de  citoyens  Romains ,  &  mettoient  les  aôrices  au  rang 
des  proftituées.  Ici  toute  autre  raifon  manque ,  hors  celle  qui  fe 
rire  de  la  nature  de  la  chofe.  Les  Prêtres  payens  &  les  dévots, 
plus  favorables  que  contraires  k  des  Speâaclès  qui  faifoient  partie 
des  jeux  confacrés  k  la  Religion,  (32)  n'avoient  aucun  intérêt 
k  les  décrier ,  &  ne  les  décrioient  pas  en  effet.  Cependant  on 
pouvoit  dès-lors  fe  récrier ,  comme  vous  faites ,  fur  Pinconfé- 
quence  de  déshonorer  des  gens  qu'on  protège ,  qu'on  paie  , 
qu'on  penfionne  ;  ce  qui,  k  vrai  dire,  ne  me  paroit  pas  fi 
étrange  qu'a  vous  ;  car  il  eft  k  propos  quelquefois  que  TÉtat 
encourage  &  protège  des  profeflîons  déshonorantes  ,  mais  utiles , 
fans  que  ceux  qui  lés  exercent  en  doivent  être  plus  confidérés 
pour  cela. 

J'AI  lu  quelque  part  que  ces  flétrifTures  étoient  moins  impofées 
k  de  vrais  Comédiens  qu'k  des  Hifirions  &  Farceurs  qui  fouil* 
loient  leurs  jeux  d'indécences  &  d'obfcénités  :  mais  cette  dif^ 
tindîon  eft  infoutenable  ;  car  les  mots  de  Comédien  &  d'Hiftrion 
étoient  parfaitement  fynonymes ,  &  n'avoient  d'antre  différence , 
finon  que  l'un  étoit  Grec  &  l'autre  Etrufque.  Cicéron  ^  dans  le 
livre  de  l'Orateur ,  appelle  Hiftrions  les  deux  plus  grands  Aâeurs 
qu'ait  jamais  eu  Rome  ,  Efope  &  Rofcius  9  dans  fon  plaidoyer 
pour  ce  dernier,  il  plaint  un  fi  honnête  homme  d'exercer  un 
métier  fi  peu  honnête.  Loin  de  diftinguer  entre  les  Comédiens, 
Hiftrions  &  Farceurs,  ni  entre  les  Afteurs  des  tragédie^  &ceux 
des  comédies ,  la  loi  couvre  indiftinftement  du  même  opprobre 
tous  ceux   qui  montent  fur  le  théâtre,  Qiùfquis  in  Jcenampro^ 

(  31  )  Tite-Live  dit  que  les  jeux  Ton   fermeroit  les  Théan-es  pour  le 

fcéniques  furent   introduits  a  Roitie  même  fujet ,  &  sûrement  cela  feroit 

Tan  390 ,  \  Toccafion  d'une  pefte  qu'il  plus  rsifonnable* 
f 'agiflbit  d'y  faire  çefler.  Aujourd'hui 


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^ietit,  ait  Vrœtor  ^  infamis  cji.  Il  eft  vrai  feulement  que  cet 
opprobre  tomboir  moins  fur  la  repréfentation  même ,  que  fur 
rérat  où  Ton  en  fatfoit  métier  ;  puifque  la  jeunefle  de  Rome 
repréfentoit  publiquement  )  à  la  fin  des  grandes  pièces ,  les  atte- 
lanes  ou  exodes  ,  fans  déshonneur.  A  cela  près  ,  on  voit  dans 
mille  endroits  que  tous  les  Comédiens  indifféremment  étoienc 
efctaves,  &  traités  conune  tels»  quand  le  public  n'étoitpas  conr 
tent  d'eux. 

Je  ne  fâche  qu^uri  feul  peuple  qui  n*aît  pas  eu  l^-deflTus  lei 
Biaxîmes  de  tous  les  autres ,  ce  font  les  Grecs.  Il*  efl  certain 
que  chez  eux  la  profeflîon  du  Théâtre  étoit  fî  peu  déshonnête 
que  la  Grèce  fournît  des  exemples  d'Afleurs  chargés  de  certaines 
fondions  publiques  ,  foit  dans  l'État^  foit  en  Ambaflades.  Maiâ 
on  pourroit  trouver  aifément  les  raifons  de  (Jette  exception,  i  ^  . 
La  Tragédie  ayant  été  inventée  chez  les  Grecs ,  auflî-bien  que  la 
Comédie,  ils  ne  pouvoient  jetter  d'avance  une  impreflïon  de  mé- 
pris fur  un  état  dont  on  ne  connoifToit  pas  encore  les  effets  ;  &  ^ 
quand  on  commença  de  les  connoitre,  l'opinion  publique  avoic 
déjà  pris  fon  plis.  2  ^  .  Comme  la  Tragédie  avoit  quelque  chofe 
de  facré  dans  fon  origine,  d'abord  fes  afteurs  furent  plutôt  re- 
gardés comme  des  Prêtres  que  comme  des  baladins.  3  ^  .  Tous 
les  fujets  des  pièces  n'étant  tirés  que  des  antiquités  nationales  dont 
les  Crées  étoient  idolâtres ,  ils  voyoient  dans  ces  mêmes  afteurs , 
moins  des  gens  qui  jouoient  des  fables ,  que  des  citoyens  inflruits 
qui  repréfentoîent  aux  yeux  de  leurs  compatriotes  l'hifloire  de 
leur  pays.  4  ^  .  Ce  peuple  ^  enthoufîafte  de  fa  liberté  jufqu'h  croire 
que  les  Grecs  étoient  les  ftsuls  hommes  libres  par  nature ,  fe  rap« 
pelloit^  avec  un  vif  fentîment  de  plaifîr ,  (c^  anciens  malheurs  & 
les  crimes  de  fes  maîtres.  Ces  grands  tableaux  l'inflruifoient  fans 
ceffe ,  &  il  ne  pouvoit  fe  défendre  d'un  peu  de  refpeû  pour  les 
organes  de  cette  inflruâion.  5  ^  .  La  Tragédie  n'étant  d'abord 
jouée  que  par  des  hommes,  on  ne  voyoit  point,  fur  leur 
Théâtre,  ce  mélange  fcandaleux  d'hommes  &  de  femmes  qui 
fait  des  nôtres  autant  d'écoles  de  mauvaîfes  mœurs.  6  °  .  Enfin 
leurs  Speâacles  n'avoient  rien  de  la  mefquÎAerie  de  cçnx  d'au-: 


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JJO  J»      J.      Ro  U  s  s  E  j4U   f 

m 

jourd!hiû.  Leurs  Théâtres  ii'étoîent  point  élevés  .par  Pintérï&t  1k 
par  Pavarice.;  ils  n^étoiem  -point  renfermés  ^ans  'd^obfcures  {un* 
îbns  :  leufis  Afleurs  n!avoîent  .pas  befoin  de  mdttce  ^  .  contribution 
les  ipeâateuissf  ni  \de  4:ofT\pter  du  -coin  Ac  l'œil  des  ^gens  jgu% 
▼oyoient  paîlër  la   porte  »  vpour  écce  «urs  oie  leur  tfbi^eir. 

K3k  ifrltiBs  fe  'ïbpiefbes ^SfTe'ftacfes  darniés  fous  te  Ciel,  àla. 

firtb  et   ttttitfe  *uiïfc   Trmtiôn,  h^dffi'dtettt  de  toutes  parts  que  des 

.combats,  des  viôoîres ,  des  prix,  des  objets   capables    d'iiifpirer 

aiNc   Grecs    une  ardente  émulation^  &  d'échauffer  leurs    cceurs 

ide  ifentimens  d'honneur  Se  ^degloire.  C!efi  aumiilieu  ^le  cetimpo- 

fant    appareil,  fi    propre  k    élever   &  semuer    rame,  4}ue  las 

Aâeurs,  animés  du  méneie  zèI&,^artageoîent,.(efa»n  leurs  udens« 

les  honneurs  rendus  aux  vainqYieurs  des  jleuk,  iouvent  aux.^re* 

fniers  hommes  de  la  nation*  Je  ne  fuis    pas  iurpris^que,  loin  4c 

les  avilir,  leur  métier ,  exercé  de  cette   manière,  leur  ^ionnàt 

cette^  fierté -de  courage  &  ce  noble  dpéfintéj:e(Ièment  qui  femblok 

quelquefois  élever  TAâeur  à  ion  ,perfonaage«  Avec  tout  «cel^« 

jamais  la  Grèce,  excepté  $parte ,  ne  fut  citée  ,en. exemple  de 

Bonnes  mœurs;  &  Sparte  ,«i]ui  ne  fimiFroit  {>oint  de  Tlxéatret 

n'avoit  ^arde  d^honorer   ceux  qui  s'y  .montrent. 

TReven<Jns  âUx^Romalns ,  qui  ,*  loin  de  fuivre  à  cet  égard  Pexem- 
-j^Ie'des^  Grecs ,  en  donnercfif  un  tout  contraire.  Quand  leurs  loix 
^claroifent  les  Comédiens  Infimes^  étoit-ce  dans  le  deïlein  d'en 
^déshûworer  la  prôfëflîon?^  Quelle  eût  été  l'utilité  d'une  dîipofition 
ïîcrUélleî  Elfes  ne fedéshofloroient  point,  elles. rendoient  feule-, 
tnentiutkentique  te  déshonneur  qui  en  eft  inïéparable  ;  car  jamais 
les  bonnes  loîx  rie  changent  la  nature  des  chofes,  elles  ne  font  .que 
faTuwre,  &  celles -là  feules^  font  obfervées.  Il  ne  s'agît  donc 
*fràsde  crîer  d^abôM  contre  les* préjugés,  mais  de  favoîr  premîé- 
rtnitht'fi  ce  rie  font  que  'des  préjugés  :'fi  la  prèféflîon  de  Co- 
^éffien  TrtS  point  tn  éfFet^ déshonorante  en  elle-même;  car,  fi 
p^t  railheur  elle  l'oeil  ^  rious^  âurons^beau 'ilatuer  qu'elle  ne  Peft,pas^ 
"^au  lieu  de  la*  réliabUiter,  nous  ne  ferons  que  nous  avilir  nous- 
Méiotes* 


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4e  revêw  m  M4rc  ci^r^^^  fnf  kt  fi«A|,  4ç  p^eifr«  dti^reM 
de  ce  qu^on  efl,,  de  fe  p^ifipDiiaf  é^  fwg  ^QÎd»  de  dir^^  iifMttrQ: 
chofe  que  ce  qu'on  penfe  auflî  naturellement  que  fi  Pon  le  pen- 
fôtt  réellemenr,  &  d^ouNîer  etifti  fà  prapre  place  11  force  de 
prendre  ceHe  d*autruf.  Qu^eft-ce  que  la  projfeffio»  d«  Cèmédien^? 
Un  métier  par  lequel  il  fe  donne  en  repréfentarion  pour  de  ^ar- 
gent,  fe  foumet  h  Rgnomîme  &  aux  affrent»  qu'on  acheté  le  dr^k* 
de  Im  faire,  6c  mec  pubKqtiemenc  fe  perfonne  en  vente^  j^adjure^ 
tout  homme  finccre  de  être  sfl  ne  fent  pas,.  a«  fond^  de  fon  aine^ 
€ju^  y  a  dans  ce  trafic  âe  foi-méme  quelque  chofe  die^  fervite  St 
de  bas»  Vous  autres  PMofephes ,  qui  tous  prétendez  fi  fort  au- 
deflbs  des  préjugés,  ne  mourerîeif-vous  pa»  tou»  dte* honte,  fî,  Ift^ 
ehement  traveffis  en  Rois,  i)  vous  felloit  aller  faire  aviit  yeux  êhr 
public  un  rôle  différent  d^  v6tre ,.  6t  expofer  vos  Majeftés  ai«P 
huées  de  la  populace?  Quel  eft  dbnc,  au»  fond,  llefprit  que  fe 
Comédien  reçoit  dfe  fon  étetMJn  mêfenge  de  baflèffë,  dfe-fouflfecé^^ 
it  ridicule  orgueil  &  d^hdîgiie  avîlfflement,  qui  le  rend*  propre  ik 
toutes  fortes  de  perfonnages ,  hofs  le  pkis  neble  de  tous>  celui 
iHiomme  qu'H  abandonne* 

Je  fais  qiue  le  jw  du  Comédie^  tiTeft  pas  celui  d*i^  fywh^  V^ 
w^wt  ^  .vnyo^r  ;  q^'il  n^  préi^i?^  p?s  qu'on  l§  piyei^e  çtf,  effet 
popr  la  perfonne  q^^il  re^yréfeç^ ,  ni  qu'on  le  crç^  aiffe^  de^^* 
paflions  qu'il  imite,  &  qu'en  donnant  cette  in^tgatip^p^oo^  m  ^I^ 
tUf  il  la  rend  tout-a-fait  innocente.  Auflî  ne  l'àccufé-je  pas  d'étre- 
précifément  un  trompeur,  mais  de  cultiver  pour  tout  métier  le* 
talent  de  tromperies  hommes,  6c  de  s'exercer  ^  dès  habitudes* 
qui  ^  ne  pouvant  être  innocentes  qu'au  Théâtre ,  ne  fervent  par- 
tout ailleurs  qu'h  mal -faire.  €es  hommes  fî  bien  paréis,  fl  bien^ 
exercés  au  ton  de  la  galanterie  &  aux  accensde  la  paflîon ,  n'a- 
buferont-ils  jamais  de  cet  art  pour  féduire  de  jeunes  pe^fo^nes^* 
Ces  valets  -filoux,  fi  Aibrils  de  la  langue  &  de  la  main  fSr  la  fcène,, 
dans  les  befoins  d'un  métier  plus  difpendieux  que  lucratif,  n'auront- 
As  ji^uuais.  de  diflr^ions  utiles  ?  Ne  prejpdront-ils  jamais  la  bourfe^ 
à'ua  fils  prodigue  ou  d'un  père,  avare  pour  celle  de  Léaodce:  oib 


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j5»  J.    7.    Rousseau^ 

d'Argan?  Par-tout  ta^  t?entat]'on  de  mal-fiûre  augmente  awc  la  farî 
lité  ^  &  il  faut  que  les  Comédiens  foient  plus  vertueux  que  les  atitres 
hommes ,  s^ils  ne  font  pas  plus  corrompus. 

L'Orateur  ,  le  Prédicateur,  pourra-t-on  me  dire  encore ,  paîeii( 
de  leur  perfonne ,  ainfi  que  le  Comédien.  La  différence  eft  très-* 
grande.  Quand  l'Orateur  fe  montre ,  c'eft  pour  parler  &  non  pour 
fe  donner  en  fpeâacle  :  il  ne  repréfente  que  lui-même,  il  ne  fait 
que  fon  propre  rôle ,  ne  parle  qu^en  Ton  propre  nom  \  ne  dit  ou 
ne  doit  dire  que  ce  qu'il  penfe  ;  l'homme  &  le  perfonnage  étant 
le  même  être ,  il  eft  à  fa  place  ;  il  eft  dans  le  cas  de  tout  autre 
citoyen  qui  remplit  les  fondions  de  Ton  état.  Mais  un  Comédien 
fur  la  fcène,  étalant  d^autres  fentimens  que  les  fiens,  ne  difan^ 
que  ce  qu'on  lui  fait  dire,  repréfentant  fouvent  un  être  chimé- 
rique ,  s'anéantit ,  pour  ainfi  dire ,  s'annulle  avec  fon  héros  ;  &  dans 
cet  oubli  de  l'homme ,  s'il  en  refte  quelque  chofe ,  c'eft  pour  être 
le  jouet  des  fpeâateurs.  Que  dirai*je  de  ceux  qui  femblent  avoir 
peur  de  valoir  trop  par  eux-mêmes,  &  fe  dégradent  jufqu'h  re- 
préfenrer  des  perfonnages  auxquels  ils  feroient  bien  fâchés  de  ref« 
fembler  î  C'efl  un  grand  mal ,  fans  doute ,  de  voir  tant  de  fcéiérat$ 
dans  le  monde  faire  des  rôles  d'honnêtes  gens  ;  mais  y  a-t-il  rien 
de  plus  odieux,  de  plus  choquant,  de  plus  lâche  qu'un  honnête 
homme  \i  la  Comédie ,  faifant  le  rôle  d'un  fcélérat ,  &  déployant 
tout  fon  talent  pour  faire  valoir  de  criminelles  maximes ,  dont  lui^ 
même  eft  pénétré  d'horrçur  ? 

Si  l'on  ne  voit  en  tout  ceci  qu'une  profeffîon  peu  honnête ,  oo 
doit  voir  encore  une  fource  de  mauvaifes  mœurs  dans  le  défordre 
des  Aârices,  qui  force  &  entraîne  celui  des  Aâeurs.  Mais  pour- 
quoi ce  défordre  eft-il  inévitable?  Ah,  pourquoi!  Dans  tout  autre 
temps  on  n'auroit  pas  befoin  de  le  demander  ;  mais  dans  ce  (iècl^ 
où  régnent  fi  fièrement  les  préjugés  &  l'erreur  fous  le  nom  de 
philofophie ,  les  hommes ,  abrutis  par  leur  vain  favoir ,  ont  ferm<S 
leur  efprit  à  la  voix  de  la  raifon  &  leur  cœur  à  celle  de  la  nature. 

Dans  tout  état ,  dans  tout  pays ,  dans  toute  condition ,  les  deux 
Cexçs  ont  çntr'eux  une  liaifon  û  forte  &  i}  naturelle,  que  les  mœurs 

4q 


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*^ 


•  A    M.    jd'^x  e  m  b:e  r  t.         3  j  j 

de  l'un  décident  toujours  dç  celles  de^Taucrç.  Norx  que  ces  mœurs 
foiept  toujours  les  mêmes,  maïs  elles  ont  toujours  le  même  degré 
dç  bontés  modifié  dans  chaque  fexe  par  les  penchans  qui  lui  font 
propres.  Les  Angloifes  font  douces  &  timides.  Les  Angloîs  font 
durs  &  féroces.  D'où  vient  cette  apparente  oppofition?  De  ce 
que  le  èaradère  de  chaque  fexe  eft  ainfi  renforcé,  &  que  c'eft 
auflî  le  caraâère  national  de- porter  tout  ^  rextrême,  A  cela  près, 
tout  eft  femblable.  h^%  deux  fexcs  aipient  à  vivre  k  part,  tous 
deux  font  cas  des  pl^ifirs  de  la  table  ;  tous  deux  fe.  rafTemblent 
pour  boire  aprçs  le  repas >  les  hommes  du  vin,  les  femmes  du  thé; 
tous  deux  fe  lîvrenç  au  jeu  fans  furçijr,  &  s'en  font  un  métier 
plutôç  qu'une  païïîon  ;  tous  deux  ont  un  grand  refpeâ  pour  les 
çhofes  honnêtes  ;  tous  dçu?c  aiment,  la  patrie  &;  les  loix  ;:  tous  deux 
lionorent  la  foi  conjugatîç,  &  s'ils  ù  violent,  ils  ne  fe  font  point 
lin  honneur  de  la  violer;  la  paix  domeftique  plait  a  tous  deux; 
tous  deux  font  (ilencieux  &  taciturnes  ;  tous  deux  difliciles  à  émou« 
Ypîr,;  tous  deux  çmporté^idans  leurs  pafHons;  pour  tous  deux  Ta- 
snour  eft  tprriblf  ^  tragique  »  il  décide  du  fort  de  leurs  jours  ;  il 
nç  s'agit  pas  d&  moins,  dit  Murâilt:,  que  d'y  laiffisx  la  raifon  ou  la 
vie  ;  enfiq,  tous  deux  fe  plaifent  à  là  campagne,  &  lès  dames  An- 
gloifes ^r$Qt  AUiSS  volontiers  dans  leursiparcs  folitairès^  qu'elles 
vont  fe  montrer  à  Vauxli^lK  De  ce  goik  commun  pbur  la  folitude 
n^ic  a.MJfi:  celui  de3  le^uret  contemplatives  &  des  romans  dontl'An^ 
glpwrre  ^j  ipfiondée.  (33)  Ainfi  tous  deux,  plus  recueillis  avec 
^u^*mém^§».fe  livrent  moins  à  des  imîikttoos /rivoles y  prennent 
gniçux'  lergçiôt  de^  vrai^plaiilrs  de  la;  vie^  :&  iongent  moins  à  pa- 
f  oî^re  feureux  q\f  h.  l'être* 

J'AI  cité  les  Ànglols  pif  préférence ,  parce  qu'ils  font  de  toutes 
les  nations  du  mpndq  cçUe  où  les  mœurs  des  deux  kxts  paroiflent 
d'abord  lefS  plus*  contraires.  De  leur  rapport  dans  ce  pays-lk  nous 
pouvons  conclure  ppur  les  autres.  Toute,  la, difféi^enceçonfifte  en 
ce  que  la  vie  des  femmes  eflr  un  développement  continuel  de  leurs 

(  33  )  Us  y  font ,  comme  les  hom-  giic  que  ce  fôît ,   de  Roman   égal  \ 

fM8,  riibUBie8oadéceftabfo«.-Onn'a  Clanffk^  ni  même  approchant. 
pmdis^  ù\$  ,ençore ,  ^n^  4ue|qu^  lah-  . .  ^ 

(Euyrcs  méîccs.  Tome  IL  Y  jr 


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3J4         ^^    ^^     RoussEJtr^ 

mœurs  y  an  lieu  que  celles  des  hommes  s^effaçanc  davantage  dans 
Tuniformité  des  afFaîres,  îl  fmt  attendre,  pour  en  juger,  de  les 
voîr  dans  les  plaifirs.  Voulez -vous  donc  connoître  les  hommes? 
Étudiez  les  femmes»  Cette  maxime  eft  générale,  &  jufques-là  tout 
le  monde  fera  d^accord  avec  mol  Maïs  fi  j^ajoute  qu'il  n^  a  pomt 
de  bonnes  mœurs  pour  les  femmes  hors  d'une  vie  retirée  &  do- 
meftîque;  fi  je  dis  que  les  paifibles  foins  de  la  famille  &  du  mé* 
nage  font  leur  partage,  que  la  dignité  de  leur  fexe  eft  dans  & 
modeftîe,  que  la  honte  &  la  pudeur  font  en  elles  inféparables  de 
l'honnêteté,  que  rechercher  les  regards  des  hommes,  c'eft  déjà  s'eo 
bîfler  corrompre  >  &  que  toqte  femme  qui  fe,  montre  fe  désho- 
nore ;  )t  rînftant  Va  s'élever  contre  moi  cette  philofophîe  d'un  jour 
qui  naît  &  meurt  dans  le  coin  d'une  grande  ville,  &  veut  étoup* 
fer  de -là  le  cri  de  la  nature  &  la  voix  unanime  du  genre  bu^ 

Préjugés  populaires,  me  crîe-t-onî Petites  çrreùrs  âc  Pèn^ 
hnct  !  Tromperie  des  ioix  &  de  l'éducation  !  La  pudeur  n'eft  rtemi 
£Ue  n'eii  qn^une  invention  des  loîx  fociales  pour  mettre  à  cou^ 
vert  les  droits  des  pères  9c  des  époux ,  &  maintenir  quelque  er«^ 
dre  dans  les  Êunilîes»  Pourquoi  rougirxons-notis  des  befoina  que 
nous  donnai  la  nature  ?  Pourquoi  trouverions-nous  un  inotif  de 
bonté  dans  un  afie  auffi  indifférent  etk  fotf  fk  auâi  uale  dans  fes 
tf^tSc  qu^  celui  qui  concourt  à  perpétuer  l'efpècef  Pourquoi ,  les 
-defirs  étant  égaux  its  deux  parts,  les démonArarionseB  feroien^ 
^le&.diffifrentes?  Pourqpcâ  i*ûn  des  fexesfe  refuferôit«4l  plus  qufc 
l'autre  aux  penchans  qui  leur  font  communs  ?î  Pourquoi  iliemmft 
auroit  il  fiir  ce  point  d'autres  Ioix  que  les  animaux)^ 


Tes  paarqtiM  ^dktc  Dim,  nefinîrousuj^nii 


MàiSi ce n^efl  pas i  l'homme,  c^eft  \  fou  Aàttipr  qu^il  fes  faut 
la&efien  N*eft-ï  pas  plaifant  qu^i  £uile  dfre  pourqud  j^ai  honte 
^hnx  (eotmi^nt  naôiret^  fi  cette  honte  ne  m^eft  pas- moins  naturelle 
^tie  ce.fend^aeat  mêivtt  X  Aucapt  raudcoit  me  demander  auffi  pouffr 
qpoî^d^ce  fgfifîtfi^t,  JÈft-ce  Ixndl  de  rendre  coo^w  dece^o^ 


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^   M.  ttA L E MB B Ji r^  i SS 

Sut  la  naturel  Par  cette  manière  de  raifonner,  ceux  qui  ne  voient 
pas  pourquoi  rhomine  eft  exiftant  »  dei^roîent  nier  qu^H  exiftc. 

J*Ai  j>eur  que  ces  grands  fcrutateurs  des  Confe&  de  Dieu; 
avaient  un  peu  légèrement  pefé  Tes  raiTons.  Moi  qui  ne  me  pique 
(as  de  les  connoitre ,  j*en  crois  voir  qui  leur  ont  échappé.  QÎioi 
^u*ils  en  diiênt»  la  honte  qui  voile  aujr  yeux  d^autrui  les  plaifirs 
de  Tamour  »  efl  quelque  chofe.  £Ue  eft  la  fauve-garde  commune 
que  la  nature  a  donnée  aux  deux  Texes  »  dans  un  état  de  foibleflè 
te  d*oubli  d'^eux-mémes  qui  les  livre  à  la  merci  du  premier  venu  ; 
c^eft  ainfi  qu^elle  couvre  leur  fommeil  des  ombres  de  la  nuit  « 
afin  que  durant  ce  temps  de  ténèbres ,  ils  foient  moins  expofés 
aux  attaques  les  uns  des  autres  ;  c^eft  aînfi  qu^elIe  fait  chercher 
ii  tout  animal  foufFrant  la  retraite  &  les  lieux  défères ,  afin  qu^il 
/buffre  &  meurt  en  paix,  hors  des  atteintes  qu'il  ne  peut  plus  re* 
pouflen 

A  regard  de  la  pudeur  du  (exe  en  particulier,  quelle  tfme 
plus^ouce  eût  pu  donner  cette  même  nature  ^  celui  qu'elle  defti* 
noit  à  fe  défendre?  Les  defirs  font  égaux  ?  Qu*eft-ce  k  dire?  Y 
a«t-il  de  part  &  d'autre  mêmes  facultés  de  les  fatisfaire  ?  Que 
deviendroit  Tefpèce  humaine,  fi  Tordre  de  l'attaque  &  de  la  dé* 
fenfe  étoit  changé  ?  L^'afTailIant  choifiroit  au  hâzard  des  temps  où 
la  vidoire  feroit  impoffible;  l'afTailli  feroit  lailTé  en  paix  quand  il 
auroit  befoin  de  fe  rendre ,  &  pourfuivi  fans  relâche  quand  il  fe- 
roit trop  foible  pour  fuccomber ,  enfin  le  pouvoir  &  la  volonté 
toujours  en  difcorde,  ne  laifTant  jamais  partager  les  defirs,  l'amoiu- 
ne  feroit  plus  le  foutien  de  la  nature,  il  en  feroit  le  deflruâeur 
te  le  fléau. 

Si  les  deux  fexes  avcnent  également  fait  &  reçu  les  avances  i 
la  vaine  împortunité  n'eût  point  été  fauvée  ;  des  feux  toujours  lan- 
guiflans  dans  une  ennuyeufe  liberté  ne  fe  fuflfent  jamais  irrités , 
le  plus  doux  de  totfs  les  fentimens  eût  k  peine  effleuré  le  cœur 
humain  ,  &  fon  objet  eût  été  mal  rempli  L'obflacle  apparent  qui 
femble  éloigner  cet  objet ,  eft  au  fond  ce  qui  le  rapproche.  Les 
dcfirs  voilés  par  la  honte  n'en  deviennent  que  plus  fédutfansi  en 


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35^ 


/•    X  ^R 


o  u  s  s  M  4U9  ; 


les  gênant.  la  pudeur  les  enflamme  :  Tes  craintes^  fes  détours  ^//ès^ 
réferves^  Ces  timides  aveux,  fa  tendre  &  naïve  finefle  ,  difent  mieux 
ce  qu'elle  croît  taire  que  la  pàflîon  ne  Peut  dît  fans  elle  :  c^eft 
elle  qui  donne  du^prix^  attx  faveurs  ,  &  de  .{a  douceur  auK  refos^ 
Le  véritable  an^ur  poflède  en  effet  ce  cpie  la  feule  pudeur  luf 
difpute;  ce  mdlange  de  foible(re'&  de  trîodeftie  le  rend  plus  tout 
chant  &  plus  teïifdre  ;  moins  il  obtient ,  plus  la  valeur  de  be  qu^îF 
obtient  en  augmente,  &:  c^eft  ainfi  qu'il  jouit  k  h,  fois  de  fes  pri-^ 
vations  &  de  ks  plaifirs. 

Pourquoi,  difent-ils,  ce  qui  n'eft  pas  honteux  à  Phomme» 
le  feroit-il  à  la  femme  ?  Pourquoi  Pun  des  {cxts,  fe  feroit-il  un  cri- 
ijie  de  ce  que  Pautre  fe  croit  pern>is?  Comme  fi  les  co^iféquences 
ëtoientles  mêmes  des  deux  côt^s;  comipe  fi.tous  les  auftères  de-? 
voîrs  de  la  femme  ne  dérivoient  pas  de  cela,  fqul ,  qu'un  enfant  doit 
avoir  un  père.  Quand  ces  importantes  confidérations  nous  man- 
queroîent ,  nous  aurions  toujours  la  même  réponfe  \  faire  &  tou- 
jours elle  feroit  fans  réplique.  Ainfi  Pa  voulu  la  nature ,  c'eft  un 
crime  d'étouffer  fa  voix.  L'Homrrte  peut  être  audacieux ,  telle  eft 
fa  deftination  (  34)  :  il  faut  bien  que  quelqu'un  fe  déclare.  Mais 


(  34  )  Difiinguons  cette  audace  de 
rinfolence  &  de  la  brutalité-^  car  rien 
ne  part  de  fentimens  phis  oppoftés  , 
&  n'a  d'effets  plus  cootraircs.  Je  fup- 
pofe  Tamour   innocent  &   libre,  ne 
recevant  de  loîx  que  de  lui-même; 
C'eft  à  lui  feul  qu'H  appartient  de  pré- 
fider  à  fes  myftères,  &  de  JForiner 
Tunlon  des  perfonnes ,  aiiifi^  que  celle 
des  cœurs.   Qu'un  homme  infulce  à 
la  pudeur  dd  fexe  ,  &  auente  avec 
violence  aux  charmes  d'un  jeune  ob- 
jet qui  ne  fem  rien  pour  lui  ;  fa  grof- 
fiéreté  n'eft,  point  paflionnée  ,  elle  eft 
outrageante;  elle  annonce  un  ame  fans 
mœurs  ,  fans  délicatefTé ,  incapable  i  * 
la  fois  d'amour  &   d'honnêteté,    te 
f  lus  grand  prix  des  pUi£rs  eft  dons 


le  cœur  qui  tes  donne  ;  un  véritable 
amant  ne  trouveroit  que  douleur^  ra- 
ge &  défefpoif  dans  la  pofTeffion  mé.. 
me  de  ce  qu'il  aime-,  s'il  croyait  n'en 
J>oint  être  aimé. 
'  *'■  Vouloir  contén'icr  inforemraeiit  fes 
&fîrs  fans  l'aveu  de  celle  qui  les  fait 
,  naître ,  eft  l'audace  d'un  Satyre  :  celle 
d'un  homme  eft  de  favoir  les  témoi- 
gner fans  déplaire ,  de  les  rendre  in- 
téireffans ,  de  faire  ^forte  qu'on  le» 
partage  ;'d'a{rervir  les  ffemimeos  avant 
d'attaquer  la  p^rfonne.    Ge  n'eft  paa 
encore    affez,  d'être  aimé ,  les  defirs- 
partagés  ne  donnent  pas  feuls  le  droit 
de  lès  fàtisfaîfe  ;   il  faut   de   plus  le 
confentement  de  la  volonté.  Le  cœur 
accorde  en  v»in  ce  qqe  (a  voloaté  re* 


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A      M.      D^A  L  E  M  B  E  RT.  557 

tôlrte  femme  fans  pudeur  cft  coupable  &  dépravée,  parce  qu'elle 
ibule  au  pied  un  fenciment  naturel  à  fon  fexe. 

Comment  peut-on  difputer  la  vérité  de  ce  fentiment?  Toute  la 
terre  n'en  rendît- elle  pas  Téclatant  témoignage,  la  feule  corn- 
paraifon  des  fcxes  fuffiroit  pour  la  conftater.  N'eft-ce  pas  la  na- 
ture qui  pare  les  jeunes  perfonnes  de  ces  traits  il  doux  qu'un  peu' 
de  honte  rend  plus  touchahs  encore  ?  N'eft-ce  pas  elle  qui  met  dans- 
leurs  yeux  ce  regard  timide  &  tendre  auquel  on  réfifte  avec  tant 
de  peine?  N'eft-cc  pas  elle  qui  donne  ^  leur  teint  plus  d'éclat^ 
&  k  leur  peau  plus  de  finefle,  afin  qu'une  modefte  rougeur  s'y  laifle 
mieux  appercevoir?  N'eft-ce  pas  elle  qui  les  rend  craintives  afiiï 
qu'elles  fuient^  &  foibles  afin   qu'elles  cèdent?  A  quoi  bon  leur 
donner  un  cœur  plus  fenfible  h  la  pitié,  moins  devitefle  à  la  cour- 
fe,  un  corps  moins  robufte,  une  ilature  moins  haute,  des  mufcles 
plus  délicats,  fi  elle  ne  les  eût  deftinées  à  fe  laîflèr  vaincre?  Aflu- 
jetties  aîjx  incommodités  de  la  grofTefle ,  &  aux  douleurs  de  l'en- 
fantement, ce  furcroît  de  travail  ejcîgeoit-il  une  diminution  de  for- 
ces t  Mais  pour  cet  état  pénible ,  il.  lès  falloit  aflez  fortes  pour  ne- 
fuccomber  qu'à  leur  volonté,  &  allez  foibles  pour  avoir  toujours 
on  prétexte  de  fe  rendre.  Voilh  précifément  le  point  où  les  a 
placées  la  nature. 

Passons  du  raifonnement  à  ^expérience.  Si  la  pudeur  étoir 
un  préjugé  de  la  fociété  &  de  l'éducation ,  ce  fentiment  devroit 
augmenter  dans  les  lieux  où  l'éducation  eft  jrfus  foignée,  &  où 
Ton  rafine  inceflamment  fur  les  loix  fociales  ;  il  devroit  être  plus 
foible  par-tout  où  l'on  eft  refté  plus  près  de  l'état  primitif  C'eft 
tout  le  contraire.  (35)   Dans  nos   montagnes  les  femmes  font 

fufe.  L'honnête  homme  &  ramant  s'en  brutal,  il  eft  honnête;  il  n'outrage 
abftient, même  quand  il  pourroitTob-  peint  h  pudeur,  il  la  refpeâe,  ill» 
tenir.  Arracher  ce  confemement  ta-  ferc  ;  il  lui  laiffe  l'honneur  de  dêFen- 
cite  ,  c'cft  ufer  de  toute  la  violence  dre  encore  ce  qu'elle  eût  peut-être 
permife  en  amour..  Le  lire  dans  les  .  abandonnée 
yeux ,  le  voir  dans  les  manières,  mal- 
gré le  refus  de  la  bouche,  c*dl  l'art  (  3J  >  Jje ,  m'iattcnds  à  Fobjeflîom. 
de  celui  qui  fait  aimer;  s'il  achevé  les  femmes  fauvages  n'ont  point  d^ 
alors,  d'être  heureux,  il  n'eH  point  pudeur^,  car  elle  vont  nues*  le  i&^ 


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3jB  /•  J.  Rousse Jtf; 

timides  &  modeftes  ,  un  mot  les  fait  rougir  ;  elles  n^ofent  leter 
les  yeux  fur  les  hommes ,  &  gardent  le  filence  devant  eux.  Dant 
les  grandes  yilles  la  pudeur  eft  ignoble  &  bafle;  c^eft  la  feule 
chofe  dont  une  femme  bien  élevée  auroit  honte  :  &  Phonneur 
d'avoir  fait  rougir  un  honnête  homme  n^apparcient  qu'aux  femmes 
du  meilleur  air. 

L^ARGUMBNT  tiré  de  I^exen^Ie  des  bétes  ne  conclut  point» 
le  n'eft  pas  vrai  L'homme  n'eft  point  un  chien  ni  un  loup.  Il  ne 
faut  qu'établir  dans  fon  efpèce  les  premiers  rapports  de  la  fociété 
pour  donner  11  ks  fencimens  une  moralité  toujours  inconnue  aux 
bétes.  Les  animaux  ont  un  cœur  te  des  paflions;  mais  la  fdnte 
image  de  l'honnéce  &  du  beau  n'entra  jamais  que  dans  le  cceur 
de  l'homme* 

MAICRi  cela ,  oh  a-t-on  pris  que  l'înftinft  ne  produit  jamais 
izns  les  animaux  des  effets  femblables  a  ceux  que  la  honte 
produit  parmi  les  hommes  ?  Je  vois  tous  les  jours  des  preuves 
^u  contraire.  J'en  vois  fe  cacher  dans  certains  befoins  »  pour 
dérober  aux  fens  un  objet  de  dégoût  ^  je  les  vois  enfuite»  au 
Ceu  de  fuir ,  s*emprefler  d'en  couvrir  les  vertiges.  Que  manque- 
f-il  à  ces  foins  pour  avoir  un  air  de  décence  ft  d'honnêteté  » 
finon  d'être  pris  par  des  hommes  ?  Dans  leurs  amours,  je  vois 
des  caprices,  des  choix,  des  refus  concertés,  qui  tiennent  de 
1>ien  près  à  la  maxime  d'irriter  la  paffion  par  des  obftacles.  A 
l^inftant  même  où  j'écris  ceci,  j'ai  fous  les  yeux  un  exemple  qui 
le  confirme.  Deux  jeunes  pigeons,  dans  l'heureux  temps  de 
leurs  premières  amours ,  m'offrent  un  tableau  bien  différent  de 
la  fotte  brutalité  que  leur  prêtent  nos  prétendus  fages.  La  blan- 
che colombe  va  fuivant  pas  Sipas  fon  bien -aimé,  &  prend  chaflç 
elle-même  au(S-tôt  qu'il  fe  retourne.  Refte*t-il  dans  l'inaftion , 
de  légers  coups  de  becs  le  réveillent;  s'il  fe  retire,  on  le  pour- 
fuit;  s'il  fe  défend,  un  petit  vol  de  fix  pas  l'attire  encore;  l'inno^ 
cence  de  la  nature  ménage  les  agaceries  {c  la  molle  réfîftance^ 

ponds  qite  les  nôtres  en  cmt  encore     fin  de  cet  eflat ,  au  fujet  des  SUes  dt 
moin$i  car  ^M  s'IubiUent.  Voyez  U     Lacéd<mon«« 


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avec  un  arc  qu'auroic  à  peuie  la  plus  habile  coquette.  Noii,I« 
folâtre  Galatée  ne  faifoiC  pas  mieux  >  &  Virgile  eue  put  drer  d'ua 
colombier  Tune  de  Tes  plus  charmantes  images» 

QuAKl>  on  pourroît  nier  qu^in  iêntîment  pardculîer  de  pv 
deur  fut  naturel  aux  femmes,  ra  («oit-9  moins Trai  que,  dan» 
la  fociécé  ,  leur  partage  dort  être  une  rit  domeffique  &  retirée  ^ 
&  qu'on  doit  les  élever  dans  its  principes  qui  s^  rapportent  ? 
Si  la  timidité ,  la  pudeur ,  la  modeftie  qui  leur  font  propres 
font  àt%  inventions  fociales ,  il  importe  à  la  fociété  que  les  femh 
ines  acquièrent  ces  qualités  ;  il  importe  de  les  cultiver  en  elles, 
^  toute  femme  qui  les  dédaigne  o&nfe  les  bonnes  moeurs.  Y  a-t-3 
au  monde  unfpeâacle  auffî  touchant ,  au(H  refpefiable  que  celui  d'u* 
ne  mère  de  famille  entourée  de  ks  enfansy  réglant  les  travaux  de 
ks  domeftiques,  prociurant  k  fon  mari  une  vie  heureufe  y  &  goa«» 
vernant  fagement  la  maîTon?  C'eft-la  qu^elle  le  montre  dans  toute 
ta  dignité  d'une  hotinéte  femme  ;  c^efi*&  qu'elle  impofe  vraiment 
du  refpedl,  &  que  la  beauté  partage  avec  honneur  les  hommages 
rendus  \  la  vertu.  Une  maifon  dont  la  mahreflfê  eft  abfente,  eft 
tm  corps  fans  ame ,  qui  bientôt  tombe  en  corruption  \  une  femme 
hors  de  fa  hTaifon ,  perd  fon  plus  grand  luflre ,  &  d^ouillée  de  fés 
yraîs omemens  y  ellefe  montre  avec  indécence.  Si  elle  a  un  mari, 
^ue  cherche-t-eHe  parmi  les  hommes  ?  Si  eBe  n^en  a  pas,  com^ 
ment  s^expofe*t-eUie  à  rebuter  ^  par  un  maintien  peu  modefte, 
celui  qui  fer  oit  temé  de  le  devenir  }  Quoi'  qu'elle  puiflè  feire,  on 
fent  qu'ielle n'eft  pas^  ^  fa  place  en  public,  &  h,  beauté  même, 
qui  plait  fans  imt^efler^  n'ef(  qu'un  tort  de  plus  que  le  caïur  lui 
reproche.  Que  cette  tmpreffioa  nous  vienne  de  la  nature  ou  de 
l'éducation  y  elle  efl  commune  k  tous  les  pefiples  du  monde;  par* 
tout  on  çonfidère  les  femmes  \  proportion  de  leur  modeflie  ;  par^^ 
tout  on  ef{  convaincu  qu'en  négligeant  tes  manières  de  leur  fexe^ 
eFes  en  négligent  tes  devoirs  ;  par- tout  on  voit  qu'alors  tournant  ei» 
'effronterie  la  màle  &;  ferme  aflurance  de  l'homme^  elles  s^aviliflènr 
par  cette  odieufe  tnûtation  ,  &  déshonorent  à  la  ibis  teuf  fexe  &  le 
nôtre. 

Je  îdjs  qu'H  règne  en  (^uerques  pays  des  coutumes  cantnâre9E| 


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3.«- 


J.    J.    Rousseau, 


riiais  voyez  auflî  quelles  mœurs  elles  ont  fait  naître  !  Te  ne  you-i 
îJr ois  pas  diantre  exemple  pour  confirmer  mes  maximes.  Appli- 
quons aux  knœurs'  des  femmes  ce  que  j'ai  dît  ci-devant  de  Thon- 
neur  qu^on  leur  porte.  Chez  tous  les  anciens  peuples  policés  elles 
vivoient  très-tenftr^^fisi  elles  fe  mpntroient  rarement  enpiîl>lic, 
jamais  avçc  des  j^jonfui^s  ;  elle  ne  fe  promenoient  point  avec  eux; 
elles  n'avoient  point  la  meilleure  place  au  fpeâacle ,  elles  ne  s'y 
nettoient  point  en  montre;  (  3^)  il  ne  leur  étoit  pas  même  per- 
mis xl'aflifter  2i  tous ,  &  l'on  fait  qif  il  y  avoit  peine  de  mort  coo* 
tre  celles  qui  s'oferoient  montrer  aux  jeux  Olympiques. 

Dajts  la  maîfon ,'  elles  avoient  un  appartement  particulier  où 
les  hommes  n'entroieot  point.  Quand  leurs  maris  donnoient  à  man- 
ger, elles  fe  préfentoîent  parement  à  table;  les  honnêtes  femmes 
en  fortoient  avant  la  fin  du  repas,  le  les  autres  n'y  paroifToienc 
point  au  commencement.  Il  n'y  avoit  aucune  afTemblée  commune 
pour  les  deux  kxçs  ;  ils  ne  pafToient  point  la  journée  enfemble. 
Ce  foin  de  ne  pas  fe  raflafier  les  un^  deV  autres ,  faifoit  qu'on 
s'en  revoyoit  avec  plus  de  plaifir  ;  il  eftsûr  qu'en  général  là.  pair 
domeftique  étoit  mieux  affermie ,  &  qu'il  règnoit  plus  d'union  en- 
tre les  époux  (37)  qu'il  n'en  règne  aujourd'hui. 

Tels  étoient  les  ufages  desPerfes,  des  Grecs,  des  Romains ^ 
ic  même  des  Égypoems,  malgré  les  mauvaîfes  plat&nteries  <l'Hé- 
rodote  qui  fe  réfutent  d'ellesrmêmes.  Si  quelquefois  les  femmes 
fortoient  des  bornes  de  cette  modeftie ,  le  cri  public  monttoit  que 
c'était  une  exception.  Que  n'a-t-on  pas  dit  de  la  liberté  du  fexe  \ 
Sparte?  On  peut  comprendre  auffi,  par  la  Xiy!)?r4fa  d^Ariftophane» 
«onedûen  l'impudence  des  Athéniennes  étoit  choquante  aux  yeux 

des 

(  36  )  Au  Théâtre  d' Athênçs  les  fem»  (  37  )  On  en  pourroit  ajtoibuer  Ja 

fnes  occupoient  une  galerie  haute  ap-  '  caufe  à  la  facilité  du  divorce  \  niais  les 

pcUéc  Ctrcis ,  peu  commode  pour  voir  Grecs  en  faifoicnt  peu  d'uftge  ,-&  Ho- 

&  pour  être  vues  ^  mais  il  paroh  par  me  fubfifta  cinq  cens  ans  avant  que 

Tavepture  de  Valérie  &  de  Sylla,  perlbnne  s'/  prévalût  de  la  loi  qui  I* 

qu'au  Cirque  de  Rome  elles  étoient  permetcoit« 
tiiélées  avec  les  hommes* 


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A      M.      D^A  L  E  M  B  E  RT:  361 

Ides  Grecs;  &  da,ns  Rome,  déjà  corrompue,  avec  quel  Tcandale  ne 
vit- on  point  encore  les  Dames  Romaines  repréfenter  au  Tribunal 
des  Triumvirs  î 

Tout  eft  changé.  Depuis  que  des  foules  de  barbares ,  traînant 
avec  eux  leurs  femmes  dans  leurs  armées,  eurent  inondé  l'Europe, 
la  licence  des  camps ,  jointe  k  la  froideur  naturelle  des  climats  fep- 
tentrionaux,  qui  rend  la  réferve  moins  néceflaire,  introduit t  une 
autre  manière  de  vivre  que  favoriferent  les  livres  de  chevalerie , 
où  les  belles  Dames  paffbîent  leur  vie  à  fe  faire  enlever  par  des 
hommes,  en  tout  bien  &  en  tout  honneur.  Comme  ces  livres 
étoient  les  écoles  de  galanterie  du  temps ,  les  idées  de  liberté  qu'ils 
înfpirerent  s'introduifirent  fur-tout  dans  les  Cours  &  les  grandes 
villes,  ou  l'on  fe  pique  davantage  de  politefle;  par  le  progrès 
même  de  cette  politefle,  elle  dut  enfin  dégénérer  en  groflîéreté» 
C'eft  aîpfi  que  la  modeftie  naturelle  au  fexe  eft  peu-à-peu  difparue, 
&  que  les  mœurs  des  vivandières  fe  font  tranfmifes  aux  femmes  de 
qualité. 

Mais  voulez-^ous  favoîr  combien  ces  ufages,  contraires  aux  idées 
naturelles,  font  choquans  pour  qui  n'en  a  pas  l'habitude?  Jugez- 
en  par  la  furprife  &  l'embarras  des  étrangers  &  provinciaux  à  Taf- 
ped  de  ces  manières  fi  nouvelles  pour  eux.  Cet  embarras  fait  l'éloge 
des  femmes  de  leurs  pays ,  &  il  eft  à  croire  que  celles  qui  le 
caufent  en  feroient  moins  fières  fi  la  fource  leur  en  étoit  mieux 
connue.  Ce  n*eft  point  qu'elles  en  impofent,  c'eft  plutôt  qu'elles 
font  rougir,  &  que  la  pudeur,  chafl'ée  par  la  femme  de  fes  difcours 
ic  de  fon  maintien ,  fe  réfugie  dans  le  cœur  de  l'homme. 

Revenait  maintenant  à  nos  Comédiennes,  je  demande  comr 
ment  un  état  dont  l'unique  objet  eft  de  fe  montrer  au  public,  &, 
qui  pis  eft ,  de  fe  montrer  pour  de  l'argent ,  conviendroit  à  d'hon- 
nêtes femmes ,  &  pourroit  compatir  en  elles  avec  la  modeftie  & 
les  bonnes  mœurs  ?  A-t-on  befoin  même  de  difputer  fur  les  diffé- 
rences morales  des  fexes,  pour  fentir  combien  il  eft  difficile  que 
celle  qui  fe  met  h  prix  en  repréfentation  ne  s'y  mette  bientôt  en 
perfonne ,  &  ne  fe  laifle  jamais  tenter  de  fatisfaire  des  defirs  qu'elle 

(Sdivrcs  méUcs.  Tome  IL  Z  z 


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^6i 


X    /.    ROU  s  s  EAU  ^ 


prend  tant  de  foîn  d'exciter  ?  Quoi  !  malgré  mBIe  timides  précau- 
tions j  une  femme  honnête  &  fage ,  expofée  au  moindre  danger , 
a  bien  de  la  peine  encore  à  fe  coiïTerver  un  cœur  k  l'épreuve  ;  & 
ces  jeunes  perfonnes  audacieufesj.  fans  autre  éducation. qu'un  fyt 
terne  de  coquetterie  &  de  rôles  amoureux,  dans  une  parure  très- 
peu  modefte,  (38)  fans  cefle  entourées  d'une  jeunefle  ardente  & 
téméraire,  au  milieu  des  douces  voix  de  l'amour  &  du  plaifir,  ré- 
£Aeront  \  leur  âge,  à  leur  cœur,  aux  objets  qui  les  environnent, 
aux  difcours  qu'on  leur  tient,  aux  occafions  toujours  renaiflantes ,. 
(k  \  Tor  auquel  elles  font  d'avance  à  demi  vendues  Ml  faudtoit 
nous  croire  une  /implicite  d'enfant  pouf*  vouloir  nous  en  impofer 
\  ce  point.  Le  vice  a  beau  fe  cacher  dans  l'obfcurité ,  fon  em- 
preinte eft  fur  les  fronts  coupables  ;  l'audace  d'une  femme  eft  le 
figne  afluré  de  fa  honte;  c'eft  pour  avoir  trop  à  rougir  qu'elle  ne 
rougit  plus  ;  &  fi  quelquefois  la  pudeur  furvit  k  la  chaAeté ,  que 
doit-on  penfer  de  la  chaileté  quand  la  pudeur  même  eft  éteinte  ^ 

Supposons,  il  Pon  veut,  qu'il  y  ait  eu  quelques  exceptions^ 
fuppofons 

Qt/'j£  tnfoitjufjiià  trois-  que  ton  pourroit  nommtn 

Je  veux  bien  croire  \k  deffus  ce  que  je  n'ai  jamais  ni  vu,  ni  oui  dire;- 
Appellerons-nous  un  métier  honnête  celui  qui  fait  d'une  honnête 
femme  un  prodige,  &  qui  nous  porte  \  méprifer  celles  qui  l'exer^ 
cent,  k  moins  de  compter  fur  un  miracle  continuel?  L'immodeftîe 
fient  fi  bien  à  leur  état,  &  elles  le  fentent  fi  bien  elles-mêmes,  qu'il 
n'y  en  a  pas  une  qui  ne  fe  crût  ridicule  de  feindre  au  moins  de 
prendre  pour  elle  les  difcours  de  fagefle  &  d'honneur  qu'elle  dé- 
bite au  public.  De  peur  que  ces  maximes  fédères  ne  fiflent  un 
progrès  nuijfible  à  fon  intérêt,  l'Aârîce  efl  toujours  la  première  à 
parodier  fon  rôle  &  k  détruire  fon  propre  ouvrage.  Elle  quitte,  en 
atteignant  la  coulifle ,  la  morale  du  théâtre ,  auflî  bien  que  fa  dignité; 
&  fi  l'on  prend  des  leçons  de  vertu  fur  la  fcène  ,  on  les  va  bien  vite 
oublier  dans  les  foyers. 

[  3^  ]  Q"®  fera-ce   en  leur  fuppofant  la  beauté  qu'on  a  raifon  d'exiger 
d'elles  î  Voyez  les  Entretiens  fur  U  fils  naturel^  p.  183. 


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A    M.    jD'Al  EMB  E  RT^  36 J 

Après  ce  que  j'aî  dît  ci-devant,  je  n'ai  pas  beroin,  je  croîs,; 
<rexpliquer  encore  comment  le  défordre  des  Aélrices  entraîne  celui 
des  Aâeurs  »  fur-tout  dans  un  métier  qui  les  force  à  rivre  entr'eux 
^ans  la  plus  grande  familiarité.  Je  n^i  pas  befoin  de  montrer  com* 
ment  d'un  état  déshonorant  naHIent  des  fentimens  déshonnétes ,  ni 
comment  les  vices  dîvifent  ceux  que  l'intérêt  commun  devroit  réu- 
nir. Je  ne  m'étendrai  pas  fur  mille  fujets  de  difcorde  &  de  que- 
relles que  la  diftribution  des  rôles,  le  partage  de  la  recette,  Ip 
choix  des  pièces,  la  jaioufîe  des  applaudiflemens  doivent  exciter 
fans,  cefle ,  principalement  entre  les  Aôrices ,  fans  parler  des  intri- 
gues de  galanterie.  Il  eft  plus  inutile  encore  que  j'expofe  les  effets 
<}ue  l'affociation  du  luxe  &  de  la  misère ,  inévitable  entre  ces  gens* 
là,  doit  naturellement  produire.  J'en  ai  déjà  trop  dît  pour  vous 
^  &  pour  les  hommes  raifonnables  ;  je  n'en  diroîs  jamais  aflez  pouf 
les  gens  prévenus,  qui  ne  veulent  pas  voir  ce  que  la  raifon  leur 
montre  y  mais  feulement  ce  qui  convient  à  leurs  paffions  ou  à  leurs 
préjugés. 

Si  tout  cela  tient îi  la profeffion  du  Comédien,  que  ferons-nous. 
Monsieur,  pour  prévenir  des  effets  inévitables?  Pour  moi,  je  ne 
vois  qu'un  feul  moyen  ;  c'eft  d'ôter  la  caufe.  Quand  les  maux  de 
l*homme  lui  viennent  de  fa  nature  ou  d'une  manière  de  vivre  qu'il 
ne  peut  changer,  les  Médecins  les  préviennent  -  ils  ?  Défendre 
au  Comédien  d'être  vicieux  ,  c'eft  défendre  à  l'homme  d'être 
malade. 

S'£N6UiT-ix  delà  qu'H  Êulle  méprifer  tous  les  Comédiens  ?  II 
s^enfuit^  au  contraire,  qu'un  Comédien  qui  a  de  la  modeftie,  de^ 
mieurs,  de  l'honnêteté ,  eft,  comme  vous  l'avez  très-bien  dit,  dou« 
blement  eftimable ,  puîfqn'il  montre  par-Ik  que  l'amour  de  la  vertu 
l'en^orte  en  lui  fur  les  paiffionsde  Thomme,  &  fur  l'afcendant  de 
ùl  pro&iBon.  Le  feul  tort  qu'on  lui  peut  imputer  eft  de  l'avoir 
enibrairée  ;  mais  trop  fouvent  un  écart  de  jeuneflè  décide  du  fort 
de  la  vie;  &  quand  on  ie  ient  un  vrai  talent,  ^ui  peut  réiîfter  k 
fon  attrait?  Les  grands  Aâeurs  porteQt  avec  eux  leur  excufej  ce 
Qynt  les  jnauvœ  qu'il  faait  méprifer. 

Zz  9      - 


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364 


/•    /•    Rousseau, 


Si  j*aî  refté  (î  long- temps  dans  les  ternies  de  la^propofitîon 
générale,  ce  rfeft  pas  que  je  n'enfle  eu  plus  d'avantage  encore  à 
l'appliquer  précifément  k  la  ville  de  Genève  ;  mais  la  répugnance 
de  mettre  mes  concitoyens  fur  la  fcène,  m'a  fait  différer  autant 
que  je  l'ai  pu  de  parler  de  nous.  Il  y  faut  pourtant  venir  à  la  fin  ^ 
&  je  n^auroîs  rempli  qu'imparfaitement  ma  tâche ,  fi  je  ne  cher- 
chois,  fur  notre  fituation  particulière,  ce  qui  réfultera  de  l'établif- 
iêment  d'un  théâtre  dans  notre  ville ,  au  cas  que  votre  avis  &  vos 
raifons  déterminent  le  gouvernement  \  l'y  fouffrir.  Je  me  bornerai 
à  des  effets  fi  fenfibles  qu'ils  ne  puiffent  être  conteAés  de  perfonne 
qui  connoifle  un  peu  notre  confiitutîon» 

Genève  efl  riche,  il  efl  vrai;  mais,  quoîqu^on  n^  voie  point 
ces  énormes  difproportions  de  fortune  qui  appauvriflènt  tout  un 
pays  pour  enrichir  quelques  habitans ,  &  fement  la  misère  autoxur 
de  l'opulence,  il  efl  certain  que,  fi  quelques  Genevois  pofsèdent 
d'affez  grands  biens,  plufieurs  vivent  dans  une  difette  affez  dure^ 
&  que  l'aifance  du  plus  grand  nombre  vient  d'un  travail  affîdu^ 
d'économie  &  de  modération,  plutôt  que  d'une  richefle  pofitive» 
Il  y  a  bien  des  villes  plus  pauvres  que  la  nôtre,  oii  le  bourgeois 
peut  donner  beaucoup  plus  à  fes  plaifirs^  parce  que  le  territoire 
qui  le  nourrit  ne  s'épuife  pas,  &  que  fon  temps  n'étant  d'aucua 
prix,  il  peut  le  perdre  fans  préjudice.  Il  n'en  va  pas  ainfi  parmi 
fious,  qui  9  fans  terre  pour  fubfifler,  n'avons  tous  que  notre  induf^ 
trie.  Le  peuple  Genevois  ne  fe  foutient  qu*a  force  de  travail,  & 
n'a  le  néceïïaire  qu'autant  qu'il  fe  refufe  tout  fuperflu  :  c'eft  une 
des  raifons  de  nos  loix  fomptuaires.  H  me  femble  que  ce  qui  doit 
d'abord  frapper  tout  étranger  entrant  dans  Genève ,  c'eft  l'air  de 
vie  &  d'aftivité  qu'il  y  voit  régner.  Tout  s'occupe^  tout  efl  eir 
mouvement,  tout  s'^emprefTe  à  fon  travail  &  k  ks  affaires.  Je  ne 
crois  pas  que  nulle  autre  aufli  petite  ville  au  monde  of&e  un  pareil 
ipeftacle,  Vifitez  le  quartier  S.  Gervab,  toute  l'horlogerie  de  TEu- 
rope  y  paroît  raffemblée.  Parcourez  le  Molard  &  les  rues  bafles^ 
tm  appareil  de  commerce  en  grand  ,^  des  monceaux  de  ballots^,  de 
tonneaux  confufément  jettes ,  une  odeur  d'Inde  &  de  droguerie 
vous  font  imagmer  im  port  de  mer.  Aux  Pâquis,  aux  Eaux-vives^ 


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^      M.  -  D^A  L  E  M  B  E  HT.  365 

le  tmît  &  rafpeô  des  fabriques  d'indienne  &  de  toile  peinte  fem- 
blent  vous  tranfporter  à  Zurich.  La  ville  fe  multiplie  en  quelque 
forte  par  les  travaux  qui  s'y  font}  &  j'ai  vu  àts  gens,  fur  ce  pre- 
mier coup-d'œil,  en  eftimer  le  peuple  k  cent  mille  âmes.  Les 
bras, remploi  du  temps ^  la  vigilance ^  Tauftère  parcimonie;  voilà 
les  tréfcM-s  du  Genevois,  voilà  avec  quoi  nous  attendons  un  amu- 
fement  de  gens  oififs^  qui,  nous  ôtant  à  la  fois  le  temps  &  Targcnt» 
doublera  réellement  notre  perte» 

Genève  ne  contfent  pas  vîngt-quatrc  mîïle  âmes,  vous  en  con^ 
venez.  Je  vois  que  Lyon,  bien  plus  riche  \  proportion^  &  do 
moins  cinq  ou  fix  fois  plus  peuplé,  entretient  exaâement  un  théâ- 
tre, &  que,  quand  ce  théâtre  eft  un  opéra ^  la  ville  n'y  fauroit 
fuffire.  Je  vois  que  Paris,  la  Capitale  de  la  France  &  le  gouffre 
des  rîcheflcs  de  ce  grand  Royaume ,  en  entretient  trois  afler  mé- 
diocrement, &  un  quatrième  en  certains  temps  de  l'année;  Suppo- 
fons  ce  quatrième  (39)  permanent.  Je  vois  que^  dans  plus  de  £ix 
cens  mille  habirans,  ce  rendez-vous  de  l'opulence  &  de  l'oifiveté 
fournit  à  peine  journellement  au  Speâacle  mille  ou  douze  cens 
Speâateurs,  tout  compenfé.  Dans  le  refte  du  Royaume,  je  vois 
Bordeaux ,  Rouen ,  grands  ports  de  merv  je  vois  Lille ^  Strasbourg^ 
grandes  villes  de  guerre ,  pleines  d'Officiers  oififs  qui  paf&nt  leur 
vie  k  attendre  qu^il  foit  midi  &  huit  heures,  avoir  un  théâtre  de 
Comédie  :  encore  faut-il  des  taxes  involontaires  pour  le  foutenir. 
Mais  combien  d'autres  villes  incomparablement  plus  grandes  r  que 
la  nôtre ,  combien  de  fièges  de  Parlemens  &  de  Cour»foa%erâiiies 
ne  peuvent  entretenir  une  Comédie  ^  demeure  l 

Pour  juger  fî  nous  fbmmes  en  état' de  mfeux  fan-e,  prenons 
un  terme  de  comparaifon  bien  connu,  tel,  par  exemple,  que  la 
ville  de  Paris.  Jfe  dis  donc  q^ue ,  fi  plus  de  fîx  cens  mille  habitant 

(39)  Si  fe  ne  compte  point  leCon-  pas  fîr  mois.    Eh  recBercfianty  par 

cert  fptrituel,  c'eft  qu'au  Heu  d'être'  comparaifon ,  »*il  eft  poifiblç^qu^une 

«n  fpeâacle  ajouté  aux  autres  ,  il  n'en  troupe  fubiifle  à  Genève  i  jç  iUppofa 

eft  que  le  fapplément.  Je  ne  compte  par-tout  des  rappons  plus  fàyoïrablesi 

pas ,.  non  {rius  ,  les  petits  fpeâacles  à  Paffirmatiye  que  ne  les  donnent  les 

de  la  Foire  ;  mais  auffi  je  la  compte,  faits  connus» 
toute  Tannée  ^  au  lieu,  qu'elle  ne  dure 


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^66  J.    J^    Rou  s  s  E'Avi 

ne  fournifTeoc  journeUemenc  &  Tun  dans  Vautre  aux  théâtres  ie 
Paris  que  douze  cens  Speftateurs,  moins  de  vingt- quatre  mille 
habitans  n'en  Fourniront  certainement  pas  plus  de  quarante-huit  à 
Genève.  Encore  faut-îl  déduire  les  gratis  de  ce  nombre,  &  fuppo- 
fer  qu'il  n'y  a  pas  proportionnellement  moins  de  défceruvrés  ï  Genève 
c^'^  Paris,  foppofition  qtii  me  paroit  infoutenable. 

Or  ,fi  les  Comédiens  François ,  penfionnés  du  Roî,  &  proprîé- 
<atres  de  leur  théâtre ,  ont  bien  de  la  peine  à  fe  foutenir  à  Paris 
avec  une  allèmblée  de  trois  cens  Spectateurs  par  repréfentation  (40)^ 
]e  demande  comment  les  Comédiens  de  Genève  fe  foutiendronc 
avec  une  afTemblée  de  quarante-huit  Speélatetirs  pour  toute  ref- 
fource  ?  Vous  me  direz  qu'on  vit  à  meilleur  compte  k  Genève  qu'k 
Paris.  Oui^  mais  fôs  billets  d'entrée  coûteront  auffi  moins  ^  pro* 
fKntîon  :  6c  puis,  la  dép^ife  de  la  table  n'eft  rien  poiu:  des  Comé- 
diens. Ce  font  les  habks,  c^eft  la  parure  qui  leur  coûte;  il  faudra 
faire  venir  tout  cela  de  Parïs ,  ou  dreflèr  des  ouvriers  mal-adroits» 
Ceft  dans  les  lieux  oii  totttes  ces  cbofes  font  communes  qu'on  les 
fait  à  meilleur  marché.  Vous  éket  eifoore  qu^on  les  aflujettira  ï 
nos  loix  fon:\ptuaires«  Mais  c^eft  en  w^n  ^u^on  voudroi^  porter  U 
réforme  fur  le  théâtre,  jamais  Qéopafirç  ^  X«rcès  fie  ^oûeerent 
notre  {implicite.  L'état  des  Cotaédîens  étant  de  jparoitre ,  c'eil  leuf 
Àter  le  goût  de  leur  médeif  de  les  en  empêcher,  6c  Je  -doute  que 
jamais  bon  Aâeur  coniente  ^  fe  ùârc  Quakre.  Enfin ,  l'on  peut 
m'bbjeâer  que  la  troupe  <le  Genève ,  étant  bien  moins  nombrâuiê 
que  celle  de  Paris  ;  pourra  fubfifitor  ï  bien  moindres  fifais.  D'aç- 
cprd  !  mais  cette  différence  fera-t-elle  en  raîfon  de  celle  de  4S  à 
300  ?  Ajoutez  qu'une  troupe  plus  nombreufe  a  auflî  l'avantage  de 
pouvoir  jouer  plus  fouyent,  au  lieu  que  dans  une  petite  troupe  où 
les  doubles  manquent,  tous  ne  faûr  oient  jouer  tous  les  jours;  U 

XM^)  ^ux  qui  ne  vom  ^uxi)iee-.  h  trou vo^nrtércraent  trop fiirte.  S^ 

têcltB  qut  les  beaux  jours  où  Tsésm^i  fiinr  donc  diiniinier  le  noidbre  joufw 

hUe  eft  nombreofb ,  iFOinro-om  cette  nalier  de  900  (peAMeurs  1  Pari»,  U 

«tfHitiationtfop^oibie;  ma»  ceux  qui  Ikuc  dimûiuer  proportianéUement  ce- 

pendanr  dix  ans  les  aufont  ioivtt^  lui  de  48  à  Oêoive  j  oe  qui  reAforot 

•onune  nrai^  bons  &  maurais jours,  tfies  objefikmn^ 


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A    M^    iTAl  e  m:  b  e  rt^        ^6j 

ittafacUe,  rabfence  dhin  feul  Comédien  fait  manquer  une  repréfen* 
tation,  &  c'eft  autant  de  perdu  pour  la  recette. 

Le  Genevois  aime  exceflîvement  la  campagne  :  on  en  peut 
juger  par  la  quantité  de  maifons  répandues  autour  de  la  ville.  L'at^ 
trait  de  la  chafle  &  la  beauté  des  environs  entretiennent  ce  goût 
falutaire.  Les  portes^  fermées  avant  la  nuit,  ô'tant  la  liberté  de  la 
promenade  au-dehors ,  &  les  maifons  de  campagne  étant  fi  près, 
fort  peu  de  gens  aifés  couchent  en  ville  durant  Vété.  Chacun  ayant 
paffé  la  journée  k  fes  affaires ,.  part  le  (bir  àpones  fermantes^  & 
va  dans  fa  petite  retraite  refpirer  Tair  le  plus  pur  ,  &' jouir  du  plus 
charmant  payfage  qui  foit  fous  le  Ciel.  Il  y  a  même  beaucoup 
de  citoyens  &  de  bourgeois  qui  y  réïîdent  toute  Tannée ,  &  n'ont 
point  d'habitation  dans  Genève.   Tout  cela  efl  autant  de  perdu 
pour  la  Comédie  »  &  pendant  toute  la  belle  faifon  il  ne  reflera- 
prefque  pour  l'entretenir  que  des  gens  qui  n'y  vont  jamais.  A  Pa- 
ris ,  c'efl  toute  autre  chofe  :  on  allie  fort  bien  la  Comédie  avec  la» 
campagne;  &  tout  l'été  l'on  ne  voit,  à  l'heure  où  fîniflent  les  fpec- 
tacles ,  que  carroffes  fortir  des  portes.  Quant  aux  gens  qui  cou<^ 
chcnt  en  ville ,  la  liberté  d'en  fortir  à  toute  heure ,  les  tente  moins» 
que  les  incommodités  qui  l'accompagnent  ne  les  rebutent.  On 
s'ennuie  fî-tôt  des  promenades  publiques ,  il  faut  aller  chercher  fv 
loin  la  campagne ,  Tair  en  efl  il  empeflé  d'immondices  &  la  vue 
fi  peu  attrayante ,  qu'on  aime  mieux  aller  s'enfermer  au  fpeâacle. 
Voilà  donc  encore  une  différence  au  défavantage  de  nos  Comé- 
diens, &  une  moitié  de  l'année  perdue  pour  eux.  Penfez-vous; 
Monfieur,  qu'ils  trouveront  aifément  fur  le  refle  k  remplir  un  fi 
grand  vuide  hPour  moi  je  ne  vois  aucun  autre  remède  k  cela  que: 
de  changer  l'heure  où  l'on  ferme  les  portes ,  d'immoler  notre  sû- 
reté à  nos  plaifirs ,  &  de  laifler  une  place  forte  ouverte  pendant 
la  nuit,  (41  )  au  milieu  de  trois  PuifFances  dont  la  plus    éloignée, 
n'a  pas  demilieue  à  faire  pour  arriver  à- nos  glacis^ 

(  41  )  Je  fais  que^  toutes  nos  gran*  fendre ,  cela  feroit  fbn  ihndie  encore^; 

dès  for^lfic.^ûons  fonc  la  chofe  du  mon-  car  sûrement  on  ne  viendra  pas  nous  > 

4e  la  plus  inutile,  &  que  quand  nous  aiBéger.  Mais  pour  n'avoir  point  de^ 

aurions  allez  de  croupes  pour  les  dé*  fiège  à-  craindre ,.  nous  n'en-  devons^ 


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368 


/•    /•    Rousseau  ; 


Ce  n'eft  pas  tout,  il  eft  impoflîblç  qu'un  établiflcment  fi 
contraire  à  nos  anciennes  maxime»  foit  généralement  applaudi. 
Combien  de  généreux  citoyens  verront  avec  indignation  ce  mo- 
numcnt  du  luxe  &  de  la  molleflc  s'élever  fur  les  ruines  de  notre 
antique  fimplicité ,  &  menacer  de  loin  la  liberté  publique  ?  Pcn- 
fez-vous  quils  iront  autorifer  cette  innovation  de  leur  préfence , 
après  ravoir  hautement  improuvée  ?  Soyez  sûr  que  plufieurs 
vont  fans  fcrupule  au  Speâacle  à  Paris  qui  n'y  mettront  jamais 
les  pieds  à  Genève ,  parce  que  le  bien  de  la  patrie  leur  eft  plus 
cher  que  leur  amufement.  Oîi  fera  l'imprudente  mère  qui  ofera 
mener  fa  fille  a  cette  dangereufe  école  ,  &  combien  de  femmes 
refpeaables  croiroient  fe  déshonorer  en  y  allant  elles-mêmes  ?  Si 
quelques  perfonnes  s'abfticnnent  îi  Paris  d'aller  auSpedacle  ,c'eft 
uniquement  par  un  principe  de  Religion,  qui  sûrement  ne  fera 
pas  moins  fort  parmi  nous ,  &  nous  aurons  de  plus  les  motifs 
de  mœurs,  de  vertu,  de  patriotifme,  qui  retiendront  encore 
ceux  que  la  religion  ne  reticndroit  pas,  (  42  ) 

J'AI  fait  voir  qu'il  eft  abfolument  impoflîble  qu'un  Théâtre  de 
comédie  fe  foutienne  à  Genève  par  le  feul  concours  des  Spefta- 
teurs.  Il  faudra  donc  de  deux  chofcs  l'une  ;  ou  que  les  riches 
fe  cotifent  pour  le  foutenir,  charge  onéreufe  qu'aflurément  ils 
ne  feront  pas  d'humeur  à  fupporter  long-temps;  ou  que  TÉtat 
s'en  mêle  &  le  foutienne  à  fes  propres  frais.  Mais  comment  le 
fouriendra-t-il  î  Sera-ce  en  retranchant,  lur  les  dépenfes  nécef- 

faires 


pas  moîiw  veiller  \  nous  garantir  de 
toute  furprife  :  rien  n'eft  fi  facile  que 
d'aflcmbler  des  gens  de  guerre  à  notre 
voifinage*  Nous  avons  trop  appris  Vur 
fage  qu'on  en  peut  faire ,  &  nous  de- 
vons fonger  que  les  plus  mauvais 
droits  hors  d'une  place,  fe  trouvent 
excellents  quand  on  eft  dedans» 

(  42  )  Je   n'entends  point   par-li 
tf  u'on  puifle  être  vertueux  fans  Reli- 


gion ;  j'eus  long-temps  cette  opinion 
trompeufe ,  dont  je  fuis  trop  dëfabu- 
fé.  Mais  j'entends  qu'un  Croyant  peut 
s'abftenir  quelquefois ,  par  des  motifs 
de  vertu  purement  fociale ,  de  cer- 
taines aâions  indifférentes  par  elles- 
mêmes  &  qui  n'intéreflent  point  im- 
médiatement la  confcîence,  comme  eft 
celle  d'aller  aux  fpeAacles ,  dans  un 
lieu  où  il  n'eft  pas  bon  qu'on  les 
fouffre. 


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Ji    M.    l/A  LEM  B  EltT.'  3^9 

taîres'  auxqueîîes  fufflt  i  péîne  fon  modique  revenu,  de  quoi 
pourroîr  à  çelle-lk  ?  Ou  bîen  deftînera-t-îf  à  cet  ufage  important 
les  fbmmes  iqoe  l'économie  &  Tintégrîté  de  l'adminiftfatîon  per- 
met quelquefois  de  mettre  en  réferve  pour  les  plus  preflans 
befoins  î  Faudni-t-îl  réformer  notre  petite  garnîfon  &  garder 
ftoûsMmiémes  'nos  portes  ?  Faidra-tH  réduire  les  folbles  hono- 
faîrés  de  h<>s«Màgîftrats  i  6ii  nous  ôterons^nou^  pour  cela  toute 
rèflburde.au  moindre  ;^'cfcident  imprévu  î  Au  défaut  de  ces 
expédiehs,  je  n^en  vois  pît^s  qu'Hun  qui  foît  praticable,  c'éft  la 
♦oie  des  taxes  &  impo/trions ,  c^eft  d'aflembler  nos  Cîtôyens  8c 
Bourgeois  en  confeil  généraLdans  le  temple  de  S,  Pierre,  &  lï 
de.  leur  propofer  grayemcfnft  ^d'accoAlèr  un  impôt-  pbur  I*éta^ 
bliflement  de  la  Gomédté^,  "^A  Dieu^e  plaifV  que  je  croie  nos 
,  fages  &  dignes  Magiftrats  tâpablès  de  faire  jar^is  une  propafî- 
tion  fémblable  ;  &'  fiir  vbtiré  propre- article  V  orf  peuc^^oger  afleï 
comment  elle  feroit  reçue/ 

•  • ,.  ,     '  /'.     '.\  y.  /.  ..  i..  .;;..*;... 

Si  nou^avfonlle  malbiiur  de  rtiîouveè  qurf^juqrrcxpédient?  prp- 
fVe  ï  lever  des/diflBculçéfti  ce  ferdtfkantj  pi^  pawr^^iilousv  iiir  cjçU 
lïe  pçurxokûih,  fairfe  qu'i  la  faS^eujB.de'quelxiùe.vKe^^reQreif^.quii 
nous  afToiblîiranr  «ncoi!e  ^ans  nôtre  pec^kflc^vtiate  pçrdrpit  enfin 
tôt  ou  tard.  Suppofons  pourtant  quHin  beau  «èle  jdu  -  Théâtre 
^ous  fît  faire  -un  pareil  Biraclel;  fuppofônsrles  Coinédîens  bien 
4c^Vlis  <1^^.  Oonève ^  bien  contemis  par  notrJlofîc,  te  Gonade 
floriflTante  &  fréquentée;  fuppofons  enfin  notj-e  ^^llp^  dans  i'état 
où  vous  dites  qu'ayant  des  mœurs  &  des  Speôacles ,  elle  réuni- 
Toitîes  alvintages  dès -uns  &  des  ^  ^autres  :  avantages  aù^refte  qui 
me  femblent  peu  compatibles ,  car  celui  des  Speflacles  n'étant 
^ue  de  ïup^îëer^'Wik  îHôUVs  ,  eft  liul  i^ar^touP  ôii  les  niœurs 
'-eriftent/^ 

Le  premier  effet  féo/lble  4ç  cet  établiflement  fera,  comme 
)e  Tai  4éja  dit»  une  révolution  dans;ios  u^ages^,  qui  en  produira 
néceflàirement  une  dans  nos  mœurs.  Cette  révolution  fcra-^t-eye 
bonne  ou    mauvaife  î  Oeft  ce  qu'il  éft  temps  d'examiner. 

Il  n'y  a  point  d'État  bien  coûiUltlé  où  i*on  ne-  trouve -de4 
tSMvrcs  miUcs.  Tome  IL  «  Aaa 


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37^        A    ^^    R  o  u  s  s  £  A  v^ 

ufages  -qui  tiennent  k  la  forme  du  gouvernenient  &  fervent  \  i« 
maintenir.  Tel  étoit  ,^ar  exemple ,  autrefois  à  Londres  celui  des 
coteries ,  fi  mal  \  propos  tournées  en  dérifion  parmi  Its  auteurs 
^u  Spedateur  \  à  ces  coteries,  ainfi  devenues  ridicules ,  ont  fuccédés 
les  cafés  &  les  mauvais  lieux.  Je  doute  que  le  peuple  Anglois  aif 
beaucoup  gagné  au  change.  Des  coteries  femblab|es  font  maÎA* 
tenant  établies  \  Genève,  fous  le  nom  de  urcUs,  Se  fzi  lieu, 
Moriîeur ,  de  juger  par  votre  article  que  vous  tf  avez  poiot  ob* 
fervé  fans  eftime  le  ton  de  fens  &,de  raifon  qu^elles  y  font  ré- 
gner. Cet  ufage  eft  ancien  parmi  nous,  quoique  fon  nom  ne  le 
foit  pas.  Les  coteries  exifloient  dans  mon  enfance  fous  le  nom 
àcjocictési  mais  la  forme  en  étoit  moins  bonne  &  moins  régw 
lière.  L^exercice  des  armes  qui  nous  raflemble  tous  les  printemps) 
les  divers  prix  qu'on  tire  une  partie  de  l'année,  les  fêtes  militait 
res  que  ces  prix  occafionnent,  le  goût  de  la  chaflTe  commun  ï 
tous    les   Genevois,  réuniffant  fréquemment    les  hommes,  leur 
donnoient  occafion  de  former  entr'eux  des  fociétés  de  table ,  des 
parties  de   campagne,    &  enfin    des  iîaifons   d'amitié;  mais  ces 
Aflbmbtées  n'ayant  pour   objet  que  le  plaîfir  &  la  joie,  ne  fe 
^moit  guëres   qu'au  cabaret.    Nos   ^cordes  civiles  ,    oh  là 
nécefllté  des  affaires  bbligeoit  de  s'aflembier  plus  fôuvent  &  dt 
<lélibérer  de  fang-froid ,  firent  changer  ces  fociétés  tumukueufes 
en  des  rendez-vous  plus  honnêtes.  Ces  rendez-vous  prirent  le 
nom  de  cercles ,  &  d'une  fort  trifte  caufe  font  fortis  de    très- 
bons  eflfets.  (43) 

.  Ces  cercles  font  des  fociétés  de  douze  ou  quinze  perfonnas 
qui  louent  un  appartement  commode;  qu'on  pourvoit  à  frais 
communs  de  meubles  &  de  provifioos  tiéceflkires.  'C'eft  dans 
cet  appartement  que  fe  rendent  tous  les  après-midi  ceux  des 
aflTociés  que  leurs  affaires  ou  leiu-s  plaifîrs  ne  retiennent  point 
'  ailleurs.  On  s^  raflemble,  &  là,  chacun  fci livrant  fans  gêne  aux 
amufemens  de  ion  goût,  on  joue,  on  caufe,  on  lit,  on  boit^ 
on  fume.  Quelquefois  on  y  foupe,  mais  rarement,  parce  que 

-     [  43  ]  Xe  parlerai  di-9prèi  der  incoayémenit  ,  r 


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fè  Genevois  eft  rangé  &  fe  plaie  à  vivxe  avec  fa  famille.  Souvent 
ftuflî  Ton  va  fe  promener  enfemble  ,  &  les  amufemens  qu^on  fe 
4onne  font  des  exercices  propres  ^  rendre  &  maintenir  le  corps 
robufte.  Les  femmes  &  les  filles  de  leur  côté ,  fe  raflfemblent 
par  fociétést  tantôt  chez  Pune,  tantôt  chez  Tau tre.  L'objet  de 
cette  réunion  eft  un  petit  jeu  de  commerce,  un  goûter ,  &, 
comme  on  peut  bien  croire ,  un  intariflable  babil.  Les  hommes, 
fans  être  fort  févérement  exclus  de  ces  fociétés  ,  s'y  mêlent 
tSfyt  rarement  ;  &  je  penferois  plus  mal  encore  de  ceux  qu'oa 
y  voit  toujours  que  de  ceux  qu^on  n'y  voit  jamais. 

Tels  font  les  amufemens  journaliers  de  h  Bourgeoifie  de  Ge« 
nève.  Sans  être  dépourvus  de  plaifir  &  de  gaieté,  ces  amufemens 
ont  quelque  chofe  de  fîmple  &  d'innocent  qui  convient  à  des  mœurs 
républicaines  :  mais  dès  l'inflant  qu'il  y  aura  Comédie ,  adieu  les 
cercles ,  adieu  lès  foctétés  !  VoiÛ  la  révolution  que  j'ai  prédire , 
tout  cela  tombe  nécefi^ement;  8c  Ci  vous  m'objedez  l'exemple 
de  Londres,  cité  par  moi-même ^ oit  les  fpeâacles  établis  n'empé* 
choient  point  les  coteries iie  répondrai  qu'il  y  a,  par  rapport  Ji 
nous,  une  différence  extrême  :  c'efl  qu'un  théâtre,  qui  n'efl  qu'un 
point  dans  cette  ville  immenfe,  iera  dans  la  nôtre  un  grand  objet 
qulabforbera  touu 

Si  vous  me  demandez  enfùite  où  efl  le  mal  que  les  cercles  foient 
abolis....  Non,  Monfîeur,  cette  queflion  ne  viendra  pas  d'un  Phî- 
lofophe.  Oefl  un  difcours  de  femme,  ou  de  jeune  homme  qui  trai- 
tera nos  cercles  de  corps-de-garde,  &  croira  fentir  l'odeur  du  tabac. 
Il  faut  pourtant  répondre;  car,  pour  cette  fois,  quoique  je  m'a- 
.dreffe  à  vous ,  j?écris  pour  le  peuple,  6c  fans  doute  il  y  paroit  j  mab 
Vous  m'y  avez  forcé. 

Je  dis  premièrement  que,  fi  c'efl  une  mauvaife  chofe  que  l'odeur 
'Aw  tabac,  c'en  efl  une  fort  bonne  de  refter  maître  de  fon  bien,  & 
d'être  sûr  de  coucher  chez  foi.  Mais  j'oublie  déjà  que  je  n'écris 
pas  pour  des  d'Alembert,  Il  faut  m'expliquer  d'une  autre  manière. 

Suivons  les  indications  de  la  nature ,  confultons  le  bien  de  la 
fodété  \  nous  trouverons  que  les  deu«  fexes  doivent  fe  rafTembler 

Aaa  fj 


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37*  J-   J^   Rousseau  y 

quelquefois,  &  vivre  ordinairement  féparés..  Je  l'aï  dît  tantôt .{)aft 
rapport  aux  femmes,  je  le  dis  maintenant  par  rapport  aux  hommes. 
Ils  fe  fentent  autant  &  plus  qu'elles  de  leur  trop  intime  commerce  ; 
elles  n'y  perdent  que  leurs  miœurs ,  &  nous  y  perdons  \  la  fois  nos 
mœurs  &  notre  conf^itutîon  \  car  ce  fexe  plus  foîble ,  hors  d'état 
de  prendre  notre  manière  de  vivre  trop  pénible  pour  lui ,  nous 
force  de  prendre  la  fîenne  trop  molle  pour  nous,  &  ne  voulant 
plus  foufFrir  de  féparatîon ,  faute  de  pouvoir  fe  rendre  homirtes ,  Us 
femmes  nous  rendent  femmes. 

Cet  inconvénient  qui  dégrade  l'homme ,  eft  très -grand*  par- 
tout; mais  c'eft  fur-tout  dans  les  Etats  comme  le  nôtre  qu'il  im- 
porte de  le  prévenir.  Qu'un  Monarque  gouverne  des  hommes  ou 
des  femmes,  cela  lui  doit  être  afTez  indifférent,  pourvu  qu'il  foît 
obéi  ;  mais  dans  une  République ,  il  faut  des  hommes.  (44) 

*  Les  anciens  pafToîent  prefque  leur  vîé  en  plein  aJr^  'ou  vaquant 
^  leurs  affaires,  ou  réglant  celles  de  l'État  fu^  la  place  publique; 
ou  fe  promenant  h  la  campagne,  dans  des  jal'dinSy  au  bord  de  Ja 
merj  k  la  pluie,  au  foleil,  &  prefque  toujours  tête  nue.  (45)  A 
tout  cela  point  de  femmes  ;  mais  on  favoit  bien  les  trouver  au  be* 
foin;  &  nous  ne  voyons  point,  paf  leurs  écrits  &  par  les  échan* 
tillons  de  leurs  converfations  qui  nous  relient  1  que  l'eiprit,  ni  le 
goût,  ni- l'amour  même ,  perdifTent  rien  k  cette  réferve.  Pour  nous, 
nous  avons  pris  des  manières  toutes  contraires  ;  lâchement  dévoués 


[  44  ]  On  nœ  dira  qu'if  en  faut  aux 
Rois  pour  la  guerre.  Point  du  tout. 
Au  lieu  de  crème  mille  hommes ,  ils 
tt*ont ,  par  exemple ,  <ïu'à  lever  cent 
mille  femmes.  Les  femmes  ne  man- 
quent pas  de  courage^  elles  préfèrent 
[lionDeur  it  la  vie;  quand  eliefi  fe  bat- 
rent^  elles  fe  battent  bien.  L'inconvé- 
nient de  \txa  ftxe.eft  de  ne  pouvoir 
iuppoiter  les  fatigues  de  k  guerre  & 
fintempérie  d«  faifons.  Le  fecrct  eft 
^onc  d'eu  avoir  toujours  le  triple  de 
«e  qu*il  en  faut  pour  Sk  battre^  4fia 


de  facriiîer  les  deux  autres  tiers  auy 
maladies  &  à  la  mortalité. 

E  4^  1  Après  la  bataille  gagnée  pa» 
Xambife  fur  Pfalmetique ,  .on  difUn^ 
guoit  parmi  les  morts  les  Egyptiens, 
quiavoient  toujours  la  tête  nue,  à  l'ex- 
trême dureté  de  leurs  crânes ,  au  liea 
que  les  Perfes ,  toujours  coëfFés  de 
leurs  grofles  thiares  y  avoient  les  cr&#- 
nés  fi  tendres  qu'on  les  brifoit  fana 
effort.  Hérodote  lui-même  fut,  long- 
texnpsaprèsitémointiccette  difféneuc^» 


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A    M.    v^Alembertz        575 

\vix  volontés  du  fexe  que  nous  devrions  protéger  &  non  fervîr; 
nous  avons  appris  k  le  méprifer  en  lui  obéifTanc,  k  Toutrager  pat 
nos  foins  railleurs  ;  &  chaque  femme  de  Paris  raffemble  dans  fon 
appartement  un  ferrail  d^hommes  plus  femmes  qu'elles ,  qui  favent 
rendre  a  la  beauté  toutes  fortes  d'hommages ,  hors  celui  du  cœur 
dont  elle  eft  digne.  Mais  voyez  ces  mêmes  hommes  toujours  con- 
traints dans  ces  prifons  volontaires,  fe  lever,  fe  raffeoir,  aller  & 
venir  fans  cefle  k  la  cheminée,  à  la  fenêtre,  prendre  &  pofer  cent 
fois  un  écran,  feuilleter  des  livres,  parcourir  des  tableaux,  tourner, 
pirouetter  par  la  chambre ,  tandis  que  l'idole ,  étendue  fans  mou- 
vement dans  fa  chaife  longue ,  n'a  d'adif  que  la  langue  &  les  yeux. 
D'où  vient  cette  différence  »  fi  ce  n'eft  que  la  nature ,  qui  impofe 
aux  femmes  cette  vie  fédentaire  &  cafanîère ,  en  prefcrit  aux  hom- 
mes une  toute  oppofée ,  &  que  cette  inquiétude  indique  en  eux 
un  vrai  befoin?  Si  les  Orientaux ,  que  la  chaleur  du  climat  fait  adex 
tranfpirer ,  font  peu  d'exercice  &  ne  fe  promènent  point,  au  moins 
ils  vont  s'afleoir  en  plein  air  &  refpirer  â  leur  aife  ;  au  lieu  qu'ici 
les  femmes  ont  grand  foin  d'étouffer  leurs  amis  dans  de  bonnes 
chambres  bien  fermées. 

Si  Ton  compare  la  force  des  hommes  anciens  \  celle  des  honb^ 
mes  d'aujourd'hui,  on  n'y  trouve  aucune  efpèce  d'égalité.  Nos 
exercices  de  l'Académie  font  des  jeux  d'enfans  auprès  de  ceux  de 
l'ancienne  Gymnaflique  ;  on  a  quitté  la  paume ,  comme  trop  fatt* 
gante  ;  on  ne  peut  plus  voyager  a  cheval.  Je  ne  dis  rien  de  nos 
troupes.  On  ne  conçoit  plus  les  marches  des  armées  Grecques  & 
Romaines  :  le  chemin ,  le  travail ,  le  fardeau  du  foldat  Romain 
iatigue  feulement  à  le  lire,  &  accable  l'imagination.  Le  cheval 
D'étoit  pas  permis  aux  OfSciers  d'Infanterie.  Souvent  les  Généraux 
faifoient  2i  pîed  les  mêmes  journées  que  leurs  troupes.  Jamais  les 
deux  Caton  n'ont  autrement  voyagé ,  ni  feuls ,  ni  avec  leurs  armées^ 
Othon  lui-même,  l'efféminé  Othon,  marchoit  armé  de  fer  à  la  tête 
de  la  fienne ,  allant  au-devant  de  Vitelfius.  Qu'on  trouve  à  préfent 
un  feul  homme  de  guerre  capable  d'en  faire  autant.  Nous  fom- 
mes  déchus  en  tout.  Nos  Peintres  &  nos  Sculpteurs  fe  plaignent 
de  ne  plus  trouver  de  modèles  comparables  à  ceux  de  i'anû^uew 


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174 


7.    /.    Rov ss EÂ if; 


pourquoi  cela?  L^homme  a-t-it  dégénéré?  L'efpèce  a-^eIIc  tine 
décrépitude  phyfique,  ainfîque  l'individu?  Au  contraire  :  les  Bar-p 
bares  du  nord  qui  ont^  pour  ainfi  dire»  peuplé  TEurope  d'une 
nouvelle  race^.étoîenr  plus  grands  &  plus  forts  que  les  Romains 
qu'ils  ont  vaincus  &  fubjugués.  Nous  devrions  donc  être  plus  forts 
nous-mêmes,  qui,  pour  la  plupart >  defcendons  dç  ces  nouveaux 
venus;  mais  les  premiers  Romains  vivoient  en  hommes  (4^)1  & 
trouvoient  d'ans  leurs  continuels  exercices  la  vigueur  que  la  nature 
leur  avoit  refufée ,  au  lieu  que  nous  perdons  la  nôtre  dans  la  vie 
indolente  &  lâche  où  nous  réduit  la  dépendance  du  fexe.  Si  les 
Barbares  dont  je  viens  de  parler  vivoient  avec  les  femmes ,  ils  ne 
vivoient  pas  pour  cela  comme  elles;  c'étoiént  elles  qui  avoîent  le 
courage  de  vivre  comme  eux,  ainfi  que  faîfoient  auiBî  celles  de 
Sparte.  La  femme  fe  rendoic  robuiùi  &  Thomme  ne  s'éaer«» 
.¥oit  pas. 

Sx  ce  foin  de  contrarier  la  nature  eft  nuifible  an  corps,  il  Teft 
encore  plus  \  refprit.  ^[lagmez  quelle  peut  être  la  trempe  de  Tame 
d'un  homme  uniquement  occupé  de  Timportante  affaire  d'amufer 
les  femmes ,  &  qui  pafTe  ia  vie  entière  k  faire  pour  elles  ce  qu'elles 
devroient  faire  pour  nous,  quand,  épuifés  de  travaux  dont  elles 
font  incapables,  nos  efprits  ont  befoin  de  délaflement.  Livrés  à 
ces  puériles  habitudes ,  \  quoi  pourrions-nous  jamais  nous  élever 
de  grand  ?  Nos  talens ,  nos  écrits  fe  fentent  de  nos  frivoles  occu- 
pations (47)  :  agréables,  fi  Ton  veut,  mws  petits  &  froids  comme 


{  467 1-c*  Romains  étoient  les  hom- 
mes les  plus  petits  &  les  plus  foibles 
«te  tous  les  peuples  de  Tlialie  ;  &  cette 
différence  ëioit  fi  grande  ,  dit  Tite- 
live,  qu'elle  s'appcrcevoit  au  pre- 
inier  coup.d'ceil  dans  les  troupes  des 
uns  &  des  autres.  Cependant  Texer- 
cice  &  la  difcipline  prévalurent  telle- 
l^ent  fur  la  Nanire ,  que  les  foibles 
:^enc  ce  que.  ne  pouvoient  faire  les 
&)xts  t  &  les  vainquirent. 


('47  )  Les  femme» ,  en  général  t 
n*aimenr  aucun  arc,  ne  fe  connoif- 
fenc  1^  aucun  ,  &  n'ont  aucun  génie. 
Elles  peuvent  réuffir  aux  petits  ouvra- 
ges qui  ne  demandent  que  de  la  lé« 
géreté  d'efprit ,  du  goût ,  de  la  grâce  , 
quelquefois  même  de  la  philofophie 
&  du  raifonnement.  Elles  peuvent  ac- 
quérir de  la  fcience ,  de  l'érudition  ^ 
des  talens ,  &  tout  ce  qui  s'acquiert 
à  force  de  traViûL  Mais  ce  feu  ç4« 


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A    M.    t>'A  LZutB  nr:        |7j 

lios  fendmens,  ils  ont  pour  tout  mérite  ce  tour  facile  qu^on  n^n 

pas  grande  peine  a  donner  ^  des  riens.  Ces  foules  d'ouvrages  éphé* 

mères  qui  naiflent  journellement,  n^étant  faits  que  pour  amufet 

des  femmes,  flt  n^ayant  ni  force ,  ni  profondeur ,  volent  tous  de  la 

toilette  au  comptoir.  Oeft  le  moyen  de  récrire  inceflTamment  les 

mêmes,  &  de  les  rendre  toujours  nouveaux.  On  m^en  citera  deux 

ou  trois  qui  ferviront  d'exceptions  ;  mais  moi  j'en  citerai  cent  mille 

►  qui  confirmeront  la  règle.  Oeft  pour  cela  que  la  plupart  des  pro* 

duôions  de  notre  âge  paieront  avec  lui,  &  la  poftérité  croira 

qu'on  fit  bien  peu  de  livres ,  dans  ce  même  fiècle  où  Ton  en 

fait  tant. 

Il  ne  feroit  pas  difficile  de  montrer  qu'au  lieu  de  gagner  \  ces 
ufages^  les/emmes  y  perdent.  On  les  flatte  fans  les  aimer;  on 
les  fert  fans  les  honorer  ;  elles  font  entourées  d'agréables  ;  mais 
elles  n'ont  plus  d'amans  ;  &  le  pis  eft  que  les  premiers ,  fans  avoir 
les  fentimens  des  autres ,  n'en  ufurpent  pas  moins  tous  les  droits. 
La  fociété  des  deuxfexes,  devenue  trop  commune  &trop  facile, 
a  produit  ces  deux  effets  ;  &  c'eft  ainfi  que  l'efprit  général  de  U 
galanterie  étouffe  à  la  fois  le  génie  &  l'amour. 

Pour  moi ,  j'd  peine  2i  concevoir  comment  on  rend  afiez  peu 
d'honneur  aux  femmes  pour  leur  ofer  adreflerfans  ceflè  ces  fades 
propos  galans,  ces  complimens  infultans  &  moqueurs,  auxquels 
on  ne  daigne. pas  même  donner  un  air  de  bonne  foi;  les  outrager 
par  ces  évidens  menfonges ,  n'eflce  pas  leur  déclarer  afiêz  nette- 
ment qu'on  ne;  trouve  aucune  vérité  obligeante  à  leur  dire?  Que 

lefte  qui  échauffe  &  embrafe  Tame ,  les  ne  fàvent  ni  décrire  ni  fenrir  l'a- 
ce génie  qui  confume  &  dévore ,  cette  mour  même.  La  feule  Sapho ,  que  je 
brûlante  éloquence ,  ces  tranfporcs  fa-  fâche ,  &  une  autre ,  méritèrent  d'tf« 
btimes  qui  portent  leurs  raviflemens  tre  exceptées.  Je  parierois  tout  an 
fufqu'au  fond  des  cœurs ,  manqueront  monde  que  les  Lettres  Portugaifes  ont 
toujours  aux  écrits  des  femmes  :  ils  été  écrites  par  un  homme.  Or  ^  pas* 
font  tous  froids  &:  jolis  comme  elles;  tout  oti  dominent  les  femmes,  leur 
ils  auront  tant  d'efprit  que  vous  vou-  goût  doit  aulli  dominer  :  &  voilli  ce 
drez ,  jamais  d'ame  ;  ils  feroiem  cent  qui  détermine  celui  de  notre  £ècle» 
fois  phuôt  fenfés  que  paiGonnés*  £ls 


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576  J.    J.    Rousse AVi 

Pamour  fe  fafle  illufion  fur  les  qualités  de  ce  qu'on  aîme ,  ccîi 
n'aïTivc  que  trop  fouvént  ;  mats  eft-il  queftioir  d'amour  dans  tout 
ee  mauffade. jargon?  Ceun  mêmes  qui  s'en  fervent,  ne  s'^^vx  fer- 
vènt-ils  pas  également  pour  toutes  les  femmes ,  &  ne  feroient-îls 
pas  au  défefpoir  qu'on  les  -crût  férîeufement  amoureux  d'une  feule  î 
Qu'île  ne  s'en  inquiètent  pas.  Il  faudroît  aroir-* d'étranges  idées  de 
l'amounpour  leJ  en  criJîre  capables,  &  rien  h'eft  plus  éloigné  de 
fon  ton  que  celui  de  la  galanterie.  De  la  manière  que  je  conçois 
cette  paflîon  terrible,  fon  trouble,  fes  égaremens,  ks  palpitations; 
(ts  tranfports,  ks  brûlantes  expreffions,  fon  fîlence  plus  énergi- 
que ,  ks  inexprimables  regards  que  leur  timidité  rend  téméraires , 
&:  qui  montrent  les  defirs  par  la  crainte ,  il  me  femble  qu'après 
un  langage  auflî  véhément,  fi  damant  vcnoit  ^  dire  une  feule  foîsj 
je  vous  aifn^y  l'amMUe  indignée  lui  diroit,  vous  nç  tnaimc^  P^^t 
&  ne  le  reverroit  de  fa  viç; 

Nos  cercles  confervent  encore  parmi  nous  quelque  image  des 
mœurs  antiques.  Les  hommes  entre  eux  difpenfés  de  rabaifTer 
leurs  idées  h  la  portée  des  femmes,  &  d'habiller  galamment  la  raî- 
fon  ,  peuvent  fe  livrer  \  des  difcours  graves  &  férieux'fans  crainte 
du  ridicule.  On  ofe  parler  de  patrie  &  de  vertu  fans  pafler  pour 
rabâcheur;  on  ofe  être  foi-même  fans  s'affervir  auj  xnaximes  4'^^ 
caillette.  Si  le  tour  de  la  converfation  devient  moins  poli  ,  les 
raîfons  prennent  plus  d^  poids;  pn  ne  fe  paie  point  de  plaifanteriô 
tCi  de  gentilleffe..  On  ne  fe  tire  point  d'affaire  par  de  bon^  mots^ 
On  ne  fe  hiénage  point  dans  la  Jîfputç  :  chacun^  fe  fçnta^it  atta- 
qué de  toutes  les  forces  de  fon  adverfaire ,  eft  obligé  d'employer 
toutes  les  fiennespour  fç  défendre  ;  c'eft  ainfi  que  l'efprit  acquiert 
de  la  juftefle  &  de  la  vigueur.  S'il  fe  mêle  \  tout  cela  quplque^ 
propos  licencieux ,  il  ne  faut  point  trop  s'en  effaroucher  :  ktftoioiiis 
grofliers  ne  font  pas  toujours  les  plusTionnôtes^  &  ce  langage  un 
peu  ruftaut  eft  préférable  encore  \  te  ftyie  le  plus  rechétché^, 
dans  lequel  les  deux  fexes  fe  féduifent  mutuellement  &  ffe  famt- 
liarifent  décemment  avec  le  vice.  La  manièrç  de  vivre  pljis  conj- 
forme  aux  inclinations  de  l'homme ,  eft  auflî  mieux  aflbrtie  à  foa 
tempérament.  On  ne  relie  pomt  toute  la  journée  établi  fur  i  une 

chaife 


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:â    M.    d^Alembert:  377 

>cïiaîfe.  On fe livre  k  des  jeux  d'exercice,  on  va,  on  vient;  plu- 
sieurs cercles  fe  tiennent  à  la  campagne  ,  d'autres  s'y  rendent.  On 
a  des  jardins  poiu:  la  promenade ,  des  cours  irpacieufes  pour  s'exer* 
cer,  un  grand  lac  pour  nager,  tout  le  pays  ouvert  pour  la  chaflè; 
&  il  ne  faut  pas  croire  que  cette  chaflè  fe  fafl!e  auflî  commodé- 
ment qu'aux  environs  de  Paris ,  oîi  l'on  trouve  le  gibier  fous  fes 
pieds  &  où  l'on  tire  à  cheval.  Enfin  ces  honnêtes  &  innocentes 
inftitutions  raflemblent  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  former  dans 
les  mêmes  hommes  des  amis  ,  des  citoyens ,  des  foldats  , .  &  p^ 
conféquent  tout  ce  qui  convient  le  mieux  k  un  peuple  libre. 

On  accufe  d'un  défaut  les  fociétés  des  femmes ,  c'eft  de  les 
rendre  médifantes  &  fatyriques  ;  &  l'on  peut  bien  comprendre  , 
en  effet,  que  les  anecdotes  d'une  petite  vilte  n'échappent  pas  à 
ces  comités  féminins  ;  on  penfe  bien  auflî  que  les  maris  abfens  y 
font  peu  ménagés ,  &  que  toute  femme  jolie  Se  fêtée  n'a  pas 
beau  jeu  dans  le  cercle  de  fa  voifîne.  Mais  peut-être  y  a-t-il 
dans  cet  inconvénient  plus  de  bien  que  de  mal ,  &  toujours  eft- 
îl  încontéflablement  moindre  que  ceux  dont  il  tient  la  place  : 
car  lequel  vaut  le  mieux  qu'une  femme  dife  avec  fes  amies  du 
mal  de  fon  mari,  ou  que  tête-à-tête  avec  un  homme  elle  lui 
en  faflfe^  qu'elle   critique  le  défordre  de   fa  voifine ,  eu  qu'elle  "^^ 

rimite  î  Quoique  les  Genevoifes  difent  alfez  librement  ce  qu'elles 
favent  &  quelquefois  ce  qu'elles  conjefturent,  elles  ont  une  véri- 
table horreur  de  la  calomnie,  &  l'on  ne  leur  entendra  jamais 
intenter  contre  autrui  des  accufations  qu'elles  croient  fauflcs  ; 
tandis  qu'en  d'autres  pays  les  femmes ,  également  coupables  par 
le  fîtence  &  par  leurs  difcours,  cachent^  de  peur  de  repréfailles, 
le  mal  qu'elles  favent ,  &  publient,  par  vengeance ,  celui  qu'elles 
ont  inventés. 

Combien  ût  Ickndales  publics  ne  retient  pas  la  crainte  de  ces 
févères  obfervatrices  ?  Elles  font  prefque  dans  notre  ville  la 
fonfUon  des  Cenfeurs.  C'efl  ainfi  que  dans  les  beaux  temps  de 
Rome  ,  les  citoyens,  furveillans  les  uns  des  autres ,  s'accufoient 
publiquement  par  zèle  pour  la  jufHce^  ^mais  quand  Rome  fut 
corrompue  ,  &  qu'il  ne  refla  plus  rien  a  faire  pour   les  bonnes 

Œuvres  mcUcs.  Tome  IL  B  b  b 


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378  /•    /•    Rousseau^ 

mœurs  que  de  cacher  les.  mauvaifes,  la  haine  des  vices  qui  fes 
démafque  en  devînt  un^  Aux  citoyens  zélés  fuccédèrent  des  déla- 
teurs infâmes,  &  au  lieu  qu^autrefois  les  bons  accufoient  les 
méchans,  ils  en  furent  accufés  à  leur  tour.  Grâce  au  Ciel  nous 
fommes  loin  d^un  terme  fi  funefte.  Nous  ne  Tommes  point  réduits 
k  nous  cacher  h  nos  propres  yeux ,  de  peur  de  nous  faire  hor-- 
reur.  Pour  moi ,  je  n^en  aurai  pas  meilleure  opinion  des  femmes , 
quand  elles  feront  plus  circonfpeâes  :  on  fe  ménagera  davantage^ 
quand  on  aura  plus  de  raifons  de  fe  ménager,  &  quand  cha* 
cune  aura  befoin  pour  elle-même  de  la  difcrétion  dont  elle  doiv- 
xiera  ^exemple  aux  autres. 

Qu'on  ne  s*alarme  donc  point  tant  du  caquet  des  fociétés 
3es  femmes.  Qu'elles  médifent  tant  qu'elles  voudront,  pourvu 
qu'elles  médifent  entr'elles.  Des  femmes  véritablement  corrom^ 
pues  ne  fauroient  fupporter  long-temps  cette  manière  de  vivre  « 
&  quelque  chère  que  leur  pût  être  la  médifance ,  elles  voudroienç 
médire  avec  des  hommes.  Quoi  qu'on  m'ait  pu  dire  à  cet  égard  » 
je  n'ai  jamais  vu  aucune  de  ces  fociécés  fans  un  fecret  mouve* 
ment  d'eftime  &  de  refpeÛ  pour  celles  qui  la  compofoient. 
Telle  eft,  me  difois-je,  la  deflitution  de  la  nature,  qui  donne 
différens  goûts  aux  deux  fexes,  afin  qu'ils  vivent  féparés  & 
chacun  à  fa  manière.  (  48  )  Ces  aimables  perfonnes  paflent 
ainfi  leurs  jours,  livrées  aux  occupations  qui  leur  conviennent , 
ou  h  des  amufemens  innocens  &  (impies ,  très-propres  k  toucher 
un  cœur  honnête  &  à  donner  bonne  opinion  d'elles.  Je  .oe  fais 
ce  qu'elles  ont  dit,  mais  elles  ont  vécu  enfemble;  elles  ont  pU: 
parler  des  hommes,  mais  elles  fe  font  paflTées  d'eux  ;  &  tandisi 
qu'elles  critiquoient  fi  févérement  la  conduite  des  autres  ,  zxk 
moins   la  leur  étoit  irréprochable. 

Les  cercles  d^hommes  ont  au/G  leurs  inconvéniens ,  fans  doute; 

(  48  )  Ce  principe ,  auquel  riennent  publier ,  s'il  me  refte  aflez  de  temp» 

toutes  bonnes  mœurs,  eft  développé  pour  cela,  quoique  cette  annonce  ne 

d*une  manière  plus  claire  &  plus  ëten-  foit  guères  propre  à  lui  concilier  d'a« 

due  dans  un  manufcrit  dont  je  fuis  vance  la  faveur  des  Damcs^ 
d^poficaire ,  &  que  je  me  propofe  de 


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quoi  d^humain  n'a  pas  les  fiensî  On  joue,  on  boit,  on  s'enivre,  on 
paflè  les  nuits  ;  tout  cela  peut  être  vrai ,  tout  cela  peut  être  exa^ 
géré.  Il  y  a  par-tout  mélange  de  bien  &  de  mal,  mais  k  diverfes 
mefures.  On  abufe  de  tout  :  axiome  trivial,  fur  lequel  on  ne  doit 
ni  tout  rejetter,  ni  tout  admettre,  La  règle  pour  choifîr  eft  iîmple. 
Quand  le  bien  furpafle  le  mal ,  la  chofe  doit  être  admifc ,  malgré 
fes  inconvéniens  ;  quand  le  mal  furpafle  le  bien ,  il  la  faut  rejetter, 
même  avec  ks  avantages.  Quand  la  chofe  eft  bonne  en  elle-même 
&  n'eft  mauvaife  que  dans  ks  abus,  quand  les  abus  peuvent  être 
prévenus  fans  beaucoup  de  peine ,  ou  tolérés  fans  grand  préjudice  ^ 
Us  peuvent  fervir  de  prétexte  &  non  de  raifon  pour  abolir  un  ufage 
utile;  mais  ce  qui  eft  mauvais  en  foi  fera  toujours  mauvais  (49)» 
quoi  qu'on  fafle  pour  en  tirer  un  bon  ufage.  Telle  eft  la  différence 
leftentielle  des  cercles  aux  fpeâacles. 

Les  citoyens  d'un  même  État,  les  habitans  d'une  même  vîllè 
ne  font  point  des  Anachorètes ,  ils  ne  fauroient  vivre  toujours  feuk 
&  féparés;  quand  ils  le  pourroîent,  il  ne  faudroit  pas  les  y  con- 
traindre. Il  n'y  a  que  le  plus  farouche  defpotifme  qui  s'alarme  a 
la  vue  de  fept  ou  huit  hommes  laflèmblés,  craignant  toujours  que 
leurs  entredehs  ne  roule  fur  leurs  misères. 

Or,  de  toutes  les  fortes  de  liaifons  qui* peuvent  raflêmbler  Iqs 
particuliers  dans  une  ville  comme  la  nôtre,  les  cercles  forment, 
fans  contredit,  la  plus  raifonnable,  la  plus  honnête,  &  la  moins 
dangereufe  :  parce  qu'elle  ne  veut  ni  ne  peut  fe  cacher ,  qu'elle 
eft  publique,  permife,  &  que  l'ordre  &  la  règle  y  régnent.  Il  eft 
même  facile  à  démontrer  que  les  abus  qui  peuvent  en  réfultôr 
Daitroient  également  de  toutes  les  autres ,  ou  qu'elles  en  produi- 
roient  de  plus  grands  encore.  Avant  de  fonger  k  détruire  un  ufage 
établi ,  on  doit  avoir  bien  pefé  ceux  qui  s'introduiront  à  fa  place* 
Quiconque  en  pourra  propofer  un  qui  foit  praticable  &  duquel 
ne  réfylte  aucun  abus ,  qu'il  le  propofe ,  &  qu'enfuite  les  cercles 
foient  abolis  :  à  la  bonne  heure.   £n  attendant,  laifTons,  s'il  le 

(49)  Je' parle  dans  Tordre  moral;  car  dans  l'ordre  phyfique  il  n'y  a  riçn 
d'abfolumenc  mauvais.  Le  tout  eft  bieii« 

Bbbij 


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58a  /•    /.    R  o  u  s  s  E  J  Uy 

fskuty  pafler  la  nuît  k  boire  à  ceux  qui,  fans  cela,  la  pafTeroîent 
peut-être  à  faire  pis. 

Toute  intempérance  cfl  vîcîeufe,  &  fur -tour  celle  qui  nouy 
été  la  plus  noble  de  nos  facultés.  L'excès  du  vin  dégrade  rhoni* 
me,  aliène  au  moins  fa  raifon  pour  un  temps  &  Tabrutit  k  la  longue. 
Mais  enfin,  le  goût  du  vin  n'eft  pas  un  crime,  il  en  fait  rarement 
commettre  ;  i^  rend  Thomme  flupide  &  non  pas  méchant.  (50)  Pour 
une  querelle  paflagère  qu^il  caufé ,  il  forme  cent  attachemens  du- 
rables. Généralement  parlant,  les  buveurs  ont  de  Ta  cordialité,  de 
là  franchife  ;  3s  font  prefque  tous  bons,  droits,  jufles,  fidèles,,, 
braves  &  honnêtes  gens,  k  leur  défaut  près.  En  ofera-t-on  dire 
autant  des  vices  qu^on  fùbftitue  à  celui-là,  ou  bien  prétend- on  faire 
die  toute  une  ville  un  peuple  d'hommes  fans  défauts  &  retenus  en 
toute  chofe  ?  Combien  de  vertus  apparentes  cachent  fouvent  des 
vices  réels!  Le  fage  ell  fobre  par  tempérance,  le  fourbe  l'efl  par 
i^uffeté;;  Dans  les  pays  de  mauvaifes  mœurs,  d'intrigues,  de  tra«>- 
hifons,  d'adultères,  on  redoute  un  état  d'indifcrétioo  où  te  cœur 
le  montre  fans  qu'on  y  fonge.  Par- tout  les  gens  qui  abhorrent  le 
plus  l'ivrefFe  font  ceux  qui  ont  le  plus  d'intérêt  k  s'en  garantir.  En 
Suiffe  elle  eflprefqu'en  eflime:à  Naples,  elle  eflen horreur;  mais 
au  fond  laquelle  efl  le  plus  a  craindre  de  l'intempérance  du  Suiflè:: 
ou  de^  la  réferre  de  L'Italien  ?~ 

Je  le  répète,  il  vaudroit  mieux  être  fobre  &  vrai,  non-feulement^ 
pour  foi,  même  pour  la  fociété  :  car  tout  ce  qui  eft  mal  en  ma- 
rale ,  eft  mal  encore  en  politique-  Mais  le  Prédicateur  s'arrête  au 
mal  perfonnel ,  le  Magifirat  ne  voit  qye  les  cbnféquences  publi- 
^ues;  l!un  n'a  pour  objet  que  Ja  perfeâion  de  l'homme  ok  l'homme 

(  ;o)  Ne  calomnions  point  le  vice  tret  reftent  au  fond  de  Pâme,  &  qiie- 

nême,  n'a-t-it  pas  aflez  de  fa  lai-  celle-1^  s'allume  &  s'éteint  a  Pinftanr. 

éeur?  Le  vin  ne  donne  pa^  delâmé>>  A  cet  emportement  près  ,  qui  paffe 

chanceté^  il  la  décèle.  Celui  qui  tua  &  qu'on  évite  aifémem,  foyons  suis- 

Clitus  dans  Tivrefle ,.  fit  mourir  £hi-  q\ie  quiconque  fait,  dans  \e  vin  çte 

lotas  de  (àng  froid.  Si  l'ivrefTe  a  fes  méchantes  aâions  ,  couve  \  jeun  de. 

fureurs  ,  quelle  paflîon  n'a   pas  les  méchans  defleinst. 
fiexmes?  La  différence  efl  que  les  aur 


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^Â    M.    d^Alem  sert.         j8r 

rfatteînt  point,  l'autre  que  le  bien  de  TÉtat  autant  qu^Iy  peut 
atteindre  :  aînfi  tout  ce  qu'on  a  raiTon  de  blâmer  en  chaire  ne  doit 
pas  être  puni  par  les  loix.  Jamais  peuple  n'a  péri  par  Texcès  du* 
vin,  tous  pérîfTent  par  le  déTordre  des  femmes.  La  raifon  dé  cette 
difFérence  efl  claire  :  le  premier  de  ces  deux  vices  détourne  des 
autres ,  le  fécond  les  engendre  tous.  La  diverfîté  des  âges  y  fait 
encore.  Le  vin  tente  moins  la  jeunefle  &  l^'abat  moins  aifément; 
un  fang.  ardent  lui  donne  d'autres  deiirs  :  dans  Page  àt%  pafltons 
toutes  s'enflamment  au  feu  d'une  feule,  la  raifon  s'altère  en  naîf-^ 
Tant,  &  Plromme  encore  indompté  devient  indifciplinable  avant  que 
ë'avoir  porté  le  joug  dès  loix.  Mais  qu'un  fang  îr  demi-glacé  cher- 
che unfecours  qui  le  ranime,  qu'une  liqueur  bien/aifante  fupplée 
aux  efprits  qu'il  n'a  plus  (51  );  quand,  un  vieillard  abufe  de  ce 
doux  remède,-  il  a  déjà  rempli  k^  devoir?  envers  fa  patrie,  il  ne 
|a  prive  que  du  rebut  de  fes  ans.  Il  a.  tort,  fans  doute  i  \\  cède 
avant  la  mort  d'être  citoyen.  Mais  l'autre  ne  commence  pas  même 
à  l'être  vil  fe  rend  plutôt  l'ennemi  pubh'c,  par  la  féduâion  de  fes 
complices  ,  par  l'exemple  &  l'effet  de  (^  moeurs  corrompues,  fur- 
tout  par  la  morale  pernicieufe  qu'il  ne  manque  pas  de  répandre- 
pour  les  autôrifcr.  Il  vaudroit  mieux  qu'il-n'eût  point  exifté. 

De  la  paflîon  dii  jeu  nait  un  pliis  dangereux  abus,  mais  qu'ont 
prévient  ou  réprime  aifément.  C'éft  une  affaire  dé  police,  dont' 
l'infpeâion  devient  plus  facile  H  mieux  féante  dans  lès  cercles  que- 
dans  les  maifons  particulières.  L'opinion  peut*  beaucoup  encore  en 
cfe  point;  &  fî-tôt  qu'on  voudra  mettre  en  honneur  lès  jeux  d'exer- 
cice &  d'adreflc,  les  cartes,  les  dés,. les  jeux  de  hazaird  tomberont 
infailliblement»  Je  ne'crôis  pas  même,. quoi  qu'on  en  dife,  que  ces» 
moyens  oifîfs  &  trompeurs  de  remjrfîrfa  bourle ,  prennent  jamais* 
grand  crédit  chez  un  peuple  raîfonneur  d  laborieux,  qui  con— 
noit  trop  le  prix  du  temps  &  de  logent  pour  aither  à  les  perdre^ 
enfemble; 

Conservons  dôncles  cercles,  méine  avec  leurs  défauts  :  car  c^s^ 

ffl  )  Platon  dans  (et  loix   permet  aux  feuls  vieillards  Tufage  du  vin,.&p 
Oléine  il  leur  en^  f^rmet  quelquefois  l'excès» - 


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3?2 


/•  /•  RovssEAu; 


défauts  ne  font  pas  dans  les  cercles  »  mais  dans  les  hommes  qpi 
les  compofent;  &  il  n^  a  point  dans  la  vie  fociale  de  forme  ima* 
ginable  fous  laquelle  ces  mêmes  défauts  ne  produifent  de  plus 
Buiflbles  effets.  Encore  un  coup,  ne  cherchons  point  la  chimère 
de  la  perfeâion  ;  mais  le  mieux  pofltble  félon  la  nature  de  Thomme 
&  la  conflitution  de  la  fociété.  Il  y  a  tel  peuple  à  qui  je  dirois  : 
détruifez  cercles  &  coteries,  ôtez  toute  barrière  de  bienféance 
entre  les  fexes^  remontez,  s'il  eft  poflible,  jufqu'k  n'être  que  cor- 
rompu; mais  vous,  Genevois,  évitez  de  le  devenir,  s'il  eft  temps 
encore.  Craignez  le  premier  pas  qu'on  ne  fait  jamais  feuls.  Se 
fongez  qu'il  eft  plus  aifé  de  garder  de  bonnes  mœurs  que  de  mettre 
un  terme  aux  mauvaifes. 

Deux  ans  feulement  de  Comédie ,  &  tout  eft  bouleverfé.  L'on 
ne  fauroit  fe  partager  entre  tant  d'amufemens  :  l'heure  des  fpeâa- 
clés  étant  celle  des  cercles ,  les  fera  difToudre  ;  il  s'en  détacherai 
trop  de  membres ,  ceux  qui  refteront  feront  trop  peu  affîdus  pour 
être  d'une  grande  refTource  les  uns  aux  autres,  &  laifter  fubfifter 
long-temps  les  affociations.  Les  deux  fexes  réunis  journellement 
dans  un  même  lieu ,  les  parties  qui  fe  lieront  pour  s'y  rendre ,  les 
manières  de  vivre  qu'on  y  verra  dépeintes  &  qu'on  s'empreftera 
d'imiter  ;  l'expofition  des  Dames  &  Demoifelles  parées  tout  de  leur 
mieux,  &  mifes  en  étalage  dans  des  loges,  comme  fur  le  devant 
d'une  boutique,  en  attendant  les  acheteurs  ^  Taftluence  de  la  belle 
jeunefTe  qui  viendra  de  fon  côté  s'offrir  en  montre,  &  trouvera 
bien  plus  beau  de  faire  des  entrechats  au  Théâtre  que  l'exercice  à 
Plain-Palaîs  ;  les  petits  foupers  de  femmes  qui  s'arrangeront  en 
fortant,  ne  fût-ce  qu'avec  les  Aôrices  ;  enfin ,  le  mépris  des  anciens 
vfages  qui  réfultera  de  l'adoption  des  nouveaux  ;  tout  cela  fubfti- 
tuera  bientôt  l'agréable  vie  de  Paris  &  les  bons  airs  de  France  A 
notre  ancienne  (implicite,  &  je  doute  un  peu  que  des  Parifiens 
\  Genève  y  confervent  long -temps  le  goût  de  notre  gouvet;* 
nement. 

Il  ne  faut  point  le  didimuler ,  les  intentions  font  droites  encore; 

mais  les  mœurs  inclinent  déjà  vifiblement  vers  la  décadence  ^  & 

*^nous  fuivons  de  loin  les  traces  des  mêmes  pei^les  dont  nous  ne 


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A    M.    j>^Alembert.         jRj 

laîflbns  pas  de  craindre  le  fort.  Par  exemple ,  on  m'afTure  que 
^éducation  de  la  jeunefle  eft  généralement  beaucoup  meilleure 
qu'elle  n'étoît  autrefois }  ce  qui  pourtant  ne  peut  guères  fe  prouver 
qu'en  montrant  qu'elle-"  ftit  de  meilleurs  'citoyens.  II  eft  certain 
que  les  enfans  font  mieux  la  révérence;  qu'ils  favent  plus  galam-: 
ment  donner  la  main  aux  Dames ,  &  leur  dire  une  infinité  dfe  gen- 
tilleflès  pour  lefquelles  je  leur  ferois,  moi,  donner  le  fouet;  qu'ils 
favent  décider ,  trancher ,  interroger,  couper  la  parole  aux  hom* 
mes,  importuner  tout  le  monde  fans  modeflie  &  fans  difcrétion; 
On  me  dit  que  cela  les  forme  ;  je  conviens  que  cela  le&  forme  \ 
être  impertinens,  &  c'eft,  de  toutes  les  chofes  qu'ils  apprennent^ 
par  cette  méthode ,  la  feule  qu'ils  n'oublient  point.  Ce  n'eft  pas 
tout.  Pour  les  retenir  auprès  des  femmes  qu'ils  font  deftinés  à 
défennuyer ,  on  a  foin  de  les  élever  précifément  comme  elles  :  on 
les  garantit  du  foleil,  du  vent,  de  la  pluie,  de  la  pouflîère,  afin 
qu'ils  ne  puiflent  jamais  rien  fupporter  de  tout  cela.  lîe  pouvant 
rés  préferver  entièrement  du  contaft  de  l'air,  on  fait  du  ipQins  qu'il 
ne  leur  arrive  qu'après  avoir  perdu  la  moitié  de  fon  ref^grt.  On 
les  prive  de  tout  exercice,  on  leur  ôte  toutes  leurs  facultés,  on  les; 
rend  ineptes  k  tout  autre  ufage  qu'aux  foins  auxquels  ils  font  def- 
tmés  ;  &  la  feule  chofe  que  les  femmes  n'exigent  pas  de  ces 
vils  efolaves,  eft  de  fe  confacrer  à  ienrHfervicaKà  4ei:  façon  des^ 
Orientau^r.  A  ceU  près,  tout  ce  qui  le^rdiflingue  d'elles >  c'efb 
que  la  nature  leur  en  ayant  refufé  les  grâces  ,rils  y  iui^ftituent 
des  ridicules.  A  mon  dernier  voyage  a  Genève  ,:  j'at  déjà  via  plu- 
fieurs  de  ces  jeuae$.DemoîfeUes  en  jufie-aihcorps, les  dents:  Man- 
ches, la  main  potelée,  la  voix  ftûtée,  un  joli  parafol  verd  à  la 
main ,  contrefaire  aflez  mal-adroitement  ies  hommes.         ^ 

Ok  étoit  plus.groffier  de  mon  ctempis.  Les!  énfens  mftîque* 
ment  élevés  n'avoient  point  de  teint  a  confijrvcr,  &  ne  craî- 
gnoienr  point  les  injures  de  l'air  auxquellœ  its^yétoiénc  aguerris 
de  bonne  heure.  Les  pères  les  ctenéibnt  avec  eux  \  W  chaflfe ,  en 
campagne  ,  à  ^ous^  leurs  exercices  ^^  dans  toutes  les  fociétés. 
Timides  &  modeffes  devant  les  gens  âgés ,  ils  étoient  hardis , 
fiers,  querelleux  entr'euici  ils  n'avoîent  point  de  frifurfe  k  con- 


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J84  /•    /•    Rousseau; 

fbrver;  ils  fe  défioient  II  la  lutte ,  k  la  courfe»  aux  coups}  ils  fe 
battoiem  k  bon  efcient,  fe  blefToienc  quelquefois ,  &  puis  s'em- 
braflToieiit  en  pleurant.  Ils  revenoient  au  logis  fuans,  edbufHés, 
déchirés  :  c^étoient  de  .yrais  poliçons  ;  mais  ces  poliçons  ont  fait 
des  hommes  qui  ont  dans  le  cœur  du  zèle  pour  fervir  la  patrie 
&  du  fang  k  verfer  pour  elle.  Plaife  à  Dieu  qu^on  en  puifle  dire 
autant  .un  jour  de  nos  beaux  petits  MefHeurs  requinqués,  &  que 
ces  hommes   de  quinze  ans  ne  foient  pas   des  enfans  à  trente  ! 

.  Heureusement  Us  ne  font  point  tous  ainfi.  Le  plus  grand 
fiombre  ïiicol^e  a  gardé  cette  antique  rudefle ,  confervatrice  de 
la  bonne  conflitutiôn  ,  ainfi  que  des  bonnes  mœurs.  Ceux  mêmes 
^u^yne  éducation  trop  délicat^  amollit  pour  un  temps,  feront 
Contrains  ,  étant  grands  ,  de  fe  plier  aux  habitudes  dé  leurs 
Compatriotes.  Les  Uns  perdront  leur  âpreté  dans  le  commerce 
Au  monde ,  les  autres  gagneront  des  forces  en  les  exerçant  ;  tous 
4cviendrott*,  |ç  Véfpkrç ,  ce  que  furent  leurs  ancêtres ,  ou  du 
moins  tç,  que  leurs  pères  font  aujourd'hui.  Mais  ne  nous  flattons 
pàV  dé  ^oiiferver  notre  liberté  en  renonçant  aux  mœurs  qui  nous 
Txykt  acquifc^  ' 

Je  reviens  ï  joos  Comédiens  ;  &  toujours  en  leur  fuppofant  un 
fiiccès^mme<psniTt^jinp0ffible,  je  trouve  que  ce  fuccès^atta-* 
<]ueca,noti:eco9iflitutiontJion'{feulemenc  d'une  manière  indireâe, 
jcn  attaquant  nos  mœurs  ;  ^is  immédiatement  ^  en  rompant 
l^équiltbre .  qui  dpif  j^gncr  entre  les  direrfes  parries  de  TÉtat  » 
pour  confôr ver,  le  corps  jcntler^ans  fon  aifiette. 

Parmi  plu/îeurs  îr^oij5i,^§-jJenj29Jij[f^  me  con-^ 

tenterai  d^en  choifîr  une  qui  convient  mieux  au  plus  grand  nom- 
bre; Ipzrce  qu'jelle  fe   borne   a   des-  corifidérations  d'intéifôt  & 
d!argeni;»  toujours. plus  fenfibles  au  vulgairer  que  des  èfièts  mo-t 
TSLXOi  dontil  n^eil'.pAs  en  état  de  voir  les  iiaifons  avecleofs  cau-^. 
fes.,  ni  i%flueàce  fur  le  deftinjde  PÉtat. 

.         •  '•   .       '       >i   -      i    .  .     .        .     .  ,  . 
On  peut  confidérer  les  Speôacles,  quand  Us  réuffiflent^  com- 

fjie  pne  .j^|f|Ççe,de  iaxe,  i^ui,  bien  que  volontaire,   n'en  eft  pas 

moins 


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■  --itf 


A      3f.      D'A  L  E  M  B,E  R  T* 


î«î 


moins  onéreufe  au  peuple ,  en  ce  qu'elle  lui  fournit  une  conti^ 
nuelle  occafion  de  dépenfe  à  laquelle  il  ne  réfîfte  pas.  Cette 
taxe  eft  mauvaîfe ,  non-feulement  parce  qu'il  n'en  revient  rien  au 
Souverain  ;  mais  fur- tout  parce  que  la  répartition ,  loin  d'être 
proportionnelle,  charge  le  pauvre  au-delà  de  fes  forces ,  &  fou- 
lage le  riche  en  fuppléant  aux  amufemens  plus  coûteux  qu'il  fe 
donneroit  au  défaut  de  celui-là.  Il  fuffit  pour  en  convenir,  dd 
faire  attention  que  la  différence  du  prix  des  places  n'eft  ni  ne 
peut  être  en  proportion  de  celle  des  fortunes  des  gens,  qui  les 
rcmplifïent.  A  la  Comédie  Francoîfe,-le«  premières  loges  &  le 
théâtre  font  à  quatre  francs  pour  l'ordinaire ,  &  à  fix  quand  on 
tierce;  le  parterre  eft  à  vingt  fols,  on  a  même  tenté  plufieurs 
fois- de  l'augmenter.  Or,  on  ne  dira  pas  que  le  bien  des  plus 
riches  qui  vont  au  Théâtre  n'eft  que  le  quadruple  du  bien  des 
plus  pauvres  qui  vont  au  parterre.  Généralement  parlant  les 
premiers  font  d'une  opulence  exceflîve,  &  la  plupart  des  autres 
n'ont  rien.  (52)  D  en  eft  de  ceci  comme  des  impôts  fur  le 
bled,  fur  le  vin  ,  fur  le  fel,  fur  toute  chofe  néceflaire  h  la  vie, 
qui  ont  un  air  de  juftice  au  premier  coup  d'œil ,  &  font  au  fond 
très- iniques  :  car  le  pauvre  qui  ne  peut  dépenfer  que  pour  fon 
néceffaire ,  eft  forcé  de  jetter  les  trois  quarts  de  ce  qu'il  dépenfe 
en  impôts ,  tandis  que  ce  même  nécefTaire  n'étant  que  la  moindre 
partie  de  la  dépenfe  du  riche  ,  l'impôt  lui  eft  prefque  infen- 
iible.  (53)  De   cette  manière,  celui  qui  a  peu    paie  beaucoup 


(  ja)  Quand  on  augmenteroît  la 
différence  du  prix  des  places  en  pro- 
portion de  celle  des  fortunes,  on  ne 
rétabriroit  point  poiu*  c«la  Téquilibiie. 
Les  places  inférieures ,  mifès  k  ^crop 
bas  prix ,  feroient  abandonnées  \  la 
populace ,  &  chacun ,  pour  en  occu- 
per de  plus  honorables,  dépenfero^ 
toujours  au-delà  de  fes  moyens.  Ceft 
une  obfcrvation  qu'on  peut  faire  aux 
Spefbcles  de  la  foire.  La  raifon  de  ce 
défordre  eft  que  les  premiers  rangs 
font  alors  un  terme  fixe  dom  les  au- 
Œuvres  méUcs.  Tome  IL 


très  fe  rapprochent  toujours  ,  fans 
qu'on  le'puifle  éloigner.  Le  pauvre 
tend  fans  cefle  i  Vélever  au-delfus  de 
fes  vingt  fols  ;  mais  le  riche ,  pour  le 
fuir ,  n'a  plus  d'afyle  au-delà  de  fet 
quatre  francs  \  il  faut ,  malgré  lui  w 
qu'il  fe  laifle  accofter,  &  fi  fon  or- 
gueil en  fouffre ,  fa  bourfe  en  profite 

(  y  3  )  Voilà  pourquoi  les  impofieurg 

de  Bodin ,  &  aUtfes  firippohs  publics  ^ 

écabliflent  toujours  leurs  monopoles 

fur  les  chofe)»  néceflaires  à  b  vie ,  afin 

Ccc 


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3B6 


/.   /.   Rou  s  s  EÀtr  y 


&  celui  qui  a  beaucoup  paie  peu  :  je  ne  vois  pas  quelle  grande 
juflice  on  trouve  k  cela. 

• 

On  me  demandeira  qui  force  le  pauvre  d'aller  aux  Speâaclcs  ? 
Je  répondrai,  premièrement  ceux  qui  les  établirent  &  lui  en  don- 
Dent  la  tentation;  en  fécond  lieu,  fa  pauvreté  même  qui,  le  con- 
damnant à  des  travaux  continuels,  fans  efpoir  de  les  voir  finir,  lui 
rend  quelque  délafTement  plus  néceflaire  pour  les  fupporter.  Il  ne 
fe  tient  point  malheureux  de  travailler  fans  relâche,  quand  tout  le 
monde  en  fait  de  même  ;  mais  n*e(ï"i\  pas  cruel  à  celui  qui  travaille 
de  fe  priver  des  récréations  des  gens  oififs?  Il  les  partage  donc;  & 
ce  même  amufement  qui  fourqit  un  moyen  d'économie  au  riche» 
aftoiblit  doublement  le  pauvre,  foit  par  un  furcroit  réel  de  dé- 
penfes,  foit  par  moins  de  zèle  au  travail,  comme  je  Taici-devanC 
expliqué. 

De  ces  nouvelles  réflexions  il  fuit  évidemment,  ce  me  femSie; 
que  les  Speflacles  modernes,  où  Vgn  n'aflîfte  qu'à  prix  d'argent, 
tendent  par-tout  îi  favorifer  &  augmenter  Tînégalité  des  fortunes, 
moins  fenfiblement,  il  eft  vrai,  dans  les  capitales  que  dans  une 
petite  ville  comme  la  nôtre.  Si  j'accorde  que  cette  inégalité ,  portée 
jufqu'k  certain  point,  peut  avoir  fes  avantages,  certainement  vous 
m'accorderez  auflî  qu'elle  doit  avoir  des  bornes,  fur- tout  dans  un 
petit  État,  &  fur-tout  dans  une  République.  Dans  une  Monarchie, 
oii  tous  les  ordres  font  intermédiaires  entre  le  Prince  &  le  peuple, 
il  peut  être  afièz  indifférent  que  certains  hommes  paflent  de  l'un 
2l  l'autre  :  car,  comme  d'autres  les  remplacent,  ce  changement 
B^interrompt  point  la  progirefïïon.  Mais  dans  une  Démocratie ,  àîi 
les  fu^ts  &  le  Souverain  ne  font  que  les  mêmes  hommes  confidér^ 
fous  dtflPérens  rapports,  fi-tôt  que  le  plus  petit  nombre  remporte 
en  richefles  fur  le  plus  grand,  il  faut  que  l'État  périflfe  ouchangé 
de  forme.  Soir  que  le  riche  devienne  plus  riche  ou  le  pauvre  plu» 
indigent,  la  différence  des  fortunes  n'en  augmente  pas  moins  d'une 

AffiMmer  doocement  le  peuple^  IknÈ  attaqué ,  tout  feroit  perdu  ;  maïs ,  pour- 
^«K  fe  tvAne  en  nmnmire.  Si  le  moda-  vu  qne  tes  Grands  foient  £omens  , 
Att^etde  kore  «a  «le  tbfte  écok     ^"iwfan^uqs^  le  peuple  vivel 


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À  :  M^    b'A  l  e  m  b  e  rt.         ^87 

ihanîère  que  de  Pautre;  &  cette  difFérênce,  portée  au-deik  de  fa 
mefure  ^  eft  ce  qui  détroit  PéqiiHibré  dont  j'aî  parlé. 

Jamais  dans  une  Monarchie,  Topulence  d'un  particulier  ne  peu( 
le  mettre  au-defTus  du  Prince }  mais  dans  une  République  elle  peut 
aifément  le  mettre  au-de(Ius  des  loiz.  Alors  |e  gouvernement  n^a 
plus  de  force  y  &  le  riche  eft  toujours  le  vrai  Souverain.  Sur  cei 
maximes  if^con^ç fta)>Ie$ ,  il  refte  à  confîdérer  fî  Tin  égalité  n'a  pas 
atteint  parmi  nous  le  dernier  terme  oii  elle  peut  parvenir  fans 
ébra^er^^t^^épubliquo^-Je  m*en  rapporte  Ih-deflus  à  ceux  qui 
connoiiTent  mieux  que  mqj  notre  pqjo^litP^Q  y&  la  répartition  de 
nos  richefles.  Ce  que  je  fais,  c'eil  que  le  temps  feul  doi^nant  % 
Tordre  des  chofes  une  pente  naturelle  vers  cette  in^égalité  &  un 
progrès  fucceflîf  jufqù^à  fon  dernier  terme ,  c'eft  tiile  gfande  im- 
prudence de  Patcélércr  encore  par  des  établifTemens  qui  la  favorî- 
fent.  Le  grand  Sully,  qui  nous  aînnfoît,  nôusPéûf  bien  fù  dire  :ïpèc« 
racles  &  comédies  dans  toute  petite  Répufilîque,  &  fur-tout  dan^ 
Genève,  afFoibliftement  d'État. 

Si  le  fcul  établifTement  du  théâtre  nous  efti^nui^ble,  qi|el.fifui£ 
tîrcrons-nous  des  pièces  qu'on  y  repréfente  î  Les  avantages- mêmes 
qu'elles  peuvent  p^pcurer  ,au^  peuples  .^po,fHr  Jefqutilsi>elles  ont  été 
•  çompofées  nous  toxnrnerpat  à  préjudice,  en  nbus.donnainr  poUt 
inftruélio|)  ce  qu'pf^  |eur  ^  donné;  pour,  cenfure»;  ou  du  pK)ins  ent 
dirigeant  nos  goûts  &  nos  tpclinadons  fur  les  chofes  du  monde  qui 
nousconviipnnent  le  moins*  La  trag^ie  nous  repréfentera  des  tyrans 
&  des  h^ros.  Qu'en  avons-nous  à  faire  ?  Sommes*nôus  faits  pour  en 
avoir  ou  le  devepîr^îJÇHçiji^uSjdoflfl§r%riu,pei  vaine  admiration  de  la 
puifTance  &  de  la  grandeur.  De  quoi  nous  fervira-t-ellç  ?  Serons* 
nous  plus[  grands  ou  plus  puif&ns  pour  cela?  Que  no\|^  Jh^iport^ 
(d'aller  érudier  fur  la  ^cène  les  devoju-s  des  Rois,  en  négligeant  de 
remplir  les  nôtrej»  ?  La  ftérâle  admiration  des  vertus  de  théâtre 
nous  dédommagera-i-elle  des  vertus.iîçnples  j6c  modeftes  qur  font 
\p  bqs^^^^i^ayen?  \u  }^u  dp.nous-guéwr  de no^. ridicules,  la  Comédie 
Dous  portera  ce^nt  d^aytrui  i  elle  nous  perfuadçira  qùeînou^  avoii^ 
tprt  de  i^prifer  des  vices  qu'on  eftime  fi  fort  ailleurs^, Quelque 
cxtravaguant  que  foit  u<i  Maquis ,  c'çft,  un  Marquis  onfin^  Coar 

C  c  c  i j 


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388  /•    /•    RovssE^u^ 

ccvçz  combien  ce  titre  fonne  dans  up  pays  aflcx  heureux  poiupr 
n'en  point  avoir;  &  qui  fait  combien  de  courtauts  croiront  fe  met-, 
tre  ^  la  mode,  en  imitant  les  Marquis  du  iîècle  dernier!  Je  ne 
répéterai  point  ce  que  j'ai  déjà  dît  de  la  bonne  foi  toujours  raHlée» 
du  vice  adroit  toujours  triomphant,  &  de  Texcmple  continuel  des* 
forfaits  rais  en  plaifanterîe.  Quelles  leçons  pour  un  peuple  dont: 
tous  les  fentimens  ont  encore  leui^  droiture  naturelle,  qui  croit 
qu'un  fcélérat  eft  toujours  méprifable ,  &  qu'un  homnie  de  bien 
ne  peut  être  ridicule!  Quoi!  Platon  banniflToît  Homère  déTa  Ré- 
publique, &  nous  /oufFrirons  Moliëre^'dahS  là  nôtre!  ^ue^pour- 
roit-H  nous  arriver  de  pis  que  de  re/Tembler  aux  gens  qu'il  nous 
peint  y  même  à  ceux  qu'il  nous  fait  aimer  ^ 

J'EN  ai  dit  aflez^,  je  crois,  fur  leur  chapitre,  &  je  ne  penfe 
guères  mieux  des  héros  de  Racine,  de  ces  héros  (i  parés,  fi  dou-. 
cereux,  fi  tendres,  qui ^. fous  .un.^r  de  courage  &  de  vertu,  ne 
nous  ifnpntrent  qup  les  modèles  de  jeunes  gens  dont  j'ai  parlé,  livrés 
^  la  galanterie,  k  la  moUefTe,  à  l'amoiir,  à  tout  ce  qui  peut  effé* 
miner  l'homme  &  l'attiédir  fur  le  goût  de  fes  véritables  devoirs. 
îToût  le  théâtre  Franfçoîs  né'^refpîre  que  la  tendre/Te  t  c'eft  la 
grande  vertu  à  laquelle  on  y  facrifie  toutes  les  autres ,  ou  du  moins 
qti'olî  y  rcïW^tim^lcs  eltèpe  aux  Speâateurs.  Je. ne  djs  pas  qu'on 
lait  tort  en  cela  quant  à  lîobjet  du  Poëfé  :  je  fats  que  l'homme  fans 
pafHons  éft  une  chfmèire  ;  que  l'intérêt  du  théâtre  li'eft  fbndé  que 
fur  les  pàflions  ;  que  le  cosur  ne  s'intéreflè  poirtt  i  celles  qui  lui 
font  fîtrangères,  ni  2l  celles  qu'Ain  n'aime  pas  k  vwr  en  autrui,  quoi- 
qu'on y  foit  fujet  foi- même.  L'amour  de  l'humanité ,  celui  de  la 
patrie  ,  fCTIit  lés -fentuwefis^-dofït  -les  peinturés  touchent  le  plus 
veux  quf  en  font  pénétrés  ;  mais  quand  ces  deux  paflîons  font 
îéteinte^,  il  ne  réfle  que  l'amtout  proprement  dît  pour  leui'  fup- 
pléér  :  parce  que  ^  fon  charme  eft  plus  naturel  &  s'efface  plus 
difficilement  dû  cœur  que  celui  de  touteS  les  autres.  Cependant 
il  n^ft  pas  également  convenable  )l  tous  les  hommes  :  c'eft 
plutôt  cbmafe  /uj[$p1éi^ent  des  bons  fentimens  que  comme  bon 
«fentiment- lui-même*  qu'on*  peut  l'admettre;  non  qrfîl  ne  fok 
louable  en'  foi,  comme  toute  paflîbn  bien  réglée  ^  mais  parce 
*que  lefr  excès  C{i  font  dangereux  6c  inévitables^ 


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.      A    M.    j/AzEMBERTi  389 

Le  plas  méchant  des  hommes   efl   celui  qui  s'ifole  le  plus, 
qui  concentre  le  plus  Ton  cœur   en  lui-même;    le   meilleur  eft 
celui  qui  partage   également  Tes  afFedions  k  tous   fes  femblables. 
U  vaut  beaucoup  mieux  aimer  une  maitrefle  que  de  s'aimer  feul 
au  monde.  Mais  quiconque,  aime   tendrement    ks  parens  ,  ks 
amis ,  fa   patrie ,    &  le   genre  humain ,  fe  dégrade   par   un   atta- 
cheraient défordonné  qui  nuit  bientôt  à  tous  les  autres  &  leur  efl 
infailliblement  préféré.  Sur  ce  principe  »  je  dis  qu'il  y  a  des  pays 
où  les  mœurs ,  font  fi  mauvaîfes  qu'on  feroît   trop  heureux  d'y 
pouvoir  remonter  à  l'amour;   d'autres  oii  elles  font  aflfcz  bonnes 
pour  qu'il   foit  fâcheux    d'y   defcendre,  &  j'ofe    croire  le  mien 
dans  ce    dernier   cas.    J'ajouterai  que   les  objets  trop  paflîonnés 
font  plus  dangereux  h  nous  montrer   qu'à  perfonne ,  parce  que 
nous    n^avons  naturellement  que  trop  de  penchant  ^  les  aimer. 
Sous  un  air   flegmatique  &  froid,  le  Genevoiis  cache  une  ame 
ardente  &  fenfible ,  plus  facile  \  émouvoir    qu'à  retenir.    Dans 
ce  féjour  Hé  la  raifon,  la    beauté   n'efl  pas  étrangère,  ni  fans 
empire  ;  le  levain  de    la   mélancolie    y   fait  fouvent  fermenter 
Tamour;  les  hommes   n'y  font   que  trop  capables  de  fentîr  des 
paflions    violentes  ,    les   femmes  de   les  infpîrer  ;    &   les  trifles 
effets  qu'elles  y  ont  quelquefois  produits  ne  montrent  que  trop 
le  danger  de   les  exciter  par  des  fpeâacles  touchans  &  tendres. 
Si  les  héros  de  quelques  Pièces  foumettent  l'amour  au  devoir, 
en  admirant  leur  force ,  le  cœur  fe  prête  à  leur  foibleffe  ;   on 
apprend  moins  à  fe  donner  leur  courage  qu'à  fe  mettre  dans  le 
cas  d'en  avoir  befoin.  C'eft  plus  d'exercice  pour  la  vertu  ;  mais 
qui  l'ofe  expofer  à  ces  combats,  mérite  d'y  fuccomber.  L'amour, 
l'amour  même  ,  prend  fon  mafque  pour  la  furprendre  ;  il  fe  pare 
de  fon  enthoufiafme ;  il  ufurpe  fa  force;  il  afFefte  fan  langage, 
&  quand  on  s'apperçoit  de  l'erreur  ,  qu'il  efl  tard  pour  en  revenir  > 
Que  d'hommes  bien    nés  ,*  féduits   par  ces  apparences ,  d'amans 
tendres  &   généreux  quils  étoient  d'abord  ,    font  devenus   par 
degrés   de   vils  corrupteurs ,  fans  mœurs  ,  fans   refpeft  pour   la 
foi  conjugal;  fans  égards  pour  les  droits  de  la  confiance  &  de 
l'amitié  !  Heureux  qui  fait  fe  reconnoitre  au  bord  du  précipice 
ft  s'empêcher  d'y  tomber  !  £il-ce  au  milieu  d'une  courfç  rapide 


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^90         /•    /.     R  à  tr  a  S.É  À  v: 

qu'on  doit  efpérer  de  s'arrêter  î  Eft-ce  en  s'attendriflant  tous 
les  jours  qu'on  apprend  à  furmonter  la  tendreffe  ?  On  triomphe 
aifémcnt  d'un  foible  penchant;  mais  celui  qui  connut  le  véritable 
amour  &  Ta  fu  vaincre ....  Ah  !  pardonnons  à  ce  martel  s'il  exifte  , 
d'ofer  prétendre  ï  la  vertu  î 

Ainsi  de  quelque  manière  qu'on  envisage  les  chofes  ,  ïa 
même  vérité  nous  frappe  toujours.  Tout  ce  que  les  pièces  de 
théâtre  peuvent  avoir  d'utile  a  ceux  pour  qui  elles  ont  été 
faites  ,  nous  deviendra  préjudiciable  »  jufqu^au  goût  que  nous 
croirons  avoir  acquis  par  elles  » .  &  qui  ne  fera  qu'un  faux  goût , 
fans  taâ  ,  fans  délicatefTe  »  fubftitué  mal-k-propos  parmi  nous  à  la 
folidité  de  la  raifon.  Le  goût  tient  ï  plufieurs  chofes  :  les  recher- 
ches d'imitation  qu'on  voit  au  Théâtre ,  les  comparaifons  qu'on  a 
lieu  d'y  faire  ,  les  réflexions  fur  l'art  de  plaire  aux  fpeâateurs  i 
peuvent  le  faire  germer,  mais  non  fufllire  à  fon  développement. 
Il  faut  de  grandes  villes  ;  il  faut  àçs  beaux  arts  &.du  luxe  ;  il 
faut  un  commerce  intime  entre  les  citoyens  ;  il  faut  une  étroite 
dépendance  les  uns  des  autres  ;  il  faut  de  la  galanterie  &  même 
de  la  débauche  ;  il  faut  des  vices  qu'on  foit  forcé  d'embellir  ^ 
pour  faire  chercher  ï  tout  des  formes  agréables  »  &  réuffîr  à  les 
trouver.  Une  partie  de  ces  chofes  nous  manquera  toujours  »  & 
nous  devons  trembler  d'acquérir  l'autre. 

Nous  aurons  des  Comédiens ,  mais^  quels  ?  Une  bonne  troupe 
viendra*  t-elle  de  but -en -blanc  s'établir  dans  une  ville  de  vingt* 
quatre  mille  âmes  ?  Nous  en  aurons  donc  d'abord  de  mafuvais ,  & 
nous  ferons  d'abord  de  mauvais  juges.  Les  formerons-nous, 
ou  s'ils  nous  formeront  ?  Nous  aurons  de  bonnqs  pièces  j  mais  les 
recevant  pour  telles  fur  la  parole  d'autrui ,  nous  ferons  difpenfés 
de  les  examiner  ,  &  ne  gagnerons  pas  plus  ï  les  voir  jouer  qu'Ji 
les  lire.  Nous  n'en  ferons  pas  moins  les  connoideurs  ,  les  arbitres 
du  théâtre  j  nous  n'en  voudrons  pas  moins  décider  pour  notre  ar- 
gent ,  &  n'en  ferons  que  plus  ridicules.  On  ne  l'eft  point  pour 
manquer  de  goût ,  quand  on  le  méprife }  mais  c'eft  l'être  que  de 
s'en  piquer  &  n'en  avoir  qu'un  mauvais.  Et  qu'eft-ce  au  fond  que 
ce  goût  fi  vanté  l  L'art  de  fe  connoître  en  petites  chofes..  En  vé^ 


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"A   M.  j>*Al  em  jb  eu  t. 


39Ȕ 


tiré ,  quand  on  en  a  une  aufli  grande  à  confenrer  que  la  liberté  ; 
tout  le  refte  efl  bien  puérile. 

Je  ne  vois  qu'un  remède  h  tant  d'inconvéniens  :  c'eft  que  i 
pour  nous  approprier  les  drames  de  notre  théâtre  ,  nous  les  com« 
pofions  nous-mêmes  y  &  que  nous  ayons  des  aoteurs  avant  des 
Comédiens.  Car  il  n'eft  pas  bon  qu'on  nous  montre  toutes  fortes 
d'imitations,  mais  feulement  celles  des  chofes  honnêtes,  &  qui 
conviennent  k  des  hofnmes  libres.  (54)  Il  eft  sûr  que  des  pièces 
tirées  ,  comme  celles  des  Grecs  ,  des  malheurs  pafTés  de  la  patrie  ^ 
ou  des  défauts  préfens  du  peuple  ,  pourroient  offrir  aux  fpeâateurs 
des  leçons  utiles.  Alors  quels  feront*Ies  héros  de  nos  Tragédies  ? 
Des  Berthelier  ?  Des  Lévrery  ?  Ah  !  dignes  citoyens ,  vous  fûtes 
des  héros  ,  fans  doute  ,  mais  votre  obfcurité  vous  avilit ,  vos  notni 
communs  déshonorent  vos  grandes  âmes ,  (  5  5  )  &  nous  ne  fom«: 


(  14)  Si  quis  ergo  in  noftram  ur- 
bem  vénerie  qui  animi  fapientiâ  in 
omnes  poflit  fefe  vercere  formas ,  & 
omnia  imitari,  volueritque  poemac^ 
fua  oftencare,  venerabimur  quidem 
ipfum ,  uc  facrum  ,  admirabilem  ,  & 
jucundum  :  dicetnus  autem  non  efle 
ejufniodi  hominem  in  repubficâ  ûoT* 
trâ  ,  neque  fas  efle  uc  inlic ,  mirte- 
mufque  in  aliam  urbem  ,  unguenco 
capui  efus  peruagentes  ,  lanâque  co« 
ffonances.  Nos  autem  aufteriori  mi« 
Aafque  jucundo  utemur  Poëti ,  faba« 
larumquè  fiâore ,  uciliracis  gratiâ ,  qui 
liecoci  nobis  rationem  exprimât,  & 
qus  dtci  délient  dicac  in  his  formu* 
lis  quas  à  principio  pro  legibus  tu- 
limus,  quando  cives  erudite  aggreifi 
fumus.  Piat.  de,  Rep.  Ub.  JIL 

(  jj  )  Philibert  Berthelier  fut  leCa- 

«on  de  notre  patrie ,  avec  cette  difFé- 

*  rence    que  la   liberté  p^lique  finit 

par  Tun  &  commença  ^ar  l'autre*  D 


tenoit  une  belette  privée  quand  il 
fut  arrêté  ;  il  rendit  fon  épée  aveo 
cette  fierté  qui  fied  fi  bien  k  la  vertu 
malheureufe:  puis  il  continua  de  jouec 
avec  fa  belette ,  fans  daigner  répon<^ 
dre  aux  outrages  de  fes  gardes.  Il 
mourut  comme  doit  mourir  un  marr 
tyr  de  la  liberté. 

Jean  Levrery  fut  le  Favonius  d0 
Berrhelier  j  non  pas  en  imitant  pué- 
rilement fes  difcours  &  Ces  manié-* 
res,maisen  mourant  yolontairemeric 
comme  lui ,  fâchant  bien  que  Texenn 
pie  de  fa  mort  feroit  plus  utile  a  fon 
pays  que  fa  vie.  Avant  d'aller  a  Té- 
chafaud ,  il  écrivit  fur  le  mur  de  fa  . 
prifon  cette  épitaphe  qu*on  avoit  fait 
faire  à  fon  prédécefleur. 

Qtttd  miki  mors  nocuit?  Virtus poji 

fat  a  vire/ci  t  : 
Nec  cruce ,  ntcfavi  gladio  perii  il/ê 

Tyrannu^ 


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Î9» 


J^    J.    ROV  SSÉAVy 


mes  plus  aflez  grands  nous-mêmes  pour  vous  favoîr  admirer.  Quefe 
feront  nos  tyrans?  Des  Gentîlhommes  de  laCuilliere  (  5^  )>  des 
Évéques  de  Genève»  des  Comtes  de  Savoie,  des  ancêtres  d^une 
siaifon  avec  laquelle  nous  venons  de  traiter,  &  à  qui  nous  devons 
du  refpeft  ?  Cinquante  ans  plutôt  je  ne  réponHrois  pas  que  le  Dia- 
ble (  5  7  )  &  l'Ante-chrift  n'y  enflent  auflî  fait  leur  rôle.  Chez  les 
Grecs ,  peuplé  d^ailleurs  aflez  badin ,  tout  étoit  grave  &  férieux , 
iî-tôt  quil  s^agiflbit  de  la  patrie  ;  mais  dans  ce  fiècle  plaifant,  oh 
rien  n'échappe  au  ridicule ,  hormis  la  puiflance ,  on  n'ofe  parler 
d'héroïfme  que  dans  les  grands  États ,  quoiqu^on  n'en  trouve  que 

dans  les  petits. 

• 

Quant  \  la  Comédie ,  il  nY  f^ut  pas  fonger.  Elle  cauferoic 
chez  nous  les  plus  affreux  défordres  ;  elle  ierviroit  d'inflrument  aux 
faftions,  aux  partis,  aux  vengeances  particulières.  Notre  ville  eft 
€1  petite  que  les  peintures  de  mœurs  les  plus  générales  y  dégéné- 
reroiem  bientôt  çn  fatyres  &  perfonnalités.  L'exemple  de  l'an- 
cienne Athènes ,  ville  imcomparablement  plus  peuplée  que  Genè- 
ve, nous  offre  une  leçon  frappante:  c'efl  au  théâtre  qu'on  y  pré- 
para Pexil  de  pluiîeurs  grands  hommes  &  la  mort  de  Sotrate  ;  c'efl 

par 


(  j6)  Cétoît  une  confrairie  de  Gen- 
ôlshofflines  Savoyards,  qui  avoiéiit 
fait  vœu  de  brigandage  contre  la  ville 
de  Genève ,  &  qui ,  pour  marque  de 
leur  aflbciatioa ,  porcoient  une  cuil)ere 
pendue  au  cou« 

iVj)  i'ai  lu  dans  ma  jeunefle une 
Tragédie  de  rEfcaladé ,  où  ie  Diable 
Itoit.en.^ffet  un  des  aôeurs.  On  me 
difoic  que  c^cte  pièce  ayant  une  fois 
été  rcpréfentëe ,  ce  perfonnage ,  en 
encrant  fur  1^  fcène,  fe  trouva  dou- 
ble ,  cohime  fi  roriginal  eût  été  ja- 
/oux  qu'on  eût  Taudace  de  le  contre* 
faire,  &  qu'k  rinftant  l'effroi fi(  fuir 
lous  le  monde ,  &  finit  la  repréfen- 


cation.  Ce  conte  eft  burlefque ,  &*  le 
paroitra  bien  plus  k  Paris  qu'à  Ge- 
nève :  cependant ,  qu'on  fe  prête  aux 
fixppofitions ,  on  trouvera  dans  cette 
double  apparition  un  effet  théâtrale 
&  vraiment  effrayanc.  Je  n'imagine 
qu'un  fpeâade  plus  fimple  &  plus 
terrible  encore  ;  c'eft  celui  de  la  main 
fintanc  du  mur  &  traçant  des  mots 
inconnus  au  feftin  de  Balthazar.  Cette 
feule  idée  fait  friflbnner.  Il  me  fem* 
ble  que. nos  Poëtes  lyriques  font  loin 
de  ces  inventions  fublimes;  ils  font, 
pour  épouvanter  ,  un  fracas  de  déco- 
rations fans  effet.  Sur  la  fcène  même 
il  ne  faut  pas  tout  dire  \  la  vue;  nui* 
ébranler  i'imagiuacioiu 


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A     M.     d'AlÉMB  ERT.  593 

par  la  ftireùr  du  théâtre  qu'Athènes  pérît ,  &  Ces  défaftrcs  ne  juf- 
tifierent  que  trop  le  chagrin  qu'avoit  témoigné  Solon  aux  pre- 
mières repréfentations  de  Thefpis.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  sûr 
pour  nous ,  c'eft  qu'il  faudra  mal  augurer  de  la  République ,  quand 
on  verra  les  citoyens  traveflis  en  beaux  efprits,  s'occuper  à  faire 
des  vers  François  &  des  pièces  de  théâtre  i  talens  qui  ne  font  point 
«les  nôtres  &  que  nous  ne  pofTéderons  jamais.  Mais  que  M.  de 
Voltaire  daigne  nous  compofer  des  Tragédies  fur  le  modèle  de 
la  mort  de  Céfar ,  du  premier  aâe  de  Brutus  ,  & ,  s'il  nous  faut 
abfolument  un  théâtre  ,  qu'il  s'engage  à  le  remplir  toujours  de  fou 
génie ,  &  a  vivre  autant  que  fes  pièces. 

Je  feroîs  d'avis  qu'on  pesât  mûrement  toutes  ces  réflexions  ; 
avant  de  mettre  en  ligne  de  compte  le  goût  de  parure  &  de  dif- 
lîpatîon  que  doft  produire  parmi  notre  jeunefle  l'exemple  des  Co- 
médiens :  mais  enfin  cet  exemple  aura  fon  effet  encore  ;  &  fi  gé- 
néralement par-tout  les  loix  font  înfuflSfantes  pour  réprimer  des 
vices  qui  naiflent  de  la  nature  des  chofes ,  comme  je  croîs  l'avoir 
montré ,  combien  plus  le  feront-elles  parmi  nous ,  oîi  le  premier 
ïîgne  de  leur'  foiblefle  fera  l'établîflement  des  Comédiens  î  Car  ce 
ne  feront  point  eux  proprement  qui  auront  introduit  ce  goût  de 
diflipation  :  au  contraire ,  ce  même  goût  les  aura  prévenus ,  les 
aura  introduits  eux-mêmes,  &  ils  ne  feront  que  fortifier  un  pen- 
chant déjà  tout  formé ,  qui  les  ayant  fait  admettre  >  à  plus  forte 
çaîfon  les  fera  maintenîj^  avec  leurs  défauts. 

Je  m'appuie  toujours  fiir  la  fuppofitioh  qu'ils  fubfifieront  «om* 
modément  dans  une  aufli  petite  ville ,  &  je  dis  que  fi  nous  les 
îionorons ,  comme  vous  le  prétendez,  dans'  un  pays  oîi  tous 
font  k-peu-pr.ès  égaux ,  ils  feront  les  égaux  de  tout  le  monde, 
&  auront  de  plus  la  faveur  publique,  quileUf  <èft  naturellement 
acquife.  Ils  ne  feront  point ,  comme  ailleurs ,  tenus  en  refpeâ 
par  les  grands ,  dont  ils  recherchent  îa  bienveillance  i  &  dont  îb 
craignent  la  difgrace.  Les  Magiftrats  leur  en  impoferont  :  foit. 
Mais  ces  Magifirats  auront  été  particuliers  ;  ils  auront  pu  être 
familiers  avec  eux  ;  il^  auront  des  enfans  qui  le  feront  encore  t 
de»  femmes  qui  aimeri)nt.  le   plaifir.  Toutes  ces  liaifons  feront 

Œuvres  rn/lé^.  Tome  IL  Ddd 


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594       ••^*    !•    R  o  V  s  s  E  A  u; 

des  moyens  d'indulgence  &  de  proteftion ,  auquel  il  fera  împcrf-^ 
fîble  de  réfifter  toujours.  Bientôt  les  Comédiens ,  sûrs  de  l'impu- 
nité ,  la  procureront    encore  à  leurs  imitateurs  ;  c*eft   par   eux 
qu'aura   commencé   le  défordre ,  mais  on    ne    voit    plus  où  il 
pourra  s'arrêter.    Les  femmes ,  la  jeunefle ,  les  riches ,  les  gens 
oififs,  tout  fera  pour  eux  ,  tout  éludera  des  loix  qui  les  gênent, 
tout  favorifera  leur  licence  :  cliacun,  cherchant  h  les  fatisfaire; 
croira  travailler  pour  fes  plaîfirs.  Quel    homme  ofera  s'oppofer 
à  ce  torrent ,  fi  ce  n'eft  peut-^tre  quelqu'ancien  Paôeur  rigide, 
qu'on  n'écoutera. point  ,  &   dont  le  fens  &  la   gravité  pafleronf 
pour  pédanterie  chez  une  jeunefle  inconfidérée  ?  Enfin  ppur  peu 
qu'ils  joignent  d'art. &   de   manège  à  leurs  fuccès,  je  ne  leur 
.  donne  pas  trente  ans  pour  être  les  arbitres  de  l'État.  (58)  On 
verra  les  afpirans   aux  charges  briguer  leur  faveur  pour  obtenir 
ies  fufFrages  :  les  éleftions  fe  feront  dans  les  loges  des  Aftrices, 
&  les   chefs  d'un, peuple   libre  feront  les   créatures  d'une  bande 
d'hiftrîons.  La  plume  tombe  des  n^ain?  ^à^p^te  idée.   Qu'on  l'é- 
carte  tant  qu'on  vaudra,   qu'on  m'accufe  d'outrer  la  prévoyance^ 
je  n*ai  plus  qu'un   mot  à   dire.  Quoi  qu'il  arrive,  il  faudra  que 
ces  gens-lji  réforment  leurs   mœurs   parmi  nous^  ou  qu'ils  cor- 
j-ompent  les  nôtres.  Quand  cette  alternative  aura  cefl'é  de  nous 
effrayer ,  les    Comédiens  pourront  venir  j   ils  n'auront  plus  de 
fnal  h  noys  faire.         .  luo  *^ 

Voila,  Monfieur ,  les  confîdératîons  que  j^avoîs  h  propofér 
au  public  &  à  vous  fur  la  ^ueftion  qu'il  voys  a  plu  d'agiter 
dans  un  îirticle  oii  elle  étoît ,  ^.mon  avis  ,  tout-à-fait  étrangère* 
Quand  mes  raifons  ,^  moins^^ortes  qu'elles  ne  me  paroiflènt,  n'au* 
roient  pas  un  poi^s  fuffifant  pour  contrebalancer  les  vôtres  , 
¥ous  conviendrez  au  moins  que,  dans  un  auflî  petit  'Étatique  la 
république  de  Genève  ,  toutes  innovations  font  dangereufes ,  & 
qu'il  n'en  faut  jamais  ïaire  fans  des   motift   urgens   &   graves. 

.  (  y8  )  On  ipit  toujours  fe  fouvenir  modéré ,  il  faudrai  qu'eDe  tombe.  La 

que  ,  pour   que  la  Comédie  fe  fou-  raifon  veut  donc  qu'en  examinant  les 

tienne  à  Genève,  il  faut  que  ce  goût  effets  dû  théâtre,  on  les  mefure'iur 

y  4e?teniie  une  fureur  j  s'il  o'ellque  une  çiufe  capable  de  le  fouteiitr« 


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A      M.      1>'A  L  £  M  B  E  RT.  593* 

Qu'on  nous  montre  donc  la  preflante  néceflîté  dé  celle-cî.  Où 
font  les  défordres  qui  nous  forcent  de  recourir  k  un  expédient 
fi  ftifpeél  ?  Tout  eft-il  perdu  fans  cela  ?  Notre  ville  eft  -  elle  fi 
grande,  le  vice  &  roifiveté  y  ont-ils  déjà  feit  un  tel  progrès 
qu'elle  ne  puîflfe  plus  "déformais  fubfîfter  fans  Speôacles  ?  Vous 
nous  dites  qu'elle  en  foufFre  de  plus  mauvais  ,  qui  choquent 
également  le  goût  &  les  mœurs  ;  mais  il  y  a  bien  de  la  diffé- 
rence entre  montrer  de  mauvaifes  mœurs  &  attaquer  les  bonnes  : 
car  ce  dernier  effet  dépend  moins  des  qualités  du  Speâacle  que 
--  de  l'impreflion  qu'il  caufe.  En  ce  fens ,  quel  rap|)ort  entre  quel- 
ques farces  paffagères  &  une  Comédie  à  demeure ,  entre  les 
poliçonneries  d'un  Charlatan  &  les  repréfentations  régulières  des 
ouvrages  dramatiques ,  entre  des  tréteaux  de  foire  élevés  pour 
réjouir  la  populace  &  un  théâtre  eftimé ,  où  les  honnêtes  gens 
penferont  s'inflruire  î  L'un  de  ces  amufemens  efl  fans  confé- 
quence  &  refle  oublié  dès  le  lendemain;  mais  l'autre  eft  une 
affaire  importante ,  qui  mérite  toute  l'attention  du  gouverne- 
ment. Partout  pays  il  eft  permis  d'amufer  les  enfans,  &  peut 
être  enfant  qui  veut  fans  beaucoup  d'inconvénîens.  Si  ces  fades 
Speâacles  manquent  de  goût ,  tant  mieux ,  on  s'en  rebutera 
plus  vite  i  s'ik  font  groflîers,  ils  feront  moins  féduifans.  Le  vice 
ne  s'infinue  guères  en  choquant  l'honnêteté,  mais  en  prenant 
fon  image  ;  &  les  mots  iales  font  plus  contraires  a  la  politefle 
qu'aux  bonnes  mœurs.  Voilk  poiurquoi  les  expreflîons  font  tou- 
jours plus  recherchées  &  les  oreilles  plus  fcrupuleufes  dans  les 
pays  plus  corrompus.  S'apperçoit-on  que  les  entretiens  de  la 
halle  échauffent  beaucoup  la  jeuneflfe  qui  les  écoute  ?  Si  font  bîea 
les  difcrets  propos  du  théâtre  ,  &  il  vaudroit  mieux  qu'une 
jeune  fille  vît  cent  parades  qu'une  feule  repréfentation  de 
l'Oracle. 

Au  refte,  j'avoue  que  j'aimerois  mieux,  quant  k  moi,  que 
nous  puffions  nous  paflfer  entièrement  de  tous  ces  tréteaux ,  & 
que,  petits  &  grands,  nous  fuflîons  tirer  nos  plaifirs  &  nos  devoirs 
de  notre  état  &  de  nous-mêmes;  mais  de  ce  qu'on  devroit 
peut--étre   chafler  les   bateleurs,  il  ne   s'enfuit   pas    qu'il  faille 

Dddij 


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596 


/•      /.      ROU  S^S  E  AUy 


appeller  les  Comédiens.  Vous  avez  vu  dans  votre  pays  la  ville 
de  Marfeille  fe  défendre  long-temps  d'une  pareille  innovation ,. 
réfifter  même  aux  ordres  réitérés  du  Miniftre ,  &  garder  encore , 
dans  ce  mépris  d^un  amufement  frivole ,  une  image  honorable 
de  fon  ancienne  liberté.  Quel  exemple  pour  une  ville  c^ui  n'a. 
pointe  n  core  perdu  la  fienne  ! 

Qu'on  ne  penfe  pas,  fur-tout,  faire  un  pareil  établiflement  par 
manière  d'eflaî,  fauf  à  l'abolir  quand  on  en  fentira  les  înconyé- 
niens  ;  car  ces  inconvéniens  ne  fe  détruifent  pas  avec  le   théâtre 
qui  les  produit,  ils  reflént  quand  leur  caufe    eft  ôtée  \  &    dès 
qu'on  commence  k  tes  fentir ,  ils  font  irrémédiables.  Nos  mœurs 
altérées ,  nos  goûts  changés  ne  fe  rétabliront  pas  comme    ils  fe 
feront  corrompus  ;  nos  plàifirs  mêmes ,  nos  innocens  plaifîrs  au- 
ront perdu  leurs  charmes  \  le  Speâacle  nous  en  aura-  dégoûtés 
pour  toujours.  L'oifiveté,  devenue  néccfraîre,.les  vuides  du  temps^ 
que  nous  ne  /aurons  phis  remplir,  nous  rendront  k  charge  k  nous- 
mêmes  ;  les  Comédiens  en  partant  nous  laifleront  l'ennui  pour  ar- 
rhes de  leur  retour  ;  il  nous  forcera  bientôt  a  les  rappeller  ou  k 
faire  pis.  Nous  aurons  mal  fait  d'établir  la  comédie ,  nous  ferons: 
mal  de  la  laiflbr  fuWîfter,  nous  ferons  mat  de  la  détruire  :  après: 
la  première  faute,  nous  n'aurons  plus  que  le  choix  de  m>s  maux.. 

Quoi!  ne  faut- il  donc  aucun  Spedaclç  dans  une  Républiqueh 
Au  contraire,  il  en  faut  beaucoup.. C'efl  dans  les  Républiques, 
qu'ils  font  nés,  c'eft  dans  leur  fein  qu'on  les  voit  briller  avec  un. 
véritable  air  de  fête.  A  quels  peuples  convient-il  mieux  de  s'af- 
fembler  fouvent  &  de  former  entre  eux  les^  doux  liens  du  plaifor 
&  de  la  joie,  qu'^  ceux  qui  ont  tant  deraifons  de  s'aimer  &  de- 
reflet  à  jamais  unis?  Nous  avons,  déja.plufieurs  de.  ces.  fêtes  pu- 
bliques ;  ayons-en  davantage  encore ,  je  n'en  ferai  que  plus  char- 
mé. Mais  n'adoptons  point  ces  Speâacles  exclufifs  qui  renferment 
triflement  un  petit  nombre  de  gens  dans  un  antre  obfcur  ;  qur 
lés  tiennent  craintifs  &  immobiles  dans  le  filence  &  Tinaâion  y 
qui- n'offrent  aux  yeux  que  cloifons,  que  pointes  de  fer  ,  que  fol- 
dats,  qu'affligeantes  images  de  la  fervitude  &de  Pinégalicé.  Nony. 
^aiples  heureux,  ce  ne  font  pasdà  vos  fêtes  1  c'efl  en  plein  zk  ft 


L 


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"À  M.  D^A lekbejrt:: 


%97 


f^efl  fons  le  cîel  qu'il,  faut  vous  rafTembler  &  vous  livrer  au  doux: 
fentiment  de  votre  bonheur.  Que  vos  plaîfirs  ne  foient  efFémî- 
néis-  ni  mercenaires  v  que  rien  de  ce  qui  fent  la  contrainte  fie 
rintérêtne  les  empoifonne  ;  qu'ils  foient  libres  fie  généreux,  commet 
vousî  que  le  foleil  éclaire  vos  innocens  Speftacles  r  vous  en  for-r 
merez  un  vous-mêmes ,.  le  plus  digne  qu'il,  puiffe  éclairer.. 

Mais  quels  feront  enfin  les  objets  de  ces  Speâacles?  Qu'y- 
montrera-t-on?*Rîen,  fi  l'on  veut.  Avec  la  liberté  ,  par-tout  où 
règne  l'affluence,  le  bien-être  y  règne  auflî.  Plantez  au  milieu* 
d^une  place  un  piquet  couronné  de  fleurs ,  raflemblez-y  le  peuple  p 
Se  vous  aurez  une  fête.  Faîtes  mieux  encore,  donnez  les  fpefta- 
teurs  en  fpeftacle,  rendez-les  afteurs  eux-mêmes  ;  faites  que  cha- 
cun fe  voie  fie  s'aime  dans  lès  autres,  afin  que  tous  en  foient 
mieux  unis.  Je  n'ai  pas  befoin  de  renvoyer  aux  jeux  des  anciens 
Grecs  :  il  en  eft  de  plus  modernes ,  il  en  eft  tfexiftans  encore ,, 
&  je  les  trouve  précifément  parmi  nous.  Nous  avons  tous  lès  ans 
des  revues ,  dès  prix  publics ,  des  Rois  de  l'arquebufe ,  dn  canon  r 
de  la  navigation.  On  ne  peur  trop  multiplier  dès  établifTemens  fi' 
utiles  (59)  fie  fi  agréables ;, on  ne  peut  trop  avoir  de  femblablesi 


('^9  )  Il  ne  fuffit  pas  que  lè  peuplé 
ait  du  pain  &  vive  dans  fa  condition. 
It  faut  qu'il  y  vive  agréablement ,  afin- 
qu'il  en  remplifle  mieux  les  devoirs, 
qu'il  fe  tourmente  moins  pour  en  for- 
tir  ,  Se  que  Tordre  public  foie  mieux, 
établi.   Les  bonnes   mceurs  tiennent 
plus  qu'on  ne  penfe  a  ce  que  cha- 
cun fe  plaife  dans  fon  état.  Le  ma- 
nège &  rdprit  d'intrigue  viennent 
d^inquiétude  fie  de  mécontentement  :* 
tout  va  mal  quand  l'un  afpire  à  rem- 
ploi d'un  autre.  Il  faut  aimer  fon  mé- 
tier pour  le  bien  faire:  L'afliette  de? 
rÉtat.n'^  bonne  &  folide  que  quand,, 
tous  fe  fentant  a  leur  place  ^  les  for- 
ces particulières  fe  réuniifent  6c  con*!- 
«ourentau  bien  publia ,  au  lieu,  de 


e'ùfér  Tune  contre  l'autre,  comme  eîlesv 
font  dans  tout  État  mal  conflitué.  Cela^ 
pofé,  que  doit-onpenfer  decenx  quii 
voudroient  ôter  au  peu|)^e  les  fêtes  ,. 
les  plaifirs  fie  toute  efpèce  d'amufe— 
ment ,  comme  autant  de  diftraélions; 
qui  le  détournent  de  fon^travail  ?  Cette* 
maxime  eft  barbare  fi&  faufle.  Tanr. 
pis  fi  le  peuple  n'a  de  temps  que  pour: 
gagner  fon  pain;  il  lui  en  faut  encore? 
pour  le  manger  a  vec  joie:  autrement  : 
il  ne  le  gagnera  pas  longr temps»  Ce: 
Dieu  jufte  fie  bienfaifant  ,  qui  veut: 
qu'il  s'occupe ,-  veut  auflî  qu^'il  ft  dé— 
laflè  :  la  nature  lui  impofe.  également: 
r.exercice  &  le  repof-,.  le  plaifir  &  lai 
peine;  Le  dégoàt  du  travail  accablée 
glus-  lesmalheureux  que^  le  travail  mé^. 


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39^  ^-    ^'    RovssEÀvi 

Rois.  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas,  pour  nous  rendre  dî/pos  & 
robuftes,  ce' que  nous  faifons  pour  nous  exercer  aux  armes?  La 
République  a-t-elle  moins  befoin  d^ouvriers  que  de  foldats  ?  Pour- 
quoi ,  fur  le  modèle  des  prix  militaires ,  ne  fonderions-nous  pas 
d'autres  prix  de  gymnaftique  ,  pour  la  lutte ,  pour  la  courfe ,  pour 
le  difque ,  pour  divers  exercices  du  corps  î  Pourquoi  n^animerions- 
nous  pas  nos  Bateliers  par  des  joutes  fur  le  lac  ?  Y  auroit-il  au 
monde  un  plus  brillant  fpeôacle  que  de  voir ,  fur  ce  vafte  &  fu- 
perbe  baflîn,  des  centaines  de  bateaux  élégamment  équipés,  par- 
tir k  la  fois  au  fîgnai  donné ,  pour  aller  enlever  un  drapeau  ar- 
boré au  but;  puis  iervir  de  cortège  au  vainqueur  revenant  en 
triomphe  recevoir  le  prix  mérité.  Toutes  ces  fortes  de  fêtes  ne 
font  difpendieufes  qu'autant  qu'on  le  veut  bien ,  &  le  feul  con- 
cours les  rend  affez  magnifiques.  Cependant  il  faut  y  avoir  aflîfté 
chez  le  Genevois,  pour  comprendre  avec  quelle  ardeur  il  s'y 
livre.  On  ne  le  reconnoît  plus  :  ce  n'eft  plus  ce  peuple  fi  rangé, 
qui  ne  fe  départ  point  de  fes  règles  économiques  ;  ce  n'eft  plus 
ce  long  raifonneur  qui  pefe  tout,  jufqu'à  la  plaifanterie ,  à  la  ba- 
lance du  jugement.  Il  eft  vif,  gai ,  careflant }  fon  cœur  eft  alors 
dans  ks  yeux  comme  il  eft  toujours  fur  fes  lèvres  ;  il  cherche  à 
communiquer  fa  joie  &  fes  plaifirs  î  il  invite  ,  il  preffè ,  il  force  , 
il  fe  difpute  les  furvenans.  Toutes  les  fociétés  n'en  font  qu'une , 
tout  devient  commun  k  tous.  Il  eft  prefqu'indifFêrent  k  quelle  ta- 
ble on  fe  mette  :  ce  feroit  l'image  de  celles  de  Lacédémone ,  s'il 
n'y  règnoit  un  peu  plus  de  profufion  ;  mais  cette  profufion  même 
eft  alors  bien  placée ,  &  l'afpeâ  de  l'abondance  rend  plus  tour 
chant  celui  de  la  liberté  qui  la  produit. 

L'HIVER  ,  temps  confacré  au  commerce  privé  des  amis  ,. con- 
vient moins  aux  fêtes  publiques.  Il  en  eft  pourtant  une  efpèce 
dont  je  Voudrois  bien  qu'on  fe  fît  mofins  de  fcrupule ,  favoir  les 

me.  Voulez-vous  donc  rendre  un  peu-  Des  jours  ainfi  perdus  feront  mieux 

pie  aûif  &  laborieux  ?  Donnez  -  lui  valoir  tous  les  autres.  Préfidez  i  fes 

des  fêtes,  offrez-lui  des   amufemens  plaifirs  pour  les  rendre  honnêtes  ;c'e(l 

qui  lui  faifent   aimef   fon  état ,  &  le  vrai  moyen  d'animer  fes  travaux, 
Tempéchent  d'en  envier  un  plus  doux. 


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J    M.   d'A  l  e  m  s  e  ht-         59^ 

bals  entre  de  jeunes  perfonncs  à  marier.  Je  n'aî  jamais  bien  conçu 
pourquoi  Ton  s'^efFarouche  fi  fort  de  la    danfe  &  des  aflèmblées 
qu'elle  occafionne  :  comme  s'il  y  avoir  plus  de  mal  à  danfer  qu'à 
chanter;  que  l'un  &  l'autre  de  ces  amufemens  ne  fût  pas  égale- 
ment une  infpiration  de  la  nature  ;  que  ce  fût  un  crime  à  ceux 
qui  font  deftinés  à  s'unir ,  de  s'égayer  en  commun  par  une  hon- 
nête récréation.  L'homme  &  la  femme  ont  été  formés  l'un  pour 
l'autre..  Dieu  veut  qu'ils  fuivent  leur  deftination ,  &  certainement 
lè  premier  &  le  plus  faint  de  tous  les  liens    de   la  fociété   eft  le 
mariage.  Toutes  les  faufïes  religions  combattent  la  nature  ;  la  nô- 
tre feule,  qui  la  fuit  &  la  règle,  annonce   une    inflitution  divine 
&  convenable  k  l'homme.  Elle  ne  doit  point  ajouter  fur  le  ma- 
riage ,  aux  embarras  de  l'ordre  civil ,  des  difficultés  que  l'Évan- 
gile ne  prefcrit  pas ,  &  que  tout  bon  gouvernement  condamne  ; 
mais  qu'on  me  dife  où  de  jeunes  perfonne    à  marier  auront  oc- 
cafion  de  prendre  du  goût  l'un  pour  l'autre,  &  de  fe  voir  avec 
plus  de  décence  &  dej  circonfpeftion  que  dans  une  àflèmblée   où 
les  yeux  du  public ,  inceffamment  ouverts  fur  elles ,  les  forcent  k 
la  réfèrve ,  à  la  modeftie ,  à  s'obferver  avec  le  plus  grand  foin  i 
En  quoi  Dieu  eft-il  ofFenfé  par  un  exercice  agréable,  falutaire  , 
propre  à  la  vivacité  des  jeunes  gens ,  qui  confifte  à  fe  préfenter 
l'un  à  l'autre  avec  grâce  &   bienféance ,  &  auquel  le  fpeâateur 
impofe  une  gravité   dont  on  n'oferoit  for  tir  un  inftant  ?  Peut-on 
imaginer  un  moyen  plus  honnête,  de  ne  point  tromper  autrui ,  du 
moins  quant  h  la  figure ,  &  de  fe  montrer  avec  les  agrémens  & 
les  défauts  qu'on  peut  avoir ,  aux  gens  qui  ont  intérêt  de   nous 
bien  connoître  avant  de  s'obliger  à  nous  aimer?  Le  devoir  de  fe 
chérir  réciproquement  n'emporte-t-il  pas  celui  de  fe  plaire  ?  Et 
n'eft-ce  pas  un  foin  digne  de  deux  perfonnes  vertueufes  &  chré- 
tiennes qui  cherchent  k   s'unir ,  de   préparée  ainfi   leurs  cœurs  k 
l'amour  mutuel  que  Dieu  leur  impofe  ? 

,Qxj\A.RRivE-T-iL  dans  ces  lieux  oii  règne  une  contrainte  éter- 
nelle, où  l'on  punit  comme  un  crime  la  plus  innocente  gaieté, 
ou  les  jeunes  gens  des  deux  fexes  n'ofent  jamais  s'afTernbler  eti, 
public,  &  où  l'indifcrette  févérité  d'un  Pafteur  ne  fait  prêcher  aii 


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400 


X    J.    Rov  s  s  E  A  u; 


fiom  de  Dieu  qu'une  gêne  fervHe^  &  la  trifteffe  &  l'ennui  ?  On 
•élude  une  tyrannie  infupporcable  que  la  nature  &  la  raifon  déûi' 
Touent.  Aux  plaifirs  permis  dont  on  prive  une  jeuneflè  enjouée 
.&  folâtre,  elle  en  fubftitue  de  plus  dangereux.  Lg%  tête-a-tête 
adroitement  concertés  prennent  la  place  des  aflêmblées  publiques. 
A  force  de  fe  cacher  comme  fi  l'on  étoit  coupable^  on  eft  tenté 
^e  le  devenir.  L'innocente  joie  aime  à  s'évaporer  au  grand  jour  ; 
mais  le  vice  eft  ami  des  ténèbres  ,  &  jamais  l'innocence  &  le 
jtnyftère  n'habitèrent  long-temps  enfcmble. 

Pour  moi ,  loin  de  blâmer  de  fi  fimples  amufemens ,  je  vou- 
droîs  au  contraire  qu'ils  fufTent  publiquement  autorirés,&  qu'on 
y  prévînt  tout  défordre  particulier  en  les  convertiflant  en  bals 
folemnels  &  périodiques  ,  ouverts  indiftinôement  k  toute  la  jeuneflé 
à  marier.  Je  voudroîs  qu'un  Magiftrat  (^o  )  nommé  par  le  Con- 
feîl ,  pe  dédaignât  pas  de  préfider  a  ces  bals.  Je  voudroîs  que  les 
pères  &  mères  y  aflîftaflent ,  pour  veiller  fur  leurs  enfans  ,  pour 
être  témoins  de  leur  grâce  &  de  leur  adrefle ,  des  applaudifTemens 
qu'ils  aur oient  mérités ,  &  jouir  ainfi  du  plus  doux  fpeâacle  qui 
puifle  toucher  un  cœur  paternel.  Je  voudrois  qu?en  général  toute 
perfonne  mariée  y  fût  admife  au  nombre  des  fpedateurs  &  des 
juges  ,  fans  qu'il  fôt  permis  à  aucune  de  profaner  la  dignité  con- 
jugale en  danfant  elle-même  :  car  h  quelle  fin  honnête  pourroit- 
elle  fe  donner  en  montre  au  public  !  Je  voudrois  qu*on  formât  dans 
la  faHe  une  enceinte  commode  &  honorable ,  deftinée  aux  gens 
igés  de  l'un  &  de  l'autre  fexe»  qui  ayant  déjà  donné  des  citoyens 
\l  la  patrie,  verroient  encore  leurs  petits*enfans  fe  préparer  k  le 
devenir.  Je  voudrois  que  nul  n'entrât  ni  ne  fortît  fans  faluer  ce 

parquet , 


(  éb  )  A  chique  £Oips  de  métier  , . 
1  chacune  des  fociëcés  publiques  donc 
«ft  compoftS  notre  État,  prëfîde  un  de 
ces  Magiftrats  »  ibus  le  nom  de  Sei- 
gneur-Comms,  Ils  affiftent  à  toutes  les 
iâemblées  &inême  aux  feftins.  Leur 
;préfehce  n'empêche  point  une  hon- 
Mùtt  -famibaticé  -entre  les^embres^ 


l'aflociation  ;  mais  elle  maintient  tout 
le  monde  d^ns  le  reipeâ  qu'on  doit 
porter  aux  loix ,  aux  mœurs ,  i  la  dé- 
cence ,  même  au  fein  de  la  joie  & 
du  plaifir.  Cette  inftitution  eft  très- 
belle  ,  &  forme  un  des  grands  liens 
qui  unifient  le  peuple  à  fes  chefiù  ' 


i 


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A    M.    D^A  LE  M  b'e  nr:        401 

parquet,  &  que  tous  les  couples  de  jeunes  gens  vînflenr^  avant  de 
commencer  leur  ^lanfe  &  après  Pavoir  finie ,  y  faire  une  profonde 
révérence,  pour  s^accoutumer  de  bonne  heure  k  rc/peâer  la  vieil- 
le/Te. Je  ne  doute  pas  que  cette  agréable  réunion  des  deux  termes 
de  la  vie  humaine  ne  donnât  à  cette  affèmblée  un  certain  coup 
<l^œil  attendri/Tant  9  &  qu'on  ne  vit  quelquefois  couler  dans  le  par* 
^et  des  larmes  de  joie  &  de  fouvenir,  capables,  peut-être,  d'en 
arracher  à  un  fpeâateur  fenfible.  Je  voudrois  que  tous  les  ans ,  aa 
dernier  bal ,  la  jeune  perfonne  qui,  durant  les  précédens,  fe  feroic 
comportée  le  plus  honnêtement^  le  plus  modeflement,  &  auroit 
plu  davantage  à  tout  le  monde ,  au  jugement  du  parquet,  fût  hono- 
rée d'une  couronne  par  la  main  du  Seigneur^Commis  {6 1)  ^  &du 
•titre  de  Reine  du  bal ,  qu'elle  porteroit  toute  l'année.  Je  voudrois 
<ju'à  la  ctôture  de  la  même  afièmblée  on  la  reconduisit  en  cortège; 
que  le  père  &  la  mère  fuffcnt  félicités  &  remerciés  d'avoir  une  fille 
û  bien  née  &  de  l'élever  fi  bien.  Enfin ,  je  voudrois  que ,  û  elle 
venoit  à  fe  marier  dans  le  cours  de  l'an,  la  Seigneurie  lui  fit  ua 
préfent,  ou  lui  accordât  quelque  diflinélion  publique  i  afin  que  êec 
honneur  fût  une  chofe  afTez  férieufe  pour  ne  pouvoir  jamais  devenir 
4in  fujet  de  plaifanterie. 

Iiefl  vrai  qu'on  auroit  fbuvent  à  craindre  un  peu  de  partialité, 
fi  l'âge  des  Juges  ne  laiflbît  toute  la  préférence  au  mérite;  &  quand 
la  beauté  modefle  feroit  quelquefois  favorifée ,  quel  en  feroit  le 
grand  inconvénient  î  Ayant  plus  d'afTauts  h  foutenir ,  n'a-t-elle  pas 
l^efoin  d^étré  plus  encouragée?  N'efl-elle  pas  un  don  de  la  nature, 
ainfî  que  les  talens?  Où  efl  le  mal  qu'elle  obtienne  quelques  hon- 
neurs qui  l'excitent  à  s'en  rendre  digne,  &  puîflènf  contenter  l'a- 
mour-propre^  fans  ofFenfer  la  vertu? 

En  perfcftionnant  ce  projet  dans  les  mêmes  vues,  fous  un  air 
de  galanterie  &  d'amufement^  on  donneroit  k  ces  fêtes  plufieurs 
fins  utiles  qui  en  feroient  un  objet  important  de  police  &  de  bonnes 
mœurs.  La  jeunéfle,  ayant  des  rendez-'vous  sûrs  &  honnêtes,  feroit 
tnoms  tentée  d'en  chercher  de  plus  dangereux.  Chaque  fexe  fe 

'  (  6i  )  Voyez  la  note  précédente. 
Œiwrcs  meUcs.  Tome  IL  £  e  e  ' 


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402 


/       /.      ROUSS  EJV  y 


livreroit  plus  patiemment,  dans  les  intervalles,  aux  occupations  & 
aux  plaiiîrs  qui  lui  font  propres ,  &c  s'en  confoletoit  plus  aifément 
d'être  privé  du  commerce  continuel  de  l'autre.  Les  particuliers  de 
tout  état  auroient  la  reflburce  d'un  Spedacle  agréable,  fur-tout 
aux  pères  &  mères.  Les  foins  pour  la  parure  de  leurs  filles  feroient 
pour  les  femmes  un  objet  d'amufement  qui  feroit  diverfion  îi  beau- 
coup d'autres  ;   &  cette  parure ,  ayant  un  objet  innocent  &  loua- 
ble, feroit-là  tout-à-fait  î  fa  place.  Ces  occafions  de  s'alTembler 
pour  s'unir,  &  d'arranger  des  établifTemens ,  feroient  des  moyens 
fréquens  de  rapprocher  des  familles  divifées  &  d'affermir  la  paix^ 
f\  néceffaire  dans  notre  État.  Sans  altérer  l'autorité  des  pères ,  les 
inclinations    des    enfans    feroient    plus  en    liberté  ;   le   premier 
choix  dépendroit  un  peu  plus  de  leur  cœur;  les  convenances  d'â- 
ge ,  d'humeur ,  de  goût ,  de  caraflère  Yeroient  un  peu  plus  con- 
fultées  ;  on  donneroit  moins  à  celles  d'état  &  de  biens  ,  qui  font 
des  nœuds  mal  afTortis  ,  quand  on  les  fuit  aux  dépens  des  autres. 
Les  liaifons  devenant  plus  faciles ,  les  mariages  feVoient  plus  fré- 
qflens  :  ces  mariages,  moins  circonfcrits  par  les  mêmes  conditions  « 
préviendroient  les  partis,  tempéreroient  l'exceffive  inégalité , main- 
tiendr oient  mieux  le  corps  du  peuple  dans  l'efprit  de  fa  conftitu- 
tion  ;  ces  bals  ainfî  dirigés  reffembleroient  moins  k  un  Speôacle 
public  qu'à  l'àflemblée  d'une  grande  famille ,  &  du  fein  de  la  joie 
&  des  plaifîrs  naîtroient  la  confervation ,  la  concorde,  &  laprof^ 
périté  de  la  République.  (  ^2  ) 

Sur  ces  idées ,  il  feroit  aifé  d'établir  k  peu  de  frais ,  &  fans 


^61]  n  me  paroit  plaifaiit  d*ima- 
giner  quelquefois  les  jugeinens  que 
plufieurs  porteront  de  mes  goûts  fur 
mes  écrits.  Sur  celui-ci  Ton  ne  man- 
quera pas  de  dire  :  cet  homme  efl 
ft)u  de  la  danfé ,  je  m'ennuie  ^  voir 
danfer  :  il  ne  peut  foufFrir  la  Comé- 
die ,  j'aime  la  Comédie  It  la  paflion  : 
U  a  de  Taverfion  pour  les  femmes» 
je  ne  ferai  que  trop  bien  jûflifié  là- 
delTus  :  U  eft  m&ontem  des  Comé- 


diens, j'ai  tout  fujet  de  m'en  louef, 
&  Pamitlé  du  feul  d'entre  eux  qvm 
j'ai  connu  particulièrement  ^e  peut 
qu'honorer  un  honnête  homme.  Mé« 
me  jugement  fur  les  Poètes  dont  je 
fuis  forcé  de  cenfurer  les  pièces  :  ceux 
qui  font  morts  ne  feront  pas  de  mon 
goût ,  &  je  ferai  piqué  contre  les  vî- 
vans.  La  vérité  efl  que  Racine  me 
charme  &  que  je  n*ai  jamais  manqué 
volpntairemtat  une  repréfeutation  de 


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4    M.    d*Ale  m  b  e  n  r. 


40J 


danger ,  plus  de  Speâacles  qu^il  n'en  faûdroît  pour  rendre  le 
féjour  ;de  notre  ville  agréable  &  riant ,  même  aux  étrangers , 
qui  ,  ne  trouvant  rien  de  pareil  ailleurs  ,  y  viendroîent  au  moins 
pour  voir  une  chofe  unique.  Quoiqu'k  dire  le  vrai ,  fur  beaucoup 
de  fortes  raifons,  je  regarde  ce  concours  comme  un  inconvénient 
bien  plus  que  comme  un  avantage  ;  &  je  fuis  perfuadé ,  quant 
à  moi,  que  jamais  étranger  n'entra  dans  Gça^vQf  qu'il  n'y  aie 
fait  plus  de  mal  que  de  bien. 

Mais  favez-vous,  Monfieur,  qui  l'on  devroît  s'efForcer  d'attirer 
&  de  retenir  dans  nos  murs  ?  Les  Genevois  mêmes,  qui,  avec 
un  (încère  amour  pour  leur  pays ,  ont  tous  une  fi  grande  incli- 
nation pour  les  voyages,  qu'U  n'y  a  point  de  contrée  où  l'on 


Molière.  Si  j'ai  moins  parlé  de  Cor- 
neille ,  c'eft  qu'ayant  peu  fréquenté 
fes  pièces  &:  manquant  de  livres ,  il 
ne  m'eft  pas  affez  refté  dans  la  mé- 
moire poun  le  citer.  Quvit  a  Tauteur 
d  Atrée  &  de  Catilina ,  je  ne  Pai  ja- 
maTs  vu  qu'une  fois ,  &  ce  fut  pour 
ça  recevoir  un  fervice.  J*eftime  fon 
génie  &  refpefte  fa  vieillefle  ;  mais , 
quelque  honneur  que  je  porte  i  fa 
perfonne ,  je  ne  dois  que  juftice  à 
fes  pièces  ,  &  je  ne  fais  point  acquit- 
ter mes  dettes  aux  dépens  du  bien 
public  &  de  la  vérité.  Si  mes  écrits 
m'infpirent  quelque  fierté,  c'eft  par 
la  pureté  d'intention  qui  les  difte , 
c'eft  par  un  défintéreffemém  dont  peu" 
d*auteurs  m*ont  donné  l'exemple ,  & 
que  fort  peu  voudront  imiter.  Jamais 
vue  particulière  ne  foujUa  le  defir  d'ê- 
tre utile  aux  autres  qui  m'a  mis  la 
plume  à  la  main,  j'ai  prefque toujours 
écrit  contre  mon  propre  intérêt.  Vi- 
tam  impendere  vero  :  voila  la  devîft  que 
j'ai  choifie  &  dont  je  me  fens  digne. 
Lefteurs ,  je  puis  me  tromper  moi- 


même  ,  mais  non  pas  vous  tromper 
volontairement;  craignez  mes  erreurs 
&  non  ma  mauvaifé  foi.  L'amour  du 
bien  public  eft  la  feule  paflion  qui 
me  fait  parler  au  public  :  je  fais  alors 
m'oublier  moi-même ,  &  fi  quelqu'un 
m'offenfe,  je  me  ^ais  fur  fon  compte  p 
de  peur  que  la  colère  ne 'me  rende 
injufte.  Cette  maxime  eft  bonne  \ 
mes  ennemis ,  en  ce  qu'ils  me  nuifent 
k  leur  aife  &  fans  crainte  de  repré* 
failles ,  aux  leâeurs  qui  ne  craignent 
pas  que  ma  haine  leur  ^n  impofe^& 
fur-tout  à  moi  qui ,  reftant  en  paix 
tandis  qu'on  m'outrage ,  n'ai  du  moins 
que  le  mal  qu'on  me  fait  &  non  ce- 
lui que  j'éprouverois  encore  k  le  ren- 
dre. Sainte  &  pure  vérité,  k  qui  j'ai 
confacré  ma  vie ,  non ,  jamais  mes  paf- 
fions  ne  fouilleront  le  fincère  amour 
que  j'ai  pour  toi;  l'intérêt  ni  la  crainte 
ne  fauroient  altérer  l'hommage  que 
j'aime  à  t'ofFrir ,  &  ma  plume  ne  te 
refufera  jamais  rien  que  ce  qu'elle 
craint  d'accorder  k  la  vengeance! 

Eee  îj 


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404  /•      /•      Ro  U  SS  E  A  Ur 

Ti'en  trouve  de  répandus.  La  moicKé  de  nos  citoyens  épars  dans- 
dans  le  relie  de  PËurope  &  du  monde,  vivent  &  meurent  loin 
de  la  patrie  ;  &  je  me  citerois  moi-même  avec  plus  de  douleur ,. 
fi  j*y  étois  moins  inutile.  Je  fais  que  nous  fommes  forcés,  d^aller. 
chercher  an  loin  les  reflburces  que  notre  terreîn  nous  refu/e^ 
&  que  nous  y  pourrions  difficilement  fubfiiler ,  fh  nous  nous  y 
tenions  renfermés  ;  mais  au  moins  que  ce  banni/Tement  ne  foir 
pas  éternel  pour  tous.  Que  ceux  dont  le  Ciel  a  béni  les  travaus 
viennent,  comme  Tabeille,  enrapprorter  le  fruit  dans  la. ruche, 
réjouir  leurs  concitoyens  du  fpeâacle  de  leur  fortune ,  animer 
rémulation  dés  jeunes  gens ,  enrichir  leur  pays  de  leur  richeflc  , 
&  jouir  modeflement  chez  eux  des  biens  honnêtement  acquis 
chez  les  autres.  Sera-ce  avec  des  théâtres ,  toujours  moins  par- 
faits chez  nous  qu'ailleurs,  qu'on  les  y  fera  revenir  ?  Quitteront- 
îls  la  Comédie  de  Paris  ou  de  Londres  pour- aller  revoir  cdlo 
de  Genève  ?- Non,  non ,  Moniieur  ,  ce  n'èfl  pas  ainfi  qu'on  les 
peut  ramener.  Il  faut  que  chacun  fente  qu'il  né  fauroit  trouver 
ailleurs  ce  qu'il  a  laifTé  dans  fon  pays  ;  il  faut  qu'un  charme 
invincible  le  rappelle  au  féjour  qu'il  n'auroit  point  dû  quitter; 
il  faut  que  le  fouvenir  de  leurs  premiers  exercices ,  de  leurs  pre<* 
miers  fpeftacles  ,  de  leurs  premiers  plaîfîrs,  refte  profbndémenc 
gravé  dans  leurs  cœurs  ,  il  faut  que  les  douces  impreffîons 
faites  durant  la  jcunefle  demeurent  &  fe  renforcent  dans  un  âge 
avancé,  tandis  que  mille  autres  s'efFacent)  il  faut  qu'au  milieu 
de  la  pompe  des  grands  États  &  de  leur  trifte  magnificence  1 
une  voix  fecrette  leur  crié  inceflamment  au  fond-  de.  l'àme  :  ah  ! 
où  font  les  jeux  &  les  fêtes  de  ma  jeunefle  ?  Où  eft  la  concordé 
des  citoyens?  Où  eft  la  fraternité  publique?  Où  eft  la  pure 
joie  &  la  véritable  alégrefle  ?  Où  font  la  pafac  ,  la  liberté^ 
l'équité  ,  l'innocence  ^  Allons  rechercher  tout  cela.  Mon  Dieu! 
avec  le  cœur  du  Genevois,  avec  une  ville  auflî  riante,  un  pays 
auflî  charmant ,  un  gouvernement  auffi  jufte  ,  àt&  plaifirs  fi  vrais 
&  fi  purs ,  &  tout  ce  qu'il  faut  pour  favoir  les  goûter  ^  h  quoi 
tien^il  que  nous  n'adorions  tous  la  patrie  ? 

Ainsi  rappelloît  Ces  citoyens  par  des  fêtes   modeftes  &  des 
jeux  fans  éclat^  cette  Sparte  que  je  n'aurai  jamais  aflez  cité^pour. 


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L#    M.^    i/^Alemb/ert.^  405; 

r&xemple  que  nous  devrions  en.  tirer  ;  aînfi  dans  Athènes ,  parmi 
les  beaux  arts 9  aînfi.  dans  Sufe^  au  fein  du  luxe  &  de  lamollefTe, 
le  Spartiate  ennuyé  foupîroit  après  fes  greffiers  feJftîns  &  fes  fa- 
tîgans  exercices.  Oeft  \  Sparte  que ,  dans  une  laborieufé  oifiveté , 
tout  étoit  plaifir  &fpeôac!e}  c'eft-lîi  que  les  plus  rudes  travaux 
pafToient  pour  des  récréations  ,.&  que  les  moindres  délafTemens 
fbrmoient  une  inftruâion  publique  ;  c'eft-là  que  les  citoyens  ,  con- 
tinuellement afTemblés ,  confacr oient  la  vie  entière  k  des  amufe-* 
mens  qui  faifoient  la  grande  affaire  de  TÉtat,  &  à  des  jeux  dont 
oa  ne  £e  délaflbit  qu'à  la  guerre.. 

J'ENTENDS   déjà  lès  plàîfaris  me  demander ,  (î ,  parmi  tant  &- 
merveilleufes  inftruâions ,  je  ne  veux  point  aufli,  dans  nos  fêtes  • 
Genevoifes ,  introduire  \e^  danfes  des  jeunes  Lacédémoniennes.. 
Je  réponds  que  je  voudrois  bien  nous  croire  les  yeux  &  les  cœurs 
affez  chafterpour  fûpporter  un  tel  fpeâacle,  &  que-  de.  jeunes, 
perfonnes  dans  cet  état  fuflTent  k  Genève  comme  à  Sparte  cou- 
vertes dé  Phonneteté*  publique  ;  mais,  quelque  eftime  que  je  fafle 
de  mes  compatriotes,  je  fais  trop  combien  il  y  a  loin  d'eux   aux: 
Lacédémoniens ,  &  je  ne  leur  propofe  des  inftitutions  de  ceuxrcî 
que  celles  dont  ils  ne  font  pas  encore  incapables*  Silefage  Plu- 
tarque  s'eft  chargé  de  juftifier  Pufage  en  queilion  ,  pourquoi  faut-il 
que  je  m'en  charge  après  lui?  Tout  eft  dit^en  avouant  que, cet: 
ufage  ne  convenott  qu'aux- élèves  de  Lycurgue^  qwe  leur  vie  fru- 
gale &  laborieufe,  leurs  moeurs  pures  &  févères^  la  force  d'ame. 
qui  leur  étoit  propre,  pouvoient  feules  rendre  innocent  fous  leurs ^ 
yeux  un  fpeâacle  fi  choquant  pour  tout  peuple  qui  n'eft  qu'hon- 
nête. 

Mais  penfe-t-on,  qu'au  fond,  Tàdî-oite  parure  dé  nos  femmes i 
ait  moins  fon  dangçr  qu'une  nudité  abfolue  ,  dont  l'habitude  tour- 
neroit' bientôt  les  premiers  effets  en  indifférence,  &  peut-être  en- 
dégoût  ?  Ne  fait-on  pas  que  les  flatues  &  les  tableaux  n'ôffenfenc 
lès  yeux  que  quand  un  mélange  de.  vétemens  rend,  les  nudités 
obfcènes?  Le  pouvoir  immédiat  des  fens  eftfoible  &  borné:  c'eft 
par  l'entremife  de  l'imagination  qu'ils  font  leurs  plus  grands  rava- 
ges jc'efi  elle  qui  prend  foin  d'irriter  les  deiirs,  en  prêtantà leursi 


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4o6 


J.  J.  Ro  u  s  SEJir; 


objets  encore  plus  d'attraîts  que  ne  leur  en  donna  la  nature  ;  c^efî 
elle  qui  découvre  à  Toeil  avec  fcandale  ce  qu^  ne  voit  pas  feule- 
ment comme  nud ,  mais  comme  devant  être  habillé.  Il  n'y  a 
p'oint  de  vêtement  fi  modefte  au  travers  duquel  un  regard  en- 
flammé par  rimagination  n'aille  porter  les  defirs.  Une  )eune  Chi- 
noife ,  avançant  un  bout  de  pied  couvert  &  chauffé ,  fera  plus  de 
ravage  à  Pekb  que  n'eût  fait  la  plus  belle  fille  du  monde  danfant 
toute  nue  au  bas  du  Taygete.  Mais  quand  on  s'habille  avec  au- 
tant d'art  &  fi  peu  d'exaôitude  que  les  femmes  font  aujourd'hui/' 
quand  on  ne  montre  moins  que  pour  faire  defirer  davantage  ,- 
quand  l'obftacle  qu'on  oppofe  aux  yeux  ne  fert  qu'à  mieux  irriter 
l'imagination  ,  quand  on  ne  cache  une  partie  de  l'objet  que  pour 
parer  celle  qu'on  expofe, 

H  eu!  malc  tant  mites  défendit  pampinus  uvas. 

Terminons  ces  nombreufes  dîgreflîons.  Grâce  au  Ciel ,  voîcî 
la  dernière  :  je  fuis  k  la. fin  de  cet  écrit.  Je  donnois  les  fêtes  de 
Lacédémone  pour  modète  de  celles  que  je  voudrois  voir  parmi 
nous.  Ce  n'eft  pas  feulement  par  leur  objet,  mais  auflî  par  leur 
fimplicité  que  je  les  trouve  recomm^ndablcs  ifans  pompe,  fans 
luxe.,  fans  appareil,  tout  y  refpiroît,  avec  un  charme  fecret  de 
patriotifme  qui  les  rendoit  intéreflanteç ,.  un  certain  efprit  martial 
convenable  à  des  hommes  libres  {6^)\  fans  affaires  &  fans  plaîfirs. 


(  63  )  Je  me  fouviens  d'avoir  été 
frappé  dans  mon  enfance  d'an  fpec- 
tacle  afTez  (impie ,  &  donc  pourtant 
Kmpreflion  m*eft  toujours  reflée ,  mal- 
gré le  temps  £c  la  diverfité  des  objets. 
Le  régiment  de  S.  Gervais  avoit  fait 
Texercice  ,  & ,  félon  la  coutume ,  on 
avoit  foupé  par  compagnies  ;  la  plu- 
part de  ceux  qui  les  compofotent ,  fe 
ralTembterent  après  le  foupé  dans  la 
place  de  S.  Gervais,  &  fe  mirent  à 
îdanfer  tous  enfemble  ,  officiers  &foi- 
d4($  t  «autour  de  la  fontaine ,  fur  le 


baHIa  de  laquelle  étoîent  montés  les 
tambours ,  les  fifres ,  &  ceux  qui  por- 
toient  les  flambeaux.  Une  danft  do 
gen^  égayés  par  un  long  repas  femble*» 
roit  n'offrir  rien  de  fort  intérefTant  à 
voir  ;  cependant ,  Taccord  de  cinq  où 
fix  cens  hommes  en  uniforme ,  fe  'te^ 
fiant  tous  par  la  main  ,  &  formant  ube 
longue  bande  qui  ferpentoit  en  caden* 
ce  ic  fans  confufion  ,  avec  mille  tours 
&  retours  ,  mille  efpèces  d'évolutions 
figurées  ;  le  choix  des  airs  qui  les  ani* 
moient ,  le  bruit  des  tambours ,  Féçlar 


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A     M.    D^AxEMs  ER  t: 


407 


I 


au  moins  de  ce  qui  porte  ces  noms  parmi  nous,  ils  paffbîent,  dans 
cette  douce  uniformité,  la  JQurnde,  fans  la  trouver  trop  longue, 
&  la  vie,  fans  la  trouver  trop  courte.  Ils  s'en  rerournoîent  chaque 
foir,  gais  &  difpos,  prendre  leur  frugal  repas,  contents  de  leur 
patrie,  de  leurs  concitoyens,  &  d'eux-mêmes.  Sx  l'on  demandé 
quelque  exemple  de  ces  divertifTemens  publics,  en  voici  un  rap- 
porté par  Phitarque.  Il  y  avoit,  dit-il,  toujours  trois  danfes  en  au* 
tant  de  bandes,  félon  la  différence  des  âges^  &ces  danfes  fefaifoient 
au  chant  de  chaque  bandes.  Celle  des  vieillards  commençoit  la  pre- 
onière,  en  chantant  le  c^up^ôt  fuivaat.  ^^[,1^    cî  Ifçoîor.   .  « 

des  flambeaux,  un   certain   appareil 

militaire  au  fein  du  plaifir  ,  tour  cela 

formoit  une  fenfation  très-vive  qu*on 

ne   pouvoit   fupporter  de  fang-froid. 

Il  étoit  tard ,  les  femmes  étoient  cou- 
chées ,  toutes   fe   relevèrent.  Bientpc 

les  fenêtres  furent  pleines  de  fpefta- 

trices  qui  donnoient  un  nouveau  zcle 

aux  aéleurs  ;  elles  ne  purent  tenir  long- 
temps à  leurs  fenêtres  ,  e|les  defcen- 

dirent;  les    maîtreflTes   venoient  voir 

leurs  maris ,  les  fervantes  apportoienc 

du  vin  ,  les  enfans  même  éveillés  par 

le  bruit  accoururent  demi-vétus  en- 
tre les  pères  &  les   mères,  La  danfe 

fut  fufpendue;  ce  ne  furent  qu'em- 
braflemens ,  ris  ,  fan  tés  ,  careffes.  Il 
réfuka  de  tout  cela  un  attendriflement 
génér^al  que  je  ne  fauroi»  peindre , 
mais  que ,  Haus  TalégrefTe  univerfelle , 

•on  éprouve  afTez  naturellement  au  mi- 
lieu de  tout  ce  qui  nous  eft  cher.  Mon 
père  en  m'embrafTant  fut  faifi  d*un 
trefTaillemenr  que  Je  crois  fentir  & 
partager  encore.  Jean-Jacques,  me 
difoit-il ,  aime  ton  pays.  Vois-tu  ces 
bons  Genevois;  ils  font  tous  amis,  ils 
font  tous  frères^  la  joie  &  la  concorde 


régnent  au  milieu  d'eux.  Tu  es  Ge- 
nevois :  tu  verras  un  jour  d'autres  peu- 
ples; mais,  quand  tu  yoyagerois  au- 
tant que  ton  père  ,  tu  ne  ttouverai 
jamais  leur  pariçil. 

On  voulut  recommencer  la  danfe  , 
il  n'y  eut  plus  moyen  ;  an  ne   favoit 
plus  ce  qu'on  faifoit,  toutes  les  têtes 
étoient    tournées    d'une  ivreffe    plus 
douce  que  celle  du  vin.   Après  avoir 
reflé  quelque  temps  encore  à  rire  & 
a  caufer  ftir  la  place,  il  fallut  fe  fé- 
parer ,  chacun  fe  retira   paifiblement 
avec    fa    famille;  &  voilà    comment 
ces  aimables  &  prudentes  femmes  ra- 
menèrent leurs  maris  ,  non  pas    ea 
troublant  leurs  plaifirs ,  mais  en  allanj 
les  partager.  Je  fens  bien  que  ce  fpec- 
tacle,   donc  je  fus  fi   touché,   feroit 
fans  attrait  pour  mille  autres  :  il  faut 
des  yeux  faits  pour  le  voir  ,  &  ua 
cœur  fait  pour  le  fentir.  Non  ,  il  n'y 
a  de  pure  joie  que  la  joie  publique 
&  les  vrais^  fentimens  de  la  nature  ne 
régnent  que  fur  le  peuple.  Ah  !  Di- 
gnité ,    fille  de  l'orgueil  &  mère  de 
Tennui,  jamais  ces  triiles  efclives  eu- 
xent-il$  un  pareil  moment  en  leur  vie  ! 


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1 


40$    /.  J.ROVSSÉÂV^^  A^M.  Xll^AL£3SBJSRTi 

No  us  ayons  éU  jadis 
Jeunes^  vaiUans  &  hardis. 

^uivoit  celle  des  hommes ,  qui  chahtôient  k  leur  tour  en  {rtppzat 
de  leurs  armes  en  cadence  : 

"■  No  Vi  le  fommes  maintenant^  • 

A  t épreuve  à  tout  vekant. 

Enfuite  venoient  jes  engins,*  qui  leut^^Mj^doient^  en  chantaâtd# 
toute  leur  force: 

St  nous  bientôt  le  ferons^ 
Çui  tous  vous  furpajferons. 

Voua,  Monfïeur,  les  fpeftacles  qu'il  faut  i  des  Républiques; 
Quant  à  celui  dont  ^oxf^  article  Çenhe  râ'a  forcé  de  traiter  dans 
icct  Eflai,  fi  jamais  Pintérét  particulier  vient  à  bout  de  i'établîr  danç 
nos  murs,  j'en  prévois  les  triftes  effets;  f^n  ai  montré  quelques* 
uns,  j'en  pourroîs  montrer  davantage  ;  mais  c'eft  trop<raindre  uA 
malheur  imaginaire^  que  la  vigilance  de  nos  Magiftrats  faura  pré- 
venir. Je  ne  prétends  point  înftruire  des  homrties  plus  fages  que 
moi.  Il  me  fuffit  d'en  avoir  dit  aflez  pour  confoler  la  jeunefle  de 
-mon  pays  d'être  privée  d'un  amufement  qui  coûteroit  fi  cher  à  la 
patrie.   J'exhorte  cette  heureufe  jeunefle  à  profiter  de  l'avis  qui 
termine  votre  article.  Puifle-r-elle  connoître  &  mériter  fon  fort! 
Puifle:t-elle  fentir  toujours  combien  le  folîde  bonheur  eft  préférable 
aux  v^ns  plaifirs  qui  le  détruîferitl  Puifle*t-elle  tranfmettre  \  ks 
'defccndans  les  vertus ,  la  liberté ,  fa  paix  qu'elle  tient  de  fes  pères J 
G'eft  le  dernier  rœu  par  lequel  je  finis  mes- écrits,  ç'eft  celui  par 
lequel  finira  ma  vie. 


lETTRE 


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LETTRE 

À    M.    ROUSSEAU, 

CITOYEN    DE     GENEVE; 

PAR 

m;  dalembert. 

De  r Académie  Françoife ,  en  réponfe  à  la  précédente* 

Quittes-moi  votre  ferpe ,  inftrument  de  dommage. 
La  Font.  L.  XJI.  Fab.  XX. 


Œuvres  muées:  Tome  II.  F  f  f 


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411 


LETTRE 

À     M.     ROUSSEAU. 

CITOYEN   DE    GENÈVE. 

JL/ A  lettre  que  vous  m'avez  fait  Thonneur,  de  m'adreflèr ,  Mon- 
fieur ,  fur  l'article  Genève  de  l'Encyclopédie ,  a  eu  tout  le  fuccès  que 
vous  deviez  en  attendre.  Enintéreflantles  philofophes  parles  vérités 
répandues  dans  votre  ouvrage ,  &  les  gens  de  goût  par  l'éloquence 
&  la  chaleur  de  votre  ityle ,  vous  avez  encore  fu  plaire  à  la  mul- 
titude par  le  mépris  même  que  vous  témoignez  pour  elle,  &  que 
vous  enfliez  peut-être  marqué  davantage  en  afFeâant  moins  de  le 
montrer. 

Je  ne  me  propofe  pas  de  répondre  précifément  à  votre  lettre, 
mais  de  m'entretenir  avec  vous  fur  ce  qui  en  fait  le  fujet ,  &  de 
vous  communiquer  mes  réflexions  bonnes  ou  mauvaifes  ;  il  feroic 
trop  dangereux  de  lutter  contre  une  plume  telle  que  la  vôtre , 
&  je  ne  cherche  point  à  écrire  des  chofes  brillantes,  mais  des 
chofes  vraies. 

Une  autre  raifon  m'engage  \  ne  pas  demeurer  dans  le  fîlence; 
c'eft  la  reconnoiflance  que  je  vous  dois  des  égards  avec  lefquds 
vous  m'avez  combattu.  Sur  ce  point  feul ,  je  me  flatte  de  ne  vous 
point  céder.  Vous  avez  donné  aux  Gens  de  Lettres  un  exemple 
digne  de  vous ,  &  qu'ils  imiteront  peut-être  enfin  quand  ils  con- 
noîtront  mieux  leurs  vrais  intérêts.  Si  la  fatyre  &  l'injure  n'étoient 
pas  aujourd'hui  le  ton  favori  de  la  critique ,  elle  feroit  plus  ho- 
norable à  ceux  qui  l'exercent,  &  plus  utile  îi  ceux  qui  en  font 
l'objet.  On  ne  craindroit  point  de  s'avilir  en  y  répondant;  on  ne 
fongeroit  qu'k  s'éclairer  avec  une  candeur  &  une  efl:ime  récipro- 
que; la  vérité  feroit  connue,  &  perfonne  ne  feroit  offenfé;  car 
c'eft  moins  la  vérité  qui  bleflè  ,  que  la  manière  de  la  dire. 

Fffij 


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4IA  Lettre 

Vous  avez  eu  dans  votre  lettre  trois  objets  piiîcîpanx,  ifMtii 
quer  les  fpeftacles  pris  en  eux- mêmes,  de  montrer  que  quand  la 
morale  pourroit  les  tolérer,  Ki  conftitution  de  "Genève  ne  lui  per- 
mettroît  pas  d'en  avoir,  de  juftifier  enfin  les  Pafteurs  de  votre 
Églife  fur  les  fentimens  que  je  leur  ai  attribués  en  matière  de  re- 
Xgion.  Je  fuivrai  ces  trois  objets  avec  vous ,  &  je  m'-arrêterai  d*a- 
bord  fur  le  premier ,  comme  fur  celui  qui  intérelTe  le  plus  grand 
nombre  des  lefteurs.  Malgré  l'étendue  <le  ia  matière  ,  je  tâcherai 
d'être  le  plus  court  quil  me  fera  poffible;  il  n'appartient  qu4 
vous  d^être  long&  d'être  lu,  &  je  ne  dois  pas  me  flatter  d'être 
auflî  heureux  en  écarts. 

Le  caraâère  de  votre  philofophie ,  Monfîeur ,  eft  d'être  ^me 
&  inexorable  dans  fa  marche.  Y  m  principes  pofés  ,  les  confé^ 
quences  font  ce  qu'elles  peuvent^  tant  pis  pour  nous  Ci  elles 
font  fàcheufes  ;  mais  ^  quelque  pomt  qu'elles  le  foient ,  elles  ne 
vous  le  paroifTent  jamais  afîez  pour  vous  forcer  k  revenir  fur 
les  principes.  Bien  loin  de  craindre  les  objeâions  qu'on  peut 
faire  contre  vos  paradoxes,  vous  prévenez  ces  olbjeftîons  en  y 
répondant  par  des  paradoxes  nouveaux.  Il  me  fetnble  voir  en 
vous  (  la  comparaifon  ne  vous  ofFenfera  pas  fans  doute  )  ce  Chef 
intrépide  des  Réformateurs,  qui,  pour  fe  défendre  d'une  héréfie, 
en  avançoit  une  plus  grave,  qui  commença  par  attaquer  les 
indulgences ,  &  finit  par  abolir  la  MefTe.  Vous  avez  prétendu 
que  la  culture  des  fcietKes  &.  des  arts  eft  nuifible  aux  mœurs  i 
on  pouvoir  vous  objeâer  que  dans  une  fociété  policée,  cette 
culture  eft  du  moins  nécefTaire  jufqu'li  un  certain  point ,  &  vous 
prier  d'en  fixer  les  bornes;  vous  vous  êtes  tiré  d'embarras  en 
coupant  le  nœud,  &  vous  n'avez  cru  pouvoir  nous  rendre  heureux 
&  parfaits  qu'en  nous  réduifant  k  l'état  de  bêtes.  Pour  prouver  ce 
que  tant  d'Opéra  François  avoient  £1  bien  prouvé  avant  vous, 
que  nous  n'avons  point  de  mufique ,  vous  avez  déclaré  que  nous 
ne  pouvions  en  avoir  ;  &  que  fi  nous  en  avions  une ,  ce  feroit 
tant  pis  pour  nous.  Enfin  dans  la  vue  d'infpirer  plus  efficacement 
\  vos  compatriotes  l'horreur  de  la  Comédie,  vous  la  repréfentez 
comme  une  des  plus  pernicieufes  inventions  des  hommes  |  &  pour 


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A    M.    Roir  S  3  E^v:  41^ 

me  fervîr  de  vos  propres  «xpréffions ,  comme  tin  -dîwrttflcmené 
fias  barbare  que  les  combats  ^s  gladiateurs. 

y qu|5  procédez  avec  ordre,  &  ne  portez  pas  d>abord  les 
grands  coups.  A  ne  regarder  les  Speâacles  que  comme  un  amu** 
fement^  cette  raifon  feule  vous  paroît  fuiEre  pour  tes  condam- 
ner, La  vie  eft  fi  courte^ ,  dites- vous ,  Ù  le  temps  fi  précieux.  Qui 
en  douie^  MonJ(ie4ir  >  Mais  en  même  temps  la  vie  eil  C\  malheu* 
reufe,  &  le  plaifir  fi  rare]  Pourquoi  envier  aux  hommes,  deftî^ 
nés  ptefque  uniquement  par  la  nature  à. pleurer ,&  à-^ourir,  quel^ 
ques  délaflèmens  paflagers ,  qui  les  aident  k  fupporter  Tamertume 
ou  Pinfipidité  de  leur  exiftence  ?  Si  les  fpeâacles  ^  confidérés  fous 
ce  point  de  vue,  ont  un  défaut  à  mes  yeux,  c'eft  d'être  pour 'vous 
une  diftrafHon  trop  lé^e  &  un  amufement  trop  foible ,  précî* 
fément'par  cette  raifon  qu'ils  fe  préfentent  trop  h  nous  fous,  la 
feule  idée  d*amufement ,  &  d'amufement  néceffaii^  à  notre  offi- 
veté.  L^itlufion  fe  trouvant  rarement  dans  les  repréfentations  théâ- 
trales ,  nous  ne  les  voyons  que  comme  un  jeu  qui  nous  laifle  pref* 
que  entièrement  h  nous.  D'ailleurs  le  plaifir  fuperficiel  &  momen- 
tané qu'elles  peuvent  produire  ^  eft  ehcore  aïFoîbli  par  la  nature 
de  ce  platfir  même ,  qui ,  tout  imparfait  qu'il  eft ,  a  l'inconvénient 
d'être  trop  recherché,  &,  fi  on  peut  parler  de  la^  forte,  appelle 
de  trop  loin.  Il  a  fallu  ,  ce  me  femble ,  pour  imaginer  un  pareil 
genre  de  dîvertiflement ,  que  les  hommes  en  enflent  auparavant 
eflayé  &  ufé  de  tien  des  efpèces  ;  quelqu'un  qui  s'ennuyoit  cruel- 
lement (  c'étoît  vraifemblablement  un  Prince  )  doit  avoir  eu  là 
première  idée  de  cet  amufement  rafiné  ,  qui  confifte  \  repréfen^ 
ter  fur  des  planches  les  infortunes  &  les  travers  de  nos  femrblables , 
pour  nous  confoler  ou  nous  guérir  des  nôtres,  &  à  nous  rendre 
fpeclateurs  de  la  vie,  d'afteurs  que  nous  y  fommes,  pour  nous 
en  adoucir  le  poids  &  les  malheurs..  Cette  réflexion  trifte  vient 
quelquefois  troubler  le  plaifir  que  je  goûte  au  théâtre  ;  \  travers 
les  imprefliîons  agréables  de  la  Scène ,  j'apperçoîs  de  temps  en 
temps  malgré  moi  &  avec  une  forte  de  chagrin,  Temprer^re  ^cheufe 
de  fon  orîgfine,  fur-tout  dans  ces  momens  de  repos  ,  oit  Paâio^i  fuf- 
pendue  &  refroidie ,  laifTant   Timaginacion  tranquille ,  ne  montre 


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414  L  E  T  T  n  E. 

plus  que  k  reprérentation  au  lieu  de  la  chofe,  &  Tableur  "9,  auîiett 
du  perfonnage.  Telle  efl,Moufieur,  la  triile  defttnée  de  l'homme 
juTques  dans  les  plaifirs  mêmes  ;  moins  il  peut  s'en  paflèr ,  moitis 
il  les  goûte;  &  plus  il  y  mec  des  foins  &  d'étude  ,  moins  leur 
impreflîon  efl  fenfible.  Pour  nous  en  convaincre  par  un  exemple 
encore  plus  frappant  que  celui  du  théâtre ,  jettons  les  yeux  fur 
ces  maifons  décorées  par  la  vanité  &  par  l'opulence,  que  le  vu!-^ 
gàîre  croît  un  féjour  de  délices ,  &  où  les  rafinemens  d'un  luxe  re- 
cherché brillent  de  toutes  parts;  elles  ne  rappellent  que  trop 
fouvent  au  riche  blazé  qui  les  a  fait  conftruire ,  Tirnage  importu^ 
ne  de  l'ennui  qui  lui  a  rendu  ces  rafinemens  néceflaires. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  Monfieur ,  nous  avons  trop  befoin  de  plaîfirs 
pour  nous  rendre  difficiles  fur  le  nombre  ou  fur  le  choix.  Sans 
doute  tous  nos  divertifièmens  forcés  &  faâices ,  inventés  &  mis  eti 
ufâge^par  l'piÇveté  ,^  font  bien  au-defibus  des  plaifirs  fi  purs  &  fi 
'  (Impies  que  devroient  nous  offrir  les  devoirs  de  citoyen ,  d'ami , 
d'époux ,  de  fils  &  de  père  ;  mais  rendez-nous  donc ,  fi  vous  le  pou- 
vez ,  ces  devoirs  moins  pénibles  &  moins  trifies  ;  ou  fouffrez  qu'a- 
près les  avoir  remplis  de  notre  mieiix,  nous  nous  confolions  de 
notre  mieux  aufii  des  chagrins  qui  les  accompagnent.  Rendez  les 
peuples  plus  peureux,  &  par  conféquent  les  citoyens  moins  rares, 
les  amis  plus  fenfibles  &  plus  cpnftans ,  les  pères  plus  jufies ,  les 
enfans  plus  tendres ,  les  femmes  plus  fidelles  &  plus  vraies  ;  nous 
jie  chercherons  point  alors  d'autres  plaifirs  que  ceux  qu'on  goûte 
au  fein  de  l'amitié ,  de  la  patrie ,  de  la  nature  &  de  l'amour.  Mais 
il  y  a  long-temps ,  vous  le  favez ,  que  le  fiècle  d'Aftrée  n'exifte 
plus  que  dans  les  fables ,  fi  même  il  a  jamais  exifté  ailleurs.  Soloti 
dîfoit  qu'il  avoit  donné  aux  Athéniens,  non  les  meilleures  loix  ea 
elles-mêmes,  mais  lesjneilleures  qu'ils  puflfent  obferver.  Il  en  eft 
ainfi  des  devoirs  qu'une  faine  philofophie  prefcrit  aux  hommes ,  & 
des  plaifirs  qu'elle  leur  permet.  Elle  doit  nous  fuppofer  &  nous 
prendre  tels  que  nous  fommes,  pleine  de  paflions  &  de  foiblefles, 
mécontens  de  nous-mêmes  &  des  autres,  réunifiant  à  un  penchant 
naturel  pour  l'oifiveté ,  l'inquiétude  &  l'aftivité  dans  les  defirs.  Que 
fefte-t-îl  à  faire  \  la  Philofophie ,  que  de  pallier  à  nos  yçux,  par 


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A  M.  Rotf  s  SEAU.  415 

les  diftrà^oiis:'qu*eIIe  nous  offre,  ragkation  qui  nous  tourmente 
ou  la  langueur  qui  nous  confume?  Peu  de  perfonnes  ont^  comme 
vous ,  Monfieur ,  la  force  .de  chercher  leur  bonheur  dans  la  triôe 
&  uniforme  tranquillité  de  la  folitude.  Mais  cette  reflburce  ne  vous 
manque-t-elle  jamais  à  vpus-méme?  N'éprouvez  -  vous  jamais  au 
fein  du  repos ,  &  quelquefois  du  travail ,  ces  momens  de  dégoût  & 
d^ennui  qui  rendent  nécèfTaires  les  délaflemehs  ou  les  diilradionsï 
La  fociété  feroit  d*ailleurs  trop  malhteureufe,  fi  tous  ceux  qui  peu- 
vent fe  Aiffire,  aînfi  que  vous,  s*eh  banniflbîent  par  un  exil  volon- 
taire. Le  fagè,  en  fuyant  les  hommes,  c'eft-k*dire,  en  évitant  de 
s'y  livrer  i  (  car  c'eft  la  feule  manière  dont  il  doit  les  foîr,)  leur 
eft  au  mobs  redevable  de  ks  inftruélions  &  de  fon  exemple  \  c'eft 
au  milieu  de  fes  femblàbles  que  TÊtre  fuprêmé  lui  a  marqué  fon  • 
féjour,  &  il  n'eft  pas  plus  permis  aux  Philofophcs  qu'aux  Rois 
d'être  hors  de  chez  feux. 

Je  reviens  aux  plaifirs  du  fhéatre.  Vous  avez  JaIflS  avec  raifon 
aux  déclamateurs  de  la  chaire  cet  argument  fi  rebattu  contre  les 
fpeâacles,  qu'ils  fpnt  contraires  à  l'efprh  dy  chriftmnifine»  qui  nous 
oblige  de  nou^  mortifier  fans.cefle.  On  s'interdiroit  fur  ce  principe 
les  délaflèmens  que  la  ReligiQn  condamne  le  mdns.  Lies  Solitaires 
auftères  de  Port>- Royal ,  grands  Prédicateurs  de  la  mortification 
chrétienne,  &  par  cette  raifon  grands  adverfaires  de  la  Comédie, 
ne  fe  refufoient  pas  dans  leur  folitude ,  comme  Ta  remarqué  Ra- 
cine, le  plaifir  de  faire  des  fabots,  &  celui  de  tourner  les  Jéfuites 
en  ridicule. 

Il  femble  donc  que  lés  fpeftacles ,  à  ne  les  confidérer  encore 
que  du  côté  de  l'amufement,  peuvent  être  accordés  aux  hommes, 
du  moiny  cbrfime  un  jouet  qii^on  donne  a  des  enfaifs  qui  foufFrenr. 
Mais  ce  n'efr  pas  feulement  un  jouet  qu'on  a  prétendu  leur  don- 
ner, ce  font  dés  leçons  utiles,  déguifées  fous  l'apparence  duplaifir. 
Non  -  feulement  on  a  voulu  difiraire  de  leurs  peines  ces  enfans 
adultes;  on  a  voulu  que  ce  théâtre,  où  ils  ne  vont  en  apparence 
que  pour  rire  ou  pour  pleurer ,  devînt  pour  eux ,  prefque  fans 
qu^ÏÏs  s'en  apperçufîent,  une  école  de  mœurs  &  de  vertu.  Voilà, 
Monfieur,  de  quoi  vous  croyez  le  théâtre  incapable j  vous  lui 


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41^ 


Z  ET  t  JR.  S 


attribuez  même  un  effet  abfolumtot  contraire»  &.  voo»  ^étendez: 
le  prouver. 

Te  conviens  d^abord  avec  vous,,  que  les  Ecrivains  dramatiques 
ont  pour  but  principal  de  plaire,  &  que  celui  d^être  utiles  efi  tout 
au  plus  le  fécond;  mais  quSmportp,  s'ils  font  en  effet  utiles,  que 
ce  foit  leur  premier  ou  leur  fécond  objet?.  Soyons  de  bonne  foi^. 
Monfieur ,  avec  nous  -  mêmes ,  &  convenons  que  les  Auteurs  de . 
théâtre  n'ont  rien  en  cela  qui'les  diflingue  des  autres.  L'eftime 
publique  eft  le  but  prindpal  de  tout  Ecrivain  ;  &  la  première  vé- 
rité qu'il  veut  apprendre  à  fes  lefteurs,  c'eft  qu'il  eft  digne  de 
cette  eftime.  En  vain  afFe6leroit-il  de  la  dédaigner  dans  fes  ouvra- 
ges; l'indifférence  fe  tait,  &  ne  fait  point  tant  de  bruit;  les  injures 
mêmes,  dites  à  une  nation,, ne  font  quelquefois  qu'un  pioyen  plus* 
piquant  de  fe  rappeller  a  fon  fouvenif  :  &  le  fameux  Cynique  de 
la  Grèce  eût  bientôt  quitté  ce  tonneau  d'où  il  bravoit  les  préjugés 
&  lesHois^  fi' les  Athéniens  eofiènt  pafTé  leur  chemin  ftns  le  re- 
garder &  fans  ^entendre.  La,;  vraie  phîlofophie  ne  confifte  point  k* 
fouler  aux  pieds  la  glôirç ,  6c  encore*  moins  ï  le  dire  ;  mais  à  n'en' 
pas  faire  dépendre  fon  bonheur,  même  en  tâchant  de  là  mériter; 
On  n'écrit  donc,  Monfieur,  que  pour  être  lu,  &  on  ne  veut  être 
lu  que  pour  être  eftimé;  j'ajoute  pour  être  efthné  de  la  multitude^ 
de  cette  multitude  même  dont  on;  fait  d'ailleurs  (  &  avec  rdfon  ) 
fi  peu  de  cas*  Une  voix  fecrette  &  importune  nous  crie,  que  ce 
qui  eft  beau,  grand  &  vrai,  plait  à  tout  le  monde,  &  que  ce  qur 
n'obtient  pas  le  fuffrage  général ,  manque  apparemment  de  quel- 
qu'une de  ces  qualités.  Ainfi  quand  on  cherche  les  éloges  du  vul- 
gaire, c'eft  moins  comme  une  récompenfe  flatteufe  en  elle-même, 
que  comme  le  gage  le  plus  sûr  de  la  bonté  d'un  ouvrage  L'amour- 
propre  qui  n'annonce  que  des  prétentions  modérées,  en  déclarant 
qu'il  fe   borne  h  l'approbation  du  petit  nombre,  çft,un  amour- 
propre  timide  qui  fe  confole  d'avance ,  ou  un  amour^propre  mé- 
content qui  fe  confole  après  coup.  Mais  quel  que  foit  le  but  d'un 
écrivain ,  foit  d'être  loué,  foit  d'être  utile,  ce  but  n'impjorte  guères 
au  public;  ce  n'eft  point  là  ce  qui  règle  fon  jugement,  c'eft  ini- 
quement le  degré  de  plaifïr  ou  de  lumière  qu'on  lui  a  donné.  Il 

honore 


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A     M.     Rousseau.         417 

honore  ceux  qui  rinftruîfcnt ,  il  encourage  ceux  qui  Tamufent,  i( 
applaudit  ceux  qui  rinftruifent  en  l'amufant.  Or,  les  bonnes  pièces 
de  théâtre  me  paroiflent  réunir  ces  deux  derniers  avantages.  Oeft 
la  morale  mife  en  aâion,  ce  font  les  préceptes  réduits  en  exem- 
ples; la  Tragédie  nous  offre  les  malheurs  produits  par  les  vices 
des  hommes i  la  Comédie,  le  ridicule  attaché  à  leurs  défauts; 
Tune  &  l'autre  mettent  fous  les'  yeux  ce  que  la  morale  ne  montre 
que  d'une  manière  abftraite  &  dans  une  efpèce  de  lointain.  Elles 
développent  &  fortifient ,  par  les  mouvemens  qu'elles  excitent 
en  nous,  les  fentimens  dont  la  nature  a  mis  le  germe  dan^  nos 
âmes.         / 

On  va,  félon  vous,  s'ifoler  au  fpeAacle,  on  y  va  oublier  fes 
proches,  fes  concitoyens  &  (ts  amis.  Le  fpeâacle  efl,  au  con- 
traire, celui  de  tous  nos  plaifirs  qui  nous  rappelle  le  plus  aux  autres 
hommes ,  par  Pimage  qu'il  nous  préfente  de  la  vie  humaine ,  &  par 
les  impreflions  qu'il  nous  donne  &  qu'il  noys  laiflè.  Un  Poëte  dans 
fon  enthoufiafme ,  un  Géomètre  dans  ks  méditations  profondes, 
font  bien  plus  ifolés  qu'on  ne  l'efl  au  théâtre.  Mais  quand  les  plai- 
firs  de  lafcène  nous  feroient  perdre, pour  un  moment,  le  fouvenir 
de  nos  femblables,  n'eft-ce  pas  l'effet  naturel  de  toute  occupation 
qui  nous  attache ,  de  tout  amufement  qui  nous  entraine  ?  Combien 
de  momens  dans  la  vie  où  l'homme  le  plus  vertueux  oublie  fes 
compatriotes  &  fes  amis  fans  les  aimer  moins;  &  vous-même, 
Monfîeur ,  n'auriez-vous  renoncé  à  vivre  avec  les  vôtres,  que  pour 
y  penfer  toujours? 

Vous  avez  bien  de  la  peine ,  ajoutez -vous,  \  concevoir  cette 
règle  de  la  poétique  des  anciens  ,  que  le  théâtre  purge  les  paffîons 
en  les  excitant.  La  règle,  ce  me  femble,  efl  vraie,  mais  elle  a 
le  défaut  d^être  mal  énoncée  ;  &  c'eft  fans  doute  par  cette  rai- 
fon  qu'elle  a  produit  tant  de  difputes ,  qu'on  fe  feroit  épargnées 
fi  on  avoit  voulu  s'entendre.  Les  paflîons  dont  le  théâtre  tend 
\  nous  garantir ,  ne  font  pas  celles  qu'il  excite  ;  mais  i!  nous  en 
garantit  en  excitant  en  nous  les  paflions  contraires;  j'entends  ici 
par  pajfion,  avec  la  plupart  des  écrivains  de  morale,  toute  af- 
feftion  vive  &  profonde ,  qui  nous  attache  fortement  à  fon  objet. 
(Euvrcs  m€lc€s.  Tome  IL  Gg& 


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41 8 


L  E   T   T   R  s 


En  ce  fens  la  Tragédie  fe  fert  des  paflîons  utiles  &  louables,  pour 
réprimer  les  paflîons  blâmables  &  nuifibles  ;  elle  emploie,  par 
exemple,  les  larmes  &  la  compaflion  dans  Zaïre,  pour  nous  pré- 
cautionner  contre  l'amour  violent  &  jaloux  ;  Tamour  de  la  patrie 
dans  Brutus,  pour  nous  guérir  de  l'ambition  i  la  terreur  &  la 
crainte  de  la  vengeance  célefte  dans  Sémiramb,  pour  nous  faire 
haïr  &  éviter  le  crime.  Mais  fi ,  avec  quelques  philofophes ,  on 
n'attache  Tidée  de  paflion  qu'aux  afTeâions  criminelles ,  il  faudra 
pour  lors  fe  borner  à  dire  que  le  théâtre  les 'Corrige,  en  nous 
rappellant  aux  affeâions  naturelles  ou  vertueufes  que  le  Créateur 
nous  a  données  pour  combattre  ces  mômes  pafHons. 

»  Voila  ,  objeâez-vous ,  un  remède  bien  foible ,  &  cherché 
»  bien  loin  :  Thomme  eft  naturellement  bon  ;  l'amour  de  la  vertu  , 
»  quoi  qu'en  difent  les  philofophes ,  eft  inné  dans  nous  ;  il  n'y  a 
»  perfonne,  excepté  les  fcélérats  de  profefliîon,  qui,  avant  d'en- 
»  tendre  une  Tragédie  ,^e  foit  déjà  perfuadé  des  vérités  dont  elle 
j»  va  nous  inftruire  ;  &  à  l'égard  des  hommes  plongés  dans   le 
»  crime,  ces  vérités  font  bien  inutiles  à  leur  faire  entendre ,  &  leur 
»  cœur  n'a  point  d'oreilles,  a  L'homme  efl  naturellement  bon ,  je 
le  veux  ;  cette  queftion  demanderont  un  trop  long  examen  ;  mais 
vous  conviendrez  du  moins  que  la  fociété ,  l'intérêt ,  l'exemple  , 
peuvent  faire  de  l'homme  un  être  méchant.  J'avoue  que  quand 
il  voudra  confulter  fa  raifon ,  il  trouvera  qu'il  ne  peut  être  heu- 
reux que  par  la  vertu  ;  &  c'eft  en  ce  feul  fens  que  vous  pouvez 
regarder  l'amour  de  la  vertu  commme  inné  dans  nous  ;  car  vous . 
ne  croyez  pas  apparemment  que  le  fœtus  &  les  enfans  à  la  ma- 
melle aient  aucune  notion  du  jufte  &  de  l'injufle.  Mais  la  raifon 
ayant  à  combattre  en  nous  des  paflîons  qui  étouffent  fa  voix,  em- 
prunte le  fecours  du  théâtre  pour  imprimer  plus  profondément 
dans  notre  ame  les  vérités  que  nous  avons  befoin  d'apprendre. 
Si  ces  vérités  gliflent  fur  les  fcélérats  décidés ,  elles  trouvent  dans 
le  cœur  des  autres  une  entrée  plus  facile  ;  elles  s'y  fortifient  quand 
elles  y  étoient  déjà  gravées  ;  incapables  peut-être  de  ramener  les 
hommes  perdus ,  elles  font  au  moins  propres  \  empêcher  les  au- 
tres de  fe  perdre.  Car  la  morale  eft,  comité  la  médecine,  beau- 


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A     >/•     ROU  S  S  E  Axf^.  419 

coup  plus  sûre  dans  ce  qu^elle  fait  pour  prévenir  les  maux  que 
dans  ce  qu^elle  tente  pour  les  guérir. 

L'EFFET  de  la  morale  du  théâtre  eft  donc  moins  d'opérer  un 
changement  fubit  dans  les  cœurs  corrompus  ,  que  de  prémunir 
contre  le  vice  les  âmes  foibles  par  l'exercice  des  fentimens  hon- 
nêtes ,  &  d'afFermir  dans  ces  mêmes  fentimens  les  âmes  vertueu- 
fes.  Vous  appeliez  paflagers  &  ftériles  les  mouvemens  que  le  théâ- 
tre excite,  parce  que  la  vîvacjté  de  ces  mouvemens  femble  ne 
durer  que  le  temps  de  la  pièce;  mais  leur  effet,  pour  être  lent 
&  comme  infenfible ,  n'en  eft  pas  moins  réel  aux  yeux  du  philo<- 
fophe.  Ces  mouvemens  font  des  fecoufles  par  lefquelles  le  fenti- 
ment  de  la  vertu  a  befoin  d'être  réveillé  dans  nous  ;  c'eft  un  feu 
qu'il  faut  de  temps  en  temps  ranimer  &  nourrir ,  pour  l'empêcher 
de  s'éteindre. 

Voila,  Monfieur,  les  fruits  naturels  de  la  morale  mife  en  ac« 
tîon  fur  le  théâtre  ;  voilk  les  feuls  qu'on  en  puifle  attendre.  Si 
elle  n'en  a  pas  de  plus  marqués ,  croyez-vous  que  la  morale  ré- 
duite aux  préceptes  en  produife  beaucoup  davantage  ?  Il  eft  biea 
rare  que  les  meilleurs  livres  de  morale  rendent  vertueux  ceux 
qui  n'y  font  pas  difpofés  d'avance;  eft- ce  une  raifon  pour  prof- 
crire  oes  livres?  Demandez  à  nos  prédicateurs  les  plus  fameux, 
combien  ils  font  de  converfions  par  an  ;  ils^vous  répondront  qu'on 
en  fait  une  ou  deux  par  iiècle ,  encore  faut-il  que  le  fîècle  foit 
bon  ;  fur  cette  réponfe ,  leur  défendrez-vous  de  prêcher  ,  &  k  nous 
de  les  entendre? 

»  Belle  comparaifon,  direz-vous  !  je  veux  que  nos  prédica- 
»  teurs  &i  nos  moraliftes  n'aient  pas  des  fuccès  briilans;  au 
]»  moins  ne  fpnt-ils  pas  grand  mal ,  fi  ce  n'cft  peut-être  celui 
i>  d'ennuyer  quelquefois  :  mais  c'eft  précifément  parce  que  les 
»  Auteurs  de  théâtre  nous  ennuient  moins  ^  qu'ils  nous  nuifent 
»  davantage.  Quelle  morale  que  celle  qui  préfente  fi  fouvent 
)»  aux  yeux  des  fpeâateurs  des  monftres  impunis ,  &  des  crimes 
»  heureux  ?  Un  Atrée  qui  s'applaudit  des  horreurs  qu'il  a  exer- 
»  cées  contre  fon  frère,  un  Néron  qui  empotfonne  Brîtanriicus 

Ggg  n 


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410  Lettre 

9  pour  régner  en  paix  ;  une  M édée  qui  égorge  Ces  enfans ,  & 
3»  qui  part  en  infultant  au  défefpoir  de  leur  père  ;  un  Mahomet 
3»  qui  réduit  &  qui  entraîne  tout  un  peuple ,  viâirae  &  inftrument 
»  de  fes  fureurs  !  Quel  ^flFreux  fpeftacle  à  montrer  aux  hommes  , 
»  que  des  fcélérats  triomphans  !  «  Pourquoi  non,  Monfieur  ,  G 
on  leur  rend  ces  fcélérats    odieux    dans  leur  triomphe  même  ? 
Peut-on  mieux  nous   inftruire  à  la   vertu,  qu^en  nous  montrant 
d'un   côté   les  fuccès  du    crime  ,  &   en   nous  faifant  envier    de 
l'autre  le   fort  de   la  vertu  malheureufe  î  Ce  n'eft  pas  dans  la 
profpérité  ni  dans  l'élévation  qu'on  a  befbin  d'apprendre  à  l'aîmer , 
c'eft    dans  l'abjedion  &  dans  Tinfortune.  Or  ,  fur    cet  effet  du 
théâtre,  j'en  appelle  avec  confiance  ^   votre  propre  témoignage; 
interrogez  les   fpeftateurs,  l'un    après   l'autre    au  fortir    de   ces 
tragédies ,  que   vous  croyez  une  école  de  vices  &   de   crimes  : 
demandez-leur  lequel  ils  aimeroient  mieux  être  ,  de  Britannicus 
ou  de  Néron,  d'Atrée  ou  de  Thiefte,  de  Zopireou  de  Mdiomet^ 
héfiteront-ils  fur  la  réponfe  ?  Et  comment  héfiteroient-ils  ?  Pour 
nous  borner  k  un   feul   exemple,  quelle   leçon    plus    propre   à 
rendre  le   fanatifme  exécrable^  &  à  faire  regarder  comme  des 
monflres     ceux    qui    l'infpirent^  que    cet    horrible    tableau  du 
quatrième  ade  de  Mahomet,  oii  l'on  voit  Zeîde  égaré  par  un 
zèle   affreux,  enfoncer  le   poignard  dans  le  fein  de    fi>n.père  ^ 
Vous  voudriez,  Monfieur,  bannir  cette  tragédie  de  notre  théâ- 
tre ?  Plut  ^  Dieu  qu'elle  y   fut  plus   ancienne    de  deux    cens 
ans  !  L'efprit  phîlofophique  qui  l'a  diftée  y  feroit  de  même  date 
parmi  nous,  &  peut-être  eût  épargné  à  la  natbn   Françoife, 
d'ailleurs  fî  paifîble   &   fi  douce,  les    horreurs  &  les  atrocités 
religieufes  auxquelles    elle   s^efl  livrée.    Si    cette   tragédie  faiffe 
quelque  chofe  k  regretter   aux  fages ,  c'efl  de  n'y  voir  que  les. 
forfaits  caufés  par  le  zèle  d*une  fauffe  religion ,  &  non  les  mal- 
heurs encore  plus  déplorables  où  le  zèle  aveugle  pour  une  refi* 
gion  ,  vraie  peut  quelquefois  entraîner  les  hommes. 

Ce  que  je  dis  ici  de  Mahomet,  je  crois  pouvoir  le  dire  de 
même  des  autres  tragédies  qui  vous  paroifîent  fi  dangereufes^ 
Il  n'en  eft ,  ce  me   £emble ,   aucune  qui  ne  laifle  dans   notre: 


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^*1 


A    M.    ROV  s  SEAU.  421 

ame,  apr^s  la  repréfentation  ^  quelque  grande  &:  utile  leçon  de 
morale    plus    ou    moins  développée*   Je    voi^  dans    (Edîpe    un 
Prince  fort  à  plaindre  fans  doute,  mais  toujours  coupable,  puis- 
qu'il a  voulu  ,  contre   Tavis  même  des  Dieux ,  braver  (a  defti- 
née  \  dans^  Phèdre    une   femme  que  la   violence    de   fa  paHioix 
peut  rendre  malhcureufe,  mais  non  pas  excufable,  puîfqu^elle 
travaille  h  perdre  un  Prince  vertueux  dont  elle  n'a  pu  fe  faire 
aimer  ;  dans  Catilina ,  le  mal  que  l'abus  des  grands  talens  peut 
faire  au  genre  humain  ;  dans  Médée    &   dans  Âtrée   les  effets 
abominables   de   l'amour   criminel   &  irrité,  de  la  vengeance  & 
de  la  haine.  D'ailleurs,  quand  ces  pièces  ne  nous  enfeigneroieac 
dtreâement  aucune  vérité  morale,  feroient-elles  pour    cela  blâ- 
mables ou  perniciôufes   î    II  fuffiroit ,   pour   les  juftifier  de  ce 
reproche ,  de  faire  attention  aux  fentimens.  louables  ,  ou  tout  au 
moins  naturels  ,  qu'elles  excitent  en  nous  :  (Sdipe  &  Phèdre  p 
l'attendriflTement  fur   nos  femblables  ;  Atrée  &   Médée ,.  le  fré* 
miflement  &  l'horreur.  Quand  nous  irions  k  ces  tragédies ,  moins 
pour  être  inftruits  que  pour    être   remués ,  quel  feroit  ep  cela 
notre  crime  &  le  leur  ?  Elles  feroient  pour  les  honnêtes  gens  , 
s'il    eft  permis  d'employer    cette   comparaifon  ^  ce  que  les  fup- 
plices    font  pour  le  peuple ,  un  fpeélacle   oii  ils  afliÂeroient  par 
le   feul  befoin  que  tous  les  hommes  ont  d'hêtre  émus.  C'eft  en 
effet  ce  befoin,  &  non  pas,  comme  on  le  croit  communément, 
un  fentiment  d'inhumanité  qui  fait    courir  le  peuple  aux  exécu- 
tions des  .  criminels.  Il  voit  au  contraire  ces  exécutions  avec  un 
mouvement  de  trouble  &  de  pitié ,  qui  va  quelquefois  jufqu'à 
l'horreur  &  aux  larmes.  Il  faut  à  cts  âmes  rudes ,  concentrées  & 
groflîères,  des  fecouffes    fortes  pour  les  ébranler.   La  tragédie 
iuflBt  aux  âmes  plus  délicates  &  plus 'fenfibles  ;  quelquefois  même*, 
comme  dans  Médée  &  dans  Atrée ,  l'împreflton  eft  trop  violente 
pour   elles*    Mais  bien  loin  d'être  alors  dangereufe ,.  elle  eft  au 
contraire  importune  ^  &  un  fentiment    de   cette  efpèce  peut-  3 
être  une  fource  de  vices  &  de  forfaits  ?  Si ,  dans  les  pièces  ou 
l'on    expofe  le  crime  h  nos  yeux ,    les  fcélérats   ne   font   pas 
toujours  punis  ^  le  fpeâateur  eft  affligé  qu'ils;  ae  Le  foient  pas  r 
quand  il  ne   peut  en  accufer    le  Poète  ^  toujoiurs  obligé  de  S^ 


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41*  L  E  T  T  n  E 

conformer  5i  Wiîfloîre,  c'eft  alors,  fi  je  puis  parler  aînfi,  I*hîA 
toire   elle-même  qu^il  accufe^^  ilfedit  en  fortanc: 

Faisons  notre  devoir,  &  laiffons  faire  aux  Dieux. 

Aussi  dans  un  fpeâacle  qui  laiflèroit  plus  vie  liberté  au  Poëte; 
dans  notre  opéra,  par  exemple,  qui  n^eft  d^ailleurs  ni  le  fpeâacle 
de  la  vérité  j  ni  celui  des  mœurs ,  je  doute  qu^on  pardonnât  à  TAu- 
teur  de  laifTer  jamais  le  crime  impuni.  Je  me  fouviens  d^avoir  vu 
autrefois  en  manufcrit  un  opéra  d'Atrée,  où  ce  monftre  périflbk 
écrafé  de  la  foudre ,  en  criant  avec  une  fadsfadlion  barbare  : 

Tonnez,  Dieux  impuijfans y  firappe\^^  je  fuis  vengé. 

Cette  fituation  vraiment  théâtrale ,  fécondée  par  une  mufique  ef^ 
frayante,  eût  produit,  ce  me  femble,  un  des  plus  heureux  dénoue- 
mens  qu^on  puifle  imaginer  au  théâtre  lyrique. 

Si  dans  quelques  tragédies  on  a  voulu  nous  intérefler  pour  des 
fcéiérats ,  ces  tragédies  ont  manqué  leur  objet  ;  c^eft  la  faute  du 
Poëte ,  &  non  du  genre  :  vous  trouverez  des  Hiftoriens  même  qui 
ne  font  pas  exempts  de  ce  reproche ,  en  accuferez-vous  Thiftoire  ) 
Rappellez-vous ,  Monfieur,  un  de  nos  chefi-d'œuvres  en  ce  genre, 
^a  conjuration  de  Venife  de  TAbbé  de  Saint-Réal,  &  Pefpèce  d'in- 
térêt qu'il  nous  infpire  (  fans  l'avoir  peut-être  voulu)  pour  ces 
hommes  qui  ont  juré  la  ruine  de  leur  patrie  ;  on  s'afflige  prefque 
après  cette  leâure,  de  voir  tant  de  courage  &  d'habileté  devenus 
inutiles;  on  fe  reproche  ce  fentiment,  mais  il  nous  faifit  malgré 
nous ,  &  ce  n'eft  que  par  réflexion  qu'on  prend  part  au  falut  de 
Venife.  Je  vous  avouerai  à  cette  occaHon  (  contre  l'opinion  aflfez 
généralement  établie)  que  le  fujet  de  Venife  fauvie  me  paroi  t  Bica 
plus  propre  au  théâtre ,  que  celui  de  Manlius  Capitolinus ,  quoique 
ces  deux  pièces  ne  différent  guères  que  par  les  noms  &  l'état  des 
perfonnages  :  des  malheureux  qui  confpirent  pour  fe  rendre  libres , 
font  moins  odieux  que  des  Sénateurs  qui  cabalem  pour  £b  rendre 
jnaitres. 


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A  M.  Rov  S  S  eau;  42) 

Mais  ce  qui  paroit,  MonHeur,  vous  avoir  choqué  le  plus  dans 
nos  pièces ,  c'eft  le  rôle  qu'on  y  fait  jouer  à  Tamour.  Cette  paf- 
lion ,  le  grand  mobile  des  aâions  des  hommes ,  eft  en  effet  le  reflTorc 
prefque  unique  du  théâtre  François;  &  rien  ne  vous  paroit  plus 
contraire  à  la  faine  morale  ^  que  de  réveiller  par  des  peintures  & 
Aqs  fituations  féduifantes  un  fentiment  fi  dangereux.    Permettez- 
moi  de  vous  faire  une  queftion  avant  que  de  vous  répondre.  Vou- 
driez-vous  bannir  Tamour  de  la  fociété?  Ce  feroit,  je  crois, pour 
elle  un  grand  bien  &  un  grand  mal.  Mais  vous  chercheriez  en  vain  à 
détruire  cette  paffîon  dans  les  hommes  ;  il  ne  paroit  pas  d'ailleurs 
que  votre  deflein  foit  de  la  leur  interdire ,  du  nloins  fi  on  en  juge 
par  les  defcriptions  intérefTantes  que  vous  en  faites ,  &  auxquelles 
toute  Tauftérité  de  votre  philofophie  n'a  pu  fe  refufer.  Or ,  fi  on 
ne  peut,  &  fi  on  ne  doit  peut-être  pas  étouffer  l'amour  dans  le 
cœur  des  hommes ,  que  refte-t-il  à  faire ,  finon  de  le  diriger  vers 
une  fin  honnête,  &  de  nous  montrer  dans  des  exemples  illuflres 
fes  fureurs  &  fes  foibleffes,  pour  nous  en  défendre  ou  nous  en 
guérir?  Vous  convenez  que  c'eft  l'objet  de  nos  tragédies;  mais 
vous  prétendez  que  l'objet  efl  manqu-é  par  les  efforts  même  que 
l'on  fait  pour  le  remplir  ;  que  l'impreffion  du  fentiment  refle ,  6c 
que  la  morale  efl  bientôt  oubliée.  Je  prendrai,  Monfieur,  pour 
vous  répondre,  l'exemple  rnême  que  vous  apportez  de  la  tragédie 
de  Bérénice ,  où  Racine  a  trouvé  l'art  de  nous  intéreffer  pendant 
cinq  aâes,  avec  ces  feuls  mots,  je  vous  aimcy  vous  êtes  Empereur 
&  je  pars;  &  011  ce  grand  Poëte  a  fu  réparer  par  les  charmes  de 
•fon  fîyle  le  défaut  d'adion  &  la  monotonie  de  fon  fujet.  Tout  fpec- 
tateur  fenfible,  je  l'avoue,  fort  de  cette  tragédie  le  cœur  affligé, 
partageant  en  quelque  manière  le  facrifîce  qui  coûte  fi  cher  k  Titus, 
&  le  défefpoir  de  Bérénice  abandonnée.  Mais  quand  ce  fpeâateur 
regarde  au  fond  de  fon  ame ,  &  approfondit  le  fentiment  trifle  qui 
l'occupe,  qu'y  apperçoit-il ,  Monfieur?  Un  retour  affligeant  fur  le 
malheur  de  la  condition  humaine ,  qui  nous  oblige  prefque  toujours; 
de  faire  céder  nos  paffions  k  nos  devoirs.  Cela  eft  fi  vrai ,  qu'au 
milieu  des  pleurs  que  nous  donnons  à  Bérénice,  le  bonheur  du 
monde  attaché  au  facrifîce  de  Titus,  nous  rend  inexorables  fur  la 
néceflîté  de  ce  facrifîce  même  dont  nous  le  plaignons  ;  l'intérêt 


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424  Lettre 

que  nous  prenons  \  fa  douleur,  en  admirant  fa  vertu,  fe  changeroit 
en  indignation  s^il  fuccomboit  \  fa  foiblefle.  En  vain  Racine  même  ^ 
tout  habile  qu'il  étoit  dans  Téloquence  du  coeur ,  eût  eflayé  de 
nous  repréfenter  ce  Prince ,  entre  Bérénice  d'un  côté  &  Rome  de 
Tautre ,  fenflble  aux  prières  d'un  peuple  qui  embraflè  ks  genoux 
pour  le  retenir,  mais  cédant  aux  larmes  de  fa  maitreflè  :  les  adieux 
les  plus  touchans  de  ce  Prince  à  fes  fujets  ne  le  rendroient  que 
plus  méprifable  à  nos  yeux }  nous  n'y  verrions  qu'un  Monarque 
vil ,  qui ,  pour  fatisfaire  une  paffion  obfcure ,  renonce  \  faire  du 
bien  aux  hommes,  &  qui  va  dans  les  bras  d'une  femme  oublier 
leurs  pleurs.  Si  quelque  chofe  au  contraire  adoucit  k  nos  yeux  la 
peine  de  Titus ,  c'eft  le  fpeâacle  de  tout  un  peuple  devenu  heu- 
reux par  le  courage  du  Prince  :  rien  n'eft  plus  propre  k  confoler 
de  l'infortune  que  le  bien  qu'on  fait  k  ceux  qui  fouffrent  ;  &  l'homme 
vertueux  fufpend  le  cours  de  fes  larmes  en  efluyant  celles  des  au- 
tres. Cette  tragédie^  Monfieur,  a  d'ailleurs  un  autre  avantage , 
c^eft  de  nous  rendre  plus  grands  k  nos  propres  yeux,  en  nous 
montrant  de  quels  efforts  la  vertu  nous  rend  capables.   Elle  ne 
réveille  en  nous  la  plus  puiflance  &  la  plus  douce  de  toutes  les 
paflîons,  que  pour  nous  apprendre  k  la  vaincre  en  la  faifant  céder, 
quand  le  devoir  l'exige ,  k  des  intérêts  plus  preflTans  &  plus  chers. 
Ainfi  elle  nous  flatte  &  nous  élevé  tout  k  la  fois ,  par  l'expérience 
douce  qu'elle  nous  fait  faire  de  la  tendrefTe  de  notre  ame ,  &  par 
le  courage  qu'elle  nous  infpire  pour  réprimer  ce  fentiment  dans 
tes  effets ,  en  confervant  le  fentiment  même. 

Si  donc  les  peintures  qu'on  fait  de  l'amour  fur  nos  théâtres 
étoient  dangereufes ,  ce  ne  pourroit  être  tout  au  plus  que  chez  une 
nation  déjà  corrompue ,  k  qui  les  remèdes  même  ferviroîent  de 
poifon  :  auffî  fuis- je  perfuadé ,  malgré  l'opinion  contraire  où  vous 
êtes ,  que  les  repréfentatîons  théâtrales  font  plus  utiles  k  un  peuple 
qui  a  confervé  fes  mœurs ,  qu'k  celui  qui  auroit  perdu  les  fiennes. 
Mais  quand  l'état  préfent  de  nos  mœurs  pourroit  nous  faire  regar- 
der la  tragédie  comme  un  nouveau  moyen  de  corruption ,  la  plu- 
part de  nos  pièces  me  paroidènt  bien  propres  k  nous  raffurer  k  cet 
^jgard«  Ce  qui  devroit^  ce  me  femble,  vous  déplaire  le  plus  dans 

l'amour 


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A    M.   Rousseau.  425 

famour  qwe  nous  mettons  fi  fréquemment  fur  nos  théâtres,  ce 
n^eft  pas  la  vivacité  avec   laquelle  \Y  eft  peint ,  c'eft  le  rôle   froid 
&  fubalterne  qu'il  y  joue  prefque  toujours.  L'amour,  fi  on  en 
croît  la  multitude ,  eft  Tame  de  nos  Tragédies  ;  pour  moi ,  il  m'y 
paroit  prefque  auffi  rare  que  dans  le  monde.  La  plupart  des  pcr- 
fonnages  de  Racine  même  ont  à  mes  yeux  moins  de  pafilon  que 
de  métaphyfique ,  moins  de  chaleur  que  de  galanterie.  Qu'eft-ce 
que  l'amour  dans  Mithridate,  dans  Iphigénie,  dans  Britannicus, 
dans  Bajazet  même ,  &  dans  Andromaque ,  fi  on  en  excepte  quel- 
ques traits  des  rôles  de  Roxelane  &  d'Hermioneî  Phèdre  eft  peut- 
être  le  feul  ouvrage  de  ce  grand  homme  où  l'amour  foît  vraiment 
terrible  &  tragique;  encore  y  eft  il  défiguré  par  l'intrigue  obf- 
cure  d'Hippolyte  &  d'Aricie.  Arnaud  l'avoit  bien  fenti,  quand  il 
difoit  h  Racine  :  pourquoi  cet  Hippolytc  amoureux  ?  Le  reproche 
étoit  moins  d'un  cafuifte  que  d'un  homme  de  goût  ;  on  fait  la  ré- 
ponfe  que  Racine,  lui  fit  :  eh,  Monjîeur  !  fans  cela,  qu^auroient  dit 
tes  petiiS'-maùres  ?  Ainfi   c'eft  à  la  frivolité  de  la  nation  que  Ra- 
cine a  facrifié  la  perfeftion  de  fa  pièce.  L'amour  dans  Corneille 
eil  encore  plus  languiffant  &  plus  déplacé  :  fon  génie  femble  s'être 
épuifé  dans  le  Cid  à  peindre  cette  paflîon ,  &  il  faut  avouer  qu'il  l'a 
peinte  en  maître  ;  mais  il  n'y  a  prefque  aucune  de  Ces  autres,  tragédies 
que  l'amour  ne  dépare  &  ne  refroidiftè.  Ce  fentiment  exclufif  &  im- 
périeux, fi  propre  à  nous  confolerde  tout,  ou  à  nous  rendre  tout  in- 
fupportable ,  à  nous  faire  jouir  de  notre  exiftence  ou  k  nous  la  faire 
détefter  ,  veut  être  fur  le  théâtre  comme  dans  nos  cœurs,  y  régner 
feul  &  fans  partage.  Par-tout  où  il  ne  joue  pas  le  premier  rôle  ,  il  eft 
dégradé  par  le  fécond.  Le  feul  caractère  qui  lui  convienne  dans  la 
tragédie ,  eft  celui  de  la  véhémence ,  du  trouble  &  du  défefpop-  : 
ôtez-lui  ces  qualités,  ce  n'eft  plus,  fi  j*ofe  parler  ainfi,  qu'une 
pafilon  commune  &  bourgeoife.  Mais ,  dira  -  t  -  on ,  en  peignant 
l'amour  de  la   forte  ,  il  deviendra  monotone ,  &  toutes  nos  pièces 
fe  reffembleront.  Et  pourquoi  s'imaginer  ,  comme  ont  feît  prefque 
tous  nos  Auteurs  ,  qu'une  pièce  ne  puiffè  nous   intérefTer  fans 
amour  ?  Sommes  -  nous  plus  difficiles  ou  plus  infenfibles  que  les 
Athéniens  ?  Et  ne  pouvons- nous  pas  trouver,  h  leur  exemple ,  une 
infinité  d'autres  fujets  capables  de  remplir  dignement  le  théâtre  : 
(Suyrcs  mêlées.  Tome  IL  Hhh 


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4*6 


Lettre 


les  malheurs  de  Tambîtion ,  le  Tpeûacle  d'un  héros  daas  TiôfortuiTe; 
la  haine  de  la  fuperftition  &  des  tyrans,  l'amour  de  la  patrie,  la 
tendrefle  maternelle  ?  Ne  faifons  point  à  nos  Françoifes  Tinjure 
de  penftr  que  Tamour  feul  puifle  les  émouvoir ,  comme  fi  elles 
n'étoîent  ni  citoyennes  ni  mères.  Ne  les  avons-nous  pas  vues^ 
s'intéreflèr  à  la  mort  de  Céfar  ;  &  verfer  des  larmes  à  Mérope? 

Je  viens,  Monfîeur,  à  vos  objeSions  fur  la  Comédie.  Vous  nY 
voyez  qu'un  exemple  continuel  de  libertinage ,  de  perfidie  &  de 
mauvaifes  mœurs  \  des  femmes  qui  trompent  leurs  maris  ,  des  en- 
fans  qui  volent  leurs  pères ,  d'honnêtes  bourgeois  dupés  par  des 
frippons  de  Cour.  Mais  je  vous  prie  de  confidérer  un  moment 
fous  quel  point  de  vue  tous  ces  vices  nous  font  repréfentés  fur 
le  théâtre.  Eft-ce  pour  les  mettre  en  honneur  ?  Nullement  :  il  n'eft  . 
point  de  fpeftateur  qui  s'y  méprenne  ;  c'eft  pour  nous  ouvrir  les 
yeux  fur  la  fource  de  ces  vices,  pour  nous  faire  voir  dans  nos 
propres  défauts  (dans  des  défauts  qui  en  eux-mêmes  ne  bleflent 
point  l'honnêteté  )  une  des  caufes  les  plus  communes  des  aàions 
criminelles  que  nous  reprochons  aux  autres.  Qu'apprendrons-nous 
dans  George  Dandin  î  Que  le  dérèglement  dès  femmes  eft  la  fuite 
ordinaire  des  mariages  mal  aflbrtis ,  où  la  vanité  a  préfidé.  Dans 
k  Bourgeois- Gentilhomme }  Qu'un  bourgeois  qui  veut  fortîr  de 
fon  état,  avoir  un  femme  de  la  Cour  pour  maîtrefle  &'un  grand 
Seigneur  pour  ami,  n'aura  pour  maîtrefle  qu'une  femme  perdue» 
&  pour  ami  qu'un  honnête  voleur.  Dans  les  fcènes  à^Harpagon 
Se  de  fon  fils  ?  Que  l'avarice  des  pères  produit  la  mauvaife  con- 
duite des  enfans  ;  enfin  dans  toutes  ,  cette  vérité  fi  utile,  yi/e  les 
ridicules  d^  la  fociité  y  font  une  Jource  de  défordres.  Et  quelle  ma- 
nière plus  efficace  d'attaquer  nos  ridicules ,  que  de  nous  montrer 
qu'ils  rendent  les  autres  méchans  a  nos  dépens  î  En  vain  diriez- 
vous  que  dans  la  Comédie  nous  fo^nmes  plus  frappés  du  ridicule 
qu'elle  joue  que  des  vices  dont  ce  ridicule  eft  la  fource. 

Cela  doit  être  ,  puifque  l'objet  naturel  de  la  Comédie  eft  la 
correéHon  de  nos  défauts  par  le  ridicule ,  leur  antidote  le  plus 
puiflant ,  &  non  la  correftion  de  nos  vîces^  qui  demande  des  re- 
«nèdes  d'un  autre  genre.  Mais  fon  effet  n'ett  pas  pour  cela  de  nou$ 


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A    M.    Ro  u  s  s  MA  U^é  4xy 

faire  préférer  le  vice  au  ridicule  ;  elle  nous  fuppofe  pour  le  vice 
cette  horreur  qu*îl  ijQfpire  \  toute  ame  bien  née  ;*  elle  fe  fert 
même  de  cette  horreur  pour  combattre  nos  travers  ;  &  il  efl  tout 
fimpte  que  le  fentiment  qu'elle  fuppofe  nous  afFeâe  moins  (  dans 
le  moment  de  la  repréfentation  )  que  celui  qu'elle  cherche  \  ex* 
citer  en  nous,  fans  que  pour  cela  elle  nous  fafTc  prendre  le  chan* 
ge  fur  celui  de  ces  deux  fentimens  qui  doit  dominer  dans  notrs 
ame.  Si  quelques  Comédies  en  petit  nombre  s'écartent  de  cet 
objet  louable ,  &  font  prefque  uniquement  une  école  de  mau- 
visûfes  mœurs  ^  on  peut  comparer  leurs  auteurs  à  ces  hérériques  t 
qui,  pour  débiter  le  menfonge ,  ont  abufé  quelquefois  de  la  chaire 
de  vérité. 

Vous  ne  vous  en  tenez  pas  k  des  imputations  générales.  Vous 
attaquez  ,  comme  une  fatyre  cruelle  de  la  vertu,,  le  JUifiinthropt 
de  Molière  ,  ce  chef-d'œuvre  de  notre  théâtre  comique;  fi  néan- 
moins le  Tartufi  ne  lui  eft  pas  encore  fupérieur ,  foit  par  la  vf- 
vacîté  de  l'adion  ,  foit  par  les  fituations  ehéatrales ,  foit  enfin  par 
la  variété  &  la  vérité  des  caraâères. 

Je  ne  fais ,  Monfietir ,  ce  que  vous  penfez  de  cette  dernière 
^ièce  *f  elle  étoit  bien  faite  pour  trouver  grâce  devant  vous ,  ne 
fût-ce  que  par  l'averfion  dont  on  ne  peut  fe  défendre  pour  l'ef- 
pèce  d'hommes  fi  otiieufe  que  Molière  y  a  joués  &  démafqués. 
Mais  je  viens  au  Mifanthrope.  Molière ,  félon  vous ,  a  eu  deflein 
dans  cette  Comé4Je  de  rendre  la  vertu  ridicule.  Il  me  femble  que 
le  fujet  &  les  détails  de  la  pièce ,  que  le  fentiment  même  qu'elle 
produit  en  nous,  prouvent  le  contraire.  Molière  û  voulu  nous 
apprendre  que  VefpTit  &  la  vertu  ne  fuffifent  pas  pour  la  fociété , 
û  nous  ne  favons  compatir  aux  foiblefies  dç  nos  fèmblables ,  & 
ftipporter  leurs  vices  mêmes;  que  les  hommes  font  encore  plus 
bornés  que  méchans ,  &  qu'il  faut  les  méprifef  fans  le  leur  dire. 
Quoique  le  Mifanthrope  divertifle  les  fpeÔateurs,  il  n'eft  pas  pour 
cela  ridicule  à  leurs  yeux  ;  il  n'eft  perfonne  au  contraire  qui  ne 
Teftime ,  qui  ne  foit  porté  même  k  l'aimer  &  à  le  plaindi-e.  On 
rit  de  fa  mauvaife  humeur ,  comme  de  celle  d'un  enfant  bien 
né  &  de  beaucoup  d'efprit.    La  feule  chofe  que   j'oferois  blâ- 

Hhhij 


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4i8  Lettre 

mer  dans  le  rôle  du  Mifanthrope ,  c'eft  qu'Alcefte  n'a  pas  tou- 
jours tort  d^ecre  en  colère  contre  Tami  raifonnable  &  philofophe 
que  Molière  a  voulu  lui  oppofer  comme  un  modèle  de  la  con- 
duite qu'on  doit  tenir  avec  les  hommes.  Philinte  m'a  toujours  pa- 
ru ,  non  pas  abfolument  comme  vous  le  prétendez ,  un  caraâère 
odieux ,  mais  un  caraâère  mal  décidé ,  plein  de  fagefle  dans  fes 
maximes  &  de  faufleté  dans  fa  conduite. 

Rien  de  plus  fenfé  que  ce  qu'il  dit  au  MiTantlu'ope  dans  la 
première  fcène ,  fur  la  nécçflité  de  s'accommoder  aux  travers  des 
hommes  ;  rien  de  plus  foible  que  fa  réponfe  aux  reproches  dont 
le  Mifanthrope  l'accable,  fur  l'accueil  afFeâé  qu'il  vient  de  faire 
à  un  homme  dont  il  ne  fait  pas  le  nom.  Il  ne  difconvient  pas  de 
l'exagération  qu'il  a  mife  dans  cet  accueil ,  &  donne  par-lh  beau- 
coup d'avantage  au  Mifanthrope.  Il  devoir  répondre  au  contraire 
que  ce  qu'Alcefte  avoît  pris  pour  un  accueil  exagéré,  n'étoit  qu'un 
compliment  ordinaire  &  froid  ,  une  de  ces  formules  de  poÛteflè 
dont  les  hommes  font  convenus  de  fe  payer  réciproquement  lorf-. 
qu'ils  n'ont  rien  k  fe  dire. 

Le  Mifanthrope  a  encore  plus  beau  jeu  dans  la  fcène  du  Son- 
net. Ce  n'eft  point  Philinte  qu'Oronte  vient  confulter,  c'eft  Al* 
cefle ,  &  rien  n'oblige  Philinte  de  louer  comme  il  fait  le  Sonnet 
d'Oronte  ,  à  tort  &  k  travers ,  &  d'interrompre  même  la  leâurc 
par  fes  fades  éloges.  Il  devoir  attendre  qu'Oronte  lui  demandât 
fon  avis ,  &  fe  borner  alors  k  des  difcours  généraux  &  à  une  ap- 
probation foible,  parce  qu'il  fent  qu'Oronte  veut  être  loué,  & 
que  dans  des  bagatelles  de  ce  genre  on  ne  doit  la  vérité  qu'à  {c% 
amis ,  encore  faut-il  qu'ils  aient  grande  envie  ou  grand  befoin 
qu'on  la  leur  dife.  L'approbation  foible  de  Philinte  n'en  eût  pas 
moins  produit  ce  que  vouloit  Molière,  l'emportement  d'AIcefte  , 
qui  fe  pique  de  vérité  dans  les  chofes  les  plus  indifférentes ,  au 
rifque  de  bleffer  ceux  à  qui  il  la  dit.  Cette  colère  du  Mifanthrope 
fur  la  complaifance  de  Philinte  n'en  eût  été  que  plus  plaifante , 
parce  qu'elle  eût  été  moins  fondée,  &  la  fîtuation  des  perfonnages 
eût  produit  un  jeu  de  théâtre  d'autant  plus  grand ,  que  Philinte  eût 
été  partagé  entre  Tcmbarras  de  contredire  Alcefte  &  la  crainte  de 


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A    M.    Rouss ejù:  419 

choquer  Oronte.    Mais  je  m'apperçois,  Monfîeur,  que  je  donne 
des  leçons  ï  Molière. 

Vous  prétendez  que  dans  cette  fcène  du  Sonnet  le  Mifanthrope 
cft  prefqu'un  Philinte,  &  {es  je  ne  dis  pas  cela  ,  répétés  avant  que 
de  déclarer  franchement  fon  avis,  vous  paroiflent  hors  de  fon 
caraftère.  Permettez  -  moi  de  n'être  pas  de  votre  fentiment.  Le 
Mifanthrope  de  Molière  n'eft  pas  un  homme  groflîer,  mais  un 
homme  vrai  ;  {ts  je  ne  dis  pas  cela  y  fur-tout  de  Tair  dont  il  les 
doit  prononcer ,  font  fuflfifamment  entendre  qu'il  trouve  le  Son- 
net déteftable  ;  ce  n'efl  que  quand  Oronte  le  prefle  &  le  pouffe 
à  bout  qu'il  doit  lever  le  mafque  &  lui  rompre  en  vifière.  Rien 
n'eft,  ce  me  femble,  mieux  ménagé  &  gradué  plus  adroitement 
que  cette  fcène;  &  je  dois  rendre  cette  juftice  2i  nos  fpeâateurs 
modernes ,  qu'il  en  eft  peu  qu'ils  écoutent  avec  plus  de  plaifir. 
Audi  je  ne  crois  pas  que  ce  chef-d'œuvre  de  Molière  (  fupérieur 
peut-être  de  quelques  années  ^  fon  fiècle  )  dût  craindre  au  jour-: 
d'hui  le  fort  équivoque  qu'il  eut  ^  fa  naiffance  ;  notre  parterre  ; 
plus  fin  &  plus  éclairé  qu'il  ne  l'étoit  il  y  a  foixante  ans,  n'auroit 
plus  befoin  du  Médecin  malgré  lui  pour  aller  au  Mifanthrope. 
Mais  je  crois  en  même  temps  avec  vous  que  d'autres  chefs-d^œu-» 
vres  du  même  poète  &  de  quelques  autres ,  autrefois  juflement 
applaudis ,  auroient  aujourd'hui  plus  d'eflime  que  de  fuccès  ;  no- 
tre changement  de  goût  en  eft  la  caufe  ;  nous  voulons  dans  la  Tra* 
gédie  plus  d'aAion ,  &  dans  la  Comédie  plus  de  fînefle.  La  raifon 
en  eft,  fi  je  ne  me  trompe ,  que  les.  fujets  communs  font  pref- 
qu'entiérement  épuifés  fur  les  deux  théâtres,  &  qu'il  faut  d'un 
*  côté  plus  de  mouvement  pour  nous  intérefTer  \  des  héros  moins 
connus,  &  de  l'autre  plus  de  recherche  &  plus  de  nuance  pour 
faire  fentir  des  ridicules  moins  apparens. 

Le  zèle  dont  vous  êtes  animé  contre  la  Comédie  ne  vous  permet 
pas  de  faire  grâce  \  aucun  genre,  même  à  celui  où  l'on  fe  pro- 
pofe  de  faire  couler  nos  larmes  par  des  fituations  intéreflantes,  & 
de  nous  offrir  dans  la  vie  commune  des  modèles  de  courage  &  de 
vertu  ;  autant  vaudrait ,  dites-vous ,  aller  au  Jermon.  Ce  difcours 
me  furprend  dans  votre  bouche.  Vous  prétendiez  un  moment  aupa-; 


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45a  Lettre 

rtvant  que  les  fecons  de  k  Tragédie  nous  font  mutiles,  parce  qu'on 
n'y  met  fur  le  théâtre  que  des  héros  auxquels  nous  ne  pouroni 
nous  flatter  de  reffembler  ;  &  vous  blâment  à  préfent  les  pièces  o{i 
Ton  n'expofe  à  nos  yeux  que  nos  concitoyens  &  nos  femblables  ; 
ce  n'eft  plus  comme  pernicieux  aux  bonnes  mœurs ,  mais  comme 
infipidé  &  ennuyeux ,  que  vous  attaquez  ce  genre.  Dites ,  Monfieur, 
û  vous  le  voiriez ,  quil  efl  le  plus  fkdle  de  tous  ;  mais  ne  cherchez 
pas  k  lui  enlever  le  drdt  de  nous  attendrir  ;.  il  me  femble  au  con^ 
traire  qu'aucua  genre  de  pièces  n'y  eft  plus  propre ,  &  s'il  m'eft 
permis  de  juger  de  l'impreffion  des  autres  par  la  mienne ,  /'avoue 
que  je  fuis  encore  plus  touché  des  fcènes  pathétiques  de  YEnfant 
prodigue  j  que  des  pleurs  A^Andromaquc  &  à^Iphigénic.  Les  Princes 
&  les  Grands  font  trop  loin  de  nous ,  pour  que  nous  prenions  \ 
leurs  revers  le  même  intérêt  qu'aux  nôtres.  Nous  ne  voyons ,  pour 
ainfi  direr,  les  infortunes  des  Rois  qu'en  perfpeâive;  &  dans  te 
temps  même  où  nous  les  plaignons ,  un  fentiment  confus  femble 
nous  dire,  pour  nous  confoler,  que  ces  infortunes  font  le  prix  de 
k  grandeur  fupréme  g  &  comme  les  degrés  par  lefquels  la  nature 
rapproche  les  Princes  des  autres  hommes*  Mais  les  malheurs  de 
la  vie  privée  n'ont  point  cette  reflburce  à  nous  offrir  ;  ils  font 
Fimage  fidelle  des  peines  qui  nous  affligent  ou  qui  nous  menacent  ; 
un  Roi  n'eil  prefque  pas  notre  femblable ,  &  le  fort  de  nos  pareils 
a  bien  plus  de  droits  à  nos  larmes. 

Ce  qui  me  paroit  blâmable  dans  ce  genre,  ou  plutôt  dans  la 
manière  dont  l'ont  traité  nos  Poëres ,  eft  le  mélange  bizarre  qu'ils 
y  ont  prefque  toujours  fait  du  pathétique  &  du  plaifant  ;  deux  fen^ 
tomens  fi  tranchans  &  fi  difparates  ne  font  pas  faits  pour  être  voî- 
fins  ;  &  quoiqu'il  y  ait  dans  la  vie  quelques  circonflances  bizarres 
où  l'on  rit  &  oii  Ton  pleure  \  la  fois,  je  demande  fi  toutes  les 
circonfHnces  de  la  vie  font  propres  à  être  repréfentées  fur  ic  théâ- 
tre,  &  fi  le  fentiment  trouble  &  mal  décidé  qui  réfulte  de  cet  al- 
tiage  des  ris  avec  les  pleurs,  efl  préférable  au  plaifir  feul  de  pleu- 
rer, ou  même  au  plaifir  feul  de  rire  î  Les  hommes  font  tous  de  far ^ 
d'^écrie  l'Enfaiït  prodigue ,  après  avoir  fait  k  fôn  valet  la  peinture 
^4i)&ufe  de  ^ingratitude  &  de  la  dureté  de  ii%  anciens  amis  ;  & 


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À    M.    H  o  u  s  s  E  Â  u.  4  j  I 

les  femmes  y  lui  répond  le  valet,  qui  ne  veut  que  faire  rire  le  par^ 
terre  ?  J'ofe  inviter  i'illi?ftre  Auteur  de  cette  pièce  ^  retrancher 
ces  trois  mots  y,  qui  ne  font  Ik  que  pour  défigurer  un  chef-d'œuvre. 
Il  me  fenibie  qu'ils  doivent  produire  fur  tous  les  gens  de  goût  le 
même  effet  qu^ln  fon  aigre  &  difcordant  qui  fe^eroit  entendre  tout 
à  coup  au  milieu  d'une  mufique  touchante. 

Après  avoir  dit  tant  de  mal  des  fpeâacles,  il  ne  vous  reçoit 
plus,  Monfieur,  qu'à  vous  déclarer  audi  contre  les  perfonnes  qui 
ks  repréfentent,  &  contre  celles  qui,  félon  vous,  nous  y  attirent; 
&  c'eft  de  quoi  vous  vous  êtes  pleinement  acquitté  par  la  manière 
dont  VOUS  traitez  les  Comédiens  &  les  femmes.  Votre  philofophié 
n'épargne  perfonne ,  &  on  pourroit  lui  appliquer  ce  paffage  de 
l'Écriture,  &  manus  ejus  contra  omnes.  Selon  vous,  l'habitude  ofi 
font  les  Comédiens  de  revêtir  un  cai*aâèrè  qui  n'efl  pas  le  leur^ 
les  accoutume  a  la  faufleté.  Je  ne  faurois  croire  que  ce  reproche 
fbit  férieux.  Vous  fêtiez  le  procès ,  fur  le  même  principe ,  à  tous 
les  Auteurs  dé  pièces  de  théâtre ,  bien  plus  obligés  encore  que  les 
Comédiens  de  fe  transformer  dans  les  perfonnages  qu'iK  ont  à  faire 
parler  fur  la  fcène.  Vous  ajoutez  qu'il  eft  vil  de  s^expofer  aux  fifflets 
pour  de  l'argent;  qu'en  faut-ii  conclure  î  Que  l'état  de  Comédien 
efl  celui  de  tous  où  il  eft  le  moins  permis  d'être  médiocre.  Mais, 
en  récompenfe,  quels  applaudiflemens  plus  flatteurs  que  ceux  du 
théâtre  ?  C'eft  là  rù  l'amour-propre  ne  peut  fe  faire  illufion  ni  fur 
les  fuccès*,  ni  fur  les  chûtes  ;  &  pourquoi  refuferions-nous  à  un 
Afteur  accueilli  &  defîré  du  public ,  le  droit  fi  jufte  &  fi  noble  de 
tirer  de  fon  talent  fa  fubfiftance  ?  Je  ne  dis  rien  de  ce  que  vous 
rjoutez  (pour  plaifanter  fans  doute)  que  les  valets,  en  s'exerçant 
\  voler  adroitement  fur  le  théâtre ,  s'inftruifent  à  voler  dans  les  mair 
fons  &  dans  les  rues. 

SupjSrieùr  ,  comme  vous  l'êtes ,  par  votre  caraflère  &  par  vos 
réflexions,  k  toute  efpèce  de  préjugés,  étoit-ce-là,  Monfieur, 
celui  que  vous  deviez  préférer  pour  vous  y  foumcttre  &  pour  le 
défendre?  Comment  n'avez-vous  pas  fenti  que  ceux  qui  repréfen- 
tent  nos  pièces  méritent  d'être  déshonorés ,  ceux  qui  les  compo- 
fcnt  mériteroient  auflî  de  l'être;  &  qu'ainfi,  en  élevant  les  uns  & 


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4}i  Lettre 

en  avaifTant  les  autres,  nous  avons  été  tout  \  la  fois  bien  înconfé- 
quens&  bien  barbares?  Les  Grecs  l'ont  été  moins  que  nous,& 
il  ne  faut  point  chercher  d'autres  caufes  de  Teftime  oii  les  bons  Comé- 
diens étoient  parmi  eux.  Ils  confîdéroîent  Efope  par  la  même  rai- 
fon.  qu'ils  admiroient  Euripide  &  Sophocle,  Les  Romains,  il  eft 
vrai ,  ont  penfé  différemment  ;  mais  chez  eux  la  Comédie  étoit  jouée 
par  des  efclaves  ;  occupés  de  grands  objets  ,  ils  ne  vouloient  em- 
ployer que  des  efclaves  k  leurs  plaifîrs. 

La  chafteté  des  Comédiennes ,  j'en  conviens  avec  vous ,  eft  plus 
expofée  que  celles  des  femmes  du  monde  ;  mais  auflî  la  gloire  de 
vaincre  en  doit  être  plus  grande  ;  il  n'eft  pas  rare  d'en  voir  qui  réfiftent 
long-temps ,  &  il  feroit  plus  commun  d'en  trouver  qui  réfiftaflent 
toujours ,  fi  elles  n'étoîent  comme  découragées  de  la  continence 
par  le  peu  de  confidération  réelle  qu'elles  en  retirent.  Le  plus 
sûr  moyen  de  vaincre  les  paflions  eft  de  les  combattre  par  la 
vanité  ;  qu'on  accorde  des  diftinAions  aux  Comédiennes  fages , 
&  ce  fera ,  j'ofe  le  prédire ,  l'ordre  de  l'État  le  plus  févère  dans 
fes  mœurs.tMais  quand  elles  voient  que  ,  d'un  côté,  on  ne 
leur  fait  aucun  gré  de  fe  priver  d'amans,  &  que  de  l'autre  il 
eft  permis  aux  femmes  du  monde  d'en  avoir ,  fans  en  être  moins 
confîdérées ,  comment  ne  chercheroîent-elles  pas  leur  corifolation 
dans   des  plaifirs  qu'elles  s'interdiroient  en  pure  perte  ? 

Vous  êtes  du  moins,  Monfieur,  plus  jufte  ou  plus  confé- 
quent  que  le  public  :  votre  fortie  fur  nos  Aûrices  en  a  valu  une 
très-violente  aux  autres  femmes.  Je  ne  fais  fi  vous  êtes  du  petit 
nombre  des  fages  qu'elles  ont  fu  quelquefois  rendre  malheu- 
reux, &  fi  par  le  mal  que  vous  en  dites ,  vous  avez  voulu  leur 
reftituer  celui  qu'elles  vous  ont  fait.  Cependant  je  doute  que 
votre  éloquente  cenfure  vous  fafle  parmi  elles  beaucoup  d'enne- 
mies ;  on  voit  percer-  h  travers  vos  reproches  le  goût  très- 
pardonnable  que  vous  avez  confervé  pour  elles  ,  peut  -  être 
même  quelque  chofe  de  plus  vif;  ce  mélange  de  févérité  &  de 
foibleflTe ,  (  pardonnez  -  moi  ce  dernier  mot  )  vous  fera  aifément 
obtenir  grâce  \  elles  fentiront  du  moins ,  &  elles  vous  en  fauront 
gré,  qu'il  vous  en   a  moins  coûté   pour    déclamer  contr'elles 

avec 


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A    M.    Rousseau:  4^5 

avec  chaleur  ,  que  pour  les  voir  &  les  juger  avec  une  indiffé- 
rence philofophique.  Mais  comment  allier  cette  indifférence 
avec  le  fentiment  fi  féduifant  qu'elles  înfpirent  ?  Qui  peut  avoir 
le  bonheur  ou  le  malheur  de  parler  d'elles  fans  intérêt  ?  Effayons 
néanmoins ,  pour  les  apprécier  avec  jufliceifans  adulation  comme 
fans  humeur ,  d'oublier  en  ce  moment  combien  leur  fociété  eft 
aimable  &  dangereufe  ;  relifons  Épiâete  avant  que  d'écrire ,  & 
tenons-nous  fermes  pour   être  auflères  &  graves. 

Je  n'examinerai  point,  Monfieur  ^-fi  vous  avez  raifon  de  vous 
écrier,  où  trouverait- on  une  femme  aimable  &  vertueufe^  comme 
le  Sage  s'écrioit  autrefois,  oà  trouvera- t-on  une  femme  forte  & 
Le  genre  humain  feroit  bien  \  plaindre,  fi  Tobjet  le  plus  digne 
de  nos  hommages  étoit  en  effet  auflî  rare  que  vous  le  dites. 
Mais  fi  par  malheur  vous  aviez  raifon  ,  quelle  en  feroit  la  trifle 
caufe  ?  L'efclavage  &  l'efpèce  d'avilidement  où  nous  avons  mis 
les  femmes  ;  les  entraves  que  nous  donnons  à  leur  efprit  &  \  leur 
ame;  le  jargon  futile  &  humiliant  pour  elles  &  pour  nous, 
auquel  nous  avons  réduit  notre  commerce  avec  elles  ;  comme  fi 
elles  n'avoient  pas  une  raifon  à  cultiver,  ou  n'en  étoient  pas 
dignes;  enfin  l'éducation  funefle,  je  dirois  prefque  meurtrière, 
que  nous  leur  prefcrîvons ,  fans  leur  permettre  d'en  avoir  d'autre  : 
éducation  où  elles  apprennent  prefqUe  uniquement  à  fe  contre- 
faire fans  ceffe,  à  n'avoir  pas  un  fentiment  qu'elles  n'étouffent, 
une  opinion  qu'elles  ne  cachent ,  une  penfée  qu'elles  ne  dégui- 
fent.  Nous  traitons  la  nature  en  elles  comme  nous  la  traitons 
dans  nos  jardins ,  nous  cherchons  à  l'orner  en  l'étouffant.  Si  la 
plupart  des  nations  ont  agi  comme  nous  h  leur  égard ,  c'eft  que 
par-tout  les  hommes  ont  été  les  plus  forts,  &  que  par-tout  le 
plus  fort  efl  1,'oppreffeur  &  le  tyran  du  plus  foible.  Je  ne  fais 
fi  je  me  trompe ,  mais  it  me  femble  que  l'éloignement  où  nous 
tenons  les  femmes  de  tout  ce  qui  peut  les  éclairer  &  leur  élever 
Pâme,  eft  bien  capable  ,  en  mettant  leur  vanité  à  la  gêne,  de 
flatter  letu:  amour  -  propre.  On  diroit  que  nous  fentons  leurs 
avantages  ,  &  que  nous  voulons  les  empêcher  d'en  profiter. 
Nous  ne  pouvons   nous    difiîmuler   que   dans    les   ouvrages  de 

Œuyres  m/lces.  Tome  IL  lîî 


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434  Lettre 

goût  &  d'agrément  elles  réuflîroient  mieux  que  nous,  fiif-tout 
dans  ceux  dont  le  fentiment  &  la  tendrefle  doivent  être  Tame  i 
car  quand  vous  dites  qu* elles  ne  favent  ni  décrire,  ni  fentir  f  amour 
mime ,  il  faut  que  vous  n'ayez  jamais  lu  les  Lettres  d'Héloïfe , 
ou  que  vous  ne  les  ayez  lues  que  dans  quelque  Poète  qui  les 
aura  gâtées.  J'avoue  que  ce  talent  de  peindre  l'amour  au  naturel , 
talent  propre  à  un  temps  d'ignorance,  où  la  nature  feule  don- 
noit  des  leçons ,  peut  s'être  afFoibli  dans  notre  fiècle ,  &  que  les 
femmes ,  devenues ,  à  notre  exemple ,  plus  coquettes  que  paf^ 
fionnées ,  fauront  bientôt  aimer  auflî  peu  que  nous  &  le  dire  aufli 
mal  ;  mais  fera-ce  la  faute  de  la  nature  î  A  l'égard  des  ouvrages 
de  génie  &  de  fagacité ,  mille  exemples  nous  prouvent  que  la 
foiblefTe  du  corps  n'y  eft  pas  un  obflacle  dans  les  hommes  ; 
pourquoi  donc  une  éducation  plus  folide  &  plus  mâle  ne  mettroit* 
elle  pas  les  femmes  à  portée  d'y  réuflîr  ?  Defcartes  les  jugeoit 
plus  propres  que  nous  a  la  philofophie,  &  une  Princefle  mal- 
heureufe  a  été  fon  plus  illuflre  difciple.  Plus  inexorable  pour 
elles ,  vous  les  traiterez ,  Monfieur  ,  comme  ces  peuples  vaincus  , 
mais  redoutables  ,  que  leurs  conquérans  défarment  ;  &  après 
avoir  foutcnu  que  la  culture  de  l'efprit  eft  pernicieufe  a  la  vertu 
des  hommes,  vous  en  conclurez  qu'elle  le  feroit  encore  plus  a 
celles  des  femmes.  Il  me  femble  au  Contraire  que ,  les  hommes 
devant  être  plus  vertueux  à  proportion  qu'ils  connoîtront  mieux 
les  véritables  fources  de  leur  bonheur,  le  genre  humain  doit 
gagner  à  s'inftruire.  Si  les  fiècles  éclairés  ne  font  pas  moins  cor- 
rompus que  les  autres ,  c'eft  que  la  lumière  y  eft  trop  inégalement 
répandue  ;  qu'elle  eft  reflerr^e  &  concentrée  dans  un  trop  petit 
nombre  d'efprîts  ;  que  les  rayons  qui  s'en  échappent  dans  le 
peuple  ont  afièz  de  force  pour  découvrir  aux  âmes  communes 
l'attrait  &  les  avantages  du  vice,  &  non  pour  leur  en  faire  voir 
les  dangers  &  l'horreur  :  le  grand  défaut  de  ce  fiècle  philofophe 
eft  de  ne  l'être  pas  encore  aflez.  Maïs  quand  la  lumière  fera 
plus  libre  de  fe  répandre,  plus  étendue  &  plus  égale,  nous  en 
fentîrons  alors  les  effets  bienfaifans;  nous  ceflerons  de  tenir  les 
femmes  fous  le  joug  de  l'ignorance ,  &  elles  de  féduire ,  de  trom- 
per &  de  gouverner  leurs  maîtres.  L'amour  fera  pour  lors  entre 


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A    M.    Rousseau.  435 

les  deux  fezes  ce  que  Pamitié  la  plus  douce  &  la  plus  vraie  eft 
entre  les  hommes  vertueux;  ou  plutôt  ce  fera  un  fentiment 
plus  délicieux  encore,  le  complément  &  la  perfeâion  de  Tamitié; 
fentiment  qui ,  dans  ^intention  de  la  nature ,  devoit  nous  rendre 
heureux  ,  &  que ,  pour  notre  malheur ,  nous  avons  fu  altérer  & 
corrompre. 

Enfin  ne  nous  arrêtons  pas  feulement  j  Monfieur,  aux  avan- 
tages que  la  fociété  pourroit  tirer  de  l'éducation  des  femmes  ; 
ayons  de  plus  l'humanité  &  la  juflice  de  ne  pas  leur  refufer  ce 
qui  peut  leur  adoucir  la  vie  comme  à  nous.  Nous  avons  éprouvé 
tant  de  fois  combien  la  culture  de  l'efprit  &  l'exercice  des  talens 
font  propres  à  nous  diftraire  de  nos  maux ,  &  à  nous  confoler 
dans  nos  peines  i  pourquoi  refufer  à  la  plus  aimable  moitié  du 
genre  humain ,  deftinée  k  partager  avec  nous  le  malheur  d'être , 
le  foulagement  le  plus  propre  k  le  lui  faire  fupporter?  Philofo- 
phes  y  que  la  nature  a  répandus  fur  la  furface  de  la  terre ,  c'eft 
à  vous  à  détruire,  s'il  eft  poffible,  un  préjugé  fi  fùnefte;  c'eft  à 
ceux  d'entre  vous  qui  éprouvent  la  douceur  ou  le  chagrin  d'être 
pères  ,  d'ofer  les  premiers  fecoucr  le  joug  d'un  barbare  ufage , 
en  donnant  ^  leurs  filles  la  même  éducation  qu'il  leurs  autres  en- 
fans.  Qu'elles  apprennent  feulement  de  vous,  en  recevant  cette 
éducation  précîeufe ,  à  la  regarder  uniquement  domme  un  préfer- 
vatif  contre  l'oifiveté  ,  un  rempart  contre  les  malheurs ,  &  non 
comme  l'aliment  d'une  curiofité  vaine ,  &  le  fujet  d'une  oflenta- 
tion  frivole.  Voilà  tout  ce  que  vous  devez  &  tout  ce  qu'elles  doi- 
vent k  l'opinion  publique ,  qui  peut  les  condamner  k  paroître  igno- 
rantes ,  mais  non  pas  les  forcer  à  l'être.  On  vous  a  vus  fi  fou- 
vent  ,  pour  des  motife  très-légers ,  par  vanité  ou  par  humeur  , 
heurter  de  front  les  idées  de  votre  fiècle  ;  pour  quel  intérêt  plus 
grand  pouvez-vous  le  braver ,  que  pour  l'avantage  de  ce  que  vous 
devez  avoir  de  plus  cher  au  monde,  pour  rendre  la  vie  moins 
amère  k  celles  qui  la  tiennent  de  vous  ,  &  que  la  nature  a  defll- 
nées  S  vous  furvivre  &  à  fouffirir;  pour  leur  procurer  dans  Tin- 
fortune  ,  dans  les  maladies  ,  '  dans  la  pauvreté ,  dans  la  vieiliefle , 
d«s  refliburces  dont  notre  injuAice  les  a  privées?  On  regarde 

lii  ij 


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4}6 


Lettre 


communément ,  Monfieur,  les  femmes  comme  très-fenlGbles  & 
très-foibles  ;  je  les  crois  au  contraire  ou  moins  fenfibles  ou  moins 
foibles  que  nous.  Sans  force  de  corps  ,  fzns  talens,  fans  étude 
qui  puifTc  les  arracher  h  leurs  peines,  &  les  leur  faire  oublier 
quelques  momens ,  elles  les  fupportent  néanmoins ,  elles  les  dé- 
vorent, &  favent  quelquefois  les  cacher  mieux  que  nous  ;  cette 
fermeté  fuppofe  en  elles ,  ou  une  ame  peu  fufceptible  d'impref- 
iîons  profondes  ,  ou  un  courage  dont  nous  n'avons  pas  l'idée. 
Combien  de  fituations  cruelles  auxquelles  les  hommes  ne  réfiftent 
que  par  le  tourbillon  d'occupations  qui  les  entraîne  ?  Les  chagrins 
des  femmes  feroient-ils  moins  pénétrans  &  moins  vifs  que  les  nô- 
tres? Ils  ne  le  devroient  pas  être.  Leurs  peines  viennent  ordinai- 
rement du  cœur ,  les  nôtres  rfont  fouvent  pour  principe  que  la 
vanité.  &  Tambition.  Mais  ces  fentimens  étrangers,  que  l'éduca- 
tion a  portés  dans  notre  ame ,  que  l'habitude  y  a  gravés ,  &  que 
l'exemple  y  fortifie ,  deviennent  (  a  la  honte  de  l'humanité  )  plus 
puiiïans  fur  nous  que  les  fentimens  naturels;  la  douleur  fait  plus 
périr  de  miniftres  déplacés  que  d'amans  malheureux; 

Voila,  Monfieur,  û  j'avois  à  plaider  la  caufe  des  femmes, 
ce  que  j'oferoîs  dire  en  leur  faveur  ;  je  les  défendrois  moins  fur  ce 
qu'elles  font ,  que  fur  ce  qu'elles  pourr oient  être.  Je  ne  les  louerois 
point ,  en  foutenant  avec  vous  que  la  pudeur  leur  eft  naturelle  ;  ce 
fer  oit  prétendre  que  la  nature  ne  leur  a  donné  ni  befoins ,  ni  pallions; 
la  réflexion  peut  réprimer  les  deflrs^  mais  le  premier  mouvement 
(qui  eft  celui  de  la  nature  )  porte  toujours  à  s'y  livrer.  Je  me 
bornerai  donc  k  convenir  que  la  fociété  &  les  loix  ont  rendu  1& 
pudeur  néceflaire  aux  femmes  ;  &  fi  je  fais  jamais  un  livre  fur  le 
pouvoir  de  l^éducation ,  tette  pudeur  en  fera  le  premTer  chapi- 
tre. Mais  êii  paroifTant  moins  prévenu  que  vous  pour  la  modeJP- 
tîe  de  leur  fexe ,  je  ferai  plus  favorable  k  leur  confervation  ;  Se 
malgré  la  bonne  opinion  que  vous  avez  de  la  bravoure  d'un  ré^ 
giment  de  femmes  ^  je  ne  croirai  pas  que  le  principal  moyen  de 
les  rendre  utiles,  foit  de  les  deftiner  à  recruter  nos  troupes. 

Mais  je  m'apperçois,  Monfieur ,  &  je  crains  bien  de  m'en  ap- 
percevoir  trop  tard  ^  que  le  plaifir  dem'entretenir  avec  vous  y  l'apor 


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A   M.  Rou  s  SEAU.  437 

logîe  des  femmes ,  &  peut-être  cet  intérêt  fecrec  quî  nous  féduît 
toujours  pour  elles,  m'ont  entraîné  trop  loin  &  trop  long-temps 
hors  de  mon  fu^t.  En  voîlà  donc  aflez  ,  &  peut-être   trop  ,  fur 
la  partie  de  votre  lettre  qui  concerne  les  fpeftacles  en  eux-mê- 
mes ,  &  les  dangers  de  toute  efpèce  dont  vops  les  rwdez  refpon* 
fables.  Rien  ne  pourra  plus  leur  nuire,  fi  votre  écrit  n'y  réuflît 
pas  ;  car  il  faut  avouer  qu'aucun  de  nos  prédicateurs  ne  les  a  com- 
battus avec  autant  de  force  &  de  fubtilîté  que  vous.  Il  eft  vrai 
que  la  fupériorité  de  vos  talens  ne  doit  pas  feule  en  avoir  Thon- 
neur.  La  plupart  de  nos  orateurs  chrétiens ,  en  attaquant  la  Co- 
médie, condamnent  ce  qu'ils  ne  connoifTent  pas;  vous  avez  au 
contraire  étudié ,  analyfé  , compofé  vous-même^  pour  en  mieux 
]uger  les  effets ,  le  poifon  dangereux  dont  vous  cherchez  à  nous 
préferver  ;   &  vous  décriez  nos  pièces  de  théâtre  avec  l'avantage 
JDon-feulement  d'en  avoir  vu ,  mais  d'en  avoir  fait.  Néanmoins  cet 
avantage  même  forme  contre  vous  une  objeâion  incommode  que 
vous  paroi/fez  avoir  fentie  en  ofant  vous  la  faire ,  &  à  laquelle 
vous  avez  indireftement  tâché  de  répondre.  Les  fpeâacles,  félon 
TOUS  ,  font  néceiïàires  dans  une  ville  aufli  corrompue   que  celle 
que  vous  avez  liabitée  long-temps  ;  &   c'eft  apparemment  pour 
ks  habitans  pervers ,  (  car  ce  n'eft  pas  certainement  pour  votre 
patrie)  que  vos  pièces  ont  été  compofées.  C'eft-k-dire  ,  Mon- 
iteur ,  que  vous  nous  avez  traités  comme  ces  animaux  expirans , 
qu'on  achève  dans  leurs  maladies ,  de  peur  de  les  voir  trop  long- 
temps foufFrir.  Aflez  d'autres,  fans  vous^,  aur oient  pris  ce  foin; 
&  votre  délicatefle  n'aura- t-elle  rien  k  fe  reprocher  à  notre  égard  l 
Je  le  crains  d'autant  plus ,  que  le  talent  dont  vous  avez  montré 
au  théâtre  lyrique  de  fi  heureux  eflaîs ,  comme  muficien  &  comme 
poëte,  eft  du  moins  auflî  propre  à  faire  aux  fpeâacles  des  parti- 
fans  ,  que  votre  éloquence  à  leur  en  enlever.  I*e  plaifir  de  vous 
lire  ne  nuira  point  à  celui  de  vous  entendre  5  &  vous  aurez  long- 
temps la  douleur  de  voir  le  Devin  du  village  détruire  tout  le  bien 
que  vos  écrits  contre  la  Comédie  auroient  pu  nous  faire. 

Il  me  refte  h  vous  dire  un  mot  fur  les  deux  autres  articles  de 
Totre  lettre^  &  en  premier  lieu  fur  les  rsûfons  q,ue  vous  apportex 


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438 


Lettré 


contre  Pétablîflement  d'un  théâtre  de  Comédie  îi  Genève,  Cette? 
partie  de  votre  ouvrage ,  je  doîs  Tavouer ,  eft  celle  qui  a  treuvé 
à  Paris  le  moins  de  contradiôeurs.  Très-indulgens  envers  nous- 
mêmes  ,  nous  regardons  les  fpeâacles  comme  un  aliment  nécef- 
faire  à  notre^frivolité  ;  mais  nous  décidons  volontiers  que  Genève 
ne  doit  point  en  avoir  ;  pourvu  que  nos  riches  oifîfs  aillent  tous 
les  jours  pendant  (fois  heures  fe  foulager  au  théâtre  du  poids  du 
temps  qui  les  accable  ,  peu  leur  importe  qu'on  s'amufe  ailleurs  ; 
parce  que  Dieu  ,  pour  me  fervir  d'une  de  vos  plus  heureufes  ex* 
preflions,  les  a  doués  d'une  douceur  très- méritoire  k  fupporter 
Tennui  des  autres.  Mais  je  doute  que  les  Genevois ,  qui  s'inté- 
refTent  un  peu  plus  que  nous  k  ce  qui  les  regarde  ,  applaudiffene 
de  môme  h  votre  févérité.  Oeft  d'après  un  defir  qui  m'a  paru 
prefque  général  dans  vus  concitoyens  ,  que  j'ai  propofé  l'éta- 
bliflement  d'un  théâtre  dans  leur  ville  ,  &  j'ai  peine  à  croire  qu'ils 
fe  livrent  avec  autant  de  plaifîr  aux  amufemens  que  vous  y  fubC- 
tituez.  On  m'aflure  même  que  pluHeurs  de  ces  amufemens ,  quoi- 
qu'en  fîmple  projet,  alarment  déjà  vos  graves  Miniftres  j  qu'ils  fe 
récrient  fur-toui  contre  les  danfes  que  vous  voulez  mettre  à  la 
place  de  la  Comédie ,  &  qu'il  leur  paroît  plus  dangereux  encore 
de  fé  donner  en  fpeftaclé  que  d'y  affiften 

Au  refte  ,  c'eft  k  vos  compatriotes  feuls  k  juger  de  ce  qui 
peut  en  ce  genre  leur  être  utile  ou  nuifibîe.  S'ils  craignent  pour; 
leurs  mœurs  les  effets  &  les  fuîtes  de  la  Comédie ,  ce  que  j'ai  déjx 
dit  en  fa  faveur  ne  les  déterminera  point  k  la  recevoir ,  commû 
tout  ce  que  vous  dîtes  contr'elle  ne  la  leur  fera  pas  rejetter ,  s'ils 
imaginent  qu'elle  puiflè  leur  être  de  quelqu'avantage.  Je  me  con- 
tenterai donc  d'examiner  en  peu  de  mots  le«  raifons  que  vous  ap- 
portez contre  l'établiflement  d'un  théâtre  k  Genève ,  &  je  foimiets 
cet  examen  au  jugement  &  k  la  décifion  des  Genevois. 

Vous  nous  tranfportez  d'abord  dans  les  montagnes  du  Valais  » 
au  centre  d'un  petit  pays  dont  vous  faites  une  defcriptîon  char* 
rnante  \  vous  nous  montrez  ce  qui  nefe  trouve  peut-être  que  dans 
un  feul  coin  de  l'univers  ,  des  peuples  tranquilles  &  farisfaits  au 
fein  de  leur  famille  &  de  leur  travail  \  &  vous  prouvez  que  la  Co- 


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A    M,    ROU  SSEjd  u* 


459 


médîe  ne  fêroit  propre  qu'à  troubler  le  bonhôur  ^nt  Us  jouiflfetjt, 
Perfonnc ,  Moniîcur ,  ne  prétendra  le  contraire  ^  des  hommes  affez 
heureux  pour  fe  contenter  des  plaifirs  offerts  par  la  nature,  ne 
doivent  point  y  en  fubftituer  d'autres;  les  ahiXafemenîs  qu'on  cher- 
che font  le  poifon  lent  des  amufemens  (impies  ;  &  c'efl  une  loî 
générale  de  ne  pas  entreprendre  de  changer  le  bien  eh  mieux  : 
qu'en  conclurez-vous  pour  Genève  ?  L'état  préfent  de  cette  Ré- 
publique eft-il  fufceptible  de  l'application  de  ces  règles  ?  Je  veux 
croire  qu'il  n'y  a  rien  d'exagéré  ni  de  romanefque  dans  la  defcrip- 
tionde  ce  canton  fortuné  du  Valais,  où  il  n'y  a  ni  haine,  ni  jalou* 
fie,  ni  querelles  ,  &  où  il  y  a  pourtant  des  hommes.  Mais  fî  l'âge 
d'oir  s'eft  réfugié  dans  les  rochers  voifîns  de  Genève ,  vos  citoyens 
en  font  pour  le  moins  à  l'âge  d'argent ,  &  dans  le  peu  de  temps 
que  j'ai  paflé  parmi  eux ,  ils  m'ont  paru  aflez  avancés  ,  ou ,  fi  vous 
voulez,  aflez  pervertis  pour  pouvoir  entendre  firutus  &Rome  fau- 
vée^  fans  avoir  à  craindre  d'en  devenir  pires. 

La  plus  forte  de  toutes  vos.  objeâions  contre  l'établiflement 
d'un  théâtre  à  Genève ,  c'eft  l'impofîîbilité  de  fupporter  cette  dé- 
penfe  dans  une  petite  ville.  Vous  pouvez  néanmoins  vous  fouvenir 
que  des  circonftances  particulières  ayant  obligés  vos  Magifirats  , 
il  y  a  quelques  années  ,  de  permettre  dans  la  ville  même  de  Ge- 
nève un  fpeftacle  public  ,  on  ne  s'apperçut  point  de  l'inconvé- 
nient dont  il  s'agit ,  ni  de  tous  ceux  que  vous  faîtes  craindre.  Ce- 
pendant quand  il  feroit  vrai  que  la  recette  journalière  ne  fufBroit 
pas  à  l'entretien  du  fpeâacle  ,  je  vous  prie  d'obferver  que  la  ville 
de  Genève  eft,  ^  proportion  de  fon  étendue,  une  des  plus  riches 
de  l'Europe  j  &  j'ai  lieu  de  croire  que  plufieurs  citoyens  opulens 
de  cette  ville ,  qui  defiteroient  d'y  avoir  un  théâtre ,  fourniroient 
fans  peine  à  une  partie  de  la  dépenfe  ;  c'eft  du  moins  la  difpofi- 
tion  où  pluCeurs  d'cntr'eux  m'ont  paru  être,  &  c'eft  en  confé- 
quence  que  j'ai  hazardé  la  propofition  qui  vous  alarme.  Cela  fup* 
pofé ,  il  feroit  aîfé  de  répondre  en  deux  mots  k  vos  autres  objec- 
tions. Je  n'ai  point  prétendu  qu'il  y  eût  à  Genève  un  fpeâacle 
tous  les  jours  ;  un  ou  deux  jours  de  la  fen^aine  fuffiroient  à  cet 
amufement ,  &  on  pourroit  prendre  pour  un  de  ces  jours  celui 


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440 


Lettre 


oii  le  peuple  fe  repofe  ;  ainfî ,  d*un  côté  ,  le  travail  ne  feroît  point 
ralenti  ,  de  l'autre  ,  la  troupe  pourroit  être  moins  nombreufe , 
&  par  conféquent  moins  k  charge  à  la  ville;  on  donneroit  Thivcr 
feulkla  Comédie,  l'été  aux  plaîfirs  de  là  campagne,  4c aux  exer- 
cices militaires  dont  vous  parlez.  J'ai  peine  k  croire  auflî  qu'on 
ne  pût  remédier  par  des  loix  févères  aux  alarmes  de  vos  Miniftres 
fur  la  conduite  des  Comédiens ,  dans  un  Etat  auffi  petit  que  ce- 
lui de  Genève,  où  fœil  vigilant  des  Magiftrats  peut  s'étendre  au 
même  inftant  d'une  frontière  îi  l'autre,  où  la  légiflàtion  embrafle 
à  la  fois  toutes  les  parties ,  où  elle  eft  enfin  fi  rigoureufe  &  fi  bien 
exécutée  contre  les  défordres  des  femmes  publiques,  &  même 
contre  les  défordres  fecrets.  J'en  dis  autant  des  loix  fomptuaires , 
dont  il  eft  toujours  facile  de  maintenir  l'exécution  dans  un  petit 
État  :  d'ailleurs  la  vanité  même  ne  fera  guères  intéreflée  k  les  vio- 
ler ,  parce  qu'elles  obligent  également  tous  les  citoyens ,  &  qu'à 
Genève  les  hommes  ne  font  jugés  ni  par  les  richefies  ,  ni  par  les 
habits.  Enfin  rien ,.  ce  me  femble  ,  ne  foufFriroit  dans  votre  patrie 
de  l'établiflement  d'un  théâtre  ,  pas  même  l'ivrognerie  des  hom- 
mes &  lamédifance  des  femmes  ,  qui  trouvent  l'une  &  l'autre  tant  de 
faveur  auprès  de  vous.  Mais  quand  la  fuppreflîoh  de  ces  deux  derniers 
articles  produiroît ,  pour  parler  votre  langage  ,  un  affbibliffcment 
(àtctatj  je  fer  ois  d'avis  qu'on  fe  confolât  de  ce  malheur.  Il  ne  fal- 
loit  pas  moins  qu'un  philofophe  exercé  comme  vous  aux  para- 
doxes ,  pour  nous  foutenir  qu'il  y  a  moins  de  mal  à  s'enivrer  & 
\  médire ,  qu'à  voir  repréfenter  Cinna  &  Polieuâe.  Je  parle  ici 
d'après  la  peinture  que  vous  avez  faite  vous-même  de  la  vie  jour- 
nalière de  vos  citoyens ,  &  je  n'ignore  pas  qu'ils  fe  récrient  fort 
contre  cette  peinture  \  le  peu  de  féjour ,  difent-ils ,  que  vous  avez 
fait  parmi  eux  ,  ne  vous  a  pas  laifl^é  le  temps  de  les  connoître,  nî 
d'en  fréquenter  afTez  les  différens  états  ;  &  vous  avez  repréfenré 
conîme  Tefprit  général  de  cette  fage  République ,  ce  qui  n'eft 
tout  au  plus  que  le  vice  obfcur  &  méprifé  de  quelques  fociétés 
particulières. 

Au  relie ,  vous  ne  devez  pas  ignorer ,  Monfieur ,  que  depuis  deux 
ans  une  croupe  de  Comédiens  s'efl  éublie  aux  portes  de  Genève , 

& 


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A    M.    Rousseau,  441 

&  que  Genève  &  les  Comédiens  s'en  trouvent  h  merveille.  Pre- 
nez votre  parti  avec  courage ,  la  circonftance  eft  urgente  ,  & 
le  cas  difficile.  Corruption  pour  corruption,  celle  qui  laiflèra 
aux  Genevois  leur  argent  dont  ils  ont  befoin ,  eft  préférable  ï 
celle  qui  le  fait  fortir  de  chez  eux. 

Je  me  hâte  de  finir  fur  cet  article ,  dont  la  plupart  de  nos 
leâeurs  ne  s'embarraflent  guères,  pour  en  venir  )k  un  autre  qui 
les  intéreffe  encore  moins ,  &  fur  lequel ,  par  cette  raifon ,  je 
m'arrêterai  moins  encore.  Ce  font  les  fentimens  que  j'attribue  k 
vos  Miniftres  en  matière  de  religion.  Vous  favez  ,  &  ils  le  favent 
encore  mieux  que  vous,  que  mon  deflein  n'a  pas  été  de  les 
offenfer;  &  ce  motif  feul  fuffiroit  aujourd'hui  pour  me  rendre 
fenfibic  à  leurs  plaintes,  &  circon(peâ  dans  ma  juftification.  Je 
ferois  très-afBigé  du  foupçon  d'avoir  violé  leur  ficrct ,  fur-tout 
fi  ce  foupçon  venoit  de  votre  part^  permettez-moi  de  vous  faire 
remarquer  que  l'énun^ération  des  moyens  par  lefquels  vous  fup- 
pofez  que  j'ai  pu  juger  de  leur^  doftrine,  n'eft  pas  complette. 
Si  je  me  fuis  trompé  dans  l'expoficion  que  j'ai  faite  de  leurs 
fentimens,  (d'après  leurs  ouvrages,  d'après  des  converfations 
publiques  j  où  ils  ne  m'ont  pas  paru  prendre  beaucoup  d'intérêt 
à  la  Trinité  ni  à  V enfer ,  enfin  ,  d'après  l'opinion  de  leurs  conci- 
toyens ,  &  des  autres  Églifes  réformées  )  tout  autre  que  moi ,  j'ofe 
le  dire  ,  eût  été  trompé  de  même.  Ces  fentimens  font  d'ailleurs  une 
fuite  néceflaire  des  principes  de  la  religion  proteftante  ;  &  fi  vos 
Miniftres  ne  jugent  pas  \  propos  de  les  adopter  ,  ou  de  les 
avouer  aujourd'hui ,  la  logique  que  je  leur  connois  doit  naturel- 
lement les  y  conduire ,  ou  les  laifTera  à  moitié  chemin*  Quand  ik 
ne  feroient  pas  fociniens  ,  il  faudroit  qu'ils  le  devinflent ,  non 
pour  Thonneur  de  leur  religion,  mais  pour  celui  de  leur  philo- 
fophie.  Ce  mot  de  fociniens  ne  doit  pas  vous  effrayer  :  mon 
deflein  n'a  point  été  de  donner  un  nom  de  parti  k  des  hommes 
dont  j'ai  d'ailleurs  fait  un  jufte  éloge  ;  mais  d'expofer  par  un 
feul  mot  ce  que  j'ai  cru  être  leur  doftrine  ,  &  ce  qui  fera  infail- 
liblement dans  quelques  années  leur  doftrine  publique.  A  l'égard 
de  leur  profeflîon  de  foi ,  je  me  borne  à  vous  y  renvoyer  ,  &  à 

(Euvres  mêlées.  Tome JL  Kkk 


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44^  Lettre 

TOUS  en  faire  juge  ;  vous  avouez  que  vous  ne  Pa^ez  pas  lue  ; 
c^écoîc  peut  -  erre  le  moyen  le  plus  sûr  d^en  être  aufli  fatisfait 
que  vous  me  le  paroiflez.  Ne  prenez  point  cette  invitation  pour 
un  trait  de  fatyre  contre  vos  Miniftres,  eux-mêmes  ne  doivent 
pas  s'en  ofFenfer  ;  en  matière  de  profeflîon  de  foi ,  il  eft  permis 
^  un  catholique  de  fe  montrer  difficile ,  fans  que  des  chrétiens 
d'une  communion  contr^re  puiflent  légitimement  en  être  blefTés* 
L'Églife  Romaine  a  un  langage  confacré  fur  la  divinité  du  Verbe  » 
&  nous  oblige  à  regarder  impitoyablement  comme  Ariens  tous 
ceux  qui  n'employent  pas  ce  langage.  Vos  Pafteurs  diront  qu'ils 
ne  reconnoifTent  pas  TÉglife  Romaine  pour  leur  juge;  mais  ils 
foufFriront  apparemment  que  je  la  regarde  comme  le  mien.  Par 
cet  accomodement  nous  ferons  reconciliés  les  uns  avec  les  autres , 
&  j'aurai  dit  vrai  fans  les  ofFenfer.  Ce  qui  m'étonne,  Monfieur^ 
c'eft  que  des  hommes  qui  fe  donnent  pour  zélés  défenfeurs  des 
vérités  de  la  religion  catholique  ^  qui  voient  fouvent  l'impiété  te 
le  fcandale  oii  il  n'y  en  a  pas  même  l'apparence ,  qui  fe  piquent 
fur  ces  matières  d'entendre  finefle ,  &  de  n'entendre  point  raifon , 
&  qui  ont  lu  cette  profeflîon  de  foi  de  Genève ,  en  aient  été 
aufli  fatisfaits  que  vous  ,  jufqu'à  fe  croire  même  obligés  d'en  faire 
l'éloge.  Mais  il  s'agiflbit  de  rendre  tout  à  la  fois  ma  probité  6c 
ma  religion  fufpeâes  >  tout  leur  a  été  bon  dans  ce  deflein ,  &  ce 
n'étoit  pas  aux  Miniftres  de  Genève  qu'ils  vouloient  nuire.  Quoi 
qu'il  en  foit  ,  je  ne  fais  fi  les  Eccléfiafliques  Genevois,  que 
vous  avez  voulu  juftifier  fur  leur  croyance,  feront  beaucoup 
plus  contens  de  vous  qu'ils  l'ont  été  de  moi ,  &  fi  votre  mollefle 
à  les  défendre  leur  plaira  plus  que  ma  franchife.  Vous  femblez 
m'accufer  prefque  uniquement  d'imprudence  k  leur  égard  ;  vous 
me  reprochez  de  ne  les  avoir  point  loués  k  leur  manière ,  mais 
à  la  mienne ,  &  vous  marquez  d'ailleurs  aflez  d'indifférence  fur 
ce  focinianifme  dont  ils  craignent  tant  d'être  foupçonnés.  Per- 
mettez-moi de  douter  que  cette  manière  de  plaider  leur  caufe 
les  fatisfaflê.  Je  n'en  ferois  pourtant  point  étonné  ,  quand  je  vois 
l'accueil  extraordinaire  que  les  dévotis  ont  fait  2i  votre  ouvrage. 
La  rigueur  de  la  morale  que  vous  prêchez  les  a  rendus  indulgens 
fur  la  tolérance  que  vous  profefTez  avec  courage  &  fans  détour. 


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J 


A    M.    R  o  V  s  s  n  A  r:        '^% 

Eft^ee  \  eux  qu^U  faut  en  faire  honneur,  ou  k  vous  »  ou  peuc^ 
erre  aux  progrès  inattendus  de  la  philofophie  dans  les  efprits 
même  qui  en  paroiflent  les  moins  fufceptibles  ?  Mon  article 
Genève  n'a  pas  reçu  de  leur  part  le  même  accueil  que  votre 
lettre,  nos  Prêtres  m^ont  prefque  fait  un  crime  des  fentimens 
hétérodoxes  que  j'attribuois  à  leurs  ennemis.  Voilh  ce  que  ni 
vous  ni  moi  n'aurions  prévu;  mais  quiconque  écrit,  doit  s'atten* 
dre  à  ces  légères  injuftices  ;  heureux  quand  il  n'en  efluié  point 
de  plus  graves. 

Je  fuis  avec  tout  le  reipeâ  que  méritent  votre  vertu  &  vos 
talensy  &  avec  plus  de  vérité  que  le  Philinte  de  Molière» 


MONSIEUR, 


Votre  très  -  humble  & 
très-obéifTant  ferviteur, 
d'Alembert. 


Kkk  i) 


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DESCRIPTION 

•A  B  R  à  G  à  B 
DU    GOUVERNEMENT 

DE    GENEVE. 

JI Article  Geitève  de  l'Encyclopédie  ayant  été 
l'occajîonde  la  Lettre  de  M.  Roujfeau  à  V Auteur ^ 
&  des  réflexions  que  M.  d'Alemhert  lui  adrejfe 
'Jur  cette  Lettre ,  nous  croyons  devoir  remettre  cet 
article  Jbus  les  yeux  du  Le^eur*^ 


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447 
ARTICLE 

GENÈVE. 

TIRÉ      DU     SEPTIÈME     VOLUME 
DE.  VENCYCLOPÉDIE. 

X^A  rîllc  de  Genève  eft  fituëe  fur  deux  collines,  k  Tendroîtoîi 
finit  le  lac  qui  porte  aujourd'hui  Ton  nom  p  &  qu'on  appelloit  aur 
trefbis  Lac  Léman.  La  (ituation  en  eft  très-agréable;  on  voit 
d'un  côté  le  lac ,  de  Pautre  le  Rhône ,  aux  environs  une  cam-, 
pagne  riante ,  des  coteaux  couverts  de  maifons  de  campagne  le 
long  du  lac ,  &  à  quelques  lieues  les  fommets  toujours  glacés  des 
Alpes  9  qui  paroiflent  des  montagne^  d'argent  lorfqu'ils  font 
éclairés  par  le  foleil  dans  les  beaux  jours.  Le  port  de  Genève  fur 
le  lac  ,  avec  des  jettées ,  Tes  barques  ,  Tes  marchés ,  &  fa  pofition 
entre  la  France ,  l'Italie  &  l'Allemagne ,  la  rendent  induftrieufe  ^ 
riche  &  commerçante.  Elle  a  plufieurs  beaux  édifices,  &  des  pro- 
menades agréables  \  les  rues  font  éclairées  la  nuit ,  &  on  a  conftruit 
fur  le  Rhône  une  machine  k  pompe  fort  fimple ,  qui  fournit  de 
l'eau  jufqu'aux  quartiers  les  plus  élevés ,  à  cent  pieds  de  haut.  Le 
lac  eft  d'environ  dix-huit  lieues  de  long  &  de  quatre  k  cinq  dans 
fa  plus  grande  largeur.  Oeft  une  efpèce  de  petite  mer  qui  a  k% 
tempêtes ,  &  qui  produit  d'autres  phénomènes  curieux. 

JuLES-CÊSAR  parle  de  Genève  comme  d'une  ville  des  Allo- 
broges,  alors  province  Romaine;  il  y  vint  pour  s'oppofer  au  paf- 
fage  des  Helvétiens ,  qu'on  a  depuis  appelles  Suiffcs.  Dès  que  le 
Ghriftianifme  fut  introduit  dans  cette  ville ,  elle  devint  un  (îège 
épifcopal,  fuffragant  de  Vienne.  Au  commencement  du  cinquième 
ilècle ,  l'Empereur  Honorius  la  céda  aux  Bourguignons ,  qui  en 
furent  dépoÂTédésen  534,  par  les  Rois  Francs.  Lorfque  Charle- 
magnei  fur  la  fin  du  neuvième  fièclei  alla  combattre  les  Rois  des 


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44^       Description  abrégée 

Lombards,  6c  délivrer  le  Pape  (qui  l^en  récompenfa  bîan  par  h 
Couronne  Impériale.  )  Ce  Prince  pafTa  à  Genève,  &  en  fit  le 
rendez-vous  général  de  fon  armée.  Cette  ville  fut  enfuite  annexée 
par  héritage  à  l'Empire  Germanique,  &  Conrad  y  vint  prendre  la 
Couronne  Impériale  en  1034.  Mais  les  Empereurs,  fes  fuccef- 
feurs,  occupés  d'affaires  très-importantes,  que  leur  fufcite'rent  les 
Papes  pendant  plus  de  trois  cens  ans ,  ayant  négligé  d'avoir  les 
yeux  fur  cette  ville,  elle  fecoua  infenfiblement  le  joug,  &  devint 
une  ville  Impériale ,  qui  eut  fon  Évêque  pour  Pjrjncej^  ou  plutôt 
pour  Seigneur  ;  car  l'autorité  de  TÉvêque  étoit  tempérée  par  celle 
des  citoyens.  Les  armoiries  qu'elle  prit  dès-lors  exprimoient  cette 
conftit^don  mixte  ;  ç'étoit  un  aigle  Impérial  d'un  coté ,  fie  de  l'au- 
tre une  clef  repréfentant  le  pouvoir  de  l'Eglife ,  avec  cette  devife, 
^OST  TENEBR4S  LUX.  La  ville  de  Çenève  a  confervé  ces 
armes  après  avoir  rçnpncé  ^  TÉglife  Romaine;  elle  n'a  p\us  de 
commun  avec  la  papauté  que  U$  clefs  qu'elle  porte  dans  fon  écuf- 
fon  ;  il  eft  même  aflèz  ûnjguHer  qu'elle  les  ait  coiJervées ,  après 
avoir  brifé ,  avec  une  efpèçe  de  fuperflition ,  tpus  les  liens  qui 
pouvoient  l'attacher  à  Rome  ;  elle  a  penfé  apparemment  que  la 
devife,  post  tenemras  lux j  qui  exprime  parfaitement,  à 
ce  qu'elle  croit,  fon  état  aéluel  par  rapport  à  la  religion,  luiper* 
mettoit  de  ne  rien  changer  au  refle  de  fts  armoiries. 

Les  Ducs  de  Savoie,  voifins  de  Genève,  appuyés  quelquefois 
parles  Évoques,  firent  infenfiblement ,  &  à  différentes  reprifes, 
des  efforts  pour  établir  leur  autorité  dans  cette  ville  ;  mais  elle  y 
réfifta  avec  courage,  foutenue  de  l'alliance  de  Fribourg,  &  de 
celle  de  Berne.  Ce  fut  alors,  c'eft- a-dire  ,  vers  i^^6  ^  que  le 
confeil  des  deux  cens  fut  établi.  Les  opinions  de  Luther  &  de 
Zuingle  commençoient  ^  s'introduire;  Berne  les  avoit  adoptées; 
Genève  les  goûtoit  ;  elle  les  admit  enfin  en  1^35  ;  la  papauté 
fut  abolie  ;  &  l'Évcque ,  qui  prend  toujours  te  titre  d'Évéque  de 
Genève ,  fans  y  avoir  plus  de  jurifdiftion  que  l'Évêque  de  Baby- 
lone  n'en  a  dans  fon  diocèfe,  eil  réfidenc  à  Annecy  depuis  ce 
temps  -  là. 

On  voit  encore  entre  les  deux  portes  de  l'Hôtel-de- Ville  de 

Genève  , 


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I>U   GourERNEMENT  DE  Gen^VE.     44) 

Genève ,  une  infcription  Latine  en  mémoire  de  Pabolicion  de  larelî-, 
gion  catholique.  Le  Pape  y  eft  appelle  tAntt-chrifi,  Cette  expref- 
fion,que  le  fanatifme  de  la  liberté  &  de  la  nouveauté  s^eft  permife 
dans  un  (iècleencore à  demi-barbare, nous paroit  peu  digne  aujour- 
d'hui d'une  ville  auffiphilofophe.  Nous  ofons  Pinviter  à  fubftituer  a 
ce  monument  injurieux  &  grofllier  ,  une  infcription  plus  vraie ,  plus 
noble  &  plus  (impie.  Pour  les  catholiques  y  le  Pape  efl  le  chef  de 
la  véritable  Églife  ;  pour  les  proteftans  fages  &  modérés ,  c'eft 
un  Souverain  qu'ils  refpeâent  comme  Prince  ,  fans  lui  obéir  ;  mais 
dans  un  fiècle  tel  que  le  nôtre ,  il  n'eft  plus  TAnte-chrift  pour 
perfonne. 

Gfnève  ,  pour  défendre  fa  liberté  contre  les  entreprifes  des 
Ducs  de  Savoie  &  de  fes  Évéques  ,  fe  fortifia  encore  de  l'alliance 
de  Zurich,  &  fur-tout  de  celle  de  la  France.  Ce  fut  avec  ces  fe* 
cours  qu'elle  réfifta  aux  armes  de  Charles-Emmanuel ,  &  aux 
tréfors  de  Philippe  II ,  Prince  dont  l'ambition  ,  le  defpotîfme  ,  la 
cruauté  &  la  fuperdition  afTurent  à  fa  mémoire  l'exécration  de  la 
poftérité.  Henri  IV,  qui  avoir  fecouru  Genève  de  300  foldats , 
eut  bientôt  après  befoin  lui-même  de  fes  fecours  \  elle  ne  lui  fut 
pas  inutile  dans  le  temps  de  la  ligue ,  &  dans  d'autres  occafions  : 
delà  font  venus  les  privilèges  dont  les  Genevois  jouiflent  en  France 
comme  les  Suifles. 

Ces  peuples  voulant  donner  de  la  célébrité  à  leur  ville ,  y  ap«* 
pellerent  Calvin  ,  qui jouiflbit  avec  jufHce  d'une  grande  réputation; 
Homme  de  Lettres  du  premier  ordre,  écrivant  en  Latin  auflî-bien 
qu'on  peut  le  faire  dans  une  langue  morte ,  &  en  François  avec 
une  pureté  fingulière  pour  fon  temps;  cette  pureté  que  nos  ha- 
biles Grammairiens  admirent  encore  aujourd'hui ,  rend  fes  écrits 
bien  fupérieurs  a  prefque  tous  ceux  du  même  (iècle  ,  comme  les 
ouvrages  de  MM.  de  Port- Royal  fe  diftinguent  encore  aujour- 
d'hui par  la  même  raifon ,  des  rapfodies  barbares  de  leurs  adver- 
faires  &  de  leurs  contemporains.  Calvin ,  Jurifconfulte  habile ,  & 
Théologien  aufli  éclairé  qu'un  hérétique  le  peut  être  ,  dreffa  ,  de 
concert  avec  les  Magiftrats ,  un  recueil  de  Loîx  civiles  &  ecclé- 
fîafiiques,  qui  fut  approuvé  en  1543  par  le  peuple,  &  qui  efl 

osâmes  miUcs.  Tome  IL  LU 


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■ 


450       Des<:ription  jiinÉcÊE 

devenu  le  code  fondamental  de  la  Rëputrliqtic.  Le  fupèrfhi  des 
bietîs  eccléfiaftiques  qui  fervoît,  avant  la  réforme,  h  nourrir  le 
luxe  des  Évêques  &  de  leurs  fubalternés ,  Tut  applîqué  à  la  fonda- 
tion d*un  hôpital ,  d'un  Collège,  &  d^uné  Académie  ;  mais  les  guer- 
res que  Genève  eut  ^  foutenir  pendant  près  de  Toixinte  ans ,  erti- 
pêcherent  les  arts  &  le  commerce  d'y  fleurir  atitânt  que  les  fcîert» 
ces.  Enfin  le  mauvais  fuccès  de  Tefcalade  tentée  en  1 6o2  par  le 
Duc  de  Savoie  ,  a  été  l'époque  de  la  tranquillité  de  cette  Répu- 
blique. Les  Genevois  repouflerent  leurs  ennemis, 'qui  les  avoient 
attaqués  par  furprife  y  &'pour  dégoûter  le'Ducde  Savoie  d^entre- 
prifes  femblables,  ils  firent  pendre  treize  des  principaux  Généraux 
ennemis.  Ils  crurent  pouvoir  traiter  comme  des  voleurs  de  grand 
chemin ,  des  hommes  qui  avoient  attaqué  leur  ville  fans  déclaration 
de  guerre  ;  car  cette  politique  fingulière  &  nouvelle  y.  qui  confifte 
à  faire  la  guerre  fans  l'avoir  déclarée ,  n'étoît  p^  encore  connue 
en  Europe;  &,  eût-elle  été  pratiquée  dès-lors  par  les  grands  États, 
elle  efl  trop  préjudiciable  aux  petits ,  pour  qu'elle  puiffe  jamais 
être  de  leur  goût. 

Le  Duc  Charles-Emmanuel  fe  voyant  repouflé  &  fes  Géné^ 
raux  pendus ,  renonça  à  s'emparer  de  Genève.  Son  exemple  ftt- 
vitde  leçon  à  fes  fucceffèursi  &,  depuis  ce  temps,  cette  Ville 
n'a  ceffé  de  fe  peupler  ,  de  s'enrichir  &  s*embellir  dans  le  fein  de 
la  paix.  Quelques  diflenfions  intefiines ,  dont  la  dernière  a  éclaté 
en  1738^  ont  de  temps  en  temps  altéré  légèrement  la  tranquil- 
lité de  la  République  ;  mais  tout  a  été  heureufement  pacifié  par 
la  médiation  de  la  France  &  des  Cantons  confédérés  ;  &  la  siv^ 
reté  eft  aujourd'hui  établie  au  dehors  plus  fortement  que  jamais ,. 
par  deux  nouveaux  traités  ,  l'un  avec  la  France  en  1 749  ^  l'au- 
tre avec  le  Roi  de  Sardaigne  en  1754. 

C'EST  une  chofe  très-fingulîère  ,  qu'une  ville  qui  compte  a  peine 
24000  âmes,  &  dont  le  territoire  morcelé  ne  contient  pas  trente 
villages ,  ne  laifle  pas  d'être  un  État  fouverain ,  &  une  des  villes  les  plus 
floriflantes  de  l'Europe.  Riche  par  fa  liberté  &par  fon  commerce, 
elle  voit  fouvent  autour  d'elle  tout  en  feu ,  fans  jamais  s'en  reflèntir  i 
les  événemens  qui  agitent  l'Europe  ne  font  pour  elle  qu'un  fpeôacle^ 


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DU  Gouvernement  de  GENkvE.   4jc 

^ont  elle  jouît  fans  y  prendre  part;  attaché  aux  François p^rfes 
alliances  &  par  fon  commerce ,  aux  Anglois  par  fon  commerce  & 
par  la  religion ,  elle  prononce  avec  impartialité  fur  la  juftice  des 
guerres  que  ces  deux  nations  puilTantes  fe  fontPune  à  Tautre  (  quoi- 
qu'elle foit  d'ailleurs  trop  fage  pour  prendre  aucune  part  à  ces 
guerres ,  )  &  juge  tous  les  Souverains  de  TEurope  fans  les  flatter  ^ 
fans  les  blefler ,  &  fans  les  craindre, 

La  ville  eft  bien  fortifiée ,  fur-tout  du  côté  du  Prince  qu'elle 
redoute  le  plus  ^  du  Roi  de  Sardaigne.  Du  côté  de  la  France , 
elle  eft  prefque  ouverte  &  fans  défenfe.  Mais  le  fcrvice  s'y  fait 
comme  dans  une  yille  de  guerre  ;  les  arfenaux  &  les  magafins 
font  bien  fournis,  chaque  citoyen  y  eft  foldat  comme  en  Suirte 
&  dans  l'ancienne  Rome.  On  permet  aux  G.enevois  de  fervir 
dans  les  troupes  étrangères;  mais  l'État  ne  fournit  k  aucune 
puiiïance  des  compagnies  avouées  ,  &  ne  foufFre  dans  fon  terri* 
toire  aucun  enrôlement. 

Quoique  la  ville  foit  riche,  TÉtat  eft  pauvre  par  la  répu- 
gnance que  témoigne  le  peuple  pour  les  nouveaux  impôts ,  même 
)es  moins  onéreux.  Le  revenu  de  l'État  ne  va  pas  à  cinq  cens 
mille  livres  monnoie  de  France  ;  mais  l'économie  admirable  avep 
laquelle  il  eft  adminiftré,  fuffit  k  tout,  &  produit  même  des 
fommes  en  réferve  pour  les  befoîtjs  extraordinaires. 

On  diftîngue  dans  Genève  quatre  ordres  de  perfonnes  :  les 
citoyens ,  qui  font  fils  de  bourgeois  ,  &  nés  dans  la  ville  ;  eux 
feuls  peuvent  parvenir  k  la  magiftrature  :  les  bourgeois ,  qui  font 
fils  de  bourgeois  ou  de  citoyens ,  mais  nés  en  pays  étranger ,  ou 
qui  étant  étrangers,  ont  acquis  le  droit  de  bourgeoifie,  que  le 
Magiftrat  peut  confé/er  :  ils  peuvent  être  du  confeil  général  » 
&  même  du  grand  confçil ,  appelle  des  deux  cens.  Les  habitans 
font  des  étrangers  qui  ont  permiflion  du  Magiftrat  de  demeurer 
dans  la  ville ,  &  qui  n'y  font  rien  autre  chofe.  Enfin  les  natifs 
font  les  iils  dqs  habitans;  ils  ont  quelques  privilèges  de  plus 
que  leurs  pères ,  mais  ils  font  exclus  du  gouvernement. 

A  la  téite  d^  h  République  jfont  quatre  Syndics ,  qui  ne  peu* 

LUij. 


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4jît         DESCnîPTlOlf    ABRÉGÉE 

vent  l'être  qu'un  an,  &  ne  le  redevenir  qu'après  quatre  ans; 
Aux  Syndics  eft  joint  le  petit  confeîl ,  compofé  de  vingt  Con- 
feillers  ,  d'un  Tréforier  ,  &  de  deux  Secrétaires  d'État ,  &  un  autre 
corps  qu'on  appelle  de  la  jufiicc.  Les  affaires  joiurnalières ,  & 
qui  demandent  expédition  ,  foit  criminelles,  foit  civiles,  font 
l'objet  de  ces  deux  corps. 

Ls^grand  confeil  eft  compofé  de  deux  cens  cinquante  citoyens 
ou  bourgeois  :  il  eft  juge  des  grandes  caufes'  civiles ,  il  fait 
grâce ,  il  bat  monnoie  ,  il  élit  les  membres  du  petit  confeil ,  il 
délibère  fur  ce  qui  doit  être  porté  au  confeil  général.  Ce  confeîl 
général  embrafle  le  corps  entier  des  citoyens  &  des  bourgeois, 
excepté  ceux  qui  n'ont  pas  vingt- cinq  ans  ,  les  banqueroutiers , 
&  ceux  qui  ont  eu  quelque  flétrifTure.  C'eft  ^  cette  afièmblée 
qu'appartiennent  le  pouvoir  légidatif ,  le  droit  de  la  guerre  & 
delà  paix,  les  alliances,  les  impôts,  &  l'éledion  des  principaux 
Magiftrats ,  qui  fe  fait  dans  la  cathédrale  avec  beaucoup  d'ordre 
&  de  décence ,  quoique  le  nombre  des  votans  foit  d'environ 
1500  perfonnes. 

On  voit  par  ce  détail,  que  le  gouvernement  de  Genève  a 
tous  les  avantages,  &  aucun  des  inconvéniens  de  la  démocra- 
tie ;  tout  eft  fous  la  direAion  des  Syndics  ;  tout  émane  du  petit 
confeil  pour  la  délibération,  &  tout  retourne  k  lui  pour  l'exécu- 
tion :  ainfi  il  femble  que  la  ville  de  Genève  ait  prit  pour  modèle 
cette  loi  fi  fage  du  gouvernement  des  anciens  Germains  ;  de  mino^ 
rihus  rébus  Principes  confultant ,  de  majorilus  omnes  ;  ità  tamen 
ut  ea  quorum  pertes  plehem  arbitrium  efl,  apud  Principes  prœtrac-^ 
tentur^  Tacite  ,  de  mor.  German. 

Le  droit  civil  de  Genève  eft  prefque  tout  tiré  du  droit  Romain  9 
avec  quelques  modifications  :  par  exemple ,  un  père  ne  peut  jamais 
difpofer  que  de  la  moitié  de  fon  bien  en  faveur  de  qui  il  lui  plaît; 
le  refte  fe  partage  également  entre  Ces  enfans.  Cette  loi  aflure 
d'un  côté  l'indépendance  des  enfans,  &  de  l'autre  elle  prévient 
l'injuftice  des  pères. 

M.  de  Montefquieu  appelle  avec  raifoo  une  belh  loi  celle  ^^uî 


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DIT  Gouvernement  j>e  Genève.   43;} 

exclut  des  charges  de  la  République ,  les  citoyens  qui  n'acquittent 
pas  les  dettes  de  leur  père  après  fa  mort,  &  ^  plus  forte  raifon  ceux 
qui  n'acquittent  pas  leurs  dettes  propres. 

L'ON  n'étend  point  les  degrés  de  parenté  qui  prohibent  le  ma- 
riage, au-delà  de  ceux  que  marque  le  Lévitique  :  ainfi  les  cou* 
fins-germains  peuvent  fe  marier  enfemble  ;  mais  auffi  point  de  dit 
penfe  dans  les  cas  prohibés.  On  accorde  le  divorce  en  cas  d'a- 
dultère ou  défertion  malicieufe ,  après  des  proclamations  juridiques. 

La  juftice  criminelle  s'exerce  avec  plus  d'exaftitude  que  de  ri- 
gueur. La  queflion  déjà  abolie  dans  plufieurs  États,  &  qui  de- 
vroit  l'être  par-tout  comme  une  cruauté  inutile  ,eft  profcrite  à  Ge- 
nève; on  ne  la  donne  qu'à  des  criminels  déjà  condamnés  à  mort, 
pour  découvrir  leurs  complices ,  s'il  eft  nécefTaire.  L'accufé  peut 
demander  communication  de  la  procédure ,  &  fe  faire  affîfter  de 
fes  parens  ,  &  d'un  Avocat,  pour  plaider  fa  caufe  devant  les  Juges 
à  huis  ouverts.  Les  Sentences  criminelles  fe  rendent  dans  la  place 
publique  par  les  Syndics ,  avec  beaucoup  d'appareil. 

On  ne  connoit  point  à  Genève  de  dignité  héréditaire  :  le  fils 
d'un  premier  M agiflrat  refle  confondu  dans  la  foule  ,  s'il  ne  s'en 
tire  par  fon  mérite.  La  noblefle  ni  la  richefle  ne  donnent  ni  rang, 
ni  prérogatives  ,  ni  facilité  pour  s'élever  aux  charges  :  les  brigues 
font  févérement  défendues.  Les  emplois  font  fi  peu  lucratifs  ,  qu'ils 
n'ont  pas  de  quoi  exciter  la  cupidité  :  ils  ne  peuvent  tenter  que 
des  âmes  nobles,  par  la  confidération  qui  y  eft  attachée. 

On  voit  peu  de  procès  ;  la  plupart  font  accommodés  par  des 
amis  communs ,  par  les  Avocats  mêmes  ^  &:  par  les  Juges. 

Des  loix  fomptuaires  défendent  l'ufage  des  pierreries  &  de  la 
dorure ,  limitent  la  dépenfe  des  funérailles ,  &  obligent  tous  les 
citoyens  à  aller  à.  pied  dans  les  rues  :  on  n'a  de  voitures  que  pour 
la  campagne.  Ces  loix  qu'on  regarderoit  en  France  comme  trop 
févères ,  &  prefque  comme  barbares  &  inhumaines  ,  ne  font  point 
nuifibles  aux  véritables  commodités  de  la  vie ,  qu'on  peut  toujours 
fe  procurer  à  peu  de  frais  ;  elles  ne  retranchent  que  le  fafle ,  qui 
ne  contribue  point  au  bonheur ,  &  qui  ruine  fans  être  utile. 


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454       Descript  10 N    abrégée 

Il  n'y  a  peut-être  point  de  ville  oîi  il  y  ait  plus  de  mariages 
heureux  ;  Genève  eft  fur  ce  point  k  deux  cens  ans  de  nos  mœurs. 
Les  réglemens  contre  le  luxe  font  qu'on  ne  craint  point  la  mul- 
titude des  enfans;  ainfi  le  luxe  n'y  eft  point,  comme  en  France, 
un  des  grands  obftacles  à  la  population. 

On  ne  foufFre  point  à  Genève  de  Comédie  :  ce  n'eft  pas  qu'on 
y  défapprouve  les  fpeftaçles  en.eux-mêmes  :  mais  on  craint,  dit*on, 
le  goût  de  pacure ,  de  diflipation  &  de  libertinage  que  les  troupes 
de  Comédiens  répandent  parmi  la  jeunefle.  Cependant  ne  feroi^il 
pas  poflîble  de  remédier  à  cet  inconvénient ,  par  des  loix  févères 
&  bien  exécutées  fur  la  conduite  des  Comédiens  ?  Par  ce  moyen 
Genève  auroit  des  fpeftacles  &  des  mœurs,  &  jouiroit  de  l'avan- 
tage des  uns  &  des  autres  :  les  repréfentations  théâtrales  forme- 
roient  le  goût  des  citoyens  ,  &  leur  donneroient  une  fînefle  de 
taft ,  une  délicatefle  de  fentiment  qu'il  eft  très-difficile  d'acquérir 
fans  ce  fecours.  La  littérature  en  profiteroit ,  fans  que  le  liberti- 
nage fît  des  progrès ,  &  Genève  réuniroit  à  la  fageffe  de  Lacé- 
démone  la  politeflTe  d'Athènes.  Une  autre  confidération ,  digne 
d'une  république  fi  fage  &  fi  éclairée,  devroit  peut-être  l'engager 
à  permettre  les  fpeftacles.  Le  préjugé  barbare  contre  la  profeC- 
fîon  de  Comédien ,  l'efpèce  d'avilîfiement  où  nous  avons  mis  ces 
hommes  fi  néceffaires  au  progrès  &  au  fouden  des  arts ,  eft  cer- 
tainement une  des  principales  cauies  qui  contribuent  au  dérègle- 
ment que  nous  leur  reprochons  :  ils  cherchent  li  fe  dédommager 
par  les  plaifirs ,  de  l'eftime  que  leur  état  ne  peut  obtenir.  Parmi 
nous,  un  Comédien  qui  a  des  mœurs  eft  doublement  refpeftable ; 
mais  h  peine  lui  en  favons-nous  gré.  Le  traitant  qui  infulte  à  Tin- 
digence  publique  &  qui  s'en  nourrit,  le  courtifan  qui  rampe  & 
qui  ne  paie  point  fes  dettes ,  voilk  Tefpèce  d'hommes  que  nous 
honorons  le  plus.  Si  les  Comédiens  étoient  non-feulement  fouf- 
ferts  à  Genève  ;  mais  contenus  d'abord  par  des  réglemens  fages^ 
protégés  enfuite ,  &  même  confidérés  dès  qu'ils  en  feroient  di- 
gnes ,  enfin  abfolument  placés  fur  la  même  ligne  que  les  autres 
citoyens ,  cette  ville  auroit  bientôt  l'avantage  de  pofféder  ce  qu'on 
croit  û  rare  »  &  ce  qui  ne  l'eft  que  par  notre  faute ,  une  troupe 


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Dtr  Gouvernement  de  Cenèfe.  4J5 

ie  Comédiens  eftîmables.  Ajoutons  que  cette  troupe  deviendroît 
■bientôt  la  meilleure  de  TEurope;  plufieurs  perfonnes  pleiifes  de 
goût  &  de  difpofition  pour  le  théâtre  y  &  qui  craignent  de  fe  désho- 
norer parmi  nous  en  s'y  livrant,  accourroient  à  Genève  pour  cul- 
tiver non-feulement  fans  honte  ,  mais  même  avec  eftime ,  un  talent 
fi  agréable  &  fi  peu  commun.  Le  féjour  de  cette  ville ,  que  bieji 
des  François  regardent  comme  trifte  par  la  privation  des  fpeôa- 
cles  deviendroit  alors  le  féjour  des  plaifirs  honnêtes ,  comme  il  eft 
celui  de  la  philofophie  &  de  la  liberté ,  &  les  étrangers  ne  fei  oient 
plus  furprîi  de  voir  que  dans  une  ville  où  les  fpeftacles  décens  & 
réguliers  font  défendus,  on  permette  des  farces  groflîères  &  fans 
cfprit ,  auflî  contraires  au  bon  goût  qu'aux  bonnes  mœurs.  Ce 
n'eft  pas  tout  :  peu-à-peu  l'exemple  des  Comédiens  de  Genève, 
la  régularité  de  leur  conduite  ,  &  la  confidératîon  dont  elle  les 
feroît  jouir ,  ferviroîent  de  modèle  aux  Comédiens  des  autres  na-^ 
rions,  &  de  leçon  à  ceux  qui  les  ont  traités  jufqu'ici  avec  tant 
de  rîgueur ,  &  même  dinconféquence.  On  ne  les  verroit  pas  d'uit 
côté  penfionnés  par  le  gouvernement ,  &  de  l'autre  un  objet  d'a- 
nathême  ;  nos  Prêtres  perdroient  l'habitude  de  les  excommunier,. 
&  nos  bourgeois  de  les  regarder  avec  mépris ,  &  une  petite  Ré- 
publique auroit  là  gloire  d'avoir  réformé  l'Europe  fur  ce  point ,. 
plus  important  peut-être  qu'on  ne  penfe» 

Genève  a  une  Unîverfité  qu'on  appelle  jicademiey  où  fa  jeu- 
nèfle  eft  inftruite  gratuitement.  Les  Profefleurs  peuvent  devenir 
Magiftrats,  &  plufieurs  le  font  en  effet  <levenus,  ce  qui  contribue 
beaucoup  k  entretenir  l'émulation  &  la  célébrité  de  l'Académie. 
Depuis  quelques  années  on  a  établi  au  fit  une  École  de  Dëflln. 
Les  Avocats ,  les  Notaires ,  les  Médecins ,  forment  des  corps  aux* 
quels  on  n'eft  aggrégés  qu'après  des  examens  publics  ;  &  tous  les. 
corps  de  rrtétiers  ont  auflî  leurs  réglemens  ^  leurs  apprentiflages, 
&  leurs  chefs-d'œuvres, 

La  bibliothèque  publique  eft  bien  aflbrrie;  elle  contient  vingt- 
fix  mille  volumes,  &  un  aflez  grand  nombre  de  manufcrits^  Ore 
prête  ces  livres  à  tous  les  citoyens  ;  ainfî  chacun  Ct  &  s'éclaire  r 
auiEle  peuple  eft-il  beaucoup  plus  înftruit  à  Genève  c^ue  par-toute 


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45^      Description  jbhécèm 

ailleurs.  On  ne  s'apperçoit  pas  que  ce  foit  un  mal ,  comme  on 
prétend  que  c^en  feroit  un  parmi  nous.  Peut*êcre  les  GenevcMS 
&  nos  politiques  ont-ils  également  raifon. 

APRès  1* Angleterre ,  Genève  a  reçu  la  première  Tinocularion 
^e  la  petite  vérole^  qui  a  tant  de  peine  li  s^établir  en   France , 

&  qui  pourtant  sY  établira,  quoique  plusieurs  de  nos  Médecins 
.  k  combattent  encore  ,  comme  leurs  prédécefleurs  ont  combattu 

la  circulation  du  fang ,  Témétique  ,  6c  tant  d'autres  vérités  incon* 

teftablesj  ou  des  pratiques  utiles. 

Toutes  les  fciences  &  prefque  tous  les  arts  ont  été  fi  bien 
cultivés  k  Genève  ,  qu'on  feroit  furpris  de  voir,  la  lifte  des  Sa- 
vans  &  des  artiftes  en  tout  genre  que  cette  ville  a  produits 
depuis  deux  fiècles.  Elle  a  eu  même  quelquefois  l'avantage  de  pof- 
féder  des  étrangers  célèbres  ,  que  fa  fituation  agréable,  &  la  li- 
berté dont  on  y  jouit ,  ont  engagés  k  s'y  retirer.  M.  de  Voltaire  f 
qui  depuis  quatre  ans  y  a  établi  fon  féjour ,  retrouve  chez  ces  ré- 
publicains les  mêmes  marquée  d'eftime  &  de  confidération  qu'il 
z  reçues  de  plufieurs  Monarques. 

La  fabrique  qui  fleurit  le  plusk  Genève  >  eft  celle  de  Thorlo- 
gerie;  elle  occupe  plus  de  cinq  mille  perfonnes,  c'eft-à-dire ,  plus 
de  la  cinquième  partie  des  citoyens.  Les  autres  arts  n'y  font  pas 
négligés  y  entre  autres  l'agriculture;  on  remédie  au  peu  de  ferti- 
lité du  terroir  à  force  de  foin  &  de  travail. 

Toutes  les  maifons  font  bâties  de  pierres ,  ce  qui  prévient  très- 
fouvent  les  incendies,  auxquels  on  apporte  d'ailleurs  un  prompt 
remède ,  par  le  bel  ordre  établi  pour  les  éteindre. 

Les  hôpitaux  ne  font  point  à  Genève.,  comme  ailleurs  ,  une 
fimple  retraite  poqr  les  pauvres  ipaladcs  &  infirmes  :  on  y  exerce 
l'hofpitallté  envers  les  pauvres  paflans;  mais  fur- tout  on  en  tire 
une  multitude  de  petites  penfions  qu'on  diftribue  aux  pauvres  fa- 
milles y  pour  les  aider  )i  vivre  fans  fe  déplacer ,  &  fans  renoncer 
il  leur  travail.  Les  hôpitaux  dépenfent  par  an  plus  du. triple  de  leur 
f  evenu ,  tanr  les  aumônes  dç  toute  efpèce  font  abondantes. 

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DU  Gouvernement  j)e  Genève.  457 

Il  nous  refte  à  parler  de  la  religion  de  Genève;  c^eft  la  par  rie 
de  cet  arricle  qui  intérefle  peut-être  le  plus  les  philofophes.  Nous 
allons  donc  entrer  dans  ce  détail  ;  mais  nous  prions  nos  leâeurs 
de  fe  fouvenir  que  nous  ne  fommes  ici  qu'hiftoriens ,  &  non  con- 
troverfiftes.  Nos  arricles  de  Théologie  font  deftinés  à  fervîr  d'an* 
tidote  h  celui-ci ,  &  que  raconter  n'eft  pas  approuver.  Nous  ren- 
voyons donc  nos  lefteurs  aux  mots  Eucharistie  j  Enfi^,  Foi, 
Christianisme,  &c.  pour  les  prémunir  d'avance  contre  ce  que 
nous  allons  dire. 

La  conftimrion  eccléfîaftique  de  Genève  eft  purement  pres- 
bytérienne; point  d'Évéques,  encore  moins  de  Chanoines  :  ce 
n'eft  pas  qu'on  défapprouve  TÉpifcopat;  mais  comme  on  ne  le 
croit  pas  de  droit  divin,  on  a  penfé  que  des  Pafteurs  moins  riches 
&  moins  importans  que  des  Évéques  convenoient  mieux  à  une 
pente  République. 

Les  Minières  font  ou  Pajfeursj  comme  nos  Curés  ;  ou  Pof- 
tulansy  comme  nos  Prêtres  fans  bénéfices.  Le  revenu  desPafleurs 
ne  va  pas  au-del^  de  1200  liv.  fans  aucun  cafuel;  c^eft  PÉtat  qui 
le  donne,  car  TÉglife  n'a  rien.  Les  Miniftres  ne  font  reçus  qu'il 
vingt-quatre  ans ,  après  des  examens  qui  font  très-rigides ,  quant 
\  la  fcience  &  quant  aux  mœurs ,  &  dont  il  feroît  à  fouhaiter  que 
la  plupart  de  nos  Églifes  catholiques  fuiviflent  ^exemple. 

Les  flcclédaftiques  n'ont  rien  \  faire  dans  les  funérailles  :  c'cfl 
un  aâe  de  fimple  police ,  qui  fe  fait  fans  appareil  :  on  croit  à 
Genève  qu'il  eft  ridicule  d'être  faftueux  après  la  mort.  On  en- 
terre dans  un  vafte  cimetière  aCez  éloigné  de  la  ville  i  ufage  qui 
devroit  être  fuivi  par-tout. 

Le  Clergé  de  Genève  a  des  mœurs  exemplaires  :  les  Mînîftref 
vivent  dans  une  grandç  union  :  on  ne  les  voit  point,  comme  dans 
d'autres  pays ,  difputer  entr'eux  avec  aigreur  fur  des  matières 
inintelligibles ,  fe  perfécuter  mutuellement ,  s'accufer  indécem- 
ment auprès  des  Magiftrats  :  il  s'en  faut  cependant  beaucoup  qu'ils 
penfent  tous  de  même  fur  les  articles  qu'on  regarde  ailleurs  com*- 
me  les  plus  importans  \  la  religion,  Pluiieurs  ne  croient  plus  U 

iSdéyr^  mUéts.  Tome  IL  M  m  m 


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VeSÇJII  PTION     ABRÉGÉE 

divinité  de  Jefus-Chrift ,  dont  Calvin ,  leur  chef ,  étoît  fi  zété  dé* 
fenfeur ,  &  pour  laquelle  il  fit  brûler  Servet.  Quand  on  leur  parle 
de  ce  fuppUce  ,  qui  fait  quelque  tort  k  la  charité  &  à  la  modé- 
ration de  leur  Patriarche,  ils  n'entreprennent  point  de  le  juftifier  ; 
ils  avouent  que  Calvin  fît  une  aftion  très-blâmable  ,  &  ils  fe  con- 
tentent (  fi  c'cfl  un  Catholique  qui  leur  parle  )  d'oppofer  au  fup- 
pUce de  Servet  j  cette  abominable  journée  de  la  S.  Barthélémy  , 
que  tout  bon  François  défireroit  effacer  dç  notre  hifloire  avec  fon 
fang ,  &  ce  fupplîce   de  Jean  Hus ,  que  les  catholiques  mêmes  , 
difent-ils  ,  n'entreprennent  plus  de  juflifîer ,  où  l'humanité  &  la 
bonne  foi  furent  également  violées  ,  &  qui  doit  couvrir  la  mé- 
moire de  l'Empereur  Sigifmond  d'un  opprobre  éternel. 

»  Ce  n'efl  pas  ,  dît  M.  de  Voltaire ,  un  petit  exemple  du  pro- 
»  grès  de  la  raifon  humaine  ,  qu'on  ait  imprimé  à  Genève  avec 
3»  l'approbation  publique  ,  (  dans  TEflai  fur  THifloire  univerfelle  du 
»  même  auteur  )  ,  que  Calvin  avoit  une  ame  atroce ,  aufïï  -  bien 
»  qu'un  cfprit  éclairé.  Le  meurtre   de  Servet  paroît  aujourd'hui 
»  abominable.  "  Nous  croyons  que  les  éloges  dûs  à  cette  noble 
liberté  de  penfer   &  d'écrire ,  font  k  partager  également  entre 
l'auteur  ,  fon  fiècle  &  Genève.   Combien  de  pays  où  la  philofophie 
n'a  pas  fait  moins  de  progrès ,  mais  où  la  vérité  efl  encore  cap- 
rive  ,  où  la  raifon  n'ofe  élever  la  voix  pour  foudroyer  ce  qu'elle 
condamne  en  filence  ,  où  même  trop  d'écrivains  pufiUanimes ,  qu'on 
appelle  yZr^«,  refpeâent  les  préjugés  qu'ils  pourr oient  combattre 
avec  autant  de  décence  que  sûreté. 

L'ENFER,  un  des  points  principaux  de  notre  croyance,  n'en 
eft  pas  un  aujoud'hui  pour  plufieurs  Minîflres  de  Genève  ;  ce  feroir , 
félon  eux  ,  faire  injure  à  la  Divinité,  d'imaginer  que  cet  Lcre plein 
de  bonté  &  de  juftice,  fût  capable  de  punir  nos  fautes  par  une 
éternité  de  tourmens  :  ils  expliquent  le  moins  mal  qu'ils  peuvent 
les  partages  formels  de  l'Écriture  qui  font  contraires  h  leur  opinion, 
prétendant  qu'il  ne  faut  jamais  prendre  k  la  -lettre  dans  les  livres 
faints  ,  tout  ce  qui  paroît  bleffer  l'humanité  &  la  raifon.  Ils  croient 
donc  qu'il  y  a  des  peines  dans  une  autre  vie ,  mais  pour  im  temps  j 


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DV  Gouvernement  de  Genève.   459 

aînfî  le  purgatoire,  qui  a  été  une  des  principales  caufes  de  la  ré- 
paration des  proteftans  d'arec  TÉglife  Romaine  ,  eft  aujourd'hui  la 
feule  peine  que  plufieurs  d'entr'eux  admettent  après  la  mort  :  nou- 
veau trait  \  ajouter  à  Phiftoire  des  contradiâions  humaines. 

Pour  tout  dire  en  un  mot,  plufieurs  Pafleurs  de  Genève  n'ont 
d'autre  religion  qu'un  focînianifme  parfait ,  rejettant  tout  ce 
qu'on  appelle  myfièrcs^  &  s'imaginant  que  le  premier  principe 
d'une  religion  véritable,  eft  de  ne  rien  propofer  h  croire  qui  heurte 
la  raifon  :  auflî  quand  on  les  prefle  fur  la  néceflîté  de  la  révéla- 
tion, ce  dogme  fi  eflentiel  du  chriftianifme,.pli^fieufs  y  fubflituent 
le  terme  d'unlité,  qui  leur  paroît  plus  doux  :  en  cela  s'ils  ne  font 
pas  orthodoxes ,  ils  font  au  moins  conféquenS  à  leurs  principes. 

Un  Clergé  qui  penfe  aînfi  doit  être  tolérant ,  &  l'efi  en  effbc 
aflez  pour  n'être  pas  regardé  de  bon  œil  par  les  Miniftres  des  au- 
tres Eglifes  réformées.  On  peut  dire  encore ,  fans  prétendre  ap- 
prouver d'ailleurs  la  religion  .de  Genève ,  qu'il  y  a  peu  de  pays 
où  les  théologiens  &  les  eccléfjaftiques .  foient  plus  ennemis  de  la 
iuperftition.  Mais  en  récompense,  comme  l'intolérance  &  la  fu- 
perftition  ne  fervent  qu'k  multiplier  les  incrédules,  on  fe  plaint 
moins  ^  Genève  qu'ailleurs  des  progrès  de  l'incrédulité,  ce  qui 
ne  doit  pas  furprendre  :  la  religion  y  e^jyrj^gue  réduire  ^  l'ado- 
ration d'un  feul  Dieu,  du  moins  chez  prefque  tout  ce  qui  n'eft 
pas  peuple  :  le  refpeft  pour  Jefus-ChWft '&  pour  les  écritures,  font 
peut-être  la  feule  chofe  qui  diftiiigûe  d*uh  pur  déîfmè  le  chriftia- 
aifme  de  Genève.  -  î    c  . 

Les  eccléfiaftîques  font  encpre  mieux  2l  Genève  que  d'être  to- 
lérans;  ils  fe  renferment  uniquefoent  dans  leurs  fonctions,  en  don- 
nant les  premiers  aux  citoyens  l'exemple  de  la  foumiflîon  aux  loîx. 
Le  confiiloirjB  établi  pour  veiller  fur  les  mçeurs,  n'inflige  que  des 
peines  fpirituelles.  La  grande  querelle  du  facerdoce  &  de  l'Em- 
pire, qui  dans  les  fiècles  d'ignorance  a  ébranlé  la  Couronne  de 
tant  d'Empereurs^  &  qui,  comme  nous  ne  le  favons  que  trop, 
caufe  des  troubles  fâcheux  dans  les  fiècles  plus  éclairés ,  li'efi  pas 
connue  ^  Genève }  le  Qergé  n'y  fait  rien  fans  l'approbation  des 
Magiflrats.  Mmm  ij 


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460    Description  ABnEcèsy  &c. 

Le  culte  eft  fort  fimple;  point  damages,  point  de  luminaire  ; 
point  d'ornemens  dans  les  Égiifes.  On  vient  pourtant  de  donner 
à  la  cathédrale  un  portail  d'affez  t)on  goût;  peut-être  parviendra* 
t-on  peu -k- peu  a  décorer  Pintérieur  des  temples.  Où  feroiten  effet 
rinconvénient  d'avoir  des  tableaux  &  des  fiâmes ,  en  avertiflant  le 
peuple,  fi  Ton  vouloît ,  de  ne  leur  rendre  aucun  culte ^  &  de  ne 
les  regarder  que  comme  des  monumens  deftinés  ï  retracer  d*une 
.manière  frappante  &  agréable  les  principaux  événemens  de  la  re- 
ligion? Les  arts  y  gagneroient,  fans  que  la  fuperftition  en  profi- 
tât. Nous  parlons  ici ,  comme  le  leAeur  doit  le  fentir ,  dans  les 
principes  des  Pafleurs  Genevois,  &  non  dans  ceux  deTÉglife  ca- 
tholique. 

Le  fervice  divin  renferme  deux  chofes ,  les  prédications  &  le 
chant.  Les  prédications  fe  bornent  prefqu^uniquement  à  la  mo- 
rale, &  n'en  vaillent  que  mieux.  Le  chant  eft  d'aflez  mauvais 
goût,  &  les  vers  François  qu'on  y  chante,  plus  mauvais  encore.  II 
faut  efpérer  que  Genève  fe  réformera  fur  ces  deux  points.  Oh 
vient  de  placer  un  orgue  dans  la  cathédrale,  &  peut-être  par- 
viendra-t-on  k  louer  Dieu  en  meilleur  langage  &  en  meilleure  mu- 
fique.  Du  refte ,  la  vérité  nous  oblige  de  dir^  que  l'Être  fuprémc 
cft  honoré  k  Genèvreavec  une  décence  &  un  recueillement  qu'on 
ne  remarque  point  dans  nos  Églifes. 

Nous  ne  donnerons  peut-être  pas  d'auffî  grands  articles  aux 
plus  vaftes  monarchies  ;  mais  aux  yeux  du  Philofophe  la  Répu- 
blique des  abeilles  n'eft  pas  moins  intéreflante  que  rhifioire 
des  grands  empires,  &  ce  n'eft  peut-être  que  dans  les  petits  États 
qu'on  peut  trouver  le  modèle  d'une  parfaite  adminiftration  poli- 
tique. Si  la  religion  ne  nous  permet  pas  de  penfer  que  les  Gene- 
vois aient  efficacement  travaillé  à  leur  bonheur  dans  Tautr» 
monde  ,  la  raifon  nous  oblige  k  croire  qu'ils  font  k-peu-près 
auflî  heureux  qu'on  le  peut  être  dans  celui-ci  : 

O  fortunatos  mmiàm,/uafi  bona  norint  l 


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^46  r 


EXTRAIT 

DES   REGISTRES 

De    la    V en é rab le    Compagnie 

des  Pajiei^s  &   Profejfeurs  de  VÉglife  6"  de 
V Académie  de  Gen^  ve. 

Du  10  Février  17 58. 

JLâ  a  Compagnie  informée  que  le  fcptième  Tome  de  /^Encyclopé- 
die ,  imprimé  depuis  peu  à  Paris  ^  renferme,  au  mot  Genève  ; 
des  chojes  qui  intérejfent  effentiellement  notre  Églifi  »  s^eftfait  lare 
cet  article;  &  ayant  nommé  des  Commiffaires  pour  P examiner  plus 
particulièrement:  oui  leur  rapport^  après  mûre  délibération ,  Me  a 
crufe  devoir  à  elle-même  &  à  l'édification  publique,  défaire  &  de 
publier  la  déclaration  fuivante.  * 

La  Compagnie  a  été  également  furprire  &  affligée  de  voir  dans 
ledit  article  de  V Encyclopédie ,  que  non-feulement  notre  culte  eft 
repréfenté  d'une  manière  défeâueufe ,  mais  que  Pon  y  donne 
une  très'&ufTe  idée  de  notre  doârine  &  de  notre  foi.  L'on  attri- 
bue îipluiieurs  de  nous,  fur  divers  articles,  des  fentimens  qu'ils 
n'ont  point,  &  l'on  en  défigure  d'autres.  L'on  avance,  contre  toute 
vérité,  que  plufieurs  ne  croient  plus  la  Divinité  de  Jes  US*Chris  t... 
&  n^ont  d'autre  religion  qu'un  focinianijme  parfait,  rejettant  tout 
ce  qu*on  appelle  myflire ,  fi'c.  Enfin ,  comme  pour  nous  faire  hon*- 
neur  d'un  efprit  tout  philofophique  ,  on  s'efforce  d'exténuer  notre 
chriflianifme  par  des  ezprelHons  qui  ne  vont  pas  \  mobs  qu'à  le 
rendre  tout-à-^t  fufpeâ  ,  comme  quand  on  dit  que  parmi  nous 
la  religion  ejl  prefque  réduite  à  t adoration  d'un  feul  Dieu ,  du 
moins  chei^prefque  tout  ce  fui  n'ejl  pas  peupla  &  que  k  refpeS 


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46*        Déclaration 

pour  Je  S  us 'Chris  T  &  pour  T  Écriture,  font  peut  -  être  la  fcuU 
chofe  qui  dijlingue  du  pur  déifme  le  chrijiianifme  de  Genève. 

De  pareilles  imputations  font  d'autant  plus  dangereufes  &  plus 
capablçs  d^  jiou^  faîpe  tort  dans  toute  la  chrétienté,  qu'elles  fe 
trouvent  dans  un  livre  fort  répandu ,  qui  d'ailleurs  parle  favora- 
blement de  notre  ville ,  de  (ts  mœurs^ ,  de  fon  gouvernement, 
&  même  de  fon  Clergé  &  de  fa  conftitutîon  eccléfîaftique.  Il  eft 
trifte  pour  nous  que  le  point  le  plus  important  foit  celui  fur  le- 
quel on  fe  montre  le  plus  mal  informé. 

Pour  rendre  plus  de  jufticc  k  l'intégrité  de  notre  foi,  il  ne 
falloit  que  faire  attention  aux  témoignages  publics  &  authentiques 
que  cette  Églife  en  a  toujours  donné ,  &  qu'elle  en  donne  encore 
chaque  jour.  Rien  de  plus  connu  que  notre  grand  principe  & 
notre  profeflîon  confiante  de  tenir  la  doSrine  des  Jaints  Prophètes 
&  Apôtres^  contenue  dans  les  livres  de  t  ancien  &  du  nouveau  Tefi 
tament  9  pour  une  doârine  divinement  infpirée,  feule  règle  infail-* 
lible  &  parfaite  de  notre  foi  &  de  nos  mœurs.  Cette  profeflîon 
eft  expreffément  confirmée  par  ceux  que  l'on  admet  au  faint  mi- 
niftère ,  &  même  par  tous  les  membres  de  notre  troupeau ,  quand 
ils  rendent  raifon  de  leur  foi ,  comme  des  cathécumènes ,  à  la  face 
de  rÉglife.  On  faitauflî  l'ufage  continuel  que  nous  faifons  du  Synt* 
hole  des  apôtres ,  comme  d'un  abrégé  de  la  partie  hiftorique  & 
dogmatique  de  l'Évangile  ,  également  admis  de  tous  les  Chré- 
tiens. Nos  ordonnances  eccléfiaftiques  portent  fur  les  mêmes 
principes  :  nos  prédications j  notre  culte,  notre  liturgie ,  nosfacre- 
menS|tout  eft  relatif  k  l'œuvre  de  notre  rédemption  par  Jesus- 
Christ.  La  même  doôrine  eft  enfeignée  dans  les  leçons  &  les 
thàfes  de  notre  Académie ,  dans  nos  livres  de  piété ,  &  dans  les 
autres  ouvrages  que  publient  nos  théologiens,  partictjKérement 
contre  l'incrédulité ,  poîfon  funefte  ,  dont  nous  travaillons  fans 
cefle  à  préferVer  notre  troupeau.  Enfin  nous  ne  craignons  pas 
d'en  appeller  ici  au  témoignage  des  perfonnes  de  tout  ordre ,  & 
même  des  étrangers  qui  entendent  nos  inftruftîons  tant  publiques 
que  particulières,  &  qui  en  font  édifiés. 


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VBS    Pastevrs  î)e  ÙENèrE^      461 

Sur  quoi  donc  a-t-on  pu  fe  fonder  pour  donner  une  autre 
idée  de  notre  doftrîne?  Ou  fi  Pon  veut  faire  tomber  le  foupçon 
fur  notre  fincérité,  comme  fi  nous  ne  penfions  pas  ce  que  nous 
enfeignôns  &  ce  que.  nous  profeffbns  en  public  1  de  quel  droit  fe 
permet-on  un  foupçon  fi  odieux?  Et  comment  n'a-t-on  pas  fentî 
qu'après  avoir  loué  nos  mœurs  comme  exemplaires ,  c'étoit  fe 
contredire ,  c'étoit  faire  injure  à  cette  même  probité ,  que  de  nous 
taxer  d'une  hypocrîfie  où  ne  tombent  que  des  gens  peu  confcien- 
tieux ,  qui  fe  jouent  de  la  religion  ? 

Il  eft  vrai  que  nous  eftimons  &  que  nous  cultivons  la  philofo- 
pbie.  Mais  ce  n^eft  point  cette  philofophie  licencîeufe  &  fophifti- 
que  dont  on  voit  aujourd'hui  tant  d'écarts.  Oeft  une  philofophie 
folide  y  qui ,  loin  d'ajfFoiblir  la  foi,  conduit  les  plus  fages  k  être  aufii 
les  plus  religieux. 

Si  nous  prêchons  beaucoup  la  morale,  nous  n^infifions  pas 
moins  fur  le  dogme.  Il  trouve  chaque  jour  fa  place   dans  nos 
chaires  :  nous  avons  même  deux  exercices  publics  par  femaine , 
uniquement  deflinés  à  l'explication  du  catéchifme.  D'ailleurs  cette 
morale  eft  la  morale  chrétienne  ,  toujours  liée  au  dogme ,  &  tirant 
de-Ia  fa  principale  force ,  particulièrement  des  promefles  de  pardon 
&  de  félicité  éternelle  que  fait  l'Évangile  à  ceux  qui  s'amendent, 
comme  aufli  des  menaces  d'une  condamnation  éternelle  contre  les 
impies  &  les  impénitens.  A  cet  égard ,  comme  à  tout  autre ,  nous  * 
croyons  qu'il  faut  s'en  tenir  à  la  fainte  Écriture  ,  qui  nous  parle, 
non  du  purgatoire,  mais  du  paradis  &  de  l'enfer,  où  chacun  re- 
cevra fa  jufte  rétribution ,  félon  le  bien  ou  le  mal  qu'il  aura  fait 
dans  cette  vie.  C'eft  en  prêchant  fortement  ces  grandes  vérités 
<que  nous  tâchons  de  porter  les  liommes  à  la  fanâification. 

Si  on  loue  en  nous  un  efprît  de  modération  &  de  tolérance; 
on  ne  doit  pas  le  prendre  pour  ime  marque  d'indifférence  ou  de 
relâchement.  Grâces  k  Dieu,  il  a  un  tout  autre  principe.  Cet 
efprit  eft  celui  de  l'Évangile ,  qui  s'allie  très-bien  avec  le  zèle. 
D'un  côté  la  charité  chrétienne  nous  éloigne  abfolument  des  voies 
de  contrainte ,  &  nous  fait  fupporter  fans  peine  quelque  diverfité 


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'4<4 


D   È   C   L   'A    R  A   T   ï   X)   It 


d'opinions  qui  n'atteint  pas  Peflêntiel ,  comme  il  y  en  a  en  de  tout 
temps  dans  les  Églifes  même  les  plus  pures  ;  de  Pautre  ,  nous  ne 
négligeons  aucun  foin,  aucune  voie  de  perftiafion,  pour  établir  ^ 
pour  inculquer ,  pour  défendre  les  points  fondamentaux  du  chrif* 
dani/me. 

Quand  il  nous  arrive  de  remonter  aux  principes  de  la  loi  na- 
turelle ,  nous  le  faifons  à  l'exemple  des  auteurs  facrés  \  &  ce  n'efl 
point  d'une  manière  qui  nous  approche  des  déiftes,  puifqu'en 
donnant  à  la  théologie  naturelle  plus  de  folidité  &  d'étendue  que 
ne  font  la  plupart  d'entre  eux  »  nous  y  joignons  toujours  la  ré- 
vélation ,  comme  un  fecours  du  Ciel  crës*néceflàire ,  &  fans  le- 
quel les  hommes  ne  ferqient  jamais  fortis  de  l'état  de  corruption 
ïc  d'aveuglement  oh  ils  étoient  tombés. 

Si  l'un  de  nos  principes  eft  de  ne  rien  propofir  à  croire  qui 
heurte  la  rai/êfiy  ce  n'eft  point- Ih,  comme  on  le  fuppofe  ,  un  ca- 
raâère  de  focinianifme.  C&  principe  eft  commun  k  tous  les  pro- 
teftans;  &  ils  s'en  fervent  pour  rejetter  des  doârines  abfurdes, 
telles  qu'il  ne  s'en  trouve  point  dans  PÉcriture-fainte  bien  enten- 
due. Mais  ce  principe  ne  va  pas  jufqu'à  nous  faire  rejetter  tout 
te  qu'on  appelle  myjîère;  puifque  c'eft  le  nom.  que  nous  donnons 
h  des  vérités  d'un  ordre  furnaturel,  que  la  feule,  raifon  humaine 
ne  découvre  pas ,  ou  qu'elle  ne  fauroit  comprendre  parfaitement, 
qui  n'ont  pourtant  rien  d'impoflibîe  en  elles-mêmes,  I8c  que  Dieu 
nous  a  révélées.  Il  fufiît  que  cette  révélation  foit  certaine  dans 
fes  preuves,  &  précifç  dans  ce  qu'elle  enfeigne,  pour  que  nous 
admettions  de  telles  vérités  ,  conjointement  avec  celles  de  la  re<* 
Vgiqn  naturelle ,  d^autant  mieux  qu'elles  fe  lient  fort  bien  entre 
elles  y  &  que  Pheureuy  afTemblage  qu'en  fait  PÉvan^ile ,  forme  un 
corps  de  relieion  admirable  &  complet. 

Enfin  ,  quoique  le  point  capital  de  notre  religion  foit  d'a^a- 
rer  un  feul  Dis  u ,  l'on  ne  doit  pas  dire  qu'elle  fe  riduife  prtf^ 
fu'4  cela  chei^prefque  tout  ce  qui  n'ejl  pas  peuple.  Les  perfonnes  les 
tnieux  inftruites  font  auflî  celles  qui  favent  le  mieux  quel  e(|  le  prix 
4?  Palli^çe  de  graçe ,  &  que  fa  vie  éternellç  çonjifiç  à  çonnoitr^kfcul 

vrai 


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DES   Pasteurs   de    GENkvE.      46^ 

vrai  Dieu  y  &  celui  qu'il  a  envoyé^  Jésus-Christ,  fon  fils  ^ 
en  qui  a  habité  corpordlement  toute  la  plénitude  de  la  Divinité,  & 
qui  nous  a  été  donné  pour  Sauveur, -pour  Médiateur  &  pour  Juge, 
afin  que  tous  honorent  le  Fils  comme  ils  honorent  le  Père.  Par  cette 
raifon,  le  terme  de  ^rejpecl  pour  Jes  us-Christ  &  pour  tÉcri- 
turCf  nous  paroiflant  de  beaucoup  trop  foible  ou  trop  équivoque 
pour  exprimer  la  nature  &  retendue  de  nos  fentimens  ^  cet  égard, 
nous  difons  que  c'eft  avec  foi,  avec  une  vénération  religieufe  , 
avec  une  entière  foumiflion  d'efprit  &  de  cœur ,  qu'il  faut  écou- 
ter ce  divin  Maître  &  le  Saint-Èfprit  parlant  dans  les  Écritures. 
Oeft  ainfi  qu'au  lieu  dç  nous  appuyer  fur  la  fagefle  humaine ,  fi 
foible  &  fi  bornée,  nous  fommes  fondés  fur  Iz,  parole  de  Dieu ^ 
feule  capable  de  nous  rendre  véritablement  fages  à  falut,  par  ht 
foi  en  Jésus-Christ^  ce  qui  donne  k  notre  religion  un  princi- 
pe plus  sûr,  plus  relevé,  &  bien  plus  d'étendue,  bien  plus  d'effi^ 
cace;  en  un  mot,  un  tout  autre  caraâère  que  celui  fous  lequel 
on  s'eft  plu  ^  la  dépeindre. 

Tels  font  les  fentimens  unanimes  de  cette  Compagnie,  qu'elle 
fe  fera  un  devoir  de  manifefter  &  de  foutenir  en  toute  occafion  , 
comme  il  convient  k  des  fidèles  fervîteurs  de  Jesus-Christ.  Ce 
font  aufii  les  fentimens  desMinifires  de  cette  Eglife,  qui  n'ont  pas 
encore  cure  d'ame,  lefquels  étant  informés  du  contenu  de  la  pré- 
fente  déclaration ,  ont  tous  demandé  d'y  être  compris.  Nous  ne 
craignons  pas  non  plus  d'aflurer  que  c'eft  le  fentiment  général  de 
•  notre  Églife  ;  ce  qui  a  bien  paru  par  la  fenfibilité  qu'ont  té- 
moignée les  perfonnes  de  tout  ordre  de  notre  troupeau  fur  l'ar- 
ticle du  Diâionnaire  qui  caufe  ici  nos  plaintes. 

ApRiss  ces  explications  &  ces  afiurances ,  nous  fommes  bien 
difpenfés ,  non-feulement  d'entrer  dans  un  plus  grand  détail  fur 
les  diverfes  imputations  qui  nous  ont  été  faites  ;  mais  auflî  de  répon- 
dre à  ce  que  Ton  pourroît  encore  écrire  dans  le  même  but.  Ce 
ne  feroit  qu'une  conteftation  inutile,  dont  notre  caraftère  nous 
éloigne  infiniment.  Il  nous  fuffit  d'avoir  mis  à  couvert  l'honneur 
de  notre  Églife  &  de  notre  miniftère ,  en  montrant  que  le  por- 
trait qu'on  a  fait  de  notre  religion  eft  infidèle,  &  que  notre  at- 

(Suvres  mêlées.  Tome  JL  Nnn 


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466       D  É  C  ZA  RA   T   I  O   N  ^  &Cs 

cachemenc  pour  la  faine  doârine  évangélique  n^eft ,  ni  moins  fin- 
cère  que  celui  de  nos  pères  i  ni  différent  de  celui  des  autres  Égli- 
Tes  réformées ,  avec  qui  nous  faifons  gloire  d^étre  unis  par  lés 
liens  d'une  même  foi,  &  dont  nous  voyons  avec  beaucoup  de 
peine  que  l^on  veuille  nous  difiinguer. 


J.  TREMBLEY,. 
Secrétaire. 


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DISCOURS 

SUR    LA    QUESTION 

Quelle  ejl  la  vertu  la  plus   nécejfaire  au  Héros^ 
&  quels  font  les  Héros   à  qui  cette  vertu  a 
manqué  f 


LETTRE    qui    PRÉCÈDE     CE     DISCOURS 
De   m.   J.    J.   Rousseau. 


.V( 


Ous  vous  rappeliez  fans  doute»  Moufieur,  que  feu  M.  le 
»  Marquis  de  Curfay ,  commandant  les  troupes  Fr-ançoifes  en  Corfe, 
»  établit  dans  cette  ifle  une  Académie  de  Littérature.  Cette  Aca- 
»  demie  y  en  1 75 1 ,  propofa  pour  fujet  d'un  prix  d'éloquence  cette 
»  queflion  :  Quelle  tjl  la  vertu  la  plus  nécejfaire  au  Héros  ^  &  quels 
»  Jimt  les  Héros  à  qui  cette  vertu  a  manqué?  Je  ne  fais  ni  fi  le 
»  prix  fut  décerné  ,  ni  h  quelle  pièce  il  fut  adjugé  ;  mais  ce  que 
»  je  fais  très-bien ,  c'eft  que  M.  Roujfeau  de  Genève  traita  ce  fujet 
»  dans  un  Difcours  dont  un  heureux  hazard  nVa  procuré  une  copie  : 
»  ce  Difcours  n'a  point  encore  vu  le  jour  ;  il  eft  même  peu  connu, 
»  &  vous  ferez  sûrement  plaifir  au  public  de  le  publier.  Vous  y 
9  reconnoitrez )  je  crois,  la  touche  mâle  &  ferme  du  philofophe 
»  Genevois.  Le  voici.  « 

Si  je  îi^étois  Alexandre  ^  dîfoitun  Conquérant ,  je  voudroîsétre 
Diogene.  Socratt  n'eût  pas  dit  :  fi  je  n'étois  ce  que  je  fuîs,jevou- 
drois  être  Alexandre.  Il  y  avoit  des  raifons  pour  le  Monarque; 
il  n'y  en  avoit  pas  moins  pour  le  philofophe.  Lequel  donc  de- 
voit  l'emporter?  Ofons  trancher  cette  grande  queftion;  &  avant 
cjue  de  parler  de  l'héroïfme ,  tâchons  de  lui  marquer  fa  place  dans 

Nnn  ij 


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468 


Discours 


Tordre  des  chofes  morales.  Sans  ce  premier  pas  ,  comment  pour- 
rîons-nous  afligner  les  vertus  qui  lui  conviennent ,  &  décider  en- 
tre elles  de  la  préférence } 

Toutes  les  vertus  appartiennent  au  fage.  Le  Héros  fe  dé- 
dommage de  celles  qui  lui  manquent  par  Téclat  de  celles  qu^il 
pofTede.  Les  vertus  du  premier  font  tempérées,  mais  il  eft  exempt 
de  vices ,  fi  le  fécond  a  des  défauts ,  ils  font  effacés  par  Téclat  de 
fes  vertus.  L'un ,  toujours  folide ,  n'a  point  de  mauvaifes  quali- 
tés; l'autre,  toujours  grand,  n'en  a  point  de  médiocres.  Tous 
deux  font  fermes  &  inébranlables  9  mais  de  différentes  manières 
&  en  différentes  chofes  :  l'un  ne  cède  jamais  que  par  raifon ,  l'au- 
tre jamais  que  par  générofité  ;  les  fbiblefles  font  auflî  peu  connue 
du  fage ,  que  les  lâchetés  le  font  peu  du  Héros ,  &  la  violence 
n'a  pas  plus  d'empire  fur  l'ame  de  celui-ci  que  les  pafiions  fur 
celle  de  l'autre. 

Il  y  a  donc  plus  de  perfeAion  dans  le  caradère  du  fage,  de 
plus  de  fafle  dans  celui  du  Héros;  &  la  préférence  fe  trouveroic 
décidée  en  faveur  du  premier ,  en  fe  contentant  de  les  confidérer 
ainfi  en  eux-mêmes.  Mais  fi  nous  les  envifageons  par  leur  rap- 
port avec  l'intérêt  de  la  fociété ,  de  nouvelles  réflexions  produi- 
ront bientôt  d'autres  fentimens ,  &  rendront  aux  qualités  héroï- 
ques cette  prééminence  qui  leur  efl  due ,  &  qui  leur  a  été  ac- 
cordée dans  tous  les  fiècles  d'un  commun  confentement. 

En  effet,  le  foin  de  fa  propre  félicité  fait  toute  l'occupation 
du  fage ,  &  c'en  e&  bien  affez  fans  doute  pour  remplir  la  tâche 
d'un  homme  ordinaire.  Les  vues  du  vrai  Héros  s'étendent  plus  loin} 
le  bonheur  des  hommes  efl  fon  objet,  &  c'efl  a  ce  fublime  tra- 
vail qu'il  confacre  la  grande  ame  qu'il  a  reçue  du  Ciel.  Les  phi- 
lofophes ,  je  l'avoue,  prétendent  enfeigner  aux  hommes  l'art  d'être 
heureux;  &,  comme  s'ils  dévoient  s'attendre  k  former  des  nations 
de  fages ,  ils  prêchent  aux  peuples  une  félicité  chimérique ,  dont 
ceux-ci  ne  prennent  jamais  ni  l'idée  ni  le  goût.  Socratt  vit  & 
déplora  les  malheurs  de  fa  patrie  ;  mais  c'efl  a  Trafibulc  qu'il 
étoit  réfervé  de  les  finir  ;  &  Platon  y  après  avoir  perdu  fon  élo-^ 


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SUR   LES    VERTUS    DES^  HÉROS.         469 

^uence,  fon  honneur  &  fon  temps  k  la  Cour  d^un  tyran  ^  fut 
contraint  d^abandonner  k  un  autre  la  gloire  de  délivrer  SyracuTe 
du  joug  de  la  tyrannie.  Le  philofophe  peut  donner  h  Punivers 
quelques  inftruâions  falutaîres;  mais  Tes  leçons  ne  corrigeront 
jamais  ni  les  grands  qui  les  méprifent ,  ni  le  peuple  qui  ne  les 
entend  point.  Les  hommes  ne  fe  gouvernent  pas  ainfi  par  des 
vues  abflraites  i  on  ne  les  rend  heureux  qu'en  les  contraignant  a 
rétre  ,  &  il  faut  leur  faire  éprouver  k  félicité  pour  la  leur  faire 
aimer  :  voilà  Toccupatîon  &  les  talens  du  Héros  5  c'eft  fouvent 
la  force  à  la  main  qu'il  fe  met  en  état  de  recevoir  les  béné^ 
diftions  éternelles  de  ceux  qu'il  contraint  d'abord  à  porter  le 
joug  des  loix ,  pour  leur  faire  enfin  connoitre  l'autorité  de  la 
raifon. 

L'HEROÏSME  eft  donc,  de  toutes  les  qualités  de  l'ame,  celle 
dont  il  importe  le  plus  aux  peuples  que  ceux  qui  les  gouver- 
nent foient  revêtus.  Oeft  la  -  colleâion  d'un  grand  nombre  de 
vertus  fublimes  ,  rares  dans  leur  aflëmblage  ,  plus  rares  dans 
leur  énergie ,  &  d'autant  plus  rares  encore,  que  l'héroiTme  qu'elles 
cohAituent  »  détaché  de  tout  intérêt  perfonnel ,  n'a  pour  objet 
que  la  félicité  des  autres  &  pour  prix  que  leur  admiration. 

Je  n'ai  rien  dit  ici  de  la  gloire  légitimement  due  aux  grandes 
aâions;  je  n'ai  point  parlé  de  la  force  du  génie  ni  des  autres 
qualités  perfonnelles  nécefTaires  au  Héros ,  &  qui ,  fans  être 
vertu  ,  fervent  fouvent  plus  qu'elle  au  fuccès  des  grandes  entre- 
prifes.  Pour  placer  le  vrai  Héros  à  fon  rang,  je  n'ai  eu  recours 
qu'à  ce  principe  inconteftable  :  que  c'eft  entre  les  hommes 
celui  qui  fe  rend  le  plus  utile  aux  autres  qui  doit  être  le  premier 
de  tous.  Je  ne  crains  point  que  les  fages  appellent  d'une  décî- 
iion  fondée  fur  cette  maxime. 

Il  eft  vrai ,  &  je  me  hâte  de  l'avouer ,  qu'il  fe  préfente , 
dans  cette  manière  d'envîfager  l'héroïfme,  une  objeôion  qui 
femble  d'autant  plus  difficile  à  réfoudre,  qu'elle  eft  tirée  du 
fond  même  du  fujet.  Il  ne  faut  point,  dîfoient  les  anciens,  deux 
foleils  dans  la  nature ,  ni   deux  Cé/ars  fur  la  terre.  £n  effet ,  il 


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470 


Discours 


en  eft  de  rhéroïfme  comme  de  ces  métaux  recherchés,  dont  le 
prix  confifte  dans  leur  rareté ,  &  que  leur  abondance  rendroit 
pernicieux  ou  inutiles.  Celui  dont  la  valeur  a  pacifié  le  monde , 
Peut  défolé,  s'il  y  eût  trouvé  un  feul  rival  digne  de  lui.  Telles 
cîrconftances  peuvent  rendre  un  Héros  néceffaire  au  falut  du 
genre  humain  :  mais,  en  quelque  temps  que  ce  foit,  un  peuple 
de  Héros  en  feroit  infailliblement  la  ruine;  &,  femblable  aux 
foldacs  de  CadmuSy  il  fe  détruiroit  bien-tôt  lui-même. 

Quoi  donc  ,  me  dira-t-on  !  la  multiplication  des  bienfaiteurs 
du  genre  humain  peut -elle  être  dangereufe  aux  hommes,  & 
peut-il  y  avoir  trop  de  gens  qui  travaillent  au  bonheur  de  tous  > 
Oui,  fans  doute,  répondrai- je,  quand  ils  s^  prennent  mal ,  ou 
qu'ils  ne  s'en  occupent  qu'en  apparence.  Ne  nous  diflîmulons 
rien  ;  là  félicité  publique  eft  bien  moins  la  fin  des  aftions  du 
Héros ,  qu'un  moyen  pour  arriver  à  celle  qu'il  fe  propofe  ;  & 
cette  fin  eft  prefquc  toujours  fa  gloire  perfonnelle.  L'amour  de 
là  gloire  a  fait  des  biens  &  des  maux  innombrables  î  l'amour  de 
la  patrie  eft  plus  pur  dans  fon  principe  &  plus  sûr  dans  fes  efFets  : 
auflî  le  monde  a-t-il  été  fouvent  furchargé  de  Héros;  mais  les  na- 
tions n'auront  jamais  afTez  de  citoyens.  Il  y  a  bien  de  la  diffé- 
rence entre  l'homme  vertueux  &  celui  qui  a  des  vertus;  celles 
du  Héros  ont  rarement  leur  fource  dans  la  pureté  de  Tame;  &, 
femblables  à  ces  drogues  falutaires,  mais  peu  agiffantes,  qu'il  faut 
animer  par  des  fels  acres  &  corrofifs,  on  diroit  qu'elles  aient  bé- 
foin  du  concours  de  quelques  vices  pour  leur  donner  de  l'adivité. 

Il  ne  faut  donc  pas  fe  repréfenter  ThéroiTme  fous  l'idée  d'une 
perfection  morale  ,  qui  ne  lui  convient  nullement ,  mais  comme 
un  compofé  de  bonnes  ou  mauvaifes  qualités ,  falutaires  ou  nuifi- 
bles ,  félon  les  circonftances  ,  &  combinées  dans  une  telle  propor- 
tion, qu'il  en  réfulte  fouvent  plus  de  fortune  &  de  gloire  pour  ce- 
lui qui  les  pofTède  ,  &  quelquefois  même  plus  de  bonheur  pour 
les  peuples  ,  que  d'une  vertu  plus  parfaite. 

De  ces  notions  bien  développées  il  s'enfuit  qu'il  peut  y  avoir 
î>ien  des  vertus  contraires  à  l'héroiTme;  d'autres  qui  luifoient  in- 


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SUR  LES  VERTUS  DES  HÉROS ^  47» 

dîflSprentes  ;  que  d'autres  lui  font  plus  ou  moins  favorables ,  félon 
leurs  difFérens  rapports  avec  le  grand  art  de  fubjuguer  les  cœurs 
&  d'enlever  l'admiration  des  peuples  ^  oc  qu'enfin ,  parmi  ceis  der- 
nières, il  doit  y  en  avoir  quelqu'une  qui  lui  foit  plus  nécefTaire  ,. 
plus  efTentielIe  ^  plus  indifpenfable  ,  &  qui  le  caraâérife  en  quel- 
que manière  :  c'eft  cette  vertu  fpéciale  &  proprement  héroïque: 
qui  doit  être  ici  l'objet  de  mes  recherches. 

Rien  n'eft  fi  d^cifif  que  l'ignorance ,  &  le  doute  eft  auflî  rare 
parmi  le  peuple  que  l'affirmation  chez  les  vrais  philofophes.  Il  y 
a  long-temps  que  le  préjugé  vulgaire  a  prononcé  fur  la  queftion 
que  nous  agitons  aujourd'hui ,  &  que  la  valeur  guerrière  paflTe  chex 
là  plupart  des  hommes  pour  la  première  vertu  du  Héros.  Ofons^ 
appeller  de  ce  jugement  aveugle  au  tribunal  de  laraifon,  &  que 
les  préjugés,  fi  fouvent  Cts  ennemis  &  fes  vainqueurs^,  apprennent 
à  lui  céder  k  leur  tour. 

Ne  nous  refufons  point  à  la  première  réflexion  que  ce  fujet 
fournit ,  &  convenons  d'abord  que  les  peuples  ont  bien  inconfi- 
dérément  accordé  leur  efiime  &  leur  encens  à  la  vaillance  nlartiale^ 
ou  que  c'eft  en  eux  une  inconféquence  bien  odieufe  de  croire 
que  ce  foit  par  la  deftruâion  des  hommes  que  les  bienfaiteurs  du 
genre  humain  annoncent  leur  cataâère.  Nous  fommes  à  la  fois* 
bien  mal-adroits  &  bien  malheureux  ,  fi  ce  n'eft  qu'à  force  de  nouS' 
défoler  qu'on  peut  exciter  notre  admiration.  Faut- il  donc  croire 
que  fi  jamais  les  jours  de  bonheur  &  de  paix  renaifToient  parmi 
nous  y  ils  en  banniroient  l'héroïfme  avec  le  cortège  affreux  des  car 
lamités  publiques  ,  &  q,ue  les  Héros  feroient  tous  relégués  dans  le: 
temple  de  Janus^  comme  on  enferme  ,  après  là  guerre  f  de  vîell?^ 
les  &  inutiles  armes  dans  nos  arfenaux. 

.  Je  fais  qu'entre  lès  qualités  qui  doivent  former  le  grand  Hom- 
me ,  le  courage  eft'  quelque  chofe  ;  mais  hors  du  combat  la  valeur 
îi'eft  rien.  Le  brave  ne  fait  fes  preuves  qu'aux  jours  de  bataille  „ 
le  vrai  Héros  fait  les  fiennes  tous  les  jours;  &  fes  vertus,  pour 
fe  montrer  quelquefois  en  pompe,  n'en  font  pas  d'un  ufag<s  moins^ 
fréquent  fous  un  extérieur  plus  modefte«. 


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472  Discours 

Osons  le  dire ,  tant  s'en  faut  que  la  valeur  foît  la  première 
vertu  du  Héros ,  qu'il  eft  douteux  même  qu'on  la  doive  compter 
au  nombre  des  vertus.  Comment  pourroit-on  honorer  de  ce  titre 
une  qualité  fur  laquelle  tant  de  fcéiérats  ont  fondé  leurs  crimes  l 
Non ,  jamais  les  Catilinas^  ni  les  Cromwcb  n'euflent  rendu  leurs 
noms  célèbres  ;  jamais  Pun  n'eût  tenté  la  ruine  de  fa  patrie ,  ni 
l'autre  afTervi  la  fienne  ,  fi  la  plus  inébranlable  intrépidité  n'eût  fait 
le  fond  de  leur  caraftère.  Avec  quelques  vertus  de  plus  ,  me  di- 
rez-vous ,  ils  euflènt  été  des  Héros  ;  dîtes  plutôt  qu'avec  quelque? 
crimes  de  moins  ils  eufTent  été  des  hommes. 

Je  ne  pafTerai  point  ici  en  revue  ces  guerriers  funeftes,  la  ter- 
reur &  le  fléau  du  genre  humain ,  ces  hommes  avides  de  fang  & 
de  conquêtes,  dont  on  ne  peut  prononcer  les  noms  fans  frémir ^ 
des  Marins^  des   Totilas,  des   Tamcrlans.  Je   ne  me  prévaudrai 
point  de  la  jufte  horreur  qu'ils  ont  infpîrée  aux  nations.  Et  qu'efl-il 
befoin  de  recourir  k  des  monftres  pour  établir  que  la  bravoure  même 
la  plus  généreufe  eft  plus  fufpeâe  dans  fon  principe ,  plus  journa* 
lière  dans  fes  exemples,  plus  funefte  dans fes effets,  qu'il  n'appar* 
tient  \  la  candeur ,  à  la  folidité  &  aux  avantages  de  la  vertu  ?  Com- 
bien d'aûions  mémorables  ont  été  infpirées  par  la  honte  ou  par  la 
vanité  ?  Combien  d'exploits ,  exécutés  \  la  face  du  foleil ,  fous  les 
yeux  des  chefs  &  en  préfence  de  toute  une  armée ,   ont  été  dé- 
mentis dans  le  filence  &:  l'obfcurité  de  la  nuit)  Tel  eft  brave  au 
milieu  de  fe^  compagnons ,  qui  ne  feroit  qu'un  lâche ,  abandonné 
.    \  lui-même  ;  tel  a  la  tête  d'un  Général  qui  n'eut  jamais  le  cœur 
d'un  foldat  ;  tel  affronte  fur  une  brèche  la  mort  &  le  fer  de  foa 
ennemi ,  qui ,  dans  le  fecret  de  fon  domeftique ,  ne  peut  foutenir 
la  vue  du  fer  falutaire  d'un  Chirurgien.  Un  tel  étoit  brave  un  tel 
jour,  difoient  les  Efpagnols  du  temps  de  Charles  -  Quint  ^  &  ces 
gens-lh  fe  connoiflToient  en  bravoure.  En  effet,  rien  peut-être  n'efl 
, fi  journalier  que  la  valeur,  &  il  y  a  bien  peu  de  guerriers  fincères 
qui  ofaflent  répondre  d'eux  feulement  pour  vingt- quatre  heures. 
Ajax  épouvante  He3or;  HîSor  épouvante  Ajaxy  &  fuit  devant 
Achille,  Antiochus  le  Grand  fut  brave  la  moitié  de  (x  vie  ,  &  lâche 
l'autre  moitié*  Le  triomphateur  des  trois  parties  du  monde  perdic 


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SUR   LES    VERTUS  DES   HÉROS.         47} 

ïe  cœur  &  la  tête  à  Pharfalc.  Cijar  lui-môme  fut  ému  \  Dirra- 
chium ,  &  eut  peur  \  Munda ,  &  le  vainqueur  de  Brutus  s'enfuit 
lâchement  devant  Oâavcy  &  abandonna  la  viâoire  &  TEmpire  du 
monde  à  celui  qui  tenoît  de  lui  Tun  &  Tautre,  Croira -t- on 
que  ce  foit  faute  d'exemples  modernes  que  je  n'en  cite  ici  que 
d'anciens  ? 

Qu'on  ne  nous  dife  donc  plus  que  la  palme  héroïque  n'appar- 
tient qu'à  la  valeur  &  aux  talens  militaires.  Ce  n'eft  point  fur  les 
exploits  des  grands  hommes  que  leur  réputation  eft  mefurée.  Cent 
fois  les  vaincus  ont  remporté  le  prix  de  la  gloire  fur  les  vainqueurs. 
Qu'on  recueille  les  fufFrages  &  qu'on  me  dife  lequel  eft  le  plus 
grsuià  à* Alexandre  ou  de  Porus  ,  de  Pyrrhus  ou  de  Fabrice ,  d'-rf/i-  . 
toine  ou  de  Brutus ,  de  François  I  dans  les  fers  ou  de  Charles^' 
Quint  triomphant,  de  Vabis  vainqueur  ou  de  Coligny  vaincu  î 

Que  dirons-nous  de  ces  grands  hommes  qui ,  pour  n'avoir  point 
fouillé  leurs  mains  dans  le  fang,  n'en  font  que  plus  sûrement  im- 
mortels? Que  dirons-nous  du  Légiflateur  de  Sparte,  qui,  après 
avoir  goûté  le  plaiHr  de  régner ,  eut  le  courage  de  rendre  la  cou- 
ronne au  légitime  poffefleur  qui  ne  la  lui  demandoit  pas  \  de  ce 
doux  &  pacifique  citoyen  qui  favoit  venger  fes  injures ,  non  par  la 
mort  de  l'ofienfeur^  mais  en  le  rendant  honnête  homme?  Fau- 
dra-t-il.  démentir  l'oracle  qui  lui  accorda  prefque  les  honneurs 
divins ,  &  réfufer  l'héroïfme  à  celui  qui  a  fait  des  Héros  de  tous 
fes  compatriotes?  Que  dirons-nous  du  Légiflateur  d'Athènes,  qui 
fut  garder  fa  liberté  &  fa  vertu  k  la  Cour  même  des  tyrans  ,  & 
t>fa  foutenir  en  face  à  un  Monarque  opulent  que  la  puiffance  & 
les  richeflès  ne  rendent  point  un  homme  heureux  ?  Que  dirons- 
nous  du  plus  grand  des  Romains  &  du  plus  vertueux  des  hommes^ 
de  ce  modèle  de  citoyens ,  auquel  feul  l'opprefleur  de  la  patrie 
fit  l'honneur  de  le  haïr  affez  pour  prendre  la  plume  contre  lui , 
même  après  fa  mort  ?  Ferons-nous  cet  affront  h  l'héroïfme  d'en 
refufer  le  titre  à  Caton  ?  Et  pourtant  cet  homme  ne  s'efl  point 
illuftré  dans  les  combats ,  &  n'a  point  rempli  le  monde  du  bruit 
de  (qs  exploits.  Je  me  trompe ,  il  en  a  fait  un ,  le  plus  difficile 
qui  ait  jamais  été  entrepris ,  &  le  feul  qui  i\e  fera  point  imité , 

iEuvrcs  mdtcs.  Tome  IL  O  o  o 


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474  Discours 

quand  d^un  corps  de  gens  de  guerre  il  forma  une  Coçiité  i'hom^ 
mes  fagesi  équitables  &  modefles. 

On  fait  aflez  que  le  partage  à*jiugufle  n^étoit  pas  la  valeur. 
Ce  n'eft  point  aux  rives  d'Aôîum,  ni  dans  les  plaînes  de  Philîp- 
pes  y  qu'il  a  cueilli  les  lauriers  qui  Pont  Jmmortalifé  ,  mais  bien 
dans  Rome  pacifique  &  rendue  heureufe.  L'univers  fournis  a  moins 
fait  pour  la  gloire  &  pour  la  sûreté  de  fa  vie  j  que  Péquité  de  fes  loix& 
le  pardon  de  Cinna  :  tant  les  vertus  fociales  font  dans  les  Héros  même 
préférables  au  courage  !  Le  plus  grand  Capitaine  du  monde  meurt 
aflafliné  en  plein  Sénat  pour  un  peu  de  hauteiur  indifcrette ,  pour 
avoir  voulu  ajouter  un  vain  titre  ^  un  pouvoir  réel;  &  Pauteur 
odieux  des  profcriptions ,  effaçant  Ces  forfaits  ^  force  de  juftice  & 
de  clémence ,  devient  le  père  de  fa  patrie  qu'à  «vok  défoléc ,  êc 
meurt  adoré  des  Romains  qu'il  avoit  rendus^efclaves. 

Aux  exemples  qui  fe  présentent  en  foule  »  &  qu^il  ne  m^efl 
pas  permis  d'épuifer ,  ajoutons  quelques  réflexions  qui  confirment 
les  induôions  que  j'en  veux  tirer  ici,  Affigner  le  premier  rang  k 
la  valeur  dans  le  caraAère  héroïque,  ce  ferott  donner  au  bras 
qui  exécute  la  préférence  fur  la  tête  qui  projette.  Cependant 
on  trouve  plus  aifément  des  bras  que  des  têtes.  On  peut 
confier  k  d'autres  Texécutton  d'un  grand  projet  fans  en  per- 
dre le  prmcipal  mérite  î  mais  exécuter  le  projet  d^utrui ,  c^  ren- 
trer volontairement  dans  l'ordre  fub^er ne ,  qui  ne  convient  potot 
au  Héros. 

Ainsi  ,  quelle  que  foît  la  vertu  qui  le  caraâérifê  »  elle  doit  «ft* 
noncer  le  génie ,  &  en  être  inséparable.  Les  qualités  béiroifques 
ont  bien  leur  germe  dans  le  CG&ur ,  mais  c'efl  daos  la  tête  qu^eUes 
f  e  développeiH  &  prennent  àe  la  folidicé.  L'ame  la  plus  pure  peut 
s'égarer  dai^  la  f  oute  même  du  bien ,  fi  l'efprit  &  la  iraÂfon  ne 
la  guident ,  Se  toutes  les  vertus  s'aUèrent  fans  le  concours  de  k 
fagefle.  La  feraie^  dégénjère  aiféoient  en  opiaiàtre^é ,  la  douceur 
en  foibiefle ,  le  zèle  en  fana«âfme  ,  le  valeur  en  férociiié.  Souvent 
une  grande  entreprife  »  mal  concertée ,  fait  plus  de  tort  à  cehit  qui 
U  manque  y  qu'un  fuccèi  mérité  ne  lui  e^t  i^  d'houmeur;  eu 


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SUR  LES   VSRTVS  DES  HÉROS.        47 J 

le  mépris  td  ordinairement  plus  fort  que  Peftime.  Il  femble 
même  que ,  pour  établir  une  réputation  éclatante  ,  les  talens  Tup" 
pléent  bien  plus  aifément  aux  vertus ,  que  les  vertus  aux  talens: 
Le  foldat  du  Nord  »  avec  un  génie  étroit  &  un  courage  fans 
bornes ,  perdit  fans  retour  ,  dès  le  milieu  de  fa  carrière ,  une 
gloire  acquife  par  des  prodiges  de  valeur  &:  de  générofité  ;  &  il 
eft  encore  douteux  dans  Popinion  publique  fi  le  meurtrier  de 
Charles  Stuari  n^eft  point  avec  tous  fes  forfaits ,  un  des  plus  grands 
hommes  qui  aient  jamais  exifté. 

La  bravoure  ne  conftttue  point  wi  caraâère,  &  c'eft  au  con- 
traire du  caractère  de  Celui  qui  la  pofsàde  qu^elle  tire  fa  forme 
particulière.  Elle  eft  vertu  dans  un  ame  vertueufe ,  &  vice  dans 
un  méchant.  Le  Chevalier  Bayard  étoit  brave  ^  Cartouche  Yétoit 
auffi  :  mais  croira- t-on  jamais  qu'ils  le  fudent  de  la  njéme  manière. 
La  valeur  eft  fufceptible  de  toutes  les  formes  ;  elle  eft  généreufe 
ou  brutale ,  ftupide  ou  éclairée  ,  furieufe  ou  tranquille  y  félon  Ta*" 
me  qui  la  pofsède  \  félon  les  circonftances ,  elle  eft  Pépée  du  vice 
ou  le  bouclier  de  la  vertu  \  &  puifqu'elle  n'annonce  nécefTaireniénc 
ni  la  grandeur  de  l'ame ,  ni  celle  de  Teiprit ,  elle  n^eft  point  la 
vertu  la  plus  néceftaire  au  Héros. 

T'AI  attaqué  une  opinion  dangereufe  &  trop  répandue;  je 
n'ai  pas  les  mêmes  raifons  pour  fuivre  dans  tous  ces  détails  la  mé- 
thode des  exclufions.  Toutes  les  vertus  naiftent  des  diftérens  rap- 
ports que  la  fociété  a  établis  entre  les  hommes.  Or ,  le  nombre 
de  ces  rapports  eft  prefque  infini.  Quelle  tâche  feroit-ce  donc 
d'entreprendre  de  les  parcourir  ?  Elle  feroit  immenfe ,  puifqu'il  y 
a  parmi  les  hommes  autant  de  vertus  poflîbles  que  de  vices  réels  ; 
elle  feroit  fuperflue  ^  puifque  dans  le  nombre  des  grandes  &  diffi- 
ciles vertus  dont  le  Héros  a  befoin  pour  bien  commander,  on  ne 
fauroit  comprendre  comme  nécefiaires  le  grand  nombre  de  vertus 
plus  difficiles  encore  »  dont  la  multitude  a  befoin  pour  obéir.  Tel 
a  brillé  dans  le  premier  rang  ,  qui ,  né  dans  le  dernier ,  fût  mort 
obfcur ,  fans  s'être  fait  remarquer.  Je  ne  fais  ce  qui  fût  arrivé 
^ÉpiSiu ,  placé  fur  le  trône  du  monde  ;  mais  je  fais  qu'à  la  place 
d'ÉpiSète ,  Céfar  lui-même  n'eût  jamais  été  qu'un  chétif  efclavei 

Ooo  îj 


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476 


Discours 


Bornons-nous  donc,  pour  abréger  ,  aux  dîvîfîons  établies  par 
les  philofophes ,  &  contentons-nous  de  parcourir  les  quatre  prin- 
cipales vertus  auxquelles  ils  rapportent  toutes  les  autres,  bien  sûrs 
que  ce  n'eft  pas  dans  des  qualités  accefToires ,  obfcures  &  fubal- 
ternes ,  que  Ton  doit  chercher  la  bafe  de  PhéroïTme. 

Mais  dirons-nous  que  la  juftice  foit  cette  bafe  ,•  tandis  que  c'eft 
fur  Wnjuftice  même  que  la  plupart  des  grands  hommes  ont  fondé 
le  monument  de  leur  gloire  1  Les  uns  enivrés  d'amour  pour  la  pa- 
trie n'ont  rien  trouvé  d'illégitime  pour  la  fervir,  &  n'ont  point  hé- 
fité  d'employer  pour  fon  avantage  des  moyens  odieux  que  leurs 
âmes  généreufes  n'euflent  jamais  pu  fe  réfoudre  d'employer  pour 
le  leur  j  d'autres  dévorés  d'ambition ,  n'ont  travaillé  qu'à  mettre 
leur  pays  dans  les  fers  j  l'ardeur  de  la  vengeance  en  a  porté  d'au- 
tres à  le  trahir.   Les  uns  ont  été  d'avides  conquérans  ,  d'autres 
d'adroits   ufurpateurs,  d'autres  même  n'ont  pas  eu  honte  de  fe 
rendre  les  miniftres  de  la  tyrannie  d'autrui.  Les  uns  ont  méprifé 
leur  devoir  ,  les  autres  fe  font  joués  de  leur  foi.  Quelques  -  uns 
ont  été  injuftes  par  fyftême ,  d'autres  par  foibleqfe ,  la  plupart  par 
ambition  :  tous  font  allés  à  l'immortalité. 

La  juftice  n'eft  donc  pas  la  vertu  qui  caraftérife  le  Héros.  On 
ne  dira  pas  mieux  que  ce  foit  la  tempérance  ou  la  modération , 
puîfque  c'eft  pour  avoir  manqué  de  cette  dernière  vertu  que  les 
hommes  les  plus  célèbres  fe  font  rendus  immortels ,  &  que  le  vice 
oppofé  k  l'autre  n'a  empêché  nul  d'entre  eux  de  le  devenir  ;  pas 
même  Alexandre^  que  ce  vice  affreux  couvrit  du  fang  de  fon  ami- 
pas  même  Céfar,  à  qui  toutes  les  diffolutions  de  fa  vie  n'ôterent 
pas  un  feul  autel  après  fa  mort. 

La  prudence  eft  plutôt  une  qualité  de  Pefprît  qu'une  vertu  de 
l'ame.  Mais ,  de  quelque  manière  qu'on  l'envifage ,  on  lui  trouve 
toujours  plus  de  folidité  que  d'éclat,  &  elle  fert  plutôt  à  faire  va- 
loir  les  autres  vertus  qu'à  briller  par  elle-même.  Si  elle  prévient 
les  grandes  fautes,  elle  nuit  auflî  aux  grandes  entreprifes  ;  car  il 
en  eft  peu  où  il  ne  faille  toujours  donner  au  hazard  beaucoup 
plus  qu'il  ne  convient  à  l'homme  fage.  D'ailleurs  le  caraftère  de  ' 


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SUR    LEf  VERTUS   DES  HÈROSZ         ^77 

fhéroïfme  cft  de  porter  au  plus  haut  degré  les  vertus  qui  luî  font 
propres.  Or ,  rien  n'approche  tant  de  la  puiillanimité  qu^ine  pru- 
dence exceflive.  La  prudence  n'eft  donc  point  encore  la  vertu 
caraâériftique  du  Héros. 

L'HOMME  vertueux  eftjufle,  prudent,  modéré  ,  fans  être  pour 
cela  un  Héros  ;  &  trop  fréquemment  le  Héros  n*eft  rien  de  tout 
cela.  Ne  craignons  point  d'en  convenir,  c'eft  fouvent  au  mépris 
même  de  ces  vertus  que  Théroïfme  a  dû  fon  éclat.  Que  devien-î 
dr oient  Ccfar^  Alexandre  j  Pyrrhus  j  Annibal  envifagés  de  ce  cô- 
té ?  Avec  quelques  vices  de  moins  peut-être  euflent-îls  été  moins 
célèbres  ;  car  la  gloire  eft  le  prix  de  Théroïfme  ;  mais  il  en  faut 
un  autre  pour  la  vertu. 

5'IL  falloit  dîftribuer  les  vertus  à  ceux  à  qui  elles  conviennent 
le  mieux ,  j'affignerois  la  prudence  à  l'homme  d'état ,  la  juflice  au 
citoyen,  la  modération  au  fage;  pour  la  force  de  l'ame,  je  la 
donnerois  au  Héros ,  &  il  n'auroit  pas  à  fe  plaindre  de  fon  partage. 

En  efFet,  la  force  eft  le  vrai  fondement  de  l'héroïfme,  elle 
eft  la  four  ce  ou  le  fupplément  des  vertus  qui  le  compofent,  & 
c'eft  elle  qui  le  rend  propre  aux  grandes  chofes.  Raflemblez  k  plaî- 
(ir  les  qualités  qui  peuvent  concourir  h  former  le  grand  homme  y 
fi  vous  n'y  joignez  la  force  pour  les  animer  ,  elles  tombent  toutes 
en  langueur,  &  l'héroïfme  s'évanouît.  Au  contraire ,  la  feule  force 
de  l'ame  donne  néceffairement  xxh  grand  nombre  de  vertus  hé- 
roïques à  celui  qui  en  eft  doué ,  &  fupplée  à  toutes  les  autres; 

Comme  on  peut  faire  des  aÔions  de  vertu  fans  être  vertueux  ; 
on  peut  faire  de  grandes  allions  fans  avoir  droit  à  l'héroïfme.  Le 
Héros  ne  fait  pas  toujours  de  grandes  aâions  ;  mais  il  efl  toujours 
prêt  k  en  faire  au  befoin  ,  &  fe  montre  grand  dans  toutes  les  cir- 
conftances  de  fa  vie  :  voilà  ce  qui  le  diftingue  de  l'homme  vul- 
gaire. Un  infirme  peut  prendre  la  bêche  &  labourer  quelques 
momens  la  terre  ;  mais  il  s'épuife  &  fe  laflè  bientôt.  Un  robufte 
laboureur ,  s'il  ne  travaille  pas  fans  cefle ,  le  pourroit  au  moins 
fans  s'incommoder,  &  c'efl  à  fa  force  qu'il  doit  ce  pouvoir^ 


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478 


Discoure 


Les  hommes  font  plus  tveugles  que  méchaos  |  &  il  y  t  frfut 
de  foibleiTe  que  de  malignité  dans  leurs  vices.  Nous  nous  trompons 
nous-mêmes  avant  que  de  tromper  les  autres,  &  nos  fautes  ne 
viennent  que  de  nos  erreurs  i  nous  n^en  commettons  guères  que 
parce  que  nous  nous  laidbns  gagner  a  des  petits  intérêts  préfens , 
qui  nous  font  ouhUer  les  choies  importantes  qui  font  plus  éloignées. 
D«Ëi  toutes  les  petitefles  qui  caraâérifenr  le  vulgaire  tnconftanr, 
Mg^eté»  caprice,  fourberie  ,  fanatifme,  cruauté  :  vices  qui  tous 
ont  leur  four  ce  éais  la  foibIef&  de  Tame.  Au  contraire  ,  tout  eft 
grafié  &  généreux  dans  une  ame  forte ,  parce  qu^elle  fait  Afcerner 
le  beau  du  fpécieux  ^  la  réalité  de  ^apparence ,  ic  fe  fixer  ^  fou 
objet  avec  cette  fermeté  qui  écarte  les  illufions  &  furmonte  les 
plus  grands  obflacles. 

Cest  aJAfi  qu^un  jugement  incertain  &  un  cotur  facile  à  fé* 
duire  rendent  les  hommes  foibles  Se  petits.  Pour  être  grand  il  ne 
iaut  que  fe  retidre  maître  de  foi.  C^eft  au-de^m  de  nous-mê« 
mes  que  fbnt  nos  phis^  redoutables  ennemis,  &  quiconque  aura 
fu  les  combattre  &  les  vaincre ,  aura  plus  fait  pour  la  gloire  ,  au  jur 
gementdes  fages,  que  s'il  eût  conquis  Tunivers. 

Voila  ce  que  produit  la  force  de  Pâme  ;  c^efl  ainfi  qu'elle  peut 
éclairer  l'efprit ,  étendre  le  génie  &  donner  de  Ténergie  &  de  la 
vigueur  k  toutes  les  autres  vertus  :  elle  peut  même  fuppléer  ï  celles 
qui  nous  manquent}  car  celui  qui  ne  feroit  ni  courageux,  ni  jufle, 
ni  fage,  ni  modéré  par  inclination,  le  fera  pourtant  ^ar  raifon, 
fi-tôt  qu'ayant  furmonte  fes  paffions  8c  vaincu  fes  préjugés ,  il  fen* 
tira  combien  il  lui  efl  avantageux  de  Pêtre ,  fi-tôt  qu'il  fera  con^- 
vaincu  qu'il  ne  peut  faire  fon  bonheur  qu'en  travaillant  à  celui 
des  autres.  La  force  oA  donc  la  vertu  qui  caraâérife  rhéroïfme, 
&  elle  l'efl  encore  par  une  autre  raifon  fans  réplique ,  que  je  tire 
des  réflexions  d'un  grand  homme  :  les  autres  verms,  dit  le  Chan- 
celier Bacon,  nous  délivrent  de  la  domination  des  vices}  la  feule 
force  nous  garantit  de  celle  de  la  fortune. 

ÂFRàs  avoir  déterminé  cette  verm  caraftériflîque ,  je  devroîs 
parler  de  ceux  qui  font  parvenus  k  l'héroiifme  fans  la  poflféder» 


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SUR  LES   VERTUS   DES   HÉROSi        479 

M^s  comment  y  ferolent-ils  parvenus  fans  la  partie  qui  feule 
confiitue  le  Héros  1  &  qui  lui  eft  eflentielle  ?  7e  n^ai  rien  k  dire 
lk-deflus>  &  c'efl  le  triomphe  de  ma  caufe.  Parmi  les  hommes 
célèbres  ^  dont  les  noms  font  infcrits  au  temple  de  la  gloire ,  les 
uns  ont  manqué  de  fagefl[e ,  les  autres  de  modération  j  il  y  en  a 
eu  de  cruels,  d'injuftes,  d'imprudens,  &  de  perfides;  tous  ont  eu 
des  foibleflfes  :  nul  d^entre  eux  n'a  été  un  homme  foible.  En  un 
mot,  toutes  les  autres  vertus  ont  pu  manquer  k  quelques  grands 
hommes ,  mais ,  fans  la  force  &  du  génie  &  de  Tame,  il  n^  eut 
jamais  de  Héros. 


F IV    PU     Tous    S  B  e  0  V  J>. 


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4^1 


T   A   B    L   E. 

JJiSCOURS  fur  P origine  &  Us  fondcmens  de  Vincgalitc  parmi 

'^.    Us  Hommes.  Page  i 

Dédicace. 

Préface. 

'AvertiJJement  far  Us  Votes. 

^ueflion  propofée  par  t  Académie  de  Dijon. 

Origine  de  V inégalité  parmi  Us  Hommes. 

-Première  Partie. 

Seconde  Partu. 

Hcies. 

Du  Contrat  Sbcîal,  ou  Principe  du  Droit  Politique. 

LIVRE     PREMIER, 

Oh  îl  recherche  comment  l'homme  pafle  de  Pétat  de  nature  li 
rétat  civil ,  &  quels  font  les  conditions  efTentielles  du  paâe« 


3 

^7 

32 
6i 

93 


,  C  H  A  P  I  T  R  E      I. 
Sujtt  de  ce  premier  Livre.  x  38 

Chapitre    II. 
Des  premières  Sociétés.  liià. 

C  H  A  P  I  T  R  E      I  ï  I. 
Pa  Droit  du  plus  fort.  1 40 

.Chapitre    IV. 
De  TEfclavage.  141 

Chapitre    V-. 
Qu^il  faut  toujours  remonter  â  une  première  convention.  1^6 

Chapitre    VI- 
l>u  PaSe  focial,  ^47 

Chapitre    VIL 
Du  Souveraine  '4f 

Chapitre    VII  t 
'De  rÈiat  civil  i$2 

Chapitre    IX. 

'Du  Domaine  réel  1 5  J 

Œuvres  mêlées.  Tome  IL  Fps 


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T   A    s    t    Bn 

ZIVRM   SECOND, 

&i  à  eft  traité  de  U  Légiflatioiu 

Cha?i'tre    L 
Que  la  Soavcraincti  ejl  inaliénable.  Ttm  t  <7 

Chapitre    IL 
Que  là  Souveraineté  eft  indivifibU.  ^^^ 

Chapitre     II  L 
.52  la  volonté  générale  peut  errer.  ^^^ 

Chapitre     IV,. 
Des  bornes  du  pouvoir  fouverain.  jg^ 

Chapitre     V. 
JJu  Droit  de  vie  €f  de  mort.  j^^ 

Chapitre     VL 
De  la  Loi.  ,^g 

Chapitre    VII. 
Da  Légi/Uteur.  ,-.j' 

Chapitre    Vllt 

Du  Peuple.  I7< 

Chapitre    IX, 


Suite. 
Suite» 


Chapitre    X. 


X 


n 


^79 


Chapitre    XÏ 
Da  divers  fyjîémes  de  Llgijlation.  ,g^ 

Chapitre    XIÏ. 
jybnÇwn  des  Loix. 


livre'    TKQISIÈ  Mti 


»»f 


Où  il  eft  traité  de»  Loix  pdîtiqaes,  c'eft-k-dire,  de  kt  forme  da 

Gouvernement. 

Chapjtre     Ï. 
Du  Gouvernement  en  général  ,y^ 

Chapitre     II. 
Du  Principe  gui  conftitue  les  diverfu  formes  de  Gouvernement,  ijij 


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T  z  ^  U  :Ei  4^ 

Chapitre    IIL 
Mhfifitm  des  Gcuvcmemcns.  Page  19? 

Chapitrç    IV, 
Deia  Démocratie  ,  '^97 

Chapitre    V. 
X)c  PAnfiocratie.  i  ^f 

Chapitre    VI, 
J)t  Id  Monarchie.  110% 

Chapitre    VIL 
2>«r  Gouvememens  mixtes.  il  07 

Chapitre    VIII. 
Que  toute/orme  de  Gouvernement  tCefipas  propre  à  tout  pays.  209 

ChapitreIX. 
Desfignes  tPun  ion  Gouvernements  21  j 

"Chapitre    X. 
De  tabus  du  Gouvernement  &  de  fa  pente  à  diginirer.  %i6 

Chapitre    XL 
De  la  mort  du  Corps  politique.  *  217 

Chapitre    XIL 
Comment  fe  maintient  V autorité  Jouiwtdng.  %%q 

Chapitre    XII  L 
Smte,  aat 

Chapitre    XIV. 
Suite.  223 

Ch  APITRB      XVr 

Des  Députés  ou  Repréfentans.  224 

Chapitre    XVL 
Que  Tinjiitution  du  Gouvernement  n*efi point  un  contrai*  228 

Chapitre    XVIL 
De  Finflitution  du  Gouvernement.^  229 

Chapitre    XVIIL 
Moyen  de  prévenir  les  ufurpations  du  Gouvernements  230 

LIVRE     qUATRIEMEr 

0\x  continuant  de   traiter  des  Loix  politiques  ,   on  expofe  lef 
moyens  d^afFermir  la  conftitution  de  PÉtatr 
Chapitre     L 
*'  Que  la  volonté  générah  efi  indefbruSihU.  1^33 


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jG  ^ft  A  P  I  T  R  E      II. 

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Dts  Suffrages. 

Page  %^ 

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Chapitre 

m. 

D^  Èk0ions. 

■xsS 

Chapitre 

IV. 

Des  Comices  Romains. 

*4x- 

Chap  I  t  r  b 

V. 

Du  Tribunat. 

%%± 

Chapitre 

VI. 

De  la  Diâature. 

«54 

Chapitre 

VIL 

De  la  Cenfure. 

457 

Chapitre 

VIII. 

De  la  Religion  civile. 

259 

Chapitre    IX. 
Cvnclujîon*  %6^ 

J.  T.  RouffeaUy  Citoyen  de  Genève ,  à  M.  iPAlemhert,  de  Pjicadi' 

mie  Françoi/e ,  &c.fur  fon  Article  GENiVB  ,  dans  lefeptUmt 

Volume  de  V  tncyclopédie ,  particulièrement  fur  le  projet  d^  établir 

,,   un  Ihéatrede  Comédie  en  cette  Ville^  '  %jï 

Préface.  •   273 

/.  /.  Roujfeau^  Citoyen  de  Genève  à  M.  d^Alembert.  281 

Lettre  à  M.  Roujfeau^  Citoyen  de  Genève  ^  par  M.  d'Alembert^  de 

V Académie  Frànçoife^  enréponfe  à  la  précédente.  411 

Defcription  abrégée  du  Gouvernement' de  Genève.  445 

Article  Genève,  tiré  du  feptième  Volume  de  T  Encyclopédie.  447 

Extrait  des  Regijires  de  la  vénérable   Compagnie  des  Pafeurs  $f 

Profeffeurs  de  VÉglife  &  de  F  Académie  de  Genève.  ^61 

Difcours  fur  la  Queftion  quelle  efi  la  vertu  la  plus  nécejffaire  ait 

Héros ^  &  ^uels  font  les  Héros  à  qui  cette  vertu  a  manqué?  ^6j 

Fia  de  U  Table/ 


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