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Levi L* BarlDoiir
riilffliTiliirtt!iliililiMihihlilli!iM
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COLLECTION
COMPLÈTE
DES ŒUVRES
DE
1.1. ROUSSEAU,
Citoyen de Genève.
TOME CINQUIEME, l
r ■■, I I f
Contenant la IV^ & partie de k V^
de Julie ou de la Nouvelle Héloifè*
//..^■■
A GENEVE.
M Dec LXXXIL
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'V
^
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r
tA NOUVELLE
HÉ LOIS E-,
OU
LETTRES
T>% DEUX 4M4NS,
liAfli^ANS d'une petite Ville au pied
des Alpes ;
RECVEILLIJES. ET.PT^BLIÈE^
Païi. |. J. liQ us se a U.
TOME H.L
G E N E FE,
l^JÇIÇÇ. \%%%«
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• )
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LETTRES
D E
DEUX AMANS,
HABITANS D'UNE PETITE FILLE
AU PIED DES ALPÉSi
Il - I • ' . • - ' a
Quatrième P à r t i e^
LETTRE!.
i)E Mde. de Wolmar
A Mde. d'Orbe.
y^U E tu tardes long - teiris à revenir 1
ïoutes ces allées & venues ne m'accom-»
inôdent point. Que d'heures fe perdent
â te rendre ôii tu devrois toujours être ^
&, qui pis eft, à t'en éloigner! L'idée
de fe voir pour fi peu de tems gâte tout
le plaifir d'être enfemble. Ne fens-tu pas
qu'être ainfi alternativement chez toi &
chez moi, c'eft n'être bien nulle part^ &5
tt'imagines-tu point quelque moyen àé
Hour. Hcloifc. Tome lU* - A
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ft La Nouvelle
&ire que tu fois en même tems chez l'une
& chez l'autre }
Que Êiifons-nous, chère coufine? Que
d'infbns précieux nous làiflbns perdre f
quand il ne nous en refte plus à prodi-
guer ! Les années fe multiplient ; la jeu-
neffe commence à fiiir ; la vie. s'écoule;
le bonheur paffager qu'elle offre eft entre
nos mains , & nous négligeons d'en jouir !
Te fouvient-il du tems où nous étions
encore filles , de ces premiers tems fi char-
mans & fi doux qu'on ne retrouve plus
dans un autre âge , &c que le cœur bu*
blie avec tant de peine ? Combien de fois ,
forcées de nous féparer pour peu de joiu-s
& même pour peu d'heures , nous difions
en nous embraflant triftement ; ah ! fi ja-
mais nous difpofons de nous, on ne nous
verra plus féparées? Nous en difpofons
maintenant 9 & nous paifons la moitié de
Tannée éloignées l'une ^de l'autre. Quoi!
nous aimerions - nous moins? chère &
tendre amie, nous le fentons toutes deux,
combien le tems , l'habitude & tes bien-
faits ont rendu notre attachement plus fort
<►& plus indiflbluble. Pour moi , ton ab-
fence me paroît de jour en jour plus in?
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H Ê L o î s E. IV. Paat. j
Supportable ; & )e| ne puis plus vivre un
înftant fans toi* Ce progrès de notre ami-
tié eft plus mturel qu'il ne femble i il a
ia jcaifon dans notre fituation ainfi que
dans nos cara^eres. À mefure qu'on avance
tn âge tous les jfentimens fe concentrent,
Gn perd tous les jours quelque chofe de
fce qui nous ftit cher, & Ton ne le rem-
place plus. On meurt ainfi par degrés ,
jufqu'à ce que n'aimant enfin que foi-mê-
me ^ On aiX teffé de fentir & de vivre
ôvant de ceflêr d'exiften Mais uncœurfen.
fible ie défend de toute fa force contre
Cette mort anticipée ; quand le froid com-
ttienCê aux extrémités ^ il raflemble au*
tour de lui toute fa chaleur naturelle;
jpîus il perd, plus il s'attache à ce qui
lui refte ^ & il tient ^ pour ainfi dire ^ au
dernier objet par les liens de tous les autres*
Voilà ce qu'il me femble éprouver déjà
quoique jeune encore* Ah ! ma chère ,
mon pauvre cœur a tant aimé ! Il s'eil
épuife de fi bonne heure qu'il vieillit avant
k tems j & tant d'affeftions diverfes l'ont ,
tellement abforbé qu'il n^ refte plus de
place pour des attàGhemens nouveaux^
Tu m*as Vue fucçeflTivement fille, amie^
A %
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4 L A N O 17 V Ê L L E
amante, éppufe & mère. Tu fais fi tous
ces titres m'ont été chers ! Quelques-uns
de ces liens font détruits , d'autres font re-
lâchés. Ma mère, ma tendre mère n'eft
plus i il ne me refte que des pleurs à don-
ner à fa mémoire, & je ne goûte qu'à
moitié le plus doux fentiment de la nature*
L'aiiiour eft éteint , il Teft pour jamais, &
c'eft encore une place qui ne fera point
remplie. Nous avons perdu ton digne &
bon mari que j'aimois comme la chère
moitié de toi-même, & qui méritoit fi
bien ta tendrèfle & mon amitié. Si mes
fils étoient plus grands , l'amour maternel
rempliroit 'tous ces vuides : mais cet
amour , ainfi que tous les autres , a befoin
de communication , & quel retour peut
attendre une mère d'un enfant de quatre
ou cinq ans ! Nos enfans nous font çhers
long-tems avant qu'ils puiffent le fentir &
nous aimer à leur tour ; & cependant, on
a fi grand befoin de dire combien on les
aime à quelqu'un qui nous entende ! Mon
mari m'entend , mais il ne me répond pas
aflez à ma fàntaifie ; la tête ne lui en tour-
ne pas comme à moi : fa tendrèfle pour
eux eft trop raifonnable î j'en veux une
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H i L o I s E. rv. Part: y
p\\é vive & qui reffemble mieux à la
mienne. Il me faut une amie , une mère
qui foit auffi folle que moi de mes enfens
& des fiens. En un mot , la maternité
me rend Tamitié plus néceffaire encore ,
par le plaifi;- de parler fens ceffe de mes
enfans , fans donner de Tennui. Je fens
que je jouis' doublement des careffes de
mon petit Marcellin quand je te les vois
partager. Quand j'embraffe ta fille, je crois
te preffer contre mon fein. Nous l'avons
dit cent fois ; en voyant tous nos petits
bambins jouer enfemble , nos cœurs unis
les confondent , & nous ne favons plus à
laquelle appartient chacun des trqis.
Ce n'eft pas tout , j'ai de fortes raifons
pour te fouhaiter fans ceffe auprès de moi,
*& ton abfence m'eft cruelle â plus d'un
égard. Songe à mon éloignement pour
toute diffimulation , & à cette continuelle
réferve où je vis depuis près de fix ans
avec l'homme du monde qui m'eft le plus
cher. Mon odieux fecret me pefe de plus
en plus , & femble chaque jour devenir
plus indifpenfable. Plus l'honnêteté veut
que je le révèle , plus la prudence m'o-
bUge à le garder. Conçois - tu quel état
. A3
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6 La Nouvelle
affrevix c'eft pour iine femme de poitef
la, défiance , le menfonge & la crainte jut
ques dans les bras d'un époux , de n'o-
fer ouvrir fon cœur à celui qui le poffé-
de, & de lui cacher la .moitié de fa vie
pour affurer le repos de l'autre ? A qui ,
grand Dieu ! faut -il déguifer mes plus fe-»
crêtes penfées , & celer l'intérieur d'une
ame dont il auroit lieu d'être fi content >
A M, de Wolmar , à mon mari , au plus
digne époux dont le Ciel eût pu récom^*
penfer la vertu d'une fille chafte. Pour
l'avoir trompé une fois , il €à\xt le trom-
per tous les jours , & me fentir fans ceffe
indigne de toutes fes bontés pour moi«
Mon cœur ifofe accepter auam témoi-
gnage de fon eftime , {es plus tendres ca-»
reffes me font rougir, & toutes les mar-
ques de refpeft 8c de confidération qu'il
me donne fe changent dans ma confcience
en opprobres & en fîgnes de mépris. Il
eft bien dur d'avoir à fe dire fans ceffe;
c'eft une autre que moi qu'il honore. Ah !
s'il me connoiffoit , il ne me traiteroit
pas ainfi. Non, je ne puis fupporter cet
état affreux ; je ne fuis jamais feule avec
Kt homme refpeâable que je ne foi^ prête
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H i L .0 I s E. rV, Part; 7
k tomber à genoux devant lui , à lui con-
feffer ma faute & à mourir de douleur
& de honte à fes pieds.
Cependant les raifons qui m'ont rete-
nue dès le commencement prennent cha-
que jour de nouvelles forces , & Je n'ai
pas un motif de parler qui ne foit une
raifon de me taire. En confidérant l-état
paifible & doux de ma femille , je ne
penfe point fans effroi qu'un feul mot y
peut cauier un défordre irréparable. Après
fix ans pafTés dans ime fi parfaite union ^
irai-je troubler le repos d'un mari fi fage
& fi bon , qui n'a d'autre volonté que
celle de fon heureufe époufe , ni d'autre
plaifir que de voir régner dans ùl maifon
l'ordre & la paix ? Contriflerai - je par
des troubles domefliques les vieux jours
d'un père que je vois fi content 5 fi char-
mé du bonheur de fa fille & de fon ami ?
Expoferai-je ces chers enfkns , ces enfans
aimables & qui promettent tant , à n'a-
voir qu'une éducation négligée ou fcan-
daleufe , à fe voir les trifles viôimes de
la difcorde de leurs parens , entre uti
père enflammé d'une jufte indignation,
agité par la jaloufie , & une mère infor-
A4
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9 t A N O U V E.L I r
pxnée & coupable , toujours noyée dan$
les pleurs ? Je connois M. de Wolmar efti-s»
niant fa femme ; que fais-je ce qu*il fera
pe Teftimant plus ? Peut - être n'eft - il fi
inodéré que parce que la paffion qui dor^
piineroit dans fon caraâere n'a pas encore
^ù lieu de fe développer. Peut-être fera-
t-il auffi violent dans Temportement de
la colère qu'il eft doux & tranquille tant
qu'il n'a nul fujet de s'irriter.
( Si je dois tant d'égards à tout ce qui
m'environne, ne m'en dois -je point auffi
quelques-uns à moi-même ? Six ans d'une
^ie honnête &: régulière n'effacent - ils
rien des erreurs de la jeunefTe , & faut-
il m'expofer encore à la peine d'une feute
que je pleure depuis fi long-tems ? Je te
Favoue , ma coufine , je ne tourne point
iàns répugnance les yeux fur le pafle ; il
m'humilie jufqu'au découragement , &
]e fuis trop fenfible à la honte pour en
fupporter l'idée fans retomber dans une
forte de défefpbir. Le tems qui s'efl: écoulé
4epuîs mon mariage eft celui qu'il faut
que j'envifege pour me raffurer. Mon état
préfent m'infpire une confiance que d'im-t
portuns fouyenirs voudroient m'ôter.
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H i L ô ï s E. IV. Part. ^
f aime à nourrir mon cœur des fentimens
d'honneur que je crois retrouver en moi.
Le rang d'époufe & de mère m'élève
Famé & me foutient contre les remords
d\m autre état. Quand je vois mes en-
fàns & leur père autour de moi , il me
femble que tout y refpire la vertu ; ils
chaffent de mon efprit Tidée même de
mes anciennes fautes. Leur innocence eft
la fauve - garde de la mienne ; ils m'en
deviennent plus chers en me rendant meil-
leure 5 & j'ai tant d'horreur pour tout
ce qui bleffe l'honnêteté , que j'ai peine
à me . croire la même qui put l'oublier
autrefois. Je me fens fi loin de ce que
j'étois , fi fûre de ce que je fuis , qu'il
s'en faut peu que. je ne regarde ce que
j'aurois à dire cfomme un avçu qui m'eft
étranger & que je ne fuis plus obligée
de faire.
Voilà l'état d'incertitude & d'anxiété
dans lequel je flotte fans ceffe en ton
abfence. Sais - tu ce qui arrivera de tout
cela quelque jour ? Mon père va bientôt
partir pour Berne , réfolu de n'en revenir
qu'après avoir vu la fin de ce long pro-
çè^ y dont il nç veut pas hous laiffer l'em-?
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yi> La Nouvelle
bamSj &c ne fe fiant pas trop non plu^
je penfe , à notre zèle à le pourfuivre*
Dans rintervalle de fon départ à fon re-
tour 9 je refterai feule avec mon mari ^
& je fens qu'il fera prefque impoffible
que mon fatal fecret ne m'échappe. Quand
nous avons du monde , tu fais que M* de
Wolmar quitte fouvent la compagnie &
£iit volontiers feul des promenades aux
environs : il caufe avec les payfans ; il
s'informe de leur fituation ; il examine
rétat de leurs terres ; il les aide au be-
foin de fa bourfe & de fes confeils. Mais
quand nous fommes feuls , il ne fe pro-
mené qu'avec moi ; il quitte peu fa fem-
me & {es enfens , & fe prête à leurs pe-
tits jeux avec ime (implicite fi charmante
qu'alors je fens pour lui quelque chofe
de plus tendre encore qu'à l'ordinaire.
Ces momens d'attendrifTement font d'au-
tant plus périlleux pour la réferve , qu'il
me fournit lui - même les occalions d'en
manquer , & qu'il m'a cent fois tenu des
propos qui femhloient m'exciter à la conr
fiance. Tôt ou tard il faudra que je lui
ouvre mon cœur , je le fens ; mais puif-
que tu veux que ce foit de concert entre
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H i L o I s E* IV. Part. it
inous 9 & avec toutes les précautions que
la prudence autorife , reviens & fais de
jnoins longues abfences , ou je ne réponds
plus de rien.
Ma douce amie , il faut achever , &
ce qui refte inaporte affez pour me coû-
ter le plus à dire. Tu ne m'es pas feule-
ment néceflaire quand je fuis avec mes
enfiins ou avec mon mari , mais fur-tout
quand je fuis feule avec ta pauvre Julie ,
& la folitude m'eft dangereufe précifé-
ment parce qu'elle m'eft douce , & que
fouvent je la cherche fans y fonger. Ce
n'eli pas , tu le fais , que mon cœur fe
reffente encore de fes anciennes bleffures;
non , il eft guéri , je le fens , j'en fuis
trèsrfîire , j^ofe me croire vertueufe. Ce
n'eft point le préfent que je crains ; c'eft
le paffé qui me tourmente. Il eft des fou-
venirs aufli redoutables que le fentiment
aôuel ; on s'attendrit par réminifcence ;
on a honte de fe fentir pleurer , & Ton
n'en pleure que davantage. Ces larmes
font de pitié , de regret , de repentir ;
l'amour n'y a pkis de part ; il ne m'eft
plus rien ; mais je pleure les maux qu'il
a caufés i je pleure U fort d'un homme
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ii L A N o u V E L t é;
eftimable que des feux indifcretement
nourris ont privé du repos & peut - être
de la vie. Hélas ! fans doute il a péri dans
ce long & périlleux voyage que le dé-
fefpoir lui a fait entreprendre. S'il vivoit,
du boiit du monde il nous eût donné de
fes nouvelles ; près de quatre ans fe font
écoulés depuis fon départ. On dit que
Fefcadre fur laquelle il eft a foulFert
mille défaftres , qu'elle a perdu les trois
quarts de fes équipages , que plufieurs
vaiffeaux font fubmergés , qu'on ne fait
ce qu'eft devenu le refte. Il n'eft plus ,
il n'eft plus. Un fecret preffentiment me
l'annonce. L'infortuné n'aura pas été plus
épargné que tant d'autres. La mer , les
maladies , la trifteffe bien plus cruelle au-
ront abrégé fes jours. Ainfi s'éteint tout
ce qui brille un moment fur la terre. Il
manquoit aux tourmens de ma confcience
d'avoir à me reprocher la mort d'un
honnête homme. Ah ! ma chère I Quelle
ame c'étoit que la fienne ! . . . comme il
favoit aimer ! ... il méritoit de vivre...
il aura préfenté devant le fouverain Juge
une ame foible , mais faine & aimant la
vertu ... Je m'efforce en vain de chaffer
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H E L o I s E. IV, Part. ij
ces triftes idées ; à chaque inftant elles
reviennent malgré moi. Pour les bannir ,
ou pour les régler , ton amie a befoin de
tes foins ; & puifque je ne puis oublier
cet infortuné , j'aime mieux en caufer
avec toi que d'y penfer toute feule.
Regarde que de raifons augmentent le
befoin continuel que j'ai de t'avoir avec
moi ! Plus fage & plus heureufe , fi les
mêmes raifons te manquent , ton cœur
en fent - il moins le befoin ? S'il eft bien
vrai que tu ne veiiilles point te remarier ,
ayant fi peu de contentement de ta fa-
mille 5 qvielle maifon te peut mieux con-
venir que celle-ci ? Pour moi , je foufFre
à te'favoir dans la tienne ; car malgré ta
difiimulation , je connois ta manière d'y
vivre ,, & ne fuis point dupe de l'air fo-
.lâtre que tu viens nous étaler à Clarens.'
Tu m'as bien reproché des défauts en ma
vie ; mais j'en ai un très-grand à te repro-
cher à ton tour ; c'eft que ta douleur efl:
toujours concentrée] & folitaire. Tu te
caches pour t'affliger , comme fi tu rou-
giffois de pleurer devant ton amie., Clai-
re , je n'aime pas cela. Je ne fiiis point
jinjufle comme toij je ne blâme point
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^4 LaNouvelie
tés regrets ; je ne veux pas qu'au bout
de deux ans , de dix , ni de toute ta vie ^
tu ceffes d'honorer la mémoire d'un fi
tendre époux ; mais je te blâme ^ après
avoir paffé tes plus beaux jours à pleurer
avec ta Julie , de lui dérober la douceur
de pleurer à fon tour avec toi , & de la-
ver par de plus dignes larmes la honte
de celles qu'elle verfa dans ton fein» Si
tu es fâchée de t'affliger , ah ! tu ne con-
jiois pas la véritable affliftion ! Si tu y
prends une forte de plaifir , pourquoi ne
veux- tu pas que je le partage ? Ignores-
tu que la communication des cœurs im-
prime à la trifteffe je ne fais quoi de doux
& de touchant que n'a pas le contenu-
tement ? & l'amitié n'a-t-^Ue pas été fpé-
cialement donnée aux malheureux pour
le foulagement de leurs maux & la con-
folation de leurs peines ?
Voilà , ma chère , des confédérations
que tu devrois faire , & auxquels il fkut
ajouter qu'en te propofant de venir de-
meurer avec moi , je ne te parle pas
moins au nom de mon mari qu'au mien.
Il m'a paru plufieurs fois furpris , prefque
fcandalifé , que deuxamies telles queixows
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H i L o I s E. IV. Part, ij
YiTiabîtaffent pas enfemble ; il aflure te Fa-
voir dit à toi-même , & il n'eft pas hom-
me à parler inconfidérément. Je ne fais
quel parti tu preîidfas fur mes repréfen-^
tationç ; j*ai lieu d'efpérer qu'il fera tel
que je le defire. Quoi qu'il en foit , le
mien eft pris , & je ne changerai pas. Je
n'ai point oublié le tems oîi tu voulois me
fiiivre en Angleterre. Amie incompara-
ble , c'eû à préfent mon tour. Tu connois^
mon averfion pour la ville , mon goût
pour la campagne 5 pour les travaux rut-
tiques , & l'attachement que trois ans de
fiéjôur m'ont donné pour ma îhaifon,4e
Clarens. Tu n'ignores pas , non plus , quel
embarras c'eft de déménager avec toute
une famille ; & combien ce feroit abufer
de la complaifance de mon père de le
tranfplanter fi fouvent. Hé bien ! fi tu ne
veux pas quitter ton ménage & venir
gouverner le mien , je fuis réfolue à pren-
dre une maifon à Laufanne oh nous irons
tous demeurer avçc toi. Arrange -toi là-
ieffus ; tout le veut ; mon cœur , mon
devoir , mon bonheur , mon lionneuf
confervé , ma raifbn recouvrée , mon état,
mon mari ^ mes en^s 9 moi-^même , je
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i6 La Nouvelle
te dois tout ; tout ce que j'ai de bien nie
vient de toi , je ne vois rien qui ne m'y*
rappelle , & fans toi je ne fuis rien. Viens
donc ma bien -aimée , mon ange tutélai-»
re , viens conferver ton ouvrage , viens
jouir de tes bienfaits. N'ayons plus qu'une
Emilie , comme nous n'avons qu'une amc*
pour la chérir ; tu veilleras fur l'éduca-*
tion de mes. fils ^ je veillerai fur celle
de ta fille : nous nous partagerons les
devoirs de mère , & nous en doublerons
les plaifirs. Nous élèverons nos cœurs en-
femble à celui qui purifia le mien par tes
foins , & -n'ayant plus rien à defirer *en
ce monde , nous attendrons en paix Tau--
tre vie dans le fein de l'innocence & de?
l'amitié*
■^yj^" ' - ^
L E T T R E IL
RÉPONSE DE Mde. d'Orbe
A Mde, de Wolmar.
M
On Dieu , couiîne , que ta lettré
m'a donné de plaifir ! Charmante prê-
cheufe I , . »• charmante , en vérité. Mais
prêcheufe
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ii k t à i s i. W. Par¥; \f
Jirêcheufe pourtant. Pérorant à ravir : des
ceuvres peu de nouvelles. L'architeôé
Athénien ! . . . ce beau difeur ! . . . tu fais
biOU . • . . dans ton vieux Plutarque ... *
Pompeufes defcriptions , fuperbe tem-
jple ! . . . quand il a tout dit ^ l'autre vient;
un homme uni ; l'air fimple ^ grave & po^
fé . • • . comme qui diroit , ta coufine Clai-
ire ... • D'une voix creufe , lente & même
un peu nafale ; . • . Ce qu^il à dit , je U
ferai. Il fe tait ^ & les mains de battre i
Adieu rhomme aux pbrafeSi Mon enfant
nous fommes ces deux Architeftes ; lé
temple dont- il s'agit eft celui de l'amitié*
Réfumons un peu les belles chofes que
hi m'as ditesi Premièrement ^ que nous
nous aimions ; & puis , que je t'étois né-»
fceffaife ; & puis , que tu me l'étois aufli ;
& puis, qu'étant libres de paffer nos jours
fenfemble , il les y faloit paffer. Et tii
as trouvé tout cela toute feule ? Sans
mentir tu es une éloquente perfonne ! Oh
bien ^ que je t'apprenne à quoi je m'oc-»
cupois de mon côté > tandis que tu médî^
iois cette fublime lettre. Après cela , tii
Jugeras toi - même lequel vaut le mieuJÊ
jide ce que tu dis , ou de ce que je fais*
ifouv. Héloïfc. Tom* ÏIL fi
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«8 La N. o u V ë t l e
A peine eus -je perdu mon mari qu€h
tu remplis le vuide qu'il avoit laifTé/dans
mon cœur. De fon virant il en parta-*
geoit avec toi les afFeôions ; dès qu'il ne
flit plus , je ne fiis qu'à toi feule, & félon
ta remarque fur l'accord de la tendrefle
maternelle & de l'amitié ^ ma fille même
n'étoit pour nous qu'un lien de plus. Non-
feulement , je réfolus dès -lors de paffer
le refte de ma vie avec toi ; mais je for-
mai un projet plus étendu. Pour que nos
deux femilles tfen fiffent qu'une , je me
propofai , fuppofant tous les rapports con-
venables , d'unir un jour ma fille à ton
fils aîné , & ce nom de mari trouvé par
plaifanterie , me parut d'heureux augure
pour le lui donner un jour tout de bon.
Dans ce deffein , je cherchai d'abord à
lever les embarras d'une fucceffion em-
brouillée , & me trouvant affez de bien
pour facrifier quelque chofe à la liquida-
tion du refte , je ne fongeai qu'à mettre
le partage de ma fille en effets affurés &
à l'abri de tout procès. Tu fais que j'ai
des fkntaifies fur bien des chofes : ma fo-»
lie dans celle-ci étoit de te furprendre^
Je m'étois mife en tête d'entrer un beau
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H é L o I s E. IV. Part. 19»
"ittatîn dans ta chambre , tenant d'une
inain mon enfent , de Taiitre un porte-
feuille , & de te préfenter l'un & Tautre
avec un beau compliment poui: dépofer
en tes mains la mère , la fille & leur
bien , c'eft-à-dire , la dot de celle-ci.
Gouverne^la , voulois- je te dire , comme
il convient aux intérêts de ton fils ; car
c'eft déformais fon affaire & la tienne ;
pour moi je ne m'en mêle plus.
Remplie de cette charmante idée il
Élut m'en ouvrir à quelqu'un qui m'ai-
dât à l'exécuter. Or devine qui je choifis
pour cette confidence ? Un certain M.
4e Wolmar : ne le connoitrois-tu point ?
Mon mari, confine î Oui,, ton mari»
x:oufine. Ce même homme à qui tu as
tant de peine à cacher im fecret qu'il lui
importe de ne pas favoîr , eft celui qui
t'en a fii taire un qu'il t'eût été fi doux
d'apprendre, C'étoit là le vrai fiijet de
tous ces entretiens myftérieux dont tu,
nous feifois fi çomiquement la guerre*
Tu vois comme ils font diflimulés , ces
maris. N'eft-il pas bien plaifant que ce
foient eux qui nous accufent de diflinau-
lation? J'exigeois du tien davantage en^
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to La Nouvelle
core. Je voyois fort bien que tu médîfoï*
le même projet que moi > mais plus e»
dedans, & comme celle qui n'exhale fes
fentîmens cju'à mefute qu'on s'y livre»
Cherchant donc à te ménager une fur-
prife plus agréable > je voulois que quani
tu lui propoferois notre réunion , il ne
parût pas fort approuver cet empreffe-
ment , & fe montrât un peu froid à con*
fentir. Il me fit là-deffus une réponfe que
j'ai retenue , & que tu dois bien retenir ;
car je doute que depuis qu'il y a des ma-
ris au monde aucun d'eux en ait fait une
pareille. La voici. « Petite confine , je
» connois Julie ... je la connois bien . . #
» mieux qu'elle ne croit , peut-être. Soi»
» cœur eft trop honnête pour qu'on doi-
» ve réfifter à rien de ce qu'elle defîre ^
»& trop fenfible pour qu'on le puiffe
» fans l'affliger. Depuis cinq ans que
» nous fômmes unis , je ne crois pas
» qu'elle ait reçu de moi le moindre cha*
f> grin , j'efpere mourir fans lui en avoir
» jamais fait aucun. » Confine , fonges-*
y bien : voilà quel eft le mari dont tu
médites fans ceffe de troubler indiferetÇf
ment le reposv
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H É L o I s E. IV. Part. ii
Pour moi , j'eus molas dç délicateffe ,
îDu plus de confiance en ta douceur , &
j'éloignai fi naturellement les difcours
auxquels ton cœur te ramenoit fouvent ,
que ne pouvant taxer le mien de s'attié-
dir pour toi , tu fallas mettre dans la tê-
te que j'attendois de fécondes noces , &
que je t'aimois mieux que toute autre
chofe , hormis un mari. Car , vois-tu ,
xna pauvre enfant , tu n'as pas un fecret
mouvement qui m'échappe. Je te devi-
ne , je te pénètre ; je perce jufqu'au plus
profond de ton ame , & c'eft pour cela
que je t'ai tou^^ours adorée. Ce foupçon ,
qui te faifoit fi heureufement prendre le
change , m'a paru excellent à nourrir.
le me fuis mife à faire la veuve coquette
affez bien pour t'y tromper toi-même.
C'eft un rôle pour lequel le talent me
manque moins que l'inclination. J'ai
adroitement employé cet air agaçant que
je ne fais pas mal prendre, & avec le-
quel je me fuis quelquefois amufée à
perfiffler plus d'un jeune fat. Tu en as
été tout-à-fait la dupe, & m'as crue
prête à chercher un fucceffeur à l'hom-
ise du mOiidQ auquel il étoit le moiixs
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}
12 La Nouvelle
aifé d'en trouver. Mais je fuis trop fran-
che pour pouvoir me contrefeire long-
tems , & tu t'es bientôt raffurée. Cepen-
dant, je veux te raffurer encore mieux
en t^expliquant mes vrais fentimens fur
ce point.
Je te l'ai dit cent fois étant fille; je
n'étois point feite pour être femme. S'il
eût dépendu de moi , je ne me feroîs
point mariée. Mais dans notre fexe , on
n'acheté la liberté que par l'efclavage ,
& il faut commencer par être fervantè
pour devenir fa maîtreffe un jour. Quoi-
que mon père ne me gênât pas , j'avois
des chagrins dans ma famille. Pour m'en
délivrer, j'époufai donc M. d'Orbe. H
étoit fi honnête homme & m'aimoit fi
tendrement , que je l'aîmai fîncerement
à mon tour. L'expérience mé donna du
mariage une idée plus avantageufe que
celle que j'en avois conçue , & détruifit
les impreffions que m'en avoit laîfle la
Chaillot. M. d'Orbe me rendit heureufe
& ne s'en repentit pas. Avec un autre
j'auroîs toujours rempli mes devoirs,
mais je l'aurois défolé , & je fens qu*il
me falbit im auffi bon mari pour faire
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1ï i L o I s E. IV. Part, ly
€e moi une bonne femme. Imaginerois-
tu que c^eft de cela même que î'avois
à me plaindre ? Mon enfant ^ nous nous
aindons trop^ nous n'étions point gais-
Une amitié plus légère eut été plus fo-
lâtre ; je l'aurois préférée , & je crois
que j*aurois mieux aimé vivre mojuis
contente ôç pouvoir rire plus fouveni;.
A cela fe joignirent les fujets particu-
liers d'inquiétude que me donnoit ta fi-
tiiation. Je n'ai pas befoin de te ; rap-
peller les dangers que t'a fait courir une
pailîon mal réglée. Je les vis en frémilr
fant. Si tu n'avois rlfqué que ta vie^
peut-être un refle de gaieté ne m'eût-il
pas tout-à-&it abandonnée : mais là trif-
teffe & l'effroi pénétrèrent mon ame , &
jufqu'à ce que je t'aye vue mariée, je .
n'ai pas eu un moment de pure joie* Tu
connus ma doideur , tu la fentis. Elle a
beaucoup fait fur ton bon cœur, & je
ne cefferai de bénir ces heureufes larmes
qui font peut-être la caufe de ton retour
au bien.
Voilà comment s'eft paffé tout le tems
que j'ai vécu avec mon mari. Juge fx de-
puis que Dieu me l'a ôté, je pourrois e(-
B4
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%4 La Nouvelle
pérer d'en retrouver un autre qui fût âiHi
tant félon mon cœur, & fi je fois tentée
de k chercher ? Non , coufine , le ma-*
riage eu un état trop grave ; fà dignité
ne va point avec mon humeur , elle m'at-»
trifte & me fied mal ; fans compter que
toute gêne m*eft infopportable. Penfe , toi
qui me connois , ce que peut être à mes
yeux un lien dans lequel je n'ai pas ri
durant fept ans fept petites fois à mon
aife ! Je ne veux pas feire comme toi la
matrone à vingt -huit ans. Je me trouve^
une petite veuve affez piquante , affez
inariable encore , & je crois que fi j'étois
homme , je m'accommoderois affez de
moi. Mais me remarier , coufine ! Ecoute ,
je pleure bien finçerement mon pauvre
• mari , j'aurois donné la moitié de ma vie
pour paffer l'autre avec lui ; & pourtant,
s'il pouvoit revenir , je ne le reprendrois ,
|e crois , lui r même que p?ir<:e que je l'a*.
yois déjà pris.
Je viens de t'expofer mes véritables in-s
tentions. Si je n'ai pu les exécuter encore
înalgré les foins de M. de Wolmar , c'eft
que les difficultés femblent croître avec
KiQW ?.elç à Us furmonter. Mais mofl ?;el§
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H i L o I s E. IV. Part; aj
fera le plus fort , & avant que l'été fe
paffé , j'efpere me réunir à toi pour le .
refte de nos jours.
Il refte à me juftifier du reproche de te
cacher mes peines , & d'aimer à pleurer
loin de toi ; je ne le nie pas, c'eft à quoi
j'employe ici le meilleur tems que j'y paf-»
fe. Je n'entre jamais dans ma maifon fans
y trouver des veftiges de celui qui me
la rendoit chère. Je n'y fais pas un pas,
je n'y fixe pas un objet fans appercevoir
quelque figne de fa tendreffe & de la bon-
té de fon cœur ; voudrois-tu que le mien'
lî'en fut pas ému ? Quand je fuis ici , je ne
fens que la perte que j'ai faite. Quand je
fuis près de toi , je ne vois que ce qui
m'eft refté. Peux - tu me faire un crime
de ton pouvoir fur mon humeur ? Si je
pleure en ton abfence , & fi je ris près de
toi , d'où vient cette différence ? Petite
ingrate , c^eft que tu me confoles de tout ,
& que je ne fais plus m'affliger de rien
quand je te poffede,
Tu a> dit bien des chofes en faveur de
notre ancienne amitié : mais je ne te par-»
dpnne pas d'oublier celle qui me fait le
plus d'honneur; ç'efl de te chérir quoi^*
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46 La Nouvelle
que tu m'éclipfes. Ma Julie , tu es fiiîtc
pour régner. Ton empire eft le plus ab-
folu que je connoiffe. Il s*étend jufques
{m les volontés, & je l'éprouve plus que
perfonne. Comment cela fe fait- il, cou-
fme? Nous aimons toutes deux la vertu;
l'honnêteté nous eft également chère ; nos
lalens font les mêmes ; j'ai prefque autant
d'efprit que toi , & ne fuis gueres moins
jolie. Je fais fort bien tout cela, & mal-
gré tout cela tu m'en impofes, tu me
iiibjugues , tu m'atterres , ton génie écrafe
le mien , & je ne fuis rien devant toi,
Xors même que tu vivois dans des liai-
fons que tu te reprochois, & que n'ayant
point imité ta feute j'aurois dû prendre
l'afcendant à mon tour, il ne te demeu-
roit pas moins. Ta foibleflè que je blâ-
mois me fembloit prefque une vertu ; je
ne pouvois m'empêcher d'admirer en toi
ce que j'aurois repris dans une autre. Enfin
<lans ce tems là même, je ne t'abordois
point fans un certain mouvement de ref-
peû involontaire, & il eft fur que toute
ta douceur, toute la familiarité de ton
commerce étoit néceffaire pour me ren-
dre ton amie : naturellement, je devoir
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H i t o I s E. IV, Part, 17
'être ta fervante. Explique fi tu peux cette
'énigme; quant à moi , je n'y entends rien.
Mais fi fait pourtant , je l'entends un
peu, & je crois même l'avoir autrefois
expliquée. C'eft que ton cœur vivifie tous
ceux qui l'environnent & leur donne pour
ainfi dire un nouvel être dont ils font fon-
cés de lui faire hommage , puifqu'ils ne
l'auroient point eu fims lui. Je t'ai rendu
d'importans fervices , j'en conviens ; tu
m'en fais fouvenir fi fouvent qu'il n'y a
pas moyen de l'oublier. Je ne le nie point;
fans moi tu étois perdue. Mais qu'ai -je
fait que te rendre ce que j'avois reçu de
toi? Eft- il poflïble de te voir long-tems
fans fe fentir pénétrer l'ame des charmes
de la vertu & des douceurs de ^'amitié ?
Ne fais -tu pas que tout ce qui t'approche
eft par toi-même armé pour ta défenfe ,
& que je n'ai par-defliis les autres que
l'avantage des gardes de Séfoftris , d'être
de ton âge & de ton fexe , & d'avoir été
élevée avec toi ? Quoi qu'il en foit, Claire
fe confole de valoir moins que Julie , en
ce que fans Julie elle vaudroit bien moins
encore; & puis à te dire la vérité, je
crois que nous avions grand bçfoin Tune
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i8 La N o u V e l l g
de l'autre, & que chacune des deux y
perdroit beaucoup fi le fort nous eût fé-
parées.
Ce qui me fôche le plus dans les afEti"
res qui me retiennent encore ici , c'eft le
rifque de ton fecret , toujours prêt à s'é-
chapper de ti bouche, Çonfidere je t'en
conjure que ce qui te porte à le garder
cft une raifon forte & folide , & que ce
qui te porte à le révéler n'eft qu'un fen-
timent aveugle. Nos foupçons mêmes que
ce fecret n'en efl: plus un pour celui qu'il
întéreffe , nous font une raifon de plus
pour ne le lui déclarer qu'avec la plus
grande circonfpeftion. Peut - être la ré-
ferve de ton mari eft-elle un exemple &
tme leçon pour nous : car en de pareil-
les matières il y a fouvent une grande
différence entre ce qu'on feint d'ignorer
& ce qu'on éft forcé de fevoir. Attends
donc , je l'exige , que nous en délibérions
encore une fois. Si tes preffentimens
ctoient fondés & que ton déplorable ami
ne fut plus, le meilleur parti qui refle-
roit à prendre feroit de laifTer foii hif-
toire & tes malheurs enfevelis avec lui»
S'il vit y comme je Tefpere , le cas pe\it
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lï i L o 1 8 E. IV. Part, i^
jâevenir différent ; mais encore feut - il
/jue ce cas fe préfente. En tout état de
i:aufe crois - tii ne devoir aucun égard
aux derniers confeils d'un infortuné dont
;tous les maux font ton ouvrage ?
A l'égard des dangers de la folitude;
je conçois & j'approuve tes allarmes,
quoique je les fâche très - mal fondées.
Tes fautes paffées te rendent craintive;
j'en augure d'autant mieux du préfent ,
& tu la ferois bien moins s'il te reftoit
plus de fujet de Vètre. Mais je ne puis
te paffer ton effroi fur le fort de notre
pauvre ami. A. préfent que tes affeftions
ont changé d'efpece , crois qu'il ne m'eft
pas moins cher qu'à toi. Cependant j'ai
des preffentimens tout contraires aux tiens,'
& mieux d'accord avec la raifon. Milord
Edouard a reçu deux fois de fes nouvel-
les , & m'a écrit à la féconde qu'il étoit
dans la mer du Sud , ayant déjà paffé les
dangers dont tu parles. Tu fais cela aufli-
bien que moi & tu t'affliges comme fi ttf
n'en favois rien. Mais ce que tu ne fais
pas , & qu'il faut t'apprendre , c'eft que
le vaiffeau fur lequel il eft , a été vu
' U y a deu;x mois à la bauteur des Cana-
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jo La Nouvelle
ries , faifant voile en Europe. Voilà ce
qu'on écrit de Hollande à mon père ^ &
dont il n'a pas manqué de me faire part >
félon fa coutume de m'inftruire des af-
faires publiques beaucoup plus exaûe-
ment que des fiennes. Le cœur me dit,
à moi , que nous ne ferons pas long-tems
fans recevoir des nouvelles de notre phi-
. lofophe , & que tu en feras pour tes lar-
mes, à moins qu'après l'avoir pleuré
mort , tu ne pleures de ce qu'il eft en
vie. Mais , Dieu merci , tu n'en es plus là.
Dch! fofse or qui quel mi fer pur un poco ,
Œ è già di piangere e diviver lafso / (^)
Voilà ce que j'avois à te répondre^
Celle qui t'aime t'offre & partage la douce
efpérance d'une étemelle réunion. Tu
vois que tu n'en as formé le projet ni
feule ni la première , & que l'exécution
en eft plus avancée que tu ne penfois.
Prends donc patience encore cet été , ma
douce amie : il vaut mieux tarder à fe
rejoindre que d'avoir encore à fe féparer.
( 4 ) £h ! que n^eft - il un moment ici ce pauvre mal*
heureux déjà las de fouffrir & de vivre !
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H i L o I s E. IV. Part. j#
Hé bien ! belle Madame , ai - je tenu
parole , & mon triomphe eft-il complet ?
Allons, qu'on fe mette à genoux, qu'on
baifc avec refpeft cette lettre , & qu'on
reconnoiffe humblement qu'au moins une
fois en la vie Julie de Wolmar a été vain^
eue en amitié ( i ).
L ET T R E IL
DE l' Amant de Julie
A M DE. d' Orbe.
M.
.A confine , ma bienfaitrice , mon
amie ; j'arrive des extrémités de la terre ^
& j'en rapporte un coeur tout plein de
vous. J'ai palïé quatre fois la ligne ; j'ai
parcouru les deux hémifpheres ; j'ai vu
les quatre pitiés du monde ; j'en ai mis
le diamètre entre nous ; j'ai fait le toiir
entier du globe & n'ai pu vous échapper
(I) Que cette bonne Suiflefle eft.heureufe d'être gaie»
)uand elle eft gaie fans efprit , fans naïveté , fans fineffe !
fille ne fe doute pas des apprêts qu'ail faut parmi nous pour
faire paiTer la bonne humeur. Elle ne fait pas qu'on n'»
point cette bonne humeur pour foi mais pour les autres «
9f %\t9n «e rit pas povr rire , omis pour être applaudi.
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5t La Novveile
lin moment, ©n a beau foir ce qui nouS
eft cher , fon image plus vite que la mef
& les vents nous fuit au bout de Tuni-*
vers , & par - tout oîi l'on fe porte avec
foi Ton y porte ce qui nous fait vivre,
)*ai beaucoup foufFert ; j'ai vu fouffrir
davantage. Que d'infortunés j'ai vu mou-
rir ! Hélas , ils mettoient un fi grand prix
à la vie ! & moi je leur ai furvécu . . *
Peut-être étois-je en effet moins à plain-»
dre ; les miferes de mes compagnons
m'étoient plus fenfibles que les miennes ;
je les voyois tout entiers à leurs peines i
ils dévoient foufirir plus que moi. Je me
difois ; je fuis mal ici , mais il eft uii
coin fur la terre oii je fuis heureux Si
paifible , & je me dédommageois au bord
du lac de Genève de ce que j'endurois
fur rOcéan. J'ai le bonheur en arrivant
de voir confirmer mes efpérances ; Mi-?
lord Edouard m'apprend que vous jouit*
fez toutes deux de la paix & de la fanté j
& que fi vous , en particulier, avez perdu
le doux titre d'époufe , il vous refte ceu3^
d'amie & de mère , qui doivent fuiïîre à
yotre bonheur.
Je fuis trop preffé de vous envoyei*
Citië
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H i L O I s E. rV, PARt. $f
cette lettre pour vous faire à préfent un
détail de mon voyage, J'ofe efpérer d'en
avoir bientôt une occafîon plus commo-
de. Je me contente ici de vous en doâner
une légère idée , plus pour exciter que
pour fatisfeire votre curiofîté. J'ai mis
près de quatre ans au trajet immenfe dont
je viens de vous parler , & fuis revenu
^bns le même vaiffeau fur lequel j'étois
parti , le feul que le Commandant ait ra-
mené de fon efcadre.
J'ai vu d'abord l'Amérique méridiona-^
le , ce vafte continent que le manque de
fer a foumîs aux Européens , & dont ils
ont fait \m défert pour s'en afTurer l'em-
pire. J'ai vu les côtes du Bréfil où Lif-
bonne & Londres puifent kurs tréfors ,
& dont les peuples miférables foulent
aux pieds l'or & les diamans fans ofer y
porter la main. J'ai traverfé paiflbiement
les mers orageufes qui font fou^ le cercle
antarâique ; j'ai trouvé dans la mer pa-
cifique les plus effroyables tempêtes :
E in mar dubhiofo fotto ignoto' polo
Provai l'onde fallaci , clvento infido (a),
( 4 ) Et fur des mers rufpeftes , fous un pôle inconnu ,
réprouvai la trahifon de Tonde & I*infidélûé des vents.
tiow^ Hiloifc. Tome IIL G
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54 La NouvÊtLE
f ai vu de loin le féjour de ces prétendus
géants ( I ) qui ne font grands qu'en cou-*
rage , & dont l'indépendance eft plus
affurée par une vie fimple & frugale que
par une haute ftature. J'ai f<^oumé trois
mois dans une Ifle déferte & délicieufe ,
douce & touchante image de l'antique
beauté de la nature , &c qui femble être
confinée au bout du monde pour y fer-»
vir d'afyle à l'innocence & à l'amovu" per-
fécutés : mais l'avide Européen fuit fon
humeur' ferouché en empêchant l'Indien
paifible de l'habiter , & fe rend juftice en
ne l'habitant pas lui - même.
J'ai vu fur les rives du Mexique & du
Pérou le même fpeôacle que dans le
Bréfil : j'en ai vu les rares & infortunés
habitafls , triftes reftes de deux puiffans
peuples , accablés de fers, d'opprobres
& de miferes au milieu de leurs riches
métaux , reprocher au Ciel en pleurant
ks tréfors qu'il leur a prodigués. Fai vu
l'incendie affreux d'une ville entière fans
réfiftance & fans défenfeurs. Tel eft îè
droit de la guerre parmi les peuples fa-
( I ) Les Patagons.
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H i L o r 5 E. IV. Part. 35
vans , humains & polis ^de l'Europe. On
tie fe borne pas à faire à fon ennemi tout
le mal dont on peut tirer du profit ; mais
on compte pour un profit tout le mal
qu'on peut lui feire à pure perte» J'ai cô-
toyé prefque toute la partie Occidentale
de l'Amérique ; non fans être frappé
d'admiration en voyant quinze cens lieues
de côte & la plus grande mer du monde
fous l'empire d'une feule puiffance , qui
tient pour ainfi dire en fa main les clefs
d'un hémifphere du globe.
Après avoir traverfé la grande mer i
j'ai trouvé dans l'autre continent un nou-
veau fpeûacle, Tai vu la plus nombreufe
& la plus illuftre nation de l'Univers fou-
mife à une poignée de brigands ; j'ai vu
de près ce peuple célèbre , & n*ai plus
été fut^ris de le trouver efclave. Autant
de fois conquis qu'attaqué, il fut toujours
en proie au premier venu , & le fera
jufqu'à la fin des fiecles. Je l'ai trouvé
digne de fon fort , n'ayant pas même le
courage d'en gémir. Lettré , lâche , hy-
pocrite & charlatan ; parlant beaucoup
{ans rien dire , plein d'efprit fans aucun
génie , abondant en fignes & ftérile en
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j6 U X NOVVELLC
idées ; poli , complimenteur 9 adroit ;
fourbe & fripon ; qui met tous les de-
voirs en étiquettes , toute la morale en
fimagrées , & ne connoit d'autre humanité
que les (alutations & les révérences. Pat
furgi dans une féconde ifle déferte plus
inconnue, 9 plus charmante encore que la
première , & oîi le plus cruel accident
&illit à nous confiner pour jamais. Je
fus le feul peut-être qu'un exil fi doux
n'épouvanta point ; ne fuis-je pas déibr-^
mais par tout en exil ? J'ai vu dans ce
lieu de délices & d'efFroi ce que peut ten-
ter l'induftrie humaine pour tirer l'hom-
me civilifé d'une folitude où rien ne lui
manque , & le replonger dans im gouâSre
jde nouveaux befoins.
J'ai vu dans le vafte Océan où il de-
vroit être fi doux à des hommes d'en
rencontrer d'autres , deux grands yaifleaux
fe chercher , fe trouver , s'attaquer , fe
battre avec fureur , comme fi cet efpace
immenfe eût été trop petit pour chacun
d'aux. Je les ai vu vomir l'un contre
l'autre , le fer & les flammes. Dans im
combat afTez courte j'ai vu l'image de
l'enfer. J'ai entendu les cris de joie de«
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H t t O I s E. IV. P'ARt. 37
vainqueurs couvrir les plaintes des blefles
& les gémiflemens des mourans. J'ai reçu
en rougiflant ma part d'un iihmenfe bu-
tin ; jôTai reçu , mais en dépôt , & s'il
fut pris fur des malheureux , c'eft à des
-malheureux qu'il fera . rendu.
J'ai vu l'Europe tranfportée à l'extrê-
inité de l'Afrique, parles foins de ce peu-
ple avare , patient & laborieux , qui a
vaincu par le tems & la confiance des
difficultés que tout l'héroïfme des autres
peuples n*a jamais pu furmonter. Tai vu
ces vaftes & malheureufes contrées ^ui ne
femblent deftihées qu'à couvrir la terre de
troupeaux d'efclaves. A leur vil afpeâ
j'ai détourné les yeux de dédain , d'hor-
re<lr,& de pitié , & voyant la quatrième
partie de mes lèmblables changée en bê-
tes pour le ferviçe des autres , j'ai gémi
d'être homme.
' Enfin j'ai vu dans mes compagnons de
voyage un peuple intrépide & fier , dont
l'exemple & la liberté rétabliflbient à mes
yeux l'honneur de mon efpece , pour le-
quel la douleur & la mort ne font rien ,
&C qui ne craint au monde que la iàim &
l'ennui. Tai vu da^s leur chef un capi-
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58 L A N o u V n i E
taine ^ un ibldat, un pilote ^ un fage, nti
grand homme , & pour dire encore plus
peut-être le digne ami d'Edouard Bom«
fton : mais ce que je n'ai point vu dans
le monde entier^ c'eft quelqu'un qui rcf-
femble à Claire tfOri» , à Julie dTîtan-
ge , & qui puiffe confoler de leur perte
xm cœur qui fçut les aimer.
Conunent Vous parler de ma guérifon î
C'eft de vous que je dois apprendre à la.
connoitre. Reviens -je plus libre & plus
fâge que je ne fuis parti ? J'ofe le croire
& ne puis l'affirmer. La même image
règne toujours dans mon cœur ; vous la-
vez s'il éft poffible qu'elle s'en efface ;
mais fon empire eft plus digne d'elle , &
fi je ne me fais pas illufion elle régné dans
ce cœur infortuné comme dans le vôtre*
Oui, ma confine, il me femble que fa
vertu m'a fubjugiié , que je ne fuis pour
elle que le meilleur & 4e plus tendre ami
qui fut jamais , que je ne fois plus que
l'adorer comme vous l'adorez vous-mê-
me ; ou plutôt il me femblè que mes fen-
timens ne fe font pas afFoiblis , mais reûi-
fiés , & avec quelque foin que je m'exa-
mine 5 je les trouve auffi purs que l'objet
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tt t i^c r s Ê. tV- PaAt. . 55^
i^ii l€S*îil(^ire.^ Quepuîs-je vous dire de
plus jufqu'à répreuve qui peut m'appren-
dre à juger de moi ? Je fuis fincere &
;vxai;-je veux être ce que je dois être;
mais comment répondre de mon cœur
avec tant de raifons dé' m'en défier ? Suis-
je le maître du paffé ? Peux -je empêcher
que mille feux ne m'aient autrefois dévo*
ré^ Gomment diftinguerai-je par la feule
imagination ce qui t& de ce qui fut ? 8c
commcht me repréfenterai-je amie celle
que je ne vis^ januiis qu'amante ? Quoi-
que vous penfiez, peut-être, du motif
fecret de mon ertipreffement ^ il eft hon-
nête & raifonnable , il mérite que vous
Fapprouviez. Je réponds d'avaiice , au
moins de mes intentions, Souffrei que je
vous voyé-& n^r'examihez voiis-même ,
ou laiffez - moi voir Julie & je faurai ce
que je fuisr ' .. ^
ç-rJe dois aiteomp^per Milord Edouard
€11 Itidie. Je paâerai près de yous, & je
ne vous verqQis.*point 1 Penfez- vous que
œlafe-puiffe ? Eh î fi vous aviezJa bar-
barie de l'exiger, vous mériteriez de n'ê-
tre pas obéie ; mais pourquoi l'exigeriez-
vous ? N'^etes-vous pas cette mêuiç Ctai-
C4
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40 La Nouvelle
re , aafll bonne & compatiflknte que ver-
tueufe.âc fage y qui daigna m'aimer dès.
ùl plus tendre jeuneiTe y & qui doit m'ai-
mer bien plus encore , aujourd'hui que je
lui dois tout (x). Non ^. non chérie 6c
charniante amie , un fi cruel refus ne fe-
j-oit ni de vous ^ ni fait pour moi , il ne
/nettra point le comble à ma mifere. En-
icore une fois , encore une fois en ma vie ,
je dépoferai mon cœur à vos pieds. Je
vous verrai , vous y confentirez. . Je la
verrai , elle y confentira. Vous connoiflez
Irop-bien^ toutes deux mon refpeâ pour
ère* Vous iàvez fi je fuis homme à m'ofr
irir à fes yeux en me fentant indigne d^y
paroître. Elle a déploré fi long-tems Fou*
vrage de fes charmes, ah ! qu'elle voye
une fois Touvrage de fa vertu l
P. S. JVtilord Edouard eft retenu pour
quelque tems encore ici pdr des afiai-
res ; s'il m'eft permis* de vous voir,
pourquoi né prendrois- je pas les de**
vans pour être plutôt auprès de vous?
(2) Que lui doit. il donc tant, à elle qui a fait les
malheurs de fa vie ? Malheureux queftionneur ! il lu) dpi^
l'hoirueur , la vertu , le repos de celle qu'il aime ; il lui
doit tout. . , . .
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H à 1 o I s £. IV.Pajit. 41
L E T T R E IV.
DE M. DE WOLMAR
JL l' Amant de Julie,
\^ UoiQUE nous ne nous connoiC-
fions pas encore , je fuis chargé de vous
écrire. La plus fage & la plus chérie des
femmes vient d -ouvrir fon cœur à fon heu-
reux époux. H vous, croit digne d'avoir
été aimé d'elle , & il vous offre fa mai-»
fon. L'innocence & la paix y régnent;
vous y trouverez l'amitié , l'hofpitalité ,
l'eftime, la confiance. Confultez votre
cœur; & s'il n'y a rien là qui vous effraye ,
venez ikns crainte. Vous ne partirez «point
d'ici kns y laiiTer un ami.
JTolman
, P. S. Venez , rtipn ami , nous vous at-
i' tendons avec empreffement. Je n'au-
rai pas la douleur que vous nous de-
viez un refus* .
Julie.
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*4i t A N o u V 1 L t «
LETTRE V-
D£MD£.d'ORBE ^
A L' A M A N T D E J U L I E.
Dans cette lettre étoît inclufe la précéimttl
B
Ien arrivé ! cent fois le bien arrivé ^
cher St. Preux ; car je prétends que ce
nom ( I ) vous demeure , au moins dans
notre fociété, Ceft , je crois , vous dire
aflez qu'on n'entend pas vous en exclure ^
à moins que cette exclufion ne vienne
de vous. En voyant par la lettre ci-join-
te que j'ai fait plus que vous ne me
demacLdiez , apprenez à prendre un peu
plus de confiance en vos amis , & à ite plus
reprocher à leur cœur des chagrins qu'ils
partagent quand la raifon les force à vous
en donner. M. de Wolnj^r veut vou§ voir,
il vous offre fa maifon, fon amitié, fes
confeils ; il n'en faloit pas tant pour cal-
C I ) C^eft celui qu'elle lui avoit donné devant fes gens ^
fon précédent voyage. Voyez Tome II , Lettre XLII.
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H é L o I s E. IV- Part.' 45
mer toutes mes craintes fur votre voyage,
& je m'offenferois moi - même fi je pou-
vois un moment me défier de vous. Il
fait plus , il prétend vous guérir , & dit
que ni Julie , ni lui , ni vous , ni moi ,
ne pouvons être parfaitement heureux
fans cela. Quoique j'attende beaucoup dei
ÛL fageffe, & plus de votre vertu , j'igno-
re quel fera le fuccès de cette entreprife.
Ce que je fais bien , c'efl qu'avec la fem-
me qu'il a , le foin qu'il veut prendre efl
une pure générofité pour vous.
Venez donc 9 mon aimable ami 9 dans
la fécurité d'un cœur honnête , Satisfaire
Tempreflement que nous avons tous de
vous embraffer & de vous voir paifiblc
& content ; venez dans votre pays & par-
mi vos amis vous délaffer de vos voya-
ges & oublier tous les maux que 'vous
avez foufferts. La^derniere fois que vous
me vîtes j'étois une grave matrone , Se
mon amie étoit à l'extrémité ; mais à pré-
fent qu'elle fe porte bien^ & que je fuis
redeventee fille , me voilà tout auflî folle
&c prefque aufli jolie qu'aVant mon mariai
ge. Ce qu'il y a du moins |de bien fîir , c'efl
que je n'ai point changé pour vous, &
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44 La N o y e l l £
que vous feriez bien des fois le tour du
monde avant d'y trouver quelqu'un qui
vous aimât comme moi.
^Ti^ .'Il
LETTRE VI.
DE Saint Preux
A MiLORD Edouard
Je me levé au milieu de la nuit pour
vous écrire. Je ne faurois trouver un mo-
ment de repos. Mon cœur agité , trani^
porté 9 ne peut fe contenir au-^ledans de
moi ; il a befoin de s'épancher. Vous qui
l'avez fi fouvent garanti du défefpoir ,
foyez le cher dépofitaire des premiers
plaifirs qu'il ait goûtés depuis fi long«*tem5«
Je l'ai vue j Milord ! mes yeux l'ont
vue! J'ai entendu ùl voix; fes mains ont
touché les miennes; elle m'a reconnu;
elle a marqué de la joie à me voir ; elle
m'a appelle fon ami, fon cher ami; elle
m'a reçu dans fa maifon ; plus heureux
que je ne fus de ma vie je loge avec elle
fous un même toit, 6c maintenant que
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H É L o I s £. IV. Part. 45
je vous écris, je fuis à trente pas d'elle.
Mes idées font trop vives pour fe fiic-
céder ; elles fe préfentent toutes enfem-
ble ; elles fe nuifent mutuellement. Je vais
m'arrêter & reprendre haleine , pour tâcher
de mettre quelque ordre dans mon récit.
A peine après une fi longue^ abfence
m'étois - je livré près de vous aux pre-
miers tranfports de mon cœur > en embraf-
iant mon ami , mon libérateur & mon
père , que vous fongeâtes au voyage
dltalie. Vous mé le fîtes defirer dans Tef-
poir de m'y foulager enfin du fardeau
de mon inutilité pour vous. Né pouvant
terminer fitôt les affaires qui vous re-
tenoient à Londres , vous me propofate;^
de partir le premier pour avoir plus de
tems à vous attendre ici. Je demandai la
permiflion d'y venir ; je l'obtins , je par-
tis, & quoique Julie s'offrît d'avance à
mes regards ,; en fongeant que j'allois
m'approcher, d'elle, je fentis du regret à
m'éloigner de vous. Milord , nous fom-
mes quittes, ce feul fentiment vous a
tout payé.
Il ne fiiut pas vous dire que durant
^ute la route je n'étois occupé que de
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45 L A N o t7 V Ë 1 t È
Tobjet de mon voyage ; mais une chofê
à remarquer, c'eft que je commençai de
voir fous un autre point de vue ce me*
me objet qui n'étoit jamais forti de mon
cœur. Jufques - là je m'étois toujours
rappelle Julie brillante comme autrefois
des charmes de fa première jeuneffe. JV
vois toujours, vu fes beaux yeux animés
du feu qu'elle m'infpiroit. Ses traits ché^
ris n'offroient à mes regards que des ga^»
rants de mon bonheur ; fon amour & le
mien fe mêlôient tellement avec fa figure
que je ne pouvois les en féparer. Main-
tenant j'allois voir Julie mariée , Julie
mère, Julie indifférente. Je m'inquiétois
des changemens que huit ans d'intervalle
avoient pu faire à fa beauté. Elle avoit
eu la petite vérole; elle s'en trouvoit
changée ; à quel point le pouvoit - elle
être? Mon imagination me refufoit opi-
niâtrement des taches fur ce charmant
vifage , & fitôt que j'en voyois tin mar-
qué de petite vérole , ce n'étoit plus ce*
lui de Julie. Je penfois encore à l'entre-
vue que nous allions avoir , à la récep-
tion qu'elle m'allôit faire. Ce premier
abord fe préfentoit à mon efprit fous
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H i L 1 s E. IV. Part. 47
tïiille tableaux difFérens , & ce moment
<jui devoit paffer fi vite revenoit pour
moi mille fois le jour.
Quand j'apperçus la dme des monts
le cœur me battit fortement, en me di-
iànt, elle eft là. La même chofe venoit
de m'arriver en mer à la vue des côtes
d'Eufope. La même chofe m'itoit arrivée
autrefois à Meillerie en découvrant la
maifon du Baron d'Etange* Le monde
n'eft jamais divifé pour moi qu'en deux
régions, celle oîi elle eft, & celle oîi
elle n'eft pas. La première s'étend quand
je m'éloigne , & fe rcfferre à mefure que
j'approche , comme un lieu où je ne dois
jamais arriver. Elle eft à préfent bornée
aux murs de fa chambre. Hélas ! ce lieu
feul eft habité ; tout le refte de l'univers
eft vuide.
Plus j'approchois de la Suifle , plus je
me fentois ému. L'inftant où des hau-
teurs du Jura je découvris le lac de Ge-
nève, fiit uft inftant d'extafe & de ra-
viffement. La vue de mon pays, de ce
pays fi chéri où des torrens de plaifirs
avoient inondé mon cœur ; l'air des Al-
pes fi falutaire & fi pur ; le doux air de
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%% L A N o i; V E t t É
la patrie , plus fuave que les parftms dé
rOrient ; cette terre ridie & fertile , ce
payfage unique , le plus beau dont Yœxl
humain fiit jamais frappé ; ce féjour char-
anant auquel je n'avois rien trouvé d'é-
gal dans le tour du monde ; rafpèû d'un
peuple heureux & libre; la douceur de
la feifon, la férénîté du climat; mille
fouvenirs délicieux qui réveilloient tous
les fentimens que j'avois goûtés, tout
cela me jettoit dans des tranfports que
je ne puis décrire , & fembloit ijie ren-
dre à la fois la jouiiTance de ma vie entière»
Eh defcendant vers la tote y je fentis
une impreflion nouvelle dont je n'avois
aucune idée. Cétoit un certain mouve-
ment d'effroi qui me refferroit le cœur
& me troubloit malgré moi. Cet effroi ,
dont je ne pouvois démêler la caufe f
croiflfoit à mefure que j'approchois de la
ville ; il ralentiffoît mon empreffement
d'arriver , & fît enfin de tels progrès que
je m'inquiétois autant de ma diligence ,
que j'avois fait jufques - là de ma lenteur.
En entrant à Vevai , la fenfation que j'é-
prouvai ne flit rien moins qu'agréable.
Je fiis feifi d'une violente palpitation qui
m'em-
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M Ê £ o i s E. ÏVi Pm-fi 49
ta?€mpêchoit de refpirér ; je parlois d'und
voix altérée & tremblante^ J'eus peine à
uie feire entendre en demandant M. de!
Volmar ; car je n'ofai jamais nommer fà
femme* On me dit qu'il demeuroit à
Clarensi Cette nouvelle m'ôta de deffus
la poitrine un poids de cinq cens livres ^
& prenant les deux lieues qui me ref-»
toient à faire pour un répit ^ je me réjouis
de ce qui m'eût défolé dans un autre
tems ; mais j'appris avec un vrai chagrîrt
que Mde. d'Orbe étoit à Laufannç. J'en-*
trai dans une auberge pour reprendre les
forcés qui me manquoient : il me fut inv«
poffible d'avaler un feul morceau ; jd
fuffoquois en buvant & ne pouvois vuidef
un verre qu'à plufieurs repri fes. Ma ter-»
reur redoubla quand je vis mettre les
chevaux pour repartir^ Je crois que j'au-»
rois donné tout au monde pour voir
brifef une roue en chemin. Je ne voyoîs
plus Julie ; mon imagination troublée nà
me préfentoit que des objets cohfiis ; mort
ame étoit dans un tumulte univerfel. Je
connoiffois la douleur & le défeipolr ; j&
ks.aurois préférés à cet horrible étafe
Enfin , je puis dire n'avoir de ma vlrf
Nouv. Héloîfe. Tom. llh ï>
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Googie
jo La Nouvelle
éprouvé d'agitation plus cruelle que celïr
où je me trouvai durant ce court trajet ^
& je fuis convaincu que je ne Taurois pus.
fiipporter une journée entière.
En arrivant , je fis arrêter à la grille ^
& me fentant hors d'état de faire un.pas^
j'envoyai le poftillon dire qu'un étranger
demandoit à parler à M. de Volmar. Il
étoit à la promenade avec fa femme* Ou
les avertît , & ils vinrent par un autre
côté , tandis que , les yeux fichés fiir
l'avenue , j'attendois dans des tranfes mor-r
telles d'y voir paroître quelqu'un.
A peine Julie m'eut-elle apperçu qu^elIe
me reconnut. A l'inftant , me voir , s'é-
crier , courir , s'élancer dans mes bras ne
fut pour elle qu'ime même chofe. A ce
fon de voix je me fens treffaillir ; je me
retourne , je la vois , je la fens* O Mw
lord ! ô mon ami ! !.. je ne puis parler..;.
Adieu crainte , adieu terreur , effroi ^
refpeft humain. Son regard , fon cri , fo»
gefle , me rendent en im moment la cou*
fiance , le courage & les forces. Je puife
dans fes bras la chaleur & la vie , je pé*
tille de joie en la ferrant dans les miens^r
Vn tranfport facré no\is tient dans x»^
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H à t i s Ë. ÎV. ï>ÀRt; i%
long filence étroitement embraffés, & ce
tf eft qu'après un fi doux faififfement que
nos voix commencent à fe confondre ^
& nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de
Wolmar étoit là ; je le favois , je le
Voyois ; mais qu'aurois-je pu voir? Non^^
quand l'univers entier fe fut réuni contre
moi , quand l'appareil des tôurmens m'eût
(environné , je n'aûrois pas dérobé mon
jcœur à la moindre de ces careffes , ten-
dres prémices, d'une amitié pure & fainte
que nous emporterons dans le Ciel !
Cette première impétuofité fufpenduô J
Mde. de Wolmar me prit par la cnain ^
& fe retournant vers fon mari > lui dit
avec une certaine grâce d'innocence & de
candeur dont je me fentis pénétré ; quoi-*
qu'il (bit mon ancien ami , je ne vous le
préfente pas , je le reçois de vous , & ce
il'eft qu'honoré de votre amitié qu'il axira
défojfmais la mienne. Si les nouveaux
amis ont moins d'ardeur que les anciens ^
ine dit-il en m'embraffant , ils feront an-
ciens à leur tour , & ne céderont point
aux autres, je reçus fes embraffemens ^
^mais mon cœur venoit de s'épuifer, Si
je ne fis que les recevoiré
P ^
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^Kt LANoUVÈtlE
Après cette courte fcene , j'obfervaî ' Jil
coin de Fœil qu'on avoit détaché ma
'inaile & remifé ma chaife. Julie me prit
fous le bras , & je m'avançai avec eux
vers la maifon , prefque oppreffé d'aife
tde voir qu'on y prenoit pofleffion de moi.
Ce fiit alors qu'en contemplant plus
paifiblement ce vifage adoré que j'avois
cru trouver enlaidi , je vis avec une fur-
prife amere & douce qu'elle étoit réelle-
ment plus belle & plus brillante que jar
mais. Ses traits charmans fe font mieux
formés encore ; elle a pris un peu plus
d'embonpoint , qui ne fait qu'ajouter à
{on éblouiflante blancheur. La petite vé*
Tole n'a laiflfé fur fes joues que quelques
légères traces prefque imperceptibles. Au
lieu de cette pudeur fouffrante qui lui fkî-
foit autrefois fans ceffe baiffer les yeux ^
on voit la fécurité de la vertu s'allier
dans fon chafte regard à la douceur & à
Ja fenfibilité ; fa contenance , non moins
•modefte eft moins timide ; un air plus
libre & des grâces plus franches ont fuo-
£é.dé à ces manières contraintes^ mêlées
de tendrefle & de honte j & fi le fentî-
ment de fa feute la tendoit alors pUi^j.
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H JE L o I s E. IV. Part. 5?
touchante , celui de fa pureté !•: rend au-
jourd'hui plus célefte.
A peine étions -nous dans le fallon
qu'elle difparut , & rentra le moment
d'après. Elle n'étoit pas feule. Qui pen-
fez - vous qu'elle amenoit avec elle ? Mi-
lord ! c'étoient fes enfans ! fes deux en-
fans pli^s beaux que le Jour ^ & portant
déjà fur leur phyfionomie enfentine le
charme & l'attrait de leur mère. Que
devins -je à cet afgeft? Cela ne peut ni
fe dire ni fe comprendre ; il faut le fen-
Ur. Mille mouvemens contraires m'affail-
lirent à la fois. Mille cruels & délicieux
fouvenirs vinrent partager \mon cœur.
O fpedacle ! ô regrets ! Je me fentois
déchirer de douleur & tranfporter de
joie. Je voyois , pour ainfi dire , multi-
plier celle qui. me fiit fi chère. Hélas ! je
yoyois au même inftarit la trop vive
preuve qu'elle, ne m'étoit plus rien , &
mes pertes fembloient fe multiplier avec
elle.
Elle me les amena parla m^in. Tenez,
me dit-elle d'un ton qui me perça l'ame,
voilà les enfans de votre amie ; ils feront
vos amis un jour. Soyez le leur dès au-
.D3
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54 La Nouvelle
jourtfhui. Auffi-tôt ces deux petites cféa^
tures s'emprefferent autour de moi , me
prirent les mains , & m'accablant de leurs
innocentes carcffes tournèrent vers Tat-
tendriffement toute mon émotion. Je les
pris dans mes bras l'un & Tautre , 6ç les
preflant contre ce cœur agité : chers ÔC
aimables enfens , dis- je avec un foupir ^
vous avez à remplir une grande tâche.
Puifliez-vous reflembler à ceux de qui
vous tenez la vie ; puiffiez - vous imiter
leurs vertus , & feiire un jour par les vô*
très la confolation de leurs amis infortu-
nés! Mde. de ^S^olmar enchantée me fauta
au cou une féconde fois , & fembloit me
vouloir payer par fes careffes de celles
que je feifois à fes deux fils. Mais quelle
différence du premier embraffement à ce-
lui-là! Je réprouvai avec lurprife. Ce*
toit une mère de famille que j'embraC»
foisi je la voyois environnée de fou
époux & de fes enfens ; ce cortège m'ea
impofoit. Je trouvois fur fon vifage un
air de dignité qui ne m'avoit pas frappé
d'abord ; je me fentois forcé de lui porter
une nouvelle forte de refpeô ; fa familia-
rité m'étoit prefque à charge j quclqUQ
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H î: L o I s E. IV. Part. 55
!belle qu'elle me parût j'aurols baifé le
l^ord de fa robe de meilleur cœur que
ia joue : dès cet inftant , en un mot, je
comius qu'elle ou moi n'étions plus le$
mêmes , & 'je commençai tout de bon à
bien augurer de moi.
M. de Wolmar me prenant par la main
me conduifit enfuite au logement qui m'é-
toit deftiné. Voilà , me dit-il en y entrant,
votre appartement ; il n'eft point celui
-d'un étranger , il ne fera plus celui d'un
.autre , & déformais il reftera vuide ou
occupé par vous. Jugez fi ce compli-
ment me fut agréable ! mais je ne le mé-
ritois pas encore affez pour l'écouter fans
conflifion. M. de Volmar me fauva l'em-
barras d'une réponfe. Il m'invita à faite
lin tour de jardin. Là il fit fi bien que
îe me trouvai plus à mon aife , & pre-
nant le toii d'un homme inftruit de mes
anciennes erreurs , mais plein de confian-
ce dans ma droiture , il me parla comme
*m père à fon enfant , & me mit à force
^'efl:îme dans l'impoflibilité de la démen-
tir. Non , Milord , il ne s'efl: pas trompé;
je n'oublierai point que j'ai la fienne &
3a vôtre à juûifier* Mais pourquoi feut-
D4
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"^6 La Nouvelle
il que mon cœur fe refferre à fes hleti^
feits ? Pourquoi faut-il qu'un homme que
je dois aimer foit le mari de Julie ?
Cette journée fembloit deftinée à tous
les genres d'épreuves que je pouvois fubir.
Revenus auprès de Mad^. de Wolmar,
fon mari fut appelle pour quelque ordre
4 donner , &. je reftai feul avec elle.
Je me trouvai alors dans un nouvel
embarras , le plus pénible & le moins
prévu de tous. Que lui dire ? comment
débuter ? Oferois-je rappeller nos ancien-
nes liaifons , & des tems fi préfens à ma
mémoire ? Laifferois - je penfer que je
les euffe oubliés ou que je ne m'en fou-
ciaffe plus ? Quel fupplice de traiter en
étrangère celle qu'on porte au fond de
fon cœur ! Quelle infamie d'abufer de
rhofpitalité pour lui tenir, des difcours
qu'elle ne doit plus entendre ! Dans ces
^ perplexités je perdois toute contenance ;
le feu me montoit au vifage ; je n'ofois
ni parler , ni lever les yeux , ni faire le
inoindre gefte , & je crois que je ferois
refté dans cet état violent jufqu'au retour
de fon mari , fi elle ne m'en eut tiré.
P^ur elle , il ne parut pas que ce tête-.
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H E L o 1 s E. IV. Part. 57
èi'tcte Feût gênée en rien. Elle conferva
le même maintien & les mêmes manières
qu'elle avoit auparavant ; elle continua
de me parler fur le même ton; feulement,
je crus voir qu'elle effayoit d'y mettre
encore plus de gaieté & de liberté , jointe
à un regard , non timide ni tendre , mais *
doux & affectueux , comme pour m'en-
courager à me raffurer & à fortir d'une
contrainte qu'elle ne pouvoit manquer
d'apperçevoir.
Elle me parla de mes longs voyages :
elle vouloit en favoir les détails ; ceu^ ,
fur-tout , des dangers que j'avois courus,
des maux que j'avois endurés ; car elle
n'ignoroit pas , difoit-elle , que fon ami-
tié m'en devoit le dédommagement. Ah
Julie ! lui dis -je avec trifteffe , il n'y a
qu'un moment que je fuis avec vous ; vou-
lez-vous déjà me renvoyer aux Indes?
Non pas , dit-elle en riant , mais j'y veux
aller à mon tour.
Je lui dis que je vous avois donné ime
relation de mon voyage , dont je lui ap-
portois une copie. Alors elle me demanda
de vos nouvelles avec empreffement. Je
lui parlai de vous , & ne pus le faire fans
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f f La N o u r e t l if
lui retracer les peines que j'avois fouffer-
tes & celles que je vous avois données*
Elle en fut touchée ; elle commença d'un
ton plus férieux à entrer dans fa propre
juflifîcatîon , & à me montrer qu'elle
avoit dû faire tout ce qu'elle avoit &it.
M. de Wolmar rentra au milieu de fon
difcours , & ce qui me confondit , c'eft
qu'elle le continua en fa préfence exaôe-
ment comme s'il n'y eût pas été. U ne
put s'empêcher de fourire en démêlant
mon étonnement. Après qu'elle eut fini ,
il 'me dit ; vous voyez un exemple de la
franchife qui regnè ici. Si vous voulez
fincerement être vertueux , apprenez à
l'imiter : c'efl la feule prière & la feule
leçon que j'aye à vous feire. Le premier
pas vers le vice efl :de mettre du myflerè
aux aftions innocentes, & quiconque ai-
me à fe cacher "a tôt ou tard raifon de
fe cacher. Un feul précepte de morale
peut tenir lieu de tous les autres ; c'efl
celui-ci. Ne fais ni ne dis jamais rien
que tu ne veuilles que tout le monde
voye & entende ; & pour mof, j'ai tou-
jours regardé comme le plus eflimable
des hommes ce Romain qui vouloit que -
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H É L 6 I s E. ÏV. Part. 59!,
ïa maifon fut conflruite de manière qu'on
vît tovLt ce qui s'y fàifoit.
~ J'ai , continua-t-il , deux partis à vous
propofer. Choififfez librement celui qui
vous conviendra le mieux; mais choifif-
fez l'un ou l'autre. Alors prenant la main
de Éi femme & la mienne , il me dit en
la ferrant; notre amitié commence, en
voici le cher lien , qu'elle foit indiffolu-
ble. Embraffez votre fœur & votre amie ;
traitez -la toujours comme telle; plus
yous ferez familier avec elle, mieux je
penferai de vous. Mais vivez dans le
tête-à-tête, comme fi j'étois préfent ,
ou devant moi comme fi je n'y étois
pas ; voilà tout ce que je vous demande.
Si vous préférez le dernier parti, vous
îe pouvez fans inquiétude ; car comme
Je me réferve le droit de vous avertir
de tout ce qui me déplaira , tant que
je ne dirai rien, vous ferez fur de ne
jn*avoir point déplu.
Il y avoit deux- heures que ce difcours
m'auroit fort embarraffé ; mais M. de
Wolmar commençoit à prendre une fi
grande autorité fur moi que j'y étois
déjà prefque accoutumé» Nous recomr
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6o La Nouvelle
mençâmes à cauferpaifiblementtoustroîs^
& chaque fois que je parfois à Julie , je ne
manquois point de Tappeller Madame. Par-
lez-moi franchement , dit enfin fon mari
en m'interrompant ; dans l'entretien de
tout à Pheure difiez-vous Madame ? Non,
dis -je vm peu déconcerté ; mais la bien-
féançe...la bienféance , reprit -il , n'eft
que le mafque du vice ; où la vertu rcgne ,
elle eft inutile ; je n'en veux point. Ap-
peliez ma femme Julie en ma préfence , ou
Madame en particulier ; cela m'eft indif-
férent. Je commençai de connoître alors
à quel homme j'avois à faire , & je ré-
folus bien de tenir toujours mon cœiu" en
état d'être vu de lui.
Mon corps épuifé de fatigue avoit grand
befoin de nourriture ,^& mon elbrit de re-
pos ; je trouvai l'un & l'autre à table.
Après tant d'années d'abfence & de dou-
leurs , après de fi longues courfes , je me
difois dans une forte de ravifTement , je
fuis avec Julie , je la vois , je lui parle ;
je fuis à table avec elle , elle me voit
fans inquiétude , elle me reçoit fans crain-
te; rien ne trouble le plaifir que nous
avons d'être enfemble. Douce & précieu-
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H i L o I s E. IV. Part. 6t^
te innocence , je n'avois point goûté tes
charmes , & ce n'eft que d'aujourd'hui
tjue je commence d'exifter fans foufFrir !
Le foir en me retirant je paffai devant
la chambre des maîtres de la maifon; je
les y vis entrer enfemble ; je gagnai tris-
tement la mienne , & ce moment ne fut
pas pour moi le plus agréable de la jour-
née.
Voilà, Milord, comment s'eft pafleé
cette première entrevue , defirée fi paf-
fionnément , & fi cruellement redoutée*
J'ai tâché de me reaieillir depuis que je
fuis feul ; je me fuis efforcé de foqder
mon cœur ; mais l'agitation de la jour-
née précédente s'y prolonge encore , &
il m'eft impoflîble de juger fitôt de mon
véritable état. Tout ce que je fais très-^
certainement c'éft que fi mes fentimens
pour elle n'ont pas changé d'efpece , ils
ont au moins bien changé de forme ,
que j'afpire toujours à voir un tiers
entre nous , & que je crains autant le
tête-à-tête que je le defirois autrefois.
^ Je compte aller dans deux ou trois
jours à Laufanne. Je n'ai vu Julie encore
qu'à demi quand je n'ai pas vu fa cou-
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1^1 La KouvÈLte
£ne ; cette aimable & chère amie à qtll
je dois tant ^ qui partagera fans^ cefle aved
vous mon amitié , mes foins , ma recon<<
noiflance^ & tous les fentimens dont
mon cœur eft refté le maître» A mon
Jretour je ne tarderai pas à vous en dire
davantage. J*ai befoin de vos avis & je
veux m'obferver de près. Je fais mon
devoir & le remplirai. Quelque dou::^
qu'il me foit d'habiter cette maifon ; je
Tai réfolu , je le jure ; fi je m'apperçoifi
jamais que je m*y plais trop , j*en forti«
rai dans Wnftant-
■ I , i^y(P
L E T T RE VIL
Î>E Mdê, t)E VOLMAR
A M DE. D*OrBE.
OI tu nous avois accordé le délai qtld
tious te demandions , tu aurois eu le plai-
fir ayant ton départ d'embraffer ton pro*
tégé. Il arriva avant -hier & vovdoit t'ai-*
1er voir aujourd'hui ; mais une efpece>
4e courbature 9 fruit de la fatigue & du
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H i L o ï s E. IV. Part. Sj
Voyage^ le retient dans fa chambre, &
il a été faigné ( i ) ce matin. D'ailleurs f
j'avois bien réfolu , pour te punir , de
ne le pas laifler partir iltôt ; & tu n'as
■ qu'à le venir voir ici , ou je te promets
que tu ne le verras de.long-tems. Vrai*
ment cela feroit bien imaginé qu'il vît
Séparément les inféparables !
En vérité , ma coufîne , je ne fab
quelles vaines terreurs m'avoient fafciné
l'efprit fur ce voyage , & j'ai honte de
m'y être oppofée avec tant d'obftination;
Plus je craignois de le revoir, plus je
ferois fâchée aujourd'hui de ne l'avoir
pas vu ; car ,fa préfence a détruit des
craintes qui m^inquiétoient encore & qui
pouvoient devenir légitimes à force de
m'occuper de lui. Loin que l'attachement
que je fens pour lui m'effraye , je crois
que s'il m'étoit moins cher je me défie-
rois plus de moi; mais je l'aime auffi
tendrement que jamais, fans l'aimer de
la même manière. C'efl de la comparai**
fon de ce que j'éprouve à fa vue , & de
^e que j'éprouvois jadis , que je tire la
I (i^ FeurquQi fàignC ^^ -^<^ ^^^ U mode en Stûflc)
r
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(64 La Nouvelle
fécurité de mon état préfent , & dantf
des fentimens fi divers la différence fe
feit fentir à proportion de leur vivacité*
Quant à lui , quoique je Paye reconnu
du premier inftant, je Tai trouvé fort
changé , & ^ ce qu'autrefois je n'aurois
gueres imaginé poâlble , à bien des égards
il me paroît changé en mieux. Le pre-
mier jour, il donna quelques fignes d*em-
barras , & j'eus moi - même bien de la
peine à lui cacher le mien. Mais il ne
tarda pas à prendre le ton ferme & l'air
ouvert qui convient à fon caraâere. Je
i'avois toujours vu timide & craintif; la
frayeur de me déplaire y if peut - être la
fecrete honte d'un rôle peu digne d'un
honnête homme , lui donnoient devant
moi , je ne fais quelle contenance fervile
& baffe , dont tu t^es plus d'une fois mo-
^ée avec raifon. Au lieu de la foumîf»
fion d'un efclave, il a maintenant le ref-
peft d'un ami qui fait honorer ce qu'il
«ftime , il tient avec affurance des propos
honnêtes ; il n'a pas peur que fes maxi-
mes de vertu contrarient fes intérêts ; ij
ne craint ni de fe feire tort, ni de me
&ire affront ea louant les chofes louables,
&
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lîi t ois i. ÎV/l>Ààt- ê%
ftt Ton fent dans tout ce qu'il dit la con^
iSance d'un homme droit & fur de lui-
même 5 qui tire de fon propre cbeur l?ap^
l^robation qu'il ne cherchoit autrefois que
dans mes regards; Je trouve auffi que Vu^
iàge du monde & l'expérience lui ont
^té ce ton dogmatique & trancKânt qu^on
|yrend dan$ le tabinet $ qu'il eft moins
jprompt à juger les hommes depuis qu^tl
en a beaucoup obfervé -, moins pfeiTé
d'établir des propofitions tihiverfeUes de^
jnris qu'il a tant vu d'exceptions , &
qu'en général Taihour de la vérité l'a
guéri de l'efprit 4e fyftêmes ; 4e forte
Iju'il eft devenu moins brillant & plusrai-»
fonnable , & qu'on s'inftruit beaucoup
mieux avec lui depuis qu'il n'eft plus fi
fevant. /
Sa figuf e eft éhahgéé àuffi &: h'éft pâi
moins bien ; fa démarche eft plus aÂu*^
irée ; fa cpntenançe eft plus libre ; fon
port eft plus fier, il a rapporté de fes
ieempagnes un certain air martial qui lui
fied d'autant mieux ^ que foh gefte, vif
& prompt quand il s'anime, eft d'ailleurs
plus grave & plus pofé qu'autrefois. Ceft
un marin dont l'attitude eft flegmatique
Nouv^ Héloîfc. Tome III* Ë
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-«6 - L A N O U Y E X L B
. & froide 9 & le parisr bouillant & îiflR
. pétueux. A trente ans pafles , fon vifage
tfii cdttî . de Fhoflime dans fa perfèâioa
' Se joint au feu de la jeuneffe la majefte
de fâgé mûr. Son teint n'oft pas recon-
noiflable; il eft noir comme un moreV
<& de plus fort marqué de la petite vé-
role. Ma chère , il te &ut tout dire : ces
:m9rcpies me font quelque peine à regar-
der 9 & je tne furprénds fouvent à les
r6g9rder malgré moi.
fe. crois m'appercevoir que fi je Tcxa-
•mine , il n'eft pas moins attentif à m'exa-
miner. Après une fi longue abfence , il
«ft naturel de fe confidérer mutuellement
avec une forte de curiofité ; mais fi cette
çùiriofité femble tenir de Taiicien empref-
fement , quelle différence dans la manière
auffî bien que dans le motif ! Si nos re-
garda fe rencontrent moins fouvent, nous
nous regardons avec plus de liberté. Il
femble que nous ayons une convention
tacite pour nous confidérer alternatives
ment. Chacun fent , pour ainfi dire s
quand c'eft le tour de Tautre .& détour-
ne les yeux à fon tour. Peut -on revoir
fans plaifir, quoique Témotion n'y foi^/
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H É L o I 5 E. IV. Part. 67
plus , ce qu'on aima fi tendrement autre-
fois , & qu'on aime fi purement aujour-
d'hui ? Qui fait fi l'amour - propre ne
cherche point à juftifier les erreurs paf-
fées ? Qui Élit fi chacun des deux , quand
la pa0ion ceffe de l'aveugler , n'aime point
encore à fé dire; je n'avois pas trop
mal choifi ? Quoi qu'il en foit , je te le
répète fans honte, je conferve pour lui
•des fentimens très • doux qui dureront
autant que ma vie. Loin de me reprocher
ces fentimens, je m'en, applaudis ; je rou-
gîrois de ne les avoir pas , comme d'un
vice de caraûere & de la marque d'un
mauvais cœun Quant à lui, j'ofe croire
qu'après la vertu, je fuis ce qu'il aime
le mieux au |ftonde. Je fens qu'il s'ho-
iK>re de mon iftime ; je m'honore à mon
tour de la fienne & mériterai de la con-
ferver. Ah ! fi tu voyois avec quelle
tendreffe il carefle mes enfans, fi tu fe-
vois quel plaifir il prend à parler de toi;
coufine , tu connoitrois que je lui fuis
encore chère !
Ce qui redouble ma confiance dans l'o-
pinion que nous avons toutes deux de lui,
j:'eft que M, de Volmar la partage , ^
£ %
•Digitized by VjOOQIC
£S La Nouvelle
qu'il en penfe par lui-même , depuis qvlH
Ta vu , tout le bien que nous lui en avion»
dit. Il m'en a beaucoup parlé ces deuie
foirs 9 en fe félicitant du parti qu'il' a pris
& me faifant la guerre àe ma réfiâance.
Non 9 me difoit-il hier ^ nous ne laifTe-*
rons point un fit honnête homme en dou-
te fur lui-même; nous lui apprendrons à
mieux compter fxw fa vertu , & peut-être
un jour jouirons -nous avec plus d'avanta-
ge que vous ne penfez du fruit des foins
que nous allons prendre. Quant à pré-;
fent , je commence déjà par vous dire
que fon caractère me plait , & que je YeÇ*
time fur- tout par un coté dont il ne fe
doute gueres, fevoir la froideur qu'il a
vis-à-vis de*moi. Moins il me témoigne
d'amitié 9 plus il m'en ii^pire; je ne faun
rois vous dire combien je'craignois d'en
être carefTé. C'étoit.la première- épreuve
que je lui deflinois ; il doit s'en prifenteif
une feconde ( i ) fur laquelle je l'obfer-
verai ; après quoi je ne l'obferyerai plus;
< 2 ) La lettre où il étoit queftion de eette fecondift.
épreuve a été fuppriraée » mais j'aurai lbi|i d)ai fiad^
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H i t O I $ E. IV- Part. 69
ftmr celle-ci , lui dis- je , elle ne prouve
autre chofe que la franchife de fon carac-
tère : car jamais il ne put fe réfoudre au-
trefois à prendre un air fournis & com-
plaiÊuit avec mon père , quoi qu'il y eût
un fi grand intérêt & que je Ten euffe inf-
tamment prié. Je vis avec douleur qu'il
s'ôtoit cette unique reflburce , & ne pus kiî
fevoir mauvais gré de ne pouvoir être
faux en rien. Le cas eft bien différent ,
reprît mon mari ; il y a entre votre père
& lui ime antipathie naturelle fondée fur
Toppcfition de leurs maximes. Quant à
moi qui n'ai ni fyflêmes ni préjugés , je
fuis ixiT qu'il ne me hait ^oint naturelle-
ment. Aucun homme ne me hait ; un
homme fans paffion ne peut infpirer d'à-
verfion à perfonne : mais je lui ai ravi
fon biçn , il ne me le pardonnera pas fi-
tot* U ne m'en .aimera que plus tendre-
ment quand il fera parfaitement convain-
cu que le mal que je lui ai fait ne m'em-
pêche pas de le voir de bon oeiL S'il
me carelfoît à préfent il ferôit un fourbe ;
s'il ne me careffoit jamais il feroit un
monflre.
ypilà f ma Claire y à quoi no^s en fom-
E3
DigitizecWDy
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70 La Nouvelle
jnes , & je commence à croire que le
Ciel bénira la droiture de nos cœurs &
les intentions bienfàifantes de mon mari.
Mais je fuis bien bonne d'entrer dans tous
ces détails : tu ne mérites pas que j*ayc
tant de plaifir à m'entretenir avec toi ; j'ai
réfolu de ne te plus rien dire , & fi ta
veux en favoir davantage , viens rap-
prendre*
P. S. Il faut pourtant que je te dîfe en-
core ce qui vient de fe pafTer au fu-
jet de cette lettre. Tu fais avec quel*
le indulgence M. de "Wolmar reçut
l'aveu tardif que ce retour imprévu
mç força de lui faire. Tu vis avec
c[uelle douceur il fçut effuyer mes
pleurs & diflîper ma honte; Soit
que je ne lui euiFe rien appris ^ com-
me tu l'as aflez raifonnablement con-^
jeduré , foit qu'en effet il fût tou-
ché d'une démarche qui ne poùy^t
être diftée que par le repentir , non-
feulempnt il a continué de vivre avec
moi comme auparavant , mais il
femble avoir redoublé de foins , de
confiance , d'cftimé , & vouloir me
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H É L O I s E IV- Part^' 7f
dédommager à force d'égards de la
confufion que cet aveu m'a coûté.
Ma coufine , tu comiois mon cœur ;
)uge de rimpreffion qu'y fait une pa«
reille conduite !
Sitôt que je le vis réfolu à laifTer venir
notre ancien maître , je réfolus de
mon côté de prendre contre moi la
meilleure précaution que je puffe
employer ; ce fiit de choifir mon
mari même pour mon confident ,
dé n'avoir aucun entretien particu-
lier qui ne lui fût rapporté , & de
n'écrire aucune lettre qui rie lui iut
montrée. Je m'impofai même d'é-
crire chaque lettre comme s'il ne
la devoit point voir ,.& de la lui
- montrer enfuite. Tu trouveras un
article dans celle-ci qui m'efl venu
de cette manière , & fi je n'ai pu
m'empêcher en l'écrivant , de fon-
. ger qu*il le verroit ^ je me rends le
. témoignage que cela ne m'y a pa$
fait changer un mot ; mais quand
' j'ai voulu lui porter ma lettre il s'eft
. moqué de moi , & n'a pas eu la
. complaî&nc&dfilalire.
E4
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j% La NouvEtLS
)e t'avoue que j*ai été un peu pî<{uéQ
. €le. ce refus , comme s'il s'étoit dé«
• £é de ma bomie foL Ce mouvement
ne lui a pas échappé : le plus ftanc
& le plus générexix (les hommes
m'a bientôt raffurée^ Avouez 5^
m'a-*t-il dit , que dans cette lettre
vous avez moins parlé de moi qu'à
Fordinaire. l'en fuisi convenue; étoit*
il féant d*en beaucoup parler pour
. lui montrer ce que j'en ^urois dit ^
Hé bien , a - 1- il repris en fouriant ,
j'aime mieux que vous parliez dç
moi davantage & ne point favoir
ce que vous en direz. Puis il a pour*
fuivi d'un ton plus férieux j le ma«
riage eft un état trop auftere & trop
• grave pour fupporter toutes les pe^
. tites ouvertures de cœur qu'admet
la tendre amitié. Ce dernier lien tem-»
père quelquefois à propos Textrême
févérité de l'autre , & il eft boa
qu'une femme honnête & fagè puif.
fe chercher auprès d^me fidelle amie
les confolatiofts , les lumières , &
. les confeilf qu'elle n'oferoit demani
d« à içn paari fur çert^esi m^tie-^
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H i L o I s E. IV. Part. 7}
tes. Quoique vous ne diflez jamais
rien entre vous dont vous n'aimaf-
fiez à m'infimire» gardez* vous de
vous en Élire une loi ^ de peur que
te devoir ne devienne une gêne , &
que vos confidences n^en ibient
moins douces en devenant plus éteft-
dues. Çroyez-moi , les épanchemens
de l'amitié iè retiennent devant un
témoin [quel qu'il (bit. Il y a mille
fecrets que trois amis doivent fàvoir
& qu'ils ne peuvent fe dire que deux
à deux. Vous communiquez bien les
mêmes chofes à votre amie & à votre
époux y mais non pas de la même
manière ; fiç fi vous voulez tout con^
fondre , il arrivera que vos lettres fe^
ront écrites plus à moi qu'à elle , &
que vous ne ferez à votre aife ni avçc
l'un ni avec l'autre. C'eft pour mon
intérêt autant que pour le vôtre que
je vous parle ainfi. Ne voyez -vous
pas que vous craignez déjà la jufte
honte de me louer en ma préfence ?
Pourquoi voulez- vous nous ôter, à
vous , le plaifif de dire à votre amie
ççmhitn Votre mari vous eft cher ,
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74 I-A Nouvelle
à moi y celui de penfer que dans vdS
plus fecrets entretiens vous aimez ai
parler bien de lui. Julie ! Julie l
a-t-il ajouté en me ferrant la main ^
& me regardant avec bonté , vous
abaiflerez - vous à des précautions
fi peu dignes de ce que vous êtes,
& n'apprendrez- vous jamais à vous
eftimer votre prix }
Ma chère amie » faurois peine à dire
comment s'y prend cet homme in-
comparable y mais je ne fais plus
rougir de moi devant lui. Malgré
que j'en aye il m'élève au-defTus de
moi-même , & je fens qu'à force de
confiance il m'apprend à la mériter»
^y^ I»
LETTRE VIIL
RÉPONSE Dç Mde. d'Orbe
A Mde, de Wolmar»
\^Om]
[MENT, coufine, notre voya-
geur eft arrivé , & je ne l'ai pas vu en-
core à mes pieds chargé des dépouilles
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B £ 1 o I s E. IV. Part» yy
ide rAmérique ? Ce n'eft pas lui , je f en
avertis , que j'accufe de ce délai ; car je
fais qu'il lui dure autant qu'à moi^: mais
ft vois qu'il n'a pas auffi bien oublié que
tu dis fon ancien métier d'efdâve > & je
me plains moins de fà négligence que
de ta tyrannie» Je te trouve auflî fort
bonne de vouloir qu'une prude grave &
formalise comme moi £ifle les avances,
&: que toute aflEciire ceflante , je coure
baifer un vi&ge noir & crotu y ( i ) qui
a pafle quatre fois fous le foleil & vu le
pays des épices ! Mais tu me &is rire
ïur - tout quand tu te prefles de gronder
de peur que je ne gronde la première.
Je voudrois bien favoir de quoi tu te
mêles ? C'eft mon métier de quereller ;
j'y prends plaifir , je m'en acquitte à mer-
veille , & cela me va très - bien : mais
toi , tu y es gauche on ne peut davan-
tage 9 & ce n'eft point du tout ton fàit^
En revanche 9 ii tu iàvois combien tu at
de grâce à avoir tort, combien ton air
conflis & ton œil fuppliant te rendent,
charmante , au lieu de gronder tu paffe-r
■ . I I I I UJ I II I Wiy
H) ]^9Xf^i de i^ttite vérole. Terme i|u p^Ji^
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7$ La NotrvELLe
rois ta vie à demander pardon , finon paf
devoir , au moins par coquetterie.
Quant à préfent demande -moi pardon
)de toutes manières. Le beau projet que
celui de prendre fon mari pour fon confi-
dent , & l'obligeante précaution pour
une auffi fainte amitié que la nôtre !
Amie injufle , & femme pufiUanime ! à
qui te fieras -tu de ta vertu fur la terre,
il tu te défies de tes fentimens & des
miens ? Peux-tu, fans nous ofFenfer toutes
deux , craindre ton cœur & mon indid-
gence dans les noeuds iacrés où tu vis ?
Tai peme à comprendre comment la feule
idée d'admettre un tiers dans les fecrets
caquetages de deux femmes ne t'a pas ré^
voltée ! Pour moi , j'aime fort à babiller
i^ mon aife avec to>i ; mais fi je favois que
l'œil d'un homme eût jamais fiireté mes
lettres , je n'aurois plus de plaifir à t'é*
crire ; infenfîblement la froideui" s'intro-
duiroit entre nous avec la réferve , &
nous ne nous aimerions plus que comme
deux autres femmes. Regarde à quoi nous
cxpofoit ta fotte défiance , fi ton mari
ti'eût été plus fage que toi.
U a très <- prudemment fait de ne vou«
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H EL I s E. ÏV. Par-K 77
loir point lire ta lettre. Il en eût , peut-
être , été moins content que tu tfefpé-
rois 9 & moins que je ne le fuis moi-
Q^me à qui l'état oh je t'ai vue apprend
à mieux juger de celui oii je te vois.
Tous ces iàges contemplatifs qui ont pafTé
leur vie à l'étude du cœur humain en
iavent moins fur les vrais fignes de Ta-
mour que la plus bornée des femmes
fenfibles. M. de Wolmar auroit d'abord
remarqué que ta lettre entière eft em-
ployée à parler de notre ami , & n'auroit
point vu rapoftille où tu n'en dis pas un
mot. Si tu avois écrit cette apoftille , il
y a dix ans , mon en&nt, je ne fais com-
ment tu aurois fait , mais l'ami y feroit
toujours rentré par quelque coin , d'au-
tant plus que le mari ne la devoit point
voir.
M. de Volmar auroit encore obfervé
l'attention que tu as mife à examiner fou
hôte 9 & le plaifir que tu prends à le
décrire ; mais il mangeroit Ariflote Sc
Platon avant de favoir qu'on regarde fon
amant & qu'qn ne l'examine pas. Tout
examen exige un fang-froid qu^on n'a jar
jliais en voyant ce qu'on aime«
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j9 La NoVVEttÉ
Enfin il s'imagineroit que tous cei
changemens que tu as obfervés feroient
échappés à une autre ^ & moi )*ai bien
peur au contraire d'en trouver qui te fe-
ront échappés. Quelque différent que ton
hôte foit de ce cpi'il étoit , il changeroit
davantage encore que fi ton cœur n'avoit
point changé , tu le verrois toujoiu-s le
même/ Quoi qu'il en foit , tu détournes
les yeux quand il te regarde ; c'eft encore
un fort bon figne. Tu les détournes ,
coufine ! Tu ne les baifles donc plus ?
car fiirement tu n'as pas pris un mot pour
l'autre. Crois -tu que notre fage eût aufli
remarqué cela ?
Une autre chofe très-capable d'înquié-
ter lin mari , c'eft je ne ikis quoi de tou-
chant & d'affe£hieux qui refte dans ton
langage au fiijet de ce qui te fiit cher..
En te lifant , en t^entendant parler on a
befoin de te bien connoître pour ne pas
fe tromper à tes fentimens ; on a befoin
de favoir que c'eft feulement d'un ^mî
que tu parles , ou que tu parles ainfi de
tous tes amis ; mais quant à cela , c'eft
un eiFet naturel de ton caraftere , que
ton mariconnoit trop bien pour s'en
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. .H i t o I s E. IV. Part. 79
a&armer. Le moyea que dans un cœur fi
tendre la pure amitié n'ait pas encore un
peu l'air de l'amour ? Ecoute , coùfine ,
tout ce que je te dis là doit bien te don-
ner du courage , mais non pas de là té-
mérité. Tes progrès font fenfibles & c'eft
beaucoup. Je ne comptois que fur ta
Vertu , & je xrommence à compter auffi
-fiir ta raifon 1 je regarde à préfent ta
guériibn finon comme parfaite , au moins
•comme facile ^ & tu en as précifément
aflez Élit pour te rendre inexcufàble fi tu
n'achevés pas.
Avant d'être à ton apoftille j'avoîs
^éjà remarqué le petit article que tu as
€u la fi:anchife de ne pas fiipprimer ou
modifier en fongeant qu'il feroit vu de
ton mari. Je fuis lïire qu'en le lifant it
tût, s'il fe pouvoit, redoublé pour toi
d'eftime ; mais il n'en eût pas été plus,
content de l'article. En général ta lettre
étoit très -propre à lui donner beaucoup
de confiance en ta conduite & beaucoup
d'inquiétude fur ton penchant. Je t'avoue
que ces marques de petite vérole, que
tu regardes tant, me font peur, & jamais
Famour ne s'aviéi d'un plus dangereux
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Vd La N o V V e l l ft
£urd. Je fais que ceci ne (èroit rien pôltf
une autre ; mai^^ coufine ^ foiiviens-t-en
toujours 9 celle que la jeimefle & la fi«
gure d^un amant n'avoient pu féduire ie
perdit en penÊint aux maux qu'il avoit
ibufferts pour elle. Sans doute le Ciel a
voulu qu'il lui refiât des marques de
cette maladie pour exercer ta vertu , &
qu'il ne t'en refiât pas^ pour exercer la
fienne*
Je reviens au principal fujet de ta let^
tre; tu fais qu'à celle de notr^ ami, j'at
volé ; le cas étoit grave. Mais à préfent
û tu favois dans quel embarras m'a miis
cette courte abfence & combien )'ai d'a&
£ûre à la fois , tu fentirois l'impoflibilité
où je fuis de quitter derechef ma mai-«
fon fans m'y donner de nouvelles entra*»
ves & me mettre dans la néceflité d'y*
pafler encore cet hiver ; ce qui n'efi pas
mon compte ni le tien. Ne vaut * il pas
mieux nous priver de nous voir deux
ou trois jours à la hâte , & nous rejoin^^
dre fix mois plutôt ? Je penfe auflî qu'il <
ne fera pas inutile que je caufe en par«
ticulier & un peu à loifir avec notre
philofophe j foit pour fonder & raiFermir
i0n
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HÉ: ta 1 s n.vr. Par*, gt
fi>n> coeur : foit pour lui. donner quel^
ques avis utiles fur la manière dont il
doit fe conduire avec ton min & même
avec toi ; car^ \e n'imagine pas que tu
puiffes lui parli»- bien lihremfiit là-def-
fus , & je Yoii5: par ta lettre même! qu'il
a hefoindeconfeil. NôUs ayqns pris xine:
$ grande habitude de le gouverner 9 que
jiQus femmes un peu refponâbles de
lui à notre propre confcieiice f & jufiju'à
ce que £1 raifon foit entièrement libre »
liousy devons fup{4éer. Pour moî> c'eft-
'^n foin que je prendrai toujours avec
plaifir ;. car il a eu pour mes avis des
déférences coiiteu&s que je n'oublierai jar
mais 9 & il n'y a point d'homme au mon^
et depuis que le mien n'eft plus 9 que
j^eâime & que j'aime autant que lui. Je
lui- réièrve auffi pour fon compte le plai-
fir de me rendre ici quelques fervices.
J'ai beaucoup de papiers mal en ordre
qu'il m'aidera à débrouiller , & quelques
affaires épineufes oh j'aurai' befoin à mon
tour de fes lumières & de fes foins. Au
refte , je compte; ne le garder que cinq
ou fix jours tout au plus, & peut-être
te le renverrai -je dès le lendemain; car
Nouv. HcloîJ^. Tome III. F
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Si La VI o V y t tit
î'ai trop de vanité pour attendre qtuf
rimpatience de s'en retourner le prenne ^
& l'oeil trop bon^ pour m'y tromper.
Ne manque donc pas , fitôt iqu'il fera
remis de me l'envoyer, c'eft-'à-dire, d^
le laifler venir, ou je n'entendrai pas
Taillerie. Tu fais bien que fi je ris quand
je pleure & n'en fuis pas moins affligée ,
fe ris auflî quand ]e gronde & n'en fiiis
pas moins en colère. Si tu es bien £ige
& que tu Mes les chofes de bonne grsK
ce , je te promets de t'envoyer avec lui
un joli petit prèfent qui te fera plaifir,
& très * grand plaifir; mais fi tu me fais
Janguir, je t'avertis que tu n'auras rien»
P. S. A propos, dis -moi; notre ma*,
rin fimie-t-^ilî juré -t- il ? boit<*-il
de l'eau -de- vie ? Porte-t-il un
grand (àbre } a-t-il bien là mine
d'un flibuftier ? Mon Dieu , que JQ
fuis curieufe de voir l'air qu'on i^
5]uand on revient des Antipode^ }
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LETTRE ÏX,
D£ Md£. d'Orbe
Iens, ceufine» voilà ton efchvi
que )e te renvoyé. J'en ai &it le mien dus
cant ces huit jours , & il a porté fe$ fer^
de fi b6û cœur qu'on voit qu'il eft tout
fiût pour fervif. Rends -moi grâce de m
l'avoir pas ^dé huit autres jours encore;
car 9 ne t'en d^plaife , fi j'avois attendu
qu'il fut ptêt à s'ennuyer avec moi, j'aut
fois pu ne pas le renvoyer fitôt. Je l'ai
donc gardé fans fcrupule; mais j'ai> eu;
celui de n'ofer le loger dans ma maifônj
^e me fiiis fenti quelquefois cette fîert^
^ame qui dédaigne les ferviles l^ienfé^ces;;
& fied fi bien à la vertUt J'ai été plu^
timide en cette occafion fans favoir pourV
f|uoi ; &C tout ce qu'il y a de fur , c'ef^
que je ferois plu^ portée à me reproche^
^tte réferve qu'à m'en applaudir.
Mais toi, éiS'Jufeiçn pourquoi noifs
F l
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^4 lA KOVVELLK
ami s'enduroit fi paifiblement ici ? Pre^
inierement il étoit avec moi , & je pré-
ten<ls ^e c*eft déjà beaucoup pour prendre
patience. Il m'épargnoit des tracas & me
rendoit fervice dans mes aflaires; un ami
ne s'ennuye point à cela. Une troiûeme
chofe que tu as déjà devinée, quoique
tu n'en fkffes pas femUant, c'eâ qu'il
me parloit de toi, .& fi nouç jôlions fe
tems qu'a duré cette, cauferie dei cetut
qu'il il paâté ici, tu verrois qu'il m'en eft
fort peu refié pour mon compte. Mais
qfxéïk bizarre fantaifie de s'éloigner de
tpï pour avoir le plaifir d'en parler l Pas.
& bizarre qu'on diroit bien. Il e£t con*.
traint pn ta préfence ; il faut qu'il s'ob*
ferve ince£&mment ; la moindre indif-
crétion deviendroit un crime, & dans
ces momens dangereux le feùl devoir fe.
hïSk entendre aux cœurs honnêtes : mais
loin de ce qui nous fut cher on fè per-«
met d'y fooger encore. Si l'on, étouffe
un fentiment devenu coupable, pouiv
quqi fe reprocheroit-on de l'avoir eu
tandis qu'il ne L'étoit point? Le doux
fouvenir d'un bonheur qui fiit léptime^
peut-il jamais être criminel? Voilà, je
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H £ L o I s^ Eé ly. Part. Sf
l^enfe, un taiibnnement qui t'iroit md ^
mais qu'aprèis tout il peut fe permettre.
S a recommencé fpour ainfi dire la car-
rière de {es anciennes amours. Sa pre*
miere jeunefle s'éfl écoulée une féconde
ibis dans nos entretiens. Il me reitou-:
Telloit toutes fea confidences ; il rappelloit
ces tems heureux où il lui étoit permis
de t^aimer; il peignoit à mon cceur les
diarmés d'ime flamme innocente ••.. fans '
doute il les embelliflbit !
Il m'a peu parlé de fon état préfent
par rapport à toi, & ce qu'il m'enta dit
tient plus du refpeâ & de Tadmiration^
que de l'amour; en forte que je le vois
retourner ^ beaucoup pïhs rafliiré fur
fon cœur que quand il eft arrivé. ,Ce.
n'eft pas qu'auf&-tôt qu'il eu queftion
de toi , l'on n'appefçoive au fond de ce'
cœur trop fenfible un certain attendrif*
fement que l'amitié feule ^ non moins
touchante, marque pourtant d'un autre
ton; mais )'ai remarqué depuis long*
tems que perfonne ne peut ni te voir,
ni penfer à toi de fang-froid, &; û Von
joint au fentiment univerfel que ta vue
ihipire le fentiment plus doux qu'un fou-
F3
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U LA N © V t t t a
Venir îneflaçable a dû lui laifler i tÛ
trouvera qu'il eft difficile & peut-êttré
impoflible qu'avec la vertu la plus aui^
tere il foit autre chofe que ce qu'il efti
le l'ai bien queftiônné ^ bien Dbfervé ^
tneA fuivi; je l'ai examiné autant qu'il
ifn'a été poffible ; je ne puis bien lire
dans fôn ame^ il n*y lit pas mieux luï-^
ïnênle t niais je puis te répondife au moins
qu'il eft pénétré dé la force de fes de-
Voirs & des tiens , & qUè l'idée de Julie
iuéprifable & corrompue lui fèroit plus
d'horreur à concevoir que celle de fort
jpropre anéantiffement» Coufine , je n'ai
qu'un confeil à te donner, & je te pirie
i'y feire attentton; évite les détails fur
ife pafle & je te réponds de l'avenir-
Quant à la reftitution dont tu me par*
tes i il n'y faut plus fônger. Après avoir
épuifé toutes les raifons imaginables , je
l'ai gfîé y preiTé , conjuré , boudé , baifé^
je lui ai pris les deux mains , je tne ferois
knife à genoux s'il m'eût laiÏÏe feirè ; il né
Vn'a pas même écoutée. Il a pouffé Fhu-
îheur & l'opiniâtreté jufqu'à jurer qu'il
kîonfentiroit plutôt à rie te plus voir qu'à
Et éé&j&r dé to;i portrait. Enfin dans vA
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h i L ô î s ï, iv.PAftt; %f
\tsaifyon d*indignation me le faifaht tou*
iDher attaché fur fon doeur, le voilà >
irfa-t-il dit, d'un ton fi ému qu'il en rel*
piroit à peine , le voilà ce portrait , le
feul bien qui me refte , & qu'on m'envie
encore ! Soyez fôre qu'il ne me fera ja-
Mais arraché qu'avec la vie. Crôis-moi 9
coufine, fôyons fages & laiiTons - lui le
. portrait. Que t'importe au fond qu'il lui
demeure ? Tant pis pour lui s'il s'obftine
à le garder>
Après avoir bien épanché & fôliïagè
Ion cœur , il m'a paru affez tranquille
pour que fd pufle lui parler de fes afïai^^
tes. J'ai trouvé que le tems & la raifon
ne l'avoient point fait changer de fyftê*
-me , & qu'il bornoit toute fon ambition
à paffer fa vie attaché à Milord Edouard^
Je n'ai pu qu'approuver un projet fi hon*
Aête , fi convenable à fbn caraâere , 6C
fi digne de la reconnoiflance qu'il doit à
des bien&its fans e^xemple^ Em'a dit que
tu avois été du même avis ; mais que
M. de Wolmar avoit gardé le filence. Il
me vient dans la tête ime idée* A la con-
duite affez finguliere de ton mari , & à
tf autres indices , je foupçonne qu'il a fut
F 4
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89 L A, N'O U V E L L E'
notre ami quelque vue fecrete qu*îl ne
dit pas. Laiflbns-le &ire & fions-^nous è
ÛL fageffe. La manière dont il s'y prend
{prouve aflez que fi ma conjeâure eft jvûes
il ne médite rien que d'avantageux à celui
pour lequel il prend tant de foins.
Tu n'as pas mal décrit fa figure & fes
manières ) 6c c'efl un figne aflèz fiivorabte
que tu Tayes obfervé plus exaâement que
je u'aurois cru : mais ne trouves - tu pas
que fes longues peines & l'habitude de
tes fentir ont rendu h phyfionomie en*
€ore plus întéreflante qu'elle n'étoit au^
trefois? Malgré ce que tu m'en avois
écrit je craignois de lui voir cette poli-
tefle maniérée , ces fiiçons fingerefles
qu'on ne manque jamais de contraâer àr
Paris y &c qui dans la foule des riens dont
on y remplit une journée oifive fe pi-^
que d'avoir ime forme plutôt qu'une
autre. Soit que ce vernis ne prenne pa»
fur certaines âmes ^ foit que l'air de la
mer l'ait entièrement ef&cé , je n'en at
pas apperçu la moindre trace ; & dans
tout l'empreffement qu'il m'a témoigné ,
je n'ai vu que le defir de contenter fon^
cœur, n m'aparlé'de mon pauvre mari;
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H É L o T s £. IV. Part. 89
ttaîs il aimoit mieux le pleurer avec ^oi
€]ue me confoler 9 & ne m^a point débité
là^eflus de maximes galantes. Il a carelTé
sxia fille y mais au lieu de partager mon
admiration pour elle, il m'a reproché
comme toi fës dé&uts & s'efl plaint que
je la gâtois ; il s'eft livré avec zèle à mes
a£^res & n'a prefque été de mon avis
iurrien. Au furplus le grand air m^auroit
arraché les yeux qu'il ne fe feroit pas
avifé d'aller fermer un rideau ; je me
ièrois fatiguée à pafler d'une chambre à
l'autre qu'un pan de fon habit galamment
étendu fur ù. main ne feroit pas venu à
mon fecours ; mon éventail refta hier
une grande féconde à terre fans qu'il s'é-
lançât du bout de la chambre comme
pour le retirer du feu. Les matins avant
es me venir voir , ît n'a pas envoyé une
feule fois ikvoir de mes nouvelles. A la
promenade il n'affeûe point d'avoir fon
chapeau cloué fur la tête , pour montrer
qu'il ûit les bons airs C i ). A table, je
( X ) A Paris on fe pique fur - tout de rendre ia fociété
commode Se facile , & c*eft dans une toù\e de règles de
oette importance qu'on y fait ci^nfiftei^ cette facilité.
Tout eft ufage^ & loix dans la bonne compagnie. Tous.
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96 Lan
lui ai demandé i
n'appelle pas fa 1
préfentée avec '.
affietté comme
manqué de boir^
moins par repas
reftoit cet hiver
avec nous autou
vieux bourgeois
montre-^ moi iir
venu de Paris qi
hommie. Au reïl
dois trouver n
dans un feul pc
un peu plus des
qui nç peut fe fi
fans aller pourtai
î^ccommoder a\
moi 5 je le trou
plus grave & j
Ma mignonne , g*
fement jufqu'à r
fément comme i!
ées uikges naîiTent & t
vivre coniifte à fe tenii
paflTage , à les aSeâe
jour. Le tQut pour êa
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Il t X e I s B; IT. PARt. 91
« |>Iaifir de le défaler tout le long du joun
Admire ma difcrétion ; je ne t'ai rien
dit encore du préfent que je t'erivoye ,
& qui t'en promet bientôt un autre : mais
tu Tas reçu avant que d'ouvrir ma let-
tre , & toi qui fais combien j'en fuis ido*
lâtre & combien i'ai raifon de l'être ; toi
dont Tavarice étoit fi en peine dé ce pré-
sent j tu conviendras que je tiens plus que
3e rfaVois promis. Ah ! la pauvre petite !
au moment oii tu lîs ceci > elle eft déjà
dans tes bras ; elle eft plus heureufe que
ÛL mère ; mais dans deux mois je ferai
plus heureufe qu'elle ; car je fentirai mieux
moQ'bbdieur. Hélas! chère coufine , ne-
nt'as-tu pas déjà toute entière ? où tu es ,
^îi eft ma fille , que manque-t-il encore
de moi ? La voilà cette aimable enfant ;
reçois -la comme tienne ; je te la cède ^
je te la donne ; je réfîgne en tés mains
le pouvoir maternel ; corrige mes fautes,
change -toi des foins dont je m'acquitta
fi mal à ton gré ; fois dès aujourd'hui
la mère de cfeUe qui doit être ta Bru>
& pour me la rendre plus chère encore,,
ifais-ens'il fev peut une autre Julie. Elle
\e reflemble déjà de vifage ; à fon hu-i*
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9t LANouvsLtK
fneur , )*augure qu'elle fera grave & pr&^
cheufe ; quand tu auras corrigé les capri-»
ces qu'on in'accufe d'avoir fomentés , tu
verras que ma fille fe donnera les airs
d*être ma coufiné; mais plus heureufe elle
aura moins de pleurs à verfer & moins
de combats à rendse. Si le Ciel lui eût
confervé le meilleur des pères ; qu'il eût
été loin de gêner fes inclinations , & que
nous ferons loin de les gêner nous-mêmes l
Avec quel charme je les vois déjà s'accor^
der avec nos projets ! Sais-tu bien qu'elle
ne peut déjà plus fe paiTer de fon petit
Mali, & que c'eflr en partie pour cela que
je te la renvoyé ? J'eus hier avec elle une
conver&tion dont notre ami fe mouroit
de rire. Premièrement , elle n'a pas le
moindre regret de me quitter, moi qui
fuis toute la journée £i très • humble fer« x
vante , & ne puis réfifter à rien de ce
qu'elle veut; &c toi qu'elle craint & qui
lui dis 9 non,' vingt fois le jo^r , tu es la
petite maman par excellence , qu'on va
chercher avec joie , & dont on aimé
mieux les refiis que tous mes bonbons*
Quand je lui annonçai que j'allois te l'en-
voyer , elle eut les tranfports que tu
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H Ê t o I s E. IV. Part. 95
peux pcnfer ; mais pour rembarraflèr ,
î^ajoutai que tu m'enyerrois à ûl place
le petit Mali , & ce ne fiit plus fon comp-
te. Elle me demanda toute interdite ce
que j'en voulois feûre. Je répondis que je
voulois le reprendre pour moi ; elle fit
la mine. Henriette , ne veux-tu pas bien
me le céder, ton petit Mali? Non, dit-
elle, affez féchement. Non? Mais fi je
ne veux pas te le céder non plus, qui
nous accordera ? Maman , ce fera la petite
maman, faurai donc la préférence^ car
tu fois qu'elle veut tout ce que je veux#
Oh la petite maman ne veut jamais que
la raifon ! Comment , Madembifelle ^
rfeft-ce pas la même chofe? La rufée
fe mit à fourire. Mais encore , continuai-
je , par quelle raifon ne me donneroit-
elle pas le petit Mali ? Parce qu'il ne
vous convient pas. Et pourquoi ne me
conviendroit-il pas ? Autre fourire auffi
malin que le premier. Parle fianchement,
eft - ce que tu me trouves trop vieille
pour lui ? Non, maman ; mais il eil trop
jeune pour vous .... Confine , un enfant
de lèpt ans !.. . En vérité , fi la tête ne\
m*^n tournoit pas , il faudroit qu'ellçL
m'eût déjà tourné. .
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$4 La N o u V e l t é
Je m'amufai à la provoquer encore^
Ma chère Henriette , lui dis - je en pre-î
nant mon férieux , je faiTure qu'il ne te
conyient pas non plus. Pourquoi donc
$'écria-t-ellç d'un air allarmé ? Ceft qu'il
eft trop étourdi pour toi. Oh maman !
n'eft-ce que cela? Je le rendrai fage. Et
fi par malheur il te rendoit folle ? Ah J
ma bonne m^man j. que j'aimerois à vous
reffembler! Me reffembler, impertinente^
Oui , maman : vous dites toute la jouiH
née que vous êtes folle de moi : Hq
bien ! moi , je ferai folle qe lui : yoil^
tout.
Je fais; que tu n'approuves pas ce joU
caquet, & que tu fauras bientôt le mo^
dérer. Je ne veux pas , non plus , le julF»
tifier quoiqu'il m'enchante ^ mais te moiH
trer feulement que ta fille aime déjà bien
fon petit Mali , & que s'il a deux ans
de moins qu'elle , èllç ne fera pas indî-5
gne àe l'autqrité que lui donne Je droit
d'aînefle, Auffi^bien^je vois, par Pop^
pofition de ton exemple & du mien ^
celui de ta pauvre mère, que quand la
femme gouverne , la maifon n'en va pasj
plus lïîial. Adieu, m^ bien- aimée i a^îçft
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r
H É L O I s E. IV. PjtRT. 95
ina f chère inféparable ; compte que IjS
^esr^ approche , & que les vendanges ne
& feront pas fans moi»
Il . ^ftytf^ ' ... ■.,,.*. ^
LETTRE X,
DE Saint Preux
A Mii^ORD Edouard;
\^Ue de plaifirs trop tard connus je
goûte depuis trois femaines ! La douce
chofè de couler fes jours dans le fein
d'une tranquille amitié , à l'abri de Tora^
ge des paillons imp^eufes ! M ilord ,
que c'eft un fpeâacle agréable & tou-*
chant 9 que celui d'une maifon (impie &
bien réglée où régnent l'ordre , la paix ,
l'innocence ; où l'on voit réuni fans ap?
pareil 9 fans éclat ^ tout ce qui répond à
la véritable defiination de l'homme ! La
campagne , la retraite ^ le repos , la fai-
fon, la vafte plaine d'eau qui s'offre à
mes yeux , le ikuvage afpeâ des monta-
gnes , tout me rappelle ici ma délicieufe
|Aç de Tmian^ Je crois voir accQmplis
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tANoUVELlB
les v<eux ardens que j'y fomud tant de
ibi& J'y mené une vie de mon goût^
l'y trouve une fociété félon mon cœiur#
n ne qianque en ce lieu que deux per-
fbnnes pour que tout mon bonheur y
foit rafiemblé, & j'ai l'efpoir de les y
voir bientôt.
En attendant que vous & Mde. d'Orbe
veniez mettre le comble aux plaifirs fi
doux & fi purs que j'apprends à goûter
où je fuis, jeveux^vous en donner une
idée par le détail d\me économie domei-*
tique qui annonce la félicité des maîtres^
de la maifon & la fait partager à ceux
qui l'habitent. J'ei^ere , fur le projet
qui vous occupe., que mes réflexions
pourront un jour avoir leur uiage , &
cet efpoir fert encore à les exciter.
Je ne vous décrirai point la maifon de
Clarens. Vous la connoîfi*ez. Vous fa--
vez fi elle efi charmante , fi, elle m'offre,
des ibuvenirs intéreflans, fi elle doit m'ê-.
tre chère , & par ce qu'elle me montre ^
& par ce qu'elle me rappelle. Mde. de
Wolmar en préfère avec raifon le féjour
à celui d'Etange , château magnifique &c
grande nuûs vieux, trifie , incommode^
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M É L O I s E. IV. PXKT. 915?
jk qui n'ocre dans fes environs jlèndçcpnW
parable à ce qu'on voit autour de Çlarens;
Depuis que les maîtf es de cette maifoix
y ont fixé leur demeure ^ ils en ont mi?
à leur ufkge tout ce qui ne fervoit qu'à
Tornement ; ce n'eu plus une maifon fài*
te pour être vue ^ mais pour être habitée;
Ils ont bouché de longues enfilades pour
changer des portes mal fituées , ik ont
coupé de trop grandes pièces .pour avoir
des logemens mieux diftribués* jA de^
meubles anciens & riches ils en ont fubiV
titué de fimples & de commode^; Tout
y eft agréable & riant; tout y refpirè
l'abondance & la propreté , rien n'y^fenf
la richeffe & le luxe. Il n'y a pas linç
chambre oîi l'on- ije fe reconnoiffe ,à I^
campagne , & oîi Ton ne retrpuve tputei
les commodités de la ville. I^es n^ênaei
<hangemens fe font remarquer au -de-?
Jiors. La baffe-cour a été aggrândie aux
dépens des remifes. A la place d'iirf
vieux billard délabré l'on a feit; ^a..beaii
preffpir ,'& une laiterie oii Jogeoient dei
.paons criards dont On s'eft défait. Le poM
tager étpit trop petit pour la cuifînej
On en a fait du parterre un fecoijd,, maké
Nouvi Héloifc. Tome IIL G
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^8 IaNouvellc
fi propre & fi bien entendu, que ce
parterre ainfi travefii plait à l'œil plus
qu'auparavant. Aux trifies ifs qui cou-
vroient les murs , ont été fiibflitués de
bons efpalier^. Au lieu de Tinutile ma-
ronier d'Inde , de jeunes mûriers noirs
commencent à ombrager la cour , & l'on
a planté deux rangs de noyers jufqu'au
chemin , à la place des vieux tilleuls qui
bordoient l'avenue. Par-tout on a fubfti-
tné l'utile à l'agréable , & l'agréable y a
prefque toujours gagné. Quant à moi ^
du moins , je trouve que le bruit de la
baffe-cour ^ le cHant des coqs , le mu-
giffement du bétail, l'attelage des cha-
riots, les repas des champs, le retour
des" ouvriers , & tout l'appareil de l'éco-
nomie ruftîque donne à cette maifon un
air plus champêtre, plus vivant, plus
anime i jpîiis gai , je ne fais quoi qui
fent la joie & le bien-être, qu'elle n'a-
voit pas dans fa morne dignité.
Leurs terres lie font pas affermées , mais
cultivées par leurs foins , & cette cul-
ture fait une grande partie de leurs oc-
cupations , de leurs biens & de leiu-s plai-
i&rs. La Baronnie d'Etange n'a que deê
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• ÎTÉ L 6 1 s È. IV, Part. 99
ptés y des champs 8t du bois ; mais le
produit de Ckretis tA en vignes , qui font
un objet confidérable , & comme la dif^
férence de la culture y produit un effet
plus feilfible que dans les bleds ; €*eft en-
core une rai fon d'économie pour avoir
préféré ce dernier féjour* Cependant ils
vont prefque tous les ans feire les moiiP-
fons à leur terre , & M. <fe Wolmar y va
feul aflez fréquemment Ils ont pour nia-
xime de tirer de la culture tout ce qu'elle
peut donner ^ non pour faire un plus
grand gain f mais pour nourrir plus d^hom*
nies. M. de Wolmar prétend que la tefre
produit à proportion du nombre des bras
qui la cultîveilt ; mieux cultivée elle rend
davantage ; cette furabondahce de pto-
duôîon donne dequoi la cultiver mieux
encore ; plus on y met d*hommes & de
bétail, plus elle fournit d^excédent à leur
entretien. On ne fait, dit^-il , où peut s'ar-
rêter cette augmentation continuelle &
réciproque de produit & de ailtivateurs.
Au contraire , les terreins négligés per-
dent leur fertilité : moins un pays produit
tfhoiÉlirhes , moins il produit dé denrée^;
c'èft le défaut d'tabitans qui Tempêche dé
G %
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;i6o tANowriti»
nourrir le peu qu'il en a ^ & dans toute COili
trée qui fe dépeuple on doit tôt ou tard
mourir de £dm«
Ayant donc beaucoup de terres & les
cultivant toutes avec beaucoup de foin ^
il leur faut , outre les domeftiques de la
bafle-coiur y un grand nombre d'ouvriers
à la journée ; ce qui leur procure le plai-
fir de &ire fubfifter beaucoup de gens
fans s'incommoder« Dans le choix de ces
journaliers , ils préferent toujours ceux
du pays & les voiiins aux étrangers &
aux inconnus. Si Ton perd quelque chofe
à ne pas prendre toujours les plus robuf-
tes 9 on le regagne bien par Taffeâion
que cette préférence infpire à ceux qu'on
çhoifit^ par l'avantage de les avoir iàns
ceffe autour de foi , & de pouvoir comp*
ter fur eux dans tous les tems, quoiqu'on
ne les paye qu'une partie ^ Tannée»
Avec tous ces ouvriers on fait toujours
deux prix. L'un eft le prix de rigueur
& de droit , le prix courant du pays f
qu'on s'oblige à leur payer pour les avoir
employés. L'autre , un peu plus fort, eft
un prix de bénéfîcence , qu'on ne leur
paye qu'autant qu'on eâ content d'eux ^
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fl i L o I s E. rv. Part. îôi
J& il arrive prefque toujours que ce qu'ils
font pour qu'on le foit , vaut mieux que
le furplus qu'on leur donne. Car M. de
Wolmar eft intègre & féVere , & ne laiffe
jamais dégénérer en coutume & en abus
les inftitutions de feveur & de grâce. Ces
ouvriers ont des furveillans qui les ani-
ment & les obfervent. Ces furveillans font
les gens de la baffe- cour qui travaillent
eux-mêmes & font intéreffés au travail
des autres par un petit denier qu'on leur
accorde' outre leurs gages , fur tout ce
cpi'on recueille par leurs foins. De plus ,
M. de Wolmar les vifite lui - même pref-
que tous les jours , fouvent plufieurs fois
le jour , & fa femme aime à être de ces
promenades. Enfin dans le tems des grands
travaux, Julie donne toutes les femaines
vingt batz ( i ) de gratification à celui de
tous les tl|»railleurs , journaliers ou va^
lets indifféremment , qui durant ces huit ;
jours a été le plus diligent au jugement
du maître. Tous ces moyens d'émulation
qui paroiffent dilpendieux , employés
avec prudence & jviftice rendent infenfi-
blement tout le monde laborieux , dili-
(f) Petite moanoie da pays. G X
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101 La Nouvelle
gent , & rapportent enfin plus qu'ils ne
coûtent ; mais comme on n'en voit le
profit qu'avec de la confiance & du tems,
peu de gens favent & veulent s'en fervir.
Cependant un moyen plus efficace en-
core , le feul auquel des vues économi-»
ques ne font point fonger,& qui eil plus
propre à Mde. de Volmar , c'eft de ga^
gner Tj^fFeâion de c^s bonnes gens en leur
accordant la fienne. Elle ne croit point
s'acquitter avec de l'argent des peines
que l'on prend pour elle y & penfe devoir
des fervices à quiconque lui en a rendu»
Ouvriers , dbmeftiques , tous ceux qui
Font ferviè , ne fîit-ce que pour un feul
jour deviennent tous fes enfens ; elle
prend part à leurs plaifirs , à leurs cha^
grins , à leur fort ; elle s'informe de
leurs affaires , leurs intérêts font les fiens ;
elle fe charge de mille foins pont eux;
elle leur donne des confeils ; elle aécom?
mode leurs différends , &: ne leur marque
pas l'affebilité de fon caraôere par des
paroles emmiellées & fans effet , mai$
par des- fervices véritables & par de coa?
tinuels aftes de bonté. Eux , de leur cç»
%é (juittent tPWt à fon jnoindre figne j ilf
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H i L o I s E. IV. Part, iqj
volent quand elle parle ; fon feul regard
anime leur zèle ; en fa préfence ils font
contens , en fon abfence ils parlent d'elle
& s'animent à la fervir. Ses- charmes &
fes difcours font beaucoup , fa douceur ^
{es vertus font davantage. Ah ! Milord ,
l'adorable &c puiûTant empire que celui de
la beauté bienfai^te !
Quant au fervice perfonnel des maî-
tres , ils ont dans la maifon huit domef*
tiques , trois femmes &c cinq hommes »
lans compter le valet- de -chambre du Ba-
ron ni les gens de b baffe -cour. Il n'ar-
rive gueres qu'on foit mal fervi par peu
de domeftiques; mais on diroit au zèle
de ceux-ci, que chacun, outre fon fer-
vice, fe croit chargé de celui des fept
autres , & à leur accord , que tout fe.
feit par un feul. On ne les voit jamais
oifife & défœuvrés jouer dans une anti-
chambre ou poliffonner dans la cour , mais
toujours occupés >à quelque travail utile;
ils aident à la baffe -cour, au cellier, à
la cuifine ; le jardinier n'a point d'autres
garçons qu'eux, & ce qu'il, y a de plus
agréable, c'eft qu'on leiu- voit faire tout
cela gaieoient & avise plaifir.
G 4
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IJ04 h ^ Nouvelle
On s'y prend die bonne heure pour le^
avoir tels qu'on les veut. On n'a point
ici la maxime que j'ai vu régner à Paris
^ à Londres , de choifir des domeftiques
^out formés , c'eft-à-dire des coquins dé?
jà tout faits, de ces coureurs de con-r
flitions qui dans chaque maifon qu'ils par-
courent prennent à la fois les défauts des
valets & des maîtres , & fe font un mé-
fier de fervirtout le monde, fans jamais
s'attacher à perfonne. H ne peut régner
ni honnêteté , ni fidélité , ni zèle au mi-
lieu de pareilles gens , & ce ramafSs de
canaille ruine le maître & corrompt les
^nfens dans toitfes les maifons opulentes.
Ici c'eft une affaire importante que le
çhoix'des domeftiques. On ne les regarde
point feulement comme des mercenaires
^pnt on n'exige qu'un fervice exaft.; mais
comme des membres de la famille , dont
le mauvais choix eft capable de la dé-
foler. La première chofe qu'on leur de-
mande eft d'être honnêtes gens ; la fé-
conde d'aimer leur maître ; la troifieme
de le fervir à fon gré ; mais pour peu
^u'tm maître foit raifonnable & un do-,
çxeftique intelligentsia troifieme fuit tou*
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H i L o I ^ 1. IV. Part. 105
jours les deux autres. Oti ne les tire
donc point de la ville mais de la campa^
gne. C'eft ici leur premier fervice , & ce
fera fiirement le dernier pour tous ceux
qui vaudront quelque chofe. On les
prend dans quelque famille nombreufe &
furchargée d'enfans , dont les pères &
mères viennent les offrir eux - mêmes*
On les ckoifit jeunes , bien faits , de bon-
ne fanté & d'une phyfionomie agréable.
M. de Volmar les interroge , les exa-
mine 9 puis les préfente à fa femme. S'ils
agréent à tous deux , ils font reçus ,
d'abord à l'épreuve , enfuite au nombre
des gens, c'eft-à-dire, des enfans de la
maifon , & l'on paffe quelques jours à
leur apprendre arec beaucoup de patience
& de foin ce qu'ils ont à feire. Le fer-
vice eft fi fimple , fi égal , fi uniforme ,
les maîtres ont fi peu de fantaifie Se d'hu-
meur , & leurs domeftiques les affeftion-
nent fi promptement , que cela eft bien-
tôt appris. Leur condition eft douce ; ils
ièntent un bien-être qu'ils n'avoient pas
chez eux ; mais on ne les laifie point
amollir par l'oifiveté mère des vices. On
fie fpuffre point qu'ils deviennent des
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106 LANOUVELt
Meffieurs & s'én^gueilliffent de la fèr-
vitude. Ils continuent de travailler comme
ils fàifoient dans la maifon paternelle ; ils
n'ont feit , pour ainfi dire , que changer
de père & de mer^ , & en gagner de plus
opulens. De cette forte ils ne prennent
point en dédain leur ancienne vie rufti-
que. Si jamais ils fortoient d'ici , il n'y
en a pas un qui ne reprît plus (volontiers
fon état de payfan que de fupporter une
autre condition. Enfin , je n'ai jamais vu
de maifon oîi chacun fît mieux fon fèr-
vice , & s'imaginât moins de fervir.
C'efl ainfi qu'en formant & dreflant
fes propres domefliques on n'a point à
fe feire cette objeâion fi commune & fi
peu fenfee ; je les aiurai formés pour d'au*
très. Formez - les comme il faut, pour-
roit-on répondre , & jamais ils ne fervi-
ront à d'autres» Si vous ne fongez qu'à
vous en les formant , en vous quittant
ils forft fort bien de ne fbnger qu'à eux;
mais occupez-^ vous d'eux un peu davan-
tage & ils vous^ demeureront attachés. Il
n'y a que l'intention qui oblige , & celui
qui profite d'un bien que je ne veux faire
qu'à moi ne me doit aucime recoxmoif-
fançct
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H É L o I s ç. IV. Part. 107
Pour prévenir doublement le même
inconvénient , M. & Mad^ de "Wolmar
cmployent encore un autre moyen qui
me paroit fort bien entendu» En com-
mençant leur établiffement, ils ont cher-
ché quel nombre de domeftiques ils pou-
voient entretenir dans une maifon mon*
tée à peu près félon leur état , & ils ont
trouvé que ce nombre alloit à quinze ou
feize; pour être mieux fervis ils Font
réduit à la moitié ; de forte qu'avec moins
d'appareil leur fervice eft beaucoup plus
exaft. Pour être mieux fervis encore v
ils ont intérefle les mêmes gens à lés
fervir long - tems. Un dômeftique en en*
trant chez eux reçoit le gage ordinaire î
mais ce gage augmente tous les ans d'un
vingtième ; au bout de vingt ans il ferait
ainfi plus que doublé , & rentretièn des
domeftiques feroit à peu près alors en
raifon dû moyen des maîtres : mais il ne
feut pas être un grand algéb'rifte pour
voir que les fraix de cette augmentation
font plus apparens que réels , qu'ils au-
ront peu de doubles gages à payer , &
que quand ils les pâ3reroient à tous i
l'gviûtagç d'avoir çté biei\ fervis durant
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io8 La N o, u V e l l 1
vingt ans compenferoit & au-delà ce fiir-
croît de dépenfe. Vous fentez bien , Mî-
lord , que c*eft un expédient {ur pour
augmenter înceflamment le foin des do-
sneftiques & fe les attacher à mefure
qu'on s'attache à eux. Il tfy a pas feule-
ment de la prudence , il y a même de
réquité dans un pareil établiffement. Eft-
il jufle qu'un nouveau venu ians affec-
tion , & qui n'eft peut-être qu'un mau-
vais fujet , reçoive en entrant le même
falaire qu'on donne à un ancien fervi-
teur, dont le zèle & la fidélité font
éprouvés par de longs fervices , & qui
d^ailleurs approche en vieilliilknt du tems
où il fera hors d'état de gagner fa vie ?
Au refte , cette dernière raifon n'eft pas
ici de mife , & vous pouvez bien croire
que des maîtres auffi humains ne négli-
gent pas des devoirs que rempliffent par
oftentation beaucoup de maîtres fans cha-
rité , & n'abandonnent pas ceux de leurs
gens à qui les infirmités ou la vieillefle
otent les moyens de fervin
J'ai dans l'inftant même un exemple
afTez frappant de cette attention. Le Ba-
ron d'Etange ^ voulant récompenfer le$
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M É t o r $ E. IV. Part; 105^
longs fervices de fon Valet -de -chambre
psff une retraite honorable , a eu le cré-
dit d'obtenir poiu: lui de L. L. E. E. un
emploi lucratif & fans peine. Julie vient
de recevoir là*deffus de ce vieux domef-
tique une lettre à tirer des larmes , dans
laquelle il la fupplie de le feire difpenfer
d'accepter cet emploi. << Je fuis âgé , lui
>t dit-il ; j'ai perdu toute ma Êimille ; je
.9f n'ai plus d'autres parens que mes mai-*
H très ; tout mon efpoir eft de finir paî-
M fiblement mes jours dans la maifon oîi
H je les ai pafTés. • . . Madame y en vous
^> tenant dans mes bras à votre naifTance,^
^ je demandais à Dieu de tenir de même
» un joiu: vos enfàns ; il m'en a ait la
>> grâce i ne me reflifez pas celle de les
9f voir croître & profpérer comme vous....'
» moi qui fuis accoutumé à vivre dans
M une maifon de paix , où en retrouverai-
»je une femblaWe pour y repofer ma
>► vieilleffe î . . . Ayez la charité d'écrire
» en ma faveur à Monfieur le Baron. S'il
M efi mécontent de moi ^ qu'il me chafTe
» & ne me donne point d'emploi : mais
» fi je l'ai fidèlement fervi durant qua-
l( tante ans ^ qu'il me laijûfe achever mes
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tio La Nouvelle
I» jours à fon fervice & au vôtre , il ne
^ fauroit mieux me récompenfer ». Il ne
faut pas demander fi Julie a écrit. Je vois
qu'elle feroit aufli fâchée de perdre ce
bon homme qu'il le feroit de la quitter.
Ai-je tort , MÛord, de comparer des mai*
très fi chéris à des pères & leurs domefti*
ques à leurs enfiins ? Vous voyez que c'eft
ainfi qu'ils fe regardent eux-mêmes.
Il n'y a pas d'exemple dans cette mai-*
fon qu'un domeilique ait demandé fon
congé. Il eft même rare qu'on menace
quelqu'un de le lui- dc/nner. Cette mena-*
ce effraye à proportion de ce que le fer-
vice eft agréable & doux. Les meilleurs
fujets en font toujours les plus allarmés ,
& l'on n'a jamais befbin d'en venir à
l'exécution qu'avec ceux qui font peu
regrettables. Il y a encore une règle à
cela. Quand M. de Woltoàr a dit,/e vous
chaffc^ on peut imjdorer l'interceffion
de Madame , l'obtenir quelquefois & ren^
trer en grâce à fa prière ; mais un con-
gé qu'elle donne eft irrévocable , & il
n'y a plus de grâce à efpérer. Cet accord
eft très-bien entendu pour tempérer à la
fois l'excès de confiance qu'on pourrok
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H É L o I s E. IV. Part, iit
prendre en la douceur de la femme, &i
la crainte extrême que cauferoit Tinflexi-
bilité du mari. Ce mot ne laiffe pas pour-
tant d'être extrêmement redouté de la
part d'un maître équitable & fans co-
lère ; car outre qu'on n'eft pas fîir d'ob-
tenir grâce , & qu'elle n'eft jamais accor-
dée deux fois au même ; on perd par ce
mot feul fon droit d'ancienneté , & l'oa
recommence , en rentrant , im nouveau
fervice : ce qui prévient l'infolence des
vieux domeftiques & augmente leur cir-
confpeftion , à mefure qu'ils ont plus à
perdre.
Les trois femmes font, la femme-de-
chambre , la gouvernante des enfàns , &
la cuifiniere. Celle-ci eft une payfannô
fort propre & fort entendue à qui Mde.
dé Wolmar a appris la cuifine ; car dans
Ce pays fimple encore (i) les jeunes per-
fonnes de tout état apprennent à faire
elles-mêmes tous les travaux que feront
Un jour dans leur maifon les femmes qui
feront à leur fervice , afin de favoir les
conduire au befoin & de ne s'en pas
I I . <i I i ■■ I I — «i—
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iiti tA NourEtti
laifler impofer par elles. La femme -dc^
chambre n*eft plus Babi ; on Ta ren-
voyée à Etange où elle eÛ née ; on lui
a remis le foin du château & une ini^
peôion fur la recette , qui la rend oti
quelque manière le contrôleur de l'Eco-
nome. Il y avoit long-tems que M. de
Volmar preffoit fa femme de faire cet
arrangement , fans pouvoir la réfoudre à
éloigner d'elle un ancien domeftique de
fa mère , quoiqu'elle eût plus d'un fujet
de s'en plaindre. Enfin depuis les der-
nières explications elle y a confenti , &
Babi eft partie. Cette femme eft intelli-
gente & fidelle 9 mais indifcrete & ba«
billarde. Je foupçonne qu'elle a trahi plus
d'une fois les fecrets de fa maîtreffe ,
que M. de Wolmar ne l'ignore pas, &
que pour prévenir la même indifçrétion
vis-à-vis de quelque étranger , cet hom-
me fage a fçu l'employer de manière à
profiter de fes bonnes qualités fans s'ex-;
ppfer aux maiivaifes. Celle qui l'a rem^
placée eft cette même Fanchon. Regard
dont vous m'entendiez parler autrefois
avec tant de plalfir. Malgré l'augure de
Julie > fes bienfaits , ceux de fon père ;
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H É L o ï s E. IV. Part, nf
& les vôtres , cette jeune femme fi hon*
nête & fi fage n*a pas été heureufe dans
fon établiffement. Claude Anèt , qui avoit
fi bien fiipporté fa mifere , n*a p.u fou-
tenir un état plus doux. En fe voyant
dans l'aifance il a négligé fon métier ,
& s'étant tout-à-fait dérangé , il s*eft en-
fui du pays, laiffant fa femme avec un
enfant qu'elle a perdu depuis ce tems là*
Julie après l'avoir retirée chez elle lui
a appris tous les petits ouvrages d'une
femme-de-chambre , & je ne fiis jamais
plus agréablement furpris que de la trou^
ver en fonôion le joitt de mon arrivée.
M. de Volmar en fait un très -grand cas,
& tous deux lui ont confié le foin
de veiller tant fur leurs enfans que fur
celle qui les gouverne. Celle-ci efl auflî
une villageoife fimple & crédule , mais
attentive , patiente & docile ; de forte
qu'on n'a rien oublié pour que les vices
des villes ne pénétraflfent point dans une
maifon dont les maîtres ne les ont ni ne
Us fouffrent.
Quoique tous les domeflîques n'aieijt
qu'une même table , il y a Kl'ailleurs pei|
de communication entre les deux fexe9 1
ffouv. Héloîfçf Tome UL II
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114 La NouvsiiE
on regarde ici cet article comme très«
important On n'y eft point de l'avis de
ces maîtres indifférens à tout hors à leur
intérêt , qui ne veulent qu'être bien fer-
yis j ùsis s'embarrafler au furplus de ce
que font leurs gens. On penfe , au. con-
trdiie 9 que ceux qui ne veulent qu'êtro
bien iërvis ne (auroient l'être long-tenos.
Les liaifbns trop intimes entre les deux
fexes ne produifent jamais que du mal.
Ceft des conciliabules qui fe tiennent chez
les femmes -de -chambre que fortent la
plupart des défbrdres d'un ménage. S'il
s'en trouve une qui plaife au maître<«
d'hôtel 9 il ne manque pas de la fédiiire
aux dépens du maître. L'accord des hom«
mes entre eux ni des femmes entre elles
n'eft pas aflèz fur pour tirer à conféquence.
Mais c'eft toujours entre hommes & fem-
mes que s'établiffent ces fecrets monopo»
ks qui ruinent à la longue les âmilles
ks plus opulentes. On veille donc à la
Ikgeffe & à là modeftie des femmes , non-
feulement par des raifons de bonnes mœurs
& d'honïiêteté , mais encore par un inté-
rêt très-bien entendu ; car quoi qu'on enr
jdiik 9 nul M remplit bien fon devoir s'il
Digitiz?dby Google
H i L o I s E. IV. Part. 115
tae l'aime ^ & U n'y eut jamais que des
gens d'homieur qui içuflent aimer leur
devoir.
Pour prévenir entre les deux fexes une
familiarité dangereufe , on ne les gêne
pom^ ici par des loix pofitives qu'ils fe«
roient tentés d'enfreindre en iècret ; mais
£uis paroître y fonger on établit des nùr»
ges plus puifians que l'autorité n^ême.
€)n ne leur défend pas de fe voir , mais
^n ûk enforte qu'ils n'en aient ni l'occa»
fion ni la volonté. On y parvient en leur
donnant des occupations j des habitudes^
des goûts , des plaifirs entièrement diffé^
rens. Sur Tordre admirable qui règne ici ,
ils Tentent que dans une maifon bien ré^
glée les hommes & les femmes doivent
avoir peu de commerce entre eux. Tel
qui taxeroit en cela de caprice les volon-
tés d'un maître , fe foumet ikns répu-
gnance à une manière de vivre qu'on ne
lui prefcrit pas formellement , mais qu'il
juge lui-^même être la méilleiure & la plus
naturelle. Julie prétend qu'elle l'efl en
effet ; elle foutient que de l'amour ni de
l'umon conjugale ne réfulte point le com*
merce continuel des deux fexes. Selon
H %
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ti6 La NouvBiiK
elle, la femme & le mari font bien défila
nés à vivre enfemble , mais non pas de
la même manière ; ils doivent agir de
concert fans faire les mêmes cHofes. La
vie qui charmeroit l'un feroit , dit - elle ,
infupportable à Fautre ; les inclinations
que leur donne la natiire font aufll diver-
ies que les fondions qu'elle leur impofe;
leurs aniufemens ne différent pas moins
<iue leurs devoirs ; en un mot , tous deux
concourent au bonheur commun par des
chemins difFérens , & ce partage de tra-
vaux & de foins eil le plus fort lien de
leur union.
, Pour moi , j'avoue que mes propres
cbfervations font aflez &vorables à cette
maxime. En effet, n'efl-ce pas un ufage
confiant de tous les peuples du monde ^
hors le François & ceux qui l'imitent ,
que les hommes vivçnt entre eux ,# les
femmes entre elles ? S'ijs fe voyent les
jAns leis autres , c'efl plutôt par entrevues
& prefque à la dérobée 9 comme les
^oux de Lacédémone , que par un mé-
lange indifcret & perpétuel , capable dé
confondre & défigurer en eux les plus
^ges |dUtinôions de la nature. Oq ne voit
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H É t O ï 5 E. IV. PAttt. Î17
point les fauvages mêmes indiftinftement
:inêlés , Hommes & femmes. Le foir la
Emilie fe raffemble , chacun paffe la nuit
auprès de fa femme ; la fëpàration re-
commence avec le jour, & les deux fexes
n'ont plus rien de commun que les re-
pas tout au plus. Tel eft Tordre que fon
•univerfalité montre être le plus natiu-el,
& dans les pays même où il eft perverti
Ton en voit encor/î des veftiges. En
France oh. les hommes fe font fournis à
vivre à la manière des femmes & à ref-
ter fans ceffe enfermés dans, la chambre
^vec elles , l'involontaire agitation qu'ils
y confervent montre que ce n'eft paint
à cela qu'ils étoient deflinés. Tandis que
les femmes reftent tranquillement affifes
ou couchées dit leur chaife longue , vous
voyez les hommes fe lever, aller, ve-
nir , fe raffeoir avec une iAquiétude con-
tinuelle; un inftinû machinal combattant
fans ceffe la contrainte oti ils.fe met-
tent , & les pouffant malgré eux à cette
vie aôive & laborieufe que leur impoiâ
la nature. C'eft le feul peuple du nfionde
oii les hommes fe tieanent debout au
fpeôacle ^ comme s'ils alloient fe délaffe'r
H3
Digitizêdby Google
Il8 LA NoUTEtîE
au parterre d*avpir rcfté tout le jour àffis
au fallon. Enfin ils Tentent fi bien l'ennoi
de cette indolence efféminée & cafaniere ^
que pour y mêler au moins quelque forte
d'aâivité, ils cèdent chez eux la place
aux étrangers 9 & vont auprès des fem*-
mes d*autrui cherche)^ à tempérer ce dér*
goût.
La maxime de Madame de Wolmar fe
foutlent très-bien par l'exemple de fit mai-
fon. Chacun étant pour ainfi dire tout à
fon fexe , les femmes y vivent très-fé^
parées desthommes. Pour prévenir entre
eux des liaifons fufpeâes , fon grand fe-
cret eft d'occuper inceflamment les uns
& les autres ; car leurs travaux font fi
différens qu'il n'y a que l'ôifiveté qui les
raffemble. Le matin chacun Vaque à fes
fondions, & il ne refte du loifir à per-
fonne pour aller troubler celles d'un axi&-
tre. L'après - dîné les hommes ont pour
département le jardin , la baffe- cour , ou
d'autres foins de la campagne; les fem*
mes s'occupent dans la chambre des en-
fans jufqu'à l'heure de la promenade qu'el-
les font avec e«ix , fouvènt même avec
leur maîtreffe , & qui leur eft agréable
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H i 1 o 1 s E. IV. Part, rr^
<omme le feul moment oii ellçs preiw
nent l'air. Les hommes d£kz exercés par
le travail de la journée y n'ont gueres eiu
vie de s'aller promener & fe repofent en
gardant la maifon.
Tous les Dimanches après le prêche
du foir les femmes fe raflemblent encore
dans la chambre des en&ns , avec quel-
que parente ou amie qu'elles invitent tour-
à-tour du confentement de Madame.' Là
en attendant un petit régal donné par
elle 9 on caufe , on chante , on Joue au
volant , aux onchets ^ ou à quelque auti^
jeu d'adreffe propre à plaire aux yeux
des enhns y juîqu'à ce qu'ils s'en puiffent
amufer eux-mêmes. La colatîon vient,
compofée de quelques laitages ^ de gauf-
fres, d'échaudés, de merveilles (3), ou
d'autres mets du goût des en&ns & des ^
femmes. Le vin en eft toujours exclus,
& les hommes qui dans tous les tems
entrent peu dans ce petit Gynécée (4)
ne font jamais de cette colation, où Julie
manque aflez rarement. Tai été jufqu'ici
( 3 ) Sorte de g&teaux dn pays.
( 4 ) Appartement 4es femmeib
H4
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it\ô La NovvEtte
l^ feul privilégié. Dimanche dernier j*ol>»
tim à force d'importunités de Ty accon>-
pagner. Elle eut grand foin de me faire
valoiif cette faveur» Elle me dit tout haut
qu'elle me Taccordoit pour cette feule
foià, & qu'elle Tavoit refufée à M. de
i>S^olmar lui-même. Imaginez fi la petite
,Vanité féminine étoit flattée ^ & fi un la-
quais eût été bien -venu à vouloir être
Hdmis à Texclufion du maître ?
Je fis un goûter délicieux. Eft-il quel*^
que mets au monde comparable aux la^
tages de ce pays ? Peafez ce que doivent
être ceux d'une laiterie oîi Julie préfide ^
& mangés à côté d'elle. Là Fanchon me
jfervit des grus , de la céracée , ( 5 ) , des
gaufFres , des écrelets. Tout difpàroififoit
à rinftant. Julie rioit de mon appétit. Je
.vois , dit -elle en me donnant encore une
aflîette de crème, que votre efiômac fe
feit honneur par - tout , & que vous ne
vous tirez pas moins bien de Técot des
femmes que de celui des Valaif^ns ; pas
plus impunément j repris -je, on s'enivr^
( ^ ) Laitages excellens qui Ce font fur la muqtagne de
ÎSaleve. Je doute qu'ils foient connus fous ce Hom au
jfiira ,* fur - tout vers Tautre extrémité du lac.
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H i t O î s Ê. ïV.PÀRt. lit
quelquefois à Tun comme à l'autre, & la
raifon peut s*égarer dans un chalet tout
auffi bien que dans un cellier. Elle baiffa
les yeux fans répondre , rougit , & fe mit
à careffer fes enfans. C'en fut affez pour
éveiller mes remords. Milotd , ce fut là
ma première indifcrétion , & j'efpere que
ce fera la dernière.
Il régnoit dans cette petite affemblée
un certain air d'antique fimplicité qui
me tottthoit le cœur ; je voyois fuftous
les vifages la même gaieté & plus de
franchife , peut-être , que s'il s'y ffit trou-
vé des hommes. Fondée fiir la confiance '
& l'attachement, la familiarité qui ré-
gnoit efitre les fervantes & la maîtreffe ,
ne faifoit qu'affermir le refpeft & l'au-
fbrité ,1Sc les fervices tendus & reçus ne
fembloient être que des témoignages d'a-
mitié réciproque. Il n'y avoit pas )uf-
qii'au choix du régal qui ne contribuât
à le rendre intérefTant. Le laitage & le fu-
cre font un des goûts naturels du fexe,
& comme le fymbole de l'innocence &
de la douceur qui font fon plus aimable
ornement. Les hommes , au contraire ,
recherchent en général les faveurs fortes
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lift ^ La Nouvelle
& les liqueurs fpiritueufes ; alimens fins
convenables à la vie aâive & laborieuie
que la nature leur demande ; & quand
ces divers goûts viennent à s'altérer &
fe confondre , c^efi une marque prefque
inÊiilliUe du mélange défordonné des fe*-
xes. En effet , )'ai remarqué qu'en Fran-
ce ^ oii les femmes vivent fans cefle avec
les hommes > elles ont tout- à -Eût perdu
le goût du laitage ^ les hommes beau-
coup celui du vin , & qu'en Angleterre
o^ les deux fexes font moins confondus ,
leur goût profH-e s'eft mieux confervé.
En général , je penfe qu'on pourroit fou^
vent trouver quelque indice du caraâere
des ge«s dans le choix des alimèns qu'ils
préfèrent. Les Italiens: qui vivent beau-
coup d'herbages font efféminés ic mou$«
Vous autres Anglpis ^ grands mangeurs
de viande , avez dans vos inflexibles ver-
tus quelque chofe de dur & qui tient de
la barbarie. Le Suifle > naturellement froide
paifible & fimple , mais violent & en^
porté dans la colère ^ aime à la fois l'un
& l'autre aliment , & boit du laitage &
du vin. Le François , fouple & chan-
geant 9 vit de tous les m^ts & fe plie
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H i L o I s £• IV. Part. #iij
à tous les caraâeres. Julie elle-même pour-
roit me fervîr ^exemple i car quoique
fenfuelle & gourmande dans fes repas ,
elle n'aime ni la viande » ni les ragoûts ,
ni le fel y & n'a jamais goûté de vin pur.
D'excellens légumes , les œu& y la crè-
me ^ les fruits ; voilà fa nourriture or-
dinaire y & fans le poiflbn (][u'elle aime
auffi beaucoup , elle feroit une véritable
pythagoricienne.
Ce n'eft rien de contenir les feinmes fi
Ton ne contient auffi les hommes 9^&
cette partie de la règle 9 non moins im-
portante que Tautre , eft plus difficile
encore ; car l'attaque efl en général plu$
vive que la défenfe : c'eft Fintention du
Confervateur d|ttL nature. Dans la Ré-
publique on renKt les citoyens par des
mœurs j des principes 9 de la vertu:
mais comment contenir des domeftiques >
des mercenaires , autrement que par la
contrainte & la gêne ? Tout l'art du ma^
teft de cacher cette gêne fous le voile
I^ifîr ou de l'intérêt , enforte qu'ils
penfent vouloir tout ce qu'on les oblige
de feire. L'oifiveté du dimanche , le droit
qu'on ne peut gueres leur ôter d'aller où
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114^ L A N O U V ELLE
bon leur femble quand leurs fondions iî€f
les retiennent point au logis , détruiferit
fouvent en un feul jour l'exemple & le^
leçons des fix autres. L'habitude du ca-^-
baret , le commerce & les maximes dé
leurs camarades , la fréquentation des
femmes débauchées , les perdant bientôt
pour leurs m<ntres & pour eux - mêmes ,
les rendent par mille défauts incapables
du fervice , & indignes de la liberté.
On remédie à cet inconvénient en les
retenant par les mêmes motifs qui les
portoient à fortin Qu'alloîent- ils faire
ailleurs ? Boire & jouer au cabaret. Ils
boivent & jouent au logis. Toute la
différence eft que le vin ne leur a>ù e
rien , qu'ils ne s'enivirik pas , & qu'il f
a des gagnans au jei^fans que jamais
perfonne perde. Voici comment on s'y
prend pour cela.
Derrière la maifon eft une allée cou-
verte , dans laquelle on a établi la lice
des jeux. C'eft là que les gens de livré|^
& ceux de la baffe - cour fe rafrend!>ivi
en été le dimanche après le prêche ,
pour y jouer en plufleurs parties liées ,
noa de Fargent , on ne le foufFre pas , n
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K i L o I s £. IV/Part. 115
iîu vin , on leur en donne 9 mais une mife
fournie par la libéralité des maîtres.
Cette mife eft toujours quelque petit
meuble ou quelque nippe à leur ufage«
Le nombre des jeux eft proportionné à
la valeur de la mife , enforte que quand
cette mife eft un peu confidérable comme
des boucles d'argent , un porte-col , des
bas de foie , un chapeau fin , ou autre
chofe femblable ^ on employé ordinaire-
ment plufieurs féances à la difputen Qn
ue s'en tient point à une feule efpece de
jeu , on les varie , afin que le plus habile
dans un n'emporte pas toutes les mifes,
& pour les rendre* tous plus adroits &
plus forts par des exercices multipliés.
Tantôt c'eft à qui enlèvera à la courfe
un but placé à Tautre bout de l'avenue ;
tantôt à qui lancera le plus loin la. même
pierre ; tantôt à qui portera le plus long-
tems le même fardeau. Tantôt on difpute
un prix en tirant au blanc. On joint à h
Hp^t de ces jeux un petit appareil qui
les prolonge & les rend amufans. Le maî-
tre & la maîtreffe les honorent fouvent
de leur préfence ; on y amené quelque-
fois les enfans ; les étrangers même y
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^i6 L A N O U Y E t L Ë
viennent , attirés par la curiofité , & pIiP
fieurs ne demanderoient pas mieux que
dy concourir ; mais nul n'efi jamais ad-
mis qu'avec Pagrément des maîtres &
du CQpfentement des joueurs , qui ne trou*
veroient pas leur compte à Taccorder an
fément. Infenfiblement il s'eft Êdt de cet
ufage une efpece de fpeâade où les ac«
teurs animés par les regards du public
préfèrent la gloire des applaudiflèmens à
l'intérêt du prix. Devenus plus vigou-
reux & plus agiles, ils s'en eftiment da-
vantage , & s'accôutumant à tirer leur va-
leur d'eux-mêmes plutôt que de ce qu'ils
pofTedent , tout valets qu'ils font , liion^
neur leur devient plus cher que l'argent.
Il féroit long de vous détailler tous
les biens qu'on retire ici d'un foin fi pué-
rile en apparence & toujours dédaigné
des efprits vulgaires , tandis que c'eft le
propre du vrai génie de produire de
grands effets par de petits moyens. M. de
Wolmar m'a dit qu'd lui en coutoît à
peine cinquante écus par an pour ces
petits établiffemens que fa femme a la
première imaginés* Mais, dit -il, com-
bien de fois croyez -vous que je regagne
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H fc L o I s E. IV, Part; 117
ieetteiomme dans mon ménage & dans
mes affaires par la vigilance & Tattention
que donnent à leur fervice des domeûi«
ijues attachés, qui tiennent tous leurs plai«>
firs de leurs maîtres ; par l'intérêt qu'ils
prennent à celui d'une maifon qu'ils re*
gardent comme la leur ; par l'avantage
de profiter dans leiu's travaux de la vx«
gueur qu'ils acquièrent dans leurs jeux ;
par celui de les conferver toujours feins
en les garantiâant des excès ordinaires è
leurs pareils , & des maladies qui font la
fiiite ordinaire de ces excès ; par celui
de prévenir en eux les friponneries <pie
te défordre amené infailliblement , & de
les conferver toujours honnêtes gens;
enfin par le plaifir d'avoir chez nous à
peu de fraix des récréations agréables
pour nous - mêmes ? Que s'il fe trouve
parmi nos gens quelqu'un, foit homme
foît femme, qui ne s'accommode pas de
nos règles & leur préfère la liberté d'at*
hg fous divers prétextes courir où bon
lui femble , un ne lui en refiife jamais
k permiffion ; mais nous regardons ce
goût de licence comme un indice très-
iufj^Gt , & nous ne tardons pas à nous
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1x8 La Nouvelle
défaire de ceux qui l'ont. Ainfi ces m^
mes amufemens qui nous confervent de
bons fujets, nous fervent encore d'épreu-
ve pour les choifir. Milord , j'avoue que
îe n'ai jamais vu qu'ici des maîtres for-
mer à la fois dans les mêmes hommes
de bons domeftiques pour le fervice de
leurs perfonnes , de bons payfans pour
cultiver leurs terres , de bons foldats
pour la défenfe de la patrie , & des gens
de bien pour tous les états où la fortune
peut les appeller.
L'hiver les plaifirs changent d'efpece
ainfi que les travaux. Les dimanches ^
tous les gens de la maifoa & même les
voifins, hommes & femmes indifférem-
ment, fe raffemblent après le fervice dans
une falle-baife où ils trouvent du feu,
du vin , des fruits , des gâteaux & un
violon qui le^ fait danfer. Madame de
Volmar ne manque jamais de s'y rendre
au moins pour quelques inflans , afin d'y
maintenir par fa préfence l'ordre & 1»
modeflie , & il n'efl pas rare qu'elle y
danfe elle-même, fut-ce avec fes pro-
pres gens. Cette règle, quand je l'appris,
me parut d'abord pdoins conforme à là
févérité
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H Ê L o I s Ê. IV.Part, 119
ÎSvérité des mœurs proteftantes. Je le
dis à Julie , & voici à peu près ce qu'elle
me répondit.
La pure morale eft fi chargée de de-
voirs. féveres, que fi on la fiircharge en-
core de formes indifférentes , c*eft pref-
que toujours aux dépens de Teflentiel.
On dit que c'eft le cas de la plupart de»
Moines, qui, fournis à mille règles inu-
tiles ^ ne favent ce que c*eft qu'honneur
& vertu. Ce défaut règne ntioins parmi
nous , mais nous n'en fommes pas tout-à-
fait exempts. Nos gens d'Eglife , auffi fu-
périeurs en fageffe à toutes les fortes de
prêtres que notre religion efl fupérieure
à. toutes les autres en fainteté , ont pour-
tant entcore quelques maximes qui paroif-
fent plus fondées fur le préjugé que fur
la raifon. Telle efl celle qui blâme la danfe
& les affemblées , ^ comme s'il y , avoit
plus de mal à danfer qu'à chanter , que
chacun de ces amufemens ne fut pas éga-
lement une infpiration de la nature , &
que ce fut un crime de s'égayer en com-
mun par une récréation innocente &
honnête. Pour moi , je penfe au contraire
igue toutes jes fois qu'il y a concours des
N9HY» Héloîfc. Tome III,, \
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130 La Noutellh
deux fexes y tout divertiffement publie
devient innocent par cela même qu'il èfl
{Public , au lieu que Toccupation la pluà
louable eft fufpeâe dans le tête-à-tête (6).
L'homme & la femme font deftinés l'un
pour l'autre , la fin de la nature eft qu'rb
îbient unis par le mariage. Toute feuffe
Religion combat la nature , h notre feu-
le, qui la fuit ic la reâifie, annonce une
inftitution divine & convenable à l'hom-
me. Elle ne doit donc point ajouter fur
le mariage aux embarras de l'ordre civil
des difficulté^ que l'Evangile ne prefcrit
pas, & qui font contraires à l'efprit du
Chriftianifme. Mais qu'on me dife , oîi
de jeunes perfonnes à marier auront oc-
cafion de prendre du goût l'une pour l'au-
tre , & de fe voir avec plus de décence
& de circonfpeôion que dans une affem-
blée, où les yeux du public inceflamment
tournés fur elles les forcent à s'obferver
avec le plus grand foin ? En quoi Dieu
eft - il ofFenfé par un exercice agréable
( 6 ) Dans ma lettre ^ M. d'Alembert fur les fpeftacles
j'ai tranfcrit de celle-ci le morceau fuivant & quelques
autres ; mais comme alors je ne faifois que préparer
^tte édition , j'ai cru devoir att^dirc V^'fUe parOt poif
f iter ce que j'en avois tiré.
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H i L Q 1 5 Ë. IV. Part. 131
3k falutaxre , convenable à la vivacité de
k jeuneffe , qui confifte à fe préfenter
run à Tautre avec grâce & bienféanCe ,
& auquel Je fpeûateur impoife une gravi-
té dont perfonne n'oferoit fortir ? Peut-
on imaginer un moyen plus honnête de
lie tromper perfonne, au moins quant à
la figure , & de fe montrer avec les agré-
xnens & Içs défauts qu'on peut avoir aux
gens qui ont intéjrêt de nous bien con-
noître avant de s'obliger à nous aimer }
Le devoir de fe chérir réciproquement
n'emporte -t- il pas celui de fe plaire, &
n'eft - ce pas un foin digne de deux per-
fonnes yertueufes & chrétiennes qui fon-
gent à s'unir , de préparer ainfi leurs
cœurs à l'amour mutuçl que Dieu leur
impofe ?
Qu'arrive-;^ dans ces lieux oîi règne
une éternelle ^tbntrainte , oii l'on punit
comme un crime la plus innocente gaieté,
où les jeunes gens des deux fexes n'Qferit
jamais s'affembler en public ,,& oîi;|!în-
difcreté févérité d'un Pafteur ne fait prê-
cher au nom de Dieu cf^i'une gêne fer-
v^e , & la triftefTe & l'ennui ? On élude
une tyrannie infupportable que la nature
I %
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IJl L A N O U V E L L 1
& la ralfon défavouent. Aux plaifirs pei^
mis dont on prive une jeunefle enjouée
& folâtre 9 elle en fubilitue de plus dan-
gereux. Les tête-à-tête adroitement con-
certés prennent la place des affemblées
publiques. A force de fe cacher, comme
fi Ton étoit coupable , on eft tenté de le
devenir. L'innocente joie aime à s'éva-
porer au grand jour, mais le vice eft ami
des ténèbres , & jamais l'innocence & le
myftére n'habitèrent long-tems enfemble.
Mon cher ami , me dit-elle en me ferrant
la main, comme pour me communiquer
fon repentir & feire pafler dans mon cœur
la pureté du fien , qui doit mieux fentir
que nous toute l'importance de cette ma-
xime ? Que de douleurs & de peines ^
que de remords & de pleurs nous nous
ferions épargnés durant tant d'années , fi
tous deux , aimant la vertu comme nous
avons toujours fait , nous avions fçu pré-
voir de plus loin les dangers qu'elle court
' dans le tçfe-à-tête !
Encore un coup , continua Mde. de
Wolmar d'un ton plus tranquille , ce n'eft
point dans les aflemblées nombreufes* oh
tout le monde nous voit £c nous écoute ^
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H É t o I s E. ly. Part, ij)
nais dans des entretiens particuliers où
régnent le fecret & la liberté , que les
moeurs peuvent courir des rifques. C'eft
fur ce principe, que quand mes domeiîi-
ques des deux fexes fe raffemblent, je
fuis bien aife qu'ils y foient tous. J'ap-
prouve même qu'ils invitent parmi les
îeunes gens du voifinage ceux dont le
commerce n'eft point capable de leur
nuire , & j'apprends avec grand plaifir
que pour louer les mœurs de quelqu'un
de nos jeunes voifins , on dit : il eft reçu
chez M. de Wolmar. En ceci nous avons
encore une autre vue. Les hommes qui
nous fervent font tous garçons , & parmi
les femmes la gouvernante des enfans eft
encore à niarier ; il n'eft pas jufte que la
réferve où vivent ici les uns & les autres
leur ôte l'occafion d'un honnête établif-
fement. Nous tâchons dans ces petites
affemblées de leur procurer cette occa-
fion ,fous nos yeux pour les aider à
mieux choifir , & en travaillant ainfi à
former d'heureux ménages nous augmen^
tons le bonheur du nôtre.
Il refteroit à me juftifier moi - même
de danfer avec ces bonnes gens ; mai
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134 L A N O U V E L L Ê
j'aime mieux paffer condamnation fur c«
point , & j'avoue franchement que mort
plus grand motif en cela eft le plaifir que
j'y trouve. Vous favez que j'ai toujours
partagé la paflion que ma coufme a pouf
la danfe ; mais après l'a perte de ma mère
je renonçai pour ma vie au bal 6c à totite
affemblée publique ; j'ai tenu parole ,
même à mon mariage , & la tiendrai ^
fans croire y déroger en dknfant quel-
quefois chez moi avec mes hôtes & mes
domeftiques. C'eft un exercice utile à ma
fanté durant la vie fédentaire qu'on efl
forcé de mener ici l'hiver. Il m'amufe
innocemment ; car quand j'ai bien danfé
mon cœur ne me reproche rien. Il amufé
auffi M. de Wolmar , toute ma coquet-
terie en cela fe borne à lui plaire. Je fuis
caufe qu'il vient au lieu où l'on danfe ;
fes gens en font plus contens d'être hono-^
rés des regards de leur maître ; ils témoi-
gnent auffi de la joie à me voirparmi eux.
Enfin je trouve que cette familiarité mode,
rée forme entre nous un lien de douceur
& d'attachement qui ramené un peu l*hu-
manité naturelle , en tempérant la baffeflè
de la fervitude & la rigueur de l'autorité! ,
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H É L o I s E. IV. Part, ijç
Voilà , Milord , ce que me dit Julie au
fujet de la danfe y & j'admîrai comment
avec tant d'affabilité pouvoit régner tant
de Âibordination , & comment elle &c
fon mari pouvoient defcendre & s'égaler
il fouvent à leurs . domeftiques , fans que
ceux - ci fuffent tentés de les prendre au
mot & de s'égaler à eux à leur tour. Je
ne crois pas qu'il y ait des Souverains en
Afie fervis dans leurs Palais avec plus de
refpeâ que ces bons maîtres le font dans
leur maifon. Je ne connois rien de moins
impérieux que leurs ordres & rien de fi
promptement çxécuté : ils prient & l'on
vole ; ils excufent & l'on fent fon tort.
Je n'ai jamais mieux compris combien la
fprce des chofes qu'on dit dépend peu
des mots qu'on employé.
Ceci m'a fait foire une autre réflexion
fur la vaine gravité des maîtres. Ceft
que ce font moins leurs familiarités que
leurs défauts qui les font méprifer chez
eux , & que l'infolencê des domeftiquçs
annonce plutôt un maître vicieux que foi-
ble : car rien ne leur donne autant d'au-
dace que la connoiflance de f^s vices , &
tous ceux qu'ils découvrent en lui font ^
14
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136 La Nouvelle
à leurs yeux autant de difpenfes d*obéîi^
à un homme qu'ils ne faiux>ient plus
refpeâer.
Les valets imitent le^ maîtres , & les
imitant groflierement ils rendent fenfibles
dans leur conduite les défeuts que le ver-
nis de réducation cache mieux dans les
autres. A Paris je jugeois des mœurs des
femmes de ma connoiflance par Tair 6c
le ton de leurs femmes -de -chambre, &
cette règle ne m'a jamais trompé. Outre
que la femme -de -chambre une fois dé-
positaire du fecret de fa maîtreffe lui feit
payer cher fa difcrétion , elle agit comme
l'autre penfe & décelé toutes fes maximes
en les pratiquant mal - adroitement. En
toute chofe l'exemple des maîtres eft plus
fort que leur autorité , & il n'eft pas na-
turel que leurs domeftiques veuillent être
plus honnêtes gens qu'eux. On a beau
crier , jurer , maltraiter , chaffer , feire
maifon nouvelle ; tout cela ne produit
point le bon fervice. Quand celui qui ne
s'embarraffe pas 4'être méprifé & haï de
fes gens s'en croit pourtant bien fervi ^
c'eft qu'il fe contente de ce qu'il voit &
d'une exaûitude apparente^ fans tenir
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H Ê L o I s E. IV. Part. '137
Compte de mille maux fecrets qu'on lui
£dt inceflamment & dont il n'apperçoit
jamais la fource. Mais oti efi Phomme
affez dépourvu d*honneur pour pouvoir
ftpporter les dédains de tout ce qui l'en-
vironne } Oîi eft la femme affez perdue
pour n'être plus fenfible aux outrages ï
Combien dans Paris & dans Londres , de
Dames fe croyent fort honorées , qui
fondroient en larmes fi elles entendoient
ce qu'on dit d'elles dans leur anticham-
bre ? Heureufement pour leur repos elles
fe raffurent en prenant ces Argus pour des
imbécilles , & fe flattant qu'ils ne voyent
rien de ce qu'elles ne daignent pas leur
cacher. Aufli dans leur mutine obéiffance
ne leur cachent -ils gueres à leur tour le
mépris qu'ils ont pour elles. Maîtres &
valets fentent mutuellement que ce n'eft
pas la peine de fe ' faire eftimer les uns
des autres.
Le :jugement des domeftiques me pa-
roit être l'épreuve la plus (ure & la plus
difficile de la vertu des ijiaîtres , & je
me fouviens , Milord , d'avoir bien penfé
de la vôtre en Valais fans vous connoî-
tre y fimplement fur ce que parlant affez
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ijiSLA Nouvelle
rudement à vos gens , ils ne vous 9n
étoient pas moins attachés , & qu'ils t^
moignoient entre eux autant de refpeâ
pour vous. en votre abfence que û vous
les euffiez entendus. On a dit qu'il n'y
avoit point de héros pour fon, valet -de-
chambre ; cela peut être ; mais l'homme
jufte a Teflime de fon valet ; ce qui mon-
tre affez que rhéroïfine n'a qu'une vaine
apparence & qu'il, n'y a rien de folide
que la vertu. C'eft fur •• tout dans cette
maifon qu'on reconnoit la force de -fon
empire dans le fufFrage des domeftîques. ;
fufËrage d'autant plus fur qu'il ne confif-
te point en de vains éloges , mais dans
l'expreflîon naturelle de ce qu'ils fentent.
N'entendant jamais rien ici qui leur fef-
fe croire que les autres maîtres ne ref-
femblent pas aux leurs , ils ne les louent
point des vertus qu'ils eftiment commu-
nes à tous , mais ils louent Dieu dans
leur {implicite d'avoir mis des riches fur
la terre pour le bonheur de ceux qui les
fervent & pour le foulagement des pau-
vres.
La fervitude eft fi peu naturelle à
l'homme qu'elle ne lauroit exifkr fans
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H t 1 f s 1» IV. PARt. t J.f
quelque mécontentement. Cependant oit
refpeûe le maître & l'on n'en dit f ieni;
Que s'il échafçe quelques murmures €on*
tre la maîtreffe , ils valent mieux que des
éloges. Nul ne (e plaiât qu'elle maa*
que pour lui de bienveillance , maif
qu'elle en accorde autant aux autres }
nul ne peut foufFrir qu'elle fàffe compat
raifon de fpn zèle avec celui de fes cai?
marades , & chacun voudroit être le pr e-r
mier en feveur comme il croit l'être ea
attachement. C'eft là leur unique plainte
& leur plus grande injufticek
A la fubôrdination des inférieurs fè^
joint la concorde entre les égaux , &
cette partie de l'adminifiration domefti-
que n'efl: pas la moins difficile. Dans les
concurrences de jaloufie & d^térêt qiii
divifent fans cefle les gens d'une mai^
fon , même auffi peu nombreufe qu€
celle - ci , ils ne demeurent prefque ja-
mais unis qu'aux dépens du maître* S'ils
s'accordent , c'eft pour voler et concert i
s'ils font fidèles chacun fe fait valoir aux
dépens des autres ; il faut qu'ils foient
ennemis ou complices , & Toi^ voit à pei*-
uô le moyen d'éviter à la fois leur fripour
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140 t À N O U V E L t E
nerie & leurs diflentions. La plupart de#
pères de femille ne connoiffent que l'al-
ternative entre ces deux inconvéniens. Le^
uns , préférant l'intérêt à l'honnêteté j fo-
mentent cette difpofition des valets aux
fecrets rapports , & croyent faire un chef*
d'œuvre de prudence en les rendant ef-
pions & furveillans les uns des autres.
Les autres plus indolens aiment mieux
<ju'oft les vole & qu'on vive en paix ; ils
fe font une forte d'nonneur de recevoir
toujours mal des avis qu'un pur zèle ar-
rache quelquefois à un ferviteur fidèle.
Tous s'abufent également. Les premiers
;cn excitant chez eux des troubles conti-
nuels , incompatibles ?ivec la règle & le
bon ordre, n'affemblent qu'un tas de four-
bes & de délateurs qui s'exercent en tra-
hiffant leurs camarades à trahir peut- être
un jour leurs maîtres. Les ^féconds, en
refufant d'apprendre ce qui fe fidt dans
leur maifon,-autorifent les ligues contre
eux-mêmes , encouragent les méchans,
rebutent les 'bons , & n'entretiennent à
grands fraix que des fripons arrogans &
pareffeux , qui s'accordant aux dépens
du «[xaître , regardent leiurs fervices com^
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H É L o I s E, IV. Part. 14*
me des grâces , & leurs vols comme des
droits (7). . •
Cefl: une grande erreur dans récono-
mie domeftique, ainfi que dans la civile,
de vouloir combattre un vice par un au-
tre, ou former entre eux une forte d'équi^
libre , comme fi ce qui fape les fondemens
de Tordre pouvoit jamais fervir à rétablir !
On ne fait par cette mauvaife police que
réunir enfin tous les inconvéniens. Les
vices tolérés dans une maifon n'y régnent
pas feuls ; laiffez-en germer un ^ mille
viendront à fa fuite. Bientôt ils perdent
les valets qui les ont , ruinent le maître
qui les foufFre , corrompent ou fcandali-
fent les enfàns attentifs à les obferver;
Quel indijgne père oferoit mettre quel-
que avantage en balance avec ce dernier
mal ? Quel honnête homme voudroit
(7> J'ai examiné d'aflez pids la police des grandes mai-
fons , & j'ai vu clairement qu'il eft impoffible à un maî-
tre qui a vingt domeiliques de venir jamais à bout de
ikvoir s'il y a parmi eux un honnête homme, & .de ne •
pas prendre pour tel le plus méchant fripon de tous. Cela
feul me dégoûteroit d'être au nombre des riches. Un' des
plus doux plaiiirs de la vie , le plaifir de la confiance A
de l'eftime eft perdu pour ces malheureux. Ils aclietent
k|eQ «Jkt tout leur 9x*
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ti4& La No^vvtite
ttre chef de &inîUe , s'U lui étoit impo^
lible de rétïhqr dans ùl maifon k paix & la
fidélité 9 5c qu'il Êdut aeheter le zèle de
fes domefliques aux d^ns de leurbiea.
yeillanee mutuelle.
Qui n^auroit vu que cette inaifon , n'i*
magineroit pas même qu'une pareille dif-
ficulté pût exifter , tant Tunion des xnem"
ires y paroit venir de leur attachement
aux che6, Ceft ici qu'on trouve le ièn-
iible exemple qu'on ne fauroit aimer iin^
<erement le maître fans aimer tout ce qui
lui appartient i vérité qui fert de fonde-
ment à la charité chrétienne. N'efl: - il
pas bien iimple que les enfkns du même
père fe traitent en frères entre eux ? Ceft
ce qu'on nous dit tous les jours au Tem-
|)le fans nous le faire fentir ; c'eft ce que
les habitans de cette maifon fentent fans
qu'on le leur dife.
Cette difpofitîon à la concorde com-
mence par le choix des fujets. M. de
Wolmar n'examine pas feulement en les
recevant s'ils conviennent à fa femme &
à lui , mais s'ils fe conviennent l'un à
l'autre , & l'antipathie bien reconnue en-
tre deux excellens domeftiques fuffiroit
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H É L o I s È. IV. Part. i43[
pour feire à Tinflant congédier Tiin des
deux : car, dit Julie , une maifon fi peu
nombreufe , une maifon dont ils ne iCor-
tent jamais & où ils font toujours vis-
à-vis les uns des autres , doit leur con-
venir également à tous , & feroit un
enfer pour eux fi elle n'étoit une maifon
de paix. Ils doivent la regarder comme
leur maifon paternelle où tout n'eft qu'une
même famille. Un feul qui déplairoit aux
autres pourroit la leur rendre odieufe*,
& cet objet défagréable y frappant in-
ceflamment leurs regards , ils ne feroient
bien ici ni pour eux ni pour nous.
Après les avoir afîbrtis le mieux qu'il
eft poflible, on les unit pour ainfi dire
malgré eux par les fervices qu'on les for-
ce en quelque forte à fe rendre , & Von
feit que chacun ait im fenfible intérêt-
d'être aimé de tous fes camarades. Nul
li'eft fi bien venu à demander des grâces
pour lui-même que pour un autre ; ainfi
celui qui defire en obtenir tâche d'enga-
ger un autre à parler pour lui, & cela
eft d'autant plus fecile que foit qu'on ac-
corde ou qu'on reflife une faveur ainfi
4pmândée , on en fait toujours un mérita
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144 La No-vvEtiE
à celui qui s'en eft rendu VintercetteaU
Au contraire y on rebute ceux qui ne font
bons que pour eux. Pourquoi , leur dit*-
on y accorderois^je ce qu'on me demande
pour vous qui n'ayez jamais rien demandé
pour perfonne ? Eft • il jufte que vous
,foyez plus heureux que vos camarades »
parce qu'ils font plus obligeans que vous?
On fait plus ; on les engage à fe fervir
mutuellement en fecret , fans oftentation^
fens fe faire valoir. Ce qui eft d'autant
moins difficile à obtenir qu'ils favent fort
bien que le maître ^ témoin de cette dif-
crétioQ y les en eftime davantage ; ainfi
l'intérêt y gagne & l'amour -propre n'y
perd rien. Ils font fi convaincus de cette
difpofition générale , & il règne ime telle
confiance entre eux , que quand quel-
qu'un a quelque grâce à demander, il en
parle à leur table par forme de conver-
fation; fouvent fans avoir rien fait de
plus il trouve la chofe demandée & ob-*
ternie , & ne fâchant qui remercier , il
en a l'obligation à tous.
C'eft par ce moyen & d'autres fem-
blables qu'on fait régner e»tre eux un at-
tachement né de celui qu'ils ont tous
pouç
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H 4 L o I s E. IV. Part. 145
pour leur maître , & qui^ lui eft fubor-
donné. Abfi , loin de fe liguer à j(bn pré-
judice , ils ne font tous unis .que pour
le mieux fervir. Quelque intérêt qu'ils^
aient à s'aimer , ils en ont encore im plus
grand à lui plaire ; le zèle pour fon fer-
vîce l'emporte fur leur bienveillance mu-
tuelle 9 & tous fe regardant comme lé-;
lés par des pertes qui le laifleroîent moins
en état de récompenfer un bon ferviteur j^
jbnt également incapables de foufFrir en
filence le tort que l'un d'eux voudroit lui
faire. Cette partie de la police établie
dans cette maifon me paroit avoir quel-
que chofe de fublime , & je ne puis affez
admirer comment M. & Mad^ de Wolmar
ont fçu transformer le vil métier d'accu-
fateur en une fonâion de zèle, d'inté-
grité , de courage , auffi noble , ou du
moins auffi louable qu'elle l'étoit chez les
Romains.
On a commencé par détruire ou pré-
venir clairement , Amplement, & par des
exemples fenfibles cette morale criminelle
& fervile, cette mutuelle tolérance aux
dépens du maître, qu'un méchant valet
ne manque point de prêcher aux bons^
Nçuv. Néloïfc. Tome IIL K
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146 Là Nouyelle
fous Pair d'une maxime de charité. Oa
leur a bien fait comprendre que le pré-
cepte de couvrir les fautes de fon pro-
chain ne fe rapporte qu'à celles qui ne
font de tort à perfonne ; qu'une injuflice
qu'on voit , qu'on tait , & qui bleffe
un tiers 9 on la commet foi- même ^ 6c
que comme ce n'efl que le fentiment de
nos propres défauts qui nous oblige à
pardonner ceux d'autrui, nul n'aime à
tolérer les fripons s'il n'efl im fripon conv»
me eux. Sur ces principes , vrais en gé-
néral d'homme à homme , & bien plus
rigoureux encore dans la relation plus
étroite du ferviteur au maître , on tient
ici pour inconteflable que qui voit faire
un tort à fes maîtres fans- le dénoncer
efl plus coupable encore que celui qui
l'a commis; car celui-ci fe laiite abu-
fer dans fon aftion par le profit qu'il en-
vifege , mais l'autre de fang - froid & fans
intérêt n'a pour motif de fon filence
qu'une profonde indifférence pour la juC-
tîce, poiur le bien de la maifon qu'il
fert , & un defir fecret d'imiter l'exemple
qu'il cache. De forte que quand la faute
efl confxdérable , celui qui l'a commife
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H É L Ô I s E. IV, PART, 147
peut encore quelquefois efpérer fon par-
don , mais le témoin qui Pa tue eft in-
feilliblement congédié comme un hom^
me enclin au mal.
En revanche on ne fouffre aucune
accufation qui puiffe être fufpefte d*in-
juftice & de calomnie ; c'eft-à-dîre qu'on
n'en reçoit aucune en Tabfence de Tac-
cufé. Si quelqu'un vient en particulier
feire quelque rapport contre fon cama-
rade , ou fe plaindre perfonnellement de
lui , on lui demande s'il eft fuffifamment
înftruit , c'eft-à-dire , s*il a commencé
par s'éclaitcir avec celui dont il vient fe
plaindre ? S'il dit que non, on lui deman-
de encore comment il peut juger une
aâion dont il ne connoit pas affez les
motife ? Cette aâion , lui dit- on , tient
peut-être à quelque autre qui vous eft in-
connue ; elle a peut - être quelque circons-
tance qui fèrt à la juftifîer ou à Texçufer,
& que vous ignorez. Comment ofez-vous
condamner cette conduite avant de fa-
voir les raifons de celui qui Ta tenue ?
Un mot d'explication l'eût peut-être
juftifiée à vos yeux ? Pourquoi rifquer de
la blâmer injuftement & m'expofer à
K 2
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14' La Nouvelle
partager votre injuftice ? S'il affure s'êtn?
éclairci auparavant avec Taccufé ; pour-
quoi donc , lui réplique- 1- on , venez-
vous fans lui , comme fi vous aviez peur
qu*il ne démentît ce que vous avez à
dire ? De quel droit négligez-vous pour
moi la précaution que vous avez cru de-
voir prendre pour vous-même ? Eft-il
bien de vouloir que je juge fur votre rap-
port d'une aâion dont vous n'avez pas
voulu , juger fxir le témoignage de vos
yeux , & ne feriez-vous pas refponfàble
du jugement partial que j'en pourrois
porter , fi je me contentois de votre feule
dëpofition ? Enfuite on lui propofe de
faire venir celui qu'il accufe ; s'il y con-
fent , c'efl une afiaire bientôt réglée ;
^'il s'yjoppofe , on le renvoyé après une
forte réprimande , mais on lui garde le
fecret , & l'on obferve fi bien l'un & l'au-
tre qu'on ne tarde pas à favpir lequel des
deux avoit tort.
Cette règle eft fi connue & û bien éta-
blie qu'on n'entend jamais un domeftique
de cette maifon parler mal d'un de fes
camarades abfent , xar ils favent tous que
c'efl: le moyen de paffer pour lâche ou
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H Ê L o I s £. IV. Part. 149
«lenteur. Lorsqu'un d'entre eux en ac-
cule un autre , c'eft ouvertement , fran*
chement , &,nôn*feulement en fa préfeft-
ce , mais en celle de tous leurs camara-
des , afin d'avoir dans les témoins de fe^
difçours des garants de fa bonne foi.
Quand il eft queftion de querelles per-
fonnelles , elles s'accommodent prefque
toujours par médiateiurs fans importuner
Monfieur ni Madame; mais quand il s'a-
git de l'intérêt facré du maître , l'affaire
ne fauroit demeurer fecrete ; il faut que
le coupable s'accufe ou qu'il ait un ac-
cufateur. Ces petits plaidoyers font très-
rares & ne fe font qu'à table dans les
tournées que Julie va faire journellement
au dîner ou au fouper de fes gens &'que
M. de Wolmar appelle en riant fes
grands jours. Alors. après avoir écouté
paifibiement la plainte & la répoi^fe , fi
l'aff^re intérefTe fon fervice , elle remer-
cie l'accufateur de fon zèle. Je fais , lui
dit - elle ,. que vous aimez votre camara-
de 9 vous m'en avez toujours dit dû bien ,
& je vous loiie de ce que l^mour. du. de-
voir. & de la juflice l'emporte: en vous
(ut les aâfeâions particulières : c'efl aifiil
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150 La Nouvelle
qu'en ufe un ferviteur fidèle & un hon-
nête homme. Enfuite ^ fi l'accufé n'a pas
tort , elle ajoute toujours quelque éloge
à ia jufiification. Mais s'il eft réellement
coupable , elle lui épargne devant les au^
très une partie de la honte. Elle fiippo*
fe qu'il a quelque chofe à dire pour fa
défenfe , qu'il ne veut pas déclarer de-
vant tout le monde ; elle lui afligne une
heure, pour l'entendre en particulier , &
c'eft là qu'elle ou fon mari lui parlent
comme il convient. Ce qu'il y a de fin-
gulier en ceci , c'eft que le plus févere
des deux n'eft pas le plus redouté , &
qu'on craint moins les graves répriman-
des de NL de Wolmar que les reproches-
touchans de Julie: L'un feifant parler
la juftice & la vérité ^ himiilie & confond
les coupables ; l'autre leur donne un re-
gret mortel de l'être , en leuf montrant
celui qu'elle a d'être forcée à leur ôte^
ia bienveillance. Souvent elle leur arra-
che des larmes de doideur & de honte ,
& il ne lui eft pas rare de s'attendrir elle-
même en. voyant leitr repentir ^ dans
l'efpoir de n'être pas obligée à tenir pa-
^role» -- : ' . ■ ^
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H É L a I s E. IV. Part; ïçi
Tel qui jugeroit de tous ces foins fur
€€ qui le pafle chez lui ou chez fes voi«
fins 9 les eftimeroit peut-être inutiles ou
pénibles. Mais vous; y Milord ^ qui avez
de fi grandes idées des devoirs &C des
plaifirs du père de Emilie ^ & qui con«
noiflez l'empire naturel que le génie &;
la vertu ont fur le cœur humain , vous
voyez l'importance de ces détails , &
vous fentez à quoi tient leur fuccès. Ri'«
çhefle ne fait pas riche , dit le Roman de
la Rofe. Les biens d'un hcmime ne font
point dans (es coffres , mais dans Tufage
de ce qu'il en tire , car on ne s'approprie
les chofes qu'on poffede que par leur
emploi , &c les abus font toujours plus
inépuifables que les richefies ; ce qui fait
qu'on ne jouit pas à proportion de (a
dépenfe ^ mais à proportion qu'on la fait
mieux ordonner» Un fou peut jetter des
lingots d^ns la mer &(, dire qu'il en ^
joui : mais quelle comparaifpn entre cette
extravagante jouifTance ^ & celle qu'un
homme fage eût fçu tirer d'une moindre
fomme ? L'ordre & la règle qui multi-
plient & perpétuent l'ufage des biens peu-
Yeot fëuls transformer le plaifir en bon*
K4
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ïji L A N O U V ELLE
heur. Que fi c*eft du rapport des chofes
à nous que nait la véritable propriété ; fi
c'eft plutôt remploi des richeffes que leur
acquiirtion qui nous les donne y quels
foïns importent plus au père de Êunitle
que l'économie domeftique & le bon ré-
gime de fa maifon , oh les rapports les
plus parfaits vont le plus direftement à
lui 9 & où le bien de chaque membre
ajoute alors à celui du chef?
Les plus riches^ font - ils les plus heu-
reux ? Que fert donc Fopulence à la féli-
cité ? Mais toute maifon bien ordonnée
eft l'image de Tame du maître. Les lam-
bris dorés, le luxe & la magnificence
n'annoncent que la vanité de celui qui
les étale , au lieu que par - tout oîi vous
verrez régner la règle fans trifteffe , la
paix fans efclavage , l'abondance fans pro-
fiifioh , dites avec confiance ; c'eft un
être heureux qui commande ici.
Pour moi je penfe que le fignc le plus
affuré du vrai contentement d'efprit eft
la vie retirée & domeftique , & que ceux
qui vont fans ceffe cherdher leur bonheur
chez autrui ne l'ont point chez eux-mê^
mes. Un père de famille qui feplait dans
Digitizôd by VjOOQIC
H i L o I 5 E. IV. Part, t^i
jh malfon a pour prix des foins conti-
nuels qu'il s'y donne la continuelle jouif-
fance des plus doux fentimens de la na-
ture. Seul entre tous les mortels , il eft
maître de fa propre félicité , parce qu'il
eft heureux comme Dieu même , fans rieti
defirer de plus que cei dont il Jouit :
comme cet Etre immenfe , il ne fonge
pas à amplifier ces poflèifions mais à les
rendre véritablement iiennes par les rela-
tions les plus parâites &c la direâion la
mieux entendue : s'il ne s'enrichit pas par
de nouvelles acquifitions , il s'enrichit en
pofledant mieux ce qu'il a. Il ne jouiffoit
que du revenu de fes terres , il jouit en-
core de fes terres mêmes en préfidant à
leur culture & les parcourant fans ceffe.
Son domeftique lui étoit étranger ; il en
feit fonbien, fon enfent, il fe l'appro-
prie. Il n'avoit droit que fur les aâions^
il s'en donné encore fur les volontés. Il
n'étoit maître qu'à prix d'argent, il le
devient par l'empire facré de l'eftime &
des bienfaits. Que la fortune le dépouille
de fes richeffes , elle ne fauroit lui ôter
les cœurs qil*il s'eft attachés , elle n'ôtera
point de6 enÊms à leur père ; toute la
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154 ^ ^ Nouvelle
différence eft qu'il les nourrifToit hîcri
& qu'il fera demain nourri par eux. Ceft
ainfi qu'on apprend à jouir véritablement
de fes biens , de fa famille & de foi --mê-
me ; c'efl ainfi que les détails d'une mai-
, fon deviennent délicieux pour l'honnête
homme qui fait en connoître le prix i
c'efl ainfi'que loin de regarder fes devoirs
comme une charge , il en &it fon bon-
heur , & qu'il tire de fes touchantes &
nobles fondions la gloire & le jplaifiir
d'être homme.
Que fi ces précieux avànts^s font met
prifés ou peu cpnnus > & fi le petit nom*
bre même qui les recherche les obtient
^ i^ement , tout cela vient de la même
caufe. Il efl des devoirs fimples & fubli-
mes qu'il n'appartient qu'à peu de gens
d'aimer & de remjplir. Tels font ceux du
père de famille , pour lefquels l'air &c le
bruit du monde n'infpirent que du dé^
goût , & dont on s'acquitte mal encore
quand on n'y efl porté que par des rai«
fons d'avarice & d'intérêt. Tpl croit être
im bon père de famille , & n'efl qu'un
vigilant économe ; le bien peut jMrofpé-*
ter & la misifon aller fort mal. Il &ut des
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H É L o I s E. IV. Part. 155
vues plus élevées pour éclairer , diriger '
cette importante adminiftration & lui
donner un heureux fuccès. Le premier
foin par lequel doit commencer Tordre
d'ime maifon , c'eft de n'y foufFrir que
d'honnêtes gens qui n'y portent pas Iç •
defir fecret de troubler cet ordre. Mais
la fervitude & l'honnêteté font - elles fî
compatibles qu'on doive efpérer de trou-
ver des domeftiques honnêtes gens? Non,
Milord , pour les avoir il ne feut pas les
chercher , il faut les faire , & il n'y a
qu'im homme de bien qui fâche l'art d'en
former d'autres. Un hypocrite a beau
vouloir prendre le ton de la vertu , il
n'en peut infpirer le goût à peribnne , &
s'il favoit la rendre aimable , il l'aimeroit
lui-même. Que fervent de froides leçons
démenties par un exemple continuel , fi
ce n'efl à faif'e penfer que celui qui les
donne fe joue de la crédulité d'autrui ï
Que ceux qui nOus exhortent à feire ce
qu'ils difent , & nOn ce qu'ils font , di-
fent ui^e grande abfiirdité ! Qui ne fait
pas ce qu'il dit ne le dit jamais bien ; car
le langage du cœur qui touche & perfuade
y manque. J'ai quelquefois entendu de
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H é L o I s E. IV. Part. 157
menade, tête-à-tête ou devant tout le
monde, on tient toujours le même lan-
gage ; on dit naïvement ce qu*on penfe
fur chaque chofe , &c (ans qu'on fonge à
personne , chacun y trouve toujours quel-
que inftruâion. Comme les domeftiques
ne voyent jamais rien faire à leur maî-
tre qui ne foit droit, jufte, équitable ,
ils ne regardent point la juftice comme
le tribut du pauvre , comme le joug du
malheureux , comme une des miferes de
leur état. L'attention qu'on a de ne pas
feire courir en vain les ouvriers , & per-
dre des journées pour venir foUiciter le
payement de leurs journées, les accou-
tume à fentir le prix du tems. En voyant
le foin des maîtres à ménager celui d'au-
trui , chacun en conclud que le fien leur
eft précieux &c fe fait un plus grand
crime de l'oifiveté. La confiance qu'on
a dans leur intégrité donne à leurs infti-
tutions use force qui les fait valoir &
prévient les abus. On n'a pas peur que
dans la gratification de chaque femaine^
la maîtreffe trouve toujours que V'eft
le plus jeime ou le mieux fait qui a été
la plus diligent, Vfi ancien dom^ique
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iç8 La Nouvelle
ne craint pas qu'on lui cherche quelque
chicane pour épargner Taugmentation de
gages qu'on lui donne. On n'efpere pas
profiter de leur difcorde pour fe faire
valoir & obtenir de Tun ce qu'aura re-
fufé l'autre. Ceux qui font à marier ne
craignent pas qu'on nuife à leur établif-
fement pour les garder plus long - téms ,
& qu'ainfi leur bon fervice leur fàffe tort.
Si quelque valet étranger venoit dire aux
gens de cette maifon qu'un maître &? fes
domeftiques font entre eux dans un vé-
ritable état de guerre ; que ceux-ci Êd-
fant au premier tout du pis qu'ils peuvent,
tifent en cela d'une jufte repréfaille ; que
les maîtres étant ufurpateurs , menteurs
& fripons , il n'y a pas de mal à les trai-
ter comme ils traitent le Prince ou le
peuple , ou les particuliers , & à leur
rendre adroitement le mal qu'ils font à
force ouverte ; celui qui parleroit ainfi
ne feroit entendu de perfonne ; on ne
s'avife pas même ici de combattre ou pré-
venir de pareils difcours ; il n'appartient
qu'à ceux qui les font naître d'être oblL
gés de les réfuter.
Il n'y a jamais ni mauvaifc humeur nî
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H É L o I 5 E. IV. Part. 15^9
miitînerie dans robéiffance, parce qu'il
n'y a ni hauteur ni caprice dans le com-
mandement , qu'on n'exige rien qui ne
foit raifonnable & utile , & qu'on reiP-
pefte affez la dignité de l'homme , quo^«
que dans la fervitude , pour ne l'occuper
qu'à des chofes qui ne l'aviliffent point.
Au furplus, rien n'eftbas ici que le vice,
& tout ce qui eft utile & jufte eft hon-
tiête & bienféant.
Si l'on ne foufFre aucune intrigue au-
idehors, perfonne n'eft tenté d'en avoir.
Us favent bien que leur fortune la plus
affurée eft attachée à celle du maître ,
& qu'ils ne manqueront jamais de rien
tant qu'on Verra profpérer la maifon. En
la fervant ils foignent donc leur patri-
moine, & l'augmentent en rendant leut
ferVice agréable ; c'eft là leur plus grand
intérêt. Mais ce mot n'eft gueres à fa
place en cette occafion , car Je n'ai jamais
vu de police oîi l'intérêt fut fi fagement
dirigé , & où pourtant il influât moins que
dans celle - ci. Tout fe fait par attache-
ment : l'on diroit que ces âmes vénales
fe purifient en entrant dans ce féjour de
iàgçffe & d'union. L'on diroit qu'une par-
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tio Là NOUVELll
lie des lumières du maître & des fenù'
mens de la maîtrefle ont pafTé dans cha-
cim de leurs gens ; tant on les trouve
judicieux , biei^fans ^ honnêtes & fupé-
rieurs à leur état. Se faire eflimer , con-
fidérer , Bien vouloir , eft leur plus gran-
de ambition , & ils comptent les mots
obligeans qu'on leur dit, comme ailleurs
les étrennes qu'on leur donne.
Voilà , Milord , mes principales obfer-
vations fur la partie de Téconômie de
cette maifon qui regarde les domeftiques
& mercenaires. Quant à la manière de
vivre des maîtres & au gouvernement
des en&ns , chacun de ces articles mérite
bien une lettre à part. Vous favez à quelle
intention j'ai commencé ces remarques ;
mais en vérité , tout cela forme un ta-
bleau fi raviflant qu'il ne faut pour aimer
à le contempler d'autre intérêt que le plaî-
fir qu'on y trouve.
LETTRE
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H £ L 6 I s E« IV. Part; î6;i
LETTRE X.
DE Saint Preux
A Mi LORD Edouard;
N.
On, Milord, je ne m'en dédis
point , on ne- voit rien dans cette mai*,
fon qui nVflbcie l'agréable à l'utile ; mais
les occupations utiles ne fe bornent pas
aux foins qui donnent du profit; elles
comprennent encore tout amufement in-
nocent & fimple qui nourrit le goût de
la retraite , du travail , de la modération ,
Sa conferve à celui qui s'y livre une amô
faine , im cœur libre du trouble des paf*
fions. Si l'indolente oifiveté n'engendre
que la trifteffe & l'ennui , le charme des
doux loifirs eft le fruit d'une vie labo-
rieufe. On ne travaille que pour jouir;
«tte alternative de peiné & de jouiffan-
ce eft notre véritable vocation. Le re-
pos qui fert de délaffement aux travaux
paiTés Se d'encouragement à d'autres n'eft
pas moins néceflaire à l'homme que l^
travail même.
Jfpuv. Héloîfi, Tom. III, L
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't6t La Nouvëll»
Après ^voir admiré TefFet de la vigi-
lance & des foins de la plus refpeaabfc
mère, de famille dans Tordre de ûl mai-
fon , j'ai vu celui de fes récréations dans
un lieu retiré dont elle fait fa promenade
favorite & qu'elle appelle fon Elifée.
Il y avoit plufieurs jours que j'enten-
dois parler de cet Elifée dont on me fei-.
foit une efpece de myftere. Enfin hi^
après -dîner l'extrême chaleur rendant le
dehors & le dedans de la maifon prefque
également infupportables , M. de Wol-
mar propofa à fa femme de fe donner
congé cet après-midi, ôç au lieu de fe
retirer comme à l'ordinaire dans la cham-
bre de fes enfehs jufques vers le foir , de
venir avec nous refpirer dans le verger ;
elle y Gonfentit & nous nous y rendî-
mes enfemble.
Ce lieu, quoique tout proche de la
màîfon eft tellement caché par l'allée cou-
verte qui l'en fépare qu'on ne l'apper-
çoit de nulle part. L'épais feuillage qui
l'environne ne permet -point à l'œil d'y
pénétrer, & il eft toujours foigneufe-
.ment fermé à la clef. A peine fos-je au-
dedjstns que la porte étant mafquée par
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U i t a i s E. W. PÀRt. iéj
3es aulnes- & des coudriers qui ne lal{*,
fent que deux étroits paffages fur les cô^
tés , je ne vis plus en me rétournant pai*
oh 'fétôis entré , &t n'appercevant point
de porte ^ je mé tJ'ouvai là comme tom-
bé des mtes.
En entrant dans ce prétendu verger^'
Jie flis frappé d'une agréable fenfatij^ii dé
fraîcheur que d'obfcurs ombrages, une!
verdure animée & vive , des fleurs épar-
fes dé tous côtés , un gazouillement d'eaii
courante &: le chant de mille oifeaux por^
terent à mon imagination du moins au-
tant qu'à mes fens ; mais eh même tems
je crus voir le lieu le plus failvage, lé
plus fôlitaire de la nature , & il me fem**
bloit d'être le premier inortel qui jamais
çût pénétré dans ce défert. Surpris , faifi ^
tranfporté d'un fpeâaclé fi peu prévu ^
le reftai un moment îminôbile , & m'é-
criai dans lin eiithoufiafine involontaire i
O Tinian ! ô Juan Femandez (i) ! Julie 4
le bout du monde eft à votre porte i
Beaucoup de gens le trouvent ici com-
ine vous , dit -elle avec un fôurire ; mais
( I ) Ifles défertes de la met dn Sud , célèbres dans If
v«yage d< rAmiral Aitfoi^
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1^4 La MoiryEittf
vingt pas de plus les ramènent bien vite
à Clarens : voyons fi le channe tiendra
plus long-tems chez vous. Ceft ici le
même vergjer oh vous vous êtes promené
autrefois , & oii vous vous battiez avec
ma coufine à coups de pêches. Vous iavez
que l'herbe y étoit aflez aride , les ar-
bres aflez clairsemés , donnant aflez peu
d'ombre , & qu'il n'y avoit point d'eau«
Le voilà maintenant fiais , verd ,^habillé^
paré, fleuri, arrofé : que penfez-vous
qu'il m'en a coûté pour le mettre dans
l'état où il eft ? Car il eft bon de vous
dire que )'en fuis la furmtendante , &
que mon mari m'en laifle l'entière dif^
position. Ma foi , lui dis-je ^ il ne vous
en a coûté que de la négligence. Ce lieu
eft charmant , il eft vrai , mais agrefte &
abandonné ; je n'y vois point de travail
Jhumain. Vous avez ikrmé la porte ; l'eau
eft venue Je ne fais comment ; la nature
feule a feit tout le rdle , & vous-même
n'eufSez jamais fçu faire aufli-bien qu'elle.
Il eft vrai , dit -elle , que la nature a tout
fait , mais fous ma direâion , & il n'y
a rien là que je n'ayé ordonné. Encore
un coup , devittez* Premièrement , repris^
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M È t I s E. IV. Par*. i6f
|e , |e ne comprends point comment avec
^ la peine & de l'argent on a pu fup-*
pUer nu tems. Les arbres • « • quant à cela^
^it M, de "Wolmar, vous remarqueree
tpL'il n'y en a pas beaucoup de fort grands ,
i& ceux-là y étoient déjà. De plus , Ju-
lie a commencé ceci long-tems avant fon
teariage & prefque d^abord après la mort
6e fe mère , qu'elle vint avec fon père
cîîercher ici la folitude* Hé bien ! dis-je ,'
^uifque^ vous voulez que tous ces maf-
fia , ces grands berceaux ^ ces touffes
pendantes ^ ces bofquets fi bien ombra-
gés foîent venus en fêpt ou huit ans &
que Part s'en foit mêlé, feftime que fi
&ns une enceinte auffi vafte* vous aveai
feit tout cela pour deux mille écus , vous
avez bien économifé. Vous ne forfaites
que de deux mille écus , dît-elfe , il ne
m'en a rien coûté; Comment , rien ? Non ^
*ien : à moins que vx)us ne comptiez une
douzaine de journées par an de mon jar-
dinier, autant de d'eux ou trois de mes
gens , & quelques-unes de M. de Wol-
tnar lui-même qui n'a pas dédaigné d*être
quelquefois mon garçon jardinier. Je ne
comprenois rien à cette énigme ; mais
L i
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|66 La Nouvelle
Jfuliç qui jufqùes-là m'avoit retenu , nM«
dit en me laiiTant aller ; avancez &c vous
comprendrez. Adieu Tinian y adieu Juan
Fernandez , adieu tout l'enchantement !
Dans un moment vous aile?; être de re-
tour du bout du monde.
Je me mis à parcourir avec extaie ce
verger ainfi métamorphofé ; & fi je nç
trouvai point de plantes exotiques & dç
produâions des Indes , je trouvai celles
du pays . difpofées ôç réunies de manière
à produire un effet plus riant & phis
agréable. Le gazon verdoyant, épais, mai$
court StC ferré étoit mêlé de ferpolet ,
de baume , de thym^ de marjolaine ,
& d'autres herbes odorantes. On y
voyoit briller mille fleurs des champs ,
parmi lefquelles Foeil en démêloitavec fiir-»
prife quelques-unes de jardin , qui fem-!
bloient croître naturellement avec les au-^
très. Je rencontrois de tems en temsi
des touffes obfcures , impénétrables aux
^rayons du foleil , comme dans la plus
çpaiffe forêt ; ces touffes étoient formées
des arbres du bois le plus flexible , dont
çn avoit fait recourber les branchies , pen-\
4re çn terre ^ ôç prendre racine, par unf
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H E L 1 SE. IV, Parï. l€f
^Irt femblable à ce que font naturellement
les mangles en Amérique. Dans les lieux
plus découverts , je voyois çà & là fans
ordre & fans fymétrie des brouffailles de
rofes , de framboifiers, de grofeilles, des
fourrés de lilas, de noifetier , de fureau,
de fèringa , de genêt , de trifolium , qui
paroient la terre en lui donnant l'air d'être
en friche. Je fuivois des allées tortueufes
& irrégidieres bordées de ces bocages
fleuris , & couvertes de mille guirlandes
de vigne de Judée , de vigne - vierge , de
houblon , de liferon , de couleuvrée , de
clématite , & d'autres plantes de cette
efpece ^ parmi lefquelles le chevre-feuille
& le jafmin daignoient fe confondre.
Ces guirlandes fembloient jettées négli-
gemment d'un arbre à l'autre , comme
j'en avois remarqué quelquefois dans leè
forêts , & formoient fur nous des efpeces
de draperies qui nous garantiiToient du
foleil , tandis que nous avions fous nos
pieds un marcher doux , commode &
fec fur un^mouffe fine fans fable , fans
herbe , & fans rejettons raboteux. Alors
ièulement je découvris, non fans furprife,
que ces ombrages verds & touffus qui
L.4
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^9 t,ANôovfrttt
m'en 'ayoient tant impofé de loin , n*^
tpient formés q^e de ces plantes ram-
pantes & parafites , qui y. guidées le long
des arbres , environnoient leurs têtes du
plus épai^ feuillage & lettrs pieds, d'om-»
bre & de fraîcheur., robfervai même
qu'au moyen d'une induftrie affez fimple
on avoit feit prendre racine fur l^s troncs
des arbres à plufieurs de ces plantes:,
de forte qu'elles s'étendôient davantage
C{n faifant moins de chemin. Vous con-
cevez bien que les fruits ne s*en trouvent
pas mieux de toutes ces additions ; mais,
dans CQ lieu feul on a facrifié l'utile à IV
gréable , & dans le refte des terres on. a
pris un tel foin des plants & des arbres.^
qu'avec ce verger de moins la récolte en
fruits ne laiflte pas d'être plus forte qu'au-
paravanL Si vous fongez combien au
fond d'un bois On eâ charmé quelque-
fois de voir un fruit fauvage & même
de s'en rafraîchir , vous comprendrez le
plaifir qu'on a de trouver dans, ce défert:
artificiel des fruits excellens & mûrsquoi^
que clair - femés & de mauvaife mine ;
ce qui donne encore le plaiiir de la re^
cherche &c du. choix. ,
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r
K i 1 o 1 S E. IV. Part. iS^
Toutes ces. petites routes étoient bor*
dée% & traverfées d'une eau Iktipide &
daire-, tantôt circulant parmi Fherbe &
les fleurs en filets prefque impercepti-
)>ks ; tantôt en plus grands ruiiïèaux cou-
rans fur un^ gravier pvu* & ttiarqueté qui
rendoit l'eau plus brillante. On voyoit
àds fources bouillonner & fortir de la
terre , & quelquefois cfes canaux plus
profonds dans fefquels feau calme &
paifible réfléchiffoit à l'œil les objets; Je
comprends à préfent tout le refte , dis-je-
à* Julie , mais ces eaux que je vois de
toutes parts • . * . elles viennent de - là ^
reprit -elle , en me montrant le côté oîi
étoit la terrafle de fon jardin; C'eflr ce^
même ruiffeau qui fournit à grands^ fraix
dans le parterre un jet- d'eau dbnt per-
fônne ne fe foucie. M. de Wolmar ne
veut pas le détruire* , par refpeft pour
mon. père qm l'a fait faire : mais' avec^
quel plaifir nous venons tous tes jours
voir courir dans ce verger cette eau dont
nous n'approchons gueres au jardin ! le
jet-d'eau joué pour les étrangers , le ruif-
feau coule ici pour nous. 11 efl vrai que
j'y ai réimi l'eau de la fontaine publique.
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liU
170 L A N O U V E L L E
qui fe rendoit dans le lac par le grand-
chemin quVUe dégradoit au préjudice des
paflans &c à pure perte pour tout le mon-
de. Elle fàifoit un coude au pied du ver-
<î^ ger entre deux rangs de faules, je les ai
^ «^ renfermés dans mon enceinte & j'y çon-
' ,^Vii duis la même eau par d'autres routes.
,ï?] Je vis alors qu'il n'avoit été queftion
que de faire ferpenter ces eaux avec éco-
nomie , çn la divifant & réimiflant à pro*-
pos , en épargnant la pente le plus qu'il
;lc:j étoit poffible , pour prolonger le circuit
& fe ménager le murmure de quelque^
petites chutes. Une couche de glaife ,
couverte d'un pouce de gravier du lac &
parfemée de coquillages formoit le lit
des ruifleaux. Ces mêmes ruifleaux cou-
rant par intervalles fous quelques larges
tuiles recouvertes dé terre & de gazon
au niveau du fol formoient à leur iflue
autant de fources artificielles. Quelques
fitets s'en élevoient par des fiphons fur
des lieux raboteux & bouillonnoient en
retombant. Enfin la terre ainlGi rafraîchie
&humeâée donnoitfans cefle de nouveU
les fleurs & entretenoit l'herbe toujours
verdoyante & belle.
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H i L o î $ E. rv. Part. 171
Plus je parcourois cet agréable afyle ,
plus je fentois augmenter la fenfation dé-
licieufe que j'avois éprouvée en y en-
trant; cependant la curiofité me tenoit
€n haleine, J'étois plus empreffé de voir
les objets que d'examiner leurs impref-
fions , & j'aimois à me livrer à cette
charmante contemplation fans prendre la
peine de penfer ; mais Mde. de Wolmar
me tirant de ma rêverie me dit en me
prenant fous le bras' : tout ce que vous
voyez n'eft que la nature végétale & ina-
nimée , & quoi qu'on puiffe faire , elle
laifTe toujouiss une idée de folitude qui
attrifte. Venez la voir animée & fenfible.
C'eft là qu'à chaque inftant du jour vous
lui trouverez un attrait nouveau. Vous
me prévenez , lui dis - je , j'entends un
ramage bruyant & confos , & j'apperçois
affez peu d'oifeaux; je comprends que
vous avez une volière. Il eft vrai , dit-elle,
approchons-en. Je n'ofois dire encore ce
que je penfois de la volière ; mais cette
idée avoit quelque chofe qui me déplaifoit,
& ne me fembloit point aÎTortie au refte. J
Nous defcendîmes par mille détours au
h^ du verger oîi je trouvai toute Teaiv
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171 La K o u r e 1 t lï
réunie en un joli ruifleau coulant doUde^
ment entre deux rangs de vieux fkules
qu'on avoit fouvent ébranchés* Leurs
têtes creufes & demi* chauves formoient
des efpeces de vafes d'oh fortoient par"
FadreflTe dont j'ai parlé , des touffes de
chèvre - feuille dont une partie s'entrela-
çoit autour des branches , & Tautre tom*"
boit avec grâce le long du ruMèau. Prel^
que à Textrêmité de Penceinte étoit un
petit bafïïn bordé dTierbes^, de joncs , de
rofeaux, fervant d'abreuvoir à la volière,*
& dernière flation de cette eau fi pré-
cieufe & fi bien ménagée*
Au - delà de ce baffin étoît un terre-
plein terminé dans Tangte de l'endos paf
un monticule garni d'une multitude d'àr«
brifieaux de toute efpece; les plus petits;
vers le haut , & toujours croiffant en
grandeur à mefiire que le fol s'àbaifibit ,
ce qui rendoit le plan des têtes prefque
horizontal, ou montroitau moins qu'un
Jour il le devoit être» Sur le dfevant
étoient une douzaine d'arbres jeunes en-
core , mais feits pour devenir fort grands ,
tels que le hêtre , l'orme , le fi-êne , l'aca- .
cia* Cétoient les bocages de ce coteau
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H É L o 1 s E. IV. Part. 175
iqiiî fervoîent d'afyle à cette ^ multîtiiâ^
tfoifèaux dont j^avois entendu de loin le
ramage , & c'étoit à Tombre de ce feuil*
lage comme fous un grand parafol qu'on
les voyoit voltiger , courir , chanter ,
;s'agacer , fe Battre comme s'ils ne nou$
avoient pas apperçus. Ils s'enfuirent fi
peu à notre approche , que félon l'idée
dont j'ëtois prévenu , je les crus d'abord
enfermés par un grillage : mais comme
nous fumes arrivés au bord du baflîni
j'en vis plufieurs defcendre & s'approcher
de nous fur une efpece de courte-allée
qui féparoit en deux le terre-plein & com-
tnuniquoit du baflîn à la volière. Alor^
M. de Wolmar faifant le tour du baffin
iema fur l'allée deux ou trois poignées de
grains mélangés qu'il avoit dans fa poche 9
& quand il fe fiit retiré les oifeaux aC'-
coururent & fe mirent à manger comme
des poules , d'un air fi familier que je
vis bien qu'ils étoient faits à ce manège.
Cela eft charmant î m'écriai - je. Ce mot
de volière m'aVoit furpris de votre part;
mais je l'entends maintenant : je vois que
vous voulez des hôtes & non pas des
prifonniers. Qu'appeliez -voiis desbôt^s^
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174 La N o y e l t ê
répondit Julie ? Ceft nous qui fommes lef
leurs (i)* Ils font ici les maîtres, & nous
leur payons tribut pour en être foufferts
quelquefois. Fort bien, repris -je; mais
comment ces maîtres là fe font -ils em*
parés de ce lieu ? Le mSyen d*y raf-
fembler tant d'habitans volontaires ? Je
n'ai pas oui dire qu'on ait jamais rien
tenté de pareil , & je n'aurois point cm
qu'on y pût réuflir , fi je n'en avois ta
preuve fous mes yeux.
La patience & le tems , dit M. dé
iWolmar , ont feit ce miracle. Ce font des
expédiens dont les gens riches ne s'avi-
fent gueres dans leurs plaifirs. Toujours
preffés de jouir , la force & l'argent font
les feuls moyens qu'ils connoiffent ; ils
ont des oifeaux dans des cages, & des
amis à tant par mois. Si jamais des va-
lets approchoient de ce lieu , vous en
verriez bientôt les oifeaux difparoitre^
& s'ils y font à préfent en grand nom-^
bre , c'eft qu'il y en a toujours eu. On,
ne les fait pas venir quand il n'y en a
(a) Cette réponle n'eft pas exafte , puifqae le mot d'hôte
eft corrélatif de lui ••même. Sans rouloir relever toutes
les Oatites de langue , je dois avertir de celles ^iii peii^
Tent induire en erreur.
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"i
j
H i L o I s E- IV. Part. 175
point 9 mais il eft aifé quand il y en a
d'en attirer davantage en prévenant tous
leurs befoins , en ne les effrayant jamais ,
en leur laiflant faire leur couvée en fu-
reté & ne dénichant point les petits ; car
alors ceux qui s'y trouvent reftent , &
ceux qui furviennent reftent encore. Ce
bocage exiftoit , quoiqu'il fut féparé du
verger ; Julie n'a fait que l'y renfermer
par une haie vive , ôter celle qui l'en
féparoit^ l'aggrandir & l'orner de nou-
veaux plants. Vous voyez à droite & à
gauche de l'allée qui y conduit deux es-
paces remplis d'un mélange confiis d'her-
bes , de pailles & de toutes fortes de
plantes. Elle y fait femer chaque année
du bled, du mil, du toumefol, du che-
nevis , des pefettes ( 3 ) , généralement
de tous les grains que les oifeaux aiment,
& l'on n'en moiffonne rien. Outre cela
prefque tous les jours, été & hiver, elle
ou moi leur apportons à manger, &
quand nous y manquons la Fanchon y
fupplée d'ordinaire ; ils ont l'eau à qua-
tre pas , comme vous voyez. Madame de
Wolmar pouffe l'attention jufqu'à les pour-
( } j De la vefce.
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lyS La Nouvelle
voir tous les printems de petits tas êe
crin ^ de paille , de laine , de moufle &
d'autres matières propres à faire des nids*
Avec le voifinage des matériaux , Tabon-
dançe des vivres & le grand foin qu'on
prend d'écarter tous les ennemis (4)»
l'éternelle tranquillité dont ils jouiffent
les porte à pondre en un lieu commode
oh rien ne leur manque , oii perfonne ne
les trouble. Voilà comment la patrie des
pères eft encore celle des enfans , & com-
ment la peuplade fe foutient&fe multiplie»
Ah ! dit Julie , vous ne voyez plus
rien ! Chacun ne fonge plus qu'à ibi ;
mais des époux inféparables, le zèle des
foins domeftiques , la tendreffe paternelle
& maternelle 9 vous avez perdu tout cela.
Il y a deux mois qu'il faloit être ici pour
livrer fes yeux au plus charmant fpec-
tacle & fon cœur au plus doux fentiment
4e la nature. Madame , repris - je aflez
triftement, vous êtes époufe & mère;
ce ibnt des plaifirs qu'il vous appartient
de connoître. Auffi - tôt M. de Wolmar
me
( 4 ) Les loirs , les fouris , les chouettes & fur • tooc
|«s enfans.
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H É L o I s E. IV. Part. 177
me prenant par la main me dit en la fer-
rant ; vous avez des amis , & ces amis
ont des enfàns; comment Taffeôion pa-
ternelle vous feroit- elle étrangère? Je le
regardai , je regardai Julie , tous deux fe
^regardèrent & me rendirent un regard fi
touchant que les embraffant Pun après
l'autre je leur dis avec attendriffement :
ils me font auffi chers qu'à vous. Je ne
ikis par quel bizarre effet un mot peut
ainfi changer une ame , mais depuis ce
moment, M. de Wolmâr me paroit un
autre homme, & je vois moins en lui le
aaari de celle que j'ai tant aimée que le
père des deux enfens pour lefquels je don-
-nerois ma vie.
Je voulus faire le tour du baffin pour
aller voir de plus près ce charmant afyle
& fes. petitjs habitans; mais Madame de
^Wolmar me retint. Perfonne , me dit-
elle, ne va les troubler dans leur, domi-
cile, & vous êtes même le premier de
nos hôtes que j'aie amené jufqu'ici. Il y
a quatre clefs de ce verger dont mon père
& nous avoiis chacun une : Fanchon a la
quatrième comme infpeftrice & pour y
inener quelquefois nies enfens i feveur dont
Nouy. Héloîfc. Tome III. M
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178 LA Nouvelle
OQ augmente le prix par Textrême cîr-
confpeâion qu'on exige d'eux tandis qu'ih
y font. Guftin lui-même n'y entre ja-
mais qu'avec im des quatre ; encore paflJE
deux mois de printems où fes travaiu
font utiles n'y entre-Ml prefijuc plus ^
& tout le reûe fe feit entre nous. Ainfi,
lui dis -je, de peur que vos oifeaux m
foient vos efclaves vous vous êtes rendue
les leurs. Voilà bien , rq)rit-elle , le pro-
pos d'un tyran , qui ne croit jouir de
ÙL liberté qu'autant qu'il trouble celle
des autres. *
Comme nous partions pour nous en
retourner , M. de Wolmar jetta ime poi-
gnée d'orge dans le^baflin, & en y re*
gardant j'apperçus quelques petits poiP
fons. Ah! ah ! dis-je aufli-tôt, voicipour-
tant des prifonniers ? Oui , dit-il , ce font
des prifonniers de guerre auxquels on a
&it grâce de la vie. Sans doute , ajouta
ia femme. Il y a quelque tems que Fan-
chon vola dans la cuifine. des perchettes
qu'elle apporta ici à mon infçu. Je les y
laifle 5 de peur de la mortifier fi je les
renvoy ois au lac ; car il vaut encore mieu:Sfi
loger du poiflbo Un peu à l'étroi): > que
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It 1 1 ô ï s E. IV. PARt: 179
^e fâcher une honnête perfonne. Vous
avez faifon , répondis - je , & celui-ci
ft'efl: pas Irôp à plaindre d'être échappé
die la pôël'e à ce prijc.
Hé hîèh ! que vou$ en femble , me dit-
elle eh hoils en t-etoui'nant ? Etes - vous
encore au bout du monde ? Non , dis- je f
iXi^en voici tout -â -fait dehors, & vous
ïn*avez eh effet tranfporté dans TElifééè
Le nom pompeux qu'elle a donné à ce
Verger , dit M. de "Wolmàr , mérite bien
tetté i^illerîe. Louez modeflement des
jeux d'enfant , & fongez qu'ils n'ont ja-
inais rien pris fur les foins de la mère de
famille. Je le feis , repris^je , j'en fuis très-
lur , & les jeux d'enfant me plaifent plus
ien ce genre que lés travau^c des hommes*
il y a pourtant ici, continuai- je ^ ime
chofe que /e ne puis comprendre* C'eft
^'un lieu fi différent de ce qu'il étoitne
peut être devenu ce qu'il eft quWec de
la culture & du foin ; cependant je ne
vols nulle part la moindre trace de cul-*
ture. Tout efl verdoyàht , frais , vigou-
feux , & la main du jardinier ne fe mon-
tre poiht : rien ne dément l'idée d'une
îfle déferte qui m'efl venue en entrant ^
M %
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.a8o La Nouvelle
& je n'apperçois auauis pas d'hommet^
Ah ! dit M. de Wolmar , c'efl qu'on ^
pris grand foin de les efïacer. Tai été
fouvent témoin , quelquefois complice
de la friponnerie. On fait femer du foin
fur tous les endroits labourés , & Therbe
cache bientôt les veftiges du travail ; on
fait couvrir Thiver de quelques couches
d'engrais les lieux maigres &C arides , rei>-
grais mange la mouiTe,. ranime l'herbe &
les plantes ; les arbres eux-mêmes ne s'en
trouvent pas plus mal , & l'été il n'y pa-
roit plus. A l'égard de la mouife qui cour
,vre quelques allées , c'eft Milord Edouard
qui nous a envoyé d'Angleterre le fecret
pour la faire naître. Ces deux côtés , co»-
tinua-t-il , étoient fermés par des nkurs ;
les murs ont été mafqués, non par des
éfpaliers , mais pair d'épais arbrifleaux qui
font prendre les bornes du lieu pour le
commencement d'un bois. Des deux au-
tres côtés régnent de fortes haies vives ,
bien garnies d'érable , d'aubépine , de
houx , de troëne & d'autres arbrifleaux
mélangés qui leur ôtent- l'apparence de
haies & leur donnent celle d'un taillis,
yous ne voyez rien d*aligné , rien de
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H i L o I s E. IV. Part. iSr
ftîvelé ; jamais le cordeau n'entra dans ce
îîeu ; la nature ne plante rien au cordeau ;
les finuofités dans leur feinte irrégularité
font ménagées avec art pour prolonger
la promenade , cacher les bords de Pif-
le , & en aggrandir l'étendue apparente ,
fans faire des détours incommodes & trop
fréquens (5)^
En. confidérant tout cela , je trouvois
âffez bizarre qu'on prît tant de peine
four fe cacher celle qu'orn avoit xprife ;
ifauroit-il pas mieux valu n'en point
prendre ? Malgré tout ce qu'on vous a
dit , me répondit Julie , vous jugez du
travail par l'efFet , & vous vous trompez.
Tout ce que vous voyez font des plantes
feuvages ou robuftes qu'il fuffit de mettre
en terre , & qui viennent enfuite d'elles-
mêmes. D'ailleurs , la nature femble vou-
loir dérober aux yeux des hommes fes
vrais attraits, auxquels ils font trop peu
feniibles , & qu'ils défigurent quand ils
font à leur portée : elle fuit les lieux fré-
,(S) Ainfi ce ne font pas de ces petits bofquets à U
mode , fi ridiculement contournés qu^on n'y marche qu'ea
zigzas;, 6c qu'k ohtqae pas il faut f^re une pirouette.
M 3
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lS\ La N o u V, ç i. l *
qiientés ; c'cft au fommet des montagnes 5
au fond des forêts , dans des Ifles défer-
les qu'elle étale fes charmes les plus tou-
chans. Ceux qui Taiment & nt peuvent
l'aller chercher fi loin , font réduits à lui
faire violence , à la forcer en quelque
forte à venir habiter avec eux , & toul
cela ne peut fe faire fans un peu d'illufion.
A ces mots il me vint une imagination
qui les fît rire. Je me figure , leur dis-
je , un homme riche de Paris ou de Lon-
dres , maître de cette maifon & ame*
nant avec lui un architeâe chèrement
payé pour gâter la nature. Avec quel
dédain il entreroit dans ce lieu fimple &
jnefquirt ! avec quel mépris il feroit arra-
cher toutes ces guenilles ! les beaux ali-
gnemens qu'il prendroit ! les belles al-
lées qu^il feroit percer ! les belles pattes
d'oie, les beaux arbres en parafol, eh
éventail î les beaux treillages bien fculp-
tés ! les belles charmilles bien deflinçes ,
bien équarries , bien contournées ! les
beaux boulingrins de fin gazon d'An-
gleterre , ronds' , quarrés , échancrés ,
ovales î les beaux ife taillés en dragons ,
çn pagodes, en m?LrmQ\ifets, en toutçî
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H É L o I s E. IV. Part. i8)
Ibrtes ëe monftres ! les beaux vafes de
bronze , ks beaux fruits de pierre dont
il ornera fon jardin (6) ! . . . • Quand tout
cela fera exécuté , dit M. de Volmar , il
aura &it un très- beau lieu dans lequel
on n'ira gueres , & dont on fortira touip-
jours avec empreflement pour aller cher-
cher la campagne , un lieu trifte oii Ton
ne fe promènera point , mais par oii Yott
paffera pour s'aller promener ; au lieu
que dans mes courfes champêtres, je.m^
hâte fouvent de rentrer pour venir me
pfomener ici.
Je ne vois dans ces terreins fi vafte^ Sc
£ richement ornés que la vanité du pro-
priétaire & de Tartifte , qui toujours em-
preffés d'étaler , i'un fa richeffe & Tautrè
fon talent, préparent à grands fraix de
l'ennui à quiconque voudra jouir de leur ,
ouvrage. Un faux goût de grandeur qui
n*eft point fait pour Thomme empoifon-
C 6 ) J« fuis perfuadé que le tems approqbe où Von ns
voudra p]u« dans les jardins rien de ce qui fè trouve dans
la campagne; on n'y fonlFrira plus ni plantes* ni arèrii*
iêaux * on n*y voudra que des fleurs de porcelaine , de$
magots, des treillages, du fable de toutes eouleuçe, 8^
4e beaux vafes pleins de riem
• M 4
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184 La Nouvelle
ne fesr plaifirs. L'aîr grand eft toujourè
trifte ; il fait fonger aux miferes de celui
qui rafFefte. Au milieu de fes parterres
& de fes grandes allées fon petit indivi-
du ne s'aggrandit point ; un arbre de vingt
pieds le couvre comme un de foixante (7) ;
il n'occupe jamais que fes trois pieds d'ef-
pace , & fe perd comme un ciron dans
fes immenfes poffeflîons.
Il y a un autre goût direâement op-
pofé à celui-là , & plus ridicule encore ,
en ce qu'il ne laiffe p?is même jouir dç'Ia
promenade pour laquelle les jardins font
faits. J'entends , lui dis-je ; c'eft celui de
ces petits curieux, de ces petits fleuriftes
qui fe pâment à Tafpeft d'une renoncule,
& fe profternent devant des tulipes. Là-
deffus, je leur racontai , Milord-, ce qui
(?) Il devoit bien s'*étendre un peu fur le mauvais goûe
d*élaguer ridiculement les arbres , pour les élancer dans
les nues , en leur ôtant leurs belles têtes , leurs ombra-
ges , en épuifant leur fève , & les empêchant de pro-
fiter. Cette méthode , il eft vrai , donne du bois aux
jardiniers : mais elle en ôte an pays , qui n^en a pas
déjà trop. On croiroit que la nature eft faite en' France
autrement que dans tout le refte du monde, tant on y
prend foin de la défigurer. Les parcs n*y font plantés
que de longues perches; ce font des forêts de mâts ou
de maïs, 8c Ton s*y promené au milieu des bois fans
trouver d'ombre.
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H i I. o I s E. IV. Part. i8j
ioiMtôit arrivé autrefois à Londres dans
ce jardin de fleurs oîi nous fumes intro-
duits avec tant d'appareil , & oii nous
vîmes briller fi potnpeufement tous les
tréfors de la Hollande fur quatre couches
de fumier. Je n'oubliai pas la cérémonie
du parafol & de la petite baguetje dont
on m'kdhora moi indigne , ainfi qvi^ les
autres fpeâateurs. Je leur confefTai hum-
blement comment ayant voulu m'éver-
tuer à mon tour , & bazarder de m'exta-*
fier à la vue d'une tulipe dont la couleur
me parut vive & la forme élégante , je
fus moqué, hué, fifflé de tous les Savans,
& comment le profefTeur du jardin , paf»
iknt du mépris de la fleur à celui du pa-
négyrifle , ne daigna plus me regarder
de toute la féance. Je penfe , ajoutai -je ,
qu'il eut bien du regret à fa baguette &
à fon parafol profanés.
. Ce goût , dit M. de "Wolmar , quand
.. il dégénère en manie a quelque chofe de
petit & de vain- qui le rend puérile & ri-
^ diculement coûteux. L'autre y au moins ,
^ de la nobleffe , de la grandeur & quel-
que forte de vérité ; mais qu'efl - ce que
la valeur d'une patte ou d'un oignon
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)S6 La Noutib£LE
qu'un infeâe ronge ou détruit peut - êtr#
au moment qu'on le marchande, ou d'une
fleur précieufe à midi & flétrie avant qu«
le foleil foit couché ? Qu'eô-ce qu'une
beauté conventionnelle qui n'eft fenfible
qu'aux yeux des curieux , & qui n'eâ
beauté que parce qu'il leur plait qu'eUe
k foifc? Le tems peut venir qu'oa cher*
chera dans les flews tout le coMraire
de ce qu'on y cherche aujoiurd'hui , &c
avec autant de raifbn ; alors vous ferez
le doue à votre tour & votre curieux
l'ignorant. Toutes ces petites obfervations
qui dégénèrent en étude ne conviennent
point à l'homme raifonnable qui veut
donner à fon corps un exercice modéré >
ou délafler fon efprit à la promenade Vo
s'entretenant avec fes amis. Les fleurs
ibnt faites pour amufer nos regards en
paflant , & non pour être fi curieufement-
anatomifées ( 8 ). Voyez leur Reine bril^
1er de toutes parts dans ce verger. Elle
parfume l'air ; elle enchante les yeux »
(8) Le fage Wolmar n'y avoit pas bien regardé. Lui
^i favoit fi bien obferver les hommes , obfervoit-il H
mal la nature? Ignoroit-il que fi fon Auteur eft gran(^
ùstm les sran4es chofes, il eft tris^graad dan$ les petites ?
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H et O I s E. IV. PARt. 1^7
9c ne coûtç prejftjue ni foin ni culture*
Ceft pour cela que les fleuriftes la dédai-
gnent ; la nature l'a £ûte fi belle qu'ils
ne lui ikuroient ajouter des beautés de
convention , & ne pouvant fe tourmen-*-
ter à la cultiver , ils n'y trouvent riea
qui les flatte. Uerreur des prétendus gens
de goût eft de vouloir de l'art par -tout ,
& de rfêtre jamais contées que l'art ne
paroifle ; au lieii que c'efl à le cacher que
confiée le véritable goût ; fur-tout quand
il éft queftion des ouvrages de la nature.
Que figniiîentces allées fi droites , fi fa-
blées qu'on trouve fans ceffe ; & ces
étoiles par lesquelles bien loin d'étendre
aux yeux la grandeur d^CSt parc , comme
on l'imagine , on ne fait qu'en montrer
mal - adroitement les bornes ? Voit - on
dans les bois du feble de rivière , ou le
pied fe repofe - 1- il plus doucement fur
ce fable que fur la moufle ou la peipufe?
La nature employé- 1- elle, fans cefle l'é-
querre & la règle ? Ont-ils peur qu'on ne
la reconnoiffe en quelque chofe malgré
leurs foins pour la défigurer ? Enfin n'eô%
jl pas plaifant que , comme s'ils étoient
iéj^ 1^9 de la prçmenade en la commen^
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i88 La Nouvelle
çant y ils afieâent de la faire en ligne
droite pour arriver plus vite au terme ?
Ne diroit - on pas que prenant le plus
court chemin ils font un voyage plutôt
qu'une promenade , & fe hâtent de fortir
auffi-tôt qu'ils font entrés ?
Que fera donc l'homme de goût qui
vit pour vivre , qui fait jouir de lui-mê-
me , qui cherche les plaiiiirs vrais & fim*
pies , & qui veut fe faire une promenade
à la porte de fa maifon ? Il la fera fi com-
mode & fi agréable qu'il s'y puifTe plaire
à toutes les heures de la journée , &
pourtant fi fimple & fi naturelle qu'il
femble n'avoir rien fait. Il rafTemblera
Feau , la verdtîîe , l'ombre & la fraî-
cheur ; car la nature aufli rafTemble tou-
tes ces chofes. Il ne donnera à rien de la
fymétrie ; elle efl ennemie de la nature
& de la variété , & toutes les allées d'un
jardin ordinaire fe reffemblent fi fort
qu'on croit être toujours dans la même.
Il élaguera' le terrein pour s'y promener
commodément ; mais les deux côtés de
fès allées ne feront point toujours exaôe-
ment parallèles ; la direâion n'en fera pas
toujours en ligne droite ; elle aura je ne
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H É t o I s £• IV. Part- 189
ûk quoi de vague comme la démarché
d'un homme oHîf qui erre en fe prome-
nant : il ne s'inquiétera point de fe per-
cer au loin de belles perfpeâives. Le goût
des points de vue & des lointains vient
du penchant qu'ont la plupart des hom-
qies à ne fe plaîîre qu'oii ils ne font pas.
Us font toujours avides de ce qui eft loin
d'eux , & l'artifte qui ne ùît pas les ren-
dre affez contens de ce qui les entoure ,
fe donne cette reffource pour les amufer;
mais l'homme dont je parle n'a pas cette
inquiétude , & quand il eft bien oîi il
eft, il ne fe foucie point d'être ailleurs.
Ici par exemple , on n'a pas de vue hors
du lieu , & l'on eft très*content de n'en
pas avoir. On penferoit volontiers que
tous les charmes de la nature y font ren-
fermés 9 & je craindrois for^ que la moin-*
dre échappée de vue au - dehors n'ôtât
beaucoup d'agrément à cette promena-
de ( 9 )• Certainement tout homme qui
( 9 ) Je ne fais fi Ton a jamais^ efTayé de donner aux
longues allées d'une étoile nne courbure légère » eu
forte ^ue Vttil iw pût f^ivre chaque allée tout- à; fait
liifqu'au bout, & que PextrêiDÎté oppofée en fut caché»
au fpeétiitsiii:. Ou pcrdxoit» il eft vrai, rasrénittit.defi.
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il t^ô La NouvELtB
ti'ahnera pas à pafier les beaux jidurs dànS
i un lieu fi fimple & fi agréable n'a pas te
îl| goût piir ni Tame faine. J'avoue qu'il
J| n'y faut pas amener en pompe les ctran-
' ^131 geris ; niais eil revanche On s'y peut plaire
p pil foi- même , fans le montrer à perfonne*
•^^^j^ Monfieur , lui dis- je, ces gens fi riches
^'i^^M qui font de fi beaux jardins ont de fort
bonnes raifoiis pour n'aimer gueres à fe
promener tout feuls , ni à fe trouver vis*
\\^jt à-vis d'eux-mêmes ; ainfi ils font très-bien
iiC|^ de ne fonger en cela qu'aux autres. Au
refte , j'ai vu à la Chine des jardins tels
que vous les demandez, & &its avec tant
d'art que l'art n'y paroiffoit point , mais
^L d'une manière û difpendieufe & entrete-»
\^ nus à fi grands fiiaix que cette idée m'ô-^
'"? toit tout le plaifir que j'aurois pu goûter
t -^ ■ - ..^ ^-- ,i- 1 - I , -| — •
I points de vue ; mais on ^gneroit Pavantage fi cher aux
propriétaires d'aggrandir à Timagination le lieu oii Ton
* efl, & dans le milieu d'une étoile afTez bornée on fe
■ I croiroit perdu dans un parc immense. Je fuis perfuadé
que la promenade en feroit auffi moins ennuyeufè quei^
' que plus folitaire ; car tout ce qui donne prife à rimau-
ginadon excite les idées 8c nourrit refprit; mais les fai^
ièurs de jardins ne font pas gens à fentir ces chofes Ià«
Combien de fois dans un lieu ruftique le crayon leur tom»
beroit des mains , comme à Le Noftre dans le parc dé
St. James, sMls connoifToient comme lui ce qui donne d«
U yie i U nature , Si de l*intérÔt à Tofl rpeâaclaî
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H Ê L O I s E. IV. PARf . Î9»
à )bs voir. C*étoient des roches , des grot-
tes i des cafcades artificielles dans des
Ikux plains & fdblonneux oii l'on n'a qiie
de l'eau de puits ; c'étoient des âeuts &
des plantes rares de tous les climats de
la Chine & de la Tartarle raffemblées 6c
cultivées en un même foi On n'y voyoit
à la vérité ni belles allées ni compara
timens réguliers ; mais on. y voyoit en-
tafiSées avec pro&iion des merveilles qu'on
ne trouve qu'éparfes & féparées. La na-
ture s'y préfentoit fous mille a^ôs di-
vers , & te tout cnfemble n'étoit point
naturel, là l'on n'a tranfporté ni terres ni
pierres , on n'a fiiit ni pompes ni réfer-
voirs , on n'a befoin ni de ferres , ni de
fourneaux , ni de cloches , ni de paillaf-
fons. Un tcrrein prefque uni a reçu des
omemens très-fimples. Des herbes com-
munes^ des arbrîfleaux communs , quel-
ques filets d'eau *cèulant fans apprêt , fans
contrainte, ont fiiffi pour l'embellir. C'eft
un jeu fans effort , dont la facilité don-
ne au fpeâateur un nouveau plaifir. Je
iéns que ce féjour pourroit être encore
plus agréable & me plaire infiniment
mQnï$% Tel eu ,■ par exemple , le parc çéz
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f^% La Nouvelle
lebre de Milord Cobham à Staw. Cû&
un compqfé de lieux très-beaux & très-
pittorefques dont les afptâs ont été chok
fis en difFérens pays, & dont tout paroit
naturel excepté Taffemblage , comme dans
les jardins de la tlhxae dont je viens de
vous parler. Le maître & le créateur de
cette fuperbe folitude y a même fait conf-
tniire des ruines , des temples , d'an-^
ciens édifices, & les tems ainfi que les^
lieux y font raffemblés avec une ma-
gnificence plus qu^humaine. Voilà préci-
fément de quoi je me plains. Je voudrois
que les amufemens des hommes euffent-
toujours un air facile qui ne fît point
fonger à leur foibleffe , & qu'en admi-
rant ces merveilles , on n'eût point l'ima-
gination fatiguée des fommes & des tra-
vaux qu'elles ont coûtés. Le fort ne nous
donne -t- il pas affez de peines ianSv en.
mettre jufques dansncfe^jeux ?
Je n'ai qu'un feul reprocKe à faire à
votre Elifée, ajoutai -je en regardant Ju-*.
lie , mais qui vous paroîtra grave ; c'eft.
d'être un amufement fuperflu. A quoi,
bon vous faire une nouvelle promenade,
ayant de l'autre coté de lamaifon des.
bofquets
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H É L O t s E. IV. PARf. I9Î
bôfquets fi charmans & {u négligés } Il
eft vrai , ,dit-elle , un peu embarraffee }
mais j'aime mieux ceci. Si vous aviei
bien fongé à votre queftion avant que
de la &ire ^ interrompit M. de \^olmar ^
elle feroit plus qu^difcrete. Jamais ma
femme depuis fon* mariage it'a mis les
pieds dans les bofquets dont vous parlez*
J'en fais la raifon quoiqu'elle me l'ait
toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas,
apprenez, à refpçfter les lieux oîi vous
ctes ; ils font plantés par les v mains de
la vertUé
A peine avôîs - je reçu cette jufte ré-
primande que la petite famille menée par
Fanchon entra comme nous fortions. Ces
trois aimables enfens fe jetterent au cou
de M. & de Mad^ de Volmar* J'eus ma
part de leurs petites çareffes- Nous ren-
trâmes Julie & moi dans l'Elifée en fei-*
iànt quelques pas avec eux ; puis nous
allâmes rejoindre M. de Wolmar qui par-
loil à des ouvriers. Chemin feifànt elle-
m& dit qu'après être devenue mère ^ il
lui étoit venu fur cette promenade une
idée qui avoit augmenté fon zèle pour
Teinfeellir. J'aipenfé,me dit - elle , à l'a-t
Iifouv. Hélùîfe. Tom. III* N
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194 La Noutella
mufement de mes enfàns & à leur ûnté
quand ils feront pkis âgés, ^entretien
de ce lieu demande plus de foin que de
peine ; il s'agit plutôt de donner un cer-
tain contour aux rameaux des plantes que
de bêcher & labourer la terre ; j'en veux
faire un jour mes petits jardiniers : ils
auront autant d'exercice qu'il leur en faut
pour renforcer leur tempérament , & pas
aflez pour le fatiguer. D'ailleurs ^ ils fe-
ront feîre ce qui fera trop fort pour leur
âge & fe borneront au travail qui les
amufera. Je ne faurois vous dire , ajou-
ta-t-elle, quelle douceur je goûte à me
repréfenter mes enfens occupés à me ren-
dre les petits foins que je prends avec
tant de plaifir pour eux , & la joie de leurs
tendres coeurs en vçyant leur mère fe
promener avec délices fous des ombra-
ges cultivés de leurs mains. En vérité,
mon ami , me dit-elle d'une voix émue ,
des jours ainfi pafTés tiennent du bonheur
de l'autre vie , & ce n'efl pas fans rai- ,,
fon qu'en y penfant j'ai donné d'avance^
à ce lieu le nom d'Elifée. Miloid, cette
incomparable femme efl mère comme elle
efl époufe, comme elle eft amie , comme
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H É 1 o I s E. ÏV. Part. 195
elle eft fille , & pour Téternel fupplice
de mon cœur ç'eft encore ainfi qu'elle
ûxt amante.
Enthoufiâfmé cPun féjour fi charmant,
je les priai le foir de trouver bon que
durant mon féjour chez eux la Fanchon
me confiât ia clef & le foin dfe nourrir
les oifeaux. Aufli-tôt Julie envoya le
fac au grain dans ma chambre' &c me
donna fa propre 1cle£ Je ne fais pour-
quoi je la reçus avec une forte de peine :
il me fembla que j'aurois mieux aimé celle
de M. de Wolmar.
Ce matin je me fuis levé de bonne
heure, & avec Fempreffement d'un en-
fant je fois allé m'enfermer dans Tlfle dé-
ferte. Que d'agréables penfées j'efpérois
porter dans ce lieu folitaire oîi le doux
afpeft de la feule nature devoit. chaffer
de mon fouvenir tout cet ordre focial
& faôice «qui m'a rendu fi malheureux !
Tout ce qui va m'environner eft l'ou-
vrage de celle qui me fut fi chère. Je la
contemplerai tout autour de moi. Je ne
verrai rien que fk main n'ait touché ; je
iaiferai des fleurs que fes pieds auront
foulées > je refpirerai avec la rofée un ai|^
N z
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196 La Nouvelle
qu^elle a refpiré ; Ton goût dans fes ama^
femens me rendra préfent tous fes char-
mes , & je la trouverai par-tout comme
elle eft au fond de mon cœur.
En entrant dans TElifée avec ces diC-
pofitions , je me fuis fubitement rappelle
le dernier mot que me dit hier M. de
Wolmar à peu près dans la même place»
Le fouvenir de ce feul mot a changé fur
le champ tout Tétat de mon ame* J'ai
cru voir l'image de la vertu où je cher-
chois celle du plaifir. Cette image s'eft
confondue dans mon efprit avec les traits
de Madame de WcAtmr , & pour la pre-
mière fois depuis mon retour j'ai vu Julie
en fon abfence , non telle qu'elle fiit pour
moi & que j'aime encore à me la repré-
fenter , mais telle qu'elle fe montre à mes
yeux tous les jours. Milprd , j'ai cru
voir cette femme fi charmante , fi chafte
& fi vertueufe , au milieu de ce même
cortège qui l'entoujoit hier. Je voyois
autour d'elle fes trois aimables enfans^
honorable & précieux gage de l'union
conjugale & de la tendre amitié , lui faire
& recevoir d'elle mille touchantes ca-
reffes. Je voyois à fes côtés le grave
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H É t O I s E. IV. PART. Î97
"Wôlmar , cet époux fi chéri, fi heureux,
fi digne de Têtre. Je croyois voir fon
œil pénétrant oC judicieux percer au fond
de mon cœur , & m'en feire rougir en-
core; je croyois entendre fortir de fa bou-
che des reproches trop mérités, & des
leçons trop mal écoutées. Je voyois à
fa fuite cette même Fanchon Regard , vi-
vante preuve du triomphe des vertus &
de rhumanité fur le plus ardent amour.
Ah! quel fentiment coupable eût péné-
tré jufqu*à elle à travers cette inviola-
ble efcorte? Avec quelle indignation feuffe
^touffe les vils tranfports d'une paffion
criminelle & mal éteinte , & que je me
ferois méprifé de fouiller d'un feul fou-
pir un auffi raviflant tableau d'innocence
& d'honnêteté ! Je repaffois dans ma mé-
moire les difcours qu'elle m'avoit tenus
en fortant ; puis remontant avec elle dans
un avenir qu'elle contemple avec tant de
charmes , je voyois cette tendre mère ef-
fuyer la fueur du front de fes enfans ,
baifer leurs joues enflammées , & livrer
ce cœur fiiit pour aimer au plus doux fen-
timent de la nature. Il n'y avoit pas juf-
qu'à ce nom d'Elifée qui ne reûifiât en
N 3
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n^S La Nouvelle
moi les écarts de rimaginatîon , & ne
portât dans mon ame un calme préfént-
bte au trouble des paflions les plus fédui-
iântes. Il me peîgnoit en quelque Ibrte
rintérieur de celle qui Tavoit trouvé ; je
penfois qu'avec une confdence agitée on
n'auroit jamais cboifi ce nom là. Je me
difois , la paix règne au fond de f<Hi
cœur comme dans Tafyle qu'elle a nommé.
Je m'étois promis une rêverie agréa-»
ble ; j'ai rêvé plus agréablement que je
ne m'y étois attendu. Tai paffé dans l^E-
lifée deux heure^ auxquelles je ne pré-
fère aucun tems de ma vie. En voyant
avec quel charme & quelle rapidité elles
s'étoient écoulées , j'ai trouvé qu'il y a
dans la méditation des penfées honnêtes
une forte de bien-être que les méchans
n'ont jamais connu ; c'eft celui de fe plaire
avec foi -même. Si l'on y fongeoit fans
prévention, je ne fkîs quel autre plaifir
on pourroit égaler à celui - là* Je fens
au moins que quiconque aime autant que
moi la folitùde doit craindre de s'y pré-
parer des tourmens. Peut-être tireroit*
on des même^ principes la clef des feux
jugemens des hommes, fur les avantages
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H Ê L I s £. IV. Part. 199
<itt yice & fur ceux de la vertu : car b
îouiflance de la vertu eft toute intérieure
& ne s'apperçoit que par celui qui la
iènt : mais tous les avantages du vice
fiappent les yeux d'autrui , & il n^ a
que celui qui les a qui iache ce qu'ils lui
coûtent.
Se a clafcim Çinumo ajfannù
Si leggeffi in fronic fcritto ,
Quanti mai, cke invidin fanno ,
C! fartbberê pittà /^ ( tf )
Si vtdria che i lor nemici
Anno in ftno ^ t fi riducc
Nel. parcrt a noi filici
Ogni lor filicità. (^)
Comme il fe Êdfoit tard fans que 'fy
fongeafle 9 M. de ^olmar eft venu me
joindre & m'avertir que Julie & le thé.
(4) G fi la tourmens fecrctt qui rongent le» cceurs fe
Ufoient fiir les viiluges , combien de ^ns qui font en?if
ferolent pitié.
( ^ ) On verroit que reimemi qui Icf dévore eft caehl
dans leur prôpve fèin , & que to«( U ttr prétend» boaheur
& réélit k pv9îtr« k^iwciiK.
N4
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too La Nouvelle
m'atteikloient. Cefl: vous , leur ai^je dit
en m'excufant , qui m'empêchiez d'être
avec vous : je fus fi charmé de ma foirée
d'hier que j'en fuis retourné jouir ce ma»
fin; heureufement il n'y a point de mal,
& puifque vous m'avez attendu y mai ma*
tinée n'cft pas perdue. C'eft fort bien
dit , a repondu Mde. de Wolmar ; il vau-
droit mieux s'attendre jufqu'à midi , que
de perdre le plaifir de déjeûner enfem-
ble. luts étrangers ne fpnt jamais admis
le matin dans 119a chambre & déjeunent
dans la leur. Le déjeuner eft le repas
des amis ; ]£$ valets en font exclus , les
importuns ne s'y montrent point ; on y
dit tout ce qu'op penfe ^ on y révèle
tous (es fecrets , on n'y contraint aucun
de fes fentimens ; on peut s'y livrer fens
imprudence aux douceurs d^ la confiance
^ dç la familiarité. C'eft prefque le feul
moment où il foit permis d'être ce qu'on
eft ; que ne dure -t- il toute là jour-
née ! Ah Julie I ai»- je été prêt à dire ;
voilà un vœu bien intérefle 1 mais je mç
fuis tu. La première chofe que j'ai re-
tranchée avec l'amour a été la louange.
Louer quelqu'un en fece , à moins que
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f
H t L o I s E. IV. Part, loi
ce ne foit & maîtrefTe , quVft - ce &ire
autre chofe , finon le taxer de vanité ?
Vous avez , Milord , fi c*eft à Mad*. de
Wolihar qu'on peut foire ce reproche.
Non y non ; je l'honore trop pour ne pas
ThiHiorer en filence. La voir, l'entendre^
obferver fa conduite ; n'efl - ce pas afTez
la louer ?
.•es
I
LETTRE XIL
PE Mde. de Wolmar
A Mde. i>'ORBE.
L eft écrit , chère aniie , que tu dois
être dans tous les tems ma fiiuve- garde
contre moi-même, & qu'après m'avoir
délivrée avec tant de peine des pièges de
mon cœur , tu me garantiras encore de
ceux de ma raifon. Après tant d'épreu*-
ves cruelles , j'apprends k me défier des
erreurs comme des paffions dont elles
font fi fouvent l'ouvrage. Que n'ai -Je eu
toujours la même précaution ! Si danis les
Ums paffés j'avois moins compté fiir mes
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10% LÀ Nouvelle
lumières , j'aurois eu moins à rougir db
mes fentimens.
Que ce préambule ne fallanne pas.
Te ferois indigne de ton amitié fi j'avois
encore à la confulter fur des fujets gra-
ves. Le crime fut toujours étranger à mon
cœur , & j'ofe Ten croire plus éloigné
que jamais. Ecoute -moi donc paifible^
ment , ma coufiné , & crois que je n'au-
rai jamais befoin de confeil fur des dou«»
tes que la feule honnêteté peut réfoudre»
Depuis fix ans que je vis avec M. de
.Wolmar dans la plus parfaite union qui
puifTe régner entre deux époux ^ tu fais
qu'il ne m'a jamais parlé ni de fa Êimille
ni de & perfonne , & que l'ayant reçu
d'un père aui& jaloux du bonheur de Ûl
fille que de l'honneur de fa maifon , je
n'ai point marqué d'empreffement pour
en favoir fur fon compte plus qu'il ne
jugeoit à propos de m'en dire. Conten»
te de lui devoir^ avec la vie de celui qui
me l'a donnée , mon honneur , mon re<»
pos 9 ma raifon 9 mes en&ns , & tout ce
' qui peut me rendre quelque prix à mes
f>ropres yeux , j'étois bien aiTurée que ce
i]ue j'ignorois de lui ne démentoit point
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H £ L I s E. IV. Part. 205
ce qui m'étoit connu , & je n'avois
pas befoin d'en favoir davantage pour
Faimer, Peftimer, Thonorer autant qu'ils
étoit poflible.
Ce matin en déjeût^^nt il nous a pro^
pofé \m tour de promenade avant la cha*
leur ; puis fous prétexte de ne pas cou«
rîr , difoit - il , la campagne en robe de
chambre 9 il nous a menés dans les bof--
quets ,'& précifément, ma chère , dans
ce même bofquet oii commencèrent tous
les malheurs de ma vié« En approchant
de ce lieu £ital , je me fuis fentie un af-
freux battement de. cœur , & j*aurois re-
fufé d'entrer fi la honte ne m'eût rete-
nue 9 & fi le fouvenir d'un mot qui £Lit
dit l'autre jour dans TElifée ne m'eût fait
Craindre les interprétations. Je w fais fi
le philofophe étoit plus tranquille ; mais
quelque tems après ayant par hazard tour-
né les yeux fur lui , je l'ai trouvé pâ-*
le 9 changé , & je ne puis te dire quelle
peine tout cela m'a &it.
En entrant dans le bofquet j'ai vu mon
mari me jetter un coup d'oeil & fourire*
Il s'eft affis entre nous , & après im mon
ment de filence y nous prenant tous deux
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104 La Nouvelle
par la main : mes enÊins, nous a-t-il dit i
)e commence à voir qiie mes projets ne
feront point vains , & que nous pouvons
être unis tous trois d'im attachement du*
rable j propre à &ire notre bonheur com*
mun 9 & ma confolation dans les ennuis
d'une vieilleffe qui s'approche : mais je
vous connois tous deux mieux que vous
ne me connoiflez ; il eft jufte de rendre
les chofes égales , & quoique je n'aye
rien de fort intérefliuit à vous appren- ^
dre ; puifque vous n'avez plus de fecret
pour moi , je n'en veux plus avoir pour
vous.
Alors il nous a révélé le myftere de fa
naiflànce , qui jufqu'ici n'avoit été con-
nue que de mon père. Quand tu le (auras,
tu concevras jufqu'oii vont le iang-froid
& la modération d'un homme capable
de taire iix ans un pareil fecret à fa fem-
me ; mais ce fecret n'eft rien pour lui ,
& il y penfe trop peu pour fe feire un
grand effort de n'en pas parler.
Je ne vous arrêterai point , nous a-t-il
dit, for les événemens de ma vie; ce
qui peut vous importer eft moins de con-
noître mes aventures que mon caraûere.
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H i L o I s E. IV. Part, loj
Elles font funples comme lui , & fâchant
bien ce que je fuis vous comprendrez ai-
fément ce que j'ai pu feire. J*ai naturel-
lement Tame tranquille & le cceur froid.
Je fuis de ces hommes qu'on croit bien
injurier en difant qu'ils ne fentent rien ;
c'eft-à-dire, qu'ils n'ont point de paflion.
qui les détourne de fuivre le vrai guide
de l'homme. Peu fenûble au plaifir & à
la douleur , je n'éprouve même que très-
foiblement ce fentiment d'intérêt & d'hu-
manité qui nous approprie les afFeâions
d'autrui. Si j'ai de la peine à voir fouf-
frir les gens de bien, la pitié n'y entre
pour rien, car je n'en ai point à voir
foufFrir les méchans. Mon feul principe
aâif eft k goût naturel de l'ordre , &c
le concours bien combiné du jeu de la
fortune & des aôions des hommes mé .
plait exaftement comme une belle fymé-
trie dans un tableau , ou comme une pièce
bien conduite au théâtre. Si j'ai quelque
paffion dominante , c'eft celle de l'obfer-
vation. J'aime à lire dans les cœurs des
hommes ; comme le mien me fait peu
d'illufion , que j'obferve de fang-froid 6c
uns intérêt , & qu'une longue expé-
Digitized by VjOOQIC
io6 La Nouvelle
rience m'a doiuié de la fkgacité, je ne me
trompe gueres dans mes jugemens ; anâi
c'eft là toute la récompenfe de Tamour*
propre dans mes études continuelles ; car
]€ n'aime point à &ire un rôle y mais feu^
lement à voir jouer les autres : la fo-
ciété m'eft agréable pour la contempler 9
non pour en faite partie. Si je pouvois
changer la nature de mon être & devenir
un œil vivant, je ferois volontiers cet
échange. Ainfi mon indifférence pour les
hoihmes-ne me rend point indépendant
d'eux ; fans me foucier d'en être vu j'ai
befoin de les voir , & fens m'être chers
ils me font néceflaires.
Les deux premiers états de la fociété
que j'eus occafion d'obferver forent les
courtifans & les valets ; deux ordres
d'hommes moins différens en effet qu'en
apparence & fi peu dignes d'être étudiés, .
fi faciles à connoître , que je m'ennuyai
d'eux au premier regard. En quittant la
Cour oti tout efl fitôt vu , je me déro-
bai fans le favoir au péril qui m'y mena-
çoit & dont je n'aurois point échappé. Je
changeai de nom , & voulant connoître
les militaires , j'allai chercher du férvîce
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H i L o I s Ê. IV. Part. 107
chez up Prince étranger ; c'eft là que
j*eiis le bonheur d'être utile à votre père
que le défefpoir d'avoir tué fon ami for-
çoit à s'expofer témérairement & contre
fon devoir. Le cœur fehfîble & recon-
noiiTant de ce brave officier commença
dès-lors à me donner meilleure opinion
de rhumanité. Il s'unit à moi d'une ami-
ûé à laquelle il m'étoit impoffible de re-
fiifer la mienne 9 & nous ne cédâmes
d'entretenir depuis ce tems là des liaifons
qui devinrent plus étroites de jour en
jour. J'appris dans ma nouvelle condi-
tion que l'intérêt n'eft pas , comme je
l'avoîs cru , le feul mobile des aôions hu-
maines ^ & que parmi les foulés de préju-
gés qui combattent la vertu ^ il en eft
auffi qui la favorifent. Je conçus que le
caraûere général de l'homme eft un amour^
propre indifférent par lui-même , bon ou
mauvais par les accidens qui le modi-
fient & qui dépendent des coutumes, des
loix , des " rangs , de la fortune. & de
toute notre police humaine. Je me livrai
donc à mon penchant, &, méprifant la
vaine opiiyon des conditions , je me jettaî
fuçceffivement dans les divers ç^ts qui
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to8 La Nouvelle
pouvoîent m'aider à les comparer tous
& à coimoître les uns par les autres^ Je
ièntis , comme vous l'avez remarqué dans
quelque lettre , ditjil à St. Preux ^ qu'oii-
ne voit rien quand on fe contente de re--
garder ^ qu'il faut agir foi - même pour
voir agir les hommes , & je me fis aôeur
pour être fpeâateur. Il eft toujours aifc
de defcendre : j'efiayai d'une multitude
de conditions dont jamais homme de la
mienne ne s'etplt avifé. Je devins même
payfan , 6c quand Julie m'a fait garçon
jardinier , elle ie m'a point tf ouvé fi no-
vice au métier qu'elle auroit pu croire*
Avec la véritable connoiflfance des hom-
mes , dont Toifive philofophie ne donne
que l'apparence, je trouvai un autre avan-
tage auquel je ne m'étois point attendu.
Ce fut d'aiguifer par une vie aûive cet
amour de Tordre que j'ai reçu de la na-
ture , & 4^ prendre un nouveau goût
pour le bien par le plaifir d'y contribuer.
Ce fentiment me rendît un peu moins
contemplatif , m'unit un peu plus à moi-
même , & par une fuite affei naturelle
de ce progrès , je m'apperçus que j'étois
feul. La folitude qui m*ennuya toujours
me
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li i 1 6 î s E. ÎV.Part. iôjjf
' îhè devenoit afFreufe , & je ne pouvois
jplus efpérer de l'éviter long- tems. Sans
avoir perdu ma froideur j*avois befôiii
d'un attachement ; 1-lmage de la caducité
fens confolàtion m*affligeoit avant le tems^
& pour là première fois de ma vie , je
connus rinquiétude & la triftefle. Je par-
lai de nia peine au Baron d'Etange. II
ne faut point , me dit-ii ^ vieillir garçon*
Moi-même, après avoir vécu prefque
indépendant dans les liens du -mariage ^
je fens que j'ai befoin de redevenir époux
& père ^ & je vais me retirer dans le
fein de ma femille. Il ne tiendra qu'à vous
d'en faire la vôtre & de me rendre le
éls que j'ai jperdii. J'ai une fille unique â
jmarier ; elle n'eft pas fans mérite ; elle à
le cœur- fenfible^ & l'amour de fon de-*
voir lui.feit aimer tout ce qui s'y rap-*
porte. Ce n'eft ni une beauté , ni un pro-
dige d'efprit 2 mais venez -la voir, &
xroyez que fi vous iie fentez rien pour
elle ,• .vous ne fentirez jamais rien poui'
j)erfonne aU monde. Je vins , je vous vis^
Julie i & je trouvai que votre père m'a--
Voit .parlé modeftement de Vous. Vos
^an^orts , vos larnies de joie en fem**
Nouv* Héloïfc. TTome ÏII* O
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1
110 La Nouvelle
braflant me donnèrent la première on
plutôt la feule émotion que j*aye éprou-
vée dp ma vie. Si cette imprefSon fut
légère , elle étoit unique , & les fentimens
n'ont befoin de force pour agir qu*en
proportion de ceux qui leur réfiftent.
Trois ans d'abfence ne changèrent point
l'état de mon cœiu:. L'état du vôtre ne
m'échappa pas à mon retour , & c'eft ici
qu'il fkut que je vous venge d'un aveu
qui vous a tant coûté: Juge , ma chère ,
avec quelle étrange fiu^rife j'appris alors
que tous mes fecrets lui avoient été révé-
lés avant mon mariage , &c qu^il m'avoit
époufée fans ignorer que j'appartenois à
im autre.
Cette conduite étoit inexcufable , a
continué M. de Wolmar. Toffenfois la
délicateffe ; je péchois contre la pruden-
ce ; j'expofois votre honneur & le mien;
je devois craindre de nous précipiter tous
deux dans des malheurs fkns reffource :
mais je vous aimols , & n'aimois que
V0U5. Tout le refte m'étoit indifférent»
Comment réprimer la paâion même la
plus foible , quand elle eft fans contre-
poids ? Voilà l'inçonvéniçnt des carateî
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tt É t o I s t. îV. PkAf: iif
îfcs froids & tranquilles. Tout va bieii
tant que leur froideur les garantit de»
tentations ; mais s'il en furvient une qui
les atteigne , ils font auffi - tôt vaincus
qu'attaqués , & la raifon , qui gouverne
tandis qu'elle eft feule , n'a jamais dd
force pour réfifter au moindre effort. Jô
h'ai été tenté qu'Une fois , & J'ai fuecom-*
bé. Si l'ivreffe de quelque autre paffiort
m'eût fait vaciller encore , j'aurois fait
autant de chutes que de faux -pas : il n'y,
a que des âmes de feu qui fâchent com-»
battre & vaincre. Tous les grands efforts^-
toutes les aâioos fublimes font leur ou-a
trrage ; la froide raifon n'a jamais rieit
fait d'illufire, & Toii ne triomphé desJ
paffions qu'en les oppofânt l'une à l'autre*
Quand celle de la veirtu vient à s'élever^
elle domine feule &c tient tout en équi-*
libre ; voilà comment fè forme le vrai
fage , qui n*eft pas plus qu'un autte à^
Kabri des paffions , mais qui feul fait lest
vaincre par elles-mêmes , comme un pi*
bte feit route par les mauvais vents^
• Vous voyez que je ne prétends pâS
exténuer ma faute ; fi c'en eût été une^
^ l'aurois feite infailliblement ; mais , JîH
O %
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iit La NouvEttHf
lie 9 je vous connoiflbis &c n'en fis pomt
en vous époufant. Je fentis que de vous^
ieide dépendoit tout le bonheur dont je
pouvois j'ouir , & que fi quelqu'un étoit
capable de vous rendre heureuie , c'étoit
moi. Je iàvois que Finnocence & la paix
étoient néceiTaires à votre cœur y que
Tamour dont il étoit préoccupé ne les
lui donneroit jamais , & qu'il n'y avoit
que l'horreur du crime qui pût en chaffer
l'amour. Je vis que votre ame étoit dans
un accablement dont elle ne fortiroit que
par un nouveau combat , &. que ce fe-*
roit en fentant combien vous pouviez en*^
core être eflimable que vous apprendriez
à le devenir.
Votre cœur étoit ufé pour l'amour ; je
comptai donc pour rien une dirpropor-*
lion d'âges qui m'ôtoit le droit de pré-
tendre à un fentiment dont celui qui en
étoit l'objet ne pouvoit jouir , & impoli
fible à obtenir pour tout autre.. Au con-
^aire ^ voyant dans une vie plus qu'à-
moitié écoulée qu'un feul goût s'étoit ùit
fcntir à moi , je jugeai qu^il feroit dura-
ble & -je me plus à lui conferver le refte
de mes jours. DaAs mes longues recher-r
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H i L I s E« IV. Part. îi|
idics je n'avois rien trouvé qui vous va-
lût y je peniai que ce que vous ne feriez
pas , nulle autre au monde ne pourroit le
faire ; j'oiài croire à la vertu & vous
époufai. Le myftere que vous me Êiifiez
ne me furprit point ; j'en favois les rai-
fons , & je vis dans votre fage conduite
celle de fa durée. Par égard pour vous
j'imitai votre réferve , & ne voulus point
vous ôter l'honneur de me faire un jour
de vous-même un aveu que je voyois à
chaque inftant fur le bord de vos lèvres.
Je ne me fuis trompé en rien ; vous avez
tenu tout ce que je m'étois promis de
vous. Quand je voulus me choifir une
époufe , je defirai d'avoir en elle une
compagne aimable y fage , heureufe. Les
deux premières conditions font remplies.
Mon enfant , j'efperé que la troifieme ne
nous manquera pas.
A ces mots, malgré tous mes efforts
pour ne l'interrompre que par mes pleurs ,
je n'ai pu m'empêcher de lui fauter au
cou en m'ecriant; mon cher mari! ô le
meilleur & le plus aimé des hommes !
apprenez - moi ce qui manque à mon
bonheur, fi ce n'eft le vôtre, & d'être
03
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»i4 La Nouvelle
mieux mérité. . • . vous êtes heureufe au-
tant qu'il fe peut , a-t-il dit en m'inter-
rompant; vous méritez de Têtre ; mais
il eft tems de jouir en paix d*un bonheur
qui vous a jufqu'ici coûté bien des foins.
Si votre fidélité m'eût fuffi , tout étoit
fait du moment que vous me la promî-
tes ; j'ai voulu , de plus , qu'elle vous fut
facile & douce , & c'eft à la rendre telle
<}ue nous nous fommes tous deux occu-
pés de concert fans nous en parler. Julie ,
nous avons réuffi , mieux que vous ne
penfez , peut - être. Le feul tort que je
vous trouve eft de n'avoir pu reprendre
en vous la confiance que vous vous de-
vez, & de vous eftimer moins que vo-
tre prix. La modeftie extrême a fes dan-
gers àinfi que l'orgueil. Comme une té-^
mérité qui nous porte au-delà de nos
forces les rend impuiflkntes , un effroi
qui nous empêche d'y compter l^s rend
inutiles. La véritable prudence confifte à
les bien connoître & à s'y tenir. Vous
en avez acquis de nouvelles en changeant
d'état. Vous n'êtes plus cette fille infor-
tunée qui déploroit fa fôibleffe en s'y li-
vrant; vous ètQ$ la plus yertueufe des fem-î
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H i i o I s £. IV. Part. %\^
mes 9 qui ne connpit d'autres loix que
celles du devoir & de Thonneur , & ^
qui le trop vif fouvenir de (os fautes eft
la feul? faute qui refte à reprocher. Loin
de prendre .encore contre vous - même
des précautions ipjurleufes , apprene?
donc à compter fur vous pour pouvoir
y compter -davantage. Ecartez d*injuftes
défiances capables de réveiller quelquefois
les fentimens qui les ont produites. Fé-
licitez - vous plutôt d'avoir fçu choifir
un honnête homme dans un âge oii il eft
fi Êicile de s'y tromper, & d'avoir. pris
autrefois un amant que vous pouvez avoir
aujourd'hui pour ami fous les yeux dp
votre mari même. A peine vos Kaifons n\e
furent - elles connues que je vous eftimaî
l'un par Tauitre. Je vis quel trompeiu*
enthoufiaûne vous avoit tous deux éga-
rés; il n'agit que fur les belles âmes ; il
les perd quelquefois , mais c'eft par uh
attrait qui ne féduit qu'elles. Je jugeai
que le môme goût qui avoit formé vo-
tre union la relâcheroit fitôt qu'elle de-
viendroit criminelle , & que le vice pou-
VQit entrer dans des cœurs comme les
vôtres, mais non pas y prendre. racine.
04
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%t6 La Nouvelle
Dès-lors je compris qu'il régtioit enJ
tre vous des liens qu'il ne Êdoit point
rompre ; que votre mutuel attachement
tenoit à tant de chofes Ibuables , qu'il
faloit plutôt le régler que l'ai^ntir; &
qu'aucun des deux ne pouvoit oublier
l'autre fans perdre beaucoup de fon prix.
Je favois que les grands combats ne font
qu'irriter les grandes paflions , & que fi
les violens efforts exercent l'ame, ils lui
coûtent dès tôurmens dont la durée eA
capable de l'abattre; J'employai la dou^
ceu^^ de Julie pour tempérer ia févérité.
Je nourris {on. amitié poiu* vous, dit- il
à St. Preux ; j'en ètai ce qui pouvoit y
refter de ' trop , & je crois vous avoir
confervé de fon propre coeur plus paxt-i
être qu'elle ne vous '^n eût laiffé, fi je
-j'euffe abandonné à lui-même.
Mes fuccès m'encouragèrent , & je vou^
lus tenter votre guérifon comme j'àvois;
obtenu la fienne ; car je vous eftiniois Se
-malgré les préjugés du vice, j^cli toujôùvsf
Jrtconnu qu'il n'y avoit rien de bien qu'on
n'obtînt des belles amcs avec de la con-s
^ance & de la fkinchife. Je vous ai vu
sçms ne in'avez point trompé i vous W
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n Ê I. o I s E. IV. Part, ny
me tromperez point; & quoique vous
ne foyez pas encore ce que vous devez
être, je vous vois mieux que vous ne
penfez , & fuis plus conteot de vous que
vous ne Têtes vous-même. Je fais bien
que ma conduite a Pair bizarre & cho-
que toutes les maximes communes ; mais
les maximes deviennent moins générales
à mefure quVii lit mieux dans les cœurs ^
& le mari de Julie ne doit pas fe con^
duire comme un autre homme. Mes en-
£uis, nous dit -il d'un ton d'autant plus;
touchant qu'il partoit d'un homme tran-p
quille } foyez ce que vous êtes & nous
ferons tous contens. Le danger n'eft que
dans l'opinion; n'ayez pas peur de vous
& vous n'aurez rien à craindre ; ne fon^
^ez qu'au préfent ^ je vous réponds de
l'avenir. Je ne puis vous en dire aujour-
d'hui davantage ; mais fi mes projets s'ac-
conipliflenf & que mon ef|)oir ne m'a-
bufe pas , nos deftînées feront mieux
remplies & vous ferez toits deux plus
heureux que fi vous aviez-été Fun à l'autre.
En fe levant il nous embraflà , & voulut
que nous nous embraflaffiôns auffi, dans
ce \\t^ • , • dans ce lieu mêoie oii jadis*. «
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%i2 La Nouvelle
Claire ^ ô bonne Claire ! combien tix m'as
toujours aimée ! Je n'en fis aucune diffi-
culté. Hélas 1 que j'aurois eu tort d'en
&ire! Ce baifer n*eut rien de celui qui
m'avoit rendu le bofqœt redoutable. Je
in'en félicitai triftement, & je connus que
mon cœur étoît plus changé que jufques-
}à je n'avois o(é le croire.
Comme nous reprenions le chemin du
logis , mon mari m'arrêta par la main ,
&-me montrant ce bofquet dont nous fpr-
tions^ il.me dit en riant : Julie , ne crai-
gnez plus cet afyle , il vient d'êtee pro-
fané. Tu ne veux pas me croire , couf
fine , mais je te jure qu'il a quelque don
Au^naturel pour lire au fond de$ coeurs ;
Que le Ciel le lui laiflfe toujours ! avec
tant de fu)ets de me méprifer , c'efl fans
^oute à cet art. que je dois (on indulgence.
Tu ne vois point «nçore ici de con^
jfeil à donner : patience , mon ange ^ nou^
y voici;, mais la converfation que je viens
jde te. rendre éipit çéceflaire à l'éclâirciC-
fement du refte.
En noxis en retournai^t ,, mon ^arî ,
qui depuis loi^-tems eft attendu à Etan-
te, m'a dit. qu'il çomptoit^j^artlr demaia
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I
H i L o I s E. IV. Part. 219
pour s'y rendre , qu'il te verrolt en paf-
fant , & qu'il y refteroit cinq ou fix
jours. Sans dire tout ce que je penfois
d'un départ aufli déplacé , j'ai repréfenté
qu'il ne me paroiflbit pas affez indifpen-
fable pour obliger M. de Volmar à
quitter un hôte qu'il avoit lui-même ap-
pelle dans fa maifon. Voulez -vous, a-
t- il répliqué , que je lui fàffe mes hon-
neurs pour l'avertir qu'il n'eft pas chez
lui ? Je fuis pour l'hofpitalité des Valai-
fans. J'efpere qu'il trouve ici leur fran-
chife & qu'il nous laiffe leur liberté.
Voyant qu'il ne vouloit pas m'entendre ,
j'ai pris un autre toiu* &• tâché d'engager
notre hôte à faire ce voyage avec lui.
Vous trouverez , lui ai-je dit , un féjour
qui a fes beautés & mètne de celles que
vous aimez ; vous vifiterez le patrimoine
de mes pères & le mien ; l'intérêt que
vous prenez à moi ne me permet pas d^
croire que cette vue vous foit indifféreir
te. Tavois la bouche ouverte pour ajou-
ter que ce château reffembloit à celui de
Milord Edouard' qui.... mais heureufe^
ment j'ai eu le tems de me mordre la lan-
*|gue. Il m'a répondu tout iîmplement que
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!tlO La NOUVELIC
î'avois raifon & qu*a feroit ce qu*a mi^
plaîroit. Mais M. de IK^olmar j qui fenw
bloit vouloir me pouflèr à bout , a ré--
pliqué qu'il devoit Ëiire ce qui lui plai-
foit à lui-même. Lequel aimez -vou5
mieux , venir ou refter ? Refler , a-t-il
dit (ans balancer. Hé bien ! reftez , a re*
pris mon mari en lui ferrant la main :
homme honnête & vrai y je fuis très^
content de ce mot là. Il n'y avoir pas
moyen d'alterquer beaucoup là-defllis
devant le tiers qui nous écoutolt. Tai gar«
dé le filence , & n'ai pu cacher fi biea
mon chagrin que mon mari ne s'en foit
apperçu. Quoi, donc, a-t-il repris d'un
air mécontent , dans un moment où St*
Preux étoit loin de nous, aurois-je inu-
tilement plaidé votre caufe. contre vous-
même , & Madame de Wolmar fe con^
tenteroit-elle d'une vertu qui eût befoin
de choifir fes occafions ? Pour moi , je
iiiis plus difficile ; je veux devoir la fidé-
lité de ma femme à fon cœur Se no(i
pas au hazard , & il ne me fufiit pas qu'elle
g^rde ùl foi ; je fuis ofFenfé qu'elle ea
doute.
]£nfuite il nous a menés dans fon ç^r.
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H i L ï s E. IV. PARt, %%t
feinet f oix j'ai failli tomber de mon haut
en lui voyant fortir d'im tiroir , avec les
copies de quelques relations de notre ami
^e je lui avois doimées^ les originaux:
tnêmes de toutes les lettres que je croyois
avoir vu brûler autrefois par Babi dans
la chambre de ma mère. Voilà , m'a-t-*
il dit en nous lés montrant , les fonde-
jnens de ma fécurité ; s'ils me trom-
joient , ce feroit Une folie de compter
fax rien de ce que refpeftent les hommes*
le remets ma femme & mon honneur en
dépôt à celle qui , fille & féduite , pré«
fëroit un aûe de bienfeifance à im ren-
dez-vous unique & fur. Je confie Ju-
lie cpoufe & mer€ à celui qui maître de
contenter fes defirs fçut refpefter Julie
amante & fille. Que celui de vous deujt
qui fe méprife affez pour penfer que j'ai
tort le dife ,« & je me rétraâe à l'inllant.
Coufine , crois- tu qu'il fîit aifé ^ofer rér
pondre à ce langage ?
J'ai pourtant cherché un moment dans
Faprès-midi pour prendre en particulier
mon mari , & tans entrer dans des rai-
ibnnemens qu'il ne m'étoit pas permis de
poufl^ fort loin ; }e me fuis bornée à lui
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3.11 La Nouvelle
demander deux jours de délai. Ils m^ont
été accordés fur le champ ; je les em-.
ploie à Renvoyer cet exprès & à attcn*
dre ta réponfe, pour iàvoir ce que je dois
feire.
Je fais bien que je n ai qu'à prier mon
mari de ne point partir du tout, & celui
qui ne me refufa jamais rien ne me tefii^
fera pas une fi légère grâce. Mais , ma
chère , je vois qu'il prend plaifir à la
confiance qu'il me témoigne , &c je crains
de perdre une partie de fon eftime , s'il
croit que j'aye befoin de plus de réferve
qu'il ne m'en permet, je fais bien encore
que je n'ai qu'à dire un mot à St. Preux,
éc qu'il n'héfitera pas à l'accompagner :
mais mon mari prendra-t-il ainfi le chan-
ge, & puis -je faire cette démarche fans
conferver fur St. Preux un air d'autorité,
qui fembleroit lui laifler à fon tour quel-
que forte de droits ? Je crains , d'ailleurs ^
qu'il n'infere de cette précaution que je
h fens néceifaire , & ce moyen , qui fem-
We d'abord le plus fiicile , eft «peut - être
au fond le plus dangereux. Enfin je n'ignd*
re pas que nulle confidération ne peut
être mife en balance avec un danger
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H â I- o I s E. IV. Part. 125
réel ; mais ce danger exifte«t-il en effet }
Voilà précifémept le doute que tu dois
réfoudre.
Plus je veux fonder l'état préfent de
mon ame , plus j'y trouve de quoi me
raffuren Mon cœur eft pur, ma confcien-
ice eft tranquille , je ne Vens ni trouble ni
crainte , .& dans tout ce qui fe paffe en
moi , ma fincérité vis-à-vis de mon mari
ne me coûte aucun efforf. Ce n'eft pas
que certains fouvenifs involontaires ne
me donnent quelquefois un attendriffe-
ment dont il vaudroit mieux être exempte ;
mais bien loin que ces fouvenirs foient
produits par la vue de celui qui les a
caufés , ils me femblent plus rares de-
puis fon retour , & queîqite doux qu'il
me foit de le voir , je ne fais par quelle
bizarrerie il m'eft plus doux de penfer à
iui. En un mot , je trouve que je n'ai
pas même befoin du fecours de la vertu
pour être paifible en fa préfence , & que
quand l'horreur du crime n'exifteroit pas,
les fentimens qu'elle a détruits auroient
bien de la peine à renaître.
, Mais 5 mon ange , eft-ce affez que mon
cœur me raflure, quand Iji nifcn doit
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ii4 t A K o u y Ë 1 i. É
m'allarmer } J'ai perdu le droit de coift^
pter fur moi. Qui me répondra que ma
confiance n'eft pas encore une Ûlufioii
du vice ? Comment me fier à des fenti-
mens qui m'ont tant de fois abufée ? Le
crime ne commence-t-il pas toujours paf
Forgueil qui £àit méprifer la tentation;
& braver des périls oii l'on a fuccombé ^
n'eft-ce pas vouloir fuccomber encore ?
Pefe toutes ces considérations , nul
coufine , tu verras que quand elles fe^
roient vaines par elles-mêmes , elles font
affez graves par leur objet pour mériter
qu'on y fonge. Tire-moi donc de Tincei^i
titude où elles m'oiit mife. Marque-moi
comment je dois me comporter dans cette
occaiion délicate ; car mes erreurs pafTées
ont altéré mon jugement ^ & me rendent
timide à me déterminer fur toutes cho*
fes. Quoique tu penfes de toi-même^
ton ame eft Cc^lme & tranquille , j'en fui»
iure ; les objets s'y peignent tels qu'ils
font ; mais la mienne toujours émue
comme ime onde agitée les confond &
les défigure. Je n'ofe plus me fier à rien
de ce que je vois ni de ce que je fens ,
^ malgré de fi longs repentirs, j^éprouve
avec
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H £ c o I s £. IV. Part; 115
lavec douleur que le poids d'une ancienne
fauté eft ua ârdeau qu'il £iut porter
toute fa vie%
• w^ ■ " ^y», i
LETTRE XIIL
Ril^ÔNSÈ DE Mbê. D^OrBI
A Ml>E» BE WOLMAR.
Au VRE coufine î Que de tourment
tu te donnes fans ceffe avec tant de fujets
Ide vivre en paix ! Tout ton mal vient
ide toi 9 ô Ifraël l Si tu fuivois tes pro^
^res teglfes ; que dans les çhofes de fen*
timent tu n'écoutaffes que la voix inté-
rieure , & <jue ton cœur ût taire ta rai*
Ion , tu te livrerois fans fcrupule à la
ifécurité qu'il t'infpirè , & tu ne f effor-
cerois point contre fon témoignage , de
craindre un péril qui ne peut venir «[ue
tde lui»
Je t'entends , Je t^entehds bien ," ma Ju-
lie ; plus {ure de toi que tu ne feins de
t'être , tu veux t'humilier de tes fautes
pafTées fous prétexte d'en prévenir d^
Nouv. Hiloïfi. Tome HL P
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iii6 La NouvBiLt
nouvelles , & tes fcnipules font bîes
tnoins des précautions pour l'avenir
qu'une peine impofée à la témérité qui
t'a perdue autrefois. Tu compares les
«ems ; y pmfes - tu ? Compare aufli les
* conditions , & fouviens • toi que je te
reprochois alors ta confiance , comme je
te reproche aujourd'hui ta frayeiu:.
Tu t'abufes , ma chère enfknt ; on ne
fe donne point ainfi le change i foi-mê-
me : fi l'on peut s'étourdir fiir fon état
«n n'y pen&nt point , on le voit tel qu'il
cft fitôt qu'on veut s'en occuper , & l'on
ne ïe déguife pas plus fes vertus que iês
vices. Ta douceur , ta dévotion t'ont
<[onhé du penchant à l'humilité. Défie-
toi de cette dangereufe vertu qui ne fiût
•qu'animer l'amour -propre en le concei*-
trant , & crois que la noble fianchife d'u-
ne ame droite eft préférable à l'orgueil
des humbles. S'il &ut de la tempérance
' dans la ikgefie , il en âut aufii dans lés
précautions qu'elle infpire , de peur qutfe
■ées foins ignominieux à la vertu n'srvilif-
fent l'ame , & n'y réalifent un danger chî'-
mérique à force de nous en alarmer. Ne
^ois-tu pas qu'après s'êtte relevé d'ui^e
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H É^i o I s E. IV. Part. 117
cliute il faut fe tenir debout , & que
s'incliner du côté oppofé à celui oh Tort
eft tombé, c'eft le moyen de tomber en-
core } Coufine , tu fus amante comme
Héloïfe , te voilà dévote comme elle ;
plaife à Dieu que ce foit avec plus de
fuccès I En vérité ^ fi je connoiffois
moins ta timidité naturelle, tes terreurs
feroient capables de m'effràyer à nion
tour , & fi j'étois auifi fcrupuleufe , à for-
ce de craindre pour toi , tu me ferois
trembler pour moi-même.
Penfes-y mieux, mon ^mable amie;
toi dont la morale eâ auffi facile & dou'-
ce qu'elle efl honnête & pure', ne mets*-
TU point une âpreté trop rude & qui fort
de ton caraâere dans tes ti^aximes fur hk
réparation des fexes. Je conviens avec
toi qu'ils ne doivent pa^ vivre enfemble
ni d'une même manière ; mais regarde fi
cette importante règle n'auroit pas befoin
de plufieurs diftinôions dan^ la pratique ^
s'il Êiut l'appliquer indifféremmeilt & fans
exception aux femmes & aux filles, à
la fociété générale & aux entretiens par-
ticuliers, aux affaires & aux amufemens, 8c
fi la décence & Thonnêteté qui l?infpi-
P X
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*i8 La Nouvelle
rent ne la doivent pas quelquefois teitï*
pérer ? Tu veux qu'en im pays de bon-
nes moeurs oh l'on cherche dans le ma-
riage des convenances naturelles , il y ait
des aflemblées oii les jeunes gens des
deux fexes puiflent fe voir , fe connoître
& s*affortir , mais tu leur interdis avec
grande raifon toute entrevue particulière.
Ne feroit- ce pas tout le contraire pour
les femmes Se les mères de Emilie qui
ne peuvent avoir aucun intérêt légitime
à fe montrer en public, que les foins
domeftîques retiennent ;dans Tintérieur
de leur maifon , ^ qui ne doivent s'y
refiifer à rien de convenable à la maîtref-
fe du logis ? Je n'aimerois pas à te
voir . dans tes caves aller faire goûter
les vins aux marchands , ni quitter tes
enfàns pour aller régler des comptes avec
un banquier ; mais s'il furvient un hon-
nête homme qui vienne voir ton mari ,
ou traiter avec lui de quelque affaire,
refuferas - tu de recevoir fon hôte en fon
abfence 6c de lui faire les honneurs de
ta maifon , de peur de te trouver tête-à-
tête avec lui ? Remonte au principe &:
toutes les règles s'expliqueront. Poxu--
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H É 1. a r 5 E. IV. Part: aigt
iÇttoi p€nfons-nous que les femmes doi-
▼ent vivre retirées & féparées dQS hom*
mes^? Ferons -nous cette injure à notre
jfexe de croire que ce foit par dès rai*
ions tirées de ùl fbiblefTe , &: feulement
pom: éviter le danger ,des tentations ^
Non, ma chère, ces indignes craintes
ne conviennent point à une femme de
bien, à une mère de Emilie fans eeffe
environnée d'objets qui nourrîffent en el*
le des fèntimens d'honneur , & livrée
aux plus refpeâables devoirs de la na*
ture, Ge qui nous fépare des- hommes,
c'eft la nature elle-même qui nous prei^
crit des occupations différentes; e'eft cet-
te douce & timide modeftie , qui, fans
ibnger précifément à là chaftèté , en eft
la plus fîire gardienne ; c'èft cette ré-
ferve attentive & piquante qui, nourrif-
j&nt à la fois dans les coeurs des hom-
mes & les defirs & le refpeû ', fert pour
ainfr dire de coquetterie à la vertu; Voi-
là pourquoi ks époxix mêmes ne font
pas exceptés de h règle. Voilà pourquoi
les femmes les plus honnêtes confcrvent;
en général le plus d'àfcendant fiu* leurs
masîisy parce qu'à l'aide de cette fage &C
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130 l'A Nouvelle
difcrete réferve , fans caprice & fans re^
fiis , elles favent au fein de Tunion U
plus tpndre les maintenir à une certaine
^fiance, & les empêchent de jamais fe.
raflafier d'elles. Tu conviendras avec moi
^e ton précepte eft trop général pour
ue pas comporter des exceptions , & que
n*étant point fondé fur un devoir rigou-
reux , la même bienféance qut l'étaWit y
peut quelquefois en difpenfer.
La circonfpeâion que tu fondes fur tes
fautes paffées eft injurieufe à ton état pré-
fent ; je ne la pardonnerois jamais à ton
cœur , &; j'ai bien de la peine à la par-
donner à ta raifon. Comment le rempart
qui défend ta perfonne n'a-t-il pu te ga-
rantir d'une crainte ignominieufe ï Com-
ment fe peut - il que ma coufine , ma
fœur , mon amie , ma Julie confonde les
foibleffes d'une fille trop fenfîblè avec
les infidélité? d'une femme coupable ï
Regarde tout autour de toi , tu n'y ver-
ras rien qui ne doive élever & foutenîr
ton ame. Ton mari qui en préfume tant
& dont tu as l'eftime à juftifier; tes en-
fàn$ que tu veux former au bien & qui
s'honoreront un jour de t'avoir eue pour
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H i L o I s ï^ IV, Part. 251
mère ; ton vénérable père qui t'eft fi cher -
qui jouit de ton bonheur & s'illuftre de
& fille plus même que de fes ayeux ;
ton amie dont le fort dépend du tien
& à qui tu dois coinpte d'un retour au-*
quel elle a contribué; ià fille à qui tu
dois l'exemple des vertus que tu lui veux
inipirer ; ton ami , cent fois plus idolâ-
tre des tiennes que de ta perfonne, &
qui te refpefte encore plus que tu ne le
redoutes; toi- même , enfin, qui trouves^
dans ta fagefie le prix des efforts qu'eue
fa coûtés , & qui ne voudras jamais per^
dre en un moment le fruit de tant de
peines, combien de motifs capables d*à-
nimer ton courage te font honte de t'o-
fer défier de toi ! Mais pour répondre
de ma Julie , qu*ai-je befoin de confidé-
rer ce qu'elle eft ? Il me fuflît de favoir
ce qu'elle fut durant les erreurs qu'elle
déplore. Ah ! fi jamais ton copur eût été
capable d'infidélité , je te permettrois de
la craindre toujours : mais dans l'inflant
même oà tu croyois l'envifager dans Pé-
loigiiement, conçois l'horreiu- qu'elle t^eût
fait préfénte , par celle qu'elle t'înfpira
dès qu'y penfer eût été la commettre^
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ajii Là N O u V e l I. E
Je me fouvicns de Fctonnement arec
lequel nous apprenions autrefois qu'il y
a des pays où la foibleffe d'une jeune
amante eft un crime irrémiffibleV quoi-
que Tadultere d'une femme y porte le
doux nom de galanterie^ àc^o^ l'on fe
dédommage ouvertement étant mariée
de la courte gêne oîi Ton viyoit étant
fille. Je lais quelles maximes régnent là-
defTus dsuos le grand monde où la vertu
ii'efl rien,' où tout n'eft que vaine ap*
parence ^ où les crimes s'eâE»:ent()par la
difficulté de les prouver , où la preuve
même en eft ridicule contre IWage qui
les autorife. Mais toi , Julie , ê toi, qui
irûlant d'une flamme pure & fidelle n'^
lois coupable qu'aux yeux des hommes ,
& n'avois rien à te reprocher entre le
Ciel & toi ; toi qui te faifois refpeâer au
. milieu de tes feutes ; toi qui livrée à d'im-*
puiffans regrets nous forçois d'adorer en-
core les vertus* cjue tu n'avois plus ; toi
qui t'indignois de fupporter ton propre
mépris, quand tout fembloit te rendre
excufablc ; ofes - tu redouter le crime
après avoir payé fi cher ta fôibleffe ?
Ofes -tu craindre de valoir mom aujow
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H É L o ,1 s E. IV. Part: ijy
«Phiiî que dans les tcms qui t'ont tant
coûté de larmes? Non, ma chère , loiii
que ^es. anciens égaremens doivent t'a-
larmer i£s doivent animer ton courage ; im
repentir fi cuifant ne mené point au re-
mords 9 & quiconque eft fi fenfible à la
honte ne fait point braver Pinfeimie.
Si jamais une ame foible eût des fou-^
tiens contre fa foiblefie, ce font ceux qui
s'offrent à toi; fi jamais une ame forte
a pu fe foutenir elle - même , la tienne a-
t-elleQf^efoin d'appui î Dis -moi donc
quels font les raifonnables motifs de
crainte ? Toute ta vie n'a été qu'un com-
bat continuel 9 où même après ta défaite ,
l'honneur , le devoir n'ont eeflë de ré-
lifler & ont fini par vaincre. Ah Julie!
croirai -je qu'après tant de tourmens &
de peines , douze ans de pleurs & fbc ans
de gloire te laifTent redouter une épreuve
de hiiit jours ? En deux mots , fois fin-
cere avec toi-même; fi le péril exifte,
fauve taperfonne & rougis de ton cœur;
a'il n'exifte pas , c'cft outrager ta raifon i
c'efl flétrir ta vertu que de craindre un
danger qui ne peut l'atteindre; Ignores^
lu qu'il efi des tentations déshoivçjsatSi»
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234' La Nouvelle
qui n'approchèrent jamais d'une ame hoiK^
nête 9 qu'il ëft même honteux de les vain*
cre, & que fe précautionner contredites
eft moins s'humilier que s'avilir ?
Je ne prétends pas te donner me$ raî«
fbn& poiir invincibles 9 mais te montrer
feulement qu'il y en a qui combattent les
tiennes ^ & cela fuffit pour autorifer mon
avis. Ne t'en rapporte ni à toi qui ne
fais pas te rendre juftice, ni à moi qui:
dans tes défauts n'ai jamais fçu voir que
ton cœur ^ & t'ai toujours adorée ; mais
à ton mari qui te voit telle que tu es ^
& te juge exaâement felon.ton mérite.
Prompte y comme tous les gens iènfibles »
à mal juger de ceux qui ne le font pas ^
je me défiois de fa pénétration dans les
fecrets des cœurs tendres; mais depuis
l'arrivée de notre voyageur , je vois par
ce qu'il m'écrit qu'il lit très^bien dans
ks vôtres ^ & que pas un des mouve-
mens qui s'y paffent n'échappe à fes obfer-
vations. Je les trouve même fi fines & fi
ya&es que j'ai rebroufie prefque à l'autre
extrémité de mon premier fentiment, &
je eroirois volontiers que les homme*
froids qui confultent plus leurs yeux quç
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H Ê 1 o I s Ei IV. Part. 135
leur cœiar jugent mieux des paillons d'au-
trui 9 qpie les gens turbulens *Sc vkk ou
vains comme moi^ qui commencent tou-
jours par fe mettre à la place des autres ^
& ne favent jamais voir que ce qu'ils
£bntent. Quoi qu'il en foit, M. de Wol-
mar te connoit bien^ il t'eflime , il t'ai-
mç, & fon fort eft lié au tien. Que lui
manque- ti- il pour que tu lui laifies l'en-»
tiere direftion de ta conduite fin- laquelle
tu crains de t'abufer ? Peut - être fentant
approcher la vieilleffe , Veut - il par de»
épreuves propres à le raffurer prévenir
les inquiétudes jaloufes qu'une jeune fem-
me infpire ordinairement à un vieux ma--
ri ; peut -être le deffein qu'il a deman^
de-t-il que tu puiffes vivre âmilierement
avec ton ami , fans alarmer ni ton époux
ni toi-même; peut-être veut -il feule-
ment te donner un t^oignage de con-
fiance & d'eftime digne de celle qu'il a
pour toi. Il ne faut jamais fe reftifer à
de pareils fentimens comme fi l'on n'en
pouvoit foutenir le poids ; & pour moi^,
je penfe en un mot que tu ne peux mieux
Satisfaire à la prudence & à la modeflie
qu'en te rapportant dç tout à fa tendreffç
éck &s lumierest
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ty6 La Nouvelle
Veux-tu , fans défobliger M. de Wol-Î
mar te punir d'un orgueil que tu n'eus
jamais , & prévenir un danger qui n'e-
xifte plus ? Reftée feule avec le philof<>
plie , prends contre lui toutes les précau-
tions fuperflues qui t'auroient été jadis fî
néceflàires ; impoië - toi la même réferve
que fi avec ta vertu tu pouvois te défier
encore de ton cœur & du fien. Evite
les converfations trop afFeftueufes , les
tendres fouvenirs du pafle ; interromps
ou préviens les trop longs tête-à-tête ;
entoure-toi fans ceffe de tes cnfkns ; refte
peu feule avec lui dans la chambre ^ dans
TElifée , dans le bofquet malgré la pro-
Êination. Sur - tout prends ces mefures
d'une manière fi naturelle qu'elles fem-
klent un effet du hazard , & qu'il ne puiffe
imaginer un moment que tu le redoutes*
Tu aimes les promenades en bateau ; tu?
t'en prives pour ton mari qui craint l'eau ^
pour tes enfans que tu n'y veux pas
expofer. Prends le tems de cette abfence
pour te donner cet a'mufement , en laif-
fant tes enfans fous la garde de la Fan-
chon* Ceft le moyen de te livrer fans-
rifque aux doux épanchemens de l'amie
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H i I o I s E. IV. Part, lyf
tîé 9 & de jouir paifiblement d'un long
tête-à-tête fous la proteôiorf des Bate-
liers*, qui voyent fans entendre , & dont
on ne peut s'éloigner avant de penfer à
ce qu'on fait.
Il me vient encore une idée qui feroit
rire beaucoup de gens , mais qui te pJaira^
j'en fuis iiire ; c'eft de feire «n l'abfence
de ton mari im journal fidèle pour lui
être montré à fon retour , & de fonger
au journal dans tous les entretiens qui
doivent y entrer, A la vérité , je ne crois
pas qu'un pareil expédient fut utile à
beaucoup de femmes ; mais une ame fran-
che & incapable de mauvaife foi a contre
le vice bien des reffources qui manque-
ront toujours aux autres. Rien n'eftmé-
prifable de ce qui tend à garder la pureté ,'
& ce font les petites précautions qui con»
fervent les grandes vertus.
Au refte , puifque ton mari doit me
•voir en paffant , il me dira , j'efpere , les
véritables raifons de fon voyage , & , fi
je ne les trouve pas folides , ou je le dé«
tournerai de l'achever , ou quoi qu'il ar-
rive , je ferai ce qu'il n'aura pas voulu
ifeire : c'eft fur quoi tu peux çompt^er.
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L N O U V E t t le
mt en voilà je penfe plus qu*î
pour te raflurer contre un
\ huit jours. Va , ma Julie , j
trop bien pour ne pas répoi
autant & plus que de moi-ml
ras toujours ce que tu dois t
IX être. Quand tu te livreroî
honnêteté de ton ame , tu n
rien encore ; car je n'ai poin
déÊdtes imprévues : on a bea
L vain nom de foibleffes d€
ours volontaires ; jamais fem
:ombe qu'elle n'ait voulu fuc
: fi je penibis qu'un pareil foi
Ire, crois -moi , crois en m
itié , crois - en tous les fefnti
)euvent naître dans le cœur d
Claire, j'aurois un intérêt tro]
'en garantir pour t^abandonne
M. de Volmar t'a déclaré de
:es qu'il avoit avant ton ma
furprend peu : tu fais que j
toujours doutée y & je te dira
e mes fojupçons ne fe font pa
: iftdifcrétions de Babié Je n'a
croire qu'un homme d^oit S
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M É t o ï s E. IV. Part. 13$
#rai comme ton père , & qui avoit tout
au moins des foupçons lui -'même, pût
fe rëfoudre à tromper fon gendre & fon
ami. Que s'il t'engageoit fi fortement au
fecret, c'eft que la manière de le révé-
ler devenoit fort différente de fa part ou
de la tienne , & qu'il vouloit iàns doute
y donner un tour moins propre à rebu-
ter M. de Volmar, que celui qu'il ik-
voit bien que tu ne manquerois pas d'y
donner toi - même. Mais il feut te ren-
voyer ton exprès, nous cauferons de
lout cela plus à loifir dans un mob d'ici.
Adieu, petite coufine ,' c'eft affez prê-
cher la prêcheufe; reprends ton ancien
métier. , & pour caufe. Je me fens toute
înqui^e de n'être pas encore avec toi.
Je brouille toutes mes aâ^es en me hâ-
tant de les finir , &: né fais guéres ce que
je fais. Ah Chaillot ! . « . . Chaillot ! fi j'é-
tois moins foUe . . • mais j'e4>ere de l'être
toujours.
P. S. A propos; j'oubliois de feîre
compliment à ton Altefle. Dis-moi,
je t'en prie, Monfeigneur ton mari
efl-il Atteman, Knès, ou Boyard?
pour moi je qroinû jurer s'il £iut
Digitized b'yVjOOQlC
NoUVEIitE
er Madame la Boyarde ( i ^
^re enfant! Toi qui as tanl
être née DemoifeÛe , te voilà
anceufe d'être la femme d'un
! Entre nous , cependant ^
ne Dame de fi grande qualir-
e trouve des frayeurs un peu
res. Ne iâis-tu pas que lespe-
jpules ne conviennent qu'aux
gens , & qu'on rit d'un en-
bonne maifon qui prétend
» de fon père i
â9i^
T T R E XIV.
M. DE ^OLMAIt
M DE, d'Orbe.
our Etange , petite coufîne >
ropofé de Vous voir en al-
n retard dont vous êtes cau-
à plus de diligence , & j'ai-
me
rbe ignoroit apparemment que les deux
•nt en effet des titres diftingués , mai«
l fiu'Mti fiinple gçntilhoBuae.
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tt â t t 8 Ê. ÎV. Pau*; ±4i
Iftè mieux coucher à Laufanne en rêve-»'
Hant , pour y paflèr quelques heures de
jplus avec vous, Aulli bien j*ai à vous!
confulter fur plufieurs chofes dont il éft
ion de vous parler d^avarice , afin que
Vous ayez le tems d'y réfléchir avant d«
«n'en dire votre avis*
Je n'ai point voulu vous expliquer moti
projet au fujet du jeune homme, avant
^e fa préfence eût confirmé la bonne
opinion que j'en avois conçue^ Je croià
déjà m'être affez affiwé de lui pour voua
confier entre nous que ce projet eft de
le charger de l'éducation de mes enfans*
Je n'ignore pai que ces foins important
font le principal devoir d'un père ; mais
quand il fera tems de les prendre je ferai
trop âgé pour les remplir , & tranquille
& contemplatif par tempérament , j'eus»
toujours trop peu d'aftivité pour pou-
voir régler celle de la jeuneffe* D*ailleurô
par la raifon qui vous eft connue (i) Ju-
lie ne me verroit point fans inquiétude
prendre une fonftion dont j'auroîs peine
-.- - ■•- ■ ■ ■ ^ -
( I ) Cette rairon n'eft pas connue encora du L(s£teiir |^
jpals il eft prié de ne pas s'impatienter^
j^ouv, Héloîfe. Tome III. Q
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t4^ La Nouvelle
à m'acquitter à fon gré. Comme par mitt
autres raifons votre fexe n'eft pas pro-
pre à ces mêmes foins , leur mère s'oc-
cupera toute entière à bien élever foi
Henriette ; je vous deftine pour votn
part le gouvernement du ménage fur h
plan que vous trouverez établi & qu<
vous avez approuvé ; la mienne fera d<
vx>ir trois honnêtes gens concourir ai
bonheiur de la maifon , 6c de goûtei
flans ma vieilLeffe un repos qui fera leui
ouvrage.
J'ai toujours vu que ma fenune auroîi
une extrême répugnance à confier fes en
(ans à des mains mercenaires > & je n'a
pu blâmer fes fcrupules. Le refpeâablc
état de précepteur exige tant de talent
qu'on ne fauroit payer , tant de vertuj
qui ne font point à prix, qu'il eft inu-
tile d'en chercher un avec de l'argent. I
n'y a qu'im homme de génie en qui l'or
puiffe efpérer de trouver les lumières
d'un maître ; il n'y a qu'un ami très-ten-
dre à qui fon cœur puifle infpirer le zek
d'un père ; & le génie n'eft giieres â
vendre , encore moins l'attachement.
y^otre ami m'a paru réunir eii lui loui
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H i L o ï s E. IVi Par». %4f
ies les qualité^ convenables, & fi j*â|
bien connu fon anie , je n*hnagme pa^
pour lui de plus grande félicité' que de
fkire dans ces enfkns chéris celle de leuç
inere, Lç feul obft^cle que je puifle pré^j
voir eft dans fon affeâibn pour Miford
Edouard ^ qui lui permettra difficilement^
de fe détacher d*un amï fi cher & nu*-
quel il a de fi grandes obligations ; à
moins qu'jEdouard ne l'exige lui-même^
Nous attendons iientôç cet homme €x-^
traordinalre , & comme vous ayez beau-
coup d*empire fiir fon efprit , s*il ne dé^
ment pas Tidéç que vQus m'en avez don-j
née , je pourrois biçn voujs charger ^ç
^ette négociation près de Im.
Vous avez à préfent , petite coufinc ^
la clef de toute ma conduite qui ne peui
que paroître fort bizarrip fans cette* ex-
plication , & qui , j^efpere , aura défor-»
mais l'approbation de Julie & 4a vôtre;
L'avantage d'avoir une femme comme h
mienne m'a feit tenter des moyens qui iej
roient impraticables avec une autre. Si
je la laAffe en toute confiance avec foq
ancien amant fous la feule garde de i|
ycrUi , je ferois infenfé tfétaWir daj||
Digitized by
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444 tA NouvÉtir
ma îim(on cet amant , avant de m'aflufejj'
,qu'il eût pour jamais ceffé de Têtre , &
comment pouvoir m'en affurer , fi j'a-
vois une époufe fur laquelle je comp-
tafle moins ?
Je vous ai vu quelquefois fourire 4
mes obfervations fiir Tamour ; mais pour
le coup je tiens de quoi vous humilier.
Tai fait ime découverte que ni vous ni
femme au monde avec toute la fubtilité
qu'on prête à votre fexe n'euffiez jamais
faite , dont pourtant vous fentirez peut*
être l'évidence au premier inftant , & que
vous tiendrez au mpins pour démontrée
quand j'aurai pu vous expliquer fur quoi
je la fonde. De vous dire que mes jeu-
nes gens font plus amoureux que jamais y
ce n'eft pas , fans doute , une merveille
à vous apprendre. De vous affurer au
contraire qu'ils font parfaitement guéris ;
vous favez ce que peuvent la raifon, la:
vertu y ce n'eft pas là , non plus , leur
plus grand miracle : mais que ces deux
oppofés foient vrais en même tems ; qu'ils-
brûlent plus ardemment que jaraais l'un
pour l'autre , & qu'il ne règne plus entre
f ux qu'un honnête attachement ^ qu'ils
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H E L 1 s E. IV, Part. 145^
ibîent. toujours amans & ne folent plus
qu'amis ; c'eft , je penfe , à quoi vous
vous attendez moins , ce que vous aurez
plus de peine à comprendre , & ce qui
eft pourtant félon Texaâe vérité.
Telle eft Ténigme que forment les côn-
tradiôions fréquentes que vous 'avez dû
remarquer en eux , foit dans leur^ dif-
cours foit dans leurs lettres. Ce que vous
avez écrit à Julie au fujet du portrait a
iervi plus que tout le refte à m'en éclaîr-
cir le myftere , & je vois qu'ils font tou-
jours de bonne foi , même en fe démen-
tant fans ceffe. Quand je dis eux , c'eft
fur -tout le jeune homme que j'entends;
car pour votre amie ^ on n'en peut parler
que par conjeâure : un voile de fageffe
& d'honnêteté fait tant de replis autour
de fon cœur , qu'il n'efl: plus pôfîîble à
fœil humain d'y pénétrer, pas même au
fîen propre. La feule chofe qui me fait
Soupçonner qu'il lui refte quelque défian-
ce à vaincre , eft qu'elle ne ceffe de cher-
cher en elle-même ce qiCèlle feroit fi elle
étoit tout -à -feit guérie, & le fait avec
tant d'exaftitude , que fi elle étdit réel-
lement guérie , elle ne le feroît pas fi bien»
Q3
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14^ ixkôtrViiili
Pour votre ami , qui bien que verttiètiSf
i*efFraye moins des fentimens qui lui reC^ .
tent , je lui vois encore tous ceux qu'il
\but dans ùl première jeuneâe ; mais je
les vois iàns avoir droit de m'en offenftn
Ce n'eft pas de Julie de Wolmar qu'il en
amoureux ^ c^eft de Julie d'Ètange ; il né
ine hait point comme le {^oflefleur de là
perfonne qu'il aime ^ mais comme le T^*
'pilleur de celle qu'il a aimée. La femme
dVn autre h'eft point ifa tnaîtreSe , k
tnere de deux enlfans n'eâ plus fon àhcien<^
re écôliere. Il eft Vrai qu elle lui ret
ïèmbie beaucoup &qu*elle lui en tap-
pelle fouvent le fouvenif. ïl l'aime dan^
le tems paifé i voilà le vrai mot de l'é^
tiigme* Otez-lui la mémoire ^ il n'âurâ
Jplus d^amour-
Ceci n'eft pas une vaine. Aibtîlité , ^e^
îite coufiiïe y t'efl: une observation très*
folidé qui ^ étendue à d'autres amours ^
auroit peut-être Une application bien plus
générale qu'ii ûe paroit. Je jpenfe ttiêmé
tju'elle ne leroit pas difficile à explique^
<Ên cette ôceaiion par vos propres idées*
Le tems où vous féparâtes ces deux amans
fat celui ok leur paffion ctoit à fon plu*
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M É L O I s Eé IV. PARt . 147
Wut point de véhémence. Peut*- être à'ils
fuffent reftés plus long-tems enfemblé
fe feroient-ils peu à peu refroidis ; mâii^
leur imagination vivement émue les a
ians ceffe offerts l'un à l'autre tels qu'ils
étoient à Tinilant de leur féparation. Le
jeime homme ne voyant point dans fa
maîtreffe les changemens qu'/ faifolt le
progrès du tems l'aimoit telle qu'il Tâvoit
vue , & non plus telle qu'elle étoit ( % ).
Pour le rendre heureux il n'étoit^as quef^
fion feulement de la lui donner , mais
de la hii rendre au même âge & dans les
mêmes tirconllances oii elle s'étoit trôit*-
vée au tems de leurs premières amours ;
la moindte akél^tion à tout cela étoit au«
tant d'été du bonheur qu'il s'étoit promis.
C 2 ) Vous êtes bien folles , vous autres femmes , de
vouloir donner de la confîllance à un fentiment auffi -fri-
vole & auffi paflager que Tamour. Tout change dans Ik
iiatiire, tout eft àans un flux continuel, & vôiis voulez
infpirer des feitx conftilns ? Et de ^nel droit prétendez-
vous être aimée aujourd'hui parce que vous Tétiez hiert
ôardez donc le même vifage , le m^nie âge , la même
bumeur ; foyez toujours la même Se Ton vous aimera
toujours , fi r.on peut. Mais changer fans cefTe & vouloiè
toujours qu*on vous aime, c'eft voulo'r qu'à chaque in(i
tant on ceflè de vous aimer ; ce nYft pas chercher dei
"Cœurs cooftiuis » c''dfc en chercher d'aufli chau^^eaus qu$
%V0ttf
Q4
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^48 Ia NôUVRtLÏ^
Elle eft devenue plus belle , mais elle n
changé ; ce qu'elle a gagné tourne en ce
fens à fon préjudice ; car c'eft de Tan-^
cienne & non pas^ d'une autre qu'il eft
amoureux.
L'erreur qui l'abufe & le trouble eft
de confondre les tems & de fe reprocher
fouvent comme un fentiment aduel , ce
qui n'eft que l'effet d*un fouvenir trop
tendre ; mais je ne fais s'il ne vaut pas
mieux achever de le guérir que le dé&«
bufer. On tirera peut-être meilleur parti
pour cela de fon erreur, que de fes lu^
jnieres. Lui découvrir le véritable état
de fpn cœur feroit lui apprendre la mort
de ce qu'il aime ; ce feroit lui donner
une affliâion dangereufe en ce que l'é-
tat de trifteffe eft toujours fevorable à
J'amour.
Délivré des fcrupules qui le gênent ^
il nourriroit peut-être avec plus de corn»
plaifance des fouvenirs qui doivent s'é-
teindre ; il en parleroit avec moins de ré--
ferve , & les traits de fa Julie ne font
pas tellement effacés en Madame de W0I-*
tnar qu'à force de les y chercher il ne
|€S y pût retrouver encore. J'ai peaf4
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r
r HÉLOisp. IV. Part. 1451
[ iqu^au lieu de lui ôter Topinion des pro-
grès qu'il croit avoir feits & qui fert
d'encouragement pour achever , îl faloit
lui faire perdre la mémoire des tems
qu'il doit oublier , en fubftituant adroite-
ment d'autres idées à celles qui lui font
û chères. Vous qui contribuâtes à les fei-^
t2 naître pouvez plus contribuer que per-
fonne à les effacer ; mais c^eft feulement
quand vous ferez tout -à- fait avec nous
que je veux vous dire à l'ofèille ce qu'il
faut faire pour cela ; charge qui , fi je
ne me trompe , ne vous fera pas fort
onéreufe^ En attendant , je cherche à lè^
foniliarifer avec les objets qui l'efïarou-
chent , en les lui préfentànt de manière
qu'ils ne foient plus dangereu'x jjour lui.
!1 eft ardent , mais foible & facile à fub-
juguer. Je profite de cet avantage en don*
liant lé changé à fon imagination. A la
place de fa maîtteflfe je le force de voir
toujours répoufc d'un honnête homme
& la mère de mes enfans : j'efface un ta*
tleau par un autre , & couvre le paflS
du préfent. On mène un courfier ombra-
geux à l'objet qui l'èffràye , afin qu'il
n'en foit plus cffirayé. C'eft ainfi qu'il en
\
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Ijjo La Nouvelle
^aut ufer avec ces jeunes gens dont f ï-^
magination brûle encore quand leur coeur
eft déjà refroidi , & leur oflfre dans Té-
loignement des monflres qui difparoif-*
ient à leur approche.
Je crois bien connoitre les forces de
fun & de l'autre, je. ne les expofe qu'à
des épreuves qu'ils j*uventfoutemr; car
la fageflè ne confifle pas à prendre indif-^
iéremment toutes fortes de précautions ^
mais, à choifir celles qui font utiles & à
négliger les fuperflues. Les huit jours
pendant lefquels je les vais laiffer enfem*
ble fuffiront peut-être pour leur appre;i-
dre à démêler leurs vrais fentimens &
connoitre ce qu'ils font réellement l'un à
f autre. Plus ils fe verront feul-à-feul ,
pïus ils comprendront aifément leur er-
reur en comparant ce qu'ils fentiront avec
ce qu'ils auroient autrefois fenti dans une
iituation pareille. Ajoutez qu'il leur im^^
porte de s'accoutumer fans rifque à la
familiarité dans laquelle ils vivront né*-
cetfairement fi mes vues font remplies?
Je vois par la conduite de Julie qu'elle a
reçu àe vous des confeils qu'elle ne pou-
voit refufer de fuivre fans fe fiiire tor^
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h i L O i s È. tV. t>ART. i^ï
tQuel plaifir' je prendrois à lui donner
fcettc preuve que je fens tout ce qu'elle
Vaut y fi c'ctoit une femme auprès de U-^
tpicUe un mal*! put fe faire un mérite de
la Confiante ! Mais quand elle n'auroit
Hen gagné fiir fon coeUr > fa vertu ref-
teroitla même; elle lui coûterait da-
Vantagè ^ 6c ne triompheroit pas moins.
Au lieu que sW lui fefte aujôiùf Jhiii
^elqiié ^einè intérieure à foufFrir , ce
he peut-être que <kns Tattendriflement
d'imë converfàfion de réminifcence qu'el-
le ne faura que trop preffentir , & qu'el-
k évitera toujours. Àihfi Vô\is voyez qu- il
ne faut point juger ici de n^a conduite
par les Règles ordinaire^ ^ mais par tes
Vues qui me Tinfpirent , & par le ca^
raâere unique de celle envers qui je la
ûensy
Adîeit% jpetitè coufinê , ]ui(qu'à mon
retour, ^oique je n'aye pas donné tou-^
ïés ces explications à Julie, je n'exige
]^ <5pe vous lui en &ffiez un myftere.
Tai pour maxime de ne pbint înterpofer
îde fecrets entre les amis : ainfi je re-
mets ceux-ci à votre difcrétion; fàites-
1511 l'uiàge que la prudence & l'amitié
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Ijl La Nouvelle
vous infpireront : je fais que vous né
ferez rien que pour le mieux & le plus
honnête.
,^Vy..,..^ -, i„ ■ »^>>Mg
LETTRE XV.
DE Saint Preux
A MiLORD Edouard*
M
De Wolmâr partit hier pour Etan*
ge, & j*ai peine à concevoir Pétat de trif-
tefle oîi m'a lalffé fon départ. Je crois
que rélôigriement de ik femme m'afflige-
roit moins que le fien. Je me fens plus
contraint qu-en fa préfence même ; un
morne fîlence règne au fond de mort
cœur ; im effroi fecret en étouffe le mur-
mure , & , moins troublé de dfjjlrs que
dfe craintes , j'éprouve tes terrei^ du cri-
me fans eîi avoir lés tentations.
Savez- vous, Milord, oîi mon âme fe
raffure & perd ces indignes frayeurs ?
Auprès de Madame de Wolmar. Sitôt
que j'approche d'elle fa vue appaife mon
trouble , fes regards épurçût mo^n cœur*
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H £ L o I s E. IV-Part. 255.
Tel eft Tafcendant du ûen qu'il femble
toujours înfpîrer aux autres le fentiment
de fon innocence , & le repos qui en eft
TefFet. Malheureufement pour moi fa re- "
gle de vie ne 1^ livre pas toute la jour-i
née à la fociété de fes amis, & dans les
lïiomêns que je fuis forcé de paffer fans
la voir , je fouffrirois moms d'être plus
lom d'elle.
Ce qui contribue encore à nourrir la
niélancolie dont je me fens accablé ; c'eft
un mot qu'elle me dit hier après le dé-
part dé fon mari. Quoique jufqu'à cet
înftant elle eût fait affez bonne contenan-
ce , elle le fuivit long - tems des yeux
avec un air attendri que j'attribuai d'a-
bord au feul éloignement de cet heureux
époux ; mais je conçus à fon difcours
que cet attendriflement avolt encore une
autre caufe qui ne m'étoit pas connue.
Vous voyez comme, nous vivons, nie
dit -elle, & vous favez s'il m'eft cher#
Ne croyez pas pourtant que le fentiment
qui m'unit à lui, aufli tendre & plus puiiP*
fant que l'amour , en ait aufli les foiblet-
^es. S'il nous en coûte quand la douce
jbabitude de vivre enfcn^bie eft interrom^r
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>54 La Nouvelle
pue , refpoir affuré de la reprendre bîerv
tôt nous confole. Un état auffi perma^
nent laiffe peu de viciflîtudçs à craindre ji*
& dans une abfençe de quelques jours »
nous fentons moins la peine d'un û court
intervalle que le plaifir d'en enviiàger la
fin. L'affliâion que vous Kiêz dans mes
yeux vient d'un iujet plus grave , & quoi?
qu'elle foit reUt^ye à M. de Wolmar ^
te n'eft point foa élQÎgnement qui la
c^ufe»
Mon cher ami, ajouta-t-elle d\ia ton
pénétré , il n'y a point de vrai bonheur
fur la terre. Tai pour mari le plus hon-
nête & le plus douxdes hommes ; un pen?
chant mutuel fe joint au devoir qui nous
lie; il n'a point d'autres defirs que les
miens; j'ai des enÉuis qui ne donnent &
promettent que des plaifirs à leur mère ;
ij n'y eut jamais d'amie plus tendre , plus
vertueufe, plus aimable que celle dont
mon cœur eft idolâtre , & je vais paffer
mes jours avec elle : vous - même contri-»
buez à me les. rendre chers en juftifiant
fi bien mon eftime & mes fentimens pour
vous. Un long & fâcheux procès prêt â
^nir va ramener d?uïs nos bras le ineil^
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H i L 6 1 s E. IV. Part. 25 5
leur des pères : tout nous profpere ; Tor*
dre & la paix régnent dans notre mai-
fon ; nos domeftiques font zélés & fidè-
les ; nos voifins nous marquent toute
forte d'attachement, nous jouijQfons de I9,
bienveillance publique. Favorifée en tou-
tes chofes du Ciel , de la fortune & des
hommes ^ je vois tout concourir à mon
bonheur. Un grand fecret , un feul cha-
grin Fempoifonne, &. je ne f\iis pas heu-
reufe. Elle dit ces derniers mots avec im
i^Upir qui me perça Tame , & auquel je
vis trop que je n'avpis aucune part. Elle
rfeft pas heureufe, me dis--je en foupirant
à mon tour, & ce n'eft plus ^qî qui
rempêche de l'être !
Cette funefte idée bouleverfa dans un
inftant toutes les miennes & troubla -le,
i:epos dont je commençois à jouir. Im-
pi^tient du doute infupportable où ce dif-
cours m'avoit jette, je la preffai telle-
ment d'achever de m'ouvrijr ion cpeur,
qu'enfin elle verfa dans le mien ce fatal
fecret & me permit de vous le révéler.
Mais voici l'heure de la promenade. Mde#
de Wolmar fort aâuellement du gynécée
jpour aller fe promener avec fes enfens ,
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%^6 LANoUt^ËLtÉf
elle vient de me le faire dire. J'y cùXiiSi
Milord , je vous quitte pour cette foi^ ^
& remets à reprendre dans une autre let-
tre le fujet interrompu dans celle-ci.
=^K»^
L E T T R E XVL
PE M DE. I>E ^OLMAR
A S O N M A R I*
J E vous attends mardi comme vous nttf
le marquez , & vous trouverez tout ar-
rangé félon vos intentions. Voyez en re-
venant Mde. d'Orbe ; elle vous dira ce
qui s'eft paffé durant votre abfence ;
j'aime mieux que vous l'appreniez d'elle
4jue de moi.
Volmar , il eft vrai ^ Je croîs mérîtet»
votre eftime ; mais votre conduite n'ert
eft pas plus convenable , & vous jouiffeîj
durement de la vertu de votre femme.
LETTRE
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H Ê t o I s £, IV. Vj^kt. 2^57
I , -^^jp III
L E T T R E XVIL
Dc Smht Prsux
A MI1.0RD Edouard.
Jp £ v«ux 9 Milord » vous rendre compte
d\in danger que nous courûmes ces joiurSt
paiTés , & dont heureuiement nous avons.
été quittes pour la peur & un peu de
i&tigue. Ce<;i vaut bien une lettre à part;
en la liiant vous ièntirez ce qui m'engage *
à vous récrire. •
Vous favez que la maifon de ^Mde. de
rWolmar n^eft pas loin du lac , & qu'elle
ain^ les {MrOaaenades fur Teau. Il y a troi^
joi^rs que le défc^uvrement oii labfence
de 6m isari m)us laiile &c la beauté de la
foirée nous firent projetter une de ces
proinenades pour te lendemain. Au lever
du ibleil nous nous rendîmes au rivage y
nouis prîmes un bateau avec des filets
pour pêcher , trois rameurs , un domefti-
que 9 & nous nous embarquâmes avec
quelques provifions pour le dîner. Favois
Nquv.Héloïfe. Tom^llL R
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158 La Nouvelle
pris un fafil pour tirer des befolets (i) ;
mais elle me fit honte de tuer des oifeaux
à pure pcfte & pour le feul plaifir de
&ire du mal. Je m'aiiiufois donc à rap-
peller de tems en tems des gros fifHets^
des tiou-tiou , des crenets » des fifflaflbns
( 1 ) ; & je ne tirai qu'un feul coup de
fort loin fur une grèbe que je manquai.
> Nous paflâmes une heure ou deux à
pêcher à cinq c^is pas du rivage. La pê-
che fut bonne ; mais , à l'exception d'une
truite qui avoit reçu un coup d'aviron ^
Julie fit tout rejetter à l'eau. Ce font,
dit-elle , des animaux qui foufirent , dé-
livrons^les; jouifTons du plaifir qu'ils au*
l'ont d'être échappés au péril. Cette opé-
ration fe fit lentement 9 à contre -cœur»
non fans quelques repréfentatîons ^ & je
vis aifementque nos gens auroient mieux
goûté le poifibn qu'ils avoient pris que
k morale qui lui fauvoit la vie.
Nous avançâmes enfuite en pleine eau;
, puis par ime vivacité de jeune homme
(T) Oifeau de paflage fur le lac de Genève. Le fcdblet
nVft pas bon* à manger.
il (2) Diverfes fortes d'^iftaiix 4ii Uc â« Geactc • Uni
tris. bons à manger.
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H É L O I s £. IV.PARt. 259
dont il ferolt tems de guérir ^ m'étant
mis à nager ( 3 ) , je dirigeai tellement au
milieu du lac que nous nous, trouvâmes
bientôt à plus d'une lieue du rivage (4)*
Là j*expliquois à Julie toutes les parties
du fuperbe horixon qui nous entouroit*
Je lui montrois de loin les embouchures
du Rhône dont l'impétueux cours s'arrête
tout*à-coup au bout d'un quart de lieue ^
& femble craindre de fouiller de fes tznx
bourbeufes le cryftal azuré du lac* Je lui
Êiifois obferver les redans des montagnes 9
dont les angles correfpondaiîs & paralle^
les forment dans l'efpace qui les ' fépare
un lit digne du fleuve qui le remplit. En
l'écartant de nos côtes j'aimois à lui feire
admiirer les riches & charmantes rives du
pays de Vaud , où la quantité des villes,
l'innombrable foule du peuple ^ les qq^
ieaiuc verdoyans & parés de toutes parts
forment un tableau ravifTant ; oii la terre
par - tout cultivée & par - tout féconde
offire au laboureur , au pâtre , au vigne-
<3) Ternie des Bateliers du lac de Genève. C'eft teni;:
\z rame qiri gouverne les autres.
(i|> Comment eela? Il s'en faut bien que vis«à-vv dft
Parent le lac tit deux Jicues de large
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%6o Là Nouvelle
ron le fniit z&kré de leurs peines ^^que
ne dévore point l'avide publicain. ' Puis
lui montrant le Chablais fur la câite^op^
pofée , pîiys non moins fiivorifé de la
nature 9 & qui n'offre pourtant qu'un
ipeâacle de mifere , je lui Êdfois fenfi-
l)lement diftinguer les difFérens efets des
deux gouvememens , pour la richefle , le
pombre & le bonheur des hommes. C'eft
ainfi, lui difois-)e, que la terre ouvre
fon fein fertile & prodigue (ts tréfors aux
heureux peuples qui la cultivent pour
eux-mêmes. Elle femble fourire & s'ani'»
iner au doux fpeâade de b liberté ; die
aime à nourrir des hommes. Au contraire
les triftes mazures , la bruyère & les ron-
ces qui couvrent une terre à demi - dé-
ferte annoncent de loin qu'un mcutre ab-
fent y domine > & qu'elle donne à regret
à des efclaves quelques maigres produc-
tions dont ils ne profitent pas.
Tandis que nous nous amufions agréa-
blement à parcourir airifi des yeux les
côtes voifines , un féchard qui nous pouf:
foit de biais vers la rive opppfée , s'éle-
va , fraîchit confidérablement , & quand
nous fongeâmes à revirçr, la réfiflance
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H É L o I s E. IV. Part. i6i
fe trouva fi forte qu'il ne fut plus poflî-
ble à notre frêle bateau de la vaincre.
Bientôt les ondes devinrent terribles ; il
mut regagner la rivedeSavoye & tâcher
d'y prendre terre au village de Meillerie
qui étoit vis-à-vis de nous §c qui eft pres-
que le feul lieu de cette côte o,îi la grève
offre un abord commode. Mais le vent
ayant changé fe renforçoit , rendoit inu-
tiles les efforts de nos bateliers , & nous
faifoit dériver plus bas le long d'une file
de rochers efcarpés où l'on ne trouve
plus d'afyle.
Nous nous mîmes tous aux rames , &
prefque au même inftant j'eus la douleur
de voir JuKe faifie du mal de cœur , foi-
oie & défeillante au bord ^\x bateau*
Heureufement elle étoit feite à l'eau &
cet état ne dura pas. Cependant nos ef-
forts croiffoient avec le danger ; le foleil,
la fatigue & la fueur nous mirent tous
hors d'haleine & dans un épuifemçnt ex-
ceflîf C'eft alors que retrouvant tout fon
courage Julie animoit le nôtre par fes ca-
rtUCes compatiffantes ; elle nous efluyoit
indiftinûement à tous le vifage , & mê-
lant dans ua vafe du vin avec de l'eau de
Digitized by
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a6i La Nouvelle
peur d*ivreffe , elle en ofiroit alternatî-
vement aux plus épuifés. Non , jamais
votre adorable amie ne brilla d'un fi vif
éclat que dans ce moment où la chaleur
& l'agitation avoient animé fon teint d'un
plus grand feu , & ce qui ajoutoit le plus
à {es charmes étoit qu'on voy oit fi bien
à fon air attendri que tous fes foins ve-
lioient moins de frayeur pour elle que de
compaflion pour nous. Un infiant feule-
ment deux planches s'étant entre - ouver-
tes dans un choc qui nous inonda tous ,
elle crut le bateau brifé , & dans une ex-
clamation de cette tendre mcre j'entendis
difiiilâement ces mots : O mes enfims !
feut-il ne vous voir plus ? Pour moi dont
l'imagination va toujours plu? loin que
le mal, quoique je connufle au vrai l'état
du péril , je croyois voir de moment en
moment le bateau englouti , cette beauté
fi touchante fe débattre au milieu des
flots , & la pâleur de la mort ternir les
rofes de fon vifage.
Enfin à force de travail nous remoh-
tSmes à Meillerie, & après avoir lutté
pKis d'une heure à dix pas du rivage j
nous parvînmes à prendre terre. En abor»
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H à L o I s E. IV. Part, xgj
^ant 9 toutes les fatigues furent oubliées.
Julie prit fur foi la reconnoiiTance de
tous les foins que chacun s'étoit donnés ,
& comme au fort du danger elle n'avoit
fongé qu'à nous, à terre il lui fembloit
qu'on n'avoit ûuvé qu'elle.
Nous dinâmesavec l'appétit qu'on ga-
gne dans un violent travail. La truite fut
apprêtée : Julie qui l'aime extrêmement
en mangea peu, &c je compris que pour
ôter aux bateliers le regret de leur fecri-
£ce , elle ne fe foucioit pas que j'en man-
geafTe beaucoup moi-même. Milord, vous
l'avez dit mille fois ; dans-lcs petites cho-
fes comme dans les grandes cette ame ai-
mante fe peint toujours.
Après le dîner 9 l'eau continuant d'être
forte & le bateau ayant befoin d'être rao-
icommodé , je propoiai un tour de pro-
menade. Julie m'oppofa le vent, k fd-
leil, & fongeoit à ma laâitude^ J'avois
mes vues , ainfi je répondis à tout. Je
fuis , lui dis-je, accoutumé dès l'enfence
aux eixercices pénibles : loin de nuire à
ma fanté ils l'afFermifferit , & mon der-
nier voyage m'a rendu bien plus robufte
encore. A l'égard du foleil & du vent ,
R4
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i6j, La Nouvelle
vous avez votre chapeau de paille, nons
gagnerons des abris & des bois;. il n'eft
queftion que de monter entre quelques
rochers j & vous qui n'aimez pas la plai-
ne en fupporterei volontiers la fetigue.
Elle fit ce que je voulois , & nous parû-
mes pendant le dîner de nos gens.
Vous ikvez qu'après mon exil du Va-
lais, je revins 3 y a dix ans i MeiHeric
attetidre hi pemliffion de mon retour.
Ceft là que je paflai des jours fi tr^es
te fi déKcîeux , uniquement ocaipé d*et
le , & c'eft de -là que je hii écrivis une
lettre dont elle fiit fi touchée. JTavoîs
toujours defirc de revoir la retraite ifo-
lée qui me fervit d'afyle au .milieu <fcs
glacçs , & oîi mon oœur fe plaîfbit à
convcrfcr en lui-même avec ce qu'il eut
de plus cher au momk. L'occafion de vi-
iiter ce lieu fi chéri, dans ime ikifon plus
agréable & avec celle dont l'image Tha*
bitoît jadis avec moi , fitt le motif fecret
de ma promenade. Je me faifois un plai-
fir de lui montrer d'anciens monunïens
d'uhe paflîoiT fi confiante & fi malheureufe.
Nous y parvînmes après une heure de
marche par des fehtitrs^tortueux & fiiais.
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H Ê L o f s Er IV. Part. x6|
qui montant iâfenfiblement entre les ar-
bres & les rochers ^ n'avoient rien de plus
incommode que la longueur du chemin.
£n approchant 6c reconnoiâant mes an-
ciens renfeîgnemens , je fus prêt à me
trouver mal ; mais je me Surmontai , je
cachai mon trouble , & nous arrivâmes.
Ce lieu feliiaire formoit im réduit fau-
▼âge & dëfert ; mais plein ^ ces fortes
de beautés qui ne plaifent qu'aux âmes
iênfibles it paroiffent horribles aux au-
tres. Un torrent formé par la fonte des nei-
ges roulott à vkigt pas de nous une eau
bourbeiife, & diarioit avec bruit dulî-
ifion , du ÇaMe & des pierres. Derriei^
nous une chaîne de roches inacceffibles
^fépartrit Tefplanade oîi mms^étions de cette
pattie des Alpes qu*on nomme le^ gla-
cières , parce que d'énormes fommetsde
glace qui s'àccroiflent inccflamment 1^
couvrent depuis le commencement dti
monde ( 5 )• Des forêts de noirs (apins
-nous ombrageoient triflement à droite*
(5 ) Ces montagnes font fi hautes qu'une .demi .'heure
après le foltil coaché leiirs fbmmtts fbnt entoh éclairés
ëc Tes rayons , dont 1k fouge iormfe fur <its ciflles bUm-
«iits une Jbelle couleur de rofe c^u'on afp^^oit de fou lois.
Digitized by
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i66 La Nouvelle
Un grand bois de chênes étoit à gaudie
au - delà du torrent , & au - deflbus de
nous cette immenfe plaine d*eau que le
lac forme au fein des Alpes nous féparoit
.des riches côtes du pays de Vaud, dont
la cime du majefhieux Jiu-a couronnoit
le tableau.
Au milieu de ces grands & fuperbes
objets, le petit terrein où nous étions
Jétaloit les charmes d'un féjour riant &c
champêtre ; quelques ruifleaux filtroient
à travers les rochers , & rouloient fur
la verdui^ en filets de cryftal. Quelques
arbres fruitiers fauvages penchoient leiu^
têtes fur les nôtres ; la terre humide &
fraîche étpit couverte d'herbe & de fleurs.
En comparant un fi doux féjour aux ob-
jets qui Tenvironnoient , il fembloit que
ce lieu défert dût être Pafyle de deux
amans échappés feuls au bouleverfement
de la nature.
Quand nous eûmes atteint ce réduit
& que je l'eus ^elque tems contemplé :
Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec
jun œil humide , votre cœur ne vous dit-
il rien ici , & ne fentez-vous point quel-
que émotion fccrete à l'afpeâ d'un lieu
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Il i L o I 1 E. IV. Part. 167
fi plein de vous ? Alors lans attendre fa
réponie, je la conduifîs vers le rocher &
lui montrai fon chifEre gravé dans mille
endroits , & plufieurs vers de Pétrarque
& du Tafle relatifs à la fituatibn oii j'é-
tois en les traçant. En les revoyant moi-
xnême après fi long-tems, j'éprouvai com-"^
bien la préfence des objets peut rani-
mer puiflainment les fentimens violens
dont on fut agité près d'eux. Je lui dis
avec un peu de véhémence : O Julie !
, éternel clûirme de mon cœur ! Voici les
lieux àù foupira jadis pour toi le plus
fidèle amant du monde. Voici le féjour
bîi ta chère image fàifbit fon bonheur ,
& préparoit celui qu'il reçut enfin de
toi-même. On n'y voyoit alors ni ces
fi-ùits ni ces ombrages ; la verdure & les
fleurs ne tapifib}ent point ces comparti-
mens ; le cours de ces ruifleaux n'en for-
moit point les divifions ; ces oifeaux n'y
&ifoient point entendre leuris ramages;
le vorace épervier , le corbeau fiinebre
& l'aigle terrible des Alpes iaifoient feuls
retentir de leurs cris ces cavernes ; d'im-
inenfes glaces pendoient à tous ces ro-
chers ; des feôons de neige étoient le feuî
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%6t La Nouvelle
ornement de ces arbres ; tout refpîroît
ici les rigueurs de l'hiver & Thorreur
des firimats ; les feux ieuls de mon cœur
me rendoient ce lieu fupportable^ & les
)Ours entiers s'y paflbieat à penfer à toié
Voilà la pierre où je m'affeyois pour ccm-
templer au loin ton heureux fëjour; fur
celles-ci fut écrite la lettre qui toucha
ton cœur ; ces cailloux tranchans me fer-
voient de burin pour graver ton chïSce ;
ici je paflki le torrent glacé pour repren-
dre une de tes lettres qu'emportoit un
tourbillon ) là je vins relire & baifer mille
fois la dernière que tu m'écrivis ; voilà
le bord où d'im oeil avide &: fombre je
mefurois k profondeiu* de ces abymes ;
enfin ce fut ici qu'avant mon trifte dé-
part je vins te pleurer mourante & ju^;er
de ne te pas fdrvivre. Fille trop confiam-
ment aimée ^ 6 toi poiu* qui j'étois né!
Faut - il me retrouver avec toi dans les
mêmes lieux , & regretter le tems que j'y
paiTois à gémir de ton abfence ?
J'allois continuer , mais Julie , qui me
voyant approcher du bord s'étoit effirayée
& m'avoit iàifi la main, la ferra fans mot
dire , en me regardant avec tendrefle &
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H i t 6 I s E. IV. Part. 1^9
Tetenant avec peine un foupir; puis tout-'
à-coup détournant la vue Ce me tirant
par le bras : allons nous- en ^ mon ami,
me dit -elle d'une voix çmue , Tair de
ce lieu n*eft pas bon pour moi. Je partis
avec elle en gémiffant , mais fans lui ré-
pondre , & je quittai pour )aipài$ ce trifte
réduit comme j'aurois quitté Julie elle-
même.
Revenus lentement au port après quel- \
ques détours , nous nous féparâmes. Elle
voulut refter feule , & je continuai dé
me promener fans trop favoir où j'allois^
à mon Tetour le bateau n'étant pas enco-
re prêt ni l'eau tranquille , nous foupâ-
mes triltement , les yeux baiffés , l'air rê-
veur, mangeant peu & parlant encore
moins. Après le fouper , nous fumes nous
afleoir fur la grève en attendant le mo-
m^t du départ. Infenûblement la lune
fe leva , l'eau devint plus calme , & Ju-
lie me propofa de partir. Je lui donnai
la main pour entrer dans le bateau , St
en m'afleyant à côté d'elle jç m fongeai
plus à quitter fa main. Nous gardions uh
profond filence. Le bruit égal & mefuré
des rames m'exçitoit à rêven - Le chant
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xjm La Nouvelle
aflêz gai des bécaffines (6) me retraçant
les plaiûrs d'un autre âge » au Iku de
m'égayer m'attrifloit. Peu à peu je {en-^
tis augmenter la mélancolie dont j'étois
accablée Un Ciel ferein , la fiaîcheur de
Tair 9 les doux rayons de la lune ^ le
jfrémiflement argenté dont Teau brilloit
autour de nous , le concours des plu^
agréables fehfktions , la préfence même
de cet objet chéri y rien ne put détour-
ner de mon cœur mille réflexions dou*
loureufes. •
Je commençai par me rappeller une
promenade femblable feite autrefois avec
elle durant le charme de nos premières
amours. Tous les fentimens délicieux
qui rempliflbient alors mon ame s*y re-
tracèrent pour Taffliger ; tous les événe-
mens de notre jeuneffe , nos études , nos
entretiens^ nos lettres , nos rendez-vous,
nos plaiiirs ,
C < ) La BécafSne du lac de Genève n^eft point roîfeaii
qu^oa appelle en Franee du même nom. Le chant plus
▼if & plus animé de la nôtre donne au lac durant le»
jiuits il*été un air de vie & de fraîcheur qui t%nù fet rives
9àt^t9 plu» chttrmantof • ^
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J
H É L a I s E. IV.Paat; 171
E tantaftdt ^ c si do Ici mtmoric^
E si lungo cojlumc (4 ) /
œs foules de petits objets qui sn'offroient
rimage de mon bonheur paffé , tout re-
venoit y pour augmenter ma mifere pré-
fente , prendre place en mon fouvenir.
-Cen eft Êiit, difoi$-}e en moi-^nême^
ces tems, ces tems heureux tie font plus ;
ils ont difparu pour jamais. Hélas ! ils
ne reviendront plus ; & nous vivons , &
nous fommes enfemble , & nos coeurs font
toujours unis ! Il me fembloit que j'âurois
porté plus patiemment fa mort ou fon
abfencè , & que j'avois moins foufFert
tout le tems que j'avois paffé loin d'elle;
Quand je gémiflbis dans l'éloignement ,
l'efpoir de la revoir foulageoit mon cœur;
je me flattois qu'un inftant de fk préfen-
ce efFaceroit toutes mes pçines ; j'envîfk-
geois au moins dans les poflibles un état
moins cruel que le mien. Mais fe trou-
ver auprès d'elle ; mais la voir ^ la toif-
cher , lui parler , l'aimer , l'adorer , & >
(4). Et cetto foi fi purf ft «es <oux fouvenin & cettp
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iTt^ Là Nouvelle
prefque en la pofledant encore , la fen^
tir perdue à jamais pour moi ; voilà ce
qui me jettoit dans des accès de fureur
éc de rage qui m'agitèrent par degrés
furqulau défefpoir. Bientôt je commen-
tai de router dans mon e/prit des projets
liineftes y & dans un tran^rt dont je
£rémis en y penfant , je fus violemment
tenté de la précipiter avec moi dans les
fiots 9 & d'y finir dans fcs bras ma vie
& mes longs tourmèns. Cette horrible
tentation 'devint à ta fin fi forte que )e
fus obligé de quitter brufquement fa main
pour paffer à la pointe du bateau»
Là mes vives agitations commencèrent
à prendre un autre cours ; un fentiment'
plus doux s'infinua peu à peu dans mon
ame , Tattendriffement furmonta le dé-
fèfpoir ; J€ me mis à verfcr des torrens de
larmes, & cet état comparé à celui dont-
je fortois n'étoit pas fàfhs quelque plaifir.
Je pleurai fortement , long-tems , & fus
foulage. Quand je me trouvai bien remis ,
je revins auprès de Julie; je repris fâ main.
Elle tenait fon mouchoir i je le fentis
fort mouillé. Ah ! lui dis-je tout bas. ! je
vois que nos cœurs n'ont jamais cerfé de
s'enten*
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r
H i L o I s E. IV. Part: 173
sVntendre ! Il eft vrai, dit-elle d'uœ voix *
altérée ; mais que ce foit la dernière fois
qu'ils auront parlé fur ce ton. . Nous re-
commençâmes alors à caufer tranquille--
ment , & au bout d'une heure de navi-
gation nous . arrivâmes , fans autre acci-
dent. Quand nous fîimes rentrés j*apper-
çus à la lumière qu'elle. avoit les yeux
rouges & fort gonflés ; elle ne dut pas-
trouver les miens en meilleur état. Après
les fetigues de cette journée elle avoit
grand befoin de repos : elle fe retira ^ &
je fiis me coucher.
Voilà , mon ami , le détail du jour de
ma vie où fans excep^on j'ai fenti les émo-
tions les plus vives. JV^ere qu^elles fe-
ront la crlfe qui me reildra tout -à- fait à
moi. Au reilè , je vous dirai que cette
aventure mVplus convaincu que tous les
argumens , de 1^ liberté de Thomme &
du mérite de la vertu. Combien de gens
4bnt foiblement tentés & fuccombent !
Pour Julie ; mes yeux le virent , & mon
cœur le fentit : elle foutint ce jour là le
plus grand combat qu'âme humaine ait
pufoutenîr; elle vainquit pourtant : mais
qu'ai- je fait pour refter fi loin d'elle ?
Nouvn Héloïfe. Tom. IIL - S
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O Edouard ! quand féduit par ta maître^
ie tu fçus triompher à la fois de tes de^
firs & des fiens ^ n'étois -'tu qu'un hom^
me ? Sans toi , )'étois' perdu , peut-être^
Cent fois dans ce jour périlleux le fouv&r
nir de ta vertu m'a rendu la mienne*^
Fin de la quatricmc Partie^
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L E T TR E S
DE
DEUX AMANS.
SABITANS D'UNE PETITE FILLE
AU PIED UËS Alpes.^ r
fies
Cinquième Partie.
.■ I ' I IV ■ I aeaacsapgs gr ■ ■ .(ijmia Kr
LETTRE!.
• i)Ê MixoRD Edouàhd
A Saint Preux (i).
OOrs de renfahce , ami, réveille-toî;
Ne livre point ta vie entière au long fom*
tnei] de la raifon. 1 âge s'écoule , il ne
t^en refte plus que' pour être fage. A
trente ans paiïes , iï efï tems de fonger à
ioi ; ' commence donc à rentrer en toi-
niême , & fois homme une fois avant la
mort.
(i) Cette lettre paroit avoir été écrite avant la. réception
'tfè la' précédente. . . - _
S 1
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176 LaNoVvêllë
Mon cher, votre cœur vous en a long-
tems impofé fur vos lumières. Vous avez
voulu phUofopher ayant d'en être capa-
ble ;.vOus avez pris le fentlmètit pour de
la raifon, & content d'eftimer les chofes
par Pimpreffion qu^elles vous ont feite ,
vous avez toujours ignoré leur véritable
prix. Un cœur droit eft , Je Tavoue , le
pfèniier organe de la vérité ; celui qui'
n'a rien fenti né feit rien apprendre ; il
ne feit que flotter d'erreurs en erreurs ;
il n'acquiert qu'un vain favoir & de fié-
riles corinoifTances ^ parce que le vrai rap«
port des chofes à l'homine , qui ^ft ùl
principale fcience , lui demeure toujours
caché. Mais c'eft fe borner à la première
moitié de cette fcience: que de ne pas
étudier encore les rapports qu'ont les.
chofes entre elles, pour mieux juger de
ceux qu'elles ont .avec nous. C'eft peu
de connoître les paflîons humaines , fi l'oit
n'en fait apprécier les objejts ; & cette
^ féconde étude ne peut fe fidre que dans
le calme de la méditation.
La jeunefle du fage eft le tems de fes
expériences, fes paflîdns'en font les int*
trumens; mais après aVQir appliqué foii.^
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H £ X. a I s s. V. Part; I77
âme aux objets extérieurs pour les fenr
tir 9 il la retire au -dedans de lui pour
les conûdérer , les comparer , les con*
noîtte. Voilà le cjis. oà vous devez êft«
plus que perfonne au monde^ Tout ce
qu'un cœur fenfible peut . éprouver de
phifirs &C de peines a rempli le vôtre ;
tout ce qu'un homme peut voir, vos
3reux Font vu. Dans un efpace de douze
ans. vous avez épuifé tous les fentimens
qui peuvent être épars dans, une longue
vie, & vous. avez acquis, jeune encore,
l'expérience d'un vieillard. Vos premières
obfervations fe font portées, fur des gens
fimples èc fortant prefqiie des mains de
la naftire , comme pour vous fervir de
pièce de comparaifon^. Exilé d^lns la ca*
pitafe du plus célèbre peuple de Puni-
vers , vous êtes fauté , pour ainfir dire à
l'autre extrêniité : le génie êipplée aux
intermédiaires. Pafle chez la feule nation
d'hommes qui refte parmi ks troupeaux
divers dont la- terre eft couverte , fi vous
n'avez pas vu régner les Ibix ,. vous, les
avez vu du- moins exiûer encore ; vous
avez appris à quels fignes on reconnoit
cet organe facré de la volonté d'im pe.
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17* L A N o u if E t t 1
pie 9 & comment l'empire de la rai^Mf
publique eft le vrai fendement de la fi^
berté. Vous avez parcoiuii tous les di^
mats, vous avez vu toutes les régtons
que te foleil éclaire. Un fpeâacle plus
rare & digne de l'œil du fage , le fpec-
tacle d'une ame fublime & pure , triom-^
phant de fes parlions & régnant fur
elle-même eft celui dont vous jouifiez^
Le premier objet qui frappa vos regards
eft' celui qui les frappe £ncore , & votre
admiration pour lui n'eft que mieux fon^
dée après en avoir contemplé tant d'au-»
très. Vous n'avez plus rien à fentirni
à voir qui mérite de vous occuper. Il ne
vous refte plus d'objet k regarder que
vous-même , ni de jouifTsuice à goûter
que celle de la fageftje. Vous avez vécu
de cette courte vie ; fbn^z à vivre pour
celle qui doit durer.
Vos paillons , dont vous fiites long-tems
l'efclaye , vous ont laifle vertueux. Voilà
toute votre gloire ; elle eft grande , îans
doute, mais fbyez-en inoins ûeu Votre
force même eft l'ouvrage de votre foi*
bleffe. Savez-vous ce qui vous a feit ai*
mer toujours la vertu ? Elle a pri§ à yo%
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H t 1 o I s E. V* Part. 179
j^eœc la figure de cette femme adorable
«qui la repréfente fi bien , & il feroit diffi-
cile qu'une fi ch^e image vous en laifiat
perdre le goût. Mais ne Taimerez-vous
jamais pour elle feule , & n'irez -vous
point au bien, par vos propres forces ,
comme Julie a &it par les fiennes ? En-
thoufiafte oifif de fes vertus , vous bor-
nerez-vous fans cefiè à les admirer , uns
les imiter jamais ? Vous parlez avec cha-
leur de la manière dont JÉg remplit fes
devoirs d'époufe & de mère ; mais vous ,
:quaiid remplirez-vous vos devoirs d'hom-
me & 4'anii à fon exemple ? Une fem-
me a triomphé d'elle-même , & un phi*-
lofophe a peine à fe vaincre ! Voulez-
vous donc n'être toujours qu'un dlfcou-
reur comme les autres , & vous borner
à faire de bons livres , au lieu de bon-
nes aûions ( 1 ) ? Prenez - y garde , mon
C 2 ) Non , ce fiecle de la philofophie ne paiTera poînib
fans avoir prodiitt un yrai pbilofophe. J'en connois un »
lin feul , fen conviens ; mais c'eft beancoup encore , & pou|r
comble de bonheur , c*eft dans mon pays qu^il exifte^
Xi'oferai-je nommer ici, lui donjt la véritable gloire el^
il'avoir fçu tefter peu connu? Savant &mode(leAbauzit«
^|uc votre fublime fîmplicité pardonne à mon cœur un
celé qm n'a point «'otre uQjn pour obj^t. Non , ce n'eft
$4
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aSo La Nouvelle
cher ; îl règne encore dans vos lettres un
ton de mollefie & de langueur qui nie
déplaît 9 & qui eft bien plus un i^e de
votre paffion qu^un efiet de votre carac-»
tere. }e hais pai^tout la fbiblefle , & n'en
veux point dans mon ami. Il n'y a point
de vçrtu fens force , & le chemin du vi-
ce eft la lâcheté. Ofez- vous bien comp.
ter fur vous avec un coeur uns courage ?
Malheureux ! Si Julie étoit foible , tu
fuccomberoM^main & ne feroiis qu'un
vil adultère. Mais te voilà refté feul avec
elle ; apprends à la connoître » & rougis
de toi.
J'efpere pouvoir bientôt vous aller
pas vous que ie veux faire coonottre à ce fiecle indigne
de vous admirer ; c'eft Genève que je veux înuftrer de
votre féjour : ce font mes Concitoyens que je veux liono«
rer de Thonneur qu'ils vous rendent Heurnix le pays où
. le mérite qui le cache en eft d*atftant plus eftimé ! "Rem-
xeux le peuple où la jeunefle altiere vient abaiiTer foa
ton dogmatfqne & rougir de fen vain fkvotr , devant la
doCte ignorance du fage! Vénérable & vertueux vieillard!
vous n^aurez point été prôné par les beaux ef^rits : Ieur$
bruyantes Académies n^anront point retenti de vo« éloges :
au lieu de dépofer comme eux votre fageflb dans des U-
Très , vous Taurez mife dans votre vie pour l'exemple de
. la patrie- que vous avez daigné 'vous choiitr , que voim
aimez & qui vous ref^e£le. Vous avez vécu comme So«
crate ; mais 11 mourut par la main de fts Concitoyeiir^
4: vous êtes chéri des vôtres.
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H 4 L c I s E. V! Part; iSi-
f bîndre. Vous favez à quoi ce voyage eft
deftihé. Douze ans d'erreurs & de trou-
bles me rendent fufpeâ -à moi « même ;
pour réfifter j'ai pu me fuffire, pourchoi-
llr il me faut les yeux ^Tun ami; & je me
fais un plaifir de rendre tout commun
entre nous , la reconnoif&nce aufii - bien
' que l'attachement. Cependant , ne vous y
trompez pas ; avant de vous accorder ma
tonfîance , j'examinerai fi vous en êtes
digne , & fi vous méritez de me rendre
les foins que j'ai pris de vous. Je connois
votre cœur , j'en fiiis content ; ce n'éft
pas affez ; c'eft de votre jugement que j'ai
befoin dans un choix où doit préfider la
raifon feule , & oîi la mienne peut m'â-
bufen Je ne crains pas les paffions qui ,
nous âifant une guerre ouverte , nous
avertiffent de nous mettre en défenfe ,
nous laiflënt , quoiqu'elles &fient , la
confcience de toutes nos &utes , & aux-
quelles on ne cède qu'autant qu'on leur
veut céder. Je crains leur illufion qui
trompe au lieu de contraindre , & nous
&it faire fans le favoir , autre chofe que
ce que nous voulons. On n'a befoin que
de foi pour réprimer fes penchans ; on ^
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%H ]L A Nouvelle
«juelquefois befoin d'autrai pour difcer^
ner ceux qu'il eft permis de fuivre , & v
c'eft à quoi fert Tamitié d'un homme &ge
qui voit pour nous fous un autre point
de vue les objets que nous avons intérêt
à bien connoître. Songez donc à vous
examiner & dites - vous fi toujours en
proie à de vains regrets vous ferez à ja-»
mais inutile à vous & aux autres ^ ou fi
reprenant enfin l'empire de vous - même
vous voulez mettre une ,fois votre ame
en état d'éclairer celle de votre ami.
'Mes affaires ne me retiennent plus à
Londres que pour une quinzaine de jours;
je paflerai ^ar notre armée de Flandres
Oii je compte refter encore autant ; de
forte que vous ne devez gueres m'attem
dre avant la fin 4u mois..prochain ou ,1e
commencement d'Oâobre, Ne m'écrivez
plus à Londres mais à l'armée fous Fa^,
drefle ci - jointe* Continuez vos defcrip*
fions } Malgré le mauvais ton de vos let^
très elles me touchent ^ m'infiruifent ;
elles m'infpirent des projets de retraite
& de repos convenables à mes maximes
& à mon âge. Calmez fur*tout l'inquié-^
tude que VQUS m'avez donnée fur Mde*
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H i t O I s E. V. PARt. 2^1
^e Wolmar : fi fon fort n'eft pas heureux,
qiii doit ofer afpircr à l'être ?. Après le
détail qu'elle vous a feit , je ne puis con-
cevoir ce qui manque à fon boiûieur: (3)*
L E T T R E IL
DES AiNT Preux
A MiLORD Edouard*
o
Ui , Milord , je vous le confirme
avec des tranfports de joie , la fcene de
Meilkrie a été la crife de ma felie & de
mes maux. Xes explicatiens de M. de
Wolmar m'ont entièrement rafluré fiir le
véritable état de mon c^ur. Ce cœur trop '
foible eft guéri tout autant qu'il peut
l'être, & je préfère la trîjfteflê d'un regret
imaginaire à l'effroi d'être fyns ceffe aflîégé
par le crime. Depuis le retour de ce digne
ami , je ne balance plus à lui donner \xti
(3) le galinsathias de cette lettre nie plaît , en ce qu'il
eft tout -à-fait dans le caractère du bon Edouard, qui
n'eft jamais fi philoCophe que quand il fait des fottifes»
fc né jTi^ifoone jamais tant que quand il ne (ait ee qu'il dit.
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%Î4 La Nouvelle
nom fi cher & dont vous m'avez fi bîar
^it fentir tout le prix» Ceft le moindre
titre que je doive à quiconque aide à me
rendre à la vertu. La paix eft au fond de
mon ame comme dans le féjour que îlu-
bîte* Je commence à m'y voir fans in-
quiétude , à y vivre comme chex moi ;
& fi je n'y prends pas tout-â-fait Fauto-
rité d'un maître , je fens plus de plaifir
encore à me regarder comme l'enfant
de la maifon. La fimplicité , l'égalité que
l'y vois régner ont un attrait qui me tou-
che & me porte au refpeâ^ Je paffe des
îours fereins entre la raifon vivante & la
.vertu fenfible. En fréquentant ces heu-
reux époux j leur afcendant me gagne &
me.toucheinfenfiblement, & mon cœur
fe met par degrés à l'unifibn des leurs ,
comme la voix prend fans qu'on y fofnge
le ton des gens avec qui l'on parle..
Quelle retraite délicieufe ! quelle char-
mante habitation ! Que la douce habitude
d'y vivre en augmente le prix ! & que, fi
l'afpeft en paroit d'abord peu brillant ,
il eft difficile de ne pas J'aimer aufli - tôt
qu'on la connoit ! Le goût que |Érend Mde.
de Wolmar à remplir fes nobles devoiis^
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H É L 1 s E. V. Part. 185
^ rendte heureux & bons ceux qui Tap-*
pmchent , fe communique à tout ce quî
en eft Tobjet , à fon mari , à fes enfens ;
à fes hôtes , à (es domeftiques. Le tu-
multe, ks jeux bniyans, les longs éclats
de rire ne retentiffent point dans ce pai-
fible féjour ; mais on y trouve par* tout
des coeurs contens & des vifages gais. Si
quelquefois on y verfe des Jarmes, elles
font d'attendriffcment & de joie. Les*
noirs foucîs , l'ennui , la trifteffe n'appro-
chent pas plus d'ici que le vice & les
remords dont ils font le fruit.
Pour elle, il eft certain qu'excepté la.
peine fecrete qui la tourmente & dont
je vous ai dit la caufe dans nia précédente
lettre (i) , tout concourt à la rendre heu-
teufe. Cependant avec tant de raifons de
l'être , mille autres fe défoleroient à fa
place. Sa vie uniforme -6c retirée leur
, feroit infupportable ; elles s'impatiente-
jpoi^nt du tracas des -enfkns ; elles s'en-,
miyéroient des foins domeftiques ; elles
ne pourrpient fouffrir la campagne ; la
(I) Cette précédente lettre «ç fe trouve pojMit. On CA.
verra d. après la raiTon.
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iSér La KoDV£Lt£
iagefle & reilime d'un mari peu card&nf j
ne les dédommageroient ni de (à froideur
ni de fon âge ; Ùl préfence & fon àtta^
chement même leur feroient à chargée
Ou elles trouveroicnt Tart de Técarter de
chez lui pour y vivre à leur liberté , ou
s'en éloignant elles-mêmes , elles mépri*
. feroient les plaifirs de leur état , elles en
chercheroient au loin de plus dangereux ^
& ne feroient à leur aife^ans leur propre
maifon , que quand elles y feroient étran-
gères. Il faut une ame Êiine pour fentir
lés charmes de la retraite ; on ne voit
gueres que des gens de bien fe plaire au
fein de leur famiUe 6ç s'y renfermer vo-
lontairement ; s'il eft au monde une vie
heureufe , c'eft fans doute celle qu'ils y
paflent. Mais les inflirumens du bonheur
ne font rien pour qui ne fait pas les met-
tre en œuvre , & l'on ne fent en quoi le
vrai bonheur confifle qu'autant qu'on eft
propre à le goûter. .
S'il f^oit dire avec précifion ce qu'on
feit dans^cette maifon pour être heureux,
je croirois avoir bien répondu en difant:
^^ y f^ît vivre ; non dans lé fens quVn
idonrte en Frartce à ce mot , qui eft d'avoir
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Goo'gle
K i.t Ô 1 s E. V. PARf. igf
IkVec autrui certaines manières établies
par la mode ; mais de la vie de Thom^
nié , & pour laquelle il eft né ; de cette
trie dont vous me paillez , dont vous
m'avez donné l'exemple, qui dure au-delà
d'elle-même , & qu'on ne tient pas pour
perdue au jour de la mort.
Julie a un père qui s'inquîete du bien-^
être de fa famille; elle a des enfâns à la
fubfifbmcè defquek il ÛMt pourvoir con^
Venablement Ce doit être le principal
foin de l'homme fociable , & c'eft auffi
le premier dont elle & fon mari fe font
Conjointement occupés. En entrant en
méiat^e ils ont examiné l'état de leurs
i>iens ; ils n'ont pas tant regardé s'ils
étoient proportionnés à leur condition
>Ju'à leurs befolns , & voyant qu'il n'y
avoit point de femille honnête qui ne dût
«'en contenter , ^Is n'ont pas eu affe2^
mauvaife opinion de leurs enfans pour
craindre que le patrimoine qu'ils ont à
leur laifler ne leur put fuffir^. Ils fe font
donc appliqués à l'améliorer plutôt qu'à
retendre j ils ont placé leur argent plus
furement qu'avantageufement : au lieu
d'acheter de nouvelles terres ^ il$ ont
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i88 La Nouvelle
donné un nouveau prix à celles ^u*'M
ayoieiït déjà , & Texemplc de leur con-
duite eft le Teul tréfor dont ils veuillent
accipîtrç leur héritage*
Il efi vrai qu'un bien qui n'augmente
point eft fujet à diminuer par mille accir -
dens; mais fi cette raifon eft un motif
pour l'augmenter une fois, quand cefle-
ra-t-elle d'être un prétexte pour l'auge
menter toujours? Il fmàra le partager à .
.plufieurs enÊuis; mais doivent- ils reiler
oififs? Le travail de chacun n'eft-il
pas un fupplément à fon partage , & fon
induifarie ne doit -elle pas entrer dans le ^
calcul de fon bien ? L'infatiable^arvidité .
fait ainfi fon chemin fous le mafque de
2a prudence , & mené au vice à force
de chercher la fureté. C'eft en vain, dk .
M. de Wolmar , qu'on prétend donner .
aux chofes humaines ime fplidité qui
n'eft pas dans leur nature. La raiiïm
même veut que nous laiffions beaucoup .
de chofes au hazard , & fi notre vie &
notre fortune en dépendent toujours
malgré nous, quelle" folie de fe donner
fans ceffe un tourment réel pour prér
venir des maux dout$^ êc^ des dangei^
înévita-
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H i t d t s E. V.Part. x8jf
Inévitables ! La reulé précaution qu'il
ait prife à ce fujet a été de vivr^ un an
fur (on capital 5 pour fe laifler autant
tfavance fur fon revenu ; de forte qu^
h produit anticipe toujours d'une année
fur la dépenie. Il a mieii]i^ ain>é dimi'>'
tmer un peu f0n fonds que d'avoir fans
ceffe à courir après fes rentes^ L'avant
tegé de n'être point réduit à des exp^
diens ruineux au moindre aCçident im-=»
l^révu l'a déjà rem^ourfé bii^n des ^<$
de cette avance. Ainfi l'ordre & la règle
lui tiennent lieu d'épargne ^ & il ^'ehri*
thit dô.ce qu'il a dépenfé»
Les ni^itrefl de cette maifbâ jouiâenf
^un bien médioarfe felôn les idées de for*
luné qu'on a dans le monde i mais . au
lond )e ne cannois pei^foitne de plus opu-
ient qu'eux. Il nJy a point de ridiçfle
rfîfoîuei Ce mot ne fignifie qu'un rapport
de furabandance entre les defirs & les
fecuîtés de l'homme riche* Tel eft riche
àVeC un arpent de tetre ; tel e:ft gueuiê
au milieu de feç monceaux d'oi** Le dé-
Ibrdre & les fentariies n^ont point de box»»
lues , & feint plus de pauvres que les vra^
l3ie£;>ins« Ici k proportion eft établie fur,
- NouVf Héloîfe. Tome IIL T
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%ç^ La N o o V E t L É
un fondement qui' la rend inébranlaBIé
favoir le parfait accord des deux époux.
Le mari s'eft chargé du recouvrement des
rentes , la femme en dirige l'emploi, &
c'eft dans l'harmonie qui règne entre eux
qu'eft la fource de leur richeflê.
Ce qui m'a d'abord le plus frappé dans
cette maifon, c'eftd'y trouver l'aifance,
la liberté, la gaieté au milieu de l'or-
dre & de l'exaaitude. Le grand défeut
des maifons bien réglées eft d'avoir uj»
air trifte & contraint. L'extrême follici-
tude des chefs fent toujours un peu l'a-
varice. Tout refpire la gêne autour d'eux;
la rigueur de l'ordre a quelquf chofe de
fervile qu'on ne fupporte point fens pei-
ne. Les domeftiques font leur devour,
-mais le font d'un air mécontent & crain-
tif. Les hôtes font bien reçus , mais ils
n'ufent qu'avec défiance de la. liberté
qu'on leur donne , & comme oft s'y vok
toujours hors de la règle , on n'y feit
rien qvi'en tremblant de fe rendre indif-
cret. On fent que ces pères efdaves ne
vivent point pour eux, mais pour leurs
e ifans ; fans fonger qu'ils ne font pas
feulement pères, mais hommes, & qu'ifc
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H i'i o I s E. V. Part? £9*
doivent à leurs enfàns l'exemple de li
vie de rhomme & du bonheur attaché
à la fageffe. On fiiit ici des règles plus
judicieufes. On y penfe qu'un des prin-
cipaux devoirs d'xm bon père de iàmille
n'eft pas feulement dé rendre fon féjour
riant afin que fes enfans s'y plaifènt , mais
d'y mener lui - même une vie agréablef
& douce , afin qu'ils fenterit qu'on efï
heureux en vivant comme lui , Se né
foient jamais tentés de prendre pour l'être?
tiçie conduite oppofée à la fienne. Une
des maximes que M. de "Wolmar répété
le plus fouvent au fujet des amufemens
des deux coufines , eft que la vie trifté
& mefquin« des pères & mères eft pref-
que toujours la première fourc^ du dé-»
fordre des enfàns.
Pour Julie , qui n'eut jamais d'autre
règle que fon cœur & n'en fauroit avoir
de plus iure , elle s'y livre fans fcnipule v
& pour bien faire , elle fait tout ce qu'il
lui demande. Il ne laiffe pas de lui de-
mander beaucoup , & perfonne ne fait
mieux qu'elle mettre un prix aiix douceurs?
de la vie. Comment cette ame fi fenli-
We feroit-elle infenfible aux plaifirs ? Âé
T ^
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%^% La Nouvelle
contraire/ elle les aime, elle les rçchfii»
che, elle ne s'en refufe aucun de ceujT
qui la flattent; on volt qu'elle ^t les
goûter : maïs ces plaîiirs font les plaifirs
de Julie. Elle ne néglige oi fes propres
commodités 'ni celles des gens qui lui
font chers , c*eft-à-dire , de tous ceux qa|
Fenvironnent. Elle ne compte pour fu-*
perflu rieo de co qui peut contribuer au
Bien-être d'iuie perfonne fenfée; mai»
elle appelle ainfi tout ce qui ne iert qu'à
briller aux yeux d'autrui , de forte qu'o»
trouve dans fà maifon le luxe de plaifir
& de fenfualité ^s rafînementni moW
lefTe» Quant au luxe de magnificence SC
de vanité , on n'y en voit que ce qu'elle
ft'a pu refufer au goût de fon père ; en-»
core y reconnoit - on toujours ïe fien qui
confifte à donner moins de luftre & d'é-
clat que d'élégance & de grâces aux clio«
{es. Quand je lui parle des moyens qu'oa
invente journellement à Paris ou i Loi>«
dres pour fufpendre plus doucement les
carroiTes ; elle approuve aflez cela ; maïs
quand je lui dis jufqu'à quel prix on cl
J)0uffé les vernis, elle ne me comprend
plus 9 6c me demande toujours £1 ce»
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H Ê L o î s E. V. Part. 195
fceâux vfetnls rendent les carroffes pliis
^commodes ? Elle ne doute pas que je
n'ekagere beaucoup fur les peintures fcan-
^ialeuiès dont x)n ome à grands fraix tçs
'voitures au lieu des armes qu'on y met-
toit autrefois ^ comme s'il étoit plus beau
Je s'annoncer aux paffans pour un hom-
liie de mauvaifes mœurs que pour un
liomme de qualité! Ce qui Ta fur -tout
tévoltée a été d'apprendre que les fem-
mes âvoient introduit ou foutenu cet \x{dr^
ge , & que leurs carroffes ne fe diilinr
guoient de ceux des hommes que par def
iableaux un peu pllis lafcifs. J'ai été for-
t;é de lui citer là-deffus un mot de votre
îlhiftre ami qu'elle a bien de la peine à
tSigérer. J'étoii chez lui un jour qu'on
Jui itiontroit un vis^à-vis de cette efpece*
• A peine éut-îl jètté les yeux fur le$ pan*
«eaux , qu'il partit en difant au maître :
tnohtrez ce carrofle à des femmes de U
cour ; un honnête homme ii'oferoit s'^en
fetviT.
Comme le premier pas vers le bien eu
éè ne point faire de mail , le premier pas
vers lé bonheur eft de ne point fouffrirv
Ces deux maximes qui bien entendues
Tj 9
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^94 I-A. Nouvelle
(épargneroient beaucoup de préceptes de
morale ^ font chères à Mde. de Wolmaç.
Le mal - être lui eft extrêmement fea-
iible & pour elle & pour les autres ; & il
ne lui feroit pas plus aifé d'être heureuiè
en voyant des miférables , qu'à Thomme
fdroit de conferver fa vertu toujours pure,
en vivant fans ceffe au milieu des mé-r-
chans. Elle n'a point cette pitié barbare
qui fe contente de détourner les yeux des
maux qu'elle pourroit foulagen Elle les
va chercher pour les guérir ; c'eft l'exiften-
ce & non la vue des malheureux qui la
tourmente : il ne lui fuffit pas de ne point
favoir qu'il y en a , il feut pour fon re^
|)os qu'elle fâche qu'il n'y en a pas ^ du
moins autour d'elle : car ce feroit fortir
des termes de la raifon que de Êdre dé-
pendre fon bonheur de celui de tous les
hommes. Elle s'informe des befoins de fon
voifinage avec la chaleur qu'on met à fon
propre intérêt ; elle en connoit tous les
habitant ; elle y étend pour ainfi dire rei>r
freinte de fa femilïe , & n'épargne aucun
foin pour en écarter tous les fentimens de
Couleur & de peine auxquels la vie hu*
jnaine efl afTujettie.
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iî t x ï s E. V. Part. 195^
' Mflord , je veux profiter de vos le-
çons ; xnais pardonnet-moî un enthoufiaf-
tne que je ne me reproche plus & que
TOUS partagez. Il n'y aura jamais qu'une
Julie au monde. La Providence a veillé,
fur elle , & rien de ce qui la regarde n'eft.
un efFet du hazard. Le Ciel femble Favoir
donnée à la terre pour y montrer à la
ibis l'excellence dont une ame humaine
cft fufceptible , & le bonheur dont elle
jpeut jouir dans l'obfairité de la vie pri-
vée , ians le fecours des vertus éclatantes *
qui peuvent l'élever au-deflus d'elle-mê-
me , ni de la gloire qui les peut honorer.
Sa faute , fi c'en fut une , n'a fervi qu'à
déployer fa force & fon courage. Ses pa-
ïens , fes amis , fes domeftiques , tous heu-
jeufement nés , étoient faits pour l'aimer
& pour en être aimés. Son pays étoit
le feul oîi il lui convînt de naître ; la fim-
plicité qui la rend fublime , devoit ré-
gner autour d'elle ; il lui faloit pour être
heureufe vivre parmi des gens heureux.
Si pour fon malheur elle fût née chez des
pefuples infortunés qui gémiffcnt fous le
poids de l'oppreffion , & luttent fans ef-
poir & ians fruit contre la mifere qui les
T4
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i^ Là KOVVEILI
confume , chaxjue plainte des opprîniêi^
eût empoiibnné fa vie ; la déiblation com-»
mune Teut accablée ^ & ion cceur bien^
fkîfant y épuifé de peîn^ 6c d'ennuis ^ lui
eût Élit éprouver fans ceffç les mauiç
qu'elle n*eûtpu foulager.
Au lieu de cela , tout anime & foutienf
ici f^ bonté naturelle. Elle n'a point à
. pleurer les calamités publiques. Elle n'^
point fous les yeux l'image affteufe de la
mifere & du défefpoîr. Le Villageois à
fon aife ( v) a plus befoin de fes avis que
de fes dons. S'il fe trouve quelque oiphe^
lin trop jeune pour gagner fa vie , queU
que veuve oubliée qui foufFre en [fecret ^
quelque vieillard fans enfans , dont ks
bras aâbiblis par l'âge ne fournirent plus
à fon entretien , elle ne àraint pas que (èsr
bienfaits leur deviennent onéreux , & faf» ■
^t aggraver fui- eux k$ charges pvAAi*
(2) n y a près dç Clarens un village appelle IVIoutru ^
dont la Commune féale ell afîêa riche pour entretenir
tons les Commimien^, n'eniïVtTt « ils pas un ponce dt terre
en propre. Auflt la bourgeoiiie de ce village eft-elle
prefque auffi difficile à acquérir que celle de Berne. Oiel
dommage ^u'il n'y ait pas là quelque boniiêtié homme de
Subdélégué , pour rendre Mcffieurs de Montra plu& fociat
fe|ç5| & Içpr boiçrgeoiôç ua^ xnoiflç c^lw» '
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H É i. o I 5 E. V, Part. 197
ques pour en exempter des coquins ao
crédités. Elle jouit du bien qu'elle fait ^
& le voit profiter. Le bonheur qu'elle
goûte fe multiplie & s'étend autour d'elle.
Toutes les maifons oîi elle entre offrent
bientôt un tableau de la fîenne i l'aifanct
& le bien-être y font une de fes moindrei
influences , la concorde ^ les mœurs h
Suivent de ménage en ménage. En for*
tant de chet elle fe^ yeux ne font frappés
que d'objets agréables; en y rentrant elle
en retrouve de plus doux encore ^ elle
Voit pat-tout ce qui plait à fon icôêur ^ &
cette ame fi peu feiifible à l'amour - pro-
pre apprend à s'aimer dans fes bienfaitsv
Non , Milord , je le répète , rkn de cç
qui touche à Julie n'eft indifférent pour
la vertu. Ses charmes ^ fes talens > (et
goûts, fes combats 9 (es âutes ^ fes re-^
grets^ fon féjour ^ fes amis, ià famille ^
fes peines , fes plaifîrs & toute ià defti-
née, font de fâ vie ufteîicemple uniqiie^
que peu de fenmies voiidrorit i Aiiter , mais
qu'elles aimeront en àépk déciles»
<Ce qui me plaît le plus dans ks foins
qv^on prend ici du bonhewr d'aittrui , c'eft
q[a'ils fom tous dirigés par la fagefle , Si
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^^% La Nouvelle
qu'il n'en refaite jamais d'abus. N'efl pas
toujours bien&ifknt qui veut, & fouvent
tel croit rendre de grands fervices , qui
fait de grands maux qu'il ne voit pas ,
pour un petit bien qu'il apperçoit. Une
qualité rare dans les femmes du meilleur
caraâere & qui brille éminemment .dans
celui de Madame de Wolmar , c'eft un
difcernement exquis dans la diftribution
de fes bien&its , foit par Je choix des
moyens de les rendre utiles , foit par le
choix des gens fur qui elle les répand.
Elle s'eft fait des règles dont elle ne fe
départ point. ^EUe fait accorder & refu-
fer ce qu'on lui demande , {ans qu'il y
ait ni foibleffe dans fa bonté , ni caprice
dans fon refus. Quiconque a commis en
ÙL vie une méchante aftion n'a rien à ef-
pérer d'elle que juftice , & pardon s'il
l'a offenfée ; jamais faveur ni proteâion
qu'elle puiffe placer fur un meilleur fujet.
Je l'ai vue refufer affez féchement à un
homme de cette eipéce une grâce qui dé-
pendoit d'elle feule, a Je vous fouhaite
» du bonheur, lui dit -elle , mais je n'y
», veux pas contribuer , de peur de feire
♦♦ du mal à d'autres en vous. mettant en
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H É L 6 ï 5 Ë. V.Part. 4$9
H état d'en faire. Le monde n'eft pas af^
» féz ëpuifé de gens de bien qui fouf-
>> frent , pour qu'on foit rélduit à fon-
é ger à vous ». Il eft vrai que cette du-*
reté lui coûte extrêmement & qu'il lui
eÛ rare de l'exercer. Sa maxime eft de
compter pour bons tous ceux dont la mé-
chanceté. ne lui eft pas prouvée , & il y a
Bien peu de méchans qui n'aient l'adrefle
de fe mettre à l'abri des preuves. Elle
n'a point cette charité pareffeufe des ri-
ches qui payent en argent aux malheureux
le droit de rejetter leurs prières , & poitr
un biènfeit imploré ne favent jamais don-
ner que l'aumône.' Sa bourfe n'eft pas iné-
puifable ^ & depuis qu'elle eft mère de
femille y elle en fait mieux régler l'ufage.
De tous les fecours dont on peut foulager
les malheureux , l'aumône eft à la vérité
celui qui coûte le moins dé peine ; màisf
il eft aufli le plus paflager & le moins
folide ; & Julie ne cherche pas à fe déli-?
yrer d'^ux , mais à leur être utile.
Elle n'accorde pas non plus indiftinfte-
nient des recommahâatîons & des fervi-
• ces fans bien favoir fi l'ufage qu'on en
^eut faire eft raifonnal)le & jufte. Sa pro-.
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joo 1-A Nouvelle
teôîon n'eft jamais refofée à qtriconqu^
en a un véritable befoin & mérite de Tob»
tenir ; mais pour ceux que l'inquiétude
ou l'ambition parte à vouloir s'élever ôc
quitter un état oii ils font bien , rare#
ment peuvent-* ils l'engager à fe mêler
de \e\xts affaires. La condition naturelle
à l'homme eft de cultiver la terre & de
vivre de fes fruits» Le paifible habitant
des champs n'a befoin pour fentir fou
bonheur que de le conhoître. Tous les
vrais plaifirs de l'homme font à fa por«
tée ; il n'a que le\ peines inf^parables dé
l'humanité , des peines que Ctlui qui croit
s*en délivrer ne fait qu'échanger contn
d*autres plus cruelles ( 3 ). Cet état eft
le feul nécei{dire 6c le plus utile, il tf^
malheureux que quand les aittres le ty-»
tannifent par leur vioknce , ou le féduî-
feflt par t'eàrempîe de leurs vice». C'eft
en kâ que cottfifte la véritabie profpé-
rite d'un pstp , la fôfte & la grandèut
qu'un peuple tire de lui •« même ^ qui ne
(3 KL^oinme fotti ie fe preimert fimpïicîté dcTient fi
.ftupide quMI ne Tait pas même defîrer. Ses fouhaits exau-
cfe 16 meneroient toire. i la fortune , jamais ^ la fiÉKcit^.
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H â L o I s £• V, Part, jai
i£|épend en rien des autre? nations , qui nç
contraint jamais d'attaquer pour fe fou*
tçjnir , & donne les plus furs mpyens de
ie défendre. Quand il eft queilion d'efli*
-mer la puiflançe publique , le bel-efprit
vi^te les palfûs du prince > &s, ports , fes
troupes, fes arsenaux, fes villes; le vrai
politique parcourt les terres ôc va. danf
la chaumière du laboureur. Le premier
voit ce qu'on a fait, §ç le fecpnd ce qu'oa
j)eut feire#
. Sur ce principe 0n s^attaçhe îçî, &
plvis encore à £tange, à contribuer ^v^
tant qu'on peut à rendre msç payfan$ leur
çonditiofi dpuce^ fans jamai» leur aider
à en fortir. Les plus aifés &c les plus pau-^
vres ont égaleinen^ la fureur d'envoyer
leurs enfans dans les villes, les uns pour
étudier &C devenir un jour des Meflîeurs,
les autres pour entrer en condition &C
décharger leur^ parens de leur entretien.
Les jeunes gensMe leur coté aiment fpu^
vent à courir; les allés aipirent à la p^
fure boiurgeoife , les garçons s^engageirt;
dans un ferviœ étAnger j ils croyent va?»
loir mieux en rappor&nt dans leur vil-
lasp y. au lieu, de l'amour de k patrie, Sl
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)01 LANoUTfittÉ
de la liberté ^ Taîr à la fois rogue & nm»
pant des foldats mercenaires , & le ridi-?
cule mépris de leur ancien état. On letuf
montre à tous Terreur-de ces préjugés,
la corruption des enf^s ^ l'abandon des
pères 9 & les rifques continuels de la vie,
de la fortune & des mœurs , où cent pé-
riment pour un qui réoffit. S'ils s'obfti-
nent , on ne fàvorife point leur Êintaifie
infenfée , on les laiffe courir au tice $£
à la mifere , & Ton s'applique à dédom-
mager ceux qu'on a perfuadés , des fa-
crifices qu'ils font à la raifon. On leur
apprend à honorer leur condition natu-^
relie en l'honorant foi -même ; on n*a
point avec les payfans les façons des vil-
les , mais on ufe avec eux d'une honnête
& grave Êimiliarité , qui , maintenant cha^
cun dans fon état , leur apprend pourtant
à feire cas du leur. Il n'y a point dé
bon pay&n qu'on ne porte à fe confidé^
rer lui - même , en lui montrant la dif^
férence qu'on*fait de lui à ces petits par-
Venus qui viennent briller un moment
dans leur village & ternir leurs pareni
de leur éclat. M. de Wolmar & le Baron,
€|[uand il eâ ici y manquent rarement d'isi^
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H Ê L o I s E. V: Part. 305
iifter aux exercices , aux prix , aux revues
du village & des environs. Cette jeu-
nèfle déjà naturellement ardente & guer^
riere , voyant de Vieux Officiers fe plaire
à fes affemblées , s*en eftime davantage
& prend plus de confiance en elle-mê-
me. On lui en donne encore plus en lui
montrant des foldats retirés du fervice
étranger en favoir moins qu*elle à tous
égards ; car quoi qu'on fàffe , jamais cinq
fols de paye & la peur des coups de canne ,
ne produiront une émulation pareille à
celle que donne à un homme libre & fous
les armes la préfence de fes parens, de
fes voifins, de fes amis^ de fa maîtrefle,
& la gloire de fon pays. -
La grande maxime de Madame de T^oI«
mar eft donc de ne point fayorifer les
changemens de condition ^ mais de con-
tribuer à rendre heureux châcim dans la
fienne , & fur - tout d'empêcher que la
plus heureufe de toutes , qui eil celle du
villageois dans un état libre , ne fe dé-
peuple en Éiveiir des autres.
Je lui faifois là-deffus Tobjeftion des
talens divers que la natiu-e femble avoir
paxtagés aux hommes, pour leur donner
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304 Là NOUYEttE
à chacun leur emploi ^ fan$ égard à U
condition dans laquelle ils font nés. A
cela elle me répondit qu'il y avoit deux
chofes à coniidérer avant le talent, ùl^
voir les mœurs & la fçlicité. L'homme^
dit -elle , eft un être trop noble pour de-»
voir fervir Amplement d^inûrument à d'au-
tres , & l'on ne doit point l'employer k
ce qui leur convient fans confulter auffi
ce qui lui convient à lui-même ; car Ici
hommes ne font pas Êûts^ pour les places ^i
mais les places font faites pour eux ; &£
pour diâribuer convenablement l^s cho'
ies^ il ne &ut pas tant chercher dans leuf
partage Temploi auquel chaque homme eft
le plus propre , que celui qui eft le plus
propre à chaque homme pour le rendre
bon & heureux autant qu'il eft poflible. Il
n'eft jamais permis de détériorer une ama
humaine pour l'avantage des autres. , ni
de faire im fçélérat pour le fçrvice del
honnêtes' gen$.
Or de mille fujets qui fôrtent du vil*
lage il n'y en a pas dix qui n'aillent fa
perdre à la ville , • ou qui n*en portent
les vices plus loin que les getïs dont ils
les ont appris. Ceux qui réuiSifent &c font
fortune^^
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tt É L o T s E. V. Part, jof
fortune , la font prefque tous par lès
voies déshonnêtes qui y. mènent. Les
malheureux qu'elle n^a point fevorifés ne
reprennent plus leur ancien état & fe
font mendians ou Voleurs, plutôt que de
redevenir payfans. De ces mille s'il s'en
trouve un feul qui réfifte à l'exemple &
le conferve honnête homme , penfez-vou»
<|u'à tout prendre celui-là paffe une vie
auflî heureufe qu'il l'eût paflee à l'abri
des paffions violentes ^ dans la tranquille
obfcurité de ià première condition*
Pour fuivre fon talent il le faut con-
xioître. Eft-ce une chofe aifée de difcer-
ner toujours les talens des hommes, & à
l'âge où l'on prend un parti ,. fi l'on a tant
de peine à bien connoîtfe ceux des en-
fens qu'on a le mieux obfervés^, comment
un petit payian faura*»t«il de lui-même
diflinguer les fiens ? Rien n'cft plus équi-
voque que les fignes d'inclination qu'on
donne ces Penfence ; l'efprif imitateur y
a fouvent phis de part que le talent ; ils
dépendront plutôt d'une rencontre for-
tuite que d'un penchant décidé, & le
penchant même n'annoqce pas toujours
la difpofition: Le vrai talent , le vrai gé-
Nouv. Uiloïfï. ' Tome III. y
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3o6 La NouvELLt
nie a une certaine fimplicîté qui le rend
moins inquiet , moins remuant y moins
prompt à fe montrer qu'un apparent &
faux talent qu'on prend pour véritable »
& qui n'eft qu'une vame ardeur de bril-
ler , fans moyens pour y réuffir. Tel en-
tend un tambour & veut être Général;
un autre voit bâtir & fe croit Architeâe.
GuAin mon jardinier prit le goût du deA
fin pour m'avoir vu deiliner; je ren-
voyai apprendre à Lauiknne ; il fe croyoit
déjà peintre , & n'eft qu'im jardinier.
L'occafion , le defir de s'avancer décident
de l'état qu'on choifit. Ce n'eft pas aflez
de fentir fon génie, il faut auffî vouloir
s'y livf^r. Un Prince ira-t-il fe faire co^
cher, parce qu'il mené bien fon carrof-
fe ? Un Duc fe fera-t-il cuifinier, parce
qu'il invente de bons ragoûts ? On n'a
des talens que pour s'élever, perfonne
n'en a pour defcendre ; penfez-vous que
ce foit là l'ordre de la nature ? Quard
ichacun connoitroit fon talent & voudroit
le fuivre , combien le pourroient ? Com*
bien furmonteroient d'injuftes obftàcles?
Combien vaincroient d'indignes concur-
rens ? Celui qui fent fa foibleiTe appelle
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H i L o I s E. V. Part. 307
à fon fecours le manège & la brigue,
que l'autre plus fur de lui dédaigne. Ne
m'avez -vous pas cent fois dit vous-mê-
me que^ tant d'étafcliffemens en faveur des
arts ne font que leur nuire ? En multi-
pliant indifcretemènt les fujets on les con-
fond, le vrai mérite refte étouffé dans
là foule, & les honneurs dûs au plus
habile font tous pour le plus intriguant.
S'il exiftoit une fociété où les emplois &
les Tangs fuffent exaftement mefurés fur
les talens & le mérite perfonnel , chacun
pourroit afpirer à la place qu'il fauroit
le mieux remplir ; mais il finit fe con-
duire par des règles plus fures & renon-
cer au prix des talens , quand le plus vil
de tous eft le feul qui mené à la fortime.
Je vous dirai plus , continua- 1- elle ;
j^ai peine *à croire que tant de talens di-
vers doivent être tous développés ; car
il Êiudroit pour cela que le nombre de
ceux qui les pôlïedent fut exaâ^ement
proportionné aux befoin$ de la fociété ,
& fi l'on ne laiflbit au travail de la terre
iqùé ceux qui ont éminemment le talent
de l'agriculture , ou qu'on enlevât à ce
travail tous ceux qui font plus propres à
V 1
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3o8 L A N o u V E t t Ê
un autre ^ il ne refteroit pas aflez de' Is^
boureurs pour la cultiver & nous feire
vivre. Je penferois que les talens des hom-
mes font comme les vertus des drogues
que la nature nous donne pour guérir nos
maux , quoique fon intention foit que
nous n'en ayons pas befoin. Il y a des
plantes qui nous empoifonnent , des ani-
maux qui nous dévorent , des talens qiù
nous font pernicieux. S'il fkloit toujours
employer chaque chofe félon {es princi-
pales propriétés , peut - être feroit - on
moins de bien que de mal aux hommes.
Les peuples bons & fîmples n'ont pas' be-
foin de tant de talens ; ils fe foutiennent
mieux par leur feule fimplicité que les
autres par toute leur induftrie. Mais 4
mefure qu'ils fe corrompent, leurs talens
fe développent comme pour fervir de
fupplément aux vertus qu'ils perdent , &
pour forcer les méchans eux-mêmes d'être
utiles en dépit d'eux.
Une autre chofe fur laquelle j'avoîs
peine à tomber d'accord avec elle étoit
ï'affiftance des mendians. Comme c'eft ici
une grande route, il en paffe beaucoup,
& Ton ne refufe l'aumône à aucun. Je lut
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H i L o I s E. V. Part. 309
fcpréfentai que ce n'étoit pas feulement
un bien jette à pure perte > & dont on
privoit ainfi le vrai pauvre ; mais que cet
ufage contribuoit à multiplier les gueux
& les vagabonds qui fe plaifent à ce lâche
métier , & fe rendant à charge à la fo-
ciété , la privent encore du travail qu'ils
y pourroient faire.
Je vois bien , me dit - elle , que vous
avez pris dans les grandes villes les maxi-
mes dont de complaifans raifonneurs ai-
ment à flatter la dureté des riches ; vous
e« avez même pris les termes. Croyez-
vous dégrader un pauvre de fa qualité
d'homme , en lui donnant le nom mé-
prifant de gueux ? Compatiflant comme
vous l'êtes , comment avez-vous pu vous
réfoudre à l'employer? Renoncez-y , mon
ami , ce mot ne va point dans votre bou-
che ; il eft plus déshonorant pour l'hom-
me dur qui s'en fert que pour le malheu-
reux qui le porte. Je ne déciderai point
fi ces détraâeurs de l'aumône ont tort ou
raifon ; ce que je fais , c'eft que mon mari
qui ne cède point en bon fens à vos phi-
lofophes , & qui m'a fouvent rapporté
tout ce qu'ils difent là-deffus pour étouf-
V i
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3IO La NouvELLi
fer dans le coeur la pitié naturelle âcTexer*
cer à rinfenlibilité , m'a toujours paru
méprifer ces difcours 6c n'a point déiàp-
prouvé ma conduite. Son raifonnement
cft fimple. On foufFre , dit-il, & Ton en-
tretient à grands fraix des multitudes de
profefllons inutiles dont plufîenrs ne fer-
vent qu'à corrompre & gâter les mœurs^
A ne regarder Tétat de mendiant que com-
me un métier , loin qu'on en ait rien de
pareil à craindre -, on n'y trouve que de
quoi nourrir en nous les fentimens d'in-
térêt & d'humanité qui devraient unir
tous les hommes. Si l'on veut le eonfidé-
rer par le talent, pourquoi nerécompen-
feroîs - je pas l'éloquence de ce mendiant
qui me remue le cœur & me porte à le
fecoiirir , comme je paye \m Comédien
qui me feit verfer quelques larmes ftéri-
les ? Si l'un me fàît aimer les bonnes ac-
tions d'autrui , l'autre me porte à en feire
moi-même : tout ce qu'on fent à la tra-
gédie s'oublie à l'inftant qu'on en fort ;
mais la mémoire des malheureux qu'on a
foulages donne un plaifir qui renaît fans
ceffe. Si le grand nombre des mendians eft
onéreux à TEtat ^ de combien d'autres pro:*
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H É L e I s £. y. Part, jir
feffions qu^on encourage &c qu'on tolère
n'en peut - on pas dire autant ? C'eft aa
Souverain de fkire en forte qu'il n'y ait
point de mendians : mais pour les rebuter
de leur profeffion(;4) faut -il rendre les
citoyens inhumains & dénaturés ? Pour
moi 9 continua, Julie , fans favoir ce que
les pauvres font à l'Etat je fais qu'ils font
tous mes frères ^ &c que je ne puis fans
une inexcuiable dureté leur refufer le foî-
hle fecours qu'ils me demandent^ La plu,-
part font des. vagabonds y^ j'en conviens.;
mais je connois trop les peines de la vie
( 4 ) Nourrir les mendians c^eft , difent-ils , former des
pépinières. de-iwlenrs i, & tout au. contraif e , c'eftempl»»
cher qu'ils ne le deviennent. Je conviens qu'il ne faut pas
•ncourager tes pauvres à fk fkire mendians , mais quand
Mne- fois ils le ibnt' , il faut les nourrir , de peur qu'ils
ne fe faifent voleurs. Rieii n'engage tant à changer de
proi^ifion qtie de ne pouvoir vivre dans la fienne : or to«6
ceux, qui ont une fois goûté de ce métier oifif prennent
tellement le travail en averfion qu'ils aiment mieux voler
ic fk fair» pendre , que de reprendre l'ufage de leurs bras..
Un liard eft bientôt^ demandé & refufé, mais vingt liards
auroient payé le fouper d'un pauvre que vingt refus peu*
vent ^npatientffr. Qpi eft -ce^ qui voudroit jamais refufer
«ne G légère aumône s'il fongeoit qu'elle peut fauver deux
kommes , l'un du crime & l'autre de la morf? pai lu
quelque part que les mendians font une vermine qui s'at-
tache aux riches. Il eft naturel que le« enfans s'attachen^
fux pères ^ mais ces pères opulens & durs les méconaoi^
(enta. A Uiflèitt «wx pauvres le foÎA de les nourrir^
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ELi ^-_
3IX La Nouvelle
pour ignorer par combien de malheHrs
un honnête homme peut fe trouver ré-
duit à leur fort y & cominent puis • je
être fùre que l'inconnu qui vient implo-
rer au nom de Dieu mon affiAance ëc
mendier un pauvre morceau de pain n'eft
pas , peut-être , cet honnête homme prêt
à périr de mifere , & que mon refus va
réduire au défefpoir ? L'aumône que je
fais donner à la porte efl légère. Un demi-
cnitz ( 5 ) & un morceau de pain font ce
qu'on ne refufe à perfonne , on donne
une ration double à ceux qui font évi-
iiemment eûropiés. S'ils en trouvent au-
tant fur leur route dans chaque maifon
aifée , cela fuffit pour les feire vivre en
chemin , & c'eft tout ce qu'on doit au
mendiant étranger qui paâe. Quand ce nç
feroit pas pour eux un iecours réel , c'eft
au moins un témoignage qu'on prend
part à leur peine , un adoucifiement à la
dureté du refiis , une forte de falutation
qu'on leur rend. Un demi - crutz & un
morceau de pain ne coûtent gueres plus
à donner & font ime réponfe plus bon-
( S } Petite monnaie du paj$«
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f
H i L o I s E. V- Part, ^ij
liête qu'un , Dieu vous affifie; comme fi
fcs dons <le Dieu n'étoient pas dans la
tnaindes hommes, & qu'il eût d'autres
greniers fur la terre que les magafins des
riches ? Enfin , quoiqu'on puiffe penfer
de ces infortunés , fi l'on ne doit rien au
gueux qui mendie , au moins fe doit -on
à foi-même de rendre honneur à l'huma-
nité fouÉhante ou à fbn image , &: de ne
point s'endurcir le cœur à l'afpeô de fes
miferes.
Voilà comment j'en ufe avec ceux qui
mendient , pour ainfi dire , fans prétexte
& de bonne foi : à l'égard de ceux qui fe
^lifent ouvriers & fe plaignent de mai>-
quer d'ouvrage , il y a toujours ici pour
eux des outils & du travail qui les atten-
dent. Par cette méthode on les aide , on
met leur bonne volonté à l'épreuve , &
les menteurs le favent fi bien qu'il ne s'en
préfente plus chez nous.
C'eft ainfi , Milord , que cette ame an-
gélique trouve toujours dans fes vertus
de quoi combattre les vaines fubtilités
dont les gens cruels pallient leurs vices.
Tous ces foins & d'autres femblables font
mis par elle au rang de fes plaifirs ^ &
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)i4 La Nouvelle
rempliflent une partie du tems que lui ]sàt\
fent fes devoirs les plus chéris. Quand ^
après s'être acquittée de tout ce qu'elle
doit aux autres elle fonge enfuite à elle-
même , ce qu'elle &it pour fe^ rendre la
vie agréable peut encore être compté
parmi fes vertus ; tant fon motif eft tou-
jours louable & honnête , & tant il y a
de tempérance & de raifon dats tout ce
qu'elle accorde à fes defirs ! Elle veut
plaire à fon mari qui aime à la voir con-
tente & gaie ; elle veut in(piter à fes en-
£uis le goût des innocens plaifirs que la
modération y. l'ordre & la {implicite font
valoir , & qui détournent le cœur des
paillons impétueufes. Elle s'amufe pour
les amufer , comme la colombe amollit
dans fon eflomac le grain dont eHe veut
nourrir (es petîts.
Julie a l'ame & le corps également
fenfibles. La même délicateife règne dans
fes fentimens & dans fes organes. Elle
étoit feite pour connoître &c goûter tous
les plaifirs , & long - tems cUe n'aima fi
chèrement la vertu même que comme la
plus douce des voluptés. Aujourd'hui
(qu'elle fent en paix cette volupté fuprê-
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H £ L O I s £. V.PaRT. ^15
.me , elle ne fe reflife aucune de celles
qui peuvent s'affocier avec celle-là : mais
fa manière dé les goûter reflemble à Tauf-^
térité de ceux qui s'y refufent , & Tart
de jouir eft pour elle celui des privations;
non de ces privations pénibles & dou-
loureufes qui bleflent la nature & dont
fon Auteur dédaigne l'hommage infenfé,
mais des privations paflageres & modé^
rées 9 qui confërvent à la raifon fon em-
pire , & fervant d'afTaifonhement au plai-
jfc en préviennent le dégoût & l'abus.
Elle prétend que tout ce qui tient aux fens
& n'eft pas néceâàire à la vie change de
nature auffi-<tôt qu'il tourne en habitude»
qu'il ceffe d'être un plaifir en devenant
un befoin , que c'eft à la fois une chaîne
qu'on fe donne & une jouifiance dont ok
fe prive , & que prévenir toujours les»
defirs ii'eft pas l'art de les contenter mais
de les éteindre. Tout celui qu'elle em-»
ployé à donner du prix aux moindres
choies eft de fe les refiifer vingt fois pout
en joitir une. Cette ame fîmple fe conferve
ainfi fon premier reffort ; fon goût nç
s'ufe point ; elle n'a jamais befoin de Iç
ranimer par des excès ^ & je la vois (qm^
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3i6 La Nouvelle
vent iavourer avec délice un plaifir d'en*
£uit, qui ferait ihiipide à tout autre.
Un objet plus noble qu'elle fe prapofê
encore en cela , eft de refter maitrefle
d'elle-même ^ d'accoutumer fes paifions
à l'obéiflance , & de plier tous fes defirs à
la règle. Ç'eft un nouveau moyen d'être
heureufe, car on ne jouit fans inquiétude
que de ce qu'on peut perdre fans peine ,
& fi le vrai bonheur appartient au fage ,
c'eft parce qu'il eft de tous les hommes
celui à qui la fortune peut le moins ôtQ«^
Ce qui me paroit le plus fingulier dans
fa tempérance , c'eft qu'elle la fuit fur les
mêmes raifons qui jettent les voluptueux
dans l'excès. La vie eft courte , il eft vrai ,
dit-elle ; c'eft une raifon d'en ufer jiif-
qu'au bout , & de difpenfer avec art fa
durée afin d'en tirer le meilleur parti
qu'il eft poffible. Si un jour de^fatiété
nous ôte un an de jouiffance, c'eft une
mauvaife philofophie d'aller toujours juf-
qu'où le defir nous mené , fans confidé-
rer fi nous ne ferons point plutôt au bout
de nos facultés que de notre carrière ,
& fi notre cœur épuifé ne mourra point
avant nous. Je vois que ces vulgaires
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H É L o 1 s E. V- Part.. 3 17
Epicuriens pour ne vouloir jamais per-
dre une occafion les perdent toutes , &
toujours ennuyés au fein des .plaifirs n'en
ïavent jamais trouver aucun. Ils prodi-
guent le tems qu'ils penfent économifer ,
& fe ruinent comme les avares pour ne
fevoir rien perdre à propos. Je me trou-
ve bien de la maxime oppofée , & je
crois que j'aimerois ei^core mieux fut
ce point trop de févérité que de relâche-
ment. Il m*arrive quelquefois de rom-
pre une partie de plaiâr par la feule rai-»
fon qu'elle m*en fait trop ; en la renouant
j'en jouis deux fois. Cependant , je m'e-
xerce à conferver fur moi l'empire de ma
volonté; & j'aime mieux être taxée de
caprice que de me laiffer dominer par mes
Êintaifies.
Voilà fur quel principe on fonde ici
les douceurs de la vie , & les chofes de
pur agrément. Julie a du penchant à la
gourmandife, & dans les foins qu'elle
donne à toutes les parties du ménage , la
cuifine fur -tout n'efl pas négligée. La ta-
ble fe fent de l'abondance générale , mais
cette abondance n'eft point ruineufe ; il y ,
règne ime fenfuafité fans raffinement j tou«
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3i8 L A N ou V E t L I
les mets font communs , mais excellent
dans leurs efpeces ; Tapprêt en cft fimple
& pourtant exquis. Tout ce qui n'cft que
d'appareil, tout ce qui tient à Topinion ^
tous les plats fins & recherchés dont la
rareté feit tout le prix & qu'il faut nom-
mer pour les trouver bons , en font ban-
nis à jamais , & même dans lar délicatei^
fe & le choix de ceux qu'on fc permet ,
on s'abftient Journellement de certaines
chofes qu'on réferve pour donner à quel-
ques repas un air de fête qui les rend
plus agréables fans être plus difpendieux.
Que croiriez -vous que font ces mets fi
fobrement ménagés ? Du gibier rare ?
Du poiflbn de mer ? Des produôions
étrangères ? Mieux que tout cela. Quel-
que excellent légume du pays^, quelqu'un
des favoureux herbages qui croiflent dans
nos jardins , certains poiflbns du lac ap-
prêtés d'une certaine manitre , certains
laitages de nos montagnes , quelque pâ-
tiflerie à l'Allemande , à quoi Ton joint
quelque pièce de la chafTe des gens de
la maifon ; voilà tout l'extraordinaire
qu'on y remarque ; voilà ce qui couvre
& orne la table , ce qui excite & con-
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H i L o I s E. V. Part. 31^
tente notre appétit les jours de réjouit-
fance ; le iêrvice eft modefte & cham*
pêtré , mais propre & riant ; la ^race &
le plaiiir y font , la joie & l'appétit Taf-
Êiifonnent ; des furtouts dorés autour def*
quels on meurt de feim , des. cryftaux
pompeux chargés de fleurs pour tout def-
fert ne remplirent point la place des mets,'
on n'y fait point Fart de nourrir Tefto-
mac par les yeux ; mais on y fait celui
d'ajouter du charme à la1)onne chère,'
de manger beaucoup fans s'incommoder,
de s'égayer à boire fans altérer fa rai-
fon , de tenir table long-tems fans ennui,
& d'en fortir toujours fans dégoût.
Il y a au premier étage une petite fai-
te à manger différente de celle oîi l'on
mange ordinairement laquelle eft au rez
de chauffée. Cette falle particulière eft à
l'angle de la maifon & éclairée de deux
côtés. Elle donne par l'un fur le jardin ,' .
au-delà duquel on voit le lac à travers
les arbres ; par l'autre on apperçoit ce
grand coteau de vignes qui commence
d'étaler aux yeux, des richeffes qu'on y
recueillera dans deux mois. Cette pièce
eft petite , .«lais ornée de tout ce qui peut
Digitized-byVjOOQlÇ
jto La Navvïttfi
la rendre agréable & riante. Ceft*là que
Julie donne (es petits.feftins à fon père f
i fon mari ^ à ik confine y à moi , à el*
le - même , & quelquefois à fes en6ns«
Quand elle ordonne d'y mettre le couvert
on (ait d'avance ce que cela veut dire, &
M. de Vohnar l'appelle en riant lefallon
(TApoUon ; mais ce fallon ne ditkre pas
moins de cehii de Lucutlus par le choir
des convives que par celui des mets.
Les fimples- h^tes n'y font point admis ;
jamais on n'y mange quand on a des étran-*
gers ; c'eft fafyfe inviolable de la con-
fiance y de l'amitié , de la liberté* C'eft
la fociété des cœurs qui lie en ce lieu
celle de la table ; elle eft une forte d'i-
nitiation à f intimité , & jamais il ne s'y
taflemble que des gens qui voudroient
n'être plus féparés. Ndilord , la fête vous
attend, & c'eft dans cette falk que vo\is
ferez ici votre premier repas.
^ Je n'eus pas d'abord le même hon-
neur. Ce ne fut qu'à mon retour de chez
Madame d'Orbe que je fus traité dans'
le fallon d'Apollon. J^è n'imaginois pas
qu'on pût rien ajouter d'obligeant à la
Téceptiçn qu'on m'avoit feitc : mais ce
fouper
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fbuper me dk>nna d'autres idées* J'y trou*
vai je ne fais quel délicieux mélange de
Ëuniliarité^ de plâifir, d'unioii , dWance
que je n*avois point encore éprouvé. Je
ane fentois plus libre fans qu'on m^eût
averti de l'être ; il me fembloit que nous
sious entendions mieux qu'auparavant*
li'éloignement des domefliques m'invitoit
ài n'avoir plus de réferye au fond de mon
cœur , & c'eft là qu'à l'inftance de Ju«*
lie je repris l'ufage quitté depuis tant d'an-
nées de boire avec mes hôtes du vin put.
à la fin du repas.
Ce fouper m'enchanta. J'aurpis voulu
<que tous nos repas fe fufTent pafîes de
même» Je ne connoiiTois point cette char«
tnante falle, dis^je à Madame de WoU
«lar ; pourquoi n'y mangez * vous paà
toujours ?. Voyez, dit -elle, elle eft Ô
îoliel ne fefpit*ce pas dommage de là
gâter ? Cette '^éponfe me parut trop loin
de fon caradtere pour n'y pas foupçon-
«er quelque fens caché. Pourquoi du
moins , repris - je , ne raffemblez - voui&
pas toujours autour de vous les mêmes
commodités qu'on trouve ici , afin de
pouvoir éloigner vos domeftiques & catt*,
Nouv. HéUîfc. Tom. III. X
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fil La Nouvïii*
fer plus en liberté ? Ceft, me répondît'
elle encore , que cela feroit trop agréa*-
hltj & que Tennui d'être toujours à iba
aife eft enfin le pire de tous. Il ne m'ea
&lut pas davantage pour concevoir fon
fyftême, & je jugeai qu'en effet l'art d'at
iaifonner les plaiiirs n'efl que celui d'en
.«tre avare.
Je trouve qu'elle fe met avec plus de
foin qu'elle ne fàifoit autrefois. La feule
vanité qu'on lui ait jamais reprochée
^toit de négliger fon ajuflement. L'or-
gueilleufe avoit fes raifons ^ & ne me
lâifToit point de prétexte pour méconnoi»
tre fon empire. Mais elle avoit beau êun
re 5 l'enchantement étoit trop fort pour
me fembler naturel ; je m'opiniâtrois à
trouver de l'art dans fk négligence ; elle
fe feroit coëffée d'un fac , que je l'aurois
accufée de coquetterie. Elle n'auroit pas
moins de pouvoir aujourd'hui ; mais elle
dédaigne de l'employer, & je dirois qu'élu
le aiFeâe une parure plus recherchée poui:
ne fembler plus qu'une jolie femme , fi
je n'avois découvert la caufe de ce nou-
veau foin. J'y fus trompé les premiers
jours, & fans fonger qu'elle n'étoit pa%
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M i L t) ï sr e:. V. PARf. 51 j
Jnife autrement (ju'à mon arrivée oii je
n'étoîs point attendu , j'ofai m*attribuer
rhonneur de cette, recherche. Je me déir
abufai durant rabfence de M* de Vol-
tnar. Dès le lendemain ce n'étoit plus
cette élégance de la veille dont l'œil ne
pouvoit fe laffer, ni cette fimplicité tou-
chante & voluptueufe qui m'enivroit au-
trefois. Cétoit une certaine modeftie qui
^arle au cœur par les yeux, qui n'inf-
pire que du refpeâ, Scque la beauté
xend plus impofantt. La dignité d^époufe ,
fie àfi mère régnoit fur tous fes charmes ;
ce regard timide & tendre étoit devenu
plus grave; & l'on eût dit qu'un air plus
grand & plus nojble ayoit voilé la dou- ^
ceur de fes traits. Ce n'étoit pas qu'il y
eût la moindre altération dans fon main-,
tiien ni dans fes manières ; foa égalité , fa
pmdeur ne connurent jamais les fima-
grées. Elle ufoit feulement du talent na*
;rurel aux femmes de changer quelquefois
nos fentimens & nos idées par un ajufte-
ment différent, par ime. coëfïure d'une
autre forme , par une robe d^une autre
couleur , & d'exercer fur les cœurs l'em-
pire du goût en feiûpt de rien, quçlque
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$14 tA NOUVEtlË
chofe. Le jour qu'elle attendoît fbn maii
de retour , elle retrouva Tàrt . d'animer
{es grâces naturelles fans les couvrir ; elle
itoit éblouiflante en ibrtant de fa toilef*
te ; je trouvai qu'elle ne iâvoit pas moins
effacer la plus brillante parure qu'orner
la plus (impie » &:je me dis avec dépit
en pénétrant l'objet de fes foins t en fit-
elle jamais autant pour l'amour ?
Ce goût de parure s'étend de la màî^
trèfle de la maifon à tout ce qui la conv-^
pofe. Le maître ^ le» en&ns ^ les domef«-
tiques ^ les cheyaux , les bâtimens , les
jardins , les meubles , tout eft terni avec
tin foin qui mar/tjue qu'on n'eft pas au-
deflbus de la magnificence ^ mais qu'oâ
la dédaigne» Ou plutôt ^ la magnificence
y eft en eflfet, s'il eft vrai qu'elle con^
£Ae moins dans la richefle de certaines
chofes que dans un bel ordre du tout^
qui marque le concert des parties & l'u^
nité d'intention de l'ordonnateur ( 6 )•
( 6 ) Cela me paroit inconteftable. Il y a de la magiiî^
ficctice dans la fy«nétne d'un grand Palais ; il n^ en a
l^nt danl une foi le (?e maifons confufément entailles.
li y a de la magnificence dans Tuniforme d'un Régiment
tn batailU ^ il n*y en a point dans 1» ^eujjple ^i le w^
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H É L o I s E. V. Part, jif
I*our moi je trouve au moins que c'eft
une idée plus grande & plus noble de voir
dans une maifon (impie & modefte \m pe*
ût nombre de gens heureux d'un bonheur
commun que de voir régner dans un pa-^
lais la difcorde & le trouble , & chacun
de ceux qui Thabitent chercher fa fortu-
ne & fon bonheur dans la ruine d'un au-
tre & dans le défordre général. La mai-
fon bien réglée eft une , . & forme un
tout agréable à voir : dans le palais on
ne trouve qu'un affemblage conftis de di-
vers objets dont la liaifon n'eft qu'appa-
rent*. Au premier coup d'œil on croit
voir une fin commune ; en y regardant
mieux on eft bientôt détrompé.
A, ne confulter que l'impreiîion la plus
naturelle, il fembleroit que pour dédai-
;gner l'éclat & le luxe on a moins be»
foin de modération que de goût. La fy-
métrie & la régularité plaifent à tous les
farde ; quoiqn^il ne s*y trouve peut • être point un feui
liomme dont Thabit en particulier ne vaille mieux quo
celui d'un foldat. En un mot , la véritable magnificence
«i*eft que Tordre rendu fenfible dans le grand ; ce qù|
fait que de tous les fpeâacles imaginables le çlus magfu*
€|u^ eft «elui de U nature.
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ji6 La Nouvelle^
yeux. L'image du bien-être & de la fé-
licité touche le cœur humain qui en eft
avide : mais un vain appareil qui ne fe
rapporte ni à Tordre ni au bonheur &
n'a pour objet que de frapper les yeux ,
quelle idée fevorable à celui qui l'étalé
peut-il exciter dans l'efprit du fpeôateur ?
L'idée du goût? Le goût ne paroit-il
pas cent fois mieux dans les chofes (im-
pies que dans celles qui font oflfufquées
de richefle. L'idée de la commodité ? Y
a-t-il rien de plus incommode que le fàf-
te ( V ) ? L'idée de la grandeur ? Ctû
précifément le contraire. Quand je vois
.qu'on a voulu feire un grand palais , je
( 7 ) le bruit des gens d'une mairon trouble inc«flai^
ment le repos du maître ; il ne peut rien cacher à tant
^'Argus. La foule de fes créanciers lui fait payer cher
celle de fes admirateurs. Ses aj^partemens font fi foper*
bes qu'ileft forcé de coucher dans un bouge pour être
^ fon aife , & fon finge eft quelquefois mieux logé qaê:
lu>. S'il veut dîner , il dépend de fon cuifinier & jamais
de fa faim ; s'il veut fortir , il eft i la merci de fes
cKevaux ; mille embarras l'arrêtent dans les rues ; il
brûle d'arriver & ne (ait plus qu'il a des. jambes. Chloé
l'attend , )es boues le retiennent , le poids de l'or de {b^
habit l'accable , ^ il ne peyt faire vingt pas à pie4:
mais s'il perd un rendez «vous avec fa maitreffe, il en
eft bien dédommagé par les paifan^ : chacun remarque
ht livrée, radmire. Se dit tou^ hauC'^ift c'ei^ Alpnfieiur
un tel. * , *
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H É L o I s £. V.Part; J17
tne demande auill-tdt pourquoi ce palais
n'eft pas plus grand ? Pourquoi celui qui
a cinquante domeftiques n'en a-t-il pas
cent ? Cette belle vaiffelle d'argent pour-
quoi n'eft-elle pas d'or ? Cet homme qui
dore fon carroffe pourquoi ne dore-t-îl
pas fes lambris ? Si fes lambris font dorés
pourquoi fon toit ne l'eft - il pas ? Celui
qui voulut bâtir une haute tour feifoit
bien de la vouloir porter jufqu'au Ciel ;
autrement il eût eu beau l'élever , le
point où il fe fût arrêté n'eût fervi qu'à
donner de plus loin la preuve de fon im-
puiffance. O homme petit & vain ! mon-
tre-moi ton pouvoir , je te montrerai ta
mifere.
' Au contraire 9 un ordre de chofes oîi
rien n'eil donné à l'opinion , où tout a
fon utilité réelle & qui fe borne aux vrais
befoins de la nature n'offre pas feulement
un fpeftacle approuvé par la raifon , mais
qui contente les yeux & le cœur , en ce
que l'homme ne s'y voit que fous des
rapports agréables , comme fe fuffifant à
hii-même, que l'image de fa foibleffe n'y,
paroit point , & que ce riant tableau;
»'£xcite jamaB de réflexions attriftantes.:
X4
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5i8 LaWouyelle
Je défie aucun homme fenfé de content^
pler une heure durant le palais d^im prin*
ce & le ùAt qu'on y voit briller Êms
tomber dans la mélancolie & déplorer
le fort de l'humanité. Mais Vd^^peâ de
cette maifon & de la vie uniforme &
fimple de fes habitans, répand dans Famé
des fpeâateurs un charme fecret qui ne
fait qu'augmenter fans ceffe. Un petit
nombre de gens doux & paifibles^ unis
par des befoins mutuels & par ime réci^
proque bienveillance y concourt par di-
vers foins à une fin commune : chacun
trouvant dans fon état tout ce qu'il Êiut
pour en être content & ne point defirer
d'en fortir, on s'y attache comme y de-
vant relier toute la vie, & la feule am-
bition qu'on regarde eft celle d'en bien
■ remplir les devoirs. Il y a tant de mo-
dération dans ceux qui comm^dent &
tant de zèle dans ceux qui obéiflent , que
des égaux euffent pu diftribuer entre eux
les mêmes emplois , fans qu'aucun fe fut
plaint de fon partage. Ainfi nul n'envie
celui d'un autre ; nul ne croit pouvoir
augmenter fa fortime que par l'augmen-
tation du bien commun j les maîtres mcr
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H £ t o I s E. ir. Part. 319
ines ne jugent de leur bonheur que par
celui des gens qui les environnent. On
ne ikiu-oit qu'ajouter ni que retranche^
ici , parce qu'on n'y trouve que les cho*
{es utiles & qu'elles y font toutes , «en
forte qu'on n'y fouhaite rien de ce qu'on
n'y voit pas , & qu'il n'y a rien de ce
qu'on y voit dont on puiffe dire • pour-
quoi n'y en a-t-il pas davantage F A jau-,
tez-y du galon, des tableaux , \m luftre,
de la dorure, à l'inftant vous appauvri-
rez tout. En voyant tant d'abondance
dans le néceffaire, & nulle trace de fu-
perflu, oneft porté à croire que, s'il n'y
cfl pas , c'eft qu'on n'a pas voulu qu'il y
fut , & que fi on le vouloit , il y régne-
roit avec la même profufion : en voyant ;
continuellement les biens refluer au-de-
hors par l'afliftance du pauvre , on eft
porté à dire ; cette maifon ne peut con-
tenir toutes fes richefles. Voilà, ce me
. iemble , la véritable magnificence.
Cet air d'opulence m'effiraya moi-mê-
me , quand je fiis inftruit de ce qui fer-
voit à l'entretenir. Vous vous ruinez ^
dis -je à M. & Mde. de Wolmar.
n'efl: pas poifîble qu'un fi mçdique revc^
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5^6 LAlfOOVtlLE
tiu fuffife à tant de dépenfes. Ils fe mîirent
à rire , & me firent voir que , iàns rien
retrancher dans leur maifon, il ne tien-
•droit qu'à eux d'épargner beaucoup &
d'migmenter leur revenu plutôt que de
fe miner. Notre grand fecret pour être
'riches , me dirent-ils, eft d'avoir peu d'ar-
•gent y & d'éviter autant qu'il fe peut dans
4'ufage de nos biens les échanges inter-
omédiaires entre le produit & l'emploi. Aur
<un de ces échanges ne fe fait fans per-
te , & ces pertes multipliées réduifent
p'refque à rien d'affez grands moyens ,
comme à force d'être brocantée une belle
boëte d'or devient un mince colificheté
•Le tranfport de. nos revenus s'évite en
les employant fur le lieu , l'échange s'en
évite encore en les confommant en na--
•ture, & dans l'indifpenfable converfion
de ce que nous avons de trop en ce qui
tnous manque , au lieu des ventes & des
achats pécuniaires qui doublent le pré^
^iidice , nous cherchons des échanges réels
•où la commodité de chaque contraâant
tienne lieu de profit à tous deux.
Je conçois, leur dis -je, les avantages
4e xette méthode.; mais elle ne me pa*
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M É L o I s E. V. Par¥. J3t
l'oit pas fans inconvénient. Outre les
foins importuns auxquels elle affujettit,
le profit doit être plus apparent que réel ,
& ce que vous perdez dans le détail de
la régie de vos biens l'emporte probable-
ment fur le gain que feroient avec vous
vos fermiers : car le travail fe fera tou-
jours avec plus d'économie & la récolte
avec plus de foin par un payfan que par
vous. Ceft une erreur, me répondit Wol-
fnar ; le payfan fe foucie moins d'aug-
menter le produit que d'épargner fur les
fraix , parce que les avances lui font plus
pénibles que les profits ne lui font uti-
les ; comme fon objet n'eft pas tant de
mettre un fond en valeur que d'y faire
peu de dépenfe , s'il s'affure un gain ac-
tuel c'eft bien moins en améliorant la ter-
re qu'en l'épuifant , & le mieux qui puif^
fe arriver eft qu'au lieu de l'épuifer il la
néglige. Ainfi pour \m peu d'argent comp-;
tant recueilli fans embarras , un proprié-
taire oifif prépare à lui ou à fes enfans
de grandes pertes , de grands travaxix j
& quelquefois la ruine de fon patrimoine;
^ -D'ailleurs, pourfuivit M. de Wolmar,
\e ne difconvien$ pas que je ne faite k
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)3t La Nouvelle
culture de mes terres à plus grands finaiiT
que ne feroit un fermier ; mais aufli le
prtfit du fermier c'eft moi qui le &is j &
cette culture étant beaucoup meilleure
le produit eft beaucoup plus grand ; de
forte qu'en dépenfant davantage , je ne
laifle pas de gagner encore. Il y a plus ;
cet excès de dépeniè n'eft qu'apparent ^ &t
produit réellement une très-grande éco-
nomie : car , fi d'autres cultivoient nos
terres , nous ferions oifîfs ; il faudroit de-
meurer à la ville , la vie y feroit pluS
chère ; il nous faudroit des amufemens
qui nous coùteroient beaucoup plus que
ceuic que nous trouvons i;i , & nous
feroient moins -fenfibles. Ces foins que
vous appeliez importuns font à la fois
nos devoirs & nos plaifirs ; grâces à la
prévoyance avec laquelle on les ordonne ,
ils ne font jamais pénibles ; ils nous tien-
nent lieu d'une foule de fàntaifies rui-
neufes dont la vie champêtre prévient
ou détruit le goût , & tout ce qui con-
tribue à notre bien-être devient pour
nous un amufement*
Jettez les yeux tout autour de vous i
ajoutoit ee judicieux père de famille ,
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f
H i t 1 s E. V. Part, ^f^)
Vous n'y verrez que des chofes utiles ,
«pii ne nous coûtent prefque , rien , &
nous épargnent mille vaines dépenfes. Lés
feules denrées du cru couvrent notre ta-
ble, les feules étoffes du pays compofent
prefque nos meubles & nos habits : rien
n*eft méprifé parce qu'il eft commun ^
rien n'eft eftimé parce qu'il eft rare. Com-
me tout ce qui vient de loin eft fujet à
être dégùifé où falfifîé ^ nous nous bor«
nons par délicateffe autant que par modé-
ration au choix de ce qu'il y a de meil-
leur auprès de nous , & dont la qualité
rfeft pas fufpefte. Nos mets font fimples ,
mais choifis. Il ne manque à notre table
pour être fomptueufe , que d'être fervie
loin d'ici ; car tout y eft bon , tout y
feroit rare , & tel gourmand trouveroit
les truites du lac bien meilleures , s'il les
mangeoit à Paris.
La même règle a lieu dans le choix de
la parure , qui comme vous voyez n'eft
pas négligée , mais l'élégance y préfide
ïeule , la richeffe ne s'y montre jamais y
encore moins la mode. Il y a une grande
différence entre le prix que l'opinion ^
dionne aux chofes & celui qu'elles ont
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|)4 ^ ^ HavvEi.Lr
réellement Ceft à ce dernier fcul que
Julie s'attache , & quand il eft queftioa
d'une étoffe 9 elle ne cherche pas tant fi
fiWe eft ancienne ou nouvelle que û elle
eft bonne & fi elle lui fied. Souvent mê*
me la nouveauté feule eft poiu- elle im
motif d'exclufion , quand cette nouveauté
.donne aux chofes un prix qu'elles n'ont
pas ou qu'elles ne faïu'oient garder.
Confidérez encore qu'ici l'effet de ch*r
.que chofe vient moins d'elle-même que
4e fon ufage & de fon accord avec le
xefte , de forte qu'avec des parties de peu
de valeur Julie a &it im tout d'im grand
prix. Le goût aime à créer , à donner
feul la valeur aux chofes. Autant la loi
Jie la mode eft inconftante & niineufè ,
autant la fienne eft économe & durable.
Ce que le bon goût approuve une fois
eft toujours bien; s'il eft rarement à la
jnode, en revanche il n'eft jamais ridi-
cule , & dans fa modefte fimplicité il tirÇ
de la convenance des chofes des règles
inaltérables & fures , qui reftént quand
les modes ne font plus. ^
Ajoutez enfin que l'abondance du fevA
jiéceffaire Ae peut dégénérer en abus;
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H i t o I s E. v; Part, i^f
phrce que le néceffaire a fa mefure, natu-^
relie , & que les vrais befoins n'ont ja-
mais d'excès. On, peut mettre la dépenië
de vingt habits en im feul , & manger en
un repas le revenu d'une année ; mais on
ne fauroit porter deux habits en même
tems ni dîner deux fois en un jour. Ainfi.
l'opinion eft illimitée , au lieu que la na-
ture nous arrête de tous côtés , & celui
qui dans un état médiocre fe borne au
bien-être qe rifque point de fe ruiner. .
Voilà -, mon cher , continuoit le fage
W.olmzT , comment avec de l'économie
& des foins on peut fe mettre- au-deffuç
de fa fortune. Il ne tiendroit qu'à nous
d'augmenter la nôtre fans changer notre
manière de vivre ; car il ne fe feit ici
prefque aucxme avance qui n'ait un pro-^
duit pour objet , & tout ce que nous
dépenfons nous rend de quoi dépenfer
beaucoup plus.
Hé bien ! Milord , rien de tout cela nçt
paroit au premier coup d'œil. Par - tout;
un air de profufion couvre Tordre qui
le donne ; il faut du tems pour apperce-»
voir des loix fomptuaires qui mènent à»
i'aiiknce &c au plaÛlr , & Ton a d'abori
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556 t A M o u V E r. L E
peine à comprendre comment on jouit ié
ce qu'on épargne* En y réfléchiffant le
contentement augmente , parce qu'on voit
que la fource en eft intariflable & que
Fart de goûter le bonheur de la vie fert
encore à le prolonger. Comment fe laffe-
roit-on d'un état û conforme à, la nature ?
Comment épuiferoit-on fon héritage en
l'améliorant tous les jours } Comment
ruineroit-on fa fortune en ne confom-
mant que fes revenus ? Quapd chaque
année on efl fur de la fuivante ,* qui peut
troubler la paix de celle qui court ? Ici
le fruit du labeur paffé foutient l'abon-
dance préfente , & le fruit du labeur pré-
fent annonce l'abondance à venir ; on
jouit à la fois de ce qu'on dépenfe & de
ce qu'on recueille , & les divers tems fe
raffemblent pour affermir la fécurité du
préfent*
Je fuis entré dans tous les détails An
ménage, & j'ai par -tout vu régner le
même efprit. Toute la broderie & la
dentelle fortent du gynécée ; toute la
toile eu filée dans la baffe - cour ou par
de pauvres femmes que l'on npiurit. La
Jaine s'envoye à des manufàâures dont
on
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U i t o t it. V.Piftt: 3jf
pn tit^ en échwge 4^$ draps pour habil^*
fer fes gens ; le vin , l'huile ^ le paia
ie font daii$ la m^fon ; on a des bois en
coupe réglée autant qu'on en peut con-
fommer ; le boucher fe paye en bétail ;
l'épicier reçoit du bled pour fes fourni-
tures ; le falaire des ouvriers & des do-
meftiques fe prend fur le produit des ter-
res qu'ils foAt valoir ; le loyer des imû--
fbns de la ville fufiît pour l'ameublement
de x:elles qu'on habite ; le$ rentes fur lea
fonds publics fournifTent à l'entretien des
maîtres & ai^ peu de vâiflelle qu'on fe
pe^et ; la vente des vins Se des bleds
fjfn reflent doi;ine un fonds qu'on l^ifTe en
réfeive poiu: le$ dépenfes extraordinaires ;
fonds (pie la prudence de JuUe ne laifle
jamais tarir 9 & que fa charité laifle en-
^core moins augmenter. Elle n'accorde aux
;diofes de pur agrément que le profit du
travail qui fe f^it dan^ (à maifon ^ celui
des ten^s qu'ils ont défrichées y celui des
arbres qu'Ûs ont £sàt planter , &c. Ainâ
Je produit & l'emploi ^ trouvant tou-
jours compenfés par la nature des chofes^
ia balance ne peut être rompue^ & il ei|
iippoffible de fe déranger.
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33^ 1a Novvelle
Bien plus : les privations qu'elle s'îm-
pofe par cette volupté tempérante dont j*ai
parlé font à la fois de nouveaux moyens
de plaifir & de nouvelles réflburces d*é-*
conomie. Par exemple , elle aime beau-
coup le cafle ; chez fa mère eHe en pre-
noit tous les jours. Elle en a quitté l'ha*
bitude pour en augmenter le goût ; elle
s'eft bornée à n'en prendre que quand
elle a des hôtes , & dans le fallon d'A*
poUon , afin d'ajouter cet air de fête à
tous les autres. C'eft une petite fenfualité
qui la flatte plus ^ qui lui coûte moins ,
& par laqu^le elle aiguife & règle à la
fois fa gourmandife. Au contraire 9 elle
met à deviner & fatis&ire les goûts de
ibn père & de fon mari une attention
fans relâche , une prodigalité naturelle &
pleine de grâces , qui leur feit mieux goû-
ter ce qu'elle leur offre par le plaifir
qu'elle trouve à le leiu* offrir. Ils aiment
tous deux à prolonger un peu la fin du
repas ^ à laSui£E|: elle ne manque jamais
après le fcrupe^e faire fervir une bou-
* teille de vin plus délicat , plus vieux que
celui de l'ordinaire. Jeiiis d'abord la dupe
des noms pompeux qu'on dpnnoit à ces
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M i t o ï s E- V, Pam, 539^
vîn$, qu'en effet je trouve excellens, &,
les buvant comme étant dés lieux dont
ils portoient les noms , je fis la guerre à
îiilie d'une infraâion fi manifefte à {e$
maximes ; mais elle me rappella en riant
un paffage de Plutarque , où Flamînius
compare les troupes Afiatiques d'Antio-
chus fous mille noms barbares , aux ra-
goûts divers fous lefqiiels un ami lui
avoit déguifé la même viande. Il en eft
.de même , dit-elle , de ces vins étrangers
que vous me reprochez. Le Rancio , le
Cherez , le Malaga , le ChafTaigne, le Sy-
racufe dont vous buvez avec tant de plaifir
ne font en effet que des vins de Lavaujc
dîverfement préparés , 6c vous pouvez
voir d'ici le vignoble qui produit toutes
ces boiffons lointaines. Si elles font infé-
rieures en qualité aux vins fameux dont
elles portent les noms , elles n'en otit pas
les inconvéniens , & comme on efl lïir
de ce qui les compofe , on peut au itioins
lesboife fanjj rifque. J'ai lieu de croire,'
continua - 1 - elle j que mon père & mon
mari les aiment autant que les vins les
iplus rares. Les-fîens , me dit alors, M. de
^plmar ^ ont pour nou$ un goût dont
.Y %
"Digitized by
Google
340 La NoVvELiH
manquent tous les autres ; c'ëft le plaî&r
qu'elle a pris à les préparer. Ah ! reprit-*
«lie , ils feront toujours exquis !
Vous jugez bien qu^au milieu de tant
de foins divers le défœuvrement &: l'oi^
fiveté qui rendent nécefiaires la compa*
gnie 9 les vifites £c les fociétés extérieu-
res , ne trouvent gueres ici de place* On
fréquente les voii&ns , aflez pour entrete-
nir un commerce agréable , trop peu pour
$Y aflujettir» Les hôtes font toujours bien
venus & ne font jamais defirés^ On ne
voit préciféipent qu'autant de monde qu'il
&ut poiur fe conferver le goût de la re«
traite ; leis occupations champêtres lien»
nent lieu d'amufemens^ & pour qui ^ou-
ve au fein de fa famille une douce fo-
ciété , toutes les autres font bien infipi-
des. La manière dont on paffe ici le tems
eft trop fimple &c trop uniforme pour
tenter beaucoup de gens (S) ; mais c'eft
(8) Je crois qu^un (le nos beaux efprits voyageant dans
Ce pays lâ , reçti & carefTé dans cette niaifon à fon pa&
fiige , feroit enfnice à fes amis une relation bien plaifante
de la vie de manans qu'on y mené. An relie , je vois
par les lettres de Miladi Catesby que ce goût n'eft pas
))arricttUer à la France , & que c'eft apparemment auffi
Purage en Angleterre de tourner fes hôtes en ridicules»
pour prix de leur hofpitalilé.
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H £ L ô I s £. V.Part* 34t
par la difpofition du cœur de ceux qui
Vont adoptée qu'elle leur eft intéreffante.
Avec une ame faine, peut -on s'ennuyer
à remplir les' plus chers & les plus char-
mans devoirs de l'humanité , & à fe ren-
dre mutuellement la vie heureufe ? Tous
les foirs Julie contente de fa journée n'en
délire point une différente pour le Itende-
jmain , & tous les matins elle demande
au Ciel un -jont femblable à celui de la
veille : elle Êiit toujours les mêmes cho-
fes parce qu'elles font bien , &' qu'elle'
ne connoit rien de mieux à faire. Sans
doute elle jouit ainfi de toute la félicité
permife à l'homme. Se plaire dans la du-
rée de ion état n'eft-ce pas un figne aiTuré
qu^on y vit heureux ?
Si l'on voit rarement ici de ces tas de
défœuvrés qu'on appelle bonne compa-
gnie , tout ce qui s'y rafTemble intéref-
fe le coeur par quelque endroit avanta-
geux, & racheté quelques ridicule par
mille vertus. De paifibles campagnards
fans monde £cfans politeffe , mais bons^
fimples , honnêtes & contens de leur
fort ; d'anciens officiers retirés du fervi-»
ce ; des commerçans ennuyés de s'enri-
Y 3
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^4^ Là NÔUVËtLB
chir ; de ikges mères de famille qui sAne-^
tient leurs filles à l'école de la modeilie &
des bonnes mœurs ; voilà le cortège que
}ulie aime rafTembler autour d'elle. Son
mari n'eft pas fâché d'y joindre quelque-*
fois de ces aventuriers corrigés par l'âge
& l'expérience , qui , devenus fages à leurs
dépens, reviennent fans chagrin cultiver
le champ de leur père qu'ils voudroient
n'avoir point quitté. Si quelqu'un récite
à table les événemens de fa vie , ce ne
font point les aventures merveiUeufes du
riche Sindbad racontant au fein de la mol-
leffe orientale comment il a gagné fes
tréfors : ce font les relations plus fim-
ples de gens fenfés que les caprices du
fort & les injuftices des hommes ont re-
butés des feux biens vainement pourfui-
vis , pour leur rendre le goût des véri-»
tables.
Croiriez-vous que l'entretien même des
payfans a des charmes pour ces âmes éle-
vées avec qui le fage aimeroit à s'inftrui-
re ? Le judicieux Wolmar trouve dans la
naïveté villageoife des caraôeres plus mar-
qués , plus d'hommes penfans par eux-
mmes que fous le mafque imiforme des
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•
H i t o ï s E. V. Part. 34J
Kabitans des villes , où chacun fe montre
comme font les autres , plutôt que com-
me il eft lui-même. La tendre Julie trou-
ve en eux des cœurs fenfibles aux moin-
dres carefles , & qui s'eftiment heureux
de l'intérêt qu'elle prend à leur bonheur*
Leur cœur ni leur efprit ne font point
façonnés par l'art ; ils n'ont point appris
à fe former fur nos modèles , & l'on n'a
pas peur de trouver en eux l'homine de
l'homme au lieu de celui de la nature.
Souvent dans fes tournées M. de Wol-
mar rencontre quelque bon vieillard dont
le fens & la raifon le frappent , & qu'il
fe plait à &ire caufer. Il l'amené à fa
femme ; elle lui fait un accueil charmant ,
qui marque , non la politeffe & les airs de
fon état , mais la bienveillance & l'huma-
nité de fon caradhre. On retient le bon-
homme à dîner. Julie le place à côté d'el-
le , le fert , le careffe , lui parle avec in-
térêt y s'informe de Ci femille , de fes af-
faires , ne fourit point de fon embarras ,
ne donne point une attention gênante à
{qs manières ruftiques , mais le met à fon
aife par la facilité des Tiennes , & ne fort
point avec lui de ce tendre & touchant
Y 4
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344 La NouTELtE
refpeû dû à la vleilleffe infirma qu'ho-
nore une longue vie paffée fans repro-
che. Le vieillard enchanté fe livre à Té-
panchement de fon cœur ; il femble re-
prendre un moment la vivacité de fa Jeu-
nefTe. Le vin bu à la fanté d^une jeune
Dame en réchauffe mieux fon fang à de-
Ini- glacé, n fe ranime à parler de fon an-
cien tems , de fes amours y de fes cam-
pagnes , des combats où il s'efl trouvé ^
du courage de fes compatriotes , de fon
retour au pays ^ de fa femme , de fes en-
cans , des travaux champêtres , des abus
qu'il â remarqués , des remèdes qu'il ima-
gine. Souvent des longs difcoUrs de fon
âge fortent d'excellens préceptes ihoraux,
ou des leçons d'agriculture ; & quand il .
n'y auroit dans les chofes qu'il dit que le
plaifir qu'il prend à les dife , Julie en
prendroit à les écouter.
Elle pafTe après le dîner dans fa cham-
Jbre , & en rapporte un petit préfent dé
quelque nippe convenable à la femme ou
aux filles du vieux bon- homme. Elle le
lui fait offrir par les enfens , & récipro-
quement il rend aux enfenis quelque don
iimple & de leur goût dont elle l'a fecre*!
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H i L o ï s E. V. Part. 34^
temeM chargé pour eux.* Ainfi fe forme
de bonne heure Tétroîte & douce bien-
reillance qui feit la liaifon des états di-
vers. Les enSatm s'accoutument à hono-
rer la vieilleffe , à eftimer la fimplicité
êc à hiflinguer le mérite dans tous les
tangs. Les payfans , voyant leurs vieux
}5eres fBtés dans une maifon refpeâa-^
ble de admis à la table des maîtres , ne
fe tiennent point offeiifés d'en être ex-
clus ; «ik ne s'en prennent point à leur
rang iliais à leur âge ; ils ne difent point ^
flous fommes trop pauvres , mais , noud
fomines trop jeunes pour être ainfi trai-
tés; l'honneur qu'on rend à leurs vieillards
èc Pefpoir de le partager un jour les con-
folent d'en être privés & les excitent à
s'en rendre dignes.
Cependant , le vieux bon -homme , en*
tore attendri de^ carefles qu'il a reçues ,
revient dans fa chaumière , empreffé de
montrer à fa femme & à fes enfans les
dons qu'il leur apporte. Ces bagatelle^;
i^pandent la joie dans toute une famille
iq4^voît qu'on a daigné s'occuper d'elle.
Il leur raconte avec emphafe la réception
^'on lui a Êtite >] les mets dont on Ta
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1
34^ LaNoutelle
fervi 9 les vins dont il a goûté , les dî^
cours obligeans qu'on hii a tenns , com-
bien on s'eft informé d'eux, Tafibilité
des maîtres, Fattention des ferviteurs y &
généralement ce qui peut donner du prix
aux marques d'e^me & de bonté qu^ a
reçues ; en le racontant il en )ouit une fé-
conde fois 9 & toute la maifon croit jouir
auffi des honneurs rendus à fon cheC
Tous béniflent de concert cette Êonille
illufire & généreufè qui donne exemple ^
aux grands & refîige aux petits , qui ne
dédaigne point le pauvre & rend hon-
neiur aux cheveux blancs. Voilà Tencens
qui plait aux âmes bienÊdikntes. S'il eft
des bénédiôions humaines que le Ciel'
daigne exaucer , ce ne font point celles
qu'arrachent la flatterie & labaflèfle en pré-
fence des gens qu'on loue ; mais celles
que diôe en fecret un cœur fimple & re-
connoiflant au coin d'un foyer ruftique.
Ceft ainfi qu'un fentiment agréable &
doux peut couvrir de fon charme ime vie
iniipide à des cœurs indifFérens : c'eâ aiiï-
û que les foins , les travaux , la ret^î^e
peuvent devenir des amufemens par ï^rt
de les diriger* Une ame faine peut don*
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I M i L o I s E. V. Part. 347
ner du goût à des ocaipations «ommu^
nés 9 comme la fanté du corps Êiit trou-
ver bons les alimehs les plus iîmples*
Tous ces gens ennuyés qu'on amufe avec
tant de peine doivent leur dégoût à leurs
vices , & ne perdent le fentiment du plai*
fir qu'avec celui du devoir. Pour Julie,
il lui eft arrivé (wrécifément le contraire,
& des foins qu'une certaine langueiu- d'a«
me lui eût laiiTé négliger autrefois , lui
deviennent intéreflans par le motif qui
les infpire. Il faudroit être infenfiblé pour
être toujours fans vivacité. La fienne
s^eft développée par les mêmes caufes qui
la réprimoient autrefois. Son cœur cher-
choit la retraite & la.folitude pour fe
livrer en paix aux affeâions dont il étdit ^
pénétré; maintenant elle a pris une ac->
tivité nouvelle en formant de nouveaux
liens. Elle n'eft point de ces indolentes
mères de famille 9 contentes d'étudier,
quand il &ut agir , qui perdent à s'inf^
truire des devoirs d'autrui le tems qu'el-
les devroient mettre à remplir les leurs.
Elle pratique aujourd'hui ce qu'elle ap-
prenoît autrefois. Elle n'étudie plus ,
elle ne lit plus ; elle agit. Comme elle
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34$ La Nouvelle
fe levé une heure plus tard que fon mari,'
elle fe couche aufli plus tard d'xme heure.
Cette heure eff le feul tems qu'elle don-
ne encore à Tétude ^ & la journée ne lui
paroit jamais aflez longue pour tous les
ibins dont elle aime à la remplir.
Voilà y Milord , ce que j'avois à vous
dire fur Féconomie de cette maifon &
Air la vie privée des maîtres qui la gou-
vernent. Contens de leur fort , ils en jouif*
iënt paifiblement; contens de leur for-
tune, ils ne travaillent pas à l'augmenter
pour leurs en&ns ; mais à leur laifler avec
l'héritage qu'ils ont reçu , des terres en
bon état , des domeftiques affeôionnés ,
le goût du travail , de l'ordre , de la mo-
Adération , &: tout ce qui peut rendre
4ouce & charmante à des gens fenfés la
îouiflance d'un bien médiocre , aufli fa-
gement confervé qu'il fut honnêtement
acquis.
^
*»
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H É L o I s £• V. Part, 349
»i ; ^yp. ■ I II.
LETTRE III. (x)
DE Saint Pre ux
A MiLORD Edouard.
1 il Ou s avons eu dés hôtes ces jours
derniers. Us font repartis hier, & naus
recommençons entre nous trois une fo--
ciété d'autant plus charmante qu'il n'eft
rien refté dans le fond des cœurs qu'on
yeuiUe fe cacher l'un à l'autre. Quel plai*
fir je goûte à reprendre un nouvel êtrç
<[ui me rend digne de votre confiance •
Je ne reçois pas ime marque d'eftime de
Julie & de fon mari, que je ne me dife
avec une certaine fierté d'ame : enfin j'o*
< I ) DeHx lettres écrites ea dîfférens tems rovloieni
fur le fujet de celle-ci , ce qui occafîonnoit bien de»
répétitions inutiles. Pour les retrancher , î*ai réuni ces
deux lettres en «ne ièule. An refie , fans prétendre ju^
tifier rexceifive longueur de pluiieurs des lettres dont ce
Mcueil eft compofé , je remarquerai que les lettres des
folitaires font longues & rares , celles des gens du monde
fréquentes Se courtes. Il ne faut qu'obCerver cette diffé*
ttnce p(mr en ièiitir à Tinftant U raiibn.
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]{o La Nouvelle
iêrai me montrer à luL Ceft par v<M
ibins 9 c*eft fous vos yeux que f efpere
honorer mon état préfent de mes Ênites
pafTées. Si Tamour éteint jette l'ame dans
réfniifement , Tamour fubjugué lui dcxine
avec la confcience de & viûoîre une élé-
vation nouvelle , & un attrait plus vif
pour tout ce qui eil grand & beau. Vou-
droit* on perdre le fruit d'un facrifice qui
nous a coûté ii cher? Non, Milord, je
uns qu'à votre exemple mon cœur va
mettre à profit tous les ardens fentimens
qu'il a vaincus. Je iêns qu^ faut avoir
été ce que je fiis pour devenir ce que
je veux être*
Après fix jours jperdus aux entretiens
frivoles des gens indifférens, nous avons
paffé aujourd'hui une matinée à l'angloi-
fe f révixfis & dans le filence , goûtant à
la fois le plaifir d'être enfembk & la dou-
ceur du recueillement. Que les délices
de cet état font connues de peu de gens !
Je n'ai vu perfonne en Fr^ce en avoir
la moindre idée. La converfation des amis
ne tarit jamais , difent<ils. Il eft vrai , la
langue fournit un babil ftcile aux atta*
ch€m/en$ médiocres, Mais l'amitié > Mît
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.H Ê L o I s E. V. Part. 351
îord , Tamitié ! fentiment vif & célefte ,
quels difcours font dignes de toi ? Quelle
langue ofe être ton interprête ? Jamais
ce qu'on dit à fon ami peut • il valoir ce
qu'on fent à fes côtés ? Mon Dieu !
qu'une main ferrée, qu'un regard ani-
mé, qu'une étreinte contre la poitrine ,
que le foupir qui la fuit difent de cho-
fes , & que le premier mot qu'on pro-
nonce eft froid après tout cela 1 O veil-
lées de Befançon! momens conikcrés au
iilence & recueillis par l'amitié ! O Bomf-
ton ! ame grande , ami fubjime ! Non ^
je n'ai point avili ce que tu fis pour moi,
& ma bouche ne t'en a jamais rien dit.
n eft fur que cet état de contempla-
tion fait un des grands charmes des hom*
mes fenfibles. Mais j'ai toujours trouvé
que les importuns empêchoient de le
goûter , & que les amis ont befoin d'être
fans témoin pour pouvoir ne fe rien dird
à leur aife. On veut être recueillis , pour
ainfi dire , V\m dans l'autre : les moin-
dres diftraâions font défolantes , la moin*
dre contrainte eft infupportable. Si quel-
quefois le cœur porte un mot à la bou-
che , il eft fi doux de pouvoir le pro^
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35» L A N o V T F t t 1
noncer uns gêne. U {emiaie qu^on n^ofe
penfer librement ce qu'on n'ofè dire de
même : il ièmble que la présence d'un
feul étranger retienne le fentiment &
comprime des âmes qui s'entendroient fi
bien fans lui.
Deux heures fe font ainfi icoulées en-
tre nous dans cette immobilité d'extafe^
plus douce mille ibis que le fi:oid.r€|>os
des Dieux d'Epicure. Après le déjeuner 9
les enfàns font entrés conmie à l'ordinai-
re dans la diandbre de leur mère; mais
fiu lieu d'aller enfuite s'enfermer avec eux
dans le gynécée (àon ik coutume ; pour
nous dédommager en quelque forte du
tems perdu ikns nous voir , elle le$ a Êdt
refter avec elle , & nous ne nous ibm-
mes point quittés jufqu'au dîner. Hen-
riette qui conamence à iavoir tenir l'ai-
.guille 9 travailloit aifife .devant la Fan-
.chon qui faifoit de la dentelle ^ & dont
^oreiller pofoit fur le doiEet de fa petite
chaife. Les deux garçons feuiUetoient fyr
une table un recueil d'images 9 dont l'aîné
expliquoit les fujets au cadet. Quand il
ie trompoit , Henriette attentive & qiii
^ le recueil par ço^w a^it foin de Ije
Corriger,
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H é L o I s E. V. Part/ 35$
^corriger. Souvent feignant d'ignorer à
^elk eilampe ils étoient , elle en tiroit
un prétexte de fe lever , d'aller & ve-
nir de fa chaife à la table & de la table
à £à chaife^ Ces promenades ne lui dé«
pkdfoient pas & lui attiroient toujours
quelque agacerie de la part du petit Mali ;
^ quelquefois même il s'y joignoit un. bai-
fer , que fa bouche en&ntine fait mal
appliquer encore , mais, dont Henriette ,
déjà plus favante , lui épargne volontiers
la &çon. Pendant ces petites leçons qui
ie prenoient & fe donnoiipnt fans beau-
coup de foin j mais aufli fans la moindre
gêne , le cadet comptoit fiirtivement des
oncKets de buis , qu'il avoit cachés fous
le livre.
Madame de Wolmar brodoit près de
la fenêtre vis-à-vis des enfans; nous étions
fon mari & moi encore autour de la ta-
ble à thé lifant la gazette , à laquelle elle
prêtoit affez peu d'attention. Mais à l'ar-
ticle de la msdadié du Roi de France Se
de l'attachement fingulier de fon peuple ,
qui n'eut jamais d'égal que celui des Ro-
mains pour Germanicus , elle a fait quel-
ques réflexiOTs fur le bon naturel de cette
Nouv. Héloïfc, Tom. III. !L
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354 La Nouvelle
nation douce & bienveillante, que toutes
haiïTent & qui n'en hait aucune , ajoutant
qu'elle n'envioit du rang fuprême, que
le plaifir de s'y faire aimer. N'enviez
rien , lui a dit fon mari d'un ton qu'il
m'eût dû laiffer prendre ; il y a long-tems
que nous fommes tous vos fujets. A ce
mot, fon ouvrage eft tombé de fes mains,
elle a tourné la tête & jette fur fon di-
'gne époux un regard fi touchant, fi ten-
dre , que j'en ai treflailli moi-même. Elle
n'a rien dit : qu'eût - elle dit qui valût
ce regard ? Nos yeux fe font auffi ren-
contrés. J'ai fenti à la manière dont fon
mari m'a ferré la main que la même émo-
tion nous gagnoit tous trois , & que la
douce influence de cette ame expanfive
agiffoit autour d'elle , èc triomphoit de
l'infenfibilité même.
C'eft dans ces difpofitions qu'a com-
mencé le filence dont je vous parloîs ;
vous pouvez juger qu'il n'étoit pas de
froideur & d'ennui. Il n'étoit interrompu
tjue par le petit manège des enfàns ; en-
core , aufli - tôt que nous avons cefle de
parler , ont-ils modéré par imitation leur-
caquet , comme craignant de troubler le
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H É L o I s E. y. Part. 355
recueillement univerfel. Ceft la petite
furintendante .qui la première s*eû. mife à
baifler la voix , à faire figne aux autres, à
courir fur la pointe du pied , & leurs jeux
font devenus d'autant plus amufans que
cette légère contrainte y ajoutoît un nou-
. yel intérêt. Ce fpeûacle qui fenibloit être
mis fous nos yeux poiu* prolonger notre
attendriffement a produit fon effet naturel.
Ammutifcon It Unguc , e parlan Valmc (û)^
Que de chofés fe font dites fans ouvrir la
bouche ! Que d'ardens fentimens fe font
communiqués fans la froide entremife de
là parole ! Infehfiblement Julie s'efl laiiTée
abforber à celui qui dominoit tous les
autres. Ses yeux fe font tput-à-fait fixés
fur {es trois enfans , & fon cœur ravi dans
Une fi délicieufe extafe animoit fon char-
mant vifage de tout ce que la tendrefTe
maternelle eut jamais de plus touchant.
Livrés nous-mêmes à cette double con-
templation , nous nous laiiïîons entraîner
Wolmar & moi à nos rêveries , .quand
les enfans , qui les caufoient , les ont feît
(«) tes langues fe taifent mais les cœurs parlent.
» Mdrini,
Z X
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J5^ LANoifTEItE
finir. L'aîné , C[ui s'amufoit aux images' ^
voyant que les onchets empêchoient ton
fi:ere d'être attentif, a pris le tems qu'il
les avoit raflembiés , & lui doimant uir
toup fur la main , les a fait fauter par I2
chambre. MarcelUn s'eft mis à pleurer t
& fans s'agiter pour le faire taire , Mde.
âe Wolmar a dit à Fanchôn d'emporter
les onchets. L'enfent s'efl tû furie champs
mais les onchets n'ont pas moins été
emportés ^ fans qu'il ait recommencé de
pleurer comme je m'y étois attendu.
Cette circonfbnce qui n'étoit rien m'en a
rappelle beaucoup d'autres auxquelles je
n'avois &it nulle attention , & je ne me
ibuviens pas , en y penfant , d'avoir vu
d'enfans à qui l'on parlât fi peu & qui
ÂifTent moins incommodeSr Us ne quittent
prefque jamais leur mère , & à peine
s'apperçoit-on qu'ils foient là. Ils font
vifs , étoiudis , fémillans , comme il con-
vient à leur âge , jamais importuns nî
criards , & Ton voit qu'ils font dîfcrets
avant de favoir ce que c'eft que difcré-
tion. Ce qui m'étonnoit le plus dans les
réflexions oii ce fujet m'a conduit, c'étoît
que cela fe fît comme de foi-mêmç ^ &
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H £ L o I s E, V. Part, 3^7
iju'avec une fi vive tendreffe pour {es en-
fens , Julie fe tourmentât fi peu autour
d'eux. En eff(çt, on ne la voit jamais
s'emprefler à les feîre parler ou taire , ni
à leur prefcrire ou défendre ceci ou cela*
Elle ne difpute point avec eux , elle ne
les contrarie point dans leurs amufemens;
on diroit qu'elle fe contente de les voir
& fie les aimer, & que quand ils ont pafle
leur journée avec elle , tout fon devoir
de mère e& remplL
Quoique cette paifible tranquillité me
parût plus douce à confidérer que Tin-,
quiète follicitude des autres mères , je
ia'en étois pas moins fi^ppé d'une indo-
lence qui s*acccordoit mal avec mes. idées.
J'aurois voulu qu'elle n'eût pas encore
été contente avec tant de fiijets de l'être :
une aftivité fiiperflue fied fi bien à l'a-
mour maternel ! T,oat ce que je voyais
de bon dans fes enfkns , j'aurois voulu
l'attribuer à fes foins ; j'aurois voulu
qu'ils duffent moins à la nature & davan-*
tage à leur mère ; je leur aurois prefque
defiré des défauts pour la voir plus em-
prefîee à les corriger.
, Après m'être occupé long-tems de ces
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3.58 La No17Veile'
réflexions en ûlence , je Tai rompu poui*
les lui communiquer. Je vois y lui ai - je
'dit , que le Ciel récompenfe la vertu des
mères par le bon naturel des enfans : mais
ce bon naturel veut être cultivé. Ceft
dès leur naiffance que doit commencer
leur éducation. Eft-il un temsplus pro-
pre à les former , que celui oîi ils n'ont
encore aucune forme à détruire ? Si vous
les livrez à eux-mêmes dès leur enfance,
à quel âge attendrez - vous d'eux de la
docilité ? Quand vous n'auriez rien à leur
apprendre , it feudroit leur apprendre â
vous obéir. Vous appercevez-vous , a-t-
elle répondu , qu'ils me défobéiflent ?
Cela feroit difficile, ai -je dit, quand
vous ne leur commandez rien. Elle s'e(t
mife à fourire en regardant (on mari , &
me prenant par la main , elle m'a mené
dans le cabinet , où nous pouvions caufer
tous trois fans être entendus des enfens.
Ceft là que m'expliquant à loifir fes
maximes , elle m'a fait voir fous cet air
de négligence la plus vigilante attention
qu'ait jamais donné la tendreffe mater-
nelle. Long - tems , m'a- 1 - elle dit , j'ai
penfé comme vous fur les inftrudions
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H É L o I s E. V. Pakt. 359
prématurées , & durant ma première
groflefle , effrayée de tous mes devoirs
& des foins que j'aurois bientôt; à rem-
plir 9 j'en parlois fouvent à Monfieur de
Wolmar avec inquiétude. Quel meilleur
guide pouvois - je prendre en cela qu'un
obfervateur éclairé » qui joîgnoit à Pinté^
rêt d'un père le fang-froid d'un philofor
phe ? Il remplit & pafla mon attente ; il
tliflipa mes préjugés & m'apprit à m'affu-
rer avec moins de -peine un fuccès beau-
coup plus étendu. Il me fit fentir que la
première & plus importante éducation ,
celle précifément que tout le monde ou-
blie (i) , efl de rendre un enfant propre à
être élevé. Uhe erreur commune à tous
les parens qui fe piquent de lumières efl
de fuppofer les enfans raifonnables des
leur naiffance , & de leur parler comme
à des hommes avant même qu'ils fâchent
parler. La raifori efl l'inftrument qu'on
penfe employer à les inflruire , au lieu
que les autres inflrumens doivent fervir
à former celui - là , & que de toutes les
(2) Locke lui - même , le fage Locke Ta oubliée ; il dit
bien plus ce qn^on doit exiger des enfans , que ce qu'il
Cauc faire pour Tobtenir.
Z4
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360 La Nouvelle
înftniaions propres à l'homme , celle
qu'il acquiert le plus tard & le plus diffi*
cilement eft la raifon même. En leur par-
lant dès leur bas âge une langue qu'ils
n'entendent point , on les accoutume à fe
payer de mots , à en paye!" les antres 9
à contrôler tout ce qu'on leur dit , à fe
croire auflî fages que leurs maîtres , à
devenir difputeurs & mutins , & tout ce
qu'on penfe obtenir d'eux par des motifi
raifonnables , on ne l'obtient en efFèt que
par ceux de crainte ou de vanité qu'on
eft toujours forcé d'y joindre.
Il n'y a point de patience que ne laffe
enfin l'enfant qu'on veut élever ainfi ; &
voilà comment , ennuyés , rebutés , excé-
dés de réternelle importunité dont ils
leur ont donné l'habitude eux-mêmes;
les parens ne pouvant plus fupporter le
tracas des enfans font forcés de les éloi-
gner d'eux en. les livrant à des maîtres ,
comme fi l'on pouvoit jamais efpérer d'un,
précepteur plus de patience & de dou-.
ceur que n'en peut avoir un père.
La nature , a continué Julie , veut que
les enfims foient enfàns avant que d'être
hommes.. Si nous voulons pervertir cet
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H fe L O î s E. V. PART. 361
orclfe, nous produirons des fruits préco-
ces qui n'auront ni maturité ni faveur,
& ne tarderont pas à fe corrompre ; nous
aurons de jeunes doôeurs & de vieux*
enÊins. L'enfance a des manières de voir ,
de penfer , de fentir qui lui font pro-
pres. Rien n'efl moins fenfé que d'y
vouloir fubftituer les nôtres , & j'aime-
rois autant exiger qu'un enfant eût cinq
pieds de haut que du jugement à dix ans.
La raifon ne commence à fe former
qu'au bout de pluiieurs années , & quand
le corps a pris une certaine conMance.
L'intention de la nature eft donc que le
corps fe fortifie avant que l'efprit s'exer-
ce. Les enfans font toujours en mouve-
ment ; le repos & la réflexion font l'a-
verfion de leur âge ; une vie appliquée
& fédentaire les empêche de croître &
de profiter ; leur efprit iii leur corps ne
peuvent fupporter la contrainte. Sans cef-
ie enfermés dans une chambre avec des
livres , ils perdent toute leur vigueur;
ils deviennent délicats , foibles , mal-fains,
plutôt hébétés que raifonnables , & l'a-
me fe fent tOute la vie du dépériffement
du corps.
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j6% La NovvELiK
Quand toutes ces inftruâions prémata»
rées profîteroient à leur jugement autant
qu'elles y nuifent, encore y auroit-il
un très-grand inconvénient à les leur don^
ner indiftinftement , & fans égard à cel-
les qui conviennent par préférence au gé-
nie de chaquç enfant. Outre la conffitu-
tion commune à Tefpece , chacun appor-
te çn ftaiiTant un tempérament particu-
lier qui détermine fon génie & fon ca-
raâere , & qu'il ne s'agit ni de changhr
ni de contraindre , mais de former & w
perfeâionner. Tous les carafteres font
bons & feins en eux-mêmes • félon M.
de Wolmar. Il n'y a point, dit- il, d'er-
reurs dans la nature ( 3 ). Tous les vices
jqu'on impute au naturel font l'effet des
mauvaifes formes qu'il a reçues. U n'y a
point de fcélérat dont les penchans Imieux
dirigés n'euflent produit de grandes ver-
tus. U n^ a point d'efprit faux dont on
n'eût tiré des talens utiles çn le prenant
d'un certain biais , comme ces figures
difformes 6c monftrueufes qu'on rend bel-
C 3 ) Cette doArine fi vraie me furpread dans M. de
"Wolwar : on verra bientôt pourquoi.
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H É L O I s E. V, PARt. 363
les & bien proportionnées en les niettant
à leur point de vue. Tout concourt au
bien commun dans le fyâême umverieL
Tout homme a fa place aifignée dans le
meilleur ordre des chofes , il s^agit dé
trouver cette place & de ne pas perver-
tir cet ordre. Qu'arrive -»t- il d'une édu-
cation commencée dès le berceau & toiv-
jours fous une même formide , ùxis égard
à la prodigieufe diverfité des efprits }
Qu'on donne à la plupart des inftruâions
nuifibles ou déplacées, qu'on les prive
de celles qui leur conviendroient , qu'on
gêne de toutes parts la nature , qu'on
efface les grandes qualités de ?ame , pouir
en fubftituer de petites & d'apparente^
qui n'ont ailcune réalité ; qu'en exerçait
indiilinâement aux mêmes chofes tant
de talens divers on efface les tms par le^
autres , on les confond tous; qu'âpre
bien des foins perdus à gâter daiis les
enfàns les vrais dons de la nature , oh
voit bientôt ternir cet éclat paffager &
frivole qu'on leur préfère , fans que te
naturel étouffé revienne jamais ; qu'on
perd à la fois ce qu'on a détruit & ce
qu'on a fait ; qu'enfin pour le prix dfe
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j64 La* Nouvelle
tant de peine indifcretement prife, tou^
ces petits prodiges deviennent des efprits .
ians force & des hommes fans mérite ^
uniquement remarquables par leur foi-
blefTe & par leur inutilité.
J'entends ces maximes , ai -je dit à-Ju^
lie y mais j'ai peine à les accorder ^vee
vos propres fcntimens fur le peu d'avan-
tage qu'il y a de développer le génie &
les talens naturels de chaque individu ,
foit pour fon propre bonheur , foit pour
le vrai bien de la fociété. Ne vaut-fl pas
infiniment mieux former un parfait modè-
le de l'homme raifonnable & de l'honnê-
te homme ; puis rapprocher chaque en-
£int de ce modèle par la force de l'édu-
cation y en excitant l'un ^ en retenant l'au-
tre ,. en réprimant les paffions , en perfec**
tionnant la raifon , en corrigeant la na-
ture • . . . Corriger la nature ! a dit Vol-
mar en m'iiiterrompant ; ce mot eft beau ;
mais avant que de l'employer , il fàloit
répondre à ce que Julie vient de vous
dire.
Une réponfe très-péremptoire ^ à ce
qu'il me fembloit , étoit de nier le prin-
cipe j c'efl ce que j'ai feit Vous fup-
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H i L o 1 s E. V* Part; 3^^
^fez toujours que cette diverfité d'et*
prits & de génies qui diftingue les in-*
dividus eâ Touvrage de la nature ; &
cela n'eu rien moins qu'évident. Car en*
£n, fi les efprits font difFérens, ils font
inégaux ^ & fi la nature les a rendus iné-
gaux , ç'efi en douant les uns préférable*
jnent aux autres d'un peu plus de finefle ,
de ièns, d'éten^ae de mémoire, ou de
capacité d'attention. Or quant aux fens
& à la mémoire > il eft prouvé par Fex-
périence que leurs divers degrés d'éteo^
due & de perfeftion ne font point la me-
iure de Tefprit des hommes ; & quant à
la capacité d'attention , elle dépend uni-*
quement de la force des paflions qui nous
animent , & il efi encore prouvé que
tous lès hommes font par leiir nature
fufceptibles de paflions afiez fortes pour
les douer du degré d'attention auquel eft
attachée la fupériorité de l'efprit.
Que fi la diverfité des efprits , au lieu
de venir de la nature , étoit un eiffet de
l'éducation, c'eft-à-dire des éiverfes idéçs,
des divers fentimens qu'excitent en nous
dès l'enfence les objets qui nous frap-
ritent 9 les circonfbAceis oU nous nous
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1^66 La Nouvelle
trouvons , & toutes les împreffions que
nous recevons : bien loin d'attendre pour
éleveF les enfans qu'on connût le carac-
tere de leur efprit , il faudroit au con-
traire fe hâter de déterminer convena-
blement ce caraâere par une éducation
propre à celui qu'on veut leur donner.
A cela il m'a répondu- que ce n'étoit
pas fa méthode de nier ^ qu'il voyoit,
torfqu'il ne pouvoit l'expliquer. Regar-
dez , rif a-t-il dit , ces deux chiens qui
font dans la cour. Ils font de la même
portée ; ils ont été nourris & traités de
même ; ils ne fe font jamais quittés : ce-
pendant l'un des deux eft vif, gai , ca-
reffant, plein d'intelligence : l'autre lourde
pefant , hargneux ; & jamais on n'a pu
lui rien apprendre. La feulé différence
des tempéramens a produit en eux celle
des carafteres , comme la feule différen-
ce de l'organifation intérieure produit en
nous celle des efprîts ; tout le refte a
été : femblable ... femblable ? ai-je inter-
rompu ; quelfb différence ? Combien de
petits objets ont agi fur l'un & non pas
fur l'autre ! combien de petites circonf-
tances les ont frappés diyerfement ,v fans .
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H É L b I s E. V. Part. '367
îjue vous vous en foyez apperçu ! Bon ,
à-t-il repris , vous voilà raifonnant com-
ine les aftrologues. Quand on leur op-
pofoit que deux hommes nés fous le mê-*
me afpeft avoient des fortvmes fi diver-
fes, ils rejettoient bien loin cette iden-
tité. Ils foutenoient que, vu la rapidité
ides Cieuiç , il y avoit une diftance im-
"menie du thème de l'un de ces hommes
à celui de Tautre , & que , fi Ton eût pu
marquer les deux inftans précis de leurs
inaiffances , To^jeâion fe ffit tournée en
preuve. *
Laiflbns , je vous prie , toutes ces fubti-
îîtés , & nous en tenons à Tobfervation*
Elle nous apprend qu'il y a des carac-
tères qui s'annoncent prefque en naif-
lànt , & des enfens qu'on peut étudier
ïiir le fein de leur nourrice. Ceux-là
îfont une clafle à part , & s'élèvent en
commençant de vivre. Mais quant aux
autres qui fe développent moins Vîte ,
Vouloir former leur efprit avant de le
connoître , c'eft s'expofer à gâter le bien
que la nature a fait , & à &ire plus mal à
fa place. Platon votre maître ne foute-
ïioit-il pas que tout le Savoir huiriain',
Digitized by
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368 La Nouvelle
toute la philofophie ne pouvoit tirer
d*une ame humaine que ce (pie la natu-
re y avoit mis ; comme toutes les opé-
rations chyiniques n'ont jamais tiré d'au-
cun mixte qu'autant d'or qu'il en conte-
noit déjà ? Cela n'eft vrai ni de nos fen-
timens ni de nos idées ; mais cela eft vrai
de nos difpoiitions à les acquérir. Pour
changer un efprit il fàudroit changer l'or-
ganifation intérieure ; pour changer un
caraâere, il fàudroit changer le tempé-
rament dont il dépend. Avez-vous jamais
ouï dire qu'un emporté foit de^i^^u fleg-
matique , & qu'un efprit méthodique &
froid ait acquis de l'imagination ? Povur
moi je trouve qu'il feroit tout auffi aifé
de faire un blond d'un brun , & d'un fot
im homme d'efprit C'eft donc en vain
qu'on prétendroit refondre les divers ef-
prits fur im modèle commun. On peut
les contraindre 6c non les changer : on
peut empêcher les hommes de fe mon-
trer tels qu'ils font , mais non les feire
devenir autres ; & s'ils fe déguifent dans
cours ordinaire de la vie , vous les
Tez dans toutes les occafions impor-
tes reprendre leur caraftere originel,
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H â L O I s £• V. PARt* 569
& s'y livrer avec d'autant moinj de rè-
gle , qu'ils n'en cpnnoiffent plus en s'y lî*
vrant. Encore une fois il ne s'agit point
de changer le caraftere & de plier le na-
turel , maïs au contraire de le pouffef
^ufli loin qu'il peut aller ^ de le cultivet
& d*empêcher qu'il ne dégénère ; car
t'efl ainfi qu'un homme devient tout ce
qu'il peut être ^ & que l'ouvrage de la
nature s'achève en lui par l'éducation.
Or avant de cultiver le çaraâere il feut
l'étudier, attendre paiÊblement qu'il fe
montre y lui fournir les occafions de (t
montrer , & toujours s'abftenir de riert
feire , plutôt que d'agir mal -à- propos J
A tel génie il faut donner des aâlcs , à
d'autres des entraves ; l'un veut être prèjp-
fé , l'autre retenu ; l'un veut qu'on le
flatte , & l'autre qu'on l'intimide ; il feu-
droit tantôt éclairer , tantôt abrutir. Tel
homme eft fait pour porter la connoiflanf
ce humaine Jufqu'à fon dernier terme ;
à tel autre il eft même funefte de fevoit
lire. Attende»» la première étincelle dé
la raifon ; c'dl elle qui feit fortir le ca*
Tadtere & lui donne fa véritable forme;
Jc'eft par elle auffi qu'on le cultive j & il
Nouv:Hé/oîJe. Tome III. A a
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570 La Nouvelle
n'y a point avant la raifon de véritable
éducation pour Thomme.
Qiiant aux maximes de Julif que vous
mettez en oppofition , je ne fais ce que
vous y voyez de contradiôoire : pour
moi 9 je les trouve parfaitement d'accord;
chaque homme apporte en naiflant un
caraâere, un génie & des talens qui lui
font propres. Ceux qui font defiiiiés à
vivre dans la {implicite champêtre n'ont
pas befoin pour être heureux du déve-
loppement de leurs acuités, & leurs ta-
lens enfouis font comme les mines d'or
du Valais que le bien public ne permet
pas qu'on exploite. Mais dans l'état civil
cil l'on a moins befoin de bras que de
têtes , §C où chacun doit compte à foi-
même & aux autres de tout fon prix ,
il importe d'apprendre à tirer des hom-
mes tout ce que la nature leur a donné ,
à les diriger du côté où ils peuvent aller
le plus loin, & fur -tout à nourrir leurs
inclinations de tout ce qui peut les ren-
dre utiles. Dans le premier cas on n'a
jd'égard qu'à l'efpece , chaam fait ce que
font tous les autres ; l'exemple efl la feule
xegle , l'habitude eft le feul talent , & nul
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H E L o I s E. V. Part, 371
fCexerce de fon ame que k partie com-
mune à tous. Dans le fécond , on s'ap-^
plique à Tindividu , à Thomme en géné-
ral ; on ajoute en lui tQut ce qu^il peut
avoir de plus qu'un autrç ; on le fuit auflî
loin que la nature le* mené , & Ton en
fera le plus grabd dels ho^nntes s*il a ce
qu'il faut pour le devenir. Ces maximes
fe contredifent fi peu que la pratique en
eft la même pour le premier âge. N'iiiP
truifez point l'enfant du Villageois , car
il ne lui convient pas d*être inûruit. N'int
truifez pas Tenfant du Citadin , car vous
ne favez encore quelle inftruâion lui
convient. En , tout état de caufe , laîiTe^
former le corps , jufqu'à ce que la rai-
fon conoimence à poindre : alors c'eft le
moment de la cultiver. .
Tout cela me paroitroit fort bien, aî-
Je dit, fi je n'y voyois un inconvénient
qui nuit Iprt aux avantages que vous at^
tendez de cette méthode ; ç'çft de laifler
prendre aux lenfàns mille mauyaifes habi-^
tudes qu'on ne prévient que par les bon»*
nçs. Voyez ceux qu'on abandonne à eux-
mêmes ; ils contraâent bientôt tous les
défauts dont l'exemple firappe lèws yeux,
Aa 2
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)7X La Novvexlb
parce que cet exemple eft commode' à
îuivre ^ & n'imitent jamais le bien , qui
coûte plus à pratiquer. Accoutumés à
tout obtenir , à faire en toute .occafion
leur indifcrete volonté ^ ils deviennent
mutins , têtus 9 indomptables . • • mais , a
repris M. de Wolmar , il me femble que
vous avez remarqué le contraire dans les
nôtres 9 & que c^eft ce qui a donné lieu
à cet entretien. Je Tavoue , ai - je dit , &
ic'èft précifément ce qui m'étonne. Qu'a-
t-elle &it pour les ren<fre dociles > Com-
ment sy eô-elle prifè? Qii'a-t-elle fubf-
tifiié au joug de la difeipline ? Vn joug
\Àen plus inflexible , a-t-il dit à Tinftant,
celui de la-nécefiité ; mais en vous détail-
lant fil conduite, elle vous fera mieux
entendre (es vues. Alors il Ta engagée à
m'eKpKquer fe méthode , & après une
courte paufe, voici à peu près comme
elle m'a parlé. **
Heureux les cn6ns bien nés 9 mon aima-
ble ami ! Je ne prèfome pas autant de nos
foins que M. de "Wolmar. Malgré fes ma-
ximes 9 je doute qu\)n puîffe jamais ti-
rer un bon parti d'un mauvais caraftere,
& que tout naturel puiffe être tourné à
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H i L o I s E» V. Part, jti
l^ien : mais au furplus , conyaiiKU^ de la
bonté de ùl méthode , je tâche d'y eotH
former en tout ma conduite 4aiis le gpur
Xemement de la famille. Ma première
efpérance efl que des méchans ne feront
pas fortis de mon fein ; la iecdndè eft
d'élever afiez bien les enfans que Dieti
m'a donnés y fous la difeâion de leur
père , poiu* qu'ils aient un jour le bon-^
heur de lui reflembler*^ l'ai tâché pour
cela de m'approprieif les règles qu'il m'a
{xrefcfites y en leur donnant un principe
moins phîlofophique & plus convenable
à l'amour maternel » (feû de ^ voir mes
enfens heiireux. Ce fut te premier vœm
de mon cœur en portant le doux nom
de mere^ & tous les foina de îhes jours
font deflinés à raccofiifdîir. La^premiere
fois que je tins mon fils une daAs mies
braS) je fengeai que l'enfance eâ préfque
un <|ijiaft des {âus longiieS vies^ qu'on
parvient rarem^ent aux trois aNitres quarts^
.& que c'eft ime bien cruette prlidence de
rendre cette pri^mîere poftion iràlheu*
.reufe pour a^rer te bonheur du refle ^
i|ui pex^ - être ne viendra jamais» Je fon-
^eai quiet durant la feibleiS^ du prenûer
A a 3^
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J74 La Nouvelle
âge , la nature affujettit les cnfiins de tant
de manières, qu'il eft barbare d'ajouter
à cet afiujettiflement l'empire de nos ca-
prices , en leur ôtant une liberté fi bor-
née , & dont ils peuvent fi peu abufer.
Je réfôlus d'épargner ai mien toute con-
trainte autant qu'il fèroit poflîMe , de lui
. laiffer tout Tufage de Ces petites forces ,
& de ne gêner en lui nul des mouvemens
de la nature. J'ai déjà gagné à cela deux
grands avantages; l'un <f écarter de fon
ame naii&nte le menfonge , la vanité , la
colère , l'envie, en un mot tous les vices
qti naifient de î'efclavage , & qu'on eft
contraint de fomenter dans les enfàns 9
pour obtenir d'eux ce qu'on en exige :
Tantre de laifler fortifier librement fon
corps par l'exercice continuel que l'inf"
tinâ; lui demande. Accoutumé tout com*
me les payfans à courir tête nue au fo-
leil , au froid , à s'eflbufiler , à fe mettre
en fueur, il s'endurcit comme eux aux
injures de l'air, & fe rend plus robufte
en vivant plus content. C'eft le cas de
. fonger à l'âge d'homme & aux accidens
de Thuiftanité. Je vous l'ai déjà dit, je
crains cette pufiUanimité meurtrière qui^
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H É L o I s E. V. Part. 375
à force de délicatèfle & de foins 9 afFoi-
bllt , efféminé un enfent , le tourmente
par une éternelle contrainte, Tenchaîne
par mille vaines précautions , enfin Tex-
pofe pour toute ^ik vie aux périls inévi-
tables dont elle vtîrt le préferver un mo-
ment , & pour lui fauver quelques rhu-
mes dans fon enfance , lui prépare de loin
des fluxions de poitrine , des pleuféiies ,
des co^ps de foleil , ft la mort étant
grand.
Ce qui donne aux enfans livrés à eux-
mêmes la plupart des défauts dont vous
parliez, c'efl lorfque non con^ns de fai-
re leur propre volonté , ils la font en-
core feire aux autres , & cela , par Tin-
fenfée indulgence des mères à qui Ton
ne complait qu'en fervant toutes les fàn-
taiiies de leurs en&ns* Mon ami ,r je nie
flatte que vous n'avez rien vu dans les
miens qui fentît l'empire & l'autorité ,
même avec le dernier don\eflïque , &c
que vous ne m'avez pas vu , non plii^ ,
applaudir eii fecret aux fauffes complai-
fances qu'on a pour eux. C'eftlci que je
crois fui vre une route nouvelle & fùre
pour rendre à la fois un enfant libre ,
Aa 4
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376 La Nouvelle
paifib^e ^ careflant , docile y & cela par
un moyen fort fimple , c'eft de le con*
vaincre qu'il n'eft qu'un enânt.
A confidérer l'en&nce en elle-même;
y ft-t-il au monde un être plus foiUe ^
plus miférable ^ plus à la merci de tout
ce qui Tenvironne , qui ait fi grand be»
foin de pitié , d'amour ^ de proteâioa
qu'un enfant } Ne femble*t-il pas que
c'eil pour cela* que les premières voix
qui lui font fuggérées par la nature font
les cris & les plaintes ; qu'elle lui a don-
né ime figure fi douce & un air fi tou-
chant, afin que tout ce qui l'approche
s'intérefie à fa foiblefife fie s'emprefie à le
fecourir ? Qu'y a-t-il donc de plus cho-
quant , de plus contraire à Pordre , que
de voir un en&nt impérieux & mutin ,
commander à tout ce qui l'entoure , preiw
drè impunément im^ton de maître avec
ceux qui n'ont qu'à l'abandonner pour le
feire pérîr\ & d'aveugles parens approu-*
vant cette audace l'exercer à devenir le
tyran de fa nourrice , en attendant qu'il
devienne le leur.
Quant à moi je n'aû rien épargné pour
éloigner dé mon fils la dangereufe image
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H É 1 o 1 s E. V. PARt. 377
de Tempire & de la fervitude , & pour
ne jamais lui donner lieu de penfer qu'il
fût plutôt fervi par devoir que par pitié.
Ce point eft ^ peut-être y le plus difficile
& le plus important de toute l'éducation^
& c'efl im détail qui ne finiroit point
que celui de toutes les {Précautions qu'il
m'a Mn prendre , pour prévenir en lui
cet înilinâ ii prompt à diftinguer les fer-
vices mercenaires des domeûiques^ de
la tendreâe des foins maternels.
L'un des principaux moyens que j^aye
employé a été , comme je vous l'ai dit ,
de le bien convaincre de l'impoffibilité
où le tient fon âge de vivre fans notre
affiftance. Après quoi je n'ai pas eu pei^
ne à lui montrer que tous les fecours
^*on eft forcé de recevoir d'autnii font
des aâes de dépendance ; que les domef--
tiques ont une véritable fupériorité fur
lui , en ce qu'il ne fauroit fe pafier d'eux ,
tandis qu'il ne leur eA bon à rien ; de
ibrte que , bien loin de tirer vanité de
leurs fcrvices , il les reçoit avec une for-
te ^humiliation ^ comme un témoignage
de (à foibleîûTe , & il afpsre ardemment
au tems o& il fera affez grant^ Se aâen
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1
378 La Nouvelle
fort pour avoir Thonneur de fe fêrvir lui-
même.
Ces idées , ai-je dit , feroient difficiles
à établir dans des maifons oii le père &
.la mère fe font fervir comme dés enfans:
mais dans celle - ci oii chacun , à com-
mencer par vous , a fes fondions à rem-
plir, & oii le rapport des valets aux
-maîtres n'eft qu'un échange perpétuel de
fervices & de foins y je ne crois pas cet
établifiement impoilible. Cependant il mt
reite à concevoir comment des enfans ac-
, coutumes à voir prévenir leurs befoins n'é-
tendent pas ce droit à leurs Êuitaifîes , ou
comment ils ne foufirent pas quelquefois
de rhumeur d'un domeftique qui traitera
de fantaiiie im véritable befoin ?
Mon ami , a repris Madame de Wol-
mar, une mère peu éclairée fe Ëiit des
monifares de tout Les vrais befoins font
.très-boriiés dans les en&ns comme dans
les hommes , & Ton doit plus regarder
à la durée du bien - être j qu'au bien-être
d'un feul moment. Penfez - vous qu'un
en&nt qui- n'eft point gêné , puîâe aflèz
fouffrir de l'humeur de fa gouvernante
fpus les yeux d'une mère, pour en êtr&
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H É L o I s E. V. Part. 379
incommodjé ? Vous fuppofez des incon-
véniens qui naiffent de vices' déjà contrac-
tés 9 fans fongér que tous mes foins ont
/été d'empêcher ces vices de naître, •Na-
turellement les femmes aiment les en-
fans. La méfintelligence ne s'élève entte
' eux que quand l'un veut affujettir Tautire
à fes caprices. Or cela ne peut arriver
ici , ni fur Tenfent , dont on n'exige rien ,
ni fur la gouvernante à qui Tenfent n'a
rien à commander. J'ai fuivi en cela tout
le contre - pied des autres mères , qui
font femblànt de vouloir que l'enfant
obéiffe au domeftique , & veulent en ef-
fet que le domeftique obéiffe à l'enfant.
Perfonne ici ne commande ni n'obéît.
Mais l'eftfent n'obtient jamais de ceux qui
l'approchent qu'autant de complaifance
qu'il en a pour eux. Par - là , fentant
qu'il n'a fur tout ce qui l'environne d'au-
tte autorité que celle de la bienveillan-
ce , il fe rend docile & complaifant;
en cherchant à s^attacher les cœurs
des autres le fien s^attache à eux à fon
tour ; car on aime en fe feifant aimer ;
•c'eftl'infeillible effet de ramour- propre ,
'&i de cette affeâion réciproque » née
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380 La KouvktLE
de régalîté , réAiltent ians efbrt les boti<^
nés qualités qu'on prêche fans cefle è
tous ks enÊtts f ians jamais en obtenir
aucune.
rai penfé que la partie la plus effen-^
tielle de Téducation d'un ei^t , celle
dont il n'eft jamais queftiOd dans les édu-»
cations les plus foignées, c'eft de lui bieil
faire fentir fa niifere , & foiblefle , fa dé«
pendance y & ^ comme vous a dit mon
jnari ^ le peiânt joug de la néceffité que
la nature impofe à l'homme ; & cela >
non-feulement afin qu'il fott fenfibk à ce
qu'on &it pour lui alléger ce joug 9 mais
far - tout afih qu'il connoifle de bonne
heure en quel rang Fa placé la Provi-
dence, qu'il ne s'élève point au^defilis
de ià portée 9 & que rien d'humain ne lui
femble étranger i litt.
Induits dès leur naiffahee par b mol-
leffe dans laquelle ils font nourris ^ par
les égards que tout le momie a pour eux,,
par la facilité d'obtenir tout ce qu'ils de*^
firent , k penfer que tout dbit céder à
leurs fantaifies , les jeunes gens entrent
dans le inonde avec cet in^rtinent pré*
îugé , U fouvent ils ne s'en conrigent
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H i t O f s !• V. PARt. 381
^'à force d'humiliations , d'affronts & de
tf éplaifirs ; or je voudrois bien fauver à
mon fils cette féconde & mortifiante édu-
cation, en lui donnant par la première une
plus jiifte opinion des chofes. J'avois d'a-
bord réfolu de lui accorder tout ce qu'il
ilemanderoit , per fùadée que les premiers
tnouveihéns de la nature font toujours
hons & filutaires. Mais je n'ai pas tardé
de connoître qu'en fe faifant un droit
d'être obéis , les enfkns fortodent de l'état
de nature prefque en naiffant , & con-
traôoient nos vices par notre exemple ,
les leurs par notre indifcrétton. J'ai vu
que fi je vouloîs contenter toutes fes fen-
taifies, elles croîtroîent avec ma comphî-
fencé ; qu'il y auroit toujours im point
bîi il faudroît s*afrrêter , & oii le fefiis
hri devîendtoit d'autant plus fenfiMe qu'il
y feroit moins accoutumé. Ne pouvant
donc , en attendait la raifon , hii fauver
tout chagrin , j^ai préféré le moindre &
lé plutôt pâffé. Pour qu'un tefiis lui fut
ihoîns cruel j'e l'ai plié d'Sabord'àu refiis ;
& pour lur épargner de longs déplaifirs ,
des lamentations , des mutineries , j'ai
rendu tout refus irrévocable; lleftvrai
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38x L À N O U V E L 1 £
que j'en ùls le moins que je puis ; Sc
que j'y regarde à deux fois avant qtïe d*en
venir là. Tout ce qu'on lui accorde eft
accordé (ans condition dès la première
demande , & Ton eft très * indulgent là-
deflus : maïs il n'obtient jamais rien par
importunité; les pleurs Se les flatteries font
également inutiles. Il en eil {\ convaincu
qu'il a cefle de les employer ; du pre-
mier mot il prend £on garti , & ne fe
tourmente pas plus de voir fermer un
cornet de bonbons qu'il voudroit manger ,
qu'envoler un oifeau qu'il voudroit tenir ;
car il fent la même impoilibilité d'avoir
l'un & l'autre. Il ne voit rien dans .ce
qu'oalui ôte iinon qu'il ne l'a pu gar-
der , ni dans ce qu'on lui refufe f iinon
qu'il n'a pu l'obtenir ; & loin de battre
la ta})le contre laquelle il fe blefle , il ne
battroit pas la perfonne qui lui réfifte«
Dans tout ce qui le chagrine il fent l'ém-^
pire de la néceflité , l'efiet de fa propre
foiblefle , jamais l'ouvrage du mauvais
vouloir d'a^trui .... Un moment! dit-elle
un peu vivement , voyant que j'allois ré^
pondre ; je preffens votre objeâion ; j'y
vais venir à l'ii^flant.
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H è L o i s E- V. Part. 383
. Ce qui nourrit les criailleries des en-
fans , c'eft l'attention qu'on y feit , foit»
pour Jeur céder , foit pour les contrarier.
Il ne leur faut quelquefois pour pleurer-
tout un jour , que s'appercef oir qu*on ne
veut pas qu'ils pleurent. Qu'on les flatte
ou qu'on les menace , les moyens qu'on
prend pour les faire taire font tous per-
nicieux & prefque toujours fans effet.
Tant qu'on s'occupe de leurs pleurs , c'efl
une raifon pour eux de les continuer ;
mais ils s'en corrigent bientôt quand ils
voyent qu'on n'y prend pas garde ; car
grands & petits , nul n'aime à prendre
une peine inutile. Voilà précifément ce
qui efl arrivé à mon aîné. C'étoit d'a-
bord un petit criard qui étourdifToit tout
le monde , & vous êtes témoin qu'on né
l'entend pas plus à préfent dans la m^ifon
<[ue s'il n'y. avoit point d'enfent. Il pleure
<juand il fouffre ; c'efl la voix de la na-
ture qu'il ne faut jamais contraindre ;
mais il fe tait à Tinflant qu'il ne fouffre
plus. Âufli fais- je une très-grande atten**
tipn à {es pleurs, bien fïire qu'il n'en
verfe jamais en vain. Je gagne à cela de
igiyoir à point non^mé quand il fent de
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384^ La Nouvelle
la douleur & quand il n'en fent pas ^
quand il fe porte bien & quand il eft ma-
lade ; avantage qu'on perd avec ceioc qui
pleurent par Êuitaifie , & feulement pour
& faire appaiièr. Au reâe 9 f avoue que
ce point n'eft pas Êicik à obtenir des
nourrices & des gouvernantes : car com-
me^rien n'eft plus ennuyeux que d'enten-
dre toujours lameater un en&nt ^ & que
ces bonnes femmes ne voyent jamais que
l'inftant préiènt , elles ne fongent pas
qu'à Élire taire l'enfant aujourd'hui il en
pleurera demain davantage. Le pis eft que
l'obftination qu'il contrafte tire à confé-
quence dans un âge avancé. La même
caufe qui le rend criard à trois ans , le
rend mutin à douze, querelleur à vingt ,
impérieux à trente^ & infupportable toute
fa vie.
Je viens maintenant à vous 9 me dit*
elle en fouriant. Dans tout ce qu'on ac-
corde aux enfans , ils voyent àifément le
defir de leur complaire ; dans tout ce
qu'dn en exige ou qu'on leur refufe , ils
doivent fuppoffer des raifims fans les de-
tùdêsiàer. Ceft un autre avantage qu'on
gagfie à ufer a.vec eux d'autorité plutôt
que
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U t i 6 i s i. V.PArt. 38^
^e de perfuafion dans les occafions né^
ceiTaires : car comme il n'eft pas poffible
qu'ils n'apperçoivent quelquefois la rai-
fon qu'on a d'en ufer ainfi , il eft naturel
qu'ils la fuppofent encore quand ils font
hors d'étet de la voir. Au contraire , dès?
îqu'on.a fournis, quelque chofe à leur ju-
' gement ^ ils prétendent juger de tout , ils:
•deviennent fophiiles , fubtils , de mau-
yaife foi , féconds^en chicanes , cherchant
toujours à réduire au filencé ceux quî
ont la foiblefle de s'expofer à leurs peti-
tes lumières. Quand on eft contraint de
leur rendre compte des chofes qu'ils né
font point en état d'entendre ^ ils attri-
buent au caprice la conduite la plus pru-
dente , fitôt qu'elle eft au - déffus de leur
portée. En un mot, le feul moyen de leà
rendre dociles à la raifon n'eft pas dé
raifonner avec eux ; mais de les bien con-
yaincre que la raifon eft au - deffus dé
leiu" âge : car alors ils la -fuppofent duf
<:ôté où eUe doit être , à moins qu'on né
leur donne vtn jufte fujet de penfer autre-
ment. Ils favent bien <iu'on ne veut pasf
les tourmenter quand ils font fîirs qu'orf
lés aime , & les enfans fe trompent ra^
Nouv. Hiloyi. Tom. IH. B h'
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386 L A N O U V E L L E
rement là - defliis. Quand donc je refnfir
quelque chofe aux miens, je n'argumente
point avec eux , je ne leur dis point pour-
quoi je ne veux pas , mais je feis en forte
qu'ils le voyent , autant qu'il eft peffi-
ble , & quelquefois après coup. De cette
manière ils s'accoutument à comprendre
que jamais je ne les refufe fans en avoir
ime bonne raifon , quoiqu'ils ne l'apper-
çoivent pas toujours.
Fondée fur le même principe , je ne
fouffrirai pas , non plus , que mes enfans
fe mêlent dans la converfation des gens
raifonnables , & s'imaginent fottement y
tenir le\u" rang comme les autres , quand
on y fouffre leur babil indifcret. Je veux
qu'ils répondent modeftement & en peu
de mots quand on les interroge, fans ja-
mais parler de leur chef, & fur - tout
fans qu'ils s'ingèrent à queftionner hors
de propos les gens plus âgés qu'eux , aux-
quels ils doivent du refpeft*
En vérité , Julie , dis-je en l'interrom-
pant , vbilà bien de la rigueur pour une
mère auffi tendre ! Pythagore n'étoit pas
plus févere à fes difciples que vous l'ê-
tes aux vôtres* Non - feulement voumq
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H 4 I. o i s E. V, Part. 387
es traitez pas en hommes , mais on diroit
qiie vous craignez de les yoir ceffer trop
tôt d'être enfans. Quel moyen plus agréa-
ble & plus fur peuvent-ils avoir de s'inf-
truits, que d'interroger fur les chofeç
qu*ils ignorent les gens plus éclairés
qu'eux ? Que penferoieiit de vos maxi-
mes les Dames de Paris, qui trouvent
que leurs enfans ne jafent jamais affez tôt
ni affez long - tems , & qui jugent de
i'efprit qu'ils auront étant grands par les
fottifes qu'ils débitent étant jeunes ?
Wolmar me dira que cela peut être bon
dans un pays oîi le premier mérite eft
de bien babiller , & oîi l'on eft difpenfé
de penfer pourvu qu'on parle. Mais vous
«qui voulez faire à vos enfans un fort fi
doux , comment accorderez - vous tant
de bonheur avec tant de contrainte , &
que devient, parmi toute cette gêne, la
Jiberté que vous prétendez leur laiffer î
Quoi donc! a- 1- elle repris à l'inftant :
eft - ce gêner leur liberté que de les em-
pêcher d'attenter à la nôtre , & ne fau-
roient-ils être heureux à moins que toute
une compagnie en filence n'admire leurs
pué41ités } Empêchons leur vanité da
Bb a
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388 L A N o u V « t t t
naître ^ ou du moins arrêtons^n les prd^
grès ; c'eft là vraiment travailler à leur
félicité : car la vanité de Thomithe eft la
fource de fes plus grandes peines , & il
n'y a perfonne de fi parfait &t de il fêté^
à qui elle ne donné encore plus de cha-
grin que de plaifir (4).
Que peut penfer un enfent de lui-mê-
me , quand il voit autour de lui tout un
cercle de gens fenfés Técouter, Pagacer,
Tadmirer , attendre avec un lâche em-
preffement les oracles qui fortént de ik
bouche , & fe récrier avec des retentif-
lemens de joie à chaque impertinence
qu'il dît ? La tètê d'un homme auroit
bien de la peine à tenir à tous ces fau*
applaudiffemens ; jugez de ce que devien-
dra la fiénne ! Il en eft du babil des en«
fans comme des prédirions des Âlmanachs»
Ce feroit un prodige It , fiir tant de vaî*-
hes paroles^ le hazard ne fourriiffoît ja-
mais \me rencontre heureufé. Imaginez
ce que font alors les exclamations de là
flatterie fur une pauvre mère déjà trop
<4) Si jamais la yanité fit quelque heur^u^ fur la terre.»
^ coup fàt c«t hevreox là iCétoit q,u'uH fot
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H É L o I s E. V. Part. 385
abufée par fon propre cœur , & fur un
enfant qui ne fait ce qu'il dit & fe voit
célébrer ! Ne penfez pas que pour démêler
Terreur, je m'en garantiife. Non , je vois
la faute , & j'y tombe» Mais fi j'admire
les reparties de mon fils, au moins je
les admire en fecret ; il n'apprend point ,
en me les voyant applaudir, à devenir
babillard & vain, & les flatteurs , en me
les feifant répéter, n*ont pas le plaifir de
rire de ma foiblefle. «
Un jour qu'il nous étoit venu du mon-
de , étant allée donner quelques ordres ,
je vis en rentrant quatre ou cinq grands
nigauds occupés à jouer avec lui , &:
s'apprêtant à me raconter d'im air d'em-
phafe , je ne fais combien de gentillefies
qu'ils venoient d'entendre , & dont ils
fembloient tout émerveillés. Meflieurs ,
leur dis -je affez froidement, je ne doute
pas , que vous ne fâchiez faire dire à des
marionnettes de fort jolies chofes : mais
j'efpere qu'un jour mes enfens feront hom-
mes ,' qu'ils agiront & parleront d'eux-
mêmes, & alors j'apprendrai toujours
dans la joie -de mon coçur tout ce qu'ils
auront dit & fait de bien. Depuis qu'on
Bb 3
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390 La Nouvelle
a vu que cette manière de me Êiîre Ùt
cour ne prenoit pas , on joue avec jnes
enâns comme avec des enÊins, non com-
me avec Polichinelle; il.ne leur vient plus
de compère , & ils en valent fenfiblement
mieux depuis qu^on ne les admire plus.
A l'égard des queftions, on ne les leur
défend pas indiftinâement. Je fuis la
première à leur dire de demander douce-
ment en particulier à leur père ou à
moi tout ce qu'ils ont befoin de favoir.
Mais je ne fouffre pas qu'ils coupent un
entretien férieux pour occuper tout le
monde de la première impertinence qui
leur paffe par la tête. L'art d'interroger
n'eft pas fi facile qu'on pehfe. Ceft bien
plus l'art des maîtres que des difciples;
il faut avoir déjà beaucoup appris de
chofes pour favoir demander; ce qu'on
ne fait pas. Le favant fait & s'enquîert,
dit un proverbe Indien ; mais l'ignorant
ne fait pas même de quoi s'enquérir (5).
faute de cette fcience préliminaire les
enfans en liberté ne font prefque jamais
( 5 ) Ce proverbe eft tiré de CharcUn. Tome 5. pa;.
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H i L.o I s E. -V.Part. 39Î
que des queftions ineptes qui ne fervent
à rien, ou profondes & fcabreufes dont
la folution paffe leur portée ^ & puîfqu*il
ne faut pas qu'ils fâchent tout , il im-
porte qu'ils n'aient pas le droit de tout
demander. Voilà pourquoi , générale-
ment parlant, ils s'inftruifent mieux par
les interrogations qu'on leur fait que par
celles qu'ils font eux-mêmes.
Quand cette méthode leur ferbit auflî
utile qu'on croit, '^la première & la plus
importante fcience qui leur convient ,
ai*efl:-elle pas d'être dîfcrets & modef-
tes, ¥ a-t-il quelque autre qu'ils
doivent apprendre au préjudice de celle-
là? Que produit donc dans les enfans
cette émancipation de parole avant l'âge
de parler, & ce droit de fou mettre effron-
tément les hommes à leur interrogatoire ?
De petits queftionneurs babillards , qui
queftionnent moins pour s'inftruire que
pour importuner , pour occuper d'eux
tout le monde, & qui prennent encore
plus de goût à ce babil par l'embarras
oîi ils s'apperçoivent que jettent quel-
quefois leurs queftions indifcretes , en
forte que chacun eft inquiet aulïl-tôt
Bb 4
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39* La Nouvelle
qu'ils ouvrent la bouche. Ce tfeft pa^
tant un moyen de les inflruire que de
les rendre étourdis & vains ; inconVCT
nient plus grand à mon avis que l'avan^
tage qu'ils acquièrent par -là n'eft utile;
(Car par degrés l'ignorance diminue, mais
la vanité ne fait jamais qu'augmenter.
Le pis qui pût arriver de cette réferve
trop prolongée feroit que mon fils eti
âge de raifon eût la converfation moms
légère , le propos moins vif & moins
abondant , &c en confidérant combien
cette habitude de paffer fa vie à dire
des riens rétrécit l'efprit, je regarderoîs
plutôt cette heureufe ftérilité comme tm
bien que comme un mal. Les gens
pififs toujours ennuyés d'eux-mêmes s'ef-
forcent de donner un grand prix à l'art
4e les amufer , & l'on dirôit que le far
voir -vivre confifte à ne dire que de
vaines paroles , comme à ne faire que
des dons inutiles : mais la fociété hiir
maine a un objet pUis noble , & fes
vrais plaifirs ont plus de folidité. L'orr
gane de la vérité ^ le plus digne organe
^e l'homme , le feul dont l'ufkge le dif-
tipjuç dçi animaux, ne lui a point été
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H É L o I S E. V. Part. 395
4onné pour n'en pas tirer un meilleur
parti qu'ils ne font de leurs cris. Il fe
dégrade au-deffous d'eux quand il parl«
pour ne rien dire, & l'homme doit être
homme jufques dans fés délaffemens. S'il
y a de la politeffe à étourdir tout le
monde d'un vain caquet , j'en trouve
une bien plus véritable à laiffer parler
les autres par préférence , à faire plus
grand cas de ce qu'ils difent qiie de ce
qu'on diroit foi -même ^ & à montrer
qu'on les eftime trop pour croire les
amufer par des niaiferies. Le bon ufage
du monde, ce|ui qui nous y feit le plus
rechercher & chérir, n'eft pas tant d'y
briller que d'y feire briller les autres,
& de mettre , à force de modeftie , leur
orgueil plus en liberté. Ne craignons pa$
qu'un homme d^efprit qui ne s'abftient
de parler que par retenue & difcrétiori,
puiffe jamais paflfer pour un fot. Dans
quelque pays que ce puiffe être , il n'eft
pas poflible qu'on juge im homme fur ce
qu'il n'a pas dit , & qu'on le méprife
pour s'être tu. Au contraire on remar-
que en général que les gens filencieux
çnimpofent, qu'on s'écoute devant etix.
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394 LaNouvelle
& qu^on leur donne beaucoup d'attention
quand ils parlent; ce qui, leur laii&nt k
choix des occafions, & faifant qu'on ne
perd rien de ce qu'ils difent, met tout
l'avantage de leur côté. Il eu & difficile à
l'homme le plus fage e garder toute fa
préfence d'efprit dans un long flux de
paroles , il efi fi rare qu'il ne lui échappe
des chofes dont il fe repent à loiûr,
qu'il aime mieux retenir le bon que rîf-
quer le^ mauvais. Enfin, quand ce n'eft
pas Êiute d'efprit qu'il fe tait , s'il ne
parle pas , quelque difcret qu'il puiâe
être , le tort enefi à ceux qui font
avec lui.
Mais il y a bien loin de fix ans à
vingt ; mon fils ne fera pas toujours
enfant, & à mefure que fa. raifon com-
mencera de naître , l'intention de fqn
père eft bien de la laiffer exercer. Quapt
à moi , ma mifiion ne va pas jufques là.
Je nourris des enfans & n*ai pas la pré-
fomption de vouloir former des hommes.
J'efpere, dit -elle, en regardant fon mari,
que de plus dignes mains fe chargeront
de ce noble emploi. Je fuis femme &
mère ,"" je fais me tenir à mon rang. En-
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H É L o I s E. V.Part. 395
tore une fois la fonûion dont je fuis
chargée n'eft pas d^lever mes fils , mais
de les préparer pour être élevés.
Je jie fais même en cela que fuivre de
point en point le fyftême de M. de Wol-
mar , & plus f avance , plus j'éprouve
combien il eu. excellent & jufte , & com-
bien il s'accorde avec le mien. Coiïfi-
dérez mes enfans & fur -tout l'aîné; en
connoiffez-vous de plus heureux fur la
terre, de plus gais, de mqins importuns?
Vous les voyez fauter, rire, courir toute
la journée fans jamais incommoder per-
fonne. De quels plaifirs, de quelle indé-
•pendance leur âge eft-il fufceptlble, dont
ils ne joUlffent pas , ovi dont ils abufentî
'Us fe contraignent aufli peu devant moi
qu'en mon abfencê. Au contraire, fous
les yeux de leur mère ils ont toujours
tm peu plus de confiance, & quoique je
fols l'auteur de toute la févérité qu'ils
éprouvent, ils me trouvent toujours la
moins févere : car je ne pourroîs. fup^
porter dé n'être pas ce qu*ils aiment le
plus au monde.
Les feules loîx qu'on leur impofe au-
pf es de nous font celles de la liberté
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39^ La Nouvelle
même 9 favob de ne pas plus gêner I9
compagnie qu'elle ne les gêne , de ne
pas crier plus haut qu'on ne parle, &:
comme on ne les oblige point de s'oc-
cuper de nous , je ne veux pas , non
plus , qu'ils prétendent nous occuper
d'eux. Quand ils manquent à de fi juftes
loix , toute leur peine eft d'être à Tint-
tant renvoyés , & tout mon art , pour
que c'en foit une , de faire qu'ils ne fe
trouvent nulle part aufli bien qu'ici» A
cela près 9 on ne les aflujettit à rien; on
ne les force jamais de rien apprendre;
on ne les ennuyé point de vaines coiv
reâions ; jamais on ne les reprend ; les
feules Iççons qu'ils reçoivent font des le-
çons de pratique prifes dans la fimplicité
de la nature. Chacun bien inftruit là-def-
ius fe conforme à mes intentions avec
une intelligence & un foin qui ne me
kiflent rien à defirer, & fi quelque Êiute
eft à craindre, mon afiiduité la prévient
ou la répare aifément.
Hier, par exemple, l'aîné ayant ôté
un tambour au cadet, l'avoit ait pleurer.
Fanchon ne dit rien , .mais une heure
après, au moment que le ravifieur du
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H É L o 1 $ E. V. Part. 397
tambour ^n étoit le plus occupé , elle le
lui reprit ; il la fuivoit en le redeman-
dant , & pleurant à fon tour. EIW lui
dit : vous Tavez pris par force à votre
frère; )e vous le reprends dé même;
qu*avez-vous à dire? Ne fuis-je pas la
plus forte? Puis elle fe mit à battre la
caifle à fon imitation, comme fi elle y
eût pris beaucoup de plaifir. Jufques là
tout -étoit à merveille. Mais quelque
tems après elle voulut rendre le tambour
au cadet , alors je l'arrêtai ; car ce n'é-
toit plus la leçon de la nature, & de -là
pouvoit naître un premier germe d'en-
vie entre les deux frères. En perdant le
tambour, le cadet fnpporta la dure loi
de la nécefHté, l'aîné fentit fon injuilice,
tous deux connurent leur foiblefie & fii-
f ent confoiés le moxnent d'après.
Un plan fi nouveau & fi contraire aux
idées reçues m'avoit d'abord effarouché.
A force de nje l'expliquer , ils m'en rendi-
rent enfin l'admirateur , & je fentis que
pour guider l'homme , la marche de la
nature eft toujours la meilleure. Le feul
inconvénient que je trouvois à cette mé-
thode , & cet inconvénient me parut fort
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3o8 La Nouvelle.
grand , c'étoit de négliger dans les enÊms
la feule faculté qu'ils ayent dans toute fa
vigueur & qui ne fait que s'afFoiblir en
avançant en âge. Il me fembloit que fé-
lon leur propre fyftême , plus les çpéra*
lions de l'entendement étoient foibles , in-
fuffifantes , plus on devoit çxercer & for-
tifier la mémoire , fi propre alors à fou-
tenir le travail. Ceft elle, difois-je, qui
doit fuppléer à la raifon jufqu'à fa naif-
fance , & l'enrichir quand elle eft née.
Un efprit qu'on n'exerce à rien devient
lourd & pefant dans Tinaftion. La femen-
ce ne prend point dans, un champ mal
préparé , & c'cft une étrange préparation
pour apprendre à devenir raifonnable que
de commencer par être ftùpide. Com-
ment, ftupide ! s'eft écriée auffi- tôt Mde.
de Wolmar. Confondriez - vous deux
qualités auffi différentes & prefque aufïi
.contraires que la mémoire & le juge-
jnent (6) ? Comme.fi la quantité des
chofes mal digérées & fans liaifon dont
on remplit une tête encore foible , n'y
( 6 ) Cela ne . me paroit pas bien vu. Rien n'ell fi ne*
teflaire au jugement que la mémoire : il eil vrai ^ue 69
Ji*€(l pas la mémoire des mots*
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H É L o I s E. V, Part, 399
fàifoit pas plus de tort que de profit à
la raifon ! J'avoue cjue de toutes les fa-
cultés de l'homme , la mémoire eft la
première qui fe développe & la plus com-
mode à cultiver dans les en&ns : mais à
votre avis lequel eft à préférer de ce
qu'il leur eft le plus aifé d'apprendre ,
' ou de -ce qu'il leur importe le plus de
iàvoir ?
Regardez à l'ufage qu'on fait eit eux
de cette facilité , à la violence qu'il faut
leur faire , à l'éternelle contrainte où il
les feut affujettir pour mettre en étalage
leur mémoire, & comparez l'utilité qu'ils
en retirent au mal qu'on leur fait foufirir
pour cela. Quoi ! forcer un enfant d'é-
tudier des langues qu'il ne parlera jamais,
même avant qu'il ait bien appris la fien*
ne ; lui faire inceflfamment répéter & conf-
truire des vers qu'il n'entend point, &
dont toute l'harmonie n'eft pour lui qu'au
bout de {es doigts ; embrouiller fon ef^
prit de cercles & de fpheres dont il n'a
pas la moindre idée , l'accabler de mille
noms de villes & de rivières qu'il con-
fond fans cefTe & qu'il rapprend tous les
jours i eft-ce cultiver fe mémoire au pro-
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40O La Nouvelle
fit de fon jugement , & tout ce frivole
acquis vaut-il luie feule des larmes qu^
hii coûte ?
Si tout cela n'étoit qu'inutile , je m'en
plaindrois mokis ; mais n'efl-ce rien que
d'inftruire un enÊuit à fe payer de mots y
& à croire favoir ce qu'il ne peut "com-
prendre? Se pourroit-il qu'un tel amas
ne nuisît point aux premières idées dont
on d(A meubler une tête humaine , & ne
vaudroit - il pas mieux n'avoir point de
mémoire que de la remplir de tout ce
fatras au préjudice des connoif&nces né-:
ceffaires dont il tient la place ?
Noh, fi la nature a donné au cerveau
des enfens cette foupleffe qui le rend
propre à recevoir toutes fortes d'impref-
fions, ce n'efl pas pour qu'on y grave
des noms de Rois , des <htes , des ter-
mes de blafon , de fphere , de géogra-
phie y Se tous ces mots fans aucun fèns
pour leur âge, & fan^ aucune utilité pour
quelque âge que ce foit , dont on accable
leur trifte & flérile enfance ; mais c'efl
pour que toutes les idées relatives à l'é-
tat de l'homme, toutes celles qui fe rap-
portent à fon bonheur & Téclairent fur
feS'
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H £ L o I s E. V. Part. 4^1^
fe$ devoirs , s'y tracent de bonne heure;
en caraûeres ineffaçables j^ & lui fervent à
fe conduire pendant fa vie d'une manière
çonvenjd)le à fon être & à {çs facultés.
Sans étudier dans les livres , la mé-
inoire d'un enfant ne refte pas pour cela
pifive : tout ce qu'il voit ^ tout ce qu'il
lentend le frappe , & il s'en fouvient ; il
tient regiftre en lui r même des aâtions ^
fdes difcours des hamnies, &c tout ce qu^
l'environne^eft te livre dans lequel , làns y
longer ^ il enrichit continuellement fa mé-
moire 9 en attendant que fon jugement
puiâe en profiter. Ç'eft dans le choix de
fe$ objets, c'eft dani le foin de luij)ré-;
lenter Êms ceffe ceux qu^il doit connoître
& de lui cacher ceux qu'il doit ignorer
que confifte le véritable art de cultiver I4
première de fe$ fecultés, & c'eft par-li^
qu'il fiiut tâcher de lui former un magar
4» de connoiffances qui ferve à fon édut
cation diurant la jeuneffe, & à ia conduite
flans tous les tems. Cette méthode , il
pft vrai t ^^ forme point de petits pro-
diges ^ & ne fait pas briller les gouver-*
liantes & les précepteurs ; mais elle for-;
faç des hommes judicieux , robuftes , fainsj
Ifoifv. fffloïfe. Tom, IJI. Ç c
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i(oft La Novvellb
de' corps & d'entendement , qui > Gm
s'être Élit admirer étant jeunes , iè f<Hit
honorer étant grands.
Ne penfea pas , pourtant, continua
Julie , qu'on néglige ici tout-à-Êdt ces
foins dont vous Eûtes un fi grand cas. Une
mère im peu vigilante tient dans fes mains
les paillons de fes en&ns. H y a des
moyens pour exciter & nourrir en eux le
defir d'apprendre ou de faire telle ou telle
chofe ; & autant que ces moyens peu-
vent fe concilier avec la plus entière li-
berté de Tenfent, & n'engendrent en lui
nuUe femence de vice , Je les employé
afleç. volontiers , fans m'opiniâtrer quand
le fuccès n'y répond pas ; car il aura
toujours le tems d'appi^endre , mais il n'y
a pas un moment à perdre pour lui for-
mer un bon naturel ; & M. de Wolmar a
une telle idée du premier développement
de la raifon , qu'il foutient que quand fon
fils ne fauroit rien à douze ans , il n'en
feroit pas moins inflruit à quinze ; fans
compter que rien n'efl moins néceffaire
que d'être favant , & rien plus que d'êtrf
làge & bon.
Vou^ favez que notre aîné lit déjà pa^
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H i L O I s E» V. PARt. 405
iablement. Voici comment lui eft venu
le goût d'apprendre à lire* J'avois dejQTein
de lui dire de tems en tems quelque fable
de' la Fontaine pour Tâmufer, & j'avois
déjà commencé , quand il nie demanda
fi les corbeaux parloient ? A Tinflant je
vis la difficulté de lui feire /entir bien
nettement la différence de Papologue au
xn^ifonge , je me tirai d'affaire comme je
pur y & convaincue que les fables font
faites pour les hommes venais qu'il faut
toujours- dire la vérité nue aux enfens,
je fupprimai la Fontaine. Je lui fubfli-
tu^ un recueil de petites hifloires inté-
refiantes & inftruâives , la plupart tirées
de la Bible ; puis voyant que Tenfant pre*
neit goût âmes contes, j'imaginai de les
IhI- rendre encore plus utiles , en efTayant
d'en compofer moi-même d'auffi amufans
qu'il me fut pofîîble , & les appropriant
toujours au befoin du moment. Je les
^çrîvois à mefure dans un beau livre or*
né d'images , que je tenois bien enfermé,
& dont je lui lifois de tems en tems quel- ^
ques contes , rarement , peu long-tems ,
& répétant fouvent les mêmeç avec des
I(0i|im6ntair€;s ^ ayant de paffer à de nou*
Ce i
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404 t A N O U V E 1 C f
veaiix. Un enfent oifif eft fujet à Vetmul^
les petits contes fervoient dB^reffource ;
mais quand je le voyois le plus avide-*
ment attentif ^ je me fouvenois quelque*
fois d'un ordre à donner , je le quittois
à Tendroit le plus intérefTant en laiflant
négligemment le Kvre. [Auffi-tôt il alloit
prier fa Bonne , ou Fanchon , ou quelw
qu'un d'achever la leâure : i^is conume
il n'a rien à commander à perfonne &
qu'on étoit prévenu , l'on n'obéiflbit pas
toujoiu-s. L'un refiifoit, l'autre avoit à
faire , l'autre balbutioit lentement & mal ^
l'autre laifloit à mon exemple un conte
à moitié. Quand on le vit bien ennuyé
de tant de dépendance , quelqu'un lui fug^
géra fecretement d'apprendre à life , pou^.
s'en délivrer & feuilleter le livre à fon
aife. U goûta ce projet. Il Êdut trouver,
des gens aiTez complaifans poiur vou-*
loir lui donner leçon ; nouvelle dîfficul^
té qu'on n'a pouflee qu'aufli loin qu'il
ialoit. Malgré toutes ces précautions i
il s'eit laifé trois ou quatre ^is , on 1'^
laifTé &ire. Seulement je me fuis effor«
cée de rendre les contes encore plus amu«
f^ns I &: i| eft revenu à la chargé aY«^
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H E L O ï 5 t. V. PAtlt. 40^
tant d'ardeur, que cfiioiqu'il n'y ait pas fix
inois qu'il a tout de bon commencé d'ap»
prendre , il fêta bientôt en état de lire
ïeul lé recueil.
Ceft à peu près airifi que je tâcherai
d'exciter fon zèle & û bonne volonté pouf
acquérir les connoiffances qui demandent
de la fuite & de l'application, & qui peu-
Vent convenir à fon âge ; mais quoiqu'il
apprenne à lire , ce n'eft point des livret
tju'il tirera ces connoiffances; car elles
ne s'y trouvent point , & la lefture ne
convient en aucune manière aux enfknsv
Je veux auffi l'habituer de bonne heure à
tlôurrir fa tête d'idées & non de mots t
c*eft pourquoi je ne lui ùis jamais rien
tfpprendre par cœur.
Jamais ! interrompis^je ^ ç'eft beaucoup
aire; car encore faut -il bien qu'il facShe
ton catéchifme & fes prières. Ceft ce qui
vous trompe , reprit -elle. A l'égard de la
prière , tous les matins & tous les foir$
je fais la mienne à haute voix dans là
chambre de mes enfàns , & c'eft affet
■pour qu'ils l'apprennent fans qu'on les y
iobli^e : quant au catéchifme , ils ne faveni
«e que c'eft. Quoi, Julie ! vos enlaiis
Ce 3
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4o6 La Nouvelle
n'apprennent pas leur catéchifme ? Non;
mon ami , mes enfàm n'apprennent pas
leur catéchifme. Comment ! ai* je dit
tout étonné ^ une mère fî pieufe ! • . . •
je ne vous comprends point* Et pour-
quoi Vos enfkns n'apprennent-ils pas leur
catéchifme ? Afin qu'ils le croyent un
jour , dit - elle ^ j'en veux Êdre un jour
des Chrétiens. Ah ! j'y fuis., m'écriai-je;
vous ne voulez pas qite leur foi ne foit
qu'en paroles, ni qu'ils» fâchent feulem«nt
leur Religion , mab qu'ils la croyent , &
yous penfez avec raifon qu'il efl impoffi*
ble à l'homme de croire ce qu'il n'entend
point. Vous êtes bien difficile , me dit en
fouriant M- de" W^olmar ; feriez -vous
Chrétien , par hazard î Je m'efforce de
l'être^ lui dis-je avec fermeté. Je crois
de la Religion tout ce que j'en puis com-
prendre , & rèfpefté le refle fans le re-
jetter. Julie me fit un figne d'approba-
tion, & nous reprîmes le fujet de notre
entretien.
Après être entrée dans d'autres détails
qui m'ont fait concevoir combien le zèle
maternel efl aâif , in&tigable &c pré-
voyant f elle a conclu , en obferyant que
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H £ L O I 5 E. V.PART* 407.
fa méthode fe rapportoit exaâement aux
deux objets qu'elle s'étoit propofés , ùl-'
voit de laiffer développer le naturel des
enfens , & de l'étudier. Les miens ne font
gênés en rien, dit -elle, & ne fauroient
abufer de leur liberté ; leur caraâere ne
peut ni fe dépraver, ni fe contraindre;
on laiffe en paix renforcer leur corps &
germer leur jugement; Tefclavage n'avi^
lit point leur ame ; les regards d'autnii
ne font point fermenter leur amour-pro-
pre ; ils ne fe croyent ni des hommes
puiiTans , ni des animaux enchaînés , mais
des enians heureux & libres. Pour les
garantir des vices qui ne font pas en eux,
ils ont , ce me femble , un préfervatif
plus fort que des difcours qu'ils n'enten-
droient point , ou dont ils feroiént bien- .
tôt ennuyés. Ceft l'exemple des n^œitrs
de tout ce qui les environne. Ce font les
entretiens qu'ils entendent , qui font ici
naturels à tout lé monde , & qu^'on n'a
pasbefoinde compofer exprès pour eux;
c'eft la paix & l'union dont ils font té-
moins ; c'eft l'accord qu'ils voyent régner
fans ceffe j & daos la conduite refpeâive
de tous , & dans la conduite & les dif^*
cours de chacun. C c 4
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Nourris encore dans leur première finfe
^licite , d*o{i leur viendroîent dés viceé^
'dont ils n*ont point vu d'exemple , dei
jpaffions qu'ils n'bnt mille occafion de
fentir , des préjugés que rien ne leurinf-
pire ? Vous voyez qu'aùcime erreur né
les gagné ^ qu'aucun hiauvais penchant né
îe montre en eux. Leur ignorance n'eiî
point entêtée , leurs défirs ne font point
bbftinés ; les inclinations au mal font pré-
venues , la nature éfl juftifiéé , & tout mé
prouve qile les défeuts dont nous l'accu-^
ïbns ne font point ïoh ouvrage ^ mais lé
taôtre. •
Ceft àinfi que livrés aii penchant dé
leur cœur , fans que rien le déguife où
l'altère j nos enfens ne reçoivent poiiit
' tine forme extérieure ôc artificielle , mais
tonfervent exaâement celle de leur ca-
raftere originel : c'efl ainfi que ce carac-
tère fe développé journellement à nos
yeux fans réferve , '& que rîous poùvoné
étudier les mouveîhens de la nature juf-
kjues dans leurs principes les plus fecrets;
'^ûrs de n'être jamais ni grondés ni punis j
ils ne favent ni mentir , ni fé cacher j
èc dans tout te qu'ils difent ^ foit entré
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it i L o i !5 L V.ÎPÀkT. 46^
^k , foit à • nous , ils laiffent voir fiuis
jcbntrainte tout ce qu*il$ ont au fond dé
Famé. Libres de babiller entré eux toute
la journée , ils ne longent pas même à fè
Jgêner un moment devant mon je ne les
reprends jamais ^ ni ne les feis taire , ni
lie feins de les écouter^ &ils diroient les
chofes du monde le^ plus blâmables qiiè
je ne ferois pas femblant d'en rien fevoiri
mais en effet > je les écoute avec la plus
grande attention &is qu'ilîs s'en doutent;
je tiens un regifire exaû dé ce qu'ils font
i& de, ce qu'ils difent; ce font les pro-
•idu£^ions naturelles du fonds qu'il faut
cultiver. \}n propos vicieux dans leuïr
bouche eft une herbe ^étrangère dont le
Vent apporta la graine ; fi je ïa coupe paf
une réprimande , bientôt elle repoufferai
'au lieu de cela j'en cherche en fecret la
racine , & j'ai foin de l'arracher. Je né
ïuis , m'a-t-elle dit en rîîCnt , que' la fer-
Vante du Jardinier ; je farcie le jardin ^
j'en ôte la mauvaife herbe ^ c'eft à lui de
'cultiver la bonne..
Convenons auffi qu'avec toute la peiné
^e j'aurois pu prefidre , il faloit être
«uffi bien fécondée pour elpérer dé réuf^
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4 to Là Nouvelle
fir 9 & que le fuccès de mes foins dépen-^
doit d'un concours de c^conihnces qui
ne s*eft peut-être jamais trouré qu'ici*
U fkloit les lumières d'un père éclaire ,
pour démêler , à travers les préjugés éta-
blis , le véritable art de gouverner les en-
&ns dès leur naifiance ; il âloit toute ùl
patience pour fe prêter à l'exécution ,
fans jamais démentir fes leçons par fa
conduite ; il fàloit des enians bien nés en
qui la nature eût affez feit pour qu'on
pût aimer fon feul ouvrage ; il feloit
n'avoir autour de foi que des domefti-
ques intelligens & bien intentionnés , qui
ne fe laffaflent point d'entrer dans les
vues des maîtres; un feul valet brutal ou
flatteur eût fuffi pour tout gâter. En vé-
rité , quand on fonge combien de caufes"
étrangères peuvent nuire aux meilleurs
deffeins & reiiverfer les projets les mieux
concertés , on doit remercier la fortune
de tout ce qu'on Êiit de bien dans la vie^
& dire que la fagefle dépend beaucoup
du bonheur.
Dites, me fuis -je écrié, que le bon-
heur dépend encore plus de la fegefle,
J^e voyez-vous pas que ce concours dont
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H i L o I s E. V. Part* 411^
vous vous félicités eft votre ouvrage , &
que tout ee qui vous approche eft con-
traint de vous reflembler ? Mères de êl*
mille ^ quand vous vous plaignez de
n'être pas fécondées , que vous connoif-
fez mal votre pouvoir! foyex tout ce
que votis devez être , vous furmonterez
tous les obftacles ; vous forcerez chacun^
de remplir fes devoirs ^ fi vous remplirez
bien tous les vôtres. Vos droits ne font-
ils pas ceux de la nature ? Malgré les
maxknes du vice , ils feront toujours
chers au cœur humain. Ah ! veuillez être
femmes & mères , & le plus doux em-
pire qui foit fur la terre fera auflî le plus
refpeâé.
En achevait cette converfation , Julie
a remarqué que tout prenoit une nouvel-
le Êicilité depuis l'arrivée d'Henriette. Il
eft certain , dit-elle , que j'aurois befoin
de beaucoup moins de foins & d'adrefte ^
fi je voulois introduire l'émulation entre
les deu< frères ; mais ce moyen me pa-
roit trop dangereux ; j'aime mieux avoir
plus de peine & ne rien rifquer. Hen-
riette fupplée à cela ; comme elle eft d'un
outre fexe, kva akiée, <{\\'\U l'aimçnt
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41* Ia Nouvelle
tous deux à la folie ^ & qu'elle a du id^
au-deffus de font âge , j'en (zîs en quel*
que forte leur prtxniere gouvernante , &
avec d'autant pl\is de fuccès que fes le^^
çons leur font moins fufpeftes.
Quant à elle , fon éducation me re-»-
garde ; mais les principes en font fi difî'
férens qu*ils méritent un entretien à part.
Au moins puis-je bien dire d'ayance qu'il
fera difficile d'ajouter en elle aux dons
de la nature , & qu'elle vaudra {a mère
tUe-niême, fi quelqu'un au monde li
peut' valoin
Milord , On VbuS attend de jour eil
jour , & ce devroit être iei ma dernière
lettre. Mais je comprends ce qui pro*
longe votre féjour à l'armée , & j'en firé*
mis. Julie n'en eft pas moins inquiète J
elle vous prie de nous donner plus fou*
vent de Vos nouvelles , .& vous conjuré
de fonger en expofant votre perfonne ^
combien vous prodiguez le repos de vo$
amis. Pour moi , je n'ai rien à vous di-
re. Faites votre devoir ; un confeil ti*
inide ne peut non plus fortîr de mon
cœur qu'approcher du vôtre. Cher Bomf^
ton , je le fais ttop ; la feule mort digne
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H É L ô I s E. V, Part. 41^
5Je ta vie feroit de verfer ton fang pour
la gloire de ton pays ; mais ne dois-tu
nul compte de tes jours à celui qui n'^j
ipQnfervé le^ fiens que pour toi \
fin'du Jom troî^i^m^
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( 414 )
TABLE
DES LETTRES
E T M ATI ERES
Contenues en ce Volume.
JLiEttre PuEMiERlt de Mdc.de WoÏ-
mar à Mde. d'Orbe.
Elkprejfe le retour de fa coujîne , & par quels
motifs. Elle defire que cette amie vienne
demeurer pour toujours avec elle &Jafii'
mille, page x
Lht. II. Réponfe de Mde. d'Orbe à Mde.
de Wolmar.
Trojetde Mde. d'Orbe , devenue veuve ^ d'unir
un jour fa fille au fils aine de Mde. de WoU
mar. Elle lui offre & partage la douce efpé"
rance d'une parfaite réunion. 1 6
Let. III. de r Amant de Julie à Mdç. d'Orbe.
Il lui annonce fon retour y lui donne une légère
idée de fin voyage y lui demande laperm0ion
de la voir , & lui peint les fentimens de fin
€atur pour Mde. de Wolmar. 3 1
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TABLE. 415
I-^T. IV* de M. de Wolmar à l'Amant de
JuKe.
Il bit apprend que fa femme vient de lut ouvrir
fon caurfurfes égartmens paffLs , & il lui of
frejfa maifon. Invitation de Julie. ^1
Let. V. de Mdc, dprbe à TAmant de Julie,
Dans cette Lettre étoit inclufe la précédente.
jUde. d^Orbe joint fon invitation à celle de M.
& de Mde. de Wolmar , & veut que le nom de
St* Preux , qu'elle avoit donné précédemment
* devant fis gens à l'Amant de Julie y lui de-
meure y du moins dans leur fociété. 42
Let. VI. de St. Preux à Mîlord Edouard. '
Héception que M. & Mde. de Wolmar font à
St. Preux. Dijfférens mouvemens dont fon,
caatr ejl agité. JRéfolution qu'il prend de ne
jamais manquer à fon devoir. 44
Let. VII. deMde. de Wolmar àMde.dprjbe.
£lle Pinjtruit de l'état de fon cœur , de la cpn^^
duite de St. Preux , de la bonne opinion de
M. de Wolmar pour fon nouvel hôte , & de
" fa fécurité fur la vertu de fa femme ^ dont il
refufe la confidence. 61
Let. VIII. Réponfe de Mde. d'Orbe à M4e.
' de Wolmar.
Ji^ljk lui repréfentê k danger qu'ilpourrpity ax»ir
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4itf TABLE,
à frtnirt Joit mari pour confident ^ tr exig^
d^elU qi/etk lui envoyé Si. Preux pour quel-:
ques jours. 7^
Ur. IX. de M4e. d'Orbe à Mdc. de Wol^
mar.
EUe lui renvoyé St. Freux dont elle loue les
façons ^ ce qui occafionne une critique de la
politejfk maniérée de Paris. Préfent qnfelle
fait de Ja yetite fille k fa coufine. 8|
Lbt. X. de St. Preax à Milord Edouard.
JZ lui détaille la fage écononùe qui règne dan^
la tnaifbn de M. de fFolmar relativement
aux domefiiques & aux mercenaires : ce qui
mmene plufie^rs réflexions & obferyations crl-t
tiques. 9(
Let. XI. de St. Preux à Mibrd Edouard.
J}efcription d'une agréable pJitude y ouvrage do.
la nature plutôt que de Part yoù M.& Mde^
de fFolmar vontfe récréer avec leurs enfans^
ce qui donne lieu à des réflexions critiques^
fur le luxe & le goût bicarré qui régnent dans^
tes jardins des riches. Idée des jardins de la
Chine. Ridicule enthoufîafme des amateurs
de fleuri. Lapafpon de St. Preux pour Mde^
de fFolmar fe change tout-à-coup en admi^,
fOtion pour fes vertus ^ i6\
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T A B L E. 417
LET.XII.deMde. de Wolmar à Mde. d'Orbe.
CaraSere de M. deJVolmar^ inflruit même avant
fort mariage de tout ce qui s^efipajfé entre f(K
femme & St. Preux., Nouvelles preuves defon
♦ entière confiance en leur vertu. M. de fFol^
.^ mar doit s^abfenter pour quelque t^ms. Sa,
femme demande confeil à fa coufuie pour Ja^
voir fi elle exigera , ou non , que St. Preux^
cccompagne fon mari. 2.0 1
JtET.XHL RéponfedeMde.tfOrbeàMdc^
de Wdfmar;
£UedifJîpe Its alarmes de fàcoufiheau fujet^^i
St: Preux p & lui dit de prendre contré ce
philofophe toutes tes précautions f^perflues qui
lui auroient' été jadis fi nècejfaires. 2a 5
!Let. XIV. de M, de Wolmar à Mde. d*Qrbe.
M lui annonce fon départ , & Hinfiruit dupro^
jet qu^ila de confier Véducation defes enfans^
i St. Preux :. projet qui jufiififi fa conduite
finguliere à V égard de fa femme & de fon an^
cien amant. Il informe fa coùfine des déeou^
vertus quilafaitis de leurs vrais féntimensy
& des raifons de t épreuve ci traquelle il les met
par fon ûbfeijLce.^ %^<^
Let. XV. de St. Preux à Mîlord*^ Edouard.
jiffl^clion de Mde. de Wolmar. Secret fatàf
qu*elle révèle à St. Preux » qui ne peu^
Souy, Hélffifi. Tom.UU » d
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4i« TABLE»
pour le préfent en infiruire fon ami. iji
Let. XVI. de Mdc. 4c Wolmar à fon mari.
Elle lui reproche de jouir'durement de la vertu
de fa femme. ^5^
Let. XVII. de St. Preux à Milord Edouard.
Danger que courent Mde. de Jf^f^mar & St.
Preux fur le lac de Genève. Ils parviennent
éprendre terre. Apris le diner Sf. Freux
mené Mde. de wolmar dans la retraite de
. Meillerie » oà jadis il ne s*occuppit que de
fa chère Julie. Ses tranfports à la vue des
^mciens monumens de fa paffion. Conduite
fage é prudente de Mde. de u^obnar. Ils
Je rembarquent pour revenir à Clarens. Hor^
riàle tentation de St. Preux. Combat inté-
rieur qu4prouve fon amie. 1S7
CINQUIEME PARTIE.
Lettre Premiers? de Milord Edouard
. à St. Preux.
Confeils & reproches. Eloges d'Abaw^ity citoyen
' de Genève. Retour prochain de Milord
Edouard. ^7 S
LjETi IL de St. Preux à Milord Edouard.
Il ajfure à fon ami qu'il a recouvré la paix dé
eamfi : lui fait un détail de la vie privée de
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t A B L S. 41?
M. & de Mdc. de JVolmar , & Je Véconch
mie avec laquelle ils font valoir leurs Biens y
& adminijfrent leurs revenus. Critique du '
iuxe de magnificence & de vanité. Ze payfaa
doit rejler dans fa condition. Raifons de la
charité quon doit avoir pour les mendians.
Egards dus à la vieillejlh 183
Let. III. de St. Preux à Milord Edouard.
Douceur du recueillement dans une affemblée
damis. Education des fils de M. & de Mde^
de Wolmar. Critique judicieufe de ta manière
dont on élevé ordirmirement les enfans. 349
Fia de la table du Tome III.
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f
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r
;.X> liOT CinCULATE
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