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Full text of "Collection complete des oeuvres de J. J. Rousseau ; avec figures en taile-douce"

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Présentée  to  the 
library  of  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 
Sinon  Langlois 


1*1 


N 


COLLECTION 

C  OJMCJP  X  jEL  TJ£ 
DES 

ŒUVRES 

D    E 

,   Je   ROUSSEAU, 

avec  Figures  en  taille- douce. 
NOUVELLE    EDITION, 

Soigneufement   revue  £f   corrigée. 


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TOME      NEUVIEME. 


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A    NEUCHA  T  E  Lt 

De  l'Imprimerie   de  Samuel    Fauche', 
Libraire  du  Roi. 


aajù  ja>  '•  «a^tofrh .. 


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M.    D  C  C     LXXV. 


JEAN  -  JACQUES    ROUSSEAU  , 

CITOYEN    DE     GENEVE, 
A 

CHRISTOPHE  DE  BEAUMONT, 

Archevêque  de  Paris ,  Duc  de  St.  Cloud, 
Pair  de  France ,  Commandeur  de  F  Or- 
dre du  St.  Efprit ,  Provifeur  de  Sur- 
homme ,  &c. 

£)a  veniam  fi  quid  liberius  dixi  ,  non  ad  contumeliam 

tuam  ,  fed  ad  defenfionem  meam.  Prœfumpfi  enim  de 

gravitate  <&  prudentiâ  tuâ   ,   quia  potes  confiderare 

quantam.  mihi  refpondendi  neceflltatem  impofueris. 

Aug.  Epiji.  2%%  ad  Pafccnt. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/collectioncompleOOrous 


'.A'RRRET  ' 

DE    LA    COUR 

DE  PARLEMENT; 

QUI  condamne  un  Imprimé  ayant  pour  titre ,  Emile, 
ou  de  l'Education  *  par  J.  J.  RoufTeau  ,  imprimé 
à  la  Haye ....  m  d  C  c  l  X 1 1 .  à  être  lacéré  &  brîdi 
par  V  Exécuteur  de  la  Haute-Jujïice,. 

Extait  des  Registres  du  Parlement.' 
Du  9  Juin,  17^2. 


E  jour ,  les  Gens  du  Roi  font  entrés ,  & 
Mtre.  Orner- Joly  de  Fleury  ,  Avocat  dudit  Sei- 
gneur Roi ,  portant  la  parole ,  ont  dit  : 

Qu'ils  déféroient  à  la  Cour  un  Imprimé  en 
quatre  volumes  in-o&avo  ,  intitulé  :  Emile,  ou  de 
l'Education  ,  par  J.  J.  Roujfeau  ,  Citoyen  de  Genève , 
dit  imprimé  à  la  Haye  en  M,   D  C  C.  L  X  1 1. 

Que  cet  Ouvrage  ne  paroît  compofé  que  dans 
la  vue  de  ramener  tout  à  la  Religion  naturelle , 
&  que  l'Auteur  s'occupe  dans  le  plan  de  l'Educa- 
tion qu'il  prétend  donner  à  fon  Elevé  ,  à  dévelop- 
per ce  fyftème  criminel. 

Qu'il  ne  prétend  inftruire  cet  Elere  que  d'après 
la  nature  qui  eft  fon  unique  guide  ,  pour  former 
en  lui  l'homme  moral  j  qu'il  regarde  toutes  les 
Religions  cenime  également  bonnes&comme  pou» 

ii 


\i       ^ÀRRET    DE   LÀ  COUK 

vant  toutes  avoir  leurs  raifons  dans  le  climat,  danâ 
le  Gouvernement ,  dans  le  génie  du  peuple  ,  ou 
dans  quelqif  autre  caufe  locale  qui  rend  l'une  pré- 
férable à  l'autre  ,  félon  les  tems  &  les  lieux. 

Qu'il  borne  l'homme  aux  connoifTances  que  l'infc 
t'nct  porte  à  chercher  ,  flatte  les  pallions  comme 
les  principaux  inftrumens  de  notre  eonfervation , 
avance  qu'on  peut  être  fauve  fans  croire  en  Dieu  , 
parce  qu'il  admet  une  ignorance  invincible  de  la 
Divinité  qui  peut  excufer  l'homme  ;  que  félon  fes 
principes  ,  la  feule  raifon  eft  juge  dans  le  choix 
d'une  Religion ,  laiffant  à  fa  difpofition  la  nature 
du  culte  que  l'homme  doit  rendre  à  l'Etre  Suprê- 
me que  cet  Auteur  croit  honorer  ,  en  parlant  avec 
Impiété  du  culte  extérieur  qu'il  a  établi  dans  la 
Religion  ,  ou  que  l'Eglife  a  preferit  fous  la  direc- 
tion de  l'Efprit-Saint  qui  la  gouverne. 

Que  conféquemment  à  ce  fyftème,  de  n'admet- 
tre que  la  Religion  naturelle,  quelle  quelle  foie 
chez  les   différens  peuples  ,  il  ofe  effayer  de  dé- 
truire la  vérité  de  l'Ecriture  Sainte  &  des  Pro- 
phéties ,  la  certitude  des  miracles  énoncés  dan^ 
les  Livres  Saints  ,  l'infaillibilité  de  la  révélation , 
l'autorité  de  l'Eglife  ;  &  que  ramenant  tout  à  cette 
Religion  naturelle,idans  laquelle  il  n'admet  qu'un 
culte  &  des  loix  arbitraires ,  il  entreprend  de  juf- 
tifier  non- feulement  toutes  les  Religions  ,  préten- 
dant qu'on  s'y  fauve  indiitinctement,  mais  même 
l'infidélité  &  la  réfiftance  de  tout  homme  à   qui 
l'onvQudroit  prouver  la  divinité  de  Jéfus-Chrift 


©  E    PARLEMENT*         Vu 

&  l'éxiftence  de  la  Religion  Chrétienne ,  qui  feule 
a  Dieu  pour  auteur ,  &  à  l'égard  de  laquelle  il 
porte  le  blafphême  jufques  à  la  donner  pour  ridi- 
cule ,  pour  contradictoire ,  &  à  infpirer  une  indif- 
férence facrilege  pour  fes  myfteres  &  pour  fes 
dogmes  qu'il  voudroit  pouvoir  anéantir. 

Que  tels  font  les  principes  impies  &  déteftables 
que  fe  propofe  d'établir  dans  fon  ouvrage  cet 
Ecrivain  qui  foumet  la  Religion  à  l'examen  de 
la  raifon,  qui  n'établit  qu'une  foi  purement  hu- 
maine ,  &  qui  n'admet  de  vérités  &  de  dogmes 
en  matière  de  Religion ,  qu'autant  qu'il  pîait  à 
l'efprit  livré  à  fes  propres  lumières ,  ou  p^tôt 
à  fes  égaremens  ,  de  les  recevoir  ou  de  les  re- 
jetter. 

Qu'à  ces  impiétés  il  ajoute  des  détails  indécens, 
clés  explications  qui  bleifent  la  bienféance  &  la 
pudeur ,  des  propositions  qui  tendent  à  donner  un 
caractère  faux  &  odieux  à  l'autorité  fouveraine,  à 
détruire  le  principe  de  l'obéhTance  qui  lui  eft  due, 
&  à  afioiblir  le  refpedt  &  l'amour  des  peuples 
pour  leurs  Rois. 

Qu'ils  croient  que  ces  traits  fufHfent  pour  don- 
ner à  la  Cour  une  idée  de  l'Ouvrage  qu'ils  lui 
dénoncent  ;  que  les  maximes  qui  y  font  répandues 
forment  par  leur  réunion  unfyitème  chimérique, 
auiîi  impraticable  dans  fon  exécution,  qu'abfurdft 
&  condamnable  dans  fon  projet.  Que  feroient 
d'ailleurs  des  Sujets  élevés  dans  de  pareils  maxi- 
mes, linon  des  hommes  préoccupés  du  fcepticifmç 

*4 


Vin        ARRET  DE    LA    COUR 

&  delà  tolérance  ,  abandonnes  à  leurs  pafîîons  , 
livrés  aux  plaifirs  des  fens  ,  concentrés  en  eux- 
mêmes  par  l'amour-propre  ?  qui  ne  connoïtroienfe 
d'autre  voix  que  celle  de  la  nature  ,  &  qui  au 
noble  defir  de  la  folid'e  gloire  ,  fubltitueroient  la 
pernicieufe  manie  de  la  Singularité?  Quelles  règles 
pour  les  mœurs  !  Quels  hommes  pour  la  Religion 
&  pour  l'Etat ,  que  des  enfans  élevés  dans  des 
principes  qui  font  également  horreur  au  Chrétien 
tk  au  Citoyen  î 

Que  l'Auteur  de  ce  livre  n'ayant  point  craint 
de  fe  nommer  lui-même  ,  ne  fauroit  être  trop 
promptement  pourfuivi  ;  qu'il  eft  important , 
puifqu'il  s'eft  fait  connoître,  que  la  Juflice  fe 
mette  à  portée  de  faire  un  exemple,  tant  fur  l'Au- 
teur que  fur  ceux  qu'on  pourra  découvrir  avoir 
concouru,  foit  à  fimprelFion,  foit  à  la  diftributiou 
d'un  pareil  Ouvrage  digne  comme  eux  de  toute 
ih.  févérité. 

Quec'eft  l'objet  des  conclurions  par  écrit  qu'ils 
1-aiflent  à  la  Cour  avec  un  Exemplaire  du  livre  % 
«Se  fe  font  les  Gens  du  Roi  retirés.- 

Eux  retirés  ; 

Vu  le  livre  en  quatre  Tomes  in-  80.  intitulé  : 
Emile ,  ou  de  l'Education  ,  par  J.  J.  Roujjèaii  , 
Citoyen  de  Genève.  Sanabilibus  ïegrotamus  malis  j 
ïpfaque  nos  in  rectum  natura  genitos,  fi  emen- 
âari  velimus ,  juvat.  Sencc.  de  Ira  ,  Lib.  XI.  cap, 


DE    PARLEMENT.  i£ 

XIII.  tom.  I  ,  2  ,  3  &  4.  A  la  Haye ,  chez  Jean 
Néaulme ,  Libraire,  avtc  trivilege  de  Noi  Seigneurs 
hs  Etais  de  Hollande  &  Wejifrife.  Conclufions 
du  Procureur  -  Général  du  Roi  ;  oui  le  rapport» 
de  M£.  Pierre  -  François  Lenoir ,  Confeiller  s  la 
matière  mife  en  délibération  : 

LA  COUR  ordonne  que  ledit  livre  imprimé  l 
£èra  lacéré  &  brûlé  en  la  Cour  du  Palais ,  au  pied 
du  grand  Efcalier  d'icelui ,  par  l'Exécuteur  de  la 
Haute- Juftice  ;  enjoint  à  tous  ceux  qui  en  ont  des 
Exemplaires ,  de  les   apporter  au  Greffe  de  la 
Cour  pour  y  être  fupprimés  ;  fait  très-expreifes 
inhibitions  &  défenfes  à  tous  Libraires  d'imprimer, 
vendre  &  débiter  ledit  Livre  ,  &  à  tous  Colpor- 
teurs ,  Diftributeurs  ou  autres ,  de  le  colporter  ou 
distribuer ,  à  peine  d'être  pourfuivis  extraordinai- 
rement ,  &  punis  fuivant  la  rigueur  des  Ordon- 
nances. Ordonne  qu'à  la  Requête  du  Procureur- 
Général  du  Roi ,  il  fera  informé  par  -  devant  le 
Confeiller  -  Raporteur  ,  pour  les  témoins  qui  fe 
trouveront  à  Paris  ,  &  par-devant  les  Lieutenans- 
Criminels  des  Bailliages  &  Sénéchauifées  du  Ref- 
fort ,  pour  les  témoins  qui  feroient  hors  de  ladite 
Ville  ;  contre  les  Auteurs,  Imprimeurs  ou  Diltri- 
buteurs  duditLivre;  pour,  les  informations  faites, 
rapportées  &  communiquées  au  Procureur-Géne- 
l'alduRoi ,  être  par  lui  requis  &  par  la  Cour  or- 
donné ce  qu'il  appartiendra;  &  cependant  ordonne 
que  le  nommé  J.  J.  Rouffeau ,  dénommé  au  Fron- 
$ifpice  dudit  Livre?  fera  uris  &  appréhendé  au 

ï'i 


X    ARRET  DE  LA  COUR  DE  PARLEM. 

corps  &  amené  es  Prifons  de  la  Conciergerie  dur 
Palais  ,  pour  être  oui  &  interrogé  par- devant  ledit 
Confeiller  -  Raporteur ,  fur  les  faits  dudit  Livre , 
&  répondre  aux  Conclu  fions  que  le  Procureur- Gé- 
néral entend  prendre  contre  lui  ;  &  ou  ledit  J.  J. 
Rouffeau  ne  pourroit  être  pris  &  appréhendé  , 
après  perquifition  faite  de  fa  perfonne  ,  afïigné  à 
quinzaine  j  les  biens  faifis  &  annotés  ,  &  à  iceux 
Commiffaires  établis  ,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  obéi  fui- 
■vant  l'Ordonnance;  &  à  cet  effet  ordonne  qu'un 
Exemplaire  dudit  Livre  fera  dépofé  au  Greffe  de 
la  Cour,  pour  fervir  à  l'inftruclion  du  Procès. 
Ordonne  en  outre  que  le  préfent  Arrêt  fera  im- 
primé ,  publié  &  affiché  par- tout  où  befoin  fera. 
Fait  en  Parlement ,  ie  9  Juin ,  mil  fept  cent  foi- 
rante -  deux. 

S'>gné  ,    D  U  F  R  A  N  C. 

Et  le  Vendredi  1 1  Jttii ,  ï  762  ,  ledit  Ecrit  men- 
tionné ci-dejfus  a  été  lacéié  &  hrulé  au  pied  du 
grand  Efcalier  du  palais  ,  far  V Exécuteur  de  la 
Hauts  JuJUce  ,  en  pré/ente  de  moi  Etienne  Dago- 
hert  l'jabsau  ,  Pun  des  trois  principaux  Commis  pour 
h  Grand''  Chambre  ,  ajjljïc  de  deux  Huijjiers  de  la 
Cour, 

Signé,  YSABEAU. 

A  PARIS,  chez  P.  G.  Simon,  Imprimeur   du 
Parlement,  rue  de  la  Harpe  ,  à  l'Hercule, 

1763. 


'MANDEMENT 

DE    MONSEIGNEUR 

ju  -f*.  JdL  <^  a  ji  II  V  11  y  V  JU 

JD  JS    3P*AXLZS  p 

PORTANT  condamnation  d'un  Livre  qui  à 
pour  titre  :  Emile  ,  ou  de  f  Education  ,  par  J.  J. 
Rguffeau  ,  Citoyen  de  Genève.  A  Amfterdam  , 
chez  Jean  Néaulme  s  Libraire ,    176%, 


%*>  HRISTOPHE  DE  BEAUMONT ,   par  la 

Mifcricorde  Divine ,  &  par  la  grâce  du  Saint  Siège 
Apoftolique  ,  Archevêque  de  Paris  ,  Duc  de 
Saint  Cloud  ,  Pair  de  France  ,  Commandeur  de 
l'Ordre  du  Saint- Efprit ,  Provifeur  de  Sorbonne, 
&c.  A  tous  les  Fidèles  de  notre  Diocefe  :  Salut 
et  Bénédiction. 

Saint  Paul  a  prédit ,  mes  tres-chers  Frè- 
tes ,  qu'il  viendroit  des  jours  périlleux  oh  il  y 
auroit  des  gens  amateurs  d'eux  -mêmes ,  fiers,  fu- 
perbss ,  blafphémateurs  ,  impies ,  calomniateurs  ,  en- 
fés  d  orgueil ,  amateurs  des  voluptés  plutôt  que  de 
Pieu }  des  hommes  d'un  efprit  corrompu    &  per- 


fK  MANDEMENT. 

vertis  dans  la  Foi  (a).  Et  dans  quels  tems  malheu- 
reux cette  prédiction  s'eft-  elle  accomplie  plus  à 
la  lettre  que  dans  les  nôtres  !  L'incrédulité  en- 
hardie ,  par  toutes  les  pafïions  ,  fe  préfente  fous 
toutes  les  formes  ,  afin  de  fe  proportionner  ,  en 
quelque  forte  ,  à  tous  les  âges  ,  à  tous  les  carac- 
tères ,  à  tous  les  états.  Tantôt,  pour  s'infinuer 
dans  des  efprits  qu'elle  trouve  déjà  enforcelés  par 
la  bagatide ,  (  b  )  elle  emprunte  un  ftyle  léger , 
agréable  &  frivole  :  de-là  tant  de  Romans  égale- 
ment obfcenes  &  impies  ,  dont  le  but  eft  d'amufer 
l'imagination ,  pour  féduire  l'efprit  &  corrompre 
le  cœur.  Tantôt ,  affectant  un  air  de  profondeur 
&  de  fubiimité  dans  fes  vues  ,  elle  feint  de  remon- 
ter aux  premiers  principes  de  nos  connoirfances, 
&  prétend  s'en  autorifer,  pour  fecouer  un  joug 
qui ,  félon  elle  ,  déshonore  l'humanité  ,  la  Divi- 
nité même.  Tantôt  elle  déclame  en  furieufe  con- 
tre le  zèle  de  la  Religion  ,  &  prêche  la  tolérance 
îiniverfelle  avec  emportement.  Tantôt  enfin,  réu- 
lûifant  tous  ces  divers  langages  ,  elle  mêle  le  fé- 
rieux  à  l'enjouement ,  des  maximes  pures  à  des 
obfcénités ,  de  grandes  vérités  à  de  grandes  er- 
reurs ,  la  Foi  au  blafphême  ;  elle  entreprend  ,  eu, 

(a)  In  noviffimis  diebus  inftabunt  tempora  periculofa  ; 
erunt  homines  fe  ipfos  amantes...  elati ,  fuperbi ,  blaphe- 
mi...  feelefti...  criminatores...  tumidi  &  voluptatum  ama- 
tores  magis  quàmDei....  hoiiiines  coirupti  mente  &  re- 
probi  circa  fidem.   2.  fini.  C.  3.  v.  1.  4.  g. 

(J?j  Fafçinatio  nugacitatis  obfcurat  bona.  Sap,  C.4.V.12.- 


MANDEMENT.  xin 

un  mot ,  d'accorder  la  lumière  avec  les  ténèbres  , 
Jéfus-Chrifl:  avec  Bélial.  Et  tel  eft  fpécialement  > 
M.  T.  C.  F. ,  l'objet  qu'on  paroît  s'être  propofé 
dans  un  Ouvrage  récent ,  qui  a  pour  titre  ;  EMI- 
LE ou  de  l'Education.  Du  fein  de  l'erreur,  il 
s'eft  élevé  un  homme  plein  du  langage  de  la  Phi- 
lofophie  ,  fans  être  véritablement  Philofbphe  : 
efprit  doué  d'une  multitude  de  connnoiifances  qui 
ne  l'ont  pas  éclairé ,  &  qui  ont  répandu  des  té- 
nèbres dans  les  autres  efprits  :  caractère  livré  aux 
paradoxes  d'opinions  &  de  conduite  >  alliant  la 
Simplicité  des  mœurs  avec  le  fafte  des  penfées  ;  le 
zèle  des  maximes  antiques  avec  la  fureur  d'établir 
des  nouveautés  ,  l'obfcurité  de  la  retraite  avec  le 
defir  d'être  connu  de  tout  le  monde  :  on  l'a  vu 
invectiver  contre  les  fciences  qu'il  cultivok  ;  pré- 
conifer  l'excellence  de  l'Evangile ,  dont  il  détrui- 
foit  les  dogmes  ;  peindre  la  beauté  des  vertus  qu'il 
éteignoit  dans  l'ame  de  fes  Lecteurs.  Il  s'eft  fait 
le  Précepteur  du  genre  humain  pour  le  tromper , 
le  Moniteur  public  pour  égarer  tout  le  monde; 
l'Oracle  du  fiecle  pour  achever  de  le  perdre.  Dans 
un  Ouvrage  fur  l'inégalité  des  conditions,  il  avoit 
abaifle  l'homme  jufqu'au  rang  des  bêtes  ;  dans  une 
autre  production  plus  récente,  il  avoit  infirmé  le 
poifon  de  la  volupté  en  paroiffant  le  profcrire  : 
dans  celui  -  ci ,  il  s'empare  des  premiers  momens 
de  l'homme  ,  afin  d'établir  l'empire  de  l'irréli- 
gion. 


itiï  MANDEMEN  T: 

Quelle  entreprife  \  M.  T.  C.  F.  î  l'éducation 
de  la  Jeuneffe  eftundes  objets  les  plus  importans 
de  la  follicitude  &  du  zèle  des  Pafteurs.  Nous 
favons  que  ,  pour  réformer  le  monde  ,  autant  que 
le  permettent  la  foibleffe  &  la  corruption  de 
îiotre  nature ,  il  fuffiroit  d'obferver  fous  la  di- 
rection &  l'impreflion  de  la  grâce  les  premiers 
rayons  de  la  raifon  humaine  t  de  les  faifir  avec 
foin  &  de  les  diriger  vers  la  route  qui  conduit  à 
la  vérité.  Par- là  ces  efprits ,  encore  exempts  de 
préjugés  ,  feroientpour  toujours  en  garde  contre 
l'erreur  ;  ces  cœurs  ,  encore  exempts  de  grandes 
paffions ,  prendroient  les  impreflions  de  toutes 
les  vertus.  Mais  à  qui  convient  -  il  mieux  qu'à 
nous  &  à  nos  Coopérateurs  dans  le  faint  Minifte- 
re ,  de  veiller  ainli  fur  les  premiers  momens  de 
la  Jeuneffe  Chrétienne ,  de  lui  diftribuer  le  lait 
fpirituel  de  la  Religion  ,  afin  qu'ils  croijfent  pour 
le  falut  ;  (c)  de  préparer  de  bonne  heure  ,  par  de 
falutaires  leqons ,  des  Adorateurs  finceres  au  vrai 
Dieu ,  des  Sujets  fidèles  au  Souverain ,  des  Hom- 
mes dignes  d'être  la  reffource  &  l'ornement  de  la 
Patrie  ? 

Or,  M.  T.  CF.  l'Auteur  d'EMiLE  propofe 
un  plan  d'éducation,  qui ,  loin  de  s'accorder  avec 
le  Chriftianifme  ,  n'eft  pas  même  propre  à  for- 
mer des  Citoyens  ,  ni  des  Hommes.  Sous  le  vain- 
prétexte  de  rendre  l'homme  à  lui  -  même  ,  &  de 

(c)  Sicut  modo  geniti  infantes,  rationabile  fine  dola 
lac  conçupifeite  :  ut  in  eo  crefeatis  in  falutcm.  i.Pet.  c.  2, 


MANDEMENT.  *f 

Faire  de  fon  élevé  l'élevé  de  la  nature ,  il  met  eu 
principe  une  aflertion  démentie  ,  non-feulemenC 
par  la  Religion  ,  mais  encore  par  l'expérience  de 
tous  les  Peuples,  &  de  tous  les  temps.  Pofons,  dit- 
il,  pour  maxime  inconteftable  ,  que  !e;  premiers  mou- 
vemens  de  la  nature  font  toujours  droits  :  il  tïy  a 
point  de  pervcrjité  originelle  dans  le  cœur  humain, 
A  ce  langage  on  ne  reconnoît  point  la  doctrine 
des  faintes  Ecritures  &  de  FEglife,  touchant  la  ré- 
volution qui  s'eft  faite  dans  notre  nature.  Ou 
perd  de  vue  le  rayon  de  lumière  qui  nous  fait 
connoitre  le  myftere  de  notre  propre  cœur.  Oui , 
M.  T.  C.  F.  il  fe  trouve  en  nous  un  mélange 
frappant  de  grandeur  &  de  baifeife  ,  d'ardeur  pour 
la  vérité  &  de  goût  pour  l'erreur ,  d'inclination 
pour  la  vertu  &  de  penchant  pour  le  vice  :  éton- 
nant contrafte  ,  qui ,  en  déconcertant  la  Philofo- 
phie  païenne ,  la  lailTe  errer  dans  de  vaines  fpé- 
culations  î  contraire  dont  la  révélation  nous  dé- 
couvre la  fource  dans  la  chute  déplorable  de  no- 
tre premier  Père  î  L'homme  fe  fent  entraîné  par 
une  pente  funeite  ,  &  comment  fe  roidiroit-il 
contre  elle  ,  (1  fon  enfance  n'étoit  dirigée  par  des 
Maîtres  pleins  de  vertu  ,  de  fagefîe  ,  de  vigilan- 
ce ;  &  fi ,  durant  tout  le  cours  de  fa  vie  ,  il  ne 
faifoit  lui-même  ,  fous  la  protection  ,  &  avec  les 
grâces  de  fon  Dieu  ,  des  efforts  puiifans  &  con- 
tinuels '<  Hélas  î  M.  T.  C.  F.  malgré  les  princi- 
pes de  l'éducation  la  plus  faine  &  la  plus  ver- 
tueufe  j  malgré  les  promeiies  les  plus  magnifique» 


xrï  MANDEMENT. 

de  la  Religion  ,  &  les  menaces  les  plus  terribles  \ 
les  écarts  de  la  jeuneffe  ne  font  encore  que  trop 
fréquens  ,  trop  multipliés  ;  dans  quelles  erreurs, 
dans  quels  excès  ,  abandonnée  à  elle  -  même  ,  ne 
fe  précipiteroit-elle  donc  pas  ?  C'elt  un  torrent 
qui  fe  déborde  malgré  les  digues  puiifantes  qu'on 
lui  avoit  oppofées  :  que  feroit-ce  donc  11  nul 
obftacle  ne  fufpendoit  fes  flots ,  &  ne  rompoit 
fes  efforts  ? 

îv  L'Auteur  d'EMiLE ,  qui  ne  reconnoit  aucune 
Religion,  indique  néanmoins,  fans  y  penfer ,  la 
voie  qui  conduit  infailliblement  à  la  vraie  Reli- 
gion. Nous ,  dit-il  j  qui  ne  voulons  rien  donner  à 
l'autorité  ;  nous ,  qui  ne  voulons  rien  enfeigner  ,  à 
notre  Emile  ,  qu'il  ne  put  comprendre  de  lui-mê- 
me par  tout  pays  ,  dans  quelle  Religion  F i lèverons- 
nous  ?  à  quelle  Secie  a ggrè gérons -nous  l'Elevé  de 
la  nature  ?  Nous  ne  V aggrêgerons  ,  ni  à  celle  -  ci , 
ni  à  celle  -  là  j  nous  le  mettrons  en  état  de  ckoifir 
celle  où  le  meilleur  ufage  de  la  raijon  doit  le  conduire. 
Plût  à  Dieu  ,  M.  T.  C.  F. ,  que  cet  objet  eût  été* 
bien  rempli  !  Si  l'Auteur  eût  réellement  mis  [on 
Ilevc  en  état  de  choifir  ,  entre  toutes  les  Religions  9 
celle  où  le  meilleur  ufage  de  la  raifon  doit  conduire  , 
il  l'eût  immanquablement  préparé  aux  leçons 
du  Chriftianifme.  Car ,  M.  T.  C.  F.  la  lumicrs 
naturelle  conduit  à  la  lumière  évangélique  j  & 
le  culte  Chrétien  eft  eifentiellement  un  culte  rai- 
[onnable    (d).    En  effet,    fi  le    meilleur  ufi'.ge 

M 

(d)  Rationabile  obfequium  veftrura.  Rom.  C.iz.  v.i. 


MANDEMENT.  xvh 

de  no're  raifon  ne  de  voit  pas  nous  conduire  à 
la  révélation  chrétienne  ,  notre  Foi  leroit  vaine  , 
nos  efpérances  feroient  chimériques.  Mais  com- 
ment ce  meilleur  vfage  de  la  raifon  nous  conduit- 
il  au  bien  ineftirnable  de  la  Foi ,  &  de-là  au  ter- 
me précieux  du  lai  ut  ?  C'eft  à  la  raifon  elle- 
même  que  nous  en  appelions.  Dès  qu'on  recon- 
noit  un  Dieu  ,  il  ne  s'agit  plus  que  de  favoir  s'il 
a  daigné  parler  aux  hommes  ,  autrement  que  par 
les  imprefïïons  de  la  nature.  Il  faut  donc  exami- 
ner fi  les  faits  ,  qui  conftatent  la  révélation ,  ne 
font  pas  fupérieurs  à  tous  les  erForts  de  la  chica- 
ne la  plus  artincieufe.  Cent  fois  l'incrédulité  a 
tâché  de  les  détruire  ces  faits  ,  ou  au  moins  d'en 
afFoiblir  les  preuves  ;  &  cent  fois  fa  critique  a  été 
convaincue  d'impuitîance.  Dieu  ,  par  la  révéla- 
tion ,  s  eft  rendu  témoignage  à  lui-même;  &  ce 
témoignage  eft  évidemment  très-ii'gne  \Ls  f;ri  (e)- 
Que  refte-t-il  donc  à  1  homme  qui  fait  le  meil- 
leur ufage  de  fa  raifon  ,  linon  d'acquiefcer  à  ce 
témoignage  ?  C'eft  votre  grâce  ,  ô  mon  Dieu  ! 
qui  confomme  cette  oeuvre  de  lumière  ;  c'eft  elle 
qui  détermine  la  volonté,  qui  forme  l'ame  chré- 
tienne -,  mais  le  développement  des  preuves  & 
la  force  des  motifs  ,  ont  préalablement  occupé, 
épuré  la  raifon  ;  &  c'eft  dans  ce  travail ,  âuïfi 
noble  qu'indifpenfable  ,  que  confiée  ce  meilleur 
ufage  de  la  raifon,  dont  l'Auteur  d'EMILE  entre- 
Ce)  Teftimonia  tua  credibilia  facta  funt  niinis.  Pfnk 
92.  ».  5. 


xvin  MANDEMENT. 

prend  de  parler  fans  en  avoir  une  notion  fixe  & 
véritable. 

Pour  trouver  la  jeuneife  plus  docile  aux  le- 
çons qu'il  lui  prépare,  cet  Auteur  veut  qu'elle 
ioit  dénuée  de  tout  principe  de  Religion.  Et  voi- 
là pourquoi ,  félon  lui  ,  connaître  le  bien  &  le 
mal ,  fentir  la  raifort  des  devoirs  de  l'homme ,  tïejt 
pas  V affaire  d'un  enfant. .  .  faimerois  autant ,  ajou- 
te t-  il ,  exiger  qu'un  enfant  eût  cinq  pieds  de  haut . 
que  du  jugement  à  dix  ans. 

Sans  doute ,  M.  T.  C.  F.,  que  le  jugement  hu- 
main a  fes  progrès,  &  ne  fe  forme  que  par  degrés. 
Mais  s'cnfuit-il  donc  qu'à  l'âge  de  dix  ans  un  en- 
fant ne  connoifle  point  la  différence  du  bien  & 
du  mal ,  qu'il  confonde  la  fageffe  avec  la  folie  , 
la  bonté  avec  la  barbarie,  la  vertu  avec  le  vice? 
Quoi  !  à  cet  âge  il  ne  fentira  pas  qu'obéir  à  fon 
père  eft  un  bien  :  que  lui  défobéir  eft  un  mal  î  Le 
prétendre  ,  M.  T.  C.  F. ,  c'eft  calomnier  la  nature 
humaine  ,  en  lui  attribuant  une  ftupidité  qu'elle 
n'a  point. 

„  Tout  enfant  qui  croit  en  Dieu  ,  dit  encore 
„  cet  Auteur ,  eft  Idolâtre  ou  Antropomorphite.  " 
Mais  s'il  eft  Idolâtre ,  il  croit  donc  plufieurs 
Dieux  ;  il  attribue  donc  la  nature  divine  à  des  fi- 
mulacres  infendbles  ?  S'il  n'eft  qu'Antropomor- 
phite ,  en  reconnoifîant  le  vrai  Dieu  ,  il  lui  don- 
ne un  corps.  Or  on  ne  peut  fuppofer  ni  l'un 
ni  l'autre  dans  un  enfant  qui  a  reçu  une  éducation 
chrétienne.  Que  fi  l'éducation  a  été  vicieufe  à 


MANDEMENT.  xix 

set  égard  ,  il  eft  fouverainement  injufte  d'impu- 
ter à  la  Religion  ce  qui  n'eft  que  la  faute  de  ceux 
qui  renfeignent  mal.  Au  furplus  ,  l'âge  de  dix 
ans  n'eft  point  l'âge  d'un  Philofophe  :  un  enfant , 
quoique  bien  inftruit ,  peut  s'expliquer  mal  ;  mais 
en  lui  inculquant  que  la  Divinité  n'eft  rien  de 
ce  qui  tombe,  ou  de  ce  qui  peut  tomber  fous  les 
fens  y  que  c'eft  une  intelligence  infinie,  qui.  douée 
d'une  Puillance  fuprème  ,  exécute  tout  ce  qui  lui 
plait,  on  lui  donne  de  Dieu  une  notion  aifortie 
à  la  portée  de  Ion  jugement.  Il  n'eft  pas  dou- 
teux qu'un  Athée,  par  fes  Sophifmes,  viendra  fa- 
cilement  à  bout  de  troubler  les  idées  de  ce  jeu- 
ne Croyant  :  mais  toute  l'adrelfe  du  Sophifte 
ne  fera  certainement  pas  que  cet  enfant ,  lorfqu'il 
croit  en  Dieu  ,  fuit  Idolâtre  ou  Antropomort  h- te  , 
c'eft-à  dire,  qu'il  ne  croie  que  l'exiftence  d'une 
chimère. 

L'Auteur  va  plus  loin,  M.  T.  C.  F.  s  il  n'accari 
de  pas  même  a  un  jeune  homme  de  quinze  ans,  la 
capacité  de  croire  en  Dieu.  L  homme  ne  faura 
donc  pas  même  à  cet  âge  .  s'il  y  a  un  Dieu,  ou 
s'il  n'y  en  a  point  :  toute  la  nature  aura  beau 
annoncer  la  gloire  de  fon  Créateur,  il  n'entendra 
rien  à  fon  langage  !  Il  exiftera  ,  fans  favoir  à 
quoi  il  doit  ion  exiftence  !  Et  ce  fera  la  f.ùne 
raifon  elle-même  qui  le  plongera  dans  ces  ténè- 
bres !  C'eft  ainfi  ,  M.  T  C.  F.,  que  l'aveugle 
impiété  voudroit  pouvoir  obfcurcir  de  fes  noires 
vapeurs ,  le  flambeau  que  la  Religion  préfente  à 

**   2, 


xx  MANDEMENT. 

tous  les  âges  de  la  vie  humaine.  Saint  Auguftin 
raifonnoit  bien  fur  d'autres  principes  ,  quand  il 
difoit ,  en  parlant  des  premières  années  de  fa  jeu- 
neffe.  „  Je  tombai  dès  ce  tems  -  là ,  Seigneur  » 
„  entre  les  mains  de  quelques-uns  de  ceux  qui 
„  ont  foin  de  vous  invoquer  j  &  je  compris  par 
„  ce  qu'ils  me  difoient  de  vous ,  &  félon  les 
33  idées  que  j'étois  capable  de  m'en  former  à  cet 
,B  âge-là ,  que  vous  étiez  quelque  chofe  de  grand  , 
„  &  qu'encore  que  vous  fufîiez  invillble  &  hors 
„  de  la  portée  de  nos  fens  ,  vous  pouviez  nous 
,,  exaucer  &  nous  fecourir.  Aufîi  eommençai-je 
„  dès  mon  enfance  à  vous  prier  ,  &  vous  regar- 
n  der  comme  mon  recours  &  mon  appui  ;  &  à 
„  mefure  que  ma  langue  fe  dénouoit ,  j'employois 
„  fes  premiers  mouvemens  à  vous  invoquer.  " 
(  Lik   i.  Conftjf.  Chip.   îx.  ) 

Continuons  ,  M.  T.  C.  F. ,  de  relever  les  pa- 
radoxes étranges  de  l'Auteur  d'EMiLE.  Après 
avoir  réduit  les  jeunes  gens  à  une  ignorance  fi 
profonde  par  rapport  aux  attributs  &  aux  droits 
de  la  Divinité  ,  leur  accordera-t-il  du  moins  l'a- 
vantage de  fe  connoitre  eux- mêmes  ?  Sauront- 
ils  fî  leur  ame  eit  une  fubftance  abfolument  dif- 
tinguée  de  la  matière  '{  ou  fe  regarderont-ils  com- 
me des  êtres  purement  matériels  &  fournis  aux 
feules  loix  du  Méchanifme  '<  L'Auteur  d'EitfiLE 
doute  qu'à  dix-huit  ans  ,  il  foit  encore  tems  que 
fou  Elevé  apprenne  s'il  a  une  ame  :  il  penfe  que, 
s'il  l'apprend  plus  tôt ,  il  court  rïfqiie  de  ne  le  fit* 


MANDEMENT:  xxi 

voir  jamais  :  ne  veut-il  pas  du  moins  que  îa  jeu- 
neffe  foit  fufceptible  de  la  connoiffance  de  fes 
devoirs  ?  non.  A  l'en  croire  ,  il  n'y  a  que  des  ob- 
jets phyfxques  qui  pttiffent  intérejjer  les  en  fans  , 
fur -tout  ceux  dont  on  rfa  pas  éveillé  la  vanité  ,  & 
qu'on  n'a  pas  corrompus  d'avance  par  le  poifon  de 
l'opinion.  Il  veut ,  en  conféquence  ,  que  tous  les 
foins  de  la  première  éducation  foient  appliqués  à 
ce  qu'il  y  a  dans  l'homme  de  matériel  &  de  ter- 
reftre  :  Exercez  ,  dit-il  ,  [on  corps  ,  fes  organes , 
fes  fens ,  fes  forces  ,  mais  tenez  fon  ame  oifive , 
autant  qu'il  fe  pourra.  C'eft  que  cette  oifiveté 
lui  a  paru  néceifaire  pour  difpofer  ï'ame  aux  er- 
reurs qu'il  fe  propofoit  de  lui  inculquer.  Mais  ne 
vouloir  enfeigner  la  fageife  à  l'homme  que  dans  le 
tems  où  il  fera  dominé  par  la  fougue  des  paf- 
lions  naiflantes  ,  n'eft-ce  pas  la  lui  préfenter  dans 
le  deiTem  qu'il  la  rejette  ? 

Qu'une  femblable  éducation  ,  M,  T.  C.  F. ,  eft 
©ppofée  à  celle  que  prefcrivent ,  de  concert ,  la 
vraie  Religion  &  la  faine  raifon  ?  toutes  deux  veu- 
lent qu'un  Maître  fage  &  vigilant  épie  en  quelque 
forte  dans  fon  élevé  les  premières  lueurs  de  l'intel- 
ligence ,  pour  l'occuper  des  attraits  de  la  vérité , 
les  premiers  mouvemens  du  cœur,  pour  le  fixer 
par  les  charmes  de  la  vertu.  Combien  en  effet 
n'eft.il  pas  plus  avantageux  de  prévenir  les  obtta- 
cles ,  que  d'avoir  à  les  furmonter  ?  Combien  n'eft- 
il  pas  à  craindre  que  lî  les  impreifions  du  vice  pré- 
cédent les  leçons  de  la  vertu  ,  l'homme  parvenu  à 

**  3 


Xxn  MANDEMEN  T. 

un  certain  âge  ,  ne  "manque  de  courage  ,  ou  de 
volonté  pour  réfifter  au  vice  ?  Une  heureufe  ex- 
périence ne  prouve-t-elle  pas  tous  les  jours,  qu'a- 
près les  déréglemens  d'une  jeuneiîe  imprudente  & 
emportée  ,  on  revient  enfin  aux  bons"  principes 
qu'on  a  requs  dans  l'enfance  ? 

Au  refte ,  M.  T.  C.  F. ,  ne  foyons  point  furpris 
que  l'Auteur  d'EMiLE  remette  à  un  tems  Ci  reculé 
la  connoiiFance  de  l'exiftence  de  Dieu  :   il  ne  la 
croit  pas  néceffaire  au  falut.   Il  ejl  clair  ,  dit-il  par 
l'organe  d'un  perfonnage  chimérique  ,  il  ejl  clair 
que  t'I  homme  parvenu  jufqti'à  la  vieillejjè ,  fans  cr  i- 
ye  en  Dieu,  ne  fera  pas  pour  cela  ptivé  ds  fa  pré- 
Jfènce  dans  T  autre ,  fi  fin  aveug'e>-.ent  n'a  point  été 
volontaire  ,  ç^  je  d  s  qiiil  ne  Cefï  pas  toujours.   Re- 
marquez, M.  T.  C.  F.,  qu'il  ne  s'agit  point  ici  d'un 
homme  qui  feroit  dépourvu  de  l'ufage  de  Ta  rai- 
ion  ,   mais  uniquement  de  celui  dont  la  rai  fou  ne 
feroit  point  aidée  de  l'inftruclion.  Or ,  une  telle 
prétention  e^\  fouverainement  abfurde  ,  fur-tout 
dans  le  fyfteme  d'un  Ecrivain  qui  foutient  que  la 
raifon  eu:  abfolument  faine.   Saint  Paul  alfure  , 
qu'entre  les   Philofophes  Païens ,  plufieurs  font 
parvenus  ,  par  les  feules  forces  de  la  raifon,  à  la 
connoiifance  du  vrai  Dieu.   Ce  qui  peut  être  connu 
de  Dieu ,  dit  cet  Apôtre  ,  leur  a  été  mamfejlé ,  Dieu 
le  leur  ayant  fait  connoître  :  la  confédération  âe'scho- 
fes  qui  ont  été  faites  dès  la  création  du  monde  leur 
ay.mt  rendu  vifible  ce  qui  ejl  invifible  en  Dieu,fa  puif- 
fanci 'même  éternelle ,  &  fa  divinité  ,  m  forte  qii 'ils 


MANDEMENT.  xxiu 

font  fans  excufe  ;  puifqiC  ayant  connu  Dieu ,  ils  ne 
l'ont  point  glorifié  comme  Dieu ,  £5?  ne  lui  ont  point 
venâa  grâces  i  mais  ils  fe  font  perdus  dans  la  vanité 
de  leur  raifonnement,  &  leur  efprit  infenfé  a  été  obf- 
curci  :  enfe  difant  figes  ,  ils  font  devenus  fous  (/). 

Or,  Ci  tel  a  été  le  crime  de  ces  hommes  ,  lefq\iels 
bien  qu'aifujettis  par  les  préjugés  de  leur  éduca- 
tion au  culte  des  Idoles  ,  n'ont  pas  laiiTé  d'attein- 
dre à  la  connoirfance  de  Dieu  :  comment  ceux  qui 
n'ont  point  de  pareils  obftacles  à  vaincre,  feroient- 
ils  innocens  &  juftes  ,  au  point  de  mériter  de  jouir 
de  la  préfence  de  Dieu  dans  l'autre  vie  ?  Comment 
feroient  ils  excufables  (  avec  une  raifon  faine  telle 
que  l'Auteur  la  ruppofe  )  d'avoir  joui  durant  cette 
vie  du  grand  fpe&acle  de  la  nature ,  &  d'avoir  ce- 
pendant méconnu  celui  qui  l'a  créée ,  qui  la  con- 
ferve  &  la  gouverne  ? 

Le  même  Ecrivain  ,  M.  T.  C.  F.  ,  embrafle  ou- 
vertement le  Scepticifme  ,  par  rapport  à  la  créa- 
tion &à  l'unité  de  Dieu.  Je  fais ,  fait-  il  dire 
encore  au  perfonnage  fuppofé  qui  lui  fert  d'or- 
gane, je  fus  que  h  monde  eji  gouverné  par  une 
volonté  piaffante  &  fage  ;  je  le  vois,  ou  plutôt  je 

ff)  Quod  notum  eft  Dei  manifeftum  eft  in  illis  :  Deus 
enim  illis  manifeftavit.  Inviiibilia  enim  ipfius  ,  a  creatu- 
râ  mundi ,  per  ea  quœ  facla  funt  intellecta  confpiciuntui:  : 
fempiterna  quoque  ejus  vircus  &  divinitas  •>  ita  ut  fint 
inexeufabiles  ;  quia  cùm  cognoviflent  Deum  ,  non  ficuc 
Deum  gloriricaverunt  ,  aut  gratias  egerunt ,  fed  evanue- 
runt  in  cogitationibus  fuis  ,  &  obicuratum  eft  infîpiens 
cor  eorum  ;  dicentes  enim  fe  elfe  fapientes ,  ftulti  factt 
funt  Rom.  C.  1.  v.  19.  22. 

**  4 


xxiv  MANDEMENT. 

le  feus,  &  cela  m'importe  à  [avoir  :  mais  ce  même 
monde  ejî-tl  éternel,  ou  créer1  Y  a-t  il  un  principe 
uni  [lie  Je;  chofes  ?  Y  en  a-t- il  deux  ouplr.ficurs,  & 
queiie  ejl  leur  nature  ?  je  n'en  fais  rien  ,  &  que 
m'importe  ?  ....  je  renonce  à  des  que/lions  oifetfes 
qui  pguvent  inquiéter  mon  amour-propre ,  mais  yi 
[ont  inutiles  à  ma  conduite,  &  fupérie  ires  à  ma  rai- 
fon.  Que  veut  donc  dire  cet  Auteur  téméraire  ? 
Il  croit  que  le  monde  eft  gouverné  par  une  vo- 
lonté puiffinte  &  fage  :  il  avoue  que  cela  lui 
importe  à  favoir  :  &  cependant ,  //  ne  fait ,  dit  il , 
s'il  n'y  a  qu ':tn  feul  principe  des  thores ,  ou  s'il  y  en 
a  plufieurs  ;  &  il  prétend  qu'il  lui  importe  peu 
de  le  favoir.  S'il  y  a  une  volonté  puillante  & 
fage  qui  gouverne  le  monde,  elt-il  concevable 
qu'elle  ne  foit  pas  l'unique  principe  des  chefes  ? 
Et  peut  il  être  plus  important  de  favoir  l'un  que 
l'autre  ?  Quel  langage  contradictoire  !  Il  ne  fait 
quelle  ejl  la  u  iture  de  Dieu  ,  &  bientôt  après  il 
reconnoît  que  cet  Etre  fuprème  eft:  doué  d'intel- 
ligence ,  de  puiifance  ,  de  volonté  &  de  bonté  ; 
.li'eft-cc  donc  pas  -  là  avoir  une  idée  de  la  nature 
divine  '(  L'unité  de  Dieu  lui  paroit  une  quef- 
tion  oifeufe  &  fupérieure  à  fi  raifon ,  comme 
fi  la  multiplicité  des  Dieux  n'étoit  pas  la  plus 
grande  de  toutes  les  abfurdités.  La  pluralité  des 
Dieux  ,  dit  énergiquement  Tertullien  ,  ejl  une  nul- 
lité de  Dieu  *,  admettre  un  Dieu,  c'eft  admettre  un 

*  Deus  cùm  fummum  magnum  fit ,  îectè  veritas  noftra 
pronunti nvit  :  Deus  fi  non  unus  eft ,  non  eft.  Tcrtull. 
adverf.  Marcioneni,  liv.  i. 


MANDEMENT.  xx* 

Etre  fuprème  &  indépendant  auquel  tous  les  au- 
tres Etres  foient  fubordonnés.  Il  implique  donc 
qu'il  y  ait  pîufieurs  Dieux. 

Il  n'eft  pas  étonnant,  M.  T.  C.  F. ,  qu'un  hom- 
me qui  donne  dans  de  pareils  écarts  touchant  la 
Divinité  ,  s'élève  contre  la  Religion  qu'Elle  nous 
a  révélée.  A  l'entendre  ,  toutes  les  révélations  en, 
général  ne  font  que  dégrader  Dieu  ,  en  lui  donnant 
des  pijjions  humaines.  Loin  çtécfaircix  les  notions 
du  grani  Etre  ,  pourfuit-il ,  je  vois  qi'e  les  dogmes 
particuliers  les  embrouillent  ;  que  loin  de  les  eyino» 
blir ,  ils  les  avilijfent  i  qiCaux  myjieres  inconceva- 
bles q-ti  les  environnent  ,  ils  ajoutent  des  contradic- 
tions  abfurdes.  C'eft  bien  plutôt  à  cet  Auteur  , 
M.  T.  C.  F., qu'on  peut  reprocher  l'inconféquence 
&  l'abfurdité.  C'eft  bien  lui  qui  dégrade  Dieu , 
qui  embrouille,  &  qui  avilit  les  notions  du  grand 
Etre  ,  puifqu'il  attaque  directement  fon  eflence, 
en  révoquant  en  doute  fon  Unité. 

Il  a  fenti  que  la  vérité  de  la  Révélation  Chré- 
tienne étoit  prouvée  par  des  faits  ;  mais  les  mi- 
racles formant  une  des  principales  preuves  de  cet- 
te Révélation  ,  &  ces  miracles  nous  ayant  été 
tranfmis  par  la  voie  des  témoignages  ,  il  s'écrie  : 
Quoi  !  toujours  des  témoignages  humains  !  toujours 
des  hommes  qui  me  rapportent  ce  que  d'autres  hom- 
mes ont  rapporté  ?  Que  d'hommes  entre  Dieu  & 
moi  !  Pour  que  cette  plainte  fût  fenfée ,  M.  T. 
C.  F. ,  il  faudroit  pouvoir  conclure  que  la  Révé- 
lation cil  fauffe  dès  qu'elle  n'a  point  été  faite  à 


ikvi  MANDEMENT. 

chaque  homme  en  particulier;  il  faudroit  pouvoir 
dire  :  Dieu  ne  peut  exiger  de  moi  que  je  croie 
ce  qu'on  m'aflure  qu'il  a  dit ,  dès  que  ce  n'eft 
pas  directement  à  moi  qu'il  a  adreflé  fa  parole. 
Mais  n'elt-il  donc  pas  une  infinité  de  faits  ,  mê- 
me antérieurs  à  celui  de  la  Révélation  Chrétien- 
ne, dont  il  feroit  abfurde  de  douter?  Par  quel- 
le autre  voie  que  par  celle  des  témoignages  hu- 
mains ,  l'Auteur  lui-même  a-t-il  donc  connu  cet- 
te Sparte,  cette  Athene,  cette  Rome  dont  il  van- 
te fi  ibuvent  &  avec  tant  d'afTurance  les  loix  , 
les  mœurs ,  &  les  héros  ?  Que  d'hommes  entre 
lui  &  les  événemens  qui  concernent  les  origines 
&  la  fortune  de  ces  anciennes  Républiques!  que 
d'hommes  entre  lui  &  les  Hiftoriens  qui  ont  con- 
fervé  la  mémoire  de  ces  événemens  î  Son  Scep- 
ticifme  n'eft  donc  ici  fonde  aue  fur  l'intérêt  de 
fon  incrédulité. 

Qu'un  homme ,  ajoute-t-il  plus  loin  ,  vienne 
nous  tenir  ce  langage  :  Mortels  ,  je  vous  annonce 
les  volontés  du  Très-haut  :  reconnoiffez  à  ma  voix 
celui  qui  m'envoie.  J'ordonne  au  Soleil  de  changer 
fa  courfe ,  aux  Etoiles  de  former  un  autre  arrange- 
ment ,  aux  Montagnes  de  s'applanir  ,  aux  Flots  de 
s'élever ,  à  la  Terre  de  prendre  un  autre  afpcB  :  à 
ces  merveilles  qui  ne  reconnohra  pas  à  l'infant  le 
Maître  de  la  nature  ?  Qui  ne  croiroit ,  M.  T.  C. 
F. ,  que  celui  qui  s'exprime  de  la  forte  ,  ne  deman- 
de qu'à  voir  des  miracles  ,  pour  être  Chrétien  ? 
Ecoutez   toutefois  ce  qu'il  ajoute  :  Refe  enfin  > 


MANDEMENT.  x'xvii 

dit  il ,  V examen  le  plw  important  dans  1%  Doctrine 
annoncée....  Apre,  avoir  prouvé  la  Do&rine  pa  le 
miracle  ,  il  faut  prouver  le  miracle  par  la  Doctri- 
ne. ...  Or  ,  que  faire  en  pareil  cas  ?  Une  feule 
chofe  :  revenir  an  nùfonnement  ,  ç=?  laijjèr  U  les  mi- 
yaclet.  Mie  x  eue- il  valu  w'jy  pas  recourir ,  c'eft 
dire  :  qu'on  me  montre  des  miracles  ,  &  je  croi- 
rai :  qu'on  me  montre  des  miracles  ,  &  je  refu- 
serai encore  de  croire.  Quelle  inconféquence , 
quelle  abfurdiré  î  Mais  apprenez  donc  une  bonne 
fo  s ,  M.  T.  C.  F. ,  que  dans  la  queftion  des  mira- 
cles ,  on  ne  le  permet  point  le  fophlime  reproché 
par  l'Auteur  du  Livre  de  ThEUCATiON.  Quand 
une  Doctrine  eft  reconnue  vraie,  divine,  fondée 
fur  une  révélation  certaine,on  s'en  f-rt  pour  juger 
des  miracles,  c'efr-à-dire,  pour  rejetter  les  préten- 
dus prodiges  que  des  Impofteurs  voudroient  op- 
pofer  à  cette  Doctrine.  Quand  il  s'agit  d'une 
Doctrine  nouvelle  qu'on  annonce  comme  éma- 
née du  fein  de  Dieu  ,  les  miracles  font  produits 
en  preuves  ;  c'e't-à  dire,  que  ce'ui  qui  prend  la 
qualité  d'tnvoyé  du  Très-haut  , confirme  fa  mif- 
fion ,  fa  prédication  par  des  miracles  qui  font  le 
témoignage  même  de  la  Divinité.  Ainli  la  Doc- 
trine &  les  miracles  font  des  argumens  refpe&ifs 
dont  on  fait  ufage  ,  félon  les  divers  points  de  vue 
où  l'on  fe  place  dans  l'étude  &  dans  l'enfeigne- 
ment  de  la  Religion.  Il  ne  fe  trouve  là,  ni  abus 
du  raifonnement ,  ni  fophifme  ridicule,  ni  cercle 
vicieux.  C'elt  ce  qu'on  a  démontré  cent  fois  \  &  il 


xxviii       m  andement; 

eft  probable  que  l'Auteur  d'Emile  n'ignore  point 
ces  démonstrations  ;  mais  ,  dans  le  pian  qu'il  s'etè 
fait  d'envelopper  de  nuages  toute  Religion  ré- 
vélée, toute  opération  furnaturelle,  il  nous  im- 
pute malignement  des  procédés  qui  déshonorent 
la  raifon  j  il  nous  repréfente  comme  des  Enthou- 
fiaftes,  qu'un  faux  zèle  aveugle  au  point  de  prou- 
ver deux  principes  ,  l'un  par  l'autre,  fans  diver- 
fité  d'objets ,  ni  de  méthode.  Où  eft  donc .  M. 
T.  C.  F. ,  la  bonne- foi  philofophique  dont  fe  pare 
cet  Ecrivain  ? 

On  croiroit  qu'après  les  plus  grands  eiforts  pour 
décréditer  les  témoignages  humains  qui  attellent 
la  Révélation  Chrétienne  ,  le  même  Auteur  y  dé- 
fère cependant  de  la  manière  la  plus  pofitive,  la 
plus  folemnellc.  Il  faut,  pour  vous  en  convain- 
cre ,  M.  T.  C.  F. ,  &  en  même^ems  pour  vous 
édifier  ,  mettre  fous  vos  yeux  cet  endroit  de  fou 
Ouvrage  :  J'avoue  que  la  majefié  de  l'Ecriture  nié- 
tonne  ,•  la  fainteté  de  l'Ecriture  parle  à  mon  cœur. 
Voyez  les  livres  des  Fhilofophes ,  avec  toute  leur  pom- 
pe >  qu'ils  font  petits  auprès  de  celui-là  !  Se  peut-il 
qu'un  livre  à  la  fois  fi  fublime  £ff  fi  fimple  foit  C  ou- 
vrage des  hommes  ?  Se  peut-il  que  celui  dont  il  fait 
l'hijiohe ,  ne  foit  qu'un  homme  lui-même  ?  EJî-ce-là  le 
ton  d'un  enthoufiafie  ,  ou  d'un  ambitieux  Sectaire  ? 
Quelle  douceur  !  Quelle  pureté  dans  fes  mœurs  f  Quel- 
le g)  ace  touchante  dans  fes  inf\r viciions  !  Quelle  éléva- 
tion d.'.usfss  maximes  !  Quelle  profonde  fageffe  dans 
fes  dij cours  !  Quelle  préfe.nce  d'efprit,  quelle  fineffe  çff 
quelle  jujlejfe  dans  fes  rtyonfes  !  Quel  empire  fur  fes 


M  A  N  D  E  M  E  N  T.  xxix 

pajjions  /  Où  ejl  l'homme  ,  ou  ejl  le  fags  qui  fait 
agir  ,  Jbufrir  &  mourir  fam  foibleffe ,  &  fans  orien- 
tation ? ....  Oui ,  fi  la  vie  &  la  mort  de  Socrate 
font  dhin  Sage  ,  la  vie  &  la  mort  de  Jéfus  font  d'un 
Dieu.  Dirons  -nous  que  l'hifioire  de  l'Evangile  eji 

inventée  à  plaifir  ? Ce  n'ejt  pas  ainfi  qu'on 

invente,  &  les  faits  de  Socrate  dont  perfonne  ne  dou- 
te ,  font  moins  attejlés  que  ceux  de  Jéfus-Chrifi 

Il  fer  oit  plus  inconcevable  queplufieurs  hommes  d'as- 
cord  euffent  fabriqué  ce  Livre ,  qu'il  ne  l'ejl  qu'un 
feul  en  ait  fourni  le  fujet.  Jamais  les  Auteurs  Juifs 
n' euffent  trouvé  ce  ton  ,  ni  cette  morale  ,  £5*  l'Evan- 
gile a  des  cara&eres  de  vérité  fi  grands ,  fi  frappans ',  fi 
parfaitement  inimitables  ,  que  l' Inventeur  en  fer  oit 
plus  étonnant  que  le  Héros.  Il  feroit  difficile  ,  M. 
T.  C.  F. ,  dépendre  un  plus  bel  hommage  à  l'au- 
thenticité de  l'Evangile.  Cependant  l'Auteur  ne 
la  reconnoît  qu'en  conféquence  des  témoignages 
humains.  Ce  font  toujours  des  hommes  qui  lui 
rapportent  ce  que  d'autres  hommes  ont  rapporté. 
Que  d'hommes  entre  Dieu  &  lui  î  Le  voilà  donc 
bien  évidemment  en  contradiction  avec  lui-même: 
le  voilà  confondu  par  fes  propres  aveux.  Par  quel 
étrange  aveuglement  a-t-il  donc  pu  ajouter  :  Avec 
tout  cela  ce  même  Evangile  ejl  plein  de  chofes  in- 
croyables ,  de  chofes  qui  répugnent  à  la  raifb'n  ,    £f? 
qu'il  eji  impoljible  atout  homme  fenfc  de  concevoir, 
ni  d  admettre.    Que  faire  au  milieu  de  toutes  ces 
contraditlions  ?  être  toujours  mode  fie  &  circonfpeci 
....  refpe&er  en  filme  ce  qu'on  nejauroit  >  ni  re- 


xxx  MANDEMENT. 

jetter  ,  ni  comprendre,  ǧ  S  humilier  devant  le  grand 
Etre  qui  feul  fait  la  vérité.  Voilà  le  Sceptkifme 
huolontaire  où  je  fui  rejie.  Mais  le  Seepticifme, 
M.  T.  C.  F. ,  peut- il  donc  être  involontaire  ,  lors- 
qu'on refufe  de  Te  foumettre  à  la  Doctrine  d'un 
Livre  qui  ne  fauroit  être  inventé  p<-r  les  hommes? 
Lorfque  ce  Livre  porte  des  caractères  de  vérité,  fi 
grands  ,  fi  frappans  ,  fi  parfaitement  inimitables , 
que  l'Inventeur  en  feroit  plus  étonnant  que  le 
Héros  ?  C'eft  bien  ici  qu'on  peut  dire  que  ['ini- 
quité a  menti  contre  elle-même  (g). 

Il  femble  ,  M.  T.C  .  F.  ,  que  cet  Auteur  n'a  re- 
jette la  Révélation  que  pour  s'en  tenir  à  la  Reli- 
gion naturelle,  ieque  Dieu  veut  qu'un  homme  f-Jfe, 
dit- il  ,  il  ne  lui  fait  pas  dire  par  un  autre  homme , 
il  le  lui  dit  à  lui-même ,  il  récrit  au  fond  de  fan  cœur. 
Quoi  donc  î  Dieu  n'a-t-il  pas  écrit  au  fond  de 
nos  cœurs  l'obligation  de  fe  foumettre  à  lui ,  dès 
que  nous  fommes  fûrs  que  c'eft  lui  qui  a  parlé  ? 
Or  ,  quelle  certitude  n'avons-nous  pas  de  fa  di- 
vine parole  !  Les  faits  de  Socrate  dont  perfonne 
ne  doute  font  de  l'aveu  même  de  l'Auteur  d'EMi- 
LE  ,  moins  atteftés  que  ceux  de  Jéfus  -  Chrift.  La 
Religion  naturelle  conduit  donc  elle-même  à  la 
Religion  révélée.  Mais  eft-il  bien  certain  qu'il  ad- 
mette même  la  Religion  naturelle  ,  ou  que  du 
moins  il  en  reconnoilfe  la  nécefîité  ?  Non ,  M.  T. 
C.  F.  Si  je  me  trompe  ,  dit- il,  c'ejt  de  bonne  foi.  Ce- 

(g)  Mentita  eft  iniquitas  fibi.  Vf  al.  zG.  v.  iz. 


M  A  N  D  £  M  E  N  T.  xxxi 

la  mefiijjït ,  pour  que  mon  erreur  même  ne  me  foit 
pas  imputée  à  crime.  Quand  'vous  vous  tromperiez 
de  même  ,  il  y  auroit  peu  de  mal  à  cela  i  c'eft-à-dire 
que ,  félon  lui ,  il  furfit  de  fe  perfuader  qu'on  eft 
en  polTeflion  de  la  vérité  ;  que  cette  pcrfuafion  , 
fût- elle  accompagnée  des  plus  monftrueufes  er- 
reurs ,  ne  peut  jamais  être  un  fuiet  de  reproche  ; 
qu'on  doit  toujours  regarder  comme  un  h^rame 
fage  &  religieux  ,  celui  qui ,  adoptant  les  erreurs 
même  de  l'Athéifme,  dira  qu'il  eft  de  bonne- foi. 
Or  ,  n'eft-ce  pas  là  ouvrir  la  porte  à  toutes  les 
fuperftitions ,  à  tous  les  fyftèmes  fanatiques  ,  à 
tous  les  délires  de  l'efprit  humain  ?  N'eft-ce  pas 
permettre  qu'il  y  ait  dans  le  monde  autant  de 
Religions,  de  cultes  divins  ,  qu'on  y  compte  d'Ha- 
bitans  ?  Ah  !  M.  T.  C.  F.  ,  ne  prenez  point  le 
change  fur  ce  point.  La  bonne-foi  n'eft  elUma- 
ble ,  que  quand  elle  eft  éclairée  &  docile.  Il 
nous  eft  ordonné  d'étudier  notre  Religion  ,  &  de 
croire  avec  (implicite.  Nous  avons  pour  garant 
des  promelfes  l'autorité  de  l'Eglife  :  apprenons  à 
la  bien  connoitre  ,  &  jettons-nous  enfuite  dans 
fou  fein.  Alois  nous  pourrons  compter  fur  no- 
tre bonne  -  foi ,  vivre  dans  la  paix  ,  &  atten- 
dre ,  fans  trouble ,  le  moment  de  lalumiere  éter- 
nelle. 

Quelle  infigne  mauvaife  foi  n'éclate  pas  encore 
dans  la  manière  dont  l'Incrédule  ,  que  nous  réfu- 
tons ,  fait  raifonner  le  Chrétien  &  le  Catho'iqueï 
Quels  dilcours  pleins  d'ineptie  ne  prete-t-il  pas 


xxxn  MANDEMENT. 

à  l'un  &  à  l'autre  ,  pour  les  rendre  méprifables  î 
Il  imagine  un  Dialogue,  entre  un  Chrétien  ,  qu'il 
traite  d'Infpiré,  &  l'Incrédule,  qu'il  qualifie  de 
Raifonneur-,  &  voici  comme  il  fait  parler  le  pre- 
mier :  La  raifon  vous  apprend  que  le  tout  eft  plus 
grand  que  fa  partie  >  mais  moi ,  je  vous  apprends 
de  la  part  de  Dieu  que  àeji  la  partie  qui  e,7  plus 
grande  que  le  tout}  à  quoi  1  Incrédule  répond  :  Et 
qui  êtes- vous  pour  m'ofer  dire  que  Dieu  fe  contre- 
dit i  &  à  qui  croirai- je  par  pr  ference  ,  de  lui  qui 
ni' apprend  par  la  raifon  des  vérités  éternelles  ,  ou  de 
votn  qui  m'annoncez  de  [a  part  une  abfurd'té  ? 

Mais  de  quel  front ,  M.  T.  C.  F. ,  ofe  - 1  -  on 
prêter  au  Chrétien  un  pareil  langage?  Le  Dieu 
delà  Raifon,  difons-nous  ,  eft  aufîi  le  Dieu  de 
la  Révélation.  La  Raifon  &  la  Révélation  font 
les  deux  organes  par  lefquels  il  lui  a  plu  de  fe 
faire  entendre  aux  hommes ,  fuit  pour  lesinftrui- 
re  de  la  vérité ,  foit  pour  leur  intimer  fes  or- 
dres. Si  l'un  de  ces  deux  organes  étoit  oppofé 
à  l'autre,  il  eft  confiant  que  Dieu  feroit  en  con- 
tradiction avec  lui-même.  Mais  Dieu  fe  contre- 
dit-il ,  parce  qu'il  commande  de  croire  des  véri- 
tés incompréhenlibles  '{  Vous  dites,  ô  Impies,  que 
les  Dogmes,  que  nous  regardons  comme  révélés  , 
combattent  les  vérités  éternelles  :  mais  il  ne  fuffit 
pas  de  le  dire.  S'il  vous  étoit  poïïible  de  le  prou- 
ver, il  y  a  long-tems  que  vous  l'auriez  fait,  & 
que  vous  auriez  pouffé  des  cris  de  vi&oire. 

La  mauvutfs  foi  de  l'Auteur  d'EiniLE,  n'eft  pas 

moins 


MANDEMENT,      xxxin 

moins  révoltante  dans  le  langage  qu'il  fait  tenir 
à  un  Catholique  prétendu.  Nos  Catholique ,  lui 
fait  -  il  dire  ,  font  grand  bruit  de  l'autorité  de  /'#- 
g!ijef  mais  que  gagnent -ils  à  cela?  S'il  leur  faut 
îin  au/Ji grand  appareil  de  preuves  pour  établir  cette 
autorité ,  qu'au  «  autres  Sectes  pour  établir  directe- 
ment leur  doclrine.  V  Eglife  décide  que  C  Eglife  cl 
droit  de  décider:  ne  voilà  -£-  il  pas  une  autorité 
bien  prouvée  ?  Qui  ne  croiroit ,  M.  T.  C.  F. ,  à  en- 
tendre cet  Impofteur  ,  que  l'autorité  de  l'Eglife 
n'eft  prouvée  que  par  fes  propres  dédiions ,  & 
qu'elle  procède  ainll  :  Je  décide  que  je  fuis  infailli. 
ble  ,  donc  je  le  fuis  :  imputation  calomnieufe  ,  M. 
T.  C.  F.  La  conltitution  du  Chriftianifme  ,  PEf- 
prit  de  l'Evangile ,  les  erreurs  même  &  la  foibleffe 
de  l'efpric  humain  ,  tendent  à  démontrer  que  l'E- 
glife ,  établie  par  Jéfus  -  Chrift  ,  eft  une  Eglife  in- 
faillible. Nous  alfurons  que  ,  comme  ce  divin  Lé- 
gislateur a  toujours  enfeigné  la  vérité ,  fou  Eglife 
l'enfeigne  aurli  toujours.  Nous  prouvons  donc 
l'autorité  de  l'Eglife ,  non  par  l'autorité  de  l'Egli- 
fe  ,  mais  par  celle  de  Jéfus-  Chrift  ;  procédé  non 
moins  exact ,  que  celui  qu'on  nous  reproche  eft 
ridicule  &  infenfé. 

Ce  n'eft  pas  d'aujourd'hui,  M.  T.  C.  F. ,  qn© 
l'efprit  d'irréligion  eft  un  efprit  d'indépendance 
&  de  révolte.  Et  comment ,  en  effet ,  ces  hom- 
mes audacieux  ,  qui  refufent  de  fe  foumettre  à 
l'autorité  de  Dieu  même  ,  refpecteroient-ils  celle 
des  Rois  qui  font  les  images  de  Dieu ,  ou  §elle 

*  *  * 


xxxiv      M  A  N  D  E  M  E  M  T. 

des  Magiftrats  qui  font  les  images  des  Roi',  ? 
Songe ,  dit  l'Auteur  d'EM île  à  fon  Elevé,  g»Vfc 
(fefpece  humaine  )  ejl  eompofce  ejfeut tellement  de 
h  collection  des  peuples  $  que  quand  tous  les  Rois  .... 
en  feraient  étés ,  il  n'y  paraîtrait  guère  ,  &  que  les 
chofes  n'en  iraient  pas  plus  mal ....  Toujours  ,  dit- 
il  plus  loin  ,  la  multitude  fera  facrifée  au  petit  nom- 
bre ,  &  l'intérêt  public  à  l'intérêt  particulier  :  tou- 
jours cesjioms  fpécieux  de  jujlice  &  de  fubordina- 
tian  ferviront  d'injlrument  à  la  violence  ,  &  d'ar- 
mes à  l'iniquité.  D'où  il  fuit,  continue- 1- il,  que 
les  ordres  âiftingués  ,  qui  fe  prétendent  utiles  aux 
autres  ,  ne  font  en  effet  utiles  qu'à  eux  -  mêmes  aux 
dépens  des  autres.  Far  oh  juger  de  la  canfidèratian 
qui  leur  ejl  due  félon  la  jujlice  &  laraifon!  Ainfi 
donc  ,  M.  T.  C.  F.  ,  l'impiété  ofe  critiquer  les 
intentions  de  celui  par  qui  régnent  les  Rois  (h)  : 
ainiî  elle  fe  plaît  à  empoifonner  les  fources  de  la 
félicité  publique  ,  en  fouillant  des  maximes  qui 
ne  tendent  qu'à  produire  l'anarchie,  &  tous  les 
malheurs  qui  en  font  la  fuite.  Mais  ,  que  vous  dit 

la  Religion?  Craignez  Dieu:   refpeBez  le  Roi 

('/)  que  tout  homme  foit  fournis  aux  Puijfances  fupê-. 
rieures  :  car  il  n'y  a  point  de  Fuiffance  qui  m 
vienne  de  Dieu  ,  &  c'ejl  lui  qui  a  établi  toutes 
selles  qui  font  dans  le  monde.  Quiconque  téftjle 
donc  aux  tuijjances ,  réf. fie  à  l'ordre  de  Dieu  ,  £jf 

(Ji)  ?er  nie  reges  régnant  Prov.  C.  %.v.  i;. 
0")  Deum  timete  :   Kegem  houorificatc.    i .  Pet.  C.  % 
v.  17. 


M  A  N  D  E  M  E  N  T.        xxxy 

ceux  qui  y  réftfient ,  attirent  la  condamnation  fur 
eux-mêmes  (k). 

Oui ,  M.  T.  C.  F. ,  dans  tout  ce  qui  eft  de  l'or- 
dre civil ,  vous  devez  obéir  au  Prince  ,  &  à  ceux 
qui  exercent  fon  autorité  ,  comme  à  Dieu- même. 
Les  feuls  intérêts  de  l'Etre  fuprème  peuvent 
mettre  des  bornes  à  votre  foumifîion  >  &  fi  on 
vouloit  vous  punir  de  votre  fidélité  à  fes  ordres  , 
vous  devriez  encore  fourFrir  avec  patience  &  fans 
murmure.  Les  Néron  ,  les  Domitien  eux-mêmes  , 
qui  aimèrent  mieux  être  les  fléaux  de  la  Terre, 
que  les  pères  de  leurs  peuples  ,  n'étoient  compta- 
bles qu'à  Dieu  de  l'abus  de  leur  puiifance.  Les 
Chrétiens  ,  dit  Saint  Auguftin  ,  leur  obéijfoient  dans 
le  tems  à  caufe  du  Dieu  de  l'Eternité  (  l). 

Nous  ne  vous  avons  expofé,  M.  T.  C.  F. ,  qu'une 
partie  des  impiétés  contenues  dans  ce  Traité  de 
l'Efe/UCATiON  :  Ouvrage  également  digne  des 
Anathêmes  de  î'Eglife  ,  &  de  la  févérité  des  Loix  : 
&  que  faut-  il  de  plus  pour  vous  en  infpirer  une 
juibe  horreur  ?  Malheur  à  vous  ,  malheur  à  la  So- 
ciété ,  fi  vos  enfans  étoient  élevés  d'après  les  prin- 
cipes de  l'Auteur  d'EMUEÎ  Comme  il  n'y  a  que  la 
Religion  qui  nous  ait  appris  à  connoître  l'homme, 

(k)  Omnis  anima  poteilatibus  fublimioribus  fùbdita 
fit  :  non  eft  enim  poteflas  nifi  a  Deo  :  qtffe  autem 
funt ,  a  Deo  ordinatae  funt.  Itaque ,  qui  refitlit  pocef- 
tati ,  Dei  oïdinationi  refiitit.  Qui  autem  refiftunt  ipfi 
iibi  damnationem  acquirunt.   Rom.  C.  15.  v.  1.  2. 

(  /)  Subditi  erantpropter  Dominum  aternum  ,.  e:iHm 
Domino  tempoiali.     Auq.  Enarrat.  in  Pfal  124. 

*  *  *  <? 


xxxvi      MANDEMENT. 

fa  grandeur ,  fa  mifere  ,  Ta  deftince  future ,  il  n'ap- 
partient aufîi  qu'a  elle  feule  de  former  Çà  raiion  , 
de  perfectionner  fes  mœurs  ,  de  lui  procurer  un 
bonheur  folide  dans  cette  vie  &  dans  l'autre.  Nous 
Tavons  ,    M.  T.  C.  F. ,  combien  une  éducation 
vraiment  chrétienne  e(t    délicate  &  laborieufe  : 
que  de  lumières  &  de  prudence  n'exige- 1- elle 
pas  !  Quel  admirable  mélange  de  douceur  &  de 
fermeté  !    quelle  fagacité  pour  fe  proportionner 
à  la  différence  des  conditions  ,  des  âges  ,  des  tem- 
péramens  &  des  caractères i  fans  s'écarter  jamais 
en  rien  des  règles  du  devoir  !  quel  zèle  &  quel- 
le patience  pour  faire  fructifier  ,  dans  de  jeunes 
cœurs  ,  le  germe  précieux  de  l'innocence ,  pour  en 
déraciner ,  autant  qu'il  eft  poifible ,   ces  penchans 
vicieux  qui  font  les  trilles  elfets  de  notre  cor- 
ruption héréditaire  ;    en  un  mot,  pour  leur  ap- 
prendre ,  fuivant  la  morale  de  Saint  Paul ,  à  vivre 
en  ce  monde  avec  tempérance  ,  félon  la  jujlice  ,    & 
avec  piété  ,  en  attendant  la  hèàtitude  qut  nous  espé- 
rons (m)  .  Nous  difons  donc  ,   à  tous  ceux  qui 
font  chargés  du  foin  également  pénible  &  hono- 
rable   d'élever  la  Jeune/Te  :  Plantez   &  arrofez  , 
dans  la  ferme  efpérance  que  le  Seigneur  ,  fécon- 
dant votre  travail ,  donnera  Faccroiïfemr.-n  ;  infif- 
tez  à  tems  £5?  à  contre  -  tents  ,    félon  le  confeil 

(m)  Erudiens  nos,  ut  abnegantes  irnpieïatem  &  fe- 
cularia  defideria  ,  fobriè  &  juftè  &  pic  vivantes  in  hoc 
facculo  expédiantes  beatam  fpem.  Tit.  C.  z.v.  12,  13. 


M  A  N  D  E  M  E  N  T.    xxxvn 

du  même  Apôtre;  ufez  de  réprimande ,  d'exhorta- 
tion ,  de  paroles  féveres ,  fans  perdre  patience  & 
fins  cejfer  Winfiruire  (n)  ;  fur- tout,  joignez  l'exem- 
ple à  rinftruction  ;  rinftruction  fans  l'exemple 
eftim  opprobre  pour  celui  qui  la  donne  ,  &  un  fu- 
jet  de  fcandale  pour  celui  qui  la  reçoit.  Que  le 
pieux  &  charitable  Tobie  fort  votre  modèle  ;  re- 
commandez avec  foin  à  vos  enfans  ,  de  faire  des 
œuvres  de  jufiiee  £f?  des  aumônes  ,  de  fe  fouvenir 
de  Dieu ,  &  de  le  bénir  en  tout  tems  dans  la  vé- 
rité ,  £5?  de  toutes  leurs  forces  (0)  $  &  votre  pofté- 
rké ,  comme  celle  de  ce  feint  Patriarche ,  fera  ai- 
mée de  Dieu  ç«f  des  hommes  (p\ 

Mais  en  quel  tems  l'éducation  doit-elle  com- 
mencer ?  Dès  les  premiers  rayons  de  l'intelligen- 
ce :  &  ces  rayons  font  quelquefois  prématurés. 
Formez  l'enfant  à  l'entrés  de  fa  voie,  dit"  le  Sage, 
dans  fa  vieilleffe  même  il  ne  s'en  écartera  point  (jf). 
Tel  elt  en  effet  le  cours  ordinaire  de  la  vie  hu- 

00  Infta  opportune,  importuné:  argue,  obfecra, 
increpa  in  omni  patientiâ  &  do&rinâ.  %.  Tim.  C.  4. 
v.  1.  2. 

(  o  )  Filiis  veftris  mandate  ut  faciant  juftitias  &  elee- 
mofinas ,  ut  fint  memores  Dei  &  benedicant  eum  in 
omni  tempore ,  in  veritute  &  in  totâ  virtute  fnâ.  Tob. 
C.  14.  v.  11. 

(p  )  Omnis  autem  cognatio  ejus  ,  &  omnis  generatio 
ejus  in  bonâ  vitâ  &  in  fandtâ  converfatione  permanfit  , 
ita  ut  accepti  eiïent  tam  Deo  ,  quam  hominibus  & 
cunctis  habitatoribus  in  terra,    lbid.v.  17. 

(  q  )  Adoleicens  juxta  vi«m  fuam  ,  etiam  cùm  fenue- 
rit,  non  recedet  ab  eâ.  Piov.  C.  22.  v.  6. 

*  *  *   2 


sxxvm        MANDEMENT. 

maine  :  au  milieu  du  délire  des  pallions ,  &  dans' 
le  fein  du  libertinage  ,  les  principes  d'une  éduca- 
tion chrétienne  font  une  lumière  qui  fe  ranime 
par  intervalle  pour  découvrir  au  pécheur  toute 
l'horreur  de  l'abyme  où  il  eft  plongé  ,  &  lui  en 
montrer  les  iiîues.  Combien  ,  encore  une  fois  , 
qui,  après  les  écarts  d'une  jeuneffe  licentieufe, 
font  rentrés  ,  par  l'impreilion  de  cette  lumière  , 
dans  les  routes  de  la  fageife ,  &  ont  honoré  ,  par 
des  vertus  tardives  ,  mais  fîneeres  ,  l'humanité  , 
la  Patrie  &  la  Religion  ! 

Il  nous  refte ,  en  Êniffant ,  M.  T.  G  F.  ,  à  vous 
conjurer,  parles  entrailles  delà  miféricorde  de 
Dieu ,  de  vous  attacher  inviolablement  à  cette  Re- 
ligion fainte  dans  laquelle  vous  avez  eu  le  bon- 
heur d'être  élevés  ;  de  vous  foutenir  contre  le  dé- 
bordement d'une  Philofophie  infenfée  ,  qui  ne  fe 
propofe  rien  de  moins  que  d'envahir  l'héritage  de 
Jéfus  -  Chrift  ,  de  rendre  fes  promeifes  vaines,  & 
de  le  mettre  au  rang  de  ces  Fondateurs  de  Reli- 
gion ,  dont  la  doctrine  frivole  ou  pernicieufe  a 
prouvé  l'impofture.  La  Foi  n'eft  méprifée  ,  aban- 
donnée ,  infultée,  que  par  ceux  qui  ne  la  con- 
noilfent  pas  ,  ou  dont  elle  gène  les  défordres. 
Mais  les  portes  de  l'Enfer  ne  prévaudront  jamais 
contre  elle.  L'Eglife  Chrétienne  &  Catholique  efl 
le  commencement  de  l'Empire  éternel  de  Jéfus- 
Chrift  :  Rien  de  plus  fort  quelle,  s'écrie  Saint 
Jean  Damafcene  ,   ceji  un  rocher  que  les  fols  ne 


M  A  N  D  E  M  E  N  T.        xxxix 

venverfent  point  ;  c'eji  une  montagne  que  rien  ne  peut 
détruire  (  r  ). 

A  ces  causes  ,  vu  le  Livre  qui  a  pour  titre  : 
Emile,  ou  de  /' Education ,  par  J.J.  RouJJeau  , 
Citoyen  de  Genève.  A  Amjierdam  ,  chez  Jean 
Néaulme  ,  libraire  ,  1762.  Après  avoir  pris  l'a- 
vis de  plufieurs  perfonnes  distinguées  par  leur 
piété  &  par  leur  favoir ,  le  faint  Nom  de  Dieu 
invoqué  ,  Nous  condamaons  ledit  Livre  ,  comme 
contenant  une  doctrine  abominable ,  propre  à  ren- 
verfer  la  Loi  naturelle  ,  &  à  détruire  les  fonde- 
mens  de  la  Religion  Chrétienne  ;  étabiiflant  des 
maximes  contraires  à  la  Morale  Evangélique  ;  ten- 
dant à  troubler  la  paix  des  Etats  ,  à  révolter  les 
Sujets  contre  l'autorité  de  leur  Souverain  :  comme 
contenant  un  très-grand  nombre  de  proportions 
refpectivement  faufles  ,  fcandaleufes ,  pleines  de 
haine  contre  PEglife  &  fes  Minillres  ,  dérogean- 
tes au  refpecl  dû  à  l'Ecriture  Sainte  &  à  la  Trai 
dition  de  PEglife  ,  erronées ,  impies  ,  blafphéma- 
toires  &  hérétiques.  En  conféquence,  Nous  défen- 
dons très-expreflement  à  toutes  perfonnes  de  no- 
tre Diocefe  de  lire  ou  retenir  ledit  Livre ,  fous  les 
peines  de  droit.  Et  fera  notre  préfent  Mande- 
ment lu  au  Prône  des  Meffes  Paroiïîïales  des  Egli- 
fes  de  la  Ville ,  Fauxbourgs  &  Diocefe  de  Paris , 

^  (r)  Nihil  Ecclefiâ  valentius ,  rupe  fortior  eft ....  fempet 
viget  ;  cur  eam  fciïptura  montem  appellavit  ?  Utique  quifl 
ever6i  uon  poceft,  Damafc,  TQrn.z,jp.  462.  463. 


xxxx 


MANDE  M  E  N  T. 


publié  &  affiche  par-  tout  où  befoin  fera.  Don- 
né à  Paris  en  notre  Palais  A.rchiépifcopal ,  le 
vingtième  jour  d'Août,  mil  fept  cent  foixante- 
deux. 

Signe,  f  CHRISTOPHE,  Archev.  de  Paris. 
PAR    MONSEIGNEUR, 

DELATOUCHE 


A    P  A  n.  1  s, 

Chez  C.  F.  SIMON,  Imprimeur  de  la  Reine  &  de  Mon* 
feigneur  l'Archevêque  ,  rue  des  Mathurins. 


M.     D  C  C.     L  X  I  I. 
AVEC    PRIVILEGE   D  U  R  0  L 


JEAN  -  JACQUES    ROUSSEAU  ,• 

CITOTEN  DE    GENEVE, 

A 

CHRISTOPHE    DE    BEAUMONT, 

ARCHEVEQUE    DE    PARIS. 

Ourquoi  faut-il ,  Monfeigneur,  que  jais 
quelque  chofe  à  vous  dire?  Quelle  langue  commua 
ne  pouvons-nous  parler,  comment  pouvons- nous 
nous  entendre,  &  qu'y  a-t-il  entre  vous  &  moi  ? 

Cependant,  il  faut  vous  répondre;  c'eft  vous- 
même  qui  m'y  forcez.  Si  vous  n'eufîiez  attaqué  que 
mon  livre  ,  je  vous  aurois  laiffé  dire  :  mais  vous 
attaquez  auffi  ma  perfonne  ,  &  plus  vous  avez 
d'autorité  parmi  les  hommes,  moins  il  iri'eft  permis 
de  me  taire  ,  quand  vous  voulez  me  déshonorer. 

Je  ne  puis  m'empêcher  ,  en  commençant  cette 
Lettre,  de  réfléchir  fur  les  bizarreries  de  ma  defti- 
née.  Elle  en  a  qui  n'ont  été  que  pour  moi. 

J'etois  né  avec  quelque  talent  ;  le  public  l'a  jugé 
ainfi.  Cependant  j'ai  pafïe  ma  jeuneiTe  dans  une 
heureufe  obfcurité  ,dont  je  ne  cherchois  pointa 
fortir.  Si  je  Pavois  cherché  ,  cela  même  eût  été 
une  bizarrerie ,  que  durant  tout  le  feu  du  premier 
âge  je  n'euffe  pu  réulTir  ,  &  que  jeufle  trop  réufîï 
dans  la  fuite ,  quand  ce  feu  commençoit  à  paifer. 
J'approchois  de  ma  quarantième  année,  &  j'avois 
au  lieu  d'une  fortune  que  j'ai  toujours  mépriiée  , 
Tome  /X.  A 


5  LETTRE    DE    ROUSSEAU 

6  d'un  nom  qu'on  m'a  fait  payer  Ci  cher,  le  repos 
&  des  amis  ,  les  deux  feuls  biens  dont  mon  cœur 
(bit  avide.  Une  miférable  queftion  d'Académie 
m'agitant  Pefprit  malgré  moi  me  jetta  dans  un 
métier  pour  lequel  jen'étois  point  fait  j  un  fuccès 
inattendu  m'y  montra  des  attraits  qui  me  féduifi- 
rent.  Des  foules  d'adverfaires  m'attaquèrent  fans 
m'entendre  ,  avec  une  étourderie  qui  me  donna  de 
l'humeur  ,  &  avec  un  orgueil  qui  m'en  infpira 
peut- être.  Je  me  défendis ,  &  ,  de  difpute  en  dif- 
pute ,  je  me  fentis  engagé  dans  la  carrière ,  pref- 
que  fans  y  avoir  penfé.Je  me  trouvai  devenu,  pouf 
ainfi  dire,  Auteur  à  l'âge  où  l'on  celle  de  l'être  ,  & 
homme  de  lettres  par  mon  mépris  même  pour  cet 
état.  Dès-là,  je  fus  dans  le  public  quelque  chofe  : 
mais  auffi  le  repos  &  les  amis  difparurent.  Quels 
maux  ne  fouffris-je  point  avant  de  prendre  une 
alliette  plus  fixe ,  &  des  attachemens  plus  heu- 
reux ?  Il  fallut  dévorer  mes  peines  ;  il  fallut  qu'un 
peu  de  réputation  me  tint  lieu  de  tout.  Si  c'eft  un 
dédommagement  pour  ceux  qui  font  toujours  loin 
d'eux-mêmes  ,   ce  n'en  fut  jamais  un  pour  moi. 

Si  j'euife  un  moment  compté  fur  un  bien  fi  fri- 
vole ,  que  j'aurois  été  promptement  défabufé  î 
Quelle  inconftance  perpétuelle  n'ai-jc  pas  éprou- 
vée dans  les  jugemens  du  public  fur  mon  compte! 
J'étois  trop  loin  de  lui  ;  ne  me  jugeant  que  fur  le 
caprice  ou  l'intérêt  de  ceux  qui  le  mènent ,  à  peine 
deux  jours  de  fuite  avoit-il  pour  moi  les  mêmes 
yeux.  Tantôt  j'étois  un  homme  noir ,  &  tantôt 


A    M.    DE    BEAU  MO  NT.        ? 

Un  ange  de  lumière.  Je  me  fuis  vu  dans  la  même 
année  vanté,  fêté,  recherché,  même  à  la  Cour  > 
puis  infulté  ,  menacé,  dételle,  maudit  :  les  foirs 
on  m'attendoït  pour  m'affafliner  dans  les  rues  j  le 
matin  on  m'annonqoit  une  lettre  de  cachet.  Le 
bien  &  le  mal  couloient  à-peu-près  de  la  même 
fource  j  le  tout  me  venoit  pour  des  chanfons. 

J'ai  écrit  fur  divers  fujets  ,  mais  toujours  dans 
les  mêmes  principes  :  toujours  la  même  morale,  la 
même  croyance ,  les  mêmes  maximes  ,  &  ,  fi  l'on 
veut ,  les  mêmes  opinions.  Cependant  on  a  porté 
des  jugemens  oppofés  de  mes  livres  ,  ou  plutôt, 
de  l'Auteur  de  mes  livres  î  parce  qu'on  m'a  jugé 
fur  les  matières  que  j'ai  traitées,  bien  plus  que  fur 
mes  fentimens.  Après  mon  premier  difcours  ,  j'é- 
tois  un  homme  à  paradoxes  ,  qui  fe  faifoit  un  jeu 
de  prouver  ce  qu'il  ne  penfoit  pas.   Après  ma  let- 
tre fur  la  mufique  franqoife,  j'étois  l'ennemi  dé- 
claré de  la  Nation  ;  il  s'en  falloit  peu  qu'on  ne  m'y 
traitât  en  confpirateur  ;  on  eût  dit  que  le  fort  de 
la  Monarchie  étoit  attaché  à  la  gloire  de  l'Opéra  : 
après  mon  difcours  fur  l'inégalité ,  j'étois  athée  & 
mifantrope  :  après  la  lettre  à  M.  d'Alembert ,  j'é- 
tois le  défenfeur  de  la  morale  chrétienne  :    après 
l'fiéloïfe  j'étois  tendre  &  doucereux  ;  maintenant 
je  fuis  un  impie  j  bientôt  peut-être  ferai-je  un 
dévot. 

Ainsi  va  flottant  le  fot  public  fur  mon  compte, 
fâchant  auffi  peu  pourquoi  il  m'abhorre,  que  pour- 
quoi il  m'aimoit  auparavant.    Pour  moi ,  je  fuis 

A  2, 


4    LETTRE    DE    ROUSSEA17 

toujours  demeuré  le  même  :  plus  ardent  qu'éclairé 
dans  mes  recherches ,  mais  fincere  en  tout ,  même 
contre  moi  j  fimple  &  bon ,  mais  fenfible  &  {bi- 
ble ,  faifant  fouvent  le  mal  &  toujours  aimant  le 
bien  ;  lié  par  l'amitié,  jamais  parles  choies-,  «Se 
tenant  plus  à  mes  fentimens  qu'à  mes  intérêts  ; 
n'exigeant  rien  des  hommes  &  n'en  voulant  point 
dépendre,  ne  cédant  pas  plus  à  leurs  préjugés  qu'à 
leurs  volontés  ,  &  gardant  la  mienne  aulïi  libre 
que  ma  raifon  :  craignant  Dieu  fans  peur  de  l'en- 
fer ,  raifonnant  fur  la  Religion  fans  libertinage  , 
n'aimant  ni  l'impiété  ni  le  fanatifme,  mais  haïllant 
les  intolérans  encore  plus  que  les  efprits  -  forts  ; 
ne  voulant  cacher  mes  façons  de  penfer  à  per- 
fonne,  fans  fard,  fans  artifice  en  toute  chofe , 
difant  mes  fautes  à  mes  amis  ,  mes  fentimens  à 
tout  le  monde,  au  public  fes  vérités  fans  flatterie 
&  fans  fiiel  ,  &  me  fondant  tout  auilî  peu  de  le 
fâcher  que  de  lui  plaire.  Voilà  mes  crimes  ,.  & 
voilà  mes  vertus. 

Enfin  laffé  d'une  vapeur  enivrante  qui  enfle 
fans  raflafier  ,  excédé  du  tracas  des  oififs  furchar- 
gés  de  leur  tems  &  prodigues  du  mien ,  foupirant 
après  un  repos  fi  cher  à  mon  cœur  &  fi  néceflaire 
à  mes  maux  ,  j'avois  pofé  la  plume  avec  joie. 
Content  de  ne  l'avoir  prife  que  pour  le  bien  de 
mes  femblables ,  je  ne  leur  demandons  pour  prix 
de  mon  zèle  que  de  me  laiifer  mourir  en  paix 
dans  ma  retraite  ,  &  de  ne  m'y  point  faire  de  mal. 
J'avois  tort  ;  des  huifiiers  font  venu  me  l'appren- 
dre, &  c'eft  à  cette  époque,  où  j'efpérois  qu'aU 


%  M.   DE'BE  AUMONT.        $ 

loient  finir  les  ennuis  de  ma  vie  ,  qu'ont  com- 
mencé mes  plus  grands  malheurs.  Il  y  a  déjà  dans 
tout  cela  quelques  fingularités  ;  ce  n'eft  rien  en- 
core. Je  vous  demande  pardon ,  Monfeigneur , 
d'abufer  de  votre  patience  :  mais  avant  d'entrer 
dans  les  difcuiîions  que  je  dois  avoir  avec  vous , 
il  faut  parler  de  ma  lituation  préfente  ,  &  des  cau- 
ses qui  m'y  ont  réduit. 

Un  Genevoi  s  fait  imprimer  un  Livre  en  Hol- 
lande ,  «Se  par  arrêt  du  Parlement  de  Paris  ce  Li- 
vre eft  brûlé  ,  fans  refped  pour  le  Souverain  dont 
il  porte  le  privilège.  Un  Proteltant  propofe  en 
pays  Proteftant  des  objections  contre  l'Eglife  Ro- 
maine $  &  il  efl  décrété  parle  Parlement  de  Paris. 
Un  Républicain  fait  dans  une  République  des  ob- 
jections contre  l'Etat  monarchique,  &  il  eft  dé- 
crété par  le  Parlement  de.  Paris.  Il  faut  que  le 
Parlement  de  Paris  aie  ;d'étranges  idées  de  fou 
empire ,  &  qu'il  fe  croie  le  légitime  juge  du  gen- 
re humain. 

Ce  même  Parlement ,  toujours  fi  foigneux  pour 
les  François  de  l'ordre  des  procédures  ,  les  négli- 
ge toutes  dès  qu'il  s'agit  d'un  pauvre  Etranger, 
Sans  favoir  fi  cet  Etranger  eft  bien  l'Auteur  du 
Livre  qui  porte  fon  nom  ,  s'il  le  reconnaît  pour 
fien  ,  fi  c'eft  lui  qui  l'a  fait  imprimer  j  fans  égard 
pour  fon  trille  état  ,;fans  pitié  pour  les  maux  qu'il 
foutire  ,  on  commence  par  le  décréter  de  prife  de 
corps  ;  on  l'eût  arraché  de  fon  lit  pour  le  traîneï 
dans  les  mêmes  prifons  où  pourriifent  les  fcéiératfcj 

A  3 


g      LETTRE    DE    ROUSSEAU 

on  l'eût  brûlé  ,  peut-être  même  fans  l'entendre  * 
car  qui  fait  fi  l'on  eût  pourfuivi  plus  régulière- 
ment des  procédures  fi  violemment  commencées 
&  dont  on  tiouveroit  à  peine  un  autre  exemple, 
même  en  pays  d'Inquifition  ?  Ainfi  c'eft  pour  moi 
feul  qu'un  tribunal  fi  fage  oublie  fa  fageffe  j  c'eft 
contre  moi  feul ,  qui  croyois  y  être  aimé  ,  que  ce 
peuple,  qui  vante  fa  douceur,  s'arme  delà  plus 
étrange  barbarie  ;  c'eii  ainfi  qu'il  juftifie  la  préfé- 
rence que  je  lui  ai  donnée  fur  tant  d'afyies  que  je 
pou  vois  choifir  au  même  prix  î  Je  ne  fai  comment 
cela  s'accorde  avec  le  droit  des  gens  j  mais  je  fais 
bien  qu'avec  de  pareilles  procédures  la  liberté  de 
tout  homme  ,  &  peut-être  fa  vie  ,  eit  à  la  merci 
du  premier  Imprimeur. 

Le  Citoyen  de  Genève  ne  doit  rien  à  des  Ma- 
giftrats  injuries  &  incompétens,  qui,  fur  un  réqui- 
iîtoire  calomnieux  ,  ne  le  citent  pas  ,  mais  le  dé- 
crètent. N'étant  point  fommé  de  eomparoître  ,  il 
n'y  eft  point  obligé.  L'on  n'emploie  contre  lui 
que  la  force  ,  &  il  s'y  fouftrait.  Il  fecoue  la  pou- 
dre de  fes  fouliers  ,  &  fort  de  cette  terre  hofpita- 
liere  où  l'on  s'empreïfe  d'opprimer  le  foible ,  & 
où  l'on  donne  des  fers  à  l'étranger  avant  de  l'en- 
tendre, avant  defavoir  fi  l'acte  dont  on  l'aceufe 
eft  puniffable,  avant  defavoir  s'il  l'a  commis. 

Il  abandonne  en  foupirant  fa  chère  folitude. 
Il  n'a  qu'un  feul  bien  ,  mais  précieux ,  des  amis  , 
il  les  fuit.  Dans  fa  foibleffe  il  fupporte  un  long 
yoyage  ,  il  arrive  &  croit  refpirer  dans  une  terre 


A    M.    DE    BEAUMONT.        ? 

(de  liberté  ;  il  s'approche  de  fa  Patrie  ,  de  cette 
Patrie  dont  il  s'eft  tant  vanté  ,  qu'il  a  chérie  & 
honorée  :  L'efpoir  d'y  être  accueilli  le  confole 
de  Tes  difgraces. . .  .  Que  vais-je  dire  ?  mon  cœur 
fe  ferre ,  ma  main  tremble  ,  la  plume  en  tombe  ; 
il  faut  fe  taire  ,  &  ne  pas  imiter  le  crime  de  Cam. 
Que  ne  puis  -  je  dévorer  en  fecret  la  plus  amere 
de  mes  douleurs  ! 

Et  pourquoi  tout  cela  ?  Je  ne  dis  pas ,  fut 
quelle  raifon  ?  mais ,  fur  quel  prétexte  ?  On  ofe 
m'accufer  d'impiété  î  fans  fonger  que  le  Livre  où 
l'on  la  cherche  eft  entre  les  mains  de  tout  le 
monde.  Que  ne  donneroit-on  point  pour  pouvoir 
fupprimer  cette  pièce  justificative  ,  &  dire  qu'elle 
contient  tout  ce  qu'on  a  feint  d'y  trouver  !  Mais 
elle  reftera ,  quoi  qu'on  fafle  -,  &  en  y  cherchant  les 
crimes  reprochés  à  l'Auteur  la  poftéritê  n'y  verra 
dans  ^es  erreurs  mêmes  que  les  torts  d'un  ami  de 
la  vertu. 

J'éviterai  de  parler  de  mes  contemporains;  je 
ne  veux  nuire  à  perfonnc.  Mais  l'Athée  Spinoza 
enfeignoit  paifiblement  fa  doctrine  ;  il  faifoit  fans 
obftacle  imprimer  fes  Livres,  on  les  débitoit  pu- 
bliquement ;  il  vint  en  France  ,  &  il  y  fut  bien 
reçu  ;  tous  les  Etats  lui  étoient  ouverts  ,  par- tout 
il  trouvoit  protection  ou  du  moins  fureté  ;  les 
Princes  .lui  rendoient  des  honneurs ,  lui  ofFroient 
des  chaires ,  il  vécut  &  mourut  tranquille  ,  &  mê- 
me confidéré.  Aujourd'hui ,  dans  le  liecle  tant  cé- 
lébré de  la  Philofopbie ,  de  la  raifon ,  de  l'huma- 

A4 


g      LETTRE    DE    ROUSSEAU 

nité  ;  pour  avoir  propofé  avec  circonfpection  l 
même  avec  refpecl  &  pour. l'amour  du  genre  hu- 
main ,  quelques  cloutes  fondés  fur  la  gloire  même 
de  PËtre  fuprème  ,  le  défenfeur  de  la  caufe   de 
Dieu  ,  flétri ,  profcrit ,  pmirfuivi  d'Etat  en  Etat , 
d'afyle  en  afyle  ,  fans  égard  pourfon  indigence, 
fans  pitié  pour  fes  infirmités ,  avec  un  acharne- 
ment que  n'éprouva  jamais  aucun  malfaiteur  & 
qui  feroit  barbare,  même  contre  un  homme  en  fan- 
té  ,  fe  voit  interdire  le  feu  &  l'eau  dans  l'Europe 
prefque  entière  ;  on  le  chaiTe  du  milieu  des  bois  ; 
il  faut  toute  la  fermeté  d'un  Protecteur  illuftre  & 
toute  la  bonté  d'un  Prince  éclairé  pour  le  îaiiTer  en 
paix  au  fein  des  montagnes.  Il  eût  paffé  le  refte 
de  fes  malheureux  jours  dans  les  fers  ,  il  eût  péri, 
peut-être  ,  dans  les  fupplices  ,  fi,  durant  le  pre- 
mier vertige  qui  gagnoit  les  Gouvernemens  ,  il  fe 
fût  trouvé  à  la  merci  de  ceux  qui  l'ont  perfécuté. 
Echappe'  aux  bourreaux  il  tombe  dans  les 
mains  des  Prêtres  ;  ce  n'eft  pas  là  ce  que  je  donne 
pour  étonnant  :  mais  un  homme  vertueux  qui  a 
l'ame  auffi  noble  que  la  naiffance,  un  illuftre  Ar- 
chevêque qui  devroit  réprimer  leur  lâcheté  ,  l'au- 
torife  j  il  n'a  pas  honte  ,  lui  qui  devroit  plaindre 
les  opprimés  ,  d'en   accabler  un  dans  le  fort  de 
fes  difgraces  ;  il  lance  ,  lui  Prélat  Catholique ,  un 
Mandement  contre  un  Auteur  Proteftant;  il  monte 
fur  fon  Tribunal  pour  examiner  comme  Juge  la 
doctrine  particulière  d'un  hérétique  ;  &,  quoiqu'il 
flamne  jndiftinâement  quiconque  n'eft  pas  de  fon 


h    M.    DE    BEAUMONT.  f 

Eglife,  fans  permettre  à  l'accufé  d'errer  à  fa  mode,1 
il  lui  prefcrit  en  quelque  forte  la  route  par  laquelle 
il  doit  aller  en  Enfer.  Auiîi-tôt  le  refte  de  fort 
Clergé  s'empreffe  ,  s'évertue ,  s'acharne  autour 
d'un  ennemi  qu'il  croit  terraiTé.  Petits  &  grands , 
tout  s'en  mêle  ;  le  dernier  Cuiftre  vient  trancher 
du  capable  ,  il  n'y  a  pas  un  fot  en  petit  collet , 
pas  un  chétif  habitué  de  Paroiife  qui ,  bravant  à 
plaifir  celui  contre  qui  font  réunis  leur  Sénat  & 
leur  Evêque,  ne  veuillent  avoir  la  gloire  de  lui 
porter  le  dernier  coup  de  pied. 

Tout  cela  ,  Monfeigneur ,  forme  un  concours 
dont  je  fuis  le  feul  exemple  ,  &  ce  n'eftpas  tout 

Voici,  peut-être  ,  une  des  lituations  les 

plus  difficiles  de  ma  vie  ;  une  de  celles  où  la  ven- 
geance &  l'amour- propre  font  les  plus  aifés  à  fatif- 
faire ,  &  permettent  le  moins  à  l'homme  jufte  d'ê- 
tre modéré.  Dix  lignes  feulement ,  &  je  couvre 
mes  perfécuteurs  d'un  ridicule  ineffaçable.  Que  le 
public  ne  peut-il  favoir  deux  anecdotes  ,  fans  que 
je  les  dife  !  Que  ne  connoit-il  ceux  qui  ont  médité 
ma  ruine,  &  ce  qu'ils  ont  fait  pour  l'exécuter  ! 
Par  quels  méprifables  infectes ,  par  quels  téné- 
breux moyens  il  verroit  émouvoir  les  puirlances  ! 
quels  levains  il  verroit  s'échauffer  par  leur  pour- 
riture &  mettre  le  Parlement  en  fermentation  ! 
Par  quelle  rifible  caufe  il  verroit  les  Etats  de  l'Eu- 
rope fe  liguer  contre  le  fils  d'un  horloger  !  Que  jjje 
jpuiroisavec  plaifir  de  fa  furpriie,  li  je  pouvois 
n'en  être  pas  l'inftrumentï 

A  5 


ïo    LETTRE  DE    ROUSSEAU 

Jusqu'ici  ma  plume ,  hardie  à  dire  la  vérité , 
mais  pure  de  toute  fatyre  ,  n'a  jamais  compromis 
perfonne,  elle  a  toujours  refpe&é  l'honneur  des 
autres  ,  même  en  défendant  le  mien.  Irois-je  en  la 
quittant  la  fouiller  de  médifance ,  &  la  teindre 
des  noirceurs  de  mes  ennemis  'i  Non,  laiffons-leur 
l'avantage  de  porter  leurs  coups  dans  les  ténèbres. 
Pour  moi,  je  ne  veux  me  défendre  qu'ouverte- 
ment ,  &  même  je  ne  veux  que  me  défendre.  Il 
fuffit  pour  cela  de  ce  qui  eft  fu  du  public,  ou  de  ce 
qui  peut  l'être  fans  que  perfonne  en  foit  offenfé. 

Une  chofe  étonnante  de  cette  efpece ,  &  que  je 
puis  dire ,  eft  de  voir  l'intrépide  Chriftophe  de 
Beaumont ,  qui  ne  fait  plier  fous  aucune  puiffance 
ni  faire  aucune  paix  avec  les  Janféniftes  ,  devenir 
fans  le  favoir  leur  fatellite  ,  &  l'inftrument  de  leur 
animofité  ;  de  voir  leur  ennemi  le  plus  irréconci- 
liable févir  contre  moi  pour  avoir  refufé  d'em- 
braffer  leur  parti ,  pour  n'avoir  point  voulu  pren- 
dre la  plume  contre  les  Jéfuites ,  que  je  n'aime 
pas  ,  mais  dont  je  n'ai  point  à  me  plaindre ,  &  que 
je  vois  opprimés.  Daignez  ,  Monfeigneur  ,  jetter 
les  yeux  fur  le  fixieme  Tome  de  la  nouvelle  Hé- 
loïfe  ,  première  édition  ;  vous  trouverez  dans  la 
note  de  la  page  138  (*)  la  véritable  fource  de  tous 
mes  malheurs.  J'ai  prédit  dans  cette  note  (  car  je 
me  mêle  auiîi  quelquefois  de  prédire)  qu'aulîi-tôt 
que  les  Janféniftes  feroientles  maîtres,  ilsferoient 

(*)  Page  272  duTomeVI.de  la  préfente  Edition.  2?otc 
du  Libraire. 


A    M.    DE    BEAUMONT.      il 

plus  intolérans  &  plus  durs  que  leurs  ennemis, 
je  ne  favois  pas  alors  que  ma  propre  hiftoire  véri- 
fieroit  (î  bien  ma  prédi&ion.  Le  ni  de  cette  trame 
ne  feroit  pas  difficile  à  fuivre  ,  à  qui  fauroit  com- 
ment mon  Livre  a  été  déféré.  Je  n'en  puis  dire 
davantage  finis  en  trop  dire  ,  mais  je  pouvois  au- 
moins  vous  apprendre  par  quelles  gens  vous  avez 
été  conduit  fans  vous  en  douter. 

CROiRA-t-on  que  quand  mon  Livre  n'eût  point 
été  déféré  au  Parlement  ,  vous  ne  l'eufîiez  pas 
moins  attaqué  ?  D'autres  pourront  le  croire  ou  le 
dire  :  mais  vous  dont  la  confcience  ne  fait  point 
foufFrir  le  menfonge  ,  vous  ne  le  direz  pas.  Mon 
difcours  fur  l'inégalité  a  couru  votre  diocefe ,  & 
vous  n'avez  point  donné  de  Mandement. Ma  lettre 
à  M.  d'Alembert  a  couru  votre  Diocefe  ,  &  vous 
n'avez  point  donné  de  Mandement.  La  nouvelle 
Héloïfe  à  couru  votre  Diocefe  &  vous  n'avez 
point  donné  de  Mandement.  Cependant  tous  ces 
Livres,  que  vous  avez  lus,  puifque  vous  les  jugez, 
refpirent  les  mêmes  maximes  j  les  mêmes  manières 
de  penfer  n'y  font  pas  plus  déguifées  :  fî  le  fujet 
ne  les  a  pas  rendu  fufceptibles  du  même  dévelop- 
pement ,  elles  gagnent  en  force  ce  qu'elles  perdent 
en  étendue  ,  &  l'on  y  voit  la  profeflion  de  foi  de 
l'Auteur  exprimée  avec  moins  de  réferve  que  celle 
du  Vicaire  Savoyard.  Pourquoi  donc  n'avez-vous 
rien  dit  alors?  Monfeigneur,  votre  troupeau  vous 
étoit-il  moins  cher?  Me  lifoit-il  moins?  Goûtoit-ii 
moins  mes  Livres  ?  Etoit-il  moins  expofé  à  Ter- 


M    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

ïeur?  Non,  mais  il  n'y  avoit  point  alors  de  Jé- 
fuites  à  profcrire  ;  des  traîtres  ne  m'avoient  point 
encore  enlacés  dans  leurs  pièges  ;  la  note  fatale 
n?étoit  point  connue  &  quand  elle  le  fut ,  le  public 
avoit  déjà  donné  fou  fuffrage  au  Livre,  il  étoifc 
trop  tard  pour  faire  du  bruit.  On  aima  mieux  dif- 
férer ,  on  attendit  Poccafion  ,  on  l'épia  ,  on  la  fai- 
fît,  on  s'en  prévalut  avec  la  fureur  ordinaire  aux 
dévots;  on  ne  parloit  que  de  chaînes  &  de  bûchers; 
mon  Livre  étoit  le  Tocfin  de  l'Anarchie  &  laTrom- 
pette  de  PAthéifme  ;  l'Auteur  étoit  un  monftre  à 
étouffer  ,  on  s'étonnoit  qu'on  l'eût  G.  long-tems 
laùTé  vivre.  Dans  cette  rage  univerfelle ,  vous  eû- 
tes honte  de  garder  le  filence  :  vous  aimâtes-mieux 
faire  un  acte  de  cruauté  que  d'être  accufé  de  man- 
quer de  zèle  ,  &  fervir  vos  ennemis  que  d'eiTuyer 
leurs  reproches.  Voilà  ,  Monfeigneur  ,  convenez- 
en  ,  le  vrai  motif  de  votre  Mandement  ;  &  voilà  , 
ce  me  femble ,  un  concours  de  faits  affez  finguliers 
pour  donner  à  mon  fort  le  nom  de  bizarre. 

Il  y  a  long  tems  qu'on  a  fubftitué  des  bienféan- 
ces  d'état  à  la  juftice.Je  fais  qu'il  eft  des  circonftan- 
ces  malheureufes  qui  forcent  un  homme  public  à 
févir  malgré  lui  contre  un  bon  Citoyen.  Qui  veut 
être  modéré  parmi  des  furieux  s'expofe  à  leurfurie, 
&  je  comprends  que  dans  un  déchaînement  pareil 
à  celui  dont  je  fuis  la  victime ,  il  faut  hurler  avec 
les  Loups  ,  ou  rilquer  d'être  dévoré.  Je  ne  me 
plains  donc  pas  que  vous  ayiez  donné  un  Mande- 
ment contre  mon  Livre  3  mais  je  me  plains  que 


A    M<    DE    BEAUMONT.        ïf 

Vous  Payiez  donné  contre  ma  perfonne  avec  auiE 
peu  d'honnêteté  que  de  vérité  s  je  me  plains  qu'au- 
torifant  par  votre  propre  langage  celui  que  vous 
me  reprochez  d'avoir  mis  dans  la  bouche  de  l'inf. 
pire,  vous  m'accabliez  d'injures,  qui ,  fans  nuire  à 
ma  caufe,  attaquent  mon  honneur  ou  plutôt  le  vô- 
tre >  je  me  plains  que  de  gaieté  de  cœur  ,  fans  rai- 
fon  ,  fins  nécelîité  ,  fans  refped  ,  au  moins  pour 
mes  malheurs  ,  vous  m'outragiez  d'un  ton  fi  peu 
digne  de  votre  caractère.  Et  que  vous  avois  -  je 
donc  fait ,  moi  qui  parlai  toujours  de  vous  avec 
tant  d'eftime  ;  moi  qui  tant  de  fois  admirai  votre 
inébranlable  fermeté  ,  en  déplorant ,  il  eft  vrai  > 
Tufage  que  vos  préjugés  vous  en  faifoient  faire 5 
moi  qui  toujours  honorai  vos  mœurs  ,  qui  tou- 
jours refpeclai  vos  vertus  ,  &  quilesrefpe&e  en- 
core ,  aujourd'hui  que  vous  m'avez  déchiré  ? 

C'est  ainfîjqu'on  fe  tire  d'affaire  quand  on  veut 
quereller  &  qu'on  a  tort.  Ne  pouvant  réfoudre 
mes  objections ,  vous  m'en  avez  fait  des  crimes  : 
vous  avez  cru  m'avilir  en  me  maltraitant ,  &  vous 
vous  êtes  trompé  ;  fans  affoiblir  mes  raifons,  vous 
avez  intéreffé  les  cœurs  généreux  à  mes  difgraces; 
vous  avez  fait  croire  aux  gens  fenfés  qu'on  pou- 
voit  ne  pas  bien  juger  du  livre ,  quand  on  jugeoit 
fi  mal  de  l'Auteur. 
Monseigneur,  vous  n'avez  été  pour  moi  ni  hu- 
main ni  généreux  ;  &,non- feulement  vous  pouviez 
l'être  fans  m'épargner  aucune  des  chofes  que  vous 
•avez  dites  contre  mon  ouvrage,  mais  eliss  n'en  au- 


Ï4      LETTRE   DE   ROUSSEAU 

roientr-fait  que  mieux  leur  effet.  J'avoue  aufîi  que 
je  n'avois  pas  droit  d'exiger  de  vous  ces  vertus  , 
ni  lieu  de  les  attendre  d'un  homme  d'Eglife. 
Voyons  11  vous  avez  été  du  moins  équitable  & 
jufte  i  car  c'eft  un  devoir  étroit  impofé  à  tous  les 
hommes ,  &  les  Saints  mêmes  n'en  font  pas  dif- 
penfés. 

Vous  avez  deux  objets  dans  votre  Mandement: 
l'un  ,  de  cenfurer  mon  Livre j  l'autre,  de  décrier 
ma  perfonne.  Je  croirai  vous  avoir  bien  répondu, 
fi  je  prouve  que  par-tout  où  vous  m'avez  réfuté , 
vous  avez  mal  raifonné ,  &  que  par-tout  où  vous 
m'avez  infulté  ,  vous  m'avez  calomnié.  Mais 
quand  on  ne  marche  que  la  preuve  à  la  main  , 
quand  on  eft  forcé  par  l'importance  du  fujet  & 
par  la  qualité  de  l'adverfaire  à  prendre  une  mar- 
che pelante  &  à  fuivre  pied-à  pied  toutes  fes 
cenfures  ,  pour  chaque  mot  il  faut  des  pages  ;  & 
tandis  qu'une  courte  fatyre  amufe  ,  une  longue 
défenfe  ennuie.  Cependant  il  faut  que  je  me  dé- 
fende ou  que  je  refte  chargé  par  vous  des  plus 
fauffes  imputations.  Je  me  défendrai  donc  ,  mais 
je  défendrai  mon  honneur  plutôt  que  mon  livre. 
Ce  n'eft  point  la  profeiîion  de  foi  du  Vicaire 
Savoyard  que  j'examine  ,  c'eft  le  Mandement  de 
l'Archevêque  de  Paris  ,  &  ce  n'eft  que  le  mal  qu'il 
dit  de  l'Editeur  qui  me  force  à  parler  de  l'ou- 
vrage. Je  me  rendrai  ce  que  je  me  dois  ,  parce 
que  je  le  dois  ;  mais  fans  ignorer  que  c'eft  une 
pofition  bien  trifte  que  d'avoir  à  fe  plaindre  d'un 


A.    M.    DE    BEAUMONT.       iç 

homme  plus  puifïant  que  foi  ,  &  que  c'eft  une 
bien  fade  ledtureque  la  juftification  d'un  innocent. 

Le  principe  fondamental  de  toute  morale  ,  fur 
lequel  j'ai  raifonné  dans  tous  mes  écrits  ,  &  que 
j'ai  développé  dans  ce  dernier  avec  toute  la  clarté 
dont  j'étois  capable,  eft  que  l'homme  eft  un  être 
naturellement  bon ,  aimant  la  juftice  &  l'ordre»' 
qu'il  n'y  a  point  de  perverfité  originelle  dans  le 
cœur  humain  ,  &  que  les  premiers  mouvemens  de 
la  nature  font  toujours  droits.  J'ai  fait  voir  que 
l'unique  paiîion  qui  naiife  avec  l'homme ,  lavoir 
l'amour-  propre  ,  eft  une  paiîion  indifférente  en 
elle-même  au  bien  &  au  mal  j  qu'elle  ne  devient 
bonne  ou  mauvaife  que  par  accident  &  félon  les 
circonftances  dans  lefquelles  elle  fe  développe. 
J'ai  montré  que  tous  les  vices  qu'on  impute  au 
cœur  humain  ne  lui  font  point  naturels  i  j'ai  dit 
la  manière  dont  ils  naiffent  ;  j'en  ai  ,  pour  aind 
dire,  fuivi  la  généalogie,  &  j'ai  fait  voir  comment, 
par  l'altération  fucceffive  de  leur  bonté  originelle, 
les  hommes  deviennent  enfin  ce  qu'ils  font. 

J'ai  encore  expliqué  ce  que  j'entendois  par  cet- 
te bonté  originelle  qui  ne  femble  pas  fe  déduire 
de  l'indifférence  au  bien  &  au  mal  naturelle  à  l'a- 
mour de  foi.  L'homme  n'eu:  pas  un  être  fimple; 
il  eft  compofé  de  deux  fubftances.  Si  tout  le  mon- 
de ne  convient  pas  de  cela  ,  nous  en  convenons 
vous  &  moi ,  &  j'ai  tâché  de  le  prouver  aux  au- 
tres. Cela  prouvé ,  l'amour  de  foi  n'eft  plus  une 
paiîion  iimple  j  mais  elle  a  deux  principes ,  favoir, 


56     LETTRE    DE    ROUSSEAU 

l'être  intelligent  &  l'être  fenfitif ,  dont  le  bien-être 
n'eft  pas  le  même.  L'appétit  des  feus  tend  à  celui 
du  corps  -,  &  l'amour  de  l'ordre  à  celui  de  i'ame. 
Ce  dernier  amour  développé  &  rendu  actif  porte 
le  nom  de  confcience  ;  mais  la  confcience  ne  Te 
développe  &  n'agit  qu'avec  les  lumières  de  l'hom- 
me. Ce  n'eft  que  par  ces  lumières  qu'il  parvient 
à  connoître  l'ordre  ,  &  ce  n'eft  que  quand  i!  le 
connoit  que  fa  confcience  le  porte  à  l'aimer.  La 
confcience  eft  donc  nulle  dans  l'homme  qui  n'a 
rien  comparé ,  &  qui  n'a  point  vu  fes  rapports. 
Dans  cet  état  l'homme  ne  connoit  que  lui  ;  il  ne 
voit  fon  bien-être  oppofc  ni  conforme  à  celui  de 
perfonne  ;  il  ne  hait  ni  n'aime  rien  ;  borné  au  feul 
inftinct  phyfique  *  il  eft  nul ,  il  eft  bête  ;  c'eft  ce 
que  j'ai  fait  voir  dans  mon  difcours  fur  l'inégalité. 
Quand,  par  un  développement  dont  j'ai  montré 
le  progrès  ,  les  hommes  commencent  à  jetter  les 
yeux  fur  leurs  femblables  ,  ils  commencent  auffi  à 
voir  leurs  rapports  &  les  rapports  des  ehofes  ,  à 
prendre  des  idées  de  convenance,  de  juftice  &  d'or- 
dre ;  le  beau  moral  commence  à  leur  devenir  feu- 
fible  &  la  confcience  agit.  Alors  ils  ont  des  vertus, 
&  s'ils  ont  auffi  des  vices  c'eft  parce  que  leurs  in- 
térêts fe  croifent  &  que  leur  ambition  s'éveille, 
à  mefure  que  leurs  lumières  s'étendent.  Mais  tant 
qu'il  y  a  moins  d'oppofition  d'intérêts  que  de  con- 
cours delumieres,les  hommes  fonteifentiellement 
bons.  Voilà  le  fécond  état. 
i  Quand  enfin  tous  les  intérêts  particuliers  agités 

s'en- 


A    M.    DE    BEAUMONT.        17 

s'entrechoquent ,  quand  l'amour  de  foi  mis  en  fer- 
mentation devient  amour-propre,  que  l'opinion, 
rendant  l'univers  entier  nécetfaire  à  chaque  hom- 
me ,  les  rend  tous  ennemis  nés  les  uns  des  autres 
&  fait  que  nul  ne  trouve  fon  bien  que  dans  le 
mal  d'autrui  :  alors  la  confcience  ,  plus  foible  que 
les  pallions  exaltées  ,  eft  étouffée  par  elles,   &  ne 
refte  plus  dans  la  bouche  des  hommes  qu'un  mot 
fait  pourfe  tromper  mutuellement.  Chacun  feint 
alors  de  vouloir  facrifier  fes  intérêts  à  ceux  du 
public  ,  &  tous  mentent.  Nul  ne  veut  le  bien  pu- 
blic que  quand  il  s'accorde  avec  le  lien  ;  aulli  cet 
accord  eft-il  l'objet  du  vrai  politique  qui  cherche 
à  rendre  les  peuples  heureux  &  bons.  Mais  c'eft 
ici  que  je  commence  à  parler  une  langue  étran- 
gère ,  aulîi  peu  connue  des  Lecteurs  que  de  vous. 
Voila  ,  Monfeigneur,  le  troifierne  &  dernier 
terme,   au  delà  duquel  rien  ne  relie  à  faire,  & 
voilà  comment  l'homme  étant  bon  ,    les  hosimes 
deviennent  médians.  C'elt  à  chercher  comment  il 
faudroit  s'y  prendre  pour  les  empêcher  de  deve- 
nir tels ,   que  j'ai  confacré  mon  Livre.  Je  n'ai 
pas  affirmé  que  dans  l'ordre  aiftuel  la  chofe  fût 
abfolument  polfible  ;  mais  j'ai  bien  affirmé  &  j'af- 
firme encore,  qu'il  n'y  a  pour  en  venir  à  bout 
d'autres  moyens  que  ceux  que  j'ai  propofé?. 

La  dessus  vous  dites  que  mon  plan  d'éduca- 
tion ,  (0  loin  de  s'accorder  avec  le  Lhrijlianijme  , 

(1)  Mandement'm-$.  pag  5.  in  douze  p.  x. 
Tome    IX.  B 


13     LETTRE    DE     ROUSSEAU 

li'ejï  pas  même  propre  à  faire  des  Citoyens  ni  des 
hommes  ,•  &  votre  unique  preuve  eft  de  m'oppofer 
le  péché  originel.  Monfeigneur,  il  n'y  a  d'autre 
moyen  de  fe  délivrer  du  péché  originel  &  de  fes 
effets  ,  que  le  Baptême.  D'où  il  fuivroit ,  félon 
vous  ,  qu'il  n'y  auroit  jamais  eu  de  Citoyens  ni 
d'hommes  que  des  Chrétiens.  Ou  niez  cette  con- 
féquence,  eu  convenez  que  vous  avez  trop  prouvé. 

Vous  tirez  vos  preuves  de  fi  haut  que  vous 
me  forcez  d'aller  auiîî  chercher  loin  mes  répon- 
fes.  D'abord  il  s'en  faut  bien  ,  félon  moi,  que 
cette  doctrine  du  péché  originel ,  fujette  à  des  dif- 
ficultés fi  terribles ,  ne  foit  contenue  dans  l'Ecri- 
ture ni  iî  clairement  ni  fi  durement  qu'il  a  plu  au 
rhéteur  Auguftin  &  à  nos  Théologiens  de  la  bâtir  ; 
&  le  moyen  de  concevoir  que  Dieu  crée  tant 
d'ames  innocentes  &  pures,  tout  exprès  pour  les 
joindre  à  des  corps  coupables  ,  pour  leur  y  faire 
contracter  la  corruption  morale  ,  &  pour  les  con- 
damner toutes  à  l'enfer  ,  fans  autre  crime  que 
•cette  union  qui  cil  fon  ouvrage  ?  Je  ne  dirai  pas 
fi  (  comme  vous  vous  en  vantez)  vous  éclairciifez 
par  ce  fyftème  le  myftere  de  notre  cœur,  mais  je 
vois  que  vous  obfcurciifez  beaucoup  la  ju(lice& 
la  bonté  de  l'Etre  fuprème.  Si  vous  levez  une 
objection  ,  c'eft  pour  en  fubftitucr  de  cent  fois 
plus  fortes. 

MAisaufond  que  fait  cette  doctrine  à  l'Auteur 
d'Emile  '<  Quoio.u'il  ait  cru  fon  livre  utile  au 
genre  humain ,  c'elt  à  des  Chrétiens  qu'il  ïà  defli- 


A    M.   DE  BEAU  M  ON  T.        19 

né  ;  c'efl:  à  des  hommes  lavés  du  péché  originel  & 
de  fes  effets  ,  du  moins  quant  à  l'ame  ,  par  le  Sa- 
crement établi  pour  cela.  Selon  cette  même  doc- 
trine ,  nous  avons  tous  dans  notre  enfance  recou- 
vré l'innocence  primitive  ;  nous  fommes  tous  for- 
tis  du  baptême  aufli  fains  de  cœur  qu'Adam  fortit 
de  la  main  de  Dieu.  Nous  avons  ,  direz  -  vous  , 
contracté  de  nouvelles  fouillures  :  mais  puifqus 
nous  avons  commencé  pnr  en  être  délivrés,  com- 
ment les  avons -nous  derechef  contractées?  le 
fang  de  Chrift  n'eft  -  il  donc  pas  encore  affez  fort 
pour  effacer  entièrement  la  tache  ,  ou  bien  feroit- 
e'ile  un  effet  de  la  corruption  naturelle  de  notre 
chair  ;  comme  fi ,  même  indépendamment  du  pé- 
ché originel  ,  Dieu  nous  eût  créés  corrompus, 
tout  exprès  pour  avoir  le  plaifir  de  nous  punir  'i 
Vous  attribuez  au  péché  originel  les  vices  des 
peuples  que  vous  avouez  avoir  été  délivrés  du  pé- 
ché originel  i  puis  vous  me  blâmez  d'avoir  donné 
une  autre  origine  à  ces  vices.  Eu;  -  il  jufte  de  me 
faire  un  crime  de  n'avoir  pas  auilî.  mal  raifonné 
que  vous  ? 

On  pourroit  ,  il  eft  vrai ,  me  dire  que  ces  ef- 
fets que  j'attribue  au  baptême  (2)  ne  paroilTent 

(  2  )  Si  l'on  difoit ,  avec  le  Docteur  Thomas  Burnet, 
qu«  la  corruption  &  la  moralité  de  la  race  humaine  , 
fuite  du  péché  d'Adam  ,  tut  un  effet  naturel  du  huit 
défendu  ;  que  cet  aliment  contenoit  des  lues  venimeux 
qui  der ingèrent  toute  l'économie  animale  ,  qui  irritèrent 
les  paillons ,  qui  aftbiblirent  LV-ntendement ,  &  qui  por- 
tèrent par  -  tout  les  principes  du  vice  &  de  la  mort  : 

B  2 


2d      LETTRE    DE   ROUSSEAU 

par  nul  figue  extérieur  ;  qu'on  ne  voit  pas  les 
Chrétiens  moins  enclins  au  mal  que  les  infidèles  j 
au  lieu  que  ,  félon  moi,  la  malice  infufe  du  péché 
devroit  fe  marquer  dans  ceux-ci  par  des  différen- 
ces fenilblcs.  Avec  les  fecours  que  vous  avez  dans 
la  morale  évangélique,  outre  le  baptême  ;  tous  les 
Chrétiens  ,  pourfuivroit-on ,  devroient  être  des 
Anges  ;  &  les  infidèles,  outre  leur  corruption  ori- 
ginelle ,  livrés  à  leurs  cultes  erronés ,  devroient 
être  des  Démons.  Je  conçois  que  cette  difficulté 
preifée  pourroit  devenir  embarraffante  :  car  que 
répondre  à  ceux  qui  me  feroient  voir  que ,  relati- 
vement au  genre  humain  ,  l'effet  de  la  rédemption 
faite  à  fi  haut  prix  ,  fe  réduit  à-peu-près  à  rien  i 

Mais  ,  Monfeigneur,  outre  que  je  ne  crois  point 
qu'en  bonne  Théologie  on  n'ait  pas  quelque  expé- 
dient pour  fortir  de-là  ;  quand  je  conviendrois  que 
le  baptême  ne  remédie  point  à  la  corruption  de 
notre  nature  ,  encore  n'en  auriez-vous  pas  raifon- 
né  plus  folidement.  Nous  fommes  ,  dites  -  vous , 
pécheurs  à  caufe  du  péJié  de  notre  premier  père; 
mais  notre  premier  père  pourquoi  fut  -  il  pécheur 
lui  -  même  '(  Pourquoi  la  même  raifon  par  laquelle 
vous  expliquerez  i^n  p^ché  ne  feroit  -  elle  pas  ap- 
plicable à  fes  defeendans  fans  le  péché  originel , 
&  pourquoi  faut  il  que  nous  imputions  à  Dieu 

alors  il  faudroit  convenir  que  la  nature  du  remède  de- 
vant fc  rapporter  à  celle  du  mal ,  le  baptême  devroic 
agir  phyliquement  fur  le  corps  de  l'homme  ,  lui  rendre 
la  coniUtution  qu'il  avoit  dans  l'état  d'innocence  ,  &  s 
linon  l'immortalité  qui  en  dependoit  ,  du  moins  tous 
Ips  effets  moraux  de  l'économie  animale  rétablie. 


A   M.    DE    BEAUMONT.      2i 

une  injufttce,  en  nous  rendant  pécheurs  &  punif- 
fables  par  le  vice  de  notre  naiflance  ,  tandis  que 
notre  premier  père  fut  pécheur  &  puni  comme 
nous  fans  cela  ?  Le  péché  originel  explique  tout 
excepté  fon  principe  ,  &  c'eft:  ce  principe  qu'il  s'a- 
git d'expliquer. 

Vous  avancez  que,  par  mon  principe  à  moi, 

(3)  Von  perd  de  vue  le  rayon  de  lumière  qui  nous 
fait  connaître  le  myfiere  de  notre  propre  cœur  ;  & 
vous  ne  voyez  pas  que  ce  principe  ,  bien  plus  uni- 
ver  fel,  éclaire  même  la  faute  du  premier  homme, 

(4)  que  le  vôtre  laiife  dans  i'obfcurité.  Vous  ne 

(  }  )  Mandement  in-4.  p.  S-  i"-ï2-  P-  XI-  .     . 

(  4.  )  Regimber  contre  une  defenfe  inutile  &  arbitraire 
eft  un  penchant  naturel ,   maïs  qui ,  loin  d'être  vicieux 
en  lui  -  même  ,  eft  conforme  à  l'ordre  des  chofes  &    a 
la  bonne  conftitution  de  l'homme  ;  puifqu'il  feroit  hors 
d'état  de  fe  conferver  ,  s'il  n'avoit  un  amour  très-vif  pour 
lui-même  &  pour  le  maintien  de  tous  fes  droics ,  tels  qu'il 
les  a  reçus  de  la  nature.  Celui  qui  potirroit  tout  ne  vou- 
droit  que  ce  qui  lui  feroit  utile  ;  mais  un  Etre  foible  dont 
la  loi  reftreint  &  limite  encore  le  pouvoir  perd  une  par- 
tie  de  lui-même ,   &  réclame  en  fon  cœur  ce  qui  lui  eft 
ôté.     Lui  faire  un  crime  de  cela  feroit  lui  en  faire  un 
d'être  lui  &  non  pas  un  autre  :  ce  feroit  vouloir  en  mê- 
me tems  qu'il  fût  &  qu'il  ne  fût  pa<.    AuflTi  Tordre  en- 
freint par  Adam  me  paroît  -  il  moins  une  véritable  defert- 
fe  qu'un  avis  paternel;  c'eft  un  avertiflement  de  s' abs- 
tenir d'un  fruit  pernicieux  qui  donne  la  mort.  Cette  idée 
eft  apurement  plus  conforme  à  celle  qu'on  doit  avoir  de 
la  bonté  de  Dieu  &  même  au  texte  de  la  Genefc  que  cel- 
le qu'il  plaît  auxDofteurs  de  neus  preferhe  :  car  quant 
à  la  menace  de  la  double  mort ,  on  a  fait  voir  que  ce 
mot  morte  morieris  n'a  pas  l'emphafe  qu'ils  lui  prêtent, 
&  n'eft  qu'un  hébnùïme  employé  en  d'autres  endroits 
où  cette  emuhafe  ne  peut  avoir  lieu. 

B  3 


22      LETTRE  DE    ROUSSEAU 

favez  voir  que  l'homme  dans  les  mains  du  Diable, 
&  moi  je  vois  comment  il  y  eft  tombé  ;  la  caufe  du 
mal  eft,  félon  vous,  la  nature  corrompue  ,  & 
cette  corruption  même  eft  un  mal  dont  il  falloit 
chercher  la  caufe.  L'homme  fut  créé  bon  ;  nous 
en  convenons  ,  je  crois ,  tous  les  deux  :  mais  vous 
dites  qu'il  eft  méchant ,  parce  qu'il  a  été  méchant  ; 
&  moi  je  montre  comment  il  a  été  méchant.  Qui 
de  nous  ,  à  votre  avis ,  remonte  le  mieux  au  prin- 
cipe ? 

Cependant  vous  ne  laifTez  pas  de  triompher  à 
votre  aife  ,  comme  Ci  vous  m'aviez  terralfé.  Vous 
m'oppofez  comme  une  objection  infoluble  (f)  ce 
mélange  frappant  de  grandeur  &  de  bajjejfe  ,  d'ar- 
deur pour  la  vérité  &  de  goût  pour  terreur  ,  d in- 
clination pour  la  vertu  &  de  penchant  pour  le  vice , 
qui  fe  trouve  en  nous.  Etonnant  contrafte  ,  ajou- 
tez-vous ,    qui  déconcerte  la  philofophie  païenne , 

Il  y  a  de  plus  ,  un  motif  fi  naturel  d'indulgence  &  de 
commifération  dans  la  rufe  du  tentateur  &  dans  la  réduc- 
tion de  la  femme  ,  qu'à  confidérer  dans  toutes  fes  circonf- 
tances  le  péché  d'Adam ,  l'on  n'y  peut  trouver  qu'une  fau- 
te des  plus  légères.  Cependant  félon  eux  ,  quelle  effroya- 
ble punition  !  Il  eft  même  impotîible  d'en  concevoir  une 
plus  terrible  ;  car  quel  châtiment  eût  pu  porter  Adam 
pour  les  plus  grands  crimes ,  que  d'être  condamne  ,  lui 
&  toute  fa  race  ,  à  la  mort  en  ce  monde ,  &  à  palier  l'éter- 
nité dans  l'autre  dévorés  des  feux  de  l'enfer  ?  Eft-ce-là  la 
peine  impofe'e  par  le  Dieu  de  miféricorde  à  un  pauvre 
malheureux  pour  s'être  lailfé  tromper  ?  Que  je  hais  la  dé- 
courageante doctrine  de  nos  durs  Théologiens  !  fi  j'étois 
un  moment  tenté  de  l'admettre ,  c'elt  alors  que  je  croi- 
lois  blafphémer. 

($  )  Mandement  in-4.  p.  6.  in-iz.  p.  xi. 


A   M.    DE   BEAUMONT.      23 

ǧ  la  laiffe  errer  dans  de  vaines  fpéculations  ! 

Ce  n'est  pas  une  vaine  fpéculation  que  la 
Théorie  de  l'homme,  lorfqu'eile  fe  fonde  fur  la 
nature  ,  qu'elle  marche  à  l'appui  des  faits  par  des 
conféquences  bien  liées  ,  &  qu'en  nous  menant  à 
la  fource  des  panions,  elle  nous  apprend  à  ré- 
gler leur  cours.  Que  fi  vous  appeliez  philofophie 
païenne  la  profefîion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard , 
je  ne  puis  répondre  à  cette  imputation ,  parce  que 
je  n'y  comprends  rien  (6)  ;  mais  je  trouve  plaifant 
que  vous  empruntiez  prefque  fes  propres  termes  , 
(7)  pour  dire  qu'il  n'explique  pas  ce  qu'il  a  le 
mieux  expliqué. 

Permettez  ,  Monfeigneur ,  que  je  remette 
fous  vos  yeux  la  conciufion  que  vous  tirez  d'une 
objection  fi  bien  difcutée ,  &  fucceiïivement  tou- 
te la  tirade  qui  s'y  rapporte. 

(8)  L'homme  fefent  entraîné  par  une  pente  fu- 
tiejie  &  comment  feroidir  oit-il  coyitre  elle ,  fi  fun 
enfance  iCétoit  dirigée  par  des  maîtres  pleins  de  ver- 
tu ■>  defagejjè,  de  vigilance ,  &fi,  durant  tout  le 
cours  de  fa  vie  il  ne  faifoit  lui-même  ,  fous  la  pro- 
tection £f?  avec  les  grâces  de  fon  Dieu  ,  des  efforts 
puifjans  &  continuels  ! 

C'est- A- DIRE  :  Nous  voyons  que  les  hommes  font 
méchanSy  quoiqii  inceffamment  tirannifés  dès  leur  en- 

(6)  A  moins  qu'elle  ne  fe  rapporte  à  l'accufation  que 
m'intejite  M.  de  Beaumont  dans  la  fuite  ,  d'avoir  admis 
plufieufs  Dieux.  j 

(7)  Emile  Tome  HT.  pag.  68-  &  69.  prem.  Edition. 

(8)  Mandement  in-4.  p.  6.  in-12.  p.  xr. 


24    LETTRE  DE    ROUSSEAU 

fance;  fi  donc  on  ne  les  iyranmfoit  pas  dès  ce  tcms-là, 
comment  parviendrait*  on  a  les  rendre  Cages  $  puif- 
que  ,  même  en  les  tyrannifanlfans  cejfe  ,  /'/  ejl  imj  of- 
jible  de  les  rendre  tels  ? 

Nos  raifonnemens  fur  l'éducation  pourront  de- 
venir plus  fenfibles  ,  en  les  appliquant  à  un  autre 
fujet. 

Supposons  ,  Monfeigneur ,  que  quelqu'un  vînt 
tenir  ce  difeours  aux  hommes. 

„  Vrous  vous  tourmentez  beaucoup  pour  cher- 
„  cher  des  Gouvernemens  équitables  &  pour  vous 
„  donner  de  bonnes  loix.  Je  vais  premièrement 
„  vous  prouver  que  ce  font  vos  Gcuvernemens- 
„  mêmes  qui  font  les  maux  auxquels  vous  préten- 
„  dez  remédier  par  eux.  je  vous  prouverai, de  plus, 
„  qu'il  efi  irrpolîible  que  vous  ayiez  jamais  ni  de 
}J  bonnes  loix  ni  des  Gouvernemens  équitables  ;  & 
„  je  vais  vous  montrer  enfuite  le  vrai  moyen  de 
„  prévenir,  fans  Gouvernemens  &  fans  Loix,  tous 
„  ces  maux  dont  vous  vous  plaignez.  " 

Supposons  qu'il  expliquât  après  cela  fon  fytlè- 
me  &  propofât  fon  moyen  prétendu.  Je  n'exami- 
ne point  fi  ce  (y Même  feroit  folide  &  ce  moyen 
praticable.  S'il  ne  l'étoit  pas  ,  peut-  être  fe  con- 
tenteroit  -  on  d'enfermer  l'Auteur  avec  les  fous  , 
&  l'on  lui  rendroit  juftice  :  mais  11  malheureufe- 
ment  il  l'étoit,  ce  feroit  bien  pis ,  &  vous  con- 
cevez, Monfeigneur,  ou  d'autres  concevront  pour 
vous  ,  qu'il  n'y  auroic  pas  allez  de  bûchers  &  de 
roues  pour  punir  l'infortuné  d'avoir  eu  raifon.  Ce 
n'eft  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici. 


A    M.    DE    BEA  UM  ONT.      2f 

Quel  que  fût  le  fort  de  cet  homme ,  il  eft  fur 
qu'un  déluge  d'écrits  viendroit  fondre  fur  le  (len. 
Il  n'y  auroit  pas  un  Grimaud  qui  ,  pour  faire  fa 
cour  aux  Pciiîances  ,  &  tout  fier  d'imprimer  avec 
privilège  du  Roi ,  ne  vînt  lancer  fur  lui  fa  bro- 
chure &  fes  injures  ,  &  ne  fe  vantât  d'avoir  ré- 
duit au  (ilence  celui  qui  n'auroit  pas  daigné  ré- 
pondre ,  ou  qu'on  auroit  empêché  déparier.  Mais 
ce  n'eft  pas  encore  de  cela  qu'il  s'agit. 

Supposons  ,  enfin,  qu'un  homme  grave,  &  qui 
auroit  fon  intérêt  à  la  chofe ,  crût  devoir  aufîi 
faire  comme  les  autres ,  &  parmi  beaucoup  de 
déclamations  &  d'injures  s'avifât  d'argumenter 
ainfi.  Qiioi,  malheureux.'  vous  voulez  anéantir  les 
Gouvernemens  &  les  Loix  ?  Tandis  que  les  Gouver- 
nemens  &  les  Loix  font  le  feul  frein  du  vice ,  & 
ont  bien  de  la  peine  encore  à  le  contenir.  Qiie 
fer  oit- ce  ï  grand-Dieu  !  fi  nous  ne  les  avions  plus  ? 
Vous  nous  otez  les  gibets  £f?  les  roues  i  vous  voulez 
établir  un  brigandage  public.  Vous  êtes  un  homme 
abominable. 

Si  ce  pauvre  homme  ofoit  parler  ,  il  diroit,  fans 
doute.  „  Très  -  Excellent  Seigneur  ,  votre  Gran- 
„  deur  fait  une  pétition  de  principe.  Je  ne  dis 
„  point  qu'il  ne  faut  pas  réprimer  le  vice ,  mais  je 
„  dis  qu'il  vaut  mieux  l'empêcher  de  naître.  Je 
„  veux  pourvoir  à  l'infufïïfance  des  Loix,  &  vous 
„  m'alléguez  l'infufKfance  des  Loix.  Vous  m'accu- 
„  fez  d'établir  les  abus  ,  parce  qu'au  lieu  d'y  re- 
„  médier  j'aime  mieux  qu'on  les  prévienne.  Quoi  ! 

B  5 


a*     LETTRE  DE  ROUSSEAU 

,,  s'il  étoit  un  moyen  de  vivre  toujours  en  fanté  , 
„  faudroit-il  donc  le  profcrire ,  de  peur  de  rendre 
„  les  médecins  oififs  ?  Votre  Excellence  veut  tou- 
3j  jours  voir  des  gibets  &  des  roues ,  &  moi  je 
3,  voudrois  ne  plus  voir  de  malfaiteurs  :  avec 
„  tout  le  refpecl  que  je  lui  dois  ,  je  ne  crois  pas 
35  être  un  homme  abominable.  " 

Helas  !  M.  T.  C.  F. ,  maigre  les  principes  de  l'édu- 
cation la  plus  faine  &  la  plus  vertueufe  ,-  malgré  les 
promeffes  les  plus  magnifiques  de  la  Religion  &  les 
menaces  les  plus  terribles ,  les  écarts  de  lajeunejfe  ne 
font  encore  que  trop  fréquens ,  trop  multipliés.  J'ai 
prouvé  que  cette  éducation  ,  que  vous  appeliez  la 
plus  faine  ,  étoit  la  plus  infenfée  ,  que  cette  édu- 
cation ,  que  vous  appeliez  la  plus  vertueufe ,  don- 
noit  aux  enfans  tous  leurs  vices  :  j'ai  prouvé  que 
toute  la  gloire  du  paradis  les  tentoit  moins  qu'un 
morceau  de  fucre  ,  &  qu'ils  craignoient  beaucoup 
plus  de  s'ennuyer  à  Vêpres  que  de  brûler  en  en- 
fer ;  j'ai  prouvé  que  les  écarts  de  la  jeuneife  qu'on 
fe  plaint  de  ne  pouvoir  réprimer  par  ces  moyens  , 
en  étoient  l'ouvrage.  Dans  quelles  erreurs  ,  dans 
quels  excès  ,  abandonnée  à  elle-même  ,  ne  je  prècipi- 
teroit-elle  donc  pas  ?  La  jeuneife  ne  s'égare  jamais 
d'elle  même  j  toutes  fes  erreurs  lui  viennent  d'ê- 
tre mal  conduite.  Les  camarades  &  les  maitreifes 
achèvent  ce  qu'ont  commencé  les  Prêtres  &  les 
Précepteurs  5  j'ai  prouvé  cela.  Cejl  un  torrent  qui 
fe  déborde  malgré  les  digues  puiffantes  qu'on  lui  avait 
oppofées  :  que  fèroit-ce  donc  fi  nul  objlacle  ne  fufpen- 


A    M.    DE    BEAUMONT.       27 

doit  fes  flots  ,  &  ne  rompoitfes  efforts  ?  Je  pourrois 
dire  :  cejï  un  torrent  qui  renverse  vos  iwpuijfmtss  di- 
gues &  brife  tout.  Euirgijjez  fin  lit  &  le  laijfez  coiu 
rir  fans  objîaele  j  Une  fera  jamais  déniai  Mais  j'ai 
honte  d'employer  dans  un  fujet  auiîi  férieux  ces 
figures  de  Collège  ,  que  chacun  applique  à  fa  fan- 
taifie  ,  &  qui  ne  prouvent  rien  d'aucun  côté. 

Au  RESTE  ,  quoique  ,  félon  vous  les  écarts  de 
la  jeuneife  ne  foient  encore  que  trop  fréquens  , 
trop  multipliés,  à  caufe  de  la  pente  de  l'homme  au 
mal ,  il  paroît  qu'à  tout  prendre  vous  n'êtes  pas 
trop  mécontent  d'elle,  que  vous  vous  complaifez 
alfez  dans  l'éducation  faine  &  vertueufe  que  lui 
donnent  actuellement  vos  maîtres  pleins  de  ver- 
tus ,  de  fagefle  &  de  vigilance  ,  que  félon  vous, 
elle  perdroit  beaucoup  à  être  élevée  d'une  autre 
manière ,  &  qu'au  fond  vous  ne  penfez  pas  de  ce 
fiecle  la  lie  des  fi:  de  s  tout  le  mal  que  vous  aîFec- 
tez  d'en  dire  à  la  tète  de  vos  Mandemens. 

Je  conviens  qu'il  eîl  fupcrflu  de  chercher  de 
nouveaux  plans  d'Education,  quand  on  eft  (i  con- 
tent de  celle  qui  exifte  :  mais  convenez  aulïi,Mon- 
feigneur  ,  qu'en  ceci  vous  n'êtes  pas  difficile.  Si 
vous  euiîîez  été  aufïî  coulant  en  matière  de  doc- 
trine ,  votre  Diocefe  eût  été  agité  de  moins  de 
troubles  ;  l'orage  que  vous  avez  excité ,  ne  fût 
point  retombé  fur  les  Jéfuites  -,  je  n'en  aurcis 
point  été  écrafé  par  compagnie  i  vous  fuiliez  relié 
plus  tranquille ,   &  moi  auiîi. 

Vous  avouez  que  pour  réformer  le  monde  au- 


28     LETTRE    DE   ROUSSEAU 

tant  que  le  permettent  la  foiblefle ,  & ,  félon  vous 
la  corruption  de  notre  nature  ,  il  faffiroit  d'obfer- 
ver  fous  la  direction  &  l'impreilion  de  la  grâce  les 
premiers  rayons  de  la  raifon  humaine  ,  de  les  faifir 
avec  foin  ,  &  de  les  diriger  vers  la  route  qui  con- 
duit à  la  vérité.  (8)  Par-là,  continuez- vous ,  ces 
efprits  ,  encore  exempts  de  préjugés ,  feroient  pour 
toujours  eu  garda  contre  Perreur  >  ces  cœurs  encre 
exempts  des  grandes  pajjicns  prendraient  les  imprtf* 
fions  de  toutes  les  vertus.  Nous  Pommes  donc  d'ac- 
cord fur  ce  point ,  car  je  n'ai  pas  dit  autre  chofe. 
Je  n'ai  pas  ajouté,  j'en  conviens,  qu'il  fallût  faire 
élever  les  enfans  par  des  Prêtres  -,  même  je  ne  pen- 
fois  pas  que  cela  fût  nécetiaire  pour  en  faire  des 
Citoyens  à  des  hommes  ;  &  cette  erreur  ,  fi  c'en 
eft;  une  ,  commune  à  tant  de  Catholiques,  n'efê 
pas  un  fi  grand  crime  à  un  Proteftant.  Je  n'exami- 
ne pas  il  dans  votre  pays  les  Prêtres  eux  -  même* 
paient  pour  de  fî  bons  Citoyens  ;  mais  comme  l'é- 
ducation de  îa  génération  préfente  eft  leur  ouvra- 
ge ,  c'eft  entre  vous  d'un  côté  &  vos  anciens  Man- 
demens  de  l'autre  qu'il  faut  décider  Ci  leur  lait  fpi- 
rituel  lui  a  Ci  bien  pro&té ,  s'il  en  a  fait  de  fi  grands 
faints,  (9)  vrais  adorateurs  de  Dieu,  &  de  fi  grands 
hommes  ,  dignes  d'être  la  rejjburce  çf?  P  ornement  de 
la  patrie.  Je  puis  ajouter  une  observation  quide- 
vroit  frapper  tous  les»  bons  François  ,  &  vous  mê- 
me comme  tel  j  c'eft  que  de  tant  de  Rois  qu'a  eus 

(8)  Mandement  in-4.  p.  5.  in-12.  p.  x. 

(9)  Mandement  in- 1.  p.  $.  in-12.  p.  x. 


A    M.    DE   BEAUMONT.      2? 

votre  Nation,  le  meilleur  eft  le  feul  que  n'ont 
point  élevé  les  Prêtres. 

Mais  qu'importe  tout  cela  ,  puifque  je  ne  leur 
ai  point  donné  l'excluGon;  qu'ils  élèvent  la  jeu- 
nefle ,  s'ils  en  font  capables  ;  je  ne  m'y  oppofe  pas  ; 
&  ce  que  .vous  dites  là  -  deffus  (10)  ne  fait  rien 
contre  mon  Livre.  Prétendriez-vous  que  mon  plan 
fût  mauvais  ,  par  cela  feul  qu'il  peut  convenir  à 
d'autres  qu'aux  gens  d'Eglife  ? 

Si  l'homme  eft  bon  par  fa  nature,  comme  je 
crois  l'avoir  démontré  ,  il  s'enfuit  qu'il  demeure 
tel  tant  que  rien  d'étranger  à  lui  ne  l'altère  ;  &  fi 
les  hommes  font  méchans ,  comme  ils  ont  pris  pei- 
ne à  me  l'apprendre,  il  s'enfuit  que  leur  méchance- 
té leur  vient  d'ailleurs  ;  fermez  donc  l'entrée  au  vi- 
ee ,  &  le  cœur  humain  fera  toujours  bon.  Sur  ce 
principe  j'établis  ,  l'éducation  négative  comme  la 
meilleure  ou  plutôt  la  feule  bonne  ;  je  fais  voir 
comment  toute  éducation  pofitive  fuit ,  comme 
qu'on  s'y  prenne  ,  une  route  oppfce  à  fon  but  i  & 
je  montre  comment  on  tend  au  même  but,  &  com- 
ment on  y  arrive  par  le  chemin  axue  j'ai  tracé. 

J'appelle  éducation  pofitive  celle  qui  tend  à 
former  l'efprit  avant  l'âge  &  à  donner  à  l'enfant  la 
connoiOance  des  devoirs  de  l'homme.  J'appelle 
éducation  négative  celle  qui  tend  à  perfectionner 
les  organes  ,  inftrumens  de  nos  connoiflànces  ,  a- 
Vant  de  nous  donner  ces  connoiifances,  &  qui  pré- 
pare à  la  raifon  par  l'exercice  des  fens.  L'éducation 

(10)  Ibid. 


30    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

négative  n'eft  pas  oifive,  tant  s'en  faut.  Elle  ne 
donne  pas  les  vertus,  mais  elle  prévient  les  vices  > 
elle  n'apprend  pas  la  vérité  ,  mais  elle  préferve  de 
l'erreur.  Elle  difpofe  l'enfant  à  tout  ce  qui  peut 
le  mener  au  vrai  quand  il  eft  en  état  de  l'entendre , 
&  au  bien  quand  il  eft  en  état  de  l'aimer. 

Cette  marche  vous  déplaît  &  vous  choque  ;  il 
eft  aifé  de  voir  pourquoi.  Vous  commencez  par 
calomnier  les  intentions  de  celui  qui  la  propofe. 
Selon  vous  ,  cette  oifiveté  de  Pâme  m'a  paru  né- 
ceiîaire  pour  la  difpofer  aux  erreurs  que  je  lui  vou- 
lois  inculquer.  On  ne  fait  pourtant  pas  trop  quelle 
erreur  veut  donner  à  fon  élevé  celui  qui  ne  lui  ap- 
prend rien  avec  plus  de  foin  qu'à  fentir  fon  igno- 
rance &  à  favoir  qu'il  ne  fait  rien.  Vous  convenez 
que  le  jugement  a  fes  progrès  &  ne  fe  forme  que 
par  degrés.  Mais  s'enfuit  -  il ,  (i  i)  ajoutez-vous, 
qu'à  l'âge  de  dix  ans  un  enfant  ne  comioijfe  pas  la 
différence  au  bien  &  du  mal ,  qu'il  confonde  la  fagejjè 
avec  la  folie ,  la  bonté  avec  la  barbarie  ,  la  vertu 
avec  le  vies  ?  Tout  cela  s'enfuit ,  fans  doute ,  fi  à 
cet  âge  le  jugement  n'eft  pas  développé.  Qv.oi  ! 
pourfuivezvous  ,  il  ne  fentir  a  pas  qu'obéir  à  fon 
père  cjl  un \bien,  que  lui défobéir  ejl  un  mal? Bien  loin 
de  là  ;  je  foutiens  qu'il  fendra  ,  au  contraire ,  en 
quittant  le  jeu  pour  aller  étudier  fa  leçon,  qu'obéir 
à  fon  père  eft  un  mal,  &  que  lui  défobéir  eft  un 
bien  ,  en  volant  quelque  fruit  défendu.  Il  fentira 
auiîi ,  j'en  conviens  ,  que  c'eft  un  mal  d'être  puni 

(u)  Mandement  in- 4.  p.  7.  in-is.  p.  xiv. 


A  M.  DE    BEAUMONT.        3t 

&  un  bien  d'être  récompenfé  ;  &  c'eft  dans  la  ba- 
lance de  ces  biens  &  de  ces  maux  contradictoires 
que  fe  règle  fa  prudence  enfantine.  Je  crois  avoir 
démontré  cela  mille  fois  dans  mes  deux  premiers 
volumes,  &  fur- tout  dans  le  dialogue  du  maître 
&  de  l'enfant  fur  ce  qui  eft  mal  (12).  Pour  vous  , 
Monfeigneur ,  vous  réfutez  mes  deux  volumes  en 
deux  lignes  ,  &  les  voici  (13).  Le  prétendre  ,  M. 
T.  C.  F. ,  c'eft  calomnier  la  nature  humaine  ,  en  lui 
attribuant  uns  jlupi  dite  qiC elle  11  a  point .  On  ne  fau- 
roit  employer  une  réfutation  plus  tranchante ,  ni 
conque  en  moins  de  mots.  Mais  cette  ignorance, 
qu'il  vous  plaît  d'appeller  ftupidité,fe  trouve  cons- 
tamment dans  tout  efprit  gêné  dans  des  organes 
imparfaits  ,  ou  qui  n'a  pas  été  cultivé  i  c'eft  une 
obfervation  facile  à  faire  &  fenfible  à  tout  le  mon- 
de. Attribuer  cette  ignorance  à  la  nature  humai- 
ne n'eft  donc  pas  la  calomnier ,  &  c'eft  vous  qui 
l'avez  calomniée  en  lui  imputant  une  malignité 
qu'elle  n'a  point. 

Vous  dites  encore  \  (T4)  Ne  vouloir  enfeigner 
la  fagejjè  à  l'homme  que  dam  le  tems  qiCil  fera  do- 
miné  par  la  fougue  des  paljlons  naijjantes  ,  nejl  -  es 
pas  la  lui  préfenter  dans  le  dejfein  qu'il  la  rejette  ? 
Voila  derechef  une  intention  que  vous  avez  la 
bonté  de  me  prêter  ,  &  qu'aifurément  nul  autre 
que  vous  ne  trouvera  dans  mon  Livre.   J'ai  mon- 

(12)  Emile  5  partie  '.  p.  121. 

(1?)  Mandement  in-4.  p.  7.  in-12.  p.  xiv. 

(14)  Mandement  ia-4. p.  9.  in-;2.p.  XVIL 


32    LETTRE   DE    ROUSSEAU 

tré  premièrement ,   que  celui  qui  fera  élevé  com- 
me je  veux  ne  fera  pas  domine  par  les  pallions 
dans  le  tems  que  vous  dites.  J'ai  montré  encore 
comment  les  leçons  de  la  fagelTe  pouvoient  retar- 
der le  dévelopemcnt  de  ces  mêmes  pafîions.    Ce 
font  les  mauvais  effets  de   votre  éducation  que 
vous  imputez  à  la  mienne  ,  &  vous  m'objectez  les 
défauts  que  je  vous  apprends  à  prévenir.  Jufqu'à 
Tadolefcence  j'ai  garanti  des  pafîions  le  cœur  de 
mon  élevé  ,   &  quand  elles  font  prêtes  à  naître  , 
j'en  recule  encore  le  progrès  par  des  foins  propres 
à  les  réprimer.  Plus  tôt ,  les  leçons  de  la  fagelfe  ne 
lignifient  rien  pour  l'enfant ,  hors  d'état  d'y  pren- 
dre intérêt  &  de  les  entendre  ;   plus  tard  ,  elles 
ne  prennent  plus  fur  un  cœur  déjà  livré  aux  paf- 
fîons.    C'eft  au  feul  moment  que  j'ai  choifi  qu'el- 
les font  utiles  :  foit  pour  l'armer  ou  pour  le  dif- 
traire,  il  importe  également  qu'alors  le  jeune  hom- 
me en  foit  occupé. 

Vous  dites.  (15)  Pour  trouver  la  jeunejfe  plus 
docile  aux  leçons  qiiil  lui  prépare,  cet  Auteur  veut 
quelle  foit  dénuée  de  tout  principe  de  Religion.  La 
raifon  en  eft  iimple  ;  c'eft  que  je  veux  qu'elle  ait 
une  Religion  ,  &  que  je  ne  lui  veux  rien  appren- 
dre dont  fon  jugement  ne  foit  en  état  de  fentir 
Ja  vérité.  Mais  moi ,  Monfeigneur  ,  fi  je  difois  : 
four  trouver  la  jeuneffe  plus  docile  aux  leçons  qu'on 
lui  prépare  ,  072  a  grand  foin  de  la  prendre  avant 

l'âge 

(1$)  Mandement  111-4.  P»  7-  in- 12.  p.  xin, 


A  M.  DE  BEAUMONT.  33' 

tuge  de  raifort.  Ferois-je  un  raifonnement  plus 
mauvais  que  le  vôtre  ,  &  feroit-ce  un  préjugé 
bien  favorable  à  ce  que  vous  faites  apprendre  aux 
enfans  ?  Selon  vous ,  je  choifis  l'âge  de  raifon 
pour  inculquer  l'erreur  ,  &  vous  ,  vous  prévenez 
cet  âge  pour  enfeigner  la  vérité.  Vous  vous  pref- 
fez  d'inftruire  l'enfant  avant  qu'il  puhfe  difcernec 
le  vrai  du  faux ,  &  moi  j'attends  pour  le  tromper 
qu'il  foit  en  état  de  le  connoitre.  Ce  jugement: 
eft-il  naturel,  &  lequel  paroît  chercher  à  féduire, 
de  celui  qui  ne  veut  parler  qu'à  des  hommes,  ou 
de  celui  qui  s'adrefle  aux  enfans  '< 

Vous  me  cenfurez  d'avoir  dit  &  montré  que 
tout  enfant  qui  croit  en  Dieu  elt  idolâtre  ou  an- 
tropomorphite  ,  &  vous  combattez  cela  en  difant 
(i6)  qu'on  ne  peut  fuppofer  ni  l'un  ni  l'autre  d'un 
enfant  qui  a  requ  une  éducation  chrétienne.  Voi- 
là ce  qui  ell  en  queftion  \  refte  à  voir  la  preuve. 
La  mienne  eft  que  l'Education  la  plus  Chrétienne 
ne  fauroit  donner  à  l'enfant  l'entendement  qu'il 
n'a  pas ,  ni  détacher  fes  idées  des  êtres  matériels , 
au  deiTus  defquels  tant  d'hommes  ne  fauroient 
élever  les  leurs.  J'en  appelle ,  de  plus  ,  à  l'ex- 
périence: j'exhorte  chacun  des  le&eurs  à  confultec 
fa  mémoire,  &  à  f e  rapueller  fi,  lorfju'il  a  cru 
en  Dieu  étant  enfant ,  il  ne  s'en  eft  pas  toujours 
fait  quelque  image.  Quand  vous  lui  dites  que  la 
divinité  riejï  rien  de  ce  qui  petit  tomber  fous  /«f 

(16)  Mandement  in-4.  p.  7-  in-;?-  P-  XIV- 
Tome  IX.  c 


§4       LETTRE  DE   ROUSSEAU 

fens  i  ou  Ton  efprit  troublé  n'entend  rien  ,  ou  :\ 
entend  qu'elle  n'en:  rien.  Quand  vous  lui  parlez 
CCune  intelligence  infinie ,  il  ne  fait  ce  que  c'eft 
qu'intelligence ,  &  il  fait  encore  moins  ce  que  c'eft 
qu  infini.  Mais  vous  lui  ferez  répéter  après  vous 
les  mots  qu'il  vous  plaira  de  lui  dire  ;  vous  lui  fe- 
rez même  ajouter  ,  s'il  le  faut  ,  qu'il  les  entend  ; 
car  cela  ne  coûte  guère  ,  &  il  aime  encore  mieux 
dire  qu'il  les  entend  que  d'être  grondé  ou  puni. 
Tous  les  anciens ,  fans  excepter  les  Juifs  ,  fe  font 
repréfenté  Dieu  corporel  ,  &  combien  de  Chré- 
tiens ,  fur-tout  de  Catholiques  ,  font  encore  au- 
jourd'hui dans  ce  cas-là  ?  Si  vos  enfans  parlent 
comme  des  hommes  ,  c'eft  parce  que  les  hommes 
font  encore  enfans.  Voilà  pourquoi  les  myfteres 
entaffés  ne  coûtent  plus  rien  à  petfonnë;  les  ter- 
mes en  font  toutaufli  faciles  à  prononcer  que  d'au- 
tres. Une  des  commodités  du  Chriftianifme  mo- 
derne eft  de  s'être  fait  un  certain  jargon  de  mots 
fans  idées  ,  avec  lefqucls  on  fatisfait  à  tout  hors  à 
la  raifon. 

Par  l'examen  de  l'intelligence  qui  mené  à  la 
connoiiîance  de  Dieu  ,  je  trouve  qu'il  n'eft  pas 
raifonnable  de^croire  cette  connoufance  (17)  ton- 
jours  nécejfaire  au  falut.  Je  cire  en  exemple  les 
infenfés,  les  enfans  ,  &  je  mets  dans  la  même  claf- 
fe  les  hommes  dont  l'efprit  n'a  pas  acquis  affez 
de  lumières  pour  comprendre  l'exiftence  de  Dieu. 
Vous  dites  là-deffus  i  (iS)  ne  [oyons  point  furpris 

(17)  Erryle  Partie  IL  p.  s  14-  &fùiv. 

'ag)  Mandement  in-4.  p.  9,  in-xz.  p.  xyii:. 


A  M.   DE  BEAUMONT;         3f 

que  P  Auteur  d'Emile  remette  à  un  tems  fi  reculé 
la  connoijfance  de  Pexi/ience  de  Dieu  ;  il  ne  la  croit 
fms  nécejfaire  au  falut.  Vous  commencez,  pour 
rendre  ma  propofition  plus  dure ,  par  fupprimec 
charitablement  le  mot  toujours  ,  qui  non  feule- 
ment la  modifie ,  mais  qui  lui  donne  un  autre 
fens  ,  puifque  félon  ma  phrafe  cette  connoiiïance 
eft  ordinairement  néceffaire  au  falut  ;  &  qu'elle 
ne  le  feroit  jamais  ,  félon  la  phrafe  que  vous  me 
prêtez.  Après  cette  petite  fallincation  ,  vous  pour- 
fuivez  ainfî  : 

„  Il  eft  clair  ,  "  dit  -  il  par  V  organe  d'un  fer* 
fonnage  chimérique ,  „  il  eft  clair  que  tel  homme 
„  parvenu  jufqu'à  la  vieillerie  fans  croire  en  Dieu, 
„  ne  fera  pas  pour  cela  privé  de  fa  préfence  dans 
„  l'autre  ,  "  (  vous  avez  omis  le  mot  de  vie.  )  „  fî 
„  fon  aveuglement  n'a  pas  été  volontaire ,  &  je 
j,  dis  qu'il  ne  l'eft  _pas  toujours.  " 

Avant  de  tranfcrire  ici  votre  remarque  ,  per- 
mettez que  je  faife  la  mienne.  C'eft  que  ce  perfon- 
nage  prétendu  chimérique,  c'eft  moi-même,  & 
non  le  Vicaire  ;  que  ce  paif  \ge  que  vous  avez  cru 
être  dans  la  profeffion  de  foi  n'y  eft  point ,  mais 
dans  le  corps  même  du  Livre.  Monfeigneur ,  vous 
liiez  bien  légèrement ,  vous  citez  bien  négligem- 
ment les  écrits  que  vous  flétriffez  fi  durement; 
je  trouve  qu'un  homme  en  place  qui  cenfure  de- 
vroit  mettre  un  peu  plus  d'examen  dans  (es  juge- 
naeus.  Je  reprends  à  préfent  votre  texte. 

C   2 


36     LETTRE  DE   ROUSSEAU 

Remarquez  ,  M.  T.  C.  F. ,  qu'il  ne  s'agit  point  ici 
d'un  homme  quiferoit  dépourvu  de  l'ufage  de  fa  rai- 
fort ,  mais  uniquement  de  celui  dent  la  raifort  ne  fe- 
rait point  aidée  de  finjiruBion.  Vous  affirmpz  en- 
fuite  (19)  qu'une  telle  prétention  eft  fouvera'mement 
abfurde.  St.  Paul  ajfure  qiCentre  les  Vhilofophes 
Païens  plufeurs  font  parvenus  par  les  feules  forces 
de  la  raifon  à  la  connoiffance  du  vrai  Dieu  ?-  &  là- 
deflus  vous  tranferivez  ion  paffage. 

Monseigneur,  e'efLfouventun  petit  mal  de 
ne  pas  entendre  un  Auteur  qu'on  lit ,  mais  c'en 
eft  un  grand  quand  on  le  réfute  ,  &  un  très- grand 
quand  on  le  diffame.  Or  vous  n'avez  point  en- 
tendu le  paifage  de  mon  Livre  que  vous  attaquez 
ici,  de  même  que  beaucoup  d'autres.  Le  Lecteur 
jugera  11  c'eft  ma  faute  ou  la  vôtre  quand  j'aurai 
mis  le  paffage  entier  fous  fes  yeux. 

„  Nous  tenons  "  (  Les  Réformés  )  „  que  iaul 
53  enfant  mort  avant  l'âge  de  raifon  ne  fera  pri- 
3J  vc  du  bonheur  éternel.  Les  Catholiques  croient 
„  la  même  chofe  de  tous  les  enfans  qui  ont 
,3  reçu  le  baptême ,  quoiqu'ils  n'aient  jamais  en- 
5/  tendu  parler  de  Dieu.  Il  y  a  donc  des  cas  où 
„  l'on  peut  être  fauve  fans  croire  en  Dieu  ,  & 
„  ces  cas  ont  lieu  ,  foit  dans  l'enfance  ,  foit  dans 
„  la  démence  ,  quand  l'efprit  humain  eftincapa- 
„  ble  des  opérations  nécefiaires  pour  reconnoi- 
3>  tre  la  Divinité.  Toute  la  différence  que  je 
„  vois  ici  entre  vous  &  moi  eft  que  vous  pré* 
s,  tendez  que  les  enfans  ont  à  fept  ans  cette  ca-» 

(19)  Mandement  in.4.  p.  10.  in-is.  p.  XVIII. 


A  M.  DE  BEAUMONt         37 

£  pacité,  que  &  je  ne  la  leur  accorde  pas  même 
S3  à  quinze.  Que  j'aie  tort  ou  raifon  ,  il  ne  s'agit 
"  pas  ici  d'un  article  de  foi,  mais  d'une  fitnple 
M  obfervation  d'hiftoire  naturelle. 

„  Par  le  même  principe ,  il  eft  clair  que  tel 
w  homme ,  parvenu  jufqu'à  la  vieillefTe  fans  croi- 
"  re  en  Dieu  ,  ne  fera  pas  pour  cela  privé  de  ia 
"  préfence  dans  l'autre  vie  ,  fi  fon  aveuglement 
„  n'a  pas  été  volontaire  ;  &  je  dis  qu'il  ne  l'eft 
„  pas  toujours.  Vous  en  convenez  pour  les  in- 
fenfés  qu'une  maladie  prive   de  leurs  facultés 
„  fpirituelles ,  mais  non  de  leur  qualité  d'hom- 
mes ,  ni,  par  conféquent,  du  droit  aux  bien- 
^  faits  de  leur  Créateur.  Pourquoi  donc  n'en  pas 
^  convenir  auffi  pour  ceux  qui,  féqueftrés  de  tou- 
55  te  fociété  des  leur  enfance  ,  auroient  mené  une 
5„  vieabfolumentfauvage,  privés  des  lumières 
„  qu'on  n'acquiert  que  dans  le  commerce  des 
„  hommes  ?  Car  il  ett  d'une  impoflibilité  démon- 
,  trée  qu'un  pareil  fauvage  pût  jamais  élever  fes 
réflexions  jufqu'à  la  connoilîance  du  vrai  Dieu. 
La  raifon  nous  dit  qu'un  homme  n'eft  punifïa- 
ble  que  pour  les  fautes  de  fa  volonté,  &  qu'u- 
ne ignorance  invincible  ne  lui  fauroit  être  im- 
,3  putée  à  crime.   D'où  il  fuit  que  devant  la  juf- 
„  tice  éternelle  ,  tout  homme  qui  croir oit  s'il 
„  avoit  les  lumières  néceflaires  eft  réputé  croire, 
„  &  qu'il  n'y  aura  d'incrédules  punis  que  ceux 
„  dont  le  cœur  fe  ferme  à  la  vérité.  "  Emile  F.  IL 

ç  g 


38      LETTRE  DE  ROUSSEAU 

Voila  mon  pafTage  entier ,  fur  lequel  votre  er- 
reur faute  aux  yeux.  Elle  confifte  en  ce  que  vous 
avez  entendu  ou  fait  entendre  que,  félon  moi ,  il 
falloit  avoir  été   inft'ruit  de  l'exiftence  de  Dieu 
pour  y  croire.  Ma  penfée  eft  fort  différente.  Je  dis 
qu'il  faut  avoir  l'entendement  développé  &  l'ef- 
prit  cultivé  jufqu'à  certain  point  pour  être  en  état 
de  comprendre  les  preuves  de  l'exiftence  de  Dieu» 
&  fur- tout  pour  les  trouver  de  foi- même  fans  en 
avoir  jamais  entendu  parler.  Je  parle  des  hommes 
barbares  oufauvages  ;  vous  m'alléguez  des  philo- 
sophes :  je  dis  qu'il  faut  avoir  acquis  quelque  phi- 
lofophie  pour  s'élever  aux  notions  du  vrai  Dieu  ; 
vous  citez  Saint  Paul  qui  reconnoît  que  quelques 
Philofophes  Païens  fe  font  élevés  aux  notions  du 
vrai  Dieu  :  je  dis  que  tel  homme  groflîer  n'eft  pas 
toujours  en  état  de  fe  former  de  lui-même  uue- 
ïdée  jufte  de  la  divinité  ;  vous  dites  que  les  hom- 
mes inftruits  font  en  état  de  fe  former  une  idée 
jufte  de  la  divinité  ;  &  fur  cette  unique  preuve  , 
mon  opinion  vous  paxoit  fouverainement  abfûrde. 
Quoi  î   parce  qu'un  Docteur  en  droit  doit  favoir 
les  ioix  de  fon  pays,  eft-il  abfurde  de  fuppofer 
qu'un  enfant  qui  ne  fait  pas  lire  a  pu  les  ignorer  ? 
Quand  un  Auteur  ne  veut  pas  fe  répéter  fans 
ceffe ,  &  qu'il  a  une  fois  établi  clairement  fon  fen- 
îiment  fur  une  matière  ,  il  n'eft  pas  tenu  de  rap- 
porter toujours  les  mêmes  preuves  en  raifonnanc 
fur  le  même  fentiment.Ses  écrits  s'expliquent  alors 
les  uns  par  les  autres ,  &  les  derniers ,  quand  il  a 


"A   M.  DE   BEAUMONT:        3* 

'3-e  la  méthode ,  fuppofent  toujours  les  premiers. 
Voilà  ce  que  j'ai  toujours  tâché  de  faire,  &  ce 
que  j'ai  fait,  fur-tout  ,  dans  l'occafion  dont  il 
s'agit. 

Vous  fuppofez  ,  ainfï  que  ceux  qui  traitent  de 
ces  matières,  que  l'homme  apporte  avec  lui  fa  rai- 
fon toute  formée ,  &  qu'il  ne  s'agit  que  de  la  met- 
tre en  œuvre.  Or  cela  n'eft  pas  vrai  ;  car  l'une  des 
acquisitions  de  l'homme,  &  même  des  plus  lentes, 
eft  la  raifon.  L'homme  apprend  à  voir  des  yeux 
de  l'efprit  ainft  que  des  yeux  du  corps;  mais  le  pre- 
mier apprentiiîage  eft  bien  plus  long  que  l'autre, 
parce  que  les  rapports  des  objets  intellectuels  ne  fe 
mefurant  pas  comme  l'étendue,ne  fe  trouvent  que 
par  eftimation  ,  &  que  nos  premiers  befoins  ,  nos 
befoins  phyfiques  ,  ne  nous  rendent  pas  l'examen 
de  ces  mêmes  objets  fi  iméreflant.  Il  faut  appren- 
dre à  voir  deux  objets  à  la  fois  i  il  faut  apprendre 
à  les  comparer  entr'eux ,  il  faut  apprendre  à  com- 
parer les  objets  en  grand  nombre ,  à  remonter  par 
degrés  aux  caufes ,  à  les  fuivre  dans  leurs  effets  ;  il 
faut  avoir  combiné  des  infinités  de  rapports  pour 
acquérir  des  idées  de  convenance  ,  de  proportion , 
d'harmonie  &  d'ordre.  L'homme  qui  ,  privé  du 
fecours  de  fes  femblables  &  fans  ceffe  occupé  de 
pourvoir  à  fes  befoins ,  eft  réduit  en  toute  chofe  à 
ia  feule  marche  de  fes  propres  idées,  fait  un  pro- 
grès bien  lent  de  ce  côté-là  :  il  vieillit  &  meurt 
avant  d'être  forti  de  l'enfance  de  la  raifon. Pou  vez- 
yous  croire  de  bonne  foi  que  d'un  million  d'hom- 

G  4 


40      LETTRE  DE   ROUSSEAU 

mes  élevés  de  cette  manière,  il  y  en  eût  un  feur 
qui  vint  à  penfer  à  Dieu  ? 

L'ordre  de  l'Univers,  tout  admirable  qu'il  efr, 
ne  frappe  pas  également  tous  les  yeux.  Le  peuple 
y  fait  peu  d'attention  ,  manquant  des  connoiffan- 
ces  qui  rendent  cet  ordre  fenlible,  &  n'ayant  point 
appris  à  réfléchir  fur  ce  qu'il  apperqoit.  Ce  n'eft 
ni  endurciflement  ni  mauvaife  volonté;  c'eft  igno- 
rance, engourdiifement  d'efprit.  La  moindre  mé- 
ditation fatigue  ces  gens-là  ,  comme  le  moindre 
travail  des  bras  fatigue  un  homme  de  cabinet.  Us 
ont  oui  pat  1er  des  œuvres  de  Dieu  &  des  merveil- 
les de  la  nature.  Ls  répètent  les  mêmes  mots  fans 
y  joindre  les  mêmes  idées  ,  &  ils  font  peu  touchés 
de  tout  ce  qui  peut  élever  le  fage  à  fon  Créateur. 
Or  il  parmi  nous  le  peuple  ,  à  portée  de  tant  d'inf- 
tructions,  e(t  encore  fi  ftupide;  que  feront  ces 
pauvres  gens  abandonnés  à  eux-mêmes  dès  leur 
crirance,  &qui  n'ont  jamais  rien  appris  d'autrui? 
Croyez- vous  qu'un  CarTre  ou  un  Lapon  philofo- 
phe  beaucoup  fur  la  marche  du  monde  &  fur  la 
génération  des  chofes  '<  Encore  les  Lapons  &  les 
CafFres  ,  vivant  en  corps  de  Nations  ,  ont-ils  des 
multitudes  d'idées  acquifes  &  communiquées ,  à 
l'aide  defquelles  ils  acquièrent  quelques  notions 
grofîieres  d'une  divinité:  ils  ont,  en  quelque  fa- 
çon ,  leur  catéchifme  :  mais  l'homme  lauvage  er- 
rant feul  dans  les  bois  n'en  a  point  du  tout.  Cet 
homme  n'exifte  pas,  direz-vous;  foit  :  mais  il  peut 
exifterparfuppolition.  Il  exille  certainement  des 


A   M.   DE  BEAUMONT.  4* 

hommes  qui  n'ont  jamais  eu  d'entretien  philofo- 
phique  en  leur  vie  ,  &  dont  tout  le  tems  fe  con- 
fume  à  chercher  leur  nourriture,  la  dévorer,  & 
dormir.  Que  ferons-nous  de  ces  hommes- là  ,  des 
Eskimaux  ,  par  exemple  ?  En  ferons  -  nous  des 
Théologiens  '( 

Mon  fentimcnt  eft  donc  que  l'efprit  de  l'hom- 
me, fans  progrès ,  fans  inftru&ion  ,  fans  culture  9 
&  tel  qu'il  fort  des  mains  de  'a  nature  ,  n'eft  pas 
en  état  de  s'élever  de  lui-même  aux  fublimes  no- 
tions de  la  divinité  ;  mais  que  ces  notions  fe  pré- 
fentent  à  nous  à  mefure  que  notre  efprit  fe  culti- 
ve ;  qu'aux  yeux  de  tout  homme  qui  a  penfé,  qui 
a  réfléchi,  Dieu  fe  manifefte  dans  fes  ouvrages; 
qu'il  fe  révèle  aux  gens  éclairés  dans  le  fpectacle 
de  la  nature;  qu'il  faut,  quand  on  a  les  yeux 
ouverts  ,  les  fermer  pour  ne  l'y  pas  voir  ;  que 
tout  philofophe  athée  eft  un  raifonneur  de  mau- 
vaife  foi,  ou  que  fon  orgueil  aveugle;  mais  qu'aufîi 
tel  homme  ftupide  &  grofîier  ,  quoique  (impie  & 
vrai,  tel  efprit  fans  erreur  &  fans  vice,  peut, 
par  une  ignorance  involontaire,  ne  pas  remonter 
à  l'Auteur  de  fon  être*  &  ne  pas  concevoir  ce 
que  c'eft  que  Dieu  ;  fans  que  cette  ignorance  le 
rende  puniflable  d'un  défaut  auquel  fon  cœur  n'a 
point  confenti.  Celui  -  ci  n'eft  pas  éclairé ,  & 
l'autre  refufe  de  l'être  :  cela  me  paroît  fort  dif- 
férent. 

Appliquez  à  ce  fentiment  votre  paflàge  de 
Saint  Paul ,  &  vous  verrez  qu'au  lieu  de  le  com- 

C5 


%%      LETTRE  DE   ROUSSEAU 

battre  ,  il  le  favorife  ;  vous  verrez  que  ce  pafTage 
tombe  uniquement  fur  ces  fages  prétendus  à  qui 
es  qui  peut  être  couku  de  Dieu  a  été  mauife/ié,  à  qui 
la  confédération  des  chofes  qui  ont  été  faites  dès  la 
création  du  monde  ,  a  rendu  vifiblc  ce  'qui  ejî  invi- 
fibk  en  Dieu  ,  mais  qui  ne  l'ayant  point  glorifié  & 
ne  lui  ayant  point  r  ndu  gra:es  ,  fe  font  perdus  dans 
la  vanité  de  leur  raifonuement ,  & ,  ainfi  demeurés 
fans  exeufe  ,  eu  fe  difmt  fages ,  [ont  devenu- fous. 
La  raifon  fur  laquelle  l'Apôtre  reproche  aux  phi- 
lofophes  de  n'avoir  pas  glorifié  le  vrai  Dieu ,  n'é- 
tant point  applicable  à  ma  fuppofition,  forme  une 
induction  toute  en  ma  faveur  ;  elle  confirme  ce 
que  j'ai  dit  moi-même,  que  tout  (20)  philofophe 
qui  ne  croit  pas  ,  a  tort ,  parce  qu  il  ufe  mal  de  la 
raifon  qu'il  a  cultivée  ,  &  qu'il  efi  en  état  d  enten- 
dre les  vérités  qu'il  rejette  ,•  elle  montre,  enfin, 
par  le  pafTage  même ,  que  vous  ne  m'avez  point 
entendu  ;  6c  quand  vous  m'imputez  d'avoir  dit 
ce  que  je  n'ai  ni  dit  ni  penfé  ,  favoir  que  l'on  ne 
croit  en  Dieu  que  fur  l'autorité  d'autrui  (21)  , 
vous  avez  tellement  tort ,  qu'au  contraire  je  n'ai 
fait  que  distinguer  les  cas  où  l'on  peut  connoîcre 
Dieu  par  foi- même,  &  les  cas  où  l'on  ne  le  peut 
que  par  le  fecours  d'autrui. 

(20)  Emile  P.  IL  pag.  ^14. 

(21)  M.  de  Beaumont  ne  dit  pas  cela  en  propres  ter- 
mes •,  mais  c'eft  le  feul  fens  raifonnab.'e  qu'on  puilTe  don- 
nera fon  texte  ,  appuyé  du  pafTage  de  Saint  r'aul  ;  &  je 
ne  puis  répondre  qu'a  ce  que  j'entends.  {Xoyczfon  Mary. 
dcmtnt  in-4.  p.  10.  )  in-12.  p.  xvin. 


A   M.   DE    BEAUMONT.        43 

Au  refte  ,  quand  vous  auriez  raifon  dans  cet- 
te critique  ;  quand  vous  auriez  folidement  réfute 
mon  opinion ,  il  ne  s'enfuivroit  pas  de  cela  feui 
qu'elle  fût  fouverainement  abfurde ,  comme  il 
vous  plaît  de  la  qualifier  :  on  peut  fe  tromper  fans 
tomber  dans  l'extravagance ,  &  toute  erreur  n'eft 
pas  une  abfurdité.  Mon  refpec"t  pour  vous  me 
rendra  moins  prodigue  d'épithetes  ,  &  ce  ne  fera 
pas  ma  faute  ii  le  Lecteur  trouve  à  les  placer. 

Toujours  avec  l'arrangement  de  cenfurer  fans 
entendre  ,  vous  palfez  d'une  imputation  grave  & , 
faufle  à  une  autre  qui  l'eu:  encore  plus  ,  &  après 
m'avoir  injuftement  accufé  de  nier  l'évidence  de  la 
divinité ,  vous  m'accufez  plus  injuftement  d'en 
avoir  révoqué  l'unité  en  doute.  Vous  faites  plus  > 
vous  prenez  la  peine  d'entrer  là-delfus  en  difcuf- 
llon,  contre  votre  ordinaire ,  &  le  feul  endroit  de 
votre  Mandement  où  vous  ayiez  raifon  ,  eft  celui 
où  vous  réfutez  une  extravagance  que  je  n'ai  pas 
dite. 

Voiei  le  pafTageque  vous  attaquez,  ou  plutôt 
votre  pafTage  où  vous  rapportez  le  mien  -,  car  il 
faut  que  le  Le&eur  me  voie  entre  vos  mains. 

„  (22)  Je  fais  ,  "  fait-il  dire  an  perfoymagefvp- 
pofé  qui  lui  fert  d'organe  »  „  je  fais  que  le  monde 
,3  eft  gouverné  par  une  volonté  puiifantc  &  fage  ; 
S5  je  le  vois ,  ou  plutôt  je  le  fens ,  &  cela  m'im- 
„  porte  à  favoir  :  mais  ce  même  monde  eft- il  éter- 
„  hel ,  ou  créé  '(  Y  a-t-il  un  principe  unique  des 

(22)  Mandement  in- 4.  p.  10.  in-12.  p.  xix. 


44       LETTRE  DE  ROUSSEAU 

„  chofes  ?  Y  en  a  t-il  deux  ou  plufieurs,  &  quelle 
„  eft  leur  nature  ?  Je  n'en  fais  rien ,  &  que  m'im- 

„  porte? (23)  je   renonce  à  des  queftions 

,,  oifeufes  qui  peuvent  inquiéter  mon  amour- pro- 
„  pre ,  mais  qui  font  inutiles  à  ma  conduite  & 
„  fupérieures  à  ma  raifon.  " 

J'observe  ,  en  panant ,  que  voici  la  féconde 
fois  que  vous  qualifiez  le  Prêtre  Savoyard  de  per- 
fonnage  chimérique  ou  fuppofé.  Comment  ètes- 
vous  inftruit  de  cela,  je  vous  fupplie  ?  J'ai  affirmé 
ce  que  je  favois  ;  vous  niez  ce  que  vous  ne  favez 
pas  ;  qui  des  deux  eft  le  téméraire  ?  On  fait ,  j'en 
conviens  ,  qu'il  y  a  peu  de  Prêtres  qui  croient  en 
Dieu  y  mais  encore  n'eft-il  pas  prouvé  qu'il  n'y 
en  ait  point  du  tout.  Je  reprends  votre  texte. 

(24)  Que  veut  donc  dire  cet  Auteur  téméraire  ? 

. l'unité  de  Dieu  lui  par  oit  une  quejiion  oifeufe 

&  fupèrieure  à  fa  raifon ,  comme  fi  la  multiplicité 
des  Dieux  n'étoit  pas  la  plus  grande  des  abfur dites. 
„  La  pluralité  des  Dieux  "  ,  dit  énergiquemeut  Ter- 
tullien  ,  „  eft  une  nullité  de  Dieu  ,  "  admettre  un 
Dieu,  c'ejl  admettre  un  Etre  fuprême  &  indépen- 
dant ,  auquel tout  les  autres  Etres  foient  fubor donnés 
(2  >  ).  //  implique  donc  qu'il  y  ait  plufieurs  Dieux. 

(2^  Ces  points  indiquent  une  lacune  de  deux  lignes 
par  lefquelles  le  paffage  eft  tempéré  ,  &  que  M.  de  Beau- 
mont  n'a  pas  voulu  tranferire.  Voy.  Emile ,  P.  III.  p.  5-8. 

(24)  Mandi. ment  in- 4.  p   ri.  in-is.p.  xx. 

(.s  Tertullien  fait  ici  un  fophifme  très-familier  aux 
pères  de  l'Eglife.  Il  définit  le  mot  Dieu  félon  les  Chré- 
tiens ,  &  puis  il  aceufe   les  Païens  de  contradiction, 


A    M.   DE  B.EAUMONT.  4? 

Mais  qui  eft-ce  qui  dit  qu'il  y  a  plufieurs  Dieux? 
Ah,  Monfeigneur  !  vous  voudriez  bien  que  j'eufle 
dit  de  pareilles  folies  ;  vous  n'auriez  furement  pas 
pris  la  peine  de  faire  un  Mandement  contre  moi. 

Je  ne  fais  ni  pourquoi  ni  comment  ce  qui  eft 
eft  ,  &  bien  d'autres  qui  fe  piquent  de  le  dire  ne 
le  favent  pas  mieux  que  moi.  Mais  je  vois  qu'il 
n'y  a  qu'une  première  caufe  motrice,  puifque  tout 
concourt  fenfiblement  aux  mêmes  fins.  Je  recon- 
nois  donc  une  volonté  unique  &  fuprême  qui  di- 
rige tout,  &  une  puiflance  unique  t&  fuprëme 
qui  exécute  tout.  J'attribue  cette  puiiTance  & 
cette  volonté  au  même  Etre ,  à  caufe  de  leur  par- 
fait accord  qui  fe  conçoit  mieux  dans  un  que 
dans  deux  ,  &  parce  qu'il  ne  faut  pas  fans  raifort 
multiplier  les  êtres  :  car  le  mal  même  que  nous 
voyons  n'effc  point  un  mal  abfolu  ,  &  ,  loin  de 
combattre  directement  le  bien  ,  il  concourt  avec 
lui  à  l'harmonie  univerfelie. 

Mais  ce  par  quoi  les  chofes  font,  fe  diftingue 
très  nettement  fous  deux  idées  >  favoir ,  la  chofe 
qui  fait  &  la  chofe  qui  eft  faite  ;  même  ces  deux 
idées  ne  fe  réunifient  pas  dans  le  même  être  fans 
quelque  effort  d'efprit,  &  Tonne  conçoit  guère 
une  chofe  qui  agit,  fans  en  fuppnfer  une  autre 
fur  laquelle  elle  agit.   De  plus  ,  il  eft  certain  que 

parce  que  contre  fii  définition  ils  admettent  plufieirs 
Dieux.  Ce  n\roit  pas  la  peine  de  m'imputer  vre  er- 
reur que  je  n'ai  pas  commife  ,  uniquement  pour  citer  fi 
hors  de  propos  uu  fonhilme  de  Tertuli:.cn. 


^      'LETTRE   DE  ROUSSEAU 

nous  avons  l'idée  de  deux  fubftances  diftinctes; 
favoir,  l'efprit  &  la  matière  ;  ce  qui  penfe,  &  ce 
qui  eft  étendu  ;  &  ces  deux  idées  fe  conçoivent 
très- bien  Tune  fans  l'autre. 

Il  y  a  donc  deux  manières  de  concevoir  l'ori- 
gine des  chofes  ;  favoir  ,  ou  dans  deux  caufes  di- 
verfes,  l'une  vive  &  l'autre  morte  ,  l'une  motrice 
&  l'autre  mue  ,  Tune  active  &  f'autre  paiîive  , 
l'une  efficiente  &  l'autre  inftrumentale  ;  ou  dans 
une  caufe  unique  qui  tire  d'elle  feule  tout  ce  qui 
eft ,  &  tout  ce  qui  fe  fait.  Chacun  de  ces  deux 
fentimens,  débattus  par  les  métaphysiciens  depuis 
tant  de  fiecles ,  n'en  eft  pas  devenu  plus  croya- 
ble à  la  raifon  humaine  :  &  fi  i'exiftencc  éter- 
nelle &  néeeffaire  de  la  matière  a  pour  nous  fes 
difficultés  ,  fa  création  n'en  a  pas  de  moindres  ; 
puifque  tant  d'hommes  &  de  philofophes  ,  qui 
dans  tous  "les  tems  ont  médité  fur  ce  fujet  ,  ont 
tous  unanimement  rejette  la  poffibilité  de  la  créa- 
tion, excepté  peut-être  un  très- petit  nombre  qui 
paroiifent  avoir  fincérement  fournis  leur  raifon  à 
l'autorité  ;  fincérité  que  les  motifs  de  leur  inté- 
rêt ,  de  leur  fureté  ,  de  leur  repos  ,  rendent  fort 
fufpecte ,  &  dont  il  fera  toujours  impoffible  de 
s'affurer  ,  tant  que  l'on  rifquera  quelque  chofe  à 
parler  vrai. 

Supposé  qu'il  y  ait  un  principe  éternel  &  uni- 
que des  chofes ,  ce  principe  étant  (impie  dans  fon 
effence  n'eft  pas  compofé  de  matière  &  d'efpiït 
mais  il  eft  matière  ou  efprit  feulement.   Sur  les 


À  M.   DE  BEAUMONT.         <7 

raifons  déduites  par  le  Vicaire,  il  ne  fauroit  con- 
cevoir que  ce  principe  foit  matière ,  &  s'il  eft 
efprk  ,  il  ne  fauroit  concevoir  que  par  lui  la  ma- 
tière ait  requ  1  être  :  car  il  faudroit  pour  cela 
concevoir  la  création  ;  or  l'idée  de  création  ,  ridée 
Tous  laquelle  on  conçoit  que  par  un  fimple  adte 
de  volonté  rien  devient  quelque  chofe ,  eft ,  de 
toutes  les  idées  qui  ne  font  pas  clairement  con- 
tradictoires ,  la  moins  compréhenfible  à  l'efprit 
humain. 

Arrêté  des  deux  côtés  par  ces  difficultés ,  le 
bon  Prêtre  demeure  indécis ,  &  ne  fe  tourmente 
point  d'un  doute  de  pure  fpéculation,  qui  n'influe 
en  aucune  manière  fur  fes  devoirs  en  ce  monde  j 
car  enfin  que  m'importe  d'expliquer  l'origine  des 
êtres,  pourvu  que  je  fâche  comment  ils  fubfbftent, 
quelle  place  j'y  dois  remplir  ,  &  en  vertu  de  quoi 
cette  obligation  m'eft  impofée  ? 

Mais  fuppofer  deux  principes  (26)  des  chofes, 
fuppofition  que  pourtant  le  Vicaire.ne  fait  point, 
ce  n'eft  pas  pour  cela  fuppofer  deux  Dieux;  à 
moins  que,  comme  les  Manichéens,  on  ne  fup- 
pofe  auffi  ces  principes  tous  deux  actifs;  doctrine 
abfoiument  contraire  à  celle  du  Vicaire  ,  qui , 
très-pofitivement,n'admet  qu'une  intelligence  pre- 

(26)  Celui  qui  ne  connok  que  deux  fubftances ,  ne 
peut  non  plus  imaginer  que  deux  principes  ,  &  le  terme  , 
ou  plujîcurs  ,  ajoute  dans  l'endroit  cité  ,  p.'eft  là  qu'une 
efpece  d'explétif,  fervant  tout-auplus  à  faire  entendre 
que  le  nombre  de  ces  principes  n'importe  pas  plus  a  cou- 
noitre  que  leur  nature. 


48      LETTRE  DE  ROUSSEAU 

miere  ,  qu'un  feul  principe  actif,  &  par  confé- 
quent  qu'un  feul  Dieu. 

J  avoue  bien  que  la  création  du  monde  étant 
clairement  énoncée  dans  nos  traductions  de  la 
Genefe ,  la  rejetter  positivement  feroit  à  cet  égard 
rejetter  l'autorité ,  finon  des  Livres  Sacrés ,  au 
moins  des  traductions  qu'on  nous  en  donne ,  & 
c'eft  auiîi  ce  qui  tient  le  Vicaire  dans  un  doute 
qu'il  n'auroit  peut  être  pas  fans  cette  autorité  : 
Car  d'ailleurs  la  coexiftence  des  deux  Principes 
(27)  femble  expliquer  mieux  la  conftitution  de 
l'Univers  &  lever  des  difficultés  qu'on  a  peine  à 
réfoudre  fans  elle,  comme  entre  autres  celle  de 
l'origine  du  mal.  De  plus ,  il  faudroit  entendre 
parfaitement  l'Hébreu  ,  &  même  avoir  été  con- 
temporain de  Moïfe  ,  pour  favoir  certainement 
quel  fens  il  a  donné  au  mot  qu'on  nous  rend  par 
le  mot  créa.  Ce  terme  eft  trop  philofophique 
pour  avoir  eu  dans  fon  origine  l'acception  connue 
&  populaire  que  nous  lui  donnons  maintenant  fur 

la 

(27"!  Il  eft  bon  de  remarquer  que  cette  queftion  de  l'é- 
ternité de  la  matière  ,  qui  effarouche  fi  fort  nos  Théolo- 
giens ,  effarouchoit  allez  peu  les  Pères  de  l'Eglife,  moins 
éloignés  des  fentimens  de  Platon.  Sans  parler  de  Juftiu 
martyr ,  d'Origene  ,  &  d'autres  ,  Clément  Alexandrin 
prend  fi  bien  1'arnrmative  dans  fes  Hypotipofes  ,  que 
Ehotius  veut  à  caufe  de  cela  que  ce  Livre  ait  été  falfifié. 
JVIais  le  même  fentiment  reparoit  encore  dans  les  Stroma- 
tes  ,  où  Clément  rapporte  celui  d'Heraclite  fans  l'improu- 
ver.  Ce  Père,  Livre  V.  tâche  ,  à  la  vérité  ,  d'établir  un 
feul  principe  ,  mais  c'eft  parce  qu'il  refufe  ce  nom  à  h 
matière ,  même  en  admettant  fon  éternité. 


A    M.    DE    BEAUMONT.       49 

îa  foi  de  nos  Docteurs*    Cette  acception  a   pu 
changer  &  tromper  même  les  Septante  ,  déjà  im- 
bus des  queftions  de  la  Philofophie  Grecque  ;  rien 
n'eft  moins  rare  que  des  mots  dont  le  fens  change 
par  trait  de  terris  ,  &  qui  font  attribuer  aux  an- 
ciens Auteurs  qui  s'en  font  fervis ,  des  idées  qu'ils 
n'ont  point  eues.    Il  eft  très- douteux  que  le  mot 
grec  ait  eu  le  fens  qu'il  nous  plaie  de  lui  donner  , 
&  il  elt  très-certain  que  le  mot    latin  n'a   point 
eu  ce  même  fens,  puifque  Lucrèce  ,  qui  nie  for- 
mellement  la  polîibilité   de  toute   création ,  ns 
îaiife  pas  d'employer  fouvent  le  même  terme  pour 
exprimer    la  formation  de  l'Univers    &    de  fes 
parties.    Enfin  M.  de  Beaufobre  a  prouvé  (2b) 
que  la  notion  de  la  création  ne  fe  trouve  point 
dans  l'ancienne  Théologie  judaïque  ,    &    vous 
êtes  trop  inttruit  ,  Monfeigneur  ,  pour  ignorée 
que  beaucoup  d'hommes  pleins  de  refpect  pour 
nos  Livres  Sacrés  n'ont  cependant  point  reconnu 
dans  le  récit  de  Moïfe  l'abfolue  création  de  l'U- 
nivers. Àinfi  le  Vicaire,  à  qui  le  defpotifme  des 
Théologiens  n'en  impofe  pas  ,  peut  très  -  bien  - 
fans  en  être  moins  orthodoxe  ,  douter   s'il  y  a 
deux  principes  éternels  des  chofes  ,  ou  s'il  n'y 
en  a  qu'un.   C'elt  un  débat  purement  grammati- 
cal ou  philofophique ,  ou   la  révélation  n'entre 
pour   ùen. 

Ouoi  qu'il  en  foit,  ce  n'efi:  pas  de  cela  qu'il 

'     }  Il iit.  du  Maniche'ifme.   T,  IL 

Tnme  XL        -  D 


fo    LETTRE    DE    ROUSSEAU1 

s'agit  entre  nous  ,  &  fans  foutenir  les  fentimens- 
du  Vicaire  ,  je  n'ai  rien  à  faire  ici  qu'à  montrer 
vos  torts. 

Or  vous  avez  tort  d'avancer  que  l'unité  de 
Dieu  me  paroît  une  queftion  oifeufs  &  fupérieure 
à  la  raifon  ;  puifque  dans  l'Ecrit  que  vous  cenfu- 
rez ,  cette  unité  e'à  établie  &  fbutenue  par  le  rai- 
sonnement, &  vous  avez  tort  de  vous  étayer  d'un 
pafTage  de  Tertullien  pour  conclure  contre  moi 
qu'il  implique  qu'il  y  ait  plufleurs  Dieux  :  cac 
fans  avoir  befoin  de  Tertullien,  je  conclus  aufll 
de  mon  côté  qu'il  implique  qu'il  y  ait  pluiieurs 
Dieux. 

Vous  avez  tort  de  me  qualifier  pour  cela'd'Au- 
teur  téméraire,  puifqu'où  il  n'y  a  point  d'afferticn 
il  n'y  a  point  de  témérité.  On  ne  peut  concevoir 
qu'un  Auteur  foit  v.n  téméraire,  uniquement- 
pour  être  moins  hardi  que  vous. 

Enfin  vous  avez  tort  de  croire  avoir  bien  juftî- 
juéles  dogmes  particuliers  qui  donnent  à  Dieu  les 
paffions  humaines  ,  &  qui  loin  d'éclaircir  les  no- 
tions du  grand  Etre,  les  embrouillent  &  les  avilie 
fent ,  en  m'accufant  fauifement  d'embrouiller  & 
d'avilir  moi- même  ces  notions  ,  d'attaquer  direc- 
tement l'elTence  divine,  que  je  n'ai  point  attaquée,, 
&  de  révoquer  en  doute  fon  'unité  ,  que  je  n'ai- 
point  révoqué  en  doute.  Si  je  Pavois  fait,  qus 
s'enfuivroit-il  '<  Récriminer  n'eu:  pas  fe  juftirler  s 
mais  celui  qui ,  pour  toute  dcFenfe  ,  ne  fait  quer 
récriminer  à  feux  ,  a  bien  l'air  d'être  feul  coupable» 
La  conttadi&ion  que  vous  me  reprochez  dans 


A    M.    DE    BEAUMONT.        fr 

le  même  lieu  eft  toutauffi  bien  fondée  ^ue  la  pré- 
cédente accufation.  Il  ne  fait,  dites- vous  ,  quelle 
eft  la  nature  de  Dieu ,  &  bientôt  après  il  reconnaît 
que  cet  Etre  fuprême  eft  doué  d'intelligence ,  de  puif. 
fonce  ,  de  volonté  ,  £■•?  de  bonté  ,•  n'ejl-ce  donc  pas- 
là  avoir  une  idée  de  la  nature  divine  ? 

Voici,  Monfeigneur,    là-deilus  ce  que  j'ai  à 
vous  dire. 

„  Dieu  eft  intelligent  ;  mais  comment  l'eft-il? 
,5  L'homme  eft  intelligent  quand  il  raifonne,  &  la 
5,  fuprème  intelligence  n'a  pas  befoin  de  raifonner  ; 
„  il  n'y  a  pour  elle  ni  prémifles  ni  conféquences , 
„  il  n'y  a  pas  même  de  propofition  ;  elle  eft  pure- 
„  ment  intuitive,  elle  voit  également  tout  ce  qui 
„  eft  &  tout  ce  qui  peut  être  ;  toutes  les  vérités 
53  ne  font  pour  elle  qu'une  feule  idée  ,  comme 
„  tous  les  lieux  un  feul  point  &  tous  les  tems  un 
„  feul  moment.  La  puhTance  humaine  agit  par  des 
.,  moyens  ,  la  puhTance  divine  agit  par  elle-même: 
5J  Dieu  peut  parce  qu'il  veut, fa  volonté  fait  fort 
33  pouvoir.  Dieu  eft  bon  ,  rien  n'eft  plus  manifef- 
3,  te  ;  mais  la  bonté  dans  l'homme  eft  l'amour  de 
33  fes  femblables ,  &  la  bonté  de  Dieu  eft  l'amour 
3,  de  l'ordre  ;  car  c'eft  par  l'ordre  qu'il  maintient 
33  ce  qui  exifte  ;  &  lie  chaque  partie  avec  le  tout, 
„  Dieu  eft  jufte,  j'en  fuis  convaincu  -,  c'eft  une 
„  fuite  de  fa  bonté  ;  l'injuftice  des  hommes  eft 
,3  leur  œuvre  &  non  pas  la  fienne  :  le  défordre 
„  moral  qui  dépofe  contre  la  providence  aux  yeux 
n  des  philofophes  5  ne  fait  que  la  démontrer  aux 

D3 


\1      LETTRE    DE    ROUSSEAU 

j,  miens.  Mais  la  juftice  de  l'homme  eft  de  rendra 
33  à  chacun  ce  qui  lui  appartient ,  &  la  juftice  àt 
3,  Dieu  de  demander  compte  à  chacun  de  ce  qu'il 
„  lui  a  donné. 

3>  Que  fi  je  viens  à  découvrir  fuccefiîvement 
23  ces  attributs  dont  je  n'ai  nulle  idée  abfolue , 
33  c'eft  par  des  conféquences  forcées  ,  c'eft  par  le 
33  bon  ufage  de  ma  raifon  :  mais  je  les  affirma 
33  fans  les  comprendre ,  &  dans  le  fond  c'eft  n'af- 
3,  firmer  rien.  J'ai  beau  me  dire  ,  Dieu  eft  ainfi  5 
y,  je  le  feus  ,  je  me  le  prouve  :  je  n'en  conçois 
33  pas  mieux  comment  Dieu  peut  être  ainfi. 

«  Enfin  plus  je  m'efforce  de  contempler  fou 
'„  efTence  infinie  ,  moins  je  la  conçois  ;  mais  elle 
3,  eft,  cela  me  fuffit  :  moins  je  la  conçois  ,  plus  je 
33  l'adore.  Je  m'humilie  &  lui  dis  :  Etre  des  êtres, 
53  je  fuis  parce  que  tu  es  ;  c'eft  m'élever  à  ma 
33  fource  que  de  te  méditer  fans  eeffe.  Le  plus 
3,  digne  ufage  de  ma  raifon  eft  de  s'anéantir  de- 
„  vant  toi  :  c'eft  mon  raviifement  d'efprit ,  c'eft 
^  le  charme  de  ma  foiblerïe  de  me  fentir  accablu 
33  de  ta  grandeur.  " 

Voila  ma  réponfe  ,  &  je  la  crois  péremptoîre,1 
Faut-il  vous  dire  9  à  préfent  où  je  l'ai  prife  '{  Je 
l'ai  tirée  mot- à- mot  de  l'endroit  même  que  vous 
aceufez  de  contradiction  (29).  Vous  en  ufez  com- 
me tous  mes  adverfaires  ,  qui ,  pour  me  réfuter  y 
ne  font  qu'écrire  les  objections  que  je  me  fuis 

(39)  Emile ,  P.  III.  pag.  94.  &fuiv> 


A    M.    DE    BEAUMONT.      %j 

faites,  &  fupprimer  mes  folutions.  La  réponfe  eft 
déjà  toute  prête  ;  e'eft  l'ouvrage  qu'ils  ont  réfuté. 
Nous  avançons,  Monfeigneur ,  vers  les  dif- 
cufîions  les  plus  .importantes. 

Aïres  avoir  attaqué  mon  Syltême  &  mon  Livre , 
vous  attaquez  auffi  ma  Religion  ,  &  parce  que  le 
Vicaire  Catholique  fait  des  objections  contre  fou 
Eglifç .,  vous  cherchez  à  me  faire  palfer  pour  enne- 
mi de  la  mienne}  comme  fi  propofer  des  difficultés 
fur  un  fcntiment ,  c'étoity  renoncer}  comme  fî 
toute  connohTance  humaine  n'avoit  pas  les  Hen- 
nés }  comme  fî  la  Géométrie  elle-même  n'en  avoit 
pas  ,  ou  que  les  Géomètres  fe  fiflent  une  loi  de  les 
taire  pour  ne  pas  nuire  à  la  certitude  de  leur  art. 
La  réponfe  que  jai  d'avance  à  vous  faire  eft  de 
vous  déclarer  avec  ma  franchife  ordinaire  mes  fen- 
timens  en  matière  de  Religion  ,  tels  que  je  les  ai 
profefles  dans  tous  mes  Ecrits  ,  &  tels  qu'ils  ont 
toujours  été  dans  ma  bouche  &  dans  mon  cœur. Je 
vous  dirai ,  de  plus,  pourquoi  j'ai  publié  la  profef- 
flon  de  foi  du  Vicaire  ,  &  pourquoi ,  malgré  tant 
de  clameurs,  je  la  tiendrai  toujours  pour  l'Ecrit  le 
meilleur  &  le  plus  utile  dans  le  fiecle  où  je  l'ai 
publié.  Les  bûchers  ni  les  décrets  ne  me  feront 
point  changer  de  langage,  lesThéologiens  en  m'or- 
donnant  d'être  humble  ne  me  feront  point  être 
faux,  &  les  philofophes  en  me  taxant  cfhypocrifîe 
ne  me  feront  point  profelfer  l'incrédulité.  Je  dirai 
ma  Religion  ,  parce  que  j'en  ai  une ,  &  je  la  dirai 
hautement j  parce  que  j'ai  le  courage  delà  dire, 

D  3 


U    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

&  qu'il  ferc  it  à  defirer  pour  le  bien  des  hommes 
que  ce  fût  celle  du  genre  humain, 
Monseigneur  ,  je  fuis  Chrétien  k  fîncéremenÉ 
Chrétien  ,  félon  la  doctrine  de  l'Evangile.  Je  fuis 
Chrétien,  non  comme  un  difciple  des  Prêtres, 
mais  comme  un  Difciple  de  Jélus-Chrift.  Mon 
Maître  a  peu  fubtilifé  fur  le  dogme,  &  beaucoup 
iniiité  furies  devoirs  j  il  prefcrivoit  moins  d'ar- 
ticles de  foi  que  de  bonnes  œuvres  j  il  n'ordonnoifc 
de  croire  que  ce  qui  étoit  néceffaire  pour  être  bon; 
quand  il  réiumoit  la  Loi  &  les  Prophètes  ,  c'étoic 
bien  pl/us  dans  des  actes  de  vertu  que  dans  des 
formules  de  croyance  (J@)  ,  &  il  m'a  dit  par  lui- 
même  &  par  fes  Apôtres  que  celui  qui  aime  fora 
frère  a  accompli  la  Loi  (>i). 

Moi  de  mon  côté ,  très  -  convaincu  des  vérités 
cffentielles  au  Chriftianiûne,  lefquelles  fervent  de 
fondement  à  toute  bonne  morale  ,  cherchant  au 
furplus  à  nourrir  mon  cœur  de  l'efprit  de  l'Evan- 
gile fans  tourmenter  ma  raifon  de  ce  qui  m'y  pa- 
roîtobfcur,  enfin  perfuadé  que  quiconque  aime 
Dieu  par-deflus  toute  chofe  &  fon  prochain  com- 
me foi-mème,  e(l  un  vrai  Chrétien  ,  je  m'efforce 
de  l'être ,  lailfant  à  part  toutes  ces  fubtilités  de 
doctrine ,  tous  ces  importans  galimatias  dont  les 
Phat  iliens  embrouillent  nos  devoirs  &  orfufquent 
notre  foi  ;  &  mettant  avec  Saint  Paul  la  foi-mème 
au-deflbus  de  la  charité  (32). 

(;o)Matth.  VII.  12  (ji)Galgt.  Y.  1$, 

(32)  1.  Cor.  XIII.  2.  1$. 


A   M.   DE    BEAUMONT.        ff 

Heureux  d'être  né  dans  la  Religion  la  plus  rai- 
sonnable &la  plus  fainte  qui  foit  fur  la  terre  ,  je 
refte  inviolablement  attaché  au  culte  de  mes  Pè- 
res :  comme  eux  je  prends  l'Ecriture  &  la  raifon 
pour  les  uniques  règles  de  ma  croyance  ;  comme 
eux  je  réeufe  l'autorité  des  hommes  ,  &  n'entends 
mefoumettre  à  leurs  formules  qu'autant  que  j'en 
apperçois  la  vérité  ;  comme  eux  je  me  réunis  de 
cœur  avec  les  vrais  Serviteurs  de  Jéfus-Chrift  & 
les  vrais  adorateurs  de  Dieu  ,  pour  lui  offrir  dans 
îa  communion  des  fidèles  les  hommages  de  fon 
Eglife.  Il  m'eft  confolant  &  doux  d'être  compté 
parmi  fes  membres  de  participer  au  culte  public 
qu'ils  rendent  à  la  Divinité ,  &  de  me  dire  au  mi- 
lieu d'eux ,  je  fuis  avec  mes  frères. 

Pénétre  de  reconnoiifance  pour  le  digne 
Pafteur  qui ,  réfiftant  au  torrent  de  l'exemple,  & 
jugeant  dans  la  vérité ,  n'a  point  exclu  de  l'Egiife 
un  défenfeur  de  la  caufe  de  Dieu  ,  je  conferverai 
toute  ma  vie  un  tendre  fouvenir  de  fa  charité 
vraiment  chrétienne.  Je  me  ferai  toujours  une 
gloire  d'être  compté  dans  fon  Troupeau,  &  j'efpe- 
re  n'en  point  fcandalifer  les  membres  ni  par  mes 
•fentimens  ni  par  ma  conduite.  Mais  lorfque  d'in- 
juftes  Prêtres,  s'arrogeant  des  droits  qu'ils  n'ont 
pas  ,  voudront  fe  faire  les  arbitres  de  ma  croyan- 
ce ,  &  viendront  me  dire  arrogamment  ;  rétradlez- 
vous  ,  déguifez-vous  ,  expliquez  ceci,  défaveuez 
cela  ;  leurs  hauteurs  ne  m'en  impoferont  point  ; 
ils  ne  me  feront  point  mentir  pour  être  ortho- 

D4 


fG    LETTRE    DE     ROUSSEAU 

doxc ,  ni  dire  pour  leur  plaire  ce  que  je  ne  penfe 
pas.  Que  ii  ma  véracité  les  ofTenfe ,  &  qu'ils 
veuillent  me  retrancher  de  l'Eglife  ,  je  craindrai 
peu  cette  menace  dont  l'exécution  n'eft  pas  en 
leur  pouvoir.  Ils  ne  m'empêcheront  pas  d'être  uni 
de  cœur  avec  les  fidèles  ;  ils  ne  nrôteront  pas  du 
rang  des  élus  fi  j'y  fuis  infcrit.  Ils  peuvent  m'en 
ôter  les  confoîaticns  dans  cette  vie  ,  mais  non 
Fefpoir  dans  celle  qui  doit  la  fuivre ,  &  c'eft  -  là 
que  mon  vœu  le  plus  ardent  &  le  plus  fincere  eft 
d'avoir  Jéfus-Chri ft  même  pour  arbitre  &  pour 
juge  entre  eux  &  moi. 

Tels  font,  Monfeigneur  ,  mes  vrais  fentimensj 
que  je  ne  donne  pour  règle  à  perfonne  ,  mais  que 
je  déclare  être  les  miens  ,  &  qui  resteront  tels  tant 
qu'il  plaira ,  non  aux  hommes ,  mais  à  Dieu  ,  feul 
maître   de  changer  mon  cœur  «Se  ma  raifon  :  car 
aufîi  long-tems  que  je  ferai  ce  que  je  fuis  &  que 
je  penferai  comme  je  penfe  ,  je  parlerai  comme  je 
parle.  Bien  différent ,  je  l'avoue ,  de  vos  Chré- 
tiens en   effigie,  toujours  prêts  à  croire  ce  qu'il 
faut  croire  ou  à  dire  ce  qu'il  faut  dire  pour  leur 
intérêt  ou  pour  leur  repos  ,  &  toujours  fûrs  d'être 
aifez  bons  Chrétiens  ,  pourvu  qu'on  ne  brûle  pas 
leurs  Livres  &  qu'ils  ne  foient  pas  décrétés.  Ils 
vivent   en  gens  perfuadés  que  non-feulement  il 
faut  confefler  tel  &  tel  article  ,  mais  que  cela  fuf- 
fk  pour  aller   en   paradis;  &  moi  je  penfe,  au 
contraire  ,   que  l'eifentiel  de  la  Religion  con fille 
«n  pratique  }  que  non- feulement  il  faut  être  hom^. 


A    M.    DE    BEAUMONT.       (7 

nie  de  bien ,  miféricordieux,  humain  ,  charitable* 
mais  que  quiconque  eft  vraiment  tel  en  croit  affez 
pour  être  fauve.  J'avoue ,  au  refte  ,  que  leur  doc- 
trine eft  plus  commode  que  la  mienne  ,  &  qu'il 
en  coûte  bien  moins  de  fe  mettre  au  nombre  des 
fidèles  par  des  opinions  que  par  des  vertus. 

Que  fi  j'ai  dû  garder  ces  fentimens  pour  moi 
feul  ,  comme  ils  ne  ceflent  de  le  dire  ;  fi  lorfque 
j'ai  eu  le  courage  de  les  publier  &  de  me  nom- 
mer, j'ai  attaqué  les  Loix  &  troublé  l'ordre  pu- 
blic, c'eft  ce  que  j'examinerai  tout-à-fheure.  Mais 
qu'il  me  (bit  permis,  auparavant,  de  vous  fup- 
plier,  Monfeigneur  ,  vous  &  tous  ceux  qui  liront 
cet  écrit ,  d'ajouter  quelque  foi  aux  déclarations 
d'un  ami  de  la  vérité ,  &  de  ne  pas  imiter  ceux 
qui ,  fans  preuve  ,  fans  vraifemblance  ,  &  fur  le 
feul  témoignage  de  leur  propre  cœur,  m'accufent 
d'athéifme  &  d'irréligion  contre  des  proteftations 
ii  pofitives  &  que  rien  de  ma  part  n'a  jamais  dé- 
menties.   Je  n'ai  pas  trop ,  ce  me  femble  ,   l'air 
d'un  homme  qui  fe  déguife  ,  &  il  n'eft  pas  aifé  de 
voir  quel  intérêt  j'aurois  à  me  déguifer  ainfi.  L'on 
doit  préfumer  que  celui  qui  s'exprime  fi  librement 
fur  ce  qu'il  ne  croit  pas ,  eft  fincere  en  ce  qu'il 
dit  croire  ,  &  quand  fcs  difcours  ,  fa  conduite  & 
fes  écrits  font  toujours  d'accord  fur  ce  point,  qui- 
conque ofe  affirmer  qu'il  ment,  &  n'eft  pas  un 
Dieu  ,  ment  infailliblement  lui-même. 

Je  n'ai  pas  toujours  eu  le  bonheur  de  vivre 
feul.  J'ai  fréquent?  des  hommes  de  toute  efpece. 


%%    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

J'ai  vu  des  gens  de  tous  les  partis ,  des  Croyans 
de  toutes  les  fe&es  ,  des  efprits-forts  de  tous  les 
fyftèmes }  j'ai  vu  des  grands  ,  des  petits,  des  liber- 
tins ,  des  philofophes.  J'ai  eu  des  amis  fûrs  & 
d'autres  qui  l'étoient  moins  :  j'ai  été  environne 
d'efpions  ,  de  malveuillans  ,  &  le  monde  e(t  plein 
de  gens  qui  me  ha'ùTent  à  caufe  du  mal  qu'ils 
m'ont  fait.  Je  les  adjure  tous,  quels  qu'ils  puiffent 
être ,  de  déclarer  au  public  ce  qu'ils  favent  de 
ma  croyance  en  matière  de  Religion  ;  fi  dans  le 
commerce  le  plus  fuivi ,  fi  dans  la  plus  étroite 
familiarité ,  fi  dans  la  gaieté  des  repas ,  fi  dans 
les  confidences  du  tête-à-tète  ils  m'ont  jamais 
trouvé  différent  de  moi-même  j  fi  lorfqu'ils  ont 
voulu  difputer  ou  plaifanter ,  leurs  argumens  ou 
leurs  railleries  m'ont  un  moment  ébranlé  ,  s'ils 
în'ont  furpris  à  varier  dans  mes  fentimens,  fi  dans 
le  fecret  de  mon  cœur  ils  en  ont  pénétré  que  je 
cachois  au  public  ;  (i  dans  quelque  tems  que  ce 
foit  ils  ont  trouvé  en  moi  une  ombre  de  fauiTeté 
ou  d'hypocrifie  5  qu'ils  le  difent ,  qu'ils  révèlent 
tout  ;  qu'ils  me  dévoilent  ;  j'y  confens  ,  je  les  en 
prie,  je  les  difpenfe  du  fecret  de  l'amitié  i  qu'ils 
difent  hautement,  non  ce  qu'ils  voudroientque  je 
fufle  ,  mais  ce  qu'ils  favent  que  je  fuis  :  qu'ils  me 
jugent  félon  leur  confeience  ;  je  leur  confie  mon 
honneur  fans  crainte  ,  &  je  promets  de  ne  les 
point  reculer. 

Que  ceux  qui  m'aceufent  d'être  fans  Religion 
parce  qu'ils  ne  conçoivent  pas  qu'on  en  puiffe 


A  M.    DE  BEAUMONT.  59 

avoir  une  ,  s'accordent  au  moins  s'ils  peuvent  en- 
tre eux.  Les  uns  ne  trouvent  dans  mes  Livres 
qu'un  fyftême  d'athéifme ,  les  autres  difent  que  je 
ïends  gloire  à  Dieu  dans  mes  livres  fans  y  croire 
au  fond  de  mon  cœur.  Ils  taxent  mes  écrits 
d'impiétés  &  mes  fentimens  d'hypocrifie.  Mais  (î 
}e  prêche  en  public  l'athéifme ,  je  ne  fuis  donc 
pas  un  hypocrite ,  &  Ci  j'affecte  une  foi  que  je 
n'ai  point ,  je  n'enfeigne  donc  pas  l'impiété.  En 
entaflànt  des  imputations  contradictoires  la  calom- 
nie fe  découvre  elle  -  même  :  mais  la  malignité  eft 
aveugle  ,  &  la  pafîîon  ne  raifonne  pas. 

Je  n'ai  pas  ,  il  eft  vrai ,  cette  foi  dont  j'entends 
fe  vanter  tant  de  gens  d'une  probité  fi  médiocre , 
cette  foi  robufte  qui  ne  doute  jamais  de  rien ,  qui 
croit  fans  façon  tout  ce  qu'on  lui  préfente  à  croire, 
&  qui  met  à  part  ou  diffimule  des  objections 
qu'elle  ne  fait  pas  réfoudre.  Je  n'ai  pas  le  bon- 
heur de  voir  dans  la  révélation  l'évidence  qu'ils  y 
trouvent ,  &  fi  je  me  détermine  pour  elle ,  c'erfc 
parce  que  mon  cœur  m'y  porte ,  qu'elle  n'a  rien 
que  de  confolant  pour  moi,  &  qu'à  la  rejetter  les 
difficultés  ne  font  pas  moindres  ;  mais  ce  n'eft 
pas  parce  que  je  la  vois  démontrée  ,  car  très  -  ra- 
rement elle  ne  l'eft  pas  à  mes  yeux.  Je  ne  fuis 
pas  même  affezinftruit  à  beaucoup  près  pour  qu'u- 
ne démonftratioii  qui  demande  un  fî  profond  fa- 
voir ,  foit  jamais  à  ma  portée.  N'eft-il  pas  plai- 
fant  que  moi  qui  propofe  ouvertement  mes  objec- 
tions &  mes  doutes  ,  je  fois  l'hypocrite,  &  que 


60    LETTRE    DE    ROUSSEAU* 

tous  ces  gens  fi  décidés  ,  qui  difent  fans  ceffe 
croire  fermement  ceci  &  cela ,  que  ces  gens  fi  fûrs 
de  tout ,  fans  avoir  pourtant  de  meilleures  preu- 
ves que  les  miennes  ,  que  ces  gens  ,  enfin ,  dont 
îa  plupart  ne  font  guère  plus  favans  que  moi ,  & 
qui ,  fans  lever  mes  difficultés ,  me  reprochent 
de  les  avoir  propofées  ,  foient  les  gens  de  bonne 
foi? 

H,  Pourquoi  ferois-je  un  hypocrite,  &  que  ga- 
gnerois-je  à  l'être  ?  J'ai  attaqué  tous  les  intérêts 
particuliers  ,  j'ai  fufcité  contre  moi  tous  les  par,, 
tis ,  je  n'ai  foutenu  que  la  caufe  de  Dieu  &  de 
Inhumanité  ,  &  qui  eft-ce  qui  s'en  foucie  ?  Ce  que 
j'en  ai  dit  n'a  pas  même  fait  la  moindre  fenfation, 
&  pas  une  amené  m'en  a  fu  gré.  Si  je  me  fuffe 
ouvertement  déclaré  pour  l'athéifme ,  les  dévots 
ne  m'auroient  pas  fait  pis  ,  &  d'autres  ennemis 
non  moins  dangereux  ne  me  porteroient  point 
leurs  coups  en  fecret.  Si  je  me  fuffe  ouvertement 
déclaré  pour  l'athéifme  ,  les  uns  m'euffent  attaqué 
avec  plus  de  réferve  en  me  voyant  défendu  par 
les  autres  ,  &  difpofé  moi-même  à  la  vengeances 
mais  un  homme  qui  craint  Dieu  n'eft  guère  à 
craindre  ;  fon  parti  n'eft  pas  redoutable  ,  il  eft  feul 
ou  à-peu-près  ,  &  l'on  eft  fur  de  pouvoir  lui  faire 
beaucoup  de  mal  avant  qu'il  fonge  à  le  rendre. 
Si  je  me  fuife  ouvertement  déclaré  pour  l'athéif- 
me ,  en  me  féparant  ainfl  de  l'Eglife  ,  j'aurois  ôte 
tout  d'un  coup  à  fes  Miniftres  le  moyen  de  me 
harceler  fans  ceffe ,  &  de  me  faire  endurer  toutes. 


A  M.    DE   BEAUMONT.        '€i 

leurs  petites  tyrannies  5  je  n'aurois  point  efluye 
tant  d'ineptes  cenfures  ,  &  au  lieu  de  me  blâmer 
fi  aigrement  d'avoir  écrit  il  eût  fallu  me  réfuter, 
ce  qui  n'efl:  pas  tout-à-fait  il  facile.  Enfin  fi  je 
me  fiuTe  ouvertement  déclaré  pour  l'athéifme  on 
eût  d'abord  un  peu  clabaudé;  mais  on  m'eût  bien- 
tôt laitfé  en  paix  comme  tous  les  autres  -,  le  peu- 
ple du  Seigneur  îïeût  point  pris  infpe&ion  fus 
moi ,  chacun  n'eût  point  cru  me  faire  grâce  en  ne 
me  traitant  pas  en  excommunié;  &  j'euife  été  quit- 
te-à-quitte  avec  tout  le  monde  :  les  faintes  en 
ïfraél  ne  m'auroient  point  écrit  des  Lettres  ano- 
nymes ,  &  leur  charité  ne  fe  fût  point  exhalée  en 
dévotes  injures  :  elles  n'enflent  point  pris  la  peine 
de  m'alfurer  humblement  que  j'étois  un  fcélérat , 
un  monftre  exécrable  ,  &  que  le  monde  eût  été 
trop  heureux  fi  quelque  bonne  ame  eût  pris  le  foin 
de  m'étouffer  au  berceau  :  d'honnêtes  gens  ,  de 
leur  côté,  me  regardant  alors  comme  un  réprou- 
vé, ne  fe  tourmenteroient  &  ne  me  tourmente- 
jroient  point  pour  me  ramener  dans  la  bonne  voie; 
ils  ne  me  tirailleroient  pas  à  droite  &  à  gauche , 
ils  ne  m'étoufferoient  pas  fous  le  poids  de  leurs 
fermons  ,  ils  ne  me  forceroïent  pas  de  bénir  leur 
#ele  en  mauduTant  leur  importunité  ,  &  de  fentic 
avec  reconnoiflance  qu'ils  font  appelles  à  me  faire 
périr  d  ennui. 

Monseigneur  ,  Ci  je  fuis  un  hypocrite ,  je  fuis 
m\  fou  y  puifque  ,  pour  ce  que  je  demande  aux 
Jipmmes ,  s'eit  une  grande  folie  de  fe  mettre  en 


è2    LETTRE    DE  ROUSSEAU 

frais  de  faufleté  ;  fi  je  fuis  un  hypocrite ,  je  fuïd 
un  fot  ;  car  il  faut  l'être  beaucoup  pour  ne  pas 
•voir  que  le  chemin  que  j'ai  pris  ne  mené  qu'à  des 
malheurs  dans  cette  vie  ,  &  que  quand  j'y  pour- 
rois  trouver  quelque  avantage  s  je  n'en  puis  profi- 
ter fans  me  démentir.  Il  eft  vrai  que  j'y  fuis  à  tems 
encore  :  je  n'ai  qu'à  vouloir  un  moment  tromper 
les  hommes  ;  &  je  mets  à  mes  pieds  tous  mes  en- 
nemis. Je  n'ai  point  encore  atteint  la  vieilleffe  ; 
je  puis  avoir  long-tems  à  fouffrir  ;  je  puis  voir 
changer  derechef  le  public  fur  mon  compte  :  mais 
fi  jamais  j'arrive  aux  honneurs  &  à  la  fortune; 
par  quelque  route  que  j'y  parvienne,  alors  je 
ferai  un  hypocrite  ;  cela  eft  fur. 

La  gloire  de  l'ami  de  la  vérité  n'eft  point  atta- 
chée à  telle  opinion  putôt  qu'à  telle  autre  5  quoi 
qu'il  dife,  pourvu  qu'il  le  penfe,  il  tend  à  fon  but. 
Celui  qui  n'a  d'autre  intérêt  que  d'être  vrai  n'eft 
point  tenté  de  mentir ,  &  il  n'y  a  nul  homme  fenfe 
qui  ne  préfère  le  moyen  le  plus  iîmple,  quand  il 
eft  aufïi  le  plus  fur.  M  es  ennemis  auront  beau  faire 
avec  leurs  injures  ;  ils  ne  nfôteront  point  l'hon- 
neur d'être  un  homme  véridique  en  toute  chofe  ,. 
d'être  le  feul  Auteur  de  mon  fiecle  &  de  beaucoup 
d'autres  qui  ait  écrit  de  bonne  foi  ,  &  qui  n'aie 
dit  que  ce  qu'il  a  cru  :  ils  pourront  un  moment 
fouiller  ma  réputation  à  force  de  rumeurs  &  de 
calomnies;  mais  elle  en  triomphera  tôt  ou  tardjear 
tandis  qu'ils  varieront  dans  leurs  imputations  ri- 
dicules 9  je  relierai  toujours  le  même  3  &  fans  au<* 


A   M.    DE   EEAUMONT.        63 

tre  art  que  ma  franchife  ,  j'ai  de  quoi  les  défoler 
toujours. 

;  Mais  cette franchife  eft  déplacée  avec  le  public  ï 
Mais  toute  vérité  n'elt  pas  bonne  à  dire  î  Mais 
bien  que  tous  les  gens  fenfés  penfent  comme  vous, 
iln'eft  pas  bon  que  le  vulgaire  penfe  ainli  !  Voilà 
ce  qu'on  me  crie  de  toutes  parts  ;  voilà ,  peut-être» 
ce  que  vous  me  diriez  vous-même  ,  fi  nous  étions 
tête-à-tête  dans  votre  Cabinet.  Tels  font  les  hom- 
mes. Us  changent  de  langage  comme  d'habit  ;  ils 
ne  difent  la  vérité  qu'en  robe-de-chambre  ;  en  ha- 
bit de  parade  ils  ne  lavent  plus  que  mentir,&  non- 
feulement  ils  font  trompeurs  &fourbes  à  la  face  du 
genre  humain  ,  mais  ils  n'ont  pas  honte  de  punir 
contre  leur  confcience  quiconque  ofe  n'être  pas 
fourbe  &  trompeur  public  comme  eux.  Mais  ce 
principe  eft-il  bien  vrai  que  toute  vérité  n'cft  pas 
bonne  à  dire  ?  Quand  il  le  feroit ,  s'enfuivroit-iï 
que  nulle  erreur  ne  fût  bonne  à  détruire,  &  toutes 
les  folies  des  hommes  font-elles  (I  faintes  qu'il 
n'y  en  ait  aucune  qu'on  ne  doive  refpecter?  Voilà 
ce  qu'il  conviendroit  d'examiner  avant  de  me 
donner  pour  loi  une  maxime  fufpecte  &  vague  , 
qui ,  fût-elle  vraie  en  elle-même  ,  peut  pécher 
par  fon  application, 

J'ai  grande  envie,  Monfeigneur ,  de  prendre  ici 
ma  méthode  ordinaire,  &  de  donner l'hiftoire  de 
mes  idées  pour  toute  réponfe  à  mes  accufateurs. 
Je  crois  ne  pouvoir  mieux  juftirler  tout  ce  que  j'ai 
ofé  dire,  qu'en  difant  encore  tout  ce  que  j'ai  penfé. 

'Si-tôt  que  je  fus  en  état  d'obferver  les  hommes,, 


S4      LETTRE    DE    ROUSSEAU 

je  les  regardois  faire  ,  &  je  les  écoutois  parler  3 
puis ,  voyant  que  leurs  actions  ne  reiTernbloicnC 
point  à  leurs  difeours ,  je  cherchai  la  raifon  de  cet- 
te difîemblance ,  &  je  trouvai  qu'être  &  paroitrc 
étant  pour  eux  deux  chofes  auffi  différentes  qu'a- 
gir &  parler  ,  cette  deuxième  différence  étoit  la 
caufe  de  l'autre  ,  &  avoit  elle-même  une  caufe  qui 
me  reftoit  à  chercher. 

Je  la  trouvai  dans  notre  ordre  focial,  qui,  de 
tout  point  contraire  à  la  nature  que  rien  ne  dé- 
truit ,  la  tyrannife  fans  ceffe  ,  &  lui  fait  fans  ceiîe 
réclamer  fes  droits.  Je  fuivis  cette  contradiction 
dans  fes  conféquences ,  &  je  vis  qu'elle  expliquoit 
feule  tous  les  vices  des  hommes  &  tous  les  maux 
de  la  fociété.  D'où  je  conclus  qu'il  n'étoit  pas  né- 
ceffaire  de  fuppofer  l'homme  méchant  par  fa  na- 
ture ,  lorfqu'on  pouvoit  marquer  l'origine  &  le 
progrès  de  fa  méchanceté.  Ces  réflexions  me  con- 
duifirent  à  de  nouvelles  recherchés  fur  l'efprit 
humain  confidéré  dans  l'état  civil ,  &  je  trouvai 
qu'alors  le  développement  des  lumières  &  des  vi- 
ces fe  faifoit  toujours  en  même  raifon, non  dans  les 
individus  ,  mais  dans  les  peuples  ;  diff  indlion  que 
j'ai  toujours  foigneufement  faite ,  &  qu'aucun  de 
ceux  qui  m'ont  attaqué  n'a  jamais  pu  concevoir. 

J'ai  cherché  la  vérité  dans  les  livres  ;  je  n'y  ai 
trouvé  que  le  menfonge  &  l'erreur.  J'ai  confulté 
les  Auteurs  ;  je  n'ai  trouvé  que  des  charlatans  qui 
fe  font  un  jeu  de  tromper  les  hommes  ,  fans  autre 
Loi  que  leur  intérêt ,  fans  autre  Dieu  que  leur  ré- 
putation 


A   M.   DE  BEAU  MONT.         tff 

putation  ;  prompts  à  décrier  les  chefs  qui  ne  les 
traitent  pas  à  leur  gré  ,  plus  prompts  à  louer  l'ini- 
quité qui  les  paie.  En  écoutant  les  gens  à  qui  l'on 
permet  de  parler  en  public,  j'ai  compris  qu'ils 
n'ofent  ou  ne  veulent  dire  que  ce  qui  convient  à 
ceux  qui  commandent  ,  &  que  payés  par  le  fort 
pour  prêcher  le  foibSe ,  ils  ne  favent  parler  au  der- 
nier que  de  fes  devoirs ,  &  à  l'autre  que  de  fes 
droits.  Toute  l'inftruction  publique  tendra  tou- 
jours au  menfonge  tant  que  ceux  qui  la  dirigent 
trouveront  leur  intérêt  à  mentir,  &  c'eft  pour  eux 
feulement  que  la  vérité  n'eft  pas  bonne  à  dire. 
Pourquoi ferois-je  le  complice  de  ces  gens  là? 

Il  y  a  des  préjugés  qu'il  faut  refoecter  '{  Cela 
peut  être  :  mais  c'eft  quand  d'ailleurs  tout  eft  dans 
l'ordre,&  qu'on  ne  peut  ôter  ces  préjugés  fans  ôter 
aulîî  ce  qui  les  racheté  -,  on  laiife  alors  le  mal  pour 
l'amour  du  bien.  iMais  lorfque  tel  eft  l'état  des  cho- 
fes  que  plus  rien  ne  fauroit  changer  qu'en  mieux, 
les  préjugés  font- ils  li  refpe&ables  qu'il  faille  leur 
facriner  la  raifon ,  la  vertu  ,  la  juftice  ,  &  tout  le 
bien  que  la  vérité  pourroit  faire  aux  hommes  ? 
Pour  moi ,  j'ai  promis  de  la  dire  en  toute  chofe 
utile  ,  autant  qu'il  feroit  en  moi  ;  c'eft  un  engage- 
ment que  j'ai  dû  remplir  félon  mon  talent ,  &  que 
finement  un  autre  ne  remplira  pas  à  ma  place  \ 
puifque  chacun  fe  devant  à  tous,nul  ne  peut  payer 
pour  autrui.  La  divine  vérité  ,  dit  Auguftin  ,  n'sji 
ni  à  moi ,  r:i  à  vous  ,ni  à  lui ,  mais  à  nous  tous  qu'elle 
appelle  avec  force  à  la  publier  de  concert ,  fous  peine 
Tome  IX,  E 


C6    LETTRE   DE   ROUSSEAU 

dyétre  inutile  à  nous-mêmes  fi  nous  ne  U  commun!-» 
quons  aux  autres  :  car  quiconque  s 'approprie  à  lui 
feul  un  bien  dont  Dieu  veut  que  tous  jouijfent ,  perd 
par  cette  usurpation  ce  qu'il  dérobe  au  public ,  &  ne 
trouve  qiCerreur  en  lui-même ,  pour  avoir  trahi  la 
vérité  (p). 

Les  hommes  ne  doivent  point  être  inftruits  à 
demi.  S'ils  doivent  refter  dans  l'erreur ,  que  ne 
les  laifliez  -  vous  dans  l'ignorance  ?  A  quoi  bon 
tant  d'Ecoles  &  d'Univerfltés  pour  ne  leur  appren- 
dre rien  de  ce  qui  leur  importe  à  favoir  ?  Quel 
eft  donc  l'objet  de  vos  Collèges ,  de  vos  Acadé- 
mies ,  de  tant  de  fondations  fa  vantes  ?  Eft- ce  de 
donner  le  change  au  Peuple  ,  d'altérer  fa  raifon 
d'avance ,  &  de  l'empêcher  d'aller  au  vrai  ?  Pro- 
fefleurs  de  menfonge ,  c'eft  pour  l'abufer  que  vous 
feignez  de  l'inftruire,  &,  comme  ces  brigands  qui 
mettent  des  fanaux  fur  des  écueils  ,  vous  l'éclai- 
rez  pour  le  perdre. 

Voila  ce  que  je  penfois  en  prenant  la  plume , 
&  en  la  quittant  je  n'ai  pas  lieu  de  changer  de 
fentiment.  J'ai  toujours  vu  que  l'inftruction  pu- 
blique avoit  deux  défauts  effentiels  qu'il  étoit  im- 
posable d'en  ôter.  L'un  eft  la  mauvaife  foi  de 
ceux  qui  la  donnent ,  &  l'autre  l'aveuglement  de 
ceux  qui  la  reçoivent.  Si  des  hommes  fans  paf- 
iîons  inftruifoient  des  hommes  fans  préjugés ,  nos 
connoiflances  refteroient  plus  bornées  mais  plus 

(o)  Aug.  confefl".  L.  XIL  c.  25» 


A    M.    DE   BEAUMONT.        67 

fùres,  &  la  raifon  régneroit  toujours.  Or,  quoi 
qu'on  rafle ,  l'intérêt  des  hommes  publics  fera  tou- 
jours le  même  ,  mais  les  préjugés  du  peuple 
n'ayant  aucune  bafe  fixe  font  plus  variables  ;  ils 
peuvent  être  altérés  ,  changés  ,  augmentés  ou 
diminués.  C'eft  donc  de  ce  côté  feul  que  l'inf- 
truction  peut  avoir  quelque  prife,  &  c'eft  là  que 
doit  tendre  l'ami  de  la  vérité.  Il  peut  efpérer  de 
rendre  le  peuple  plus  raifonnable  ,  mais  non  ceux 
qui  le  mènent  plus  honnêtes  gens. 

J'ai  vu  dans  la  Religion  la  même  faulfeté  que 
dans  la  Politique  ,  &  j'en  ai  été  beaucoup  plus  in- 
digné :  car  le  vice  du  Gouvernement  ne  peut  ren- 
dre les  fujets  malheureux  que  fur  la  terre  ;  mais 
qui  fait  jufqu'où  les  erreurs  de  la  confeience  peu- 
vent nuire  aux  infortunés  mortels  ?  J'ai  vu  qu'on 
avoit  des  piofeiîions  de  foi ,  des  doctrines  ,  des 
cultes  qu'on  fuivoit  fans  y  croire ,  &  que  rien  de 
tout  cela  ne  pénétrant  ni  le  cœur  ni  la  raifon  , 
n'influoit  que  très  -  peu  fur  la  conduite.  Mon- 
feigneur ,  il  faut  vous  parler  fans  détour.  Le  vrai 
Croyant  ne  peut  s'accommoder  de  toutes  ces  fima- 
grées  :  il  lent  que  l'homme  eft  un  être  intelligent 
auquel  il  faut  un  culte  raifonnable ,  &  un  être 
fociable  auquel  il  faut  une  morale  faite  pour  l'hu- 
manité. Trouvons  premièrement  ce  culte  &  cette 
morale  ;  cela  fera  de  tous  les  hommes  ,  &  puis 
quand  il  faudra  des  formules  nationales  ,  nous  en 
examinerons  les  fondemens ,  les  rapports ,  les  con- 
venances ,  &  après  avoir  die  ce  qui  eft  del'hom- 

E  2 


68     LETTRE    DE    ROUSSEAU 

me  ,  nous  dirons  enfuite  ce  qui  eft  du  Citoyen^ 
Ne  faifons  pas,  fur-tout ,  comme  votre  Monfieur 
Joli  de  Fleuri ,  qui ,  pour  établir  fon  Janfénifme  , 
veut  déraciner  toute  loi  naturelle  &  toute  obliga- 
tion qui  lie  entr'eux  les  humains  ;  de  forte  que 
félon  lui  le  Chrétien  &  l'Infidèle  qui  contractent 
entr'eux ,  ne  font  tenus  à  rien  du  tout  l'un  envers 
l'autre  ;  puifqu'il  n'y  a  point  de  loi  commune  à 
tous  les  deux. 

Je  vois  donc  deux  manières  d'examiner  &  com- 
parer les  Religions  diverfes  ;  l'une  félon  le  vrai  & 
le  faux  qui  s'y  trouvent ,  foit  quant  aux  faits  na- 
turels ou  furnaturels  fur  lefquels  elles  font  éta- 
blies ,  foit  quant  aux  notions  que  la  raifon  nous 
donne  de  l'Etre  fuprème  &  du  culte  qu'il  veut  de 
nous  :  l'autre  félon  leurs  effets  temporels  &  mo- 
raux fur  la  terre ,  félon  le  bien  ou  le  mal  qu'elles 
peuvent  faire  à  la  fociété  &  au  genre  humain.  Il 
ne  faut  pas  ,  pour  empêcher  ce  double  examen  , 
commencer  par  décider  que  ces  deux  chofes  vont 
toujours  enfemble,  &  que  la  Religion  la  plus  vraie 
eft  auffi  la  plus  fociale  ;  c'eft  précifément  ce  qui 
eft  en  queftion  ;  &  il  ne  faut  pas  d'abord  crier  que 
celui  qui  traite  cette  queftion  eft  un  impie,  un 
athée  -,  puifque  autre  chofe  eft  de  croire ,  &  autre 
chofe  d'examinev  l'effet  de  ce  que  l'on  croit. 

Il  paroît  pourtant  certain  ,  je  l'avoue  ,  que  fi 
l'homme  eft  fait  pour  la  fociété  ,  la  Religion  la 
plus  vraie  eft  aulîi  la  plus  fociale  &  la  pins  humai- 
ne; car  Dieu  veut  que  nous  foyions  tels  qu'il  nous 
a  faits ,  &  s'il  ctoit  vrai  qu'il  nous  eût  fait  mé- 


A  M.   DE  BEAUMOXT.  €9 

chans  ,  ce  feroit  lui  défobéir  que  de  vouloir  ceiTer 
de  l'être.  De  plus  la  Religion  confidérée  comme 
une  relation  entre  Dieu  &  l'homme ,  ne  peut  aller 
à  la  gloire  de  Dieu  que  par  le  bien  -  être  de  l'hom- 
me ,  puifque  l'autre  terme  de  la  relation  qui  eft 
Dieu  ,  eft  par  fa  nature  au  -  deflus  de  tout  ce  que 
peut  l'homme  pour  ou  contre  lui. 

Mais  ce  fentiment,  tout  probable  qu'il  eft,  eft 
fujet  à  de  grandes  difficultés ,  par  l'hiftorique  & 
les  faits  qui  le  contrarient.  Les  Juifs  étoient  les 
ennemis  nés  de  tous  les  autres  Peuples ,  &  ils 
commencèrent  leur  établiifement  par  détruire  fept 
nations  ,  félon  l'ordre  exprès  qu'ils  en  avoient  re- 
çu. Tous  les  Chrétiens  ont  eu  des  guerres  de  Re- 
ligion ,  &  la  guerre  eft  nuifible  aux  hommes  i  tous 
les  partis  ont  été  perfécuteurs  &  perfécutés,  &  la 
perfécutioneft  nuifible  auxhommes;plufieurs  fec- 
tes  vantent  le  célibat ,  &  le  célibat  eft  Ci  nuifible 
(3  3)  à  l'efpece  humaine ,  que  s'il  étoit  fuivî  par- 

(;;)  La  continence  &  la  pureté  ont  leur  ufage  ,  mê- 
me pour  la  population  ;  il  eft  toujours  beau  de  fe  com- 
mander à  foi  -  même ,  &  l'état  de  virginité  eft  par  ces 
raifons  très -digne  d'eftime  ;  mais  il  ne  s'enfuit  pas 
qu'il  foit  beau  ni  bon  ni  louable  de  perfévérer  toute  la 
vie  dans  cet  état ,  en  offenfant  la  nature  &  en  trompant 
fa  deftination.  L'on  a  plus  de  refpert  pour  une  jeune 
vierge  nubile  ,  que  pour  une  jeune  femme  j  mais  on  en 
a  plus  pour  une  mère  de  famille  que  pour  une  vieille 
fille ,  &  cela  me  paroît  très  -  fenfé.  Comme  on  ne  fe 
marie  pas  en  naiifant ,  &  qu'il  n'eft  pas  môme  à  pro- 
pos de  fe  marier  fort  jeune  ;  la  virginité  ,  que  tous  ont 
dû  porter  &  honorer ,  a  fa  nécefiité ,  fon  utilité  ,  l'on 

E  3 


7©    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

tout ,  elle  périroit.  Si  cela  ne  fait  pas  preuve  pour 
décider  ,  cela  fait  raifon  pour  examiner ,  &  je  ne 
demandois  autre  chofe  finon  qu'on  permît  cet 
examen. 

Je  ne  dis  ni  ne  penfe  qu'il  n'y  ait  aucune  bonnt 
Religion  fur  la  terre  ;  mais  je  dis ,  &  il  eft  trop 
vrai ,  qu'il  n'y  en  a  aucune  parmi  celles  qui  font 
ou  qui  ont  été  dominantes ,  qui  n'ait  fait  à  l'huma- 
nité des  plaies  cruelles.  Tous  les  partis  ont  tour- 
menté leurs  frères  ,  tous  ont  offert  à  Dieu  des  fa- 
crifices  de  fang  humain.  Quelle  que  foit  la  fource 
de  ces  contradictions ,  elles  exiftent  i  eft- ce  un  cri- 
me de  vouloir  les  ôter  ? 

La  charité  n'eft  point  meurtrière.  L'amour  du 
prochain  ne  porte  point  à  fe  mafTacrer.  Ainfi  le 
ssele  du  falut  des  hommes  n'eft  point  la  caufe  des 
perfécutions  ;  c'eft  l'amour- propre  &  l'orgueil  qui 
en  eft  la  caufe.  Moins  un  culte  eft  raifonnable  , 
plus  on  cherche  à  l'établir  par  la  force  :  celui  qui 
profefle  une  doctrine  infenfée  ne  peut  fouffrir 

prix  ,  &  fa  gloire  ;  mats  c'eft  pour  aller ,  quand  il  con- 
vient ,  dépofer  toute  (ii  pureté  dans  le  mariage.  Quoi  ! 
difent-ilsdeleur  air  bêtement  triomphant,  des  célibatai- 
res prêchent  le  nœud  conjugal  !  pourquoi  donc  ne  fe  ma- 
rient-ils pas  ?  Ah  !  pourquoi  ?  Parce  qu'un  état  fi  faint  & 
fi  doux  en  lui  -  même  eft  devenu  par  vos  fottes  institu- 
tions un  état  malheureux  &  ridicule  ,  dans  lequel  il  eft 
déformais  prefque  impoflible  de  vivre  fans  être  un  frip- 
ponou  un  fot.  Sceptres  de  fer,  loix  infenfées  !  c'eft  à  vous 
que  nous  reprochons  de  n'avoir  pu  remplir  nos  devoirs 
fur  la  terre  ,  &  c'eft  par  nous  que  le  cri  de  la  nature  s'ele- 
ve  contre  votre  barbarie.  Comment  ofez  -  vous  la  pouffer 
jufqu'à  nous  reprocher  la  mifere  où  vous  nous  avez  ré- 
duits? 


A   M.    DE  BEAUMONT.      71 

qu'on  ofe  la  voir  telle  qu'elle  eft  :  la  raifon  de- 
vient alors  le  plus  grand  des  crimes  ;  à  quelque 
prix  que  ce  foit  il  faut  Pôter  aux  autres  ,  parce 
qu'on  a  honte  d'en  manquer  à  leurs  yeux.  Ainfî 
l'intolérance  &  l'inconféquence  ont  la  même  four- 
ce.  Il  faut  fans  ceffe  intimider ,  effrayer  les  hom- 
mes. Si  vous  les  livrez  un  moment  à  leur  raifon , 
vous  êtes  perdus. 

De  cela  feul ,  il  fuit  que  c'eft  un  grand  bien  à 
faire  aux  peuples  dans  ce  délire ,  que  de  leur  ap- 
prendre à  raifon  ner  fur  la  Religion  :  car  c'eft  les 
rapprocher  des  devoirs  de  l'homme  ,  c'^ft  ôter  le 
poignard  à  l'intolérance ,  c'eft  rendre  à  l'humani- 
té tous  fes  droits.  Mais  il  faut  remonter  à  des  prin- 
cipes généraux  &  communs  à  tous  les  hommes  ; 
car ,  fi ,  voulant  raifonner ,  vous  laiffez  quelque 
prife  à  l'autorité  des  Prêtres ,  vous  rendez  au  fa- 
natifme  fon  arme  ,  &  vous  lui  fourniifez  dequoi 
devenir  plus  cruel. 

Celui  qui  aime  la  paix  ne  doit  point  recourir  à 
des  Livres  j  c'eft  le  moyen  de  ne  rien  finir.  Les 
Livres  font  des  fources  de  difputes  intariflables  s 
parcourez  l'hiftoire  des  Peuples  :  ceux  qui  n'ont 
point  de  Livres  ne  difputent  point.  Voulez-vous 
affervir  les  hommes  à  des  autorités  humaines  ? 
L'un  fera  plus  près ,  l'autre  plus  loin  de  la  preuve  ; 
ils  en  feront  diverfement  affeclés  :  avec  la  bonne- 
foi  la  plus  entière,  avec  le  meilleur  jugement  du 
monde ,  il  eft  impoffible  qu'ils  (oient  jamais  d'ac- 
cord. N'argumentez  point  fur  des  argumens  &  ne 
tous  fondez  point  fur  desdifeours.  Le  langage  hu- 


72    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

main  n'eft  pas  aflez  clair.  Dieu  lui-même  ,  s'il  dai* 
gnoit  nous  parler  dans  nos  langues,  ne  nous  diroit 
rien  fur  quoi  l'on  ne  pût  difputer. 

Nos  langues  font  l'ouvrage  des  hommes ,  &  les 
hommes  font  bornés.  Nos  langues  font  l'ouvrage 
des  hommes ,  &  les  hommes  font  menteurs.  Com- 
me il  n'y  a  point  de  vérité  fi  clairement  énoncée 
où  l'on  ne  puiffe  trouver  quelque  chicane  à  faiie, 
il  n'y  a  point  de  fî  grofîier  menfonge  qu'on  ne 
puiife  étayer  de  quelque  fauffe  raifon. 

Supposons  qu'un  particulier  vienne  à  minuit 
nous  crier  qu'il  e(t  jour  :  on  fe  moquera  de  lui  : 
mais  laiifez  à  ce  particulier  le  tems  &  les  moyens  de 
fe  faire  une  fecle  ,  tôt  ou  tard  fes  panifans  vien- 
dront à  bout  de  vous  prouver  qu'il  difoit  vrai. 
Car  enfin  ,  diront-ils  ,  quand  il  a  prononcé  qu'il 
étoit  jour  ,  il  étoit  jour  en  quelque  lieu  de  la  ter- 
re ;  rien  n'eft.  plus  certain.  D'autres  ayant  établi 
qu'il  y  a  toujours  dans  l'air  quelques  particules 
de  lumière,  foutiendront  qu'en  un  autre  fens  en- 
core ,  il  eft  très-vrai  qu'il  eft  jour  la  nuit.  Pourvu 
que  des  gens  fubtiis  s'en  mêlent ,  bientôt  on  vous 
fera  voirie  foîeil  en  plein  minuit.  Tout  le  monde 
ne  fe  rendra  pas  à  cette  évidence.  Il  y  aura  des 
débats  qui  dégénéreront ,  félon  l'ufage,  en  guer- 
res &  en  cruautés.  Les  uns  voudront  des  explica- 
tions ,  les  autres  n'en  voudront  point  ;  l'un  vou- 
dra prendre  la  proportion  au  figuré  ,  l'autre  au 
propre.  L'un  dira  ;  il  a  dit  à  minuit  qu'il  étoit  jour  ; 
&  ii  étoit  nuit  :  l'autre  dira  >  il  a  dit  à  minuit  qu'il 


A    M.    DE    BEAUMONT.        73 

êtoit  jour,  &  il  étoit  jour.  Chacun  taxera  de  mau- 
vaife  foi  le  parti  contraire,  &  n'y  verra  que  des 
obftinés.  On  finira  par  fe  battre  ,  fe  maifacrer  ; 
les  Hots  de  fang  couleront  de  toutes  parts  ;  &  fi  la 
nouvelle  fec"le  eft  enfin  vi&orieufe  ,  il  réitéra  dé- 
montré qu'il  eft  jour  la  nuit.  C'eft  à-peu- près 
l'hiftoirede  toutes  les  querelles  de  Religion. 

La  plupart  des  cultes  nouveaux  s'établiflent  par 
le  fanatifme  ,  &fe  maintiennent  par  l'hypocrifie  ; 
de-là  vient  qu'ils  choquent  la  raifon  &  ne  menenc 
point  à  la  vertu.  L'enthoufiafme  «Se  le  délire  ne  rat- 
ionnent pas  ;  tant  qu'ils  durent ,  tout  pa(Te  &  l'on 
marchande  peu  fur  les  dogmes  :  cela  eft  d'ailleurs 
fi  commode  î  la  doctrine  coûte  fi  peu  à  fuivre  &  la 
morale  coûte  tant  à  pratiquer  ,  qu'en  fe  jettant  du 
côté  le  plus  facile  ,  on  racheté  les  bonnes  œuvres 
par  le  mérite  d'une  grande  foi.  Mais  quoi  qu'on 
fafle  ,  le  fanatifme  eft  un  état  de  crife  qui  ne  peut 
durer  toujours.  Il  a  fes  accès  plus  ou  moins  longs  , 
plus  ou  moins  fréquens  ,  &  il  a  aufii  fes  relâches  , 
durant  lefquels  on  eft  de  fang  froid.  C'eft  alors 
qu'en  revenant  furfoi-même,on  eft  tout  furpris  de 
fe  voir  enchaîné  par  tant  d'abfurdités.  Cependant 
le  culte  eft  réglé  ,  les  formes  font  preferites  -,  les 
loix  font  établies,  les  tranfgreifeurs  font  punis.  Ira- 
t  on  protefter  feul  contre  tout  cela  ,  réeufet  les 
Loix  de  fon  pays  ,  &  renier  la  Religion  de  fon  pè- 
re ?  Qui  l'oferoit  ?  On  fe  foumet  en  filence  ,  l'inté- 
rêt veut  qu'on  foit  de  l'avis  de  celui  dont  on  hé- 
rite. On  fait  donc  comme  les  autres  ;  fauf  à  rire  à 

F   <r 


74    LETTRE    DE   ROUSSEAU 

fon  aife  en  particulier  de  ce  qu'on  feint  de  refpcc- 
ter  en  public.  Voilà ,  Monfeigneur ,  comme  penfe 
le  gros  des  hommes  dans  la  plupart  des  Religions, 
&  fur-tout  dans  la  vôtre;  &  voilà  la  clef  des  incon- 
féquences  qu'on  remarque  entre  leur  morale  & 
leurs  actions.  Leur  croyance  n'eft  qu'apparence , 
&  leurs  mœurs  font  comme  leur  foi. 

Pourquoi  un  homme  a-t-il  infpection  fur  la 
croyance  d'un  autre  ,  &  pourquoi  l'Etat  a-t-il  inf- 
pection fur  celle  des  Citoyens  'i  C'eft  parce  qu'on 
fuppofe  que  la  croyance  des  hommes  détermine 
leur  morale  ,  &  que  des  idées  qu'ils  ont  de  la  vie 
à  venir  dépend  leur  conduite  en  celle-ci.  Quand 
cela  n'eft  pas ,  qu'importe  ce  qu'ils  croient ,  ou  ce 
qu'ils  font  femblant  de  croire  i  L'apparence  de  la 
Religion  ne  fert  plus  qu'à  les  difpenfer  d'en  avoir 
une. 

Dans  la  fociété  chacun  eft  en  droit  de  s'infor- 
mer fi  un  autre  fe  croit  obligé  d'être  jufte,  &  le 
Souverain  eft  en  droit  d'examiner  les  raifons  fut 
lefquelles  chacun  fonde  cette  obligation.  De  plus , 
les  formes  nationales  doivent  être  obfervées  j  c'eft 
fur  quoi  j'ai  beaucoup  infifté.  Mais  quant  aux  opi- 
nions qui  ne  tiennent  point  à  la  morale ,  qui  n'in- 
fluent en  aucune  manière  fur  les  actions,  &  qui  ne 
tendent  point  à  tranfgrefler  les  Loix  ,  chacun  n'a 
là-defTus  que  fon  jugement  pour  maître,  &  nul 
n'a  ni  droit  ni  intérêt  de  prefcrire  à  d'autres  fa  fa- 
çon de  penfer.  Si,  par  exemple,  quelqu'un  ,  même 
conftitué  en  autorité ,  venoit  me  demander  mon 
fentiment  fur  la  fameufe  queftion  de  l'hypoftafe 


A    M.   DE    BEAUMONT.      7T 

dont  la  Bible  ne  dit  pas  un  mot ,  mais  pour  la- 
quelle tant  de  grands  enfans  ont  tenu  des  Conciles 
&  tant  d'hommes  ont  été  tourmentés  ;  après  lui 
avoir'dit  que  je  ne  l'entends  point  &  ne  me  foucie 
point  de  l'entendre ,  je  le  prierois  le  plus  honnê- 
tement que  je  pourrois  de  fe  mêler  defes  affaires , 
&  s'il  infiftoit ,  je  le  laifferois  -  là. 

Voila  le  feul  principe  fur  lequel  on  puiffe  éta- 
blir quelque  chofe  de  fixe  &  d'équitable  fur  les  dif- 
putes  de  Religion  ;  fans  quoi ,  chacun  pofant  de 
fon  côté  ce  qui  eft  en  queftion  ,  jamais  on  ne  con- 
viendra de  rien ,  l'on  ne  s'entendra  de  la  vie  ,  & 
la  Religion ,  qui  devroit  faire  le  bonheur  des  hom- 
mes, fera  toujours  leurs  plus  grands  maux. 

Mais  plus  les  Religions  vieilliffent ,  plus  leur 
objet  fe  perd  de  vue  ;  les  fubtilités  fe  multiplient , 
on  veut  tout  expliquer ,  tout  décider,  tout  enten- 
dre ;  inceifamment  la  dodtrine  fe  rafine  &  la  mo- 
rale dépérit  toujours  plus.  Affurément  il  y  a  loin 
de  l'efprit  du  Deutéronome  à  l'efprit  du  Talmud 
&  de  la  Mifna ,  &  de  l'efprit  de  l'Evangile  aux 
querelles  fur  la  Conftitution  !  Saint  Thomas  de- 
mande (34)  (i  par  la  fucceflion  des  tems  les  arti- 
cles de  Foi  fe  font  multipliés ,  &  il  fe  déclare 
pour  l'affirmative.  C'eft-à-dire  que  les  do&eurs  , 
renchéruTant  les  uns  fur  les  autres,  en  favent  plus 
que  n'en  ont  dit  les  Apôtres  &  Jéfus-Chrift.  Saint 
Paul  avoue  ne  voir  qu'obfcurémcnt  &  ne  connoî- 

(34)  Scoundafccunda  Quaji.  I.  Art  VII. 


jS      LETTRE  DE   ROUSSEAU 

tre  qu'en  partie  (35).  Vraiment  nos  Théologiens 
font  bien  plus  avancés  que  cela;  ils  voient  tout , 
ils  favent  tout  :  ils  nous  rendent  clair  ce  qui  eft 
obfcur  dans  l'Ecriture  ;  ils  prononcent  fur  ce  qui 
étoit  indécis  :  ils  nous  font  fentir  avec  leur  mo- 
deftie  ordinaire  que  les  Auteurs  Sacrés  avoient 
grand  befoin  de  leur  fecours  pour  fe  faire  enten- 
dre ,  &  que  le  Saint  Efprit  n'eût  pas  fu  s'expli- 
quer clairement  fans  eux. 

Quand  on  perd  de  vue  les  devoirs  de  l'hom- 
me pour  ne  s'occuper  que  des  opinions  des  Prê- 
tres &  de  leurs  frivoles  difputes ,  on  ne  deman- 
de plus  d'un  Chiétien  s'il  craint  Dieu  ,  mais  s'il 
eft  orthodoxe  ,  on  lui  fuit  ligner  des  formulaires 
fur  les  queftions  les  plus  inutiles  &  fouvent  les 
plus  inintelligibles  ,  &  quand  il  a  ligné ,  tout  va 
bien  ;  l'on  ne  s'informe  plus  du  refte.  Pourvu  qu'il 
n'aille  pas  fe  faire  pendre  ;  il  peut  vivre  au  furplus 
comme  il  lui  plaira  -,  fes  mœurs  ne  font  rien  à  l'af- 
faire, la  doctrine  eft  en  fureté.  Quand  la  Religion 
en  eft-là  ,  quel  bien  fait-elle  à  la  fociété ,  de  quel 
avantage  eft  elle  aux  hommes  ?  Elle  ne  fert  qu'à 
exciter  entr'eux  des  diffentions ,  des  troubles ,  des 
guerres  de  toute  efpcce  j  aies  faire  entre-égorger 
pour  des  Logogryphes  :  il  vaudroit  mieux  alors 
n'avoir  point  de  Religion  que  d'en  avoir  une  (î 
mal- entendue.  Empêchons  -  là ,  s'il  fe  peut ,  de 
dégénérera  ce  point,  &  foyons  fûrs ,  malgré  les 
bûchers  &  les  chaînes ,  d'avoir  bien  mérité  du 
genre  humain, 
(iï)  I.  Cor.  XIII.  9.  12. 


A   M.  DE  BEAUMONT.       77 

Supposons  que,  las  des  querelles  qui  le  déchi- 
rent ,  il  s'affemble  pour  les  terminer  &  convenir 
d'une  Religion  commune  à  tous  les  Peuples.  Cha- 
cun commencera  ,  cela  eft  fur ,  par  propofer  la 
fîenne  comme  la  feule  vraie  ,  la  feule  raifonnable 
&  démontrée ,  la  feule  agréable  à  Dieu  &  utile 
aux  hommes  ;  mais  fes  preuves  ne  répondant  pas 
là-deifus  à  fa  perfuafion  ,  du  moins  au  gré  des  au- 
tres fecles  ,  chaque  parti  n'aura  de  voix  que  la 
fienne  ;  tous  les  autres  fe  réuniront  contre  lui  ;  ce- 
la n'eft  pas  moins  fur.  La  délibération  fera  le  tour 
de  cette  manière  ,  un  feul  propofant ,  &  tous  re- 
mettant i  ce  n'eft  pas  le  moyen  d'être  d'accord.  Il 
eft  croyable  qu'après  bien  du  tems  perdu  dans 
ces  altercations  puériles,  les  hommes  de  fens  cher- 
cheront des  moyens  de  conciliation.  Ils  propo- 
feront ,  pour  cela  ,  d  e  commencer  par  charfer  tous 
les  Théologiens  de  l'alfemblée ,  &  il  ne  leur  fera 
pas  difficile  de  faire  voir  combien  ce  préliminaire 
eft  indifpenfable.  Cette  bonne  œuvre  faite ,  ils 
diront  aux  peuples  :  Tant  que  vous  ne  convien- 
drez pas  de  quelque  principe  ,  il  n'eft  pas  pofîible 
même  que  vous  vous  entendiez  .  &  c'eft  un  argu- 
ment qui  n'a  jamais  convaincu  perfonne  que  de 
dire;  vous  avez  tort ,  car  j'ai  raifon. 

„  Vous  parlez  de  ce  qui  eft  agréable  à  Dieu. 
„  Voilà  précifément  ce  qui  eft  en  queftion.  Si 
„  nous  favions  quel  culte  lui  eft  le  plus  agréable  , 
„  il  n'y  auroit  plus  de  difpute  entre  nous.  Vous 
„  parlez  aufîi  de  ce  qui  eft  utile  aux  hommes  : 


78    LETTRE   DE  ROUSSEAU 

,,  c'eft.  autre  chofe  j  les  hommes  peuvent  juger 
„  de  cela.  Prenons  donc  cette  utilité  pour  re- 
„  gle  ,  &  puis  établirions  la  doctrine  qui  s'y  rap- 
„  porte  le  plus.  Nous  pourrons  efpérer  d'appro- 
„  cher  ainfî  de  la  vérité  autant  qu'il  cft  poilible  à 
„  des  hommes  :  car  il  eft  à  préfumer  que  ce  qui 
„  eft  le  plus  utile  aux  créatures,  eft  le  plus  agréa- 
„  ble  au  Créateur. 

„  Cherchons  d'abord  s'il  y  a  quelque  affinité 
„  naturelle  entre  nous  ;  fi  nous  fommes  quelque 
„  chofe  les  uns  aux  autres.  Vous  Juifs  ,  que  pen- 
„  fez- vous  fur  l'origine  du  genre  humain  ?  Nous 
„  penfons  qu'il  eft  forti  d'un  même  Père.  Et  vous 
„  Chrétiens?  Nous  penfons  là- défais  comme  les 
,3  Juifs.  Et  vous  ,  Turcs  '(  Nous  penfons  comme 
„  les  Juifs  &  les  Chrétiens.  Cela  eft  déjà  bon  : 
„  puifque  les  hommes  font  tous  frères ,  ils  doi- 
53  vent  s'aimer  comme  tels. 

„  Dites- nous  maintenant  de  qui  leur  Père 
,3  commun  avoit  reçu  l'être?  Car  il  ne  s'étoit 
„  pas  fait  tout  feul.  Du  Créateur  du  Ciel  &  de 
„  la  terre.  Juifs ,  Chrétiens  &  Turcs  font  d'ac- 
,3  cord  aulîi  fur  cela  ,  c'eft  encore  un  très- grand 
,3  point. 

„  Et  cet  homme,  ouvrage  du  Créateur ,  eft-il 
,3  un  être  limple  ou  mixte?£ft-il  formé  d'une  fubf- 
w  tance  unique  ,  ou  de  pluiîeurs  ?  Chrétiens ,  ré- 
„  pondez.  Il  eft  compofé  de  deux  fubftances,  dont 
„  l'une  eft  mortelle,  &  dont  l'autre  ne  peut  mou- 
„  rir.  Et  vous ,  Turcs  ?  Nous  penfons  de  même. 


A    M.    DE      BEAUMONT.      79» 

M  Et  vous ,  Juifs  ?  Autrefois  nos  idées  là-defTus 
„  étoient  fort  confufes ,  comme  les  expreffions 
„  de  nos  Livres  Sacrés  j  mais  les  Efleniens  nous 
„  ont  éclairés ,  &  nous  penfons  encore  fur  ce 
„  point  comme  les  Chrétiens.  " 

En  procédant  ainfi  d'interrogations  en  interro- 
gations ,  fur  la  Providence  divine ,  fur  l'économie 
de  la  vie  à  venir ,  &  fur  toutes  les  queftions  effen- 
tielles  au  bon  ordre  du  genre  humain ,  ces  mêmes 
hommes  ayant  obtenu  de  tous  des  réponfes  pref- 
que  uniformes,leur  diront:  (On  fe  fouviendra  que 
les  Théologiens  n'y  font  plus.),.  Mes  amis  de  quoi 
„  vous  tourmentez- vous  ?  Vous  voilà  tous  d'ac- 
„  cord  fur  ce  qui  vous  importe  ;  quand  vous  dif- 
w  férerez  de  fentimënt  fur  le  refte ,  j'y  vois  peu 
„  d'inconvénient.Formez  de  ce  petit  nombre  d'ar- 
„  ticles  une  Religion  univerfelle,&  qui  foit,  pour 
,,  ainfî  dire ,  la  Religion  humaine  &  fociale  ,  que 
n  tout  homme  vivant  en  fociété  foit  obligé  d'ad- 
„  mettre.  Si  quelqu'un  dogmatife  contre  elle,qu'il 
„  foit  banni  delà  fociété  ,  comme  ennemi  de  fes 
„  Loix  fondamentales.  Quant  au  refte  fur  quoi 
,5  vous  n'êtes  pas  d'accord ,  formez  chacun  de  vos 
„  croyances  particulières  autant  de  Religions  na- 
„  tionales,  &  fuivez-les  en  fincéritéde  cœur.  Mais 
„  n'allez  point  vous  tourmentant  pour  les  faire 
„  admettre  aux  autres  Peuples  ,  &  foyez  affurés 
„  que  Dieu  n'exige  pas  cela.  Car  il  eft  aufîi  in- 
„  jufte  de  vouloir  les  foumettre  à  vos  opinions 
,j  qu'à  vos  loix  >  &  les  millionnaires  ne  me  fem- 


8o    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

„  blent  guère  plus  fages  que  les  conquérans. 
„  En  fuivant  vos  diverfes  doctrines  ,  cefTez  de 
vous  les  figurer  fi  démontrées  que  quiconque 
ne  les  voit  pas  telles  foit  coupable  à  vos  yeux 
de  mauvaife-foi.  Ne  croyez  point  que  tous  ceux 
qui  pefent  vos  preuves  &  les  rejettent ,  foient 
pour  cela  des  obftinés  que  leur  incrédulité  ren- 
de punifl'ables  ;  ne  croyez  point  que  la  raifon  , 
l'amour  du  vrai,  la  fincérité  foient  pour  vous 
feuls.  Quoi  qu'on  faiTe ,  on  fera  toujours  ports 
à  traiter  en  ennemis  ceux  qu'on  accufera  de  fe 
refufer  à  l'évidence.  On  plaint  l'erreur ,  mais 
on  hait  l'opiniâtreté.  Donnez  la  préférence  à 
vos  raifons ,  à  la  bonne  heure  j  mais  fâchez 
que  ceux  qui  ne  s'y  rendent  pas  ,  ont  les  leurs. 
„  Honorez  en  général  tous  les  fondateurs  de 
vos  cultes  refpectifs.  Que  chacun  rende  au  ficn 
ce  qu'il  croit  lui  devoir  ,  mais  qu'il  ne  méprife 
point  ceux  des  autres.  Ils  ont  eu  de  grands  gé- 
nies &  de  grandes  vertus  :  cela  efl  toujours  efti- 
mable.  Ils  fe  font  dits  les  Envoyés  de  Dieu , 
cela  peut  être  &  n'être  pas  :  c'eft  de  quoi  la  plu- 
ralité ne  fauroit  juger  d'une  manière  uniforme, 
les  preuves  n'étant  pas  également  à  fa  portée. 
Mais  quand  cela  ne  feroit  pas  ,  il  ne  faut  point 
les  traiter  li  légèrement  d'impofteurs.  Qui  fait 
jufqu'oùles  méditations  continuelles  fur  la  di- 
vinité ,  jufqu'où  l'enthoufiafme  de  la  vertu  ont 
pu  ,  dans  leurs  fublimes  âmes  ,  troubler  l'ordre 
didactique  &  rampant  des  idées  vu!gaires?Dans 

*  une 


À  M.   DE    BEAUMONT.  $t 

Z>  une  trop  grande  élévation  la  tète  tourne,  & 
„  l'on  ne  voit  plus  les  chofes  comme  elles  font. 
Socrate  a  cru  avoir  un  efprit  familier ,  &  l'on 
n'a  point  ofé  l'accu  fer  pour  cela  d'être  un  four- 
be. Traiterons  -  nous  les  fondateurs  des  Peu- 
ples ,  les  bienfaiteurs  des  nations ,  avec  moins 
„  d'égards  qu'un  particulier  ? 

„  Du  refte  ,  plus  de  difpute  entre  vous  fur  la 
J5  préférence  de  vos  cultes.  Ils  fs-nt  tous  bons  » 
M  lorfqu'ils  font  prefcrits  par  les  loix  ,  &  que  la 
„  Religion  effentielle  s'y  trouve  ;  ils  font  mauvais 
35  quand  elle  ne  s'y  trouve  pas.  La  forme  du  culte 
„  eft  la  police  des  Religions  &  non  leur  eflence, 
j,  &  c'eft  au  Souverain  qu'il  appartient  de  régler 
„  la  police  dans  fon  pays.  " 

J'ai  penfé  >  Monfeigneur ,  que  celui  qui  raifon- 
neroit  ainfi  ne  feroit  point  unblafphémateur  ,  un 
impie  ;  qu'il  propoferoit  un  moyen  de  paix  jufte, 
raisonnable  ,  utile  aux  hommes  ;  &  que  cela  n'em- 
pècheroit  pas  qu'il  n'eût  fa  Religion  particulière 
ainfi  que  les  autres ,  &  qu'il  n'y  fût  tout  auifi  fiii- 
cérement  attaché.  Le  vrai  Croyant,  fâchant  que 
l'infidèle  eft  aufîi  un  homme,  &  peut  être  un  hon- 
nête homme,peut  fans  crime  s'intéreifer  à  fon  fort. 
Qu'il  empêche  un  culte  étranger  de  s'introduire 
dans  fon  pays  ,  cela  eft  jufte  ;  mais  qu'il  ne  damne 
pas  pour  cela  ceux  qui  nepenfentpas  comme  lui; 
car  quiconque  prononce  un  jugement  fi  téméraire 
fe  rend  l'ennemi  du  refte  du  genre  humain.  J'en- 
tends dire  fans  celfe  qu'il  faut  admettre  la  tolé* 
Tome  IX.  E 


g*      LETTRE  DE  ROUSSEAU 

ranee  civile,  non  la  théologique  ;  je  pente  tout  là 
contraire.  Je  crois  qu'un  homme  de  bien  ,  dans 
quelque  Religion  qu'il  vive  de  bonne  foi,  peut 
être  fauve.  Mais  je  ne  crois  pas  pour  cela  qu'on 
puiflfe  légitimement  introduire  en  un  pays  des 
Religions  étrangères  fans  la  permiffion  du  Souve- 
rain-, car  fi  ce  n'eft  pas  directement  défobéir  à 
Dieu,  c'eft  défobéir  aux  Loix  ;  &  qui  défobéift 
aux  Loix  défobéit  à  Dieu. 

Quant  aux  Religions  une  fois  établies  ou  tolé- 
rées dans  un  pays  ,  je  crois  qu'il  eftinjufte  &  bar- 
bare de  les  y  détruire  par  la  violence  ,  &  que  le 
Souverain  fe  fait  tort  à  lui  -  même  en  maltraitant 
leurs  fectateurs.  Il  eft  bien  différent  d'embraffer 
une  Religion  nouvelle  ,  ou  de  vivre  dans  celle  où 
l'on  eft  né  ;  le  premier  cas  feul  eft  puniffable.  On 
ne  doit  ni  laiffer  établir  une  diverfîté  de  cultes,  ni 
profcrire  ceux  qui  font  une  fois  établis  ;  car  un  fils 
n'a  jamais  tort  de  fuivre  la  Religion  de  fon  père. 
La  raifon  de  la  tranquillité  publique  eft  toute  con- 
tre les  perfécuteurs.  La  Religion  n'excite  jamais 
de  troubles  dans  un  Etat  que  quand  le  parti  domi- 
nant veut  tourmenter  le  parti  foible,  ou  que  le 
parti  foible,  intolérant  par  principe ,  ne  peut  vivre 
en  paix  avec  qui  que  ce  foit.  Mais  tout  culte  légi- 
time ,  c' eft- à  dire,  tout  culte  où  fe  trouve  la  Reli- 
gion effentielle  ,  &  dont ,  par  conféquent,  les  fec- 
tateurs ne  demandent  que  d'être  foufferts  &  vivre 
en  paix,  n'a  jamais  caufé  ni  révoltes  ni  guerres  ci- 
viles ,  fi  ce  n'eft  lorfqu'il  a  fallu  fe  défendre  &  xe- 


A  M.   DE   BEAUMONT.         83 

pouffer  les  perfécuteurs.  Jamais  les  Proteftans 
n'ont  pris  les  armes  en  France  que  lorfqu'on  les 
y  a  pourfuivis.  Si  l'on  eût  pu  fe  réfoudre  à  les 
laitier  en  paix,  ils  y  feroient  demeurés.  Je  con- 
viens fans  détour  qu'à  fa  naiiTance  la  Religion  ré- 
formée n'avoit  pas  droit  de  s'établir  en  France  > 
malgré  les  loix.  Mais  lorfque  ,  tranfmife  des  Pè- 
res aux  enfans ,  cette  Religion  fut  devenue  celle 
d'une  partie  de  la  Nation  Françoife,  &  que  le  Prin- 
ce eut  folemnellement  traité  avec  cette  partie  par 
l'Edit  de  Nantes  ;  cet  Edit  devint  un  Contrat 
inviolable  ,  qui  ne  pouvoit  plus  être  annullé  que 
du  commun  confentement  des  deux  parties  ,  & 
depuis  ee  tems ,  l'exercice  de  la  Religion  Protef- 
tante  eft  ,  i'ç)on  moi ,  légitime  en  France, 

Quand  il  ne  le  feroit  pas,  il  refteroit  tou« 
jours  aux  fujets  l'alternative  de  fortir  du  Royau- 
me avec  leurs  biens ,  ou  d'y  relter  fournis  au  culte 
dominant.  Mais  les  contraindre  à  relier  fans  les 
vouloir  tolérer ,  vouloir  à  la  fois  qu'ils  foient  & 
qu'ils  ne  foient  pas ,  les  priver  même  du  droit  de 
la  nature ,  annuller  leurs  mariages  (36) ,  déclarer 

(}61  Dans  un  Arrêt  du  Parlement  de  Touloufc concer- 
nant l'affaire  de  l'infortuné  Calas  ,  on  reproche  aux  Pro- 
teftans de  faire  entr'eux  des  mariages  ,  qui ,  ftlon  les 
Protejians  ne  font  que  des  Aclçs  civils,  &  par  conféquent 
fournis  entièrement  pour  la  forme  fef  les  effets  à  la  vo- 
lonté du  Roi. 

Ainfi  de  ce  que ,  félon  les  Proteftans ,  le  mariage  efl: 
un  acte  civil ,  il  s'enfuit  qu'ils  font  obliges  de  fe  fou- 
roettre  à  la  volonté  du  Roi  .  qui  en  fait  un  aéte  de  la 
Religion  Catholique.  Les  Proteftans,  pour  fe  ma-ier , 
font  légitimement  tenus  de  fe  foire  Catholiques  ;  atten- 

F  a 


84    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

leurs  enfans   bâtards en  ne   difant  que  ce 

qui  eft  ,  j'en  dirois  trop  j  il  faut  nie  taire. 

Voici  du  moins,  ee  que  je  puis  dire.  En  con- 
sidérant la  feule  raifon  d'Etat,  peut-être  a-t-on 
bien  fait  d'ôter  aux  Protcftans  François  tous  leurs 
chefs  :  mais  il  falloit  s'arrêter  là.  Les  maximes 
politiques  ont  leurs  applications  &  leurs  diftinc- 
tions.  Pour  prévenir  des  diffentions  qu'on  n'a  plus 
à  craindre,  on  s'ôte  des  reffources  dont  on  auroit 
grand  befoin.  Un  parti  qui  n'a  plus  ni  Grands  ni 
Nobleife  à  fa  tète ,  quel  mal  peut-il  faire  dans  un 
Royaume  tel  que  la  France?  Examinez  toutes  vos 
précédentes  guerres  ,  appellées  guerres  de  Reli- 
gion ;  vous  trouverez  qu'il  n'y  en  a  pas  une  qui 
n'ait  eu  fa  caufe  à  la  Cour  &  dans  les  intérêts  des 
Grands.  Des  intrigues  de  Cabinet  brouiiloient  les 
affaires,  &  puis  les  Chefs  ameutoient  les  peuples 
au  nom  de  Dieu.  Mais  quelies  intrigues  ,  quelles 
cabales  peuvent  former  des  Marchands  &  des  Pay- 
fans  ?  Comment  s'y  prendront-ils  pour  fufciter  un 

du  que  ,  félon  eux  ,  le  mariage  eft  un  acte  civil.  Telle  eft 
la  manière  de  raifonner  de  i\Ielïie»rs  du  Parlement  de 

Toulon  Te. 

La  France  eft  un  Royaume  fi  vufre  ,  que  les  François 
fe  font  mis  dans  l'efprit  que  le  genre  humain  ne  devoit 
point  avoir  d'autres  loix  que  les  leurs.  Leurs  Ta:  emens 
&  leurs  Tribunaux  paroiffent  n'avoir  aucune  idée  du 
Droit  naturel  ni  du  Droit  des  Gens  5  &  il  eft  à  remarquer 
que  dans  tout  ce  grand  Royaume  où  font  tant  d'Univerfi- 
tés ,  tant  de  Collèges ,  tant  d'Académies ,  &  où  l'on  en- 
feigne  avec  tant  d'importance  tant  d'inutilités  ,  il  n'y  a 
pas  une  feule  chaire  de  Droit  naturel.  C'eft  le  feul  peuple 
de  l'Europe  qui  ait  regardé  cette  étude  comme  n'etant 
feom\e  à  rien. 


&    M.    DE    BEAUMONT.        ${ 

çarti  dans  un  pays  où  l'on  ne  veut  que  des  Valets 
ou  des  Maîtres,  &  où  l'égalité  eft  inconnue  ou  en 
horreur  ?  Un  marchand  propofant  de  lever  des 
troupes  peut  fe  faire  écouter  en  Angleterre,  mais 
il  fera  toujours  rire  des  François  (37)- 

Si  j'étois,  Roi  ?  Non  :  Miniftre  ?  Encore 
moins  :  mais  homme  puiiiant  en  France  ,  je  dirois: 
Tout  tend  parmi  nous  aux  emplois  ,  aux  charges  > 
tout  veut  acheter  le  droit  de  mal  faire:  Paris  & 
la  Cour  engouffrent  tout.  Laiiîbns  ces  pauvres 
gens  remplir  le  vuide  des  Provinces  ;  qu'ils  foient 
marchands  ,  &  toujours  marchands  ;  laboureurs  , 
&  toujours  laboureurs.  Ne  pouvant  quitter  leur 
état ,  ils  en  tireront  le  meilleur  parti  poiTible  ;  ils 
remplaceront  les  nôtres  dans  les  conditions  pri- 
vées dont  nous  cherchons  tous  à  fortir  ;  ils  feront 
valoir  le  commerce  &  l'agriculture  que  tout  nous 
fait  abandonner  j  ils  alimenteront  notre  luxe  ;  ils 
travailleront ,  &  nous  jouirons. 

Si  ce  projet  n'étoit  pas  plus  équitable  que 
ceux  qu'on  fuit,  il  feroit  du  moins  plus  humain, 
&  fûrement  il  feroit  plus  utile.  C'eft  moins  la 
tyrannie  &  c'eft  moins  l'ambition  des  Chefs ,  que 

(37)  Le  feul  cas  qui  force  un  peuple  ainfi  dénué  de 
Chefs  à  prendre  les  armes  ,  c'eft  quand  ,  réduit  au  defef- 
poir  par  fes  perfécuceurs  ,  il  voie  qu'il  ne  lui  relie  plus  de 
choix  que  dans  la  manière  de  périr.  Telle  fut ,  au  com- 
mencement de  ce  fiecle  ,  la  guerre  des  Camifards.  Alors 
on  eft  tout  étonné  de  la  force  qu'un  parti  méprifé  tire  de 
fon  défefpoir  :  c'eft  ce  que  jamais  les  perfecuteurs  n'ont 
fu  calculer  d'avance.  Cependant  de  telles  guerres  coû- 
tent tant  de  fàng  qu'ils  devroient  bien  y  fonger  avant  de 
les  rendre  inévitables  .  F*3 


%6    LETTRE   DE    ROUSSEAU 

ce  ne  font  leurs  préjugés  &  leurs  courtes  vues  l 
qui  font  le  malheur  des  Nations. 

Je  finirai  par  tranfcrire  une  efpcce  de  dis- 
cours ,  qui  a  quelque  rapport  à  mon  fujet ,  & 
qui  ne  m'en  écartera  pas  long-tems. 

Un  Parfis  de  Suratte  ayant  époufé  en  fecret 
une  Mufulmane  fut  découvert ,  arrêté  ,  &  ayant 
refufé  d'embraifer  le  mahométifme,  il  fut  condam- 
né à  mort.  Avant  d'aller  au  fupplice ,  il  parla 
ainfî  à  fes  juges. 

„  Quoi  î  vous  voulez  m'ôter  la  vie  !  Eh,  de 

„  quoi  me  punùfez-vous  ?  J'ai  tranfgrefTé  ma  loi 

w  plutôt  que  la  vôtre  :  ma  loi  parle  au  cœur  & 

„  n'eft  pas  cruelle  ;  mon  crime  a  été  puni  par  le 

„  blâme  de  mes  frères.  Mais  que  vous  ai-je  fait 

5,  pour  mériter  de  mourir?  Je  vous  ai  traités  com- 

35  me  ma  famille  ,  &  je  me  fuis  choifî  une  fœur 

„  parmi  vous.  Je  l'ai  laifîee  libre  dans  fa  croyan- 

„   ce  ,  &  elle  a  refpe&é  la  mienne  pour  fon  pro- 

„  pre  intérêt.  Borné  fans  regret  à  elle  feule ,  je  l'ai 

„  honorée  comme  l'inftrument  du  culte  qu'exi- 

,j  ge  r Auteur  de  mon   être,  j'ai    payé  par  elle 

„  le  tribut  que  tout  homme  doit  au  genre  hu- 

„  main  ,  l'amour  me  l'a  donnée  &  la  vertu  me  la 

„  rendoit  chère ,  elle  n'a  point  vécu  dans  la  fer- 

.,  vitude  ,  elle  a  poiiedé  fans  partage  le  cœur  de 

s»  fon  époux  ;  ma  faute  n'a  pas  moins  fait  fon 

$  bonheur  que  le  mien. 

„  Pour  expier  une  faute  fi  pardonnable  vous 
„  m'avez  voulu  rendre  fourbe  &  menteur  ;  vous 


rA."    M.    DE    BIAUMONT.      87 

£  m'avez  voulu  forcer  à  profeiTer  vos  fentimens 
„  fans  les  aimer  &  fans  y  croire  :  comme  fi  le 
„  transfuge  de  nos  loix  eût  mérité  de  pafferfous 
j,  les  vôtres ,  vous  m'avez  fait  opter  entre  le  par- 
„  jure  &  la  mort ,  &  j'ai  choifi ,  car  je  ne  veux 
.,  pas  vous  tromper.  Je  meurs  donc ,  puifqu'il 
„  le  faut;  mais  je  meurs  digne  de  revivre  &  d'ani- 
.,  mer  un  autre  homme  jufte.  Je  meurs  martyr  de 
s,  ma  Religion  fans  craindre  d'entrer  après  ma 
„  mort  dans  la  vôtre.  Puiffai- je  renaître  chez 
„  les  Mufulmans  pour  leur  apprendre  à  devenir 
5,  humains  ,  démens  ,  équitables  :  car  fervant  le 
,3  même  Dieu  que  nous  fervons ,  puifqu'il  n'y  en 
„  a  pas  deux  ,  vous  vous  aveuglez  dans  votre 
„  zèle  en  tourmentant  fes  ferviteurs,  &  vous 
33  n'êtes  cruels  &  fanguinaires  que  parce  que 
,,  vous  êtes  inconféquens. 

„  Vous  êtes  des  enfans,  qui  dans  vos  jeux  ne 
„  favez  que  faire  du  mal  aux  hommes. Vous  vous 
5,  croyez  favans ,  &  vous  ne  favez  rien  de  ce  qui 
„  eft.  de  Dieu.  Vos  dogmes  récens  font-ils  con- 
33  venables  à  celui  qui  eft,  &  qui  veut  être  adoré 
„  de  tous  les  tems  ?  Peuples  nouveaux,  com- 
33  ment  ofez-vous  parler  de  Religion  devant  nous? 
a.  Nos  rites  font  auiîî  vieux  que  les  aftres  :  les 
3,  premiers  rayons  du  foleil  ont  éclairé  &  reçu  les 
,3  hommages  de  nos  Pères.  Le  grand  Zerduft  a 
a,  vu  l'enfance  du  monde  ;  il  a  prédit  &  marqué 
33  l'ordre  de  l'Univers;  &  vous  ,  hommes  d'hier, 
„  vous  voulez  être  nos  prophètes  !  Vingt  fiecles 

F    4 


83      LETTRE   DE   ROUSSEAU 

„  avant  Mahomet ,  avant  la  naiflance  d'Ifmaël  & 
83  de  fon  père ,  les  Mages  étoient  antiques.  Nos 
„  Livres  Sacrés  étoient  déjà  la  Loi  de  TAfie  &  du 
monde  ,  &  trois  grands  Empires  avoient  fuccef- 
iivement  achevé  leur  long  cours  fous  nos  an- 
cêtres ,  avant  que  les  vôtres  fuirent  fortis  du 
néant. 

„  Voyez,  hommes  prévenus,  la  différence  qui 
effc  entre  vous  &  nous.Vous  vous  dites  croyans, 
&  vous  vivez  en  barbares.  Vos  inftitutions  , 
vos  loix,  vos  cultes,  vos  vertus  mêmes  tour- 
mentent l'homme  &  le  dégradent.  Vous  n'avez 
que  de  trilles  devoirs  à  lui  preferirc.  Des  jeû- 
nes ,  des  privations ,  des  combats  ,  des  mutila- 
tions ,  des  clôtures  :  vous  ne  favez  lui  faire  un 
devoir  que  de  ce  qui  peut  l'affliger  &   le  con- 
traindre.   Vous  lui  faites   haïr   la  vie  &  les 
moyens  de  la  conferver  :  vos  femmes  font  fans 
hommes  ,  vos  terres  font  fans  culture  ;   vous 
mangez  les  animaux  &  vous  maifacrez  les  hu- 
mains ;  vous  aimez  le  fang,  les  meurtres  ;  tous 
vos  établhTemens  choquent  la  nature  ,  avilif- 
fent  l'efpeee  humaine  ;  &,  fous  le  double  joug 
du  Defpotifme  &  du  fanatifme ,  vous  l'éerafez 
de  fes  Rois  &  de  fes  Dieux. 
M  Pour  nous,  nous  fommes  des  hommes  de 
x  paix  ,  nous  ne  faifons  ni  ne  voulons  aucun  mal 
r  à  rien  de*  ce  qui  refpire,  non  pas  même  à  nos 
33  Tyrans  :  nous  leur  cédons  fans  regret  le  fruit 
n  de  nos  peines ,  çontens  de  leur  être  utiles  &  de 


53 
55 
53 
55 

V> 

55 

53 
53 
33 
55 
53 
5» 
53 
33 

ïi 

55 

53 

33 
53 
33 


A   M.    DE    B  EAU  M  ON  T.      89 

J  remplir  nos  devoirs.  Nos  nombreux  beftiaux 
,j  couvrent  vos  pâturages  ;  les  arbres  plantés 
„  par  nos  mains  vous  donnent  leurs  fruits  & 
„  leurs  ombres  ;  vos  terres  que  nous  cultivons 
33  vous  nourriiTent  par  nos  foins  :  un  peuple  fim- 
„  pie  &  doux  multiplie  fous  vos  outrages  ,  &  tire 
„  pour  vous  la  vie  &  l'abondance  du  fcin  de  la 
,5  mère  commune  où  vous  ne  favez  rien  trouver. 
„  Le  foleil  que  nous  prenons  à  témoin  de  nos  ceu- 
33  vres  éclaire  notre  patience  &  vos  injuftices  ;  il 
33  ne  fe  levé  point  fans  nous  trouver  occupés  à 
33  bien  faire  ,  &  en  fe  couchant  il  nous  ramené  au 
33  fein  de  nos  familles  nous  préparer  à  de  nou- 
3,  veaux  travaux. 

„  Dieu  feul  fait  la  vérité.  Si  malgré  tout  ce- 
3,  la  nous  nous  trompons  dans  notre  culte  ,  il  eft 
33  toujours  peu  croyable  que  nous  foyions  con- 
33  damnés  à  l'enfer  ,  nous  qui  ne  faifons  que  du 
,3  bien  fur  la  terre  ,  &  que  vous  foyiez  les  élus  de 
33  Dieu  ,  vous  qui  n'y  faites  que  du  mal.  Quand 
„  nous  ferions  dans  l'erreur ,  vous  devriez  laref- 
,3  pe&er  pour  votre  avantage.  Notre  piété  vous 
33  engraifle,  «Scia  votre  vous  confume  ;  nous  ré- 
33  parons  le  mal  que  vous  fait  une  Religion  def- 
„  truclive.  Croyez-moi,  lahTez-nous  un  culte 
33  qui  vous  eft  utile  ;  craignez  qu'un  jour  nous 
3,  n'adoptions  le  vôtre  :  c'eft  le  plus  grand  mal 
33  qui  vous  puiue  arriver.  " 

J'ai  tâché,  Monfeigneur,  de  vous  faire  enten- 
dre dans  quel  efprit  a  été  écrite  la  profeiïlon  de 

F  f 


$o     LETTRE    DE   ROUSSEAU 

foi  du  Vicaire  Savoyard,  &  les  considérations  qui 
m'ont  porté  à  la  publier.  Je  vous  demande  à  pré- 
fentà  quel  égard  vous  pouvez  qualifier  fa  doctrine 
de  blafphématoire ,  d'impie  ,  d'abominable,  &  ce 
que  vous  y  trouvez  de  fcandaleux  &  de  pernicieux 
au  genre  humain?  J'en  dis  autant  à  ceux  qui  m'ac- 
culent d'avoir  dit  ce  qu'il  falloit  taire  &  d'avoir 
voulu  troubler  l'ordre  public;imputation  vague  & 
téméraire ,  avec  laquelle  ceux  qui  ont  le  moins  ré- 
fléchi fur  ce  qui  eft  utile  ou  nuifible  ,  indifpofent 
d'un  mot  le  public  crédule  contre  un  Auteur  bien 
intentionné.  Eft-ce  apprendre  au  peuple  à  ne  rien 
croire  que  le  rappeller  à  la  véritable  foi  qu'il  ou- 
blie ?  Eft  -  ce  troubler  l'ordre  que  renvoyer  cha- 
cun aux  loix  de  fon  pays  ?  Eft-ce  anéantir  tous 
les  cultes  que  borner  chaque  peuple  au  lien  ?  Eft- 
ce  ôter  celui  qu'on  a ,  que  ne  vouloir  pas  qu'on 
en  change?  Eft-ce  fe  jouer  de  toute  Religion  , 
que  refpeder  toutes  les  Religions  ?  Enfin  eft  -  il 
donc  ii  elfentiel  à  chacune  de  haïr  les  autres,  que, 
cette  haine  ôtée  ,  tout  foit  ôté  ? 

Voila  pourtant  ce  qu'on  perfuade  au  Peuple 
quand  on  veut  lui  faire  prendre  fon  défenfeur  en 
haine  ,  &  qu'on  a  la  force  en  main.  Maintenant, 
hommes  cruels ,  vos  décrets  ,  vos  bûchers  ,  vos 
mandemens,  vos  journaux  le  troublent  &  l'abufent 
fur  mon  compte.  Il  me  croit  un  monftre  fur  la  foi 
de  vos  clameurs  j  mais  vos  clameurs  celferont  en- 
fin >  mes  écrits  relieront  malgré  vous  pour  votre 
honte.  Les  Chrétiens ,  moins  prévenus  y  cherche- 


A    M.    DE   BEAUMONT.       9f 

ront  avec  furprife  les  horreurs  que  vous  prétendez 
y  trouver  j  il  n'y  verront ,  avec  la  morale  de  leur 
divin  maître  ,  que  des  leçons  de  paix ,  de  concor- 
de &  de  charité.  Puiffent-ils  y  apprendre  à  être  plus 
jultes  que  leurs  Pères  !  Puiflent  les  vertus  qu'ils  y 
auront  prifes  me  venger  un  jour  de  vos  malédic- 
tions ! 

A  l'Égard  des  objections  furies  fectes  particu- 
lières dans  lefqueîles  l'univers  eft  divifé  ,  que  ne 
puis- je  leur  donner  aflez  de  force  pour  rendre  cha- 
cun moins  entêté  de  la  fienne  «Se  moins  ennemi  des 
autres  ;  pour  porter  chaque  homme  à  l'indulgence, 
à  la  douceur  ,  par  ce  te  confidération  (1  frappante 
&  fi  naturelle  ;  que,  s'il  fût  né  dans  un  autre  pays, 
dans  une  autre  fecte  ,  il  prendroit  infailliblement; 
pour  l'erreur  ce  qu'il  prend  pour  la  vérité,  &  pour 
la  vérité  ce  qu'il  prend  pour  l'erreur  î  II  importe 
tant  aux  hommes  de  tenir  moins  aux  opinions  qui 
les  diviferit  qu'à  celles  qui  les  unirTcnt  î  Et  au  con- 
traire, négligeant  cequYls  ont  de  commun,  ils  s'a- 
charnent aux  fentimens  particuliers  avec  un  efpe- 
ce  de  rage  ,  ils  tiennent  d'autant  plus  à  ces  fenti- 
mens qu'ils  femblcnt  moins  raifonaables  ,  &  cha- 
cun voudroit  fuppléer  à  force  de  confiance  à  l'au- 
torité que  la  raifon  refufe  à  fon  parti.  Ainli  ,  d'ac- 
cord au  fond  fur  tout  ce.'qui  nous  intéreife,  &  dont 
on  ne  tient  aucun  compte  ,  on  parle  la  vie  à  difpu- 
ter  ,  à  chicaner  ,  à  tourmenter ,  à  perfécuter,  à  fe 
battre  ,  pour  les  chofes  qu'on  entend  le  moins  ,  & 
qu'il  eft  le  moins  nécelfaire  d'entendre.  On  entalîe 
en  vain  dédiions  fur  dédiions  i  on  plâtre  eu  vain 


53    LETTRE   DE   ROUSSEAU 

leurs  contradi&ions  d'un  jargon  inintelligible  ;  on 
trouve  chaque  jour  de  nouvelles  queitions  à  ré- 
foudre,chaque  jour  de  nouveaux  fujets  de  querel- 
les parce  que  chaque  doctrine  a  des  branches  infi- 
nies, &  que  chacun  ,  entêté  i|e  fa  petite  idée,  croit 
effentiel  ce  qui  nel'eft  poinr,  &  néglige  FeiTentiel 
véritable.  Que  fi  on  leur  propofe  des  objections 
qu'ils  ne  peuvent  réfoudre  ,  ce  qui,  vu  l'échafau- 
dage de  leurs  doctrines  ,  devient  plus  facile  de  jour 
en  jour  ,  ils  fe  dépitent  comme  des  enfans  ,  &  par- 
ce qu'ils  font  plus  attachés  à  leur  parti  qu'à  la  vé- 
rité ,  &  qu'ils  ont  plus  d'orgueil  que  de  bonne  foi, 
c'eft  fur  ce  qu'ils  peuvent  le  moins  prouver  qu'ils 
pardonnent  le  moins  quelque  doute. 

Ma  propre  hiftoire  caractérife  mieux  qu'aucune 
autre  le  jugement  qu'on  doit  porter  des  Chrétiens 
d'aujourd'hui  :  mais  comme  elle  en  dit  trop  pour 
être  crue ,  peut-être  un  jour  fera-t-elle  porter  un 
jugement  tout  contraire}  un  jour  peut-être,  ce  qui 
fait  aujourd'hui  l'opprobre  de  mes  contemporains 
fera  leur  gloire,  &  les  fimples  qui  liront  mon  Li- 
vre diront  avec  admiration  î  Quels  tems  angéli- 
ques  ce  dévoient  être  que  ceux  où  un  tel  livre  a 
été  brûlé  comme  impie  ,  &fon  auteur  pourluivi 
comme  un  malfaiteur  !  fans  doute  alors  tous  les 
Ecrits  refpiroient  la  dévotion  la  plus  fublime ,  & 
la  terre  étoit  couverte  de  faints  î 

Mais  d'autres  Livres  demeureront.  On  faura  , 
par  exemple ,  que  ce  même  fiecle  a  produit  un  pa- 
négyrifte  de  la  Saint  Barthclcmi ,  François ,  & , 


A    M.    DE    BEA  UM  ON  T.      93 

comme  on  peut  bien  croire,  homme  d'Eglife,  fans 
que  ni  le  Parlement  ni  Prélat  ait  fongé  même  à  lui 
chercher  querelle-  Alors,  en  comparant  la  morale 
des  deux  Livres  &  le  tort  des  deux  Auteurs ,  on 
pourra  changer  de  langage,  &  tirer  une  autre 
conclufion. 

Lts  doctrines  abominables  font  celles  qui  mè- 
nent au  crime  ,  au  meurtre  ,  &  qui  font  des  fana- 
tiques. Eh!  qu'y  a-t-il  de  plus  abominable  au  mon- 
de que  de  mettre  l'injuftice  &  la  violence  en  fyftê- 
me,&  de  les  faire  découler  delà  clémence  de  Dieu? 
Je  m'abltiendrai  d'encrer  ici  dans  un  parallèle  qui 
pourroit  vous  déplaire.Convenez  feulement.Mon. 
ieigneur,  que  (I  la  France  eût  profeffé  la  Religion 
du  Prêtre  Savoyard  ,  cette  Religion  ii  (Impie  &  fï 
pure  ,  qui  fait  craindre  Dieu  &  aimer  les  hommes, 
des  fleuves  de  fang  n'eulïent  point  li  fouvent  inon- 
dé les  champs  franqois  ;  ce   peuple  lî  doux  &  iî 
gai  n'eût  point  étonné  les  autres  de  fes  cruautés 
dans  tant  de  perfécutions  &  de  maffacres  ,  depuis 
l'Inquifition  deTouloufe(?8)>iurqu'à!aSaint  Bar- 
thelemi ,  &  depuis  les  guerres  des  Albigeois  ju£ 

(38"  Il  eft  vrai  que  Dominique,  Saint  Efpagnol ,  y 
eut  grande  part.  Le  S. une  ,  feion  un  ecivain  de  fon  or- 
dre ,  eut  la  charité  ,  prêchant  contre  les  Albigeois,  de 
s'adjoindre  de  dévotes  perfonnes,  zélées  pour  la  foi, 
lefquelles  priflent  le  loin  d'extirper  corporellement  & 
par  ie  glaive  matériel  les  hérétiques  qu'il  n'auroit  pu 
vaincre  avec  le  glaive  delà  parole  de  Dieu.  Ob  Carita- 
tem  ,pr.tdicans  contra  Aibienfes ,  in  adjutoriumjumpjït 
qitasdam  dénotas  perfonas ,  zelantes  pro  /ide,  qiue  corpo- 
raiiter  iUos  H.zrat'n  os gladio  matcriuU  expuùnarenU  quor 
ipj'c  gladio  verbi  Dti  amputarc  nonpojjfct.  Anconin.  iu 


54     LETTRE  DE  ROUSSEAU 

qu'aux  Dragonades  ;  le  Confeiller  Anne  du  Bourg 
n'eût  point  été  pendu  pour  avoir  opiné  à  la  dou- 
ceur envers  les  Réformés  ;  les  habitans  de  Mé- 
rindol  &  de  Cabrieres  n'euffent  point  été  mis  à 
mort  par  arrêt  du  Parlement  d'Aix ,  &  fous  nos 
yeux  l'innocent  Calas  torturé  par  les  bourreaux 
n'eût  point  péri  fur  la  roue.  Revenons  ,  à  pré- 
sent ,  Monfeigneur,  à  vos  cenfures  &  aux  raifons 
fur  lefquelles  vous  les  fondez. 

Ce  font  toujours  des  hommes ,  dit  le  Vicai- 
re ,  qui  nous  attellent  la  parole  de  Dieu  ,  &  qui 
nous  l'atteftent  en  des  langues  qui  nous  font  in- 
connues. Souvent ,  au  contraire ,  nous  aurions 
grand  befoin  que  Dieu  nous  atteftât  la  parole  des 
hommes  ;  il  eft  bien  fur ,  au  moins,  qu'il  eût  pu 
nous  donner  la  fienne,  fans  fe  fervir  d'organes  il 
fufpecls.  Le  Vicaire  fe  plaint  qu'il  faille  tant  de 
témoignages  humains  pour  certifier  la  parole  divi- 
ne :  que  d'hommes,  dit- il ,  entre  Dieu  £-  moi  (39)  ! 

Vous  répondez  :  Pour  que  cette  plainte  fût  fen- 
fée,  M.  T.  C.  F. ,  ilfauàroit  pouvoir  conclure  que 
la  Révélation  eftfaujje  dès  qu'elle}?  a  point  été  faite 
à  chaque  homme  en  particulier  j  il  faudroit  pouvoir 
dire  :  Dieu  ne  peut  exiger  de  moi  que  je  croie  ce 
qu'on  m'affurs  qu'il  a  dit  ,•  dès  q'-e  ce  vyejl  pai  direc- 
tement à  moi  qu'il  a  adreffé  fa  parole  (40). 

Chron.  P.  111.  tit.  2}.  c.  14.  §.  2.  Cette  charité  ne  reflem- 
ble  guère  à  celle  du  Vicaire  ;  auffi  a-t-elle  un  prix  bien 
différent.  L'une  fait  décréter  &  l'autre  canonifer  ceux 
çui  la  profeffent. 

(59;  Emile  P.  III.  p.  88. 

(4.0)  Mandement  in-4.  p.  12.  in-is.  p.  XXI, 


A   M.   DE    BEAU  MO  NT.        5? 

Et  tout  au  contraire ,  cette  plainte  n'eft  fen- 
fée  qu'en  admettant  la  vérité  de  la  Révélation. 
Car  Ci  vous  la  fuppofez  fauffe,  quelle  plainte  avez- 
vous  à  faire  du  moyen  dont  Dieu  s'eft  fervi,  puis- 
qu'il ne  s'en  eft  fervi  d'aucun  ?  Vous  doit -il 
compte  des  tromperies  d'un  impofteur  ?  Quand 
vous  vous  lahfez  duper,  c'eft  votre  faute  &  non 
pas  la  fienne.  Mais  lorfqueDieu,  maître  du  choix 
de  fes  moyens  ,  en  choilit  par  préférence  qui  exi- 
gent de  notre  part  tant  de  favoir  &  de  il  profon- 
des difcuffions  ,  le  Vicaire  a  t-il  tort  de  dire  ~ 
„  Voyons  toutefois  ;  examinons  ,  comparons  » 
M  vérifions.  O  fi  Dieu  eût  daigné  me  difpenfer. 
„  de  tout  ce  travail,  l'en  aurois-je  fervi  de  moins 
„  bon  cœur?  (41)  " 

Monseigneur  ,  votre  mineure  eft  admirable."  * 
Il  faut  la  tranfcrire  ici  toute  entière  ;  j'aime  à  rap- 
porter vos  propres  termes  j  c'eft  ma  plus  grande 
méchanceté. 

Mais  rfefi-il  donc  pas  une  infinité  de  faits  ,  mê- 
me antérieurs  à  celui  de  la  Révélation  Chrétienne , 
dont  ilferoit  abfurde  de  douter  ?  Par  quelle  autre 
voie  que  celle  des  témoignages  humains ,  l'Auteur 
lui-même  a- t-il  donc  connu  cette  Sparte  ,  cette  Athè- 
nes ,  cette  Rome  dont  il  vante  fi  fouvent  &  avec 
tant  d'ajfurance  /e«  loix ,  les  mœurs ,  &  les  héros  ? 
Que  d'hommes  entre  lui  &  les  Hifioriens  qui  ont 
confervé  la  mémoire  de  ces  événemens  ! 

(41)  Emile,  ubi  fup. 


$6    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

Si  la  matière  étoit  moins  grave  &  que  j'eufle 
moins  de  refpect  pour  vous  ,  cette  manière  de  rai- 
fonner  me  fourniroit  peut-être  l'occalion  d'égayer 
un  peu  mes  lecteurs  -y  mais  à  Dieu  ne  plaife  que 
j'oublie  le  ton  qui  convient  au  fujet  que  je  traite, 
&  à  l'homme  à  qui  je  parle.  Au  rifque  d'être 
plat  dans  ma  réponfe ,  il  me  fuffit  de  montrer  que 
vous  vous  trompez. 

Considérez  donc,  de  grâce,  qu'il  eft  tout-à- 
fait  dans  l'ordre  que  des  faits  humains  foient  at- 
telles par  des  témoignages  humains.  Ils  ne  peu- 
vent l'être  par  nulle  autre  voie  ;  je  ne  puis  favoir 
que  Sparte  &  Rome  ont  exifté ,  que  parce  que 
des  Auteurs  contemporains  me  le  difent ,  &  entre 
moi  &  un  autre  homme  qui  a  vécu  loin  de  moi , 
'  il  faut  néceffairement  des  intermédiaires  ;  mais 
pourquoi  en  faut- il  entre  Dieu  &  moi,  &  pour- 
quoi en  faut-il  de  fî  éloignés  ,  qui  en  ont  befoin 
de  tant  d'autres  ?  Eft-il  fîmple ,  eft- il  naturel  que 
Dieu  ait  été  chercher  Moïfe  pour  parler  à  Jean- 
Jacques  RouiTeau  ? 

D'ailleurs  nul  n'eft  obligé  fous  peine  de  dam- 
nation de  croire  que  Sparte  ait  exifté;  nul  pour 
en  avoir  douté  ne  fera  dévoré  des  flammes  éter- 
nelles. Tout  fait  dont  nous  ne  fommes  pas  les 
témoins ,  n'eft  établi  pour  nous  que  fur  des  preiw 
ves  morales ,  &  toute  preuve  morale  eft  fufeepti- 
bîe  de  plus  &  de  moins.  Croirai-je  que  la  Juftice 
Divine  me  précipite  à  jamais  dans  l'enfer,  unique- 
ment pour  n'avoir  pas  fu  marquer  bien  exacte- 
ment 


A    M.    DE    BEAUMONT.        97 

Vnent  le  point  où  une  telle  preuve  devient  invin- 
cible '{ 

S'il  y  a  dans  le  monde  une  hiftoire  atteftés  , 
c'eft  celle  des  Wampirs.  Rien  n'y  manque  ;  pro- 
cès verbaux  ,  certificats  de  Notables ,  de  Chirur- 
giens ,  de  Curés  ,  de  Magiftrats.  La  preuve  juri- 
dique eft  des  plus  complète.  Avec  cela  ,  qui 
efb-ce  qui  croit  aux  "Wampirs  ?  Serons-nous  tous 
damnés  pour  n'y  avoir  pas  cru? 

Quelque  atteftés  que  foient ,  au  gré  même 
de  l'incrédule  Cicéron,  plusieurs  des  prodiges  rap- 
portés par  Tite-Live,  je  les  regarde  comme  au- 
tant de  fables,  &  furement  je  ne  fuis  pas  le  feu!. 
Mon  expérience  confiante  &  celle  de  tous  les  hom- 
mes eft  plus  forte  en  ceci  que  le  témoignage  de 
quelques  uns.  Si  Sparte  &  Rome  ont  été  des  pro- 
diges elles-mêmes  9  c'étoient  des  prodiges  dans  le 
genre  moral  ;  &  comme  on  s'abuferoit  en  Laponie 
de  fixer  à  quatre  pieds  la  (rature  naturelle  de 
l'homme  ,  on  ne  s'abuferoit  pas  moins  parmi  nous 
de  fixer  la  mefure  des  âmes  humaines  fur  celle  des 
gens  que  l'on  voit  autour  de  foi. 

Vous  vous  fouviendrez  ,  s'il  vous  plaît,  que 
je  continue  ici  d'examiner  vos  raifonnemens  en 
eux-mêmes,  fans  foutenir  ceux  que  vous  attaquez. 
Après  ce  mémoratif  néceflaire  ,  je  me  permettrai 
fur  votre  manière  d'argumenter  encore  une  fup- 
pofition. 

Un  habitant  de  la  rue  St.  Jacques  vient  tenir 
ce  difeours  à   Monfieur  l'Archevêque  de  Paris. 
Tome  IX.  G 


?8    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

]t  Monfeigneur,  je  fais  que  vous  ne  croyez  nia 
v  la  béatitude  de  Saint  Jean  de  Paris ,  ni  aux 
}j  miracles  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'opérer  en  public 
„  fur  fa  tombe  ,  à  la  vue  de  la  Ville  du  monde  la 
jj  plus  éclairée  &  la  plus  nombreufe.  Mais  je 
„  crois  devoir  vous  attefter  que  je  viens  de  voir 
j,  reflufciter  le  Saint  en  perfonne  dans  le  lieu  où 
„  fes  os  ont  été  dépofés.   " 

L'homme  de  la  rue  St.  Jacques  ajoute  à  cela 
le  détail  de  toutes  les  circonftances  qui  peuvent 
frapper  le  fpectateur  d'un  pareil  fait.  Je  fuis  per- 
fuadé  qu'à  l'ouie  de  cette  nouvelle ,  avant  de  vous 
expliquer  fur  la  foi  que  vous  y  ajoutez,  vous  com- 
mencerez par  interroger  celui  qui  l'attefte,  fur  fon 
état ,  fur  fes  fentimens ,  fur  fon  Confefleur  ,  fur 
d'autres  articles  fembiables  ;  &  lorfqu'à  fon  air 
comme  à  fes  difeours  vous  aurez  compris  que  c'eft 
un  pauvre  Ouvrier  ,  &  que  ,  n'ayant  pointa  vous 
montrer  de  billet  de  confeffion ,  il  vous  confirme- 
ra dans  l'opinion  qu'il  eft  Janfénifte  ;  „  Ah  ah  !  " 
lui  direz-vous  d'un  air  railleur  ;  „  vous  êtes  con- 
33  vulfionnaire,  &  vous  avez  vu  reifufeiter  Saint 
„  Paris  ?  Cela  n'eft  pas  fort  étonnant  j  vous  avez 
,3  tant  vu  d'autres  merveilles  !  " 

Toujours  dans  ma  fuppolition,  fans  doute  il 
infiftera  :  il  vous  dira  qu'il  n'a  point  vu  fenl  le  mi- 
racle i  qu'il  avoit  deux  ou  trois  perfonnes  avec 
lui  qui  ont  vu  la  même  chofe  ,  &  que  d'autres  à 
qui  il  l'a  voulu  raconter  difent  l'avoir  aufîi  vu 
eux-mêmes.  Là-defTus  vous  demanderez  11  tous  ce^ 


•    A  M.  DE   BEAUMONT.        y§ 

témoins  étoient  Janfcniftes  ?  „  Oui  ,  Monfei- 
gneur  ,  "  dira  t- il ,  „  mais  n'importe;  ils  font  en 
j,  nombre  fufhTant ,  gens  de  bonnes  mœurs  ,  de 
M  bons  fens ,  &  non  récufahles  ;  la  preuve  eft 
5j  complète  ,  &  rien  ne  manque  à  notre  déclara- 
J3  tion  ,  pour  conftater  la  vérité  du  fait.  " 

D'autres  Evêques  moins  charitables  enver- 
roient  chercher  un  Commiifaire  &  lui  configne- 
roient  le  bon  homme  honoré  de  la  vifion  glorieu* 
fe,  pour  en  aller  rendre  grâces  à  Dieu  auxpetites- 
maifons.  Pour  vous ,  Monfeigneur  ,  plus  humain, 
mais  non  plus  crédule ,  après  une  grave  répriman- 
de vous  vous  contenterez  de  lui  dire  :  „  Je  fais 
33  que  deux  ou  trois  témoins  honnêtes  gens  &  de 
„  bon  fens ,  peuvent  attefter  la  vie  ou  la  more 
„  d'un  homme  ;  mais  je  ne  fais  pas  encore  com- 
M  bien  il  en  faut  pour  conftater  la  réfurre&iori 
M  d'unJanfcnifte.En  attendant  que  je  l'apprenne, 
j,  allez  mon  enfant  ,  tâchez  de  fortifier  votre  cer- 
î5  veau  creux.  Je  vous  difpenfe  du  jeûne,  &  voi- 
3,  là  de  quoi  vous  faire  de  bon  bouillon.  " 

C'est  a-peu-près  ,  Monfeigneur,  ce  que  vous 
diriez  ,  &  ce  que  diroittout  autre  homme  fage  à 
votre  place.  D'où  je  conclus  que  ,  même  felort 
vous  ,  &  félon  tout  autre  homme  fage ,  les  preu- 
ves morales  fuffifantes  pour  conftater  les  faits 
qui  font  dans  l'ordre  des  polîibilités  morales,  ne 
fufHfent  plus  pour  conftater  des  faits  d'un  autre, 
ordre  ,  &  purement  furnaturels  :  fur  quoi  je  vous 
lailfe  juger  vous-même  de  la  Juliette  de  votre  corn» 
paraifon,  G  3 


roo  LETTRE    DE    ROUSSEAU 

Voici  pourtant  la  conclusion  triomphante  que 
Vous  en  tirez  contre  moi.  Son  fcepticifme  n'efi 
donc  ici  fondé  que  fur  ?  intérêt  defon  incrèàulitè(^i\ 
Monfeigneur  ,  (î  jamais  elle  me  procure  un  Evë- 
ché  de  cent  mille  livres  de  rentes  ,  vous  pourrez 
parler  de  l'intérêt  de  mon  incrédulité. 

Continuons  maintenant  à  vous  tranferire,  en 
prenant  feulement  la  liberté  de  reftituer  au  befoin 
les  pafiages  de  mon  livre  que  vous  tronquez. 

„  Qu'un  homme,  ajonte-t-il  plus  lom ,  vienne 
,,  nous  tenir  ce  langage  :  Mortels  ,  je  vous  an- 
j,  nonce  les  volontés  du  Très- Haut;  reconnoiffez 
k  à  ma  voix  celui  qui  m'envoie,  j'ordonne  au 
3,  foleil  de  changer  fon  cours  ,  aux  étoiles  de  for- 
3,  mer  un  autre  arrangement ,  aux  montagnes  de 
3,  de  s'applanir,  aux  flots  de  s'élever,  à  la  terre  de 
3,  prendre  un  autre  afpect  :  à  ces  merveilles  oui 
to  ne  reconnoitra  pas  à  finilant  le  maître  de  la 
3:>  nature  ?  "  Qui  ne  croiroii  M.  T.  C.  F. ,  que 
ne  lui  qui  s'exprime  de  la  forts  ne  demande qiCà  voir. 
des  miracles  pour  être  Chrétien  ? 

Bien  plus  que  cela  ,  Monfeigneur  ;  puifque  je 
•îfai  pas  même  befoin  des  miracles  pour  être  Chré-> 
tien. 

Ecoutez  ,  toutefois ,  rfce  qu'il  ajoute  :  „  Refle  eiï- 
33  fin,  dit-il ,  l'examen  le  plus  important  dans  la' 
33  doctrine  annoncée  ;  car  puifque  ceux  qui  difent 
„  que  Dieu  fait  ici-bas  des  miracles  ,  prétendent 

■  {42)  Mandement  in-4.  p.ù,  in-is.  p.  xxn,     rj 


A   M.   DE   BEAUMONT.      loi 

que  le  Diable  les  imite  quelquefois,  avec  les 
prodiges  les  mieux  confiâtes ,  nous  ne  fommes 
pas  plus  avancés  qu'auparavant ,  &  puiirque  les 
Magiciens  de  Pharaon  ofoient ,  en  préfence  mè- 
3,  me  de  Moïfe,  faire  les  mômes  lignes  quil  fai- 
;j  foit  par  l'ordre  exprès  de  Dieu  ,  pourquoi  dans 
w  fon  abfence  n'euflent-il  pas  ,  aux  mêmes  titres, 
„  prétendu  la  même  autorité  ?  Ainfi  donc  ,  après 
„  avoir  prouvé  la  doctrine  par  le  miracle,  il  faut 
35  prouver  le  miracle  par  la  doctrine  ,  de  peur  de 
?,  prendre  l'œuvre  du  Démon  pour  l'œuvre  de 
.,  Dieu  (43).  Que  faire  en  pareil  cas  pour  évitée 
„  le  dialele  ?  Une  feul  chofe  ;  revenir  au  raifon- 
„  nement ,  &  laifTer  là  lesmiracles.  Mieux  eût 
5,  valu  n'y  pas  recourir.  " 

Cefi  dire  ,  qiCon  me  montre  des  miracles  ,  &  je 
croirai.  Oui ,  Monfeigneur  ,  c'eft  dire  ;  qu'on  me 
montre  des  miracles  &  je  croirai  aux  miracles. 
Ceft  dire  ,•  qu'on  me  montre  des  miracles  ,  &  je  re- 
fuferai  encore  de  croire.  Oui,  Monfeigneur,  c'eft 
dire,  félon  le  précepte  même  de  Moïfe  (44)  ; 
qu'on  me  montre  des  miracles,  &  je  refuferai  en- 
core de  croire  une  doctrine  abfurde  &  déraifonnà* 
ble  qu'on  voudroit  ctayer  par  eux.  Je  croirois 
plutôt  à  la  magie  que  de  reconnoitre  la  voix  de 
Dieu  dans  des  leçons  contre  la  raifon. 

C42)  Je  fuis  force  de  confondre  ici  la  note  avec  le 
texte  ,  à  l'imitation  de  M.  de  Beaumcnt.  Le  LedleiM 
pourra  confuker  i'un  &  l'autre  clans  le  Livre  même.  P. 
111.  pag.  91  &fuiv. 

(4+)  Deutw'ron.  C.   XIII. 

G  3 


$02    LETTRE   DE   ROUSSEAU 

J'ai  dit  que  c'étoit-  là  du  bon  fens  le  plus  fi  tri- 
ple ,  qu'on  n'obfcurciroit  qu'avec  des  diitinctions 
tout  au  moins  tres-fubtiles  :  c'eft  encore  une  de 
tncs  prédictions  ;  en  voici  l'accompliifement. 

Quand  une  do&rmc  ejî  reconnue  vraie  ,  divine  * 
fondée  fur  une  Révélation  certaine  ,  on  s'en  fertpour 
juger  des  miracles  ,  c'ejl-à-dire  ,  pour  rejetter  les 
prétendus  prodiges  que  des  impofiturs  voudraient  op-, 
pofer  à  cette  doBrme.  Qitand  il  s'agit  d'une  do&rint 
nouvelle  qu'on  annonce  comme  émanée  du  fein  de 
Dieu  ,  les  miracles  font  produits  en  preuves  i  c'ejl- 
à- dire  i  que  celui  qui  prend  la  qualité  d' Envoyé  du 
Très  ■  Haut ,  confirme  fa  mijjion  ,  fa  prédication 
par  des  miracles  qui  font  le  témoignage  même  de  la 
divinité.  Ainfi  la  do&rine  &  les  miracles  font  des. 
argumens  refpe&ifs  dont  on  fait  ufage,  félonies  di- 
vers points  de  vue  oà  l'on  fe  place  dans  l'étude  & 
dans  l' enfeignement  de  la  Religion.  Il  ne  fe  trouva 
là  ni  abus  du  raifonnement  9  ni  fophifme  ridicule  , 
ni  cercle   vicieux  (45 )• 

Le  Lecteur  en  jugera.  Pour  moi  je  n'ajoute* 
ïai  pas  un  feul  mot.  J'ai  quelquefois  répondu 
ci-devant  avec  mes  paflages  i  mais  c'eft  avec  le 
vôtre  que  je  veux  vous  répondre  ici. 

OU  eji  donc  ,  M.  T.  C.  F.  ,  la  bonne-foi  philofo- 
phique  dont  fe  pare  cet  Ecrivain  ? 

Monseigneur  ,  je  ne  me  fuis  jamais  pique* 
d'une  bonne-foi  philofophiqueicar  je  n'en  connois 

(45)  Mandement in-4  pag.  13.  in-12  p.  xxjii, 


A  M.  DE  BEAUMONT.        105 

pBS  de  telle.  Je  îïSsîb  même  plus  trop  parler  de 
h  Bonne- foi  Chrétienne,  depuis  que  les  foi-difans 
Chétiensdenos  jours  trouvent  fi  mauvais  qu'on 
rie  fupprime  pas  les  objections  qui  les  embarraC- 
fent.  Mais  pour  la  bonne- foi  pure  &  fimple ,  je 
•demande  laquelle  de  la  mienne  ou  de  la  vôtre  eft 
la  plus  facile  à  trouver  ici? 

Plus  j'avance  ,  plus  les  points  à  traiter  devien- 
nent intéreflans.  Il  faut  donc  continuer  à  vous 
tranferire.  Je  voudrois  dans  des  difeuilions  de 
cette  importance  ne  pas  omettre  un  de  vos  mots. 

On  croiroit  qu^  après  les  plus  grands  efforts  pour 
décréditer  les  témoignages  humains  qui  attefient  lu 
Révélation  Chrétienne  ,  le  même  Auteur  y  défère  ce- 
pendant de  la  manière  la  plus  pofaive  ,  la  plus  fo- 
kmndle. 

On  auroit  raifon8  fans  doute ,  puifque  je  tiens 
pour  révélée  toute  doctrine  où  je  reconnois  l'ef- 
prit  de  Dieu.  Il  faut  feulement  ôter  l'amphibolo- 
gie de  votre  phrafe  ;  car  fi  le  verbe  relatif jy  défère 
fe  rapporte  à  la  Révélation  Chrétienne  ,  vous 
avez  raifon  ;  mais  s'il  fe  rapporte  aux  témoignages 
humains ,  vous  avez  tort.  Quoi  qu'il  en  foit ,  je 
prends  acte  de  votre  témoignage  contre  ceux  qui 
ofent  dire  que  je  rejette  toute  révélation  j  comme 
£  c'étoit  rejetter  une  doctrine  que  de  la  reconnoî- 
tre  fujette  à  des  difficultés  infolubles  à  l'efprit  hu- 
main ;  comme  fi  c'étoit  la  rejetter  que  ne  pas  l'ad- 
mettre furie  témoignage  des  hommes ,  lorfqu'ona 
d'autres  preuves  équivalentes  ou  fupérieures  qui 

G4 


JG4    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

cfcfpenfent  de  celle-là?  Il  eft  vrai  que  vous  dites, 
conditionnellement  ,  ou  croirait  ,•  mais  on  croiroit 
lignifie  oncroits  lorfque  la  raifon  d'exception  pour 
ne  pas  croire  fe  réduit  à  rien ,  comme  on  verra 
ci- après  de  la  vôtre.  Commençons  par  la  preuve 
affirmative. 

Il  faut  pour  vous  en  convaincre  ,  M.  T.  C.  F.  ,& 
en  -même  tems  pour  vous  édifier ,  mettre  fous  vos  yeuti 
cet  endroit  defou  ouvrage.  „  J'avoue  que  la  majek 
3,  té  des  Ecritures  m'étonne;  la  faintcté  de  l'Evan- 
»  gile  (46)  parle  à  mon  cœur.  Voyez  les  Livres 
„  des  Philofophes ,  avec  toute  leur  pompe  ;  qu'ils 
33  font  petits  près  de  celui-là!  Se  peut-il  qu'un  li- 
3,  vre  à  la  fois  fi  fublime  &  (i  (impie  foit  Pouvra- 
5,  ge  des  hommes  'i  Se  peut- il  que  celui  dont  il  fait 
;J  rhifloire  ne  foit  qu'un  homme  lui-même?  Eft-ce 
53  là  le  ton  d'un  enthoufiafte  ou  d'un  ambitieux 
33  fe&aire?  Quelle  douceur,  quelle  pureté  dans  fes 
33  mo?urs!Qyelle  grâce  touchante  dans  fes  inftruc- 
„  tions!  quelle  élévation  dans  fes  maximes!  quelle 
33  profonde  fageffe  dans  fes  difcours  !  quelle  pré- 
33  fenee  d'efprit,  quelle  fhieffe  &  quelle  jufteife 
33  dans  fes  réponfes  !  quel  empire  fur  fes  paillons! 
33  Où  eft  l'homme  3  où  eft  le  Sage  qui  fait  agir  , 

(46)  La  négligence  avec  laquelle  M.  de  Beaumont  me 
tranferit  lui  a  fait  faire  ici  deux  changemens  dans  une 
ligne.  Il  a  mis,  la  majejié  de  T Ecriture  au  lieu  de  ,  la 
majefié  des  Ecritures  ,•  &  il  a  mis  ,  la  faintcté  de  l'Ecri- 
ture au  lieu  ùz ,  la  faintcté  de  l'Evangile.  Ce  n'eft  pas , 
•à  îa  vérité  ,  me  faire  dire  des  héréfies  ;  mais  c  eft  me 
faire  parler  bien  niaifemsnt. 


À    M.    DE   BEAUMONT.       iof 

Z  fouffrir  &  mourir  fans  foiblefle  &  fans  oftenta- 
„  tion  (47)?  Quand  Platon  peint  fon  jufte  imagi- 
„  naire  couvert  de  tout  l'opprobre  du  crime  ,  & 
«,  digne  de  tous  les  prix  de  la  vertu  ,  il  peint  trait 
„  pour  trait  Jéfus-Chrift  :  la  relTemblance  cft  fi 
3)  frappante  que  tous  les  pères  l'ont  fentie  ,  & 
„  qu'il  n'eft  pas  pofîible  de  s'y  tromper.  Quels 
»  préjugés  ,  quel  aveuglement  ne  faut-il  point 
„  avoir  pour  ofer  comparer  le  fils  de  Sophronifque 
;,  au  fils  de  Marie  ?  Quelle  diftance  de  l'un  à  lau- 
„  tre  !  Socrate  mourant  fans  douleur,  fans  igno- 
„  minie  ,  foutint  aifcmcnt  jufqu'aubout  fon  per- 
5,  formage  ,  &  fî  cette  facile  mort  n'eût  honoré  fa 
3,  vie  ,  on  douteroit  fi  Socrate  ,  avec  tout  fon  ef- 
„  prit ,  fut  autre  chofe  qu'un  Sophifte.  Il  inventa, 
„  dit-on  ,  la  morale.  D'autres  avant  lui  l'avoient 
5,  mife  en  pratique  j  il  ne  fit  que  dire  ce  qu'ils 
„  avoient  fait  ,  ils  ne  fit  que  mettre  en  leçons  leurs 
35  exemples.  Ariftide  avcit  été  jufte  avant  que  So- 
55  crate  eût  dit  ce  que  c'étoit  que  juftice;  Léonidas 
55  étoit  mort  pour  fon  pays  avant  que  Socrate  eût 
5,  fait  un  devoir  d'aimer  la  patrie  ;  Sparte  étoit 
„  fobre  avant  que  Socrate  eût  loué  la  fobriété  : 
35  avant  qu'il  eût  défini  la  vertu,  Sparte  abondoit 

(47)  Je  remplis ,  félon  ma  coutume ,  les  lacunes  fai- 
tes par  M.  de  Beaumont  ;  non  qu'abfolument  celles  qu'il 
fait  ici  foient  iniidieufes,comme  en-d'autres  endroits;  mais 
parce  que  le  défaut  de  fuite  &  de  liaifon  aftoiblit  le  paffa- 
ge  quand  il  eft  tronqué;&  auffi  parce  que  mes  peifécuteurs 
Supprimant  avec  foin  tout  ce  que  j'ai  dit  de  fi  bon  cœur 
en  faveur  de  la  Religion  ,  il  èft  bon  de  le  rétablir  à  me- 
fuie  que  foccafion  s'en  trouve. 


106    LETTRE    DE    ROUSSEAU 

5,  en  hommes  vertueux.Mais  oùjéfus  avoit-il  pris 
„  parmi  les  (leiis  cette  morale  élevée  &  pure ,  dont 
„  lui  feul  a  donné  les  leçons  &  l'exemple?  Du 
„  fein  du  plus  furieux  fanatifme  la  plus  haute  fa- 
„  geife  fe  fit  entendre  ,  &  la  (implicite  des  plus  hé- 
„  roïques  vertus  honora  le  plus  vil  de  tous  les 
35  peuples.  La  mort  de  Socrate  philofophant  tran- 
3J  quillement  avec  fes  amis  elt  la  plus  douce  qu'on 
„  puiiïe  defirer  ;  celle  de  Jéfus  expirant  dans  les 
s5  tourmens  ,  injurié ,  raillé,  maudit  de  tout  un 
3,  peuple  ,  eftlaplus  horrible  qu'on  puiffe  crain- 
K  dre.  Socrate  prenant  la  coupe  empoifonnée  bé- 
3j  nit  celui  qui  la  lui  préfente  &qui  pleure.  Jéfus, 
5,  au  milieu  d'un  fupplice  affreux ,  prie  pour  fes 
3„  bourreaux  acharnés.  Oui,fî  la  vie  &  la  mort 
3,  de  Socrate  font  d'un  Sage ,  la  vie  &  la  mort  de 
33  Jéfus  font  d'un  Dieu.  Dirons-nous  que  l'hit 
,3  toire  de  l'Evangile  eft  inventée  à  plaifir  ?Non, 
33  ce  n'eft  pas  ainfï  qu'on  invente  ,  &  les  faits  de 
35  Socrate  dont  perfonne  ne  doute  font  moins  at- 
3,  telles  que  ceux  de  Jéfus- Chrift.  Au  fond  c'eil 
„  reculer  la  difficulté  fans  la  détruire.  Il  feroit 
„  plus  inconcevable  que  plufieurs  hommes  d'ac- 
„  cord  euifent  fabriqué  ce  Livre  qu'il  ne  l'eft 
„  qu'un  feul  en  ait  fournit  le  fujet.  Jamais  des 
„  Auteurs  Juifs  n'euffent  trouvé  ni  ce  ton  ni  cette 
„  morale ,  &  l'Evangile  a  des  caractères  de  vérité 
3,  fi  grands, fi  frappans>fi  parfaitement  inimitables 
3)  que  l'inventeur  en  feroit  plus  étonnant  que  le 
j3  Héros  (48). 
(48)  Emile  Part.  Ï1I.  p.  ni.  &fuiv. 


A  M.   DE  BEAUMONT.         ïo? 

(49)  Il  ferait  difficile  ,  M.  T.  C.  F. ,  de  rendre  tut 
fins  bel  hommage  à  l'authenticité  de  l'Evangile.  Je 
Vous  fais  gré  ,  Monfeigneur ,  de  cet  aveu  ;  c'eft 
"une  injuftiee  que  vous  avez  de  moins  que  les  au- 
tres. Venons  maintenant  à  la  preuve  négative  qui 
vous  fait  dire  on  croiroit  au  lieu  à'on  croit. 

Cependant  l'Auteur  ne  la  croit  qu'en  conféquence 
des  témoignages  humains.  Vous  vous  trompez  , 
Monfeigneur  ,  je  la  reconnois  en  conféquence  de 
l'Evangile  &  de  la  fublimité  que  j'y  vois  ,  fans 
qu'on  me  l'attefte.  Je  n'ai  pas  befoin  qu'on  m'af- 
firme qu'il  y  a  un  Evangile  lorfque  je  le  tiens.  Ce 
font  toujours  des  hommes  qui  lui  rapportent  ce  que 
d'autres  homme  s  ont  rapporté.  Et  point  du  tout  ;  on 
ne  me  rapporte  point  que  l'Evangile  exifte  ;  je  le 
vois  de  mes  propres  yeux  ,  &  quand  tout  l'Uni- 
vers me  foutiendroit  qu'il  n'exifte  pas ,  je  faurois 
très-bien  que  tout  l'Univers  ment,  ou  fe  trompe. 
Qiie  d'hommes  entre  Dieu  £5?  lui  ?  Pas  un  feul. 
l'Evangile  eft  la  pièce  qui  décide ,  &  cette  pièce 
eft  entre  mes  mains.  De  quelque  manière  qu'elle 
y  foit  venue,  &  quelque  Auteur  qui  l'ait  écrite,  j'y 
reconnois  l'efpris  divin  :  cela  eft  immédiat  autant 
qu'il  peut  l'être  ;  il  n'y  a  point  d'hommes  entre 
cette  preuve  &  moi  ;  &  dans  le  fens  où  il  y  en  au- 
roit,  l'hiftorique  de  ce  Saint  Livre,  de  les  auteurs, 
du  tems  où  il  a  été  compofé ,  &c.  rentre  dans  les 

(49)  Mandement  in-4.  p.  14.  in-iz.  p.  xxv. 


108    LETTRE    DE  ROUSSEAU 

difcufîions  de  critique  où  la  preuve  morale  effc  ad- 
mife.  Telle  eft  la  réponfe  du  Vicaire  Savoyard. 

Le  voilà  donc  bien  évidemment  en  contradiction  aveu 
lui-même  ,•  le  voilà  confondu  par  [es  propres  aveux. 
Je  vous  laiffe  jouir  de  toute  ma  confufîon.  Far 
quel  étrange  aveuglement  a-t-il  donc  pu  ajouter? 
35  Avec  tout  cela  ce  même  Evang.le  e(t  plein  de 
5,  chofes  incroyables  ,  de  chofes  qui  répugnent  à 
3,  la  raifon  ,  &  qu'il  eft  impoflible  à  tout  homme 
3,  fenfe  de  concevoir  ni  d'admettre.  Que  faire  au 
33  milieu  de  toutes  ces  contradictions  ?  Etretou- 
3,  jours  modefb  &  circonfpect  ;  rcfpeder  en  filen- 
33  ce  (^o)  ce  qu'on  ne  fauroit  ni  rejetter  ni  com- 
j5  prendre,  &  s'humilier  devant  le  grand  Etre  qui 
„  feul  fait  la  vérité.  Voilà  le  fcepticifme  invo- 
ô  lontaire  où  je  fuis  refté.  "  Mais  le  fcepticifme, 

(ço)  Pour  que  les  hommes  s'împofent  ce  refpect  &  ce 
fllence  ,  il  faut  que  quelqu'un  leur  dife  une  fois  les  rai- 
fons  d'en  ufer  aiufi.    Celui  qui  connoit  ces  raifons  peut 
les  dire  ,  mais  ceux  qui  cenfurent  &  n'en  difent  point  , 
pounoient  fe  taire.    Parler   au  public  avec  franchife  , 
avec  fermeté ,  elt  un  droit  commun  à  tous  les  hommes  „ 
&  même  un  devoir  en  toute  chofe  utile  :  mais  il  n'eft 
guère  permis  à  un  particulier  d'en  cenfurer  publiquement 
un  autre  :  c'eft  s'attribuer  une  trop  grande  fupériorité  de 
vertus  ,  de  talens ,  de  lumières.  Voilà  pourquoi  je  ne  me 
fuis    jamais  ingère  de    critiquer  ni    réprimander  per- 
fonne.  J'ai  dit  à  mon  fiecle  de-s  vérités  dures  ,   mais  je 
n'en  ai  dit  à  aucun  particulier ,  &  s'il  m'eft  arrivé  d'atta- 
quer &  nommer  quelques  livres  ,  je   n'ai  jamais  parlé 
des  Auteurs  vivans  qu'avec  toute  forte  de  bienféance  6c 
d'égards.  On  voit  comment  ils  me  les  rendent.  Il  me  fem- 
ble  que  tous  ces  Meflieurs  qui  fe  mettent  fi  fièrement  en 
avant    pour  m'enfeigner   l'humilité  ,  trouvent  la  leçon 
meilleure  à  donner  qu'à  fuivre. 


A    M.    DE     BEAU  M  ONT.     109 

M.  T.  C.  F. ,  peut-  il  donc  être  involontaire ,  lorf- 
qu'on  refitfe  de  fe  foumettre  à  la  doctrine  d'un  Livre 
qui  ne  fauroit  être  inventé  par  les  hommes  ?  Lorfqus 
ce  Livre  perte  des  caractères  de  vérité  fi  grau  h ,  fi 
frappans  ,  fi  parfaitement  inimitables ,  que  Vinvery» 
teur  en  ferait  plus  étonnant  que  le  Héros  ?  Ç'eji 
bien  ici  qu'on  peut  dire  que  l'iniquité  a  menti  contre 
elle-même  (fi). 

Monseigneur  ,  vous  me  taxez  d'iniquité  fans 
fujet.  Vous  m'imputez  fouvent  des  menfonges  & 
vous  n'en  montrez  aucun.  Je  m'impofe  avec  vous 
«ne  maxime  contraire ,  &  j'ai  quelquefois  lieu 
d'en   ufer. 

Le  feepticifme  du  Vicaire  efl:  involontaire  pas 
îa  raifon  même  qui  vous  fait  nier  qu'il  le  foit. 
Sur  les  ioibles  autorités  qu'on  veut  donner  à  l'E- 
vangile il  le  rejetteroit  par  les  raifon  s  déduites  au- 
paravant, fi  l'efprit  divin  qui  brille  dans  la  mora- 
le &  dans  la  doctrine  de  ce  Livre  ne  lui  rendois 
toute  la  force  qui  manque  au  témoignage  des  hom- 
mes fur  un  tel  point.  Il  admet  donc  ce  Livre 
Sacré  avec  toutes  leschofes  admirables  qu'il  ren- 
ferme &  que  l'efprit  humain  peut  entendre  ;  mais 
quant  aux  ehofes  incroyables  qu'il  y  trouve  ,  lef- 
quelles  répugnent  à  fa  raifon  ,  &  qu'il  ejl  impojfible 
à  tout  homme  fenfê  de  concevoir  ni  d'admettre  ,  /'/ 
les  refpeSe  en  filence  fans  les  comprendre  ni  les  re- 
jetter  ,   &  s'humilie  devant  le  grand  Etre  qui  feul 

*   (51)  Mandement in-4.  p.  14.  in-iz.  p.  xxvi. 


iîo   LETTRE  DE  ROUSSEAU 

fait  la  vérité.  Tel  eft  fon  fcepticifme  ;  &  ce  fcep- 
ticifme  eft  bien  involontaire  5  puifqu'il  eft  fondé 
fur  des  preuves  invincibles  de  part  &  d'autre ,  qui 
forcent  la  raifon  de  relier  en  fufpens.  Ce  fcepti- 
cifme eft  celui  de  tout  Chrétien  raifonnable  &  de 
bonne  foi  qui  ne  veut  favoir  des  chofes  du  Ciel 
que  celles'  qu'il  peut  comprendre  ,  celles  qui  im- 
portent à  fa  conduite  ,  &  qui  rejette  avec  l'Apôtre 
les  quefiions  peufenfées  ,  qui  font  fans  injiru&ion  ,  & 
qui  ?i engendrent  que  des  combats.    (52). 

D'abord  vous  me  faites  rejetter  la  révélation 
pour  m'en  tenir  à  la  Religion  naturelle  ,  &  pre- 
mièrement, je  n'ai  point  rejette  la  Révélation. 
Enfuite  vous  m1  accusez  de  ne  pas  admettre  même  la 
Religion  naturelle  ,  ou  du  moins  de  n'en  pas  recoti- 
noltre  la  nécejjlté  j&  votre  unique  preuve  eft  dans 
le  paflage  fuivant  que  vous  raportcz.  „  Si  je 
„  me  trompe  ,  c'ett  de  bonne-foi.  Cela  fuffit(^3) 
àJ  pour  que  mon  erreur  ne  me  foit  pas  imputée  à 
,}  crime  ;  quand  vous  vous  tromperiez  de  même , 
a,  il  y  auroit  peu  de  mal  à  cela.  "  Ceft-  à-  dire , 
continuez  -  vous ,  que  félon  lui  ilfuffit  de  fe  fcrfua* 
der  qu'on  efl  en  pofejjion  de  la  vérité  ,  que  cette  per^ 
fuafion,  fût- elle  accompagnée  des  plus  monjirueufes 
erreurs  ,  ne  peut  jamais  être  un  fujet  de  reproche  $ 
qu'on  doit  toujours  regarder  comme  un  homme  fage 
£5*  religieux ,  celui  qui  ,  adoptant  les  erreurs  mêmes 

^2)  Timoth.  C.  IL  v.  25. 

(53)  Emile  P.  111.   p.  13.  I\ï.  de  Beaumont  a  mis  \ 
cela   me  fuffit. 


A  M.  DE    BEAUMONT.      m 

de  VAthéifme ,  dira  qu'il  eji  de  bonne  foi.  Or  ifejl- 
ce  pas  -  là  euvrir  la  porte  à  toutes  les  juperjiitions  , 
à  tous  les  JyjUmes  fanatiques  ,  à  tous  les  délires  de 
Vefprit  humain  ?  (54) 

Pour  vous  ,  Monfeigneur  ,  vous  ne  pourrez 
pas  dire  ici  comme  le  Vicaire  ;  Si  je  me  trompe, 
c'ejl  de  bonne  foi  :  car  c'eft  bien  évidemment  à 
delîein  qu'il  vous  plaît  de  prendre  le  change  & 
&  de  le  donner  à  vos  Lecteurs  ;  c'eft  ce  que  je 
m'engage  à  prouver  fans  réplique  ,  &  je  m'y  eu- 
gage  ainfi  d'avance ,  afin  que  vous  y  regardiez 
de  plus  près. 

La  profeflion  du  Vicaire  Savoyard  eft  compo- 
fée  de  deux  parties.  La  première  qui  eft  la  plus 
grande  ,  la  plus  importante  ,  la  plus  remplie  de 
vérités  frappantes  &  neuves  eft  deftinée  à  combat- 
tre le  moderne  matérialifme  ,  à  établir  fexiftence 
de  Dieu  &  la  Religion  naturelle  avec  toute  la  force 
dont  l'Auteur  eft  capable.  De  celle  -  là  ,  ni  vous 
ni  les  Prêtres  n'en  parlez  points  parce  qu'elle  vous 
eft  fort  indifférente  ,  &  qu'au  fond  la  caufe  de 
Dieu  ne  vous  touche  guère ,  pourvu  que  celle  du 
Clergé  foit  en  fureté. 

La  féconde  ,  beaucoup  plus  courte ,  moins  ré- 
gulière ,  moins  approfondie ,  propofe  des  doutes 
&  des  difficultés  fur  les  révélations  en  général, 
donnant  pourtant  à  la  nôtre  fa  véritable  certitude 
dans  la  pureté ,  lafainteté  de  fa  doctrine  ,  &  dans 

(40)  Mandement  in-4.  p.  15.  in-12.  p.  xxvn, 


ti2  LETTRE     DE    ROUSSEAU 

la  fublimité  toute  divine  de  celui  qui  en  fut  l'Au- 
teur. L'objet  de  cette  féconde  partie  eft  de  rendre 
chacun  plus  réfervé  dans  fa  Religion  à  taxer  les 
autres  de  mauvaife  foi  dans  la  leur  ,  &  de  mon- 
trer que  les  preuves  de  chacune  ne  font  pas  tel- 
lement démonstratives  à  tous  les  yeux  qu'il  faille 
traiter  en  coupables  ceux  qui  n'y  voient  pas  la 
même  clarté  que  nous.  Cette  féconde  partie  écrite 
avec  toute  la  modeftie ,  avec  tout  le  refpecl  con- 
venable ,  eft  la  feule  qui  ait  attiré  votre  attention 
&  celle  des  Magiftrats.  Vous  n'avez  eu  que  des 
bûchers  &  des  injures  pour  réfuter  mes  raifonne- 
mens.  Vous  avez  vu  le  mal  dans  le  doute  de  ce 
qui  eft  douteux  ;  vous  n'avez  point  vu  le  bien 
dans  la  preuve  de  ce  qui  eft  vrai. 

En  effet  ,  cette  première  partie ,  qui  contient 
ce  qui  eft  vraiment  elfentiel  à  la  Religion ,  eft 
décidve  &  dogmatique.  L'Auteur  ne  balance  pas, 
n'hédte  pas.  Sa  confeience  &  fa  raifon  1s  déter- 
minent d'une  manière  invincible.  Il  croit,  il  af- 
firme :  il  eft  fortement  perfuadé. 

Il  commence  l'autre  au  contraire  par  déclarer 
que  l'examen  qui  lui  rejh  à  faire  eji  bien  différent  ; 
qu'il  n'y  voit  qu'embarras ,  myftere ,  obfcurite  ,•  qu'il 
n'y  porte  qu'incertitude  &  défiance  j  qu'il  n'y  faut 
donner  à  fes  difeours  que  l'autorité  de  la  raifon  $ 
qu'il  ignore  lui-même  s'il  eji  dans  l'erreur  ,  &  que 
toutes  fes  affirmations  ne  font  ici  que  des  raifons  de 
douter...  (55).  Il popofe  donc  fes  objections,  fes 

dUH- 

(55)  Emile  Parc.  III.  p.  si, 


A    M.    DE    BEAUMONT.     113 

difficultés ,  fes  cloutes.  Il  propofe  aufïi  fes  gran- 
des &  fortes  raifons  de  croire  j  &  de  toute  cette 
difcuilionréfulte  la  certitude  des  dogmes  eifentiels 
&  un  fcepticifme  refpe&ueux  fur  les  autres.  A  la 
fin  de  cette  féconde  partie  il  infifte  de  nouveau 
fur  la  circonfpe&ion  néceifaire  en  l'écoutant.  Si 
fêtais  plus  fur  de  moi,  f 'aurais ,  dit-il ,  pris  un  ton 
dogmatique  &  décififi  mais  je  fuis  homme,  ignorant, 
fujetà  l'erreur  :  que  pouvais  -fe  faire?  Je  vous  ai  ou- 
vert mon  cœur  fans  réferve }  ce  que  je  tiens  pou*  fur  , 
je  vous  Pai  donné  pour  tel  :  je  vous  ai  donné  mes  dou- 
tes pour  des  doutes ,  mes  opinions  pour  des  opinions  ; 
je  vous  ai  dit  mes  raifons  de  douter  &  de  croire. 
Maintenant  c'efi  à  vous  de  juger  (<f6). 

Lors  donc  que  dans  le  même  écrit  l'auteur  dit  : 
Si  je  me  trompe  ,  c'efi  de  bonne  foi,  celafujfit  pour 
que  mon  erreur  ne  me  fait  pas  imputée  à  crime;  je 
demande  à  tout  lecteur  qui  a  le  fens  -  commun  & 
quelque  lincérité  ,  (1  c'ell  fur  la  première  ou  fur  la 
féconde  partie  que  peut  tomber  ce  foupçon  d'être 
dans  l'erreur  ;  fur  celle  où  l'auteur  affirme  ou  fur 
celle  où  il  balance  ?  Si  ce  foupçon  marque  la  crain- 
te de  croire  en  Dieu  mal-à-propos ,  ou  celîe  d'a- 
voir à  tort  des  doutes  fur  la  Révélation  ?  Vous 
avez  pris  le  premier  parti  contre  toute  raifon  ,  & 
dans  le  feul  delir  de  me  rendre  criminel  •>  je  vous 
défie  d'en  donner  aucun  autre  motif.  Monfei- 
gueur  ,  où  font ,  je  ne  dis  pas  l'équité ,  la  charité 
Chrétienne ,  mais  le  bon  fens  &  l'humanité  ? 

(56)  Ibid.  p.  119. 

Tome  IX.  H 


ii4    LETTRE    DE   ROUSSEAU 

Quanm  vous  auriez  pu  vous  tromper  fur  l'ob- 
jet de  lu  crainte  du  Vicaire  ,  le  texte  feul  que  vous 
rapportez  vous  eût  défabufé  malgré  vous.  Car 
îorfqu'il  dit  i  celafuffit  pour  que  mon  erreur  ne  me 
fait  pas  imputée  à  crime ,  il  reconnoit  qu'une  pa- 
reille erreur  pourroit  être  un  crime  ,  &  que  ce  cri- 
me lui  pourroit  être  imputé  ,  s'il  ne  procédoit  pas 
de  bonne- foi:  mnis  quand  il  n'y  auroit  point  de 
Dieu  ,  où  feroit  le  crime  de  croire  qu'il  y  en  a  un  ? 
Et  quand  ce  feroit  un  crime  ,  qui  eft  -  ce  qui  le 
pourroit  imputer  'i  La  crainte  d'être  dans  l'erreur 
ne  peut  donc  ici  tomber  fur  la  Religion  naturelle, 
&  le  difeours  du  Vicaire  feroit  un  vrai  galimatias 
dans  le  fcu  que  vous  lui  prêtez.  Il  eft  donc  im- 
poiîibïe  de  déduire  du  palfàge  que  vous  rapportez, 
que  je  n'admets  pas  la  Religion  naturelle  ou  que  je 
n'en  reconnais  pas  la  nécejjîté  ,•  il  eft  encore  impof- 
iible  d'en  déduire qurou  doive  toujours,  ce  font  vos 
termes,  regarder  comme  un  homme  fage  &  religieux 
c «lui  qui ,  adoptant  les  erreurs  de  fAtheifme,  dira 
qu'il  ejî  de  bonne  -foi >  &  il  eft  -  même  impoffible 
que  vous  ayiez  cru  cette  déduction  légitime. Si  ce- 
la n'eft  pas  démontré,  rien  ne  fauroit  jamais  l'être, 
ou  il  faut  que  je  fois  un  infenfé. 

Pour  montrer  qu'on  ne  peut  s'autorifer  d'une 
million  divine  pour  débiter  des  abfurdités  ,  le  Vi- 
caire met  aux  prifes  un  Infpiré  ,  qu'il  vous  plaît 
d  appeller  chrétien  ,  &  un  Raifonneur,  qu'il  vous 
plaît  d'appeller  incrédule,  &  il  les  fait  difputcr 
chacun  dans  leur  langage,  qu'il  défaprouve,  &  qui 


A    M.    DE   BEAUMONT.     n.f 

très-  fîirement  n'eft  ni  le  n'en  ni  le  mien.  (57) 
Là-de^us  vous  me  taxez  cVuns  infgne  mauvaife 
foi  9  (i8)  &  vous  prouvez  cela  par  l'ineptie  des 
difcours  du  premier.  Mais  Ci  ces  difcours  font 
ineptes,  à  quoi  donc  le  reconnoiifez  -  vous  pour 
Chrétien  ?  &  (i  le  raifonneur  ne  réfute  que  des 
inepties  ,  quel  droit  avez-vous  de  le  taxer  d'incré- 
dulité ?  S'enfuit- il  des  inepties  que  débite  un  Inf- 
piré  que  ce  foie  un  catholique  ,  &  de  celles  que 
réfute  un  raifonneur ,  que  ce  foit  un  mécréant  ? 
Vous  auriez  bien  pu,  Monfeigneur,  vous  difpen- 
fer  de  vous  reconnoître  à  un  langage  G  plein  de 
bile  &  de  déraifon  ;  car  vous  n'aviez  pas  encore 
donné  votre  Mandement. 

Si  ici  raifort  &  la  Révélation  étoient  oppofees  Vune 
à  Vautre,  il  efi  confiant ,  dites- vous  ,  que  Dieu 
ferait  en  contradiction  avec  lui-même  tf$).  Voilà 
un  grand  aveu  que  vous  nous  faites  là  :  car  il  ett 
fur  que  Dieu  ne  fe  contredit  point.  Vous  dites  , 
è  Impies ,  que  les  dogmes  que  mas  regardons  comme 
révélés  combattent  les  vérités  éternelles  :  mais  il  ne 
fujfit  pus  de  le  dire.  J'en  conviens  ;  tâchons  de  fai- 
re plus. 

Je  fuis  fur  que  vous  preflentez  d'avance  où  j'en 
vais  venir.  On  voit  que  vous  paifez  fur  cet  art' cl e 
des  myfteres  comme  fur  des  charbons  ardens;vous 
ofez  à  peine  y  pofer  le  pied.    Vous  me   forcez 

(57)  Emile  partie  IIL  p.  94. 

(s8)  Mandement  in- 4.  p.  iç.in*ia.  p.  xxviii. 

($9)  Mandement  in-4.  p,  ij--i6  in- 12.  p.  xxviii. 

H  z 


ii6    LETTRE  DE  ROUSSEAU 

pourtant  à  vous  arrêter  un  moment  dans  cette  fi- 
tuation  douloureufe.  J'aurai  la  diferétion  de  ren- 
dre ce  moment  le  plus  court  qu'il  Te  pourra. 

Vous  conviendrez  bien  ,  je  penfe  ,  qu'une  de 
ces  vérités  éternelles  qui  fervent  d'élemens  à  la  rai- 
fon  eft  que  la  partie  eft  moindre  que  le  tout ,  & 
c'eft  pour  avoir  affirmé  le  contraire  que  l'Infpiré 
vous  paroît  tenir  un  difeours  plein  d'ineptie.  Or 
félon  votre  doctrine  de  la  traniTubftantiation,lort 
que  jéfus  fit  la  dernière  Cène  avec  fes  difciples  & 
qu'ayant  rompu  le  pain  il  donna  fon  corps  à  cha- 
cun d'eux ,  il  eft  clair  qu'il  tint  fon  corps  entier 
dans  fa  main  ,  &  s'il  mangea  lui-même  du  pain 
coufacré,  comme  il  put  le  faire,  il  mit  fa  tète  dans 
fe  bouche. 

Voila  donc  bien  clairement ,  bien  précifément 
la  partie  plus  grande  que  le  tout ,  &  le  contenant 
moindre  que  le  contenu.  Que  dites- vous  à  cela, 
Monfeigneur?  Pour  moi,  je  ne  vois  que  M.  leChe- 
va.lier  de  Caufansqui  puiffevous  tirer  d'affaire. 

Je  fus  bien  que  vous  avez  encore  la  reffource 
de  Saint  Auguftin ,  mais  c'eft  la  même.  Après 
avoir  entalfé  fur  laTrinité  force  difeours  inintelli- 
gibles il  convient  qu'ils  n'ont  aucun  fens  ;  mais  , 
dit  naïvement  ce  Père  de  l'Eglife ,  on  s'exprime 
ahifi,  non  pour  dire  quelque  ebofe ,  mais  pour  ne  pas 
rejler  muet  (60). 

Tout  bien  confidéré  ,  je  crois ,  Monfeigneur , 

(60)  Ditfum  ejl  tamen  très  perfona ,  non  ut  aliquid 
dicerctur  ,fcd  ne  taceretur.  Aug.  de  Trinit.  L.  V.  c.  9. 


A    M.    DE    BEAUMONT.      117 

que  le  parti  le  plus  fur  que  vous  ayiez  à  prendre 
fur  cet  article  &  fur  beaucoup  d'autres  eft  celui 
que  vous  avez  pris  avec  M.  de  Montazet ,  &  par 
la  même  raifon. 

La  mauvaife  foi  de  F  Auteur  d' Emile  nycjl  pas 
moins  révoltante  dans  le  langage  qiCil  fait  tenir  à 
un  Catholique  prétendu.  (61)  „  Nos  Catholiques,  " 
lui  fait-il  dire ,  „  font  grand  bruit  de  l'autorité 
»  de  PEglife  :  mais  que  gagnent  -  ils  à  cela ,  s'il 
„  leur  faut  un  auflî  grand  appareil  de  preuves 
„  pour  cette  autorité  qu'aux  autres  fecles  pour 
„  établir  directement  leur  doctrine  ?  L'Eglife  dé- 
„  cide  que  l'EgHfe  a  droit  de  décider.  Ne  voilà- 
„  t  -  il  pas  une  autorité  bien  prouvée?  "  Qui  ne 
croiroit,  M.  T.  C.  F. ,  à  entendre  cet  impofeur,  que 
V autorité  de  PEglife  rfejl  prouvée  que  par  fes  propres 
d-cifions  ,  &  qu'elle  procède  ainfi  j  je  décide  que  je 
fuis  infaillible  i  donc  je  le  fuis?  imputation  calomniai- 
fe  ,  M.  T.  C.  F.  Voilà,  Monfeigneur,  ce  que 
vous  affinez  :  il  nous  relte  à  voir  vos  preuves.  En 
attendant  ,  oferiez  vous  bien  affirmer  que  les 
Théologiens  Catholiquesn'ont  jamais  établi  l'au- 
torité del'Eglife  par  l'autorité  de  L'Eglife  ,  ut  ht  Je 
virtualiter  refexam  ?  S'ils  l'ont  fait  ,  je  ne  les 
charge  donc  pas  d'une  imputation  calomnieufe. 

(62)  La  conflit ution  du  Chrijiiauifme ,  fefprit 
de  l  Evangile  ,  les  erreurs  mêmes  &  la  foiblejfe  de 
tefprit  humain  tendent  à  démontrer  que  i'Eglifs  éta- 

(61)  Mandement  in-4.  p.  iç.  in-t2.  p.  xxvi. 

(62)  Mandement  lbid. 

H  3 


H8     LETTRE  DE   ROUSSEAU 

blie  par  Jéfu  -  '  hrift  eft  ime  Eglife  infaillible.  Mon- 
feigrieûf,  vous  commencez,  par  nous  payer- là  de 
mots,  qui  ne  nous  donnent  pas  le  change  :  Les 
difcours  vagues  ne  font  jamais  preuve  ,  &  toutes 
ces  chofes  qui  tendent  à  démontrer ,  ne  démon- 
trent rien.  Allons  donc  tout  d'un  coup  au  corps 
de  la  démon  fixation  :  le  voici. 

Nous  ajfurons  que  comme  ce  divin  Ligislateur  a 
toujours  en  feigne  la  vérité  ,fou  Eglfe  ïénfeigne  ciujji 
toujours  (63). 

Mais  qui  êtes- vous  ,  vous  qui  nous  afîurez  ce- 
la peur  toute  p'euve?  Ne  feriez- vous  point  1  Egli- 
fe ou  fes  chefs  ?  A  vos  manières  d'argumenter 
vous  paroiirez  compter  beaucoup  fur  l'aiîiftance 
du  Saint  Efprit.  Que  dites-vous  donc  ,  &  qu'a  die 
rimpofteur  ?  De  grâce,  voyez  cela  vous-mêmes  ; 
car  je  n'ai  pas  le  courage  d'aller  jufqu'au  bout. 

Jti  dois  pourtant  remarquer  que  toute  la  force 
âe  l'objection  que  vous  attaquez  fi  bien  ,  confifte 
dans  cette  phrafe  que  vous  avez  eu  foin  de  fup- 
primer  à  la  fin  du  paifage  dont  il  s'agit.  Sortz  de 
là  ,  vous  rentrez  dans  toutes  nos  difcu/J/ons  (64). 

En  effet ,  quel  eft  ici  le  raifonnemerit  du  Vi- 
caire ?  Pour  choiiir  entre  les  Religions  diverfes  , 
il  faut ,  dit-il ,  de  deux  choies  l'une ,  ou  entendre 
les  preuves  de  chaque  fecle  &  les  comparer  ,  ou 
â'en  rapporter  à  l'autorité  de  ceux  qui  nous  inf- 

(6?)  ïbid.  cet  endroit  mérite  d'être  lu  dans  le  Man- 
dement na  êmë. 

(64)  Emile  partie  IÎT.  p,  102, 


A    M.    DE    BEAUxMONT.      n? 

truifent.  Or  le  premier  moyen  fuppofe  des  con- 
noiflances  que  peu  d'hommes  font  en  état  d'acqué- 
rir ,  &  le  fécond  juftirie  la  croyance  de  chacun 
dans  quelque  Religion  qu'il  naiffe.  Il  cite  en  exem- 
ple la  Religion  catholique  où  l'on  donne  pour  loi 
l'autorité  del'Eglife,  &  il  établit  là- deifus  ce  fé- 
cond dilemme.  Ou  c'eft  l'Eglife  qui  s'attribue  à 
elle-même  cette  autorité  ,  &  qui  dit  :  je  décide  que 
je  fuis  infaillible  i  donc  je  le  fuis  :  &  alors  elle 
tombe  dans  le  fophifme  appelle  cercle  vicieux  ; 
ou  elle  prouve  qu'elle  a  reçu  cette  autorité  de 
Dieu  ;  &  alors  il  lui  faut  un  aufîi  grand  appareil 
de  preuves  pour  montrer  qu'en  effet  elle  a  reçu 
cette  autorité,  qu'aux  autres  fcctes  pour  établir 
directement  leur  doctrine.  Il  n'y  a  donc  rien  à 
gagner  pour  la  facilité  de  l'inltruction,  &  le  peuple 
n'etl  pas  plus  en  état  d'examiner  les  preuves  de 
l'autorité  de  l'Eglife  chez  les  Catholiques  ,  que  la 
vérité  de  la  doctrine  chez  les  Proteltans.  Com- 
ment donc  fe  déterminera- 1- il  d'une  manière rai- 
fonnable  autrement  que  par  l'autorité  de  ceux 
qui  l'inftruifent  ?  Mais  alors  le  Turc  fe  détermi- 
nera de  même.  En  quoi  le  Turc  eft  -  il  plus  co» 
pable  que  nous  ?  Voilà,  Monfeigncur,  le  raisonne- 
ment auquel  vous  n'avez  pas  répondu  &  auquel  je 
doute  qu'on  puiife  répondre  (65).  Votre  franchife 

(60  C'eft  ici  une  de  ces  objections  terribles  auxquel- 
les ceux  qui  m'attaquent  fe  gardent  bien  de  toucher.  Il 
n'y  a  rien  de  fi  commode  que  de  répondre  avec  des  in. 
jures  &  de  faintes  déclamations  ;    on  élude  aifément  tout 

H  4 


120     LETTRE   DE    ROUSSEAU 

Epifcopale  fe  tire  d'affaire  en  tronquant  le  palîage 
de  l'Auteur  de  mauvaife  foi. 

Grâces  au  ciel ,  j'ai  fini  cette  ennuyeufe  tâche. 
J'ai  fuivi  pied-à-pied  vos  raifons  ,  vos  citations , 
vos  cenfures  ,  &  j'ai  fait  voir  qu'autant  de  fois 
que  vous  avez  attaqué  mon  livre  ,  autant  de  fois 
vous  avez  eu  tort.  Il  relie  le  feul  article  du  Gou- 
vernement, dont  je  veux  bien  vous  faire  grâce; 
très-fûrque  quand  celui  qui  gémit  fur  les  mife- 
res  du  peuple  ,  &  qui  les  éprouve,  eft  acculé  par 
vous  d'empoifonner  les  fources  de  la  félicité  pu- 
blique ,  il  n'y  a  point  de  Lecteur  qui  ne  fente  ce 
que  vaut  un  pareil  difcours.  Si  le  Traité  du  Con- 
trat Social  n'exiftait  pas  ,  &  qu'il  fallût  prouver 
de  nouveau  les  grandes  vérités  que  j'y  développe  , 
les  complimens  que  vous  faites,  à  mes  dépens,  aux 
Puiifances ,  feroient  un  des  faits  que  je  citerois 
en  preuve,  &  le  fort  de  l'Auteur  en  feroit  un  au- 
tre encore  plus  frappant.  Il  ne  me  refte  plus 
rien  à  dire  à  cet  égard  ;  mon  feul  exemple  a  tout 
dit,  &  la  palîion  de  l'intérêt  particulier  ne  doit 
point  fouiller  les  vérités  utiles.   C'eft  le  Décret 

ce  qui  embarraffe.  Aufli  faut-il  avouer  qu'en  fe  chamail- 
iant  ?ntr'eux  les  Théologiens  ont  bien  des  reflburces  qui 
leur  manquent  vis- à  -;vis  des  ignorans,  &  auxquelles 
il  faut  aIorj>  fuppléer  comme  ils  peuvent.  Ils  fc  paient 
réciproquement  de  mille  fuppofitions  gratuites  qu'on  n'ofe 
reculer  quand  on  n'a  rien  de  mieux  à  donner  foi-même. 
Telle  eft  ici  l'invention  de  je  ne  fais  quelle  foi  infufe 
qu'ils  obligent  Dieu,  pour  les  tirer  d'affaire ,  de  tranf- 
mettre  du  père  à  l'enfant.  Mais  ils  réfervent  ce  jargon 
pour  difputer  avec  les  Docteurs  :  s'ils  s'en  fei voient 
avec  nous  autres  profanes ,  ils  auroient  peur  qu'on  ne 
fe  moquât  d'eux. 


À     M.     DE  BEAUxWONT.      i2i 

contre  ma  perfonne  ,  c'eft  mon  Livre  brûlé  par  le 
bourreau,  que  je  tranfmets  à  la  poftérité  pour  pie- 
«es  juftificatives  :  mes  fentimens  font  moins  bien 
établis  par  mes  Ecrits  que  par  mes  malheurs. 

Je  viens,  Monfeigneur,  de  difeutertout  ce 
que  vous  alléguez  contre  mon  Livre.  Je  n'ai  pas 
laiîTé  pafTer  une  de  vos  propofitions  fans  examen  > 
j'ai  fait  voir  que  vous  n'avez  raifon  dans  aucun 
point,  &  je  n'ai  pas  peur  qu'on  réfute  mes  preu- 
ves ;  elles  font  au  -  deffus  de  toute  réplique  où  rè- 
gne le  fens  commun. 

Cependant  quand  j'aurois  eu  tort  en  quelques 
endroits  ,  quand  j'aurois  eu  toujours  tort,  quelle 
indulgence  ne  méritoit  point  un  Livre  où  l'on  fent 
par-tout,  même  dans  les  erreurs,  même  dans  le 
mal  qui  peut  y  être  ,  le  fincere  amour  du  bien  & 
le  zèle  de  la  vérité?  Un  Livre  où  l'Auteur  ,  fi  peu 
affirmatif,  fi  peu  décifif ,  avertit  Ci  fou  vent  fes  lec- 
teurs de  fe  défier  de  fes  idées  ,  de  pefer  fes  preu- 
ves ,  de  ne  leur  donner  que  l'autorité  de  la  raifon  ? 
Un  Livre  qui  ne  refpire  que  paix  ,  douceur ,  pa- 
tience ,  amour  de  l'ordre  ,  obéiffance  aux  Loix  en 
toute  chofe,  &  même  en  matière  de  Religion  ?  Un 
Livre  enfin  où  la  caufe  de  la  divinité  eft  fi  bien 
défendue  ,  l'utilité  de  la  Religion  fi  bien  établie, 
où  les  mœurs  font  Ci  refpeclées  ,  où  l'arme  du  ri- 
dicule eft  fi  bien  ôtée  au  vice  ,  où  la  méchanceté 
eft  peinte  Ci  peu  fenfée  ,  &  la  vertu  Ci  aimable? 
Eh  !  quand  il  n'y  auroit  pus  un  mot  de  vérité  dans 
cet  ouvrage ,  on  en  devroit  honorer  &  chérir  les 

H  5 


12%    LETTRE    DE   ROUSSEAU 

rêveries  ,  comme  les  chimères  les  plus  douces  qui 
puiifent  flatter  &  nourrir  le  cœur  d'un  homme  de 
bien.  Oui ,  je  ne  crains  point  de  le  dire  :  s'il  exif- 
toit  en  Europe  un  feul  gouvernement  vraiment 
éclairé,  un  gouvernement  dont  les  vues  fuflent 
vraiment  utiles  &  faines ,  il  eût  rendu  des  hon- 
neurs publics  à  l'Auteur  d'Emile,  il  lui  eût  élevé 
des  ftatues.  Je  connoiiïbis  trop  les  hommes  pour 
attendre  d'eux  de  la  reconnoiffance  ;  je  ne  les  con- 
noiffois  pas  affez ,  je  l'avoue  ,  pour  en  attendre  ce 
qu'ils  ont  fait. 

Apres  avoir  prouvé  que  vous  avez  mal  raifon- 
ne  dans  vos  cenfures  ,  il  me  refte  à  prouver  que 
vous  m'avez  calomnie  dans  vos  injures:  mais  puif- 
que  vous  ne  m'injuriez  qu'en  vertu  des  torts  que 
vous  m'imputez  dans  mon  Livre  ,  montrer  que 
mes  prétendus  torts  ne  font  que  les  vôrres  ,  n'eft- 
ce  pas  dire  affez  que  les  injures  qui  les  fuivent  ne 
doivent  pas  être  pour  moi  ?  Vous  chargez  mon 
ouvrage  des  épithetes  les  plus  odieufes,  &  moi  je 
fuis  un  homme  abominable,  un  téméraire,  un  im- 
pie, un  impofteur.  Charité  Chrétienne ,  que  vous 
avez  un  étrange  langage  dans  la  bouche  des  Mi- 
niftres  de  Jéfus-Chrift  î 

Mais  vous  qui  m'ofez  reprocher  des  blafphê- 
mes  ,  que  faites-vous  quand  vous  prenez  les  Apô- 
tres pour  complices  des  propes  orfenfans  qu'il 
vous  plaît  de  tenir  fur  mon  compte  ?  A  vous  en- 
tendre, on  croiroit  que  Saint  Paul  m'a  fait  l'hon- 
neur de  longer  à  moi,&  de  prédire  ma  venue  coin- 


A   M.   DE   BEAUMONT.       123 

me  celle  de  l'Antechrift.  Et  comment  l'a-t-il  pré- 
dire ,  je  vous  prie  ?  Le  voici.  C'eft  le  début  de 
votre  Mandement. 

Saint  Paul  a  prédit ,  mes  très-cher  s  Frères ,  qiCil 
viendrait  des  jours  périlleux  oh  il  y  durait  des  gens 
amateurs  d?  eux-mêmes ,  fiers ,  fuperbes  ,  blafphéma- 
teurs  ,  impies  ,  calomniateurs ,  enfilés  ïïprgtmk  ama- 
teurs des  voluptés  plutôt  que  de  Dieu  ,•  des  hommes 
d'un  efprit  corrompu  &  pervertis  dans  la  foi  (6  6). 

Je  ne  contefte  apurement  pas  que  cette  prédic- 
tion de  Saint  Paul  ne  fôit  très  -  bien  accomplie  ; 
mais  s'il  eût  prédit ,  au  contraire  ,  qu'il  viendrait 
un  tems  où  l'on  ne  verroit  point  de  ces  gens-là  , 
j'aurois  été ,  je  l'avoue,  beaucoup  plus  frappé  de 
la  prédi&ion,  &  fur-tout  de  raccomplillement. 

D'après  une  prophétie  fi  bien  appliquée,  vous 
avez  la  bonté  de  faire  de  moi  un  portrait  dans  le- 
quel la  gravité  Epifcopale  s'égaie  à  des  amithefes, 
&  où  je  me  trouve  un  perfonnage  fort  phiifant. 
Cet  endroit,  Monfeigneur  ,  m'a  paru  le  plus  joli 
morceau  de  votre  Mandement.  On  ne  fauroit  fai- 
re une  fatyre  plus  agréable  ,  ni  diffamer  un  hom- 
me avec  plus  d'efprit. 

Dufein  de  l'erreur  ,  (il  eft  vrai  que  j'ai  parTé  ma 
jeunefle  dans  votre  Eglife)  il  s'eft  élevé  (pas  fort 
haut)  un  homme  plein  du  langage  de  la  philofophie  , 
(comment  prendrois-je  un  langage  que  }*n'entcns 
point  ?  )  fans  être  véritablement  philojophe  :  (  Oh  î 

(66)  Mandement  in- 4.  pag.  4.  in- 12.  p.  xvli. 


124    LETTRE   DE   ROUSSEAU 

d'accord  :  je  n'afpirai  jamais  à  ce  titre ,  auquel  je 
reconuois  n'avoir  aucun  droit  ;  &  je  n'y  renonce 
affurément  pas  par  modeflie.)  tfprit  doué  d'une  mul- 
titude de  connoijjances  :  (  J'ai  appris  à  ignorer  des 
multitudes  de  chofes  que  je  croyois  favoir:  )  qui  ne 
pont  pas  éclairé ,  (  elles  m'ont  appris  à  ne  pas  pen- 
fer  l'être.  )  çff  qui  ont  répandu  les  ténèbres  dans  les 
autres  efprits  :  (Les  ténèbres  de  l'ignorance  valent 
mieux  que  la  faulfe  lumière  de  l'erreur.  )  cara&ere 
livré  aux  paradoxes  d'opinions  £5?  de  conduite  j  (Y  a- 
t  il  beaucoup  à  perdre  à  ne  pas  agir  &  penfer  com- 
me tout  le  monde  ?  )  alliant  la  [implicite  des  mœurs 
avec  le  fajle  des penfèes ,  (La  (implicite  des  mœurs 
élevé  l'ame  ;  quant  au  fafte  de  mes  penfées  ,  je  ne 
fais  ce  que  c'eft.  )  le  zèle  des  maximes  antiques  avec 
la  fureur  d'établir  des  nouveautés ,  (  Rien  de  plus 
nouveau  pour  nous  que  des  maximes  antiques:  il 
n'y  a  point  à  cela  d'alliage  ,  &  je  n'y  ai  point  mis 
de  fureur.)  l'obfcurité  de  la  retraite  avec  le  defir  d'ê- 
tre connu  de  tout  le  monde  :  (Monfeigneur ,  vous 
voilà  comme  les  faifeurs  de  Romans,  qui  devinent 
tout  ce  que  leur  Héros  a  dit  &  penfé  dans  fa  cham- 
bre. Si  c'eH:  ce  defîr  qui  m'a  mis  la  plume  à  la 
main,  expliquez  comment  il  m'eft  venu  Ci  tard,  ou 
pourquoi  j'ai  tardé  il  long-tems  à  le  fatisfaire  '<)  On 
l'a  vu  inve&iver  contre  lesfeiences  qu'il  culthoit  ; 
(  Cela  prouve  que  je  n'imite  pas  vos  gens  de  Let- 
tres ,  &  que  dans  mes  écrits  l'intérêt  de  la  vérité 
marche  avant  le  m'ien.)préconifer  l'excellence  de  l'E- 
vangile, (toujours  &avec  le  plus  vrai  zèle.)  dont  il 


A    M.    DE    BEAUMONT.     I2f 

détruifoit  les  dogmes  ,•  (  Non ,  mais  j'en  prèchois  la 
charité  ,  bien  détruite  par  les  Prêtres.  )  peindre  la 
beauté  des  vertus  qu'il  éteignoit  dans  Vaine  de  fes 
Le&eurs.  (Ames  honnêtes ,  eft-il  vrai  que  j'éteins 
en  vous  l'amour  des  vertus  !  ) 

Il  s'ejl  fait  le  Précepteur  du  genre  humain  pour  le 
tromper,  le  Moniteur  public  pour  égarer  tout  le  mon- 
de ,  l'oracle  du  fieclepour  achever  de  le  perdre.  (  Je 
viens  d'examiner  comment  vous  avez  prouvé  tout 
cela.  )  Dans  un  ouvrage  fur  V  inégalité  des  condi- 
tions ,  (  Pourquoi  des  conditions  ?  ce  n'eft  -  là  ni 
mon  fujet  ni  mon  titre.  )  il  avoit  rabaijfé  l'homme 
jufqu'au  rang  des  bêtes  i  (Lequel  de  nous  deux  l'éle- 
vé ou  i'abahîe  ,  dans  l'alternative  d'être  bête  ou 
méchant  ?  )  dans  une  autre  production  plus  récente  il 
avoit  infinuè  le  poifon  de  la  volupté  :  (  Eh  !  que  ne 
puis-je  aux  horreurs  de  la  débauche  fubftituer  le 
charme  de  la  volupté  !  Mais  raflurez-vous  ,  Mon- 
feigneur  ;  vos  Prêtres  font  à  l'épreuve  de  l'Héloï- 
fe  i  ils  ont  pour  préfen'atif  l'Aloïfia.  )  Dans  celui- 
ci ,  il  s'empare  des  premiers  moment  de  l'homme ,  afin 
Rétablir  l'empire  de  l'irréligion.  (Cette  imputation 
a  déjà  été  examinée.  ) 

Voila  ,  Monfeigneur,  comment  vous  me  trai- 
tez ,  &  bien  plus  cruellement  encore;  moi  que 
vous  ne  connoiflez  point ,  &  que  vous  ne  jugez 
que  fur  des  oui-dire.  Eft-ce  donc-là  la  morale  de 
cet  Evangile  dont  vous  vous  portez  pour  le  défen- 
feur  ?  Accordons  que  vous  voulez  préferver  votre 
troupeau  du  poifon  de  mon  Livre  ;  pourquoi  des 


126    LETTRE  DE  ROUSSEAU 

perfonnalkés  contre  l'Auteur  ?  J'ignore  quel  effet 
vous  attendez  d'une  conduite  fi  peu  chrétienne, 
mais  je  fais  que  défendre  fa  Religion  par  de  telles 
armes,c'eft  la  rendre  fort  fufpecte  aux  gens  de  bien. 

Cependant  c'elt  moi  que  vous  appeliez  témé- 
raire. Eh!  comment  ai- je  mérité  ce  nom  ,  en  ne 
propofant  que  des  doutes,  &  même  avec  tant  de 
réferve  j  en  n'avançant  que  des  raifons  ,  &  même 
avec  tant  de  refpecl ,  en  n'attaquant  perfonne,  en 
ne  nommant  perfonne  ?  Et  vous ,  Monfeigneur  , 
comment  ofez-vous  traiter  ainfî  celui  dont  vous 
parlez  avec  fi  peu  de  juftice  &  de  bienféance,  avec 
ii  peu  d'égard ,  avec  tant  de  légèreté  ? 

Vous  me  traitez  d'impie:  &  de  quelle  impiété 
pouvez- vous  m'aceufer,  moi  qui  jamais  n'ai  parlé 
de  l'Etre  fuprème  que  pour  lui  rendre  la  gloire  qui 
lui  eft  due  ,  ni  du  prochain  que  pour  porter  tout 
le  monde  à  l'aimer  ?  Les  impies  font  ceux  qui 
profanent  indignement  la  caufe  de  Dieu  en  la  fai- 
fant  fervir  aux  parlions  des  hommes.  Les  impies 
font  ceux  qui ,  s'ofant  porter  pour  interprètes  de 
la  Divinité ,  pour  arbitres  entre  elle  &  les  hom- 
mes, exigent  pour  eux  mêmes  les  honneurs  qui 
lui  font  dus.  Les  impies  font  ceux  qui  s'arrogent 
le  droit  d'exercer  le  pouvoir  de  Dieu  fur  la  terre 
&  veulent  ouvrir  &  fermer  le  Ciel  à  leur  gré.  Les 
impies  font  ceux  qui  font  lire  des  Libelles  dans 

les  Eglifes A  cette  idée  horrible  tout  mon 

fang  s'allume ,  &  des  larmes  d'indignation  cou- 
lent de  mes  yeux.    Prêtres  du  Djeu  de  paix, 


A   M.   DE   BEAUMONT.      127 

vous  lui  rendrez  compte  un  jour  ,  n'en  doutez 
pas  ,  de  l'ufage  que  vous  ofez  faire  de  fa  maifon. 

Vous  me  traitez  d'Impofteur  !  &  pourquoi  ? 
Dans  votre  manière  de  penfer ,  j'erre  ;  mais  où  eft 
mon  impofture  ?  Raifonner  &  fe  tromper  ;  eft-ce 
en  impofer  '{  Un  fophifte  même  qui  trompe  fans 
fe  tromper  n'eft  pas  un  impofteur  encore,  tant 
qu'il  fe  borne  à  l'autorité  de  la  raifon ,  quoiqu'il 
en  abufe.  Un  impofteur  veut  être  cru  fur  fa  pa- 
role ,  il  veut  lui-même  faire  autorité.  Un  impof- 
teur eft  un  fourbe  qui  veut  en  impofer  aux  autres 
pour  fon  profit ,  &  où  eft,  je  vous  prie,  mon  pro- 
fit dans  cette  affaire  ?  Les  impofteurs  font ,  félon 
Ulpien ,  ceux  qui  font  des  preftiges ,  des  impré- 
cations, des  exorcifmes  :  or  aïfurément  je  n'ai 
jamais  rien  fait  de  tout  cela. 

Que  vous  difcourez  à  votre  aife  ,  vous  autres 
hommes  conftitués  en  dignité  î  Ne  reconnoiffant 
de  droits  que  les  vôtres ,  ni  de  Loix  que  celles 
que  vous  impofez  ,  loin  de  vous  faire  un  devoir 
d'êtres  juftes,  vous  ne  vous  croyez  pas  même 
obligés  d'être  humains.  Vous  accablez  fière- 
ment le  foible  fans  répondre  de  vos  iniquités  à 
perfonne  :  les  outrages  ne  vous  coûtent  pas  plus 
que  les  violences  ;  fur  les  moindres  convenances 
d'intérêt  ou  d'état,vous  nous  balayez  devant  vous 
comme  la  poufïiere.  Les  uns  décrètent  &  brû- 
lent ,  les  autres  diffament  &  déshonorent  fans 
droit,  faws  raifon  ,  fans  mépris ,  même  fans  colè- 
re, uniquement  parce  que  cela  les  arrange,  &  que 


128   LETTRE   DE   ROUSSEAU  &€ 

l'infortuné  fe  trouve  fur  leur  chemin.  Quand 
vous  nous  infultez  impunément,  il  ne  nous  eft 
pas  même  permis  de  nous  plaindre ,  &  fi  nous 
montrons  notre  innocence  &  vos  torts  ,  on  nous 
accufe  encore  de  vous  manquer  de  refped. 

Monseigneur,  vous  m'avez  infulté  publi- 
quement: je  viens  de  prouver  que  vous  m'avez 
calomnié.  Si  vous  étiez  un  particulier  comme 
moi ,  que  je  puffe  vous  citer  devant  un  Tribu- 
nal équitable  ,  &que  nous  y  comparutions  tous 
deux ,  moi  avec  mon  Livre ,  &  vous  avec  votre 
Mandement  ;  vous  y  feriez  certainement  décla- 
ré coupable  ,  &  condamné  à  me  faire  une  répa- 
ration auffi  publique  que  l'ofFenfe  l'a  été.  Mais 
vous  tenez  un  rang  où  l'on  eft  difpenfé  d'être 
jufte;  &  je  ne  fuis  rien.  Cependant,  vous  qui 
profeffez  l'Evangile;  vous  Prélat  fait  pour  ap- 
prendre aux  autres  leur  devoir  ,  vous  favezle  vô- 
tre en  pareil  cas.  Pour  moi ,  j'ai  fait  le  mien  ,  je 
n'ai  plus  rien  à  vous  dire  ,  &  je  me  tais. 

Daignez,  Monfeigneur,  agréer  mon  profond 
refpecl. 


J.  J.  Rousseau. 


A  Métiers , 
le  i%  Novembre  1762. 


LETTRES 


LETTRES 

ECRITES    DE     LA 

ONTAGNE, 

Far  JQ  Jc  ILOXrSS^JLXTi 

EN    DEUX    PARTIES, 


g-  VIT  A  M  £& 
llMPENDERE  § 
&      VERO.      S 


Towff    IX. 


Klfc 


'Est  revenir  tard  ,  je  le  fens  ,  fur  un  fujet 
trop  rebattu  &  déjà  prefque  oublié.  Mon  état , 
qui  ne  me  permet  plus  aucun  travail  fuivi  ,  mon 
averfion  pour  le  genre  polémique ,  ont  caufé 
ma  lenteur  à  écrire  &  ma  répugnance  à  publier. 
J'aurois  même  tout-à-fait  fupprimé  ces  Lettres  , 
ou  plutôt  je  ne  les  aurois  point  écrites ,  s'il 
n'eût  été  queftion  que  de  moi  :  mais  ma  Patrie 
ne  m'eft  pas  tellement  devenue  étrangère  que 
je  puiife  voir  tranquillement  opprimer  fes  Ci- 
toyens ,  fur-tout  lorfqu'ils  n'ont  compromis  leurs 
droits  qu'en  défendant  ma  caufe.  Je  ferois  le 
dernier  des  hommes  ii  dans  une  telle  occafion 
j'écoutois  un  fentiment  qui  n'eft  plus  ni  douceur 
ni  patience  ,  mais  foiblelfe  &  lâcheté  ,  dans  celui 
qu'il  empêche  de  remplir  fon  devoir. 

Rien  de  moins  important  pour  le  public  ,  j'en 
conviens  ,  que  la  matière  de  ces  Lettres.  La 
Conltitution  d'une  petite  République,  le  fort 
d'un  petit  particulier,  l'expofé  de  quelques  in- 
juftices,  la  réfutation  de  quelques  fophifmes  5 
tout  cela  n'a  rien  en  foi  d'affez  conlidérablc 
pour  mériter  beaucoup  de  Lecteurs  :  mais  H  mes 
fujets  font  petits ,  mes  objets  font  grands  ,  &  di- 
gnes de  l'attention  de  tout  honnête  homme. 
Laiifons  Genève  à  fa  place ,  &  Rouifeau  dans 
fa  dépreiîioiii  mais  la  Religion  ,  mais  la  liberté, 

A  3 


'AVERTISSEMENT, 

la  juftice  î  voilà  ,  qui  que  vous  foyiez  ,  ce  qui 
n'elt  pas  au-deiïbus  de  vous. 

Qu'on  ne  cherche  pas  même  ici  dans  le  ftyle 
le  dédommagement  de  i'aridité  de  la  matière. 
Ceux  que  quelques  traits  heureux  de  ma  plu- 
me ont  il  fort  irrités  trouveront  dequoi  s'ap- 
paifer  dans  ces  Lettres.  L'honneur  de  défendre 
un  opprimé  eût  enflammé  mon  cœur  fi  j'avois 
parlé  pour  un  autre.  Réduit  au  trifte  emploi  de 
me  défendre  moi  -  même ,  j'ai  dû  me  borner  à 
raifonner  j  ni'échauffer  eût  été  m'avilir.  J'aurai 
donc  trouvé  grâce  en  ce  point  devant  ceux 
qui  s'imaginent  , qu'il  eft  efTentiel  à  la  vérité 
d'être  dite  froidement  j  opinion  que  pourtant 
j'ai  peine  à  comprendre.  Lorfqu'une  vive  per- 
fuafion  nous  anime  ,  le  moyen  d'employer  un 
langage  glacé  ?  Quand  Archimede  tout  tranfpor- 
té  couroit  nu  dans  les  rues  de  Syracufe  ,  en 
avoit-il  moins  trouvé  la  vérité  parce  qu'il  fe 
pafïionnoit  pour  elle  ?  Tout  au  contraire ,  celui 
qui  la  fent  ne  peut  s'abftenir  de  l'adorer  j  celui 
qui  demeure  froid  ne  l'a  pas  vue. 

Quoi  qu'il  en  foit,  je  prie   les  Lecteurs  de 
vouloir  bien  mettre  à  part  mon  beau  ftyie  ,  & 
d'examiner  feulement  fi  je  raifonne  bien  ou  mal; 
car  enfin,  de  cela  feul  qu'un  Auteur  s'exprima 
en  bons  termes ,  je  ne  vois  pas  comment  il  peut 
s'enfuivre  que  cet  Auteur  ne  fait  ce  qu'il  dit. 


LETTRES 

ECRITES     DELA 

MONTAGNE. 

PREMIERE    LETTRE. 

.I*f  On  ,  Monfieur  ,  je  ne  vous  blâme  point  de 
ne  vous  être  pas  joint  aux  Repréfentans  pour 
foutenir  ma  caufe.  Loin  d'avoir  approuvé  moi- 
même  cette  démarche  ,  je  m'y  fuis  oppofé  de 
tout  mon  pouvoir  ,  &  mes  parens  s'en  font  reti- 
rés à  ma  follicitation.  L'on  s'eft  tû  quand  il  fal- 
loit  parler  ;  on  a  parlé  quand  il  ne  reftoit  qu'à 
fe  taire.  Je  prévis  l'inutilité  des  repréfcntations  , 
j'en  preffentis  les  conféquences  ;  je  jugeai  que 
leurs  fuites  inévitables  troubleroient  le  repos 
public ,  ou  changeroient  la  conftitution  de  l'E- 
tat. L'événement  a  trop  juftirié  mes  craintes. 
Vous  voilà  réduits  à  l'alternative  qui  m'ef- 
frayoit.  La  crife  où  vous  êtes  exige  une  autre  dé- 
libération dont  je  ne  fuis  plus  l'objet.  Sur  ce 
qui  a  été  fait  vous  demandez  ce  que  vous  de- 
vez faire  :  vous  coniîdérez  que  l'erfet  de  ces  dé- 
marches ,  étant  relatif  au  corps  de  la  Bour- 
geoifie  ,  ne  retombera  pas  moins  fur  ceux  qui 

A  3 


g  PREMIERE    LETTRE 

s'en  font  abftenus  que  fur  ceux  qui  les  ont  raï- 
/tes.  Ain  fi  ,  quels  qu'aient  été  d'abord  les"  divers 
avis,  l'intérêt  commun  doit  ici  tout  réunir.' Vos 
droits  réclames  &  attaqués  ne  peuvent  plus  de- 
meurer en  doute  i  il  faut  qu'ils  fuient  reconnus 
ou  anéantis-,  &  ojeft  leur  évidence  qui  lçs  met 
en  péril.  11  ne  talloit  pas  approcher  le  flambeau 
durant  l'orage  ;  mais  aujourd'hui  le  feu  elt  à  la, 
maifou. 

Quoiqu'il  ne  s'agilîe  plus  de  mes  intérêts, 
mon  honneur  me  rend  toujours  partie  dans  cet- 
te affaire;  vous  le  favez  ,  &  vous  me  confultez 
toutefois  comme  un  homme  neutre  ;  vous  fup- 
pofez  que  le  préjugé  ne  m'aveuglera  point  & 
que  la  pafîîon  ne  me  rendra  point  injufte  :  je 
i'efpere  aulîi  ;  mais  clans  des  circonftances  fi  dé- 
licates ;  qui  peut  répondre  de  foi  ?  Je  fens 
qu'il  m'eft  impofîible  de  m'oublier  dans  une 
querelle  dont  je  fuis  le  fujet ,  &  qui  a  mes  mal- 
heurs pour  première  caufe.  Que  ferai-je  donc  , 
Moniteur ,  pour  répondre  à  votre  confiance  & 
juftifier  votre  eftime  autant  qu'il  ett  en  moi  ? 
Le  voici.  Dans  la  jufte  défiance  de  moi-même  , 
je  vous  dirai  moins  mon  avis  que  mes  rat- 
ions :  vous  les  peferez.,  vous  comparerez;  & 
vous  choifirez.  Faites  plus  ;  défiez  -  vous  tou- 
jours ,  non  de  mes  intentions  ;  Dieu  le  fait , 
elles  font  pures  ;  mais  de  mon  jugement. 
L'homme  le  plus  julte,  quand  il  eft  ulcéré  ,  voit 
rarement  les  choies  comme    elles  font.   Je  ne 


DE  LA   MONTAGNE.  3 

Veux  fûrement  pas  vous  tromper ,  mais  je  puis 
me  tromper  :  je  le  pourrois  eu  toute  autre  cho- 
fe,  &  cela  doit  arriver  ici  plus  probablement. 
Tenez- vous  donc  fur  vos  gardes  ;  &  quand  je 
n'aurai  pas  dix  fois  railbn  ,  ne  me  l'accordez 
pas  une. 

Voila,  Monfieur  ,  la  précautiom  que  vous 
devez  prendre  ,  &  voici  celle  que  je  veux 
prendre  à  mon  tour.  Je  commencerai  par  vous 
parler  de  moi ,  de  mes  griefs  ;  des  durs  procé- 
dés de  vos  Magiftrats  ;  quand  cela  fera  fait  & 
que  j'aurai  bien  foulage  mon  cœur  ,  je  m'ou- 
blierai moi-même;  je  vous  parlerai  de  vous, 
de  votre  Situation ,  c'eft-à-dire  de  la  Républi- 
que ;  &  je  ne  crois  pas  trop  préfumer  de  moi,  fï 
j'efpere ,  au  moyen  de  cet  arrangement ,  traiter 
avec  équité  la  queftion  que  vous  me  faites. 

J'ai  été  outragé  d'une  manière  d'autant  plus 
cruelle  ,  que  je  me  flattois  d'avoir  bien  mérité  de 
îa  Patrie.  Si  ma  conduite  eût  eu  befoin  de  grâ- 
ce ,    je    pouvois   raifonnablement    efpérer    de 
l'obtenir.    Cependant  ,  avec  un    empreflfement 
fans   exemple ,   fans  avertiiTement ,   fans    cita- 
tion ,  fans  examen ,  on  s'eft  hâté  de  flétrir  mes 
Livres;  on  a  fait  plus;   fans  égard  pour  mes 
malheurs  ,  pour  mes  maux,  pour  mon  état,  on  a 
décrété  ma  perfonne  avec    la   même  précipita- 
tion ,    l'on  ne  m'a  pas  même  épargné  les  ter- 
mes  qu'on    emploie  pour  les  malfaiteurs.    Ces 
MefTieurs  n'ont  pas  été  indulgens ,  ont  -  ils  du 

A4 


4  PREMIERE    LETTRE 

moins  été  juftes?  C'eft  ce  que  je  veux  recher- 
cher avec  vous.  Ne  vous  effrayez  pas ,  je  vous 
prie,  de  l'étendue  que  je  fuis  forcé  de  donner 
à  ces  Lettres.  Dans  la  multitude  de  queitions 
qui  fe  préfentent  ,  je  voudrois  être  fobre  en 
paroles  :  mais  ,  Monfieur  ,  quoi  qu'on  puiife 
faire  ,  il  en  faut  pour  raifonner. 

Rassemblons  d'abord  les  motifs  qu'ils  ont 
donnés  de  cette  procédure,  non  dans  le  réqui- 
sitoire, non  dans  l'arrêt,  porté  dans  le  fecret  , 
&  refté  dans  les  ténèbres  (r);  mais  dans  les 
réponfes  du  Confeil  aux  Représentations  des 
Citoyens  &  Bourgeois,  ou  plutôt  dans  les  Let- 
tres écrites  de  la  Campagne  :  ouvrage  qui  leur 
fert  de  manifefte  ,  &  dans  lequel  feul  ils  dai- 
gnent raifonner  avec  vous. 

s,  Mes  Livres  font ,  "  difènt-ils  ,  „  impics , 
,,  fcandaleux,  téméraires,  pleins  de  blafphèmes 
„  &  de  calomnies  contre  la  Religion.  Sous 
j,  l'apparence  des  doutes  l'Auteur  y  a  raiTem- 
„  b!é  tout  ce  qui  peut  tendre  à  fipper,  ébran- 
„  1er  &  détruire  les  principaux  fondemens  de 
„  la  Religion  Chrétienne  révélée. 

(i)  Ma  famille  demanda  par  Requête  communication 
de  cet  Arrêt.    Voici  la  réponfe. 

Du  2>  Juin  17S2. 
„  En  Confeil  ordinaire  ,  vu  la  préfente  Requête  ,  ar- 
33  rêtè  qu'il  n'y  a  lieu  à  accorder  aux  fupplians  les  fins 
„  dicelle.  "  L  u  l  l  1  n. 

L'Arrêt  du  Parlement  de  Paris  fut  imprimé  auffi-tôt  que 
rendu.  Imaginez  ce  que  c'eft  qu'un  Etat  libre  où  l'on 
tient  cachés  de  pareils  Décrets  contre  l'honneur  «Se  la  li- 
berté des  Citoyens  ! . 


DE    LA    MONTAGNE.  f 

„  Ils  attaquent  tous  les  Gouvernemens. 

M  Cts  Livres  font  d'autant  plus  dangereux 
„  &  répréhenftbles  qu'ils  font  écrits  en  fran- 
„  cois  ,  du  ftyle  le  plus  féducleur  ,  qu'ils  pa- 
„  roiffent  fous  le  nom  &  la  qualification  d'un 
„  Citoyen  de  Genève  ,  &  que ,  feion  l'inten- 
,3  tion  de  l'Auteur,  l'Emile  doit  fcrvir  de  gui- 
35  de  aux  pères,  aux  mères,  aux  précepteurs. 

3,  En  jugeant  ces  Livres,  il  n'a  pas  été  pof- 
33  fible  au  Confeil  de  nejetter  aucun  regard  fur 
„  celui  qui  en  étoit  préfumé  l'Auteur.  " 

Au  refte  ,  le  Décret  porté  contre  moi  „  n'eff,  " 
continuent-ils,  „  ni  un  jugement  ni  une  fen- 
„  tence ,  mais  un  (impie  appointement  provi- 
„  foire  qui  lailfoit  dans  leur  entier  mes  exccp- 
3,  tions  &  défenfes  ,  &  qui  dans  le  cas  prévu 
„  fervoit  de  préparatoire  à  la  procédure  pref- 
33  crite  par  les  tdits  &  par  l'Ordonnance  Ecclé- 
„  fiaftiquc.  " 

A  cela  les  Reprcfentans ,  fans  entrer  dans 
l'examen  de  la  doctrine  ,  objectèrent  ;  j,  que 
,3  le  Confeil  avoit  jugé  fans  formalités  prélimi- 
„  naires  :  que  l'Article  88  de  l'Ordonnance  Ec- 
„  cléfiaftique  avoit  été  violé  dans  ce  jugement: 
„  que  la  procédure  faite  en  j<^62  contre  Jean 
53  Morelli  à  forme  de  cet  Article  en  montroit 
„  clairement  l'ufage ,  &  donnoit  par  cet  exem- 
M  pie  une  jurifprudence  qu'on  n'auroit  pas  dû 
33  méprifer  •$  que  cette  nouvelle  manière  de 
„  procéder  étoit  même  contraire  à  la  règle  du 

A  5 


g  PREMIERE    LETTRE 

j,  Droit  naturel  admife  chez  tous  les  peuples  , 
„  laquelle  exige  que  nul  ne  Toit  condamné  fans 
35  avoir  été  entendu  dans  fes  défenfes  ;  qu'on 
5J  ne    peut    flétrir   un  ouvrage  fans    flétrir  en 
,5  même  tems  l'Auteur  dont  il  porte  le  nom  : 
5,  qu'on   ne  voit  pas  quelles  exceptions  &    dé- 
j,  fenfes  il    refte  h  un ,  homme  déclaré  impie  > 
.,  téméraire  ,   fcandaleux  ,  dans  fes  écrits  ,   & 
„  après  la   fentence  rendue  &  exécutée   contre 
»,  ces  mêmes  écrits  ,  puifque  les  chofes  n'étant 
,,  point  fufceptibles  d'infamie ,  celle  qui  réfulte 
„  de  la   combuftion  d'un  livre   par  la  main   du 
5,  Bourreau  réjaillit  néceffairement  fur  l'Auteur  : 
„  d'où  il  fuit  qu'on    n'a  pu  enlever  à  un  Ci- 
:,  toyen  le  bien  le  plus  précieux  ,    l'honneur  ; 
3,  qu'on  ne  pouvoit  détruire  fa  réputation  ,  fou 
33  état  ,  fans  commencer  par  l'entendre  ;  que  les 
3,  ouvrages   condamnés   &  flétris  méritoient  du 
„  moins  autant  de  fupport   &  de  tolérance  que 
„  divers  autres    écries  où    l'on  fait  de  cruelles 
33  fatyres  fur  la  Religion,  &  qui  ont  été  répan- 
„  dus  &  mêmes  imprimés  dans  la  Ville  :  qu'en- 
3,  fin  par  rapport  aux  Gouvernemens  ,  il  a  tou- 
5,  jours  été  permis   dans    Genève    de  raifonner 
33  librement  fur  cette   matière   générale ,    qu'on 
3,  n*y défend   aucun  livre    qui  en  traite,  qu'on 
53  n'y  flétrit  aucun  Auteur  pour   en  avoir  trai- 
35  té  ,   quel  que   foit  fon  fentiment  ;    &  que  , 
,3  loin    d'attaquer    le  Gouvernement  de  la  Ré- 
35  publique   en  particulier  5  je  ne  lailfe  échapper 


DE    LA    MONTAGNE  7 

„  aucune  occafion  d'en  faire  l'éloge.  " 

A  ces  obje&ions  il  fut  répliqué  de  la  part 
du  Confeii  ;  „  que  ce  n'eft  point  manquer  à  la 
,,  règle  qui  veut  que  nul  ne  foit  condamné  fans 
:,  l'entendre,  que  de  condamner  un  livre  après 
„  en  avoir  pris  ledure  &  l'avoir  examiné  fuf- 
„  nfamment:  que  l'Article  88  des  Ordonnan- 
„  ces  n'eft  applicable  qu'à  un  homme  qui  dog- 
„  matife  &  non  à  un  livre  deftru&if  de  la 
M  Religion  Chrétienne  :  qu'il  n'eft  pas  vrai  que 
,j  la  fiétruTure  d'un  ouvrage  fe  communique  à 
„  l'Auteur  ,  lequel  peut  n'avoir  été  qu'impru- 
„  dent  ou  mal-adroit  :  qu'à  l'égard  des  ouvrages 
„  fcandaleux  tolérés  ou  même  imprimés  dans 
„  Genève  ,  il  n'eft  pas  raifonnable  de  préten- 
„  dre  que  pour  avoir  diiïîmulé  quelquefois  ,  un 
„  Gouvernement  foit  obligé  de  diffimuler  tou- 
„  jours  ;  que  d'ailleurs  les  livres  où  l'on  ne 
„  lait  que  tourner  en  ridicule  la  Religion  ne 
„  ne  font  pas  à  beaucoup  près  aufïï  puniffables 
„  que  ceux  où  fans  détour  on  l'attaque'  par  le 
„  raifonnement.  Qu'enfin  ce  que  le  Confeii  doit 
:,  au  maintien  de  la  Religion  Chrétienne  dans 
,3  fa  pureté  ,  au  bien  public,  aux  Loix ,  &  à 
„  l'honneur  du  Gouvernement  lui  ayant  fait 
,5  porter  cette  fentence  ,  ne  lui  permet  ni  de 
„  la  changer  ni  de  l'affoiblir.  " 

Ce  ne  font  pas-là  toutes  les  raifons  ,  objec- 
tions &  réponfes  qui  ont  été  alléguées  de  part 
&  d'autres ,  mais  ce  font  les  principales  &  elles 


5  PREMIERE    LETTRE 

fuffifentpour  établir  par  rapport  à  moi  la  ques- 
tion de  fait  &  de  droit. 

Cependant  comme  l'objet ,  ainfî  préfenté  , 
demeure  encore  un  peu  vague ,  je  vais  tâcher 
de  le  fixer  avec  plus  de  précifion  ,  de  peur  que 
vous  n'étendiez  ma  défenfe  à  la  partie  de  cet 
objet  que  je  n'y  veux  pas  embraiTer. 

Je  fuis  homme  &  j'ai  fait  des  Livres  -,  j'ai 
donc  fait  aufïi  des  erreurs  (2).  J'en  appercois 
moi  même  en  afTez  grand  nombre  -,  je  ne  doute 
pas  que  d'autres  n'en  voient  beaucoup  davan- 
tage,  &  qu'il  n'y  en  ait  bien  plus  encore  que 
ni  moi  ni  d'autres  ne  voyons  point.  Si  Ton  ne 
dit  que  cela  j'y  fbuferis. 

Mais  quel  Auteur  n'eft  pas  dans  le  même 
cas ,  ou  s'ofe  flatter  de  n'y  pas  être  ?  Là  -  delius 
donc,  point  de  difpute.  Si  l'on  me  réfute  & 
qu'on  ait  raifon  ,  l'erreur  eft  corrigée  &  je  me 
tais.  Si  l'on  me  réfute  &  qu'on  ait  tort,  je 
me  tais  encore  ;  dois-je  répondre  du  fait  d'au- 
trni  ?  En  tout  état  de  caufe ,  après  avoir  en- 
tendu les  deux  Parties,  le  public  eft  juge,  il 
prononce  ,  le  Livre  triomphe  ou  tombe,  &  le 
procès  eft  fini. 

(zs>  Exceptons  ,  fi  l'on  veut ,  les  Livres  de  Géométrie 

6  leurs  Auteurs.  Encore  s'il  n'y  a  point  d'erreurs  dans 
les  proportions  mêmes ,  qui  nous  aflurera  qu'il  n'y  en 
ait  point  dans  l'ordre  de  déduction  ,  dans  le  choix,  dans 
la  méthode  ?  Euclide  démentie  ,  &  parvient  à  fon  but  : 
mais  quel  chemin  prend-il  ?  combien  n'erre-t-il  pas  dans- 
fa  route  ?  La  fciénee  a  beau  être  infaillible  ;  l'homme 
qui  la  cultive  fe  trompe  fouvent. 


DE    LA    MONTAGNE.  5> 

Les  erreurs  des    Auteurs   font  fouvent  fort 
indifférentes  ;  mais  il  en  eft  aufîi  de  dommagea- 
bles ,  même   contre  l'intention  de  celui  qui  les 
commet.  On  peut  fe  tromper  au  préjudice  du 
public  comme  au  (len  propre  ;   on  peut  nuire 
innocemment.    Les  controverfes  fur  les  matiè- 
res de  jurifpru  Jence  ,  de   morale ,  de  Religion 
tombent  fréquemment  dans  ce  cas.  NéceiTaire- 
ment  un  des  deux  difputans  fe  trompe  ,  &  l'er- 
reur fur  ces    matières  important  toujours   de- 
vient   faute  ;    cependant  on  ne   la    punit  pas 
quand  on  la  préfume  involontaire.  Un  homme 
n'eft  pas   coupable  pour  nuire  en  voulant  fer- 
vir ,  &    fi   l'on  pourfuivoit  criminellement  un 
Auteur  pour  des  fautes  d'ignorance  ou  d'inad- 
vertance ,    pour  de  mauvaifes    maximes  qu'on 
pourroit  tirer  de  fes  écrits  très-conféquemment 
mais  contre  fon  gré ,  quel  Ecrivain  pourroit  fe 
mettre  à  l'abri  des  pourfuites  '<  Il  faudroit  être 
infpiré  du  Saint  Efprit  pour  fe  faire  Auteur  & 
n'avoir  que  des  gens    infpirés  du  Saint   Efprit: 
pour  juges. 

Si  l'on  ne  m'impute  que  de  pareilles  fautes, 
je  ne  m'en  défends  pas  plus  que  des  fimp!es  er- 
reurs. Je  ne  puis  affirmer  n'en  avoir  point 
commis  de  telles ,  parce  que  je  ne  fuis  pas  un 
Ange  y  mais  ces  fautes  qu'on  prétend  trouver 
dans  mes  Ecrits  peuvent  fort  bien  n'y  pas 
être,  parce  que  ceux  qui  les  y  trouvent  ne  font 
pas  des  Anges  ,  non  plus.  Hommes  &  fujets  à 


se  PREMIERE    LETTRE 

Terreur  ainfi  que  moi,  fur  quoi  prétendent  -  ils 
que  leur  raifon  foit  l'arbitre  de  la  mienne  & 
que  je  fois  puniifable  pour  n'avoir  pas  penfé 
somme  eux  ? 

Le  public  eft  donc  aufîî  le  juge  de  fembla- 
bles  fautes;  fon  blâme  en  eft  le  feul  châtiment. 
Nul  ne  peut  fe  fouftraire  à  ce  Juge  ,  &  quant  à 
moi  je  n'en  appelle  pas.  Il  eft  vrai  que  fi  le 
Magiftrat  trouve  ces  fautes  nuillbles  il  peut 
défendre  le  Livre  qui  les  contient  :  mais  ,  je  le 
répète  ,  il  ne  peut  punir  pour  cela  l'Auteur 
qui  les  a  commifes  ;  puifque  ce  feroit  punir  un 
délit  qui  peut  être  involontaire ,  &  qu'on  ne  doit 
punir  dans  le  mal  que  la  volonté.  Ainfi  ce  n'eft 
point  encore  là  ce  dont  il  s'agit. 

Mais  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  un 
Livre  qui  contient  des  erreurs  nuifibles  &  un 
Livre  pernicieux.  Des  principes  établis  ,  la 
chaîne  d'un  raifonnement  fuivi ,  des  conféquen- 
ces  déduites  manifeftent  l'intention  de  l'Auteur, 
&  cette  intention  dépendant  de  fa  volonté  ren- 
tre fous  la  jurifdiction  des  Loix.  Si  cette  in- 
tention eft  évidemment  mauvaife,  ce  n'eft  plus 
erreur  ,  ni  faute  ,  c'eft  crime  ;  ici  tout  change. 
Il  ne  s'agit  plus  d'une  difpute  littéraire  dont  le 
public  juge  félon  la  raifon,  mais  d'un  procès 
criminel  qui  doit  être  jugé  dans  les  Tribunaux 
félon  toute  la  rigueur  des  Loix  ;  telle  eft  la 
pofition  critique  où  m'ont  mis  des  Magiftrats 
qui  fe  difent  juftes  &   des  Ecrivains  zélés  qui 


DE    LA   MONTAGNE.  iï 

les  trouvent  trop  clémens.  Si-tôt  qu'on  m'ap- 
prête des  priions  ,  des  bourreaux  ,  des  chaî- 
nes ,  quiconque  m'accufe  eft  un  délateur  >  il 
fait  qu'il  n'attaque  pas  feulement  l'Auteur  mais 
l'homme  ,  il  fait  que  ce  qu'il  écrit  peut  influer 
fur  mon  fort  (  3  )  ;  ce  n'eft  plus  à  ma  feule 
réputation  qu'il  en  veut ,  c'eft  à  mon  honneur  , 
à  ma  liberté  ,  à  ma  vie. 

Ceci  ,  Monfieur  ,  nous  ramené  tout  d'un' 
coup  à  l'état  de  la  queftion  dont  il  me  paroit 
que  le  public  s'écarte.  Si  j'ai  écrit  des  chofes 
répréhenfibles  on  peut  m'en  blâmer ,  on  peut 
fupprimer  le  Livre.  Mais  pour  le  flétrir  ,  pout 
m'attaquer  perfonnellement ,  il  faut  plus  ;  la  fau- 
te ne  fuffit  pas  ,  il  faut  un  délit ,  un  crime  -,  il 
faut  que  j'aie  écrit  à  mauvaife  intention  un 
Livre  pernicieux  ,  &  que  cela  foit  prouvé  ,  non 
comme  un  Auteur  prouve  qu'un  autre  Auteur 
fe   trompe ,    mais    comme   un    accufateur  doit 

(î)  Il  y  a  quelques  années  qu'à  la  première  apparition 
d'un  Livre  célèbre  je  re'folus  d'en  attaquer  les  principes, 
que  je  trouvois  dangereux.   J'exécutois  cette  entreprife 
quand  j'appris  que  l'Auteur  étoit  pouriuivi.  A  FinftanC 
je  jettai  mes  feuilles  au  feu ,  jugeant  qu'aucun  devoir  ne 
pouvoit  autorifer  la  baffeiïe  de  s'unir  à  la  foule  pour  ac- 
cabler un  homme  d'honneur   opprimé.  Quand  tout  fut 
pacifie  j'eus  occafion  de  dire  mon  fentiment  fur  le   mê- 
me fujet  dans  d'autres  Ecrits  ;  mais  je   l'ai  dit  fans  nom- 
mer le  Livre   ni  l'Auteur.  J'ai    cru  devoir  ajouter  ce 
ïcfpect    pour  fon  malheur  à  Teftime  que  j'eus  toujours 
pour  fa   perfonne    Je  ne  crois  point  que  cette  façon  de 
peu  fer  me  foit  particulière  ;  elle  eit  commune  à  tous  les 
honnêtes  gens.  Si-tôt  qu'une  affaire  eft  portée  au  crimi- 
nel ,  ils  doivent  fe  taire  ,  à  moins  qu'ils  ne  foient  appel- 
les pour  témoigner, 


ï£  PREMIERE    LETTRE 

convaincre  devant  le  Juge  Paccufé.  Pour  être 
traité  comme  un  malfaiteur  il  faut  que  je  fois 
convaincu  de  l'être.  C'eft  la  première  quellion 
qu'il  s'agit  d'examiner.  La  féconde,  en  fuppo- 
fant  le  délit  conftaté ,  eft  d'en  fixer  la  nature , 
le  lieu  où  il  a  été  commis,  le  tribunal  qui  doit 
en  juger,  la  Loi  qui  le  condamne,  &  la  pei- 
ne qui  doit  le  punir.  Ces  deux  queftions  une 
fois  réfolues  décideront  fi  j'ai  été  traité  juûe- 
nient  ou  non. 

Pour  favoir  li  j'ai  écrit  des  Livres  pernicieux 
il  faut  en  examiner  les  principes  ,  &  voir  ce 
qu'il  en  réfulteroit  fi  ces  principes  étoient  ad- 
mis. Comme  j'ai  traité  beaucoup  de  matières  , 
je  dois  me  reftreindre  à  celles  fur  le fqu elles  je 
fuis  peurfuivi ,  favoir ,  la  Religion  &  le  Gou- 
vernement. Commençons  par  le  premier  arti- 
cle,  à  l'exemple  des  juges  qui  ne  fe  font  pas 
expliqués  fur  le  fécond. 

On  trouve  dans  l'Emile  la  profeflîon  de  foi 
d'un  Prêtre  Catholique  ,  &  dans  l'Héloïfe  celle 
d'une  femme  dévote.  Ces  deux  Pièces  s'accor- 
dent affez  pour  qu'on  puiiîe  expliquer  l'une  par 
l'autre,  &  de  cet  accord  on  peut  préfumer  avec 
quelque  vraifemblance  que  fi  l'Auteur  qui  a  pu- 
blié les  Livres  où  elles  font  contenues  ne  les 
adopte  pas  en  entier  l'une  &  l'autre ,  du  moins 
il  les  favorife  beaucoup.  De  ces  deux  profeffions 
de  foi  la  première  étant  la  plus  étendue  Se  Ja  feule 
où  l'on  ait.trouvé  le  corps  du  délit,  doit  être  exa- 
minée par  préférence,  Gti* 


DE    LA    MONTAGNE.  13 

Cet  examen ,  pour  aller  à  (on  but ,  rend  en- 
core un  éclairciflement  néceifaire.  Car  remar- 
quez bien  qu'éclaircir  &  diftinguer  les  propofî- 
tions  que  brouillent  &  confondent  mes  accufa- 
teurs  ,  e'eft  leur  répondre.  Comme  ils  difpu- 
tent  contre  l'évidence  ,  quand  la  queflion  eft 
bien  pofée ,  ils  font  réfutés» 

Je  diltingue  dans  la  Religion  deux  parties  , 
outre  la  forme  du  culte  ,  qui  n'eft  qu'un  céré- 
monial Ces  deux  parties  font  le  dogme  &  la 
morale.  Je  divife  les  dogmes  encore  en  deux 
parties  j  favoir  ,  celle  qui  pofant  les  principes 
de  nos  devoirs  fert  de  bafe  à  la  morale  ,  &  celle 
qui  ,  purement  de  foi  ,  ne  contient  que  des 
dogmes  fpéculatifs. 

De  cette  diviiion  ,  qui  me  paroît  exacte  ^ 
féfulte  celle  des  fentimens  fur  la  Religion  d'une 
part  en  vrais  ,  faux  ou  douteux ,  &  de  l'autre 
en  bons ,  mauvais  ou  indirFérens. 

Le  jugeaient  des  premiers  appartient  à  la 
raifon  feule  ,  &  fi  les  Théologiens  s'en  font  em- 
parés ,  c'eft  comme  raifonneurs  ,  e'eft  comme, 
profelTeurs  de  la  feience  par  laquelle  on  par- 
vient à  la  connoiiTance  du  vrai  &  du  faux  en 
matière  de  foi.  Si  l'erreur  en  cette  partie  eft 
nuifiblc ,  c'eft  feulement  à  ceux  qui  errent ,  & 
c'eft  feulement  un  préjudice  pour  la  vie  à  ve- 
nir fur  laquelle  les  Tribunaux  humains  ne  peu- 
vent étendre  leur  compétence.  Lorfqu'i  s  con- 
noiiïent  de  cette  matière  3  ce  n'eft  pbis  comme 
Tome  IX,  H 


U       PREMIERE    LETTRE 

Juges  du  vrai  &  du  faux  ,  mais  comme  Minis- 
tres des  Loix  civiles  qui  règlent  la  forme  exté- 
rieure du  culte  :  il  ne  s'agit  pas  encore  ici  de 
cette  partie  ;  il  en  fera  traité  ci- après 

Quant  à  la  partie  de  la  Religion  qui  regar- 
de la  morale  j  c'eft-à-dire,  la  juftice,  le  bien* 
public,  l'obéifiance  aux  Loix  naturelles  &  po- 
iitives ,  les  vertus  fociales  &  tous  les  devoirs 
de  l'homme  &  du  Citoyen  ,  il  appartient  au 
Gouvernement  âyen  connoître  :  c'eft  en  ce  point 
feul  que  la  Religion  rentre  directement  fous  fa 
Jurifdi&ion  ,  &  qu'il  doit  bannir,  non  l'erreur, 
dont  il  n'eft  pas  juge  ,  mais  tout  fentiment 
îiuifible  qui  tend  à   couper  le  nœud  focial. 

Voila  ,  Monfieur ,  la  diftinclion  que  vous 
avez  à  faire  pour  juger  de  cette  Pièce,  portés 
au  Tribunal ,  non  des  Prêtres ,  mais  des  MagiC 
trats.  J'avoue  qu'elle  n'eft  pas  toute  affirmati- 
ve. On  y  voit  des  objections  &  des  doutes. 
Pofons,  ce  qui  n'eft  pas,  que  ces  toutes  foienfc 
des  négations.  Mais  elle  eft  affirmative  dans  fa 
plus  grande  partie  ;  elle  eft  affirmative  &  dé- 
monftrative  fur  tous  les  points  fondamentaux 
de  la  Religion  civile  ;  elle  eft  tellement  déci- 
sive fur  tout  ce  qui  tient  à  la  Providence  éter- 
nelle, à  l'amour  du  prochain,  à  la  juftice,  à  la 
paix ,  au  bonheur  des  hommes ,  aux  loix  de  la 
fociété  ,  à  toutes  les  vertus  ,  que  les  objections, 
les  doutes  mêmes  y  ont  pour  objet  quelque 
avantage  ,  &  je  défie  qu'où  m'y  montre  un  feul 


DE    LA    MONTAGNE.         ïç 

point  de  dodrine  attaqué  que  je  ne  prouve 
être  nuifible  aux  hommes  ou  par  lui-  même  ou 
par  Tes  inévitables  effets. 

La  Religion  eft  utile  &  même  néceffaire  aux 
Peuples.  Cela  n'eft-il  pas  dit,  foutenu ,  prouvé 
dans  ce  même  écrit  ?  Loin  d'attaquer  les  vrais 
principes  de  la  Religion,  l'Auteur  les  pofe ,  les 
affermit  de  tout  Ton  pouvoir  ;  ce  qu'il  attaque  , 
ce  qu'il  combat ,  ce  qu'il  doit  combattre ,  c'eft 
le  fanatifme  aveugle  ,  la  fuperftition  cruelle  ,  le 
flupide  préjugé.  Mais  il  faut,  difent-il,  ref- 
pecler  tout  cela.  Mais  pourquoi  ?  Parce  que 
c'eft  ainfi  qu'on  mené  les  Peuples.  Oui ,  c'eft 
ainfr*  qu'on  les  mené  à  leur  perte.  La  fuperfti- 
tion eft  le  plus  terrible  fléau  du  genre  humain  j 
elle  abrutit  les  (impies  ,  elle  perfécute  les  fa- 
ges  ,  elle  enchaîne  les  Nations  ,  elle  fait  par- 
tout cent  maux  effroyables  :  quel  bien  fait- elle  ? 
Aucun  i  fi  elle  en  fait ,  c'eft  aux  Tyrans  ;  elle 
eft  leur  arme  la  plus  terrible  ,  &  cela  même 
eft  le  plus  grand  mal  qu'elle  ait-jamais  fait. 

Ils  difent  qu'en  attaquant  la  fuperftition  je 
veux  détruire  la  Religion  même  :  comment  le 
favent  -  ils  ?  Pourquoi  confondent-ils  ces  deux 
caufes  ,  que  je  diftingue  avec  tant  de  foin? 
Comment  ne  voient-ils  point  que  cette  impu- 
tation réfléchit  contre  eux  dans  toute  fa  force, 
&  que  la  Religion  n'a  point  d'ennemis  plus 
terribles  que  les  défenfeurs  de  la  fuperftition  't 
Il  feroit  bien  cruel  qu'il  fût  fi  aifé  d'inculper 

B  2 


à*         PREMIERE     LETTRE 

l'intention  d'un  homme  ,  quand  il  eft  fi  diffi- 
cile de  la  juftifier.  Par  cela  même  qu'il  n'eft  pas 
prouvé  qu'elle  eft  mauvaife  on  la  doit  juger 
bonne.  Autrement  qui  pourroit  être  à  l'abri 
des  jugemens arbitraires  de  fes  ennemis?  Quoi  ! 
leur  fimple  affirmation  fait  preuve  de  ee  qu'ils 
ne  peuvent  favoir  ,  &  la  mienne ,  jointe  à  toute 
ma  conduite ,  n'établit  point  mes  propres  feir- 
timens  ?  Quel  moyen  me  refte  donc  de  les 
faire  connoitre  ?  Le  bien  que  je  fens  dans  mou 
cœur  je  ne  puis  le  montrer ,  je  l'avoue  ;  mais 
quel  eft  l'homme  abominable  qui  s'ofe  vanter 
d'y  voir  le   mal  qui  n'y  fut  jamais  ? 

Plus  on  feroit  coupable  de  prêcher  l'irréli- 
gion ,  dit  très-bien  M.  d'Alembert  ,  plus  il  eft 
criminel  d'en  aceufer  ceux  qui  ne  la  prêchent 
pas  en  effet.  Ceux  qui  jugent  publiquement 
de  mon  Chriftianifme  montrent  feulement  l'cfc 
pece  du  leur,  &  la  feule  choie  qu'ils  ont  prou- 
vée eft  qu'eux  &  moi  n'avons  pas  la  même  Re- 
ligion. Voilà  précifément  ce  qui  les  fâche  :  on 
fent  que  le  mai  prétendu  les  aigrit  moins  quo 
le  bien  même.  Ce  bien  qu'ils  font  forcés  de 
trouver  dans  mes  Ecrits  les  dépite  &  les  gène  ; 
réduits  à  le  tourner  en  mal  encore,  ils  fentenfc 
qu'ils  fe  découvrent  trop.  Combien  ils  feroienS 
plus   à  leur  aife  fi  ce  bien  n'y  étoit  pas  ! 

Quand  on  ne  me  juge  point  fur  ce  que  j'ai 
dit ,  mais  fur  ce  qu'on  allure  que  j'ai  voulu  dire  . 
quand  on  cherche  dans  mes  intentions  le  nui 


BE    LA    MONTAGNE.  17 

*$ni  n'eft  pas  dans  mes  Ecrits  ,  que  puis  -  je 
iaire  '{  Ils  démentent  mes  difcours  par  mes 
penfées  ;  quand  j'ai  dit  blanc  ils  affirment  que 
j'ai  voulu  dire  noir  }  ils  fe  mettent  à  la  place 
de  Dieu  pour  faire  l'œuvre  du  Diable  ;  corn- 
ment  dérober  ma  tête  à  des  coups  portés  de  fi 
haut? 

Pour  prouver  que  l'Auteur  n'a  point  eu 
l'horrible  intention  qu'ils  lui  prêtent  je  ne  vois 
qu'un  moyen  $  c'eft  d'en  juger  fur  l'ouvrage. 
Ah  î  qu'on  en  juge  ainfi  ,  j'y  confens  i  mais 
cette  tâche  n'eft  pas  la  mienne  ,  &  un  examen 
fiiivi  fous  ce  point  de  vue  ièroit  de  ma  part  une 
indignité.  Non ,  Monueur ,  il  n'y  a  ni  malheur 
ni  flétriffure-  qui  puiffent  me  réduire  à  cette  ab- 
jection. Je  croirais  outrager  l'Auteur ,  l'Editeur , 
le  Lecteur  même  ,  par  une  juftification  d'autant 
plus  honteufe  qu'elle  eft  plus  facile  ;  c'eft  dé- 
grader la  vertu  que  montrer  qu'elle  n'eft  pas 
un  crime  j  c'eft  obfcurcir  l'évidence  que  prou- 
\er  qu'elle  eft  la  vérité.  Non,  lifez  &  jugez 
"vous-même.  Malheur  à  vous  ,  ii ,  durant  cette 
lecture  ,  votre  cœur  ne  bénit  pas  cent  fois 
l:homme  vertueux  &  ferme  qui  ofe  inftruire 
ainfi  les  humains  î 

Eh  !  comment  me  réfoudrois  -  je  à  juftiner 
cet  ouvrage  ?  moi  qui  crois  effacer  par  lui  les 
fautes  de  ma  vie  entière  ,  moi  qui  mets  les 
maux  qu'il  m'attire  en  compenfation  de  ceux 
que  j'ai  faits ,  moi  qui ,  plein  de  confiance  »  ef- 

B  3 


ï8       PREMIERE    LETTRÉ 

père  un  jour  dire  au  Juge  Suprême  :  daigne  ju3 
ger  dans  ta  démence  un  homme  foible  ;  j'ai 
fait  le  mal  fur  la  terre  ,  mais  j'ai  publié  cet 
Ecrit. 

I  Mon  cher  Monsieur ,  permettez  à  mon  cœuc 
gonflé  d'exhaler  de  tems  en  tems  fes  foupirs  ; 
mais  foyez  fur  que  dans  mes  difcuflîons  je  ne 
mêlerai  ni  déclamations  ni  plaintes.  Je  n'y  met- 
trai pas  même  la  vivacité  de  mes  adverfaires  5 
je  raifonnerai  toujours  de  fang  froid.  Je  re- 
' viens  donc. 

Tachons  de  prendre  un  milieu  qui  vous  fa- 
tisfaife  ,  &  qui  ne  m'aviliffe  pas.  Suppofons  un 
moment  la  profefîion  de  foi  du  Vicaire  adop- 
tée en  un  coin  du  monde  Chrétien ,  &  voyons 
ce  qu'il  en  réfulteroit  en  bien  &  en  mal.  Ce 
ne  fera  ni  l'attaquer  ni  k  défendre  ;  ce  fera  la 
juger  par  fes  effets. 

Je  vois  d'abord  les  chofes  les  plus  nouvelles 
fans  aucune  apparence  de  nouveauté  ;  nul  chan- 
gement dans  le  culte  &  de  grands  changemens 
dins  les  cœurs  ,  des  converfions  fans  éclat ,  de 
la  foi  fans  difpute  ,  du  zèle  fans  fanatifme ,  de 
3a  raifon  fans  impiété,  peu  de  dogmes  &  beau- 
coup de  vertus,  la  tolérance  du  Philofophe  & 
la  charité  du  Chrétien. 

Nos  profélytes  auront  deux  règles  de  foi  qu 
n'en  font  qu'une,  la  raifon  &  l'Evangile  j  la  fé- 
conde fera  d'autant  plus  immuable  qu'elle  ne  fe 
fondra  que  fur  la  première  5  &  nullement  fur 


DE    LA    MONTAGNE.        ï$ 

certains  faits ,  lefquels  ayant  befoin  d'être  at- 
teftés  ,  remettent  la  Religion  fous  l'autorité  des 
hommes. 

Toute  la  différence  qu'il  y  aura  d'eux  aux 
autres  Chrétiens  eft  que  ceux-ci  font  des  gens 
qui  difputent  beaucoup  fur  l'Evangile  fans  fe 
foucier  de  le  pratiquer,  au  lieu  que  nos  gens 
s'attacheront  beaucoup  à  la  pratique,  &  ne  dis- 
puteront   point. 

Quand  les  Chrétiens  difputeurs  viendront 
leur  dire.  Vous  vous  dites  Chrétiens  fans  l'ê- 
tre i  car  pour  être  Chrétien  il  faut  croire  en 
Jéfus  -  Chritt  ,  &  vous  n'y  croyez  point  ;  les 
Chrétiens  paifibles  leur  réponderont  :  },  Nous 
„  ne  favons  pas  bien  11  nous  croyons  en  Jéfus- 
s,  Chrift  dans  votre  idée,  parce  que  nous  ne 
35  l'entendons  pas.  Mais  nous  tâchons  d'obfer- 
38  ver  ce  qu'il  nous  prefcrit.  Nous  fommes 
„  Chrétiens  ,  chacun  à  notre  manière  ,  nous 
„  en  gardant  fa  parole ,  &  vous  en  croyant  en 
3J  lui.  Sa  charité  veut  que  nous  foyions  tous 
„  frères  ,  nous  la  fuivons  en  vous  admettant 
„  pour  tels  ;  pour  l'amour  de  lui  ne  nous  ôtez 
„  pas  un  titre  que  nous  honorons  de  toutes 
„  nos  forces  &  qui  nous  eft  aufîî  cher  qu'à 
3,  vous.  " 

Les  Chrétiens  difputeurs  infifteront  fans  dou- 
te. En  vous  renommant  de  Jéfus  il  faudroit 
nous  dire  à  quel;  titre  ?  Vous  gardez  ,  dites- 
vous  ,  fa  parole ,  mais  quelle  autorité  lui  don- 

B4 


2G  PREMIERE    LETTRE 

nez  -  vous  ?  Reconnoïiîez-vous  la  Révélation  ? 
Ne  la  reconnohîez-vous  pas  ?  Admettez-  voua 
l'Evangile  en  entier  .  ne  l'admettez-vous  qu'en 
partie?  Sur  quoi  fondez-vous  ces  diftindUons  'i 
Plaifans  Chrétiens  ,  qui  marchandent  avec  1g 
maître  ,  qui  choiGiTent  dans  fa  doctrine  ce  qu'il 
leur  plait  d'admettre  &   de  rejetter  ! 

A  cela  les  autres  dirent  paisiblement.  „  Mes 
j,  frères ,  nous  ne  marchandons  point  >  car  no- 
„  tre  foi  n'eft  pas  un  commerce  :  vous  fup- 
2>  pofez  qu'il  dépend  de  nous  d'admettre  ou  de 
n  rejetter  comme  il  nous  plaît  ;  mais  cela  n'eft 
„  pas  ,  &  notre  raifon  n'obéit  point  à  notre 
35  volonté.  Nous  aurions  beau  vouloir  que  ce 
„  qui  nous  paroît  faux  nous  parût  vrai  ,  il 
„  nous  paroîtroit  faux  malgré  nous.  Tout  ce 
9}  qui  dépend  de  nous  eft  de  parler  félon  notre 
9i  penfée  ou  contre  notre  penfée,  &  notre  feul 
§,  crime  eft  de  ne  vouloir  pas  vous  tromper. 

„  Nous  reconnoilTons  l'autorité  de  Jéfus- 
w  Chrift ,  parce  que  notre  intelligence  acquiefee 
3,  à  fes  préceptes  &  nous  en  découvre  la  fii- 
j,  blimité.  Elle  nous  dit  qu'il  convient  aux 
M  hommes  de  fuivre  ces  préceptes  ,  mais  qu'il 
,5  etoit  au-delïus  d'eux  de  les  trouver.  Nous 
w  admettons  la  Révélation  comme  émanée  de 
9t  l'Efprit  de  Dieu,  fans  enfavoir  la  manière, 
9i  &  fans  nous  tourmenter  pour  la  découvrir  : 
w  pourvu  que  nous  fâchions  que  Dieu  a  parlé, 
„  peu   ïious   importe  d'expliquer   comment  il 


K 


7> 


DE    LA    MONTAGNE:        ** 

s'y  eft  pris  pour  fe  faire  entendre.  Ainfi 
reconnoiflant  dans  l'Evangile  l'autorité  divi- 
ne ,  nous  croyons  Jéfus  -  Chrilt  revêtu  de 
5,  cette  autorité  ;  nous  reconnoiflons  une  vertu 
5,  plus  qu'humaine  dans  fa  conduite ,  &  une  fa- 
}J  geife  plus  qu'humaine  dans  fes  leçons.  Voi* 
„  là  ce  qui  eft  bien  décidé  pour  nous.  Com- 
„  ment  cela  s'eft-il  fait?  Voilà  ce  qui  ne  l'eu; 
w  pas  i  cela  nous  pafle.  Cela  ne  vous  palfe 
„  pas  ,  vous  ;  à  la  bonne  heure  ;  nous  vous  en. 
félicitons  de  tout  notre  cœur.  Votre  raifort 
peut  être  fupérieure  à  la  nôtre  ;  mais  ce  n'eft 
5J  pas  à  dire  qu'elle  doive  nous  fervir  de  loi. 
5,  Nous  confentons  que  vous  fâchiez  tout  , 
„  fouffrez   que  nous  ignorions  quelque  chofe. 

„  Vous  nous  demandez  Ci  nous  admettons 
r,,  tout  l'Evangile  ;  nous  admettons  tous  les  en,- 
„  feignemens  qu'a  donné  Jélus-Chrift.  L'uti- 
s,  tilité,  la  nécefîîté  delà  plupart  de  fes  enfei- 
„  gnemens  nous  frappe,  &  nous  tâchons  de  nous 
„  y  conformer.  Quelques-uns  ne  font  pas  à 
j,  notre  portée  ;  ils  ont  été  donnés  fans  doute 
53  pour  des  efprits  plus  intelligens  que  nous. 
5,  Nous  ne  croyons  point  avoir  atteint  les  li- 
3,  mites  de  la  raifon  humaine ,  &  les  homme? 
M  plus  pénétrans  ont  befoin  de  préceptes  plus 
w  élevés. 

„  Beaucoup  de  cfiofes  dans  l'Evangile  paf- 
'p  fent  notre  raifon  ,  &  même  la  choquent  ; 
5P  nous  ne  les   rejettons  pourtant   pas.     Con- 


SS  PREMIERE      LETTRE 

5>  vaincus  de  la  foiblefle  de  notre  entende- 
„  ment ,  nous  favons  refpe&er  ce  que  nous  ne 
g,  pouvons  concevoir  ,  quand  l'afîbciation  de 
5,  ce  que  nous  concevons  nous  le  fait  jugée 
^  fupérieur  à  nos  lumières.  Tout  ce  qui 
Sj  nous  eft  néceflaire  à  favoir  pour  être  faints 
„  nous  paroît  clair  dans  l'Evangile  ;  qu'avons- 
„  nous  befoin  d'entendre  le  refte  ?  Sur  ce  point 
53  nous  demeurerons  ignorans  ,  mais  exempts 
„  d'erreur  ,  &  nous  n'en  ferons  pas  moins  gens 
5,  de  bien  ;  cette  humble  réferve  elle  -  même 
3,  eft  l'efprit  de  l'Evangile. 

„  Nous  ne  refpedtons    pas    précifément    ce 
33  Livre  Sacré    comme  Livre ,  mais  comme  la 
3,  parole  &  la  vie  de  Jéfus  -  Chrift.    Le  carac- 
j,   tere  de  vérité  ,  de  fagefle  &  de  fainteté  qui 
33  s'y   trouve  nous   apprend  que  cette  hiftoire 
33  n'a  pas  été  eiTentielIement  altérée  (  4  ) ,  mais 
3,  il  n'eft  pas    démontré  pour  nous   qu'elle  ne 
,3  l'ait  point  été  du  tout.    Qui  fait  fi  les  clio- 
3,  fes  que  nous   n'y   comprenons   pas    ne  font 
35  point  des  fautes  gliflees  dans  le  texte  ?  Qui 
3,  fait  fi   des  difciples  fi  fort  inférieurs  à  leur 
3,  maître  l'ont  bien  compris  &  bien  rendu  par- 
33  tout?    Nous    ne   décidons  point   là-delfus, 
33  nous  ne   préfumons  pas  même  ,  &  nous  ne 

(4.)  Où  en  feraient  les  fmiples  fidèles  ,  fi  l'on  ne  pou- 
voit  favoir  cela  que  par  des  difcuffîons  de  critique  ,  ou 
par  l'autorité  des  Pafteurs  ?  De  quel  front  ofe-t-on  faire 
dépendre  la  foi  de  tant  de  feience  ou  de  tant  de  fou* 
miffion  ? 


t>E    LA    MONTAGNE:        2| 

^  vous  propofons   des   conjectures    que  parce 
3j  que  vous  l'exigez. 

„  Nous  pouvons  nous  tromper  dans  nos 
r3)  idées,  mais  vous  pouvez  aufîî  vous  trompée 
„  dans  les  vôtres.  Pourquoi  ne  le  pourriez- 
„  vous  pas  étant  hommes?  Vous  pouvez  avoir: 
„  autant  de  bonne-foi  que  nous  ,  mais  vous 
„  n'en  fauriez  avoir  davantage  :  vous  pouvez 
,5  être  plus  éclairés  ,  mais  vous  n'êtes  pas  in- 
„  faillibles.  Qui  jugera  donc  entre  les  deux: 
3,  partis?  fera  -  ce  vous  ?  cela  n'eft  pas  jufte- 
y,  Bien  moins  fera- ce  nous  qui  nous  défions  (î 
3,  fort  de  nous-mêmes.  Laiflbns  donc  cette  dé- 
33  cifion  au  juge  commun  qui  nous  entend  ,  & 
3,  puifque  nous  fommes  d'accord  fur  les  règles 
„  de  nos  devoirs  réciproques  ,  fupportez-nous 
33  fur  le  refte  ,  comme  nous  vous  fupportons. 
3J  Soyons  hommes  de  paix  ,  foyons  frères  ; 
33  unhTons-nous  dans  l'amour  de  notre  commun 
3,  maître  ,  dans  la  pratique  des  vertus  qu'il 
33  nous  preferic  Voilà  ce  qui  fait  le  vrai 
s,  Chrétien. 

„  Que  fi  vous  vous  obftinez  à  nous  refufer 
3,  ce  précieux  titre  ;  après  avoir  tout  fait  pour  vi- 
33  vre  fraternellement  avec  vous,  nous  nous  con- 
3)  folerons  de  cette  injuftice ,  en  fongeant  que  les 
„  mots  ne  font  pas  les  chofes ,  que  les  premiers 
3,  difciples  de  Jéfus  ne  prenoient  point  le  nom 
5>  de  Chrétiens,  que  le  martyr  Etienne  ne  le 
j,  norta  jamais  ?  &  que  quand  Paul  fut  conver-. 


PREMIERE     LETTRE 

£  ti  à  la  foi  de  Chrift  ,  il  n'y  avoit  encore 
53  aucuns  Chrétiens  (5)  fur  la  terre.  " 

Croyez-vous,  Monfieur ,  qu'une  controverfe 
ainfî  traitée  fera  fort  animée  &  fort  longue ,  & 
qu'une  des  Parties  ne  fera  pas  bientôt  réduite  au 
iïlence  quand  l'autre  ne  voudra  point  difputer? 

Si  nos  Profélytes  font  maîtres  du  pays  où 
\\s  vivent }  ils  établiront  une  forme  de  culte 
aufli  fimple  que  leur  croyance  ,  &  la  Religion 
qui  réfultera  de  tout  cela  fera  la  plus  utile  aux 
hommes  par  fa  (implicite  même.  Dégagée  de 
tout  ee  qu'ils  mettent  à  la  place  des  vertus ,  & 
n'ayant  ni  rites  fuperftitieux  ,  ni  fubtilités  dans 
la  dodlrine  ,  elle  ira  toute  entière  à  fon  vrai  but , 
qui  eft  la  pratique  de  nos  devoirs.  Les  mots 
de  dévot  &  d'orthodoxe  y  feront  fans  ufage  i  la 
monotonie  de  certains  fons  articulés  n'y  fera 
pas  la  piété  î  il  n'y  aura  d'impies  que  les  mé- 
dians ,  ni  de  fidèles  que  les  gens  de  bien. 

Cette  infHtution  une  fois  faite ,  tous  feront 
obligés  par  les  Loix  de  s'y  foumettre  ,  parce 
qu'elle  n'eft  point  fondée  fur  l'autorité  des 
hommes  ,  qu'elle  n'a  rien  qui  ne  foit  dans  l'or- 
dre des  lumières  naturelles  ,  qu'elle  ne  contient 
aucun  article  qui  ne  fe  rapporte  au  bien  de  la 
fociété,    &  qu'elle  n'eft  mêlée  d'aucun  dogme 


Ç  (0  Ce  nom  leur  fut  donné  quelques  années  après  à 
Antioche  pour  la  première  fois. 


DE    LA    MONTAGNE.        M 

inutile  à  la  morale ,  d'aucun  point  de  pure  fp& 
culation. 

Nos  profélytes  feront-ils  intolérans  pour  cela  2 
Au  contraire,  ils  feront  tolérans  par  principes 
ils  le  feront  plus  qu'on  ne  peut  l'être  dans 
aucune  autre  doctrine  ,  puifqu'ils  admettront 
toutes  les  bonnes  Religions  qui  ne  s'admettent 
pas  entre  elles  ,  c'eft  -  à  -  dire  ,  toutes  celles 
qui  ayant  l'elfentiel  qu'elles  négligent  ,  font 
l'eiTentiel  de  ce  qui  ne  l'eft  point.  En  s'atta- 
chant ,  eux  ,  à  ce  feul  elfentiel  ,  ils  lahTeronfc 
les  autres  en  faire  à  leur  gré  l'accefloire  ,  pour- 
vu qu'ils  ne  le  rejettent  pas  :  ils  les  laiiTeront 
expliquer  ce  qu'ils  n'expliquent  point,  décider 
•  3  qu'ils  ne  décident  point.  Ils  lauferont  à 
chacun  fes  rites  ,  fes  formules  de  foi ,  fa  croyan- 
ce :  ils  diront  ;  admettez  avec  nous  les  prin- 
cipes des  devoirs  de  l'komme  &  du  Citoyen  : 
du  refte ,  croyez  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Quant 
aux  Religions  qui  font  eifentiellement  mauvai- 
fes ,  qui  portent  l'homme  à  faire  le  mal ,  ils  ne 
les  toléreront  point  ;  parce  que  cela  même  eft 
contraire  à  la  véritable  tolérance ,  qui  n'a  pout 
but  que  la  paix  du  genre  humain.  Le  vrai  to- 
lérant ne  tolère  point  le  crime  ,  il  ne  tolère  au- 
cun  dogme  qui  rende  les  hommes   méchans. 

Maintenant  fuppofons  au  contraire,  que  nos 
Profélytes  foient  fous  la  domination  d'autrui  : 
comme  gens  de  paix  ils  feront  fournis  auxLoix 
âp  leurs  maities ,  même  sa  matière  de  Keli- 


Hé         PREMIERE    LETTRE 

gion ,  à  moins  que  cette  Religion  ne  fût  efleiî- 
tiellement  mauvaife  ;  car  alors,  fans  outrager 
ceux  qui  la  profefTent  ,  ils  refuferoient  de  la 
profeifer.  Ils  leur  diroient  ;  puifque  Dieu  nous 
appelle  à  la  fervitude  ,  nous  voulons  être  de 
bons  ferviteurs  &  vos  fentimens  nous  empê- 
cheroient  de  l'être  ;  nous  connoiflbns  nos  de- 
voirs ,  nous  les  aimons  ,  nous  rejettons  ce  qui 
nous  en  détache  ;  c'eft  afin  de  vous  être  fidèles 
que  nous  n'adoptons  pas  la  loi  de  l'iniquité. 

Mais  fi  la  Religion  du  pays  eft  bonne  en 
elle-même ,  &  que  ce  qu'elle  a  de  mauvais  foit 
feulement  dans  des  interprétations  particuliè- 
res, ou  dans  des  dogmes  purement  fpéculatifs  > 
ils  s'attacheront  à  l'eiïentiel  &  toléreront  le  refte, 
tant  par  refpect  pour  les  loix  que  par  amour 
pour  la  paix.  Quand  ils  feront  appelles  à  dé- 
clarer expreffément  leur  croyance  ,  ils  le  feront , 
parce  qu'il  ne  faut  point  mentir  ;  ils  diront  au 
jbefoin  leur  fentiment  avec  fermeté  ,  même 
avec  force  ;  ils  fe  défendront  par  la  raifon  .£. 
on  les  attaque.  Du  refte ,  ils  ne  difputeront 
point  contre  leurs  frères  ,  &  fans  s'obftiner  à 
vouloir  les  convaincre ,  ils  leur  relieront  unis 
par  la  charité ,  ils  affilieront  à  leurs  aifemblées, 
ils  adopteront  leurs  formules  ,  &  ne  fe  croyant 
pas  plus  infaillibles  qu'eux  ,  ils  fe  foumettront 
à  l'avis  du  plus  grand  nombre  ,  en  ce  qui 
îi'intéreffe  pas  leur  ccnfcience  &  ne  leur  parois 
pas  importer  au  falut. 


DE    LA    MONTAGNE.       %f 

Voila  le  bien  ,  me  direz-vous ,  voyons  le 
•mal.  Il  fera  dit  en  peu  de  paroles.  Dieu  ne 
fera  plus  l'organe  de  la  méchanceté  des  hom- 
mes. La  Religion  ne  fervira  plus  d'infiniment 
à  la  tyrannie  des  gens  d'Eglife  &  à  la  vengeance 
des  ufurpateurs  ;  elle  ne  fervira  plus  qu'à  ren- 
dre les  Croyans  bons  &  juftes  ;  ce  n'eft  pas-là  le 
compte  de  ceux  qui  les  mènent  :  c'eft  pis  pour 
eux  que  fi  elle  ne  fer  voit  à  rien. 

Ainsi  donc  la  do&rine  en  queftion  eft  bonne 
au  genre  humain  &  mauvaife  à  fes  oppreffeurs. 
Dans  quelle  clafTe  abfolue  la  faut-il  mettre?  J'ai* 
dit  fidellement  le  pour  &  le  contre  ;  comparez 
&  choififfez. 

Tout  bien  examiné ,  je  crois  que  vous  con- 
viendrez de  deux  chofes  :  l'une  que  ces  hom- 
mes que  je  fuppofe  fe  conduiroient  en  ceci 
très  -  conféquemment  à  la  profcfîion  de  foi  du 
Vicaire  j  l'autre  que  cette  conduite  feroit  non- 
feulement  irréprochable  mais  vraiment  Chré- 
tienne, &  qu'on  auroit  tort  de  refufer  à  ces  hom- 
mes bons  &  pieux  le  nom  de  Chrétiens  j  pui£. 
qu'ils  le  mériteroient  parfaitement  par  leur  con- 
duite ,  &  qu'ils  feroient  moins  oppofés  par 
leurs  fentimens  à  beaucoup  de  fe&es  qui  le 
prennent  &  à  qui  on  ne  le  difpute  pas  ,  que 
plufieurs  de  ces  mêmes  fe&es  ne  font  oppofées 
entre  elles.  Ce  ne  feroient  pas ,  fi  l'on  veut, 
-3es  Chrétiens  à  la  mode  de  Saint  Paul  qui  étoit 
fUaturellement  perfécuteur  3   &  ^ui  jj'avoit  pas 


él  PREMIERE    LETTRE 

entendu  Jéfus-Chrift  lui-même  ;  mais  ce  feroierif 
des  Chrétiens  à  la  mode  de  Saint  Jacques  , 
choiil  par  le  maître  en  perfonne  &  qui  avok 
Ireçu  de  fa  propre  bouche  les  inftructions  qu'il 
nous  tranfmet.  Tout  ce  raifonnement  eii  bien 
iimple  ,   mais   il  me  paroît  concluant. 

Vous  me  demanderez  peut-être  comment  on 
peut  accorder  cette  doctrine  avec  celle  d'un 
homme  qui  dit  que  l'Evangile  eft  abfurde  & 
pernicieux  à  la  fociété  ?  En  avouant  franche- 
ment que  cet  accord  me  paroît  difficile  ,  je 
vous  demanderai  à  mon  tour  où  eft  cet  homme 
qui  dit  que  l'Evangile  eft  abfurde  &  pernicieux? 
Vos  Meilleurs  m'accufent  de  l'avoir  dit  ;  & 
où?  Dans  le  Contrai  facial  au  Chapitre  de  la 
Religion  civile.  Voici  qui  eft  fingulier  !  Dans 
ce  même  Livre  &  dans  ce  même  Chapitre  je 
penfe  avoir  dit  prccifément  le  contraire  :  je 
penfe  avoir  dit  que  l'Evangile  eft  fubiime  & 
le  plus  fort  lien  de  la  fociété  (6).  Je  ne  veux 
pas  taxer  ces  Meilleurs  de  menfonge  >  mais 
avouez  que  deux  propofitrons  fi  contraires  dans 
le  même  Livre  &  dans  le  même  Chapitre  doi- 
vent faire  un  tout  bien  extravagant. 

N'y  auroit-il  point  ici  quelque  nouvelle  équi- 
voque ,  à  la  faveur  de  laquelle  on  me  rendît 
plus  coupable  ou  plus  fou  que  je  ne  fuis  ?  Ce 

moc 

(6)  Contrat  Social  L.  IV.  Chrp.  8- p.  Jio-  ?ir.  de 
l'Edition  in-8.vo  &  pages  343.344.  de  cette  nouvelle 
Edition» 


Î)E    LA    MONTAGNE.         29 

tnot  de  Société  préfente  un  fens  un  peu  vague  2 
il  y  a  dans  le  monde  des  fociétés  de  bien  des  for- 
tes ,  &  il  n'eft  pas  impoflible  que  ce  qui  fert  à 
l'une  nuifeà  l'autre.  Voyons  :  la  méthode  favo- 
rite de  mes  agreifeurs  eft  toujours  d'offrir  aveo 
art  des  idées  indéterminées  ;  continuons  pour 
toute  réponfe  à  tâcher  de  les  fixer. 

Le  Chapitre  dont  je  parle  eft  deftiné  ,  com- 
me on  le  voit  par  le  titre  ,  à  examiner  com- 
ment les  inftitutions  religieufes  peuvent  entrer 
dans  la  conftitution  de  l'Etat.  Ainfi  ce  donc 
il  s'agit  ici  n'ell  point  de  confidérer  les  Reli- 
gions comme  vraies  ou  fattifes ,  ni  même  com- 
me bonnes  ou  mauvaifes  en  elles-mêmes,  mais 
de  les  confidérer  uniquement  par  leurs  rap- 
ports aux  corps  politiques  ,  &  comme  parties 
de  la  Législation. 

Dans  cette  vue  ,  l'Auteur  fait  voir  que  tou- 
tes les  anciennes  Religions  ,  fans  en  excepter 
la  Juive  ,  furent  nationales  dans  leur  origine , 
appropriées,  incorporées  à  l'Etat,  &  formant  la 
bafe  ou  du  moins  faifant  partie  du  Syftême  lé- 
gislatif. 

Le  Chriftianifme  ,  au  contraire  ,  eft  dans  fon 
principe  une  Religion  univerfclle  ,  qui  n'a  rien 
d'exclu fif,  rien  de  local  ,  rien  d«e  propre  à  tel 
pays  plutôt  qu'à  tel  autre.  Son  divin  Auteur 
embralfant  également  tous  les  hommes  dans  fa 
charité  fans  bornes  ,  eft  venu  lever  la  barrière 
qui  féparoit  les  Nations ,  &  réunir  tout  le  genre 
Tome  IX.  C 


30        PREMIERE    LETTRE 

humain  dans  un  peuple  de  frères,  car  en  tonte 
<  Nation  celui  qui  le  craint  &  qui  s'adonne  à  la  juf- 
tice  lui  ejl  agréable  (7).  Tel  eft  le  véritable  efprit 
de  l'Evangile. 

CEUX  donc  qui  ont  voulu  faire  du  Chriftianif. 
nie  une  Religion  nationale  &  l'introduire  comme 
partie  conftitutive  dans  le  fyftème  de  la  Législa- 
tion, ont  fait  par  -  là  deux  fautes,  nuifibles , 
l'une  à  la  Religion  ,  &  l'autre  à  l'Etat.  Ils  fe 
font  écartés  de  l'efprit  de  Jcfus  -  Chrift  dont  le 
règne  n'eft  pas  de  ce  monde,  &  mêlant  aux  in- 
térêts terreftres  ceux  de  la  Religion  ,  ils  ont  fouil- 
lé fa  pureté  célefte,  ils  en  ont  fait  l'arme  des  Ty- 
rans &  l'inftrument  des  perfécuteurs.  Ils  n'ont 
pas  moins  bleifé  les  faines  maximes  de  la  politi- 
que ,  pui (qu'au  lieu  de  fimplirler  la  machine  du 
Gouvernement,  ils  l'ont  compofée ,  ils  lui  ont 
donné  des  relforts  étrangers  ,  fuperflus ,  &  l'af- 
fujettiflant  à  deux  mobiles  diiférens  ,  fouvent 
contraires ,  ils  ont  caufé  les  tirailîemens  qu'on 
fent  dans  tous  les  Etats  Chrétiens  où  l'on  a  fait  en- 
trer la  Religion  dans  le  fyftème  politique. 

Le  parfait  Chriftianifme  eft  l'inltitution  fo- 
ciale  univcrfelle  ;  mais  pour  montrer  qu'il  n'eft 
point,  un  établiifement  politique  &  qu'il  ne  con- 
court point  aux  bonnes  inftitutions  particuliè- 
res, il  falloit  ôter  les  fophifmes  de  ceux  qui 
mêlent  la  Religions  tout ,  comme  une  prife  avec 
laquelle  ils  s'empar§nt  de  tout.  Tous  les  établif- 

(7)  Acl.X.35. 


DE    LA    MONTAGNE.  31 

femens  humains  font  fondés  fur  les  paillons  hu- 
maines &  fe  confervent  par  elles  :  ce  qui  combat 
&  détruit  les  pallions  n'elt  donc  pas  propre  à  for- 
tifier ces  établiflemens.  Comment  ce  qui  détache 
les  cœurs  de  la  terre  nous  donneroit  -  il  plus  d'in- 
térêt pour  ce  qui  s'y  fait  ?  comment  ce  qui  nous 
occupe  uniquement  d'une  autre  Patrie  nous  &tta- 
cheroit-il  davantage  à  celle-  ci? 

Les  Religions  nationales  font  utiles  à  l'Etat 
comme  parties  de  fa  eenllitution  ,  cela  eft  incon- 
teltable  ;  mais  elles  font  nuifibies  au  genre  hu- 
main ,  &  même  à  l'Etat  dans  un  autre  feus  :  j'ai 
montré  comme;-:  &  pourquoi. 

Le  Chriltianifme,  au  contraire,  rendant  les 
hommes  juttes  ,  modérés,  amis  de  la  paix  ,  eft 
très -avantageux  à  la  fociété  générale  ;  mais  il 
énerve  la  force  du  relîort  politique  ;  il  compli- 
que les  mouvemens  de  la  machine  ,  il  rompt 
l'unité  du  corps  moral,  &  ne  lui  étant  pas  aiïez 
approprié  il  faut  qu'il  dégénère  ou  qu'il  demeure 
une  pièce  étrangère  &  embarrarïante. 

Voila  donc  un  préjudice  &  des  inconvéniens 
des  deux  côtés  relativement  au  corps  politique. 
Cependant  il  importe  que  l'Etat  ne  foit  pas  fans 
Religion  ,  &.  cela  importe  par  des  raifons  gra- 
ves ,  fur  lefquelles  j'ai  par -tout  fortement  in- 
illté  :  mais  il  vaudroit  mieux  encore  n'en  point 
avoir ,  que  d'en  avoir  une  barbare  &  perfJcu- 
tante  qui,  tyrannifant  les  Loix  mêmes  ,  con- 
trarieroit  les  devoirs  du  Citoyen.    On  diroit  que 

C  2 


?à        PREMIERE    LETTRE 

tout  ce  qui  s'eft  pafTé  dans  Genève  à  mon  égard 
n'eft  fait  que  pour  établir  ce  Chapitre  en  exem- 
ple ,  pour  prouver  par  ma  propre  hiftoire  que 
j'ai  très-bien  raifonné. 

Que  doit  faire  un  fage  Législateur  dans  cette 
alternative  ?  De  deux  chofes  l'une.  La  première  , 
d'établir  une  Religion  purement  civile  ,  dans  la- 
quelle renfermant  les  dogmes  fondamentaux  de 
toute  bonne  Religion  ,  tous  les  dogmes  vraiment 
utiles  à  la  fociété ,  foit  univerfelle  foit  particulie- 
fe,  il  omette  tous  les  autres  qui  peuvent  im- 
porter à  la  foi  ,  mais  nullement  au  bien  terref- 
tre  ,  unique  objet  de  la  Législation  :  car  comment 
le  myftere  de  la  Trinité ,  par  exemple  ,  peut  -  il 
concourir  à  la  bonne  constitution  de  l'Etat ,  en 
quoi  fes  membres  feront  -  ils  meilleurs  Citoyens 
quand  ils  auront  rejette  le  mérite  des  bonnes  œu- 
vres ,  &  que  fait  au  lien  de  la  fociété  civile  le 
dogme  du  péché  originel  ?  Bien  que  le  vrai  Chrif- 
tianifme  foit  une  inltitution  de  paix  ,  qui  ne  voit 
que  le  Chriftianifme  dogmatique  ou  théologique 
eft ,  parla  multitude  &  l'obfcurité  de  fes  dogmes  , 
fur  -  tout  par  l'obligation  de  les  admettre  ,  un 
champ  de  bataille  toujours  ouvert  entre  les  hom- 
mes ;  &  cela  fans  qu'à  force  d'interprétations  & 
de  dédiions  on  puilfe  prévenir  de  nouvelles  dif- 
putes  fur  les  décidons  mêmes  ? 

L'autre  expédient  eft  de  biffer  le  Chriftia- 
nifme  tel  qu'il  eft  dans  fon  véritable  efprit ,  li- 
br«,  dégagé  de  tout  lien  de  chair  »  fans  autre 


BE    LA    MONTAGNE.        n 

obligation  que  celle  de  la  confcience,  fans  au- 
tre gène  dans  les  dogmes  que  les  mœurs  &  les 
Loix.  La  Religion  Chrétienne  eft  ,  par  la  pureté 
de  fa  morale ,  toujours  bonne  &  faine  dans  l'E- 
tat, pourvu  qu'on  n'en  fafle  pas  une  partie  de 
fa  conftitution ,  pourvu  qu'elle  y  foit  admife 
uniquement  comme  Religion,  fentiment,  opinion, 
croyance  ;  mais  comme  Loi  politique  ,  le  Chrif- 
tianifme  dogmatique  eft  un  mauvais  établif- 
fement. 

Telle  eft ,  Monfieur ,  la  plus  forte  confé- 
quence  qu'on  puhTe  tirer  de  ce  Chapitre ,  où, 
bien  loin  de  taxer  le  pur  Evangile  (8)  d'être  per- 
nicieux à  la  fociété  ,  je  le  trouve ,  en  quelque 
forte  ,  trop  fociable  ,  embraffant  trop  tout  le 
genre  humain  pour  une  Législation  qui  doit 
être  exclufive  -,  infpirant  l'humanité  plutôt  que 
le  patriotifme ,  &  tendant  à  former  des  hommes 
plutôt  que  des   Citoyens  (9).     Si   je  me   fuis 

(8)  Lettres  écrites  de  la  Campagne  page.  30. 

(9)  C'eft  merveille  de  voir  l'aiTortinient  de  beaux 
ientiraens  qu'on  va  nous  entaffant  dans  les  Livres  :  il  ne 
faut  pour  cela  que  des  mots  ,  &  les  vertus  en  papier  ne 
coûtent  guère  ;  mais  elles  ne  s'agencent  pas  tout-à-fait 
ainfi  dans  le  cœur  de  l'homme ,  &  il  y  a  loin  des  pein- 
tures aux  réalités.  Le  patriotifme  &  l'humanité  font , 
par  exemple,  deux  vertus  incompatibles  dans  leur  éner- 
gie, &  fur  -  tout  chez  un  peuple  entier.  Le  Législateur 
qui  les  voudra  toutes  deux  n'obtiendra  ni  l'une  ni  l'au- 
tre :  cet  accord  ne  s'eft  jamais  vu  ;  il  ne  fe  verra  ja- 
mais ,  parce  qu'il  eft  contraire  à  la  nature ,  &  qu'on  ne 
peut  donner  deux  objets  à  la  même  paifion. 

C  3 


54        PREMIERE    LETTRE 

trompé,  j'ai  fait  une  erreur  en  politique,  mais 
où  eft  mon  impiété  ? 

La  feience  du  falut  &  celle  du  Gouvernement 
font  très  -  différentes  ;  vouloir  que  la  première 
embraiie  tout  eft  un  fanatisme  de  petit  efpric  ; 
c'eft  penfer  comme  les  Alchymiftes  ,  qui  dans  l'art 
de  faire  de  l'or  voient  aulfc  la  médecine  univer- 
feile  ,  ou  comme  les  Mahométans  qui  prétendent 
trouver  toutes  les  feiences  dans  L'Alcoran.  La 
doclrine  de  l'Evangile  n'a  qu'un  objet  ,  c'eft  d'ap- 
peller  &  fauver  tous  les  hommes  ;  leur  liberté , 
leur  bien-ètre  ici-bas  n'y  entre  pour  rien  ,  Jéfus 
l'a  dit  mille  fois.  Mêler  à  cet  objet  des  vues  terref- 
tres  ,  c'eft  altérer  fa  (implicite  fubîime ,  c'eft  fouil- 
ler fa  fainteté  par  des  intérêts  humains  :  c'eft  cela 
qui  eft  vraiment  une  impiété. 

Ces  diUin&ions  font  de  tout  tems  établies. 
On  ne  les  a  confondues  que  pour  moi  feul.  En 
étant  des  Inftitutions  nationales  la  Religion 
Chrétienne  ,  je  l'établis  la  meilleure  pour  le 
genre  humain.  L'Auteur  de  l'Efprit  des  Loix  a 
fait  plus  ;  il  a  dit  que  la  Mufulmane  étoit  la  meil- 
leure pour  les  Contrées  Asiatiques.  Il  raifonnoit 
en  politique,  &  moi  aufli.  Dans  quel  pays  a-t- 
on cherché  querelle,  je  ne  dis  pas  à  l'Auteur, 
niais  au  Livre   (10)?  Pourquoi  donc  fuis  -  je 

(10^  Il  eft  bon  de  remarquer  que  le  Livre  de  l'Efprit 
des  loix  fut  imprimé  pour  la  première  fois  à  Genève  , 
fans  que  les  Scholarques  y  trouvaient  rien  à  repren- 
dre ,  &  que  ce  fut  un  Parleur  qui  corrigea  l'Edition; 


DE    LA    MONTAGNE.         3* 

eoupable  ,   ou  pourquoi  ne  rétoit-  il  pas? 

Voila  ,  Monsieur,  comment  par  des  extraits 
fidèles  un  critique  équitable  parvient  à  connoî- 
tre  les  vrais  fentimens  d'un  Auteur  &  le  deifeui 
dans  lequel  il  a  compofé  fon  Livre.  Qu'on  exa- 
mine tous  les  miens  par  cette  méthode,  je  ne 
crains  point  les  jugemens  que  tout  honnête 
homme  en  pourra  porter.  Mais  ce  n'ett  pas  ain- 
fi  que  ces  Meilleurs  s'y  prennent  ,  ils  n'ont  gar- 
de ,  ils  n'y  trouveroient  pas  ce  qu'ils  cherchent. 
Dans  le  projet  de  me  rendre  coupable  à  tout 
prix,  ils  écartent  le  vrai  but  de  l'ouvrage;  ils 
lui  donnent  pour  but  chaque  erreur  ,  chaque  né- 
gligence échappée  à  l'Auteur ,  &  fi  par  hufard  il 
1  aille  un  parlage  équivoque  ,  ils  ne  manquent 
pas  de  l'interpréter  dans  le  fens  qui  n'eft  pas  le 
fien.  Sur  un  grand  champ  couvert  d'une  moif- 
fon  fertile  ,  ils  vont  triant  avec  foin  quelques 
mauvaifes  plantes  ,  pour  aceufer  celui  qui  l'a  fe- 
mé  d'être  un  empoifonneur. 

Mes  proportions  ne  pouvoient  faire  aucun 
mal  à  leur  place  >  elles  étoient  vraies,  utiles ,  hon- 
nêtes dans  le  fens  que  je  leur  donnois.  Ce  font 
leurs  faliifications ,  leurs  fubreptions ,  leurs  inter- 
prétations frauduleufes  qui  les  rendent  puniffa- 
bles  :  il  faut  les  brûler  dans  leurs  Livres ,  &  les 
couronner  dans  les  miens. 

Combien  de  fois  les  Auteurs  diffamés  &  le 
public  indigné  n'ont- ils  pns  réclamé  contre  cette 
manière     odieufe  de    déchiqueter   un  ouvrage, 

C  4 


36       PREMIERE    LETTRE 

d'en  défigurer  toutes  les  parties ,   d'en  juger  fur 
des  lambeaux  enlevés  ça  &  là  au  choix  d'un  ac- 
cufateur  infidèle  qui  produit  le  mal  lui-même , 
cil  le  détachant  du  bien  qui  le  corrige  &  l'expli- 
que ,  en  ditorquant  par-tout  le  vrai  fens?  Qu'on 
juge   la  Bruyère   ou  la  Rochefoucault  fur    des 
maximes  ifolées ,  à  la  bonne  heure  i   encore  fe- 
ra-t-il  jufle  de   comparer   &  de  compter.  Mais 
dans  un   Livre  de  raifonnement  ,  combien    de 
fens  divers  ne  peut  pas  avoir  la  même  propor- 
tion félon  la  manière  dont  l'Auteur  l'emploie  & 
dont  il  la  fait  envifager  ?  Il  n'y  a  peut  -  être  pas 
une  de  celles  qu'on  m'impute  à  laquelle  au  lieu 
où  je  l'ai  mife  la  page  qui  précède  ou  celle  qui 
fuit  ne  ferve  de  réponfe ,  &  que  je  n'aie   prife 
en  un  fens  dilférent  de  celui  que  lui  donnent 
mes    aceufateurs.    Vous  verrez  avant  la  fin  de 
ces   Lettres  des  preuves  de  cela  qui  vous   fur- 
prendront. 

Mais  qu'il  y  ait  des  proportions  faulfcs  ,  re- 
préhenfibles  ,  blâmables  en  elles  -  mêmes  ,  cela 
fuffit-il  pour  rendre  un  Livre  pernicieux  '{  Un 
bon  Livre  n'eft  pas  celui  qui  ne  contient  rien 
de  mauvais  ou  rien  qu'on  puiife  interpréter  en 
mal  i  autrement  il  n'y  auroit  point  de  bons  Li- 
vres :  mais  un  bon  Livre  efl:  celui  qui  contient 
plus  de  bonnes  choies  que  de  mauvaifes  ,  un  bon 
Livre  eft  celui  dont  l'erfet  total  elt  de  mener  au 
bien ,  malgré  le  mal  qui  peut  s'y  trouver.  Eh  ! 
que  feroit  -  ce ,  mon  Dieu  !  fi  dans  un  grand  ou- 
vrage plein  de  vérités  utiles ,  de  leçons  d'huma- 


DE    LA    MONTAGNE.  37 

ïihê  ,  de  piété ,  de  vertu  ,  il  étoit  permis  d'allé* 
cherchant  avec  une  maligne  exa&itude  toutes  les 
erreurs,  toutes  les  proportions  équivoques  ,  fuf- 
pectes  ou  inconsidérées  >  toutes  les  ineonféquen- 
ces  qui  peuvent  échapper  dans  le  détail  à  un  Au- 
teur furchargé  de  fa  matière ,  accablé  des  nom- 
breufes  idées  qu'elle  lui  fuggere  ,  diftrait  des 
unes  par  les  autres ,  &  qui  peut  à  peine  aflem- 
bler  dans  fa  tête  toutes  les  parties  de  fbn  vatte 
plan  ?  S'il  étoit  permis  de  faire  un  amas  de  tou- 
tes fes  fautes,  de  les  aggraver  les  unes  par  les 
autres  ,  en  rapprochant  ce  qui  eft  épars  ,  en  liant 
ce  qui  eft  ifolé  j  puis ,  taifant  la  multitude  de 
chofes  bonnes  &  louables  qui  les  démentent, 
qui  les  expliquent,  qui  les  rachètent ,  qui  mon- 
trent le  vrai  but  de  l'Auteur,  de  donner  cet  af- 
freux recueil  pour  celui  de  fes  principes  ,  d'a- 
vancer que  c'effc  -  là  le  réfumé  de  fes'  vrais  fen- 
timens  ,  &  de  le  juger  fur  un  pareil  extrait? 
Dans  quel  défert  faudroit- il  fuir  ,  .dans  quel  an- 
tre faudroit  -  il  fe  cacher  pour  échapper  aux  pour- 
fuites  de  pareils  hommes ,  qui  fous  l'apparence 
du  mal  puniroient  le  bien  ,  qui  compteroient 
pour  rien  le  cœur ,  les  intentions ,  la  droiture 
par  -  tout  évidente  ,  &  traiteroient  la  faute  la 
plus  légère  &  la  plus  involontaire  comme  le  cri- 
me d'un  fcélérat  ?  Y  a  -  t  -  il  un  feul  Livre  au 
monde ,  quelque  vrai  ,  quelque  bon  ,  quelque 
excellent  qu'il  puiife  être,  qui  pût  échapper  à  cette 
infkme  inquilition  \  Non,  Monfieur  ,  il  n'y  en 


38        PREMIERE    LETTRE 


pas  un,  pas  un  feuî ,  non  pas  l'Evangile  mê- 
le  :  car  le  mal  qui  n'y  feroit  pas ,  ils  fauroicnt 


3 

me 

l'y  mettre  par  leurs  extraits  infidèles  ,  par  leurs 

faulTes  interprétations. 

Nom  vous  déferons,  oferoient- ils  dire ,  un  Li- 
vre fcanâaleux  ,  téméraire  ,  impie ,  dont  la  morale 
ejî  d'enrichir  le  riche  &  de  dépouiller  le  pauvre 
(«)  ,  d'apprendre  aux  en/ans  à  renier  leur  mère  & 
leurs  frères  (Jy) ,  de  s'emparer  fam  fcrupule  du  bien 
d' autrui  (c)  ,  de  n'injîruire  point  les  médians  ,  de 
peur  qu'ils  ne  fe  corrigent  &  qu'ils  ne  [oient  far- 
donnés  (d)  ,  de  haïr  père  ,  mère  ,  femme  ,  erifatis  , 
tous  fei  proches  (e)  j  un  Livre  oh  l'on  foujfe  par- 
tout le  feu  de  la  difcorde  (/)  ,  où  Von  fe  vante 
d'armer  le  fis  contre  le  père  (g) ,  les  parens  Ftm 
contre  l'autre  (/j)  ,  les  domejli  qv.es  contre  leurs 
maîtres  (  O  >  oh  l'on  approuve  la  violation  des 
Loix  (k)  ,  où  l'on  impoje  en  devoir  la  perfécution 
(7)  j  où  pour  porter  les  peuples  au  brigandage  on 
fait  du  bonheur  éternel  le  prix  de  la  force  &  la 
conquête  des  hommes  vio'ens  (  m  ). 

(a)  Matth.  XTIT.  12.  Luc.  XIX.  26. 

(b)  Matth.  XIII.  48.  Marc.  III.  33. 

(c)  Marc.  XI.  2.  Luc.  XIX.  30. 

(d)  Marc.  IV.  12.  Jean.  XII.  40. 

(e)  Luc.  XIV.  26. 

(/)  Matth.  X.  34.  Luc.  XII.  $r.  ç*. 

(9)  Matth.  X.  3s.  Luc.  XII.  53. 

(h)  Ibid. 

(i)  Matth.  X.  36. 

(k)  Matth.  XII.  2.  &  feqq. 

(I)   Luc.  XJV.  23. 

(m)  Matth.  XI.  12. 


DE    LA    MONTAGNE.  39 

Figurez- vous  une  ame  infernale  analyfant 
ainfi  tout  l'Evangile  ,  formant  de  cette  calom- 
nieufe  analyfe  Tous  le  nom  de  ftofejjïon  de  foi 
Evangèliquè  un  Ecrit  qui  ferait  horreur ,  &  les. 
dévots  Pharifiens  prônant  cet  Ecrit  d'un  air  de 
triomphe  comme  l'abrégé  des  leçons  de  Jéfus- 
Chrift.  Voilà  pourtant  jufqu'où  peut  mener  cet- 
te indigne  méthode.  Quiconque  aura  lu  mes  Li- 
vres &  lira  les  imputations  de  ceux  qui  m'accu- 
fent,  qui  méjugent,  qui  me  condamnent,  qui 
me  pourfuivent ,  verra  que  c'eft  ainfi  que  tous 
m'ont  traité. 

Je  crois  vous  avoir  prouvé  que  ces  Meilleurs 
ne  m'ont  pas  jugé  félon  la  raifon  ;  j'ai  maintenant 
à  vous  prouver  qu'ils  ne  m'ont  pas  jugé  félon  les 
Loix  j  mais  laiflez-moi  reprendre  un  inftant  ha- 
leine. A  quels  triftes  effais  me  vois- je  réduit  à 
mon  âge  ?  Devois  -  je  apprendre  fi  tard  à  faire 
mon  apologie  ï  Etoit-ce  la  peine  de  commencer  ? 


PB  Sa. 


4©        SECONDE    LETTRE 

SECONDE   LETTRE. 


». 


'Ai  fuppofé,  Monfieur,  dans  ma  précédente 
Lettre  que  j'avois  commis  en  effet  contre  la  foi 
les  erreurs  dont  on  m'acc-ufe  ,  &  j'ai  fait  voir 
que  ces  erreurs  n'étant  point  nuifibles  à  la  fo- 
ciété  n'étoïent  pas  puniflables  devant  la  juflice 
humaine.  Dieu  s'eft  réfervé  fa  propre  défenfe, 
&  le  châtiment  des  fautes  qui  n'ofFenfent  que 
lui.  C'eft  un  fàcrilege  à  des  hommes  de  fe  faire 
les  vengeurs  de  la  divinité  ,  comme  fi  leur  pro- 
teclion  lui  étoit  néceffaire.  Les  Magiftrats  ,  les 
Rois  n'ont  aucune  autorité  fur  les  âmes  ,  & 
pourvu  qu'on  foit  fidèle  aux  Loix  de  la  focié- 
té  dans  ce  monde,  ce  n'eft  point  à  eux  de  fe 
mêler  de  ce  qu'on  deviendra  dans  l'autre  ,  où 
ils  n'ont  aucune  infpection.  Si  l'on  perdoit  ce 
principe  de  vue ,  les  Loix  faites  pour  le  bon- 
heur du  genre  humain  en  feroient  bientôt  le 
tourment ,  &  fous  leur  inquifition  terrible ,  les 
hommes  ,  jugés  par  leur  foi  plus  que  par  leurs 
œuvres ,  feroient  tous  à  la  merci  de  quiconque 
voudroit  les  opprimer. 

Si  les  Loix  n'ont  nulle  autorité  fur  les  fenti- 
mens  des  hommes  en  ce  qui  tient  uniquement 
à  la  Religion  ,  elles  n'en  ont  point  non  plus  en 
cette  partie  fur  les  écrites  où  l'on  manifefte  ces 


DÉ    LA    MONTAGNE.        *ï 

fentimens.  Si  les  Auteurs  de  ces  Ecrits  font  pu- 
niilàbles  ,  ce  n'eft  jamais  précifément  pour  avoir 
enfeigné  l'erreur,  puifque  la  Loi  ni  Tes  minis- 
tres ne  jugent  pas  de  ce  qui  n'eft  précifément 
qu'une  erreur.  L'Auteur  des  Lettres  écrites  de 
la  Campagne  paroît  convenir  de  ce  principe 
(w).  Peut-être  même  en  accordant  que  la  Politi- 
que &  la  Philofopbie  pourront  Contenir  la  liberté 
de  tout  écrire ,  le  pouiferoit-il  trop  loin  (c).  Ce 
n'eft  pas  ce  que  je  veux  examiner  ici. 

Mais  voici  comment  vos  Meilleurs  &  lui 
tournent  la  chofe  pour  autorifer  le  jugement 
rendu  contre  mes  Livres  &  contre  moi.  Ils  me 
jugent  moins  comme  Chrétien  que  comme  Ci- 
toyen ;  ils  me  regardent  moins  comme  impie  en- 
vers Dieu  que  comme  rebelle  aux  Loix  ;  ils 
voient  moins  en  moi  le  péché  que  le  crime  ,  & 
l'hérélie  que  la  défobéiifance.  J'ai,  félon  eux, 
attaqué  la  Religion  de  l'Etat  j  j'ai  donc  encouru 
la  peine  portée  par  la  Loi  contre  ceux  qui  l'at- 
taquent. Voilà ,  je  crois  ,  le  fens  de  ce  qu'ils 
ont  dit  d'intelligible  pour  juftirler  leur  procédé. 

Je  ne  vois  à  cela  que  trois  petites  difficultés. 
La   première  ,    de  favoir  quelle  eft  cette  Reli-* 
gion  de  l'Etat  ;  la  féconde  ,  de  montrer  corn- 

(n)  A  cet  égard,  dit  -  il  page  22,  je  retrouve  ajjez  mes 
maximes  dans  celles  des  représentations;  &  page  29  ,  il 
regarde  comme  inconteftable  que  perfonne  nç  peut  être 
pourfutvi  pourjès  idîïsjur  la  Religion. 

(0)  Page  }o. 


42  SECONDE    LETTRE 

ment  je  l'ai  attaquée  ;  la  troiGcme ,  de  trouver 
cette  Loi  félon  laquelle  j'ai  été  jugé. 

Qu'est  -  CE  que  la  Religion  de  l'Etat?  Ceft 
la  fainte  Réformation  Evangélique.  Voilà  fans 
contredit  des  mots  biens  fonnans.  Mais  qu'eft-ce 
à  Genève  aujourd'hui  que  la  fainte  Reformation 
Evangélique?  Le  fauriez-vous  ,  Monfieur,  par 
hafard  ?  En  ce  cas  je  vous  en  félicite.  Quant  à 
moi,  je  l'ignore.  J'avois  cru  le  favoir  ci  devant; 
mais  je  me  trompois  ainfi  que  bien  d'autres,  plus 
fa  vans  que  moi  fur  tout  autre  point ,  &  non  moins 
ignorans  fur  celui-là. 

QjJAiSiD  les  Réformateurs  fe  détachèrent  de 
l'Eglife  Romaine  ils  l'accuferent  d'erreur  ;  &  pour 
corriger  cette  erreur  dans  fa  fource  ,  ils  donnè- 
rent à  l'Ecriture  un  autre  fens  que  celui  que  l'E- 
glife lui  donnoit.  On  leur  demanda  de  quelle  au- 
torité îls  s'écartoient  ainli  de  la  doctrine  reçue  ? 
Ils  dirent  que  c'étoit  de  leur  autorité  propre  ,  de 
celle  de  leur  raifon.  Ils  dirent  que  le  fens  de  la 
Bible  étant  intelligible  &  clair  à  tous  les  hommes 
en  ce  qui  étoit  du  falut ,  chacun  étoit  juge  com- 
pétent de  la  doctrine ,  &  pouvoit  interpréter  la 
Bible,  qui  en  eft  la  règle,  félon  fon  efprit  par- 
ticulier; que  tous  s'accorderoient  ainfi  fur  les 
choies  effentielles  ,  &  que  celles  fur  lefquelles 
ils  ne  pourroient  s'accorder  ne  l'étoient  point. 

Voila  donc  l'efprit  particulier  établi  pour 
unique  interprète  de  l'Ecriture  ;  voilà  l'autorité 
de  l'Eglife  rejettée  ;    voilà  chacun  mis  pour  la 


DE    LA   MONTAGNE.  43 

doctrine  fous  fa  propre  jurifdiction.  Tels  font 
les  deux  points  fondamentaux  delà  Réforme: 
reconnoitre  la  Bible  pour  règle  de  fa  croyance» 
&  n'admettre  d'autre  interprète  du°fens  de  la 
Bible  que  foi.  Ces  deux  points  combinés  for- 
ment le  principe  fur  lequel  les  Chrétiens  Ré- 
formés fe  font  féparés  de  l'Eglife  Romaine  ,  & 
ils  ne  pouvoient  moins  faire  fans  tomber  en 
contradiction  î  car  quelle  autorité  interprétative 
auroient-ils  pu  fe  réfervcr,  aprcs  avoir  rejette 
celle  du  corps  de  l'Eglife  '{ 

Mais,  dira- t- on,  comment  fur  un  tel  prin- 
cipe les  Réformés  ont  -  ils  pu  fe  réunir  ?  Com- 
ment voulant  avoir  chacun  leur  «façon  de  pen- 
fer  ont- ils  fait  corps  contre  l'Eglife  Catholique? 
Ils  le  dévoient  faire  :  ils  fe  réuniffoient  en  ceci  , 
que  tous  reconnoiflbient  chacun  d'eux  comme 
juge  compétent  pour  lui- même.  Ils  toléroient 
&  ils  dévoient  tolérer  toutes  les  interprétations 
hors  une ,  favoir  celle  qui  ôtc  la  liberté  des 
interprétations.  Or  cette  unique  interprétation 
qu'ils  rejettoient  étoit  celle  des  Catholiques.  Ils 
dévoient  donc  profcrire  de  concert  Rome  feule  , 
qui  les  profcrivoit  également  tous.  La  diverïité 
même  de  leurs  façons  de  penfer  fur  tout  le  relie 
étoit  le  lien  commun  qui  les  unhfoit.  C'étoierft 
autant  de  petits  Etats  ligués  contre  une  grande 
Puiffance,  &  dont  la  confédération  générale n'ô- 
toit  rien  à  l'indépendance  de  chacun. 

Voila  comment  la  Riformation  Evangéliquc 


44  SECONDE    LETTRE 

s'en;  établie,  &  voilà  comment  elle  doit  fe  coh* 
fervei\  Il  ell  bien  vrai  que  la  doctrine  du  pluî 
grand  nombre  peut  être  propofée  à  tous  ,  com- 
me la  plus  probable  ou  la  plus  autorifée.  Le 
Souverain  peut  même  la  rédiger  en  formule  & 
la  prefct'ire  à  ceux  qu'il  charge  d'enfeigner , 
parce  qu'il  faut  quelque  ordre,  quelque  règle 
dans  les  in  (éructions  publiques  ,  &  qu'au  fond 
l'on  ne  gens  en  ceci  la  liberté  de  perfonne  » 
puîfque  nul  rt'eft  forcé  d'enfeigner  malgré  lui: 
mais  il  ne  s'enfuit  pas  de  -  là  que  les  par- 
ticuliers foient  obligés  d'admettre  précifément 
ces  interprétations  qu'on  leur  donne  &  cette 
doctrine  qu'on  leur  cnfeigne.  Chacun  en  de- 
meure feul  juge  pour  lui  -  même  5  &  ne  reçoit- 
noît  en  cela  d'autre  autorité  que  la  fienne  pro- 
pre. Les  bonnes  inftructions  doivent  moins 
fixer  le  choix  que  nous  devons  faire  que  nous 
mettre  en  état  de  bien  choifir.  Tel  elt  le  véri- 
table efprit  de  la  Ré  formation  î  tel  en  eft  le 
vrai  fondement.  La  raifon  particulière  y  pro- 
nonce ,  en  tirant  la  foi  de  la  règle  commune 
qu'elle  établit  ,  {avoir  l'Evangile  ;  &  il  eir  tel- 
lement de  l'erTence  de  la  raifon  d'être  libre , 
que  quand  elle  voudroit  s'aiTervir  à  l'autorité» 
cela  ne  dépendroit  pas  d'elle.  Portez  la  moin- 
dre atteinte  à  ce  principe,  &  tout  l'Evangélif- 
rne  croule  à  l'inîrant.  Qu'on  me  prouve  aujour- 
d'hui qu'en  matière  de  foi  je  fuis  obligé  de 
me  foumettre  aux  dédiions  de  quelqu'un ,  dès 

demain 


DE   LA   MONTAGNE.  45 

'demain  je  me  fais  Catholique ,   &  tout  homme 
conféquent  &  vrai  fera  comme  moi. 

Or  la  libre  interprétation  de  l'Ecriture  em- 
porte  non  -  feulement  le    droit  d'en    expliquer 
les  paifages  ,  chacun  félon  fon  fens  particulier, 
mais  celui  de  refter  dans  le  doute  fur  ceux  qu'on 
trouve  douteux,  &  celui  de  ne  pas  comprendre 
ceux    qu'on    trouve   incompréhenfibîes.    Voilà 
le   droit  de  chaque  fidèle  ,  droit  fur  lequel  ni 
les  Parleurs  ni  les  Magiftrats  n'ont  rien  à  voir. 
Pourvu  qu'on  refpecte  toute  la  Bible  &  qu'on 
s'accorde  fur  les  points  capitaux ,  on  vit  félon 
la  Réformation   Evangélique.    Le    ferment   des 
Bourgeois  de  Genève  n'emporte  rien  de  plus  que 
cela. 

Or  je  vois  déjà  vos  Docteurs  triompher  fur 
ces  points  capitaux ,  &  prétendre  que  je  m'en 
écarte.    Doucement ,  Meilleurs  ,  de    grâce  ;  ce 
neft  pas  encore   de  moi   qu'il  s'agit  ,   c'eft  de 
vous.  Sachons  d'abord  quels  font ,  félon  vous  , 
ces  points  capitaux ,    fâchons    quel   droit  vous 
avez  de  me  contraindre  à  les  voir  où  je  ne  les 
vois  pas  ,    &    où   peut-être  vous  ne  les  voyez 
pas  vous  -  mêmes.    N'oubliez   point  ,   s'il  vous 
plaît,  que  me  donner  vos  décidons  pourLoix, 
c'ett  vous  écarter  de  la  fainte  Réformation  Evan- 
géUque  ,    c'eft    en    ébranler    les  vrais    fonde- 
mens  ;  c'eft  vous  qui  par  la  Loi  méritez  puni- 
tion. 

Soit  que  l'on  cenfidere  l'état  politique   de 
Tome  IX.  D 


4*  SECONDE    LETTRE 

votre  République  lorfque  la  Réformation  fui 
inftituée ,  foit  que  l'on  pefe  les  termes  de  vos 
anciens  édits  par  rapport  à  la  Religion  qu'ils 
prefcrivent,  on  voit  que  la  Réformation  eft  par- 
tout mife  en  oppofition  avec  TEglife  Romaine , 
&  que  les  Loix  n'ont  pour  objet  que  d'abjurer 
les  principes  &  le  culte  de  celle-ci,  deftructifs 
de  la  liberté  dans  tous  les  fens. 

Dans  cette  pofition  particulière  l'Etat  n'exif- 
toit ,  pour  ainfi  dire  ,  que  par  la  féparation  des 
deux  Eglifes  ,  &  la  République  étoit  anéantie  fi 
le  Papifme  reprenoit  le  deiïus.  Ainfi  la  Loi  qui 
fixoit  le  culte  Evangélique  n'y  confidéroit  que 
l'abolition  du  cuite  Romain.  C'eft  ce  qu'attef- 
tent  les  invectives ,  même  indécentes  ,  qu'on 
voit  contre  celui-ci  dans  vos  premières  Ordon- 
nances ,  &  qu'on  a  fagement  retranchées  dans 
îa  fuite ,  quand  le  même  danger  n'exiftoit  plus  : 
c'eft  ce  qu'attefte  aufîi  le  ferment  du  Conflftoi- 
re ,  lequel  confiile  uniquement  à  empêcher  /o#- 
ies  idolâtries ,  blafphèmes ,  dijjblutions ,  &  autres 
çhofes  contrevenantes  à  l'honneur  de  Dieu  &  à  la 
Réformation  de  l'Evangile.  Tels  font  les  termes 
de  l'Ordonnance  paflee  en  1562.  Dans  la  revue 
de  la  même  Ordonnance  en  1576  on  mit  à  la 
tète  du  ferment ,  de  veiller  far  tous  fcandales  (p)  % 
ce  qui  montre  que  dans  la  première  formule  du 
ferment  on  n'avoit  pour  objet  que  la  féparation 
de  l'Eglife  Romaine  ;  dans  la  fuite  on  pourvut 

<jp)  Ordon,  Eccléf.  Tit.  JJI.  Art.  LXXV. 


DE    LA    MONTAGNE.  47 

encore  à  la  police  :  cela  eft  naturel  quand  un 
établiffement  commence  à  prendre  de  la  confif- 
tance  :  mais  enfin  dans  Tune  &  dans  l'autre  le- 
çon ,  ni  dans  aucun  ferment  de  Magiftrats ,  de 
Bourgeois ,  de  Miniftres  ,  il  n'eu:  queftion  ni 
d'erreur  ni  d'héréfie.  Loin  que  ce  fût- là  l'objet 
de  la  Réformation  ni  des  Loix  ,  c'eût  été  fe  met- 
tre en  contradiction  avec  foi-même.  Ainli  vos 
édits  n'ont  fixé  fous  ce  mot  de  Réformation  que 
les  points  controverfés  avec  TEglife  Romaine. 

Je  fais  que  votre  hiftoire  &  celle  en  général 
de  la  Réforme  eft  pleine  de  faits  qui  montrent 
une   inquifîtion  très  -  févere ,  &  que  de  perfé- 
cutés  les  Réformateurs  devinrent  bientôt  perfé- 
cuteurs  :   mais  ce  contrarie ,  fi    choquant  dans 
toute  l'hiitoire  du  Chriftianifme,  ne  prouve  au- 
tre chofe  dans  la  vôtre  que  l'inconféquence  des 
hommes  &  l'empire  des  parlions  fur  la  raifon. 
A  force    de  difputer   contre   le  Clergé  Catholi- 
que ,  le  Clergé  Proteftant  prit  l'efprit  difputeur 
&   pointilleux.    Il  vouloit  tout  décider  ,    tout 
régler  ,  prononcer  fur  tout  :   chacun  propofoit 
modeftement  fon  fentiment  pour  Loi  fuprême  à 
tous  les  autres  i  ce  n'étoit  pas  le  moyen  de  vi- 
vre en  paix.  Calvin  ,  fans  doute,  étoit  un  grand 
homme  ;  mais  enfin  c'étoit  un  homme  ,  &  qui 
pis  eft ,  un  Théologien  :  il  avoit  d'ailleurs  tout 
l'orgueil  du  génie  qui  fent  fa  fupériorité,  &  qui 
s'indigne  qu'on  la  lui  difpute  :  la  plupart  de  fes 
collègues  étoient  dans  le  même  cas  ;  tous  en  cela 

D  % 


45  SECONDE    LETTRE 

d'autant  plus  coupables  qu'ils  étoient  plus    in- 
Gonléquens. 

Aussi  quelle  prife  n'ont-ils  pas  donnée  en  et 
point  aux  Catholiques,  &  quelle  pitié  n'eft-ce 
pas  de  voir  dans  leurs  défenfes  ces  favans  hom- 
mes ,  ces  cfprits  éclairés  qui  raifonnoient  fi  bien 
fur  tout  autre  article  ,  déraifonner  fi  fortement 
fur  celui-là  ?  Ces  contradictions  ne  prouvoient 
cependant  autre  chofe ,  finon  qu'ils  fuivoient 
bien  plus  leurs  parlions  que  leurs  principes.  Leur 
dure  orthodoxie  étoit  elle  -  même  une  héréfie. 
C'étoit  bien  là  Pefprit  des  Réformateurs ,  mais 
ce  n'étoit  pas  celui  de  la  Réformation. 

L  a  Religion  Proteftante  eft  tolérante  par 
principe ,  elle  eft  tolérante  eifentiellement ,  elle 
ï'eft  autant  qu'il  eft  pofTible  de  l'être ,  puifque 
le  feul  dogme  qu'elle  ne  tolère  pas  eft  celui  de 
l'intolérance.  Voi!à  Pinfurmontable  barrière  qui 
nous  fépare  des  Catholiques  &  qui  réunit  les 
autres  communions  entr'elles  ;  chacune  regarde 
bien  les  autres  comme  étant  dans  l'erreur  j  mais 
nulle  ne  regarde  ou  ne  doit  regarder  cette  er- 
reur comme  un  obftacle  au  falut  ((?)• 

Les  Réformés  de  nos  jours ,  du  moins  les 
Miniftres  ,  ne  connoiifent  ou  n'aiment  plus  leur 

(g)  De  toutes  les  Sectes  du  Chriftianifme  la  Luthérien- 
ne me  paroit  la  plus  inconfequente.  Elle  a  réuni  comme 
à  plaifir  contre  elle  feule  .toutes  les  objections  qu'elles  fe 
font  Tune  à  l'autre  Elle  eit  en  particulier  intolérante 
comme  l'Eglife  Romaine-,  mais  le  grand  argument  de  cel- 
le-ci lui  manque;  elle  eit  intolérante  fans  iayw  poarqu®v 


DE     LA    MONTAGNE.         4* 

Religion.  S'ils  Pavoient  connue  &  aimée,  à  la 
publication  de  mon  Livre  ils  auroient  pouffé  de 
concert  un  cri  de  joie  ,  ils  fe  feroient  tous  unis 
avec  moi  qui  n'attaquois  que  leurs  adverfaires  ; 
mais  ils  aiment  mieux  abandonner  leur  propre 
eaufe  que  de  fou  tenir  la  mienne  :  avec  leur  ton 
rifiblement  arrrogant,  avec  leur  rage  de  chicane 
&  d'intolérance  ,  ils  ne  favent  plus  ce-  qu'ils 
croient  ni  ce  qu'ils  veulent  ni  ce  qu'ils  difent.  Je 
ne  les  vois  plus  que  comme  de  mauvais  valets 
des  Prêtres  ,  qui  les  fervent  moins  par  amour 
pour  eux  que  par  haine  contre  moi  (>:).  Quand 
ils  auront  bien  difputé  ,  bien  chamaillé ,  bien 
ergoté,  bien  prononcé;  tout  au  fort  de  leur 
petit  triomphe,  le  Clergé  Romain  ,  qui  mainte- 
nant rit  &  les  laine  faire  ,  viendra  les  chaffer 
armé  d'argumens  adhommem  fans  réplique,  & 
les  battant  de  leurs  propres  armes  ,  il  leur  dira  : 
cela  va  bien  ,•  mais  à  préfent  otez-vous  de  là  r  mé- 
chans  intrus  que  vous  êtes  i  vous  n'avez,  travaillé 
que  poumons.  Je  reviens  à  mon  fujet. 

L'église  de  Genève  n'a  donc  &  ne  doit  avoir 
comme  Réformée  aucune  profefïion  de  foi  pré- 
cife,  articulée,  &  commune  à  tous  fes  mem- 
bres. Si  l'on  vouloit  en  avoir  une  ,  en  cela  mê- 
me on  blefferoit  la  Liberté  Evangélique  ,  on  re- 
nonceroit  au  principe  de  la   Réformation ,  on 

(r)  Il  eft  afle?:  fuperflu  ,  je  crois,  d'avertir  que  j'excep- 
te ici  mon  Pafteur  ,  &  ceux  qui ,  fur  ce  point ,  penfent 
comme  lui, 

D3 


Vfo         SECONDE    LETTRE 

•violeroit  la  Loi  de  l'Etat.  Toutes  les  Eglife? 
Proteftantes  qui  ont  dreffé  des  formules  de  pro- 
fefîîon  de  foi ,  tous  les  Synodes  qui  ont  déter- 
miné des  points  de  doctrine ,  n'ont  voulu  que 
prefcrire  aux  Pafteurs  celle  qu'ils  dévoient  en- 
feigner  ,  &  cela  étoit  bon  &  convenable.  Mais 
fi  ces  Eglifes  &  ces  Synodes  ont  prétendu  faire 
plus  par  ces  formules ,  &  prefcrire  aux  fidèles 
ce  qu'ils  dévoient  croire  ;  alors  par  de  telles  dé- 
diions ces  affemblées  n'ont  prouvé  autre  chofe  , 
finon  qu'elles  ignoroientleur  propre  Religion. 

L'Église  de  Genève  paroiflbit  depuis  long- 
tems  s'écarter  moins  que  les  autres  du  véritable 
cfprit  du  Chriftianifme ,  &  c'eft  fur  cette  trom- 
peufe  apparence  que  j'honorai  fes  Pafteurs  d'é- 
loges dont  je  les  croyois  dignes  ;  car  mon  in- 
tention n'étoit  apurement  pas  d'abufer  le  pu- 
blic. Mais  qui  peut  voir  aujourd'hui  ces  mê- 
mes Miniftres  ,  jadis  fi  coulans  &  devenus  tout- 
à-coup  Ci  rigides,  chicaner  fur  l'orthodoxie  d'un 
Laïque  &  lailfer  la  leur  dans  une  Ci  fcandaleufe 
incertitude?  On  leur  demande  fi  Jéfus-Chrift 
eft  Dieu,  ils  n'ofent  répondre;  ont  leur  deman- 
de quels  myfteres  ils  admettent,  ils  n'ofent  ré- 
pondre. Sur  quoi  donc  répondront- ils  ,  &  quels 
feront  les  articles  fondamentaux,  différens  des 
miens  ,  fur  lefquels  ils  veulent  qu'on  fe  décide , 
fi  ceux-là  n'y  font  pas  compris  ? 

Un    Philofophe  jette  fur  eux  un  coup-d'œil 
rapide  j  ils  les  pénètre ,  ils  les  voit  Ariens ,  Soci- 


DE    LA    MONTAGNE.         ,?* 

tiiens  ;  il  le  dit ,  &  penfe  leur  faire  honneur  ï 
mais  il  ne  voit  pas  qu'il  expofe  leur  intérêt  tem- 
porel ;  la  feule  chofe  qui  généralement  décide 
ici- bas  de  la  foi  des  hommes. 

Aussi-ïôt  alarmés  ,  effrayés  ,  ils  s'aflemblenr, 
ils  difeutent ,  ils  s'agitent ,  ils  ne  favent  à  quel 
faint  fe  vouer  ;  &  après  force  confultations  (j)» 
délibérations ,  conférences ,  le  tout  aboutit  à 
un  »amphigouri  où  Ton  ne  dit  ni  oui  ni  non ,  & 
auquel  il  eft  aufîi  peu  pofîible  de  rien  compren- 
dre qu'aux  deux  plaidoyers  de  Rabelais  (t).  La 
doctrine  orthodoxe  n'eft-elle  pas  bien  claire,  & 
ne  la  voilà- t-il  pas  en  de  fûres  mains  ? 

Cependant  parce  qu'un  d'entr'eux  compi- 
lant force  plaifanteries  fcholaftiques  aufli  béni- 
gnes qu'élégantes  ,  pour  juger  mon  Chriftianifme 
ne  craint  pas  d'abjurer  le  lien  ;  tout  charmés  du 
favoir  de  leur  confrère  ,  &  fur- tout  de  fa  logique, 
ils  avouent  fon  docte  ouvrage,  &  l'en  remercient 
par  une  dépuration.  Ce  font ,  en  vérité  ,  de  1111- 
gulieres  gens  que  Meilleurs  vos  Miniftres  !  on 
ne  fait  ni  ce  qu'ils  croient  ni  ce  qu'ils  ne 
croient  pas  ;  on  ne  fait  pas  même  ce  qu'ils 
font  femblant  de  croire  :  leur  feule  manière 
d'établir  leur  foi  eft  d'attaquer  celle  des  autres  j 

(V  Quand  on  efi  bien  décidé  fur  ce  qu'on  croit ,  di- 
foità  ce  fujet  un  Journaliite  ,  une  prof ejjîon  de  foi  doit 
être  bientôt  faite. 

(t)  11  y  auroit  peut-être  eu  quelques  embarras  à  s'ex- 
pliquer plus  clairement  fans  être  obligés  de  fe  rétracter 
fur  certaines  chofes. 

D4 


5*  SECONDE    LETTRE 

ils  font  comme  les  Jéfuites   qui,  dit  -  on ,  i'oN 

çoient  tout  le  monde   à  figner  la  conftitution 

Fans  vouloir  la  figner  eUx- mêmes.   Au  lieu  de 

s'expliquer  fur   la  doctrine  qu'on   leur   impute 

ils  penfent  donner  le  change  aux  autres  Eglifss 

en  cherchant  querelle  à  leur  propre  défenfeur  ; 

ils  veulent  prouver  par    leur  ingratitude  qu'ils 

n'avoient  pas  befoin  de  mes  foins ,   &  croient 

fe  montrer  aifez  orthodoxes  en  fe  montrant  per- 

fécutéurs.1 

De  tout  ceci  je  conclus  qu'il  n'efi:  pas  aifé 
de   dite  eir  quoi  confilte  à  Genève  aujourd'hui 
la  fainte  Réformaticn.  Tout  ce  qu'on  peut  avan- 
cer de  certain  fur  cet  article  ett ,  qu'elle  doit  con- 
fiftér  principalement  à  rejetter  les  points  contef- 
tes  à  l'Eglife  Romaine  par  les  premiers  Réforma- 
teurs 5. &  fur-tout  par  Calvin.  C'eft-là  i'efprit  de 
votre  'inftitution  ;  c'eft  par-là  que  vous  êtes  un 
peuple  libre  ,  &  c'eft  par  ce  côté  feul  que  la  Re- 
ligion fait  chez  vous  partie  de  la  Loi  de  l'Etat. 

De  cette  première  queftion  je  palfe  à  la  fé- 
conde ,  &  je  dis  ;  dans  Un  Livre  où  la  vérité  ,  l'u- 
tilité, la  néceflité  de  la  Religion  en  général  e(t 
établie  avec  la  plus  grande  force,  où,  ians  don- 
ner aucune  exclufion  («)»  l'Auteur  préfère  la 
Religion  Chrétienne  à  tout  autre  culte  ,  &  la 
Réformation  Evangélique  à  toute  autre  feue  , 

(11)  J'exhorte  tout  lecteur  équitable  à  relire  &  pefer 
dans  l'Emile  ce  qui  fuit  immédiatement  la  profeiîîon  de 
foi  du  Vicaire  ,  &  où  je  reprends  h  parole. 


DE    LA    MONTAGNE.        j?J 

comment  fe  peut-il  que  cette  même  Réforma- 
tion foit  attaquée  '<  Cela  paroit  difficile  à  con- 
cevoir. Voyons  cependant. 

J'ai  prouvé  ci- devant  en  général  &  je  prou- 
verai plus  en  détail  ci-après  qu'il  n'eft  pas  vrai 
que  le  Chriilianifme  foie  attaqué  dans  mon  Li- 
vre. Or  lorfque  les  principes  communs  ne  font 
pas  attaqués  on  ne  peut  attaquer  en  particu- 
lier aucune  fe&e  que  de  deux  manières  -,  favoir, 
indirectement  en  foutenant  les  dogmes  diftinc- 
tifs  de  fes  adverfaires  ,  ou  directement  en  atta- 
quant les  fiens. 

Mais  comment  aurois-je  foutenu  les  dogmes 
diftin&ifs  des  Catholiques ,  puifqu'au  contraire 
ce  font  les  feuls  que  j'aie  attaqués  ,  &  puifque 
c'eft  cette  attaque  même  qui  a  foulevé  contre 
moi  le  parti  Catholique,  fans  lequel  il  eft  fur 
que  les  Proteltans  n'auroient  rien  dit  ?  Voilà , 
je  l'avoue  ,  une  des  chofes  les  plus  étranges 
dont  on  ait  jamais  oui  parler,  mais  elle  n'en 
eft  pas  moins  vraie.  Je  fuis  confeiîeur  de  la  foi 
Proteftante  à  Paris,  &  c'eft  pour  cela  que  je  le 
fuis  encore  à  Genève. 

Et  comment  aurois-je  attaqué  les  dogmes  dif- 
tindlifs  des  Proteftans  ,  puifqu'au  contraire  ce 
font  ceux  que  j'ai  foutenus  avec  le  plus  de  for- 
ce ,  puifque  je  n'ai  ceffé  d'infifter  fur  l'autorité 
de  la  raifon  en  matière  de  foi ,  fur  la  libre 
interprétation  des  écritures  ,  fur  la  tolérance 
évangélique  ,    &   fur    l'obéilfance  aux    Loix  , 


1)4-  SECONDE    LETTRE 

même  en  matière  de  culte  ;  tous  dogmes  diftinc- 
tifs  Se  radicaux  de  l'Eglife  Réformée  ,  &  fans 
lefqueîs,  loin  d'être  foiidement  établie ,  elle  ne 
pourroit  pas  même  exilter. 

Il  y   a  plus  ;  voyez    quelle  force   la   forme 
même  de  l'Ouvrage  ajoute  aux  argumens  en  fa- 
veur   des  Réformés.    C'eft   un  Prêtre  Catholi- 
que qui  parle ,  &  ce  Prêtre  n'eft  ni  un  impie 
ni  un  libertin  :  c'eft  un  homme  croyant  &  pieux  , 
plein  de  candeur  ,  de  droiture  ,  &    malgré  fes 
difficultés,  fes  objections,  fes  doutes ,  nourrhTant 
au  fond  de  fon  cœur  le  plus  vrai  refped  pour 
le  culte  qu'il  profeffe  ;  un  homme  qui  ,    dans 
les  épanchemens  les  plus  intimes,  déclare  qu'ap- 
pelle dans  ce  culte  au  fervice  de  l'Eglife  il   y 
remplit  avec  toute  l'exactitude  pofïible  les  foins 
qui  lui  font  preferits  ,   que  fa  confeience  lui  re- 
procheroit  d'y  manquer  volontairement  dans  la 
moindre  chofe  ,  que  dans  le  myftere  qui  choque 
le  plus  fa  raifon  ,  il   fe  recueille  au  moment  de 
la  confécration    pour  la    faire  avec    toutes  les 
difpofitions  qu'exigent  l'Eglife  &  la  grandeur  du 
Incrément,  qu'il  prononce  avec  refpect  les  mots 
facramentaux  ,  qu'il  donne  à  leur  effet  toute  la 
foi  qui  dépend  de   lui,  &   que,  quoi  qu'il  en 
foit  de  ce  myftere  inconcevable  ,  il  ne  craint  pas 
qu'au  jour  du  jugement  il  foit  puni  pour  l'avoir 
jamais  profané  dans  fon  cœur  (x). 

Voila  comment  parle  &   penfe   cet  homme 

(#)  Emile  P.  III.  p.  uç  &  116. 


DE    LA    MONTAGNE:  .ff 

"vénérable ,  vraiment  bon  ,  fage  ,  vraiment  Chré- 
tien ,  &  le  Catholique  le  plus  fincere  qui  peut- 
être  ait  jamais  exifté. 

Ecoutez  toutefois  ce  que  dit  ce  vertueux  Prê- 
tre à  un  jeune  homme  Proteftant  qui  s'étoit  fait 
Catholique  &  auquel  il  donne  des  confeils.  „  Re- 
„  tournez  dans  votre  Patrie  ,  reprenez  la  Reli- 
„  gion  de  vos  pcres ,  fuivez-la  dans  la  fincérite 
„  de  votre  cœur  &  ne  la  quittez  plus  ;  elle  elfe 
„  très-fimple  &  très-fainte  ;  je  la  crois  de  toutes 
„  les  Religions  qui  font  fur  la  terre  celle  dont 
a,  la  morale  eft  la  plus  pure  ,  &  dont  la  raifon 
,5  fe  contente  le  mieux  (y).  " 

Il  ajoute  un  moment  après.  „  Quand  vous 
„  voudrez  écouter  votre  conférence ,  mille  ob£ 
„  tacles  vains  difparoîtront  à  fa  voix.  Vous  fen- 
„  tirez  que  dans  l'incertitude  où  nous  fommes, 
3,  c'eft  une  inexcufable  préfomption  de  pro- 
„  felTer  une  autre  Religion  que  celle  où  l'on 
„  eft  né  ;  &  une  faufTeté  de  ne  pas  pratiquer  fin- 
„  cérement  celle  qu'on  profefTe.  Si  l'on  s'égare, 
35  on  s'ôteune  grande  excufe  au  tribunal  du  Sou- 
,3  verain  Juge.  Ne  pardonnera- t-ii  pas  plutôt 
„  l'erreur  où  l'on  fut  nourri  que  celle  qu'on  ofa 
„  choifîr  foi-même  ?  (z).  " 

Quelques  pages  auparavant  il  avoit  dit:  „  Si 
„  j'avois  des  Proteftans  à  mon  voifinage  ou  dans 
33  ma  ParoifTe,  je  ne  les  diftinguerois  point  de 
j,  mes  Paroifîïens   en  ce  qui  tient  à  la  charité 

(y)  Ibid.  p.  izi.  (z)  Ibid. 


"fff  SECONDE    LETTRE 

„  Chrétienne  ;  je  les  porterois  tous  également  à 
„  s'entr'aimer  ,  à  fe  regarder  comme  frères  ,  à 
„  refpectsu  toutes  les  Religions  &  à  vivre  en 
„  paix  chacun  dans  la  Tienne.  Je  penfe  que  fol- 
,5  liciter  quelqu'un  de  quitter  celle  où  il  eft  né  , 
,j  c'eft  le  'oiliciter  de  mal  faire  &  par  conféquent 
„  faire  mal  foi  -  même.  En  attendant  de  plus 
„  grandes  lumières  ,  gardons  l'ordre  public ,  dans 
„  tout  pays  refpectons  les  Loix  ,  ne  troublons 
point  le  culte  qu'elles  preferivent,  ne  portons 
point  les  Citoyens  à  la  défobéiiîance  :  car  nous 
„  ne  favous  point  certainement  Ci  c'eft  un  bien 
pour  eux  de  quitter  leurs  opinions  pour  d'au- 
tres ,  &  nous  favons  certainement  que  c'eft  un 
mal  de  défobéir  aux  Loix.  " 
Voila  ,  Monfieur  ,  comment  parle  un  Prêtre 
Catholique  dans  un  Ecrit  où  l'on  m'aceufe  d'a- 
voir attaqué  le  culte  des  Réformes  ,  &  où  il 
n'en  eft  pas  dit  autre  chofe.  Ce  qu'on  auroit  pu 
me  reprocher  ,  peut-être  ,  étoit  une  partialité  ou- 
trée en  leur  faveur  ,  &  un  défaut  de  convenan- 
ce, en  faifant  parler  un  Prêtre  Catholique  com- 
me jamais  Prêtre  Catholique  n'a  parlé.  Ainfi  j'ai 
fait  en  toute  chofe  précifément  le  contraire  de 
ce  qu'on  m'aceufe  d'avoir  fait.  On  diroit  que 
vos  Magiftrats  fc  font  conduits  par  gageure: 
quand  ils  auroient  parié  de  juger  contre  l'é- 
vidence ils  n'auroient  pu  mieux  réuflir. 

Mais  ce  Livre  contient  des  objections,  des 
difficultés,   des  doutes  î  Et  pourquoi  non,  je 


DE    LA    MONTAGNF.         fâ 

Vous  prie  ?  Où  eft  le  crime  à  un  Proteftant  de 
propofer  fes  doutes  fur  ce  qu'il  trouve  douteux  , 
&  fes  objections  fur  ce  qu'i»l  en  trouve  fufcep- 
tible  ?  Si  ce  qui  vous  paroît  clair  me  paroît  obf- 
cur  ,  fi  ce  que  vous  jugez  démontré  ne  me  fem- 
ble  pas  l'être  ,  de  quel  droit  prétendez  -  vous 
foumettre  ma  raifon  à  la  vôtre ,  &  me  donnée 
votre  autorité  pour  loi ,  comme  fi  vous  préten- 
diez à  l'infaillibilité  du  Pape  '<  N'eft-il  pas  plaifant 
qu'il  faille  raifonner  en  Catholique  pour  m'ac- 
eufer  d'attaquer  les  Proteftans  ? 

Mais  ces  objections  &  ces  doutes  tombent  fur 
les  points  fondamentaux  de  la  foi?  Sous  l'appa- 
rence de  ces  doutes  on  a  rafTemblé  tout  ce  qui 
peut  tendre  à  fapper  ,  ébranler  &  détruire  les 
principaux  fondemens  de  la  Religion  Chrétien- 
ne ?  Voilà  qui  change  la  thefe,  &  fi  cela  eft 
vrai ,  je  puis  être  coupable  ;  mais  auffi  c'eft  un 
menfonge ,  &  un  menfonge  bien  imprudent  de 
la  part  de  gens  qui  ne  favent  pas  eux-mêmes  en 
quoi  Confiftent  les  principes  fondamentaux  de 
leur  Chriftianifme.  Pour  moi,  je  fais  très -bien 
en  quoi  confiftent  les  principes  fondamentaux  du 
mien  ,  &  je  l'ai  dit.  Prefque  toute  la  profefîioii 
de  foi  de  la  Julie  eft  affirmative,  toute  la  pre- 
mière partie  de  celle  du  Vicaire  eft  affirmative , 
la  moitié  de  la  féconde  partie  eft  encore  affir- 
mative, une  partie  du  chapitre  de  la  Religion 
civile  eft  affirmative,  la  Lettre  à  M.  l'Archevê- 
que de  Paris  eft  affirmative.    Voilà  ,  Meilleurs , 


<ft  SECONDE    LETTRE 

mes  articles  fondamentaux  :  voyons  les  vôtre?. 
Ils  font  adroits ,  ces  Meilleurs  ;  ils  établirent 
la  méthode  de  difcufîion  la  plus  nouvelle  &  la 
plus  commode  pour  des  perfécuteurs.  Ils  laiffent 
avec  art  tous  les  principes  de  la  doctrine  incer- 
tains &  vagues.  Mais  un  Auteur  a-t-il  le  mal- 
heur de  leur  déplaire  ,  ils  vont  furetant  dans  fes 
Livres  quelles  peuvent  être  fes  opinions.  Quand 
ils  croient  les  avoir  bien  conftatées ,  ils  pren- 
nent les  Contraires  de  ces  mêmes  opinions  & 
en  font  autant  d'articles  de  foi.  Enfuite  ils 
crient  à  l'impie,  au  blafphème,  parce  que  l'Au- 
teur n'a  pas  d'avance  admis  dans  fes  Livres  les 
prétendus  articles  de  foi  qu'ils  ont  bâtis  après 
coup  pour  le  tourmenter. 

Comment  les  fuivre  dans  ces  multitudes  de 
points  fur  lefquels  ils  m'ont  attaqué  ?  comment 
raifembler  tous  leurs  libelles ,  comment  les  lire  ? 
Qui  peut  aller  trier  tous  ces  lambeaux  ,  toutes 
ces  guenilles  chez  les  frippiers  de  Genève  ou 
dans  le  fumier  du  Mercure  de  Neuchatel  ?  Je 
me  perds  ,  je  m'embourbe  au  milieu  de  tant  de 
bêtifes.  Tirons  de  ce  fatras  un  feul  article  pour 
fervir  d'exemple ,  leur  article  le  plus  triomphant, 
celui  pour  lequel  leurs  prédicans  (*)  fe  font  mis 
en  campagne  &  dont  ils  ont  fait  le  plus  de  bruit  : 
les  miracles. 

(*)  Je  n'aurois  point  employé  ce  terme  que  je  trou- 
vois  déprifant ,  fi  l'exemple  du  Confeil  de  Genève ,  qui 
s'en  fervoit  en  écrivant  au  Cardinal  de  Fleury,  ne  m'eût 
appris  que  mon  fcrupule  étoit  mal  fondé. 


DE    LA    MONTAGNE.         0 

J'entre  dans  un  long  examen.  Pardonnez- 
m'en  l'ennui ,  je  vous  fupplie.  Je  ne  veux  dif- 
cuter  ce  point  fi  terrible  que  pour  vous  épar- 
gner ceux  fur  lefquels  ils  ont  moins  infifté. 

Ils  difent  donc  :  „  J.  J.  Roufleau  n'eft  pas 
w  Chrétien  ,  quoiqu'il  le  donne  pour  tel  ;  car 
„  nous  ,  qui  certainement  le  fommes ,  ne  pen- 
„  fons  pas  comme  lui.  J.  J.  RoulTeau  ne  croit 
5}  point  à  la  Révélation ,  quoiqu'il  dife  y  croire  : 
„  en  voici  la  preuve. 

„  Dieu  ne  révèle  pas  fa  volonté  immédiate- 
„  ment  à  tous  les  hommes.  Il  leur  parle  par  fes 
„  Envoyés  ,  &  ces  Envoyés  ont  pour  preuve 
35  de  leur  million  les  miracles.  Donc  quicon- 
M  que  rejette  les  miracles  rejette  les  Envoyés  de 
„  Dieu,  &  qui  rejette  les  Envoyés  de  Dieu  re- 
55  jette  la  Révélation.  Or  Jean  Jacques  Rou£ 
„  feau  rejette  les  miracles.  " 

Accordons  d'abord  &  le  principe  &  le  fait 
comme  s'ils  étoient  vrais ,  nous  y  reviendrons 
dans  la  fuite.  Cela  fuppofé ,  le  raifonnement 
précédent  n'a  qu'un  défaut  :  c'eft  qu'il  fait  di- 
rectement contre  ceux  qui  s'en  fervent.  Il  eft 
très- bon  pour  les  Catholiques  ,  mais  très-mauvais 
pour  les  Proteltans.  Il  faut  prouver  à  mon  tour. 
Vous  trouverez  que  je  me  répète  fouvent , 
mais  qu'importe  ?  Lorf,u'une  même  propofition 
m'eft  néceifaire  à  des  argumens  tout  différens  , 
dois-je  éviter  de  la  reprendre  ?  Cette  affectation 
feroit  puérile.  Ce  n'eft  pas  de  variété  qu'il  sV 


ôo  SECONDE    LETTRE 

git ,  c'en:  de  vérité,  de  raifonnemens  juftes  &  eon- 
cluans.  Paffez  le  relie  ,  &  ne  longez  qu'à  cela. 

Quand  les  premiers  Réformateurs  commen- 
cèrent à  fe  faire  entendre  l'Eglife  univerfelle 
étoit  en  paix;  tous  les  fentimens  étoient  unani- 
mes y  il  n'y  avoit  pas  un  dogme  erfentiel  débattu 
parmi  les  Chrétiens. 

Dans  cet  état  tranquille ,  tout- à-coup  deux 
ou  trois  hommes  élèvent  leur  voix,  &  crient 
dans  toute  l'Europe  :  Chrétiens  ,  prenez  garde 
à  vous  ;  on  vous  trompe  ,  on  vous  égare ,  on 
vous  mené  dans  le  chemin  de  l'enfer  :  le  Pape 
eft  l'Àntechrift  ,  le  fuppôt  de  Satan,  fon  Eglife 
eft.  l'école  du  menfonge.  Vous  êtes  perdus  il 
vous  ne  nous  écoutez. 

A  ces  premières  clameurs  l'Europe  étonnée 
refta  quelques  momens  en  filence  ,  attendant  ce 
qu'il  en  arriveroit.  Enfin  le  Clergé  revenu  de 
fa  première  furprife  &  voyant  que  ces  nou- 
veaux venus  fe  faifoient  des  Se&ateurs  ,  comme 
s'en  fait  toujours  tout  homme  qui  dogmatife , 
comprit  qu'il  falloit  s'expliquer  avec  eux.  Il 
commença  par  leur  demander  à  qui  ils  en  avoient 
avec  tout  ce  vacarme  '(  Ceux  -  ci  répondent  fiè- 
rement qu'ils  font  les  Apôtres  de  la  vérité ,  ap- 
pelles à  réformer  l'Eglife  &  à  ramener  les  fidè- 
les de  la  voie  de  perdition  où  les  conduifoient  les 
Prêtres. 

Mais  ,  leur  repliqua-t-on  ,  qui  vous  a  donné 
sette  belle  conimifljott  ,   de    venir  troubler  la 

paix 


Î)E    LA    MONTAGNE»         &| 

paix  de  l'Eglife  &  la  tranquillité  publique  ? 
Notre  confcience  ,  dirent  -  ils ,  la  raifon  ,  la  lu- 
mière intérieure  ,  la  voix  de  Dieu  à  laquelle 
nous  ne  pouvons  réfifter  fans  crime  :  c'eft  lui 
qui  nous  appelle  à  ce  faint  miniftere  t  &  nous 
fuivons  notre  vocation. 

Vous  êtes  donc  Envoyés  de  Dieu,  reprirent 
les  Catholiques.  En  ce  cas  ,  nous  convenons 
que  vous  devez  prêcher  ,  réformer  ,  inftruire  ,  & 
qu'on  doit  vous  écouter,  Mais  pour  obtenir  ce 
droit  commencez  par  nous  montrer  vos  lettres 
de  créance.  Prophétifez  ,  guériiTez  ,  illuminez  , 
faites  des  miracles  ,  déployez  les  preuves  de 
votre  miflîon. 

La  réplique  des  Réformateurs  efi;  belle  ,  & 
vaut  bien  la  peine   d'être  tranferite. 

„  Oui  ,  nous  fommes  les  Envoyés  de  Dieu  : 

j,  mais  notre  million  n'eft  point  extraordinai- 

,,  re  :  elle  eft  dans  l'impulfion  d'une  confcience  * 

„  droite,   dans   les   lumières  d'un  entendement 

„  fain.   Nous    ne   vous     apportons    point  une 

„  Révélation  nouvelle  ,  nous  nous  bornons  à 

„  celle  qui  vous  a  été   donnée   ,    &  que  vous 

„  n'entendez   plus.     Nous     venons    à    vous 

„  non  pas  avec  des  prodiges  qui  peuvent  être 

„  trompeurs  &  dont  tant  de  faufTes   doctrines 

„  fe    font   étayées  ,    mais  avec    les  lignes    de 

„  la  vérité   &    de   la   raifon   qui  ne   trompent 

„  point  ;  avec  ce  Livre  faint  que  vous  défigu- 

}?  rez  &  que  nous  vous  expliquons.    Nos  nai- 

Tome  IX.  E 


€%  SECONDE    LETTRÉ 

'„  racles  font  des  argumens  invincibles  ,  nos 
j,  prophéties  font  des  démonftrations  :  nous 
„  vous  prédifons  que  il  vous  n'écoutes  la  voix 
>5  de  Chrift  qui  vous  parle  par  nos  bouches  , 
35  vous  ferez  punis  comme  des  ferviteurs  infi- 
3,  deles  à  qui  l'on  dit  la  volonté  de  leurs  maî- 
5>  très  ,  &  qui  ne  veulent  pas  l'accomplir.  " 

Il  n'étoit  pas  naturel  que  les  Catholiques 
convinifent  de  l'évidence  de  cette  nouvelle  doc- 
trine ,  &  c'eft  aufli  ee  que  la  plupart  d'entre 
•ux  fe  gardèrent]  bien  de  faire.  Or  on  voit 
que  la  difpute  étant  réduite  à  ce  point  ne  pou- 
voit  plus  finir  ,  &  que  chacun  de  voit  fe  don- 
ner gain  de  caufe  ,  les }  Proteftans  foutenant 
toujours  que  leurs  interprétations  &  leurs  preu- 
ves étoient  (i  claires  qu'il  falloit  être  de  mau- 
vaife  foi  pour  s'y  refufer  j  &  les  Catholiques, 
de  leur  côté ,  trouvant  que  les  petits  argumens 
de  quelques  particuliers  ,  qui  même  n'étoien-c 
pas  fans  réplique  »  ne  dévoient  pas  l'emporter 
fur  l'autorité  de  toute  l'Eglife,  qui  de  tout  tems 
avoit  autrement  décidé  qu'eux  les  points  dé- 
battus. 

Tel  eft  l'état  où  la  querelle  eft  reftée.  On 
n'a  cefle  de  difputer  fur  la  force  des  preuves: 
difpute  qui  n'aura  jamais  de  fin  ,  tant  que  les 
hommes  n'auront  pas  tous  lia  même  tète. 

Mais  ce  n'étoit  pas  de  cela  qu'il  s'agiffoit 
pour  les  Catholiques..  Ils  prirent  le  change ,  & 
ii ,  fans  s'amufer  à  chicaner  les  preuves  dr 
leurs  adverfaires,  ils  s'en  fuflent  tenus  à  leur 


DE    LA    MONTAGNE;         €\ 

âifputer  le  droit  de  prouver ,  ils  les  auroient 
embarrafles  ,  ce  me  femble. 

,3  Premièrement,  "  leur  auroient- ils  dit, 
s,  votre  manière  de  raifonner  n'eft  qu'une  pé- 
„  tition  de  principe  >  car  iî  la  force  de  vos 
.,  preuves  eft  le  ligne  de  votre  million ,  il  s'en- 
„  fuit  pour  ceux  qu'elles  ne  convainquent  pas 
,3  que  votre  mifîinn  eft  fauffe ,  &  qu'ainli  nous 
„  pouvons  légitimement  ,  tous  tant  que  nous 
„  fommes  ,  vous  punir  comme  hérétiques  ? 
j8  comme  faux  Apôtres ,  comme  perturbateurs 
53  de  TEglife  &  du  genre  humain. 

3,  Vous  ne  prêchez  pas  ,  dites  -  vous ,  des 
j,  doctrines  nouvelles:  &  que  faites- vous  donc 
„  en  nous  prêchant  vos  nouvelles  explications  ? 
3,  Donner  un  nouveau  fens  aux  paroles  de  l'E- 
,3  criture  n'eft-ce  pas  établir  une  nouvelle  doc- 
a  trine  ?  N'eft-ce  pas  faire  parler  Dieu  tout  au- 
„  trement  qu'il  n'a  fait  ?  Ce  ne  font  pas  les 
n  fons  mais  les  fens  des  mots  qui  font  révé- 
„  lés  ;  changer  ces  fens  reconnus  &  fixés  par 
,3  l'Eglife,  c'eft  changer  la  Révélation. 

„  Voyez  ,  de  plus ,  combien  vous  êtes  in- 
„  juftes  :  Vous  convenez  qu'il  faut  des  mira- 
33  clés  pour  autorifer  une  million  divine  ,  & 
3,  cependant  vous  ,  fimples  particuliers  de  votre 
„  propre  aveu  ,  vous  venez  nous  parler  avec 
„  empire  &  comme  les  Envoyés  de  Dieu   (aai), 

{ad)  Farel  déclara  en  propres  termes  à  Genève  devant 
le  «Confeil  épifcopal  qu'il  étoit  envoyé  de  Dieu  :   ce  qui 

Ë   2, 


*4         SECONDE    LETTRE 

,,  Vous  réclamez  l'autorité  d'interpréter  l'Ecrî- 

M  ture   à  votre  fantaifie  ,    &   vous    prétendez 

„  nous  ôter  la  même  liberté.  Vous  vous  arro- 

„  gez  à  vous  feuls  un  droit  que  vous  réfutez 

„  &  à  chacun  de  nous  &  à  nous  tous  qui  com- 
„  pofons  l'Eglife.    Quel  titre  avez  -  vous   donc 

55  pour  foumettre  ainfi  nos  jugemsns  communs 

„  à  votre   efprit  particulier  ?  Quelle  infuppor- 

„  table  fuffifance    de  prétendre  avoiy  toujours 

&  raifon ,  &  raifon  feuls  contre  tout  le  monde, 

n  fans  vouloir  laiiïer  dans  leur  fentiment  ceux 

„  qui  ne  font    pas   du   vôtre  ,    &  qui  penfcnt 

3,  avoir  raifon  aufli  (*)  î  Les  difbinctions  dont 

„  vous  nous  payez  feroient  tout  au  plus  tolé- 

„  rabîes  fî  vous  difiez  fimplement  votre  avis  P 

„  &  que  vous  en  reftaiïiez  -  là  j    mais    point- 
„  Vous  nous  faites  une  guerre  ouverte  ;  vous 

}J  foufflez  le  feu  de  toutes  parts.  Réfifter  à  vos 

fit  dire  à  l'un  des  membres  du  Confeil  ces  paroles  de 
Caïpbe  :  Ilablqfphémé  :  qu'ejl-ilbefoin  d'autre  témoi- 
gnage ?  Il  a  mérite  la  mort.  Dans  la  doctrine  des  mira- 
cles il  en  falloir,  un  pour  répondre  à  cela.  Cependant  Jéfus 
n'en  fît  point  en  cette  occafion  ,  ni  Fard  non  plus.  Frc** 
ment  déclara  de  même  au  Magiftrat  qui  lui  défendoit  de 
prêcher  ,  qiiil  valait  mieux  obéir  à  Dieu  qu'au»  hom- 
mes ,  &  continua  de  prêcher  malgré  l'a  défenfe  ;  conduite 
qui  certainement  ne  pouvoit  sautorifer  que  par  un  ordre 
exprès  de  Dieu. 

(?)  Quel  homme  ,  par  exemple ,  fut  jamais  plus  tran- 
chant ,  plus  impérieux  ,  plus  déctiïf,  plus  divinement  in- 
faillible à  Ton  gré  que  Calvin  ,  pour  qui  la  moindre  op~ 
pofition  ,  la  moindre  objection  qu'on  ofoit  lui  faire  étoic 
toujours  Une  œuvre  de  Satan  ,  un  crime  digne  du  feu  ? 
Ce  n'eit  pas  au  feul  Servet  qu'il  en  a  coûté  la  vie  poutt 
aroir  ofc  Penfeç  autrement  que  lui 


DE    LA    MONTAGNE.         fcf 

Çr  îeçons ,  c'eft  être  rebelle  ,  idolâtre  ,  digne  de 
?,  l'enfer.  Vous  £  voulez  abfolument  convertir  „ 
3!)  convaincre  ,  contraindre  même.  Vous  dogma- 
,5  tifez,  vous  prêchez  ,  vous  cenfurez,  vous  ana- 
„  thématifez,  vous  excommuniez,  vous  p unifiez, 
5,  vous  mettez  à  mort  :  vous  exercez  l'autorité 
5,  des  Prophètes ,  &  vous  ne  vous  donnez  que 
a3  pour  des  particuliers.  Quoi  î  vous  Novateurs, 
3,  fur  votre  feule  opinion  ,  foutenus  de  quelques 
„  centaines  d'hommes  vous  brûlez  vos  adverfai- 
3,  res  ;  &  nous  ,  avec  quinze  fîecles  d'antiquité 
53  &  la  voix  de  cent  millions  d'hommes,  nous  au- 
93  rons  tort  de  vous  brûler  ?  Non  ,  ceffez  de 
33  parler,  d'agir  en  Apôtres,  ou  montrez  vos  ti- 
9D  très  ,  ou  quand  nous  ferons  les  plus  forts  vous 
33  ferez  très-jufternent  traités  en  impofteurs.  " 

A  ce  difeours  ,  voyez-vous ,  Monfieur  ,  ce  que 
nos  Réformateurs  auroient  eu  de  folide  à  répon- 
>dre  ?  Pour  moi  je  ne  le  vois  pas.  Je  penfe  qu'ils 
auroient  été  réduits  à  fe  taire  ou  à  faire  des  mira- 
cles. Trille  reffource  pour  des  amis  de  la  vérité  ? 

Je  comelus  Me -là  qu'établir  la  néceiïité  des 
miracles  en  preuve  de  la  million  des  Envoyés 
de  Dieu  qui  prêchent  une  doctrine  nouvelle  , 
c'eft  renverfer  la  Réformation  de  fond  en  com- 
ble ;  c'eft  faire  pour  me  combattre  ce  qu'oif 
m'aceufe  fauflement  d'avoir  fait. 

Je  n'ai  pas  tout  dit,  Monfieur  ,  fur  ce  cha- 
pitre ;  mais  ce  qui  me  relie  à  dire  ne  peut  fe  cou- 
per ,  &  ne  fera  qu'une  trop  longue  lettre  :  il  eft 
teins  d'achever  celle-ci  E  3   gj 


es        TROISIEME    LETTRE 

LETTRE    TROISIEME. 


E  reprends,  Monfieur,  cette  queftion  des  mira- 
cles que  j'ai  entrepris  de  difcuter  avec  vous  ,  & 
après  avoir  prouvé  qu'établir  leur  nécefTîté  c'é- 
toit  détruire  le  Proteitantifme  ,  je  vais  chercher 
à  préfent  quel  eft  leur  ufage  pour  prouver  la 
Révélation. 

Les  hommes  ayant  des  têtes  fi  diverfemenfc 
organifées  ne  fauroient  être  affectés  tous  égale- 
ment des  mêmes  argumens ,  fur-tout  en  matières 
de  foi.  Ce  qui  paroit  évident  à  l'un  ne  paroit 
pas'même  probable  à  l'autre  ;  l'un  par  fon  tour 
d'efprit  n'eft  frappé  que  d'un  genre  de  preuves, 
l'autre  ne  l'eft  que  d'un  genre  tout  différent. 
Tous  peuvent  bien  quelquefois  convenir  des 
mêmes  chofes ,  mais  il  eft  très-rare  qu'ils  en 
conviennent  par  les  mêmes  raifons  :  ce  qui  , 
pour  le  dire  en  paffant  ,  -montre  combien  la 
difpute  en  elle-même  eft  peu  fenfée  :  autant 
vaudroit  vouloir  forcer  autrui  de  voir  par  nos 
yeux. 

Lors  donc  que  Dieu  donne  aux  hommes  une 
Révélation  que  tous  font  obligés  de  croire ,  il 
faut  qu'il  l'établiffe  fur  des  preuves  bonnes  pour 
tous,  &  qui  par  conféquent  foient  aufîi  divers 
fes  que  les  manières  de  voir  de  ceux  qui  dpi* 
yent  les  adopter» 


DE    LA    MONTAGNE.  £7 

Sur  ce  raifonnement ,  qui  me  paroit  jufte  & 
fïmple ,  on  a  trouvé  que  Dieu  avoit  donné  à  la 
million  de  fe«  Envoyés  divers  caraderes  qui 
rendoient  cette  mifîion  reconnoifTable  à  tous 
les  hommes  ,  petits  &  grands ,  fages  &  fots , 
favans  &  ignorans.  Celui  d'entre  eux  qui  a 
le  cerveau  afTez  flexible  pour  s'affecter  à  la  fois 
de  tous  ces  caraderes  eft  heureux  fans  doute  : 
mais  celui  qui  n'eft  frappé  que  de  quelques-uns 
îi'eft  pas  à  plaindre ,  pourvu  qu'il  en  foit  frappé 
fufhTamment  pour  être  perfuadé. 

Le  premier  ,  le  plus  important ,  le  plus  cer- 
tain de  ces  caractères  fe  tire  de  la  nature  de  la 
doctrine;  c'eft  -  à  -  dire ,  de  fon  utilité  ,  de  fa 
beauté  (1)  ,  de  fa  fainteté  ,  de  fa  vérité,  de  fa 
profondeur ,  &  de  toutes  les  autres  qualités  qui 
peuvent  annoncer  aux  hommes  les  inftrudions 
de  la  fuprème  fageife  ,  &  les  préceptes  de  la  fu- 
prème  bonté.  Ce  caradere  eft,  comme  j'ai  dit , 

(1)  Je  ne  fais  pourquoi  l'on  veut  attribuer  au  progrès 
de  la  Philofophie  la  belle  morale  de  nos  Livres.  Cette 
morale  ,  tirée  de  l'Evangile  ,  étoit  Chrétienne  avant  d'ê- 
tre philofophique.  Les  Chrétiens  l'enfeignent  fans  la  pra- 
tiquer, je  l'avoue  ;  mais  que  font  de  plus  les  philofophes, 
fi  ce  n'elt  de  fe  donner  à  eux-mêmes  beaucoup  de  louan- 
ges ,  qui  n'étant  répétées  par  perfonne  autre,  ne  prou- 
vent pas  grand'  choie ,  à  mon  avis  ? 

Les  préceptes  de  Platon  font  fouvent  très-fublimes , 
mais  combien  n'erre-t-il  pas  quelquefois  ,  &  jufqu'où  ne 
vont  pas  fes  erreurs  ?  Quant  à  Cicéron  ,  peut-on  croire 
que  fans  Platon  ce  Rhéteur  eût  trouvé  fes  offices  ?  L'E- 
vangile feul  eft  quant  à  la  morale,  toujours  fur  ,  toujours 
vrai,  toujours  unique,  &  toujours  femblable  à  lui-méroe. 

E4 


6%         TROISIEME    LETTRE 

te  plus  fur  ,  le  plus  infaillible ,  il  porte  en  lui- 
même  une  preuve  qui  difpenfe  de  toute  autre  i 
mais  il  eft  le  moins  facile  à  conftater  :  il  exige  , 
pour  être  fenti ,  de  l'étude  ,  de  la  réflexion ,  des 
connoiifances ,  des  difcufîions  qui  ne  convien- 
nent qu'aux  hommes  fages  qui  font  inftruits  & 
qui  favent  raifonner. 

Le  fécond  caractère  eft  dans  celui  des  hom- 
mes choifis  de  Dieu  pour  annoncer  fa  parole  ; 
leur  fainteté ,  leur  véracité ,  leur  juftice ,  leurs 
mœurs  pures  &  fans  tache ,  leurs  vertus  inac- 
eeiîibles  aux  pallions  humaines  font ,  avec  les 
qualités  de  l'entendement ,  la  raifon ,  l'efprit ,  le 
favoir,  la  prudence  ,  autant  d'indices  refpecta- 
bles ,  dont  la  réunion ,  quand  rien  ne  s'y  dé- 
ment ,  forme  une  preuve  complète  en  leur  fa- 
veur, &  dit  qu'ils  font  plus  que  des  hommes.  Ceci 
eft  ie  figne  qui  frappe  par  préférence  les  gens 
bons  &  droits  qui  voient  la  vérité  par-tout  où  ils 
voient  la  juftice  ,  &  n'entendent  la  voix  de  Dieu 
que  dans  la  bouche  de  la  vertu.  Ce  caractère  a  fa 
certitude  encore ,  mais  il  n'eft  pas  impoffible  qu'il 
trompe  ,  &  ce  n'eft  pas  un  prodige  qu'un  impof- 
teur  abufe  les  gens  de  bien  ,  ni  qu'un  homme  de 
bien  s'abufe  lui-même  ,  entraîné  par  l'ardeur  d'un 
Jaint  zèle  qu'il  prendra  pour  de  Pinfpiration. 

Le  troifieme  caractère  4es  Envoyés  de  Dieu, 
eft  une  émanation  de  la  Puiffance  Divine ,  qui 
peut  interrompre  &  changer  le  cours  de  la  na- 
$ure  à  la  volonté  de  ceux  qui  reçoivent  cett,s 


DE    LA    MONTAGNE.        6$ 

émanation.  Ce  caractère  eft  fans  contredit  le 
plus  brillant  des  trois,  le  plus  frappant,  le  plus 
prompt  à  fauter  aux  yeux  ,  celui  qui  fe  mar- 
quant par  un  effet  fubit  &  fenfible  ,  femble 
exiger  le  moins  d'examen  &  de  difcufîîon  :  par- 
là  ce  cara&ere  eft  auffi  celui  qui  faifit  fpéciale- 
ment  le  peuple  ,  incapable  de  raifonnemens 
fuivis  ,  d'obfervations  lentes  &  fûres  ,  &  en 
toute  chcfe  efclave  de  fes  fens  :  mais  c'eft  ce 
qui  rend  ce  même  caractère  équivoque  ,  com- 
me il  fera  prouvé  ci-après  j  &  en  effet,  pourvu 
qu'il  frappe  ceux  auxquels  il  eft  deftiné  qu'im- 
porte qu'il  foit  apparent  ou  réel?  C'eft  une  dif- 
tinclion  qu'ils  font  hors  d'état  de  faire  :  ce  qui 
montre  qu'il  n'y  a  de  fîgne  vraiment  certain 
que  celui  qui  fe  tire  de  la  doctrine  ,  &  qu'il 
n'y  a  par  conféquent  que  les  bons  raifonneurs 
qui  puilfent  avoir  une  foi  folide  &  fûre  i  mais  la 
bonté  divine  fe  prête  aux  foibleffes  du  vulgaire 
&  veut  bien  lui  donner  des  preuves  qui  faifent 
pour  lui. 

Je  m'arrête  ici  fans  rechercher  fi  ce  dénom- 
brement peut  aller  plus  loin  :  c'eft  une  difcufîîon 
inutile  à  la  nôtre  :  car  il  eft  clair  que  quand 
tous  ces  fignes  fe  trouvent  réunis  c'en  eft  affcz 
pour  pcrfuader  tous  les  hommes  ,  les  fages  ,  les 
bons  &  le  peuple  ;  tous  ,  excepté  les  fous,  in- 
capables deraifon,  &  les  médians  qui  ne  veulent 
être  convaincus  de  rien. 

Ces  caractères  for.:  des  preuves  de  l'autorité 

E  $ 


>7®         TROISIEME    LETTRE 

de  ceux  en  qui  ils  réfident  ;  ce  font  les  raifons 
fur  lefquelles  on  eft  obligé  de  les  croire.  Quand 
tout  cela  eft  fait ,  la  vérité  de  leur  miffion  eft 
établie  ;  ils  peuvent  alors  agir  avec  droit  & 
puilfance  en  qualité  d'Envoyés  de  Dien.  Les 
preuves  font  les  moyens  ,  la  foi  due  à  la  doclrine 
eft  la  fin.  Pourvu  qu'on  admette  la  do&rine 
c'eft  la  chofe  la  plus  vaine  de  difputer  fur  le 
nombre  &  le  choix  des  preuves  ,  &  fi  une  feule 
me  perfuade ,  vouloir  m'en  faire  adopter  d'au- 
tres eft  un  foin  perdu.  Il  feroit  du  moins  bien 
ridicule  de  foutenir  qu'un  homme  ne  croit  pat 
ce  qu'il  dit  croire ,  parce  qu'il  ne  le  croit  pas 
précifément  par  les  mêmes  raifons  que  nous 
difons  avoir  de  le  croire  aufîî. 

Voila  ,  ce  me  femble,  des  principes  clairs  & 
inconteftables  :  venons  à  l'application.  Je  me 
déclare  Chrétien  ;  mes  perfécuteurs  difent  que 
je  ne  le  fuis  pas.  Ils  prouvent  que  je  ne  fuis 
pas  Chrétien  parce  que  je  rejette  la  Révélation  , 
&  ils  prouvent  que  je  rejette  la  Révélation  parce 
que  je  ne  crois  pas  aux  miracles. 

Mais  pour  que  cette  conféquence  fût  jufte, 
il  iaudroit  de  deux  chofes  l'une  :  ou  que  les 
miracles  fuffent  l'unique  preuve  de  la  Révéla- 
tion ,  ou  que  je  rejettaffe  également  les  autres 
preuves  qui  Fatteftent.  Or  il  n'eft  pas  vrai  que 
les  miracles  foient  l'unique  preuve  de  la  Révé- 
lation ,  &  il  n'eft  pas  vrai  que  je  rejette  les 
autres  preuves;  puifqu'au  contraire  on  les  trouve 


DE    LA    MONTAGNE.         ?f 

établies  dans  l'ouvrage  même  où  l'on  m'accufe 
de  détruire  la  Révélation  (2). 

Voila  précifément  à  quoi  nous  en  fommes. 
Ces  Meilleurs  ,  déterminés  à  me  faire  malgré 
moi  rejetter  la  Révélation  ,  comptent  pour  rien 
que  je  l'admette  fur  les  preuves  qui  me  convain- 
quent ,  iî  je  ne  l'admets  encore  fur  celles  qui  ne 
me  convainquent  pas ,  &  parce  que  je  ne  le  puis 
ils  difent  que  je  la  rejette.  Peut-on  rien  conce- 
voir de  plus  injufte  &  de  plus  extravagant  ? 

Et  voyez  de  grâce  il  j'en  dis  trop  ;  lorfqu'ils 
me  font  un  crime  de  ne  pas  admettre  une  preu- 
ve que  non-feulement  Jéfus  n'a  pas  donnée  , 
mais  qu'il  a  refufée  expreflement. 

Il  ne  s'annonça  pas  d'abord  par  des  miracles 
mais  par  la  prédication.  A  douze  ans  il  difpu- 
toit  déjà  dans  le  Temple  avec  les  Docteurs  , 
tantôt  les  interrogeant  &  tantôt  les  furprenaut 
par  la  fageffe  de  fes  réponfes.  Ce  fut  -  là  le 
commencement  de  fes  fondions  ,  comme  il  le 
déclara  lui-même  à  fa  mère  &  à  Jofeph  (  3  ): 
Dans  le  pays  avant  qu'il  fit  aucun  miracle  il  fe 
mit  à  prêcher    aux   peuples  le    Royaume    des 

(2)  Il  importe  de  remarquer  que  le  Vicaire  pouvoic 
trouver  beaucoup  d'objections  comme  Catho'ique,  qui 
font  nulles  pour  un  Proteihnt.  Ainfi  le  fcepticifme  dans 
lequel  il  relte  ne  prouve  en  aucune  façon  le  mien  ,  fur- 
tout  après  la  déclaration  très-expreffe  que  j'ai  faite  à  ta 
fin  de  ce  même  Ecrit.  On  voit  clairement  dans  me* 
principes  que  plufieurs  des  objections  qu'il  contient  por- 
tent à  faux. 

(3)  Luc.  XI.  46.  47.  49, 


*s         TROISIEME    LETTRE 

Cieux  (4) ,  &  il  avoit  déjà  raffemblé  plufieurs 
difciples  fans  s'être  autorifé  près  d'eux  d'aucun 
/igné,  puifqu'il  eft  dit  que  ce  fut  à  Cana  qu'il 
fit  le  premier  (5). 

Quand  il  fit  enfuite  des  miracles,  c'étoit  le 
plus  fouvent  dans  des  occafions  particulières 
dont  le  choix  n'annonqoit  pas  un  témoignage 
public ,  &  dont  le  but  étoit  Ci  peu  de  manifefter 
£à  puiïfance  ,  qu'on  ne  lui  en  a  jamais  demandé 
pour  cette  fin  qu'il  ne  les  ait  refufés.  Voyez  là- 
deifus  toute  l'hiftoire  de  fa  vie  >  écoutez  fur- 
tout  fa  propre  déclaration  :  elle  eft  fi  décifive 
que  vous  n'y  trouverez  rien  à  répliquer. 

Sa  carrière  étoit  déjà  fort  avancée,  quand 
les  Docteurs  ,  le  voyant  faire  tout  de  bon  le 
Prophète  au  milieu  d'eux ,  s'aviferent  de  lui 
demander  un  figne.  A  cela  qu'auroit  dû  répon- 
dre jéfus  ,  félon  vos  Meilleurs  ?  „  Vous  deman- 
„  dez  un  figne ,  vous  en  avez  eu  cent.  Croyez- 
,j  vous  que  je  fois  venu  m'annoncer  à  vous 
„  pour  le  Meiîie  fans  commencer  par  rendre  té- 
„  moignage  de  moi  ,  comme  fi  j'avois  voulu 
s,  vous  forcer  à  me  méconnoitre  &  vous  faire 
J3  errer  malgré  vous^?  Non ,  Cana ,  le  Centc- 
9,  nier,  le  Lépreux,  ls  aveugles,  les  paralyti- 
,j  ques,  la  multiplication   des  pains  ,  toute  la 


(4-)  Matth.  IV.  17. 

(0  Jean  II.  11.  Je  m  puis  penfer  queperfonne  veuille 
mettre  au  nombre  des!  fignes  publics  de  fa  miflion  la  ten- 
tation du  diable  &  le  jeûne  de  quarante  jours. 


DE    LA    MONTAGNE.         ?$ 

^  Galilée  ,  toute  la  judée  dépofent  pour  moi! 
„  Voilà  mes  lignes  ;  pourquoi  feignez-vous  de 
i3  ne  les  pas  voir?  " 

Au  lieu  de  cette  réponfe  ,  que  Jéfus  ne  fit 
point  ,  voici ,  Monfieur  ,   celle  qu'il  fit. 

La  Nation  méchante  &  adultère  demande  un 
figne  ,  &  il  ne  lui  en  fera  point  donné.  Ailleurs  il 
ajoute.  //  ne  lui  fera  point  donné  d'autre  figne  que 
celui  de  Jonas  le  Prophète.  Et  leur  tournant  le  dost 
il  s'en  alla  (6). 

Voyez  d'abord  comment ,  blâmant  cette  ma- 
nie des  figues  miraculeux  ,  il  traite  ceux  qui  les 
demandent.  Et  cela  ne  lui  arrive  pas  une  fois 
feulement  mais  plufieurs  (7).  Dans  le  fyftème 
de  vos  Meilleurs  cette  demande  étoit  très- légi- 
time :  pourquoi  donc  infulter  ceux  qui  la  fai- 
foient  ? 

Voyez  enfuite  à  qui  nous  devons  ajouter  foi 
par  préférence  ';  d'eux  ,  qui  foutiennent  que 
e'eft  rejetter  la  Révélation  Chrétienne  que  de 
ne  pas  admettre  les  miracles  de  Jéfus  pour  les 
lignes  qui  l'établiiTent ,  ou  de  Jéfus  lui-même  , 
qui  déclare  qu'il  n'a  point  de  ligne  à  donner. 

Ils  demanderont  ce  que  c'eft  donc  que  le 
figne  de  Jonas  le  Prophète  ?  Je  leur  répondrai 
que  c'eft  fa  prédication  aux   Ninivites  ,  précifé- 

(6)  Marc.  VIII.  12.  Mttah.  XVI.  4.  Pour  abréger  j'ai 
fondu  énfemble  ces  deux  pa'flages,  mais  j'ai  confervc  la 
diftin&ion  eflentielle  à  la  queihon. 

(■)  Conférez  les  paiTaçes  fuivans.  Matth.  XII'  ?<?.4r. 
Marc.  VIII.  12.  Luc.  XI.  29.  Jean  II.  ig.  19.  IV.  48. 
A-  34-  3<î.  3?. 


74        TROISIEME   LETTRE 

ment  le  même  figne  qu'employoit  Jéfus  avec  le3 
Juifs ,  comme  il  l'explique  lui-même  (g).  On 
ne  peut  donner  au  fécond  paifage  qu'un  fens 
qui  fe  rapporte  au  premier ,  autrement  Jéfus  fe 
feroit  contredit.  Or  dans  le  premier  paffage  où 
l'on  demande  un  miracle  en  figne ,  Jéfus  dit  po- 
iitivement  qu'il  n'en  fera  donné  aucun.  Donc 
ie  fens  du  fécond  paifage  n'indique  aucun  ligne 
miraculeux^ 

Un  troilieme  paifage  ,  infirmeront  -  ils  ,  expli- 
que ce  figne  par  la  Réfurrection  de  Jéfus  (9). 
Je  le  nie  j  il  l'explique  tout  au  plus  par  fa 
mort.  Or  la  mort  d'un  homme  n'eft  pas  un  mi- 
racle -,  ce  n'en  eft  pas  même  un  qu'après  avoir 
refté  trois  jours  dans  la  terre  un  corps  en  foit 
retiré.  Dans  ce  paifage  il  n'eft  pas  dit  un  mot  de 
la  réfurre&ion.  D'ailleurs  quel  genre  de  preuve 
feroit-ee  de  s'autorifer  durant  fa  vie  fur  un  figne 
qui  n'aura  lieu  qu'après  fa  mort  ?  Ce  feroit  vou- 
loir ne  trouver  que  des  incrédules  -,  ce  feroit 
cacher  la  chandelle  fous  le  boilfeau  :  comme 
cette  conduite  feroit  injufte  ,  cette  interpréta- 
tion feroit  impie. 

De  plus  ,  l'argument  invincible  revient  en- 
core. Le  fens  du  troifieme  paffage  ne  doit  pas 
attaquer  le  premier  ,  &  le  premier  affirme  qu'il 
ne  fera  point  donné  de  figne ,  point  du  tout , 
aucun.  Enfin  ,  quoi  qu'il  en  puiife  ètrcj  il  refte 

(8)  Matth.  XII.    41.  Luc.  XL  jo.  32; 
(9J  Matth.  XII.  40. 


DE    LA    MONTAGNE.         7> 

toujours  prouvé  par  le  témoignage  de  Jéfus 
même  ,  que  ,  s'il  a  fait  des  miracles  durant  fa 
vie  ,  il  n'en  a  point  fait  en  ligne  de  fa  million. 

Toutes  les  fois  que  les  Juifs  ont  inilfté  fur 
ce  genre  de  preuves  ,  il  les  a  toujours  renvoyés 
avec  mépris  ,  fans  daigner  jamais  les  fatis- 
faire.  Il  n'approuvoit  pas  même  qu'on  prît  en 
ce  fens  fes  œuvres  de  charité.  Si  vous  ne  voyez 
des  prodiges  &  des  miracles ,  vous  ne  croyez  point  $ 
difoit  -  il  à  celui  qui  le  prioit  de  guérir  fon  fils 
(10).  Parle-t-on  fur  ce  ton  -  là  quand  on  veut 
donner  des  prodiges  en  preuves  i 

Combien  n'étoit  -  il  pas  étonnant  que  ,  s'il 
en  eût  tant  donné  de  telles  ,  on  continuât  fans 
celle  à  lui  en  demander  ?  Quel  miracle  fuis- tu ,  lui 
difoient  les  Juifs  ,  afin  que  l'ayant  vu  nous  croyions 
à  toi  ?  Moïfe  donna  la  manne  dans  le  défert  à  nos 
pères  ,*  mais  toi ,  quelle  œuvre  fais-tu  (a)  ?  C'efi; 
à-peu-près ,  dans  le  fens  de  vos  Meilleurs  ,  & 
laifTant  à  part  la  Majefté  Royale  ,  comme  11  quel- 
qu'un venoit  dire  à  Frédéric.  On  te  dit  un  grand 
Capitaine  j  &  pourquoi  donc  ?  Çhi 'as-tu fait  qui  te 
montre  tel  ?  Gujlave  vainquit  à  Leipfîc  ,  à  Lutzen^ 
Charles  à  Fravvjlat ,  à  Narva  }  mais  oit  font  tes 
monumens  ?  Quelle  victoire  as- tu  remportée  ,  quelle 
Place  as-tu  prife  ,  quelle  marche  as-tu  faite  ,  quelle 
Campagne  fa  couvert  de  gluire  ?  De  quel  droit 
portes- tu  le  nom  de   Grand  ?  L'impudence  d'un 

(10)  Jean  IV.  48. 

ici)  Jean  VI.  30  ,  31  &  fuir. 


j6  TROISIEME    LETTRE 

pareil  difcours  eft  -  elle  concevable  ,  &  trouve- 
roit-on  fur  la  terre  entière  un  homme  capa- 
ble de  le  tenir? 

Cependant  ,  fans  faire  honte  à  ceux  qui  lui 
en  tenoient  un  femblable  ,  fans  leur  accorder 
aucun  miracle  ,  fans  les  édifier  au  moins  fur 
ceux  qu'il  avoit  faits,  Jéfus ,  en  réponfe  à  leur 
queftion  ,  fe  contente  d'allégorifer  fur  le  pain 
du  Ciel  :  aufîî  ,  loin  que  fa  réponfe  lui  don- 
nât de  nouveaux  Difciples  ,  elle  iui  en  ôta  plu- 
fieurs  de  ceux  qu'il  avoit,  &qui,  fans  doute, 
penfoient  comme  vos  Théologiens.  La  défertion 
fut  telle  qu'il  dit  aux  douze  :  Et  vous ,  ne  vou- 
lez-vous  pas  aujjî  vous  en  aller  ?  Il  ne  paroît 
pas  qu'il  eût  fort  à  cœur  de  conferver  ceux 
qu'il  ne  pouvoit  retenir  que  par  des   miracles. 

Les  Juifs  demandoient  un  figne  du  Ciel.  Dans 
leur  fyitème  ,  ils  avoient  raifon.  Le  figne  qui 
devoit  conftater  la  venue  du  Melîîe  ne  pouvoit 
pour  eux  être  trop  évident,  trop  décifif,  trop 
au-deffus  de  tout  foupçon,  ni  avoir  trop  de  té- 
moins oculaires  ;  comme  le  témoignage  immé- 
diat de  Dieu  vaut  toujours  mieux  que  celui  des 
hommes ,  il  étoit  plus  fur  d'en  croire  au  figne 
même,  qu'aux  gens  qui  difoient  l'avoir  vu,  & 
pour  cet  effet  le  Ciel   étoit  préférable  à  la  terre. 

Les  Juifs  avoient  donc  raifon  dans  leur  vue, 
parce  qu'ils  vouloient  un  Meffie  apparent  & 
tout  miraculeux.  Mais  Jéfus  dit  après  le  Pro- 
phète 


DE    LA    MONTAGNE:  77 

phete  que  le  Royaume  des  Cieux  ne  vient; point 
avec  apparence  ,  que  celui  qui  l'annonce  ne  dé- 
bat point ,  ne  crie  point ,  qu'en  n'entend  point 
fa  voix  dans  les  rues.  Tout  cela  ne  refpire  pas 
l'oftentation  des  miracles  ;  auffi  n'étoit-elle  pas 
le  but  qu'il  fe  propofoit  dans  les  liens.  Il  n'y 
mettoit  ni  l'appareil  ni  l'authenticité  neceffaires 
pour  conlîater  de  vrais  lignes  ,  parce  qu'il  ne 
les  donnoit  point  pour  tels.  Au  contraire  il  re- 
commandoit  le  fecret  aux  malades  qu'il  guérif- 
foit  ,  aux  boiteux  qu'il  faifoit  marcher,  aux 
pofledés  qu'il  délivroit  du  Démon.  L'on  eût 
dit  qu'il  craignoit  que  fa  vertu  miraculeufa 
ne  fût  connue;  on  m'avouera  que  c'étoit  une 
étrange  manière  d'en  faire  la  preuve  de  fa  mif- 
flon. 

Mais  tout  cela  s'explique  de  foi-mème,  fi- tôt 
que  l'on  conçoit  que  les  Juifs  alloient  cherchant 
cette  preuve  où  Jéfus  ne  vouloit  pas  qu'elle  fût. 
Celui  qui  me  rejette  a  ,  difoit-il ,  qui  le  juge.  Âjou- 
toit-il,  les  miracle.'  que  j'ai  faits  le  condanme>ovt  ? 
Non  ,  mais  la  p  irola  que  jyai  portée  le  condam- 
nera. La  preuve  eft  donc  dans  la  parole  «Se  noa 
pas  dans  les  miracles. 

On  voir  dans  l'Evangile  que  ceux  de  Jéfus 
étoient  tous  utiles:  mais  ils  étoient  fans  éclat, 
fans  apprêt  ,  fans  pompe  ;  ils  étoient  (impies 
comme  fes  difeours ,  comme  fa  vie  ,  comme  tou- 
te fa  conduite.  Le  plus  apparent,  le  plus  palpa- 
tic  qu'il  ait  fait  çft  {ans  contredit  celui  de  1» 
Tome  IX.  F 


$>  TROISIEME    LETTRE 

multiplication  des  cinq  pains  &  des  deux  poifïoiu 
qui  nourrirent  cinq  mille  hommes.  Non  feule- 
ment fes  difciples  avoient  vu  le  miracle  ,  mais  il 
avoît  pour  ainii  dire  pane  par  leurs  mains  ;  &  ce- 
pendant ils  n'y  penfoient  pas  ,  ils  ne  s'en  dou- 
taient prefque  pas.  Concevez-  vous  qu'on  puifle 
donner  pour  fîgnes  notoires  au  genre  humain 
dans  tous  les  fiecles  des  faits  auxquels  les  témoins 
les  plus  immédiats  font  à  peine  attention  (b)  ? 

Et  tant  s'en  faut  que  l'objet  réel  des  miracles 
de  Jéfus  fût  d'établir  la  foi  ,  qu'au  contraire  il 
commenqoit  par  exiger  la  foi  avant  que  de  faire 
le  miracle.  Rien  n'eft  Ci  fréquent  dans  l'Evangile. 
C'eft  précifément  pour  cela  ,  6'eft  parce  qu'un 

"prophète  n'eft  fans  honneur  que  dans  fon  pays  , 
qu'il  fit  dans  le  fien  très-peu  de  miracles  (c)  i  il 
eft  dit  même  qu'il  n'en  put  faire  ,  à  caufe  de  leur 

"incrédulité  (d).  Comment  ?  c'étoit  à  caufe  de  leur 
incrédulité  qu'il  en  falloit  faire  pour  les  convain- 
cre, fi  fes  miracles  avoient  eu  cet  objet  ;  mais  ils 
ne  l'avoie,nt  pas.  C'étoient  ïîrnplement  des  actes 
de  bonté ,  de  charité ,  de  bienfaifance  ,  qu'il  faifoit 
en  faveur  de  fes  amis  &  de  ceux  qui  croyoient  en 
lui ,  &  c'étoit  dans  de  pareils  actes  que  confif- 
toient  les  œuvres  de  miféricorde ,  vraiment  dignes 
d'être   fiennes  3    qu'il  difoit  rendre  témoignage 

(b).  Marc  VI.  s  2. 11  eft  dit  que  c'étoit  à  caufe  que  leur 
cœur  étoitftupide;  mais  qui  s'oferoit  vanter  d'avoir  un 
cœur  plus  intelligent  dans  les  chofes  faintes  que  les  dif- 
ciples choifis  par  jéfus  ? 

(c)  "Matth.  XIII.  <8. 

(d)  Marc.  VI.  s. 


DE    LA    MONTAGNE.        7> 

6e  lui  (e).  Ces  œuvres  marquoient  le  pouvoir  de 
bien  faire  plutôt  que  la  volonté  d'étonner  ,  c'é- 
taient des  vertus  (/)  plus  que  des  miracles.  Et 
comment  la  fuprème  fageife  eût-elle  employé  des 
moyens  fi  contraires  à  la  fin  qu'elle  fe  propofoit  ? 
Comment  n'eût- elle  pas  prévu  que  les  miracles 
dont  elle  appuyoit  l'autorité  de  Tes  Envoyés  pro- 
duiroient  un  effet  tout  oppofé  ,  qu'ils  feroienc 
fufpecter  la  vérité  de  l'hiftoire  tant  fur  les  mi- 
racles que  fur  la  million  ,  &  que  parmi  tant.de 
folides  preuves  ,  celle-là  ne  feroit  que  rendre  plus 
difficiles  fur  toutes  les  autres  les  gens  éclairés  & 
vrais?  Oui,  je  le  foutiendrai  toujours,  l'appui 
qu'on  veut  donner  à  la  croyance  en  eft  le  plus 
grand  obftacle  :  ôtez  les  miracles  de  l'Evangile  & 
toute  la  terre  eft  aux  pieds  de  Je  fus  -  Chrift  (g). 

Vous  voyez  ,  Monlieur  ,  qu'il  eft  attelté  par 
l'Ecriture  même  que  dans  la  Million  de  Jéfus- 
Chrift  les  miracles  ne  font  point  un  ligne  telle- 
ment néceifaire  à  la  foi  qu'on  n'en  puiife  avoir  fans 
les  admettre.  Accordons  que  d'autres  paifages  pré- 

(e)  JeanX.  2ç.  %i.   38. 

(./)  C'eft  le  mot  employé  clans  l'Ecriture  ;  nos  tra- 
ducteurs le  rendent  par  celui  de  miracles. 

(</)  Paul  préchant  aux  Athéniens  fut  écouté  fort  paîfi- 
hlement  jufqu'à  ce  qu'il  leur  parla  d'un  homme  ceflufci- 
te.  Alors  les  uns  fe  mirent  à  vire  :  les  autres  lui  dirent  : 
Cclajiiffit ,  nous  entendrons  le  refte  une  autre  fois.  Je  ne  ' 
f.is  pas  bien  ce  que  penfent  au  fond  de  leurs  cœurs  ces 
bons  Chrétiens  à  la  mode  ;  mais  s'ils  croient  à  Jéfus  £ar 
ies  miracles ,  moi  j'y  crois  malgré  Tes  miracles ,  ci  j'ai 
1  dans  l'efpiit  que  ma  foi  vaut  mieux  que  la  leur. 

F  2 


8©         TROISIEME    LETTRE 

Tentent  un  fens  contraire  à  ceux-ci  s  ceux-ci  réci- 
proquement préfentent  un  fens  contraire  au£ 
autres  ,  &  alors  je  choiiïs,  ufant  de  mon  droit, 
celui  de  ces  fens  qui  me  paroit  le  plus  raifon- 
nable  &  le  plus  clair.  Si  j'avois  l'orgueil  de 
vouloir  tout  expliquer ,  je  pourrois  en  vrai 
Théologien  tordre  &  tirer  chaque  paiTage  à  mon 
fens  ,  mais  la  bonne- foi  ne  me  permet  point  ces 
interprétations  Sophiftiques  ;  fuffifamment  auto- 
rifé  dans  mon  fentiment  (b)  par  ce  que  je  com- 

(h)  Ce  fentiment  ne  m'efl  point  tellement  particulier 
qu'il  ne  foit  auffi  celui  deplufieurs  Théologiens  dont  l'or- 
thodoxie eft  mieux  établie  que  celle  du  Clergé  de  Genè- 
ve. Voici  ce  que  m'écrivoit  là-defïus  un  de  ces  Meilleurs 
le  28  Février  17*4. 

„  Quoi  qu'en  dife  la  cohue  des  modernes  apologiftes- 
„  du  Chriftianifme  ,  je  fuis  perfuadé  qu'il  n'y  a  pas  un 
„  mot  dans  les  Livres  facrés  d'où  l'on  puiffe  légitime-* 
„  ment  conclure  que  les  miracles  aient  été  deftinés  à 
M  fervir  de  preuve  pour  les  hommes  de  tous  les  tems  <Sc 
„  de  tous  les  lieux.  Bien  loin  de-là ,  ce  n'e'toit  pas  à 
j,  mon  avis  le  principal  objet  pour  ceux  qui  en  furent  les 
„  témoins  occulaires.  Lorfque  les  Juifs  demandoient  des 
j,  miracles  à  Saint  Paul  ,  pour  toute  réponfe  il  leur  prê- 
.,  choit  Jefus  crucifié.  A  coup  fur  fi  Grotius ,  les  Au- 
„  teurs  de  la  focicté  de  Boy  le ,  Veines ,  Vernet ,  &c. 
},  euflent  été  à  la  place  de  cet  Apôtre ,  ils  n'auroient 
5,  rien  eu  de  plus  prefle  que  d'envoyer  chercher  des  tré- 
SJ  teaux  pour  fatisfaire  à  une  demande  qui  quadre  fi  bien 
„  avec  leurs  principes.  Ces  gens-là  croient  faire  meiveil- 
55  les  avec  leurs  ramas  d'argumens  ;  mais  un  jour  on 
,5  doutera  ,  j'efpere  ,  s'ils  n'ont  pas  été  compilés  par  une 
„  foeiété  d'incrédules  ,  fans  qu'il  faille  être  Hardouir* 
j,  pour  cela. 

V  Qu'on  ne  penfe  pas ,  au  refte  que  l'Auteur  de  cette 
Lettre  toit  mon  partifau  ;  tant  s'en  faut  ;  il  eft  un  de  nv* 


De  la  montagne.       gi 

prends ,  je  refte  en  paix  fur  ce  que  je  ne  com- 
prends pas,  &  que  ceux  qui  me  l'expliquent  me 
font  encore  moins  comprendre.  L'autorité  que  je 
donne  à  l'Evangile  je  ne  la  donne  point  aux 
interprétations  des  hommes,  &  je  n'entends  pas 
plus  les  foumettre  à  la  mienne  que  me  foumettre 
à  la  leur.  La  règle  eft  commune  ,  &  claire  en  ce 
qui  importe;  la  raifon  qui  l'explique  eft  particu- 
lière ,  &  chacun  a  la  fienne  qui  ne  fait  autorité 
que  pour  lui.  Se  biffer  mener  par  autrui  fur  cette 
matière  c'eft  fubftituer  l'explication  au  texte, 
c'eft  fe  foumettre  aux  hommes  &  non  pas  à  Dieu. 

Je  reprends  mon  raifonnement ,  &  après  avoir 
établi  que  les  miracles  ne  font  pas  un  li- 
gne néceffaire  à  la  foi ,  je  vais  montrer  en  con- 
firmation de  cela  que  les  miracles  ne  font  pas 
un  ligne  infaillible  &  dont  les  hommes  puiifenfe 
juger. 

Un  miracle  eft,  dans  un  fait  particulier,  un 
acte  immédiat  de  la  puhTance  divine ,  un  chan- 
gement fenfible  dans  l'ordre  de  la  nature  ,  une 
exception  réelle  &  vifible  à  fes  Loix.  Voilà 
l'idée  dont  il  ne  faut  pas  s'écarter'  fi  l'on  veut 
s'entendre  en  raifonnant  fur  cette  matière. 
Cette  idée  offre  deux  queftions  à  réfoudre. 


ndverfaires.  Il  trouve  feulement  que  les  autres  ne  lèvent 
ce  qu'ils  difent.  11  foupeonne  peut-être  pis  :  car  la  foi  de 
ceux  qui  croient  fur  les  miracles ,  fera  toujours  très-fuf. 
peéte  aux  gens  éclairés. 

F  3 


82        TROISIEME     LETTRE 

La  première  :  Dieu  peut  -  il  faire  des  mira- 
cles ?  C'elt  -  à  -  dire  ,  peut  -  il  déroger  aux  Loix 
qu'il  a  établies  ?  Cette  queltion  férieufement 
traitée  feroit  impie  Ci  elle  n'étoit  abfurde  :  ce  fe- 
roit  faire  trop  d'honneur  à  celui  qui  la  réfoudroit 
négativement  que  de  le  punir  j  il  fufRroit  de 
l'enfermer.  Mais  auiîî  quel  homme  a  jamais  nié 
que  Dieu  pût  faire  des  miracles  ?  Il  falloit  être 
Hébreu  pour  demander  fi  Dieu  pouvoit  drefler 
des  tables  dans  le  défert. 

Seconde  queftion  :  Dieu  veut -il  faire  des 
miracles  '<  C'eft  autre  chofe.  Cette  queftion  en 
elle  -  même  &  abftradion  faite  de  toute  autre 
considération  eft  parfaitement  indifférente  ;  elle 
n'intéreffe  en  rien  la  gloire  de  Dieu  dont  nous 
ne  pouvons  fonder  les  defleins.  Je  dirai  plus  \  s'il 
pouvoit  y  avoir  quelque  différence  quant  à  la 
foi  dans  la  manière  d'y  répondre  ,  les  plus  gran- 
des idées  que  nous  puiilions  avoir  de  la  fagetfe  & 
de  la  majefeé  divine  feroient  pour  la  négative, 
il  n'y  a  que  l'orgueil  humain  qui  foit  contre. 
Voifi  jufqu'où  la  raifon  peut  aller.  Cette  quef- 
tion ,  du  relie ,  eft  purement  oifeufe ,  &  pour 
îa  réfoudre  il  faudroit  lire  dans  les  décrets  éter- 
nels ;  car,  comme  on  verra  tout  à  l'heure,  elle 
eft  impolîible  à  décider  par  les  faits.  Gardons- 
nous  donc  d'ofer  porter  un  œil  curieux  fur  ces 
myfteres.  Rendons  ce  refpecl  à  l'elfence  infinie 
de  ne  rien  prononcer  d'elle  :  nous  n'en  connoif- 
fons  que  l'immeniité. 


DE    LA    MONTAGNE.         S5 

Cependant  quand  un  mortel  vient  hardiment 
nous  affirmer  qu'il  a  vu  un  miracle  ,  il  tranche 
net  cette  gr  nde  queftion  ;  jugez  Ci  l'on  doit  l'en 
croire  fur  fa  parole  î  Ils  feroient  mille  que  je 
ne  les  en  croirois  pas. 

Je  laiffe  à  part  le  grofîîer  fophifme  d'em- 
ployer la  preuve  morale  à  constater  des  faits  na- 
turellement impoiîlbles  ,  puifqu'alors  le  princi- 
pe même  de  la  crédibilité  fondé  fur  la  pofïibi- 
lité  naturelle  eft  en  défaut.  Si  les  hommes  veu- 
lent bien  en  pareil  cas  admettre  cette  preuve  dans 
des  chofes  de  pure  fpéculation  ,  ou  dans  des  faits 
dont  la  vérité  ne  les  touche  guère ,  afiurons- 
nous  qu'ils  feroient  plus  difficiles  s'il  s'a<?jifoit 
pour  eux  du  moindre  intérêt  temporel.  Suppo- 
fons  qu'un  mort  vînt  redemander  fes  biens  à  fes 
héritiers  affirmant  qu'il  eft  reffufcité  &  requé- 
rant d'être  admis  à  la  preuve  (r)  ,  croyez  -  vous 
qu'il  y  ait  un  feul  tribunal  fur  la  terre  où  cela 
lui  fut  accordé  ?  Mais  encore  un  coup  n'enta- 
mons pas  ici  ce  débat  ;  lauTons  aux  faits  toute 
la  certitude  qu'on  leur  donne  ,  &  contentons- 
nous  de  diftinguer  ce  que  le  fens  peut  attefter 
de  ce  que  la  raifon  peut  conclure. 

Puisqu'un  miracle  eft  une  exception  aux 
Loix  de  la  nature  ,  pour  en  juger  il  faut  con- 
noitre  ces  Loix  ,  &  pour  en  juger  fûrement  il 

(i)  Prenez  bien  garde  que  dans  ma  fnppofition  c'eft 
«ne  réfurredion  véritable  &  non  pas  une  fauffe  mort 
qu'il  s'agit  de  conftater. 

F4 


t4         TROISIEME    LETTRE 

faut  les  connoître  toutes  :  car  une  feule  qu'on 
ne  connoîtroit  pas  pourroit  en  certains  cas  in- 
connus aux  fpeclateurs  changer  l'effet  de  celles 
qu'on  connoîtroit.  Ainfî  celui  qui  prononce  qu'un 
tel  ou  tel  acte  eft  un  miracle  déclare  qu'il  con- 
noît  toutes  les  Loix  de  la  nature  &  qu'il  fait  que 
cet  acte  en  eft  une  exception. 

Mais  quel  eft  ce  mortel  qui  connoît  toutes 
les  Loix  delà  nature?  Newton  ne  fe  vantoit  pas 
de  les  connoître.  Un  homme  fage  témoin  d'un 
fait  inoui  peut  attefter  qu'il  a  vu  ce  fait  &  Ton 
peut  le  croire  ;  mais  ni  cet  homme  fage  ni  nul 
autre  homme  fage  fur  la  terre  n'affirmera  jamais 
que  ce  fait ,  quelque  étonnant  qu'il  puiife  être, 
foit  un  miracle  ;  car  comment  peut-il  le  favoir  ? 
Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  celui  qui  fe  van- 
te de  faire  des  miracles  eft  qu'il  fait  des  chofes 
fort  extraordinaires  ;  mais  qui  eft-ce  qui  nie  qu'il 
fe  faife  des  chofes  fort  extraordinaires  ?  J'en  ai 
vu  ,  moi ,   de  ces   chofes  -  là ,  &  même  j'en  ai 
fait,  (k) 

(k)  J'ai  vu  à  Venifeen  174;  une  manière  de  forts  af- 
fez  nouvelle ,  &  plus  étrange  que  ceux  de  Prénefte.  Ce- 
lui qui  les  vouloir,  confulter  entroit  dans  une  chambre , 
&  y  reftoit  feul  s'il  le  defiroit.  Là  d'un  Livie  plein  de 
feuillets  blancs  il  en  tiroit  un  à  fon  choix  ;  puis  tenant 
cette  feuille  il  demandoit ,  non  à  voix  haute,  mais  men- 
talement ce  qu'il  vouloit  favoir.  Enfuite  il  plioit  fa  feuille 
blanche ,  Fenvttioppoit ,  la  cachetoit ,  la  plaçoit  dans  un 
Livre  ainfi  cachetée  :  enfin  après  avoir  récité  certaines 
formules  fort  baroques  fans  perdre  fon  Livre  de  vue,  il 
en  alloit  tirer  le  papier ,  reconnoitre  le  cachet,  l'ouvrir , 
&  il  trouvoit  fa  réponfe  écrite. 


DE     LA    MONTAGNE.  S? 

L'Étude  de  la  nature  y  fait  faire  tous  les 
jours  de  nouvelles  découvertes  :  Finduftrie  hu- 
maine fe  perfectionne  tous  les  jours.  La  Chymie 
curieufe  a  des  tranfmutations  ,  des  précipitations, 
des  détonations,  des  exploitons,  des  phofphores, 
des  pyrophores  ,  des  tremblemens  de  terre ,  & 
mille  autres  merveilles  à  faire  ligner  mille  fois 
le  peuple  qui  les  verroit.  L'huile  de  gavac  & 
l'efprit  de  nitre  ne  font  pas  des  liqueurs  fort 
rares;  mêlez  -  les  enfemble ,  &  vous  verrez  ce 
qu'il  en  arrivera  ;  mais  n'allez  pas  faire  cette 
épreuve  dans  une  chambre ,  car  vous  pourriez 
bien  mettre  le  feu  à  la  maifon  (/).  Si  les  Prêtres 
de  Baai  avoient  eu  M.  Rouelle  au  milieu  d'eux 
leur  bâcher  eût  pris  feu  de  lui-même  &  Elie 
eût  été  pris  pour  dupe. 

Vous  verfez  de  l'eau  dans  de  l'eau  ,  voilà 
de  l'encre  ;  vous  verfez  de  l'eau  dans  de  l'eau  , 
voilà  un  corps  dur.  Un  Prophète  du  Collège 
de  Harcourt  va  en  Guinée  &  dit  au  peuple  ; 
reconnoilTez  le  pouvoir  de  celui  qui  m'envoie  ; 
je  vais  convertir  de  l'eau    en  pierre  î  par  des 

Le  magicien  qui  faifoit  ces  forts  étoit  le  premier  Se- 
crétaire de  l'Ambaffudeur  de  France ,  &  il  s'appelloit 
J.  J.  RoufTeau. 

je  me  contentois  d'être  forcier ,  parce  que  j'étois  mo- 
delle  ;  mais  fi  j'avois  eu  l'ambition  d'être  Prophète  ,  qui 
m'eût  empêché  de  le  devenir  ? 

(./)  11  y  a  des  précautions  à  prendre  pour  reuffir  dans 
cette  opération  :  l'on  me  difpenlera  bien  ,  je  penfe ,  d'en 
mettre  ici  le  Récipc., 


§5  TROISIEME    LETTRE 

moyens  connus  du  moindre  écolier  il  fait  de  la 
glace  :  voilà  les  Nègres  prêts  à  l'adorer. 

Jadis  les  Prophètes  faifoient  defeendre  à  'eur 
voix  le  feu  du  Ciel  ;  aujourd'hui  les  enfans  en 
font  autant  avec  un  petit  morceau  de  verre.  Jo- 
fué  fit  arrêter  le  Soleil  ;  un  faifeur  d'almanachs 
va  le  faire  éclipfer;  le  prodige  eft  encore  plus  fen- 
fible.  Le  cabinet  de  M.  l'Abbé  Nollet  elt  un  labo- 
ratoire de  magie ,  les  récréations  mathématiques 
font  un  recueil  de  miracles;  que  dis-je  ?  les  foi- 
res même  eu  fourmillent ,  les  Briochés  n'y  font 
pas  rares  ;  le  feul  Payfan  de  Nort  Hollande  que 
j'ai  vu  vingt  fois  allumer  fa  chandelle  avec  fon 
couteau  a  de  quoi  fubjuguertout  le  peuple,  mè  ne 
à  Paris;  que  penfez  vous  qu'il  eût  faic  en  Syrie  ? 
C'est  un  fpedacle  bien  tingulier  que  ces  foi- 
res de  Paris  ;  il  n'y  en  a  pas  une  où  l'on  ne  voie- 
les  chofes  les  plus  étonnantes  ,  fans  que  le  public 
daigne  prefque  y  faire  attention  ;  tant  on  eft  ac- 
coutumé aux  chofes  étonnantes  ,  &  même  à  celles 
qu'on  ne  peut  concevoir  '<  On  y  voit  au  moment 
que  j'écris  ceci  deux  machines  portatives  fépa- 
rées  ,  dont  l'une  marche  ou  s'arrête  exactement 
à  la  volonté  de  celui  qui  fait  marcher  ou  arrêter 
;   l'autre.  J'y  ai  vu  une  tête  de  bois  qui  parloit ,  & 
dont  on  ne  parloit  pas  tant  que  de  celle  d'Albert 
le  Grand.  J'ai  vu  même  une  chofe  plus  furpre- 
nante;  c'étoit  force  tètes  d'hommes,  defavans, 
d'Acad.mbiens  qui  couroient  aux  miracles  des 
convuliions,   &  qui  en  revenoient  tout  émer- 
veillés. 


DE    LA    MONTAGNE.  8? 

Avec  le  canon,  l'optique,  l'aimant,  le  baro- 
mètre, quels  prodiges  ne  fait  on  pas  chez  les 
ignorans  ?  Les  Européens  avec  leurs  arts  ont  tou- 
jours pafle  pour  des  Dieux  parmi  les  Barbares. 
Si  dans  le  fein  même  des  Arts  ,  des  Sciences  ,  des 
Collèges ,  des  Académies  >  Ci  dans  le  milieu  de 
l'Europe,  en  Franc,  en  Angleterre,  un  homme 
fût  venu  le  fiecle  dernier  ,  armé  de  tous  les  mi- 
racles de  l'électricité  que  nos  phyficiens  opèrent 
aujourd'hui,  l'eût  on  brûlé  comme  un  forcier  , 
l'eût-on  fuivi  comme  un  Prophète  ?  Il  eft  à  pré- 
fumer qu'on  eût  fait  l'un  ou  l'autre  :  il  eft  cer- 
tain qu'on  auroit  eu  tort. 

Je  ne  fais  fi  l'art  de  guérir  eft  trouvé  ,  ni  s'il 
fe  trouvera  jamais  :  ce  que  je  fais  c'elt  qu'il 
n'eft  pas  hors  de  la  nature.  Il  eft  tout  auiîi  na- 
turel qu'un  homme  guériife  qu'il  l'eft  qu'il  tom- 
be malade  ;  il  peut  tout  aulîî  bien  guérir  fubi- 
tement  que  mourir  fubitement.  Tout  ee  qu'on 
pourra  dire  de  certaines  guérifons  ,  c'eft  qu'el- 
les font  furprenantes  ,  mais  non  pas  qu'elles  font 
impoifibles  ;  comment  prouverez-vous  donc  que 
ce  font  des  miracles  ?  Il  y  a  pourtant ,  je  l'avoue, 
des  chofes  qui  m'étonneroient  fort  fi  j'en  étois 
le  témoin  :  ce  ne  feroit  pas  tant  de  voir  marcher 
un  boiteux  qu'un  homme  qui  n'avoit  point  de 
jambe ,  ni  de  voir  un  paralytique  mouvoir  fon 
bras  qu'un  homme  qui  n'en  a  qu'un  reprendre 
les  deux.  Cela  me  frapperoit  encore  plus  ,  je  l'a- 
voue ,  que  de  voir  relfufciter  un  morti  car  enfin 


n        TROISIEME    LETTRE' 

un  mort  peut  n'être  pas  mort  (;»).  Voyez  le  Li- 
vre de  M.  Bruhier. 

Au  refte  ,  quelque  frappant  que  pût  me  paroi-- 
tre  un  pareil  fpe&aclc  ,  je  ne  voudrois  pour  rien 
au  monde  en  être  témoin  :  car  que  fais  je  ce  qu'il 
en  pourroit  arriver  ?  Au  lieu  de  me  rendre  crédu- 
le ,  j'aurois  grand  peur  qu'il  ne  me  rendit  que  fou  : 
mais  ce  n'eft  pas  de  moi  qu'il  s'agit  >  revenons. 

On  vient  de  trouver  le  fecret  de  reîTufciter 
des  noyés  ;  on  a  déjà  cherché  celui  de  reflufci- 
ter  les  pendus  ;  qui  fait  il  dans  d'autres  genres 
de  mort ,  on  ne  parviendra  pas  à  rendre  la  vie 
à  des  corps  qu'on  en  avoit  cru  privés.  On  ne 
favoit  jadis  ce  que  c'étoit  que  d'abattre  la  cata- 
racte j  c'eft  un  jeu  maintenant  pour  nos  chirur- 
giens. Qui  fait  s'il  n'y  a  pas  quelque  fecret 
trouvable  pour  la  faire  tomber  tout  d'un  coup  ? 
Qui  fait  fi  le  poiïeifeur  d'un  pareil  fecret  ne 
peut  pas  faire  avec  (implicite  ce  qu'un  fpecta- 

(m)  Lazare  étoit  dc'ja  dam  la  terre.  Seroib-il  le  pre- 
mier homme  qu'on  auroit  enterré  vivant  ?  Il  y  était  de- 
puis quatre  jours.  Qui  les  a  comptés  ?  Ce  n'eft  pas  Jé- 
fus  qui  étoit  abfent.  Il  puoit  déjà.  Qu'en  (avez  -  vous  ? 
Sa  fœur  le  dit  ;  voilà  toute  la  preuve.  L'effroi,  le  dégoût 
en  eût  fait  dire  autant  à  toute  autre  femme  ,  quand  même 
cela  n'eût  pas  été  vrai.  Je  fus  ne  fait  que  Vappcller ,  &  il 
fort.  Prenez  garde  de  mal  raifonner.  Il  s'agifîbit  de  l'im- 
poffiHilité  phyfique;  elle  n'y  eft  plus.  Jéfus  faifoit  bien 
plus  de  façons  dans  d'autres  cas  qui  n'étoient  pas  plus 
difficiles  :  voyez  la  note  qui  fuit.  Pourquoi  cette  diffé- 
rence ,  fi  tout  étoit  également  miraculeux  ?  Ceci  peut 
être  une  exagération  ,  &  ce  n'eft  pas  la  plus  iforte  que 
Saint  Jean  ait  faite  \  j'en  attefte  le  dernier  verfet  de  fon 
Evangile. 


DE    LA     MONTAGNE.        fc? 

leur  ignorant  va  prendre  pour  un  miracle  ,  & 
ce  qu'un  Auteur  prévenu  peut  donner  pour 
tel  (>/)  ?  Tout  cela  n'eft  pas  vraifemblable  ,  foit: 
mais  nous  n'avons  point  de  preuve  que  cela 
foit  impoifible  ,  &  c'en:  de  l'impoifibilité  phyfi- 
que  qu'il  s'agit  ici.  Sans  cela  ,  Dieu  déployant 
à  nos  yeux  fa  puiifance  n'auroit  pu  nous  don- 
ner que  des  lignes  vraifemblables ,  de  (Impies 
probabilités  ;  &  il  arriveroit  de  -là  que  l'autorité 
des  miracles  n'étant  fondée  que  fur  l'ignorance 
de  ceux  pour  qui  ils  auroient  été  faits  ,  ce  qui 
feroit  miraculeux  pour  un  fiecle  ou  pour  un 
peuple  ne  le  feroit  plus  pour  d'autres  ;  de  forte 

(n)  On  voit  quelquefois  dans  le  détail  des  faits  rap- 
portés une  gradation  qui  ne  convient  point  à  une  opéra- 
tion furnatui elle.  On  préfente  à  Jéfus  un  aveugle.  Au 
lieu  de  le  guérir  à  l'inftant ,  il  l'emmené  hors  de  la  bour- 
gade. Là  il  ointfes  yeux  de  faliveî  il  pofe  fes  mains  fur 
lui;  après  quoi  il  lui  demande  s'il  voit  quelque  chofe. 
L'aveugle  répond  qu'il  voit  marcher  des  hommes  qui  lui 
paroifïent  comme  des  arbres  :  fur  quoi ,  jugeant  que  la 
première  opération  n'eft  pas  fuffifante ,  Jéfus  la  recom- 
mence ,  &  enfin  l'homme  guérit. 

Une  autre  Fois  ,  au  lieu  d'employer  de  la  falire  pure, 
il  la  délaye  avec  de  la  terre. 

Or  je  le  demande  ,  à  quoi  bon  tout  cela  pour  un  mira- 
cle ?  La  nature  difpute-t-elle  avec  fon  maître  ?  A-t-il  be- 
foin  d'effort ,  d'obltination  ,  pour  fe  faire  obéir  ?  A-t-il 
befoin  de  falive  ,  de  terre  ?  d'ingrédiens?  A-t-il  même 
befoin  de  parler ,  &  ne  fuïïit-  il  pas  qu'il  veuille  ?  Ou 
bien  ofera-t-on  dire  que  Jéfus  ,  fur  de  fon  fait ,  ne  laiffe 
pas  d'ufer  d'un  petit  manège  de  charlatan  ,  comme  pour 
fe  faire  valoir  davantage  ,  &  amufer  les  fpeclateurs  ? 
Dans  le  fvftême  de  vos  Meflieurs,  il  faut  pourtant  l'un 
•u  l'autre.  ChoiiùTez. 


5o  TROISIEME    LETTRE 

que  la  preuve  univerfelle  étant  en  défaut ,  le  fyf- 
tême  établi  fur  elle  feroit  détruit.  Non  ,  donnez- 
moi  des  miracles  qui  demeurent  tels  quoi  qu'il 
arrive  ,  dans  tous  les  cems  &  dans  tous  les  lieux. 
Si  plufieurs  de  ceux  qui  font  rapportés  dans  la  Bi- 
ble paroiifent  être  dans  ce  cas  ,  d'autres  auftipa- 
roiifent  n'y  pas  être.  Réponds- moi  donc  ,  Théo- 
logien ,  prétends-tu  que  je  paffe  le  tout  en  bloc» 
ou  fi  tu  me  permets  le  triage  '{  Quand  tu  m'au- 
ras décidé  ce  point ,  nous  verrons  après. 

Remarquez  bien,  Monfieur,  qu'en  fuppofant 
tout  au  plus  quelque  amplification  dans  les  cir- 
conftances  ,  je  n'établis  aucun  doute  fur  le  fond 
de  tous  les  faits.  C'efl:  ce  que  j'ai  déjà  dit ,  &  qu'il 
n'eft  pas  fuperflu  de  redire.  Jéfus  ,  éclairé  de  Tef- 
prit  de  Dieu  ,  avoit  des  lumières  fi  fupérieures  à 
celles  de  fes  difciples  ,  qu'il  n'eft  pas  étonnant 
qu'il  ait  opéré  des  multitudes  de  chofes  extraor- 
dinaires où  l'ignorance  des  fpectateurs  a  vu  le 
prodige  qui  n'y  étoit  pas.  A  quel  point ,  en  vertu 
de  ces  lumières,  pou  voit- il  agir  par  des  voies  na- 
turelles, inconnues  à  eux  &  à  nous?  (o)  Voilà  ce 
que  nous  nefavons  point  &  ce  que  nous  ne  pou- 

(o)  Nos  hommes  de  Dieu  veulent  à  toute  force  que 
j'aie  fait  de  Jéfus  un  Impofteur.  Ils  s'échauffent  pour  ré- 
pondre à  cette  indigne  aceufation  ,  afin  qu'on  penfe  que 
je  l'ai  faite  ;  ils  la  iuppofent  avec  un  air  de  certitude  ;  ils 
y  infiftent ,  ils  y  reviennent  afteclueufement.  Ah  !  li  ces 
doux  Chrétiens  pouvoient  m'arracher  à  la  fin  quelque 
blafphême  ,  quel  triomphe  !  quel  contentement ,  quelle 
édification  pour  leurs  charitables  âmes  !  Avec  quelle  feinte 
joie  ils  apport  eroient  les  tifons  allumés  au  feu  de  leur 
zèle  ,  pour  embiaier  mon  bûcher  1 


DE    LA    MONTAGNE.  Ci 

vous  favoir.  Les  fpedtateurs  des  chofes  merveil- 
leufes  font  naturellement  portés  à  les  décrire 
avec  exagération.  Là-deflus  on  peut  de  très-bon- 
ne-foi s'abufer  foi-même  en  abufant  les  autres  : 
pour  peu  qu'un  fait  foit  au-deifus  de  nos  lumiè- 
res nous  le  fuppofons  au  deffus  de  la  rdfon ,  & 
l'efprit  voit  enfin  du  prodige  où  le  cœur  nous 
fait  defirer  fortement  d'en  voir. 

Lhs  miracles  font ,'  comme  j'ai  dit  ,  les  preuves 
des  (impies,  pour  qui  les  Loix  de  la  nature  for- 
ment un  cercle  très-étroit  autour  d'eux.  Mais  la 
fphere  s'étend  à  mefure  que  les  hommes  s'inf- 
truifent  &  qu'ils  fentent  combien  il  leur  refte  en- 
core à  favoir.  Le  grand  Phyficien  voit  fi  loin  les 
bornes  de  cette  fphere  qu'il  ne  fauroit  difcernet 
un  miracle  au-delà.  Cela  nefe  peut  eft  un  mot  qui 
fort  rarement  de  la  bouehe  des  fages  j  ils  difent 
plus  fréquemment ,  je  ne  fais. 

Que  devons-nous  donc  penfer  de  tant  de  mi- 
racles rapportés  par  des  Auteurs ,  véridiques  ,  je 
n'en  doute  pas,  mais  d'une  fi  craffe  ignorance, 
&  fi  pleins  d'ardeur  pour  la  gloire  de  leur  maî- 
tre ?  Faut  -  il  rejetter  tous  ces  faits  ?  Non. 
Faut-  il  tous  les  admettre?  Je  l'ignore  (p  ). 
(p)  Il  y  en  a  dans  l'Evangile  qu'il  n'eft  pas  même  pof- 
fible  de  prendre  au  pied  de  la  lettre  fans  renoncer  au  bon 
fens.  Tels  font,  par  exemple,  ceux  des  pofTédés.  On 
reconnoit  le  Diable  à  fon  oeuvre ,  &  les  vrais  podedes 
font  les  médians  ;  la  raifon  n'en  reconnokra  jamais  d'au- 
tres. Mais  paffons  :  voici  plus. 

Jcfus  demande  à  un  grouppe  de  Démons  comment  il 
s'appelle.  Quoi  !  Les  démons  ont  des  noms  ?  Les  Anges 
•nt  des  noms  ?  Les  purs  Efprits  ont  des  noms  ?  Sane 


5ft  TROISEME    LETTRE 

Nous  devons  les  refpe&er  fans  prononcer  fur 
leur  nature,  duiîions-nous  être  cent  fois  décrétés. 
Car  enfin  l'autorité  des  loix  ne  peut  s'étendre  juf- 
qu'à  nous  forcer  de  mal  raifonner;  &  c'elt  pourtant 
ce  qu'il  faut  faire  pour  trouver  néceffairernent  un 
miracle  où  la  raifon  ne  peut  voir  qu'un  fait 
étonnant, 

Q_u  A  N  D  il  feroit  vrai  que  les  Catholiques 
ont  un  moyen  fur  pour  eux  de  faire  cette  dif- 
tinclion ,  que  s'enfuivroit-il  pour  nous  ?  Dans 
leur  fyftème  ,  lorfque  l'Eglife  une  fois  recon- 
nue a  décidé  qu'un  tel  fait  eft  un  miracle  ,  il 
eft  un  miracle;  car  l'Eglife  ne  peut  fe  trom- 
per.   Mais    ce  n'eft  pas  aux   Catholiques  que 

j'ai 

doute  pour  s'entr'appeller  entr'eux ,  eu  pour  entendre 
quand  Dieu  les  appelle  ?  Mais  qui  leur  a  donné  ces  noms? 
En  quelle  langue  en  font  les  mots  ?  Quelles  font  les  bou- 
ches qui  prononcent  ces  mots  ,  les  oreilles  que  leuis  fons 
frappent  ?  Ce  nom  c'eft  Légion  ,  car  ils  font  plufieurs  ,  ce 
qu'apparemment  Jéfus  ne  favoit  pas.  Ces  Anges ,  ces  In- 
telligences fublimes  dans  le  mal  comme  dans  le  bien  , 
ces  Etres  Céleftes  qui  ont  pu  fe  révolter  contre  Dieu  ,  qui 
ofent  combattre  fes  Décrets  éternels ,  fe  logent  "en  tas 
dans  le  corps  d'un  homme  :  forcés  d'abandonner  ce  mal- 
heureux ,  ils  demandent  de  fe  jetter  dans  un  troupeau  de 
cochons ,  ils  l'obtiennent  ;  ces  cochons  fe  précipitent 
dans  la  mer  ;  &  ce  font-là  les  auguftes  preuves  de  la  mif- 
fion  du  Rédempteur  du  genre  humain ,  les  preuves  qui 
doivent  l'attefter  à  tous  les  peuples  de  tous  les  âges ,  & 
dont  nul  ne  fauroit  douter ,  fous  peine  de  damnation  ! 
Jufte  Dieu  !  La  tête  tourne  ;  on  ne  fait  où  l'on  eft.  Ce 
font  donc-là ,  Meilleurs ,  les  fondemens  de  votre  foi  ? 
La  mienne  en  a  de  plus  fûrs ,  ee  aie  femble. 


DE     LA    MONTAGNE.  93 

j'ai  à  faire  ici  ,  c'eft  aux  Réformés.  Ceux  -  ci  ont 
très-bien  réfuté  quelques  parties  de  la  profef- 
fion  de  foi  du  Vicaire  ,  qui ,  n'étant  écrite  que 
contre  l'Eglife  Rom  une  ,  ne  pouvoir  ni  ne  de- 
voit  rien  prouver  contr'eux.  Les  Catholiques 
pourront  de  même  réfuter  aifément  ces  Lettres, 
parce  que  je  n'ai  point  à  faire  ici  aux  Catho- 
liques ,  &  que  nos  principes  ne  font  pas  les 
leurs.  Quand  il  s'agit  de  montrer  que  je  ne  prou- 
ve pas  ce  que  je  n'ai  pas  voulu  prouver ,  c'eft- 
là  que  mes  adverfaires  triomphent. 

De  tout  ce  que  je  viens  d'expofer  je  con- 
clus que  les  faits  les  plus  atteftés,  quand  mê- 
me on  les  admettroit  dans  toutes  leurs  circons- 
tances ,  ne  prouveroient  rien  ,  &  qu'on  peut 
même  y  foupçonner  de  l'exagération  dans  les 
circonstances  ,  fans  inculper  la  bonne  -  foi  de 
ceux  qui  les  ont  rapportés.  Les  découvertes 
continuelles  qui  fe  font  dans  les  loix  de  la  na- 
ture ,  celles  qui  probablement  fe  feront  enco- 
re ,  celles  qui  relieront  toujours  à  faire  ;  les 
progrès  paifés  ,  préfens  &  futurs  de  l'induftrie 
humaine  ;  les  diverfes  bornes  que  donnent  les 
peuples  à  Tordre  des  pofîibles  félon  qu'ils  font 
plus  ou  moins  éclairés  \  tout  nous  prouve  qus 
nous  ne  pouvons  eonnoître  ces  bornes.  Ce- 
pendant il  faut  qu'un  miracle  pour  être  vrai- 
ment tel  les  paiTe.  Soit  donc  qu'il  y  ait  des 
miracles ,  fuit  qu'il  n'y  en  ait  pas ,  il  eft  irru 
Tome  IX.  G 


94        TROISIEME     LETTRE 

pofiible   au   fagc  de  s'afTurcr  que  quelque  fait 
que  ce  puiffe  être  en  eft  un. 

Indépendamment  des  preuves  de  cette  im- 
poiîlbilité  que  je  viens  d'établir ,  j'en  vois  une 
autre  non  moins  forte  dans  la  fuppofition  mê- 
me :  car ,  accordons  qu'il  y  ait  de  vrais  mira- 
cles -,  de  quoi  nous  ferviront-  ils  s'il  y  a  auiîî 
de  faux  miracles  dcfquels  il  eft  impoilible  de 
les  difeerner  ?  Et  faites  bien  attention  que  je 
n'appelle  pas  ici  faux  miracle  un  miracle  qui  n'ell 
pas  réel ,  mais  un  acte  bien  réellement  furnatu- 
rel  fait  pour  foutenir  une  faufTe  doctrine.  Com- 
me le  mot  de  miracle  en  ce  feus  peut  blefîer  les 
oreilles  pieufes  ,  employons  un  autre  mot  &  don- 
nons-lui le  nom  de  prejlige  :  mais  fouvenons-nous 
qu'il  eft  impofîible  aux  fens  humains  de  difeer- 
ner un  preftige  d'un  miracle. 

La  même  autorité  qui  attelle  les  miracles  at- 
telle auiîi  les  preftiges  ,  &  cette  autorité  prou- 
ve encore  que  l'apparence  des  preftiges  ne  dif- 
fère en  rien  de  celle  des  miracles.  Comment 
donc  diftinguer  les  uns  des  autres  ,  &  que  peut 
prouver  le  miracle  ,  fi  celui  qui  le  voit  ne  peut 
difeerner  par  aucune  marque  aifurée  &  tirée  de 
la  chofe  même  (i  c'eft  l'œuvre  de  Dieu  ou  fi 
c'eft  l'œuvre  du  Démon  ?  Il  faudroit  un  fécond 
miracle  pour  certifier  le  premier. 

Quand  Aaron  jetta  fa  verge  devant  Pharaon 
&  qu'elle  fut  changée  en  ferpent ,  les  magiciens 
ietterent  auiîi  leurs  verges  &  elles  furent  chan- 


DE    LA    MONTAGNE.  9f 

gées  en  ferpens.  Soit  que  ce  changement  fût 
réel  des  deux  côtés ,  comme  il  eft  dit  dans  l'Ecri- 
ture ,  foit  qu'il  n'y  eût  de  réel  que  le  miracle 
d'Aaron  &  que  le  preftige  des  magiciens  ne  fût 
qu'apparent  ,  comme  le  difent  quelques  Théo- 
logiens, il  n'importe  ;  cette  apparence  étoit  exac- 
tement la  même  j  l'Exode  n'y  remarque  aucune 
différence  ,  &  s'il  y  en  eût  eu  ,  les  magiciens  fe 
feroient  gardés  de  s'expofer  au  parallèle ,  ou  s'ils 
l'avoient  fait,  ils  auroient  été  confondus. 

Or  les  hommes  ne  peuvent  juger  des  mira- 
cles que  par  leurs  fens  ,  &  fi  la  fen&tion  eft 
la  même ,  la  différence  réelle  qu'ils  ne  peuvent 
appercevoir  n'eft  rien  pour  eux.  Ainlî  le  figne , 
comme  figne  ,  ne  prouve  pas  plus  d'un  côté 
que  de  l'autre ,  &  le  Prophète  en  ceci  n'a  pas 
plus  d'avantage  que  le  Magicien.  Si  c'eft  encore 
là  de  mon  beau  ltyle  ,  convenez  qu'il  en  faut 
un  bien  plus  beau  pour  le  réfuter. 

lu  eft  vrai  que  le  ferpent  d'Aaron  dévora  les 
ferpens  des  Magiciens.  Mais  ,  forcé  d'admettre 
une  fois  la  Ma^ie,  Pharaon  put  fore  bien  n'en 
conclure  autre  chofe,  finon  qu'Aaron  étoit  plus 
habile  qu'eux  dans  cet  art  ;  c'eft  ainli  que  Simon 
ravi  des  chofes  que  faifoit  Philippe  ,  voulut  ache- 
ter des  Apôtres  le  fecret  d'en  faire  autant  qu'eux. 

D'ailleurs  l'infériorité  des  Magiciens  étoit 
due  à  la  préfence  d'Aaron.  Mais  Aaron  abfeiu , 
eux  faifant  les  mêmes  fignes ,  avoient  droit  de 


$ÏS      TROISIEME    LETTRE 

prétendre  à  la  même  autorité.  Le  fîgne  en  lui- 
même  ne  prouvoit  donc  rien. 

Quanp)  Moife  changea  Tenu  en  fan  g  ,  les 
Magiciens  changèrent  l'eau  en  fang  ;  quand 
Moïfe  produisit  des  grenouilles  ,  les  Magiciens 
produisent  des  grenouilles.  Ils  échouèrent  à 
la  troifieme  plaie  ;  mais  tenons  -  nous  aux  deux 
premières  dont  Dieu  même  a  voit  fait  la  preu- 
ve du  pouvoir  divin  (q).  Les  Magiciens  firent 
aufïî  cette  preuve  -  là. 

Quant  à  la  troifieme  plaie  qu'ils  ne  purent 
imiter,  on  ne  voit  pas  ce  qui  la  rendoit  fi  dif- 
ficile, au  point  de  marquer  que  le  doigt  de  Dieu 
étoit  là.  Pourquoi  ceux  qui  purent  produire  un 
animal  ne  purent  -  ils  produire  un  infecte  ,  & 
comment ,  après  avoir  fait  des  grenouilles  ,  ne 
purent  -  ils  faire  des  poux  '{  S'il  eft  vrai  qu'il 
n'y  ait  dans  ces  chofes  -  là  que  le  premier  pas 
qui  coûte,  c'étoit  affurément  s'arrêter  en  beau 
chemin. 

Le  même  Moïfe ,  inftruit  par  toutes  ces  ex- 
périences ,  ordonne  que  fi  un  faux  Prophète 
vient  annoncer  d'autres  Dieux ,  c'eft  -  à  -  dire , 
une  fauffe  doctrine ,  &  que  ce  faux  Prophète 
autorife  fon  dire  par  des  prédictions  ou  des 
prodiges  qui  réuffilfent ,  il  ne  faut  point  l'é- 
couter mais  le  mettre  à  mort.  On  peut  donc 
employer  de  vrais  fignes  en  faveur  d'une  faufls 

(5)  Exode  VU.  17, 


DE    LA    MONTAGNE.        97 

doctrine  ;  un  figne  en  lui-même  ne  prouve  donc 
rien. 

La  même  doctrine  des  fignes  par  des  prefti- 
ges  eft  établie  en  mille  endroits  de  l'Ecriture. 
Bien  plus  :  après  avoir  déclaré  qu'il  ne  fera 
point  de  fignes ,  Jéfus  annonce  de  faux  Chrifts 
qui  en  feront  :  il  dit  qu'ils  feront  de  grands  fi?  ne  s  , 
des  miracles  capables  de  féduire  les  élus  mêmes ,  s'il 
était  pajfîble  (r).  Ne  feroit-on  pas  tenté  fur  ce  lan- 
gage de  prendre  les  fignes  pour  des  preuves 
de  faufTeté  ? 

Quoi  !  Dieu  ,  maître  du  choix  de  fes  preu- 
ves ,  quand  il  veut  parler  aux  hommes  ,  ehoifit 
par  préférence  celles  qui  fuppofent  des  con- 
noilfances  qu'il  fait  qu'ils  n'ont  pas  !  Il  prend  pour 
les  inftruke  la  même  voie  qu'il  fait  que  prendra 
le  Démoli  pour  les  tromper  !  Cette  marche  feroit- 
elle  donc  celle  de  la  divinité?  Se  pourroit-il  que 
Dieu  &  le  Diable  fuiviffent  la  même  route  ?  Voi- 
là ce  que  je  ne  puis  concevoir. 

Nos  Théologiens  ,  meilleurs  raifonneurs  mais 
de  moins  bonne  foi  que  les  anciens ,  font  fore 
embarrafles  de  cette  magie  :  ils  voudroient  bien 
pouvoir  tout-à-fait  s'en  délivrer  ,  mais  ils  n'o*. 
fent  ;  ils  fentent  que  la  nier  feroit  nier  trop. 
Ces  gens  toujours  fi  décififs  changent  ici  de 
langage  ;  ils  ne  la  nient  ni  ne  l'admettent  ;  ils 
prennent   le  parti  de  tergiverfer  ,    de  cherchée 

(/)  Matth.  XXIV.  24.  MattkXin.  22. 

G  3 


98        TROISIEME    LETTRE 

de  faux  -  fuyans  *  à  chaque  pas  ils  s'arrêtent  ;  ils 
ne  favent  fur  quel  pied  danfer. 

Jt  crois  ,  Monfieur  ,  vous  avoir  fait  fentir 
où  gît  la  difficulté.  Pour  que  rien  ne  manque 
à  fa   clarté  ,  la  voici  mife  en  dilemme. 

Si  Ton  nie  les  preftiges  ,  on  ne  peut  prou- 
ver les  miracles  ;  parce  que  les  uns  &  les  au- 
tres font  fondés  fur  la  même  autorité. 

Et  fi  l'on  admet  les  preltiges  avec  les  mira- 
cles ,  on  n'a  point  de  règle  fûre  ,  précife  & 
claire  pour  diftinguer  les  uns  des  autres  :  ainlî 
les  miracles  ne  prouvent  rien. 

Je  fais  bien  que  nos  gens  ainfi  preffés  re- 
viennent à  la  doclrine  :  mais  ils  oublient  bon- 
nement que  fi  la  doctrine  efl  établie  ,  le  mira- 
cle eft  fuperfiu,  &  que  lî  elle  ne  l'eft  pas,  elle 
ne  peut  rien  prouver. 

Ne  prenez  pas  ici  le  change,  je  vous  fup- 
plie  ,  &  de  ce  que  je  n'ai  pas  regardé  les  mi- 
racles comme  eiîentieis  au  Chriitianifme  ,  n'al- 
lez pas  conclure  que  j'ai  rejette  les  miracles. 
Non  ,  Monfieur ,  je  ne  les  ai  rejettes  ni  ne  les 
rejette;  û  j'ai  dit  des  raifons  pour  en  douter, 
je  n'ai  point  diiîimulé  les  raifons  d'y  croire  ;  il 
y  a  une  grande  différence  entre  nier  une  chofe 
&  ne  la  pas  affirmer  ,  entre  la  rejetter  &  ne 
pas  l'admettre  ,  &  j'ai  fi  peu  décidé  ce  point , 
que  je  défie  qu'on  trouve  un  feul  endroit  dans 
tous  mes  écrits  où  je  fois  aiïirmatif  contre  les 
miracles. 


DE    LA    MONTAGNE.  99 

Eh  î  comment  l'aurois  -  je  été  malgré  mes  pro- 
pres doutes ,  puifque  par-tout  où  je  fuis  quant 
à  moi ,  le  plus  décidé  ,  je  n'affirme  rien  encore. 
Voyez  quelles  affirmations  peut  faire  un  hom- 
me qui  parle  ainlî  dès  fa  Préface  (s). 

„  A  l'égard  de  ce  qu'on  appellera  la  partie 
„  fyftématique  ,  qui  n'eft  autre  chofe  ici  que 
5,  la  marche  de  la  nature  ,  c'elt-là  ce  qui  dérou- 
,5  tera  le  plus  les  lecteurs  ;  c'eft  auifi  par- là  qu'on 
„  m'attaquera  fans  doute,  &  peut- être  n'aura- 
„  t-on  pas  tort.  On  croira  moins  lire  un  Traité 
»,  d'éducation  que  les  rêveries  d'un  vifionnaire 
„  fur  l'éducation.  Qu'y  faire  ?  Ce  n'eft  pas  fur 
„  les  idées  d'autrui  que  j'écris  ,  c'eft  fur  les  mien- 
„  nés.  Je  ne  vois  point  comme  les  autres  hom- 
„  mes  *,  il  y  a  long-tems  qu'on  me  l'a  reproché. 
„  Mais  dépend-  il  de  moi  de  me  donner  d'autres 
„  yeux  ,  &  de  m'affccler  d'autres  idées?  Non; 
„  il  dépend  de  moi  de  ne  point  abonder  dans 
„  mon  fens ,  de  ne  point  croire  être  feul  plus 
„  fage  que  tout  le  monde  ;  il  dépend  de  moi ,  non 
„  de  changer  de  fentiment,  mais  de  me  défier 
„  du  mien  :  voilà  tout  ce  que  je  puis  faire  ,  &  ce 
„  que  je  fais.  Que  G  je  prends  quelquefois  le  ton 
„  affirmatif ,  ce  n'eft  point  pour  en  impofer  au 
„  le&eur  ;  c'eft  pour  lui  parler  comme  je  pen- 
„  fe.  Pourquoi  propoferois  -  je  par  forme  de 
„  doute    ce    dont   quant    à  moi  je    ne   douts 

(0    Préface  d'Emile,  p.  vin. 

G4 


ioo      TROISIEME    LETTRE 

„  point  ?  Je  dis  exactement  ce  qui  fe  palTe  dans 
„  mon  efprit. 

„  En  expofant  avec  liberté  mon  fentiment , 
3,  j  entends  C\  peu  qu'il  faire  autorité ,  que  j'y 
„  joins  toujours  mes  raifons  ,  afin  qu'on  les 
3,  pefe  &  qu'on  me  juge.  Mais  quoique  je  ne 
„  veuille  point  m'obiVuier  à  défendre  mes  idées, 
5j  je  ne  me  crois  pas  moins  obligé  de  les  propo- 
>5  fer  ;  car  les  maximes  fur  kfquelles  je  fuis 
„  d'un  avis  contraire  à  celui  des  autres  ne  font 
w  point  indifférentes.  Ce  font  de  celles  dont  la 
„  vérité  ou  la  fauffeté  importe  à  connoître ,  & 
„  qui  font  le  bonheur  ou  le  malheur  du  gen- 
„  re  humain.  " 

Un  Auteur  qui  ne  fait  lui-même  s'il  n'eft 
point  dans  Terreur ,  qui  craint  que  tout  ce 
qu'il  dit  ne  foit  un  tiflu  de  rêveries  ,  qui  ,  ne 
pouvant  changer  de  fentimens  ,  fe  défie  du  Cien  , 
qui  ne  prend  point  le  ton  afhrmatif  pour  le  don- 
ner ,  mais  pour  parler  comme  il  penfei  qui,  ne 
voulant  point  faire  autorité  ,  dit  toujours  fes 
raifons  afin  qu'on  le  juge  ,  &  qui  même  ne 
veut  point  s'obftiner  à  défendre  fes  idées  ;  un 
Auteur  qui  parle  ainll  à  la  tète  de  fon  Livre 
y  veut  -  il  prononcer  des  oracles  '<  veut-i!  don- 
ner des  décifions ,  &  par  cette  déclaration  pré- 
liminaire ne  met-il  pas  au  nombre  des  doutes  fes 
plus  fortes  aliénions  ? 

Et   qu'on   ne  dife  point   que   je  manque  à 
mes    engagemens    eu    m'obftinant   à  défendre 


DE    LA    MONTAGNE.        loi 

ici  mes  idées.  Ce  feroit  le  comble  de  rinjuflice.  Ce 
ne  font  point  mes  idées  que  je  défends,  c'elt  ma 
perfonne.  Si  l'on  n'eût  attaqué  que  mes  Livres  > 
j'aurois  conftamment  gardé  le  filence  ;  c'étoit  un 
point  réfolir.  Depuis  ma  déclaration  faite  en 
I7f3,  m'a-t-on  vu  répondre  à  quelqu'un,  ou 
me  taifois-je  faute  d'agreffeurs  ?  Mais  quand  on 
me  pourfuit,  quand  on  me  décrète ,  quand  on  me 
déshonore  pour  avoir  dit  ce  que  je  n'ai  pas  dit ,  il 
faut  bien  pour  me  défendre  montrer  que  je  ne  l'ai 
pas  dit.  Ce  font  mes  ennemis  qui ,  malgré  moi , 
me  remettent  la  plume  à  la  main.  Eh  î  qu'ils  me 
laifTent  en  repos  ,  &  j'y  laifTerai  le  public  \  j'en 
donne  de  bon  cœur  ma  parole. 

Ceci  fert  déjà  de  réponfe  à  i'objeclion  rétor- 
five  que  j'ai  prévenue  ,  de  vouloir  faire  moi- 
même  le  réformateur  en  bravant  les  opinions 
de  tout  mon  fiecle  ;  car  rien  n'a  moins  l'air 
de  bravade  qu'un  pareil  langr.gc  ,  &  ce  n'eft 
pas  alfurément  prendre  un  ton  de  Prophète 
que  de  parler  avec  tant  de  circonfpeétiqn.  J'ai 
regardé  comme  un  devoir  de  dire  mon  fenti- 
ment  en  chofes  importantes  &  utiles  j  mais  ai- 
je  dit  un  mot,  ai  -  je  fait  un  pas  pour  le  faire 
adopter  à  d'autres  ;  quelqu'un  a-t-il  vu  dans  ma 
conduite  l'air  d'un  homme  qui  cherchoit  à  fe  faire 
des  fettateurs  ? 

En  tranfciivant  l'Ecrit  particulier  qui  fait 
tant  d'imprévus  2élateurs  de  la  foi ,  j'avertis 
encore   le  le&cur  qu'il  doit  fe   dévier    de  mes 

G  S 


io2      TROISIEME    LETTRE 

jugemens  ,  que  c'eft:  à  lui  de  voir  s'il  peut  tirer  de 
cet  Ecrit  quelques  réflexions  utiles  ,  que  je  ne  lui 
propofe  ni  le  fentiment  d'autrui  ni  le  mien  pour 
règle  ,  que  je  le  lui  préfente  à  examiner  (t). 

Et  lorfque  je  reprends  la  parole  voici  ce  que 
j'ajoute  encore  à  la  fin. 

„  J'ai  tranfcrit  cet  Ecrit,  non  comme  une 
„  règle  des  fentimens  qu'on  doit  iuivre  en  ma- 
,,,  tiere  de  Religion ,  mais  comme  un  exemple 
„  de  la  manière  dont  on  peut  raifonner  avec  ion 
35  élevé  pour  ne  point  s'écarter  de  la  méthode 
s,  que  j'ai  tâché  d'établir.  Tant  qu'on  ne  don- 
„  ne  rien  à  l'autorité  des  hommes  ni  aux  pré- 
33  jugés  des  pays  où  l'on  eft  né,  les  feules  lu- 
„  mieres  de  la  raifon  ne  peuvent  dans  l'inftitu- 
-,  tion  de  la  Nature  nous  mener  plus  loin  que 
-,  la  Religion  naturelle ,  &  c'eft  à  quoi  je  me 
»  borne  avec  mon  Emile.  S'il  en  doit  avoir  une 
35  autre ,  je  n'ai  plus  en  cela  le  droit  d'être  fon 
3,  guide  ;  c'eft  à  lui  feul  de  la  choifir.  (y)  " 

Quel  eft  après  cela  l'homme  allez  impudent 
pour  m'ofer  taxer  d'avoir  nié  les  miracles  qui 
ne  font  pas  mêmes  niés  dans  cet  Ecrit  ?  Je  n'en 
ai  pas  parlé  ailleurs  (x). 

Quoi  !  parce  que  l'Auteur  d'un  Ecrit  publié 

(t)  Emile  P.  IL  p.  ç2o. 

(»)  Ibid.  P.  III.  p.  127. 

(x)  J'en  ai  parlé  depuis  dans  ma  lettre  à  M.  de  Beau- 
mont:  mais  outre  qu'on  n'a  rien  dit  fur  cette  lettre  ,  ce 
n'eft  pas  fur  ce  qu'elle  contient  qu'on  peut  fonder  les 
procédures  faites  avant  qu'elle  ait  paru. 


DE    LA    MONTAGNE.         ioj 

par  un  autre  y  introduit  un  raifonneur  qu'il 
défaurouve  (y  )  ,  &  qui  dans  une  difpute  rejette 
les  miracles,  il  s'enfuit  de-là  que  non-feulement 
l'Auteur  de  cet  Ecrit  mais  l'Editeur  rejette  aufîî 
les  miracles  ?  Quel  tiiîu  de  témérités  !  Qu'on 
fe  permette  de  telles  préemptions  dans  la  chaleur 
d'une  querelle  littéraire,  cela  eft  très-  blâmable  & 
trop  commun  ;  mais  les  prendre  pour  des  preu- 
ves dans  les  Tribunaux  !  Voilà  une  jurifpruden- 
ceà  faire  trembler  l'homme  le  plus  jufte  &  le  plus 
ferme  qui  a  le  malheur  de  vivre  fous  de  pareils 
magiftrats. 

L'Auteur  de  la  profeflïon  de  foi  fait  des  ob- 
je&ions  tant  fur  l'utilité  que  fur  la  réalité  des 
miracles  ,  mais  ces  objeclions  ne  font  point  des 
négations.  Voici  là  -  dciîus  ce  qu'il  dit  de  plus 
fort.  M  C'cft  l'ordre  inaltérable  de  la  nature  qui 
„  montre  le  mieux  l'Etre  fuprême.  S'il  anïvoit 
„  beaucoup  d'exceptions,  je  ne  faurois  plus  qu'en 
„  penfer  ,  &  pour  moi  je  crois  trop  en  Dieu  pour 
„  croire  à  tant  de  miracles  fi  peu  dignes  de  lui.  " 

Or  je  vous  prie,  qu'eit  -  ce  que  cela  dit? 
Qu'une  trop  grande  multitude  de  miracles  les 
rendroit  fufpe&s  à  l'Auteur.  Qu'il  n'admet  point 
indiftinctement  toute  forte  de  miracles ,  &  que 
fa  foi  en  Dieu  lui  fait  rejetter  tous  ceux  qui  ne 
font  pas  dignes  de  Dieu.  Quoi  donc?  Celui  qui 
n'admet   pas  tous  les  miracles  rejette  - 1  -  il  tous 

(y)  Emile,   P.  III.  p.  90, 


104      TROISIEME     LETTRE 

les  miracles  ,  &  faut  -  il  croire  à  tous  ceux  dt 
la  Légende  pour  croire  l'afcenfion  de  Chrift  ? 

Pour  comble.  Loin  que  les  doutes  contenus 
dans  cette  féconde  partie  de  la  profeffion  de  foi 
puilfent  être  pris  pour  des  négations ,  les  néga- 
tions ,  au  contraire,  qu'elle  peut  contenir,  ne 
doivent  être  prifes  que  pour  des  doutes.  C'eft 
la  déclaration  de  l'Auteur  ,  en  la  commençant , 
fur  les  fentimens  qu'il  va  combattre.  Ne  donnez, 
dit  -  il ,  à  mes  difcours  que  l'autorité  de  la  raifon. 
J'ignore  fi  je  fuis  dans  l'erreur.  Il  ejl  difficile  , 
quand  on  difcute  ,  de  ne  pas  prendre  quelquefois  le 
ton  affirmatif ',•  mais  fouvenez  -  vous  qu'ici  toutes 
mes  affirmations  ne  font  que  des  raiforts  de  douter 
(z).  Peut  -  on  parler  plus  pofitivement  ? 

Quant  à  moi,  je  vois  des  faits  attelles  dans 
les  faintes  Ecritures  ;  cela  fuffit  pour  arrêter 
fur  ce  point  mon  jugement.  S'ils  étoient  ail- 
leurs ,  je  rejetterois  ces  faits ,  ou  je  leur  ôterois 
le  nom  de  miracles  ;  mais  parce  qu'ils  font  dans 
l'Ecriture  je  ne  les  rejette  point.  Je  ne  les  ad- 
mets pas  ,  non  plus ,  parce  que  ma  raifon  s'y 
refufe ,  &  que  ma  décilion  fur  cet  article  n'in- 
téreffe  point  mon  falut.  Nul  Chrétien  judicieux 
ne  peut  croire  que  tout  foit  infpiré  dans  la 
Bible,  jufqu'aux  mots  &  aux  erreurs.  Ce  qu'on 
doit  croire  infpiré  eft  tout  ce  qui  tient  à  nos 
devoirs  ;  car  pourquoi  Dieu  auroit  -  il  infpiré 

(z)  Emile  P.  111.  p.  8ï. 


DE    LA     MONTAGNE,  iof 

le  refte  ?  Or  la  doctrine  des  miracles  n'y  tient 
nullement  j  c'eft  ce  que  je  viens  de  prouver.  Ainfï 
le  fenti.nent  qu'on  peut  avoir  en  cela  n'a  nul  trait 
au  refpect  qu'on  doit  aux  Livres  facrés. 

D'ailleurs  ,  il  eft  impoflible  aux  hommes  de 
s'aflurer  que  quelque  fait  que  ce  puifTe  être  eft 
un  miracle  (aa)  ;  c'eft  encore  ce  que  j'ai  prou- 
vé. Donc  en  admettant  tous  les  faits  contenus 
dans  la  Bible  ,  on  peut  rejetter  les  miracles  fans 
impiété  ,  &  même  fans  inconféquence.  Je  n'ai 
pas  été  jufques  -  là. 

Voila  comment  vos  Meilleurs  tirent  des  mi- 
racles ,  qui  ne  font  pas  certains  ,  qui  ne  fout 
pas  néceffaires  ,  qui  ne  prouvent  rien  ,  &  que 
je  n'ai  pas  rejettes ,  la  preuve  évidente  que  je 
renverfe  les  fondemens  du  Chriftianifme  ,  & 
que  je  ne  fuis  pas  Chrétien. 

L'ennui  vous  empècheroit  de  me  fuivre  lî 
j'entrois  dans  le  même  détail  fur  les  autres  ac- 
cufations  qu'ils  entaiTent ,  pour  tâcher  de  cou- 
vrir par  le  nombre  l'injuftice  de  chacune  en 
particulier.  Ils  m'accufent  par  exemple  de  re- 
jetter la  prière.  Voyez  le  Livre ,  &  vous  trou- 
verez une    prière  dans   l'endroit  même  dont  il 

(ad)  Si  ces  Meilleurs  difent  que  cela  eft  décidé  dans 
l'Ecriture  , .  &  que  je  dois  reconnoîcre-  pour  miracle  ce 
qu'elle  me  donne  pour  tel  ;  je  réponds  que  c'eft  ce  qui 
eft  en  queftion  ,  &  j'ajoute  que  ce  raifonnement  de  leur 
part  eft  un  cercle  vicieux.  Car  puifqu'ils  veulent  que  le 
miracle  ferve  de  preuve  à  la  Révélation  ,  ils  ne  doivent 
pas  employer  l'autorité  de  la  Révélation  pour  conftater 
le  miracle. 


106      TROISIEME    LETTPvE 

s'agit.  L'homme  pieux  qui  parle  (bb)  ne  croit 
pas  ,  il  eft  vrai  ,  qu'il  foit  abfolument  néceffaire 
de  demander  à  Dieu  telle  ou  telle  chofe  en  par- 
ticulier (  ce  ).  Il  ne  défapprouve  point  qu'on  le 
faffe  -,  quant  à  moi ,  dit-il ,  je  ne  le  fais  pas  ,  per- 
fuadé  que  Dieu  efl  un  bon  père  qui  fait  mieux 
que  (es  enfans  ce  qui  leur  convient.  Mais  ne  peut- 
on  lui  rendre  aucun  autre  culte  aufîî  digne  de  lui? 
Les  hommages  d'un  cœur  plein  de  zèle  ,  les  ado- 


(bb)  Un  Miniftre de  Genève,  difficile  afïiirément  en 
Chrifb'anifme  dans  les  jugemens  qu'il  porte  du  mien  , 
affirme  que  j'ai  dit ,  moi  J.  J.  Roulfeau ,  que  je- ne  priois 
pas  Dieu  :  il  Paflure  en  tout  autant  de  termes  ,  cinq  ou  fix 
fois  de  fuite  ,  &  toujours  en  me  nommant.  Je  veux  porter 
refpect  à  l'Eglife  ,  mais  oferois-je  lui  demander  où  j'ai  dit 
cela  ?  11  eft  permis  à  tout  barbouilleur  de  papier  de  dé- 
raifonner  &  bavarder  tant  qu'il  veut  j  mais  il  n'eft  pas  per- 
mis à  un  bon  Chrétien  d'être  un  calomniateur  public. 

(ce)  Quand  vous  prierez ,  dit  Jéfus ,  priez  ainji.  Quand 
on  prie  avec  des  paroles  ,  c'eft  bien  fait  de  préférer  cel- 
les-là j  mais  je  ne  vois  point  ici  l'ordre  de  prier  avec 
des  paroles.  Une  autre  prière  eft  préférable  ;  c'eft  d'être 
difpoféàtout  ce  que  Dieu  veut.  Me  voici,  Seigneur,  pour 
faire  ta  volonté.  De  toutes  les  formules  ,  l'Oraifun  do- 
minicale eft ,  fans  contredit ,  la  plus  parfaite  ;  mais  ce 
qui  eft  plus  parfait  encore  eft  l'entière  réfignation  aux 
volontés  de  Dieu.  Non  point  ce  que  je  veux ,  mais  ce  que 
tu  veux.  Que  dis- je  ?  C'eft  l'Oraifon  dominicale  elie-mê- 
me.  Elle  eft  toute  entière  dans  ces  paroles  ;  Que  ta  vo- 
lonté J  oit  faite.  Toute  autre  prière  «;ft  fuperflue  &  ne  fait 
que  contrarier  celle  -  là.  Que  celui  qui  penfe  ainfi  fe 
trompe  ,  cela  peut  être.  Mais  celui  qui  publiquement 
l'accufe  à  caufe  de  cela  de  détruire  la  Morale  Chrétienne 
&  de  n'être  pas  Chrétien  ,  eft  -  il  un  fort  bon  Chrétien 
lui  -  même  ? 


DE    LA    MONTAGNE.        107 

rations  ,  les  louanges,  la  contemplation  de  fa  gran- 
deur ,  l'aveu  de  notre  néant  ,  la  réfignation  à 
fa  volonté,  la  foumiiîion  à  fes  loix ,  une  vie  pu- 
re &  fainte ,  tout  cela  ne  vaut  -  il  pas  bien  des 
vœux  intérelfés  &  mercenaires  ?  Près  d'un  Dieu 
jufte  la  meilleure  manière  de  demander  eft  de 
mériter  d'obtenir.  Les  Anges  qui  le  louent  autour 
de  fon  Trône  le  prient  -  ils  ?  qu'auroient-ils  à  lui 
demander  ?  Ce  mot  de  prière  eft  fouvent  employé 
dans  l'Ecriture  pour  hommage \adorat ion,  &  qui  fait 
le  plus  eft  quitte  du  moins.  Pour  moi,  je  ne  rejette 
aucune  des  manières  d'honorer  Dieu  5  j'ai  tou- 
jours approuvé  qu'on  fe  joignît  à  l'Eglife  qui 
le  prie  j  je  le  fais  ;  le  Prêtre  Savoyard  le  fai- 
foit  lui  -  même  (dd).  L'Ecrit  fi  violemment  at- 
taqué eft  plein  de  tout  cela.  N'importe  :  je  re- 
jette ,  dit  -  on ,  la  prière  >  je  fuis  un  impie  à 
brûler.  Me  voilà  jugé. 

Ils  difent  encore  que  j'accufe  la  Morale  Chré- 
tienne de  rendre  tous  nos  devoirs  impraticables 
en  les  outrant.  La  Morale  Chrétienne  eft  celle 
de  l'Evangile  ;  je  n'en  reconnois  point  d'autre 3 
&  c'eft  en  ce  fens  auiîî  que  l'entend  mon  accu- 
fateur  ,  puifque  c'eft  des  imputations  où  celle- 
là  fe  trouve  comprife  qu'il  conclut ,  quelques  li- 
gnes après ,  que  c'eft  par  dérifion  que  j'appelle 
l'Evangile  divin  (ee). 

Or  voyez  fi  l'on  peut  avancer  une  faufTeté* 

(dd   Emile  P.  HT.  p.  nç. 

(ec)  Lettres  écrites  de  lu  Campagne  p.  11» 


108        TROISIExME    LETTRE 

plus  noire  &  montrer  uns  mauvaife  foi  plus 
marquée ,  puifque  dans  le  paifage  de  mon  Li- 
vre où  ceci  fe  rapporte  ,  il  n'eft  pas  même  pof- 
fible  que  j'aie  voulu  parler    de  l'Evangile. 

Voici  ,  Monfieur  ,  ce  paifage  :  il  eft  dans  le 
quatrième  Tome  d'Emile,  page  284-  „  En  n'af- 
„  ferviifant  les  honnêtes  femmes  qu'à  de  triftes 
„  devoirs  ,  on  a  banni  du  mariage  tout  ce 
33  qui  pouvoit  le  rendre  agréable  aux  hommes. 
„  faut- il  s'étonner  H  la  taciturnité  qu'ils  voient 
„  régner  chez  eux  les  en  chafTe ,  ou  s'ils  font 
,3  peu  tentes  d'embrafTer  un  état  fi  déplaifant? 
„  A  force  d'outrer  tous  les  devoirs  ,  le  Chrif- 
33  tianifme  les  rend  impraticables  &  vains  :  à 
33  force  d'interdire  aux  femmes  le  chant  ,  la 
„  danfe  &  tous  les  amufemens  du  monde  ,  il 
„  il  les  rend  mauflades  ,  grondeufes  ,  infuppor- 
„  tables    dans    leurs  maifons.  " 

Mais  où  eft-ce  que  l'Evangile  interdit  aux 
femmes  le  chant  &  la  danfe  ?  où  eft-ce  qu'il 
les  aflervit  à  de  triftes  devoirs  ?  Tout  au  con- 
traire il  y  eft  parlé  des  devoirs  des  maris,  mais 
il  n'y  eft  pas  dit  un  mot  de  ceux  des  femmes. 
Donc  on  a  tort  de  me  faire  dire  de  l'Evangile 
ce  que  je  n'ai  dit  que  des  Janféniftes  ,  des  Mé- 
thodiftes  ,  &  d'autres  dévots  d'aujourd'hui ,  qui 
font  du  Chriftianifme  une  Religion  auili  terri- 
ble &  déplaifante  (J),  quelle  eft  agréable  & 

douce 

(  ff  )  Les  premiers  Réformés  donnèrent  d'abord  dans 
cet  excès  avec  une  dureté  qui  fit  bien  des  hypocrites  5  & 


DE    LA    MONTGANE.        109 

ûouce  fous  la  véritable  loi  de  Jéfus  -  Chrift. 

Je  ne  voudrois  pas  prendre  le  ton  du  Père 
Berruyer,  que  je  n'aime  guère  ,  &  que  je  trouve 
même  de  très  -  mauvais  goût  ;  mais  je  ne  puis 
m'empèchsr  de  dire  qu'une  des  chofes  qui  me 
charment  dans  le  caractère  de  Jéfus  ,  n'efc  pas 
feulement  la  douceur  des  mœurs  ,  la  (implicite, 
mais  la  facilité  ,  la  grâce  &  même  l'élégance.  Il 
ne  fuyoit  ni  les  plaifirs  ni  les  fêtes  ;  il  alloit 
aux  noces  ,  il  Voyoit  les  femmes  ,  il  jouoitavec 
les  enfans  ,  il  aimoit  les  parfums ,  il  mangeoic 
chez  les  financiers.  Ses  difciples  ne  jeûnoient 
point  i  fon  auftérité  n'étoit  point  fâcheufe.  Il 
étoit  à  la  fois  indulgent  &  jufte  ,  doux  aux  foi- 
bles  &  terrible  aux  méchans.  Sa  morale  avoit 
quelque  chofe  d'attrayant  ,  de  carelfant  ,  de 
tendre  ;  il  avoit  le  cœur  fenfible  ,  il  étoit  hom- 
me de  bonne  fociété.  Quand  il  n'eût  pas  été  le 
plus  fage  des  mortels  3  il  en  eût  été  le  plus 
aimable. 

Certains    pafTages  de  Saint  Paul  outrés  ou 

les  premiers  Janféniftes  ne  manquèrent  pas  de  les  imiter 
en  cela.  Un  Prédicateur  de  Genève  ,  appelle  Henri  de 
la  Marre  ,  foutenoit  en  chaire  que  c'étoit  pécher  que  d'al- 
ler à  la  noce  plus  joyeufement  que  JéfuvClirili  n'étoit 
allé  à  la  mort.  Un  Curé  Janféniîle  foutenoit  de  même 
que  les  feftins  des  noces  etoient  une  invention  du  Dia- 
ble. Quelqu'un  lui  objecta  là-  deiïus  que  Jsfus-Chrift  y 
avoit  pourtant  affilié  ,  &  qu'il  avoit  même  daigné  y  faire 
fon  premier  miracle  pour  prolonger  la  gaieté  du  feftin. 
Le  Cure ,  un  peu  embarrafïe ,  répondit  en  grondant  :  Ce 
Xicjï  pas  ce  qu'il  fit  de  mieux, 

Tome  IX,  H 


ïro        TR.  OISIEME    LETTRE 

mal  -  entendus  ont  fait  bien  des  fanatiques,  & 
ces  fanatiques  ont  foulent  défiguré  &  désho- 
noré le  Chriftianifrne.  Si  l'on  s'en  fût  tenu  h 
l'efprit  du  Maître  ,  cela  ne  feroit  pas  arrivé. 
Qu'on  m'accufe  de  n'être  pas  toujours  de  l'avis 
de  Saint  Paul ,  on  peut  me  réduire  à  prouver 
que  j'ai  quelquefois  raifon  de  n'eu  pas  être. 
Mais  il  ne  s7enfuivra  jamais  de  -  là  que  ce  fort 
par  dérifion  que  je  trouve  l'Evangile  divin. 
Voilà  pourtant  comment  raifonnent  mes  per- 
fécuteurs. 

Pardon  ,  Monficur  ;  je  vous  excède  avec 
ces  longs  détails  ;  je  le  fens  &  je  les  termine-; 
je  n'en  ai  déjà  que  trop  dit  pour  ma  défenfe  , 
&  je  m'ennuie  moi-même  de  répondre  toujours 
par  des  raifons  à  des  accufations  fans  raifon. 


:>  ocr-0.0 


rnsn 


DE    LA    MONTAGNE:      in 

QUATRIEME     LETTRE- 


J 


E  vous  ai  fait  voir,  MonGeur,  que  les  im- 
putations tirées  de  mes  Livres  en  preuve  que 
j'attaquois  la  Religion  établie  par  les  lois 
étoient  fauffes,  C'eft ,  cependant,  fur  ces  im- 
putations que  j'ai  été  jugé  coupable,  &  traité 
comme  tel.  Suppofons  maintenant  que  je  le 
fuflc  en  effet ,  &  voyons  en  cet  état  la  puni- 
tion qui  m'étoit  due, 

Ainfi  que  la  vertu  le  vice  a  fes  degrés. 

Pour  être  coupable  d'urt  crime  on  ne  Feft 
pas  de  tous.  La  juftice  confifte  à  mefurer  exac- 
tement la  peine  à  la  force  ,  &  l'extrême  juftice 
elle-même  eft  une  injure,  lorfqu'elle  n'a  nul 
égard  aux  considérations  raifonnables  qui  doi- 
vent tempérer  la  rigueur  de  la  loi. 

Le  délit  fuppofé  réel ,  il  nous  refte  à  cher- 
cher quelle  eft  fa  nature  &  quelle  procédure 
eft  prefcrite  en  pareil  cas  par  vos  loix. 

Si  j'ai  violé  mon  ferment  de  Bourgeois  , 
comme  on  m'en  accufe  ,  j'ai  commis  un  crime 
d'Etat  ,  &  la  connoiifance  de  ce  crime  appar- 
tient directement  au  Confeil  -,  cela  eft  incon- 
teftable. 

Mais  fi  tout  mon  crime  confifte  en  erreur  fur 

H  % 


nz      QUATRIEME    LETTRE 

la  doctrine  ,  cette  erreur  fût  -  elle  même  uns 
impiété  j  c'eft  autre  chofe.  Selon  vos  Edits  il 
appartient  à  un  autre  Tribunal  d'en  connoitre 
en   premier  refïbrt. 

Et  quand  même  mon  crime  feroit  un  crime 
d'Etat  ,  li  pour  le  déclarer  tel  il  faut  préala- 
blement une  décifion  fur  la  doctrine ,  ce  n'eft 
pas  au  Confeil  de  la  donner.  C'eft  bien  à  lui 
de  punir  le  crime  ,  mais  non  pas  de  le  consta- 
ter. Cela  eft  formel  par  vos  Edits  ,  comme  nous 
verrons  ci  -  après. 

Il  s'agit  d'abord  de  favoir  fi  j'ai  violé  mon 
ferment  de  Bourgeois ,  e'eft-à-dire ,  le  ferment 
qu'ont  prêté  mes  ancêtres  ,  quand  ils  ont  été 
admis  à  la  Bourgeoise  ;  car  pour  moi ,  n'ayant 
pas  habité  la  Ville  &  n'ayant  fait  aucune  fonc- 
tion de  Citoyen ,  je  n'en  ai  point  prêté  le  fer- 
ment :  mais  parlons. 

Dans  la  formule  de  ce  ferment ,  il  n'y  a  que 
deux  articles  qui  puiffent  regarder  mon  délit, 
On  promet  par  le  premier  3  de  vivre  félon  les 
Réformation  du  St»  Evangile  ,  &  par  le  dernier  9 
de  ne  faire  ni  foujfrir  aucunes  pratiques  ,  machina- 
tions ou  entreprifes  contre  la  Réformat  ion  du  St* 
Evangile. 

Or  loin  d'enfreindre  le  premier  article  ,  je 
m'y  fuis  conformé  avec  une  fidélité  &  même 
une  hardiefle  qui  ont  peu  d'exemples  ,  profei- 
fant  hautement  ma  Religion  chez  les  Catholi- 
ques ,  quoique  j'enfle  autrefois   vécu  dans  la 


DE    LA    MONTAGNE:        ïî? 

leur  ;  &  l'on  ne  peut  alléguer  cet  écart  de  mon 
enfance  comme  une  infraction  au  ferment ,  fur- 
tout  depuis  ma  réunion  authentique  à  votre 
Eglife  en  1754.  &  mon  rétabliffement  dans  mes 
droits  de  Bourgeoifie  ,  notoire  à  tout  Genève  9 
8c  dont  j'ai   d'ailleurs  des  preuves  pofitives. 

On  ne  fauroit  dire ,  non  plus  ,  que  j'aie  en- 
freint ce  premier  article  par  les  Livres  condam- 
nés ;  puifque  je  n'ai  point  ceffé  de  m'y  déclarer 
Proteftant.  D'ailleurs  ,  autre  chofe  elt  la  con- 
duite ,  autre  chofe  font  les  Ecrits.  Vivre  félon 
îa  Réformation  c'elt  profeffer  la  Réformation  , 
quoiqu'on  fe  puiife  écarter  par  erreur  de  fa 
doctrine  dans  de  blâmables  Ecrits ,  ou  commet- 
tre d'autres  péchés  qui  offenfent  Dieu  ,  mais 
qui  par  le  feul  fait  ne  retranchent  pas  le  délin- 
quant de  l'Eglife.  Cette  diitinction,  quand  on 
pourroit  la  difputer  en  général ,  eft  ici  dans  le 
ferment  même  ;  puifqu'on  y  fépare  en  deux  arti- 
cles ce  qui  n'en  pourroit  faire  qu'un  ,  fî  la  pro- 
Seiiïon  de  la  Religion  étoit  incompatible  avec 
toute  entreprife  contre  la  Religion.  On  y  jure 
par  le  premier  de  vivre  félon  la  Réformation  , 
&  l'on  y  jure  par  le  dernier  de  ne  rien  entre- 
prendre contre  la  Réformation.  Ces  deux  arti- 
cles font  très-  diftincts  &  même  féparés  par  beau- 
coup d'autres.  Dans  le  fens  du  Législateur  ces 
deux  chofes  5 font  donc  réparables.  Donc  quand 
j'aurois  violé  ce  dernier  article ,  il  ne  s'enfuit 
pas  que   j'aie  violé  le  premier. 

H  3 


Ti4     QUATRIEME    LETTRE 

Mais  ai-]e  violé  ce  dernier  article? 

Voici  comment  l'Auteur  des  Lettres  écrites 
de  la  Campagne  établit  l'affirmative,  page  30* 

„  Le  ferment  des  Bourgeois  leur  impofc  l'o- 
5,  bligation  de  ne  faire  ni  fouffrir  être  faites  au- 
jj  cimes  pratiques ,  machinations  ou  entreprifes  con- 
w  tre  la  Sainte  Réformation  Evangélique.  Il  fem- 
M  ble  que  c'eft  un  peu  (a)  pratiquer  &  machinée 
„  contre  elle  que  de  chercher  à  prouver  dans 
„  deux  Livres  fi  féduifans  que  le  pur  Evangile 
j3  e{l  abfurde  en  lui  -  même  &  pernicieux  à  la 
,5  fociété.  Le  Confeil  étoit  donc  obligé  de  jet- 
5,  ter  un  regard  fur  celui  que  tant  de  préfomp- 
s,  tions  fi  véhémentes  accufoient  de  cette  entre- 
„  prife.  " 

Voyez  d'abord  que  ces  Meilleurs  font  agréa» 
blés  î  II  leur  femble  entrevoir  de  loin  un  peu 
de  pratique  &  de  machination.  Sur  ce  petit 
femblant  éloigné  d'une  petite  manœuvre ,  ils 
jettent  un  regard  fur  celui  qu'ils  en  préfument 
l 'Auteur  j  &  ce  regard  eft  un  décret  de  prife  de 
corps. 

Il  eft  vrai  que  le  même  Auteur  s'égaie  à 
prouver  enfuite  que  c'eft  par  pure  bonté  pour 
moi  qu'ils  m'ont  décrété.  Le  Confeil ,  dit  -  il , 
■pouvoit  ajourner  perfonnellement  M,  Rji.iijfeau ,  il 

(a)  Cet  un  peu,  fi  plaifant  &  fi  différent  du  ton  grave 
&  décent  du  refte  des  Lettres ,  ayant  été  retranché  dans 
la  féconde  édition ,  je  m'abftiens  d'aller  en  quête  de  la 
griffe  à  qui  ce  petit  bout ,  non  d'oreille  ,  mais  d'oncle 
appartient, 


DE    LA    MONTAGNE.        iif 

fouvoit  VaJJigner  pour  être  oui ,  il  pouvoit  le  dé- 
créter  De  ces  trois  partis  le  dernier  étoit  in- 
comparablement le  plus  doux ce  ri  étoit   au 

fond  quun  avertijjement  de  ne  pas  revenir  ,  £11  ne 
vouloit  pas  s'expofer  à  une  procédure ,  ou  s'il  vnu- 
îoit  s'y  expofer  de  bien  préparer  fes  défenjes  (b). 

Ainsi  plaifantoit ,  dit  Brantôme ,  l'exécuteur 
de  l'infortuné  Do  m  Carlos  Infant  d'Efpagne. 
Comme  le  Prince  crioit  &  vouloit  fe  débattre, 
Paix  ,  Monseigneur ,  lui  difoit-il  en  l'étranglant, 
tout  ce  qu'on  en  fait  rie/l  que  pour  votre  bien. 

Mais  quelles  font  donc  ces  pratiques  &  ma- 
chinations dont  on  m'accufe  ?  Pratiquer  ,fî  j'en- 
tends ma  langue ,  c'eft  fe  ménager  des  intelli- 
gences fecretes  ;  machiner,  c'eft  faire  de  four- 
des  menées  ,  c'eft  faire  ce  que  certaines  gens 
font  contre  le  Chriftianifme  &  contre  moi.  Mais 
je  ne  conçois  rien  de  moins  fecret  ,  rien  de 
moins  caché  dans  le  monde ,  que  de  publier  un 
Livre  &  d'y  mettre  fon  nom.  Quand  j'ai  dit 
mon  fentiment  fur  quelque  matière  que  ce  fût , 
je  l'ai  dit  hautement  ,  à  la  face  du  public ,  je 
me  fuis  nommé ,  &  puis  je  fuis  demeuré  tran- 
quille dans  ma  retraite  :  on  me  perfuadera  dif- 
ficilement que  cela  refTemble  à  des  pratiques  & 
machinations. 

Pour  bien  entendre  l'efprit  du  ferment  &  le 
fens  des  termes,  il  faut  fe  tranfporter  au  tems 
eu  la  formule  en  fut  dreflec  &  où  il  s'agùToit 

H4 


116      QUATRIEME    LETTRE 

eiifentiellement  pour  l'Etat  de  ne  pas  retombe© 
fous  le  double  joug  qu'on  venoit  de  fecouer. 
Tous  les  jours  on  découvroit  quelque  nouvelle 
trame  en  faveur  de  la  maifon  de  Savoyc  ou  des; 
Evêques  ,  fous  prétexte  de  Religion.  Voilà  fur 
quoi  tombent  clairement  les  mots  depratiques  & 
de  machinations ,  qui,  depuis  que  la  langue  fran- 
çoife  exiite,  n'ont  fûrement  jamais  été  employés 
pour'  les  fentimens  généraux  qu'un  homme  publie 
dans  un  Livre  où  il  fe  nomme,  fans  projet,  fans 
objet ,  fans  vue  particulière  ,  &  fans  trait  à  au- 
cun Gouvernement.  Cette  aceufation  paroît  fî 
peu  férieufe  à  l'Auteur  même  qui  l'ofe  faire , 
qu'il  me  reconnoit  fdele  aux  devoirs  du  Citoyen 
(c).  Or  comment  pourrois -je  l'être ,  fi  j'avois, 
enfreint    mon  ferment  de  Bourgeois  ? 

Il  n'eft  donc  pas  vrai  que  j'aie  enfreint  ce 
ferment,  J'ajoute  que  quand  cela  feroit  vrai , 
jrïen  ne  feroit  plus  inoui  dans  Genève  en  cho- 
fes  de  cette  efpece  ,  que  la  procédure  faite  con- 
tre moi.  Il  n'y  a  peut-être  pas  de  Bourgeois 
qui  n'enfreigne  ce  ferment  en  quelque  article 
(d) ,  fans  qu'on  s'avife  pour  cela  de  lui  chercher 
querelle ,  &  bien  moins  de  le  décréter. 

On  ne  peut  pas  dire ,  non  plus ,  que  j'atta- 
que la  morale  dans  un  Livre  où  j'établis  de 
tout  mon  pouvoir  la  préférence  du  bien  général 

(c)  Pag.  8. 

(û?)  Par  exemple  ,  de  ne  point  fortir  de  la  Ville  pour 
aller  habiter  ailleurs  fans  permiffion.  Qui  eft-ce  qui  de* 
siande  cette  permiffion  ? 


DE    LA    MONTAGNE.        117. 

fur  le  bien  particulier  &  où  je  rapporte  nos  de- 
voirs envers  les  hommes  à  nos  devoirs  envers 
Dieu  ;  feul  principe  fur  lequel  la  morale  puiffe 
être  fondée  ,  pour  être  réelle  &  paifer  l'appa- 
rence. On  ne  peut  pas  dire  que  ce  Livre  tende 
en  aucune  forte  à  troubler  le  culte  établi  ni 
l'ordre  public  ,  puifqu'au  contraire  j'y  infifte  fur 
le  refpect  qu'on  doit  aux  formes  établies ,  fur 
l'obéiffance  aux  loix  en  toute  chofe  ,  même  en 
matière  de  Religion ,  &  puifque  c'eft  de  cette 
obéiifance  preferite  qu'un  Prêtre  de  Genève  m'a 
le  plus   aigrement  repris. 

Ce  délit  Ci  terrible  &  dont  on  fait  tant  de 
bruit  fe  réduit  donc ,  en  l'admettant  pour  réel , 
à  quelque  erreur  fur  la  foi ,  qui ,  fi  elle  n'eft 
avantageufe  à  la  fociété ,  lui  eft  du  moins  très- 
indifférente  ,  le  plus  grand  mal  qui  en  réfulte 
étant  la  tolérance  pour  les  fentimens  d'autrtii , 
par  conféquent  la  paix  dans  l'Etat  &  dans  le 
monde  fur  les  matières   de  Religion. 

Mais  je  vous  demande,  à  vous,  Monfieur, 
qui  connoilfez  votre  Gouvernement  &  vos  loix  , 
à  qui  il  appartient  de  juger  ,  &  fur-tout  en  pre- 
mière inftance ,  des  erreurs  fur  la  foi  que  peut 
commettre  un  particulier  ?  Eft-ce  au  Confeil , 
eft  -  ce  au  Coniiftoire  ?  Voilà  le  nœud  de  la 
queftion. 

Il  falloit  d'abord  réduire  le  délit  à  fon  efpe- 
ce.  A  préfent  qu'elle  eft  connue,  il  faut  com- 
parer la  procédure  à  la  Loi. 

H  £ 


Îi8      QUATRIEME    LETTRE 

Vos  Edits  ne  fixent  pas  la  peine  due  à  celui 
qui  erre  en  matière  de  foi  &  qui  publie  fon 
erreur.  Mais  par  l'Article  88  de  l'Ordonnance 
eccléfiaftique ,  au  Chapitre  du  Confiftoire ,  ils 
règlent  l'Ordre  de  la  procédure  contre  celui  qui 
dogmatife.    Cet  Article  eft  couché  en  ces  termes. 

S'il  y  a  quelqu'un  qui  dogmatife  contre  la  doc- 
trine reçue ,  qu'il  [oit  appelle  pour  conférer  avec 
lui  :  s'il  fe  range  ,  qu'on  le  fupporte  fans  fcandale 
ni  diffame  :  s1  il  eft  opiniâtre  ,  qu'on  V  admonefle  par 
quelques  fois  pour  ejfayer  à  le  réduire.  Si  en  voit 
enfin  qu'il  [oit  befoin  de  plus  grande  févérité ,  qu'on 
lui  inttrdife  la  Sainte  Cène ,  £f?  qiCon  en  avertijje 
le  Magifirat  afin  d'y  pourvoir. 

On  voit  par-là. 

i°.  Que  la  première  inquifition  de  cette  ef- 
pece  de  délit  appartient  au  Confiftoire. 

2,°.  Que  le  Législateur  n'entend  point  qu'un 
tel  délit  foit  irrémifîible  ,  fi  celui  qui  l'a  com- 
mis fe  repent  &  fe  range. 

3°.  Qu'il  preferitles  voies  qu'on  doit  fuivre 
pour  ramener  le  coupable  à  fon  devoir. 

4°.  Que  ces  voies  font  pleines  de  douceur , 
d'égards  ,  de  commifération  ;  telles  qu'il  con- 
vient à  des  Chrétiens  d'en  ufer  ,  à  l'exemple 
de  leur  maître  ,  dans  les  fautes  qui  ne  trou* 
blent  point  la  fociété  civile  &  n'intéreiTent  que 
la  Religion. 

5P.  Qu'enfin  la  dernière  &  plus  grande  peine 
qu'il  preferit  eft  tirée   de  la  nature  du  délit  s 


DE  LA   MONTAGNE.        n? 


comme  cela  devroit  toujours  être,  en  privant 
le  coupable  de  la  Sainte  Cène  &  de  la  commu- 
nion de  FEglife,  qu'il  a  offenfée,  &  qu'il  veut 
continuer  d'ofFenfer. 

Après  tout  cela  le  Confiftoire  le  dénonce  au 
Magiftrat  qui  doit  alors  y  pourvoir  ;  parce  que 
la  Loi  ne  foulïrant  dans  l'Etat  qu'une  feule 
E-eligion ,  celui  qui  s'obftine  à  vouloir  en  pro- 
fefler  &  enfeigner  une  autre ,  doit  être  retrans. 
çhé  de  l'Etat. 

On  voit  l'application  de  toutes  les  parties  de 
cette  Loi  dans  la  forme  de  procédure  fuivie  en 
ïf6$  contre  Jean  Morelli. 

Jean  Morelli  habitant  de  Genève  avoit  fait 
&  publié  un  Livre  dans  lequel  il  attaquoit  la 
difcipline  Eccléfiaftique  &  qui  fut  cenfuré  au 
Synode  d'Orléans.  L'Auteur ,  fe  plaignant  beau- 
coup de  cette  cenfure  &  ayant  été ,  pour  ce 
même  Livre ,  appelle  au  Confiftoire  de  Genè- 
ve, n'y  voulut  point  comparoître  &  s'enfuit; 
puis  étant  revenu  avec  la  permiffion  du  Ma- 
giftrat pour  fe  réconcilier  avec  les  Miniftres ,  il 
ne  tint  compte  de  leur  parler  ni  de  fe  ren- 
dre au  Confiftoire  ,  jufqu'à  ce  qu'y  étant  cité 
de  nouveau  il  comparut  enfin ,  &  après  de  lon- 
gues difputes  ,  ayant  refufé  toute  efpece  de  fa- 
îisfa&ion,  il  fut  déféré  &  cité  au  Confeil,  où, 
au  lieu  de  comparoître ,  il  fit  préfenter  par  fa 
femme  une  excufe  par  écrit ,  &  s'enfuit  dere* 
phef  de  la  Ville^ 


55 
95 


120      QUATRIEME    LETTRE 

Il  fut  donc  enfin  procédé  contre  lui ,  c'eft-à- 
dire ,  contre  fon  Livre ,  &  comme  la  fèntence 
rendue  en  cette  occafion  eft  importante ,  même 
quant  aux  termes  ,  &  peu  connue  ,  je  vais  vous 
la  tranfcrire  ici  toute  entière  5  elle  peut  avoir 
fon  utilité. 

(e)    Nous    Syndics  Juges  des    caufes  cri- 
minelles   de    cette  Cité  ,   ayant    entendu   le 
„  rapport    du    vénérable   Confiftoire    de   cette 
„  Eglife  ,   des  procédures  tenues   envers   Jean 
3,  Morelli  habitant  de  cette  Cité  :  d'autant  que 
55  maintenant  pour    la  féconde  fois  il  a  aban- 
„  donné  cette  Cité  ,   &  au  lieu  de  comparoitre 
s,  devant  nous  &   notre  Confeil  ,  quand  il  y 
5,  étoit  renvoyé  ,  s'eft  montré  défobéiifant  :  à 
3,  ces   caufes   &  autres  juftes  à  ee  nous  mou- 
33  vantes,  féans  pour  Tribunal  au  lieu  de  nos 
„  Ancêtres  ,    félon   nos  anciennes   coutumes  , 
a,  après  bonne    participation   du   Confeil  avec 
,9  nos  Citoyens ,  ayant  Dieu  &  fes  Saintes  Er.ri- 
„  tures  devant  nos  yeux  &  invoqué  fon  Saint 
3,  Nom  pour  faire  droit  jugement;  difant.  Au 
33  nom    du  Père  ,  du  Fils  &  du  Saint- Efprit. 
53  Amen.     Par  cette  notre  définitive  fèntence , 
„  laquelle    donnons  ici  par  écrit,    avons  avifé 
,3  par  mûre  délibération  de  procéder  plus   ou- 


(c)  Extrait  des  Procédures  faites  &  tenues  contre  Jean 
Morelli.  Imprime  à  Genève  chez  François  Perriu  1563, 
page  10. 


©E    LA    MONTAGNE.  Ht 

:,  tre  ,  comme  en  cas  de  contumace  dudit 
„  Morelli  :  fur  -  tout  afin  d'avertir  tous  ceux 
3,  qu'il  appartiendra ,  de  fe  donner  garde  du 
„  Livre,  afin  de  n'y  être  point  abufés.  Etant 
35  donc  duement  informés  des  rêveries  &  er- 
5Î  reurs  qui  y  font  contenues,  &  fur -tout  que 
„  ledit  Livre  tend  à  faire  fchifmes  &  troubles 
5,  dans  FEgHfe  d'une  façon  féditieufe  j  l'avons 
„  condamné  &  condamnons  comme  un  Livre 
3,  nuifible  &  pernicieux  ,  &  pour  donner  exem- 
5,  pie,  ordonné  &  ordonnons  que  l'un  d'iceux 
,j  foit  préfentement  brûlé.  Défendant  à  tous 
j,  Libraires  d'en  tenir  ni  expofer  en  vente  : 
jp  &  à  tous  Citoyens  ,  Bourgeois  &  Habitans  de 
„  cette  Ville  de  quelque  qualité  qu'ils  &ient , 
„  d'en  acheter  ni  avoir  pour  y  lire  :  comman- 
33  dant  à  tous  ceux  qui  en  auroient  de  nous 
,3  les  apporter  ,  &  ceux  qui  fauroient  où  il  y 
„  en  a,  de  le  nous  révéler  dans  vingt-quatre 
3,  heures  ,  fous  peine  d'être  rigoureufement 
„  punis. 

„  Et  à  vous  notre  Lieutenant  commandons 
0  que  faffiez  mettre  notre  préfente  fentence  à 
,3  due  &  entière  exécution.  " 

Prononcée  &  exécutée  le  Jeudi  feizieme  jour 

de  Septembre  mil  cinq  cent  foixante-tr ois. 

„  Ainfî  figné  P.   Chenelat.  " 

Vous  trouverez ,  Monfieur  ,  des  obfervations 

«3e  plus  d'un  genre  à  faire  en  tems  &  lieu  fur 


m      QUATRIEME    LETTRE 

cette  pièce.  Quant  à  prêtent  ne  perdons  pas  no- 
tre objet  de  vue.  Voilà  comment  il  fut  procédé 
au  jugement  de  Morelli ,  dont  le  Livre  ne  fut 
brûlé  qu'à  la  fin  du  procès ,  fans  qu'il  fût  parlé 
de  Bourreau  ni  de  flétriffure ,  &  dont  la  per- 
sonne ne  fut  jamais  décrétée,  quoiqu'il  fût  opi- 
niâtre &  contumax. 

Au  lieu  de  cela ,  chacun  fait  comment  le 
Confeii  a  procédé  contre  moi  dans  l'inftant  que 
l'ouvrage  a  paru  ,  &  fans  qu'il  ait  même  été  fait 
mention  du  Confiftoire.  Recevoir  le  Livre  par 
la  pofte ,  le  lire  ,  l'examiner ,  le  déférer  ,  le  brû- 
ler ,  me  décréter ,  tout  cela  fut  l'affaire  de  huit 
ou  dix  jours  :  on  ne  fauroit  imaginer  une  pro- 
cédure plus  expéditive. 

Je  me  fuppofe  ici  dans  le  cas  de  la  loi  *  dans 
le  feul  cas  où  je  puiffe  être  puniifable.  Car  au- 
trement de  quel  droit  puniroit-on  des  fautes  qui 
n'attaquent  perfonne  &  fur  lefquelles  les  Loix 
n'ont  rien  prononcé  ? 

L'édit  a-t-il  donc  été  obfervé  dans  cette  af- 
faire i  Vous  autres  gens  de  bon  fens  vous  ima- 
gineriez en  l'examinant  qu'il  a  été  violé  comme 
à  plaifir  dans  toutes  fes  parties.  „  Le  Sr.  Rouf- 
„  feau  " ,  difent  les  Repréfentans  ,  „  n'a  point 
„  été  appelle  au  Confiftoire  ,  mais  le  Magnifi- 
„  que  Confeii  a  d'abord  procédé  contre  lui  ;  il 
5,  de  voit  être  [apporté  fans  fcanâale  ,  mais  fes 
n  écrits  ont  été  traités  par  un  jugement publicj 
3>  comme  téméraires ,  impies  5  [çandaleux  ?  il  de? 


DE   LA     MONTAGNE.       ïâf 

7}  voit  être  fupporté  fans  diffame  ;  mais  il  a  été 
h  flétri  de  la  manière  la  plus  diffamante ,  fe$ 
3,  deux  Livres  ayant  été  lacérés  &  brûlés  par 
,j  la  main  du  Bourreau. 

„  L'Edit  n  a  donc  pas  été  obfervé  "  ,  conti- 
nuent-ils ,  „  tant  à  l'égard  de  la  jurifdi&ion  qui 
„  appartient  au  Confiftoire ,  que  relativement 
5,  au  Sr.  RoufTeau  ,  qui  devoit  être  appelle  , 
„  fupporté  fans  fcandale  ni  diffame ,  admoneflé 
î5  par  quelques  fois  ,  &  qui  ne  pouvoit  être 
,,  jugé  qu'en  cas  d'opiniâtreté  obftinée.  " 

Voila,  fans  doute  ,  qui  vous  paroît  plus  claie 
que  le  jour  ,  &  à  moi  auiîi.  Hé  bien  non  :  vous 
allez  voir  comment  ces  gens  qui  favent  montrée 
le  Soleil  à  minuit  favent  le  cacher  à  midi. 

L'adresse  ordinaire  aux  fophiftes  eft  d'entaf- 
fer  force  argumens  pour  en  couvrir  la  foibleife, 
Pour  éviter  des  répétitions  &  gagner  du  tems, 
divifons  ceux  des  Lettres  écrites  de  la  Campa- 
gne y  bornons-nous  aux  plus  effentiels  ,  laiffons 
ceux  que  j'ai  ci- devant  réfutés  ,  &  pour  ne 
point  altérer  les  autres  rapportons-les  dans  les 
termes  de  l'Auteur. 

Ceft d'après  nos  Loix  ,  dit- il,  que  je  dois  exa- 
miner ce  qui  s'eft  fait  à  l'égard  de  M.  Rouffeau. 
Fort  bien  :  voyons. 

Le  premier  Article  du  ferment  des  Bourgeois  les 
oblige  à  vivre  félon  la  Réformation  du  Saint 
Evangile.  Or  ,  je  le  demande  ,  ejl  -  ce  vivre  félon 
l'Evangile  ,  que  d'écrire  contre  l'Evangile  ? 


124      QUATRIEME    LETTRE 

Premier  fophifme.  Pour  voir  clairement  fi 
c'eft-là  mon  cas ,  remettez  dans  la  mineure  de 
cet  argument  le  mot  Réformation  que  l'Auteur 
en  ôte  ,  &  qui  eft  néceiTaire  pour  que  fon  rai- 
fonnement  foit  concluant. 

Second  fophifme.  Il  ne  s'agit  pas  dans  cet 
article  du  ferment  d'écrire  félon  la  Réformation, 
mais  de  vivre  félon  la  Réformation.  Ces  deux 
chofes,  comme  on  l'a  vu  ci-devant,  font  diftin- 
puées  dans  le  ferment  même  ;  &  l'on  a  vu  en- 
core  s'il  eft  vrai  que  j'aie  écrit  ni  contre  la  Ré- 
formation ni  contre  l'Evangile. 

Le  -premier  devoir  des  Syndics  &  Confeil  ejî  de 
maintenir  la  pire  Religion. 

Troisième  fophifme.  Leur  devoir  eft  bien 
de  maintenir  la  pure  Religion  ,  mais  non  pas 
de  prononcer  fur  ce  qui  n'eft  ou  n'eft  pas  la  pure 
Religion.  Le  Souverain  les  a  bien  chargés  de 
maintenir  la  pure  Religion  ,  mais  il  ne  les  a 
pas  faits  pour  cela  juges  de  la  doctrine.  C'eft 
un  autre  Corps  qu'il  a  chargé  de  ce  foin,  &  c'eft  ce 
Corps  qu'ils  doivent  confulter  fur  toutes  les  ma- 
tières de  Religion  ,  comme  ils  ont  toujours  fait 
depuis  que  votre  Gouvernement  exifte.  En  cas 
de  délit  en  ces  matières  ,  deux  Tribunaux  font 
établis,  l'un  pour  le  conftater  ,  &  Tautre  pour 
le  punir  j  cela  eft  évident  par  les  termes  de 
l'Ordonnance  :  nous  y  reviendrons  ci  -  après. 

Suivent  les  imputations  ci  -  devant  exami- 
nées ,  &  que  par  cette  raifon  je   ne  répéterai 

pas 


DE    LA    MONTAGNE.         ia< 

pas  ;  mais  je  ne  puis  m'ab  [tenir  de  tranfcrire  ici 
l'article  qui  les  termine  :  il  effc  curieux. 

7/  eft  vrai  que  M.  Roujfeau  &  fes  partijans  pré* 
fendent  que  ces  doutes  n'attaquent  point  réellement 
le  Çhrifianifine  ,  qu'à  cela  près  il  continue  <£ap~ 
peUer  divin.  Mais  fi  un  Livre  caractérisé  ,  comme 
l' Evangile  V ejl  dans  les  ouvrages  de  M.  Rpujfeau , 
peut  encore  être  appelle  divin ,  qu'on  me  dife  quel 
ejl  donc  le  nouveau  fins  attaché  à  ce  terme  ?  En 
vérité  fi  c'ejl  une  contradi&ion  ,  elle  ejl  choquante  ;  fi 
c'eft  une  plaifanterie  ,  convenez  qu'elle  ejl  bien  dé- 
placée  dans  un  pareil  fi  (jet  (f)? 

J'entends.  Le  culte  fpirituel ,  la  pureté  du 
cœur  ,  les  œuvres  de  miféricorde  ,  la  confiance  7 
l'humilité  ,  la  réfignation  ,  la  tolérance  ,  l'oubli 
des  injures  ,  le  pardon  des  ennemis  ,  l'amour 
du  prochain,  la  fraternité  univerfelle  &  l'union 
du  genre  humain  par  la  charité ,  font  autant  d'in- 
ventions du  diable.  Seroit-cc-là  le  fentiment  de 
l'Auteur  &  de  fes  amis  ?  On  le  diroit  à  leurs  rai- 
fonnemens  «Se  fur- tout  à  leurs  œuvres. 

En  vérité  ,  fi  cejl  une  contradiction  ,  elle  ejl  cho^- 
quant e.  Si  c'ejl  une  plaifan'erie ,  convenez  qu'elle 
ejl  bien  déplacée  dans  un  pareil  fujet. 

Ajoutez  que  la  plaifanterie  fur  un  pareil  fu- 
jet eft  fî  fort  du  goût  de  ces  Meilleurs,  que, 
feîon  leurs  propres  maximes ,  elle  eût  dû ,  fi 
je  l'avois  faite,"  me  faire  trouver  grâce  devant 
eux  (g). 

if)  Page  ii,  (j7)  Page  25. 

Tome  IX.  I 


126      QUATRIEME    LETTRE 

Apres  l'expofition  de  mes  crimes ,  écoutez  les 
raiforts  pour  J[efquelles  on  a  iî  cruellement  ren- 
chéri fur  la  rigueur  de  la  Loi  dans  la  pourfuite 
du  criminel. 

Ces  deux  Livres  paroijfent  fous  le  nom  d'un  Ci- 
toyen de  Genève.  L'Europe  en  témoigne  fon  fcan- 
dale. Le  premier  Parlement  d'un  Royaume  voifin 
pour  fuit  Emile  &  fon  Auteur.  Qnefera  le  Gouver- 
nement de  Genève  ? 

Arrêtons  un  moment.  Je  crois  appercevoir 
ici  quelque  menfonge. 

Selon  notre  Auteur  le  fcandale  de  l'Europe 
força  le  Confeil  de  Genève  de  févir  contre  le 
Livre  &  l'Auteur  d'Emile ,  à  l'exemple  du  Par- 
lement de  Paris  :  mais  au  contraire ,  ce  furent 
les  décrets  de  ces  deux  Tribunaux-  qui  caufe- 
rent  le  fcandale  de  l'Europe.  Il  y  avoit  peu  de 
jours  que  le  Livre  étoit  public  à  Paris  lorfque  le 
Parlement  le  condamna.  (h)  ;  il  ne  paroifloit  en- 
core en  nul  autre  Pays  ,  pas  même  en  Hollande , 
où  il  étoit  imprimé  ;  &  il  n'y  eut  entre  le  dé- 
cret du  Parlement  de  Paris  &  celui  du  Confeil 
de  Genève,  que  neuf  jours  d'intervalle  (i);  le 
tems  à-peu-près  qu'il  falloit  pour  avoir  avis  de  ce 
qui  fe  palfoit  à  Paris.  Le  vacarme  affreux  qui  fut 
fait  en  Suiife  fur  cette  affaire  ,  mon  expullion  de 

(/i)  C'étoit  un  arrangement  pris  avant  que  le  Livre 
parût. 

(i)Le  décret  du  Parlementai} t„donné  le  9  Juin,  &  ce- 
lui du  Confeil  Je  :  9. 


DE    LA    MONTAGNE      127 

chez  mon  ami ,  les  tentatives  faites  à  Neuchatel  & 
même  à  la  Cour  pour  m'ôter  mon  dernier  afyle  » 
tout  cela  vint  de  Genève  &  des  environs ,  après 
le  décret.  On  fait  quels  furent  les  inftigateurs  ,  on 
fait  quels  furent  les  émiifaires  ,  leur  activité  fut 
fans  exemple  ,  il  ne  tint  pas  à  eux  qu'on  ne  m'ô- 
tât  le  feu  &  l'eau  dans  l'Europe  entière  ,  qu'il  ne 
me  reftât  pas  une  terre  pour  lit ,  pas  une  pierre 
pour  chevet.  Ne  tranfpofons  donc  point  ainfi  les 
chofes  ,  &  ne  donnons  point  pour  motif  du  décret 
de  Genève  le  fcandale  qui  en  fut  l'effet. 

Le  Premier  Parlement  à  un  Royaume  voifm  pour- 
fuit  Emile  &  [on  Auteur.  Que  fera  le  Gouvernement 
de  G  eneve  ? 

La  réponfe  eft  fîmple.  Il  ne  fera  rien ,  il.  ne 
doit  rien  faire  ,  ou ,  plutôt  U  doit  ne  rien  faire. 
Il  renverferoit  tout  ordre  judiciaire  ,  il  brave- 
roit  le  Parlement  de  Paris ,  il  lui  difputeroit  la 
compétence  en  l'imitant.  C'étoit  précifément 
parce  que  j'étois  décrété  à  Paris  que  je  ne  pou- 
vois  l'être  à  Genève.  Le  délit  d'un  criminel  a 
certainement  un  lieu  &  un  lieu  unique  j  il  ne 
peut  pas  plus  être  coupable  à  la  fois  du  même 
délit  en  deux  Etats  ,  qu'il  ne  peut  être  en  deux 
lieux  dans  le  même  tems  ,  &  s'il  veut  purger 
les  deux  décrets ,  comment  voulez  -  vous  qu'il 
fe  partage?  En  effet ,  avez-vous  jamais  oui  dire 
qu'on  ait  décrété  le  même  homme  en  deux  pays 
à  la  fois  pour  le  même  fait  ?  C'en  eft  ici  le 
premier  exemple,    &  probablement    ce  fera  le 

I  a    J 


12g        QUATRIEME    LETTRE 

dernier.  J'aurai  dans  mes  malheurs  le  trifte  hon- 
neur d'être  à  tous  égards  un  exemple  unique. 

Les  crimes  les  plus  atroces  ,  les  affaiTinats 
même  ne  font  pas  &  ne  doivent  pas  être  pour- 
fuivis  par  devant  d'autres  Tribunaux  que  ceux 
des  lieux  où  ils  ont  été  commis.  Si  un  Gene- 
vois tuoit  un  homme,  même  un  autre  Gene- 
vois en  pays  étranger  ,  le  Confeil  de  Genève 
ne  pourroit  s'attribuer  la  connoiiTance  de  ce 
crime  :  il  pourroit  livrer  le  coupable  s'il  étoit 
réclamé,  il  pourroit  en  folliciter  le  châtiment, 
mais  à  moins  qu'on  ne  lui  remît  volontairement 
le  jugement  avec  les  pièces  de  la  procédure ,  il 
ne  le  jugeroit  pas  ,  parce  qu'il  ne  lui  appartient 
pas  de  connoître  d'un  délit  commis  chez  un  au- 
tre Souverain ,  &  qu'il  ne  peut  pas  même  or- 
donner les  informations  nécelfaires  pour  le  confc 
tater.  Voilà  la  règle  &  voilà  la  réponfe  à  la  quef- 
tion  ,  que  fera  le  Gouvernement  de  Genève  ?  Ce 
font  ici  les  plus  fimples  notions  du  droit  pu- 
blic qu'il  feroit  honteux  au  dernier  Magiftrat 
d'ignorer.  Faudra-t-il  toujours  que  j'enfeigne  à 
mes  dépens  les  élémens  de  la  jurifpruuence  à 
mes  Juges  ? 

Il  devoit  fuivant  les  Auteurs  des  1{çprêfenta- 
fions  fe  borner  à  défendre  provifionnellement  le  dé- 
bit dans  la  Ville  (  k  ).  C'eft  ,  en  effet ,  tout  ce 
qu'il  pouvoit  légitimement  faire  pour  contenter 

(k)  Pagei*, 


DE    LA    MONTAGNE.  ï2£ 

Ton  animofité  ;  c'eft  ce  qu'il  avoit  déjà  fait  pour 
ïa  nouvelle  Héloïfe ,   mais  voyant  que  le  Parle- 
ment de  Paris  ne  difoit  rien  ,  &  qu'on  ne  faifoit 
nulle  part  une  femblablc  defenfè ,  il  en  eut  honte 
&  la  retira  tout  doucement  (  /).  Mais  une  impro- 
bation  fi  faible  )i  auroit-elle  pas  été  taxée  de  ftcrete 
connivence  ?  Mais  il  y  a  long  -  tems  que ,  pour 
d'autres  écrits  beaucoup   moins    tolérables  ,  on 
taxe  le    Confeil  de   Genève   d'une    connivence 
alTez  peu    fecrete ,  fans  qu'il  fe  mette  fort  en 
peine  de  ce  jugement.  Ferjbmie ,  dit-on  ,  u\mroit 
pu  fe  fcand.ilifer  de  la  modération  dont  on  aurcit 
zifé.  Le  cri  public  vous  apprend  combien  on  eft 
feandalifé  du  contraire.  De  bonne-foi ,  s'il  ?  et  oit 
agi  d'un  homme  aujji  défagréable   au  public  que  M. 
Roujfeau  lui  étoit  clier  ,  ce  quon  appelle  modéra- 
tion  ii  aur oit-il  pas  été  taxé  d'indifférence  ,  de  tié- 
deur impardonnable  ?  Ce  n'auroit  pas   été  un  iî 
grand  mal  que  cela,    &  l'on  ne   donne  pas  des 
noms  (1  honnêtes  à  la  dureté  qu'on  exerce  en- 
vers moi  pour  mes  écrits,   ni  au   fupport  que 
l'on  prête  à  ceux  d'un  autre. 

En  continuant  de  me  fuppofer  coupable  ,  fup- 
pofons  ,  de  plus ,  que  le  Confeil  de  Genève 
avoit  droit  de  me  punir  ,  que  la  procédure  eût 
été  conforme  à  la  Loi,  &  que  cependant,  fans 
vouloir  même   cenfurer    mes   Livres  ,  il  m'eût 

(7>  Il  faut  convenir  que  fî  l'Emile  doit  être  défendu  , 
l'Héloïfe  doit  être  tout  au  moins  brûlée.  Les  notes  lur- 
lout  en  font  d'une  hardiefle  dont  la  profeflion  de  foi  du 

..::e  n'approche  aflurément  p?.s.    , 

I  3 


î3o        QUATRIEME    LETTRE 

requ  paiftbîement  arrivant  de  Paris  ;  qu'auroienÇ 
dit  les  honnêtes  gens  ?  Le  voici. 

„  Ils   ont  fermé  les  yeux  ,  ils  le,  dévoient* 
»  Qile  pouvoient-ils  faire  ?  Uier  de  rigueur  en 
„  cette   occasion  eût  été  barbarie  ,  ingratitude , 
„  injuftice  même,    puifque  la  véritable  juftice 
,,  compenfc  le  mal  par  le   bien.     Le    coupable 
,,  a  tendrement    aimé  fa    Patrie  ,    il  en  a  bien 
.,  mérité  ;  il  Ta  honorée  dans  l'Europe ,  &  tan- 
5,  dis  que   fes  compatriotes   avoient  honte   du 
„  nom  Genevois  ,  il  en  a  fait  gloire  ,  il  l'a  ré- 
„  habilité   chez  l'étranger.    Il  a  donné  ci  -  de- 
„  vant  des  confeils    utiles  ,    il  vouloit  le  bien 
„  public,  il  s'eft  trompé,  mais  il  étoit  pardon- 
33  nable.     Il  a  fait  les  plus  grands   éloges    des 
„  Magiftrats  ,  il  cherchoit  à  leur  rendre  la  con- 
w  fiance  de  la  Bourgeoise  ;  il  a  défendu  la  Re- 
5j  ligion    des   Minières,  il  méritoit  quelque  re- 
■*  tour  de   la  part  de  tous.     Et  de  quel  front 
i,  euffent  -  ils  ofé   févir  pour  quelques  erreurs 
„  contre  le   défenfeur  de    la  Divinité  ,  contre 
„  Papologifte    de  la   Religion   fi   généralement 
„  attaquée  ,  tandis  qu'ils  toléroient,  qu'ils  per- 
„  mettoient  même  les  Ecrits  les  plus  odieux  ,   les 
„  plus  indécens  ,  les  plus  infultans  au  Chriftia- 
„  nifme  ,  aux  bonnes  moeurs  ,  les  plus  deftruc- 
.,  tifs  de   toute  vertu ,  de  toute  morale ,  ceux 
„  mêmes  que  RoufTeau  a  cru  devoir  réfuter  ? 
„  On  eût  cherché  les  motifs  fecrets  d'une  par- 
î,  tialiié  fi  choquante  j  on  les  eût  trouvés  dans 


DE    LA    MONTAGNE.         ffi 

,7  le  zèle  de  faccufé  pour  la  liberté  &  dans  les 
„  projets  des  Juges  pour  la  détruire.  Rouifeau 
„  eût  paffé  pour  le  martyr  des  loix  de  fa  patrie. 
„  Ses  perfécuteurs  en  prenant  en  cette  finie 
3,  occadon  le  mafque  de  l'hypocrifîe  euffent  été 
„  taxés  de  fe  jouer  de  la  Religion  ,  d'en  faire 
„  Parme  de  leur  vengeance  &  l'inftrument  de 
„  leur  haine.  Enfin  par  cet  empreffement  de 
n  punir  un  homme  dont  l'amour  pour  fa  patrie 
„  eft  le  plus  grand  crime ,  ils  n'euifent  fait  que 
„  fe  rendre  odieux  aux  gens  de  bien  ,  fufpecls  à 
„  la  bourgeoisie  &  méprifables  aux  étrangers.  " 
Voilà  ,  Monfieur ,  ce  qu'on  auroit  pu  dire  ;  voi- 
là tout  le  rifque  qu'auroit  couru  le  Confcil  dans 
le  cas  fuppofé  du  délit,  en  s'abftenant  d'en 
connoître. 

Quelqu'un  a  eu  raifort  de  dire  qiCil  falloit  h'k- 
1er  l'Evangile  ou  les  Livres  de  M.  Rguffeau. 

La  commode  méthode  que  fuivent  toujours 
ces  Meilleurs  contre  moi  !  s'il  leur  faut  des 
preuves ,  ils  multiplient  les  affertions ,  &  s'il  leur; 
faut  des  témoignages,  ils  font  parler  des  Quidams. 

La  fentence  de  celui-ci  n'a  qu'un  fens  qui  ne 
foit  pas  extravagant,  &  ce  fens  eft  un  blafphème. 

Car  quel  blafphème  n'elt-ce  pas  de  fuppofer 
l'Evangile  &  le  recueil  de  mes  Livres  lî  fem- 
blables  dans  leurs  maximes  qu'ils  fe  fuppléent 
mutuellement ,  &  qu'on  en  puiife  indifféremment 
brûler  un  comme  fuperflu  ,  pourvu  que  l'on  con- 
serve l'autre?    Sans  doute,  j'ai  fuivi   du  plus 

f  14 


JZZ      QUATRIEME    LETTRE 

près  que  j'ai  pu  la  dodtrine  de  l'Evangile  ;  )e 
l'ai  aimée,  je  l'ai  adoptée  ,  étendue,  expliquée, 
{'ans  m'arrêter  aux  obfcurités  ,  aux  difficultés , 
aux  myfteres  ,  fans  me  détourner  de  l'elTentiel  : 
je  m'y  fuis  attaché  avec  tout  le  zèle  de  mon 
cœur  ;  je  me  fuis  indigné  ,  récrié  ,  de  voir  cette 
fainte  doctrine  ainii  profanée  ,  avilie  par  nos  pré- 
tendus Chrétiens  ,  &  fur  -  tout  par  ceux  qui  font 
profeffion  de  nous  en  inftruire.  J'ofe  même  croi- 
re ,  &  je  m'en  vante,  qu'aucun  d'eux  ne  parla 
plus  dignement  que  moi  du  vrai  Chriilianifme  & 
de  fon  Auteur.  J'ai  là-deifus  le  témoignage  ,  l'ap- 
plaudiifement  même  de  mes  adverfaires  ;  non  de 
ceux  de  Genève  à  la  vérité ,  mais  de  ceux  dont 
la  haine  n'efl:  point  une  rage  ,  &  à  qui  la  paflion 
n'a  point  ôté  tout  fentiment  d'équité.  Voilà  ce 
qui  eft  vrai ,  voilà  ce  que  prouvent ,  &  ma  ré- 
ponfe  au  Roi  de  Pologne  ,  &  ma  Lettre  à  M. 
d'Alembert ,  &  l'Héloïfe  ,  &  l'Emile  ,  &  tous 
mes  Ecrits ,  qui  refpirent  le  même  amour  pour 
l'Evangile,  la  même  vénération  pour  Jéfus-Chrift. 
Mais  qu'il  s'enfuive  de  -  là  qu'en  rien  je  puilfe 
approcher  de  mon  Maître  &  que  mes  Livres 
puilfent  fuppléer  à  fes  leçons,  c'eft  ce  qui  elfc 
faux  ,  abfurde ,  abominable  ;  je  détefte  ce  blaf- 
phême  Se  défavoue  cette  témérité.  Rien  ne  peut 
fe  comparer  à  l'Evangile.  Mais  fa  fublime  fîm- 
plicité  neft  pas  également  à  la  portée  de  tout  le 
monde.  Il  faut  quelquefois  pour  l'y  mettre  l'ex- 
pofer  fous  bien  des  jours.    Il  faut  conferver  ce 


DE    LA    MONTAGNE.         133 

Livre  facré  comme  la  règle  du  Maître,  &  les 
miens  comme  les  commentaires  de  l'écolier. 

J'ai  traité  jufqu'ici  la  queftion  d'une  manière 
un  peu  générale  ;  rapprochons-la  maintenant  des 
faits,  par  le  parallèle  des  procédures  de  1563 
&  de  1762  ,  &  des  rai  Tons  qu'on  donne  de  leurs 
différences.  Comme  c'eft  ici  le  point  décifif  par 
rapport  à  moi ,  je  ne  puis  ,  fans  négliger  ma  cau- 
fe  ,  vous  épargner  ces  détails  ,  peut-être  ingrats 
en  eux  -  mêmes ,  mais  intéreifans ,  à  bien  des 
égards ,  pour  vous  &  pour  vos  Concitoyens. 
C'eft  une  autre  difcuiîlon  qui  ne  peut  être  in- 
terrompue &  qui  tiendra  feule  une  longue  let- 
tre. Mais,  Monlieur,  encore  un  peu  de  cou- 
rage; ce  fera  la  dernière  de  cette  efpece  dans  la- 
quelle je  vous  entretiendrai  de  moi. 


I  Ç 


ïgi      CINQUIEME    LETTRE 

CINQUIEME    LETTRE. 


*OLPre! 


rès  avoir  établi ,  comme  vous  avez  vu , 
la  néceiîité  de  févir  contre  moi  ,  l'Auteur  des 
Lettres  prouve,  comme  vous  allez  voir,  que 
la  procédure  faite  contre  Jean  Morelli  ,  quoi- 
qu'exactement  conforme  à  l'Ordonnance  ,  & 
dans  un  cas  femblable  au  mien ,  n'étoit  point 
un  exemple  à  fuivre  à  mon  égard  j  attendu  , 
premièrement,  que  le  Confeil  étant  au-deiTus 
de  l'Ordonnance  n'eft  point  obligé  de  s'y  con- 
former ;  que  d'ailleurs  mon  crime  étant  plus 
grave  que  le  délit  de  Morelli  devoit  être  traité 
plus  févérement.  A  ces  preuves  l'Auteur  ajou- 
te ,  qu'il  n'eft  pas  vrai  qu'on  m'ait  jugé  fans 
m'entendre ,  puifqu'il  fuffifoit  d'entendre  le  Li- 
vre même  &  que  la  flétriifure  du  Livre  ne  tom- 
be en  aucune  façon  fur  l'Auteur  ;  qu'enfin  les 
ouvrages  qu'on  reproche  au  Confeil  d'avoir  to- 
lérés font  innocens  &  tolérables  en  comparaifon 
des  miens. 

Quant  au  premier  Article  ,  vous  aurez  peut- 
être  peine  à  croire  qu'on  ait  ofé  mettre  fans 
façon  le  Petit-Confeil  au  -  delfus  des  Loix.  Je 
ne  connois  rien  de  plus  fur  pour  vous  en  con- 
vaincre que  de  vous  tranferire  le  palfage  où  ce 
principe  eft  établi ,  &  de  peur  de  changer  le 


DE    LA    MONTAGNE.      ijf 

fens  de  ce  pafTage  en  le  tronquant ,  je  le  tranf- 
crirai  tout  entier. 

„  (a)  L'Ordonnance  a-t-elle  voulu  lier  les 
„  mains  à  la  PuifTance  civile   &  l'obliger  à  ne 
„  réprimer  aucun  délit  contre  la  Religion  qu'a- 
„  près  que  le  Confiftoire  en  auroit  connu  ?  Si 
„  cela  étoit ,   il  en    réfulteroit   qu'on  pourroit 
„  impunément  écrire  contre  la  Religion,  que 
„  le  Gouvernement  feroit  dans  Pimpuiflance  de 
„  réprimer   cette   licence ,    &  de   flétrir   aucun 
„  Livre  de    cette  efpece  ;    car  fi  l'Ordonnance 
„  veut  que  le  délinquant   paroiife    d'abord   au 
„  Confiftoire  ,    l'Ordonnance   ne    preferit   pas 
„  moins  que  s'il   fe   range   on   le  fupporte  fans 
„  diffame.    Ainfi  quel  qu'ait  été  fon  délit  con- 
„  tre  la  Religion ,  l'accufé  en  faifant  femblant 
„  de  fe  ranger  pourra  toujours    échapper  ;   & 
„  celui  qui  auroit  diffamé  la  Religion  par  toute 
„  la  terre ,  au  moyen  d'un  repentir  fimulé  de- 
„  vroit  être   fupporte  fans  diffame.    Ceux  qui 
„  connoiifent  l'efprit  de  févérité ,  pour  ne  rien 
„  dire  de  plus  ,  qui  régnoit ,  lorfque  l'Ordon- 
„  nance  fut  compilée,  pourront-ils   croire  que 
„  ce  {bit -  là   le  fens  de  l'Article  88*   de  l'Or- 
53  donnance  ? 

55  Si  le  Confiftoire  n'agit  pas  ,  fon  inaction 

K  enchaînera-t-elle  le  Confeil  ?   Ou  du  moins 

jj   fcra-t-il  réduit  à  la  fonction  de  délateur  au- 

„  près  du  Confiftoire  'i  Ce  n'eft  pas-là  ce  qu'a 

(a)  Page  14. 


*3*      CINQUIEME     LETTRE 

„  entendu   l'Ordonnance  ,    lorfqu'après     avoir 
53  traité  de  l'établifleraent  du  devoir  &  du  pou- 
5)  voir  du  Confiftoire,  elle   conclut  que  la  puif- 
„  fanec    civile  rette    en  fon  entier   s  en    forte 
„  qu'il  ne  (bit   en  rien  dérogé  à  fon  autorité , 
35  ni  au  cours  de  la  juftice  ordinaire  par  aucu- 
35  nés    remontrances   eccléfiaftiqucs.    Cette  Or- 
:3  donnance  ne  fuppofc  donc  point,   comme  on 
3,  le  fait  dans  les  Repréfentations  ,     que  dans 
35  cette    matière     les    Miniftres    de     l'Evangile 
35  foient  des  juges  plus  naturels  que  les  Con- 
w  feïls.  Tout   ce  qui  eft  du  reflbrt  de  l'autorité 
j,  en    matière    de    Reiigion   eft  du    reflbre  du 
j.  Gouvernement.     C'eft  le  principe  des  Protef- 
5,  tans  ,   &  c'eft  finguliércment  le  principe  de 
„   notre  Confiitution  ,  qui ,  en  cas  de  difpute ,  at- 
53  tribue  aux  Confeils  le  droit  de  décider  fur  le 
»  dogme.  " 

Vous  voyez,  Monfieur,  dans  ces  dernières 
lignes  le  principe  fur  lequel  eft  fondé  ce  qui 
les  précède.  Ainfi  pour  procéder  dans  cet  exa- 
men avec  ordre  ,  il  convient  de  commencer 
par  la  fin. 

Tout  ce  qui  ejl  du  rejfort  de  l'Autorité  en  ma- 
tière de  Religion  ejl  du  rejfort  du  Gouvernement* 
Il  y  a  ici  dans  le  mot  Gouvernement  une 
équivoque  qu'il  importe  beaucoup  d'éclaircir , 
&  je  vous  confeiîle,  fî  vous  aimez  la  conftitu- 
tion  de  votre  patrie,  d'être  attentif  à  la  diftindion 
que  je  vais  faire  ;  vous  en  fentirez  bientôt  l'utilité. 


DE    LA     MONTAGNE.       137 

Le  mot  de  Gouvernement  n'a  pas  le  même  fens 
dans  tous  les  pays ,  parce  que  la  conftitution 
des  Etats  n'eftpas  par -tout  la  même. 

Dans  les  Monarchies  où  la  puiifancc  executi- 
ve eft  jointe  à  l'exercice  de  la  fouveraineté  ,  le 
Gouvernement  n'eft  autre  chofe  que  le  Souve- 
rain lui-même  ,  agiflant  par  fes  Min  litres ,  par 
fou  Confeil ,  ou  par  des  Corps  qui  dépendent 
abfolument  de  fa  volonté.  Dans  les  Républi- 
ques ,  fur-tout  dans  les  Démocraties  ,  où  le  Sou- 
verain n'agit  jamais  immédiatement  par  lui-mê- 
me ,  c'eft  autre  chofe.  Le  Gouvernement  n'eft 
alors  que  la  puiffance  executive  ,  &  il  eft  abfo- 
lument diftinct  de  la  fouveraineté. 

Cette  diitinétion  eft  très-importante  en  ces 
matières.  Pour  l'avoir  bien  préfente  à  i'efprit  , 
on  doit  lire  avec  quelque  foin  dans  le  Contrat 
Social  les  deux  premiers  Chapitres  du  Livre 
troifieme  ,  où  j'ai  tâché  de  fixer  par  un  fens 
précis  des  exprefîîons  qu'on  laiflbit  avec  art 
incertaines  ,  pour  leur  donner  au  befoin  telle 
acception  qu'on  vouloit.  En  général  ,  les  Chefs 
des  Républiques  aiment  extrêmement  à  employer, 
le  langage  des  Monarchies.  A  la  faveur  de 
termes  qui  femblent  confacrés  ,  ils  favent  ame- 
ner peu- à-peu  les  chofes  que  ces  mots  ligni- 
fient. C'eft  ce  que  fait  ici  très  -  habilement  l'Au- 
teur des  Lettres  ,  en  prenant  le  mot  de  Gouver- 
nement ,  qui  n'a  rien  d'enrayant  en  lui- même, 
pour  l'exercice  de  la  fouveraineté  ,   qui  feroit 


ï?8       CINQUIEME    LETTRE 

révoltant ,  attribue  fans  détour  au  Petit  -  Con- 
feil. 

C'est  ce  qu'il  fait  encore  plus  ouvertement 
dans  un  autre  paffage  (b)  où ,  après  avoir  dit 
que  le  Petit  -  Confeil  eji  le  Gouvernement  même , 
ce  qui  eft  vrai  en  prenant  ce  mot  de  Gouverne- 
ment  dans  un  fens  fubordonné  ,  il  oie  ajouter 
qu'à  ce  titre  il  exerce  toute  l'autorité  qui  n'eft 
pas  attribuée  aux  autres  Corps  de  l'Etat  >  pre- 
nant ainfi  le  mot  de  Gouvernement  dans  le 
fens  de  la  fouveraineté ,  comme  fi  tous  les 
Corps  de  l'Etat,  &  le  Confeil-Général  lui- mê- 
me ,  étoient  inftitués  par  le  Petit-Confeil  :  car 
ce  n'eft  qu'à  la  faveur  de  cette  fuppofition  qu'il 
peut  s'attribuer  à  lui  feul  tous  les  pouvoirs  que 
la  Loi  ne  donne  expreffément  à  perfonne.  Je  re- 
prendrai ci-après  cette  queftion. 

Cette  équivoque  éclaircie  ,  on  voit  à  décou- 
vert le  fophifme  de  l'Auteur.  En  effet,  dire 
que  tout  ce  qui  eft  du  reffort  de  l'autorité  en 
matière  de  Religion  eft  du  reflbrt  du  Gouver- 
nement ,  eft  une  proposition  véritable ,  fi  par 
ce  mot  de  Gouvernement  on  entend  la  puif- 
fance  législative  ou  le  Souverain  ;  mais  elle  eft 
très-fauife  fi  l'on  entend  la  puufance  executive 
ou  le  Magiftrat  ;  &  l'on  ne  trouvera  jamais  dans 
votre  République  que  le  Confeil  -  Général  ait  at- 
tribué au  Petit  -  Confeil  le  droit  de  régler  en 
dernier  reifort  tout  ce  qui  concerne  la  Religion. 

ib")  Page  66. 


DE     LA    MONTAGNE.        13* 

Une  féconde  équivoque  plus  fubtile  encore 
vient  à  l'appui  de  la  première  dans  ce  qui  fuit. 
Cejl  le  principe  des  Protef.ans ,  &  c'efl  finguliêre- 
ment  Veffrit  de  notre  conftitution ,  qui  ,  dam  le 
cas  de  difpute  ,  attribue  aux  Confeils  le  droit  de  dé- 
cider fur  le  dogme.  Ce  droit  ,  foit  qu'il  y  aife  dif- 
pute ou  qu'il  n'y  en  ait  pas  ,  appartient  fans  con- 
tredit aux  Confeils  mais  non  pas  au  Confeil.  Voyez 
comment  avec  une  lettre  de  plus  ou  de  moins 
on  pourroit  changer  la  conlUtution  d'un  Etat. 

Dans  les  principes  des  Proteitans ,  il  n'y  a 
point  d'autre  Eglife  que  l'Etat ,  &  point  d'autre 
Législateur  Eccléfiaftique  que  le  Souverain.  C'eit 
ce  qui  eft  manifeite  ,  fur-to-ut  à  Genève  ,  où  l'Or- 
donnance Eccléfiaitique  a  reçu  du  Souverain 
dans  le  Confeil  -  Général  la  même  fanction  que 
les  édits  civils. 

Le  Souverain  ayant  donc  prefcrit  fous  le 
nom  de  Réformation  la  doctrine  qui  dévoie 
être  enfeignée  à  Genève  &  la  forme  de  culte 
qu'on  y  devoit  fuivre ,  a  partagé  entre  deux 
Corps  le  foin  de  maintenir  cette  doctrine  & 
ce  culte  tels  qu'ils  font  fixés  par  la  Loi.  A 
l'un  il  a  remis  la  matière  des  enfeignemens 
publics  ,  la  décilion  de  ce  qui  eft  conforme  ou 
contraire  à  la  Religion  de  l'Etat  ,  les  avertiffe- 
mens  &  admonitions  convenables,  &  même  les 
punitions  fpirituelles  9  telles  que  l'excommu- 
nication.   Il   a  chargé  l'autre  de    pourvoir    à 


\40      CINQUIEME    LETTRE 

l'exécution  des  Loix  fur  ce  point  comme  fur 
tout  autre ,  &  de  punir  civilement  les  prévari- 
cateurs  obftinés. 

Ainsi  toute  procédure  régulière  fur  cette  ma- 
tière doit  commencer  par  i'examen  du  fait  ;  fa- 
veur, s'il  eft  vrai  que  l'accufé  foit  coupable 
d'un  délit  contre  la  Religion ,  &  par  la  Loi  cet 
examen  appartient  au  feul  Confiftoire. 

Quand  le  délit  eft  conftaté  &  qu'il  eft  de 
nature  à  mériter  une  punition  civile  ,  c'eft  alors 
au  Magiftrat  feul  de  faire  droit  &  de  décerner 
cette  punition.  Le  Tribunal  eccléfiaftique  dé- 
nonce le  coupable  au  Tribunal  civil ,  &  voilà 
comment  s'établit  fur  cette  matière  la  compé- 
tence du  Confeil. 

Mais  lorfque  le  confeil  veut  prononcer  en 
Théologien  fur  ce  qui  eft  ou  n'eft  pas  du  dog- 
me ,  lorfque  le  Confiftoire  veut  ufurper  la  ju- 
rifdiction  civile ,  chacun  de  ces  corps  fort  de 
fa  compétence  ;  il  défobéit  à  la  Loi  &  au  Sou- 
verain qui  l'a  portée ,  lequel  n'eft  pas  moins 
Législateur  en  matière  eccléfiaftique  qu'en  ma- 
tière civile,  &  doit  être  reconnu  tel  des  deux 
côtés. 

Le  Magiftrat  eft  toujours  juge  des  Miniftres 
en  tout  ce  qui  regarde  le  civil,  jamais  en  ce 
qui  regarde  le  dogme;  c'eft  le  Confiftoire.  Si 
le  Confeil  prononçoit  les  jugemens  de  i'Egiifè, 
ii  auroit  le  droit  d'excommunication  ,  &  aucon- 
traire  fes  membres  y  font  fournis  eux  -  mêmes. 

Une 


DE    LA    MONTAGNE.  14* 

tlne  contradiction  bien  plaifante  dans  cette 
affaire  eft  que  je  fuis  décrété  pour  mes  erreurs  & 
que  je  ne  fuis  pas  excommunié  ;  le  Confeil  me 
pourfuit  comme  apoftat  &  le  Confiftoire  me  laiiTe 
au  rang  des  fidèles  i  Cela  n'eft-il  pas  finguiier  ? 

Il  eft  bien  vrai  que  s'il  arrive  des  diiïentions 
jentre  les  Mmiftres  fur  la  doctrine  ,  &  que  par 
l'obftination  d'une  des  parties  ils  ne  puiifent 
s'accorder  ni  entre  eux  ni  par  l'entremife  des  An- 
ciens ,  il  eft  dit  par  l'Article  1 8  que  la  caufe  doit 
être  portée  au  Tvlagiflrat  pour  y  meure  ordre. 

Mais  mettre  ordre  à  la  querelle  n'efr  pas  déci- 
der du  dogme.  L'Ordonnance  explique  elle  même 
îe  motif  du  recours  au  Magiftrat  ;  c'eft  l'obftina- 
tion  d'une  des  parties.  Or  la  police  dans  tout 
l'Etat ,  l'infpection  fur  les  querelles  ,  le  maintien 
de  la  paix  &  de  toutes  les  fonctions  publiques  ,  la 
réduction  des  chitines,  font  inconteftablement  du 
retfort  du  Magillrat.  Il  ne  jugera  pas  pour  cela 
de  la  doctrine  ,  mais  il  rétablira  dans  Paffcmblée 
l'ordre  convenable  pour  qu'elle  puilTc  en  juger. 

Et  quand  le  Confeil  feroit  juge  de  la  doc- 
trine en  dernier  reifort,  toujours  ne  lui  feroit- il 
pas  permis  d'intervertir  l'ordre  établi  par  la 
Loi ,  qui  attribue  au  Confiftoire  la  première 
■connoillance  en  ces  matières  ;  tout  de  même 
qu'il  ne  lui  eft  pas  permis  ,  bien  que  juge  fu- 
prème,  d'évoquer  à  foi  les  caufes  civiles  ,  avant 
qu'elles   aient  pafle  aux   premières  appellations. 

L'Ar'ticle  18  dit  bien  qu'en  cas  que  les  Mi- 
Tovie  IX.  K 


H2      CINQUIEME    LETTRE 

niftres  ne  puitfent  s'accorder  ,  la  caufe  doit  être 
portée  au  Magiftrat  pour  y  mettre  ordre  ;  mais 
il   ne  dit  point  que  la  première  connoiflance  de 
la  doctrine  pourra  être  orée  au  Confiftoire   par 
le  Magiftrat,  &  il  n'y  a  pas  un  feul  exemple  de 
pareille    ufurpation   depuis   que  la   République 
exifte  (c).  Ceft  de  quoi  l'Auteur  des  Lettres 
(c  II  y  eut  dans  le  feizieme  Gecle  beaucoup  de  dif- 
putes  fur  la  prédeftination  ,  dont  on  auroit  dû  faire  fia- 
mufement  des  e'colïers ,  &  dont  on  ne  manqua  pas  ,  félon 
f'ufage  ,  de  filre  une  grande  affaire  d'Etat.    Cependant 
ce  furent  les  Minières  qui  la  décidèrent ,  &  même  con- 
tre l'intérêt  public.   Jamais,   que  >e  facbe  ,    depuis  les 
Êclits  ,  le  Petit-Confeil  ne  s'en!  avife  de  prononcer  fur  le 
dogme  fans  leur  concours.  Je  ne  cannois  qu'un  Jugement 
de  cette  efpece  ,  &  i!  fut  rendu  par  le  deux-Cent.     Ce 
fut  dans  la  grande  querelle  de  1669  fur  la  grâce  particu- 
lière.  Après  de  longs  &  vains  débats  dans  la  Compagnie 
&  dans  le  Confiftoire  ,    les  Profeffeurs ,  ns  pouvant  s'ac 
corder  ,  portèrent  l'affaire  au  Petit-Confeil  ,  qui  ne  la  ju- 
gea pas.   Le   Deux-Cent  l'évoqua   &  la  jugea.    L'impor- 
tante cueftion  dont   il  s'agiffioit  étoit  de  favoir  fi  Jéfus 
étoitmort  feulement  pour  le  fulut  des  Elu>  ,  ou  s'il  étoit 
mort  auifi  pour  le  falut  des  damnés.  Après  bien  des  féan- 
ces   &  de  mûres  délibérations  ,  le   Magnifique  Confeil 
des  Deux  -  Cents  prononça  que  Jéfus   n'éroit  mort  que 
pour  le  falut  des  élus.    On  conçoit  bien  que  ce  jugement 
fut  une  affaire  de  faveur ,  &  que  Jéfus  feroit  mort  pour 
les  damnés  ,   fi  le  Profedeur  Tronchin  avoit  eu  plus  de 
crédit  que  fou  adverfaire.  Tout  cela  fans  doute  eft  fort 
ridicule  :  on  peur  dire  toutefois  qu'il  ne  s'agiflbît  pas  ici 
d'un  dogme  de  foi  ,   mais  de  l'uniformité  de  PJnuru&ion 
publique  ,  dont  fïnfpeclion  appartient  fans  contredit  au 
Gouvernement,    Ou  peut  ajouter  que  cette  belle  dillute 
avoit  tellement  excité  l'attention  que  toute  !a  Ville  etoit 
en  rumeur.    Mais  n'importe  ;   les    Confcils  dévoient  ap- 
paifer  la  querelle  fans  prononcer  fur  la  doctrine.   La   dé- 
cifion  de  toutes  les  queftions  qui  n'intérefient  perfonne  6c 
où  qui  que  ce  foit  ne  Comprend  rien  doit  toujours  être 
laiiïee  aux  Thelogiens. 


DE    LA    MONTAGNE.       143 

paroît  convenir  lui-même  en  difant  qu'en  cas  de 
difpute  les  Confeils  ont  le  droit  de  décider  fur 
le  dogme ,  car  cveft  dire  qu'ils  n'ont  ce  droit 
qu'après  l'examen  du  Contîfroire ,  &  qu'ils  ne 
l'ont  point    quand    le  Contiftoire   eft  d'accord. 

Cts  diftindions  du  reifort  civil  &  du  reifort 
ecclénMtique  font  claires-,  &  fondées,  non  feu- 
lement fur  la  Loi,  mais  fur  la  raifon,  qui  ne 
veut  pas  que  les  Juges  ,  de  qui  dépend  le  fort 
des  particuliers  *  en  puiffent  décider  autrement 
que  fur  des  faits  conftans ,  fur  des  corps  de  dé- 
lit pofitifs  ,  bien  avérés  ,  &  non  fur  des  impu- 
tations aulïi  vagues,  a  tiilî  arbitraires  que  celles 
des  erreurs  fur  la  Religion  ;  &  ne  quelle  fureté 
jouiroient  les  Citoyens  ,  (i  ,  dans  tant  de  dog- 
mes obfcurs  ,  fufceptibles  de  diverfes  interpréta- 
tions ,  le  Juge  pouvoit  choifir  au  gré  de  fa  paf- 
fion  celui  qui  chargeroit  ou  difculperoic  l'aceufé, 
pour  le  condamner  ou  l'abfoudre  ? 

La  preuve  de  ces  diftindions  eft  dans  l'inftitu- 
tion  même  ,  qui  n'auroit  pas  établi  un  Tribunal 
inutile  i  puifque  (i  le  Confeil  pouvoit  juger,  fur- 
tout  en  premier  reifort  ,  des  matières  ecclélia£- 
tiques,  l'inititution  du  Confiitoire  ne  ferviroit  de 
rien. 

Elle  eft  encore  en  mille  endroits  de  l'Ordon- 
nance ,  où  le  Législateur  diltingue  avec  tant  de 
foin  l'autorité  des  deux  Ordres  ;  diftindion  bien 
vaine  ,   ii  dans  l'exercice  de  les  fondions  l'un 

K   2 


144      CINQ.UÏEME    LETTRE 

étoit  en  tout  fournis  à  l'autre.  Voyez  dans  les  Ar- 
ticles XXIII  &  XXIV.  la  fpécification  «des  crimes 
puniiTables  par  les  Loix  ,  &  de  ceux  dont  la  pre- 
mière inquifiîion  appartient  au  Confiftoire. 
■  Voyez  la  fin  du  même  Article  XXIV  ,  qui 
veut  qu'en  ce  dernier  cas  après  la  conviction  du 
coupable  le  Confiftoire  en  faffe  rapport  au  Con- 
feil ,  en  y  ajoutant  fon  avis.  Afin  ,  dit  l'Ordon- 
nance ,  que  le  jugement  concernant  la  punition  foi? 
toujours  réfervé  à  la  Seigneurie.  Termes  d'où  l'on 
-doit  inférer  que  le  jugement  concernant  la  doc- 
trine appartient  au  Confiftoire. 

Voyez  le  ferment  des  Miniftres  ,  qui  jurent  de 
fe  rendre  pour  leur  part  fujets  &  obéiifans  aux 
Loix  ;  &  au  Magiftrat  en  tant  que  leur  Miniftere 
le  porte  :  c'eft-à-dire  ,  fans  préjudiciel-  à  la  liberté 
qu'ils  doivent  avoir  d'enfeigner  félon  que  Dieu 
le  leur  commande.  Mais  où  feroit  cette  liberté 
s'ils  étoient  par  les  Loix  fuj-ets  pour  cette  doc- 
trine aux  décifions  d'un  autre  Corps  que  1s 
leur  ? 

Voyez  l'Article  80  ■>  où  non-feulement  PEdifc 
preferit  au  Confiftoire  de  veiller  &  pourvoir  aux 
défordres  généraux  &  particuliers  de  l'Eglife* 
mais  où  il  Pinftitue  à  cet  effet.  Cet  article  a-t-iî' 
un  fens  ou  n'en  a-t-il  point?  eft-il  abfolu  ,  n'eft- 
il  que  conditionnel  ;  &  le  Confiftoire  établi  pas 
la  Loi  n'auroit-il  qu'une  exiftenec  précaire  «  & 
dépendante  du  bon  plaifir  du  Confeil  'i  | 


DE    LA    MONTAGNE.        US 

Voyez  l'Article  97  de  la  même  Ordonnance , 
©ù  ,  dans  les  cas  qui  exigent  punition  civile,  ï\ 
■cil  dit  que  le  Confiftoire  ayant  oui  les  parties 
&  fait  les  remontrances  &  Cenfures  EccléilaftL 
<jues  doit  rapporter  le  tout  au  Confeil  ,  lequel 
fur  fort  rapport ,  remarquez  bien  la  répétition  de 
ce  mot ,  avifera  d'ordonner  &  faire  jugement ,  fé- 
lon l'exigence  du  cas.  Voyez ,  enfin ,  ce  qui  fuit 
dans  le  même  Article  ,  &  n'oubliez  pas  que 
e'eft  le  Souverain  qui  parle.  Car  combien  que  ce 
foknt  chofes  conjointes  &  in fep  arables  que  la  Sei- 
gneurie &  fupériorité  que  Dieu  nous  a  donnée  9 
&  le  Gouvernement  fpirituel  qu'il  a  établi  dans 
fou  Eglife  ,  elles  ne  doivent  nullement  être  confu. 
fes  i  puifque  celui  qui  a  tout  empire  de  commatu 
der  £<?  auquel  nous  voulons  rendre  toute  fujétion 
connue  nous  devons  ,  veut  être  tellement  reconnu 
Auteur  du  Gouvernement  politique  &  ecclefiafli* 
que  ,  que  cependant  il  a  exprejfément  difçemé  tant 
les  vocations  que  l'aàmiwjiration  de  ftm  &  de 
Vautre, 

Mais  comment  ces  administrations  peuvent- 
elles  être  distinguées  fous  l'autorité  communs 
du  Législateur ,  ii  l'une  peut  empiéter  à  fon  gré 
fur  celle  de  l'autre?  S'il  n'y  a  pas-là  de  la  con- 
tradiction ,  je  n'en  faurois  voir  nulle  part. 

A  l'Article  88  ■>  qui  preferit  expreflement  l'or- 
dre de  procédure  qu'on  doit  oblerver  contre 
ceux  qui  dogmatifent ,  j'en  joins  un  autre  qui 
n'elt  pas  moins  important  i  c'eft  l'article  53  au 

K  3 


14*      CINQUIEME    LETTRE 

titre  du  Cathéchifme ',  où  il  eft:  ordonné  que  ceux 
qui  contreviendront  au  bon  ordre ,  après  avoir 
été  remontrés  fuffifamment,  s'ils  perfïftent,  foient 
appelles  au  Confiltoire,  &  fi  lors  ils  neveulent  ob- 
tempérer aux  remontrances  qui  leur  feront  fai- 
tes ,  qu'il. en  fottjait  rapport  à  la  Seigneurie. 

De  quel  bon  ordre  elt-il  parlé-  là  '(  Le  Titre 
le  dit  j  c'ett  du  bon  ordre  en  matière  de  doc- 
trine ,  puifqu'i!  ne  s'agit  que  du  Cathéchifme  qui 
en  eft  le  fommaire.  D'ailleurs  le  maintien  du 
bon  ordre  en  général  paroît  bien  plus  apparte- 
nir au  Magiftrat  qu'au  Tribunal  Eccléfiaftique. 
Cependant  voyez  quelle  gradation.  Première- 
ment il  f  ut  remontrer  i  fi  le  coupable  perfifte  , 
il  fa  t  PapeLer  au  loufiftoirc  ,*  enfin  s'il  ne  veut 
obtempérer,  il  faut  faire  rapport  à  la  Seigneurie. 
En  toute  matière  de  foi ,  le  dernier  relfort  elfe 
toujours  attribué  aux  Confeils  ;  telle  eft  la  Loi, 
telles  font  toutes  vos  Loix.  J'attends  de  voir 
quelque  article  ,  quelque  parfage  dans  vos  Edits, 
en  vertu  duquel  le  Petit-Confeil  s'attribue  a  uni 
le  premier  relfort  ,  &  puiife  faire  tout  d'un 
coup  d'un  pareil  délit  le  fujet  d'une  procédure 
criminelle. 

Cette  marche  n'eft  pas  feulement  contraire 
à  la  Loi,  elle  eft  contraire  à  l'équité,  au  bon 
fens  ,  4  l'ufage  univerfel.  Dans  tous  les  pays  du 
monde  la  règle  veut  qu'en  ce  qui  concerne 
pne  fcience  ou  uu  art,  on  prenne,  avant  qu$ 


DE    LA    MONTAGNE.        147 

ïe  prononcer  ,  le  jugement  des  Profefleurs  dans 
cette  fcience  ou  des  Experts  en  cet  art  ;  pour- 
quoi,  dans  la  plus  obfcure  ,  dans  la  plus  difficile 
de  toutes  les  feiences ,  pourquoi  ,  l'orfqu'il  s'a- 
git de  l'honneur  &  de  la  liberté  d'un  homme  , 
d'un  Citoyen  ,  les  Magiftrats  négligeroient-ils 
les  précautions  qu'ils  prennent  dans  l'art  le  plus 
méchanique  au  fujet  du  plus  vil  intérêt  ? 

Encore  une  fois,  à  tant  d'autorités,  à  tant 
de  raifons  qui  prouvent  l'illégalité  &  l'irrégula- 
rité d'une  telle  procédure  ,  quelle  Loi  ,  quel 
Edit  oppofe  -  t  -  on  pour  la  juttiner  ?  Le  feul  paf- 
fage  qu'ait  pu  citer  l'Auteur  des  Lettres  eft  ce- 
lui -  ci,  dont  encore  il  tranfpofe  les  termes  pour 
en  altérer  l'efprit. 

Qiie  toutes  les  remontrances  ecclèfiajliques  fe 
fejjent  en  telle  forte  que  par  le  Coiifijloire  ne  foit 
m  rien  dérogé  à  l'autorité  de  la  Seigneurie  ni  de  l* 
jufiiee  ordinaire  ,•  mais  que  la  puijjance  civile  de- 
meure enfon  entier  (d). 

Or  voici  la  conféquence  qu'il  en  tire.  „  Cette 
„  Ordonnance  ne  fuppofe  donc  point ,  comme 
„  on  le  fait  dans  les  Repréfentations  ,  que  les 
33  Miniftres  de  l'Evangile  foient  dans  ces  ma- 
M  tieres  des  Juges  plus  naturels  que  les  Con- 
„  feils.  "  Commençons  d'abord  par  remetre  le 
mot  Confeil  au  fingulier ,  &  pour  caufe. 

Mais  où   eft -ce  que  les   Repréfentans    ont 
iuppofé  que  les  Miniftres  de  l'Evangile  fuifent 
(d)  Ordonnances  E cclciiaitiques  Ait.  XCV11. 

K  4 


ï48  CINQUIEME    LETTRE 

dans  ces  matières  des  Juges  plus  naturels  qu© 
le  Confeil  (  e  )  ? 

Selon  l'Edit  le  Confidoire  &  le  Confeil  font 
Juges  naturels  chacun  dans  fa  partie  ,  l'un  de  la 
doctrine  ,  &  l'autre  du  délit.  Ainfi  la  Puiffance 
Civile  &  Eccléfiaftique  reftent  chacune  en  foiî 
entier  fous  l'autorité  commune  du  Souverains 
&  que  fignifieroit  ici  ce  mot  même  de  Puijfance 
Civile  ,  s'il  n'y  avoit  une  autre  PuiJJance  fous- en- 
tendue? Pour  moi  je  ne  vois  rien  dans  ce  paf- 
fage  qui  change  le  fens  naturel  de  ceux  que  j'ai 
cités.  Et  bien  loin  de-là  ;  les  lignes  qui  fuivent  les 
confirment ,  en  déterminant  l'état  où  le  Confiftoi- 
re  doit  avoir  mis  la  procédure  avant  qu'elle  foifc 
portée  au  Confeil.  C'eft  précifément  la  conclufion 
contraire  à  celle  que  l'Auteur  en  voudroit  tirer. 

Mais  voyez  comment ,  n'ofant  attaquer  l'Or- 
donnance par  les  termes  ,  il  l'attaque  par  les 
conféquences. 

„  L'Ordonnance   a -t- elle  voulu  lier  les 

{è)  L'examen  &  la  difcujjïon  de  cette  matière  ,  difent- 
iîs  page  42  ,  appartiennent  mieux  aux  Mini  fit  es  de  î  E- 
wangile  qu'au  Magnifique  Confeil,  Quelle  eft  la  matière 
cient  il  s'agit  dans  ce  ppffage  ?  C'eft  la  queftioa  fi  fous 
l'apparence  des  doutes  j'ai  raflemblé  dans  mon  Livre  tout 
ce  qui  peut  tendre  à  fapper,  ébranler,  &  détruire  les 
piincipaux  fondemens  de  la  Religion  Chrétienne.  L'Au- 
teur des  Lettres  part  de  là  pour  faire  dire  aux  Repréfen- 
tans  que  dans  ces  matières  les  Minières  font  des  Juges 
plus  naturels  que  les  Confeils.  Ils  font  fans  contredit  des 
Juges  plus  naturels  de  îaqueftion  de  Théologie,  maisnoa 
pas  de  la  peine  due  au  de  lit,  &  c'eit  auili  ce  que  les  Rg.» 
préfentans  n'ont  ni  dit  ni  lait  entendre. 


DE    LA    MONTAGNE.        149 

£  mains  à  la  puiffance  civile,  &  l'obliger  à  ne 
„  réprimer  aucun  délit  contre  la  Religion  qu'a- 
35  près  que  le  Confiftoire  en  auroit  connu  '{  Si 
35  cela  étoit  ainfi  il  en  réfulteroit  qu'on  pourroifc 
5,  impunément  écrire  contre  la  Religion  j  car 
,,  en  faifant  fembîant  de  fe  ranger  l'accufé  pour- 
„  roit  toujours  échapper  ,  &  celui  qui  auroit 
5)  diffamé  la  Religion  par  toute  la  terre  devroit 
3,  être  fupporté  fans  diffame  au  moyen  d'un 
M  repentir  fimulé  (/).    " 

C'est  donc  pour  éviter  ce  malheur  affreux, 
cette  impunité  fcandaleufe ,  que  l'Auteur  ne 
veut  pas  qu'on  fuive  la  Loi  à  la  lettre.  Toute- 
fois feize  pages  après  ,  le  même  Auteur  vous 
parle  ain Ci. 

„  La  politique  &  la  philofophie  pourront 
s,  foutenir  cette  liberté  de  tout  écrire  ,  mais 
23  nos  loix  l'ont  réprouvée  :  or  il  s'agit  de  fa- 
J5  voir  fi  le  jugement  du  Confeil  contre  les  Ou- 
„  vrages  de  M.  Rouffeau  &  le  décret  contre  fa 
J9  perfonne  font  contraires  à  nos  Loix  ,  &  non 
3>  de  favoir  s'ils  font  conformes  à  la  philofophie 
5,   &  à  la  politique  (g  ).  " 

Ailleurs  encore  cet  Auteur,  convenant  que 
la  flétriffure  d'un  Livre  n'en  détruit  pas  les 
argumens  &  peut  même  leur  donner  une  pu- 
blicité plus  grande  ,  ajoute  :  „  A  cet  égard , 
5,  je  retrouve  affez  mes   maximes   dans  celles 

if)  Page  14.  (j7)  Page  30. 


^o       CINQUIEME    LETTRÉ 


„  des  Repréfentations.    Mais  ces  maximes  né 
,,  font  pas  celles  de  nos  Loix    (  h  )." 

En  refferrant  &  liant  tons  ces  paifages  ,  je 
leur  trouve  à -peu -près  le  fens  qui  fuit. 

Quoique  la  Fhilofophie  ,  la  Politique  çff  la  raifon 
puijfent  foutenir  la  liberté  de  tout  écrire  ,  on  doit 
dans  notre  état  punir  cette  liberté  ,  parce  que  nos 
Loix  la  réprouvent.  Mais  il  ne  faut  pourtant  pas 
fitivre  nos  Loix  à  la  lettre  ,  parce  qu\dors  on  ne 
puniroit  pas  cette  liberté. 

A  Parler  vrai ,  j'entrevois  là  je  ne  fais  quel 
galimatias  qui  me  choque  ;  &  pourtant  l'Auteur 
me  paroit  homme  d'efprit  :  ainfl  dans  ce  réfumé^ 
je  penche  à  croire  que  je  me  trompe ,  fans  qu'il 
me  foit  poffible  de  voir  en  quoi.  Comparez  donc 
vous-même  les  pages  14  ,  22  ,  30  ,  &  vous 
verrez  fi  j'ai  tort  ou  raifon. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  en  attendant  que  l'Auteur 
nous  montre  ces  autres  Loix  où  les  préceptes  de  la 
Philofophie  &  de  la  Politique  font  réprouvés  ,  re- 
prenons l'examen  de  fes  objections  contre  celle-ci,. 

Premièrement  ,  loin  que,  de  peur  de  laiifer 
un  délit  impuni  ,  il  foit  permis  dans  une  Ré* 
publique  au  Magistrat  d'aggraver  la  Loi  ,  il  ne 
lui  eft  pas  même  permis  de  l'étendre  aux  délits 
fur  lefjueîs  elle  n'eft  pas  formelle  ,  &  l'on 
fait  combien  de  coupables  échappent  en  An- 
gleterre à  la  faveur  de  la  moindre  diftinction 
fubtile  dans  les  termes  de  la  Loi.  Qidconqm  eft 

{k)  Pag.  szf 


DE    LA    MONTAGNE.      ifi 

plus  févere  que  les  Loix  ,  dit  Vauvenargue ,  tft 
un  Tyran  (;')• 

Mais  voyons  fi  la  conféquence  de  l'impuni- 
té, dans  l'efpcce  dont  il  s'agit,  eft  H  terrible 
que  l'a  fait  l'Auteur  des  Lettres. 

Il  faut ,  pour  bien  juger  de  l'efprit  de  la  Loi , 
fe  rappeller  ce  grand  principe  ,  que  les  meil- 
leures Loix  criminelles  font  toujours  celles  qui 
tirent  de  la  nature  des  crimes  les  châtimens 
qui  leur  font  impofés.  Ainfi  les  aifatîins  doivent 
être  punis  de  mort ,  les  voleurs  ,  de  la  perte  de 
leur  bien ,  ou  ,  s'ils  n'en  ont  pas  ,  de  celle  de 
leur  liberté,  qui  eft  alors  le  feul  bien  qui  leur 
refte.  De  même  ,  dans  les  délits  qui  font  uni- 
quement contre  la  Religion  ,  les  peines  doivent 
être  tirées  uniquement  de  la  Religion;  telle  eft, 
par  exemple  ,  la  privation  de  la  preuve  par  fer- 
ment en  chofes  qui  l'exigent  ;  telle  eft  encore 
l'excommunication ,  prefcrite  ici  comme  la  pei- 
ne la  plus  grande  de  quiconque  a  dogmatile 
contre  la  Religion.    Sauf,  en  fuite  ,    le  renvoi 

(i)  Comme  il  n'y  a  point  à  Genève  de  Loix  pénales 
proprement -dites ,  le  Magiftrat  inflige  arbitrairement  la 
peine  des  crimes  ;  ce  qui  eft  apurement  un  grand  défaut 
dans  la  Législation  &  un  abus  énorme  dans  un  Etat  libre. 
Mais  cette  autorité  du  Magiftrat  ne  s'étend  qu'aux  crimes 
contre  la  loi  naturelle  &  reconnus  tels  dans  toure  fociété, 
ou  aux  chofes  fpécialement  défendues  par  la  loi  pofitive; 
elle  ne  va  pas  jufqu'à  forger  un  délit  imaginaire  où  ii 
n'y  en  a  point  ,  ni ,  fur  quelque  délit  que  ce  puîné  être, 
jufqu'à  renverfer  ,  de  peur  qu'un  coupable  n'échappe 3 
l'ordre  de  la  procédure  fixé  par.  la  Loi. 


3?2      CINQUIExME    LETTRE 

au  Magiftrat ,   pour  la  peine  civile  due  au  délit 
civil,  s'il  y  en  a. 

Or  il  fantfe  reflbuvenir  que  l'Ordonnance, 
l'Auteur  des  Lettres  ,  &  moi,  ne  parlonslici  que 
d'un  délit  fimple  contre  la  Religion.  Si  le  délit 
étoit  complexe,  comme  fi,  par  exemple  ,  j'avois 
imprimé  mon  Livre  dans  l'Etat  fans  permif- 
lion ,  il  eft  inconteftable  que  pour  être  abfous 
devant  le  Conliftoire  ,  je  ne  le  ferois  pas  devant 
ïe  Magiftrat. 

Cette  diftinction  faite ,  je  reviens  &  je  dis  : 
il  y  a  cette  différence  entre  les  délits  contre  la 
Religion  &  les  délits  civils  ,  que  les  derniers 
font  aux  hommes  ou  aux  Loix  un  tort ,  un  mal 
réel  pour  lequel  la  fureté  publique  exige  nécef- 
fairement  réparation  &  punition  ;  maisles  autres 
font  feulement  des  offenfes  contre  la  Divinité  , 
à  qui  nul  ne  peut  nuire  &  qui  pardonne  au  re- 
pentir. Quand  la  divinité  eft  appaifée  ,  il  n'y 
a  plus  de  délit  à  punir,  fauf  le  fcandale,  &  le 
fcandale  fe  répare  en  donnant  au  repentir  la 
même  publicité  qu'a  eu  la  faute.  La  Charité 
Chrétienne  imite  alors  la  clémence  divine  ,  & 
ce  feroit  une  inconféquence  abfurde  de  venger 
3a  Religion  par  une  rigueur  que  la  Religion  ré- 
prouve. La  juftice  humaine  n'a  &  ne  doit  avoir 
nul  égard  au  repentir ,  je  l'avoue  ;  mais  voilà 
précifémcnt  pourquoi,  dans  une  efpece  de  délit 
que  le  repentir  peut  réparer ,   l'Ordonnance  a 


DE    LA    MONTAGNE.        i^ 

pris  des  mefures  pour  que  le  Tribunal  civil  n'en 
prit  pas  d'abord  connoilfance. 

L'inconvénient  terrible  que  l'Auteur  trouve 
à  lailfer  impunis  civilement  les  délits  contre  la 
Religion  n'a  donc  pas  la  réalité  qu'il  lui  donne  5 
&  la  conféquetice  qu'il  en  tire  pour  prouver  que 
tel  n'eft  pas  l'efprit  de  la  Loi,  n'eft  point  jufte, 
contre  les  termes  formels  de  la  Loi. 

Ainji  quel  qiC ait  été  le  délit  contre  la.  Religion, 
ajoute- t-il,  Peccufé  en  faifant  femblant  as  fe  ran-* 
ger  pourra  toujours  échapper.  L'Ordonnance  ne 
dit  pas;  s1  il  fait  femblant  de  fe  ranger,  elle  dit, 
s'il  fe  range,  &ilya  des  règles  aufîi  certaines 
qu'on  en  puiffe  avoir  en  tout  autre  cas  pour  diC- 
tinguer  ici  la  réalité  de  la  faufle  apparence ,  fur- 
tout  quant  aux  effets  extérieurs ,  feuls  compris 
fous  ce  mot  ,  s'ilfe  range. 

Si  le  délinquant  s'étant  rangé  retombe  ,  il 
commet  un  nouveau  délit  plus  grave  &  qui  mé- 
rite un  traitement  plus  rigoureux.  îl  eft  relaps , 
&  les  voies  de  le  ramener  à  fon  devoir  fonfi 
plus  féveres.  Le  Confeil  a  là-deifus  pour  modèle 
les  formes  judiciaires  de  Plnquilition  (Ji)  ,  & 
fi  l'Auteur  des  Lettres  n'approuve  pas  qu'il  foie 
aufîi  doux  qu'elle ,  il  doit  au  moins  lui  laifTer 
toujours  la  diltinétion  des  cas  ,  car  il  n'eft  pas 
permis  ,  de  peur  qu'un  délinquant  ne  retombe  , 
de  le  traiter  d'avance  comme  s'il  étoit  déjà  re- 
tombé. 

(£)  Voyez  le  manuel  .des  Inquifiteurs, 


If  4      CINQUIEME    LETTRE 

C'est  pourtant  fur  ces  fâuffes  conféquences 
que  cet  Auteur  s'appuie  pour  affirmer  que  l'Edit 
dans  cet  Article  n'a  pas  eu  pour  objet  de  régler 
la  procédure  &  de  fixer  la  compétence  des  Tri- 
bunaux. Qu'a  donc  voulu  l'Edit  9  félon  lui  ? 
Le  voici. 

i  Il  a  voulu  empêcher  que  le  Confiftoire  ne 
févit  contre  des  gens  auxquels  on  imputeroit  ce 
qu'ils  n'auroient  peut-être  point  dit ,  ou  dont  on 
auroit  exagéré  les  écarts  ;  qu'il  ne  févit ,  dis-je , 
contre  ces  gens-là  fans  en  avoir  conféré  avec 
eux ,  fans  avoir  eifayé  de  les  gagner. 

Mais  qu'eft-ce  que  févir  ,  de  la  part  du  Con- 
flltoire  ?  C'eil  excommunier  ,  &  déférer  au  Con- 
feil. Ainfi  ,  de  peur  que  le  Conlîltoire  ne  défère 
trop  légèrement  Un  coupable  au  Confeil  ,  l'Edit 
le  livre  tout  d'un  coup  au  Confeil.  C'eft  une 
précaution  d'une  efpece  toute  nouvelle.  Cela 
eft  admirable  ,  que  ,  dans  le  même  cas  ,  la  Loi 
prenne  tant  de  mefures  pour  empêcher  le  Con- 
fiftoire  de  févir  précipitamment  ,  &  qu'elle  n'en 
prenne  aucune  pour  empêcher  le  Confeil  de  févir 
précipitamment  ;  qu'elle  porte  une  attention  (î 
fcrupuleufe  à  prévenir  la  diffamation  ,  &  qu'elle 
n'en  donne  aucune  à  prévenir  le  fupplice  ;  qu'elle 
pourvoie  à  tant  de  chofes  pour  qu'un  homme 
ne  foit  pas  excommunié  mal- à- propos  ,  & 
qu'elle  ne  pourvoie  à  rien  pour  qu'il  ne  foit 
pas  brûlé  mal  -  à  -  propos  5  qu'elle  craigne  fi  fort 
la  rigueur  des  Minitlres  ,  &  fi  peu  celle  des  Ju» 


DE    LA    MONTAGNE.       if? 

ges  !  C'étoit  bien  fait  aflurément  de  compter 
pour  beaucoup  la  communion  des  fidèles  ;  mais 
ce  n'étoit  pas  bien  fait  de  compter  pour  d  peu 
Jeur  fureté  ,  leur  liberté  ,  leur  vie  ;  &  cette 
même  Religion  qui  prefcrivoit  tant  d'indulgence 
à  fes  gardiens ,  ne  devoit  pas  donner  tant  de 
barbarie  à  fes  vengeurs. 

Voila  toutefois ,  félon  notre  Auteur  ,  la  fo- 
nde raifon  pourquoi  l'Ordonnance  n'a  pas  vou- 
lu dire  ce  qu'elle  dit.  Je  crois  que  l'expofer 
c'eft  affez  y  répondre.  Paflons  maintenant  à 
l'application  ;  nous  ne  la  trouverons  pas  moins 
curieufe  que  l'interprétation. 

L'Article  88  n'a  pour  objet  que  celui  qui 
dogmatife ,  qui  enfeigne ,  qui  inftruit.  Il  ne 
parle  point  d'un  (impie  Auteur,  d'un  homme 
qui  ne  fait  que  publier  un  Livre ,  &  qui  ,  au 
furplus ,  fe  tient  en  repos.  A  dire  la  véiité, 
cette  diftinction  me  paroît  un  peu  fubtile  >car, 
comme  difent  très-bien  les  Repréfentans  ,  ou 
dogmatife  par  écrit ,  tout  comme  de  vive  voix. 
Mais  admettons  cette  fubtilité  ;  nous  y  trouve- 
rons une  diitinclion  de  faveur  pour  adoucir  la 
Loi ,  non  de  rigueur  pour  l'aggraver. 

Dans  tous  les  Etats  du  monde  la  police  veille 
avec  le  plus  grand  foin  fur  ceux  qui  inltrui- 
fent,  qui  enfeignent ,  qui  dogmatifent  >  elle  ne 
permet  ces  fortes  de  fondions  qu'à  gens  auto- 
rifés.  Il  n'ell  pas  même  permis  de  prêcher  la 
Jbonne   doctrine  Ci  l'on  n'ell  reçu   prédicateur 


t<;6       CINQUIEME    LETTRE 

Le  peuple  aveugle  eft  facile  à  fédiiire;  un  hom- 
me qui  dogmatife  ,  attroupe  ,  &  bientôt  il  peut 
ameuter.  La  moindre  entreprife  en  ce  point  eft 
toujours  regardée  comme  un  attentat  puniifa- 
ble ,  à  caufe  des  conféquences  qui  peuvent  en 
réfulter. 

Il  n'en  eft  pas  de  même  de  l'Auteur  d'un  Li- 
vre -,  s'il  enfeigne ,  au  moins  il  n'attroupe  points 
il  n'ameute  point ,  il  ne  force  perfonne  à  l'é- 
couter, à  le  lire 5  il  ne  vous  recherche  point, 
il  ne  vient  que  quand  vous  le  recherchez  vous- 
même  ;  il  vous  laifle  réfléchir  fur  ce  qu'il  vous 
dit ,  il  ne  difpute  point  avec  vous ,  ne  s'anime 
point,  ne  s'obftine  point,  ne  levé  point  vos 
doutes ,  ne  réfout  point  vos  objections ,  ne 
vous  pourfuit  point;  voulez- vous  le  quitter,  il 
vous  quitte  5  & ,  ce  qui  eft  ici  l'article  impor- 
tant, il  ne  parle  pas  au  peuple. 

Aussi  jamais  la  publication  d'un  Livre  ne  fut- 
elle  regardée  par  aucun  Gouvernement  du  mê- 
me œil  que  les  pratiques  d'un  dogmatifeur.  Il 
y  a  même  des  pays  où  la  liberté  de  la  prefTe  eft 
entière  ;  mais  il  n'y  en  a  aucun  où  il  foit  per- 
mis à  tout  le  monde  de  dogmatifer  indifférem- 
ment. Dans  les  pays  où  il  eft  défendu  d'impri- 
mer des  livres  fans  permiffion,  ceux  qui  àéCo- 
béiffent  font  punis  quelquefois  pour  avoir  défo- 
béi  ;  mais  la  preuve  qu'on  ne  regarde  pas  au 
fond  ce  que  dit  un  livre  comme  une  chofe  fort 
importante,  eft  la  facilité  avec  laquelle  on  laine 

ciatrer 


DE    LA    MONTAGNE.        157 

entrer  dans  l'Etat  ces  mêmes  Livres  que,  pour  n'en 
pas  paroitre  approuver  les  maximes ,  on  n'y  laiife 
pas  imprimer. 

Tout  ceci  eft  vrai  ,  fur  -  tout ,  des  Livres  qui 
ne  font  point  écrits  pour  le  peuple,  tels  qu'ont 
toujours  été  les  miens.    Je  fais  que  votre  Confeil 
affirme  dans  fes  réponfes  que,  félon  l'intention  de 
P  Auteur ,  f  Emile  doit  fervir  de  guide  aux  pères  & 
aux  mères  (/)  :  mais  cette  aifertion  n'eft  pas  excu- 
fable  ,  puifque  j'ai  manifefté  dans  la  préface  80 
plufieurs  fois  dans  le  Livre  une  intention  toute 
différente.  Il  s'agit  d'un  nouveau  fyftème  d'édu- 
cation dont  j'offre  le  plan  à  l'examen  des  fages  ,  & 
non  pas  d'une  méthode  pour  les  pères  &  les  mè- 
res, à  laquelle  je  n'ai  jamais  fongé.  Si  quelquefois, 
par  une  figure  aifez  commune,  je  parois  leur  adref- 
fer  la  parole ,  c'eft  ou  pour  me  faire  mieux  enten- 
dre ,  ou  pour  m'exprimer   en  moins  de  mots.  Il 
eft  vrai  que  j'entrepris  mon  Livre  à  la  follicitation 
d'une  mère  j  mais  cette  mère  ,  toute  jeune  &  tou- 
te aimable  qu'elle  eft  ,  a  de  la  philofophie  &  con- 
noît  le  cœur  humain  ;  elle  eft  par  la  figure  un  or- 
nement de  fon  fexe,  &  par  le  génie  une  exception. 
C'eft  pour  les  efprits  de  la  trempe  du  lien  que  j'ai 
pris  la  plume  ,  non  pour  des  Meilleurs  tel  ou  tel, 
ni  pour  d'autres  Meilleurs  de  pareille  étoffe  ,  qui 
me  lifent  fans  m'entendre,   &  qui  m'outrage«6 
fans  me  fâcher. 

(Z;  Page  %%  &  2}  ,  des  Repréfeatations  imprimées* 
Tome  IX,  k 


içg     CINQUIEME    LETTRE 

Il  refulte  de  la  diftin&ion  fuppoféc  que  fî  la 
procédure  prefcrite  par  l'Ordonnance  contre 
un  homme  qui  dogmatife  n'eft  pas  applicable  à 
l'Auteur  d'un  Livre,  ç'eft  qu'elle  eft  trop  fevc- 
rc  pour  ce  dernier.  Cette  eonîéquence  fi  natu- 
relle, cette  conféquence  que  vous  &  tous  mes 
lecteurs  tirez  fûremcnt  ainfî  que  moi ,  n'eft  point 
celle  de  l'Auteur  des  Lettres.  Il  en  tire  une 
toute  contraire.  Il  faut  l'écouter  lui-même:  vous 
ne  m'en  croiriez  pas  ,  fi  je  vous  parlois  d'après 
lui. 

„  Il  ne  faut  que  lire  cet  Article  de  l'Ordon- 
„  nance  pour  voir  évidemment  qu'elle  n'a  en 
„  vue  que  cet  ordre  de  perfonnes  qui  répan- 
M  dent  par  leurs  difcours  des  principes  eftimés 
„  dangereux.  Si  ces  perfonnes  fe  rangent,  y  eft- 
„  il  dit ,  qu'on  les  fupporte  fans  diffame.  Pour- 
„  quoi  ?  C'eft  qu'alors  on  a  une  fureté  raifon- 
„  nable  qu'elles  ne  répandront  plus  cette  ivraie, 
„  c'eft  qu'elles  ne  font  plus  à  craindre.  Mais 
„  qu'importe  la  rétractation  vraie  ou  fimulée 
„  de  celui  qui  par  la  voie  de  l'impreiîion  a  im- 
„  bu  tout  le  monde  de  fes  opinions?  Le  délit 
„  eft  confommé  ;  il  fubiiftera  toujours  ,  &  ce 
„  délit,  aux  yeux  de  la  Loi,  eft  de  la  même 
„  efpcce  que  tous  les  autres  ,  où  le  repentir 
;3  eft  inutile  dès  que  la  juftice  en  a  pris  cdn- 
„  noifiTance.  " 

Il  y  a  là  dequoi  s'émouvoir ,  mais  calmons- 
nous  ,  &  raifonnons.  Tant  qu'un  homme  dng- 


DE    LA    MONTAGNE.      i?9 

matife ,  il  fait  du  mal  continuellement  j  jufqu'à 
ce  qu'il  fe  foit  rangé  cet  homme  eft  à  craindre  ; 
fa  liberté  même  eft  un  mal ,  parce  qu'il  en  ufe 
pour  nuire ,  pour  continuer  de  dogmaiifer.  Que 
s'il  fe  range  à  la  fin ,  n'importe  ;  les  enfeigne- 
mens  qu'il  a  donnés  font  toujours  donnée  ,  &  le 
délit  à  cet  égard  eft  autant  confommé  qu'il  peut 
l'être.  Au  contraire,  aufnVtôt  qu'un  Livre  eft 
publié ,  l'Auteur  ne  fait  plus  de  mal ,  c'eft  le 
Livre  feul  qui  en  fait.  Que  l'Auteur  foit  libre 
ou  foit  arrêté ,  le  Livre  va  toujours  fon  train. 
La  détention  de  l'Auteur  peut  être  un  châtiment 
que  la  Loi  prononce,  mais  elle  n'eft  jamais  un 
remède  au  mal  qu'il  a  fait ,  ni  une  précaution 
pour  en  arrêter  le  progrès. 

Ainsi  les  remèdes  à  ces  deux  maux  ne  font 
pas  les  mêmes.  Pour  tarir  la  fource  du  mal  que 
fait  le  dogmatifeur  ,  il  n'y  a  nul  moyen  prompt 
&  fur  que  de  l'arrêter  :  mais  arrêter  l'Auteur 
c'eft  ne  remédier  à  rien  du  tout  ;  c'eft  au  con- 
traire augmenter  la  publicité  du  Livre ,  &  par 
conféquent  empirer  le  mal ,  comme  le  dit  très- 
bien  ailleurs  l'Auteur  des  Lettres.  Ce  n'eft  donc 
pas-là  un  préliminaire  à  la  procédure  ,  ce  n'eft 
pas  une  précaution  convenable  à  la  chofe  î  c'eft 
une  peine  qui  ne  doit  être  infligée  que  par  juge- 
ment ,  &  qui  n'a  d'utilité  que  le  châtiment  du 
coupable.  A  moins  donc  que  fon  délit  ne  foit 
un  délit  civil ,  il  faut  commencer  par  raifonner 
avec   lui  ,    l'admenefter  ,  le  convaincre  ,  l'ex» 

L  2 


i6o     CINQUIEME    LETTRE 

horter  à  réparer  le  mal  qu'il  a  fait ,  à  donner  une 
rétractation  publique  ,  à  la  donner  librement  afin 
qu'elle  faire  fon  effet ,  &  à  la  motiver  fi  bien  que 
css  derniers  fentimens  ramènent  ceux  qu'ont  égaré 
les  premiers.  Si  loin  de  fe  ranger  il  s'obltine  ,  alors 
feulement  on  doit  févir  contre  lui.  Telle  eft  cer- 
tainement la  marche  pour  aller  au  bien  de  la  cho- 
fe  -,  tel  eft  le  but  de  la  Loi ,  tel  fera  celui  d'un  fa- 
ge  Gouvernement  ,  qui  doit  bien  moins  fe  propo- 
fer  de  punir  F  Auteur  que  d'empêcher  Fefet  de  F  ou- 
vrage Qn). 

Comment  ne  le  feroit-  ce  pas  pour  l'Auteur 
d'un  Livre,  puifque  l'Ordonnance  ,  qui  fuit  en 
tout  les  voies  convenables  à  l'efprit  du  ChriC- 
tianifme ,  ne  veut  pas  même  qu'on  arrête  le 
dogmatifeur  avant  d'avoir  épuifé  tous  les  moyens 
poffihîes  pour  le  ramener  au  devoir?  elle  aime 
mieux  courir  les  rifques  du  mal  qu'il  peut  con- 
tinuer de  faire  que  de  manquer  à  la  charité. 
Cherchez  ,  de  grâce,  comment  de  cela  feul  on 
peut  conclure  que  la  même  Ordonnance  veut 
qu'on  débute  contre  l'Auteur  par  un  décret  de 
prife  de  corps  ? 

Cependant  l'Auteur  des  Lettres,  après  avoir 
déclaré  qu'il  retrouvoit  affez  fes  maximes  fur  cet 
article  dans  celles  des  Rèpréfentans  ,  ajoutes 
mais  ces  maximes  ne  font  p.is  celles  de  nos  Loix> 
&  un  moment  après  il  ajoute  encore  que  ceux 
qui  inclinent  à  une  pltine  tolérance 'potin  oient  tout 

(tn)  Page  25. 


DE    LA    MONTAGNE.        i£i 

m  plus  critiquer  le  Confeil  de  rfavoir  pas  dans  ce 
cas  fait  taire  une  Loi  dont  l'exercice  ne  leur  pa~ 
roit  pas  convenable  (n).  Cette  conclusion  doit  fur- 
prendre,  après  tant  d'efforts  pour  prouver  que 
la  feule  Loi  qui  paroît  s'appliquer  à  mon  délit 
ne  Jy  applique  pas  nécefTairement.  Ce  qu'on 
reproche  au  Confeil  n'eft  point  de  n'avoir  pas 
fait  taire  une  Loi  qui  exifte  ,  c'eft  d'en  avoir 
fait  parler  une  qui  n'exifte  pas. 

La  Logique  employée  ici  par  l'Auteur  me 
paroît  toujours  nouvelle.  Qu'en  penfez-vous, 
Monfieur  ?  connoiffez-vous  beaucoup  d'argu- 
mens  dans  la  forme  de  celui-  ci  ? 

La  Loi  force  le  Confeil  à  févir  contre  l'Auteur 
du  Livre. 

Et  où  eft-elle  cette  Loi  qui  force  le  Confeil 
à  févir  contre  l'Auteur  du  Livre  ? 

Elle  rïexifle  pas  ,  à  la  vérité  :  mais  il  en  exif- 
te une  autre ,  qui ,  ordonnant  de  traiter  avec  dou- 
ceur celui  qui  dogmatife ,  ordonne ,  par  confquent , 
de  traiter  avec  rigueur  V Auteur  ,  dont  elle  ne  parle 
point. 

Ce  raifonnement  devient  bien  plus  étrange 
encore  pour  qui  fait  que  ce  fut  comme  Auteur 
&  non  comme  dogmatifeur  que  Morelli  fut  pour- 
fuivi;  il  avoit  aufîi  fait  un  Livre,  &  ce  fut  pour 
ce  Livre  feul  qu'iffut  accufé.  Le  corps  du  dé- 
lit ,  félon  la  maxime  de  notre  Auteur  étoit  dans 
le  Livre  même  ,   l'Auteur  n'avoit  pas  befoïn  d'è- 

(jï)  Page  2  3. 

L  3 


162      CINQUIEME    LETTRE 

tre  entendu;  cependant  il  le  fut,  &  non  feule- 
ment on  l'entendit,  mais  on  l'attendit  ;  on  fui- 
vit  de  point  en  point  toute  la  procédure  pref- 
crite  par  ce  même  article  de  l'Ordonnance  qu'on 
nous  dit  ne  regarder  ni  les  Livres  ni  les  Au- 
teurs. On  ne  brûla  même  le  Livre  qu'après  la 
retraite  de  l'Auteur,  jamais  il  ne  fut  décrété, 
Ton  ne  parla  pas  du  Bourreau  (o)j  enfin  tout 
cela  fe  fit  fous  les  yeux  du  Législateur ,  par  les 
rédacteurs  de  l'Ordonnance ,  au  moment  qu'elle 
venoit  de  paifer ,  dans  le  tems  même  où  régnoit 
cet  efprit  de  févcrité  ,  qui ,  félon  notre  Anony- 
me ,  l'avoir  di&ée ,  &  qu'il  allègue  en  juftifica- 
tion  très  claire  de  la  rigueur  exercée  aujourd'hui 
contre  moi. 

Or  écoutez  là-deiïus  la  diftinction  qu'il  fait. 
Après  avoir  expofé  toutes  les  voies  de  douceur 
dont  on  ufa  envers  Morelli,  le  tems  qu'on  lui 
donna  pour  fe  ranger  ,  la  procédure  lente  &  ré- 

(o)  Ajoutez  la  circonfpection  du  Magiftrat  dans  toute 
cette  affaire  ,  fa  marche  lente  &  graduelle  dans  la  pro- 
cédure ,  le  rapport  du  Confiftoire ,  l'appareil  du  juge- 
ment. Les  .Syndics  montent  fur  leur  Tribunal  public  , 
âls  invoquent  le  nom  de  Dieu  ,  ils  ont  fous  leurs  yeux  la 
fainte  Écriture  ;  après  une  mûre  délibération  ,  après 
avoir  priN  confeil  des  Citoyens ,  ils  prononcent  leur  juge- 
ment devant  le  peuple ,  afin  qu'il  en  fâche  les  caufes  ,  ils 
îe  font  imprimer  &  publier  ,  &  tout  cela  pour  la  fimple 
condamnation  d'un  Livre  ,  fans  flétrîffurc ,  fans  décret 
contre  l'Auteur  ,  opiniâtre  &  contumax.  Ces  Meilleurs  , 
depuis  lors ,  ont  appris  à  difpofer  moins  cérémonieufe- 
ment  de  l'honneur  &  de  la  liberté  des  homme?  ,  &  fur- 
tout  des  Citoyens:  car  il  eftà  remarquer  que  Morelli  ne 
ï'étoit  pas. 


DE    LA    MONTAGNE.        163 

gulicre  qu'on  fuivit  avant  que  fon  livre  fût  brdlé , 
il  ajoute.    ,-,  Toute  cette  marche  eft  très  -  fage. 
J3  Mais  en  faut  -  il  conclure  que  dans  tous  les 
j,  cas  &  dans  des  cas  très  -  diftérens  ,  il  en  faille 
„  abfolument  tenir  une  fernblable?  Doit-on  pro- 
î3  céder  contre  un  homme  abfent  qui  attaque  la 
„  Religion  de  la  même  manière  qu'on  procéde- 
»  roit  contre  un  homme  préfent  qui  cenfure  la 
„  difcipline  (p)  ?  "  C'eft-à-dire  en  d'autres  ter- 
mes; „  doit-on  procéder  contre  un  homme  qui 
«  n'attaque  point  lesLoix,   &  qui  vit  hors  de 
„  leur  jurifdiclion  ,    avec    autant   de  douceur 
«  que  contre  un  homme  qui  vit  fous  leur  jurif- 
„  didion  &  qui  les  attaque  ?  "  Il  ne  fembleroit 
pas ,    en  effet ,  que  cela  dût  faire  une  queftion. 
Voici ,  j'en  fuis  fur  ,  la  première  fois  qu'il  a  paf- 
fé  par  l'efprit  humain   d'aggraver  la  peine  d'un 
coupable  ,   uniquement  parce  que   le  crime  n'a 
pas  été  commis  dans  l'Etat. 

„  A  la  vérité ,  "  continue-t-il  ,  „  on  remar- 
„  que  dans  les  Repréfentations  à  l'avantage  de 
„  M.  RoufTeau ,  que  Morelli  avoit  écrit  contre 
„  un  point  de  difcipline,  au  lieu  que  les  Li- 
„  vrcs  de  M.  Rouifeau  ,  au  fentiment  de  fes 
x  Juges  ,  attaquent  proprement  la  Religion. 
„  Mais  cette  remarque  pourroit  bien  n'être  pas 
»  généralement  adoptée  ,  &  ceux  qui  regardent 
„  la  Religion  comme  l'Ouvrage  de  Dieu  &  l'ap- 
„  pui   de  la  ceiiitituUoa  pourront  penfer  qu'il 

(p)  Page  17.  h  4 


164       CINQUIEME    LETTRE 

„  eft  moins  permis  de  l'attaquer  que  des  points 
„  de  difcipline  ,  qui  ,  n'étant  que  l'Ouvrage 
„  des  homme-  peuvent  être  fufpeds  d'erreur, 
M  &  du  moins  fufceptibles  d'une  infinité  de  for- 
3,  mes  &  decombinaifons  différentes  (q)  ?  " 

Ce  difcours  ..  je  vous  l'avoue,  me  paroîtroit 
tout  au  plus  paflable  dans  la  bouche  d'un  Capu- 
cin .  mais  il  me  choqueroit  fort  fous  la  plume 
d'un  Magiftrat.  Qu'importe  que  la  remarque  des 
Repréfentans  ne  foit  pas  généralement  adoptée, 
ii  ceux  qui  la  rejettent  ne  le  font  que  parce  qu'Us 
raifonnent  mal? 

Attaquer  la  Religion  eft  fans  contredit  un 
plus  grand  péché  devant  Dieu  que  d'attaquer  la 
difcipline.  Il  n'en  eft  pas  de  même  devant  les 
Tribunaux  humains  qui  font  établis  pour  punir 
les  crimes  ,  non  les  péchés,  &  qui  ne  font  pas 
les  vengeurs  de  Dieu  mais  des  Loix. 

La  Religion  ne  peut  jamais  faire  partie  de  la 
Législation  qu'en  ce  qui  concerne  les  adions  des 
hommes.  La  Loi  ordonne  de  faire  ou  de  s'abfte- 
nir  ,  mais  elle  ne  peut  ordonner  de  croire.  Ainlî 
quiconque  n'attaque  point  la  pratique  de  la  Reli- 
gion n'attaque  point  la  Loi. 

Mais  la  difcipline  établie  par  la  Loi  fait  eflen- 
tiellement  partie  de  la  Législation ,  elle  devient 
Loi  elle-même.  Quiconque  l'attaque  attaque  la 
Loi  &  ne  tend  pas  à  moins  qu'à  troubler  la  cons- 
titution de  l'Etat.   Que  cette  conititution  fût  , 

iq)  Page  ig- 


DE    LA    MONTAGNE.        iSf 

avant  d'être  établie  ,  fufceptible  de  plufieurs  for- 
mes &  combinaifons  différentes  ,  en  eft-elle  moins 
refpedable  &  facrée  fous  une  de  ces  formes,  quand 
elle  en  eft  une  fois  revêtue  à  l'exclufion  de  toutes 
les  autres  ;  &  dès  lors  la  Loi  politique  n'eft-elle 
pas  confiante  &  fixe  ainfi  que  la  Loi  divine  '{ 

Ceux  donc  qui  n'adopteroient  pas  en  cette  af- 
faire la  remarque  des  Repréfentans  auroient  d'au- 
tant plus  de  tort  que  cette  remarque  fut  faite  par 
le  Confeil  même  dans  la  fentence  contre  le  Livre 
de  Morelli ,  qu'elle  accufe  fur  -  tout  de  tendre  à 
faire  fcbifme  &  trouble  dans  l'Etat  dhme  manière  fè- 
dilieufe  ,•  imputation  dont  il  feroit  difficile  de 
charger  le  mien. 

Ce  que  les  Tribunaux  civils  ont  à  défendre 
n'eu:  pas  l'Ouvrage  de  Dieu  ,  c'en:  l'Ouvrage 
des  hommes  ;  ce  n'eft  pas  des  âmes  qu'ils  font 
chargés ,  c'eft  des  corps  ;  c'eft  de  l'Etat  &  non 
de  l'Eglife  qu'ils  font  les  vrais  gardiens  ,  &  lorf- 
qu'ils  fe  mêlent  des  matières  de  Religion ,  ce 
n'eft  qu'autant  qu'elles  font  du  reffort  des  Loix, 
autant  que  ces  matières  importent  au  bon  ordre 
&  à  la  fureté  publique.  Voilà  les  faines  maxi- 
mes de  la  Magiftratu^e.  Ce  n'eft  pas,  fi  l'on 
veut,  la  doctrine  de  la  puiffance  abfolue ,  mais 
c'eft  celle  de  la  juftice  &  de  la  raifon.  Jamais 
on  ne  s'en  écartera  dans  les  Tribunaux  civils 
fans  donner  dans  les  plus  funeftes  abus  ,  fins 
mettre  l'Etat  en  combuftion,  fans  faire  des  Loix 
&  de  leur  autorité  le  plus  odieux  brigandage. 

L  5 


i£o       CINQUIEME    LETTRE 

Je  fuis  fâché  pour  le  peuple  de  Genève  que  le 
Confeil  le  méprife  alTez  pour  l'ofer  leurrer  par 
de  tels  difeours,  dont  les  plus  bornés  &  les 
plus  fuperftitieux  de  l'Europe  ne  font  plus  les 
dupes.  Sur  cet  Article  vos  Repréfentans  rai- 
fonnent  en  hommes  d'Etat,  &  vos  Magiftrats 
raifonnent  en  Moines. 

Pour  prouver  que  l'exemple  de  Moreili  ne 
fait  pas  règle ,  l'Auteur  des  Lettres  oppofe  à  la 
procédure  faite  contre  lui  celle  qu'on  fit  en  1632 
contre  Nicolas  Antoine  ,  un  pauvre  fou  qu'à  la 
follicitation  des  Miniftres  le  Confeil  fit  brûler 
pour  le  bien  de  fon  ame.  Ces  Auto-da-fé  n'é- 
toient  pas  rares  jadis  à  Genève ,  &  il  paroît  par 
ce  qui  me  regarde  que  ces  Meilleurs  ne  manquent 
pas  de  goût  pour  les  renouveller. 

Commençons  toujours  par  tranferire  fidelle- 
ment  les  paffages  ,  pour  ne  pas  imiter  la  mé- 
thode de  mes  perfécuteurs. 

„  Qu'on  voie  le  procès  de  Nicolas  Antoine. 
„  L'Ordonnance  eccléfiaftique  exiftoit ,  &  on 
„  étoit  aifez  près  du  tems  où  elle  avoit  été  ré- 
„  digée  pour  en  connoitre  Pefprit  ;  Antoine 
„  fut-il  cité  au  Conliîtoire  ?  Cependant  parmi 
3,  tant  de  voix  qui  s'élevèrent  contre  cet  Arrêt 
»  fanguinaire  ,  &  au  milieu  des  efforts  que  fi- 
„  rent  pour  le  fauver  les  gens  humains  &  mo- 
„  dérés ,  y  eut-il  quelqu'un  qui  réclamât  con- 
„  tre  l'irrégularité  de  la  procédure  ?  Moreili 
«  fut  cité  au  Confiftoire  ,   Antoine    ne  le   fut 


DE    LA    MONTAGNE.        16*7 

»  pas  ;  la  citation  au  Confiftoire  n'eft  donc  pas 
„  néceflaire  dans  tous  les  cas  (r).  " 

Vous  croirez  là  -  deifus  que  le  Confeil  procé- 
da d'emblée  contre  Nicolas  Antoine  comme  il  a 
fait  contre  moi ,  &  qu'il  ne  fut  pas  feulement 
queftion  du  Confiftoire  ni  des  Miniftres  :  vous 
allez  voir. 

Nicolas  Antoine  ayant  été ,  dans  un  de  fes 
accès  de  fureur ,  fiir  le  point  de  fe  précipitée 
dans  le  Rhône ,  le  Magiftrat  fe  détermina  à  le 
tirer  du  logis  publie  où  il  étoit ,  pour  le  met- 
tre à  l'Hôpital  ,  où  les  Médecins  le  traitèrent. 
Il  y  refta  quelque  tems  proférant  divers  blaC- 
phêmes  contre  la  Religion  Chrétienne.  „  Les 
,5  Miniftres  le  voyoient  tous  les  jours ,  &  tâ- 
,5  choient ,  lorfque  fa  fureur  paroifloit  un  peu 
„  calmée ,  de  le  faire  revenir  de  fes  erreurs ,  ce 
„  qui  n'aboutit  à  rien  ,  Antoine  ayant  dit  qu'il 
„  perfifteroit  dans  fes  fentimens  jufqu'àla  mort 
„  qu'il  étoit  prêt  de  fouffrir  pour  la  gloire  du 
„  grand  Dieu  d'ifra'él.  N'ayant  pu  rien  gagner 
„  fur  lui,  ils  en  informèrent  le  Confeil ,  où  ils 
,5  le  repréfenterent  pire  que  Servet ,  Gentilis  & 
„  tous  les  autres  Anti-Trinitaires ,  concluant  à 
„  ce  qu'il  fût  mis  en  chambre  clofe  ;  ce  qui  fut 
„  exécuté.  "  (V) 

Vous  voyez  là  d'abord  pourquoi  il  ne  fut  pas 

(r)  Page  17. 

(s)  Hiitoire  de  Çeneve  ,  in-12.  T.  2  Page  $  50.  &  fuiv. 
à  la  note. 


168       CINQUIEME    LETTRE 

cité  au  Confiftoire  ;  c'eft  qu'étant  grièvement  ma- 
lade &  entre  les  mains  des  Médecins,  il  lui  étoit 
impoflible  d'y  comparoître.  Mais  s'il  n'alloit  pas 
au  Confiftoire  ,  le  Confiftoire  ou  fes  membres 
aîloient  vers  lui.  Les  Miniftres  le  voyoient  tous 
les  jours ,  l'exhortoient  tous  les  jours.  Enfin 
n'ayant  pu  rien  gagner  fur  lui ,  ils  le  dénoncent 
au  Confeil ,  le  repréfentent  pire  que  d'autres 
qu'on  avoit  punis  de  mort ,  requièrent  qu'il  foit 
mis  en  prifon  :  &  fur  leur  réquifkion  cela  eft 
exécuté. 

En  prifon  même  les  Miniftres  firent  de  leur 
mieux  pour  le  ramener  ,  entrèrent  avec  lui  dans 
la  difcuffion  de  divers  paffages  de  l'ancien  Tef- 
tement,  &  le  conjurèrent  par  tout  ce  qu'ils  pu- 
rent imaginer  de  plus  touchant  de  renoncer  à 
fes  erreurs  (t) ,  mais  il  y  demeura  ferme.  Il  le 
fut  auffi  devant  le  Magiftrat ,  qui  lui  fit  fubir 
les  interrogatoires  ordinaires.  Lorfqu'il  fut 
queftion  de  juger  cette  affaire  ,  le  Magiftrat 
confulta  encore  les  Miniftres  ,  qui  comparurent 
en  Confeil  au  nombre  de  quinze  ,  tant  Pafteurs 
que  Profeifeurs.  Leurs  opinions  furent  parta- 
gées ,  mais  l'avis  du  plus  grand  nombre  fut 
fuivi    &    Nicolas    exécuté.     De    forte   que    le 

(t)  S'il  y  eût  renoncé  ,  eût -il  également  été  brûlé  ? 
Selon  la  maxime  de  l'Auteur  des  Lettres  il  aui  oit  dû  l'être. 
Cependant  il  paroit  qu'il  ne  l'auroit  pas  été  ;  puifque, 
malgré  ion  obltination  ,  le  Magiftrat  ne  laifla  pas  de  con- 
fulter  les  Miniftres.  Il  le  regardoit  ,  en  quelque  forte , 
comme  étant  encore  fous  leur  juridiction. 


DE    LA    MONTAGNE.      169 

procès  fut  tout  Eccléfiaftique  ,  &  que  Nicolas 
fut  ,  pour  ainfî  dire  ,  brûlé  par  la  main  des 
Miniftres. 

Tel  fut  ,  Monfieur,  l'ordre  delà  procédure 
dans  laquelle  l'Auteur  des  Lettres  nous  afTure 
qu'Antoine  ne  fut  pas  cité  au  Confi'ioire.  D'où 
il  conclut  que  cette  citation  n'eft  donc  'pas 
toujours  nécefTaire.  L'exemple  vous  paroit  -  il 
bien  choifî  ? 

Supposons  qu'il  le  foit ,  que  s'enfuivra-t-il? 
Les  Reptéfentans  concluoient  d'un  fait  en  con- 
firmation d'une  Loi.  L'Auteur  des  Lettres  con- 
clut d'un  fait  contre  cette  même  Loi.  Si  l'au- 
torité de  chacun  de  ces  deux  faits  détruit  celle 
de  l'autre  ,  refte  la  Loi  dans  fon  entier.  Cette 
Loi  ,  quoiqu'une  fois  enfreinte  ,  en  eft  -  elle 
moins  exprelfe  ,  &  fuffircit-  il  de  l'avoir  vio- 
lée une  fois  pour  avoir  droit  de  la  violer  tou- 
jours ? 

Concluons  à  notre  tour.  Si  j'ai  dogmatifé, 
je  fuis  certainement  dans  le  cas  de  la  Loi  :  fi  je 
n'ai  pas  dogmatifé ,  qtfa-t-on  à  me  dire  ?  au- 
cune Loi  n'a  parié  de  moi  (*<)•  Donc  on  a 
tranfgreffé  la  Loi  qui  exilte  ,  ou  fuppofé  celle 
qui  n'exifte  pas. 

Il  eft  vrai  qu'en  jugeant  l'Ouvrage  on  n'a  pas 

(u)  Rien  de  ce  qui  ne  bleiTe  aucune  Loi  naturelle  ne 
devient  criminel  ,  que  lorsqu'il  eft  défendu  par  quelque 
Lui  pofitive.  Cette  remarque  a  pour  but  de  faire  lentk 
aux  raisonneurs  Superficiels  que  mon  dilemme  eft  exu.l, 


i7o      CINQUIEME    LETTRE 

jugé  définitivement,  l'Auteur.  On  n'a  fait  en- 
core que  le  décréter ,  &  l'on  compte  cela  pour 
rien.  Cela  me  paroît  dur  ,  cependant  ;  mais  ne 
foyons  jamais  injuftes,  même  envers  ceux  qui 
le  font  envers  nous  ,  &  ne  cherchons  point  l'ini- 
quité où  elle  peut  ne  pas  être.  Je  ne  fais  point 
un  crime  au  Confeil ,  ni  même  à  l'Auteur  des 
Lettres  de  la  diftin&ion  qu'ils  mettent  entre  l'hom- 
me &  le  Livre  ,  pour  fe  difculper  de  m'avoir  jugé 
fans  m'entendre.  Les  Juges  ont  pu  voir  la  chofe 
comme  ils  la  montrent ,  ainC  je  ne  les  accufe  en 
cela  ni  de  fupercherie  ni  de  mauvaife  foi.  Je  les 
accufe  feulement  de  s'être  trompés  à  mes  dépens 
en  un  point  très-grave  ;  &  fe  tremper  pour 
abfoudre  eft  pardonnable  ,  mais  fe  tromper  pour 
punir  eft  une  erreur  bien  cruelle. 

Le  Confeil  avanqoit  dans  fes  réponfes  que , 
malgré  la  flétrhîure  de  mon  Livre,  je  reftois  , 
quant  à  ma  perfonne  ,  dans  toutes  mes  excep- 
tions &  défenfes. 

Les  Auteurs  des  Repréfentations  répliquent 
qu'on  ne  comprend  pas  quelles  exceptions  &  dé- 
fenfes il  refte  à  un  homme  déclaré  impie ,  témé- 
raire ,  fcandaleux  ,  &  flétri  même  par  la  main 
du  Bourreau  dans  des  ouvrages  qui  portent  fon 
nom. 

„  Vous  fuppofez  ce  qui  n'eft  point ,  "  dit 
à  cela  l'Auteur  des  Lettres  ;  „  favoir  ,  que  le 
„  jugement  porte  fur  celui  dont  l'Ouvrage  porte 
s,  le  nom  :  mais  ce  jugement  ne  l'a  pas  encor* 


DE    LA    MONTAGNE.      171 

»  effleuré  ;  fes  exceptions  &  défenfes  lui  reftent 
M  donc  entières.  "  (x) 

Vous  vous  trompez  vous-même  ,  dirois-je  à 
cet  écrivain.  Il  eft  vrai  que  le  jugement  qui  qua- 
lifie &  flétrit  le  Livre  n'a  pas  encore  attaqué  la 
vie  de  l'Auteur  ,  mais  il  a  déjà  tué  fon  honneur  : 
fes  exceptions  &  défenfes  lui  reftent  encore  en- 
tières pour  ce  qui  regarde  la  peine  affîictive, 
mais  il  a  déjà  reçu  la  peine  infamante  :  il  eft 
déjà  flétri  &  déshonoré,  autant  qu'il  dépend  de 
fes  jugés  :  la  feule  chofe  qui  leur  refte  à  déci- 
der ,  c'eft  s'il  fera  brûlé  ou  non. 

La  diftin&ion  fur  ce  point  entre  le  Livre  & 
l'Auteur  eft  inepte ,  puifqu'un  Livre  n'eft  pas 
puniffable.  Un  Livre  n'eft  en  lui-même  ni  im- 
pie ni  téméraire  ;  ces  épithetes  ne  peuvent  tom- 
ber que  fur  la  do&rine  quïl  contient ,  c'eft-à- 
dire  fur  l'Auteur  de  cette  doctrine.  Quand  on 
brûle  un  Livre ,  que  fait  là  le  Bourreau  ?  Désho- 
nore-t-il  les  feuillets  du  Livre  ?  qui  jamais  ouifc 
dire  qu'un  Livre  eût  de  l'honneur  ? 

Voila  l'erreur  j  en  voici  la  fource  :  unufage 
mal- entendu. 

On  écrit  beaucoup  de  Livres  ;  on  en  écrit 
peu  avec  un  defir  llncere  d'aller  au  bien.  De 
cent  Ouvrages  qui  paroiifent ,  foixante  au  moins 
ont  pour  objet  des  motifs  d'intérêts  &  d'ambi- 
tion. Trente  autres  ,  dictés  par  fefprit  de  par- 
ti ,  par  la  haine ,  vont ,  à  la  faveur  de  l'anonj- 

(?:)  Page  z  I. 


172       CINQUIEME    LETTRE 

me  porter  dans  le  public  le  poifon  de  la  calorrw 
nie   &  de  )a  fatyre.    Dix,    peut-être,   &    c'eil 
beaucoup  ,  font  écrits  dans  de  bonnes  vues  :  on 
y  dit  la  vérité  qu'on  fait ,  on  y  cherche  le  bien 
qu'on  aime.  Oui  ;  mais  où  eft  l'homme  à  qui  l'on 
pardonne  la  vérité  ?  Il  faut  donc  fe  cacher  pour 
la  dire.   Pour  être  utile  impunément  ,  on  lâche 
fon  Livre  dans  le  public  &  l'on  fait  le  plongeon. 
De  ces  divers  Livres ,  que'ques-uns  des  mau- 
vais &  à-peu~près  tous  les  bons  font  dénoncés 
&  profcrits  dans  les  Tribunaux  :  la  raifon  de 
cela  fe  voit  fans  que  je  la  dife.    Ce  n'eft ,   au 
furplus ,  qu'une  fimple  formalité,  pour  ne  pas 
paroitre  approuver  tacitement   ces  Livres.    Du 
refte  ,  pourvu    que  îles    noms  des  Auteurs  n'y 
foient  pas,  ces  Auteurs,  quoique  tout  le  mon- 
de les  connoilTe  &  les  nomme  ,  ne  font  pas  con- 
nus du  Magiftrat.  Plusieurs  même  font  dans  l'u- 
fage  d'avouer  ces  Livres  pour  s'en  faire   hon- 
neur ,   &  de  les  renier   pour  fe  mettre  à  cou- 
vert >   le  même  homme  fera  l'Auteur  ou  ne   le 
fera  pas,  devant  le  même  homme,  félon  qu'ils 
feront  à  l'audience  ou  dans  un  foupé.  C'eft  al- 
ternativement oui  &  non  ,  fans  difficulté ,  fans 
fcrupule.  De  cette  façon  la  fureté  ne  coûte  rien 
à  la  vanité.    C'eft -là    1a  prudence  &  l'habileté 
que  l'Auteur  des  Lettres  me  reproche  de  n'avoir 
pas  eue ,    &   qui  pourtant   n'exige  pas ,  ce  me 
femble  ,  que  pour  l'avoir  on  fe  mette  en  grands 
frais  d'eiprit» 

Cette 


DE    LA    MONTAGNE.  173 

Cette  manière  de  procéder  contre  des  Li- 
vres anonymes  dont  on  ne  vent  pas  connokrs 
les  Auteurs  eft  devenue  un  ufage  judiciaire. 
Quand  on  veutfévir  contre  le  Livre  on  le  brûle, 
parce  qu'il  n'y  a  perfonne  à  entendre  ,  &  qu'on 
voit  bien  que  l'Auteur  qui  fe  cache  n'eft  pas 
d'humeur  à  l'avouer  ;  fauf  à  rire  le  foir  avec  lui- 
même  des  informations  qu'on  vient  d'ordonner 
le  matin  contre  lui.  Tel  eft  i'ufage. 

Mais  lorfqu'un  Auteur  mal- adroit  ,  c'eft-à- 
dire ,  un  Auteur  qui  connoit  Ton  devoir,  qui  le 
veut  remplir  ,  fe  croit  obligé  de  ne  rien  dire 
au  public  qu'il  ne  l'avoue  ,  qu'il  ne  fe  nomme  , 
qu'il  ne  fe  montre  pour  en  répondre  ,  alors  l'é- 
quité, qui  ne  doit  pas  punir  comme  un  crime  la 
mal  ad  relie  d'un  homme  d'honneur,  veut  qu'on 
procède  avec  lui  d'une  autre  manière  ;  elle  veut 
qu'on  ne  fépare  point  la  caufe  du  Livre  de  celle 
de  l'homme,  puifqu'il  déclare  en  mettant  fou 
nom  ne  les  vouloir  point  féparer  ;  elle  veut  qu'on 
ne  juge  l'ouvrage  qui  ne  peut  répondre  ,  qu'a- 
près avoir  oui  l'Auteur  qui  répond  pour  lut. 
Ainlî,  bien  que  condamner  un  Livre  anonyme 
foit  en  erfet  ne  condamner  que  le  Livre  ,  con- 
damner un  Livre  qui  porte  le  nom  de  l'Auteur  9 
ccft  condamner  l'Auteur  même  ,  &  quand  on  De 
l'a  point  misa  portée  de  répondre,  c'eft  le  ju- 
ger fans  Tavoir  entendu. 

L'assignation  préliminaire,  même,  fi  l'on 
veut  .   le  décret  de  prife  do  corps  eft  donc  in- 
Toms  I&  M 


174       CINQUIEME    LETTRE 

difpenfable  en  pareil  cas  avant  de  procéder  au 
jugement  du  Livre  ,  &  vainement  diroit-on  avec 
l'Auteur  des  Lettres  que  le  délit  eft  évident , 
qu'il  eft  dans  le  Livre  même,  cela  ne  difpenfe 
point  de  fuivre  la  forme  judiciaire  qu'on  fuit 
dans  les  plus  grands  crimes ,  dans  les  plus  avé- 
rés, dans  les  mieux  prouvés  :  car  quand  toute 
la  Ville  auroit  vu  un  homme  en  aflaffiner  un 
autre ,  encore  ne  jugeroit-on  point  l'aflaflîrt 
fans  l'entendre,  ou  fans  l'avoir  mis  à  portée 
d'être  entendu. 

Et  pourquoi  cette  franchife  d'un  Auteur  qui 
fe  nomme  tourneroit-elle  ainfi  contre  lui  ?  Ne 
doit-elle  pas  ,  au  contraire,  lui  mériter  des 
égards?  Ne  doit-elle  pas  impofer  aux  Juges  plus 
de  circonfpection  que  s'il  ne  fe  fût  pas  nomme  ? 
Pourquoi ,  quand  il  traite  des  queftions  hardies  „ 
s'expoferoit-il  ainfi ,  s'il  ne  fe  fentoit  raffiné 
contre  les  dangers  ,  par  des  raifons  qu'il  peut 
alléguer  en  fa  faveur  &  qu'on  peut  préfumer  fur 
fa  conduite  même  valoir  la  peine  d'être  enten- 
dues ?  L'Auteur  des  Lettres  aura  beau  qualifier 
cette  conduite  d'imprudence  ,  &  de  mal-adreffe  ; 
elle  n'en  eft  pas  moins  celle  d'un  homme  d'hon- 
neur, qui  voit  fon  devoir  où  d'autres  voient 
cette  imprudence,  qui  fent  n'avoir  rie  n  à  crain- 
dre de  quiconque  voudra  procéder  avec  luijuf- 
tement ,  &  qui  regarde  comme  une  lâcheté  pu- 
niffable  de  publier  des  chofes  qu'on  ne  veut  pas 
avouer. 


DE    LA    MONTAGNE.  i7ç 

S'il  n'eft  queftion  que  de  la  réputation  d'Au- 
teur ,  a-t-on  befoin  de  mettre   fou  nom  à  fon, 
Livre  ?  Qui  ne  fait  comment  on  s'y  prend  pour 
en  avoir  tout  l'honneur  fans  rien  roquer  ,  pour 
s'en  glorifier  fans  en  répondre ,   pour   prendre 
un  air  humble  à  force  de  vanité  ?  De  quels  Au- 
teurs d'une  certaine  volée  ce  petit  tour  d'adreife 
eft-il  ignoré  ?   Qui  d'entr'eux  ne  fait   qu'il  eft 
même  au-deifous  de  la  dignité  de  fe  nommer  , 
comme  fi  chacun  ne  devoit  pas  en  lifant    l'ou- 
vrage deviner  le  grand  homme  qui  l'a  compofé  ? 
Mais  ces  Meilleurs  n'ont  vu  que  Pufage  ordi- 
naire ,  &   loin  de  voir  l'exception  qui  faifoit  en 
ma  faveur  ,  ils  l'ont  fait  fervir  contre  moi.  Ils 
dévoient  brûler  le  Livre  fans  faire  mention  de 
l'Auteur,  ou  s'ils  en  Voulaient  à   l'Auteur,  at- 
tendre qu'il  fiât  préient  ou  contumax  pour  brû- 
ler le  Livre.  Mais   point  ;  ils  brûlent  le   Livre 
comme  fi  l'Auteur  n'étoit  pas  connu,   &  décrè- 
tent l'Auteur  comme  fi  le  Livre  n'étoit  pas  brû- 
lé.   Me  décréter    après   mavoir   diffamé  î    que 
me  vouloient-  ils   donc  encore  'i  Que  me  refer- 
voient-ils  de  pis   dans  la  fuite?  Ignoroient  -  ils 
que  l'honneur  d'un  honnête  homme  lui  eft  plus 
cher  que  la  vie  ?  Quel  mal  refte-t-il   à  lui  fai- 
re quand  on  a  commencé   par   le  flétrir  ?  Que 
me   fert  de    me    préfenter  innocent   devant  les 
Juges  ,  quand  le  traitement  qu'ils  me  font  avant 
de  m'entendre  eft   la  p4us  cruelle   peine  qu'ils 

M  z 


$76      CINQUIEME    LETTRE 

pourroient  m'impofer  fi  j'étais  jugé  criminel  ? 
On  commence  par  me  traiter  à  tous  égards 
comme  un  malfaiteur  qui  n'a  plus  d'honneur  à 
perdre  &  qu'on  ne  peut  punir  déformais  que 
dans  fon  corps  ,  &  puis  on  dit  tranquillement 
que  je  refte  dans  toutes  mes  exceptions  &  dé- 
fenfes  !  Mais  comment  ces  exceptions  &  défen- 
fes  effaceront-elles  1  ignominie  &  le  mal  qu'on 
m'aura  fait  fouffrir  d'avance  &  dans  mon  Livre 
&  dans  ma  perfonne  ,  quand  j'aurai  été  promené 
dans  les  rues  par  des  archers  ,  quand  aux  maux 
qui  m'accablent  on  aura  pris  foin  d'ajouter  les 
ligueurs  de  la  prifon  ?  Quoi  donc  î  pour  être 
jufte  doit-on  confondre  dans  la  même  clafTe  & 
dans  le  même  traitement  toutes  les  fautes  &  tous 
les  hommes  ?  pour  un  acte  de  franchife  appelle 
mal-adreffe ,  faut  -  il  débuter  par  traîner  un  Ci- 
toyen fans  reproche  dans  les  prifons  comme  un 
fcélérat  ?  Et  quel  avantage  aura  donc  devant  les 
juges  l'eftime  publique  &  l'intégrité  de  la  vie 
entière,  (î  cinquante  ans  d'honneur  vis  a-vis  du 
moindre  indice  ())  ne  (auvent  un  hommme  d'au- 
cun  affront  ? 

(i/<  Ilyauroît,  à  l'examen  ,  beaucoup  a  rabattre  des 
préibmptions  que  l'Auteur  des  Lettres  affecte  d'accumu- 
ler contre  moi.  Il  dit ,  par  exemple  ,  que  les  Livres  dé- 
férés paroiifoient  forts  le  mène  forrmi  que  mes  autres 
ouvrages.  Il  e!t  vrai  qu'ils  etoieru  in  douze  &  in-octa- 
vo; fous  quel  format  font  dm;  ceux  des  autres  Auteurs? 
I!  ajoure  qu'ils  étoienVtmbvimés  par  le  même  libraire; 
■voilà  ce  qui  »!eft  pas.  L'Emile  fut  imprimé  par  des  Ii- 


DE    LA    MONTAGNE.  177 


.  < 


55 


M 


3,  La  comparaifon  d'Emile  &  du  Contrat  So- 
,",  cial  avec  d'autres  Ouvrages  qui  ont:  été  tolé- 
„  rés ,  &  la  partialité  qu'on  en  prend  occafion 
„  de  reprocher  au  Cnnfeil  ne  me  femblent  pas 
fondées.  Ce  ne  feroit  pas  bien  raifonner  que 
de  prétendre  qu'un  Gouvernement  parce 
qu'il  au r oit  une  fois  diiîîmulé  feroit  obligé 
„  de  difîimuler  toujours  :  fi  c'eft  une  négligen- 
j3  ce ,  on  peut  la  redreiîer  ;  (1  c'eft  un  iilence 
„  forcé  par  les  circonftances  ou  par  la  politi- 
„  que  ,  il  y  auroit  peu  de  juftice  à  en  faire  la 
„  matière  d'un  reproche.  Je  ne  prétends  point 
,,  juftifier  les  Ouvages  défignés  dans  les  Repré- 
„  fentations;  mais  en  confcience  y  a-t-il  parité 
5,  entre  des  Livres  où  l'on  trouve  des  traits 
„  épars  &  indifcrets  contre  la  Religion  ,  &  des 
.,  Livres  où  fans  détour  ,  fans  ménagement  ou 
„  l'attaque  dans  fes  dogmes,  dans  fa  morale, 
„  dans  ion  influence  fur  la  Société  civile  '<  Fai- 
5J  fons  impartialement  la  comparaifon  de  ces 
„  Ouvrages  ,  jugeons-en  par  rimpreffion  quïis 
„  ont  faite  dans  le  monde  ;  les  uns  s'impriment 
„  &  fe  débitent  par-tout;  on  lait  comment  y 
.j  ont  été  reçus  les  autres  (z).  " 

J'ai   cru    devoir    tranfcrire  d'abord  ce  para. 


braires  différens    du  mien  ,  &   avec  des  caractères  qui 
n'avoient  fervi  à  nul  autre   de  mes  Faits    Airsli  l'indice 
qui  relultoit  de  cette  confrontation  n'etoit  r;oint  centre 
moi,  il  étoit  à  ma  décharge. 
C»)   Page  23  &  24. 

M  3 


173       CINQUIEME    LETTRE 

graphe  en    entier.  Je  le  reprendrai  maintenant 
par  fragmens.   Il  mérite  un  peu  d'analyfe. 

Que  n'imprime- t-on  pas  à  Genève  ;que  n'y 
tolere-t  on  pas  '<  Des  Ouvrages  qu'on  a  peine  à 
lire  fans  indignation  s'y  débitent  publiquement  i 
tout  le  monde  les  lit,  tout  le  monde  les  aime  i 
les  Magiftrats  fe  taifent,les  Minières  fourient , 
l'air  auftere  n'eft  plus  du  bon  air.  Moi  feul  & 
mes  Livres  avons  mérité  l'animadverlion  du 
Confeil ,  &  quelle  animadverfion  ?  L'on  ne  peut 
même  l'imaginer  plus  violente  ni  plus  terrible. 
Mon  Dieu  !  Je  n'aurois  jamais  cru  d'être  .un  11 
grand  fcélérat. 

La  comparai/on  d'Emile  &  du  Contrat  Social 
avec  d'autres  Ouvrages  tolérés  ne  me  Jhnble  pas 
fondée.  Ah  !    je  l'efpere  ! 

Ce  ne  ferait  pas  bien  raifonner  de  prétendre 
qu'un  Gouvernement ,  parce  qu'il  aurait  une  fois 
dijjîmulé,  feroit  obligé  de  dijjhnuler  toujours.  Soit  î 
mais  voyez  les  tems ,  les  lieux  ,  les  perfonnes  > 
voyez  les  écrits  fur  lefquels  on  dilîîmule ,  & 
ceux  qu'on  choifit  pour  ne  plus  diiïimuler  ; 
voyez  les  Auteurs  qu'on  fête  à  Genève ,  & 
voyez  ceux  qu'on  y  pourfuit. 

Si  c'eji  une  négligence  on  peut  la  redreffer. 
On  le  pouvoit ,  on  l'auroit  du  ;  l'a  t-on  fait  ? 
Mes  écrits  &  leur  Auteur  ont  été  flétris  fans 
avoir  mérité  de  l'être  i  &  ceux  qui  l'ont  mérité 
ne  font  pas  moins  tolérés  qu'auparavant.  L'ex- 
ception n'eft  que  pour  moi  feul. 


DE    LA    MONTAGNE.  i# 

Si  c^ejî  un  filence  forcé  par  les  civconjîances  & 
par  la  politique ,  il  y  auroit  peu  de  jufiice  à  en 
faire  li  matière  d'un  reproche.  Si  l'on  vous  for- 
ce à  tolérer  des  écrits  puniifabîes,  tolérez  donc 
auiîi  ceux  qui  ne  le  font    pas.  La  décence  au 
moins   exige   qu'on    cache   au  peuple  ces   cho- 
quantes acceptions  de  perfonnes  ,  qui  punifTent 
le  fbible  innocent  des  fautes  du  puirfant  coupa- 
ble.   Quoi  !  ces  diftin&ions  fcandaleufes   font- 
elles  donc  des  raifons  ,  &   feront- elles  toujours 
des  dupes  ?   Ne  diroit-  on  pas  que  le  fort  de 
quelques   fatyres    obfcenes    intérelfe    beaucoup 
les  Potentats  ,  &  que  votre  Ville  va  être  écrafée 
fi  Ton  n'y  tolère  ,  fi  l'on  n'y  imprime  ,  Ci  l'on 
n'y   vend  publiquement   ces    mêmes   Ouvrages 
qu'on  proLrit  dans  le  pays  des  Auteurs  ?   Peu- 
ples ,  combien  on  vous  en  fait  accroire  en  fai- 
sant  fi   fouvent  intervenir  les   Puiifances   pour 
autorifer  le  mal  qu'elles  ignorent  &  qu'on  veut 
faire  en  leur  nom  î 

Lorsque  j'arrivai  dans  ce  pays  on  eût  dit  que 
tout  le  Royaume  de  France  étoit  à  mes  trouifes. 
On  brûle  mes  Livres  à  Genève  ;  c'eft  pour  com- 
plaire à  la  France.  On  m'y  décrète  ;  la  France 
le  veut  aihfi.  L'on  me  fait  chaffer  du  Canton 
de  Berne  ;  c'eft  la  France  qui  l'a  demandé.  L'on 
me  pourfuit  jufques  dans  ces  Montagnes  ;  Ci 
l'on  m'en  eût  pu  chalfer ,  c'eût  encore  été  la 
France.  Forcé  par  mille  outrages  j'écris  une  let- 
tre apologétique.  Pour  le  coup  tout  étoit  perdu. 

M  4 


iSo      CINQUIEME     LETTRE 

J'étois  entoure  ,    furveillc  ;  la  France  envoyoîc 
des  efpions  pour  me  guetter  ,  des   fnldats  pour 
m'enlever ,    des  brigands    pour    m'aflafSnet  ;   il 
étoit   même  imprudent  de  fortir  de  ma  maifon. 
Tous  les  dangers   me  venoient   toujours  de  la 
France,  du  Parlement,  du  Clergé,  de  la  Cour 
même  -,  on  ne  vit  de  la  vie  un  pauvre  barbouil- 
leur  de   papier  devenir  pour  ion  malheur  un 
homme  aufîî  important.  Ennuyé  de  tant  de  bè- 
tifes  ,    je   vais  en  France  ;    je    connoiiïbis  les 
François  ,  &  j'étois  malheureux.  On  m'accueil- 
le*   on  me  carefle,    je    reçois  mille  honnêtetés 
&  il  ne  tient  qu'à  moi  d'en  recevoir  davantage. 
Je  retourne  tranquillement  chez  moi.  L'on  tom- 
be des  nues  -y  on  n'en  revient  pas  ;  on  blâme  for- 
tement mon    étourderie ,  mais  on  ceiTe  de  me 
menacer  de  la  France  ;  on   a   raifon.  Si  jamais 
des  aifaiîins  daignent  terminer  mes  fourfrances  , 
ce  n'elt  rarement  pas  de  ce  pays-là  qu'ils  vien- 
dront. 

Je  ne  confonds  point  les  diverfes  caiifes  de 
mes  difgraces  ;  je  fais  bien  difeerner  celles  qui 
font  l'etfet  des  circonfïances  ,  l'ouvrage  de  la 
trille  néceflité  ,  de  celles  qui  me  viennent  uni- 
quement de  la  hiine  de  mes  ennemis.  Eh  î 
plût  -  à  -  Dieu  que  je  n'en  euiTe  pas  plus  à  Ge- 
nève qu'en  France  ,  &  qu'ils  n'y  fuflent  pas 
plus  implacables  !  Chacun  fait  aujourd'hui  d'où 
font  partis  les  coups  qu'on  m'a  portés  &  qui 
m'ont  été  les  plus  fenfibles.    Vos  gens  me  re- 


DE    LA    MONTAGNE.  181 

prochent  mes    malheurs   comme  s'ils  n'étoient 
pas  leur  ouvrage.   Quelle  noirceur  plus  cruelle 
que  de  me  faire   un    crime  à  Genève  des  per- 
fécutions   qu'on  me  fufeitoit  dans  laSuiiTe,  & 
de  m'aceufer  de  n'être  admis  nulle  part ,  en  me 
faifant  chaifer  de  par-tout  !  Faut-  il  que  je  re- 
proche à   l'amitié  qui  m'appella  dans   ces  con- 
crets le    voiiinage    de  mon   pays  '<  J'oie  en  at- 
tester tous  le^    Peuples  de  l'Europe  ;  y  en   a-t-il 
un    feui  ,   excepté    la   Suiife  ,  où  je  n'eutfe   pas 
é;é  reçu,  même  avec  honneur  ?  Toutefois  dois- 
je  me  plaindre  du  choix   de  ma  retraite  '(  Non, 
malgré  tant  d'acharnement   &    d'outrages ,   j'ai 
.plus  gagné  que  perdu  \  j'ai  trouvé  un  homme. 
Ame  nob]e   &  grande  !  6  George  Keith  î    mon 
protecteur,  mon  ami  ,  mon  père  !  où  que  vous 
foyiez  ,  où   que  j'achève  mes    trilles    jours  ,  & 
dulfé  je  ne  vous  revoir  de  ma  vie  ;  non ,  je  ne 
reprocherai  point  au  Ciel  mes  miieresj  je  leur 
dois  votre  amitié. 

Eu  confeience  ,  y  a  - 1  -  il  -parité  entre  def  Li- 
vres eu  l'on  trouve  quelques  trai's  (pars  &  in- 
discrets contre  la  Religion ,  &  des  Livres  où  fans 
détour  ,  fans  ménagement  on  l'attaque  dans  fes 
dogmes ,  dans  fa  morale  ,  dans  fon  influence  fur 
la  fociité  ? 

En  confeience  î  Il   ne  fléroit  pas   à   un 

impie  tel  que  moi  d'ofer  parler  de  confeience  .... 
....  fur-tout  vis-à-vis  de  ces  bons  Chrétiens.... 

ainfi  je  me  tais Ceft  pourtant   une  fingu- 

M  5 


ï83        CINQUIEME    LETTRE 

liere  confcience  que  celle  qui  fait  dire  à  des 
Magiftrats  :  nous  fouffrons  volontiers  qu'on 
blafphème,  mais  nous  ne  fouffrons  pas  qu'on 
raifonne  !  Otons ,  Monlieur,  la  d.fparité  des 
fujets  ;  c'eft  avec  ces  mêmes  façons  de  penfer 
que  les  Athéniens  applaudilfoient  aux  impiétés 
d'Ariftophane  &  firent  mourir  Socrate. 

Une  des  chofes  qui  me  donnent  le  plus  de 
confiance  dans  mes  principes  eft  de  trouver  leur 
application  toujours  jufte  dans  les  cas  que  j'a- 
vois  le  moins  prévus  ;  tel  eft  celui  qui  fe  pré- 
fente  ici.  Une  des  maximes  qui  découlent  de 
î'anaiyfe  que  j'ai  faite  de  la  Religion  &  de  ce 
qui  lui  eft  effentiel  eft  que  les  hommes  ne  doi- 
vent fe  mêler  de  celle  d'autrui  qu'en  ce  qui 
les  intérerTe;  d'où  il  fuit  qu'ils  ne  doivent  ja- 
mais punir  des  oifenfes  (aa)  faites  uniquement 

(aa)  Notez  que  je  me  fers  de  ce  mot  qffenftr  Dieu  fé- 
lon fufage ,  quoique  je  fois  très-éloigné  de  l'admettre 
dans  fon  fens  propre,  &  que  je  le  trouve  très-mal  ap- 
pliqué ,  comme  fi  quelque  être  que  ce  foit  >  un  homme  , 
mi  Ange  ,  le  Diable  même  pouvoit  jamais  offenfer  Dieu. 
Le  mot  que  nous  rendons  par  offenjcs  elt  traduit  comme 
prefque  tout  le  refte  du  texte  fiicre  ;  c'eft  tout  dire.  Des 
hommes  enfarinés  de  leur  théologie  ont  rendu  &  défi- 
guré ce  Livre  admirable  félon  leurs  petites  idées ,  & 
voilà  nêquôï  l'on  entretient  la  folie  &  le  fanatifme  du 
peuple,  je  trouve  très-fage  la  circonfpection  de  L'Eglife 
Romaine  fur  les  traductions  de  l'Ecriture  en  langue  Vul- 
gaire ,  &  comme  il  n'elt  pas  néceffaire  de  propoler  tou- 
jours au  peuple  les  méditations  voluptueufes  du  Cantique 
des  Ganiques  ,  ni  les  malédictions  continuelles  de  David 
contre  fes  ennemis ,  ni  les  fubtilités  de  St.  Paul  fur  la 
grâce  ,  il  eft  dangereux  de  lui  propofer  la  fublime  mo- 
rale de  l'Evangile  dans    des  termçs  qui  ne  rendent  pas 


DE    LA    MONTAGNE.        185 

à  Dieu  ,  qui  faura  bien  les  punir  lui  -  même. 
Il  faut  honorer  la  Divinité  &  ne  la  venger  jamais  , 
difent  après  Montefquieu  les  Repréfcntans  -,  ils 
ont  raifon.  Cependant  les  ridicules  putrageans, 
les  impiétés  groilieres  ,  les  blafphêmes  contre  la 
Religion  font  puuilfables  ,  jamais  les  raifonne- 
mens.  Pourquoi  cela  '<  Parce  que  dans  ce  pre- 
mier cas  on  n'attaque  pas  feulement  la  Reli- 
gion ,  mais  ceux  qui  la  profeifent  j  on  les  inful- 
fce  ,  on  les  outrage  dans  leur  cuite ,  on  marque 
un  mépris  révoltant  pour  ce  qu'ils  refpectent 
&  par  conféquent  pour  eux.  De  tels  outrages 
doivent  être  punis  par  les  loix ,  parce  qu'ils 
retombent  fur  les  hommes  ,  &  que  les  hommes 
ont  droit  de  s'en  reffentir.  Mais  où  eft  le  mot- 
tel  fur  la  terre  qu'un  raifonnement  doive  of- 
fenfer  ?  Où  eft  celui  qui  peut  fe  fâcher  de  ce 
qu'on  le  traite  en  homme  &  qu'on  le  fuppofe 
raifonnable  '{  Si  le  raifonneur  fe  trompe  ou  nous 
trompe,  &  que  vous  vous  intérefiiez  à  lui  ou  à 
nous,  montrez-lui  fon  tort,  défubufez  -  nous  , 
battez  -  le  de  fes  propres  armes.  Si  vous  n'en 
voulez  pas  prendre  la  peine ,  ne  dites  rien ,  ne 
fécoutez  pas  ,  laiiîez-le  raifonner  ou  déraifon- 
ner,  &  tout  elt  fini  fans  bruit,  fans  querelle, 
fans  infulte  quelconque  pour  qui  que  ce  fuit. 
Mais  fur  quoi  peut-on  fonder  la  maxime  con- 
traire de  tolérer  la  raillerie  ,  le  mépris  ,  l'outra- 
ge ,  &  de  punir  la  raifon  '{  La  mienne  s'y  perd. 

exactement  le  fens  de  l'Auteur;  car  pour  peu  qu'on  s'en 
écarte  ,  en  prenant  une  autre  route  on  va  très-loin, 


iS4       CINQUIEME    LETTRE 

Ces  Meilleurs  voient  iî  fouvcnt  M.  de  Vol- 
taire. Comment  ne  leur  a-t-il  point  infpirc  cet 
efprit  de  tolérance  qu'il  prêche  fans  ceffe ,  & 
dont  il  a  quelquefois  bcfoin  ?  S'ils  l'curfent  un 
peu  confulté  dans  cette  affaire  ,  il  me  paroit 
qu'il  eût  pu  leur  parler  à-  peu -près  ainfi. 

„  Messieurs,  ce  ne  font  point  les  raifon- 
„'  rieurs  qui  font  du  mal ,  ce  font  les  catfards. 
53  La  Philofophie  peut  aller  fon  train  fans  rif- 
m  que  ;  le  peuple  ne  l'entend  pas  ou  la  lailfe 
„  dire,  &  lui  rend  tout  le  dédain  qu'elle  a  pour 
5,  lui.  Raifonner  eà  de  toutes  les  folies  des 
5,  hommes  celle  qui  nuit  le  moins  au  genre  hu- 
55  main ,  &  l'on  voit  même  des  gens  fages  enti- 
„  chés  par  fois  de  cette  folie-là.  Je  ne  raifon- 
„  ne  pas  ,  moi,  cela  erfc  vrai,  mais  d'autres 
„  raifonnent;  quel  mal  en  arrive-t-il?  Voyez, 
„  tel ,  tel ,  &  tel  ouvrage  ;  n'y  a-t-il  que  des 
„  plaifanteries  dans  ces  Livres-là?  Moi-même 
„  enfin,  Ci  je  ne  raifonne  pas,  je  fais  mieux; 
„  je  fais  raifonner  mes  lecteurs.  Voyez  mon 
„  chapitre  des  Juifs  ;  voyez  le  même  chapitre 
55  plus  développé  dans  le  Sermon  des  cinquante. 
„  Il  y  a  là  du  raifonnement  ou  l'équivalent , 
„  je  penfe.  Vous  conviendrez  auffi  qu'il  y  a 
„  peu  de  détour  ,  &  quelque  chofe  de  plus  que 
„  des  U'aits  épars  Çf?  indiscrets. 

,5  Nous  avons  arrangé  que  mon  grand  cr«- 
,3  dit  à  la  Cour  &  ma  toute  -  pr.iffance  préten- 


DE   LA   MONTAGNE.         i8f 

„  due  vous  ferviroient  de  prétexte  pour  laifler 
„  courir  en -paix  les  jeux  badins  de  nies  vieux 
„  ans;  cela  elt  bon  mais  ne  brûlez  pas  pour 
„  cela  des  écrits  plus  graves  ;  car  alors  cela  fe- 
„  roit  trop   choquant. 

M  J'ai  tant  prêché  la  tolérance  î  II  ne  faut 
„  pas  toujours  l'exiger  des  autres  &  n'en  ja- 
„  mais  ufer  avec  eux.  Ce  pauvre  homme  croit 
„  en  Dieu  ?  paflons-lui  cela',  il  ne  fera  pas 
„  feéfce.  Il  elt  ennuyeux  ?  Tous  les  raifonneurs 
„,  le  font.  Nous  ne  mettrons  pas  celui  ci  de 
„  nos  foupés  i  du  relie  ,  que  nous  importe  ?  Si 
„  l'on  brûîoit  tous  les  Livres  ennuyeux  ,  que 
„  deviendroien;  les  Bibliothèques  ,  &  il  l'on 
„  brûloit  tous  les  gens  ennuyeux,  il  faudroit 
,,  faire  un  bûcher  du  pays.  Croyez- moi,  l'ait 
„  ions  raifonner  ceux  qui  nous  lahTent  plaifan- 
„  ter  ;  ne  brûlons  ni  gens  ni  Livres ,  &  reftons 
„  en  paix;  c'effc  mon  avis."  Voilà ,  félon  moi . 
ce  qu'eût  pu  dire  d'un  meilleur  ton  M.  de  Vol- 
taire &  ce  n'eût  pas  été-là  ,  ce  me  femble ,  le 
pi  is   mauvais  confeil  qu'il  auroit  donné. 

Faifons  imparti  aie  nient  la  comparaifon  defes  ou- 
vrages ,  jugeons -en  -par  Vimprejjion  qu'ils  ont  fai- 
te dont  le  monde.  J'y  confens  de  tout  mon  cœur. 
Les  uns  s'impriment  £•?  fe  débitent  par  -  tout.  On 
fait  commet.- 1  y  ont  étt  reçus  les  autres. 

Ces  mots  les  uns  &  les  autres  font  équivo- 
ques.   Je  ne  dirai  pas  fous  lefquels  l'Auteur  en- 


185        CINQUIEME    LETTRE 

tend  mes  écrits  ;  mais  ce  que  je  puis  dire ,  c'eft 
qu'on  les  imprime  dans  tous  les  pays  ,  qu'on  les 
traduit  dans  toutes  les  langues,  qu'on  a  même 
fait  à  la  fois  deux  traductions  de  l'Emile  à  Lon- 
dres ,  honneur  que  n'eut  jamais  aucun  autre 
Livre  excepté  l'Héloïfe ,  au  moins ,  que  je  fâ- 
che. Je  dirai ,  de  plus ,  qu'en  France ,  en  An- 
gleterre, en  Allemagne,  même  en  Italie  on  me 
plaint ,  on  m'aime  ,  on  voudroit  m'accueillir  ,  & 
qu'il  n'y  a  par-tout  qu'un  cri  d'indignation  con- 
tre le  Confeil  de  Genève.  Voilà  ce  que  je  fais 
du  fort  de  mes  écrits  ;  j'ignore  celui  des  autres. 

Il  eft  tems  de  finir.  Vous  voyez  ,  Monlieur , 
que  dans  cette  Lettre  &  dans  la  précédente  je 
me  fuis  fuppofé  coupable;  mais  dans  les  trois 
premières  j'ai  montré  que  je  ne  l'étois  pas.  Or 
jugez  de  ce  qu'une  procédure  injufte  contre  un 
coupable  doit  être  contre  un  innocent! 

Cependant  ces  Meilleurs,  bien  déterminés  à 
.lai (Ter  fubiifter  cette  procédure  ,  ont  hautement 
déclaré  que  le  bien  de  la  Religion  ne  leur  per- 
mettoit  pas  de  reconnoitre  leur  tort ,  ni  l'hon- 
neur du  Gouvernement  de  réparer  leur  injuiri- 
ce.  Il  faudroit  un  ouvrage  entier  pour  montrer 
les  conféquences  de  cette  maxime  qui  confacre 
&  change  en  arrêt  du  deftin  toutes  les  iniquités 
des  Miniltres  des  Loix.  Ce  n'eit  pas  de  cela  qu'il 
s'agit  encore  ,  &  je  ne  me  fuis  propofé  jufqu'ici 
que  d'examiner  ii  l'injuilice  avait  été  commife, 


DE   LA    MONTAGNE.       187 

&  non  fi  elle  devoit  être  réparée.  Dans  le  cas 
de  l'affirmative,  nous  verrons  ci-après  quelle 
reiïburce  vos  Loix  fe  font  ménagée  pour  remé- 
dier à  leur  violation  En  attendant ,  que  faut-ii 
penfer  de  ces  juges  inflexibles,  qui  procèdent 
dans  leurs  jugemens  auffi  légèrement  que  s'ils 
ne  tiroient  point  à  conféquence  ,  &  qui  les  main- 
tiennent avec  autant  d'obltination  que  s'ils  y 
avoient  apporté  le  plus  mûr  examen  ? 

Quelque  longues  qu'aient  été  ces  difcu liions , 
j'ai  cru  que  leur  objet  vous  donneront  la  patien- 
ce de  les  fuivre  j  j'ofe  même  dire  que  vous  le 
deviez ,  puifqu'elies  font  autant    l'apologie    de 
vos  loix  que  la  mienne.  Dans  un  pays  libre  & 
dans   une  Religion  raifonnable  ,  la   Loi  qui  ren- 
droit  criminel  un  Livre  pareil   au  mien   feroit 
une  Loi  funefte ,  qu'il  faudroit  fe  hâter  d'abro- 
ger pour  l'honneur  &  le   bien  de    l'Etat.  Mais 
grâces  au  Ciel  il  n'exifte  rien  de  tel  parmi  vous, 
comme   je   viens    de    le    prouver ,    &    il  vaut 
mieux  que  Pinjullice  dont  je  fuis  la  victime  foit 
l'ouvrage  du  Magiftrat  que  des    Loix  ;   car  les 
erreurs  des  hommes  font  paffageres ,  mais  celles 
des  Loix  durent   autant  qu'elles.  Loin  que  l'of- 
tracifme  qui  m'exile  à  jamais  de  mon  pays   foit 
l'ouvrage  de  mes  fautes  ,  je  n'ai  jamais   mieux 
rempli  mon  devoir   de  Citoyen  qu'au   moment 
que  je  ceife  de  l'être  ,  &  'fen  aurois  mérité  le  ti- 
tre par  l'acle  qui  m'y  fait  renoncer. 


i88        CINQUIEME    LETTRE 

Rappelle.z-vous  ce  qui  venoit  de  fe  parler  il 
y  avoit  peu  d'années  au  fujet  de  l'Article  de  Genè- 
ve de  M.  d'Aiembert.  Loin  de  calmer  les  mur- 
murés excités  par  cet  Article  l'Ecrit  publié  par 
les  Pafteurs  l'avoient  augmenté ,  &  il  n'y  a  per- 
sonne qui  ne  fâche  que  mon  ouvrage  leur  fit 
plus  de  bien  que  le  leur.  Le  Parti  Proteftant  , 
mécontent  d'eux  ,  n'éclatoit  pas,  mais  il  pou- 
voit  éclater  d'un  moment  à  l'autre  ,  &  malheu- 
■reufement  les  Gouvernemens  s'alarment  de  fi 
peu  de  chofe  en  ces  matières ,  que  les  querelles 
des  Théologiens ,  faites  pour  tomber  dans  l'ou- 
bli d'elles-mêmes  ,  prennent  toujours  de  l'impor- 
tance par  celle  qu'on  leur  veut  donner. 

Pour  moi  je  regardois  comme  la  gloire  &  le 
bonheur  de  la  Patrie  d'avoir  un  Clergé  animé 
d'un  efprit  fî  rare  dans  Ton  ordre,  &  qui, 
fans  s'attacher  à  la  doclrine  purement  Spéculati- 
ve ,  rapportoit  tout  à  la  morale  &  aux  devoirs 
de  l'homme  &  du  Citoyen.  Je  penfois  que, 
fans  faire  directement  fon  apologie,  juftifier  les 
maximes  que  je  lui  fuppofois  &  prévenir  les 
eenfures  qu'on  en  pourroit  faire  étoit  un  fer- 
vice  à  rendre  à  l'Etat.  En  montrant  que  ce  qu'il 
négligeoit  n'étoit  ni  certain  ni  utile ,  j'efpérois 
contenir  ceux  qui  voudroient  lui  en  faire  un 
crime  :  fans  le  nommer,  fans  le  défigner,  fans 
compromettre  fon  orthodoxie  ,  c'étoit  le  donner  , 
en  exemple  aux  autres  Théologiens. 

L'entreprise 


DE    LA    MONTAGNE,        189 

L'entreprise  étoit  hardie,  mais  elle  n'étoit 
pas  téméraire  ,  &  Tans  des  circonftances  qu'il 
étoit  difficile  de  prévoir  ,  elle  devoit  naturelle- 
ment réulîîr.  Je  n'étois  pas  feul  de  ce  fenti- 
ment  ;  des  gens  très- éclairés,  d'illuftres  Magiftrats 
même  penfbient  comme  moi.  Confidcrez  l'état 
religieux  de  l'Europe  au  moment  où  je  publiai 
mon  Livre ,  &  vous  verrez  qu'il  étoit  plus  que 
probable  qu'il  feroit  par-tout  accueilli.  La  Re- 
ligion décréditée  en  tout  lieu  par  la  philofophie 
avoit  perdu  fon  afcendatat  jufques  fur  le  peu- 
ple. Les  Gens  d'Eglife,  obftinés  à  l'étayer  par 
fon  côté  roible  ,  avoient  laiifé  miner  tout  le 
relie  ,  &  l'édifice  entier  portant  à  faux  étoit  prêt 
à  s'écrouler.  Les  controverfes  avoient  ceffé  par- 
ce qu'elles  n'intéreifoient  plus  perfonne,  &  la 
paix  régnoit  entre  les  dirférens  partis  ,  parce 
que  nul  ne  fe  foucioit  plus  du  fien.  Pour  ôter 
les  mauvaifes  branches  on  avoit  abattu  l'arbre  5 
pour  le  replanter  il  falloit  n'y  lailfer  que  le 
tronc. 

Quel  moment  plus  heureux  pour  établir  foli- 
dement  la  paix  univerfelle  ,  que  celui  où  l'ani- 
mofité  des  partis  fufpendue  laiffoit  tout  le  mon- 
de en  état  d'écouter  la  raifon  ?  A  qui  pouvoit 
déplaire  un  ouvrage  où  fans  blâmer  ,  du  moins 
fans  exclure  perfonne  ,  on  faifoit  voir  qu'au 
fond  tous  étoient  d'accord  ;  que  tant  de  dilfen- 
tions  ne  s'étoient  élevées  ,  que  tant  de  lang 
Tome  IX.  N 


*5>o      CINQUIEME    LETTRE 

n'avoitété  verfé  que  pour  des  mal-en  tendus  ;  que 
chacun  devoit  reflet  en  repos  dans  fon  culte, 
fans  troubler  celui  des  autres  >  que  par-tout  on 
devoit  fervir  Dieu  ,  aimer  Ton  prochain ,  obéir 
aux  Loix ,  &  qu'en  cela  feul  eonfiftoit  l'effence 
de  toute  bonne  Religion  ?  C'étoit  établir  à  la 
fois  la  liberté  philosophique  &  la  piété  reli- 
gieufe  y  c'étoit  concilier  l'amour  de  l'ordre-  & 
les  égards  pour  les  préjugés  d'autrui'i  c'étoit  fans 
détruire  les  divers  partis  les  ramener  tous  au 
terme  commun  de  l'humanité  &  de  la  raifon  » 
loin  d'exciter  des  querelles ,  c'étoit  couper  la- 
racine  à  celles  qui  germent  encore ,  &  qui  re- 
naîtront infailliblement  d'un  jour  à  l'autre ,  lor£ 
que  le  zclc  du  fanatifmc  qui  n'elt  qu'afïbupi  fer 
réveillera  :  c'étoit ,  en  un  mot ,  dans  ce  ficeler 
pacifique  par  indifférence ,  donner  à  chacun  des 
raifons  très  -  fortes  d'être  toujours  ce  qu'il  ekY 
maintenant  fans  favoir  pourquoi. 

Que  de  maux  tout  prêts  à  renaître  n'étoiens 
point  prévenus  II  l'on  m'eût  écouté  î  Quels  in- 
convéniens  étoient  attachés  à  cet  avantage  ?  Pas 
un ,  non ,  pas  un.  Je  défie  qu'on  m'en  montre 
im\  feul  probable  &  même  poiîible ,  fi  ce  n'efë 
l'impunité  des  erreurs  innocentes  &  rimpuiifan- 
cedes  perfécuteurs.  Eh!  comment  fe  peut -il 
qu'après  tant  de  trilles  expériences  &  dans  un 
fiecle  ;fi  éclairé  ;,  les  Gouvernemcns  n'aient  pas 
encore  appris  à  jetter  &  brifer  cette  arme  ter- 


DE    LA    MONTAGNE.  191 

îîble  ,  qu'on  ne  peut  manier  avec  tant  d'adreffe 
qu'elle  ne  coupe  la  main  qui  s'en  veut  fervir  ? 
L'Abbé  de  Saint  Pierre  vouloit  qu'on  ôtât  les 
écoles  de  Théologie  &  qu'on  foutint  la  Religion. 
Quel  parti  prendre  pour  parvenir  fans  bruit  à 
ce  double  objet ,  qui  ,  bien  vu ,  fe  confond  eu 
un  ?  Le  parti  que  j'avois  pris. 

Une  circonltance  malheureufe  en  arrêtant 
l'effet  de  mes  bons  deifeins  a  raffemblé  fur  ma 
tète  tous  les  maux  dont  je  voulois  délivrer  le 
genre  humain.  Renaîtra  -  t  -il  jamais  un  autre 
ami  de  la  vérité  que  mon  fort  n'effraie  pas  ? 
Je  l'ignore.  Qu'il  foit  plus  fage  ,  s'il  a  le  même 
zèle  en  fera- t -il  plus  heureux  ?  J'en  doute.  Le 
moment  que  j'avois  faifi  ,  puifqu'il  effc  manqué, 
ne  reviendra  plus.  Je  fouhaite  de  tout  mon 
cœur  que  le  Parlement  de  Paris  ne  fe  repente 
pas  un  jour  lui-même  d'avoir  remis  dans  la 
main  de  la  fuperftition  le  poignard  que  j'en 
faifois  tomber. 

Mais  laiffons  les  lieux  &  les  tems  éloignés, 
&  retournons  à  Genève.  G'eft  -  là  que  je  veux 
vous  ramener  par  une  dernière  obfervation  que 
vous  êtes  bien  à  portée  de  faire  ,  &  qui  doit 
certainement  vous  frapper.  Jettez  les  yeux  fur 
ce  qui  fe  pafle  autour  de  vous.  Quels  font  ceux 
qui  me  pourfuivent  ,  quels  (ont  ceux  qui  me  dé- 
fendent ?  Voyez  dans  les  Repréfentans  l'élite 
.de  vos  Citoyens ,  Genève  en  a  - 1  -  elle  de  plus 

N  3 


193    CINQUIEME    LETTRE 

eftimables  ?  Je  ne  veux  point  parler  de  mes  per^ 
fecuteurs-  ;  à  Dieu  ne  plaife  que  je  fouille  jamais 
ma  plume  &  ma  caufe  des  traits  de  la  Satyre; 
je  laifle  fans  regret  cette  arme  à  mes  ennemis  : 
mais  compare*  &  jugez  vous  -  même.  De  quel 
côté  font  ks  mœurs  ,  les  vertus  ,  la  folide  pic- 
té  ,  le  plus  vrai  patviotifme  '{  Quoi  !  j'otfcnfe  les 
îoix  ,  &  leurs  plus  zélés  défenfeurs  font  les 
miens  !  J'attaque  le  Gouvernement  y  &  les  rneiU 
leurs  Citoyens  m'approuvent  !  J'attaque  la  Re- 
ligion ,  &  j'ai  pour  moi  ceux  qui  ont  le  plu» 
de  Religion  î  Cette  feule  obfervation  dit  tout  ; 
elle  feule  montre  mon  vrai  crime  &  le  vrai  fu- 
jet  de  mes  difgraces.  Ceux  qui  me  haïffent  & 
m'outragent  font  mon  éloge  en  dépit  d'eux. 
Leur  haine  s'explique  d'elle-même.  Un  Gene- 
vois peut  il  s'y  tromper  ? 


u>cçpo'(. 


DE    LA    MONTAGNE.        193 

SIXIEME     LETTRE. 
"ET5 


iNcore  une  Lettre ,  Monfieur ,  &  vous  êtes 
délivré  de  moi.  Mais  je  me  trouve  en  la  com- 
mençant dans  une  fituation  bien  bizarre  ;  obli- 
gé de  l'écrire,  &  ne  lâchant  de  quoi  la  remplir. 
Concevez- vous  qu'on  ait  à  Te  juftiner  d'un  crime 
qu'on  ignore  ,  &  qu'il  faille  fe  défendre  fan» 
favoir  de  quoi  l'on  eft  aceufé  '<  C'eft  pourtant 
ce  que  j'ai  à  faire  au  fujet  des  Gouvernemens. 
Je  fuis,  non  pas  aceufé,  mais  jugé,  mais  flétri 
pour  avoir  publié  deux  Ouvrages  téméraires  , 
fcandaleux  ,  impies ,  tendant  à  détruire  la  Relu 
gion  Chrétienne  &  tous  les  Gouvernemens. 
Quant  à  la  Religion ,  nous  avons  eu  du  moins 
quelque  prife  pour  trouver  ce  qu'on  a  voulu 
dire  ,  &  nous  l'avons  examiné.  Mais  quant 
aux  Gouvernemens  ,  rien  ne  peut  nous  fournir 
le  moindre  indice.  On  a  toujours  évité  toute 
efpece  d'explication  fur  ce  point  :  on  n'a  jamais 
voulu  dire  en  quel  lieu  j'entreprenois  ainlî  de 
les  détruire  ,  ni  comment ,  ni  pourquoi ,  ni  rien 
de  ce  qui  peut  conftater  que  le  délit  n'eft  pas 
imaginaire.  C'eft  comme  fi  l'on  jugeoit  quel- 
qu'un pour  avoir  tué  un  homme  fans  dire  ni 
où,  ni  qui,  ni  quand  ;  pour  un  meurtre  ah- 
ftrait.    A  l'iiiquilîtion  l'on  force    bien  l'accufé 

N  3 


194  SIXIEME    LETTRE 

de  deviner  de  quoi  on  l'accufe  ,  mais  on  ne  le 
juge   pas   fans  dire   fur  quoi. 

L'Auteur  des  Lettres  écrites  de  la  Campagne 
évite  avec  le  même  foin  de  s'expliquer  fur  ce 
prétendu  délit  :  il  joint  également  la  Religion 
&  les  Gouvernemcns  dans  la  même  accufation 
générale  :  puis  ,  entrant  en  matière  fur  la  Reli- 
gion ,  il  déclare  vouloir  s'y  borner,  &  il  tient 
parole.  Comment  parviendrons-nous  à  vérifier 
1  accufation  qui  regarde  les  Gouvernemens  ,  fi 
ceux  qui  l'intentent  refufent  de  dire  fur  quoi 
elle  porte  '{ 

Remarquez  même  comment  d'un  trait  de 
plume  cet  Auteur  change  l'état  de  la  queftion. 
Le  Confeil  prononce  que  mes  Livres  tendent  à 
détruire  tous  les  Gouvernemens.  L'Auteur  des 
Lettres  dit  feulement  que  les  Gouvernemens  y* 
font  livrés  à  la  plus  audacieufe  critique.  Cela 
eft  fort  différent.  Une  critique  ,  quelque,  auia- 
cieufe  qu'elle  puiffe  être  n'eft  point  une  conf- 
piration.  Critiquer  ou  blâmer  quelques  Loix: 
n'elt  pas  renverfer  toutes  les  Loix.  Autant  vau- 
droit  accu  fer  quelqu'un  d'affafîiner  les  malades 
lorfqu'ils  montrent  les  fautes  des  Médecins. 

Encore  une  fois  ,  que  répondre ià  des  raifons 
qu'on  ne  veut  pas  dire  ?  Comment  fe  juftifier 
contre  un  jugement  porté  fans  motifs?  Que, 
fans  preuve  de  part  ni  d'autre  ,  ces  Meilleurs 
difent  que  je  veux  renverfer  tous  les  Gouverne- 
fïiens,  &  que  je  dife,  moi,  que  je  ne  veux  pas 


DE    LA    MONTAGNE.       .19Ç 

renverfer  tous  les  Gouvernemens  ,  il  y  a  dans 
ces  affertions  parité  exa&e  ,  excepté  que  le  pré- 
jugé eft  pour  moi;  car  il  eft  à  préfumer  que  je 
fais  mieux  que  perfonne  ce  que  je  veux  faire» 

Mais  où  la  parité  manque ,  c'en;  dans  l'effet 
de  l'affertion.  Sur  la  leur  mon  Livre  eft  brûlé , 
ma  perfonne  eft  décrétée  ;  &  ce  que  j'affirme 
ne  rétablit  rien.  Seulement  fi  je  prouve  que 
i'aceufation  eft  fauife  &  le  jugement  inique  » 
l'affront  qu'ils  m'ont  fait  retourne  à  eux-mêmes. 
Le  décret ,  le  Bourreau  ,  tout  y  devroit  retour- 
ner ;  puifque  nul  ne  détruit  Ci  radicalement  le 
Gouvernement,  que  celui  qui  en  tire  un  ufage 
directement  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  il 
eft  inftitué. 

Il  ne  fuffit  pas  que  j'affirme  ,  il  faut  que  je 
prouve  ;  &  c'eft  ici  qu'on  voit  combien  eft  dé- 
plorable le  fort  d'un  particulier  fournis  à  d"in- 
îuftes  Magiurats  ,  quand  ils  n'ont  rien  à  crain- 
dre du  Souverain,  &  qu'ils  fe  mettent  au  -  def. 
fus  des  Loix.  D'une  affirmation  fans  preuve , 
ils  font  une  démonftration  -,  voilà  l'innocent 
puni.  Bien  plus ,  de  fa  défenfe  même  ils  lui 
font  un  nouveau  crime ,  &  il  ne  tiendroit  pas 
à   eux  de  le  punir   encore  d'avoir  prouvé  qu'il 

étoit  innocent. 

j 

Copient  m'y  prendre  pour  montrer  qu'ils 
n?ont  pas  dit  vrai  ;  pour  prouver  que  je  ne  dé- 
truis point  les  Gouvernemens  ?  Quelque  endroit 
dp  mes  Ecrits  que  je  défende ,  ils   diront  chj« 

N  4 


ÏS>S         SIXIEME    LETTRE 

ce  n'eft  pas  celui  -  là  qu'ils  ont  condamné  ;  quoî^1 
qu'ils  aient  condamné  tout ,  le  bon  comme  la 
mauvais ,  fans  nulle  diftinction.  Pour  ne  leur 
laiifer  aucune  défaite ,  il  faudroit  donc  tout  re- 
prendre ,  tout  fuivre  d'un  bout  à  l'autre ,  Li- 
vre à  Livre,  page  à  page  ,  ligne  à  ligne,  & 
prefque  enfin,  mot  à  mot.  Il  faudroit  de  plus» 
examiner  tous  les  Gouvernemens  du  monde , 
puifqu'ils  difent  que  je  les  détruis  tous.  Quelle 
cntreprife  î  que  d'années  y  faudroit -il  em- 
ployer !  Que  à'in  -folios  faudroit  -  il  écrire  !  & 
après  -cela  qui  les  liroit  ? 

Exigez  de  moi  ce  qui  eft  faifable.  Tout 
homme  fenfé  doit  fe  contenter  de  ce  que  j'ai  k 
vous  dire  ;  vous  ne  voulez  fûrement  rien  de  plus. 

De  mes  deux  Livres  brûlés  à  la  fois  fous  des 
imputations  communes ,  il  n'y  en  a  qu'un  qui 
traite  du  droit  politique  &  des  matières  de  Gou- 
vernement. Si  l'autre  en  traite,  ce  n'eft  que 
dans  un  extrait  du  premier.  Ainfî  je  fuppofe 
que  c'eft  fur  celui-ci  feulement  que  tombe  l'ac- 
eufatipn.  Si  cette  aceufation  portoit  fur  quel- 
que pafTage  particulier  ,  on  l'auroit  cité  ,  fans 
doute  j  on  en  auroit  du  moins  extrait  quelque 
maxime ,  fldelle  ou  infidelle  ,  comme  on  a  fait 
fu.r  les  points  concernans  la  Religion. 

C'est  donc  le  Syftème  établi  dans  le  corps 
de  l'ouvrage  qui  détruit  les  Gouvernemens  ,  il 
ne  s'agit  donc  que  d'expofer  ce  Syftème  ou  de 
faire  une  arialyfe   du  Livre  j  &  ii  nous  n'y 


DE    LA    MONTAGNE.        19? 

Voyons  évidemment  les  principes  deftruclifs; 
dont  il  s'agit  ,  nous  faurons  du  moins  où  les 
chercher  dans  l'ouvrage  ,  en  fuivant  la  méthode 
de    l'Auteur. 

Mais  ,  Monfieur  ,  fi  ,  durant  cette  analyfe  , 
qui  fera  courte  ,  vous  trouvez  quelque  confé- 
quence  à  tirer,  de  grâce  ne  vous  preffez  pas. 
Attendez  que  nous  en  raifonnions  enfembie. 
Après  cela  vous  y  reviendrez  fi  vous  voulez. 

Qu'est-ce  qui  fait  que  l'Etat  eft  un  ?  C'eft 
l'union  de  fes  membres.  Et  d'où  naît  l'union 
de  fes  membres.  ?  De  l'obligation  qui  les  lie. 
Tout  eft  d'accord   jufqu'ici. 

Mais  quel  eft  le  fondement  de  cette  obliga- 
tion? Voilà  où  les  Auteurs  fe  divifent.  Selon 
les  uns  ,  c'eft  la  force  ;  félon  d'autres ,  l'auto- 
rité paternelle  ;  félon  d'autres  ,  la  volonté  de 
pieu.  Chacun  établit  fon  principe  &  attaque 
celui  des  autres  :  je  n'ai  pas  moi-même  fait  au- 
trement ,  & ,  fuivant  la  plus  faine  partie  de 
ceux  qui  ont .  difeuté  ces  matières  ,  j'ai  pofé 
pour  fondement  du  corps  politique  la  conven- 
tion de  fes  memhres ,  j'ai  réfuté  les  principes 
diiférens  du  mien. 

Indépendamment  de  la  vérité  de  ce  prin- 
cipe, il  l'emporte  fur  tous  les  autres  par  la  foli- 
dité  du  fondement  qn'il  établit  ;  car  quel  fonde- 
ment plus  fur  peut  avoir  l'obligation  parmi  les 
hommes  que  le  libre  engagement  de  celui  qui 


riS>S  SIXIEME    LETTRE' 

s'oblige  ?  On  peut  difputer  toute  autre  principe 
(a)  y  on  ne  fauroit  difputer  celui-là. 

Mais  par  cette  condition  de  la  liberté,  qui 
en  renferme  d'autres  ,  toutes  fortes  d'engage- 
mens  ne  font  pas  valides  ,  même  devant  les  Tri- 
bunaux humains.  Ainfi  pour  déterminer  celui- 
ci  l'on  doit  en  expliquer  la  nature ,  on  doit  en 
trouver  i'ufage  &  la  fin,  on  doit  prouver  qu'il 
eft  convenable  à  des  hommes ,  &  qu'il  n'a  rien 
de  contraire  aux  Loix  naturelles  :  car  il  n'eft 
pas  plus  permis  d'enfreindre  les  Loix  naturelles 
par  le  Contrat  Social,  qu'il  n'eft  permis  d'enfrein- 
dre les  loix  pofitives  parles  Contrats  des  particu- 
liers ,  &  ce  n'eft  que  par  ces  loix-mèmes  qu'exillc 
la  liberté  qui  donne  force  à  l'engagement. 

J'ai  pour  réfultat  de  cet  examen  que  l'établif- 
iement  du  Contrat;  Social  eft  un  pacte  d'une  ef- 
pece  particulière  ,  par  lequel  chacun  s'engage 
envers  tous ,  d'où  s'enfuit  l'engagement  récipro- 
que de  tous  envers  chacun  ,  qui  eft  l'objet  im- 
médiat de  l'union. 

Je  dis  que  cet  engagement  eft  d'une  efpece 
particulière ,  en  ce  qu'étant  abfoiu ,  fans  con- 
dition ,  fans  réferve  ,  il  ne  peut  toutefois  être 
injufte  ni  fufceptible  d'abus  ;  puifqu'il  n'eft  pas 
poffible  que  le  corps  fe  veuille  nuire  à  lui-même  a 

(a)  I\!ème  celui  de  la  volonté  de  Dieu  ,  du  moins 
quant  à  l'application.  Car  bien  qu'il  foit  clair  que  ce, 
que  Dieu  veut  l'homme  doit  le  vouloir,  il  n'eft  pas  clair 
que  Dieu  veuille  qu'on  préfère  tel  Gouvernement  à  tek 
autre  ,  ni  qu'on  obéifle  à  Jacques  plutôt  qu'à  Guillaume. 
Or  voilà.de  quoi  il  s'agit. 


DE  LA   MONTAGNE.        199 

tant  que  le  tout  ne  veut  que  pour  tous. 

Il  eft  encore  d'une  efpece  particulière  en  ce 
qu'il  lie  les  contractais  fans  les  aflujettir  à  per- 
sonne, &  qu'en  leur  donnant  leur  feule  volonté 
pour  règle  il  les  laiife  auffi  libres  qu'auparavant. 
La  volonté  de  tous  eft  donc  l'ordre  ,  la  régla 
fuprème ,  &  cette  règle  générale  &  perfonnifiée 
eft  ce  que  j'appelle  le  Souverain. 

Il  fuit  de-là  que  la  Souveraineté  eft  indivilî- 
ble  ,  inaliénable ,  &  qu'elle  réfide  efTentiellement 
dans  tous  les  membres  du  Corps. 

Mais  comment  agit  cet  être  abftrait  &  eol- 
lectif  ?  Il  agit  par  des  Loix ,  &  il  ne  fauroit  agir 
autrement. 

Et  qu'eft-ce  qu'une  Loi  ?  C'eft  une  déclara- 
tion publique  &  folemnelle  delà  volonté  géné- 
rale ,  fur  un  objet  d'intérêt  commun. 

Je  dis,  fur  un  objet  d'intérêt  commun  ;  par- 
ce que  la  Loi  perdroit  fa  force  &  cefferoit  d'être 
légitime ,  (î  l'objet  n'en  importoit  à  tous. 

La  Loi  ne  peut  par  fa  nature  avoir  un  objet 
particulier  &  individuel  :  mais  l'application  de 
la  Loi  tombe  fur  des  objets  particuliers  &  indi- 
viduels. 

Le  Pouvoir  Législatif  qui  eft  le  Souverain  a 
donc  befoin  d'un  autre  pouvoir  qui  exécute, 
c'eft-à-dire,  qui  réduife  la  Loi  en  actes  particu- 
liers.   Ce  fécond  pouvoir   doit   être  établi    de 


Soo        SIXIEME    LETTRE 

manière  qu'il  exécute  toujours  la  Loi ,  &  qu'ù* 
n'exécute  jamais  que  la  Loi.  Ici  vient  l'initi- 
tution   du  Gouvernement. 

Qu'est  et  que  le  Gouvernement  ?  C'eftun 
Corps  intermédiaire  établi  entre  les  fujets  &  le 
Souverain  pour  leur  mutuelle  correfpondance  , 
chargé  de  l'exécution  des  Loix  &  du  maintien 
de  la  liberté  tant  civile  que  politique. 

Le  Gouvernement  comme  partie  intégrante 
du  Corps  politique  participe  à  la  volonté  géné- 
rale qui  le  conflitue  ;  comme  Corps  lui  même  il 
a  fa  volonté  propre.  Ces  deux  volontés  quel- 
quefois s'accordent  &  quelquefois  fe  combattent. 
C'eft  de  l'effet  combiné  de  ce  concours  &  de 
ce  conflit  que  réfuite  le  jeu  de  toute  la  ma- 
chine. 

Le  principe  qui  conflitue  les  diverfes  formes 
du  Gouvernement  confifte  dans  le  nombre  des 
membres  qui"  le  compofent.  Plus  ce  nombre  eft 
petit,  plus  le  Gouvernement  a  de  force  ;  plus 
le  nombre  eft  grand ,  plus  le  Gouvernement  eft 
foible  >  &  comme  la  Souveraineté  tend  toujours 
au  relâchement  ,  le  Gouvernement  tend  toujours 
à  fe  renforcer.  Ainli  le  Corps  exécutif  doit 
l'emporter  à  la  longue  fur  le  Corps  législatif ,  & 
quand  la  Loi  eft  enfin  foumife  aux  hommes ,  il 
ne  refte  que  des  efclaves  &  des  maîtres  i  l'Etat 
eft  détruit. 

Avant  cette  deftru&ion  ,  le  Gouvernement 


DE    LA    MONTAGNE.      2©t 

«oit  par  fon  progrès  naturel  changer  de  forme 
&  paiTer  par  degrés  du  grand  nombre  au  moin- 
dre. 

Les  diverfes  formes  dont  le  Gouvernement 
ift  fufceptible  fe  réduifent  à  trois  principales. 
Après  les  avoir  comparées  par  leurs  avantages 
&  par  leurs  inconvéniens  ,  je  donne  la  préfé- 
rence à  celle  qui  eft  intermédiaire  entre  les 
deux  extrêmes  ,  &  qui  porte  le  nom  d'Arifto- 
eratie.  Ou  doit  fe  fouvenir  ici  que  la  conftitu- 
tion  de  l'Etat  &  celle  du  Gouvernement  font 
deux  chofes  très-diftinctes  ,  &  que  je  ne  les  ai 
pas  confondues.  Le  meilleur  des  Gouvernemens 
eft  l'ariftocratique  ;  la  pire  des  Souverainetés  eli 
l'ariftocratique. 

Ces  difcufîions  en  amènent  d'autres  fur  la 
manière  dont  le  Gouvernement  dégénère  ,  & 
fur  les  moyens  de  retarder  la  deftru&ion  du 
Corps  politique. 

Enfin  dans  le  dernier  Livre  j'examine  par 
voie  de  comparaifon  avec  le  meilleur  Gouver- 
nement oui  ait  exifté  ,  favoir  celui  de  Rome ,  la 
police  la  plus  favorable  à  la  bonne  conftitution 
de  l'Etat  \  puis  je  termine  ce  Livre  &  tout  l'ou- 
vrage par  des  recherches  fur  la  manière  dont  la 
Religion  peut  &  doit  entrer  comme  partie  conf- 
titutive  dans  la  compoficion  du  Corps  politique. 

Que  pendez  vous,  Monfieur ,  en  Itfànt  cette 
analyfe  courte  &  ridelle  de  mon  Livre  'i  Je   le 


203  SIXIEME    LETTRE 

devine.  Vous  difiez  en  vous  même  ;  voilà  l'hi£ 
toire  du  Gouvernement  de  Genève.  C'eft  ce 
qu'ont  dit  à  la  lecture  du  même  ouvrage  tous 
ceux  qui  eonnoiflent  votre  Conititution. 

Et  en  effet,  ce  Contrat  primitif,  cette  ef- 
fence  de  la  Souveraineté  ,  cet  empire  des  Loix  , 
cette  inftitution  du  Gouvernement ,  cette  ma- 
nière de  le  reiïerrer  à  divers  degrés  pour  com- 
penfer  l'autorité  par  la  force  ,  cette  tendance  à 
Tufurpation ,  ces  afTemblées  périodiques  ,  cette 
adrefTe  à  les  ôter,  cette  deftruction  prochaine, 
enfin,  qui  vous  menace  &  que  je  voulois  préve- 
nir -,  n'elt-ce  pas  trait  pour  trait  l'image  de  votre 
République  ,  depuis  fa  naiiTanœ  jufqu'à  ce  jour? 

J'ai  donc  pris  votre  Conftitution  ,  que  je 
trouvois  belle  ,  pour  modèle  des  inftitutions 
politiques ,  &  vous  propofant  en  exemple  à 
l'Europe  ,  loin  de  chercher  à  vous  détruire  j'ex- 
pofois  les  moyens  de  vous  conferver.  Cette 
Conititution,  toute  bonne  qu'elle  eft ,  n'efi;  pas 
fans  défaut  ;  on  pouvoit  prévenir  les  altérations 
qu'elle  a  ioufFertes  ,  la  garantir  du  danger  qu'el- 
le court  aujourd'hui.  J'ai  prévu  ce  danger  ,  je 
l'ai  fait  entendre ,  j'iudiquois  des  ptéfervatifs  > 
étoit-ce  la  vouloir  détruire  que  de  montrer  ce 
qu'il  fallait  faire  pour  la  maintenir  ?  C'ctoit 
par  mon  attachement  pour  elle  que  j'aurois  vou- 
lu que  rien  ne  pût  l'altérer.  Voilà  tout  mou 
trime  >  j'avois  tort,  peut-  être  ;  mais  li  l'amour 


DE    LA    MONTAGNE.      204 

de  la  patrie  m'aveugla  fur  cet  article ,  étoit-ce 
à  elle  de  m'en  punir  i 

Comment  pouvois- je  tendre  à  renverfer  tous 
les  Gouvernemens  ,  en  pofant  en  principes  tous 
ceux  du  vôtre  ?  Le  fait  feul  détruit  l'accu fation. 
Puifqu'il  y  avoit  un  Gouvernement  existant  fur 
mon  modèle ,  je  ne  tendois  donc  pas  à  détruire 
tous  ceux  qui  exiftoient.  Eh  !  Monfïeur  •■>  fi  je 
n'avois  fait  qu'un  Syftème ,  vous  êtes  bien  fur 
qu'on  n'auroit  rien  dit.  On  fe  fût  contente  de 
reléguer  le  Contrat  Social  avec  la  République 
de  Platon,  l'Utopie  &  les  Sévarambes  dans  le 
pays  des  chimères.  Mais  je  peignois  un  objet 
exiftant ,  &  l'on  vouloit  que  cet  objet  changeât 
de  face.  Mon  Livre  portoit  témoignage  contre 
l'attentat  qu'on  alloit  faire.  Voilà  ce  qu'on  ne 
m'a  pas  pardonné. 

Mais  voici  qui  vous  paroitra  bizarre.  Mon 
Livre  attaque  tous  les  Gouvernemens ,  &  il 
n'eft  proferitdans  aucun!  Il  en  établit  un  feul , 
il  le  propofe  en  exemple  ,  &  c'en:  dans  celui-là 
qu'il  eft  brûlé  !  N'eft -if  pas  iingulier  que  les 
Gouvernemens  attaqués  fe  taifent  ,  &  que  le 
Gouvernement  rcfpecté  févhTe  ?  Quoi  î  le  Ma- 
giftrat  de  Genève  fe  fuit  le  protecteur  des  autres 
Gouvernemens  centre  le  lien  même  !  Il  punit 
fou  propre  Citoyen  d'avoir  préféré  les  Loix  de 
fon  pays  à  toutes  les  autres  !  Cela  cft-il  conce- 
vable,  &  le  croiriez- vous  Ci  vous  ne  l'cuflîea 
vu  'i  Dans  tout  le  relie  de  l'Europe  quelqu'un 


2o4  SIXIEME    LETTRE 

s'eft  il  avifé  de  flétrir  l'ouvrage  ?  Non  ,  pas  mê- 
me l'Etat  où  il  a  été  imprimé  (/>)•  Pas  même 
la  France  où  les  Magiftrats  font  là-deffus  fi  fé- 
veres.  Y  a  -  t  -  on  défendu  le  Livre  i  Rien  de 
Semblable  ;  on  n'a  pas  laifle  d'abord  entrer  l'é- 
dition de  Hollande  ,  mais  on  l'a  contrefaite  en 
France  ,  &  l'ouvrage  y  court  fans  difficulté. 
C'étoit  donc  une  affaire  de  commerce  &  non  de 
police  :  on  préfcroit  le  profit  du  Libraire  de 
France  au  profit  du  Libraire  étranger.  Voilà 
tout. 

Le  Contrat  Social  n'a  été  brûlé  nulle  paît 
qu'à  Genève  où  il  n'a  pas  été  imprimé  ;  le  feuî. 
Magiftrat  de  Genève  y  a  trouvé  des  principes 
deftructifs  de  tous  les  Gouvernemens.  A  la  vé- 
rité ,  ce  Magiftrat  n'a  point  dit  quels  étoient 
ces  principes  \  en  cela  je  crois  qu'il  a  fort  pru- 
demment fait. 

LYffet  des  défenfes  indiferettes  eft  de  n'être 
point  obfervécs  &  d'énerver  la  force  de  l'auto- 
rité. Mon  Livre  effc  dans  les  mains  de  tout  le 
monde  à  Genève  ,  &  que  n'eft-il  également  dans 
tous  les  eœurs  !  Lifez-le  ,  Monfieur,  ce  Livre 

a 


(b)  Dans  le  fort  des  premières  clameurs  caufées  par 
les  procédures  de  Faris  &  de  Genève  ,  le  ffiagidrat  fur- 
pris  défendit  les  deux  Livres  :  mais  fui  Ion  propre  exa- 
men ce  fagelYIagiltiat  a  bien  change  de  (entiment ,  fur-» 
tout  quant  au  Contrat  Social. 


DE    LA    MONTAGNE.  207 

fi  décrié  ,  mais  fi  nécerfaire  ;  vous  y  verrez  par- 
tout la  Loi  mife  au-deffus  des  hommes  ;  vous  y 
verrez  par  -  tout  la  liberté  réclamée  ,  mais  tou- 
jours fous  l'autorité  des  Loix ,  fans  lefquelles  la 
liberté  ne  peut  exifter  ,  &  fous  lefquelles  on  eft 
toujours  libre  ,  de  quelque  façon  qu'on  foit 
gouverné.  Par  -  là  je  ne  fais  pas,  dit -on,  ma 
cour  aux  puiffances  :  tant  pis  pour  elles  i  car  je 
fais  leurs  vrais  intérêts  ,  Ci  elles  favoient  les  voir 
&  les  fuivre.  Mais  les  parlions  aveuglent  les 
hommes  fur  leur  propre  bien.  Ceux  qui  foumet- 
tent  les  Loix  aux  paillons  humaines  font  les  vrais 
deftrucleurs  des  Gouvernemens  :  voilà  les  gens 
qu'il  faudroit  punir. 

Les  fondemens  de  l'Etat  font  les  mêmes  dans 
tous  les  Gouvernemens,  &  ces  fondemens  font 
mieux  pofés  dans  mon  Livre  que  dans  aucun 
autre.  Quand  il  s'agit  enfuite  de  comparer  les 
diverfes  formes  de  Gouvernement,  on  ne  peut 
éviter  de  pefer  féparément  les  avantages  &  les 
inconvéniens  de  chacun  :  c'eft  ce  que  je  crois 
avoir  fait  avec  impartialité.  Tout  balancé ,  j'ai 
donné  la  préférence  au  Gouvernement  de  mon 
pays.  Cela  étoit  naturel  &  raifonnable  ;  on 
m'auroit  blâmé  Ci  je  ne  l'euife  pas  fait.  Mais  je 
n'ai  point  donné  d'exclufion  aux  autres  Gouver- 
nemens ;  au  contraire ,  j'ai  montré  que  chacun 
avoit  fa  raifon  qui  pouvoit  le  rendre  préférable 
à  tout  autre,  félon  les  hommes,  lestems  &  les 
Tome  IX.  O 


206      SIXIEME     LETTRE 

lieux.  Ainfi  loin  de  détruire  tous  les  Gouver- 
nemens  -,  je  les  ai  tous  établis. 

En  parlant  du  Gouvernement  Monarchique 
en  particulier  ,  j'en  ai  bien  fait  valoir  l'avan- 
tage ,  &  je  n'en  ai  pas  non  plus  déguifé  les  dé- 
fauts. Cela  eft ,  je  penfe,  du  droit  d'un  hom- 
me qui  raifonne  5  &  quand-  je  lui  aufois  donné 
l'exclufion  ,  ce  qu'affurément  je  n'ai  pas  fait , 
s'enfuivroit  -il  qu'on  dût  m'en  punir  à  Genève  ? 
Hobbes  a-t-il  été  décrété  dans  quelque  Monar- 
chie parce  que  fes  principes  font  dettruêYifs  de 
tout  Gouvernement  républicain  ,  &  fait-on  1er 
procès  chez  les  Rois  aux  Auteurs  qui  rejettent 
&  dépriment  les  Républiques  ?  Le  droit  n'eft  -  il 
pas  réciproque,  &  les  Républicains  ne  font-ils 
pas  Souverains  dans  leur  pays  comme  les  Rois 
le  font  dans  le  leur  '{  Pour  moi  je  n'ai  rejette 
aucun  Gouvernement ,  je  n'en  ai  méprifé  aucun. 
En  les  examinant,  en  les  comparant,  j'ai  tenis 
la  balance  &  j'ai  calculé  les  poids  si  je  n'ai  rien 
fait  de  plus. 

On  ne  doit  punir  la  raifon  nulle  part  ,  ni 
même  le  raifonnement  j  cette  punition  prouve- 
roic  trop  contre  ceux  qui  l'impoferoient.  Les 
Repréfentans  ont  très  bien  établi  que  mon  Li- 
vre, où  je  ne  fors  pas  de  la  thefe  générale, 
n'attaquant  point  le  Gouvernement  de  Genève» 
&  imprimé  hors  du  territoire  ,  ne  peut  être  con- 
sidéré que  dans  le  nombre  de  ceux  qui  traitent 


DE    LA    MONTAGNE.        207 

du  droit  naturel  &  politique  ,  fur  lefquels  les 
Loix  ne  donnent  au  Confeil  aucun  pouvoir  ,  & 
qui  fe  font  toujours  vendus  publiquement  dans 
la  Ville  ,  quelque  principe  qu'on  y  avance  & 
quelque  fentiment  qu'on  y  foutienne.  Je  ne 
fuis  pas  le  feul,  qui ,  difcutant  par  abftraction  des 
«jueftions  de  politique  ,  ait  pu  les  traiter  a"vec 
quelque  hardieife  ;  chacun  ne  le  fait  pas,  mais 
tout  homme  a  droit  de  le  faire  j  plusieurs  ufent 
de  ce  droit  ,  &  je  fuis  le  feul  qu'on  puniife 
pour  en  avoir  ufé.  L'infortuné  Sidney  penfoit 
comme  moi  ,  mais  il  agiffoit  ;  c'eft  pour  fon 
fait  &  non  pour  fon  Livre  qu'il  eut  l'honneur  ' 
de  verfer  fon  fang.  Althufius  en  Allemagne 
s'attira  des  ennemis  ,  mais  on  ne  s'avifa  pas  de 
ie  pourfuivre  criminellement.  Locke  ,  Montef- 
quicu  ,  l'Abbé  de  Saint  Pierre  ont  traité  les 
mêmes  matières  ,  &  fouvent  avec  la  même  li- 
berté tout  au  moins.  Locke  en  particulier  les 
o.  traitées  exactement  dans  les  mêmes  principes 
que  moi.  Tous  trois  font  nés  fous  des  Rois  , 
ont  vécu  tranquilles  &  font  morts  honorés  dans 
leurs  pays.  Vous  favez  comment  j'ai  été  traité 
dans  le  mien. 

Aussi  foyez  fur  que  loin  de  rougir  de  ces 
flétrilfures  je  m'en  glorifie  ,  puifqu'elles  ne  fer- 
vent qu'à  mettre  en  évidence  le  motif  qui  me 
les  attire  ,  &  que  ce  motif  n'eft  que  d'avoir 
bien  mérité  de  mon  pays.  La  conduite  du  Confeil 

O  a 


3o$    SIXIEME    LETTRE,  &c: 

envers  moi  m'afflige ,  fans  doute  ,  en  rompait 
des  nœuds  qui  m'etoient  iî  chers  j  mais  peut- 
elle  m'avilir?  Non,  elle  m'élève,  elle  me  met 
au  rang  de  ceux  qui  ont  fouffert  pour  la  liberté. 
Mes  Livres  ,  quoi  qu'on  faiTe  ,  porteront  toujours 
témoignage  d'eux-mêmes  ,  &  le  traitement  qu'ils 
ont  reçu  ne  fera  que  fauver  de  l'opprobre  ceux 
qui  auront  l'honneur  d'être  brûlés  après  eux* 


Fin  de  la  première  Partie, 


LETTRES 

ECRITES    DE     LA 

MONTAGNE. 

SECONDE     PARTIE. 


'    SEPTIEME    LETTRE. 

m 

Y  Ous  m'aurez  trouvé  diffus  ,  Monfieur  5 
mais  il  falloit  l'être ,  &  les  fujets  que  j'avois  à 
traiter  ne  fe  difcutent  pas  par  des  épigrammes. 
D'ailleurs  ces  fujets  m'éloignoient  moins  qu'il  ne 
femble  de  celui  qui  vous  intérefle.  En  parlant 
de  moi  je  penfois  à  vous  j  &  votre  queftion  te- 
noit  (î  bien  à  la  mienne ,  que  l'une  eft  déjà  ré- 
folue  avec  l'autre  ,  il  ne  me  refte  que  la  confé- 
quence  à  tirer.  Par- tout  où  l'innocence  n'eft  pas 
en  fureté ,  rien  n'y  peut  être  :  par- tout  où  les 
Loix  font  violées  impunément ,  il  n'y  a  plus  de 
liberté. 

Cependant  comme  on  peut  féparer  l'intérêt 
d'un  particulier  de  celui  du  public ,  vos  idées 
fur  ce  point  font  encore  incertaines  j  vous  per- 
filiez  à  vouloir  que   je  vous  aide  à  les  fixer. 

O  3 


210        SEPTIEME    LETTRE 

Vous  demandez  quel  eft  l'état  préfent  de  votre 
République  ,  &  ce  que  doivent  faire  fes  Ci- 
toyens ?  Il  eft  pins  aifé  de  répondre  à  la  pre- 
mière   queftion  qu'à  l'autre. 

Cette  première  queftion  vous  embarraffe  ra- 
rement moins  par  elle  -  même  que  par  les  {blu- 
tions contradictoires  qu'on  lui  donne  autour  de 
vous.  Des  gens  de  très-bon  fens  vous  difent, 
nous  fommes  le  plus  libre  de  tous  les  peuples  , 
&  d'autres  gens  de  très-bon  fens  vous  difent  - 
nous  vivons  fous  le  plus  dur  efclavage.  Les- 
quels ont  raifon  ,  me  demandez  -  vous  ?  Tous  , 
Mon/leur  :  mais  à  dirférens  égards  :  une  diftinc- 
tion  très-fimple  les  concilie.  Rien  n'eft  plus 
libre  que  votre  état  légitime  i  rien  n'eft  plus 
fervile  que  votre  état   actuel. 

Vos  Loix  ne  tiennent  leur  autorité  que  de 
vous  ;  vous  ne  reconnoiflez  que  celles  que  vous 
faites  ;  vous  ne  payez  que  les  droits  que  vous 
împofez  ;  vous  élifez  les  Chefs  qui  vous  gouver- 
nent >  ils  n'ont  droit  de  vous  juger  que  par  des 
formes  prefcrites.  En  Confeil-Général  vous  êtes 
Législateurs,  Souverains,  indépendans  de  toute 
puiflance  humaine  ;  vous  ratifiez  les  traités  , 
vous  décidez  de  la  paix  &  de  la  guerre  ;  vos 
Magiftrats  eux-mêmes  vous  traitent  de  Magni- 
fiques très-honorés  £5?  Souverains  Seigneurs.  Voilà 
votre  liberté  :  voici  votre  fervitude. 

Le  Corps  chargé  de  l'exécution  de  vos  Loix 
«n  eft  l'interprète  &  l'arbitre  fuprême  j  ils  les 


DE    LA    MONTAGNE.       2iî 

fait  parler  comme  il  lui  plaît  j  il  peut  les  faire 
taire  j  il  peut  même  les  violer  fans  que  vous 
puifliez  y  mettre  ordre  ;  il  ett  au  -  deifus  de* 
Loix. 

Les  Chefs  que  vous  élifez  ont ,  indépendam- 
ment de  votre  choix ,  d'autres  pouvoirs  qu'ils 
*ie  tiennent  pas  de  vous ,  &  qu'ils  étendent  aux 
dépens  de  ceux  qu'ils  en  tiennent.  Limités 
dans  vos  élections  à  un  petit  nombre  d'hom- 
mes ,  tous  dans  les  mêmes  principes  &  tous  ani- 
més du  même  intérêt  ,  vous  faites  avec  un  grand 
appareil  un  choix  de  peu  d'importance.  Ce  qui 
importèrent  dans  cette  affaire  feroit  de  pouvoir 
rejetter  tous  ceux  entre  lefquels  on  vous  forcé 
de  choifir.  Dans  une  élection  libre  en  apparence 
vous  êtes  iî  gênés  de  toutes  parts  que  vous  ne 
pouvez  pas  même  élire  un  premier  Syndic  ni  un 
Syndic  de  la  Garde  :  le  Chef  de  la  République 
&  le  Commandant  de  la  Place  ne  font  pas  à 
votre  choix. 

Si  l'on  n'a  pas  le  droit  de  mettre  fur  vous 
de  nouveaux  impôts ,  vous  n'avez  pas  celui  de 
rejetter  les  vieux.  Les  finances  de  l'Etat  font  fur 
un  tel  pied,  que  fans  votre  concours  elles  peu- 
vent fuffire  à  tout.  On  n'a  donc  jamais  befoin 
de  vous  ménager  dans  cette  vue  ,  &  vos  droits  à 
cet  égard  fe  réduifent  à  être  exempts  en  partie 
&  à  n'être  jamais  nécellaires. 

Les  procédures  qu'on  doit  fuivre  en  vous  ju- 
geant font  Drefcrkes  }  mais  quand  le  Confeil 

Û  4 


%t%      SEPTIEME    LETTRE 

veut  ne  les  pas  fuivre  perfonne  ne  peut  l'y  con- 
traindre ,  ni  l'obliger  à  réparer  les  irrégularités 
qu'il  commet.  Là  -  defïus  je  fuis  qualifié  pour 
faire  preuve  ,  &  vous  favez  fi  je  fuis  le  feul. 

En  Confeil-Général  votre  fouveraine  puiflan- 
ce  eft  enchaînée  :  vous  ne  pouvez  agir  que  quand 
il  plaît  à  vos  Magiftrats  ,  ni  parler  que  quand 
ils  vous  interrogent.  S'ils  veulent  même  ne  point 
arTembler  de  Confeil  -  Général ,  votre  autorité  , 
votre  exiftence  eft  anéantie  ,  fans  que  vous  puif- 
fiei  leur  oppofer  que  de  vains  murmures  qu'ils 
font  en  polfeffion  de  méprifer. 

Enfin  ii  vous  êtes  Souverains  Seigneurs  dans 
l'afiemblée ,  en  fortant  de  -  là  vous  n'êtes  plus 
rien.  Quatre  heures  par  an  Souverains  fubor- 
donnés  ,  vous  êtes  fujets  le  refte  de  la  vie  & 
iivcés   fans  réferve  à  la  difcrétion  d'autrui. 

Il  vous   eft  arrivé,  Meilleurs,  ce    qui  arri- 
ve à  tous  les  Gouvernemens  femblables  au  vô- 
tre. D'abord  la   puiifance  Législative  &  la  puif- 
fance  executive  qui  conftituent  la  Souveraineté 
n'en  font  pas  diftincles.    Le   Peuple  Souverain 
veut  par  lui-même  ,   &  par  lui-même  il  fait  ce 
qu'il  veut.  Bientôt  l'incommodité  de  ce  concours 
de  tous  à  toute  chofe  force  le  Peuple  Souverain 
de  charger  quelques-uns  de  fes  membres  d'exé- 
cuter fes   volontés.    Ces  Officiers ,  après  avoir 
rempli  leur  commiiîion ,  en  rendent  compte,  & 
rentrent  dans  la  commune  égalité.  Peu- à- peu 
çgs  commifîioiis   deviennent  fréquentes»   enfir> 


DE    LA    MONTAGNE.        213 

permanentes.     Infenfiblement   il   fe  forme    un 
Corps  qui  agit  toujours.  Un  Corps  qui  agit  tou- 
jours ne  peut  pas  rendre  compte  de  chaque  acte  1 
ii  ne  rend  plus  compte  que  des  principaux  >  bien- 
tôt il  vient  à  bout  de  n'en  rendre  d'aucun.  Plus 
la  puiiTance  qui  agit  eft  active ,  plus  elle  énerve 
la  puiiTance  qui  veut.   La  volonté  d'hier  eft  cen- 
fée  être  auiïï    celle  d'aujourd'hui  ;  au  lieu  que 
Fade  d'hier  ne  difpenfe  pas  d'agir  aujourd'hui. 
Enfin  l'inaction  de  la  puiiTance  qui  veut ,  la  fou- 
met  à  la  puiiTance   qui  exécute  ;  celle-ci  rend 
peu  -  à  -  peu  fes  actions  indépendantes  ,  bientôt 
Tes  volontés   :  au   lieu  d'agir  pour  la  puiiTance 
qui  veut  ,  elle  agit  fur   elle.    Il  ne  refte  alors 
dans  l'Etat  qu'une  puiiTance  agifTante  ,  c  eft  l'exe- 
cutive. La  puiiTance  executive  n'eft  que  la  force  , 
&  où  règne  la  feule  force  l'Etat  eft  duTout.  Voilà  , 
Monfieur  ,  comment  pérnTent  à  la  fin  tous  les 
Etats  démocratiques. 

Parcourez  les  annales  du  vôtre  ,  depuis  le 
tems  où  vos  Syndics ,  iimples  Procureurs  établis 
par  la  Communauté  pour  vaquer  à  telle  ou  telle 
•affaire  ,  lui  rendoient  compte  de  leur  Commif- 
fion  le  chapeau  bas ,  &  rentroient  à  l'inftant  dans 
l'ordre  des  particuliers,  jufqu'à  celui  où  ces  mê- 
mes Syndics  ,  dédaignant  les  droits  de  Chefs  & 
de  Juges  qu'ils  tiennent  de  leur  élection  ,  leur 
préfèrent  le  pouvoir  arbitraire  d'un  Corps  dont 
la  Communauté  n'élit  point  les  membres ,  &  qui 
Rétablie  au-deffus  d'elle  contre  les  Loix:fuivez 

P  ! 


214        SEPTIEME    LETTRE 

les  progrès  qui  féparent  ces  deux  termes  ,  vous 
connoitrez  à  quel  point  vous  en  êtes  &  par, 
quels  degrés  vous  y  êtes  parvenus. 

Il  y  a  deux  fiecles  qu'un  Politique  auroit  pu 
prévoir  ce  qui  vous  arrive.  Il  auroit  dit  :  l'infti- 
tution  que  vous  formez   eft  bonne  pour  le  pré- 
fent  ,  &  mauvaife  pour  l'avenir  ;  elle  eft  bonne 
pour  établir  la  liberté  publique  ,  mauvaife  pour 
la  conferver  ,  &  ce  qui  fait    maintenant  votre 
fureté  fera  dans  peu  la  matière  de  vos  chaînes. 
Ces  trois  Corps  qui  rentrent  tellement  l'un  dans 
l'autre  ,   que    du  moindre  dépend  l'activité  du 
plus  grand  ,  font  en  équilibre  tant  que  l'action 
du  plus  grand  eft  néceffaire  &  que  la  Législa- 
tion  ne  peut  fe    paffer  du  Législateur.      Mais 
quand  une  fois  l'établiffement  fera  fait ,  le  Corps 
qui  l'a    formé    manquant    de  pouvoir  pour  le 
maintenir  3  il  faudra  qu'il  tombe  en  ruine  ,  & 
ce   feront  vos  loix   mêmes  qui  cauferont  votre 
deftruclion.    Voib  précifément  ce   qui  vous  eft 
arrivé.     C'eft  ,  fauf  la   difproportion  ,  la   chîite 
du  Gouvernement  Pclonois  par  l'extrémité  con- 
traire. La  conftitution  de  la  République  de  Po- 
logne n'eft  bonne  que  pour   un  Gouvernement 
où  il  n'y  a  plus  rien  à  faire.  La  vôtre ,  au  con- 
traire ,  n'eft  bonne  qu'autant  que  le  Corps  légif- 
latif  agit  toujours. 

Vos  Magiftrats  ont  travaillé  de  tous  les  tems 
&  fans  relâche  à  faire  paffer  le  pouvoir  fuprème 
du   Confeil  -  Général    au  Petit  -  Confeil  par  la 


DE    LA    MONTAGNE.      sif 

gradation  du  Deux  -  Cent  ;  mais  leurs  efforts  ont 
eu  des  effets  dirférens ,  félon  la  manière  dont 
ils  s'y  font  pris.  Prefque  toutes  leurs  entreprifes 
d'éclat  ont  échoué  ,  parce  qu'alors  ils  ont  trouvé 
de  la  réfiftance ,  &  que  dans  un  Etat  tel  que  le 
vôtre,  la  réfiftance  publique  eft  toujours  fùre, 
quand    elle  eft  fondée  fur  les  Loix. 

La  raifon  de  ceci  eft  évidente.  Dans  tout  Etat  la 
Loi  parle  où  parle  le  Souverain.  Or  dans  une 
Démocratie  où  le  peuple  eft  Souverain  ,  quand 
les  divifions  iuteftines  fufpendent  toutes  les  for- 
mes &  font  taire  toutes  les  autorités  ,  la  fienne 
feule  demeure  ,  &  où  fe  porte  alors  le  plus  grand 
nombre  ,  là  réfide  la  Loi  &  l'autorité. 

Que  fi  les  Citoyens  &  Bourgeois  réunis  ne 
font  pas  le  Souverain,  les  Confeils  fans  les  Ci- 
toyens &  Bourgeois  le  font  beaucoup  moins  en- 
core ,  puifqu'ils  n'en  font  que  la  moindre  partie 
en  quantité.  Si  -  rôt  qu'il  s'agit  de  l'autorité  fu- 
prème  ,  tout  rentre  h  Genève  dans  l'égalité  ,  félon 
les  termes  de  l'Edit.  Qiie  tous  [oient  contens  en  de- 
gré de  Citoyens  &  Bourgeois  ,  fans  vouloir  fe  pré- 
férer &  s"* attribuer  quelque  autorité  &  Seigneurie 
par  dejfus  les  autres.  Hors  du  Confeil-Général  , 
il  n'y  a  point  d'autre  Souverain  que  la  Loi  , 
mais  quand  la  Loi  même  eft  attaquée  par  fes 
Miniftres  ,  c'eft  au  Législateur  à  la  foutenir. 
Voilà  ce  qui  fait  que  par-tout  où  règne  une  véri- 
table liberté  dans  les  entreprifes  marquées  le 
peuple  a  prefque  toujours  l'avantage. 


'216         SEPTIEME    LETTRE 

Mais  ce  n'eft  pas  par  des  entreprifes  mar- 
quées que  vos  Magiftrats  ont  amené  les  chofes 
au  point  où  elles  font  ;  c'eft  par  des  efforts  mo- 
dérés &  continus  ,  par  des  changemens  prefque 
infenfibles  dont  vous  ne  pouviez  prévoir  la  con- 
féquence  ,  &  qu'à  peine  même  pouviez-vous  re- 
marquer. Il  n'eft  pas  poffible  au  peuple  de  fe 
tenir  fans  ceffe  en  garde  contre  tout  ce  qui  fe  fait, 
&  cette  vigilance  lui  tourneroit  même  à  repro- 
che. On  l'accuferoit  d'être  inquiet  &  remuant , 
toujours  prêt  à  s'alarmer  fur  des  riens.  Mais  de 
ces  riens  -  là  fur  lefquels  on  fe  tait ,  le  Confeil 
fait  avec  le  tems  faire  quelque  chofe.  Ce  qui  fe 
paffe  actuellement  fous  vos  yeux  en  eft  la  preuve. 

Toute  l'autorité  de  la  République  réfide  dans 
les  Syndics  qui  font  élus  dans  le  Confeil- Géné- 
ral. Ils  y  prêtent  ferment  parce  qu'il  eft  leur 
feul  Supérieur  ,  &  ils  ne  le  prêtent  que  dans  ce 
Confeil ,  parée  que  c'eft  à  lui  feul  qu'ils  doivent 
compte  de  leur  conduite  ,  de  leur  fidélité  à  rem- 
plir le  ferment  qu'ils  y  ont  fait.  Ils  jurent  de 
rendre  bonne  &  droite  juftice  j  ils  font  les  feuls 
Magiftrats  qui  jurent  cela  dans  cette  affemblée, 
parce  qu'ils  font  les  feuls  à  qui  ce  droit  foit 
conféré  par  le  Souverain  (a) ,  &  qui  l' exercent 

(a)  Il  n'eft  conféré  à  leur  Lieutenant  qu'en  fous-ordre  , 
&  c'eft  pour  cela  qu'ils  ne  prêtent  point  ferment  en 
Confeil  -  Général.  Mais  ,  dit  l'Auteur  des  Lettres ,  le  fer- 
ment  que  prêtent  les  membres  du  Confeil  ejl-il  moins  obli- 
gatoire, es?  l'exécution  des  engagement  contractés  avecila 


DE    LA    MONTAGNE.        217 

fous  la  feule  autorité.  Dans  le  jugement  public 
des  criminels  ils  jurent  encore  feuls  devant  le 
Peuple,  en  fe  levant  (&)  &  hauffant  leurs  bâ- 
tons ,  d'avoir  fait  droit  jugement ,  fans  haine  ni 
faveur ,  priant  Dieu  de  les  punir  s'ils  ont  fait  au 
contraire  ;  &  jadis  les  fentences  criminelles  fe 
rendoient  en  leur  nom  feul ,  fans  qu'il  fût  fait 
mention  d'autreConfeil  que  de  celui  des  Citoyens, 
comme  on  le  voit  par  la  fentence  de  Morelli  ci- 
devant  tranfcrite  ,  &  par  celle  de  Valentin  Gentil 
rapportée  dans  les  opufcules  de  Calvin. 

Or  vous  fentez  bien  que  cette  puiffance  ex- 
clufive,  ainfl  reçue  immédiatement  du  Peuples 
gêne  beaucoup  les  prétentions  du  Confeil.  Il  eft 
donc  naturel  que  pour  fe  délivrer  de  cette  dé- 
pendance il  tâche  d'affoiblir  peu-à-peu  l'autorité 
des  Syndics  ,  de  fondre  dans  le  Confeil  la  juri£. 
diction  qu'ils  ont  reçue ,  &  de  tranfmettre  infenfî- 
blement  à  ce  corps  permanent  ,  dont  le  Peuple 
n'élit  point  les  membres  ,  le  pouvoir  grand  mais 
paffager  des  Magiftrats  qu'il  élit.  Les  Syndics 
eux  -  mêmes  ,  loin  de  s'oppofer  à  ce  changement 

Divinité'  même  dépend-elle  du  lieu  dans  lequel  on  les  con- 
trarie ?  Non  ,  fans  doute  ,  mais  s'enfuit-il  qu'il  foit  in- 
différent dans  quels  lieux  &  dans  quelles  mains  le  ferment: 
foit  prêté  ,  &  ce  choix  ne  marque  - 1  -  il  pas  ou  par  qui 
l'autorité  eft  conférée  ,  ou  à  qui  l'on  doit  compte  de  l'u- 
fage  qu'on  en  fait  ?  A  quels  hommes  d'Etat  avons  -  nous 
à  faire  s'il  faut  leur  dire  ces  chofes-là?  Les  ignorent- 
ils  ,  ou  s'ils  feignent  de  les  ignorer  ? 

C  b  )  Le  Confeil  elt  préfent  aufli ,  mais  fes  membres  ne 
jurent  point  Jk  demeurent  alfa. 


2i8  SEPTIEME    LETTRE 

doivent  aufîile  favorifer;  parce  qu'ils  font  Syn- 
dics feulement  tous  les  quatre  ans  ,  &  qu'ils  peu- 
vent même  ne  pas  l'être  ;  au  lieu  que  ,  quoi 
qu'il  arrive  ,  ils  font  Confeillers  toute  leur  vie  ,  le 
Grabeau  n'étant  plus  qu'un  vain  cérémonial  (/). 

Cela  gagné  ,  l'élection  des  Syndics  deviendra 
de  même  une  cérémonie  tout  auiîi  vaine  que 
l'eft  déjà  la  tenue  des  Confeils  -  Généraux  ,  & 
le  Petit-  Confeil  verra  fort  paifiblement  les  ex- 
cluions ou  préférences  que  le  peuple  peut  donner 
pour  le  Syndicat  à  fes  membres,  lorfque  tout 
cela  ne  décidera  plus  de  rien. 

Il  a  d'abord  ,  pour  parvenir  à   cette  fin  ,  un 

(c)  Dans  la  première  InfHtution  ,  les  quatre  Syndics 
nouvellement  élus  &  les  quatre  anciens  Syndics  rejet- 
toient  tous  les  ans  huit  membres  des  feize  reftans  du  Pe- 
tit-Confeil  &  en  propofoient  huit  nouveaux  ,  lefquels 
pafïbient  enfuite  aux  fuffrages  des  Deux-Cents,  pour  être 
admis  ou  rejettes.  Mais  inîênfiblement  on  ne  rejetta  des 
vieux  Confeiiiers  que  ceux  dont  la  conduite  avoit  donné 

Ïirife  au  blâme  ,  &  Jorfqu'ils  avoient  commis  quelque 
aute  grave  ,  on  n\.ttendoit  pas  les  élections  pour  les  pu- 
nir ;  mais  on  les  mettoit  d'abord  en  prifon ,  &  on  leur 
faifoit  leur  procès  comme  au  dernier  particulier.  Par 
cette  régie  d'anticiper  le  châtiment  &  de  le  rendre  féve- 
re  ,  les  Confeillers  reftés  étant  tous  irréprochables  ne 
donnoient  aucur  e  prife  ?  l'exclufion  :  ce  qui  changea  cet 
ufage  en  la  Formalité  cérémonieufe  &  vaine  qui  porte  au- 
jourd'hui le  nom  de  Grabeau.  Admirable  effet  des  Gou- 
vernemens  libres ,  où  les  usurpations  mêmes  ne  peuvent 
s'établir  qu'à  l'appui  de  la  vertu  ! 

Au  relie  le  droit  réciproque  des  deux  Confeils  empê- 
cherait feul  aucun  des  deux  d'ofer  s'en  fervirfur  l'autre 
iinon  de  concert  avec  lui,  de  peur  de  s'expofer  aux  re- 
prefailies.  Le  Grabeau  ne  fert  proprement  qu'à  les  tenir 
bien  unis  contre  la  Bourgeoifie  ,  &  à  faire  fauter  l'un  par 
l'autre  les  membres  qui  n'auroient  pas  l'eiprit  du  Corps. 


DE    LA    MONTAGNE.        219 

grand  moyen  dont  le  Peuple  ne  peut  connoître  5 
c'eft  la  police  intérieure  du  Confeil  ,  dont ,  quoi- 
que réglée  par  les  Edits  ,  il  peut  diriger  la  for- 
me à  fon  gré  (  d)  ,  n'ayant  aucun  fur  veillant  qui 
l'en  empêche  ;  car  quant  au  Procureur-  Général , 
on  doit  en  ceci  le  compter  pour  rien  (e).  Mais 
cela  ne  fuffit  pas  encore  ;  il  faut  accoutumer  le 
Peuple  même  à  ce  tranfport  de  jurifdi&ion.  Pour 
cela  on  ne  commence  pas  par  ériger  dans  d'im- 
portantes affaires  des  Tribunaux  compofés  des 
feuls  Confeillers ,  mais  on  en  érige  d'abord  des 
moins  remarquables  fur  des  objets  peu  intérêt 
fans.  On  fait  ordinairement  préfider  ces  Tribu- 
naux par  un  Syndic  auquel  on  fubftitue  quelque- 

(d)  C'eft  ainfi  que  dès  l'année  16^$  le  Petit- Confeil  & 
le  Deux-Cent  établirent  dans  leur  Corps  la  balote  &  les 
billets ,   contre  l'Edit. 

(c)  Le  Procureur  -  Général ,  établi  pour  être  l'homme 
de  la  Loi  ,  n'eft  que  l'homme  du  Confeil.  Deux  caufes 
fontprefque  toujours  excercer  cette  charge  contre  l'efprit 
de  fon  institution.  L'une  eft  le  vice  de  l'inftitution  même 
qui  fait  de  cette  Magiftrature  un  degré  pour  parvenir  au 
Confeil  :  au  lieu  qu'un  Procureur  -  Général  ne  devoitrieu 
voir  au-deffus  de  fa  place  &  qu'il  devoit  lui  être  interdit 
par  la  Loi  d'afpirer  à  nulle  autre.  La  féconde  caufe  eft 
l'imprudence  du  Peuple  qui  confie  cette  charge  à  des 
hommes  apparentés  dans  le  Confeil ,  ou  qui  font  de  fa- 
milles en  pofiéffion  d'y  entier,  fans  confidcier  qu'ils  ne 
manqueront  pas  ainfi  d'employer  contre  lui  les  armes  qu'il 
leur  donne  pour  fa  défenfe.  J'ai  oui  des  Genevois  diftin- 
guer  l'homme  du  Peuple  d'avec  l'homme  de  la  Loi ,  com- 
me fi  ce  n'étoit  pas  la  même  chofe.  Les  Procureurs  -  Gé- 
jiéraux  devroient  être  durant  leurs  fix  ans  les  Chefs  de  la 
Eo^rgeoifie  ,  &  devenir  fon  Confeil  après  cela  :  mais  ne 
la  voilà-  t-il  pas  bien  protégée  &  bien  confeillée  ,  & 
n*a-t-elle  pas  fort  à  fe  féliciter  de  fon  choix  ? 


22o  SEPTIEME    LETTRE 

fois  un  ancien  Syndic,  puis  un  Confeiller,  fans 
que  perfonne  y  fafTe  attention  ;  on  répéta  fans 
bruit  cette  manœuvre  jufqu'à  ce  qu'elle  fade  ufa- 
ge  ;  on  la  tranfporte  au  criminel.  Dans  une  oc- 
casion plus  importante  on  érige  un  Tribunal 
pour  juger  des  Citoyens.  A  la  faveur  de  la  Loi 
des  récufations  on  fait  préfider  ce  Tribunal  par 
un  Confeiller.  Alors  le  Peuple  ouvre  les  yeux 
&  murmure.  On  lui  dit  ,  de  quoi  vous  plaignez- 
vous?  Voyez  les  exemples  ;  nous  n'innovons  rien. 

Voila,  Monfieur  ,  la  politique  de  vos  Magis- 
trats. Ils  font  leurs  innovations  peu- à-peu,  lente- 
ment ,  fans  que  perfonne  en  voie  la  conféquence  ; 
&  quand  enfin  l'on  s'en  apperqoit  &qu'on  y  veut 
porter  remède ,   ils  crient  qu'on  veut  innover. 

Et  voyez,  en  effet,  fans  fortir  de  cet  exem- 
ple ,  ce  qu'ils  ont  dit  à  cette  occafion.  Ils  s'ap- 
puyoient  fur  la  Loi  des  récufations  :  on  leur  ré- 
pond; la  Loi  fondamentale  de  l'Etat  veut  que 
les  Citoyens  ne  foient  jugés  que  par  leurs  Syn- 
dics. Dans  la  concurrence  de  ces  deux  Loix 
celle-ci  doit  exclure  l'autre  ;  en  pareil  cas  pour 
les  obferver  toutes  deux  on  devroit  plutôt  élire 
un  Syndic  ad  a&um.  A  ce  mot ,  tout  eft  perdu  î 
un  Syndic  ad  aclum  !  innovation  î  Pour  moi,  je 
ne  vois  rien  là  de  fi  nouveau  qu'ils  difent  ;  ft 
c'eft  le  mot ,  on  s'en  fert  tous  les  ans  aux  élec- 
tions j  &  fi  c'eft  la  chofe ,  elle  eft  encore  moins 
nouvelle;  puifque  les  premiers  Syndics  qu'ait  eu 
la  Ville  n'ont  été  Syndics  quW  adum  :  lorfque 

le 


DE    LA    MONTAGNE.       221 

je  Procureur-Général  eft  récufable,  n'en  faut-il 
pas  un  autre  ad  a&wn  pour  faire  fes  fondions  ; 

&  les  adjoints  tirés  du  Deux-Cent  pour  remplir 
les  Tribunaux,  que  font-ils  autre  chofequedes 
Confeillers  ad  acium  ?  Quand  un  nouvel  abus 
s'introduit  ce  n'eft  point  innover  que  d'y  propo- 
fer  un  nouveau  remède  ;  au  contraire,  c'eft  cher- 
cher à  rétablir  les  chofes  fur  l'ancien  pied.  Mais 
ces  Meilleurs  n'aiment  point  qu'on  fouille  ainM 
dans  les  antiquités  de  leur  Ville.  Ce  n'eft  que 
dans  celles  de  Cartilage  &  de  Rome  qu'ils  per- 
mettent de  chercher  l'explication  de  vos  Loix. 

Jts  n'entreprendrai  point  le  parallèle  de  cel- 
les de  leufs  entreprifes  qui  ont  manqué  &  de 
celles  qui  ont  réufîi  :  quand  il  y  auroit  compen- 
fation  dans  le  nombre ,  il  n'y  en  auroic  point 
dans  l'effet  total.  Dans  une  entreprife  exécu- 
tée ils  gagnent  des  forces  ;  dans  une  entreprife 
manqu-éc  ils  ne  perdent  que  du  tems.  Vous,  au 
contraire ,  qui  ne  cherchez  &  ne  pouvez  cher- 
cher qu'à  maintenir  votre  conftitution  ,  quand 
vous  perdez  ,  vos  pertes  font  réelles  ,  &  quand 
vous  gagnez ,  vous  ne  gagnez  rien.  Dans  un 
progrès  de  cette  efpece  comment  efpérer  de  ref- 
ter  au  même  point  '{ 

^.De  toutes  les  époques  qu'offre  à  méditer 
l'hiftoire  inftructive  de  votre  Gouvernement ,  la 
plus  remarquable  par  fa  caufe  &  la  plus  im- 
portante par  fon  effet ,  eft  celle  qui  a  produit 
le  règlement  de  la  Médiation.  Ce  qui  donn» 
Tome  IX.  V 


222      SEPTIE  M  E    LETTRE 

lieu   primitivement  à  cette    célèbre  époque  fus 
une  entreprife  indifcrette,  faite  hors  detems  par 
vos  Magiftrats.  Avant  d'avoir  afTez  affermi  leur 
puiffance  ils  voulurent  ufurper  le  droit  de  met- 
tre des  impôts.   Au  lieu  de  réferver  ce  coup  pour 
"ie  dernier  ,  l'avidité  le  leur  fit  porter  avant  les 
autres ,  &  précifément   après    une    commotion 
qui   n'étoit   pas    bien  aflbupie.  Cette  faute   en 
attira  de  plus  grandes ,  difficiles  à  réparer.  Com- 
ment de  Ci  fins  politiques  ignoroient-ils  une  ma- 
xime auffi  fimple  que  celle  qu'il    choquerenten 
cette  occafion  ?  Par  tout  pays  le  peuple  ne  s'ap- 
perçoit  qu'où  attente  à  fa  liberté  que  lorfqu'on 
attente  à  fa  bourfe  ;  ce  qu'aufîi  les  ufurpateuçg 
adroits  fe  gardent  bien  de  faire  que  tout  le  ref- 
te  ne  fait  fait.  Ils  voulurent  renverfer  cet  ordre 
&  s'en  trouvèrent  mal  (/).  Les  fuites  de  cette 
affaire  produifirent  les  mouvemens  de  1734  & 
1'arfreux  complot  qui  en  fut  le  fruit. 

Ce  fut  une  féconde  faute  pire  que  la  premiè- 
re. Tous  les  avantages  du  tems  font  pour  eux  3 
il  fe  les  ôtent  dans  les  entreprifes  brufques ,  & 
mettent  la  machine  dans  le  cas  de  fe  remonter 

(/)  L'objet  des  impôts  e'tablis  en  1716  étoit  la  déperu 
fe  des  nouvelles  fortifications  :  Le  plan  de  ces  nouvelles 
fortifications  étoit  immenfe  &  il  a  été  exccuté  en  partie. 
De  fi  vaftes  fortifications  rendoient  nécefiaire  une  gi  ofle 
garnifon  ,  &  cette  grotte  garnifon  avoit  pour  but  de  tenir 
les  Citoyens  &  Bourgeois  fous  le  joug.  On  parvenoit 
par  cette  voie  à  former  à  leurs  dépens  les  fers  qu'on 
leur  préparoit.  Le  projet  étoit  bien  lié,  mais  il  marchûit 
dans  un  ordre  rétrograde.  Auiïi  n'a-t-il  pu  réuffir. 


DE    LA    MONTAGNE.         223 

tout  d'un  coup  :  c'en:  ce  qui  faillit  arriver  dans 
cette  affaire.  Les  événemens  qui  précédèrent  la 
Médiation  leur  firent  perdre  un  fiecle,  &  produi- 
sent un  autre  effet  défavorable  pour  eux.  Ce 
fut  d'apprendre  à  l'Europe  que  cette  Bourgeoifie 
qu'ils  avoient  voulu  détruire  &  qu'ils  peignoient 
comme  une  populace  effrénée  ,  favoit  garder 
dans  fes  avantages  la  modération  qu'ils  ne  con- 
nurent jamais  dans  les  leurs. 

Je  ne  dirai  pas  fi  ce  recours  à  la  Médiation 
doit  être  compté  comme  une  troifieme  faute. 
Cette  Médiation  fut  ou  parut  offerte  >  d  cette 
offre  fut  réelle  ou  follicitée  c'eft  ce  que  je  ne 
puis  ni  ne  veux  pénétrer  :  je  fais  feulement  que 
tandis  que  vous  couriez  le  plus  grand  danger 
tout  garda  le  filence,  &  que  ce  filence  ne  fut 
rompu  que  quand  le  danger  paffa  dans  l'autre 
parti.  Du  refte ,  je  veux  d'autant  moins  imputer 
à  Vos  Magiftrats  d'avoir  imploré  la  Médiation , 
qu'ofer  même  en  parler  eft  à  leurs  yeux  le  plus 
grand  des  crimes. 

Un  Citoyen  fe  plaignant  d'un  emprifonne- 
ment  illégal ,  injufte  &  déshonorant ,  demandoit 
comment  il  falloit  s'y  prendre  pour  recourir  à 
la  garantie.  Le  Magiftrat  auquel  il  s'adrefloit 
ofa  lui  répondre  que  cette  feule  proposition  mé- 
ritoit  la  mort.  Or  vis  à- vis  du  Souverain  le  cri- 
me feroit  aufîi  grand  &  plus  grand  ,  peut  -  être  , 
de  la  part  du  Confeil  que  de  la  part  d'un  lîmple 
particulier  i  &  je  ne  vois  pas  où  l'on  en  peut 

P  % 


â24  SEPTIEME    LETTRE 

trouver  un  digne  de  mort  dans  un  fécond  re- 
tours ,  rendu  légitime  par  la  garantie  qui  fut 
l'effet  du  premier. 

Encore  un  coup,  je  n'entreprends  point  de 
difcuter  une  queftion  11  délicate  à  traiter  &  fi 
difficile  à  réfoudre.  J'entreprends  Amplement 
d'examiner  ,  fur  l'objet  qui  nous  occupe  ,  l'état 
de  votre  Gouvernement  >  fixé  ci-devant  par  le 
règlement  des  Plénipotentiaires  ,  mais  dénaturé 
maintenant  par  les  nouvelles  entreprifes  de  vos 
Magiftrats.  Je  fuis  obligé  de  faire  un  long  cir- 
cuit pour  aller  à  mon  but ,  mais  daignez  me  fui- 
vre  ,  &  nous  nous  retrouverons  bien. 

Je  n'ai  point  la  témérité  de  vouloir  critique* 
ce  règlement  ;  au  contraire  ,  j'en  admire  la  fa- 
geffe  &  j'en  refpeéte  l'impartialité.  J'y  crois  voir 
les  intentions  les  plus  droites  &  les  difpofitions 
les  plus  judicieufes.  Quand  on  fait  combien  de 
chofes  étoient  contre  vous  dans  ce  moment  cri- 
tique ,  combien  vous  aviez  de  préjugés  à  vain- 
cre,  quel  crédit  à  furmonter,  que  de  faux  ex- 
pofés  à  détruire  ;  quand  on  fe  rappelle  avec  quelle 
confiance  vos  adverfaires  comptoient  vous  écra- 
fer  par  les  mains  d'autrui ,  l'on  ne  peut  qu'ho- 
norer le  zèle ,  la  confiance  &  les  talens  de  vos 
défenfeurs  ,  l'équité  des  Puiffanccs  médiatrices 
&  l'intégrité  des  Plénipotentiaires  qui  ont  ccn- 
fommé  cet  ouvrage  de  paix. 

Quoi  qu'on  en  puiife  dire  ,  l'Edit  de  la  Mé- 
diation   a  été   le  faluc    de   la  République  ,   & 


DE    LA    MONTAGNE.  «2? 

quand  on  ne  l'enfreindra  pas  il  en  fera  la  con-' 
fervation.  Si  cet  Ouvrage  n'eifc  pas  parfait  çn 
lui-même,  il  l'eft  relativement  j  il  l'eft  quant 
aux  tems ,  aux  lieux,  aux  circonstances,  il  eft 
le  meilleur  qui  vous  pût  convenir.  Il  doit  vous 
être  inviolable  &  facré  par  prudence  ,  quand  il 
ne/le  feroit  pas  par  nécefîité ,  &  vous  n'en  de- 
vriez pas  ôter  une  ligne  ,  quand  vous  feriez  les 
maîtres  de  l'anéantir.  Bien  plus  ,  la  raifon  même 
qui  le  rend  néceffaire  ,  le  rend  néceiTaire  dans 
fon  entier.  Comme  tous  les  articles  balancés 
forment  l'équilibre  ,  un  feul  article  altéré  le 
détruit.  Plus  le  règlement  eft  utile,  plus  il  fe- 
roit nuifible  ainfî  mutilé.  Rien  ne  feroit  plus 
dangereux  que  plufieurs  articles  pris  féparément 
&  détachés  du  corps  qu'ils  affermiiTent.  Il  vau- 
droit  mieux  que  l'édifice  fût  rafé  qu'ébranlé. 
Laiffez  ôter  une  feule  pierre  de  la  voûte,  & 
vous  ferez  écrafés  fous  fes  ruines. 

Rien  n'eft  plus  facile  à  fentir  par  l'examen 
des  articles  dont  le  Confeil  fe  prévaut  &  de 
ceux  qu'il  veut  éluder.  Souvenez- vous  ,  Mon- 
sieur, de  l'efprit  dans  lequel  j'entreprends  cet 
examen.  Loin  de  vous  confeiller  de  toucher 
à  l'Edit  de  la  Médiation  ,  je  veux  vous  faire 
fentir  combien  il  vous  importe  de  n'y  laiifer 
porter  nulle  atteinte.  Si  je  parois  critiquer 
quelques  articles ,  c'eft  pour  montrer  de  quelle 
conféquence  il  feroit  d'ôter  ceux  qui  les  rec- 
tifient. Si  je  parois  propofer  des  expédieus  qui 

P  3 


<Z26         SEPTIEME    LETTRE 

ne  s'y  rapportent  pas  ,  c'eft.  pour  montrer  là 
mauvaife  foi  de  ceux  qui  trouvent  des  difficul- 
tés in furmon tables  où  rien  n'eft  plus  aifé  que 
de  lever  ces  difficultés.  Après  cette  explication 
j'entre  en  matière  fans  fcrupule ,  bien  perfuadé 
que  je  parle  à  un  homme  trop  équitable  pour 
me  prêter  un  delfein  tout  contraire  au  mien. 

Je  fens  bien  que  fi  je  m'adrelfois  aux  étran- 
gers il  conviendroit  pour  me  faire  entendre  de 
commencer  par  un  tableau  de  votre  conftitution; 
mais  ce  tableau  fe  trouve  déjà  tracé  fuffifam- 
ment  pour  eux  dans  l'article  Genève  de  M.  d'A- 
lembert ,  &  un  expofé  plus  détaillé  feroit  fuper- 
flu  pour  vous  qui  connoiflez  vos  Loix  politiques 
mieux  que  moi-même  ,  ou  qui  du  moins  en  avez 
vu  le  jeu  de  pi  us  près.  Je  me  borne  donc  à  par- 
courir les  articles  du  règlement  qui  tiennent  à 
la  quettion  préfente  &  qui  peuvent  le  mieux  en 
fournir  la  folution. 

Dès  le  premier  je  vois  votre  Gouvernement 
compofé  de  cinq  ordres  fubordonnés  mais  indé- 
pendans,  c'eft  à-dire,  exiftans  nécessairement, 
dont  aucun  ne  peut  donner  atteinte  aux  droits 
&  attributs  d'un  autre,  &  dans  ces  cinq  ordres 
je  vois  compris  le  Confeil-Général.  Dès  -  là  je 
vois  dans  chacun  des  cinq  une  portion  particu- 
lière du  Gouvernement  ;  mais  je  n'y  vois  point 
la  PuhTance  conftitutive  qui  les  établit ,  qui  les 
lie ,  &  de  laquelle  ils  dépendent  tous  :  je  n'y 
vois  point  le  Souverain.  Or  dans  tout  Etat  po- 


DE    LA    MONTAGNE.        &î? 

Utîqueil  faut  une  Puiffance  fuprême,  un  centre 
où  tout  fe  rapporte ,  un  principe  d'où  tout  dé- 
rive ,  un  Souverain  qui  puhTe  tout. 

Figurez- vous,  Monfieur,  que  quelqu'un  vous 
rendant  compte  de  la  conftitution  de  l'Angleter- 
re vous  parle  ainfi.  „  Le  Gouvernement  de  la 
5)  Grande-Bretagne  eft  compofé  de  quatre  Gr- 
„  dres  dont  aucun  ne  peut  attenter  aux  droits 
„  &  attributions  des  autres:  favoir,  le  Roi  ,1a 
„  Chambre  haute  ,  la  Chambre- baffe,  &  le  Par- 
s,  lement.  "  Ne  diriez-vous  pas  à  l'inftant  ?  vous 
vous  trompez  :  il  n'y  a  que  trois  Ordres.  Le 
Parlement  qui,  lorfque  le  Roi  y  fiege  ,  les  com- 
prend tous ,  n'en  elt  pas  un  quatrième  :  il  eft 
le  tout  ;  il  eft  le  pouvoir  unique  &  fuprême  du- 
quel chacun  tire  fon  exiftence  &  fes  droits.  Re- 
vêtu de  l'autorité  législative  ,  il  peut  changer 
même  la  Loi  fondamentale  en  vertu  de  laquelle 
chacun  de  ces  ordres  exifte  ;  il  le  peut,  &  de  plus, 
il  l'a  fait. 

Cette  réponfe  eft  jufte,  l'application  en  eft 
claire  \  &  cependant  il  y  a  encore  cette  différence 
que  le  Parlement  d'Angleterre  n'eft  fouverain 
qu'en  vertu  de  la  Loi  &  feulement  par  attribu- 
tion &  députation.  Au  lieu  que  le  Confeil- Géné- 
ral de  Genève  n'eft  établi  ni  député  de  perfonne  ; 
il  eft  Souverain  de  fon  propre  chef:  il  eft  la  Loi 
vivante  &  fondamentale  qui  donne  vie  &  force 
à  tout  le  refte  ,  «Se  qui  ne  connoît  d'autres  droits 
que  les  fiens.  Le  Confeil  Général  n'eft  pas  un  or- 
àre  dans  l'Etat ,  il  eft  l'Etat  même.  P  4 


%2%       SEPTIEME     LETTRE 

L'article  fécond  porte  que  les  Syndics  ne 
pourront  être  pris  que  dans  le  Confeil  des 
Vingt- Cinq.  Or  les  Syndics  font  des  Magiftrats 
annuels  que  le  peuple  élit  &  choifit  ,  non-feule- 
ment pour  être  Tes  juges,  mais  pour  être  fes 
Protecteurs  au  befoin  contre  les  membres  per- 
pétuels  des  Confeils  ,  qu'il   ne  choifît  pas  (g). 

L'effet  de  cette  reftriction  dépend  de  la  dif- 
férence qu'il  y  a  entre  l'autorité  des  membres  du 
Confeil  &  celle  des  Syndics.  Car  11  la  différence 
n'eft  très-grande  ,   &  qu'un  Syndic  neftime  plus 
fon  autorité  annuelle  comme  Syndic  que  fon  au- 
torité perpétuelle  comme  Confeiller,  cette  élec- 
tion lui  fera  prefque  indifférente  :  il  fera  peu 
pour  l'obtenir  &  ne  fera  rien  pour  la  juftifier. 
Quand  tous  les  membres  du  Confeil  animés  du 
même  efprit  fuivront  les  mêmes  maximes,    le 
Peuple ,   fur  une  conduite  commune  à   tous  ne 
pouvant  donner  d'exclufion  à  perfonne  ,  ni  choi- 


fçy  En  attribuant  la  nomination  des  membres  du  Petit- 
Confeil  au   Deux-Cent  rien  n'étoit  plus  aifé  que  d'or- 
donner cette  attribution  félon  la  Loi  fondamentale.   Il 
fuffifoit  pour  cela  d'ajouter  qu'on  ne  pourroit  entrer  au 
Confeil  qu'après  avoir  été  Auditeur.  De  cette  manière  la 
gradation  des  charges  étoit  mieux  obfervée  ,  &  les  trois 
Confeils   concouroient  au   choix  de   celui  qui  fait  tout 
mouvoir  ;  ce  qui  étoit  non-feulement  important   mais  in- 
difpenfable,  pour  maintenir  l'unité  de  la  conttitution.  Les 
Genevois  pourront  ne  pas  fentir  l'avantage  de  cette  clau- 
fe  ,  vu  que  le  choix  des  Auditeurs  eft  aujourdhui  de  peu 
d'effet  ;  mais  on  l'eût  confidéré  bien  différemment  quand 
cette  charge  fût  devenue  la  feule  porte  du  Conféîl. 


DE    LA    MONTAGNE.        B»j 

fir  que    des  Syndics  déjà  Confeillers ,    loin  de 
s'aflurer  par  cette  élection  des  Patrons  contre  les 
attentats  du  Confeil,  ne  fera  que  donner  au  Con- 
feil de  nouvelles  forces  pour  opprimer  la  liberté. 
Quoique  ce  même  choix  eût  lieu  pour  l'or- 
dinaire dans  l'origine  de  l'inltltution  ,  tant  qu'il 
fut  libre    il  n'eut   pas    la  même    conféquence. 
Quand    le  Peuple   nommoit  les  Confeillers  lui- 
même  ,  ou  quand   il  les  nommoit  indirectement 
par  les  Syndics  qu'il  avoit  nommes ,  il  lui  étoit 
indiiférent  &  même  avantageux   de  choifir  fes 
Syndics  parmi  des  Confeillers  déjà  de  fon  choix 
(  h  ) ,  &  il  étoit  fage  alors  de  préférer  des  chefs 
déjà  verfés  dans  les  affaires  :  mais  une  coniidé- 
ration  pius  importante   eût   dû  l'emporter   au- 
jourd'hui fur  celle-là    Tant  il  eft  vrai  qu'un 
même  ufage  a  des  erFets  dirFérens  par  les  chan- 

(h^  Le  Petit-Confeil  dans  fon  origine  n'étoit  qu'un 
choix  fait  entre  le  Peuple,  par  les  Syndics  de  quelques 
Notables  ou  Prud- hommes  pour  leur  fervir  d'Afleffeurs. 
Ch.ique  Syndic  en  choifdïoit  quatre  ou  cinq  dont  les 
fonctions  finiiïoient  avec  les  Tiennes  :  quelquefois  même 
il  les  changeoit  durant  le  cours  de  fon  Syndicat.  Henri 
dk\"£jpacjne  fut  le  premier  Confeiller  à  vie  en  1487  ,  & 
il  fut  établi  par  le  Confeil-Génêral.  Il  n'étoit  pas  mê- 
me néceflaire  d'être  Citoyen  pour  remplir  ce  polie.  La 
Loi  n'en  fut  faite  qu'à  foccafion  d'un  certain  Michel  Guil- 
let  de  Thonon  ,  qui  ayant  été  mis  du  Confeil  étroit  , 
s'en  ht  chaffer  pour  avoir  ufé  de  mille  hneffes  ultramon- 
taines  qu'il  apportoit  de  Rome  où  il  avoit  été  nourri. 
Les  Magiftrats  de  la  Ville  ,  alors  vrais  Genevois  &  Pères 
du  Peuple,  avoient  toutes  ces  iubtiiités  en  horreur. 


S3o      SEPTIEME     LETTRE 

gemens  des  ufages  qui  s'y  rapportent ,  &  qu'en 
cas  pareii  c'eft  innover  que  n'innover  pas  î 

L'Article  111  du  Règlement  eft  le  plus  con- 
fidérable.  Il  traite  du  Confei'-Général  légitime- 
ment affemblé  :  il  en  traite  pour  fixer  les  droits 
&  attributions  qui  lui  font  propres  ,  &  il  lui  en 
rend  plu  (leurs  que  les  Confeils  inférieurs 
avoient  ufurpés.  Ces  droits  en  totalité  font 
grands  &  beaux,  fans  doute;  mais  première- 
ment ils  font  fpéciRés  ,  &  par  cela  feul  limités  , 
ce  qu'on  pofe  exclut  ce  qu'on  ne  pofe  pas  : 
<&  même  le  mot  limités  eft  dans  l'Article.  Or  il 
eft  de  l'effence  de  la  PuilfanGe  Souveraine  de 
ne  pouvoir  être  limitée  :  elle  peut  tout  ou  elle 
n'eft  rien.  Comme  elle  contient  éminemment 
toutes  les  puiifances  actives  de  l'Etat  &  qu'il 
n'exifte  que  par  elle  ,  elle  n'y  peut  reconnoî- 
tre  d'autres  droits  que  les  fiens  &  ceux  qu'elle 
communique.  Autrement  les  poifelfeurs  de  ces 
droits  ne  feroient  point  partie  du  Corps  politi- 
que ;  ils  lui  feroient  étrangers  par  ces  droits 
qui  ne  feroient  pas  en  lui ,  &  la  perfonne  mo- 
rale manquant  d'unité  s'évanouiroit. 

Cette  limitation  même  eft  pofitive  en  ce 
qui  concerne  les  impôts.  Le  Confeil-Souverain 
lui-même  n'a  pas  le  droit  d'abolir  ceux  qui  étoient 
établis  avant  17 14.  Le  voilà  donc  à  cet  égard 
fournis  à  une  Puiifance  fupérieure.  Quelle  eft 
cette  Puiifance  ? 


DE    LA    MONTAGNE.      231 

Le  pouvoir  Législatif  confifte  en  deux  cho- 
fes  irréparables  :  faire  les  Loix  &  les  mainte- 
nir j  celt-à-dire,  avoir  infpection  fur  le  pou- 
voir exécutif.  Il  n'y  a  point  d'Etat  au  monde 
où  le  Souverain  n'ait  cette  infpection.  Sans 
cela  toute  liaifon ,  toute  fubordination  man- 
quant entre  ces  deux  pouvoirs,  le  dernier  ne 
dépendroit  point  de  l'autre  ;  l'exécution  n'au- 
roit  aucun  rapport  néceifaire  aux  Loix  i  la  Loi 
ne  feroit  qu'un  mot  ,  &  ce  mot  ne  fignifieroit 
rien.  Le  Confeil-Général  eut  de  tout  tems  ce 
droit  de  protection  fur  fon  propre  ouvrage  ,  il 
l'a  toujours  exercé  :  cependant  il  n'en  eft  point 
parlé  dans  cet  article  ,  &  s'il  n'y  étoit  fuppléé 
dans  un  autre  ,  par  ce  feul  fîlence  votre  Etat  fe- 
roit renverfé.  Ce  point  eft  important  &  j'y  re- 
viendrai ci-après. 

Si  vos  droits  font  bornés  d'un  côté  dans  cet 
article  ,  ils  y  font  étendus  de  l'autre  par  les 
paragraphes  J  &  4  :  mais  cela  fait-il  compen- 
fation  ?  Par  les  principes  établis  dans  le  Con- 
trat Social ,  on  voit  que  malgré  l'opinion  com- 
mune, les  alliances  d'Etat  à  Etat,  les  déclara- 
tions de  Guerre  &  les  traités  de  Paix  ne  font 
pas  des  actes  de  Souveraineté  mais  de  Gouver- 
nement ,  &  ce  fentiment  eft  conforme  à  l'ufage 
des  Nations  qui  ont  le  mieux  connu  les  vrais 
principes  du  Droit  politique.  L'exercice  exté- 
rieur de  la  PuiiTance  ne  convient  point  au  Peu- 
ple >  les  grandes  maximes  d'Etat  ne  font  pas  à 


S32        SEPTIEME    LETTRE 

fa  portée;  il  doit  s'en  rapporter  là  -  defTus  à 
,  fes  chefs,  qui,  toujours  plus  éclairés  que  lui 
fur  ce  point  ,  n'ont  guère  intérêt  à  faire  au 
dehors  des  traités  défavantageux  à  la  patrie  ; 
Tordre  veut  qu'il  leur  laiife  tout  l'éclat  extérieur 
&  qu'il  s'attache  uniquement  au  folide.  Ce  qui 
importe  effentiellement  à  chaque  Citoyen,  c'eft 
î'obfervation  des  Loix  au  dedans ,  la  propriété 
des  biens  ,  la  fureté  des  particuliers.  Tant  que 
tout  ira  bien  fur  ces  trois  points ,  laiiTez  les 
Confeils  négocier  &  traiter  avec  l'étranger  ; 
ce  n'eft  pas  de-là  que  viendront  vos  dangers 
lès  plus  à  craindre.  C'eft  autour  des  individus 
qu'il  faut  raifembler  les  droits  du  Peuple  ,  & 
quand  on  peut  l'attaquer  féparément  on  le  fub- 
jugue  toujours.  Je  pourrois  alléguer  la  fagetîe 
desfRomains ,  qui ,  laiflant  au  Sénat  un  grand 
pouvoir  au  dehors  ,  le  forçoient  dans  la  Ville 
à  refpc&er  le  dernier  Citoyen  -,  mais  n'allons 
pas  fi  loin  chercher  des  modèles.  Les  Bour- 
geois de  Neuchatel  fe  font  conduits  bien  plus 
iagement  fous  leurs  Princes  que  vous  fous  vos 
Magiitrats  (/).  Ils  ne  font  ni  la  paix  ni  la 
guerre  ,  ils  ne  ratifient  point  les  traités  j  mais 
ils  jouiiTent  en  fureté  de  leurs  franchifes  ;  & 
comme  la  Loi  n'a  point  préfumé  que  dans  une 
petite  Ville  un  petit  nombre  d'honnêtes  Bour- 
geois feroient  des  fcélérats ,  on  ne  réclame  point 

(  ?)  Ceci  foit  dit  en  mettant  à  part  les  abus ,  qu'af- 
furément  ié  fuis  bien  éloigna  d'approuver. 


DE    LA    MONTAGNE.         233 

dans  leurs  mûrs ,  on  n'y  connoit  pas  même  To- 
dieux  droit  d'emprifonner  fans  formalités.  Chez 
vous  on  s'eft  toujours  laifle  féduire  à  l'apparen- 
ce, &  l'on  a  négligé  l'effentiel.  On  s'eft:  trop 
occupé  du  Confeil-Général ,  &  pas  affez  de  fes 
membres  :  il  falloit  moins  longer  à  l'autorité, 
&  plus  à  la  liberté.  Revenons  aux  Confeils- 
Généraux. 

Outre  les  Limitations  de  l'Article  III,  les 
Articles  V  &  VI  en  offrent  de  bien  plus  étran- 
ges. Un  Corps  iouverain  qui  ne  peut  ni  fe 
former  ni  former  aucune  opération  de  lui-mê- 
me, &  fournis  abfolument,  quant  à  fon  activi- 
té &  quant  aux  matières  qu'il  traite  ,  à  des  tri- 
bunaux fubalternes.  Comme  ces  Tribunaux  n'ap- 
prouveront certainement  pas  des  propofitions 
qui  leur  feroient  en  particulier  préjudiciables, 
fi  l'intérêt  de  l'Etat  fe  trouve  en  conflit  avec  le 
leur,  le  dernier  a  toujours  la  préférence,  parce 
qu'il  n'eft  permis  au  Législateur  de  connoitre  que 
de  ce  qu'ils  ont  approuvé. 

A  force.de  tout  foumettre  à  la  règle  on  dé- 
truit la  première  des  règles  ,  qui  eft  la  juftice  & 
le  bien  public.  Quand  les  hommes  fendront- ils 
qu'il  n'y  a  point  de  défordre  auffi  funefte  que 
le  pouvoir  arbitraire ,  avec  lequel  ils  penfent  y 
remédier?  Ce  pouvoir  elt  lui-même  le  pire  de 
tous  les  défordres  :  employer  un  tel  moyen  pour 
les  prévenir  ,  c'eft  tuer  les  gens  afin  qu'ils  n'aieni 
pas  la  fièvre. 


234        SEPTIEME    LETTRE 

Une  Grande  Troupe  formée  en  tumulte  peut 
faire    beaucoup    de   mal.     Dans  une  aflemblée 
nombreufe ,  quoique  régulière  ,  fi  chacun  peut 
dire  &  propofer  ce   qu'il  veut  ,    on  perd  bien 
du  tems  à  écouter   des  folies   &  l'on  peut  être 
en  danger  d'en  faire.     Voilà  des  vérités  incon- 
teftables  ;  mais  eft-ce  prévenir  l'abus  d'une  ma- 
nière raifonnable,   que  de  faire  dépendre  cette 
affemblée  uniquement    de  ceux  qui   voudroient 
l'anéantir  ,  &  que  nul  n'y  puiiTe  rien  propofer 
que  ceux  qui  ont  le  plus  grand  intérêt  de  lui 
nuire  ?  Car  ,  Monfieur  ,  n'eft-ce  pas  exactement- 
là  l'état  des  chofes  ,  &ya  -  t  -  il  un  feul  Genevois 
qui  puiife   douter  que  fi  l'exiftence  du  Confeil- 
Général  dépendoit  tout-à-fait  du  Petit- Confeil, 
le  Confeil-Général  ne  fût  pour  jamais  fupprimé? 
Voïla.  pourtant  le  Corps  qui  feul  convoque 
ces  aifemblées  &  qui  feul  y  propofe  ce  qu'il  lui 
plaît  :  car  pour  le  Deux-Cent  il  ne  fait  que  ré- 
péter les  ordres  du  Petit- Confeil ,  &  quand  une 
fois  celui-ci  fera  délivré  du  Confeil  -  Général  le 
Deux  ~  Cent  ne  l'embarrafTera  guère  s  il  ne  fera 
que  fuivre  avec  lui  la  route  qu'il  a  frayée  avec 
vous. 

Or  qu'ai-je  à  craindre  d'un  Supérieur  incom- 
mode ,  dont  je  n'ai  jamais  befoin ,  qui  ne  peut 
fe  montrer  que  quand  je  le  lui  permets ,  ni  ré- 
pondre que  quand  je  l'interroge  ?  Quand  je  l'ai 
réduit  à  ce  point  ne  puis-je  pas  m'en  regarder 
comme  délivré? 
Si  l'on  dit  que  la  Loi  de  l'Etat  a  prévenu 


DE    LA    MONTAGNE.        23Ç 

l'abolition  des  Confeils- Généraux  en  les  rendant 
néceifaires  à   l'élection    des   Mdgiftrats    &  à  la 
fan&ion  des  nouveaux  édits  j  je  réponds  ,  quant 
au  premier  point,  que   toute  la  force  du  Gou- 
vernement étant  paifée  des  mains  des  Magistrats 
élus  par  le  Peuple  dans   celles  du  Petit-Confeil 
qu'il  n'élit  point  &  d'où  fe  tirent  les  principaux 
de  ces  Magiftrats  ,    l'élection   &  l'alfemb!ée  où 
elle  fe  fait  ne  font  plus  qu'une  vaine  formalité 
fans  confiftance ,  &  que  des  Confeils-  Généraux 
tenus  pour  cet  unique  objet  peuvent  être  regar- 
dés comme  nuls.    Je  réponds   encore    que  par 
le  tour  que  prennent  les  chofes  il  feroit  même 
aifé  d'éluder  cette  Loi  fans  que  le  cours  des  af- 
faires en  fût  arrêté  :    car   fuppofons  que  ,  fuit 
par  la  réjection  de  tous  les  fujets  préfentés  ,  foit 
fous  d'autres  prétextes ,  on  ne  procède   point  à 
l'élection  des  Syndics,  le  Confeil,    dans   lequel 
leur  jurifdi&ion  fe  fond  infen(iblement,ne  l'exer- 
cera-t-il   pas  à  leur  défaut,   comme  il   l'exerce 
dès-à-préfent  indépendamment  d'eux  ?  N'ofe-t- 
on  pas  déjà  vous  dire  que  le  Petit-Confeil ,  mê- 
me fans   les    Syndics ,   e(l    le  Gouvernement  ? 
Donc  fans  les  Syndics  l'Etat  n'en  fera  pas  moins 
gouverné.    Et    quant  aux  nouveaux  édits  ,  je 
réponds  qu'ils  ne  feront  jamais  aflez  néceflaires 
pour  qu'à  l'aide  des   anciens  &  de  fes  ufurpa- 
tions  ,  ce  même  Confeil  ne  trouve  aifément  le 
moyen  d'y  fupp'éer.  Qui   fe  met  au-deifus  des 
anciennes  Loix  peut    bien  fe  pafler  des   nou- 
velles, 


235         SEPTIEME    LETTRE 

Toutes  les  mefures  font  prifes  pour  que  vos 
Affemblées  générales  ne  foient  jamais  nécelfai- 
res.  Non  -  feulement  le  Confeil  périodique  inf- 
titué  ou  plutôt  rétabli  (  k  )  l'an  1707  n'a  jamais 
été  tenu  qu'une  fois  &  feulement  pour  l'abo- 
lir (/)  ,  mais  par  le  paragraphe  5  du  troifieme 
Article  du  règlement  il  a  été  pourvu  fans  vous  & 
pour  toujours  aux  frais  de  i'adminiftration.  Il 
n'y  a  que  le  feul  cas  chimérique  d'une  guerre 
indifpenfable  où  le  Confeil-Général  doive  abfo- 
lument  être  convoqué. 

Le  Petit-Confeil  pourroit  donc  fupprimer  ab- 
fûlument  les  Confeils- Généraux  fans  autre  in- 
convénient que  de  s'attirer  quelques  repréfen- 
tations  qu'il  eft  en  poiTelfion  de  rebuter  ,  ou 
d'exciter  quelques  vains  murmures  qu'il  peut 
méprifer  fans  rifque;  car  par  les  Articles  VII. 
XXIII.  XXIV.  XXV.  XLIII.   toute  efpece  de 

réiiltance 

(k)  Ces  Confeils  périodiques  font  aufli  anciens  que 
hi  Législation  ,  comme  on  le  voit  par  le  dernier  Article 
de  l'Ordonnance  Eccléfiaftique.  Dans  celle  de  1  <;  76  im- 
primée en  173  s  ces  Cunfeils  font  fixés  de  cinq  en  cinq 
ans;  mais  dans  fOrdonnace  de  iç6i  imprimée  en  rç62 
ils  étoient  fixés  de  trois  en  trois  ans.  Il  n'eft  pas  raifon. 
nable  de  dire  que  res  Confeils  n'avoient  pour  objet  q-ue 
la  lecture  de  cette  Ordonnance  ,  puifque  l'imprefiion  qui 
en  fut  faite  en  même  tems  donnojt  à  chacun  la  facilité 
de  la  lire  à  toute  heure  à  fon  aile  ,  fans  qu'on  eutbefoin 
pour  cela  feul  de  l'appareil  d'un  Confeil-Général.  Mat 
heureufement  on  a  pris  grand  foin  d'effacer  bien  des  tra- 
ditions anciennes  qui  feroient  maintenant  d'un  grand  ufa- 
jje  pour  réclaircifïement  des  Edits. 

il)  J'examinerai  ci-aptès  cet  lldit  d'abolition, 


DE    LA    MONTAGNE.        237 

réiïilance  eft  défendue  en  quelque  casque  ce  puif- 
fe  être ,  &  les  reflburces  qui  font  hors  de  la  eonfti- 
tution  n'en  font  pas  partie  &  n'en  corrigent  pas 
les  défauts. 

Il  ne  le  fait  pas  ,  toutefois  ,  parce  qu'au  foni 
cela  lui  eft  très  -  indifférent ,  &  qu'un  ilmuiacre 
de  liberté  fait  endurer  plus  patiemment  la  fervi- 
tude.  Il  vous  amufe  à  peu  de  frais  ,  foit  par  des 
élections  fans  conféquence  quant  au  pouvoir 
qu'elles  confèrent  &  quant  au  choix  des  fujets 
élus,  foit  par  des  Loix  qui  paroilTent  importan- 
tes ,  mais  qu'il  a  foin  de  rendre  vaines ,  en  ne 
les  obfervant  qu'autant  qu'il  lui  plaît. 

D'ailleurs  on  ne  peut  rien  propofer  dans  ces 
aflemblécs  ,  on  n'y  peut  rien  difcuter ,  on  n'y 
peut  délibérer  fur  rien.  Le  Petit  Çonfeil  y  préiide , 
&  par  lui  -  même  ,  &  par  les  Syndics  qui  n'y  por- 
tent que  l'efprit  du  Corps.  Là- même  il  eft  MagiC. 
trat  encore  &  maître  de  fon  Souverain.  N'eft-il  pas 
contre  toute  raifon  que  le  Corps  exécutif  règle  la 
police  du  Corps  Législatif,  qu'il  lui  prefcrive  les 
matières  dont  il  doit  connoître  ,  qu'il  lui  interdife 
le  droit  d'opiner  ,  &  qu'il  exerce  fa  puiilance-abfo- 
lue  jufques  dans  les  actes  faits  pour  la  contenir  'i 

Qu'un  Corps  (i  nombreux  (m)  ait  befoin  de 

(m)  Les  Confeils-Généraux  étoient  autrefois  très  -  fri- 
quens  à  Genève ,  &  tout  ce  qui  fe  faifoit  de  quelque  im- 
portance y  étoit  porté.  En  1707  M.  le  Syndic  Lhouet, 
difoit  dans  une  harangue  devenue  célèbre  que  de  cette 
fréquence  venoit  jadis  la  foibleiî'e  &  le  rualheur  de  l'fi* 

Tome  IX.  Q. 


238  SEPTIEME    LETTRE 

police  &  d'ordre ,  je  l'accorde  :  mais  que  cette 
police  &  cet  ordre  ne  renverfent  pas  le  but  de 

tat  î  nous  verrons  bientôt  ce  qu'il  en  faut  croire.  II  infif- 
re  auffi  fur  l'extrême  augmentation  du  nombre  des  mem- 
bres ,  qui  rendroit  aujourd'hui  cette  fréquence  impoifi- 
ble  ,  affirmant  qu'autrefois  cette  afferublée  ne  paflbït 
pas  deux  à  trois  cents ,  &  qu'elle  eft  à  prcfent  de  trei'/e  à 
quatorze  cens.  Il  y  a  des  deux  côtés  beaucoup  cyexagé- 
ration. 

Les  plus  anciens  Confeils  -  Généraux  étoientau  moins 
de  cinq  à  fix  cens  membres  \  on  feroit  peut  -  être  bien 
embarraffé  d'en  citer  un  feul  qui  n'ait  été  que  de  deux 
ou  trois  cens.  En  1420  on  y  en  compta  7:0  ftipulans 
pour  tous  les  autres ,  &  peu  de  tems  api  es  on  reçut  en- 
core plus  de  deux  cents  Bourgeois. 

Quoique  la  Ville  de  Genève  foit  devenue  plus  com- 
merçante &  plus  riche  ,  elle  n'a  pu  devenir  beaucoup 
plus  peuplée  ,  les  fortifications  n'ayant  pas  permis  d'a- 
grandir l'enceinte  de  fes  murs  &  ayant  fait  rafer  fes  faux- 
bourgs.  D'ailleurs  ,  prefque  fans  territoire  &  à  la  merci 
de  fes  voifins  pour  fa  fubfiftance  ,  elle  n'auroit  pu  s'a- 
grandir fans  s'affoiblir.  En  1404  on  y  compta  treize  cents 
feux  faifant  au  moins  treize  mille  âmes.  Il  n'y  en  a  guè- 
re plus  de  vingt  mille  aujourd'hui  ;  rapport  bien  éloigné 
de  celui  de  ?  à  14.  Or  de  ce  nombre  il  faut  déduire  en- 
core celui  des  natifs,  habitans  ,  étrangers  qui  n'entrent 
pas  au  Confeil- Général  ;  nombre  fort  augmenté  relative- 
ment à  celui  des  Bourgeois  depuis  le  refuge  des  François 
&  le  progrès  de  l'induftrie.  Quelques  Cunfeils-Généraux 
font  allés  de  nos  jouis  à  quatorze  &  même  à  quinze 
cents  ;  mais  communément  ils  n'approchent  pas  de  ce 
nombre  ;  fi  quelques  -  uns  même  vont  à  treize  ,  ce  n'eft 
que  dans  des  occafions  critiques  où  tous  les  bons  Citoyens 
croiroient  manquer  à  leur  ferment  de  s'abfenter  ,  &  où 
les  Magiitrats  ,  de  leur  côté  ,  font  venir  du  dehors  leurs 
cliens  pour  favorifer  leurs  manœuvres  ;  or  ces  manœu- 
vres ,  inconnues  au  quinzième  fiecle,  n'exigoient  point 
alors  de  pareils  expediens.  Généralement  le  nombre  or- 
dinaire roule  entre  huit  à  neuf  cens  ;  quelquefois  il  refte 


DE    LA    MONTAGNE.        239 

fon  inftitution.  Elf  -  ce  donc  une  chofe  plus 
difficile  d'établir  la  ccgle  fans  fervitude  entre 
quelques  centaines  d'hommes  naturellement  gra- 
ves &  froids ,  qu'elle  ne  fétoit  à  Athènes , 
dont  on  nous  parle ,  dans  i'aifemblée  de  plu- 
fieurs  milliers  de  Citoyens  emportés ,  bouiilans 
&  prefque  effrénés  ;  qu'elle  ne  l'étoit  dans  la 
Capitale  du  monde  ,  où  le  Peuple  en  Corps 
exerçoit  en  partie  la  Puiflànce  executive  ,  & 
qu'elle  ne  lVft  aujourd'hui  même  dans  le  grand 
Confeil  de  Venife  ,  aullî  nombreux  que  votre 
Confeil  -  Général  ?  On  fe  plaint  de  l'impolice 
qui  règne  dans  le  Parlement  d'Angleterre  j  & 
toutefois  dans  ce  Corps  compofé  de  plus  de  fe^  t 
cens  membres ,  où  fe  traitent  de  Ci  grandes  af- 
faires ,  où  tant  d'intérêts  fe  croifent  ,  où  tant 
de  cabales  fe  forment  ,  où  tant  de  tètes  s'é- 
chauffent ,  où  chaque  membre  a  le  droit  de  par- 
ler ,  tout  fe    fait ,  tout  s'expédie ,    cette  grande 

au-defïbus  de  celui  de  l'an  14.20  ,  fur-tout  lorfque  l'a  trem- 
blée fe  tient  en  été  &  qu'il  s'agit  de  chofes  peu  impor- 
tantes. J'ai  moi-même  ailitté  en  nç+  à  un  Confeil  -  Gé- 
néral qui  n'étoit  certainement  pas  de  fept  cents  membres. 
11  refulte  de  ces  diverfes  confidérations  que  ,  tout  ba- 
lancé ,  le  Confeil  -  Général  elt  à-peu-près  aujourd'hui , 
quant  au  nombre  ,  ce  qu'il  étoit  il  y  a  deux  ou  trois  fie- 
cles  ,  ou  du  moins  que  la  différence  eit  peu  confidérable. 
Cependant  tout  le  monde  y  parloit  alors  ;  la  police  &  la 
décence  qu'on  y  voit  régner  aujourd'hui  n'etoit  pas  éta- 
blie. On  crioit  quelquefois  ,  mais  le  peuple  étoit  libie, 
ic  Magiilrat  refpectté  ,  &  le  Confeil  s'affembloit  fréquem- 
ment. Donc  Al.  le  Syndic  Chouet  accufoit  faux  ,  &  r.u- 
fonnoit  maj. 

CL* 


24o      SEPTIEME     LETTRE 

Monarchie  va  fon  train  ;  &  chez  vous  où'  les 
intérêts  font  fi  (Impies,  fi  peu  compliqués,  où  l'on 
n'a  ,  pour  ainfi  dire  ,  à  régler  que  les  affaires  d'une 
famille  ,  on  vous  fait  peur  des  orages  comme  il 
toutalloit  renverfer  ÎMonfieur  ,  la  police  de  votre 
Confeil-Général  eft  la  chofe  du  monde  la  plus  fa- 
cile :  qu'on  veuille  fincérement  l'établir  pour  le 
bien  public ,  alors  tout  y  fera  libre  &  tout  s'y 
paffera  plus  tranquillement  qu'aujourd'hui. 

Supposons  que  dans  le  Règlement  on  eût  pris 
la  méthode  oppofée  à  celle  qu'on  a  fuivie  ;  qu'au 
lieu  de  fixer  les  Droits  du  Confeil-Général  on  eût 
fixé  ceux  des  autres  Confeils  ,  ce  qui  par  là- même 
eût  montré  les  fiens  ;  convenez  qu'on  eût  trouvé 
dans  le  feul  Petit-Confeil  un  affemblage  de  pou- 
voirs bien  étrange  pour  un  Etat  libre  &  démocra- 
tique ,  dans  des  chefs  que  le  Peuple  ne  choifit 
point  &  qui  relient  en  place  toute  leur  vie. 

D'abord  l'union  de  deux  chofes  par-tout  ail- 
leurs incompatibles  >  favoir ,  l'adminiftration  des 
affaires  de  l'Etat  &  l'exercice  fuprème  de  la  juftice 
fur  les  biens,  la  vie  &  l'honneur  des  Citoyens. 

Un  Ordre ,  le  dernier  de  tous  par  fon  rang  & 
le  premier  par  fa  puilfance. 

Un  Confeil  inférieur  fans  lequel  tout  eft  mort 
dans  la  République  ;  qui  propofe  feul ,  qui  décide 
le  premier,  &  dont  la  feule  voix  ,  même  dans  fon 
propre  fait,  permet  à  fes  fupérieurs  d'en  avoir  une. 

Un  Corps  qui  reconnoît  l'autorité  d'un  autre  , 
&  qui  feul  a  la  nomination  des  membres  de  ce 
Corps  auquel  il  eft  fubordonné. 


DE    LA    MONTAGNE.        241 

Un  Tribunal  fuprème  duquel  on  appelle  ;  ou 
bien  au  contraire ,  un  Juge  inférieur  qui  préfî- 
de  dans  les  Tribunaux  fupérieurs  au  fien. 

Qui,  après  avoir  fiégé  comme  Juge  inférieur 
dans  le  Tribunal  dont  on  appelle,  non- feulement 
va  (léger  comme  Juge  fuprème  dans  le  Tribunal 
où  eft  appelle ,  mais  n'a  dans  ce  Tribunal  fuprème 
que  les  collègues  qu'il  s'eft  lui-même  choifis. 

Un  Ordre  ,  enfin ,  qui  feul  a  fon  a&ivité  pro- 
pre ,  qui  donne  à  tous  les  autres  la  leur,  &  qui 
dans  tous  foutenant  les  réfolutions  qu'il  a  prifes , 
opine  deux  fois  &  vote  trois  (  n  ). 

L'appel  du  Petit-Confeil  au  Deux-Cent  eft  un 
véritable  jeu  d'enfant.  C'eft  une  farce  en  politi- 
que, s'il  en  fut  jamais.  Aufîi  n'appelle  - 1  -  on 
pas  proprement  cet  appel  un  appel  i  c'eft  une 

(n)  Dans  un  Etat  qui  fe  gouverne  en  République  &  où 
l'on  parle  la  langue  françoife  ,  il  faudroit  fe  faire  un  lan- 
gage à  part  pour  le  Gouvernement.  Par  exemple  ,  Déli- 
bérer ,  Opiner  ,  Voter  ,  font  trois  chofes  très-différentes 
&  que  les  François  ne  diftinguent  pas  affez.  Délibérer , 
c'eft  pefer  le  pour  &  le  contre  ;  Opiner  c'eft  dire  fon  avis 
&  le  motiver  ;  Voter  c'eft  donner  fon  fuffrage ,  quand  il 
ne  relie  plus  qu'à  recueillir  les  voix.  On  met  d'abord  la 
matière  en  délibération.  Au  premier  tour  on  opine  ;  on 
vote  au  dernier.  Les  Tribunaux  ont  par-tout  à-peu- pi  es 
les  mêmes  formes  ,  mais  comme  dans  les  Monarchies  le 
public  n'a  pas  befoin  d'en  apprendre  les  termes ,  ils  ref- 
tenteon faciès  au  Barreau.  C'eft:  par  une  autre  inexactitu- 
de de  la  Langue  en  ces  matières  que  M.  de  Montefquieu  , 
qui  la  favoit  fi  bien  ,  n'a  pas  laiffé  de  dire  toujours  la 
Puijjance  exécutrice  ,  bleflant  ainfi  l'analogie  ,  &  faifant 
adjectif  le  mot  exécuteur ,  qui  eft  filbftantif.  C'eft  la  même 
faute  que  s'il  eût  dit  y  le  Pouvoir  législateur. 

QL3 


242       SEPTIEME    LETTRE 

grâce  qu'on  implore  en  jufïice  un  recours  en 
caflation  d'arrêt  ;  on  ne  comprend  pas  ce  que 
c'eft.  Croit  -  on  que  fi  le  Petit  -  Confeil  n'eût 
bien  fend  que  ce  dernier  recours  étoit  fans  con- 
féquence  ,  il  s'en  fût  volontairement  dépouillé 
comme  il  fit  i  Ce  défintéreffement  n'eft  pas  dans 
fes  maximes. 

Si  les  jugemens  du  Petit- Confeil  ne  font  pas 
toujours  confirmés  en  Deux  -  Cent  ,  c'eft  dans 
les  affaires  particulières  &  contradictoires  où  il 
n'importe  guère  au  Magiftrat  laquelle  des  deux 
Parties  perde  ou  gagne  fon  procès.  Mais  dans 
les  affaires  qu'on  pourfuit  d'office  ,  dans  toute 
aifaire  où  le  Confeil  lui-même  prend  intérêt, 
le  Deux  -  Cent  répare  -  t  -  il  jamais  fes  injuftices, 
protège  - 1  -  il  jamais  l'opprimé  ,  ofe  -  t  -  il  ne  pas 
confirmer  tout  ce  qu'a  fait  h  Confeil ,  ufa  - 1  -  il 
jamais  une  feule  fois  avec  honneur  de  fon  droit 
de  faire  grâce  ?  Je  rappelle  à  regret  des  tems 
dont  la  mémoire  eft  terrible  &  nécelfaire.  Un 
Citoyen  que  le  Confeil  immole  à  fa  vengeance 
a  recours  au  Deux  -  Cent  ;  l'infortuné  s'avilit 
jufqu'à  demander  grâce  >  fon  innocence  n'eft 
ignorée  de  perfonne  ;  toutes  les  règles  ont  été 
■violées  dans  fon  procès  *  la  grâce  eft  refufée , 
&  l'innocent  périt.  Fatio  fentit  fi  bien  l'inuti- 
lité du  recours  au  Deux- Cent  qu'il  ne  daigna 
pas  s'en  fervir. 

Je  vois  clairement  ce  qu'eft  le  Deux  -  Cent  à 
Zurich  ,  à  Berne  ,  à  Fribourg  &  dans  les  autres 


DE    LA    MONTAGNE.        243 

Etats  ariftocratiques  >  mais  je  ne  faurois  voir 
ce  qu'il  eft  dans  votre  Conftitution  ni  quelle 
place  il  y  tient.  Eft-ce  un  Tribunal  fupérieur  ? 
En  ee  cas  ,  il  eft  abfurde  que  le  Tribunal  infé- 
rieur y  fiege.  Eft  -  ce  un  Corps  qui  repréfente 
le  Souverain  ?  En  ce  cas  c'eft  au  Représenté 
de  nommer  {on  Repréfentant.  L'établilfement 
du  Deux-  Cent  ne  peut  avoir  d'autre  fin  que  de 
modérer  le  pouvoir  énorme  du  Petit  -  Confeil  ; 
&  au  contraire ,  il  ne  fait  que  donner  plus  de 
poids  à  ce  même  pouvoir.  Or  tout  Corps  qui 
agit  conftamment  contre  l'efprit  de  fon  inftitu- 
tion  eft  mal  inftitué. 

Que  fert  d'appuyer  ici  Har  des  chofes  notoi- 
res qui  ne  font  ignorées  d'aucun  Genevois?  Le 
Deux  -  Cent  n'eft  rien  par  lui-même  j  il  n'eft  que 
le  Petit  -  Confeil  qui  reparoît  fous  une  autre 
forme.  Une  feule  fois  il  voulut  tâcher  de  fe- 
couer  le  joug  de  fes  maîtres  &  fe  donner  une 
exift:nce  indépendante ,  &  par  cet  unique  effort 
l'Etat  faillit  être  renverfé.  Ce  n'eft  qu'au  feul 
Confeil  -  Général  que  le  Deux-Cent  doit  encore 
une  apparence  d'autorité.  Cela  fe  vit  bien  clai- 
rement dans  l'époque  dont  je  parle,  &  cela  fe 
verra  bien  mieux  dans  la  fuite  ,  fi  le  Petit  -  Con- 
feil parvient  à  fon  but  :  ainfi  quand  de  concert 
avec  ce  dernier  le  Deux  -  Cent  travaille  à  dépri. 
mer  le  Confeil  -  Général  ,  il  travaille  à  fa  propre 
ruine  ,  &  s'il  croit  fuivre  les  brifées  du  Deux- 
Cent  de  Berne  ,  il  prend  bien  groffiérement  le 

0-4 


244        SEPTIEME    LETTRE 

change;  mais  on  a  prefque  toujours  vu  dans  ce 
Corps  peu  de  lumières  &  moins  de  courage ,  & 
cela  ne  peut  guère  être  autrement  par  la  maniè- 
re dont  il  eft  rempli  (o). 

Vous  voyez,  Monfieur,  combien  au  lieu  de 
fpécifier  les  droits  du  Confeil  Souverain,  il  eût 
été  plus  utile  de  fpécifier  les  attributions  des 
Corps  qui  lui  font  fubordonnés ,  &  fans  aller 
plus  loin,  vous  voyez  plus  évidemment  encore 
que ,  par  la  force  de  certains  articles  pris  fépa- 
rément,  le  Petit  -  Confeil  eft  l'arbitre  fupre- 
me  des  Loix  &  par  elles  du  fort  de  tous  les 
particuliers.  Quand  on  confidere  les  droits  des 
Citoyens  &  Bourgeois  afTemblés  en  Confeil-  Gé- 
néral ,  rien  n'eft  plus  brillant:  mais  confidérez 
Jiors  de  -  là  ces  mêmes  Citoyens  &  Bourgeois 
comme  individus;  que  font- ils  ,  que  deviennent- 

(o)  Ceci  s'entend  en  général  &  feulement  de  l'efprifc 
du  Lorps  :  car  je  fais  qu'il  y  a  dans  le  Deux  -  Cent  des 
membres  tres-eclaires  &  qui  ne  manquent  pas  de  zèle  : 
mais  inceflamment  fous  les  yeux  du  Petit  Confeil  ,  livrés 
a  la  merci  fans  appui ,  fans  reffource  ,  &  fentant  bien 
qu  ils :  leroient  abandonnés  de  leur  Corps  ,  ils  s'abftien- 
ïientde  tenter  des  démarches  inutiles  qui  ne  feroient  que 
les  compromettre  &  les  perdre.  La  ville  tourbe  bour- 
donne &  triomphe.  Le  fage  fe  tait  &  gémit  tout  bas. 

jt  -j-  •  'e  Deux  "  Cent  n'a  *™s  touJours  été  dans  le 
diicredit  ou  il  eft  tombé.  Jadis  il  jouit  de  la  confidération 
puDlique  &  ae  ia  confiance  des  Citoyens  :  auffi  lui  Jaif- 
ioient-ils  fans  inquiétude  exercer  les  droits  du  Cocfeil- 
Oéneral  ,  que  le  Petit -Confeil  tâcha  dès-lors  d'attirer  à 
Jui  par  cette  voie  indirects.  Nouvelle  preuve  de  ce  qui 
lera  dit  plus  bas ,  que  la  Bourgeoiiie  de  Genève  eft  peu 
^emuante  &  ne  cherchç  ^^  ^  s>intr;guer  deg  affaires 


DE    LA    MONTAGNE.      24? 

ils  ?  Efclaves  d'un  pouvoir  arbitraire ,  ils  font 
livrés  fans  défenfe  à  la  merci  de  vingt  -  cinq 
Defpotej  ;  les  Athéniens  du  moins  en  avoient 
trente.  Et  que  dis -je  vingt -cinq?  Neuffuffi- 
ient  pour  un  jugement  civil  ,  treize  pour  un 
jugement  criminel  (p).  Sept  ou  huit  d'accord 
dans  ce  nombre  vont  être  pour  vous  autant  de 
Décemvirs  ;  encore  les  Décemvirs  furent  -  ils 
élus  par  le  peuple  ;  au  lieu  qu'aucun  de  ces 
juges  n'eft  de  votre  choix  j  &  l'on  appelle  cela 
être  libres? 

(p)  Edits  civils ,  Tit.  I.  Art.  XXXVI. 


Ai  Sn^fë  fc^. 


Q-1 


24*        HUITIEME    LETTRE 

HUITIEME     LETTRE. 


f. 


'Ai  tiré,  Monfieur,  l'examen  de  votre  Gou- 
vernement préfent  du  Règlement  de  la  Média- 
tion par  lequel  ce  Gouvernement  eft  fixé  ;  mais 
loin  d'imputer  aux  Médiateurs  d'avoir  voulu 
vous  ré  .luire  en  fervitude,  je  prouverois  aifé- 
ment  au  contraire ,  qu'ils  ont  rendu  votre  fitua- 
tion  meilleure  à  plufieurs  égards  qu'elle  n'étoit 
avant  les  troubles  qui  vous  forcèrent  d'accepter 
leurs  bons  offices.  Ils  ont  trouvé  une  Ville  en 
armes  ;  tout  étoit  à  leur  arrivée  dans  un  état  de 
criTe  &  de  confiai!  on  qui  ne  leur  permettoit  pas 
de  tirer  de  cet  état  la  règle  de  leur  ouvrage* 
Ils  font  remontés  aux  tems  pacifiques  ,  ils  ont 
étudié  la  conftitution  primitive  de  vT>tre  Gou- 
vernement ;  dans  les  progrès  qu'il  avoit  déjà 
fait ,  pour  le  remonter  il  eût  fallu  le  refondre  : 
la  raifon  ,  l'équité  ne  pcrmettoient  pas  qu'ils 
vous  en  donnaient  un  autre  ,  &  vous  ne  l'au- 
riez pas  accepté.  N'en  pouvant  donc  ôter  les 
défauts ,  ils  ont  borné  leurs  foins  à  l'affermir 
tel  que  l'avoient  laiffé  vos  pères  ;  ils  l'ont  cor- 
rigé même  en  divers  points ,  &  des  abus  que  je 
viens  de  remarquer  ,  il  n'y  en  a  pas  un  qui 
n'exiftât  dans  la  République  long-tems  avant  que 
les  Médiateurs  en  euifent  pris  connoiffance.  Le 


DE    LA    MONTAGNE.      247 

feul  tort  qu'ils  femblent  vous  avoir  fait  a  été 
d'ôter  au  Législateur  tout  exercice  du  pouvoir 
exécutif  &  l'ufage  de  la  force  à  l'appui  de  la  ju(H- 
ce;  mais  en  vous  donnant  une  reifource  aulfî  fûre 
&  plus  légitime  ,  ils  ont  changé  ce  mal  apparent 
en  un  vrai  bienfait  :  en  fe  rendant  garans  de 
vos  droits  ils  vous  ont  difpenfés  de  les  défendre 
■vous  -  mêmes.  Eh  î  dans  la  mifere  des  chofes 
humaines  quel  bien  vaut  la  peine  d'être  acheté 
du  fang  de  nos  frères  ?  La  liberté  même  eft  trop 
chère  à  ce  prix. 

Les  Médiateurs  ont  pu  fe  tromper  ,  ils  étoient 
hommes  ;  mais  ils  n'ont  point  voulu  vous  trom- 
per i  ils  ont  voulu  être  juftes.  Cela  fe  voit , 
même  cela  fe  prouve  -y  &  tout  montre  ,  en  ef- 
fet, que  ce  qui  eft  équivoque  ou  défectueux 
dans  leur  ouvrage  vient  fouvent  de  néceftïté  , 
quelquefois  d'erreur  ,  jamais  de  mauvaife  vo- 
lonté. Ils  avoient  à  concilier  des  chofes  pref- 
que  incompatibles,  les  droits  du  Peuple  &  les 
prétentions  du  Confeil,  l'empire  des  Loix  &  la 
puiffance  des  hommes ,  l'indépendance  de  l'Etat 
&  la  garantie  du  Règlement.  Tout  cela  ne  pou- 
voit  fe  faire  fans  un  peu  de  contradiction  ,  & 
c'eft  de  cette  contradiction,  que  votre  Magiftrat 
tire  avantage  ,  en  tournant  tout  en  fa  faveur, 
&  faifant  fervir  la  moitié  de  vos  Loix  à  violer 
l'autre. 

Il  eft  clair  d'abord  que  le  Règlement  lui  -mê- 
me  n'eft    point    une    Loi  que    les  Médiateurs 


243        HUITIEME    LETTRE 

aient  voulu  impofer  à  la  République  ,  mais 
feulement  un  accord  qu'ils  ont  établi  entre  fet 
membres,  &  qu'ils  n'ont  par  conféquent  porté 
nulle  atteinte  à  fa  fouveraineté.  Cela  eft  clair» 
dis-je  ,  par  l'Article  XLI V ,  qui  laifle  au  Confeil- 
Général  légitimement  affemblé  le  droit  de  faire 
aux  articles  du  Règlement  tel  changement  qu'il 
lui  plaît.  Ainfi  les  Médiateurs  ne  mettent  point 
leur  volonté  au-delfus  de  la  fienne ,  ils  n'inter- 
viennent qu'en  cas  de  divifion.  C'eft  le  fens  de 
l'Article  XV. 

Mais  de -là  réfulte  aufîi  la  nullité  des  réfer- 
ves  &  limitations  données  dans  l'Article  III  aux 
droits  &  attributions  du  Confeil  -  Général  :  car 
fi  le  Confeil  -  Général  décide  que  ces  réferves  & 
limitations  ne  borneront  plus  fa  puiifance ,  el- 
les ne  la  borneront  plus  ;  &  quand  tous  les 
membres  d'un  Etat  Souverain  règlent  fon  pou- 
voir fur  eux  -  mêmes  ,  qui  eft  -  ce  qui  a  droit  de 
s'y  oppofer?  Les  excludons  qu'on  peut  inférer 
de  l'Article  III  ne  fignifient  donc  autre  chofe , 
iinon  que  le  Confeil-  Général  fe  renferme  dans 
leurs  limites  jufqu'à  ce  qu'il  trouve  à  propos  de 
les  paffer. 

C'est  ici  l'une  des  contradictions  dont  j'ai 
parlé  ,  &  l'on  en  démêle  aifément  la  caufe.  Il 
étoit  d'ailleurs  bien  difficile  aux  Plénipotentiai- 
res pleins  de  maximes  de  Gouvernemens  tout 
dïfférens  ,  d'approfondir  affez  les  vrais  princi- 
pes du  vôtre.    La  Conftitution  démocratique  a 


DE    LA    MONTAGNE.        249 

jufquji  préfent  été  mal  examinée.    Tous  ceux 
qui  en  ont  parlé ,   ou  ne  la  connoiffoient  pas , 
ou  y  prenoient  trop  peu  d'intérêt ,   ou  avoient 
intérêt  de  la  préfenter  fous  un  faux  jour.  Au- 
cun d'eux  n'a  fuffifamment  diftingué  le  Souve- 
rain du  Gouvernement ,  la  Puiffance  législative 
de  l'executive.    Il   n'y  a  point    d'Etat  où    ces 
deux  pouvoirs  foient  fi  féparés  ,  &  où  l'on  ait 
tant    affe&é  de  les  confondre.    Les  uns  s'ima- 
ginent qu'une  Démocratie  eft  un  Gouvernement 
où  tout  le  Peuple  eft  Magiftrat  &  Juge.  D'au- 
tres ne  voient  la  liberté  que  dans  le  droit  d'é- 
lire fes  chefs,    &  n'étant  fournis  qu'à  des  Prin- 
ces ,  croient  que  celui  qui  commande  eft  tou- 
jours le  Souverain.  La  Conftitution  démocrati- 
que eft  certainement  le  chef-  d'œuvre  de  l'art 
politique  :  mais  plus  l'artifice  en  eft  admirable, 
moins  il  appartient  à  tous  les  yeux  de  le  péné- 
trer. N'eft  -  il  pas  vrai ,  Monfieur ,  que  la  pre- 
mière précaution  de  n'admettre  aucun  Confeil- 
Général  légitime  que  fous  la  convocation  du  Pe- 
tit -  Confeil  ,    &    la   féconde  précaution  de  n'y 
fouffrir   aucune   proposition  qu'avec    l'approba- 
tion du  Petit  -  Confeil  ,    fuffifoient  feules  pour 
maintenir  le  Confeil  -  Général  dans  la  plus  entiè- 
re  dépendance  ?  La    troisième    précaution    d'y 
régler  la  compétence  des  matières  étoit  donc  la 
chofe  du  monde  la  plus  fuperflue  ;    &  quel  eût 
été  l'inconvénient  de  laifler  au  Confeil- Général 
h  plénitude  des  droits  fuprèmes ,  puifqu'il  tien 


2fo        HUITIEME    LETTRE 

peut  faire  aucun  ufage  qu'autant  que  le  Petit- 
Confeil  le  lui  permet  ?  En  ne  bornant  pas  les 
droits  de  la  Puilfance  fouveraine  on  ne  la  ren- 
doit  pas  dans  le  fait  moins  dépendante  &  l'on  évi- 
tait une  contradiction  :  ce  qui  prouve  que  c'eft 
pour  n'avoir  pas  bien  connu  votre  Conllitution 
qu'on  a  pris  des  précautions  vaines  en  elles  -  mê- 
mes &  contradictoires  dans  leur  objet. 

On  dira  que  ces  limitations  avoient  feule- 
ment pour  fin  de  marquer  les  cas  où  les  Con- 
feils  inférieurs  feroient  obligés  d'affembler  le 
Confeil-  Général.  J'entends  bien  cela  ;  mais  n'é- 
toit-il  pas  plus  naturel  &  plus  [impie  de  mar- 
quer les  droits  qui  leur  étoient  attribués  à  eux- 
mêmes  ,  &  qu'ils  pouvoient  exercer  fans  le  con- 
cours du  Confeil  -  Général  ?  Les  bornes  étoient- 
elles  moins  fixées  par  ce  qui  eft  au  deçà  que 
par  ce  qui  eft  au  delà  ,  &  lorfque  les  Confeils 
inférieurs  vouloient  paifer  ces  bornes,  n'eft-il 
pas  clair  qu'ils  avoient  befoin  d'être  autorifés? 
Par  -  là  ,  je  l'avoue  ,  on  mettoit  plus  en  vue  tant 
de  pouvoirs  réunis  dans  les  mêmes  mains  , 
mais  on  préfentoit  les  objets  dans  leur  jour 
véritable  ,  on  tiroit  de  la  nature  de  la  chwfe 
le  moyen  de  fixer  les  droits  refpectifs  des 
divers  Corps ,  &  l'on  fauvoit  toute  contradic- 
tion. 

A  la  vérité  l'Auteur  des  Lettres  prétend  que 
le  Petit-  Confeil  étant  le  Gouvernement  même 
doit  exercer  à  ce  titre  toute  l'autorité  qui  n'tft 


DE    LA    MONTAGNE.  2fi 

pas  attribuée  aux  autres  Corps  de  l'Etat  ;  mais 
c'eft  fuppofer  la  fienne  antérieure  aux  Edits  » 
c'eft  fuppofer  que  le  Petit-  Confeil ,  fource  pri- 
mitive de  la  Puiflance  ,  garde  ainfi  tous  les  droits 
qu'il  n'a  pas  aliénés.  Reconnoiifez-vous ,  Mon- 
fieur  ,  dans  ce  principe  celui  de  votre  Conftitu- 
tion  ?  Une  preuve  lî  curieufc  mérite  de  nous  ar- 
rêter un  moment. 

Remarquez  d'abord  qu'il  s'agit  là  (a)  du  pou- 
voir du  Petit  -  Confeil  ,  mis  en  oppofition  avec 
celui  des  Syndics  ,  c'eft-à-dire ,  de  chacun  de 
ces  deux  pouvoirs  féparé  de  l'autre.  L'Edit  par- 
le du  pouvoir  des  Syndics  {ans  le  Confeil  ,  il 
ne  parle  point  du  pouvoir  du  Confeil  fans 
les  Synlics  ;  pourquoi  cela  ?  Parce  que  le  Con- 
feil fans  les  Syndics  eft  le  Gouvernement.  Donc 
le  filence  même  des  Edits  fur  le  pouvoir  du  Con- 
feil,  loin  de  prouver  la  nullité  de  ce  pouvoir, 
en  prouve  l'étendue.  Voilà ,  fans  doute  ,  une 
conclufion  bien  neuve.  Admettons-la  toutefois» 
pourvu  que  l'antécédent  foit  prouvé. 

Si  c'eft  parce  que  le  Petit-Confeil  eft  le  Gou- 
vernement que  les  Edits  ne  parlent  point  de 
fon  pouvoir,  ils  diront  du  moins  que  le  Petit- 
Confeil  eft  le  Gouvernement  ;  à  moins  que  de 
preuve  en  preuve  leur  filence  n'étabiilfe  toujours 
le  contraire  de  ce  qu'ils  ont  dit. 

(fl)  Lettres  écrites  de  la  Ca'.npcgne  pare  66,  , 


T.%%        HUITIEME    LETTRE 

Or  je  demande  qu'on  me  montre  dans  vos 
Edits  où  il  eft  dit  que  le  Petit  -  Confeil  efl  lô 
Gouvernement  ,  &  en  attendant  je  vais  vous 
montrer  ,  moi,  où  il  efl:  dit  tout  le  contraire. 
Dans  l'Edit  politique,  de  1 5 <5*8  »  je  trouve  le 
préambule  conçu  dans  ces  termes.  Four  que  le 
Gouvernement  &  Ejlat  de  cette  Ville  confijle  par 
quatre  Syndicques ,  le  Confeil  des  Vingt  -  cinq  ,  le 
Confeil  des  Soixante  ,  des  Deux  -  Cents  ,  du  Géné- 
ral ,  £f?  un  Lieutenant  en  la  jujïice  ordinaire  , 
avec  autres  Offices  ,  félon  que  bonne  police  le  re- 
quiert ,  tant  pour  l'adminiftration  du  bien  public 
que  de  la  jujlice ,    nous  avons  recueilli  l'ordre  qui 

jufqiiici   a  été  obfervé afin  qiCil  foit 

gardé  à  l'avenir comme  s'enfuit. 

Dès  l'article  premier  de  l'Edit  de  1738  »  je 
vois  encore  que  cinq  Ordres  compofent  le  Gouver- 
nement de  Genève.  Or  de  ces  cinq  Ordres  les 
quatre  Syndics  tout  feuls  en  font  un  ,  le  Con- 
feil des  Vingt-  cinq  ,  où  font  certainement  com- 
pris les  quatre  Syndics,  en  fait  un  autre  ,  &  les 
Syndics  entrent  encore  dans  les  trois  fuivans. 
Le  Petit-Confeil  fans  les  Syndics  n'eft  donc  pas 
le  Gouvernement. 

J'ouvre  l'Edit  de  1707,  &  j'y  vois  à  l'Arti- 
cle V.  en  propres  termes  ,  que  Mejfleurs  les  Syn- 
dics ont  la  dire&ion  &  le  Gouvernement  de  l'Etat. 
A  l'inftant  je  ferme  le  Livre ,  &  je  dis  ;  certaine- 
ment félon  les  Edits  le  Petit-Confeil  fans  les 
Syndics  n'eft  pas  le   Gouvernement  ,  quoique 

l'Auteur 


DE    LA    MONTAGNE,        2?s 

l'Auteur  des  Lettres  affirme  qu'il  Peft. 

On  dira  que  moi-même  j'attribue  fou  vent 
dans  ces  Lettres  le  Gouvernement  au  Petit- Con- 
ieil.  J'en  conviens  ;  mais  c'eft  au  Petit-Confeii 
préfidé  par  les  Syndics  ;  &  alors  il  eft  certain 
que  le  Gouvernement  provifionnel  y  réfide  dans 
le  fens  que  je  donne  à  ce  mot  :  mais  ce  fens 
n'eft  pas  celui  de  l'Auteur  des  Lettres  ;  puifque 
dans  le  mien  le  Gouvernement  n'a  que  les  pou- 
voirs qui  lui  font  donnés  par  la  Loi  ,  &  que 
dans  le  lien  ,  au  contraire  ,  le  Gouvernement  a 
tous  les  pouvoirs  que  la  Loi  ne  lui  ôte  pas. 

Reste  donc  dans  toute  fa  force  l'objection 
des  Repréfentans ,  que ,  quand  l'Edit  parle  des 
Syndics  ,  il  parle  de  leur  puilTance ,  &  que  , 
quand  il  parle  du  Confeil ,  il  ne  parle  que  de 
fon  devoir.  Je  dis  que  cette  objection  relie 
clans  toute  fa  force  ;  car  l'Auteur  des  Lettres 
n'y  répond  que  par  une  affertion  démentie  par 
tous  les  Edits.  Vous  me  ferez  plaifir  ,  Mon- 
sieur ,  fi  je  me  trompe ,  de  m'apprendre  en  quoi 
pèche  mon    raifonnement. 

Cependant  cet  Auteur,  très  content  du  fien, 
demande  comment  ,  fi  le  Législateur  navoit  pas 
confidéré  de  cet  œil  le  Petit-  Lonfeil ,  on  poivroi.fi 
concevoir  que  dam  aucun  endroit  de  Chdit  il  lien 
réglât  P  autorité  ,•  qu'il  lafuppofât  par  -  tout  &  qu'il 
ne  la  déterminât  nulle  pari  (b)? 

J'oserai  tenter  d'éeluircir  ce  profond  my Itère, 
(bj  lbid.  page  67, 

Tome  IX.  K 


AÏ4    HUITIEME    LETTRE 

Le  Législateur  ne  règle  point  la  puifTance  du 
Confeil  ,  parce  qu'il  ne  lui  en  donne  aucune 
indépendamment  des  Syndics  ,  &  lorfqu'il  la  fup- 
pofe  ,  c'eft  en  le  fuppofant  auffi  préfidé  par  eux, 
Il  a  déterminé  la  leur  ,  par  conféquent  il  eft  fu- 
perflu  de  déterminer  la  fienne.  Les  Syndics  ne 
peuvent  pas  tout  fans  le  Confeil,  mais  le  Con- 
feil ne  peut  rien  fans  les  Syndics  i  il  n'eft  rien 
fans  eux  ,  il  eft  moins  que  n'étoit  le  Deux-Cent 
même  lorfqu'il  fut  préfidé  par  l'Auteur  Sarrazin. 

Voila,  je  crois,  la  feule  manière  raifonnable 
d'expliquer  le  filence  des  Edits  fur  le  pouvoir 
du  Confeil  j  mais  ce  n'eft  pas  celle  qu'il  con- 
vient aux  Magiftrats  d'adopter.  On  eût  prévenu 
dans  le  Règlement  leurs  fingulieres  interpcta- 
tions  fi  l'on  eût  pris  une  méthode  contraire ,  Se 
qu'au  lieu  de  marquer  les  droits  du  Confeil- 
Général  on  eût  déterminé  les  leurs.  Mais  pour 
n'avoir  pas  voulu  dire  ce  que  n'ont  pas  dit  les 
Edits  ,  on  a  fait  entendre  ce  qu'ils  n'ont  jamais 
fuppofé. 

Que  de  cliofes  contraires  à  la  liberté  publi- 
que &  aux  droits  des  Citoyens  &  Bourgeois ,  & 
combien  n'en  pourrois  -  je  pas  ajouter  encore  ? 
Cependant  tous  ces  défavantages  qui  naiifoient 
ou  fembloient  naître  de  votre  Conftitution  & 
qu'on  n'auroit  pu  détruire  fans  l'ébranler  ,  ont 
été  balancés  &  réparés  avec  la  plus  grande  fa- 
geife  par  des  compenfations  qui  en  nahîoient  auili 


DE    LA    MONTAGNE.       255 

&  telle  étoit  précifément  l'intention  des  Média- 
teurs ,  qui ,  félon  leur  propre  déclaration ,  fut 
de  conferver  à  chacun  [es  droits,  [es  attributions  par- 
ticulieres  provenant  de  la  Loi  fondamentale  de  l'E- 
tat. M.  Micheli  Du  Cret  aigri  par  fes  malheurs 
contre  cet  ouvrage  dans  lequel  il  fut  oublié, 
l'accu fe  de  renverfer  l'inftitution  fondamentale 
du  Gouvernement  &  de  dépouiller  les  Citoyens 
&  Bourgeois  de  leurs  droits  ;  fans  vouloir  voir 
combien  de  ces  droits ,  tant  publics  que  partir 
culiers ,  ont  été  confervés  ou  rétablis  par  cet 
Edit  ,  dans  les  Articles  III ,  IV >  X ,  XI ,  XII  > 
XXII ,  XXX,  XXXI,  XXXII,  XXXIV,  XLII, 
&  XLIV  ;  fans  fonger  fur- tout  que  la  force  de 
tous  ces  Articles  dépend  d'un  feul  qui  vous  a 
aufîi  été  confervé.  Article  effentiel ,  Article  équi- 
pondérant  à  tous  ceux  qui  vous  font  contraires, 
&  (1  néceflaires  à  l'effet  de  ceux  qui  vous  font 
favorables  qu'ils  feroient  tous  inutiles  fi  l'on  ve- 
noit  à  bout  d'éluder  celui  -  là  ,  ainfi  qu'on  l'a 
entrepris.  Nous  voici  parvenus  au  point  impor- 
tant ;  mais  pour  en  bien  fentir  l'importance  il 
falloit  pefer  tout  ce  que  je   viens   d'expofer. 

On  a  beau  vouloir  confondre  l'indépendance 
&  la  liberté.  Ces  deux  cliofes  font  fi  différen- 
tes que  même  elles  s'excluent  mutuellement. 
Quand  chacun  fait  ce  qu'il  lui  plaît ,  on  fait 
fouvent  ce  qui  déplaît  à  d'autres  ,  &  cela  ne 
s'appelle  pas  un  état  libre.  La  liberté  confifte 
moins  à  faire  fa  volonté  qu'à  n'être  pas  fournis 

R  % 


25^      HUITIEME    LETTRE 

à  celle  d'autrui  ;  elle  confifte  encore  à  ne  pa£ 
foumettre  la  volonté  d'autrui  à  la  nôtre.  Qui- 
conque eft  maître  ne  peut  être  libre ,  &  régner 
c'eft  obéir.  Vos  Magiftrats  favent  cela  mieux 
que  peiTonne  ,  eux  qui  comme  Othon  n'omet- 
tent rien  de  ferviie  pour  commander  (c).  Je  ne 
connois  de  volonté  vraiment  libre  que  celle  à  la- 
quelle nul  n'a  droit  d'oppofer  de  la  réiiftance;  dans 
la  liberté  commune  nul  n'a  droit  de  faire  ce  que 
la  liberté  d'un  autre  lui  interdit ,  &  la  vraie  li- 
berté n'eft  jamais  deftructive  d'elle-même.  Ainfi 
la  liberté  fans  la  jultice  eft  une  véritable  contra- 
diction ;  car  comme  qu'on  s'y  prenne  tout  gène 
dans  l'exécution  d'une  volonté   défordonnée. 

Il  n'y  a  donc  point  de  liberté  fans  Loix  ,  ni 
où  quelqu'un  eft  au  defïus  des  Loix  :  dans  l'é- 
tat même  de  nature  l'homme  n'eft  libre  qu'à  la 
faveur    de'  la    Loi    naturelle    qui    commande   à 

(c)  En  général,  dit  l'Auteur  des  Lettres,  les  hommes 
craignent  encore  plus  d'obéir  qu'ils  n'aiment  à  comman- 
der. Tacite  en  jugeoit  autrement  &  connoiflbit  le  cœur 
humain.  Si  la  maxime  étoit  vraie  ,  les  valets  des  Grands 
feroient  moins  infolens  avec  les  Bourgeois  ,  &  l'on  ver- 
roit  moins  de  fainéans  ramper  dans  les  cours  des  Piin- 
ces.  11  y  a  peu  d'hommes  d'un  cœur  aflez  fain  pour 
favoir  aimer  la  liberté  :  tous  veulent  commander  ,  à  ce 
prix  nul  ne  craint  d'obéir.  Un  petit  parvenu  fe  donne 
cent  Maîtres  pour  acquérir  dix  valets.  11  n'y  a  qu'à  voir 
la  fierté  des  nobles  dans  les  Monarchies  ;  avec  quelle  em- 
phaie  ils  pronnoncent  ces  mots  de  fa  vice  &  de  Jeruir  ; 
combien  ils  sVfliment  grands  &  refpectables  quand  ils 
peuvent  avoir  l'honneur  de  dire  ,  le  Roi  mon  maître; 
combien  ils  méprifent  des  Républicains  qui  ne  font  que 
libres ,  &  qui  certainement  font  plus  nobles  qu'eux.  ' 


DE    LA    MONTAGNE.     2f? 

tous.  Un  Peuple  libre  obéit  ,  mais  il  ne  fert 
pas  ;  il  a  des  chefs  &  non  pas  des  maîtres  ;  il 
obéit  aux  Loix ,  mais  il  n'obéit  qu'aux  Loix  , 
<&  c'eft  par  la  force  des  Loix  qu'il  n'obéit  pas 
aux  hommes.  Toutes  les  barrières  qu'on  donne 
dans  les  Républiques  au  pouvoir  des  Magiftrats 
ne  font  établies  que  pour  garantir  de  leurs  at- 
teintes l'enceinte  facrée  des  Loix  :  ils  en  font 
les  Miniftres  non  les  arbitres ,  ils  doivent  les 
garder  non  les  enfreindre.  Un  Peuple  eft  libre, 
quelque  forme  qu'ait  fon  Gouvernement ,  quand- 
dans  celui  qui  le  gouverne  il  ne  voit  point 
l'homme  ,  mais  l'organe  de  la  Loi.  En  un 
mot ,  la  liberté  fuit  toujours  le  fort  des  Loix  , 
elle  règne  ou  périt  avec  elles  j  je  ne  fâche  rien 
de  plus  certain. 

Voes  avez  des  Loix  bonnes  &  fages  ,  foit  en 
elles-mêmes  ,  foit  par  cela  feul  que  ce  font  des 
Loix.  Toute  condition  impofée  à  chacun  par 
tous  ne  peut  être  onéreufe  à  perfonne  ,  &  la 
pire  des  Loix  vaut  encore  mieux  que  le  meil- 
leur maître  5  car  tout  maître  a  des  préférences, 
&  la  Loi  n'en  a  jamais. 

Depuis  que  la  conftitution  de  votre  Etat  a 
pris  une  forme  fixe  &  ftable ,  vos  fondions  de 
Législateur  font  finies.  La  fureté  de  l'édifice 
veut  qu'on  trouve  à  préfent  autant  d'obftacles 
,  pour  y  toucher  qu'il  falloit  d'abord  de  facilités 
pour  le  conftruire.  Le  droit  négatif  des  Con- 
feils  pris  en  ce  fens  eft  l'appui  de  la  Républi- 

R  3 


2ï8     HUITIEME    LETTRE 

que  :  l'Article  VI  du  Règlement  eft  clair&  pré- 
cis :  je  me  rends  fur  ce  point  aux  raifonnemens 
de  l'Auteur  des  Lettres ,  je  les  trouve  fans  ré- 
plique ,  &  quand  ce  droit  il  juftement  réclamé 
par  vos  Magiftrats  feroit  contraire  à  vos  inté- 
rêts ,  il  faudroit  fouffnr  &  vous  taire.  Des  hom- 
mes droits  ne  doivent  jamais  fermer  les  yeux  à 
l'évidence  ,  ni  difputer  contre  la  vérité. 

L'ouvrage  ,eft  confommé  ,  il  ne  s'agit  plus 
que  de  le  rendre  inaltérable.  Or  l'ouvrage  du 
Législateur  ne  s'altère  &  ne  fe  détruit  jamais  que 
d'une  manière  ;  c'eft  quand  les  dépositaires  de 
cet  ouvrage  abufent  de  leur  dépôt  ,  &  fe  font 
obéir  au  nom  des  Loix  en  leur  défobéiifant  eux- 
mêmes  (a).  Alors  la  pire  chofe  naît  de  la  meil- 
leure ,  &  la  Loi  qui  fert  de  fauvegarde  à  la  Ty- 
rannie eft  plus  funefte  que  la  Tyrannie  elle-mê- 
me. Voilà  précifément  ce  que  prévient  le  droit 
de  Repréfentation -ftipulé  dans  vos  Edits  &  ref- 
treint  mais    confirmé  par  la  médiation.  Ce  droit 

(d)  Jamais  le  peuple  ne  s'eft  rebelié  contre  les  Loix 
que  les  Chefs  n'aient  commencé   par  les  enfreindre  en 
quelque  chofe.  C'eft  fur  ce  principe  certain  qu'à  la  Chi- 
ne quand  il  y  a  quelque  révolte  dans  une  Province  on 
commence  toujours  par  punir  le  Gouverneur.  En  Europe 
les  Rois  fuiventconftamment  la  maxime  contraire,  auiïï 
voyez  comment  profperent-  leurs  Etats  !   La  population 
diminue  par-tout  d'un  dixième   tous  les  trente  ans  ;  elle 
ne  diminue  point  à  la  Chine.  Le  Defpotifme  oriental  fe 
foutient  parce  qu'il  eft  plus  févere  fur  les   Grands-  que 
fur  le  Peuple  :  il  tire  ainfi  de  lui-méraie  fcn  propre  re- 
mède.   J'entends  dire  qu'on  commence  à  prendre  à  la 
Porte  la  Maxime  Chrétienne.  Si  cela  eft,  on  verra  dans 
peu  ce  qui  en  réfultera, 


DE    LA    MONTAGNE.         4Ç* 

vous  donne  infpe&ion  ,  non  plus  fur  la  Législa- 
tion comme  auparavant  ,  mais  fur  l'adminiftra- 
tion  j  &  vos  Magiftrats ,  tout  puiffans  au  nom 
des  Loix ,  feuls  maîtres  d'en  propofer  au  Légis- 
lateur de  nouvelles  ,  font  fournis  à  fes  jugemens 
s'ils  s'écartent  de  celles  qui  font  établies.    Par 
cet  Article  feul  votre  Gouvernement ,  fujet  d'ail- 
leurs à  plufieurs  défauts  confidérables  ,  devient 
le  meilleur  qui  jamais  ait  exifté  :  car  quel  meil- 
leur Gouvernement  que  celui    dont  toutes  les 
parties  fe  balancent  dans   un  parfait  équilibre, 
où  les   particuliers  ne  peuvent  tranfgreffer  les 
Loix  ,  parce  qu'ils  font  fournis  à  des  Juges  ,  & 
où  ces  Juges  ne  peuvent  pas  non  plus  les  tranf- 
greifer ,  parce  qu'ils  font  furveillés  par  le  Peuple  ? 
Il  eft  vrai  que  pour  trouver  quelque  réalité 
dans  cet  avantage  ,  il  ne  faut  pas  le  fonder  fur 
un  vain  droit  :  mais  qui  dit  un  droit  ne  dit  pas 
une  chofe  vaine.  Dire  à  celui  qui  a  tranfgrefle 
la  Loi  qu'il  a  tranfgrefle  la  Loi  ,  c'eft  prendre 
une  peine  bien  ridicule  ;  c'en:  lui  apprendre  une 
chofe  qu'il  fait  aufîi  bien  que  vous. 

Le  droit  eft  ,  félon  Puffendorf ,  une  qualité 
morale  par  laquelle  il  nous  eft  dû  quelque  chofe. 
La  (impie  liberté  de  fe  plaindre  n'eft  donc  pas 
un  droit ,  ou  du  moins  c'eft  un  droit  que  la  na- 
ture accorde  à  tous  &  que  la  Loi  d'aucun  pays 
n'ôte  à  perfonne.  S'avifa- 1-  on  jamais  de  ftipuler 
dans  des  Loix  que  celui  qui  perdroit  un  procès 
auroit  la  liberté  de  fe  plaindre  ?  S'avifa- t-oa 

R4 


itfo    HUITIEME    LETTRE 

jamais  de  punir  quelqu'un  pour  l'avoir  fait  ?  Oui 
ell  le  Gouvernement ,  quelque  abfolu  qu'il  puiiïe 
être ,  où  tout  Citoyen  n'ait  pas  le  droit  de  don- 
ner des  mémoires  au  Prince  ou  à  fon  Miniftre 
fur  ce  qu'il  croit  utile  à  l'Etat ,  &  quelle  riféè 
n'exciteroit  pas  un  Edit  public  par  lequel  on  ac- 
corderoit  formellement  aux  fujets  le  droit  de 
donner  de  pareils  mémoires  ?  Ce  n'eft  pourtant 
pas  dans  un  Etat  defpotique  ,  c'eft  dans  une  Ré- 
publique, c'eft  dans  une  démocratie,  qu'on  donne 
authentiquement  aux  Citoyens  ,  aux  membres 
du  Souveiain,  la  permiffion  d'ufer  auprès  de  leur 
Magiftrat  de  ce  même  droit  que  nul  Defpote 
n'ôte   jamais  au  dernier  de  fes  efclaves. 

Quoi  !  Ce  droit  de  Repréfentation  confifte- 
roit  uniquement  à  remettre  un  papier  qu'on  eft 
même  difpenfé  de  lire  ,  au  moyen  d'une  ré- 
ponfe  féchement  négative  (*)?  Ce  droit  fi  fo- 
lemnellement  ftipulé  en  compenfation  de  tanc 
de  facrinces  ,  fe  borneroit  à  la  rare  prérogative 
de  demander  &  ne  rien  obtenir  ?  Ofer  avancer 
une  telle  proposition  ,  c'eft  accufer  les  Médiateurs 
d'avoir  ufé  avec  la  Bourgeoifie  de  Genève  de  h 
plus  indigne  fupercherie  ,  c'eft  offenfer  la  probité 
des  Plénipotentiaires  ,  l'équité  des  puifiances  mé- 
diatrices, c'eft  blefTer  toute  bienféance ,  c'eft  ou- 
trager même  le  bon  fens. 

0 ,  Telle  ,  par  exemple ,  que  celle  que  fit  le  Confeil 
le  10  Août  i7->j  aux  Repréfentations  remifes  le  8  à  M. 
le  premier  Syn Jic  par  un  grand  nombre  de  Citoyens  k 
Bourgeois. 


DE    LA    MONTAGNE.        26 1 

Mais  enfin  quel  eft  ce  droit  ?  jufqu'où  s'é- 
tend-il?  comment  peut- il  être  exercé?  Pour- 
quoi rien  de  tout  cela  n'eft  -  il  fpécifié  dans 
l'Article  VII?  Voilà  des  queftions  raifonnables; 
elles  offrent  des  difficultés  qui  méritent  examen» 
La  folution  d'une  feule  nous  donnera  celle 
de  toutes  les  autres ,  &  nous  dévoilera  le  véri- 
table efprit  de  cette  inftitution. 

Dans  un  Etat  tel  que  le  vôtre  ,  où  la  fouve- 
raineté  eft  entre  les  mains  du  Peuple  ;  le  Légif- 
lateur  exifte  toujours ,  quoiqu'il  ne  fe  montre  pas 
toujours.  Il  n'eft  raifemblé  &  ne  parle  authenti- 
quement  que  dans    le  Confeil- Général  :   mais 
hors  du   Confeil  -  Général  il  n'eft  pas  anéanti  ; 
fes  membres   font  épars  ,  mais  ils  ne  font  pas 
morts  ;  ils  ne  peuvent  parler  par  les  Loix  ,  mais 
ils  peuvent  toujours  veiller  fur  l'adminiftration 
des  Loix  i  c'eft  un  droit ,  c'eft  même  un  devoir 
attaché  à  leurs  perfonnes ,  &  qui  ne  peut  leur 
être  ôté  dans  aucun  tems.  De-là  le  droit  de  Re- 
préfentation.    Ainfi  la  Repréfentation  d'un  Ci- 
toyen ,  d'un  Bourgeois  ou  de  plufieurs  n'eft  que 
la  déclaration  de  leur  avis  fur  une  matière  de 
leur  compétence.    Ceci   eft  le  fens  clair  &  né- 
ceffaire  de  l'Edit  de  1707 ,  dans  l'Article  V  qui 
concerne  les  Repréfentations. 

Dans  cet  Article  on  proltrit  avec  raifon  la 
voie  des  fignatures  ,  parce  que  cette  voie  eft 
#ne  manière  de  donner  fon  fuffrage,  de  voter 

R  S 


««HUITIEME    LETTRE 

par  tête  comme  û  déjà  l'on  étoit  en  Confeil- Gé- 
néral,  &  que  la  forme  du  Confeil  -  Général  ne 
doit  être  fuivie  que  l'orfqu'il  eft  légitimement  af- 
femblé.  La  voie  des  Repréfentations  a  le  même 
avantage  ,  fans  avoir  le  même  inconvénient' 
Ce  n'eft  pas  voter  en  Confeil  -  Général  ,  c'eft 
opiner  fur  les  matières  qui  doivent  y  être  por- 
tées i  puifqu'on  ne  compte  pas  les  voix  ce  n'eft 
pas  donner  fon  fuffrage ,  c'eft  feulement  dire 
ion  avis.  Cet  avis  n'eft ,  à  la  vérité  ,  que  celui 
d'un  particulier  ou  de  plufieurs  ;  mais  ces  parti- 
culiers étant  membres  du  Souverain  &  pouvant 
le  repréfenter  quelquefois  par  leur  multitude,  la 
raifon  veut  qu'alors  on  ait  égard  à  leur  avis , 
non  comme  à  une  décifion,  mais  comme  aune 
propofition  qui  la  demande  ,  &  qui  la  rend  quel- 
quefois néceffaire. 

Ces  Repréfentations  peuvent  rouler  fur  deux 
objets  principaux  ,  &  la  différence  de  ces  ob- 
jets décide  de  la  diverfe  manière  dont  le  Con- 
feil doit  faire  droit  fur  ces  mêmes  Repréfenta- 
tions. De  ces  deux  objets  ,  l'un  eft  de  faire 
quelque  changement  à  la  Loi  ,  l'autre  de  répa- 
rer quelque  tranfgrefîion  de  la  Loi.  Cette  divi- 
fion  eft  complète  &  comprend  toute  la  matière 
fur  laquelle  peuvent  rouler  les  Repréfentations. 
Elle  eft  fondée  fur  l'Edit  même  qui  ,  diftinguant 
les  termes  félon  les  objets  ,  impofe  au  Procu- 
reur -  Général  de  faire   des  injiances  ou  des  rt» 


DE    LA    MONTAGNE.      26$ 

montrâmes  félon  que  les  Citoyens  lui  ont  fait  des 
plaintes  ou  des  réquifitiovts  (/). 

Cette  diftinction  une  fois  établie ,  le  Con- 
feil  auquel  ces  Repréfentations  font  adreffées 
doit  les  envifager  bien  différemment  félon  celui 
de  ces  deux  objets  auquel  elles  fe  rapportent. 
Dans  les  Etats  où  le  Gouvernement  &  les  Loix 
ont  déjà  leur  afllette ,  on  doit  autant  qu'il  fe 
peut  éviter  d'y  toucher  &  fur- tout  dans  les  pe- 
tites Républiques  ,  où  le  moindre  ébranlement 
défunit  tout.  L'averfion  des  nouveautés  efl 
donc  généralement  bien  fondée  i  elle  l'eft  fur- 
tout  pour  vous  qui  ne  pouvez  qu'y  perdre  ,  & 
le  Gouvernement  ne  peut  apporter  un  trop 
grand  obftacle  à  leur  établiifement  ;  car  quel- 
que utiles  que  fuifent  les  Loix  nouvelles  ,  les 
avantages  en  font  prefque  toujours  moins  fùrs 
que  les  dangers  n'en  font  grands.  A  cet  égard 
quand  le  Citoyen  ,  quand  le  Bourgeois  a  propofé 
fon  avis  ,  il  a  fait  fon  devoir  ,  il  doit  au  furplus 
avoir  affez  de  confiance  en  fon  Magiftrat  pour 
le  juger  capable  de  pefer  l'avantage  de  ce  qu'il 

(f)  Réquérir  n'eft  pas  feulement  demander,  mais  de- 
mander en  vertu  d'un  droit  qu'on  a  d'obtenir.  Cette  ac- 
ception etl  e'tablie  par  touces  les  formules  jûdicfaires  dans 
lefquelles  ce  terme  de  Palais  efl;  employé.  On  dh  réqué- 
rir Jujiicc  ,•  on  n'a  jamais  dit  requérir  grâce.  Ainfi  dans 
les  deux  cas  les  Citoyens  avoieat  également  droit  d'exi- 
ger que  leurs  réquifitions  ou  leurs  pi  ités,  rejettees  par 
les  Confeils  inférieurs  5  fuffent  pousçs  en  Confeil-Géné- 
ral.  Mais  par  le  mot  ajouté  dans  1  Article  IV.  de  l'Edic 
de  i7î8  ,  ce  droit  eft  reftreint  feulement  au  cas  de  la 
plainte ,   comme  il  fera  dit  dans  le  texte. 


264        HUITIEME    LETTRE 

lui  propofe  .&  porté  à  l'approuver  s'il  le  croit 
utile  au  bien  public.  La  Loi  a  donc  très-fage- 
ment  pourvu  à  ce  que  l'établiifement  &  même 
îa  proposition  de  pareilles  nouveautés  ne  paflat 
pas  fans  l'aveu  des  Confeils  ,  &  voilà  en  quoi 
doit  confifter  le  droit  négatif  qu'ils  réclament , 
&  qui  ,  félon  moi ,  leur  appartient  incontefta- 
blement. 

Mais  le  fécond  objet  ayant  un  principe  tout 
oppofé  doit  être  envifagé  bien  différemment. 
Il  ne  s'agit  pas  ici  d'innover  ;  il  s'agit  d'em- 
pêcher au  contraire  ,  qu'on  n'innove  j  il  s'agit 
non  d'établir  de  nouvelles  Loix  ,  mais  de  main- 
tenir les  anciennes.  Quand  les  chofes  tendent 
au  changement  par  leur  pente,  il  faut  fans  ceife 
de  nouveaux  foins  pour  les  arrêter.  Voilà  ce 
que  les  Citoyens  &  Bourgeois  ,  qui  ont  un  fï 
grand  intérêt  à  prévenir  tout  changement ,  fe 
propofent  dans  les  plaintes  dont  parle  l'Edit. 
Le  Législateur  exiftant  toujours  voit  l'effet  ou 
l'abus  de  fes  Loix  :  il  voit  fi  elles  font  fuivies 
ou  tranfgreifées  ,  interprétées  de  bonne  ou  de 
mauvaife  foi ,  il  y  veille  ;  il  y  doit  veiller  j  cela 
eft  de  fon  droit,  de  fon  devoir  ,  même  de  fon 
ferment.  C'eft  ce  devoir  qu'il  remplit  dans  les 
Repréfentations,  c'eft  ce  droit,  alors  ,  qu'il  exerce  ; 
&  il  feroit  contre  toute  raifon ,  il  feroit  même 
indécent,  de  vouloir  étendre  le  droit  négatif  du 
Confeil  à  cet   objet-là. 

Cela  feroit  contre  toute  raifon  quant  au  Lé- 


DE    LA    MONTAGNE.        2<S? 

gislateur  ;  parce  qu'alors  toute  la  folemnité  des 
Loix  feroit  vaine  &  ridicule,  &  que  réellement 
l'Etat  n'auroit  point  d'autre  Loi  que  la  volonté 
du  Petit-Confeil ,  maître  abfolu  de  négliger  3 
méprifer  ,  violer ,  tourner  à  fa  mode  les  règles 
qui  lui  feroient  prefcrites ,  &  de  prononcer  no.'r 
où  la  Loi  diroit  blanc  ,  fans  en  répondre  à  per- 
fonne.  A  quoi  bon  s'alfembler  folemnellement 
dans  le  Temple  de  Saint  Pierre ,  pour  donner 
aux  Edits  une  fan&ion  fans  effet  ?  pour  dire  au 
Petit-Confeil  '{  Mejjieurs  ,  voilà  le  Corps  de  Loix 
que  nous  établirons  dans  l'Etat  ,  &  dont  nous 
vous  rendons  les  dépofitaires ,  pour  vous  y  con- 
former quand  vous  le  jugerez  à  propos  ,  ^?  pour 
le  tranfgrejjer  quand  il  vous  plaira. 

Cela  feroit  contre  la  raifon  quant  aux  Repré- 
fentations.  Parce  qu'alors  le  droit  ftipulé  par 
un  Article  exprès  de  l'Edit  de  1707  &  confirmé 
par  un  Article  exprès  de  l'Edit  de  1738  feroit 
un  droit  illufoire  &  fallacieux ,  qui  ne  fignifie- 
roit  que  la  liberté  de  fe  plaindre  inutilement 
quand  on  elt  vexé  -,  liberté  qui  ,  n'ayant  jamais 
été  difputée  à  perfonne  ,  eft  ridicule  à  établir 
par  la  Loi. 

Enfin  cela  feroit  indécent  en  ce  que  par  une 
telle  fuppofition  la  probité  des  Médiateurs  feroit 
outragée,  que  ce  feroit  prendre  vos  Magiltrats 
pour  des  fourbes  &  vos  Bourgeois  pour  des  du- 
pes d'avoir  négocié  ,  traité  ,  tranligé  avec  tant 
d'appareil  pour  mettre  une  des  Parties  à  l'entière 


266    HUITIEME     LETTRE 

difcrétion  de  l'autre  ,  &  d'avoir  compenfé  les 
conceiîions  les  plus  fortes  par  des  fûretés  qui  ne 
fignifieroient  rien. 

Mais  ,  difent  ces  Meilleurs  ,  les  termes  de 
l'Edit  font  formels  :  11  ne  fera  rien  porté  au  Con- 
feil  -  Général  qitil  liait  été  traité  &  approuvé  d\t- 
bord  dans  le  Confeil  des  Vingt- cinq  ,  puis  dans  celui 
des  Deux-Cents. 

Premièrement  qu'eft-ce  que  cela  prouve  autre 
chofe  dans  la  queftion  préfente  ,  fi  ce  n'eft  une 
marche  réglée  &  conforme  à  l'Ordre  &  l'obli- 
gation dans  les  Confeils  inférieurs  de  traiter  & 
approuver  préalablement  ce  qui  doit  être  porté 
au  Confeil-  Général  '(  Les  Confeils  ne  font  -  ils 
pas  tenus  d'approuver  ce  qui  eft  prefcrit  par  la 
Loi?  Quoi  !  fi  les  Confeils  n'approuvoient  pns 
qu'on  procédât  à  l'éle&ion  des  Syndics  ,  n'y  de- 
vrcit-on  plus  procéder  ,  &  fi  les  fujets  qu'ils 
propofent  font  rejettes,  ne  font- il.  pas  contraints 
d'approuver  qu'il  en  foit  propofé  d'autres  ? 

D'ailleurs  ,  qui  ne  voit  que  ce  droit  d'ap- 
prouver &  de  rejetter,  pris  dans  fon  fens  abfo- 
îu ,  s'applique  feulement  aux  proportions  qui 
renferment  des  nouveautés  ,  &  non  à  celles  qui 
n'ont  pour  objet  que  le  maintien  de  ce  qui  eft 
établi  ?  trouvez-vous  du  bon  fens  à  fuppofer 
qu'il  faille  une  approbation  nouvelle  pour  ré- 
parer les  tran  (greffions  d'une  ancienne  Loi  ? 
Dans  l'approbation  donnée  à  cette  Loi  lorfqu'elle 
fut  promulguée  font  contenues  toutes  celles  qui 


DE   LA   MONTAGNE.        267 

fe  rapportent  à  fon  exécution  :  Quand  les  Con- 
feils  approuvèrent  que  cette  Loi  feroit  établie  ,' 
ils  approuvèrent  qu'elle  feroit  obfervée,  par 
confcquent  qu'on  en  puniroit  les  tranfgreffeurs  5 
&  quand  les  Bourgeois  dans  leurs  plaintes  le 
bornent  à  demander  réparation  fans  punition , 
l'on  veut  qu'une  telle  propofition  ait  de  nou- 
veau bf foin  d'être  approuvée?  Monfieur ,  ii  ce 
n'eft  pas  -  là  fe  moquer  des  gens  ,  dites  -  moi 
comment  on  peut  s'en  moquer  ? 

Toute  la  difficulté  confifte  donc  ici  dans  la 
feule  queftion  de  fait.  La  Loi  a  -  t  -  elle  été  tranf- 
greffée  ,  ou  ne  l'a- 1- elle  pas  été?  Les  Citoyens 
&  Bourgeois  difent  qu'elle  l'a  été  ;  les  Magiftrats 
le  nient.  Or  voyez,  je  vous  prie,  fi  l'on  peut 
rien  concevoir  de  moins  raifonnable  en  pareil 
cas  que  ce  droit  négatif  qu'ils  s'attribuent?  On 
leur  dit ,  vous  avez  tranfgreffé  la  Loi.  Ils  ré- 
pondent ,  nous  ne  l'avons  pas  tranfgreifée  ;  &  s 
devenus  ainfi  juges  fuprêmes  dans  leur  propre 
caufe  ,  les  voilà  juftifiés  contre  l'évidence  par 
leur  feule  affirmation. 

Vous  me  demanderez  fi  je  prétends  que  l'af- 
firmation contraire  foit  toujours  l'évidence  ?  Je 
ne  dis  pas  cela  ;  je  dis  que  quand  elle  le  feroit 
vos  Magiftrats  ne  s'en  tiendroient  pas  moins 
contre  l'évidence  à  leur  prétendu  droit  négatif. 
Le  cas  cil  actuellement  fous  vos  yeux  ;  &  pour 
qui  doit  être  ici  le  préjugé  le  plus  légitime  ? 
Lit-il  croyable ,  eft  -  il  naturel  que  des  particu- 


2£8        HUITIEME    LETTRE 

liers  fans  pouvoir ,  fans  autorité  ,  viennent  dire  à 
leurs  Magiitrats  qui  peuvent  être  demain  leurs 
Juges  ;  vous  avez  fuit  une  injujîice  ,  lorfque  cela 
n'eft  pas  vrai  'i  Que  peuvent  efpérer  ces  particu- 
liers d'une*  démarche  suffi  folle,  quand  même 
ils  feroient  fûrs  de  l'impunité  '<  Peuvent  ils  pen- 
fer  que  des  Magiitrats  fi  hautains  jufques  dans 
leurs  torts ,  iront  convenir  fottement  tVs  torts 
mêmes  qu'ils  n'auroient  pas  ?  Au  contraire ,  y 
a  -  t  -  il  rien  de  plus  naturel  que  de  nier  les  fau- 
tes qu'on  a  faites  ?  N'a  -  t  -  on  pas  intérêt  de  les 
foutenir ,  &  n'eft  -  on  pas  toujours  tenté;  de  le 
faire  lorfqu'on  le  peut  impunément  &  qu'on  a 
la  force  en  main  ?  Quand  le  foible  &  le  fort  ont 
enfemble  quelque  difpute  ,  ce  qui  n'arrive  guère 
qu'au  détriment  du  premier  ,  le  fentiment  par 
cela  feul  le  plus  probable  eft  toujours  que  c'eft 
le  plus  fort  qui  a  tort. 

Les  probabilités  ,  je  le  fais ,  ne  font  pas  de* 
preuves  :  mais  dans  des  faits  notoires  comparés 
aux  Loix  ,  lorfque  nombre  de  Citoyens  affirment 
qu'il  y  a  injuftice  ,  &  que  le  Magiftrat  accufé  de 
cette  injuftice  affirme  qu'il  n'y  en  a  pas,  qui 
peut  être  juge  ,  fi  ce  n'eft  le  public  inftruit  , 
&  où  trouver  ce  public  inftruit  à  Genève  fi  ce 
n'eft  dans  le  Confeil- Général  compofé  des  deux 
partis  ? 

Il  n'y  a  point  d'Etat  au  monde  où  le  fujet 
léfé  par  un  Magiftrat  injulte  ne  puiife  par 
quelque   voie  porter  fa  plainte  au  Souverain  , 

& 


DE    LA      MONTAGNE.        26> 

&  la  crainte  que   cette   refïburce  infpire  eft  un 
frein  qui  contient  beaucoup  d'iniquités.  En  Fran- 
ce même  ,  où  l'attachement  des  Parlemens  aux' 
Loix  eft  extrême  ,  la  voie   judiciaire  eft  ouver- 
te contre  eux  en  plufieurs   cas  par  des  requôres 
en  caflation   d'Arrêt.  Les  Genevois  font    privés 
d'un  pareil  avantage  ;  la  Partie  condamnée  pau 
les  Conleils  ne  peut  plus  ,  en  quelque  cas  que  ce 
puiffe  être  ,  avoir  aucun  recours  au   Souverain  : 
mais  ce  qu'un  particulier  ne  peut  faire  pour  fou 
intérêt  privé  ,  tous  peuvent  le  faire  pour  l'inté- 
rêt commun  :   car  toute  tranfgreiîion  des  Loix 
étant  une    atteinte    portée  à   la    liberté   devient 
une  affaire  publique,  &  quand  la  voix  publique" 
s'élève,  la  plainte  doic  être  portée  au  Souverain» 
11  n'y  auroit  fans  cela  ni  Parlement,  ni  Sénat ,  ni 
Tribunal  fur  la  terre  qui  ne  fût  armé  du  funefte 
pouvoir  qu'ofe  ufurper    votre  Magiftrat  ;  il  n'y 
auroit  point   dans  aucun  Etat  de  fort  auiïî  duc 
que  le  vôtre.  Vous  m'avouerez  que  ce  feroic-là 
une  étrange  liberté  ! 

Le  droit  de  Repréfentation  eft  intimement 
lié  à  votre  Conftitution  :  il  eft  le  feul  moyen 
poffible  d'unir  la  liberté  à  la  fubordination ,  & 
de  maintenir  le  Magiftrat  dans  la  dépendance 
des  Loix  fans  altérer  fon  autorité  fur  le  peuple. 
Si  les  plaintes  font  clairement  fondées  ;  (i  les 
raifons  font  palpables,  on  doit  préfumer  le  Cou- 
feil  aifez  équitable  pour  y  déférer.  S'il  ne  Té- 
toit  pas,  ou  que  les  griefs  n'euilent  pas  ce  dç- 
Twc  IX.  S 


270      HUITIEME     LETTRE 

gré  d'évidence  qui  les  met  au  defTus  du  doute  ; 
le  cas  changeroit ,  &  ce  feroit  alors  à  la  volon- 
té générale  de  décider  j  car  dans  votre  Etat  cet- 
te volonté  eft  le  Juge  fuprème  &  l'unique  Sou- 
verain. Or  comme  dès  le  commencement  de  la 
République  cette  volonté  avoit  toujours  des 
moyens  de  fe  faire  entendre  &  que  ces  moyens 
tenoient  à  votre  Conftitution  ,  il  s'enfuit  que 
l'Edit  de  1707  fondé  d'ailleurs  fur  un  droit 
immémorial  &  fur  l'ufage  confiant  de  ce  droit, 
n'avoit  pas  befoin  de  plus  grande  explication. 

Les  Médiateurs  ayant  eu  pour  maxime  fon- 
damentale de  s'écarter  des  anciens  Edits  le  moins 
qu'il  étoit  pofTible  ,  ont  laiîTé  cet  Article  tel  qu'il 
étoit  auparavant,  &mème  y  ont  renvoyé.  Ain(î 
par  le  Règlement  de  la  Médiation  votre  droit 
fur  ce  point  eft  demeuré  parfaitement  le  même , 
puifque  l'Article  qui  fe  pofe  eft  rappelle  tout 
entier. 

Mais  les  Médiateurs  n'ont  pas  vu  que  les 
change  mens  qu'ils  étoient  forcés  de  faire  à  d'au- 
tres Articles  les  obligeoient ,  pour  être  confé- 
quens  ,  d'éclaircir  celui  -  ci ,  &  d'y  ajouter  de 
nouvelles  explications  que  leur  travail  rendoit 
néceifaires.  L'eifet  des  Repréfentations  des  par- 
ticuliers négligées  eft  de  devenir  enfin  la  voix 
du  public  &  d'obvier  ainfi  au  déni  de  juftice. 
Cette  transformation  étoit  alors  légitime  &  con- 
forme à  la  Loi  fondamentale ,  qui ,  par  tout 
pays  arme  en   dernier  reifort  le  Souverain  de 


DE    LA    MONTAGNE.  27* 

îa  force  publique  pour  l'exécution  de  fes  vo- 
lontés. 

Les  Médiateurs  n'ont  pas  fuppofé  ce  déni  de 
juftice.  L'événement  prouve  qu'ils  l'ont  dû  fup- 
pofer.  Pour  affurer  la  tranquillité  publique  ils  onc 
jugé  à  propos  de  féparer  du  Droit  la  puiflance, 
&  de  fupprimer  même  les  afTcmblées  &  députa- 
tions  pacifiques  de  la  bourgeoifie;  mais  puifqu'ils 
lui  ont  d'ailleurs  confirmé  fon  droit ,  ils  dévoient; 
lui  fournir  dans  la  forme  de  l'inftitution  d'au- 
tres moyens  de  le  faire  valoir ,  à  la  place  de 
eeux  qu'ils  lui  ôtoient  :  ils  ne  l'ont  pas  fait.  Leur 
ouvrage  à  cet  égard  eft  donc  retté  défectueux; 
car  le  droit  étant  demeuré  le  même  ,  doit  tou- 
jours avoir  les  mêmes  effets. 

Aussi  voyez  avec  quel  art  vos  Magiftrats  fe 
prévalent  de  l'oubli  des  Médiateurs  !  En  quel- 
que nombre  que  vous  puiiîiez  être  ils  ne  voient 
plus  en  vous  que  des  particuliers  ,  &  depuis 
qu'il  vous  a  été  interdit  de  vous  montrer  en 
corps  ils  regardent  ce  corps  comme  anéanti  :  il 
ne  l'eft  pas  toutefois,  puifqu'il  conferve  tous 
fes  droits  ,  tous  fes  privilèges  ,  &  qu'il  faic 
toujours  la  principale  partie  de  l'Etat  &  du 
Législateur.  Us  partent  de  cette  fuppofition 
fauffe  pour  vous  faire  mille  difficultés  chiméri- 
ques fur  l'autorité  qui  peut  les  obliger  d'aifem- 
bler  le  Confeil  -  Général.  Il  n'y  a  point  d'au- 
torité qui  le  puifle  hors  celle  des  Loix ,  quand 
ils  les    obfervcnt  :    mais  l'autorité  de  la   Loi 

S  Z 


272       HUITIEME    LETTRE 

qu'ils  tranfgrefTcmt  retourne  au  Législateur  ;  8c 
n'ofant  nier  tout  -  à  -  fait  qu'en  pareil  cas  cette 
autorité  ne  foit  dans  le  plus  grand  nombre ,  ils 
rafTemb'ent  leurs  objections  fur  les  moyens  de 
le  conffater.  Ces  moyens  feront  toujours  faci- 
les fi  -  tôt  qu'ils  feront  permis  ,  &  ils  feront  fans 
inconvénient ,  puifqu'il  elt  aifé  d'en  prévenir  les 
abus. 

Il  ne  s'agifîoit-là  ni  de  tumultes  ni  de  vio- 
lence :  il  ne  s'agiifoit  point  de  ces  reiîburces 
quelquefois  néceifaires  mais  toujours  terribles, 
qu'on  vous  a  très  -  fagement  interdites  ;  non 
que  vous  en  aviez  jamais  abufé  ,  puifqu'au 
contraire  vous  n'en  ufâtes  jamais  qu'à  la  der- 
nière extrémité  ,  feulement  pour  votre  défen- 
fe9  &  toujours  avec  une  modération  qui  peut- 
être  eût  dû  vous  couferver  le  droit  des  ar- 
mes, fî  quelque  peuple  eût  pu  l'avoir  fans  dan- 
ger. Toutefois  je  bénirai  le  Ciel ,  quoi  qu'il  arri- 
ve, de  ce  qu'on  n'en  verra  plus  l'affreux  appareil 
au  milieu  de  vous.  Tout  efl  permis  dans  les  maux 
extrêmes  ,  dit  plufleurs  fois  l'Auteur  des  Let- 
tres. Cela  fût  -  il  vrai ,  tout  ne  feroit  pas  expé- 
dient. Quand  l'excès  de  la  Tyrannie  met  celui 
qui  la  founre  au-  deflfus  des  Loix,  encore  faut- 
il  que  ce  qu'il  tente  pour,  la  déu'aïr^  lui  laifle 
quelque  efpoir  d'y  réuflir.  Voudroit-on  vous 
réduire  à  cette  extrémité  ?  je  ne  puis  le  croi- 
ra ,  &  quand  vous  y  feriez  ,  je  penfe  encore 
moins  qu'aucune    voie  de  fait  pût  jamais  voiis 


"  DE    LA    MONTAGNE.      i^i 

•en  tirer.  Dans  votre  pofition    toute  fauffe   dé- 
marche eft  fatale  ,  tout  ce  qui  vous  induit  à  la 
faire  eft  un  piège  ,  &  fuiîiez  -  vous  un  inftant 
les  maîtres  ,  en  moins  de  quinze  jours  vous  fe- 
riez écrafés  pour  jamais.     Quoi  que  faifent  vos 
Magiftrats ,  quoi  que  dife  l'Auteur  des  Lettres , 
les  moyens  violens  ne  conviennent  point  à  la 
caufejuftc  :   fans  croire  qu'on  veuille  vous  for- 
cer aies  prendre  ,  je  crois  qu'on  vous  les  ver- 
roit  prendre  avec  plaifir  ;    &  je  crois  qu'on  ne 
doit  pas  vous   faire   envifager   comme  une  ref- 
fource  ce  qui  ne  peut  que   vous    ôter   toutes 
les  autres.  La  juftice  &  les  Lois  font  pour  vous  j 
ces  appuis ,  je  le  fais  ,  font  bien  foibles  contre 
le   crédit  &  l'intrigue  ;    mais  ils  font  les  feuls 
qui  vous  retient:  tenez -vous -y  jufqu'à  la  fin. 
Eh!  comment  approuverois -je  qu'on  voulût 
troubler   la    paix   civile    pour   quelque    intérêt 
que  ce  fût  ,  moi  qui  lui  facrifiai  le  plus  cher 
de  tous  les  miens  ?  Vous  le  favez  ,    Monfieur 
j'étois  defiré,    follicité  ;    je  n'avois  qu'à  paroi- 
tre  j    mes  droits    étoient  foutenus  ,  peut  -  être 
mes     affronts    réparés.     Ma    préfence   eût    du 
moins  intrigué  mes  perfécuteurs ,  &  j'étois  dans 
une  de   ces  pofitions  enviées ,  dont  quiconque 
aime  à  faire    un    rôle  fe  prévaut  toujours  avi- 
dement, j'ai  préféré  l'exil  perpétuel  de  ma  pa- 
trie ;  j'ai  renoncé  à  tout  ,   même  à  l'efpérance , 
plutôt  que  d'expoler  la  tranquillité    publique: 

S  3 


274      HUITIEME    LETTRE 

l'ai    mérité    d'être  cru  fincere ,  Jorfque  je  parla 
en  fa  faveur. 

Mais  pourquoi  fupprimer  des  afTemblées  pai- 
ilbles    &  purement    civiles,   qui  ne    pouvoient 
avoir  qu'un  objet  légitime,  puifqu'elles  reftoicnt 
toujours  dans  la  fubordination  due  au   Magif- 
trat  '(  Pourquoi  ,   lailîant    à   la  Bourgeoifie   le 
droit  de   faire  des  Repréfentations  ,  ne  les  lui 
pas    laiffer  faire   avec    l'ordre   &   l'authenticité 
convenables  ?  Pourquoi   lui   ôter   les    moyens 
d'en  délibérer   entr'elle  ,  & ,    pour    éviter   des 
afTemblées  trop  nombreufes ,  au  moins  par  fes 
députés  ?  Peut- on  rien  imaginer  de  mieux  ré- 
glé ,  de  plus  décent ,   de  plus  convenable  que 
les  afTemblées  par  compagnies   &   la   forme  de 
traiter  qu'a  fuivi  la  Bourgeoifie  pendant  qu'elle 
a  été  la  maitrefîe  de  l'Etat  ?  N'eft  -  il  pas  d'une 
police  mieux  entendue  de  voir  monter  à  l'Hô- 
tel-de- Ville  une   trentaine  de  députés  au   nom 
de  tous  leurs  Concitoyens  ,  que  de  voir  toute 
une  Bourgeoifie    y   monter    en  foule  ;    chacun 
ayant  fa  déclaration  à  faire,  &  nul  ne  pouvant 
parler   que   pour  foi  ?  Vous  avez   vu  ,    Mon- 
sieur ,  les  Repréfentans  en  grand  nombre ,  for- 
cés   de    fe    divifer   par  pelotons    pour  ne   pas 
faire   tumulte   &  cohue  ,  venir  féparément  par 
bandes  de  trente  ou  quarante ,   &  mettre  dans 
leur  démarche  encore  plus   de  bienféance  &  de 
modeftie  qu'il   ne  leur  en  étoit  preferit  par  la 
Loi.    Mais  tel  eft  l'efprit   de  la  Bourgeoifie  de 


DE    LA    MONTAGNE        27Ï 

Genève  ;  toujours  plutôt  en  deqà  qu'en  delà  de 
fes  droits  ,  elle  eft  ferme  quelquefois  ,  elle  n'eft 
jamais  féditieufe.  Toujours  la  Loi  dans  le  cœur , 
toujours  le  refped:  du  Magiftrat  fous  les  yeux  , 
dans  le  tems  même  où  la  plus  vive  indignation 
devoit  animer  fa  colère  ,  &  où  rien  ne  l'empê- 
choit  de  la  contenter  ,  elle  ne  s'y  livra  jamais. 
Elle  fut  jufte  étant  la  plus  forte  ;  même  elle  fut 
pardonner.  En  eût -on  pu  dire  autant  de  fes 
oppreifeurs  ?  On  fait  le  fort  qu'ils  lui  firent 
éprouver  autrefois  j  on  fait  celui  qu'ils  lui  pré- 
paroient. 

Tels  font  les  hommes  vraiment  dignes  de  la 
liberté  parce  qu'ils  n'en  abufent  jamais  ,  qu'on 
charge  pourtant  de  liens  &  d'entraves  comme 
la  plus  vile  populace.  Tels  font  les  Citoyens , 
les  membres  du  Souverain  qu'on  traite  en  fu- 
jets  ,  &  plus  mal  que  des  fujets  mêmes  ;  puif- 
que  dans  les  Gouvernemens  les  plus  abfolus  on 
permet  des  affemblées  de  communautés  qui  ne 
font  prefidées  d'aucun  Magiftrat. 

Jamais,  comme  qu'on  s'y  prenne,  des  régle- 
mens  contradictoires  ne  pourront  être  obfervés 
à  la  fois.  On  permet ,  on  autorife  le  droit  de 
Rc^réfentation ,  &  l'on  reproche  aux  Repréfen- 
tans  de  manquer  de  confiftance  en  les  empê- 
chant d'en  avoir.  Cela  n'efl:  pas  jufte ,  &  quand 
on  vous  met  hors  d'état  de  faire  vos  démarches 
en  Corps,  il  ne  faut  pas  vous  objecter  que 
vous  n'êtes  que  des   particuliers.    Comment  ne 

S  4 


Z7S  HUITIEME     LETTRE 

voit  -  on  point  que  fî  le  poids  des  Reprcfenta- 
tions  dépend  du  nombre  des  Repréfentans  , 
quand  elles  font  générales  il  e(t  impoilible  de 
les  faire  un  à  un?  Et  quel  ne  feroit  pas  l'em- 
barras  du  Magiltrat  s'il  avoit  à  lire  fuecetfive- 
ment  les  Mémoires  ou  à  écouter  les  difcourr; 
d'un  millier  d'hommes  ,  comme  il  y  eft  obligé 
par  la  Loi  ? 

Voici  donc  la  facile  folution  de  cette  grande 
difficulté    que  l'Auteur  des    Lettres  fait  valoir 
comme  infoluble  (x).  Que  lorfque  le  Magiftrat 
n'aura  eu  nul   égard  aux  plaintes  des  particu- 
liers  portées    en   Repréfentations  ;    il  permette 
l'arTemblée  des    Compagnies    bourgeoifes  ,  qu'il 
la    permette  féparément   en  des  lieux  ,  en  des 
tems  duierens  ;   que  celles  de  ces   Compagnies 
qui    voudront  à   la  pluralité  des    fuffrages  ap- 
puyer les    Repréfentations  le   falfent   par   leurs 
Députés.    Qu'alors  le  nombre  des  Députés    re- 
préfentans fe   compte  ;    leur   nombre   total   e(t 
fixe  ;  on  verra  bientôt  fi  leurs  vœux  font  ou  ne 
font  pas  ceux  de  l'Etat. 

Ceci  ne  figniae  pas  ,  prenez  -  y  bien  garde  , 
que  ces  aiTembiées  partielles  puifient  avoir  au- 
cune autorité ,  G.  ce  n'eft  de  faire  entendre  leur 
fentiment  fur  la  matière  des  Repréfentations. 
Elles  n'auront ,  comme  aiTembiées  autorifées 
pour  ce  icul  cas  ,  nul  autre  droit  que  celui  des 
particuliers  \  leur  objet  n'eft  pas  de  changer  la 
(fO  Page.   88» 


DE    LA    MONTAGNE.         A?7 

Loi  mais  de  juger  fî  elle  eft  fuivie ,  ni  de  re- 
dreffer  des  griefs  mais  de  montrer  le  befoin  d'y 
pourvoir  :  leur  avis  ,  fût  -  il  unanime  ,  ne  fera 
jamais  qu'une  RepréTentation.  On  faura  feule- 
ment par-  là  Ci  cette  Repréfentation  mérite  qu'on 
y  défère ,  foit  pour  affembler  le  Confeil-Général 
ii  les  Magiftrats  l'approuvent,  foit  pour  s'en  difl 
penfer  s'ils  l'aiment  mieux  ,  en  faîfant  droit  par 
eux-mêmes  fur  les  juftes  plaintes  des  Citoyens 
&  Bourgeois. 

Cette  voie  eft  fimple  ,  naturelle  ,  fûre,  elle 
eft  fans  inconvénient.  Ce  n'eft  pas  même  une 
Loi  nouvelle  à  faire,  c'eft  feulement  un  Arti- 
cle à  révoquer  pour  ce  fèul  cas.  Cependant  fî 
elle  effraie  encore  trop  vos  Magiftrats ,  il  en 
refte  une  autre  non  moins  facile ,  &  qui  n'eft 
pas  plus  nouvelle  :  c'eft  de  rétablir  les  Confeils- 
Généraux  périodiques  ,  &  d'en  borner  l'objet 
aux'  plaintes  mifes  en  Repréfentations  durant 
l'intervalle  écoulé  de  l'un  à  l'autre  ,  fuis  qu'il 
foit  permis  d'y  porter  aucune  autre  queftion- 
Ces  affemblées  ,  qui  par  une  diftindion  très-im- 
portante (y)  n'auroient  pas  l'autorité  du  Sou- 
verain mais  du  Magiftrat  fuprème,  loin  de  pou- 
voir rien  innover  ne  pourroient  qu'empêcher 
toute  innovation  de  la  part  des  Confeils ,  & 
remettre  toutes  chofes  dans  l'ordre  de  la  Légif- 
lation  ,  dont  le  Corps  dépofitaire  de  la  force 
publique    peut    maintenant  s'écarter    fans  gên» 

ly)  Voyez  le  Contrat  Social.  L.  III.   Chap.  17 

s  s 


278      HUITIEME     LETTRE 

autant  qu'il  lui  plaît.  En  forte  que  ,  pour  faire 
tomber  ces  affemblées  d'elles-mêmes  ,  les  Ma- 
giflrats  n'auroient  qu'à  fuivre  exactement  les 
Loix  :  car  la  convocation  d'un  Confeil-  Général 
feroit  inutile  &  ridicule  lorfqu'on  n'auroit  rien 
à  y  porter  ;  &  il  y  a  grande  apparence  que 
c'efl  ainfi  que  le  perdit  l'ufage  des  Confeils  -  Gé- 
néraux périodiques  au  feizieme  fiecle  ,  comme 
il  a  été  dit  ci-  devant. 

Ce  fut  dans  la  vue  que  je  viens  d'expofer 
qu'on  les  rétablit  en  1707  ,   &  cette  vieille  quef- 
tion  renouvellée  aujourd'hui  fut  décidée  alors 
par    le    fait  même  de  trois  Confeils  -  Généraux 
confécutifs  ,  au  dernier  defquels  pafFa  l'Article 
concernant  le  droit  de  Repréfentation.  Ce  droit 
n'étoit  pas  conteflé  ,  mais  éludé  i  les  Magiflrats^ 
n'ofoient  difconvenir  que  lorfqu'ils  refufoient  de 
fatisfaire  aux  plaintes  de  la  Bourgeoise  la  quef- 
tion  ne  dût  être  portée  en  Confeil- Général  ;  mais 
comme  il  appartient  à  eux  feuls  de  le  convoquer, 
ils  prétendoient  fous  ce  prétexte  pouvoir  en  dif- 
férer la  tenue   à  leur  volonté  ,  &    comptoient 
îaffer  à  force  de  délais  la  confiance  de  la  Bour- 
geoise. Toutefois  fon  droit    fut  enfin  fi   bien 
reconnu  qu'on  fit  dès  le  9  Avril  convoquer  l'af- 
femblée  générale  pour  lejf  de  Mai,  afin,  dit  le  Pla- 
card ,  de  lever  par  ce  moyen  les  infmuations  qui  ont 
été  répandues  que  la  convocation  en  pourvoit  être 
éludée  &  renvoyée  encore  loin. 

Et  qu'on  ne  dife  pas  que  cette  convocation 


DE    LA    MONTAGNE.        279 

fût  forcée  par  quelque  acte  de  violence  ou  par 
quelque  tumulte  tendant  à  fédition  ,  puifque 
tout  fe  traitoit  alois  par  députation  ,  comme  le 
Confeil  l'avoit  déliré  ,  &  que  jamais  les  Ci- 
toyens &  Bourgeois  ne  furent  plus  paiflbles 
dans  leurs  affemblées ,  évitant  de  les  faire  trop 
nombreufes  &  de  leur  donner  un  air  impofant.  Ils 
pouffèrent  même  fi  loin  la  décence  & ,  j'ofe  dire , 
la  dignité ,  que  ceux  d'entr'eux  qui  portoient 
habituellement  l'épée  la  poferent  toujours  pour 
y  affilier  (z).  Ce  ne  fut  qu'après  que  tout  fut 
fait,  ceft-à-dire,  à  la  fin  du  troifieme  Confeil- 
Général ,  qu'il  y  eut  un  cri  d'armes  caufé  par  la 
faute  du  Confeil  ,  qui  eut  l'imprudence  d'en- 
voyer trois  Compagnies  de  la  garnifon  la  baïon- 
nette au  bout  du  fufil ,  pour  forcer  deux  ou  trois 
cents  Citoyens  encore  affemblés  à  Saint  Pierre. 

Ces  Confeils  périodiques  rétablis  en  i7°7» 
furent  révoqués  cinq  ans  après  ;  mais  par  quels 
moyens  &  dans  quelles  circonstances  ?  Un  court 
examen  de  cet  Edit  de  1712  nous  fera  juger  de 
fa  validité. 

Premièrement  le  Peuple  effrayé  par  les  exé- 
cutions &  proferiptions  récentes  n'a  voie  ni  liberté 
ni  fureté  ;  il  ne  pouvoit  plus  compter  fur  rien 

(3)  Ils  eurent  la  même  attention  en  1734  dans  leurs 
Repréfentations  du  4.  Mars  ,  appuyée  de  mille  ou  de  douze 
cents  Citoyens  ou  Bourgeois  en  perfonnes  »  dont  pas  un 
feul  n'avoir,  l'épée  au  côte.  Ces  foins ,  qui  paroitroient 
minutieux  dans  tout  autre  Etat,  ne  le  font  pas  dans  une 
Démocratie  ,  &  caradérifent  peut-être  mieux  un  peuple 
que  des  traits  plus  eclatans. 


ï%6     HUITIEME    LETTRE 

après  la  frauduleufe  amnïftie  qu'on  employa 
pour  le  furprendre.  Il  croyoit  à  chaque  inftant 
revoir  à  fes  portes  les  SuilTes  qui  fervirent  d'ar- 
chers à  fcs  fanglantes  exécutions.  Mal  revenu 
d'un  effroi  que  le  début  de  l'Edit  étoit  très-pro- 
pre à  réveiller ,  il  eût  tout  accordé  par  la  feule 
crainte  ;  il  fentoit  bien  qu'on  ne  l'aflembloit  pas 
pour  donner  la  Loi  mais  peur  la  recevoir. 

Les  motifs  de  cette  révocation,   fondés  fur 
les  dangers  des  Confeils- Généraux  périodiques, 
font  d'une  abfurdité  palpable  à  qui  connoît  le 
moins  du  monde  l'efnrit  de  votre  Conftitution 
&  celui   de  votre  Bourgeoise.    On  allègue   les 
tems  de  pefte,  de  famine  &  de  guerre,  comme 
fi  la  famine  ou  la  guerre  étaient  un  obftacle  à 
la    tenue   d'un  Confeil ,  &   quant  à  la   pefte  , 
vous  m'avouerez  que   c'eft  prendre  fes  précau- 
tions  de  loin.    On   s'effraie  de  l'ennemi,    des 
mal-intentionnés  ,  des  cabales  ;  jamais  on  ne  vit 
des  gens  fi  timides;  l'expérience  du  palfé  devoit 
les  raifurer.    Les  fréquens    Confeils  -  Généraux 
ont     été    dans    les    tems   les  plus    orageux    le 
falot  de  la  République,  comme  il  fera  montré 
ci-après,  &  jamais  on  n'y  a  pris    que  des  réso- 
lutions fages    &   courageufes.  On  foutient  ces 
affemblécs    contraires   à  la    Conftitution  ,   dont 
elles  font  le  plus  ferme   appui  ;    on  les  dit  con- 
traires  aux  Edits,  6c  elles   font  établies  par  les 
Editss  on  les  aceufe  de  nouveauté  &  elles  font 


DE   LA   MONTAGNE.         28* 

aufïî  anciennes  que  la  Législation.  Il  n'y  a  pas 
une  ligne  dans  ce  préambule  qui  ne  foit  une 
fauffeté  ou  une  extravagance ,  &  c'efl;  fur  ce  bel 
expofé  que  la  révocation  pafle,  fans  program- 
me antérieur  qui  ait  inftruit  les  membres  de 
Taflemblée  de  la  proposition  qu'on  leur  vouloit 
faire,  fans  leur  donner  le  loifir  d'en  délibérer 
entre  eux ,  même  d'y  penfer,  &  dans  un  tems 
où  la  Bourgeoisie  mal  inftruite  de  fhiftoire  de 
fon  Gouvernement  s'en  lailfoit  aifément  impo- 
ier  par  le  Magiftrat. 

Mais  un  moyen  de  nullité  plus  grave  encore 
eft  la  violation  de  l'Edit  dans  fa  partie  à  cet 
égard  la  plus  importante  ,  favoir  ,  la  manière  de 
déchiffrer  les  billets  ou  de  compter  les  voix  ; 
car  dans  l'article  4  de  FEdit  de  1707  il  eft  dit 
qu'on  établira  quatre  Secrétaires  ad  a&um  pour 
recueillir  les  furfrages  ,  deux  des  Deux-Cents 
&  deux  du  Peuple,  lefquels  feront  choifis  fui" 
le  champ  par  M.  le  premier  Syndic  &  prête- 
ront ferment  dans  le  Temple.  Et  toutefois  dans 
le  Confeil- Général  de  1712,  fans  aucun  égard 
à  l'Edit  précédent  on  fait  recueillir  les  fu  orages 
par  les  deux  Secrétaires  d'Etat.  Quelle  fut 
donc  la  raifon  de  ce  changement,  &  pourquoi 
cette  manœuvre  illégale  dans  un  point  fi  capi- 
tal, comme  il  Ton  eût  voulu  tranfgrcffer  à  plai- 
fîr  la  Loi  qui  venoit  d'être  faite  ?  On  commen- 
ce pur  violer  dans  un  article  l'Edit  qu'on  veut 
annuller  dans  un  autre  !  Cette  marche   eit-elle 


283      HUITIEME    LETTRE 

régulière  ?  Si  comme  porte  cet  Edit  de  révoca- 
tion l'avis  du  Confeil  fut  approuve  prefque  una- 
nimement (aa) ,  pourquoi  donc  la  furprife  &  la 
confternation  que  marquoient  les  Citoyens  en 
fortant  du  Confeil ,  tandis  qu'on  voyoit  un  air 
de  triomphe  &  de  fatisfa&ion  fur  les  vifages  des 
Magiftrats  (bb)ï  Ces  différentes  contenances 
font- elles  naturelles  à  gens  qui  viennent  d'être 
unanimement  du  même  avis  ? 

(ad)  Par  la  manière  dont  il  m'eft  rapporté  qu'on  s'y 
prit ,  eette  unanimité  n'étoit  pas  difficile  à  obtenir  -,  &  il 
ne  tint  qu'à  ces  Meilleurs  de  la  rendre   complète. 

Avant  l'aflemblée  ,  le  Secretaite  d'Etat  Meltrezat  dit  : 
LaiJJtz-les  venir  ,  je  les  tiens.  Il  employa  ,  dit-on  ,  pour 
cette  fin  les  deux  mots  Approbation  ,  &  Réjcëlion  ,  qui 
depuis  font  demeures  en  ufage  dans  les  billets  :  en  forte 
que  quelque  parti  qu'on  prit  tout  revenoit  au  même.  Car 
ii  l'on  choififibit  Approbation  l'on  approuvoic  l'avis  des 
Confeils ,  qui  rejettoit  l'aflemblée  périodique  ;  &  fi  l'on 
prenoit  Rêjeclion  l'on  rejettoit  l'aiïemblée  périodique.  Je 
n'invente  pas  ce  fait ,  &  je  ne  le  rapporte  pas  fans  au- 
torité ;  je  prie  le  lecteur  de  le  croire  ;  mais  je  dois  à  la 
vérité  de  dire  qu'il  ne  me  vient  pas  de  Ceneve  ,  &  à  la 
juftice  d'ajouter  que  je  ne  le  crois  pas  vrai  :  je  fais  feu- 
lement que  l'équivoque  de  ces  deux  mots  abufa  bien  des 
votans  fur  celui  qu'ils  dévoient  choilir  pour  exprimer  leur 
intention  ,  &  j'avoue  encore  que  je  ne  puis  imaginer  au- 
cun motif  honnête  ni  aucune  exeufe  légitime  à  la  tranf. 
greflion  de  la  Loi  dans  le  recueillement  des  fuffrages.  Rien 
ne  prouve  mieux  la  terreur  dont  le  Peuple  étoit  faili  que 
le  filence  avec  lequel  il  tailla  palier  cette  irrégularité. 

(bb)  Us  difoient  entre  eux  en  fortant ,  &  bien  d'autres 
l'entendirent  ;  nous  venons  défaire  une  grande  journée. 
Le  lendemain  nombre  de  Citoyens  furent  le  plaindre 
qu'on  les  avoit  trompés ,  &  qu'ils  n'avoient  point  enten- 
du rejetter  les  alfemblées  générales ,  mais  l'avis  des  Con- 
feils. On  le  moqua  d'eux. 


DE    LA    MONTAGNE.        2S3 

Ainsi  donc  pour  arracher  ces  édits  de  révo- 
cation l'on  ufa  de  terreur ,  de  furprife ,  vrai- 
femblablement  de  fraude ,  &  tout  au  moins  on 
viola  certainement  la  Loi.  Qu'on  juge  fi  ces  ca- 
ractères font  compatibles  avec  ceux  d'une  Loi 
facrée  ,  comme  on  affecte  de  l'appeller  ? 

Mais  fuppofons  que  cette  révocation  foit  lé- 
gitime &  qu'on  n'en  ait  pas  enfreint  les  condi- 
tions (ce)»  quel  autre  effet  peut- on  lui  donner, 
que  de  remettre  les  chofes  fur  le  pied  oi\-  elles 
ctoient  avant  l'établhTement  de  la  Loi  révoquée  , 
&  par  conféquent  la  Bourgeoifie  dans  le  droit 
dont  elle  étoit  en  poffefîion  ?  Quand  on  carïe 
une  tranfa&ion  ,  les  Parties  ne  rettent-elles  pas 
comme  elles  étoient  avant  qu'elle  fût  paffée? 

Convenons  que  ces  Confeils- Généraux  pério- 
diques n'auroient  eu  qu'un  feul  inconvénient , 
mais  terrible  ;  c'eût  été  de  forcer  les  Magis- 
trats &  tous  les  Ordres  de  fe  contenir  dans  les 
bornes  de  leurs  devoirs  &  de  leurs  droits.  Par 
cela  feul  je  fais  que  ces  aflemblées  fi  effarou- 
chantes ne  feront  jamais  rétablies  ,  non  plus 
que  celles  de  la  Bourgeoifle  par  compagnies; 
mais  aufli  n'eft  -  ce  pas  de  cela  qu'il  s'agit  >  je 
n'examine  point  ici  ce  qui  doit  ou  ne  doit  pas 
fe  faire  ,  ce  qu'on  fera  ni  ce  qu'on  ne  fera  pas. 

(ce)  Ces  conditions  portent  qu'aucun  changement  à  l'E- 
dit 11  aura  for  ce  qu'il  n'ait  été  approuvé  dans  ce  Souverain 
Confcil.  Refte  donc  à  favoir  fi  les  infractions  de  l'Edit 
$c  font  pas  des  changemens  à  l'Edit. 


284    HUITIEME    LETTRE 

Les  expédiens  que  j'indique  fimplemertt  comme 
poffibles  &  faciles ,  comme  tirés  de  votre  Cons- 
titution ,  n'étant  plus  conformes  aux  nouveaux 
Edits,  ne  peuvent  paiîer  que  du  confentement 
des  Confeils,  &  mon  avis  n'elt.  aflurément  pas 
qu'on  les  leur  propofe  :  mais  adoptant  un  mo- 
ment la  fuppoiltion  de  l'Auteur  des  Lettres ,  je 
•réfous  des  objections  frivoles;  je  fais  voir  qu'il 
cherche  dans  la  nature  des  chofes  des  ob (racles 
qui  n'y  font  point ,  qu'ils  ne  font  tous  que  dans 
la  mauvaife  volonté  du  Confeil ,  &  qu'il  y  avoit 
s'il  l'eût  voulu  cent  moyens  de  lever  ces  pré- 
tendus obltacles  ,  fans  altérer  la  Conititution  , 
fans  troubler  l'ordre ,  &  fans  jamais  expofer  le 
repos  public. 

Mais  pour  rentrer  dans  la  queftion  tenons- 
nous  exactement  au  dernier  Edit ,  &  vous  n'y 
verrez  pas  une  feule  difficulté  réelle  contre  l'ef- 
fet néceifaire  du  droit  de  Repréfentation. 

i.  Celle  d'abord  de  fixer  ie  nombre  des  Re- 
préfentans  eft  vaine  par  l'Edit  même ,  qui  ne 
fait  aucune  diftinclion  du  nombre  ,  &  ne  donne 
pas  moins  de  force  à  la  Repréfentation  dunfeul 
qu'à  celle  de  cent. 

2.  Celle  de  donner  à  des  particuliers  le 
droit  de  faire  afTembler  le  Confeil-Général  clt 
vaine  encore;  puifque  ce  droit,  dangereux  ou 
non ,  ne  refaite  pas  de  reflet  néceifaire  des 
Repréfentations.  Commet  il  y  a  tous  les  ans 
deux  Confeijs  Généraux  pour  les  élections,   iL 

n'eu 


DE    LA    MONTAGNE.        23? 

n'en  faut  point  pour  cet  effet  aiTembler  d'extraor- 
dinaire. Il  fuffit  que  la  Repréfentation ,  après 
avoir  été  examinée  dans  les  Confeils  ,  foit  portée 
au  plus  prochain  Confeil  -  Général ,  quand  elle  eft 
de  nature  à  l'être  (dd).  La  féance  n'en  fera  pas 
même  prolongée  d'une  heure  ,  comme  il  eft  mani- 
fefte  à  qui  connoît  l'ordre  obfervé  dans  ces  aC 
femblées.  Il  faut  feulement  prendre  la  précau- 
tion que  la  proposition  pafle  aux  voix  avant 
les  élections  :  car  fî  l'on  attendoi:  que  l'élection 
fût  faite  ,  les  Syndics  ne  manqueroient  pas  de 
rompre  aufîî-tôt  l'aifemblée  ,  comme  ils  rirent 
en  1735. 

).  Celle  de  multiplier  les  Confeils- Généraux 
eft  levée  avec  la  précédente  ,  &  quand  elle  ne 
le  feroit  pas  ,  où  feroient  les  dangers  qu'on  y 
trouve  ?  C'eft  ce  que  je  ne  faurois  voir. 

On  frémit  en  lifant  l'énumération  de  ces  dan- 
gers dans  les  Lettres  écrites  de  la  Campagne,  dans 
l'Editde  i~ï2,  dans  la  Harangue  de  M.  Chouet; 
mais  vérifions.  Ce  dernier  dit  que  la  République 
ne  fut  tranquille  que  quand  ces  aifemblées  devin- 
rent plus  rares.  Il  y  a  U  une  petite  inverfion  à  ré- 
tablir. Il  falloit  dire  que  ces  aifemblées  devinrent 
plus  rares  quand  la  République  fut  tranquille.  Li- 
fez  ,  Monfieur  ,  les  faites  de  votre  Ville  durant  le 
feizieme  fiecle.  Comment  fecoua-t-elle  le  dquble 

(dd)  J'ai  diftingué  ci  -  devant  les  cas  où  les  Confeils 
font  tenus  de  l'y  porter ,  &  ceux  où  Us  ne  le  font  pas. 

Tome   IX,  X 


28£        HUITIEME     LETTRE 

joug  qui  l'écrafoit  ?  Comment  étouffa  - 1  -  elle  les 
factions  qui  îadéchiroient?  Comment  réfifta-t-el- 
le  à  fes  voifins  avides  ,  qui  ne  la  fecouroient  que 
pour  l'affervir  ?  Comment  s'établit  dans  fon  fciu 
la  Liberté  Evangélique  &  politique  ?  Comment  fa 
Conftitution  prit -elle  de  la  conliitanee  ?  Com- 
ment fe  forma  le  lyvtême  de  fon  Gouvernement  ? 
L'hiftoire  de  ces  mémorables  tems  eftun  enchaî- 
nement de  prodiges.  Les  Tyrans  ,  les  Veifins  , 
les  ennemis ,  les  amis  ,  les  fujets ,  les  Citoyens  » 
la  guerre ,  la  pefte  ,  la  famine  ,  tout  fembloit  con- 
courir à  la  perte  de  cette  malheureufe  Ville.  On 
conçoit  à  peine  comment  un  Etat  déjà  formé  eût 
pu  échappera  tous  ces  périls.  Non- feulement 
Genève  en  échappe  ,  mais  c'eft  durant  ces  crifes 
terribles  que  fe  confomme  le  grand  Ouvrage  de  fa 
Législation.  Ce  fut  par  fes  fréquens  Confeils-Gé- 
néraux  (ee) ,  ce  fut  par  la  prudence  &  la  fermeté 
que  fes  Citoyens  y  portèrent,  qu'ils  vainquirent 
enfin  tous  les  obitacles  ,  &  rendirent  leur  Ville 
libre  &  tranquille,  de  fujette  &  déchirée  qu'elle 
étoit  auparavant  j  ce  fut  après  avoir  tout  mis 
en  ordre  au  dedans  qu'ils  fe  virent  en  état  de 

(ee)  Comme  on  fes  aflembloit  alors  dans  tous  les  cas 
ardus  félon  les  Edits  ,  &  que  ces  cas  ardus  revenoient 
très-fouvent  dans  ces  tems  orageux* ,  le  Confeil  -  Général 
étoit  alors  plus  fréquemment  convoqué  que  n'eft  aujour- 
d'hui,le  Deux  -  Cent.  Qu'on  en  juge  par  une  feule  épo- 
que. Durant  les  huit  premiers  mois  de  l'année  1^40  il 
fe  tint  dix  -  huit  Confeils  -  Généraux  ,  &  cette  année  n'eue 
rien  de  plus  extraordinaire  que  celles  qui  avoient  précédé 
&  que  celles  qui  fuivirent. 


DE    LA    MONTAGNE.        287 

Faire  au  dehors  la  guerre  avec  gloire.  Alors  le 
Confeil  Souverain  avoit  fini  fes  fondions  ,  c'é- 
toit  au  Gouvernement  de  faire  les  fiennes  :  il 
ne  reftoit  plus  aux  Genevois  qu'à  défendre  la  li- 
berté qu'ils  venoient  d'établir  ,  &  à  fe  montrer 
auïîi  braves  foldats  en  campagne  qu'ils  s'étoient 
montrés  dignes  Citoyens  au  Confeil  ;  c'eft  ce  qu'ils 
firent.  Vos  annales  attellent  par -tout  l'utilité 
des  Confeils- Généraux  ;  vos  Meilleurs  n'y 
voient  que  des  maux  effroyables.  Ils  font  l'objec- 
tion ,  mais  Phiftoire  la  réfout. 

4.  Celle  de  s'expofer  aux  faillies  du  Peuple 
quand  on  avoifine  à   de   grandes  Puilfances  fe 
réfout  de  même.  Je  ne  fâche  point  en  ceci  de 
meilleure  réponfe  à  des  fophifmes  que  des  faits 
conftans.     Toutes  les  réfolutions  des   Confeils- 
Généraux  ont  été  dans  tous  les  teins  auffi  pleines 
de    fagelfe  que   de  courage  ;  jamais  elles  ne  fu- 
rent  infolentes  ni  lâches  ;  on  y  a   quelquefois 
juré  de  mourir  pour  la  patrie  >  mais  je  défie 
qu'on  m'en  cite  un  feul ,    même  de  ceux  où   le 
Peuple  a  le  plus  influé:   dans  lequel  on  ait  par 
étourderie    indifpofé    les    PuiiTances    voilines , 
non    plus  qu'un  feul  où  l'on  ait  rampé  devant 
elles.  Je  ne  fcrois  pas  un  pareil  défi  pour  tous 
les  arrêtés    du    Petit  -  Confeil  :    mais    parlons. 
Quand  il  s'agit  de  nouvelles  réfolutions  à  pren- 
dre ,  c'eft  aux  Confeils  inférieurs  de  les  propo- 
fer  ,  au  Confeil  -  Général  de  les  rejetter  ou  de 
les  admettre  i  il  ne  peut  rien  faire  de  plus;    on 

T  2, 


288         HUITIEME    LETTRE 

ne  difpute  pas  de  cela  :  cette  objection  porte 
donc  à  faux. 

5.  Celle  de  jetter  du  doute  &  de robfcurité* 
fur  toutes  les  Loix  n'eft  pas  plus  folide ,  parce 
qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  interprétation  va- 
gue ,  générale  ,  &  fufceptible  de  fubtilités  ; 
mais  d'une  application  nette  &  précife  d'un  fait 
à  la  Loi.  Le  Magiftrat  peut  avoir  fes  raifons 
pour  trouver  obfeure  une  chofe  claire ,  niais 
cela  n'en  détruit  pas  la  clarté.  Ces  Meilleurs 
dénaturent  la  queftion.  Montrer  par  la  lettre 
d'une  Loi  qu'elle  a  été  violée  n'eft  pas  propo- 
fer  des  doutes  fur  cette  Loi.  S'il  y  a  dans  les 
termes  de  la  Loi  un  feul  fens  félon  lequel  le 
fait  foit  juftifié  ,  le  Confeil  dans  fa  réponfe  ne 
manquera  pas  d'établir  ce  fens.  Alors  la  Repré- 
fentation  perd  fa  forGe ,  &  fi  l'on  y  perfifte  ,  el- 
le tombe  infailliblement  en  Confeil  -  Général  : 
car  l'intérêt  de  tous  eft  trop  grand  ,  trop  pré- 
{'enz ,  trop  fenfible  ,  fur-  tout  dans  une  Ville  de 
commerce  ,  pour  que  la  généralité  veuille  ja- 
mais ébranler  l'autorité  ,  le  Gouvernement ,  la 
Législation  ,  en  prononçant  qu'une  Loi  a  été 
tranfgrelfée ,  lorfqu'il  eft  pofïible  qu'elle  ne  l'ait 
pas  été. 

C'est  au  Législateur ,  c'eft  au  rédacteur  des 
Loix  à  n'en  pas  laiifer  les  termes  équivoques. 
Quand  ils  le  fon-t  ,  c'eft  à  l'équité  du  Magiftrat 
d'en  fixer  le  fens  dans  la  pratique  ;  quand  la 
Loi   a  plufieurs  fens ,   il  ufe  de  fon   droit  en 


DE     LA    MOXTAGNE.  289 

préférant  celui  qu'il  lui  plaît;  mais  ce  droit  ne 
va  point  jufqu'à  changer  le  fens  littéral  des 
loix  &  à  leur  en  donner  un  qu'elles  n'ont  pas  ; 
autrement  il  n'y  auroit  plus  de  Loi.  La  queC 
tion  ainfi  pofée  eft  fi  nette  qu'il  eft  facile  au 
bon  fens  de  prononcer  ,  &  ce  bon  fens  qui 
prononce  fe  trouve  alors  dans  le  Confeil  -Géné- 
ral. Loin  que  de  -  là  naiifent  des  difcuifivtis  in- 
terminables ,  c'eft  par-là  qu'au  contraire  on  les 
prévient;  c'eft  par -là  qu'élevant  les  Edits  au- 
delfus  des  interprétations  arbitraires  &  particu- 
lières que  l'intérêt  ou  la  paillon  peut  fuggérer  y 
on  eft  fur  qu'ils  difent  toujours  ce  qu'ils  difent, 
&  que  les  particuliers  ne  font  plus  en  d.nite  , 
fur  chaque  affaire  ,  du  fens  qu'il  plaira  au  Ma- 
giftrat  de  donner  à  la  Loi.  N'eft-  il  pas  clair  que 
les  difficultés  dont  il  s'agit  maintenant  n'exiite- 
roient  plus  fi  l'on  eût  pris  d'abord  ce  moyen  de 
les  réfoudre? 

6.  Celle  de  foumettre  les  Confeils  aux  or- 
dres des  Citoyens  eft  ridicule.  Il  eft  certain 
que  des  Repréfentations  ne  font  pas  des  ordres, 
lion  plus  que  la  requête  d'un  homme  qui  de- 
mande juftice  n'eft  pas  un  ordre;  mais  le  M.t- 
giftrat  n'en  eft  pas  moins  obligé  de  rendre  au 
fuppliant  la  juftice  qu'il  demande  ,  &  le  Con- 
feil de  faire  droit  fur  les  Repréfentations  des 
Citoyens  &  Bourgeois.  Quoique  les  MagiRrats 
fuient  les  fupérieurs   des  particuliers ,  cette  lu- 

T  3 


2?o        tfUITIEiME    LETTRE 

'  périoriré  ne  les  difpenfe  pas  d'accorder  à  leurs 
inférieurs  ce  qu'ils  leur  doivent  ,  &  les  termes 
refpeclueux  qu'emploient  ceux  -  ci  pour  le  de- 
mander n'ôtent  rien  au  droit  qu'ils  ont  de  l'ob- 
tenir. Une  Repréfentation  eft  ,  fi  l'on  veut, 
lin  ordre  donné  au  Confeil ,  comme  elle  eft  un 
ordre  donné  au  premier  Syndic  à  qui  on  la  pré- 
fente  de  la  communiquer  au  Confeil  ;  car  c'ell 
ce  qu'il  eft  toujours  obligé  de  faire ,  foit  qu'il 
approuve  la  Repréfentation  ,  foit  qu'il  ne  l'ap- 
prouve pas. 

Au  relie  quand  le  Confeil  tire  avantage  du 
mot  de  Repréfentation  qui  marque  infériorité  > 
en  difant  une  chofe  que  perfonne  ne  difpute , 
il  oublie  cependant  que  ce  mot  employé  dans 
le  Règlement  n'eft  pas  dans  l'Edit  auquel  il 
renvoie ,  mais  bien  celui  de  Remontrances  qui 
préfente  un  tout  autre  fens  :  à  quoi  l'on  peut 
ajouter  qu'il  y  a  de  la  différence  entre  les  Re- 
montrances qu'un  Corps  de  Magiftrature  fait  à 
ion  Souverain ,  &  celles  que  des  membres  du 
Souverain  font  à  un  Corps  de  Magiftrature. 
Vous  direz  que  j'ai  tort  de  répondre  à  une  pa- 
reille objection  ;  mais  elle  vaut  bien  la  plupart 
des  autres. 

7.  Celle  enfin  d'un  homme  en  crédit  con- 
teftant  le  fens  ou  l'application  d'une  Loi  qui 
le  condamne  ,  &  féduifant  le  public  en  fa  fa- 
veur ,   cil  telle  que  je  crois   devoir  m'abftenir 


DE    LA    MONTAGNE.      291 

j 
de  la  qualifier.  Eh  !  qui  donc  a  connu  la  Bour. 

geoifie  de  Genève  pour  un  peuple  fervile,  ar- 
dent ,  imitateur ,  ftupide  ,  ennemi  des  loix  ,  & 
fi  prompt  à  s'enflammer  pour  les  intérêts  u'au- 
trui  ?  Il  faut  que  chacun  ait  bien  vu  le  ilen 
compromis  dans  les  affaires  publiques  ,  avant 
qu'il  puiffe  fe  réfoudre  à  s'en  mêler. 

Souvent  l'injuftice  &  la  fraude  trouvent  des 
protecteurs  ;  jamais  elles  n'ont  le  public  pour 
elles  j  c'eft  en  ceci  que  la  voix  du  Peuple  eft 
la  voix  de  Dieu ,  mais  malheureufement  cette 
voix  facrée  eft  toujours  foible  dans,  les  affaires 
contre  le  cri  de  la  Puiffance  ,  &  la  plainte  de 
l'innocence  opprimée  s'exhale  en  murmures  me. 
prifés  par  la  tyrannie.  Tout  ce  qui  fe  fait 
par  brigue  &  réduction  fe  fait  par  préférence 
au  profit  de  ceux  qui  gouvernent;  cela  ne  fau- 
roit  être  autrement.  La  rufe ,  le  préjugé  ,  l'in- 
térêt ,  la  crainte  ,  l'efpoir  ,  la  vanité ,  les  cou- 
leurs fpécieufes  ,  un  air  d'ordre  &  de  fubordi- 
nation  ,  tout  eft  pour  des  hommes  habiles  cons- 
titués en  autorité  &  verfés  dans  l'art  d'abufer 
le  peuple.  Quand  il  s'agit  d'oppofer  l'adreife  à 
l'adrelfe ,  ou  le  crédit  au  crédit,  quel  avantage 
immenfe  n'ont  pas  dans  une  petite  Ville  les 
premières  familles  toujours  unies  pour  domi- 
ner ,  leurs  amis,  leurs  cliens  ,  leurs  créatures  » 
tout  cela  joint  à  tout  le  pouvoir  des  Cnnfeils  » 

T  4 


293        HUITIEME    LETTPvE 

pour  écrafer  des  particuliers  qui  oferoient  leur 
faire  tète  ,  avec  des  fophifmes  pour  toutes  ar- 
mes ?  Voyez  autour  de  vous  da&s  cet  inilant 
même.  L'appui  des  loix  ,  l'équité  ,  la  vérité , 
l'évidence  ,  l'intérêt  commun  ,  le  foin  de  la 
fureté  particulière  ,  tout  ce  qui  devroit  entraîner 
la  fou!e  fufKt  à  peine  pour  protéger  des  Citoyens 
rcfpe.clés  qui  réclament  contre  l'iniquité  la  plus 
raanifefte  ;  &  Ton  veut  que  chez  un  Peuple 
éclairé  l'intérêt  d'un  brouillon  faffe  plus  de  par- 
tifans  que  n'en  peut  faire  celui  de  l'if  tat  ?  Ou  je 
comtois  mal  votre  Bourgeoisie  &  vos  Chefs  ,  ou 
fi  jamais  il  fè  fait  une  feule  Repréfentation  mal 
fondée  ,  ce  qui  n'eft  pas  encore  arrivé  que  je  fâ- 
che y  l'Auteur,  s'il  n'eit  méprifable,  eft  un  hom- 
me perdu. 

Est -il  befoin  de  réfuter  des  objections  de 
cette  efpece  quand  on  parle  à  des  Genevois  ? 
Y  a  - 1  -  il  dans  votre  Ville  un  feul  homme  qui 
n'en  fente  la  mauvaife  foi ,  &  peut- on  férieufe- 
ment  balancer  l'ufage  d'un  droit  facré  ,  fonda- 
mental ,  confirmé  ,  nécelfaire  ,  par  des  incon- 
véniens  chimériques  que  ceux  mêmes  qui  les 
objedent  favent  mieux  que  perfonne  ne  pou- 
voir exifter  ?  Tandis  qu'au  contraire  ce  droit 
enfreint  ouvre  la  porte  aux  excès  de  la  plus 
odieufe  Oligarchie ,  au  point  qu'on  la  voit  at- 
tenter déjà  fans  prétexte  à  la  liberté  des  Ci- 
toyens ,  &  s'arroger  hautement  le  pouvoir  de  les 


DE    LA    MONTAGNE.      293 

emprifonner  fans  aftri&ion  ni  condition  ,  fans 
formalité  d'aucune  efpece ,  contre  la  teneur  des 
Loix  les  plus  précifes  ,  &  malgré  toutes  les  pro- 
teftations. 

L'explication  qu'on  ofe  donner  à  ces  Loix 
eft  plus  infultante  encore  que  la  tyrannie  qu'on 
exerce  en  leur  nom.  De  quels  raifonnemens  on 
vous  paie  ?  Ce  n'eft  pas  affez  de  vous  traiter  en 
efclaves  (i  l'on  ne  vous  traite  encore  en  enfans. 
Eh  Dieu  !  Comment  a-ton  pu  mettre  en  doute 
des  queftions  aufîi  claires  ,  comment  a-t-on  pu 
les  embrouiller  à  ce  point  ?  Voyez  ,  Monfieur  , 
files  pofer  n'eft  pas  les  refoudre?  En  finiifant 
par  -  là  cette  Lettre  ,  j'efpere  ne  la  pas  aionger 
de  beaucoup. 

Un  homme  peut  être  conflitué  prifonnier  de 
trois  manières.  L'une  ,  à  l'inftance  d'un  autre 
homme  qui  fait  contre  lui  Partie  formelle  ;  la 
féconde  ,  étant  furpiis  en  flagrant  délit  &  faifi  fur 
le  champ ,  ou  ,  ce  qui  revient  au  même ,  pour 
crime  notoire  dont  le  publie  eft  témoin  ;  &  la 
troifieme  ,  d'office  ,  par  la  {impie  autorité  du  Ma- 
giftrat ,  fur  des  avis  fecrets ,  lui*  des  indices  ,  ou 
fur  d'autres  raifons  qu'il  trouve  fuffifar.tes. 

Dans  le  premier  cas ,  il  eft  ordonné  par  les 
Loix  de  Genève  que  l'accufateur  revête  les  pri- 
fons  ,  ainfi  que  l'accufé  ;  &  de  plus  ,  s'il  n'eft 
pas  folvable  ,  qu'il  donne  caution  des  dépens 
&    de  l'adjugé.     Ainfi  Ton  a   de  ce  côté  dans 

T  5 


294    HUITIEME    LETTRE 

l'intérêt  de   Faccufateur  une  fureté  raifonnable 
que  le  prévenu  n'eft  pas  arrêté  injuftement. 

Dans  le  fécond  cas  ,  la  preuve  eft  dans  le 
fait  même,  &  Paccufé  eft  en  quelque  forte  con- 
vaincu par  fa  propre  détention. 

Mais  dans  le  troifieme  cas  on  n'a  ni  la  mê- 
me fureté  que  dans  le  premier  ,  ni  la  même 
évidence  que  dans  le  fécond  ,  &  c'eft  pour  ce 
dernier  cas  que  la  Loi  ,  fuppofant  le  Magiftrat 
équitable  ,  prend  feulement  des  mefures  pour 
qu'il  ne  foit  pas  furpris. 

Voila  les  principes  fur  lefquels  le  Législateur 
fe  dirige  dans  ces  trois  cas  i  en  voici  maintenant 
l'application. 

Dans  le  cas  de  la  Partie  formelle  ,  on  a  dès 
le  commencement  un  procès  en  règle  qu'il  faut 
fuivre  dans  toutes  les  formes  judiciaires  :  c'eft 
pourquoi  l'affaire  eft  d'abord  traité  en  premiè- 
re inftance.  L'emprifonnement  ne  peut  -  être 
fait  fi ,  parties  oities  ,  /'/  ri  a  été  permis  par  juf. 
iice  (f).  Vous  favez  que  ce  qu'on  appelle  à 
Genève  la  Juftice  eft  le  Tribunal  du  Lieutenant 
&  de  fes  aiîiftans  appelles  Auditeurs.  Ainfî 
c'eft  à  ces  Magiftrats  &  non  à  d'autres  ,  pas 
même  aux  Syndics  ,  que  la  plainte  en  pareil 
cas  doit  être  portée  ,  &  c'eft  à  eux  d'ordonner 
l'emprifonnement  des  deux  parties  ;  fauf  alors 

(#)  Edita  civils.  Tk.  XII.  Art.  i. 


DE    LA    MONTAGNE.      t% 

le  recours  de   l'une  des  deux  aux  Syndics,  fi , 
félon  les  termes  de  l'Edit  ,  elle  fe  fmtoit  grevée 
■parce  qui  aura  été  ordonné  (gg\  Les  trois  pre- 
miers Articles   du  Titre    XII  fur  les  matières 
criminelles  fe  rapportent  évidemment  à  ce  cas-là. 
Dans  le  cas  du  flagrant  délit,  foit  pour  cri- 
me ,   foit  pour  excès  que  la  police  doit  punir , 
il  eft  permis  à  toute  perfonne  d'arrêter  le  cou- 
pable i  mais  il  n'y  a  que  les  Magiftrats  chargés 
de  quelque   partie  du  pouvoir  exécutif  ,    tels 
que  les  Syndics  ,  le  Confeil ,  le  Lieutenant ,  un 
Auditeur,  qui  puilfent  l'écrouer  i  un  Confeiller 
ni  plufieurs  ne  le  pourroient  pas;   &  le  prifon- 
nier  doit  être  interrogé  dans  les  vingt  -  quatre 
heures.     Les    cinq   Articles  fuivans  du    même 
Edit  fe  rapportent  uniquement  à  ce  fécond  cas  ; 
comme  il  eft  clair ,  tant  par  l'ordre  de  la  ma- 
tière,   que  par  le  nom   de  criminel  donné    au 
prévenu  ,  puifqu'il  n'y  a  que  le  feul  cas  du  fla- 
grant délit  ou  du  crime  notoire  ,  où  l'on  puiife 
appeller  criminel  un  accule  avant  que  fon  pro- 
cès lui  foit  fait.     Que  fi  l'on  s'obftine  à    vou- 
loir qu'accufé   &  criminel  foient    fynonimes ,    il 
faudra  ,  par  ce  même  langage  ,  qu'innocent  & 
criminel  le  foient  aullî. 

Dans  le  refte  du  Titre  XII  il  n'eft  plus  quef- 
tion  d'emprifonnement  ,  &  depuis  l'Article  9 
inclulivement   tout  roule   fur  la   procédure  & 

<J7J7  )  Ibid.  Art.  2. 


295        HUITIEME    LETTRE 

fur  la  forme  du  jugement  dans  toute  efpece  de 
procès  criminel.  Il  n'y  eft  point  parlé  des  empri- 
fonnemens  faits  d'office. 

Mais  il  en  eft  parlé  dans  l'Edit  politique  fur 
l'Office  des  quatre  Syndics.  Pourquoi  cela  ?  Par- 
ce que  cet  Article  tient  immédiatement  à  la  li- 
berté civile  ,  que  le  pouvoir  exercé  fur  ce 
point  par  le  Magiftrat  eft  un  acte  de  Gouverne- 
ment plutôt  que  de  Magiftrature ,  &  qu'un  (im- 
pie Tribunal  de  juftice  ne  doit  pas  être  revêtu 
d'un  partit  pouvoir.  Aulîî  l'Edit  l'accorde  -  t  -  il 
aux  Syndics  feuîs  ,  non  au  Lieutenant  ni  à  au- 
cun  autre  Magiftrat. 

Or  pour  garantir  les  Syndics  de  la  furprife 
dont  j'ai  parlé  ,  l'Edit  leur  preferit  de  mander 
premièrement  ceux  qu'il  appartiendra  ,  d'exami- 
ner ,  d'interroger  ,  &  enfin  de  faire  emprisonner 
fi  mejtier  eft.  Je  crois  que  dans  un  pays  libre  la 
Loi  ne  pouvait  pas  moins  faire  pour  mettre  un 
frein  à  ce  terrible  pouvoir.  Il  faut  que  les  Ci- 
toyens aient  toutes  les  fûretés  raifonnables 
qu'en  faifant  leur  devoir  ils  pourront  coucher 
dans   leur  lit. 

L'Article  fuivant  du  même  Titre  rentre, 
comme  il  eft  manifefte  ,  dans  le  cas  du  crime 
notoire  &  du  flagrant  délit  ,  de  même  que  l'Ar- 
ticle premier  du  Titre  des  matières  criminelles, 
dans  le  même  Edit  politique.  Tout  cela  peut 
paroitre  une  répétition  :  mais  dans  l'Edit  civil 
la   watiere  eft  conildérée   quant  à  l'exercice  ds 


DE    LA    MONTAGNE.      297 

lajuftice,  &  dans  l'Edit  politique  quant  à  la  fu- 
reté des  Citoyens.  D'ailleurs  les  Loix  ayant  été 
faites  en  différens  tems  ,  &  ces  Loix  étant  l'ou- 
vrage des  hommes  ,  on  n'y  doit  pas  chercher 
un  ordre  qui  ne  fe  démente  jamais  &  une  per- 
fection fans  défaut.  Il  fuffit  qu'en  méditant  fur 
le  tout  &  en  comparant  les  Articles ,  on  y  décou- 
vre l'efprit  du  Législateur  &  les  raifons  du  dif- 
pofitif  de  fon  ouvrage. 

Ajoutez  une  réflexion.  Ces  droits  fi  judicieu- 
fement  combinés  j  ces  droits  réclamés  par  les 
Repréfentans  en  vertu  des  Edits  ,  vous  en  jouif- 
fiez  fous  la  fouveraineté  des  Evêques  ,  Neucha- 
tel  en  jouit  fous  fes  Princes ,  &  à  vous  Répu- 
blicains on  veut  les  ôter  !  Voyez  les  Articles 
10 ,  11,  &  plufieurs  autres  des  franchifes  de 
Genève  dans  l'acle  d'Ademarus  Fabri.  Ce  monu- 
ment n'eft  pas  moins  refpectable  aux  Genevois 
que  ne  l'eft  aux  Anglois  la  grande  Chartre  encore 
plus  ancienne,  &  je  doute  qu'on  fût  bien  venu 
chez  ces  derniers  à  parler  de  leur  Chartre  avec 
autant  de  mépris  que  l'Auteur  des  Lettres  ofe  en 
marquer  pour  la  vôtre. 

Il  prétend  qu'elle  a  été  abrogée  par  les  Conf- 
titutions  de  la  République  (  hb  ).  Mais  au  con- 

(  h/i  )  C'étoit  par  une  Logique  toute  femblable  qu'en 
174.3  on  n'eut  aucun  égard  au  Traité  de  Soleure  de 
1S79  >  foutenant  qu'il é toi tfuranné  ;  quoiqu'il  fût  décla- 
ré perpétuel  dans  l'Acte  même  ,  qu'il  n'ait  jamais  été 
abrogé  par  aucun  autre  ,  &  qu'il  ait  été  rappelle  plufieurs 
fois  j  notamment  dans  fade  de  la  Médiation, 


298        HUITIEME    LETTRE 

traire  je  vois  très  -  fouvent  dans  vos  Edits  ce 
mot  comme  d'ancienneté  ,  qui  renvoie  aux  ufa- 
ges  anciens  ,  par  conféquent  aux  droits  fur  lef. 
quels  ils  étoient  fondés  i  &  comme  Ci  PEvèque 
eût  prévu  que  ceux  qui  dévoient  protéger  les 
franchifes  les  attaqueroient ,  je  vois  qu'il  dé- 
clare dans  l'Acte  même  qu'elles  feront  perpé- 
tuelles, fans  que  le  non  -  ufage  ni  aucune  pref- 
cription  les  puiffe  abolir.  Voici  ,  vous  en 
conviendrez  ,  une  oppofition  bien  fmguliere. 
Le  favant  Syndic  Chouet  dit  dans  fon  Mémoi- 
re à  Mylord  Towfend  que  le  Peuple  de  Genève 
entra ,  par  la  Réformation ,  dans  les  droits  de 
l'Evêque,  qui  étoit  Prince  temporel  &  fpiri- 
tuel  de  cette  Ville.  L'Auteur  des  Lettres  nous 
aifure  au  contraire  que  ce  même  Peuple  per- 
dit en  cette  occafion  les  franchifes  que  l'Evè- 
que  lui  avoit  accordées.  Auquel  des  deux  croi- 
rons -  nous  ? 

Quoi  !  vous  perdez  étant  libres  des  droits 
dont  vous  jouifîîez  étant  fujets  !  Vos  Magiftrats 
vous  dépouillent  de  ceux  que  vous  accordèrent 
vos  Princes  !  fi  telle  eft  la  liberté  que  vous  ont 
acquis  vos  percs  ,  vous  avez  dequoi  regretter 
le  fang  qu'ils  verferent  pour  elle.  Cet  acte 
fîngulier  qui  vous  rendant  Souverains  vous  ôta 
vos  franchifes ,  valoit  bien  ,  ce  me  femble ,  la 
peine  d'être  énoncé  ,  &  ,  du  moins  pour  le 
rendre  croyable  ,  on  ne  pouvoit  le  rendre  trop 
folemnel.  Où  eft  -  il  donc  cet  acte  d'abrogation  '{ 


DE    LA    MONTAGNE.        299 

Apurement  pour  fe  prévaloir  d'une  pièce  auffî 
bizarre  le  moins  qu'on  puiiTe  faire  eft  de  com- 
mencer par  la  montrer. 

De  tout  ceci  je  crois  pouvoir  conclure  avec 
certitude  ,  qu'en  aucun  cas  poffible  ,  la  Loi 
dans  Genève  n'accorde  aux  Syndics  ni  à  perfon- 
ne  le  droit  abfolu  d'emprifonner  les  particuliers 
fans  aftri&ion  ni  condition.  Mais  n'importe: 
le  Confeil  en  réponfe  aux  Repréfentations  éta- 
blit ce  droit  fans  réplique.  Il  n'en  coûte  que 
de  vouloir,  &  le  voilà  en  pofTeffion.  Telle  eft 
la  commodité  du  droit  négatif. 

Je  me  propofois  de  montrer  dans  cette  Let- 
tre que  le  droit  de  Repréfentation  ,  intimement 
lié  à  la  forme  de  votre  Conftitution  n'étoit  pas 
un  droit  illufoire  &  valu  ;  mais  qu'ayant  été 
formellement  établi  par  l'Edit  de  1707  &  con- 
firmé par  celui  de  1738  ?  il  de  voit  nécelfaire- 
ment  avoir  un  effet  réel  :  que  cet  effet  n'a- 
voit  pas  été  ftipulé  dans  l'Acte  de  la  Médiation , 
parce  qu'il  ne  l'étoit  pas  dans  l'Edit  ,  &  qu'il 
ne  l'avoit  pas  été  dans  l'Edit,  tant  parce  qu'il 
réfultoit  alors  par  lui  -  même  de  la  nature  de 
votre  Conftitution  ,  que  parce  que  le  même 
Edit  en  établilfoit  la  fureté  d'une  autre  manière: 
que  ce  droit  &  fan  erfet  néceifaire  donnant 
feul  de  la  confiftance  à  tous  les  autres  ,  étoit 
l'unique  &  véritable  équivalent  de  ceux  qu'on 
avoit  ôtés  à   la  Bourgeoifie  j    que   cet  équiva- 


3oo      HUITIEME    LETTRE 

lent ,  fuffilànt  pour  établir  un  foiide  équilibre 
entre  toutes  les  parties  de  l'Etat,  montroit  la 
fagefle  du  Règlement  qui  fans  cela  feroit  l'ouvra- 
ge le  plus  inique  qu'il  fût  pofîible  d'imaginer  : 
qu'enfin  les  difficultés  qu'on  élevoit  contre  l'exer- 
cice de  ce  droit  étoient  des  difficultés  frivoles  , 
qui  n'exilloienc  que  dans  la  mauvaife  volonté  de 
ceux  qui  les  propofoient,  &  qui  ne  balançoient 
en  aucune  manière  les  dangers  du  droit  négatif 
abfolu.  Voilà ,  Monfieur ,  ce  que  j'ai  voulu  faire  s 
c'eft  à  vous  à  voir  fi  j'ai  réuiîî. 


Vue  .»>].- 

•î-F'.h  •Munie  if  v 


NEUVIEME 


DE    LA    MONTAGNE.  301 


NEUVIEME     LETTRE, 


!• 


'Ai  cru  ,  Monfieur,  qu'il  valoit  mieux  établie 
dire&ement  ce  que  j'avois  à  dire  que  de  m'ar- 
tacher  à  de  longues  réfutations.  Entreprendre 
un  examen  fuivi  des  Lettres  écrites  de  la  Cam- 
pagne feroit  s'embarquer  dans  une  mer  de  fo- 
phifmes.  Les  (aifir  ,  lec  expofer  feroit  félon 
moi  les  réfuter  ;  mais  ils  nagent  dans  un  tel  flux 
de  doctrine  ,  ils  en  font  li  fort  inondés  ,  qu'on 
fe  noie  en  voulant  les  mettre  à  fec. 

Toutefois  en  achevant  mon  travail  je  ne 
puis  me  difpenfer  de  jetter  un  coup  d'œil  fur 
celui  de  cet  Auteur.  Sans  analyfer  les  fubtili- 
tés  politiques  dont  il  vous  leurre,  je  me  con- 
tenterai d'en  examiner  les  principes  ,  &  de  vous 
montrer  dans  quelques  exemples  le  vice  de  fes 
raifonnemens. 

Vous  en  avez  vu  ci -devant  l'inconféquence 
par  rapport  à  moi  :  par  rapport  à  votre  Répu- 
blique ils  font  plus  captieux  quelquefois  ,  &  ne 
font  jamais  plus  folides.  Le  feul  &  véritable 
objet  de  ces  Lettres  eft  d'établir  le  prétendu 
droit  négatif  dans  la  plénitude  que  lui  donnent 
les  ufurpations  du  Confeil.  C'eft  à  ce  but  que 
tout  fe  rapporte  5  foit  directement  ,  par  un 
Tome  IX,  V 


302    NEUVIEME    LETTRE 

enchaînement  neceflaire  i  foit  indirectement  pac" 
un  tour  d'adreffe  ,  en  donnant  le  change  au 
public  fur   le  fond  de  la  queftion. 

Les  imputations  qui  me  regardent  font  dans 
le  premier  cas.  Le  Confeil  m'a  jugé  contre  la 
Loi  :  des  Repréfentations  s'élèvent.  Pour  éta- 
blir le  droit  négatif  il  faut  éconduire  les  Repré- 
fentans  ;  pour  les  éconduire  il  faut  prouver 
qu'ils  ont  tort  ;  pour  prouver  qu'ils  ont  tort  il 
faut  fou  tenir  que  je  fuis  coupable  ,  mais  coupa- 
ble à  tel  point  que  pour  punir  mon  crime  il  a 
fallu  déroger  à  la  Loi. 

Que  les  hommes  frémiroient  au  premier  mal 
qu'ils  font  ,  s'ils  voyoient  qu'ils  fe  mettent  dans 
la  trifte  néceiîîcé  d'en  toujours  faire  ,  d'être  mé- 
dians toute  leur  vie  pour  avoir  pu  l'être  un 
moment  ,  &  de  pourfuivre  jufqu'à  la  mort  le 
malheureux  qu'ils  ont  une  fois  perfécuté  ! 

La  queftien  de  la  préfidence  des  Syndics 
dans  les  tribunaux  criminels  fe  rapporte  au  fé- 
cond cas.  Croyez  -  vous  qu'au  fond  le  Confeil 
s'embarraiïe  beaucoup  que  ce  foient  des  Syndics 
ou  des  Confeillers  qui  préfident,  depuis  qu'il  a 
fondu  les  droits  des  premiers  dans  tout  le  corps  ? 
Les  Syndics  ,  jadis  choifis  parmi  tout  le  Peu- 
ple (a)  ,  ne  l'étant  plus  que  dans  le  Confeil,  de 
chefs    qu'ils    étoient  des  autres  Magillrats  font 

(a)  On  poufToit  fi  loin  l'attention  pour  qu'il  n'y  eût 
dans  ce  choix  ni  exclufion  ni  préférence  autre  que  celle 
du  nicrite ,  que  par  un  Edit  qui  a  été  abroge'  deux  Syn- 
dics dévoient  toujours  être  pris  dans  le  bas  de  la  Villa 
&  deux  dans  le  haut. 


DE    LA    MONTAGNE.         305 

demeurés  leurs  collègues ,  &  vous  avez  pu  voie 
clairement  dans  cette  affaire  que  vos  Syndics  , 
peu  jaloux  d'une  autorité  palfagere  ,  ne  font  plus 
que  des  Gonfeillers.  Mais  on  feint  de  traiter 
cette  queftion  comme  importante  ,  pour  vous 
diftraire  de  celle  qui  Pelt  véritablement ,  pour 
vous  laiifer  croire  encore  que  vos  premiers  Ma- 
giftrats  font  toujours  élus  par  vous ,  &  que  leur 
puiflknee  eft  toujours  la  même. 

Laissons  donc  ici  ces  queftions  accelfoires 
que  ,  par  la  manière  dont  l'Auteur  les  traite  ,  on 
voit  qu'il  ne  prend  guère  à  cœur.  Bornons-nous 
à  peler  les  railons  qu'il  allègue  en  faveur  du 
droit  négatif  auquel  il  s'attache  avec  plus  de 
foin  ,  &  par  lequel  feul,  admis  ou  rejette  ,  vous 
êtes  efclaves  ou  libres. 

L'art  qu'il  emploie  îe  plus  adroitement  pour 
cela  eft.  de  réduire  en  propofitions  générales  un 
Jyftème  dont  on  verroit  trop  aifément  le  foible 
s'il  en  faifoit  toujours  l'application.  Pour  vous 
écarter  de  l'objet  particulier  il  flatte  votre  amour- 
propre  en  étendant  vos  vues  fur  de  grandes 
queftions  ,  &  tandis  qu'il  met  ces  queftions  hors 
de  la  portée  de  ceux  qu'il  veut  féduire  ,  il  les 
cajole  &  les  gagne  en  paroiifant  les  traiter  en 
hommes  d'Etat.  Il  éblouit  ainfi  le  peuple  pour 
l'aveugler,  &  change  en  thefes  de  Philofophie 
des  queftions  qui  n'exigent  que  du  bon  fens  , 
afin  qu'on  ne  puiife  l'en  dédire  ,  &  que  ne  l'en- 
tendant pas,  on  n'oie  le  défa vouer. 

V  % 


304        NEUVIEME     LETTRE 

Vouloir  le  fuivre  dans  fes  fophifmes  abftrarts 
feroit  tomber  dans  la  faute  que  je  lui  reproche. 
D'ailleurs  ,  fur  des  queltions  ainfi  traitées  on 
prend  le  parti  qu'on  veut  fans  avoir  jamais  tort  ; 
car  il  entre  tant  d'élémens  dans  fes  propofitions  » 
on  peut  les  envifager  par  tant  de  faces  ,  qu'il 
y  a  toujours  quelque  côté  fufceptible  de  l'afpect 
qu'on  veut  leur  donner.  Quand  on  fait  pour 
tout  le  public  en  général  un  Livre  de  politique 
on  y  peut  philofopher  à  fon  aife  :  l'Auteur, 
ne  voulant  qu'être  lu  &  jugé  par  les  hommes 
instruits  de  toutes  les  Nations  &  verfés  dans 
la  matière  qu'il  traite  ,  abftrait  &  généralife  fans 
crainte  ;  il  ne  s'appéfantit  pas  fur  les  détails 
élémentaires.  Si  je  parlois  à  vous  feul ,  je  pour- 
rois  ufer  de  cette  méthode  ;  mais  le  fujet  de  ces 
Lettres  intéreffe  un  Peuple  entier,  compofé  dans 
fon  plus  grand  nombre  d'hommes  qui  ont  plus 
de  fens  &  de  jugement  que  de  leclure  &  d'é- 
tude ,  &  qui  pour  n'avoir  pas  le  jargon  feienti- 
fîque  n'en  font  que  plus  propres  à  faifir  le  vrai 
dans  toute  fa  fimplicité.  Il  faut  opter  en  pareil 
cas  entre  l'intérêt  de  l'Auteur  &  celui  des  Lec- 
teurs ,  &  qui  veut  fe  rendre  plus  utile  doit  fe 
réfoudre  à  être  moins  éblouiifant. 

Une  autre  fource  d'erreurs  &  de  faufies  ap- 
plications ,  eft  d'avoir  laiifé  les  idées  de  ce  droit 
négatif  trop  vagues  9  trop  inexactes  j  ce  qui  fert 
à  citer  avec  un  air  de  preuve  les  exemples  qui 
s'y  rapportent  le  moins  ,  à  détourner  vos  Con- 
citoyens de  leur  objet  par  la  pompe   de  ccurç 


DE    LA    MONTAGNE.        30s 

qu'on  leur  préfente  ,  à  foulever  leur  orgueil 
contre  leur  raifori ,  &  à  les  confoler  doucement 
de  n'être  pas  plus  libres  que  les  maîtres  du 
monde.  On  fouille  avec  éruditioia  dans  l'obfcu- 
rité  des  fiecles ,  on  vous  promené  avec  faite  chez 
les  Peuples  de  l'antiquité.  On  vous  étale  fuccefîî- 
vement  Athènes  ,  Sparte  ,  Rome  ,  Carthage  j  on 
vous  jette  aux  yeux  le  fable  de  la  Lybie  pour  vous 
empêcher  de  voir  ce  qui  fe  pafTe  autour  de  vous. 

Qu'on  fixe  avec  préciiion  ,  comme  j'ai  tâché 
de  faire,  ce  droit  négatif,  tel  que  prétend  l'exer- 
cer le  Confeil  ;  &  je  foutiens  qu'il  n'y  eut  ja- 
mais un  feul  Gouvernement  fur  la  terre  où  le 
Législateur  enchaîné  de  toutes  manières  par  le 
Corps  exécutif,  après  avoir  livré  les  Loix  fans 
réferve  à  fa  merci,  fût  réduit  à  les  lui  voir  ex- 
pliquer ,  éluder ,  tranfgrefTer  à  volonté  ,  fans 
pouvoir  jamais  apporter  à  cet  abus  d'autre  op- 
pofition  ,  d'autre  droit ,  d'autre  réfiftance  qu'un 
murmure  inutile  &  d'impuiffantes  clameurs. 

Voyez  en  effet  à  quel  point  votre  Anonyme 
eft  forcé  de  dénaturer  la  queftion  ,  pour  y  rap- 
porter moins  mal  -  à  -propos  fes  exemples. 

Le  droit  négatif  n'étant  pas,  dit- il  page  1 10 , 
le  pouvoir  défaire  des  Loix ,  mais  d 'empêcher  que 
tout  le  monde  indijlhi&ement  ne  puiffe  mettre  en 
mouvement  la  puijfance  qui  fait  les  Loix ,  £5*  ne 
donnant  pas  la  facilité  d'innover ,  mais  le  pouvoir 
de  s'oppofer  aux  innovations ,  va  directement  au 
grand  but  que  fe  propofe  une  fociété  politique ,  qui 

V  S 


'$©<?    NEUVIEME    LETTRE 

ejî  de  fe  conferver   en  conservant  fa  conflitution. 

Voila  un  droit  négatif  très  raifonnable ,  & 
dans  le  fens  expofé  ce  droit  eft  en  effet  une 
partie  iî  effentielle  de  la  conftitution  démocra- 
tique ,  qu'il  feroit  généralement  impoffible  qu'elle 
fe  maintint  ,  fi  la  Puiifance  législative  pouvoit 
toujours  être  mife  en  mouvement  par  chacun 
de  ceux  qui  la  cornpofent.  Vous  concevez  qu'il 
n'eft  pas  difficile  d'apporter  des  exemples  en 
confirmation  d'un  principe  auffi  certain. 

Mais  li  cette  notion  n'eft  point  celle  du  droit 
négatif  en  queftion  ,  s'il  n'y  a  pas  dans  ce  paf» 
{âge  un  feul  mot  qui  ne  porte  à  faux  par  l'ap- 
plication que  l'Auteur  en  veut  faire  ,  vous  m'a-» 
,  vouerez  que  les  preuves  de  l'avantage  d'un  droit 
négatif  tout  différent  ne  font  pas  fort  concluant 
Êes  en  faveur  de  celui  qu'il  veut  établir. 

Le  droit  négatif  n'ejl  pas  celui  de  faire  des  Loix, 
Non  ,  mais  il  eft  c  lui  de  fe  paffer  de  Loix. 
Faire  de  chaque  ade  de  fa  volonté  une  Loi 
particulière  eft  bien  plus  commode  que  de  fuivre 
des  Loix  générales  ,  quand  même  on  en  feroit 
foi  -  même  l'Auteur.  Mais  d'empêcher  que  tout  le 
pionde  indiftinïïement  ne  puijfe  mettre  en  mouve- 
ment la  puijfance  qui  fait  les  Loix.,  Il  falloit  dire 
jui  lieu  de  cela  :  mais  d'empêcher  que  q  à  que  ce 
foit  ne  puijfe  protéger  les  Loix  contre  la  puijfance 
qui  les  fubjugue. 

Qiit  ne  donnant  pas  la  facilité  d'innover . . . .  a 
pourquoi  non  ï  Qui  eft -ce  qui  peut  empêcher 


©E   LA    MONTAGNE.       307 

«Turnover  celui  qui  a  la  force  en  main  ,  &  qui 
n'eft  obligé  de  rendre  compte  de  fa  conduite  à 
perfonne  ?  Mais  le  pouvoir  d'empêcher  les  innova- 
tions. Difons  mieux  ;  le  pouvoir  d'empêcher  qiCon 
ut  s'oppofe  aux  innovations. 

C'est  ici  ,  Monfieur ,  le  fophifme  le  plus 
fubtil,  &  qui  revient  le  plus  fouvent  dans  récrit 
que  j'examine.  Celui  qui  a  la  puiflance  executive 
n'a  jamais  befoin  d'innover  par  des  actions  d'é- 
clat. Il  n'a  jamais  befoin  ne  conftater  cette  in- 
novation par  des  ades  folemnels.  Il  lui  fufHt , 
dans  l'exercice  continu  de  fa  puiffance  de  plier 
peu  -  à  -  peu  chaque  chofe  à  fa  volonté  ,  &  cela 
ne  fait  jamais  une  fenfation  bien  forte. 

Ceux  au  contraire  qui  ont  l'œil  affez  attentif 
&  l'efprit  affez  pénétrant  pour  remarquer.ee  pro- 
grès &  pour  en  prévoir  la  conféquence  ,  n'ont , 
pour  l'arrêter  ,  qu'un  de  ces  deux  partis  à  pren- 
dre ;  ou  de  s'oppofer  d'abord  à  la  première  in- 
novation qui  n'eft  jamais  qu'une  bagatelle  ,  & 
alors  on  les  traite  de  gens  inquiets  ,  brouillons , 
pointilleux,  toujours  prêts  à  chercher  querelle; 
ou  bien  de  s'élever  enfin  contre  un  abus  qui  fe 
renforce ,  &  alors  on  crie  à  l'innovation.  Je  dé. 
fie  que  ,  quoi  que  vos  Magiftrats  entreprennent , 
vous  puiffiez  en  vous  y  oppofant  éviter  à  la  fois 
ces  deux  reproches.  Mais  à  choix ,  préférez  le 
premier.  Chaque  fois  que  le  Confeil  altère  quel- 
que ufage,  il  a  fou  but  que  perfonne  ne  voit, 
&  qu'il  fe  garde  bien  de  montrer.  Dans  le  doute , 

V  4 


£o8    NEUVIEME    LETTRE 

arrêtez  toujours  toute  nouveauté  ,  petite  oiî 
grande.  Si  les  Syndics  étoient  dans  l'ufige  d'en- 
trer au  Confeil  du  pied  droit,  &  qu'ils  y  vou- 
luffent  entrer  du  pied  gauche,  je  dis  qu'il  fau- 
droit  les  en  empêcher. 

Nous  avons  ici  ;a  preuve  bien  fenfiblc  de  la 
facilité  de  conclure  le  pour  &  le  contre  par  la 
méthode  que  fuit  notre  Auteur  :  car  appliquez 
au  droit  de  Repréfentation  des  Citoyens  ,  ce 
qu'il  applique  au  droit  négatif  des  Confeils,  & 
vous  trouverez  que  fa  propofltion  générale  con- 
vient encore  mieux  à  votre  application  qu'à  la, 
lienne.  Le  droit  de  Repréfentation  ,  direz  -  vous  9 
n'étant  pas  le  droit  de  faire  des  Loix  ,  mais  à1  em- 
pêcher que  la  puiffance  qui  doit  les  adminiftrer  ne 
les  tranfgrejfe  ,  £«•  ne  donnant  pas  le  pouvoir  d'in- 
nover mais  de  s'oppojkr  aux  nouveautés  ,  va  direc- 
tement au  grand  but  que  Je  propofe  une  fociété  poli* 
tique  i  celui  de  ft  conferver  en  conftrvant fa  conjli- 
tution.  N'cft-ce  pas  exactement-là  ce  que  lesRe* 
préfeutans  avoient  à  dire,  &  ne  femble-t-il  pas 
que  l'Auteur  ait  raifonné  pour  eux  '<  Il  ne  faut 
point  que  les  mots  nous  donnent  le  change  fur 
les  idées.  Le  prétendu  droit  négatif  du  Confeil 
€it  réellement  un  droit  pofitif ,  &  le  plus  pofitif 
nième  que  l'on  puifle  imaginer  ,  puifqu'il  rend  le 
Petit-  Confeil  feul  maître  direct  &  abfolu  de  l'E-* 
tat  de  toutes  les  Loix,  &  le  droit  de  Repré- 
sentation pris  dans  fon  vrai  fens  n'eft  lui-même 
qu'un  droit  négatif.  Il  coniîfte  uniquement  à  em~ 


DE    LA    MONTAGNE.        30» 

pécher  la  puiffance  executive  de  rien  exécuter 
contre  les  Loix. 

Suivons  les  aveux  de  l'Auteur  fur  les  propo- 
rtions qu'il  préfente  s  avec  trois  mots  ajoutés ,  il 
aura  pofé  le  mieux  du  monde  votre  état  préfent. 

Comme  il  n'y  auroit  point  de  liberté  dans  un 
Etat  ou  le  Corps  chargé  de  l'exécution  des  Loix 
auroit  droit  de  les  faire  parler  à  Ja  fantaifie  ,  puif- 
qu'il  pourroit  faire  exécuter  comme  des  Loix  fes 
volontés  les  plus  tyranniques. 

Voila,  jepenfe,  un  tableau  d'après  nature  $ 
vous  allez  voir  un  tableau  de  fantaifie  mis  en 
oppofition. 

Il  n'y  auroit  point  aujjl  de  Gouvernement  dans 
un  Etat  ou  lePeuple  exercer  oit  fans  règle  la  Puiffance 
Législative.  D'accord  :  mais  qui  eft-ce  qui  a 
propofé  que  le  peuple  exerçât  fans  règle  lapuif- 
fance  législative. 

Apres  avoir  ainfi  pofé  un  autre  droit  né- 
gatif que  celui  dont  il  s'agit ,  l'Auteur  s'inquiète 
beaucoup  pour  favoir  où  l'on  doit  placer  ce 
droit  négatif  dont  il  ne  s'agit  point ,  &  il  éta- 
blit là  -  deffus  un  principe  qu'aifurément  je  ne 
contefterai  pas.  C'eft  que  ,  fi  cette  force  négative 
peut  fans  inconvénient  réfider  dans  le  Gouvernement, 
il  fera  de  la  nature  &  du  bien  de  la  chofe  qu'on  l'y 
place.  Puis  viennent  les  exemples  ,  que  je  ne 
m'attacherai  pas  à  fuivre  ;  parce  qu'ils  font  trop 
éloignés  de  nous  &  de  tout  point  étrangers  à  la 
çueition. 

y  ? 


5"io    NEUVIEME    LETTRE 

Celui  feul  de  l'Angleterre  qui  eft  fous  nos 
yeux  &  qu'il  cite  avec  raifon  comme  un  mo- 
dèle de  la  jufte  balance  des  pouvoirs  refpeétifs 
mérite  un  moment  d'examen ,  &  je  ne  me  per- 
mets ici  qu'après  lui  la  comparaifon  du  petit  au 
au  grand. 

Malgré  la  puiffance  royale ,  qui  ejl  très  -  gran- 
de ,  la  Nation  ri  a  -pas  craint  de  donner  encore  ait 
Roi  la  voix  négative.  Mais  comme  il  ne  peut  fe 
paffer  long-tems  de  la  puiffance  législative ,  £ç?  qu'il 
ri  y  auroit  pas  de  fureté  pour  lui  à  V irriter ,  cette 
force  négative  ri  ejl  dans  le  fait  qu'un  moyen  d'ar- 
rêter les  entreprifes  de  la  puiffance  législative ,  ç=? 
h  Prince  ,  tranquille  dans  la  pojfeJJJon  du  pouvoir 
étendu  que  la  Conflitution  lui  ajfure ,  fera  intèreffi 
à  la  protéger  (b). 

Sur  ce  raifonnement  &  fur  l'application  qu'on 
en  veut  faire  ,  vous  croiriez  que  le  pouvoir 
exécutif  du  Roi  d'Angleterre  eft  plus  grand  qu© 
celui  du  Confeil  à  Genève ,  que  le  droit  néga- 
tif qu'a  ce  Prince  eft  femblable  à  celui  qu'ufur- 
pent  vos  Magiftrats  ,  que  votre  Gouvernement 
ne  peut  pas  plus  fe  parler  que  celui  d'Angleterre 
de  la  puiffance  législative  ,  &  qu'enfin  l'un  & 
l'autre  ont  le  même  intérêt  de  protéger  la  conf- 
titution.  Si  l'Auteur  n'a  pas  voulu  dire  cela, 
qu'a  - 1  -  il  donc  voulu  dire ,  &  que  fait  cet  exem- 
ple à  fon  fujet  ? 

C'est  pourtant  tout  le  contraire  a  tous  égards, 

(£)  Page  117. 


DE    LA    MONTAGNE.         3" 

Le  Roi  d'Angleterre ,  revêtu  par  les  Loix  d'une 
ii  grande  puhTance  pour  les  protéger  ,  n'en  a 
point  pour  les  enfreindre  :  perfonne  en  pareil  cas 
ne  lui  voudroit  obéir  ,  chacun  craindroit  pour 
fa  tête  j  les  Miniftres  eux  -  mêmes  la  peuvent 
perdre  s'ils  irritent  le  Parlement  :  on  y  examine 
fa  propre  conduite.  Tout  Anglois  à  l'abri  des 
Loix  peut  braver  la  puhTance  royale  ;  le  dernier 
du  peuple  peut  exiger  &  obtenir  la  réparation 
la  plus  authentique  s'il  eft  le  moins  du  monde 
offenfé  ;  fuppofé  que  le  Prince  ofàt  enfreindre 
la  Loi  dans  la  moindre  chofe ,  l'infradlion  feroifc 
à  l'inftant  relevée  j  il  eft  fans  droit  &  feroifc 
fans  pouvoir  pour  la  foutenir. 

Chez  vous  la  puifTance  du  Petit  -  Confeil  eft; 
abfolue  à  tous  égards  ;  il  eft  le  Miniftre  &  le 
Prince ,  la  Partie  &  le  Juge  tout-  à-  la  fois  :  il 
ordonne  &  il  exécute  ;  il  cite  ,  il  faifit ,  il  em- 
prifonne ,  il  juge,  il  punit  lui-même:  il  a  la 
force  en  main  pour  tout  faire  ;  tous  ceux  qu'il 
emploie  font  irrécherchables  ;  il  ne  rend  compte 
de  fa  conduite  ni  de  la  leur  à  perfonne  ;  il  n'a 
rien  à  craindre  du  Législateur,  auquel  il  a  feul 
droit  d'ouvrir  la  bouche  ,  &  devant  lequel  il 
n'ira  pas  s'accufer.  Il  n'eft  jamais  contraint  de 
réparer  fés  injuftices  ,  &  tout  ce  que  peut  e£ 
jpérer  de  plus  heureux  l'innocent  qu'il  opprime  , 
c'eft  d'échapper  enfin  fain  &  fauf  ,  mais  fans 
fatisfadion   ni  dédommagement. 

Juq£Z  de   cette  différence  par  les   faits  les 


313        NEUVIEME    LETTRÉ 

plus  récens.  On  imprime  à  Londres  un  ouvrage 
violemment  fatyrique  contre  les  Miniftres  ,  le 
Gouvernement,  le  Roi  même.  Les  imprimeurs 
font  arrêtés.  La  .  Loi  n'autorife  pas  cet  arrêt  > 
un  murmure  public  s'élève ,  il  faut  les  relâcher. 
L'affaire  ne  finit  pas  là  :  les  Ouvriers  prennent 
à  leur  tour  le  Magiftrat  à  partie  ,  &  ils  obtien- 
nent d'immenfes  dommages  &  intérêts.  Qu'on 
mette  en  parallèle  avec  cette  affaire  celle  du 
Sieur  Bardin  Libraire  à  Genève  ;  j'en  parlerai  ci- 
après.  Autre  cas  ;  il  fe  fait  un  vol  dans  la 
Ville  i  fans  indice  &  fur  des  foupçons  en  l'air 
un  Citoyen  eft  emprifonnc  contre  les  Loix  ;  fa 
maifon  eft  fouillée  ,  on  ne  lui  épargne  aucun 
des  affronts  faits  pour  les  malfaiteurs.  Enfin  fon 
innocence  eft  reconnue  ,  il  eft  relâché  ,  il  fc 
plaint ,  on  le  laiffe  dire ,   &  tout  eft  fini. 

Supposons  qu'à  Londres  j'euffe  eu  le  mal.; 
heur  de  déplaire  à  la  Cour ,  que  fans  juftiee  & 
{ans  raifon  elle  eût  faifi  le  prétexte  d'un  de  mes 
Livres  pour  le  faire  brûler  &  me  décréter. 
J'aurois  préfenté  requête  au  Parlement  comme 
ayant  été  jugé  contre  les  Loix;  je  l'aurois  prou- 
vé ;  j'aurois  obtenu  la  fatisfa&ion  la  plus  au- 
thentique ,  &  le  juge  eût  été  puni ,  peut  -  être 
caffé. 

Transportons  maintenant  M.  Wilkes  à  Ge- 
nève ,  difant ,  écrivant  ,  imprimant  ,  publiant 
contre  le  Petit  -  Confeil  le  quart  de  ce  qu'il  a 
dit ,  écrit ,  imprimé  ,  publié  hautement  à  Lon- 


DE    LA    MONTAGNE.        515 

cîres  contre  le  Gouvernement,  la  Cour,  le  Prince. 
Je  n'affirmerai  pas  abfolument  qu'on  l'eût  faic 
mourir,  quoique  je  le  penfe  ;  mais  fûrement  il 
eût  été  faifi  dans  l'inftant  même ,  &  dans  peu 
très  -  grièvement  puni  (c). 

On  dira  que  M.  Wilkes  étoit  membre  du 
Corps  législatif  dans  fon  pays  -,  &  moi,  ne  l'é- 
tois-je  pas  aufîi  dans  le  mien  ?  Il  eft  vrai  que 
l'Auteur  des  Lettres  veut  qu'on  ait  aucun  égard 
à  la  qualité  de  Citoyen.  Les  règles,  dit -il,  de 
la  procédure  font  £5?  doivent  être  égales  pour  tous 
les  hommes  :  elles  ne  dérivent  pas  du  droit  de  la 
Cité  i  elles  émanent  du  droit  de  P humanité  (d). 

HEUREUseMENT  pour  vous  le  fait  n'elt  pas 
vrai   (e)  -,  &  quant  à  la  maxime ,  c'eft  fous  des 

(c)  La  Loi  mettant  M.Wilkes  à  couvert  de  ce  côté,  il  a 
fallu  pour  l'inquiéter  prendre  un  autre  tour  ,  &  c'eft  en- 
core la  Religion  qu'on  a  fait  intervenir  dans  cette  affaire. 

(d)  Page.  S4. 

(e)  Le  droit  de  recours  à  la  grâce  n'appartenoit  par 
l'Edit  qu'aux  Citoyens  &  Bourgeois  ;  mais  par  leurs  bons 
offices  ce  droit  &  d'autres  furent  communiqués  aux  na- 
tifs &  habitans  ,  qui  ,  ayant  fait  caufe  commune  avec 
eux  ,  avoient  befoin  des  mêmes  précautions  pour  leur 
fûreté  ;  les  étrangers  en  font  demeurés  exclus.  L'on  fent 
aulli  que  le  choix  de  quatre  païens  ou  amis  pour  affifter 
le  prévenu  dans  un  procès  criminel  neft  pas  fort  utile  à 
ces  derniers  ;  il  ne  l'eft  qu'à  ceux  que  le  Magiftrat  peut 
avoir  intérêt  de  perdre ,  &  à  qui  la  Loi  donne  leur  en- 
nemi naturel  pour  juge.  Il  eft  étonnant  même  qu'après 
tant  d'exemples  effrayans  les  Citoyens  &  Bourgeois 
n'aient  pas  pris  plus  de  meiures  pour  la  fûreté  de  leurs 
perfonnes  ,  &  que  toute  la  matière  criminelle  refte  ,  fans 
£dits  &  fans  Loix  ,  prefque  abandonnée  a  la  diferétion 
du  Confeil.  Un  fervice  pour  lequel  feul  les  Genevois  & 
tous  les  hommes  juftes  doivent  bénir  à  jamais  les  Mé* 


1U  NEUVIEME      LETTRE 

mots  très-honnêtes  cacher  un  fophifme  bien  crueU 
L'intérêt  du  Magiftrat ,  qui  dans  votre  Etat  le 
rend  fou  vent  partie  contre  le  Citoyen  ,  jamais 
contre  l'étranger  ,  exige  dans  le  premier  cas  que 
la  Loi  prenne  des  précautions  beaucoup  plus  gran- 
des pour  que  l'accufé  ne  foit  pas  condamné  injus- 
tement. Cette  diftinction  n'eftque  trop  bien  con- 
firmée par  les  faits.  II.  n'y  a  peut-être  pas ,  de- 
puis l'établhTement  de  la  République  ,  un  feul 
exemple  d'un  jugement  injufte  contre  un  étranger: 
&  qui  comptera  dans  vos  annales  combien  il  y  en 
a  d'injuftes  &  même  d'atroces  contre  des  Citoyens? 
Du  refte  ,  il  ell  très- vrai  que  les  précautions  qu'il 
importe  de  prendre  pour  la  fureté  de  ceux-ci  peu- 
vent fans  inconvénient  s'étendre  à  tous  les  préve- 
venus ,  parce  qu'elles  n'ont  pas  pour  but  de  fau- 
verle  coupable,  mais  de  garantir  l'innocent.  Ce  il 
pour  cela  qu'il  n'eft  fait  aucune  exception  dansl'ar- 
ticle  XXX  du  Règlement ,  qu'on  voit  affez  n'être 
utile  qu'aux  Genevois,  Revenons  à  la  comparai- 
son du  droit  négatif  dans  les  deux  Etats. 

Celui  du  Roi  d'Angleterre  confifte  en  deux 
chofes  ;  à  pouvoir  feul  convoquer  &  dilfoudre  le 

diateurs  eft  l'abolition  de  la  queiîion  préparatoire.  J'ai 
toujours  fur  les  lèvres  un  rire  amer  quand  je  vois  tant  de 
beaux  Livres  ,  où  les  Européens  s'admirent  &  fe  font 
compliment  fur  leur  humanité,  foi  tir  des  mêmes  pays 
où  Ton  s'amufe  à  disloquer  &  brifer  les  membies  des  hom- 
me?, en  attendant  qu'on  fâche  s'ils  font  coupables  ou  non. 
Je  définis  la  torture  un  moyen  prefque  infaillible  employé 
par  le  fort  pour  charger  le  foible  des  aimes  dont  il  le 
veut  punir, 


DE    LA    MONTAGNE.         Jif 

Corps  législatif,  &  à  pouvoir  rejetter  les  Loix 
qu'on  lui  propofe  ;  mais  il  ne  confifta  jamais  à 
empêcher  la  puifTance  législative  de  connoitre 
des  infractions  qu'il  peut  faire  à  la  Loi. 

D'ailleurs  cette  force  négative  eft  bien  tem- 
pérée; premièrement,  par  la  Loi  triennale  (/) 
qui  l'oblige  de  convoquer  un  nouveau  Parlement 
au  bout  d'un  certain  tems  ;  de  plus  ,  par  fa 
propre  néceiîué  qui  l'oblige  à  le  laifler  prefque 
toujours  alfemblé  (^)  j  enfin  par  le  droit  né- 
gatif de  la  Chambre  des  Communes ,  qui  en  a  a 
vis  -  à  -  vis  de  lui-même  ,  un  non  moins  puif- 
fant  que  le  fien. 

Elle  eft  tempérée  encore  par  la  pleine  auto- 
rité que  chacune  des  deux  Chambres  une  fois 
afïemblées  a  fur  elle  -  même;  foit  pour  propofer5 
traiter ,  difcuter  ,  examiner  les  Loix  &  toutes 
les  matières  du  Gouvernement  ;  foit  par  la  par- 
tie de  la  puifTance  executive  qu'elles  exercent  & 
conjointement  &  féparément  ;  tant  dans  la  Cham- 
bre des  Communes  ,  qui  connoît  des  griefs  pu- 
blics &  des  atteintes  portées  aux  Loix ,  que  dans 
la  Chambre  des  Pairs,  Juges  fuprèmes  dans  les 
matières  criminelles ,  &  fur-tout  dans  celles  qui 
ont  rapport  aux  crimes  d'Etat. 

if)  Devenue  feptennale  par  une  faute  dont  les  Anglois 
ne  font  pas  à  fe  repentir. 

(g)  Le  Parlement  n'accordant  les  fubfides  que  pour 
une  année  3  force  ainfi  le  Roi  de  les  lui  redemander  tous 
les  ans. 


315    NEUVIEME     LETTRE 

Voila  ,  Monfieur ,  quel  eft  le  droit  négatif 
du  Roi  d'Angleterre.  Si  vos  Magiftrats  n'en  ré- 
clament qu'un  pareil,  je  vous  confeille  de  ne  le 
leur  pas  contelter.  Mais  je  ne  vois  point  quel 
befoin,  dans  votre  iituation  préfente,  ils  peu- 
vent jamais  avoir  de  la  puifTance  législative ,  ni 
ce  qui  peut  les  contraindre  à  la  convoquer  pour 
agir  réellement  ,  dans  quelque  cas  que  ce  puiïTe 
être  ;  puifque  de  nouvelles  Loix  ne  font  jamais 
néceifaires  à  gens  qui  font  au-defius  des  Loix , 
qu'un  Gouvernement  qui  fubfifte  avec  fes  finan- 
ces &  n'a  point  de  guerre  n'a  nul  befoin  de  nou- 
veaux impôts,  &  qu'en  revêtant  le  corps  entier 
du  pouvoir  des  chefs  qu'on  en  tire  ,  on  rend  le 
choix  de  ces  chefs  prefque  indiiférent. 

Je  ne  vois  pas  même  en  quoi  pourroit   les 
contenir  le  Législateur ,  qui ,  quand  il  exifte , 
n'exifte  qu'un  inftant ,   &  ne  peut  jamais  déci- 
der que  l'unique  point  fur  lequel  ils  l'interrogent. 
Il  eft  vrai  que  le  Roi  d'Angleterre  peut  faire 
la  guerre  &  la  paix  ;  mais  outre  que  cette  puif- 
fance  eft  plus  apparente  que  réelle  ,  du  moins 
quant  à  la  guerre,  j'ai  déjà  fait  voir  ci- devant 
&  dans  le  Contrat  Social  que   ce   n'efi:  pas  de 
cela  qu'il  s'agit  pour  vous,  &  qu'il  faut  renon- 
cer aux  droits  honorifiques  quand  on  veut  jouir 
de  la  liberté.  J'avoue  encore  que  ce  Prince  peut 
donner  &  oter  les  places  au  gré  de  fes  vues ,  & 
corrompre  en  détail  le  Législateur.  C'eft  précifé- 
ment  ce  qui  met  tout  l'avantage  du  côté  du  Con- 

feiî 


DÉ    LA    MONTAGNE.  317 

feil  à  qui  de  pareils  moyens  font  peu  néceiTau 
res  &  qui  vous  enchaîne  à  moindres  frais.  La 
corruption  eft  un  abus  de  la  liberté  ;  mais  elle 
eft  une  preuve  que  la  liberté  exifte,  &  l'on  n'a 
pas  befoin  de  corrompre  les  gens  que  l'on  tient 
en  fon  pouvoir  :  quant  aux  places ,  fans  parler 
de  celles  dont  le  Confeii  difpofe  ou  par  lui-mê- 
me, ou  par  le  Deux»Cent ,  il  fait  mieux  pouc 
les  plus  importantes  j  il  les  remplit  de  fes  pro« 
près  membres,  ce  qui  lui  eft  plus  avantageux 
encore,  car  on  eft  toujours  plus  fur  de  ce  qu'oui 
fait  par  fes  mains  que  de  ce  qu'on  fait  par  celles 
d'autrui.  L'hiftoire  d'Angleterre  eft  pleine  de 
preuves  de  la  réfiftance  qu'ont  faite  les  Officiers 
royaux  à  leurs  Princes  ,  quand  ils  ont  voulu 
tranfgreffer  les  Loix.  Voyez  fi  vous  trouvères 
chez  vous  bien  des  traits  d'une  réfiftance  pa- 
reille faite  au  Confeii  par  les  Officiers  de  l'Etat  -, 
même  dans  les  cas  les  plus  odieux?  Quiconqus 
à  Genève  eft  aux  gages  de  la  République  cefls 
à  l'inftant  même  d'être  Citoyen;  il  n'eft  plus 
que  l'efclave  &  le  fatellite  des  Vingt- Cinq  ,  près 
à  fouler  aux  pieds  la  Patrie  &  les  Loix  fî-tôt 
qu'ils  l'ordonnent.  Enfin  la  Loi ,  qui  ne  laiâTa 
en  Angleterre  aucune  puiffance  au  Roi  pour  mal 
faire  ,  lui  en  donne  une  très- grande  pour  faire 
le  bien  j  il  ne  paroît  pas  que  ce  foit  de  ce  côto 
que  le  Confeii  eft  jaloux  d'étendre  la  fienne. 

Les  Rois  d'Angleterre  affurés  de  leurs  avan- 
tages font  intéreffés  à  protéger  la  conftitutiorç 
Tome  IX,  X 


£î8       NEUVIEME    LETTRE 

préfente ,  parée  qu'ils  ont  peu  d'efpoir  de  la 
changer.  Vos  Magiftrats  ,  au  contraire  ,  fûrs  de 
je  fervir  des  formes  de  la  vôtre  pour  en  chan- 
ger tout-à-fait  le  fond,  font  intérefles  à  con- 
server ces  formes  comme  l'inftrument  de  leurs 
ufurpations.  Le  dernier  pas  dangereux  qu'il  leur 
refte  à  faire  eft  celui  qu'ils  font  aujourd'hui.  Ce 
pas  fait  ,  ils  pourront  fe  dire  encore  plus  inté- 
refles que  le  Roi  d'Angleterre  à  conferver  la 
conftitution  établie ,  mais  par  un  motif  bien  dif- 
férent. Voilà  toute  la  parité  que  je  trouve  entre 
Tétat  politique  de  l'Angleterre  &  le  vôtre.  Je 
vous  laiiTe  à  juger  dans  lequel  eft  la  liberré. 

Après  cette  comparaifon  ,  l'Auteur  ,  qui  fe 
plaît  à  vous  préfenter  de  grands  exemples  ,  vous 
offre  celui  de  l'ancienne  Rome.  Il  lui  reproche 
avec  dédain  fes  Tribuns  brouillons  &  féditieux  : 
il  déplore  amèrement  fous  cette  orageufe  admi- 
nistration le  trille  fort  de  cette  malheureufe  Vil- 
le ,  qui  pourtant  n'étant  rien  encore  à  l'érection 
de  cette  Magiftrature  ,  eut  fous  elle  cinq  cents 
ans  de  gloire  &  de  profpérités  ,  &  devint  la  ca- 
pitale du  monde.  Elle  finit  enfin  parce  qu'il  faut 
que  tout  finiife  ;  elle  finit  par  les  ufurpations  de 
fes  Grands,  de  fes  Confuls,  de  fes  Généraux  , 
qui  l'envahirent  :  elle  périt  par  l'excès  de  fa 
puiffance  j  mais  elle  ne  l'avoit  acquife  que  par 
la  bonté  de  fon  Gouvernement.  On  peut  dire 
en  ce  fens  que  fes  Tribuns  la  détruisirent  (h). 

(fi)  Les  Tribuns  ne  fortoient  point  de  la  Ville  ;  ils 
»  avoient  auciine  autorité  hors  de  les  mûrs;  auffi  les  Coa« 


DE    LA    MONTAGNE.      313 

Au  refte  je  n'excufe  pas  les  fautes  du  Peup'ï 

Romain  ,  je  les  ai  dites  dans  le  Contrat  Social  sj 

je  l'ai  blâmé  d'avoir  ufurpé  la  puiflance  exécuti-. 

ve  qu'il  devoit  feulement  contenir  (?')•  J'ai  mo;;  ' 

tré  fur  quels  principes  le  Tribunat  devoit  être; 

inftitué,  les  bornes  qu'on  devoit.  lui  donner,  l: 

comment  tout  cela  fe  pouvoit  faire.  Ces  règles 

furent  mal  fuivies  à   Rome;    elles  auroient  pu 

fuis  pour  fe  foufrraire  à  leur  infpection  tenoient-ils  quel*, 
quefois  les  Comices  dans  la  campagne.  Or  les  fers  dt?. 
Romains  ne  furent  point  forgés  dans' Rome,  mais  dans! 
fes  armées,  &  ce  fut  par  leurs  conquêtes  qu'ils  perdirent 
leur  liberté.  Cette  perte  ne  vint  donc  pas  des  Tribuns. 

11  eft  vrai  que  Csfar  fe  fervit  d'eux  comme  Sylîa  s'étoifc 
fevvi  du  Sénat  ;  chacun  prenoit  les  moyens  qu'il  jugeoic 
les  plus  prompts  ou  les  plus  fùrs  pour  parvenir  :  mais  il 
falloit  bien  que  quelqu'un  parvint ,  &  qu'importoit  qui 
de  Marius  ou  de  Sylla,  de  Céfar  ou  de  Pompée ,  d'Oc- 
tave ou  d'Antoine  fût  l'ufurpateur  ?  Quelque  parti  qui 
l'emportât  l'ufurpation  n'en  étoit  pas  moins  inévitable  % 
il  falloit  des  chefs  aux  Aimées  éloignées  ,  &  il  étoit  mr 
qu'un  de  ces  chefs  deviendroit  le  maître  de  l'Etat.  Le 
Tribunat  ne  raifoit  pas  à  cela  la  moindre  chofe. 

Au  refte ,  cette  même  fortie  que  fait  ici  l'Auteur  deri 
Lettres  écrites  de  la  Campagne  fur  les  Tribuns  du  Peu- 
ple ,  avoit  été  déia  faite  en  171  v  par  M.  de  Chapeau- 
rouge  Confeiller  d'Etat,  dans  un  Mémoire  contre  l'Office» 
de  Procureur-Général.  M.  Louis  Le  Fort  >  qui  rempliiïoit: 
alors  cette  charge  avec  éclat ,  lui  fit  voir  dans  une  très- 
belle  lettre  en  réponfe  à  ce  Mémoire  ,  que  le  crédit  & 
l'autorité  des  Tribuns  avoientété  ie  falut  de  la  Républi- 
que, &  que  fa  deftruclion  n'étoit  point  venue  d'eux, 
mais  des  Confuls.  Sûrement  le  Procureur-Général  Le  Fore 
ne  prévoyoit  guère  par  qui  feroit  renouvelle  de  nos  jours 
le  fentiment  qu'il  réfutoit  fi  bien. 

i]  Voyez  le  Contrat  Social  Livre  IV.  Chap.  V.  Ja 
crois  qu'on  trouvera  danfi  ce  Chapitre  qui  eft  fort  court, 
quelques  bonnes  maximes  fur  cette  madère. 


frao      NEUVIEME    LETTRE 

l'être  mieux.  Toutefois  voyez  ce  que  fit  le  Tri- 
bunat  avec  Tes  abus  ,  que  n'eût- il  point  fait  bien; 
dirigé  ?  Je  vois  peu  ce  que  veut  ici  l'Auteur  des 
Lettres  :  pour  conclure  contre  lui-même  j'aurois 
pris  le  même  exemple  qu'il  a  choifî. 

Mais  n'allons  pas  chercher  fi  loin  ces  illuf- 
tres  exemples  s  fi  faftueux  par  eux-mêmes,  St 
Ç\  trompeurs  par  leur  application.  Ne  laiifez 
point  forger  vos  chaînes  par  l'amour  -  propre. 
Trop  petits  pour  vous  comparer  à  rien ,  reliez 
en  vous-mêmes,  &  ne  vous  aveuglez  point  fur 
votre  poiîtion.  Les  anciens  Peuples  ne  font  plus 
un  modèle  pour  les  modernes  ;  ils  leur  font  trop 
étrangers  à  tous  égards.  Vous  fur- tout,  Gene- 
vois, gardez  votre  place,  &  n'allez  point  au£ 
objets  élevés  qu'on  vous  préfente  pour  vous 
cacher  Pabyme  qu'on  creufe  au  devant  de  vous. 
Vous  n'êtes  ni  Romains ,  ni  Spartiates  ;  vous 
n'êtes  pas  même  Athéniens.  LaiiTez  -  là  ces 
grand»  noms  qui  ne  vous  vont  point.  Vous 
êtes  des  Marchands ,  des  Artifans  ,  des  Bour- 
geois ,  toujours  occupés  de  leurs  intérêts  pri- 
vés ,  de  leur  travail ,  de  leur  trafic ,  de  leur 
gainj  des  gens  pour  qui  la  liberté  même  n'ett 
qu'un  moyen  d'acquérir  fans  obftacle  &  de  pofTé- 
der  en  fureté. 

Cettb  (ituation  demande  pour  vous  des  ma- 
ximes particulières.  N'étant  pas  oififs  comme 
étoient  les  anciens  Peuples ,  vous  ne  pouvez 
asmjaje.  eux  vous  occuper  fans  ceffe  du  Gouver- 


DE    LA    MONTAGNE.       $ai 

Élément  :  mais  par  cela  même  que  vous  pouvez 
moins  y  veiller  de  fuite,  il  doit  être  inftitué 
de  manière  qu'il  vous  foit  plus  aifé  d'en  voir 
les  manœuvres  &  de  pourvoir  aux  abus.  Tout 
foin  public  que  votre  intérêt  exige  doit  vous 
être  rendu  d'autant  plus  facile  à  remplir  que 
c'eft  un  foin  qui  vous  coûte  &  que  vous  ne  pre- 
nez pas  volontiers.  Car  vouloir  vous  en  déchar- 
ger tout- à-fait  c'eft  vouloir  cefTer  d'être  libres. 
11  faut  opter ,  dit  le  Philofophe  bienfaifant ,  & 
ceux  qui  ne  peuvent  fupporter  le  travail  n'ent 
qu'à  chercher  le  repos  dans  la  fervitude. 

Un  peuple  inquiet ,  défceuvré,  remuant,  & 
faute  d'affaires  particulières  toujours  prêt  à  fa 
mêler  de  celles  de  l'Etat,  a  befoin  d'être  con- 
tenu ,  je  le  fais  j  mais  encore  un  couplaBour- 
geoifie  de  Genève  eft-elle  ce  Peuple  -  là  ?  Rien 
n'y  reffemble  moins  ;  elle  en  eft  l'antipode.  Vos 
Citoyens  ,  tout  abforbés  dans  leurs  occupations 
domeftiques  &  toujours  froids  fur  le  refte  ,  ne 
fongent  à  l'intérêt  public  que  quand  le  leur 
propre  eft  attaqué.  Trop  peu  folgneux  d'éclai- 
îer  la  conduite  de  leurs  chefs ,  ils  ne  voient? 
les  fers  qu'on  leur  prépare  que  quand  ils  en  fen- 
tent  le  poids.  Toujours  diftraits ,  toujours  trom- 
pés ,  toujours  fixés  fur  d'autres  objets ,  ils  fe 
laiffent  donner  le  change  fur  le  plus  important 
de  tous ,  &  vont  toujours  cherchant  le  remè- 
de ,  faute   d'avoir  fu  prévenir  le  mal,  A  foict 

X  3 


Tpl    NEUVIEME    LETTRE 

<ïe  comparer  leurs  démarches  ils  ne  les  font 
jamais  qu'après  coup.  Leurs  lenteurs  les  au- 
roient  déjà  perdus  cent  fois  fi  l'impatience  du 
Magiftrat  ne  les  eût  fauves  ,  &  fî  ,  preffé  d'exer- 
cer ce  pouvoir  fuprème  auquel  il  afpire  ,  il 
sic    les  eût  lui-même  avertis  du  danger. 

Suivez  Thiftorique  de  votre  Gouvernement, 
vous  verrez  toujours  le  Confeil,  ardent  dans 
tfes  entreprifes  ,  les  manquer  le  plus  fouvent  par 
trop  d'emprelfement  à  les  accomplir  ,  &  vous 
verrez  toujours  la  Bourgeoific  revenir  enfin  fur 
ce  qu'elle  a  laiiTc  faire  fans  y  mettre  oppofition. 

En  if  50  l'Etat  étoit  obéré  de  dettes  &  affligé 
de  plufieurs  fléaux.  Comme  il  étoit  mal-aifé  dans  la 
circonftance  d'affembler  fouvent  le  Confcil-Géné- 
ral,  on  y  propofe  d'autorifer  les  Confeils  de  pour- 
voir aux  befoins  préfens  :  la  proposition  parle.  Ils 
païtent  de  -  là  pour  s'arroger  le  droit  perpétuel 
d'établir  des  impôts  ,  &  pendant  plus  d'un  fîecîe 
on  les  laiiTe  faire  fans  la  moindre  oppofition. 

En  1714  on  fait  par  des  vues  fecretes  (IQ 
l'entreprife  immenfe  &  ridicule  des  fortifica- 
tions ,  fans  daigner  confulter  le  Confeil-Gér.é- 
ral ,  &  contre  la  teneur  des  Edits.  En  confé- 
quence  de  ce  beau  projet  on  établit  pour  dix 
ans  des  impôts  fur  lefquels  on  ne  le  confulte 
pas  davantage.  Il  s'élève  quelques  plaintes  ;  on. 
les  dédaigne  ;  &  tout  fe  tait. 

Qi)  Il  en  a  été  parlé  ci-devant. 


DE    LA    MONTAGNE.        323 

En  172^  le  terme  des  impôts  expire;  il  s'a- 
git de  les  prolonger.  C'étoitpour  la  Bourgeoifîe 
le  moment  tardif  mais  nécefTaire  de  revendiquer 
fon  droit  négligé  C\  long-tems.  Mais  la  pefte  de 
Marfeille  &  la  Banque  royale  ayant  dérangé  le 
commerce ,  chacun  occupé  des  dangers  de  la 
fortune  oublie  ceux  de  (a  liberté.  Le  Confeil , 
qui  n'oublie  pas  fes  vues  ,  renouvelle  en  Deux- 
Cent  les  impôts  ,  fans  qu'il  foit  queftion  du 
Confeil-Général. 

A  l'expiration  du  fécond  terme  les  Ci- 
toyens fe  réveillent  ,  &  après  cent  foixante  ans 
d'indolence  ,  ils  réclament  enfin  tout  de  bon 
leur  droit.  Alors  au  lieu  de  céder  ou  tempori- 
fer  ,  on  trame  une  confpiration  (/)•  Le  complot 

(Z)  Il  s'agiflbit  de  former,  par  une  enceinte  barricadée  , 
une  efpece  de  Citadelle  autour  de  l'élévation  fur  laquelle 
eft  l'Hôtel-de-Ville,  pour  aflervir  de-là  tout  le  Peuple. 
Les  bois  déjà  préparés  pour  cette  enceinte  ,  un  plan  de 
difpofition  pour  la  garnir  ,  les  ordres  donnés  en  confe'- 
quence  aux  Capicaines  de  la  garnifon  ,  des  tranfports  de 
munitions  &  d'armes  de  l'Avfenal  à  l'Hôtel-de-Ville ,  le 
tamponnement  de  vingt-deux  pièces  de  canon  dans  un 
boulevard  éloigné  ,  le  tranfmarchementclandeftin  deplu- 
fieurs  autres  ;  en  un  mot  tous  les  apprêts  de  la  plus  vio- 
lente entreprife  faits  (ans  l'aveu  des  Confeils  par  le  Syn- 
dic de  la  garde  &  d'autres  Aîagifhats ,  ne  purent  fuffire  , 
quand  tout  cela  fut  découvert,  pour  obtenir  qu'on  fit  le 
procès  aux  coupables ,  ni  même  qu'on  improuvât  nette- 
ment leur  projet.  Cependant  la  Bourgeoifîe ,  alors  mai- 
treife  de  la  Place  ,  les  laifla  paifiblement  fortir  fans  trou- 
bler leur  retnitc,  fans  leur  faire  la  moindre  infuîte  •>  fans 
entrer  dans  leurs  maifons,  fans  inquiéter  leurs  familles, 
fans  toucher  à  rien  qui  leur  appartint.  En  tout  autre  pays 

X  4 


r324        NEUVIEME    LETTRE 

fe  découvre  >  les  Bourgeois  font  forcés  de  pren- 
dre les  armes ,  &  par  cette  violente  entreprife 
îe  Confeil  perd  en  un  moment  un  liecle  d'ufurpa- 
tion. 

A  peine  tout  femble  pacifié  que  ,  ne  pouvant 
endurer  cette  efpece  de  défaite ,  on  forme  un 
nouveau  complot.  Il  faut  derechef  recourir  aux 
armes  i  les  Puiffances  voifines  interviennent ,  & 
les  droits  mutuels  font  enfin  réglés. 

En  iô'fo  les  Confeils  inférieurs  introduifent 
dans  leurs  corps  une  manière  de  recueillir  les 
Suffrages  ,  meilleure  que  celle  qui  efl:  établie, 
mais  qui  n'eft  pas  conforme  aux  Edits.  On  con- 
tinue en  Confeil  -  Général  de  fuivre  l'ancienne 
où  fe  gliffent  bien  des  abus ,  &  cela  [dure  cin- 
quante ans  &  davantage ,  avant  que  les  Citoyens 
Ifongent  à  fe  plaindre  de  la  contravention  ou  à 
demander  l'introdudtion  d'un  pareil  ufage  dans 
îe  Confeil  dont  ils  font  membres.  Us  la  deman- 
dent enfin  ,  &  ce  qu'il  y  a  d'incroyable  eft  qu'on 
leur  oppofe  tranquillement  ce  même  Edit  qu'on 
"viole  depuis  un  demi-fîccle. 

En  1707  un  Citoyen  efl:  jugé  clandeitine- 
nient  contre  les  Loix  ,  condamné  ,  arquebufé 
dans  la  prifon  ,  un  autre  eft  pendu  fur  la  dépo- 
sition d'un  fcul  faux-témoin  connu  pour  tel ,  un 
xutre  eft  trouvé  mort.  Tout  cela  paffe,   &  il 

Le  Peuple  eût  commencé  par  maflacrer  ces  confpirateurs , 
§l  mettre  leurs,,  maiions  au  pillage,, 


DE    LA    MONTAGNE.        32? 

n'en  eft  plus  parlé  qu'en  1734  <lue  quelqu'un 
s'avife  de  demander  au  Magiftrat  des  nouvelles 
du  Citoyen  arquebufé  trente  ans  auparavant. 

En  1736"  on  érige  des  Tribunaux  criminels 
fans  Syndics.  Au  milieu  des  troubles  qui  ré- 
gnoient  alors ,  les  Citoyens  occupés  de  tant 
d'autres  affaires ,  ne  peuvent  fonger  à  tout. 
En  17T8  on  répète  la  même  manœuvre  ;  celui 
qu'elle  regarde  veut  fe  plaindre  j  on  le  fait  tai- 
re, &  tout  fe  tait.  En  1762  on  la  renouvelle 
encore  (ni):  les  Citoyens  fe  plaignent  enfin 
Tannée   fuivante.    Le    Confeil    répond   ,   vou* 

(m)  Et  à  quelle  occafion  !  Voilà  une  înquifition  d'Etat 
à  faire  frémir.  Eft-il  concevable  que  dans  un  pays  libre 
on  puniffe  criminellement  un  Citoyen  pour  avoir  ,  dans 
une  Lettre  à  un  autre  Citoyen  non  imprimée  raifonné  en 
termes  dé«ens  &  mefurés  fur  la  conduite  du  Magiftrat 
envers  un  troifieme  Citoyen  ?  Trouvez-vous  des  exemples 
de  violences  pareilles  dans  les  Gouvernemens  les  plus 
abfolus  ?  A  la  retraite  de  M.  Silhouette  je  lui  écrivis 
«ne  Lettre  qui  courut  Paris.  Cette  Lettre  étoit  d'une 
hardieflè  que  je  ne  trouve  pas  moi-même  exempte  de 
blâme  ;  c'it  peut-être  la  feule  chofe  repréheniible  que 
j'aie  écrite  en  ma  vie.  Cependant  m'a-t-on  dit  le  moin- 
dre mot  à  ce  fujet?  On  n'y  a  pas  même  fongé.  En 
France  on  punit  les  libelles  ;  on  fait  très-bien  ;  mais  oa 
lailTe  aux  particuliers  une  liberté  honnête  de  raifonner 
entre  eux  fur  les  affaires  publiques ,  &  il  eft  inoui  qu'on 
ait  cherché  querelle  à-  quelqu'un  pour  avoir ,  dans  des 
lettres  reliées  manuferites ,  dit  fon  avis ,  fans  fatyre  & 
fuis  inveiftive ,  fur  ce  qui  fe  fait  dans  les  Tribunaux. 
Après  avoir  tant  aimé  le  Gouvernement  républicain  fau- 
dra-t-il  changer  de  fentiment  dans  ma  vieilleûe  ,  &  trou- 
ver enfin  qu'il  y  a  plus  de  véritable  liberté  dans  les  Mo- 
narchies que  dans  nos  Républiques  ? 

x? 


32£        NEUVIEME    LETTRE 

venez  trop  tard  ;  Pufage  efl  établi. 

En  Juin  1762  un  Citoyen  que  le  Confeii 
avoit  pris  en  haine  eft  flétri  dans  fes  Livres  , 
&  perfonnellement  décrété  contre  PEdit  le  plus 
formel.  Ses  parens  étonnés  demandent  par  re- 
quête communication  du  décret  ;  elle  leur  eft 
refufée ,  &  tout  fe  tait.  Au  bout  d'un  an  d'at- 
tente le  Citoyen  flétri  voyant  que  nul.  ne  pro- 
tefte  renonce  à  Ton  droit  de  Cité.  La  Bourgeoi- 
se ouvre  enfin  les  yeux  &  réclame  contre  la  vio- 
lation de  la  Loi  :  il  n'éteit  plus  tems. 

Un  fait  plus  mémorable  parfon  efpece,  quoi- 
qu'il ne  s'agiife  que  d'une  bagatelle  eft  celui  du 
Sieur  Bardin.  Un  Libraire  commet  à  fon  corref- 
pondant  des  exemplaires  d'un  Livre  nouveau  ; 
avant  que  les  exemplaires  arrivent  le  Livre  eft 
défendu.  Le  Libraire  va  déclarer  au  Magiftrat 
fa  commiffion  ,  &  demander  ce  qu'il  doit  iaire. 
On  lui  ordonne  d'avertir  quand  les  exemplaires 
arriveront;  ils  arrivent,  il  les  déclare,  on  les 
faifit  ;  il  attend  qu'on  les  lui  rende  ou  qu'on  les 
lui  paie  ;  on  ne  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre  :  il  les 
redemande  ,  on  les  garde.  Il  préfente  requête 
pour  qu'ils  foient  renvoyés  ,  rendus,  ou  payés  : 
on  refufe  tout.  Il  perd  fes  Livres  ,  &  ce  font  des 
hommes  publics  chargés  de  punir  le  vol ,  qui 
les   ont  gardés. 

Qu'on  pefe  bien  toutes  les  circonftances  de 
«e  fait  ,  &  je  doute  qu'on  trouve  aucun  autre 


DE    LA    MONTAGNE.        527 

exemple  femblabîe  dans  aucun  Parlement,  dans 
aucun  Sénat ,  dans  aucun  Confeil ,  dans  aucun 
Divan,  dans  quelque  Tribunal  que  ce  puiffe 
être.  Si  Ton  vouloit  attaquer  le  droit  de  pro- 
priété fans  raifon,  fans  prétexte  &  jufques  dans 
fa  racine,  il  feroit  impolfible  de  s'y  prendre 
plus  ouvertement.  Cependant  l'affaire  pafTe , 
tout  le  monde  fe  tait,  &  fans  des  griefs  plus 
graves  il  n'eût  jamais  été  quefeion  de  celui-là. 
Combien  d'autres  font  reftés  dans  l'obfcurité 
faute  d'occafions  pour  les  mettre  en  évidence  ? 
Si  l'exemple  précédent  eft  peu  important  en 
lui-même  ,  en  voici  un  d'un  genre  bien  diffé- 
rent. Encore  un  peu  d'attention,  Monfieur, 
pour  cette  affaire,  &  je  fupprime  toutes  celles 
que  je  pourrois  ajouter. 

Le  20  Novembre  1763  au  Confeil- Général 
affemblé  pour  l'éledipn  du  Lieutenant  &  du 
Tréforier,  les  Citoyens  remarquent  une  diffé- 
rence entre  l'Edit  imprimé  qu'ils  ont  &  l'Edit 
manuferit  dont  un  Secrétaire  d'Etat  fait  lecture , 
en  ce  que  l'élection  du  Tréforier  doit  par  le 
premier  fe  faire  avec  celle  des  Syndics ,  &  par 
le  fécond  avec  celle  du  Lieutenant.  Ils  remar- 
quent ,  de  plus  ,  que  l'élection  du  Tréforier, 
qui  félon  l'Edit  doit  fe  faire  tous  les  trois  ans  , 
ne  fe  fait  que  tous  les  fix  ans  félon  l'ufage,  & 
qu'au  bout  de  trois  ans  on  fe  contente  de  pro- 
pofer  la  confirmation  de  celui  qui  eft  en  place. 


5*8       NEUVIEME    LETTRE 

Ces  différences  du  texte  de  la  Loi  entre  le 
Manufcrit  rlu  Confeii  &  1  Edit  imprimé  ,  qu'on 
n'avoit  point  encore  obfervées  en  font  remar- 
quer d'autres  qui  donnent  de  l'inquiétude  fur 
îe  refte.  Malgré  l'expérience  qui  apprend  aux 
Citoyens  l'inutilité  de  leurs  Repréfentations  les 
mieux  fondées ,  ils  en  font  à  ce  fujet  de  nou- 
velles, demandant  que  le  texte  original  des 
Edits  foit  dépofé  en  Chancellerie  ou  dans  tel 
autre  lieu  public  au  choix  du  Confeii,  où  Ton 
puiiTe  comparer  ce  texte  avec  l'imprimé. 

Or  vous  vous  rappellerez,  Monfieur,  que 
par  l'Article  XLII  de  l'Edit  de  1738  il  efl:  dit 
qu'on  fera  imprimerai  ■plutôt  un  Code  général 
des  Loix  de  l'Etat,  qui  contiendra  tous  les 
Edits  &  Réglemens.  Il  n'a  pas  encore  été  ques- 
tion de  ce  Code  au  bout  de  vingt-lix  ans ,  & 
les  Citoyens  ont  gardé  le  filence  (n) 

Vous  vous  rappellerez  encore  que  dans  un 
Mémoire  imprimé  en   1745,  un   membre  prof- 
it ra)  De  quelle  excufe ,  de  quel  prétexte  peut-on  couvrir 
ï'inobfervation  d'un  Article  aufii  exprès  &  auffi  impor- 
tant ?  Cela  ne  fe  conçoit  pas.    Quand  par  hazard  on  en 
parle  à  quelques  Magiftrats  en  convei  fation  ,  ils  r'cpon- 
'  denfc  froidement ,  Chaque  Edit  particulier  ejl  imprimé  raf- 
Jemblez-ks.  Comme  ii  l'on    ctoit  fur  que  tout  fut  impri- 
mé ,   &  comme  fi  îe  recueil   de  ces  chiffons    formoit  un 
Corps  de  Loix  complut,  un  Code  général  revêtu  de  l'au- 
thenticité requife  &  tel  que  l'annonce  l'Article  XLII  !  Eft- 
ce  ainfi  que  ces  Meilleurs  rempliffent  un  engagement  auili 
formel  ?  Quelles  confequer^ces  fmiftres  ne  pourrok-on  pas 
tirer  de  pareilles  omiiïipns  ? 


DE    LA    MONTAGNE.        s*S 

srît  des  deux -Cents  jetta  de  violens  foupqon» 
fur  la  fidélité  des  Edits  imprimés  en  171 3  & 
réimprimés  en  1735,  deux  époques  également 
fufpe&es.  Il  dit  avoir  collationné  fur  des  Edits 
manufcrits  ces  imprimés  ,  dans  lefquels  il  affirma 
avoir  trouvé  quantité  d'erreurs  dont  il  a  fai* 
note ,  &  il  rapporte  les  propres  termes  d'un  Edifi 
de  1  <)<)6  y  omis  touc  entier  dans  l'imprimé.  A  des 
imputations  lî  graves  le  Confeil  n'a  rien  répon- 
du ,  &  les  Citoyens  ont  gardé  le  filence. 

Accoudons,  fi  Ton  veut,  que  la  dignité  du 
Confeil  ne  lui  permettait  pas  de  répondre  alors 
aux  imputations  d'un  profcrit.  Cette  même  di- 
gnité ,  l'honneur  compromis  ,  la  fidélité  fufpectée 
cxigeoient  maintenant  une  vérification  que  tanti 
d'indices  rendoient  néceffaire ,  &  que  ceux  qui 
la  demandoient  avoient  droit  d'obtenir. 

Point  du  tout.  Le  Petit  -  Confeil  juftifie  U 
changement  fait  à  l'Edit  par  un  ancien  ufage 
auquel  le  Confeil  -  Général  ne  s'étant  pas  oppofé 
dans  fon  origine  n'a  plus  droit  de  s'oppofer  au- 
jourd'hui. 

Il  donne  pour  raifon  de  la  différence  qui  eft 
entre  le  Manufcrit  du  Confeil  &  l'Imprimé  » 
que  ce  Manufcrit  eft  un  recueil  des  Edits  avec 
les  changemens  pratiqués ,  &  confentis  par  le 
filence  du  Confeil  -  Général  ;  au  lieu  que  l'Im- 
primé n'eft  que  le  recueil  des  mêmes  Edits,  tels 
gu'ils  ont  paifé  en  Confeil  -  Général. 

Il  juftifie  la  confirmation  du  Tréforier  con- 


330      NEUVIEME    LETTRE 

tre  l'Edk  qui  veut  que  l'on  en  élite  un  autre  ? 
encore  par  un  ancien  ufage.  Les  Citoyens  n'ap- 
perçoivent  pas  une  contravention  aux  Edks  qu'il 
n'autorife  par  des  contraventions  antérieures  : 
ils  ne  font  pas  une  plainte  qu'il  ne  rebute,  en  leur 
reprochant  de  ne  s'être  pas  p'aints  plus  tôt. 

Et  quant  à  la  communication  du  texte  (0)3 
foit  comme  étant  contraire  aux  règles ,  foit  par- 
ce que  les  Citoyens  &  Bourgeois  ne  doivent  con- 
woître  a  autre  texte  des  Loix  que  le  texte  imprimé  s 
quoique  le  Petit  -  Confeil  en  fuive  un  autre  , 


(o)  Ces  refus  fi  durs  &  fi  fûrs  à  toutes  les  Eepréfen- 
tations  les  plus  raifonnables  &  les  plus  juftes  paroiffent 
peu  naturels.  Eft-il  concevable  que  le  Confeil  de  Genè- 
ve ,  compofe  dans  fa  majeure  partie  dhemmes  éclaires 
&  judicieux  ,  n'aie  pas  fenti  le  fcandale  odieux  &  même 
effrayant  de  refufer  à  des  hommes  libres  ,  à  des  membres 
du  Législateur  la  communication  du  texte  authentique 
des  Loix,  &  de  fomenter  ainfi  comme  à  plaifir  des  foup- 
cons  produits  par  l'air  de  myftere  &  de  ténèbres  dont  il 
s'environne  fans  cette  à  leurs  yeux  ?  Pour  moi,  je  penche 
à  croire  que  ces  refus  lui  coûtent ,  mais  qu'il  s'eft  prêt 
crit  pour  règle  de  faire  tomber  l'ufage  des  Repréfenta- 
tions  ,  par  des  réponfes  conitamment  négatives.  En  eifet 
eft-il  à  préfumer  que  les  hommes  les  plus  patiens  ne  le 
rebutent  pas  de  demander  pour  ne  rien  obtenir  ?  Ajouter 
la  proportion  déjà  faite  en  Deux-Cent  d'informer  contre 
les  Auteurs  des  dernières  Pveprefentations ,  pour  avoir 
ufé  d'un  droit  que  la  Loi  leur  donne.  Qui  voudra  défor- 
mais s'expofer  à  des  pourfuites  pour  des  demaiches  qu">n 
fait  d'avance  être  fans  fuccès  ?  Si  c'eft  là  le  plan  eue  s'eft 
fait  le  Petit-Confeil ,  il  faut  avouer  qu'il  le  fuit  très-bien. 


DE    LA    MONTAGNE.      331 

&  le  faflc  fuivre  en  Confeil  -  Général  (p). 

Il  elt  donc  contre  les  règles  que  celui  qui  a 
pafle  un  acte  ait  communication  de  l'original  de 
cet  a&e  ,  lorfque  les  variantes  dans  les  copies 
les  lui  font  foupeonner  de  falfification  ou  d'in- 
correction ,  &  il  eft  dans  la  règle  qu'on  ait  deux 
dirFérens  textes  des  mêmes  Loix  ,  l'un  pour  les 
particuliers  &  l'autre  pour  le  Gouvernement  ! 
Ouites-vous  jamais  rien  de  femblable  ?  Et  tou- 
tefois fur' toutes  ces  découvertes  tardives,  fur 
tous  ces  refus  révoltans ,  les  Citoyens  ,  ccon- 
duits  dans  leurs  demandes  les  plus  légitimes ,  fe 
taifent     attendent ,  &  demeurent  en  repos. 

Voila  ,  Monfieur,  des  faits  notoires  dans  vo- 
tre Ville,  &  tous  plus  connus  de  vous  que  de 
moi  ;  j'en  pourrois  ajouter  cent  autres  ,  fans 
compter  ceux  qui  me  font  échappés.  Ceux-ci  fuf- 
firont  pour  juger  fi  la  Bourgeoisie  de  Genève  eft 
ou  fut  jamais,  je  ne  dis  pas  remuante  &  fédi- 
tieufe,  mais  vigilante,  attentive,  facile  à  s'é- 
mouvoir pour  défendre  fes  droits  les  mieux  éta- 
blis &  le  plus  ouvertement  attaqués  ? 

On  nous  dit  qu'une  Nation  vive ,  iîigénieufe 
&  très  -  occupée  de  fes  droits  politiques  auroit  un 
extrême  befoin  de  donner  à  [on  Gouvernement  une 
force  négative  (  q  ).     Eii  expliquant  cette  force 

(p)  Extrait  des  Regiftres  du  Confeil  du  7  Décembre 
176;  en  réponfe  aux  Repréfentations  verbales  faites  le 
21  Novembre  par  fix  Citoyens  ou  Bourgeois. 

iq)  l'âge  170. 


333    NEUVIEME    LETTRE 

négative  on  peut  convenir  du  principe  ;  mais 
c^-ce  à  vous  qu'on  en  veut  faire  l'application  ? 
A-t-on  donc  oublié!  qu'on  vous  donne  ailleurs 
plus  de  fang- froid  qu'aux  autres  Peuples  (r)? 
Et  comment  peut  on  dire  que  celui  de  Genève 
s'occupe  beaucoup  de  fes  droits  politiques, 
quand  on  voit  qu'il  ne  s'en  occupe  jamais  que 
tard ,  avec  répugnance ,  &  feulement  quand  le 
péril  le  plus  preifant  l'y  contraint  ?  De  forte 
qu'en  n'attaquant  pas  Ci  brufquement  «les  droits 
de  la  Bourgeoifie  ,  il  ne  tient  qu'au  Confeil 
qu'elle  ne  s'en  occupe  jamais. 

Mettons  un  moment  en  parallèle  les  deux 
partis  pour  juger  duquel  l'activité  eft  le  plus  à 
craindre ,  &  où  doit  être  placé  le  droit  négatif 
pour  modérer  cette  activité. 

D'un  côté  je  vois  un  peuple  très-peu  nom- 
breux ,  paifible  &  froid  ,  compofé  d'hommes 
laborieux,  amateurs  du  gain ,  fournis  pour  leur 
propre  intérêt  aux  Loix  &  à  leurs  Miniftres  , 
tout  occupés  de  leur  négoce  ou  de  leurs  mé- 
tiers; tous,  égaux  parleurs  droits  «Se  peu  diC. 
tingués  par  la  fortune  ,  n'ont  entre  eux  ni  chefs* 
ni  cliens  j  tous ,  tenus  par  leur  commerce ,  par 
leur  état ,  par  leurs  biens,  dans  une  grande  dé- 
pendance du  Magiftrat ,  .ont  à  le  ménager  j  tous 
craignent  de  lui  déplaire  j  s'ils  veujsnt  fe  mêler 

des 

(r)  Page   154, 


DE    LA    MONTAGNE.        533 

des  affaires  publiques  c'eft  toujours  au  préjudi- 
ce des  leurs,  Diftraits  d'un  côté  par  des  objets 
plus  intéreffans  pour  leurs  familles  >  de  l'autre, 
arrêtés  par  des  confédérations  de  prudence  :  par 
l'expérience  de  tous  les  tems ,  qui  leur  apprend 
combien  dans  un  auiîi  périt  Etat  que  le  vôtre  où 
tout  particulier  eft  inceifamment  fous  les  yeux 
du  Confeil  il  eft  dangereux  de  l'orfeufer  ,  ils 
font  portés  par  les  raifons  les  plus  fortes  à  tout 
facrifier  à  la  paix  ;  car  c'eft  par  elle  feule  qu'ils 
peuvent  profpérer }  &  dans  cet  état  de  cbofes 
chacun  trompé  par  fon  intérêt  privé  aime  enco- 
re mieux  être  protégé  que  libre ,  &  fait  fa  cour 
pour  faire  fon  bien. 

De  l'autre  côté  je  vois  dans  une  petite  Vil- 
le ,  dont  les  affaires  font  au  fond  très  -  peu  ds 
chofe  s  un  Corps  de  Magiftrats  indépendant  & 
perpétuel ,  prefque  oifif  par  état ,  faire  fa  prin- 
cipale occupation  d'un  intérêt  très  -  grand  ,  & 
très  -  naturel  pour  ceux  qui  commandent,  c'eft 
d'accroître  incelfamment  fon  empire  ;  car  l'am- 
bition comme  l'avarice  fe  nourrit  de  fes  avan- 
tages ,  &  plus  on  étend  fa  puiffance  ,  plus  on 
eft  dévoré  du  defir  de  tout  pouvoir.  Sans  ceffe 
attentif  à  marquer  des  diitances  trop  peu  fenfî- 
bles  dans  fes  égaux  de  naiifance  ,  il  ne  voit  en 
eux  que  fes  inférieurs  ,  &  brûle  d'y  voir  fes 
fujets.  Armé  de  toute  la  force  publique ,  dé- 
pofitaire  de  toute  l'autorité  ,  interprète  &  dif- 
Tome  IX.  Y 


334        NEUVIEME    LETTRE 

peiifateur  des  Loix  qui  le  gênent,  il  s'en  fait 
une  arme  offenfive  &  défenfive  ,  qui  le  rend 
redoutable  ,  refpeChibie ,  faeré  pour  tous  ceux 
qu'il  veut  outrager.  C'eft  au  nom  même  de  la 
Loi  qu'il  peut  la  tranfgrefTer  impunément.  Il 
peut  attaquer  la  conftitution  en  feignant  de  la 
défendre  ;  il  peut  punir  comme  un  rebelle  qui- 
conque  ofe  la  défendre  en  effet.  Toutes  les 
entreprifes  de  ce  Corps  lui  deviennent  faciles  ; 
il  ne  laiffe  à  perfonne  le  droit  de  les  arrêter  ni 
d'en  connoître  :  il  peut  agir,  différer,  fufpen- 
dre  ;  il  peut  féduire ,  effrayer  ,  punir  ceux  qui 
lui  redirent ,  &  s'il  daigne  employer  pour  cela 
des  prétextes  ,  c'eft  plus  par  bienféance  que  par 
néceflité.  Il  a  donc  la  volonté  d'étendre  la  puif- 
fance ,  &  le  moyen  de  parvenir  à  tout  ce  qu'il 
veut.  Tel  eft  l'état  relatif  du  Petit  -  Confeil  & 
de  la  Bourgeoise  de  Genève.  Lequel  de  ces  deux 
Corps  doit  avoir  le  pouvoir  négatif  pour  arrêter 
les  entreprifes  de  l'autre  ?  L'Auteur  des  Lettres 
aifure  que  c'eft  le  premier. 

Dans  la  plupart  des  Etats  les  troubles  inter- 
nes viennent  d'une  populace  abrutie  &  ftupide, 
échauffée  d'abord  par  d"infupportables  vexa- 
tions ,  puis  ameutée  en  fecret  par  des  brouil- 
lons adroits,  revêtus  de  quelque  autorité  qu'ils 
veulent  étendre.  Mais  cft-  il  rien  de  plus  faux 
qu'une  pareille  idée  appliquée  à  la  Bourgeoise 
de  Genève,  à  fa  partie  au  moins  qui  fait  faee 


DE     LA    MONTAGN^        33? 

à  la  punfance  pour  le  maintien  des  Loix  ?  Dans 
tous  les  tems  cette  partie  a  toujours  été  l'Ordre 
moyen  entre  les  riches  &  les  pauvres  ,  entre  les 
chefs  de  l'Etat  &  la  populace.  Cet  Ordre, 
eompofé  d'hommes  à  peu- près  égaux  en  fortu- 
ne ,  en  état ,  en  lumières ,  n'eft  ni  aiTez  élevé 
pour  avoir  des  prétentions,  ni  affez  bas  pour 
n'avoir  rien  à  perdre.  Leur  grand  intérêt ,  leur 
intérêt  commun  eft  que  les  Loix  foient  obfer- 
vées ,  les  Magiftrats  refpectés ,  que  la  eonftitu- 
tion  fe  foutienne  &  que  l'Etat  foit  tranquille. 
Perfonne  dans  cet  ordre  ne  jouit  à  nul  égard 
d'une  telle  fupériorité  fur  les  autres  qu'il  puifTe 
les  mettre  en  jeu  pour  fon  intérêt  particulier. 
C'eft  la  plus  faine  partie  de  la  République  ,  la 
feule  qu'on  foit  aifuré  ne  pouvoir  dans  fa  con- 
duite fe  propofer  d'autre  objet  que  le  bien  ds 
tous.  Aulîi  voit-  on  toujours  dans  leurs  démar- 
ches communes  une  décence  ,  une  modeftie , 
une  fermeté  refpe&ueufe  ,  une  certaine  gravite 
d'hommes  qui  fe  fentent  dans  leur  droit  &  qui 
fe  tiennent  dans  leur  devoir.  Voyez  ,  au  con- 
traire ,  de  quoi  l'autre  parti  s'étaie  j  de  gens 
qui  nagent  dans  l'opulence  ,  &  du  peuple  le 
plus  abject,  fcft-ce  dans  ces  deux  extrêmes,  l'un 
fuit  pour  acheter,  l'autre  pour  fe  vendre,  qu'cui 
doit  chercher  l'amour  de  la  juftice  &  des  loix  'i 
C'eft  par  eux  toujours  tque  l'Etat  dégénère  :  le 
riche  tient  la  Loi  dans  fa  boude ,  &  le  pauvre 

Y  a 


336       NEUVIEME    LETTRE 

aime  mieux  du  pain  que  la  liberté.  Il  fuffit  de 
comparer  ces  deux  partis  pour  juger  lequel  doit 
porter  aux  Loix  la  première  atteinte  ;  &  cher- 
chez en  effet  dans  votre  hiftoire  fi  tous  les 
complots  ne  font  pas  toujours  venus  du  côté  de 
la  Magiftrature  ,  &  Ci  jamais  les  Citoyens  ont 
eu  recours  à  la  force  que  lorfqu'il  l'a  fallu  pour 
s'en  garantir  ? 

On  raille ,  fans  doute ,  quand ,  fur  les  con- 
féquences  du  droit  que  réclament  vos  Conci- 
toyens ,  on  vous  repréfente  l'Etat  en  proie  à  la 
brigue  ,  à  la  féduclion  ,  au  premier  venu.  Ce 
droit  négatif  que  veut  avoir  le  Confeil  fut  in- 
connu jufqu'ici;  quels  maux  en  eft-il  arrivé? 
Il  en  fût!  arrivé  d'affreux  s'il  eût  voulu  s'y  tenir 
quand  la  Bourgeoise  a  fait  valoir  le  fien.  Ré- 
torquez l'argument  qu'on  tire  de  deux  cents  ans 
de  profpérité  j  que  peut  -  on  répondre  ?  Ce  Gou- 
vernement ,  direz  -  vous  ,  établi  par  le  tems  3 
foutenu  par  tant  de  titres  ,  autorifé  par  un  fi 
long  ufage ,  confacré  par  fes  fuccès  ,  &  où  le 
droit  négatif  des  Confeils  fut  toujours  ignoré  , 
ne  vaut  -  il  pas  bien  cet  autre  Gouvernement  ar- 
bitraire ,  dont  nous  ne  connoiffons  encore  ni  les 
propriétés ,  ni  fes  rapports  avec  notre  bonheur , 
&  où  la  raifon  ne  peut  nous  montrer  que  le  comble 
de  notre  mifere  ? 

Supposer  tous  tes  abus  dans  le  parti  qu'on 


DE    LA    MONTAGNE.       337 

attaque  &  n'en  fuppofer  aucun  dans  le  lien  ,  eft 
un    fophifme  bien  groiîîer  &  bien    ordinaire  , 
dont  tout  homme  fenfé  doit  fe  garantir.  Il  faut 
fuppofer  des  abus  de  part  &  d'autre  ,  parce  qu'il 
s'en  gluTe  par  -  tout  ;  mais  ce  n'eft  pas  à  dire 
qu'il   y  ait    égalité    dans    leurs     conféqiiences. 
Tout  abus  eft  un  mal  ,  fouvcnt  inévitable  ,  pour 
lequel  on  ne  doit  pas  profcrire  ce  qui  eft  bon 
en  foi.  Mais  comparez  ,  &  vous  trouverez  d'un 
côté   des  maux  fûrs  ,     des  maux  terribles  fans 
borne  &  fans  fin  ;  de  l'autre  ,  l'abus  même  diffi- 
cile ,    qui  s'il  eft  grand  fera  partager  ,  &    tel , 
que  quand  il  a  lieu  il  porte  touj<u^^^nree  lui  fon 
remède.  Car  encore  une  fois  il  n'y  a  de  liberté 
pofïible  que  dans  l'obfervation  des  Loix  ou  de 
la  volonté  générale ,  &  il  n'eft  pas  plus  dans  la 
volonté  générale  de  nuire  à  tous ,   que  dans  la 
volonté  particulière  de  nuire  à  foi  -  même.  Mais 
fuppofons   cet  abus  de  la  liberté  aufîi  naturel 
que  l'abus  de  la  puûTance.    Il  y  aura  toujours 
cette  différence  entre  l'un  &  l'autre,  que  l'abus 
de  la  liberté  tourne  au  préjudice  du  peuple  qui 
en  abufe ,    &  le  puniiTant  de  fon  propre  tort  le 
force  à  en  chercher  le  remède  ;  ainfi  de  ce  côté 
le  mal  n'eft  jamais  qu'une  crife,  il  ne  peut  fai- 
re un  état    permanent.    Au  lieu  que  l'abus  de 
la  puhfance  ne  tournant  point  au  préjudice  du 
puhfant  mais  du  foible ,  eft  par  fa  nature  fans 
raefure  ,  farrs  frein  ,  fans  limites  :  il  ne  finit  que 

Y  i 


33S       NEUVIEME     LETTRE 

par  la  deftru&ion  de  celui  qui  feul  en  reflent  le 
mal.  Difbns  donc  qu'il  faut  que  le  Gouverne- 
ment appartienne  au  petit  nombre ,  l'infpeclion 
fur  le  Gouvernement  à  la  généralité,  &  que  iî 
de  part  ou  d'autre  l'abus  eft  inévitable  ,  il  vaut 
encore  mieux  qu'un  peuple  foit  malheureux  par 
fa  faute  qu'opprimé  fous  la  main  d'autrui. 

Le  premier  &  le  plus  grand  intérêt  pubiic  eft 
toujours  la  juftice.  Tous  veulent  que  les  con- 
ditions foient  égales  pour  tous  ,  &  la  juftice 
n'eft  que  cette  égalité.  Le  Citoyen  ne  veut  que 
les  Loix  &  que  Pobfervation  des  Loix.  Chaque 
particulier  dans  le  peuple  fait  bien  que  s'il  y  a 
des  exceptions  ,  elles  ne  feront  pas  en  fa  faveur* 
A'md  tous  craignent  les  exceptions,  &  qui  craint 
les  exceptions  aime  la  Loi.  Chez  les  Chefs 
c'eft  toute  autre  chofe  :  leur  état  même  eft  un 
état  de  préférence,  &  ils  cherchent  des  préfé- 
rences par- tout  (0-  S'ils  veulent  des  Loix,  ce 
n'eft  pas  pour  leur  obéir ,  c'eft  pour  en  être  les 

(/.  La  juftice  dans  le  peuple  eft  une  vertu  d'état  ;  la 
violence  &  la  tyrannie  eft  de  même  dans  les  Chefs  un 
vice  d'état.  Si  nous  étions  à  leurs  places  nous  autres 
particuliers  nous  deviendrions  comme  eux  violens ,  ufu*- 
pateurs ,  iniques.  Quand  des  Magiftrats  viennent  donc 
nous  prêcher  leur  intégrité,  leur  modération  ,  leur  juf- 
tice, ils  nous  trompent,  s'ils  veulent  obtenir  ainfi  la 
confiance  que  nous  ne  leur  devons  pas  :  non  qu'ils  ne 
puiflent  avoir  perfonnellement  ces  vertus  dont  ils  fe  van- 
tent ;  mais  a!or5  ils  font  une  exception  ;  &  ce  n'eft  pas 
UH%  exceptions  que  la  Loi  doit  avoir  égard. 


DE    LA    MONTAGNE.       335> 

arbitres    Ils  veulent  des  Loix  pour  Te  mettre  à 
leur  place  &  pour  fe  faire  craindre  en  leur  nom. 
Tout  les   favorife  dans  ce  projet.    Ils  fe  fervent 
des  droits  qu'ils   ont   peur  ufurper  Tans   rifque 
ceux  qu'ils  n'ont  pas.    ©frmme  ils  parlent  tou- 
jours au  nom  de  la  Loi,  même  en  la  violant, 
quiconque  ofe  la  défendre  contre  eux  eft  un  fé- 
<litieux  ,  un  rebelle  :  il  doit  périr  ;  &  pour  eux  , 
toujours  fûrs  de  l'impunité  dnns  leurs  entrepei- 
fes  ,  le  pis  qui  leur  arrive  eft  de  ne  pas  réuilir. 
S'ils  ont  befoin  d'appuis  ,  par-  tout  ils  en  trou- 
vent.    C'eft  une  ligue  naturelle  que    celle  des 
forts  ,   &  ce  qui  fait  la  foiblerTe  des  foibles  eft  de 
ne  pouvoir  fe  liguer  aind.    Tel  eft  le  deftin  du 
peuple  d'avoir   toujours  au  dedans  &  au  dehors 
fes  parties  pour  juges.    Heureux  î   quand  il  en 
peut  trouver  d'alTez  équitables  pour  le  protéger 
contre  leurs  propres  maximes ,  contre  ce  fenti- 
ment  fi  gravé  dans  le  cœur  humain  d'aimer  & 
favorifer    les    intérêts    femblables    aux    nôtres. 
Vous  avez  eu  cet  avantage  une  fois  ,  &  ce  fut 
eontre  toute  attente.    Quand  la  Médiation  fut 
acceptée ,  on  vous  crut  écrafés  :  mais  vous  eû- 
tes des   défenfeurs  éclairés  &  fermes  ,  des  Mé- 
diateurs   intègres  &  généreux  ;  la  juftice  &    la 
vérité  triomphèrent.     Puiiîiez  -  vous  être    heu- 
reux deux  fois  !  vous  aurez  joui  d'un  boivheui 
bien  rare  ,    &  dont  vos  oppreiieurs  ne  paroiffeiit 
guère  alarmés. 

y  4- 


340        NEUVIEME    LETTRE 

Après  vous  avoir  étalé  tous  les  maux  imagi- 
naires d'un  droit  auiîi  ancien  que  votre  Conf- 
titution  &  qui  jamais  n'a  produit  aucun  mal  , 
on  pallie  ,  on  nie  ceux  du  Droit  nouveau  qu'on 
ufurpe  &  qui  fe  font  fentir  dès  aujourd'hui. 
Forcé  d'avouer  que  le  Gouvernement  peut  abu- 
fer  du  droit  négatif  jufqu'a  la  plus  intolérable 
tyrannie  ,  on  affirme  que  ce  qui  arrive  n'arri- 
vera pas  ,  &  l'on  change  en  poiïibilité  fans  vrai- 
femblance  ce  qui  fe  palfe  aujourd'hui  fous  vos 
yeax.  Pefonne,  ofe-t-on  dire,  ne  dira  que  le 
Gouvernement  ne  foit  équitable  &  doux  ;  &  re- 
marquez que  cela  fe  dit  en  réponfe  à  des  Re- 
présentations où  l'on  fe  plaint  des  injuftices  & 
des  violences  du  Gouvernement.  C'eft  là  vrai- 
ment ce  qu'on  peut  appeller  du  beau  ftyle  : 
c'efl:  l'éloquence  de  Périclès  ,  qui  renverfé  par 
Thucydide  à  la  lutte  ,  prouvoit  aux  fpeclateurs 
que  c'étoit  lui  qui  l'avoit  terraifé. 

Ainsi  donc  en  s'emparant  du  bien  d'autrui 
fans  prétexte  ,  en  emprifonant  fans  raifon  les 
innecens  en  flétriflant  un  Citoyen  fans  l'ouir, 
en  jugeant  illégalement  un  autre  ,  en  protégeant 
les  Livres  obfcenes  ,  en  brûlant  ceux  qui  refpi- 
rënt  la  vertu ,  en  perfécutant  leurs  auteurs  ,  en 
cachant  le  vrai  texte  des  Loix  ,  en  refufant  les 
fatisfaclions  les  plus  jutles,  en  exerçant  le  plus 
dur  defpotifme  ,  en  détruifant  la  liberté  qu'ils 
eJevroieut  défendre  ,  en  opprimant  la  Patrie  dont 


DE    LA    MONTAGNE.        341 

ils  devroient  être  les  pères  ,  ces  ?vle(ïieurs  fe  font 
compliment  à  eux-mêmes  fur  la  grande  équité  de 
de  leurs  jugemens,  ils  s'extafient  fur  la  douceur 
de  leur  adminiftration  ,  ils  affirment  avec  con- 
fiance que  tout  le  monde  eft  de  leur  avis  fur 
ce  point.  Je  doute  fort ,  toutefois  ,  que  cet  avis 
foit  le  vôtre ,  &  je  fuis  fur  au  moins  qu'il  n'eft 
pas  celui  des  Repréfentans. 

Que  l'intérêt  particulier  ne  me  rende  point 
injuite.  C'eft  de  tous  nos  penchans  celui  contre 
lequel  je  me  tiens  le  plus  en  garde  &  auquel  j'ef- 
pere  avoir  le  mieux  réfifté.  Votre  Magiftrat  eit 
équitable  dans  les  chofes  indifférentes  ,  je  le  crois 
porté  même  à  l'être  toujours  }  fes  places  font 
peu  lucratives  ;  il  rend  la  juftice  &  ne  la  vend 
point  i  il  eft  perfonnellement  intègre,  définté- 
reffé,  &  je  fais  que  dans  ce  Confeil  li  defpotique 
il  règne  encore  de  la  droiture  &  des  vertus.  En 
vous  montrant  les  conféquenees  du  droit  négatif 
je  vous  ai  moins  dit  ce  qu'ils  feront  devenus 
Souverains,  que  ce  qu'ils  continueront  à  faire 
pour  l'être.  Une  fois  reconnus  tels  leur  intérêt 
fera  d'être  toujours  juftes  ,  &  il  l'eft  dès  aujour- 
d'hui d'être  juftes  le  plus  fouvent  ;  mais  mal- 
heur à  quiconque  ofera  recourir  aux  Loix  en- 
core ,  &  réclamer  la  liberté.  C'eft  contre  ces  in- 
fortunés que  tout  devient  permis ,  légitime.  L'é- 
quité ,  la  vertu  ,  l'intérêt  même  ne  tiennent  point 
devant  l'amour  de  la  domination ,    &  celui  qui 


M*       NEUVIEME    LETTRE 

fera  jufte  étant  le  maître  n'épargne  aucune  in- 
juftice  pour  le  devenir. 

Le  vrai  chemin  de  la  Tyrannie  n'eft  point 
d'attaquer  directement  le  bien  public  ;  ce  feroit 
réveiller  tout  le  monde  pour  le  défendre  i  mais 
c'eft  d'attaquer  fuccefïivement  tous  fes  défen- 
feurs  ,  &  d'effrayer  quiconque  oferoit  encore  af- 
pirer  à  l'être.  PeiTuadez  à  tous  que  l'intérêt  pu- 
blic n'eft  celui  de  perfonne  ,  &  par  cela  feul  la 
lérvitude  eft  établie  ;  car  quand  chacun  fera  fous 
ie  joug,  où  fera  la  liberté  commune  'i  Si  quicon- 
que ofe  parler  eft  écrafé  dans  l'inftant  même  , 
où  feront  ceux  qui  voudront  l'imiter  ,  &  quel 
fera  l'organe  de  la  généralité  quand  chaque  in- 
dividu gardera  le  filence  ?  Le  Gouvernement 
févira  donc  contre  les  zélés  &  fera  jufte  avec  les 
autres ,  jufqu'à  ce  qu'il  puifle  être  injufte  avec 
tous  impunément.  Alors  fa  juftice  ne  fera  plus 
qu'une  économie  pour  ne  pas  difîiper  fans  rai- 
fon  fon  propre  bien. 

Il  y  a  donc  un  fens  dans  lequel  le  Confeil  eft 
jufte  ,  &  doit  l'être  par  intérêt  :  mais  il  y  en  a 
un  dans  lequel  il  eft  du  fyftême  qu'il  s'eft  fait 
d'être  fouverainement  injufte,  &  mille  exemples 
ont  dû  vous  apprendre  combien  la  protection 
des  Loix  eft  infuffifante  contre  la  haine  du  Ma- 
giftrat.  Quefera-ce,  lorfque  devenu  feul  maî- 
tre abfolu  par  fon  droit  négatif  il  ne  fera  plus 
gèué  par  rien  dans  fa  conduite ,  &  ne  trouvera 


DE    LA    MONTAGNE.  343 

plus  d'obitaele  à  fes  pallions  ?  Dans  un  G  petit 
Etat  où  nul  ne  peut  Te  cacher  dans  la  foule,  qui 
ne  vivra  pas  alors  dans  d'éternelles  frayeurs, 
&  ne  fendra  pas  à  chaque  inftant  de  fa  vie  le  mal- 
heur d'avoir  fes  égaux  pour  maîtres  ?  Dans  les 
grands  Etats  les  particuliers  font  trop  loin  du 
Prince  &  des  chefs  pour  en  être  vus  ,  leur  peti- 
teiTe  les  fauve  ,  &  pourvu  que  le  peuple  paie 
on  le  laifle  en  paix.  Mais  vous  ne  pourrez  faire 
un  pas  fans  fentir  le  poids  de  vos  fers.  Les  pa- 
ïens ,  les  amis  ,  les  protégés  ,  les  efpions  de 
vos  maîtres  feront  plus  vos  maîtres  qu'eux  ;  vous 
n'oferez  ni  défendre  vos  droits  ni  réclamer  vo- 
tre bien  ,  crainte  de  vous  faire  des  ennemis;  les 
recoins  les  plus  obfcuts  ne  pourront  vous  dé- 
rober à  la  Tyrannie  ,  il  faudra  néceifairement  en 
être  fatellite  ou  vi&ime:  vous  fentirez  à  la  fois 
l'efclavage  politique  &  le  civil,  à  peine  oferez- 
vous  refpirer  en  liberté.  Voilà  ,  Monfieur,  où 
doit  naturellement  vous  mener  l'ufage  du  droit 
négatif  tel  que  le  Conieil  fe  l'arrogé.  Je  crois 
qu'il  n'en  voudra  pas  faire  un  ufage  auiîifunef- 
te ,  mais  il  le  pourra  certainement,  &  la  feule 
certitude  qu'il  peut  impunément  être  injufte , 
vos  fera  fentir  les  mêmes  maux  que  s'il  l'étoit 
en  effet. 

Je  vous  ai  montré,  Monfieur,  l'état  de  vo- 
tre Conftitution  tel  qu'il  fe  préfente  à  mes  yeux. 
Il  réfuite  de  ce*-  exppié  que  cette  Conftitution , 


344        NEUVIEME    LETTRE 

prife  dans  fon  enfemble  eft  bonne  &  faine ,  & 
qu'en  donnant  à  la  liberté  fes  véritables  bornes , 
elle  lui  donne  en  même  tems  toute  la  folidité 
qu'elle  doit  avoir.  Car  le  Gouvernement  ayant 
un  droit  négatif  contre  les  innovations  du  Lé- 
gislateur ,  &  le  Peuple  un  droit  négatif  contre 
les  ufurpations  du  Confeil  ,  les  Loix  feules  ré- 
gnent &  régnent  fur  tous  ;  le  premier  de  l'Etat 
ne  leur  éftpas  moins  fournis  que  le  dernier,  au- 
cun ne  peut  les  enfreindre ,  nul  intérêt  particu- 
lier ne  peut  les  changer ,  &  la  Conftitution  de- 
meure inébranlable. 

Mais  fi  au  contraire  les  Miniftres  des  Loix 
en  deviennent  les  feuls  arbitres,  &  qu'ils  puif- 
fent  les  faire  parler  ou  taire  à  leur  gré  :  Ci  le 
droit  de  Repréfentatiôn  feul  garant  des  Loix  & 
de  la  liberté  n'eft  qu'un  droit  illufoire  &  vain 
qui  n'ait  en  aucun  cas  aucun  effet  néceffaire  ;  je 
ne  vois  point  de  fervitude  pareille  à  la  vôtre» 
&  l'image  de  la  liberté  n'eft  plus  chez  vous 
qu'un  leurre  méprifant  &  puérile ,  qu'il  eft  mê- 
me indécent  d'offrir  à  des  hommes  fenfés.  Que 
fert  alors  d'alfembler  le  Législateur ,  puifque  la 
volonté  du  Confeil  eft  l'unique  Loi  ?  Que  fert 
d'élire  folemnellement  des  Mugiftrats  qui  d'a- 
vance étoient  déjà  vos  Juges  ,  &  qui  ne  tiennent 
de  cette  élection  qu'un  pouvoir  qu^ils  exerçoient 
auparavant?  Soumettez  -  vous  de  bonne  grâce, 
&  renoncez  à  ces  jeux  d'enfans ,  qui ,   devenus 


DE    LA    MONTAGNE.        345 
» 

frivoles ,  ne  font  pour  vous  qu'un  aviliffement 
de  plus. 

Cet  état  étant  le  pire  où  l'on  puiffe  tomber 
n'a  qu'un  avantage  j  c'eit  qu'il  ne  fauroit  chan- 
ger qu'en  mieux.  C'eft  l'unique  reffouroe  des 
maux  extrêmes  ,  mais  cette  reffource  eft  tou- 
jours grande ,  quand  des  hommes  de  fens  &  de 
cœur  la  Tentent  &  favent  s'en  prévaloir.  Que  la 
certitude  de  ne  pouvoir  tomber  plus  bas  que 
vous  n'êtes  doit  vous  rendre  fermes  dans  vos 
démarches  !  mais  foyez  fûrs  que  vous  ne  fortirez 
point  de  l'abyme  »  tant  que  vous  ferez  divifés  9 
tant  que  les  uns  voudront  agir  &  les  autres  ref- 
ter  tranquilles. 

Me  voici ,  Monfîeur  ,  à  la  conclufion  de  ces 
Lettres.  Après  vous  avoir  montré  l'état  où  vous 
êtes ,  je  n'entreprendrai  point  de  vous  tracer  la 
route  que  vous  devez  fuivre  pour  en  fortir.  S'il 
en  eft  une ,  étant  fur  les  lieux  mêmes ,  vous  & 
vos  Concitoyens  la  devez  voir  mieux  que  moi  - 
quand  on  fait  où  l'on  eft  &  où  l'on  doit  aller , 
on   peut  fe  diriger  fans  peine. 

L'Auteur  des  Lettres  dit  que 7?  on  remarquoit 
dans  un  Gouvernement  une  pente  à  la  violence  il  ne 
faudrait  pas  attendre  à  la  redrejjer  que  la  Tyran- 
nie s'y  fut  fortifiée  (t).  Il  dit  encore  ,  en  fuppo- 
fant  un  cas  qu'il  traite  à  la  vérité  de  chimère  , 
qu';7  rejleroit  un  remède  trijle  mais  légal ,  &  qui 

Ql)  Page  172. 


346       NEUVIEME    LETTRE 

dans  ce  cas  extrême  pourvoit  êtve  employé  comme  c* 
emploie  la  main  d'un  Chirurgien ,  quand  la  gangrené 
fe  déclare  (v).  Si  vous  êtes  ou  non  dans  ce  cas 
fuppofé  chimérique ,  c'eft  ce  que  je  viens  d'exa- 
miner. Mon  confeil  n'eu:  donc  plus  ici  nécef- 
faire  ;  l'Auteur  des  Lettres  vous  Ta  donné  pour 
moi.  Tous  les  moyens  de  réclamer  contre  l'iu- 
juflice  font  permis  quand  ils  font  paifibles  ,  à 
plus  forte  raifon  font  permis  eeux  qu'au  tori- 
fent  les  loix. 

Quand  elles  font  tranfgreffées  dans  des  cas 
particuliers  vous  avez  le  droit  de  Représentation 
pour  y  pourvoir.  Mais  quand  ce  droit  même  eft 
contefté ,  c'eit  le  cas  de  la  garantie.  Je  ne  l'ai 
point  mife  au  nombre  des  moyens  qui  peuvent 
rendre  efficace  une  Repréfentation  >  les  Média- 
teurs eux-mêmes  n'ont  point  entendu  l'y  mettre, 
puisqu'ils  ont  déclaré  ne  vouloir  porter  nulle 
atteinte  à  l'indépendance  de  l'Etat,  &  qu'alors, 
cependant,  ils  auroient  mis,  pour  ainil  dire  ,  la 
Clef  du  Gouvernement  dans  leur  poche  (3c). 
Ainfi  dans  le  cas  particulier   l'effet  des  Repré- 

(v)  Page  tôt. 

(.r)  La  conféquence  d'un  tel  fyftême  eût  été  d'établir 
un  Tribunal  de  la  Médiation  réfidant  à  Genève  ,  pour 
connoitre  des  tranfgreffions  des  Loix.  Par  ce  Tribunal  la 
fouveraineté  de  la  République  eût  bientôt  été  détruite  , 
mais  la  liberté  des  Citoyens  eût  été  beaucoup  plus  affû- 
tée qu'elle  ne  peut  l'être  fi  l'on  ôte  le  droit  de  Repré- 
fentation. Or  de  n'être  Souverain  que  de  nom  ne  lignifie 
pas  grand'  chofe  ,  mais  d'être  libre  en  effet  figuirie  beau, 
coup. 


DE    LA    MONTAGNE.        347 

tentations  rejettées  eft  de  produire  un  Confeil- 
Général  ;  mais  l'effet  du  droit  même  de  Repré- 
fentation  rejette  paroît  être  le  recours  à  la  ga- 
rantie. Il  faut  que  la  machine  ait  en  elle-même 
tous  les  reflbrts  qui  doivent  la  faire  jouer  :  quand 
elle  s'arrête ,  il  faut  appeller  l'Ouvrier  pour  la 
remonter. 

Je  vois  trop  où  va  cette  refïburce  ,  &  je  fens 
encore  mon  cœur  patriote  en  gémir.  Auiîi ,  je 
le  répète,  je  ne  vous  propofe  rien  j  qu'oferois- 
je  dire  ?  Délibérez  avec  vos  Concitoyens  &  ne 
comptez  les  voix  qu'après  les  avoir  pefées.  Dé- 
fiez-vous de  la  turbulente  jeuneffe ,  de  l'opulen- 
ce infolente  &  de  l'indigence  vénale  j  nul  falu- 
taire  confeil  ne  peut  venir  de  ces  côtés-là.  Con- 
fultez  ceux  qu'une  honnête  médiocrité  garantit 
des  fédu&ions  de  l'ambition  &  de  la  mifere  ;  ceux 
dont  une  honorable  vieillerie  couronne  uns  vie 
fans  reproche  ;  ceux  qu'une  longue  expérience  a 
verfés  dans  les  affaires  publiques  ;  ceux  qui ,  fans 
ambition  dans  l'Etat  n'y  veulent  d'autre  rang  que 
celui  de  Citoyens  ;  enfin  ceux  qui  n'ayant  jamais 
eu  pour  objet  dans  leurs  démarches  que  le  bien 
de  la  patrie  &  le  maintien  des  Loix,  ont  mérité 
par  leurs  vertus  l'eftime  du  public,  &  la  confian- 
ce de  leurs  égaux. 

Mais  fur-tout  réunifiez- vous  tous.  Vous  êtes 
perdus  fans  reffource  fi  vous  reftez  divifés.  Et 
pourquoi  le  feriez  -  vous ,  quand  de  fi  grands  in? 


.J48      NEUVIEME    LETTRE,  &c: 

térêts  communs  vous  unifient  ?  Comment  dans 
un  pareil  danger  la  baffe  jalou fie  &  les  petites  paf- 
fions  ofent  -  elles  fe  faire  entendre?  Valent- elles 
qu'on  les  contente  à  fi  haut  prix?  &  faudra- t-ii 
que  vos  enfans  difent  un  jour  en  pleurant  fur 
leurs  fers  j  voilà  le  fruit  des  diffentions  de  nos  pè- 
res ?  En  un  mot,  il  s'agit  moins  ici  de  délibéra- 
tion que  de  concorde  ;  le  choix  du  parti  que 
vous  prendrez  n"eft  pas  la  plus  grande  affaire  : 
fût  -  il  mauvais  en  lui  -  même  ,  prenez  -  le  tous 
enfemblej  par  cela  feul  il  deviendra  le  meilleur, 
&  vous  ferez  toujours  ce  qu'il  faut  faire  pourvu 
que  vous  le  fafîiez  de  concert.  Voilà  mon  avis  , 
Monfieur  ,  &  je  finis  par  où  j'ai  commencé. 
En  vous  obéiflant  j'ai  rempli  mon  dernier  devoir 
envers  la  Patrie.  Maintenant  }e  prends  congé  de 
ceux  qui  l'habitent }  il  ne  leur  refle  aucun  mal 
à  me  faire  ,  &  je  ne  puis  plus  leur  faire  aucua 
bieff. 

F    I    N. 


ï  A  B  L  E 


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