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R<3 :
Présentée to the
library of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Sinon Langlois
1*1
N
COLLECTION
C OJMCJP X jEL TJ£
DES
ŒUVRES
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, Je ROUSSEAU,
avec Figures en taille- douce.
NOUVELLE EDITION,
Soigneufement revue £f corrigée.
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TOME NEUVIEME.
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A NEUCHA T E Lt
De l'Imprimerie de Samuel Fauche',
Libraire du Roi.
aajù ja> '• «a^tofrh ..
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M. D C C LXXV.
JEAN - JACQUES ROUSSEAU ,
CITOYEN DE GENEVE,
A
CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
Archevêque de Paris , Duc de St. Cloud,
Pair de France , Commandeur de F Or-
dre du St. Efprit , Provifeur de Sur-
homme , &c.
£)a veniam fi quid liberius dixi , non ad contumeliam
tuam , fed ad defenfionem meam. Prœfumpfi enim de
gravitate <& prudentiâ tuâ , quia potes confiderare
quantam. mihi refpondendi neceflltatem impofueris.
Aug. Epiji. 2%% ad Pafccnt.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/collectioncompleOOrous
'.A'RRRET '
DE LA COUR
DE PARLEMENT;
QUI condamne un Imprimé ayant pour titre , Emile,
ou de l'Education * par J. J. RoufTeau , imprimé
à la Haye .... m d C c l X 1 1 . à être lacéré & brîdi
par V Exécuteur de la Haute-Jujïice,.
Extait des Registres du Parlement.'
Du 9 Juin, 17^2.
E jour , les Gens du Roi font entrés , &
Mtre. Orner- Joly de Fleury , Avocat dudit Sei-
gneur Roi , portant la parole , ont dit :
Qu'ils déféroient à la Cour un Imprimé en
quatre volumes in-o&avo , intitulé : Emile, ou de
l'Education , par J. J. Roujfeau , Citoyen de Genève ,
dit imprimé à la Haye en M, D C C. L X 1 1.
Que cet Ouvrage ne paroît compofé que dans
la vue de ramener tout à la Religion naturelle ,
& que l'Auteur s'occupe dans le plan de l'Educa-
tion qu'il prétend donner à fon Elevé , à dévelop-
per ce fyftème criminel.
Qu'il ne prétend inftruire cet Elere que d'après
la nature qui eft fon unique guide , pour former
en lui l'homme moral j qu'il regarde toutes les
Religions cenime également bonnes&comme pou»
ii
\i ^ÀRRET DE LÀ COUK
vant toutes avoir leurs raifons dans le climat, danâ
le Gouvernement , dans le génie du peuple , ou
dans quelqif autre caufe locale qui rend l'une pré-
férable à l'autre , félon les tems & les lieux.
Qu'il borne l'homme aux connoifTances que l'infc
t'nct porte à chercher , flatte les pallions comme
les principaux inftrumens de notre eonfervation ,
avance qu'on peut être fauve fans croire en Dieu ,
parce qu'il admet une ignorance invincible de la
Divinité qui peut excufer l'homme ; que félon fes
principes , la feule raifon eft juge dans le choix
d'une Religion , laiffant à fa difpofition la nature
du culte que l'homme doit rendre à l'Etre Suprê-
me que cet Auteur croit honorer , en parlant avec
Impiété du culte extérieur qu'il a établi dans la
Religion , ou que l'Eglife a preferit fous la direc-
tion de l'Efprit-Saint qui la gouverne.
Que conféquemment à ce fyftème, de n'admet-
tre que la Religion naturelle, quelle quelle foie
chez les différens peuples , il ofe effayer de dé-
truire la vérité de l'Ecriture Sainte & des Pro-
phéties , la certitude des miracles énoncés dan^
les Livres Saints , l'infaillibilité de la révélation ,
l'autorité de l'Eglife ; & que ramenant tout à cette
Religion naturelle,idans laquelle il n'admet qu'un
culte & des loix arbitraires , il entreprend de juf-
tifier non- feulement toutes les Religions , préten-
dant qu'on s'y fauve indiitinctement, mais même
l'infidélité & la réfiftance de tout homme à qui
l'onvQudroit prouver la divinité de Jéfus-Chrift
© E PARLEMENT* Vu
& l'éxiftence de la Religion Chrétienne , qui feule
a Dieu pour auteur , & à l'égard de laquelle il
porte le blafphême jufques à la donner pour ridi-
cule , pour contradictoire , & à infpirer une indif-
férence facrilege pour fes myfteres & pour fes
dogmes qu'il voudroit pouvoir anéantir.
Que tels font les principes impies & déteftables
que fe propofe d'établir dans fon ouvrage cet
Ecrivain qui foumet la Religion à l'examen de
la raifon, qui n'établit qu'une foi purement hu-
maine , & qui n'admet de vérités & de dogmes
en matière de Religion , qu'autant qu'il pîait à
l'efprit livré à fes propres lumières , ou p^tôt
à fes égaremens , de les recevoir ou de les re-
jetter.
Qu'à ces impiétés il ajoute des détails indécens,
clés explications qui bleifent la bienféance & la
pudeur , des propositions qui tendent à donner un
caractère faux & odieux à l'autorité fouveraine, à
détruire le principe de l'obéhTance qui lui eft due,
& à afioiblir le refpedt & l'amour des peuples
pour leurs Rois.
Qu'ils croient que ces traits fufHfent pour don-
ner à la Cour une idée de l'Ouvrage qu'ils lui
dénoncent ; que les maximes qui y font répandues
forment par leur réunion unfyitème chimérique,
auiîi impraticable dans fon exécution, qu'abfurdft
& condamnable dans fon projet. Que feroient
d'ailleurs des Sujets élevés dans de pareils maxi-
mes, linon des hommes préoccupés du fcepticifmç
*4
Vin ARRET DE LA COUR
& delà tolérance , abandonnes à leurs pafîîons ,
livrés aux plaifirs des fens , concentrés en eux-
mêmes par l'amour-propre ? qui ne connoïtroienfe
d'autre voix que celle de la nature , & qui au
noble defir de la folid'e gloire , fubltitueroient la
pernicieufe manie de la Singularité? Quelles règles
pour les mœurs ! Quels hommes pour la Religion
& pour l'Etat , que des enfans élevés dans des
principes qui font également horreur au Chrétien
tk au Citoyen î
Que l'Auteur de ce livre n'ayant point craint
de fe nommer lui-même , ne fauroit être trop
promptement pourfuivi ; qu'il eft important ,
puifqu'il s'eft fait connoître, que la Juflice fe
mette à portée de faire un exemple, tant fur l'Au-
teur que fur ceux qu'on pourra découvrir avoir
concouru, foit à fimprelFion, foit à la diftributiou
d'un pareil Ouvrage digne comme eux de toute
ih. févérité.
Quec'eft l'objet des conclurions par écrit qu'ils
1-aiflent à la Cour avec un Exemplaire du livre %
«Se fe font les Gens du Roi retirés.-
Eux retirés ;
Vu le livre en quatre Tomes in- 80. intitulé :
Emile , ou de l'Education , par J. J. Roujjèaii ,
Citoyen de Genève. Sanabilibus ïegrotamus malis j
ïpfaque nos in rectum natura genitos, fi emen-
âari velimus , juvat. Sencc. de Ira , Lib. XI. cap,
DE PARLEMENT. i£
XIII. tom. I , 2 , 3 & 4. A la Haye , chez Jean
Néaulme , Libraire, avtc trivilege de Noi Seigneurs
hs Etais de Hollande & Wejifrife. Conclufions
du Procureur - Général du Roi ; oui le rapport»
de M£. Pierre - François Lenoir , Confeiller s la
matière mife en délibération :
LA COUR ordonne que ledit livre imprimé l
£èra lacéré & brûlé en la Cour du Palais , au pied
du grand Efcalier d'icelui , par l'Exécuteur de la
Haute- Juftice ; enjoint à tous ceux qui en ont des
Exemplaires , de les apporter au Greffe de la
Cour pour y être fupprimés ; fait très-expreifes
inhibitions & défenfes à tous Libraires d'imprimer,
vendre & débiter ledit Livre , & à tous Colpor-
teurs , Diftributeurs ou autres , de le colporter ou
distribuer , à peine d'être pourfuivis extraordinai-
rement , & punis fuivant la rigueur des Ordon-
nances. Ordonne qu'à la Requête du Procureur-
Général du Roi , il fera informé par - devant le
Confeiller - Raporteur , pour les témoins qui fe
trouveront à Paris , & par-devant les Lieutenans-
Criminels des Bailliages & Sénéchauifées du Ref-
fort , pour les témoins qui feroient hors de ladite
Ville ; contre les Auteurs, Imprimeurs ou Diltri-
buteurs duditLivre; pour, les informations faites,
rapportées & communiquées au Procureur-Géne-
l'alduRoi , être par lui requis & par la Cour or-
donné ce qu'il appartiendra; & cependant ordonne
que le nommé J. J. Rouffeau , dénommé au Fron-
$ifpice dudit Livre? fera uris & appréhendé au
ï'i
X ARRET DE LA COUR DE PARLEM.
corps & amené es Prifons de la Conciergerie dur
Palais , pour être oui & interrogé par- devant ledit
Confeiller - Raporteur , fur les faits dudit Livre ,
& répondre aux Conclu fions que le Procureur- Gé-
néral entend prendre contre lui ; & ou ledit J. J.
Rouffeau ne pourroit être pris & appréhendé ,
après perquifition faite de fa perfonne , afïigné à
quinzaine j les biens faifis & annotés , & à iceux
Commiffaires établis , jufqu'à ce qu'il ait obéi fui-
■vant l'Ordonnance; & à cet effet ordonne qu'un
Exemplaire dudit Livre fera dépofé au Greffe de
la Cour, pour fervir à l'inftruclion du Procès.
Ordonne en outre que le préfent Arrêt fera im-
primé , publié & affiché par- tout où befoin fera.
Fait en Parlement , ie 9 Juin , mil fept cent foi-
rante - deux.
S'>gné , D U F R A N C.
Et le Vendredi 1 1 Jttii , ï 762 , ledit Ecrit men-
tionné ci-dejfus a été lacéié & hrulé au pied du
grand Efcalier du palais , far V Exécuteur de la
Hauts JuJUce , en pré/ente de moi Etienne Dago-
hert l'jabsau , Pun des trois principaux Commis pour
h Grand'' Chambre , ajjljïc de deux Huijjiers de la
Cour,
Signé, YSABEAU.
A PARIS, chez P. G. Simon, Imprimeur du
Parlement, rue de la Harpe , à l'Hercule,
1763.
'MANDEMENT
DE MONSEIGNEUR
ju -f*. JdL <^ a ji II V 11 y V JU
JD JS 3P*AXLZS p
PORTANT condamnation d'un Livre qui à
pour titre : Emile , ou de f Education , par J. J.
Rguffeau , Citoyen de Genève. A Amfterdam ,
chez Jean Néaulme s Libraire , 176%,
%*> HRISTOPHE DE BEAUMONT , par la
Mifcricorde Divine , & par la grâce du Saint Siège
Apoftolique , Archevêque de Paris , Duc de
Saint Cloud , Pair de France , Commandeur de
l'Ordre du Saint- Efprit , Provifeur de Sorbonne,
&c. A tous les Fidèles de notre Diocefe : Salut
et Bénédiction.
Saint Paul a prédit , mes tres-chers Frè-
tes , qu'il viendroit des jours périlleux oh il y
auroit des gens amateurs d'eux -mêmes , fiers, fu-
perbss , blafphémateurs , impies , calomniateurs , en-
fés d orgueil , amateurs des voluptés plutôt que de
Pieu } des hommes d'un efprit corrompu & per-
fK MANDEMENT.
vertis dans la Foi (a). Et dans quels tems malheu-
reux cette prédiction s'eft- elle accomplie plus à
la lettre que dans les nôtres ! L'incrédulité en-
hardie , par toutes les pafïions , fe préfente fous
toutes les formes , afin de fe proportionner , en
quelque forte , à tous les âges , à tous les carac-
tères , à tous les états. Tantôt, pour s'infinuer
dans des efprits qu'elle trouve déjà enforcelés par
la bagatide , ( b ) elle emprunte un ftyle léger ,
agréable & frivole : de-là tant de Romans égale-
ment obfcenes & impies , dont le but eft d'amufer
l'imagination , pour féduire l'efprit & corrompre
le cœur. Tantôt , affectant un air de profondeur
& de fubiimité dans fes vues , elle feint de remon-
ter aux premiers principes de nos connoirfances,
& prétend s'en autorifer, pour fecouer un joug
qui , félon elle , déshonore l'humanité , la Divi-
nité même. Tantôt elle déclame en furieufe con-
tre le zèle de la Religion , & prêche la tolérance
îiniverfelle avec emportement. Tantôt enfin, réu-
lûifant tous ces divers langages , elle mêle le fé-
rieux à l'enjouement , des maximes pures à des
obfcénités , de grandes vérités à de grandes er-
reurs , la Foi au blafphême ; elle entreprend , eu,
(a) In noviffimis diebus inftabunt tempora periculofa ;
erunt homines fe ipfos amantes... elati , fuperbi , blaphe-
mi... feelefti... criminatores... tumidi & voluptatum ama-
tores magis quàmDei.... hoiiiines coirupti mente & re-
probi circa fidem. 2. fini. C. 3. v. 1. 4. g.
(J?j Fafçinatio nugacitatis obfcurat bona. Sap, C.4.V.12.-
MANDEMENT. xin
un mot , d'accorder la lumière avec les ténèbres ,
Jéfus-Chrifl: avec Bélial. Et tel eft fpécialement >
M. T. C. F. , l'objet qu'on paroît s'être propofé
dans un Ouvrage récent , qui a pour titre ; EMI-
LE ou de l'Education. Du fein de l'erreur, il
s'eft élevé un homme plein du langage de la Phi-
lofophie , fans être véritablement Philofbphe :
efprit doué d'une multitude de connnoiifances qui
ne l'ont pas éclairé , & qui ont répandu des té-
nèbres dans les autres efprits : caractère livré aux
paradoxes d'opinions & de conduite > alliant la
Simplicité des mœurs avec le fafte des penfées ; le
zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir
des nouveautés , l'obfcurité de la retraite avec le
defir d'être connu de tout le monde : on l'a vu
invectiver contre les fciences qu'il cultivok ; pré-
conifer l'excellence de l'Evangile , dont il détrui-
foit les dogmes ; peindre la beauté des vertus qu'il
éteignoit dans l'ame de fes Lecteurs. Il s'eft fait
le Précepteur du genre humain pour le tromper ,
le Moniteur public pour égarer tout le monde;
l'Oracle du fiecle pour achever de le perdre. Dans
un Ouvrage fur l'inégalité des conditions, il avoit
abaifle l'homme jufqu'au rang des bêtes ; dans une
autre production plus récente, il avoit infirmé le
poifon de la volupté en paroiffant le profcrire :
dans celui - ci , il s'empare des premiers momens
de l'homme , afin d'établir l'empire de l'irréli-
gion.
itiï MANDEMEN T:
Quelle entreprife \ M. T. C. F. î l'éducation
de la Jeuneffe eftundes objets les plus importans
de la follicitude & du zèle des Pafteurs. Nous
favons que , pour réformer le monde , autant que
le permettent la foibleffe & la corruption de
îiotre nature , il fuffiroit d'obferver fous la di-
rection & l'impreflion de la grâce les premiers
rayons de la raifon humaine t de les faifir avec
foin & de les diriger vers la route qui conduit à
la vérité. Par- là ces efprits , encore exempts de
préjugés , feroientpour toujours en garde contre
l'erreur ; ces cœurs , encore exempts de grandes
paffions , prendroient les impreflions de toutes
les vertus. Mais à qui convient - il mieux qu'à
nous & à nos Coopérateurs dans le faint Minifte-
re , de veiller ainli fur les premiers momens de
la Jeuneffe Chrétienne , de lui diftribuer le lait
fpirituel de la Religion , afin qu'ils croijfent pour
le falut ; (c) de préparer de bonne heure , par de
falutaires leqons , des Adorateurs finceres au vrai
Dieu , des Sujets fidèles au Souverain , des Hom-
mes dignes d'être la reffource & l'ornement de la
Patrie ?
Or, M. T. CF. l'Auteur d'EMiLE propofe
un plan d'éducation, qui , loin de s'accorder avec
le Chriftianifme , n'eft pas même propre à for-
mer des Citoyens , ni des Hommes. Sous le vain-
prétexte de rendre l'homme à lui - même , & de
(c) Sicut modo geniti infantes, rationabile fine dola
lac conçupifeite : ut in eo crefeatis in falutcm. i.Pet. c. 2,
MANDEMENT. *f
Faire de fon élevé l'élevé de la nature , il met eu
principe une aflertion démentie , non-feulemenC
par la Religion , mais encore par l'expérience de
tous les Peuples, & de tous les temps. Pofons, dit-
il, pour maxime inconteftable , que !e; premiers mou-
vemens de la nature font toujours droits : il tïy a
point de pervcrjité originelle dans le cœur humain,
A ce langage on ne reconnoît point la doctrine
des faintes Ecritures & de FEglife, touchant la ré-
volution qui s'eft faite dans notre nature. Ou
perd de vue le rayon de lumière qui nous fait
connoitre le myftere de notre propre cœur. Oui ,
M. T. C. F. il fe trouve en nous un mélange
frappant de grandeur & de baifeife , d'ardeur pour
la vérité & de goût pour l'erreur , d'inclination
pour la vertu & de penchant pour le vice : éton-
nant contrafte , qui , en déconcertant la Philofo-
phie païenne , la lailTe errer dans de vaines fpé-
culations î contraire dont la révélation nous dé-
couvre la fource dans la chute déplorable de no-
tre premier Père î L'homme fe fent entraîné par
une pente funeite , & comment fe roidiroit-il
contre elle , (1 fon enfance n'étoit dirigée par des
Maîtres pleins de vertu , de fagefîe , de vigilan-
ce ; & fi , durant tout le cours de fa vie , il ne
faifoit lui-même , fous la protection , & avec les
grâces de fon Dieu , des efforts puiifans & con-
tinuels '< Hélas î M. T. C. F. malgré les princi-
pes de l'éducation la plus faine & la plus ver-
tueufe j malgré les promeiies les plus magnifique»
xrï MANDEMENT.
de la Religion , & les menaces les plus terribles \
les écarts de la jeuneffe ne font encore que trop
fréquens , trop multipliés ; dans quelles erreurs,
dans quels excès , abandonnée à elle - même , ne
fe précipiteroit-elle donc pas ? C'elt un torrent
qui fe déborde malgré les digues puiifantes qu'on
lui avoit oppofées : que feroit-ce donc 11 nul
obftacle ne fufpendoit fes flots , & ne rompoit
fes efforts ?
îv L'Auteur d'EMiLE , qui ne reconnoit aucune
Religion, indique néanmoins, fans y penfer , la
voie qui conduit infailliblement à la vraie Reli-
gion. Nous , dit-il j qui ne voulons rien donner à
l'autorité ; nous , qui ne voulons rien enfeigner , à
notre Emile , qu'il ne put comprendre de lui-mê-
me par tout pays , dans quelle Religion F i lèverons-
nous ? à quelle Secie a ggrè gérons -nous l'Elevé de
la nature ? Nous ne V aggrêgerons , ni à celle - ci ,
ni à celle - là j nous le mettrons en état de ckoifir
celle où le meilleur ufage de la raijon doit le conduire.
Plût à Dieu , M. T. C. F. , que cet objet eût été*
bien rempli ! Si l'Auteur eût réellement mis [on
Ilevc en état de choifir , entre toutes les Religions 9
celle où le meilleur ufage de la raifon doit conduire ,
il l'eût immanquablement préparé aux leçons
du Chriftianifme. Car , M. T. C. F. la lumicrs
naturelle conduit à la lumière évangélique j &
le culte Chrétien eft eifentiellement un culte rai-
[onnable (d). En effet, fi le meilleur ufi'.ge
M
(d) Rationabile obfequium veftrura. Rom. C.iz. v.i.
MANDEMENT. xvh
de no're raifon ne de voit pas nous conduire à
la révélation chrétienne , notre Foi leroit vaine ,
nos efpérances feroient chimériques. Mais com-
ment ce meilleur vfage de la raifon nous conduit-
il au bien ineftirnable de la Foi , & de-là au ter-
me précieux du lai ut ? C'eft à la raifon elle-
même que nous en appelions. Dès qu'on recon-
noit un Dieu , il ne s'agit plus que de favoir s'il
a daigné parler aux hommes , autrement que par
les imprefïïons de la nature. Il faut donc exami-
ner fi les faits , qui conftatent la révélation , ne
font pas fupérieurs à tous les erForts de la chica-
ne la plus artincieufe. Cent fois l'incrédulité a
tâché de les détruire ces faits , ou au moins d'en
afFoiblir les preuves ; & cent fois fa critique a été
convaincue d'impuitîance. Dieu , par la révéla-
tion , s eft rendu témoignage à lui-même; & ce
témoignage eft évidemment très-ii'gne \Ls f;ri (e)-
Que refte-t-il donc à 1 homme qui fait le meil-
leur ufage de fa raifon , linon d'acquiefcer à ce
témoignage ? C'eft votre grâce , ô mon Dieu !
qui confomme cette oeuvre de lumière ; c'eft elle
qui détermine la volonté, qui forme l'ame chré-
tienne -, mais le développement des preuves &
la force des motifs , ont préalablement occupé,
épuré la raifon ; & c'eft dans ce travail , âuïfi
noble qu'indifpenfable , que confiée ce meilleur
ufage de la raifon, dont l'Auteur d'EMILE entre-
Ce) Teftimonia tua credibilia facta funt niinis. Pfnk
92. ». 5.
xvin MANDEMENT.
prend de parler fans en avoir une notion fixe &
véritable.
Pour trouver la jeuneife plus docile aux le-
çons qu'il lui prépare, cet Auteur veut qu'elle
ioit dénuée de tout principe de Religion. Et voi-
là pourquoi , félon lui , connaître le bien & le
mal , fentir la raifort des devoirs de l'homme , tïejt
pas V affaire d'un enfant. . . faimerois autant , ajou-
te t- il , exiger qu'un enfant eût cinq pieds de haut .
que du jugement à dix ans.
Sans doute , M. T. C. F., que le jugement hu-
main a fes progrès, & ne fe forme que par degrés.
Mais s'cnfuit-il donc qu'à l'âge de dix ans un en-
fant ne connoifle point la différence du bien &
du mal , qu'il confonde la fageffe avec la folie ,
la bonté avec la barbarie, la vertu avec le vice?
Quoi ! à cet âge il ne fentira pas qu'obéir à fon
père eft un bien : que lui défobéir eft un mal î Le
prétendre , M. T. C. F. , c'eft calomnier la nature
humaine , en lui attribuant une ftupidité qu'elle
n'a point.
„ Tout enfant qui croit en Dieu , dit encore
„ cet Auteur , eft Idolâtre ou Antropomorphite. "
Mais s'il eft Idolâtre , il croit donc plufieurs
Dieux ; il attribue donc la nature divine à des fi-
mulacres infendbles ? S'il n'eft qu'Antropomor-
phite , en reconnoifîant le vrai Dieu , il lui don-
ne un corps. Or on ne peut fuppofer ni l'un
ni l'autre dans un enfant qui a reçu une éducation
chrétienne. Que fi l'éducation a été vicieufe à
MANDEMENT. xix
set égard , il eft fouverainement injufte d'impu-
ter à la Religion ce qui n'eft que la faute de ceux
qui renfeignent mal. Au furplus , l'âge de dix
ans n'eft point l'âge d'un Philofophe : un enfant ,
quoique bien inftruit , peut s'expliquer mal ; mais
en lui inculquant que la Divinité n'eft rien de
ce qui tombe, ou de ce qui peut tomber fous les
fens y que c'eft une intelligence infinie, qui. douée
d'une Puillance fuprème , exécute tout ce qui lui
plait, on lui donne de Dieu une notion aifortie
à la portée de Ion jugement. Il n'eft pas dou-
teux qu'un Athée, par fes Sophifmes, viendra fa-
cilement à bout de troubler les idées de ce jeu-
ne Croyant : mais toute l'adrelfe du Sophifte
ne fera certainement pas que cet enfant , lorfqu'il
croit en Dieu , fuit Idolâtre ou Antropomort h- te ,
c'eft-à dire, qu'il ne croie que l'exiftence d'une
chimère.
L'Auteur va plus loin, M. T. C. F. s il n'accari
de pas même a un jeune homme de quinze ans, la
capacité de croire en Dieu. L homme ne faura
donc pas même à cet âge . s'il y a un Dieu, ou
s'il n'y en a point : toute la nature aura beau
annoncer la gloire de fon Créateur, il n'entendra
rien à fon langage ! Il exiftera , fans favoir à
quoi il doit ion exiftence ! Et ce fera la f.ùne
raifon elle-même qui le plongera dans ces ténè-
bres ! C'eft ainfi , M. T C. F., que l'aveugle
impiété voudroit pouvoir obfcurcir de fes noires
vapeurs , le flambeau que la Religion préfente à
** 2,
xx MANDEMENT.
tous les âges de la vie humaine. Saint Auguftin
raifonnoit bien fur d'autres principes , quand il
difoit , en parlant des premières années de fa jeu-
neffe. „ Je tombai dès ce tems - là , Seigneur »
„ entre les mains de quelques-uns de ceux qui
„ ont foin de vous invoquer j & je compris par
„ ce qu'ils me difoient de vous , & félon les
33 idées que j'étois capable de m'en former à cet
,B âge-là , que vous étiez quelque chofe de grand ,
„ & qu'encore que vous fufîiez invillble & hors
„ de la portée de nos fens , vous pouviez nous
,, exaucer & nous fecourir. Aufîi eommençai-je
„ dès mon enfance à vous prier , & vous regar-
n der comme mon recours & mon appui ; & à
„ mefure que ma langue fe dénouoit , j'employois
„ fes premiers mouvemens à vous invoquer. "
( Lik i. Conftjf. Chip. îx. )
Continuons , M. T. C. F. , de relever les pa-
radoxes étranges de l'Auteur d'EMiLE. Après
avoir réduit les jeunes gens à une ignorance fi
profonde par rapport aux attributs & aux droits
de la Divinité , leur accordera-t-il du moins l'a-
vantage de fe connoitre eux- mêmes ? Sauront-
ils fî leur ame eit une fubftance abfolument dif-
tinguée de la matière '{ ou fe regarderont-ils com-
me des êtres purement matériels & fournis aux
feules loix du Méchanifme '< L'Auteur d'EitfiLE
doute qu'à dix-huit ans , il foit encore tems que
fou Elevé apprenne s'il a une ame : il penfe que,
s'il l'apprend plus tôt , il court rïfqiie de ne le fit*
MANDEMENT: xxi
voir jamais : ne veut-il pas du moins que îa jeu-
neffe foit fufceptible de la connoiffance de fes
devoirs ? non. A l'en croire , il n'y a que des ob-
jets phyfxques qui pttiffent intérejjer les en fans ,
fur -tout ceux dont on rfa pas éveillé la vanité , &
qu'on n'a pas corrompus d'avance par le poifon de
l'opinion. Il veut , en conféquence , que tous les
foins de la première éducation foient appliqués à
ce qu'il y a dans l'homme de matériel & de ter-
reftre : Exercez , dit-il , [on corps , fes organes ,
fes fens , fes forces , mais tenez fon ame oifive ,
autant qu'il fe pourra. C'eft que cette oifiveté
lui a paru néceifaire pour difpofer ï'ame aux er-
reurs qu'il fe propofoit de lui inculquer. Mais ne
vouloir enfeigner la fageife à l'homme que dans le
tems où il fera dominé par la fougue des paf-
lions naiflantes , n'eft-ce pas la lui préfenter dans
le deiTem qu'il la rejette ?
Qu'une femblable éducation , M, T. C. F. , eft
©ppofée à celle que prefcrivent , de concert , la
vraie Religion & la faine raifon ? toutes deux veu-
lent qu'un Maître fage & vigilant épie en quelque
forte dans fon élevé les premières lueurs de l'intel-
ligence , pour l'occuper des attraits de la vérité ,
les premiers mouvemens du cœur, pour le fixer
par les charmes de la vertu. Combien en effet
n'eft.il pas plus avantageux de prévenir les obtta-
cles , que d'avoir à les furmonter ? Combien n'eft-
il pas à craindre que lî les impreifions du vice pré-
cédent les leçons de la vertu , l'homme parvenu à
** 3
Xxn MANDEMEN T.
un certain âge , ne "manque de courage , ou de
volonté pour réfifter au vice ? Une heureufe ex-
périence ne prouve-t-elle pas tous les jours, qu'a-
près les déréglemens d'une jeuneiîe imprudente &
emportée , on revient enfin aux bons" principes
qu'on a requs dans l'enfance ?
Au refte , M. T. C. F. , ne foyons point furpris
que l'Auteur d'EMiLE remette à un tems Ci reculé
la connoiiFance de l'exiftence de Dieu : il ne la
croit pas néceffaire au falut. Il ejl clair , dit-il par
l'organe d'un perfonnage chimérique , il ejl clair
que t'I homme parvenu jufqti'à la vieillejjè , fans cr i-
ye en Dieu, ne fera pas pour cela ptivé ds fa pré-
Jfènce dans T autre , fi fin aveug'e>-.ent n'a point été
volontaire , ç^ je d s qiiil ne Cefï pas toujours. Re-
marquez, M. T. C. F., qu'il ne s'agit point ici d'un
homme qui feroit dépourvu de l'ufage de Ta rai-
ion , mais uniquement de celui dont la rai fou ne
feroit point aidée de l'inftruclion. Or , une telle
prétention e^\ fouverainement abfurde , fur-tout
dans le fyfteme d'un Ecrivain qui foutient que la
raifon eu: abfolument faine. Saint Paul alfure ,
qu'entre les Philofophes Païens , plufieurs font
parvenus , par les feules forces de la raifon, à la
connoiifance du vrai Dieu. Ce qui peut être connu
de Dieu , dit cet Apôtre , leur a été mamfejlé , Dieu
le leur ayant fait connoître : la confédération âe'scho-
fes qui ont été faites dès la création du monde leur
ay.mt rendu vifible ce qui ejl invifible en Dieu,fa puif-
fanci 'même éternelle , & fa divinité , m forte qii 'ils
MANDEMENT. xxiu
font fans excufe ; puifqiC ayant connu Dieu , ils ne
l'ont point glorifié comme Dieu , £5? ne lui ont point
venâa grâces i mais ils fe font perdus dans la vanité
de leur raifonnement, & leur efprit infenfé a été obf-
curci : enfe difant figes , ils font devenus fous (/).
Or, Ci tel a été le crime de ces hommes , lefq\iels
bien qu'aifujettis par les préjugés de leur éduca-
tion au culte des Idoles , n'ont pas laiiTé d'attein-
dre à la connoirfance de Dieu : comment ceux qui
n'ont point de pareils obftacles à vaincre, feroient-
ils innocens & juftes , au point de mériter de jouir
de la préfence de Dieu dans l'autre vie ? Comment
feroient ils excufables ( avec une raifon faine telle
que l'Auteur la ruppofe ) d'avoir joui durant cette
vie du grand fpe&acle de la nature , & d'avoir ce-
pendant méconnu celui qui l'a créée , qui la con-
ferve & la gouverne ?
Le même Ecrivain , M. T. C. F. , embrafle ou-
vertement le Scepticifme , par rapport à la créa-
tion &à l'unité de Dieu. Je fais , fait- il dire
encore au perfonnage fuppofé qui lui fert d'or-
gane, je fus que h monde eji gouverné par une
volonté piaffante & fage ; je le vois, ou plutôt je
ff) Quod notum eft Dei manifeftum eft in illis : Deus
enim illis manifeftavit. Inviiibilia enim ipfius , a creatu-
râ mundi , per ea quœ facla funt intellecta confpiciuntui: :
fempiterna quoque ejus vircus & divinitas •> ita ut fint
inexeufabiles ; quia cùm cognoviflent Deum , non ficuc
Deum gloriricaverunt , aut gratias egerunt , fed evanue-
runt in cogitationibus fuis , & obicuratum eft infîpiens
cor eorum ; dicentes enim fe elfe fapientes , ftulti factt
funt Rom. C. 1. v. 19. 22.
** 4
xxiv MANDEMENT.
le feus, & cela m'importe à [avoir : mais ce même
monde ejî-tl éternel, ou créer1 Y a-t il un principe
uni [lie Je; chofes ? Y en a-t- il deux ouplr.ficurs, &
queiie ejl leur nature ? je n'en fais rien , & que
m'importe ? .... je renonce à des que/lions oifetfes
qui pguvent inquiéter mon amour-propre , mais yi
[ont inutiles à ma conduite, & fupérie ires à ma rai-
fon. Que veut donc dire cet Auteur téméraire ?
Il croit que le monde eft gouverné par une vo-
lonté puiffinte & fage : il avoue que cela lui
importe à favoir : & cependant , // ne fait , dit il ,
s'il n'y a qu ':tn feul principe des thores , ou s'il y en
a plufieurs ; & il prétend qu'il lui importe peu
de le favoir. S'il y a une volonté puillante &
fage qui gouverne le monde, elt-il concevable
qu'elle ne foit pas l'unique principe des chefes ?
Et peut il être plus important de favoir l'un que
l'autre ? Quel langage contradictoire ! Il ne fait
quelle ejl la u iture de Dieu , & bientôt après il
reconnoît que cet Etre fuprème eft: doué d'intel-
ligence , de puiifance , de volonté & de bonté ;
.li'eft-cc donc pas - là avoir une idée de la nature
divine '( L'unité de Dieu lui paroit une quef-
tion oifeufe & fupérieure à fi raifon , comme
fi la multiplicité des Dieux n'étoit pas la plus
grande de toutes les abfurdités. La pluralité des
Dieux , dit énergiquement Tertullien , ejl une nul-
lité de Dieu *, admettre un Dieu, c'eft admettre un
* Deus cùm fummum magnum fit , îectè veritas noftra
pronunti nvit : Deus fi non unus eft , non eft. Tcrtull.
adverf. Marcioneni, liv. i.
MANDEMENT. xx*
Etre fuprème & indépendant auquel tous les au-
tres Etres foient fubordonnés. Il implique donc
qu'il y ait pîufieurs Dieux.
Il n'eft pas étonnant, M. T. C. F. , qu'un hom-
me qui donne dans de pareils écarts touchant la
Divinité , s'élève contre la Religion qu'Elle nous
a révélée. A l'entendre , toutes les révélations en,
général ne font que dégrader Dieu , en lui donnant
des pijjions humaines. Loin çtécfaircix les notions
du grani Etre , pourfuit-il , je vois qi'e les dogmes
particuliers les embrouillent ; que loin de les eyino»
blir , ils les avilijfent i qiCaux myjieres inconceva-
bles q-ti les environnent , ils ajoutent des contradic-
tions abfurdes. C'eft bien plutôt à cet Auteur ,
M. T. C. F., qu'on peut reprocher l'inconféquence
& l'abfurdité. C'eft bien lui qui dégrade Dieu ,
qui embrouille, & qui avilit les notions du grand
Etre , puifqu'il attaque directement fon eflence,
en révoquant en doute fon Unité.
Il a fenti que la vérité de la Révélation Chré-
tienne étoit prouvée par des faits ; mais les mi-
racles formant une des principales preuves de cet-
te Révélation , & ces miracles nous ayant été
tranfmis par la voie des témoignages , il s'écrie :
Quoi ! toujours des témoignages humains ! toujours
des hommes qui me rapportent ce que d'autres hom-
mes ont rapporté ? Que d'hommes entre Dieu &
moi ! Pour que cette plainte fût fenfée , M. T.
C. F. , il faudroit pouvoir conclure que la Révé-
lation cil fauffe dès qu'elle n'a point été faite à
ikvi MANDEMENT.
chaque homme en particulier; il faudroit pouvoir
dire : Dieu ne peut exiger de moi que je croie
ce qu'on m'aflure qu'il a dit , dès que ce n'eft
pas directement à moi qu'il a adreflé fa parole.
Mais n'elt-il donc pas une infinité de faits , mê-
me antérieurs à celui de la Révélation Chrétien-
ne, dont il feroit abfurde de douter? Par quel-
le autre voie que par celle des témoignages hu-
mains , l'Auteur lui-même a-t-il donc connu cet-
te Sparte, cette Athene, cette Rome dont il van-
te fi ibuvent & avec tant d'afTurance les loix ,
les mœurs , & les héros ? Que d'hommes entre
lui & les événemens qui concernent les origines
& la fortune de ces anciennes Républiques! que
d'hommes entre lui & les Hiftoriens qui ont con-
fervé la mémoire de ces événemens î Son Scep-
ticifme n'eft donc ici fonde aue fur l'intérêt de
fon incrédulité.
Qu'un homme , ajoute-t-il plus loin , vienne
nous tenir ce langage : Mortels , je vous annonce
les volontés du Très-haut : reconnoiffez à ma voix
celui qui m'envoie. J'ordonne au Soleil de changer
fa courfe , aux Etoiles de former un autre arrange-
ment , aux Montagnes de s'applanir , aux Flots de
s'élever , à la Terre de prendre un autre afpcB : à
ces merveilles qui ne reconnohra pas à l'infant le
Maître de la nature ? Qui ne croiroit , M. T. C.
F. , que celui qui s'exprime de la forte , ne deman-
de qu'à voir des miracles , pour être Chrétien ?
Ecoutez toutefois ce qu'il ajoute : Refe enfin >
MANDEMENT. x'xvii
dit il , V examen le plw important dans 1% Doctrine
annoncée.... Apre, avoir prouvé la Do&rine pa le
miracle , il faut prouver le miracle par la Doctri-
ne. ... Or , que faire en pareil cas ? Une feule
chofe : revenir an nùfonnement , ç=? laijjèr U les mi-
yaclet. Mie x eue- il valu w'jy pas recourir , c'eft
dire : qu'on me montre des miracles , & je croi-
rai : qu'on me montre des miracles , & je refu-
serai encore de croire. Quelle inconféquence ,
quelle abfurdiré î Mais apprenez donc une bonne
fo s , M. T. C. F. , que dans la queftion des mira-
cles , on ne le permet point le fophlime reproché
par l'Auteur du Livre de ThEUCATiON. Quand
une Doctrine eft reconnue vraie, divine, fondée
fur une révélation certaine,on s'en f-rt pour juger
des miracles, c'efr-à-dire, pour rejetter les préten-
dus prodiges que des Impofteurs voudroient op-
pofer à cette Doctrine. Quand il s'agit d'une
Doctrine nouvelle qu'on annonce comme éma-
née du fein de Dieu , les miracles font produits
en preuves ; c'e't-à dire, que ce'ui qui prend la
qualité d'tnvoyé du Très-haut , confirme fa mif-
fion , fa prédication par des miracles qui font le
témoignage même de la Divinité. Ainli la Doc-
trine & les miracles font des argumens refpe&ifs
dont on fait ufage , félon les divers points de vue
où l'on fe place dans l'étude & dans l'enfeigne-
ment de la Religion. Il ne fe trouve là, ni abus
du raifonnement , ni fophifme ridicule, ni cercle
vicieux. C'elt ce qu'on a démontré cent fois \ & il
xxviii m andement;
eft probable que l'Auteur d'Emile n'ignore point
ces démonstrations ; mais , dans le pian qu'il s'etè
fait d'envelopper de nuages toute Religion ré-
vélée, toute opération furnaturelle, il nous im-
pute malignement des procédés qui déshonorent
la raifon j il nous repréfente comme des Enthou-
fiaftes, qu'un faux zèle aveugle au point de prou-
ver deux principes , l'un par l'autre, fans diver-
fité d'objets , ni de méthode. Où eft donc . M.
T. C. F. , la bonne- foi philofophique dont fe pare
cet Ecrivain ?
On croiroit qu'après les plus grands eiforts pour
décréditer les témoignages humains qui attellent
la Révélation Chrétienne , le même Auteur y dé-
fère cependant de la manière la plus pofitive, la
plus folemnellc. Il faut, pour vous en convain-
cre , M. T. C. F. , & en même^ems pour vous
édifier , mettre fous vos yeux cet endroit de fou
Ouvrage : J'avoue que la majefié de l'Ecriture nié-
tonne ,• la fainteté de l'Ecriture parle à mon cœur.
Voyez les livres des Fhilofophes , avec toute leur pom-
pe > qu'ils font petits auprès de celui-là ! Se peut-il
qu'un livre à la fois fi fublime £ff fi fimple foit C ou-
vrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait
l'hijiohe , ne foit qu'un homme lui-même ? EJî-ce-là le
ton d'un enthoufiafie , ou d'un ambitieux Sectaire ?
Quelle douceur ! Quelle pureté dans fes mœurs f Quel-
le g) ace touchante dans fes inf\r viciions ! Quelle éléva-
tion d.'.usfss maximes ! Quelle profonde fageffe dans
fes dij cours ! Quelle préfe.nce d'efprit, quelle fineffe çff
quelle jujlejfe dans fes rtyonfes ! Quel empire fur fes
M A N D E M E N T. xxix
pajjions / Où ejl l'homme , ou ejl le fags qui fait
agir , Jbufrir & mourir fam foibleffe , & fans orien-
tation ? .... Oui , fi la vie & la mort de Socrate
font dhin Sage , la vie & la mort de Jéfus font d'un
Dieu. Dirons -nous que l'hifioire de l'Evangile eji
inventée à plaifir ? Ce n'ejt pas ainfi qu'on
invente, & les faits de Socrate dont perfonne ne dou-
te , font moins attejlés que ceux de Jéfus-Chrifi
Il fer oit plus inconcevable queplufieurs hommes d'as-
cord euffent fabriqué ce Livre , qu'il ne l'ejl qu'un
feul en ait fourni le fujet. Jamais les Auteurs Juifs
n' euffent trouvé ce ton , ni cette morale , £5* l'Evan-
gile a des cara&eres de vérité fi grands , fi frappans ', fi
parfaitement inimitables , que l' Inventeur en fer oit
plus étonnant que le Héros. Il feroit difficile , M.
T. C. F. , dépendre un plus bel hommage à l'au-
thenticité de l'Evangile. Cependant l'Auteur ne
la reconnoît qu'en conféquence des témoignages
humains. Ce font toujours des hommes qui lui
rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté.
Que d'hommes entre Dieu & lui î Le voilà donc
bien évidemment en contradiction avec lui-même:
le voilà confondu par fes propres aveux. Par quel
étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter : Avec
tout cela ce même Evangile ejl plein de chofes in-
croyables , de chofes qui répugnent à la raifb'n , £f?
qu'il eji impoljible atout homme fenfc de concevoir,
ni d admettre. Que faire au milieu de toutes ces
contraditlions ? être toujours mode fie & circonfpeci
.... refpe&er en filme ce qu'on nejauroit > ni re-
xxx MANDEMENT.
jetter , ni comprendre, ǧ S humilier devant le grand
Etre qui feul fait la vérité. Voilà le Sceptkifme
huolontaire où je fui rejie. Mais le Seepticifme,
M. T. C. F. , peut- il donc être involontaire , lors-
qu'on refufe de Te foumettre à la Doctrine d'un
Livre qui ne fauroit être inventé p<-r les hommes?
Lorfque ce Livre porte des caractères de vérité, fi
grands , fi frappans , fi parfaitement inimitables ,
que l'Inventeur en feroit plus étonnant que le
Héros ? C'eft bien ici qu'on peut dire que ['ini-
quité a menti contre elle-même (g).
Il femble , M. T.C . F. , que cet Auteur n'a re-
jette la Révélation que pour s'en tenir à la Reli-
gion naturelle, ieque Dieu veut qu'un homme f-Jfe,
dit- il , il ne lui fait pas dire par un autre homme ,
il le lui dit à lui-même , il récrit au fond de fan cœur.
Quoi donc î Dieu n'a-t-il pas écrit au fond de
nos cœurs l'obligation de fe foumettre à lui , dès
que nous fommes fûrs que c'eft lui qui a parlé ?
Or , quelle certitude n'avons-nous pas de fa di-
vine parole ! Les faits de Socrate dont perfonne
ne doute font de l'aveu même de l'Auteur d'EMi-
LE , moins atteftés que ceux de Jéfus - Chrift. La
Religion naturelle conduit donc elle-même à la
Religion révélée. Mais eft-il bien certain qu'il ad-
mette même la Religion naturelle , ou que du
moins il en reconnoilfe la nécefîité ? Non , M. T.
C. F. Si je me trompe , dit- il, c'ejt de bonne foi. Ce-
(g) Mentita eft iniquitas fibi. Vf al. zG. v. iz.
M A N D £ M E N T. xxxi
la mefiijjït , pour que mon erreur même ne me foit
pas imputée à crime. Quand 'vous vous tromperiez
de même , il y auroit peu de mal à cela i c'eft-à-dire
que , félon lui , il furfit de fe perfuader qu'on eft
en polTeflion de la vérité ; que cette pcrfuafion ,
fût- elle accompagnée des plus monftrueufes er-
reurs , ne peut jamais être un fuiet de reproche ;
qu'on doit toujours regarder comme un h^rame
fage & religieux , celui qui , adoptant les erreurs
même de l'Athéifme, dira qu'il eft de bonne- foi.
Or , n'eft-ce pas là ouvrir la porte à toutes les
fuperftitions , à tous les fyftèmes fanatiques , à
tous les délires de l'efprit humain ? N'eft-ce pas
permettre qu'il y ait dans le monde autant de
Religions, de cultes divins , qu'on y compte d'Ha-
bitans ? Ah ! M. T. C. F. , ne prenez point le
change fur ce point. La bonne-foi n'eft elUma-
ble , que quand elle eft éclairée & docile. Il
nous eft ordonné d'étudier notre Religion , & de
croire avec (implicite. Nous avons pour garant
des promelfes l'autorité de l'Eglife : apprenons à
la bien connoitre , & jettons-nous enfuite dans
fou fein. Alois nous pourrons compter fur no-
tre bonne - foi , vivre dans la paix , & atten-
dre , fans trouble , le moment de lalumiere éter-
nelle.
Quelle infigne mauvaife foi n'éclate pas encore
dans la manière dont l'Incrédule , que nous réfu-
tons , fait raifonner le Chrétien & le Catho'iqueï
Quels dilcours pleins d'ineptie ne prete-t-il pas
xxxn MANDEMENT.
à l'un & à l'autre , pour les rendre méprifables î
Il imagine un Dialogue, entre un Chrétien , qu'il
traite d'Infpiré, & l'Incrédule, qu'il qualifie de
Raifonneur-, & voici comme il fait parler le pre-
mier : La raifon vous apprend que le tout eft plus
grand que fa partie > mais moi , je vous apprends
de la part de Dieu que àeji la partie qui e,7 plus
grande que le tout} à quoi 1 Incrédule répond : Et
qui êtes- vous pour m'ofer dire que Dieu fe contre-
dit i & à qui croirai- je par pr ference , de lui qui
ni' apprend par la raifon des vérités éternelles , ou de
votn qui m'annoncez de [a part une abfurd'té ?
Mais de quel front , M. T. C. F. , ofe - 1 - on
prêter au Chrétien un pareil langage? Le Dieu
delà Raifon, difons-nous , eft aufîi le Dieu de
la Révélation. La Raifon & la Révélation font
les deux organes par lefquels il lui a plu de fe
faire entendre aux hommes , fuit pour lesinftrui-
re de la vérité , foit pour leur intimer fes or-
dres. Si l'un de ces deux organes étoit oppofé
à l'autre, il eft confiant que Dieu feroit en con-
tradiction avec lui-même. Mais Dieu fe contre-
dit-il , parce qu'il commande de croire des véri-
tés incompréhenlibles '{ Vous dites, ô Impies, que
les Dogmes, que nous regardons comme révélés ,
combattent les vérités éternelles : mais il ne fuffit
pas de le dire. S'il vous étoit poïïible de le prou-
ver, il y a long-tems que vous l'auriez fait, &
que vous auriez pouffé des cris de vi&oire.
La mauvutfs foi de l'Auteur d'EiniLE, n'eft pas
moins
MANDEMENT, xxxin
moins révoltante dans le langage qu'il fait tenir
à un Catholique prétendu. Nos Catholique , lui
fait - il dire , font grand bruit de l'autorité de /'#-
g!ijef mais que gagnent -ils à cela? S'il leur faut
îin au/Ji grand appareil de preuves pour établir cette
autorité , qu'au « autres Sectes pour établir directe-
ment leur doclrine. V Eglife décide que C Eglife cl
droit de décider: ne voilà -£- il pas une autorité
bien prouvée ? Qui ne croiroit , M. T. C. F. , à en-
tendre cet Impofteur , que l'autorité de l'Eglife
n'eft prouvée que par fes propres dédiions , &
qu'elle procède ainll : Je décide que je fuis infailli.
ble , donc je le fuis : imputation calomnieufe , M.
T. C. F. La conltitution du Chriftianifme , PEf-
prit de l'Evangile , les erreurs même & la foibleffe
de l'efpric humain , tendent à démontrer que l'E-
glife , établie par Jéfus - Chrift , eft une Eglife in-
faillible. Nous alfurons que , comme ce divin Lé-
gislateur a toujours enfeigné la vérité , fou Eglife
l'enfeigne aurli toujours. Nous prouvons donc
l'autorité de l'Eglife , non par l'autorité de l'Egli-
fe , mais par celle de Jéfus- Chrift ; procédé non
moins exact , que celui qu'on nous reproche eft
ridicule & infenfé.
Ce n'eft pas d'aujourd'hui, M. T. C. F. , qn©
l'efprit d'irréligion eft un efprit d'indépendance
& de révolte. Et comment , en effet , ces hom-
mes audacieux , qui refufent de fe foumettre à
l'autorité de Dieu même , refpecteroient-ils celle
des Rois qui font les images de Dieu , ou §elle
* * *
xxxiv M A N D E M E M T.
des Magiftrats qui font les images des Roi', ?
Songe , dit l'Auteur d'EM île à fon Elevé, g»Vfc
(fefpece humaine ) ejl eompofce ejfeut tellement de
h collection des peuples $ que quand tous les Rois ....
en feraient étés , il n'y paraîtrait guère , & que les
chofes n'en iraient pas plus mal .... Toujours , dit-
il plus loin , la multitude fera facrifée au petit nom-
bre , & l'intérêt public à l'intérêt particulier : tou-
jours cesjioms fpécieux de jujlice & de fubordina-
tian ferviront d'injlrument à la violence , & d'ar-
mes à l'iniquité. D'où il fuit, continue- 1- il, que
les ordres âiftingués , qui fe prétendent utiles aux
autres , ne font en effet utiles qu'à eux - mêmes aux
dépens des autres. Far oh juger de la canfidèratian
qui leur ejl due félon la jujlice & laraifon! Ainfi
donc , M. T. C. F. , l'impiété ofe critiquer les
intentions de celui par qui régnent les Rois (h) :
ainiî elle fe plaît à empoifonner les fources de la
félicité publique , en fouillant des maximes qui
ne tendent qu'à produire l'anarchie, & tous les
malheurs qui en font la fuite. Mais , que vous dit
la Religion? Craignez Dieu: refpeBez le Roi
('/) que tout homme foit fournis aux Puijfances fupê-.
rieures : car il n'y a point de Fuiffance qui m
vienne de Dieu , & c'ejl lui qui a établi toutes
selles qui font dans le monde. Quiconque téftjle
donc aux tuijjances , réf. fie à l'ordre de Dieu , £jf
(Ji) ?er nie reges régnant Prov. C. %.v. i;.
0") Deum timete : Kegem houorificatc. i . Pet. C. %
v. 17.
M A N D E M E N T. xxxy
ceux qui y réftfient , attirent la condamnation fur
eux-mêmes (k).
Oui , M. T. C. F. , dans tout ce qui eft de l'or-
dre civil , vous devez obéir au Prince , & à ceux
qui exercent fon autorité , comme à Dieu- même.
Les feuls intérêts de l'Etre fuprème peuvent
mettre des bornes à votre foumifîion > & fi on
vouloit vous punir de votre fidélité à fes ordres ,
vous devriez encore fourFrir avec patience & fans
murmure. Les Néron , les Domitien eux-mêmes ,
qui aimèrent mieux être les fléaux de la Terre,
que les pères de leurs peuples , n'étoient compta-
bles qu'à Dieu de l'abus de leur puiifance. Les
Chrétiens , dit Saint Auguftin , leur obéijfoient dans
le tems à caufe du Dieu de l'Eternité ( l).
Nous ne vous avons expofé, M. T. C. F. , qu'une
partie des impiétés contenues dans ce Traité de
l'Efe/UCATiON : Ouvrage également digne des
Anathêmes de î'Eglife , & de la févérité des Loix :
& que faut- il de plus pour vous en infpirer une
juibe horreur ? Malheur à vous , malheur à la So-
ciété , fi vos enfans étoient élevés d'après les prin-
cipes de l'Auteur d'EMUEÎ Comme il n'y a que la
Religion qui nous ait appris à connoître l'homme,
(k) Omnis anima poteilatibus fublimioribus fùbdita
fit : non eft enim poteflas nifi a Deo : qtffe autem
funt , a Deo ordinatae funt. Itaque , qui refitlit pocef-
tati , Dei oïdinationi refiitit. Qui autem refiftunt ipfi
iibi damnationem acquirunt. Rom. C. 15. v. 1. 2.
( /) Subditi erantpropter Dominum aternum ,. e:iHm
Domino tempoiali. Auq. Enarrat. in Pfal 124.
* * * <?
xxxvi MANDEMENT.
fa grandeur , fa mifere , Ta deftince future , il n'ap-
partient aufîi qu'a elle feule de former Çà raiion ,
de perfectionner fes mœurs , de lui procurer un
bonheur folide dans cette vie & dans l'autre. Nous
Tavons , M. T. C. F. , combien une éducation
vraiment chrétienne e(t délicate & laborieufe :
que de lumières & de prudence n'exige- 1- elle
pas ! Quel admirable mélange de douceur & de
fermeté ! quelle fagacité pour fe proportionner
à la différence des conditions , des âges , des tem-
péramens & des caractères i fans s'écarter jamais
en rien des règles du devoir ! quel zèle & quel-
le patience pour faire fructifier , dans de jeunes
cœurs , le germe précieux de l'innocence , pour en
déraciner , autant qu'il eft poifible , ces penchans
vicieux qui font les trilles elfets de notre cor-
ruption héréditaire ; en un mot, pour leur ap-
prendre , fuivant la morale de Saint Paul , à vivre
en ce monde avec tempérance , félon la jujlice , &
avec piété , en attendant la hèàtitude qut nous espé-
rons (m) . Nous difons donc , à tous ceux qui
font chargés du foin également pénible & hono-
rable d'élever la Jeune/Te : Plantez & arrofez ,
dans la ferme efpérance que le Seigneur , fécon-
dant votre travail , donnera Faccroiïfemr.-n ; infif-
tez à tems £5? à contre - tents , félon le confeil
(m) Erudiens nos, ut abnegantes irnpieïatem & fe-
cularia defideria , fobriè & juftè & pic vivantes in hoc
facculo expédiantes beatam fpem. Tit. C. z.v. 12, 13.
M A N D E M E N T. xxxvn
du même Apôtre; ufez de réprimande , d'exhorta-
tion , de paroles féveres , fans perdre patience &
fins cejfer Winfiruire (n) ; fur- tout, joignez l'exem-
ple à rinftruction ; rinftruction fans l'exemple
eftim opprobre pour celui qui la donne , & un fu-
jet de fcandale pour celui qui la reçoit. Que le
pieux & charitable Tobie fort votre modèle ; re-
commandez avec foin à vos enfans , de faire des
œuvres de jufiiee £f? des aumônes , de fe fouvenir
de Dieu , & de le bénir en tout tems dans la vé-
rité , £5? de toutes leurs forces (0) $ & votre pofté-
rké , comme celle de ce feint Patriarche , fera ai-
mée de Dieu ç«f des hommes (p\
Mais en quel tems l'éducation doit-elle com-
mencer ? Dès les premiers rayons de l'intelligen-
ce : & ces rayons font quelquefois prématurés.
Formez l'enfant à l'entrés de fa voie, dit" le Sage,
dans fa vieilleffe même il ne s'en écartera point (jf).
Tel elt en effet le cours ordinaire de la vie hu-
00 Infta opportune, importuné: argue, obfecra,
increpa in omni patientiâ & do&rinâ. %. Tim. C. 4.
v. 1. 2.
( o ) Filiis veftris mandate ut faciant juftitias & elee-
mofinas , ut fint memores Dei & benedicant eum in
omni tempore , in veritute & in totâ virtute fnâ. Tob.
C. 14. v. 11.
(p ) Omnis autem cognatio ejus , & omnis generatio
ejus in bonâ vitâ & in fandtâ converfatione permanfit ,
ita ut accepti eiïent tam Deo , quam hominibus &
cunctis habitatoribus in terra, lbid.v. 17.
( q ) Adoleicens juxta vi«m fuam , etiam cùm fenue-
rit, non recedet ab eâ. Piov. C. 22. v. 6.
* * * 2
sxxvm MANDEMENT.
maine : au milieu du délire des pallions , & dans'
le fein du libertinage , les principes d'une éduca-
tion chrétienne font une lumière qui fe ranime
par intervalle pour découvrir au pécheur toute
l'horreur de l'abyme où il eft plongé , & lui en
montrer les iiîues. Combien , encore une fois ,
qui, après les écarts d'une jeuneffe licentieufe,
font rentrés , par l'impreilion de cette lumière ,
dans les routes de la fageife , & ont honoré , par
des vertus tardives , mais fîneeres , l'humanité ,
la Patrie & la Religion !
Il nous refte , en Êniffant , M. T. G F. , à vous
conjurer, parles entrailles delà miféricorde de
Dieu , de vous attacher inviolablement à cette Re-
ligion fainte dans laquelle vous avez eu le bon-
heur d'être élevés ; de vous foutenir contre le dé-
bordement d'une Philofophie infenfée , qui ne fe
propofe rien de moins que d'envahir l'héritage de
Jéfus - Chrift , de rendre fes promeifes vaines, &
de le mettre au rang de ces Fondateurs de Reli-
gion , dont la doctrine frivole ou pernicieufe a
prouvé l'impofture. La Foi n'eft méprifée , aban-
donnée , infultée, que par ceux qui ne la con-
noilfent pas , ou dont elle gène les défordres.
Mais les portes de l'Enfer ne prévaudront jamais
contre elle. L'Eglife Chrétienne & Catholique efl
le commencement de l'Empire éternel de Jéfus-
Chrift : Rien de plus fort quelle, s'écrie Saint
Jean Damafcene , ceji un rocher que les fols ne
M A N D E M E N T. xxxix
venverfent point ; c'eji une montagne que rien ne peut
détruire ( r ).
A ces causes , vu le Livre qui a pour titre :
Emile, ou de /' Education , par J.J. RouJJeau ,
Citoyen de Genève. A Amjierdam , chez Jean
Néaulme , libraire , 1762. Après avoir pris l'a-
vis de plufieurs perfonnes distinguées par leur
piété & par leur favoir , le faint Nom de Dieu
invoqué , Nous condamaons ledit Livre , comme
contenant une doctrine abominable , propre à ren-
verfer la Loi naturelle , & à détruire les fonde-
mens de la Religion Chrétienne ; étabiiflant des
maximes contraires à la Morale Evangélique ; ten-
dant à troubler la paix des Etats , à révolter les
Sujets contre l'autorité de leur Souverain : comme
contenant un très-grand nombre de proportions
refpectivement faufles , fcandaleufes , pleines de
haine contre PEglife & fes Minillres , dérogean-
tes au refpecl dû à l'Ecriture Sainte & à la Trai
dition de PEglife , erronées , impies , blafphéma-
toires & hérétiques. En conféquence, Nous défen-
dons très-expreflement à toutes perfonnes de no-
tre Diocefe de lire ou retenir ledit Livre , fous les
peines de droit. Et fera notre préfent Mande-
ment lu au Prône des Meffes Paroiïîïales des Egli-
fes de la Ville , Fauxbourgs & Diocefe de Paris ,
^ (r) Nihil Ecclefiâ valentius , rupe fortior eft .... fempet
viget ; cur eam fciïptura montem appellavit ? Utique quifl
ever6i uon poceft, Damafc, TQrn.z,jp. 462. 463.
xxxx
MANDE M E N T.
publié & affiche par- tout où befoin fera. Don-
né à Paris en notre Palais A.rchiépifcopal , le
vingtième jour d'Août, mil fept cent foixante-
deux.
Signe, f CHRISTOPHE, Archev. de Paris.
PAR MONSEIGNEUR,
DELATOUCHE
A P A n. 1 s,
Chez C. F. SIMON, Imprimeur de la Reine & de Mon*
feigneur l'Archevêque , rue des Mathurins.
M. D C C. L X I I.
AVEC PRIVILEGE D U R 0 L
JEAN - JACQUES ROUSSEAU ,•
CITOTEN DE GENEVE,
A
CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
ARCHEVEQUE DE PARIS.
Ourquoi faut-il , Monfeigneur, que jais
quelque chofe à vous dire? Quelle langue commua
ne pouvons-nous parler, comment pouvons- nous
nous entendre, & qu'y a-t-il entre vous & moi ?
Cependant, il faut vous répondre; c'eft vous-
même qui m'y forcez. Si vous n'eufîiez attaqué que
mon livre , je vous aurois laiffé dire : mais vous
attaquez auffi ma perfonne , & plus vous avez
d'autorité parmi les hommes, moins il iri'eft permis
de me taire , quand vous voulez me déshonorer.
Je ne puis m'empêcher , en commençant cette
Lettre, de réfléchir fur les bizarreries de ma defti-
née. Elle en a qui n'ont été que pour moi.
J'etois né avec quelque talent ; le public l'a jugé
ainfi. Cependant j'ai pafïe ma jeuneiTe dans une
heureufe obfcurité ,dont je ne cherchois pointa
fortir. Si je Pavois cherché , cela même eût été
une bizarrerie , que durant tout le feu du premier
âge je n'euffe pu réulTir , & que jeufle trop réufîï
dans la fuite , quand ce feu commençoit à paifer.
J'approchois de ma quarantième année, & j'avois
au lieu d'une fortune que j'ai toujours mépriiée ,
Tome /X. A
5 LETTRE DE ROUSSEAU
6 d'un nom qu'on m'a fait payer Ci cher, le repos
& des amis , les deux feuls biens dont mon cœur
(bit avide. Une miférable queftion d'Académie
m'agitant Pefprit malgré moi me jetta dans un
métier pour lequel jen'étois point fait j un fuccès
inattendu m'y montra des attraits qui me féduifi-
rent. Des foules d'adverfaires m'attaquèrent fans
m'entendre , avec une étourderie qui me donna de
l'humeur , & avec un orgueil qui m'en infpira
peut- être. Je me défendis , & , de difpute en dif-
pute , je me fentis engagé dans la carrière , pref-
que fans y avoir penfé.Je me trouvai devenu, pouf
ainfi dire, Auteur à l'âge où l'on celle de l'être , &
homme de lettres par mon mépris même pour cet
état. Dès-là, je fus dans le public quelque chofe :
mais auffi le repos & les amis difparurent. Quels
maux ne fouffris-je point avant de prendre une
alliette plus fixe , & des attachemens plus heu-
reux ? Il fallut dévorer mes peines ; il fallut qu'un
peu de réputation me tint lieu de tout. Si c'eft un
dédommagement pour ceux qui font toujours loin
d'eux-mêmes , ce n'en fut jamais un pour moi.
Si j'euife un moment compté fur un bien fi fri-
vole , que j'aurois été promptement défabufé î
Quelle inconftance perpétuelle n'ai-jc pas éprou-
vée dans les jugemens du public fur mon compte!
J'étois trop loin de lui ; ne me jugeant que fur le
caprice ou l'intérêt de ceux qui le mènent , à peine
deux jours de fuite avoit-il pour moi les mêmes
yeux. Tantôt j'étois un homme noir , & tantôt
A M. DE BEAU MO NT. ?
Un ange de lumière. Je me fuis vu dans la même
année vanté, fêté, recherché, même à la Cour >
puis infulté , menacé, dételle, maudit : les foirs
on m'attendoït pour m'affafliner dans les rues j le
matin on m'annonqoit une lettre de cachet. Le
bien & le mal couloient à-peu-près de la même
fource j le tout me venoit pour des chanfons.
J'ai écrit fur divers fujets , mais toujours dans
les mêmes principes : toujours la même morale, la
même croyance , les mêmes maximes , & , fi l'on
veut , les mêmes opinions. Cependant on a porté
des jugemens oppofés de mes livres , ou plutôt,
de l'Auteur de mes livres î parce qu'on m'a jugé
fur les matières que j'ai traitées, bien plus que fur
mes fentimens. Après mon premier difcours , j'é-
tois un homme à paradoxes , qui fe faifoit un jeu
de prouver ce qu'il ne penfoit pas. Après ma let-
tre fur la mufique franqoife, j'étois l'ennemi dé-
claré de la Nation ; il s'en falloit peu qu'on ne m'y
traitât en confpirateur ; on eût dit que le fort de
la Monarchie étoit attaché à la gloire de l'Opéra :
après mon difcours fur l'inégalité , j'étois athée &
mifantrope : après la lettre à M. d'Alembert , j'é-
tois le défenfeur de la morale chrétienne : après
l'fiéloïfe j'étois tendre & doucereux ; maintenant
je fuis un impie j bientôt peut-être ferai-je un
dévot.
Ainsi va flottant le fot public fur mon compte,
fâchant auffi peu pourquoi il m'abhorre, que pour-
quoi il m'aimoit auparavant. Pour moi , je fuis
A 2,
4 LETTRE DE ROUSSEA17
toujours demeuré le même : plus ardent qu'éclairé
dans mes recherches , mais fincere en tout , même
contre moi j fimple & bon , mais fenfible & {bi-
ble , faifant fouvent le mal & toujours aimant le
bien ; lié par l'amitié, jamais parles choies-, «Se
tenant plus à mes fentimens qu'à mes intérêts ;
n'exigeant rien des hommes & n'en voulant point
dépendre, ne cédant pas plus à leurs préjugés qu'à
leurs volontés , & gardant la mienne aulïi libre
que ma raifon : craignant Dieu fans peur de l'en-
fer , raifonnant fur la Religion fans libertinage ,
n'aimant ni l'impiété ni le fanatifme, mais haïllant
les intolérans encore plus que les efprits - forts ;
ne voulant cacher mes façons de penfer à per-
fonne, fans fard, fans artifice en toute chofe ,
difant mes fautes à mes amis , mes fentimens à
tout le monde, au public fes vérités fans flatterie
& fans fiiel , & me fondant tout auilî peu de le
fâcher que de lui plaire. Voilà mes crimes ,. &
voilà mes vertus.
Enfin laffé d'une vapeur enivrante qui enfle
fans raflafier , excédé du tracas des oififs furchar-
gés de leur tems & prodigues du mien , foupirant
après un repos fi cher à mon cœur & fi néceflaire
à mes maux , j'avois pofé la plume avec joie.
Content de ne l'avoir prife que pour le bien de
mes femblables , je ne leur demandons pour prix
de mon zèle que de me laiifer mourir en paix
dans ma retraite , & de ne m'y point faire de mal.
J'avois tort ; des huifiiers font venu me l'appren-
dre, & c'eft à cette époque, où j'efpérois qu'aU
% M. DE'BE AUMONT. $
loient finir les ennuis de ma vie , qu'ont com-
mencé mes plus grands malheurs. Il y a déjà dans
tout cela quelques fingularités ; ce n'eft rien en-
core. Je vous demande pardon , Monfeigneur ,
d'abufer de votre patience : mais avant d'entrer
dans les difcuiîions que je dois avoir avec vous ,
il faut parler de ma lituation préfente , & des cau-
ses qui m'y ont réduit.
Un Genevoi s fait imprimer un Livre en Hol-
lande , «Se par arrêt du Parlement de Paris ce Li-
vre eft brûlé , fans refped pour le Souverain dont
il porte le privilège. Un Proteltant propofe en
pays Proteftant des objections contre l'Eglife Ro-
maine $ & il efl décrété parle Parlement de Paris.
Un Républicain fait dans une République des ob-
jections contre l'Etat monarchique, & il eft dé-
crété par le Parlement de. Paris. Il faut que le
Parlement de Paris aie ;d'étranges idées de fou
empire , & qu'il fe croie le légitime juge du gen-
re humain.
Ce même Parlement , toujours fi foigneux pour
les François de l'ordre des procédures , les négli-
ge toutes dès qu'il s'agit d'un pauvre Etranger,
Sans favoir fi cet Etranger eft bien l'Auteur du
Livre qui porte fon nom , s'il le reconnaît pour
fien , fi c'eft lui qui l'a fait imprimer j fans égard
pour fon trille état ,;fans pitié pour les maux qu'il
foutire , on commence par le décréter de prife de
corps ; on l'eût arraché de fon lit pour le traîneï
dans les mêmes prifons où pourriifent les fcéiératfcj
A 3
g LETTRE DE ROUSSEAU
on l'eût brûlé , peut-être même fans l'entendre *
car qui fait fi l'on eût pourfuivi plus régulière-
ment des procédures fi violemment commencées
& dont on tiouveroit à peine un autre exemple,
même en pays d'Inquifition ? Ainfi c'eft pour moi
feul qu'un tribunal fi fage oublie fa fageffe j c'eft
contre moi feul , qui croyois y être aimé , que ce
peuple, qui vante fa douceur, s'arme delà plus
étrange barbarie ; c'eii ainfi qu'il juftifie la préfé-
rence que je lui ai donnée fur tant d'afyies que je
pou vois choifir au même prix î Je ne fai comment
cela s'accorde avec le droit des gens j mais je fais
bien qu'avec de pareilles procédures la liberté de
tout homme , & peut-être fa vie , eit à la merci
du premier Imprimeur.
Le Citoyen de Genève ne doit rien à des Ma-
giftrats injuries & incompétens, qui, fur un réqui-
iîtoire calomnieux , ne le citent pas , mais le dé-
crètent. N'étant point fommé de eomparoître , il
n'y eft point obligé. L'on n'emploie contre lui
que la force , & il s'y fouftrait. Il fecoue la pou-
dre de fes fouliers , & fort de cette terre hofpita-
liere où l'on s'empreïfe d'opprimer le foible , &
où l'on donne des fers à l'étranger avant de l'en-
tendre, avant defavoir fi l'acte dont on l'aceufe
eft puniffable, avant defavoir s'il l'a commis.
Il abandonne en foupirant fa chère folitude.
Il n'a qu'un feul bien , mais précieux , des amis ,
il les fuit. Dans fa foibleffe il fupporte un long
yoyage , il arrive & croit refpirer dans une terre
A M. DE BEAUMONT. ?
(de liberté ; il s'approche de fa Patrie , de cette
Patrie dont il s'eft tant vanté , qu'il a chérie &
honorée : L'efpoir d'y être accueilli le confole
de Tes difgraces. . . . Que vais-je dire ? mon cœur
fe ferre , ma main tremble , la plume en tombe ;
il faut fe taire , & ne pas imiter le crime de Cam.
Que ne puis - je dévorer en fecret la plus amere
de mes douleurs !
Et pourquoi tout cela ? Je ne dis pas , fut
quelle raifon ? mais , fur quel prétexte ? On ofe
m'accufer d'impiété î fans fonger que le Livre où
l'on la cherche eft entre les mains de tout le
monde. Que ne donneroit-on point pour pouvoir
fupprimer cette pièce justificative , & dire qu'elle
contient tout ce qu'on a feint d'y trouver ! Mais
elle reftera , quoi qu'on fafle -, & en y cherchant les
crimes reprochés à l'Auteur la poftéritê n'y verra
dans ^es erreurs mêmes que les torts d'un ami de
la vertu.
J'éviterai de parler de mes contemporains; je
ne veux nuire à perfonnc. Mais l'Athée Spinoza
enfeignoit paifiblement fa doctrine ; il faifoit fans
obftacle imprimer fes Livres, on les débitoit pu-
bliquement ; il vint en France , & il y fut bien
reçu ; tous les Etats lui étoient ouverts , par- tout
il trouvoit protection ou du moins fureté ; les
Princes .lui rendoient des honneurs , lui ofFroient
des chaires , il vécut & mourut tranquille , & mê-
me confidéré. Aujourd'hui , dans le liecle tant cé-
lébré de la Philofopbie , de la raifon , de l'huma-
A4
g LETTRE DE ROUSSEAU
nité ; pour avoir propofé avec circonfpection l
même avec refpecl & pour. l'amour du genre hu-
main , quelques cloutes fondés fur la gloire même
de PËtre fuprème , le défenfeur de la caufe de
Dieu , flétri , profcrit , pmirfuivi d'Etat en Etat ,
d'afyle en afyle , fans égard pourfon indigence,
fans pitié pour fes infirmités , avec un acharne-
ment que n'éprouva jamais aucun malfaiteur &
qui feroit barbare, même contre un homme en fan-
té , fe voit interdire le feu & l'eau dans l'Europe
prefque entière ; on le chaiTe du milieu des bois ;
il faut toute la fermeté d'un Protecteur illuftre &
toute la bonté d'un Prince éclairé pour le îaiiTer en
paix au fein des montagnes. Il eût paffé le refte
de fes malheureux jours dans les fers , il eût péri,
peut-être , dans les fupplices , fi, durant le pre-
mier vertige qui gagnoit les Gouvernemens , il fe
fût trouvé à la merci de ceux qui l'ont perfécuté.
Echappe' aux bourreaux il tombe dans les
mains des Prêtres ; ce n'eft pas là ce que je donne
pour étonnant : mais un homme vertueux qui a
l'ame auffi noble que la naiffance, un illuftre Ar-
chevêque qui devroit réprimer leur lâcheté , l'au-
torife j il n'a pas honte , lui qui devroit plaindre
les opprimés , d'en accabler un dans le fort de
fes difgraces ; il lance , lui Prélat Catholique , un
Mandement contre un Auteur Proteftant; il monte
fur fon Tribunal pour examiner comme Juge la
doctrine particulière d'un hérétique ; &, quoiqu'il
flamne jndiftinâement quiconque n'eft pas de fon
h M. DE BEAUMONT. f
Eglife, fans permettre à l'accufé d'errer à fa mode,1
il lui prefcrit en quelque forte la route par laquelle
il doit aller en Enfer. Auiîi-tôt le refte de fort
Clergé s'empreffe , s'évertue , s'acharne autour
d'un ennemi qu'il croit terraiTé. Petits & grands ,
tout s'en mêle ; le dernier Cuiftre vient trancher
du capable , il n'y a pas un fot en petit collet ,
pas un chétif habitué de Paroiife qui , bravant à
plaifir celui contre qui font réunis leur Sénat &
leur Evêque, ne veuillent avoir la gloire de lui
porter le dernier coup de pied.
Tout cela , Monfeigneur , forme un concours
dont je fuis le feul exemple , & ce n'eftpas tout
Voici, peut-être , une des lituations les
plus difficiles de ma vie ; une de celles où la ven-
geance & l'amour- propre font les plus aifés à fatif-
faire , & permettent le moins à l'homme jufte d'ê-
tre modéré. Dix lignes feulement , & je couvre
mes perfécuteurs d'un ridicule ineffaçable. Que le
public ne peut-il favoir deux anecdotes , fans que
je les dife ! Que ne connoit-il ceux qui ont médité
ma ruine, & ce qu'ils ont fait pour l'exécuter !
Par quels méprifables infectes , par quels téné-
breux moyens il verroit émouvoir les puirlances !
quels levains il verroit s'échauffer par leur pour-
riture & mettre le Parlement en fermentation !
Par quelle rifible caufe il verroit les Etats de l'Eu-
rope fe liguer contre le fils d'un horloger ! Que jjje
jpuiroisavec plaifir de fa furpriie, li je pouvois
n'en être pas l'inftrumentï
A 5
ïo LETTRE DE ROUSSEAU
Jusqu'ici ma plume , hardie à dire la vérité ,
mais pure de toute fatyre , n'a jamais compromis
perfonne, elle a toujours refpe&é l'honneur des
autres , même en défendant le mien. Irois-je en la
quittant la fouiller de médifance , & la teindre
des noirceurs de mes ennemis 'i Non, laiffons-leur
l'avantage de porter leurs coups dans les ténèbres.
Pour moi, je ne veux me défendre qu'ouverte-
ment , & même je ne veux que me défendre. Il
fuffit pour cela de ce qui eft fu du public, ou de ce
qui peut l'être fans que perfonne en foit offenfé.
Une chofe étonnante de cette efpece , & que je
puis dire , eft de voir l'intrépide Chriftophe de
Beaumont , qui ne fait plier fous aucune puiffance
ni faire aucune paix avec les Janféniftes , devenir
fans le favoir leur fatellite , & l'inftrument de leur
animofité ; de voir leur ennemi le plus irréconci-
liable févir contre moi pour avoir refufé d'em-
braffer leur parti , pour n'avoir point voulu pren-
dre la plume contre les Jéfuites , que je n'aime
pas , mais dont je n'ai point à me plaindre , & que
je vois opprimés. Daignez , Monfeigneur , jetter
les yeux fur le fixieme Tome de la nouvelle Hé-
loïfe , première édition ; vous trouverez dans la
note de la page 138 (*) la véritable fource de tous
mes malheurs. J'ai prédit dans cette note ( car je
me mêle auiîi quelquefois de prédire) qu'aulîi-tôt
que les Janféniftes feroientles maîtres, ilsferoient
(*) Page 272 duTomeVI.de la préfente Edition. 2?otc
du Libraire.
A M. DE BEAUMONT. il
plus intolérans & plus durs que leurs ennemis,
je ne favois pas alors que ma propre hiftoire véri-
fieroit (î bien ma prédi&ion. Le ni de cette trame
ne feroit pas difficile à fuivre , à qui fauroit com-
ment mon Livre a été déféré. Je n'en puis dire
davantage finis en trop dire , mais je pouvois au-
moins vous apprendre par quelles gens vous avez
été conduit fans vous en douter.
CROiRA-t-on que quand mon Livre n'eût point
été déféré au Parlement , vous ne l'eufîiez pas
moins attaqué ? D'autres pourront le croire ou le
dire : mais vous dont la confcience ne fait point
foufFrir le menfonge , vous ne le direz pas. Mon
difcours fur l'inégalité a couru votre diocefe , &
vous n'avez point donné de Mandement. Ma lettre
à M. d'Alembert a couru votre Diocefe , & vous
n'avez point donné de Mandement. La nouvelle
Héloïfe à couru votre Diocefe & vous n'avez
point donné de Mandement. Cependant tous ces
Livres, que vous avez lus, puifque vous les jugez,
refpirent les mêmes maximes j les mêmes manières
de penfer n'y font pas plus déguifées : fî le fujet
ne les a pas rendu fufceptibles du même dévelop-
pement , elles gagnent en force ce qu'elles perdent
en étendue , & l'on y voit la profeflion de foi de
l'Auteur exprimée avec moins de réferve que celle
du Vicaire Savoyard. Pourquoi donc n'avez-vous
rien dit alors? Monfeigneur, votre troupeau vous
étoit-il moins cher? Me lifoit-il moins? Goûtoit-ii
moins mes Livres ? Etoit-il moins expofé à Ter-
M LETTRE DE ROUSSEAU
ïeur? Non, mais il n'y avoit point alors de Jé-
fuites à profcrire ; des traîtres ne m'avoient point
encore enlacés dans leurs pièges ; la note fatale
n?étoit point connue & quand elle le fut , le public
avoit déjà donné fou fuffrage au Livre, il étoifc
trop tard pour faire du bruit. On aima mieux dif-
férer , on attendit Poccafion , on l'épia , on la fai-
fît, on s'en prévalut avec la fureur ordinaire aux
dévots; on ne parloit que de chaînes & de bûchers;
mon Livre étoit le Tocfin de l'Anarchie & laTrom-
pette de PAthéifme ; l'Auteur étoit un monftre à
étouffer , on s'étonnoit qu'on l'eût G. long-tems
laùTé vivre. Dans cette rage univerfelle , vous eû-
tes honte de garder le filence : vous aimâtes-mieux
faire un acte de cruauté que d'être accufé de man-
quer de zèle , & fervir vos ennemis que d'eiTuyer
leurs reproches. Voilà , Monfeigneur , convenez-
en , le vrai motif de votre Mandement ; & voilà ,
ce me femble , un concours de faits affez finguliers
pour donner à mon fort le nom de bizarre.
Il y a long tems qu'on a fubftitué des bienféan-
ces d'état à la juftice.Je fais qu'il eft des circonftan-
ces malheureufes qui forcent un homme public à
févir malgré lui contre un bon Citoyen. Qui veut
être modéré parmi des furieux s'expofe à leurfurie,
& je comprends que dans un déchaînement pareil
à celui dont je fuis la victime , il faut hurler avec
les Loups , ou rilquer d'être dévoré. Je ne me
plains donc pas que vous ayiez donné un Mande-
ment contre mon Livre 3 mais je me plains que
A M< DE BEAUMONT. ïf
Vous Payiez donné contre ma perfonne avec auiE
peu d'honnêteté que de vérité s je me plains qu'au-
torifant par votre propre langage celui que vous
me reprochez d'avoir mis dans la bouche de l'inf.
pire, vous m'accabliez d'injures, qui , fans nuire à
ma caufe, attaquent mon honneur ou plutôt le vô-
tre > je me plains que de gaieté de cœur , fans rai-
fon , fins nécelîité , fans refped , au moins pour
mes malheurs , vous m'outragiez d'un ton fi peu
digne de votre caractère. Et que vous avois - je
donc fait , moi qui parlai toujours de vous avec
tant d'eftime ; moi qui tant de fois admirai votre
inébranlable fermeté , en déplorant , il eft vrai >
Tufage que vos préjugés vous en faifoient faire 5
moi qui toujours honorai vos mœurs , qui tou-
jours refpeclai vos vertus , & quilesrefpe&e en-
core , aujourd'hui que vous m'avez déchiré ?
C'est ainfîjqu'on fe tire d'affaire quand on veut
quereller & qu'on a tort. Ne pouvant réfoudre
mes objections , vous m'en avez fait des crimes :
vous avez cru m'avilir en me maltraitant , & vous
vous êtes trompé ; fans affoiblir mes raifons, vous
avez intéreffé les cœurs généreux à mes difgraces;
vous avez fait croire aux gens fenfés qu'on pou-
voit ne pas bien juger du livre , quand on jugeoit
fi mal de l'Auteur.
Monseigneur, vous n'avez été pour moi ni hu-
main ni généreux ; &,non- feulement vous pouviez
l'être fans m'épargner aucune des chofes que vous
•avez dites contre mon ouvrage, mais eliss n'en au-
Ï4 LETTRE DE ROUSSEAU
roientr-fait que mieux leur effet. J'avoue aufîi que
je n'avois pas droit d'exiger de vous ces vertus ,
ni lieu de les attendre d'un homme d'Eglife.
Voyons 11 vous avez été du moins équitable &
jufte i car c'eft un devoir étroit impofé à tous les
hommes , & les Saints mêmes n'en font pas dif-
penfés.
Vous avez deux objets dans votre Mandement:
l'un , de cenfurer mon Livre j l'autre, de décrier
ma perfonne. Je croirai vous avoir bien répondu,
fi je prouve que par-tout où vous m'avez réfuté ,
vous avez mal raifonné , & que par-tout où vous
m'avez infulté , vous m'avez calomnié. Mais
quand on ne marche que la preuve à la main ,
quand on eft forcé par l'importance du fujet &
par la qualité de l'adverfaire à prendre une mar-
che pelante & à fuivre pied-à pied toutes fes
cenfures , pour chaque mot il faut des pages ; &
tandis qu'une courte fatyre amufe , une longue
défenfe ennuie. Cependant il faut que je me dé-
fende ou que je refte chargé par vous des plus
fauffes imputations. Je me défendrai donc , mais
je défendrai mon honneur plutôt que mon livre.
Ce n'eft point la profeiîion de foi du Vicaire
Savoyard que j'examine , c'eft le Mandement de
l'Archevêque de Paris , & ce n'eft que le mal qu'il
dit de l'Editeur qui me force à parler de l'ou-
vrage. Je me rendrai ce que je me dois , parce
que je le dois ; mais fans ignorer que c'eft une
pofition bien trifte que d'avoir à fe plaindre d'un
A. M. DE BEAUMONT. iç
homme plus puifïant que foi , & que c'eft une
bien fade ledtureque la juftification d'un innocent.
Le principe fondamental de toute morale , fur
lequel j'ai raifonné dans tous mes écrits , & que
j'ai développé dans ce dernier avec toute la clarté
dont j'étois capable, eft que l'homme eft un être
naturellement bon , aimant la juftice & l'ordre»'
qu'il n'y a point de perverfité originelle dans le
cœur humain , & que les premiers mouvemens de
la nature font toujours droits. J'ai fait voir que
l'unique paiîion qui naiife avec l'homme , lavoir
l'amour- propre , eft une paiîion indifférente en
elle-même au bien & au mal j qu'elle ne devient
bonne ou mauvaife que par accident & félon les
circonftances dans lefquelles elle fe développe.
J'ai montré que tous les vices qu'on impute au
cœur humain ne lui font point naturels i j'ai dit
la manière dont ils naiffent ; j'en ai , pour aind
dire, fuivi la généalogie, & j'ai fait voir comment,
par l'altération fucceffive de leur bonté originelle,
les hommes deviennent enfin ce qu'ils font.
J'ai encore expliqué ce que j'entendois par cet-
te bonté originelle qui ne femble pas fe déduire
de l'indifférence au bien & au mal naturelle à l'a-
mour de foi. L'homme n'eu: pas un être fimple;
il eft compofé de deux fubftances. Si tout le mon-
de ne convient pas de cela , nous en convenons
vous & moi , & j'ai tâché de le prouver aux au-
tres. Cela prouvé , l'amour de foi n'eft plus une
paiîion iimple j mais elle a deux principes , favoir,
56 LETTRE DE ROUSSEAU
l'être intelligent & l'être fenfitif , dont le bien-être
n'eft pas le même. L'appétit des feus tend à celui
du corps -, & l'amour de l'ordre à celui de i'ame.
Ce dernier amour développé & rendu actif porte
le nom de confcience ; mais la confcience ne Te
développe & n'agit qu'avec les lumières de l'hom-
me. Ce n'eft que par ces lumières qu'il parvient
à connoître l'ordre , & ce n'eft que quand i! le
connoit que fa confcience le porte à l'aimer. La
confcience eft donc nulle dans l'homme qui n'a
rien comparé , & qui n'a point vu fes rapports.
Dans cet état l'homme ne connoit que lui ; il ne
voit fon bien-être oppofc ni conforme à celui de
perfonne ; il ne hait ni n'aime rien ; borné au feul
inftinct phyfique * il eft nul , il eft bête ; c'eft ce
que j'ai fait voir dans mon difcours fur l'inégalité.
Quand, par un développement dont j'ai montré
le progrès , les hommes commencent à jetter les
yeux fur leurs femblables , ils commencent auffi à
voir leurs rapports & les rapports des ehofes , à
prendre des idées de convenance, de juftice & d'or-
dre ; le beau moral commence à leur devenir feu-
fible & la confcience agit. Alors ils ont des vertus,
& s'ils ont auffi des vices c'eft parce que leurs in-
térêts fe croifent & que leur ambition s'éveille,
à mefure que leurs lumières s'étendent. Mais tant
qu'il y a moins d'oppofition d'intérêts que de con-
cours delumieres,les hommes fonteifentiellement
bons. Voilà le fécond état.
i Quand enfin tous les intérêts particuliers agités
s'en-
A M. DE BEAUMONT. 17
s'entrechoquent , quand l'amour de foi mis en fer-
mentation devient amour-propre, que l'opinion,
rendant l'univers entier nécetfaire à chaque hom-
me , les rend tous ennemis nés les uns des autres
& fait que nul ne trouve fon bien que dans le
mal d'autrui : alors la confcience , plus foible que
les pallions exaltées , eft étouffée par elles, & ne
refte plus dans la bouche des hommes qu'un mot
fait pourfe tromper mutuellement. Chacun feint
alors de vouloir facrifier fes intérêts à ceux du
public , & tous mentent. Nul ne veut le bien pu-
blic que quand il s'accorde avec le lien ; aulli cet
accord eft-il l'objet du vrai politique qui cherche
à rendre les peuples heureux & bons. Mais c'eft
ici que je commence à parler une langue étran-
gère , aulîi peu connue des Lecteurs que de vous.
Voila , Monfeigneur, le troifierne & dernier
terme, au delà duquel rien ne relie à faire, &
voilà comment l'homme étant bon , les hosimes
deviennent médians. C'elt à chercher comment il
faudroit s'y prendre pour les empêcher de deve-
nir tels , que j'ai confacré mon Livre. Je n'ai
pas affirmé que dans l'ordre aiftuel la chofe fût
abfolument polfible ; mais j'ai bien affirmé & j'af-
firme encore, qu'il n'y a pour en venir à bout
d'autres moyens que ceux que j'ai propofé?.
La dessus vous dites que mon plan d'éduca-
tion , (0 loin de s'accorder avec le Lhrijlianijme ,
(1) Mandement'm-$. pag 5. in douze p. x.
Tome IX. B
13 LETTRE DE ROUSSEAU
li'ejï pas même propre à faire des Citoyens ni des
hommes ,• & votre unique preuve eft de m'oppofer
le péché originel. Monfeigneur, il n'y a d'autre
moyen de fe délivrer du péché originel & de fes
effets , que le Baptême. D'où il fuivroit , félon
vous , qu'il n'y auroit jamais eu de Citoyens ni
d'hommes que des Chrétiens. Ou niez cette con-
féquence, eu convenez que vous avez trop prouvé.
Vous tirez vos preuves de fi haut que vous
me forcez d'aller auiîî chercher loin mes répon-
fes. D'abord il s'en faut bien , félon moi, que
cette doctrine du péché originel , fujette à des dif-
ficultés fi terribles , ne foit contenue dans l'Ecri-
ture ni iî clairement ni fi durement qu'il a plu au
rhéteur Auguftin & à nos Théologiens de la bâtir ;
& le moyen de concevoir que Dieu crée tant
d'ames innocentes & pures, tout exprès pour les
joindre à des corps coupables , pour leur y faire
contracter la corruption morale , & pour les con-
damner toutes à l'enfer , fans autre crime que
•cette union qui cil fon ouvrage ? Je ne dirai pas
fi ( comme vous vous en vantez) vous éclairciifez
par ce fyftème le myftere de notre cœur, mais je
vois que vous obfcurciifez beaucoup la ju(lice&
la bonté de l'Etre fuprème. Si vous levez une
objection , c'eft pour en fubftitucr de cent fois
plus fortes.
MAisaufond que fait cette doctrine à l'Auteur
d'Emile '< Quoio.u'il ait cru fon livre utile au
genre humain , c'elt à des Chrétiens qu'il ïà defli-
A M. DE BEAU M ON T. 19
né ; c'efl: à des hommes lavés du péché originel &
de fes effets , du moins quant à l'ame , par le Sa-
crement établi pour cela. Selon cette même doc-
trine , nous avons tous dans notre enfance recou-
vré l'innocence primitive ; nous fommes tous for-
tis du baptême aufli fains de cœur qu'Adam fortit
de la main de Dieu. Nous avons , direz - vous ,
contracté de nouvelles fouillures : mais puifqus
nous avons commencé pnr en être délivrés, com-
ment les avons -nous derechef contractées? le
fang de Chrift n'eft - il donc pas encore affez fort
pour effacer entièrement la tache , ou bien feroit-
e'ile un effet de la corruption naturelle de notre
chair ; comme fi , même indépendamment du pé-
ché originel , Dieu nous eût créés corrompus,
tout exprès pour avoir le plaifir de nous punir 'i
Vous attribuez au péché originel les vices des
peuples que vous avouez avoir été délivrés du pé-
ché originel i puis vous me blâmez d'avoir donné
une autre origine à ces vices. Eu; - il jufte de me
faire un crime de n'avoir pas auilî. mal raifonné
que vous ?
On pourroit , il eft vrai , me dire que ces ef-
fets que j'attribue au baptême (2) ne paroilTent
( 2 ) Si l'on difoit , avec le Docteur Thomas Burnet,
qu« la corruption & la moralité de la race humaine ,
fuite du péché d'Adam , tut un effet naturel du huit
défendu ; que cet aliment contenoit des lues venimeux
qui der ingèrent toute l'économie animale , qui irritèrent
les paillons , qui aftbiblirent LV-ntendement , & qui por-
tèrent par - tout les principes du vice & de la mort :
B 2
2d LETTRE DE ROUSSEAU
par nul figue extérieur ; qu'on ne voit pas les
Chrétiens moins enclins au mal que les infidèles j
au lieu que , félon moi, la malice infufe du péché
devroit fe marquer dans ceux-ci par des différen-
ces fenilblcs. Avec les fecours que vous avez dans
la morale évangélique, outre le baptême ; tous les
Chrétiens , pourfuivroit-on , devroient être des
Anges ; & les infidèles, outre leur corruption ori-
ginelle , livrés à leurs cultes erronés , devroient
être des Démons. Je conçois que cette difficulté
preifée pourroit devenir embarraffante : car que
répondre à ceux qui me feroient voir que , relati-
vement au genre humain , l'effet de la rédemption
faite à fi haut prix , fe réduit à-peu-près à rien i
Mais , Monfeigneur, outre que je ne crois point
qu'en bonne Théologie on n'ait pas quelque expé-
dient pour fortir de-là ; quand je conviendrois que
le baptême ne remédie point à la corruption de
notre nature , encore n'en auriez-vous pas raifon-
né plus folidement. Nous fommes , dites - vous ,
pécheurs à caufe du péJié de notre premier père;
mais notre premier père pourquoi fut - il pécheur
lui - même '( Pourquoi la même raifon par laquelle
vous expliquerez i^n p^ché ne feroit - elle pas ap-
plicable à fes defeendans fans le péché originel ,
& pourquoi faut il que nous imputions à Dieu
alors il faudroit convenir que la nature du remède de-
vant fc rapporter à celle du mal , le baptême devroic
agir phyliquement fur le corps de l'homme , lui rendre
la coniUtution qu'il avoit dans l'état d'innocence , & s
linon l'immortalité qui en dependoit , du moins tous
Ips effets moraux de l'économie animale rétablie.
A M. DE BEAUMONT. 2i
une injufttce, en nous rendant pécheurs & punif-
fables par le vice de notre naiflance , tandis que
notre premier père fut pécheur & puni comme
nous fans cela ? Le péché originel explique tout
excepté fon principe , & c'eft: ce principe qu'il s'a-
git d'expliquer.
Vous avancez que, par mon principe à moi,
(3) Von perd de vue le rayon de lumière qui nous
fait connaître le myfiere de notre propre cœur ; &
vous ne voyez pas que ce principe , bien plus uni-
ver fel, éclaire même la faute du premier homme,
(4) que le vôtre laiife dans i'obfcurité. Vous ne
( } ) Mandement in-4. p. S- i"-ï2- P- XI- . .
( 4. ) Regimber contre une defenfe inutile & arbitraire
eft un penchant naturel , maïs qui , loin d'être vicieux
en lui - même , eft conforme à l'ordre des chofes & a
la bonne conftitution de l'homme ; puifqu'il feroit hors
d'état de fe conferver , s'il n'avoit un amour très-vif pour
lui-même & pour le maintien de tous fes droics , tels qu'il
les a reçus de la nature. Celui qui potirroit tout ne vou-
droit que ce qui lui feroit utile ; mais un Etre foible dont
la loi reftreint & limite encore le pouvoir perd une par-
tie de lui-même , & réclame en fon cœur ce qui lui eft
ôté. Lui faire un crime de cela feroit lui en faire un
d'être lui & non pas un autre : ce feroit vouloir en mê-
me tems qu'il fût & qu'il ne fût pa<. AuflTi Tordre en-
freint par Adam me paroît - il moins une véritable defert-
fe qu'un avis paternel; c'eft un avertiflement de s' abs-
tenir d'un fruit pernicieux qui donne la mort. Cette idée
eft apurement plus conforme à celle qu'on doit avoir de
la bonté de Dieu & même au texte de la Genefc que cel-
le qu'il plaît auxDofteurs de neus preferhe : car quant
à la menace de la double mort , on a fait voir que ce
mot morte morieris n'a pas l'emphafe qu'ils lui prêtent,
& n'eft qu'un hébnùïme employé en d'autres endroits
où cette emuhafe ne peut avoir lieu.
B 3
22 LETTRE DE ROUSSEAU
favez voir que l'homme dans les mains du Diable,
& moi je vois comment il y eft tombé ; la caufe du
mal eft, félon vous, la nature corrompue , &
cette corruption même eft un mal dont il falloit
chercher la caufe. L'homme fut créé bon ; nous
en convenons , je crois , tous les deux : mais vous
dites qu'il eft méchant , parce qu'il a été méchant ;
& moi je montre comment il a été méchant. Qui
de nous , à votre avis , remonte le mieux au prin-
cipe ?
Cependant vous ne laifTez pas de triompher à
votre aife , comme Ci vous m'aviez terralfé. Vous
m'oppofez comme une objection infoluble (f) ce
mélange frappant de grandeur & de bajjejfe , d'ar-
deur pour la vérité & de goût pour terreur , d in-
clination pour la vertu & de penchant pour le vice ,
qui fe trouve en nous. Etonnant contrafte , ajou-
tez-vous , qui déconcerte la philofophie païenne ,
Il y a de plus , un motif fi naturel d'indulgence & de
commifération dans la rufe du tentateur & dans la réduc-
tion de la femme , qu'à confidérer dans toutes fes circonf-
tances le péché d'Adam , l'on n'y peut trouver qu'une fau-
te des plus légères. Cependant félon eux , quelle effroya-
ble punition ! Il eft même impotîible d'en concevoir une
plus terrible ; car quel châtiment eût pu porter Adam
pour les plus grands crimes , que d'être condamne , lui
& toute fa race , à la mort en ce monde , & à palier l'éter-
nité dans l'autre dévorés des feux de l'enfer ? Eft-ce-là la
peine impofe'e par le Dieu de miféricorde à un pauvre
malheureux pour s'être lailfé tromper ? Que je hais la dé-
courageante doctrine de nos durs Théologiens ! fi j'étois
un moment tenté de l'admettre , c'elt alors que je croi-
lois blafphémer.
($ ) Mandement in-4. p. 6. in-iz. p. xi.
A M. DE BEAUMONT. 23
ǧ la laiffe errer dans de vaines fpéculations !
Ce n'est pas une vaine fpéculation que la
Théorie de l'homme, lorfqu'eile fe fonde fur la
nature , qu'elle marche à l'appui des faits par des
conféquences bien liées , & qu'en nous menant à
la fource des panions, elle nous apprend à ré-
gler leur cours. Que fi vous appeliez philofophie
païenne la profefîion de foi du Vicaire Savoyard ,
je ne puis répondre à cette imputation , parce que
je n'y comprends rien (6) ; mais je trouve plaifant
que vous empruntiez prefque fes propres termes ,
(7) pour dire qu'il n'explique pas ce qu'il a le
mieux expliqué.
Permettez , Monfeigneur , que je remette
fous vos yeux la conciufion que vous tirez d'une
objection fi bien difcutée , & fucceiïivement tou-
te la tirade qui s'y rapporte.
(8) L'homme fefent entraîné par une pente fu-
tiejie & comment feroidir oit-il coyitre elle , fi fun
enfance iCétoit dirigée par des maîtres pleins de ver-
tu ■> defagejjè, de vigilance , &fi, durant tout le
cours de fa vie il ne faifoit lui-même , fous la pro-
tection £f? avec les grâces de fon Dieu , des efforts
puifjans & continuels !
C'est- A- DIRE : Nous voyons que les hommes font
méchanSy quoiqii inceffamment tirannifés dès leur en-
(6) A moins qu'elle ne fe rapporte à l'accufation que
m'intejite M. de Beaumont dans la fuite , d'avoir admis
plufieufs Dieux. j
(7) Emile Tome HT. pag. 68- & 69. prem. Edition.
(8) Mandement in-4. p. 6. in-12. p. xr.
24 LETTRE DE ROUSSEAU
fance; fi donc on ne les iyranmfoit pas dès ce tcms-là,
comment parviendrait* on a les rendre Cages $ puif-
que , même en les tyrannifanlfans cejfe , /'/ ejl imj of-
jible de les rendre tels ?
Nos raifonnemens fur l'éducation pourront de-
venir plus fenfibles , en les appliquant à un autre
fujet.
Supposons , Monfeigneur , que quelqu'un vînt
tenir ce difeours aux hommes.
„ Vrous vous tourmentez beaucoup pour cher-
„ cher des Gouvernemens équitables & pour vous
„ donner de bonnes loix. Je vais premièrement
„ vous prouver que ce font vos Gcuvernemens-
„ mêmes qui font les maux auxquels vous préten-
„ dez remédier par eux. je vous prouverai, de plus,
„ qu'il efi irrpolîible que vous ayiez jamais ni de
}J bonnes loix ni des Gouvernemens équitables ; &
„ je vais vous montrer enfuite le vrai moyen de
„ prévenir, fans Gouvernemens & fans Loix, tous
„ ces maux dont vous vous plaignez. "
Supposons qu'il expliquât après cela fon fytlè-
me & propofât fon moyen prétendu. Je n'exami-
ne point fi ce (y Même feroit folide & ce moyen
praticable. S'il ne l'étoit pas , peut- être fe con-
tenteroit - on d'enfermer l'Auteur avec les fous ,
& l'on lui rendroit juftice : mais 11 malheureufe-
ment il l'étoit, ce feroit bien pis , & vous con-
cevez, Monfeigneur, ou d'autres concevront pour
vous , qu'il n'y auroic pas allez de bûchers & de
roues pour punir l'infortuné d'avoir eu raifon. Ce
n'eft pas de cela qu'il s'agit ici.
A M. DE BEA UM ONT. 2f
Quel que fût le fort de cet homme , il eft fur
qu'un déluge d'écrits viendroit fondre fur le (len.
Il n'y auroit pas un Grimaud qui , pour faire fa
cour aux Pciiîances , & tout fier d'imprimer avec
privilège du Roi , ne vînt lancer fur lui fa bro-
chure & fes injures , & ne fe vantât d'avoir ré-
duit au (ilence celui qui n'auroit pas daigné ré-
pondre , ou qu'on auroit empêché déparier. Mais
ce n'eft pas encore de cela qu'il s'agit.
Supposons , enfin, qu'un homme grave, & qui
auroit fon intérêt à la chofe , crût devoir aufîi
faire comme les autres , & parmi beaucoup de
déclamations & d'injures s'avifât d'argumenter
ainfi. Qiioi, malheureux.' vous voulez anéantir les
Gouvernemens & les Loix ? Tandis que les Gouver-
nemens & les Loix font le feul frein du vice , &
ont bien de la peine encore à le contenir. Qiie
fer oit- ce ï grand-Dieu ! fi nous ne les avions plus ?
Vous nous otez les gibets £f? les roues i vous voulez
établir un brigandage public. Vous êtes un homme
abominable.
Si ce pauvre homme ofoit parler , il diroit, fans
doute. „ Très - Excellent Seigneur , votre Gran-
„ deur fait une pétition de principe. Je ne dis
„ point qu'il ne faut pas réprimer le vice , mais je
„ dis qu'il vaut mieux l'empêcher de naître. Je
„ veux pourvoir à l'infufïïfance des Loix, & vous
„ m'alléguez l'infufKfance des Loix. Vous m'accu-
„ fez d'établir les abus , parce qu'au lieu d'y re-
„ médier j'aime mieux qu'on les prévienne. Quoi !
B 5
a* LETTRE DE ROUSSEAU
,, s'il étoit un moyen de vivre toujours en fanté ,
„ faudroit-il donc le profcrire , de peur de rendre
„ les médecins oififs ? Votre Excellence veut tou-
3j jours voir des gibets & des roues , & moi je
3, voudrois ne plus voir de malfaiteurs : avec
„ tout le refpecl que je lui dois , je ne crois pas
35 être un homme abominable. "
Helas ! M. T. C. F. , maigre les principes de l'édu-
cation la plus faine & la plus vertueufe ,- malgré les
promeffes les plus magnifiques de la Religion & les
menaces les plus terribles , les écarts de lajeunejfe ne
font encore que trop fréquens , trop multipliés. J'ai
prouvé que cette éducation , que vous appeliez la
plus faine , étoit la plus infenfée , que cette édu-
cation , que vous appeliez la plus vertueufe , don-
noit aux enfans tous leurs vices : j'ai prouvé que
toute la gloire du paradis les tentoit moins qu'un
morceau de fucre , & qu'ils craignoient beaucoup
plus de s'ennuyer à Vêpres que de brûler en en-
fer ; j'ai prouvé que les écarts de la jeuneife qu'on
fe plaint de ne pouvoir réprimer par ces moyens ,
en étoient l'ouvrage. Dans quelles erreurs , dans
quels excès , abandonnée à elle-même , ne je prècipi-
teroit-elle donc pas ? La jeuneife ne s'égare jamais
d'elle même j toutes fes erreurs lui viennent d'ê-
tre mal conduite. Les camarades & les maitreifes
achèvent ce qu'ont commencé les Prêtres & les
Précepteurs 5 j'ai prouvé cela. Cejl un torrent qui
fe déborde malgré les digues puiffantes qu'on lui avait
oppofées : que fèroit-ce donc fi nul objlacle ne fufpen-
A M. DE BEAUMONT. 27
doit fes flots , & ne rompoitfes efforts ? Je pourrois
dire : cejï un torrent qui renverse vos iwpuijfmtss di-
gues & brife tout. Euirgijjez fin lit & le laijfez coiu
rir fans objîaele j Une fera jamais déniai Mais j'ai
honte d'employer dans un fujet auiîi férieux ces
figures de Collège , que chacun applique à fa fan-
taifie , & qui ne prouvent rien d'aucun côté.
Au RESTE , quoique , félon vous les écarts de
la jeuneife ne foient encore que trop fréquens ,
trop multipliés, à caufe de la pente de l'homme au
mal , il paroît qu'à tout prendre vous n'êtes pas
trop mécontent d'elle, que vous vous complaifez
alfez dans l'éducation faine & vertueufe que lui
donnent actuellement vos maîtres pleins de ver-
tus , de fagefle & de vigilance , que félon vous,
elle perdroit beaucoup à être élevée d'une autre
manière , & qu'au fond vous ne penfez pas de ce
fiecle la lie des fi: de s tout le mal que vous aîFec-
tez d'en dire à la tète de vos Mandemens.
Je conviens qu'il eîl fupcrflu de chercher de
nouveaux plans d'Education, quand on eft (i con-
tent de celle qui exifte : mais convenez aulïi,Mon-
feigneur , qu'en ceci vous n'êtes pas difficile. Si
vous euiîîez été aufïî coulant en matière de doc-
trine , votre Diocefe eût été agité de moins de
troubles ; l'orage que vous avez excité , ne fût
point retombé fur les Jéfuites -, je n'en aurcis
point été écrafé par compagnie i vous fuiliez relié
plus tranquille , & moi auiîi.
Vous avouez que pour réformer le monde au-
28 LETTRE DE ROUSSEAU
tant que le permettent la foiblefle , & , félon vous
la corruption de notre nature , il faffiroit d'obfer-
ver fous la direction & l'impreilion de la grâce les
premiers rayons de la raifon humaine , de les faifir
avec foin , & de les diriger vers la route qui con-
duit à la vérité. (8) Par-là, continuez- vous , ces
efprits , encore exempts de préjugés , feroient pour
toujours eu garda contre Perreur > ces cœurs encre
exempts des grandes pajjicns prendraient les imprtf*
fions de toutes les vertus. Nous Pommes donc d'ac-
cord fur ce point , car je n'ai pas dit autre chofe.
Je n'ai pas ajouté, j'en conviens, qu'il fallût faire
élever les enfans par des Prêtres -, même je ne pen-
fois pas que cela fût nécetiaire pour en faire des
Citoyens à des hommes ; & cette erreur , fi c'en
eft; une , commune à tant de Catholiques, n'efê
pas un fi grand crime à un Proteftant. Je n'exami-
ne pas il dans votre pays les Prêtres eux - même*
paient pour de fî bons Citoyens ; mais comme l'é-
ducation de îa génération préfente eft leur ouvra-
ge , c'eft entre vous d'un côté & vos anciens Man-
demens de l'autre qu'il faut décider Ci leur lait fpi-
rituel lui a Ci bien pro&té , s'il en a fait de fi grands
faints, (9) vrais adorateurs de Dieu, & de fi grands
hommes , dignes d'être la rejjburce çf? P ornement de
la patrie. Je puis ajouter une observation quide-
vroit frapper tous les» bons François , & vous mê-
me comme tel j c'eft que de tant de Rois qu'a eus
(8) Mandement in-4. p. 5. in-12. p. x.
(9) Mandement in- 1. p. $. in-12. p. x.
A M. DE BEAUMONT. 2?
votre Nation, le meilleur eft le feul que n'ont
point élevé les Prêtres.
Mais qu'importe tout cela , puifque je ne leur
ai point donné l'excluGon; qu'ils élèvent la jeu-
nefle , s'ils en font capables ; je ne m'y oppofe pas ;
& ce que .vous dites là - deffus (10) ne fait rien
contre mon Livre. Prétendriez-vous que mon plan
fût mauvais , par cela feul qu'il peut convenir à
d'autres qu'aux gens d'Eglife ?
Si l'homme eft bon par fa nature, comme je
crois l'avoir démontré , il s'enfuit qu'il demeure
tel tant que rien d'étranger à lui ne l'altère ; & fi
les hommes font méchans , comme ils ont pris pei-
ne à me l'apprendre, il s'enfuit que leur méchance-
té leur vient d'ailleurs ; fermez donc l'entrée au vi-
ee , & le cœur humain fera toujours bon. Sur ce
principe j'établis , l'éducation négative comme la
meilleure ou plutôt la feule bonne ; je fais voir
comment toute éducation pofitive fuit , comme
qu'on s'y prenne , une route oppfce à fon but i &
je montre comment on tend au même but, & com-
ment on y arrive par le chemin axue j'ai tracé.
J'appelle éducation pofitive celle qui tend à
former l'efprit avant l'âge & à donner à l'enfant la
connoiOance des devoirs de l'homme. J'appelle
éducation négative celle qui tend à perfectionner
les organes , inftrumens de nos connoiflànces , a-
Vant de nous donner ces connoiifances, & qui pré-
pare à la raifon par l'exercice des fens. L'éducation
(10) Ibid.
30 LETTRE DE ROUSSEAU
négative n'eft pas oifive, tant s'en faut. Elle ne
donne pas les vertus, mais elle prévient les vices >
elle n'apprend pas la vérité , mais elle préferve de
l'erreur. Elle difpofe l'enfant à tout ce qui peut
le mener au vrai quand il eft en état de l'entendre ,
& au bien quand il eft en état de l'aimer.
Cette marche vous déplaît & vous choque ; il
eft aifé de voir pourquoi. Vous commencez par
calomnier les intentions de celui qui la propofe.
Selon vous , cette oifiveté de Pâme m'a paru né-
ceiîaire pour la difpofer aux erreurs que je lui vou-
lois inculquer. On ne fait pourtant pas trop quelle
erreur veut donner à fon élevé celui qui ne lui ap-
prend rien avec plus de foin qu'à fentir fon igno-
rance & à favoir qu'il ne fait rien. Vous convenez
que le jugement a fes progrès & ne fe forme que
par degrés. Mais s'enfuit - il , (i i) ajoutez-vous,
qu'à l'âge de dix ans un enfant ne comioijfe pas la
différence au bien & du mal , qu'il confonde la fagejjè
avec la folie , la bonté avec la barbarie , la vertu
avec le vies ? Tout cela s'enfuit , fans doute , fi à
cet âge le jugement n'eft pas développé. Qv.oi !
pourfuivezvous , il ne fentir a pas qu'obéir à fon
père cjl un \bien, que lui défobéir ejl un mal? Bien loin
de là ; je foutiens qu'il fendra , au contraire , en
quittant le jeu pour aller étudier fa leçon, qu'obéir
à fon père eft un mal, & que lui défobéir eft un
bien , en volant quelque fruit défendu. Il fentira
auiîi , j'en conviens , que c'eft un mal d'être puni
(u) Mandement in- 4. p. 7. in-is. p. xiv.
A M. DE BEAUMONT. 3t
& un bien d'être récompenfé ; & c'eft dans la ba-
lance de ces biens & de ces maux contradictoires
que fe règle fa prudence enfantine. Je crois avoir
démontré cela mille fois dans mes deux premiers
volumes, & fur- tout dans le dialogue du maître
& de l'enfant fur ce qui eft mal (12). Pour vous ,
Monfeigneur , vous réfutez mes deux volumes en
deux lignes , & les voici (13). Le prétendre , M.
T. C. F. , c'eft calomnier la nature humaine , en lui
attribuant uns jlupi dite qiC elle 11 a point . On ne fau-
roit employer une réfutation plus tranchante , ni
conque en moins de mots. Mais cette ignorance,
qu'il vous plaît d'appeller ftupidité,fe trouve cons-
tamment dans tout efprit gêné dans des organes
imparfaits , ou qui n'a pas été cultivé i c'eft une
obfervation facile à faire & fenfible à tout le mon-
de. Attribuer cette ignorance à la nature humai-
ne n'eft donc pas la calomnier , & c'eft vous qui
l'avez calomniée en lui imputant une malignité
qu'elle n'a point.
Vous dites encore \ (T4) Ne vouloir enfeigner
la fagejjè à l'homme que dam le tems qiCil fera do-
miné par la fougue des paljlons naijjantes , nejl - es
pas la lui préfenter dans le dejfein qu'il la rejette ?
Voila derechef une intention que vous avez la
bonté de me prêter , & qu'aifurément nul autre
que vous ne trouvera dans mon Livre. J'ai mon-
(12) Emile 5 partie '. p. 121.
(1?) Mandement in-4. p. 7. in-12. p. xiv.
(14) Mandement ia-4. p. 9. in-;2.p. XVIL
32 LETTRE DE ROUSSEAU
tré premièrement , que celui qui fera élevé com-
me je veux ne fera pas domine par les pallions
dans le tems que vous dites. J'ai montré encore
comment les leçons de la fagelTe pouvoient retar-
der le dévelopemcnt de ces mêmes pafîions. Ce
font les mauvais effets de votre éducation que
vous imputez à la mienne , & vous m'objectez les
défauts que je vous apprends à prévenir. Jufqu'à
Tadolefcence j'ai garanti des pafîions le cœur de
mon élevé , & quand elles font prêtes à naître ,
j'en recule encore le progrès par des foins propres
à les réprimer. Plus tôt , les leçons de la fagelfe ne
lignifient rien pour l'enfant , hors d'état d'y pren-
dre intérêt & de les entendre ; plus tard , elles
ne prennent plus fur un cœur déjà livré aux paf-
fîons. C'eft au feul moment que j'ai choifi qu'el-
les font utiles : foit pour l'armer ou pour le dif-
traire, il importe également qu'alors le jeune hom-
me en foit occupé.
Vous dites. (15) Pour trouver la jeunejfe plus
docile aux leçons qiiil lui prépare, cet Auteur veut
quelle foit dénuée de tout principe de Religion. La
raifon en eft iimple ; c'eft que je veux qu'elle ait
une Religion , & que je ne lui veux rien appren-
dre dont fon jugement ne foit en état de fentir
Ja vérité. Mais moi , Monfeigneur , fi je difois :
four trouver la jeuneffe plus docile aux leçons qu'on
lui prépare , 072 a grand foin de la prendre avant
l'âge
(1$) Mandement 111-4. P» 7- in- 12. p. xin,
A M. DE BEAUMONT. 33'
tuge de raifort. Ferois-je un raifonnement plus
mauvais que le vôtre , & feroit-ce un préjugé
bien favorable à ce que vous faites apprendre aux
enfans ? Selon vous , je choifis l'âge de raifon
pour inculquer l'erreur , & vous , vous prévenez
cet âge pour enfeigner la vérité. Vous vous pref-
fez d'inftruire l'enfant avant qu'il puhfe difcernec
le vrai du faux , & moi j'attends pour le tromper
qu'il foit en état de le connoitre. Ce jugement:
eft-il naturel, & lequel paroît chercher à féduire,
de celui qui ne veut parler qu'à des hommes, ou
de celui qui s'adrefle aux enfans '<
Vous me cenfurez d'avoir dit & montré que
tout enfant qui croit en Dieu elt idolâtre ou an-
tropomorphite , & vous combattez cela en difant
(i6) qu'on ne peut fuppofer ni l'un ni l'autre d'un
enfant qui a requ une éducation chrétienne. Voi-
là ce qui ell en queftion \ refte à voir la preuve.
La mienne eft que l'Education la plus Chrétienne
ne fauroit donner à l'enfant l'entendement qu'il
n'a pas , ni détacher fes idées des êtres matériels ,
au deiTus defquels tant d'hommes ne fauroient
élever les leurs. J'en appelle , de plus , à l'ex-
périence: j'exhorte chacun des le&eurs à confultec
fa mémoire, & à f e rapueller fi, lorfju'il a cru
en Dieu étant enfant , il ne s'en eft pas toujours
fait quelque image. Quand vous lui dites que la
divinité riejï rien de ce qui petit tomber fous /«f
(16) Mandement in-4. p. 7- in-;?- P- XIV-
Tome IX. c
§4 LETTRE DE ROUSSEAU
fens i ou Ton efprit troublé n'entend rien , ou :\
entend qu'elle n'en: rien. Quand vous lui parlez
CCune intelligence infinie , il ne fait ce que c'eft
qu'intelligence , & il fait encore moins ce que c'eft
qu infini. Mais vous lui ferez répéter après vous
les mots qu'il vous plaira de lui dire ; vous lui fe-
rez même ajouter , s'il le faut , qu'il les entend ;
car cela ne coûte guère , & il aime encore mieux
dire qu'il les entend que d'être grondé ou puni.
Tous les anciens , fans excepter les Juifs , fe font
repréfenté Dieu corporel , & combien de Chré-
tiens , fur-tout de Catholiques , font encore au-
jourd'hui dans ce cas-là ? Si vos enfans parlent
comme des hommes , c'eft parce que les hommes
font encore enfans. Voilà pourquoi les myfteres
entaffés ne coûtent plus rien à petfonnë; les ter-
mes en font toutaufli faciles à prononcer que d'au-
tres. Une des commodités du Chriftianifme mo-
derne eft de s'être fait un certain jargon de mots
fans idées , avec lefqucls on fatisfait à tout hors à
la raifon.
Par l'examen de l'intelligence qui mené à la
connoiiîance de Dieu , je trouve qu'il n'eft pas
raifonnable de^croire cette connoufance (17) ton-
jours nécejfaire au falut. Je cire en exemple les
infenfés, les enfans , & je mets dans la même claf-
fe les hommes dont l'efprit n'a pas acquis affez
de lumières pour comprendre l'exiftence de Dieu.
Vous dites là-deffus i (iS) ne [oyons point furpris
(17) Erryle Partie IL p. s 14- &fùiv.
'ag) Mandement in-4. p. 9, in-xz. p. xyii:.
A M. DE BEAUMONT; 3f
que P Auteur d'Emile remette à un tems fi reculé
la connoijfance de Pexi/ience de Dieu ; il ne la croit
fms nécejfaire au falut. Vous commencez, pour
rendre ma propofition plus dure , par fupprimec
charitablement le mot toujours , qui non feule-
ment la modifie , mais qui lui donne un autre
fens , puifque félon ma phrafe cette connoiiïance
eft ordinairement néceffaire au falut ; & qu'elle
ne le feroit jamais , félon la phrafe que vous me
prêtez. Après cette petite fallincation , vous pour-
fuivez ainfî :
„ Il eft clair , " dit - il par V organe d'un fer*
fonnage chimérique , „ il eft clair que tel homme
„ parvenu jufqu'à la vieillerie fans croire en Dieu,
„ ne fera pas pour cela privé de fa préfence dans
„ l'autre , " ( vous avez omis le mot de vie. ) „ fî
„ fon aveuglement n'a pas été volontaire , & je
j, dis qu'il ne l'eft _pas toujours. "
Avant de tranfcrire ici votre remarque , per-
mettez que je faife la mienne. C'eft que ce perfon-
nage prétendu chimérique, c'eft moi-même, &
non le Vicaire ; que ce paif \ge que vous avez cru
être dans la profeffion de foi n'y eft point , mais
dans le corps même du Livre. Monfeigneur , vous
liiez bien légèrement , vous citez bien négligem-
ment les écrits que vous flétriffez fi durement;
je trouve qu'un homme en place qui cenfure de-
vroit mettre un peu plus d'examen dans (es juge-
naeus. Je reprends à préfent votre texte.
C 2
36 LETTRE DE ROUSSEAU
Remarquez , M. T. C. F. , qu'il ne s'agit point ici
d'un homme quiferoit dépourvu de l'ufage de fa rai-
fort , mais uniquement de celui dent la raifort ne fe-
rait point aidée de finjiruBion. Vous affirmpz en-
fuite (19) qu'une telle prétention eft fouvera'mement
abfurde. St. Paul ajfure qiCentre les Vhilofophes
Païens plufeurs font parvenus par les feules forces
de la raifon à la connoiffance du vrai Dieu ?- & là-
deflus vous tranferivez ion paffage.
Monseigneur, e'efLfouventun petit mal de
ne pas entendre un Auteur qu'on lit , mais c'en
eft un grand quand on le réfute , & un très- grand
quand on le diffame. Or vous n'avez point en-
tendu le paifage de mon Livre que vous attaquez
ici, de même que beaucoup d'autres. Le Lecteur
jugera 11 c'eft ma faute ou la vôtre quand j'aurai
mis le paffage entier fous fes yeux.
„ Nous tenons " ( Les Réformés ) „ que iaul
53 enfant mort avant l'âge de raifon ne fera pri-
3J vc du bonheur éternel. Les Catholiques croient
„ la même chofe de tous les enfans qui ont
,3 reçu le baptême , quoiqu'ils n'aient jamais en-
5/ tendu parler de Dieu. Il y a donc des cas où
„ l'on peut être fauve fans croire en Dieu , &
„ ces cas ont lieu , foit dans l'enfance , foit dans
„ la démence , quand l'efprit humain eftincapa-
„ ble des opérations nécefiaires pour reconnoi-
3> tre la Divinité. Toute la différence que je
„ vois ici entre vous & moi eft que vous pré*
s, tendez que les enfans ont à fept ans cette ca-»
(19) Mandement in.4. p. 10. in-is. p. XVIII.
A M. DE BEAUMONt 37
£ pacité, que & je ne la leur accorde pas même
S3 à quinze. Que j'aie tort ou raifon , il ne s'agit
" pas ici d'un article de foi, mais d'une fitnple
M obfervation d'hiftoire naturelle.
„ Par le même principe , il eft clair que tel
w homme , parvenu jufqu'à la vieillefTe fans croi-
" re en Dieu , ne fera pas pour cela privé de ia
" préfence dans l'autre vie , fi fon aveuglement
„ n'a pas été volontaire ; & je dis qu'il ne l'eft
„ pas toujours. Vous en convenez pour les in-
fenfés qu'une maladie prive de leurs facultés
„ fpirituelles , mais non de leur qualité d'hom-
mes , ni, par conféquent, du droit aux bien-
^ faits de leur Créateur. Pourquoi donc n'en pas
^ convenir auffi pour ceux qui, féqueftrés de tou-
55 te fociété des leur enfance , auroient mené une
5„ vieabfolumentfauvage, privés des lumières
„ qu'on n'acquiert que dans le commerce des
„ hommes ? Car il ett d'une impoflibilité démon-
, trée qu'un pareil fauvage pût jamais élever fes
réflexions jufqu'à la connoilîance du vrai Dieu.
La raifon nous dit qu'un homme n'eft punifïa-
ble que pour les fautes de fa volonté, & qu'u-
ne ignorance invincible ne lui fauroit être im-
,3 putée à crime. D'où il fuit que devant la juf-
„ tice éternelle , tout homme qui croir oit s'il
„ avoit les lumières néceflaires eft réputé croire,
„ & qu'il n'y aura d'incrédules punis que ceux
„ dont le cœur fe ferme à la vérité. " Emile F. IL
ç g
38 LETTRE DE ROUSSEAU
Voila mon pafTage entier , fur lequel votre er-
reur faute aux yeux. Elle confifte en ce que vous
avez entendu ou fait entendre que, félon moi , il
falloit avoir été inft'ruit de l'exiftence de Dieu
pour y croire. Ma penfée eft fort différente. Je dis
qu'il faut avoir l'entendement développé & l'ef-
prit cultivé jufqu'à certain point pour être en état
de comprendre les preuves de l'exiftence de Dieu»
& fur- tout pour les trouver de foi- même fans en
avoir jamais entendu parler. Je parle des hommes
barbares oufauvages ; vous m'alléguez des philo-
sophes : je dis qu'il faut avoir acquis quelque phi-
lofophie pour s'élever aux notions du vrai Dieu ;
vous citez Saint Paul qui reconnoît que quelques
Philofophes Païens fe font élevés aux notions du
vrai Dieu : je dis que tel homme groflîer n'eft pas
toujours en état de fe former de lui-même uue-
ïdée jufte de la divinité ; vous dites que les hom-
mes inftruits font en état de fe former une idée
jufte de la divinité ; & fur cette unique preuve ,
mon opinion vous paxoit fouverainement abfûrde.
Quoi î parce qu'un Docteur en droit doit favoir
les ioix de fon pays, eft-il abfurde de fuppofer
qu'un enfant qui ne fait pas lire a pu les ignorer ?
Quand un Auteur ne veut pas fe répéter fans
ceffe , & qu'il a une fois établi clairement fon fen-
îiment fur une matière , il n'eft pas tenu de rap-
porter toujours les mêmes preuves en raifonnanc
fur le même fentiment.Ses écrits s'expliquent alors
les uns par les autres , & les derniers , quand il a
"A M. DE BEAUMONT: 3*
'3-e la méthode , fuppofent toujours les premiers.
Voilà ce que j'ai toujours tâché de faire, & ce
que j'ai fait, fur-tout , dans l'occafion dont il
s'agit.
Vous fuppofez , ainfï que ceux qui traitent de
ces matières, que l'homme apporte avec lui fa rai-
fon toute formée , & qu'il ne s'agit que de la met-
tre en œuvre. Or cela n'eft pas vrai ; car l'une des
acquisitions de l'homme, & même des plus lentes,
eft la raifon. L'homme apprend à voir des yeux
de l'efprit ainft que des yeux du corps; mais le pre-
mier apprentiiîage eft bien plus long que l'autre,
parce que les rapports des objets intellectuels ne fe
mefurant pas comme l'étendue,ne fe trouvent que
par eftimation , & que nos premiers befoins , nos
befoins phyfiques , ne nous rendent pas l'examen
de ces mêmes objets fi iméreflant. Il faut appren-
dre à voir deux objets à la fois i il faut apprendre
à les comparer entr'eux , il faut apprendre à com-
parer les objets en grand nombre , à remonter par
degrés aux caufes , à les fuivre dans leurs effets ; il
faut avoir combiné des infinités de rapports pour
acquérir des idées de convenance , de proportion ,
d'harmonie & d'ordre. L'homme qui , privé du
fecours de fes femblables & fans ceffe occupé de
pourvoir à fes befoins , eft réduit en toute chofe à
ia feule marche de fes propres idées, fait un pro-
grès bien lent de ce côté-là : il vieillit & meurt
avant d'être forti de l'enfance de la raifon. Pou vez-
yous croire de bonne foi que d'un million d'hom-
G 4
40 LETTRE DE ROUSSEAU
mes élevés de cette manière, il y en eût un feur
qui vint à penfer à Dieu ?
L'ordre de l'Univers, tout admirable qu'il efr,
ne frappe pas également tous les yeux. Le peuple
y fait peu d'attention , manquant des connoiffan-
ces qui rendent cet ordre fenlible, & n'ayant point
appris à réfléchir fur ce qu'il apperqoit. Ce n'eft
ni endurciflement ni mauvaife volonté; c'eft igno-
rance, engourdiifement d'efprit. La moindre mé-
ditation fatigue ces gens-là , comme le moindre
travail des bras fatigue un homme de cabinet. Us
ont oui pat 1er des œuvres de Dieu & des merveil-
les de la nature. Ls répètent les mêmes mots fans
y joindre les mêmes idées , & ils font peu touchés
de tout ce qui peut élever le fage à fon Créateur.
Or il parmi nous le peuple , à portée de tant d'inf-
tructions, e(t encore fi ftupide; que feront ces
pauvres gens abandonnés à eux-mêmes dès leur
crirance, &qui n'ont jamais rien appris d'autrui?
Croyez- vous qu'un CarTre ou un Lapon philofo-
phe beaucoup fur la marche du monde & fur la
génération des chofes '< Encore les Lapons & les
CafFres , vivant en corps de Nations , ont-ils des
multitudes d'idées acquifes & communiquées , à
l'aide defquelles ils acquièrent quelques notions
grofîieres d'une divinité: ils ont, en quelque fa-
çon , leur catéchifme : mais l'homme lauvage er-
rant feul dans les bois n'en a point du tout. Cet
homme n'exifte pas, direz-vous; foit : mais il peut
exifterparfuppolition. Il exille certainement des
A M. DE BEAUMONT. 4*
hommes qui n'ont jamais eu d'entretien philofo-
phique en leur vie , & dont tout le tems fe con-
fume à chercher leur nourriture, la dévorer, &
dormir. Que ferons-nous de ces hommes- là , des
Eskimaux , par exemple ? En ferons - nous des
Théologiens '(
Mon fentimcnt eft donc que l'efprit de l'hom-
me, fans progrès , fans inftru&ion , fans culture 9
& tel qu'il fort des mains de 'a nature , n'eft pas
en état de s'élever de lui-même aux fublimes no-
tions de la divinité ; mais que ces notions fe pré-
fentent à nous à mefure que notre efprit fe culti-
ve ; qu'aux yeux de tout homme qui a penfé, qui
a réfléchi, Dieu fe manifefte dans fes ouvrages;
qu'il fe révèle aux gens éclairés dans le fpectacle
de la nature; qu'il faut, quand on a les yeux
ouverts , les fermer pour ne l'y pas voir ; que
tout philofophe athée eft un raifonneur de mau-
vaife foi, ou que fon orgueil aveugle; mais qu'aufîi
tel homme ftupide & grofîier , quoique (impie &
vrai, tel efprit fans erreur & fans vice, peut,
par une ignorance involontaire, ne pas remonter
à l'Auteur de fon être* & ne pas concevoir ce
que c'eft que Dieu ; fans que cette ignorance le
rende puniflable d'un défaut auquel fon cœur n'a
point confenti. Celui - ci n'eft pas éclairé , &
l'autre refufe de l'être : cela me paroît fort dif-
férent.
Appliquez à ce fentiment votre paflàge de
Saint Paul , & vous verrez qu'au lieu de le com-
C5
%% LETTRE DE ROUSSEAU
battre , il le favorife ; vous verrez que ce pafTage
tombe uniquement fur ces fages prétendus à qui
es qui peut être couku de Dieu a été mauife/ié, à qui
la confédération des chofes qui ont été faites dès la
création du monde , a rendu vifiblc ce 'qui ejî invi-
fibk en Dieu , mais qui ne l'ayant point glorifié &
ne lui ayant point r ndu gra:es , fe font perdus dans
la vanité de leur raifonuement , & , ainfi demeurés
fans exeufe , eu fe difmt fages , [ont devenu- fous.
La raifon fur laquelle l'Apôtre reproche aux phi-
lofophes de n'avoir pas glorifié le vrai Dieu , n'é-
tant point applicable à ma fuppofition, forme une
induction toute en ma faveur ; elle confirme ce
que j'ai dit moi-même, que tout (20) philofophe
qui ne croit pas , a tort , parce qu il ufe mal de la
raifon qu'il a cultivée , & qu'il efi en état d enten-
dre les vérités qu'il rejette ,• elle montre, enfin,
par le pafTage même , que vous ne m'avez point
entendu ; 6c quand vous m'imputez d'avoir dit
ce que je n'ai ni dit ni penfé , favoir que l'on ne
croit en Dieu que fur l'autorité d'autrui (21) ,
vous avez tellement tort , qu'au contraire je n'ai
fait que distinguer les cas où l'on peut connoîcre
Dieu par foi- même, & les cas où l'on ne le peut
que par le fecours d'autrui.
(20) Emile P. IL pag. ^14.
(21) M. de Beaumont ne dit pas cela en propres ter-
mes •, mais c'eft le feul fens raifonnab.'e qu'on puilTe don-
nera fon texte , appuyé du pafTage de Saint r'aul ; & je
ne puis répondre qu'a ce que j'entends. {Xoyczfon Mary.
dcmtnt in-4. p. 10. ) in-12. p. xvin.
A M. DE BEAUMONT. 43
Au refte , quand vous auriez raifon dans cet-
te critique ; quand vous auriez folidement réfute
mon opinion , il ne s'enfuivroit pas de cela feui
qu'elle fût fouverainement abfurde , comme il
vous plaît de la qualifier : on peut fe tromper fans
tomber dans l'extravagance , & toute erreur n'eft
pas une abfurdité. Mon refpec"t pour vous me
rendra moins prodigue d'épithetes , & ce ne fera
pas ma faute ii le Lecteur trouve à les placer.
Toujours avec l'arrangement de cenfurer fans
entendre , vous palfez d'une imputation grave & ,
faufle à une autre qui l'eu: encore plus , & après
m'avoir injuftement accufé de nier l'évidence de la
divinité , vous m'accufez plus injuftement d'en
avoir révoqué l'unité en doute. Vous faites plus >
vous prenez la peine d'entrer là-delfus en difcuf-
llon, contre votre ordinaire , & le feul endroit de
votre Mandement où vous ayiez raifon , eft celui
où vous réfutez une extravagance que je n'ai pas
dite.
Voiei le pafTageque vous attaquez, ou plutôt
votre pafTage où vous rapportez le mien -, car il
faut que le Le&eur me voie entre vos mains.
„ (22) Je fais , " fait-il dire an perfoymagefvp-
pofé qui lui fert d'organe » „ je fais que le monde
,3 eft gouverné par une volonté puiifantc & fage ;
S5 je le vois , ou plutôt je le fens , & cela m'im-
„ porte à favoir : mais ce même monde eft- il éter-
„ hel , ou créé '( Y a-t-il un principe unique des
(22) Mandement in- 4. p. 10. in-12. p. xix.
44 LETTRE DE ROUSSEAU
„ chofes ? Y en a t-il deux ou plufieurs, & quelle
„ eft leur nature ? Je n'en fais rien , & que m'im-
„ porte? (23) je renonce à des queftions
,, oifeufes qui peuvent inquiéter mon amour- pro-
„ pre , mais qui font inutiles à ma conduite &
„ fupérieures à ma raifon. "
J'observe , en panant , que voici la féconde
fois que vous qualifiez le Prêtre Savoyard de per-
fonnage chimérique ou fuppofé. Comment ètes-
vous inftruit de cela, je vous fupplie ? J'ai affirmé
ce que je favois ; vous niez ce que vous ne favez
pas ; qui des deux eft le téméraire ? On fait , j'en
conviens , qu'il y a peu de Prêtres qui croient en
Dieu y mais encore n'eft-il pas prouvé qu'il n'y
en ait point du tout. Je reprends votre texte.
(24) Que veut donc dire cet Auteur téméraire ?
. l'unité de Dieu lui par oit une quejiion oifeufe
& fupèrieure à fa raifon , comme fi la multiplicité
des Dieux n'étoit pas la plus grande des abfur dites.
„ La pluralité des Dieux " , dit énergiquemeut Ter-
tullien , „ eft une nullité de Dieu , " admettre un
Dieu, c'ejl admettre un Etre fuprême & indépen-
dant , auquel tout les autres Etres foient fubor donnés
(2 > ). // implique donc qu'il y ait plufieurs Dieux.
(2^ Ces points indiquent une lacune de deux lignes
par lefquelles le paffage eft tempéré , & que M. de Beau-
mont n'a pas voulu tranferire. Voy. Emile , P. III. p. 5-8.
(24) Mandi. ment in- 4. p ri. in-is.p. xx.
(.s Tertullien fait ici un fophifme très-familier aux
pères de l'Eglife. Il définit le mot Dieu félon les Chré-
tiens , & puis il aceufe les Païens de contradiction,
A M. DE B.EAUMONT. 4?
Mais qui eft-ce qui dit qu'il y a plufieurs Dieux?
Ah, Monfeigneur ! vous voudriez bien que j'eufle
dit de pareilles folies ; vous n'auriez furement pas
pris la peine de faire un Mandement contre moi.
Je ne fais ni pourquoi ni comment ce qui eft
eft , & bien d'autres qui fe piquent de le dire ne
le favent pas mieux que moi. Mais je vois qu'il
n'y a qu'une première caufe motrice, puifque tout
concourt fenfiblement aux mêmes fins. Je recon-
nois donc une volonté unique & fuprême qui di-
rige tout, & une puiflance unique t& fuprëme
qui exécute tout. J'attribue cette puiiTance &
cette volonté au même Etre , à caufe de leur par-
fait accord qui fe conçoit mieux dans un que
dans deux , & parce qu'il ne faut pas fans raifort
multiplier les êtres : car le mal même que nous
voyons n'effc point un mal abfolu , & , loin de
combattre directement le bien , il concourt avec
lui à l'harmonie univerfelie.
Mais ce par quoi les chofes font, fe diftingue
très nettement fous deux idées > favoir , la chofe
qui fait & la chofe qui eft faite ; même ces deux
idées ne fe réunifient pas dans le même être fans
quelque effort d'efprit, & Tonne conçoit guère
une chofe qui agit, fans en fuppnfer une autre
fur laquelle elle agit. De plus , il eft certain que
parce que contre fii définition ils admettent plufieirs
Dieux. Ce n\roit pas la peine de m'imputer vre er-
reur que je n'ai pas commife , uniquement pour citer fi
hors de propos uu fonhilme de Tertuli:.cn.
^ 'LETTRE DE ROUSSEAU
nous avons l'idée de deux fubftances diftinctes;
favoir, l'efprit & la matière ; ce qui penfe, & ce
qui eft étendu ; & ces deux idées fe conçoivent
très- bien Tune fans l'autre.
Il y a donc deux manières de concevoir l'ori-
gine des chofes ; favoir , ou dans deux caufes di-
verfes, l'une vive & l'autre morte , l'une motrice
& l'autre mue , Tune active & f'autre paiîive ,
l'une efficiente & l'autre inftrumentale ; ou dans
une caufe unique qui tire d'elle feule tout ce qui
eft , & tout ce qui fe fait. Chacun de ces deux
fentimens, débattus par les métaphysiciens depuis
tant de fiecles , n'en eft pas devenu plus croya-
ble à la raifon humaine : & fi i'exiftencc éter-
nelle & néeeffaire de la matière a pour nous fes
difficultés , fa création n'en a pas de moindres ;
puifque tant d'hommes & de philofophes , qui
dans tous "les tems ont médité fur ce fujet , ont
tous unanimement rejette la poffibilité de la créa-
tion, excepté peut-être un très- petit nombre qui
paroiifent avoir fincérement fournis leur raifon à
l'autorité ; fincérité que les motifs de leur inté-
rêt , de leur fureté , de leur repos , rendent fort
fufpecte , & dont il fera toujours impoffible de
s'affurer , tant que l'on rifquera quelque chofe à
parler vrai.
Supposé qu'il y ait un principe éternel & uni-
que des chofes , ce principe étant (impie dans fon
effence n'eft pas compofé de matière & d'efpiït
mais il eft matière ou efprit feulement. Sur les
À M. DE BEAUMONT. <7
raifons déduites par le Vicaire, il ne fauroit con-
cevoir que ce principe foit matière , & s'il eft
efprk , il ne fauroit concevoir que par lui la ma-
tière ait requ 1 être : car il faudroit pour cela
concevoir la création ; or l'idée de création , ridée
Tous laquelle on conçoit que par un fimple adte
de volonté rien devient quelque chofe , eft , de
toutes les idées qui ne font pas clairement con-
tradictoires , la moins compréhenfible à l'efprit
humain.
Arrêté des deux côtés par ces difficultés , le
bon Prêtre demeure indécis , & ne fe tourmente
point d'un doute de pure fpéculation, qui n'influe
en aucune manière fur fes devoirs en ce monde j
car enfin que m'importe d'expliquer l'origine des
êtres, pourvu que je fâche comment ils fubfbftent,
quelle place j'y dois remplir , & en vertu de quoi
cette obligation m'eft impofée ?
Mais fuppofer deux principes (26) des chofes,
fuppofition que pourtant le Vicaire.ne fait point,
ce n'eft pas pour cela fuppofer deux Dieux; à
moins que, comme les Manichéens, on ne fup-
pofe auffi ces principes tous deux actifs; doctrine
abfoiument contraire à celle du Vicaire , qui ,
très-pofitivement,n'admet qu'une intelligence pre-
(26) Celui qui ne connok que deux fubftances , ne
peut non plus imaginer que deux principes , & le terme ,
ou plujîcurs , ajoute dans l'endroit cité , p.'eft là qu'une
efpece d'explétif, fervant tout-auplus à faire entendre
que le nombre de ces principes n'importe pas plus a cou-
noitre que leur nature.
48 LETTRE DE ROUSSEAU
miere , qu'un feul principe actif, & par confé-
quent qu'un feul Dieu.
J avoue bien que la création du monde étant
clairement énoncée dans nos traductions de la
Genefe , la rejetter positivement feroit à cet égard
rejetter l'autorité , finon des Livres Sacrés , au
moins des traductions qu'on nous en donne , &
c'eft auiîi ce qui tient le Vicaire dans un doute
qu'il n'auroit peut être pas fans cette autorité :
Car d'ailleurs la coexiftence des deux Principes
(27) femble expliquer mieux la conftitution de
l'Univers & lever des difficultés qu'on a peine à
réfoudre fans elle, comme entre autres celle de
l'origine du mal. De plus , il faudroit entendre
parfaitement l'Hébreu , & même avoir été con-
temporain de Moïfe , pour favoir certainement
quel fens il a donné au mot qu'on nous rend par
le mot créa. Ce terme eft trop philofophique
pour avoir eu dans fon origine l'acception connue
& populaire que nous lui donnons maintenant fur
la
(27"! Il eft bon de remarquer que cette queftion de l'é-
ternité de la matière , qui effarouche fi fort nos Théolo-
giens , effarouchoit allez peu les Pères de l'Eglife, moins
éloignés des fentimens de Platon. Sans parler de Juftiu
martyr , d'Origene , & d'autres , Clément Alexandrin
prend fi bien 1'arnrmative dans fes Hypotipofes , que
Ehotius veut à caufe de cela que ce Livre ait été falfifié.
JVIais le même fentiment reparoit encore dans les Stroma-
tes , où Clément rapporte celui d'Heraclite fans l'improu-
ver. Ce Père, Livre V. tâche , à la vérité , d'établir un
feul principe , mais c'eft parce qu'il refufe ce nom à h
matière , même en admettant fon éternité.
A M. DE BEAUMONT. 49
îa foi de nos Docteurs* Cette acception a pu
changer & tromper même les Septante , déjà im-
bus des queftions de la Philofophie Grecque ; rien
n'eft moins rare que des mots dont le fens change
par trait de terris , & qui font attribuer aux an-
ciens Auteurs qui s'en font fervis , des idées qu'ils
n'ont point eues. Il eft très- douteux que le mot
grec ait eu le fens qu'il nous plaie de lui donner ,
& il elt très-certain que le mot latin n'a point
eu ce même fens, puifque Lucrèce , qui nie for-
mellement la polîibilité de toute création , ns
îaiife pas d'employer fouvent le même terme pour
exprimer la formation de l'Univers & de fes
parties. Enfin M. de Beaufobre a prouvé (2b)
que la notion de la création ne fe trouve point
dans l'ancienne Théologie judaïque , & vous
êtes trop inttruit , Monfeigneur , pour ignorée
que beaucoup d'hommes pleins de refpect pour
nos Livres Sacrés n'ont cependant point reconnu
dans le récit de Moïfe l'abfolue création de l'U-
nivers. Àinfi le Vicaire, à qui le defpotifme des
Théologiens n'en impofe pas , peut très - bien -
fans en être moins orthodoxe , douter s'il y a
deux principes éternels des chofes , ou s'il n'y
en a qu'un. C'elt un débat purement grammati-
cal ou philofophique , ou la révélation n'entre
pour ùen.
Ouoi qu'il en foit, ce n'efi: pas de cela qu'il
' } Il iit. du Maniche'ifme. T, IL
Tnme XL - D
fo LETTRE DE ROUSSEAU1
s'agit entre nous , & fans foutenir les fentimens-
du Vicaire , je n'ai rien à faire ici qu'à montrer
vos torts.
Or vous avez tort d'avancer que l'unité de
Dieu me paroît une queftion oifeufs & fupérieure
à la raifon ; puifque dans l'Ecrit que vous cenfu-
rez , cette unité e'à établie & fbutenue par le rai-
sonnement, & vous avez tort de vous étayer d'un
pafTage de Tertullien pour conclure contre moi
qu'il implique qu'il y ait plufleurs Dieux : cac
fans avoir befoin de Tertullien, je conclus aufll
de mon côté qu'il implique qu'il y ait pluiieurs
Dieux.
Vous avez tort de me qualifier pour cela'd'Au-
teur téméraire, puifqu'où il n'y a point d'afferticn
il n'y a point de témérité. On ne peut concevoir
qu'un Auteur foit v.n téméraire, uniquement-
pour être moins hardi que vous.
Enfin vous avez tort de croire avoir bien juftî-
juéles dogmes particuliers qui donnent à Dieu les
paffions humaines , & qui loin d'éclaircir les no-
tions du grand Etre, les embrouillent & les avilie
fent , en m'accufant fauifement d'embrouiller &
d'avilir moi- même ces notions , d'attaquer direc-
tement l'elTence divine, que je n'ai point attaquée,,
& de révoquer en doute fon 'unité , que je n'ai-
point révoqué en doute. Si je Pavois fait, qus
s'enfuivroit-il '< Récriminer n'eu: pas fe juftirler s
mais celui qui , pour toute dcFenfe , ne fait quer
récriminer à feux , a bien l'air d'être feul coupable»
La conttadi&ion que vous me reprochez dans
A M. DE BEAUMONT. fr
le même lieu eft toutauffi bien fondée ^ue la pré-
cédente accufation. Il ne fait, dites- vous , quelle
eft la nature de Dieu , & bientôt après il reconnaît
que cet Etre fuprême eft doué d'intelligence , de puif.
fonce , de volonté , £■•? de bonté ,• n'ejl-ce donc pas-
là avoir une idée de la nature divine ?
Voici, Monfeigneur, là-deilus ce que j'ai à
vous dire.
„ Dieu eft intelligent ; mais comment l'eft-il?
,5 L'homme eft intelligent quand il raifonne, & la
5, fuprème intelligence n'a pas befoin de raifonner ;
„ il n'y a pour elle ni prémifles ni conféquences ,
„ il n'y a pas même de propofition ; elle eft pure-
„ ment intuitive, elle voit également tout ce qui
„ eft & tout ce qui peut être ; toutes les vérités
53 ne font pour elle qu'une feule idée , comme
„ tous les lieux un feul point & tous les tems un
„ feul moment. La puhTance humaine agit par des
., moyens , la puhTance divine agit par elle-même:
5J Dieu peut parce qu'il veut, fa volonté fait fort
33 pouvoir. Dieu eft bon , rien n'eft plus manifef-
3, te ; mais la bonté dans l'homme eft l'amour de
33 fes femblables , & la bonté de Dieu eft l'amour
3, de l'ordre ; car c'eft par l'ordre qu'il maintient
33 ce qui exifte ; & lie chaque partie avec le tout,
„ Dieu eft jufte, j'en fuis convaincu -, c'eft une
„ fuite de fa bonté ; l'injuftice des hommes eft
,3 leur œuvre & non pas la fienne : le défordre
„ moral qui dépofe contre la providence aux yeux
n des philofophes 5 ne fait que la démontrer aux
D3
\1 LETTRE DE ROUSSEAU
j, miens. Mais la juftice de l'homme eft de rendra
33 à chacun ce qui lui appartient , & la juftice àt
3, Dieu de demander compte à chacun de ce qu'il
„ lui a donné.
3> Que fi je viens à découvrir fuccefiîvement
23 ces attributs dont je n'ai nulle idée abfolue ,
33 c'eft par des conféquences forcées , c'eft par le
33 bon ufage de ma raifon : mais je les affirma
33 fans les comprendre , & dans le fond c'eft n'af-
3, firmer rien. J'ai beau me dire , Dieu eft ainfi 5
y, je le feus , je me le prouve : je n'en conçois
33 pas mieux comment Dieu peut être ainfi.
« Enfin plus je m'efforce de contempler fou
'„ efTence infinie , moins je la conçois ; mais elle
3, eft, cela me fuffit : moins je la conçois , plus je
33 l'adore. Je m'humilie & lui dis : Etre des êtres,
53 je fuis parce que tu es ; c'eft m'élever à ma
33 fource que de te méditer fans eeffe. Le plus
3, digne ufage de ma raifon eft de s'anéantir de-
„ vant toi : c'eft mon raviifement d'efprit , c'eft
^ le charme de ma foiblerïe de me fentir accablu
33 de ta grandeur. "
Voila ma réponfe , & je la crois péremptoîre,1
Faut-il vous dire 9 à préfent où je l'ai prife '{ Je
l'ai tirée mot- à- mot de l'endroit même que vous
aceufez de contradiction (29). Vous en ufez com-
me tous mes adverfaires , qui , pour me réfuter y
ne font qu'écrire les objections que je me fuis
(39) Emile , P. III. pag. 94. &fuiv>
A M. DE BEAUMONT. %j
faites, & fupprimer mes folutions. La réponfe eft
déjà toute prête ; e'eft l'ouvrage qu'ils ont réfuté.
Nous avançons, Monfeigneur , vers les dif-
cufîions les plus .importantes.
Aïres avoir attaqué mon Syltême & mon Livre ,
vous attaquez auffi ma Religion , & parce que le
Vicaire Catholique fait des objections contre fou
Eglifç ., vous cherchez à me faire palfer pour enne-
mi de la mienne} comme fi propofer des difficultés
fur un fcntiment , c'étoity renoncer} comme fî
toute connohTance humaine n'avoit pas les Hen-
nés } comme fî la Géométrie elle-même n'en avoit
pas , ou que les Géomètres fe fiflent une loi de les
taire pour ne pas nuire à la certitude de leur art.
La réponfe que jai d'avance à vous faire eft de
vous déclarer avec ma franchife ordinaire mes fen-
timens en matière de Religion , tels que je les ai
profefles dans tous mes Ecrits , & tels qu'ils ont
toujours été dans ma bouche & dans mon cœur. Je
vous dirai , de plus, pourquoi j'ai publié la profef-
flon de foi du Vicaire , & pourquoi , malgré tant
de clameurs, je la tiendrai toujours pour l'Ecrit le
meilleur & le plus utile dans le fiecle où je l'ai
publié. Les bûchers ni les décrets ne me feront
point changer de langage, lesThéologiens en m'or-
donnant d'être humble ne me feront point être
faux, & les philofophes en me taxant cfhypocrifîe
ne me feront point profelfer l'incrédulité. Je dirai
ma Religion , parce que j'en ai une , & je la dirai
hautement j parce que j'ai le courage delà dire,
D 3
U LETTRE DE ROUSSEAU
& qu'il ferc it à defirer pour le bien des hommes
que ce fût celle du genre humain,
Monseigneur , je fuis Chrétien k fîncéremenÉ
Chrétien , félon la doctrine de l'Evangile. Je fuis
Chrétien, non comme un difciple des Prêtres,
mais comme un Difciple de Jélus-Chrift. Mon
Maître a peu fubtilifé fur le dogme, & beaucoup
iniiité furies devoirs j il prefcrivoit moins d'ar-
ticles de foi que de bonnes œuvres j il n'ordonnoifc
de croire que ce qui étoit néceffaire pour être bon;
quand il réiumoit la Loi & les Prophètes , c'étoic
bien pl/us dans des actes de vertu que dans des
formules de croyance (J@) , & il m'a dit par lui-
même & par fes Apôtres que celui qui aime fora
frère a accompli la Loi (>i).
Moi de mon côté , très - convaincu des vérités
cffentielles au Chriftianiûne, lefquelles fervent de
fondement à toute bonne morale , cherchant au
furplus à nourrir mon cœur de l'efprit de l'Evan-
gile fans tourmenter ma raifon de ce qui m'y pa-
roîtobfcur, enfin perfuadé que quiconque aime
Dieu par-deflus toute chofe & fon prochain com-
me foi-mème, e(l un vrai Chrétien , je m'efforce
de l'être , lailfant à part toutes ces fubtilités de
doctrine , tous ces importans galimatias dont les
Phat iliens embrouillent nos devoirs & orfufquent
notre foi ; & mettant avec Saint Paul la foi-mème
au-deflbus de la charité (32).
(;o)Matth. VII. 12 (ji)Galgt. Y. 1$,
(32) 1. Cor. XIII. 2. 1$.
A M. DE BEAUMONT. ff
Heureux d'être né dans la Religion la plus rai-
sonnable &la plus fainte qui foit fur la terre , je
refte inviolablement attaché au culte de mes Pè-
res : comme eux je prends l'Ecriture & la raifon
pour les uniques règles de ma croyance ; comme
eux je réeufe l'autorité des hommes , & n'entends
mefoumettre à leurs formules qu'autant que j'en
apperçois la vérité ; comme eux je me réunis de
cœur avec les vrais Serviteurs de Jéfus-Chrift &
les vrais adorateurs de Dieu , pour lui offrir dans
îa communion des fidèles les hommages de fon
Eglife. Il m'eft confolant & doux d'être compté
parmi fes membres de participer au culte public
qu'ils rendent à la Divinité , & de me dire au mi-
lieu d'eux , je fuis avec mes frères.
Pénétre de reconnoiifance pour le digne
Pafteur qui , réfiftant au torrent de l'exemple, &
jugeant dans la vérité , n'a point exclu de l'Egiife
un défenfeur de la caufe de Dieu , je conferverai
toute ma vie un tendre fouvenir de fa charité
vraiment chrétienne. Je me ferai toujours une
gloire d'être compté dans fon Troupeau, & j'efpe-
re n'en point fcandalifer les membres ni par mes
•fentimens ni par ma conduite. Mais lorfque d'in-
juftes Prêtres, s'arrogeant des droits qu'ils n'ont
pas , voudront fe faire les arbitres de ma croyan-
ce , & viendront me dire arrogamment ; rétradlez-
vous , déguifez-vous , expliquez ceci, défaveuez
cela ; leurs hauteurs ne m'en impoferont point ;
ils ne me feront point mentir pour être ortho-
D4
fG LETTRE DE ROUSSEAU
doxc , ni dire pour leur plaire ce que je ne penfe
pas. Que ii ma véracité les ofTenfe , & qu'ils
veuillent me retrancher de l'Eglife , je craindrai
peu cette menace dont l'exécution n'eft pas en
leur pouvoir. Ils ne m'empêcheront pas d'être uni
de cœur avec les fidèles ; ils ne nrôteront pas du
rang des élus fi j'y fuis infcrit. Ils peuvent m'en
ôter les confoîaticns dans cette vie , mais non
Fefpoir dans celle qui doit la fuivre , & c'eft - là
que mon vœu le plus ardent & le plus fincere eft
d'avoir Jéfus-Chri ft même pour arbitre & pour
juge entre eux & moi.
Tels font, Monfeigneur , mes vrais fentimensj
que je ne donne pour règle à perfonne , mais que
je déclare être les miens , & qui resteront tels tant
qu'il plaira , non aux hommes , mais à Dieu , feul
maître de changer mon cœur «Se ma raifon : car
aufîi long-tems que je ferai ce que je fuis & que
je penferai comme je penfe , je parlerai comme je
parle. Bien différent , je l'avoue , de vos Chré-
tiens en effigie, toujours prêts à croire ce qu'il
faut croire ou à dire ce qu'il faut dire pour leur
intérêt ou pour leur repos , & toujours fûrs d'être
aifez bons Chrétiens , pourvu qu'on ne brûle pas
leurs Livres & qu'ils ne foient pas décrétés. Ils
vivent en gens perfuadés que non-feulement il
faut confefler tel & tel article , mais que cela fuf-
fk pour aller en paradis; & moi je penfe, au
contraire , que l'eifentiel de la Religion con fille
«n pratique } que non- feulement il faut être hom^.
A M. DE BEAUMONT. (7
nie de bien , miféricordieux, humain , charitable*
mais que quiconque eft vraiment tel en croit affez
pour être fauve. J'avoue , au refte , que leur doc-
trine eft plus commode que la mienne , & qu'il
en coûte bien moins de fe mettre au nombre des
fidèles par des opinions que par des vertus.
Que fi j'ai dû garder ces fentimens pour moi
feul , comme ils ne ceflent de le dire ; fi lorfque
j'ai eu le courage de les publier & de me nom-
mer, j'ai attaqué les Loix & troublé l'ordre pu-
blic, c'eft ce que j'examinerai tout-à-fheure. Mais
qu'il me (bit permis, auparavant, de vous fup-
plier, Monfeigneur , vous & tous ceux qui liront
cet écrit , d'ajouter quelque foi aux déclarations
d'un ami de la vérité , & de ne pas imiter ceux
qui , fans preuve , fans vraifemblance , & fur le
feul témoignage de leur propre cœur, m'accufent
d'athéifme & d'irréligion contre des proteftations
ii pofitives & que rien de ma part n'a jamais dé-
menties. Je n'ai pas trop , ce me femble , l'air
d'un homme qui fe déguife , & il n'eft pas aifé de
voir quel intérêt j'aurois à me déguifer ainfi. L'on
doit préfumer que celui qui s'exprime fi librement
fur ce qu'il ne croit pas , eft fincere en ce qu'il
dit croire , & quand fcs difcours , fa conduite &
fes écrits font toujours d'accord fur ce point, qui-
conque ofe affirmer qu'il ment, & n'eft pas un
Dieu , ment infailliblement lui-même.
Je n'ai pas toujours eu le bonheur de vivre
feul. J'ai fréquent? des hommes de toute efpece.
%% LETTRE DE ROUSSEAU
J'ai vu des gens de tous les partis , des Croyans
de toutes les fe&es , des efprits-forts de tous les
fyftèmes } j'ai vu des grands , des petits, des liber-
tins , des philofophes. J'ai eu des amis fûrs &
d'autres qui l'étoient moins : j'ai été environne
d'efpions , de malveuillans , & le monde e(t plein
de gens qui me ha'ùTent à caufe du mal qu'ils
m'ont fait. Je les adjure tous, quels qu'ils puiffent
être , de déclarer au public ce qu'ils favent de
ma croyance en matière de Religion ; fi dans le
commerce le plus fuivi , fi dans la plus étroite
familiarité , fi dans la gaieté des repas , fi dans
les confidences du tête-à-tète ils m'ont jamais
trouvé différent de moi-même j fi lorfqu'ils ont
voulu difputer ou plaifanter , leurs argumens ou
leurs railleries m'ont un moment ébranlé , s'ils
în'ont furpris à varier dans mes fentimens, fi dans
le fecret de mon cœur ils en ont pénétré que je
cachois au public ; (i dans quelque tems que ce
foit ils ont trouvé en moi une ombre de fauiTeté
ou d'hypocrifie 5 qu'ils le difent , qu'ils révèlent
tout ; qu'ils me dévoilent ; j'y confens , je les en
prie, je les difpenfe du fecret de l'amitié i qu'ils
difent hautement, non ce qu'ils voudroientque je
fufle , mais ce qu'ils favent que je fuis : qu'ils me
jugent félon leur confeience ; je leur confie mon
honneur fans crainte , & je promets de ne les
point reculer.
Que ceux qui m'aceufent d'être fans Religion
parce qu'ils ne conçoivent pas qu'on en puiffe
A M. DE BEAUMONT. 59
avoir une , s'accordent au moins s'ils peuvent en-
tre eux. Les uns ne trouvent dans mes Livres
qu'un fyftême d'athéifme , les autres difent que je
ïends gloire à Dieu dans mes livres fans y croire
au fond de mon cœur. Ils taxent mes écrits
d'impiétés & mes fentimens d'hypocrifie. Mais (î
}e prêche en public l'athéifme , je ne fuis donc
pas un hypocrite , & Ci j'affecte une foi que je
n'ai point , je n'enfeigne donc pas l'impiété. En
entaflànt des imputations contradictoires la calom-
nie fe découvre elle - même : mais la malignité eft
aveugle , & la pafîîon ne raifonne pas.
Je n'ai pas , il eft vrai , cette foi dont j'entends
fe vanter tant de gens d'une probité fi médiocre ,
cette foi robufte qui ne doute jamais de rien , qui
croit fans façon tout ce qu'on lui préfente à croire,
& qui met à part ou diffimule des objections
qu'elle ne fait pas réfoudre. Je n'ai pas le bon-
heur de voir dans la révélation l'évidence qu'ils y
trouvent , & fi je me détermine pour elle , c'erfc
parce que mon cœur m'y porte , qu'elle n'a rien
que de confolant pour moi, & qu'à la rejetter les
difficultés ne font pas moindres ; mais ce n'eft
pas parce que je la vois démontrée , car très - ra-
rement elle ne l'eft pas à mes yeux. Je ne fuis
pas même affezinftruit à beaucoup près pour qu'u-
ne démonftratioii qui demande un fî profond fa-
voir , foit jamais à ma portée. N'eft-il pas plai-
fant que moi qui propofe ouvertement mes objec-
tions & mes doutes , je fois l'hypocrite, & que
60 LETTRE DE ROUSSEAU*
tous ces gens fi décidés , qui difent fans ceffe
croire fermement ceci & cela , que ces gens fi fûrs
de tout , fans avoir pourtant de meilleures preu-
ves que les miennes , que ces gens , enfin , dont
îa plupart ne font guère plus favans que moi , &
qui , fans lever mes difficultés , me reprochent
de les avoir propofées , foient les gens de bonne
foi?
H, Pourquoi ferois-je un hypocrite, & que ga-
gnerois-je à l'être ? J'ai attaqué tous les intérêts
particuliers , j'ai fufcité contre moi tous les par,,
tis , je n'ai foutenu que la caufe de Dieu & de
Inhumanité , & qui eft-ce qui s'en foucie ? Ce que
j'en ai dit n'a pas même fait la moindre fenfation,
& pas une amené m'en a fu gré. Si je me fuffe
ouvertement déclaré pour l'athéifme , les dévots
ne m'auroient pas fait pis , & d'autres ennemis
non moins dangereux ne me porteroient point
leurs coups en fecret. Si je me fuffe ouvertement
déclaré pour l'athéifme , les uns m'euffent attaqué
avec plus de réferve en me voyant défendu par
les autres , & difpofé moi-même à la vengeances
mais un homme qui craint Dieu n'eft guère à
craindre ; fon parti n'eft pas redoutable , il eft feul
ou à-peu-près , & l'on eft fur de pouvoir lui faire
beaucoup de mal avant qu'il fonge à le rendre.
Si je me fuife ouvertement déclaré pour l'athéif-
me , en me féparant ainfl de l'Eglife , j'aurois ôte
tout d'un coup à fes Miniftres le moyen de me
harceler fans ceffe , & de me faire endurer toutes.
A M. DE BEAUMONT. '€i
leurs petites tyrannies 5 je n'aurois point efluye
tant d'ineptes cenfures , & au lieu de me blâmer
fi aigrement d'avoir écrit il eût fallu me réfuter,
ce qui n'efl: pas tout-à-fait il facile. Enfin fi je
me fiuTe ouvertement déclaré pour l'athéifme on
eût d'abord un peu clabaudé; mais on m'eût bien-
tôt laitfé en paix comme tous les autres -, le peu-
ple du Seigneur îïeût point pris infpe&ion fus
moi , chacun n'eût point cru me faire grâce en ne
me traitant pas en excommunié; & j'euife été quit-
te-à-quitte avec tout le monde : les faintes en
ïfraél ne m'auroient point écrit des Lettres ano-
nymes , & leur charité ne fe fût point exhalée en
dévotes injures : elles n'enflent point pris la peine
de m'alfurer humblement que j'étois un fcélérat ,
un monftre exécrable , & que le monde eût été
trop heureux fi quelque bonne ame eût pris le foin
de m'étouffer au berceau : d'honnêtes gens , de
leur côté, me regardant alors comme un réprou-
vé, ne fe tourmenteroient & ne me tourmente-
jroient point pour me ramener dans la bonne voie;
ils ne me tirailleroient pas à droite & à gauche ,
ils ne m'étoufferoient pas fous le poids de leurs
fermons , ils ne me forceroïent pas de bénir leur
#ele en mauduTant leur importunité , & de fentic
avec reconnoiflance qu'ils font appelles à me faire
périr d ennui.
Monseigneur , Ci je fuis un hypocrite , je fuis
m\ fou y puifque , pour ce que je demande aux
Jipmmes , s'eit une grande folie de fe mettre en
è2 LETTRE DE ROUSSEAU
frais de faufleté ; fi je fuis un hypocrite , je fuïd
un fot ; car il faut l'être beaucoup pour ne pas
•voir que le chemin que j'ai pris ne mené qu'à des
malheurs dans cette vie , & que quand j'y pour-
rois trouver quelque avantage s je n'en puis profi-
ter fans me démentir. Il eft vrai que j'y fuis à tems
encore : je n'ai qu'à vouloir un moment tromper
les hommes ; & je mets à mes pieds tous mes en-
nemis. Je n'ai point encore atteint la vieilleffe ;
je puis avoir long-tems à fouffrir ; je puis voir
changer derechef le public fur mon compte : mais
fi jamais j'arrive aux honneurs & à la fortune;
par quelque route que j'y parvienne, alors je
ferai un hypocrite ; cela eft fur.
La gloire de l'ami de la vérité n'eft point atta-
chée à telle opinion putôt qu'à telle autre 5 quoi
qu'il dife, pourvu qu'il le penfe, il tend à fon but.
Celui qui n'a d'autre intérêt que d'être vrai n'eft
point tenté de mentir , & il n'y a nul homme fenfe
qui ne préfère le moyen le plus iîmple, quand il
eft aufïi le plus fur. M es ennemis auront beau faire
avec leurs injures ; ils ne nfôteront point l'hon-
neur d'être un homme véridique en toute chofe ,.
d'être le feul Auteur de mon fiecle & de beaucoup
d'autres qui ait écrit de bonne foi , & qui n'aie
dit que ce qu'il a cru : ils pourront un moment
fouiller ma réputation à force de rumeurs & de
calomnies; mais elle en triomphera tôt ou tardjear
tandis qu'ils varieront dans leurs imputations ri-
dicules 9 je relierai toujours le même 3 & fans au<*
A M. DE EEAUMONT. 63
tre art que ma franchife , j'ai de quoi les défoler
toujours.
; Mais cette franchife eft déplacée avec le public ï
Mais toute vérité n'elt pas bonne à dire î Mais
bien que tous les gens fenfés penfent comme vous,
iln'eft pas bon que le vulgaire penfe ainli ! Voilà
ce qu'on me crie de toutes parts ; voilà , peut-être»
ce que vous me diriez vous-même , fi nous étions
tête-à-tête dans votre Cabinet. Tels font les hom-
mes. Us changent de langage comme d'habit ; ils
ne difent la vérité qu'en robe-de-chambre ; en ha-
bit de parade ils ne lavent plus que mentir,& non-
feulement ils font trompeurs &fourbes à la face du
genre humain , mais ils n'ont pas honte de punir
contre leur confcience quiconque ofe n'être pas
fourbe & trompeur public comme eux. Mais ce
principe eft-il bien vrai que toute vérité n'cft pas
bonne à dire ? Quand il le feroit , s'enfuivroit-iï
que nulle erreur ne fût bonne à détruire, & toutes
les folies des hommes font-elles (I faintes qu'il
n'y en ait aucune qu'on ne doive refpecter? Voilà
ce qu'il conviendroit d'examiner avant de me
donner pour loi une maxime fufpecte & vague ,
qui , fût-elle vraie en elle-même , peut pécher
par fon application,
J'ai grande envie, Monfeigneur , de prendre ici
ma méthode ordinaire, & de donner l'hiftoire de
mes idées pour toute réponfe à mes accufateurs.
Je crois ne pouvoir mieux juftirler tout ce que j'ai
ofé dire, qu'en difant encore tout ce que j'ai penfé.
'Si-tôt que je fus en état d'obferver les hommes,,
S4 LETTRE DE ROUSSEAU
je les regardois faire , & je les écoutois parler 3
puis , voyant que leurs actions ne reiTernbloicnC
point à leurs difeours , je cherchai la raifon de cet-
te difîemblance , & je trouvai qu'être & paroitrc
étant pour eux deux chofes auffi différentes qu'a-
gir & parler , cette deuxième différence étoit la
caufe de l'autre , & avoit elle-même une caufe qui
me reftoit à chercher.
Je la trouvai dans notre ordre focial, qui, de
tout point contraire à la nature que rien ne dé-
truit , la tyrannife fans ceffe , & lui fait fans ceiîe
réclamer fes droits. Je fuivis cette contradiction
dans fes conféquences , & je vis qu'elle expliquoit
feule tous les vices des hommes & tous les maux
de la fociété. D'où je conclus qu'il n'étoit pas né-
ceffaire de fuppofer l'homme méchant par fa na-
ture , lorfqu'on pouvoit marquer l'origine & le
progrès de fa méchanceté. Ces réflexions me con-
duifirent à de nouvelles recherchés fur l'efprit
humain confidéré dans l'état civil , & je trouvai
qu'alors le développement des lumières & des vi-
ces fe faifoit toujours en même raifon, non dans les
individus , mais dans les peuples ; diff indlion que
j'ai toujours foigneufement faite , & qu'aucun de
ceux qui m'ont attaqué n'a jamais pu concevoir.
J'ai cherché la vérité dans les livres ; je n'y ai
trouvé que le menfonge & l'erreur. J'ai confulté
les Auteurs ; je n'ai trouvé que des charlatans qui
fe font un jeu de tromper les hommes , fans autre
Loi que leur intérêt , fans autre Dieu que leur ré-
putation
A M. DE BEAU MONT. tff
putation ; prompts à décrier les chefs qui ne les
traitent pas à leur gré , plus prompts à louer l'ini-
quité qui les paie. En écoutant les gens à qui l'on
permet de parler en public, j'ai compris qu'ils
n'ofent ou ne veulent dire que ce qui convient à
ceux qui commandent , & que payés par le fort
pour prêcher le foibSe , ils ne favent parler au der-
nier que de fes devoirs , & à l'autre que de fes
droits. Toute l'inftruction publique tendra tou-
jours au menfonge tant que ceux qui la dirigent
trouveront leur intérêt à mentir, & c'eft pour eux
feulement que la vérité n'eft pas bonne à dire.
Pourquoi ferois-je le complice de ces gens là?
Il y a des préjugés qu'il faut refoecter '{ Cela
peut être : mais c'eft quand d'ailleurs tout eft dans
l'ordre,& qu'on ne peut ôter ces préjugés fans ôter
aulîî ce qui les racheté -, on laiife alors le mal pour
l'amour du bien. iMais lorfque tel eft l'état des cho-
fes que plus rien ne fauroit changer qu'en mieux,
les préjugés font- ils li refpe&ables qu'il faille leur
facriner la raifon , la vertu , la juftice , & tout le
bien que la vérité pourroit faire aux hommes ?
Pour moi , j'ai promis de la dire en toute chofe
utile , autant qu'il feroit en moi ; c'eft un engage-
ment que j'ai dû remplir félon mon talent , & que
finement un autre ne remplira pas à ma place \
puifque chacun fe devant à tous,nul ne peut payer
pour autrui. La divine vérité , dit Auguftin , n'sji
ni à moi , r:i à vous ,ni à lui , mais à nous tous qu'elle
appelle avec force à la publier de concert , fous peine
Tome IX, E
C6 LETTRE DE ROUSSEAU
dyétre inutile à nous-mêmes fi nous ne U commun!-»
quons aux autres : car quiconque s 'approprie à lui
feul un bien dont Dieu veut que tous jouijfent , perd
par cette usurpation ce qu'il dérobe au public , & ne
trouve qiCerreur en lui-même , pour avoir trahi la
vérité (p).
Les hommes ne doivent point être inftruits à
demi. S'ils doivent refter dans l'erreur , que ne
les laifliez - vous dans l'ignorance ? A quoi bon
tant d'Ecoles & d'Univerfltés pour ne leur appren-
dre rien de ce qui leur importe à favoir ? Quel
eft donc l'objet de vos Collèges , de vos Acadé-
mies , de tant de fondations fa vantes ? Eft- ce de
donner le change au Peuple , d'altérer fa raifon
d'avance , & de l'empêcher d'aller au vrai ? Pro-
fefleurs de menfonge , c'eft pour l'abufer que vous
feignez de l'inftruire, &, comme ces brigands qui
mettent des fanaux fur des écueils , vous l'éclai-
rez pour le perdre.
Voila ce que je penfois en prenant la plume ,
& en la quittant je n'ai pas lieu de changer de
fentiment. J'ai toujours vu que l'inftruction pu-
blique avoit deux défauts effentiels qu'il étoit im-
posable d'en ôter. L'un eft la mauvaife foi de
ceux qui la donnent , & l'autre l'aveuglement de
ceux qui la reçoivent. Si des hommes fans paf-
iîons inftruifoient des hommes fans préjugés , nos
connoiflances refteroient plus bornées mais plus
(o) Aug. confefl". L. XIL c. 25»
A M. DE BEAUMONT. 67
fùres, & la raifon régneroit toujours. Or, quoi
qu'on rafle , l'intérêt des hommes publics fera tou-
jours le même , mais les préjugés du peuple
n'ayant aucune bafe fixe font plus variables ; ils
peuvent être altérés , changés , augmentés ou
diminués. C'eft donc de ce côté feul que l'inf-
truction peut avoir quelque prife, & c'eft là que
doit tendre l'ami de la vérité. Il peut efpérer de
rendre le peuple plus raifonnable , mais non ceux
qui le mènent plus honnêtes gens.
J'ai vu dans la Religion la même faulfeté que
dans la Politique , & j'en ai été beaucoup plus in-
digné : car le vice du Gouvernement ne peut ren-
dre les fujets malheureux que fur la terre ; mais
qui fait jufqu'où les erreurs de la confeience peu-
vent nuire aux infortunés mortels ? J'ai vu qu'on
avoit des piofeiîions de foi , des doctrines , des
cultes qu'on fuivoit fans y croire , & que rien de
tout cela ne pénétrant ni le cœur ni la raifon ,
n'influoit que très - peu fur la conduite. Mon-
feigneur , il faut vous parler fans détour. Le vrai
Croyant ne peut s'accommoder de toutes ces fima-
grées : il lent que l'homme eft un être intelligent
auquel il faut un culte raifonnable , & un être
fociable auquel il faut une morale faite pour l'hu-
manité. Trouvons premièrement ce culte & cette
morale ; cela fera de tous les hommes , & puis
quand il faudra des formules nationales , nous en
examinerons les fondemens , les rapports , les con-
venances , & après avoir die ce qui eft del'hom-
E 2
68 LETTRE DE ROUSSEAU
me , nous dirons enfuite ce qui eft du Citoyen^
Ne faifons pas, fur-tout , comme votre Monfieur
Joli de Fleuri , qui , pour établir fon Janfénifme ,
veut déraciner toute loi naturelle & toute obliga-
tion qui lie entr'eux les humains ; de forte que
félon lui le Chrétien & l'Infidèle qui contractent
entr'eux , ne font tenus à rien du tout l'un envers
l'autre ; puifqu'il n'y a point de loi commune à
tous les deux.
Je vois donc deux manières d'examiner & com-
parer les Religions diverfes ; l'une félon le vrai &
le faux qui s'y trouvent , foit quant aux faits na-
turels ou furnaturels fur lefquels elles font éta-
blies , foit quant aux notions que la raifon nous
donne de l'Etre fuprème & du culte qu'il veut de
nous : l'autre félon leurs effets temporels & mo-
raux fur la terre , félon le bien ou le mal qu'elles
peuvent faire à la fociété & au genre humain. Il
ne faut pas , pour empêcher ce double examen ,
commencer par décider que ces deux chofes vont
toujours enfemble, & que la Religion la plus vraie
eft auffi la plus fociale ; c'eft précifément ce qui
eft en queftion ; & il ne faut pas d'abord crier que
celui qui traite cette queftion eft un impie, un
athée -, puifque autre chofe eft de croire , & autre
chofe d'examinev l'effet de ce que l'on croit.
Il paroît pourtant certain , je l'avoue , que fi
l'homme eft fait pour la fociété , la Religion la
plus vraie eft aulîi la plus fociale & la pins humai-
ne; car Dieu veut que nous foyions tels qu'il nous
a faits , & s'il ctoit vrai qu'il nous eût fait mé-
A M. DE BEAUMOXT. €9
chans , ce feroit lui défobéir que de vouloir ceiTer
de l'être. De plus la Religion confidérée comme
une relation entre Dieu & l'homme , ne peut aller
à la gloire de Dieu que par le bien - être de l'hom-
me , puifque l'autre terme de la relation qui eft
Dieu , eft par fa nature au - deflus de tout ce que
peut l'homme pour ou contre lui.
Mais ce fentiment, tout probable qu'il eft, eft
fujet à de grandes difficultés , par l'hiftorique &
les faits qui le contrarient. Les Juifs étoient les
ennemis nés de tous les autres Peuples , & ils
commencèrent leur établiifement par détruire fept
nations , félon l'ordre exprès qu'ils en avoient re-
çu. Tous les Chrétiens ont eu des guerres de Re-
ligion , & la guerre eft nuifible aux hommes i tous
les partis ont été perfécuteurs & perfécutés, & la
perfécutioneft nuifible auxhommes;plufieurs fec-
tes vantent le célibat , & le célibat eft Ci nuifible
(3 3) à l'efpece humaine , que s'il étoit fuivî par-
(;;) La continence & la pureté ont leur ufage , mê-
me pour la population ; il eft toujours beau de fe com-
mander à foi - même , & l'état de virginité eft par ces
raifons très -digne d'eftime ; mais il ne s'enfuit pas
qu'il foit beau ni bon ni louable de perfévérer toute la
vie dans cet état , en offenfant la nature & en trompant
fa deftination. L'on a plus de refpert pour une jeune
vierge nubile , que pour une jeune femme j mais on en
a plus pour une mère de famille que pour une vieille
fille , & cela me paroît très - fenfé. Comme on ne fe
marie pas en naiifant , & qu'il n'eft pas môme à pro-
pos de fe marier fort jeune ; la virginité , que tous ont
dû porter & honorer , a fa nécefiité , fon utilité , l'on
E 3
7© LETTRE DE ROUSSEAU
tout , elle périroit. Si cela ne fait pas preuve pour
décider , cela fait raifon pour examiner , & je ne
demandois autre chofe finon qu'on permît cet
examen.
Je ne dis ni ne penfe qu'il n'y ait aucune bonnt
Religion fur la terre ; mais je dis , & il eft trop
vrai , qu'il n'y en a aucune parmi celles qui font
ou qui ont été dominantes , qui n'ait fait à l'huma-
nité des plaies cruelles. Tous les partis ont tour-
menté leurs frères , tous ont offert à Dieu des fa-
crifices de fang humain. Quelle que foit la fource
de ces contradictions , elles exiftent i eft- ce un cri-
me de vouloir les ôter ?
La charité n'eft point meurtrière. L'amour du
prochain ne porte point à fe mafTacrer. Ainfi le
ssele du falut des hommes n'eft point la caufe des
perfécutions ; c'eft l'amour- propre & l'orgueil qui
en eft la caufe. Moins un culte eft raifonnable ,
plus on cherche à l'établir par la force : celui qui
profefle une doctrine infenfée ne peut fouffrir
prix , & fa gloire ; mats c'eft pour aller , quand il con-
vient , dépofer toute (ii pureté dans le mariage. Quoi !
difent-ilsdeleur air bêtement triomphant, des célibatai-
res prêchent le nœud conjugal ! pourquoi donc ne fe ma-
rient-ils pas ? Ah ! pourquoi ? Parce qu'un état fi faint &
fi doux en lui - même eft devenu par vos fottes institu-
tions un état malheureux & ridicule , dans lequel il eft
déformais prefque impoflible de vivre fans être un frip-
ponou un fot. Sceptres de fer, loix infenfées ! c'eft à vous
que nous reprochons de n'avoir pu remplir nos devoirs
fur la terre , & c'eft par nous que le cri de la nature s'ele-
ve contre votre barbarie. Comment ofez - vous la pouffer
jufqu'à nous reprocher la mifere où vous nous avez ré-
duits?
A M. DE BEAUMONT. 71
qu'on ofe la voir telle qu'elle eft : la raifon de-
vient alors le plus grand des crimes ; à quelque
prix que ce foit il faut Pôter aux autres , parce
qu'on a honte d'en manquer à leurs yeux. Ainfî
l'intolérance & l'inconféquence ont la même four-
ce. Il faut fans ceffe intimider , effrayer les hom-
mes. Si vous les livrez un moment à leur raifon ,
vous êtes perdus.
De cela feul , il fuit que c'eft un grand bien à
faire aux peuples dans ce délire , que de leur ap-
prendre à raifon ner fur la Religion : car c'eft les
rapprocher des devoirs de l'homme , c'^ft ôter le
poignard à l'intolérance , c'eft rendre à l'humani-
té tous fes droits. Mais il faut remonter à des prin-
cipes généraux & communs à tous les hommes ;
car , fi , voulant raifonner , vous laiffez quelque
prife à l'autorité des Prêtres , vous rendez au fa-
natifme fon arme , & vous lui fourniifez dequoi
devenir plus cruel.
Celui qui aime la paix ne doit point recourir à
des Livres j c'eft le moyen de ne rien finir. Les
Livres font des fources de difputes intariflables s
parcourez l'hiftoire des Peuples : ceux qui n'ont
point de Livres ne difputent point. Voulez-vous
affervir les hommes à des autorités humaines ?
L'un fera plus près , l'autre plus loin de la preuve ;
ils en feront diverfement affeclés : avec la bonne-
foi la plus entière, avec le meilleur jugement du
monde , il eft impoffible qu'ils (oient jamais d'ac-
cord. N'argumentez point fur des argumens & ne
tous fondez point fur desdifeours. Le langage hu-
72 LETTRE DE ROUSSEAU
main n'eft pas aflez clair. Dieu lui-même , s'il dai*
gnoit nous parler dans nos langues, ne nous diroit
rien fur quoi l'on ne pût difputer.
Nos langues font l'ouvrage des hommes , & les
hommes font bornés. Nos langues font l'ouvrage
des hommes , & les hommes font menteurs. Com-
me il n'y a point de vérité fi clairement énoncée
où l'on ne puiffe trouver quelque chicane à faiie,
il n'y a point de fî grofîier menfonge qu'on ne
puiife étayer de quelque fauffe raifon.
Supposons qu'un particulier vienne à minuit
nous crier qu'il e(t jour : on fe moquera de lui :
mais laiifez à ce particulier le tems & les moyens de
fe faire une fecle , tôt ou tard fes panifans vien-
dront à bout de vous prouver qu'il difoit vrai.
Car enfin , diront-ils , quand il a prononcé qu'il
étoit jour , il étoit jour en quelque lieu de la ter-
re ; rien n'eft. plus certain. D'autres ayant établi
qu'il y a toujours dans l'air quelques particules
de lumière, foutiendront qu'en un autre fens en-
core , il eft très-vrai qu'il eft jour la nuit. Pourvu
que des gens fubtiis s'en mêlent , bientôt on vous
fera voirie foîeil en plein minuit. Tout le monde
ne fe rendra pas à cette évidence. Il y aura des
débats qui dégénéreront , félon l'ufage, en guer-
res & en cruautés. Les uns voudront des explica-
tions , les autres n'en voudront point ; l'un vou-
dra prendre la proportion au figuré , l'autre au
propre. L'un dira ; il a dit à minuit qu'il étoit jour ;
& ii étoit nuit : l'autre dira > il a dit à minuit qu'il
A M. DE BEAUMONT. 73
êtoit jour, & il étoit jour. Chacun taxera de mau-
vaife foi le parti contraire, & n'y verra que des
obftinés. On finira par fe battre , fe maifacrer ;
les Hots de fang couleront de toutes parts ; & fi la
nouvelle fec"le eft enfin vi&orieufe , il réitéra dé-
montré qu'il eft jour la nuit. C'eft à-peu- près
l'hiftoirede toutes les querelles de Religion.
La plupart des cultes nouveaux s'établiflent par
le fanatifme , &fe maintiennent par l'hypocrifie ;
de-là vient qu'ils choquent la raifon & ne menenc
point à la vertu. L'enthoufiafme «Se le délire ne rat-
ionnent pas ; tant qu'ils durent , tout pa(Te & l'on
marchande peu fur les dogmes : cela eft d'ailleurs
fi commode î la doctrine coûte fi peu à fuivre & la
morale coûte tant à pratiquer , qu'en fe jettant du
côté le plus facile , on racheté les bonnes œuvres
par le mérite d'une grande foi. Mais quoi qu'on
fafle , le fanatifme eft un état de crife qui ne peut
durer toujours. Il a fes accès plus ou moins longs ,
plus ou moins fréquens , & il a aufii fes relâches ,
durant lefquels on eft de fang froid. C'eft alors
qu'en revenant furfoi-même,on eft tout furpris de
fe voir enchaîné par tant d'abfurdités. Cependant
le culte eft réglé , les formes font preferites -, les
loix font établies, les tranfgreifeurs font punis. Ira-
t on protefter feul contre tout cela , réeufet les
Loix de fon pays , & renier la Religion de fon pè-
re ? Qui l'oferoit ? On fe foumet en filence , l'inté-
rêt veut qu'on foit de l'avis de celui dont on hé-
rite. On fait donc comme les autres ; fauf à rire à
F <r
74 LETTRE DE ROUSSEAU
fon aife en particulier de ce qu'on feint de refpcc-
ter en public. Voilà , Monfeigneur , comme penfe
le gros des hommes dans la plupart des Religions,
& fur-tout dans la vôtre; & voilà la clef des incon-
féquences qu'on remarque entre leur morale &
leurs actions. Leur croyance n'eft qu'apparence ,
& leurs mœurs font comme leur foi.
Pourquoi un homme a-t-il infpection fur la
croyance d'un autre , & pourquoi l'Etat a-t-il inf-
pection fur celle des Citoyens 'i C'eft parce qu'on
fuppofe que la croyance des hommes détermine
leur morale , & que des idées qu'ils ont de la vie
à venir dépend leur conduite en celle-ci. Quand
cela n'eft pas , qu'importe ce qu'ils croient , ou ce
qu'ils font femblant de croire i L'apparence de la
Religion ne fert plus qu'à les difpenfer d'en avoir
une.
Dans la fociété chacun eft en droit de s'infor-
mer fi un autre fe croit obligé d'être jufte, & le
Souverain eft en droit d'examiner les raifons fut
lefquelles chacun fonde cette obligation. De plus ,
les formes nationales doivent être obfervées j c'eft
fur quoi j'ai beaucoup infifté. Mais quant aux opi-
nions qui ne tiennent point à la morale , qui n'in-
fluent en aucune manière fur les actions, & qui ne
tendent point à tranfgrefler les Loix , chacun n'a
là-defTus que fon jugement pour maître, & nul
n'a ni droit ni intérêt de prefcrire à d'autres fa fa-
çon de penfer. Si, par exemple, quelqu'un , même
conftitué en autorité , venoit me demander mon
fentiment fur la fameufe queftion de l'hypoftafe
A M. DE BEAUMONT. 7T
dont la Bible ne dit pas un mot , mais pour la-
quelle tant de grands enfans ont tenu des Conciles
& tant d'hommes ont été tourmentés ; après lui
avoir'dit que je ne l'entends point & ne me foucie
point de l'entendre , je le prierois le plus honnê-
tement que je pourrois de fe mêler defes affaires ,
& s'il infiftoit , je le laifferois - là.
Voila le feul principe fur lequel on puiffe éta-
blir quelque chofe de fixe & d'équitable fur les dif-
putes de Religion ; fans quoi , chacun pofant de
fon côté ce qui eft en queftion , jamais on ne con-
viendra de rien , l'on ne s'entendra de la vie , &
la Religion , qui devroit faire le bonheur des hom-
mes, fera toujours leurs plus grands maux.
Mais plus les Religions vieilliffent , plus leur
objet fe perd de vue ; les fubtilités fe multiplient ,
on veut tout expliquer , tout décider, tout enten-
dre ; inceifamment la dodtrine fe rafine & la mo-
rale dépérit toujours plus. Affurément il y a loin
de l'efprit du Deutéronome à l'efprit du Talmud
& de la Mifna , & de l'efprit de l'Evangile aux
querelles fur la Conftitution ! Saint Thomas de-
mande (34) (i par la fucceflion des tems les arti-
cles de Foi fe font multipliés , & il fe déclare
pour l'affirmative. C'eft-à-dire que les do&eurs ,
renchéruTant les uns fur les autres, en favent plus
que n'en ont dit les Apôtres & Jéfus-Chrift. Saint
Paul avoue ne voir qu'obfcurémcnt & ne connoî-
(34) Scoundafccunda Quaji. I. Art VII.
jS LETTRE DE ROUSSEAU
tre qu'en partie (35). Vraiment nos Théologiens
font bien plus avancés que cela; ils voient tout ,
ils favent tout : ils nous rendent clair ce qui eft
obfcur dans l'Ecriture ; ils prononcent fur ce qui
étoit indécis : ils nous font fentir avec leur mo-
deftie ordinaire que les Auteurs Sacrés avoient
grand befoin de leur fecours pour fe faire enten-
dre , & que le Saint Efprit n'eût pas fu s'expli-
quer clairement fans eux.
Quand on perd de vue les devoirs de l'hom-
me pour ne s'occuper que des opinions des Prê-
tres & de leurs frivoles difputes , on ne deman-
de plus d'un Chiétien s'il craint Dieu , mais s'il
eft orthodoxe , on lui fuit ligner des formulaires
fur les queftions les plus inutiles & fouvent les
plus inintelligibles , & quand il a ligné , tout va
bien ; l'on ne s'informe plus du refte. Pourvu qu'il
n'aille pas fe faire pendre ; il peut vivre au furplus
comme il lui plaira -, fes mœurs ne font rien à l'af-
faire, la doctrine eft en fureté. Quand la Religion
en eft-là , quel bien fait-elle à la fociété , de quel
avantage eft elle aux hommes ? Elle ne fert qu'à
exciter entr'eux des diffentions , des troubles , des
guerres de toute efpcce j aies faire entre-égorger
pour des Logogryphes : il vaudroit mieux alors
n'avoir point de Religion que d'en avoir une (î
mal- entendue. Empêchons - là , s'il fe peut , de
dégénérera ce point, & foyons fûrs , malgré les
bûchers & les chaînes , d'avoir bien mérité du
genre humain,
(iï) I. Cor. XIII. 9. 12.
A M. DE BEAUMONT. 77
Supposons que, las des querelles qui le déchi-
rent , il s'affemble pour les terminer & convenir
d'une Religion commune à tous les Peuples. Cha-
cun commencera , cela eft fur , par propofer la
fîenne comme la feule vraie , la feule raifonnable
& démontrée , la feule agréable à Dieu & utile
aux hommes ; mais fes preuves ne répondant pas
là-deifus à fa perfuafion , du moins au gré des au-
tres fecles , chaque parti n'aura de voix que la
fienne ; tous les autres fe réuniront contre lui ; ce-
la n'eft pas moins fur. La délibération fera le tour
de cette manière , un feul propofant , & tous re-
mettant i ce n'eft pas le moyen d'être d'accord. Il
eft croyable qu'après bien du tems perdu dans
ces altercations puériles, les hommes de fens cher-
cheront des moyens de conciliation. Ils propo-
feront , pour cela , d e commencer par charfer tous
les Théologiens de l'alfemblée , & il ne leur fera
pas difficile de faire voir combien ce préliminaire
eft indifpenfable. Cette bonne œuvre faite , ils
diront aux peuples : Tant que vous ne convien-
drez pas de quelque principe , il n'eft pas pofîible
même que vous vous entendiez . & c'eft un argu-
ment qui n'a jamais convaincu perfonne que de
dire; vous avez tort , car j'ai raifon.
„ Vous parlez de ce qui eft agréable à Dieu.
„ Voilà précifément ce qui eft en queftion. Si
„ nous favions quel culte lui eft le plus agréable ,
„ il n'y auroit plus de difpute entre nous. Vous
„ parlez aufîi de ce qui eft utile aux hommes :
78 LETTRE DE ROUSSEAU
,, c'eft. autre chofe j les hommes peuvent juger
„ de cela. Prenons donc cette utilité pour re-
„ gle , & puis établirions la doctrine qui s'y rap-
„ porte le plus. Nous pourrons efpérer d'appro-
„ cher ainfî de la vérité autant qu'il cft poilible à
„ des hommes : car il eft à préfumer que ce qui
„ eft le plus utile aux créatures, eft le plus agréa-
„ ble au Créateur.
„ Cherchons d'abord s'il y a quelque affinité
„ naturelle entre nous ; fi nous fommes quelque
„ chofe les uns aux autres. Vous Juifs , que pen-
„ fez- vous fur l'origine du genre humain ? Nous
„ penfons qu'il eft forti d'un même Père. Et vous
„ Chrétiens? Nous penfons là- défais comme les
,3 Juifs. Et vous , Turcs '( Nous penfons comme
„ les Juifs & les Chrétiens. Cela eft déjà bon :
„ puifque les hommes font tous frères , ils doi-
53 vent s'aimer comme tels.
„ Dites- nous maintenant de qui leur Père
,3 commun avoit reçu l'être? Car il ne s'étoit
„ pas fait tout feul. Du Créateur du Ciel & de
„ la terre. Juifs , Chrétiens & Turcs font d'ac-
,3 cord aulîi fur cela , c'eft encore un très- grand
,3 point.
„ Et cet homme, ouvrage du Créateur , eft-il
,3 un être limple ou mixte?£ft-il formé d'une fubf-
w tance unique , ou de pluiîeurs ? Chrétiens , ré-
„ pondez. Il eft compofé de deux fubftances, dont
„ l'une eft mortelle, & dont l'autre ne peut mou-
„ rir. Et vous , Turcs ? Nous penfons de même.
A M. DE BEAUMONT. 79»
M Et vous , Juifs ? Autrefois nos idées là-defTus
„ étoient fort confufes , comme les expreffions
„ de nos Livres Sacrés j mais les Efleniens nous
„ ont éclairés , & nous penfons encore fur ce
„ point comme les Chrétiens. "
En procédant ainfi d'interrogations en interro-
gations , fur la Providence divine , fur l'économie
de la vie à venir , & fur toutes les queftions effen-
tielles au bon ordre du genre humain , ces mêmes
hommes ayant obtenu de tous des réponfes pref-
que uniformes,leur diront: (On fe fouviendra que
les Théologiens n'y font plus.),. Mes amis de quoi
„ vous tourmentez- vous ? Vous voilà tous d'ac-
„ cord fur ce qui vous importe ; quand vous dif-
w férerez de fentimënt fur le refte , j'y vois peu
„ d'inconvénient.Formez de ce petit nombre d'ar-
„ ticles une Religion univerfelle,& qui foit, pour
,, ainfî dire , la Religion humaine & fociale , que
n tout homme vivant en fociété foit obligé d'ad-
„ mettre. Si quelqu'un dogmatife contre elle,qu'il
„ foit banni delà fociété , comme ennemi de fes
„ Loix fondamentales. Quant au refte fur quoi
,5 vous n'êtes pas d'accord , formez chacun de vos
„ croyances particulières autant de Religions na-
„ tionales, & fuivez-les en fincéritéde cœur. Mais
„ n'allez point vous tourmentant pour les faire
„ admettre aux autres Peuples , & foyez affurés
„ que Dieu n'exige pas cela. Car il eft aufîi in-
„ jufte de vouloir les foumettre à vos opinions
,j qu'à vos loix > & les millionnaires ne me fem-
8o LETTRE DE ROUSSEAU
„ blent guère plus fages que les conquérans.
„ En fuivant vos diverfes doctrines , cefTez de
vous les figurer fi démontrées que quiconque
ne les voit pas telles foit coupable à vos yeux
de mauvaife-foi. Ne croyez point que tous ceux
qui pefent vos preuves & les rejettent , foient
pour cela des obftinés que leur incrédulité ren-
de punifl'ables ; ne croyez point que la raifon ,
l'amour du vrai, la fincérité foient pour vous
feuls. Quoi qu'on faiTe , on fera toujours ports
à traiter en ennemis ceux qu'on accufera de fe
refufer à l'évidence. On plaint l'erreur , mais
on hait l'opiniâtreté. Donnez la préférence à
vos raifons , à la bonne heure j mais fâchez
que ceux qui ne s'y rendent pas , ont les leurs.
„ Honorez en général tous les fondateurs de
vos cultes refpectifs. Que chacun rende au ficn
ce qu'il croit lui devoir , mais qu'il ne méprife
point ceux des autres. Ils ont eu de grands gé-
nies & de grandes vertus : cela efl toujours efti-
mable. Ils fe font dits les Envoyés de Dieu ,
cela peut être & n'être pas : c'eft de quoi la plu-
ralité ne fauroit juger d'une manière uniforme,
les preuves n'étant pas également à fa portée.
Mais quand cela ne feroit pas , il ne faut point
les traiter li légèrement d'impofteurs. Qui fait
jufqu'oùles méditations continuelles fur la di-
vinité , jufqu'où l'enthoufiafme de la vertu ont
pu , dans leurs fublimes âmes , troubler l'ordre
didactique & rampant des idées vu!gaires?Dans
* une
À M. DE BEAUMONT. $t
Z> une trop grande élévation la tète tourne, &
„ l'on ne voit plus les chofes comme elles font.
Socrate a cru avoir un efprit familier , & l'on
n'a point ofé l'accu fer pour cela d'être un four-
be. Traiterons - nous les fondateurs des Peu-
ples , les bienfaiteurs des nations , avec moins
„ d'égards qu'un particulier ?
„ Du refte , plus de difpute entre vous fur la
J5 préférence de vos cultes. Ils fs-nt tous bons »
M lorfqu'ils font prefcrits par les loix , & que la
„ Religion effentielle s'y trouve ; ils font mauvais
35 quand elle ne s'y trouve pas. La forme du culte
„ eft la police des Religions & non leur eflence,
j, & c'eft au Souverain qu'il appartient de régler
„ la police dans fon pays. "
J'ai penfé > Monfeigneur , que celui qui raifon-
neroit ainfi ne feroit point unblafphémateur , un
impie ; qu'il propoferoit un moyen de paix jufte,
raisonnable , utile aux hommes ; & que cela n'em-
pècheroit pas qu'il n'eût fa Religion particulière
ainfi que les autres , & qu'il n'y fût tout auifi fiii-
cérement attaché. Le vrai Croyant, fâchant que
l'infidèle eft aufîi un homme, & peut être un hon-
nête homme,peut fans crime s'intéreifer à fon fort.
Qu'il empêche un culte étranger de s'introduire
dans fon pays , cela eft jufte ; mais qu'il ne damne
pas pour cela ceux qui nepenfentpas comme lui;
car quiconque prononce un jugement fi téméraire
fe rend l'ennemi du refte du genre humain. J'en-
tends dire fans celfe qu'il faut admettre la tolé*
Tome IX. E
g* LETTRE DE ROUSSEAU
ranee civile, non la théologique ; je pente tout là
contraire. Je crois qu'un homme de bien , dans
quelque Religion qu'il vive de bonne foi, peut
être fauve. Mais je ne crois pas pour cela qu'on
puiflfe légitimement introduire en un pays des
Religions étrangères fans la permiffion du Souve-
rain-, car fi ce n'eft pas directement défobéir à
Dieu, c'eft défobéir aux Loix ; & qui défobéift
aux Loix défobéit à Dieu.
Quant aux Religions une fois établies ou tolé-
rées dans un pays , je crois qu'il eftinjufte & bar-
bare de les y détruire par la violence , & que le
Souverain fe fait tort à lui - même en maltraitant
leurs fectateurs. Il eft bien différent d'embraffer
une Religion nouvelle , ou de vivre dans celle où
l'on eft né ; le premier cas feul eft puniffable. On
ne doit ni laiffer établir une diverfîté de cultes, ni
profcrire ceux qui font une fois établis ; car un fils
n'a jamais tort de fuivre la Religion de fon père.
La raifon de la tranquillité publique eft toute con-
tre les perfécuteurs. La Religion n'excite jamais
de troubles dans un Etat que quand le parti domi-
nant veut tourmenter le parti foible, ou que le
parti foible, intolérant par principe , ne peut vivre
en paix avec qui que ce foit. Mais tout culte légi-
time , c' eft- à dire, tout culte où fe trouve la Reli-
gion effentielle , & dont , par conféquent, les fec-
tateurs ne demandent que d'être foufferts & vivre
en paix, n'a jamais caufé ni révoltes ni guerres ci-
viles , fi ce n'eft lorfqu'il a fallu fe défendre & xe-
A M. DE BEAUMONT. 83
pouffer les perfécuteurs. Jamais les Proteftans
n'ont pris les armes en France que lorfqu'on les
y a pourfuivis. Si l'on eût pu fe réfoudre à les
laitier en paix, ils y feroient demeurés. Je con-
viens fans détour qu'à fa naiiTance la Religion ré-
formée n'avoit pas droit de s'établir en France >
malgré les loix. Mais lorfque , tranfmife des Pè-
res aux enfans , cette Religion fut devenue celle
d'une partie de la Nation Françoife, & que le Prin-
ce eut folemnellement traité avec cette partie par
l'Edit de Nantes ; cet Edit devint un Contrat
inviolable , qui ne pouvoit plus être annullé que
du commun confentement des deux parties , &
depuis ee tems , l'exercice de la Religion Protef-
tante eft , i'ç)on moi , légitime en France,
Quand il ne le feroit pas, il refteroit tou«
jours aux fujets l'alternative de fortir du Royau-
me avec leurs biens , ou d'y relter fournis au culte
dominant. Mais les contraindre à relier fans les
vouloir tolérer , vouloir à la fois qu'ils foient &
qu'ils ne foient pas , les priver même du droit de
la nature , annuller leurs mariages (36) , déclarer
(}61 Dans un Arrêt du Parlement de Touloufc concer-
nant l'affaire de l'infortuné Calas , on reproche aux Pro-
teftans de faire entr'eux des mariages , qui , ftlon les
Protejians ne font que des Aclçs civils, & par conféquent
fournis entièrement pour la forme fef les effets à la vo-
lonté du Roi.
Ainfi de ce que , félon les Proteftans , le mariage efl:
un acte civil , il s'enfuit qu'ils font obliges de fe fou-
roettre à la volonté du Roi . qui en fait un aéte de la
Religion Catholique. Les Proteftans, pour fe ma-ier ,
font légitimement tenus de fe foire Catholiques ; atten-
F a
84 LETTRE DE ROUSSEAU
leurs enfans bâtards en ne difant que ce
qui eft , j'en dirois trop j il faut nie taire.
Voici du moins, ee que je puis dire. En con-
sidérant la feule raifon d'Etat, peut-être a-t-on
bien fait d'ôter aux Protcftans François tous leurs
chefs : mais il falloit s'arrêter là. Les maximes
politiques ont leurs applications & leurs diftinc-
tions. Pour prévenir des diffentions qu'on n'a plus
à craindre, on s'ôte des reffources dont on auroit
grand befoin. Un parti qui n'a plus ni Grands ni
Nobleife à fa tète , quel mal peut-il faire dans un
Royaume tel que la France? Examinez toutes vos
précédentes guerres , appellées guerres de Reli-
gion ; vous trouverez qu'il n'y en a pas une qui
n'ait eu fa caufe à la Cour & dans les intérêts des
Grands. Des intrigues de Cabinet brouiiloient les
affaires, & puis les Chefs ameutoient les peuples
au nom de Dieu. Mais quelies intrigues , quelles
cabales peuvent former des Marchands & des Pay-
fans ? Comment s'y prendront-ils pour fufciter un
du que , félon eux , le mariage eft un acte civil. Telle eft
la manière de raifonner de i\Ielïie»rs du Parlement de
Toulon Te.
La France eft un Royaume fi vufre , que les François
fe font mis dans l'efprit que le genre humain ne devoit
point avoir d'autres loix que les leurs. Leurs Ta: emens
& leurs Tribunaux paroiffent n'avoir aucune idée du
Droit naturel ni du Droit des Gens 5 & il eft à remarquer
que dans tout ce grand Royaume où font tant d'Univerfi-
tés , tant de Collèges , tant d'Académies , & où l'on en-
feigne avec tant d'importance tant d'inutilités , il n'y a
pas une feule chaire de Droit naturel. C'eft le feul peuple
de l'Europe qui ait regardé cette étude comme n'etant
feom\e à rien.
& M. DE BEAUMONT. ${
çarti dans un pays où l'on ne veut que des Valets
ou des Maîtres, & où l'égalité eft inconnue ou en
horreur ? Un marchand propofant de lever des
troupes peut fe faire écouter en Angleterre, mais
il fera toujours rire des François (37)-
Si j'étois, Roi ? Non : Miniftre ? Encore
moins : mais homme puiiiant en France , je dirois:
Tout tend parmi nous aux emplois , aux charges >
tout veut acheter le droit de mal faire: Paris &
la Cour engouffrent tout. Laiiîbns ces pauvres
gens remplir le vuide des Provinces ; qu'ils foient
marchands , & toujours marchands ; laboureurs ,
& toujours laboureurs. Ne pouvant quitter leur
état , ils en tireront le meilleur parti poiTible ; ils
remplaceront les nôtres dans les conditions pri-
vées dont nous cherchons tous à fortir ; ils feront
valoir le commerce & l'agriculture que tout nous
fait abandonner j ils alimenteront notre luxe ; ils
travailleront , & nous jouirons.
Si ce projet n'étoit pas plus équitable que
ceux qu'on fuit, il feroit du moins plus humain,
& fûrement il feroit plus utile. C'eft moins la
tyrannie & c'eft moins l'ambition des Chefs , que
(37) Le feul cas qui force un peuple ainfi dénué de
Chefs à prendre les armes , c'eft quand , réduit au defef-
poir par fes perfécuceurs , il voie qu'il ne lui relie plus de
choix que dans la manière de périr. Telle fut , au com-
mencement de ce fiecle , la guerre des Camifards. Alors
on eft tout étonné de la force qu'un parti méprifé tire de
fon défefpoir : c'eft ce que jamais les perfecuteurs n'ont
fu calculer d'avance. Cependant de telles guerres coû-
tent tant de fàng qu'ils devroient bien y fonger avant de
les rendre inévitables . F*3
%6 LETTRE DE ROUSSEAU
ce ne font leurs préjugés & leurs courtes vues l
qui font le malheur des Nations.
Je finirai par tranfcrire une efpcce de dis-
cours , qui a quelque rapport à mon fujet , &
qui ne m'en écartera pas long-tems.
Un Parfis de Suratte ayant époufé en fecret
une Mufulmane fut découvert , arrêté , & ayant
refufé d'embraifer le mahométifme, il fut condam-
né à mort. Avant d'aller au fupplice , il parla
ainfî à fes juges.
„ Quoi î vous voulez m'ôter la vie ! Eh, de
„ quoi me punùfez-vous ? J'ai tranfgrefTé ma loi
w plutôt que la vôtre : ma loi parle au cœur &
„ n'eft pas cruelle ; mon crime a été puni par le
„ blâme de mes frères. Mais que vous ai-je fait
5, pour mériter de mourir? Je vous ai traités com-
35 me ma famille , & je me fuis choifî une fœur
„ parmi vous. Je l'ai laifîee libre dans fa croyan-
„ ce , & elle a refpe&é la mienne pour fon pro-
„ pre intérêt. Borné fans regret à elle feule , je l'ai
„ honorée comme l'inftrument du culte qu'exi-
,j ge r Auteur de mon être, j'ai payé par elle
„ le tribut que tout homme doit au genre hu-
„ main , l'amour me l'a donnée & la vertu me la
„ rendoit chère , elle n'a point vécu dans la fer-
., vitude , elle a poiiedé fans partage le cœur de
s» fon époux ; ma faute n'a pas moins fait fon
$ bonheur que le mien.
„ Pour expier une faute fi pardonnable vous
„ m'avez voulu rendre fourbe & menteur ; vous
rA." M. DE BIAUMONT. 87
£ m'avez voulu forcer à profeiTer vos fentimens
„ fans les aimer & fans y croire : comme fi le
„ transfuge de nos loix eût mérité de pafferfous
j, les vôtres , vous m'avez fait opter entre le par-
„ jure & la mort , & j'ai choifi , car je ne veux
., pas vous tromper. Je meurs donc , puifqu'il
„ le faut; mais je meurs digne de revivre & d'ani-
., mer un autre homme jufte. Je meurs martyr de
s, ma Religion fans craindre d'entrer après ma
„ mort dans la vôtre. Puiffai- je renaître chez
„ les Mufulmans pour leur apprendre à devenir
5, humains , démens , équitables : car fervant le
,3 même Dieu que nous fervons , puifqu'il n'y en
„ a pas deux , vous vous aveuglez dans votre
„ zèle en tourmentant fes ferviteurs, & vous
33 n'êtes cruels & fanguinaires que parce que
,, vous êtes inconféquens.
„ Vous êtes des enfans, qui dans vos jeux ne
„ favez que faire du mal aux hommes. Vous vous
5, croyez favans , & vous ne favez rien de ce qui
„ eft. de Dieu. Vos dogmes récens font-ils con-
33 venables à celui qui eft, & qui veut être adoré
„ de tous les tems ? Peuples nouveaux, com-
33 ment ofez-vous parler de Religion devant nous?
a. Nos rites font auiîî vieux que les aftres : les
3, premiers rayons du foleil ont éclairé & reçu les
,3 hommages de nos Pères. Le grand Zerduft a
a, vu l'enfance du monde ; il a prédit & marqué
33 l'ordre de l'Univers; & vous , hommes d'hier,
„ vous voulez être nos prophètes ! Vingt fiecles
F 4
83 LETTRE DE ROUSSEAU
„ avant Mahomet , avant la naiflance d'Ifmaël &
83 de fon père , les Mages étoient antiques. Nos
„ Livres Sacrés étoient déjà la Loi de TAfie & du
monde , & trois grands Empires avoient fuccef-
iivement achevé leur long cours fous nos an-
cêtres , avant que les vôtres fuirent fortis du
néant.
„ Voyez, hommes prévenus, la différence qui
effc entre vous & nous.Vous vous dites croyans,
& vous vivez en barbares. Vos inftitutions ,
vos loix, vos cultes, vos vertus mêmes tour-
mentent l'homme & le dégradent. Vous n'avez
que de trilles devoirs à lui preferirc. Des jeû-
nes , des privations , des combats , des mutila-
tions , des clôtures : vous ne favez lui faire un
devoir que de ce qui peut l'affliger & le con-
traindre. Vous lui faites haïr la vie & les
moyens de la conferver : vos femmes font fans
hommes , vos terres font fans culture ; vous
mangez les animaux & vous maifacrez les hu-
mains ; vous aimez le fang, les meurtres ; tous
vos établhTemens choquent la nature , avilif-
fent l'efpeee humaine ; &, fous le double joug
du Defpotifme & du fanatifme , vous l'éerafez
de fes Rois & de fes Dieux.
M Pour nous, nous fommes des hommes de
x paix , nous ne faifons ni ne voulons aucun mal
r à rien de* ce qui refpire, non pas même à nos
33 Tyrans : nous leur cédons fans regret le fruit
n de nos peines , çontens de leur être utiles & de
53
55
53
55
V>
55
53
53
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55
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5»
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33
ïi
55
53
33
53
33
A M. DE B EAU M ON T. 89
J remplir nos devoirs. Nos nombreux beftiaux
,j couvrent vos pâturages ; les arbres plantés
„ par nos mains vous donnent leurs fruits &
„ leurs ombres ; vos terres que nous cultivons
33 vous nourriiTent par nos foins : un peuple fim-
„ pie & doux multiplie fous vos outrages , & tire
„ pour vous la vie & l'abondance du fcin de la
,5 mère commune où vous ne favez rien trouver.
„ Le foleil que nous prenons à témoin de nos ceu-
33 vres éclaire notre patience & vos injuftices ; il
33 ne fe levé point fans nous trouver occupés à
33 bien faire , & en fe couchant il nous ramené au
33 fein de nos familles nous préparer à de nou-
3, veaux travaux.
„ Dieu feul fait la vérité. Si malgré tout ce-
3, la nous nous trompons dans notre culte , il eft
33 toujours peu croyable que nous foyions con-
33 damnés à l'enfer , nous qui ne faifons que du
,3 bien fur la terre , & que vous foyiez les élus de
33 Dieu , vous qui n'y faites que du mal. Quand
„ nous ferions dans l'erreur , vous devriez laref-
,3 pe&er pour votre avantage. Notre piété vous
33 engraifle, «Scia votre vous confume ; nous ré-
33 parons le mal que vous fait une Religion def-
„ truclive. Croyez-moi, lahTez-nous un culte
33 qui vous eft utile ; craignez qu'un jour nous
3, n'adoptions le vôtre : c'eft le plus grand mal
33 qui vous puiue arriver. "
J'ai tâché, Monfeigneur, de vous faire enten-
dre dans quel efprit a été écrite la profeiïlon de
F f
$o LETTRE DE ROUSSEAU
foi du Vicaire Savoyard, & les considérations qui
m'ont porté à la publier. Je vous demande à pré-
fentà quel égard vous pouvez qualifier fa doctrine
de blafphématoire , d'impie , d'abominable, & ce
que vous y trouvez de fcandaleux & de pernicieux
au genre humain? J'en dis autant à ceux qui m'ac-
culent d'avoir dit ce qu'il falloit taire & d'avoir
voulu troubler l'ordre public;imputation vague &
téméraire , avec laquelle ceux qui ont le moins ré-
fléchi fur ce qui eft utile ou nuifible , indifpofent
d'un mot le public crédule contre un Auteur bien
intentionné. Eft-ce apprendre au peuple à ne rien
croire que le rappeller à la véritable foi qu'il ou-
blie ? Eft - ce troubler l'ordre que renvoyer cha-
cun aux loix de fon pays ? Eft-ce anéantir tous
les cultes que borner chaque peuple au lien ? Eft-
ce ôter celui qu'on a , que ne vouloir pas qu'on
en change? Eft-ce fe jouer de toute Religion ,
que refpeder toutes les Religions ? Enfin eft - il
donc ii elfentiel à chacune de haïr les autres, que,
cette haine ôtée , tout foit ôté ?
Voila pourtant ce qu'on perfuade au Peuple
quand on veut lui faire prendre fon défenfeur en
haine , & qu'on a la force en main. Maintenant,
hommes cruels , vos décrets , vos bûchers , vos
mandemens, vos journaux le troublent & l'abufent
fur mon compte. Il me croit un monftre fur la foi
de vos clameurs j mais vos clameurs celferont en-
fin > mes écrits relieront malgré vous pour votre
honte. Les Chrétiens , moins prévenus y cherche-
A M. DE BEAUMONT. 9f
ront avec furprife les horreurs que vous prétendez
y trouver j il n'y verront , avec la morale de leur
divin maître , que des leçons de paix , de concor-
de & de charité. Puiffent-ils y apprendre à être plus
jultes que leurs Pères ! Puiflent les vertus qu'ils y
auront prifes me venger un jour de vos malédic-
tions !
A l'Égard des objections furies fectes particu-
lières dans lefqueîles l'univers eft divifé , que ne
puis- je leur donner aflez de force pour rendre cha-
cun moins entêté de la fienne «Se moins ennemi des
autres ; pour porter chaque homme à l'indulgence,
à la douceur , par ce te confidération (1 frappante
& fi naturelle ; que, s'il fût né dans un autre pays,
dans une autre fecte , il prendroit infailliblement;
pour l'erreur ce qu'il prend pour la vérité, & pour
la vérité ce qu'il prend pour l'erreur î II importe
tant aux hommes de tenir moins aux opinions qui
les diviferit qu'à celles qui les unirTcnt î Et au con-
traire, négligeant cequYls ont de commun, ils s'a-
charnent aux fentimens particuliers avec un efpe-
ce de rage , ils tiennent d'autant plus à ces fenti-
mens qu'ils femblcnt moins raifonaables , & cha-
cun voudroit fuppléer à force de confiance à l'au-
torité que la raifon refufe à fon parti. Ainli , d'ac-
cord au fond fur tout ce.'qui nous intéreife, & dont
on ne tient aucun compte , on parle la vie à difpu-
ter , à chicaner , à tourmenter , à perfécuter, à fe
battre , pour les chofes qu'on entend le moins , &
qu'il eft le moins nécelfaire d'entendre. On entalîe
en vain dédiions fur dédiions i on plâtre eu vain
53 LETTRE DE ROUSSEAU
leurs contradi&ions d'un jargon inintelligible ; on
trouve chaque jour de nouvelles queitions à ré-
foudre,chaque jour de nouveaux fujets de querel-
les parce que chaque doctrine a des branches infi-
nies, & que chacun , entêté i|e fa petite idée, croit
effentiel ce qui nel'eft poinr, & néglige FeiTentiel
véritable. Que fi on leur propofe des objections
qu'ils ne peuvent réfoudre , ce qui, vu l'échafau-
dage de leurs doctrines , devient plus facile de jour
en jour , ils fe dépitent comme des enfans , & par-
ce qu'ils font plus attachés à leur parti qu'à la vé-
rité , & qu'ils ont plus d'orgueil que de bonne foi,
c'eft fur ce qu'ils peuvent le moins prouver qu'ils
pardonnent le moins quelque doute.
Ma propre hiftoire caractérife mieux qu'aucune
autre le jugement qu'on doit porter des Chrétiens
d'aujourd'hui : mais comme elle en dit trop pour
être crue , peut-être un jour fera-t-elle porter un
jugement tout contraire} un jour peut-être, ce qui
fait aujourd'hui l'opprobre de mes contemporains
fera leur gloire, & les fimples qui liront mon Li-
vre diront avec admiration î Quels tems angéli-
ques ce dévoient être que ceux où un tel livre a
été brûlé comme impie , &fon auteur pourluivi
comme un malfaiteur ! fans doute alors tous les
Ecrits refpiroient la dévotion la plus fublime , &
la terre étoit couverte de faints î
Mais d'autres Livres demeureront. On faura ,
par exemple , que ce même fiecle a produit un pa-
négyrifte de la Saint Barthclcmi , François , & ,
A M. DE BEA UM ON T. 93
comme on peut bien croire, homme d'Eglife, fans
que ni le Parlement ni Prélat ait fongé même à lui
chercher querelle- Alors, en comparant la morale
des deux Livres & le tort des deux Auteurs , on
pourra changer de langage, & tirer une autre
conclufion.
Lts doctrines abominables font celles qui mè-
nent au crime , au meurtre , & qui font des fana-
tiques. Eh! qu'y a-t-il de plus abominable au mon-
de que de mettre l'injuftice & la violence en fyftê-
me,& de les faire découler delà clémence de Dieu?
Je m'abltiendrai d'encrer ici dans un parallèle qui
pourroit vous déplaire.Convenez feulement.Mon.
ieigneur, que (I la France eût profeffé la Religion
du Prêtre Savoyard , cette Religion ii (Impie & fï
pure , qui fait craindre Dieu & aimer les hommes,
des fleuves de fang n'eulïent point li fouvent inon-
dé les champs franqois ; ce peuple lî doux & iî
gai n'eût point étonné les autres de fes cruautés
dans tant de perfécutions & de maffacres , depuis
l'Inquifition deTouloufe(?8)>iurqu'à!aSaint Bar-
thelemi , & depuis les guerres des Albigeois ju£
(38" Il eft vrai que Dominique, Saint Efpagnol , y
eut grande part. Le S. une , feion un ecivain de fon or-
dre , eut la charité , prêchant contre les Albigeois, de
s'adjoindre de dévotes perfonnes, zélées pour la foi,
lefquelles priflent le loin d'extirper corporellement &
par ie glaive matériel les hérétiques qu'il n'auroit pu
vaincre avec le glaive delà parole de Dieu. Ob Carita-
tem ,pr.tdicans contra Aibienfes , in adjutoriumjumpjït
qitasdam dénotas perfonas , zelantes pro /ide, qiue corpo-
raiiter iUos H.zrat'n os gladio matcriuU expuùnarenU quor
ipj'c gladio verbi Dti amputarc nonpojjfct. Anconin. iu
54 LETTRE DE ROUSSEAU
qu'aux Dragonades ; le Confeiller Anne du Bourg
n'eût point été pendu pour avoir opiné à la dou-
ceur envers les Réformés ; les habitans de Mé-
rindol & de Cabrieres n'euffent point été mis à
mort par arrêt du Parlement d'Aix , & fous nos
yeux l'innocent Calas torturé par les bourreaux
n'eût point péri fur la roue. Revenons , à pré-
sent , Monfeigneur, à vos cenfures & aux raifons
fur lefquelles vous les fondez.
Ce font toujours des hommes , dit le Vicai-
re , qui nous attellent la parole de Dieu , & qui
nous l'atteftent en des langues qui nous font in-
connues. Souvent , au contraire , nous aurions
grand befoin que Dieu nous atteftât la parole des
hommes ; il eft bien fur , au moins, qu'il eût pu
nous donner la fienne, fans fe fervir d'organes il
fufpecls. Le Vicaire fe plaint qu'il faille tant de
témoignages humains pour certifier la parole divi-
ne : que d'hommes, dit- il , entre Dieu £- moi (39) !
Vous répondez : Pour que cette plainte fût fen-
fée, M. T. C. F. , ilfauàroit pouvoir conclure que
la Révélation eftfaujje dès qu'elle}? a point été faite
à chaque homme en particulier j il faudroit pouvoir
dire : Dieu ne peut exiger de moi que je croie ce
qu'on m'affurs qu'il a dit ,• dès q'-e ce vyejl pai direc-
tement à moi qu'il a adreffé fa parole (40).
Chron. P. 111. tit. 2}. c. 14. §. 2. Cette charité ne reflem-
ble guère à celle du Vicaire ; auffi a-t-elle un prix bien
différent. L'une fait décréter & l'autre canonifer ceux
çui la profeffent.
(59; Emile P. III. p. 88.
(4.0) Mandement in-4. p. 12. in-is. p. XXI,
A M. DE BEAU MO NT. 5?
Et tout au contraire , cette plainte n'eft fen-
fée qu'en admettant la vérité de la Révélation.
Car Ci vous la fuppofez fauffe, quelle plainte avez-
vous à faire du moyen dont Dieu s'eft fervi, puis-
qu'il ne s'en eft fervi d'aucun ? Vous doit -il
compte des tromperies d'un impofteur ? Quand
vous vous lahfez duper, c'eft votre faute & non
pas la fienne. Mais lorfqueDieu, maître du choix
de fes moyens , en choilit par préférence qui exi-
gent de notre part tant de favoir & de il profon-
des difcuffions , le Vicaire a t-il tort de dire ~
„ Voyons toutefois ; examinons , comparons »
M vérifions. O fi Dieu eût daigné me difpenfer.
„ de tout ce travail, l'en aurois-je fervi de moins
„ bon cœur? (41) "
Monseigneur , votre mineure eft admirable." *
Il faut la tranfcrire ici toute entière ; j'aime à rap-
porter vos propres termes j c'eft ma plus grande
méchanceté.
Mais rfefi-il donc pas une infinité de faits , mê-
me antérieurs à celui de la Révélation Chrétienne ,
dont ilferoit abfurde de douter ? Par quelle autre
voie que celle des témoignages humains , l'Auteur
lui-même a- t-il donc connu cette Sparte , cette Athè-
nes , cette Rome dont il vante fi fouvent & avec
tant d'ajfurance /e« loix , les mœurs , & les héros ?
Que d'hommes entre lui & les Hifioriens qui ont
confervé la mémoire de ces événemens !
(41) Emile, ubi fup.
$6 LETTRE DE ROUSSEAU
Si la matière étoit moins grave & que j'eufle
moins de refpect pour vous , cette manière de rai-
fonner me fourniroit peut-être l'occalion d'égayer
un peu mes lecteurs -y mais à Dieu ne plaife que
j'oublie le ton qui convient au fujet que je traite,
& à l'homme à qui je parle. Au rifque d'être
plat dans ma réponfe , il me fuffit de montrer que
vous vous trompez.
Considérez donc, de grâce, qu'il eft tout-à-
fait dans l'ordre que des faits humains foient at-
telles par des témoignages humains. Ils ne peu-
vent l'être par nulle autre voie ; je ne puis favoir
que Sparte & Rome ont exifté , que parce que
des Auteurs contemporains me le difent , & entre
moi & un autre homme qui a vécu loin de moi ,
' il faut néceffairement des intermédiaires ; mais
pourquoi en faut- il entre Dieu & moi, & pour-
quoi en faut-il de fî éloignés , qui en ont befoin
de tant d'autres ? Eft-il fîmple , eft- il naturel que
Dieu ait été chercher Moïfe pour parler à Jean-
Jacques RouiTeau ?
D'ailleurs nul n'eft obligé fous peine de dam-
nation de croire que Sparte ait exifté; nul pour
en avoir douté ne fera dévoré des flammes éter-
nelles. Tout fait dont nous ne fommes pas les
témoins , n'eft établi pour nous que fur des preiw
ves morales , & toute preuve morale eft fufeepti-
bîe de plus & de moins. Croirai-je que la Juftice
Divine me précipite à jamais dans l'enfer, unique-
ment pour n'avoir pas fu marquer bien exacte-
ment
A M. DE BEAUMONT. 97
Vnent le point où une telle preuve devient invin-
cible '{
S'il y a dans le monde une hiftoire atteftés ,
c'eft celle des Wampirs. Rien n'y manque ; pro-
cès verbaux , certificats de Notables , de Chirur-
giens , de Curés , de Magiftrats. La preuve juri-
dique eft des plus complète. Avec cela , qui
efb-ce qui croit aux "Wampirs ? Serons-nous tous
damnés pour n'y avoir pas cru?
Quelque atteftés que foient , au gré même
de l'incrédule Cicéron, plusieurs des prodiges rap-
portés par Tite-Live, je les regarde comme au-
tant de fables, & furement je ne fuis pas le feu!.
Mon expérience confiante & celle de tous les hom-
mes eft plus forte en ceci que le témoignage de
quelques uns. Si Sparte & Rome ont été des pro-
diges elles-mêmes 9 c'étoient des prodiges dans le
genre moral ; & comme on s'abuferoit en Laponie
de fixer à quatre pieds la (rature naturelle de
l'homme , on ne s'abuferoit pas moins parmi nous
de fixer la mefure des âmes humaines fur celle des
gens que l'on voit autour de foi.
Vous vous fouviendrez , s'il vous plaît, que
je continue ici d'examiner vos raifonnemens en
eux-mêmes, fans foutenir ceux que vous attaquez.
Après ce mémoratif néceflaire , je me permettrai
fur votre manière d'argumenter encore une fup-
pofition.
Un habitant de la rue St. Jacques vient tenir
ce difeours à Monfieur l'Archevêque de Paris.
Tome IX. G
?8 LETTRE DE ROUSSEAU
]t Monfeigneur, je fais que vous ne croyez nia
v la béatitude de Saint Jean de Paris , ni aux
}j miracles qu'il a plu à Dieu d'opérer en public
„ fur fa tombe , à la vue de la Ville du monde la
jj plus éclairée & la plus nombreufe. Mais je
„ crois devoir vous attefter que je viens de voir
j, reflufciter le Saint en perfonne dans le lieu où
„ fes os ont été dépofés. "
L'homme de la rue St. Jacques ajoute à cela
le détail de toutes les circonftances qui peuvent
frapper le fpectateur d'un pareil fait. Je fuis per-
fuadé qu'à l'ouie de cette nouvelle , avant de vous
expliquer fur la foi que vous y ajoutez, vous com-
mencerez par interroger celui qui l'attefte, fur fon
état , fur fes fentimens , fur fon Confefleur , fur
d'autres articles fembiables ; & lorfqu'à fon air
comme à fes difeours vous aurez compris que c'eft
un pauvre Ouvrier , & que , n'ayant pointa vous
montrer de billet de confeffion , il vous confirme-
ra dans l'opinion qu'il eft Janfénifte ; „ Ah ah ! "
lui direz-vous d'un air railleur ; „ vous êtes con-
33 vulfionnaire, & vous avez vu reifufeiter Saint
„ Paris ? Cela n'eft pas fort étonnant j vous avez
,3 tant vu d'autres merveilles ! "
Toujours dans ma fuppolition, fans doute il
infiftera : il vous dira qu'il n'a point vu fenl le mi-
racle i qu'il avoit deux ou trois perfonnes avec
lui qui ont vu la même chofe , & que d'autres à
qui il l'a voulu raconter difent l'avoir aufîi vu
eux-mêmes. Là-defTus vous demanderez 11 tous ce^
• A M. DE BEAUMONT. y§
témoins étoient Janfcniftes ? „ Oui , Monfei-
gneur , " dira t- il , „ mais n'importe; ils font en
j, nombre fufhTant , gens de bonnes mœurs , de
M bons fens , & non récufahles ; la preuve eft
5j complète , & rien ne manque à notre déclara-
J3 tion , pour conftater la vérité du fait. "
D'autres Evêques moins charitables enver-
roient chercher un Commiifaire & lui configne-
roient le bon homme honoré de la vifion glorieu*
fe, pour en aller rendre grâces à Dieu auxpetites-
maifons. Pour vous , Monfeigneur , plus humain,
mais non plus crédule , après une grave répriman-
de vous vous contenterez de lui dire : „ Je fais
33 que deux ou trois témoins honnêtes gens & de
„ bon fens , peuvent attefter la vie ou la more
„ d'un homme ; mais je ne fais pas encore com-
M bien il en faut pour conftater la réfurre&iori
M d'unJanfcnifte.En attendant que je l'apprenne,
j, allez mon enfant , tâchez de fortifier votre cer-
î5 veau creux. Je vous difpenfe du jeûne, & voi-
3, là de quoi vous faire de bon bouillon. "
C'est a-peu-près , Monfeigneur, ce que vous
diriez , & ce que diroittout autre homme fage à
votre place. D'où je conclus que , même felort
vous , & félon tout autre homme fage , les preu-
ves morales fuffifantes pour conftater les faits
qui font dans l'ordre des polîibilités morales, ne
fufHfent plus pour conftater des faits d'un autre,
ordre , & purement furnaturels : fur quoi je vous
lailfe juger vous-même de la Juliette de votre corn»
paraifon, G 3
roo LETTRE DE ROUSSEAU
Voici pourtant la conclusion triomphante que
Vous en tirez contre moi. Son fcepticifme n'efi
donc ici fondé que fur ? intérêt defon incrèàulitè(^i\
Monfeigneur , (î jamais elle me procure un Evë-
ché de cent mille livres de rentes , vous pourrez
parler de l'intérêt de mon incrédulité.
Continuons maintenant à vous tranferire, en
prenant feulement la liberté de reftituer au befoin
les pafiages de mon livre que vous tronquez.
„ Qu'un homme, ajonte-t-il plus lom , vienne
,, nous tenir ce langage : Mortels , je vous an-
j, nonce les volontés du Très- Haut; reconnoiffez
k à ma voix celui qui m'envoie, j'ordonne au
3, foleil de changer fon cours , aux étoiles de for-
3, mer un autre arrangement , aux montagnes de
3, de s'applanir, aux flots de s'élever, à la terre de
3, prendre un autre afpect : à ces merveilles oui
to ne reconnoitra pas à finilant le maître de la
3:> nature ? " Qui ne croiroii M. T. C. F. , que
ne lui qui s'exprime de la forts ne demande qiCà voir.
des miracles pour être Chrétien ?
Bien plus que cela , Monfeigneur ; puifque je
•îfai pas même befoin des miracles pour être Chré->
tien.
Ecoutez , toutefois , rfce qu'il ajoute : „ Refle eiï-
33 fin, dit-il , l'examen le plus important dans la'
33 doctrine annoncée ; car puifque ceux qui difent
„ que Dieu fait ici-bas des miracles , prétendent
■ {42) Mandement in-4. p.ù, in-is. p. xxn, rj
A M. DE BEAUMONT. loi
que le Diable les imite quelquefois, avec les
prodiges les mieux confiâtes , nous ne fommes
pas plus avancés qu'auparavant , & puiirque les
Magiciens de Pharaon ofoient , en préfence mè-
3, me de Moïfe, faire les mômes lignes quil fai-
;j foit par l'ordre exprès de Dieu , pourquoi dans
w fon abfence n'euflent-il pas , aux mêmes titres,
„ prétendu la même autorité ? Ainfi donc , après
„ avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut
35 prouver le miracle par la doctrine , de peur de
?, prendre l'œuvre du Démon pour l'œuvre de
., Dieu (43). Que faire en pareil cas pour évitée
„ le dialele ? Une feul chofe ; revenir au raifon-
„ nement , & laifTer là lesmiracles. Mieux eût
5, valu n'y pas recourir. "
Cefi dire , qiCon me montre des miracles , & je
croirai. Oui , Monfeigneur , c'eft dire ; qu'on me
montre des miracles & je croirai aux miracles.
Ceft dire ,• qu'on me montre des miracles , & je re-
fuferai encore de croire. Oui, Monfeigneur, c'eft
dire, félon le précepte même de Moïfe (44) ;
qu'on me montre des miracles, & je refuferai en-
core de croire une doctrine abfurde & déraifonnà*
ble qu'on voudroit ctayer par eux. Je croirois
plutôt à la magie que de reconnoitre la voix de
Dieu dans des leçons contre la raifon.
C42) Je fuis force de confondre ici la note avec le
texte , à l'imitation de M. de Beaumcnt. Le LedleiM
pourra confuker i'un & l'autre clans le Livre même. P.
111. pag. 91 &fuiv.
(4+) Deutw'ron. C. XIII.
G 3
$02 LETTRE DE ROUSSEAU
J'ai dit que c'étoit- là du bon fens le plus fi tri-
ple , qu'on n'obfcurciroit qu'avec des diitinctions
tout au moins tres-fubtiles : c'eft encore une de
tncs prédictions ; en voici l'accompliifement.
Quand une do&rmc ejî reconnue vraie , divine *
fondée fur une Révélation certaine , on s'en fertpour
juger des miracles , c'ejl-à-dire , pour rejetter les
prétendus prodiges que des impofiturs voudraient op-,
pofer à cette doBrme. Qitand il s'agit d'une do&rint
nouvelle qu'on annonce comme émanée du fein de
Dieu , les miracles font produits en preuves i c'ejl-
à- dire i que celui qui prend la qualité d' Envoyé du
Très ■ Haut , confirme fa mijjion , fa prédication
par des miracles qui font le témoignage même de la
divinité. Ainfi la do&rine & les miracles font des.
argumens refpe&ifs dont on fait ufage, félonies di-
vers points de vue oà l'on fe place dans l'étude &
dans l' enfeignement de la Religion. Il ne fe trouva
là ni abus du raifonnement 9 ni fophifme ridicule ,
ni cercle vicieux (45 )•
Le Lecteur en jugera. Pour moi je n'ajoute*
ïai pas un feul mot. J'ai quelquefois répondu
ci-devant avec mes paflages i mais c'eft avec le
vôtre que je veux vous répondre ici.
OU eji donc , M. T. C. F. , la bonne-foi philofo-
phique dont fe pare cet Ecrivain ?
Monseigneur , je ne me fuis jamais pique*
d'une bonne-foi philofophiqueicar je n'en connois
(45) Mandement in-4 pag. 13. in-12 p. xxjii,
A M. DE BEAUMONT. 105
pBS de telle. Je îïSsîb même plus trop parler de
h Bonne- foi Chrétienne, depuis que les foi-difans
Chétiensdenos jours trouvent fi mauvais qu'on
rie fupprime pas les objections qui les embarraC-
fent. Mais pour la bonne- foi pure & fimple , je
•demande laquelle de la mienne ou de la vôtre eft
la plus facile à trouver ici?
Plus j'avance , plus les points à traiter devien-
nent intéreflans. Il faut donc continuer à vous
tranferire. Je voudrois dans des difeuilions de
cette importance ne pas omettre un de vos mots.
On croiroit qu^ après les plus grands efforts pour
décréditer les témoignages humains qui attefient lu
Révélation Chrétienne , le même Auteur y défère ce-
pendant de la manière la plus pofaive , la plus fo-
kmndle.
On auroit raifon8 fans doute , puifque je tiens
pour révélée toute doctrine où je reconnois l'ef-
prit de Dieu. Il faut feulement ôter l'amphibolo-
gie de votre phrafe ; car fi le verbe relatif jy défère
fe rapporte à la Révélation Chrétienne , vous
avez raifon ; mais s'il fe rapporte aux témoignages
humains , vous avez tort. Quoi qu'il en foit , je
prends acte de votre témoignage contre ceux qui
ofent dire que je rejette toute révélation j comme
£ c'étoit rejetter une doctrine que de la reconnoî-
tre fujette à des difficultés infolubles à l'efprit hu-
main ; comme fi c'étoit la rejetter que ne pas l'ad-
mettre furie témoignage des hommes , lorfqu'ona
d'autres preuves équivalentes ou fupérieures qui
G4
JG4 LETTRE DE ROUSSEAU
cfcfpenfent de celle-là? Il eft vrai que vous dites,
conditionnellement , ou croirait ,• mais on croiroit
lignifie oncroits lorfque la raifon d'exception pour
ne pas croire fe réduit à rien , comme on verra
ci- après de la vôtre. Commençons par la preuve
affirmative.
Il faut pour vous en convaincre , M. T. C. F. ,&
en -même tems pour vous édifier , mettre fous vos yeuti
cet endroit defou ouvrage. „ J'avoue que la majek
3, té des Ecritures m'étonne; la faintcté de l'Evan-
» gile (46) parle à mon cœur. Voyez les Livres
„ des Philofophes , avec toute leur pompe ; qu'ils
33 font petits près de celui-là! Se peut-il qu'un li-
3, vre à la fois fi fublime & (i (impie foit Pouvra-
5, ge des hommes 'i Se peut- il que celui dont il fait
;J rhifloire ne foit qu'un homme lui-même? Eft-ce
53 là le ton d'un enthoufiafte ou d'un ambitieux
33 fe&aire? Quelle douceur, quelle pureté dans fes
33 mo?urs!Qyelle grâce touchante dans fes inftruc-
„ tions! quelle élévation dans fes maximes! quelle
33 profonde fageffe dans fes difcours ! quelle pré-
33 fenee d'efprit, quelle fhieffe & quelle jufteife
33 dans fes réponfes ! quel empire fur fes paillons!
33 Où eft l'homme 3 où eft le Sage qui fait agir ,
(46) La négligence avec laquelle M. de Beaumont me
tranferit lui a fait faire ici deux changemens dans une
ligne. Il a mis, la majejié de T Ecriture au lieu de , la
majefié des Ecritures ,• & il a mis , la faintcté de l'Ecri-
ture au lieu ùz , la faintcté de l'Evangile. Ce n'eft pas ,
•à îa vérité , me faire dire des héréfies ; mais c eft me
faire parler bien niaifemsnt.
À M. DE BEAUMONT. iof
Z fouffrir & mourir fans foiblefle & fans oftenta-
„ tion (47)? Quand Platon peint fon jufte imagi-
„ naire couvert de tout l'opprobre du crime , &
«, digne de tous les prix de la vertu , il peint trait
„ pour trait Jéfus-Chrift : la relTemblance cft fi
3) frappante que tous les pères l'ont fentie , &
„ qu'il n'eft pas pofîible de s'y tromper. Quels
» préjugés , quel aveuglement ne faut-il point
„ avoir pour ofer comparer le fils de Sophronifque
;, au fils de Marie ? Quelle diftance de l'un à lau-
„ tre ! Socrate mourant fans douleur, fans igno-
„ minie , foutint aifcmcnt jufqu'aubout fon per-
5, formage , & fî cette facile mort n'eût honoré fa
3, vie , on douteroit fi Socrate , avec tout fon ef-
„ prit , fut autre chofe qu'un Sophifte. Il inventa,
„ dit-on , la morale. D'autres avant lui l'avoient
5, mife en pratique j il ne fit que dire ce qu'ils
„ avoient fait , ils ne fit que mettre en leçons leurs
35 exemples. Ariftide avcit été jufte avant que So-
55 crate eût dit ce que c'étoit que juftice; Léonidas
55 étoit mort pour fon pays avant que Socrate eût
5, fait un devoir d'aimer la patrie ; Sparte étoit
„ fobre avant que Socrate eût loué la fobriété :
35 avant qu'il eût défini la vertu, Sparte abondoit
(47) Je remplis , félon ma coutume , les lacunes fai-
tes par M. de Beaumont ; non qu'abfolument celles qu'il
fait ici foient iniidieufes,comme en-d'autres endroits; mais
parce que le défaut de fuite & de liaifon aftoiblit le paffa-
ge quand il eft tronqué;& auffi parce que mes peifécuteurs
Supprimant avec foin tout ce que j'ai dit de fi bon cœur
en faveur de la Religion , il èft bon de le rétablir à me-
fuie que foccafion s'en trouve.
106 LETTRE DE ROUSSEAU
5, en hommes vertueux.Mais oùjéfus avoit-il pris
„ parmi les (leiis cette morale élevée & pure , dont
„ lui feul a donné les leçons & l'exemple? Du
„ fein du plus furieux fanatifme la plus haute fa-
„ geife fe fit entendre , & la (implicite des plus hé-
„ roïques vertus honora le plus vil de tous les
35 peuples. La mort de Socrate philofophant tran-
3J quillement avec fes amis elt la plus douce qu'on
„ puiiïe defirer ; celle de Jéfus expirant dans les
s5 tourmens , injurié , raillé, maudit de tout un
3, peuple , eftlaplus horrible qu'on puiffe crain-
K dre. Socrate prenant la coupe empoifonnée bé-
3j nit celui qui la lui préfente &qui pleure. Jéfus,
5, au milieu d'un fupplice affreux , prie pour fes
3„ bourreaux acharnés. Oui,fî la vie & la mort
3, de Socrate font d'un Sage , la vie & la mort de
33 Jéfus font d'un Dieu. Dirons-nous que l'hit
,3 toire de l'Evangile eft inventée à plaifir ?Non,
33 ce n'eft pas ainfï qu'on invente , & les faits de
35 Socrate dont perfonne ne doute font moins at-
3, telles que ceux de Jéfus- Chrift. Au fond c'eil
„ reculer la difficulté fans la détruire. Il feroit
„ plus inconcevable que plufieurs hommes d'ac-
„ cord euifent fabriqué ce Livre qu'il ne l'eft
„ qu'un feul en ait fournit le fujet. Jamais des
„ Auteurs Juifs n'euffent trouvé ni ce ton ni cette
„ morale , & l'Evangile a des caractères de vérité
3, fi grands, fi frappans>fi parfaitement inimitables
3) que l'inventeur en feroit plus étonnant que le
j3 Héros (48).
(48) Emile Part. Ï1I. p. ni. &fuiv.
A M. DE BEAUMONT. ïo?
(49) Il ferait difficile , M. T. C. F. , de rendre tut
fins bel hommage à l'authenticité de l'Evangile. Je
Vous fais gré , Monfeigneur , de cet aveu ; c'eft
"une injuftiee que vous avez de moins que les au-
tres. Venons maintenant à la preuve négative qui
vous fait dire on croiroit au lieu à'on croit.
Cependant l'Auteur ne la croit qu'en conféquence
des témoignages humains. Vous vous trompez ,
Monfeigneur , je la reconnois en conféquence de
l'Evangile & de la fublimité que j'y vois , fans
qu'on me l'attefte. Je n'ai pas befoin qu'on m'af-
firme qu'il y a un Evangile lorfque je le tiens. Ce
font toujours des hommes qui lui rapportent ce que
d'autres homme s ont rapporté. Et point du tout ; on
ne me rapporte point que l'Evangile exifte ; je le
vois de mes propres yeux , & quand tout l'Uni-
vers me foutiendroit qu'il n'exifte pas , je faurois
très-bien que tout l'Univers ment, ou fe trompe.
Qiie d'hommes entre Dieu £5? lui ? Pas un feul.
l'Evangile eft la pièce qui décide , & cette pièce
eft entre mes mains. De quelque manière qu'elle
y foit venue, & quelque Auteur qui l'ait écrite, j'y
reconnois l'efpris divin : cela eft immédiat autant
qu'il peut l'être ; il n'y a point d'hommes entre
cette preuve & moi ; & dans le fens où il y en au-
roit, l'hiftorique de ce Saint Livre, de les auteurs,
du tems où il a été compofé , &c. rentre dans les
(49) Mandement in-4. p. 14. in-iz. p. xxv.
108 LETTRE DE ROUSSEAU
difcufîions de critique où la preuve morale effc ad-
mife. Telle eft la réponfe du Vicaire Savoyard.
Le voilà donc bien évidemment en contradiction aveu
lui-même ,• le voilà confondu par [es propres aveux.
Je vous laiffe jouir de toute ma confufîon. Far
quel étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter?
35 Avec tout cela ce même Evang.le e(t plein de
5, chofes incroyables , de chofes qui répugnent à
3, la raifon , & qu'il eft impoflible à tout homme
3, fenfe de concevoir ni d'admettre. Que faire au
33 milieu de toutes ces contradictions ? Etretou-
3, jours modefb & circonfpect ; rcfpeder en filen-
33 ce (^o) ce qu'on ne fauroit ni rejetter ni com-
j5 prendre, & s'humilier devant le grand Etre qui
„ feul fait la vérité. Voilà le fcepticifme invo-
ô lontaire où je fuis refté. " Mais le fcepticifme,
(ço) Pour que les hommes s'împofent ce refpect & ce
fllence , il faut que quelqu'un leur dife une fois les rai-
fons d'en ufer aiufi. Celui qui connoit ces raifons peut
les dire , mais ceux qui cenfurent & n'en difent point ,
pounoient fe taire. Parler au public avec franchife ,
avec fermeté , elt un droit commun à tous les hommes „
& même un devoir en toute chofe utile : mais il n'eft
guère permis à un particulier d'en cenfurer publiquement
un autre : c'eft s'attribuer une trop grande fupériorité de
vertus , de talens , de lumières. Voilà pourquoi je ne me
fuis jamais ingère de critiquer ni réprimander per-
fonne. J'ai dit à mon fiecle de-s vérités dures , mais je
n'en ai dit à aucun particulier , & s'il m'eft arrivé d'atta-
quer & nommer quelques livres , je n'ai jamais parlé
des Auteurs vivans qu'avec toute forte de bienféance 6c
d'égards. On voit comment ils me les rendent. Il me fem-
ble que tous ces Meflieurs qui fe mettent fi fièrement en
avant pour m'enfeigner l'humilité , trouvent la leçon
meilleure à donner qu'à fuivre.
A M. DE BEAU M ONT. 109
M. T. C. F. , peut- il donc être involontaire , lorf-
qu'on refitfe de fe foumettre à la doctrine d'un Livre
qui ne fauroit être inventé par les hommes ? Lorfqus
ce Livre perte des caractères de vérité fi grau h , fi
frappans , fi parfaitement inimitables , que Vinvery»
teur en ferait plus étonnant que le Héros ? Ç'eji
bien ici qu'on peut dire que l'iniquité a menti contre
elle-même (fi).
Monseigneur , vous me taxez d'iniquité fans
fujet. Vous m'imputez fouvent des menfonges &
vous n'en montrez aucun. Je m'impofe avec vous
«ne maxime contraire , & j'ai quelquefois lieu
d'en ufer.
Le feepticifme du Vicaire efl: involontaire pas
îa raifon même qui vous fait nier qu'il le foit.
Sur les ioibles autorités qu'on veut donner à l'E-
vangile il le rejetteroit par les raifon s déduites au-
paravant, fi l'efprit divin qui brille dans la mora-
le & dans la doctrine de ce Livre ne lui rendois
toute la force qui manque au témoignage des hom-
mes fur un tel point. Il admet donc ce Livre
Sacré avec toutes leschofes admirables qu'il ren-
ferme & que l'efprit humain peut entendre ; mais
quant aux ehofes incroyables qu'il y trouve , lef-
quelles répugnent à fa raifon , & qu'il ejl impojfible
à tout homme fenfê de concevoir ni d'admettre , /'/
les refpeSe en filence fans les comprendre ni les re-
jetter , & s'humilie devant le grand Etre qui feul
* (51) Mandement in-4. p. 14. in-iz. p. xxvi.
iîo LETTRE DE ROUSSEAU
fait la vérité. Tel eft fon fcepticifme ; & ce fcep-
ticifme eft bien involontaire 5 puifqu'il eft fondé
fur des preuves invincibles de part & d'autre , qui
forcent la raifon de relier en fufpens. Ce fcepti-
cifme eft celui de tout Chrétien raifonnable & de
bonne foi qui ne veut favoir des chofes du Ciel
que celles' qu'il peut comprendre , celles qui im-
portent à fa conduite , & qui rejette avec l'Apôtre
les quefiions peufenfées , qui font fans injiru&ion , &
qui ?i engendrent que des combats. (52).
D'abord vous me faites rejetter la révélation
pour m'en tenir à la Religion naturelle , & pre-
mièrement, je n'ai point rejette la Révélation.
Enfuite vous m1 accusez de ne pas admettre même la
Religion naturelle , ou du moins de n'en pas recoti-
noltre la nécejjlté j& votre unique preuve eft dans
le paflage fuivant que vous raportcz. „ Si je
„ me trompe , c'ett de bonne-foi. Cela fuffit(^3)
àJ pour que mon erreur ne me foit pas imputée à
,} crime ; quand vous vous tromperiez de même ,
a, il y auroit peu de mal à cela. " Ceft- à- dire ,
continuez - vous , que félon lui ilfuffit de fe fcrfua*
der qu'on efl en pofejjion de la vérité , que cette per^
fuafion, fût- elle accompagnée des plus monjirueufes
erreurs , ne peut jamais être un fujet de reproche $
qu'on doit toujours regarder comme un homme fage
£5* religieux , celui qui , adoptant les erreurs mêmes
^2) Timoth. C. IL v. 25.
(53) Emile P. 111. p. 13. I\ï. de Beaumont a mis \
cela me fuffit.
A M. DE BEAUMONT. m
de VAthéifme , dira qu'il eji de bonne foi. Or ifejl-
ce pas - là euvrir la porte à toutes les juperjiitions ,
à tous les JyjUmes fanatiques , à tous les délires de
Vefprit humain ? (54)
Pour vous , Monfeigneur , vous ne pourrez
pas dire ici comme le Vicaire ; Si je me trompe,
c'ejl de bonne foi : car c'eft bien évidemment à
delîein qu'il vous plaît de prendre le change &
& de le donner à vos Lecteurs ; c'eft ce que je
m'engage à prouver fans réplique , & je m'y eu-
gage ainfi d'avance , afin que vous y regardiez
de plus près.
La profeflion du Vicaire Savoyard eft compo-
fée de deux parties. La première qui eft la plus
grande , la plus importante , la plus remplie de
vérités frappantes & neuves eft deftinée à combat-
tre le moderne matérialifme , à établir fexiftence
de Dieu & la Religion naturelle avec toute la force
dont l'Auteur eft capable. De celle - là , ni vous
ni les Prêtres n'en parlez points parce qu'elle vous
eft fort indifférente , & qu'au fond la caufe de
Dieu ne vous touche guère , pourvu que celle du
Clergé foit en fureté.
La féconde , beaucoup plus courte , moins ré-
gulière , moins approfondie , propofe des doutes
& des difficultés fur les révélations en général,
donnant pourtant à la nôtre fa véritable certitude
dans la pureté , lafainteté de fa doctrine , & dans
(40) Mandement in-4. p. 15. in-12. p. xxvn,
ti2 LETTRE DE ROUSSEAU
la fublimité toute divine de celui qui en fut l'Au-
teur. L'objet de cette féconde partie eft de rendre
chacun plus réfervé dans fa Religion à taxer les
autres de mauvaife foi dans la leur , & de mon-
trer que les preuves de chacune ne font pas tel-
lement démonstratives à tous les yeux qu'il faille
traiter en coupables ceux qui n'y voient pas la
même clarté que nous. Cette féconde partie écrite
avec toute la modeftie , avec tout le refpecl con-
venable , eft la feule qui ait attiré votre attention
& celle des Magiftrats. Vous n'avez eu que des
bûchers & des injures pour réfuter mes raifonne-
mens. Vous avez vu le mal dans le doute de ce
qui eft douteux ; vous n'avez point vu le bien
dans la preuve de ce qui eft vrai.
En effet , cette première partie , qui contient
ce qui eft vraiment elfentiel à la Religion , eft
décidve & dogmatique. L'Auteur ne balance pas,
n'hédte pas. Sa confeience & fa raifon 1s déter-
minent d'une manière invincible. Il croit, il af-
firme : il eft fortement perfuadé.
Il commence l'autre au contraire par déclarer
que l'examen qui lui rejh à faire eji bien différent ;
qu'il n'y voit qu'embarras , myftere , obfcurite ,• qu'il
n'y porte qu'incertitude & défiance j qu'il n'y faut
donner à fes difeours que l'autorité de la raifon $
qu'il ignore lui-même s'il eji dans l'erreur , & que
toutes fes affirmations ne font ici que des raifons de
douter... (55). Il popofe donc fes objections, fes
dUH-
(55) Emile Parc. III. p. si,
A M. DE BEAUMONT. 113
difficultés , fes cloutes. Il propofe aufïi fes gran-
des & fortes raifons de croire j & de toute cette
difcuilionréfulte la certitude des dogmes eifentiels
& un fcepticifme refpe&ueux fur les autres. A la
fin de cette féconde partie il infifte de nouveau
fur la circonfpe&ion néceifaire en l'écoutant. Si
fêtais plus fur de moi, f 'aurais , dit-il , pris un ton
dogmatique & décififi mais je fuis homme, ignorant,
fujetà l'erreur : que pouvais -fe faire? Je vous ai ou-
vert mon cœur fans réferve } ce que je tiens pou* fur ,
je vous Pai donné pour tel : je vous ai donné mes dou-
tes pour des doutes , mes opinions pour des opinions ;
je vous ai dit mes raifons de douter & de croire.
Maintenant c'efi à vous de juger (<f6).
Lors donc que dans le même écrit l'auteur dit :
Si je me trompe , c'efi de bonne foi, celafujfit pour
que mon erreur ne me fait pas imputée à crime; je
demande à tout lecteur qui a le fens - commun &
quelque lincérité , (1 c'ell fur la première ou fur la
féconde partie que peut tomber ce foupçon d'être
dans l'erreur ; fur celle où l'auteur affirme ou fur
celle où il balance ? Si ce foupçon marque la crain-
te de croire en Dieu mal-à-propos , ou celîe d'a-
voir à tort des doutes fur la Révélation ? Vous
avez pris le premier parti contre toute raifon , &
dans le feul delir de me rendre criminel •> je vous
défie d'en donner aucun autre motif. Monfei-
gueur , où font , je ne dis pas l'équité , la charité
Chrétienne , mais le bon fens & l'humanité ?
(56) Ibid. p. 119.
Tome IX. H
ii4 LETTRE DE ROUSSEAU
Quanm vous auriez pu vous tromper fur l'ob-
jet de lu crainte du Vicaire , le texte feul que vous
rapportez vous eût défabufé malgré vous. Car
îorfqu'il dit i celafuffit pour que mon erreur ne me
fait pas imputée à crime , il reconnoit qu'une pa-
reille erreur pourroit être un crime , & que ce cri-
me lui pourroit être imputé , s'il ne procédoit pas
de bonne- foi: mnis quand il n'y auroit point de
Dieu , où feroit le crime de croire qu'il y en a un ?
Et quand ce feroit un crime , qui eft - ce qui le
pourroit imputer 'i La crainte d'être dans l'erreur
ne peut donc ici tomber fur la Religion naturelle,
& le difeours du Vicaire feroit un vrai galimatias
dans le fcu que vous lui prêtez. Il eft donc im-
poiîibïe de déduire du palfàge que vous rapportez,
que je n'admets pas la Religion naturelle ou que je
n'en reconnais pas la nécejjîté ,• il eft encore impof-
iible d'en déduire qurou doive toujours, ce font vos
termes, regarder comme un homme fage & religieux
c «lui qui , adoptant les erreurs de fAtheifme, dira
qu'il ejî de bonne -foi > & il eft - même impoffible
que vous ayiez cru cette déduction légitime. Si ce-
la n'eft pas démontré, rien ne fauroit jamais l'être,
ou il faut que je fois un infenfé.
Pour montrer qu'on ne peut s'autorifer d'une
million divine pour débiter des abfurdités , le Vi-
caire met aux prifes un Infpiré , qu'il vous plaît
d appeller chrétien , & un Raifonneur, qu'il vous
plaît d'appeller incrédule, & il les fait difputcr
chacun dans leur langage, qu'il défaprouve, & qui
A M. DE BEAUMONT. n.f
très- fîirement n'eft ni le n'en ni le mien. (57)
Là-de^us vous me taxez cVuns infgne mauvaife
foi 9 (i8) & vous prouvez cela par l'ineptie des
difcours du premier. Mais Ci ces difcours font
ineptes, à quoi donc le reconnoiifez - vous pour
Chrétien ? & (i le raifonneur ne réfute que des
inepties , quel droit avez-vous de le taxer d'incré-
dulité ? S'enfuit- il des inepties que débite un Inf-
piré que ce foie un catholique , & de celles que
réfute un raifonneur , que ce foit un mécréant ?
Vous auriez bien pu, Monfeigneur, vous difpen-
fer de vous reconnoître à un langage G plein de
bile & de déraifon ; car vous n'aviez pas encore
donné votre Mandement.
Si ici raifort & la Révélation étoient oppofees Vune
à Vautre, il efi confiant , dites- vous , que Dieu
ferait en contradiction avec lui-même tf$). Voilà
un grand aveu que vous nous faites là : car il ett
fur que Dieu ne fe contredit point. Vous dites ,
è Impies , que les dogmes que mas regardons comme
révélés combattent les vérités éternelles : mais il ne
fujfit pus de le dire. J'en conviens ; tâchons de fai-
re plus.
Je fuis fur que vous preflentez d'avance où j'en
vais venir. On voit que vous paifez fur cet art' cl e
des myfteres comme fur des charbons ardens;vous
ofez à peine y pofer le pied. Vous me forcez
(57) Emile partie IIL p. 94.
(s8) Mandement in- 4. p. iç.in*ia. p. xxviii.
($9) Mandement in-4. p, ij--i6 in- 12. p. xxviii.
H z
ii6 LETTRE DE ROUSSEAU
pourtant à vous arrêter un moment dans cette fi-
tuation douloureufe. J'aurai la diferétion de ren-
dre ce moment le plus court qu'il Te pourra.
Vous conviendrez bien , je penfe , qu'une de
ces vérités éternelles qui fervent d'élemens à la rai-
fon eft que la partie eft moindre que le tout , &
c'eft pour avoir affirmé le contraire que l'Infpiré
vous paroît tenir un difeours plein d'ineptie. Or
félon votre doctrine de la traniTubftantiation,lort
que jéfus fit la dernière Cène avec fes difciples &
qu'ayant rompu le pain il donna fon corps à cha-
cun d'eux , il eft clair qu'il tint fon corps entier
dans fa main , & s'il mangea lui-même du pain
coufacré, comme il put le faire, il mit fa tète dans
fe bouche.
Voila donc bien clairement , bien précifément
la partie plus grande que le tout , & le contenant
moindre que le contenu. Que dites- vous à cela,
Monfeigneur? Pour moi, je ne vois que M. leChe-
va.lier de Caufansqui puiffevous tirer d'affaire.
Je fus bien que vous avez encore la reffource
de Saint Auguftin , mais c'eft la même. Après
avoir entalfé fur laTrinité force difeours inintelli-
gibles il convient qu'ils n'ont aucun fens ; mais ,
dit naïvement ce Père de l'Eglife , on s'exprime
ahifi, non pour dire quelque ebofe , mais pour ne pas
rejler muet (60).
Tout bien confidéré , je crois , Monfeigneur ,
(60) Ditfum ejl tamen très perfona , non ut aliquid
dicerctur ,fcd ne taceretur. Aug. de Trinit. L. V. c. 9.
A M. DE BEAUMONT. 117
que le parti le plus fur que vous ayiez à prendre
fur cet article & fur beaucoup d'autres eft celui
que vous avez pris avec M. de Montazet , & par
la même raifon.
La mauvaife foi de F Auteur d' Emile nycjl pas
moins révoltante dans le langage qiCil fait tenir à
un Catholique prétendu. (61) „ Nos Catholiques, "
lui fait-il dire , „ font grand bruit de l'autorité
» de PEglife : mais que gagnent - ils à cela , s'il
„ leur faut un auflî grand appareil de preuves
„ pour cette autorité qu'aux autres fecles pour
„ établir directement leur doctrine ? L'Eglife dé-
„ cide que l'EgHfe a droit de décider. Ne voilà-
„ t - il pas une autorité bien prouvée? " Qui ne
croiroit, M. T. C. F. , à entendre cet impofeur, que
V autorité de PEglife rfejl prouvée que par fes propres
d-cifions , & qu'elle procède ainfi j je décide que je
fuis infaillible i donc je le fuis? imputation calomniai-
fe , M. T. C. F. Voilà, Monfeigneur, ce que
vous affinez : il nous relte à voir vos preuves. En
attendant , oferiez vous bien affirmer que les
Théologiens Catholiquesn'ont jamais établi l'au-
torité del'Eglife par l'autorité de L'Eglife , ut ht Je
virtualiter refexam ? S'ils l'ont fait , je ne les
charge donc pas d'une imputation calomnieufe.
(62) La conflit ution du Chrijiiauifme , fefprit
de l Evangile , les erreurs mêmes & la foiblejfe de
tefprit humain tendent à démontrer que i'Eglifs éta-
(61) Mandement in-4. p. iç. in-t2. p. xxvi.
(62) Mandement lbid.
H 3
H8 LETTRE DE ROUSSEAU
blie par Jéfu - ' hrift eft ime Eglife infaillible. Mon-
feigrieûf, vous commencez, par nous payer- là de
mots, qui ne nous donnent pas le change : Les
difcours vagues ne font jamais preuve , & toutes
ces chofes qui tendent à démontrer , ne démon-
trent rien. Allons donc tout d'un coup au corps
de la démon fixation : le voici.
Nous ajfurons que comme ce divin Ligislateur a
toujours en feigne la vérité ,fou Eglfe ïénfeigne ciujji
toujours (63).
Mais qui êtes- vous , vous qui nous afîurez ce-
la peur toute p'euve? Ne feriez- vous point 1 Egli-
fe ou fes chefs ? A vos manières d'argumenter
vous paroiirez compter beaucoup fur l'aiîiftance
du Saint Efprit. Que dites-vous donc , & qu'a die
rimpofteur ? De grâce, voyez cela vous-mêmes ;
car je n'ai pas le courage d'aller jufqu'au bout.
Jti dois pourtant remarquer que toute la force
âe l'objection que vous attaquez fi bien , confifte
dans cette phrafe que vous avez eu foin de fup-
primer à la fin du paifage dont il s'agit. Sortz de
là , vous rentrez dans toutes nos difcu/J/ons (64).
En effet , quel eft ici le raifonnemerit du Vi-
caire ? Pour choiiir entre les Religions diverfes ,
il faut , dit-il , de deux choies l'une , ou entendre
les preuves de chaque fecle & les comparer , ou
â'en rapporter à l'autorité de ceux qui nous inf-
(6?) ïbid. cet endroit mérite d'être lu dans le Man-
dement na êmë.
(64) Emile partie IÎT. p, 102,
A M. DE BEAUxMONT. n?
truifent. Or le premier moyen fuppofe des con-
noiflances que peu d'hommes font en état d'acqué-
rir , & le fécond juftirie la croyance de chacun
dans quelque Religion qu'il naiffe. Il cite en exem-
ple la Religion catholique où l'on donne pour loi
l'autorité del'Eglife, & il établit là- deifus ce fé-
cond dilemme. Ou c'eft l'Eglife qui s'attribue à
elle-même cette autorité , & qui dit : je décide que
je fuis infaillible i donc je le fuis : & alors elle
tombe dans le fophifme appelle cercle vicieux ;
ou elle prouve qu'elle a reçu cette autorité de
Dieu ; & alors il lui faut un aufîi grand appareil
de preuves pour montrer qu'en effet elle a reçu
cette autorité, qu'aux autres fcctes pour établir
directement leur doctrine. Il n'y a donc rien à
gagner pour la facilité de l'inltruction, & le peuple
n'etl pas plus en état d'examiner les preuves de
l'autorité de l'Eglife chez les Catholiques , que la
vérité de la doctrine chez les Proteltans. Com-
ment donc fe déterminera- 1- il d'une manière rai-
fonnable autrement que par l'autorité de ceux
qui l'inftruifent ? Mais alors le Turc fe détermi-
nera de même. En quoi le Turc eft - il plus co»
pable que nous ? Voilà, Monfeigncur, le raisonne-
ment auquel vous n'avez pas répondu & auquel je
doute qu'on puiife répondre (65). Votre franchife
(60 C'eft ici une de ces objections terribles auxquel-
les ceux qui m'attaquent fe gardent bien de toucher. Il
n'y a rien de fi commode que de répondre avec des in.
jures & de faintes déclamations ; on élude aifément tout
H 4
120 LETTRE DE ROUSSEAU
Epifcopale fe tire d'affaire en tronquant le palîage
de l'Auteur de mauvaife foi.
Grâces au ciel , j'ai fini cette ennuyeufe tâche.
J'ai fuivi pied-à-pied vos raifons , vos citations ,
vos cenfures , & j'ai fait voir qu'autant de fois
que vous avez attaqué mon livre , autant de fois
vous avez eu tort. Il relie le feul article du Gou-
vernement, dont je veux bien vous faire grâce;
très-fûrque quand celui qui gémit fur les mife-
res du peuple , & qui les éprouve, eft acculé par
vous d'empoifonner les fources de la félicité pu-
blique , il n'y a point de Lecteur qui ne fente ce
que vaut un pareil difcours. Si le Traité du Con-
trat Social n'exiftait pas , & qu'il fallût prouver
de nouveau les grandes vérités que j'y développe ,
les complimens que vous faites, à mes dépens, aux
Puiifances , feroient un des faits que je citerois
en preuve, & le fort de l'Auteur en feroit un au-
tre encore plus frappant. Il ne me refte plus
rien à dire à cet égard ; mon feul exemple a tout
dit, & la palîion de l'intérêt particulier ne doit
point fouiller les vérités utiles. C'eft le Décret
ce qui embarraffe. Aufli faut-il avouer qu'en fe chamail-
iant ?ntr'eux les Théologiens ont bien des reflburces qui
leur manquent vis- à -;vis des ignorans, & auxquelles
il faut aIorj> fuppléer comme ils peuvent. Ils fc paient
réciproquement de mille fuppofitions gratuites qu'on n'ofe
reculer quand on n'a rien de mieux à donner foi-même.
Telle eft ici l'invention de je ne fais quelle foi infufe
qu'ils obligent Dieu, pour les tirer d'affaire , de tranf-
mettre du père à l'enfant. Mais ils réfervent ce jargon
pour difputer avec les Docteurs : s'ils s'en fei voient
avec nous autres profanes , ils auroient peur qu'on ne
fe moquât d'eux.
À M. DE BEAUxWONT. i2i
contre ma perfonne , c'eft mon Livre brûlé par le
bourreau, que je tranfmets à la poftérité pour pie-
«es juftificatives : mes fentimens font moins bien
établis par mes Ecrits que par mes malheurs.
Je viens, Monfeigneur, de difeutertout ce
que vous alléguez contre mon Livre. Je n'ai pas
laiîTé pafTer une de vos propofitions fans examen >
j'ai fait voir que vous n'avez raifon dans aucun
point, & je n'ai pas peur qu'on réfute mes preu-
ves ; elles font au - deffus de toute réplique où rè-
gne le fens commun.
Cependant quand j'aurois eu tort en quelques
endroits , quand j'aurois eu toujours tort, quelle
indulgence ne méritoit point un Livre où l'on fent
par-tout, même dans les erreurs, même dans le
mal qui peut y être , le fincere amour du bien &
le zèle de la vérité? Un Livre où l'Auteur , fi peu
affirmatif, fi peu décifif , avertit Ci fou vent fes lec-
teurs de fe défier de fes idées , de pefer fes preu-
ves , de ne leur donner que l'autorité de la raifon ?
Un Livre qui ne refpire que paix , douceur , pa-
tience , amour de l'ordre , obéiffance aux Loix en
toute chofe, & même en matière de Religion ? Un
Livre enfin où la caufe de la divinité eft fi bien
défendue , l'utilité de la Religion fi bien établie,
où les mœurs font Ci refpeclées , où l'arme du ri-
dicule eft fi bien ôtée au vice , où la méchanceté
eft peinte Ci peu fenfée , & la vertu Ci aimable?
Eh ! quand il n'y auroit pus un mot de vérité dans
cet ouvrage , on en devroit honorer & chérir les
H 5
12% LETTRE DE ROUSSEAU
rêveries , comme les chimères les plus douces qui
puiifent flatter & nourrir le cœur d'un homme de
bien. Oui , je ne crains point de le dire : s'il exif-
toit en Europe un feul gouvernement vraiment
éclairé, un gouvernement dont les vues fuflent
vraiment utiles & faines , il eût rendu des hon-
neurs publics à l'Auteur d'Emile, il lui eût élevé
des ftatues. Je connoiiïbis trop les hommes pour
attendre d'eux de la reconnoiffance ; je ne les con-
noiffois pas affez , je l'avoue , pour en attendre ce
qu'ils ont fait.
Apres avoir prouvé que vous avez mal raifon-
ne dans vos cenfures , il me refte à prouver que
vous m'avez calomnie dans vos injures: mais puif-
que vous ne m'injuriez qu'en vertu des torts que
vous m'imputez dans mon Livre , montrer que
mes prétendus torts ne font que les vôrres , n'eft-
ce pas dire affez que les injures qui les fuivent ne
doivent pas être pour moi ? Vous chargez mon
ouvrage des épithetes les plus odieufes, & moi je
fuis un homme abominable, un téméraire, un im-
pie, un impofteur. Charité Chrétienne , que vous
avez un étrange langage dans la bouche des Mi-
niftres de Jéfus-Chrift î
Mais vous qui m'ofez reprocher des blafphê-
mes , que faites-vous quand vous prenez les Apô-
tres pour complices des propes orfenfans qu'il
vous plaît de tenir fur mon compte ? A vous en-
tendre, on croiroit que Saint Paul m'a fait l'hon-
neur de longer à moi,& de prédire ma venue coin-
A M. DE BEAUMONT. 123
me celle de l'Antechrift. Et comment l'a-t-il pré-
dire , je vous prie ? Le voici. C'eft le début de
votre Mandement.
Saint Paul a prédit , mes très-cher s Frères , qiCil
viendrait des jours périlleux oh il y durait des gens
amateurs d? eux-mêmes , fiers , fuperbes , blafphéma-
teurs , impies , calomniateurs , enfilés ïïprgtmk ama-
teurs des voluptés plutôt que de Dieu ,• des hommes
d'un efprit corrompu & pervertis dans la foi (6 6).
Je ne contefte apurement pas que cette prédic-
tion de Saint Paul ne fôit très - bien accomplie ;
mais s'il eût prédit , au contraire , qu'il viendrait
un tems où l'on ne verroit point de ces gens-là ,
j'aurois été , je l'avoue, beaucoup plus frappé de
la prédi&ion, & fur-tout de raccomplillement.
D'après une prophétie fi bien appliquée, vous
avez la bonté de faire de moi un portrait dans le-
quel la gravité Epifcopale s'égaie à des amithefes,
& où je me trouve un perfonnage fort phiifant.
Cet endroit, Monfeigneur , m'a paru le plus joli
morceau de votre Mandement. On ne fauroit fai-
re une fatyre plus agréable , ni diffamer un hom-
me avec plus d'efprit.
Dufein de l'erreur , (il eft vrai que j'ai parTé ma
jeunefle dans votre Eglife) il s'eft élevé (pas fort
haut) un homme plein du langage de la philofophie ,
(comment prendrois-je un langage que }*n'entcns
point ? ) fans être véritablement philojophe : ( Oh î
(66) Mandement in- 4. pag. 4. in- 12. p. xvli.
124 LETTRE DE ROUSSEAU
d'accord : je n'afpirai jamais à ce titre , auquel je
reconuois n'avoir aucun droit ; & je n'y renonce
affurément pas par modeflie.) tfprit doué d'une mul-
titude de connoijjances : ( J'ai appris à ignorer des
multitudes de chofes que je croyois favoir: ) qui ne
pont pas éclairé , ( elles m'ont appris à ne pas pen-
fer l'être. ) çff qui ont répandu les ténèbres dans les
autres efprits : (Les ténèbres de l'ignorance valent
mieux que la faulfe lumière de l'erreur. ) cara&ere
livré aux paradoxes d'opinions £5? de conduite j (Y a-
t il beaucoup à perdre à ne pas agir & penfer com-
me tout le monde ? ) alliant la [implicite des mœurs
avec le fajle des penfèes , (La (implicite des mœurs
élevé l'ame ; quant au fafte de mes penfées , je ne
fais ce que c'eft. ) le zèle des maximes antiques avec
la fureur d'établir des nouveautés , ( Rien de plus
nouveau pour nous que des maximes antiques: il
n'y a point à cela d'alliage , & je n'y ai point mis
de fureur.) l'obfcurité de la retraite avec le defir d'ê-
tre connu de tout le monde : (Monfeigneur , vous
voilà comme les faifeurs de Romans, qui devinent
tout ce que leur Héros a dit & penfé dans fa cham-
bre. Si c'eH: ce defîr qui m'a mis la plume à la
main, expliquez comment il m'eft venu Ci tard, ou
pourquoi j'ai tardé il long-tems à le fatisfaire '<) On
l'a vu inve&iver contre lesfeiences qu'il culthoit ;
( Cela prouve que je n'imite pas vos gens de Let-
tres , & que dans mes écrits l'intérêt de la vérité
marche avant le m'ien.)préconifer l'excellence de l'E-
vangile, (toujours &avec le plus vrai zèle.) dont il
A M. DE BEAUMONT. I2f
détruifoit les dogmes ,• ( Non , mais j'en prèchois la
charité , bien détruite par les Prêtres. ) peindre la
beauté des vertus qu'il éteignoit dans Vaine de fes
Le&eurs. (Ames honnêtes , eft-il vrai que j'éteins
en vous l'amour des vertus ! )
Il s'ejl fait le Précepteur du genre humain pour le
tromper, le Moniteur public pour égarer tout le mon-
de , l'oracle du fieclepour achever de le perdre. ( Je
viens d'examiner comment vous avez prouvé tout
cela. ) Dans un ouvrage fur V inégalité des condi-
tions , ( Pourquoi des conditions ? ce n'eft - là ni
mon fujet ni mon titre. ) il avoit rabaijfé l'homme
jufqu'au rang des bêtes i (Lequel de nous deux l'éle-
vé ou i'abahîe , dans l'alternative d'être bête ou
méchant ? ) dans une autre production plus récente il
avoit infinuè le poifon de la volupté : ( Eh ! que ne
puis-je aux horreurs de la débauche fubftituer le
charme de la volupté ! Mais raflurez-vous , Mon-
feigneur ; vos Prêtres font à l'épreuve de l'Héloï-
fe i ils ont pour préfen'atif l'Aloïfia. ) Dans celui-
ci , il s'empare des premiers moment de l'homme , afin
Rétablir l'empire de l'irréligion. (Cette imputation
a déjà été examinée. )
Voila , Monfeigneur, comment vous me trai-
tez , & bien plus cruellement encore; moi que
vous ne connoiflez point , & que vous ne jugez
que fur des oui-dire. Eft-ce donc-là la morale de
cet Evangile dont vous vous portez pour le défen-
feur ? Accordons que vous voulez préferver votre
troupeau du poifon de mon Livre ; pourquoi des
126 LETTRE DE ROUSSEAU
perfonnalkés contre l'Auteur ? J'ignore quel effet
vous attendez d'une conduite fi peu chrétienne,
mais je fais que défendre fa Religion par de telles
armes,c'eft la rendre fort fufpecte aux gens de bien.
Cependant c'elt moi que vous appeliez témé-
raire. Eh! comment ai- je mérité ce nom , en ne
propofant que des doutes, & même avec tant de
réferve j en n'avançant que des raifons , & même
avec tant de refpecl , en n'attaquant perfonne, en
ne nommant perfonne ? Et vous , Monfeigneur ,
comment ofez-vous traiter ainfî celui dont vous
parlez avec fi peu de juftice & de bienféance, avec
ii peu d'égard , avec tant de légèreté ?
Vous me traitez d'impie: & de quelle impiété
pouvez- vous m'aceufer, moi qui jamais n'ai parlé
de l'Etre fuprème que pour lui rendre la gloire qui
lui eft due , ni du prochain que pour porter tout
le monde à l'aimer ? Les impies font ceux qui
profanent indignement la caufe de Dieu en la fai-
fant fervir aux parlions des hommes. Les impies
font ceux qui , s'ofant porter pour interprètes de
la Divinité , pour arbitres entre elle & les hom-
mes, exigent pour eux mêmes les honneurs qui
lui font dus. Les impies font ceux qui s'arrogent
le droit d'exercer le pouvoir de Dieu fur la terre
& veulent ouvrir & fermer le Ciel à leur gré. Les
impies font ceux qui font lire des Libelles dans
les Eglifes A cette idée horrible tout mon
fang s'allume , & des larmes d'indignation cou-
lent de mes yeux. Prêtres du Djeu de paix,
A M. DE BEAUMONT. 127
vous lui rendrez compte un jour , n'en doutez
pas , de l'ufage que vous ofez faire de fa maifon.
Vous me traitez d'Impofteur ! & pourquoi ?
Dans votre manière de penfer , j'erre ; mais où eft
mon impofture ? Raifonner & fe tromper ; eft-ce
en impofer '{ Un fophifte même qui trompe fans
fe tromper n'eft pas un impofteur encore, tant
qu'il fe borne à l'autorité de la raifon , quoiqu'il
en abufe. Un impofteur veut être cru fur fa pa-
role , il veut lui-même faire autorité. Un impof-
teur eft un fourbe qui veut en impofer aux autres
pour fon profit , & où eft, je vous prie, mon pro-
fit dans cette affaire ? Les impofteurs font , félon
Ulpien , ceux qui font des preftiges , des impré-
cations, des exorcifmes : or aïfurément je n'ai
jamais rien fait de tout cela.
Que vous difcourez à votre aife , vous autres
hommes conftitués en dignité î Ne reconnoiffant
de droits que les vôtres , ni de Loix que celles
que vous impofez , loin de vous faire un devoir
d'êtres juftes, vous ne vous croyez pas même
obligés d'être humains. Vous accablez fière-
ment le foible fans répondre de vos iniquités à
perfonne : les outrages ne vous coûtent pas plus
que les violences ; fur les moindres convenances
d'intérêt ou d'état,vous nous balayez devant vous
comme la poufïiere. Les uns décrètent & brû-
lent , les autres diffament & déshonorent fans
droit, faws raifon , fans mépris , même fans colè-
re, uniquement parce que cela les arrange, & que
128 LETTRE DE ROUSSEAU &€
l'infortuné fe trouve fur leur chemin. Quand
vous nous infultez impunément, il ne nous eft
pas même permis de nous plaindre , & fi nous
montrons notre innocence & vos torts , on nous
accufe encore de vous manquer de refped.
Monseigneur, vous m'avez infulté publi-
quement: je viens de prouver que vous m'avez
calomnié. Si vous étiez un particulier comme
moi , que je puffe vous citer devant un Tribu-
nal équitable , &que nous y comparutions tous
deux , moi avec mon Livre , & vous avec votre
Mandement ; vous y feriez certainement décla-
ré coupable , & condamné à me faire une répa-
ration auffi publique que l'ofFenfe l'a été. Mais
vous tenez un rang où l'on eft difpenfé d'être
jufte; & je ne fuis rien. Cependant, vous qui
profeffez l'Evangile; vous Prélat fait pour ap-
prendre aux autres leur devoir , vous favezle vô-
tre en pareil cas. Pour moi , j'ai fait le mien , je
n'ai plus rien à vous dire , & je me tais.
Daignez, Monfeigneur, agréer mon profond
refpecl.
J. J. Rousseau.
A Métiers ,
le i% Novembre 1762.
LETTRES
LETTRES
ECRITES DE LA
ONTAGNE,
Far JQ Jc ILOXrSS^JLXTi
EN DEUX PARTIES,
g- VIT A M £&
llMPENDERE §
& VERO. S
Towff IX.
Klfc
'Est revenir tard , je le fens , fur un fujet
trop rebattu & déjà prefque oublié. Mon état ,
qui ne me permet plus aucun travail fuivi , mon
averfion pour le genre polémique , ont caufé
ma lenteur à écrire & ma répugnance à publier.
J'aurois même tout-à-fait fupprimé ces Lettres ,
ou plutôt je ne les aurois point écrites , s'il
n'eût été queftion que de moi : mais ma Patrie
ne m'eft pas tellement devenue étrangère que
je puiife voir tranquillement opprimer fes Ci-
toyens , fur-tout lorfqu'ils n'ont compromis leurs
droits qu'en défendant ma caufe. Je ferois le
dernier des hommes ii dans une telle occafion
j'écoutois un fentiment qui n'eft plus ni douceur
ni patience , mais foiblelfe & lâcheté , dans celui
qu'il empêche de remplir fon devoir.
Rien de moins important pour le public , j'en
conviens , que la matière de ces Lettres. La
Conltitution d'une petite République, le fort
d'un petit particulier, l'expofé de quelques in-
juftices, la réfutation de quelques fophifmes 5
tout cela n'a rien en foi d'affez conlidérablc
pour mériter beaucoup de Lecteurs : mais H mes
fujets font petits , mes objets font grands , & di-
gnes de l'attention de tout honnête homme.
Laiifons Genève à fa place , & Rouifeau dans
fa dépreiîioiii mais la Religion , mais la liberté,
A 3
'AVERTISSEMENT,
la juftice î voilà , qui que vous foyiez , ce qui
n'elt pas au-deiïbus de vous.
Qu'on ne cherche pas même ici dans le ftyle
le dédommagement de i'aridité de la matière.
Ceux que quelques traits heureux de ma plu-
me ont il fort irrités trouveront dequoi s'ap-
paifer dans ces Lettres. L'honneur de défendre
un opprimé eût enflammé mon cœur fi j'avois
parlé pour un autre. Réduit au trifte emploi de
me défendre moi - même , j'ai dû me borner à
raifonner j ni'échauffer eût été m'avilir. J'aurai
donc trouvé grâce en ce point devant ceux
qui s'imaginent , qu'il eft efTentiel à la vérité
d'être dite froidement j opinion que pourtant
j'ai peine à comprendre. Lorfqu'une vive per-
fuafion nous anime , le moyen d'employer un
langage glacé ? Quand Archimede tout tranfpor-
té couroit nu dans les rues de Syracufe , en
avoit-il moins trouvé la vérité parce qu'il fe
pafïionnoit pour elle ? Tout au contraire , celui
qui la fent ne peut s'abftenir de l'adorer j celui
qui demeure froid ne l'a pas vue.
Quoi qu'il en foit, je prie les Lecteurs de
vouloir bien mettre à part mon beau ftyie , &
d'examiner feulement fi je raifonne bien ou mal;
car enfin, de cela feul qu'un Auteur s'exprima
en bons termes , je ne vois pas comment il peut
s'enfuivre que cet Auteur ne fait ce qu'il dit.
LETTRES
ECRITES DELA
MONTAGNE.
PREMIERE LETTRE.
.I*f On , Monfieur , je ne vous blâme point de
ne vous être pas joint aux Repréfentans pour
foutenir ma caufe. Loin d'avoir approuvé moi-
même cette démarche , je m'y fuis oppofé de
tout mon pouvoir , & mes parens s'en font reti-
rés à ma follicitation. L'on s'eft tû quand il fal-
loit parler ; on a parlé quand il ne reftoit qu'à
fe taire. Je prévis l'inutilité des repréfcntations ,
j'en preffentis les conféquences ; je jugeai que
leurs fuites inévitables troubleroient le repos
public , ou changeroient la conftitution de l'E-
tat. L'événement a trop juftirié mes craintes.
Vous voilà réduits à l'alternative qui m'ef-
frayoit. La crife où vous êtes exige une autre dé-
libération dont je ne fuis plus l'objet. Sur ce
qui a été fait vous demandez ce que vous de-
vez faire : vous coniîdérez que l'erfet de ces dé-
marches , étant relatif au corps de la Bour-
geoifie , ne retombera pas moins fur ceux qui
A 3
g PREMIERE LETTRE
s'en font abftenus que fur ceux qui les ont raï-
/tes. Ain fi , quels qu'aient été d'abord les" divers
avis, l'intérêt commun doit ici tout réunir.' Vos
droits réclames & attaqués ne peuvent plus de-
meurer en doute i il faut qu'ils fuient reconnus
ou anéantis-, & ojeft leur évidence qui lçs met
en péril. 11 ne talloit pas approcher le flambeau
durant l'orage ; mais aujourd'hui le feu elt à la,
maifou.
Quoiqu'il ne s'agilîe plus de mes intérêts,
mon honneur me rend toujours partie dans cet-
te affaire; vous le favez , & vous me confultez
toutefois comme un homme neutre ; vous fup-
pofez que le préjugé ne m'aveuglera point &
que la pafîîon ne me rendra point injufte : je
i'efpere aulîi ; mais clans des circonftances fi dé-
licates ; qui peut répondre de foi ? Je fens
qu'il m'eft impofîible de m'oublier dans une
querelle dont je fuis le fujet , & qui a mes mal-
heurs pour première caufe. Que ferai-je donc ,
Moniteur , pour répondre à votre confiance &
juftifier votre eftime autant qu'il ett en moi ?
Le voici. Dans la jufte défiance de moi-même ,
je vous dirai moins mon avis que mes rat-
ions : vous les peferez., vous comparerez; &
vous choifirez. Faites plus ; défiez - vous tou-
jours , non de mes intentions ; Dieu le fait ,
elles font pures ; mais de mon jugement.
L'homme le plus julte, quand il eft ulcéré , voit
rarement les choies comme elles font. Je ne
DE LA MONTAGNE. 3
Veux fûrement pas vous tromper , mais je puis
me tromper : je le pourrois eu toute autre cho-
fe, & cela doit arriver ici plus probablement.
Tenez- vous donc fur vos gardes ; & quand je
n'aurai pas dix fois railbn , ne me l'accordez
pas une.
Voila, Monfieur , la précautiom que vous
devez prendre , & voici celle que je veux
prendre à mon tour. Je commencerai par vous
parler de moi , de mes griefs ; des durs procé-
dés de vos Magiftrats ; quand cela fera fait &
que j'aurai bien foulage mon cœur , je m'ou-
blierai moi-même; je vous parlerai de vous,
de votre Situation , c'eft-à-dire de la Républi-
que ; & je ne crois pas trop préfumer de moi, fï
j'efpere , au moyen de cet arrangement , traiter
avec équité la queftion que vous me faites.
J'ai été outragé d'une manière d'autant plus
cruelle , que je me flattois d'avoir bien mérité de
îa Patrie. Si ma conduite eût eu befoin de grâ-
ce , je pouvois raifonnablement efpérer de
l'obtenir. Cependant , avec un empreflfement
fans exemple , fans avertiiTement , fans cita-
tion , fans examen , on s'eft hâté de flétrir mes
Livres; on a fait plus; fans égard pour mes
malheurs , pour mes maux, pour mon état, on a
décrété ma perfonne avec la même précipita-
tion , l'on ne m'a pas même épargné les ter-
mes qu'on emploie pour les malfaiteurs. Ces
MefTieurs n'ont pas été indulgens , ont - ils du
A4
4 PREMIERE LETTRE
moins été juftes? C'eft ce que je veux recher-
cher avec vous. Ne vous effrayez pas , je vous
prie, de l'étendue que je fuis forcé de donner
à ces Lettres. Dans la multitude de queitions
qui fe préfentent , je voudrois être fobre en
paroles : mais , Monfieur , quoi qu'on puiife
faire , il en faut pour raifonner.
Rassemblons d'abord les motifs qu'ils ont
donnés de cette procédure, non dans le réqui-
sitoire, non dans l'arrêt, porté dans le fecret ,
& refté dans les ténèbres (r); mais dans les
réponfes du Confeil aux Représentations des
Citoyens & Bourgeois, ou plutôt dans les Let-
tres écrites de la Campagne : ouvrage qui leur
fert de manifefte , & dans lequel feul ils dai-
gnent raifonner avec vous.
s, Mes Livres font , " difènt-ils , „ impics ,
,, fcandaleux, téméraires, pleins de blafphèmes
„ & de calomnies contre la Religion. Sous
j, l'apparence des doutes l'Auteur y a raiTem-
„ b!é tout ce qui peut tendre à fipper, ébran-
„ 1er & détruire les principaux fondemens de
„ la Religion Chrétienne révélée.
(i) Ma famille demanda par Requête communication
de cet Arrêt. Voici la réponfe.
Du 2> Juin 17S2.
„ En Confeil ordinaire , vu la préfente Requête , ar-
33 rêtè qu'il n'y a lieu à accorder aux fupplians les fins
„ dicelle. " L u l l 1 n.
L'Arrêt du Parlement de Paris fut imprimé auffi-tôt que
rendu. Imaginez ce que c'eft qu'un Etat libre où l'on
tient cachés de pareils Décrets contre l'honneur «Se la li-
berté des Citoyens ! .
DE LA MONTAGNE. f
„ Ils attaquent tous les Gouvernemens.
M Cts Livres font d'autant plus dangereux
„ & répréhenftbles qu'ils font écrits en fran-
„ cois , du ftyle le plus féducleur , qu'ils pa-
„ roiffent fous le nom & la qualification d'un
„ Citoyen de Genève , & que , feion l'inten-
,3 tion de l'Auteur, l'Emile doit fcrvir de gui-
35 de aux pères, aux mères, aux précepteurs.
3, En jugeant ces Livres, il n'a pas été pof-
33 fible au Confeil de nejetter aucun regard fur
„ celui qui en étoit préfumé l'Auteur. "
Au refte , le Décret porté contre moi „ n'eff, "
continuent-ils, „ ni un jugement ni une fen-
„ tence , mais un (impie appointement provi-
„ foire qui lailfoit dans leur entier mes exccp-
3, tions & défenfes , & qui dans le cas prévu
„ fervoit de préparatoire à la procédure pref-
33 crite par les tdits & par l'Ordonnance Ecclé-
„ fiaftiquc. "
A cela les Reprcfentans , fans entrer dans
l'examen de la doctrine , objectèrent ; j, que
,3 le Confeil avoit jugé fans formalités prélimi-
„ naires : que l'Article 88 de l'Ordonnance Ec-
„ cléfiaftique avoit été violé dans ce jugement:
„ que la procédure faite en j<^62 contre Jean
53 Morelli à forme de cet Article en montroit
„ clairement l'ufage , & donnoit par cet exem-
M pie une jurifprudence qu'on n'auroit pas dû
33 méprifer •$ que cette nouvelle manière de
„ procéder étoit même contraire à la règle du
A 5
g PREMIERE LETTRE
j, Droit naturel admife chez tous les peuples ,
„ laquelle exige que nul ne Toit condamné fans
35 avoir été entendu dans fes défenfes ; qu'on
5J ne peut flétrir un ouvrage fans flétrir en
,5 même tems l'Auteur dont il porte le nom :
5, qu'on ne voit pas quelles exceptions & dé-
j, fenfes il refte h un , homme déclaré impie >
., téméraire , fcandaleux , dans fes écrits , &
„ après la fentence rendue & exécutée contre
», ces mêmes écrits , puifque les chofes n'étant
,, point fufceptibles d'infamie , celle qui réfulte
„ de la combuftion d'un livre par la main du
5, Bourreau réjaillit néceffairement fur l'Auteur :
„ d'où il fuit qu'on n'a pu enlever à un Ci-
:, toyen le bien le plus précieux , l'honneur ;
3, qu'on ne pouvoit détruire fa réputation , fou
33 état , fans commencer par l'entendre ; que les
3, ouvrages condamnés & flétris méritoient du
„ moins autant de fupport & de tolérance que
„ divers autres écries où l'on fait de cruelles
33 fatyres fur la Religion, & qui ont été répan-
„ dus & mêmes imprimés dans la Ville : qu'en-
3, fin par rapport aux Gouvernemens , il a tou-
5, jours été permis dans Genève de raifonner
33 librement fur cette matière générale , qu'on
3, n*y défend aucun livre qui en traite, qu'on
53 n'y flétrit aucun Auteur pour en avoir trai-
35 té , quel que foit fon fentiment ; & que ,
,3 loin d'attaquer le Gouvernement de la Ré-
35 publique en particulier 5 je ne lailfe échapper
DE LA MONTAGNE 7
„ aucune occafion d'en faire l'éloge. "
A ces obje&ions il fut répliqué de la part
du Confeii ; „ que ce n'eft point manquer à la
,, règle qui veut que nul ne foit condamné fans
:, l'entendre, que de condamner un livre après
„ en avoir pris ledure & l'avoir examiné fuf-
„ nfamment: que l'Article 88 des Ordonnan-
„ ces n'eft applicable qu'à un homme qui dog-
„ matife & non à un livre deftru&if de la
M Religion Chrétienne : qu'il n'eft pas vrai que
,j la fiétruTure d'un ouvrage fe communique à
„ l'Auteur , lequel peut n'avoir été qu'impru-
„ dent ou mal-adroit : qu'à l'égard des ouvrages
„ fcandaleux tolérés ou même imprimés dans
„ Genève , il n'eft pas raifonnable de préten-
„ dre que pour avoir diiïîmulé quelquefois , un
„ Gouvernement foit obligé de diffimuler tou-
„ jours ; que d'ailleurs les livres où l'on ne
„ lait que tourner en ridicule la Religion ne
„ ne font pas à beaucoup près aufïï puniffables
„ que ceux où fans détour on l'attaque' par le
„ raifonnement. Qu'enfin ce que le Confeii doit
:, au maintien de la Religion Chrétienne dans
,3 fa pureté , au bien public, aux Loix , & à
„ l'honneur du Gouvernement lui ayant fait
,5 porter cette fentence , ne lui permet ni de
„ la changer ni de l'affoiblir. "
Ce ne font pas-là toutes les raifons , objec-
tions & réponfes qui ont été alléguées de part
& d'autres , mais ce font les principales & elles
5 PREMIERE LETTRE
fuffifentpour établir par rapport à moi la ques-
tion de fait & de droit.
Cependant comme l'objet , ainfî préfenté ,
demeure encore un peu vague , je vais tâcher
de le fixer avec plus de précifion , de peur que
vous n'étendiez ma défenfe à la partie de cet
objet que je n'y veux pas embraiTer.
Je fuis homme & j'ai fait des Livres -, j'ai
donc fait aufïi des erreurs (2). J'en appercois
moi même en afTez grand nombre -, je ne doute
pas que d'autres n'en voient beaucoup davan-
tage, & qu'il n'y en ait bien plus encore que
ni moi ni d'autres ne voyons point. Si Ton ne
dit que cela j'y fbuferis.
Mais quel Auteur n'eft pas dans le même
cas , ou s'ofe flatter de n'y pas être ? Là - delius
donc, point de difpute. Si l'on me réfute &
qu'on ait raifon , l'erreur eft corrigée & je me
tais. Si l'on me réfute & qu'on ait tort, je
me tais encore ; dois-je répondre du fait d'au-
trni ? En tout état de caufe , après avoir en-
tendu les deux Parties, le public eft juge, il
prononce , le Livre triomphe ou tombe, & le
procès eft fini.
(zs> Exceptons , fi l'on veut , les Livres de Géométrie
6 leurs Auteurs. Encore s'il n'y a point d'erreurs dans
les proportions mêmes , qui nous aflurera qu'il n'y en
ait point dans l'ordre de déduction , dans le choix, dans
la méthode ? Euclide démentie , & parvient à fon but :
mais quel chemin prend-il ? combien n'erre-t-il pas dans-
fa route ? La fciénee a beau être infaillible ; l'homme
qui la cultive fe trompe fouvent.
DE LA MONTAGNE. 5>
Les erreurs des Auteurs font fouvent fort
indifférentes ; mais il en eft aufîi de dommagea-
bles , même contre l'intention de celui qui les
commet. On peut fe tromper au préjudice du
public comme au (len propre ; on peut nuire
innocemment. Les controverfes fur les matiè-
res de jurifpru Jence , de morale , de Religion
tombent fréquemment dans ce cas. NéceiTaire-
ment un des deux difputans fe trompe , & l'er-
reur fur ces matières important toujours de-
vient faute ; cependant on ne la punit pas
quand on la préfume involontaire. Un homme
n'eft pas coupable pour nuire en voulant fer-
vir , & fi l'on pourfuivoit criminellement un
Auteur pour des fautes d'ignorance ou d'inad-
vertance , pour de mauvaifes maximes qu'on
pourroit tirer de fes écrits très-conféquemment
mais contre fon gré , quel Ecrivain pourroit fe
mettre à l'abri des pourfuites '< Il faudroit être
infpiré du Saint Efprit pour fe faire Auteur &
n'avoir que des gens infpirés du Saint Efprit:
pour juges.
Si l'on ne m'impute que de pareilles fautes,
je ne m'en défends pas plus que des fimp!es er-
reurs. Je ne puis affirmer n'en avoir point
commis de telles , parce que je ne fuis pas un
Ange y mais ces fautes qu'on prétend trouver
dans mes Ecrits peuvent fort bien n'y pas
être, parce que ceux qui les y trouvent ne font
pas des Anges , non plus. Hommes & fujets à
se PREMIERE LETTRE
Terreur ainfi que moi, fur quoi prétendent - ils
que leur raifon foit l'arbitre de la mienne &
que je fois puniifable pour n'avoir pas penfé
somme eux ?
Le public eft donc aufîî le juge de fembla-
bles fautes; fon blâme en eft le feul châtiment.
Nul ne peut fe fouftraire à ce Juge , & quant à
moi je n'en appelle pas. Il eft vrai que fi le
Magiftrat trouve ces fautes nuillbles il peut
défendre le Livre qui les contient : mais , je le
répète , il ne peut punir pour cela l'Auteur
qui les a commifes ; puifque ce feroit punir un
délit qui peut être involontaire , & qu'on ne doit
punir dans le mal que la volonté. Ainfi ce n'eft
point encore là ce dont il s'agit.
Mais il y a bien de la différence entre un
Livre qui contient des erreurs nuifibles & un
Livre pernicieux. Des principes établis , la
chaîne d'un raifonnement fuivi , des conféquen-
ces déduites manifeftent l'intention de l'Auteur,
& cette intention dépendant de fa volonté ren-
tre fous la jurifdiction des Loix. Si cette in-
tention eft évidemment mauvaife, ce n'eft plus
erreur , ni faute , c'eft crime ; ici tout change.
Il ne s'agit plus d'une difpute littéraire dont le
public juge félon la raifon, mais d'un procès
criminel qui doit être jugé dans les Tribunaux
félon toute la rigueur des Loix ; telle eft la
pofition critique où m'ont mis des Magiftrats
qui fe difent juftes & des Ecrivains zélés qui
DE LA MONTAGNE. iï
les trouvent trop clémens. Si-tôt qu'on m'ap-
prête des priions , des bourreaux , des chaî-
nes , quiconque m'accufe eft un délateur > il
fait qu'il n'attaque pas feulement l'Auteur mais
l'homme , il fait que ce qu'il écrit peut influer
fur mon fort ( 3 ) ; ce n'eft plus à ma feule
réputation qu'il en veut , c'eft à mon honneur ,
à ma liberté , à ma vie.
Ceci , Monfieur , nous ramené tout d'un'
coup à l'état de la queftion dont il me paroit
que le public s'écarte. Si j'ai écrit des chofes
répréhenfibles on peut m'en blâmer , on peut
fupprimer le Livre. Mais pour le flétrir , pout
m'attaquer perfonnellement , il faut plus ; la fau-
te ne fuffit pas , il faut un délit , un crime -, il
faut que j'aie écrit à mauvaife intention un
Livre pernicieux , & que cela foit prouvé , non
comme un Auteur prouve qu'un autre Auteur
fe trompe , mais comme un accufateur doit
(î) Il y a quelques années qu'à la première apparition
d'un Livre célèbre je re'folus d'en attaquer les principes,
que je trouvois dangereux. J'exécutois cette entreprife
quand j'appris que l'Auteur étoit pouriuivi. A FinftanC
je jettai mes feuilles au feu , jugeant qu'aucun devoir ne
pouvoit autorifer la baffeiïe de s'unir à la foule pour ac-
cabler un homme d'honneur opprimé. Quand tout fut
pacifie j'eus occafion de dire mon fentiment fur le mê-
me fujet dans d'autres Ecrits ; mais je l'ai dit fans nom-
mer le Livre ni l'Auteur. J'ai cru devoir ajouter ce
ïcfpect pour fon malheur à Teftime que j'eus toujours
pour fa perfonne Je ne crois point que cette façon de
peu fer me foit particulière ; elle eit commune à tous les
honnêtes gens. Si-tôt qu'une affaire eft portée au crimi-
nel , ils doivent fe taire , à moins qu'ils ne foient appel-
les pour témoigner,
ï£ PREMIERE LETTRE
convaincre devant le Juge Paccufé. Pour être
traité comme un malfaiteur il faut que je fois
convaincu de l'être. C'eft la première quellion
qu'il s'agit d'examiner. La féconde, en fuppo-
fant le délit conftaté , eft d'en fixer la nature ,
le lieu où il a été commis, le tribunal qui doit
en juger, la Loi qui le condamne, & la pei-
ne qui doit le punir. Ces deux queftions une
fois réfolues décideront fi j'ai été traité juûe-
nient ou non.
Pour favoir li j'ai écrit des Livres pernicieux
il faut en examiner les principes , & voir ce
qu'il en réfulteroit fi ces principes étoient ad-
mis. Comme j'ai traité beaucoup de matières ,
je dois me reftreindre à celles fur le fqu elles je
fuis peurfuivi , favoir , la Religion & le Gou-
vernement. Commençons par le premier arti-
cle, à l'exemple des juges qui ne fe font pas
expliqués fur le fécond.
On trouve dans l'Emile la profeflîon de foi
d'un Prêtre Catholique , & dans l'Héloïfe celle
d'une femme dévote. Ces deux Pièces s'accor-
dent affez pour qu'on puiiîe expliquer l'une par
l'autre, & de cet accord on peut préfumer avec
quelque vraifemblance que fi l'Auteur qui a pu-
blié les Livres où elles font contenues ne les
adopte pas en entier l'une & l'autre , du moins
il les favorife beaucoup. De ces deux profeffions
de foi la première étant la plus étendue Se Ja feule
où l'on ait.trouvé le corps du délit, doit être exa-
minée par préférence, Gti*
DE LA MONTAGNE. 13
Cet examen , pour aller à (on but , rend en-
core un éclairciflement néceifaire. Car remar-
quez bien qu'éclaircir & diftinguer les propofî-
tions que brouillent & confondent mes accufa-
teurs , e'eft leur répondre. Comme ils difpu-
tent contre l'évidence , quand la queflion eft
bien pofée , ils font réfutés»
Je diltingue dans la Religion deux parties ,
outre la forme du culte , qui n'eft qu'un céré-
monial Ces deux parties font le dogme & la
morale. Je divife les dogmes encore en deux
parties j favoir , celle qui pofant les principes
de nos devoirs fert de bafe à la morale , & celle
qui , purement de foi , ne contient que des
dogmes fpéculatifs.
De cette diviiion , qui me paroît exacte ^
féfulte celle des fentimens fur la Religion d'une
part en vrais , faux ou douteux , & de l'autre
en bons , mauvais ou indirFérens.
Le jugeaient des premiers appartient à la
raifon feule , & fi les Théologiens s'en font em-
parés , c'eft comme raifonneurs , e'eft comme,
profelTeurs de la feience par laquelle on par-
vient à la connoiiTance du vrai & du faux en
matière de foi. Si l'erreur en cette partie eft
nuifiblc , c'eft feulement à ceux qui errent , &
c'eft feulement un préjudice pour la vie à ve-
nir fur laquelle les Tribunaux humains ne peu-
vent étendre leur compétence. Lorfqu'i s con-
noiiïent de cette matière 3 ce n'eft pbis comme
Tome IX, H
U PREMIERE LETTRE
Juges du vrai & du faux , mais comme Minis-
tres des Loix civiles qui règlent la forme exté-
rieure du culte : il ne s'agit pas encore ici de
cette partie ; il en fera traité ci- après
Quant à la partie de la Religion qui regar-
de la morale j c'eft-à-dire, la juftice, le bien*
public, l'obéifiance aux Loix naturelles & po-
iitives , les vertus fociales & tous les devoirs
de l'homme & du Citoyen , il appartient au
Gouvernement âyen connoître : c'eft en ce point
feul que la Religion rentre directement fous fa
Jurifdi&ion , & qu'il doit bannir, non l'erreur,
dont il n'eft pas juge , mais tout fentiment
îiuifible qui tend à couper le nœud focial.
Voila , Monfieur , la diftinclion que vous
avez à faire pour juger de cette Pièce, portés
au Tribunal , non des Prêtres , mais des MagiC
trats. J'avoue qu'elle n'eft pas toute affirmati-
ve. On y voit des objections & des doutes.
Pofons, ce qui n'eft pas, que ces toutes foienfc
des négations. Mais elle eft affirmative dans fa
plus grande partie ; elle eft affirmative & dé-
monftrative fur tous les points fondamentaux
de la Religion civile ; elle eft tellement déci-
sive fur tout ce qui tient à la Providence éter-
nelle, à l'amour du prochain, à la juftice, à la
paix , au bonheur des hommes , aux loix de la
fociété , à toutes les vertus , que les objections,
les doutes mêmes y ont pour objet quelque
avantage , & je défie qu'où m'y montre un feul
DE LA MONTAGNE. ïç
point de dodrine attaqué que je ne prouve
être nuifible aux hommes ou par lui- même ou
par Tes inévitables effets.
La Religion eft utile & même néceffaire aux
Peuples. Cela n'eft-il pas dit, foutenu , prouvé
dans ce même écrit ? Loin d'attaquer les vrais
principes de la Religion, l'Auteur les pofe , les
affermit de tout Ton pouvoir ; ce qu'il attaque ,
ce qu'il combat , ce qu'il doit combattre , c'eft
le fanatifme aveugle , la fuperftition cruelle , le
flupide préjugé. Mais il faut, difent-il, ref-
pecler tout cela. Mais pourquoi ? Parce que
c'eft ainfi qu'on mené les Peuples. Oui , c'eft
ainfr* qu'on les mené à leur perte. La fuperfti-
tion eft le plus terrible fléau du genre humain j
elle abrutit les (impies , elle perfécute les fa-
ges , elle enchaîne les Nations , elle fait par-
tout cent maux effroyables : quel bien fait- elle ?
Aucun i fi elle en fait , c'eft aux Tyrans ; elle
eft leur arme la plus terrible , & cela même
eft le plus grand mal qu'elle ait-jamais fait.
Ils difent qu'en attaquant la fuperftition je
veux détruire la Religion même : comment le
favent - ils ? Pourquoi confondent-ils ces deux
caufes , que je diftingue avec tant de foin?
Comment ne voient-ils point que cette impu-
tation réfléchit contre eux dans toute fa force,
& que la Religion n'a point d'ennemis plus
terribles que les défenfeurs de la fuperftition 't
Il feroit bien cruel qu'il fût fi aifé d'inculper
B 2
à* PREMIERE LETTRE
l'intention d'un homme , quand il eft fi diffi-
cile de la juftifier. Par cela même qu'il n'eft pas
prouvé qu'elle eft mauvaife on la doit juger
bonne. Autrement qui pourroit être à l'abri
des jugemens arbitraires de fes ennemis? Quoi !
leur fimple affirmation fait preuve de ee qu'ils
ne peuvent favoir , & la mienne , jointe à toute
ma conduite , n'établit point mes propres feir-
timens ? Quel moyen me refte donc de les
faire connoitre ? Le bien que je fens dans mou
cœur je ne puis le montrer , je l'avoue ; mais
quel eft l'homme abominable qui s'ofe vanter
d'y voir le mal qui n'y fut jamais ?
Plus on feroit coupable de prêcher l'irréli-
gion , dit très-bien M. d'Alembert , plus il eft
criminel d'en aceufer ceux qui ne la prêchent
pas en effet. Ceux qui jugent publiquement
de mon Chriftianifme montrent feulement l'cfc
pece du leur, & la feule choie qu'ils ont prou-
vée eft qu'eux & moi n'avons pas la même Re-
ligion. Voilà précifément ce qui les fâche : on
fent que le mai prétendu les aigrit moins quo
le bien même. Ce bien qu'ils font forcés de
trouver dans mes Ecrits les dépite & les gène ;
réduits à le tourner en mal encore, ils fentenfc
qu'ils fe découvrent trop. Combien ils feroienS
plus à leur aife fi ce bien n'y étoit pas !
Quand on ne me juge point fur ce que j'ai
dit , mais fur ce qu'on allure que j'ai voulu dire .
quand on cherche dans mes intentions le nui
BE LA MONTAGNE. 17
*$ni n'eft pas dans mes Ecrits , que puis - je
iaire '{ Ils démentent mes difcours par mes
penfées ; quand j'ai dit blanc ils affirment que
j'ai voulu dire noir } ils fe mettent à la place
de Dieu pour faire l'œuvre du Diable ; corn-
ment dérober ma tête à des coups portés de fi
haut?
Pour prouver que l'Auteur n'a point eu
l'horrible intention qu'ils lui prêtent je ne vois
qu'un moyen $ c'eft d'en juger fur l'ouvrage.
Ah î qu'on en juge ainfi , j'y confens i mais
cette tâche n'eft pas la mienne , & un examen
fiiivi fous ce point de vue ièroit de ma part une
indignité. Non , Monueur , il n'y a ni malheur
ni flétriffure- qui puiffent me réduire à cette ab-
jection. Je croirais outrager l'Auteur , l'Editeur ,
le Lecteur même , par une juftification d'autant
plus honteufe qu'elle eft plus facile ; c'eft dé-
grader la vertu que montrer qu'elle n'eft pas
un crime j c'eft obfcurcir l'évidence que prou-
\er qu'elle eft la vérité. Non, lifez & jugez
"vous-même. Malheur à vous , ii , durant cette
lecture , votre cœur ne bénit pas cent fois
l:homme vertueux & ferme qui ofe inftruire
ainfi les humains î
Eh ! comment me réfoudrois - je à juftiner
cet ouvrage ? moi qui crois effacer par lui les
fautes de ma vie entière , moi qui mets les
maux qu'il m'attire en compenfation de ceux
que j'ai faits , moi qui , plein de confiance » ef-
B 3
ï8 PREMIERE LETTRÉ
père un jour dire au Juge Suprême : daigne ju3
ger dans ta démence un homme foible ; j'ai
fait le mal fur la terre , mais j'ai publié cet
Ecrit.
I Mon cher Monsieur , permettez à mon cœuc
gonflé d'exhaler de tems en tems fes foupirs ;
mais foyez fur que dans mes difcuflîons je ne
mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je n'y met-
trai pas même la vivacité de mes adverfaires 5
je raifonnerai toujours de fang froid. Je re-
' viens donc.
Tachons de prendre un milieu qui vous fa-
tisfaife , & qui ne m'aviliffe pas. Suppofons un
moment la profefîion de foi du Vicaire adop-
tée en un coin du monde Chrétien , & voyons
ce qu'il en réfulteroit en bien & en mal. Ce
ne fera ni l'attaquer ni k défendre ; ce fera la
juger par fes effets.
Je vois d'abord les chofes les plus nouvelles
fans aucune apparence de nouveauté ; nul chan-
gement dans le culte & de grands changemens
dins les cœurs , des converfions fans éclat , de
la foi fans difpute , du zèle fans fanatifme , de
3a raifon fans impiété, peu de dogmes & beau-
coup de vertus, la tolérance du Philofophe &
la charité du Chrétien.
Nos profélytes auront deux règles de foi qu
n'en font qu'une, la raifon & l'Evangile j la fé-
conde fera d'autant plus immuable qu'elle ne fe
fondra que fur la première 5 & nullement fur
DE LA MONTAGNE. ï$
certains faits , lefquels ayant befoin d'être at-
teftés , remettent la Religion fous l'autorité des
hommes.
Toute la différence qu'il y aura d'eux aux
autres Chrétiens eft que ceux-ci font des gens
qui difputent beaucoup fur l'Evangile fans fe
foucier de le pratiquer, au lieu que nos gens
s'attacheront beaucoup à la pratique, & ne dis-
puteront point.
Quand les Chrétiens difputeurs viendront
leur dire. Vous vous dites Chrétiens fans l'ê-
tre i car pour être Chrétien il faut croire en
Jéfus - Chritt , & vous n'y croyez point ; les
Chrétiens paifibles leur réponderont : }, Nous
„ ne favons pas bien 11 nous croyons en Jéfus-
s, Chrift dans votre idée, parce que nous ne
35 l'entendons pas. Mais nous tâchons d'obfer-
38 ver ce qu'il nous prefcrit. Nous fommes
„ Chrétiens , chacun à notre manière , nous
„ en gardant fa parole , & vous en croyant en
3J lui. Sa charité veut que nous foyions tous
„ frères , nous la fuivons en vous admettant
„ pour tels ; pour l'amour de lui ne nous ôtez
„ pas un titre que nous honorons de toutes
„ nos forces & qui nous eft aufîî cher qu'à
3, vous. "
Les Chrétiens difputeurs infifteront fans dou-
te. En vous renommant de Jéfus il faudroit
nous dire à quel; titre ? Vous gardez , dites-
vous , fa parole , mais quelle autorité lui don-
B4
2G PREMIERE LETTRE
nez - vous ? Reconnoïiîez-vous la Révélation ?
Ne la reconnohîez-vous pas ? Admettez- voua
l'Evangile en entier . ne l'admettez-vous qu'en
partie? Sur quoi fondez-vous ces diftindUons 'i
Plaifans Chrétiens , qui marchandent avec 1g
maître , qui choiGiTent dans fa doctrine ce qu'il
leur plait d'admettre & de rejetter !
A cela les autres dirent paisiblement. „ Mes
j, frères , nous ne marchandons point > car no-
„ tre foi n'eft pas un commerce : vous fup-
2> pofez qu'il dépend de nous d'admettre ou de
n rejetter comme il nous plaît ; mais cela n'eft
„ pas , & notre raifon n'obéit point à notre
35 volonté. Nous aurions beau vouloir que ce
„ qui nous paroît faux nous parût vrai , il
„ nous paroîtroit faux malgré nous. Tout ce
9} qui dépend de nous eft de parler félon notre
9i penfée ou contre notre penfée, & notre feul
§, crime eft de ne vouloir pas vous tromper.
„ Nous reconnoilTons l'autorité de Jéfus-
w Chrift , parce que notre intelligence acquiefee
3, à fes préceptes & nous en découvre la fii-
j, blimité. Elle nous dit qu'il convient aux
M hommes de fuivre ces préceptes , mais qu'il
,5 etoit au-delïus d'eux de les trouver. Nous
w admettons la Révélation comme émanée de
9t l'Efprit de Dieu, fans enfavoir la manière,
9i & fans nous tourmenter pour la découvrir :
w pourvu que nous fâchions que Dieu a parlé,
„ peu ïious importe d'expliquer comment il
K
7>
DE LA MONTAGNE: **
s'y eft pris pour fe faire entendre. Ainfi
reconnoiflant dans l'Evangile l'autorité divi-
ne , nous croyons Jéfus - Chrilt revêtu de
5, cette autorité ; nous reconnoiflons une vertu
5, plus qu'humaine dans fa conduite , & une fa-
}J geife plus qu'humaine dans fes leçons. Voi*
„ là ce qui eft bien décidé pour nous. Com-
„ ment cela s'eft-il fait? Voilà ce qui ne l'eu;
w pas i cela nous pafle. Cela ne vous palfe
„ pas , vous ; à la bonne heure ; nous vous en.
félicitons de tout notre cœur. Votre raifort
peut être fupérieure à la nôtre ; mais ce n'eft
5J pas à dire qu'elle doive nous fervir de loi.
5, Nous confentons que vous fâchiez tout ,
„ fouffrez que nous ignorions quelque chofe.
„ Vous nous demandez Ci nous admettons
r,, tout l'Evangile ; nous admettons tous les en,-
„ feignemens qu'a donné Jélus-Chrift. L'uti-
s, tilité, la nécefîîté delà plupart de fes enfei-
„ gnemens nous frappe, & nous tâchons de nous
„ y conformer. Quelques-uns ne font pas à
j, notre portée ; ils ont été donnés fans doute
53 pour des efprits plus intelligens que nous.
5, Nous ne croyons point avoir atteint les li-
3, mites de la raifon humaine , & les homme?
M plus pénétrans ont befoin de préceptes plus
w élevés.
„ Beaucoup de cfiofes dans l'Evangile paf-
'p fent notre raifon , & même la choquent ;
5P nous ne les rejettons pourtant pas. Con-
SS PREMIERE LETTRE
5> vaincus de la foiblefle de notre entende-
„ ment , nous favons refpe&er ce que nous ne
g, pouvons concevoir , quand l'afîbciation de
5, ce que nous concevons nous le fait jugée
^ fupérieur à nos lumières. Tout ce qui
Sj nous eft néceflaire à favoir pour être faints
„ nous paroît clair dans l'Evangile ; qu'avons-
„ nous befoin d'entendre le refte ? Sur ce point
53 nous demeurerons ignorans , mais exempts
„ d'erreur , & nous n'en ferons pas moins gens
5, de bien ; cette humble réferve elle - même
3, eft l'efprit de l'Evangile.
„ Nous ne refpedtons pas précifément ce
33 Livre Sacré comme Livre , mais comme la
3, parole & la vie de Jéfus - Chrift. Le carac-
j, tere de vérité , de fagefle & de fainteté qui
33 s'y trouve nous apprend que cette hiftoire
33 n'a pas été eiTentielIement altérée ( 4 ) , mais
3, il n'eft pas démontré pour nous qu'elle ne
,3 l'ait point été du tout. Qui fait fi les clio-
3, fes que nous n'y comprenons pas ne font
35 point des fautes gliflees dans le texte ? Qui
3, fait fi des difciples fi fort inférieurs à leur
3, maître l'ont bien compris & bien rendu par-
33 tout? Nous ne décidons point là-delfus,
33 nous ne préfumons pas même , & nous ne
(4.) Où en feraient les fmiples fidèles , fi l'on ne pou-
voit favoir cela que par des difcuffîons de critique , ou
par l'autorité des Pafteurs ? De quel front ofe-t-on faire
dépendre la foi de tant de feience ou de tant de fou*
miffion ?
t>E LA MONTAGNE: 2|
^ vous propofons des conjectures que parce
3j que vous l'exigez.
„ Nous pouvons nous tromper dans nos
r3) idées, mais vous pouvez aufîî vous trompée
„ dans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez-
„ vous pas étant hommes? Vous pouvez avoir:
„ autant de bonne-foi que nous , mais vous
„ n'en fauriez avoir davantage : vous pouvez
,5 être plus éclairés , mais vous n'êtes pas in-
„ faillibles. Qui jugera donc entre les deux:
3, partis? fera - ce vous ? cela n'eft pas jufte-
y, Bien moins fera- ce nous qui nous défions (î
3, fort de nous-mêmes. Laiflbns donc cette dé-
33 cifion au juge commun qui nous entend , &
3, puifque nous fommes d'accord fur les règles
„ de nos devoirs réciproques , fupportez-nous
33 fur le refte , comme nous vous fupportons.
3J Soyons hommes de paix , foyons frères ;
33 unhTons-nous dans l'amour de notre commun
3, maître , dans la pratique des vertus qu'il
33 nous preferic Voilà ce qui fait le vrai
s, Chrétien.
„ Que fi vous vous obftinez à nous refufer
3, ce précieux titre ; après avoir tout fait pour vi-
33 vre fraternellement avec vous, nous nous con-
3) folerons de cette injuftice , en fongeant que les
„ mots ne font pas les chofes , que les premiers
3, difciples de Jéfus ne prenoient point le nom
5> de Chrétiens, que le martyr Etienne ne le
j, norta jamais ? & que quand Paul fut conver-.
PREMIERE LETTRE
£ ti à la foi de Chrift , il n'y avoit encore
53 aucuns Chrétiens (5) fur la terre. "
Croyez-vous, Monfieur , qu'une controverfe
ainfî traitée fera fort animée & fort longue , &
qu'une des Parties ne fera pas bientôt réduite au
iïlence quand l'autre ne voudra point difputer?
Si nos Profélytes font maîtres du pays où
\\s vivent } ils établiront une forme de culte
aufli fimple que leur croyance , & la Religion
qui réfultera de tout cela fera la plus utile aux
hommes par fa (implicite même. Dégagée de
tout ee qu'ils mettent à la place des vertus , &
n'ayant ni rites fuperftitieux , ni fubtilités dans
la dodlrine , elle ira toute entière à fon vrai but ,
qui eft la pratique de nos devoirs. Les mots
de dévot & d'orthodoxe y feront fans ufage i la
monotonie de certains fons articulés n'y fera
pas la piété î il n'y aura d'impies que les mé-
dians , ni de fidèles que les gens de bien.
Cette infHtution une fois faite , tous feront
obligés par les Loix de s'y foumettre , parce
qu'elle n'eft point fondée fur l'autorité des
hommes , qu'elle n'a rien qui ne foit dans l'or-
dre des lumières naturelles , qu'elle ne contient
aucun article qui ne fe rapporte au bien de la
fociété, & qu'elle n'eft mêlée d'aucun dogme
Ç (0 Ce nom leur fut donné quelques années après à
Antioche pour la première fois.
DE LA MONTAGNE. M
inutile à la morale , d'aucun point de pure fp&
culation.
Nos profélytes feront-ils intolérans pour cela 2
Au contraire, ils feront tolérans par principes
ils le feront plus qu'on ne peut l'être dans
aucune autre doctrine , puifqu'ils admettront
toutes les bonnes Religions qui ne s'admettent
pas entre elles , c'eft - à - dire , toutes celles
qui ayant l'elfentiel qu'elles négligent , font
l'eiTentiel de ce qui ne l'eft point. En s'atta-
chant , eux , à ce feul elfentiel , ils lahTeronfc
les autres en faire à leur gré l'accefloire , pour-
vu qu'ils ne le rejettent pas : ils les laiiTeront
expliquer ce qu'ils n'expliquent point, décider
• 3 qu'ils ne décident point. Ils lauferont à
chacun fes rites , fes formules de foi , fa croyan-
ce : ils diront ; admettez avec nous les prin-
cipes des devoirs de l'komme & du Citoyen :
du refte , croyez tout ce qu'il vous plaira. Quant
aux Religions qui font eifentiellement mauvai-
fes , qui portent l'homme à faire le mal , ils ne
les toléreront point ; parce que cela même eft
contraire à la véritable tolérance , qui n'a pout
but que la paix du genre humain. Le vrai to-
lérant ne tolère point le crime , il ne tolère au-
cun dogme qui rende les hommes méchans.
Maintenant fuppofons au contraire, que nos
Profélytes foient fous la domination d'autrui :
comme gens de paix ils feront fournis auxLoix
âp leurs maities , même sa matière de Keli-
Hé PREMIERE LETTRE
gion , à moins que cette Religion ne fût efleiî-
tiellement mauvaife ; car alors, fans outrager
ceux qui la profefTent , ils refuferoient de la
profeifer. Ils leur diroient ; puifque Dieu nous
appelle à la fervitude , nous voulons être de
bons ferviteurs & vos fentimens nous empê-
cheroient de l'être ; nous connoiflbns nos de-
voirs , nous les aimons , nous rejettons ce qui
nous en détache ; c'eft afin de vous être fidèles
que nous n'adoptons pas la loi de l'iniquité.
Mais fi la Religion du pays eft bonne en
elle-même , & que ce qu'elle a de mauvais foit
feulement dans des interprétations particuliè-
res, ou dans des dogmes purement fpéculatifs >
ils s'attacheront à l'eiïentiel & toléreront le refte,
tant par refpect pour les loix que par amour
pour la paix. Quand ils feront appelles à dé-
clarer expreffément leur croyance , ils le feront ,
parce qu'il ne faut point mentir ; ils diront au
jbefoin leur fentiment avec fermeté , même
avec force ; ils fe défendront par la raifon .£.
on les attaque. Du refte , ils ne difputeront
point contre leurs frères , & fans s'obftiner à
vouloir les convaincre , ils leur relieront unis
par la charité , ils affilieront à leurs aifemblées,
ils adopteront leurs formules , & ne fe croyant
pas plus infaillibles qu'eux , ils fe foumettront
à l'avis du plus grand nombre , en ce qui
îi'intéreffe pas leur ccnfcience & ne leur parois
pas importer au falut.
DE LA MONTAGNE. %f
Voila le bien , me direz-vous , voyons le
•mal. Il fera dit en peu de paroles. Dieu ne
fera plus l'organe de la méchanceté des hom-
mes. La Religion ne fervira plus d'infiniment
à la tyrannie des gens d'Eglife & à la vengeance
des ufurpateurs ; elle ne fervira plus qu'à ren-
dre les Croyans bons & juftes ; ce n'eft pas-là le
compte de ceux qui les mènent : c'eft pis pour
eux que fi elle ne fer voit à rien.
Ainsi donc la do&rine en queftion eft bonne
au genre humain & mauvaife à fes oppreffeurs.
Dans quelle clafTe abfolue la faut-il mettre? J'ai*
dit fidellement le pour & le contre ; comparez
& choififfez.
Tout bien examiné , je crois que vous con-
viendrez de deux chofes : l'une que ces hom-
mes que je fuppofe fe conduiroient en ceci
très - conféquemment à la profcfîion de foi du
Vicaire j l'autre que cette conduite feroit non-
feulement irréprochable mais vraiment Chré-
tienne, & qu'on auroit tort de refufer à ces hom-
mes bons & pieux le nom de Chrétiens j pui£.
qu'ils le mériteroient parfaitement par leur con-
duite , & qu'ils feroient moins oppofés par
leurs fentimens à beaucoup de fe&es qui le
prennent & à qui on ne le difpute pas , que
plufieurs de ces mêmes fe&es ne font oppofées
entre elles. Ce ne feroient pas , fi l'on veut,
-3es Chrétiens à la mode de Saint Paul qui étoit
fUaturellement perfécuteur 3 & ^ui jj'avoit pas
él PREMIERE LETTRE
entendu Jéfus-Chrift lui-même ; mais ce feroierif
des Chrétiens à la mode de Saint Jacques ,
choiil par le maître en perfonne & qui avok
Ireçu de fa propre bouche les inftructions qu'il
nous tranfmet. Tout ce raifonnement eii bien
iimple , mais il me paroît concluant.
Vous me demanderez peut-être comment on
peut accorder cette doctrine avec celle d'un
homme qui dit que l'Evangile eft abfurde &
pernicieux à la fociété ? En avouant franche-
ment que cet accord me paroît difficile , je
vous demanderai à mon tour où eft cet homme
qui dit que l'Evangile eft abfurde & pernicieux?
Vos Meilleurs m'accufent de l'avoir dit ; &
où? Dans le Contrai facial au Chapitre de la
Religion civile. Voici qui eft fingulier ! Dans
ce même Livre & dans ce même Chapitre je
penfe avoir dit prccifément le contraire : je
penfe avoir dit que l'Evangile eft fubiime &
le plus fort lien de la fociété (6). Je ne veux
pas taxer ces Meilleurs de menfonge > mais
avouez que deux propofitrons fi contraires dans
le même Livre & dans le même Chapitre doi-
vent faire un tout bien extravagant.
N'y auroit-il point ici quelque nouvelle équi-
voque , à la faveur de laquelle on me rendît
plus coupable ou plus fou que je ne fuis ? Ce
moc
(6) Contrat Social L. IV. Chrp. 8- p. Jio- ?ir. de
l'Edition in-8.vo & pages 343.344. de cette nouvelle
Edition»
Î)E LA MONTAGNE. 29
tnot de Société préfente un fens un peu vague 2
il y a dans le monde des fociétés de bien des for-
tes , & il n'eft pas impoflible que ce qui fert à
l'une nuifeà l'autre. Voyons : la méthode favo-
rite de mes agreifeurs eft toujours d'offrir aveo
art des idées indéterminées ; continuons pour
toute réponfe à tâcher de les fixer.
Le Chapitre dont je parle eft deftiné , com-
me on le voit par le titre , à examiner com-
ment les inftitutions religieufes peuvent entrer
dans la conftitution de l'Etat. Ainfi ce donc
il s'agit ici n'ell point de confidérer les Reli-
gions comme vraies ou fattifes , ni même com-
me bonnes ou mauvaifes en elles-mêmes, mais
de les confidérer uniquement par leurs rap-
ports aux corps politiques , & comme parties
de la Législation.
Dans cette vue , l'Auteur fait voir que tou-
tes les anciennes Religions , fans en excepter
la Juive , furent nationales dans leur origine ,
appropriées, incorporées à l'Etat, & formant la
bafe ou du moins faifant partie du Syftême lé-
gislatif.
Le Chriftianifme , au contraire , eft dans fon
principe une Religion univerfclle , qui n'a rien
d'exclu fif, rien de local , rien d«e propre à tel
pays plutôt qu'à tel autre. Son divin Auteur
embralfant également tous les hommes dans fa
charité fans bornes , eft venu lever la barrière
qui féparoit les Nations , & réunir tout le genre
Tome IX. C
30 PREMIERE LETTRE
humain dans un peuple de frères, car en tonte
< Nation celui qui le craint & qui s'adonne à la juf-
tice lui ejl agréable (7). Tel eft le véritable efprit
de l'Evangile.
CEUX donc qui ont voulu faire du Chriftianif.
nie une Religion nationale & l'introduire comme
partie conftitutive dans le fyftème de la Législa-
tion, ont fait par - là deux fautes, nuifibles ,
l'une à la Religion , & l'autre à l'Etat. Ils fe
font écartés de l'efprit de Jcfus - Chrift dont le
règne n'eft pas de ce monde, & mêlant aux in-
térêts terreftres ceux de la Religion , ils ont fouil-
lé fa pureté célefte, ils en ont fait l'arme des Ty-
rans & l'inftrument des perfécuteurs. Ils n'ont
pas moins bleifé les faines maximes de la politi-
que , pui (qu'au lieu de fimplirler la machine du
Gouvernement, ils l'ont compofée , ils lui ont
donné des relforts étrangers , fuperflus , & l'af-
fujettiflant à deux mobiles diiférens , fouvent
contraires , ils ont caufé les tirailîemens qu'on
fent dans tous les Etats Chrétiens où l'on a fait en-
trer la Religion dans le fyftème politique.
Le parfait Chriftianifme eft l'inltitution fo-
ciale univcrfelle ; mais pour montrer qu'il n'eft
point, un établiifement politique & qu'il ne con-
court point aux bonnes inftitutions particuliè-
res, il falloit ôter les fophifmes de ceux qui
mêlent la Religions tout , comme une prife avec
laquelle ils s'empar§nt de tout. Tous les établif-
(7) Acl.X.35.
DE LA MONTAGNE. 31
femens humains font fondés fur les paillons hu-
maines & fe confervent par elles : ce qui combat
& détruit les pallions n'elt donc pas propre à for-
tifier ces établiflemens. Comment ce qui détache
les cœurs de la terre nous donneroit - il plus d'in-
térêt pour ce qui s'y fait ? comment ce qui nous
occupe uniquement d'une autre Patrie nous &tta-
cheroit-il davantage à celle- ci?
Les Religions nationales font utiles à l'Etat
comme parties de fa eenllitution , cela eft incon-
teltable ; mais elles font nuifibies au genre hu-
main , & même à l'Etat dans un autre feus : j'ai
montré comme;-: & pourquoi.
Le Chriltianifme, au contraire, rendant les
hommes juttes , modérés, amis de la paix , eft
très -avantageux à la fociété générale ; mais il
énerve la force du relîort politique ; il compli-
que les mouvemens de la machine , il rompt
l'unité du corps moral, & ne lui étant pas aiïez
approprié il faut qu'il dégénère ou qu'il demeure
une pièce étrangère & embarrarïante.
Voila donc un préjudice & des inconvéniens
des deux côtés relativement au corps politique.
Cependant il importe que l'Etat ne foit pas fans
Religion , &. cela importe par des raifons gra-
ves , fur lefquelles j'ai par -tout fortement in-
illté : mais il vaudroit mieux encore n'en point
avoir , que d'en avoir une barbare & perfJcu-
tante qui, tyrannifant les Loix mêmes , con-
trarieroit les devoirs du Citoyen. On diroit que
C 2
?à PREMIERE LETTRE
tout ce qui s'eft pafTé dans Genève à mon égard
n'eft fait que pour établir ce Chapitre en exem-
ple , pour prouver par ma propre hiftoire que
j'ai très-bien raifonné.
Que doit faire un fage Législateur dans cette
alternative ? De deux chofes l'une. La première ,
d'établir une Religion purement civile , dans la-
quelle renfermant les dogmes fondamentaux de
toute bonne Religion , tous les dogmes vraiment
utiles à la fociété , foit univerfelle foit particulie-
fe, il omette tous les autres qui peuvent im-
porter à la foi , mais nullement au bien terref-
tre , unique objet de la Législation : car comment
le myftere de la Trinité , par exemple , peut - il
concourir à la bonne constitution de l'Etat , en
quoi fes membres feront - ils meilleurs Citoyens
quand ils auront rejette le mérite des bonnes œu-
vres , & que fait au lien de la fociété civile le
dogme du péché originel ? Bien que le vrai Chrif-
tianifme foit une inltitution de paix , qui ne voit
que le Chriftianifme dogmatique ou théologique
eft , parla multitude & l'obfcurité de fes dogmes ,
fur - tout par l'obligation de les admettre , un
champ de bataille toujours ouvert entre les hom-
mes ; & cela fans qu'à force d'interprétations &
de dédiions on puilfe prévenir de nouvelles dif-
putes fur les décidons mêmes ?
L'autre expédient eft de biffer le Chriftia-
nifme tel qu'il eft dans fon véritable efprit , li-
br«, dégagé de tout lien de chair » fans autre
BE LA MONTAGNE. n
obligation que celle de la confcience, fans au-
tre gène dans les dogmes que les mœurs & les
Loix. La Religion Chrétienne eft , par la pureté
de fa morale , toujours bonne & faine dans l'E-
tat, pourvu qu'on n'en fafle pas une partie de
fa conftitution , pourvu qu'elle y foit admife
uniquement comme Religion, fentiment, opinion,
croyance ; mais comme Loi politique , le Chrif-
tianifme dogmatique eft un mauvais établif-
fement.
Telle eft , Monfieur , la plus forte confé-
quence qu'on puhTe tirer de ce Chapitre , où,
bien loin de taxer le pur Evangile (8) d'être per-
nicieux à la fociété , je le trouve , en quelque
forte , trop fociable , embraffant trop tout le
genre humain pour une Législation qui doit
être exclufive -, infpirant l'humanité plutôt que
le patriotifme , & tendant à former des hommes
plutôt que des Citoyens (9). Si je me fuis
(8) Lettres écrites de la Campagne page. 30.
(9) C'eft merveille de voir l'aiTortinient de beaux
ientiraens qu'on va nous entaffant dans les Livres : il ne
faut pour cela que des mots , & les vertus en papier ne
coûtent guère ; mais elles ne s'agencent pas tout-à-fait
ainfi dans le cœur de l'homme , & il y a loin des pein-
tures aux réalités. Le patriotifme & l'humanité font ,
par exemple, deux vertus incompatibles dans leur éner-
gie, & fur - tout chez un peuple entier. Le Législateur
qui les voudra toutes deux n'obtiendra ni l'une ni l'au-
tre : cet accord ne s'eft jamais vu ; il ne fe verra ja-
mais , parce qu'il eft contraire à la nature , & qu'on ne
peut donner deux objets à la même paifion.
C 3
54 PREMIERE LETTRE
trompé, j'ai fait une erreur en politique, mais
où eft mon impiété ?
La feience du falut & celle du Gouvernement
font très - différentes ; vouloir que la première
embraiie tout eft un fanatisme de petit efpric ;
c'eft penfer comme les Alchymiftes , qui dans l'art
de faire de l'or voient aulfc la médecine univer-
feile , ou comme les Mahométans qui prétendent
trouver toutes les feiences dans L'Alcoran. La
doclrine de l'Evangile n'a qu'un objet , c'eft d'ap-
peller & fauver tous les hommes ; leur liberté ,
leur bien-ètre ici-bas n'y entre pour rien , Jéfus
l'a dit mille fois. Mêler à cet objet des vues terref-
tres , c'eft altérer fa (implicite fubîime , c'eft fouil-
ler fa fainteté par des intérêts humains : c'eft cela
qui eft vraiment une impiété.
Ces diUin&ions font de tout tems établies.
On ne les a confondues que pour moi feul. En
étant des Inftitutions nationales la Religion
Chrétienne , je l'établis la meilleure pour le
genre humain. L'Auteur de l'Efprit des Loix a
fait plus ; il a dit que la Mufulmane étoit la meil-
leure pour les Contrées Asiatiques. Il raifonnoit
en politique, & moi aufli. Dans quel pays a-t-
on cherché querelle, je ne dis pas à l'Auteur,
niais au Livre (10)? Pourquoi donc fuis - je
(10^ Il eft bon de remarquer que le Livre de l'Efprit
des loix fut imprimé pour la première fois à Genève ,
fans que les Scholarques y trouvaient rien à repren-
dre , & que ce fut un Parleur qui corrigea l'Edition;
DE LA MONTAGNE. 3*
eoupable , ou pourquoi ne rétoit- il pas?
Voila , Monsieur, comment par des extraits
fidèles un critique équitable parvient à connoî-
tre les vrais fentimens d'un Auteur & le deifeui
dans lequel il a compofé fon Livre. Qu'on exa-
mine tous les miens par cette méthode, je ne
crains point les jugemens que tout honnête
homme en pourra porter. Mais ce n'ett pas ain-
fi que ces Meilleurs s'y prennent , ils n'ont gar-
de , ils n'y trouveroient pas ce qu'ils cherchent.
Dans le projet de me rendre coupable à tout
prix, ils écartent le vrai but de l'ouvrage; ils
lui donnent pour but chaque erreur , chaque né-
gligence échappée à l'Auteur , & fi par hufard il
1 aille un parlage équivoque , ils ne manquent
pas de l'interpréter dans le fens qui n'eft pas le
fien. Sur un grand champ couvert d'une moif-
fon fertile , ils vont triant avec foin quelques
mauvaifes plantes , pour aceufer celui qui l'a fe-
mé d'être un empoifonneur.
Mes proportions ne pouvoient faire aucun
mal à leur place > elles étoient vraies, utiles , hon-
nêtes dans le fens que je leur donnois. Ce font
leurs faliifications , leurs fubreptions , leurs inter-
prétations frauduleufes qui les rendent puniffa-
bles : il faut les brûler dans leurs Livres , & les
couronner dans les miens.
Combien de fois les Auteurs diffamés & le
public indigné n'ont- ils pns réclamé contre cette
manière odieufe de déchiqueter un ouvrage,
C 4
36 PREMIERE LETTRE
d'en défigurer toutes les parties , d'en juger fur
des lambeaux enlevés ça & là au choix d'un ac-
cufateur infidèle qui produit le mal lui-même ,
cil le détachant du bien qui le corrige & l'expli-
que , en ditorquant par-tout le vrai fens? Qu'on
juge la Bruyère ou la Rochefoucault fur des
maximes ifolées , à la bonne heure i encore fe-
ra-t-il jufle de comparer & de compter. Mais
dans un Livre de raifonnement , combien de
fens divers ne peut pas avoir la même propor-
tion félon la manière dont l'Auteur l'emploie &
dont il la fait envifager ? Il n'y a peut - être pas
une de celles qu'on m'impute à laquelle au lieu
où je l'ai mife la page qui précède ou celle qui
fuit ne ferve de réponfe , & que je n'aie prife
en un fens dilférent de celui que lui donnent
mes aceufateurs. Vous verrez avant la fin de
ces Lettres des preuves de cela qui vous fur-
prendront.
Mais qu'il y ait des proportions faulfcs , re-
préhenfibles , blâmables en elles - mêmes , cela
fuffit-il pour rendre un Livre pernicieux '{ Un
bon Livre n'eft pas celui qui ne contient rien
de mauvais ou rien qu'on puiife interpréter en
mal i autrement il n'y auroit point de bons Li-
vres : mais un bon Livre efl: celui qui contient
plus de bonnes choies que de mauvaifes , un bon
Livre eft celui dont l'erfet total elt de mener au
bien , malgré le mal qui peut s'y trouver. Eh !
que feroit - ce , mon Dieu ! fi dans un grand ou-
vrage plein de vérités utiles , de leçons d'huma-
DE LA MONTAGNE. 37
ïihê , de piété , de vertu , il étoit permis d'allé*
cherchant avec une maligne exa&itude toutes les
erreurs, toutes les proportions équivoques , fuf-
pectes ou inconsidérées > toutes les ineonféquen-
ces qui peuvent échapper dans le détail à un Au-
teur furchargé de fa matière , accablé des nom-
breufes idées qu'elle lui fuggere , diftrait des
unes par les autres , & qui peut à peine aflem-
bler dans fa tête toutes les parties de fbn vatte
plan ? S'il étoit permis de faire un amas de tou-
tes fes fautes, de les aggraver les unes par les
autres , en rapprochant ce qui eft épars , en liant
ce qui eft ifolé j puis , taifant la multitude de
chofes bonnes & louables qui les démentent,
qui les expliquent, qui les rachètent , qui mon-
trent le vrai but de l'Auteur, de donner cet af-
freux recueil pour celui de fes principes , d'a-
vancer que c'effc - là le réfumé de fes' vrais fen-
timens , & de le juger fur un pareil extrait?
Dans quel défert faudroit- il fuir , .dans quel an-
tre faudroit - il fe cacher pour échapper aux pour-
fuites de pareils hommes , qui fous l'apparence
du mal puniroient le bien , qui compteroient
pour rien le cœur , les intentions , la droiture
par - tout évidente , & traiteroient la faute la
plus légère & la plus involontaire comme le cri-
me d'un fcélérat ? Y a - t - il un feul Livre au
monde , quelque vrai , quelque bon , quelque
excellent qu'il puiife être, qui pût échapper à cette
infkme inquilition \ Non, Monfieur , il n'y en
38 PREMIERE LETTRE
pas un, pas un feuî , non pas l'Evangile mê-
le : car le mal qui n'y feroit pas , ils fauroicnt
3
me
l'y mettre par leurs extraits infidèles , par leurs
faulTes interprétations.
Nom vous déferons, oferoient- ils dire , un Li-
vre fcanâaleux , téméraire , impie , dont la morale
ejî d'enrichir le riche & de dépouiller le pauvre
(«) , d'apprendre aux en/ans à renier leur mère &
leurs frères (Jy) , de s'emparer fam fcrupule du bien
d' autrui (c) , de n'injîruire point les médians , de
peur qu'ils ne fe corrigent & qu'ils ne [oient far-
donnés (d) , de haïr père , mère , femme , erifatis ,
tous fei proches (e) j un Livre oh l'on foujfe par-
tout le feu de la difcorde (/) , où Von fe vante
d'armer le fis contre le père (g) , les parens Ftm
contre l'autre (/j) , les domejli qv.es contre leurs
maîtres ( O > oh l'on approuve la violation des
Loix (k) , où l'on impoje en devoir la perfécution
(7) j où pour porter les peuples au brigandage on
fait du bonheur éternel le prix de la force & la
conquête des hommes vio'ens ( m ).
(a) Matth. XTIT. 12. Luc. XIX. 26.
(b) Matth. XIII. 48. Marc. III. 33.
(c) Marc. XI. 2. Luc. XIX. 30.
(d) Marc. IV. 12. Jean. XII. 40.
(e) Luc. XIV. 26.
(/) Matth. X. 34. Luc. XII. $r. ç*.
(9) Matth. X. 3s. Luc. XII. 53.
(h) Ibid.
(i) Matth. X. 36.
(k) Matth. XII. 2. & feqq.
(I) Luc. XJV. 23.
(m) Matth. XI. 12.
DE LA MONTAGNE. 39
Figurez- vous une ame infernale analyfant
ainfi tout l'Evangile , formant de cette calom-
nieufe analyfe Tous le nom de ftofejjïon de foi
Evangèliquè un Ecrit qui ferait horreur , & les.
dévots Pharifiens prônant cet Ecrit d'un air de
triomphe comme l'abrégé des leçons de Jéfus-
Chrift. Voilà pourtant jufqu'où peut mener cet-
te indigne méthode. Quiconque aura lu mes Li-
vres & lira les imputations de ceux qui m'accu-
fent, qui méjugent, qui me condamnent, qui
me pourfuivent , verra que c'eft ainfi que tous
m'ont traité.
Je crois vous avoir prouvé que ces Meilleurs
ne m'ont pas jugé félon la raifon ; j'ai maintenant
à vous prouver qu'ils ne m'ont pas jugé félon les
Loix j mais laiflez-moi reprendre un inftant ha-
leine. A quels triftes effais me vois- je réduit à
mon âge ? Devois - je apprendre fi tard à faire
mon apologie ï Etoit-ce la peine de commencer ?
PB Sa.
4© SECONDE LETTRE
SECONDE LETTRE.
».
'Ai fuppofé, Monfieur, dans ma précédente
Lettre que j'avois commis en effet contre la foi
les erreurs dont on m'acc-ufe , & j'ai fait voir
que ces erreurs n'étant point nuifibles à la fo-
ciété n'étoïent pas puniflables devant la juflice
humaine. Dieu s'eft réfervé fa propre défenfe,
& le châtiment des fautes qui n'ofFenfent que
lui. C'eft un fàcrilege à des hommes de fe faire
les vengeurs de la divinité , comme fi leur pro-
teclion lui étoit néceffaire. Les Magiftrats , les
Rois n'ont aucune autorité fur les âmes , &
pourvu qu'on foit fidèle aux Loix de la focié-
té dans ce monde, ce n'eft point à eux de fe
mêler de ce qu'on deviendra dans l'autre , où
ils n'ont aucune infpection. Si l'on perdoit ce
principe de vue , les Loix faites pour le bon-
heur du genre humain en feroient bientôt le
tourment , & fous leur inquifition terrible , les
hommes , jugés par leur foi plus que par leurs
œuvres , feroient tous à la merci de quiconque
voudroit les opprimer.
Si les Loix n'ont nulle autorité fur les fenti-
mens des hommes en ce qui tient uniquement
à la Religion , elles n'en ont point non plus en
cette partie fur les écrites où l'on manifefte ces
DÉ LA MONTAGNE. *ï
fentimens. Si les Auteurs de ces Ecrits font pu-
niilàbles , ce n'eft jamais précifément pour avoir
enfeigné l'erreur, puifque la Loi ni Tes minis-
tres ne jugent pas de ce qui n'eft précifément
qu'une erreur. L'Auteur des Lettres écrites de
la Campagne paroît convenir de ce principe
(w). Peut-être même en accordant que la Politi-
que & la Philofopbie pourront Contenir la liberté
de tout écrire , le pouiferoit-il trop loin (c). Ce
n'eft pas ce que je veux examiner ici.
Mais voici comment vos Meilleurs & lui
tournent la chofe pour autorifer le jugement
rendu contre mes Livres & contre moi. Ils me
jugent moins comme Chrétien que comme Ci-
toyen ; ils me regardent moins comme impie en-
vers Dieu que comme rebelle aux Loix ; ils
voient moins en moi le péché que le crime , &
l'hérélie que la défobéiifance. J'ai, félon eux,
attaqué la Religion de l'Etat j j'ai donc encouru
la peine portée par la Loi contre ceux qui l'at-
taquent. Voilà , je crois , le fens de ce qu'ils
ont dit d'intelligible pour juftirler leur procédé.
Je ne vois à cela que trois petites difficultés.
La première , de favoir quelle eft cette Reli-*
gion de l'Etat ; la féconde , de montrer corn-
(n) A cet égard, dit - il page 22, je retrouve ajjez mes
maximes dans celles des représentations; & page 29 , il
regarde comme inconteftable que perfonne nç peut être
pourfutvi pourjès idîïsjur la Religion.
(0) Page }o.
42 SECONDE LETTRE
ment je l'ai attaquée ; la troiGcme , de trouver
cette Loi félon laquelle j'ai été jugé.
Qu'est - CE que la Religion de l'Etat? Ceft
la fainte Réformation Evangélique. Voilà fans
contredit des mots biens fonnans. Mais qu'eft-ce
à Genève aujourd'hui que la fainte Reformation
Evangélique? Le fauriez-vous , Monfieur, par
hafard ? En ce cas je vous en félicite. Quant à
moi, je l'ignore. J'avois cru le favoir ci devant;
mais je me trompois ainfi que bien d'autres, plus
fa vans que moi fur tout autre point , & non moins
ignorans fur celui-là.
QjJAiSiD les Réformateurs fe détachèrent de
l'Eglife Romaine ils l'accuferent d'erreur ; & pour
corriger cette erreur dans fa fource , ils donnè-
rent à l'Ecriture un autre fens que celui que l'E-
glife lui donnoit. On leur demanda de quelle au-
torité îls s'écartoient ainli de la doctrine reçue ?
Ils dirent que c'étoit de leur autorité propre , de
celle de leur raifon. Ils dirent que le fens de la
Bible étant intelligible & clair à tous les hommes
en ce qui étoit du falut , chacun étoit juge com-
pétent de la doctrine , & pouvoit interpréter la
Bible, qui en eft la règle, félon fon efprit par-
ticulier; que tous s'accorderoient ainfi fur les
choies effentielles , & que celles fur lefquelles
ils ne pourroient s'accorder ne l'étoient point.
Voila donc l'efprit particulier établi pour
unique interprète de l'Ecriture ; voilà l'autorité
de l'Eglife rejettée ; voilà chacun mis pour la
DE LA MONTAGNE. 43
doctrine fous fa propre jurifdiction. Tels font
les deux points fondamentaux delà Réforme:
reconnoitre la Bible pour règle de fa croyance»
& n'admettre d'autre interprète du°fens de la
Bible que foi. Ces deux points combinés for-
ment le principe fur lequel les Chrétiens Ré-
formés fe font féparés de l'Eglife Romaine , &
ils ne pouvoient moins faire fans tomber en
contradiction î car quelle autorité interprétative
auroient-ils pu fe réfervcr, aprcs avoir rejette
celle du corps de l'Eglife '{
Mais, dira- t- on, comment fur un tel prin-
cipe les Réformés ont - ils pu fe réunir ? Com-
ment voulant avoir chacun leur «façon de pen-
fer ont- ils fait corps contre l'Eglife Catholique?
Ils le dévoient faire : ils fe réuniffoient en ceci ,
que tous reconnoiflbient chacun d'eux comme
juge compétent pour lui- même. Ils toléroient
& ils dévoient tolérer toutes les interprétations
hors une , favoir celle qui ôtc la liberté des
interprétations. Or cette unique interprétation
qu'ils rejettoient étoit celle des Catholiques. Ils
dévoient donc profcrire de concert Rome feule ,
qui les profcrivoit également tous. La diverïité
même de leurs façons de penfer fur tout le relie
étoit le lien commun qui les unhfoit. C'étoierft
autant de petits Etats ligués contre une grande
Puiffance, & dont la confédération générale n'ô-
toit rien à l'indépendance de chacun.
Voila comment la Riformation Evangéliquc
44 SECONDE LETTRE
s'en; établie, & voilà comment elle doit fe coh*
fervei\ Il ell bien vrai que la doctrine du pluî
grand nombre peut être propofée à tous , com-
me la plus probable ou la plus autorifée. Le
Souverain peut même la rédiger en formule &
la prefct'ire à ceux qu'il charge d'enfeigner ,
parce qu'il faut quelque ordre, quelque règle
dans les in (éructions publiques , & qu'au fond
l'on ne gens en ceci la liberté de perfonne »
puîfque nul rt'eft forcé d'enfeigner malgré lui:
mais il ne s'enfuit pas de - là que les par-
ticuliers foient obligés d'admettre précifément
ces interprétations qu'on leur donne & cette
doctrine qu'on leur cnfeigne. Chacun en de-
meure feul juge pour lui - même 5 & ne reçoit-
noît en cela d'autre autorité que la fienne pro-
pre. Les bonnes inftructions doivent moins
fixer le choix que nous devons faire que nous
mettre en état de bien choifir. Tel elt le véri-
table efprit de la Ré formation î tel en eft le
vrai fondement. La raifon particulière y pro-
nonce , en tirant la foi de la règle commune
qu'elle établit , {avoir l'Evangile ; & il eir tel-
lement de l'erTence de la raifon d'être libre ,
que quand elle voudroit s'aiTervir à l'autorité»
cela ne dépendroit pas d'elle. Portez la moin-
dre atteinte à ce principe, & tout l'Evangélif-
rne croule à l'inîrant. Qu'on me prouve aujour-
d'hui qu'en matière de foi je fuis obligé de
me foumettre aux dédiions de quelqu'un , dès
demain
DE LA MONTAGNE. 45
'demain je me fais Catholique , & tout homme
conféquent & vrai fera comme moi.
Or la libre interprétation de l'Ecriture em-
porte non - feulement le droit d'en expliquer
les paifages , chacun félon fon fens particulier,
mais celui de refter dans le doute fur ceux qu'on
trouve douteux, & celui de ne pas comprendre
ceux qu'on trouve incompréhenfibîes. Voilà
le droit de chaque fidèle , droit fur lequel ni
les Parleurs ni les Magiftrats n'ont rien à voir.
Pourvu qu'on refpecte toute la Bible & qu'on
s'accorde fur les points capitaux , on vit félon
la Réformation Evangélique. Le ferment des
Bourgeois de Genève n'emporte rien de plus que
cela.
Or je vois déjà vos Docteurs triompher fur
ces points capitaux , & prétendre que je m'en
écarte. Doucement , Meilleurs , de grâce ; ce
neft pas encore de moi qu'il s'agit , c'eft de
vous. Sachons d'abord quels font , félon vous ,
ces points capitaux , fâchons quel droit vous
avez de me contraindre à les voir où je ne les
vois pas , & où peut-être vous ne les voyez
pas vous - mêmes. N'oubliez point , s'il vous
plaît, que me donner vos décidons pourLoix,
c'ett vous écarter de la fainte Réformation Evan-
géUque , c'eft en ébranler les vrais fonde-
mens ; c'eft vous qui par la Loi méritez puni-
tion.
Soit que l'on cenfidere l'état politique de
Tome IX. D
4* SECONDE LETTRE
votre République lorfque la Réformation fui
inftituée , foit que l'on pefe les termes de vos
anciens édits par rapport à la Religion qu'ils
prefcrivent, on voit que la Réformation eft par-
tout mife en oppofition avec TEglife Romaine ,
& que les Loix n'ont pour objet que d'abjurer
les principes & le culte de celle-ci, deftructifs
de la liberté dans tous les fens.
Dans cette pofition particulière l'Etat n'exif-
toit , pour ainfi dire , que par la féparation des
deux Eglifes , & la République étoit anéantie fi
le Papifme reprenoit le deiïus. Ainfi la Loi qui
fixoit le culte Evangélique n'y confidéroit que
l'abolition du cuite Romain. C'eft ce qu'attef-
tent les invectives , même indécentes , qu'on
voit contre celui-ci dans vos premières Ordon-
nances , & qu'on a fagement retranchées dans
îa fuite , quand le même danger n'exiftoit plus :
c'eft ce qu'attefte aufîi le ferment du Conflftoi-
re , lequel confiile uniquement à empêcher /o#-
ies idolâtries , blafphèmes , dijjblutions , & autres
çhofes contrevenantes à l'honneur de Dieu & à la
Réformation de l'Evangile. Tels font les termes
de l'Ordonnance paflee en 1562. Dans la revue
de la même Ordonnance en 1576 on mit à la
tète du ferment , de veiller far tous fcandales (p) %
ce qui montre que dans la première formule du
ferment on n'avoit pour objet que la féparation
de l'Eglife Romaine ; dans la fuite on pourvut
<jp) Ordon, Eccléf. Tit. JJI. Art. LXXV.
DE LA MONTAGNE. 47
encore à la police : cela eft naturel quand un
établiffement commence à prendre de la confif-
tance : mais enfin dans Tune & dans l'autre le-
çon , ni dans aucun ferment de Magiftrats , de
Bourgeois , de Miniftres , il n'eu: queftion ni
d'erreur ni d'héréfie. Loin que ce fût- là l'objet
de la Réformation ni des Loix , c'eût été fe met-
tre en contradiction avec foi-même. Ainli vos
édits n'ont fixé fous ce mot de Réformation que
les points controverfés avec TEglife Romaine.
Je fais que votre hiftoire & celle en général
de la Réforme eft pleine de faits qui montrent
une inquifîtion très - févere , & que de perfé-
cutés les Réformateurs devinrent bientôt perfé-
cuteurs : mais ce contrarie , fi choquant dans
toute l'hiitoire du Chriftianifme, ne prouve au-
tre chofe dans la vôtre que l'inconféquence des
hommes & l'empire des parlions fur la raifon.
A force de difputer contre le Clergé Catholi-
que , le Clergé Proteftant prit l'efprit difputeur
& pointilleux. Il vouloit tout décider , tout
régler , prononcer fur tout : chacun propofoit
modeftement fon fentiment pour Loi fuprême à
tous les autres i ce n'étoit pas le moyen de vi-
vre en paix. Calvin , fans doute, étoit un grand
homme ; mais enfin c'étoit un homme , & qui
pis eft , un Théologien : il avoit d'ailleurs tout
l'orgueil du génie qui fent fa fupériorité, & qui
s'indigne qu'on la lui difpute : la plupart de fes
collègues étoient dans le même cas ; tous en cela
D %
45 SECONDE LETTRE
d'autant plus coupables qu'ils étoient plus in-
Gonléquens.
Aussi quelle prife n'ont-ils pas donnée en et
point aux Catholiques, & quelle pitié n'eft-ce
pas de voir dans leurs défenfes ces favans hom-
mes , ces cfprits éclairés qui raifonnoient fi bien
fur tout autre article , déraifonner fi fortement
fur celui-là ? Ces contradictions ne prouvoient
cependant autre chofe , finon qu'ils fuivoient
bien plus leurs parlions que leurs principes. Leur
dure orthodoxie étoit elle - même une héréfie.
C'étoit bien là Pefprit des Réformateurs , mais
ce n'étoit pas celui de la Réformation.
L a Religion Proteftante eft tolérante par
principe , elle eft tolérante eifentiellement , elle
ï'eft autant qu'il eft pofTible de l'être , puifque
le feul dogme qu'elle ne tolère pas eft celui de
l'intolérance. Voi!à Pinfurmontable barrière qui
nous fépare des Catholiques & qui réunit les
autres communions entr'elles ; chacune regarde
bien les autres comme étant dans l'erreur j mais
nulle ne regarde ou ne doit regarder cette er-
reur comme un obftacle au falut ((?)•
Les Réformés de nos jours , du moins les
Miniftres , ne connoiifent ou n'aiment plus leur
(g) De toutes les Sectes du Chriftianifme la Luthérien-
ne me paroit la plus inconfequente. Elle a réuni comme
à plaifir contre elle feule .toutes les objections qu'elles fe
font Tune à l'autre Elle eit en particulier intolérante
comme l'Eglife Romaine-, mais le grand argument de cel-
le-ci lui manque; elle eit intolérante fans iayw poarqu®v
DE LA MONTAGNE. 4*
Religion. S'ils Pavoient connue & aimée, à la
publication de mon Livre ils auroient pouffé de
concert un cri de joie , ils fe feroient tous unis
avec moi qui n'attaquois que leurs adverfaires ;
mais ils aiment mieux abandonner leur propre
eaufe que de fou tenir la mienne : avec leur ton
rifiblement arrrogant, avec leur rage de chicane
& d'intolérance , ils ne favent plus ce- qu'ils
croient ni ce qu'ils veulent ni ce qu'ils difent. Je
ne les vois plus que comme de mauvais valets
des Prêtres , qui les fervent moins par amour
pour eux que par haine contre moi (>:). Quand
ils auront bien difputé , bien chamaillé , bien
ergoté, bien prononcé; tout au fort de leur
petit triomphe, le Clergé Romain , qui mainte-
nant rit & les laine faire , viendra les chaffer
armé d'argumens adhommem fans réplique, &
les battant de leurs propres armes , il leur dira :
cela va bien ,• mais à préfent otez-vous de là r mé-
chans intrus que vous êtes i vous n'avez, travaillé
que poumons. Je reviens à mon fujet.
L'église de Genève n'a donc & ne doit avoir
comme Réformée aucune profefïion de foi pré-
cife, articulée, & commune à tous fes mem-
bres. Si l'on vouloit en avoir une , en cela mê-
me on blefferoit la Liberté Evangélique , on re-
nonceroit au principe de la Réformation , on
(r) Il eft afle?: fuperflu , je crois, d'avertir que j'excep-
te ici mon Pafteur , & ceux qui , fur ce point , penfent
comme lui,
D3
Vfo SECONDE LETTRE
•violeroit la Loi de l'Etat. Toutes les Eglife?
Proteftantes qui ont dreffé des formules de pro-
fefîîon de foi , tous les Synodes qui ont déter-
miné des points de doctrine , n'ont voulu que
prefcrire aux Pafteurs celle qu'ils dévoient en-
feigner , & cela étoit bon & convenable. Mais
fi ces Eglifes & ces Synodes ont prétendu faire
plus par ces formules , & prefcrire aux fidèles
ce qu'ils dévoient croire ; alors par de telles dé-
diions ces affemblées n'ont prouvé autre chofe ,
finon qu'elles ignoroientleur propre Religion.
L'Église de Genève paroiflbit depuis long-
tems s'écarter moins que les autres du véritable
cfprit du Chriftianifme , & c'eft fur cette trom-
peufe apparence que j'honorai fes Pafteurs d'é-
loges dont je les croyois dignes ; car mon in-
tention n'étoit apurement pas d'abufer le pu-
blic. Mais qui peut voir aujourd'hui ces mê-
mes Miniftres , jadis fi coulans & devenus tout-
à-coup Ci rigides, chicaner fur l'orthodoxie d'un
Laïque & lailfer la leur dans une Ci fcandaleufe
incertitude? On leur demande fi Jéfus-Chrift
eft Dieu, ils n'ofent répondre; ont leur deman-
de quels myfteres ils admettent, ils n'ofent ré-
pondre. Sur quoi donc répondront- ils , & quels
feront les articles fondamentaux, différens des
miens , fur lefquels ils veulent qu'on fe décide ,
fi ceux-là n'y font pas compris ?
Un Philofophe jette fur eux un coup-d'œil
rapide j ils les pénètre , ils les voit Ariens , Soci-
DE LA MONTAGNE. ,?*
tiiens ; il le dit , & penfe leur faire honneur ï
mais il ne voit pas qu'il expofe leur intérêt tem-
porel ; la feule chofe qui généralement décide
ici- bas de la foi des hommes.
Aussi-ïôt alarmés , effrayés , ils s'aflemblenr,
ils difeutent , ils s'agitent , ils ne favent à quel
faint fe vouer ; & après force confultations (j)»
délibérations , conférences , le tout aboutit à
un »amphigouri où Ton ne dit ni oui ni non , &
auquel il eft aufîi peu pofîible de rien compren-
dre qu'aux deux plaidoyers de Rabelais (t). La
doctrine orthodoxe n'eft-elle pas bien claire, &
ne la voilà- t-il pas en de fûres mains ?
Cependant parce qu'un d'entr'eux compi-
lant force plaifanteries fcholaftiques aufli béni-
gnes qu'élégantes , pour juger mon Chriftianifme
ne craint pas d'abjurer le lien ; tout charmés du
favoir de leur confrère , & fur- tout de fa logique,
ils avouent fon docte ouvrage, & l'en remercient
par une dépuration. Ce font , en vérité , de 1111-
gulieres gens que Meilleurs vos Miniftres ! on
ne fait ni ce qu'ils croient ni ce qu'ils ne
croient pas ; on ne fait pas même ce qu'ils
font femblant de croire : leur feule manière
d'établir leur foi eft d'attaquer celle des autres j
(V Quand on efi bien décidé fur ce qu'on croit , di-
foità ce fujet un Journaliite , une prof ejjîon de foi doit
être bientôt faite.
(t) 11 y auroit peut-être eu quelques embarras à s'ex-
pliquer plus clairement fans être obligés de fe rétracter
fur certaines chofes.
D4
5* SECONDE LETTRE
ils font comme les Jéfuites qui, dit - on , i'oN
çoient tout le monde à figner la conftitution
Fans vouloir la figner eUx- mêmes. Au lieu de
s'expliquer fur la doctrine qu'on leur impute
ils penfent donner le change aux autres Eglifss
en cherchant querelle à leur propre défenfeur ;
ils veulent prouver par leur ingratitude qu'ils
n'avoient pas befoin de mes foins , & croient
fe montrer aifez orthodoxes en fe montrant per-
fécutéurs.1
De tout ceci je conclus qu'il n'efi: pas aifé
de dite eir quoi confilte à Genève aujourd'hui
la fainte Réformaticn. Tout ce qu'on peut avan-
cer de certain fur cet article ett , qu'elle doit con-
fiftér principalement à rejetter les points contef-
tes à l'Eglife Romaine par les premiers Réforma-
teurs 5. & fur-tout par Calvin. C'eft-là i'efprit de
votre 'inftitution ; c'eft par-là que vous êtes un
peuple libre , & c'eft par ce côté feul que la Re-
ligion fait chez vous partie de la Loi de l'Etat.
De cette première queftion je palfe à la fé-
conde , & je dis ; dans Un Livre où la vérité , l'u-
tilité, la néceflité de la Religion en général e(t
établie avec la plus grande force, où, ians don-
ner aucune exclufion («)» l'Auteur préfère la
Religion Chrétienne à tout autre culte , & la
Réformation Evangélique à toute autre feue ,
(11) J'exhorte tout lecteur équitable à relire & pefer
dans l'Emile ce qui fuit immédiatement la profeiîîon de
foi du Vicaire , & où je reprends h parole.
DE LA MONTAGNE. j?J
comment fe peut-il que cette même Réforma-
tion foit attaquée '< Cela paroit difficile à con-
cevoir. Voyons cependant.
J'ai prouvé ci- devant en général & je prou-
verai plus en détail ci-après qu'il n'eft pas vrai
que le Chriilianifme foie attaqué dans mon Li-
vre. Or lorfque les principes communs ne font
pas attaqués on ne peut attaquer en particu-
lier aucune fe&e que de deux manières -, favoir,
indirectement en foutenant les dogmes diftinc-
tifs de fes adverfaires , ou directement en atta-
quant les fiens.
Mais comment aurois-je foutenu les dogmes
diftin&ifs des Catholiques , puifqu'au contraire
ce font les feuls que j'aie attaqués , & puifque
c'eft cette attaque même qui a foulevé contre
moi le parti Catholique, fans lequel il eft fur
que les Proteltans n'auroient rien dit ? Voilà ,
je l'avoue , une des chofes les plus étranges
dont on ait jamais oui parler, mais elle n'en
eft pas moins vraie. Je fuis confeiîeur de la foi
Proteftante à Paris, & c'eft pour cela que je le
fuis encore à Genève.
Et comment aurois-je attaqué les dogmes dif-
tindlifs des Proteftans , puifqu'au contraire ce
font ceux que j'ai foutenus avec le plus de for-
ce , puifque je n'ai ceffé d'infifter fur l'autorité
de la raifon en matière de foi , fur la libre
interprétation des écritures , fur la tolérance
évangélique , & fur l'obéilfance aux Loix ,
1)4- SECONDE LETTRE
même en matière de culte ; tous dogmes diftinc-
tifs Se radicaux de l'Eglife Réformée , & fans
lefqueîs, loin d'être foiidement établie , elle ne
pourroit pas même exilter.
Il y a plus ; voyez quelle force la forme
même de l'Ouvrage ajoute aux argumens en fa-
veur des Réformés. C'eft un Prêtre Catholi-
que qui parle , & ce Prêtre n'eft ni un impie
ni un libertin : c'eft un homme croyant & pieux ,
plein de candeur , de droiture , & malgré fes
difficultés, fes objections, fes doutes , nourrhTant
au fond de fon cœur le plus vrai refped pour
le culte qu'il profeffe ; un homme qui , dans
les épanchemens les plus intimes, déclare qu'ap-
pelle dans ce culte au fervice de l'Eglife il y
remplit avec toute l'exactitude pofïible les foins
qui lui font preferits , que fa confeience lui re-
procheroit d'y manquer volontairement dans la
moindre chofe , que dans le myftere qui choque
le plus fa raifon , il fe recueille au moment de
la confécration pour la faire avec toutes les
difpofitions qu'exigent l'Eglife & la grandeur du
Incrément, qu'il prononce avec refpect les mots
facramentaux , qu'il donne à leur effet toute la
foi qui dépend de lui, & que, quoi qu'il en
foit de ce myftere inconcevable , il ne craint pas
qu'au jour du jugement il foit puni pour l'avoir
jamais profané dans fon cœur (x).
Voila comment parle & penfe cet homme
(#) Emile P. III. p. uç & 116.
DE LA MONTAGNE: .ff
"vénérable , vraiment bon , fage , vraiment Chré-
tien , & le Catholique le plus fincere qui peut-
être ait jamais exifté.
Ecoutez toutefois ce que dit ce vertueux Prê-
tre à un jeune homme Proteftant qui s'étoit fait
Catholique & auquel il donne des confeils. „ Re-
„ tournez dans votre Patrie , reprenez la Reli-
„ gion de vos pcres , fuivez-la dans la fincérite
„ de votre cœur & ne la quittez plus ; elle elfe
„ très-fimple & très-fainte ; je la crois de toutes
„ les Religions qui font fur la terre celle dont
a, la morale eft la plus pure , & dont la raifon
,5 fe contente le mieux (y). "
Il ajoute un moment après. „ Quand vous
„ voudrez écouter votre conférence , mille ob£
„ tacles vains difparoîtront à fa voix. Vous fen-
„ tirez que dans l'incertitude où nous fommes,
3, c'eft une inexcufable préfomption de pro-
„ felTer une autre Religion que celle où l'on
„ eft né ; & une faufTeté de ne pas pratiquer fin-
„ cérement celle qu'on profefTe. Si l'on s'égare,
35 on s'ôteune grande excufe au tribunal du Sou-
,3 verain Juge. Ne pardonnera- t-ii pas plutôt
„ l'erreur où l'on fut nourri que celle qu'on ofa
„ choifîr foi-même ? (z). "
Quelques pages auparavant il avoit dit: „ Si
„ j'avois des Proteftans à mon voifinage ou dans
33 ma ParoifTe, je ne les diftinguerois point de
j, mes Paroifîïens en ce qui tient à la charité
(y) Ibid. p. izi. (z) Ibid.
"fff SECONDE LETTRE
„ Chrétienne ; je les porterois tous également à
„ s'entr'aimer , à fe regarder comme frères , à
„ refpectsu toutes les Religions & à vivre en
„ paix chacun dans la Tienne. Je penfe que fol-
,5 liciter quelqu'un de quitter celle où il eft né ,
,j c'eft le 'oiliciter de mal faire & par conféquent
„ faire mal foi - même. En attendant de plus
„ grandes lumières , gardons l'ordre public , dans
„ tout pays refpectons les Loix , ne troublons
point le culte qu'elles preferivent, ne portons
point les Citoyens à la défobéiiîance : car nous
„ ne favous point certainement Ci c'eft un bien
pour eux de quitter leurs opinions pour d'au-
tres , & nous favons certainement que c'eft un
mal de défobéir aux Loix. "
Voila , Monfieur , comment parle un Prêtre
Catholique dans un Ecrit où l'on m'aceufe d'a-
voir attaqué le culte des Réformes , & où il
n'en eft pas dit autre chofe. Ce qu'on auroit pu
me reprocher , peut-être , étoit une partialité ou-
trée en leur faveur , & un défaut de convenan-
ce, en faifant parler un Prêtre Catholique com-
me jamais Prêtre Catholique n'a parlé. Ainfi j'ai
fait en toute chofe précifément le contraire de
ce qu'on m'aceufe d'avoir fait. On diroit que
vos Magiftrats fc font conduits par gageure:
quand ils auroient parié de juger contre l'é-
vidence ils n'auroient pu mieux réuflir.
Mais ce Livre contient des objections, des
difficultés, des doutes î Et pourquoi non, je
DE LA MONTAGNF. fâ
Vous prie ? Où eft le crime à un Proteftant de
propofer fes doutes fur ce qu'il trouve douteux ,
& fes objections fur ce qu'i»l en trouve fufcep-
tible ? Si ce qui vous paroît clair me paroît obf-
cur , fi ce que vous jugez démontré ne me fem-
ble pas l'être , de quel droit prétendez - vous
foumettre ma raifon à la vôtre , & me donnée
votre autorité pour loi , comme fi vous préten-
diez à l'infaillibilité du Pape '< N'eft-il pas plaifant
qu'il faille raifonner en Catholique pour m'ac-
eufer d'attaquer les Proteftans ?
Mais ces objections & ces doutes tombent fur
les points fondamentaux de la foi? Sous l'appa-
rence de ces doutes on a rafTemblé tout ce qui
peut tendre à fapper , ébranler & détruire les
principaux fondemens de la Religion Chrétien-
ne ? Voilà qui change la thefe, & fi cela eft
vrai , je puis être coupable ; mais auffi c'eft un
menfonge , & un menfonge bien imprudent de
la part de gens qui ne favent pas eux-mêmes en
quoi Confiftent les principes fondamentaux de
leur Chriftianifme. Pour moi, je fais très -bien
en quoi confiftent les principes fondamentaux du
mien , & je l'ai dit. Prefque toute la profefîioii
de foi de la Julie eft affirmative, toute la pre-
mière partie de celle du Vicaire eft affirmative ,
la moitié de la féconde partie eft encore affir-
mative, une partie du chapitre de la Religion
civile eft affirmative, la Lettre à M. l'Archevê-
que de Paris eft affirmative. Voilà , Meilleurs ,
<ft SECONDE LETTRE
mes articles fondamentaux : voyons les vôtre?.
Ils font adroits , ces Meilleurs ; ils établirent
la méthode de difcufîion la plus nouvelle & la
plus commode pour des perfécuteurs. Ils laiffent
avec art tous les principes de la doctrine incer-
tains & vagues. Mais un Auteur a-t-il le mal-
heur de leur déplaire , ils vont furetant dans fes
Livres quelles peuvent être fes opinions. Quand
ils croient les avoir bien conftatées , ils pren-
nent les Contraires de ces mêmes opinions &
en font autant d'articles de foi. Enfuite ils
crient à l'impie, au blafphème, parce que l'Au-
teur n'a pas d'avance admis dans fes Livres les
prétendus articles de foi qu'ils ont bâtis après
coup pour le tourmenter.
Comment les fuivre dans ces multitudes de
points fur lefquels ils m'ont attaqué ? comment
raifembler tous leurs libelles , comment les lire ?
Qui peut aller trier tous ces lambeaux , toutes
ces guenilles chez les frippiers de Genève ou
dans le fumier du Mercure de Neuchatel ? Je
me perds , je m'embourbe au milieu de tant de
bêtifes. Tirons de ce fatras un feul article pour
fervir d'exemple , leur article le plus triomphant,
celui pour lequel leurs prédicans (*) fe font mis
en campagne & dont ils ont fait le plus de bruit :
les miracles.
(*) Je n'aurois point employé ce terme que je trou-
vois déprifant , fi l'exemple du Confeil de Genève , qui
s'en fervoit en écrivant au Cardinal de Fleury, ne m'eût
appris que mon fcrupule étoit mal fondé.
DE LA MONTAGNE. 0
J'entre dans un long examen. Pardonnez-
m'en l'ennui , je vous fupplie. Je ne veux dif-
cuter ce point fi terrible que pour vous épar-
gner ceux fur lefquels ils ont moins infifté.
Ils difent donc : „ J. J. Roufleau n'eft pas
w Chrétien , quoiqu'il le donne pour tel ; car
„ nous , qui certainement le fommes , ne pen-
„ fons pas comme lui. J. J. RoulTeau ne croit
5} point à la Révélation , quoiqu'il dife y croire :
„ en voici la preuve.
„ Dieu ne révèle pas fa volonté immédiate-
„ ment à tous les hommes. Il leur parle par fes
„ Envoyés , & ces Envoyés ont pour preuve
35 de leur million les miracles. Donc quicon-
M que rejette les miracles rejette les Envoyés de
„ Dieu, & qui rejette les Envoyés de Dieu re-
55 jette la Révélation. Or Jean Jacques Rou£
„ feau rejette les miracles. "
Accordons d'abord & le principe & le fait
comme s'ils étoient vrais , nous y reviendrons
dans la fuite. Cela fuppofé , le raifonnement
précédent n'a qu'un défaut : c'eft qu'il fait di-
rectement contre ceux qui s'en fervent. Il eft
très- bon pour les Catholiques , mais très-mauvais
pour les Proteltans. Il faut prouver à mon tour.
Vous trouverez que je me répète fouvent ,
mais qu'importe ? Lorf,u'une même propofition
m'eft néceifaire à des argumens tout différens ,
dois-je éviter de la reprendre ? Cette affectation
feroit puérile. Ce n'eft pas de variété qu'il sV
ôo SECONDE LETTRE
git , c'en: de vérité, de raifonnemens juftes & eon-
cluans. Paffez le relie , & ne longez qu'à cela.
Quand les premiers Réformateurs commen-
cèrent à fe faire entendre l'Eglife univerfelle
étoit en paix; tous les fentimens étoient unani-
mes y il n'y avoit pas un dogme erfentiel débattu
parmi les Chrétiens.
Dans cet état tranquille , tout- à-coup deux
ou trois hommes élèvent leur voix, & crient
dans toute l'Europe : Chrétiens , prenez garde
à vous ; on vous trompe , on vous égare , on
vous mené dans le chemin de l'enfer : le Pape
eft l'Àntechrift , le fuppôt de Satan, fon Eglife
eft. l'école du menfonge. Vous êtes perdus il
vous ne nous écoutez.
A ces premières clameurs l'Europe étonnée
refta quelques momens en filence , attendant ce
qu'il en arriveroit. Enfin le Clergé revenu de
fa première furprife & voyant que ces nou-
veaux venus fe faifoient des Se&ateurs , comme
s'en fait toujours tout homme qui dogmatife ,
comprit qu'il falloit s'expliquer avec eux. Il
commença par leur demander à qui ils en avoient
avec tout ce vacarme '( Ceux - ci répondent fiè-
rement qu'ils font les Apôtres de la vérité , ap-
pelles à réformer l'Eglife & à ramener les fidè-
les de la voie de perdition où les conduifoient les
Prêtres.
Mais , leur repliqua-t-on , qui vous a donné
sette belle conimifljott , de venir troubler la
paix
Î)E LA MONTAGNE» &|
paix de l'Eglife & la tranquillité publique ?
Notre confcience , dirent - ils , la raifon , la lu-
mière intérieure , la voix de Dieu à laquelle
nous ne pouvons réfifter fans crime : c'eft lui
qui nous appelle à ce faint miniftere t & nous
fuivons notre vocation.
Vous êtes donc Envoyés de Dieu, reprirent
les Catholiques. En ce cas , nous convenons
que vous devez prêcher , réformer , inftruire , &
qu'on doit vous écouter, Mais pour obtenir ce
droit commencez par nous montrer vos lettres
de créance. Prophétifez , guériiTez , illuminez ,
faites des miracles , déployez les preuves de
votre miflîon.
La réplique des Réformateurs efi; belle , &
vaut bien la peine d'être tranferite.
„ Oui , nous fommes les Envoyés de Dieu :
j, mais notre million n'eft point extraordinai-
,, re : elle eft dans l'impulfion d'une confcience *
„ droite, dans les lumières d'un entendement
„ fain. Nous ne vous apportons point une
„ Révélation nouvelle , nous nous bornons à
„ celle qui vous a été donnée , & que vous
„ n'entendez plus. Nous venons à vous
„ non pas avec des prodiges qui peuvent être
„ trompeurs & dont tant de faufTes doctrines
„ fe font étayées , mais avec les lignes de
„ la vérité & de la raifon qui ne trompent
„ point ; avec ce Livre faint que vous défigu-
}? rez & que nous vous expliquons. Nos nai-
Tome IX. E
€% SECONDE LETTRÉ
'„ racles font des argumens invincibles , nos
j, prophéties font des démonftrations : nous
„ vous prédifons que il vous n'écoutes la voix
>5 de Chrift qui vous parle par nos bouches ,
35 vous ferez punis comme des ferviteurs infi-
3, deles à qui l'on dit la volonté de leurs maî-
5> très , & qui ne veulent pas l'accomplir. "
Il n'étoit pas naturel que les Catholiques
convinifent de l'évidence de cette nouvelle doc-
trine , & c'eft aufli ee que la plupart d'entre
•ux fe gardèrent] bien de faire. Or on voit
que la difpute étant réduite à ce point ne pou-
voit plus finir , & que chacun de voit fe don-
ner gain de caufe , les } Proteftans foutenant
toujours que leurs interprétations & leurs preu-
ves étoient (i claires qu'il falloit être de mau-
vaife foi pour s'y refufer j & les Catholiques,
de leur côté , trouvant que les petits argumens
de quelques particuliers , qui même n'étoien-c
pas fans réplique » ne dévoient pas l'emporter
fur l'autorité de toute l'Eglife, qui de tout tems
avoit autrement décidé qu'eux les points dé-
battus.
Tel eft l'état où la querelle eft reftée. On
n'a cefle de difputer fur la force des preuves:
difpute qui n'aura jamais de fin , tant que les
hommes n'auront pas tous lia même tète.
Mais ce n'étoit pas de cela qu'il s'agiffoit
pour les Catholiques.. Ils prirent le change , &
ii , fans s'amufer à chicaner les preuves dr
leurs adverfaires, ils s'en fuflent tenus à leur
DE LA MONTAGNE; €\
âifputer le droit de prouver , ils les auroient
embarrafles , ce me femble.
,3 Premièrement, " leur auroient- ils dit,
s, votre manière de raifonner n'eft qu'une pé-
„ tition de principe > car iî la force de vos
., preuves eft le ligne de votre million , il s'en-
„ fuit pour ceux qu'elles ne convainquent pas
,3 que votre mifîinn eft fauffe , & qu'ainli nous
„ pouvons légitimement , tous tant que nous
„ fommes , vous punir comme hérétiques ?
j8 comme faux Apôtres , comme perturbateurs
53 de TEglife & du genre humain.
3, Vous ne prêchez pas , dites - vous , des
j, doctrines nouvelles: & que faites- vous donc
„ en nous prêchant vos nouvelles explications ?
3, Donner un nouveau fens aux paroles de l'E-
,3 criture n'eft-ce pas établir une nouvelle doc-
a trine ? N'eft-ce pas faire parler Dieu tout au-
„ trement qu'il n'a fait ? Ce ne font pas les
n fons mais les fens des mots qui font révé-
„ lés ; changer ces fens reconnus & fixés par
,3 l'Eglife, c'eft changer la Révélation.
„ Voyez , de plus , combien vous êtes in-
„ juftes : Vous convenez qu'il faut des mira-
33 clés pour autorifer une million divine , &
3, cependant vous , fimples particuliers de votre
„ propre aveu , vous venez nous parler avec
„ empire & comme les Envoyés de Dieu (aai),
{ad) Farel déclara en propres termes à Genève devant
le «Confeil épifcopal qu'il étoit envoyé de Dieu : ce qui
Ë 2,
*4 SECONDE LETTRE
,, Vous réclamez l'autorité d'interpréter l'Ecrî-
M ture à votre fantaifie , & vous prétendez
„ nous ôter la même liberté. Vous vous arro-
„ gez à vous feuls un droit que vous réfutez
„ & à chacun de nous & à nous tous qui com-
„ pofons l'Eglife. Quel titre avez - vous donc
55 pour foumettre ainfi nos jugemsns communs
„ à votre efprit particulier ? Quelle infuppor-
„ table fuffifance de prétendre avoiy toujours
& raifon , & raifon feuls contre tout le monde,
n fans vouloir laiiïer dans leur fentiment ceux
„ qui ne font pas du vôtre , & qui penfcnt
3, avoir raifon aufli (*) î Les difbinctions dont
„ vous nous payez feroient tout au plus tolé-
„ rabîes fî vous difiez fimplement votre avis P
„ & que vous en reftaiïiez - là j mais point-
„ Vous nous faites une guerre ouverte ; vous
}J foufflez le feu de toutes parts. Réfifter à vos
fit dire à l'un des membres du Confeil ces paroles de
Caïpbe : Ilablqfphémé : qu'ejl-ilbefoin d'autre témoi-
gnage ? Il a mérite la mort. Dans la doctrine des mira-
cles il en falloir, un pour répondre à cela. Cependant Jéfus
n'en fît point en cette occafion , ni Fard non plus. Frc**
ment déclara de même au Magiftrat qui lui défendoit de
prêcher , qiiil valait mieux obéir à Dieu qu'au» hom-
mes , & continua de prêcher malgré l'a défenfe ; conduite
qui certainement ne pouvoit sautorifer que par un ordre
exprès de Dieu.
(?) Quel homme , par exemple , fut jamais plus tran-
chant , plus impérieux , plus déctiïf, plus divinement in-
faillible à Ton gré que Calvin , pour qui la moindre op~
pofition , la moindre objection qu'on ofoit lui faire étoic
toujours Une œuvre de Satan , un crime digne du feu ?
Ce n'eit pas au feul Servet qu'il en a coûté la vie poutt
aroir ofc Penfeç autrement que lui
DE LA MONTAGNE. fcf
Çr îeçons , c'eft être rebelle , idolâtre , digne de
?, l'enfer. Vous £ voulez abfolument convertir „
3!) convaincre , contraindre même. Vous dogma-
,5 tifez, vous prêchez , vous cenfurez, vous ana-
„ thématifez, vous excommuniez, vous p unifiez,
5, vous mettez à mort : vous exercez l'autorité
5, des Prophètes , & vous ne vous donnez que
a3 pour des particuliers. Quoi î vous Novateurs,
3, fur votre feule opinion , foutenus de quelques
„ centaines d'hommes vous brûlez vos adverfai-
3, res ; & nous , avec quinze fîecles d'antiquité
53 & la voix de cent millions d'hommes, nous au-
93 rons tort de vous brûler ? Non , ceffez de
33 parler, d'agir en Apôtres, ou montrez vos ti-
9D très , ou quand nous ferons les plus forts vous
33 ferez très-jufternent traités en impofteurs. "
A ce difeours , voyez-vous , Monfieur , ce que
nos Réformateurs auroient eu de folide à répon-
>dre ? Pour moi je ne le vois pas. Je penfe qu'ils
auroient été réduits à fe taire ou à faire des mira-
cles. Trille reffource pour des amis de la vérité ?
Je comelus Me -là qu'établir la néceiïité des
miracles en preuve de la million des Envoyés
de Dieu qui prêchent une doctrine nouvelle ,
c'eft renverfer la Réformation de fond en com-
ble ; c'eft faire pour me combattre ce qu'oif
m'aceufe fauflement d'avoir fait.
Je n'ai pas tout dit, Monfieur , fur ce cha-
pitre ; mais ce qui me relie à dire ne peut fe cou-
per , & ne fera qu'une trop longue lettre : il eft
teins d'achever celle-ci E 3 gj
es TROISIEME LETTRE
LETTRE TROISIEME.
E reprends, Monfieur, cette queftion des mira-
cles que j'ai entrepris de difcuter avec vous , &
après avoir prouvé qu'établir leur nécefTîté c'é-
toit détruire le Proteitantifme , je vais chercher
à préfent quel eft leur ufage pour prouver la
Révélation.
Les hommes ayant des têtes fi diverfemenfc
organifées ne fauroient être affectés tous égale-
ment des mêmes argumens , fur-tout en matières
de foi. Ce qui paroit évident à l'un ne paroit
pas'même probable à l'autre ; l'un par fon tour
d'efprit n'eft frappé que d'un genre de preuves,
l'autre ne l'eft que d'un genre tout différent.
Tous peuvent bien quelquefois convenir des
mêmes chofes , mais il eft très-rare qu'ils en
conviennent par les mêmes raifons : ce qui ,
pour le dire en paffant , -montre combien la
difpute en elle-même eft peu fenfée : autant
vaudroit vouloir forcer autrui de voir par nos
yeux.
Lors donc que Dieu donne aux hommes une
Révélation que tous font obligés de croire , il
faut qu'il l'établiffe fur des preuves bonnes pour
tous, & qui par conféquent foient aufîi divers
fes que les manières de voir de ceux qui dpi*
yent les adopter»
DE LA MONTAGNE. £7
Sur ce raifonnement , qui me paroit jufte &
fïmple , on a trouvé que Dieu avoit donné à la
million de fe« Envoyés divers caraderes qui
rendoient cette mifîion reconnoifTable à tous
les hommes , petits & grands , fages & fots ,
favans & ignorans. Celui d'entre eux qui a
le cerveau afTez flexible pour s'affecter à la fois
de tous ces caraderes eft heureux fans doute :
mais celui qui n'eft frappé que de quelques-uns
îi'eft pas à plaindre , pourvu qu'il en foit frappé
fufhTamment pour être perfuadé.
Le premier , le plus important , le plus cer-
tain de ces caractères fe tire de la nature de la
doctrine; c'eft - à - dire , de fon utilité , de fa
beauté (1) , de fa fainteté , de fa vérité, de fa
profondeur , & de toutes les autres qualités qui
peuvent annoncer aux hommes les inftrudions
de la fuprème fageife , & les préceptes de la fu-
prème bonté. Ce caradere eft, comme j'ai dit ,
(1) Je ne fais pourquoi l'on veut attribuer au progrès
de la Philofophie la belle morale de nos Livres. Cette
morale , tirée de l'Evangile , étoit Chrétienne avant d'ê-
tre philofophique. Les Chrétiens l'enfeignent fans la pra-
tiquer, je l'avoue ; mais que font de plus les philofophes,
fi ce n'elt de fe donner à eux-mêmes beaucoup de louan-
ges , qui n'étant répétées par perfonne autre, ne prou-
vent pas grand' choie , à mon avis ?
Les préceptes de Platon font fouvent très-fublimes ,
mais combien n'erre-t-il pas quelquefois , & jufqu'où ne
vont pas fes erreurs ? Quant à Cicéron , peut-on croire
que fans Platon ce Rhéteur eût trouvé fes offices ? L'E-
vangile feul eft quant à la morale, toujours fur , toujours
vrai, toujours unique, & toujours femblable à lui-méroe.
E4
6% TROISIEME LETTRE
te plus fur , le plus infaillible , il porte en lui-
même une preuve qui difpenfe de toute autre i
mais il eft le moins facile à conftater : il exige ,
pour être fenti , de l'étude , de la réflexion , des
connoiifances , des difcufîions qui ne convien-
nent qu'aux hommes fages qui font inftruits &
qui favent raifonner.
Le fécond caractère eft dans celui des hom-
mes choifis de Dieu pour annoncer fa parole ;
leur fainteté , leur véracité , leur juftice , leurs
mœurs pures & fans tache , leurs vertus inac-
eeiîibles aux pallions humaines font , avec les
qualités de l'entendement , la raifon , l'efprit , le
favoir, la prudence , autant d'indices refpecta-
bles , dont la réunion , quand rien ne s'y dé-
ment , forme une preuve complète en leur fa-
veur, & dit qu'ils font plus que des hommes. Ceci
eft ie figne qui frappe par préférence les gens
bons & droits qui voient la vérité par-tout où ils
voient la juftice , & n'entendent la voix de Dieu
que dans la bouche de la vertu. Ce caractère a fa
certitude encore , mais il n'eft pas impoffible qu'il
trompe , & ce n'eft pas un prodige qu'un impof-
teur abufe les gens de bien , ni qu'un homme de
bien s'abufe lui-même , entraîné par l'ardeur d'un
Jaint zèle qu'il prendra pour de Pinfpiration.
Le troifieme caractère 4es Envoyés de Dieu,
eft une émanation de la Puiffance Divine , qui
peut interrompre & changer le cours de la na-
$ure à la volonté de ceux qui reçoivent cett,s
DE LA MONTAGNE. 6$
émanation. Ce caractère eft fans contredit le
plus brillant des trois, le plus frappant, le plus
prompt à fauter aux yeux , celui qui fe mar-
quant par un effet fubit & fenfible , femble
exiger le moins d'examen & de difcufîîon : par-
là ce cara&ere eft auffi celui qui faifit fpéciale-
ment le peuple , incapable de raifonnemens
fuivis , d'obfervations lentes & fûres , & en
toute chcfe efclave de fes fens : mais c'eft ce
qui rend ce même caractère équivoque , com-
me il fera prouvé ci-après j & en effet, pourvu
qu'il frappe ceux auxquels il eft deftiné qu'im-
porte qu'il foit apparent ou réel? C'eft une dif-
tinclion qu'ils font hors d'état de faire : ce qui
montre qu'il n'y a de fîgne vraiment certain
que celui qui fe tire de la doctrine , & qu'il
n'y a par conféquent que les bons raifonneurs
qui puilfent avoir une foi folide & fûre i mais la
bonté divine fe prête aux foibleffes du vulgaire
& veut bien lui donner des preuves qui faifent
pour lui.
Je m'arrête ici fans rechercher fi ce dénom-
brement peut aller plus loin : c'eft une difcufîîon
inutile à la nôtre : car il eft clair que quand
tous ces fignes fe trouvent réunis c'en eft affcz
pour pcrfuader tous les hommes , les fages , les
bons & le peuple ; tous , excepté les fous, in-
capables deraifon, & les médians qui ne veulent
être convaincus de rien.
Ces caractères for.: des preuves de l'autorité
E $
>7® TROISIEME LETTRE
de ceux en qui ils réfident ; ce font les raifons
fur lefquelles on eft obligé de les croire. Quand
tout cela eft fait , la vérité de leur miffion eft
établie ; ils peuvent alors agir avec droit &
puilfance en qualité d'Envoyés de Dien. Les
preuves font les moyens , la foi due à la doclrine
eft la fin. Pourvu qu'on admette la do&rine
c'eft la chofe la plus vaine de difputer fur le
nombre & le choix des preuves , & fi une feule
me perfuade , vouloir m'en faire adopter d'au-
tres eft un foin perdu. Il feroit du moins bien
ridicule de foutenir qu'un homme ne croit pat
ce qu'il dit croire , parce qu'il ne le croit pas
précifément par les mêmes raifons que nous
difons avoir de le croire aufîî.
Voila , ce me femble, des principes clairs &
inconteftables : venons à l'application. Je me
déclare Chrétien ; mes perfécuteurs difent que
je ne le fuis pas. Ils prouvent que je ne fuis
pas Chrétien parce que je rejette la Révélation ,
& ils prouvent que je rejette la Révélation parce
que je ne crois pas aux miracles.
Mais pour que cette conféquence fût jufte,
il iaudroit de deux chofes l'une : ou que les
miracles fuffent l'unique preuve de la Révéla-
tion , ou que je rejettaffe également les autres
preuves qui Fatteftent. Or il n'eft pas vrai que
les miracles foient l'unique preuve de la Révé-
lation , & il n'eft pas vrai que je rejette les
autres preuves; puifqu'au contraire on les trouve
DE LA MONTAGNE. ?f
établies dans l'ouvrage même où l'on m'accufe
de détruire la Révélation (2).
Voila précifément à quoi nous en fommes.
Ces Meilleurs , déterminés à me faire malgré
moi rejetter la Révélation , comptent pour rien
que je l'admette fur les preuves qui me convain-
quent , iî je ne l'admets encore fur celles qui ne
me convainquent pas , & parce que je ne le puis
ils difent que je la rejette. Peut-on rien conce-
voir de plus injufte & de plus extravagant ?
Et voyez de grâce il j'en dis trop ; lorfqu'ils
me font un crime de ne pas admettre une preu-
ve que non-feulement Jéfus n'a pas donnée ,
mais qu'il a refufée expreflement.
Il ne s'annonça pas d'abord par des miracles
mais par la prédication. A douze ans il difpu-
toit déjà dans le Temple avec les Docteurs ,
tantôt les interrogeant & tantôt les furprenaut
par la fageffe de fes réponfes. Ce fut - là le
commencement de fes fondions , comme il le
déclara lui-même à fa mère & à Jofeph ( 3 ):
Dans le pays avant qu'il fit aucun miracle il fe
mit à prêcher aux peuples le Royaume des
(2) Il importe de remarquer que le Vicaire pouvoic
trouver beaucoup d'objections comme Catho'ique, qui
font nulles pour un Proteihnt. Ainfi le fcepticifme dans
lequel il relte ne prouve en aucune façon le mien , fur-
tout après la déclaration très-expreffe que j'ai faite à ta
fin de ce même Ecrit. On voit clairement dans me*
principes que plufieurs des objections qu'il contient por-
tent à faux.
(3) Luc. XI. 46. 47. 49,
*s TROISIEME LETTRE
Cieux (4) , & il avoit déjà raffemblé plufieurs
difciples fans s'être autorifé près d'eux d'aucun
/igné, puifqu'il eft dit que ce fut à Cana qu'il
fit le premier (5).
Quand il fit enfuite des miracles, c'étoit le
plus fouvent dans des occafions particulières
dont le choix n'annonqoit pas un témoignage
public , & dont le but étoit Ci peu de manifefter
£à puiïfance , qu'on ne lui en a jamais demandé
pour cette fin qu'il ne les ait refufés. Voyez là-
deifus toute l'hiftoire de fa vie > écoutez fur-
tout fa propre déclaration : elle eft fi décifive
que vous n'y trouverez rien à répliquer.
Sa carrière étoit déjà fort avancée, quand
les Docteurs , le voyant faire tout de bon le
Prophète au milieu d'eux , s'aviferent de lui
demander un figne. A cela qu'auroit dû répon-
dre jéfus , félon vos Meilleurs ? „ Vous deman-
„ dez un figne , vous en avez eu cent. Croyez-
,j vous que je fois venu m'annoncer à vous
„ pour le Meiîie fans commencer par rendre té-
„ moignage de moi , comme fi j'avois voulu
s, vous forcer à me méconnoitre & vous faire
J3 errer malgré vous^? Non , Cana , le Centc-
9, nier, le Lépreux, ls aveugles, les paralyti-
,j ques, la multiplication des pains , toute la
(4-) Matth. IV. 17.
(0 Jean II. 11. Je m puis penfer queperfonne veuille
mettre au nombre des! fignes publics de fa miflion la ten-
tation du diable & le jeûne de quarante jours.
DE LA MONTAGNE. ?$
^ Galilée , toute la judée dépofent pour moi!
„ Voilà mes lignes ; pourquoi feignez-vous de
i3 ne les pas voir? "
Au lieu de cette réponfe , que Jéfus ne fit
point , voici , Monfieur , celle qu'il fit.
La Nation méchante & adultère demande un
figne , & il ne lui en fera point donné. Ailleurs il
ajoute. // ne lui fera point donné d'autre figne que
celui de Jonas le Prophète. Et leur tournant le dost
il s'en alla (6).
Voyez d'abord comment , blâmant cette ma-
nie des figues miraculeux , il traite ceux qui les
demandent. Et cela ne lui arrive pas une fois
feulement mais plufieurs (7). Dans le fyftème
de vos Meilleurs cette demande étoit très- légi-
time : pourquoi donc infulter ceux qui la fai-
foient ?
Voyez enfuite à qui nous devons ajouter foi
par préférence '; d'eux , qui foutiennent que
e'eft rejetter la Révélation Chrétienne que de
ne pas admettre les miracles de Jéfus pour les
lignes qui l'établiiTent , ou de Jéfus lui-même ,
qui déclare qu'il n'a point de ligne à donner.
Ils demanderont ce que c'eft donc que le
figne de Jonas le Prophète ? Je leur répondrai
que c'eft fa prédication aux Ninivites , précifé-
(6) Marc. VIII. 12. Mttah. XVI. 4. Pour abréger j'ai
fondu énfemble ces deux pa'flages, mais j'ai confervc la
diftin&ion eflentielle à la queihon.
(■) Conférez les paiTaçes fuivans. Matth. XII' ?<?.4r.
Marc. VIII. 12. Luc. XI. 29. Jean II. ig. 19. IV. 48.
A- 34- 3<î. 3?.
74 TROISIEME LETTRE
ment le même figne qu'employoit Jéfus avec le3
Juifs , comme il l'explique lui-même (g). On
ne peut donner au fécond paifage qu'un fens
qui fe rapporte au premier , autrement Jéfus fe
feroit contredit. Or dans le premier paffage où
l'on demande un miracle en figne , Jéfus dit po-
iitivement qu'il n'en fera donné aucun. Donc
ie fens du fécond paifage n'indique aucun ligne
miraculeux^
Un troilieme paifage , infirmeront - ils , expli-
que ce figne par la Réfurrection de Jéfus (9).
Je le nie j il l'explique tout au plus par fa
mort. Or la mort d'un homme n'eft pas un mi-
racle -, ce n'en eft pas même un qu'après avoir
refté trois jours dans la terre un corps en foit
retiré. Dans ce paifage il n'eft pas dit un mot de
la réfurre&ion. D'ailleurs quel genre de preuve
feroit-ee de s'autorifer durant fa vie fur un figne
qui n'aura lieu qu'après fa mort ? Ce feroit vou-
loir ne trouver que des incrédules -, ce feroit
cacher la chandelle fous le boilfeau : comme
cette conduite feroit injufte , cette interpréta-
tion feroit impie.
De plus , l'argument invincible revient en-
core. Le fens du troifieme paffage ne doit pas
attaquer le premier , & le premier affirme qu'il
ne fera point donné de figne , point du tout ,
aucun. Enfin , quoi qu'il en puiife ètrcj il refte
(8) Matth. XII. 41. Luc. XL jo. 32;
(9J Matth. XII. 40.
DE LA MONTAGNE. 7>
toujours prouvé par le témoignage de Jéfus
même , que , s'il a fait des miracles durant fa
vie , il n'en a point fait en ligne de fa million.
Toutes les fois que les Juifs ont inilfté fur
ce genre de preuves , il les a toujours renvoyés
avec mépris , fans daigner jamais les fatis-
faire. Il n'approuvoit pas même qu'on prît en
ce fens fes œuvres de charité. Si vous ne voyez
des prodiges & des miracles , vous ne croyez point $
difoit - il à celui qui le prioit de guérir fon fils
(10). Parle-t-on fur ce ton - là quand on veut
donner des prodiges en preuves i
Combien n'étoit - il pas étonnant que , s'il
en eût tant donné de telles , on continuât fans
celle à lui en demander ? Quel miracle fuis- tu , lui
difoient les Juifs , afin que l'ayant vu nous croyions
à toi ? Moïfe donna la manne dans le défert à nos
pères ,* mais toi , quelle œuvre fais-tu (a) ? C'efi;
à-peu-près , dans le fens de vos Meilleurs , &
laifTant à part la Majefté Royale , comme 11 quel-
qu'un venoit dire à Frédéric. On te dit un grand
Capitaine j & pourquoi donc ? Çhi 'as-tu fait qui te
montre tel ? Gujlave vainquit à Leipfîc , à Lutzen^
Charles à Fravvjlat , à Narva } mais oit font tes
monumens ? Quelle victoire as- tu remportée , quelle
Place as-tu prife , quelle marche as-tu faite , quelle
Campagne fa couvert de gluire ? De quel droit
portes- tu le nom de Grand ? L'impudence d'un
(10) Jean IV. 48.
ici) Jean VI. 30 , 31 & fuir.
j6 TROISIEME LETTRE
pareil difcours eft - elle concevable , & trouve-
roit-on fur la terre entière un homme capa-
ble de le tenir?
Cependant , fans faire honte à ceux qui lui
en tenoient un femblable , fans leur accorder
aucun miracle , fans les édifier au moins fur
ceux qu'il avoit faits, Jéfus , en réponfe à leur
queftion , fe contente d'allégorifer fur le pain
du Ciel : aufîî , loin que fa réponfe lui don-
nât de nouveaux Difciples , elle iui en ôta plu-
fieurs de ceux qu'il avoit, &qui, fans doute,
penfoient comme vos Théologiens. La défertion
fut telle qu'il dit aux douze : Et vous , ne vou-
lez-vous pas aujjî vous en aller ? Il ne paroît
pas qu'il eût fort à cœur de conferver ceux
qu'il ne pouvoit retenir que par des miracles.
Les Juifs demandoient un figne du Ciel. Dans
leur fyitème , ils avoient raifon. Le figne qui
devoit conftater la venue du Melîîe ne pouvoit
pour eux être trop évident, trop décifif, trop
au-deffus de tout foupçon, ni avoir trop de té-
moins oculaires ; comme le témoignage immé-
diat de Dieu vaut toujours mieux que celui des
hommes , il étoit plus fur d'en croire au figne
même, qu'aux gens qui difoient l'avoir vu, &
pour cet effet le Ciel étoit préférable à la terre.
Les Juifs avoient donc raifon dans leur vue,
parce qu'ils vouloient un Meffie apparent &
tout miraculeux. Mais Jéfus dit après le Pro-
phète
DE LA MONTAGNE: 77
phete que le Royaume des Cieux ne vient; point
avec apparence , que celui qui l'annonce ne dé-
bat point , ne crie point , qu'en n'entend point
fa voix dans les rues. Tout cela ne refpire pas
l'oftentation des miracles ; auffi n'étoit-elle pas
le but qu'il fe propofoit dans les liens. Il n'y
mettoit ni l'appareil ni l'authenticité neceffaires
pour conlîater de vrais lignes , parce qu'il ne
les donnoit point pour tels. Au contraire il re-
commandoit le fecret aux malades qu'il guérif-
foit , aux boiteux qu'il faifoit marcher, aux
pofledés qu'il délivroit du Démon. L'on eût
dit qu'il craignoit que fa vertu miraculeufa
ne fût connue; on m'avouera que c'étoit une
étrange manière d'en faire la preuve de fa mif-
flon.
Mais tout cela s'explique de foi-mème, fi- tôt
que l'on conçoit que les Juifs alloient cherchant
cette preuve où Jéfus ne vouloit pas qu'elle fût.
Celui qui me rejette a , difoit-il , qui le juge. Âjou-
toit-il, les miracle.' que j'ai faits le condanme>ovt ?
Non , mais la p irola que jyai portée le condam-
nera. La preuve eft donc dans la parole «Se noa
pas dans les miracles.
On voir dans l'Evangile que ceux de Jéfus
étoient tous utiles: mais ils étoient fans éclat,
fans apprêt , fans pompe ; ils étoient (impies
comme fes difeours , comme fa vie , comme tou-
te fa conduite. Le plus apparent, le plus palpa-
tic qu'il ait fait çft {ans contredit celui de 1»
Tome IX. F
$> TROISIEME LETTRE
multiplication des cinq pains & des deux poifïoiu
qui nourrirent cinq mille hommes. Non feule-
ment fes difciples avoient vu le miracle , mais il
avoît pour ainii dire pane par leurs mains ; & ce-
pendant ils n'y penfoient pas , ils ne s'en dou-
taient prefque pas. Concevez- vous qu'on puifle
donner pour fîgnes notoires au genre humain
dans tous les fiecles des faits auxquels les témoins
les plus immédiats font à peine attention (b) ?
Et tant s'en faut que l'objet réel des miracles
de Jéfus fût d'établir la foi , qu'au contraire il
commenqoit par exiger la foi avant que de faire
le miracle. Rien n'eft Ci fréquent dans l'Evangile.
C'eft précifément pour cela , 6'eft parce qu'un
"prophète n'eft fans honneur que dans fon pays ,
qu'il fit dans le fien très-peu de miracles (c) i il
eft dit même qu'il n'en put faire , à caufe de leur
"incrédulité (d). Comment ? c'étoit à caufe de leur
incrédulité qu'il en falloit faire pour les convain-
cre, fi fes miracles avoient eu cet objet ; mais ils
ne l'avoie,nt pas. C'étoient ïîrnplement des actes
de bonté , de charité , de bienfaifance , qu'il faifoit
en faveur de fes amis & de ceux qui croyoient en
lui , & c'étoit dans de pareils actes que confif-
toient les œuvres de miféricorde , vraiment dignes
d'être fiennes 3 qu'il difoit rendre témoignage
(b). Marc VI. s 2. 11 eft dit que c'étoit à caufe que leur
cœur étoitftupide; mais qui s'oferoit vanter d'avoir un
cœur plus intelligent dans les chofes faintes que les dif-
ciples choifis par jéfus ?
(c) "Matth. XIII. <8.
(d) Marc. VI. s.
DE LA MONTAGNE. 7>
6e lui (e). Ces œuvres marquoient le pouvoir de
bien faire plutôt que la volonté d'étonner , c'é-
taient des vertus (/) plus que des miracles. Et
comment la fuprème fageife eût-elle employé des
moyens fi contraires à la fin qu'elle fe propofoit ?
Comment n'eût- elle pas prévu que les miracles
dont elle appuyoit l'autorité de Tes Envoyés pro-
duiroient un effet tout oppofé , qu'ils feroienc
fufpecter la vérité de l'hiftoire tant fur les mi-
racles que fur la million , & que parmi tant.de
folides preuves , celle-là ne feroit que rendre plus
difficiles fur toutes les autres les gens éclairés &
vrais? Oui, je le foutiendrai toujours, l'appui
qu'on veut donner à la croyance en eft le plus
grand obftacle : ôtez les miracles de l'Evangile &
toute la terre eft aux pieds de Je fus - Chrift (g).
Vous voyez , Monlieur , qu'il eft attelté par
l'Ecriture même que dans la Million de Jéfus-
Chrift les miracles ne font point un ligne telle-
ment néceifaire à la foi qu'on n'en puiife avoir fans
les admettre. Accordons que d'autres paifages pré-
(e) JeanX. 2ç. %i. 38.
(./) C'eft le mot employé clans l'Ecriture ; nos tra-
ducteurs le rendent par celui de miracles.
(</) Paul préchant aux Athéniens fut écouté fort paîfi-
hlement jufqu'à ce qu'il leur parla d'un homme ceflufci-
te. Alors les uns fe mirent à vire : les autres lui dirent :
Cclajiiffit , nous entendrons le refte une autre fois. Je ne '
f.is pas bien ce que penfent au fond de leurs cœurs ces
bons Chrétiens à la mode ; mais s'ils croient à Jéfus £ar
ies miracles , moi j'y crois malgré Tes miracles , ci j'ai
1 dans l'efpiit que ma foi vaut mieux que la leur.
F 2
8© TROISIEME LETTRE
Tentent un fens contraire à ceux-ci s ceux-ci réci-
proquement préfentent un fens contraire au£
autres , & alors je choiiïs, ufant de mon droit,
celui de ces fens qui me paroit le plus raifon-
nable & le plus clair. Si j'avois l'orgueil de
vouloir tout expliquer , je pourrois en vrai
Théologien tordre & tirer chaque paiTage à mon
fens , mais la bonne- foi ne me permet point ces
interprétations Sophiftiques ; fuffifamment auto-
rifé dans mon fentiment (b) par ce que je com-
(h) Ce fentiment ne m'efl point tellement particulier
qu'il ne foit auffi celui deplufieurs Théologiens dont l'or-
thodoxie eft mieux établie que celle du Clergé de Genè-
ve. Voici ce que m'écrivoit là-defïus un de ces Meilleurs
le 28 Février 17*4.
„ Quoi qu'en dife la cohue des modernes apologiftes-
„ du Chriftianifme , je fuis perfuadé qu'il n'y a pas un
„ mot dans les Livres facrés d'où l'on puiffe légitime-*
„ ment conclure que les miracles aient été deftinés à
M fervir de preuve pour les hommes de tous les tems <Sc
„ de tous les lieux. Bien loin de-là , ce n'e'toit pas à
j, mon avis le principal objet pour ceux qui en furent les
„ témoins occulaires. Lorfque les Juifs demandoient des
j, miracles à Saint Paul , pour toute réponfe il leur prê-
., choit Jefus crucifié. A coup fur fi Grotius , les Au-
„ teurs de la focicté de Boy le , Veines , Vernet , &c.
}, euflent été à la place de cet Apôtre , ils n'auroient
5, rien eu de plus prefle que d'envoyer chercher des tré-
SJ teaux pour fatisfaire à une demande qui quadre fi bien
„ avec leurs principes. Ces gens-là croient faire meiveil-
55 les avec leurs ramas d'argumens ; mais un jour on
,5 doutera , j'efpere , s'ils n'ont pas été compilés par une
„ foeiété d'incrédules , fans qu'il faille être Hardouir*
j, pour cela.
V Qu'on ne penfe pas , au refte que l'Auteur de cette
Lettre toit mon partifau ; tant s'en faut ; il eft un de nv*
De la montagne. gi
prends , je refte en paix fur ce que je ne com-
prends pas, & que ceux qui me l'expliquent me
font encore moins comprendre. L'autorité que je
donne à l'Evangile je ne la donne point aux
interprétations des hommes, & je n'entends pas
plus les foumettre à la mienne que me foumettre
à la leur. La règle eft commune , & claire en ce
qui importe; la raifon qui l'explique eft particu-
lière , & chacun a la fienne qui ne fait autorité
que pour lui. Se biffer mener par autrui fur cette
matière c'eft fubftituer l'explication au texte,
c'eft fe foumettre aux hommes & non pas à Dieu.
Je reprends mon raifonnement , & après avoir
établi que les miracles ne font pas un li-
gne néceffaire à la foi , je vais montrer en con-
firmation de cela que les miracles ne font pas
un ligne infaillible & dont les hommes puiifenfe
juger.
Un miracle eft, dans un fait particulier, un
acte immédiat de la puhTance divine , un chan-
gement fenfible dans l'ordre de la nature , une
exception réelle & vifible à fes Loix. Voilà
l'idée dont il ne faut pas s'écarter' fi l'on veut
s'entendre en raifonnant fur cette matière.
Cette idée offre deux queftions à réfoudre.
ndverfaires. Il trouve feulement que les autres ne lèvent
ce qu'ils difent. 11 foupeonne peut-être pis : car la foi de
ceux qui croient fur les miracles , fera toujours très-fuf.
peéte aux gens éclairés.
F 3
82 TROISIEME LETTRE
La première : Dieu peut - il faire des mira-
cles ? C'elt - à - dire , peut - il déroger aux Loix
qu'il a établies ? Cette queltion férieufement
traitée feroit impie Ci elle n'étoit abfurde : ce fe-
roit faire trop d'honneur à celui qui la réfoudroit
négativement que de le punir j il fufRroit de
l'enfermer. Mais auiîî quel homme a jamais nié
que Dieu pût faire des miracles ? Il falloit être
Hébreu pour demander fi Dieu pouvoit drefler
des tables dans le défert.
Seconde queftion : Dieu veut -il faire des
miracles '< C'eft autre chofe. Cette queftion en
elle - même & abftradion faite de toute autre
considération eft parfaitement indifférente ; elle
n'intéreffe en rien la gloire de Dieu dont nous
ne pouvons fonder les defleins. Je dirai plus \ s'il
pouvoit y avoir quelque différence quant à la
foi dans la manière d'y répondre , les plus gran-
des idées que nous puiilions avoir de la fagetfe &
de la majefeé divine feroient pour la négative,
il n'y a que l'orgueil humain qui foit contre.
Voifi jufqu'où la raifon peut aller. Cette quef-
tion , du relie , eft purement oifeufe , & pour
îa réfoudre il faudroit lire dans les décrets éter-
nels ; car, comme on verra tout à l'heure, elle
eft impolîible à décider par les faits. Gardons-
nous donc d'ofer porter un œil curieux fur ces
myfteres. Rendons ce refpecl à l'elfence infinie
de ne rien prononcer d'elle : nous n'en connoif-
fons que l'immeniité.
DE LA MONTAGNE. S5
Cependant quand un mortel vient hardiment
nous affirmer qu'il a vu un miracle , il tranche
net cette gr nde queftion ; jugez Ci l'on doit l'en
croire fur fa parole î Ils feroient mille que je
ne les en croirois pas.
Je laiffe à part le grofîîer fophifme d'em-
ployer la preuve morale à constater des faits na-
turellement impoiîlbles , puifqu'alors le princi-
pe même de la crédibilité fondé fur la pofïibi-
lité naturelle eft en défaut. Si les hommes veu-
lent bien en pareil cas admettre cette preuve dans
des chofes de pure fpéculation , ou dans des faits
dont la vérité ne les touche guère , afiurons-
nous qu'ils feroient plus difficiles s'il s'a<?jifoit
pour eux du moindre intérêt temporel. Suppo-
fons qu'un mort vînt redemander fes biens à fes
héritiers affirmant qu'il eft reffufcité & requé-
rant d'être admis à la preuve (r) , croyez - vous
qu'il y ait un feul tribunal fur la terre où cela
lui fut accordé ? Mais encore un coup n'enta-
mons pas ici ce débat ; lauTons aux faits toute
la certitude qu'on leur donne , & contentons-
nous de diftinguer ce que le fens peut attefter
de ce que la raifon peut conclure.
Puisqu'un miracle eft une exception aux
Loix de la nature , pour en juger il faut con-
noitre ces Loix , & pour en juger fûrement il
(i) Prenez bien garde que dans ma fnppofition c'eft
«ne réfurredion véritable & non pas une fauffe mort
qu'il s'agit de conftater.
F4
t4 TROISIEME LETTRE
faut les connoître toutes : car une feule qu'on
ne connoîtroit pas pourroit en certains cas in-
connus aux fpeclateurs changer l'effet de celles
qu'on connoîtroit. Ainfî celui qui prononce qu'un
tel ou tel acte eft un miracle déclare qu'il con-
noît toutes les Loix de la nature & qu'il fait que
cet acte en eft une exception.
Mais quel eft ce mortel qui connoît toutes
les Loix delà nature? Newton ne fe vantoit pas
de les connoître. Un homme fage témoin d'un
fait inoui peut attefter qu'il a vu ce fait & Ton
peut le croire ; mais ni cet homme fage ni nul
autre homme fage fur la terre n'affirmera jamais
que ce fait , quelque étonnant qu'il puiife être,
foit un miracle ; car comment peut-il le favoir ?
Tout ce qu'on peut dire de celui qui fe van-
te de faire des miracles eft qu'il fait des chofes
fort extraordinaires ; mais qui eft-ce qui nie qu'il
fe faife des chofes fort extraordinaires ? J'en ai
vu , moi , de ces chofes - là , & même j'en ai
fait, (k)
(k) J'ai vu à Venifeen 174; une manière de forts af-
fez nouvelle , & plus étrange que ceux de Prénefte. Ce-
lui qui les vouloir, confulter entroit dans une chambre ,
& y reftoit feul s'il le defiroit. Là d'un Livie plein de
feuillets blancs il en tiroit un à fon choix ; puis tenant
cette feuille il demandoit , non à voix haute, mais men-
talement ce qu'il vouloit favoir. Enfuite il plioit fa feuille
blanche , Fenvttioppoit , la cachetoit , la plaçoit dans un
Livre ainfi cachetée : enfin après avoir récité certaines
formules fort baroques fans perdre fon Livre de vue, il
en alloit tirer le papier , reconnoitre le cachet, l'ouvrir ,
& il trouvoit fa réponfe écrite.
DE LA MONTAGNE. S?
L'Étude de la nature y fait faire tous les
jours de nouvelles découvertes : Finduftrie hu-
maine fe perfectionne tous les jours. La Chymie
curieufe a des tranfmutations , des précipitations,
des détonations, des exploitons, des phofphores,
des pyrophores , des tremblemens de terre , &
mille autres merveilles à faire ligner mille fois
le peuple qui les verroit. L'huile de gavac &
l'efprit de nitre ne font pas des liqueurs fort
rares; mêlez - les enfemble , & vous verrez ce
qu'il en arrivera ; mais n'allez pas faire cette
épreuve dans une chambre , car vous pourriez
bien mettre le feu à la maifon (/). Si les Prêtres
de Baai avoient eu M. Rouelle au milieu d'eux
leur bâcher eût pris feu de lui-même & Elie
eût été pris pour dupe.
Vous verfez de l'eau dans de l'eau , voilà
de l'encre ; vous verfez de l'eau dans de l'eau ,
voilà un corps dur. Un Prophète du Collège
de Harcourt va en Guinée & dit au peuple ;
reconnoilTez le pouvoir de celui qui m'envoie ;
je vais convertir de l'eau en pierre î par des
Le magicien qui faifoit ces forts étoit le premier Se-
crétaire de l'Ambaffudeur de France , & il s'appelloit
J. J. RoufTeau.
je me contentois d'être forcier , parce que j'étois mo-
delle ; mais fi j'avois eu l'ambition d'être Prophète , qui
m'eût empêché de le devenir ?
(./) 11 y a des précautions à prendre pour reuffir dans
cette opération : l'on me difpenlera bien , je penfe , d'en
mettre ici le Récipc.,
§5 TROISIEME LETTRE
moyens connus du moindre écolier il fait de la
glace : voilà les Nègres prêts à l'adorer.
Jadis les Prophètes faifoient defeendre à 'eur
voix le feu du Ciel ; aujourd'hui les enfans en
font autant avec un petit morceau de verre. Jo-
fué fit arrêter le Soleil ; un faifeur d'almanachs
va le faire éclipfer; le prodige eft encore plus fen-
fible. Le cabinet de M. l'Abbé Nollet elt un labo-
ratoire de magie , les récréations mathématiques
font un recueil de miracles; que dis-je ? les foi-
res même eu fourmillent , les Briochés n'y font
pas rares ; le feul Payfan de Nort Hollande que
j'ai vu vingt fois allumer fa chandelle avec fon
couteau a de quoi fubjuguertout le peuple, mè ne
à Paris; que penfez vous qu'il eût faic en Syrie ?
C'est un fpedacle bien tingulier que ces foi-
res de Paris ; il n'y en a pas une où l'on ne voie-
les chofes les plus étonnantes , fans que le public
daigne prefque y faire attention ; tant on eft ac-
coutumé aux chofes étonnantes , & même à celles
qu'on ne peut concevoir '< On y voit au moment
que j'écris ceci deux machines portatives fépa-
rées , dont l'une marche ou s'arrête exactement
à la volonté de celui qui fait marcher ou arrêter
; l'autre. J'y ai vu une tête de bois qui parloit , &
dont on ne parloit pas tant que de celle d'Albert
le Grand. J'ai vu même une chofe plus furpre-
nante; c'étoit force tètes d'hommes, defavans,
d'Acad.mbiens qui couroient aux miracles des
convuliions, & qui en revenoient tout émer-
veillés.
DE LA MONTAGNE. 8?
Avec le canon, l'optique, l'aimant, le baro-
mètre, quels prodiges ne fait on pas chez les
ignorans ? Les Européens avec leurs arts ont tou-
jours pafle pour des Dieux parmi les Barbares.
Si dans le fein même des Arts , des Sciences , des
Collèges , des Académies > Ci dans le milieu de
l'Europe, en Franc, en Angleterre, un homme
fût venu le fiecle dernier , armé de tous les mi-
racles de l'électricité que nos phyficiens opèrent
aujourd'hui, l'eût on brûlé comme un forcier ,
l'eût-on fuivi comme un Prophète ? Il eft à pré-
fumer qu'on eût fait l'un ou l'autre : il eft cer-
tain qu'on auroit eu tort.
Je ne fais fi l'art de guérir eft trouvé , ni s'il
fe trouvera jamais : ce que je fais c'elt qu'il
n'eft pas hors de la nature. Il eft tout auiîi na-
turel qu'un homme guériife qu'il l'eft qu'il tom-
be malade ; il peut tout aulîî bien guérir fubi-
tement que mourir fubitement. Tout ee qu'on
pourra dire de certaines guérifons , c'eft qu'el-
les font furprenantes , mais non pas qu'elles font
impoifibles ; comment prouverez-vous donc que
ce font des miracles ? Il y a pourtant , je l'avoue,
des chofes qui m'étonneroient fort fi j'en étois
le témoin : ce ne feroit pas tant de voir marcher
un boiteux qu'un homme qui n'avoit point de
jambe , ni de voir un paralytique mouvoir fon
bras qu'un homme qui n'en a qu'un reprendre
les deux. Cela me frapperoit encore plus , je l'a-
voue , que de voir relfufciter un morti car enfin
n TROISIEME LETTRE'
un mort peut n'être pas mort (;»). Voyez le Li-
vre de M. Bruhier.
Au refte , quelque frappant que pût me paroi--
tre un pareil fpe&aclc , je ne voudrois pour rien
au monde en être témoin : car que fais je ce qu'il
en pourroit arriver ? Au lieu de me rendre crédu-
le , j'aurois grand peur qu'il ne me rendit que fou :
mais ce n'eft pas de moi qu'il s'agit > revenons.
On vient de trouver le fecret de reîTufciter
des noyés ; on a déjà cherché celui de reflufci-
ter les pendus ; qui fait il dans d'autres genres
de mort , on ne parviendra pas à rendre la vie
à des corps qu'on en avoit cru privés. On ne
favoit jadis ce que c'étoit que d'abattre la cata-
racte j c'eft un jeu maintenant pour nos chirur-
giens. Qui fait s'il n'y a pas quelque fecret
trouvable pour la faire tomber tout d'un coup ?
Qui fait fi le poiïeifeur d'un pareil fecret ne
peut pas faire avec (implicite ce qu'un fpecta-
(m) Lazare étoit dc'ja dam la terre. Seroib-il le pre-
mier homme qu'on auroit enterré vivant ? Il y était de-
puis quatre jours. Qui les a comptés ? Ce n'eft pas Jé-
fus qui étoit abfent. Il puoit déjà. Qu'en (avez - vous ?
Sa fœur le dit ; voilà toute la preuve. L'effroi, le dégoût
en eût fait dire autant à toute autre femme , quand même
cela n'eût pas été vrai. Je fus ne fait que Vappcller , & il
fort. Prenez garde de mal raifonner. Il s'agifîbit de l'im-
poffiHilité phyfique; elle n'y eft plus. Jéfus faifoit bien
plus de façons dans d'autres cas qui n'étoient pas plus
difficiles : voyez la note qui fuit. Pourquoi cette diffé-
rence , fi tout étoit également miraculeux ? Ceci peut
être une exagération , & ce n'eft pas la plus iforte que
Saint Jean ait faite \ j'en attefte le dernier verfet de fon
Evangile.
DE LA MONTAGNE. fc?
leur ignorant va prendre pour un miracle , &
ce qu'un Auteur prévenu peut donner pour
tel (>/) ? Tout cela n'eft pas vraifemblable , foit:
mais nous n'avons point de preuve que cela
foit impoifible , & c'en: de l'impoifibilité phyfi-
que qu'il s'agit ici. Sans cela , Dieu déployant
à nos yeux fa puiifance n'auroit pu nous don-
ner que des lignes vraifemblables , de (Impies
probabilités ; & il arriveroit de -là que l'autorité
des miracles n'étant fondée que fur l'ignorance
de ceux pour qui ils auroient été faits , ce qui
feroit miraculeux pour un fiecle ou pour un
peuple ne le feroit plus pour d'autres ; de forte
(n) On voit quelquefois dans le détail des faits rap-
portés une gradation qui ne convient point à une opéra-
tion furnatui elle. On préfente à Jéfus un aveugle. Au
lieu de le guérir à l'inftant , il l'emmené hors de la bour-
gade. Là il ointfes yeux de faliveî il pofe fes mains fur
lui; après quoi il lui demande s'il voit quelque chofe.
L'aveugle répond qu'il voit marcher des hommes qui lui
paroifïent comme des arbres : fur quoi , jugeant que la
première opération n'eft pas fuffifante , Jéfus la recom-
mence , & enfin l'homme guérit.
Une autre Fois , au lieu d'employer de la falire pure,
il la délaye avec de la terre.
Or je le demande , à quoi bon tout cela pour un mira-
cle ? La nature difpute-t-elle avec fon maître ? A-t-il be-
foin d'effort , d'obltination , pour fe faire obéir ? A-t-il
befoin de falive , de terre ? d'ingrédiens? A-t-il même
befoin de parler , & ne fuïïit- il pas qu'il veuille ? Ou
bien ofera-t-on dire que Jéfus , fur de fon fait , ne laiffe
pas d'ufer d'un petit manège de charlatan , comme pour
fe faire valoir davantage , & amufer les fpeclateurs ?
Dans le fvftême de vos Meflieurs, il faut pourtant l'un
•u l'autre. ChoiiùTez.
5o TROISIEME LETTRE
que la preuve univerfelle étant en défaut , le fyf-
tême établi fur elle feroit détruit. Non , donnez-
moi des miracles qui demeurent tels quoi qu'il
arrive , dans tous les cems & dans tous les lieux.
Si plufieurs de ceux qui font rapportés dans la Bi-
ble paroiifent être dans ce cas , d'autres auftipa-
roiifent n'y pas être. Réponds- moi donc , Théo-
logien , prétends-tu que je paffe le tout en bloc»
ou fi tu me permets le triage '{ Quand tu m'au-
ras décidé ce point , nous verrons après.
Remarquez bien, Monfieur, qu'en fuppofant
tout au plus quelque amplification dans les cir-
conftances , je n'établis aucun doute fur le fond
de tous les faits. C'efl: ce que j'ai déjà dit , & qu'il
n'eft pas fuperflu de redire. Jéfus , éclairé de Tef-
prit de Dieu , avoit des lumières fi fupérieures à
celles de fes difciples , qu'il n'eft pas étonnant
qu'il ait opéré des multitudes de chofes extraor-
dinaires où l'ignorance des fpectateurs a vu le
prodige qui n'y étoit pas. A quel point , en vertu
de ces lumières, pou voit- il agir par des voies na-
turelles, inconnues à eux & à nous? (o) Voilà ce
que nous nefavons point & ce que nous ne pou-
(o) Nos hommes de Dieu veulent à toute force que
j'aie fait de Jéfus un Impofteur. Ils s'échauffent pour ré-
pondre à cette indigne aceufation , afin qu'on penfe que
je l'ai faite ; ils la iuppofent avec un air de certitude ; ils
y infiftent , ils y reviennent afteclueufement. Ah ! li ces
doux Chrétiens pouvoient m'arracher à la fin quelque
blafphême , quel triomphe ! quel contentement , quelle
édification pour leurs charitables âmes ! Avec quelle feinte
joie ils apport eroient les tifons allumés au feu de leur
zèle , pour embiaier mon bûcher 1
DE LA MONTAGNE. Ci
vous favoir. Les fpedtateurs des chofes merveil-
leufes font naturellement portés à les décrire
avec exagération. Là-deflus on peut de très-bon-
ne-foi s'abufer foi-même en abufant les autres :
pour peu qu'un fait foit au-deifus de nos lumiè-
res nous le fuppofons au deffus de la rdfon , &
l'efprit voit enfin du prodige où le cœur nous
fait defirer fortement d'en voir.
Lhs miracles font ,' comme j'ai dit , les preuves
des (impies, pour qui les Loix de la nature for-
ment un cercle très-étroit autour d'eux. Mais la
fphere s'étend à mefure que les hommes s'inf-
truifent & qu'ils fentent combien il leur refte en-
core à favoir. Le grand Phyficien voit fi loin les
bornes de cette fphere qu'il ne fauroit difcernet
un miracle au-delà. Cela nefe peut eft un mot qui
fort rarement de la bouehe des fages j ils difent
plus fréquemment , je ne fais.
Que devons-nous donc penfer de tant de mi-
racles rapportés par des Auteurs , véridiques , je
n'en doute pas, mais d'une fi craffe ignorance,
& fi pleins d'ardeur pour la gloire de leur maî-
tre ? Faut - il rejetter tous ces faits ? Non.
Faut- il tous les admettre? Je l'ignore (p ).
(p) Il y en a dans l'Evangile qu'il n'eft pas même pof-
fible de prendre au pied de la lettre fans renoncer au bon
fens. Tels font, par exemple, ceux des pofTédés. On
reconnoit le Diable à fon oeuvre , & les vrais podedes
font les médians ; la raifon n'en reconnokra jamais d'au-
tres. Mais paffons : voici plus.
Jcfus demande à un grouppe de Démons comment il
s'appelle. Quoi ! Les démons ont des noms ? Les Anges
•nt des noms ? Les purs Efprits ont des noms ? Sane
5ft TROISEME LETTRE
Nous devons les refpe&er fans prononcer fur
leur nature, duiîions-nous être cent fois décrétés.
Car enfin l'autorité des loix ne peut s'étendre juf-
qu'à nous forcer de mal raifonner; & c'elt pourtant
ce qu'il faut faire pour trouver néceffairernent un
miracle où la raifon ne peut voir qu'un fait
étonnant,
Q_u A N D il feroit vrai que les Catholiques
ont un moyen fur pour eux de faire cette dif-
tinclion , que s'enfuivroit-il pour nous ? Dans
leur fyftème , lorfque l'Eglife une fois recon-
nue a décidé qu'un tel fait eft un miracle , il
eft un miracle; car l'Eglife ne peut fe trom-
per. Mais ce n'eft pas aux Catholiques que
j'ai
doute pour s'entr'appeller entr'eux , eu pour entendre
quand Dieu les appelle ? Mais qui leur a donné ces noms?
En quelle langue en font les mots ? Quelles font les bou-
ches qui prononcent ces mots , les oreilles que leuis fons
frappent ? Ce nom c'eft Légion , car ils font plufieurs , ce
qu'apparemment Jéfus ne favoit pas. Ces Anges , ces In-
telligences fublimes dans le mal comme dans le bien ,
ces Etres Céleftes qui ont pu fe révolter contre Dieu , qui
ofent combattre fes Décrets éternels , fe logent "en tas
dans le corps d'un homme : forcés d'abandonner ce mal-
heureux , ils demandent de fe jetter dans un troupeau de
cochons , ils l'obtiennent ; ces cochons fe précipitent
dans la mer ; & ce font-là les auguftes preuves de la mif-
fion du Rédempteur du genre humain , les preuves qui
doivent l'attefter à tous les peuples de tous les âges , &
dont nul ne fauroit douter , fous peine de damnation !
Jufte Dieu ! La tête tourne ; on ne fait où l'on eft. Ce
font donc-là , Meilleurs , les fondemens de votre foi ?
La mienne en a de plus fûrs , ee aie femble.
DE LA MONTAGNE. 93
j'ai à faire ici , c'eft aux Réformés. Ceux - ci ont
très-bien réfuté quelques parties de la profef-
fion de foi du Vicaire , qui , n'étant écrite que
contre l'Eglife Rom une , ne pouvoir ni ne de-
voit rien prouver contr'eux. Les Catholiques
pourront de même réfuter aifément ces Lettres,
parce que je n'ai point à faire ici aux Catho-
liques , & que nos principes ne font pas les
leurs. Quand il s'agit de montrer que je ne prou-
ve pas ce que je n'ai pas voulu prouver , c'eft-
là que mes adverfaires triomphent.
De tout ce que je viens d'expofer je con-
clus que les faits les plus atteftés, quand mê-
me on les admettroit dans toutes leurs circons-
tances , ne prouveroient rien , & qu'on peut
même y foupçonner de l'exagération dans les
circonstances , fans inculper la bonne - foi de
ceux qui les ont rapportés. Les découvertes
continuelles qui fe font dans les loix de la na-
ture , celles qui probablement fe feront enco-
re , celles qui relieront toujours à faire ; les
progrès paifés , préfens & futurs de l'induftrie
humaine ; les diverfes bornes que donnent les
peuples à Tordre des pofîibles félon qu'ils font
plus ou moins éclairés \ tout nous prouve qus
nous ne pouvons eonnoître ces bornes. Ce-
pendant il faut qu'un miracle pour être vrai-
ment tel les paiTe. Soit donc qu'il y ait des
miracles , fuit qu'il n'y en ait pas , il eft irru
Tome IX. G
94 TROISIEME LETTRE
pofiible au fagc de s'afTurcr que quelque fait
que ce puiffe être en eft un.
Indépendamment des preuves de cette im-
poiîlbilité que je viens d'établir , j'en vois une
autre non moins forte dans la fuppofition mê-
me : car , accordons qu'il y ait de vrais mira-
cles -, de quoi nous ferviront- ils s'il y a auiîî
de faux miracles dcfquels il eft impoilible de
les difeerner ? Et faites bien attention que je
n'appelle pas ici faux miracle un miracle qui n'ell
pas réel , mais un acte bien réellement furnatu-
rel fait pour foutenir une faufTe doctrine. Com-
me le mot de miracle en ce feus peut blefîer les
oreilles pieufes , employons un autre mot & don-
nons-lui le nom de prejlige : mais fouvenons-nous
qu'il eft impofîible aux fens humains de difeer-
ner un preftige d'un miracle.
La même autorité qui attelle les miracles at-
telle auiîi les preftiges , & cette autorité prou-
ve encore que l'apparence des preftiges ne dif-
fère en rien de celle des miracles. Comment
donc diftinguer les uns des autres , & que peut
prouver le miracle , fi celui qui le voit ne peut
difeerner par aucune marque aifurée & tirée de
la chofe même (i c'eft l'œuvre de Dieu ou fi
c'eft l'œuvre du Démon ? Il faudroit un fécond
miracle pour certifier le premier.
Quand Aaron jetta fa verge devant Pharaon
& qu'elle fut changée en ferpent , les magiciens
ietterent auiîi leurs verges & elles furent chan-
DE LA MONTAGNE. 9f
gées en ferpens. Soit que ce changement fût
réel des deux côtés , comme il eft dit dans l'Ecri-
ture , foit qu'il n'y eût de réel que le miracle
d'Aaron & que le preftige des magiciens ne fût
qu'apparent , comme le difent quelques Théo-
logiens, il n'importe ; cette apparence étoit exac-
tement la même j l'Exode n'y remarque aucune
différence , & s'il y en eût eu , les magiciens fe
feroient gardés de s'expofer au parallèle , ou s'ils
l'avoient fait, ils auroient été confondus.
Or les hommes ne peuvent juger des mira-
cles que par leurs fens , & fi la fen&tion eft
la même , la différence réelle qu'ils ne peuvent
appercevoir n'eft rien pour eux. Ainlî le figne ,
comme figne , ne prouve pas plus d'un côté
que de l'autre , & le Prophète en ceci n'a pas
plus d'avantage que le Magicien. Si c'eft encore
là de mon beau ltyle , convenez qu'il en faut
un bien plus beau pour le réfuter.
lu eft vrai que le ferpent d'Aaron dévora les
ferpens des Magiciens. Mais , forcé d'admettre
une fois la Ma^ie, Pharaon put fore bien n'en
conclure autre chofe, finon qu'Aaron étoit plus
habile qu'eux dans cet art ; c'eft ainli que Simon
ravi des chofes que faifoit Philippe , voulut ache-
ter des Apôtres le fecret d'en faire autant qu'eux.
D'ailleurs l'infériorité des Magiciens étoit
due à la préfence d'Aaron. Mais Aaron abfeiu ,
eux faifant les mêmes fignes , avoient droit de
$ÏS TROISIEME LETTRE
prétendre à la même autorité. Le fîgne en lui-
même ne prouvoit donc rien.
Quanp) Moife changea Tenu en fan g , les
Magiciens changèrent l'eau en fang ; quand
Moïfe produisit des grenouilles , les Magiciens
produisent des grenouilles. Ils échouèrent à
la troifieme plaie ; mais tenons - nous aux deux
premières dont Dieu même a voit fait la preu-
ve du pouvoir divin (q). Les Magiciens firent
aufïî cette preuve - là.
Quant à la troifieme plaie qu'ils ne purent
imiter, on ne voit pas ce qui la rendoit fi dif-
ficile, au point de marquer que le doigt de Dieu
étoit là. Pourquoi ceux qui purent produire un
animal ne purent - ils produire un infecte , &
comment , après avoir fait des grenouilles , ne
purent - ils faire des poux '{ S'il eft vrai qu'il
n'y ait dans ces chofes - là que le premier pas
qui coûte, c'étoit affurément s'arrêter en beau
chemin.
Le même Moïfe , inftruit par toutes ces ex-
périences , ordonne que fi un faux Prophète
vient annoncer d'autres Dieux , c'eft - à - dire ,
une fauffe doctrine , & que ce faux Prophète
autorife fon dire par des prédictions ou des
prodiges qui réuffilfent , il ne faut point l'é-
couter mais le mettre à mort. On peut donc
employer de vrais fignes en faveur d'une faufls
(5) Exode VU. 17,
DE LA MONTAGNE. 97
doctrine ; un figne en lui-même ne prouve donc
rien.
La même doctrine des fignes par des prefti-
ges eft établie en mille endroits de l'Ecriture.
Bien plus : après avoir déclaré qu'il ne fera
point de fignes , Jéfus annonce de faux Chrifts
qui en feront : il dit qu'ils feront de grands fi? ne s ,
des miracles capables de féduire les élus mêmes , s'il
était pajfîble (r). Ne feroit-on pas tenté fur ce lan-
gage de prendre les fignes pour des preuves
de faufTeté ?
Quoi ! Dieu , maître du choix de fes preu-
ves , quand il veut parler aux hommes , ehoifit
par préférence celles qui fuppofent des con-
noilfances qu'il fait qu'ils n'ont pas ! Il prend pour
les inftruke la même voie qu'il fait que prendra
le Démoli pour les tromper ! Cette marche feroit-
elle donc celle de la divinité? Se pourroit-il que
Dieu & le Diable fuiviffent la même route ? Voi-
là ce que je ne puis concevoir.
Nos Théologiens , meilleurs raifonneurs mais
de moins bonne foi que les anciens , font fore
embarrafles de cette magie : ils voudroient bien
pouvoir tout-à-fait s'en délivrer , mais ils n'o*.
fent ; ils fentent que la nier feroit nier trop.
Ces gens toujours fi décififs changent ici de
langage ; ils ne la nient ni ne l'admettent ; ils
prennent le parti de tergiverfer , de cherchée
(/) Matth. XXIV. 24. MattkXin. 22.
G 3
98 TROISIEME LETTRE
de faux - fuyans * à chaque pas ils s'arrêtent ; ils
ne favent fur quel pied danfer.
Jt crois , Monfieur , vous avoir fait fentir
où gît la difficulté. Pour que rien ne manque
à fa clarté , la voici mife en dilemme.
Si Ton nie les preftiges , on ne peut prou-
ver les miracles ; parce que les uns & les au-
tres font fondés fur la même autorité.
Et fi l'on admet les preltiges avec les mira-
cles , on n'a point de règle fûre , précife &
claire pour diftinguer les uns des autres : ainlî
les miracles ne prouvent rien.
Je fais bien que nos gens ainfi preffés re-
viennent à la doclrine : mais ils oublient bon-
nement que fi la doctrine efl établie , le mira-
cle eft fuperfiu, & que lî elle ne l'eft pas, elle
ne peut rien prouver.
Ne prenez pas ici le change, je vous fup-
plie , & de ce que je n'ai pas regardé les mi-
racles comme eiîentieis au Chriitianifme , n'al-
lez pas conclure que j'ai rejette les miracles.
Non , Monfieur , je ne les ai rejettes ni ne les
rejette; û j'ai dit des raifons pour en douter,
je n'ai point diiîimulé les raifons d'y croire ; il
y a une grande différence entre nier une chofe
& ne la pas affirmer , entre la rejetter & ne
pas l'admettre , & j'ai fi peu décidé ce point ,
que je défie qu'on trouve un feul endroit dans
tous mes écrits où je fois aiïirmatif contre les
miracles.
DE LA MONTAGNE. 99
Eh î comment l'aurois - je été malgré mes pro-
pres doutes , puifque par-tout où je fuis quant
à moi , le plus décidé , je n'affirme rien encore.
Voyez quelles affirmations peut faire un hom-
me qui parle ainlî dès fa Préface (s).
„ A l'égard de ce qu'on appellera la partie
„ fyftématique , qui n'eft autre chofe ici que
5, la marche de la nature , c'elt-là ce qui dérou-
,5 tera le plus les lecteurs ; c'eft auifi par- là qu'on
„ m'attaquera fans doute, & peut- être n'aura-
„ t-on pas tort. On croira moins lire un Traité
», d'éducation que les rêveries d'un vifionnaire
„ fur l'éducation. Qu'y faire ? Ce n'eft pas fur
„ les idées d'autrui que j'écris , c'eft fur les mien-
„ nés. Je ne vois point comme les autres hom-
„ mes *, il y a long-tems qu'on me l'a reproché.
„ Mais dépend- il de moi de me donner d'autres
„ yeux , & de m'affccler d'autres idées? Non;
„ il dépend de moi de ne point abonder dans
„ mon fens , de ne point croire être feul plus
„ fage que tout le monde ; il dépend de moi , non
„ de changer de fentiment, mais de me défier
„ du mien : voilà tout ce que je puis faire , & ce
„ que je fais. Que G je prends quelquefois le ton
„ affirmatif , ce n'eft point pour en impofer au
„ le&eur ; c'eft pour lui parler comme je pen-
„ fe. Pourquoi propoferois - je par forme de
„ doute ce dont quant à moi je ne douts
(0 Préface d'Emile, p. vin.
G4
ioo TROISIEME LETTRE
„ point ? Je dis exactement ce qui fe palTe dans
„ mon efprit.
„ En expofant avec liberté mon fentiment ,
3, j entends C\ peu qu'il faire autorité , que j'y
„ joins toujours mes raifons , afin qu'on les
3, pefe & qu'on me juge. Mais quoique je ne
„ veuille point m'obiVuier à défendre mes idées,
5j je ne me crois pas moins obligé de les propo-
>5 fer ; car les maximes fur kfquelles je fuis
„ d'un avis contraire à celui des autres ne font
w point indifférentes. Ce font de celles dont la
„ vérité ou la fauffeté importe à connoître , &
„ qui font le bonheur ou le malheur du gen-
„ re humain. "
Un Auteur qui ne fait lui-même s'il n'eft
point dans Terreur , qui craint que tout ce
qu'il dit ne foit un tiflu de rêveries , qui , ne
pouvant changer de fentimens , fe défie du Cien ,
qui ne prend point le ton afhrmatif pour le don-
ner , mais pour parler comme il penfei qui, ne
voulant point faire autorité , dit toujours fes
raifons afin qu'on le juge , & qui même ne
veut point s'obftiner à défendre fes idées ; un
Auteur qui parle ainll à la tète de fon Livre
y veut - il prononcer des oracles '< veut-i! don-
ner des décifions , & par cette déclaration pré-
liminaire ne met-il pas au nombre des doutes fes
plus fortes aliénions ?
Et qu'on ne dife point que je manque à
mes engagemens eu m'obftinant à défendre
DE LA MONTAGNE. loi
ici mes idées. Ce feroit le comble de rinjuflice. Ce
ne font point mes idées que je défends, c'elt ma
perfonne. Si l'on n'eût attaqué que mes Livres >
j'aurois conftamment gardé le filence ; c'étoit un
point réfolir. Depuis ma déclaration faite en
I7f3, m'a-t-on vu répondre à quelqu'un, ou
me taifois-je faute d'agreffeurs ? Mais quand on
me pourfuit, quand on me décrète , quand on me
déshonore pour avoir dit ce que je n'ai pas dit , il
faut bien pour me défendre montrer que je ne l'ai
pas dit. Ce font mes ennemis qui , malgré moi ,
me remettent la plume à la main. Eh î qu'ils me
laifTent en repos , & j'y laifTerai le public \ j'en
donne de bon cœur ma parole.
Ceci fert déjà de réponfe à i'objeclion rétor-
five que j'ai prévenue , de vouloir faire moi-
même le réformateur en bravant les opinions
de tout mon fiecle ; car rien n'a moins l'air
de bravade qu'un pareil langr.gc , & ce n'eft
pas alfurément prendre un ton de Prophète
que de parler avec tant de circonfpeétiqn. J'ai
regardé comme un devoir de dire mon fenti-
ment en chofes importantes & utiles j mais ai-
je dit un mot, ai - je fait un pas pour le faire
adopter à d'autres ; quelqu'un a-t-il vu dans ma
conduite l'air d'un homme qui cherchoit à fe faire
des fettateurs ?
En tranfciivant l'Ecrit particulier qui fait
tant d'imprévus 2élateurs de la foi , j'avertis
encore le le&cur qu'il doit fe dévier de mes
G S
io2 TROISIEME LETTRE
jugemens , que c'eft: à lui de voir s'il peut tirer de
cet Ecrit quelques réflexions utiles , que je ne lui
propofe ni le fentiment d'autrui ni le mien pour
règle , que je le lui préfente à examiner (t).
Et lorfque je reprends la parole voici ce que
j'ajoute encore à la fin.
„ J'ai tranfcrit cet Ecrit, non comme une
„ règle des fentimens qu'on doit iuivre en ma-
,,, tiere de Religion , mais comme un exemple
„ de la manière dont on peut raifonner avec ion
35 élevé pour ne point s'écarter de la méthode
s, que j'ai tâché d'établir. Tant qu'on ne don-
„ ne rien à l'autorité des hommes ni aux pré-
33 jugés des pays où l'on eft né, les feules lu-
„ mieres de la raifon ne peuvent dans l'inftitu-
-, tion de la Nature nous mener plus loin que
-, la Religion naturelle , & c'eft à quoi je me
» borne avec mon Emile. S'il en doit avoir une
35 autre , je n'ai plus en cela le droit d'être fon
3, guide ; c'eft à lui feul de la choifir. (y) "
Quel eft après cela l'homme allez impudent
pour m'ofer taxer d'avoir nié les miracles qui
ne font pas mêmes niés dans cet Ecrit ? Je n'en
ai pas parlé ailleurs (x).
Quoi ! parce que l'Auteur d'un Ecrit publié
(t) Emile P. IL p. ç2o.
(») Ibid. P. III. p. 127.
(x) J'en ai parlé depuis dans ma lettre à M. de Beau-
mont: mais outre qu'on n'a rien dit fur cette lettre , ce
n'eft pas fur ce qu'elle contient qu'on peut fonder les
procédures faites avant qu'elle ait paru.
DE LA MONTAGNE. ioj
par un autre y introduit un raifonneur qu'il
défaurouve (y ) , & qui dans une difpute rejette
les miracles, il s'enfuit de-là que non-feulement
l'Auteur de cet Ecrit mais l'Editeur rejette aufîî
les miracles ? Quel tiiîu de témérités ! Qu'on
fe permette de telles préemptions dans la chaleur
d'une querelle littéraire, cela eft très- blâmable &
trop commun ; mais les prendre pour des preu-
ves dans les Tribunaux ! Voilà une jurifpruden-
ceà faire trembler l'homme le plus jufte & le plus
ferme qui a le malheur de vivre fous de pareils
magiftrats.
L'Auteur de la profeflïon de foi fait des ob-
je&ions tant fur l'utilité que fur la réalité des
miracles , mais ces objeclions ne font point des
négations. Voici là - dciîus ce qu'il dit de plus
fort. M C'cft l'ordre inaltérable de la nature qui
„ montre le mieux l'Etre fuprême. S'il anïvoit
„ beaucoup d'exceptions, je ne faurois plus qu'en
„ penfer , & pour moi je crois trop en Dieu pour
„ croire à tant de miracles fi peu dignes de lui. "
Or je vous prie, qu'eit - ce que cela dit?
Qu'une trop grande multitude de miracles les
rendroit fufpe&s à l'Auteur. Qu'il n'admet point
indiftinctement toute forte de miracles , & que
fa foi en Dieu lui fait rejetter tous ceux qui ne
font pas dignes de Dieu. Quoi donc? Celui qui
n'admet pas tous les miracles rejette - 1 - il tous
(y) Emile, P. III. p. 90,
104 TROISIEME LETTRE
les miracles , & faut - il croire à tous ceux dt
la Légende pour croire l'afcenfion de Chrift ?
Pour comble. Loin que les doutes contenus
dans cette féconde partie de la profeffion de foi
puilfent être pris pour des négations , les néga-
tions , au contraire, qu'elle peut contenir, ne
doivent être prifes que pour des doutes. C'eft
la déclaration de l'Auteur , en la commençant ,
fur les fentimens qu'il va combattre. Ne donnez,
dit - il , à mes difcours que l'autorité de la raifon.
J'ignore fi je fuis dans l'erreur. Il ejl difficile ,
quand on difcute , de ne pas prendre quelquefois le
ton affirmatif ',• mais fouvenez - vous qu'ici toutes
mes affirmations ne font que des raiforts de douter
(z). Peut - on parler plus pofitivement ?
Quant à moi, je vois des faits attelles dans
les faintes Ecritures ; cela fuffit pour arrêter
fur ce point mon jugement. S'ils étoient ail-
leurs , je rejetterois ces faits , ou je leur ôterois
le nom de miracles ; mais parce qu'ils font dans
l'Ecriture je ne les rejette point. Je ne les ad-
mets pas , non plus , parce que ma raifon s'y
refufe , & que ma décilion fur cet article n'in-
téreffe point mon falut. Nul Chrétien judicieux
ne peut croire que tout foit infpiré dans la
Bible, jufqu'aux mots & aux erreurs. Ce qu'on
doit croire infpiré eft tout ce qui tient à nos
devoirs ; car pourquoi Dieu auroit - il infpiré
(z) Emile P. 111. p. 8ï.
DE LA MONTAGNE, iof
le refte ? Or la doctrine des miracles n'y tient
nullement j c'eft ce que je viens de prouver. Ainfï
le fenti.nent qu'on peut avoir en cela n'a nul trait
au refpect qu'on doit aux Livres facrés.
D'ailleurs , il eft impoflible aux hommes de
s'aflurer que quelque fait que ce puifTe être eft
un miracle (aa) ; c'eft encore ce que j'ai prou-
vé. Donc en admettant tous les faits contenus
dans la Bible , on peut rejetter les miracles fans
impiété , & même fans inconféquence. Je n'ai
pas été jufques - là.
Voila comment vos Meilleurs tirent des mi-
racles , qui ne font pas certains , qui ne fout
pas néceffaires , qui ne prouvent rien , & que
je n'ai pas rejettes , la preuve évidente que je
renverfe les fondemens du Chriftianifme , &
que je ne fuis pas Chrétien.
L'ennui vous empècheroit de me fuivre lî
j'entrois dans le même détail fur les autres ac-
cufations qu'ils entaiTent , pour tâcher de cou-
vrir par le nombre l'injuftice de chacune en
particulier. Ils m'accufent par exemple de re-
jetter la prière. Voyez le Livre , & vous trou-
verez une prière dans l'endroit même dont il
(ad) Si ces Meilleurs difent que cela eft décidé dans
l'Ecriture , . & que je dois reconnoîcre- pour miracle ce
qu'elle me donne pour tel ; je réponds que c'eft ce qui
eft en queftion , & j'ajoute que ce raifonnement de leur
part eft un cercle vicieux. Car puifqu'ils veulent que le
miracle ferve de preuve à la Révélation , ils ne doivent
pas employer l'autorité de la Révélation pour conftater
le miracle.
106 TROISIEME LETTPvE
s'agit. L'homme pieux qui parle (bb) ne croit
pas , il eft vrai , qu'il foit abfolument néceffaire
de demander à Dieu telle ou telle chofe en par-
ticulier ( ce ). Il ne défapprouve point qu'on le
faffe -, quant à moi , dit-il , je ne le fais pas , per-
fuadé que Dieu efl un bon père qui fait mieux
que (es enfans ce qui leur convient. Mais ne peut-
on lui rendre aucun autre culte aufîî digne de lui?
Les hommages d'un cœur plein de zèle , les ado-
(bb) Un Miniftre de Genève, difficile afïiirément en
Chrifb'anifme dans les jugemens qu'il porte du mien ,
affirme que j'ai dit , moi J. J. Roulfeau , que je- ne priois
pas Dieu : il Paflure en tout autant de termes , cinq ou fix
fois de fuite , & toujours en me nommant. Je veux porter
refpect à l'Eglife , mais oferois-je lui demander où j'ai dit
cela ? 11 eft permis à tout barbouilleur de papier de dé-
raifonner & bavarder tant qu'il veut j mais il n'eft pas per-
mis à un bon Chrétien d'être un calomniateur public.
(ce) Quand vous prierez , dit Jéfus , priez ainji. Quand
on prie avec des paroles , c'eft bien fait de préférer cel-
les-là j mais je ne vois point ici l'ordre de prier avec
des paroles. Une autre prière eft préférable ; c'eft d'être
difpoféàtout ce que Dieu veut. Me voici, Seigneur, pour
faire ta volonté. De toutes les formules , l'Oraifun do-
minicale eft , fans contredit , la plus parfaite ; mais ce
qui eft plus parfait encore eft l'entière réfignation aux
volontés de Dieu. Non point ce que je veux , mais ce que
tu veux. Que dis- je ? C'eft l'Oraifon dominicale elie-mê-
me. Elle eft toute entière dans ces paroles ; Que ta vo-
lonté J oit faite. Toute autre prière «;ft fuperflue & ne fait
que contrarier celle - là. Que celui qui penfe ainfi fe
trompe , cela peut être. Mais celui qui publiquement
l'accufe à caufe de cela de détruire la Morale Chrétienne
& de n'être pas Chrétien , eft - il un fort bon Chrétien
lui - même ?
DE LA MONTAGNE. 107
rations , les louanges, la contemplation de fa gran-
deur , l'aveu de notre néant , la réfignation à
fa volonté, la foumiiîion à fes loix , une vie pu-
re & fainte , tout cela ne vaut - il pas bien des
vœux intérelfés & mercenaires ? Près d'un Dieu
jufte la meilleure manière de demander eft de
mériter d'obtenir. Les Anges qui le louent autour
de fon Trône le prient - ils ? qu'auroient-ils à lui
demander ? Ce mot de prière eft fouvent employé
dans l'Ecriture pour hommage \adorat ion, & qui fait
le plus eft quitte du moins. Pour moi, je ne rejette
aucune des manières d'honorer Dieu 5 j'ai tou-
jours approuvé qu'on fe joignît à l'Eglife qui
le prie j je le fais ; le Prêtre Savoyard le fai-
foit lui - même (dd). L'Ecrit fi violemment at-
taqué eft plein de tout cela. N'importe : je re-
jette , dit - on , la prière > je fuis un impie à
brûler. Me voilà jugé.
Ils difent encore que j'accufe la Morale Chré-
tienne de rendre tous nos devoirs impraticables
en les outrant. La Morale Chrétienne eft celle
de l'Evangile ; je n'en reconnois point d'autre 3
& c'eft en ce fens auiîî que l'entend mon accu-
fateur , puifque c'eft des imputations où celle-
là fe trouve comprife qu'il conclut , quelques li-
gnes après , que c'eft par dérifion que j'appelle
l'Evangile divin (ee).
Or voyez fi l'on peut avancer une faufTeté*
(dd Emile P. HT. p. nç.
(ec) Lettres écrites de lu Campagne p. 11»
108 TROISIExME LETTRE
plus noire & montrer uns mauvaife foi plus
marquée , puifque dans le paifage de mon Li-
vre où ceci fe rapporte , il n'eft pas même pof-
fible que j'aie voulu parler de l'Evangile.
Voici , Monfieur , ce paifage : il eft dans le
quatrième Tome d'Emile, page 284- „ En n'af-
„ ferviifant les honnêtes femmes qu'à de triftes
„ devoirs , on a banni du mariage tout ce
33 qui pouvoit le rendre agréable aux hommes.
„ faut- il s'étonner H la taciturnité qu'ils voient
„ régner chez eux les en chafTe , ou s'ils font
,3 peu tentes d'embrafTer un état fi déplaifant?
„ A force d'outrer tous les devoirs , le Chrif-
33 tianifme les rend impraticables & vains : à
33 force d'interdire aux femmes le chant , la
„ danfe & tous les amufemens du monde , il
„ il les rend mauflades , grondeufes , infuppor-
„ tables dans leurs maifons. "
Mais où eft-ce que l'Evangile interdit aux
femmes le chant & la danfe ? où eft-ce qu'il
les aflervit à de triftes devoirs ? Tout au con-
traire il y eft parlé des devoirs des maris, mais
il n'y eft pas dit un mot de ceux des femmes.
Donc on a tort de me faire dire de l'Evangile
ce que je n'ai dit que des Janféniftes , des Mé-
thodiftes , & d'autres dévots d'aujourd'hui , qui
font du Chriftianifme une Religion auili terri-
ble & déplaifante (J), quelle eft agréable &
douce
( ff ) Les premiers Réformés donnèrent d'abord dans
cet excès avec une dureté qui fit bien des hypocrites 5 &
DE LA MONTGANE. 109
ûouce fous la véritable loi de Jéfus - Chrift.
Je ne voudrois pas prendre le ton du Père
Berruyer, que je n'aime guère , & que je trouve
même de très - mauvais goût ; mais je ne puis
m'empèchsr de dire qu'une des chofes qui me
charment dans le caractère de Jéfus , n'efc pas
feulement la douceur des mœurs , la (implicite,
mais la facilité , la grâce & même l'élégance. Il
ne fuyoit ni les plaifirs ni les fêtes ; il alloit
aux noces , il Voyoit les femmes , il jouoitavec
les enfans , il aimoit les parfums , il mangeoic
chez les financiers. Ses difciples ne jeûnoient
point i fon auftérité n'étoit point fâcheufe. Il
étoit à la fois indulgent & jufte , doux aux foi-
bles & terrible aux méchans. Sa morale avoit
quelque chofe d'attrayant , de carelfant , de
tendre ; il avoit le cœur fenfible , il étoit hom-
me de bonne fociété. Quand il n'eût pas été le
plus fage des mortels 3 il en eût été le plus
aimable.
Certains pafTages de Saint Paul outrés ou
les premiers Janféniftes ne manquèrent pas de les imiter
en cela. Un Prédicateur de Genève , appelle Henri de
la Marre , foutenoit en chaire que c'étoit pécher que d'al-
ler à la noce plus joyeufement que JéfuvClirili n'étoit
allé à la mort. Un Curé Janféniîle foutenoit de même
que les feftins des noces etoient une invention du Dia-
ble. Quelqu'un lui objecta là- deiïus que Jsfus-Chrift y
avoit pourtant affilié , & qu'il avoit même daigné y faire
fon premier miracle pour prolonger la gaieté du feftin.
Le Cure , un peu embarrafïe , répondit en grondant : Ce
Xicjï pas ce qu'il fit de mieux,
Tome IX, H
ïro TR. OISIEME LETTRE
mal - entendus ont fait bien des fanatiques, &
ces fanatiques ont foulent défiguré & désho-
noré le Chriftianifrne. Si l'on s'en fût tenu h
l'efprit du Maître , cela ne feroit pas arrivé.
Qu'on m'accufe de n'être pas toujours de l'avis
de Saint Paul , on peut me réduire à prouver
que j'ai quelquefois raifon de n'eu pas être.
Mais il ne s7enfuivra jamais de - là que ce fort
par dérifion que je trouve l'Evangile divin.
Voilà pourtant comment raifonnent mes per-
fécuteurs.
Pardon , Monficur ; je vous excède avec
ces longs détails ; je le fens & je les termine-;
je n'en ai déjà que trop dit pour ma défenfe ,
& je m'ennuie moi-même de répondre toujours
par des raifons à des accufations fans raifon.
:> ocr-0.0
rnsn
DE LA MONTAGNE: in
QUATRIEME LETTRE-
J
E vous ai fait voir, MonGeur, que les im-
putations tirées de mes Livres en preuve que
j'attaquois la Religion établie par les lois
étoient fauffes, C'eft , cependant, fur ces im-
putations que j'ai été jugé coupable, & traité
comme tel. Suppofons maintenant que je le
fuflc en effet , & voyons en cet état la puni-
tion qui m'étoit due,
Ainfi que la vertu le vice a fes degrés.
Pour être coupable d'urt crime on ne Feft
pas de tous. La juftice confifte à mefurer exac-
tement la peine à la force , & l'extrême juftice
elle-même eft une injure, lorfqu'elle n'a nul
égard aux considérations raifonnables qui doi-
vent tempérer la rigueur de la loi.
Le délit fuppofé réel , il nous refte à cher-
cher quelle eft fa nature & quelle procédure
eft prefcrite en pareil cas par vos loix.
Si j'ai violé mon ferment de Bourgeois ,
comme on m'en accufe , j'ai commis un crime
d'Etat , & la connoiifance de ce crime appar-
tient directement au Confeil -, cela eft incon-
teftable.
Mais fi tout mon crime confifte en erreur fur
H %
nz QUATRIEME LETTRE
la doctrine , cette erreur fût - elle même uns
impiété j c'eft autre chofe. Selon vos Edits il
appartient à un autre Tribunal d'en connoitre
en premier refïbrt.
Et quand même mon crime feroit un crime
d'Etat , li pour le déclarer tel il faut préala-
blement une décifion fur la doctrine , ce n'eft
pas au Confeil de la donner. C'eft bien à lui
de punir le crime , mais non pas de le consta-
ter. Cela eft formel par vos Edits , comme nous
verrons ci - après.
Il s'agit d'abord de favoir fi j'ai violé mon
ferment de Bourgeois , e'eft-à-dire , le ferment
qu'ont prêté mes ancêtres , quand ils ont été
admis à la Bourgeoise ; car pour moi , n'ayant
pas habité la Ville & n'ayant fait aucune fonc-
tion de Citoyen , je n'en ai point prêté le fer-
ment : mais parlons.
Dans la formule de ce ferment , il n'y a que
deux articles qui puiffent regarder mon délit,
On promet par le premier 3 de vivre félon les
Réformation du St» Evangile , & par le dernier 9
de ne faire ni foujfrir aucunes pratiques , machina-
tions ou entreprifes contre la Réformat ion du St*
Evangile.
Or loin d'enfreindre le premier article , je
m'y fuis conformé avec une fidélité & même
une hardiefle qui ont peu d'exemples , profei-
fant hautement ma Religion chez les Catholi-
ques , quoique j'enfle autrefois vécu dans la
DE LA MONTAGNE: ïî?
leur ; & l'on ne peut alléguer cet écart de mon
enfance comme une infraction au ferment , fur-
tout depuis ma réunion authentique à votre
Eglife en 1754. & mon rétabliffement dans mes
droits de Bourgeoifie , notoire à tout Genève 9
8c dont j'ai d'ailleurs des preuves pofitives.
On ne fauroit dire , non plus , que j'aie en-
freint ce premier article par les Livres condam-
nés ; puifque je n'ai point ceffé de m'y déclarer
Proteftant. D'ailleurs , autre chofe elt la con-
duite , autre chofe font les Ecrits. Vivre félon
îa Réformation c'elt profeffer la Réformation ,
quoiqu'on fe puiife écarter par erreur de fa
doctrine dans de blâmables Ecrits , ou commet-
tre d'autres péchés qui offenfent Dieu , mais
qui par le feul fait ne retranchent pas le délin-
quant de l'Eglife. Cette diitinction, quand on
pourroit la difputer en général , eft ici dans le
ferment même ; puifqu'on y fépare en deux arti-
cles ce qui n'en pourroit faire qu'un , fî la pro-
Seiiïon de la Religion étoit incompatible avec
toute entreprife contre la Religion. On y jure
par le premier de vivre félon la Réformation ,
& l'on y jure par le dernier de ne rien entre-
prendre contre la Réformation. Ces deux arti-
cles font très- diftincts & même féparés par beau-
coup d'autres. Dans le fens du Législateur ces
deux chofes 5 font donc réparables. Donc quand
j'aurois violé ce dernier article , il ne s'enfuit
pas que j'aie violé le premier.
H 3
Ti4 QUATRIEME LETTRE
Mais ai-]e violé ce dernier article?
Voici comment l'Auteur des Lettres écrites
de la Campagne établit l'affirmative, page 30*
„ Le ferment des Bourgeois leur impofc l'o-
5, bligation de ne faire ni fouffrir être faites au-
jj cimes pratiques , machinations ou entreprifes con-
w tre la Sainte Réformation Evangélique. Il fem-
M ble que c'eft un peu (a) pratiquer & machinée
„ contre elle que de chercher à prouver dans
„ deux Livres fi féduifans que le pur Evangile
j3 e{l abfurde en lui - même & pernicieux à la
,5 fociété. Le Confeil étoit donc obligé de jet-
5, ter un regard fur celui que tant de préfomp-
s, tions fi véhémentes accufoient de cette entre-
„ prife. "
Voyez d'abord que ces Meilleurs font agréa»
blés î II leur femble entrevoir de loin un peu
de pratique & de machination. Sur ce petit
femblant éloigné d'une petite manœuvre , ils
jettent un regard fur celui qu'ils en préfument
l 'Auteur j & ce regard eft un décret de prife de
corps.
Il eft vrai que le même Auteur s'égaie à
prouver enfuite que c'eft par pure bonté pour
moi qu'ils m'ont décrété. Le Confeil , dit - il ,
■pouvoit ajourner perfonnellement M, Rji.iijfeau , il
(a) Cet un peu, fi plaifant & fi différent du ton grave
& décent du refte des Lettres , ayant été retranché dans
la féconde édition , je m'abftiens d'aller en quête de la
griffe à qui ce petit bout , non d'oreille , mais d'oncle
appartient,
DE LA MONTAGNE. iif
fouvoit VaJJigner pour être oui , il pouvoit le dé-
créter De ces trois partis le dernier étoit in-
comparablement le plus doux ce ri étoit au
fond quun avertijjement de ne pas revenir , £11 ne
vouloit pas s'expofer à une procédure , ou s'il vnu-
îoit s'y expofer de bien préparer fes défenjes (b).
Ainsi plaifantoit , dit Brantôme , l'exécuteur
de l'infortuné Do m Carlos Infant d'Efpagne.
Comme le Prince crioit & vouloit fe débattre,
Paix , Monseigneur , lui difoit-il en l'étranglant,
tout ce qu'on en fait rie/l que pour votre bien.
Mais quelles font donc ces pratiques & ma-
chinations dont on m'accufe ? Pratiquer ,fî j'en-
tends ma langue , c'eft fe ménager des intelli-
gences fecretes ; machiner, c'eft faire de four-
des menées , c'eft faire ce que certaines gens
font contre le Chriftianifme & contre moi. Mais
je ne conçois rien de moins fecret , rien de
moins caché dans le monde , que de publier un
Livre & d'y mettre fon nom. Quand j'ai dit
mon fentiment fur quelque matière que ce fût ,
je l'ai dit hautement , à la face du public , je
me fuis nommé , & puis je fuis demeuré tran-
quille dans ma retraite : on me perfuadera dif-
ficilement que cela refTemble à des pratiques &
machinations.
Pour bien entendre l'efprit du ferment & le
fens des termes, il faut fe tranfporter au tems
eu la formule en fut dreflec & où il s'agùToit
H4
116 QUATRIEME LETTRE
eiifentiellement pour l'Etat de ne pas retombe©
fous le double joug qu'on venoit de fecouer.
Tous les jours on découvroit quelque nouvelle
trame en faveur de la maifon de Savoyc ou des;
Evêques , fous prétexte de Religion. Voilà fur
quoi tombent clairement les mots depratiques &
de machinations , qui, depuis que la langue fran-
çoife exiite, n'ont fûrement jamais été employés
pour' les fentimens généraux qu'un homme publie
dans un Livre où il fe nomme, fans projet, fans
objet , fans vue particulière , & fans trait à au-
cun Gouvernement. Cette aceufation paroît fî
peu férieufe à l'Auteur même qui l'ofe faire ,
qu'il me reconnoit fdele aux devoirs du Citoyen
(c). Or comment pourrois -je l'être , fi j'avois,
enfreint mon ferment de Bourgeois ?
Il n'eft donc pas vrai que j'aie enfreint ce
ferment, J'ajoute que quand cela feroit vrai ,
jrïen ne feroit plus inoui dans Genève en cho-
fes de cette efpece , que la procédure faite con-
tre moi. Il n'y a peut-être pas de Bourgeois
qui n'enfreigne ce ferment en quelque article
(d) , fans qu'on s'avife pour cela de lui chercher
querelle , & bien moins de le décréter.
On ne peut pas dire , non plus , que j'atta-
que la morale dans un Livre où j'établis de
tout mon pouvoir la préférence du bien général
(c) Pag. 8.
(û?) Par exemple , de ne point fortir de la Ville pour
aller habiter ailleurs fans permiffion. Qui eft-ce qui de*
siande cette permiffion ?
DE LA MONTAGNE. 117.
fur le bien particulier & où je rapporte nos de-
voirs envers les hommes à nos devoirs envers
Dieu ; feul principe fur lequel la morale puiffe
être fondée , pour être réelle & paifer l'appa-
rence. On ne peut pas dire que ce Livre tende
en aucune forte à troubler le culte établi ni
l'ordre public , puifqu'au contraire j'y infifte fur
le refpect qu'on doit aux formes établies , fur
l'obéiffance aux loix en toute chofe , même en
matière de Religion , & puifque c'eft de cette
obéiifance preferite qu'un Prêtre de Genève m'a
le plus aigrement repris.
Ce délit Ci terrible & dont on fait tant de
bruit fe réduit donc , en l'admettant pour réel ,
à quelque erreur fur la foi , qui , fi elle n'eft
avantageufe à la fociété , lui eft du moins très-
indifférente , le plus grand mal qui en réfulte
étant la tolérance pour les fentimens d'autrtii ,
par conféquent la paix dans l'Etat & dans le
monde fur les matières de Religion.
Mais je vous demande, à vous, Monfieur,
qui connoilfez votre Gouvernement & vos loix ,
à qui il appartient de juger , & fur-tout en pre-
mière inftance , des erreurs fur la foi que peut
commettre un particulier ? Eft-ce au Confeil ,
eft - ce au Coniiftoire ? Voilà le nœud de la
queftion.
Il falloit d'abord réduire le délit à fon efpe-
ce. A préfent qu'elle eft connue, il faut com-
parer la procédure à la Loi.
H £
Îi8 QUATRIEME LETTRE
Vos Edits ne fixent pas la peine due à celui
qui erre en matière de foi & qui publie fon
erreur. Mais par l'Article 88 de l'Ordonnance
eccléfiaftique , au Chapitre du Confiftoire , ils
règlent l'Ordre de la procédure contre celui qui
dogmatife. Cet Article eft couché en ces termes.
S'il y a quelqu'un qui dogmatife contre la doc-
trine reçue , qu'il [oit appelle pour conférer avec
lui : s'il fe range , qu'on le fupporte fans fcandale
ni diffame : s1 il eft opiniâtre , qu'on V admonefle par
quelques fois pour ejfayer à le réduire. Si en voit
enfin qu'il [oit befoin de plus grande févérité , qu'on
lui inttrdife la Sainte Cène , £f? qiCon en avertijje
le Magifirat afin d'y pourvoir.
On voit par-là.
i°. Que la première inquifition de cette ef-
pece de délit appartient au Confiftoire.
2,°. Que le Législateur n'entend point qu'un
tel délit foit irrémifîible , fi celui qui l'a com-
mis fe repent & fe range.
3°. Qu'il preferitles voies qu'on doit fuivre
pour ramener le coupable à fon devoir.
4°. Que ces voies font pleines de douceur ,
d'égards , de commifération ; telles qu'il con-
vient à des Chrétiens d'en ufer , à l'exemple
de leur maître , dans les fautes qui ne trou*
blent point la fociété civile & n'intéreiTent que
la Religion.
5P. Qu'enfin la dernière & plus grande peine
qu'il preferit eft tirée de la nature du délit s
DE LA MONTAGNE. n?
comme cela devroit toujours être, en privant
le coupable de la Sainte Cène & de la commu-
nion de FEglife, qu'il a offenfée, & qu'il veut
continuer d'ofFenfer.
Après tout cela le Confiftoire le dénonce au
Magiftrat qui doit alors y pourvoir ; parce que
la Loi ne foulïrant dans l'Etat qu'une feule
E-eligion , celui qui s'obftine à vouloir en pro-
fefler & enfeigner une autre , doit être retrans.
çhé de l'Etat.
On voit l'application de toutes les parties de
cette Loi dans la forme de procédure fuivie en
ïf6$ contre Jean Morelli.
Jean Morelli habitant de Genève avoit fait
& publié un Livre dans lequel il attaquoit la
difcipline Eccléfiaftique & qui fut cenfuré au
Synode d'Orléans. L'Auteur , fe plaignant beau-
coup de cette cenfure & ayant été , pour ce
même Livre , appelle au Confiftoire de Genè-
ve, n'y voulut point comparoître & s'enfuit;
puis étant revenu avec la permiffion du Ma-
giftrat pour fe réconcilier avec les Miniftres , il
ne tint compte de leur parler ni de fe ren-
dre au Confiftoire , jufqu'à ce qu'y étant cité
de nouveau il comparut enfin , & après de lon-
gues difputes , ayant refufé toute efpece de fa-
îisfa&ion, il fut déféré & cité au Confeil, où,
au lieu de comparoître , il fit préfenter par fa
femme une excufe par écrit , & s'enfuit dere*
phef de la Ville^
55
95
120 QUATRIEME LETTRE
Il fut donc enfin procédé contre lui , c'eft-à-
dire , contre fon Livre , & comme la fèntence
rendue en cette occafion eft importante , même
quant aux termes , & peu connue , je vais vous
la tranfcrire ici toute entière 5 elle peut avoir
fon utilité.
(e) Nous Syndics Juges des caufes cri-
minelles de cette Cité , ayant entendu le
„ rapport du vénérable Confiftoire de cette
„ Eglife , des procédures tenues envers Jean
3, Morelli habitant de cette Cité : d'autant que
55 maintenant pour la féconde fois il a aban-
„ donné cette Cité , & au lieu de comparoitre
s, devant nous & notre Confeil , quand il y
5, étoit renvoyé , s'eft montré défobéiifant : à
3, ces caufes & autres juftes à ee nous mou-
33 vantes, féans pour Tribunal au lieu de nos
„ Ancêtres , félon nos anciennes coutumes ,
a, après bonne participation du Confeil avec
,9 nos Citoyens , ayant Dieu & fes Saintes Er.ri-
„ tures devant nos yeux & invoqué fon Saint
3, Nom pour faire droit jugement; difant. Au
33 nom du Père , du Fils & du Saint- Efprit.
53 Amen. Par cette notre définitive fèntence ,
„ laquelle donnons ici par écrit, avons avifé
,3 par mûre délibération de procéder plus ou-
(c) Extrait des Procédures faites & tenues contre Jean
Morelli. Imprime à Genève chez François Perriu 1563,
page 10.
©E LA MONTAGNE. Ht
:, tre , comme en cas de contumace dudit
„ Morelli : fur - tout afin d'avertir tous ceux
3, qu'il appartiendra , de fe donner garde du
„ Livre, afin de n'y être point abufés. Etant
35 donc duement informés des rêveries & er-
5Î reurs qui y font contenues, & fur -tout que
„ ledit Livre tend à faire fchifmes & troubles
5, dans FEgHfe d'une façon féditieufe j l'avons
„ condamné & condamnons comme un Livre
3, nuifible & pernicieux , & pour donner exem-
5, pie, ordonné & ordonnons que l'un d'iceux
,j foit préfentement brûlé. Défendant à tous
j, Libraires d'en tenir ni expofer en vente :
jp & à tous Citoyens , Bourgeois & Habitans de
„ cette Ville de quelque qualité qu'ils &ient ,
„ d'en acheter ni avoir pour y lire : comman-
33 dant à tous ceux qui en auroient de nous
,3 les apporter , & ceux qui fauroient où il y
„ en a, de le nous révéler dans vingt-quatre
3, heures , fous peine d'être rigoureufement
„ punis.
„ Et à vous notre Lieutenant commandons
0 que faffiez mettre notre préfente fentence à
,3 due & entière exécution. "
Prononcée & exécutée le Jeudi feizieme jour
de Septembre mil cinq cent foixante-tr ois.
„ Ainfî figné P. Chenelat. "
Vous trouverez , Monfieur , des obfervations
«3e plus d'un genre à faire en tems & lieu fur
m QUATRIEME LETTRE
cette pièce. Quant à prêtent ne perdons pas no-
tre objet de vue. Voilà comment il fut procédé
au jugement de Morelli , dont le Livre ne fut
brûlé qu'à la fin du procès , fans qu'il fût parlé
de Bourreau ni de flétriffure , & dont la per-
sonne ne fut jamais décrétée, quoiqu'il fût opi-
niâtre & contumax.
Au lieu de cela , chacun fait comment le
Confeii a procédé contre moi dans l'inftant que
l'ouvrage a paru , & fans qu'il ait même été fait
mention du Confiftoire. Recevoir le Livre par
la pofte , le lire , l'examiner , le déférer , le brû-
ler , me décréter , tout cela fut l'affaire de huit
ou dix jours : on ne fauroit imaginer une pro-
cédure plus expéditive.
Je me fuppofe ici dans le cas de la loi * dans
le feul cas où je puiffe être puniifable. Car au-
trement de quel droit puniroit-on des fautes qui
n'attaquent perfonne & fur lefquelles les Loix
n'ont rien prononcé ?
L'édit a-t-il donc été obfervé dans cette af-
faire i Vous autres gens de bon fens vous ima-
gineriez en l'examinant qu'il a été violé comme
à plaifir dans toutes fes parties. „ Le Sr. Rouf-
„ feau " , difent les Repréfentans , „ n'a point
„ été appelle au Confiftoire , mais le Magnifi-
„ que Confeii a d'abord procédé contre lui ; il
5, de voit être [apporté fans fcanâale , mais fes
n écrits ont été traités par un jugement publicj
3> comme téméraires , impies 5 [çandaleux ? il de?
DE LA MONTAGNE. ïâf
7} voit être fupporté fans diffame ; mais il a été
h flétri de la manière la plus diffamante , fe$
3, deux Livres ayant été lacérés & brûlés par
,j la main du Bourreau.
„ L'Edit n a donc pas été obfervé " , conti-
nuent-ils , „ tant à l'égard de la jurifdi&ion qui
„ appartient au Confiftoire , que relativement
5, au Sr. RoufTeau , qui devoit être appelle ,
„ fupporté fans fcandale ni diffame , admoneflé
î5 par quelques fois , & qui ne pouvoit être
,, jugé qu'en cas d'opiniâtreté obftinée. "
Voila, fans doute , qui vous paroît plus claie
que le jour , & à moi auiîi. Hé bien non : vous
allez voir comment ces gens qui favent montrée
le Soleil à minuit favent le cacher à midi.
L'adresse ordinaire aux fophiftes eft d'entaf-
fer force argumens pour en couvrir la foibleife,
Pour éviter des répétitions & gagner du tems,
divifons ceux des Lettres écrites de la Campa-
gne y bornons-nous aux plus effentiels , laiffons
ceux que j'ai ci- devant réfutés , & pour ne
point altérer les autres rapportons-les dans les
termes de l'Auteur.
Ceft d'après nos Loix , dit- il, que je dois exa-
miner ce qui s'eft fait à l'égard de M. Rouffeau.
Fort bien : voyons.
Le premier Article du ferment des Bourgeois les
oblige à vivre félon la Réformation du Saint
Evangile. Or , je le demande , ejl - ce vivre félon
l'Evangile , que d'écrire contre l'Evangile ?
124 QUATRIEME LETTRE
Premier fophifme. Pour voir clairement fi
c'eft-là mon cas , remettez dans la mineure de
cet argument le mot Réformation que l'Auteur
en ôte , & qui eft néceiTaire pour que fon rai-
fonnement foit concluant.
Second fophifme. Il ne s'agit pas dans cet
article du ferment d'écrire félon la Réformation,
mais de vivre félon la Réformation. Ces deux
chofes, comme on l'a vu ci-devant, font diftin-
puées dans le ferment même ; & l'on a vu en-
core s'il eft vrai que j'aie écrit ni contre la Ré-
formation ni contre l'Evangile.
Le -premier devoir des Syndics & Confeil ejî de
maintenir la pire Religion.
Troisième fophifme. Leur devoir eft bien
de maintenir la pure Religion , mais non pas
de prononcer fur ce qui n'eft ou n'eft pas la pure
Religion. Le Souverain les a bien chargés de
maintenir la pure Religion , mais il ne les a
pas faits pour cela juges de la doctrine. C'eft
un autre Corps qu'il a chargé de ce foin, & c'eft ce
Corps qu'ils doivent confulter fur toutes les ma-
tières de Religion , comme ils ont toujours fait
depuis que votre Gouvernement exifte. En cas
de délit en ces matières , deux Tribunaux font
établis, l'un pour le conftater , & Tautre pour
le punir j cela eft évident par les termes de
l'Ordonnance : nous y reviendrons ci - après.
Suivent les imputations ci - devant exami-
nées , & que par cette raifon je ne répéterai
pas
DE LA MONTAGNE. ia<
pas ; mais je ne puis m'ab [tenir de tranfcrire ici
l'article qui les termine : il effc curieux.
7/ eft vrai que M. Roujfeau & fes partijans pré*
fendent que ces doutes n'attaquent point réellement
le Çhrifianifine , qu'à cela près il continue <£ap~
peUer divin. Mais fi un Livre caractérisé , comme
l' Evangile V ejl dans les ouvrages de M. Rpujfeau ,
peut encore être appelle divin , qu'on me dife quel
ejl donc le nouveau fins attaché à ce terme ? En
vérité fi c'ejl une contradi&ion , elle ejl choquante ; fi
c'eft une plaifanterie , convenez qu'elle ejl bien dé-
placée dans un pareil fi (jet (f)?
J'entends. Le culte fpirituel , la pureté du
cœur , les œuvres de miféricorde , la confiance 7
l'humilité , la réfignation , la tolérance , l'oubli
des injures , le pardon des ennemis , l'amour
du prochain, la fraternité univerfelle & l'union
du genre humain par la charité , font autant d'in-
ventions du diable. Seroit-cc-là le fentiment de
l'Auteur & de fes amis ? On le diroit à leurs rai-
fonnemens «Se fur- tout à leurs œuvres.
En vérité , fi cejl une contradiction , elle ejl cho^-
quant e. Si c'ejl une plaifan'erie , convenez qu'elle
ejl bien déplacée dans un pareil fujet.
Ajoutez que la plaifanterie fur un pareil fu-
jet eft fî fort du goût de ces Meilleurs, que,
feîon leurs propres maximes , elle eût dû , fi
je l'avois faite," me faire trouver grâce devant
eux (g).
if) Page ii, (j7) Page 25.
Tome IX. I
126 QUATRIEME LETTRE
Apres l'expofition de mes crimes , écoutez les
raiforts pour J[efquelles on a iî cruellement ren-
chéri fur la rigueur de la Loi dans la pourfuite
du criminel.
Ces deux Livres paroijfent fous le nom d'un Ci-
toyen de Genève. L'Europe en témoigne fon fcan-
dale. Le premier Parlement d'un Royaume voifin
pour fuit Emile & fon Auteur. Qnefera le Gouver-
nement de Genève ?
Arrêtons un moment. Je crois appercevoir
ici quelque menfonge.
Selon notre Auteur le fcandale de l'Europe
força le Confeil de Genève de févir contre le
Livre & l'Auteur d'Emile , à l'exemple du Par-
lement de Paris : mais au contraire , ce furent
les décrets de ces deux Tribunaux- qui caufe-
rent le fcandale de l'Europe. Il y avoit peu de
jours que le Livre étoit public à Paris lorfque le
Parlement le condamna. (h) ; il ne paroifloit en-
core en nul autre Pays , pas même en Hollande ,
où il étoit imprimé ; & il n'y eut entre le dé-
cret du Parlement de Paris & celui du Confeil
de Genève, que neuf jours d'intervalle (i); le
tems à-peu-près qu'il falloit pour avoir avis de ce
qui fe palfoit à Paris. Le vacarme affreux qui fut
fait en Suiife fur cette affaire , mon expullion de
(/i) C'étoit un arrangement pris avant que le Livre
parût.
(i)Le décret du Parlementai} t„donné le 9 Juin, & ce-
lui du Confeil Je : 9.
DE LA MONTAGNE 127
chez mon ami , les tentatives faites à Neuchatel &
même à la Cour pour m'ôter mon dernier afyle »
tout cela vint de Genève & des environs , après
le décret. On fait quels furent les inftigateurs , on
fait quels furent les émiifaires , leur activité fut
fans exemple , il ne tint pas à eux qu'on ne m'ô-
tât le feu & l'eau dans l'Europe entière , qu'il ne
me reftât pas une terre pour lit , pas une pierre
pour chevet. Ne tranfpofons donc point ainfi les
chofes , & ne donnons point pour motif du décret
de Genève le fcandale qui en fut l'effet.
Le Premier Parlement à un Royaume voifm pour-
fuit Emile & [on Auteur. Que fera le Gouvernement
de G eneve ?
La réponfe eft fîmple. Il ne fera rien , il. ne
doit rien faire , ou , plutôt U doit ne rien faire.
Il renverferoit tout ordre judiciaire , il brave-
roit le Parlement de Paris , il lui difputeroit la
compétence en l'imitant. C'étoit précifément
parce que j'étois décrété à Paris que je ne pou-
vois l'être à Genève. Le délit d'un criminel a
certainement un lieu & un lieu unique j il ne
peut pas plus être coupable à la fois du même
délit en deux Etats , qu'il ne peut être en deux
lieux dans le même tems , & s'il veut purger
les deux décrets , comment voulez - vous qu'il
fe partage? En effet , avez-vous jamais oui dire
qu'on ait décrété le même homme en deux pays
à la fois pour le même fait ? C'en eft ici le
premier exemple, & probablement ce fera le
I a J
12g QUATRIEME LETTRE
dernier. J'aurai dans mes malheurs le trifte hon-
neur d'être à tous égards un exemple unique.
Les crimes les plus atroces , les affaiTinats
même ne font pas & ne doivent pas être pour-
fuivis par devant d'autres Tribunaux que ceux
des lieux où ils ont été commis. Si un Gene-
vois tuoit un homme, même un autre Gene-
vois en pays étranger , le Confeil de Genève
ne pourroit s'attribuer la connoiiTance de ce
crime : il pourroit livrer le coupable s'il étoit
réclamé, il pourroit en folliciter le châtiment,
mais à moins qu'on ne lui remît volontairement
le jugement avec les pièces de la procédure , il
ne le jugeroit pas , parce qu'il ne lui appartient
pas de connoître d'un délit commis chez un au-
tre Souverain , & qu'il ne peut pas même or-
donner les informations nécelfaires pour le confc
tater. Voilà la règle & voilà la réponfe à la quef-
tion , que fera le Gouvernement de Genève ? Ce
font ici les plus fimples notions du droit pu-
blic qu'il feroit honteux au dernier Magiftrat
d'ignorer. Faudra-t-il toujours que j'enfeigne à
mes dépens les élémens de la jurifpruuence à
mes Juges ?
Il devoit fuivant les Auteurs des 1{çprêfenta-
fions fe borner à défendre provifionnellement le dé-
bit dans la Ville ( k ). C'eft , en effet , tout ce
qu'il pouvoit légitimement faire pour contenter
(k) Pagei*,
DE LA MONTAGNE. ï2£
Ton animofité ; c'eft ce qu'il avoit déjà fait pour
ïa nouvelle Héloïfe , mais voyant que le Parle-
ment de Paris ne difoit rien , & qu'on ne faifoit
nulle part une femblablc defenfè , il en eut honte
& la retira tout doucement ( /). Mais une impro-
bation fi faible )i auroit-elle pas été taxée de ftcrete
connivence ? Mais il y a long - tems que , pour
d'autres écrits beaucoup moins tolérables , on
taxe le Confeil de Genève d'une connivence
alTez peu fecrete , fans qu'il fe mette fort en
peine de ce jugement. Ferjbmie , dit-on , u\mroit
pu fe fcand.ilifer de la modération dont on aurcit
zifé. Le cri public vous apprend combien on eft
feandalifé du contraire. De bonne-foi , s'il ? et oit
agi d'un homme aujji défagréable au public que M.
Roujfeau lui étoit clier , ce quon appelle modéra-
tion ii aur oit-il pas été taxé d'indifférence , de tié-
deur impardonnable ? Ce n'auroit pas été un iî
grand mal que cela, & l'on ne donne pas des
noms (1 honnêtes à la dureté qu'on exerce en-
vers moi pour mes écrits, ni au fupport que
l'on prête à ceux d'un autre.
En continuant de me fuppofer coupable , fup-
pofons , de plus , que le Confeil de Genève
avoit droit de me punir , que la procédure eût
été conforme à la Loi, & que cependant, fans
vouloir même cenfurer mes Livres , il m'eût
(7> Il faut convenir que fî l'Emile doit être défendu ,
l'Héloïfe doit être tout au moins brûlée. Les notes lur-
lout en font d'une hardiefle dont la profeflion de foi du
..::e n'approche aflurément p?.s. ,
I 3
î3o QUATRIEME LETTRE
requ paiftbîement arrivant de Paris ; qu'auroienÇ
dit les honnêtes gens ? Le voici.
„ Ils ont fermé les yeux , ils le, dévoient*
» Qile pouvoient-ils faire ? Uier de rigueur en
„ cette occasion eût été barbarie , ingratitude ,
„ injuftice même, puifque la véritable juftice
,, compenfc le mal par le bien. Le coupable
,, a tendrement aimé fa Patrie , il en a bien
., mérité ; il Ta honorée dans l'Europe , & tan-
5, dis que fes compatriotes avoient honte du
„ nom Genevois , il en a fait gloire , il l'a ré-
„ habilité chez l'étranger. Il a donné ci - de-
„ vant des confeils utiles , il vouloit le bien
„ public, il s'eft trompé, mais il étoit pardon-
33 nable. Il a fait les plus grands éloges des
„ Magiftrats , il cherchoit à leur rendre la con-
w fiance de la Bourgeoise ; il a défendu la Re-
5j ligion des Minières, il méritoit quelque re-
■* tour de la part de tous. Et de quel front
i, euffent - ils ofé févir pour quelques erreurs
„ contre le défenfeur de la Divinité , contre
„ Papologifte de la Religion fi généralement
„ attaquée , tandis qu'ils toléroient, qu'ils per-
„ mettoient même les Ecrits les plus odieux , les
„ plus indécens , les plus infultans au Chriftia-
„ nifme , aux bonnes moeurs , les plus deftruc-
., tifs de toute vertu , de toute morale , ceux
„ mêmes que RoufTeau a cru devoir réfuter ?
„ On eût cherché les motifs fecrets d'une par-
î, tialiié fi choquante j on les eût trouvés dans
DE LA MONTAGNE. ffi
,7 le zèle de faccufé pour la liberté & dans les
„ projets des Juges pour la détruire. Rouifeau
„ eût paffé pour le martyr des loix de fa patrie.
„ Ses perfécuteurs en prenant en cette finie
3, occadon le mafque de l'hypocrifîe euffent été
„ taxés de fe jouer de la Religion , d'en faire
„ Parme de leur vengeance & l'inftrument de
„ leur haine. Enfin par cet empreffement de
n punir un homme dont l'amour pour fa patrie
„ eft le plus grand crime , ils n'euifent fait que
„ fe rendre odieux aux gens de bien , fufpecls à
„ la bourgeoisie & méprifables aux étrangers. "
Voilà , Monfieur , ce qu'on auroit pu dire ; voi-
là tout le rifque qu'auroit couru le Confcil dans
le cas fuppofé du délit, en s'abftenant d'en
connoître.
Quelqu'un a eu raifort de dire qiCil falloit h'k-
1er l'Evangile ou les Livres de M. Rguffeau.
La commode méthode que fuivent toujours
ces Meilleurs contre moi ! s'il leur faut des
preuves , ils multiplient les affertions , & s'il leur;
faut des témoignages, ils font parler des Quidams.
La fentence de celui-ci n'a qu'un fens qui ne
foit pas extravagant, & ce fens eft un blafphème.
Car quel blafphème n'elt-ce pas de fuppofer
l'Evangile & le recueil de mes Livres lî fem-
blables dans leurs maximes qu'ils fe fuppléent
mutuellement , & qu'on en puiife indifféremment
brûler un comme fuperflu , pourvu que l'on con-
serve l'autre? Sans doute, j'ai fuivi du plus
f 14
JZZ QUATRIEME LETTRE
près que j'ai pu la dodtrine de l'Evangile ; )e
l'ai aimée, je l'ai adoptée , étendue, expliquée,
{'ans m'arrêter aux obfcurités , aux difficultés ,
aux myfteres , fans me détourner de l'elTentiel :
je m'y fuis attaché avec tout le zèle de mon
cœur ; je me fuis indigné , récrié , de voir cette
fainte doctrine ainii profanée , avilie par nos pré-
tendus Chrétiens , & fur - tout par ceux qui font
profeffion de nous en inftruire. J'ofe même croi-
re , & je m'en vante, qu'aucun d'eux ne parla
plus dignement que moi du vrai Chriilianifme &
de fon Auteur. J'ai là-deifus le témoignage , l'ap-
plaudiifement même de mes adverfaires ; non de
ceux de Genève à la vérité , mais de ceux dont
la haine n'efl: point une rage , & à qui la paflion
n'a point ôté tout fentiment d'équité. Voilà ce
qui eft vrai , voilà ce que prouvent , & ma ré-
ponfe au Roi de Pologne , & ma Lettre à M.
d'Alembert , & l'Héloïfe , & l'Emile , & tous
mes Ecrits , qui refpirent le même amour pour
l'Evangile, la même vénération pour Jéfus-Chrift.
Mais qu'il s'enfuive de - là qu'en rien je puilfe
approcher de mon Maître & que mes Livres
puilfent fuppléer à fes leçons, c'eft ce qui elfc
faux , abfurde , abominable ; je détefte ce blaf-
phême Se défavoue cette témérité. Rien ne peut
fe comparer à l'Evangile. Mais fa fublime fîm-
plicité neft pas également à la portée de tout le
monde. Il faut quelquefois pour l'y mettre l'ex-
pofer fous bien des jours. Il faut conferver ce
DE LA MONTAGNE. 133
Livre facré comme la règle du Maître, & les
miens comme les commentaires de l'écolier.
J'ai traité jufqu'ici la queftion d'une manière
un peu générale ; rapprochons-la maintenant des
faits, par le parallèle des procédures de 1563
& de 1762 , & des rai Tons qu'on donne de leurs
différences. Comme c'eft ici le point décifif par
rapport à moi , je ne puis , fans négliger ma cau-
fe , vous épargner ces détails , peut-être ingrats
en eux - mêmes , mais intéreifans , à bien des
égards , pour vous & pour vos Concitoyens.
C'eft une autre difcuiîlon qui ne peut être in-
terrompue & qui tiendra feule une longue let-
tre. Mais, Monlieur, encore un peu de cou-
rage; ce fera la dernière de cette efpece dans la-
quelle je vous entretiendrai de moi.
I Ç
ïgi CINQUIEME LETTRE
CINQUIEME LETTRE.
*OLPre!
rès avoir établi , comme vous avez vu ,
la néceiîité de févir contre moi , l'Auteur des
Lettres prouve, comme vous allez voir, que
la procédure faite contre Jean Morelli , quoi-
qu'exactement conforme à l'Ordonnance , &
dans un cas femblable au mien , n'étoit point
un exemple à fuivre à mon égard j attendu ,
premièrement, que le Confeil étant au-deiTus
de l'Ordonnance n'eft point obligé de s'y con-
former ; que d'ailleurs mon crime étant plus
grave que le délit de Morelli devoit être traité
plus févérement. A ces preuves l'Auteur ajou-
te , qu'il n'eft pas vrai qu'on m'ait jugé fans
m'entendre , puifqu'il fuffifoit d'entendre le Li-
vre même & que la flétriifure du Livre ne tom-
be en aucune façon fur l'Auteur ; qu'enfin les
ouvrages qu'on reproche au Confeil d'avoir to-
lérés font innocens & tolérables en comparaifon
des miens.
Quant au premier Article , vous aurez peut-
être peine à croire qu'on ait ofé mettre fans
façon le Petit-Confeil au - delfus des Loix. Je
ne connois rien de plus fur pour vous en con-
vaincre que de vous tranferire le palfage où ce
principe eft établi , & de peur de changer le
DE LA MONTAGNE. ijf
fens de ce pafTage en le tronquant , je le tranf-
crirai tout entier.
„ (a) L'Ordonnance a-t-elle voulu lier les
„ mains à la PuifTance civile & l'obliger à ne
„ réprimer aucun délit contre la Religion qu'a-
„ près que le Confiftoire en auroit connu ? Si
„ cela étoit , il en réfulteroit qu'on pourroit
„ impunément écrire contre la Religion, que
„ le Gouvernement feroit dans Pimpuiflance de
„ réprimer cette licence , & de flétrir aucun
„ Livre de cette efpece ; car fi l'Ordonnance
„ veut que le délinquant paroiife d'abord au
„ Confiftoire , l'Ordonnance ne preferit pas
„ moins que s'il fe range on le fupporte fans
„ diffame. Ainfi quel qu'ait été fon délit con-
„ tre la Religion , l'accufé en faifant femblant
„ de fe ranger pourra toujours échapper ; &
„ celui qui auroit diffamé la Religion par toute
„ la terre , au moyen d'un repentir fimulé de-
„ vroit être fupporte fans diffame. Ceux qui
„ connoiifent l'efprit de févérité , pour ne rien
„ dire de plus , qui régnoit , lorfque l'Ordon-
„ nance fut compilée, pourront-ils croire que
„ ce {bit - là le fens de l'Article 88* de l'Or-
53 donnance ?
55 Si le Confiftoire n'agit pas , fon inaction
K enchaînera-t-elle le Confeil ? Ou du moins
jj fcra-t-il réduit à la fonction de délateur au-
„ près du Confiftoire 'i Ce n'eft pas-là ce qu'a
(a) Page 14.
*3* CINQUIEME LETTRE
„ entendu l'Ordonnance , lorfqu'après avoir
53 traité de l'établifleraent du devoir & du pou-
5) voir du Confiftoire, elle conclut que la puif-
„ fanec civile rette en fon entier s en forte
„ qu'il ne (bit en rien dérogé à fon autorité ,
35 ni au cours de la juftice ordinaire par aucu-
35 nés remontrances eccléfiaftiqucs. Cette Or-
:3 donnance ne fuppofc donc point, comme on
3, le fait dans les Repréfentations , que dans
35 cette matière les Miniftres de l'Evangile
35 foient des juges plus naturels que les Con-
w feïls. Tout ce qui eft du reflbrt de l'autorité
j, en matière de Reiigion eft du reflbre du
j. Gouvernement. C'eft le principe des Protef-
5, tans , & c'eft finguliércment le principe de
„ notre Confiitution , qui , en cas de difpute , at-
53 tribue aux Confeils le droit de décider fur le
» dogme. "
Vous voyez, Monfieur, dans ces dernières
lignes le principe fur lequel eft fondé ce qui
les précède. Ainfi pour procéder dans cet exa-
men avec ordre , il convient de commencer
par la fin.
Tout ce qui ejl du rejfort de l'Autorité en ma-
tière de Religion ejl du rejfort du Gouvernement*
Il y a ici dans le mot Gouvernement une
équivoque qu'il importe beaucoup d'éclaircir ,
& je vous confeiîle, fî vous aimez la conftitu-
tion de votre patrie, d'être attentif à la diftindion
que je vais faire ; vous en fentirez bientôt l'utilité.
DE LA MONTAGNE. 137
Le mot de Gouvernement n'a pas le même fens
dans tous les pays , parce que la conftitution
des Etats n'eftpas par -tout la même.
Dans les Monarchies où la puiifancc executi-
ve eft jointe à l'exercice de la fouveraineté , le
Gouvernement n'eft autre chofe que le Souve-
rain lui-même , agiflant par fes Min litres , par
fou Confeil , ou par des Corps qui dépendent
abfolument de fa volonté. Dans les Républi-
ques , fur-tout dans les Démocraties , où le Sou-
verain n'agit jamais immédiatement par lui-mê-
me , c'eft autre chofe. Le Gouvernement n'eft
alors que la puiffance executive , & il eft abfo-
lument diftinct de la fouveraineté.
Cette diitinétion eft très-importante en ces
matières. Pour l'avoir bien préfente à i'efprit ,
on doit lire avec quelque foin dans le Contrat
Social les deux premiers Chapitres du Livre
troifieme , où j'ai tâché de fixer par un fens
précis des exprefîîons qu'on laiflbit avec art
incertaines , pour leur donner au befoin telle
acception qu'on vouloit. En général , les Chefs
des Républiques aiment extrêmement à employer,
le langage des Monarchies. A la faveur de
termes qui femblent confacrés , ils favent ame-
ner peu- à-peu les chofes que ces mots ligni-
fient. C'eft ce que fait ici très - habilement l'Au-
teur des Lettres , en prenant le mot de Gouver-
nement , qui n'a rien d'enrayant en lui- même,
pour l'exercice de la fouveraineté , qui feroit
ï?8 CINQUIEME LETTRE
révoltant , attribue fans détour au Petit - Con-
feil.
C'est ce qu'il fait encore plus ouvertement
dans un autre paffage (b) où , après avoir dit
que le Petit - Confeil eji le Gouvernement même ,
ce qui eft vrai en prenant ce mot de Gouverne-
ment dans un fens fubordonné , il oie ajouter
qu'à ce titre il exerce toute l'autorité qui n'eft
pas attribuée aux autres Corps de l'Etat > pre-
nant ainfi le mot de Gouvernement dans le
fens de la fouveraineté , comme fi tous les
Corps de l'Etat, & le Confeil-Général lui- mê-
me , étoient inftitués par le Petit-Confeil : car
ce n'eft qu'à la faveur de cette fuppofition qu'il
peut s'attribuer à lui feul tous les pouvoirs que
la Loi ne donne expreffément à perfonne. Je re-
prendrai ci-après cette queftion.
Cette équivoque éclaircie , on voit à décou-
vert le fophifme de l'Auteur. En effet, dire
que tout ce qui eft du reffort de l'autorité en
matière de Religion eft du reflbrt du Gouver-
nement , eft une proposition véritable , fi par
ce mot de Gouvernement on entend la puif-
fance législative ou le Souverain ; mais elle eft
très-fauife fi l'on entend la puufance executive
ou le Magiftrat ; & l'on ne trouvera jamais dans
votre République que le Confeil - Général ait at-
tribué au Petit - Confeil le droit de régler en
dernier reifort tout ce qui concerne la Religion.
ib") Page 66.
DE LA MONTAGNE. 13*
Une féconde équivoque plus fubtile encore
vient à l'appui de la première dans ce qui fuit.
Cejl le principe des Protef.ans , & c'efl finguliêre-
ment Veffrit de notre conftitution , qui , dam le
cas de difpute , attribue aux Confeils le droit de dé-
cider fur le dogme. Ce droit , foit qu'il y aife dif-
pute ou qu'il n'y en ait pas , appartient fans con-
tredit aux Confeils mais non pas au Confeil. Voyez
comment avec une lettre de plus ou de moins
on pourroit changer la conlUtution d'un Etat.
Dans les principes des Proteitans , il n'y a
point d'autre Eglife que l'Etat , & point d'autre
Législateur Eccléfiaftique que le Souverain. C'eit
ce qui eft manifeite , fur-to-ut à Genève , où l'Or-
donnance Eccléfiaitique a reçu du Souverain
dans le Confeil - Général la même fanction que
les édits civils.
Le Souverain ayant donc prefcrit fous le
nom de Réformation la doctrine qui dévoie
être enfeignée à Genève & la forme de culte
qu'on y devoit fuivre , a partagé entre deux
Corps le foin de maintenir cette doctrine &
ce culte tels qu'ils font fixés par la Loi. A
l'un il a remis la matière des enfeignemens
publics , la décilion de ce qui eft conforme ou
contraire à la Religion de l'Etat , les avertiffe-
mens & admonitions convenables, & même les
punitions fpirituelles 9 telles que l'excommu-
nication. Il a chargé l'autre de pourvoir à
\40 CINQUIEME LETTRE
l'exécution des Loix fur ce point comme fur
tout autre , & de punir civilement les prévari-
cateurs obftinés.
Ainsi toute procédure régulière fur cette ma-
tière doit commencer par i'examen du fait ; fa-
veur, s'il eft vrai que l'accufé foit coupable
d'un délit contre la Religion , & par la Loi cet
examen appartient au feul Confiftoire.
Quand le délit eft conftaté & qu'il eft de
nature à mériter une punition civile , c'eft alors
au Magiftrat feul de faire droit & de décerner
cette punition. Le Tribunal eccléfiaftique dé-
nonce le coupable au Tribunal civil , & voilà
comment s'établit fur cette matière la compé-
tence du Confeil.
Mais lorfque le confeil veut prononcer en
Théologien fur ce qui eft ou n'eft pas du dog-
me , lorfque le Confiftoire veut ufurper la ju-
rifdiction civile , chacun de ces corps fort de
fa compétence ; il défobéit à la Loi & au Sou-
verain qui l'a portée , lequel n'eft pas moins
Législateur en matière eccléfiaftique qu'en ma-
tière civile, & doit être reconnu tel des deux
côtés.
Le Magiftrat eft toujours juge des Miniftres
en tout ce qui regarde le civil, jamais en ce
qui regarde le dogme; c'eft le Confiftoire. Si
le Confeil prononçoit les jugemens de i'Egiifè,
ii auroit le droit d'excommunication , & aucon-
traire fes membres y font fournis eux - mêmes.
Une
DE LA MONTAGNE. 14*
tlne contradiction bien plaifante dans cette
affaire eft que je fuis décrété pour mes erreurs &
que je ne fuis pas excommunié ; le Confeil me
pourfuit comme apoftat & le Confiftoire me laiiTe
au rang des fidèles i Cela n'eft-il pas finguiier ?
Il eft bien vrai que s'il arrive des diiïentions
jentre les Mmiftres fur la doctrine , & que par
l'obftination d'une des parties ils ne puiifent
s'accorder ni entre eux ni par l'entremife des An-
ciens , il eft dit par l'Article 1 8 que la caufe doit
être portée au Tvlagiflrat pour y meure ordre.
Mais mettre ordre à la querelle n'efr pas déci-
der du dogme. L'Ordonnance explique elle même
îe motif du recours au Magiftrat ; c'eft l'obftina-
tion d'une des parties. Or la police dans tout
l'Etat , l'infpection fur les querelles , le maintien
de la paix & de toutes les fonctions publiques , la
réduction des chitines, font inconteftablement du
retfort du Magillrat. Il ne jugera pas pour cela
de la doctrine , mais il rétablira dans Paffcmblée
l'ordre convenable pour qu'elle puilTc en juger.
Et quand le Confeil feroit juge de la doc-
trine en dernier reifort, toujours ne lui feroit- il
pas permis d'intervertir l'ordre établi par la
Loi , qui attribue au Confiftoire la première
■connoillance en ces matières ; tout de même
qu'il ne lui eft pas permis , bien que juge fu-
prème, d'évoquer à foi les caufes civiles , avant
qu'elles aient pafle aux premières appellations.
L'Ar'ticle 18 dit bien qu'en cas que les Mi-
Tovie IX. K
H2 CINQUIEME LETTRE
niftres ne puitfent s'accorder , la caufe doit être
portée au Magiftrat pour y mettre ordre ; mais
il ne dit point que la première connoiflance de
la doctrine pourra être orée au Confiftoire par
le Magiftrat, & il n'y a pas un feul exemple de
pareille ufurpation depuis que la République
exifte (c). Ceft de quoi l'Auteur des Lettres
(c II y eut dans le feizieme Gecle beaucoup de dif-
putes fur la prédeftination , dont on auroit dû faire fia-
mufement des e'colïers , & dont on ne manqua pas , félon
f'ufage , de filre une grande affaire d'Etat. Cependant
ce furent les Minières qui la décidèrent , & même con-
tre l'intérêt public. Jamais, que >e facbe , depuis les
Êclits , le Petit-Confeil ne s'en! avife de prononcer fur le
dogme fans leur concours. Je ne cannois qu'un Jugement
de cette efpece , & i! fut rendu par le deux-Cent. Ce
fut dans la grande querelle de 1669 fur la grâce particu-
lière. Après de longs & vains débats dans la Compagnie
& dans le Confiftoire , les Profeffeurs , ns pouvant s'ac
corder , portèrent l'affaire au Petit-Confeil , qui ne la ju-
gea pas. Le Deux-Cent l'évoqua & la jugea. L'impor-
tante cueftion dont il s'agiffioit étoit de favoir fi Jéfus
étoitmort feulement pour le fulut des Elu> , ou s'il étoit
mort auifi pour le falut des damnés. Après bien des féan-
ces & de mûres délibérations , le Magnifique Confeil
des Deux - Cents prononça que Jéfus n'éroit mort que
pour le falut des élus. On conçoit bien que ce jugement
fut une affaire de faveur , & que Jéfus feroit mort pour
les damnés , fi le Profedeur Tronchin avoit eu plus de
crédit que fou adverfaire. Tout cela fans doute eft fort
ridicule : on peur dire toutefois qu'il ne s'agiflbît pas ici
d'un dogme de foi , mais de l'uniformité de PJnuru&ion
publique , dont fïnfpeclion appartient fans contredit au
Gouvernement, Ou peut ajouter que cette belle dillute
avoit tellement excité l'attention que toute !a Ville etoit
en rumeur. Mais n'importe ; les Confcils dévoient ap-
paifer la querelle fans prononcer fur la doctrine. La dé-
cifion de toutes les queftions qui n'intérefient perfonne 6c
où qui que ce foit ne Comprend rien doit toujours être
laiiïee aux Thelogiens.
DE LA MONTAGNE. 143
paroît convenir lui-même en difant qu'en cas de
difpute les Confeils ont le droit de décider fur
le dogme , car cveft dire qu'ils n'ont ce droit
qu'après l'examen du Contîfroire , & qu'ils ne
l'ont point quand le Contiftoire eft d'accord.
Cts diftindions du reifort civil & du reifort
ecclénMtique font claires-, & fondées, non feu-
lement fur la Loi, mais fur la raifon, qui ne
veut pas que les Juges , de qui dépend le fort
des particuliers * en puiffent décider autrement
que fur des faits conftans , fur des corps de dé-
lit pofitifs , bien avérés , & non fur des impu-
tations aulïi vagues, a tiilî arbitraires que celles
des erreurs fur la Religion ; & ne quelle fureté
jouiroient les Citoyens , (i , dans tant de dog-
mes obfcurs , fufceptibles de diverfes interpréta-
tions , le Juge pouvoit choifir au gré de fa paf-
fion celui qui chargeroit ou difculperoic l'aceufé,
pour le condamner ou l'abfoudre ?
La preuve de ces diftindions eft dans l'inftitu-
tion même , qui n'auroit pas établi un Tribunal
inutile i puifque (i le Confeil pouvoit juger, fur-
tout en premier reifort , des matières ecclélia£-
tiques, l'inititution du Confiitoire ne ferviroit de
rien.
Elle eft encore en mille endroits de l'Ordon-
nance , où le Législateur diltingue avec tant de
foin l'autorité des deux Ordres ; diftindion bien
vaine , ii dans l'exercice de les fondions l'un
K 2
144 CINQ.UÏEME LETTRE
étoit en tout fournis à l'autre. Voyez dans les Ar-
ticles XXIII & XXIV. la fpécification «des crimes
puniiTables par les Loix , & de ceux dont la pre-
mière inquifiîion appartient au Confiftoire.
■ Voyez la fin du même Article XXIV , qui
veut qu'en ce dernier cas après la conviction du
coupable le Confiftoire en faffe rapport au Con-
feil , en y ajoutant fon avis. Afin , dit l'Ordon-
nance , que le jugement concernant la punition foi?
toujours réfervé à la Seigneurie. Termes d'où l'on
-doit inférer que le jugement concernant la doc-
trine appartient au Confiftoire.
Voyez le ferment des Miniftres , qui jurent de
fe rendre pour leur part fujets & obéiifans aux
Loix ; & au Magiftrat en tant que leur Miniftere
le porte : c'eft-à-dire , fans préjudiciel- à la liberté
qu'ils doivent avoir d'enfeigner félon que Dieu
le leur commande. Mais où feroit cette liberté
s'ils étoient par les Loix fuj-ets pour cette doc-
trine aux décifions d'un autre Corps que 1s
leur ?
Voyez l'Article 80 ■> où non-feulement PEdifc
preferit au Confiftoire de veiller & pourvoir aux
défordres généraux & particuliers de l'Eglife*
mais où il Pinftitue à cet effet. Cet article a-t-iî'
un fens ou n'en a-t-il point? eft-il abfolu , n'eft-
il que conditionnel ; & le Confiftoire établi pas
la Loi n'auroit-il qu'une exiftenec précaire « &
dépendante du bon plaifir du Confeil 'i |
DE LA MONTAGNE. US
Voyez l'Article 97 de la même Ordonnance ,
©ù , dans les cas qui exigent punition civile, ï\
■cil dit que le Confiftoire ayant oui les parties
& fait les remontrances & Cenfures EccléilaftL
<jues doit rapporter le tout au Confeil , lequel
fur fort rapport , remarquez bien la répétition de
ce mot , avifera d'ordonner & faire jugement , fé-
lon l'exigence du cas. Voyez , enfin , ce qui fuit
dans le même Article , & n'oubliez pas que
e'eft le Souverain qui parle. Car combien que ce
foknt chofes conjointes & in fep arables que la Sei-
gneurie & fupériorité que Dieu nous a donnée 9
& le Gouvernement fpirituel qu'il a établi dans
fou Eglife , elles ne doivent nullement être confu.
fes i puifque celui qui a tout empire de commatu
der £<? auquel nous voulons rendre toute fujétion
connue nous devons , veut être tellement reconnu
Auteur du Gouvernement politique & ecclefiafli*
que , que cependant il a exprejfément difçemé tant
les vocations que l'aàmiwjiration de ftm & de
Vautre,
Mais comment ces administrations peuvent-
elles être distinguées fous l'autorité communs
du Législateur , ii l'une peut empiéter à fon gré
fur celle de l'autre? S'il n'y a pas-là de la con-
tradiction , je n'en faurois voir nulle part.
A l'Article 88 ■> qui preferit expreflement l'or-
dre de procédure qu'on doit oblerver contre
ceux qui dogmatifent , j'en joins un autre qui
n'elt pas moins important i c'eft l'article 53 au
K 3
14* CINQUIEME LETTRE
titre du Cathéchifme ', où il eft: ordonné que ceux
qui contreviendront au bon ordre , après avoir
été remontrés fuffifamment, s'ils perfïftent, foient
appelles au Confiltoire, & fi lors ils neveulent ob-
tempérer aux remontrances qui leur feront fai-
tes , qu'il. en fottjait rapport à la Seigneurie.
De quel bon ordre elt-il parlé- là '( Le Titre
le dit j c'ett du bon ordre en matière de doc-
trine , puifqu'i! ne s'agit que du Cathéchifme qui
en eft le fommaire. D'ailleurs le maintien du
bon ordre en général paroît bien plus apparte-
nir au Magiftrat qu'au Tribunal Eccléfiaftique.
Cependant voyez quelle gradation. Première-
ment il f ut remontrer i fi le coupable perfifte ,
il fa t PapeLer au loufiftoirc ,* enfin s'il ne veut
obtempérer, il faut faire rapport à la Seigneurie.
En toute matière de foi , le dernier relfort elfe
toujours attribué aux Confeils ; telle eft la Loi,
telles font toutes vos Loix. J'attends de voir
quelque article , quelque parfage dans vos Edits,
en vertu duquel le Petit-Confeil s'attribue a uni
le premier relfort , & puiife faire tout d'un
coup d'un pareil délit le fujet d'une procédure
criminelle.
Cette marche n'eft pas feulement contraire
à la Loi, elle eft contraire à l'équité, au bon
fens , 4 l'ufage univerfel. Dans tous les pays du
monde la règle veut qu'en ce qui concerne
pne fcience ou uu art, on prenne, avant qu$
DE LA MONTAGNE. 147
ïe prononcer , le jugement des Profefleurs dans
cette fcience ou des Experts en cet art ; pour-
quoi, dans la plus obfcure , dans la plus difficile
de toutes les feiences , pourquoi , l'orfqu'il s'a-
git de l'honneur & de la liberté d'un homme ,
d'un Citoyen , les Magiftrats négligeroient-ils
les précautions qu'ils prennent dans l'art le plus
méchanique au fujet du plus vil intérêt ?
Encore une fois, à tant d'autorités, à tant
de raifons qui prouvent l'illégalité & l'irrégula-
rité d'une telle procédure , quelle Loi , quel
Edit oppofe - t - on pour la juttiner ? Le feul paf-
fage qu'ait pu citer l'Auteur des Lettres eft ce-
lui - ci, dont encore il tranfpofe les termes pour
en altérer l'efprit.
Qiie toutes les remontrances ecclèfiajliques fe
fejjent en telle forte que par le Coiifijloire ne foit
m rien dérogé à l'autorité de la Seigneurie ni de l*
jufiiee ordinaire ,• mais que la puijjance civile de-
meure enfon entier (d).
Or voici la conféquence qu'il en tire. „ Cette
„ Ordonnance ne fuppofe donc point , comme
„ on le fait dans les Repréfentations , que les
33 Miniftres de l'Evangile foient dans ces ma-
M tieres des Juges plus naturels que les Con-
„ feils. " Commençons d'abord par remetre le
mot Confeil au fingulier , & pour caufe.
Mais où eft -ce que les Repréfentans ont
iuppofé que les Miniftres de l'Evangile fuifent
(d) Ordonnances E cclciiaitiques Ait. XCV11.
K 4
ï48 CINQUIEME LETTRE
dans ces matières des Juges plus naturels qu©
le Confeil ( e ) ?
Selon l'Edit le Confidoire & le Confeil font
Juges naturels chacun dans fa partie , l'un de la
doctrine , & l'autre du délit. Ainfi la Puiffance
Civile & Eccléfiaftique reftent chacune en foiî
entier fous l'autorité commune du Souverains
& que fignifieroit ici ce mot même de Puijfance
Civile , s'il n'y avoit une autre PuiJJance fous- en-
tendue? Pour moi je ne vois rien dans ce paf-
fage qui change le fens naturel de ceux que j'ai
cités. Et bien loin de-là ; les lignes qui fuivent les
confirment , en déterminant l'état où le Confiftoi-
re doit avoir mis la procédure avant qu'elle foifc
portée au Confeil. C'eft précifément la conclufion
contraire à celle que l'Auteur en voudroit tirer.
Mais voyez comment , n'ofant attaquer l'Or-
donnance par les termes , il l'attaque par les
conféquences.
„ L'Ordonnance a -t- elle voulu lier les
{è) L'examen & la difcujjïon de cette matière , difent-
iîs page 42 , appartiennent mieux aux Mini fit es de î E-
wangile qu'au Magnifique Confeil, Quelle eft la matière
cient il s'agit dans ce ppffage ? C'eft la queftioa fi fous
l'apparence des doutes j'ai raflemblé dans mon Livre tout
ce qui peut tendre à fapper, ébranler, & détruire les
piincipaux fondemens de la Religion Chrétienne. L'Au-
teur des Lettres part de là pour faire dire aux Repréfen-
tans que dans ces matières les Minières font des Juges
plus naturels que les Confeils. Ils font fans contredit des
Juges plus naturels de îaqueftion de Théologie, maisnoa
pas de la peine due au de lit, & c'eit auili ce que les Rg.»
préfentans n'ont ni dit ni lait entendre.
DE LA MONTAGNE. 149
£ mains à la puiffance civile, & l'obliger à ne
„ réprimer aucun délit contre la Religion qu'a-
35 près que le Confiftoire en auroit connu '{ Si
35 cela étoit ainfi il en réfulteroit qu'on pourroifc
5, impunément écrire contre la Religion j car
,, en faifant fembîant de fe ranger l'accufé pour-
„ roit toujours échapper , & celui qui auroit
5) diffamé la Religion par toute la terre devroit
3, être fupporté fans diffame au moyen d'un
M repentir fimulé (/). "
C'est donc pour éviter ce malheur affreux,
cette impunité fcandaleufe , que l'Auteur ne
veut pas qu'on fuive la Loi à la lettre. Toute-
fois feize pages après , le même Auteur vous
parle ain Ci.
„ La politique & la philofophie pourront
s, foutenir cette liberté de tout écrire , mais
23 nos loix l'ont réprouvée : or il s'agit de fa-
J5 voir fi le jugement du Confeil contre les Ou-
„ vrages de M. Rouffeau & le décret contre fa
J9 perfonne font contraires à nos Loix , & non
3> de favoir s'ils font conformes à la philofophie
5, & à la politique (g ). "
Ailleurs encore cet Auteur, convenant que
la flétriffure d'un Livre n'en détruit pas les
argumens & peut même leur donner une pu-
blicité plus grande , ajoute : „ A cet égard ,
5, je retrouve affez mes maximes dans celles
if) Page 14. (j7) Page 30.
^o CINQUIEME LETTRÉ
„ des Repréfentations. Mais ces maximes né
,, font pas celles de nos Loix ( h )."
En refferrant & liant tons ces paifages , je
leur trouve à -peu -près le fens qui fuit.
Quoique la Fhilofophie , la Politique çff la raifon
puijfent foutenir la liberté de tout écrire , on doit
dans notre état punir cette liberté , parce que nos
Loix la réprouvent. Mais il ne faut pourtant pas
fitivre nos Loix à la lettre , parce qu\dors on ne
puniroit pas cette liberté.
A Parler vrai , j'entrevois là je ne fais quel
galimatias qui me choque ; & pourtant l'Auteur
me paroit homme d'efprit : ainfl dans ce réfumé^
je penche à croire que je me trompe , fans qu'il
me foit poffible de voir en quoi. Comparez donc
vous-même les pages 14 , 22 , 30 , & vous
verrez fi j'ai tort ou raifon.
Quoi qu'il en foit , en attendant que l'Auteur
nous montre ces autres Loix où les préceptes de la
Philofophie & de la Politique font réprouvés , re-
prenons l'examen de fes objections contre celle-ci,.
Premièrement , loin que, de peur de laiifer
un délit impuni , il foit permis dans une Ré*
publique au Magistrat d'aggraver la Loi , il ne
lui eft pas même permis de l'étendre aux délits
fur lefjueîs elle n'eft pas formelle , & l'on
fait combien de coupables échappent en An-
gleterre à la faveur de la moindre diftinction
fubtile dans les termes de la Loi. Qidconqm eft
{k) Pag. szf
DE LA MONTAGNE. ifi
plus févere que les Loix , dit Vauvenargue , tft
un Tyran (;')•
Mais voyons fi la conféquence de l'impuni-
té, dans l'efpcce dont il s'agit, eft H terrible
que l'a fait l'Auteur des Lettres.
Il faut , pour bien juger de l'efprit de la Loi ,
fe rappeller ce grand principe , que les meil-
leures Loix criminelles font toujours celles qui
tirent de la nature des crimes les châtimens
qui leur font impofés. Ainfi les aifatîins doivent
être punis de mort , les voleurs , de la perte de
leur bien , ou , s'ils n'en ont pas , de celle de
leur liberté, qui eft alors le feul bien qui leur
refte. De même , dans les délits qui font uni-
quement contre la Religion , les peines doivent
être tirées uniquement de la Religion; telle eft,
par exemple , la privation de la preuve par fer-
ment en chofes qui l'exigent ; telle eft encore
l'excommunication , prefcrite ici comme la pei-
ne la plus grande de quiconque a dogmatile
contre la Religion. Sauf, en fuite , le renvoi
(i) Comme il n'y a point à Genève de Loix pénales
proprement -dites , le Magiftrat inflige arbitrairement la
peine des crimes ; ce qui eft apurement un grand défaut
dans la Législation & un abus énorme dans un Etat libre.
Mais cette autorité du Magiftrat ne s'étend qu'aux crimes
contre la loi naturelle & reconnus tels dans toure fociété,
ou aux chofes fpécialement défendues par la loi pofitive;
elle ne va pas jufqu'à forger un délit imaginaire où ii
n'y en a point , ni , fur quelque délit que ce puîné être,
jufqu'à renverfer , de peur qu'un coupable n'échappe 3
l'ordre de la procédure fixé par. la Loi.
3?2 CINQUIExME LETTRE
au Magiftrat , pour la peine civile due au délit
civil, s'il y en a.
Or il fantfe reflbuvenir que l'Ordonnance,
l'Auteur des Lettres , & moi, ne parlonslici que
d'un délit fimple contre la Religion. Si le délit
étoit complexe, comme fi, par exemple , j'avois
imprimé mon Livre dans l'Etat fans permif-
lion , il eft inconteftable que pour être abfous
devant le Conliftoire , je ne le ferois pas devant
ïe Magiftrat.
Cette diftinction faite , je reviens & je dis :
il y a cette différence entre les délits contre la
Religion & les délits civils , que les derniers
font aux hommes ou aux Loix un tort , un mal
réel pour lequel la fureté publique exige nécef-
fairement réparation & punition ; maisles autres
font feulement des offenfes contre la Divinité ,
à qui nul ne peut nuire & qui pardonne au re-
pentir. Quand la divinité eft appaifée , il n'y
a plus de délit à punir, fauf le fcandale, & le
fcandale fe répare en donnant au repentir la
même publicité qu'a eu la faute. La Charité
Chrétienne imite alors la clémence divine , &
ce feroit une inconféquence abfurde de venger
3a Religion par une rigueur que la Religion ré-
prouve. La juftice humaine n'a & ne doit avoir
nul égard au repentir , je l'avoue ; mais voilà
précifémcnt pourquoi, dans une efpece de délit
que le repentir peut réparer , l'Ordonnance a
DE LA MONTAGNE. i^
pris des mefures pour que le Tribunal civil n'en
prit pas d'abord connoilfance.
L'inconvénient terrible que l'Auteur trouve
à lailfer impunis civilement les délits contre la
Religion n'a donc pas la réalité qu'il lui donne 5
& la conféquetice qu'il en tire pour prouver que
tel n'eft pas l'efprit de la Loi, n'eft point jufte,
contre les termes formels de la Loi.
Ainji quel qiC ait été le délit contre la. Religion,
ajoute- t-il, Peccufé en faifant femblant as fe ran-*
ger pourra toujours échapper. L'Ordonnance ne
dit pas; s1 il fait femblant de fe ranger, elle dit,
s'il fe range, &ilya des règles aufîi certaines
qu'on en puiffe avoir en tout autre cas pour diC-
tinguer ici la réalité de la faufle apparence , fur-
tout quant aux effets extérieurs , feuls compris
fous ce mot , s'ilfe range.
Si le délinquant s'étant rangé retombe , il
commet un nouveau délit plus grave & qui mé-
rite un traitement plus rigoureux. îl eft relaps ,
& les voies de le ramener à fon devoir fonfi
plus féveres. Le Confeil a là-deifus pour modèle
les formes judiciaires de Plnquilition (Ji) , &
fi l'Auteur des Lettres n'approuve pas qu'il foie
aufîi doux qu'elle , il doit au moins lui laifTer
toujours la diltinétion des cas , car il n'eft pas
permis , de peur qu'un délinquant ne retombe ,
de le traiter d'avance comme s'il étoit déjà re-
tombé.
(£) Voyez le manuel .des Inquifiteurs,
If 4 CINQUIEME LETTRE
C'est pourtant fur ces fâuffes conféquences
que cet Auteur s'appuie pour affirmer que l'Edit
dans cet Article n'a pas eu pour objet de régler
la procédure & de fixer la compétence des Tri-
bunaux. Qu'a donc voulu l'Edit 9 félon lui ?
Le voici.
i Il a voulu empêcher que le Confiftoire ne
févit contre des gens auxquels on imputeroit ce
qu'ils n'auroient peut-être point dit , ou dont on
auroit exagéré les écarts ; qu'il ne févit , dis-je ,
contre ces gens-là fans en avoir conféré avec
eux , fans avoir eifayé de les gagner.
Mais qu'eft-ce que févir , de la part du Con-
flltoire ? C'eil excommunier , & déférer au Con-
feil. Ainfi , de peur que le Conlîltoire ne défère
trop légèrement Un coupable au Confeil , l'Edit
le livre tout d'un coup au Confeil. C'eft une
précaution d'une efpece toute nouvelle. Cela
eft admirable , que , dans le même cas , la Loi
prenne tant de mefures pour empêcher le Con-
fiftoire de févir précipitamment , & qu'elle n'en
prenne aucune pour empêcher le Confeil de févir
précipitamment ; qu'elle porte une attention (î
fcrupuleufe à prévenir la diffamation , & qu'elle
n'en donne aucune à prévenir le fupplice ; qu'elle
pourvoie à tant de chofes pour qu'un homme
ne foit pas excommunié mal- à- propos , &
qu'elle ne pourvoie à rien pour qu'il ne foit
pas brûlé mal - à - propos 5 qu'elle craigne fi fort
la rigueur des Minitlres , & fi peu celle des Ju»
DE LA MONTAGNE. if?
ges ! C'étoit bien fait aflurément de compter
pour beaucoup la communion des fidèles ; mais
ce n'étoit pas bien fait de compter pour d peu
Jeur fureté , leur liberté , leur vie ; & cette
même Religion qui prefcrivoit tant d'indulgence
à fes gardiens , ne devoit pas donner tant de
barbarie à fes vengeurs.
Voila toutefois , félon notre Auteur , la fo-
nde raifon pourquoi l'Ordonnance n'a pas vou-
lu dire ce qu'elle dit. Je crois que l'expofer
c'eft affez y répondre. Paflons maintenant à
l'application ; nous ne la trouverons pas moins
curieufe que l'interprétation.
L'Article 88 n'a pour objet que celui qui
dogmatife , qui enfeigne , qui inftruit. Il ne
parle point d'un (impie Auteur, d'un homme
qui ne fait que publier un Livre , & qui , au
furplus , fe tient en repos. A dire la véiité,
cette diftinction me paroît un peu fubtile >car,
comme difent très-bien les Repréfentans , ou
dogmatife par écrit , tout comme de vive voix.
Mais admettons cette fubtilité ; nous y trouve-
rons une diitinclion de faveur pour adoucir la
Loi , non de rigueur pour l'aggraver.
Dans tous les Etats du monde la police veille
avec le plus grand foin fur ceux qui inltrui-
fent, qui enfeignent , qui dogmatifent > elle ne
permet ces fortes de fondions qu'à gens auto-
rifés. Il n'ell pas même permis de prêcher la
Jbonne doctrine Ci l'on n'ell reçu prédicateur
t<;6 CINQUIEME LETTRE
Le peuple aveugle eft facile à fédiiire; un hom-
me qui dogmatife , attroupe , & bientôt il peut
ameuter. La moindre entreprife en ce point eft
toujours regardée comme un attentat puniifa-
ble , à caufe des conféquences qui peuvent en
réfulter.
Il n'en eft pas de même de l'Auteur d'un Li-
vre -, s'il enfeigne , au moins il n'attroupe points
il n'ameute point , il ne force perfonne à l'é-
couter, à le lire 5 il ne vous recherche point,
il ne vient que quand vous le recherchez vous-
même ; il vous laifle réfléchir fur ce qu'il vous
dit , il ne difpute point avec vous , ne s'anime
point, ne s'obftine point, ne levé point vos
doutes , ne réfout point vos objections , ne
vous pourfuit point; voulez- vous le quitter, il
vous quitte 5 & , ce qui eft ici l'article impor-
tant, il ne parle pas au peuple.
Aussi jamais la publication d'un Livre ne fut-
elle regardée par aucun Gouvernement du mê-
me œil que les pratiques d'un dogmatifeur. Il
y a même des pays où la liberté de la prefTe eft
entière ; mais il n'y en a aucun où il foit per-
mis à tout le monde de dogmatifer indifférem-
ment. Dans les pays où il eft défendu d'impri-
mer des livres fans permiffion, ceux qui àéCo-
béiffent font punis quelquefois pour avoir défo-
béi ; mais la preuve qu'on ne regarde pas au
fond ce que dit un livre comme une chofe fort
importante, eft la facilité avec laquelle on laine
ciatrer
DE LA MONTAGNE. 157
entrer dans l'Etat ces mêmes Livres que, pour n'en
pas paroitre approuver les maximes , on n'y laiife
pas imprimer.
Tout ceci eft vrai , fur - tout , des Livres qui
ne font point écrits pour le peuple, tels qu'ont
toujours été les miens. Je fais que votre Confeil
affirme dans fes réponfes que, félon l'intention de
P Auteur , f Emile doit fervir de guide aux pères &
aux mères (/) : mais cette aifertion n'eft pas excu-
fable , puifque j'ai manifefté dans la préface 80
plufieurs fois dans le Livre une intention toute
différente. Il s'agit d'un nouveau fyftème d'édu-
cation dont j'offre le plan à l'examen des fages , &
non pas d'une méthode pour les pères & les mè-
res, à laquelle je n'ai jamais fongé. Si quelquefois,
par une figure aifez commune, je parois leur adref-
fer la parole , c'eft ou pour me faire mieux enten-
dre , ou pour m'exprimer en moins de mots. Il
eft vrai que j'entrepris mon Livre à la follicitation
d'une mère j mais cette mère , toute jeune & tou-
te aimable qu'elle eft , a de la philofophie & con-
noît le cœur humain ; elle eft par la figure un or-
nement de fon fexe, & par le génie une exception.
C'eft pour les efprits de la trempe du lien que j'ai
pris la plume , non pour des Meilleurs tel ou tel,
ni pour d'autres Meilleurs de pareille étoffe , qui
me lifent fans m'entendre, & qui m'outrage«6
fans me fâcher.
(Z; Page %% & 2} , des Repréfeatations imprimées*
Tome IX, k
içg CINQUIEME LETTRE
Il refulte de la diftin&ion fuppoféc que fî la
procédure prefcrite par l'Ordonnance contre
un homme qui dogmatife n'eft pas applicable à
l'Auteur d'un Livre, ç'eft qu'elle eft trop fevc-
rc pour ce dernier. Cette eonîéquence fi natu-
relle, cette conféquence que vous & tous mes
lecteurs tirez fûremcnt ainfî que moi , n'eft point
celle de l'Auteur des Lettres. Il en tire une
toute contraire. Il faut l'écouter lui-même: vous
ne m'en croiriez pas , fi je vous parlois d'après
lui.
„ Il ne faut que lire cet Article de l'Ordon-
„ nance pour voir évidemment qu'elle n'a en
„ vue que cet ordre de perfonnes qui répan-
M dent par leurs difcours des principes eftimés
„ dangereux. Si ces perfonnes fe rangent, y eft-
„ il dit , qu'on les fupporte fans diffame. Pour-
„ quoi ? C'eft qu'alors on a une fureté raifon-
„ nable qu'elles ne répandront plus cette ivraie,
„ c'eft qu'elles ne font plus à craindre. Mais
„ qu'importe la rétractation vraie ou fimulée
„ de celui qui par la voie de l'impreiîion a im-
„ bu tout le monde de fes opinions? Le délit
„ eft confommé ; il fubiiftera toujours , & ce
„ délit, aux yeux de la Loi, eft de la même
„ efpcce que tous les autres , où le repentir
;3 eft inutile dès que la juftice en a pris cdn-
„ noifiTance. "
Il y a là dequoi s'émouvoir , mais calmons-
nous , & raifonnons. Tant qu'un homme dng-
DE LA MONTAGNE. i?9
matife , il fait du mal continuellement j jufqu'à
ce qu'il fe foit rangé cet homme eft à craindre ;
fa liberté même eft un mal , parce qu'il en ufe
pour nuire , pour continuer de dogmaiifer. Que
s'il fe range à la fin , n'importe ; les enfeigne-
mens qu'il a donnés font toujours donnée , & le
délit à cet égard eft autant confommé qu'il peut
l'être. Au contraire, aufnVtôt qu'un Livre eft
publié , l'Auteur ne fait plus de mal , c'eft le
Livre feul qui en fait. Que l'Auteur foit libre
ou foit arrêté , le Livre va toujours fon train.
La détention de l'Auteur peut être un châtiment
que la Loi prononce, mais elle n'eft jamais un
remède au mal qu'il a fait , ni une précaution
pour en arrêter le progrès.
Ainsi les remèdes à ces deux maux ne font
pas les mêmes. Pour tarir la fource du mal que
fait le dogmatifeur , il n'y a nul moyen prompt
& fur que de l'arrêter : mais arrêter l'Auteur
c'eft ne remédier à rien du tout ; c'eft au con-
traire augmenter la publicité du Livre , & par
conféquent empirer le mal , comme le dit très-
bien ailleurs l'Auteur des Lettres. Ce n'eft donc
pas-là un préliminaire à la procédure , ce n'eft
pas une précaution convenable à la chofe î c'eft
une peine qui ne doit être infligée que par juge-
ment , & qui n'a d'utilité que le châtiment du
coupable. A moins donc que fon délit ne foit
un délit civil , il faut commencer par raifonner
avec lui , l'admenefter , le convaincre , l'ex»
L 2
i6o CINQUIEME LETTRE
horter à réparer le mal qu'il a fait , à donner une
rétractation publique , à la donner librement afin
qu'elle faire fon effet , & à la motiver fi bien que
css derniers fentimens ramènent ceux qu'ont égaré
les premiers. Si loin de fe ranger il s'obltine , alors
feulement on doit févir contre lui. Telle eft cer-
tainement la marche pour aller au bien de la cho-
fe -, tel eft le but de la Loi , tel fera celui d'un fa-
ge Gouvernement , qui doit bien moins fe propo-
fer de punir F Auteur que d'empêcher Fefet de F ou-
vrage Qn).
Comment ne le feroit- ce pas pour l'Auteur
d'un Livre, puifque l'Ordonnance , qui fuit en
tout les voies convenables à l'efprit du ChriC-
tianifme , ne veut pas même qu'on arrête le
dogmatifeur avant d'avoir épuifé tous les moyens
poffihîes pour le ramener au devoir? elle aime
mieux courir les rifques du mal qu'il peut con-
tinuer de faire que de manquer à la charité.
Cherchez , de grâce, comment de cela feul on
peut conclure que la même Ordonnance veut
qu'on débute contre l'Auteur par un décret de
prife de corps ?
Cependant l'Auteur des Lettres, après avoir
déclaré qu'il retrouvoit affez fes maximes fur cet
article dans celles des Rèpréfentans , ajoutes
mais ces maximes ne font p.is celles de nos Loix>
& un moment après il ajoute encore que ceux
qui inclinent à une pltine tolérance 'potin oient tout
(tn) Page 25.
DE LA MONTAGNE. i£i
m plus critiquer le Confeil de rfavoir pas dans ce
cas fait taire une Loi dont l'exercice ne leur pa~
roit pas convenable (n). Cette conclusion doit fur-
prendre, après tant d'efforts pour prouver que
la feule Loi qui paroît s'appliquer à mon délit
ne Jy applique pas nécefTairement. Ce qu'on
reproche au Confeil n'eft point de n'avoir pas
fait taire une Loi qui exifte , c'eft d'en avoir
fait parler une qui n'exifte pas.
La Logique employée ici par l'Auteur me
paroît toujours nouvelle. Qu'en penfez-vous,
Monfieur ? connoiffez-vous beaucoup d'argu-
mens dans la forme de celui- ci ?
La Loi force le Confeil à févir contre l'Auteur
du Livre.
Et où eft-elle cette Loi qui force le Confeil
à févir contre l'Auteur du Livre ?
Elle rïexifle pas , à la vérité : mais il en exif-
te une autre , qui , ordonnant de traiter avec dou-
ceur celui qui dogmatife , ordonne , par confquent ,
de traiter avec rigueur V Auteur , dont elle ne parle
point.
Ce raifonnement devient bien plus étrange
encore pour qui fait que ce fut comme Auteur
& non comme dogmatifeur que Morelli fut pour-
fuivi; il avoit aufîi fait un Livre, & ce fut pour
ce Livre feul qu'iffut accufé. Le corps du dé-
lit , félon la maxime de notre Auteur étoit dans
le Livre même , l'Auteur n'avoit pas befoïn d'è-
(jï) Page 2 3.
L 3
162 CINQUIEME LETTRE
tre entendu; cependant il le fut, & non feule-
ment on l'entendit, mais on l'attendit ; on fui-
vit de point en point toute la procédure pref-
crite par ce même article de l'Ordonnance qu'on
nous dit ne regarder ni les Livres ni les Au-
teurs. On ne brûla même le Livre qu'après la
retraite de l'Auteur, jamais il ne fut décrété,
Ton ne parla pas du Bourreau (o)j enfin tout
cela fe fit fous les yeux du Législateur , par les
rédacteurs de l'Ordonnance , au moment qu'elle
venoit de paifer , dans le tems même où régnoit
cet efprit de févcrité , qui , félon notre Anony-
me , l'avoir di&ée , & qu'il allègue en juftifica-
tion très claire de la rigueur exercée aujourd'hui
contre moi.
Or écoutez là-deiïus la diftinction qu'il fait.
Après avoir expofé toutes les voies de douceur
dont on ufa envers Morelli, le tems qu'on lui
donna pour fe ranger , la procédure lente & ré-
(o) Ajoutez la circonfpection du Magiftrat dans toute
cette affaire , fa marche lente & graduelle dans la pro-
cédure , le rapport du Confiftoire , l'appareil du juge-
ment. Les .Syndics montent fur leur Tribunal public ,
âls invoquent le nom de Dieu , ils ont fous leurs yeux la
fainte Écriture ; après une mûre délibération , après
avoir priN confeil des Citoyens , ils prononcent leur juge-
ment devant le peuple , afin qu'il en fâche les caufes , ils
îe font imprimer & publier , & tout cela pour la fimple
condamnation d'un Livre , fans flétrîffurc , fans décret
contre l'Auteur , opiniâtre & contumax. Ces Meilleurs ,
depuis lors , ont appris à difpofer moins cérémonieufe-
ment de l'honneur & de la liberté des homme? , & fur-
tout des Citoyens: car il eftà remarquer que Morelli ne
ï'étoit pas.
DE LA MONTAGNE. 163
gulicre qu'on fuivit avant que fon livre fût brdlé ,
il ajoute. ,-, Toute cette marche eft très - fage.
J3 Mais en faut - il conclure que dans tous les
j, cas & dans des cas très - diftérens , il en faille
„ abfolument tenir une fernblable? Doit-on pro-
î3 céder contre un homme abfent qui attaque la
„ Religion de la même manière qu'on procéde-
» roit contre un homme préfent qui cenfure la
„ difcipline (p) ? " C'eft-à-dire en d'autres ter-
mes; „ doit-on procéder contre un homme qui
« n'attaque point lesLoix, & qui vit hors de
„ leur jurifdiclion , avec autant de douceur
« que contre un homme qui vit fous leur jurif-
„ didion & qui les attaque ? " Il ne fembleroit
pas , en effet , que cela dût faire une queftion.
Voici , j'en fuis fur , la première fois qu'il a paf-
fé par l'efprit humain d'aggraver la peine d'un
coupable , uniquement parce que le crime n'a
pas été commis dans l'Etat.
„ A la vérité , " continue-t-il , „ on remar-
„ que dans les Repréfentations à l'avantage de
„ M. RoufTeau , que Morelli avoit écrit contre
„ un point de difcipline, au lieu que les Li-
„ vrcs de M. Rouifeau , au fentiment de fes
x Juges , attaquent proprement la Religion.
„ Mais cette remarque pourroit bien n'être pas
» généralement adoptée , & ceux qui regardent
„ la Religion comme l'Ouvrage de Dieu & l'ap-
„ pui de la ceiiitituUoa pourront penfer qu'il
(p) Page 17. h 4
164 CINQUIEME LETTRE
„ eft moins permis de l'attaquer que des points
„ de difcipline , qui , n'étant que l'Ouvrage
„ des homme- peuvent être fufpeds d'erreur,
M & du moins fufceptibles d'une infinité de for-
3, mes & decombinaifons différentes (q) ? "
Ce difcours .. je vous l'avoue, me paroîtroit
tout au plus paflable dans la bouche d'un Capu-
cin . mais il me choqueroit fort fous la plume
d'un Magiftrat. Qu'importe que la remarque des
Repréfentans ne foit pas généralement adoptée,
ii ceux qui la rejettent ne le font que parce qu'Us
raifonnent mal?
Attaquer la Religion eft fans contredit un
plus grand péché devant Dieu que d'attaquer la
difcipline. Il n'en eft pas de même devant les
Tribunaux humains qui font établis pour punir
les crimes , non les péchés, & qui ne font pas
les vengeurs de Dieu mais des Loix.
La Religion ne peut jamais faire partie de la
Législation qu'en ce qui concerne les adions des
hommes. La Loi ordonne de faire ou de s'abfte-
nir , mais elle ne peut ordonner de croire. Ainlî
quiconque n'attaque point la pratique de la Reli-
gion n'attaque point la Loi.
Mais la difcipline établie par la Loi fait eflen-
tiellement partie de la Législation , elle devient
Loi elle-même. Quiconque l'attaque attaque la
Loi & ne tend pas à moins qu'à troubler la cons-
titution de l'Etat. Que cette conititution fût ,
iq) Page ig-
DE LA MONTAGNE. iSf
avant d'être établie , fufceptible de plufieurs for-
mes & combinaifons différentes , en eft-elle moins
refpedable & facrée fous une de ces formes, quand
elle en eft une fois revêtue à l'exclufion de toutes
les autres ; & dès lors la Loi politique n'eft-elle
pas confiante & fixe ainfi que la Loi divine '{
Ceux donc qui n'adopteroient pas en cette af-
faire la remarque des Repréfentans auroient d'au-
tant plus de tort que cette remarque fut faite par
le Confeil même dans la fentence contre le Livre
de Morelli , qu'elle accufe fur - tout de tendre à
faire fcbifme & trouble dans l'Etat dhme manière fè-
dilieufe ,• imputation dont il feroit difficile de
charger le mien.
Ce que les Tribunaux civils ont à défendre
n'eu: pas l'Ouvrage de Dieu , c'en: l'Ouvrage
des hommes ; ce n'eft pas des âmes qu'ils font
chargés , c'eft des corps ; c'eft de l'Etat & non
de l'Eglife qu'ils font les vrais gardiens , & lorf-
qu'ils fe mêlent des matières de Religion , ce
n'eft qu'autant qu'elles font du reffort des Loix,
autant que ces matières importent au bon ordre
& à la fureté publique. Voilà les faines maxi-
mes de la Magiftratu^e. Ce n'eft pas, fi l'on
veut, la doctrine de la puiffance abfolue , mais
c'eft celle de la juftice & de la raifon. Jamais
on ne s'en écartera dans les Tribunaux civils
fans donner dans les plus funeftes abus , fins
mettre l'Etat en combuftion, fans faire des Loix
& de leur autorité le plus odieux brigandage.
L 5
i£o CINQUIEME LETTRE
Je fuis fâché pour le peuple de Genève que le
Confeil le méprife alTez pour l'ofer leurrer par
de tels difeours, dont les plus bornés & les
plus fuperftitieux de l'Europe ne font plus les
dupes. Sur cet Article vos Repréfentans rai-
fonnent en hommes d'Etat, & vos Magiftrats
raifonnent en Moines.
Pour prouver que l'exemple de Moreili ne
fait pas règle , l'Auteur des Lettres oppofe à la
procédure faite contre lui celle qu'on fit en 1632
contre Nicolas Antoine , un pauvre fou qu'à la
follicitation des Miniftres le Confeil fit brûler
pour le bien de fon ame. Ces Auto-da-fé n'é-
toient pas rares jadis à Genève , & il paroît par
ce qui me regarde que ces Meilleurs ne manquent
pas de goût pour les renouveller.
Commençons toujours par tranferire fidelle-
ment les paffages , pour ne pas imiter la mé-
thode de mes perfécuteurs.
„ Qu'on voie le procès de Nicolas Antoine.
„ L'Ordonnance eccléfiaftique exiftoit , & on
„ étoit aifez près du tems où elle avoit été ré-
„ digée pour en connoitre Pefprit ; Antoine
„ fut-il cité au Conliîtoire ? Cependant parmi
3, tant de voix qui s'élevèrent contre cet Arrêt
» fanguinaire , & au milieu des efforts que fi-
„ rent pour le fauver les gens humains & mo-
„ dérés , y eut-il quelqu'un qui réclamât con-
„ tre l'irrégularité de la procédure ? Moreili
« fut cité au Confiftoire , Antoine ne le fut
DE LA MONTAGNE. 16*7
» pas ; la citation au Confiftoire n'eft donc pas
„ néceflaire dans tous les cas (r). "
Vous croirez là - deifus que le Confeil procé-
da d'emblée contre Nicolas Antoine comme il a
fait contre moi , & qu'il ne fut pas feulement
queftion du Confiftoire ni des Miniftres : vous
allez voir.
Nicolas Antoine ayant été , dans un de fes
accès de fureur , fiir le point de fe précipitée
dans le Rhône , le Magiftrat fe détermina à le
tirer du logis publie où il étoit , pour le met-
tre à l'Hôpital , où les Médecins le traitèrent.
Il y refta quelque tems proférant divers blaC-
phêmes contre la Religion Chrétienne. „ Les
,5 Miniftres le voyoient tous les jours , & tâ-
,5 choient , lorfque fa fureur paroifloit un peu
„ calmée , de le faire revenir de fes erreurs , ce
„ qui n'aboutit à rien , Antoine ayant dit qu'il
„ perfifteroit dans fes fentimens jufqu'àla mort
„ qu'il étoit prêt de fouffrir pour la gloire du
„ grand Dieu d'ifra'él. N'ayant pu rien gagner
„ fur lui, ils en informèrent le Confeil , où ils
,5 le repréfenterent pire que Servet , Gentilis &
„ tous les autres Anti-Trinitaires , concluant à
„ ce qu'il fût mis en chambre clofe ; ce qui fut
„ exécuté. " (V)
Vous voyez là d'abord pourquoi il ne fut pas
(r) Page 17.
(s) Hiitoire de Çeneve , in-12. T. 2 Page $ 50. & fuiv.
à la note.
168 CINQUIEME LETTRE
cité au Confiftoire ; c'eft qu'étant grièvement ma-
lade & entre les mains des Médecins, il lui étoit
impoflible d'y comparoître. Mais s'il n'alloit pas
au Confiftoire , le Confiftoire ou fes membres
aîloient vers lui. Les Miniftres le voyoient tous
les jours , l'exhortoient tous les jours. Enfin
n'ayant pu rien gagner fur lui , ils le dénoncent
au Confeil , le repréfentent pire que d'autres
qu'on avoit punis de mort , requièrent qu'il foit
mis en prifon : & fur leur réquifkion cela eft
exécuté.
En prifon même les Miniftres firent de leur
mieux pour le ramener , entrèrent avec lui dans
la difcuffion de divers paffages de l'ancien Tef-
tement, & le conjurèrent par tout ce qu'ils pu-
rent imaginer de plus touchant de renoncer à
fes erreurs (t) , mais il y demeura ferme. Il le
fut auffi devant le Magiftrat , qui lui fit fubir
les interrogatoires ordinaires. Lorfqu'il fut
queftion de juger cette affaire , le Magiftrat
confulta encore les Miniftres , qui comparurent
en Confeil au nombre de quinze , tant Pafteurs
que Profeifeurs. Leurs opinions furent parta-
gées , mais l'avis du plus grand nombre fut
fuivi & Nicolas exécuté. De forte que le
(t) S'il y eût renoncé , eût -il également été brûlé ?
Selon la maxime de l'Auteur des Lettres il aui oit dû l'être.
Cependant il paroit qu'il ne l'auroit pas été ; puifque,
malgré ion obltination , le Magiftrat ne laifla pas de con-
fulter les Miniftres. Il le regardoit , en quelque forte ,
comme étant encore fous leur juridiction.
DE LA MONTAGNE. 169
procès fut tout Eccléfiaftique , & que Nicolas
fut , pour ainfî dire , brûlé par la main des
Miniftres.
Tel fut , Monfieur, l'ordre delà procédure
dans laquelle l'Auteur des Lettres nous afTure
qu'Antoine ne fut pas cité au Confi'ioire. D'où
il conclut que cette citation n'eft donc 'pas
toujours nécefTaire. L'exemple vous paroit - il
bien choifî ?
Supposons qu'il le foit , que s'enfuivra-t-il?
Les Reptéfentans concluoient d'un fait en con-
firmation d'une Loi. L'Auteur des Lettres con-
clut d'un fait contre cette même Loi. Si l'au-
torité de chacun de ces deux faits détruit celle
de l'autre , refte la Loi dans fon entier. Cette
Loi , quoiqu'une fois enfreinte , en eft - elle
moins exprelfe , & fuffircit- il de l'avoir vio-
lée une fois pour avoir droit de la violer tou-
jours ?
Concluons à notre tour. Si j'ai dogmatifé,
je fuis certainement dans le cas de la Loi : fi je
n'ai pas dogmatifé , qtfa-t-on à me dire ? au-
cune Loi n'a parié de moi (*<)• Donc on a
tranfgreffé la Loi qui exilte , ou fuppofé celle
qui n'exifte pas.
Il eft vrai qu'en jugeant l'Ouvrage on n'a pas
(u) Rien de ce qui ne bleiTe aucune Loi naturelle ne
devient criminel , que lorsqu'il eft défendu par quelque
Lui pofitive. Cette remarque a pour but de faire lentk
aux raisonneurs Superficiels que mon dilemme eft exu.l,
i7o CINQUIEME LETTRE
jugé définitivement, l'Auteur. On n'a fait en-
core que le décréter , & l'on compte cela pour
rien. Cela me paroît dur , cependant ; mais ne
foyons jamais injuftes, même envers ceux qui
le font envers nous , & ne cherchons point l'ini-
quité où elle peut ne pas être. Je ne fais point
un crime au Confeil , ni même à l'Auteur des
Lettres de la diftin&ion qu'ils mettent entre l'hom-
me & le Livre , pour fe difculper de m'avoir jugé
fans m'entendre. Les Juges ont pu voir la chofe
comme ils la montrent , ainC je ne les accufe en
cela ni de fupercherie ni de mauvaife foi. Je les
accufe feulement de s'être trompés à mes dépens
en un point très-grave ; & fe tremper pour
abfoudre eft pardonnable , mais fe tromper pour
punir eft une erreur bien cruelle.
Le Confeil avanqoit dans fes réponfes que ,
malgré la flétrhîure de mon Livre, je reftois ,
quant à ma perfonne , dans toutes mes excep-
tions & défenfes.
Les Auteurs des Repréfentations répliquent
qu'on ne comprend pas quelles exceptions & dé-
fenfes il refte à un homme déclaré impie , témé-
raire , fcandaleux , & flétri même par la main
du Bourreau dans des ouvrages qui portent fon
nom.
„ Vous fuppofez ce qui n'eft point , " dit
à cela l'Auteur des Lettres ; „ favoir , que le
„ jugement porte fur celui dont l'Ouvrage porte
s, le nom : mais ce jugement ne l'a pas encor*
DE LA MONTAGNE. 171
» effleuré ; fes exceptions & défenfes lui reftent
M donc entières. " (x)
Vous vous trompez vous-même , dirois-je à
cet écrivain. Il eft vrai que le jugement qui qua-
lifie & flétrit le Livre n'a pas encore attaqué la
vie de l'Auteur , mais il a déjà tué fon honneur :
fes exceptions & défenfes lui reftent encore en-
tières pour ce qui regarde la peine affîictive,
mais il a déjà reçu la peine infamante : il eft
déjà flétri & déshonoré, autant qu'il dépend de
fes jugés : la feule chofe qui leur refte à déci-
der , c'eft s'il fera brûlé ou non.
La diftin&ion fur ce point entre le Livre &
l'Auteur eft inepte , puifqu'un Livre n'eft pas
puniffable. Un Livre n'eft en lui-même ni im-
pie ni téméraire ; ces épithetes ne peuvent tom-
ber que fur la do&rine quïl contient , c'eft-à-
dire fur l'Auteur de cette doctrine. Quand on
brûle un Livre , que fait là le Bourreau ? Désho-
nore-t-il les feuillets du Livre ? qui jamais ouifc
dire qu'un Livre eût de l'honneur ?
Voila l'erreur j en voici la fource : unufage
mal- entendu.
On écrit beaucoup de Livres ; on en écrit
peu avec un defir llncere d'aller au bien. De
cent Ouvrages qui paroiifent , foixante au moins
ont pour objet des motifs d'intérêts & d'ambi-
tion. Trente autres , dictés par fefprit de par-
ti , par la haine , vont , à la faveur de l'anonj-
(?:) Page z I.
172 CINQUIEME LETTRE
me porter dans le public le poifon de la calorrw
nie & de )a fatyre. Dix, peut-être, & c'eil
beaucoup , font écrits dans de bonnes vues : on
y dit la vérité qu'on fait , on y cherche le bien
qu'on aime. Oui ; mais où eft l'homme à qui l'on
pardonne la vérité ? Il faut donc fe cacher pour
la dire. Pour être utile impunément , on lâche
fon Livre dans le public & l'on fait le plongeon.
De ces divers Livres , que'ques-uns des mau-
vais & à-peu~près tous les bons font dénoncés
& profcrits dans les Tribunaux : la raifon de
cela fe voit fans que je la dife. Ce n'eft , au
furplus , qu'une fimple formalité, pour ne pas
paroitre approuver tacitement ces Livres. Du
refte , pourvu que îles noms des Auteurs n'y
foient pas, ces Auteurs, quoique tout le mon-
de les connoilTe & les nomme , ne font pas con-
nus du Magiftrat. Plusieurs même font dans l'u-
fage d'avouer ces Livres pour s'en faire hon-
neur , & de les renier pour fe mettre à cou-
vert > le même homme fera l'Auteur ou ne le
fera pas, devant le même homme, félon qu'ils
feront à l'audience ou dans un foupé. C'eft al-
ternativement oui & non , fans difficulté , fans
fcrupule. De cette façon la fureté ne coûte rien
à la vanité. C'eft -là 1a prudence & l'habileté
que l'Auteur des Lettres me reproche de n'avoir
pas eue , & qui pourtant n'exige pas , ce me
femble , que pour l'avoir on fe mette en grands
frais d'eiprit»
Cette
DE LA MONTAGNE. 173
Cette manière de procéder contre des Li-
vres anonymes dont on ne vent pas connokrs
les Auteurs eft devenue un ufage judiciaire.
Quand on veutfévir contre le Livre on le brûle,
parce qu'il n'y a perfonne à entendre , & qu'on
voit bien que l'Auteur qui fe cache n'eft pas
d'humeur à l'avouer ; fauf à rire le foir avec lui-
même des informations qu'on vient d'ordonner
le matin contre lui. Tel eft i'ufage.
Mais lorfqu'un Auteur mal- adroit , c'eft-à-
dire , un Auteur qui connoit Ton devoir, qui le
veut remplir , fe croit obligé de ne rien dire
au public qu'il ne l'avoue , qu'il ne fe nomme ,
qu'il ne fe montre pour en répondre , alors l'é-
quité, qui ne doit pas punir comme un crime la
mal ad relie d'un homme d'honneur, veut qu'on
procède avec lui d'une autre manière ; elle veut
qu'on ne fépare point la caufe du Livre de celle
de l'homme, puifqu'il déclare en mettant fou
nom ne les vouloir point féparer ; elle veut qu'on
ne juge l'ouvrage qui ne peut répondre , qu'a-
près avoir oui l'Auteur qui répond pour lut.
Ainlî, bien que condamner un Livre anonyme
foit en erfet ne condamner que le Livre , con-
damner un Livre qui porte le nom de l'Auteur 9
ccft condamner l'Auteur même , & quand on De
l'a point misa portée de répondre, c'eft le ju-
ger fans Tavoir entendu.
L'assignation préliminaire, même, fi l'on
veut . le décret de prife do corps eft donc in-
Toms I& M
174 CINQUIEME LETTRE
difpenfable en pareil cas avant de procéder au
jugement du Livre , & vainement diroit-on avec
l'Auteur des Lettres que le délit eft évident ,
qu'il eft dans le Livre même, cela ne difpenfe
point de fuivre la forme judiciaire qu'on fuit
dans les plus grands crimes , dans les plus avé-
rés, dans les mieux prouvés : car quand toute
la Ville auroit vu un homme en aflaffiner un
autre , encore ne jugeroit-on point l'aflaflîrt
fans l'entendre, ou fans l'avoir mis à portée
d'être entendu.
Et pourquoi cette franchife d'un Auteur qui
fe nomme tourneroit-elle ainfi contre lui ? Ne
doit-elle pas , au contraire, lui mériter des
égards? Ne doit-elle pas impofer aux Juges plus
de circonfpection que s'il ne fe fût pas nomme ?
Pourquoi , quand il traite des queftions hardies „
s'expoferoit-il ainfi , s'il ne fe fentoit raffiné
contre les dangers , par des raifons qu'il peut
alléguer en fa faveur & qu'on peut préfumer fur
fa conduite même valoir la peine d'être enten-
dues ? L'Auteur des Lettres aura beau qualifier
cette conduite d'imprudence , & de mal-adreffe ;
elle n'en eft pas moins celle d'un homme d'hon-
neur, qui voit fon devoir où d'autres voient
cette imprudence, qui fent n'avoir rie n à crain-
dre de quiconque voudra procéder avec luijuf-
tement , & qui regarde comme une lâcheté pu-
niffable de publier des chofes qu'on ne veut pas
avouer.
DE LA MONTAGNE. i7ç
S'il n'eft queftion que de la réputation d'Au-
teur , a-t-on befoin de mettre fou nom à fon,
Livre ? Qui ne fait comment on s'y prend pour
en avoir tout l'honneur fans rien roquer , pour
s'en glorifier fans en répondre , pour prendre
un air humble à force de vanité ? De quels Au-
teurs d'une certaine volée ce petit tour d'adreife
eft-il ignoré ? Qui d'entr'eux ne fait qu'il eft
même au-deifous de la dignité de fe nommer ,
comme fi chacun ne devoit pas en lifant l'ou-
vrage deviner le grand homme qui l'a compofé ?
Mais ces Meilleurs n'ont vu que Pufage ordi-
naire , & loin de voir l'exception qui faifoit en
ma faveur , ils l'ont fait fervir contre moi. Ils
dévoient brûler le Livre fans faire mention de
l'Auteur, ou s'ils en Voulaient à l'Auteur, at-
tendre qu'il fiât préient ou contumax pour brû-
ler le Livre. Mais point ; ils brûlent le Livre
comme fi l'Auteur n'étoit pas connu, & décrè-
tent l'Auteur comme fi le Livre n'étoit pas brû-
lé. Me décréter après mavoir diffamé î que
me vouloient- ils donc encore 'i Que me refer-
voient-ils de pis dans la fuite? Ignoroient - ils
que l'honneur d'un honnête homme lui eft plus
cher que la vie ? Quel mal refte-t-il à lui fai-
re quand on a commencé par le flétrir ? Que
me fert de me préfenter innocent devant les
Juges , quand le traitement qu'ils me font avant
de m'entendre eft la p4us cruelle peine qu'ils
M z
$76 CINQUIEME LETTRE
pourroient m'impofer fi j'étais jugé criminel ?
On commence par me traiter à tous égards
comme un malfaiteur qui n'a plus d'honneur à
perdre & qu'on ne peut punir déformais que
dans fon corps , & puis on dit tranquillement
que je refte dans toutes mes exceptions & dé-
fenfes ! Mais comment ces exceptions & défen-
fes effaceront-elles 1 ignominie & le mal qu'on
m'aura fait fouffrir d'avance & dans mon Livre
& dans ma perfonne , quand j'aurai été promené
dans les rues par des archers , quand aux maux
qui m'accablent on aura pris foin d'ajouter les
ligueurs de la prifon ? Quoi donc î pour être
jufte doit-on confondre dans la même clafTe &
dans le même traitement toutes les fautes & tous
les hommes ? pour un acte de franchife appelle
mal-adreffe , faut - il débuter par traîner un Ci-
toyen fans reproche dans les prifons comme un
fcélérat ? Et quel avantage aura donc devant les
juges l'eftime publique & l'intégrité de la vie
entière, (î cinquante ans d'honneur vis a-vis du
moindre indice ()) ne (auvent un hommme d'au-
cun affront ?
(i/< Ilyauroît, à l'examen , beaucoup a rabattre des
préibmptions que l'Auteur des Lettres affecte d'accumu-
ler contre moi. Il dit , par exemple , que les Livres dé-
férés paroiifoient forts le mène forrmi que mes autres
ouvrages. Il e!t vrai qu'ils etoieru in douze & in-octa-
vo; fous quel format font dm; ceux des autres Auteurs?
I! ajoure qu'ils étoienVtmbvimés par le même libraire;
■voilà ce qui »!eft pas. L'Emile fut imprimé par des Ii-
DE LA MONTAGNE. 177
. <
55
M
3, La comparaifon d'Emile & du Contrat So-
,", cial avec d'autres Ouvrages qui ont: été tolé-
„ rés , & la partialité qu'on en prend occafion
„ de reprocher au Cnnfeil ne me femblent pas
fondées. Ce ne feroit pas bien raifonner que
de prétendre qu'un Gouvernement parce
qu'il au r oit une fois diiîîmulé feroit obligé
„ de difîimuler toujours : fi c'eft une négligen-
j3 ce , on peut la redreiîer ; (1 c'eft un iilence
„ forcé par les circonftances ou par la politi-
„ que , il y auroit peu de juftice à en faire la
„ matière d'un reproche. Je ne prétends point
,, juftifier les Ouvages défignés dans les Repré-
„ fentations; mais en confcience y a-t-il parité
5, entre des Livres où l'on trouve des traits
„ épars & indifcrets contre la Religion , & des
., Livres où fans détour , fans ménagement ou
„ l'attaque dans fes dogmes, dans fa morale,
„ dans ion influence fur la Société civile '< Fai-
5J fons impartialement la comparaifon de ces
„ Ouvrages , jugeons-en par rimpreffion quïis
„ ont faite dans le monde ; les uns s'impriment
„ & fe débitent par-tout; on lait comment y
.j ont été reçus les autres (z). "
J'ai cru devoir tranfcrire d'abord ce para.
braires différens du mien , & avec des caractères qui
n'avoient fervi à nul autre de mes Faits Airsli l'indice
qui relultoit de cette confrontation n'etoit r;oint centre
moi, il étoit à ma décharge.
C») Page 23 & 24.
M 3
173 CINQUIEME LETTRE
graphe en entier. Je le reprendrai maintenant
par fragmens. Il mérite un peu d'analyfe.
Que n'imprime- t-on pas à Genève ;que n'y
tolere-t on pas '< Des Ouvrages qu'on a peine à
lire fans indignation s'y débitent publiquement i
tout le monde les lit, tout le monde les aime i
les Magiftrats fe taifent,les Minières fourient ,
l'air auftere n'eft plus du bon air. Moi feul &
mes Livres avons mérité l'animadverlion du
Confeil , & quelle animadverfion ? L'on ne peut
même l'imaginer plus violente ni plus terrible.
Mon Dieu ! Je n'aurois jamais cru d'être .un 11
grand fcélérat.
La comparai/on d'Emile & du Contrat Social
avec d'autres Ouvrages tolérés ne me Jhnble pas
fondée. Ah ! je l'efpere !
Ce ne ferait pas bien raifonner de prétendre
qu'un Gouvernement , parce qu'il aurait une fois
dijjîmulé, feroit obligé de dijjhnuler toujours. Soit î
mais voyez les tems , les lieux , les perfonnes >
voyez les écrits fur lefquels on dilîîmule , &
ceux qu'on choifit pour ne plus diiïimuler ;
voyez les Auteurs qu'on fête à Genève , &
voyez ceux qu'on y pourfuit.
Si c'eji une négligence on peut la redreffer.
On le pouvoit , on l'auroit du ; l'a t-on fait ?
Mes écrits & leur Auteur ont été flétris fans
avoir mérité de l'être i & ceux qui l'ont mérité
ne font pas moins tolérés qu'auparavant. L'ex-
ception n'eft que pour moi feul.
DE LA MONTAGNE. i#
Si c^ejî un filence forcé par les civconjîances &
par la politique , il y auroit peu de jufiice à en
faire li matière d'un reproche. Si l'on vous for-
ce à tolérer des écrits puniifabîes, tolérez donc
auiîi ceux qui ne le font pas. La décence au
moins exige qu'on cache au peuple ces cho-
quantes acceptions de perfonnes , qui punifTent
le fbible innocent des fautes du puirfant coupa-
ble. Quoi ! ces diftin&ions fcandaleufes font-
elles donc des raifons , & feront- elles toujours
des dupes ? Ne diroit- on pas que le fort de
quelques fatyres obfcenes intérelfe beaucoup
les Potentats , & que votre Ville va être écrafée
fi Ton n'y tolère , fi l'on n'y imprime , Ci l'on
n'y vend publiquement ces mêmes Ouvrages
qu'on proLrit dans le pays des Auteurs ? Peu-
ples , combien on vous en fait accroire en fai-
sant fi fouvent intervenir les Puiifances pour
autorifer le mal qu'elles ignorent & qu'on veut
faire en leur nom î
Lorsque j'arrivai dans ce pays on eût dit que
tout le Royaume de France étoit à mes trouifes.
On brûle mes Livres à Genève ; c'eft pour com-
plaire à la France. On m'y décrète ; la France
le veut aihfi. L'on me fait chaffer du Canton
de Berne ; c'eft la France qui l'a demandé. L'on
me pourfuit jufques dans ces Montagnes ; Ci
l'on m'en eût pu chalfer , c'eût encore été la
France. Forcé par mille outrages j'écris une let-
tre apologétique. Pour le coup tout étoit perdu.
M 4
iSo CINQUIEME LETTRE
J'étois entoure , furveillc ; la France envoyoîc
des efpions pour me guetter , des fnldats pour
m'enlever , des brigands pour m'aflafSnet ; il
étoit même imprudent de fortir de ma maifon.
Tous les dangers me venoient toujours de la
France, du Parlement, du Clergé, de la Cour
même -, on ne vit de la vie un pauvre barbouil-
leur de papier devenir pour ion malheur un
homme aufîî important. Ennuyé de tant de bè-
tifes , je vais en France ; je connoiiïbis les
François , & j'étois malheureux. On m'accueil-
le* on me carefle, je reçois mille honnêtetés
& il ne tient qu'à moi d'en recevoir davantage.
Je retourne tranquillement chez moi. L'on tom-
be des nues -y on n'en revient pas ; on blâme for-
tement mon étourderie , mais on ceiTe de me
menacer de la France ; on a raifon. Si jamais
des aifaiîins daignent terminer mes fourfrances ,
ce n'elt rarement pas de ce pays-là qu'ils vien-
dront.
Je ne confonds point les diverfes caiifes de
mes difgraces ; je fais bien difeerner celles qui
font l'etfet des circonfïances , l'ouvrage de la
trille néceflité , de celles qui me viennent uni-
quement de la hiine de mes ennemis. Eh î
plût - à - Dieu que je n'en euiTe pas plus à Ge-
nève qu'en France , & qu'ils n'y fuflent pas
plus implacables ! Chacun fait aujourd'hui d'où
font partis les coups qu'on m'a portés & qui
m'ont été les plus fenfibles. Vos gens me re-
DE LA MONTAGNE. 181
prochent mes malheurs comme s'ils n'étoient
pas leur ouvrage. Quelle noirceur plus cruelle
que de me faire un crime à Genève des per-
fécutions qu'on me fufeitoit dans laSuiiTe, &
de m'aceufer de n'être admis nulle part , en me
faifant chaifer de par-tout ! Faut- il que je re-
proche à l'amitié qui m'appella dans ces con-
crets le voiiinage de mon pays '< J'oie en at-
tester tous le^ Peuples de l'Europe ; y en a-t-il
un feui , excepté la Suiife , où je n'eutfe pas
é;é reçu, même avec honneur ? Toutefois dois-
je me plaindre du choix de ma retraite '( Non,
malgré tant d'acharnement & d'outrages , j'ai
.plus gagné que perdu \ j'ai trouvé un homme.
Ame nob]e & grande ! 6 George Keith î mon
protecteur, mon ami , mon père ! où que vous
foyiez , où que j'achève mes trilles jours , &
dulfé je ne vous revoir de ma vie ; non , je ne
reprocherai point au Ciel mes miieresj je leur
dois votre amitié.
Eu confeience , y a - 1 - il -parité entre def Li-
vres eu l'on trouve quelques trai's (pars & in-
discrets contre la Religion , & des Livres où fans
détour , fans ménagement on l'attaque dans fes
dogmes , dans fa morale , dans fon influence fur
la fociité ?
En confeience î Il ne fléroit pas à un
impie tel que moi d'ofer parler de confeience ....
.... fur-tout vis-à-vis de ces bons Chrétiens....
ainfi je me tais Ceft pourtant une fingu-
M 5
ï83 CINQUIEME LETTRE
liere confcience que celle qui fait dire à des
Magiftrats : nous fouffrons volontiers qu'on
blafphème, mais nous ne fouffrons pas qu'on
raifonne ! Otons , Monlieur, la d.fparité des
fujets ; c'eft avec ces mêmes façons de penfer
que les Athéniens applaudilfoient aux impiétés
d'Ariftophane & firent mourir Socrate.
Une des chofes qui me donnent le plus de
confiance dans mes principes eft de trouver leur
application toujours jufte dans les cas que j'a-
vois le moins prévus ; tel eft celui qui fe pré-
fente ici. Une des maximes qui découlent de
î'anaiyfe que j'ai faite de la Religion & de ce
qui lui eft effentiel eft que les hommes ne doi-
vent fe mêler de celle d'autrui qu'en ce qui
les intérerTe; d'où il fuit qu'ils ne doivent ja-
mais punir des oifenfes (aa) faites uniquement
(aa) Notez que je me fers de ce mot qffenftr Dieu fé-
lon fufage , quoique je fois très-éloigné de l'admettre
dans fon fens propre, & que je le trouve très-mal ap-
pliqué , comme fi quelque être que ce foit > un homme ,
mi Ange , le Diable même pouvoit jamais offenfer Dieu.
Le mot que nous rendons par offenjcs elt traduit comme
prefque tout le refte du texte fiicre ; c'eft tout dire. Des
hommes enfarinés de leur théologie ont rendu & défi-
guré ce Livre admirable félon leurs petites idées , &
voilà nêquôï l'on entretient la folie & le fanatifme du
peuple, je trouve très-fage la circonfpection de L'Eglife
Romaine fur les traductions de l'Ecriture en langue Vul-
gaire , & comme il n'elt pas néceffaire de propoler tou-
jours au peuple les méditations voluptueufes du Cantique
des Ganiques , ni les malédictions continuelles de David
contre fes ennemis , ni les fubtilités de St. Paul fur la
grâce , il eft dangereux de lui propofer la fublime mo-
rale de l'Evangile dans des termçs qui ne rendent pas
DE LA MONTAGNE. 185
à Dieu , qui faura bien les punir lui - même.
Il faut honorer la Divinité & ne la venger jamais ,
difent après Montefquieu les Repréfcntans -, ils
ont raifon. Cependant les ridicules putrageans,
les impiétés groilieres , les blafphêmes contre la
Religion font puuilfables , jamais les raifonne-
mens. Pourquoi cela '< Parce que dans ce pre-
mier cas on n'attaque pas feulement la Reli-
gion , mais ceux qui la profeifent j on les inful-
fce , on les outrage dans leur cuite , on marque
un mépris révoltant pour ce qu'ils refpectent
& par conféquent pour eux. De tels outrages
doivent être punis par les loix , parce qu'ils
retombent fur les hommes , & que les hommes
ont droit de s'en reffentir. Mais où eft le mot-
tel fur la terre qu'un raifonnement doive of-
fenfer ? Où eft celui qui peut fe fâcher de ce
qu'on le traite en homme & qu'on le fuppofe
raifonnable '{ Si le raifonneur fe trompe ou nous
trompe, & que vous vous intérefiiez à lui ou à
nous, montrez-lui fon tort, défubufez - nous ,
battez - le de fes propres armes. Si vous n'en
voulez pas prendre la peine , ne dites rien , ne
fécoutez pas , laiiîez-le raifonner ou déraifon-
ner, & tout elt fini fans bruit, fans querelle,
fans infulte quelconque pour qui que ce fuit.
Mais fur quoi peut-on fonder la maxime con-
traire de tolérer la raillerie , le mépris , l'outra-
ge , & de punir la raifon '{ La mienne s'y perd.
exactement le fens de l'Auteur; car pour peu qu'on s'en
écarte , en prenant une autre route on va très-loin,
iS4 CINQUIEME LETTRE
Ces Meilleurs voient iî fouvcnt M. de Vol-
taire. Comment ne leur a-t-il point infpirc cet
efprit de tolérance qu'il prêche fans ceffe , &
dont il a quelquefois bcfoin ? S'ils l'curfent un
peu confulté dans cette affaire , il me paroit
qu'il eût pu leur parler à- peu -près ainfi.
„ Messieurs, ce ne font point les raifon-
„' rieurs qui font du mal , ce font les catfards.
53 La Philofophie peut aller fon train fans rif-
m que ; le peuple ne l'entend pas ou la lailfe
„ dire, & lui rend tout le dédain qu'elle a pour
5, lui. Raifonner eà de toutes les folies des
5, hommes celle qui nuit le moins au genre hu-
55 main , & l'on voit même des gens fages enti-
„ chés par fois de cette folie-là. Je ne raifon-
„ ne pas , moi, cela erfc vrai, mais d'autres
„ raifonnent; quel mal en arrive-t-il? Voyez,
„ tel , tel , & tel ouvrage ; n'y a-t-il que des
„ plaifanteries dans ces Livres-là? Moi-même
„ enfin, Ci je ne raifonne pas, je fais mieux;
„ je fais raifonner mes lecteurs. Voyez mon
„ chapitre des Juifs ; voyez le même chapitre
55 plus développé dans le Sermon des cinquante.
„ Il y a là du raifonnement ou l'équivalent ,
„ je penfe. Vous conviendrez auffi qu'il y a
„ peu de détour , & quelque chofe de plus que
„ des U'aits épars Çf? indiscrets.
,5 Nous avons arrangé que mon grand cr«-
,3 dit à la Cour & ma toute - pr.iffance préten-
DE LA MONTAGNE. i8f
„ due vous ferviroient de prétexte pour laifler
„ courir en -paix les jeux badins de nies vieux
„ ans; cela elt bon mais ne brûlez pas pour
„ cela des écrits plus graves ; car alors cela fe-
„ roit trop choquant.
M J'ai tant prêché la tolérance î II ne faut
„ pas toujours l'exiger des autres & n'en ja-
„ mais ufer avec eux. Ce pauvre homme croit
„ en Dieu ? paflons-lui cela', il ne fera pas
„ feéfce. Il elt ennuyeux ? Tous les raifonneurs
„, le font. Nous ne mettrons pas celui ci de
„ nos foupés i du relie , que nous importe ? Si
„ l'on brûîoit tous les Livres ennuyeux , que
„ deviendroien; les Bibliothèques , & il l'on
„ brûloit tous les gens ennuyeux, il faudroit
,, faire un bûcher du pays. Croyez- moi, l'ait
„ ions raifonner ceux qui nous lahTent plaifan-
„ ter ; ne brûlons ni gens ni Livres , & reftons
„ en paix; c'effc mon avis." Voilà , félon moi .
ce qu'eût pu dire d'un meilleur ton M. de Vol-
taire & ce n'eût pas été-là , ce me femble , le
pi is mauvais confeil qu'il auroit donné.
Faifons imparti aie nient la comparaifon defes ou-
vrages , jugeons -en -par Vimprejjion qu'ils ont fai-
te dont le monde. J'y confens de tout mon cœur.
Les uns s'impriment £•? fe débitent par - tout. On
fait commet.- 1 y ont étt reçus les autres.
Ces mots les uns & les autres font équivo-
ques. Je ne dirai pas fous lefquels l'Auteur en-
185 CINQUIEME LETTRE
tend mes écrits ; mais ce que je puis dire , c'eft
qu'on les imprime dans tous les pays , qu'on les
traduit dans toutes les langues, qu'on a même
fait à la fois deux traductions de l'Emile à Lon-
dres , honneur que n'eut jamais aucun autre
Livre excepté l'Héloïfe , au moins , que je fâ-
che. Je dirai , de plus , qu'en France , en An-
gleterre, en Allemagne, même en Italie on me
plaint , on m'aime , on voudroit m'accueillir , &
qu'il n'y a par-tout qu'un cri d'indignation con-
tre le Confeil de Genève. Voilà ce que je fais
du fort de mes écrits ; j'ignore celui des autres.
Il eft tems de finir. Vous voyez , Monlieur ,
que dans cette Lettre & dans la précédente je
me fuis fuppofé coupable; mais dans les trois
premières j'ai montré que je ne l'étois pas. Or
jugez de ce qu'une procédure injufte contre un
coupable doit être contre un innocent!
Cependant ces Meilleurs, bien déterminés à
.lai (Ter fubiifter cette procédure , ont hautement
déclaré que le bien de la Religion ne leur per-
mettoit pas de reconnoitre leur tort , ni l'hon-
neur du Gouvernement de réparer leur injuiri-
ce. Il faudroit un ouvrage entier pour montrer
les conféquences de cette maxime qui confacre
& change en arrêt du deftin toutes les iniquités
des Miniltres des Loix. Ce n'eit pas de cela qu'il
s'agit encore , & je ne me fuis propofé jufqu'ici
que d'examiner ii l'injuilice avait été commife,
DE LA MONTAGNE. 187
& non fi elle devoit être réparée. Dans le cas
de l'affirmative, nous verrons ci-après quelle
reiïburce vos Loix fe font ménagée pour remé-
dier à leur violation En attendant , que faut-ii
penfer de ces juges inflexibles, qui procèdent
dans leurs jugemens auffi légèrement que s'ils
ne tiroient point à conféquence , & qui les main-
tiennent avec autant d'obltination que s'ils y
avoient apporté le plus mûr examen ?
Quelque longues qu'aient été ces difcu liions ,
j'ai cru que leur objet vous donneront la patien-
ce de les fuivre j j'ofe même dire que vous le
deviez , puifqu'elies font autant l'apologie de
vos loix que la mienne. Dans un pays libre &
dans une Religion raifonnable , la Loi qui ren-
droit criminel un Livre pareil au mien feroit
une Loi funefte , qu'il faudroit fe hâter d'abro-
ger pour l'honneur & le bien de l'Etat. Mais
grâces au Ciel il n'exifte rien de tel parmi vous,
comme je viens de le prouver , & il vaut
mieux que Pinjullice dont je fuis la victime foit
l'ouvrage du Magiftrat que des Loix ; car les
erreurs des hommes font paffageres , mais celles
des Loix durent autant qu'elles. Loin que l'of-
tracifme qui m'exile à jamais de mon pays foit
l'ouvrage de mes fautes , je n'ai jamais mieux
rempli mon devoir de Citoyen qu'au moment
que je ceife de l'être , & 'fen aurois mérité le ti-
tre par l'acle qui m'y fait renoncer.
i88 CINQUIEME LETTRE
Rappelle.z-vous ce qui venoit de fe parler il
y avoit peu d'années au fujet de l'Article de Genè-
ve de M. d'Aiembert. Loin de calmer les mur-
murés excités par cet Article l'Ecrit publié par
les Pafteurs l'avoient augmenté , & il n'y a per-
sonne qui ne fâche que mon ouvrage leur fit
plus de bien que le leur. Le Parti Proteftant ,
mécontent d'eux , n'éclatoit pas, mais il pou-
voit éclater d'un moment à l'autre , & malheu-
■reufement les Gouvernemens s'alarment de fi
peu de chofe en ces matières , que les querelles
des Théologiens , faites pour tomber dans l'ou-
bli d'elles-mêmes , prennent toujours de l'impor-
tance par celle qu'on leur veut donner.
Pour moi je regardois comme la gloire & le
bonheur de la Patrie d'avoir un Clergé animé
d'un efprit fî rare dans Ton ordre, & qui,
fans s'attacher à la doclrine purement Spéculati-
ve , rapportoit tout à la morale & aux devoirs
de l'homme & du Citoyen. Je penfois que,
fans faire directement fon apologie, juftifier les
maximes que je lui fuppofois & prévenir les
eenfures qu'on en pourroit faire étoit un fer-
vice à rendre à l'Etat. En montrant que ce qu'il
négligeoit n'étoit ni certain ni utile , j'efpérois
contenir ceux qui voudroient lui en faire un
crime : fans le nommer, fans le défigner, fans
compromettre fon orthodoxie , c'étoit le donner ,
en exemple aux autres Théologiens.
L'entreprise
DE LA MONTAGNE, 189
L'entreprise étoit hardie, mais elle n'étoit
pas téméraire , & Tans des circonftances qu'il
étoit difficile de prévoir , elle devoit naturelle-
ment réulîîr. Je n'étois pas feul de ce fenti-
ment ; des gens très- éclairés, d'illuftres Magiftrats
même penfbient comme moi. Confidcrez l'état
religieux de l'Europe au moment où je publiai
mon Livre , & vous verrez qu'il étoit plus que
probable qu'il feroit par-tout accueilli. La Re-
ligion décréditée en tout lieu par la philofophie
avoit perdu fon afcendatat jufques fur le peu-
ple. Les Gens d'Eglife, obftinés à l'étayer par
fon côté roible , avoient laiifé miner tout le
relie , & l'édifice entier portant à faux étoit prêt
à s'écrouler. Les controverfes avoient ceffé par-
ce qu'elles n'intéreifoient plus perfonne, & la
paix régnoit entre les dirférens partis , parce
que nul ne fe foucioit plus du fien. Pour ôter
les mauvaifes branches on avoit abattu l'arbre 5
pour le replanter il falloit n'y lailfer que le
tronc.
Quel moment plus heureux pour établir foli-
dement la paix univerfelle , que celui où l'ani-
mofité des partis fufpendue laiffoit tout le mon-
de en état d'écouter la raifon ? A qui pouvoit
déplaire un ouvrage où fans blâmer , du moins
fans exclure perfonne , on faifoit voir qu'au
fond tous étoient d'accord ; que tant de dilfen-
tions ne s'étoient élevées , que tant de lang
Tome IX. N
*5>o CINQUIEME LETTRE
n'avoitété verfé que pour des mal-en tendus ; que
chacun devoit reflet en repos dans fon culte,
fans troubler celui des autres > que par-tout on
devoit fervir Dieu , aimer Ton prochain , obéir
aux Loix , & qu'en cela feul eonfiftoit l'effence
de toute bonne Religion ? C'étoit établir à la
fois la liberté philosophique & la piété reli-
gieufe y c'étoit concilier l'amour de l'ordre- &
les égards pour les préjugés d'autrui'i c'étoit fans
détruire les divers partis les ramener tous au
terme commun de l'humanité & de la raifon »
loin d'exciter des querelles , c'étoit couper la-
racine à celles qui germent encore , & qui re-
naîtront infailliblement d'un jour à l'autre , lor£
que le zclc du fanatifmc qui n'elt qu'afïbupi fer
réveillera : c'étoit , en un mot , dans ce ficeler
pacifique par indifférence , donner à chacun des
raifons très - fortes d'être toujours ce qu'il ekY
maintenant fans favoir pourquoi.
Que de maux tout prêts à renaître n'étoiens
point prévenus II l'on m'eût écouté î Quels in-
convéniens étoient attachés à cet avantage ? Pas
un , non , pas un. Je défie qu'on m'en montre
im\ feul probable & même poiîible , fi ce n'efë
l'impunité des erreurs innocentes & rimpuiifan-
cedes perfécuteurs. Eh! comment fe peut -il
qu'après tant de trilles expériences & dans un
fiecle ;fi éclairé ;, les Gouvernemcns n'aient pas
encore appris à jetter & brifer cette arme ter-
DE LA MONTAGNE. 191
îîble , qu'on ne peut manier avec tant d'adreffe
qu'elle ne coupe la main qui s'en veut fervir ?
L'Abbé de Saint Pierre vouloit qu'on ôtât les
écoles de Théologie & qu'on foutint la Religion.
Quel parti prendre pour parvenir fans bruit à
ce double objet , qui , bien vu , fe confond eu
un ? Le parti que j'avois pris.
Une circonltance malheureufe en arrêtant
l'effet de mes bons deifeins a raffemblé fur ma
tète tous les maux dont je voulois délivrer le
genre humain. Renaîtra - t -il jamais un autre
ami de la vérité que mon fort n'effraie pas ?
Je l'ignore. Qu'il foit plus fage , s'il a le même
zèle en fera- t -il plus heureux ? J'en doute. Le
moment que j'avois faifi , puifqu'il effc manqué,
ne reviendra plus. Je fouhaite de tout mon
cœur que le Parlement de Paris ne fe repente
pas un jour lui-même d'avoir remis dans la
main de la fuperftition le poignard que j'en
faifois tomber.
Mais laiffons les lieux & les tems éloignés,
& retournons à Genève. G'eft - là que je veux
vous ramener par une dernière obfervation que
vous êtes bien à portée de faire , & qui doit
certainement vous frapper. Jettez les yeux fur
ce qui fe pafle autour de vous. Quels font ceux
qui me pourfuivent , quels (ont ceux qui me dé-
fendent ? Voyez dans les Repréfentans l'élite
.de vos Citoyens , Genève en a - 1 - elle de plus
N 3
193 CINQUIEME LETTRE
eftimables ? Je ne veux point parler de mes per^
fecuteurs- ; à Dieu ne plaife que je fouille jamais
ma plume & ma caufe des traits de la Satyre;
je laifle fans regret cette arme à mes ennemis :
mais compare* & jugez vous - même. De quel
côté font ks mœurs , les vertus , la folide pic-
té , le plus vrai patviotifme '{ Quoi ! j'otfcnfe les
îoix , & leurs plus zélés défenfeurs font les
miens ! J'attaque le Gouvernement y & les rneiU
leurs Citoyens m'approuvent ! J'attaque la Re-
ligion , & j'ai pour moi ceux qui ont le plu»
de Religion î Cette feule obfervation dit tout ;
elle feule montre mon vrai crime & le vrai fu-
jet de mes difgraces. Ceux qui me haïffent &
m'outragent font mon éloge en dépit d'eux.
Leur haine s'explique d'elle-même. Un Gene-
vois peut il s'y tromper ?
u>cçpo'(.
DE LA MONTAGNE. 193
SIXIEME LETTRE.
"ET5
iNcore une Lettre , Monfieur , & vous êtes
délivré de moi. Mais je me trouve en la com-
mençant dans une fituation bien bizarre ; obli-
gé de l'écrire, & ne lâchant de quoi la remplir.
Concevez- vous qu'on ait à Te juftiner d'un crime
qu'on ignore , & qu'il faille fe défendre fan»
favoir de quoi l'on eft aceufé '< C'eft pourtant
ce que j'ai à faire au fujet des Gouvernemens.
Je fuis, non pas aceufé, mais jugé, mais flétri
pour avoir publié deux Ouvrages téméraires ,
fcandaleux , impies , tendant à détruire la Relu
gion Chrétienne & tous les Gouvernemens.
Quant à la Religion , nous avons eu du moins
quelque prife pour trouver ce qu'on a voulu
dire , & nous l'avons examiné. Mais quant
aux Gouvernemens , rien ne peut nous fournir
le moindre indice. On a toujours évité toute
efpece d'explication fur ce point : on n'a jamais
voulu dire en quel lieu j'entreprenois ainlî de
les détruire , ni comment , ni pourquoi , ni rien
de ce qui peut conftater que le délit n'eft pas
imaginaire. C'eft comme fi l'on jugeoit quel-
qu'un pour avoir tué un homme fans dire ni
où, ni qui, ni quand ; pour un meurtre ah-
ftrait. A l'iiiquilîtion l'on force bien l'accufé
N 3
194 SIXIEME LETTRE
de deviner de quoi on l'accufe , mais on ne le
juge pas fans dire fur quoi.
L'Auteur des Lettres écrites de la Campagne
évite avec le même foin de s'expliquer fur ce
prétendu délit : il joint également la Religion
& les Gouvernemcns dans la même accufation
générale : puis , entrant en matière fur la Reli-
gion , il déclare vouloir s'y borner, & il tient
parole. Comment parviendrons-nous à vérifier
1 accufation qui regarde les Gouvernemens , fi
ceux qui l'intentent refufent de dire fur quoi
elle porte '{
Remarquez même comment d'un trait de
plume cet Auteur change l'état de la queftion.
Le Confeil prononce que mes Livres tendent à
détruire tous les Gouvernemens. L'Auteur des
Lettres dit feulement que les Gouvernemens y*
font livrés à la plus audacieufe critique. Cela
eft fort différent. Une critique , quelque, auia-
cieufe qu'elle puiffe être n'eft point une conf-
piration. Critiquer ou blâmer quelques Loix:
n'elt pas renverfer toutes les Loix. Autant vau-
droit accu fer quelqu'un d'affafîiner les malades
lorfqu'ils montrent les fautes des Médecins.
Encore une fois , que répondre ià des raifons
qu'on ne veut pas dire ? Comment fe juftifier
contre un jugement porté fans motifs? Que,
fans preuve de part ni d'autre , ces Meilleurs
difent que je veux renverfer tous les Gouverne-
fïiens, & que je dife, moi, que je ne veux pas
DE LA MONTAGNE. .19Ç
renverfer tous les Gouvernemens , il y a dans
ces affertions parité exa&e , excepté que le pré-
jugé eft pour moi; car il eft à préfumer que je
fais mieux que perfonne ce que je veux faire»
Mais où la parité manque , c'en; dans l'effet
de l'affertion. Sur la leur mon Livre eft brûlé ,
ma perfonne eft décrétée ; & ce que j'affirme
ne rétablit rien. Seulement fi je prouve que
i'aceufation eft fauife & le jugement inique »
l'affront qu'ils m'ont fait retourne à eux-mêmes.
Le décret , le Bourreau , tout y devroit retour-
ner ; puifque nul ne détruit Ci radicalement le
Gouvernement, que celui qui en tire un ufage
directement contraire à la fin pour laquelle il
eft inftitué.
Il ne fuffit pas que j'affirme , il faut que je
prouve ; & c'eft ici qu'on voit combien eft dé-
plorable le fort d'un particulier fournis à d"in-
îuftes Magiurats , quand ils n'ont rien à crain-
dre du Souverain, & qu'ils fe mettent au - def.
fus des Loix. D'une affirmation fans preuve ,
ils font une démonftration -, voilà l'innocent
puni. Bien plus , de fa défenfe même ils lui
font un nouveau crime , & il ne tiendroit pas
à eux de le punir encore d'avoir prouvé qu'il
étoit innocent.
j
Copient m'y prendre pour montrer qu'ils
n?ont pas dit vrai ; pour prouver que je ne dé-
truis point les Gouvernemens ? Quelque endroit
dp mes Ecrits que je défende , ils diront chj«
N 4
ÏS>S SIXIEME LETTRE
ce n'eft pas celui - là qu'ils ont condamné ; quoî^1
qu'ils aient condamné tout , le bon comme la
mauvais , fans nulle diftinction. Pour ne leur
laiifer aucune défaite , il faudroit donc tout re-
prendre , tout fuivre d'un bout à l'autre , Li-
vre à Livre, page à page , ligne à ligne, &
prefque enfin, mot à mot. Il faudroit de plus»
examiner tous les Gouvernemens du monde ,
puifqu'ils difent que je les détruis tous. Quelle
cntreprife î que d'années y faudroit -il em-
ployer ! Que à'in -folios faudroit - il écrire ! &
après -cela qui les liroit ?
Exigez de moi ce qui eft faifable. Tout
homme fenfé doit fe contenter de ce que j'ai k
vous dire ; vous ne voulez fûrement rien de plus.
De mes deux Livres brûlés à la fois fous des
imputations communes , il n'y en a qu'un qui
traite du droit politique & des matières de Gou-
vernement. Si l'autre en traite, ce n'eft que
dans un extrait du premier. Ainfî je fuppofe
que c'eft fur celui-ci feulement que tombe l'ac-
eufatipn. Si cette aceufation portoit fur quel-
que pafTage particulier , on l'auroit cité , fans
doute j on en auroit du moins extrait quelque
maxime , fldelle ou infidelle , comme on a fait
fu.r les points concernans la Religion.
C'est donc le Syftème établi dans le corps
de l'ouvrage qui détruit les Gouvernemens , il
ne s'agit donc que d'expofer ce Syftème ou de
faire une arialyfe du Livre j & ii nous n'y
DE LA MONTAGNE. 19?
Voyons évidemment les principes deftruclifs;
dont il s'agit , nous faurons du moins où les
chercher dans l'ouvrage , en fuivant la méthode
de l'Auteur.
Mais , Monfieur , fi , durant cette analyfe ,
qui fera courte , vous trouvez quelque confé-
quence à tirer, de grâce ne vous preffez pas.
Attendez que nous en raifonnions enfembie.
Après cela vous y reviendrez fi vous voulez.
Qu'est-ce qui fait que l'Etat eft un ? C'eft
l'union de fes membres. Et d'où naît l'union
de fes membres. ? De l'obligation qui les lie.
Tout eft d'accord jufqu'ici.
Mais quel eft le fondement de cette obliga-
tion? Voilà où les Auteurs fe divifent. Selon
les uns , c'eft la force ; félon d'autres , l'auto-
rité paternelle ; félon d'autres , la volonté de
pieu. Chacun établit fon principe & attaque
celui des autres : je n'ai pas moi-même fait au-
trement , & , fuivant la plus faine partie de
ceux qui ont . difeuté ces matières , j'ai pofé
pour fondement du corps politique la conven-
tion de fes memhres , j'ai réfuté les principes
diiférens du mien.
Indépendamment de la vérité de ce prin-
cipe, il l'emporte fur tous les autres par la foli-
dité du fondement qn'il établit ; car quel fonde-
ment plus fur peut avoir l'obligation parmi les
hommes que le libre engagement de celui qui
riS>S SIXIEME LETTRE'
s'oblige ? On peut difputer toute autre principe
(a) y on ne fauroit difputer celui-là.
Mais par cette condition de la liberté, qui
en renferme d'autres , toutes fortes d'engage-
mens ne font pas valides , même devant les Tri-
bunaux humains. Ainfi pour déterminer celui-
ci l'on doit en expliquer la nature , on doit en
trouver i'ufage & la fin, on doit prouver qu'il
eft convenable à des hommes , & qu'il n'a rien
de contraire aux Loix naturelles : car il n'eft
pas plus permis d'enfreindre les Loix naturelles
par le Contrat Social, qu'il n'eft permis d'enfrein-
dre les loix pofitives parles Contrats des particu-
liers , & ce n'eft que par ces loix-mèmes qu'exillc
la liberté qui donne force à l'engagement.
J'ai pour réfultat de cet examen que l'établif-
iement du Contrat; Social eft un pacte d'une ef-
pece particulière , par lequel chacun s'engage
envers tous , d'où s'enfuit l'engagement récipro-
que de tous envers chacun , qui eft l'objet im-
médiat de l'union.
Je dis que cet engagement eft d'une efpece
particulière , en ce qu'étant abfoiu , fans con-
dition , fans réferve , il ne peut toutefois être
injufte ni fufceptible d'abus ; puifqu'il n'eft pas
poffible que le corps fe veuille nuire à lui-même a
(a) I\!ème celui de la volonté de Dieu , du moins
quant à l'application. Car bien qu'il foit clair que ce,
que Dieu veut l'homme doit le vouloir, il n'eft pas clair
que Dieu veuille qu'on préfère tel Gouvernement à tek
autre , ni qu'on obéifle à Jacques plutôt qu'à Guillaume.
Or voilà.de quoi il s'agit.
DE LA MONTAGNE. 199
tant que le tout ne veut que pour tous.
Il eft encore d'une efpece particulière en ce
qu'il lie les contractais fans les aflujettir à per-
sonne, & qu'en leur donnant leur feule volonté
pour règle il les laiife auffi libres qu'auparavant.
La volonté de tous eft donc l'ordre , la régla
fuprème , & cette règle générale & perfonnifiée
eft ce que j'appelle le Souverain.
Il fuit de-là que la Souveraineté eft indivilî-
ble , inaliénable , & qu'elle réfide efTentiellement
dans tous les membres du Corps.
Mais comment agit cet être abftrait & eol-
lectif ? Il agit par des Loix , & il ne fauroit agir
autrement.
Et qu'eft-ce qu'une Loi ? C'eft une déclara-
tion publique & folemnelle delà volonté géné-
rale , fur un objet d'intérêt commun.
Je dis, fur un objet d'intérêt commun ; par-
ce que la Loi perdroit fa force & cefferoit d'être
légitime , (î l'objet n'en importoit à tous.
La Loi ne peut par fa nature avoir un objet
particulier & individuel : mais l'application de
la Loi tombe fur des objets particuliers & indi-
viduels.
Le Pouvoir Législatif qui eft le Souverain a
donc befoin d'un autre pouvoir qui exécute,
c'eft-à-dire, qui réduife la Loi en actes particu-
liers. Ce fécond pouvoir doit être établi de
Soo SIXIEME LETTRE
manière qu'il exécute toujours la Loi , & qu'ù*
n'exécute jamais que la Loi. Ici vient l'initi-
tution du Gouvernement.
Qu'est et que le Gouvernement ? C'eftun
Corps intermédiaire établi entre les fujets & le
Souverain pour leur mutuelle correfpondance ,
chargé de l'exécution des Loix & du maintien
de la liberté tant civile que politique.
Le Gouvernement comme partie intégrante
du Corps politique participe à la volonté géné-
rale qui le conflitue ; comme Corps lui même il
a fa volonté propre. Ces deux volontés quel-
quefois s'accordent & quelquefois fe combattent.
C'eft de l'effet combiné de ce concours & de
ce conflit que réfuite le jeu de toute la ma-
chine.
Le principe qui conflitue les diverfes formes
du Gouvernement confifte dans le nombre des
membres qui" le compofent. Plus ce nombre eft
petit, plus le Gouvernement a de force ; plus
le nombre eft grand , plus le Gouvernement eft
foible > & comme la Souveraineté tend toujours
au relâchement , le Gouvernement tend toujours
à fe renforcer. Ainli le Corps exécutif doit
l'emporter à la longue fur le Corps législatif , &
quand la Loi eft enfin foumife aux hommes , il
ne refte que des efclaves & des maîtres i l'Etat
eft détruit.
Avant cette deftru&ion , le Gouvernement
DE LA MONTAGNE. 2©t
«oit par fon progrès naturel changer de forme
& paiTer par degrés du grand nombre au moin-
dre.
Les diverfes formes dont le Gouvernement
ift fufceptible fe réduifent à trois principales.
Après les avoir comparées par leurs avantages
& par leurs inconvéniens , je donne la préfé-
rence à celle qui eft intermédiaire entre les
deux extrêmes , & qui porte le nom d'Arifto-
eratie. Ou doit fe fouvenir ici que la conftitu-
tion de l'Etat & celle du Gouvernement font
deux chofes très-diftinctes , & que je ne les ai
pas confondues. Le meilleur des Gouvernemens
eft l'ariftocratique ; la pire des Souverainetés eli
l'ariftocratique.
Ces difcufîions en amènent d'autres fur la
manière dont le Gouvernement dégénère , &
fur les moyens de retarder la deftru&ion du
Corps politique.
Enfin dans le dernier Livre j'examine par
voie de comparaifon avec le meilleur Gouver-
nement oui ait exifté , favoir celui de Rome , la
police la plus favorable à la bonne conftitution
de l'Etat \ puis je termine ce Livre & tout l'ou-
vrage par des recherches fur la manière dont la
Religion peut & doit entrer comme partie conf-
titutive dans la compoficion du Corps politique.
Que pendez vous, Monfieur , en Itfànt cette
analyfe courte & ridelle de mon Livre 'i Je le
203 SIXIEME LETTRE
devine. Vous difiez en vous même ; voilà l'hi£
toire du Gouvernement de Genève. C'eft ce
qu'ont dit à la lecture du même ouvrage tous
ceux qui eonnoiflent votre Conititution.
Et en effet, ce Contrat primitif, cette ef-
fence de la Souveraineté , cet empire des Loix ,
cette inftitution du Gouvernement , cette ma-
nière de le reiïerrer à divers degrés pour com-
penfer l'autorité par la force , cette tendance à
Tufurpation , ces afTemblées périodiques , cette
adrefTe à les ôter, cette deftruction prochaine,
enfin, qui vous menace & que je voulois préve-
nir -, n'elt-ce pas trait pour trait l'image de votre
République , depuis fa naiiTanœ jufqu'à ce jour?
J'ai donc pris votre Conftitution , que je
trouvois belle , pour modèle des inftitutions
politiques , & vous propofant en exemple à
l'Europe , loin de chercher à vous détruire j'ex-
pofois les moyens de vous conferver. Cette
Conititution, toute bonne qu'elle eft , n'efi; pas
fans défaut ; on pouvoit prévenir les altérations
qu'elle a ioufFertes , la garantir du danger qu'el-
le court aujourd'hui. J'ai prévu ce danger , je
l'ai fait entendre , j'iudiquois des ptéfervatifs >
étoit-ce la vouloir détruire que de montrer ce
qu'il fallait faire pour la maintenir ? C'ctoit
par mon attachement pour elle que j'aurois vou-
lu que rien ne pût l'altérer. Voilà tout mou
trime > j'avois tort, peut- être ; mais li l'amour
DE LA MONTAGNE. 204
de la patrie m'aveugla fur cet article , étoit-ce
à elle de m'en punir i
Comment pouvois- je tendre à renverfer tous
les Gouvernemens , en pofant en principes tous
ceux du vôtre ? Le fait feul détruit l'accu fation.
Puifqu'il y avoit un Gouvernement existant fur
mon modèle , je ne tendois donc pas à détruire
tous ceux qui exiftoient. Eh ! Monfïeur •■> fi je
n'avois fait qu'un Syftème , vous êtes bien fur
qu'on n'auroit rien dit. On fe fût contente de
reléguer le Contrat Social avec la République
de Platon, l'Utopie & les Sévarambes dans le
pays des chimères. Mais je peignois un objet
exiftant , & l'on vouloit que cet objet changeât
de face. Mon Livre portoit témoignage contre
l'attentat qu'on alloit faire. Voilà ce qu'on ne
m'a pas pardonné.
Mais voici qui vous paroitra bizarre. Mon
Livre attaque tous les Gouvernemens , & il
n'eft proferitdans aucun! Il en établit un feul ,
il le propofe en exemple , & c'en: dans celui-là
qu'il eft brûlé ! N'eft -if pas iingulier que les
Gouvernemens attaqués fe taifent , & que le
Gouvernement rcfpecté févhTe ? Quoi î le Ma-
giftrat de Genève fe fuit le protecteur des autres
Gouvernemens centre le lien même ! Il punit
fou propre Citoyen d'avoir préféré les Loix de
fon pays à toutes les autres ! Cela cft-il conce-
vable, & le croiriez- vous Ci vous ne l'cuflîea
vu 'i Dans tout le relie de l'Europe quelqu'un
2o4 SIXIEME LETTRE
s'eft il avifé de flétrir l'ouvrage ? Non , pas mê-
me l'Etat où il a été imprimé (/>)• Pas même
la France où les Magiftrats font là-deffus fi fé-
veres. Y a - t - on défendu le Livre i Rien de
Semblable ; on n'a pas laifle d'abord entrer l'é-
dition de Hollande , mais on l'a contrefaite en
France , & l'ouvrage y court fans difficulté.
C'étoit donc une affaire de commerce & non de
police : on préfcroit le profit du Libraire de
France au profit du Libraire étranger. Voilà
tout.
Le Contrat Social n'a été brûlé nulle paît
qu'à Genève où il n'a pas été imprimé ; le feuî.
Magiftrat de Genève y a trouvé des principes
deftructifs de tous les Gouvernemens. A la vé-
rité , ce Magiftrat n'a point dit quels étoient
ces principes \ en cela je crois qu'il a fort pru-
demment fait.
LYffet des défenfes indiferettes eft de n'être
point obfervécs & d'énerver la force de l'auto-
rité. Mon Livre effc dans les mains de tout le
monde à Genève , & que n'eft-il également dans
tous les eœurs ! Lifez-le , Monfieur, ce Livre
a
(b) Dans le fort des premières clameurs caufées par
les procédures de Faris & de Genève , le ffiagidrat fur-
pris défendit les deux Livres : mais fui Ion propre exa-
men ce fagelYIagiltiat a bien change de (entiment , fur-»
tout quant au Contrat Social.
DE LA MONTAGNE. 207
fi décrié , mais fi nécerfaire ; vous y verrez par-
tout la Loi mife au-deffus des hommes ; vous y
verrez par - tout la liberté réclamée , mais tou-
jours fous l'autorité des Loix , fans lefquelles la
liberté ne peut exifter , & fous lefquelles on eft
toujours libre , de quelque façon qu'on foit
gouverné. Par - là je ne fais pas, dit -on, ma
cour aux puiffances : tant pis pour elles i car je
fais leurs vrais intérêts , Ci elles favoient les voir
& les fuivre. Mais les parlions aveuglent les
hommes fur leur propre bien. Ceux qui foumet-
tent les Loix aux paillons humaines font les vrais
deftrucleurs des Gouvernemens : voilà les gens
qu'il faudroit punir.
Les fondemens de l'Etat font les mêmes dans
tous les Gouvernemens, & ces fondemens font
mieux pofés dans mon Livre que dans aucun
autre. Quand il s'agit enfuite de comparer les
diverfes formes de Gouvernement, on ne peut
éviter de pefer féparément les avantages & les
inconvéniens de chacun : c'eft ce que je crois
avoir fait avec impartialité. Tout balancé , j'ai
donné la préférence au Gouvernement de mon
pays. Cela étoit naturel & raifonnable ; on
m'auroit blâmé Ci je ne l'euife pas fait. Mais je
n'ai point donné d'exclufion aux autres Gouver-
nemens ; au contraire , j'ai montré que chacun
avoit fa raifon qui pouvoit le rendre préférable
à tout autre, félon les hommes, lestems & les
Tome IX. O
206 SIXIEME LETTRE
lieux. Ainfi loin de détruire tous les Gouver-
nemens -, je les ai tous établis.
En parlant du Gouvernement Monarchique
en particulier , j'en ai bien fait valoir l'avan-
tage , & je n'en ai pas non plus déguifé les dé-
fauts. Cela eft , je penfe, du droit d'un hom-
me qui raifonne 5 & quand- je lui aufois donné
l'exclufion , ce qu'affurément je n'ai pas fait ,
s'enfuivroit -il qu'on dût m'en punir à Genève ?
Hobbes a-t-il été décrété dans quelque Monar-
chie parce que fes principes font dettruêYifs de
tout Gouvernement républicain , & fait-on 1er
procès chez les Rois aux Auteurs qui rejettent
& dépriment les Républiques ? Le droit n'eft - il
pas réciproque, & les Républicains ne font-ils
pas Souverains dans leur pays comme les Rois
le font dans le leur '{ Pour moi je n'ai rejette
aucun Gouvernement , je n'en ai méprifé aucun.
En les examinant, en les comparant, j'ai tenis
la balance & j'ai calculé les poids si je n'ai rien
fait de plus.
On ne doit punir la raifon nulle part , ni
même le raifonnement j cette punition prouve-
roic trop contre ceux qui l'impoferoient. Les
Repréfentans ont très bien établi que mon Li-
vre, où je ne fors pas de la thefe générale,
n'attaquant point le Gouvernement de Genève»
& imprimé hors du territoire , ne peut être con-
sidéré que dans le nombre de ceux qui traitent
DE LA MONTAGNE. 207
du droit naturel & politique , fur lefquels les
Loix ne donnent au Confeil aucun pouvoir , &
qui fe font toujours vendus publiquement dans
la Ville , quelque principe qu'on y avance &
quelque fentiment qu'on y foutienne. Je ne
fuis pas le feul, qui , difcutant par abftraction des
«jueftions de politique , ait pu les traiter a"vec
quelque hardieife ; chacun ne le fait pas, mais
tout homme a droit de le faire j plusieurs ufent
de ce droit , & je fuis le feul qu'on puniife
pour en avoir ufé. L'infortuné Sidney penfoit
comme moi , mais il agiffoit ; c'eft pour fon
fait & non pour fon Livre qu'il eut l'honneur '
de verfer fon fang. Althufius en Allemagne
s'attira des ennemis , mais on ne s'avifa pas de
ie pourfuivre criminellement. Locke , Montef-
quicu , l'Abbé de Saint Pierre ont traité les
mêmes matières , & fouvent avec la même li-
berté tout au moins. Locke en particulier les
o. traitées exactement dans les mêmes principes
que moi. Tous trois font nés fous des Rois ,
ont vécu tranquilles & font morts honorés dans
leurs pays. Vous favez comment j'ai été traité
dans le mien.
Aussi foyez fur que loin de rougir de ces
flétrilfures je m'en glorifie , puifqu'elles ne fer-
vent qu'à mettre en évidence le motif qui me
les attire , & que ce motif n'eft que d'avoir
bien mérité de mon pays. La conduite du Confeil
O a
3o$ SIXIEME LETTRE, &c:
envers moi m'afflige , fans doute , en rompait
des nœuds qui m'etoient iî chers j mais peut-
elle m'avilir? Non, elle m'élève, elle me met
au rang de ceux qui ont fouffert pour la liberté.
Mes Livres , quoi qu'on faiTe , porteront toujours
témoignage d'eux-mêmes , & le traitement qu'ils
ont reçu ne fera que fauver de l'opprobre ceux
qui auront l'honneur d'être brûlés après eux*
Fin de la première Partie,
LETTRES
ECRITES DE LA
MONTAGNE.
SECONDE PARTIE.
' SEPTIEME LETTRE.
m
Y Ous m'aurez trouvé diffus , Monfieur 5
mais il falloit l'être , & les fujets que j'avois à
traiter ne fe difcutent pas par des épigrammes.
D'ailleurs ces fujets m'éloignoient moins qu'il ne
femble de celui qui vous intérefle. En parlant
de moi je penfois à vous j & votre queftion te-
noit (î bien à la mienne , que l'une eft déjà ré-
folue avec l'autre , il ne me refte que la confé-
quence à tirer. Par- tout où l'innocence n'eft pas
en fureté , rien n'y peut être : par- tout où les
Loix font violées impunément , il n'y a plus de
liberté.
Cependant comme on peut féparer l'intérêt
d'un particulier de celui du public , vos idées
fur ce point font encore incertaines j vous per-
filiez à vouloir que je vous aide à les fixer.
O 3
210 SEPTIEME LETTRE
Vous demandez quel eft l'état préfent de votre
République , & ce que doivent faire fes Ci-
toyens ? Il eft pins aifé de répondre à la pre-
mière queftion qu'à l'autre.
Cette première queftion vous embarraffe ra-
rement moins par elle - même que par les {blu-
tions contradictoires qu'on lui donne autour de
vous. Des gens de très-bon fens vous difent,
nous fommes le plus libre de tous les peuples ,
& d'autres gens de très-bon fens vous difent -
nous vivons fous le plus dur efclavage. Les-
quels ont raifon , me demandez - vous ? Tous ,
Mon/leur : mais à dirférens égards : une diftinc-
tion très-fimple les concilie. Rien n'eft plus
libre que votre état légitime i rien n'eft plus
fervile que votre état actuel.
Vos Loix ne tiennent leur autorité que de
vous ; vous ne reconnoiflez que celles que vous
faites ; vous ne payez que les droits que vous
împofez ; vous élifez les Chefs qui vous gouver-
nent > ils n'ont droit de vous juger que par des
formes prefcrites. En Confeil-Général vous êtes
Législateurs, Souverains, indépendans de toute
puiflance humaine ; vous ratifiez les traités ,
vous décidez de la paix & de la guerre ; vos
Magiftrats eux-mêmes vous traitent de Magni-
fiques très-honorés £5? Souverains Seigneurs. Voilà
votre liberté : voici votre fervitude.
Le Corps chargé de l'exécution de vos Loix
«n eft l'interprète & l'arbitre fuprême j ils les
DE LA MONTAGNE. 2iî
fait parler comme il lui plaît j il peut les faire
taire j il peut même les violer fans que vous
puifliez y mettre ordre ; il ett au - deifus de*
Loix.
Les Chefs que vous élifez ont , indépendam-
ment de votre choix , d'autres pouvoirs qu'ils
*ie tiennent pas de vous , & qu'ils étendent aux
dépens de ceux qu'ils en tiennent. Limités
dans vos élections à un petit nombre d'hom-
mes , tous dans les mêmes principes & tous ani-
més du même intérêt , vous faites avec un grand
appareil un choix de peu d'importance. Ce qui
importèrent dans cette affaire feroit de pouvoir
rejetter tous ceux entre lefquels on vous forcé
de choifir. Dans une élection libre en apparence
vous êtes iî gênés de toutes parts que vous ne
pouvez pas même élire un premier Syndic ni un
Syndic de la Garde : le Chef de la République
& le Commandant de la Place ne font pas à
votre choix.
Si l'on n'a pas le droit de mettre fur vous
de nouveaux impôts , vous n'avez pas celui de
rejetter les vieux. Les finances de l'Etat font fur
un tel pied, que fans votre concours elles peu-
vent fuffire à tout. On n'a donc jamais befoin
de vous ménager dans cette vue , & vos droits à
cet égard fe réduifent à être exempts en partie
& à n'être jamais nécellaires.
Les procédures qu'on doit fuivre en vous ju-
geant font Drefcrkes } mais quand le Confeil
Û 4
%t% SEPTIEME LETTRE
veut ne les pas fuivre perfonne ne peut l'y con-
traindre , ni l'obliger à réparer les irrégularités
qu'il commet. Là - defïus je fuis qualifié pour
faire preuve , & vous favez fi je fuis le feul.
En Confeil-Général votre fouveraine puiflan-
ce eft enchaînée : vous ne pouvez agir que quand
il plaît à vos Magiftrats , ni parler que quand
ils vous interrogent. S'ils veulent même ne point
arTembler de Confeil - Général , votre autorité ,
votre exiftence eft anéantie , fans que vous puif-
fiei leur oppofer que de vains murmures qu'ils
font en polfeffion de méprifer.
Enfin ii vous êtes Souverains Seigneurs dans
l'afiemblée , en fortant de - là vous n'êtes plus
rien. Quatre heures par an Souverains fubor-
donnés , vous êtes fujets le refte de la vie &
iivcés fans réferve à la difcrétion d'autrui.
Il vous eft arrivé, Meilleurs, ce qui arri-
ve à tous les Gouvernemens femblables au vô-
tre. D'abord la puiifance Législative & la puif-
fance executive qui conftituent la Souveraineté
n'en font pas diftincles. Le Peuple Souverain
veut par lui-même , & par lui-même il fait ce
qu'il veut. Bientôt l'incommodité de ce concours
de tous à toute chofe force le Peuple Souverain
de charger quelques-uns de fes membres d'exé-
cuter fes volontés. Ces Officiers , après avoir
rempli leur commiiîion , en rendent compte, &
rentrent dans la commune égalité. Peu- à- peu
çgs commifîioiis deviennent fréquentes» enfir>
DE LA MONTAGNE. 213
permanentes. Infenfiblement il fe forme un
Corps qui agit toujours. Un Corps qui agit tou-
jours ne peut pas rendre compte de chaque acte 1
ii ne rend plus compte que des principaux > bien-
tôt il vient à bout de n'en rendre d'aucun. Plus
la puiiTance qui agit eft active , plus elle énerve
la puiiTance qui veut. La volonté d'hier eft cen-
fée être auiïï celle d'aujourd'hui ; au lieu que
Fade d'hier ne difpenfe pas d'agir aujourd'hui.
Enfin l'inaction de la puiiTance qui veut , la fou-
met à la puiiTance qui exécute ; celle-ci rend
peu - à - peu fes actions indépendantes , bientôt
Tes volontés : au lieu d'agir pour la puiiTance
qui veut , elle agit fur elle. Il ne refte alors
dans l'Etat qu'une puiiTance agifTante , c eft l'exe-
cutive. La puiiTance executive n'eft que la force ,
& où règne la feule force l'Etat eft duTout. Voilà ,
Monfieur , comment pérnTent à la fin tous les
Etats démocratiques.
Parcourez les annales du vôtre , depuis le
tems où vos Syndics , iimples Procureurs établis
par la Communauté pour vaquer à telle ou telle
•affaire , lui rendoient compte de leur Commif-
fion le chapeau bas , & rentroient à l'inftant dans
l'ordre des particuliers, jufqu'à celui où ces mê-
mes Syndics , dédaignant les droits de Chefs &
de Juges qu'ils tiennent de leur élection , leur
préfèrent le pouvoir arbitraire d'un Corps dont
la Communauté n'élit point les membres , & qui
Rétablie au-deffus d'elle contre les Loix:fuivez
P !
214 SEPTIEME LETTRE
les progrès qui féparent ces deux termes , vous
connoitrez à quel point vous en êtes & par,
quels degrés vous y êtes parvenus.
Il y a deux fiecles qu'un Politique auroit pu
prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit : l'infti-
tution que vous formez eft bonne pour le pré-
fent , & mauvaife pour l'avenir ; elle eft bonne
pour établir la liberté publique , mauvaife pour
la conferver , & ce qui fait maintenant votre
fureté fera dans peu la matière de vos chaînes.
Ces trois Corps qui rentrent tellement l'un dans
l'autre , que du moindre dépend l'activité du
plus grand , font en équilibre tant que l'action
du plus grand eft néceffaire & que la Législa-
tion ne peut fe paffer du Législateur. Mais
quand une fois l'établiffement fera fait , le Corps
qui l'a formé manquant de pouvoir pour le
maintenir 3 il faudra qu'il tombe en ruine , &
ce feront vos loix mêmes qui cauferont votre
deftruclion. Voib précifément ce qui vous eft
arrivé. C'eft , fauf la difproportion , la chîite
du Gouvernement Pclonois par l'extrémité con-
traire. La conftitution de la République de Po-
logne n'eft bonne que pour un Gouvernement
où il n'y a plus rien à faire. La vôtre , au con-
traire , n'eft bonne qu'autant que le Corps légif-
latif agit toujours.
Vos Magiftrats ont travaillé de tous les tems
& fans relâche à faire paffer le pouvoir fuprème
du Confeil - Général au Petit - Confeil par la
DE LA MONTAGNE. sif
gradation du Deux - Cent ; mais leurs efforts ont
eu des effets dirférens , félon la manière dont
ils s'y font pris. Prefque toutes leurs entreprifes
d'éclat ont échoué , parce qu'alors ils ont trouvé
de la réfiftance , & que dans un Etat tel que le
vôtre, la réfiftance publique eft toujours fùre,
quand elle eft fondée fur les Loix.
La raifon de ceci eft évidente. Dans tout Etat la
Loi parle où parle le Souverain. Or dans une
Démocratie où le peuple eft Souverain , quand
les divifions iuteftines fufpendent toutes les for-
mes & font taire toutes les autorités , la fienne
feule demeure , & où fe porte alors le plus grand
nombre , là réfide la Loi & l'autorité.
Que fi les Citoyens & Bourgeois réunis ne
font pas le Souverain, les Confeils fans les Ci-
toyens & Bourgeois le font beaucoup moins en-
core , puifqu'ils n'en font que la moindre partie
en quantité. Si - rôt qu'il s'agit de l'autorité fu-
prème , tout rentre h Genève dans l'égalité , félon
les termes de l'Edit. Qiie tous [oient contens en de-
gré de Citoyens & Bourgeois , fans vouloir fe pré-
férer & s"* attribuer quelque autorité & Seigneurie
par dejfus les autres. Hors du Confeil-Général ,
il n'y a point d'autre Souverain que la Loi ,
mais quand la Loi même eft attaquée par fes
Miniftres , c'eft au Législateur à la foutenir.
Voilà ce qui fait que par-tout où règne une véri-
table liberté dans les entreprifes marquées le
peuple a prefque toujours l'avantage.
'216 SEPTIEME LETTRE
Mais ce n'eft pas par des entreprifes mar-
quées que vos Magiftrats ont amené les chofes
au point où elles font ; c'eft par des efforts mo-
dérés & continus , par des changemens prefque
infenfibles dont vous ne pouviez prévoir la con-
féquence , & qu'à peine même pouviez-vous re-
marquer. Il n'eft pas poffible au peuple de fe
tenir fans ceffe en garde contre tout ce qui fe fait,
& cette vigilance lui tourneroit même à repro-
che. On l'accuferoit d'être inquiet & remuant ,
toujours prêt à s'alarmer fur des riens. Mais de
ces riens - là fur lefquels on fe tait , le Confeil
fait avec le tems faire quelque chofe. Ce qui fe
paffe actuellement fous vos yeux en eft la preuve.
Toute l'autorité de la République réfide dans
les Syndics qui font élus dans le Confeil- Géné-
ral. Ils y prêtent ferment parce qu'il eft leur
feul Supérieur , & ils ne le prêtent que dans ce
Confeil , parée que c'eft à lui feul qu'ils doivent
compte de leur conduite , de leur fidélité à rem-
plir le ferment qu'ils y ont fait. Ils jurent de
rendre bonne & droite juftice j ils font les feuls
Magiftrats qui jurent cela dans cette affemblée,
parce qu'ils font les feuls à qui ce droit foit
conféré par le Souverain (a) , & qui l' exercent
(a) Il n'eft conféré à leur Lieutenant qu'en fous-ordre ,
& c'eft pour cela qu'ils ne prêtent point ferment en
Confeil - Général. Mais , dit l'Auteur des Lettres , le fer-
ment que prêtent les membres du Confeil ejl-il moins obli-
gatoire, es? l'exécution des engagement contractés avecila
DE LA MONTAGNE. 217
fous la feule autorité. Dans le jugement public
des criminels ils jurent encore feuls devant le
Peuple, en fe levant (&) & hauffant leurs bâ-
tons , d'avoir fait droit jugement , fans haine ni
faveur , priant Dieu de les punir s'ils ont fait au
contraire ; & jadis les fentences criminelles fe
rendoient en leur nom feul , fans qu'il fût fait
mention d'autreConfeil que de celui des Citoyens,
comme on le voit par la fentence de Morelli ci-
devant tranfcrite , & par celle de Valentin Gentil
rapportée dans les opufcules de Calvin.
Or vous fentez bien que cette puiffance ex-
clufive, ainfl reçue immédiatement du Peuples
gêne beaucoup les prétentions du Confeil. Il eft
donc naturel que pour fe délivrer de cette dé-
pendance il tâche d'affoiblir peu-à-peu l'autorité
des Syndics , de fondre dans le Confeil la juri£.
diction qu'ils ont reçue , & de tranfmettre infenfî-
blement à ce corps permanent , dont le Peuple
n'élit point les membres , le pouvoir grand mais
paffager des Magiftrats qu'il élit. Les Syndics
eux - mêmes , loin de s'oppofer à ce changement
Divinité' même dépend-elle du lieu dans lequel on les con-
trarie ? Non , fans doute , mais s'enfuit-il qu'il foit in-
différent dans quels lieux & dans quelles mains le ferment:
foit prêté , & ce choix ne marque - 1 - il pas ou par qui
l'autorité eft conférée , ou à qui l'on doit compte de l'u-
fage qu'on en fait ? A quels hommes d'Etat avons - nous
à faire s'il faut leur dire ces chofes-là? Les ignorent-
ils , ou s'ils feignent de les ignorer ?
C b ) Le Confeil elt préfent aufli , mais fes membres ne
jurent point Jk demeurent alfa.
2i8 SEPTIEME LETTRE
doivent aufîile favorifer; parce qu'ils font Syn-
dics feulement tous les quatre ans , & qu'ils peu-
vent même ne pas l'être ; au lieu que , quoi
qu'il arrive , ils font Confeillers toute leur vie , le
Grabeau n'étant plus qu'un vain cérémonial (/).
Cela gagné , l'élection des Syndics deviendra
de même une cérémonie tout auiîi vaine que
l'eft déjà la tenue des Confeils - Généraux , &
le Petit- Confeil verra fort paifiblement les ex-
cluions ou préférences que le peuple peut donner
pour le Syndicat à fes membres, lorfque tout
cela ne décidera plus de rien.
Il a d'abord , pour parvenir à cette fin , un
(c) Dans la première InfHtution , les quatre Syndics
nouvellement élus & les quatre anciens Syndics rejet-
toient tous les ans huit membres des feize reftans du Pe-
tit-Confeil & en propofoient huit nouveaux , lefquels
pafïbient enfuite aux fuffrages des Deux-Cents, pour être
admis ou rejettes. Mais inîênfiblement on ne rejetta des
vieux Confeiiiers que ceux dont la conduite avoit donné
Ïirife au blâme , & Jorfqu'ils avoient commis quelque
aute grave , on n\.ttendoit pas les élections pour les pu-
nir ; mais on les mettoit d'abord en prifon , & on leur
faifoit leur procès comme au dernier particulier. Par
cette régie d'anticiper le châtiment & de le rendre féve-
re , les Confeillers reftés étant tous irréprochables ne
donnoient aucur e prife ? l'exclufion : ce qui changea cet
ufage en la Formalité cérémonieufe & vaine qui porte au-
jourd'hui le nom de Grabeau. Admirable effet des Gou-
vernemens libres , où les usurpations mêmes ne peuvent
s'établir qu'à l'appui de la vertu !
Au relie le droit réciproque des deux Confeils empê-
cherait feul aucun des deux d'ofer s'en fervirfur l'autre
iinon de concert avec lui, de peur de s'expofer aux re-
prefailies. Le Grabeau ne fert proprement qu'à les tenir
bien unis contre la Bourgeoifie , & à faire fauter l'un par
l'autre les membres qui n'auroient pas l'eiprit du Corps.
DE LA MONTAGNE. 219
grand moyen dont le Peuple ne peut connoître 5
c'eft la police intérieure du Confeil , dont , quoi-
que réglée par les Edits , il peut diriger la for-
me à fon gré ( d) , n'ayant aucun fur veillant qui
l'en empêche ; car quant au Procureur- Général ,
on doit en ceci le compter pour rien (e). Mais
cela ne fuffit pas encore ; il faut accoutumer le
Peuple même à ce tranfport de jurifdi&ion. Pour
cela on ne commence pas par ériger dans d'im-
portantes affaires des Tribunaux compofés des
feuls Confeillers , mais on en érige d'abord des
moins remarquables fur des objets peu intérêt
fans. On fait ordinairement préfider ces Tribu-
naux par un Syndic auquel on fubftitue quelque-
(d) C'eft ainfi que dès l'année 16^$ le Petit- Confeil &
le Deux-Cent établirent dans leur Corps la balote & les
billets , contre l'Edit.
(c) Le Procureur - Général , établi pour être l'homme
de la Loi , n'eft que l'homme du Confeil. Deux caufes
fontprefque toujours excercer cette charge contre l'efprit
de fon institution. L'une eft le vice de l'inftitution même
qui fait de cette Magiftrature un degré pour parvenir au
Confeil : au lieu qu'un Procureur - Général ne devoitrieu
voir au-deffus de fa place & qu'il devoit lui être interdit
par la Loi d'afpirer à nulle autre. La féconde caufe eft
l'imprudence du Peuple qui confie cette charge à des
hommes apparentés dans le Confeil , ou qui font de fa-
milles en pofiéffion d'y entier, fans confidcier qu'ils ne
manqueront pas ainfi d'employer contre lui les armes qu'il
leur donne pour fa défenfe. J'ai oui des Genevois diftin-
guer l'homme du Peuple d'avec l'homme de la Loi , com-
me fi ce n'étoit pas la même chofe. Les Procureurs - Gé-
jiéraux devroient être durant leurs fix ans les Chefs de la
Eo^rgeoifie , & devenir fon Confeil après cela : mais ne
la voilà- t-il pas bien protégée & bien confeillée , &
n*a-t-elle pas fort à fe féliciter de fon choix ?
22o SEPTIEME LETTRE
fois un ancien Syndic, puis un Confeiller, fans
que perfonne y fafTe attention ; on répéta fans
bruit cette manœuvre jufqu'à ce qu'elle fade ufa-
ge ; on la tranfporte au criminel. Dans une oc-
casion plus importante on érige un Tribunal
pour juger des Citoyens. A la faveur de la Loi
des récufations on fait préfider ce Tribunal par
un Confeiller. Alors le Peuple ouvre les yeux
& murmure. On lui dit , de quoi vous plaignez-
vous? Voyez les exemples ; nous n'innovons rien.
Voila, Monfieur , la politique de vos Magis-
trats. Ils font leurs innovations peu- à-peu, lente-
ment , fans que perfonne en voie la conféquence ;
& quand enfin l'on s'en apperqoit &qu'on y veut
porter remède , ils crient qu'on veut innover.
Et voyez, en effet, fans fortir de cet exem-
ple , ce qu'ils ont dit à cette occafion. Ils s'ap-
puyoient fur la Loi des récufations : on leur ré-
pond; la Loi fondamentale de l'Etat veut que
les Citoyens ne foient jugés que par leurs Syn-
dics. Dans la concurrence de ces deux Loix
celle-ci doit exclure l'autre ; en pareil cas pour
les obferver toutes deux on devroit plutôt élire
un Syndic ad a&um. A ce mot , tout eft perdu î
un Syndic ad aclum ! innovation î Pour moi, je
ne vois rien là de fi nouveau qu'ils difent ; ft
c'eft le mot , on s'en fert tous les ans aux élec-
tions j & fi c'eft la chofe , elle eft encore moins
nouvelle; puifque les premiers Syndics qu'ait eu
la Ville n'ont été Syndics quW adum : lorfque
le
DE LA MONTAGNE. 221
je Procureur-Général eft récufable, n'en faut-il
pas un autre ad a&wn pour faire fes fondions ;
& les adjoints tirés du Deux-Cent pour remplir
les Tribunaux, que font-ils autre chofequedes
Confeillers ad acium ? Quand un nouvel abus
s'introduit ce n'eft point innover que d'y propo-
fer un nouveau remède ; au contraire, c'eft cher-
cher à rétablir les chofes fur l'ancien pied. Mais
ces Meilleurs n'aiment point qu'on fouille ainM
dans les antiquités de leur Ville. Ce n'eft que
dans celles de Cartilage & de Rome qu'ils per-
mettent de chercher l'explication de vos Loix.
Jts n'entreprendrai point le parallèle de cel-
les de leufs entreprifes qui ont manqué & de
celles qui ont réufîi : quand il y auroit compen-
fation dans le nombre , il n'y en auroic point
dans l'effet total. Dans une entreprife exécu-
tée ils gagnent des forces ; dans une entreprife
manqu-éc ils ne perdent que du tems. Vous, au
contraire , qui ne cherchez & ne pouvez cher-
cher qu'à maintenir votre conftitution , quand
vous perdez , vos pertes font réelles , & quand
vous gagnez , vous ne gagnez rien. Dans un
progrès de cette efpece comment efpérer de ref-
ter au même point '{
^.De toutes les époques qu'offre à méditer
l'hiftoire inftructive de votre Gouvernement , la
plus remarquable par fa caufe & la plus im-
portante par fon effet , eft celle qui a produit
le règlement de la Médiation. Ce qui donn»
Tome IX. V
222 SEPTIE M E LETTRE
lieu primitivement à cette célèbre époque fus
une entreprife indifcrette, faite hors detems par
vos Magiftrats. Avant d'avoir afTez affermi leur
puiffance ils voulurent ufurper le droit de met-
tre des impôts. Au lieu de réferver ce coup pour
"ie dernier , l'avidité le leur fit porter avant les
autres , & précifément après une commotion
qui n'étoit pas bien aflbupie. Cette faute en
attira de plus grandes , difficiles à réparer. Com-
ment de Ci fins politiques ignoroient-ils une ma-
xime auffi fimple que celle qu'il choquerenten
cette occafion ? Par tout pays le peuple ne s'ap-
perçoit qu'où attente à fa liberté que lorfqu'on
attente à fa bourfe ; ce qu'aufîi les ufurpateuçg
adroits fe gardent bien de faire que tout le ref-
te ne fait fait. Ils voulurent renverfer cet ordre
& s'en trouvèrent mal (/). Les fuites de cette
affaire produifirent les mouvemens de 1734 &
1'arfreux complot qui en fut le fruit.
Ce fut une féconde faute pire que la premiè-
re. Tous les avantages du tems font pour eux 3
il fe les ôtent dans les entreprifes brufques , &
mettent la machine dans le cas de fe remonter
(/) L'objet des impôts e'tablis en 1716 étoit la déperu
fe des nouvelles fortifications : Le plan de ces nouvelles
fortifications étoit immenfe & il a été exccuté en partie.
De fi vaftes fortifications rendoient nécefiaire une gi ofle
garnifon , & cette grotte garnifon avoit pour but de tenir
les Citoyens & Bourgeois fous le joug. On parvenoit
par cette voie à former à leurs dépens les fers qu'on
leur préparoit. Le projet étoit bien lié, mais il marchûit
dans un ordre rétrograde. Auiïi n'a-t-il pu réuffir.
DE LA MONTAGNE. 223
tout d'un coup : c'en: ce qui faillit arriver dans
cette affaire. Les événemens qui précédèrent la
Médiation leur firent perdre un fiecle, & produi-
sent un autre effet défavorable pour eux. Ce
fut d'apprendre à l'Europe que cette Bourgeoifie
qu'ils avoient voulu détruire & qu'ils peignoient
comme une populace effrénée , favoit garder
dans fes avantages la modération qu'ils ne con-
nurent jamais dans les leurs.
Je ne dirai pas fi ce recours à la Médiation
doit être compté comme une troifieme faute.
Cette Médiation fut ou parut offerte > d cette
offre fut réelle ou follicitée c'eft ce que je ne
puis ni ne veux pénétrer : je fais feulement que
tandis que vous couriez le plus grand danger
tout garda le filence, & que ce filence ne fut
rompu que quand le danger paffa dans l'autre
parti. Du refte , je veux d'autant moins imputer
à Vos Magiftrats d'avoir imploré la Médiation ,
qu'ofer même en parler eft à leurs yeux le plus
grand des crimes.
Un Citoyen fe plaignant d'un emprifonne-
ment illégal , injufte & déshonorant , demandoit
comment il falloit s'y prendre pour recourir à
la garantie. Le Magiftrat auquel il s'adrefloit
ofa lui répondre que cette feule proposition mé-
ritoit la mort. Or vis à- vis du Souverain le cri-
me feroit aufîi grand & plus grand , peut - être ,
de la part du Confeil que de la part d'un lîmple
particulier i & je ne vois pas où l'on en peut
P %
â24 SEPTIEME LETTRE
trouver un digne de mort dans un fécond re-
tours , rendu légitime par la garantie qui fut
l'effet du premier.
Encore un coup, je n'entreprends point de
difcuter une queftion 11 délicate à traiter & fi
difficile à réfoudre. J'entreprends Amplement
d'examiner , fur l'objet qui nous occupe , l'état
de votre Gouvernement > fixé ci-devant par le
règlement des Plénipotentiaires , mais dénaturé
maintenant par les nouvelles entreprifes de vos
Magiftrats. Je fuis obligé de faire un long cir-
cuit pour aller à mon but , mais daignez me fui-
vre , & nous nous retrouverons bien.
Je n'ai point la témérité de vouloir critique*
ce règlement ; au contraire , j'en admire la fa-
geffe & j'en refpeéte l'impartialité. J'y crois voir
les intentions les plus droites & les difpofitions
les plus judicieufes. Quand on fait combien de
chofes étoient contre vous dans ce moment cri-
tique , combien vous aviez de préjugés à vain-
cre, quel crédit à furmonter, que de faux ex-
pofés à détruire ; quand on fe rappelle avec quelle
confiance vos adverfaires comptoient vous écra-
fer par les mains d'autrui , l'on ne peut qu'ho-
norer le zèle , la confiance & les talens de vos
défenfeurs , l'équité des Puiffanccs médiatrices
& l'intégrité des Plénipotentiaires qui ont ccn-
fommé cet ouvrage de paix.
Quoi qu'on en puiife dire , l'Edit de la Mé-
diation a été le faluc de la République , &
DE LA MONTAGNE. «2?
quand on ne l'enfreindra pas il en fera la con-'
fervation. Si cet Ouvrage n'eifc pas parfait çn
lui-même, il l'eft relativement j il l'eft quant
aux tems , aux lieux, aux circonstances, il eft
le meilleur qui vous pût convenir. Il doit vous
être inviolable & facré par prudence , quand il
ne/le feroit pas par nécefîité , & vous n'en de-
vriez pas ôter une ligne , quand vous feriez les
maîtres de l'anéantir. Bien plus , la raifon même
qui le rend néceffaire , le rend néceiTaire dans
fon entier. Comme tous les articles balancés
forment l'équilibre , un feul article altéré le
détruit. Plus le règlement eft utile, plus il fe-
roit nuifible ainfî mutilé. Rien ne feroit plus
dangereux que plufieurs articles pris féparément
& détachés du corps qu'ils affermiiTent. Il vau-
droit mieux que l'édifice fût rafé qu'ébranlé.
Laiffez ôter une feule pierre de la voûte, &
vous ferez écrafés fous fes ruines.
Rien n'eft plus facile à fentir par l'examen
des articles dont le Confeil fe prévaut & de
ceux qu'il veut éluder. Souvenez- vous , Mon-
sieur, de l'efprit dans lequel j'entreprends cet
examen. Loin de vous confeiller de toucher
à l'Edit de la Médiation , je veux vous faire
fentir combien il vous importe de n'y laiifer
porter nulle atteinte. Si je parois critiquer
quelques articles , c'eft pour montrer de quelle
conféquence il feroit d'ôter ceux qui les rec-
tifient. Si je parois propofer des expédieus qui
P 3
<Z26 SEPTIEME LETTRE
ne s'y rapportent pas , c'eft. pour montrer là
mauvaife foi de ceux qui trouvent des difficul-
tés in furmon tables où rien n'eft plus aifé que
de lever ces difficultés. Après cette explication
j'entre en matière fans fcrupule , bien perfuadé
que je parle à un homme trop équitable pour
me prêter un delfein tout contraire au mien.
Je fens bien que fi je m'adrelfois aux étran-
gers il conviendroit pour me faire entendre de
commencer par un tableau de votre conftitution;
mais ce tableau fe trouve déjà tracé fuffifam-
ment pour eux dans l'article Genève de M. d'A-
lembert , & un expofé plus détaillé feroit fuper-
flu pour vous qui connoiflez vos Loix politiques
mieux que moi-même , ou qui du moins en avez
vu le jeu de pi us près. Je me borne donc à par-
courir les articles du règlement qui tiennent à
la quettion préfente & qui peuvent le mieux en
fournir la folution.
Dès le premier je vois votre Gouvernement
compofé de cinq ordres fubordonnés mais indé-
pendans, c'eft à-dire, exiftans nécessairement,
dont aucun ne peut donner atteinte aux droits
& attributs d'un autre, & dans ces cinq ordres
je vois compris le Confeil-Général. Dès - là je
vois dans chacun des cinq une portion particu-
lière du Gouvernement ; mais je n'y vois point
la PuhTance conftitutive qui les établit , qui les
lie , & de laquelle ils dépendent tous : je n'y
vois point le Souverain. Or dans tout Etat po-
DE LA MONTAGNE. &î?
Utîqueil faut une Puiffance fuprême, un centre
où tout fe rapporte , un principe d'où tout dé-
rive , un Souverain qui puhTe tout.
Figurez- vous, Monfieur, que quelqu'un vous
rendant compte de la conftitution de l'Angleter-
re vous parle ainfi. „ Le Gouvernement de la
5) Grande-Bretagne eft compofé de quatre Gr-
„ dres dont aucun ne peut attenter aux droits
„ & attributions des autres: favoir, le Roi ,1a
„ Chambre haute , la Chambre- baffe, & le Par-
s, lement. " Ne diriez-vous pas à l'inftant ? vous
vous trompez : il n'y a que trois Ordres. Le
Parlement qui, lorfque le Roi y fiege , les com-
prend tous , n'en elt pas un quatrième : il eft
le tout ; il eft le pouvoir unique & fuprême du-
quel chacun tire fon exiftence & fes droits. Re-
vêtu de l'autorité législative , il peut changer
même la Loi fondamentale en vertu de laquelle
chacun de ces ordres exifte ; il le peut, & de plus,
il l'a fait.
Cette réponfe eft jufte, l'application en eft
claire \ & cependant il y a encore cette différence
que le Parlement d'Angleterre n'eft fouverain
qu'en vertu de la Loi & feulement par attribu-
tion & députation. Au lieu que le Confeil- Géné-
ral de Genève n'eft établi ni député de perfonne ;
il eft Souverain de fon propre chef: il eft la Loi
vivante & fondamentale qui donne vie & force
à tout le refte , «Se qui ne connoît d'autres droits
que les fiens. Le Confeil Général n'eft pas un or-
àre dans l'Etat , il eft l'Etat même. P 4
%2% SEPTIEME LETTRE
L'article fécond porte que les Syndics ne
pourront être pris que dans le Confeil des
Vingt- Cinq. Or les Syndics font des Magiftrats
annuels que le peuple élit & choifit , non-feule-
ment pour être Tes juges, mais pour être fes
Protecteurs au befoin contre les membres per-
pétuels des Confeils , qu'il ne choifît pas (g).
L'effet de cette reftriction dépend de la dif-
férence qu'il y a entre l'autorité des membres du
Confeil & celle des Syndics. Car 11 la différence
n'eft très-grande , & qu'un Syndic neftime plus
fon autorité annuelle comme Syndic que fon au-
torité perpétuelle comme Confeiller, cette élec-
tion lui fera prefque indifférente : il fera peu
pour l'obtenir & ne fera rien pour la juftifier.
Quand tous les membres du Confeil animés du
même efprit fuivront les mêmes maximes, le
Peuple , fur une conduite commune à tous ne
pouvant donner d'exclufion à perfonne , ni choi-
fçy En attribuant la nomination des membres du Petit-
Confeil au Deux-Cent rien n'étoit plus aifé que d'or-
donner cette attribution félon la Loi fondamentale. Il
fuffifoit pour cela d'ajouter qu'on ne pourroit entrer au
Confeil qu'après avoir été Auditeur. De cette manière la
gradation des charges étoit mieux obfervée , & les trois
Confeils concouroient au choix de celui qui fait tout
mouvoir ; ce qui étoit non-feulement important mais in-
difpenfable, pour maintenir l'unité de la conttitution. Les
Genevois pourront ne pas fentir l'avantage de cette clau-
fe , vu que le choix des Auditeurs eft aujourdhui de peu
d'effet ; mais on l'eût confidéré bien différemment quand
cette charge fût devenue la feule porte du Conféîl.
DE LA MONTAGNE. B»j
fir que des Syndics déjà Confeillers , loin de
s'aflurer par cette élection des Patrons contre les
attentats du Confeil, ne fera que donner au Con-
feil de nouvelles forces pour opprimer la liberté.
Quoique ce même choix eût lieu pour l'or-
dinaire dans l'origine de l'inltltution , tant qu'il
fut libre il n'eut pas la même conféquence.
Quand le Peuple nommoit les Confeillers lui-
même , ou quand il les nommoit indirectement
par les Syndics qu'il avoit nommes , il lui étoit
indiiférent & même avantageux de choifir fes
Syndics parmi des Confeillers déjà de fon choix
( h ) , & il étoit fage alors de préférer des chefs
déjà verfés dans les affaires : mais une coniidé-
ration pius importante eût dû l'emporter au-
jourd'hui fur celle-là Tant il eft vrai qu'un
même ufage a des erFets dirFérens par les chan-
(h^ Le Petit-Confeil dans fon origine n'étoit qu'un
choix fait entre le Peuple, par les Syndics de quelques
Notables ou Prud- hommes pour leur fervir d'Afleffeurs.
Ch.ique Syndic en choifdïoit quatre ou cinq dont les
fonctions finiiïoient avec les Tiennes : quelquefois même
il les changeoit durant le cours de fon Syndicat. Henri
dk\"£jpacjne fut le premier Confeiller à vie en 1487 , &
il fut établi par le Confeil-Génêral. Il n'étoit pas mê-
me néceflaire d'être Citoyen pour remplir ce polie. La
Loi n'en fut faite qu'à foccafion d'un certain Michel Guil-
let de Thonon , qui ayant été mis du Confeil étroit ,
s'en ht chaffer pour avoir ufé de mille hneffes ultramon-
taines qu'il apportoit de Rome où il avoit été nourri.
Les Magiftrats de la Ville , alors vrais Genevois & Pères
du Peuple, avoient toutes ces iubtiiités en horreur.
S3o SEPTIEME LETTRE
gemens des ufages qui s'y rapportent , & qu'en
cas pareii c'eft innover que n'innover pas î
L'Article 111 du Règlement eft le plus con-
fidérable. Il traite du Confei'-Général légitime-
ment affemblé : il en traite pour fixer les droits
& attributions qui lui font propres , & il lui en
rend plu (leurs que les Confeils inférieurs
avoient ufurpés. Ces droits en totalité font
grands & beaux, fans doute; mais première-
ment ils font fpéciRés , & par cela feul limités ,
ce qu'on pofe exclut ce qu'on ne pofe pas :
<& même le mot limités eft dans l'Article. Or il
eft de l'effence de la PuilfanGe Souveraine de
ne pouvoir être limitée : elle peut tout ou elle
n'eft rien. Comme elle contient éminemment
toutes les puiifances actives de l'Etat & qu'il
n'exifte que par elle , elle n'y peut reconnoî-
tre d'autres droits que les fiens & ceux qu'elle
communique. Autrement les poifelfeurs de ces
droits ne feroient point partie du Corps politi-
que ; ils lui feroient étrangers par ces droits
qui ne feroient pas en lui , & la perfonne mo-
rale manquant d'unité s'évanouiroit.
Cette limitation même eft pofitive en ce
qui concerne les impôts. Le Confeil-Souverain
lui-même n'a pas le droit d'abolir ceux qui étoient
établis avant 17 14. Le voilà donc à cet égard
fournis à une Puiifance fupérieure. Quelle eft
cette Puiifance ?
DE LA MONTAGNE. 231
Le pouvoir Législatif confifte en deux cho-
fes irréparables : faire les Loix & les mainte-
nir j celt-à-dire, avoir infpection fur le pou-
voir exécutif. Il n'y a point d'Etat au monde
où le Souverain n'ait cette infpection. Sans
cela toute liaifon , toute fubordination man-
quant entre ces deux pouvoirs, le dernier ne
dépendroit point de l'autre ; l'exécution n'au-
roit aucun rapport néceifaire aux Loix i la Loi
ne feroit qu'un mot , & ce mot ne fignifieroit
rien. Le Confeil-Général eut de tout tems ce
droit de protection fur fon propre ouvrage , il
l'a toujours exercé : cependant il n'en eft point
parlé dans cet article , & s'il n'y étoit fuppléé
dans un autre , par ce feul fîlence votre Etat fe-
roit renverfé. Ce point eft important & j'y re-
viendrai ci-après.
Si vos droits font bornés d'un côté dans cet
article , ils y font étendus de l'autre par les
paragraphes J & 4 : mais cela fait-il compen-
fation ? Par les principes établis dans le Con-
trat Social , on voit que malgré l'opinion com-
mune, les alliances d'Etat à Etat, les déclara-
tions de Guerre & les traités de Paix ne font
pas des actes de Souveraineté mais de Gouver-
nement , & ce fentiment eft conforme à l'ufage
des Nations qui ont le mieux connu les vrais
principes du Droit politique. L'exercice exté-
rieur de la PuiiTance ne convient point au Peu-
ple > les grandes maximes d'Etat ne font pas à
S32 SEPTIEME LETTRE
fa portée; il doit s'en rapporter là - defTus à
, fes chefs, qui, toujours plus éclairés que lui
fur ce point , n'ont guère intérêt à faire au
dehors des traités défavantageux à la patrie ;
Tordre veut qu'il leur laiife tout l'éclat extérieur
& qu'il s'attache uniquement au folide. Ce qui
importe effentiellement à chaque Citoyen, c'eft
î'obfervation des Loix au dedans , la propriété
des biens , la fureté des particuliers. Tant que
tout ira bien fur ces trois points , laiiTez les
Confeils négocier & traiter avec l'étranger ;
ce n'eft pas de-là que viendront vos dangers
lès plus à craindre. C'eft autour des individus
qu'il faut raifembler les droits du Peuple , &
quand on peut l'attaquer féparément on le fub-
jugue toujours. Je pourrois alléguer la fagetîe
desfRomains , qui , laiflant au Sénat un grand
pouvoir au dehors , le forçoient dans la Ville
à refpc&er le dernier Citoyen -, mais n'allons
pas fi loin chercher des modèles. Les Bour-
geois de Neuchatel fe font conduits bien plus
iagement fous leurs Princes que vous fous vos
Magiitrats (/). Ils ne font ni la paix ni la
guerre , ils ne ratifient point les traités j mais
ils jouiiTent en fureté de leurs franchifes ; &
comme la Loi n'a point préfumé que dans une
petite Ville un petit nombre d'honnêtes Bour-
geois feroient des fcélérats , on ne réclame point
( ?) Ceci foit dit en mettant à part les abus , qu'af-
furément ié fuis bien éloigna d'approuver.
DE LA MONTAGNE. 233
dans leurs mûrs , on n'y connoit pas même To-
dieux droit d'emprifonner fans formalités. Chez
vous on s'eft toujours laifle féduire à l'apparen-
ce, & l'on a négligé l'effentiel. On s'eft: trop
occupé du Confeil-Général , & pas affez de fes
membres : il falloit moins longer à l'autorité,
& plus à la liberté. Revenons aux Confeils-
Généraux.
Outre les Limitations de l'Article III, les
Articles V & VI en offrent de bien plus étran-
ges. Un Corps iouverain qui ne peut ni fe
former ni former aucune opération de lui-mê-
me, & fournis abfolument, quant à fon activi-
té & quant aux matières qu'il traite , à des tri-
bunaux fubalternes. Comme ces Tribunaux n'ap-
prouveront certainement pas des propofitions
qui leur feroient en particulier préjudiciables,
fi l'intérêt de l'Etat fe trouve en conflit avec le
leur, le dernier a toujours la préférence, parce
qu'il n'eft permis au Législateur de connoitre que
de ce qu'ils ont approuvé.
A force.de tout foumettre à la règle on dé-
truit la première des règles , qui eft la juftice &
le bien public. Quand les hommes fendront- ils
qu'il n'y a point de défordre auffi funefte que
le pouvoir arbitraire , avec lequel ils penfent y
remédier? Ce pouvoir elt lui-même le pire de
tous les défordres : employer un tel moyen pour
les prévenir , c'eft tuer les gens afin qu'ils n'aieni
pas la fièvre.
234 SEPTIEME LETTRE
Une Grande Troupe formée en tumulte peut
faire beaucoup de mal. Dans une aflemblée
nombreufe , quoique régulière , fi chacun peut
dire & propofer ce qu'il veut , on perd bien
du tems à écouter des folies & l'on peut être
en danger d'en faire. Voilà des vérités incon-
teftables ; mais eft-ce prévenir l'abus d'une ma-
nière raifonnable, que de faire dépendre cette
affemblée uniquement de ceux qui voudroient
l'anéantir , & que nul n'y puiiTe rien propofer
que ceux qui ont le plus grand intérêt de lui
nuire ? Car , Monfieur , n'eft-ce pas exactement-
là l'état des chofes , &ya - t - il un feul Genevois
qui puiife douter que fi l'exiftence du Confeil-
Général dépendoit tout-à-fait du Petit- Confeil,
le Confeil-Général ne fût pour jamais fupprimé?
Voïla. pourtant le Corps qui feul convoque
ces aifemblées & qui feul y propofe ce qu'il lui
plaît : car pour le Deux-Cent il ne fait que ré-
péter les ordres du Petit- Confeil , & quand une
fois celui-ci fera délivré du Confeil - Général le
Deux ~ Cent ne l'embarrafTera guère s il ne fera
que fuivre avec lui la route qu'il a frayée avec
vous.
Or qu'ai-je à craindre d'un Supérieur incom-
mode , dont je n'ai jamais befoin , qui ne peut
fe montrer que quand je le lui permets , ni ré-
pondre que quand je l'interroge ? Quand je l'ai
réduit à ce point ne puis-je pas m'en regarder
comme délivré?
Si l'on dit que la Loi de l'Etat a prévenu
DE LA MONTAGNE. 23Ç
l'abolition des Confeils- Généraux en les rendant
néceifaires à l'élection des Mdgiftrats & à la
fan&ion des nouveaux édits j je réponds , quant
au premier point, que toute la force du Gou-
vernement étant paifée des mains des Magistrats
élus par le Peuple dans celles du Petit-Confeil
qu'il n'élit point & d'où fe tirent les principaux
de ces Magiftrats , l'élection & l'alfemb!ée où
elle fe fait ne font plus qu'une vaine formalité
fans confiftance , & que des Confeils- Généraux
tenus pour cet unique objet peuvent être regar-
dés comme nuls. Je réponds encore que par
le tour que prennent les chofes il feroit même
aifé d'éluder cette Loi fans que le cours des af-
faires en fût arrêté : car fuppofons que , fuit
par la réjection de tous les fujets préfentés , foit
fous d'autres prétextes , on ne procède point à
l'élection des Syndics, le Confeil, dans lequel
leur jurifdi&ion fe fond infen(iblement,ne l'exer-
cera-t-il pas à leur défaut, comme il l'exerce
dès-à-préfent indépendamment d'eux ? N'ofe-t-
on pas déjà vous dire que le Petit-Confeil , mê-
me fans les Syndics , e(l le Gouvernement ?
Donc fans les Syndics l'Etat n'en fera pas moins
gouverné. Et quant aux nouveaux édits , je
réponds qu'ils ne feront jamais aflez néceflaires
pour qu'à l'aide des anciens & de fes ufurpa-
tions , ce même Confeil ne trouve aifément le
moyen d'y fupp'éer. Qui fe met au-deifus des
anciennes Loix peut bien fe pafler des nou-
velles,
235 SEPTIEME LETTRE
Toutes les mefures font prifes pour que vos
Affemblées générales ne foient jamais nécelfai-
res. Non - feulement le Confeil périodique inf-
titué ou plutôt rétabli ( k ) l'an 1707 n'a jamais
été tenu qu'une fois & feulement pour l'abo-
lir (/) , mais par le paragraphe 5 du troifieme
Article du règlement il a été pourvu fans vous &
pour toujours aux frais de i'adminiftration. Il
n'y a que le feul cas chimérique d'une guerre
indifpenfable où le Confeil-Général doive abfo-
lument être convoqué.
Le Petit-Confeil pourroit donc fupprimer ab-
fûlument les Confeils- Généraux fans autre in-
convénient que de s'attirer quelques repréfen-
tations qu'il eft en poiTelfion de rebuter , ou
d'exciter quelques vains murmures qu'il peut
méprifer fans rifque; car par les Articles VII.
XXIII. XXIV. XXV. XLIII. toute efpece de
réiiltance
(k) Ces Confeils périodiques font aufli anciens que
hi Législation , comme on le voit par le dernier Article
de l'Ordonnance Eccléfiaftique. Dans celle de 1 <; 76 im-
primée en 173 s ces Cunfeils font fixés de cinq en cinq
ans; mais dans fOrdonnace de iç6i imprimée en rç62
ils étoient fixés de trois en trois ans. Il n'eft pas raifon.
nable de dire que res Confeils n'avoient pour objet q-ue
la lecture de cette Ordonnance , puifque l'imprefiion qui
en fut faite en même tems donnojt à chacun la facilité
de la lire à toute heure à fon aile , fans qu'on eutbefoin
pour cela feul de l'appareil d'un Confeil-Général. Mat
heureufement on a pris grand foin d'effacer bien des tra-
ditions anciennes qui feroient maintenant d'un grand ufa-
jje pour réclaircifïement des Edits.
il) J'examinerai ci-aptès cet lldit d'abolition,
DE LA MONTAGNE. 237
réiïilance eft défendue en quelque casque ce puif-
fe être , & les reflburces qui font hors de la eonfti-
tution n'en font pas partie & n'en corrigent pas
les défauts.
Il ne le fait pas , toutefois , parce qu'au foni
cela lui eft très - indifférent , & qu'un ilmuiacre
de liberté fait endurer plus patiemment la fervi-
tude. Il vous amufe à peu de frais , foit par des
élections fans conféquence quant au pouvoir
qu'elles confèrent & quant au choix des fujets
élus, foit par des Loix qui paroilTent importan-
tes , mais qu'il a foin de rendre vaines , en ne
les obfervant qu'autant qu'il lui plaît.
D'ailleurs on ne peut rien propofer dans ces
aflemblécs , on n'y peut rien difcuter , on n'y
peut délibérer fur rien. Le Petit Çonfeil y préiide ,
& par lui - même , & par les Syndics qui n'y por-
tent que l'efprit du Corps. Là- même il eft MagiC.
trat encore & maître de fon Souverain. N'eft-il pas
contre toute raifon que le Corps exécutif règle la
police du Corps Législatif, qu'il lui prefcrive les
matières dont il doit connoître , qu'il lui interdife
le droit d'opiner , & qu'il exerce fa puiilance-abfo-
lue jufques dans les actes faits pour la contenir 'i
Qu'un Corps (i nombreux (m) ait befoin de
(m) Les Confeils-Généraux étoient autrefois très - fri-
quens à Genève , & tout ce qui fe faifoit de quelque im-
portance y étoit porté. En 1707 M. le Syndic Lhouet,
difoit dans une harangue devenue célèbre que de cette
fréquence venoit jadis la foibleiî'e & le rualheur de l'fi*
Tome IX. Q.
238 SEPTIEME LETTRE
police & d'ordre , je l'accorde : mais que cette
police & cet ordre ne renverfent pas le but de
tat î nous verrons bientôt ce qu'il en faut croire. II infif-
re auffi fur l'extrême augmentation du nombre des mem-
bres , qui rendroit aujourd'hui cette fréquence impoifi-
ble , affirmant qu'autrefois cette afferublée ne paflbït
pas deux à trois cents , & qu'elle eft à prcfent de trei'/e à
quatorze cens. Il y a des deux côtés beaucoup cyexagé-
ration.
Les plus anciens Confeils - Généraux étoientau moins
de cinq à fix cens membres \ on feroit peut - être bien
embarraffé d'en citer un feul qui n'ait été que de deux
ou trois cens. En 1420 on y en compta 7:0 ftipulans
pour tous les autres , & peu de tems api es on reçut en-
core plus de deux cents Bourgeois.
Quoique la Ville de Genève foit devenue plus com-
merçante & plus riche , elle n'a pu devenir beaucoup
plus peuplée , les fortifications n'ayant pas permis d'a-
grandir l'enceinte de fes murs & ayant fait rafer fes faux-
bourgs. D'ailleurs , prefque fans territoire & à la merci
de fes voifins pour fa fubfiftance , elle n'auroit pu s'a-
grandir fans s'affoiblir. En 1404 on y compta treize cents
feux faifant au moins treize mille âmes. Il n'y en a guè-
re plus de vingt mille aujourd'hui ; rapport bien éloigné
de celui de ? à 14. Or de ce nombre il faut déduire en-
core celui des natifs, habitans , étrangers qui n'entrent
pas au Confeil- Général ; nombre fort augmenté relative-
ment à celui des Bourgeois depuis le refuge des François
& le progrès de l'induftrie. Quelques Cunfeils-Généraux
font allés de nos jouis à quatorze & même à quinze
cents ; mais communément ils n'approchent pas de ce
nombre ; fi quelques - uns même vont à treize , ce n'eft
que dans des occafions critiques où tous les bons Citoyens
croiroient manquer à leur ferment de s'abfenter , & où
les Magiitrats , de leur côté , font venir du dehors leurs
cliens pour favorifer leurs manœuvres ; or ces manœu-
vres , inconnues au quinzième fiecle, n'exigoient point
alors de pareils expediens. Généralement le nombre or-
dinaire roule entre huit à neuf cens ; quelquefois il refte
DE LA MONTAGNE. 239
fon inftitution. Elf - ce donc une chofe plus
difficile d'établir la ccgle fans fervitude entre
quelques centaines d'hommes naturellement gra-
ves & froids , qu'elle ne fétoit à Athènes ,
dont on nous parle , dans i'aifemblée de plu-
fieurs milliers de Citoyens emportés , bouiilans
& prefque effrénés ; qu'elle ne l'étoit dans la
Capitale du monde , où le Peuple en Corps
exerçoit en partie la Puiflànce executive , &
qu'elle ne lVft aujourd'hui même dans le grand
Confeil de Venife , aullî nombreux que votre
Confeil - Général ? On fe plaint de l'impolice
qui règne dans le Parlement d'Angleterre j &
toutefois dans ce Corps compofé de plus de fe^ t
cens membres , où fe traitent de Ci grandes af-
faires , où tant d'intérêts fe croifent , où tant
de cabales fe forment , où tant de tètes s'é-
chauffent , où chaque membre a le droit de par-
ler , tout fe fait , tout s'expédie , cette grande
au-defïbus de celui de l'an 14.20 , fur-tout lorfque l'a trem-
blée fe tient en été & qu'il s'agit de chofes peu impor-
tantes. J'ai moi-même ailitté en nç+ à un Confeil - Gé-
néral qui n'étoit certainement pas de fept cents membres.
11 refulte de ces diverfes confidérations que , tout ba-
lancé , le Confeil - Général elt à-peu-près aujourd'hui ,
quant au nombre , ce qu'il étoit il y a deux ou trois fie-
cles , ou du moins que la différence eit peu confidérable.
Cependant tout le monde y parloit alors ; la police & la
décence qu'on y voit régner aujourd'hui n'etoit pas éta-
blie. On crioit quelquefois , mais le peuple étoit libie,
ic Magiilrat refpectté , & le Confeil s'affembloit fréquem-
ment. Donc Al. le Syndic Chouet accufoit faux , & r.u-
fonnoit maj.
CL*
24o SEPTIEME LETTRE
Monarchie va fon train ; & chez vous où' les
intérêts font fi (Impies, fi peu compliqués, où l'on
n'a , pour ainfi dire , à régler que les affaires d'une
famille , on vous fait peur des orages comme il
toutalloit renverfer ÎMonfieur , la police de votre
Confeil-Général eft la chofe du monde la plus fa-
cile : qu'on veuille fincérement l'établir pour le
bien public , alors tout y fera libre & tout s'y
paffera plus tranquillement qu'aujourd'hui.
Supposons que dans le Règlement on eût pris
la méthode oppofée à celle qu'on a fuivie ; qu'au
lieu de fixer les Droits du Confeil-Général on eût
fixé ceux des autres Confeils , ce qui par là- même
eût montré les fiens ; convenez qu'on eût trouvé
dans le feul Petit-Confeil un affemblage de pou-
voirs bien étrange pour un Etat libre & démocra-
tique , dans des chefs que le Peuple ne choifit
point & qui relient en place toute leur vie.
D'abord l'union de deux chofes par-tout ail-
leurs incompatibles > favoir , l'adminiftration des
affaires de l'Etat & l'exercice fuprème de la juftice
fur les biens, la vie & l'honneur des Citoyens.
Un Ordre , le dernier de tous par fon rang &
le premier par fa puilfance.
Un Confeil inférieur fans lequel tout eft mort
dans la République ; qui propofe feul , qui décide
le premier, & dont la feule voix , même dans fon
propre fait, permet à fes fupérieurs d'en avoir une.
Un Corps qui reconnoît l'autorité d'un autre ,
& qui feul a la nomination des membres de ce
Corps auquel il eft fubordonné.
DE LA MONTAGNE. 241
Un Tribunal fuprème duquel on appelle ; ou
bien au contraire , un Juge inférieur qui préfî-
de dans les Tribunaux fupérieurs au fien.
Qui, après avoir fiégé comme Juge inférieur
dans le Tribunal dont on appelle, non- feulement
va (léger comme Juge fuprème dans le Tribunal
où eft appelle , mais n'a dans ce Tribunal fuprème
que les collègues qu'il s'eft lui-même choifis.
Un Ordre , enfin , qui feul a fon a&ivité pro-
pre , qui donne à tous les autres la leur, & qui
dans tous foutenant les réfolutions qu'il a prifes ,
opine deux fois & vote trois ( n ).
L'appel du Petit-Confeil au Deux-Cent eft un
véritable jeu d'enfant. C'eft une farce en politi-
que, s'il en fut jamais. Aufîi n'appelle - 1 - on
pas proprement cet appel un appel i c'eft une
(n) Dans un Etat qui fe gouverne en République & où
l'on parle la langue françoife , il faudroit fe faire un lan-
gage à part pour le Gouvernement. Par exemple , Déli-
bérer , Opiner , Voter , font trois chofes très-différentes
& que les François ne diftinguent pas affez. Délibérer ,
c'eft pefer le pour & le contre ; Opiner c'eft dire fon avis
& le motiver ; Voter c'eft donner fon fuffrage , quand il
ne relie plus qu'à recueillir les voix. On met d'abord la
matière en délibération. Au premier tour on opine ; on
vote au dernier. Les Tribunaux ont par-tout à-peu- pi es
les mêmes formes , mais comme dans les Monarchies le
public n'a pas befoin d'en apprendre les termes , ils ref-
tenteon faciès au Barreau. C'eft: par une autre inexactitu-
de de la Langue en ces matières que M. de Montefquieu ,
qui la favoit fi bien , n'a pas laiffé de dire toujours la
Puijjance exécutrice , bleflant ainfi l'analogie , & faifant
adjectif le mot exécuteur , qui eft filbftantif. C'eft la même
faute que s'il eût dit y le Pouvoir législateur.
QL3
242 SEPTIEME LETTRE
grâce qu'on implore en jufïice un recours en
caflation d'arrêt ; on ne comprend pas ce que
c'eft. Croit - on que fi le Petit - Confeil n'eût
bien fend que ce dernier recours étoit fans con-
féquence , il s'en fût volontairement dépouillé
comme il fit i Ce défintéreffement n'eft pas dans
fes maximes.
Si les jugemens du Petit- Confeil ne font pas
toujours confirmés en Deux - Cent , c'eft dans
les affaires particulières & contradictoires où il
n'importe guère au Magiftrat laquelle des deux
Parties perde ou gagne fon procès. Mais dans
les affaires qu'on pourfuit d'office , dans toute
aifaire où le Confeil lui-même prend intérêt,
le Deux - Cent répare - t - il jamais fes injuftices,
protège - 1 - il jamais l'opprimé , ofe - t - il ne pas
confirmer tout ce qu'a fait h Confeil , ufa - 1 - il
jamais une feule fois avec honneur de fon droit
de faire grâce ? Je rappelle à regret des tems
dont la mémoire eft terrible & nécelfaire. Un
Citoyen que le Confeil immole à fa vengeance
a recours au Deux - Cent ; l'infortuné s'avilit
jufqu'à demander grâce > fon innocence n'eft
ignorée de perfonne ; toutes les règles ont été
■violées dans fon procès * la grâce eft refufée ,
& l'innocent périt. Fatio fentit fi bien l'inuti-
lité du recours au Deux- Cent qu'il ne daigna
pas s'en fervir.
Je vois clairement ce qu'eft le Deux - Cent à
Zurich , à Berne , à Fribourg & dans les autres
DE LA MONTAGNE. 243
Etats ariftocratiques > mais je ne faurois voir
ce qu'il eft dans votre Conftitution ni quelle
place il y tient. Eft-ce un Tribunal fupérieur ?
En ee cas , il eft abfurde que le Tribunal infé-
rieur y fiege. Eft - ce un Corps qui repréfente
le Souverain ? En ce cas c'eft au Représenté
de nommer {on Repréfentant. L'établilfement
du Deux- Cent ne peut avoir d'autre fin que de
modérer le pouvoir énorme du Petit - Confeil ;
& au contraire , il ne fait que donner plus de
poids à ce même pouvoir. Or tout Corps qui
agit conftamment contre l'efprit de fon inftitu-
tion eft mal inftitué.
Que fert d'appuyer ici Har des chofes notoi-
res qui ne font ignorées d'aucun Genevois? Le
Deux - Cent n'eft rien par lui-même j il n'eft que
le Petit - Confeil qui reparoît fous une autre
forme. Une feule fois il voulut tâcher de fe-
couer le joug de fes maîtres & fe donner une
exift:nce indépendante , & par cet unique effort
l'Etat faillit être renverfé. Ce n'eft qu'au feul
Confeil - Général que le Deux-Cent doit encore
une apparence d'autorité. Cela fe vit bien clai-
rement dans l'époque dont je parle, & cela fe
verra bien mieux dans la fuite , fi le Petit - Con-
feil parvient à fon but : ainfi quand de concert
avec ce dernier le Deux - Cent travaille à dépri.
mer le Confeil - Général , il travaille à fa propre
ruine , & s'il croit fuivre les brifées du Deux-
Cent de Berne , il prend bien groffiérement le
0-4
244 SEPTIEME LETTRE
change; mais on a prefque toujours vu dans ce
Corps peu de lumières & moins de courage , &
cela ne peut guère être autrement par la maniè-
re dont il eft rempli (o).
Vous voyez, Monfieur, combien au lieu de
fpécifier les droits du Confeil Souverain, il eût
été plus utile de fpécifier les attributions des
Corps qui lui font fubordonnés , & fans aller
plus loin, vous voyez plus évidemment encore
que , par la force de certains articles pris fépa-
rément, le Petit - Confeil eft l'arbitre fupre-
me des Loix & par elles du fort de tous les
particuliers. Quand on confidere les droits des
Citoyens & Bourgeois afTemblés en Confeil- Gé-
néral , rien n'eft plus brillant: mais confidérez
Jiors de - là ces mêmes Citoyens & Bourgeois
comme individus; que font- ils , que deviennent-
(o) Ceci s'entend en général & feulement de l'efprifc
du Lorps : car je fais qu'il y a dans le Deux - Cent des
membres tres-eclaires & qui ne manquent pas de zèle :
mais inceflamment fous les yeux du Petit Confeil , livrés
a la merci fans appui , fans reffource , & fentant bien
qu ils : leroient abandonnés de leur Corps , ils s'abftien-
ïientde tenter des démarches inutiles qui ne feroient que
les compromettre & les perdre. La ville tourbe bour-
donne & triomphe. Le fage fe tait & gémit tout bas.
jt -j- • 'e Deux " Cent n'a *™s touJours été dans le
diicredit ou il eft tombé. Jadis il jouit de la confidération
puDlique & ae ia confiance des Citoyens : auffi lui Jaif-
ioient-ils fans inquiétude exercer les droits du Cocfeil-
Oéneral , que le Petit -Confeil tâcha dès-lors d'attirer à
Jui par cette voie indirects. Nouvelle preuve de ce qui
lera dit plus bas , que la Bourgeoiiie de Genève eft peu
^emuante & ne cherchç ^^ ^ s>intr;guer deg affaires
DE LA MONTAGNE. 24?
ils ? Efclaves d'un pouvoir arbitraire , ils font
livrés fans défenfe à la merci de vingt - cinq
Defpotej ; les Athéniens du moins en avoient
trente. Et que dis -je vingt -cinq? Neuffuffi-
ient pour un jugement civil , treize pour un
jugement criminel (p). Sept ou huit d'accord
dans ce nombre vont être pour vous autant de
Décemvirs ; encore les Décemvirs furent - ils
élus par le peuple ; au lieu qu'aucun de ces
juges n'eft de votre choix j & l'on appelle cela
être libres?
(p) Edits civils , Tit. I. Art. XXXVI.
Ai Sn^fë fc^.
Q-1
24* HUITIEME LETTRE
HUITIEME LETTRE.
f.
'Ai tiré, Monfieur, l'examen de votre Gou-
vernement préfent du Règlement de la Média-
tion par lequel ce Gouvernement eft fixé ; mais
loin d'imputer aux Médiateurs d'avoir voulu
vous ré .luire en fervitude, je prouverois aifé-
ment au contraire , qu'ils ont rendu votre fitua-
tion meilleure à plufieurs égards qu'elle n'étoit
avant les troubles qui vous forcèrent d'accepter
leurs bons offices. Ils ont trouvé une Ville en
armes ; tout étoit à leur arrivée dans un état de
criTe & de confiai! on qui ne leur permettoit pas
de tirer de cet état la règle de leur ouvrage*
Ils font remontés aux tems pacifiques , ils ont
étudié la conftitution primitive de vT>tre Gou-
vernement ; dans les progrès qu'il avoit déjà
fait , pour le remonter il eût fallu le refondre :
la raifon , l'équité ne pcrmettoient pas qu'ils
vous en donnaient un autre , & vous ne l'au-
riez pas accepté. N'en pouvant donc ôter les
défauts , ils ont borné leurs foins à l'affermir
tel que l'avoient laiffé vos pères ; ils l'ont cor-
rigé même en divers points , & des abus que je
viens de remarquer , il n'y en a pas un qui
n'exiftât dans la République long-tems avant que
les Médiateurs en euifent pris connoiffance. Le
DE LA MONTAGNE. 247
feul tort qu'ils femblent vous avoir fait a été
d'ôter au Législateur tout exercice du pouvoir
exécutif & l'ufage de la force à l'appui de la ju(H-
ce; mais en vous donnant une reifource aulfî fûre
& plus légitime , ils ont changé ce mal apparent
en un vrai bienfait : en fe rendant garans de
vos droits ils vous ont difpenfés de les défendre
■vous - mêmes. Eh î dans la mifere des chofes
humaines quel bien vaut la peine d'être acheté
du fang de nos frères ? La liberté même eft trop
chère à ce prix.
Les Médiateurs ont pu fe tromper , ils étoient
hommes ; mais ils n'ont point voulu vous trom-
per i ils ont voulu être juftes. Cela fe voit ,
même cela fe prouve -y & tout montre , en ef-
fet, que ce qui eft équivoque ou défectueux
dans leur ouvrage vient fouvent de néceftïté ,
quelquefois d'erreur , jamais de mauvaife vo-
lonté. Ils avoient à concilier des chofes pref-
que incompatibles, les droits du Peuple & les
prétentions du Confeil, l'empire des Loix & la
puiffance des hommes , l'indépendance de l'Etat
& la garantie du Règlement. Tout cela ne pou-
voit fe faire fans un peu de contradiction , &
c'eft de cette contradiction, que votre Magiftrat
tire avantage , en tournant tout en fa faveur,
& faifant fervir la moitié de vos Loix à violer
l'autre.
Il eft clair d'abord que le Règlement lui -mê-
me n'eft point une Loi que les Médiateurs
243 HUITIEME LETTRE
aient voulu impofer à la République , mais
feulement un accord qu'ils ont établi entre fet
membres, & qu'ils n'ont par conféquent porté
nulle atteinte à fa fouveraineté. Cela eft clair»
dis-je , par l'Article XLI V , qui laifle au Confeil-
Général légitimement affemblé le droit de faire
aux articles du Règlement tel changement qu'il
lui plaît. Ainfi les Médiateurs ne mettent point
leur volonté au-delfus de la fienne , ils n'inter-
viennent qu'en cas de divifion. C'eft le fens de
l'Article XV.
Mais de -là réfulte aufîi la nullité des réfer-
ves & limitations données dans l'Article III aux
droits & attributions du Confeil - Général : car
fi le Confeil - Général décide que ces réferves &
limitations ne borneront plus fa puiifance , el-
les ne la borneront plus ; & quand tous les
membres d'un Etat Souverain règlent fon pou-
voir fur eux - mêmes , qui eft - ce qui a droit de
s'y oppofer? Les excludons qu'on peut inférer
de l'Article III ne fignifient donc autre chofe ,
iinon que le Confeil- Général fe renferme dans
leurs limites jufqu'à ce qu'il trouve à propos de
les paffer.
C'est ici l'une des contradictions dont j'ai
parlé , & l'on en démêle aifément la caufe. Il
étoit d'ailleurs bien difficile aux Plénipotentiai-
res pleins de maximes de Gouvernemens tout
dïfférens , d'approfondir affez les vrais princi-
pes du vôtre. La Conftitution démocratique a
DE LA MONTAGNE. 249
jufquji préfent été mal examinée. Tous ceux
qui en ont parlé , ou ne la connoiffoient pas ,
ou y prenoient trop peu d'intérêt , ou avoient
intérêt de la préfenter fous un faux jour. Au-
cun d'eux n'a fuffifamment diftingué le Souve-
rain du Gouvernement , la Puiffance législative
de l'executive. Il n'y a point d'Etat où ces
deux pouvoirs foient fi féparés , & où l'on ait
tant affe&é de les confondre. Les uns s'ima-
ginent qu'une Démocratie eft un Gouvernement
où tout le Peuple eft Magiftrat & Juge. D'au-
tres ne voient la liberté que dans le droit d'é-
lire fes chefs, & n'étant fournis qu'à des Prin-
ces , croient que celui qui commande eft tou-
jours le Souverain. La Conftitution démocrati-
que eft certainement le chef- d'œuvre de l'art
politique : mais plus l'artifice en eft admirable,
moins il appartient à tous les yeux de le péné-
trer. N'eft - il pas vrai , Monfieur , que la pre-
mière précaution de n'admettre aucun Confeil-
Général légitime que fous la convocation du Pe-
tit - Confeil , & la féconde précaution de n'y
fouffrir aucune proposition qu'avec l'approba-
tion du Petit - Confeil , fuffifoient feules pour
maintenir le Confeil - Général dans la plus entiè-
re dépendance ? La troisième précaution d'y
régler la compétence des matières étoit donc la
chofe du monde la plus fuperflue ; & quel eût
été l'inconvénient de laifler au Confeil- Général
h plénitude des droits fuprèmes , puifqu'il tien
2fo HUITIEME LETTRE
peut faire aucun ufage qu'autant que le Petit-
Confeil le lui permet ? En ne bornant pas les
droits de la Puilfance fouveraine on ne la ren-
doit pas dans le fait moins dépendante & l'on évi-
tait une contradiction : ce qui prouve que c'eft
pour n'avoir pas bien connu votre Conllitution
qu'on a pris des précautions vaines en elles - mê-
mes & contradictoires dans leur objet.
On dira que ces limitations avoient feule-
ment pour fin de marquer les cas où les Con-
feils inférieurs feroient obligés d'affembler le
Confeil- Général. J'entends bien cela ; mais n'é-
toit-il pas plus naturel & plus [impie de mar-
quer les droits qui leur étoient attribués à eux-
mêmes , & qu'ils pouvoient exercer fans le con-
cours du Confeil - Général ? Les bornes étoient-
elles moins fixées par ce qui eft au deçà que
par ce qui eft au delà , & lorfque les Confeils
inférieurs vouloient paifer ces bornes, n'eft-il
pas clair qu'ils avoient befoin d'être autorifés?
Par - là , je l'avoue , on mettoit plus en vue tant
de pouvoirs réunis dans les mêmes mains ,
mais on préfentoit les objets dans leur jour
véritable , on tiroit de la nature de la chwfe
le moyen de fixer les droits refpectifs des
divers Corps , & l'on fauvoit toute contradic-
tion.
A la vérité l'Auteur des Lettres prétend que
le Petit- Confeil étant le Gouvernement même
doit exercer à ce titre toute l'autorité qui n'tft
DE LA MONTAGNE. 2fi
pas attribuée aux autres Corps de l'Etat ; mais
c'eft fuppofer la fienne antérieure aux Edits »
c'eft fuppofer que le Petit- Confeil , fource pri-
mitive de la Puiflance , garde ainfi tous les droits
qu'il n'a pas aliénés. Reconnoiifez-vous , Mon-
fieur , dans ce principe celui de votre Conftitu-
tion ? Une preuve lî curieufc mérite de nous ar-
rêter un moment.
Remarquez d'abord qu'il s'agit là (a) du pou-
voir du Petit - Confeil , mis en oppofition avec
celui des Syndics , c'eft-à-dire , de chacun de
ces deux pouvoirs féparé de l'autre. L'Edit par-
le du pouvoir des Syndics {ans le Confeil , il
ne parle point du pouvoir du Confeil fans
les Synlics ; pourquoi cela ? Parce que le Con-
feil fans les Syndics eft le Gouvernement. Donc
le filence même des Edits fur le pouvoir du Con-
feil, loin de prouver la nullité de ce pouvoir,
en prouve l'étendue. Voilà , fans doute , une
conclufion bien neuve. Admettons-la toutefois»
pourvu que l'antécédent foit prouvé.
Si c'eft parce que le Petit-Confeil eft le Gou-
vernement que les Edits ne parlent point de
fon pouvoir, ils diront du moins que le Petit-
Confeil eft le Gouvernement ; à moins que de
preuve en preuve leur filence n'étabiilfe toujours
le contraire de ce qu'ils ont dit.
(fl) Lettres écrites de la Ca'.npcgne pare 66, ,
T.%% HUITIEME LETTRE
Or je demande qu'on me montre dans vos
Edits où il eft dit que le Petit - Confeil efl lô
Gouvernement , & en attendant je vais vous
montrer , moi, où il efl: dit tout le contraire.
Dans l'Edit politique, de 1 5 <5*8 » je trouve le
préambule conçu dans ces termes. Four que le
Gouvernement & Ejlat de cette Ville confijle par
quatre Syndicques , le Confeil des Vingt - cinq , le
Confeil des Soixante , des Deux - Cents , du Géné-
ral , £f? un Lieutenant en la jujïice ordinaire ,
avec autres Offices , félon que bonne police le re-
quiert , tant pour l'adminiftration du bien public
que de la jujlice , nous avons recueilli l'ordre qui
jufqiiici a été obfervé afin qiCil foit
gardé à l'avenir comme s'enfuit.
Dès l'article premier de l'Edit de 1738 » je
vois encore que cinq Ordres compofent le Gouver-
nement de Genève. Or de ces cinq Ordres les
quatre Syndics tout feuls en font un , le Con-
feil des Vingt- cinq , où font certainement com-
pris les quatre Syndics, en fait un autre , & les
Syndics entrent encore dans les trois fuivans.
Le Petit-Confeil fans les Syndics n'eft donc pas
le Gouvernement.
J'ouvre l'Edit de 1707, & j'y vois à l'Arti-
cle V. en propres termes , que Mejfleurs les Syn-
dics ont la dire&ion & le Gouvernement de l'Etat.
A l'inftant je ferme le Livre , & je dis ; certaine-
ment félon les Edits le Petit-Confeil fans les
Syndics n'eft pas le Gouvernement , quoique
l'Auteur
DE LA MONTAGNE, 2?s
l'Auteur des Lettres affirme qu'il Peft.
On dira que moi-même j'attribue fou vent
dans ces Lettres le Gouvernement au Petit- Con-
ieil. J'en conviens ; mais c'eft au Petit-Confeii
préfidé par les Syndics ; & alors il eft certain
que le Gouvernement provifionnel y réfide dans
le fens que je donne à ce mot : mais ce fens
n'eft pas celui de l'Auteur des Lettres ; puifque
dans le mien le Gouvernement n'a que les pou-
voirs qui lui font donnés par la Loi , & que
dans le lien , au contraire , le Gouvernement a
tous les pouvoirs que la Loi ne lui ôte pas.
Reste donc dans toute fa force l'objection
des Repréfentans , que , quand l'Edit parle des
Syndics , il parle de leur puilTance , & que ,
quand il parle du Confeil , il ne parle que de
fon devoir. Je dis que cette objection relie
clans toute fa force ; car l'Auteur des Lettres
n'y répond que par une affertion démentie par
tous les Edits. Vous me ferez plaifir , Mon-
sieur , fi je me trompe , de m'apprendre en quoi
pèche mon raifonnement.
Cependant cet Auteur, très content du fien,
demande comment , fi le Législateur navoit pas
confidéré de cet œil le Petit- Lonfeil , on poivroi.fi
concevoir que dam aucun endroit de Chdit il lien
réglât P autorité ,• qu'il lafuppofât par - tout & qu'il
ne la déterminât nulle pari (b)?
J'oserai tenter d'éeluircir ce profond my Itère,
(bj lbid. page 67,
Tome IX. K
AÏ4 HUITIEME LETTRE
Le Législateur ne règle point la puifTance du
Confeil , parce qu'il ne lui en donne aucune
indépendamment des Syndics , & lorfqu'il la fup-
pofe , c'eft en le fuppofant auffi préfidé par eux,
Il a déterminé la leur , par conféquent il eft fu-
perflu de déterminer la fienne. Les Syndics ne
peuvent pas tout fans le Confeil, mais le Con-
feil ne peut rien fans les Syndics i il n'eft rien
fans eux , il eft moins que n'étoit le Deux-Cent
même lorfqu'il fut préfidé par l'Auteur Sarrazin.
Voila, je crois, la feule manière raifonnable
d'expliquer le filence des Edits fur le pouvoir
du Confeil j mais ce n'eft pas celle qu'il con-
vient aux Magiftrats d'adopter. On eût prévenu
dans le Règlement leurs fingulieres interpcta-
tions fi l'on eût pris une méthode contraire , Se
qu'au lieu de marquer les droits du Confeil-
Général on eût déterminé les leurs. Mais pour
n'avoir pas voulu dire ce que n'ont pas dit les
Edits , on a fait entendre ce qu'ils n'ont jamais
fuppofé.
Que de cliofes contraires à la liberté publi-
que & aux droits des Citoyens & Bourgeois , &
combien n'en pourrois - je pas ajouter encore ?
Cependant tous ces défavantages qui naiifoient
ou fembloient naître de votre Conftitution &
qu'on n'auroit pu détruire fans l'ébranler , ont
été balancés & réparés avec la plus grande fa-
geife par des compenfations qui en nahîoient auili
DE LA MONTAGNE. 255
& telle étoit précifément l'intention des Média-
teurs , qui , félon leur propre déclaration , fut
de conferver à chacun [es droits, [es attributions par-
ticulieres provenant de la Loi fondamentale de l'E-
tat. M. Micheli Du Cret aigri par fes malheurs
contre cet ouvrage dans lequel il fut oublié,
l'accu fe de renverfer l'inftitution fondamentale
du Gouvernement & de dépouiller les Citoyens
& Bourgeois de leurs droits ; fans vouloir voir
combien de ces droits , tant publics que partir
culiers , ont été confervés ou rétablis par cet
Edit , dans les Articles III , IV > X , XI , XII >
XXII , XXX, XXXI, XXXII, XXXIV, XLII,
& XLIV ; fans fonger fur- tout que la force de
tous ces Articles dépend d'un feul qui vous a
aufîi été confervé. Article effentiel , Article équi-
pondérant à tous ceux qui vous font contraires,
& (1 néceflaires à l'effet de ceux qui vous font
favorables qu'ils feroient tous inutiles fi l'on ve-
noit à bout d'éluder celui - là , ainfi qu'on l'a
entrepris. Nous voici parvenus au point impor-
tant ; mais pour en bien fentir l'importance il
falloit pefer tout ce que je viens d'expofer.
On a beau vouloir confondre l'indépendance
& la liberté. Ces deux cliofes font fi différen-
tes que même elles s'excluent mutuellement.
Quand chacun fait ce qu'il lui plaît , on fait
fouvent ce qui déplaît à d'autres , & cela ne
s'appelle pas un état libre. La liberté confifte
moins à faire fa volonté qu'à n'être pas fournis
R %
25^ HUITIEME LETTRE
à celle d'autrui ; elle confifte encore à ne pa£
foumettre la volonté d'autrui à la nôtre. Qui-
conque eft maître ne peut être libre , & régner
c'eft obéir. Vos Magiftrats favent cela mieux
que peiTonne , eux qui comme Othon n'omet-
tent rien de ferviie pour commander (c). Je ne
connois de volonté vraiment libre que celle à la-
quelle nul n'a droit d'oppofer de la réiiftance; dans
la liberté commune nul n'a droit de faire ce que
la liberté d'un autre lui interdit , & la vraie li-
berté n'eft jamais deftructive d'elle-même. Ainfi
la liberté fans la jultice eft une véritable contra-
diction ; car comme qu'on s'y prenne tout gène
dans l'exécution d'une volonté défordonnée.
Il n'y a donc point de liberté fans Loix , ni
où quelqu'un eft au defïus des Loix : dans l'é-
tat même de nature l'homme n'eft libre qu'à la
faveur de' la Loi naturelle qui commande à
(c) En général, dit l'Auteur des Lettres, les hommes
craignent encore plus d'obéir qu'ils n'aiment à comman-
der. Tacite en jugeoit autrement & connoiflbit le cœur
humain. Si la maxime étoit vraie , les valets des Grands
feroient moins infolens avec les Bourgeois , & l'on ver-
roit moins de fainéans ramper dans les cours des Piin-
ces. 11 y a peu d'hommes d'un cœur aflez fain pour
favoir aimer la liberté : tous veulent commander , à ce
prix nul ne craint d'obéir. Un petit parvenu fe donne
cent Maîtres pour acquérir dix valets. 11 n'y a qu'à voir
la fierté des nobles dans les Monarchies ; avec quelle em-
phaie ils pronnoncent ces mots de fa vice & de Jeruir ;
combien ils sVfliment grands & refpectables quand ils
peuvent avoir l'honneur de dire , le Roi mon maître;
combien ils méprifent des Républicains qui ne font que
libres , & qui certainement font plus nobles qu'eux. '
DE LA MONTAGNE. 2f?
tous. Un Peuple libre obéit , mais il ne fert
pas ; il a des chefs & non pas des maîtres ; il
obéit aux Loix , mais il n'obéit qu'aux Loix ,
<& c'eft par la force des Loix qu'il n'obéit pas
aux hommes. Toutes les barrières qu'on donne
dans les Républiques au pouvoir des Magiftrats
ne font établies que pour garantir de leurs at-
teintes l'enceinte facrée des Loix : ils en font
les Miniftres non les arbitres , ils doivent les
garder non les enfreindre. Un Peuple eft libre,
quelque forme qu'ait fon Gouvernement , quand-
dans celui qui le gouverne il ne voit point
l'homme , mais l'organe de la Loi. En un
mot , la liberté fuit toujours le fort des Loix ,
elle règne ou périt avec elles j je ne fâche rien
de plus certain.
Voes avez des Loix bonnes & fages , foit en
elles-mêmes , foit par cela feul que ce font des
Loix. Toute condition impofée à chacun par
tous ne peut être onéreufe à perfonne , & la
pire des Loix vaut encore mieux que le meil-
leur maître 5 car tout maître a des préférences,
& la Loi n'en a jamais.
Depuis que la conftitution de votre Etat a
pris une forme fixe & ftable , vos fondions de
Législateur font finies. La fureté de l'édifice
veut qu'on trouve à préfent autant d'obftacles
, pour y toucher qu'il falloit d'abord de facilités
pour le conftruire. Le droit négatif des Con-
feils pris en ce fens eft l'appui de la Républi-
R 3
2ï8 HUITIEME LETTRE
que : l'Article VI du Règlement eft clair& pré-
cis : je me rends fur ce point aux raifonnemens
de l'Auteur des Lettres , je les trouve fans ré-
plique , & quand ce droit il juftement réclamé
par vos Magiftrats feroit contraire à vos inté-
rêts , il faudroit fouffnr & vous taire. Des hom-
mes droits ne doivent jamais fermer les yeux à
l'évidence , ni difputer contre la vérité.
L'ouvrage ,eft confommé , il ne s'agit plus
que de le rendre inaltérable. Or l'ouvrage du
Législateur ne s'altère & ne fe détruit jamais que
d'une manière ; c'eft quand les dépositaires de
cet ouvrage abufent de leur dépôt , & fe font
obéir au nom des Loix en leur défobéiifant eux-
mêmes (a). Alors la pire chofe naît de la meil-
leure , & la Loi qui fert de fauvegarde à la Ty-
rannie eft plus funefte que la Tyrannie elle-mê-
me. Voilà précifément ce que prévient le droit
de Repréfentation -ftipulé dans vos Edits & ref-
treint mais confirmé par la médiation. Ce droit
(d) Jamais le peuple ne s'eft rebelié contre les Loix
que les Chefs n'aient commencé par les enfreindre en
quelque chofe. C'eft fur ce principe certain qu'à la Chi-
ne quand il y a quelque révolte dans une Province on
commence toujours par punir le Gouverneur. En Europe
les Rois fuiventconftamment la maxime contraire, auiïï
voyez comment profperent- leurs Etats ! La population
diminue par-tout d'un dixième tous les trente ans ; elle
ne diminue point à la Chine. Le Defpotifme oriental fe
foutient parce qu'il eft plus févere fur les Grands- que
fur le Peuple : il tire ainfi de lui-méraie fcn propre re-
mède. J'entends dire qu'on commence à prendre à la
Porte la Maxime Chrétienne. Si cela eft, on verra dans
peu ce qui en réfultera,
DE LA MONTAGNE. 4Ç*
vous donne infpe&ion , non plus fur la Législa-
tion comme auparavant , mais fur l'adminiftra-
tion j & vos Magiftrats , tout puiffans au nom
des Loix , feuls maîtres d'en propofer au Légis-
lateur de nouvelles , font fournis à fes jugemens
s'ils s'écartent de celles qui font établies. Par
cet Article feul votre Gouvernement , fujet d'ail-
leurs à plufieurs défauts confidérables , devient
le meilleur qui jamais ait exifté : car quel meil-
leur Gouvernement que celui dont toutes les
parties fe balancent dans un parfait équilibre,
où les particuliers ne peuvent tranfgreffer les
Loix , parce qu'ils font fournis à des Juges , &
où ces Juges ne peuvent pas non plus les tranf-
greifer , parce qu'ils font furveillés par le Peuple ?
Il eft vrai que pour trouver quelque réalité
dans cet avantage , il ne faut pas le fonder fur
un vain droit : mais qui dit un droit ne dit pas
une chofe vaine. Dire à celui qui a tranfgrefle
la Loi qu'il a tranfgrefle la Loi , c'eft prendre
une peine bien ridicule ; c'en: lui apprendre une
chofe qu'il fait aufîi bien que vous.
Le droit eft , félon Puffendorf , une qualité
morale par laquelle il nous eft dû quelque chofe.
La (impie liberté de fe plaindre n'eft donc pas
un droit , ou du moins c'eft un droit que la na-
ture accorde à tous & que la Loi d'aucun pays
n'ôte à perfonne. S'avifa- 1- on jamais de ftipuler
dans des Loix que celui qui perdroit un procès
auroit la liberté de fe plaindre ? S'avifa- t-oa
R4
itfo HUITIEME LETTRE
jamais de punir quelqu'un pour l'avoir fait ? Oui
ell le Gouvernement , quelque abfolu qu'il puiiïe
être , où tout Citoyen n'ait pas le droit de don-
ner des mémoires au Prince ou à fon Miniftre
fur ce qu'il croit utile à l'Etat , & quelle riféè
n'exciteroit pas un Edit public par lequel on ac-
corderoit formellement aux fujets le droit de
donner de pareils mémoires ? Ce n'eft pourtant
pas dans un Etat defpotique , c'eft dans une Ré-
publique, c'eft dans une démocratie, qu'on donne
authentiquement aux Citoyens , aux membres
du Souveiain, la permiffion d'ufer auprès de leur
Magiftrat de ce même droit que nul Defpote
n'ôte jamais au dernier de fes efclaves.
Quoi ! Ce droit de Repréfentation confifte-
roit uniquement à remettre un papier qu'on eft
même difpenfé de lire , au moyen d'une ré-
ponfe féchement négative (*)? Ce droit fi fo-
lemnellement ftipulé en compenfation de tanc
de facrinces , fe borneroit à la rare prérogative
de demander & ne rien obtenir ? Ofer avancer
une telle proposition , c'eft accufer les Médiateurs
d'avoir ufé avec la Bourgeoifie de Genève de h
plus indigne fupercherie , c'eft offenfer la probité
des Plénipotentiaires , l'équité des puifiances mé-
diatrices, c'eft blefTer toute bienféance , c'eft ou-
trager même le bon fens.
0 , Telle , par exemple , que celle que fit le Confeil
le 10 Août i7->j aux Repréfentations remifes le 8 à M.
le premier Syn Jic par un grand nombre de Citoyens k
Bourgeois.
DE LA MONTAGNE. 26 1
Mais enfin quel eft ce droit ? jufqu'où s'é-
tend-il? comment peut- il être exercé? Pour-
quoi rien de tout cela n'eft - il fpécifié dans
l'Article VII? Voilà des queftions raifonnables;
elles offrent des difficultés qui méritent examen»
La folution d'une feule nous donnera celle
de toutes les autres , & nous dévoilera le véri-
table efprit de cette inftitution.
Dans un Etat tel que le vôtre , où la fouve-
raineté eft entre les mains du Peuple ; le Légif-
lateur exifte toujours , quoiqu'il ne fe montre pas
toujours. Il n'eft raifemblé & ne parle authenti-
quement que dans le Confeil- Général : mais
hors du Confeil - Général il n'eft pas anéanti ;
fes membres font épars , mais ils ne font pas
morts ; ils ne peuvent parler par les Loix , mais
ils peuvent toujours veiller fur l'adminiftration
des Loix i c'eft un droit , c'eft même un devoir
attaché à leurs perfonnes , & qui ne peut leur
être ôté dans aucun tems. De-là le droit de Re-
préfentation. Ainfi la Repréfentation d'un Ci-
toyen , d'un Bourgeois ou de plufieurs n'eft que
la déclaration de leur avis fur une matière de
leur compétence. Ceci eft le fens clair & né-
ceffaire de l'Edit de 1707 , dans l'Article V qui
concerne les Repréfentations.
Dans cet Article on proltrit avec raifon la
voie des fignatures , parce que cette voie eft
#ne manière de donner fon fuffrage, de voter
R S
««HUITIEME LETTRE
par tête comme û déjà l'on étoit en Confeil- Gé-
néral, & que la forme du Confeil - Général ne
doit être fuivie que l'orfqu'il eft légitimement af-
femblé. La voie des Repréfentations a le même
avantage , fans avoir le même inconvénient'
Ce n'eft pas voter en Confeil - Général , c'eft
opiner fur les matières qui doivent y être por-
tées i puifqu'on ne compte pas les voix ce n'eft
pas donner fon fuffrage , c'eft feulement dire
ion avis. Cet avis n'eft , à la vérité , que celui
d'un particulier ou de plufieurs ; mais ces parti-
culiers étant membres du Souverain & pouvant
le repréfenter quelquefois par leur multitude, la
raifon veut qu'alors on ait égard à leur avis ,
non comme à une décifion, mais comme aune
propofition qui la demande , & qui la rend quel-
quefois néceffaire.
Ces Repréfentations peuvent rouler fur deux
objets principaux , & la différence de ces ob-
jets décide de la diverfe manière dont le Con-
feil doit faire droit fur ces mêmes Repréfenta-
tions. De ces deux objets , l'un eft de faire
quelque changement à la Loi , l'autre de répa-
rer quelque tranfgrefîion de la Loi. Cette divi-
fion eft complète & comprend toute la matière
fur laquelle peuvent rouler les Repréfentations.
Elle eft fondée fur l'Edit même qui , diftinguant
les termes félon les objets , impofe au Procu-
reur - Général de faire des injiances ou des rt»
DE LA MONTAGNE. 26$
montrâmes félon que les Citoyens lui ont fait des
plaintes ou des réquifitiovts (/).
Cette diftinction une fois établie , le Con-
feil auquel ces Repréfentations font adreffées
doit les envifager bien différemment félon celui
de ces deux objets auquel elles fe rapportent.
Dans les Etats où le Gouvernement & les Loix
ont déjà leur afllette , on doit autant qu'il fe
peut éviter d'y toucher & fur- tout dans les pe-
tites Républiques , où le moindre ébranlement
défunit tout. L'averfion des nouveautés efl
donc généralement bien fondée i elle l'eft fur-
tout pour vous qui ne pouvez qu'y perdre , &
le Gouvernement ne peut apporter un trop
grand obftacle à leur établiifement ; car quel-
que utiles que fuifent les Loix nouvelles , les
avantages en font prefque toujours moins fùrs
que les dangers n'en font grands. A cet égard
quand le Citoyen , quand le Bourgeois a propofé
fon avis , il a fait fon devoir , il doit au furplus
avoir affez de confiance en fon Magiftrat pour
le juger capable de pefer l'avantage de ce qu'il
(f) Réquérir n'eft pas feulement demander, mais de-
mander en vertu d'un droit qu'on a d'obtenir. Cette ac-
ception etl e'tablie par touces les formules jûdicfaires dans
lefquelles ce terme de Palais efl; employé. On dh réqué-
rir Jujiicc ,• on n'a jamais dit requérir grâce. Ainfi dans
les deux cas les Citoyens avoieat également droit d'exi-
ger que leurs réquifitions ou leurs pi ités, rejettees par
les Confeils inférieurs 5 fuffent pousçs en Confeil-Géné-
ral. Mais par le mot ajouté dans 1 Article IV. de l'Edic
de i7î8 , ce droit eft reftreint feulement au cas de la
plainte , comme il fera dit dans le texte.
264 HUITIEME LETTRE
lui propofe .& porté à l'approuver s'il le croit
utile au bien public. La Loi a donc très-fage-
ment pourvu à ce que l'établiifement & même
îa proposition de pareilles nouveautés ne paflat
pas fans l'aveu des Confeils , & voilà en quoi
doit confifter le droit négatif qu'ils réclament ,
& qui , félon moi , leur appartient incontefta-
blement.
Mais le fécond objet ayant un principe tout
oppofé doit être envifagé bien différemment.
Il ne s'agit pas ici d'innover ; il s'agit d'em-
pêcher au contraire , qu'on n'innove j il s'agit
non d'établir de nouvelles Loix , mais de main-
tenir les anciennes. Quand les chofes tendent
au changement par leur pente, il faut fans ceife
de nouveaux foins pour les arrêter. Voilà ce
que les Citoyens & Bourgeois , qui ont un fï
grand intérêt à prévenir tout changement , fe
propofent dans les plaintes dont parle l'Edit.
Le Législateur exiftant toujours voit l'effet ou
l'abus de fes Loix : il voit fi elles font fuivies
ou tranfgreifées , interprétées de bonne ou de
mauvaife foi , il y veille ; il y doit veiller j cela
eft de fon droit, de fon devoir , même de fon
ferment. C'eft ce devoir qu'il remplit dans les
Repréfentations, c'eft ce droit, alors , qu'il exerce ;
& il feroit contre toute raifon , il feroit même
indécent, de vouloir étendre le droit négatif du
Confeil à cet objet-là.
Cela feroit contre toute raifon quant au Lé-
DE LA MONTAGNE. 2<S?
gislateur ; parce qu'alors toute la folemnité des
Loix feroit vaine & ridicule, & que réellement
l'Etat n'auroit point d'autre Loi que la volonté
du Petit-Confeil , maître abfolu de négliger 3
méprifer , violer , tourner à fa mode les règles
qui lui feroient prefcrites , & de prononcer no.'r
où la Loi diroit blanc , fans en répondre à per-
fonne. A quoi bon s'alfembler folemnellement
dans le Temple de Saint Pierre , pour donner
aux Edits une fan&ion fans effet ? pour dire au
Petit-Confeil '{ Mejjieurs , voilà le Corps de Loix
que nous établirons dans l'Etat , & dont nous
vous rendons les dépofitaires , pour vous y con-
former quand vous le jugerez à propos , ^? pour
le tranfgrejjer quand il vous plaira.
Cela feroit contre la raifon quant aux Repré-
fentations. Parce qu'alors le droit ftipulé par
un Article exprès de l'Edit de 1707 & confirmé
par un Article exprès de l'Edit de 1738 feroit
un droit illufoire & fallacieux , qui ne fignifie-
roit que la liberté de fe plaindre inutilement
quand on elt vexé -, liberté qui , n'ayant jamais
été difputée à perfonne , eft ridicule à établir
par la Loi.
Enfin cela feroit indécent en ce que par une
telle fuppofition la probité des Médiateurs feroit
outragée, que ce feroit prendre vos Magiltrats
pour des fourbes & vos Bourgeois pour des du-
pes d'avoir négocié , traité , tranligé avec tant
d'appareil pour mettre une des Parties à l'entière
266 HUITIEME LETTRE
difcrétion de l'autre , & d'avoir compenfé les
conceiîions les plus fortes par des fûretés qui ne
fignifieroient rien.
Mais , difent ces Meilleurs , les termes de
l'Edit font formels : 11 ne fera rien porté au Con-
feil - Général qitil liait été traité & approuvé d\t-
bord dans le Confeil des Vingt- cinq , puis dans celui
des Deux-Cents.
Premièrement qu'eft-ce que cela prouve autre
chofe dans la queftion préfente , fi ce n'eft une
marche réglée & conforme à l'Ordre & l'obli-
gation dans les Confeils inférieurs de traiter &
approuver préalablement ce qui doit être porté
au Confeil- Général '( Les Confeils ne font - ils
pas tenus d'approuver ce qui eft prefcrit par la
Loi? Quoi ! fi les Confeils n'approuvoient pns
qu'on procédât à l'éle&ion des Syndics , n'y de-
vrcit-on plus procéder , & fi les fujets qu'ils
propofent font rejettes, ne font- il. pas contraints
d'approuver qu'il en foit propofé d'autres ?
D'ailleurs , qui ne voit que ce droit d'ap-
prouver & de rejetter, pris dans fon fens abfo-
îu , s'applique feulement aux proportions qui
renferment des nouveautés , & non à celles qui
n'ont pour objet que le maintien de ce qui eft
établi ? trouvez-vous du bon fens à fuppofer
qu'il faille une approbation nouvelle pour ré-
parer les tran (greffions d'une ancienne Loi ?
Dans l'approbation donnée à cette Loi lorfqu'elle
fut promulguée font contenues toutes celles qui
DE LA MONTAGNE. 267
fe rapportent à fon exécution : Quand les Con-
feils approuvèrent que cette Loi feroit établie ,'
ils approuvèrent qu'elle feroit obfervée, par
confcquent qu'on en puniroit les tranfgreffeurs 5
& quand les Bourgeois dans leurs plaintes le
bornent à demander réparation fans punition ,
l'on veut qu'une telle propofition ait de nou-
veau bf foin d'être approuvée? Monfieur , ii ce
n'eft pas - là fe moquer des gens , dites - moi
comment on peut s'en moquer ?
Toute la difficulté confifte donc ici dans la
feule queftion de fait. La Loi a - t - elle été tranf-
greffée , ou ne l'a- 1- elle pas été? Les Citoyens
& Bourgeois difent qu'elle l'a été ; les Magiftrats
le nient. Or voyez, je vous prie, fi l'on peut
rien concevoir de moins raifonnable en pareil
cas que ce droit négatif qu'ils s'attribuent? On
leur dit , vous avez tranfgreffé la Loi. Ils ré-
pondent , nous ne l'avons pas tranfgreifée ; & s
devenus ainfi juges fuprêmes dans leur propre
caufe , les voilà juftifiés contre l'évidence par
leur feule affirmation.
Vous me demanderez fi je prétends que l'af-
firmation contraire foit toujours l'évidence ? Je
ne dis pas cela ; je dis que quand elle le feroit
vos Magiftrats ne s'en tiendroient pas moins
contre l'évidence à leur prétendu droit négatif.
Le cas cil actuellement fous vos yeux ; & pour
qui doit être ici le préjugé le plus légitime ?
Lit-il croyable , eft - il naturel que des particu-
2£8 HUITIEME LETTRE
liers fans pouvoir , fans autorité , viennent dire à
leurs Magiitrats qui peuvent être demain leurs
Juges ; vous avez fuit une injujîice , lorfque cela
n'eft pas vrai 'i Que peuvent efpérer ces particu-
liers d'une* démarche suffi folle, quand même
ils feroient fûrs de l'impunité '< Peuvent ils pen-
fer que des Magiitrats fi hautains jufques dans
leurs torts , iront convenir fottement tVs torts
mêmes qu'ils n'auroient pas ? Au contraire , y
a - t - il rien de plus naturel que de nier les fau-
tes qu'on a faites ? N'a - t - on pas intérêt de les
foutenir , & n'eft - on pas toujours tenté; de le
faire lorfqu'on le peut impunément & qu'on a
la force en main ? Quand le foible & le fort ont
enfemble quelque difpute , ce qui n'arrive guère
qu'au détriment du premier , le fentiment par
cela feul le plus probable eft toujours que c'eft
le plus fort qui a tort.
Les probabilités , je le fais , ne font pas de*
preuves : mais dans des faits notoires comparés
aux Loix , lorfque nombre de Citoyens affirment
qu'il y a injuftice , & que le Magiftrat accufé de
cette injuftice affirme qu'il n'y en a pas, qui
peut être juge , fi ce n'eft le public inftruit ,
& où trouver ce public inftruit à Genève fi ce
n'eft dans le Confeil- Général compofé des deux
partis ?
Il n'y a point d'Etat au monde où le fujet
léfé par un Magiftrat injulte ne puiife par
quelque voie porter fa plainte au Souverain ,
&
DE LA MONTAGNE. 26>
& la crainte que cette refïburce infpire eft un
frein qui contient beaucoup d'iniquités. En Fran-
ce même , où l'attachement des Parlemens aux'
Loix eft extrême , la voie judiciaire eft ouver-
te contre eux en plufieurs cas par des requôres
en caflation d'Arrêt. Les Genevois font privés
d'un pareil avantage ; la Partie condamnée pau
les Conleils ne peut plus , en quelque cas que ce
puiffe être , avoir aucun recours au Souverain :
mais ce qu'un particulier ne peut faire pour fou
intérêt privé , tous peuvent le faire pour l'inté-
rêt commun : car toute tranfgreiîion des Loix
étant une atteinte portée à la liberté devient
une affaire publique, & quand la voix publique"
s'élève, la plainte doic être portée au Souverain»
11 n'y auroit fans cela ni Parlement, ni Sénat , ni
Tribunal fur la terre qui ne fût armé du funefte
pouvoir qu'ofe ufurper votre Magiftrat ; il n'y
auroit point dans aucun Etat de fort auiïî duc
que le vôtre. Vous m'avouerez que ce feroic-là
une étrange liberté !
Le droit de Repréfentation eft intimement
lié à votre Conftitution : il eft le feul moyen
poffible d'unir la liberté à la fubordination , &
de maintenir le Magiftrat dans la dépendance
des Loix fans altérer fon autorité fur le peuple.
Si les plaintes font clairement fondées ; (i les
raifons font palpables, on doit préfumer le Cou-
feil aifez équitable pour y déférer. S'il ne Té-
toit pas, ou que les griefs n'euilent pas ce dç-
Twc IX. S
270 HUITIEME LETTRE
gré d'évidence qui les met au defTus du doute ;
le cas changeroit , & ce feroit alors à la volon-
té générale de décider j car dans votre Etat cet-
te volonté eft le Juge fuprème & l'unique Sou-
verain. Or comme dès le commencement de la
République cette volonté avoit toujours des
moyens de fe faire entendre & que ces moyens
tenoient à votre Conftitution , il s'enfuit que
l'Edit de 1707 fondé d'ailleurs fur un droit
immémorial & fur l'ufage confiant de ce droit,
n'avoit pas befoin de plus grande explication.
Les Médiateurs ayant eu pour maxime fon-
damentale de s'écarter des anciens Edits le moins
qu'il étoit pofTible , ont laiîTé cet Article tel qu'il
étoit auparavant, &mème y ont renvoyé. Ain(î
par le Règlement de la Médiation votre droit
fur ce point eft demeuré parfaitement le même ,
puifque l'Article qui fe pofe eft rappelle tout
entier.
Mais les Médiateurs n'ont pas vu que les
change mens qu'ils étoient forcés de faire à d'au-
tres Articles les obligeoient , pour être confé-
quens , d'éclaircir celui - ci , & d'y ajouter de
nouvelles explications que leur travail rendoit
néceifaires. L'eifet des Repréfentations des par-
ticuliers négligées eft de devenir enfin la voix
du public & d'obvier ainfi au déni de juftice.
Cette transformation étoit alors légitime & con-
forme à la Loi fondamentale , qui , par tout
pays arme en dernier reifort le Souverain de
DE LA MONTAGNE. 27*
îa force publique pour l'exécution de fes vo-
lontés.
Les Médiateurs n'ont pas fuppofé ce déni de
juftice. L'événement prouve qu'ils l'ont dû fup-
pofer. Pour affurer la tranquillité publique ils onc
jugé à propos de féparer du Droit la puiflance,
& de fupprimer même les afTcmblées & députa-
tions pacifiques de la bourgeoifie; mais puifqu'ils
lui ont d'ailleurs confirmé fon droit , ils dévoient;
lui fournir dans la forme de l'inftitution d'au-
tres moyens de le faire valoir , à la place de
eeux qu'ils lui ôtoient : ils ne l'ont pas fait. Leur
ouvrage à cet égard eft donc retté défectueux;
car le droit étant demeuré le même , doit tou-
jours avoir les mêmes effets.
Aussi voyez avec quel art vos Magiftrats fe
prévalent de l'oubli des Médiateurs ! En quel-
que nombre que vous puiiîiez être ils ne voient
plus en vous que des particuliers , & depuis
qu'il vous a été interdit de vous montrer en
corps ils regardent ce corps comme anéanti : il
ne l'eft pas toutefois, puifqu'il conferve tous
fes droits , tous fes privilèges , & qu'il faic
toujours la principale partie de l'Etat & du
Législateur. Us partent de cette fuppofition
fauffe pour vous faire mille difficultés chiméri-
ques fur l'autorité qui peut les obliger d'aifem-
bler le Confeil - Général. Il n'y a point d'au-
torité qui le puifle hors celle des Loix , quand
ils les obfervcnt : mais l'autorité de la Loi
S Z
272 HUITIEME LETTRE
qu'ils tranfgrefTcmt retourne au Législateur ; 8c
n'ofant nier tout - à - fait qu'en pareil cas cette
autorité ne foit dans le plus grand nombre , ils
rafTemb'ent leurs objections fur les moyens de
le conffater. Ces moyens feront toujours faci-
les fi - tôt qu'ils feront permis , & ils feront fans
inconvénient , puifqu'il elt aifé d'en prévenir les
abus.
Il ne s'agifîoit-là ni de tumultes ni de vio-
lence : il ne s'agiifoit point de ces reiîburces
quelquefois néceifaires mais toujours terribles,
qu'on vous a très - fagement interdites ; non
que vous en aviez jamais abufé , puifqu'au
contraire vous n'en ufâtes jamais qu'à la der-
nière extrémité , feulement pour votre défen-
fe9 & toujours avec une modération qui peut-
être eût dû vous couferver le droit des ar-
mes, fî quelque peuple eût pu l'avoir fans dan-
ger. Toutefois je bénirai le Ciel , quoi qu'il arri-
ve, de ce qu'on n'en verra plus l'affreux appareil
au milieu de vous. Tout efl permis dans les maux
extrêmes , dit plufleurs fois l'Auteur des Let-
tres. Cela fût - il vrai , tout ne feroit pas expé-
dient. Quand l'excès de la Tyrannie met celui
qui la founre au- deflfus des Loix, encore faut-
il que ce qu'il tente pour, la déu'aïr^ lui laifle
quelque efpoir d'y réuflir. Voudroit-on vous
réduire à cette extrémité ? je ne puis le croi-
ra , & quand vous y feriez , je penfe encore
moins qu'aucune voie de fait pût jamais voiis
" DE LA MONTAGNE. i^i
•en tirer. Dans votre pofition toute fauffe dé-
marche eft fatale , tout ce qui vous induit à la
faire eft un piège , & fuiîiez - vous un inftant
les maîtres , en moins de quinze jours vous fe-
riez écrafés pour jamais. Quoi que faifent vos
Magiftrats , quoi que dife l'Auteur des Lettres ,
les moyens violens ne conviennent point à la
caufejuftc : fans croire qu'on veuille vous for-
cer aies prendre , je crois qu'on vous les ver-
roit prendre avec plaifir ; & je crois qu'on ne
doit pas vous faire envifager comme une ref-
fource ce qui ne peut que vous ôter toutes
les autres. La juftice & les Lois font pour vous j
ces appuis , je le fais , font bien foibles contre
le crédit & l'intrigue ; mais ils font les feuls
qui vous retient: tenez -vous -y jufqu'à la fin.
Eh! comment approuverois -je qu'on voulût
troubler la paix civile pour quelque intérêt
que ce fût , moi qui lui facrifiai le plus cher
de tous les miens ? Vous le favez , Monfieur
j'étois defiré, follicité ; je n'avois qu'à paroi-
tre j mes droits étoient foutenus , peut - être
mes affronts réparés. Ma préfence eût du
moins intrigué mes perfécuteurs , & j'étois dans
une de ces pofitions enviées , dont quiconque
aime à faire un rôle fe prévaut toujours avi-
dement, j'ai préféré l'exil perpétuel de ma pa-
trie ; j'ai renoncé à tout , même à l'efpérance ,
plutôt que d'expoler la tranquillité publique:
S 3
274 HUITIEME LETTRE
l'ai mérité d'être cru fincere , Jorfque je parla
en fa faveur.
Mais pourquoi fupprimer des afTemblées pai-
ilbles & purement civiles, qui ne pouvoient
avoir qu'un objet légitime, puifqu'elles reftoicnt
toujours dans la fubordination due au Magif-
trat '( Pourquoi , lailîant à la Bourgeoifie le
droit de faire des Repréfentations , ne les lui
pas laiffer faire avec l'ordre & l'authenticité
convenables ? Pourquoi lui ôter les moyens
d'en délibérer entr'elle , & , pour éviter des
afTemblées trop nombreufes , au moins par fes
députés ? Peut- on rien imaginer de mieux ré-
glé , de plus décent , de plus convenable que
les afTemblées par compagnies & la forme de
traiter qu'a fuivi la Bourgeoifie pendant qu'elle
a été la maitrefîe de l'Etat ? N'eft - il pas d'une
police mieux entendue de voir monter à l'Hô-
tel-de- Ville une trentaine de députés au nom
de tous leurs Concitoyens , que de voir toute
une Bourgeoifie y monter en foule ; chacun
ayant fa déclaration à faire, & nul ne pouvant
parler que pour foi ? Vous avez vu , Mon-
sieur , les Repréfentans en grand nombre , for-
cés de fe divifer par pelotons pour ne pas
faire tumulte & cohue , venir féparément par
bandes de trente ou quarante , & mettre dans
leur démarche encore plus de bienféance & de
modeftie qu'il ne leur en étoit preferit par la
Loi. Mais tel eft l'efprit de la Bourgeoifie de
DE LA MONTAGNE 27Ï
Genève ; toujours plutôt en deqà qu'en delà de
fes droits , elle eft ferme quelquefois , elle n'eft
jamais féditieufe. Toujours la Loi dans le cœur ,
toujours le refped: du Magiftrat fous les yeux ,
dans le tems même où la plus vive indignation
devoit animer fa colère , & où rien ne l'empê-
choit de la contenter , elle ne s'y livra jamais.
Elle fut jufte étant la plus forte ; même elle fut
pardonner. En eût -on pu dire autant de fes
oppreifeurs ? On fait le fort qu'ils lui firent
éprouver autrefois j on fait celui qu'ils lui pré-
paroient.
Tels font les hommes vraiment dignes de la
liberté parce qu'ils n'en abufent jamais , qu'on
charge pourtant de liens & d'entraves comme
la plus vile populace. Tels font les Citoyens ,
les membres du Souverain qu'on traite en fu-
jets , & plus mal que des fujets mêmes ; puif-
que dans les Gouvernemens les plus abfolus on
permet des affemblées de communautés qui ne
font prefidées d'aucun Magiftrat.
Jamais, comme qu'on s'y prenne, des régle-
mens contradictoires ne pourront être obfervés
à la fois. On permet , on autorife le droit de
Rc^réfentation , & l'on reproche aux Repréfen-
tans de manquer de confiftance en les empê-
chant d'en avoir. Cela n'efl: pas jufte , & quand
on vous met hors d'état de faire vos démarches
en Corps, il ne faut pas vous objecter que
vous n'êtes que des particuliers. Comment ne
S 4
Z7S HUITIEME LETTRE
voit - on point que fî le poids des Reprcfenta-
tions dépend du nombre des Repréfentans ,
quand elles font générales il e(t impoilible de
les faire un à un? Et quel ne feroit pas l'em-
barras du Magiltrat s'il avoit à lire fuecetfive-
ment les Mémoires ou à écouter les difcourr;
d'un millier d'hommes , comme il y eft obligé
par la Loi ?
Voici donc la facile folution de cette grande
difficulté que l'Auteur des Lettres fait valoir
comme infoluble (x). Que lorfque le Magiftrat
n'aura eu nul égard aux plaintes des particu-
liers portées en Repréfentations ; il permette
l'arTemblée des Compagnies bourgeoifes , qu'il
la permette féparément en des lieux , en des
tems duierens ; que celles de ces Compagnies
qui voudront à la pluralité des fuffrages ap-
puyer les Repréfentations le falfent par leurs
Députés. Qu'alors le nombre des Députés re-
préfentans fe compte ; leur nombre total e(t
fixe ; on verra bientôt fi leurs vœux font ou ne
font pas ceux de l'Etat.
Ceci ne figniae pas , prenez - y bien garde ,
que ces aiTembiées partielles puifient avoir au-
cune autorité , G. ce n'eft de faire entendre leur
fentiment fur la matière des Repréfentations.
Elles n'auront , comme aiTembiées autorifées
pour ce icul cas , nul autre droit que celui des
particuliers \ leur objet n'eft pas de changer la
(fO Page. 88»
DE LA MONTAGNE. A?7
Loi mais de juger fî elle eft fuivie , ni de re-
dreffer des griefs mais de montrer le befoin d'y
pourvoir : leur avis , fût - il unanime , ne fera
jamais qu'une RepréTentation. On faura feule-
ment par- là Ci cette Repréfentation mérite qu'on
y défère , foit pour affembler le Confeil-Général
ii les Magiftrats l'approuvent, foit pour s'en difl
penfer s'ils l'aiment mieux , en faîfant droit par
eux-mêmes fur les juftes plaintes des Citoyens
& Bourgeois.
Cette voie eft fimple , naturelle , fûre, elle
eft fans inconvénient. Ce n'eft pas même une
Loi nouvelle à faire, c'eft feulement un Arti-
cle à révoquer pour ce fèul cas. Cependant fî
elle effraie encore trop vos Magiftrats , il en
refte une autre non moins facile , & qui n'eft
pas plus nouvelle : c'eft de rétablir les Confeils-
Généraux périodiques , & d'en borner l'objet
aux' plaintes mifes en Repréfentations durant
l'intervalle écoulé de l'un à l'autre , fuis qu'il
foit permis d'y porter aucune autre queftion-
Ces affemblées , qui par une diftindion très-im-
portante (y) n'auroient pas l'autorité du Sou-
verain mais du Magiftrat fuprème, loin de pou-
voir rien innover ne pourroient qu'empêcher
toute innovation de la part des Confeils , &
remettre toutes chofes dans l'ordre de la Légif-
lation , dont le Corps dépofitaire de la force
publique peut maintenant s'écarter fans gên»
ly) Voyez le Contrat Social. L. III. Chap. 17
s s
278 HUITIEME LETTRE
autant qu'il lui plaît. En forte que , pour faire
tomber ces affemblées d'elles-mêmes , les Ma-
giflrats n'auroient qu'à fuivre exactement les
Loix : car la convocation d'un Confeil- Général
feroit inutile & ridicule lorfqu'on n'auroit rien
à y porter ; & il y a grande apparence que
c'efl ainfi que le perdit l'ufage des Confeils - Gé-
néraux périodiques au feizieme fiecle , comme
il a été dit ci- devant.
Ce fut dans la vue que je viens d'expofer
qu'on les rétablit en 1707 , & cette vieille quef-
tion renouvellée aujourd'hui fut décidée alors
par le fait même de trois Confeils - Généraux
confécutifs , au dernier defquels pafFa l'Article
concernant le droit de Repréfentation. Ce droit
n'étoit pas conteflé , mais éludé i les Magiflrats^
n'ofoient difconvenir que lorfqu'ils refufoient de
fatisfaire aux plaintes de la Bourgeoise la quef-
tion ne dût être portée en Confeil- Général ; mais
comme il appartient à eux feuls de le convoquer,
ils prétendoient fous ce prétexte pouvoir en dif-
férer la tenue à leur volonté , & comptoient
îaffer à force de délais la confiance de la Bour-
geoise. Toutefois fon droit fut enfin fi bien
reconnu qu'on fit dès le 9 Avril convoquer l'af-
femblée générale pour lejf de Mai, afin, dit le Pla-
card , de lever par ce moyen les infmuations qui ont
été répandues que la convocation en pourvoit être
éludée & renvoyée encore loin.
Et qu'on ne dife pas que cette convocation
DE LA MONTAGNE. 279
fût forcée par quelque acte de violence ou par
quelque tumulte tendant à fédition , puifque
tout fe traitoit alois par députation , comme le
Confeil l'avoit déliré , & que jamais les Ci-
toyens & Bourgeois ne furent plus paiflbles
dans leurs affemblées , évitant de les faire trop
nombreufes & de leur donner un air impofant. Ils
pouffèrent même fi loin la décence & , j'ofe dire ,
la dignité , que ceux d'entr'eux qui portoient
habituellement l'épée la poferent toujours pour
y affilier (z). Ce ne fut qu'après que tout fut
fait, ceft-à-dire, à la fin du troifieme Confeil-
Général , qu'il y eut un cri d'armes caufé par la
faute du Confeil , qui eut l'imprudence d'en-
voyer trois Compagnies de la garnifon la baïon-
nette au bout du fufil , pour forcer deux ou trois
cents Citoyens encore affemblés à Saint Pierre.
Ces Confeils périodiques rétablis en i7°7»
furent révoqués cinq ans après ; mais par quels
moyens & dans quelles circonstances ? Un court
examen de cet Edit de 1712 nous fera juger de
fa validité.
Premièrement le Peuple effrayé par les exé-
cutions & proferiptions récentes n'a voie ni liberté
ni fureté ; il ne pouvoit plus compter fur rien
(3) Ils eurent la même attention en 1734 dans leurs
Repréfentations du 4. Mars , appuyée de mille ou de douze
cents Citoyens ou Bourgeois en perfonnes » dont pas un
feul n'avoir, l'épée au côte. Ces foins , qui paroitroient
minutieux dans tout autre Etat, ne le font pas dans une
Démocratie , & caradérifent peut-être mieux un peuple
que des traits plus eclatans.
ï%6 HUITIEME LETTRE
après la frauduleufe amnïftie qu'on employa
pour le furprendre. Il croyoit à chaque inftant
revoir à fes portes les SuilTes qui fervirent d'ar-
chers à fcs fanglantes exécutions. Mal revenu
d'un effroi que le début de l'Edit étoit très-pro-
pre à réveiller , il eût tout accordé par la feule
crainte ; il fentoit bien qu'on ne l'aflembloit pas
pour donner la Loi mais peur la recevoir.
Les motifs de cette révocation, fondés fur
les dangers des Confeils- Généraux périodiques,
font d'une abfurdité palpable à qui connoît le
moins du monde l'efnrit de votre Conftitution
& celui de votre Bourgeoise. On allègue les
tems de pefte, de famine & de guerre, comme
fi la famine ou la guerre étaient un obftacle à
la tenue d'un Confeil , & quant à la pefte ,
vous m'avouerez que c'eft prendre fes précau-
tions de loin. On s'effraie de l'ennemi, des
mal-intentionnés , des cabales ; jamais on ne vit
des gens fi timides; l'expérience du palfé devoit
les raifurer. Les fréquens Confeils - Généraux
ont été dans les tems les plus orageux le
falot de la République, comme il fera montré
ci-après, & jamais on n'y a pris que des réso-
lutions fages & courageufes. On foutient ces
affemblécs contraires à la Conftitution , dont
elles font le plus ferme appui ; on les dit con-
traires aux Edits, 6c elles font établies par les
Editss on les aceufe de nouveauté & elles font
DE LA MONTAGNE. 28*
aufïî anciennes que la Législation. Il n'y a pas
une ligne dans ce préambule qui ne foit une
fauffeté ou une extravagance , & c'efl; fur ce bel
expofé que la révocation pafle, fans program-
me antérieur qui ait inftruit les membres de
Taflemblée de la proposition qu'on leur vouloit
faire, fans leur donner le loifir d'en délibérer
entre eux , même d'y penfer, & dans un tems
où la Bourgeoisie mal inftruite de fhiftoire de
fon Gouvernement s'en lailfoit aifément impo-
ier par le Magiftrat.
Mais un moyen de nullité plus grave encore
eft la violation de l'Edit dans fa partie à cet
égard la plus importante , favoir , la manière de
déchiffrer les billets ou de compter les voix ;
car dans l'article 4 de FEdit de 1707 il eft dit
qu'on établira quatre Secrétaires ad a&um pour
recueillir les furfrages , deux des Deux-Cents
& deux du Peuple, lefquels feront choifis fui"
le champ par M. le premier Syndic & prête-
ront ferment dans le Temple. Et toutefois dans
le Confeil- Général de 1712, fans aucun égard
à l'Edit précédent on fait recueillir les fu orages
par les deux Secrétaires d'Etat. Quelle fut
donc la raifon de ce changement, & pourquoi
cette manœuvre illégale dans un point fi capi-
tal, comme il Ton eût voulu tranfgrcffer à plai-
fîr la Loi qui venoit d'être faite ? On commen-
ce pur violer dans un article l'Edit qu'on veut
annuller dans un autre ! Cette marche eit-elle
283 HUITIEME LETTRE
régulière ? Si comme porte cet Edit de révoca-
tion l'avis du Confeil fut approuve prefque una-
nimement (aa) , pourquoi donc la furprife & la
confternation que marquoient les Citoyens en
fortant du Confeil , tandis qu'on voyoit un air
de triomphe & de fatisfa&ion fur les vifages des
Magiftrats (bb)ï Ces différentes contenances
font- elles naturelles à gens qui viennent d'être
unanimement du même avis ?
(ad) Par la manière dont il m'eft rapporté qu'on s'y
prit , eette unanimité n'étoit pas difficile à obtenir -, & il
ne tint qu'à ces Meilleurs de la rendre complète.
Avant l'aflemblée , le Secretaite d'Etat Meltrezat dit :
LaiJJtz-les venir , je les tiens. Il employa , dit-on , pour
cette fin les deux mots Approbation , & Réjcëlion , qui
depuis font demeures en ufage dans les billets : en forte
que quelque parti qu'on prit tout revenoit au même. Car
ii l'on choififibit Approbation l'on approuvoic l'avis des
Confeils , qui rejettoit l'aflemblée périodique ; & fi l'on
prenoit Rêjeclion l'on rejettoit l'aiïemblée périodique. Je
n'invente pas ce fait , & je ne le rapporte pas fans au-
torité ; je prie le lecteur de le croire ; mais je dois à la
vérité de dire qu'il ne me vient pas de Ceneve , & à la
juftice d'ajouter que je ne le crois pas vrai : je fais feu-
lement que l'équivoque de ces deux mots abufa bien des
votans fur celui qu'ils dévoient choilir pour exprimer leur
intention , & j'avoue encore que je ne puis imaginer au-
cun motif honnête ni aucune exeufe légitime à la tranf.
greflion de la Loi dans le recueillement des fuffrages. Rien
ne prouve mieux la terreur dont le Peuple étoit faili que
le filence avec lequel il tailla palier cette irrégularité.
(bb) Us difoient entre eux en fortant , & bien d'autres
l'entendirent ; nous venons défaire une grande journée.
Le lendemain nombre de Citoyens furent le plaindre
qu'on les avoit trompés , & qu'ils n'avoient point enten-
du rejetter les alfemblées générales , mais l'avis des Con-
feils. On le moqua d'eux.
DE LA MONTAGNE. 2S3
Ainsi donc pour arracher ces édits de révo-
cation l'on ufa de terreur , de furprife , vrai-
femblablement de fraude , & tout au moins on
viola certainement la Loi. Qu'on juge fi ces ca-
ractères font compatibles avec ceux d'une Loi
facrée , comme on affecte de l'appeller ?
Mais fuppofons que cette révocation foit lé-
gitime & qu'on n'en ait pas enfreint les condi-
tions (ce)» quel autre effet peut- on lui donner,
que de remettre les chofes fur le pied oi\- elles
ctoient avant l'établhTement de la Loi révoquée ,
& par conféquent la Bourgeoifie dans le droit
dont elle étoit en poffefîion ? Quand on carïe
une tranfa&ion , les Parties ne rettent-elles pas
comme elles étoient avant qu'elle fût paffée?
Convenons que ces Confeils- Généraux pério-
diques n'auroient eu qu'un feul inconvénient ,
mais terrible ; c'eût été de forcer les Magis-
trats & tous les Ordres de fe contenir dans les
bornes de leurs devoirs & de leurs droits. Par
cela feul je fais que ces aflemblées fi effarou-
chantes ne feront jamais rétablies , non plus
que celles de la Bourgeoifle par compagnies;
mais aufli n'eft - ce pas de cela qu'il s'agit > je
n'examine point ici ce qui doit ou ne doit pas
fe faire , ce qu'on fera ni ce qu'on ne fera pas.
(ce) Ces conditions portent qu'aucun changement à l'E-
dit 11 aura for ce qu'il n'ait été approuvé dans ce Souverain
Confcil. Refte donc à favoir fi les infractions de l'Edit
$c font pas des changemens à l'Edit.
284 HUITIEME LETTRE
Les expédiens que j'indique fimplemertt comme
poffibles & faciles , comme tirés de votre Cons-
titution , n'étant plus conformes aux nouveaux
Edits, ne peuvent paiîer que du confentement
des Confeils, & mon avis n'elt. aflurément pas
qu'on les leur propofe : mais adoptant un mo-
ment la fuppoiltion de l'Auteur des Lettres , je
•réfous des objections frivoles; je fais voir qu'il
cherche dans la nature des chofes des ob (racles
qui n'y font point , qu'ils ne font tous que dans
la mauvaife volonté du Confeil , & qu'il y avoit
s'il l'eût voulu cent moyens de lever ces pré-
tendus obltacles , fans altérer la Conititution ,
fans troubler l'ordre , & fans jamais expofer le
repos public.
Mais pour rentrer dans la queftion tenons-
nous exactement au dernier Edit , & vous n'y
verrez pas une feule difficulté réelle contre l'ef-
fet néceifaire du droit de Repréfentation.
i. Celle d'abord de fixer ie nombre des Re-
préfentans eft vaine par l'Edit même , qui ne
fait aucune diftinclion du nombre , & ne donne
pas moins de force à la Repréfentation dunfeul
qu'à celle de cent.
2. Celle de donner à des particuliers le
droit de faire afTembler le Confeil-Général clt
vaine encore; puifque ce droit, dangereux ou
non , ne refaite pas de reflet néceifaire des
Repréfentations. Commet il y a tous les ans
deux Confeijs Généraux pour les élections, iL
n'eu
DE LA MONTAGNE. 23?
n'en faut point pour cet effet aiTembler d'extraor-
dinaire. Il fuffit que la Repréfentation , après
avoir été examinée dans les Confeils , foit portée
au plus prochain Confeil - Général , quand elle eft
de nature à l'être (dd). La féance n'en fera pas
même prolongée d'une heure , comme il eft mani-
fefte à qui connoît l'ordre obfervé dans ces aC
femblées. Il faut feulement prendre la précau-
tion que la proposition pafle aux voix avant
les élections : car fî l'on attendoi: que l'élection
fût faite , les Syndics ne manqueroient pas de
rompre aufîî-tôt l'aifemblée , comme ils rirent
en 1735.
). Celle de multiplier les Confeils- Généraux
eft levée avec la précédente , & quand elle ne
le feroit pas , où feroient les dangers qu'on y
trouve ? C'eft ce que je ne faurois voir.
On frémit en lifant l'énumération de ces dan-
gers dans les Lettres écrites de la Campagne, dans
l'Editde i~ï2, dans la Harangue de M. Chouet;
mais vérifions. Ce dernier dit que la République
ne fut tranquille que quand ces aifemblées devin-
rent plus rares. Il y a U une petite inverfion à ré-
tablir. Il falloit dire que ces aifemblées devinrent
plus rares quand la République fut tranquille. Li-
fez , Monfieur , les faites de votre Ville durant le
feizieme fiecle. Comment fecoua-t-elle le dquble
(dd) J'ai diftingué ci - devant les cas où les Confeils
font tenus de l'y porter , & ceux où Us ne le font pas.
Tome IX, X
28£ HUITIEME LETTRE
joug qui l'écrafoit ? Comment étouffa - 1 - elle les
factions qui îadéchiroient? Comment réfifta-t-el-
le à fes voifins avides , qui ne la fecouroient que
pour l'affervir ? Comment s'établit dans fon fciu
la Liberté Evangélique & politique ? Comment fa
Conftitution prit -elle de la conliitanee ? Com-
ment fe forma le lyvtême de fon Gouvernement ?
L'hiftoire de ces mémorables tems eftun enchaî-
nement de prodiges. Les Tyrans , les Veifins ,
les ennemis , les amis , les fujets , les Citoyens »
la guerre , la pefte , la famine , tout fembloit con-
courir à la perte de cette malheureufe Ville. On
conçoit à peine comment un Etat déjà formé eût
pu échappera tous ces périls. Non- feulement
Genève en échappe , mais c'eft durant ces crifes
terribles que fe confomme le grand Ouvrage de fa
Législation. Ce fut par fes fréquens Confeils-Gé-
néraux (ee) , ce fut par la prudence & la fermeté
que fes Citoyens y portèrent, qu'ils vainquirent
enfin tous les obitacles , & rendirent leur Ville
libre & tranquille, de fujette & déchirée qu'elle
étoit auparavant j ce fut après avoir tout mis
en ordre au dedans qu'ils fe virent en état de
(ee) Comme on fes aflembloit alors dans tous les cas
ardus félon les Edits , & que ces cas ardus revenoient
très-fouvent dans ces tems orageux* , le Confeil - Général
étoit alors plus fréquemment convoqué que n'eft aujour-
d'hui,le Deux - Cent. Qu'on en juge par une feule épo-
que. Durant les huit premiers mois de l'année 1^40 il
fe tint dix - huit Confeils - Généraux , & cette année n'eue
rien de plus extraordinaire que celles qui avoient précédé
& que celles qui fuivirent.
DE LA MONTAGNE. 287
Faire au dehors la guerre avec gloire. Alors le
Confeil Souverain avoit fini fes fondions , c'é-
toit au Gouvernement de faire les fiennes : il
ne reftoit plus aux Genevois qu'à défendre la li-
berté qu'ils venoient d'établir , & à fe montrer
auïîi braves foldats en campagne qu'ils s'étoient
montrés dignes Citoyens au Confeil ; c'eft ce qu'ils
firent. Vos annales attellent par -tout l'utilité
des Confeils- Généraux ; vos Meilleurs n'y
voient que des maux effroyables. Ils font l'objec-
tion , mais Phiftoire la réfout.
4. Celle de s'expofer aux faillies du Peuple
quand on avoifine à de grandes Puilfances fe
réfout de même. Je ne fâche point en ceci de
meilleure réponfe à des fophifmes que des faits
conftans. Toutes les réfolutions des Confeils-
Généraux ont été dans tous les teins auffi pleines
de fagelfe que de courage ; jamais elles ne fu-
rent infolentes ni lâches ; on y a quelquefois
juré de mourir pour la patrie > mais je défie
qu'on m'en cite un feul , même de ceux où le
Peuple a le plus influé: dans lequel on ait par
étourderie indifpofé les PuiiTances voilines ,
non plus qu'un feul où l'on ait rampé devant
elles. Je ne fcrois pas un pareil défi pour tous
les arrêtés du Petit - Confeil : mais parlons.
Quand il s'agit de nouvelles réfolutions à pren-
dre , c'eft aux Confeils inférieurs de les propo-
fer , au Confeil - Général de les rejetter ou de
les admettre i il ne peut rien faire de plus; on
T 2,
288 HUITIEME LETTRE
ne difpute pas de cela : cette objection porte
donc à faux.
5. Celle de jetter du doute & de robfcurité*
fur toutes les Loix n'eft pas plus folide , parce
qu'il ne s'agit pas ici d'une interprétation va-
gue , générale , & fufceptible de fubtilités ;
mais d'une application nette & précife d'un fait
à la Loi. Le Magiftrat peut avoir fes raifons
pour trouver obfeure une chofe claire , niais
cela n'en détruit pas la clarté. Ces Meilleurs
dénaturent la queftion. Montrer par la lettre
d'une Loi qu'elle a été violée n'eft pas propo-
fer des doutes fur cette Loi. S'il y a dans les
termes de la Loi un feul fens félon lequel le
fait foit juftifié , le Confeil dans fa réponfe ne
manquera pas d'établir ce fens. Alors la Repré-
fentation perd fa forGe , & fi l'on y perfifte , el-
le tombe infailliblement en Confeil - Général :
car l'intérêt de tous eft trop grand , trop pré-
{'enz , trop fenfible , fur- tout dans une Ville de
commerce , pour que la généralité veuille ja-
mais ébranler l'autorité , le Gouvernement , la
Législation , en prononçant qu'une Loi a été
tranfgrelfée , lorfqu'il eft pofïible qu'elle ne l'ait
pas été.
C'est au Législateur , c'eft au rédacteur des
Loix à n'en pas laiifer les termes équivoques.
Quand ils le fon-t , c'eft à l'équité du Magiftrat
d'en fixer le fens dans la pratique ; quand la
Loi a plufieurs fens , il ufe de fon droit en
DE LA MOXTAGNE. 289
préférant celui qu'il lui plaît; mais ce droit ne
va point jufqu'à changer le fens littéral des
loix & à leur en donner un qu'elles n'ont pas ;
autrement il n'y auroit plus de Loi. La queC
tion ainfi pofée eft fi nette qu'il eft facile au
bon fens de prononcer , & ce bon fens qui
prononce fe trouve alors dans le Confeil -Géné-
ral. Loin que de - là naiifent des difcuifivtis in-
terminables , c'eft par-là qu'au contraire on les
prévient; c'eft par -là qu'élevant les Edits au-
delfus des interprétations arbitraires & particu-
lières que l'intérêt ou la paillon peut fuggérer y
on eft fur qu'ils difent toujours ce qu'ils difent,
& que les particuliers ne font plus en d.nite ,
fur chaque affaire , du fens qu'il plaira au Ma-
giftrat de donner à la Loi. N'eft- il pas clair que
les difficultés dont il s'agit maintenant n'exiite-
roient plus fi l'on eût pris d'abord ce moyen de
les réfoudre?
6. Celle de foumettre les Confeils aux or-
dres des Citoyens eft ridicule. Il eft certain
que des Repréfentations ne font pas des ordres,
lion plus que la requête d'un homme qui de-
mande juftice n'eft pas un ordre; mais le M.t-
giftrat n'en eft pas moins obligé de rendre au
fuppliant la juftice qu'il demande , & le Con-
feil de faire droit fur les Repréfentations des
Citoyens & Bourgeois. Quoique les MagiRrats
fuient les fupérieurs des particuliers , cette lu-
T 3
2?o tfUITIEiME LETTRE
' périoriré ne les difpenfe pas d'accorder à leurs
inférieurs ce qu'ils leur doivent , & les termes
refpeclueux qu'emploient ceux - ci pour le de-
mander n'ôtent rien au droit qu'ils ont de l'ob-
tenir. Une Repréfentation eft , fi l'on veut,
lin ordre donné au Confeil , comme elle eft un
ordre donné au premier Syndic à qui on la pré-
fente de la communiquer au Confeil ; car c'ell
ce qu'il eft toujours obligé de faire , foit qu'il
approuve la Repréfentation , foit qu'il ne l'ap-
prouve pas.
Au relie quand le Confeil tire avantage du
mot de Repréfentation qui marque infériorité >
en difant une chofe que perfonne ne difpute ,
il oublie cependant que ce mot employé dans
le Règlement n'eft pas dans l'Edit auquel il
renvoie , mais bien celui de Remontrances qui
préfente un tout autre fens : à quoi l'on peut
ajouter qu'il y a de la différence entre les Re-
montrances qu'un Corps de Magiftrature fait à
ion Souverain , & celles que des membres du
Souverain font à un Corps de Magiftrature.
Vous direz que j'ai tort de répondre à une pa-
reille objection ; mais elle vaut bien la plupart
des autres.
7. Celle enfin d'un homme en crédit con-
teftant le fens ou l'application d'une Loi qui
le condamne , & féduifant le public en fa fa-
veur , cil telle que je crois devoir m'abftenir
DE LA MONTAGNE. 291
j
de la qualifier. Eh ! qui donc a connu la Bour.
geoifie de Genève pour un peuple fervile, ar-
dent , imitateur , ftupide , ennemi des loix , &
fi prompt à s'enflammer pour les intérêts u'au-
trui ? Il faut que chacun ait bien vu le ilen
compromis dans les affaires publiques , avant
qu'il puiffe fe réfoudre à s'en mêler.
Souvent l'injuftice & la fraude trouvent des
protecteurs ; jamais elles n'ont le public pour
elles j c'eft en ceci que la voix du Peuple eft
la voix de Dieu , mais malheureufement cette
voix facrée eft toujours foible dans, les affaires
contre le cri de la Puiffance , & la plainte de
l'innocence opprimée s'exhale en murmures me.
prifés par la tyrannie. Tout ce qui fe fait
par brigue & réduction fe fait par préférence
au profit de ceux qui gouvernent; cela ne fau-
roit être autrement. La rufe , le préjugé , l'in-
térêt , la crainte , l'efpoir , la vanité , les cou-
leurs fpécieufes , un air d'ordre & de fubordi-
nation , tout eft pour des hommes habiles cons-
titués en autorité & verfés dans l'art d'abufer
le peuple. Quand il s'agit d'oppofer l'adreife à
l'adrelfe , ou le crédit au crédit, quel avantage
immenfe n'ont pas dans une petite Ville les
premières familles toujours unies pour domi-
ner , leurs amis, leurs cliens , leurs créatures »
tout cela joint à tout le pouvoir des Cnnfeils »
T 4
293 HUITIEME LETTPvE
pour écrafer des particuliers qui oferoient leur
faire tète , avec des fophifmes pour toutes ar-
mes ? Voyez autour de vous da&s cet inilant
même. L'appui des loix , l'équité , la vérité ,
l'évidence , l'intérêt commun , le foin de la
fureté particulière , tout ce qui devroit entraîner
la fou!e fufKt à peine pour protéger des Citoyens
rcfpe.clés qui réclament contre l'iniquité la plus
raanifefte ; & Ton veut que chez un Peuple
éclairé l'intérêt d'un brouillon faffe plus de par-
tifans que n'en peut faire celui de l'if tat ? Ou je
comtois mal votre Bourgeoisie & vos Chefs , ou
fi jamais il fè fait une feule Repréfentation mal
fondée , ce qui n'eft pas encore arrivé que je fâ-
che y l'Auteur, s'il n'eit méprifable, eft un hom-
me perdu.
Est -il befoin de réfuter des objections de
cette efpece quand on parle à des Genevois ?
Y a - 1 - il dans votre Ville un feul homme qui
n'en fente la mauvaife foi , & peut- on férieufe-
ment balancer l'ufage d'un droit facré , fonda-
mental , confirmé , nécelfaire , par des incon-
véniens chimériques que ceux mêmes qui les
objedent favent mieux que perfonne ne pou-
voir exifter ? Tandis qu'au contraire ce droit
enfreint ouvre la porte aux excès de la plus
odieufe Oligarchie , au point qu'on la voit at-
tenter déjà fans prétexte à la liberté des Ci-
toyens , & s'arroger hautement le pouvoir de les
DE LA MONTAGNE. 293
emprifonner fans aftri&ion ni condition , fans
formalité d'aucune efpece , contre la teneur des
Loix les plus précifes , & malgré toutes les pro-
teftations.
L'explication qu'on ofe donner à ces Loix
eft plus infultante encore que la tyrannie qu'on
exerce en leur nom. De quels raifonnemens on
vous paie ? Ce n'eft pas affez de vous traiter en
efclaves (i l'on ne vous traite encore en enfans.
Eh Dieu ! Comment a-ton pu mettre en doute
des queftions aufîi claires , comment a-t-on pu
les embrouiller à ce point ? Voyez , Monfieur ,
files pofer n'eft pas les refoudre? En finiifant
par - là cette Lettre , j'efpere ne la pas aionger
de beaucoup.
Un homme peut être conflitué prifonnier de
trois manières. L'une , à l'inftance d'un autre
homme qui fait contre lui Partie formelle ; la
féconde , étant furpiis en flagrant délit & faifi fur
le champ , ou , ce qui revient au même , pour
crime notoire dont le publie eft témoin ; & la
troifieme , d'office , par la {impie autorité du Ma-
giftrat , fur des avis fecrets , lui* des indices , ou
fur d'autres raifons qu'il trouve fuffifar.tes.
Dans le premier cas , il eft ordonné par les
Loix de Genève que l'accufateur revête les pri-
fons , ainfi que l'accufé ; & de plus , s'il n'eft
pas folvable , qu'il donne caution des dépens
& de l'adjugé. Ainfi Ton a de ce côté dans
T 5
294 HUITIEME LETTRE
l'intérêt de Faccufateur une fureté raifonnable
que le prévenu n'eft pas arrêté injuftement.
Dans le fécond cas , la preuve eft dans le
fait même, & Paccufé eft en quelque forte con-
vaincu par fa propre détention.
Mais dans le troifieme cas on n'a ni la mê-
me fureté que dans le premier , ni la même
évidence que dans le fécond , & c'eft pour ce
dernier cas que la Loi , fuppofant le Magiftrat
équitable , prend feulement des mefures pour
qu'il ne foit pas furpris.
Voila les principes fur lefquels le Législateur
fe dirige dans ces trois cas i en voici maintenant
l'application.
Dans le cas de la Partie formelle , on a dès
le commencement un procès en règle qu'il faut
fuivre dans toutes les formes judiciaires : c'eft
pourquoi l'affaire eft d'abord traité en premiè-
re inftance. L'emprifonnement ne peut - être
fait fi , parties oities , /'/ ri a été permis par juf.
iice (f). Vous favez que ce qu'on appelle à
Genève la Juftice eft le Tribunal du Lieutenant
& de fes aiîiftans appelles Auditeurs. Ainfî
c'eft à ces Magiftrats & non à d'autres , pas
même aux Syndics , que la plainte en pareil
cas doit être portée , & c'eft à eux d'ordonner
l'emprifonnement des deux parties ; fauf alors
(#) Edita civils. Tk. XII. Art. i.
DE LA MONTAGNE. t%
le recours de l'une des deux aux Syndics, fi ,
félon les termes de l'Edit , elle fe fmtoit grevée
■parce qui aura été ordonné (gg\ Les trois pre-
miers Articles du Titre XII fur les matières
criminelles fe rapportent évidemment à ce cas-là.
Dans le cas du flagrant délit, foit pour cri-
me , foit pour excès que la police doit punir ,
il eft permis à toute perfonne d'arrêter le cou-
pable i mais il n'y a que les Magiftrats chargés
de quelque partie du pouvoir exécutif , tels
que les Syndics , le Confeil , le Lieutenant , un
Auditeur, qui puilfent l'écrouer i un Confeiller
ni plufieurs ne le pourroient pas; & le prifon-
nier doit être interrogé dans les vingt - quatre
heures. Les cinq Articles fuivans du même
Edit fe rapportent uniquement à ce fécond cas ;
comme il eft clair , tant par l'ordre de la ma-
tière, que par le nom de criminel donné au
prévenu , puifqu'il n'y a que le feul cas du fla-
grant délit ou du crime notoire , où l'on puiife
appeller criminel un accule avant que fon pro-
cès lui foit fait. Que fi l'on s'obftine à vou-
loir qu'accufé & criminel foient fynonimes , il
faudra , par ce même langage , qu'innocent &
criminel le foient aullî.
Dans le refte du Titre XII il n'eft plus quef-
tion d'emprifonnement , & depuis l'Article 9
inclulivement tout roule fur la procédure &
<J7J7 ) Ibid. Art. 2.
295 HUITIEME LETTRE
fur la forme du jugement dans toute efpece de
procès criminel. Il n'y eft point parlé des empri-
fonnemens faits d'office.
Mais il en eft parlé dans l'Edit politique fur
l'Office des quatre Syndics. Pourquoi cela ? Par-
ce que cet Article tient immédiatement à la li-
berté civile , que le pouvoir exercé fur ce
point par le Magiftrat eft un acte de Gouverne-
ment plutôt que de Magiftrature , & qu'un (im-
pie Tribunal de juftice ne doit pas être revêtu
d'un partit pouvoir. Aulîî l'Edit l'accorde - t - il
aux Syndics feuîs , non au Lieutenant ni à au-
cun autre Magiftrat.
Or pour garantir les Syndics de la furprife
dont j'ai parlé , l'Edit leur preferit de mander
premièrement ceux qu'il appartiendra , d'exami-
ner , d'interroger , & enfin de faire emprisonner
fi mejtier eft. Je crois que dans un pays libre la
Loi ne pouvait pas moins faire pour mettre un
frein à ce terrible pouvoir. Il faut que les Ci-
toyens aient toutes les fûretés raifonnables
qu'en faifant leur devoir ils pourront coucher
dans leur lit.
L'Article fuivant du même Titre rentre,
comme il eft manifefte , dans le cas du crime
notoire & du flagrant délit , de même que l'Ar-
ticle premier du Titre des matières criminelles,
dans le même Edit politique. Tout cela peut
paroitre une répétition : mais dans l'Edit civil
la watiere eft conildérée quant à l'exercice ds
DE LA MONTAGNE. 297
lajuftice, & dans l'Edit politique quant à la fu-
reté des Citoyens. D'ailleurs les Loix ayant été
faites en différens tems , & ces Loix étant l'ou-
vrage des hommes , on n'y doit pas chercher
un ordre qui ne fe démente jamais & une per-
fection fans défaut. Il fuffit qu'en méditant fur
le tout & en comparant les Articles , on y décou-
vre l'efprit du Législateur & les raifons du dif-
pofitif de fon ouvrage.
Ajoutez une réflexion. Ces droits fi judicieu-
fement combinés j ces droits réclamés par les
Repréfentans en vertu des Edits , vous en jouif-
fiez fous la fouveraineté des Evêques , Neucha-
tel en jouit fous fes Princes , & à vous Répu-
blicains on veut les ôter ! Voyez les Articles
10 , 11, & plufieurs autres des franchifes de
Genève dans l'acle d'Ademarus Fabri. Ce monu-
ment n'eft pas moins refpectable aux Genevois
que ne l'eft aux Anglois la grande Chartre encore
plus ancienne, & je doute qu'on fût bien venu
chez ces derniers à parler de leur Chartre avec
autant de mépris que l'Auteur des Lettres ofe en
marquer pour la vôtre.
Il prétend qu'elle a été abrogée par les Conf-
titutions de la République ( hb ). Mais au con-
( h/i ) C'étoit par une Logique toute femblable qu'en
174.3 on n'eut aucun égard au Traité de Soleure de
1S79 > foutenant qu'il é toi tfuranné ; quoiqu'il fût décla-
ré perpétuel dans l'Acte même , qu'il n'ait jamais été
abrogé par aucun autre , & qu'il ait été rappelle plufieurs
fois j notamment dans fade de la Médiation,
298 HUITIEME LETTRE
traire je vois très - fouvent dans vos Edits ce
mot comme d'ancienneté , qui renvoie aux ufa-
ges anciens , par conféquent aux droits fur lef.
quels ils étoient fondés i & comme Ci PEvèque
eût prévu que ceux qui dévoient protéger les
franchifes les attaqueroient , je vois qu'il dé-
clare dans l'Acte même qu'elles feront perpé-
tuelles, fans que le non - ufage ni aucune pref-
cription les puiffe abolir. Voici , vous en
conviendrez , une oppofition bien fmguliere.
Le favant Syndic Chouet dit dans fon Mémoi-
re à Mylord Towfend que le Peuple de Genève
entra , par la Réformation , dans les droits de
l'Evêque, qui étoit Prince temporel & fpiri-
tuel de cette Ville. L'Auteur des Lettres nous
aifure au contraire que ce même Peuple per-
dit en cette occafion les franchifes que l'Evè-
que lui avoit accordées. Auquel des deux croi-
rons - nous ?
Quoi ! vous perdez étant libres des droits
dont vous jouifîîez étant fujets ! Vos Magiftrats
vous dépouillent de ceux que vous accordèrent
vos Princes ! fi telle eft la liberté que vous ont
acquis vos percs , vous avez dequoi regretter
le fang qu'ils verferent pour elle. Cet acte
fîngulier qui vous rendant Souverains vous ôta
vos franchifes , valoit bien , ce me femble , la
peine d'être énoncé , & , du moins pour le
rendre croyable , on ne pouvoit le rendre trop
folemnel. Où eft - il donc cet acte d'abrogation '{
DE LA MONTAGNE. 299
Apurement pour fe prévaloir d'une pièce auffî
bizarre le moins qu'on puiiTe faire eft de com-
mencer par la montrer.
De tout ceci je crois pouvoir conclure avec
certitude , qu'en aucun cas poffible , la Loi
dans Genève n'accorde aux Syndics ni à perfon-
ne le droit abfolu d'emprifonner les particuliers
fans aftri&ion ni condition. Mais n'importe:
le Confeil en réponfe aux Repréfentations éta-
blit ce droit fans réplique. Il n'en coûte que
de vouloir, & le voilà en pofTeffion. Telle eft
la commodité du droit négatif.
Je me propofois de montrer dans cette Let-
tre que le droit de Repréfentation , intimement
lié à la forme de votre Conftitution n'étoit pas
un droit illufoire & valu ; mais qu'ayant été
formellement établi par l'Edit de 1707 & con-
firmé par celui de 1738 ? il de voit nécelfaire-
ment avoir un effet réel : que cet effet n'a-
voit pas été ftipulé dans l'Acte de la Médiation ,
parce qu'il ne l'étoit pas dans l'Edit , & qu'il
ne l'avoit pas été dans l'Edit, tant parce qu'il
réfultoit alors par lui - même de la nature de
votre Conftitution , que parce que le même
Edit en établilfoit la fureté d'une autre manière:
que ce droit & fan erfet néceifaire donnant
feul de la confiftance à tous les autres , étoit
l'unique & véritable équivalent de ceux qu'on
avoit ôtés à la Bourgeoifie j que cet équiva-
3oo HUITIEME LETTRE
lent , fuffilànt pour établir un foiide équilibre
entre toutes les parties de l'Etat, montroit la
fagefle du Règlement qui fans cela feroit l'ouvra-
ge le plus inique qu'il fût pofîible d'imaginer :
qu'enfin les difficultés qu'on élevoit contre l'exer-
cice de ce droit étoient des difficultés frivoles ,
qui n'exilloienc que dans la mauvaife volonté de
ceux qui les propofoient, & qui ne balançoient
en aucune manière les dangers du droit négatif
abfolu. Voilà , Monfieur , ce que j'ai voulu faire s
c'eft à vous à voir fi j'ai réuiîî.
Vue .»>].-
•î-F'.h •Munie if v
NEUVIEME
DE LA MONTAGNE. 301
NEUVIEME LETTRE,
!•
'Ai cru , Monfieur, qu'il valoit mieux établie
dire&ement ce que j'avois à dire que de m'ar-
tacher à de longues réfutations. Entreprendre
un examen fuivi des Lettres écrites de la Cam-
pagne feroit s'embarquer dans une mer de fo-
phifmes. Les (aifir , lec expofer feroit félon
moi les réfuter ; mais ils nagent dans un tel flux
de doctrine , ils en font li fort inondés , qu'on
fe noie en voulant les mettre à fec.
Toutefois en achevant mon travail je ne
puis me difpenfer de jetter un coup d'œil fur
celui de cet Auteur. Sans analyfer les fubtili-
tés politiques dont il vous leurre, je me con-
tenterai d'en examiner les principes , & de vous
montrer dans quelques exemples le vice de fes
raifonnemens.
Vous en avez vu ci -devant l'inconféquence
par rapport à moi : par rapport à votre Répu-
blique ils font plus captieux quelquefois , & ne
font jamais plus folides. Le feul & véritable
objet de ces Lettres eft d'établir le prétendu
droit négatif dans la plénitude que lui donnent
les ufurpations du Confeil. C'eft à ce but que
tout fe rapporte 5 foit directement , par un
Tome IX, V
302 NEUVIEME LETTRE
enchaînement neceflaire i foit indirectement pac"
un tour d'adreffe , en donnant le change au
public fur le fond de la queftion.
Les imputations qui me regardent font dans
le premier cas. Le Confeil m'a jugé contre la
Loi : des Repréfentations s'élèvent. Pour éta-
blir le droit négatif il faut éconduire les Repré-
fentans ; pour les éconduire il faut prouver
qu'ils ont tort ; pour prouver qu'ils ont tort il
faut fou tenir que je fuis coupable , mais coupa-
ble à tel point que pour punir mon crime il a
fallu déroger à la Loi.
Que les hommes frémiroient au premier mal
qu'ils font , s'ils voyoient qu'ils fe mettent dans
la trifte néceiîîcé d'en toujours faire , d'être mé-
dians toute leur vie pour avoir pu l'être un
moment , & de pourfuivre jufqu'à la mort le
malheureux qu'ils ont une fois perfécuté !
La queftien de la préfidence des Syndics
dans les tribunaux criminels fe rapporte au fé-
cond cas. Croyez - vous qu'au fond le Confeil
s'embarraiïe beaucoup que ce foient des Syndics
ou des Confeillers qui préfident, depuis qu'il a
fondu les droits des premiers dans tout le corps ?
Les Syndics , jadis choifis parmi tout le Peu-
ple (a) , ne l'étant plus que dans le Confeil, de
chefs qu'ils étoient des autres Magillrats font
(a) On poufToit fi loin l'attention pour qu'il n'y eût
dans ce choix ni exclufion ni préférence autre que celle
du nicrite , que par un Edit qui a été abroge' deux Syn-
dics dévoient toujours être pris dans le bas de la Villa
& deux dans le haut.
DE LA MONTAGNE. 305
demeurés leurs collègues , & vous avez pu voie
clairement dans cette affaire que vos Syndics ,
peu jaloux d'une autorité palfagere , ne font plus
que des Gonfeillers. Mais on feint de traiter
cette queftion comme importante , pour vous
diftraire de celle qui Pelt véritablement , pour
vous laiifer croire encore que vos premiers Ma-
giftrats font toujours élus par vous , & que leur
puiflknee eft toujours la même.
Laissons donc ici ces queftions accelfoires
que , par la manière dont l'Auteur les traite , on
voit qu'il ne prend guère à cœur. Bornons-nous
à peler les railons qu'il allègue en faveur du
droit négatif auquel il s'attache avec plus de
foin , & par lequel feul, admis ou rejette , vous
êtes efclaves ou libres.
L'art qu'il emploie îe plus adroitement pour
cela eft. de réduire en propofitions générales un
Jyftème dont on verroit trop aifément le foible
s'il en faifoit toujours l'application. Pour vous
écarter de l'objet particulier il flatte votre amour-
propre en étendant vos vues fur de grandes
queftions , & tandis qu'il met ces queftions hors
de la portée de ceux qu'il veut féduire , il les
cajole & les gagne en paroiifant les traiter en
hommes d'Etat. Il éblouit ainfi le peuple pour
l'aveugler, & change en thefes de Philofophie
des queftions qui n'exigent que du bon fens ,
afin qu'on ne puiife l'en dédire , & que ne l'en-
tendant pas, on n'oie le défa vouer.
V %
304 NEUVIEME LETTRE
Vouloir le fuivre dans fes fophifmes abftrarts
feroit tomber dans la faute que je lui reproche.
D'ailleurs , fur des queltions ainfi traitées on
prend le parti qu'on veut fans avoir jamais tort ;
car il entre tant d'élémens dans fes propofitions »
on peut les envifager par tant de faces , qu'il
y a toujours quelque côté fufceptible de l'afpect
qu'on veut leur donner. Quand on fait pour
tout le public en général un Livre de politique
on y peut philofopher à fon aife : l'Auteur,
ne voulant qu'être lu & jugé par les hommes
instruits de toutes les Nations & verfés dans
la matière qu'il traite , abftrait & généralife fans
crainte ; il ne s'appéfantit pas fur les détails
élémentaires. Si je parlois à vous feul , je pour-
rois ufer de cette méthode ; mais le fujet de ces
Lettres intéreffe un Peuple entier, compofé dans
fon plus grand nombre d'hommes qui ont plus
de fens & de jugement que de leclure & d'é-
tude , & qui pour n'avoir pas le jargon feienti-
fîque n'en font que plus propres à faifir le vrai
dans toute fa fimplicité. Il faut opter en pareil
cas entre l'intérêt de l'Auteur & celui des Lec-
teurs , & qui veut fe rendre plus utile doit fe
réfoudre à être moins éblouiifant.
Une autre fource d'erreurs & de faufies ap-
plications , eft d'avoir laiifé les idées de ce droit
négatif trop vagues 9 trop inexactes j ce qui fert
à citer avec un air de preuve les exemples qui
s'y rapportent le moins , à détourner vos Con-
citoyens de leur objet par la pompe de ccurç
DE LA MONTAGNE. 30s
qu'on leur préfente , à foulever leur orgueil
contre leur raifori , & à les confoler doucement
de n'être pas plus libres que les maîtres du
monde. On fouille avec éruditioia dans l'obfcu-
rité des fiecles , on vous promené avec faite chez
les Peuples de l'antiquité. On vous étale fuccefîî-
vement Athènes , Sparte , Rome , Carthage j on
vous jette aux yeux le fable de la Lybie pour vous
empêcher de voir ce qui fe pafTe autour de vous.
Qu'on fixe avec préciiion , comme j'ai tâché
de faire, ce droit négatif, tel que prétend l'exer-
cer le Confeil ; & je foutiens qu'il n'y eut ja-
mais un feul Gouvernement fur la terre où le
Législateur enchaîné de toutes manières par le
Corps exécutif, après avoir livré les Loix fans
réferve à fa merci, fût réduit à les lui voir ex-
pliquer , éluder , tranfgrefTer à volonté , fans
pouvoir jamais apporter à cet abus d'autre op-
pofition , d'autre droit , d'autre réfiftance qu'un
murmure inutile & d'impuiffantes clameurs.
Voyez en effet à quel point votre Anonyme
eft forcé de dénaturer la queftion , pour y rap-
porter moins mal - à -propos fes exemples.
Le droit négatif n'étant pas, dit- il page 1 10 ,
le pouvoir défaire des Loix , mais d 'empêcher que
tout le monde indijlhi&ement ne puiffe mettre en
mouvement la puijfance qui fait les Loix , £5* ne
donnant pas la facilité d'innover , mais le pouvoir
de s'oppofer aux innovations , va directement au
grand but que fe propofe une fociété politique , qui
V S
'$©<? NEUVIEME LETTRE
ejî de fe conferver en conservant fa conflitution.
Voila un droit négatif très raifonnable , &
dans le fens expofé ce droit eft en effet une
partie iî effentielle de la conftitution démocra-
tique , qu'il feroit généralement impoffible qu'elle
fe maintint , fi la Puiifance législative pouvoit
toujours être mife en mouvement par chacun
de ceux qui la cornpofent. Vous concevez qu'il
n'eft pas difficile d'apporter des exemples en
confirmation d'un principe auffi certain.
Mais li cette notion n'eft point celle du droit
négatif en queftion , s'il n'y a pas dans ce paf»
{âge un feul mot qui ne porte à faux par l'ap-
plication que l'Auteur en veut faire , vous m'a-»
, vouerez que les preuves de l'avantage d'un droit
négatif tout différent ne font pas fort concluant
Êes en faveur de celui qu'il veut établir.
Le droit négatif n'ejl pas celui de faire des Loix,
Non , mais il eft c lui de fe paffer de Loix.
Faire de chaque ade de fa volonté une Loi
particulière eft bien plus commode que de fuivre
des Loix générales , quand même on en feroit
foi - même l'Auteur. Mais d'empêcher que tout le
pionde indiftinïïement ne puijfe mettre en mouve-
ment la puijfance qui fait les Loix., Il falloit dire
jui lieu de cela : mais d'empêcher que q à que ce
foit ne puijfe protéger les Loix contre la puijfance
qui les fubjugue.
Qiit ne donnant pas la facilité d'innover . . . . a
pourquoi non ï Qui eft -ce qui peut empêcher
©E LA MONTAGNE. 307
«Turnover celui qui a la force en main , & qui
n'eft obligé de rendre compte de fa conduite à
perfonne ? Mais le pouvoir d'empêcher les innova-
tions. Difons mieux ; le pouvoir d'empêcher qiCon
ut s'oppofe aux innovations.
C'est ici , Monfieur , le fophifme le plus
fubtil, & qui revient le plus fouvent dans récrit
que j'examine. Celui qui a la puiflance executive
n'a jamais befoin d'innover par des actions d'é-
clat. Il n'a jamais befoin ne conftater cette in-
novation par des ades folemnels. Il lui fufHt ,
dans l'exercice continu de fa puiffance de plier
peu - à - peu chaque chofe à fa volonté , & cela
ne fait jamais une fenfation bien forte.
Ceux au contraire qui ont l'œil affez attentif
& l'efprit affez pénétrant pour remarquer.ee pro-
grès & pour en prévoir la conféquence , n'ont ,
pour l'arrêter , qu'un de ces deux partis à pren-
dre ; ou de s'oppofer d'abord à la première in-
novation qui n'eft jamais qu'une bagatelle , &
alors on les traite de gens inquiets , brouillons ,
pointilleux, toujours prêts à chercher querelle;
ou bien de s'élever enfin contre un abus qui fe
renforce , & alors on crie à l'innovation. Je dé.
fie que , quoi que vos Magiftrats entreprennent ,
vous puiffiez en vous y oppofant éviter à la fois
ces deux reproches. Mais à choix , préférez le
premier. Chaque fois que le Confeil altère quel-
que ufage, il a fou but que perfonne ne voit,
& qu'il fe garde bien de montrer. Dans le doute ,
V 4
£o8 NEUVIEME LETTRE
arrêtez toujours toute nouveauté , petite oiî
grande. Si les Syndics étoient dans l'ufige d'en-
trer au Confeil du pied droit, & qu'ils y vou-
luffent entrer du pied gauche, je dis qu'il fau-
droit les en empêcher.
Nous avons ici ;a preuve bien fenfiblc de la
facilité de conclure le pour & le contre par la
méthode que fuit notre Auteur : car appliquez
au droit de Repréfentation des Citoyens , ce
qu'il applique au droit négatif des Confeils, &
vous trouverez que fa propofltion générale con-
vient encore mieux à votre application qu'à la,
lienne. Le droit de Repréfentation , direz - vous 9
n'étant pas le droit de faire des Loix , mais à1 em-
pêcher que la puiffance qui doit les adminiftrer ne
les tranfgrejfe , £«• ne donnant pas le pouvoir d'in-
nover mais de s'oppojkr aux nouveautés , va direc-
tement au grand but que Je propofe une fociété poli*
tique i celui de ft conferver en conftrvant fa conjli-
tution. N'cft-ce pas exactement-là ce que lesRe*
préfeutans avoient à dire, & ne femble-t-il pas
que l'Auteur ait raifonné pour eux '< Il ne faut
point que les mots nous donnent le change fur
les idées. Le prétendu droit négatif du Confeil
€it réellement un droit pofitif , & le plus pofitif
nième que l'on puifle imaginer , puifqu'il rend le
Petit- Confeil feul maître direct & abfolu de l'E-*
tat de toutes les Loix, & le droit de Repré-
sentation pris dans fon vrai fens n'eft lui-même
qu'un droit négatif. Il coniîfte uniquement à em~
DE LA MONTAGNE. 30»
pécher la puiffance executive de rien exécuter
contre les Loix.
Suivons les aveux de l'Auteur fur les propo-
rtions qu'il préfente s avec trois mots ajoutés , il
aura pofé le mieux du monde votre état préfent.
Comme il n'y auroit point de liberté dans un
Etat ou le Corps chargé de l'exécution des Loix
auroit droit de les faire parler à Ja fantaifie , puif-
qu'il pourroit faire exécuter comme des Loix fes
volontés les plus tyranniques.
Voila, jepenfe, un tableau d'après nature $
vous allez voir un tableau de fantaifie mis en
oppofition.
Il n'y auroit point aujjl de Gouvernement dans
un Etat ou lePeuple exercer oit fans règle la Puiffance
Législative. D'accord : mais qui eft-ce qui a
propofé que le peuple exerçât fans règle lapuif-
fance législative.
Apres avoir ainfi pofé un autre droit né-
gatif que celui dont il s'agit , l'Auteur s'inquiète
beaucoup pour favoir où l'on doit placer ce
droit négatif dont il ne s'agit point , & il éta-
blit là - deffus un principe qu'aifurément je ne
contefterai pas. C'eft que , fi cette force négative
peut fans inconvénient réfider dans le Gouvernement,
il fera de la nature & du bien de la chofe qu'on l'y
place. Puis viennent les exemples , que je ne
m'attacherai pas à fuivre ; parce qu'ils font trop
éloignés de nous & de tout point étrangers à la
çueition.
y ?
5"io NEUVIEME LETTRE
Celui feul de l'Angleterre qui eft fous nos
yeux & qu'il cite avec raifon comme un mo-
dèle de la jufte balance des pouvoirs refpeétifs
mérite un moment d'examen , & je ne me per-
mets ici qu'après lui la comparaifon du petit au
au grand.
Malgré la puiffance royale , qui ejl très - gran-
de , la Nation ri a -pas craint de donner encore ait
Roi la voix négative. Mais comme il ne peut fe
paffer long-tems de la puiffance législative , £ç? qu'il
ri y auroit pas de fureté pour lui à V irriter , cette
force négative ri ejl dans le fait qu'un moyen d'ar-
rêter les entreprifes de la puiffance législative , ç=?
h Prince , tranquille dans la pojfeJJJon du pouvoir
étendu que la Conflitution lui ajfure , fera intèreffi
à la protéger (b).
Sur ce raifonnement & fur l'application qu'on
en veut faire , vous croiriez que le pouvoir
exécutif du Roi d'Angleterre eft plus grand qu©
celui du Confeil à Genève , que le droit néga-
tif qu'a ce Prince eft femblable à celui qu'ufur-
pent vos Magiftrats , que votre Gouvernement
ne peut pas plus fe parler que celui d'Angleterre
de la puiffance législative , & qu'enfin l'un &
l'autre ont le même intérêt de protéger la conf-
titution. Si l'Auteur n'a pas voulu dire cela,
qu'a - 1 - il donc voulu dire , & que fait cet exem-
ple à fon fujet ?
C'est pourtant tout le contraire a tous égards,
(£) Page 117.
DE LA MONTAGNE. 3"
Le Roi d'Angleterre , revêtu par les Loix d'une
ii grande puhTance pour les protéger , n'en a
point pour les enfreindre : perfonne en pareil cas
ne lui voudroit obéir , chacun craindroit pour
fa tête j les Miniftres eux - mêmes la peuvent
perdre s'ils irritent le Parlement : on y examine
fa propre conduite. Tout Anglois à l'abri des
Loix peut braver la puhTance royale ; le dernier
du peuple peut exiger & obtenir la réparation
la plus authentique s'il eft le moins du monde
offenfé ; fuppofé que le Prince ofàt enfreindre
la Loi dans la moindre chofe , l'infradlion feroifc
à l'inftant relevée j il eft fans droit & feroifc
fans pouvoir pour la foutenir.
Chez vous la puifTance du Petit - Confeil eft;
abfolue à tous égards ; il eft le Miniftre & le
Prince , la Partie & le Juge tout- à- la fois : il
ordonne & il exécute ; il cite , il faifit , il em-
prifonne , il juge, il punit lui-même: il a la
force en main pour tout faire ; tous ceux qu'il
emploie font irrécherchables ; il ne rend compte
de fa conduite ni de la leur à perfonne ; il n'a
rien à craindre du Législateur, auquel il a feul
droit d'ouvrir la bouche , & devant lequel il
n'ira pas s'accufer. Il n'eft jamais contraint de
réparer fés injuftices , & tout ce que peut e£
jpérer de plus heureux l'innocent qu'il opprime ,
c'eft d'échapper enfin fain & fauf , mais fans
fatisfadion ni dédommagement.
Juq£Z de cette différence par les faits les
313 NEUVIEME LETTRÉ
plus récens. On imprime à Londres un ouvrage
violemment fatyrique contre les Miniftres , le
Gouvernement, le Roi même. Les imprimeurs
font arrêtés. La . Loi n'autorife pas cet arrêt >
un murmure public s'élève , il faut les relâcher.
L'affaire ne finit pas là : les Ouvriers prennent
à leur tour le Magiftrat à partie , & ils obtien-
nent d'immenfes dommages & intérêts. Qu'on
mette en parallèle avec cette affaire celle du
Sieur Bardin Libraire à Genève ; j'en parlerai ci-
après. Autre cas ; il fe fait un vol dans la
Ville i fans indice & fur des foupçons en l'air
un Citoyen eft emprifonnc contre les Loix ; fa
maifon eft fouillée , on ne lui épargne aucun
des affronts faits pour les malfaiteurs. Enfin fon
innocence eft reconnue , il eft relâché , il fc
plaint , on le laiffe dire , & tout eft fini.
Supposons qu'à Londres j'euffe eu le mal.;
heur de déplaire à la Cour , que fans juftiee &
{ans raifon elle eût faifi le prétexte d'un de mes
Livres pour le faire brûler & me décréter.
J'aurois préfenté requête au Parlement comme
ayant été jugé contre les Loix; je l'aurois prou-
vé ; j'aurois obtenu la fatisfa&ion la plus au-
thentique , & le juge eût été puni , peut - être
caffé.
Transportons maintenant M. Wilkes à Ge-
nève , difant , écrivant , imprimant , publiant
contre le Petit - Confeil le quart de ce qu'il a
dit , écrit , imprimé , publié hautement à Lon-
DE LA MONTAGNE. 515
cîres contre le Gouvernement, la Cour, le Prince.
Je n'affirmerai pas abfolument qu'on l'eût faic
mourir, quoique je le penfe ; mais fûrement il
eût été faifi dans l'inftant même , & dans peu
très - grièvement puni (c).
On dira que M. Wilkes étoit membre du
Corps législatif dans fon pays -, & moi, ne l'é-
tois-je pas aufîi dans le mien ? Il eft vrai que
l'Auteur des Lettres veut qu'on ait aucun égard
à la qualité de Citoyen. Les règles, dit -il, de
la procédure font £5? doivent être égales pour tous
les hommes : elles ne dérivent pas du droit de la
Cité i elles émanent du droit de P humanité (d).
HEUREUseMENT pour vous le fait n'elt pas
vrai (e) -, & quant à la maxime , c'eft fous des
(c) La Loi mettant M.Wilkes à couvert de ce côté, il a
fallu pour l'inquiéter prendre un autre tour , & c'eft en-
core la Religion qu'on a fait intervenir dans cette affaire.
(d) Page. S4.
(e) Le droit de recours à la grâce n'appartenoit par
l'Edit qu'aux Citoyens & Bourgeois ; mais par leurs bons
offices ce droit & d'autres furent communiqués aux na-
tifs & habitans , qui , ayant fait caufe commune avec
eux , avoient befoin des mêmes précautions pour leur
fûreté ; les étrangers en font demeurés exclus. L'on fent
aulli que le choix de quatre païens ou amis pour affifter
le prévenu dans un procès criminel neft pas fort utile à
ces derniers ; il ne l'eft qu'à ceux que le Magiftrat peut
avoir intérêt de perdre , & à qui la Loi donne leur en-
nemi naturel pour juge. Il eft étonnant même qu'après
tant d'exemples effrayans les Citoyens & Bourgeois
n'aient pas pris plus de meiures pour la fûreté de leurs
perfonnes , & que toute la matière criminelle refte , fans
£dits & fans Loix , prefque abandonnée a la diferétion
du Confeil. Un fervice pour lequel feul les Genevois &
tous les hommes juftes doivent bénir à jamais les Mé*
1U NEUVIEME LETTRE
mots très-honnêtes cacher un fophifme bien crueU
L'intérêt du Magiftrat , qui dans votre Etat le
rend fou vent partie contre le Citoyen , jamais
contre l'étranger , exige dans le premier cas que
la Loi prenne des précautions beaucoup plus gran-
des pour que l'accufé ne foit pas condamné injus-
tement. Cette diftinction n'eftque trop bien con-
firmée par les faits. II. n'y a peut-être pas , de-
puis l'établhTement de la République , un feul
exemple d'un jugement injufte contre un étranger:
& qui comptera dans vos annales combien il y en
a d'injuftes & même d'atroces contre des Citoyens?
Du refte , il ell très- vrai que les précautions qu'il
importe de prendre pour la fureté de ceux-ci peu-
vent fans inconvénient s'étendre à tous les préve-
venus , parce qu'elles n'ont pas pour but de fau-
verle coupable, mais de garantir l'innocent. Ce il
pour cela qu'il n'eft fait aucune exception dansl'ar-
ticle XXX du Règlement , qu'on voit affez n'être
utile qu'aux Genevois, Revenons à la comparai-
son du droit négatif dans les deux Etats.
Celui du Roi d'Angleterre confifte en deux
chofes ; à pouvoir feul convoquer & dilfoudre le
diateurs eft l'abolition de la queiîion préparatoire. J'ai
toujours fur les lèvres un rire amer quand je vois tant de
beaux Livres , où les Européens s'admirent & fe font
compliment fur leur humanité, foi tir des mêmes pays
où Ton s'amufe à disloquer & brifer les membies des hom-
me?, en attendant qu'on fâche s'ils font coupables ou non.
Je définis la torture un moyen prefque infaillible employé
par le fort pour charger le foible des aimes dont il le
veut punir,
DE LA MONTAGNE. Jif
Corps législatif, & à pouvoir rejetter les Loix
qu'on lui propofe ; mais il ne confifta jamais à
empêcher la puifTance législative de connoitre
des infractions qu'il peut faire à la Loi.
D'ailleurs cette force négative eft bien tem-
pérée; premièrement, par la Loi triennale (/)
qui l'oblige de convoquer un nouveau Parlement
au bout d'un certain tems ; de plus , par fa
propre néceiîué qui l'oblige à le laifler prefque
toujours alfemblé (^) j enfin par le droit né-
gatif de la Chambre des Communes , qui en a a
vis - à - vis de lui-même , un non moins puif-
fant que le fien.
Elle eft tempérée encore par la pleine auto-
rité que chacune des deux Chambres une fois
afïemblées a fur elle - même; foit pour propofer5
traiter , difcuter , examiner les Loix & toutes
les matières du Gouvernement ; foit par la par-
tie de la puifTance executive qu'elles exercent &
conjointement & féparément ; tant dans la Cham-
bre des Communes , qui connoît des griefs pu-
blics & des atteintes portées aux Loix , que dans
la Chambre des Pairs, Juges fuprèmes dans les
matières criminelles , & fur-tout dans celles qui
ont rapport aux crimes d'Etat.
if) Devenue feptennale par une faute dont les Anglois
ne font pas à fe repentir.
(g) Le Parlement n'accordant les fubfides que pour
une année 3 force ainfi le Roi de les lui redemander tous
les ans.
315 NEUVIEME LETTRE
Voila , Monfieur , quel eft le droit négatif
du Roi d'Angleterre. Si vos Magiftrats n'en ré-
clament qu'un pareil, je vous confeille de ne le
leur pas contelter. Mais je ne vois point quel
befoin, dans votre iituation préfente, ils peu-
vent jamais avoir de la puifTance législative , ni
ce qui peut les contraindre à la convoquer pour
agir réellement , dans quelque cas que ce puiïTe
être ; puifque de nouvelles Loix ne font jamais
néceifaires à gens qui font au-defius des Loix ,
qu'un Gouvernement qui fubfifte avec fes finan-
ces & n'a point de guerre n'a nul befoin de nou-
veaux impôts, & qu'en revêtant le corps entier
du pouvoir des chefs qu'on en tire , on rend le
choix de ces chefs prefque indiiférent.
Je ne vois pas même en quoi pourroit les
contenir le Législateur , qui , quand il exifte ,
n'exifte qu'un inftant , & ne peut jamais déci-
der que l'unique point fur lequel ils l'interrogent.
Il eft vrai que le Roi d'Angleterre peut faire
la guerre & la paix ; mais outre que cette puif-
fance eft plus apparente que réelle , du moins
quant à la guerre, j'ai déjà fait voir ci- devant
& dans le Contrat Social que ce n'efi: pas de
cela qu'il s'agit pour vous, & qu'il faut renon-
cer aux droits honorifiques quand on veut jouir
de la liberté. J'avoue encore que ce Prince peut
donner & oter les places au gré de fes vues , &
corrompre en détail le Législateur. C'eft précifé-
ment ce qui met tout l'avantage du côté du Con-
feiî
DÉ LA MONTAGNE. 317
feil à qui de pareils moyens font peu néceiTau
res & qui vous enchaîne à moindres frais. La
corruption eft un abus de la liberté ; mais elle
eft une preuve que la liberté exifte, & l'on n'a
pas befoin de corrompre les gens que l'on tient
en fon pouvoir : quant aux places , fans parler
de celles dont le Confeii difpofe ou par lui-mê-
me, ou par le Deux»Cent , il fait mieux pouc
les plus importantes j il les remplit de fes pro«
près membres, ce qui lui eft plus avantageux
encore, car on eft toujours plus fur de ce qu'oui
fait par fes mains que de ce qu'on fait par celles
d'autrui. L'hiftoire d'Angleterre eft pleine de
preuves de la réfiftance qu'ont faite les Officiers
royaux à leurs Princes , quand ils ont voulu
tranfgreffer les Loix. Voyez fi vous trouvères
chez vous bien des traits d'une réfiftance pa-
reille faite au Confeii par les Officiers de l'Etat -,
même dans les cas les plus odieux? Quiconqus
à Genève eft aux gages de la République cefls
à l'inftant même d'être Citoyen; il n'eft plus
que l'efclave & le fatellite des Vingt- Cinq , près
à fouler aux pieds la Patrie & les Loix fî-tôt
qu'ils l'ordonnent. Enfin la Loi , qui ne laiâTa
en Angleterre aucune puiffance au Roi pour mal
faire , lui en donne une très- grande pour faire
le bien j il ne paroît pas que ce foit de ce côto
que le Confeii eft jaloux d'étendre la fienne.
Les Rois d'Angleterre affurés de leurs avan-
tages font intéreffés à protéger la conftitutiorç
Tome IX, X
£î8 NEUVIEME LETTRE
préfente , parée qu'ils ont peu d'efpoir de la
changer. Vos Magiftrats , au contraire , fûrs de
je fervir des formes de la vôtre pour en chan-
ger tout-à-fait le fond, font intérefles à con-
server ces formes comme l'inftrument de leurs
ufurpations. Le dernier pas dangereux qu'il leur
refte à faire eft celui qu'ils font aujourd'hui. Ce
pas fait , ils pourront fe dire encore plus inté-
refles que le Roi d'Angleterre à conferver la
conftitution établie , mais par un motif bien dif-
férent. Voilà toute la parité que je trouve entre
Tétat politique de l'Angleterre & le vôtre. Je
vous laiiTe à juger dans lequel eft la liberré.
Après cette comparaifon , l'Auteur , qui fe
plaît à vous préfenter de grands exemples , vous
offre celui de l'ancienne Rome. Il lui reproche
avec dédain fes Tribuns brouillons & féditieux :
il déplore amèrement fous cette orageufe admi-
nistration le trille fort de cette malheureufe Vil-
le , qui pourtant n'étant rien encore à l'érection
de cette Magiftrature , eut fous elle cinq cents
ans de gloire & de profpérités , & devint la ca-
pitale du monde. Elle finit enfin parce qu'il faut
que tout finiife ; elle finit par les ufurpations de
fes Grands, de fes Confuls, de fes Généraux ,
qui l'envahirent : elle périt par l'excès de fa
puiffance j mais elle ne l'avoit acquife que par
la bonté de fon Gouvernement. On peut dire
en ce fens que fes Tribuns la détruisirent (h).
(fi) Les Tribuns ne fortoient point de la Ville ; ils
» avoient auciine autorité hors de les mûrs; auffi les Coa«
DE LA MONTAGNE. 313
Au refte je n'excufe pas les fautes du Peup'ï
Romain , je les ai dites dans le Contrat Social sj
je l'ai blâmé d'avoir ufurpé la puiflance exécuti-.
ve qu'il devoit feulement contenir (?')• J'ai mo;; '
tré fur quels principes le Tribunat devoit être;
inftitué, les bornes qu'on devoit. lui donner, l:
comment tout cela fe pouvoit faire. Ces règles
furent mal fuivies à Rome; elles auroient pu
fuis pour fe foufrraire à leur infpection tenoient-ils quel*,
quefois les Comices dans la campagne. Or les fers dt?.
Romains ne furent point forgés dans' Rome, mais dans!
fes armées, & ce fut par leurs conquêtes qu'ils perdirent
leur liberté. Cette perte ne vint donc pas des Tribuns.
11 eft vrai que Csfar fe fervit d'eux comme Sylîa s'étoifc
fevvi du Sénat ; chacun prenoit les moyens qu'il jugeoic
les plus prompts ou les plus fùrs pour parvenir : mais il
falloit bien que quelqu'un parvint , & qu'importoit qui
de Marius ou de Sylla, de Céfar ou de Pompée , d'Oc-
tave ou d'Antoine fût l'ufurpateur ? Quelque parti qui
l'emportât l'ufurpation n'en étoit pas moins inévitable %
il falloit des chefs aux Aimées éloignées , & il étoit mr
qu'un de ces chefs deviendroit le maître de l'Etat. Le
Tribunat ne raifoit pas à cela la moindre chofe.
Au refte , cette même fortie que fait ici l'Auteur deri
Lettres écrites de la Campagne fur les Tribuns du Peu-
ple , avoit été déia faite en 171 v par M. de Chapeau-
rouge Confeiller d'Etat, dans un Mémoire contre l'Office»
de Procureur-Général. M. Louis Le Fort > qui rempliiïoit:
alors cette charge avec éclat , lui fit voir dans une très-
belle lettre en réponfe à ce Mémoire , que le crédit &
l'autorité des Tribuns avoientété ie falut de la Républi-
que, & que fa deftruclion n'étoit point venue d'eux,
mais des Confuls. Sûrement le Procureur-Général Le Fore
ne prévoyoit guère par qui feroit renouvelle de nos jours
le fentiment qu'il réfutoit fi bien.
i] Voyez le Contrat Social Livre IV. Chap. V. Ja
crois qu'on trouvera danfi ce Chapitre qui eft fort court,
quelques bonnes maximes fur cette madère.
frao NEUVIEME LETTRE
l'être mieux. Toutefois voyez ce que fit le Tri-
bunat avec Tes abus , que n'eût- il point fait bien;
dirigé ? Je vois peu ce que veut ici l'Auteur des
Lettres : pour conclure contre lui-même j'aurois
pris le même exemple qu'il a choifî.
Mais n'allons pas chercher fi loin ces illuf-
tres exemples s fi faftueux par eux-mêmes, St
Ç\ trompeurs par leur application. Ne laiifez
point forger vos chaînes par l'amour - propre.
Trop petits pour vous comparer à rien , reliez
en vous-mêmes, & ne vous aveuglez point fur
votre poiîtion. Les anciens Peuples ne font plus
un modèle pour les modernes ; ils leur font trop
étrangers à tous égards. Vous fur- tout, Gene-
vois, gardez votre place, & n'allez point au£
objets élevés qu'on vous préfente pour vous
cacher Pabyme qu'on creufe au devant de vous.
Vous n'êtes ni Romains , ni Spartiates ; vous
n'êtes pas même Athéniens. LaiiTez - là ces
grand» noms qui ne vous vont point. Vous
êtes des Marchands , des Artifans , des Bour-
geois , toujours occupés de leurs intérêts pri-
vés , de leur travail , de leur trafic , de leur
gainj des gens pour qui la liberté même n'ett
qu'un moyen d'acquérir fans obftacle & de pofTé-
der en fureté.
Cettb (ituation demande pour vous des ma-
ximes particulières. N'étant pas oififs comme
étoient les anciens Peuples , vous ne pouvez
asmjaje. eux vous occuper fans ceffe du Gouver-
DE LA MONTAGNE. $ai
Élément : mais par cela même que vous pouvez
moins y veiller de fuite, il doit être inftitué
de manière qu'il vous foit plus aifé d'en voir
les manœuvres & de pourvoir aux abus. Tout
foin public que votre intérêt exige doit vous
être rendu d'autant plus facile à remplir que
c'eft un foin qui vous coûte & que vous ne pre-
nez pas volontiers. Car vouloir vous en déchar-
ger tout- à-fait c'eft vouloir cefTer d'être libres.
11 faut opter , dit le Philofophe bienfaifant , &
ceux qui ne peuvent fupporter le travail n'ent
qu'à chercher le repos dans la fervitude.
Un peuple inquiet , défceuvré, remuant, &
faute d'affaires particulières toujours prêt à fa
mêler de celles de l'Etat, a befoin d'être con-
tenu , je le fais j mais encore un couplaBour-
geoifie de Genève eft-elle ce Peuple - là ? Rien
n'y reffemble moins ; elle en eft l'antipode. Vos
Citoyens , tout abforbés dans leurs occupations
domeftiques & toujours froids fur le refte , ne
fongent à l'intérêt public que quand le leur
propre eft attaqué. Trop peu folgneux d'éclai-
îer la conduite de leurs chefs , ils ne voient?
les fers qu'on leur prépare que quand ils en fen-
tent le poids. Toujours diftraits , toujours trom-
pés , toujours fixés fur d'autres objets , ils fe
laiffent donner le change fur le plus important
de tous , & vont toujours cherchant le remè-
de , faute d'avoir fu prévenir le mal, A foict
X 3
Tpl NEUVIEME LETTRE
<ïe comparer leurs démarches ils ne les font
jamais qu'après coup. Leurs lenteurs les au-
roient déjà perdus cent fois fi l'impatience du
Magiftrat ne les eût fauves , & fî , preffé d'exer-
cer ce pouvoir fuprème auquel il afpire , il
sic les eût lui-même avertis du danger.
Suivez Thiftorique de votre Gouvernement,
vous verrez toujours le Confeil, ardent dans
tfes entreprifes , les manquer le plus fouvent par
trop d'emprelfement à les accomplir , & vous
verrez toujours la Bourgeoific revenir enfin fur
ce qu'elle a laiiTc faire fans y mettre oppofition.
En if 50 l'Etat étoit obéré de dettes & affligé
de plufieurs fléaux. Comme il étoit mal-aifé dans la
circonftance d'affembler fouvent le Confcil-Géné-
ral, on y propofe d'autorifer les Confeils de pour-
voir aux befoins préfens : la proposition parle. Ils
païtent de - là pour s'arroger le droit perpétuel
d'établir des impôts , & pendant plus d'un fîecîe
on les laiiTe faire fans la moindre oppofition.
En 1714 on fait par des vues fecretes (IQ
l'entreprife immenfe & ridicule des fortifica-
tions , fans daigner confulter le Confeil-Gér.é-
ral , & contre la teneur des Edits. En confé-
quence de ce beau projet on établit pour dix
ans des impôts fur lefquels on ne le confulte
pas davantage. Il s'élève quelques plaintes ; on.
les dédaigne ; & tout fe tait.
Qi) Il en a été parlé ci-devant.
DE LA MONTAGNE. 323
En 172^ le terme des impôts expire; il s'a-
git de les prolonger. C'étoitpour la Bourgeoifîe
le moment tardif mais nécefTaire de revendiquer
fon droit négligé C\ long-tems. Mais la pefte de
Marfeille & la Banque royale ayant dérangé le
commerce , chacun occupé des dangers de la
fortune oublie ceux de (a liberté. Le Confeil ,
qui n'oublie pas fes vues , renouvelle en Deux-
Cent les impôts , fans qu'il foit queftion du
Confeil-Général.
A l'expiration du fécond terme les Ci-
toyens fe réveillent , & après cent foixante ans
d'indolence , ils réclament enfin tout de bon
leur droit. Alors au lieu de céder ou tempori-
fer , on trame une confpiration (/)• Le complot
(Z) Il s'agiflbit de former, par une enceinte barricadée ,
une efpece de Citadelle autour de l'élévation fur laquelle
eft l'Hôtel-de-Ville, pour aflervir de-là tout le Peuple.
Les bois déjà préparés pour cette enceinte , un plan de
difpofition pour la garnir , les ordres donnés en confe'-
quence aux Capicaines de la garnifon , des tranfports de
munitions & d'armes de l'Avfenal à l'Hôtel-de-Ville , le
tamponnement de vingt-deux pièces de canon dans un
boulevard éloigné , le tranfmarchementclandeftin deplu-
fieurs autres ; en un mot tous les apprêts de la plus vio-
lente entreprife faits (ans l'aveu des Confeils par le Syn-
dic de la garde & d'autres Aîagifhats , ne purent fuffire ,
quand tout cela fut découvert, pour obtenir qu'on fit le
procès aux coupables , ni même qu'on improuvât nette-
ment leur projet. Cependant la Bourgeoifîe , alors mai-
treife de la Place , les laifla paifiblement fortir fans trou-
bler leur retnitc, fans leur faire la moindre infuîte •> fans
entrer dans leurs maifons, fans inquiéter leurs familles,
fans toucher à rien qui leur appartint. En tout autre pays
X 4
r324 NEUVIEME LETTRE
fe découvre > les Bourgeois font forcés de pren-
dre les armes , & par cette violente entreprife
îe Confeil perd en un moment un liecle d'ufurpa-
tion.
A peine tout femble pacifié que , ne pouvant
endurer cette efpece de défaite , on forme un
nouveau complot. Il faut derechef recourir aux
armes i les Puiffances voifines interviennent , &
les droits mutuels font enfin réglés.
En iô'fo les Confeils inférieurs introduifent
dans leurs corps une manière de recueillir les
Suffrages , meilleure que celle qui efl: établie,
mais qui n'eft pas conforme aux Edits. On con-
tinue en Confeil - Général de fuivre l'ancienne
où fe gliffent bien des abus , & cela [dure cin-
quante ans & davantage , avant que les Citoyens
Ifongent à fe plaindre de la contravention ou à
demander l'introdudtion d'un pareil ufage dans
îe Confeil dont ils font membres. Us la deman-
dent enfin , & ce qu'il y a d'incroyable eft qu'on
leur oppofe tranquillement ce même Edit qu'on
"viole depuis un demi-fîccle.
En 1707 un Citoyen efl: jugé clandeitine-
nient contre les Loix , condamné , arquebufé
dans la prifon , un autre eft pendu fur la dépo-
sition d'un fcul faux-témoin connu pour tel , un
xutre eft trouvé mort. Tout cela paffe, & il
Le Peuple eût commencé par maflacrer ces confpirateurs ,
§l mettre leurs,, maiions au pillage,,
DE LA MONTAGNE. 32?
n'en eft plus parlé qu'en 1734 <lue quelqu'un
s'avife de demander au Magiftrat des nouvelles
du Citoyen arquebufé trente ans auparavant.
En 1736" on érige des Tribunaux criminels
fans Syndics. Au milieu des troubles qui ré-
gnoient alors , les Citoyens occupés de tant
d'autres affaires , ne peuvent fonger à tout.
En 17T8 on répète la même manœuvre ; celui
qu'elle regarde veut fe plaindre j on le fait tai-
re, & tout fe tait. En 1762 on la renouvelle
encore (ni): les Citoyens fe plaignent enfin
Tannée fuivante. Le Confeil répond , vou*
(m) Et à quelle occafion ! Voilà une înquifition d'Etat
à faire frémir. Eft-il concevable que dans un pays libre
on puniffe criminellement un Citoyen pour avoir , dans
une Lettre à un autre Citoyen non imprimée raifonné en
termes dé«ens & mefurés fur la conduite du Magiftrat
envers un troifieme Citoyen ? Trouvez-vous des exemples
de violences pareilles dans les Gouvernemens les plus
abfolus ? A la retraite de M. Silhouette je lui écrivis
«ne Lettre qui courut Paris. Cette Lettre étoit d'une
hardieflè que je ne trouve pas moi-même exempte de
blâme ; c'it peut-être la feule chofe repréheniible que
j'aie écrite en ma vie. Cependant m'a-t-on dit le moin-
dre mot à ce fujet? On n'y a pas même fongé. En
France on punit les libelles ; on fait très-bien ; mais oa
lailTe aux particuliers une liberté honnête de raifonner
entre eux fur les affaires publiques , & il eft inoui qu'on
ait cherché querelle à- quelqu'un pour avoir , dans des
lettres reliées manuferites , dit fon avis , fans fatyre &
fuis inveiftive , fur ce qui fe fait dans les Tribunaux.
Après avoir tant aimé le Gouvernement républicain fau-
dra-t-il changer de fentiment dans ma vieilleûe , & trou-
ver enfin qu'il y a plus de véritable liberté dans les Mo-
narchies que dans nos Républiques ?
x?
32£ NEUVIEME LETTRE
venez trop tard ; Pufage efl établi.
En Juin 1762 un Citoyen que le Confeii
avoit pris en haine eft flétri dans fes Livres ,
& perfonnellement décrété contre PEdit le plus
formel. Ses parens étonnés demandent par re-
quête communication du décret ; elle leur eft
refufée , & tout fe tait. Au bout d'un an d'at-
tente le Citoyen flétri voyant que nul. ne pro-
tefte renonce à Ton droit de Cité. La Bourgeoi-
se ouvre enfin les yeux & réclame contre la vio-
lation de la Loi : il n'éteit plus tems.
Un fait plus mémorable parfon efpece, quoi-
qu'il ne s'agiife que d'une bagatelle eft celui du
Sieur Bardin. Un Libraire commet à fon corref-
pondant des exemplaires d'un Livre nouveau ;
avant que les exemplaires arrivent le Livre eft
défendu. Le Libraire va déclarer au Magiftrat
fa commiffion , & demander ce qu'il doit iaire.
On lui ordonne d'avertir quand les exemplaires
arriveront; ils arrivent, il les déclare, on les
faifit ; il attend qu'on les lui rende ou qu'on les
lui paie ; on ne ne fait ni l'un ni l'autre : il les
redemande , on les garde. Il préfente requête
pour qu'ils foient renvoyés , rendus, ou payés :
on refufe tout. Il perd fes Livres , & ce font des
hommes publics chargés de punir le vol , qui
les ont gardés.
Qu'on pefe bien toutes les circonftances de
«e fait , & je doute qu'on trouve aucun autre
DE LA MONTAGNE. 527
exemple femblabîe dans aucun Parlement, dans
aucun Sénat , dans aucun Confeil , dans aucun
Divan, dans quelque Tribunal que ce puiffe
être. Si Ton vouloit attaquer le droit de pro-
priété fans raifon, fans prétexte & jufques dans
fa racine, il feroit impolfible de s'y prendre
plus ouvertement. Cependant l'affaire pafTe ,
tout le monde fe tait, & fans des griefs plus
graves il n'eût jamais été quefeion de celui-là.
Combien d'autres font reftés dans l'obfcurité
faute d'occafions pour les mettre en évidence ?
Si l'exemple précédent eft peu important en
lui-même , en voici un d'un genre bien diffé-
rent. Encore un peu d'attention, Monfieur,
pour cette affaire, & je fupprime toutes celles
que je pourrois ajouter.
Le 20 Novembre 1763 au Confeil- Général
affemblé pour l'éledipn du Lieutenant & du
Tréforier, les Citoyens remarquent une diffé-
rence entre l'Edit imprimé qu'ils ont & l'Edit
manuferit dont un Secrétaire d'Etat fait lecture ,
en ce que l'élection du Tréforier doit par le
premier fe faire avec celle des Syndics , & par
le fécond avec celle du Lieutenant. Ils remar-
quent , de plus , que l'élection du Tréforier,
qui félon l'Edit doit fe faire tous les trois ans ,
ne fe fait que tous les fix ans félon l'ufage, &
qu'au bout de trois ans on fe contente de pro-
pofer la confirmation de celui qui eft en place.
5*8 NEUVIEME LETTRE
Ces différences du texte de la Loi entre le
Manufcrit rlu Confeii & 1 Edit imprimé , qu'on
n'avoit point encore obfervées en font remar-
quer d'autres qui donnent de l'inquiétude fur
îe refte. Malgré l'expérience qui apprend aux
Citoyens l'inutilité de leurs Repréfentations les
mieux fondées , ils en font à ce fujet de nou-
velles, demandant que le texte original des
Edits foit dépofé en Chancellerie ou dans tel
autre lieu public au choix du Confeii, où Ton
puiiTe comparer ce texte avec l'imprimé.
Or vous vous rappellerez, Monfieur, que
par l'Article XLII de l'Edit de 1738 il efl: dit
qu'on fera imprimerai ■plutôt un Code général
des Loix de l'Etat, qui contiendra tous les
Edits & Réglemens. Il n'a pas encore été ques-
tion de ce Code au bout de vingt-lix ans , &
les Citoyens ont gardé le filence (n)
Vous vous rappellerez encore que dans un
Mémoire imprimé en 1745, un membre prof-
it ra) De quelle excufe , de quel prétexte peut-on couvrir
ï'inobfervation d'un Article aufii exprès & auffi impor-
tant ? Cela ne fe conçoit pas. Quand par hazard on en
parle à quelques Magiftrats en convei fation , ils r'cpon-
' denfc froidement , Chaque Edit particulier ejl imprimé raf-
Jemblez-ks. Comme ii l'on ctoit fur que tout fut impri-
mé , & comme fi îe recueil de ces chiffons formoit un
Corps de Loix complut, un Code général revêtu de l'au-
thenticité requife & tel que l'annonce l'Article XLII ! Eft-
ce ainfi que ces Meilleurs rempliffent un engagement auili
formel ? Quelles confequer^ces fmiftres ne pourrok-on pas
tirer de pareilles omiiïipns ?
DE LA MONTAGNE. s*S
srît des deux -Cents jetta de violens foupqon»
fur la fidélité des Edits imprimés en 171 3 &
réimprimés en 1735, deux époques également
fufpe&es. Il dit avoir collationné fur des Edits
manufcrits ces imprimés , dans lefquels il affirma
avoir trouvé quantité d'erreurs dont il a fai*
note , & il rapporte les propres termes d'un Edifi
de 1 <)<)6 y omis touc entier dans l'imprimé. A des
imputations lî graves le Confeil n'a rien répon-
du , & les Citoyens ont gardé le filence.
Accoudons, fi Ton veut, que la dignité du
Confeil ne lui permettait pas de répondre alors
aux imputations d'un profcrit. Cette même di-
gnité , l'honneur compromis , la fidélité fufpectée
cxigeoient maintenant une vérification que tanti
d'indices rendoient néceffaire , & que ceux qui
la demandoient avoient droit d'obtenir.
Point du tout. Le Petit - Confeil juftifie U
changement fait à l'Edit par un ancien ufage
auquel le Confeil - Général ne s'étant pas oppofé
dans fon origine n'a plus droit de s'oppofer au-
jourd'hui.
Il donne pour raifon de la différence qui eft
entre le Manufcrit du Confeil & l'Imprimé »
que ce Manufcrit eft un recueil des Edits avec
les changemens pratiqués , & confentis par le
filence du Confeil - Général ; au lieu que l'Im-
primé n'eft que le recueil des mêmes Edits, tels
gu'ils ont paifé en Confeil - Général.
Il juftifie la confirmation du Tréforier con-
330 NEUVIEME LETTRE
tre l'Edk qui veut que l'on en élite un autre ?
encore par un ancien ufage. Les Citoyens n'ap-
perçoivent pas une contravention aux Edks qu'il
n'autorife par des contraventions antérieures :
ils ne font pas une plainte qu'il ne rebute, en leur
reprochant de ne s'être pas p'aints plus tôt.
Et quant à la communication du texte (0)3
foit comme étant contraire aux règles , foit par-
ce que les Citoyens & Bourgeois ne doivent con-
woître a autre texte des Loix que le texte imprimé s
quoique le Petit - Confeil en fuive un autre ,
(o) Ces refus fi durs & fi fûrs à toutes les Eepréfen-
tations les plus raifonnables & les plus juftes paroiffent
peu naturels. Eft-il concevable que le Confeil de Genè-
ve , compofe dans fa majeure partie dhemmes éclaires
& judicieux , n'aie pas fenti le fcandale odieux & même
effrayant de refufer à des hommes libres , à des membres
du Législateur la communication du texte authentique
des Loix, & de fomenter ainfi comme à plaifir des foup-
cons produits par l'air de myftere & de ténèbres dont il
s'environne fans cette à leurs yeux ? Pour moi, je penche
à croire que ces refus lui coûtent , mais qu'il s'eft prêt
crit pour règle de faire tomber l'ufage des Repréfenta-
tions , par des réponfes conitamment négatives. En eifet
eft-il à préfumer que les hommes les plus patiens ne le
rebutent pas de demander pour ne rien obtenir ? Ajouter
la proportion déjà faite en Deux-Cent d'informer contre
les Auteurs des dernières Pveprefentations , pour avoir
ufé d'un droit que la Loi leur donne. Qui voudra défor-
mais s'expofer à des pourfuites pour des demaiches qu">n
fait d'avance être fans fuccès ? Si c'eft là le plan eue s'eft
fait le Petit-Confeil , il faut avouer qu'il le fuit très-bien.
DE LA MONTAGNE. 331
& le faflc fuivre en Confeil - Général (p).
Il elt donc contre les règles que celui qui a
pafle un acte ait communication de l'original de
cet a&e , lorfque les variantes dans les copies
les lui font foupeonner de falfification ou d'in-
correction , & il eft dans la règle qu'on ait deux
dirFérens textes des mêmes Loix , l'un pour les
particuliers & l'autre pour le Gouvernement !
Ouites-vous jamais rien de femblable ? Et tou-
tefois fur' toutes ces découvertes tardives, fur
tous ces refus révoltans , les Citoyens , ccon-
duits dans leurs demandes les plus légitimes , fe
taifent attendent , & demeurent en repos.
Voila , Monfieur, des faits notoires dans vo-
tre Ville, & tous plus connus de vous que de
moi ; j'en pourrois ajouter cent autres , fans
compter ceux qui me font échappés. Ceux-ci fuf-
firont pour juger fi la Bourgeoisie de Genève eft
ou fut jamais, je ne dis pas remuante & fédi-
tieufe, mais vigilante, attentive, facile à s'é-
mouvoir pour défendre fes droits les mieux éta-
blis & le plus ouvertement attaqués ?
On nous dit qu'une Nation vive , iîigénieufe
& très - occupée de fes droits politiques auroit un
extrême befoin de donner à [on Gouvernement une
force négative ( q ). Eii expliquant cette force
(p) Extrait des Regiftres du Confeil du 7 Décembre
176; en réponfe aux Repréfentations verbales faites le
21 Novembre par fix Citoyens ou Bourgeois.
iq) l'âge 170.
333 NEUVIEME LETTRE
négative on peut convenir du principe ; mais
c^-ce à vous qu'on en veut faire l'application ?
A-t-on donc oublié! qu'on vous donne ailleurs
plus de fang- froid qu'aux autres Peuples (r)?
Et comment peut on dire que celui de Genève
s'occupe beaucoup de fes droits politiques,
quand on voit qu'il ne s'en occupe jamais que
tard , avec répugnance , & feulement quand le
péril le plus preifant l'y contraint ? De forte
qu'en n'attaquant pas Ci brufquement «les droits
de la Bourgeoifie , il ne tient qu'au Confeil
qu'elle ne s'en occupe jamais.
Mettons un moment en parallèle les deux
partis pour juger duquel l'activité eft le plus à
craindre , & où doit être placé le droit négatif
pour modérer cette activité.
D'un côté je vois un peuple très-peu nom-
breux , paifible & froid , compofé d'hommes
laborieux, amateurs du gain , fournis pour leur
propre intérêt aux Loix & à leurs Miniftres ,
tout occupés de leur négoce ou de leurs mé-
tiers; tous, égaux parleurs droits «Se peu diC.
tingués par la fortune , n'ont entre eux ni chefs*
ni cliens j tous , tenus par leur commerce , par
leur état , par leurs biens, dans une grande dé-
pendance du Magiftrat , .ont à le ménager j tous
craignent de lui déplaire j s'ils veujsnt fe mêler
des
(r) Page 154,
DE LA MONTAGNE. 533
des affaires publiques c'eft toujours au préjudi-
ce des leurs, Diftraits d'un côté par des objets
plus intéreffans pour leurs familles > de l'autre,
arrêtés par des confédérations de prudence : par
l'expérience de tous les tems , qui leur apprend
combien dans un auiîi périt Etat que le vôtre où
tout particulier eft inceifamment fous les yeux
du Confeil il eft dangereux de l'orfeufer , ils
font portés par les raifons les plus fortes à tout
facrifier à la paix ; car c'eft par elle feule qu'ils
peuvent profpérer } & dans cet état de cbofes
chacun trompé par fon intérêt privé aime enco-
re mieux être protégé que libre , & fait fa cour
pour faire fon bien.
De l'autre côté je vois dans une petite Vil-
le , dont les affaires font au fond très - peu ds
chofe s un Corps de Magiftrats indépendant &
perpétuel , prefque oifif par état , faire fa prin-
cipale occupation d'un intérêt très - grand , &
très - naturel pour ceux qui commandent, c'eft
d'accroître incelfamment fon empire ; car l'am-
bition comme l'avarice fe nourrit de fes avan-
tages , & plus on étend fa puiffance , plus on
eft dévoré du defir de tout pouvoir. Sans ceffe
attentif à marquer des diitances trop peu fenfî-
bles dans fes égaux de naiifance , il ne voit en
eux que fes inférieurs , & brûle d'y voir fes
fujets. Armé de toute la force publique , dé-
pofitaire de toute l'autorité , interprète & dif-
Tome IX. Y
334 NEUVIEME LETTRE
peiifateur des Loix qui le gênent, il s'en fait
une arme offenfive & défenfive , qui le rend
redoutable , refpeChibie , faeré pour tous ceux
qu'il veut outrager. C'eft au nom même de la
Loi qu'il peut la tranfgrefTer impunément. Il
peut attaquer la conftitution en feignant de la
défendre ; il peut punir comme un rebelle qui-
conque ofe la défendre en effet. Toutes les
entreprifes de ce Corps lui deviennent faciles ;
il ne laiffe à perfonne le droit de les arrêter ni
d'en connoître : il peut agir, différer, fufpen-
dre ; il peut féduire , effrayer , punir ceux qui
lui redirent , & s'il daigne employer pour cela
des prétextes , c'eft plus par bienféance que par
néceflité. Il a donc la volonté d'étendre la puif-
fance , & le moyen de parvenir à tout ce qu'il
veut. Tel eft l'état relatif du Petit - Confeil &
de la Bourgeoise de Genève. Lequel de ces deux
Corps doit avoir le pouvoir négatif pour arrêter
les entreprifes de l'autre ? L'Auteur des Lettres
aifure que c'eft le premier.
Dans la plupart des Etats les troubles inter-
nes viennent d'une populace abrutie & ftupide,
échauffée d'abord par d"infupportables vexa-
tions , puis ameutée en fecret par des brouil-
lons adroits, revêtus de quelque autorité qu'ils
veulent étendre. Mais cft- il rien de plus faux
qu'une pareille idée appliquée à la Bourgeoise
de Genève, à fa partie au moins qui fait faee
DE LA MONTAGN^ 33?
à la punfance pour le maintien des Loix ? Dans
tous les tems cette partie a toujours été l'Ordre
moyen entre les riches & les pauvres , entre les
chefs de l'Etat & la populace. Cet Ordre,
eompofé d'hommes à peu- près égaux en fortu-
ne , en état , en lumières , n'eft ni aiTez élevé
pour avoir des prétentions, ni affez bas pour
n'avoir rien à perdre. Leur grand intérêt , leur
intérêt commun eft que les Loix foient obfer-
vées , les Magiftrats refpectés , que la eonftitu-
tion fe foutienne & que l'Etat foit tranquille.
Perfonne dans cet ordre ne jouit à nul égard
d'une telle fupériorité fur les autres qu'il puifTe
les mettre en jeu pour fon intérêt particulier.
C'eft la plus faine partie de la République , la
feule qu'on foit aifuré ne pouvoir dans fa con-
duite fe propofer d'autre objet que le bien ds
tous. Aulîi voit- on toujours dans leurs démar-
ches communes une décence , une modeftie ,
une fermeté refpe&ueufe , une certaine gravite
d'hommes qui fe fentent dans leur droit & qui
fe tiennent dans leur devoir. Voyez , au con-
traire , de quoi l'autre parti s'étaie j de gens
qui nagent dans l'opulence , & du peuple le
plus abject, fcft-ce dans ces deux extrêmes, l'un
fuit pour acheter, l'autre pour fe vendre, qu'cui
doit chercher l'amour de la juftice & des loix 'i
C'eft par eux toujours tque l'Etat dégénère : le
riche tient la Loi dans fa boude , & le pauvre
Y a
336 NEUVIEME LETTRE
aime mieux du pain que la liberté. Il fuffit de
comparer ces deux partis pour juger lequel doit
porter aux Loix la première atteinte ; & cher-
chez en effet dans votre hiftoire fi tous les
complots ne font pas toujours venus du côté de
la Magiftrature , & Ci jamais les Citoyens ont
eu recours à la force que lorfqu'il l'a fallu pour
s'en garantir ?
On raille , fans doute , quand , fur les con-
féquences du droit que réclament vos Conci-
toyens , on vous repréfente l'Etat en proie à la
brigue , à la féduclion , au premier venu. Ce
droit négatif que veut avoir le Confeil fut in-
connu jufqu'ici; quels maux en eft-il arrivé?
Il en fût! arrivé d'affreux s'il eût voulu s'y tenir
quand la Bourgeoise a fait valoir le fien. Ré-
torquez l'argument qu'on tire de deux cents ans
de profpérité j que peut - on répondre ? Ce Gou-
vernement , direz - vous , établi par le tems 3
foutenu par tant de titres , autorifé par un fi
long ufage , confacré par fes fuccès , & où le
droit négatif des Confeils fut toujours ignoré ,
ne vaut - il pas bien cet autre Gouvernement ar-
bitraire , dont nous ne connoiffons encore ni les
propriétés , ni fes rapports avec notre bonheur ,
& où la raifon ne peut nous montrer que le comble
de notre mifere ?
Supposer tous tes abus dans le parti qu'on
DE LA MONTAGNE. 337
attaque & n'en fuppofer aucun dans le lien , eft
un fophifme bien groiîîer & bien ordinaire ,
dont tout homme fenfé doit fe garantir. Il faut
fuppofer des abus de part & d'autre , parce qu'il
s'en gluTe par - tout ; mais ce n'eft pas à dire
qu'il y ait égalité dans leurs conféqiiences.
Tout abus eft un mal , fouvcnt inévitable , pour
lequel on ne doit pas profcrire ce qui eft bon
en foi. Mais comparez , & vous trouverez d'un
côté des maux fûrs , des maux terribles fans
borne & fans fin ; de l'autre , l'abus même diffi-
cile , qui s'il eft grand fera partager , & tel ,
que quand il a lieu il porte touj<u^^^nree lui fon
remède. Car encore une fois il n'y a de liberté
pofïible que dans l'obfervation des Loix ou de
la volonté générale , & il n'eft pas plus dans la
volonté générale de nuire à tous , que dans la
volonté particulière de nuire à foi - même. Mais
fuppofons cet abus de la liberté aufîi naturel
que l'abus de la puûTance. Il y aura toujours
cette différence entre l'un & l'autre, que l'abus
de la liberté tourne au préjudice du peuple qui
en abufe , & le puniiTant de fon propre tort le
force à en chercher le remède ; ainfi de ce côté
le mal n'eft jamais qu'une crife, il ne peut fai-
re un état permanent. Au lieu que l'abus de
la puhfance ne tournant point au préjudice du
puhfant mais du foible , eft par fa nature fans
raefure , farrs frein , fans limites : il ne finit que
Y i
33S NEUVIEME LETTRE
par la deftru&ion de celui qui feul en reflent le
mal. Difbns donc qu'il faut que le Gouverne-
ment appartienne au petit nombre , l'infpeclion
fur le Gouvernement à la généralité, & que iî
de part ou d'autre l'abus eft inévitable , il vaut
encore mieux qu'un peuple foit malheureux par
fa faute qu'opprimé fous la main d'autrui.
Le premier & le plus grand intérêt pubiic eft
toujours la juftice. Tous veulent que les con-
ditions foient égales pour tous , & la juftice
n'eft que cette égalité. Le Citoyen ne veut que
les Loix & que Pobfervation des Loix. Chaque
particulier dans le peuple fait bien que s'il y a
des exceptions , elles ne feront pas en fa faveur*
A'md tous craignent les exceptions, & qui craint
les exceptions aime la Loi. Chez les Chefs
c'eft toute autre chofe : leur état même eft un
état de préférence, & ils cherchent des préfé-
rences par- tout (0- S'ils veulent des Loix, ce
n'eft pas pour leur obéir , c'eft pour en être les
(/. La juftice dans le peuple eft une vertu d'état ; la
violence & la tyrannie eft de même dans les Chefs un
vice d'état. Si nous étions à leurs places nous autres
particuliers nous deviendrions comme eux violens , ufu*-
pateurs , iniques. Quand des Magiftrats viennent donc
nous prêcher leur intégrité, leur modération , leur juf-
tice, ils nous trompent, s'ils veulent obtenir ainfi la
confiance que nous ne leur devons pas : non qu'ils ne
puiflent avoir perfonnellement ces vertus dont ils fe van-
tent ; mais a!or5 ils font une exception ; & ce n'eft pas
UH% exceptions que la Loi doit avoir égard.
DE LA MONTAGNE. 335>
arbitres Ils veulent des Loix pour Te mettre à
leur place & pour fe faire craindre en leur nom.
Tout les favorife dans ce projet. Ils fe fervent
des droits qu'ils ont peur ufurper Tans rifque
ceux qu'ils n'ont pas. ©frmme ils parlent tou-
jours au nom de la Loi, même en la violant,
quiconque ofe la défendre contre eux eft un fé-
<litieux , un rebelle : il doit périr ; & pour eux ,
toujours fûrs de l'impunité dnns leurs entrepei-
fes , le pis qui leur arrive eft de ne pas réuilir.
S'ils ont befoin d'appuis , par- tout ils en trou-
vent. C'eft une ligue naturelle que celle des
forts , & ce qui fait la foiblerTe des foibles eft de
ne pouvoir fe liguer aind. Tel eft le deftin du
peuple d'avoir toujours au dedans & au dehors
fes parties pour juges. Heureux î quand il en
peut trouver d'alTez équitables pour le protéger
contre leurs propres maximes , contre ce fenti-
ment fi gravé dans le cœur humain d'aimer &
favorifer les intérêts femblables aux nôtres.
Vous avez eu cet avantage une fois , & ce fut
eontre toute attente. Quand la Médiation fut
acceptée , on vous crut écrafés : mais vous eû-
tes des défenfeurs éclairés & fermes , des Mé-
diateurs intègres & généreux ; la juftice & la
vérité triomphèrent. Puiiîiez - vous être heu-
reux deux fois ! vous aurez joui d'un boivheui
bien rare , & dont vos oppreiieurs ne paroiffeiit
guère alarmés.
y 4-
340 NEUVIEME LETTRE
Après vous avoir étalé tous les maux imagi-
naires d'un droit auiîi ancien que votre Conf-
titution & qui jamais n'a produit aucun mal ,
on pallie , on nie ceux du Droit nouveau qu'on
ufurpe & qui fe font fentir dès aujourd'hui.
Forcé d'avouer que le Gouvernement peut abu-
fer du droit négatif jufqu'a la plus intolérable
tyrannie , on affirme que ce qui arrive n'arri-
vera pas , & l'on change en poiïibilité fans vrai-
femblance ce qui fe palfe aujourd'hui fous vos
yeax. Pefonne, ofe-t-on dire, ne dira que le
Gouvernement ne foit équitable & doux ; & re-
marquez que cela fe dit en réponfe à des Re-
présentations où l'on fe plaint des injuftices &
des violences du Gouvernement. C'eft là vrai-
ment ce qu'on peut appeller du beau ftyle :
c'efl: l'éloquence de Périclès , qui renverfé par
Thucydide à la lutte , prouvoit aux fpeclateurs
que c'étoit lui qui l'avoit terraifé.
Ainsi donc en s'emparant du bien d'autrui
fans prétexte , en emprifonant fans raifon les
innecens en flétriflant un Citoyen fans l'ouir,
en jugeant illégalement un autre , en protégeant
les Livres obfcenes , en brûlant ceux qui refpi-
rënt la vertu , en perfécutant leurs auteurs , en
cachant le vrai texte des Loix , en refufant les
fatisfaclions les plus jutles, en exerçant le plus
dur defpotifme , en détruifant la liberté qu'ils
eJevroieut défendre , en opprimant la Patrie dont
DE LA MONTAGNE. 341
ils devroient être les pères , ces ?vle(ïieurs fe font
compliment à eux-mêmes fur la grande équité de
de leurs jugemens, ils s'extafient fur la douceur
de leur adminiftration , ils affirment avec con-
fiance que tout le monde eft de leur avis fur
ce point. Je doute fort , toutefois , que cet avis
foit le vôtre , & je fuis fur au moins qu'il n'eft
pas celui des Repréfentans.
Que l'intérêt particulier ne me rende point
injuite. C'eft de tous nos penchans celui contre
lequel je me tiens le plus en garde & auquel j'ef-
pere avoir le mieux réfifté. Votre Magiftrat eit
équitable dans les chofes indifférentes , je le crois
porté même à l'être toujours } fes places font
peu lucratives ; il rend la juftice & ne la vend
point i il eft perfonnellement intègre, définté-
reffé, & je fais que dans ce Confeil li defpotique
il règne encore de la droiture & des vertus. En
vous montrant les conféquenees du droit négatif
je vous ai moins dit ce qu'ils feront devenus
Souverains, que ce qu'ils continueront à faire
pour l'être. Une fois reconnus tels leur intérêt
fera d'être toujours juftes , & il l'eft dès aujour-
d'hui d'être juftes le plus fouvent ; mais mal-
heur à quiconque ofera recourir aux Loix en-
core , & réclamer la liberté. C'eft contre ces in-
fortunés que tout devient permis , légitime. L'é-
quité , la vertu , l'intérêt même ne tiennent point
devant l'amour de la domination , & celui qui
M* NEUVIEME LETTRE
fera jufte étant le maître n'épargne aucune in-
juftice pour le devenir.
Le vrai chemin de la Tyrannie n'eft point
d'attaquer directement le bien public ; ce feroit
réveiller tout le monde pour le défendre i mais
c'eft d'attaquer fuccefïivement tous fes défen-
feurs , & d'effrayer quiconque oferoit encore af-
pirer à l'être. PeiTuadez à tous que l'intérêt pu-
blic n'eft celui de perfonne , & par cela feul la
lérvitude eft établie ; car quand chacun fera fous
ie joug, où fera la liberté commune 'i Si quicon-
que ofe parler eft écrafé dans l'inftant même ,
où feront ceux qui voudront l'imiter , & quel
fera l'organe de la généralité quand chaque in-
dividu gardera le filence ? Le Gouvernement
févira donc contre les zélés & fera jufte avec les
autres , jufqu'à ce qu'il puifle être injufte avec
tous impunément. Alors fa juftice ne fera plus
qu'une économie pour ne pas difîiper fans rai-
fon fon propre bien.
Il y a donc un fens dans lequel le Confeil eft
jufte , & doit l'être par intérêt : mais il y en a
un dans lequel il eft du fyftême qu'il s'eft fait
d'être fouverainement injufte, & mille exemples
ont dû vous apprendre combien la protection
des Loix eft infuffifante contre la haine du Ma-
giftrat. Quefera-ce, lorfque devenu feul maî-
tre abfolu par fon droit négatif il ne fera plus
gèué par rien dans fa conduite , & ne trouvera
DE LA MONTAGNE. 343
plus d'obitaele à fes pallions ? Dans un G petit
Etat où nul ne peut Te cacher dans la foule, qui
ne vivra pas alors dans d'éternelles frayeurs,
& ne fendra pas à chaque inftant de fa vie le mal-
heur d'avoir fes égaux pour maîtres ? Dans les
grands Etats les particuliers font trop loin du
Prince & des chefs pour en être vus , leur peti-
teiTe les fauve , & pourvu que le peuple paie
on le laifle en paix. Mais vous ne pourrez faire
un pas fans fentir le poids de vos fers. Les pa-
ïens , les amis , les protégés , les efpions de
vos maîtres feront plus vos maîtres qu'eux ; vous
n'oferez ni défendre vos droits ni réclamer vo-
tre bien , crainte de vous faire des ennemis; les
recoins les plus obfcuts ne pourront vous dé-
rober à la Tyrannie , il faudra néceifairement en
être fatellite ou vi&ime: vous fentirez à la fois
l'efclavage politique & le civil, à peine oferez-
vous refpirer en liberté. Voilà , Monfieur, où
doit naturellement vous mener l'ufage du droit
négatif tel que le Conieil fe l'arrogé. Je crois
qu'il n'en voudra pas faire un ufage auiîifunef-
te , mais il le pourra certainement, & la feule
certitude qu'il peut impunément être injufte ,
vos fera fentir les mêmes maux que s'il l'étoit
en effet.
Je vous ai montré, Monfieur, l'état de vo-
tre Conftitution tel qu'il fe préfente à mes yeux.
Il réfuite de ce*- exppié que cette Conftitution ,
344 NEUVIEME LETTRE
prife dans fon enfemble eft bonne & faine , &
qu'en donnant à la liberté fes véritables bornes ,
elle lui donne en même tems toute la folidité
qu'elle doit avoir. Car le Gouvernement ayant
un droit négatif contre les innovations du Lé-
gislateur , & le Peuple un droit négatif contre
les ufurpations du Confeil , les Loix feules ré-
gnent & régnent fur tous ; le premier de l'Etat
ne leur éftpas moins fournis que le dernier, au-
cun ne peut les enfreindre , nul intérêt particu-
lier ne peut les changer , & la Conftitution de-
meure inébranlable.
Mais fi au contraire les Miniftres des Loix
en deviennent les feuls arbitres, & qu'ils puif-
fent les faire parler ou taire à leur gré : Ci le
droit de Repréfentatiôn feul garant des Loix &
de la liberté n'eft qu'un droit illufoire & vain
qui n'ait en aucun cas aucun effet néceffaire ; je
ne vois point de fervitude pareille à la vôtre»
& l'image de la liberté n'eft plus chez vous
qu'un leurre méprifant & puérile , qu'il eft mê-
me indécent d'offrir à des hommes fenfés. Que
fert alors d'alfembler le Législateur , puifque la
volonté du Confeil eft l'unique Loi ? Que fert
d'élire folemnellement des Mugiftrats qui d'a-
vance étoient déjà vos Juges , & qui ne tiennent
de cette élection qu'un pouvoir qu^ils exerçoient
auparavant? Soumettez - vous de bonne grâce,
& renoncez à ces jeux d'enfans , qui , devenus
DE LA MONTAGNE. 345
»
frivoles , ne font pour vous qu'un aviliffement
de plus.
Cet état étant le pire où l'on puiffe tomber
n'a qu'un avantage j c'eit qu'il ne fauroit chan-
ger qu'en mieux. C'eft l'unique reffouroe des
maux extrêmes , mais cette reffource eft tou-
jours grande , quand des hommes de fens & de
cœur la Tentent & favent s'en prévaloir. Que la
certitude de ne pouvoir tomber plus bas que
vous n'êtes doit vous rendre fermes dans vos
démarches ! mais foyez fûrs que vous ne fortirez
point de l'abyme » tant que vous ferez divifés 9
tant que les uns voudront agir & les autres ref-
ter tranquilles.
Me voici , Monfîeur , à la conclufion de ces
Lettres. Après vous avoir montré l'état où vous
êtes , je n'entreprendrai point de vous tracer la
route que vous devez fuivre pour en fortir. S'il
en eft une , étant fur les lieux mêmes , vous &
vos Concitoyens la devez voir mieux que moi -
quand on fait où l'on eft & où l'on doit aller ,
on peut fe diriger fans peine.
L'Auteur des Lettres dit que 7? on remarquoit
dans un Gouvernement une pente à la violence il ne
faudrait pas attendre à la redrejjer que la Tyran-
nie s'y fut fortifiée (t). Il dit encore , en fuppo-
fant un cas qu'il traite à la vérité de chimère ,
qu';7 rejleroit un remède trijle mais légal , & qui
Ql) Page 172.
346 NEUVIEME LETTRE
dans ce cas extrême pourvoit êtve employé comme c*
emploie la main d'un Chirurgien , quand la gangrené
fe déclare (v). Si vous êtes ou non dans ce cas
fuppofé chimérique , c'eft ce que je viens d'exa-
miner. Mon confeil n'eu: donc plus ici nécef-
faire ; l'Auteur des Lettres vous Ta donné pour
moi. Tous les moyens de réclamer contre l'iu-
juflice font permis quand ils font paifibles , à
plus forte raifon font permis eeux qu'au tori-
fent les loix.
Quand elles font tranfgreffées dans des cas
particuliers vous avez le droit de Représentation
pour y pourvoir. Mais quand ce droit même eft
contefté , c'eit le cas de la garantie. Je ne l'ai
point mife au nombre des moyens qui peuvent
rendre efficace une Repréfentation > les Média-
teurs eux-mêmes n'ont point entendu l'y mettre,
puisqu'ils ont déclaré ne vouloir porter nulle
atteinte à l'indépendance de l'Etat, & qu'alors,
cependant, ils auroient mis, pour ainil dire , la
Clef du Gouvernement dans leur poche (3c).
Ainfi dans le cas particulier l'effet des Repré-
(v) Page tôt.
(.r) La conféquence d'un tel fyftême eût été d'établir
un Tribunal de la Médiation réfidant à Genève , pour
connoitre des tranfgreffions des Loix. Par ce Tribunal la
fouveraineté de la République eût bientôt été détruite ,
mais la liberté des Citoyens eût été beaucoup plus affû-
tée qu'elle ne peut l'être fi l'on ôte le droit de Repré-
fentation. Or de n'être Souverain que de nom ne lignifie
pas grand' chofe , mais d'être libre en effet figuirie beau,
coup.
DE LA MONTAGNE. 347
tentations rejettées eft de produire un Confeil-
Général ; mais l'effet du droit même de Repré-
fentation rejette paroît être le recours à la ga-
rantie. Il faut que la machine ait en elle-même
tous les reflbrts qui doivent la faire jouer : quand
elle s'arrête , il faut appeller l'Ouvrier pour la
remonter.
Je vois trop où va cette refïburce , & je fens
encore mon cœur patriote en gémir. Auiîi , je
le répète, je ne vous propofe rien j qu'oferois-
je dire ? Délibérez avec vos Concitoyens & ne
comptez les voix qu'après les avoir pefées. Dé-
fiez-vous de la turbulente jeuneffe , de l'opulen-
ce infolente & de l'indigence vénale j nul falu-
taire confeil ne peut venir de ces côtés-là. Con-
fultez ceux qu'une honnête médiocrité garantit
des fédu&ions de l'ambition & de la mifere ; ceux
dont une honorable vieillerie couronne uns vie
fans reproche ; ceux qu'une longue expérience a
verfés dans les affaires publiques ; ceux qui , fans
ambition dans l'Etat n'y veulent d'autre rang que
celui de Citoyens ; enfin ceux qui n'ayant jamais
eu pour objet dans leurs démarches que le bien
de la patrie & le maintien des Loix, ont mérité
par leurs vertus l'eftime du public, & la confian-
ce de leurs égaux.
Mais fur-tout réunifiez- vous tous. Vous êtes
perdus fans reffource fi vous reftez divifés. Et
pourquoi le feriez - vous , quand de fi grands in?
.J48 NEUVIEME LETTRE, &c:
térêts communs vous unifient ? Comment dans
un pareil danger la baffe jalou fie & les petites paf-
fions ofent - elles fe faire entendre? Valent- elles
qu'on les contente à fi haut prix? & faudra- t-ii
que vos enfans difent un jour en pleurant fur
leurs fers j voilà le fruit des diffentions de nos pè-
res ? En un mot, il s'agit moins ici de délibéra-
tion que de concorde ; le choix du parti que
vous prendrez n"eft pas la plus grande affaire :
fût - il mauvais en lui - même , prenez - le tous
enfemblej par cela feul il deviendra le meilleur,
& vous ferez toujours ce qu'il faut faire pourvu
que vous le fafîiez de concert. Voilà mon avis ,
Monfieur , & je finis par où j'ai commencé.
En vous obéiflant j'ai rempli mon dernier devoir
envers la Patrie. Maintenant }e prends congé de
ceux qui l'habitent } il ne leur refle aucun mal
à me faire , & je ne puis plus leur faire aucua
bieff.
F I N.
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