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Full text of "Collection complete des oeuvres de J.J. Rousseau, citoyen de Geneve"

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COLLECTIO  N 

COMPLETE 

DES  CEUVRES 

r  E 

J.  J.  ROUSSEAU. 


TOME    SIXIEME. 

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COLLECTION 

COUPLE  TE 

DES  ŒUVRES 

D   E 

J.  J.  ROUSSEAU, 

Citoyen    de   Genève. 


TOME    SIXIEME. 


Contenant  la  première  Partie  des 
Mélanges, 


À    GENEVE. 


M,    D  C  C.    L  X  X  X  I  I. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/collectioncomple06rous 


M  ELANCE 


TOME    PREMIER. 


JEAN -JAQUES   ROUSSEAU  3 

CITOTEN    DE     GENEVE^ 

A  CHRISTOPHE  DE  BEAUMONT, 

Archevêque  de  Paris ,  Duc  de  St.  Cloud ,  Pair  de  France , 
Commandeur  de  VOrdre  du  St.  Efprit  ,  Provifeur  de 
Sorbonne  ,   ùc> 


Da  veniam  fi  quid  liberius  dixi ,  non  ad  contumeliam  tuam  ,  fed  ad 

defenfionem    meam.   Praefiimfi  enim  de  gravitate  &  prudentiâ 

tuâ ,  quia  potes  confiderare  quantam  mihi  refpondendi  necefll- 

tatem  impofueris. 

Aug.  Epijl.    2j8  ad   Pafcent. 


GENEVE, 


M.      D  C  C.      L  X  X  X  I. 


JEAN- JAQUES  ROUSSEAU. 

CITOTEN    DE    GENEVE, 

A  CHRISTOPHE  DE  BEAUMONT, 

ARCHEVÊQUE  DE  PARIS. 

J.  ouRQUOi  faut -11,  Monfeigneur,  que  j'aie  quelque  chofe 
à  vous  dire?  Quelle  langue  commune  pouvons-nous  parler, 
comment  pouvons  -  nous  nous  entendre ,  &c  qu'y  a-t-il  entre 
vous  &  moi  ? 

Cependant,  il  faut  vous  répondre;  c'eft  vous-même  qui 
m'y  forcez.  Si  vous  n'euiliez  attaqué  que  mon  livre ,  je  vous 
aurois  laiffé  dire  :  mais  vous  attaquez  aufTi  ma  perfonne  ;  6c  , 
plus  vous  avez  d'autorité  parmi  les  hommes,  moins  il  m'eiè 
permis  de  me  taire  ,  quand  vous  voulez  me  déshonorer. 

Je  ne  puis  m'empécher  ,  en  commençant  cette  Lettre  ,  de 
réfléchir  fur  les  bizarreries  de  ma  deftinée.  Elle  en  a  qui 
n'ont  été  que    pour  moi. 

J'étois  né  avec  quelque  talent  ;  le  public  Fa  jugé  ainfi. 
Cependant  j'ai  pafle  ma  jeunefle  dans  une  heureufe  obfcu- 
ritc,  dont  je  ne  cherchois  point  à  fortir.  Si  je  l'avois  cher- 
ché ,  cela  même  eût  été  une  bizarrerie  que  durant  tout  le  feu 
du  premier  âge  je  n'cufTe  pu  réuffir,  &  que  j'cufTe  trop  réulîî 
dans  la  fuite  ,  quand  ce  feu  commençoit  à  p;i(îtr.  J'appro- 
chois  de  ma  quarantième  aniice  ,  &  j'avois  ,  au  lieu  d'une 
fortune  que  j'ai   toujours  méprifée,  6<.  d'un  nom  qu'on  m'a 

A 


6  LETTRE 

fait  payer  fi  cher  ,  le  repos  &  des  amis ,  les  deux  feuls  biens 
donc  mon  cœur  foie  avide.  Une  mifcrable  queltion  d'Aca- 
démie m.'agitant  l'efprit  malgré  moi ,  me  jetra  dans  un  mé- 
tier pour  lequel  je  n'étois  point  fait  ;  un  fuccès  inattendu 
'  m'y  montra  des  attraits  qui  me  féduifirent.  Des  foules  d'ad- 
verfaires  m'attaquèrent  fans  m'entendre  ,  avec  une  étourderie 
qui  me  donna  de  l'humeur ,  &  avec  un  orgueil  qui  m'en 
infpira  peut-être.  Je  me  défendis  ,  &,  de  difpute  en  difpute, 
je  me  fentis  engagé  dans  la  carrière  ,  prefque  fans  y  avoir 
penfé.  Je  me  trouvai  devenu  ,  pour  ainfi  dire  ,  Auteur  à  l'âge 
où  l'on  cefTe  de  l'être  ,  &  homme  de  Lettres  par  mon  mé- 
pris même  pour  cet  état.  Dès-là  ,  je  fus  dans  le  public  quel- 
que chofe  :  mais  aufli  le  repos  &  les  amis  difparurent.  Quels 
maux  ne  fouffris-je  point  avant  de  prendre  une  afliette  plus 
fixe  &  des  attachemens  plus  heureux  .''  il  falut  dévorer  mes 
peines  ;  il  falut  qu'un  peu  de  réputation  me  tînt  lieu  de  tour. 
Si  c'eit  un  dédommagement  pour  ceux  qui  font  toujours 
loin  d'eux-mêmes  ,  ce  n'en  fut  jamais  un  pour  moi. 

Si  j'euffe  un  moment  compté  fur  un  bien  Cx  frivole  ,  que 
j'aurois  été  promptement  défabufé  !  Quelle  inconfiance  per- 
pétuelle n'ai- je  pas  éprouvée  dans  les  jugemens  du  public 
fur  mon  compte  !  J'étois  trop  loin  de  lui  ;  ne  me  jugeant  que 
fur  le  caprice  ou  l'intérêt  de  ceux  qui  le  mènent ,  à  peine 
deux  jours  de  fuite  avoit-il  pour  moi  les  mêmes  yeux.  Tantôt 
j'étois  un  homme  noir ,  &  tantôt  un  ange  de  lumière.  Je  me 
fuis  vu  dans  la  même  année  vanté  ,  fêté  ,  recherché ,  même 
à  la  Cour  ;  puis  infulté  ,  menacé ,  détcfté ,  maudit  :  les  foirs 
on  m'attendoit  \  our  m'aflalTiner  dans  les  rues  ;   les  matins 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  7 

On  m'annonçoit  une  lettre  de  cachet.  Le  bien  &:  le  mal  cou- 
loient  à-peu  près  de  la  même  fource  ;  le  tout  me  venoit  pour 
des  chanfons. 

J'ai  écrit  fur  divers  fujets  ,  mais  toujours  dans  les  mêmes 
principes  :  toujours  la  même  morale  ,  la  même  croyance  , 
les  mêmes  maximes ,  & ,  fi  l'on  veut  ,  les  mêmes  opinions. 
Cependant  on  a  porté  des  jugemens  oppofés  de  mes  livres , 
ou  plutôt ,  de  l'Auteur  de  mes  livres  ;  parce  qu'on  m'a  jugé 
fur  les  matières  que  j'ai  traitées  ,  bien  plus  que  fur  m.es  fen- 
timens.  Après  mon  premier  difcours  ,  j'étois  un  homme  à 
paradoxes  ,  qui  fe  faifoit  un  jeu  de  prouver  ce  qu'il  ne  pen- 
foit  pas  :  après  ma  lettre  fur  la  Mufique  françoife  ,  j'étois 
l'ennemi  déclaré  de  la  Nation  ;  il  s'en  faloit  peu  qu'on  ne 
m'y  traitât  en  confpirateur  ;  on  eût  dit  que  le  fort  de  la 
Monarchie  étoit  attaché  à  la  gloire  de  l'Opéra  ;  après  mon 
Difcours  fur  l'inégalité  ,  j'étois  athée  &c  mifaiithrope  ;  après 
ia  lettre  à  M.  d'Alembert  ,  j'étois  le  défenfeur  de  la  morale 
chrétienne  :  après  l'Héloïfe  ,  j'étois  tendre  &  doucereux  ; 
maintenant  je  fuis  un  impie;  bientôt  peut  -  être  ferai  -  je  un 
dévot. 

Ainfi  va  flottant  le  fot  public  fur  mon  compte ,  fâchant 
auffi  peu  pourquoi  il  m'abhorre  ,  que  pourquoi  il  m'aimoit 
auparavant.  Pour  moi ,  je  fuis  toujours  demeuré  le  même  ; 
plus  ardent  qu'éclairé  dans  mes  recherches  ,  mais  fincere  ea 
tout  ,  même  contre  moi  ;  fîmple  6c  bon  ,  mais  fenfible  &c 
foible  ,  faifant  fouvent  le  mal  &c  toujours  aimant  le  bien  ;  lié 
par  l'amitié  ,  jamais  par  les  chofes  ,  &  tenant  plus  à  mes 
fentiraens  qu'à  mes  intérêts  ;  n'exigeant  rien  des  hommes  ôc 


8  LETTRE 

n'en  voulant  point  dépendre  ,  ne  cédant  pas  plus  à  leurs  pré- 
ji^gés  qu'à  leurs  volontés  ,  &  gardant  la  mienne  aufïï  libre 
que  ma  raifon  :  craignant  Dieu  fans  peur  de  l'enfer  ,  rai- 
fonnant  fur  la  Religion  fans  libertinage  ,  n'aimant  ni  l'im- 
piété ni  le  fanatifme,  mais  hanliint  les  intolcrans  encore  plus 
que  les  efprits  -  forts  ;  ne  voulant  cacher  mes  façons  de 
penfer  à  perfonne  ,  fans  fard,  fans  artirice  en  toute  chofe, 
difant  mes  foutes  à  mes  amis  ,  mes  fentimens  à  tout  le 
monde ,  au  public  fcs  vérités  fans  flatterie  &.  fans  fiel ,  &  me 
fouciant  tout  aufîl  peu  de  le  fâcher  que  de  lui  plaire.  Voilà 
mes  crimes ,  &  voilà  mes  vertus. 

Enfin  laiîé  d'une  vapeur  enivrante  qui  enfle  fans  raiTafier; 
excédé  du  tracas  des  oifîfs  furchargés  de  leur  tems  ôc  pro- 
digues du  mien ,  foupirant  après  un  repos  fi  cher  à  mon  cœur 
fc  fi  néceifairc  à  mes  maux ,  j'avois  pofé  la  plume  avec  joie. 
Content  de  ne  l'avoir  prife  que  pour  le  bien  de  mes  fem- 
blables  ,  je  ne  leur  demandois  pour  prix  de  mon  zèle  que 
de  me  laifTer  mourir  en  paix  dans  ma  retraite ,  ôc  de  ne  m'y 
point  faire  de  mal.  J'avois  tort  ;  des  huilEers  font  venus  me 
l'apprendre ,  &c  c'eft  à  cette  époque  ,  où  j'cfpérois  qu'alloient 
finir  les  ennuis  de  ma  vie ,  qu'ont  commencé  mes  plus  grands 
malheurs.  Il  y  a  déjà  dans  tout  cela  quelques  fingularités; 
ce  n'efl  rien  encore.  Je  vous  demande  pardon,  Monfeigneur, 
d'abufer  de  votre  patience  :  mais  avant  d'entrer  dans  les  dif- 
cufTions  que  je  dois  avoir  avec  vous  ,  il  fait  parler  de  ma 
fituation  préfente  ,  &  des  caufes  qui  m'y  ont  réduit. 

Un  Genevois  fait  imprimer  un  Livre  en  Hollande ,  ôc  par 
arrêt  du  Parlement  de  Paris  ce  Livre  ell  brûlé  fans  rcrpe^t 

pour 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  f 

pour  le  Souverain  dont  il  porte  le  privilège.  Un  Proteftant 
propofe    en   pays   proteftanc   des    objeâions    contre    l'Eglife 
Romaine  ,    &  il  elt  décrété  par  le  i'arlement  de  Paris.  Un 
Républicain  fait  dans  une  République  des  cbjeélions  contre 
l'Etat  monarchique  ,    &  il  efl:  décrété   par  le  Parlement  de 
Paris.  11  faut  que  le  Parlement  de  Paris  ait  d'étranges  idées  de 
fon  empire  ,  &  qu'il  fe  croie  le  légitime  juge  du  genre  humain. 
Ce  même  Parlement ,  toujours  fi  foigneux  pour  les  Fran- 
çois de  l'ordre  des  procédures  ,    les  néglige  toutes  dès  qu'il 
s'agit  d'un  pauvre  Etranger.    Sans  favoir  fi  cet  Etranger  clt 
bien   l'Auteur  du   Livre  qui  porte  fon  nom  ,   s'il  le  recon- 
noic    pour   fien  ,    fi    c'eft    lui  qui    l'a   fait   imprimer  ;    fans 
égard  pour  fon  trille    état  ,   fans  pitié  pour  les  maux  qu'il 
fouffre ,  on  commence  par  le  décréter  de  prife  de  corps  ;  on 
l'eût  arraché  de  fon  lit  pour  le  tramer  dans  les  mêmes  pri- 
fons  oii  pourrilfent  les  fcélérats  ;   on  l'eût  brûlé  ,  peut  -  être 
même  fans  l'entendre ,  car  qui  fait  fi  l'on  eût  pourfuivi  plus 
régulièrement  des   procédures  fi  violemment  commencées  & 
dont  on  trouveroit  à  peine  un  autre  exemple  ,  même  en  pays 
d'Inquifition  ?  Ainfi  c'elt  pour  moi  feul  qu'un  tribunal  fi  fage 
oublie  fa  fageffe  ;  c'elt  contre  moi  feul ,  qui  croyois  y  être 
aimé  ,  que  ce   peuple  ,  qui  vante  fa  douceur  ,   s'arme  de  la 
plus  étrange  barbarie  ;  c'elt  ainfi   qu'il  jullitie  la  préférence 
que  je  lui  ai  donnée  fur  tant  d'afyles  que  je  pouvois  choifir 
au   même  prix  !   Je  ne  fais  comment  cela   s'accorde  avec  le 
droit  des  gens  ,  mais  je  fais  bien  qu'avec  de  pareilles  procédures 
la  liberté  de  tout  homme,  &  peut-être  fa  vie,  eft  à  la  merci 
du  premier  Imprimeur. 

Alélunges.    Tome  L  B 


lO 


•LETTRE 


Le  Citoyen  de  Genève  ne  doit  rien  à  des  Magiflrats  injufles 
ôc  incompécens  ,  qui  ,  fur  un  requifiroire  calomnieux ,  ne  le 
cirent  pas ,  mais  le  décrètent.  N'étant  point  fommé  de  com- 
paroîcre  ,  il  n'y  eft  point  obligé.  L'on  n'emploie  contre  lui 
que  la  force  ,  ôc  il  s'y  fouf trait.  II  fecoue  la  poudre  de  fes 
fouliers  ,  6c  fort  de  cette  terre  hofpitaliere  où  l'on  s'emprelTe 
d'opprimer  le  foible  ,  &  où  l'on  donne  des  fers  à  l'étranger 
avant  de  l'entendre ,  avant  de  favoir  Ci  l'aére  dont  on  i'accufe 
clï  punilîlible  ,  avant  de  favoir  s'il  l'a  commis. 

Il  abandonne  en  foupirant  fa  chère  folitude.  Il  n'a  qu'un  feul 
bien,  mais  précieux  ,  des  amis,  il  les  fuit.  Dans  fa  folbleffe  il 
fupporte  un  long  voyage  ;  il  arrive  &  croit  refpirer  dans  une 
terre  de  liberté  ;  il  s'approche  de  fa  Patrie  ,  de  cette  Patrie 
dont  il  s'eft  tant  vanté ,  qu'il  a  chérie  &c  honorée  :   Tefpoir 

d'y  être  accueilli  le  confole  de  fes  difgraces Que  vais-  je 

dire  ?  mon  cœur  fe  ferre ,  ma  main  tremble ,  la  plume  en 
tombe  ;  il  faut  fe  taire  ,  &c  ne  pas  imiter  le  crime  de  Cam. 
Que  ne  puis-je  dévorer  en  fecret  la  plus  amere  de  mes  douleurs  î 

Et  pourquoi  tout  cela  ?  Je  ne  dis  pas ,  fur  quelle  raifon  ? 
mais  ,  fur  quel  prétexte  .''  On  ofe  m'accufer  d'impiété  I  fans 
fonger  que  le  Livre  où  l'on  la  cherche  eft  entre  les  mains  de 
tout  le  monde.  Que  ne  donneroit  -  on  point  pour  pouvoir 
fupprimer  cette  pièce  juftificative ,  &  dire  qu'elle  contient  tout 
ce  qu'on  a  feint  d'y  trouver  !  Mais  elle  reliera ,  quoiqu'on 
fafle  ;  &  en  y  cherchant  les  crimes  reprochés  h.  l'Autem- ,  la 
poltérité  n'y  verra  dans  fes  erreurs  mêmes  que  les  torts  d'un 
ami  de  la  vertu. 

J'éviterai  de  parler  de  mes  contemporains  ;  je  ne  veux  nuire 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  n 

à  perfonne.    Mais  L'Athée  Spinoza  enfeignoit  paiiîblement  fa 
dodrine  ;  il  faifoic  fans  obstacle  imprimer  fes  Livres ,  on  les 
débiroit  publiquement  ;    il  vint  en   France ,  &  il  y  fut  bien 
reçu  ;  tous  les  Etats   lui  ctoient  ouverts ,  par  -  tout  il  trouvoic 
protedion  ou  du  moins  fureté  ;  les  Princes  lui  rendoient  des 
honneurs  ,  lui  offroient  des  chaires  ;  il  vécut  &  mourut  tran- 
quille ,  6c  même  confidéré.  Aujourd'hui ,  dans  le   fiecle  tant 
célébré  de  la  philofophie ,  de  la  raifon  ,  de  l'humanité;  pour 
avoir  propofé  avec  circonfpecHon ,  même  avec  refped  &  pour 
l'amourdu  genre  humain,  quelques  doutes  fondés  fur  la  gloire 
jnême  de  l'Etre  fupréme  ,  le  défenfeur  de  la  caufe  de  Dieu . 
flétri,  profcrit  ,  pourfuivi  d'Etat  en   Etat,  d'afyle  en  afyle  , 
fans  égard  pour  fon  indigence ,  fans  pitié  pour  fes  infirmités , 
avec  un  acharnement  que  n'éprouva  jamais  aucun  malfoiteur 
&  qui  feroit  barbare  ,  même  contre  un  homme  en  fanté ,  fe 
voit  interdire  le  feu  ëc  l'eau  dans  l'Europe  prefque  entière;  on 
le  chaiïe  du   milieu  des  bois  ;  il  faut    toute  la  fermeté  d'un 
ProteiSeur  illuiire  &  toute  la  bonté  d'un  Prince  éclairé  pour 
le  laiiTer   en  paix  au  fein  des  montagnes.  Il  eût  palfé  le  refte 
de  fes  malheureux  jours  dans  les  fers,  il  eût  péri ,  peut-être, 
dans  les  fupplices ,  fî  ,  durant  le  premier  vertige  qui  gagnoit 
les  Gouvernemens  ,   il  fe  fût  trouvé  à  la  merci  de  ceux  qui 
l'ont  perfécuté. 

Echappé  aux  bourreaux  il  tombe  dans  les  mains  des  Prêtres  ; 
ce  n'eit  pas-là  ce  que  je  donne  pour  étonnant  ;  mais  un  homme 
vertueux  qui  a  l'ame  aulFi  noble  que  la  naifflince ,  un  illultre 
Archevêque  qui  devroit  réprimer  leur  lâcheté ,  l'autorife  ;  il 
n'a  pas  honte ,  lui   qui  devroit  plaindre  les  opprimes ,  d'en 

13  i 


Il  LETTRE 

a:cabîer  Un  dans  k  for::  de  Ces  difgraces;  il  lance,  lui  Prélat 
catholique,  un  Man-denienc  contre  un  Auteur  proteftant  ;  il 
monte  fiirfon  Tribunal  pour  examiner  comme  Juge  la  dodrine 
particulière  d'un  hérétique  ;  ëc  ,  quoiqu'il  damne  indiltinéle- 
ment  quiconque  n'eib  pas   de  fon   Eglife,  fans  perm.etrre  à 
l'accufé  d'errer  à  fa  mode,  il  lui  prefcric  en  quelque  forte  la 
route  par  laquelle   il  doit  aller  en  Enfer.  Auffi  -  tôt  le  refle 
de  fon  Clergé  s'emprelTe  ,   s'évertue,   s'acharne  autour  d'un 
ennemi  qu'il  croit  terralfé.  Petits  ôc  grands ,  tout  s'en  mêle  ; 
le  dernier  Cuillre  vient  trancher  du  capable  ,  il  n'y  a  pas  un 
fot  en  petit  collet,  pas  un  chécif  habitué  de   ParoilTe  qui, 
bravant  à  plaifir  celui  contre  qui  font  réunis  leur  Sénat  &c  leur 
Evéque,  ne  veuille  avoir  h  gloire    de  lui  porter   le   derniei*- 
coup  de  pied. 

Tout  cela ,  Monfeigneur  ,  forme  un  concours  dont  je  fuis 

le   feul  exemple  ,  éc  ce  n'elt  p^as  tout ....  Voici ,  peut-être', 

«ne  des  fituations  les  plus  difficiles  de  ma  vie  ;  une  de  celles 

où  la  vengeance  &  l'amour -propre  font  les  plus  aifés  à  fatis-- 

faire  ,  &  permettent  le  moins  à  l'homme  jullc  d'être  modéré» 

Dix    lignes  feulement ,  &   je    couvre  mes  perfccuteurs  d'iui 

ridicule  ineffaçable.    Que   le   public   ne   peut  -  il  fivoir  deux 

anecdotes  ,  fans  que  je  les  difc  !  Que  ne  connoît  -  il  ceux  qui 

ont  médité   ma  ruine ,  6c  ce  qu'ils  ont  fait  pour  l'exécuter  l 

Par  quels  méprifables  infectes ,  par  quels  ténébreux  moyens 

il  verroit  s'émouvoir  les  Puiiïances  !    quels    levains  il    verroit 

s'échauffer   par    leur   pourriture  &   mettre  le  Parlement    en 

fermentation  !    Par   quelle    rilible  caufe  il  verroit    les   Etats, 

<ie  l'Europe  fe   liguer  contre  le   fils  d'un   horloger.  Que   je: 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  1\  13 

jouirois  avec  plaidr  de  fa  furprife  ,  Il  je  pouvois  n'en  être 
pas  l'inlrrument  ! 

Jufqu'ici  ma  plume  ,  hardie  ;\  dire  la  vérité  ,  mais  pure  de 
toute  fatyre  ,  n'a  jamais  compromis  perfonne  ,  elle  a  toujours 
refpedé  l'honneur  des  autres ,  même  en  défendant  le  mien. 
Irois  -  je  en  la  quittant  la  fouiller  de  médifance  ;  &;  la  teindre 
des  noirceurs  de  mes  ennemis  ?  Non ,  lailFons-leur  l'avantage 
de  porter  leurs  coups  dans  ks  ténèbres.  Pour  moi ,  je  ne  veux 
me  défendre  qu'ouvertement,  &:  même  je  ne  veux  que  me 
défendre.  Il  fuffit  pour  cela  de  ce  qui  elt  fu  du  public ,  ou  de 
ce  qui  peut  l'être  fans  que  perfonne  en  foit  offenfi. 

Une  chofe  étonnante  de  cette  efpece ,  6z  que  je  puis  dire  , 
ell  de  voir  l'intrépide  Chriftophe  de  Beaumont ,  qui  ne  .fait 
plier  fous  aucune  puilfance  ni  faire  aucune  paix  avec  les  Janfé- 
niites ,  devenir  fans  le  favoir  leur  fatellite  &  l'infirument  de 
leur  animoiîté  ;  de  voir  leur  ennemi  le  plus  irréconciliable 
févir  contre  m.oi  pour  avoir  refafé  d'embraiïer  leur  parti , 
pour  n'avoir  point  voulu  prendre  la  plume  contre  les  Jéfuites, 
que  je  n'aime  pas ,  mais  dont  je  n'ai  point  à  me  plaindre ,  6c 
que  je  vois  opprimes.  Daignez  ,  Monfeigneur ,  jetter  les  yeux 
fur  le  fixieme  Tome  de  la  nouvelle  Héloïfe,  première  édition  ; 
vous  trouverez  dans  la  note  de  la  page  138  (*)  la  véritable 
fource  de  tous  mes  malheurs.  J'ai  prédit  dans  cette  note  (  cac 
je  me  mêle  aufTi  quelquefois  de  prédire  )  qu'auiïi-tôt  que  les 
Janfcniltes  feroient  les  maîtres ,  ils  feroient  plus  inrolérans  ôc 
plus  durs  que  leurs  ennemis.   Je  ne  favois  pas  alors  que  ma 

De  !a  première  Edition,  répon-        cette   Edition   in  -  4°.   &    p.   218    tîa 
*-uit  à  la  page  423  du  Tome  II.  de       Tome  IV.  io-g».  &  in.12. 


r4  LETTRE 

propre  hiftoire  vérifieroit  fl  bien  ma  prédiftion.  Le  fil  de  cette 
trame  ne  feroit  pas  difficile  à  fuivre  à  qui  fauroit  comment 
mon  Livre  a  été  déféré.  Je  n'en  puis  dire  davantage  fans  en 
trop  dire ,  mais  je  pouvois  au  moins  vous  apprendre  par 
quelles  gens  vous  avez  été  conduit  fans  vous  en  douter. 

Croira  -  t  -  on  que  quand  mon  Livre  n'eût  point  été  déféré 
au  Parlement ,  vous  ne  l'eufficK  pas  moins  attaqué  ?  D'autres 
pourront  le  croire  ou  le  dire  ;  mais  vous  dont  la  confcience 
ne  fait  point  fouffrir  le  menfonge ,  vous  ne  le  direz  pas.  Mon 
difcours  fur  l'inégalité  a  couru  votre  Diocefe ,  &  vous  n'avez 
point  donné  de  Mandement,  Ma  lettre  à  M.  d'Alembert  a 
couru  votre  Diocefe  ,  ôc  vous  n'avez  point  donné  de  Mande- 
ment. La  nouvelle  Héloïfe  a  couru  dans  votre  Diocefe ,  & 
vous  n'avez  point  donné  de  Mandement.  Cependant  tous  ces 
Livres ,  que  vous  avez  lus  ,  puifque  vous  les  jugez  ,  refpirent 
les  mêmes  maximes  ;  les  mêmes  manières  de  penfer  n'y  font 
pas  plus  déguifées  :  fî  le  fujet  ne  les  a  pas  rendu  fufceptibles 
du  même  développement,  elles  gagnent  en  force  ce  qu'elles 
perdent  en  étendue,  &  l'on  y  voit  la  profeflion  de  foi  de 
l'Auteur  exprimée  avec  moins  de  réferve  que  celle  du  Vicaire 
Savoyard.  Pourquoi  donc  n'avez  -  vous  rien  dit  alors  ?  Mon- 
feigneur,  votre  troupeau  vous  étoit-il  moins  cher?  Me  lifoit-il 
moins  ?  Goûtoit-il  moins  mes  Livres  ?  Etoit-il  moins  expofé 
à  l'erreur  ?  Non  ,  mais  il  n'y  avoit  point  alors  de  Jéfuites  à 
profcrire  ;  des  traîtres  ne  m'avoient  point  encore  enlacé  dans 
leurs  picges  ;  la  note  fatale  n'étoit  point  connue  ,  &  quand  elle 
le  fut,  le  public  avoit  déjii  donné  fon  fuffrage  au  Livre  ,  il 
ctoit  trop  tard  pour  foire  du  bruit.  On  aima  mieux  différer  « 


A    M.    DE    BEAUMONT.  rj 

on  attendît  l'occafîon  ,  on  l'épia ,  on  la  faifit ,  on  s'en  pré- 
valut avec  la  fureur  ordinaire  aux  dévots  ;  on  ne  parloit  que 
de  chaînes  ôc  de  bûchers  ;  mon  Livre  étoit  le  Tocfin  de 
l'iinarchie  ôc  la  Trompette  de  l'Athéïfme  ;  l'Auteur  étoit  un 
monftre  à  étouffer,  on  s'éronnoit  qu'on  l*eût  fi  long-tems 
laiffé  vivre.  Dans  cette  rage  univerfelle  ,  vous  eûtes  honte  de 
garder  le  filence  :  vous  aimâtes  mieux  faire  un  ade  de  cruauté 
que  d'être  accufé  de  manquer  de  zele  ,  ôc  fervir  vos  ennemis 
que  d'elTuyer  leurs  reproches.  Voilà ,  Monfeigneur ,  convenez- 
en  ,  le  vrai  motif  de  votre  Mandement  ;  &  voilà ,  ce  me  fem- 
ble  ,  un  concours  de  faits  affez  fijiguliers  pour  donner  à  mon 
fort  le  nom  de  bizarre. 

Il  y  a  long-tems  qu'on  a  fubltitué  des  bienféances  d'état 
à  la  jultice.  Je  fais  qu'il  e{t  des  circonibnces  malheureufes 
qui  forcent  un  homme  public  à  févir  malgré  lui  contre  un 
bon  Citoyen.  Qui  veut  être  modéré  parmi  des  furieux  s'ex- 
pofe  à  leur  furie  ,  &  je  comprends  que  dans  un  déchaîne- 
ment pareil  à  celui  dont  je  fuis  la  vidime  ,  il  faut  hurler 
avec  les  Loups,  ou  rifquer  d'être  dévoré.  Je  ne  me  plains 
donc  pas  que  vous  ayez  donné  un  Mandement  contre  mon 
Livre  ,  mais  je  me  plains  que  vous  l'ayez  donné  contre  ma 
perfonne  avec  aufli  peu  d'honnêteté  que  de  vérité  ;  je  me 
plains  qu'autorifint  par  votre  propre  langage  celui  que  vous 
me  reprochez  d'avoir  mis  dans  la  bouche  de  l'infpiré  ,  vous 
m'accabliez  d'injures  qui,  fans  nuire  à  ma  caufe,  attaquent 
mon  honneur  ou  plutôt  le  vôtre  ;  je  me  plains  que  de  gaîté 
de  cœur,  fans  raifon ,  fans  nécelîité,  fans  rcfpeéè,  au  moins 
pour  mes  malheurs,  vous  m'outragiez  d'un  ton  fi  peu  digne 


^6  LETTRE 

de  votre  caraiftere.  Et  que  vous  avois-je  donc  fait ,  moi  qui 
parlai  toujours  de  vous  avec  tant  d'eftime  ;  moi  qui  tant  de 
fois  admirai  votre  inébranlable  fermeté,  en  déplorant,  il  eft 
vrai ,  l'ufage  que  vos  préjugés  vous  en  faifoient  faire  ;  moi 
qui  toujours  honorai  vos  mœurs  ,  qui  toujours  refpedai  vos 
vertus  ,  &  qui  les  refpcvle  encore  ,  aujourd'hui  que  vous 
m'avez  déchiré  ? 

C'elè  ainfi  qu'on  fe  tire  d'affaire  quand  on  veut  quereller 
&  qu'on  a  tort.  Ne  pouvant  refoudre  mes  objections ,  vous 
m'en  avez  fait  des  crimes  :  vous  avez  cru  m'avilir  en  me 
maltraitant ,  &  vous  vous  êtes  trompé  ;  fans  affoiblir  mes 
raifons ,  vous  avez  intérefTé  les  cœurs  généreux  à  mes  dif- 
grâces;  vous  avez  fait  croire  aux  gens  fenfés  qu'on  pouvoit 
ne  pas  bien  juger  du  livre,  quand  on  jugeoit  fi  mal  de 
l'Auteur. 

Monfeigneur ,  vous  n'avez  été  pour  moi  ni  humain  ni  gé- 
néreux ;  &  ,  non-feulement  vous  pouviez  l'être  fans  m'é- 
pargner  aucune  des  chofes  que  vous  avez  dites  contre  mon 
ouvrage,  mais  elles  n'en  auroicnt  fait  que  mieux  leur  effet. 
J'avoue  aufTi  que  je  n'avois  pas  droit  d'exiger  de  vous  ces 
vertus ,  ni  lieu  de  les  attendre  d'un  homme  d'Eglife.  Voyons 
fi  vous  avez  été  du  moins  équitable  &  jufte  ;  car  c'eit  un 
devoir  étroit  inipofc  à  tous  les  hommes,  &:  les  faints  mêmes 
n'en  font  pas  difpenfcs. 

Vous  avez  deux  objets  dans  votre  Mandement  :  l'un ,  de 
cenfurer  mon  Livre  ;  l'autre ,  de  décrier  ma  perfonne.  Je 
croirai  vous  avoir  bien  répondu  ,  fi  je  prouve  que  par-tout 
OÙ  vous  m'avez  réfuté ,  vous  avez  mal  ruifonné ,  &  que  par- 
tout. 


AM.    DEBEAUMONT.  17 

tout  où  vous  m'avez  réfuté ,  vous  avez  mal  raifonné ,  &  par- 
tout où  vous  m'avez  infuké  ,  vous  m'avez  calomnié.  Mais 
quand  on  ne  marche  que  la  preuve  h.  la  main  ,  quand  on 
eft  forcé ,  par  l'importance  du  fujet  &c  par  la  qualité  de  l'aa- 
verfaire  ,  à  prendre  une  marche  pefante  &  à  fuivre  pied-à- 
pied  toutes  fes  cenfures ,  pour  chaque  mot  il  fauf  des  pages  ; 
&  tandis  qu'une  courte  faryre  amufe ,  une  longue  défenfe 
ennuie.  Cependant  il  faut  que  je  me  défende  ou  que  je 
refte  chargé  par  vous  des  plus  fauffes  imputations.  Je  me  dé- 
fendrai donc,  mais  je  défendrai  mon  honneur  plutôt  que  mon 
livre.  Ce  n'eft  point  la  profeflion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard 
que  j'examine  ,  c'eft  le  Mandement  de  l'Archevêque  de 
Paris,  &  ce  n'eft  que  le  mal  qu'il  dit  de  l'Editeur  qui  me 
force  à  parler  de  l'ouvrage.  Je  me  rendrai  ce  que  je  me 
dois,  parce  que  je  le  dois;  mais  fans  ignorer  que  c'eft  une 
pofîtion  bien  trifte  que  d'avoir  à  fe  plaindre  d'un  homme 
plus  puiffant  que  foi,  &  que  c'eft  une  bien  fade  le<Sure  que 
la  juftification    d'un    innocent. 

Le  principe  fondamental  de  toute  morale  ,  fur  lequel  j'ai 
raifonné  dans  tous  mes  Ecrits  ,  &  que  j'ai  développé  dans 
ce  dernier  avec  toute  la  clarté  dont  j'étois  capable  eft,  que 
Phomme  eft  un  être  naturellement  bon ,  aimant  la  juftice 
&  l'ordre  ;  qu'il  n'y  a  point  de  perverfité  originelle  dans 
le  cœur  humain  ,  &c  que  les  premiers  mouvemens  de  la 
nature  font  toujours  droits.  J'ai  fait  voir  que  l'unique  paf- 
fîon  qui  naifTe  avec  l'homme  ,  fwoir  l'amour-propre  ,  eft 
une  pafîîon  indifférente  en  elle-même  au  bien  ik  au  mal; 
qu'elle  ne  devient  bonne  ou  mauvaife  que  par  accident  ôc 
Mélanges.    Tome  I.  G 


ï8  LETTRE 

félon  les  circonfiances  dans  lefquelles  elle  fe  développe.  J'ai 
montré  que  tous  les  vices  qu'on  impure  au  cœur  humain 
ne  lui  font  point  naturels;  j'ai  dit  la  manière  dont  ils  naif- 
fent  ;  j'en  ai  ,  pour  ainfi  dire ,  fuivi  la  généalogie  ,  ôc  j'ai 
fait  voir  comment  ,  par  l'altération  fuccelîive  de  leur  bonté 
originelle ,  les  hommes   deviennent  enfin  ce  qu'ils  font. 

J'ai  encore  expliqué  ce  que  j'entendois  par  cette  bonté 
originelle  qui  ne  femble  pas  fe  déduire  de  l'indifférence  au 
bien  &  au  mal  naturelle  à  l'amour  de  foi.  L'homme  n'eft 
pas  un  erre  limple;  il  elt  compofé  de  deux  fubltances.  Si 
tout  le  monde  ne  convient  pas  de  cela ,  nous  en  convenons 
vous  &c  moi ,  ôc  j'ai  tâché  de  le  prouver  aux  autres.  Cela 
prouvé ,  l'amour  de  foi  n'eit  plus  une  pafTion  Ample  ;  mais 
elle  a  deux  principes  ;  favoir ,  l'être  intelligent  &  l'être  fen- 
fltif,  dont  le  bien-être  n'elt  pas  le  même.  L'appétit  des 
fens  tend  à  celui  du  corps ,  &c  l'amour  de  l'ordre  à  celui 
de  l'ame.  Ce  dernier  amour  développé  6c  rendu  aclif  porte 
le  nom  de  confcience;  mais  la  confcience  ne  fe  développe 
&  n'agit  qu'avec  les  lumières  de  l'homme.  Ce  n'eit  que 
par  ces  lumières  qu'il  parvient  à  connoître  l'ordre  ,  &  ce 
n'elt  que  quand  il  le  connoît  que  fa  confcience  le  porte  à 
l'aimer.  La  confcience  elt  donc  nulle  dans  l'homme  *  qui 
n'a  rien  comparé,  &  qui  n'a  point  vu  fes  rapports.  Dans  cet 
état  l'homme  ne  connoît  que  lui;  il  ne  voit  fon  bien-être 
oppofé  ni  conforme  à  celui  de  pcrfonne;  il  ne  hait  ni  n'aime 
rien  ;  borné  au  feul  inltincl  phyfique  ,  il  elt  nul ,  il  elt  bête  ; 
c'clt  ce  que  j'ai   fait  voir  dans  mon  difcours  fur  l'inégalité. 

Quand,  par  un  développement   dont  j'ai  montré  le  pro- 


AM.    DEBEAUMONT.  19 

grès ,  les  hommes  commencent  à  jetter  les  yeux  fur  leurs 
femblables,  ils  commencent  auiïi  à  voir  leurs  rapports  & 
les  rapports  des  chofes ,  à  prendre  des  idées  de  convenance 
de  jultice  &c  d'ordre  ;  le  beau  moral  commence  à  leur  de- 
venir fenfible  ôc  la  confcience  agit.  Alors  ils  ont  des  ver- 
tus ,  6c  s'ils  ont  aulB  des  vices ,  c'ell  parce  que  leurs  inté- 
rêts fe  croifent  ôc  que  leur  ambition  s'éveille ,  à  mefure  que 
leurs  lumières  s'étendent.  Mais  tant  qu'il  y  a  moins  d'op- 
pofition  d'intérêts  que  de  concours  de  lumières,  les  hommes 
font  elTentiellement  bons.  Voilà  le  fécond  état. 

Quand  enfin  tous  les  intérêts  particuliers  agités  s'entre- 
choquent ,  quand  l'amour  de  foi  mis  en  fermentation  devient 
amour-propre ,  que  l'opinion ,  rendant  l'univers  entier  nécef- 
faire  à  chaque  homme  ,  les  rend  tous  ennemis  nés  les  uns 
des  autres  ôc  fait  que  nul  ne  trouve  fon  bien  que  dans  le 
mal  d'autrui  :  alors  la  confcience  ,  plus  foible  que  les  paf- 
fions  exaltées  elt  étouffée  par  elles ,  &  ne  relie  plus  dans 
la  bouche  des  hommes  qu'un  mot  fait  pour  fe  tromper 
inutuellement.  Chacun  feint  alors  de  vouloir  facrifier  fes  in- 
térêts à  ceux  du  public  ,  ôc  tous  mentent.  Nul  ne  veut  le 
bien  public  que  quand  il  s'accorde  avec  le  fien  ;  auffi  cet 
accord  efè-il  l'objet  du  vrai  politique  qui  cherche  à  rendre 
les  peuples  heureux  ôc  bons.  Mais  c'eft  ici  que  je  commence 
h  parler  une  langue  étrangère  ,  aufli  peu  connue  des  Lec- 
teurs que  de   vous. 

Voilà,  Monfcigneur,  le  troifieme  &:  dernier  terme,  au- 
delà  duquel  rien  ne  refte  à  faire ,  ôc  voilà  comment  l'homme 
étant  bon,    les  hommes  deviennent  méchans.  C'e/t  à  cher- 

C  i 


20 


LETTRE. 


cher  comment  il  faudroit  s'y  prendre  pour  les  empêcher  de 
devenir  tels  ,  que  j'ai  confacré  mon  Livre.  Je  n'ai  pas  af- 
firmé que  dans  l'ordre  aduel  la  chofe  fût  abfolument  pofTible  ; 
mais  j'ai  bien  affirmé  &  j'affirme  encore,  qu'il  n'y  a  pour 
en  venir  à  bout  d'autres  moyens  que  ceux  que  j'ai  propofés. 

Là-deffus  vous  dites  que  mon  plan  d'éducation  ,  (i)  loin 
de  s'accorder  avec  le  Clirijlianifme ,  n'^djl  pas  même  propre 
à  faire  des  Citoyens  ni  des  hommes  ;  &:  votre  unique  preuve 
elt  de  m'oppofer  le  péché  originel.  Monfeigneur  ,  il  n'y  a 
d'autre  moyen  de  fe  délivrer  du  péché  originel  &c  de  fes 
effets,  que  le  baptême.  D'où  il  fuivroit ,  félon  vous,  qu'il 
n'y  auroit  jamais  eu  de  Cit03^ens  ni  d'homm.es  que  des  Chré- 
tiens. Ou  niez  cette  conféquence  ,  ou  convenez  que  vous 
avez  trop  prouvé. 

Vous  tirez  vos  preuves  de  fi  haut  que  vous  me  forcez  d'aller 
auflî  chercher  loin  mes  réponfes.  D'abord  il  s'en  faut 
bien ,  félon  moi  ,  que  cette  dodrine  du  péché  originel ,  fujette 
à  des  difficultés  fi  terribles  ,  ne  foit  contenue  dans  l'Ecriture 
ni  fi  clairement  ni  fi  durement  qu'il  a  plu  au  rhéteur  Au- 
guflin  Se  à  nos  Théologiens  de  la  bâtir  ;  &  le  moyen  de 
concevoir  que  Dieu  crée  tant  d'ames  innocentes  &  pures  , 
tout  exprès  pour  les  joindre  à  des  corps  coupables  ,  pour 
leur  y  faire  contrarier  la  corruption  morale ,  &.  pour  les  con- 
damner toutes  à  l'enfer  ,  fans  autre  crime  que  cette  union 
qui  eft  fon  ouvrage  .''  Je  ne  dirai  pas  fi  (comme  vous  vous 

(i)  yf/ian/cmc/it  ,§.  llI.XCe  Man-       du  Parlement  fur  Emile,  dans  le  prc- 
dement  de  Monfeigneur  l'Archevêque       micr  volume  du   Supplément.  ] 
de  Paris ,  fera  imprimé ,  avec  l'Arrêt 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T.  2t. 

en  vantez)  vous  éclaircilTez  par  ce  fyliême  le  myftere  de 
notre  cœur  ,  mais  je  vois  que  vous  obfcurcilTez  beaucoup  la 
juftice  &  la  bonté  de  l'Etre  fuprême.  Si  vous  levez  une  ob- 
jedion  ,  c'eft  pour  en  fubltituer  de  cent  fois  plus  fortes. 

Mais  au  fond  ,  que  fait  cette  doèlrine  à  l'Auteur  d'E- 
mile ?  Quoi  qu'il  ait  cru  fon  livre  utile  au  genre  humain ,  c'elt 
à  des  Chrétiens  qu'il  l'a  defliné  ;  c'eft  à  des  hommes  lavés 
du  péché  originel  &  de  fes  effets ,  du  moins  quant  à  l'ame , 
par  le  Sacrement  établi  pour  cela.  Selon  cette  même  doc- 
trine ,  nous  avons  tous  dans  notre  enfance  recouvré  l'inno- 
cence primitive  ;  nous  fommes  tous  fortis  du  baptême  auffi 
fains  de  cœur  qu'Adam  fortit  de  la  main  de  Dieu.  Nous 
avons  ,  direz-vous  , .  contrarié  de  nouvelles  fouillures  :  mais 
puifque  nous  avons  commencé  par  en  être  délivrés ,  comment 
les  avons-nous  derechef  contractées  ?  le  fang  de  Chrift  n'eft- 
il  donc  pas  encore  aiTez  fort  pour  effacer  entièrement  la  tache, 
ou  bien  feroit-elle  un  effet  de  la  corruption  naturelle  de  notre 
chair;  comme  fi,  même  indépendamment  du  péché  originel. 
Dieu  nous  eût  créés  corrompus  ,  tout  exprès  pour  avoir  le 
plaifîr  de  nous  punir  ?  Vous  attribuez  au  péché  originel  les 
vices  des  peuples  que  vous  avouez  avoir  été  délivrés  du  péché 
originel  ;  puis  vous  me  blâmez  d'avoir  donné  une  autre  ori- 
gine à  ces  vices.  Eft-il  jufte  de  me  faire  un  crime  de  n'avoir 
pas  aufîî  mal  raifonné  que  vous  ? 

On  pourroit,  il  elt  vrai,  me  dire  que  ces  effets  que  j'at- 
tribue au  baptême  (  z  )  ne  paroiffent  par  nul  fîgne  extérieur  ; 

fï)  Si  l'on  difoit  ,  avec    le  Doc-       tion   &  la  mortalité  de  la   race    hu- 
tcur  Thomas  Burnct,  que  la  corrup-       maine ,  l'uite  du  péché  d'Adam,  fut 


2£ 


LETTRE 


qu'on  ne  voie  pas  les  Chrétiens  moins  enclins  au  mal  que 
les  infidèles  ;  au  lieu  que  ,  klon  moi  ,  la  malice  infufe  du 
péché  devroic  fe  marquer  dans  ceux-ci  par  des  différences 
feniibles.  Avec  les  fecours  que  vous  avez  dans  la  morale 
évangélique  ,  outre  le  baptême  ;  tous  les  Chrétiens  ,  pour- 
fuivroit-on ,  devroient  être  des  Anges  ;  ôc  les  infidèles ,  outre 
leur  corruption  originelle  ,  livrés  à  leurs  cultes  erronés  ,  de- 
vroient être  des  Démons.  Je  conçois  que  cette  difficulté  preffée 
pourroit  devenir  embarrafiante  :  car  que  répondre  à  ceux 
qui  me  feroient  voir  que ,  relativement  au  genre  humain  , 
l'effet  de  la  rédemption  faite  à  fi  haut  prix  ,  fe  réduit  à-peu- 
près  h  rien  ? 

Mais  ,  Monfeigneur ,  outre  que  je  ne  crois  point  qu'en 
bonne  Théologie  on  n'ait  pas  quelque  expédient  pour  fortir 
de  là;  quand  je  conviendrois  que  le  baptême  ne  remédie  point 
à  la  corruption  de  notre  nature  ,  encore  n'en  auriez-vous  pas 
raifonné  plus  folidement.  Nous  fomraes  ,  dites-vous ,  pécheurs 
à  caufe  du  péché  de  notre  premier  père  ;  mais  notre  premier 
père  pourquoi  fut- il  pécheur  lui-même?  Pourquoi  la  même 
raifon  par  laquelle  vous  expliquerez  fon  péché  ne  feroit-clle 
pas  applicable  k  fes  defcendans  fans  le  péché  originel ,  &c 

un  effet   naturel  du  fruit   défendu  ;  remède    devant   fe  rapporter    à  celle 

que    cet   aliment  contenoit  des  fucs  du  mal ,  le  baptême  devroit  agir  phy. 

venimeux  qui  dérangèrent  toute  l'é-  fiqucment  fur  le  corps  de  l'homme, 

conomie   animale,  qui   irritèrent    les  lui  rendre  la  conftitution  qu'il  avoit 

paiïions,    qui    atfoiblirent  l'entende-  dans    l'état    d'innocence,    &,    finon 

ment,   &   qui  portèrent  par-tout  les  l'immortalité   qui  en   dépendoit ,    du 

principes  du  vice  &  de  la  mort  :  alors  moins  tous   les   effets  moraux  de  l'w- 

il  faudroit  convenir  que  la  nature  du  conomie   animale  rétablie. 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T. 


i3 


pourquoi  faut -il  que  nous  imputions  à  Dieu  une  injufiice  , 
en  nous  rendant  pécheurs  6c  punillables  par  le  vice  de  notre 
naiffance,  tandis  que  notre  premier  père  fut  pécheur  ôc  puni 
comme  nous  fans  cela  ?  Le  péché  originel  explique  tout 
excepté  fon  principe  ,  êc  c'elt  ce  principe  qu'il  s'agit  d'ex- 
pliquer. 

.  Vous  avancez  que,  par  mon  principe  à  moi,  (3J  Von 
perd  de  vue  le  rayon  de  lumière  qui  nous  fait  connoltre  le 
myflere  de  notre  propre  cœur  ;  &  vous  ne  voyez  pas  que  ce 
principe  ,  bien  plus  univerfel  ,  éclaire  même  la  faute  du  pre- 
mier homme  ,  f  4  )  que  le  votre  laiffe  dans  l'obfcurité.  Vous 


(  î  )  Mandement ,    §.    III. 

(4)   Regimber  contre  une  defenfe 
inutile  &  arbitraire  eft   un  penchant 
naturel ,  mais  qui ,  loin  d'être  vicieux 
en  lui  -  même  ,  eft  conforme  à  1  ordre 
des  chofes  &  à  la  bonne  conftitution 
de  l'homme  ;  puifqu'il  feroit  hors  d'é- 
tat  de   fe  conferver  ,    s'il  n'avoir  un 
amour  très-vif  pour  lui-même  &  pour 
le  maintien   de  tous  fes   droits  ,   tels 
qu'il  les  a  requs  de  la  nature.    Celui 
qui   pourroit   tout   ne    voudroit    que 
ce   qui   lui  feroit  utile  ,  mais  un  Etre 
foible  dont  la  loi  reftreint    &  limite 
encore  le  pouvoir  perd  une  partit  de 
lui-même ,  &  réclame  en    fun    cicur 
ce  qui  lui  eft  ôté.    Lui  Taire  un  crime 
de  cela,  feroit  lui  en  faire  un  d'être 
lui  &   non  pas    un  autre  -,    ce  feroit 
vouloir   en   même   tcms   qu'il    fut   & 
qu'il    ne   iïit   pas.     Autli   l'ordre    en- 
freint par   Adam  me  paroit  -  il  moins 


une  véritable  défenfe  qu'un  avis  pa- 
ternel ;     c'eft    un    avertiiïement     de 
s'abftenir    d'un    fruit    pernicieux    qui 
donne  la  mort.    Cette   idée   eft  alfu- 
rément  plus   conforme  à  celle  qu'on 
doit    avoir   de   la    bonté  de  Dieu   & 
même  au  texte  de  la  Genefe,  que  celle 
qu'il  plait  aux  Docteurs  de  nous  pref- 
crire  ;  car  quant  à   la  menace   de  la 
double  mort,  on  a  fait   voir  que  ce 
mot  morte  moricris  n'a  pas  l'emphafe 
qu'ils   lui  prêtent,  &  n'eft  qu'un  hé- 
braïfme  employé  en  d'autres  endroits 
où  cette  emphafe  ne  peut  avoir  lieu. 
•Il  y  a  de  plus  ,  un  motif  11  naturel 
d'in'iulgence  &  de  commillrati<m  dans 
la  rufe  du  tentateur  (."i  dans  la  féduc- 
tion  de  In  femme ,  qu'à  conlidérer  dans 
toutes  fes  circonftances  le  péché  d'A- 
dam ,  l'on    n'y  peut  trouver    qu'une 
f.uite  des  plus    légères.     Cependant, 
ftlon  eux  ,  quelle  effroyable  punition! 


24  LETTRE 

ne  fàvez  voir  que  l'homme  dans  les  mains  du  Diable  ,  & 
moi  je  vois  comment  il  y  eit  tombé  ;  la  caufe  du  mal  eit , 
félon  vous  ,  la  nature  corrompue  ,  &  cette  corruption  même 
elt  un  mal  dont  il  faloit  chercher  la  caufe.  L'homme  fut  créé 
bon  ;  nous  en  convenons ,  je  crois ,  tous  les  deux  :  mais  vous 
dites  qu'il  eiè  méchant ,  parce  qu'il  a  été  méchant  ;  ôc  moi 
je  montre  comment  il  a  été  méchant.  Qui  de  nous ,  à  votre 
avis  ,  remonte  le  mieux  au  principe  ? 

Cependant  vous  ne  lailTez  pas  de  triompher  à  votre  aife  , 
comme  fi  vous  m'aviez  terralTé.  Vous  m'oppofez  comme  une 
objection  infoluble  (s)  ce  mélange  frappant  de  grandeur 
&  de  bajjejfe  ,  d'ardeur  pour  la  vérité  &  de  goût  pour  Fer- 
reur  ,  d^incUnation  pour  la  vertu  &  de  penchant  pour  le  vice  , 
qui.fe  trouve  en  nous.  Etonnant  contrajîe  ^  ajoutez  -  vous  , 
qui  déconcerte  la  philofophie  païenne  ,  &  la  laijje  errer  dans 
de  vaines  fpéculations  ! 

.  Ce  n'eft  pas  une  vaine  fpéculation  que  la  Théorie  de  l'hom- 
me ,  lorfqu'clle  fe  fonde  fur  la  nature  ,  qu'elle  marche  à 
l'appui  des  faits  par  des  conféquences  bien  liées  ,  &.  qu'en 
nous  menant  à  la  fource  des  pafllons  ,  elle  nous  apprend  à 
régler  leur  cours.    Que  fi  vous  appeliez  philofophie  païenne 

11  eft  même  impoiïible  d'en  concevoir  de  mifcricorde  à   un  pauvre  mallieu- 

une  plus  terrible,-  car  quel  châtiment  reux  pour  s'être  laiflc  tromper?  Que 

eût   pu  porter  Adam    pour    les   plus  je  hais  la  décourageante  doftrine   de 

grands  crimes ,  que  d'être  condamne,  nos  durs  Théologiens!  fi   j'étois   un 

lui  &  toute  fd  race ,  à  la  mort  en  ce  moment    tenté    de  l'admettre  ,    c'eft 

monde ,    &    à    pader  l'éternité  dans  alors  que  je  croirois  blafphémer. 
l'autre  dévorés  des  feux   de  l'enfer  ?  (  ç  j  Mandcmtin  ,  §.  III. 

L(l-ce  1»  lu  peine  impofée  par  le  Dieu 

la 


ÀM.    DEBEAUMONT.  tj 

la  profefîion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard ,  je  ne  puis  répondre 
à  cette  imputation  ,  parce  que  je  n'y  comprens  rien  (a)  ; 
mais  je  trouve  plaifant  que  vous  empruntiez  prefque  fes  propres 
termes ,  C  6  )  pour  dire  qu'il  n'explique  pas  ce  qu'il  a  le  mieux 
expliqué. 

Permettez,  Monfeigneur,  que  je  remette  fous  vos  yeux  la 
conclufion  que  vous  tirez  d'une  objeâion  fi  difcutée ,  &  fuc- 
ceffivement  toute  la  tirade  qui  s'y  rapporte. 

(  7  )  V homme  fe  fent  entraîné  par  une  pente  funefle  ,  S* 
comment  fe  roidiroit  -  il  contre  elle  ,  ji  fan  enfance  n'était 
dirigée  par  des  maîtres  pleins  de  Vertu ,  de  fagejfe ,  de  vigi- 
lance ^  &  fi  ^  durant  tout  le  cours  de  fa  vie  il  ne  faifoit  lui- 
même  ,  fous  la  proteclion  &  avec  les  grâces  de  fon  Dieu  , 
des  efforts  puiffans  &  continuels  ? 

C'e(t-à-dire  :  Nous  voyons  que  les  hommes  font  médians  , 
quoiqu' inceffamment  tyrannifés  dès  leur  enfance  ;  fi  donc  on 
ne  les  tyrannifoit  pas  dès  ce  tems  -  /à ,  comment  parviendrait' 
on  à  les  rendre  fages  ;  puifque ,  même  en  les  tyrannifant  fans 
ceffe  ,  il  eft  impoffible  de  les  rendre  tels  ? 

Nos  raifonnemens  fur  l'éducation  pourront  devenir  plus 
fenfibles  ,  en  les  appliquant  à  un  autre  fujet. 

Suppofons ,  Monfeigneur ,  que  quelqu'un  vînt  tenir  ce  dif- 
cours  aux  hommes. 

<«  Vous  vous  tourmentez  beaucoup  pour  chercher  des  Gou- 

(a)  A  moins  qu'elle  ne  fe  rapporte  (  6  }  Emile ,  Tome  II.  pag.  \i  in.\*. 

à   l'accufation   que  m'intente   M.   de  Tome  III.   pag.  s 6  in.%'>.  &  in-iz. 

Beaumont  dans  la  fuite,  d'avoir  admis  (7)  Mandement,  J.  111. 
jplufjeurs  Dieux. 

Mélanges,    T  orne  I.  D 


î(f  LETTRE 

»  vernemens  équitables  6c  poiu-  vous  donner  de  bonnes  loix» 
sj  Je  vais  premièrement  vous  prouver  que  ce  font  vos  Gou- 
}j  vernemens  mêmes  qui  font  les  maux  auxquels  vous  pré- 
»  tendez  remédier  par  eux.  Je  vous  prouverai ,  de  plus ,  qu'il 
»  elt  impo/Iible  que  vous  ayez  jamais  ni  de  bonnes  loix  ni 
>»  des  Gouvernemens  équitables  ;  &  je  vais  vous  montrer 
»>  enfuite  le  vrai  moyen  de  prévenir,  fans  Gouvernemens  & 
)j  fans  loix ,  tous  ces  maux  dont  vous  vous  plaignez.  >» 

Suppofons  qu'il  expliquât  après  cela  fon  fyltéme  &c  pro-, 
pofât  fon  moyen  prétendu.  Je  n'examine  point  fi  ce  fyilême 
feroit  folide  &c  ce  moyen  praticable.  S'il  ne  l'étoit  pas  , 
peut-être  fe  contenteroit-on  d'enfermer  l'Auteur  avec  les 
foux  ,  &  l'on  lui  rendroit  juftice  :  mais  fi  malheureufemene 
il  l'étoit  ,  ce  feroit  bien  pis  ,  &  vous  concevez  ,  Monfei- 
gneur  ,  ou  d'autres  concevront  pour  vous ,  qu'il  n'y  auroit  pas 
allez  de  bûchers  ôc  de  roues  pour  punir  l'infortuné  d'avoir  eu 
raifon.  Ce  n'eft  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici. 

Quel  que  fût  le  fort  de  cet  homme  ,  il  eft  fur  qu'un  dé- 
luge d'écrits  viendroit  fondre  fur  le  fien.  Il  n'y  auroit  pas 
un  Grimaud  qui ,  pour  faire  fa  cour  aux  Puiiïances  ,  &  tour 
fier  d'imprimer  avec  privilège  du  Roi  ,  ne  vînt  lancer  fur  lui 
fa  brochure  ôc  fes  injvires ,  &  ne  fe  vantât  d'avoir  réduit  au 
filence  celui  qui  n'auroit  pas  daigné  répondre  ,  ou  qu'on 
auroit  empêché  de  parler.  Mais  ce  n'elt  pas  encore  de  cela 
qu'il  s'agit. 

Suppofons  ,  enfin ,  qu'un  homme  grave ,  &  qui  auroit  fon 
intérêt  à  la  chofe ,  crût  devoir  aulîi  faire  comme  les  autres  , 
&  parmi  beaucoup  de  déclamations  &c  d'injures  s'avii^c  d'ar", 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  ^^ 

gumenter  ainfi.  Quoi ,  malheureux  !  vous  voule\  anéantir  les 
Gouvernemens  &  les  Loix  ?  Tandis  que  les  Gouvernemens 
&  les  Loix  font  le  feul  frein  du  vice  y  &  ont  bien  de  la  peine 
encore  à  le  contenir.  Que  feroit-ce ,  grand  Dieu  !  fi  nous  ne 
les  avions  plus  ?  l^ous  nous  ôte\  les  gibets  &  les  roues  ;  vous 
voule\  établir  un  brigandage  public.  Vous  êtes  un  homme 
abominable. 

Si  ce  pauvre  homme  ofoit  parler  ,  il  diroit ,  fans  doute, 
«  Très-Excellent  Seigneur  ,  votre  Grandeur  fait  une  pétition 
ij  de  principe.  Je  ne  dis  point  qu'il  ne  faut  pas  réprimer  le 
1»  vice  ,  mais  je  dis  qu'il  vaut  mieux  l'empêcher  de  naître. 
»>  Je  veux  pourvoir  à  l'infuffifance  des  Loix ,  Sx.  vous  m'al- 
>j  léguez  l'infuffifance  des  Loix.  Vous  m'accufez  d'établir  les 
j>  abus  ,  parce  qu'au  lieu  d'y  remédier  j'aime  mieux  qu'on 
n  les  prévienne.  Quoi  !  s'il  étoit  un  moyen  de  vivre  toujours 
ï»  en  fanté  ,  faudroit-il  donc  le  profcrire  ,  de  peur  de  rendre 
»  les  médecins  oifîfs  ?  Votre  Excellence  veut  toujours  voir 
»  des  gibets  &:  des  roues  ,  &  moi  je  voudrois  ne  plus  voir 
»  de  malfaiteurs  :  avec  tout  le  refpeél:  que  je  lui  dois,  je  ne 
M  crois  pas  être  un  homme  abominable  n. 

Hélas  !  M.  T.  C.  F.  Malgré  les  principes  de  Péducation  la 
plus  faine  &  la  plus  vertueufe  ;  malgré  les  promeffes  les  plus 
magnifiques  de  la  Religion  &  les  menaces  les  plus  terribles  , 
les  écarts  de  la  jeunefje  ne  font  encore  que  trop  fréquens  , 
trop  multipliés.  J'ai  prouvé  que  cette  éducation  ,  que  vous 
appeliez  la  plus  faine ,  étoit  la  plus  infenfée  ;  que  cette  édu- 
cation ,  que  vous  appeliez  la  plus  vertueufe ,  donnoit  aux  en- 
fans  tous  leurs  vices  ;  j'ai  prouvé  que  toute  la  gloire  du  pa- 

D  X 


a8  LETTRE 

radis  les  tentok  moins  qu'un  morceau  de  fucre  ,  &  qu'ils 
craignoient  beaucoup  plus  de  s'ennuyer  à  Vêpres  que  de  brû- 
ler en  enfer  ;  j'ai  prouvé  que  les  écarts  de  la  jeunefle  qu'oa 
ie  plaint  de  ne  pouvoir  réprimer  par  ces  moyens ,  en  écoienC 
l'ouvrage.  Dans  quelles  erreurs  ,  dans  quels  excès  ,  abandon- 
^née  à  elle-même  ^  ne  fe  précipiteroit-elle  donc  pas  ?  La  jeu- 
nelTe  ne  s'égare  jamais  d'elle-même  :  toutes  fes  erreurs  lui 
viennent  d'être  mal  conduite.  Les  camarades  éc  les  maîtreffes 
achèvent  ce  qu'ont  commencé  les  Prêtres  &  les  Précepteurs  ;. 
j'ai  prouvé  cela.  Ceji  un  torrent  qui  Je  déborde  malgré  les 
digues  puijfantes  qu'on  lui  avoit  oppofées  :  que  feroit-ce  donc 
fi  nul  objlacle  ne  fufpendoit  fes  flots  ^  &  ne  rompoit  fes  ef- 
forts ?  Je  pourrois  dire  :  c^ejî  un  torrent  qui  renverfe  vos  im^ 
puijfantes  digues  &  brife  tout.  Elargijfe\  fon  lit  &  le  laijfe^ 
courir  fans  objlacle  ;  il  ne  fera  jamais  de  mal.  Mais  j'ai  honte 
d'employer  dans  un  fujet  auffi  férieux  ces  figures  de  Col- 
lège ,  que  chacun  applique  à  fa  fanrailie ,  &  qui  ne  prouvent 
rien  d'aucun  côté^ 

Au  refte ,  quoique ,  félon  vous  les  écarts  de  la  jeunefTe  ne 
fbient  encore  que  trop  fréquens  ,  trop  multipliés  ,  à  caufe  de 
la  pente  de  l'homme  au  mal,  il  paroît  qu'ii  tout  prendre  vous 
n'êtes  pas  trop  mécontent  d'elle,  que  vous  vous  complaifez 
afTez  dans  l'éducation  faine  &c  vertueufe  que  lui  donnent  ac- 
tuellement vos  maîtres  pleins  de  vertus  ,  de  fageffe  &;  de 
vigilance ,  que  félon  vous  ,  elle  perdroit  beaucoup  à  être  éle- 
vée d'une  autre  manière ,  &  qu'au  fond  vous  ne  penfez  pas 
de  ce  fiecle  la  lie  des  ficelés ,  tout  le  mal  que  vous  afl'ctlez 
-d'en  dire  à  la  tête  de  vos  Mandcmcns» 


AM.    DEBEAUMONT.  », 

Je  conviens  qu'il  elt  fuperfiu  de  chercher  de  nouveaux  plans 
d'Education  ,  quand  on  e[t  fi  content  de  celle  qui  exifte  : 
mais  convenez  auiïi  ,  Monfeigneur  ,  qu'en  ceci  vous  n'êtes 
pas  difficile.  Si  vous  euiîîez  été  aufli  coulant  en  matière  de 
doélrine ,  votre  Diocefe  eût  été  agité  de  moins  de  troubles  ; 
l'orage  que  vous  avez  excité  ,  ne  fût  point  retombé  fur  les 
Jéfuites  ;  je  n'en  aurois  point  été  écrafé  par  compagnie  ,  vous 
fufllez  relié  plus  tranquille  ,  &  moi  aufîi. 

Vous  avouez  que  pour  réformer  le  monde  autant  que  le 
permettent  la  foibleffe ,  &c ,  félon  vous ,  la  corruption  de  notre 
nature ,  il  fuffiroit  d'obferver ,  fous  la  diredion  &  Timpreffion 
de  la  grâce,  les  premiers  rayons  de  la  raifon  humaine  ,  de 
les  faifir  avec  foin ,  &  de  les  diriger  vers  la  route  qui  con- 
duit à  la  vérité,  f  8  )  Par-là ,  continuez-vous  ,  ces  efprits  ,  en* 
core  exempts  de  préjugés  feraient  pour  toujours  en  garde 
contre  Perreur  ;  ces  cœurs  encore  exempts  des  grandes  paf' 
fions  prendraient  les  imprejjïons  de  toutes  les  vertus.  Nous 
fommes  donc  d'accord  fur  ce  point ,  car  je  n'ai  pas  dit  autre 
chofe.  Je  n'ai  pas  ajouté  ,  j'en  conviens  ,  qu'il  falût  faire 
élever  les  enfans  par  des  Prêtres  ;  même  je  ne  penfois  pas 
que  cela  fût  néceffaire  pour  en  faire  des  Citoyens  &  des 
hommes  ;  &  cette  erreur  ,  fi  c'en  eft  une  ,  commune  à  tant 
de  Catholiques  ,  n'efl  pas  un  fi  grand  crime  à  un  Proteflant, 
Je  n'examine  pas  fi  dans  votre  pays  les  Prêtres  eux-mêmes 
partent  pour  de  fi  bons  Citoyens  ;  mais  comme  l'éducation, 
de  la  génération  préfente  eft  leur  ouvrage  ,  c'eft  entre  vous 
d'un   côté ,  &  vos   anciens  Mandemens  de  l'autre ,  qu'il  faut 

i%.)  Mandement,  k.  IL 


30  LETTRE 

décider  fî  leur  lait  fpirituel  lui  a  (î  bien  profité  ,  s'il  en  a  fait 
de  fi  grands  fainrs  ,  (  9  j  vrais  adorateurs  de  Dieu ,  &  de  fi 
grands  hommes  ,  dignes  d'être  la  reffburce  &  Pornement  de 
la  patrie.  Je  puis  ajouter  une  obfervation  qui  devroit  frapper 
tous  les  bons  François ,  &  vous-même  comme  tel  ;  c'eft  que 
de  tant  de  Rois  qu'a  eus  votre  Nation ,  le  meilleur  eft  le  feul 
que  n'ont  point  élevé  les  Prêtres. 

Mais  qu'importe  tout  cela  ,  puifque  je  ne  leur  ai  point 
donné  l'exclufîon  ;  qu'ils  élèvent  la  jeuneffe  ,  s'ils  en  font 
capables  ;  je  ne  m'y  oppofe  pas  ;  6i  ce  que  vous  dites  là- 
delTus  (  10  j  ne  fait  rien  contre  mon  Livre.  Prétendriez-vous 
que  mon  plan  (ùt  mauvais  .  par  cela  feul  qu'il  peut  convenir 
à  d'autres  qu'aux  gens  d'Egiife  ? 

Si  l'homme  elt  bon  par  (a  nature  ,  comme  je  crois  l'avoir 
démontré  ;  il  s'enfuit  qu'il  demeure  tel  tant  que  rien  d'étran- 
ger à  kii  ne  l'altère  ;  &  fi  les  hommes  font  méchans  ,  comme 
ils  ont  pris  peine  à  me  l'apprendre  ;  il  s'enfuit  que  leur  mé- 
chanceté leur  vient  d'ailleurs  ;  fermez  donc  l'entrée  au  vice  , 
&  le  cœur  humain  fera  toujours  bon.  Sur  ce  principe  , 
j'établis  l'éducation  négative  comme  la  meilleure  ou  plutôt 
la  feule  bonne  ;  je  fais  voir  comment  toute  éducation  pofi- 
tive  fuit ,  comme  qu'on  s'y  prenne ,  une  route  oppofée  à  fon 
but  ;  &  je  montre  comment  on  tend  au  même  but ,  &  com- 
ment on  y  arrive  par  le  chemin  que  j'ai  tracé. 

J'appelle  éducation  pofitive  celle  qui  tend  à  former  l'efprit 
avant  l'âge  &  à  donner  à  l'enfant  la  connoilTance  des  devoirs 

(  9  )  Mandement  Ibid. 
(  10  )  Ibid. 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T.  31 

de  l'homme.  J'appelle  éducation  négative  celle  qui  tend  à  per- 
fectionner le;:  organes  ,  inftrumens  de  nos  connoilFances  , 
avant  de  nous  donner  ces  connoilPances  ôc  qui  prépare  à  la 
raifon  par  l'exercice  des  fens.  L'éducation  négative  n'e/t  pas 
oifive  ,  tant  s'en  faut.  Elle  ne  donne  pas  les  vertus  ,  mais 
elle  prévient  les  vices;  elle  n'appr.nd  pas  la  vérité  ,  mais  elle 
préferve  de  l'erreur.  Elle  dilpofe  l'enfant  à  tout  ce  qui  peut 
le  mener  au  vrai  quand  il  elt  en  état  de  l'entendre,  &  au 
bien  quand  il  elt  en  état  de  l'aimer. 

Cette  marche  vous  déplaît  ôc  vous  choque  ;  il  eft   aifé  de 
voir  pourquoi.  Vous  commencez  par  calomnier  les  intentions 
de  celui  qui  la  propofe.  Selon  vous ,  cette  oifiveté  de  l'ame 
m'a  paru  néceffaire   pour  la  difpofer  aux  erreurs  que  je   lui 
voulois  inculquer.  On  ne  fait  pourtant  pas  trop  quelle  erreur 
veut  donner  à  fon  élevé  celui  qui  ne  lui  apprend  rien   avec 
plus  de  foin  qu'à  fentir  fon  ignorance  &  à  favoir  qu'il  ne  fait 
rien.  Vous  convenez  que  le  jugement  a  fes  progrès  &  ne  fe 
forme  que  par  degrés.  Mais  s'enfuit-il  ^  (11)  ajoutez -vous, 
qu'à  l'âge  de  dix  ans   un   enfant  ne  connoifj'e  pas  la  diffé- 
rence du  bien  &  du  mal ,   qu'il  confonde   la  fagejfe  avec  la 
folie ,  la  bonté  avec  la  barbarie  ,    la  vertu  avec  le   vice  ? 
Tout  cela  s'enfuit ,   fans  doute ,   i\  à   cet  âge  le  jugement 
n'eft  pas  développé.    Q^uoi  !  pourfuivez-vous  ,  il  ne  fentira 
pas  qu^obéir  à  fon   père  efl  un  bien  ,  que  lui  défobéir  efl  un 
mal  /'  Bien    loin  de  -  là  ;   je   foutiens    qu'il  fentira ,   au  con- 
traire ,  en  quittant  le  jeu  pour  aller  étudier  fa  leçon  ,  qu'o- 
béir  à   fon  père   efl  un  mal  ,    &  que   lui  défobéir   elt  un 

dO  Ibid.  J.  VI. 


fe  LETTRE 

bien ,  en  volant  quelque  fruit  défendu.  II  fenrira  aulîî ,  j'en 
conviens ,  que  c'eft  un  mal  d'être  puni  &  un  bien  d'être 
récompenfé  ;  &  c'eft  dans  la  balance  de  ces  biens  &c  de  ces 
maux  contradi«^oires  que  fe  règle  fa  prudence  enfantine.  Je 
crois  avoir  démontré  cela  mille  fois  dans  mes  deux  premiers 
volumes ,  6c  fur-tout  dans  le  dialogue  du  maître  &c  de  l'en- 
fant fur  ce  qui  eft  mal.  (ii)  Pour  vous,  Monfeigneur,  vous 
réfutez  mes  deux  volumes  en  deux  lignes ,  &  les  voici.  ( i}) 
Le  prétendre  ,  M.  T.  C.  F.  c'eft  calomnier  la  nature  humaine , 
en  lui  attribuant  une  ftupidité  qu'elle  n'a  point.  On  ne  fau- 
roit  employer  une  réfutation  plus  tranchante  ,  ni  conçue  en 
moins  de  mots.  Mais  cette  ignorance ,  qu'il  vous  plaît  d'ap- 
peller  ftupidité ,  fe  trouve  conftamment  dans  tout  efprit  gêné 
dans  des  organes  imparfaits  ,  ou  qui  n'a  pas  été  cultivé  ;  c'eft 
une  obfervation  facile  à  faire  &  fenfible  à  tout  le  monde. 
Attribuer  cette  ignorance  à  la  nature  humaine  n'efl  donc  pas 
la  calomnier  ,  &  c'eft  vous  qui  l'avez  calomniée  en  lui  im- 
putant une  malignité  qu'elle  n'a  point. 

Vous  dites  encore  :  (14)  Ne  vouloir  enfeignet  la  fagefte  à 
rhomme  que  dans  le  tems  qu'il  fera  dominé  par  la  fougue 
des  pajjions  naijfar\fes  ,  n"*  eft -ce  pas  la  lui  préfenter  dans  le 
deftein  qu'il  la  rejette  ?  Voilà  derechef  une  intention  que  vous 
avez  la  bonté  de  me  prêter  ,  &  qu'afllirément  nul  autre  que 
vous  ne  trouvera  dans  mon  Livre.  J'ai  montré ,  première- 
ment, que  celui  qui  fera  élevé  comme  je  veux  ne  fera  pas 
dominé  par  les  paflîons  dans  le   tems  que  vous  dites.  J'ai 


(12)  Emile,  Tome   I.  p.  189. 
(  1}  Âfanckrnciit  ,  §.    VI. 
(!♦;  Ibid.  §.  IX. 


montré 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  3, 

montré  encore  comment  les  leçons  de  la  fageiïe  pouvoient 
retarder  le  développement  de  ces  mêmes  pafîions.  Ce  font 
les  mauvais  effets  de  votre  éducation  que  vous  imputez  à  la 
mienne ,  6c  vous  m'objeâez  les  défauts  que  je  vous  apprends 
à  prévenir.  Jufqu'à  l'adolefcence  j'ai  garanti  des  pafTions  le 
cœur  de  mon  élevé  ,  &  quand  elles  font  prêtes  à  naître  , 
j'en  recule  encore  le  progrès  par  des  foins  propres  à  les 
réprimer.  Plutôt,  les  leçons  de  la  fageiïe  ne  fignifient  rien 
pour  l'enfant ,  hors  d'état  d'y  prendre  intérêt  ôc  de  les  en- 
tendre ;  plus  tard  ,  elles  ne  prennent  plus  fur  un  cœur  déjà 
livré  aux  paflîons.  C'eit  au  feul  moment  que  j'ai  choifi 
qu'elles  font  utiles  :  foit  pour  l'armer  ou  pour  le  diltraire  ; 
il  importe  également  qu'alors  le  jeune  homme  en  foit  occupé. 

Vous  dites  :  (15)  Pour  trouver  la  jcunejfc  plus  docile  aux 
leçons  qu^il  lui  prépare ,  cet  Auteur  veut  qu^elle  foit  dénués 
de  tout  principe  de  Religion.  La  raifon  en  eit  fimple  ;  c'tlt 
que  je  veux  qu'elle  ait  une  Religion ,  oc  que  je  ne  lui  veux  rien 
apprendre  dont  fon  jugement  ne  foit  en  état  de  fentir  la 
vérité.  Mais  moi ,  Monfeigneur ,  fi  je  difois  :  Pour  trouver 
la  jeunejje  plus  docile  aux  leçons  qu''on  lui  prépare ,  on  a 
grand  foin  de  la  prendre  avant  Page  de  raifon.  Ferois-je  un 
raifonnement  plus  mauvais  que  le  vôtre  ,  &  feroit-ce  un  pré- 
jugé bien  favorable  à  ce  que  vous  faites  apprendre  aux  enfans  ? 
Selon  vous,  je  choifis  l'âge  de  raifon  pour  inculquer  l'er- 
reur, &  vous,  vous  prévenez  cet  âge  pour  enfeigner  la  vérité. 
Vous  vous  preflez  d'infiruirc  l'enfant  avant  qu'il  puilfe  dif- 
cerner  le  vrai  du  faux ,  îk  moi  j'attends  pour  le  tromper  qu'il 

ds)  ibid.  §.  V. 

Mélanges,    Tome  I.  E 


34  LETTRE 

foit  en  état  de  le  connoîrre.  Ce  jugement  efl-il  naturel  ,  Se 
lequel  paroîc  chercher  à  féduire ,  de  celui  qui  ne  veut  parler 
qu'à  des  hommes  ,  ou  de  celui  qui  s'adreffe  aux  enfans. 

Vous  me  cenfurez  d'avoir  dit  &  montré  que  tout  enfant 
qui  croit  en  Dieu  eft  idolâtre  ou  anthropomorphite ,  ôc  vous 
combattez  cela  en  difant  (i<5)  qu'on  ne  peut  fuppofer  ni  l'un 
ni  l'autre  d'un  enfant  qui  a  reçu  une  éducation  Chrétienne. 
Voilà  ce  qui  eft  en  queltion  ;  relie  à  voir  la  preuve.  La 
mienne  efî;  que  l'éducation  la  plus  Chrétienne  ne  fauroit  don- 
ner à  l'enfimt  l'entendement  qu'il  n'a  pas  ,  ni  détacher  fes 
idées  des  êtres  matériels,  au-deflus  defquels  tant  d'hommes 
ne  fauroient  élever  les  leurs.  J'en  appelle ,  de  plus ,  à  l'expé- 
rience :  j'exhorte  chacun  des  Ie*5leurs  à  confulter  fa  mémoire, 
&  à  fe  rappeller  fi ,  lorfqu'il  a  cru  en  Dieu  étant  enfant ,  il 
ne  s'en  eit  pas  toujours  fait  quelque  image.  Quand  vous  lui 
dites  que  la  divinité  ri'ejl  rien  de  ce  qui  peut  tomber  fous  les 
fens ;  ou  fon  efprit  troublé  n'entend  rien,  ou  il  entend  qu'elle 
n'eft  rien.  Quand  vous  lui  parlez  ài'une  intelligence  infinie  , 
il  ne  fait  ce  que  c'elt  C[vl  intelligence  ,  &  il  fait  encore  moins 
ce  que  c'eft  qu''infini.  Mais  vous  lui  ferez  répéter  après  vous 
les  mots  qu'il  vous  plaira  de  lui  dire  ;  vous  lui  ferez  même 
ajouter,  s'il  le  faut,  qu'il  les  entend  ;  car  cela  ne  coûte  gueres, 
&  il  aime  encore  mieux  dire  qu'il  les  entend  ,  que  d'être 
grondé  ou  puni.  Tous  les  anciens ,  fans  excepter  les  Juifs ,  fe 
font  repréfenté  Dieu  corporel ,  &  combien  de  Chrétiens  , 
fur -tout  de  Catholiques,  font  encore  aujourd'hui  dans  ce 
cas  -  là  ?  Si  vos  enfans   parlent  comme  des  hommes  ,  c'efl 

(  i6  )  Ibid.  §.   VIL 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T.  35 

parce  que  les  hommes  font  encore  enfans.  Voilà  pourquoi 
les  myfteres  entalTés  ne  coûtent  plus  rien  à  perfonne  ;  les 
termes  en  font  tout  aufîi  faciles  à  prononcer  que  d'autres. 
Une  des  commodités  du  Chriitianifme  moderne  eft  de  s'être 
fait  un  certain  jargon  de  mots  fans  idées  ,  avec  lefquels  on 
fatisfait  a  tout  hors  à  la  raifon. 

Par  l'examen  de  l'intelligence  qui  mené  à  la  connoiflànce 
de  Dieu ,  je  trouve  qu'il  n'elt  pas  raifonnable  de  croire  cette 
connoiflance  (17)  toujours  nécejfaire  aujalut.  Je  cite  en  exem- 
ple les  infenfés ,  les  enfans ,  àc  je  mets  dans  la  même  clafTe 
les  hommes  dont  l'efprit  n'a  pas  acquis  alTez  de  lumières 
pour  comprendre  l'exiftence  de  Dieu.  Vous  dites  là-deffus  :  (18) 
2Ve  foyons  point  furprïs  que  P Auteur  d'Emile  remette  à  un 
tems  fi  reculé  la  connoiffànce  de  Vexifience  de  Dieu  ;  il  ne  la 
croit  pas  nécejfaire  au  falut.  Vous  commencez  ,  pour  rendre 
ma  propofîtion  plus  dure  ,  par  fupprimer  charitablement  le 
mot  toujours ,  qui  non  -feulement  la  modifie ,  mais  qui  lui 
donne  un  autre  fens ,  puifque  félon  ma  phrafe  cette  connoif- 
fànce e(t  ordinairement  néceflaire  au  falut  ;  &  qu'elle  ne  le 
feroit  jamais  ,  félon  la  phrafe  que  vous  me  prêtez.  Apres 
cette  petite  falfîfication  ,  vous  pourfuivez  ainfi  ; 

«'  Il  eft  clair  ,  «  dit-il  par  Porgane  d''un  perfonnage  chi- 
mérique ,  55  il  eft  clair  que  tel  homme  parvenu  jufqu'ii  la  vieil- 
)j  lefle  fans  croire  en  Dieu,  ne  fera  pas  pour  cela  privé  de 
jj  fa  préfence  dans  l'autre ,  «  (vous  avez  omis  le  mot  de  vie.) >» 

(  17  )   Emile  ,  Tome  I.  pag.  454.  in-^'^.  &  T.  II.  pag.  îoi.  in-%o,.  &  in  iz. 
(  i8)  Mandement,  J.  XI, 

E  z 


36  LETTRE 

»  fi  fon  aveuglement  n'a  pas  é:c  volonraire ,  ôc  je  dis  qu'il 
«  ne  l'efè  pas  toujours.  » 

Avant  de  tranfcrire  ici  votre  remarque  ,  permettez  que  je 
fà&  !a  mienne.  C'efl  que  ce  perfonnage  prérendu  chimérique  , 
c'ell  moi-même ,  &  non  le  Vicaire  ;  que  ce  paiïage  que  vous 
avez  cru  être  dans  la  profefTion  de  foi  n'y  efl:  point ,  mais 
dans  le  corps  même  du  Livre.  Monfeigneur ,  vous  lifez  bien 
légèrement,  vous  citez  bien  négligemment  les  Ecrits  que  vous 
flétrifTez  fi  durement  ;  je  trouve  qu'un  homme  en  place  qui 
cenfure  devroit  mettre  un  peu  plus  d'examen  dans  fes  juge- 
mens.  Je  reprends  à  préfent  votre  texte. 

Remarque^  ,  M.  T.  C.  F.  qu'il  ne  s'agit  point  ici  d'un 
homme  qui  feroit  dépourvu  de  Vufage  de  fa  raifon  ,  mais 
uniquement  de  celui  dont  la  raifon  ne  feroit  point  aidée  de 
Vinflruclion.  Vous  affirmez  enfuite  (19)  qu'une  telle  préten- 
tion efl  fouverainenient  alfurde.  S.  Paul  ajjure  qu'entre  les 
Fhllofophes  païens  plufieurs  font  parvenus  par  les  feules 
forces  de  la  raifon  à  la  connoiJJ'ancc  du  vrai  Dieu  ;  &  là- 
deflus  vous  tranfcrivez  fon  paflage. 

Monfeigneur,  c'eit  fouvent  un  petit  mal  de  ne  pas  entendre 
un  Auteur  qu'on  lit ,  mais  c'en  elè  un  grand  quand  on  le 
rjfute ,  &c  un  très-grand  quand  on  le  diffame.  Or  vous  n'avez 
point  entendu  le  pafTage  de  mon  Livre  que  vous  attaquez  ici, 
de  même  que  beaucoup  d'autres.  Le  Ledcur  jugera  fi  c'eft 
ma  fiiute  ou  la  vôtre  quand  j'aurai  mis  le  paiïage  entier 
fous  fes  yeux. 

*'  Nous  tenons  »  (  Les  Réformés  )  "  que  nul  enfant  mort 

(19)  Mandement.  Ibid. 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  37 

avant  l'âge  de  raifon  ne  fera  privé  du  bonheur  éternel.  Les 
Catholiqiies  croient  la  même  chofe  de  tous  les  enfans  qui 
ont  reçu  le  baptême  ,  quoiqu'ils  n'aient  jam.ais  entendu 
parler  de  Dieu.  Il  y  a  donc  des  cas  où  l'on  peut  être  fauve 
fans  croire  en  Dieu ,  &  ces  cas  ont  lieu ,  foit  dans  l'en- 
fance ,  foit  dans  la  démence  ,  quand  l'efprit  humain  elt 
incapable  des  opérations  nécelFaires  pour  reconnoître  la 
Divinité.  Toute  la  différence  que  je  vois  ici  entre  vous  & 
moi ,  eli:  que  vous  prétendez  que  les  enfans  ont  à  fept  ans 
cette  capacité ,  &:  que  je  ne  la  leur  accorde  pas  même  à 
quinze.  Que  j'aie  tort  ou  raifon  ,  il  ne  s'agit  pas  ici  d'un 
article  de  foi ,  mais  d'une  fimple  obfervation  d'hiftoire 
naturelle. 

»  Par  le  même  principe,  il  eft  clair  que  tel  homme,  par- 
venu jufqu'à  la  vieiilelTe  fans  croire  en  Dieu ,  ne  fera  pas 
pour  cela  privé  de  fa  préfence  dans  l'autre  vie  ,  fi  fon 
aveuglement  n'a  pas  été  volontaire  ;  &  je  dis  qu'il  ne  l'eft 
pas  toujours.  Vous  en  convenez  pour  les  infenfés  qu'une 
maladie  prive  de  leurs  facultés  fpiriruelles,  mais  non  de 
leur  qualité  d'hommes,  ni,  par  conféquent ,  du  droit  aux 
bienfaits  de  leur  créateur.  Pourquoi  donc  n'en  pas  convenir 
aufll  pour  ceux  qui,  féqueltrés  de  toute  fociété  dès  leur 
enfance  ,  auroient  mené  une  vie  abfolument  fauvage ,  pri- 
vés des  lumières  qu'on  n'acquiert  que  dans  le  commerce 
des  hommes  ?  Car  il  eft  d'une  impofhbilité  démontrée 
qu'un  pareil  fauvage  pût  jamais  élever  fes  réflexions  jufqu'à 
la  connoilTance  du  vrai  Dieu.  La  raifon  nous  dit  qu'un 
homme  n'elè  puniflTable  que  pour  les  fautes  de  fa  volonté , 


3?  LETTRE 

15  &  qu'une  ignorance  invincible  ne  lui  fauroit  être  imputée  à 
»  crime.  D'où  il  fuit  que  devant  la  juiiice  éternelle,  tout 
}»  homme  qui  croiroit  s'il  avoit  les  lumières  nécefTaires  ell 
n  réputé  croire  ,  6c  qu'il  n'y  aura  d'incrédules  punis  que  ceux 
j>  dont  le  cœur  fe  ferme  à  la  vérité  ».  Emile  T.  I.  p.  453, 
z/z-4°.  T.  II.  p.  300.  zVz-S".  &  in-ii. 

Voilà  mon  paffage  entier ,  fur  lequel  votre  erreur  faute  aux 
yeux.  Elle  confiiie  en  ce  que  vous  avez  entendu  ou  fait  enten- 
dre que ,  félon  moi ,  il  faloit  avoir  été  inftruit  de  l'exiftence 
de  Dieu  pour  y  croire.  Ma  penfée  efl  fort  différente.  Je  dis 
qu'il  faut  avoir  l'entendement  développé  &  l'efprit  cultivé 
jyfqu'à  certain  point  pour  être  en  état  de  comprendre  les 
preuves  de  l'exiiknce  de  Dieu  ,  &  fur-tout  pour  les  trouver 
de  foi-même  fans  en  avoir  jamais  entendu  parler.  Je  parle  des 
hommes  barbares  ou  fauvages  ;  vous  m'alléguez  des  Philofo- 
phes  :  je  dis  qu'il  faut  avoir  acquis  quelque  philofophie  pour 
s'élever  aux  notions  du  vrai  Dieu  ;  vous  citez  Saint  Paul  qui 
reconnoît  que  quelques  Philofophes  païens  fe  font  élevés  aux 
notions  du  vrai  Dieu  :  je  dis  que  tel  homme  groflier  n'efl: 
pas  toujours  en  état  de  fe  former  de  lui  -  même  une  idée 
jufte  de  la  divinité  ;  vous  dites  que  les  hommes  instruits  font 
en  état  de  fe  former  une  idée  julte  de  la  divinité  ;  &  fur  ccttç 
unique  preuve ,  mon  opinion  vous  pârok  fouverainement  ab' 
furde.  Quoi  !  parce  qu'un  Douleur  en  droit  doit  flivoir  les 
loix  de  fon  pays,  eft-il  abfurde  de  fuppofer  qu'un  enfant  qui 
ne  fut  pas  lire  a  pu  les  ignorer  ? 

Quand  un  Auteur  ne  veut  pas  fe  répéter  fans  ceffe ,  &  qu'il 
a  une  fois  .établi  clairement  fon  fentiment  fur  une  matiert? , 


/ 


AM.    DEBEAUMONT.  ^p 

il  n'eft  pas  tenu  de  rapporter  toujours  les  mêmes  preuves  en 
raifonnant  fur  le  même  fentimear.  Ses  Ecrits  s'expliquent 
alors  les  uns  par  les  autres,  ôc  les  derniers,  quand  il  a  de  la 
méthode,  fuppofent  toujours  les  premiers.  Voilà  ce  que  j'ai 
toujours  tâché  de  faire,  &  ce  que  j'ai  fait,  fur -tout,  dans 
l'occafion  dont  il  s'agit. 

Vous  fuppofez ,  ainfi  que  ceux  qui  traitent  de  ces  matières , 
que  l'homme  apporte  avec  lui  fa  raifon  toute  formée,  &  qu'il 
ne  s'agit  que  de  la  mettre  en  œuvre.  Or  cela  n'eit  pas  vrai  ; 
car  l'une  des  acquifitions  de  l'homme ,  Ôc  même  des  plus 
lentes ,  eft  la  raifon.  L'homme  apprend  à  voir  des  yeux  de 
l'efprit  ain/î  que  des  yeux  du  corps  ;  mais  le  premier  appren- 
tifTage  eft  bien  plus  long  que  l'autre  ,  parce  que  les  rapports 
des  objets  intelleduels  ne  fe  mefurant  pas  comme  l'étendue  , 
ne  fe  trouvent  que  par  eltimation ,  &  que  nos  premiers  befoins, 
nos  befoins  phyfiques  ,  ne  nous  rendent  pas  l'examen  de  ces 
mêmes  objets  fi  intéreffant.  Il  faut  apprendre  à  voir  deux 
objets  à  la  fois  ;  il  faut  apprendre  à  les  comparer  entre  eux  , 
il  faut  apprendre  à  comparer  les  objets  en  grand  nombre ,  h 
remonter  par  degrés  aux  caufes,  à  les  fuivre  dans  leurs  effets; 
il  faut  avoir  combiné  des  infinités  de  rapports  pour  acquérir 
des  idées  de  convenance ,  de  proportion  ,  d'harmonie  & 
d'ordre.  L'homme  qui ,  privé  du  fecours  de  fes  femblables  ôc 
fans  cefTe  occupé  de  pourvoir  à  fes  befoins,  eft  réduit  en 
toute  chofe  à  la  feule  marche  de  fes  propres  idées,  fait  un 
progrès  bien  lent  de  ce  côté  -  là  :  il  vieillit  ëc  meurt  avant 
d'être  forti  de  l'enfance  de  la  raifon.  Pouvez  -  vous  croire 
de  bonne -foi  que  d'un  million  d'hommes  élevés  de  cette 


4»  LETTRE 

manière ,  il  y  en  eût  un  feul  qui  vînt  à  penfer  à  Dfeu  ? 
L'ordre  de  l'Univers  ,  tout  admirable  qu'il  eft ,  ne  frappe 
pas  également  tous  les  yeux.  Le  peuple  y  fait  peu  d'atten- 
tion ,  manquant  des  connoifFances  qui  rendent  cet  ordre  fen- 
fible ,  Se  n'ayant  point  appris  à  réfléchir  fur  ce  qu'il  apperçoit. 
Ce  n'eii:  ni  endurcifTement  ni.mauvaife  volonté;  c'efi  igno- 
rance ,  engourdiiTement  d'efprit.  La  moindre  méditation 
fatigue  ces  gens  -  là ,  comme  le  moindre  travail  des  bras 
fatigue  un  homme  de  cabinet.  Ils  ont  ouï  parler  des  œuvres 
de  Dieu  &c  des  merveilles  de  la  n  ture.  Ils  répètent  les  mêmes 
mots  fans  y  joindre  les  mêmes  idées,  Ôc  ils  font  peu  touchés 
de  tout  ce  qui  peut  élever  le  fage  à  fon  Créateur.  Or  fi  parmi 
nous  le  peuple ,  à  portée  de  tant  d'inftruélions ,  elè  encore  fi 
itupide  ;  que  feront  ces  pauvres  gens  abandonnés  à  eux-mêmes 
dès  leur  enfance ,  &  qui  n'ont  jamais  rien  appris  d'autrui  ? 
Croyez-vous  qu'un  CafFre  ou  un  Lapon  philofophe  beaucoup 
fur  la  marche  du  monde  &  fur  la  génération  des  chofes  ? 
Encore  les  Lapons  &  les  Caffres ,  vivant  en  corps  de  Na- 
tions, ont-ils  des  multitudes  d'idées  acquifes  &c  communi- 
quées ,  à  l'aide  defquclles  ils  acquièrent  quelques  notions  grof- 
fieres  d'une  divinité  :  ils  ont ,  en  quelque  façon  ,  leur  caté- 
chifme  :  mais  l'homme  fauvage  errant  feul  dans  les  bois  n'en 
a  point  du  tout.  Cet  homme  n'exifle  pas ,  direz-vous  ;  foir. 
Mais  il  peut  exiilerpar  fuppofition.  Il  exide  certainement  des 
hommes  qui  n'ont  jamais  eu  d'entretien  philofophique  en  leur 
vie ,  &  dont  tout  le  rems  fe  confume  à  chercher  leur  nourriture  , 
la  dévorer  ,  &  dormir.  Que  ferons  -  nous  de  ces  hommes -là, 
des  Eskimaux,  par  exemple  ?  En  ferons-nous  des  Théologiens  ? 

Mon 


AM.    DEBEAUMONT.  41 

Mon  fenciment  eft  donc  que  l'efpric  de  l'homme  ,  fans  pro- 
grès ,  fans  inftruclion  ,  fans  culture  ,  &  tel  qu'il  fort  des 
mains  de  la  nature,  n'eft  pas  en  état  de  s'élever  de  lui-même 
aux  fublimes  notions  de  la  divinité  ;  mais  que  ces  notions 
fe  préfentent  à  nous  à  mefure  que  notre  efprit  fe  cultive  ;  qu'aux 
yeux  de  tout  homme  qui  a  penfé  ,  qui  a  réfléchi ,  Uieu  fe 
manifede  dans  fes  ouvrages  ;  qu'il  fe  révèle  aux  gens  éclairés 
dans  le  fpedacle  de  la  nature  ;  qu'il  faut ,  quand  on  a  les  yeux 
ouverts  ,  les  fermer  pour  ne  l'y  pas  voir  ;  que  tout  philofo- 
phe  athée  eft  un  raifonneur  de  mauvaife  foi ,  ou  que  fon  or- 
gueil aveugle  ;  mais  qu'auffi  tel  homme  Itupide  &:  grofîier  , 
quoique  fimple  &  vrai ,  tel  efprit  fans  erreur  &  fans  vice  , 
peut ,  par  une  ignorance  involontaire ,  ne  pas  remonter  à 
l'Auteur  de  fon  être  ,  &  ne  pas  concevoir  ce  que  c'eft  que 
Dieu  ,  fans  que  cette  ignorance  le  rende  puniiïable  d'un  défaut 
auquel  fon  cœur  n'a  point  confenti.  Celui-ci  n'eft  pas  éclairé  , 
&  l'autre  refufe  de  l'être  :  cela  me  paroît  fort  différent. 

Appliquez  à  ce  fentiment  votre  pafTage  de  Saint  Paul  ,  &: 
vous  verrez  qu'au  lieu  de  le  combattre ,  il  le  favorife  ;  vous 
verrez  que  ce  pafTage  tombe  uniquement  fur  ces  fages  pré- 
tendus à  qui  ce  qui  peut  être  connu  de  Dieu  a  -été  manifejlé  ^ 
à  qui  la  confidération  des  chofes  qui  ont  été  faites  dès  la  créa- 
tion du  monde  ,  a  rendu  vijible  ce  qui  eft  invijUle  en  Dieu , 
mais  qui  ne  V ayant  point  glorifié  &  ne  lui  ayant  point  rendu 
grâces  ,  fe  font  perdus  dans  la  vanité  de  leur  raifonnement , 
&  ,  ainfi  demeurés  fans  excufe  ,  en  fe  difant  fages ,  font  de- 
venus foux.  La  raifon  fur  laquelle  l'Apôtre  reproche  aux  phi- 
lofophes  de  n'avoir  pas  gioriilc  le  vrai  Dieu  ,  n'étant  point 
Mélanges.     Tome  I.  E 


^a  LETTRE 

applicable  à  ma  fuppofi:ion ,  forme  une  induilion  toute  en 
mx  favcLir  ;  elle  coniinne  ce  que  j'ai  dit  moi-même,  que  tout 
C20)  phihfophs  qui  na  crait  pas  ^  a  tort  ^  parce  qu'il  ufn 
mal  di  la.  raifon  qu'il  a  cultivéi  ,  t'  qu''il  ejl  en  état  d'en- 
tendre l':s  vérités  qu'il  rejette  ;  elle  montre  ,  enfin  ,  par  le 
palTage  même  que  vous  ne  m'avez  point  entendu  ;  &  quand 
vous  m'imputez  d'avoir  dit  ce  que  je  n'ai  ni  dit  iii  penfé  , 
favoir,  que  l'on  ne  croit  en  Dieu  que  fur  l'autorité  d'autrui 
(  2  X  ) ,  vous  avez  tellement  tort  ,  qu'au  contraire  je  n'ai  foie 
que  diilinguer  les  cas  où  l'on  peut  connoîrre  Dieu  par  foi- 
même  ,  &  les  cas  où  l'on  ne  le  peut  que  par  le  fecours  d'autrui. 

Au  relie  ^  quand  vous  auriez  raifon  dans  cette  critique  ;. 
quand  vous  auriez  Iblidem.ent  réfuté  mon  opinion  ,  il  ne  s'en- 
fuivroit  pas  de  cela  feul  qu'elle  fût  fouverainement  abfurde  ^ 
comme  il  vous  plaît  de  la  qualifier  :  on  peut  fe  tromper  fans, 
tomber  dans  l'extravagance  ,  &  toute  erreur  n'ell  pas  une 
abfiirditc.  Mon  refpect  pour  vous  me  rendra  moins  prodigue 
d'.cpithctes  ,  &  ce  ne  fera  pas  ma  faute  fi  le  Lecteur  trouve 
à  les  placer. 

Toujours  avec  l'arrangement  de  cenfurer  fans  entendre  , 
vous  palîez  d'une  imputation  grave  &  faufTe  à  une  autre 
qui  l'eft  encore  plus  ,  &  après  m'avoir  injudemcnt  ac- 
cufé  de  nier  l'évidence  de  h  divinité  ,  vous  m'accufez  plus- 
injuflement  d'en  avoir  révoque  l'unité  en  doute.  Vous  faites 

(20 ■)    Emile,   Tome  l.  p.  4:^  in-  ner  à   fon  texte,  appuyé'  du  pafTagc 

40.  Tome  11.  p.   299.  i/J-g".  i-S;  //i-12.  de  Saint  Paul  ;   6L  je  ne  puis  réj  on- 

(21)    M.  de  Beaumont  ne  dit  pas  drc  qu'à  ce   que  j'ciKcnJs.  {Voij.JûiL 

cela  en  propres  termes  ;  mais  c'eft  le  JLindcnicnt ,  i.  XI. 
fcul  fsns  raifoniiable  qu'on  puiiTe  don- 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  45 

plus  ;  vous  prenez  la  peine  d'entrer  là-deflus  en  difcuffion, 
contre  votre  ordinaire ,  &  le  feul  endroit  de  votre  Mande- 
ment 011  vous  ayez  raifon  ,  eft  celui  où  vous  réfutez  une 
extravagance  que  je  n'ai  pas  dite. 

Voici  le  paffage  que  vous  attaquez  ,   ou  plutôt  votre  paf- 
.  fage  où  vous  rapportez  le  mien  ;  car  il  faut  que  le  Ledeur 
me  voye  entre  vos    mains. 

«(22)  Je  fais ,  »  fait-il  dire  au  perfonncge  fuppofé  qui 
lui  fert  (Torgane;  "  je  fais  que  le  monde  eft  gouverné  par 
»  une  volonté  puijTante  &  fage  ;  je  le  vois  ,  ou  plutôt  je 
M  le  fens ,  &;  cela  m'importe  à  favoir  :  mais  ce  miéme  monde 
»5  elt-il  éternel ,  ou  créé  ?  Y  a-t-il  un  principe  unique  des 
«  chofes  ?  Y  en  a-t-il  deux  ou  plufieurs  ,  &  quelle  eft  leur 

»j  nature?  3e  n'en  fais  rien,  &  que  m'importe? (23) 

«  je  renonce  à  des  queftions  oifeufes  qui  peuvent  inquiéter 
>»  mon  amour-propre ,  mais  qui  font  inutiles  à  ma  con- 
>j  duite  &  fupérieures  à  ma  raifon  j5, 

J'obferve  ,  en  palTant ,  que  voici  la  féconde  fois  que  vous 
qualifiez  le  Prêtre  Savoyard  de  perfonnage  chimérique  ou 
fuppofé.  Comment  êtes-vous  initruit  de  cela ,  je  vous  fup- 
plie .''  J'ai  affirmé  ce  que  je  favois  ;  vous  niez  ce  que  \'Ous 
ne  favez  pas;  qui  des  deux  eft  le  téméraire?  On  fait,  j'en 
conviens  ,  qu'il  y  a  peu  de  Prêtres  qui  croient  en  Dieu  ; 
mais  encore  n'efl-il  pas  prouvé  qu'il  n'y  en  ait  point  du 
tout.   Je  reprends  votre  texte. 

(  22  )  Mandcnicnl  ,   §.    XIII.  n'a  pas  voulu  tranfcrire.   Voy.  Emile, 

(23)  Ces  points  indiquent  une  lacune  Tome.   II.   p.  ;?.    in-t^".    Tom€  111. 

de  deux  lignes  par  leftjuellcs  le  pafTage  p.  50.  in-i°.  &  in-iz. 

■cil  tempéré  ,  &  que  M.  de  Beauraont 


44  LETTRE 

(14)  Que  veut  donc  dire  cet  Auteur  téméraire? ... .'., 
Punité  de  Dieu  lui  parok  une  quejîion  oifeufe  &  fupérieure 
à  fa  raifon ,  comme  fi  la  multiplicité  des  Dieux  n^étoit  pas 
la  plus  grande  des  abfurdités.  "  La  pluralité  des  Dieux  >? ,  dit 
énergiquement  Tertullien  ,  «  efl  une  nullité  de  Dieu  ,  »  ad- 
mettre un  Dieu ,  c^Ji  admettre  un  Etre  Juprême  &  indé- 
pendant ,  auquel  tous  les  autres  Etres  foient  fubordonnés 
(25).  //  implique    donc  qu^l  y  ait   plufieurs  Dieux. 

Mais  qui  eit-ce  qui  die  qu'il  y  a  plufieurs  Dieux  ?  Ah , 
Monfeigneur  !  vous  voudriez  bien  que  j'euiïe  dit  de  pareilles 
folies;  vous  n'auriez  furement  pas  pris  k  peine  de  faire  un 
Mandement  contre  moi. 

Je  ne  fais  ni  pourquoi  ni  comment  ce  qui  eft  eft,  &  bien 
d'autres  qui  fe  piquent  de  le  dire  ne  le  favent  pas  mieux 
que  moi.  Mais  je  vois  qu'il  n'y  a  qu'une  première  caufe 
motrice,  puifque  tout  concourt  fenfîblement  aux  mêmes  fins. 
Je  reconnois  donc  une  volonté  unique  &  fupréme  qui  dirige 
tout  ,  (Se  une  puilTance  unique  &.  fupréme  qui  exécute  tout. 
J'attribue  cette  puilfance  &  cette  volonté  au  même  Etre , 
à  caufe  de  leur  parfait  accord  qui  fe  conçoit  mieux  dans 
un  que  dans  deux ,  &  parce  qu'il  ne  faut  pas  fans  raifon 
muîriplier  les  êtres  :  car  le  mal  même  que  nous  voyons 
n'eft  pointun    mal  abfolu  ;   &  ,  loin  de  combattre  direde- 

(24)  Mandement,  §.    XIII.  nition  ils  aJmcttent  phifieurs  Dieux. 

(2s)  Tertullien  fait  ici  un  fophifme  Ce  n'étoit  pas  la  peine  de  m'imputer 

très-f-imilicr  aux  Percs  (Je  TEglife.  11  de-  une  erreur  que  je  n'ai  pas  commife  , 

finit  le  mot  Ditn  félon  les  Chrétiens  ,  uniquement  pour  citer  fi  hors  de  pro- 

A  puis   il  acbufc  les  païens  de   con-  ptis   un  fuphifinc  de  Tertullien. 
tradition ,  parce  que  contre  fa  défi- 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  ^5 

ment   le  bien ,  il  concourt  avec  lui  à  l'harmonie  univerfelie. 

Mais  ce  par  quoi  les  chofes  font ,  fe  diftingue  très-net- 
tement fous  deux  idées  ;  favoir ,  la  chofe  qui  fliit  ôc  la 
dîofe  qui  eft  faite  ;  même  ces  deux  idées  ne  fe  réunifTenc 
pas  dans  le  même  être  fans  quelque  effort  d'efprit,  &c  l'on 
ne  conçoit  gueres  une  chofe  qui  agit ,  fans  en  fuppofer  une 
autre  fur  laquelle  elle  agit.  De  plus,  il  eft  certain  que  nous 
avons  l'idée  de  deux  fubftances  diitinfles  ;  (avoir  ,  l'efpric 
&  la  matière  ;  ce  qui  penfe ,  &  ce  qui  eft  étendu  ;  ëc  ces 
deux  idées  fe  conçoivent   très-bien  l'une  fans  l'autre. 

Il  y  a  donc  deux  manières  de  concevoir  l'origine  des 
chofes  ;  favoir ,  ou  dans  deux  caufes  diverfes  ,  l'une  vive  & 
l'autre  morte ,  l'une  motrice  &c  l'autre  mue ,  l'une  aftive  6c 
l'autre  pafTive ,  l'une  efficiente  &  l'autre  inftrumentale  ;  ou 
dans  une  caufe  unique  qui  tire  d'elle  feule  tout  ce  qui  eft, 
&  tout  ce  qui  fe  fait.  Chacun  de  ces  deux  fentimens ,  dé- 
battus par  les  métaphyiîciens  depuis  tant  de  (îecles,  n'en 
eft  pas  devenu  plus  croyable  à  la  raifon  humaine  :  & 
fi  l'exiltence  éternelle  6c  néceffaire  de  la  matière  a  pour 
nous  {gs  difficultés,  fa  création  n'en  a  pas  de  moindres  ; 
puifque  tant  d'hommes  &  de  philofophes,  qui  dans  tous 
les  tems  ont  médité  fur  ce  fujet ,  ont  tous  unanimement 
rejette  la  poffibilité  de  la  création ,  excepté  peut-être  un 
très-petit  nombre  qui  paroilTent  avoir  fincéremcnt  foumis 
leur  raifon  à  l'autorité  ;  fincérité  que  les  motifs  de  leur  in- 
térêt ,  de  leur  fureté ,  de  leur  repos  ,  rendent  fort  fufpede  , 
ôc  dont  il  fera  toujours  impoffible  de  s'alTurer ,  tant  que 
l'on  rifquera  quelque  chofe  à  parler  vrai 


4(î  LETTRE 

Suppofé  qu'il  y  ait  un  principe  éternel  &c  unique  des  chofes, 
ce  principe  étant  fimple  dans  fon  efTence  n'efè  pas  compofé 
de  matière  &.  d'efprit ,  mais  il  efè  matière  ou  efprit  feu- 
lement. Sur  les  raifons  déduites  par  le  Vicaire,  il  ne  fau- 
roit  concevoir  que  ce  principe  foit  matière,  &  s'il  e(t  efprit, 
il  ne  fauroit  concevoir  que  par  lui  la  matière  ait  reçu  l'être  : 
car  il  faudroit  pour  cela  concevoir  la  création  ;  or  l'idée 
de  création ,  l'idée  fous  laquelle  on  conçoit  que  par  un  fimple 
ade  de  volonté  rien  devient  quelque  chofe ,  elt ,  de  toutes 
les  idées  qui  ne  font  pas  clairement  contradictoires,  la  moins 
çompréhenfible  à  l'efprit  humain. 

Arrêté  des  deux  côtés  par  ces  difficultés,  le  bon  Prêtre 
demeure  indécis  ,  ôc  ne  fe  tourmente  point  d'un  doute  de 
pure  fpéculation  ,  qui  n'influe  en  aucune  manière  fur  fes  de- 
voirs en  ce  monde  ;  car  enfin  que  m'importe  d'expliquer 
l'origine  des  êtres,  pourvu  que  je  fâche  comment  ils  fub- 
filleut,  quelle  place  j'y  dois  remplir,  &  en  vertu  de  quoi 
cette  obligation  m'eft  impofée  ? 

Mais  fuppofer  deux  principes  {16)  des  chofes  ,  fuppofi- 
tion  que  pourtant  le  Vicaire  ne  fait  point ,  ce  n'eft  pas  pour 
cela  fuppofer  deux  Dieux  ;  à  moins  que ,  comme  les  Ma- 
nichéens,  on  ne  fuppofe  auffi  ces  principes  tous  deux  aélifs; 
doctrine  abfolument  contraire  à  celle  du  Vicaire ,  qui ,  trcs- 

(26)    Celui    qui    ne    connoit  que  plctif,  fervant  tout-au-plus  à  faire  en. 

deux   fubftançes,   ne    peut   non   plus  tendre  que  le  nombre  de  ces  principes 

imaginer  que   deux  principes,   &    le  n'importe  pas   plus  à  connoitre  que 

terme  ,  ou  plujlcurs ,  ajouté  dans  l'en.  leur  nature, 
droit  cité  ,  n'elt  là  qu'une  efpeçc  d'e.\- 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  47 

pontivement,   n'admet    qu'une  Intelligence  première,  qu'un 
feul  principe  actif,   ôc  par  conféquent  qu'un  feul  Dieu. 

J'avoue  bien  que  la  création  du  monde  étant  clairement 
énoncée  dans  nos  traductions  de  la  Genefe ,  la  rejetter  po- 
fitivement  feroit  à  cet  égard  rejetter  l'autorité  ,  fînon  des 
Livres  Sacrés ,  au  moins  des  traductions  qu'on  nous  en 
donne ,  &  c'eft  auffi  ce  qui  tient  le  Vicaire  dans  un  doute 
qu'il  n'auroit  peut-être  pas  fans  cette  autorité  :  car  d'ailleurs  la 
coexiflence  des  deux  Principes  (a 7)  femble  expliquer  mieux 
la  conftitution  de  l'univers  &c  lever  des  difficultés  qu'on  a 
peine  à  réfoudre  fans  elle  ,  comme  entre  autres  celle  de 
l'origine  du  mal.  De  plus,  il  faudroit  entendre  parfairemenc 
l'Hébreu ,  &:  même  avoir  été  contemporain  de  Moïfe ,  pour 
favoir  certainement  quel  fens  il  a  donné  au  mot  qu'on  nous 
rend  par  le  mot  créa.  Ce  terme  eft  trop  philofophique  pour 
avoir  eu  dans  fon  origine  l'acception  connue  &c  populaire 
que  nous  lui  donnons  maintenant  fiu"  la  foi  de  nos  Doc- 
teurs. Rein  n'ell  moins  rare  que  des  mots  dont  le  fens  change 
par  trait  de  tems ,  6c  qui  font  attribuer  aux  anciens  Auteurs- 
qui  s'en  font  fervis ,  des  idées  qu'ils   n'ont  point  eues.   Le 


('27)  II  eft  bon  de  remarquer  que  Photius  veut  à  caufe  de  cela  que  ce 

cette  qucftion  de  l'cternité  de  la  ma-  Livre  ait  été  fulilfié.   Mais  le   même- 

tiere  ,  qui  effarouche  fi  fort  nos  Théo-  fentinient  paroit  encore  dans  les  Stro- 

îogiens ,   efFarouchoit    affez    peu    les  mates ,    où    Clément    rapporte    celui- 

Pères  de  l'EgliTe,   moins  éloignés  des  d'iléraclite  fans  l'improuver.  Ce  Père  , 

fcntimcns  de  Platon.   Sans  parler  de  Livre    V.    tâche,   à  la  vérité,  d'éta- 

Juftin,  martyr,  d'Origcne,  &  d'autres,  b!ir  un  feul  principe  ,  mais  c'eft  parce- 

Clément  Alexandrin  prend  fi  bien  l'af-  qu'il  refufe  ce  nom  à  la  matière ,  même- 

firm^dve  dans  fes  Hypolipofes ,  q^uc  en  admettant  fon  éternité.» 


48  LETTRE 

mot  Hébreu  qu'on  a  traduit  par  créar  ,  faire   quelque  chofe 
de   rien  ,  fignilie    plutôt  J'aire ,  produire  quelque   chofe  avec 
magnificence.  Rivet  prétend  même  que  ce  mot  Hébreu  Bara 
ni  le  mot  Grec   qui    lui  répond  ,    ni  même  le    mot  Latin 
creare  ne  peuvent  fe  reftreindre  à  cette  fignification  parti- 
culière de  produire  quelque  chofe  de  rien.  Il  eft  fi  certain  ,  du 
moins  ,    que    le  mot  Larin  fe    prend  dans   un   autre  fens , 
que    Lucrèce ,  qui  nie  formellement  la  poffibilité    de   toute 
création  ,  ne  laiife  pas   d'employer  fouvent   le  même   terme 
pour    exprimer   la   formation    de   l'Univers  &    de   fes    par- 
ties. Enfin  M.  de   Beaufobre  a   prouvé   (  i8  )  que  la  notion 
de  la  création  ne  fe  trouve  point  dans  l'ancienne  Théologie 
judaïque  ,  &  vous  êtes  *trop    infiruit ,    Monfeigneur  ,   pour 
ignorer  que  beaucoup  d'hommes  pleins  de  refpei5l  pour  nos 
Livres  Sacrés  n'ont  cependant   point  reconnu  dans  le  récit 
de   Moïfe  l'abfolue  création  de   TUnivers.  Ainiî   le  Vicaire  , 
à  qui  le  dcfpotifme  des  Théologiens  n'en  impofe  pas,  peut 
très-bien ,  fans  en  être   moins   orthodoxe  ,   douter  s'il  y   a 
deux  principes  éternels  des  chofes,  ou  s'il  n'y  en  a  qu'un. 
C'eft  un  débat  purement  grammatical  ou  philofophique ,  où 
la  révélation  n'entre  pour  rien. 

Quoi  qu'il  en  foit  ,  ce  n'eft  pas  de  cela  qu'il  s'agit  entre 
nous ,  &  fans  foutenir  les  fentimens  du  Vicaire ,  je  n'ai  rien 
;i  faire  ici  qu'à  montrer  vos  torts. 

Or  vous  avez  tort  d'avancer  que  l'unité  de  Dieu  me  paroît 
une  quellion  oifeufe  &  fupériciire  i\  la  raifon  ;  puifque  dans 
l'Ecrit  que  vous  cenfurez  ,  cette  unité  elt  établie  &:  foutenue 

(  ;8  )  Ilift-  <Ju  Manichéifnie ,  Tome  II. 

p.ir 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  49 

par  le  raifonnement  ;  ôc  vous  avez  tort  de  vous  étayer  d'un 
paffage  de  Tertullien  pour  conclure  contre  moi  qu'il  impli- 
que qu'il  y  ait  plufieurs  Dieux  :  car  fans  avoir  befoin  de  Ter^ 
tullien,  je  concluds  aufîi  de  mon  côté  qu'il  implique  qu'il  y 
ait  plufieurs  Dieux, 

Vous  avez  tort  de  me  qualifier  pour  cela  d'Auteur  témé- 
raire ,  puifqu'où  il  n'y  a  point  d'afTertion  il  n'y  a  point  de 
témérité.  On  ne  peut  concevoir  qu'un  Auteur  foit  un  témé- 
raire, uniquement  pour  être  moins  hardi  que  vous. 

Enfin  vous  avez  tort  de  croire  avoir  bien  jufHfié  les  dog- 
mes particuliers  qui  donnent  à  Dieu  les  pafTions  humaines , 
&  qui,  loin  d'éclaircir  les  notions  du  grand  Etre  ,  les  em- 
brouillent &c  les  avilifTent ,  en  m'accufant  fauffement  d'em- 
brouiller &  d'avilir  moi-même  ces  notions ,  d'attaquer  direc- 
tement l'effence  divine  ,  que  je  n'ai  point  attaquée  ,  ôc  de 
révoquer  en  doute  fon  unité ,  que  je  n'ai  point  révoquée  en 
doute.  Si  je  l'avois  fait ,  que  s'enfuivroit-il  ?  Récriminer  n'eft 
pas  fe  juflilier  :  mais  celui  qui ,  pour  toute  défenfe ,  ne  fait 
que  récriminer  à  faux ,  a  bien  l'air  d'être  feul  coupable. 

La  contradi^flion  que  vous  me  reprochez  dans  le  même 
lieu  elt  tout  aufTi-bicn  fondée  que  la  précédente  accufarion. 
1/  ne  fait ,  dites-vous ,  quelle  eji  la  nature  de  Diui ,  &  bien- 
tôt après  il  reconnaît  que  cet  Etre  fupréme  ejî  doué  d'intel- 
ligence ,  de  puijfance  ,  de  volonté  ^  &  de  bonté  ;  n''ejl-ce  donc 
pas-là  avoir  une  idée  de  la  nature  divine  Y 

Voici ,  Monf^^igncur ,  là-defTus  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 

*'  Dieu  eft  intelligent;  mais  comment  l'eft-il  ?  L'homme 
ai  eft  intelligent  quand  il  raifonne ,  6c  la  fuprcme  Intelligence 
Mélanges.    Tome  I.  G 


5© 


LETTRE 


u  n'a  pas  befoin  de  raifonner  ;  il  n'y  a  pour  elle  ni  prémif^ 
3j  fes  ,  ni  conféquences ,  il  n'y  a  pas  même  de  propofition  ; 
j>  elle  eft  paremiiic  intuitive ,  elle  voit  également  toutce  qui 
u  eft  &  tout  ce  qui  peut  être  ;  toutes  les  vérités  ne  font 
»>  pour  elle  qu'une  feule  idée, comme  tous  les  lieux  un  feul 
»  point  &c  tous  les  tems  un  feul  moment.  La  puilfance  hu- 
M  maine  agit  par  des  moyens  ,  la  puiffance  divine  agit  par 
»}  elle-même  :  Dieu  peut  parce  qu'il  veut ,  fa  volonté  fait 
»j  fon  pouvoir.  Dieu  eft  bon ,  rien  n'eft  plus  manifefte  ;  mais 
»j  la  bonté  dans  l'homme  eft  l'amour  de  {es  femblablcs  ,  ôc 
i>  la  bonté  de  ]^ieu  elt  l'amour  de  l'ordre  ;  car  c'cit  par 
»>  l'ordre  qu'il  maintient  ce  qui  exilk  ,  6:  lie  chaque  partie 
t»  avec  le  tout.  Dieu  eft  jufte ,  j'en  fais  convaincu  ;  c'eft  une 
J3  fuite  de  fa  bouté  ;  l'injultice  des  hommes  eft  leur  œuvre 
jj  ôc  non  pas  la  fienne  :  le  défordre  moral  qui  dépofe  contre 
»j  la  providence  aux  yeux  des  philofophes  ,  ne  fait  que  la 
M  démontrer  aux  miens.  Mais  la  juitice  de  l'homme  eft  de 
»»  rendre  ^  chacun  ce  qui  lui  appartient,  &c  U  julLice  de  Dieu 
«  de  demander  compte  à  chacun  de  ce  qu'il  lui  a  donné. 

M  Que  ft  je  viens  à  découvrir  fucceflivement  ces  attributs 
«  dont  je  n'ai  nulle  idée  abfolue ,  c'eft  par  des  confcquences 
n  forcées  ,  c'eit  piu-  le  bon  ufage  de  ma  raifon  :  mais  je  les 
»5  affirme  uns  les  comprendre ,  6c  dans  le  fond ,  c'eft  n'af- 
j»  firmer  rien.  J'ai  beau  me  dire  ,  Dieu  efè  ainfi  ;  je  le  fens , 
»  je  me  le  prouve  :  je  n'en  conçois  pas  mieux  comment 
i>  ])ieu   peut  être  ainfi. 

»}  Enfin  plus  je  m'efforce  de  contempler  fon  effence  in- 
M  iiuie  ,  moins  je  la   conçois  ;  mais  elle  elt ,  cela  me  fufîici 


AM.    DEBEAUMONT.  5, 

«  moins  je  la  conçois  ,  plus  je  Fadore.  Je  m'humilie  ôc  lui 
«  dis  :  Etre  des  êtres  ,  je  fuis  parce  que  ru  es  ;  c'eft  m'éle- 
u  ver  à  ma  fource  que  de  te  méditer  fans  ceffe.  Le  plus 
>5  digne  ufage  de  ma  raifon  eft  de  s'anéantir  devant  toi  :  c'elt 
j5  mon  ravifîement  d'efprit ,  c'efi:  le  charmée  de  ma  foiblefTc 
M  de  me  fentir  accablé  de  ta  grandeur  >j. 

Voilà  ma  réponfe  ,  &  je  la  crois  pcremptoire.  Faur-il  vous 
dire ,  à  préfent  oi!i  je  l'ai  prife  ?  Je  l'ai  tirée  mot-à-mot  de 
l'endroit  même  que  vous  accufez  de  contradidion  (29).  Vous 
en  ufez  comme  tous  mes  adverfaires ,  qui ,  pour  me  réfuter, 
ne  font  qu'écrire  les  objeâions  que  je  me  fuis  faites ,  &  fup- 
primer  mes  folutions.  La  réponfe  eft  déjà  toute  prête  ;  c'eft 
l'ouvrage  qu'ils  ont  réfuté. 

Nous  avançons ,  Monfeigncur ,  vers  les  difcuiïîons  les  plus 
importantes. 

Après  avoir  attaque  mon  Syftcme  &  mon  Livre  ,  vous 
attaquez  aufll  ma  Religion ,  ôc  parce  que  le  Vicaire  Catho- 
lique fait  des  objections  contre  fon  Eglife,  vous  cherchez  à 
me  faire  pafîèr  pour  ennemi  de  la  mienne  ;  comme  ft  pro- 
pofer  des  difllcuités  fjr  un  fentiment  ,  c'étoit  y  renoncer  ; 
comme  fi  toute  connoifiance  humaine  n'avoit  pas  les  lîen- 
nes;  comme  iî  la  Géométrie  elle-même  n'en  avoit  pas  ,  ou 
que  les  Géomètres  fe  iiffcnt  une  loi  de  les  taire  pour  ne  pas 
nuire  à  la  certitude  de  leur  art. 

La  réponfe  que  j'ai  d'avance  à  vous  faire  eft  de  vous  dé- 
clarer avec  ma  franchife  ordinaire  mes  fentimens  en  matière 
de  Religion,  tels  que  je  les  ai  profcfTcs  dans  tous  mes  Ecrits, 
(îy  )  Emile,  Tome  II.  pag.  çi  in-4°.  Tome  111,  patj.  79.  in-$°.  &  in-Jz, 

G  1 


S^.  LETTRE 

6c  tels  qu'ils  ont  toujours  été  dans  ma  bouche  ôc  dans  mon 
cœur.  Je  vous  dirai  ,  de  plus  ,  pourquoi  j'ai  publié  la  pro- 
fefllon  de  foi  du  Vicaire ,  ô:  pourquoi ,  malgré  tant  de  cla- 
meurs je  la  tiendrai  toujours  pour  l'Ecrit  le  meilleur  &  le 
plus  utile  dans  le  fiecle  où  je  l'ai  publié.  Les  bûchers  ni  les 
décrets  ne  me  feront  point  changer  de  langage  ,  les  Théolo- 
o-iens  en  m'ordonnant  d'être  humble  ne  me  feront  point  être 
faux  ,  ôc  les  philofophes  en  me  taxant  d'hypocriHe  ne  me 
feront  point  profelTer  l'incrédulité.  Je  dirai  ma  Religion  , 
parce  que  j'en  ai  une  ,  &  je  la  dirai  hautement ,  parce  que  j'ai 
le  courage  de  la  dire  ,  &  qu'il  feroit  à  defirer  pour  le  bien 
des  hommes  que  ce  fût  celle  du  genre   humain. 

Monfeigneur  ,  je  fuis  Chrétien  ,  &  fincérement  Chrétien  , 
félon  la  doctrine  de  l'Evangile.  Je  fuis  Chrétien ,  non  comme 
un  difciple  des  Prêtres,  mais  comme  un  difciple  de  Jéfus- 
Chriil.  Mon  Maître  a  peu  fubtilifé  fur  le  dogme,  &  beaucoup 
infilté  fur  les  devoirs  ;  il  prefcrivoit  moins  d'articles  de  foi 
que  de  bonnes  œuvres  ;  il  n'ordonnoit  de  croire  que  ce  qui 
étoit  nécelTaire  pour  être  bon  ;  quand  il  réfumoit  la  Loi  & 
les  Prophètes ,  c'étoit  bien  plus  dans  des  ades  de  vertu  que 
dans  des  formules  de  croyance  (30),  &c  il  m'a  dit  par  lui- 
même  &  par  {es  Apôtres  que  celui  qui  aime  fon  frère  a  ac- 
compli la  Loi  (3 1  ). 

Moi  de  mon  côté,  très -convaincu  des  vérités  efTentielles 
au  Chrilbiaiîfme  ,  lefquelles  fervent  de  fondement  à  toute 
bonne  morale ,  cherchant  au  furplus  à  nourrir  mon  cœur  de 

(?o)  Matth.  VI r.  13. 
(  31  )  Galat.   V.  u. 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  jj 

l'efprit  de  l'Evangile  fans  tourmenter  ma  raifon  de  ce  qui  m'y 
paroît  obfcur ,  enfin  ,  perfuadé  que  quiconque  aime  Dieu  par 
defTus  toute  chofe  &  fon  prochain  comme  foi-méme  ,  eit  un 
vrai  Chrétien  ,  je  m'efforce  de  l'être  ,  lailTant  à  part  toutes 
ces  fubtilités  de  doctrine  ,  tous  ces  importans  galimathias 
dont  les  Phariiîens  embrouillent  nos  devoirs  &  offufquenc 
notre  foi  ;  &  mettant  avec  Saint  Paul  la  foi  même  au-deffous 
de  la  charité  (31). 

Heureux  d'être  né  dans  la  Religion  la  plus  raifonnable  & 
la  plus  fainte  qui  foit  fur  la  terre  ,  je  relie  invioiablemenc 
attaché  au  culte  de  mes  Pères  :  comme  eux  je  prends  l'E- 
criture &c  la  raifon  pour  les  uniques  règles  de  ma  croyance  ; 
comme  eux  je  récufe  l'autorité  des  hommes ,  &  n'entends 
me  foumettre  à  leurs  formules  qu'autant  que  j'en  apptrçois  la 
vérité  ;  comme  eux  je  me  réunis  de  cœur  avec  les  vrais  fer- 
viteurs  de  Jéfus-Chrift  &  les  vrais  adorateurs  de  Dieu  ,  peur 
lui  offrir  dans  la  communion  àes  fidèles  les  hommages  de  fon 
Eglife.  Il  m'elt  confolant  &c  doux  d'être  compté  parmi  fes 
membres  ,  de  participer  au  culte  public  qu'ils  rendent  à  Ja 
Divinité  >  &  de  me  dire  au  milieu  d'eux  ;  je  fuis  avec  mes 
frères. 

Pénétré  de  reconnoifTance  pour  le  digne  Pafleur  (  *  )  qui , 
rcfiftant  au  torrent  de  l'exemple ,  &  jugeant  dans  la  vérité  , 
n'a  point  exclus  de  l'Eglife  un  défenfeur  de  la  caufe  de  Dieu, 
je  confcrverai  toute  ma  vie  un  tendre  fouvenir  de  fa  charité 

(îO  I.  Cor.  Xni.  2. '15. 

(  ♦  }  Vuycz  les  Lettres  écrites  de  la  Montagne,  Lettre  deuxième,  note  (.r). 


î4  LETTRE 

vraiment  Chrétienne.  Je  me  ferai  toujours  une  gloire  d'être 
compté  dans  fon  Troupeau ,  &  j'efpere  n'en  point  fcandalifer 
les  membres  ni  par  mes  fentimens  ni  par  ma  conduite.  Mais 
lorfque  d'injultes  Prêtres  s'arrogeant  des  droits  qu'ils  n'ont 
pas ,  voudront  fe  faire  les  arbitres  de  ma  croyance ,  ôc  vien- 
dront me  dire  arrogamment  ;  rétraclez-vous  ,  déguifez-vous  , 
expliquez  ceci ,  défavouez  cela  ;  leurs  hauteurs  ne  m'en  im- 
poferont  point  ;  ils  ne  me  feront  point  mentir  pour  erre 
ortliodoxe  ,  ni  dire  pour  leur  plaire  ce  que  je  ne  penfe  pas. 
Que  fi  ma  véracité  les  offenfe ,  &  qu'ils  veuillent  me  retran- 
cher de  TEglife  ,  je  craindrai  peu  cette  mienace  dont  l'exécu- 
tion n'eft  pas  en  leur  pouvoir.  Ils  ne  m'empêcheront  pas 
d'être  uni  de  cœur  avec  les  fidèles  ;  ils  ne  m'ôteront  pas  du 
rang  des  élus  fi  j'y  fuis  infcrir.  Ils  peuvent  m'en  ôrer  les 
confolations  dans  cette  vie ,  mais  non  l'efpoir  dans  celle  qui 
doit  la  fuivre  ,  &  c'eft-!à  que  mon  vœu  le  plus  ardent  6c  le 
plus  finccre  eft  d'avoir  Jéfus-Chrilt  même  pour  arbitre  &c 
pour  Juge  entre  eux  &  moi. 

Tels  font ,  Monfeigneur ,  mes  vrais  fentimens ,  que  je  ne 
donne  pour  règle  à  perfonne ,  mais  que  je  déclare  être  les  m.iens, 
6c  qui  reftcront  tels  tant  qu'il  plaira  ,  non  aux  hommes ,  mais 
à  Dieu  ,  fcul  maître  de  changer  mon  cœur  ôc  ma  raifon  : 
car  auiïi  long-tems  que  je  ftrai  ce  que  je  fuis  &c  que  je  pen- 
fcrai  comme  je  penfe,  je  parlerai  comme  je  parle.  Bien  dif- 
férent ,  je  l'avoue  ,  de  vos  Chrétiens  en  effigie  ,  toujours  prêts 
à  croire  ce  qu'il  faut  croire  ou  i\  dire  ce  qu'il  faut  dire  pour  leur 
intérêt  ou  pour  leur  repos ,  &.  toujours  fûrs  d'être  alfez  bons 
Çhrétieus,  pourvu  qu'on  ne  brûle  pas  leurs  Livres  Ôc  qu'ils  ne 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  ^55 

foient  pas  décrétés.  Ils  vivent  en  gens  perfuadés  que  ,  non- 
feulement  il  faut  confefTer  tel  &  tel  article  ,  mais  que  cela 
fjffit  pour  aller  en  paradis  ,  &  moi  je  penfe  ,  au  contraire  , 
que  l'effentiel  de  la  Religion  confifte  en  pratique  ,  que  non- 
feulement  il  faut  être  homme  de  bien ,  miféricordieux,  humain, 
charitable  ;  mais  que  quiconque  eft  vraiment  tel  en  croit  afTez 
pour  être  fauve.  J'avoue  ,  au  refte ,  que  leur  dodrine  efè  plus 
comm,ode  que  la  mienne  ,  &  qu'il  en  coûte  bien  moins  de 
fe  mettre  au  nombre  des  fidèles  par  des  opinions  que  par 
des  vertus. 

Que  fi  j'ai  dû  garder  ces  fentimens  pour  moi  feul,  comme 
ils  ne  ceffent  de  le  dire  ;  fi  lorfque  j'ai  eu  le  courage  de  les 
publier  6c  de  me  nommer,  j'ai  attaqué  les  Loix  &  troublé 
l'ordre  public ,  c'eit  ce  que  j'examinerai  tout-à-l'heure.  Mais 
qu'il  me  foit  permis  ,  auparavant ,  de  vous  fupplier  ,  Mon- 
feigneur ,  vous  ôc  tous  ceux  qui  liront  cet  écrit  d'ajouter  quel- 
que foi  aux  déclarations  d'un  ami  de  la  vérité  ,  &  de  ne  pas 
imiter  ceux  qui  ,  fans  preuve  ,  fans  vraifemblance  ,  &  fur  le 
feul  témoignage  de  leur  propre  cœur ,  m'accufent  d'athéifme 
6c  d'irréligion  contre  des  proteltations  fi  pofitives  &  que  rien 
de  ma  part  n'a  jamais  démenties.  Je  n'ai  pas  trop ,  ce  me 
femble  ,  l'air  d'un  homme  qui  fe  déguife  ,  &  il  n'efè  pas  aifé 
de  voir  quel  intérêt  j'aurois  à  me  déguifer  ainfi.  L'on  doit 
préfumer  que  celui  qui  s'exprime  fi  librement  fur  ce  qu'il  ne , 
croit  pas ,  eft  fincere  en  ce  qu'il  dit  croire  ,  &  quand  fes 
difcours ,  fa  conduite  &  fcs  écrits  font  toujours  d'accord  fur 
ce  point ,  quiconque  ofe  affirmer  qu'il  ment ,  «Se  n'eft  pas  ua 
Dieu  ,  ment  infailliblement  lui-même^ 


S6  LETTRE 

Je  n'ai  pas  toujours  eu  le  bonheur  de  vivre  feul.  J'ai  fré- 
quenté des  hommes  de  toute  efpece.  J'?.i  vu  des  gens  de  tous 
les  partis  ,  des  Croyans  de  toutes  les  fecles ,  des  efprits-forts 
de  tous  les  fyitêmcs  :  j'ai  vu  des  grands ,  des  petits  ,  des 
libertins,  des  philofophes.  J'ai  eu  des  amis  fûrs  ik  d'autres 
qui  l'étoiént  moins  :  j'ai  été  environné  d'efpions  ,  de  mal- 
veillans  ,  ôc  le  monde  efl  plein  de  gens  qui  me  haïfTent  à 
caufe  du  mal  qu'ils  m'ont  fait.  Je  les  adjure  tous  ,  quels  qu'ils 
puilFenc  être ,  de  déclarer  au  public  ce  qu'ils  favent  de  ma 
croyance  en  matière  de  Religion  :  fi  dans  le  commerce  le 
plus  fuivi  ,  fi  dans  la  plus  étroite  familiarité  ,  fi  dans  la  gaîté 
des  repas,  fi  dans  les  confidences  du  tête -à- tête  ils  m'ont 
jamais  trouvé  différent  de  moi-même  ;  fi  lorfqu'iis  ont  voulu 
difputer  ou  plaifanter,  leurs  argumens  ou  leurs  railleries  m'ont 
un  moment  ébranlé  ;  s'ils  m'ont  furpris  à  varier  dans  mes 
fentimens  ;  fi  dans  le  fecret  de  mon  cœur  ils  en  ont  pénétré 
que  je  cachois  au  public  ;  fi  dans  quelque  tems  que  ce  foit 
ils  ont  trouvé  en  moi  une  ombre  de  faulFeté  ou  d'hypocrifie, 
qu'ils  le  difent ,  qu'ils  révèlent  tout ,  qu'ils  me  dévoilent  ;  j'y 
confens ,  je  les  en  prie  ,  je  les  difpenfe  du  fecret  de  l'amitié  ; 
qu'ils  difent  hautement ,  non  ce  qu'ils  voudroient  que  je  fulTe  , 
mais  ce  qu'ils  favent  que  je  fuis  :  qu'ils  me  jugent  félon  leur 
confcience  ;  je  leur  confie  mon  honneur  fans  crainte  ,  ôc  je 
promets  de  ne  les  point  récufer. 

Que  ceux  qui  m'accufent  d'être  fins  Religion  parce  qu'ils 
ne  conçoivent  pas  qu'on  en  puifTe  avoir  une  ,  s'accordent  au 
moins  s'ils  peuvent  entre  eux.  Les  uns  ne  trouvent  dans  mes 
Livres  qu'un   ^yilênie  d'athéifmc ,   les  autres  difent  que   je 

rends 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T-  s? 

rends  gloire  à  Dieu  dans  nrîes  Livres  fans  y  croire  au  fond 
de  mon  cœur.  Ils  taxcat  mes  écrits  d'impiété  &c  mes  fenti- 
mens  d'hypocrifie.  Mais  fi  je  prêche  en  public  l'athéifme  ,  je 
ne  fuis  donc  pas  un  hypocrite  ,  &;  fî  j'affeAe  une  foi  que  je 
n'ai  point ,  je  n'enfeigne  donc  pas  l'impiété.  En  entalfant  des 
imputations  contradictoires  la  calomnie  fe  découvre  elle-même  ; 
mais  la  malignité  efl  aveugle ,  &  la  paflion  ne  raifonne  pas. 
Je  n'ai  pas  ,  il  eft  vrai  ,  cette  foi  dont  j'entends  fe  vanter 
tant  de  gens  d'une  probité  fi  médiocre ,  cette  foi  robuite  qui 
ne  doute  jamais  de  rien ,  qui  croit  fans  façon  tout  ce  qu'on 
lui  préfente  à  croire  ,  &c  qui  met  à  part  ou  diflîmule  les  objec- 
tions qu'elle  ne  fait  pas  refoudre.   Je  n'ai  pas  le  bonheur  de 
voir  dans  la  révélation  l'évidence  qu'ils  y  trouvent ,   &  fi  je 
me  détermine  pour  elle,  c'eft  parce  que  mon  cœur  m'y  porte, 
qu'elle  n'a  rien  que  de  confolant  pour  moi ,  &  qu'à  la  rejetter 
les  difficultés  ne  font  pas  moindres  ;  mais  ce  n'eft  pas  parce 
que  je  la  vois  démontrée ,  car  très-furement  elle  ne  l'elt  pas 
à  mes  yeux.    Je  ne  fuis  pas  même  aflez  inflruit,  à  beaucoup 
près ,  pour  qu'une  démonftration  qui  demande  un  fî  profond 
favoir  ,  foit  jamais  à  ma  portée.    N'eft -il  pas  plaifant    que 
moi  qui  propofe  ouvertement  mes  obje6tions  &  mes  doutes, 
je  fois  l'hypocrite  ,  &  que  tous  ces  gens  fi  décidés  ,    qui 
difent  fans  ceffe  croire  fermement  ceci  &  cela  ,  que  ces  gens 
fi  fûrs  de  tout ,  fans  avoir  pourtant  de  meilleures  preuves  que 
les  miennes  ,  que  ces  gens ,  enfin  ,  dont  la  plupart  ne  font 
gueres  plus  favans  que  moi  ,   ik.  qui  ,  fans  lever  mes  diffi- 
cultés ,  me  reprochent  de  les  avoir  propofées ,  foient  les  gens 
de  bonne-foi  ? 

Mélanges,    Tome  I.  H 


58  LETTRE 

Pourquoi  ferois-je  un  hypocrite,   &  que  g3gnerois-je  à 
Têtre  ?  J'ai  attaqué  tous  les  intérêts  particuliers ,  j'ai  fufcité 
contre  moi  tous  les  partis ,   je  n'ai  foutenu  que  la  caufe  de 
Dieu  &c  de  l'humanité  ,  &  qui  eft-ce  qui  s'en  foucie  ?   Ce 
que  j'en  ai  dit  n'a  pas  même  fait  la  moindre  fcnflition  ,  & 
pas  une  ame   ne  m'en  a  fu  gré.  Si  je  me  fijffe  ouvertement 
déclaré  pour  l'athéifme  ,  les  dévots   ne    m'auroient  pas  fait 
pis  ,  &  d'autres  ennemis  non  moins  dangereux  ne  me  por- 
teroient  point  leurs  coups  en  fecret.   Si  je  me  fulFe  ouverte- 
ment déclaré  pour  l'athéifme  ,  les  uns  m'euffent  attaqué  avec 
plus  de   réferve  en   me    voyant   défendu  par    les   autres  ,  & 
difpofé  moi  -  même  à  la  vengeance  '•  mais  un  homme  qui 
craint  Dieu  n'eft  guère  à  craindre  ;  fon  parti  n'eft  pas  redou- 
table ,  il  eft  feul  ou  à-peu-prcs ,  &c  l'on  eft  fur  de  pouvoir 
lui  faire  beaucoup  de  mal  avant  qu'il  fonge  à  le  rendre.  Si 
je  me  fuffe  ouvertement  déclaré  pour  l'athéifme  ,  en  me  fépa- 
rant  ainfi  de  l'Eglife  ,  j'aurois  ôté  tout  d'un  coup  à  fes  Minif- 
tres  le    moyen  de  me  harceler  fans   cefTe  ,   &   de   me  faire 
endurer  toutes  leurs  petites  tyrannies  ;  je  n'aurois  point  elTuyé 
tant  d'ineptes  cenfures,  ôc  au  lieu  de  me  blâmer  fi  aigrement 
d'avoir  écrit  il  eût  falu   me  réfuter,  ce  qui  n'eft  pas  tout- 
à-fait  Cl  facile.    Enfin  fi    je    me    fuffe    ouvertement    déclaré 
pour  l'athéifme  on  eût  d'abord  un  peu   clabaudé  ;  mais  on 
m'eût  bientôt  lailîé  en  paix  comme  tous  les  autres;  le  peuple 
du  Seigneur  n'eût  point  pris  iiifpedion  fur  moi ,  chacun  n'eût 
point  cru  me  fliire  grâce  en  ne  me  traitant  pas   en  excom- 
munié ;  &c  j'eufTe  été  quitte-:Vquitte  avec  tout  le  monde  :  les 
faintes  en  Ifraël  ne  m'auroient  point  écrit  des  lettres  anony- 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  59 

mes  ,  &  leur  charité  ne  fe  fût  point  exhalée  en  dévores  inju- 
res ;  elles  n'euflent  point  pris  la  peine  de  m'ailurer  humble- 
ment que  j'étois  un  fcélérat ,  un  monftre  exécrable  ,  &  que 
le  monde  eût  été  trop  heureux  fî  quelque  bonne  ame  eût  pris 
le  foin  de  m'étouffer  au  berceau  :  d'honnêtes  gens  ,  de  leur 
côté ,  me  regardant  alors  comme  un  réprouvé  ,  ne  fe  tourmen- 
teroient  &  ne  me  tourmenteroient  point  pour  me  ramener  dans 
la  bonne  voie  ;  ils  ne  me  lirailleroient  pas  à  droite  &  à  gauche  , 
ils  ne  m'étoufferoient  pas  fous  le  poids  de  leurs  fermons ,  ils 
ne  me  forceroient  pas  de  bénir  leur  zèle  en  maudiflant  leur 
importunité ,  ôc  de  fentir  avec  reconnoiflance  qu'ils  font  appelles 
à  me  faire  périr  d'ennui. 

Monfeigneur,  (l  je  fuis  un  hypocrite  ,  je  fuis  un  fou;  puif- 
qu€  ,  pour  ce  que  je  demande  aux  hommes ,  c'eit  une  grande 
folie  de  fe  mettre  en  frais  de  faulTeté  ;  fî  je  fuis  un  hypo- 
crite ,  je  fuis  un  fot  ;  car  il  faut  l'être  beaucoup  pour  ne 
pas  voir  que  le  chemin  que  j'ai  pris  ne  mené  qu'à  des  malheurs 
dans  cette  vie  ,  ôc  que  quand  j'y  pourrois  trouver  quelque 
avantage  ,  je  n'en  puis  profiter  fans  me  démentir.  Il  eft  vrai 
que  j'y  fuis  à  tems  encore  ;  je  n'ai  qu'à  vouloir  un  moment 
tromper  les  hommes ,  &  je  mets  à  mes  pieds  tous  mes  enne- 
mis. Je  n'ai  point  encore  atteint  la  vieillelfe  ;  je  puis  avoir 
long-tems  à  fouffrir  ;  je  puis  voir  changer  derechef  le  public 
fur  mon  compte  :  mais  fi  jamais  j'arrive  aux  honneurs  ôc  à 
la  fortune  ,  par  quelque  route  que  j'y  parvienne ,  alors  je  ferai 
un  hypocrite;  cela  eft  fur. 

La  gloire  de  l'ami  de  la  vérité  n'efl  point  attachée  à  telle 
opinioo  plutôt  qu'à  telle  autre  ;  quoiqu'il  dife  ,  pourvu  qu'il 

H  z 


60  LETTRE 

le  penfe  ,  îl  tend  à  Ton  bar.  Celui  qui  n'a  d'autre  intérêt 
que  d'être  vrai  n'eit  point  tenté  de  mentir ,  ôc  il  n'y  a  nul 
homme  fenfé  qui  ne  préfère  le  moyen  le  plus  fimple  ,  quand 
il  elt  aulH  le  plus  fur.  Mes  ennemis  auront  beau  faire  avec 
leurs  injures  ;  ils  ne  m'ôteront  point  l'honneur  d'être  un 
homme  véridique  en  toute  chofe  ,  d'être  le  feul  Auteur  de 
mon  fiecle  ôc  de  beaucoup  d'autres  qui  ait  écrit  de  bonne- 
foi  ,  &:  qui  n'ait  dit  que  ce  qu'il  a  cru  :  ils  pourront  un 
moment  fouiller  ma  réputation  à  force  de  rumeurs  &  de 
calomnies  ;  mais  elle  en  triomphera  tôt  ou  tard  ;  car  tandis 
qu'ils  varieront  dans  leurs  imputations  ridicules  ,  je  réitéras 
toujours  le  même  ,  &  fans  autre  art  que  ma  franchife ,  j'ai 
dequoi  les  défoie r  toujours. 

Mais  cette  franchife  eft  déplacée  avec  le  public  !  Mais 
toute  vérité  n'eft  pas  bonne  h  dire  !  Mais  bien  que  tous  les 
gens  fenfés  penfent  comme  vous ,  il  n'eit  pas  bon  que  le 
vulgaire  penfe  ainfi!  Voilà  ce  qu'on  me  crie  de  toutes  parts; 
voilà,  peut-être,  ce  que  vous  me  diriez  vous-même,  fi 
nous  étions  téie  -  à  -  tête  dans  votre  cabinet.  Tels  font  les 
hommes.  Ils  changent  de  langage  comme  d'habit  ;  ils  ne 
difent  la  vérité  qu'en  robe  de  chambre  ;  en  habit  de  parade 
ils  ne  favent  plus  que  mentir,  &c  non-feulement  ils  font  trom- 
peurs (k  fourbes  à  la  face  du  genre  humain  ,  mais  ils  n'ont 
pas  honte  de  punir  contre  leur  confcience  quiconque  ofe 
n'être  pas  fourbe  &  trompeur  public  comme  eux.  Mais  ce 
principe  e(l-il  bien  vrai  que  toute  vérité  n'eft  pas  bonne  à 
dire  ?  Quand  il  le  feroit ,  s'enfuivroit-il  que  nulle  erreur  ne 
fut  bomic  à  détruire  ,  ik  toutes  les  folies  des  hommes  font- 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  6f 

elles  fi  faintes  qu'il  n'y  en  ait  aucune  qu'on  ne  doive  réf. 
peéter  ?  Voilà  ce  qu'il  conviendroic  d'examiner  avant  de  me 
donner  pour  loi  une  maxime  fufpeéle  èc  vague ,  qui ,  fût-. 
elle  vraie  en  elle-même ,  peut  pécher  par  fon  application. 

J'ai  grande  envie ,  Monfeigneur ,  de  prendre  ici  ma  méthode 
ordinaire  ,  &  de  donner  l'hiftoire  de  mes  idées  pour  toute 
réponfe  à  mes  accufateurs.  Je  crois  ne  pouvoir  mieux  jufti- 
fîer  tout  ce  que  j'ai  ofé  dire  ,  qu'en  difant  encore  tout  ce 
que  j'ai  penfé. 

Si -tôt  que  je  fus  en  état  d'obferver  les  hommes,  je 
les  regardois  faire ,  &c  je  les  écoutois  parler  ;  puis ,  voj'^ant 
que  leurs  actions  ne  reffembloient  point  à  leurs  difcours  , 
je  cherchai  la  raifon  de  cette  dilTemblance  ,  &c  je  trouvai 
qu'être  6c  paroître  étant  pour  eux  deux  chofes  auffi  diffé- 
rentes qu'agir  ôc  parler  ,  cette  deuxième  différence  étoit  la 
caufe  de  l'autre ,  &c  avoit  elle-même  une  caufe  qui  me  ref- 
toit  à  chercher. 

Je  la  trouvai  dans  notre  ordre  focial  ,  qui ,  de  tout  point 
contraire  à  la  nature  que  rien  ne  détruit ,  la  tyrannife  fans 
celfe  ,  &  lui  fait  fans  ceffe  réclamer  fes  droits.  Je  fuivis  cette 
contradiction  dans  fes  conféquences  ,  êc  je  vis  qu'elle  expli- 
quoit  feule  tous  les  vices  des  hommes  ôc  tous  les  maux  de 
la  fociété.  D'où  je  concluds  qu'il  n'étoit  pas  néceffaire  de 
fuppofer  l'homme  méchant  par  fa  nature  ,  lorfqu'on  pouvoit 
marquer  l'origine  &  le  progrès  de  fa  méchanceté.  Ces  ré- 
flexions me  condiiifirent  à  de  nouvelles  recherches  fur  l'ef- 
prit  humain  confîdérc  dans  l'état  civil  ,  &c  je  trouvai  qu'alors 
le  développement  des  lumières   ôc  des  vices  fe  fiiifoit  tou- 


6i  LETTRE 

jours  en  même  raifon ,  non  dans  les  individus  ,  mais  dans 
les  peuples  ;  diii:in(51;ion  que  j'ai  toujours  foigneufement  faite  , 
&  qu'aucun  de  ceux  qui  m'ont  attaqué  n'a  jamais  pu  con- 
cevoir. 

J'ai  cherché  la  vérité  dans  les  livres  ;  je  n'y  ai  trouvé  que 
le  menfonge  6c  l'erreur.  J'ai  confulté  les  Auteurs  ;  je  n'ai 
trouvé  que  des  charlatans  qui  fe  font  un  jeu  de  tromper 
les  hommes  ,  fans  autre  loi  que  leur  intérêt ,  fans  autre  Dieu 
que  leur  réputation  ;  prompts  à  décrier  les  chefs  qui  ne  les 
traitent  pas  à  leur  gré  ,  plus  prompts  à  louer  l'iniquité  qui 
les  paye.  En  écoutant  les  gens  à  qui  l'on  permet  de  parler 
en  public ,  j'ai  compris  qu'ils  n'ofent  ou  ne  veulent  dire  que 
ce  qui  convient  h  ceux  qui  commandent ,  6c  que  payés  par 
le  fort  pour  prêcher  le  foible  ,  ils  ne  favent  parler  au  der- 
nier que  de  fes  devoirs ,  6c  à  l'autre  que  de  fes  droits.  Toute 
l'inllruclion  publique  tendra  toujours  au  menfonge  tant  que 
ceux  qui  la  dirigent  trouveront  leur  intérêt  à  mentir  ,  6c 
c'eft  pour  eux  feulement  que  la  vérité  n'eft  pas  bonne  à  dire. 
Pourquoi  ferois-je  le  complice  de  ces  gens-là  ? 

Il  y  a  des  préjugés  qu'il  faut  refpe61er  ?  Cela  peut  être  ; 
mais  c'eft  quand  d'ailleurs  tout  elt  dans  l'ordre  ,  6c  qu'on  ne 
peut  ôter  ces  préjugés  fans  ôter  aufll  ce  qui  les  rachette  ;  on 
laifle  alors  le  mal  pour  l'amour  du  bien.  Mais  lorfque  tel 
eft  l'état  des  chofes  que  plus  rien  ne  fauroit  changer  qu'en 
mieux  ,  les  préjugés  font  -  ils  il  refpecbbles  qu'il  faille  leur 
facrifier  la  raifon,  la  vertu,  la  jufHce  ,  6c  tout  le  bien  que 
la  vérité  pourroit  faire  aux  hommes  ?  l^our  moi ,  j'ai  promis 
de  la  dire  en  toute  chofe  utile  ,  autant  qu'il  fcroit  en  moi  ; 


A    M.    D  E    13  E  A  U  M  O  N  T.  cj 

c'ell  un  engagement  que  j'ai  dû  remplir  félon  mon  raient  , 
&c  que  furement  un  autre  ne  remplira  pas  à  ma  place  , 
puifque  chacun  fe  devant  à  tous  ,  nul  ne  peut  payer  pour 
autrui.  L.2  divine  vérité  ^  dit  Augultin,  n^e/î  ni  à  moi  ni  à  vous 
ni  à  lui  ,  mais  à  nous  tous  qu''dk  appelle  avec  force  à  la 
publier  de  concert  ,  fous  peine  d'être  inutiles  à  nous  -  mêmes 
fi  nous  ne  la  communiquons  aux  autres  :  car  quiconque  s'ap- 
proprie à  lui-feul  un  bien  dont  Dieu  veut  que  tous  jouif- 
Jènt  ,  perd  par  cette  ufurpation  ce  qu^il  dérobe  au  public  , 
&  ne  trouve  qu'erreur  en  lui  -  même  ,  pour  avoir  trahi  la 
vérité   (  0  ), 

Les  hommes  ne  doivent  point  être  inftruirs  à  demi.  S'ils 
doivent  refter  dans  l'erreur,  que  ne  les  lai/Tiez  -  vous  dans 
l'ignorance?  A  quoi  bon  tant  d'Ecoles  &  d'Univerfîtés  pour 
ne  leur  apprendre  rien  de  ce  qui  leur  importe  à  favoir  ?  Quel 
eft  donc  l'objet  de  vos  Collèges  ,  de  vos  Académies,  de  tant 
de  fondations  favantes  .''  Eft-ce  de  donner  le  change  au  Peu- 
ple ,  d'altérer  fa  raifon  d'avance ,  ôc  de  l'empêcher  d'aller  au 
vrai  ?  Profeiïeurs  de  menfonge ,  c'eft  pour  l'abufer  que  vous 
feiguez  de  l'inflruire  ,  &,  comme  ces  brigands  qui  mettent 
des  fanaux  fur  les  écueils  ,  vous  l'éclairez  pour  le  perdre. 

Voilà  ce  que  je  penfois  en  prenant  la  plume ,  &  en  la 
quittant  je  n'ai  pas  lieu  de  changer  de  fentiment.  J'ai  toujours 
vu  que  l'inltrudion  publique  avoit  deux  défauts  cfTentiels 
qu'il  étoit  impoiïible  d'en  ôter.  L'un  efè  la  mauvaife  foi  de 
ceux  qui  la  donnent,  &;  l'autre  l'aveuglement  de  ceux  qui  la 
reçoivent.  Si  des  hommes  fans  palfions  inftruifoient  des  hom- 

(  o)  Aug.   confef.  L.  XII.   c.  2Ç. 


&4  LETTRE 

mes  fans  préjugés  ,  nos  connoilTances  refteroient  plus  bornée^ 
mais  plus  fùres ,  &  la  raifon  régneroit  toujours.  Or ,  quoi 
qu'on  faire  ,  l'intérêt  des  hommes  publics  fera  toujours  le 
même,  mais  les  préjugés  du  peuple  n'ayant  aucune  bafe  fixe 
font  plus  variables  ;  ils  peuvent  être  altérés  ,  changés ,  augmen- 
tés ou  diminués.  C'eft  donc  de  ce  côté  feul  que  l'inltrudion 
peut  avoir  quelque  prife  ,  &c  c'ell-là  que  doit  tendre  l'ami  de 
la  vérité.  Il  peut  efpérer  de  rendre  le  peuple  plus  raifonnable , 
mais  non  ceux  qui  le  mènent  plus  honnêtes  gens. 

J'ai  vu  dans  la  Religion  la  même  faulFeté  que  dans  la  poli- 
tique ,  &c  j'en  ai  été  beaucoup  plus  indigné  :  car  le  vice  du 
Gouvernement  ne  peut  rendre  les  fujets  malheureux  que  fur 
la  terre  ;  mais  qui  fait  jufqu'où  les  erreurs  de  la  confcience 
peuvent  nuire  aux  infortunés  mortels  ?  J'ai  vu  qu'on  avoir  des 
profelFions  de  foi  ,   des  doctrines,   des  cultes  qu'on  fuivoiç 
fans  y  croire  ,  &  que    rien   de  tout  cela  ne  pénétrant  ni  le 
cœur  ni  la  raifon ,  n'inf-Iuoit    que  très  -  peu  fur  la  conduite, 
Monfeigneur ,  il  faut  vous  parler  fans  décour.  Le  vrai  Croyant 
ne  peut  s'accommoder  de  toutes  ces  fimagrécs:  il  fent  que 
l'homme  eft  un  être  intelligent  auquel  il  faut  un  cuire  raifon- 
nable ,  &  un  être  fociable  auquel  il  faut  une  morale  faite  pour 
l'humanité.  Trouvons  premièrement  ce  culte  ôc  cette  morale  ; 
cela  fera  de  tous  les  hommes,  ôc  puis  quand  il  faudra  des  for- 
mules nationales ,  nous  en  examinerons  les  fondemens  ,  les 
rapports,  les  convenances,  &c  après  avoir  dit  ce  qui  eft  de 
l'homme  ,    nous  dirons  enfuite  ce   qui  eft   du  Citoyen.  Ne 
faifons  pas,  fur-tout,  comme  votre  Monficur  Joly  de  Fleury, 
qui ,  pour  établir  fon  Janfénifme ,    veut   déraciner  toute  loi 

naturelle 


AM.    DEBEAUMONT.  6s 

naturelle  &:  toute  obligation  qui  lie  entre  eux  les  humains  ; 
de  forte  que  félon  lui  le  Chrétien  ôc  l'infidèle  qui  contradent 
entre  eux ,  ne  font  tenus  à  rien  du  tout  l'un  envers  l'autre  ; 
puifqu'il  n'y  a  point  de  loi  commune  à  tous  les  deux. 

Je  vois  donc  deux  manières  d'examiner  &c  comparer  les 
Religions  diverfes  ;  l'une  félon  le  vrai  &  le  faux  qui  s'y  trou- 
vent ,  foit  quant  aux  faits  naturels  ou  furnaturels  fur  lefquels 
elles  font  établies ,  foit  quant  aux  notions  que  la  raifon  nous 
donne  de  l'Etre  fjpréme  &c  du  culte  qu'il  veut  de  nous  : 
l'autre  félon  leurs  effets  temporels  &  moraux  fur  la  terre , 
félon  le  bien  ou  le  mal  qu'elles  peuvent  faire  à  la  fociété  & 
au  genre  humain.  Il  ne  faut  pas,  pour  empêcher  ce  double 
examen ,  commencer  par  décider  que  ces  deux  chofes  vont 
toujours  enfemble  ,  &  que  la  Religion  la  plus  vraie  elt  aufli 
la  plus  fociale  ;  c'eft  précifément  ce  qui  elt  en  queltion  ;  Se 
il  ne  faut  pas  d'abord  crier  que  celui  qui  traite  cette  queftion 
eft  un  impie ,  un  athée  ;  puifque  autre  chofe  elt  de  croire , 
&:  autre  chofe  d'examiner  l'effet  de  ce  que  l'on  croit. 

Il  paroît  pourtant  certain ,  je  l'avoue ,  que  fi  l'homme  eit 
fait  pour  la  fociété ,  la  Religion  la  plus  vraie  efi:  aufli  la  plus 
fociale  &  la  plus  humaine  ;  car  Dieu  veut  que  nous  foyons 
tels  qu'il  nous  a  faits ,  &  s'il  étoit  vrai  qu'il  nous  eût  fait 
méchans  ,  ce  feroit  lui  défobéir  que  de  vouloir  cefler  de 
l'être.  De  plus,  la  Religion  confidérée  comme  une  relatioa 
entre  Dieu  &  l'homme ,  ne  peut  aller  à  la  gloire  de  Dieu  que 
par  le  bien  -  être  de  l'homme  ,  puifque  l'autre  terme  de  la 
relation  qui  eft  Dieu ,  eft  par  fa  nature  au  -  defTus  de  tout  ce 
que  peut  l'homme  pour  ou  contre  lui. 

Mélanges.    Tome  I.  ï 


t6 


LETTRE 


Mais  ce  fentiment ,  tout  probable  qu'il  efl: ,  eft  fujet  à  de 
grandes  difficultés  ,  par  l'hillorique  &  les  faits  qui  le  contra- 
rient. Les  Juifs  étoient  les  ennemis  nés  de  tous  les  autres 
Peuples  ,  &  ils  commencèrent  leur  établiffement  par  détruire 
fept  nations  ,  félon  l'ordre  exprès  qu'ils  en  avoient  reçu  :  tous 
les  Chrétiens  ont  eu  des  guerres  de  Religion  ,  &c  la  guerre  eft 
nuifible  aux  hommes  ;  tous  les  partis  ont  été  perfécuteurs  ôc 
perfécutés ,  ôc  la  perfécution  eft  nuifible  aux  hommes  ;  plu- 
fîeurs  fedes  vantent  le  célibat,  ôc  le  célibat  eft  fl  nuifible  (33) 
à  l'efpece  humaine  ,  que  s'il  étoit  fuivi  par-tout ,  elle  périroit. 
Si  cela  ne  fait  pas  preuve  pour  décider ,  cela  fait  raifon  pour 
examiner,  ôc  je  ne  demandois  autre  chofe  fînon  qu'on  permk 
cet  examen. 


(5î)  La  continence  &  la  pureté 
ont  leur  nfage  y  même  pour  la  popu- 
lation ;  il  eft  toujours  beau  de  Ce  com- 
mander à  foi-méme  ,  &  l'état  de  vir- 
ginité eft  par  ces  raifons  très-digne 
d'cftinic  ;  mais  il  ne  s'enfuit  pas  qu'il 
foit  beau  ni  bon  ni  louable  de  per- 
févérer  toute  la  vie  dans  cet  état,  en 
oft'enfant  la  nature  &  en  trompant  fa 
deftination.  L'on  a  plus  de  refpcct 
pour  une  jeune  vierge  nubile  ,  que 
pour  une  jeune  femme  ;  mais  on  en 
a  plus  pour  une  mère  de  famille  que 
pour  une  vieille  fille  ,  &  cela  me  pa- 
roit  très-fenfé.  Comme  on  ne  fe  marie 
pas  en  nailTant ,  &  qu'il  n'eft  pas 
mcme  à  propos  de  fe  m-arier  fctt 
ieune  ;  la  virginité,  que  tous  ont  du 
porter  &  honorer ,  a  fa  nccelfité  ,  fon 
Btiliic  ,  fon  prix  &  fa  gloire  ;  mais 


c'eft  pour  aller,  quand  îl  convient, 
dépofer  toute  fa  pureté  dans  le  ma- 
riage. Qiioi  !  difent-ils  de  leur  air 
bêtement  triomphant ,  des  célibatai- 
res picchent  le  nœud  conjugal  !  pour- 
quoi donc  ne  fe  marient.ils  pas  ?  Ah  » 
pourquoi  ?  Parce  qu'un  état  fi  faint  & 
fl  doux  en  lui-même  eft  devenu  par 
vos  fottes  inftitutions  un  état  mal. 
heureux  &  ridicule  ,  ddns  lequel  il  eft 
déformais  prefque  impolfible  de  vivre 
fans  être  un  fripon  ou  un  fot.  Scep- 
tres de  fer,  loix  infenfées  !  c'eft  a 
vous  que  nous  reprochons  de  n'avoir 
pu  remph'r  nos  devoirs  fur  la  terre, 
&  c'eft  par  nous  que  le  cri  de  la  nature 
s'élève  contre  votre  barbarie.  Com- 
ment ofev. -V0U5  la  pouiTec  ji'.fqu'iv 
nous  reprocher  la  miCerc  où  vous  nous 
avez  réduits  l 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T.  07 

Je  ne  dis  ni  ne  penfe  qu'il  n'y  ait  aucune  bonne  Religion 
fur  la  terre;  mais  je  dis,  &c  il  eft  trop  vrai,  qu'il  n'y  en  a 
aucune  parmi  celles  qui  font  ou  qui  ont  été  dominantes ,  qui 
n'ait  fait  à  l'humanité  des  plaies  cruelles.  Tous  les  partis  ont 
tourmenté  leurs  frères  ,  tous  ont  offert  à  Dieu  des  facrifices 
de  fang  humain.  Quelle  que  foit  la  fource  de  ces  contradic- 
tions, elles  exifknt;  e{t-ce  un  crime  de  vouloir  les  ôtcr? 

La  charité  n'eft  point  meurtrière.  L'amour  du  prochain  ne 
porte  point  à  le  malTacrer.  Ainfi  le  zèle  du  falut  des  hommes 
n'eft  point  la  caufe  des  perfécutions  ;  c'eft  l'amour-propre  & 
l'orgueil  qui  en  eft  la  caufe.  Moins  un  culte  eft  raifonnable , 
plus  on  cherche  à  l'établir  par  la  force  :  celui  qui  profeffe 
une  doctrine  infenfée  ne  peut  fouffrir  qu'on  ofe  la  voir  telle 
qu'elle  eft  :  la  raifon  devient  alors  le  plus  grand  des  crimes  ; 
à  quelque  prix  que  ce  foit  il  faut  l'ôter  aux  autres ,  parce  qu'on 
a  honte  d'en  manquer  à  leurs  yeux.  Ainfî  l'intolérance  &  l'in- 
conféquence  ont  la  même  fource.  Il  faut  fans  ceffe  intimider, 
effrayer  les  hommes.  Si  vous  les  livrez  un  moment  h  leur 
raifon  vous  êtes  perdus. 

De  cela  feul ,  il  fuit  que  c'eft  un  grand  bien  à  faire  aux 
peuples  dans  ce  délire ,  que  de  leur  apprendre  à  raifonner  fur 
la  Religion  :  car  c'elt  les  rapprocher  des  devoirs  de  l'homme, 
c'eiè  ôter  le  poignard  à  l'intolérance ,  c'eft  rendre  h.  l'huma- 
nité tous  fes  droits.  Mais  il  faut  remonter  à  des  principes 
généraux  ôc  communs  à  tous  les  hommes  ;  car  fi ,  voulant 
raifonner  ,  vous  lailfez  quelque  prife  h  l'auroriré  des  Prêtres  , 
vous  rendez  au  fanatifnie  fon  arme ,  ôc  vous  lui  fourniffez  de- 
quoi  devenir  plus  cruel. 

I  1 


68  LETTRE 

Celui  qui  aime  la  paix  ne  doit  point  recourir  à  des  Livres  ^ 
c'eft  le  moyen  de  ne  rien  finir.  Les  Livres  font  des  fources 
de    difputes  incariiTables  ;    parcourez  l'hiitoire    des  Peuples  '• 
ceux  qui  n'ont  point  de  Livres  ne  difputent  point.  Voulez- 
vous   affervir    les   hommes  à  des  autorités  humaines  ?  L'un 
fera  plus  près ,  l'autre  plus  loin  de  la  preuve  ;  ils  en  feront 
diverfement  aifedés  :  avec  la  bonne-foi  la  plus  entière ,  avec 
le  meilleur  jugement  du  monde ,  il  eft  impofîible  qu'ils  foient 
jamais  d'accord.  N'argumentez  point  fur  des  argumens  &c  ne 
vous  fondez  point  fur  des  difcours.  Le  langage  humain  n'elt 
pas  affez   clair.  Dieu  lui-même  ,  s'il  daignoit  nous   parler 
dans  nos  langues  ,  ne  nous  diroit  rien  fur  quoi  l'on  ne  pût 
difputer. 

Nos  langues  font  l'ouvrage  des  hommes  ,  &c  les  hommes 
font  bornés.  Nos  langues  font  l'ouvrage  ^s  hommes ,  &  les 
hommes  font  menteurs.  Comme  il  n'y  a  point  de  vérité  fi 
clairement  énoncée  où  l'on  ne  puiffe  trouver  quelque  chi- 
cane à  faire  ,  il  n'y  a  point  de  fi  grolîier  menfonge  qu'on 
ne  puiffe  étayer  de  quelque  fauffe  raifon. 

Suppofons  qu'un  particulier  vienne  à  minuit  nous  crier  qu'il 
clt  jour  ;  on  fe  moquera  de  lui  :  mais  laiffez  à  ce  particulier 
le  rems  &  les  moyens  de  fe  faire  une  feâe ,  tôt  ou  tard  fes 
partifans  viendront  à  bout  de  vous  prouver  qu'il  difoit  vrai. 
Car  enfin  ,  diront-ils ,  quand  il  a  prononcé  qu'il  étoit  jour , 
il  étoit  jour  en  quelque  lieu  de  la  terre ,  rien  n'elt  plus  cer- 
tain. D'autres  ayant  établi  qu'il  y  a  toujours  dans  l'air  quel- 
ques particules  de  lumière  ,  fouticndront  qu'en  un  autre  fens 
encore ,  il  cil:  trcs-vrai  qu'il  elt  jour  la  nuit.  Pourvu  que  des 


AM.    DEBEAUMQNT.  a^ 

gens  fubtils  s'en  mêlent,  bientôt  on  vous  fera  voir  le  fokil 
en  plein  minuit.  Tout  le  monde  ne  fe  rendra  pas  à  cette 
évidence.  Il  y  aura  des  débats  qui  dégénéreront,  félon  l'ufage, 
en  guerres  Ôc  en  cruautés.  Les  uns  voudront  des  explications , 
les  autres  n'en  voudront  point  ;  l'un  voudra  prendre  la  pro- 
portion au  figuré ,  l'autre  au  propre.  L'un  dira  ;  il  a  dit  à 
minuit  qu'il  étoit  jour  ,  &  il  étoit  nuit  :  l'autre  dira  ;  il  a 
dit  à  minuit  qu'il  ét€àl  jour ,  &  il  étoit  jour.  Chacun  taxera 
de  mauvaife  foi  le  parti  contraire  ,  &  n'y  verra  que  des  obf- 
tinés.  On  finira  par  fe  battre  ,  fe  maffacrer  ;  les  flots  de  fàng 
couleront  de  toutes  parts  ;  &  fî  la  nouvelle  feéle  efl:  enfin 
vidorieufe ,  il  reftera  démontré  qu'il  eft  jour  la  nuit.  C'elt  à- 
peu-près  l'hiltoire  de  toutes  les  querelles  de  Religion. 

La  plupart  des  cultes  nouveaux  s'établiffent  par  le  fana- 
tifme ,  &  fe  maintiennent  par  l'hypocrifie  ;  de-là  vient  qu'ils 
choquent  la  raifon  &c  ne  mènent  point  à  la  vertu.  L'enthou- 
fiaftne  ôc  le  délire  ne  raifonnent  pas  ;  tant  qu'ils  durent ,  tcuc 
paiïe  &  l'on  marchande  peu  fur  les  dogmes  :  cela  efi:  d'ail- 
leurs fi  commode  !  la  doârine  coûte  fi  peu  à  fuivre  &  la 
morale  coûte  tant  à  pratiquer ,  qu'en  fe  jettant  du  côté  le  plus 
facile  ,  on  rachette  les  bonnes  œuvres  par  le  mérite  d'une 
grande  foi.  Mais  quoiqu'on  fafTe ,  le  fanatifme  eft  un  état  de 
crife  qui  ne  peut  durer  toujours.  11  a  fes  accès  plus  ou  moins 
longs  ,  plus  ou  moins  fréquens  ,  &  il  a  auffi  fes  relâches , 
durant  lefquels  on  dï  de  fang-froid.  C'efl:  alors  qu'en  reve- 
nant fur  foi-même ,  on  eft  tout  furpris  de  fe  voir  enchaîne 
par  tant  d'abfurdités.  Cependant  le  culte  elt  réglé  ,  les  for- 
mes font  prcfcrites ,  les  loix  font  établies ,  les  tranfgrefTçurs 


70 


LETTRE 


font  punis.  Ira-t-on  prorefter  feul  contre  tout  cela  ,  récufer 
les  Loix  de  fon  pays  ,  &  renier  la  Religion  de  fon  père  ? 
Qui  l'oferoit  ?  On  fe  foumet  en  filence ,  l'intérêt  veut  qu'on 
foit  de  l'avis  de  celui  dont  on  hérite.  On  fait  donc  comme 
les  autres  ;  fauf  à  rire  à  fon  aife  en  particulier  de  ce  qu'on 
feint  de  refpeiler  en  public.  Voilà  ,  Monfeigneur  ,  comme 
penfe  le  gros  des  hommes  dans  la  plupart  des  Religions  , 
&  fur-tout  dans  la  vôtre  ;  ôc  voilà  la  clef  des  inconféquences 
qu'on  remarque  entre  leur  morale  &  leurs  avions.  Leur 
croyance  n'elt  qu'apparence  ,  ôc  leurs  mœurs  font  comme 
leur  foi. 

Pourquoi  un  homme  a-t-il  infpeélion  fur  la  croyance  d'un 
autre ,  ôc  pourquoi  l'Etat  a-t-il  infpe^^ion  fur  celle  des  Ci- 
toyens .''  C'efl:  parce  qu'on  fuppofe  que  la  croyance  des  hom- 
mes détermine  leur  morale  ,  ôc  que  des  idées  qu'ils  ont  de 
la  vie  à  venir  dépend  leur  conduite  en  celle-ci.  Quand  cela 
n'efi:  pas,  qu'importe  ce  qu'ils  croient,  ou  ce  qu'ils  font  fem- 
blant  de  croire  ?  L'apparence  de  la  Religion  ne  fert  plus  qu'à 
les  difpenfer  d'en  avoir  une. 

Dans  la  fociété  chacun  eft  en  droit  de  s'informer  Ci  un 
autre  fe  croit  obligé  d'être  julte ,  ôc  le  Souverain  ed  en  droit 
d'examiner  les  raifons  fur  lefquellcs  chacun  fonde  cette  obli- 
gation. De  plus,  les  formes  nationales  doivent  être  ohfer- 
vées  ;  c'eil  fur  quoi  j'ai  beaucoup  infîfèé.  Mais  quant  aux  opi- 
nions qui  ne  tiennent  point  à  la  morale  ,  qui  n'inHucnt  en 
aucune  manière  fur  les  actions,  ôc  qui  ne  tendent  point  à 
tranfgrelier  les  Loix,  chacun  n'a  là-deiïlis  que  fon  jugement 
pour  maître  ,  ôc  nul  n'a   ni  droit  ni  intérêt  de  prefcrirc   à 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  71 

d'autres  fa  façon  de  penfer.  Si ,  par  exemple  ,  quelqu'un  , 
même  confHtué  en  autorité  ,  venoit  me  demander  mon  fen- 
timent  fur  h  fameufe  que.'lion  de  l'hypoftafe  dont  la  Bible 
ne  dit  pas  a-n  mot ,  mais  pour  laquelle  tant  de  grands  enfans 
ont  tenu  des  Conciles  &.  tant  d'hommes  ont  été  tourmentés  ; 
après  lui  avoir  dit  que  je  ne  l'entends  point  &  ne  me  foucie 
point  de  l'entendre  ,  je  le  prierois  le  plus  honnêtement  que 
je  pourrois  de  fe  mêler  de  fes  affaires  ,  &  s'il  infiltoit,  je  le 
lailferois  -  là. 

Voilà  le  feul  principe  fur  lequel  on  puiiTe  établir  quelque 
chofe  de  fixe  6c  d'équitable  fur  les  difputes  de  Religion  ;  fans 
quoi  ,  chacuii  pofant  de  fon  côté  ce  qui  eii  en  queftion , 
jamais  on  ne  conviendra  de  rien  ,  l'on  ne  s'entendra  de  la 
vie  ,  &  la  Religion  ,  qui  devroit  faire  le  bonheur  des  hom- 
mes ,  fera  toujours  leurs  plus  grands  maux. 

Mais  plus  les  Religions  vieillilfent ,  plus  leur  objet  fe  perd 
de  vue  ;  les  fubtilités  fe  multiplient ,  on  veut  tout  expliquer , 
tout  décider  ,  tout  entendre  ;  incelTamment  la  dodi-ine  fe  rafine 
ôc  la  morale  dépérit  toujours  plus.  Apurement  il  y  a  loin 
de  l'efprit  du  Deutéronome  à  l'efprit  du  Talmud  ôc  de  la 
Mifnah  ,  &c  de  l'efprit  de  l'Evangile  aux  querelles  fur  la  Conf- 
titution  1  Saint  Thomas  demande  (34)  li  par  la  fucceflîon 
des  tems  les  articles  de  foi  fe  font  multipliés ,  &  il  fe  déclare 
pour  l'affirmative.  C'elt-à-dire  que  les  docteurs ,  renchérifllmt 
les  uns  fur  les  autres  ,  en  favent  plus  que  n^en  ont  dit  les 
Apôtres  &c  Jéfus-Chrill;.  Saint  Paul  avoue  ne  voir  qu'obfcu- 

(î4)  Samda  faundx  Q^i.tjl,    I.  Art.  VU. 


7i 


LETTRE 


rément  &  ne  connoîcre  qu'en  partie  C  3  5  )•  Vraiment  nos 
Théologiens  font  bien  plus  avancés  que  cela  ;  ils  voient  tout  j 
ils  favent  tout  :  ils  nous  rendent  clair  ce  qui  eft  obfcur  dans 
l'Ecriture  ;  ils  prononcent  fur  ce  qui  étoit  indécis  :  ils  nous 
font  fentir  avec  leur  modeflie  ordinaire  que  les  Auteurs  Sa- 
crés avoient  grand  befoin  de  leur  fecours  pour  fe  faire  en- 
tendre ,  &:  que  le  Saint-Efprit  n'eût  pas  fu  s'expliquer  claire- 
ment fans  eux. 

Quand  on  perd  de  vue  les  devoirs  de  l'homme  pour  ne 
s''occuper  que  des  opinions  des  Prêtres  &  de  leurs  frivoles 
difputes ,  on  ne  demande  plus  d'un  Chrétien  s'il  craint  Dieu  , 
mais  s'il  eft  orthodoxe  ;  on  lui  fait  figner  des  formulaires  fur 
les  queftions  les  plus  inutiles  &c  fouvent  les  plus  inintelligibles , 
&.  quand  il  a  figné  ,  tout  va  bien  ;  l'on  ne  s'informe  plus 
du  refte.  Pourvu  qu'il  n'aille  pas  fe  faire  pendre ,  il  peut  vivre 
au  furplus  comme  il  lui  plaira  ;  (es  mœurs  ne  font  rien  à 
l'affaire ,  la  do6lrine  eft  en  fureté.  Quand  Ij  Religion  en  eft 
là,  quel  bien  fait-elle  à  la  fociété  ,  de  quel  avantage  eft-elle 
aux  hommes  ?  Elle  ne  fert  qu'à  exciter  entre  eux  des  diffen- 
tions ,  des  troubles  ,  des  guerres  de  toute  efpece  ;  à  les  faire 
entre-égorger  pour  des  Logogryphes  :  il  vaudroit  mieux  alors 
n'avoir  point  de  Religion  que  d'en  avoir  une  fi  mal  entendue. 
Empêchons  -  la ,  s'il  fe  peut ,  de  dégénérer  à  ce  poins  ,  ôc 
foyons  fûrs  ,  malgré  les  bûchers  ôc  les  chaînes  ,  d'avoir  bien 
mérité  du  genre  humain. 

Suppofons  que ,  las  des  querelles  qui  le  déchirent ,  il  s'af- 
femble  pour  les  terminer  &  convenir  d'une  Religion  commune 

(3S)  !■  Cor.  Xlll.  9-  12. 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  7^ 

à  tous  les  Peuples.  Chacun  commencera,  cela  efl  fur,  par 
prcpofer  la  Ilenne  comme  la  feule  vraie ,  la  feule  raifonnable 
&  dcm.onrrée  ,  la  feule  agréable  à  Dieu  &  utile  aux  hommes  ; 
mais  fes  preuves  ne  répondent  pas  là-deffus  à  fa  perfliafion, 
du  moins  au  gré  des  autres  feâes,  chaque  parti  n'aura  de 
voix  que  la  fienne;  tous  les  autres  fe  réuniront  contre  lui  ;  cela 
n'eft  pas  moins  fur.  La  délibération   fera  le  tour  de  cette 
manière ,  un  feul   propofant ,  Se  tous  rejettant  ;  ce  n'eft  pas 
le  moyen  d'ctre  d'accord.  Il  eft  croyable  qu'après  bien  du 
tems  perdu  dans  ces  altercations  puériles,  les  hommes   de 
fens  chercheront  des  moyens  de  conciliation.  Ils  propoferonc 
pour  cela,  de  commencer  par  chafîer  tous  les  Théologiens 
de  l'afTemblée ,  &  il  ne  leur  fera  pas   difficile  de  faire  voir 
combien  ce  préliminaire  eft  indifpenfable.  Cette  bonne  œuvre 
faite  ;  ils  diront  aux   peuples  :  Tant  que  vous  ne   convien- 
drez pas  de    quelque   principe ,  il  n'eft   pas  poflible   même 
que   vous    vous  entendiez  ,    &c  c'eft  un   argument   qui   n'a 
jamais  convaincu  perfonne  que  de  dire;  vous  avez  tort ,  car  j'ai 
raifon. 

"  Vous  parlez  de  ce  qui  eft  agréable  à  Dieu.  Voilà  pré- 
i>  cifément  ce  qui  elt  en  quellion.  Si  nous  favions  quel 
>»  culte  lui  eft  le  plus  agréable,  il  n'y  auroit  plus  de  dif- 
j>  pute  encre  nous.  Vous  parlez  auflî  de  ce  qui  eft  utile 
»>  aux  honmies  :  c'clt  autre  chofe;  les  hommes  peuvent 
«  juger  de  cela.  Prenons  donc  cette  utilité  pour  règle,  & 
f>  puis  établilTons  la  dodrine  qui  s'y  rapporte  le  plus.  Nous 
»>  pourrons  efpcrer  d'approcher  ainft  de  la  vérité  autant  qu'il 
•>  eft  poflible  à  des  hommes  :  car  il  eft  à  préfumer  que 
Mélanges.    Tome  I.  K 


74  LETTRE" 

î5  ce  qui  eft  le  plus  utile  aux  créatures,  eft  le  plus  agréaBîè 
M  au  Créateur. 

J3  Gherthons  d'abord  s'il  y  a  quelque  affinité  naturelle 
n  encre  nous,  fi  nous  fommes  quelque  chofe  les  uns  aux 
sj  autres.  Vous,  Juifs,  que  penfez-vous  fur  l'origine  du  genre 
a  humain?  Nous  penfons  qu'il  eft  forti  d'un  même  Père.  Et 
«  vous.  Chrétiens?  Nous  penfons  îà-defTus  comme  les  Juifs.. 
3»  Et  vous.  Turcs?  Nous  penfons  comme  les  Juifs  &  les 
»  Chrétiens.  Gela  eft  déjà  bon  :  puifque  les  hommes  font: 
îj  tous  frères  ,  ils  doivent  s'aimer  comme  tels.. 

jj  Dites-nous  maintenant  de  qui  leur  Père  commun:  avoit 
3j  reçu  l'être  ?  Gar  il  ne  s'étoit  pas  fait  tout  feul.  Du  Crca- 
3»  teur  du  Giel  ôc  de  la  terre.  Juifs  ,  Chrétiens  &  Turc^ 
33  forrt:  d'accord  aufïl  fur  cela  ;  c'eft  encore  un  très -grand' 
»  point. 

>j  Et  cet  Homme,  ouvrage  du  Créateur,  eft -il  un  étrgr 
a  Cimph  ou  mixte  ?  Elt-il  formé  d'une  fabltance  unique  g, 
3»  ou  de  pîufîeurs?  Chrétiens,  répondez.  Il  eft  compofé  de; 
M  deux  fubf tances,  dont  l'une  eft  mortelle,  ôc  dont  l'autre 
i3  ne  peut  mourir.  Et  vous.  Turcs?  Nous  penfons  de  même, 
33  Et  vous,  Juifs?  Autrefois  nos  idées  là-deflus  étoient  fort 
»3  confufes  ,  comme  les  exprefTions  de  nos  Livres  Sacrés  ;; 
33  mais  les  Efféniens  nous  ont  éclairés ,  &  nous  penfons- 
a  encore  fur  ce  point  comme  les  Chrétiens.  « 

En  procédant  ainfi  d'interrogations  en  interrogations ,  fur- 
la  providence  divine  ,  fur  l'économie  de  la  vie  à  venir ,  &' 
fur  toutes  les  quellions  efTcntielIes  au  bon  ordre  du  genre 
Iwmaiji ,  ces  mêmes  hommes  ayant  obtenu  de  cous  des  rér* 


A    M.    DE    B  E  A  tl  M  O  N  T.  fi 

ponfes  prefque  uniformes,  kur  diront  :  (  On  fe  fouvîendra 
que  les  Théologiens  n'y  font  plus.  )  «  Mes  amis   de  quoi 
>s  vous   tourmentez-vous?  Vous  voilà  tous   d'accord  fur   ce 
»  qui  vous  importe;  quand  vous  différerez  de  fentiment  fur 
M  le  refle,  j'y  vois  peu  d'inconvénient.  Formez  de  ce  petit 
«  nombre  d'articles  une  religion  univerfelle ,  qui  foit ,  pour 
«  ainfî    dire ,    la    Religion    humaine   &c  fociale  ,    que   tout 
M  homme  vivant  en  fociété  foit  obligé  d'admettre.  Si  quel- 
ti  qu'un  dogmatife   contre  elle  ,   qu'il  foit  banni  de    la  fo- 
«  ciété,  comme  ennemi  de   fes  Loix  fondamentales.  Quant 
»>  au  refte  ,  fur  quoi  vous  n'êtes  pas  d'accord ,  formez  cha- 
ij  cun  de    vos    croyances  particulières  autant  de  Religions 
M  nationales ,  &c  fuivez-îes  en  fincérité  de  cœur.  Mais  n'allez. 
w  point  vous  tourmentant  pour  les  faire  admettre  aux  autres 
yj  Peuples  ,  ôc  foyez  affurés  que  Dieu  n'exige  pas  cela.  Car 
)»  il  eft  auflî  injufte  de  vouloir  les  foumettre  à  vos  opinions 
M  qu'à  vos  loix ,  &  les  mifïionnaires  ne  me  fembleut  gueres- 
is  plus  fages  que  les  conquérans. 

j>  En  fuivant  vos  diverfes  doétrines,  cefTez  de  vous  le» 
u  figurer  G  démontrées  que  quiconque  ne  les  voit  pas  telles 
j>  foit  coupable  à  vos  yeux  de  mauvaife  foi.  Ne  croyez  point 
»>  que  tois  ceux  qui  pefent  vos  preuves  &  les  rejettent  , 
Il  foient  fOur  cela  des  obftinés  que  leur  incrédulité  rende 
»>  punifllùles;  ne  croyez  point  que  la  raifoii ,  l'amour  du 
i>  vrai ,  'a  lîncériré  foient  pour  vous  feuls.  Quoiqu'on  fafTe  » 
M  on  f(ra  toujours  porté  à  traiter  en  ennemis  ceux  qu'on 
f>  acc:jfera  de  fe  refufer  à  l'évidence.  On  plaint  l'erreur , 
jj  mais  l'on  hait  l'opiniâtreté.  Donnez  la  préférence  à  voi 

K    2. 


7©  LETTRE 

»»  raifons ,  à  la  bonne  heure  ;  mais  fâchez  que  ceux  qui  ne 
»  s'y  renient  pas  ,  ont  les  leurs. 

»»  Hoiiorez  en  général  cous  les  fondateurs  de  vos  cultes 
j>  refpeitifs.  Que  chacun  rende  au  fien  ce  qu'il  croit  lui 
»  devoir ,  mais  qu'il  ne  méprife  point  ceux  des  autres.  Ils 
«  ont  eu  de  grands  génies  Se  de  grandes  vertus  :  cela  eft 
i}  toujours  eltimable.  Ils  fe  font  dits  les  Envoyés  de  Dieu , 
Il  cela  peut  être  ôc  n'être  pas  :  c'eft  de  quoi  la  pluralité 
»>  ne  fauroit  juger  d'une  manière  uniforme  ,  les  preuves  n'é- 
)«  tant  pas  également  à  fa  portée.  Mais  quand  cela  ne  feroic 
»>  pas  ,  il  ne  faut  point  les  traiter  fi  légèrement  d'impof- 
»  teurs.  Qui  fait  jufqu'où  les  méditations  continuelles  fur 
>9  la  divinité  ,  jufqu'oij  l'enthoufiafme  de  la  vertu  ont  pu, 
t>  dans  leurs  fublimes  âmes ,  troubler  l'ordre  dida>5lique 
jj  &  rampant  des  idées  vulgaires  ?  Dans  une  trop  grande 
I)  élévation  la  tête  tourne  ,  &  l'on  ne  voit  plus  les  chofes 
t>  comme  elles  font.  Socrate  a  cru  avoir  un  efprit  fami- 
H  lier  ,  &  l'on  n'a  point  ofé  l'accufer  pour  cela  d'être  un 
»»  fourbe.  Traiterons-nous  les  fondateurs  des  Peuples  ,  les 
i>  bienflnteurs  des  nations  ,  avec  moins  d'égards  qu'un  par- 
j>  ticulier  ? 

»»  Du  refle  ,  plus  de  difpute  entre  vous  fur  la  ^référence 
«  de  vos  cuIks.  Ils  font  tous  bons  ,  lorfqu'ils  but  pref=- 
i>  crits  par  les  loix ,  ôc  que  la  Religion  elîentielle  s'j-  trouve  ; 
«)  ils  font  mauvais  quand  elle  ne  s'y  trouve  pas.  la  forrr.e 
>»  du  culte  eft  la  police  des  Religions  &.  non  leur  tffence, 
»  ôc  c'eft  au  Souverain  qu'il  appartient  de  régler  la  police 
Il  diuis  fon  pays  i>. 


A    M.    DE    BEAUMONT.  77 

J'ai  penfé ,  Monfeigneur ,  que  celui  qui  raifonneroit  ainfi 
ce  feroit  point  un  blafphémateur  ,  un  impie  ;  qu'il  propo- 
feroit  un  moyen  de  paix  jufk  ,  raifonnable,  utile  aux  hommes; 
&  que  cela  n'empêcheroit  pas  qu'il  n'eût  fa  Religion  parti- 
culière ainfi  que  les  autres,  ôc  qu'il  n'y  fût  tout  auffi  fin- 
cérement  attaché.  Le  vrai  Croyant,  fâchant  que  l'infidele 
efl  auffi  un  homme  ,  &  peut  être  un  honnête  homme  , 
peut  fans  crime  s'inrérefler  à  fon  fort.  Qu'il  empêche  un 
culte  étranger  de  s'introduire  dans  fon  pays ,  cela  eff  jufie  ; 
mais  qu'il  ne  damne  pas  pour  cela  ceux  qui  ne  penfent  pas 
comme  lui  ;  car  quiconque  prononce  un  jugement  fi  témé- 
raire fe  rend  l'ennemi  du  reik  du  genre  humain.  J'entends 
dire  fans  ceffe  qu'il  faut  admettre  la  tolérance  civile ,  non 
la  théologique  ;  je  penfe  tout  le  contraire.  Je  crois  qu'un 
homme  de  bien ,  dans  quelque  Religion  qu'il  vive  de  bonne- 
foi,  peut  être  fauve.  Mais  je  ne  crois  pas  pour  cela  qu'on 
puifTe  légitimement  introduire  en  un  pays  des  Religions  étran- 
gères fans  la  permiflion  du  Souverain  ;  car  fi  ce  n'eft  pas 
directement  défcbcir  à  Dieu ,  c'e{t  défobéir  aux  Loix  j  ôc  qui 
défobéit  aux  Loix  défobéit  à  Dieu. 

Quant  aux  Religions  une  fois  établies  ou  tolérées  dans, 
un  pays  ,  je  crois  qu'il  eft  injufte  &  barbare  de  les  y  dé- 
truire par  la  violence ,  &c  que  le  Souverain  fe  fait  tort  à 
lui-même  en  maltraitant  leurs  fedateurs.  Il  elt  bien  diffé- 
rent d'embri(rcr  une  Religion  nouvelle  ,  ou  de  vivre  dans 
celle  où  l'on  eit  né  ;  le  premier  cas  feul  eft  punifTable.  On 
ne  doit  ni  laiiïer  étalalir  une  diverfité  de  cultes  ,  ni  prof- 
crire  ceux  qui  font  une  fois  établis  ;  car  un  fils  n'a  jamais 


ji  LETTRE 

tort  de  {uivre   la  Religion    de    fon  père.   La  raifon  de  la 
tranquillité   publique    efl    toute  contre   les  perfécuteurs.   La 
Religion    n'excite   jamais    de    troubles    dans    un  Etat   que 
quand  le  parti  dominant  veut  tourmenter  le  parti  foible ,  ou 
que   le  parti  faible  ,  intolérant  par  principe ,   ne  peut   vivre 
en  paix  avec  qui  que  ce  foit.  Mais  tout  culte  légitime ,  c'eft- 
;à-dire,  tout   culte  où  fe   trouve  la  Religion   elTentielle,  Se 
dont  f  par    conféquent ,    les  fedateurs  ne  demandent    que 
d'être   foufFerts  &   vivre  en  paix,   n'a  jamais  caufé  ni  ré- 
voltes ni  guerres  civiles,  fi  ce  n'eli  lorfqu'il  a  falu  fe  dé- 
fendre  &.    repouffer  les  perfécuteurs.  Jamais  les  Proteflans 
n'ont  pris  les  armes  en  France  que  lorfqu'on  les  y  a  pour* 
fuivis.   Si  l'on  eût  pu  fe   réfoudre  à  les  lailTer  en  paix ,   ils 
y  feroient  demeurés.  Je  conviens  fans  détour   qu'à  fa  naifi 
fance  la  Religion  réformée   n'avoit  pas  droit  de  s'établir  en 
France ,  malgré  les  loix.  Mais  lorfque  ,  rranfmifè  des  Pères 
aux  enfins,  cette   Religion  fut  devenue  celle    d'une  partie 
de  la  Nation  Françoife,  èc  que  le  Prince  eût  folemnelkment 
traité  avec  cette  partie  par  l'Edit  de  Nantes;  cet  Edit  de- 
vint un  Contrat    inviolable  ,  qui  ne    pouvoir  plus  être  an* 
lîullc   que   du  commun  confentement  des  deux  parties,    & 
depuis  ce  tems ,  l'exercice   de  la  Religion  Protcftante   eft, 
félon   moi ,  légitime  en  France, 

Quand  il  ne  le  feroit  pas  ,  il  refleroit  toujours  aux  fujets 
ralrernative  de  fortir  du  Royaume  avec  leurs  b^^^ns,  ou  d^ 
rtder  foumis  au  culte  dominant.  Mais  les  r^^ntraindre  à  ref- 
tcr  fans  les  vouloir  tolérer ,  vouloir  à  h  fois  qu'ils  foient  «Se 
qu'ils  ne  foient  pas,  les  priver  même  du  droit  de  la  nature. 


A    M.    DE    B  E  A  0  M  O  N  T. 


7# 


annuller  leurs  mariages  {^36),  déclarer  leurs  ènfans  bâtards..,,, 
en  ne  difant  que  ce  qui  eft ,  j'en  dirois  trop  ;  il  faut  me  taire. 
Voici  du  moins  ce  que  je  puis  dire.  En  confidérant  la 
feule  raifon  d'Ecat ,  peut-êrre  a-t-on  bien  fait  d'ôter  aux  Pro-- 
teftans  François  tous  leurs  chefs  ;  mais  il  faloit  s'arrêter  lài 
Les  maximes  politiques  ont  leurs  .  pplicitions  &  leurs  dif-* 
cin6tions^  Pour  prévenir  des  difTentions  qu'on  n'a  plus  à  crairi* 
dre  ,  on  s'ôte  d^s  refTources  dont  on  auroit  grand  befoin. 
Un  parti-  qui  n'a  plus  ni  Grands  ni  NoblelTe  à  fa  tête  ,  quel 
mal  peut- il  faire  dans  un  Royaume  tel  que  la  France  ?  Exa- 
minez toutes  vos  précédentes  guerres  ,appellées  guerres  de 
Religion;  vous  trouverez  qu'il  n'y  en  a  pas  une  qui  n'ait  eu 
fa  caufe  à  la  Cour  &  dans  les  intérêts  des  Grands.  Des  in- 
frigues  de  Cabinet  brouilloient  les  affaires,  ôc  puis  les  Chefs 


(  56  )  Dans  un  Arrêt  du  Parlement; 
de  Touloufe  ,  concernant  l'aftaire  de 
l'infortuné  Calas,  on  reproche  aux 
îroteftans  de  faire  entre  eux  des  ma- 
riages ,  (]iii ,  fclon  les  Protcflans ,  ne 
Jont  que  des  Aéles  civils  ,  ^  par 
corijëijuent  Jouniis  entièrement  pour 
la  forme  ^  les  effets  à  la  volonté 
du  Roi. 

Ainfi  de  ce  que ,  félon  les  Prstef- 
tans ,  le  mariage  eiï  un  acfle  civil , 
jl  s'enfuit  qu'ils  font  obligés  de  fe 
ibumcttre  à  la  volonté  du  Roi ,  qui' 
en  fait  un  adle  de  la  Religion  Catlio-^ 
lique.  Les  Proteftans,  pour  fe  marier, 
font  légitimement  tenus  de'  fe  faire 
Catholiques;  attendu  que,  felo'i  eux, 
1«  mariage  eft  un  aile  civil.  Telle  eft 


la  manière  de  raifonner  de  MefTieurs  ■ 
du  Parlement  de  Touloufe. 

La  France  eft  un  Royaume  fi  vafte-, 
que  les  Franqois  fe  font  mis  dans 
l'efprit  que  le  genre  humain  ne  de- 
voit  point  avoir  d'autres  luix'  que  les 
leurs.  Leurs  Parlemens  &  leurs  Tri- 
bunaux paroiffent  n'avoir  auctine  ides 
du  Droit  naturel  ni  du  Droit  des  ■ 
Gens  ;  &  il  eft  à  remarquer  que  dans 
tout  ce  grand  Royaume  où  font  tant 
d'Univerfités  ,  tant  de  Collèges  ,  tant 
d'Académies  ,  &  où  l'on  enf^inr.e  avci 
tant  d'iniportance  tant  d'icutilités  , 
il  n'y  a  pas  une  feule  chaire  de  Droit' 
naturel  C'eft  le  feul  peuple  de  l'Eûi 
rope  c|ui  ait  regardé  cette  étude  com*- 
me  n'ctant  bonne  à  ricH»  - 


go  LETTRE 

ameutoient  les  peuples  au  nom  de  Dieu.  Mais  quelles  intri- 
gues ,  quelles  cabales  peuvent  former  des  Marchands  &  des 
Payfans  ?  Comment  s'y  prendront-ils  pour  fufciter  un  parti 
dans  un  pays  où  l'on  ne  veut  que  des  Valets  ou  des  Maîtres, 
&  où  l'égalité  eft  inconnue  ou  en  horreur  ?  Un  marchand 
propofant  de  lever  des  troupes  peut  fe  faire  écouter  en  An- 
gleterre ,  mais  il  fera  toujours  rire  des  François  (37). 

Si  i'étois  Roi  ?  Non  :  Miniltre  ?  Encore  moins  ;  mais 
homme  puiffant  en  France ,  je  dirois.  Tout  tend  parmi  nous 
aux  emplois  ,  aux  charges  ;  tout  veut  acheter  le  droit  de  mal 
faire  :  Paris  &  la  Cour  engouffrent  tout.  Laiflbns  ces  pau- 
vres gens  remplir  le  vide  des  Provinces  ;  qu'ils  foient  mar- 
chands. Se  toujours  marchands;  laboureurs,  ôc  toujours  labou- 
reurs. Ne  pouvant  quitter  leur  état ,  ils  en  tireront  le  meil- 
leur parti  poflïble  ;  ils  remplaceront  les  nôtres  dans  les  condi- 
tions privées  dont  nous  cherchons  tous  h  fortir  ;  ils  feront  valoir 
le  commerce  ôc  l'agriculture  que  tout  nous  fait  abandonner  ; 
ils  alimenteront  notre  luxe  ;  ils  travailleront ,  &  nous  jouirons. 

Si  ce  projet  n'étoit  pas  plus  équitable  que  ceux  qu'on 
fuit ,  il  feroit  du  moins  plus  humain ,  &:  furement  il  feroit 
plus  utile.  C'efl  moins  la  tyrannie  ôc  c'eft  moins  l'ambition 

(î7)  Le  feu!  cas  qui  Force  un  peuple  de  la  force  qu'un  parti  méprifé  tire 

aliifi  dénué    de  Chefs  à  prendre  les  de  fon  di-fefpoir  :  c'eft  ce  que  jamais 

armes,  c'eft  quand,  réduit  au  dcfef-  les  perfccuteurs  n'ont  fu  calculer  d'a- 

poir    par    fes    perfécutcurs  ,    il    voit  vance.    Cependant   de    telles  guerres 

qu'il  ne  lui  reftc  plus  de  choix  que  dans  coûtent  tant  de  lani;  qu'ils  dcvroiend 

la  manière  de  périr.  Tel  fut ,  au  coni-  bien   y   fonger    avant   de  les    rendre 

mencement  decefieclc,  la  guerre  des  inévitables, 
Camifards.   Alors  on  eft  tout  étonne 

des 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  8i 

des  Chefs  ,  que  ce  ne  font  leurs  préjugés  ôc  leurs  courtes 
vues  ,  qui  font  le   malheur  des  Nations. 

Je  finirai  par  tranfcrire  une  efpece  de  difcours  ,  qui  a 
quelque  rapport  à  mon  fujet ,  &c  qui  ne  m'en  écartera  pas 
long  -  tems. 

Un  Parfis  de  Surate  ayant  époufc  en  fccret  une  Muful- 
mane  fut  découvert ,  arrêté  ,  ëc  ayant  refufé  d'embraffer  le 
mahométifme  ,  il  fut  condamné  à  mort.  Avant  d'aller  au  fup- 
plice  ,  il  parla  ainfî  à  fes  juges. 

"  Quoi  !  vous  voulez  m'ôter  la  vie  !  Eh ,  de  quoi  me  pu- 
»3  nilfez-vous  ?  J'ai  tranfgrefle  ma  loi  plutôt  que  la  vôtre  : 
>>  ma  loi  parle  au  cœur  <Sc  n'elt  pas  cruelle  ;  mon  crime  a 
M  été  puni  par  le  blâme  de  mes  frères.  Mais  que  vous  ai-je 
«  fait  pour  mériter  de  mourir  ?  Je  vous  ai  traités  comme 
»j  ma  famille  ,  ôc  je  me  fuis  choifi  une  fœur  parmi  vous. 
«  Je  l'ai  lailTée  libre  dans  fa  croyance ,  ôc  elle  a  refpeclé  la 
jj  mienne  pour  fon  propre  intérêt.  Borné  fans  regret  à  elle 
«  feule  ,  je  l'ai  honorée  comme  l'inltrument  du  culte  qu'exige 
»  l'Auteur  de  mon  être ,  j'ai  payé  par  elle  le  tribut  que  tout 
j>  homme  doit  au  genre  humain  :  l'amour  me  l'a  donnée  ôc 
33  la  vertu  me  Ta  rendoit  chère ,  elle  n'a  point  vécu  dans  la 
33  fervitude ,  elle  a  poffédé  fans  partage  le  cœur  de  fon  époux  ; 
î>  ma  faute  n'a  pas  moins  fait  fon  bonheur  que  le  mien. 

33  Pour  expier  une  faute  fi  pardonnable  vous  m'avez  voulu 
>»  rendre  fourbe  ôc  menteur  ;  vous  m'avez  voulu  forcer  à  pro- 
33  feffer  vos  fentimens  fans  les  aimer  ôc  fans  y  croire  :  comme 
33  fi  le  transfuge  de  nos  loix  eût  mérité  de  pafler  fous  les 
j»  vôtres,  vous  m'avez  fait  opter  entre  le  parjure  ôc  la  mort. 
Mélanges.    Tome  I.  L 


8z  LETTRE 

??  &z  j'ai  choiiî ,  car  je  ne  veux  pas  vous  tromper.  Je  meurs 
»)  donc  ,  puifqu'il  le  faut  ;  mais  je  meurs  digne  de  revivre  & 
S)  d'animer  un  autre  homme  jufte.  Je  meurs  martyr  de  ma 
5j  Religion  fans  craindre  d'entrer  après  ma  mort  dans  la 
j}  vôtre.  Puiffai-je  renaître  chez  les  Mufulmans  pour  leur  ap- 
»j  prendre  à  devenir  humains  ,  démens  ,  équitables  :  car  fer- 
)j  vant  le  même  Dieu  que  nous  fervons,  puifqu'il  n'y  en  a  pas 
5}  deux,  vous  vous  aveuglez  dans  votre  zèle  en  tourmentant 
}>  fes  ferviteurs  ,  ôc  vous  n'êtes  cruels  ôc  fanguinaires  que 
»»  parce  que  vous  êtes  inconféquens. 

J5  Vous  êtes  des  enfans  ,  qui  dans  vos  jeux  ne  favez  que 
5)  faire  du  mal  aux  hommes.  Vous  vous  croyez  favans ,  & 
Tj  vous  ne  favez  rien  de  ce  qui  eit  de  Dieu.  Vos  dogmes 
jj  récens  font-ils  convenables  à  celui  qui  elt ,  ôc  qui  veut 
}»  être  adoré  de  tous  les  tems  ?  Peuples  nouveaux ,  comment 
»  ofez-vous  parler  de  Religion  devant  nous  ?  Nos  rites  font 
>j  aufli  vieux  que  les  aftres  :  les  premiers  rayons  du  foleil  ont 
M  éclairé  &  reçu  les  hommages  de  nos  Pères.  Le 'grand  Zer- 
5»  duft  a  vu  l'enfance  du  monde  ;  il  a  prédit  &  marqué 
5>  l'ordre  de  l'univers  ;  &  vous ,  hommes  d'hier  ,  vous  voulez 
»  être  nos  prophètes  !  Vingt  fiecles  avant  Mahomet ,  avant 
«  la  nailîance  d'Ifmaël  &  de  fon  père  ,  les  Mages  étoient 
5j  antiques.  Nos  livres  facrés  étoient  déjà  la  Loi  de  l'Afîe 
:>  &c  du  monde ,  &  trois  grands  Empires  avoient  fucceffive- 
ij  ment  achevé  leur  long  cours  fous  nos  ancêtres ,  avant  que 
j»  les  vôtres  fuiïent  fortis  du  néant. 

jj  Voyez  ,  hommes  prévenus  ,  la  différence  qui  eft  entre 
j>  vous  ëc  nous.  Vous  vous  dites  croyans ,  &c  vous  vivez  en 


.  A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  85 

îj  barbares.  Vos  inftitutions  ,  vos  loix ,  vos  cultes  ,  vos  ver- 
»  tus  mêmes  tourmentent  l'homme  &  le  dégradent.  Vous 
«  n'avez  que  de  triltes  devoirs  à  lui  prefcrire.  Des  jeûnes  , 
«  des  privations ,  des  combats  ,  des  mutilations  ,  des  clôtu- 
jî  res  :  vous  ne  favez  lui  faire  un  devoir  que  de  ce  qui  peut 
«  l'affliger  &  le  contraindre.  Vous  lui  faites  haïr  la  vie  & 
3>  les  moyens  de  la  confervcr  :  vos  femmes  font  fans  hom- 
»  mes  ,  vos  terres  font  fans  culture  ;  vous  mangez  les  ani- 
M  maux  ôc  vous  maffacrez  les  humains  ;  vous  aimez  le  fâng , 
13  les  meurtres  ;  tous  vos  établiflemens  choquent  la  nature  , 
»  avililTent  l'efpcce  humaine  ;  &c ,  fous  le  double  joug  du  def-- 
«  potifme  6i  du  fanatifme ,  vous  l'écrafez  de  fes  Rois  &c  de- 
»>  fes  Dieux. 

»  Pour  nous ,  nous  fommes  des  hommes  de  paix ,  nous 
>i  ne  faifons  ni  ne  voulons  aucun  mal  à  rien  de  ce  qui  ref- 
J3  pire  ,  non  pas  même  à  nos  Tyrans  :  nous  leur  cédons  fans 
>j  regret  le  fruit  de  nos  peines  ,  contens  de  leur  être  utiles 
J5  6c  de  remplir  nos  devoirs.  Nos  nombreux  beftiaux  cou- 
5!>  vrent  vos  pâturages  ;  les  arbres  plantés  par  nos  mains  vous 
>j  donnent  leurs  fruits  6c  leurs  ombres  ;  vos  terres  que  nous 
»  cultivons  vous  nourrirent  par  nos  foins  :  un  peuple  fîniplc 
»>  &c  doux  multiplie  fous  vos  outrages  ,  6c  tire  pour  vous  la 
j>  vie  &  l'abondance  du  fein  de  la  mère  commune  où  vous 
»»  ne  favez  rien  trouver.  Le  foleil  que  nous  prenons  à  témoin 
X)  de  nos  œuvres  éclaire  notre  patience  ôc  vos  injuftices  ;  il 
»  ne  fe  levé  point  fans  nous  trouver  occupés  à  bien  faire ,  ôc 
>>  en  fe  couchant  il  nous  ramené  au  fein  de  nos  familles  noua 
î;    préparer  à  de  nouveaux  travaux. 

L  i 


84  LETTRE 

«  Dieu  feul  fait  la  vérité.  Si  malgré  tout  cela  nous  nous 
j5  trompons  dans  notre  culte ,  il  eft  toujours  peu  croyable 
>j  que  nous  foyons  condamnés  à  Penfer  ,  nous  qui  ne  faifons 
jj  que  du  bien  fur  la  terre,  &  que  vous  foyez  les  élus  de  Dieu, 
«  vous  qui  n'y  faites  que  du  mal.  Quand  nous  ferions  dans 
j>  l'erreur ,  vous  devriez  la  refpeéler  pour  votre  avantage, 
»5  Notre  piété  vous  engraifTe  ,  &  la  vôtre  vous  confume  ;  nous 
J5  réparons  le  mal  que  vous  fait  une  Religion  deftrudive. 
jj  Croyez-moi ,  lailTez-nous  un  culte  qui  vous  eft  utile  ;  crai- 
jj  gnez  qu'un  jour  nous  n'adoptions  le  vôtre  :  c'eft  le  plus 
jj  grand  mal  qui  vous  puifle  arriver  ». 

J'ai  tâché ,  Monfeigneur  ,  de  vous  faire  entendre  dans  quel 
efprit  a  été  écrite  la  profeffion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard  , 
&  les  confidérations  qui  m'ont  porté  à  la  publier.  Je  vous 
demande  à  préfent  à  quel  égard  vous  pouvez  qualifier  fa  doc- 
trine de  blafphématoire  ,  d'impie  ,  d'abominable  ,  &  ce  qvx 
vous  y  trouvez  de  fcandaleux  &z  de  pernicieux  au  genre  hu- 
main ?  J'en  dis  autant  à  ceux  qui  m'accufent  d'avoir  dit  ce 
qu'il  faloit  taire  &c  d'avoir  voulu  troubler  l'ordre  public  ;  im- 
putation vague  èc  téméraire ,  avec  laquelle  ceux  qui  ont  le 
moins  réfléchi  fur  ce  qui  efl  utile  ou  nuifible ,  indifpofent  d'un 
mot  le  public  crédule  contre  un  Auteur  bien  intentionné. 
E{t-ce  apprendre  au  peuple  à  ne  rien  croire  que  le  rappcller 
à  la  véritable  foi  qu'il  oublie  ?  Eft -ce  troubler  l'ordre  que 
renvoyer  chacun  aux  loix  de  fon  pays  ?  Eit  -  ce  anéantir  fous 
les  cultes  que  borner  chaque  peuple  au  fien  ?  Eit  -  ce  ôter 
celui  qu'on  a ,  que  ne  vouloir  pas  qu'on  en  change  ?  Efl-ce 
ie  jouer  de  toute  Religion,  que  rcfpcdcr  toutes  les  Religions? 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T.  85 

Eiifin  eft-il  donc  fi  elTentiel  à  chacune  de  haïr  les  autres, 
que  ,  cette  haine  ôtée ,  tout  foit  ôté  ? 

Voilà  pourtant  ce  qu'on  perfuade  au  peuple  quand  on  veut 
lui  faire  prendre  fon  défenfeur  en  haine ,  ôc  qu'on  a  la  force 
en  main*  Maintenant,  hommes  cruels  ,  vos  décrets  ,  vos 
bûchers,  vos  mandemens ,  vos  journaux  le  troublent  &  l'abu- 
fent  fur  mon  compte.  Il  me  croit  un  monftre  fur  la  foi  de  vos 
clameurs  mais  vos  clameurs  cefferont  enfin  ;  mes  écrits  ref- 
teront  malgré  vous  pour  votre  honte.  Les  Chrétiens,  moins 
prévenus  y  chercheront  avec  furprife  les  horreurs  que  vous 
prétendez  y  trouver  ;  ils  n'y  verront ,  avec  la  m.orale  de  leur 
divin  maîrre ,  que  des  leçons  de  paix  ,  de  concorde  &  de 
charité.  Puiffenr-ils  y  apprendre  à  être  plus  jufles  que  leurs 
Pères  !  Puiffent  les  vertus  qu'ils  y  auront  prifes  me  venger  un 
jour  de  vos  malédictions  I 

A  l'égard  des  objedions  fur  les  fe(5les  particulières  dans  lef- 
quelles  l'univers  ei!  divifé ,  que  ne  puis-je  leur  donner  affez 
de  force  pour  rendre  chacun  moins  entêté  de  la  fienne  & 
moins  ennemi  des  autres  ;  pour  porter  chaque  homme  à 
l'indulgence  ,  à  la  douceur ,  par  cette  confidération  fi  frap- 
pante &  fi  naturelle  ;  que  ,  s'il  fût  né  dans  un  autre  pays  , 
dans  une  autre  fede ,  il  prendroit  infoilliblement  pour  l'erreur 
ce  qu'il  prend  pour  la  vérité  ,  &  pour  la  vérité  ce  qu'il  prend 
pour  l'erreur  !  Il  importe  tant  aux  hommes  de  tenir  moins 
aux  opinions  qui  les  divifc=nt  qu'à  celles  qui  les  uniffent  !  Et 
au  contraire  ,  négligeant  ce  qu'ils  ont  de  commun  ,  ils  s'achar- 
nent aux  fentimeus  particuliers  avec  une  efpece  de  rage  ;  ils 
ticniient  d'autant  plus  à  ces  fentimcns  qu'ils  femblcnt  moins 


86  LETTRE 

raironnables ,  &c  chacun  voudroic  fuppléer  à  force  de  confiance 
à  l'autorité  que  la  raifon  refuie  à  fon  parti.  Ainfi ,  d'accord 
au  fond  fur  tout  ce  qui  nous  intérelTe ,  ôc  dont  oh  ne  tient 
aucun  compte  ,  on  palTe  la  vie  à  difputer  ,  à  chicaner ,  à 
tourmenter  ,  à  perfécuter  ,  h.  fe  battre ,  pour  les  chofes  qu'on 
entend  le  moins ,  &  qu'il  elt  le  moins  nécelfaire  d'entendre.  On 
entalTe  en  vain  décifîons  fur  décilîons  ;  on  plâtre  en  vain  leurs 
contradidions  d'un  jiirgon  inintelligible  ;  on  trouve  chaque 
jour  de  nous'elles  queltions  à  réfoudre ,  chaque  jour  de  nou- 
veaux fujets  de  querelles  ;  parce  que  chaque  dodrine  a  des 
branches  infinies  ,  &c  que  chacun ,  entêté  de  fi  petite  idée  ,■ 
croit  eflentiel  ce  qui  ne  l'eft  point ,  ôc  néglige  l'effentiel  véri- 
table. Que  fi  on  leur  propofe  des  objedHions  qu'ils  ne  peu- 
vent réfoudre  ,  ce  qui ,  vu  l'échafaudage  de  leurs  doélrines  , 
devient  plus  facile  de  jour  en  jour,  ils  fe  dépitent  comme 
des  enfans  ,  &c  parce  qu'ils  font  plus  attachés  à  leur  parti  qu'à 
la  vérité ,  &c  qu'ils  ont  plus  d'orgueil  que  de  bonne  foi ,  c'elt 
fur  ce  qu'ils  peuvent  le  nioins  prouver  qu'ils  pardonnent  le 
moins  quelque  doute. 

Ma  propre  hifloire  caraflérife  mieux  qu'aucune  autre  le 
jugement  qu'on  doit  porter  des  Chrétiens  d'aujourd'hui  :  mais 
comme  elle  en  dit  trop  pour  être  crue  ,  peut  -  être  un  jour 
fera-t-elle  porter  un  jugement  tout  contraire  ;  un  jour  peut- 
être  ,  ce  qui  fait  aujourd'hui  l'opprobre  de  mes  contemporains 
fera  leur  gloire  ,  6c.  les  fimples  qui  liront  mon  Livre  diront 
avec  admiration  :  quels  tems  angéliques  ce  dévoient  être  que 
ceux  où  un  tel  livre  a  été  brûlé  comme  impie ,  &  fon  auteur 
pourfiùvi  comme  un  miilfaiteur  I  fans  doute  alors  tous  les 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T.  87 

Ecrits  refpiroient  la  dévotion  la  plus  fublime  ,  6c  la  terre  étoit 
couverte  de  faints  ! 

Mais  d'autres  Livres  demeureront.  On  {Iiura ,  par  exemple  , 
que  ce  même  fîecle  a  produit  un  panégyrifte  de  la  Saint  Bar- 
thélemi ,  François  ,  ik  ,  comme  on  peut  bien  croire  ,  homme 
d'Eglife  ,  fans  que  ni  Parlement ,  ni  Prélat  ait  fongé  même 
à  lui  chercher  querelle.  Alors  ,  en  comparant  la  morale  des 
deux  Livres  6c  le  fort  des  deux  Auteurs ,  on  pourra  changer 
de  langage  ,  ôc  tirer  une  autre  conclufion. 

Les  dovSrines  abominables  font  celles  qui  mènent  au  crime , 
au  meurtre  ,  &  qui  font  des  fanatiques.  Eh  !  qu'y  a  - 1  -  il  de 
plus  abominable  au  monde  que  de  mettre  l'injuftice  &  la 
violence  en  Syltême ,  &c  de  les  faire  découler  de  la  clémence 
de  Dieu  ?  Je  m'ablUendrai  d'entrer  ici  dans  un  parallèle  qui 
pourroit  vous  déplaire.  Convenez  feulement ,  Monfeigneur  , 
que  fi  la  France  eût  profefTé  la  Religion  du  Prêtre  Savoyard , 
cette  Religion  fi  fimple  &  fi  pure ,  qui  fait  craindre  Dieu  & 
aimer  les  hommes  ,  des  fleuves  de  fang  n'euffent  point  fi 
fouvent  inondé  les  champs  François  ;  ce  peuple  fi  doux  &  fi 
gai  n'eût  point  étonné  les  autres  de  fes  cruautés  dans  tant  de 
perfécutions  ôc  de  maflacres ,  depuis  l'Inquifition  de  Touloufe 
(  38  j,  jufqu'à  la  Saint  Barthélemi,  ôc  depuis  les  guerres  des 
Albigeois  jufqu'aux  Dragonades  ;  le  Confeiller  Anne  du  Bourg 

(58)  11  ell:  vrai    que   Dominique,  quelles  priflent  le  foin  d'extirper  cor- 

faint  Efpagnol,  y  eut  grande  part.  Le  porellement  &  par  le   glaive  matériel 

Saint ,  félon  un  écrivain  de  fon  ordre ,  les  hérétiques  qu'il  n'auroit  pu  vaincre 

eut  la  charité ,  prêchant  contre  les  Al-  avec  le  glaive  de  la  parole  de  Dieu, 

bigeois  ,    de   s'adjoindre    de   dévotes  Ob  caritatcm  ,  prxdicans  contra  Al- 

perfonnçs ,    zélées  pour  la   foi,  Icf-  bieii/is,inadjutoriumfuinJît(]uasdani 


28  LETTRE 

n'eût  poînt  été  pendu  pour  avoir  opine  à  la  douceur  envers 
les  Réformés  ;  les  habitans  de  Merindol  &  de  Cabrieres  n'euf^ 
fent  point  été  mis  à  mort  par  arrêt  du  Parlement  d'Aix ,  & 
fous  nos  yeux  l'innocent  Calas  torturé  par  les  bourreaux  n'eût 
point  péri  fur  la  roue.  Revenons  ,  à  préfent ,  Monfeigneur  , 
à  vos  cenfures  &c  aux  raifons  fur  lefquelles  vous  les  fondez. 

Ce  font  toujours  des  hommes,  dit  le  Vicaire,  qui  nous 
atteltent  la  parole  de  Dieu  ,  ëc  qui  nous  l'attelieat  en  des 
langues  qui  nous  font  inconnues.  Souvent ,  au  contraire  , 
nous  aurions  grand  befoin  que  Dieu  nous  atteftât  la  parole  des 
hommes  ;  il  efl  bien  fur,  au  moins,  qu'il  eût  pu  nous  donner 
la  Tienne ,  fans  fe  fervir  d'organes  fi  fufpecls.  Le  Vicaire  fe  plaint 
qu'il  faille  tant  de  témoignages  humains  pour  certifier  la  parole 
divine  :  que  d'hommes  ^  dit-il,  entre  Dieu  &  moi  (  39  j  / 

Vous  répondez.  Pour  que  cette  plainte  fut  fenféa ,  ALT.C.  F. , 
il  faudrait  pouvoir  conclure  que  la  Révélation  eft  faulfe  dès 
qu'elle  n'a  point  été  faite  à  chaque  homme  en  particulier  ;  il 
faudrait  pouvoir  dire  :  Dieu  ne  peut  exiger  de  moi  que  je. 
croye  ce  qu'ion  ni'affure  qu'il  a  dit ,  dh  que  ce  n'ejl  pas  direc- 
tement à  moi  qu'il  a  adrcffé  fa  parole  (  40  ). 

Et  tout  au  contraire  ,  cette  plainte  n'eft  fenfée  qu'en  admet- 
tant la  vérité  de  la  Révélation.  Car  fi  vous  la  fuppofez  fauiïe , 

devotas  pcrfonas  ,  zelantcs  pro  fidc  ,  un  prix  bien  dilFcrcnt.    L'une  fait  tlc- 

qiix  corporalitcr  illos  Haicticos gladio  crécer  &  l'autre  ciinonifer  ceux  qui  la 

materiuli  expugnarcnt ,  ijiios  ipfc  f^Ia-  proFellent. 

dio  vcrbi  Dci  amputarc  non  pq[jct.  (.  39  )  Emile,    Tome    II.   png    76. 

Antonin.   in  Chion.  P.  111.  tit.  2?.  c.  iVi-4^.  Tome  111.  p.  116. /"-8°.  &  i/Ma. 

14.  §.  3.   Cette  charité  ne  relTemble  (40)  Mandement,  §.  XV. 
tjucres  à  celle  du  Vicaire  ;aulii  a-t-elle 

quelle 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  0  N  T.  f^ 

quelle  plainte  avez  -  vous  à  faire  du  moyen  dont  Dieu  s'ell 
fervi ,  puifqu'il  ne  s'en  eft  fervi  d'aucun  ?  Vous  doit-il  compte 
des  tromperies  d'un  impofleur  ?  Quand  vous  vous  laifTez  duper, 
c'eft  votre  faute  &  non  pas  la  fienne.  Mais  lorfque  Dieu  , 
maître  du  choix  de  fes  moyens,  en  choifitpar  picférence  qui 
exigent  de  notre  part  tant  de  favoir  &  de  il  profondes  difcuf- 
Cons,  le  Vicaire  a-t-il  tort  de  dire  :  "  Voyons  toutefois  ; 
w  examinons  ,  comparons ,  vérifions.  O  fi  Dieu  eût  daigné 
>3  me  difpenfer  de  tout  ce  travail ,  l'en  aurois  -  je  fervi  de 
n  moins  bon  cœur?  (41  )  >j 

Monfeigneur  ,  votre  mineure  eft  admirable.  Il  faut  la  tranf^ 
crire  ici  toute  entière;  j'aime  à  rapporter  vos  propres  termes; 
c'eft  ma  plus  grande  méchanceté. 

Mais  TÏ'eJi-il  donc  pas  une  infinité  de  faits  ^  même  anté^ 
rieurs  à  celui  de  la  Révélation  Chrétienne  ,  dont  il  ferait 
abfurde  de  douter  ?  Par  quelle  autre  voie  que  celle  des  témoi- 
gnages humains  ,  F  Auteur  lui-même  a-t-il  donc  connu  cette 
Sparte ,  cette  Athènes ,  cette  Rome  dont  il  vante  fi  fouvent 
&  avec  tant  d'ajfurance  les  loix ,  les  mœurs  &  les  héros  ? 
Que  d'hommes  entre  lui  &  les  Hijîoriens  qui  ont  confervé  la 
mémoire  de  ces  événemens  ! 

Si  la  matière  étoit  moins  grave  &  que  j'eufTe  moins  de 
refped:  pour  vous,  cette  manière  de  raifonner  me  fourniroit 
peut-être  l'occafion  d'égayer  un  peu  mes  lecteurs  ;  mais  à  Dieu 
ne  plaife  que  j'oublie  le  ton  qui  convient  au  fujet  que  je  traite, 
ôc  à  l'homme  à  qui  je  parle.  Au  rifque  d'être  plat  dans  ma 
réponfe  ,  il  me  fufîit  de  montrer  que  vous  vous  trompez. 

(  41  )    Emile,  ubi  fup. 

Mélanges.    Tome  I.  M 


«ftff. 


LETTRE 


Confidérezdonc,  de  grâce,  qu'il  eft  tout-à-fait  dans  l'ordre 
que  des  faits  humains  foient  atteftés  par  des  témoignages 
humains.  Ils  ne  peuvent  l'être  par  nulle  autre  voie  ;  je  ne  puis 
iavoir  que  Sparte  &  Rome  ont  exifié  ,  que  parce  que  des 
Auteurs  contemporains  me  le  difent ,  &c  entre  moi  &  un  autre 
homme  qui  a  vécu  loin  de  moi ,  il  faut  néceflairement  des 
intermédiaires  ;  mais  pourquoi  en  faut-il  entre  Dieu  &.  moi , 
&  pourquoi  en  faut-il  de  li  éloignés  ,  qui  en  ont  befoin  de 
tant  d'autres  ?  Eft-  il  fimple  ,  eft  -il  naturel  que  Dieu  ait  éts 
chercher  Moyfe  pour  parler  à  Jean-Jaques  Rouffeau  ? 

D'ailleurs  nul  n'eft  obligé  fous  peine  de  damnation  de  croire 
que  Sparte  ait  exifté  ;  nul  pour  en  avoir  douté  ne  fera  dévoré 
des  flammes  éternelles.  Tout  fiit  dont  nous  ne  fommes  pas 
les  témoins ,  n'eft  établi  pour  nous  que  fur  des  preuves  mora- 
les ,  &c  toute  preuve  morale  eft  fufceptible  de  plus  &  de  moins. 
Croirai-je  que  la  juflice  divine  me  précipite  h  Jamais  dans 
l'enfer ,  uniquement  pour  n'avoir  pas  fu  marquer  bien  exadcr 
ment  le  point  où  une  telle  preuve  devient  invincible  ? 

S'il  y  a  dans  le  monde  une  hiftoire  atteftée,  c'eft  celle  àçs 
Wampirs.  Rien  n'y  manque;  procès  -  verbaux ,  certificats  de 
Notables,  de  Chirurgiens,  de  Curés, de  Magiftrats.  La  preuves 
juridique  eft  àçs  plus  complètes.  Avec  cela,  qui  eft -ce  qui; 
croit  aux  Wampirs  ?  Serons-nous  tous  damnés  pour  n'y  avoir 
pas  cru  ? 

Quelque  atteflés  que  foient,  au  gré  même  de  l'incrédule 
Cicéron,  plufieurs  des  prodiges  rapportés  par  Tite-Live,  je 
les  regarde  comme  autant  de  fables,  &c  furement  je  ne  fuis 
cas  le  feul.  Mon  expérience  confiance  6c  celle  de  tous  les- 


A    M.    DE    BEAUMONT.  .ji 

jhommes  eft  plus  forte  en  ceci  que  le  témoignage  de  quelques- 
uns.  Si  Sparte  &  Rome  ont  été  des  prodiges  elles-mêmes  , 
c'étoient  des  prodiges  dans  le  genre  moral;  &  comme  on 
s'abuferoit  en  Laponie  de  fixer  à  quatre  pieds  la  Itature  natu- 
relle de  l'homme ,  on  ne  s'abuferoit  pas  moins  parmi  nous  de 
fixer  la  mefure  des  âmes  humaines  fur  celle  des  gens  que  l'on 
voit  autour  de   foi. 

Vous  vous  fouviendr^z,  s'il  vous  plaît ,  que  je  continue  ici 
d'examiner  vos  raifonnemens  en  eux  -  mêmes ,  fans  foutenîr 
ceux  que  vous  attaquez.  Après  ce  mémoratif  néceffaire,  je 
me  permettrai  fur  votre  manière  d'argumenter  encore  unç- 
fuppofition. 

Un  habitant  de  la  rue  Saint-Jaques  vient  tenir  ce  difcours  à 
Monfi^ur  l'Archevêque  de  Paris.  "  Moafeigneur,  je  fais  que 
sj  vous  ne  croyez  ni  à  la  béatitude  de  Saint  Jean  de  Paris , 
»  ni  aux  miracles  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'opérer  en  public  fur  fa 
î>  tombe ,  à  la  vue  de  la  Ville  du  monde  la  plus  éclairée  & 
»>  la  plus  nonibreufe.  Mais  je  crois  devoir  vous  attelter  que 
•)i  je  viens  de  voir  reffufciter  le  Saint  en  perfonne  dans  le  lieu 
oj  où  fes  Gs  ont  été  dépofés  >3. 

L'homme  de  la  rue  Saint-Jaques  ajoute  à  cela  le  détail  de 
toutes  les  circonftances  qui  peuvent  frapper  le  fpe61:ateur  d'un 
pareil  fait.  Je  fuis  perfuadé  qu'à  l'ouïe  de  cette  nouvelle,  avant 
de  vous  expliquer  fur  la  foi  que  vous  y  ajoutez,  vous  commen- 
cerez par  interroger  celui  qui  l'attcltc ,  fur  fon  état  ,  Car  fes 
fentimens ,  fur  fon  ConfefTeur,  fur  d'autres  articles  femblables; 
&  lorfqu'à  fon  air  comme  à  fes  difcours  vous  aurez  compris 
que  c'eil  un  pauvre  ouvrier,  ôc  que ,  n'ayant  point  h.  vous 

M     2 


5,2  LETTRE 

montrer  de  billet  de  confeffion,  il  vous  confirmera  dans  l'opi- 
nion qu'il  efi  Janfénilte  ;  "  ah  ah  !  >»  lui  direz-vous  d'un  air 
railleur  ;  "  vous  êtes  convulfionnaire ,  &  vous  avez  vu  reiruf- 
»  citer  Saint  Paris  ?  Cela  n'eft  pas  fort  étonnant  ;  vous  avez 
jj  tant  vu  d'autres  merveilles  !  ?» 

Toujours  dans  ma  fuppofltion  ,  fans  doute  il  infîflera  :  il 
vous  dira  qu'il  n'a  point  vu  feul  le  miracle  ;  qu'il  avoit  deux 
ou  trois  perfonnes  avec  lui  qui  ont  vu  la  même  chofe ,  6c  que 
d'autres  à  qui  il  l'a  voulu  raconter  difent  l'avoir  aufïi  vu  eux- 
mêmes.  Là-deffus  vous  demanderez  fi  tous  ces  témoins  étoient 
Janfcniiies?  "  Oui,  Monfeigneur ,  jj  dira-t-il;  "  mais  n'im- 
»}  porte  ;  ils  font  en  nombre  fuiîîfant,  gens  de  bonnes  mœurs,, 
»  de  bon  fens,  &  non  récufables  ;  la  preuve  elt  complète,  & 
J5  rien  ne  manque  à  notre  déclaration  pour  conltater  la  vérité 
«  du  fait  >j. 

D'autres  Evêques  moins  charitables  enverroient  chercher 
un  Commifîlure  &  lui  confîgncroient  le  bon  homme  honoré 
de  la  vifion  glorieufe  ,  pour  en  aller  rendre  grâces  à  Dieu  aux 
petites  -  maifons.  Pour  vous  ,  Monfeigneur  ,  plus  humain  , 
mais  non  plus  crédule  ,  après  une  grave  réprimande  vous  vous 
contenterez  de  lui  dire  :  «  Je  fais  que  deux  ou  trois  témoins  , 
j3  lionnétes  gens  &  de  bon  fens  ,  peuvent  attelter  la  vie  ou  la 
»j  mort  d'un  homme  ;  mais  je  ne  f  lis  pas  encore  combien  il 
M  en  faut  pour  conllater  la  réfurreélion  d'un  Janfénifle.  En 
«  attendant  que  je  Tapprcnne ,  allez  ,  mon  enfant  ,  tâcher  de 
«  fortifier  votre  cerveau  creux.  Je  vous  difpcnfe  du  jeûne ,  &c 
«  voilîi  de  quoi  vous  faire  de  bon  bouillon  »>. 

C'clt  à-peu-prcSj  Monfeigneur,  ce  que  vous  diriez,  &  ce 


K    M.    DE    B  E  A  U  Ivî  O  N  T.  ^j 

igue  diroic  tout  autre  homme  fagc  à  votre  place.  D'où  je  ccn^ 
cluds  que ,  même  félon  vous  ,  &i  félon  tout  autre  homme  fage  » 
les  preuves  morales  fiimfmtes  pour  conftater  les  faits  qui  font 
dans  l'ordre  des  poffibilités  morales ,  ne  fuffifent  plus  pour 
conftater  des  faits  d'un  autre  ordre  ,  ôc  purement  furnaturels  : 
fur  quoi  je  vous  lailTe  juger  vous-même  de  la  julteffe  de  votre 
compara  ifon. 

Voici  pourtant  la  conclufion  triomphante  que  vous  en 
tirez  contre  m.oi.  Son  fcepticifme  ri'ejî  donc  ici  fondé  que  fur 
V intérêt  de  fon  incrédulité  (42  ).  Monfeigneur,  fi  jam.ais  elle 
me  procure  un  Evêché  de  cent  mille  Livres  de  rentes,  vous 
pourrez  parler  de  l'intérêt  de  mon  incrédulité. 

Continuons  maintenant  à  vous  tranfcrire,  en  prenant  feule- 
ment la  liberté  de  reftituer  au  befoin  les  pafTages  de  mon  Livre 
que  vous  tronquez. 

««  Qu'un  homme ,  ajoute-t-il  plus  loin ,  vienne  nous  tenir 
«  ce  langage  :  Mortels  ,  je  vous  annonce  les  volontés  du 
»>  Très  -  Haut  :  reconnoiffez  à  ma  voix  celui  qui  m'envoie. 
lï  J'ordonne  au  foleil  de  changer  fon  cours ,  aux  étoiles  de 
f»  former  un  autre  arrangement ,  aux  montagnes  de  s'appla- 
•>  nir ,  aux  flots  de  s'élever ,  à  la  terre  de  prendre  un  autre 
19  afpea  :  i  ces  merveilles  qui  ne  reconnoîtra  pas  à  l'inltant 
i>  le  maître  de  la  nature  ?  »  Qui  ne  croirait ,  M.  T.  C.  F. , 
çue  celui  gui  s'exprime  de  la  forte  ne  demande  qu'à  voir  des 
miracles  pour  être  Chrétien  ? 

Bien  plus  que  cela,  Monfeigneur;  puifque  je  n'ai  piis  même 
befoin  des  miracles  pour  être  Chrétien. 

(  42  j  Mandement ,  §.  XV. 


M  LETTRE 

Ecoute\  ^toutefois  ^  ce  qu'il  ajoute  :  "  Refre  enfin,  dit-il,' 
»  l'examen  le  plus  important  dans  la  doctrine  annoncée  ;  car 
»  puifque  ceux  qui  difenc  que  Dieu  fait  ici  -  bas  des  mira- 
«  clés  ,  prétendent  que  le  Diable  les  imite  quelquefois ,  avec 
j)  les  prodiges  les  mieux  confiâtes  nous  ne  fommes  pas  plus 
3s  avancés  qu'auparavant ,  &  puifque  les  magiciens  de  Pha- 
M  raon  ofoient,  enpréfence  de  Moyfe,  faire  les  mêmes  fîgnes 
«  ■qu'il  faifoit  par  l'ordre  exprès  de  Dieu ,  pourquoi  dans  fon 
«  abfence  n'euffent  -  ils  pas  ,  aux  mêmes  titres  ,  prétendu 
39  la  même  autorité  ?  Ainfi  donc  ,  après  avoir  prouvé  la 
«  doctrine  par  le  miracle  ,  il  faut  prouver  le  miracle  par 
jj  la  doctrine ,  de  peur  de  prendre  l'oeuvre  du  Démon  pour 
M  l'œuvre  de  Dieu  (  43  ).  Que  faire  en  pareil  cas  pour  évi- 
»  ter  le  dialele  ?  Une  feule  chofe  ;  revenir  au  raifonnement , 
ij  &  lailfer-lia  les  miracles.  Mieux  eût  valu  n'y  pas  recourir  >j. 

Cejî  dire  ;  qu'on  me  montre  des  miracles ,  &  je  croirai. 
Oui,  Monfeigneur,  c'eft  dire;  qu'on  me  montre  des  mira- 
cles &  je  croirai  aux  miracles.  Oejl  dire  qu'on  me  montre 
des  miracles  ,  ù  je  refuferai  encore  de  croire.  Oui ,  Mon- 
feigneur, c'eit  dire  ,  félon  le  précepte  même  de  Moyfe  (44); 
qu'on  me  montre  des  miracles  ,  &:  je  refuferai  encore  de 
croire  une  doitrine  abfurde  &:  déraifonnable  qu'on  voudroit 
étayer  par  eux.  Je  croirois  plutôt  à  la  magie  que  de  recon- 
noître  la  voix  de  Dieu  dans  des  leçons  contre  la  raifon. 

(4j)    Je  fuis  force   de  confondre  le   Livre  mcnie,  T.  II.  p.  79.  in-^*, 

ici  Ja  note  avec  le  texte,  à  l'imita-  T.   111.  p.   i-i.   in-^".  &  in-is, 
tion  de  I\l.  de  IJeaiimont.   Le  Lcdcur  144}   Deutcran.    C.  XIIL 

pourra  confuker  l'un  &  l'autre  dans 


A    M.    DE    B  E  A  D  M  O  N  T.  ^^f 

yâï  dit  que  c'étoit-là  du  bon  fens  le  plus  limple  ,•  qu'on 
n'obrcurciroit  qu'avec  des  difiinélions  tout  au  moins  rrès- 
fubtiles  :  c'elt  encore  une  de  mes  prédirions  ;  en  voici  l'ac- 
compliffemenr. 

Quand  une  doclrine  eft  reconnue  vraie  ,  divine  ,  fondée  fur 
une  révélation  certaine^ on  s' en  fert  pour  juger  des  miracles  , 
c'ejî-à-dire  ,  pour  rejetter  les  prétendus  prodiges  que  des  im~ 
pojleurs  voudroient  oppofer  à  cem  doclrine.  Quand  il  s''agit 
d^une  doclrine  nouvelle  qu'on  annonc2  comme  émanée  du  fein. 
de  Dieu  ,  les  miracles  font  produite  en  preuves  ;  c''ejl-à-dire , 
que  celui  qui  prend  la  qualité  d''envoyé  du  Très-Haut ,  ro/z- 
firme  fa  mijjion  ,  fa  prédication  par  des  miracles  qui  font  h 
témoignage  même  de  la  divinité.  Ainfi  la  doclrine  &  les 
miracles  font  des  argumens  refpeclifs  dont  on  fait  ufage  , 
félon  les  divers  points  de  vue  ou  Uon  fe  place  dans  Vétude  ù 
dans  V enfeignement  de  la  Religion.  Il  ne  fe  trouve  là  ,  ni 
abus  du  raifùnmment  ,  ni  fophifme  ridicule  ,  ni  cercle  ri- 
deux  C  45  j. 

Le  lecteur  en  jugera.  Pour  moi  je  n'ajourerai  pas  un 
feul  mor.  J'ai  quelquefois  répondu  ci-devant  avec  mes  pafla- 
ges  ;  mais  c'eft  avec  le  vôtre  que  je  veux  vous  répondre  ici. 

Ou  eft  donc ,  M.  T.  C.  F.  la  bonne  foi  pliilofophique  dont 
fff  pare  cet  écrivain  ? 

Monfcigneur  ,  je  ne  me  fuis  jamais  piqué  d'une  bonne  foi 
philofophique  ;  car  je    n'en   connois  pas  de   telle.    Je    n'oft 
même   plus    trop  parler   de  bonne    foi   Chrétienne  ,    depuis 
que  les  foi  -  difans  Chrétiens  de  nos  jours  trouvent  fi  maui- 
(45)  Mandement,  §.  XVI; 


9ff  LETTRE 

vais  qu'on  ne  fupprime  pas  les  objedions  qui  les  embar* 
ralTent.  Mais  pour  la  bonne  foi  pure  &  fimple  ,  je  de- 
mande laquelle  de  la  mienne  ou  de  la  vôrre  eft  la  plus  facile 
à  trouver  ici  ? 

Plus  j'avance  ,  plus  les  points  à  traiter  deviennent  intc- 
relTans.  Il  faut  donc  continuer  h  vous  tranfcrire.  Je  voudrois 
dans  des  difcuffions  de  cette  importance  ne  pas  omettre  un  de 
vos  mots. 

On  croiroit  qi^ après  Us  plus  grands  efforts  pour  décréditer 
les  témoignages  humains  gui  attejient  la  révélation  chrétienne  , 
le  même  Auteur  y  défère  cependant  de  la  manière  la  plus  pofi- 
tivs  ,  la  plus  fobmnelle. 

On  auroit  raifon ,  fans  doute ,  puifque  je  tiens  pour  révé- 
lée toute  doclirine  où  je  reconnois  Fefprit  de  Dieu.  Il  faut 
feulement  ôter  l'amphibologie  de  votre  phrafe  ;  car  ii  le  verbe 
relatif  y  défère  fe  rapporte  à  la  révélation  Chrétienne ,  vous 
avez  raifon  ;  mais  s'il  fe  rapporte  aux  témoignages  humains , 
vous  avez  tort.  Quoi  qu'il  en  foit  ,  je  prends  a6le  de  votre 
témoignage  contre  ceux  qui  ofent  dire  que  je  rejette  toute 
révélation  ;  comme  fi  c'étoit  rejetter  une  doélrine  que  de  la 
rcconnoîtrc  fujcttc  à  des  difficultés  infolubles  à  l'cfprit  humain  ; 
comme  11  c'étoit  la  rejetter  que  ne  pas  l'admettre  fur  le 
témoignage  des  Jiommes  ,  lorfqu'on  a  d'autres  preuves  équi- 
valentes ou  fupérieures  qui  difpenfcnt  de  celle-lh.  Il  eft  vrai 
que  vous  dites  conditionnellement  ,  on  croiroit  ;  mais  on 
iToiroit  fignifie  on  croit,  Icrfque  la  raifon  d'exception  pour 
ne  pas  croire  fe  réduit  à  rien  ,  comme  on  verra  ci-après  de 
la  vôtre.  Commençons  par  la  preuve  afiirmative, 

II 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  'ç-^ 

Il  faut  pour  vous  en  convaincre ,  M.  T.  C.  F.  &  en  même 
tems  pour  vous  édifier ,  mettre  fous  vos  yeux  cet  endroit  de 
fon  ouvrage.  "  J'avoue  que  la  majefté  des  Ecritures  m'étonne  ; 
»  la  fainteré  àe  l'Evangile  (46)  parle  à  mon  cœur.  Voyez 
»5  les  livres  des  philofophes ,  avec  toute  leur  pompe  ;  qu'ils 
jj  font  petits  près  de  celui-là!  Se  peut -il  qu'un  Livre  à  la 
5>  fois  fi  fublime  Zc  Ci  fimple  foit  l'ouvrage  des  hommes  ?  Se 
)5  peut-il  que  celui  dcnt-il  fait  l'hiftoire  ne  foit  qu'un  homme 
«  lui-même  }  Eft-ce-là  le  ton  d'un  enthoufiafie  ou  d'un  ambi- 
53  tieux  feélaire  ?  Quelle  douceur ,  quelle  pureté  .dans  fes 
>5  mceurs  !  Quelle  grâce  touchante  dans  fes  infiruilions  1 
>5  quelle  élévation  dans  fes  maximes  !  quelle  profonde  fagefle 
>j  dans  fes  difcours  !  quelle  préfence  d'efprit ,  quelle  finefle 
»?  &:  quelle  juRefTe  dans  fes  réponfes  !  quel  empire  fur  fes 
il  pafTions  !  Où  eft  l'homme ,  oîi  eft  le  fige  qui  fait  agir  , 
)3  foufTrir  6c  mourir  fans  foiblefTe  &  fans  oflenration  ^47)? 
>7  Quand  Platon  peine  Con  jufte  imaginaire  couvert  de  tout 
J5  l'opprobre  du  crime  ,  ôc  digne  de  tous  les  prix  de  la 
>3  vertu,  il  peint  trait  pour  trait  Jéfus-Chrifè  :  la  reffemblance 

(46)   La  ncgiipînc"  avec  laquelle  tiims,   les  lacunes   faites   par  M.   de 

M.   de  Picaumont  me   tranfcrit  lui  a  ricaumont;  non  qu'abfolument  celles 

fait  faire  ici   deux   cliangeiTien?  dans  qu'il  fait  ici  foient  infidieules,  comme 

une  ligne.   Il   a  n:is.    /a    nmjdlc    de  en  d'autres  endroits;  ma's  parce  que 

T Ecriture  ^u  Wcw  de,   la  mqjcjlc  des  le  défaut  de  fuite  i^  de  liaifon  atfoi- 

F.crltiires ;  &  il  a  mi?,  hifaintclcde  blit   le   paffage  quand  il  eft  tronqué; 

V Ecriture  au  lieu  de,  la  faintctv  de  &  aulTi  parce  que  mes   perfécuteurs 

T Evangile.   Ce  n'eft  pa^ ,  à  la  vérité,  fupprimant  avec  foin  tout  ce  que  j'ai 

me  faire  dire  des  hércfics  ;   mais  c'eft  dit  de  fi    bon  cœur  en  faveur  de  la 

me   faire  parler  bien   niaifement.  Religion  ,   il    eft   bon   de    le   rétablir 

f  47  )   Je  remplis ,    fclon    ma    cov-  à  mcfurc  que  l'occafion  s'en  trouve. 

Alélanges.     Tome  I.  N 


5?  LETTRE 

n  efè  11  frappante  que  tous  les  pères  l'ont  fentie ,  &  qu'il 
11  n'eit  pas  poffible  de  s'y  tromper.  Quels  préjugés  ,  quel 
»  aveuglement  ne  faut-il  point  avoir  pour  ofer  comparer  le 
n  fils  de  Sophronifque  au  fils  de  Marie  ?  Quelle  difèance  de 
3j  l'un  à  l'autre  !  Socrate  mourant  fans  douleur ,  fans  igno- 
jj  minie  ,  foutint  aifément  jufqu'au  bout  fon  perfonnage ,  &c 
»  fî  cette  facile  mort  n'eût  honoré  fa  vie  ,  ou  douteroit  fi 
M  Socrate ,  avec  tout  fon  efprir ,  fût  autre  chofe  qu'un  Sophifle. 
}3  II  inventa,  dit-on,  la  morale.  D'autres  avant  lui  l'avoient 
M  mife  en  pratique  ;  il  ne  fit  que  dire  ce  qu'ils  avoient  fait , 
»}  il  ne  fit  que  mettre  en  leçons  leurs  exemples.  Ariliide 
n  avoit  été  jufte  avant  que  Socrate  eût  dit  ce  que  c'étoit 
>j  que  juftice  ;  Léonidas  étoit  mort  pour  fon  pays  avant  que 
»  Socrate  eût  fait  un  devoir  d'aimer  la  patrie  ;  Sparte  étoit 
a  fobre  avant  que  Socrate  eût  loué  la  fobriété  :  avant  qu'il 
y»  eût  défirii  la  vertu ,  Sparte  abondoit  en  hommes  vertueux. 
n  Mais  où  Jéfus  avoit  -  il  pris  pr.rmi  les  Tiens  cette  morale 
»  élevée  6c  pure ,  dont  lui  feul  a  donné  les  leçons  &  l'exem- 
»  pie  ?  Du  fein  du  plus  furieux  fanatifme  la  plus  haute 
»  fagclTe  fe  fit  entendre,  ôc  la  fimplicité  des  plus  héroïques 
a  vertus  honora  le  plus  vil  de  tous  les  peuples.  La  mort  de 
ij  Socrare  philofophant  tranquillement  avec  fts  amis  eii  la 
«  plus  douce  qu'on  puifTe  dcfirer  ;  celle  de  Jéfus  expirant 
»  dans  les  tourmens  ,  injurié  ,  raillé  ,  maudit  de  tout  un 
>j  peuple  ,  eft  la  plus  horrible  qu'on  puiiTe  craindre.  Socrate 
»  prenant  la  coupe  empoifonné  bénit  celui  qui  la  lui  pré- 
»  fente  &  qui  pleure.  Jéfus ,  au  milieu  d'un  fupplice  affreux , 
w  prie   pour   fcs   bourreaux  acharnés.    Oui  ,   Ci  la  vie  &  la 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  9^ 

»  mort  de  Socrate  font  d'un  fage ,  la  vie  ôc  la  mort  de  Jcfus 
M  font  d'un  Dieu.  Dirons-nous  que  l'hiftoire  de  l'Evangile 
jj  elt  inventée  à  plaifir  ?  Non  ,  ce  n'eft  pas  ainfi  qu'on  in- 
jî  vente ,  &  les  faits  de  Socrate  dont  perfonne  ne  doute  font 
M  moins  atteltés  que  ceux  de  Jéfus  -  Chrift.  Au  fond  c'eft  • 
M  reculer  la  difficulté  fans  la  détruire.  Il  feroit  plus  incon- 
I)  cevable  que  pkifieurs  hommes  d'accord  euffent  fabriqué  ce 
»  livre  qu'il  ne  l'eR  qu'un  feul  en  ait  fourni  le  fujet.  Jamais 
>j  des  Auteurs  Juifs  n'eulTent  trouvé  ni  ce  ton  ni  cette  morale, 
»  &  l'Evangile  a  des  caractères  de  vérité  fi  grands ,  fi  frap- 
»  pans,  fi  parfaitement  inimitables  que  l'inventeur  en  feroic 
»j  plus  étonnant  que  le  Héros  (  48  ).  j» 

(49)  Il  feroit  difficile^  AI.  T.  C.  F,  de  rendre  un  plus  bel 
hommage  à  Pauthenticité  de  PEvangik.  Je  vous  fais  gré  , 
Monfeigneur ,  de  cet  aveu  ;  c'eft  une  injullice  que  vous  avez 
de  moins  que  les  autres.  Venons  maintenant  à  la  preuve  né- 
gative qui  vous  fait  dire  on  croirait ,  au  lieu  d'0-7  croit. 

Cependant  P Auteur  ne  la  croit  qu'en  confe'quence  des  témoi- 
gnages humains.  Vous  vous  trompez  ,  Monfeigneur  ;  je  la 
reconnois  en  eonféquence  de  l'Evangile  &  de  la  fublimité 
que  j'y  vois,  fans  qu'on  me  l'attefte.  Je  n'ai  pas  befoin  qu'on 
m'affirme  qu'il  y  a  un  Evangile  lorfque  je  le  riens.  Ce  font 
toujours  des  hommes  gui  lui  rapportent  ce  que  d'autres  hom- 
mes ont  rapporté.  Et  point  du  tout  ;  on  ne  me  rapporte  point 
que  l'Evangile  exilte  ;  je  le  vois  de  mes  propres  yeux  ,  & 
quand  tout  l'Univers  me  foutiendroit  qu'il   n'exifle  pas  ,  je 

(48)  Emile,  Tome  II.   p.   9S  ,  in-^'^.   T.  III.    p.    147.  &   fiiiv.    ;n-8°.   & 
in  - 1 2. 

C  49  )   Mandement ,  §.   XVII. 


^\h?  lettre 

faurois  trt;s-bien  que  tout  l'Univers  mcn: ,  ou  ù  trompe.  Oue 
d'hommes  entre  Dieu  &  lui  ?  Pas  un  féal.  L'Evangile  elè  la 
pièce   qui  décide  ,  &c   cette  pièce  elt   entre  mes  mains.  De 
quelque  manière  qu'elle  y  foit  venue  ,  6c  quelque  Auteur  qui  l'ait 
écrite  ,  j'y  reconnois  l'efprit  divin  :  cela  efè  immédiat  autant 
qu'il  peut  l'être  ;  il  n'y  a  point  d'hommes  entre  cette  preuve 
*&  moi  ;  &  dans  le  iens  oi!i  il  y  en  auroit ,  l'hiftorique  de 
ce  Saint  Livre  ,  de  fes  auteurs  ,  du  tems  où  il  a  été  com- 
pofé ,  &c.  rentre  dans  les  difcufîlons  de  critique  où  la  preuve 
morale  eft  admife.  Telle  eît  la  réponfe  du  Vicaire  Savoyard. 
Le  voilà   donc  bien  évidemment  en  contradiclion  avec  lui- 
même  ;  le  voilà  confondu  par  fes  propres  aveux.  Je  vous  laiiFe  jouir 
de  toute  ma  confufion.  Par  quel  étrange  aveuglement  a-t-îl 
donc  pu  ajouter  ?  "  Avec  tout  cela  ce  même  Evangile  eit 
u  plein  de  chofes  incroyables;  de  chofes  qui  répugnent  à  la 
»  raifon ,  &  qu'il  elt  impoffible  à  tout  homme  fenfé  de  con- 
j>  cevoir   ni   d'admettre.   Que   faire  au   milieu  de  toutes  ces 
«  contradictions  ?  Etre  toujours  modefte  &  circonfpeâ: ,  ref- 
j)  pcw^er  en  filence  (  50  )  ce  qu'on  ne  fauroit  ni  rejetter  ni 
M  comprendre  ,  &  s'humilier  devant  le  grand  Etre  qui  fcul 
jj  fait  la  vérité.  Voilà  le  fcepticifme  involontaire  où  Je   fuis 
jj  refté.  »  Mais  le  fcepticifme  ,  AL  T.   C.   f .   peut-il  donc 

(ço)  Pour  que   les  hommes   s'im-  public  avec  franchife  ,  avec  fermeté, 

pofcnt  ce  rclped  &  ce  filence  ,  il  faut  cil  un  droit  ooinmun  à  tous  les  honi- 

que  quelqu'un  leur  dife   une  fois  les  mes ,  &    même  un  devoir   en  toute 

xaifons  d'en  ufcr  ainli.  Celui  qui  con-  eliofe  Utile  :  mais  il  n'eft   gucres  pcr- 

noit  ces  raifuns  peut  les  dire,   mais  mis  à  un  puaiculier  d'en  cenlurer  pu- 

ceux    qui    ccnlutent    &    n'en    dilent  bliquement  un  autre  :  c'clt  s'attiibuer 

point  j  pourroient  fe  taire.    Parler  au  une  trop  t;randcfupérioritc  de  vertus, 


A    M.    DE    BEAU  M  O  N  T.  ici 

être  involontaire  ,  lorfqu'on  refufc  de  fc  Jbumettrc  à  la  doc- 
trine d'un  Livre  qui  ne  fauroit  être  inventé  par  les  hommes  ? 
Lorfque  ce  Livre  porte  des  caractères  de  vérité  fi  grands  ^  fi 
frappans  ,  fi  parfaitement  inimitables ,  que  Pinventeur  en  fie- 
rait plus  étonnant  que  le  Héros  ?  Oefi  bien  ici  qu^on  peut  dire 
que  V iniquité  a  menti  contre  elle-même,  Csi) 

Monfeigneur  ,  vous  me  taxez  d'iniquité  fans  fujet  ;  vous 
m'imputez  fouvent  des  menfonges  &  vous  n'en  montrez  au- 
cun. Je  m'impofe  avec  vous  une  maxime  contraire  ,  &  j'ai 
quelquefois  lieu  d'en  ufer. 

Le  fcepticifme  du  \^icaire  eft  involontaire  par  la  raifon 
même  qui  vous  fait  nier  qu'il  le  foit.  Sur  les  foibles  auto- 
rités qu'on  veut  donner  à  l'Evangile  il  le  rejetteroit  par  les 
raifons  déduites  auparavant ,  fi  l'efprit  divin  qui  brille  dans  la 
morale  &  dans  la  doftrine  de  ce  Livre  ne  lui  rendoit  toute 
la  force  qui  manque  au  témoignage  des  hommes  fur  un  tel 
point.  Il  admet  donc  ce  Livre  facré  avec  toutes  les  chofes 
admirables  qu'il  renferme  &  que  l'efprit  humain  peut  enten- 
dre ;  mais  quan:  aux  chofes  incroyables  qu'il'  y  trouve ,  kf- 
quelles  répugnent  à  fa  raifon  ,  <S'  qi^il  efl  impoffible  à  tout 
homme  fenfé  de   concevoir  ni  d'admettre  ,  il  les  refpecle  en 

de  talens ,  de  lumières.    Voilà  pour-  de  bienfcance   &   d'égards.    On  voit 

quoi  je  ne  n:e  fuis  jamais  inyérc  de  cuiiiment  ils   me  les   rendent.    11  me 

critiquer  ni  rc,;rimunder  perfonne.  J'ai  feinblc  que   tous  ces  Meilleurs  qui  fe 

dit  à  mon  fa-, le  des  vérités  dures,  mais  mettent   ii   ticremenc    en    avant    pour 

je  n'en  ai  dit  à  aucun  particulier ,    &  m'enfeigner   l'iiumilité  ,     trouvent  la 

s'il  m'eft  arrive  d'attaquer  &  nommer  leçon  meilleure  à  donner   qu'à  fuivre. 
quelques  livres,  je  n'ai  jamais  parlé  (  51  }  Mandement ^   §.  XVII. 

des  Auteurs  vivans  qu'avec  toute  Tortc 


lOi 


LETTRE 


Jîlencs  fans  ks  comprendre  ni  les  rejetter ,  &  s'humilie  devant 
le  grand  Etre  qui  féal  fait  la  vérité.  Tel  eft  fon  fcepticifoie  ; 
&  ce  fcepticifme  eil  bien  involontaire  ,  puifqu'il  eft  fondé  fur 
des  preuves  invincibles  de  part  &  d'autre  ,  qui  forcent  la  rai- 
fon  de  relter  en  fiifpens.  Ce  fcepticifme  elt  celui  de  tout 
Chrétien  raifonnable  &  de  bonne -foi  qui  ne  veut  favoir  des 
chofes  du  Ciel  que  celles  qu'il  peut  comprendre,  celles  qui 
importent  à  fa  conduite  ,  &  qui  rejette  avec  l' Apôtre  les  quef- 
lions  peu  fenfées  ,  qui  font  fans  injlruclion  ,  &  qui  n'engen- 
drent que  des  combats.  (52^ 

D'abord  vous  me  faites  rejetter  la  Révélation  pour  m'en 
tenir  à  h  Religion  naturelle  ,  6i  premièrement ,  je  n'ai  point 
rejette  la  Révélation.  Enfuite  vous  m'accufez  de  ne  pas  ad- 
mettre même  la  Religion  naturelle ,  ou  du  moins  de  rHen  pas 
reconnaître  la  nécejfité  ;  &C  votre  unique  preuve  eft  dans  le 
palTage  fuivant  que  vous  rapportez.  "  Si  je  me  trompe ,  c'eft 
«  de  bonne-foi.  Cela  fufïit  (53)  pour  que  mon  erreur  ne 
ij  me  foit  pas  imputée  à  crime  ;  quand  vous  vous  trompe- 
»}  riez  de  même  ,  il  y  auroit  peu  de  mal  à  cela.  »  Cefl-à- 
dire  ,  continuez-vous ,  que  félon  lui  il  fujjit  de  fe  perfuader 
gu''on  efi  en  poJJ'effion  de  la  vérité  ;  que  cette  perfuafwn  ,  fût- 
çlle  accompagnée  des  plus  monjîrueufes  erreurs  ,  ne  peut 
jamais  être  un  fujet  de  reproche  ;  qu^on  doit  toujours  regarder 
comme  un  homme  fage  &  religieux  ,  celui  qui ,  adoptant  les 
erreurs  mêmes  de  PAthcifme  ,  dira  quUl  eji  de  bonne  -foi. 
Or ,  1-Cefl-ce  pas-là  ouvrir  la  porte  à  toutes  les  fuperjîitions , 

(?2)    Timoth.   C.   II.  v.  2}.  4°. ,  T.  111.  p.    17.   in.?,o.  &  in- iz. 

{',})   Emile,  Tome  11.  p.  a.  in.       I\l.  de  Ik-aumont  a  mis;  Lc7a /'/cy/f^t. 


A    M.    DE    BEAU  M  O  N  1\  X03 

à  tous  les  fyjlémss  fanatiques ,  à  tous  les  délires  de  Vefprit 
humain?  (54) 

Pour  vous ,  Monfeigneur  ,  vous  ne  pourrez  pas  dire  ici 
comme  le  Vicaire  ;  fi  je  me  trompe  ,  c''efl  de  bonne-foi  :  car 
c'eft  bien  évidemment  à  deffein  qu'il  vous  plaît  de  prendre 
le  change  &  de  le  donner  à  vos  Ledeurs  ;  c'efl  ce  que  je 
m'engage  à  prouver  fans  réplique  ,  &  je  m'7  engage  ainii 
d'avance  ,  afin  que  vous  y  regardiez  de  plus  près. 

La  profefiîon  du  Vicaire  Savoyard  elt  compofée  de  deux 
parties.  La  première  ,  qui  eft  la  plus  grande ,  la  plus  impor- 
tante ,  la  plus  remplie  de  vérités  frappantes  &  neuves  elt 
deflinée  à  combattre  le  moderne  matéiialifme  ,  à  établir  l'exif- 
tence  de  Dieu  &c  la  Religion  naturelle  avec  toute  la  force 
dont  l'Auteur  eft  capable.  De  celle-là ,  ni  vous  ni  les  Prêtres 
n'en  parlez  point;  parce  qu'elle  vous  eft  fort  indifférente, 
ai.  qu'au  fond  la  caufe  de  Dieu  ne  vous  touche  gueres ,  pourvu 
que  celle  du  Clergé  foit  en  fureté. 

La  féconde,  beaucoup  plus  courte,  moins  régulière,  moins 
approfondie  ,  propofe  des  doutes  &  des  difficultés  fur  les 
révélations  en  général ,  donnant  pourtant  à  la  nôtre  fa  véri- 
table certitude  dans  la  pureté  ,  la  fainteté  de  fa  doclrine  ,  & 
dans  la  fublimité  toute  divine  de  celui  qui  en  fut  l'Auteur. 
L'objet  de  cette  féconde  partie  eft  de  rendre  chacun  plus 
réfervé  dans  fa  religion  h  taxer  les  autres  de  mauvaife  foi 
dans  la  leur,  &  de  montrer  que  les  preuves  de  chacune  ne 
font  pas  tellement  démonftratives  à  tous  les  yeux  qu'il  faille 
traiter  en  coupables  ceux  qui  n'y  voient  pas  la  même  clarté 

C^-4;  Mandcmmt,  §.  XVIII. 


104  LETTRE 

que  nou?.  Cette  féconde  partie  écrite  avec  toute  la  modeftie  ^ 
avec  tou:  le  refpecc  convenable  ,  eft  la  feule  qui  ait  attiré 
votre  attention  &  celle  des  Magiftrats.  Vous  n'avez  eu  que 
des  bûchers  ôc  des  injures  pour  réfuter  mes  raifonnemens. 
Vous  avez  vu  le  mal  dans  le  doute  de  ce  qui  efl  douteux  ; 
vous  n'avez  point  vu  le  bien  dans  la  preuve  de  ce  qui  eft  vrai. 

En  effet ,  cette  première  partie  ,  qui  contient  ce  qui  eft 
vraiment  eiïcntiel  à  la  Religion ,  eft  décifîve  &  dogmatique. 
L'Auteur  ne  balance  pas  ,  n'héfite  pas.  Sa  confcience  &  fa 
raifon  le  déterminent  d'une  manière  invincible.  Il  croit ,  il 
afîîrme  ,  il  eft  fortement  perfuadé. 

II  commence  l'autre  au  contraire  par  déclarer  que  Pexa- 
meri  qui  lui  rejîe  à  faire  efl  bien  différent  ;  qu'ail  rCy  voit 
qu'embarras  ,  myflere  ,  obfl:urité  ;  qu''il  n'y  porte  qiH incertitude. 
&  défiance  ;  qu^il  n^y  faut  donner  à  fes  difcours  que  Pauto- 
rite  de  la  raifon  ;  qu''il  ignore  lui-même  s'il  efl  dans  V erreur , 
6''  que  toutes  fes  affirmations  ne  font  ici  que  des  raifons  de 
douter  (55).  Il  propofe  donc  fes  objciflions ,  fes  difficultés, 
fes  doutes.  Il  propofe  aufîi  fes  grandes  &  fortes  raifons  de 
croire  ;  &  de  toute  cette  difcufîion  réfulte  la  certitude  des 
dogmes  efîentiels  &c  un  fcepticifme  refpeccueux  fur  les  autres. 
A  la  fin  de  cette  féconde  partie  il  infille  de  nouveau  fur  la 
circonfpeélion  ncceffaire  en  l'écoutant.  Si  f  étais  plus  fur  de 
moi  ,  paurois  ,  dit-il ,  pris  un  ton  dogmatique  &  décifif;  mais 
je  fuis  homme  ,  ignorant^  fujet  à  P erreur  :  que  pouvais -je 
faire  ?  Je  vous  ai  ouvert  mon  cœur  fans  réferve  ;  ce  que 
Je   tiens    pour  fur  ,  je  vous  Pai  donné  pour  tel  :  je  vous  ai 

(sO   Emile,   Tome  11.  p-  7°  '"-4''' »  T.  111.  p.  107.  ;V;-S^.  &  in-iz. 

donné 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  105 

donné  mes  doutes  pour  des  doutes ,  mes  opinions  pour  des 
opinions  ;  je  vous  ai  dit  mes  raifons  de  douter  &  de  croire. 
Maintenant  c'eft  à  vous  de  juger  (56). 

Xors  donc  que  dans  le  même  écrit  l'auteur  dit  :  Si  je  me 
trompe  ,  c'eft  de  bonne -foi  ;  cela  fuffit  pour  que  mon  erreur 
ne  me  fait  pas  imputée  à  crime  ;  je  demande  à  tout  leifleur 
qui  a  le  fens  commun  &  quelque  fincérité  ,  fl  c'eft  fur  la 
première  ou  fur  la  féconde  partie  que  peut  tomber  ce  foupçon 
d'être  dans  l'erreur  ;  fur  celle  où  l'auteur  affirme  ou  fur  celle 
où  il  balance?  Si  ce  foupçon  marque  la  crainte  de  croire  en 
Dieu  mal-à-propos ,  ou  celle  d'avoir  à  tort  des  doutes  fur  la 
Révélation  ?  Vous  avez  pris  le  premier  parti  contre  toute 
raifon ,  &  dans  le  feul  defir  de  me  rendre  criminel ,  je  vous 
défie  d'en  donner  aucun  autre  motif.  Monfeigneur ,  où  font, 
je  ne  dis  pas  l'équité ,  la  charité  Chrétienne ,  mais  le  bon 
fens  &;  l'humanité  ? 

Quand  vous  auriez  pu  vous  tromper  fur  l'objet  de  la  crainte 
du  Vicaire  ,  le  texte  feul  que  vous  rapportez  vous  eût  défa- 
bufé  malgré  vous.  Car  lorfqu'il  dit  :  Cela  fuffit  pour  que  mon 
erreur  ne  me  foit  pas  imputée  à  crime  ,  il  reconnoît  qu'une 
pareille  erreur  pourroit  être  un  crime ,  &  que  ce  crime  lui 
pourroit  être  imputé  ,  s'il  ne  procédoit  pas  de  bonne  -  foi  : 
Mais  quand  il  n'y  auroit  point  de  Dieu  ,  où  feroit  le  crime 
de  croire  qu'il  y  en  a  un  ?  Et  quand  ce  feroit  un  crime , 
qui  eft-ce  qui  le  pourroit  imputer?  La  crainte  d'être  dans  l'er- 
reur ne  peut  donc  ici  tomber  fur  la  Religion  naturelle  ,  & 
îe  difcours  du  Vicaire  feroit  un  vrai  galimathias  dans  le  fens 

(56)  Ibid.  Tome.  II.  p.   104  in-\°.,  T.  III.  p.   i^S-  in-i°.  Se  in-n. 

Mélanges.    Tome  I,  0 


io6  LETTRE 

que  vous  lui  prêtez.  Il  eft  donc  impoflîble  de  déduire  du 
paffage  que  vous  rapportez ,  que  je  n'admets  pas  la  Religion 
naturelle  ou  que  je  n'en  reconnais  pas  la  nécejjité\  il  eft 
encore  impofTible  d'en  déduire  qiCon  doive  toujours  ,  ce  font 
vos  ternies ,  regarder  comme  un  homme  fage  &  religieux  celui 
qui ,  adoptant  les  erreurs  de  VAtliéifme  ,  dira  qu'il  eft  de 
bonne-foi  ;  &  il  eft  même  impoflîble  que  vous  ayez  cru  cette 
déduction  légitime.  Si  cela  n'efl  pas  démontré ,  rien  ne  fau- 
roit  jamais  l'être ,  ou  il  faut  que  je  fois  un  infenfé. 

Pour  montrer  qu'on  ne  peut  s'autorifer  d'une  miffion  divine 
pour  débiter  des  abfurdités ,  le  Vicaire  met  aux  prifes  ua 
Infpiré ,  qu'il  vous  plaît  d'appeller  chrétien ,  &  un  raifonneur, 
qu'il  vous  plaît  d'appeller  incrédule,  &  il  les  fait  difputer 
chacun  dans  leur  langage ,  qu'il  défaprouve ,  &  qui  très-fure- 
ment  n'elt  ni  le  fien  ni  le  mien.  (  57  )  Là-delFus  vous  me 
taxez  ai  une  injigne  mauvaife-foi  y  (58)  &:  vous  prouvez  cela 
par  l'ineptie  des  difcours  du  premier.  Mais  fi  ces  difcours 
font  ineptes  ,  à  quoi  donc  le  reconnoiffez-vous  pour  Chré- 
tien? &  fi  le  raifonneur  ne  réfute  que  des  inepties,  quel 
droit  avez-vous  de  le  taxer  d'incrédulité  ?  S'enfuit  -  il  des 
inepties  que  débite  un  Infpiré  que  ce  foie  un  catholique , 
&  de  celles  que  réfute  un  raifonneur,  que  ce  foit  un  mé- 
créant ?  Vous  auriez  bien  pu ,  Monfeigneur ,  vous  difpenfer 
de  vous  reconnoître  à  un  langage  fi  plein  de  bile  &  de 
déraifon  ;  car  vous  n'aviez  pas  encore  donné  votre  Man- 
dement. 

'    (<;7)  Emile,  Tome  IT.  p.  8:-  t'!-4*. ,  T.  III.  p.  124  in-^".  &  in-i2. 
(58)  Mandement,  §.  XIX. 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  loj 

Si  la  raifon  &  la  Révélation  étaient  oppofées  Pune  à 
r autre ,  il  ejl  confiant ,  dites-vous  ,  que  Dieu  ferait  en  con- 
tradiction avec  lui-même,  f  59  )  Voilà  un  grand  aveu  que 
vous  nous  faites-là  :  car  il  eil;  fur  que  Dieu  ne  fe  contre- 
dit point,  l^ous  dites ,  ô  impies  ,  que  les  dogmes  que  nous 
regardons  comme  révélés  combattent  les  vérités  éternelles  : 
mais  il  ne  fuffit  pas  de  le  dire.  J'en  conviens  ;  tâchons  de 
faire  plus. 

Je  fuis  fur  que  vous  preffentez  d'avance  oii  j'en  vais  venir. 
On  voit  que  vous  paiTez  fur  cet  article  des  myfleres  comme 
fur  des  charbons  ardens  ;  vous  ofez  à  peine  y  pofer  le  pied. 
Vous  me  forcez  pourtant  à  vous  arrêter  un  moment  dans 
cette  fituation  douloureufe.  J'aurai  la  difcrétion  de  rendre  ce 
moment  le  plus  court  qu'il  fe  pourra. 

Vous  conviendrez  bien ,  je  penfe ,  qu'une  de  ces  vérités 
éternelles  qui  fervent  d'élémens  à  la  raifon  eft  que  la  par- 
tie elt  moindre  que  le  tout ,  &  c'eft  pour  avoir  affirmé  le 
contraire  que  l'Infpiré  vous  paroît  tenir  un  difcours  plein 
d'ineptie.  Or  félon  votre  dodrine  de  la  tranflubliantiation ,  lorf- 
que  Jéfus  fit  la  dernière  Cène  avec  fes  difciples  &  qu'ayant 
rompu  le  pain  il  donna  fon  corps  à  chacun  d'eux,  il  efl 
clair  qu'il  tint  fon  corps  entier  dans  fa  main  ,  &c ,  s'il  man- 
gea lui-même  du  pain  confacré ,  comme  il  put  le  faire ,  il 
mit  fa  tête  dans  fa  bouche. 

Voilà  donc  bien  clairement,  bien  prccifcment  la  partie 
plus  grande  que  le  tout,  &  le  contenant  moindre  que  le 
contenu.  Que  dites-vous  à  cela  ,  Monfeigneur  ?  Pour  moi , 

(59)  Ibicl  S.  XXI. 

O  » 


ic8  LETTRE 

je  ne  vois  que  M.  le  Chevalier  de  Caufans  qui  puifTe  vous 
tirer  d'affaire.  (  59  *  ) 

Je  fais  bien  que  vous  avez  encore  la  reffource  de  Saine 
Auguftin ,  mais  c'eft  la  même.  Après  avoir  entaffé  fur  la 
Trinité  force  difcours  inintelligibles,  il  convient  qu'ils  n'ont 
aucun  fens  ;  mais ,  dit  naïvement  ce  Père  de  TEglife ,  on 
s'exprime  ainfi ,  non  pour  dire  quelque  chofe ,  mais  pour  ne. 
pas  rejîer  muet.   (  60  ) 

Tout  bien  confidéré,  je  crois,  Monfeigneur,  que  le  parti 
le  plus  fur  que  vous  ayez  à  prendre  fur  cet  article  ôc  fur 
beaucoup  d'autres,  eft  celui  que  vous  avez  pris  avec  M.  de 
Montazet ,  &  par  la  même  raifon.  (  60  *  ) 

La  mauvaife  foi  de  V Auteur  d'Emile  li'efl  pas  moins  ré- 
voltante dans  le  langage  qu'il  fait  tenir  à  un  Catholique 
prétendu.  (  61)  "  Nos  Catholiques,  "  lui  fait -il  dire  ^ 
„  font  grand  bruit  de  l'autorité  de  l'Eglife  :  mais  que  ga- 
„  gnent-ils  à  cela ,  s'il  leur  faut  un  auffi  grand  appareil  de 
„  preuves  pour  cette  autorité  qu'aux  autres  fectes  pour  établir 
„  direiflement  leur  dodrine  ?  L'Eglife  décide  que  l'Eglife  a 
„  droit  de  décider.  Ne  voilà-t-il  pas  une  autorité  bien  prou- 
„  vée  ?  „  Oui  ne  croirait ,  M.  T.  C.  F,  à  entendre  cet 
impojleur ,  que  Pautorité  de   VEglife  iHeJl  prouvée   que  par 

{^f)*')  C'eft  un  Militaire  cntctc  d'une  de  Lyon  ,  écrivit  il  y  a  deox  ou  trois 

prétendue  découverte  de  la  quadrature  ans  à  M.  l'Archevêque  de  Paris ,  fur 

«lu  cercle  qu'il  eroit  avoir  faite.  une  difpute  de  Hiérarchie',   une  let- 

(  60  )  BiEliim  eji  tamen  nés  jkt-  trc  imprimée  belle    &  forte    de  rai- 

pjna,   non  ut  aliijuid  diceretiir  ,fcd  fotincment ,   laquelle  eft   reftée   fans 

ne  tacerettir.  Aug  de  Trinit.  L.  V.  c.  9.  réponfe. 

(60  *  )  M.  de  Montazet,  Archevc<iue  (61)  Mandement ,  §.  XXL 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  105^ 

fes  propres  décifions ,  &  qii'elle  procède  ainji  ;  je  décide  que 
je  fuis  infaillible  ;  donc  je  le  fuis  ?  imputation  calomnieufe , 
M.  T.  C.  F.  Voilà ,  Monfeigneur ,  ce  que  vous  aflbrez  :  il 
nous  refte  à  voir  vos  preuves.  En  attendant  oferiez  -  vous 
bien  affirmer  que  les  Théologiens  Catholiques  n'ont  jamais 
établi  l'autorité  de  l'Eglife  ,  par  l'autorité  de  l'Eglife ,  ut  in  fe 
virtualiter  reflexam  ?  S'ils  l'ont  fait ,  je  ne  les  charge  donc 
pas  d'une  imputation  calomnieufe. 

(  <5z  )  La  conjîitution  du  Chriflianifme ,  Vefprit  de  PEvari' 
gile  ,  les  erreurs  mêmes  &  la  foiùlejfe  de  Pefprit  humain 
tendent  à  démontrer  que  VEglife  établie  par  Jéfus-Chrijl  ejl 
une  Eglife  infaillible.  Monfeigneur  ,  vous  commencez  par 
nous  payer-là  de  mots  qui  ne  nous  donnent  pas  le  change. 
Les  difcours  vagues  ne  font  jamais  prem^e ,  ôc  toutes  ces 
chofes  qui  tendent  à  démontrer,  ne  démontrent  rien.  Allons 
donc  tout  d'un  coup  au  corps  de  la  démonflration  :  le  voici. 

Nous  affurons  que  comme  ce  divin  Légiflateur  a  toujours 
enfeigné  la  vérité ,  fon  Eglife  Penfeigne   auffi  toujours.  (63) 

Mais  qui  êtes-vous ,  vous  qui  nous  afTurez  cela  pour  toute 
preuve  ?  Ne  feriez  -  vous  point  l'Eglife  ou  fes  chefs  ?  A  vos 
manières  d'argumenter  vous  paroiiïez  compter  beaucoup  fur 
l'affiftance  du  Saint-Efprit.  Que  dites-vous  donc  ,  &  qu'a 
die  rimpofteur  ?  De  grâce ,  voyez  cela  vous-même  ;  car  je 
n'ai  pas  le  courage  d'aller  jufqu'au  bout. 

Je  dois  pourtant  remarquer  que  toute  la  force  de  Fobjeélion 
que  vous  attaquez  fi  bien ,  confifle  dans  cette  phrafe  que  vous 

(  62  )  Mandement ,   §.   XXI. 

(  6}  )  Ibid.  :  cet  endroit  mcrite  d'ctre  lu  dans  le  Mandement  mçjnv, 


tio 


LETTRE 


avez  eu  foin  de  fupprimer  à  la  fin  du  pafTige    dont  il  s'agk 
Sorte\  de  -là  vous  rcntre\  dans  toutes  nos  difcujjlons.  (64) 

En  effet ,  quel  eit  ici  le  raifonnement  du  Vicaire  ?  Pour 
choifîr  entre  les  Religions  diverfes ,  il  faut ,  dit-il ,  de  deux 
chofes  l'une  ;  ou  entendre  les  preuves  de  chaque  fecle  ôc  les 
comparer  ;  ou  s'en  rapporter  à  l'autorité  de  C2ux  qui  nous 
infiruifent.  Or  le  premier  moyen  fuppofe  des  connoiflances 
que  peu  d'hommes  font  en  état  d'acquérir ,  &  le  fécond  juf- 
tifie  la  croyance  de  chacun  dans  quelque  Religion  qu'il  naifle. 
Il  cite  en  exemple  la  Religion  catholique  oîi  l'on  donne  pour 
loi  l'autorité  de  l'Eglife,  &  il  établit  là-delFus  ce  fécond 
dilemme.  Ou  c'eit  l'Eglife  qui  s'attribue  à  elle-même .  cette 
autorité ,  &  qui  die  ;  je  décide  que  je  fuis  infaillible  ;  donc 
je  le  fuis  :  &;  alors  elle  tombe  dans  le  fophifme  appelle  cercle 
vicieux;  ou  elle  prouve  qu'elle  a  reçu  cette  autorité  de  Dieu, 
&  alors  il  lui  faut  un  aufli  grand  appareil  de  preuves  pour 
montrer  qu'en  effet  elle  a  reçu  cette  autorité ,  qu'aux  autres 
feéles  pour  établir  diredement  leur  doctrine  ;  il  n'y  a  donc 
rien  à  gagner  pour  la  facilité  de  l'inltrudion ,  &  le  peuple 
n'eii:  pas  plus  en  état  d'examiner  les  preuves  de  l'autorité  de 
l'Eglife  chez  les  Catholiques,  que  la  vérité  de  la  doélrinc 
chez  les  Proteftans.  Comment  donc  fe  déterminera-t-il  d'une 
manière  raifonnable  autrement  que  par  l'autorité  de  ceux  qui 
l'indruifent  ?  Mais  alors  le  Turc  fe  déterminera  de  mcme. 
En  quoi  le  Turc  eit-il  plus  coupable  que  nous  ?  Vo\\\x  , 
Monfcigneur  ,   le  raifonnement  auquel  vous    n'avez  pas  ré- 

(64)  Linilc,  Tome  II.  pag.  90  i/i-4''.    Tome  III.  pag.  ij^  ?i-8°.  & 

î/?-  17. 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  m 

pondu  ôc  auquel  je  doute  qu'on  puilTe  répondre.  (  6$  )  Votre 
franchife  Epifcopale  fe  tire  d'affaire  en  tronquant  le  pafîage 
de  l'Auteur  de  mauvaife  -  foi. 

Grâce  au  Ciel  j'ai  fini  cette  ennuyeufe  tâche.  J'ai  fuivi  pied- 
à-pied  vos  raifons  ,  vos  citations  ,  vos  cenfures  ,  &  j'ai  fait 
voir  qu'autant  de  fois  que  vous  avez  attaqué  mon  livre ,  au- 
tant de  fois  vous  avez  eu  tort.  Il  relte  le  feul  artick  du  Gou- 
vernement ,  dont  je  veux  bien  vous  faire  grâce  ;  très-fûr  que 
quand  celui  qui  gémit  fur  les  miferes  du  peuple  ,  &  qui  les 
éprouve ,  ell  accufé  par  vous  d'empoifonner  les  fources  de  la 
félicité  publique  ,  il  n'y  a  point  de  Leâeur  qui  ne  fente  ce 
que  vaut  un  pareil  difcours.  Si  le  Traité  du  Contrat  Social 
n'exiftoit  pas  ,  &  qu'il  falût  prouver  de  nouveau  les  grandes 
vérités  que  j'y  développe  ,  les  complimens  que  vous  faites  à 
mes  dépens  aux  PuilTances ,  feroient  un  des  faits  que  je  ci- 
terois  en  preuve ,  &  le  fort  de  l'Auteur  en  feroit  un  autre  en- 
core plus  frappant.  Il  ne  m_e  relie  plus  rien  à  dire  à  cet  égard  ; 
mon  feul  exemple  a  tout  dit ,  &  la  palîîon  de  l'intérêt  par- 

r<îç)  C'eft  ici  une  de  ces  obieftions  réciproquement  de  mille  fuppofitions 

terribles  auxquelles  ceux  qui  m'atta-  gratuites  qu'on   nofe   reçu  fer   quand 

quent  fe  gardent  bien  de  toucher.     11  on  n'a  rien   de  mieux  à  donner   foi- 

n'y  a  rien  de  fi  commode  que  de  ré-  même.  Telle  eft  ici  l'invention  de  je 

pondre  avec  des  injures  &  de  faintes  ne  fais  quelle  foi  infuie  qu'ils  obli- 

déclamations;  on  élude  aifément tout  gent  Dieu,    pour   les  tirer    d'affaire, 

ce  qui  embarraffe.  AufTi  faut-il  avouer  de    tranfmettre   du    père    à    l'enfant. 

qu'en  fe   chamaillant  entre   eux   les  Mais  ils  réfervent  ce  jargon  pour  dif. 

Théologiens   ont  bien  des  rclTources  puter  avec   les  Dofteurs  ;    s'ils    s'en 

qui  leur  manquent  vis-à-vis  des  igno-  fervoicnt  avec  nous  autres  profanes, 

tans,  &  auxquelles  il  faut  alors  fup-  ils  auroient  peur  qu'on  ne  fe  moquât 

pléer  comme  ils  peuvent.  Us  fe  payent  d'eux. 


m 


LETTRE 


dculier  ne  doit  point  fouiller  les  vérités  utiles.  C'eft  le  Dé-» 
cret  contre  ma  perfonne  ,  c'eft  mon  Livre  brûlé  par  le  bour- 
reau ,  que  je  tranfmets  à  la  poftérité  pour  pièces  juftificatives  : 
mes  fentimens  font  moins  bien  établis  par  mes  Ecrits  que 
par  mes  malheurs. 

Je  viens ,  Monfeigneur ,  de  difcuter  tout  ce  que  vous  allé- 
guez contre  m.on  Livre.  Je  n'ai  pas  lailTé  pafler  une  de  vos 
propofitions  fans  examen  ;  j'ai  fait  voir  que  vous  n'avez  rai- 
fon  dans  aucun  point ,  &c  je  n'ai  pas  peur  qu'on  réfute  mes 
preuves  ;  elles  font  au  -  delTus  de  toute  réplique  où  règne  le 
fens  commun. 

Cependant  quand  j'aurois  eu  tort  en  quelques  endroits  ,' 
quand  j'aurois  eu  toujours  tort ,  quelle  indulgence  ne  méri- 
toit  point  un  Livre  où  l'on  fent  par-tout ,  même  dans  les 
erreurs,  même  dans  le  mal  qui  peut  y  être  ,  le  fincere  amour 
du  bien  6c  le  zèle  de  la  vérité  ?  Un  Livre  où  l'Auteur ,  fi  peu 
affirmatif ,  fi  peu  décifîf,  avertit  fî  fouvent  fes  lecteurs  de  fe 
défier  de  fes  idées ,  de  pefer  fes  preuves ,  de  ne  leur  donner 
que  l'autorité  de  la  raifon  ?  Un  Livre  qui  ne  refpire  que  paix , 
douceur  ,  patience  ,  amour  de  l'ordre  ,  obéifTance  aux  Loix 
en  toute  chofe  ,  &  même  en  matière  de  Religion  ?  Un  Li- 
vre enfin  où  la  caufe  de  la  divinité  eft  fi  bien  défendue ,  l'uti- 
lité de  la  Religion  fî  bien  établie ,  où  les  mœurs  font  fi  ref^ 
perlées,  où  l'arme  du  ridicule  eft  fi  bien  ôtée  au  vice,  où  la 
méchanceté  eft  peinte  fi  peu  fenfée ,  &  la  vertu  fi  aimable  ? 
Eh  !  quand  il  n'y  auroit  pas  un  mot  de  vérité  dans  cet  ou- 
vrage ,  on  en  devroit  honorer  &  chérir  les  rêveries ,  comme 
Jes  chimères  les  plus  douces  qui  puilfenc  flatter  ôc  nourrir  le 

eœur 


A    M.    DE    BEAU  M  ON  T.  nj 

cœur  d'un  homme  de  bien.  Oui ,  je  ne  crains  point  de  le  dire  ; 
s'il  exiftoic  en  Europe  un  feul  gouvernement  vraiment  éclairé , 
un  gouvernement  dont  les  vues--  fuiïcnt  vraiment  utiles  &  fai- 
nes, il  eût  rendu  des  honneurs  publics  à  l'Auteur  d'Emile, 
il  lui  eût  élevé  des  ftatues.  Je  connoilTois  trop  les  hommes 
pour  attendre  d'eux  de  la  reconnoiffance  ;  je  ne  les  connoif- 
fois  pas  afTez  ,  je  l'avoue ,  pour  en  attendre  ce  qu'ils  ont  fait. 

Après  avoir  prouvé  que  vous  avez  mal  raifonné  dans  vos 
cenfures  ,  il  me  refle  à  prouver  que  vous  m'avez  calomnié 
dans  vos  injures  :  mais  puifque  vous  ne  m'injuriez  qu'en  vertu 
des  torts  que  vous  m'imputez  dans  mon  Livre ,  montrer  que 
mes  prétendus  torts  ne  font  que  les  vôtres,  n'eft-ce  pas  dire 
afTez  que  les  injures  qui  les  fuivent  ne  doivent  pas  être  pour 
moi.  Vous  chargez  mon  ouvrage  des  épithetes  les  plus  odieu- 
fes  ,  &;  moi  je  fuis  un  homme  abominable  ,  un  téméraire  , 
un  impie  ,  un  impofteur.  Charité  Chrétienne ,  que  vous  avez 
un  étrange  langage  dans  la  bouche  des  Miniftres  de  Jéfus- 
Chrift  ! 

Mais  vous  qui  m'ofez  reprocher  des  blafphémes ,  que  faites- 
vous  quand  vous  prenez  les  Apôtres  pour  complices  des  pro- 
pos offenfans  qu'il  vous  plaît  de  tenir  fur  mon  compte  ?  A 
vous  entendre  ,  on  croiroit  que  Saint  Paul  m'a  fait  l'honneur 
de  fonger  à  moi ,  èc  de  prédire  ma  venue  comme  celle  de 
l'Antechrifi  Et  comment  l'a-t-il  prédite ,  je  vous  prie  ?  Le 
voici.  C'eft  le  début  de  votre  Mandement. 

Saint  Paul  a  prédit ,  mes  très-chers  Frères  ,  qu'il  viendrait 
des  jours  périlleux  ou  il  y  aurait  des  gens  amateurs  d^eux- 
mémes  ,  fiers  ^fuperhes  ,  blafphémateurs  y  impies  ,  calomnia- 
Mélanges.     Tome  l.  P 


114  LETTRE 

teurs  ,  enflés  d'orgueil ,  amateurs  des  voluptés  plutôt  que  de 
Dieu  ;  des  hommes  dhin  efprit  corrompu  &  pervertis  dans 
la  foi.  (66) 

Je  ne  conrefte  aflurément  pas  que  cette  prédiétion  de  Saint 
Paul  ne  foit  très-bien  accomplie  ;  mais  s'il  eût  prédit ,  au  con- 
traire ,  qu'il  viendroit  un  tems  oia  l'on  ne  verroit  point  de  ces 
gens-là  ,  j'aurois  été  ,  je  l'avoue  ,  beaucoup  plus  frappé  de  la 
prédiilion  ,  &c  fur-tout  de  l'accomplifTemenr. 

D'après  une  prophétie  fi  bien  appliquée ,  vous  avez  la  bonté 
de  faire  de  moi  un  portrait  dans  lequel  la  gravité  Epifcopale 
s'égaye  à  di^s  antithefes,  &  oi!i  je  me  trouve  un  perfonnage 
fort  plaifant.  Cet  endroit  ,  Monfeigneur  ,  m'a  paru  le  plus 
joli  morceau  de  votre  Mandement.  On  ne  fauroit  faire  une 
farire  plus  agréable,  ni  diffamer  un  homme  avec  plus  d'efprir. 

Du  feia  de  Perreur ,  (  11  eft  vrai  que  j'ai  paffe  ma  jeuneiïe 
dans  votre  Eglife.  j  il  s^efl  élevé  (pas  fort  haut:)  un  homme 
plein  du  langage  de  la  philofophie  ,  (  comment  prendrois  -  je 
un  langage  que  je  n'entends  point  ?  )  fans  être  véritablement 
philofophe  :  (  Oh  1  d'accord  :  je  n'afpirai  jamais  à  ce  titre  , 
auquel  je  reconnois  n'avoir  aucun  droit  ;  èc  je  n'y  renonce 
aiïurément  pas  par  modeftie.  )  efprit  doué  d'une  multitude  de 
connoifj'ances.  (  J'ai  appris  à  ignorer  des  multitudes  de  chofcs 
que  je  croyois  favoir.  )  qui  ne  Vont  pas  éclairé  ,  (  elles 
m'ont  appris  à  ne  pas  penfer  l'être.  )  &  qui  ont  répandu  les 
ténèbres  dans  les  autres  efprif:  :  (  Les  ténèbres  de  l'ignorance 
valent  mieux  que  la  fiiuffe  lumière  de  l'erreur,  j  caractère  livré 
aux  paradoxes  d'opinions  &  de  conduite  ;  (  Y  a-t-il  beaucoup 

(  66  )  Miiiukiticnt  ,  Ç.  I. 


A    M.    D  E    B  E  A  U  M  O  N  T.  115 

à  perdre  à  ne  pas  agir  &c  penfer  comme  tout  le  monde  ?  ) 
alliant  la  /implicite  des  mceurs  avec  le  fajle  des psnfées  ;  (La 
{implicite  des  mœurs  élevé  l'ame  ;  quant  au  faite  de  mes 
penfées  ,  je  ne  fais  ce  que  c'eit.  )  le  \ele  des  maximes  anti- 
ques avec  la  fureur  d'établir  des  nouveautés  ;  (  Rien  de  plus 
nouveau  pour  nous  que  des  maximes  antiques  :  il  n'y  a  point 
à  cela  d'alliage  ,  6c  je  n'y  ai  point  mis  de  fureur.  )  Vobfcurité 
de  la  retraite  avec  le  defir  d''étre  connu  de  tout  le  monde  : 
(  Monfeigneur  ,  vous  voilà  comme  les  faifeurs  de  Romans  , 
qui  devinent  tout  ce  que  leur  Héros  a  dit  &  penfé  dans  fa 
chambre.  Si  c'eft  ce  delîr  qui  m'a  mis  la  plume  à  la  main  , 
expliquez  comment  il  m'elt  venu  fi  tard  ,  ou  pourquoi  j'ai 
tardé  il  long-tems  à  le  fatisfaire  ?  )  On  l'a  vu  invediver  con- 
tre les  fciences  qu'il  cultivoit  ;  (Cela  prouve  que  je  n'imite 
pas  vos  gens  de  Lettres ,  &  que  dans  mes  écrits  l'intérêt  de 
la  vérité  marche  avant  le  mien.  )  préconifer  Vexcelhnce  de  PE- 
vangile  ,  (  toujours  &  avec  le  plus  vrai  zèle.  )  dont  il  détruifoit 
les  dogmes  ;  (  Non  ,  mais  j'en  prêchois  la  charité  ,  bien  dé- 
truite par  les  Prêtres.  )  peindre  la  beauté  des  vertus  qu^il  étei- 
gnait dans  Pâme  de  fes  Lecteurs.  (Ames  honnêtes  ,  eft-il  vrai 
que  j'éteins  en  vous  l'amour  des  vertus  !  ) 

îl  s'eft  fait  le  Précepteur  du  genre  humain  pour  le  tromper^ 
le  Moniteur  public  pour  égarer  tout  le  monde  ,  Voracle  du 
fiecle  pour  achever  de  le  perdre.  (  Je  viens  d'examiner  com- 
ment vous  avez  prouvé  tout  cela.)  Dans  un  ouvrage  fur  P  iné- 
galité des  conditions  ,  (  Pourquoi  des  conditions  ?  ce  n'efi  là 
ni  mon  fujet  ni  mon  titre.  )  il  avoit  rabaijjé  Phomme  juf(]u\2u 
rang  des  bêtes  ;  f  Lequel  de  nous  deux  l'élevé  ou  l'abaiiïe  , 

P  i 


ii6  LETTRE 

dans  l'altwnative  d'être  bête  ou  méchant  ?  )  dans  une  autre 
production  plus  récente  il  avoit  infinué  le  poifon  de  la  volupté  : 
(  Eh  !  que  ne  puis-je  aux  horreurs  de  la  débauche  fubftituer 
le  charme  de  la  volupté  !  Mais  rafTurez-vous  ,  Monfeigneur  ; 
vos  Prêtres  font  à  l'épreuve  de  l'Héloïfe  ;  ils  ont  pour  pré- 
fervatif  l'Aloïfîa.  )  Dans  celui-ci  ,  //  s'empare  des  premiers 
morne ns  de  P homme  afin  d'' établir  V empire  de  P irréligion. 
(  Cette  imputation  a  déjà  été  examinée.  ) 

Voilà ,  Monfeigneur ,  comment  vous  me  traitez ,  &  bien 
plus  cruellement  encore  ;  moi  que  vous  ne  connoiffez  point , 
&  que  vous  ne  jugez  que  fur  des  ouï-dire.  Eft-ce  donc  là 
la  morale  de  cet  Evangile  dont  vous  vous  portez  pour  le 
défenfeur  ?  Accordons  que  vous  voulez  préferver  votre  trou- 
peau du  poifon  de  mon  livre  ;  pourquoi  des  perfonnalités 
contre  l'Auteur  ?  J'ignore  quel  effet  vous  attendez  d'une  con- 
duite fi  peu  chrétienne  ,  mais  je  fais  que  défendre  fa  reli- 
gion par  de  telles  armes  ,  c'eft  la  rendre  fort  fufpe^le  aux 
gens  de  bien. 

Cependant  c'eft  moi  que  vous  appeliez  téméraire.  Eh , 
comment  ai  -  je  mérité  ce  nom ,  en  ne  propofant  que  des 
doutes  ,  &  même  avec  tant  de  réferve  ;  en  n'avançant  que  des 
raifons  ,  &  même  avec  tant  de  refpe*^  ;  en  n'attaquant  per- 
fonne ,  en  ne  nonmiant  perfonne  ?  Et  vous  ,  Monfeigneur  » 
comment  ofez-vous  traiter  ainfi  celui  dont  vous  parlez  avec 
fi  peu  de  juftice  &  de  bicnféance ,  avec  fi  peu  d'égard ,  avec 
tant  de  légèreté  ? 

Vous  me  traitez  d'impie  ;  &  de  quelle  impiété  pouvez-vous 
m'accufer ,  moi  qui  jamais  n'ai  parlé  de  l'Etre  fuprême  que 


A    M.    DE    B  E  A  U  M  O  N  T,  117 

ï)bur  lui  rendre  la  gloire  qui  lui  eft  due ,  ni  du  prochain  que 
pour  porter  tout  le  monde  à  l'aimer  ?  Les  impies  font  ceux 
qui  profanent  indignement  la  caufe  de  Dieu  en  la  faifant  fervïr 
aux  pafHons  des  hommes.  Les  impies  font  ceux  qui ,  s'ofanc 
porter  pour  interprêtes  de  la  divinité  ,  pour   arbitres  entre 
elle  &  les  hommes  ,  exigent  pour  eux-mêmes  les  honneurs 
qui  lui  font  dus.  Les  impies  fonr  ceux  qui  s'arrogent  le  droit 
d'exercer  le  pouvoir  de  Dieu  fur  la  terre   &  veulent  ouvrir 
ôc  fermer  le   Ciel  à  leur  gré.  Les  impies  font  ceux  qui  font 
lire  des  libelles  dans  les  Eglifes ......  A  cette  idée  horrible 

tout  mon  fang  s'allume ,  &  des  larmes  d'indignation  coulent 
de  mes  yeux.  Prêtres  du  Dieu  de  paix  ,  vous  lui  rendrez 
compte  un  jour,  n'en  doutez  pas,  de  l'ufage  que  vous  ofez 
faire  de  fa  maifon. 

Vous  me  traitez  d'impofteur  !  &  pourquoi  ?  Dans  votre 
manière  de  penfer  ,  j'erre  ;  mais  où  eft  mon  impofture  ? 
Raifonner  &z  fe  tromper  ;  eft-ce  en  impofer  ?  Un  fbphifte 
même  qui  trompe  fans  fe  tromper  n'eft  pas  un  impofteur 
encore  ,  tant  qu'il  fe  borne  à  l'autorité  de  la  raifon ,  quoi- 
qu'il en  abufe.  Un  impofteur  veut  être  cru  fur  fa  parole ,  il 
veut  lui  -  même  faire  autorité.  Un  impofteur  eft  un  fourbe 
qui  veut  en  impofer  aux  autres  pour  fon  profit ,  &  où  eft , 
je  vous  prie ,  mon  profit  dans  cette  affaire  ?  Les  impofteurs 
font ,  félon  Ulpien ,  ceux  qui  font  des  preftiges ,  des  impré- 
cations ,  des  exorcifmes  :  or  aiïurément  je  n'ai  jamais  rien 
fait  de  tout  cela. 

Que  vous  difcourez  à  votre  aiiè  ,  vous  autres  hommes 
conftitués  en  dignité  I  Ne    reconnoilfant  de    droit   que  les 


ii8  L    E    T    T    R    E,   &c. 

vôtres  ,  ni  de  Loix  que  celles  que  vous  impofez ,  loin  de 
vous  faire  un  devoir  d'être  jufles ,  vous  ne  vous  croyez  pas 
même  obligés  d'être  humains.  Vous  accablez  fièrement  le 
foible  fans  répondre  de  vos  iniquités  à  perfonne  :  les  outrages 
ne  vous  coûtent  pas  plus  que  les  violences  ;  fur  les  moindres 
convenances  d'intérêt  ou  d'état  ,  vous  nous  balayez  devant 
vous  comme  la  pouiïiere.  Les  uns  décrètent  ôc  brident ,  les 
autres  diffament  ôc  déshonorent  fans  droit ,  fans  raifon ,  fans 
mépris ,  même  fans  colère ,  uniquement  parce  que  cela  les 
arrange  ,  &  que  l'infortuné  fe  trouve  fur  leur  chemin.  Quand 
vous  nous  infultez  impunément ,  il  ne  nous  eft  pas  même 
permis  de  nous  plaindre  ,  &  fi  nous  montrons  notre  inno- 
cence &c  vos  torts  ,  on  nous  accufe  encore  de  vous  manquer 
de  refpe^l. 

Mcnfeigneur  ,  vous  m'avez  infulté  publiquement  :  je  viens 
de  prouver  que  vous  m'avez  calomnié.  Si  vous  étiez  un  par- 
ticulier comme  moi ,  que  je  pulTe  vous  citer  devant  un  Tri- 
bunal équitable  ,  ôc  que  nous  y  comparufTions  tous  deux  , 
moi  avec  mon  Livre,  &  vous  avec  votre  Mandement  ,  vous 
y  feriez  certainement  déclaré  coupable  ,  &.  condamné  ii  me 
faire  une  réparation  aufîl  publique  que  l'offenfe  l'a  été.  Mais 
vous  tenez  un  rang  où  l'on  eft  difpenfé  d'être  jufle;  &c  je  ne 
fuis  rien.  Cependant ,  vous  qui  profefTez  l'Evangile  ,  vous 
Prélat  fiu't  pour  apprendre  aux  autres  leur  devoir,  voiis  favez 
le  vôtre  en  pareil  cas.  Pour  moi,  j'ai  fait  le  mien,  je  n'ai 
plus  rien  h  vous  dire,  Ôc  je  me  tais. 

Daignez  ,  Mcnfeigneur  ,  agréer  mon  profond  rcfpccb. 

A  Môiiers  le  1 8  J.    J.    R  O  U  S  S  E  A  U. 

Novembre  1761. 


LETTRES 

É C  RIT  E  S 

DE    LA    MONTAGNE,    - 

Par 

JEAN-JAQUES    ROUSSEAU.  " 


Mélanges,  Tome    I,  p   . 


LETTRES 


ECRITES 


DE  LA  MONTAGNE. 

PJR    J.  J.  ROUSSEAU. 


G  E  N  E  T^E. 


M.      D  C  C.      L  X  X  X  I. 


AVERTISSEMENT, 


AVERTISSEMENT. 

'EST  revenir  tard,  je  le  fens,  fur  un  fujst  trop 
rebattu ,    &   déjà    prefque   oublié.   Mon    état ,   qui    ne 
me   permet    plus    aucun    travail    fuivi  ,    mon  averfion 
pour    le    genre    polémique  ,   ont  caufé   ma  lenteur    à 
écrire    &    ma  répugnance    à   publier.    J'aurois   même 
tout  -  à  -  fait  fupprimé  ces  Lettres ,  ou  plutôt  je  ne  les 
aurois    point  écrites  ,    s'il   n'eût   été    queftion    que   de 
moi  :  mais  ma  Patrie  ne  m'eft  pas  tellement  devenue 
étrangère,  que  je  puilTe  voir  tranquillement  opprimer 
'  fes  Citoyens ,  fur  -  tout  lorfqu'ils  n'ont  compromis  leurs 
droits  qu'en  défendant  ma  Caufe.  Je  ferois  le  dernier 
des  hommes ,   fi ,    dans  une   telle   occafion ,   j'écoutois 
un  fentiment   qui   n'eft  plus  ni  douceur   ni  patience , 
mais  foiblelfe  &  lâcheté ,  dans  celui  qu'il  empêche  de 
rempKr  fon  devoir. 

Rien  de  moins  important  poitr  le  Public,  j'en  con- 
viens, que  la  matière  de  ces  Lettres.    La  conftitutioii 
d'une  petite  République ,  le  fort  d'un  petit  Particulier ,' 
l'expofé  de  quelques  injufliccs  ,  la  réfutation  de  quel- 
ques fophifmes;  tout   cela  n'a  rien  en  foi  d'alfez  con- 
fidérablc  pour  mériter  beaucoup  de  Lecteurs  :  mais  li 
mes  fujets  font  petits,  mes  objets  font  grands,  &  di- 
gnes de  rattent;on  de  tout  honnête  -  homme.   Laififons 
Aiéluiigcs.    lomc  1.  Q 


I2S  AVERTISSEMENT. 

Genève  à  Hi  place  ,  &  RouITeau  dans  fa  dépreffion  ; 
mais  la  Religion ,  mais  la  liberté  ,  la  juftice  !  voilà  ,  qui 
que  vous  foyez  ,  ce  qui  n'eft  pas  au-deiTous   de  vous. 

QiT'on  ne  cherche  pas  même  ici  dans  le  llyle  le 
dédommagement  de  l'aridité  de  la  matière.  Ceux  que 
quelques  traits  heureux  de  ma  plume  ont  fi  fort  irri- 
tés ,  trouveront  de  quoi  s'appaifer  dans  ces  Lettres. 
L'honneur  de  défendre  un  opprimé ,  eût  enflammé  mon 
cœur  fi  j'avois  parlé  pour  un  autre.  Réduit  au  trifte 
emploi  de  me  défendre  moi  -  même ,  j'ai  dû  me  borner 
à  raifonner  ;  m'échaufFer  eût  été  m'avilir.  J'aurai  donc 
trouvé  grâce  en  ce  point  devant  ceux  qui  s'imaginent 
qu'il  eft  eflentiel  à  la  A^érité  d'être  dite  froidement  ; 
opinion  que  pourtant  j'ai  peine  à  comprendre.  Lorf- 
qu'une  vive  perfuafion  nous  anime  ,  le  moyen  d'em- 
ployer un  langage  glacé  !  Quand  Archimede ,  tout  tranf- 
porté ,  couroit  nud  tians  les  rues  de  Syracufe ,  en  avoit- 
il  moins  trouvé  la  vérité  parce  qu'il  fe  paflionnoit  pour 
elle?  Tout  au  contraire  ,  celui  qui  la  fcnt  ne  peut  s'abf- 
tenir  de  l'adorer  ;  celui  (]ui  demeure  froid  ne  l'a  pas  vue. 

Qiioi  qu'il  en  foit ,  je  prie  les  Lcdcurs  de  vouloir 
bien  mettre  à  part  mon  beau  ftyle ,  &  d'examiner  feu- 
lement fi  je  raifonne  bien  ou  mal  ;  car  enfin  ,  de  cela 
feul  (lu'un  Auteur  s'exprime  en  bons  termes ,  je  ne  vois 
pas  comment  il  peut  s'enfuivrc  que  cet  Auteur  ne  fiife 
ce  qu'il  dit.. 


LETTRES 

ECRITES 

DE    LA  MONTAGNE. 


^S»B= 


=»♦ 


PREMIERE    LETTRE. 


X\  O  N  ,  Monfîeur ,  je  ne  vous  blâme  point  de  ne  vous  être 
pas  joint  aux  Repréfentans  pour  foutenir  ma  caufe.  Loia 
d'avoir  approuvé  moi-même  cette  démarche  ,  je  m'y  fuis 
oppofé  de  tout  mon  pouvoir ,  &c  mes  parens  s'en  font  retirés 
à  ma  follicitation.  L'on  s'eft  tu  quand  il  faloit  parler  ;  on  a 
parlé  quand  il  ne  reltoit  qu'à  fe  taire.  Je  prévis  l'inutilité  des 
repréfentations,  j'en  prefTentis  les  conféquences  :  je  jugeai  que 
leurs  fuites  inévitables  troubleroient  le  repos  public  ,  ou  chan- 
geroient  la  conIHrution  de  l'Etat.  L'événement  a  trop  julHfié 
mes  craintes.  Vous  voilà  réduits  à  l'alternative  qui  m'effrayoit. 
La  crife  où  vous  êtes  exige  une  autre  délibération  dont  je  ne 
fuis  plus  l'objet.  Sur  ce  qui  a  été  fait ,  vous  demandez  ce  que 
vous  devez  faire  :  vous  confidérez  que  l'effet  de  ces  démar- 
ches ,  étant  relatif  au  corps  de  la  Bourgeoifîe ,  ne  retombera 
pas  moins  fur  ceux  qui  s'en  font  abftenus  q.ie  fur  ceux  qui  les 
ont  faites.  Ainfi ,  quels  qu'aient  été  d'abord  les  divers  avis, 
l'intérêt  commun  doit  ici  tout  réunir.  Vos  droits  réclamés  & 

Q  ' 


124  LETTRES    ECRITES 

attaqués  ne  peuvent  plus  demeurer  en  doute  ;  il  faut  qu'ils  foient 
reconnus  ou  anéantis,  &  c'efè  leur  évidence  qui  les  met  en 
péril.  Il  ne  faloit  pas  approcher  le  flambeau  durant  l'orage  ; 
mais  aujourd'hui  le  feu  eft  à  la  maifon. 

Quoiqu'il  ne  s'agifle  plus  de  mes  intérêts ,  mon  honneur  me 
rend  toujours  partie  dans  cette  affaire  ;  vous  le  favez ,  &  vous 
me  confukez  toutefois  comme  un  homme  neutre  ;  vous  fup- 
pofez  que  le  préjugé  ne  m'aveuglera  point,  &c  que  la  paffion 
ne  me  rendra  point  injurte  :  je  l'efpere  auffi  ;  mais  dans  des 
circonftances  fi  délicates ,  qui  peut  répondre  de  foi  ?  Je  fens 
qu'il  m'eft  impoflible  de  m'oublier  dans  une  querelle  dont  je 
fuis  le  fujet ,  &  qui  a  mes  malheurs  pour  première  caufe. 
Que  ferai-je  donc,  Monfieur,  pour  répondre  à  votre  confiance 
ôc  juièifier  votre  eftime  autant  qu'il  elt  en  moi  ?  Le  voici.  Dans 
la  Julie  défiance  de  moi-môme  ,  je  vous  dirai  moins  mon  avis 
que  mes  raifons  :  vous  les  peferez  ,  vous  comparerez  ,  &  vous 
choifîrez.  Faites  plus  ;  défiez  -  vous  toujours  ,  non  de  mes 
intentions  ,  Dieu  le  fait ,  elles  font  pures ,  mais  de  mon  juge- 
ment. L'iiomme  le  plus  jufte  ,  quand  il  eft  ulcéré  ,  voit  rare- 
ment les  cliofcs  comme  elles  font.  Je  ne  veux  furement  pas 
vous  tromper,  mais  je  puis  me  tromper;  je  le  pourrois  en 
toute  autre  chofe ,  &c  cela  doit  arriver  ici  plus  probablement. 
Tenez-vous  donc  fur  vos  gardes ,  ôc  quand  je  n'aurai  pas  dix 
fois  raifon ,  ne  me  l'accordez  pas  une. 

Voili,  Monfieur,  la  précaution  que  vous  devez  prendre; 
&  voici  celle  que  je  veux  prendre  h  mon  tour.  Je  commencerai 
par  vous  parler  de  moi,  de  mes  griefs,  des  durs  procédés  de 
vos  Magiftrats  ;  quand  cela  fera  fait ,  Ôc  que  j'aurai  bien  foulage 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  s^^ 

mon  cœur,  je  m'oublierai  n.oi  -  même;  je  vous  parlerai  de 
vous,  de  votre  fituation,  c'ell-à-dire,  delà  République;  Ôc 
je  ne  crois  pas  trop  préfumer  de  moi,  fi  j'efpere,  au  moyen 
de  cet  arrangement ,  traiter  avec  équité  la  queftion  que  vous 
me  faites. 

J'ai  été  outragé  d'une  manière  d'autant  plus  cruelle ,  que  je 
me  flattois  d'avoir  bien  mérité  de  la  Patrie.  Si  ma  conduite 
eût  eu  befoin  de  grâce ,  je  pouvois  raifonnablement  efpérer  de 
l'obtenir.  Cependant ,  avec  un  empreiTement  fans  exemple  , 
fans  avertilTement ,  fans  citation  ,  fans  examen  ,  on  s'efè  hâté 
de  flétrir  mes  livres  :  on  a  fait  plus  ;  fans  égard  pour  mes  mal- 
heurs ,  pour  mes  maux ,  pour  mon  état ,  on  a  décrété  ma  per- 
fonne  avec  la  même  précipitation,  l'on  ne  m'a  pas  même 
épargné  les  termes  qu'on  emploie  pour  les  malfaiteurs.  Ces 
Meflieurs  n'ont  pas  été  induîgens  ;  ont-ils  du  moins  été  jufles? 
C'eft  ce  que  je  veux  rechercher  avec  vous.  Ne  vous  effrayez 
pas,  je  voiK  prie,  de  l'étendue  que  je  fuis  forcé  de  donner  à 
ces  Lettres.  Dans  la  multitude  de  qucfHons  qui  fe  préfentent, 
je  voudrois  être  fobre  en  paroles  :  mais ,  Monfîeur ,  quoiqu'on 
pullfc  faire ,  il  en  faut  pour  raifonner. 

Rafiemblons  d'abord  les  m.otifs  qu'ils  ont  donnes  de  cette 
procédure ,  non  dans  le  réquifitoire ,  non  dans  l'arrêt ,  porté 
dans  le  fccret ,  &  refié  dans  les  ténèbres  ;  (  i  )  mais  dans  les 
réponfes  du  Confeil  aux  repréfcntations  des  Citoyens  &  Bour- 

(i)  Ma  famille  demanda ,  par  Re-  „  fente  Requête,  arrête  qu'il  n'y  a 
quête,  communication  de  cet  Arrct.  „ /''"  ([accorder  aux  Suppliants  les 
Voici  la  rcponfe.  „/nj  d'icellc.  » 

Du    2^    Juin    I7«2.  LULLIN. 

!«£n  Confeil  ordinaire,  vu  laiirc- 


iz5  LETTRES    ECRITES 

geois,  ot!  plutôt  dans  les  Lettres  écrites  de  la  Campagne: 
ouvrage  qui  leur  fert  de  manifelte,  ôc  dans  lequel  feul  ils 
daignent  raifonner  avec  vous. 

j>  Mes  Livres  font,  difent-iis,  impies,  fcandaleux,  témé- 
«  raires ,  pleins  de  blafphêmes  &  de  calomnies  contre  la 
»  Religion.  Sous  l'apparence  des  doutes ,  l'Auteur  y  a  ralTem- 
j>  blé  tout  ce  qui  peut  tendre  à  fapper ,  ébranler  ôc  détruire  les 
j>  principaux  fondemens  de  la  Religion  Chrétienne  révélée. 

>i  Ils  attaquent  tous  les  Gouvernemens. 

)j  Ces  Livres  font  d'autant  plus  dangereux  &  répréhenfîbles, 
>j  qu'ils  font  écrits  en  François ,  du  ftyle  le  plus  fédufteur , 
»>  qu'ils  paroifTent  fous  le  nom  &c  la  qualification  d'un  Citoyen 
jj  de  Genève  ,  &  que  ,  félon  l'intention  de  l'Auteur ,  l'Emile 
}}  doit  fervir  de  guide  aux  pères ,  aux  mères  ,  aux  précepteurs. 

»  En  jugeant  ces  Livres  ,  il  n'a  pas  été  pofllble  au  Confeil 
»>  de  ne  jetter  aucun  regard  fur  celui  qui  en  étoit  préfumé 
«  l'Auteur.  » 

Au  relte  ,  le  Décret  porté  contre  moi  n'eft ,  continuent- 
ils  ,  "  ni  un  jugement  ,  ni  une  fentence ,  mais  un  fimple 
3«  appointement  provifoire,  qui  laiflbit  dans  leur  entier  mes 
»  exceptions  &  défenfes ,  &  qui ,  dans  le  cas  prévu ,  fervoic 
J5  de  préparatoire  à  la  procédure  prefcrite  par  les  Edits  &  par 
j>  l'Ordonnance  Eccléfiaftique.  >» 

A  cela ,  les  Repréfentans ,  fans  entrer  dans  l'examen  de  la 
Doclrinc,  objectèrent  :  "  que  le  Confeil  avoit  jugé  fins  for- 
L'Arrêt  du  Parlement  de  Paris  fut  l'on  tient  cachés  de  pareils  Dccrct* 
imprimé  auUi-tot  que  rendu.  Imagi-  contre  l'honneur  &  la  liberté  des  Ci. 
nez  ce  que  c'elt  qu'un  Etat  libre,  où       toyens  ! 


DELAMONTAGNE.  1Z7 

»  malités   préliminaires;  que    l'Article   8S   de  l'Ordonnance 

n  Eccléfiaftique  avoit  été  violé  dans  ce  jugement  ;  que  la  pro- 

j>  cédure ,  faite  en  1562  contre  Jean  Morelli  à  forme  de  cet 

w  Article,  en   montroit  clairement  l'ufage ,  <Sc   doanoit,  par 

M  cet  exemple  ,  une  jurifprudence  qu'on  n'auroit  pas  dû  mé- 

7}  prifer  ;  que  cette  nouvelle  manière  de  procéder  étoit  même 

«  contraire  à  la  règle  du  Proit  naturel  admife  chez  tous  les 

ï»  Peuples,  laquelle  exige  que  nul  ne  foit  condamaié  lans  avoir 

»>  été  entendu  dans  fes   défenfes  ;    qu'on  ne  peut   flétrir  un 

>»  Ouvrage  ,  fans  flétrir  en  même-tems  l'x\uteur  dont  il  porte 

M  le  nom;  qu'on  ne  voit  pas  quelles  exceptions  ôc  défenfes  il 

jj  ref  te  à  un  homme  déclaré   impie ,   téméraire ,,  fcandaleux 

1}  dans  fes  Ecrits ,  &  après  la  fentence  rendue  ôc  exécutée 

j>  contre  ces  mêmes  Ecrits ,  puifque  les  chofes  n'étant  point 

JJ  fufceptibles  d'infomie  ,  celle  qui  réfulte  de  la   combufHon 

j»  d'un  Livre  par   la  main  du  bourreau ,    réjaillit  nécelTaire- 

j>  ment  fur  l'Auteur  :  d'où  il  fuit  qu'on  n'a  pu  enlever  à  un 

»)  Citoyen    le  bien  le   plus  précieux,    l'honneur;    qu'on  ne 

ï>  pouvoit  détruire  fa  réputation  ,  fon  état ,  fans  commencer 

»>  par  l'entendre  ;  que  les  Ouvrages  condamnés  6c  flétris  mé- 

jj  ritoient  du  moins  autant  de  fupport    ôc  de   tolérance  que 

J5  divers  autres  Ecrits  où  l'on  fait  de  cruelles   fatires  fur  la 

JJ    Religion ,  &c  qui  ont  été  répandus  &c  même  imprimés  dans 

)j  la  Ville;   qu'enfin,  par   rapport   aux  Gouvernemens,  il   a 

j>  toujours  été  permis  dans  Genève  de  raifonner  librement  fur 

JJ  cette  matière  générale,  qu'on  n'y  défend  aucun  Livre  qui 

jj  en  traite,   qu'on   n'y   flétrit   aucun   Auteur  pour  en  avoir 

»  traité,  quel  que  foie  Con  feutiment;  ôc  que,  loin  d'attaquer 


^i^  LETTRES    ECRITES 

»  le   Gouvernement  de  la  République  en  particulier  ,    je  ne 
i>  laiffe  échapper  aucune  occadon  d'en  faire  l'éloge,  j> 

A    ces    objeélions  il   fut  répliqué  de  la  part  du   Confeil  : 
««  Que  ce  n'eil  point  manquer  à  la  règle  qui  veut  que  nul  ne 
»  foit   condamné   fans  l'entendre  ,    que   de    condamner   un 
»  Livre  après  en  avoir  pris  ledure  ,  &  l'avoir  examiné  fuffi- 
»»  fanmient  ;  que  l'Article  88  des  Ordonnances  n'eft  applica- 
ij  ble  qu'à    un   homme    qui  dogmatife  ,    6c  non  à  un  Livre 
5j  delèruciif  de  la   Religion  Chrétienne  ;   qu'il  n'eft  pas  vrai 
«  que  la  fletnifure  d'un  Ouvrage  fe  communique  à  l'Auteur, 
j>  lequel   peut  n'avoir  été  qu'imprudent  ou  mal-adroit  ;  qu'à 
»  l'égard  des  Ouvrages  fcandaleux  ,  tolérés  ou  même  impri- 
»  mes  dans  Genève ,    il  n'e/t  pas  raifonnable    de   prétendre 
3j   que  ,  pour  avoir  diiïimulé  quelquefois  ,    un  Gouvernement 
n  foit  obligé  de  difllmuler  toujours;  que  d'ailleurs  les  Livres 
jj  où  l'on  ne  fait  que  tourner  en    ridicule   la  Religion  ,    ne 
sj   font  pas,  à  beaucoup  près  ,  auffi  puniffables  que  ceux  où, 
I)  fans  décour ,  on  l'attaque  par  le  raifonnement  ;  qu'enfin  ce 
»>  que  le  Coiifeil  doit  au  maintien  de  la  Religion  Chrétienne 
•SJ  dans  fa  pureté,  au  bien  public,  aux  1  oix  ,  <Sc  à  l'honneur 
»  du  Gouvernement,  lui  ayant  fait  porter  cette  fentence  ,  ne 
ï>  lui  permet  ni  de  la  changer  ni  de  l'aflbiblir  >?. 

Ce  ne  Cont  pas-lii  toutes  les  raifons ,  objecHons  &  rcponfès 
qui  ont  été  alléguées  de  part  6c  d'autre  ;  mais  ce  font  les 
principales,  &  elles  fufhfent  pour  établir,  par  rapport  à  moi^ 
la  queltion  de  fait  6c  de  droit. 

Cependant  comme  l'objet,  ainfi  préfcnté,  demeure  encore 
un  peu  vague  ,  je  vais  câvher  de  le  fixer  avec  plus  ue  pré- 
ci  fion , 


DELAMONTAGNE.  129 

ciflon  ,  de  peur  que  vous  n'étendiez  ma  défenfe  à  la  partie 
de  cet  objet  que  je  n'y  veux  pas  embraffer.  ~ 

Je  fuis  homme ,  &c  j'ai  fait  des  Livres  ;  j'ai  donc  fait  aufll  des 
erreurs.  (  2  )  J'en  apperçois  moi-même  en  affez  grand  nom- 
bre :  je  ne  doute  pas  que  d'autres  n'en  voient  beaucoup  davan- 
tage ,  &c  qu'il  n'y  en  ait  bien  plus  encore  que  ni  moi  ni  d'au- 
tres   ne  voyons  point.  Si  l'on  ne  dit  que  cela  ,  j'y  foufcris. 

Mais  quel  Auteur  n'eit  pas  dans  le  même  cas  ,  ou  s'ofe 
flatter  de  n'y  pas  être  ?  Là-deffus  donc  ,  point  de  difpute. 
Si  l'on  me  réfute  ,  ôc  qu'on  ait  raifon,  l'erreur  elt  corrigée, 
&  je  me  tais.  Si  l'on  me  réfute  ,  ôc  qu'on  ait  tort ,  je  me  tais 
encore  ;  dois -je  répondre  du  fait  d'autrui?  En  tout  état  de 
caufe,  après  avoir  entendu  les  deux  Parties ,  le  Public  eft  juge  , 
il  prononce  ,  le  Livre  triomphe  ou  tombe ,  ôc  le  procès  elt  fini. 

Les  erreurs  des  Auteurs  font  fouvent  fort  indifférentes  ; 
mais  il  en  eft  aulli  de  dommageables  ,  même  contre  l'in- 
tention de  celui  qui  les  commet.  On  peut  fe  tromper  au 
préjudice  du  Public  comme  au  fîen  propre;  on  peut  nuire 
innocemment.  Les  controverfes  fur  les  mat'eres  de  Jurifpru- 
dence  ,  de  Morale  ,  de  Religion  ,  tombent  fréquemment  dans 
ce  cas.  Néceiïairement  un  des  deux  difputans  fe  trompe  ,  ôc 
l'erreur  fur  ces  matières  important  toujours  ,  devient  faute  ; 
cependant  on  ne  la  punit  pas  quand  on  la  préfume  involon- 

(2)  Exceptons»  fi  l'on  veut,  les  dans  la  méthode?  Euclidc  dcmontre. 

Livres  de  Gconictrie  &  leurs  Auteurs.  &  parvient  à  fon  but  :  mais  qutl  che- 

Encore  s'il  n'y  a  point  d'erreurs  dans  min  prend-il  ?   combien  n'errc-t-il  pas 

les  propofitions  mêmes ,  qui  nous  af-  dans  fa  route  ?  la  fcience  a  beau  être 

furcra  qu'il  n'y  en  ait  point  dans  l'or-  infaillible  ,   l'homme  qui  la  cultive  fa 

drc    de    dédudion  ,   dans  le    choix  ,  trompe  fouvent. 

Mélanges.    Tome  \.  R 


130  LETTRES    ECRITES 

taire.  Un  homme  n'elt  pas  coupable  pour  nuire  en  voulant' 
fervir;  &  fi  l'on  pourfuivoic  criminellement  un  Auteur  pour 
des  fautes  d'ignorance  ou  d'inadvertance  ,  pour  de  mauvaifes 
maximes  qu'on  pourroit  tirer  de  fes  écrits  très-conféquem- 
ment ,  mais  contre  fon  gré  ,  quel  Ecrivain  pourroit  fe  mettre 
à  l'abri  des  pourfaites  ?  Il  faudroit  être  infpiré  du  Saint-Elprit 
pour  fe  faire  Auteur ,  &c  n'avoir  que  àQS  gens  infpirés  du 
Saint-Efprit  pour  juges. 

Si  l'on  ne  m'impute  que  de  pareilles  fautes ,  je  ne  m'en 
défends  pas  plus  que  des  fîmples  erreurs.  Je  ne  puis  affirmer 
n'en  avoir  point  commis  de  telles ,  parce  que  je  ne  fuis  pas 
un  Ange  ;  mais  ces  fautes ,  qu'on  prétend  trouver  dans  mes 
Ecrits ,  peuvent  fort  bien  n'y  pas  être ,  parce  que  ceux  qui 
les  y  trouvent  ne  font  pas  des  Anges  non  plus.  Hommes  & 
fujets  à  l'erreur  ainfi  que  moi,  fur  quoi  prétendent- ils  que 
leur  raifon  foit  l'arbitre  de  la  mienne  ,  &  que  je  fois  punif- 
fable  pour  n'avoir  pas  penfé  comme  eux  ? 

Le  Public  eft  donc  aufli  le  juge  de  femblabks  fautes  ;  fon 
blâme  en  eft  le  feul  châtiment.  Nul  ne  peut  fe  fouftraire  à  ce 
Juge  ,  6c  quant  à  moi  je  n'en  appelle  pas.  Il  eiï  vrai  que  fi 
le  Magiftrat  trouve  ces  fautes  nuifiblcs ,  il  peut  défendre  le 
Livre  qui  les  contient  ;  mais ,  je  le  répète ,  il  ne  peut  punir 
pour  cela  l'Auteur  qui  les  a  commifes ,  puifque  ce  feroit  punir 
un  délit  qui  peut  être  involontaire  ,  &c  qu'on  ne  doit  punir 
dans  le  mal  que  la  volonté.  Ainli  ce  n'efè  point  cncorc-là  ce 
dont  il  s'agit. 

Mais  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  un  Livre  qui  con- 
tient des  erreurs  nuifiblcs ,  ik  un  Livre  pernicieux.  Des  prin- 


DE    LA    MONTAGNE. 


i-it 


cîpes  établis  ,  la  chaîne  d'un  raifonnement  fuivi ,  des  confé- 
quences  déduites,  manifeitent  l'intention  de  l'Auteur;  &  cette 
intention  dépendant  de  fa  volonté  ,  rentre  fous  la  jurifdi'flion 
des  Loix.  Si  cette  intention  elt  évidemment  mauvaife  ,  ce 
n'eft  plus  erreur  ni  'faute  ,  c'eft  crime  ;  ici  tout  change.  Il  ne 
s'agit  plus  d'une  difpute  littéraire  dont  le  Public  juge  félon 
la  raifon ,  mais  d'un  procès  criminel  qui  doit  être  jugé  dans 
les  Tribunaux  félon  toute  la  rigueur  des  Loix;  telle  eit  la 
polîtion  critique  où  m'ont  mis  des  Magiltrats  qui  fe  difent 
juftes  ,  &  des  Ecrivains  zélés  qui  les  trouvent  trop  démens. 
Si-tôt  qu'on  m'apprête  des  prifons  ,  des  bourreaux ,  des  chaî- 
nes ,  quiconque  m'accufe  ell  un  délateur  ;  il  fait  qu'il  n'atta- 
que pas  feulement  l'Auteur  ,  mais  l'homme  ;  il  fait  que  ce 
qu'il  écrit  peut  influer  fur  mon  fort;  (  3  )  ce  n'eft  plus  à  ma 
feule  réputation  qu'il  en  veut ,  c'eft  à  mon  honneur  ,  à  ma 
liberté  ,  à  ma  vie. 

Ceci,  Monfieur,  nous  ramené  tout  d'un  coup  à  l'état  de 
la  queilion  dont  il  me  paroîc  que  le  public  s'écarte.  Si  j'ai 


(  5  )  îi  y  a  quelqoes  années  qu'à 
la  première  apparition  d'un  Livre  cé- 
lèbre ,  je  réfolus  d'en  attaquer  les 
principes,  que  je  trou  vois  dangereux. 
J'exécutois  cette  entreprife  quand  j'ap- 
pris  que  l'Auteur  étoit  pourfuivi.  A 
i'inflant  je  jettai  mes  feuilles  au  feu , 
jugeant  qu'aucun  devoir  ne  pouvoit 
autorifer  la  bafTeffe  de  s'unir  à  la  foule 
pour  accabler  un  homme  d'honneur 
opprimé.  Quand  tout  fut  pacilié  , 
j'eus  occafion  de  dire  mon  fentimcnt 


fur  le  même  fujet  dans  d'autres  Ecrits  ; 
mais  je  l'ai  dit  fans  nommer  le  Livre 
ni  l'Auteur.  J'ai  cru  devoir  ajouter  ce 
refpect  pour  fon  malheur ,  à  l'eilinie 
que  j'eus  toujours  pour  fa  perfonne. 
Je  ne  crois  point  que  cette  facjon  de 
penfer  me  foit  particulière  ;  elle  eft 
commune  à  tous  les  honnêtes  gens. 
Si-rôt  qu'une  affaire  eft  portée  au  criw 
niinel ,  ils  doivent  fe  taire  ,  à  moins 
qu'ils  ne  foicnt  appelles  pour  témoi- 
gner. 

R  i 


131  LETTRES    ECRITES 

écrit  des  chofes  répréhenfibles ,  on  peut  m'en  blâmer  ,  on 
peut  fupprimer  le  livre.  Mais  ,  pour  le  flétrir ,  pour  m.'atta- 
quer  perfonnellement  ,  il  faut  plus  ;  la  faute  ne  fufEt  pas  , 
il  faut  un  délit ,  un  crime  ;  il  faut  que  j'aie  écrit  à  mau- 
vaife  intention  un  livre  pernicieux ,  &r  que  cela  foit  prouvé  , 
non  comme  un  Auteur  prouve  qu'un  autre  Auteur  fe  trompe , 
mais  comme  un  accufateur  doit  convaincre  devant  le  Juge 
l'accufé.  Pour  être  traité  comme  un  malfaiteur  ,  il  faut  que 
je  fois  convaincu  de  l'être.  C'elt  la  première  queltion  qu'il 
s'agit  d'examiner.  La  féconde  ,  en  fuppofant  le  délit  conf- 
taté  ,  eft  d'en  fixer  la  nature  ,  le  lieu  où  il  a  été  commis  , 
le  tribunal  qui  doit  en  juger ,  la  loi  qui  le  condamne ,  Ôc  la 
peine  qui  doit  le  punir.  Ces  deux  queltions  une  fois  réfoiues 
décideront  fi  j'ai  été  traité  jultement  ou  non. 

Pour  favoir  fi  j'ai  écrit  des  livres  pernicieux,  il  faut  en 
examiner  les  principes ,  &  voir  ce  qu'il  eu  réfulteroit  fi  ces 
principes  étoient  admis.  Comme  j'ai  traité  beaucoup  de  matiè- 
res ,  je  dois  me  refireindre  à  celles  far  lefquelles  je  fuis  pour- 
fuivi ,  favoir  ,  la  religion  ôc  le  gouvernement.  Commençons 
par  le  premier  article ,  à  l'exemple  des  juges  qui  ne  fe  font 
pas  expliqués  fur  le  fécond. 

On  trouve  dans  l'Emile  la  profefTîon  de  foi  d'un  Prêtre 
Carliolique  ,  &.  dans  l'Héloïfe  celle  d'une  femme  dévote  :  ces 
deux  pièces  s'accordent  affez  pour  qu'on  puiiïe  expliquer  l'une 
par  l'autre;  &  de  cet  accord,  on  peut  préfumer  avec  quelque 
vraifemblance  ,  que  fi  l'Auteur  ,  qui  a  publié  les  livres  où 
elles  font  contenues  ,  ne  les  adopte  pas  en  entier  l'une  & 
l'autre ,  du  moins  il  les  favorifc  beaucoup.  De  ces  deux  pro- 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  135 

feffions  de  foi ,  la  première  étant  la  plus  étendue  &:  la  feule  oii 
l'on  ait  trouvé  le  corps  du  délit,  doit  être  examinée  par  préférence. 

Cet  examen ,  pour  aller  à  fon  but ,  rend  encore  un  éclair- 
ciirement  nécelfaire.  Car  remarquez  bien  qu'éclaircir  &  diftin- 
guer  les  propofîtions  que  brouillent  &  confondent  mes  accu- 
fateurs ,  c'eft  leur  répondre.  Comme  i'S  difputent  contre  Tévi- 
dence  ,  quand  la  quefiion  elt  bien  pofée  ,  ils  font  refutés. 

Je  diflingue  dans  la  religion  deux  parties ,  outre  la  forme 
du  culte  ,  qui  n'eft  qu'un  cérémonial.  Ces  deux  parties  font 
le  dogme  &  la  morale.  Je  divife  les  dogmes  encore  en  deux 
parties  :  favoir,  celle  qui,  pofant  les  principes  de  nos  devoirs, 
fert  de  bafe  à  la  morale;  &  celle  qui,  purement  de  foi,  ne 
contient  que  des  dogmes  fpéculatifs. 

De  cette  divifion ,  qui  me  paroît  exade  ,  réfulte  celle  des 
fèntimens  fur  la  Religion ,  d'une  part  en  vrais ,  faux  ou  dou- 
teux ;  &  de  l'autre ,  en  bons ,  mauvais  ou  indifférens. 

Le  jugement  des  premiers  appartient  à  la  raifon  feule ,  &c 
fi  les  Théologiens  s'en  font  emparés  ,  c'eft  comme  raifon- 
neur<; ,  c'elt  comme  profefleurs  de  la  fcience  par  laquelle  on 
pai-vient  à  la  connoiffance  du  vrai  &.  du  faux  en  matière  de 
foi.  Si  l'erreur  en  cette  partie  eit  nuifible ,  c'elt  feulement  à 
ceux  qui  errent,  ik  c'elt  feulement  un  préjudice  pour  la  vie 
à  venir  ,  fur  laquelle  les  tribunaux  humains  ne  peuvent  éten- 
dre leur  compétence.  Lorfqu'ils  connoiffent  de  cette  matière, 
ce  n'eft  plus  comme  juges  du  vrai  &c  du  faux ,  mais  comme 
miniltrcs  des  loix  civiles  qui  règlent  la  forme  extérieure  du 
culte  :  il  ne  s'agit  pas  encore  ici  de  cette  partie  ;  il  en  fera 
traité  ci-après. 


134  LETTRES    ECRITES 

Quant  à  k  partie  de  la  religion  qui  regarde  la  morale , 
c'eit-à-dire ,  la  jufticc ,  le  bien  public ,  l'obéiffance  aux  loix 
naturelles  &  pofitives ,  les  vertus  fociales ,  &:  tous  les  devoirs 
de  l'homme  &  du  citoyen  ,  il  appartient  au  gouvernemenc 
d'en  connokre  :  c'eft  en  ce  point  feui  que  la  religion  rentre 
directement  fous  fa  jurifdicbion  ,  6c  qu'il  doit  bannir  ,  non 
l'erreur ,  dont  il  n'eft  pas  juge  ,  mais  tout  fentiment  nuifible 
qui  tend  à  couper  le  nœud  focial. 

Voilà,  Monfieur,  la  diftindion  que  vous  avez  à  faire  pour 
juger  de  cette  Pièce,  portée  au  Tribunal,  non  des  Prêtres, 
mais  des  Magiftrats.  J'avoue  qu'elle  n'eft  pas  toute  affirmative. 
On  y  voit  des  objeftions  &  des  doutes.  Pofons,  ce  qui  n'eft 
pas  ,  que  ces  doutes  foient  des  négations.  Mais  elle  efl  affir- 
mative dans  {a  plus  grande  partie  ;  elle  eft  affirmative  & 
démonftrative  fur  tous  les  points  fondamentaux  de  la  Religion 
civile  ;  elle  eft  tellement  décifive  fur  tout  ce  qui  tient  à  la 
Providence  éternelle ,  à  l'amour  du  prochain ,  à  la  juftice  ,  à 
la  paix ,  au  bonheur  des  hommes ,  aux  lob(  de  la  fociété ,  à 
toutes  les  vertus,  que  les  objections,  les  doutes  mêmes  y  ont 
pour  objet  quelque  avantage ,  &  je  défie  qu'on  m'y  montre  un 
feul  point  de  dodrine  attaqué ,  que  je  ne  prouve  être  nuffible 
aux  hommes  ou  par  lui-même  ou  par  fes  inévitables  effets. 

La  Religion  eft  utile  &  même  nécelTaire  aux  peuples.  Cela 
n'eft-il  pas  dit ,  foutenu  ,  prouvé  dans  ce  même  Ecrit  ?  Loin 
d'attaquer  les  vrais  principes  de  la  Religion,  TAuteur  les  pofe, 
les  affermit  de  tout  fon  pouvoir  ;  ce  qu'il  attaque  ,  ce  qu'il 
combat,  ce  qu'il  doit  combattre,  c'eft  le  (anatifme  aveugle  , 
la  fupcrftition  cruelle  ,  le  ftupide  préjugé.  Mais  il  taut,  difcnt- 


DELAMONTAGNE.  îjs 

ils ,  refpeéler  tout  cela.  Mais  pourquoi  ?  Parce  que  c'eft  ainfi 
qu'on  mené  les  Peuples.  Oui,  c'elt  ainiî  qu'on  les  mené  à 
leur  perte.  La  fuperftition  eft  le  plus  terrible  fléau  du  Genre 
humain  ;  elle  abrutit  les  fimples ,  elle  perfécute  les  fages ,  elle 
enchaîne  les  Nations ,  elle  fait  par-tout  cent  maux  effroyables  : 
quel  bien  fait  -  elle  ?  Aucun  ;  fi  elle  en  fait ,  c'eit  aux  Tyrans , 
elle  eiï  leur  arme  la  plus  terrible ,  6c  cela  même  eft  le  plus 
grand  mal  qu'elle  ait  jamais  fait. 

Ils  difent  qu'en  attaquant  la  fuperftition ,  je  veux  détruire  la 
Religion  même  :  comment  le  favent-ils?  Pourquoi  confon- 
dent-ils ces  deux  caufes ,  que  je  diftingue  avec  tant  de  foin  ? 
Comment  ne  voient -ils  point  que  cette  imputation  réfléchie 
contre  eux  dans  toute  fa  force ,  &  que  la  Religion  n'a  point 
d'ennemis  plus  terribles  que  les  défenfeurs  de  la  fuperftition  ? 
Il  feroit  bien  cruel  qu'il  fût  fi  aifé  d'inculper  l'intention  d'un 
homme ,  quand  il  eft  fi  difïîcile  de  la  juftifier.  Par  cela  même 
qu'il  n'eft  pas  prouve  qu'elle  eft  mauvaife  ,  on  la  doit  juger 
bonne.  Autrement ,  qui  pourroit  être  à  l'abri  des  jugemens 
arbitraires  de  fes  ennemis  ?  Quoi  !  leur  fimple  affirmation  fait 
preuve  de  ce  qu'ils  ne  peuvent  favoir  ;  &  la  mienne ,  jointe  à 
toute  ma  conduite  ,  n'établit  point  mes  propres  fentimens  ? 
Quel  moyen  me  refte  donc  de  les  faire  connoîrre  ?  Le  bien  que 
ïe  fens  dans  mon  cœur ,  je  ne  puis  le  montrer ,  je  l'avoue  ; 
mais  quel  eft  l'homme  abominable  qui  s'ofe  vanter  d'y  voir 
le  mal  qui  n'y  fut  jamais  ? 

Plus  on  feroit  coupable  de  prêcher  l'irréligion ,  dit  très-bien 
M.  d'Alembert ,  plus  il  eft  criminel  d'en  accufer  ceux  qui  ne 
la  prêchent  pas  en  effet.  Ceux  qui  jugent  publiquement  de 


135  LETTRES    ECRITES 

mon  Chriltianifme ,  montrent  feulement  l'efpece  du  leur; 
ôc  la  feule  chofe  qu'ils  ont  prouvée  e(t ,  qu'eux  ôc  moi  n'avons 
pas  la  même  Religion.  Voilà  précifémenc  ce  qui  les  fâche  :  on 
fent  que  le  mal  prétendu  les  aigrit  moins  que  le  bien  même. 
Ce  bien ,  qu'ils  font  forcés  de  trouver  dans  mes  Ecrits ,  les 
dépite  &  les  gêne  ;  réduits  à  le  tourner  en  mal  encore,  ils 
fentent  qu'ils  fe  découvrent  trop.  Combien  ils  feroient  plus  à 
leur  aife  fi  ce  bien  n'y  étoit  pas  ! 

Quand  on  ne  me  juge  point  fur  ce  que  j'ai  dit,  mais  fur  ce 
qu'on  aflure  que  j'ai  voulu  dire,  quand  on  cherche  dans  mes 
intentions  le  mal  qui  n'elt  pas  dans  mes  Ecrits,  que  puis- je 
faire  ?  Ils  démentent  mes  difcours  par  mes  penfées  ;  quand 
j'ai  dit  blanc  ,  ils  affirment  que  j'ai  voulu  dire  noir  ;  ils  fe 
mettent  à  la  place  de  Dieu  pour  faire  l'œuvre  du  Diable; 
comment  dérober  ma  tête  à  des  coups  portés  de  fi  haut? 

Pour  prouver  que  l'Auteur  n'a  point  eu  l'horrible  intention 
qu'ils  lui  prêtent,  je  ne  vois  qu'un  moyen;  c'eft  d'en  juger  fur 
l'ouvrage.  Ah  !  qu'on  en  juge  ainfi ,  j'y  confens  ;  mais  cette 
tâche  n'eft  pas  la  mienne ,  &c  un  examen  fuivi  fous  ce  point 
de  vue ,  feroit  de  ma  part  une  indignité.  Non ,  Monfîeur  ,  il 
n'y  a  ni  malheur ,  ni  flétrilTure  qui  puiflenc  me  réduire  à  cette 
abjection.  Je  croirois  outrager  l'Auteur ,  l'Editeur ,  le  Lecteur 
même ,  par  une  juftification  d'autant  plus  honteufe  qu'elle  eft 
plus  facile  ;  c'eit  dégrader  la  vertu ,  que  montrer  qu'elle  n'eft 
pas  un  crime  ;  c'elt  obfcurcir  l'évidence,  que  prouver  qu'elle 
eft  la  vérité.  Non  ,  lifez  &.  jugez  vous-même.  Malheur  à  vous, 
fi  ,  durant  cette  lecture  ,  votre  cœur  ne  bénit  pas  cent  fois 
l'homme  vertueux  ôc  ferme  qui  ofe  inftruire  ainfi  les  humains , 

Eh! 


DELAMONTAGNE.  137 

Èh  !  comment  me  réfoudrois-je  à  jultifier  cet  Ouvrage  ? 
nioi  qui  crois  feiFacer  par  lui  les  fautes  de  m.a  vie  entière  ; 
moi  qui  mets  les  maux  qu'il  m'attire  en  compenfation  de 
ceux  que  j'ai  faits  ;  moi  qui  ,  plein  de  confiance  ,  efpere  un 
jour  dire  au  Juge  Suprême  :  Daigne  juger  dans  ta  clémence 
un  homme  foible  ;  j'ai  fait  le  mal  fur  la  terre ,  mais  j'ai  pu- 
blié cet  Ecrit. 

Mon  cher  Monfîeur,  permettez  à  mon  cœur  gonflé  d'exha- 
ler de  tems  en  tems  fes  foupirs  ;  mais  foyez  fur  que  dans 
mes  difcufïions  je  ne  mêlerai  ni  déclamations  ni  plaintes.  Je 
n'y  mettrai  pas  même  la  vivacité  de  mes  adverfaires  ;  je  rai- 
fonnerai  toujours  de  fang-froid.  Je  reviens  donc. 

Tâchons  de  prendre  un  milieu  qui  vous  fatisfaïïe ,  &  qui 
ne  m'avililfe  pas.  Suppofons  un  moment  la  profeffion  de  foi 
du  Vicaire  adoptée  en  un  coin  du  monde  Chrétien  ,  Ôc 
voyons  ce  qu'il  en  réfulteroit  en  bien  &c  en  mal.  Ce  ne  fera 
ni  l'attaquer  ni  la  défendre;  ce  fera  la  juger  par  fes  effets. 

Je  vois  d'abord  les  chofes  les  plus  nouvelles  fans  aucune 
apparence  de  nouveauté  ;  nul  changement  dans  le  culte  &c  de 
grands  changemens  dans  les  cœurs  ,  des  converfions  fans 
éclats  ,  de  la  foi  fans  difpute ,  du  zèle  fans  fanatifme ,  de  la 
raifon  fans  impiété ,  peu  de  dogmes  ôc  beaucoup  de  vertus , 
la  tolérance  du  Philofophe  &  la  charité  du  Chrétien. 

Nos  Profélytes  auront  deux  règles  de  foi  qui  n'en  font 
qu'une  ,  la  raifon  &  l'Evangile  ;  la  féconde  fera  d'autant  plus 
immuable ,  qu'elle  ne  fe  fondera  que  fur  la  première  ,  &.  nul- 
lement fur  certains  faits  ,  lefquels  ,  ayant  befoin  d'être  atr 
teités  ,  remettent  la  Religion  fous  l'autoritc  des  hommes* 
Mélanges.    Tome  I.  S 


ij8  LETTRES    ECRITES 

Toute  la  différence  qu'il  y  aura  d'eux  aux  autres  Chrétiens^ 
eft  que  ceux-ci  font  des  gens  qui  difputeiii:  beaucoup  far 
l'Evangile  fans  fe  foucier  de  le  pratiquer ,  au  -  lieu  que  nos 
gens  s'attacheront  beaucoup  à  h  pratique ,  &c  ne  difputeroat 
point. 

Quand  les  Chrétiens  difpurcurs  viendront  leur  dire  :  Vous 
vous  dites  Chrétiens  fans  l'être  ;  car  pour  être  Chrétiens  ,..iî 
faut  croire  en  Jéfus  -  Chrilt ,  ôc  vous  n'y  croyez  point  ;  les 
Chrétiens  paiiîbles  leur  répondront  :  "  Nous  ne  favons  pas 
j>  bien  fi  nous  croyons  en  Jéfus  -  Chrift  dans  votre  idée  , 
jj  parce  que  nous  ne  l'entendons  pas  ;  mais  nous  tâchons 
M  d'obferver  ce  qu'il  nous  prefcrit.  Nous  fommes  Chrétiens  , 
o  chacun  à  notre  manière  ;  nous  ,  en  gardant  fa  parole ,  & 
j>  vous ,  en  croyant  en  lui.  Sa  charité  veut  que  nous  foyons 
j>  tous  frères ,  nous  la  fuivons  en  vous  admettant  pour  tels  ; 
»  pour  l'amour  de  lui  ,  ne  nous  ôtez  pas  un  titre  que  nous 
»  honorons  de  toutes  nos  forces  ,  &  qui  nous  eft  auffi  cher 
»j  qu'h  vous  >?. 

Les  Chrétiens  difputeurs  infiftcront  fans  doute.  En  vous 
renommant  de  Jéfus,  il  faudroit  nous  dire  à  quel  titre.  Vous 
gardez ,  dites-vous ,  fa  parole  ;  mais  quelle  autorité  lui  don- 
nez-vous ?  ReconnoifTez-vous  la  Révélation  ,  ne  la  recon- 
noilTez-vous  pas  ?  Admettez-vous  l'Evangile  en  entier  ,  ne 
l'admettez-vous  qu'en  partie  ?  Sur  quoi  fondez-vous  ces  dif— 
tindions  -?  Plaifans  Chrétiens ,  qui  marchandent  avec  le  Maî- 
tre, qui  choififTent  dans  fa  doctrine  ce  qu'il  leur  plaît  d'ad- 
mettre &  de  rejetter  ! 

A  cela  les  autres  diront  pailiblcnient,  «  Mes  frères ,  nous 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  x^^ 

ft  ne  marchandons  point  ;  car  notre  foi  n'eft  pas  un  com- 
?)  merce.  Vous  fuppofez  qu'il  dépend  de  nous  d'admettre  ou 
«  de  rejetter  comme  il  nous  plaît  ;  mais  cela  n'eft  pas  ,  & 
»j  notre  raifon  n'obéit  point  à  notre  volonté.  Nous  aurions 
jj  beau  vouloir  que  ce  qui  nous  paroît  faux  nous  parût  vrai , 
>»  il  nous  paroîtroit  faux  malgré  nous.  Tout  .ce  qui  dépend  de 
>j  nous  eft  de  parler  félon  notre  penfée  ou  contre  notre  penfée  , 
55  6c  notre  feul  crime  eit  de  ne  vouloir  pas  vous  tromper. 
>j  Nous  reconnoiffons  l'autorité  de  Jéfus  -  Chrilt ,  parce 
»j  que  notre  intelligence  acquiefce  à  fes  préceptes  &  nous  en 
M  découvre  la  fublimité.  Elle  nous  dit  qu'il  convient  aux 
»î  hommes  de  fuivre  ces  préceptes  ,  mais  qu'il  étoit  au-def- 
s>  fus  d'eux  de  les  trouver.  Nous  admettons  la  Révélation 
»»  comme  émanée  de  l'Efprit  de  Dieu ,  fans  en  favoir  la  ma- 
»j  niere ,  &  fans  nous  tourmenter  pour  la  découvrir  :  pourvu 
«  que  nous  fâchions  que  Dieu  a  parlé  ,  peu  nous  importe 
«  d'expliquer  comment  il  s'y  eft  pris  pour  fe  faire  entendre, 
«  Ainfi  reconnoiffant  dans  l'Evangile  l'autorité  divine  ,  nous 
«  croyons  Jéfus-Chrilt  revêtu  de  cette  autorité  ;  nous  recon- 
«  noilFons  une  vertu  plus  qu'humaine  dans  fa  conduite  ,  &c 
»>  une  figeffe  plus  qu'humaine  dans  fes  leçon<;.  Voilà  ce  qui 
j>  e(t  bien  décidé  pour  nous.  Comment  cela  s'eft-il  fait  ? 
«  Voilà  ce  qui  ne  l'elt  pas  ;  cela  nous  pafT'e.  Cela  ne  vous 
»  pafTe  pas ,  vous  ;  à  la  bonne  heure  ;  nous  vous  en  félicitons 
M  de  tout  notre  cœur.  Votre  raifon  peut  être  fupérieure  à  la 
>»  nôtre  ;  mais  ce  n'eft  pas  à  dire  qu'elle  doive  nous  fervir 
J3  de  Loi.  Nous  coiifentons  que  vous  fâchiez  tout  ;  fouffrez 
«  que  nous  ij^norions  quelque  chofe. 

S  z 


14® 


LETTRES    ECRITES 


»  Vous  nous  demandez  fi  nous  admettons  tout  l'Evan- 
}j  gile  ;  nous  admettons  cous  les  enfeigneraens  qu'a  donné 
«  Jéfus-Chriii  L'utilité,  la  neceflité  de  la  plupart  de  ces 
»j  enfeignemens  nous  frappe  ,  &c  nous  tâchons  de  nous  y 
}>  conformer.  Quelques-uns  ne  font  pas  à  notre  portée  ;  ils 
j>  ont  été  donnés  fans  doute  pour  des  efprits  plus  intelli- 
«  gens  que  nous.  Nous  ne  croyons  point  avoir  atteint  les 
»5  limites  de  la  raifon  humaine  ,  &.  les  hommes  plus  péné- 
5j  trans  ont  befoin  de  préceptes  plus  élevés. 

J5  Beaucoup  de  chofes  dans  l'Evangile  paffent  notre  rai- 
>5  fon ,  ôc  même  la  choquent  ;  nous  ne  les  rejetfons  pour- 
>j  tant  pas.  Convaincus  de  la  foiblcfTe  de  notre  entendement, 
>j  nous  favons  refpe>5ler  ce  que  nous  ne  pouvons  concevoir, 
5j  quand  l'affociation  de  ce  que  nous  concevons  nous  le  fait 
»5  juger  fupérieur  h  nos  lumières.  Tout  ce  qui  nous  eft  né- 
»  cellaire  à  favoir  pour  être  faints ,  nous  paroît  clair  dans 
j5  l'Evangile  ;  qu'avons-nous  befoin  d'entendre  le  refte  ?  Sur 
»  ce  point  nous  demeurerons  ignorans ,  mais  exempts  d'er- 
»  reur  ,  &c  nous  n'en  ferons  pas  moins  gens  de  bien  ;  cette 
}j  humble  réferve    elle-même   eft  l'efprit  de  l'Evangile. 

»j  Nous  ne  refpeiions  pas  précifément  ce  Livre  Sacré 
)>  comme  Livre  ,  mais  comme  la  parole  &  la  vie  de  Jéfus- 
j>  Chrift.  Le  caractère  de  vérité,  de  fagelTe  &c  de  fainteté 
»  qui  s'y  trouve  ,  nous  apprend  que  cette  hifloire  n'a  pas 
jj  été  effentieliement  altérée,  (4)  mais  il  n'clt  pas  démon- 

(4)  Où  en  feroîent  les  finiplcs  fuie-  l'autorité  des  Pafteurs?  De  quel  front 
les ,  fi  l'on  ne  pouvoit  favoir  cela  que  cfe-t-on  faire  dépendre  la  foi  de  tant 
par  des  difcullions  de  critique,  ou  par       de  feience  ou  de  tant  de  founiillion? 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  141 

»  tré  pour  nous  qu'elle  ne  l'ait  point  été  du  tour.  Qui  {liit 
>j  11  les  chofes  que  nous  n'y  comprenons  pas,  ne  font  point 
jj  àes  fautes  gliffées  dans  le  texte?  Qui  fait  fi  des  Difciples, 
»j  fi  fort  inférieurs  à  leur  Maître ,  l'ont  bien  compris  ôc  bien 
js  rendu  par-tout  ?  Nous  ne  décidons  point  là-delTus ,  nous 
5>  ne  préfumons  pas  même,  &c  nous  ne  vous  propofons 
1}  des  conjectures  que  parce  que    vous  l'exigez.  • 

«  Nous  pouvons  nous  tromper  dans  nos  idées ,  mais 
»  vous  pouvez  aufli  vous  tromper  dans  les  vôtres.  Pourquoi 
}>  ne  le  pourriez-vous  pas ,  étant  hommes  ?  Vous  pouvez  avoir 
a  autant  de  bonne-foi  que  nous,  mais  vous  n'en  {luiriez  avoir 
n  davantage  :  vous  pouvez  être  plus  éclairés,  mais  vous 
n  n'êtes  pas  infaillibles.  Qui  jugera  donc  entre  les  deux  partis? 
u  Sera-ce  vous  ?  cela  n'efi:  pas  julte.  Bien  moins  fera-ce 
M  nous ,  qui  nous  défions  fi  fort  de  nous-mêmes.  Laiflbns 
jj  donc  cette  décifion  au  Juge  commun  qui  nous  entend;  &c 
i-)  puifque  nous  fommes  d'accord  fur  les  règles  de  nos  de- 
»  voirs  réciproques  ,  fupportez-nous  fur  le  refte ,  comme 
»  nous  vous  fupportons.  Soyons  hommes  de  paix,  foyons 
»j  frères  ;  uniflbns-nous  dans  l'amour  de  notre  commun 
»j  Maître  ,  dans  la  pratique  des  vertus  qu'il  nous  prefcrit. 
i>  Voilà  ce  qui  fait  le  vrai  Chrétien. 

55  Que  fi  vous  vous  obitinez  à  nous  refufer  ce  précieux 
19  titre  après  avoir  tout  fait  pour  vivre  fraternellement  avec 
»>  vous,  nous  nous  confolerons  de  cette  injuftice ,  en  fon- 
»>  géant  que  les  mots  ne  font  pas  les  chofes  ,  que  les  pre- 
«  miers  Difciples  de  Jéfus  ne  prenolent  point  le  nom  de 
M  Chrétiens  ,    que   le   martyr  Etienne  ne  le  porta  jamais , 


X4Z  LETTRES    ECRITES 

J5  &  que  quand  Paul  fut  converd  à  la  foi  de  Chrifl:  il  n'y 
»  avoit  encore  aucuns  Chrétiens  (  5  )  fur  la  terre.  « 

Croyez-vouç,  Monfieur,  qu'une  controverfe  ainfi  traitée 
fera  fort  animée  &  fort  longue  ,  &  qu'une  des  Parties  ne 
fera  pas  bientôt  réduite  au  filence  quand  l'autre  ne  voudra 
point  difputer  ? 

Si  nos  Frofélytes  font  maîtres  du  pays  où  ils  vivent  , 
ils  établiront  une  forme  de  culte  auffi  fimple  que  leur 
croyance  ,  &  la  Religion  qui  réfulcera  de  tout  cela  fera  la 
plus  utile  aux  hommes  par  fa  fimplicité  même.  Dégagée  de 
tout  ce  qu'ils  mettent  à  la  place  des  vertus ,  &  n'ayant  ni 
rites  fuperftitieux  ,  ni  fubrilités  dans  la  Doclrine  ,  elle  ira 
toute  entière  à  fon  vrai  but ,  qui  elt  h  pratique  de  nos 
devoirs.  Les  mots  de  dévot  6c  A^orthodoxe  y  feront  fans 
ufage  ;  la  monotonie  de  certains  fons  îirticulés  n'y  fera  pas 
la  piété  ;  il  n'y  aura  d'impies  que  les  méchans ,  ni  de  tîdeles 
que  les    gens  de  bien. 

Cette  inltitution  une  fois  faite,  tous  feront  obligés  par  les 
Loix  de  s'y  foumettre,  parce  qu'elle  n'eft  point  fondée  fur 
l'autorité  des  hommes  ,  qu'elle  n'a  rien  qui  ne  foit  dans  l'ordre 
des  lumières  naturelles,  qu'elle  ne  contient  aucun  article  qui 
ne  fe  rapporte  au  bien  de  la  fociété,  ôc  qu'elle  n'eft  mêlée 
d'aucun  dogme  inutile  à  la  morale,  d'aucun  point  de  pure 
fpécularion. 

Nos  J-'rofclytes  feront  -  ils  intolérans  pour  cela  ?  Au  con- 
traire ,  ils  feront  tolérans  par  principe;  ils  le  feront  plus  qu'on 

(  s  )  Ce  nom  leur  fut  donne  quelques  années  après  à  Antioche  pour  U 
première  Fois, 


B  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  143 

ne  peut  l'être  dans  aucune  autre  doctrine ,  puifqu'ils  admettront 
routes  les  bonnes  Religions  qui  ne  s'admettent  pas  entre  elles  , 
c'eft-à-dire ,  toutes  celles  qui ,  ayant  l'eiïentiel  qu'elles  négli- 
gent ,  font  l'effentiel  de  ce  qui  ne  l'eft  point.  En  s'attachant  ^ 
eux  ,  à  ce  feul  eiïentiel ,  ils  laifferont  les  autres  en  faire  à  leur 
gré  l'acceffoire ,  pourvu  qu'ils  ne  le  rejettent  pas  :  ils  les  laiffe- 
ront expliquer  ce  qu'ils  n'expliquent  point,  décider  ce  qu'ils 
ne  décident  point.  Ils  bifferont  à  chacun  fes  rites  ^  fes  for- 
mules de  foi,  fa  croyance;  ils  diront:  admettez  avec  nous 
les  principes  des  devoirs  de  l'homme  &  du  Citoyen  ;  du  rciie  , 
croyez  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Quant  aux  Religions  qui  font 
effentiellement  mauvaifes  ,  qui  portent  l'homme  à  faire  le  mal , 
ils  ne  les  toléreront  point  ;  parce  que  cela  même  eft  contraire 
h  la  véritable  tolérance  ,  qui  n'a  pour  but  que  la  paix  du  Genre- 
humain.  Le  vrai  tolérant  ne  tolère  point  le  crime  ,  il  ne  tolère 
aucun  dogme  qui  rende  les  hommes  méchans. 

Maintenant  fuppofons,  au  contraire,  que  nos  Profélytes 
foient  fous  la  domination  d'autrui  :  comme  gens  de  paix,  ils 
feront  foumis  aux  Loix  de  leurs  Maîtres,  même  en  matière  de 
Religion ,  à  moins  que  cette  Religion  ne  fût  effentiellement 
mauvaife;  car  alors,  fans  outrager  ceux  qui  la  profeffent ,  ils 
refuferoient  de  la  profeffer.  Ils  leur  diroient  :  puifque  Dieu 
nous  appelle  à  la  fcrvitude  ,  nous  voulons  être  de  bons  fervi- 
teurs ,  &  vos  fentimens  nous  empécheroient  de  l'être  ;  nous- 
connoiffons  nos  devoirs,  nous  les  aimons,  nous  lejcttons  ce 
qui  nous  en  détache  ;  c'cfl  afin  de  vous  être  fidèles  ,  que  nous 
n'adoptons  pas  la  Loi  de  l'iniquité. 

Mais  fi  la  Religion  du  pays  eit  bonne  en  elle  -  même  ,  &: 


144  LETTRES    ECRITES 

que  ce  qu'elle  a  de  mauvaii:  foie  feulement  dans  des  interpré- 
tations particulières  ,  ou  dans  des  dogmes  purement  fpécula- 
tifs  ,  ils  s'attacheront  à  l'effentiel ,  6c  toléreront  le  refie ,  tant 
par  refpect  pour  les  Loix ,  que  par  amour  pour  la  paix.  Quand 
ils  feront  appelles  à  déclarer  expreirément  leur  croyance  ,  ils 
le  feront ,  parce  qu'il  ne  faut  point  mentir;  ils  diront  au  befoin 
leur  fentiment  avec  fermeté  ,  même  avec  force  ;  ils  fe  défen- 
dront par  la  raifon ,  fi  on  les  attaque.  Du  refte ,  ils  ne  difpu- 
feront  point  contre  leurs  frères  ;  &  ,  fans  s'obliiner  à  vouloir 
les  convaincre  ,  ils  leur  refteront  unis  par  la  charité,  ils  alfif- 
teront  à  leurs  alTemblées ,  ils  adopteront  leurs  formules  ;  & , 
ne  fe  croyant  pas  plus  infaillibles  qu'eux,  ils  fe  foumettront 
à  l'avis  du  plus  grand  nombre ,  en  ce  qui  n'intérefle  pas  leur 
confcience ,  ôc  ne  leur  paroît  pas  importer  au  (alut. 

Voilà  le  bien  ,  me  direz -vous,  voyons  le  mal.  Il  fera  dit 
en  peu  de  paroles.  Dieu  ne  fera  plus  l'organe  de  la  méchan- 
ceté des  hommes.  La  Religion  ne  fervira  plus  d'inltrument  à 
la  tyrannie  des  Gens  d'Eglife,  &  à  la  vengeance  des  ufurpa- 
teurs  ;  elle  ne  fervira  plus  qu'à  rendre  les  Croyans  bons  & 
julles:  ce  n'eit  pas-là  le  compte  de  ceux  qui  les  mènent;  c'clt 
pis  pour  eux  que  fi  elle  ne  fervoit  à  rien, 

Ainfi  donc  la  Doctrine  en  queftion  elt  bonne  au  Genre-hu- 
main, &mauvaife  à  fes  oppreffeurs.  Dans  quelle  claffe  abfolue 
la  faut  -  il  mettre  ?  J'ai  dit  tidélement  le  pour  &  le  contre  ; 
comparez ,  ôc  choififTez. 

Tout  bien  examine  ,  je  crois  que  vous  conviendrez  de  deux 
chofes  :  l'une  que  ces  hommes  que  je  fuppofc ,  fe  condui- 
roicuc  en  ceci  très  -  confcquemment  à  la  profellion  de  foi  du 

Vicaire  ; 


DE     LA     MONTAGNE.  145 

Vicaire  ;  l'autre,  que  cette  conduite  feroit  non- feulement  irré- 
prochable, mais  vraiment  Chrétienne,  &c  qu'on  auroit  tort  de 
refufer  à  ces  hommes  bons  &  pieux  le  nom  de  Chrétiens , 
puifqu'ils  le  mériteroient  parfaitement  par  leur  conduite ,  & 
qu'ils  feroient  moins  oppofés  ,  par  leurs  fentimens ,  à  beau- 
coup de  Sedes  qui  le  prennent,  &  à  qui  on  ne  le  difpute  pas, 
que  plufieurs  de  ces  mêmes  Sedes  ne  font  oppofées  entre 
elles.  Ce  ne  feroient  pas ,  fi  l'on  veut ,  des  Chrétiens  à  la  mode 
de  faint  Paul,  qui  étoit  naturellement  perfécuteur,  ôc  qui 
n'avoit  pas  entendu  Jéfus-Chrift  lui-même  ;  mais  ce  feroient 
àes  Chrétiens  à  la  mode  de  faint  Jaques,  choifis  par  le 
Maître  en  perfonne ,  &  qui  avoit  reçu  de  fa  propre  bouche 
les  inftruâions  qu'il  nous  tranfmet.  Tout  ce  raifonnement  elt 
bien  (impie ,  mais  il  me  paroît  concluant. 

Vous  me  demanderez  peut-être  comment  on  peut  accorder 
cette  doétrine  avec  celle  d'un  homme  qui  dit  que  l'Evangile 
eft  abfurde  &c  pernicieux  à  la  fociété?  En  avouant  franche- 
ment que  cet  accord  me  paroît  difficile ,  je  vous  demanderai 
à  mon  tour  où  elt  cet  homme  qui  dit  que  l'Evangile  eft 
abfurde  &c  pernicieux  ?  Vos  Mefîieurs  m'accufent  de  l'avoir 
dit  ;  &  où  ?  Dans  le  Contrat  Social ,  au  Chapitre  de  la 
Religion  civile.  Voici  qui  eft  fîngulier  !  Dans  ce  même  Livre , 
&c  dans  ce  même  Chapitre  ,  je  penfe  avoir  dit  précifément  le 
contraire  :  je  penfe  avoir  dit  que  l'Evangile  eft  fublime ,  &  le 
plus  fort  lien  de  la  fociété.  (  6  )  Je  ne  veux  pas  taxer  ces  Mef- 
fieurs   de  menfonge  ;    mais  avouez  que    deux  propofitions  fi 

(6)  Contrat  foclal,  L.  IV.  Chap.  g.  png.   jio,  311.  de  l'Edition  in-8'. 

Mélanges,    Tome  I,  T 


,45  LETTRES     ECRITES 

contraires,  dans  le  même  Livre  &  dans  le  même  Chapitre, 
doivent  faire  un  tout  bien  extravagant. 

N'y  auroit  -  il  point  ici  quelque  nouvelle  équivoque  ,  à  la 
faveur  de  laquelle  on  me  rendît  plus  coupable  ou  plus  fou  que 
je  ne  fuis?  Ce  mot  de  Société  pvéiknzt  un  fens  un  peu  vague: 
il  y  a  dans  le  monde  des  fociétés  de  bien  des  forces ,  &  il 
n'efè  pas  impofîible  que  ce  qui  fert  à  l'une  ,  nuife  à  l'autre. 
Voyons  :  la  méthode  favorite  de  mes  aggreffeurs  eft  toujours 
d'offrir  avec  art  des  idées  indéterminées  ;  continuons ,  pour 
toute  réponfe  ,  à  tâcher  de  les  fixer. 

Le  Chapitre  dont  je  parle  eft  defliné  ,  comme  on  le  voie 
parle  titre,  à  examiner  comment  les  inltitutions  religieufes 
peuvent  entrer  dans  la  conilitution  de  l'Etat.  Ainfi  ce  dont  il 
s'agit  ici ,  n'efl  point  de  confidérer  les  Religions  comme 
vraies  ou  faufles,  ni  même  comme  bonnes  ou  mauvaifes  en 
elles-mêmes,  mais  de  les  confidérer  uniquement  par  leurs 
rapports  aux  corps  politiques ,  <Sc  comme  parties  de  la 
Législation. 

Dans  cette  vue ,  l'Auteur  fait  voir  que  toutes  les  anciennes 
Religions ,  fans  en  excepter  la  Juive  ,  Ruent  nationales  dans 
leur  origine,  appropriées,  incorporées  à  l'Etat,  6c  formant 
la  bafe  ,  ou  du  moins  faifant  partie  du  Syltême  légilîatif. 

Le  Chridianifme ,  au  contraire  ,  efè  dans  fon  principe  une 
Religion  univerfelle ,  qui  n'a  rien  d'exclufif ,  rien  de  local , 
rien  de  propre  à  tel  pays  plutôt  qu'à  tel  autre.  Son  divin  Au- 
teur, embralTant  également  tous  les  hommes  dans  fa  charité  fans 
bornes ,  eft  venu  lever  la  barrière  qui  féparoit  les  Nations ,  &c 
réunir  tout  le  Genre-humain  dans  un  Peuple   de  frtres  :  car 


DE     LA     MONTAGNE.  147 

en  toute  Nation  ,  celui  qui  le  craint  &  qui  s'adonne  à  la  juf- 
tice ,  lui  ejî  agréable  (  7  ).  Tel  efl  le  véritable  efpric  de 
l'Evangile. 

Ceux  donc  qui  ont  voulu  faire  du  ChrifHanifme  une  Reli- 
gion nationale,  <5c  l'introduire  comme  partie  con{titutive  dans 
le  Syltême  de  la  Légiflation  ,  ont  fait  par  -  là  deux  fautes , 
nuifîbles ,  l'une  à  la  Religion ,  &  l'autre  à  l'Etat.  Ils  fe  font 
écartés  de  l'efprit  de  Jéfus-Chrift ,  dont  le  règne  n'eft  pas  de 
ce  monde  ;  &  mêlant  aux  intérêts  terreiires  ceux  de  la  Reli- 
gion ,  ils  ont  fouillé  fa  pureté  célefte ,  ils  en  ont  fait  l'arme 
des  Tyrans  &  l'inftrument  des  perfccuteurs.  Ils  n'ont  pas  moins 
blefTé  les  faines  maximes  de  la  politique  ,  puifqu'au  lieu  de 
fimplifier  la  machine  du  Gouvernement,  ils  Tcnt  compofée, 
ils  lui  ont  donné  des  reîTorrs  étrangers  ,  fuperfîus  ;  &,  l'afTuJer- 
tiffant  à  deux  mobiles  différens,  fouvent  contraires  ,  ils  ont 
caufé  les  tiraillemens  qu'on  fent  dans  tous  les  Etats  Chrétiens, 
où  l'on  a  fait  entrer  la  Religion  dans  le  fyftême  politique. 

Le  parfait  Chriltianifme  eit  l'inftitution  fociale  univerfelle  ; 
mais ,  pour  montrer  qu'il  n'eft  point  un  établiiïcment  politi- 
que ,  &  qu'il  ne  concourt  point  aux  bonnes  infiitutions  par- 
ticulières, il  faloit  ôter  les  fophifmes  de  ceux  qui  mêlent  la 
Religion  à  tout,  comme  une  prife  avec  laquelle  ils  s'emparent 
de  tout.  Tous  les  établilfemens  humains  font  fondés  fur  les 
paflions  humaines ,  &  fe  confervent  par  elles  :  ce  qui  combat 
&  détruit  les  pafTions ,  n'efè  donc  pas  propre  à  fortifier  ces 
établilTemens.  Comment  ce  qui  détache  les  cœurs  de  la  terre, 
nous  donneroit-il  plus  d'intérêt  pour  ce  qui  s'y  fait.''  comment 

(7;Aft.  X.  Jî. 

T  1 


148  LETTRES     ECRITES 

ce  qui  nous  occupe  uniquement  d'une  autre  Patrie ,  nous  atta- 
cheroit-il  davantage  à  celle-ci  ? 

Les  Religions  nationales  font  utiles  à  l'Etat  comme  par- 
ties de  fa  conflitution ,  cela  eft  inconteftable  ;  mais  elles  font 
nuifibles  au  Genre  -  humain  ,  &c  mcm.e  à  l'Etat  dans  un  autre 
fens  :  j'ai  montré  comment  &  pourquoi. 

Le  Chriffianifme,  au  contraire  ,  rendant  les  hom.mjes  juflcs, 
modérés  ,  amis  de  la  paix ,  eft  très-avantageux  à  la  fociété 
générale  ;  mais  il  énerve  la  force  du  relTort  politique ,  il 
complique  les  mouvemens  de  la  machine  ,  il  rompt  l'unité  du 
corps  moral  ;  &  ne  lui  étant  pas  alTez  approprié  ,  il  faut  qu'il 
dégénère ,  ou  qu'il  demeure  une  pièce  étrangère  &c  embar- 
rafTante. 

Voilà  donc  un  préjudice  &  des  inconvéniens  des  deux  côtés, 
relativement  au  corps  politique.  Cependant  il  importe  que 
l'Etat  ne  foit  pas  fans  Religion  ,  &  cela  importe  par  des 
raifons  graves  ,  fur  lefquelles  j'ai  par-tout  fortement  inlîlté  » 
mais  il  vaudroit  mieux  encore  n'en  point  avoir ,  que  d'en 
avoir  une  barbare  &  perfécutante  ,  qui ,  tyrannifant  les  Loix 
mêmes ,  contrarieroit  les  devoirs  du  Citoyen.  On  diroit  que 
tout  ce  qui  s'eft  pafîe  dans  Genève  à  mon  égard  ,  n'eft  fait 
que  pour  établir  ce  Chapitre  en  exemple  ,  pour  prouver  par 
ma  propre  histoire  que  j'ai  très -bien  raifonné. 

Que  doit  foire  un  fage  Légiflateur  dans  cette  alternative  ? 
De  deux  chofes  l'une.  La  première ,  d'établir  une  Religion 
purement  civile ,  dans  laquelle  ,  renfermant  les  dogmes  fon- 
damentaux de  toute  bonne  Religion ,  tous  les  dogmes  vraiment 
utiles  h  la  fociété ,  foie  univerfcUc  ,  foit  particulière  ,  il  omette 


DE    LA     MONTAGNE. 


>49' 


tous  les  autres  qui  peuvent  importer  à  la  foi ,  mais  nullement 
au  bien  terrefire  ,  unique  objet  de  la  Légiflation  :  car  ,  com- 
ment le  myflere  de  la  Trinité  ,  par  exemple  ,  peut-il  con- 
courir à  la  bonne  conftitution  de  l'Etat  ?  en  quoi  fes  membres 
feront-ils  meilleurs  Citoyens ,  quand  ils  auront  rejette  le  mé- 
rite des  bonnes  œuvres  ?  èc  que  fait  au  lien  de  la  fociété 
civile ,  le  dogme  du  péché  originel  ?  Bien  que  le  Chriftia- 
nifme  foit  une  inlHtution  de  paix,  qui  ne  voit  que  le  Chrif- 
tianifme  dogmatique  ou  théologique ,  eft ,  par  la  multitude 
&  l'obfcurité  de  fes  dogmes ,  fur-tout  par  l'obligation  de  les 
admettre  ,  un  champ  de  bataille  toujours  ouvert  entre  les 
hommes,  ôc  cela  fans  qu'à  force  d'interprétations  &  de 
décifions  ,  on  puiffe  prévenir  de  nouvelles  difputes  fur  les 
décifions  mêmes  ? 

L'autre  expédient  eft  de  laiffer  le  Chriftianifme  tel  qu'il  eft 
dans  fon  véritable  efprit ,  libre  ,  dégagé  de  tout  lien  de  chair , 
fans  autre  obligation  que  celle  de  la  confcience ,  fans  autre 
gêne  dans  les  dogmes  que  les  mœurs  ôc  les  loix.  La  Religion 
Chrétienne  eft ,  par  la  pureté  de  fa  morale  ,  toujours  bonne 
&  faine  dans  l'Etat ,  pourvu  qu'on  n'en  fafle  pas  une  partie 
de  fa  conftitution  ,  pourvu  qu'elle  y  foit  admife  uniquement 
comme  Religion,  fentiment,  opinion ,  croyance  ;  mais  comme 
Loi  politique ,  le  Chriftianifme  dogmatique  eft  un  mauvais 
ctablilTement. 

Telle  eft ,  Monfieur ,  la  plus  forte  conféquencc  qu'on  puiffe 
tirer  de  ce  (>hapitre,  où,  bien-loin  de  taxer  le  pur  Evangile 
(  8  )  d'être  pernicieux  à  la  fociété ,  je  le  trouve  ,  en  quelque 

(  8  )  Lettres  écrites  de  la  Campagne ,   pag.  jo. 


£5<5 


LETTRES     ECRITES 


forte,  trop  fociable ,  embralîant  trop  tout  le  Genre-humaîn 
pour  une  Lcgiflation  qui  doit  être  exclulive  ;  infpirant  l'huma- 
nité  plutôt  que  le  patriotifme  ,  &  tendant  à  former  des  hom- 
mes plutôt  que  des  Citoyens.  (  9  )  Si  je  me  fuis  trompé  ,  j'ai 
fait  une  erreur  en  politique  ;  mais  où  eic  mon  impiété  ? 

La  fcience  du  falur  ôc  celle  du  Gouvernement  font  très- 
différentes  ;  vouloir  que  la  première  embralTe  tout,  eit  un 
fanatifme  de  petit  efprir;  c'eft  penfer  comme  les  Alchymiltes , 
qui ,  dans  l'art  de  faire  de  l'or ,  voient  aufïî  la  médecine  uni- 
verfelle  ;  ou  comme  les  Mahométans  ,  qui  prétendent  trouver 
toutes  les  fciences  dans  l'Alcoran.  La  doclrine  de  l'Evangile 
n'a  qu'un  objet ,  c'elt  d'appeller  &  fauver  tous  les  hommes  ; 
leur  liberté  ,  leur  bien-être  ici-bas  n'y  entre  pour  rien  ,  Jéfus 
l'a  dit  mille  fois.  Mcler  à  cet  objet  des  vues  terreftres,  c'eft 
altérer  {à  fimplicité  fublime,  c'efè  fouiller  fa  fiinteté  par  des 
intérêts  humains  :  c'eft  cela  qui  tH  vraiment  une  impiété. 

Ces  diftinclions  font  de  tous  tems  établies  :  on  ne  les  a  con- 
fondues que  pour  moi  feul.  En  ôtant  des  Liliitutions  nationa- 
les la  Religion  Chrétienne,  je  l'établis  la  meilleure  pour  le 
Genre  -  humain.  L'Auteur  de  l'Efprit  des  Loix  a  fait  plus ,  il 


(  9  )  C'eft  merveille  de  voir  l'affor- 
timent  de  beaux  fencimens  qu'on  va 
nous  entaffant  dans  les  Livres  ;  il  ne 
faut  pour  cela  que  des  mots  ,  &  les 
vertus  en  papier  ne  coûtent  gueres  : 
mais  elles  ne  s'agencent  pas  tout-à- 
fait  ainfi  dans  le  cœur  de  l'homme  , 
à  il  y  a  loin  des  peintures  aux  réali- 
tés. Le  patrioiifine  &  l'humanUc  ibnt, 


par  exemple  ,  deux  vertus  incompa- 
tibles dans  leur  énergie,  &  fur-tout 
chez  un  Peuple  entier.  Le  Légiflateur 
qui  les  voudra  toutes  deux  ,  n'obtien- 
dra ni  l'une  ni  l'autre  :  cet  accord 
ne  s'eft  j.imais  vu  ;  il  ne  fe  verra 
jamais ,  parce  qu'il  eft  contraire  à  la 
nature,  &  qu'on  ne  peut  donner  deux 
objets  à  la  mcme  paillon. 


D  E     L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  15, 

a  dit  que  la  Murulmane  éroit  la  meilleure  pour  les  Contrées 
Afiatiques.  Il  raifonnoit  en  politique ,  &  moi  aufîi.  Dans 
quel  pays  a-t-on  cherché  querelle  ,  je  ne  dis  pas  à  l'Auteur , 
mais  au  Livre?  (10)  Pourquoi  donc  fuis -je  coupable,  ou 
pourquoi  ne  l'écoit-il  pas  ? 

Voilà  ,  Monfîeur  ,  comment ,  par  des  extraits  fidèles  ,  ua 
cririque  équitable  parvient  à  connoître  les  vrais  fcntimens  d'un 
Auteur  ,  &  le  delTein  dans  lequel  il  a  compofé  fon  Livre. 
Qu'on  examine  tous  les  miens  par  cette  méthode  ,  je  ne 
crains  point  les  jugemens  que  tout  honnête  homme  en 
pourra  porter.  Mais  ce  n'eit  pas  ainfi  que  ces  Meilleurs  s'y 
prennent ,  ils  n'ont  garde ,  ils  n'y  trouveroient  pas  ce  qu'ils 
cherchent.  Dans  le  projet  de  me  rendre  coupable  à  tout  prix, 
ils  écartent  le  vrai  but  de  l'ouvrage  ;  ils  lui  donnent  pour 
but  chaque  erreur  ,  chaque  négligence  échappée  à  l'Auteur  : 
&L  il  par  hazard  il  laiiTe  un  palîage  équivoque ,  ils  ne  man- 
quent pas  de  l'interpréter  dans  le  fens  qui  n'eil  pas  le  lien. 
Sur  un  grand  champ  couvert  d'une  moifTon  fertile ,  ils  vont 
triant  avec  foin  quelques  mauvaifts  plantes  ,  pour  accufer  celui 
qui  l'a  femé  d'être  un  empoifonneur. 

Mes  propofitions  ne  pouvoient  faire  aucun  mal  à  leur  place  ; 
elles  étoient  vraies  ,  utiles  ,  honnêtes  ,  dans  le  fens  que  je  leur 
donnois.  Ce  font  leurs  falfifications  ,  leurs  fubreptions  ,  leurs 
interprétations  frauduleufcs  qui  les  rendent  punilîlibles  :  il  faut 
les  brûler  dans  leurs  Livres  ,  &  les  couronner  dans  les  m.iens. 

(  lo')  11  lR  bon  (te  remarquer  que  fans  que  les  Scholarques  y  trouvafTerJt 
le  Livre  de  1  Elprit  des  Loix  fut  im-  rien  à  reprendre  ,  &  que  ce  fut  un 
prime  pour  la  première  fois  ù  Genève»        PuiUur  qui  corrit;ea   l'Edition. 


i5î  LETTRES     ECRITES 

Combien  de  fois  les  Auteurs  diffamés  &  le  Public  indigné 
n'ont-ils  pas  réclamé  contre  cette  manière  odieufe  de  déchi- 
queter un  ouvrage  ,  d'en  défigurer  toutes  les  parties  ,  d'en 
juger  fur  des  lambeaux  enlevés  çà  &  là  au  choix  d'un  ac- 
culateur  infidèle  ,  qui  produit  le  mal  lui  -  même  en  le  dé- 
tachant du  bien  qui  le  corrige  &  l'explique ,  en  détorquant 
par -tout  le  vrai  fens  ?  Qu'on  juge  la  Bruyère  ou  la  Roche- 
foucault  fur  des  maximes  ifolées  ,  à  la  bonne  heure  ;  encore 
fera-t-il  jufte  de  comparer  &:  de  compter.  Mais  dans  un 
Livre  de  raifonnement ,  combien  de  fens  divers  ne  peut  pas 
avoir  la  même  propofltion  ,  félon  la  manière  dont  l'Auteur 
l'emploie ,  6c  dont  il  la  fait  envifager  ?  Il  n'y  a  peut  -  être 
pas  une  de  celles  qu'on  m'impute  ,  à  laquelle ,  au  lieu  où 
je  l'ai  mife,  la  page  qui  précède  ou  celle  qui  fuit  ne  ferve 
de  réponfe ,  &c  que  je  n'aie  prife  en  un  fens  différent  de  celui 
que  lui  donnent  mes  accufateurs.  Vous  verrez ,  avant  la  fin 
de  ces  Lettres  ,  des  preuves  de  cela  qui  vous  furprendront. 

Mais  qu'il  y  ait  des  propofitions  faulTes  ,  répréhenfibles  , 
blâmables  en  elles  -  mêmes ,  cela  fuffit-il  pour  rendre  un  Li- 
vre pernicieux  ?  Un  bon  Livre  n'eit  pas  celui  qui  ne  con- 
tient rien  de  mauvais  ou  rien  qu'on  puiffe  interpréter  en  mal  ; 
autrement  il  n'y  auroit  point  de  bons  Livres  :  mais  un  bon 
Livre  e(t  celui  qui  contient  plus  de  bonnes  chofes  que  de 
mauvaifes  ;  un  bon  Livre  elt  celui  dont  l'effet  total  eit  de 
mener  au  Ibien ,  malgré  le  mal  qui  peut  s'y  trouver.  Eh  !  que 
feroit-ce  ,  mon  Dieu  !  fi  dans  un  grand  ouvrage  ,  plein  de 
vérités  utiles ,  de  Iççons  d'humanité  ,  de  piété  ,  de  vertu ,  il 
étoJt  permis  d'aller  cherchant  avec  une  maligne  exactitude 

toutes 


DE    LA    MONTAGNE.  15$: 

routes  les  erreurs  ,  routes  les  propofitions  équivoques ,  fufpec- 
tts  ,  ou  inconfidérées ,  toutes  les  inconféquences  qui  peuvent 
échapper  dans  le  détail  à  un  Auteur  furchargé  de  fa  ma- 
tière ,  accablé  des  nonibreufes  idées  qu'elle  lui  fuggere  ,  dis- 
trait des  unes  par  les  autres  ,  &  qui  peut  à  peine  affembler 
dans  fa  tête  toutes  les  parties  de  fon  valle  plan  ?  s'il  étoic 
permis  de  faire  un  amas  de  toutes  fes  fautes  ,  de  les  aggra- 
ver les  unes  par  les  autres ,  en  rapprochant  ce  qui  elt  épars  , 
en  liant  ce  qui  eft  ifolé  ;  puis,taifant  la  multitude  de  chofes 
bonnes  6c  louables  qui  les  démentent  ,  qui  les  expliquent  , 
qui  les  rachètent ,  qui  montrent  le  vrai  but  de  l'Auteur ,  de 
donner  cet  affi^ux  recueil  pour  celui  de  fes  principes ,  d'avan- 
cer que  c'elt-là  le  réfumé  de  fes  vrais  fentimens  ,  &  de  le 
juger  far  un  pareil  extrait  ?  Dans  quel  défert  faudroit  -  il 
fuir ,  dans  quel  antre  flmdroit-il  fe  cacher  pour  échapper  aux 
pourfuites  de  pareils  hommes  ,  qui ,  fous  l'apparence  du  mal , 
puniroient  le  bien  ,  qui  compteroient  pour  rien  le  cœur  , 
les  intentions  ,  la  droiture  par  -  tout  évidente  ,  ôc  traite- 
roient  la  faute  la  plus  légère  ôc  la  plus  involontaire  comme 
le  crime  d'un  fcélérat  ?  Y  a-t-il  un  feul  Livre  au  monde , 
quelque  vrai  ,  quelque  bon  ,  quelque  excellent  qu'il  pu  ffe 
être  ,  qui  pût  échapper  à  cette  infâme  inquilicion  ?  Non  , 
Monfîeur,  il  n'y  en  a  pas  un  ,  pas  un  feul  ,  non  pas  l'E- 
vangile même  :  car  le  mal  qui  n'y  feroit  pas  ,  ils  fauroient 
l'y  mettre  par  leurs  extraits  infidèles ,  par  leurs  fauffes  inter- 
prétations. 

N^ous  vous  déférons ,  oferoient  -  ils  dire  ,  un  Livre  fcanda- 
kux  ,  téméraire  ,  impie  ,   dont    la    morale  efl    d'enrichir  le 
Mélanges,     Tome  I.  V 


'154  LETTRES     ECRITES 

riche  &  de  dépouiller  le  pauvre  y  (  a  )  d\ipprendre  aux  enjans 
à  renier  leur  mère  &  leurs  frères  ,  {b)  de  s'' emparer  fans 
fcrupule  du  bien  d'' autrui  ^  (c)  de  n''injîruire  point  les.mé- 
chans  ^  di  peur  qu''ils  ne  f  corrigent  &  qu'ils  ne  foient  par-' 
donnés ,  {d)  de  kaïr  père  ,  mère  ,  femme  ,  enfans ,  tous  fes 
proches  ;  (  ^  )  un  Livre  ou  Von  foufjie  par-tout  le  feu  de  la 
difcorde  ^  (f)  ou  Pon  fe  vante  d^armer  le  fil;  contre  le: 
père,  (g)  les  parens  Pun  contre  Vautre^  (A)  les  donief- 
tiques  contre  leurs  maîtres  ■,  (i)  ou  Von  approuve  la  viola- 
tion des  Loix  ,  {k)  ou  Pon  impofe  en  devoir  la  perfécu- 
tion  ,  (/j  ou  pour  porter  les  peuples  au  brigandage  ^  on  fait 
du  bonheur  éternel  le  prix  de  la  force.  &  la  conquête  des- 
hommes  violens.  (  m  ) 

Figurez-vous  une  ame  infernale  analyfant  ainfi  tout  l'Evan- 
gile ,  formant  de  cette  calomnieufe  analyfe ,  fous  le  nom 
de  Profefion  de  foi  évangélique  ^  un  Ecrit  qui  feroit  horreur^ 
&  les  dévots  Phariliens  prônant  cet  Ecrit  d'un  air  de  triom- 
phe comme  l'abrégé  des  leçons  de  Jcfus-ChrilL  Voilà  pour- 
tant jufqu'où  peut  mener  cette  indigne  méthode.  Quiconque 

(a)  Matth.  XIII.  iz.  Luc.  XIX.  26. 
ib)  Matth.  XII.  48.   Marc.  III.  jj- 
(  c  )  Marc.  XI.    2.   Luc  XIX.    \q. 
{d)  Marc.  IV.   12.  Jean.  XIL  40. 
(  f  )  Luc.   XIV.   2(5. 
(/)  Matth.   X.    u-  Luc.  XIL   çi.    ,-2. 
'    ig)  Matih.    X.   îv  Luc.  XIL  55- 
(  Il  )  Ibid. 
(  i  )  Matt.  X.  \6. 
(  k  )  Matth.  XIL  2.  &  feqq. 
(/)  Luc.  XIV.  23. 
(  m  )  Matth.  XL  12. 


DE    LA    MONTAGNE, 


tii 


aura  lu  mes  Livres  ,  &c  lira  les  imputations  de  ceux  qui  m'ac- 
cufent,  qui  me  jugent,  qui  me  condamnent,  qui  me  pour- 
fuivent ,  verra  que  c'eft  ainfi  que  tous  m'ont  traité. 

Je  crois  vous  avoir  prouvé  que  ces  Mefïîeurs  ne  m'ont  pas 
jugé  félon  la  raifon  ;  j'ai  maintenant  à  vous  prouver  qu'ils  né 
m'ont  pas  jugé  félon  les  loix  :  mais  laiffez-moi  reprendre  un 
inltant  haleine.  A  quels  triltes  effais  me  vois-je  réduit  à  mon 
âge  ?  Devois-je  apprendre  fî  tard  à  faire  mon  apologie  ?  Etoit-- 
££  la  peine  de  commencer  ? 


V  1 


\yd^  LETTRES     ECRITES 


SECONDE     LETTRE. 


J 


'Ai  fappofé  ,  Monfleur ,  dans  ma  précédente  Lettre  ,  que 
j'avois  commis  en  effet  contre  la  Foi  les  erreurs  dont  on  m'ac- 
cufe  ,  ôc  j'ai  fait  voir  que  ces  erreurs  n'étant  point  nuifibles 
à  la  fociété ,  n'étoient  pas  punilTahles  devant  la  jullice  humaine. 
Dieu  s'eft  réfervé  fa  propre  défenfe  ,  &  le  châtiment  des  fiutes 
qui  n'offenfenc  que  lui.  C'eft  un  facrilege  à  des  hommes  de 
fe  faire  les  vengeurs  de  la  Divinité,  comme  fi  leur  proteftion 
lui  étoit  néceiïaire.  Les  Magiilrats ,  les  Rois  ,  n'ont  aucune 
autorité  fur  les  âmes  ;  &c  pourvu  qu'on  foit  fidèle  aux  Loix 
de  la  fociété  dans  ce  monde  ,  ce  n'eft  point  à  eux  de  fe 
mêler  de  ce  qu'on  deviendra  dans  l'autre  ^  où  ils  n'ont  aucune 
infpeclion.  Si  l'on  perdoit  ce  principe  de  vue  ,  les  Loix  faites 
pour  le  bonheur  du  Genre-humain  en  fcroient  bientôt  le  tour- 
ment; &,  fous  leur  inquifition  terrible,  les  hommes,  jugés 
par  leur  foi  plus  que  par  leurs  œuvres  ,  feroient  tous  à  la 
merci  de  quiconque  voudroit  les  opprimer. 

Si  les  Loix  n'ont  nulle  autorité  fur  les  fentimens  des  hom- 
mes en  ce  qui  tient  uniquement  h  la  Religion ,  elles  n'en  ont 
point  non  plus  en  cette  partie  fur  les  Ecrits  où  l'on  mani- 
fefte  ces  fentimens.  Si  les  Auteurs  de  ces  Ecrits  font  punilTa- 
bles,  ce  n'elè  jamais  précifcment  pour  avoir  enfeigné  l'erreur  , 
puifque  la  Loi  ni  fes  Miniftres  ne  jugent  pas  de  ce  qui  n'eit 
précifcment  qu'une  erreur.  L'Auteur  d<:s  Lettres  écrites  de  k 


DE    LA    MONTAGNE.  ^5;» 

Campagne  piroîc  convenir  de  ce  principe  (  /z  ).  Peut  -  être 
même  en  accordant  que  la  Politique  &  la  Philofophie  pour- 
ront foutenir  li  liberté  de  tout  écrire  ,  le  poulTeroit-il  trop 
loin  (  0  ).  Ce  n'eit  pas  ce  que  je  veux  examiner  ici. 

Mais  voici  comment  vos  Meffieurs  &  lui  tournent  la 
chofe  pour  autorifer  le  jugement  rendu  contre  mes  Livres  & 
contre  moi.  Ils  me  jugent  moins  comme  Chrétien  que  comme 
Citoyen  ;  ils  me  regardent  moins  comme  impie  envers  Dieu  , 
que  comme  rebelle  aux  Loix  ;  ils  voient  moins  en  moi  îe 
péché  que  le  crime  ,  &  l'héréfie  que  la  dcfobéilTance.  J'ai  , 
félon  eux  ,  attaqué  la  Religion  de  l'Etat  ;  j'ai  donc  encouru  la 
peine  portée  par  la  Loi  contre  ceux  qui  l'attaquent.  Voilà ,  je 
crois,  le  fens  de  ce  qu'ils  ont  dit  d'intelligible  pour  juitifier 
leur  procédé* 

Je  ne  vois  à  cela  que  trois  petites  difficultés,  La  première  ^ 
de  favoir  quelle  eft  cette  Religion  de  l'Etat  ;  la  féconde ,  de 
montrer  comment  je  Pai  attaquée  ;  la  troifieme  ,  de  trouver 
cette  Loi  félon  laquelle  j'ai  été  jugé. 

Qu'eft-ce  que  la  Religion  de  l'Etat?  C'eft  la  fainte  Réfor- 
mation évangelique.  Voilà  ,  (ans  contredit ,  des  mots  bien  fon- 
nans.  Mais  qu'eft-ce  ,  à  Genève  aujourd'hui  ,  que  la  fainte- 
Réformation  évangelique?  Le  fauriez-vous  ,  Monfieur  ,  par 
hazard?  En  ce  cas  je  vous  en  félicite.  Quant  à  moi,  je  l'ignore» 
J'avois  cru  le  favoir  ci-devant;  mais  je  me  trompois  ainii  que- 

(n)  A  cet  t'gani ,  dit-il  ,  pag.  22.  pcrfonne  ne  pei/f  être  poiirfuivi  poicr 

je  retrouve  ajjcz  mes  maximes  dans-  fcs  idées  fur  la  Religioiu 
celles  des  rcprcfentations  ;  &  p.    29.  (  0  )  Page.  30. 

il   regarde    comme  iacontcjiable  que 


158  LETTRES     ECRITES 

bien  d'autres  ,  plus  favans  que  moi  fur  tout  autre  point ,  8c 
non  moins  ignorans  fur  celui-là. 

Quand  les  Réformateurs  fe  détachèrent  de  l'Eglife  Ro- 
maine, ils  l'accuferent  d'erreur;  &,  pour  corriger  cette  erreur 
dans  fa  fource ,  ils  donnèrent  à  l'Ecriture  un  autre  fens  que 
celui  que  l'Eglife  lui  donnoit.  On  leur  demanda  de  quelle 
autorité  ils  s'écartoient  ainiî  de  la  Do6crine  reçue;  ils  dirent  que 
c'étoit  de  leur  autorité  propre ,  de  celle  de  leur  raifon.  Ils  dirent 
que  le  fens  de  la  Bible  étant  intelligible  ôc  clair  à  tous  les 
hommes  en  ce  qui  étoit  du  falut,  chacun  étoit  juge  com- 
pétent de  la  Doctrine  ,  &  pouvoit  interpréter  la  Bible ,  qui 
en  eft  la  règle  ,  félon  foa  efprit  particulier  ;  que  tous  s'accor- 
deroient  ainfi  fur  les  chofes  effentielles  ;  &c  que  celles  fur  lef- 
quelles  ils  né  pourroient  s'accorder  ,  ne  l'étoient  point. 

Voilà  donc  l'efprit  particulier  établi  pour  unique  interprète 
de  l'Ecriture  ;  voilà  l'autorité  de  l'Eglife  rejettée  ;  voilà  cha- 
cun mis  pour  la  Do6lrine  fous  fa  propre  jurifdi^lion.  Tels  font 
les  deux  points  fondamentaux  de  la  Réforme  ;  reconnoître  la 
Bible  pour  règle  de  fa  croyance  ,  &c  n'admettre  d'autre  inter- 
prète du  fens  de  la  Bible  que  foi.  Ces  deux  points  combinés 
forment  le  principe  fur  lequel  les  Chrétiens  Réformés  fe  font 
féparés  de  l'Eglife  Jlomaine ,  ôc  ils  ne  pouvoient  moins  faire 
fans  tomber  en  contradiclion  ;  car  quelle  autcriî^  interpréta- 
tive auroient-ils  pu  fe  réferver  ,  après  avoir  rejette  celle  du 
corps  de  l'Eglife  ? 

Mais,  dira-t-on ,  comment,  fur  un  tel  principe,  les  Ré- 
formés ont-ils  pu  fe  réunir  ?  Comment,  voulaiit  avoir  chacun 
leur  fiton  de  penfer,  ont-ils  fait  corps  contre  l'Eglife  Catho- 


DE    LA    MONTAGNE.  159 

îique  ?  Ils  le  dévoient  faire  :  ils  fe  réuniffoienc  en  ceci  ,  que 
cous  reconnoilToient  chacun  d'eux  comme  juge  compétent 
pour  lui-même.  Ils  toléroient  ,  &  ils  dévoient  tolérer  toutes 
les  interprétations  ,  hors  une ,  favoir  celle  qui  ôte  la  liberté 
des  interprétations.  Or  cette  unique  interprétation  qu'ils  rejet- 
toienc ,  étoit  celle  des  Catholiques.  Ils  dévoient  donc  profcrire 
de  concert  Rome  feule  ,  qui  les  profcrivoit  également  tous, 
La  diverfité  même  de  leurs  façons  de  penfer  fur  tout  le  relie , 
étoit  le  lien  commun  qui  les  uniflbit.^  C'étoient  autant  de 
petits  Etats  ligués  contre  une  grande  Puiïïance  ,  &c  dont  la 
confédération  générale  n'ôtoit  rien  à  l'indépendance  de  chacun. 
Voilà  comment  la  Réformation  évangélique  s'eit  établie  , 
&  voilà  comment  elle  doit  fe  conferver.  Il  eft  bien  vrai  que 
la  Doctrine  du  plus  grand  nom.bre  peut  être  propofée  à  tous, 
comme  la  plus  probable  ou  la  plus  autorifée.  Le  Souverain 
peut  même  la  rédiger  en  formule ,  ôc  la  prefcrire  à  ceux  qu'il 
charge  d'enfeigner  ,  parce  qu'il  faut  quelque  ordre  ,  quelque 
règle  dans  les  infiru£l:ions  publiques  ;  &  qu'au  fond  l'on  ne 
gêne  en  ceci  la  liberté  de  perfonne ,  puifque  nul  n'eft  forcé 
d'enfeigner  malgré  lui  :  mais  il  ne  s'enfuit  pas  de-là  que  les 
Particuliers  foient  obligés  d'admettre  précifément  ces  inter- 
prétations qu'on  leur  donne  &c  cette  Doctrine  qu'on  leur 
enfeigne.  Chacun  en  demeure  feul  juge  pour  lui-même ,  &  ne 
reconnoît  en  cela  d'autre  autorité  que  la  fienne  propre.  Les 
bonnes  inftrudions  doivent  moins  fixer  le  choix  que  nous 
devons  faire,  que  nous  mettre  en  état  de  bien  choifir.  Tel 
dï  le  véritable  efpric  de  la  Réformation  ;  tel  en  eft  le  vrai  • 
fondement.  La  raifon  particulière  y  prononce  ,  en  tirant  la 


ï5o  LETTRES     ECRITES 

foi  de  la  règle  commune  qu'elle  établit ,  favoir,  l'Evangile  ; 
&  il  efl  tellement  de  l'effence  de  la  raifon  d'être  libre  ,  que 
quand  elle  voudroit  s'aiTervir  à  l'autorité ,  cela  ne  dépendroic 
pas  d'elle.  Portez  la  moindre  atteinte  à  ce  principe ,  &  tout 
l'évangélifme  croule  à  l'inflant.  Qu'on  me  prouve  aujourd'hui 
qu'en  matière  de  foi  je  fuis  obligé  de  me  foumettre  aux 
décifîons  de  quelqu'un  ,  dès  demain  je  me  fais  Catholique  , 
&  tout  homme  conféquent  ôc  vrai, fera  comme  moi. 

Or  la  libre  interprétation  de  l'Ecriture  emporte  non-feule- 
ment le  droit  d'en  expliquer  les  paiïages  ,  chacun  félon  fon 
fens  particulier ,  mais  celui  de  relier  dans  le  doute  fur  ceux 
qu'on  trouve  douteux ,  &  celui  de  ne  pas  comprendre  ceux 
qu'on  trouve  incompréhenfibles.  Voilà  le  droit  de  chaque 
fidèle  ,  droit  fur  lequel  ni  les  Payeurs  ni  les  Magiftrats  n'ont 
rien  à  voir.  Pourvu  qu'on  refpede  toute  la  Bible  &  qu'on 
s'accorde  fur  les  points  capitaux  ,  on  vit  félon  la  Réforma- 
tion évangélique.  Le  ferment  des  Bourgeois  de  Genève  n'em- 
porte rien   de   plus  que  cela. 

Or  je  vois  déjà  vos  Dodeurs  triompher  fur  ces  points 
capitaux ,  &  prétendre  que  je  m'en  écarte.  Doucement ,  Mef- 
fieurs  ,  de  grâce  ;  ce  n'elt  pas  encore  de  moi  qu'il  s'agit , 
c'eft  de  vous.  Sachons  d'abord  quels  font ,  félon  vous  ,  ces 
points  capitaux  ;  fâchons  quel  droit  vous  avez  de  me  con- 
traindre à  les  voir  où  je  ne  les  vois  pas ,  &  où  peut-être  vous 
ne  les  voyez  pas  vous  -  mêmes.  N'oubliez  point ,  s'il  vous 
plaît ,  que  me  donner  vos  décifîons  pour  loix ,  c'eft  vous 
écarter  de  la  fainte  Réformation  évangélique,  c*cft  en  ébranler 
les  vrais  fondemens  ;  c'ell  vous  qui  par  la  Loi,  méritez  punition. 

Soit 


DE    LA    MONTAGNE.  j6i 

Soit  que  l'on  confîdere  l'état  politique  de  votre  Répu- 
blique lorfque  la  Ré  formation  fut  infHtuée  ,  foit  que  l'on 
pefe  les  termes  de  vos  anciens  Edits  par  rapport  à  la  Re- 
ligion qu'ils  prefcrivent  ,  on  voit  que  la  Réformation  eft 
par-tout  mife  en  oppofition  avec  l'Eglife  Romaine  ,  &  que 
les  Loix  n'ont  pour  objet  que  d'abjurer  les  principes  & 
k  culte  de  celle-ci,  dcitruftifs  de  la  liberté  dans  tous  les 
fens. 

Dans  cette  pofîtion  particulière  l'Etat  n'exiftoit ,  pour  alnfi 
dire  ,  que  par  la  féparation  des  deux  Eglifes ,  &  la  Répu- 
blique étoit  anéantie  fî  le  Papifme  reprenoit  le  deffus.  Ainfî 
la  Loi  qui  fixoit  le  culte  évangélique  ,  n'y  confidéroit  que 
l'abolition  du  culte  Romain.  C'eft  ce  qu'atteltent  les  invefti- 
ves  ,  même  indécentes ,  qu'on  voit  contre  celui-ci  dans  vos 
premières  Ordonnances  ,  &  qu'on  a  fagement  retranchées 
dans  la  fuite  ,  quand  le  même  danger  n'exiftoit  plus  ;  c'eft 
ce  qu'attefte  auiïî  le  ferment  du  Confiftoire ,  lequel  confifte 
uniquement  à  empêcher  toutes  idolâtries ,  blafphêmes  ^  dijfo- 
liitions ,  &  autres  chofes  contrevenantes  à  riionneur  de  Dieu 
&  à  la  Réformatîon  de  PEvangile.  Tels  font  les  termes  de 
l'Ordonnance  paffée  en  1562.  Dans  la  revue  de  la  même  Or- 
donnance en  1576,  on  mit  à  la  tête  du  ferment,  de  veiller 
fur  tous  fcandales  (p)  :  ce  qui  montre  que  dans  la  première 
formule  du  ferment  on  n'avoit  pour  objet  que  la  féparation 
de  l'iiglife  Romaine.  Dans  la  fuite  on  pourvut  encore  h  la 
police  ;  cela  elt  naturel  quand  un  établiffement  commence  à 
prendre   de   la    confiitance  :  mais  enfin  dans   l'une  &  dans 

(.p)  Ordon.   Eccltif.  Tit.   lll.  Art.   LXXV. 

Mélanges.     Tome  1.  X 


i6i  LETTRES    ECRITES 

l'autre  leçon ,  ni  dans  aucun  ferment  de  Magiftrars ,  de  Bour- 
geois ,  de  Miniitres  ,  il  n'elt  quel tion  ni  d'erreur  ni  d'héréfîe. 
Loin  que  ce  fût  là  l'objet  de  la  Réformation  ni  des  Loix  , 
c'eût  été  fe  mettre  en  contradiftion  avec  foi-même.  Ainfi 
vos  Edits  n'ont  fixé  fous  ce  mot  de  Réformadon  que  les 
points  controverfés  avec  l'Eglife  Romaine. 

Je  fais  que  votre  Hiftoire  ,  ôc  celle  en  général  de  la  Ré- 
forme ,  efè  pleine  de  faits  qui  montrent  une  inquifition  très- 
févere ,  &  que  ,  de  perfécutés ,  les  Réformateurs  devinrent  bien- 
tôt perfécuteurs  :  mais  ce  contraiie,  fi  choquant  dans  toute 
l'hiiioire  du  Chriltianifme  ,  ne  prouve  autre  chofe  dans  la 
vôtre  que  l'inconféquence  des  hommes  &:  l'empire  des  paf^ 
fions  fur  la  raifon.  A  force  de  difputer  contre  le  Clergé  Catho- 
lique ,  le  Clergé  Proteflant  prit  l'efprit  difputeur  &  pointilleux. 
11  vouloit  tout  décider  ,  tout  régler  ,  prononcer  fur  tout; 
chacun  propofoit  modeltement  fon  fentiment  pour  Loi  fuprême 
à  tous  les  autres  :  ce  n'étoit  pas  le  moyen  de  vivre  en  paix. 
Calvin  ,  fans  doute  ,  étoit  un  grand  homme  ;  mais  enfin 
c'étoit  un  homme ,  &  ,  qui  pis  eft  ,  un  Théologien  :  il  avoit 
d'ailleurs  tour  l'orgueil  du  génie  qui  fent  fa  fupériorité  ,  & 
qui  s'iii'dJgne  qu'on  la  lui  difpute  :  la  plupart  de  fes  Collègues 
étoient  dans  le  même  cas  ;  tous  en  cela  d'autant  plus  coupa- 
bles qu'ils  étoient  plus  inconféquens. 

AufiTi ,  quelle  prife  n'ont- ils  pas  donnée  en  ce  point  aux 
Catholiques  ,  &  quelle  pitié  n'eil-ce  pas  de  voir  dans  leurs 
défenfes  ces  favans  hommes ,  ces  efprits  éclairés  qui  raifon- 
noient  fi  bien  fur  tout  autre  article  ,  déraifonner  fi  fottcmcnt 
fur  celui  -  là  ?  Ces  contradiflions   ne  prouvoicnt  cependant 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  ré^ 

autre  chofe ,  fînon  qu'ils  fuivcicnr  bien  plus  leurs  pafTions  que 
leurs  principes.  Leur  dure  orthodoxie  étoit  elle  -  même  une 
héréfîe.  C'étoit  bien  là  l'efprit  des  Réformateurs  ,  mais  ce 
n'étoit  pas  celui  de  la  Réformation. 

La  Religion  Protefcante  eft  tolérante  par  principe  ,  elle 
eft  tolérante  elTenticllement  ;  elle  l'efl  autant  qu'il  efl:  poffi- 
ble  de  l'être,  puifque  le  feul  dogme  qu'elle  ne  tolère  pas, 
eft  celui  de  l'intolérance.  Voilà  l'infurmontable  barrière  qui 
nous  fépare  des  Catholiques ,  &c  qui  réunit  les  autres  Com- 
munions entre  elles  :  chacune  regarde  bien  les  autres  comme 
étant  dans  l'erreur  ;  mais  nulle  ne  regarde  ou  ne  doit  regar- 
der cette  erreur  comme  un  obftacle  au  falut  (  7  ), 

Les  Réformés  de  nos  jours ,  du  moins  les  Miniftres ,  ne 
connoiirent  ou  n'aiment  plus  leur  Religion.  S'ils  l'avoient 
connue  &  aimée ,  à  la  publication  de  mon  Livre ,  ils  auroient 
pouffé  de  concert  un  cri  de  joie  ,  ils  fe  feroient  tous  unis 
avec  moi  ,  qui  n'attaquois  que  leurs  adverfaires  ;  mais  ils 
aiment  mieux  abandonner  leur  propre  caufe ,  que  de  foutenir 
la  mienne  :  avec  leur  ton  rifiblement  arrogant ,  avec  leur  rage 
de  chicane  &  d'intolérance,  ils  ne  faveut  plus  ce  qu'ils  croient, 
ni  ce  qu'ils  veulent,  ni  ce  qu'ils  difent.  Je  ne  les  vois  plus 
que  comme  de  mauvais  valets  des  Prêtres,  qui  les  fervent 
moins  par  amour  pour  eux  que  par  haine  contre  moi  (  /■  ). 

(  <7  )  De  toutes  les  Sedes  du  Chrif.  tolérante    comme    l'Eglife  Romaine  ; 

tianifme  la   Luthcrienne  me  paroit  la  mais  le  grand    argument   de  celle-ci 

plus  inconféquente.  Elle  a  réuni  com-  lui  manque  :  elle  ell  intolérante  fans 

me  à  plaifir  contre  elle  feule  toutes  favoir  pourquoi. 
les  objections  qu'elles    fe   font  l'une  (r)  11  eft  affez  fuperflu  ,  je  crois, 

à  l'autre.    Elle  eft  en  particulier  in-  d'avertir  que  j'excepte  ici  mon  Paftcurj 


X 


2 


',64  LETTRES     ECRITES 

Quand  ils  auront  bien  difputé ,  bien  chamaillé ,  bien  ergoté  , 
bien  prononcé  ,  tout  au  fort  de  leur  petit  triomphe  ,  le  Clergé 
Romain ,  qui  maintenant  rit  ëc  les  laifTe  faire  ,  viendra  les 
chafler  armé  d'argumens  ad  luminem  fans  réplique  ;  &  les 
battant  de  leurs  propres  armes  ,  il  leur  dira  :  cela  va  hkn  ; 
mais  à  préfint  ôi2\-vous  d^-là  ,  niéchojis  intrus  que  vous 
êtes  ,  vous  n'avez  travaillé  qu:^  pour  nous.  Je  reviens  à 
mon   fujer. 

L'Eglife  de  Genève  n'a  donc  &:  ne  doit  avoir,  comme  Réfor- 
mée ,  aucune  profelfion  de  foi  précife  ,  articulée  ,  &  com- 
mune à  tous  Çqs  membres.  Si  l'on  vouloit  en  avoir  une  ,  en 
cela  même  on  bleiïeroit  la  liberté  évangclique ,  on  renonce- 
roit  au  principe  de  la  Réformation  ,  on  violeroit  la  Loi  de 
l'Etat.  Toutes  les  EgHfts  Proteitantes  qui  ont  drelTé  des  formu- 
les de  profeflion  de  foi ,  tous  les  Synodes  qui  ont  déterminé  des 
points  de  dodrine  ,  n'ont  voulu  que  prefcrire  aux  Pa{teurs 
celle  qu'ils  dévoient  enfeigner,  &  cela  étoit  bon  &  con- 
venable. Mais  fi  ces  Eglifes  &  ces  Synodes  ont  prétendu  faire 
plus  par  ces  formules ,  &  prefcrire  aux  iideles  ce  qu'ils  dé- 
voient croire;  alors ,  par  de  telles  décifions  ,  ces  aiïemblccs 
n'ont  prouvé  autre  chofe ,  finon  qu'elles  ignoroient  leur  propre 
Religion. 

L'Eglife  de  Genève  paroifToit  depuis  long- rems  s'écarter 
moins  que  les  autres  du  véritable  efprit  du  Chriflianifme ,  <?c 

&  ceux   qui  ,    fur  ce  point,    penfciit  ma  proniefTe  ,    pour  l'inftrudion   de 

comme  lui.  tout  lioniictc    homme    qui   peut  être 

J'ai  appris  depuis  cette  note  à  n'ex.  tciuc  de  louer  des   gens  d'Eglife. 
cepter  perfonne  ;  mais  je  la  lailVc  félon 


DE     LA     MONTAGNE  t6s 

c'eft  fur  cette  trompeufe  apparence  que  j'honorai  Ces  Palieiirs 
d'élcges  dont  je  les  croyois  dignes  ;  car  mon  intention  n'écoic 
afTurément  pas  d'abufer  le  Public.  Mais  qui  peut  voir  aujour- 
d'hui ces  mêmes  Miniltres ,  jadis  fî  coulans  &  devenus  tout-à- 
coup  fi  rigides  ,  chicaner  fur  l'orthodoxie  d'un  Laïque ,  &  laiiTer 
la  leur  dans  une  fi  fcandaleufe  incertitude  ?  On  leur  dem.ande 
fi  Jcfus-ChriR-  efl  Dieu  ,  ils  n'ofent  répondre  :  on  leur  de- 
mande quels  myiteres  ils  admettent ,  ils  n'ofent  répondre.  Sur 
quoi  donc  répondront-ils  ,  &  quels  feront  les  articles  fonda- 
mentaux ,  différens  des  m.iens ,  fur  lefqucls  ils  veulent  qu'on 
fe  décide  ,  fî  ceux-là  n'y  font  pas   compris  ? 

Un  Philofophe  jette  fur  eux  un  coup-d'œil  rapide  ;  il  les 
pénètre  ,  il  les  voit  Ariens  ,  Sociniens  ;  il  le  dit  ,  ôc  penfe 
leur  faire  honneur  ;  mais  il  ne  voit  pas  qu'il  expofe  leur  inté- 
rêt temporel ,  la  feule  chofe  qui  généralement  décide  ici-bas 
de  la  foi  des  hommes. 

Aufïi-tôt  alarmés ,  effrayés  ,  ils  s'afTemblent ,  ils  difcutent  , 
ils  s'agitent ,  ils  ne  favent  à  quel  Saint  fe  vouer  ;  &  après 
force  confultations  ,  (  ^  )  délibérations  ,  conférences  ,  le  tout 
aboutit  à  un  amfigouri  où  Ton  ne  dit  ni  oui  ni  non  ,  6c 
auquel  il  eft  aufli  peu  pofTible  de  rien  comprendre  qu'aux 
deux  Plaidoyers  de  Rabelais  (  r  ).  La  dodrine  orthodoxe 
n'eft-elle  pas  bien  claire  ,  &  ne  la  voilà-t-il  pas  en  de  fûres 
mains  ? 

{s)  Quand  on  ejl  bien  dc'cidc  fur  (  f  Ml  y  auroit  peut-être  eu  quel- 
ce  qiCon  trait-,  difoic  à  ce  fujet  un  que  embarras  à  .s'ex|^liquer  plus  clai- 
Journalifte  ,  une  profejjion  de  foi  renient  fans  être  oblifîés  de  le  rc- 
doiL  Ctre  biaiiôt  faite.  trader  fur  certaines  chofes. 


i66  LETTRES     ECRITES 

Cependant,  parce  qu'un  d'encre  eux  compilant  force  plaî- 
fanteries  fcholalliques  ,  au/Fi  bénignes  qu'élégantes  ,  pour 
juger  mon  Chriftianifme ,  ne  craint  pas  d'abjurer  le  fien  ; 
tout  charmés  du  favoir  de  leur  Confrère,  &  fur-tout  de  fa 
logique  ,  ils  avouent  fon  docle  ouvrage ,  &  l'en  remercient 
par  une  députation.  Ce  font  en  vérité  de  fîngulieres  gens 
que  MefTieurs  vos  Minifères  !  on  ne  fait  ni  ce  qu'ils  croient, 
ni  ce  qu'ils  ne  croient  pas;  on  ne  fait  pas  même  ce  qu'ils 
font  femblant  de  croire  :  leur  feule  manière  d'établir  leur 
foi  eft  d'attaquer  celle  à<i%  autres;  ils  font  comme  les 
Jéfuices  ,  qui ,  dic-on ,  forçoient  tout  le  monde  à  figner  la 
Conftitution ,  fans  vouloir  la  figner  eux  -  mêmes.  Au  lieu 
de  s'expliquer  fur  la  do^lrine  qu'on  leur  impute ,  ils'  pen- 
fent  donner  le  change  aux  autres  Eglifes,  en  cherchant 
querelle  à  leur  propre  défenfeur  ;  ils  veulent  prouver  ,  par 
leur  ingratitude,  qu'ils  n'avoient  pas  befoin  de  mes  foins, 
&  croient  fe  montrer  aiïez  orthodoxes  en  fe  montrant  per- 
fécuteurs. 

De  tout  ceci  je  conclus  qu'il  n'efè  pas  aifé  de  dire  en 
quoi  confîlèe  à  Genève  aujourd'hui  la  fainte  Réformation» 
Tout  ce  qu'on  peut  avancer  de  certain  fur  cet  article,  eft, 
qu'elle  doit  confifler  principalement  c\  rejetter  les  points 
conteftés  à  l'Eglife  Romaine  par  les  premiers  Réformateurs , 
&:  fur-tout  par  Calvin.  C'eft-lii  l'efprit  de  votre  institution; 
c'eft  par-li  que  vous  êtes  un  Peuple  libre,  &.  c'eft  par  ce 
côté  feul  que  la  Religion  fait  chez  vous  partie  de  la  Loi 
de  l'Etat. 

De  cette  première  queftion  ,  je  paffe  ;\  la  féconde  ,  &  je 


DE     LA     MONTAGNE.  k?; 

dis  ;  dans  un  Livre  où  la  vérité ,  l'utilité ,  la  néceïïité  de 
la  Religion  en  général  eit  établie  avec  la  plus  grande  force, 
où  ,  fans  donner  aucune  exclufion  f  «  )  ,  l'Auteur  préfère 
la  Religion  Chrétienne  à  tout  autre  culte ,  &  la  Réforma- 
tion évangélique  à  toute  autre  Sede  ,  comment  fe  peut-il 
que  cette  même  Réformation  foit  attaquée?  Cela  paroît  dif- 
ficile à  concevoir.  Voyons  cependant. 

J'ai  prouvé  ci-devant  en  général ,  &  je  prouverai  plus  en 
détail  ci- après ,  qu'il  n'elt  pas  vrai  que  le  Chriftianifme  foie 
attaqué  dans  mon  Livre.  Or,  lorfque  les  principes  communs 
ne  font  pas  attaqués  ,  on  ne  peut  attaquer  en  particulier  au- 
cune Seéle  que  de  deux  manières;  favoir,  indire(5lement ,  en 
foutenant  les  dogmes  diltindifs  de  fes  adverfaires  ;  ou  direc- 
tement, en  attaquant  les  (îèns. 

Mais  comment  aurois-je  foutenu  les  dogmes  diflindifs 
des  Catholiques ,  puifqu'au  contraire  ce  font  les  feuls  que 
j'aie  attaqués ,  &  puifque  c'eft  cette  attaque  même  qui  a 
foulevé  contre  moi  le  parti  Catholique  ,  fans  lequel  il  eft 
fur  que  les  Protellans  n'auroient  rien  dit  ?  Voilà  ,  je  l'avoue  , 
une  des  chofes  les  plus  étranges  dont  on  ait  jamais  ouï  par- 
ler ;  mais  elle  n'en  eft  pas  moins  vraie.  Je  fuis  Confeiïeur 
de  la  Foi  Proceltanre  à  Paris  ,  &c  c'elt  pour  cela  que  je  le 
fuis  encore   à  Genève. 

Et  comment  aurois-je  attaqué  les  dogmes  diftiniflifs  des 
Proteibns,    puifqu'au  contraire  ce   font   ceux  que  j'ai   fou- 

(  .'(  )  J'exhorte  tout  Leiftcur  cqui-       feiïion   de  foi   du   Vicaire  ,  &.  où   je 
table    à  relire    &  pefer  dans  i'Eiiiile        reprends  la  parole, 
ce    qui   fuit   immcdiatenieiit  la  pro- 


1^3  LETTRES     ECRITES 

tenus  avec  le  plus  de  force,  puifque  je  n'ai  ceffé  d'infifter  fur 
l'auroricé  de  la  raifon  en  matière  de  foi ,  fur  la  libre  inter- 
prétation des  Ecritures,  fur  la  tolérance  évangélique,  ôc  fur 
l'obéiirance  aux  Loix  ,  même  en  matière  de  culte  ;  tous 
dogmes  di(Hn6lifs  ôc  radicaux  de  l'Eglife  Réformée ,  &c 
fans  lefquels ,  loin  d'être  folidement  établie ,  elle  ne  pourroic 
pas  même  exifter. 

Il  y  a  plus  ;  voyez  quelle  force  la  forme  même  de  l'Ou- 
vrage ajoute  aux  argumens  en  faveur  des  Réformés.  C'ell 
un  Prêtre  Catholique  qui  parle ,  ôc  ce  Prêtre  n'efl  ni  un 
impie  ni  un  libertin  :  c'eft  un  homme  croyant  ôc  pieux  , 
plein  de  candeur,  de  droiture;  &,  malgré  fes  difficultés, 
fes  objedions,  fes  doutes,  nourrifTaut  au  fond  de  fon  cœur 
le  plus  vrai  refpccl  pour  le  culte  qu'il  profeue  :  un  homme 
qui,  dans  les  épanchcmens  les  plus  intimes,  déclare  qu'ap- 
pelle dans  ce  culte  au  fervice  de  TEglife ,  il  y  remplit  avec 
toute  l'exactitude  pofTible  les  foins  qui  lui  font  prefcrits  ; 
que  (Il  confcience  lui  reprochercit  d'y  manquer  volontaire- 
ment dans  la  moindre  chofe  ;  que  dans  le  myflere  qui  cho- 
que le  plus  fa  raifon ,  il  fe  recueille  au  moment  de  la  con- 
fécration,  pour  la  faire  avec  toutes  les  difpolitions  qu'exigent 
l'Eglife  ôc  la  grandeur  du  Sacrement;  qu'il  prononce  avec 
refpeil  les  mots  facramentaux,  qu'il  donne  à  leur  effet  toute 
îa  foi  qui  dépend  de  lui;  Ôc  que,  quoi  qu'il  en  foit  de  ce 
M/Ilere  inconcevable  ,  il  ne  craint  pas  qu'au  jour  du  ju- 
gement il  foit  puni  pour  l'avoir  jamais  profané  dans  fon 
ca'ur.  (  X-  ) 

(*•)  Emile,  Tome  111.   pag.   iSs  &    iS6. 

Voilà 


DE     LA    MONTAGNE.  i6^ 

Voilà  comment  parle  &  penfe  cet  homme  vénérable , 
vraiment  bon ,  fage. ,  vraiment  Chrétien ,  &  le  Catholique 
le  plus   fincere  qui  peut-être  ait   jamais  exifté. 

Ecoutez  toutefois  ce  que  dit  ce  vertueux  Prêtre  à  un  jeune 
homme  Proteftant  qui  s'étoit  fait  Catholique,  &  auquel  il 
donne  des  confeils.  "  Retournez  dans  votre  Patrie,  repre- 
»>  nez  la  Religion  de  vos  Pères ,  fuivez-Ia  dans  la  fincérité 
»s  de  votre  cœur ,  &  ne  la  quittez  plus  ;  elle  eft  très-fimple 
sj  &  très-fainte  ;  je  la  crois,  de  toutes  les  Religions  qui  font 
M  fur  la  teiTe ,  celle  dont  la  morale  eft  la  plus  pure ,  6c 
!»  dont  la  raifon  fe  contente   le  mieux.  (  y  ) 

Il  ajoute  un  moment  après.  "  Quand  vous  voudrez  écou- 
M  ter  votre  confcience ,  mille  obftacles  vains  difparoîtront  à 
ti  fa  voix.  Vous  fentirez  que  dans  l'incertitude  où  nous 
M  fommes  ,  c'eft  une  inexcufable  préfomption  de  profeffer 
ij  une  autre  Religion  que  celle  où  l'on  eft  né ,  &  une  fauf- 
>»  fêté  de  ne  pas  pratiquer  fîncérement  celle  qu'on  profeffe* 
M  Si  l'on  s'égare  ,  on  s'ôte  une  grande  excufe  au  Tribunal 
»  du  Souverain  Juge.  Ne  pardonnera-t-il  pas  plutôt  l'erreur 
jj  où  l'on  fut  nourri  ,  que  celle  qu'on  ofa  choiiir  foi- 
»i  même  ?    {\) 

Quelques  pages  auparavant ,  il  avoit  dit  :  "  fi  j'avois  des 
»  Proteftans  à  mon  voifinage  ou  dans  ma  ParoifTe ,  je  ne 
»>  les  diftinguerois  pas  de  mes  Paroiflîens  en  ce  qui  tient 
»  à  la  charité  Chrétienne  ;  je  les  porcerois  tous  également 
M  à  s'entre-aimer,  à  fe  i-çgarder  comme  frères  ,  i\  refpedec 

(i/  )  Ibid.  pag.    19c. 

(z)  Ibid.  pag.    196.  ^ 

/VLélungiis,    Tomç  I,  y 


'lyo  LETTRES      ECRITES 

5)  toutes  les  Religions ,  ôc  à  vivre  en  paix  chacun  dans  la 
?j  fienne.  Je  penfe  que  fclliciter  quelqu'un  de  quitter  celle  où 
î>  il  elt  né  ,  c'elè  le  folliciter  de  mal  faire  ,  ôc  par  confé- 
»>  quent  faire  mal  foi-mêm.e.  En  attendant  de  plus  grandes 
}j  lunTieres ,  gardoiis  Tordre  public  ,  dans  tout  Pays  ref- 
3j  pe»3ions  les  Loix ,  ne  troublons  point  h  culte  qu'elles 
13  prcfcrivent  ,  ne  portons  point  les  Citoyens  à  la  défo- 
}j  béiiTance  :  car  nous  ne  favons  point  certainement  fi  c'eft 
jj  un  bien  pour  eux  de  quitter  leurs  opinions  pour  d'au- 
î3  très  ,  oc  nous  favons  très-certainement  que  c'efl  un  mal 
jj  de  dcfobéir  aux  Loix.  jj 

Voilà,  Monfieur ,  comment  parle  un  Prêtre  Catholique- 
dans  un  Ecrit  où  l'on  m'accufe  d'avoir  attaqué  le  culte  des 
Réformés,  ôc  où  il  n'en  efl  pas  dit  autre  chofe.  Ce  qu'on- 
riuroit  pu  me  reprocher,  peut-être,  ctoit  une  partialité  outrée 
en  leur  faveur ,  &  i:n  défaut  de  convenance  en  faifant  parler 
un  Prêtre  Catholique  comme  jamais  Prêtre  Catholique  n'a 
parlé.  Aind  j'ai  fait  en  toute  chofe  précifément  le  contraire 
de  ce  qu'on  m'accufe  d'avoir  fait.  On  diroit  que  vos  Ma- 
gidrats  fe  font  conduits  par  gageure  :  quand  ils  auroient 
parié  de  juger  contre  l'évidence  ,  ils  n'auroient  pu  mieux 
réufur. 

Mais  ce  Livre  contient  des  obje^^lions",  des  difficultés,  des 
doutes  1  Et  pourquoi  non ,  je  vous  prie  ?  Où  eft  le  crime  à 
un  Proteîlant  de  propofer  fes  doutes  fur  ce  qu'il  trouve  dou- 
teux ,  &i  Ces  objections  fur  ce  qu'il  en  trouve  fufccptible  ?  Si 
ce  qui  vous  paroît  clair  me  paroît  obfcur ,  fi  ce  que  vous  jugez 
démontré  ne  me  femble  pas  l'être ,  de  quel  droit  prétendez- 


DE     LA     MONTAGNE.  17,1 

vo'.:s  foumettre  ma  raifon  à  la  vôtre,  (Se  me  donner  votre 
autorité  pour  Loi ,  comme  fi  vous  prétendiez  à  l'iafoillibilité 
du  Pape  ?  N'elt-il  pas  phifant  qu'il  faille  raifonner  en  Catho- 
lique ,  pour  m'accufer  d'attaquer  les  Proteftans  ? 

Mais  ces  objections  &  ces  doutes  tombent  fur  les  points 
fondamentaux  de  la  foi?  Sous  l'apparence  de  ces  doutes  on  a 
raffemblé  tout  ce  qui  peut  tendre  à  faper  ,  ébranler  &  dé- 
truire les  principaux  fondem.ens  de  la  Religion  Chrétienne  ? 
Voilà  qui  change  la  thefe  ;  Ôc  fî  cela  eit  vrai  ,  je  puis  être 
coupable  ;  mais  aufli  c'eft  un  msnfonge  ,  &  un  menfonge  bien 
imprudent  de  la  part  de  gens  qui  ne  favent  pas  eux  -  mêmes 
en  quoi  confîftent  les  principes  fondamentaux  de  leur  Chrif' 
tianifme.  Pour  moi,  je  fais  très-bien  en  quoi  confident  les 
principes  fondamentaux  du  mien ,  &c  je  l'ai  dit.  Prefque  toute 
la  profeflîon  de  foi  de  la  Julie  eft  affirmative  ;  toute  la  pre- 
mière partie  de  celle  du  V^icaire  eft  affirmative,  la  moitié  de 
la  féconde  partie  eft  encore  afîirmative  ;  une  partie  du  chapitre 
de  la  Religion  civile  eft  affirmative ,  la  Lettre  à  M.  l'Arche- 
vêque de  Paris  eft  affirmative.  Voilà ,  Meffieurs  ,  mes  articles 
fondamentaux  :  voyons  les  vôtres. 

Ils  font  adroits  ,  ces  Meffieurs  ;  ils  érablifTent  la  méthode  de 
difcuffion  la  plus  nouvelle  &c  la  plus  commode  pour  des  per- 
fécuteurs.  Ils  lailfent  avec  art  tous  les  principes  de  la  Doctrine 
incertains  6c  vagues.  Mais  un  Auteur  a-t-il  le  malheur  de  leur 
déplaire ,  ils  vont  furetant  dans  fes  Livres  quelles  peuvent  être 
fes  opinions.  Quand  ils  croient  les  avoir  bien  conftatées,  ils 
prennent  les  contraires  de  ces  mêmes  opinions ,  &  en  font 
autant  d'articles  de  foi.  Enfuitc  ils  crient  à  l'impie ,  au  blaf- 

y  z 


172  LETTRES     ECRITES 

phême ,  parce  que  l'Auteur  n'a  pas  d'avance  admis  dans  Tes 
Livres  les  prétendus  articles  de  foi  qu'ils  ont  bâtis  après  coup 
pour  le  tourmenter. 

Comment  les  fuivre  dans  ces  multitudes  de  points  fur  lef- 
quels  ils  m'ont  attaqué  ?  comment  raffembler  tous  leurs  libel- 
les ,  comment  les  lire  ?  Qui  peut  aller  trier  tous  ces  lambeaux, 
toutes  ces  guenilles ,  chez  les  fripiers  de  Genève  ou  dans  le 
fumier  du  Mercure  de  Neufchâtel  ?  Je  me  perds,  je  m'em- 
bourbe au  milieu  de  tant  de  bêcifes.  Tirons  de  ce  fatras  un 
feul  article  pour  fervir  d'exemple  ,  leur  article  le  plus  triom- 
phant, celui  pour  lequel  leurs  Prédicants  (  *  )  fe  font  mis  en 
campagne ,  &  dont  ils  ont  fait  le  plus  de  bruit  :  les  miracles. 

rentre  dans  un  long  examen.  Pardonnez  -  m'en  l'ennui,  je 
vous  fupplie.  Je  ne  veux  difcucer  ce  point  fi  terrible  que  pour 
vous  épargner  ceux  fur  lefquels  ils  ont  moins  iniîlté. 

Ils  difcnt  donc  :  "  J.  J.  Rouffeau  n'eft  pas  Chrétien ,  quoi- 
>j  qu'il  fe  donne  pour  tel  ;  car  nous  ,  qui  certainement  le 
»>  fommes ,  ne  penfons  pas  comme  lui.  J.  J.  Rouffeau  ne  croit 
n  point  à  la  Révélation ,  quoiqu'il  dife  y  croire  :  en  voici  la 
«  preuve. 

»î  Dieu  ne  révèle  pas  fa  volonté  immédiatement  à  tous  les 
«  hommes.  Il  leur  parle  par  fes  Envoyés  ;  &  ces  Envoyés 
»  ont  pour  preuve  de  leur  miflion  les  miracles.  Donc  qui- 
»  conque  rejette  les  miracles,  rejette  les  Envoyés  de  Dieuj 


(  *  )  Je  n'aurois  point  employé  ce  qui  s'en  feivoît  en  écrivant  au  Car- 
terme  que  Jl-  trnuvois  dcprifant  ,  fi  dinal  de  Fleury,ne  m'eût  apfivis  qu« 
l'exemple    du   CuiiTcii   de    0«neve  >       mon  i'crupule  ctoic  mà\  t'oiidti. 


DE    LA    MONTAGNE.  ,7, 

ï>  &:  qui  rejette  les  Envoyés  de  Dieu ,  rejette  la  Révélation, 
jî  Or  Jean- Jaques  Roufleau  rejette  les  miracles  ». 

Accordons  d'abord  ôc  le  principe  6c  le  fait  comme  s'ils 
étoient  vrais  :  nous  y  reviendrons  dans  la  fuite.  Cela  fuppofé, 
le  raifonnement  précédent  n'a  qu'un  défaut ,  c'eft  qu'il  fait 
direélement  contre  ceux  qui  s'en  fervent.  Il  eft  très-bon  pour 
les  Catholiques ,  mais  très  -  mauvais  pour  les  Proteflans.  II 
faut  prouver  à  mon  tour. 

Vous  trouverez  que  je  me  répète  fouvent ,  mais  qu'importe  ? 
Lorfqu'une  même  proportion  m'elt  néceflaire  à  des  argumens 
tout  différens,  dois  -  je  éviter  de  la  reprendre?  Cette  affeèla- 
tion  feroit  puérile.  Ce  n'efl  pas  de  variété  qu'il  s'agit,  c'eft 
de  vérité ,  de  raifonnemens  juftes  ôc  concluans.  I^affez  le  refle , 
&:  ne  fongez  qu'à  cela. 

Quand  les  premiers  Réformateurs  commencèrent  à  fe  faire 
entendre ,  l'Eglife  univerfelle  étoit  en  paix  ;  tous  les  fentimens 
étoient  unanimes  ;  il  n'y  avoit  pas  un  dogme  eflentiel  débattu 
parmi  les  Chrétiens. 

Dans  cet  état  tranquille  ,  tout-à-coup  deux  ou  trois  hommes 
élèvent  leur  voix ,  &  crient  dans  toute  l'Europe  :  Chrétiens , 
prenez  garde  à  vous  ;  on  vous  trompe  ,  on  vous  égare  ,  on  vous 
mené  dans  le  chemin  de  l'enfer  ;  le  Pape  eft  l'Antechrifè ,  le 
fuppôt  de  Satan ,  fon  Eglife  efl  l'école  du  menfonge.  Vous 
êtes  perdus  fi  vous  ne  nous  écoutez. 

A  ces  premières  clameurs,  l'Europe  étonnée  refla  quelques 
momens  en  lilence,  attendant  ce  qu'il  en  arriveroit.  Enfin  le 
Clergé  revenu  de  fa  première  furprife  ,  &  voyant  que  ces  nou- 
veaux venus  fe  ftifoienc  des  Sectateurs ,  comme  s'en  fait  cou- 


/ 


,74  LETTRES     E  C  ?v  I  T  E  S 

jours  tout  homme  qui  dogmatife ,  comprit  qu'il  faloit  s'ex- 
pliquer avec  eux.  Il  commença  par  leur  demander  à  qui  ils  en 
avoient  avec  tout  ce  vacarme?  Ceux-ci  répondent  fièrement 
qu'ils  font  les  Apôtres  de  la  vérité ,  appelles  à  réformer  l'E- 
glife  ,  6c  h  ramener  les  fidèles  de  la  voie  de  perdition  où  les 
eoiiduifoieaù  les  Prctres. 

Mais ,  leur  répliqua  -  t  -  on  ,  qui  vous  a  donné  cette  belle 
commiflion ,  de  venir  troubler  la  paix  de  l'Eglife  &c  la  tran- 
quillité publique  ?  Notre  confcience  ,  dirent-ils  ,  la  raifon  ,  la 
lumière  intérieure ,  la  voix  de  Dieu  ,  à  laquelle  nous  ne  pou- 
vons réfiiter  fans  crime  :  c'eit  lui  qui  nous  appelle  à  ce  faint 
miniflere  ,   tSc  nous  fuivons  notre  vocation. 

Vous  êtes  donc  Envoyés  de  Dieu  ,  reprirent  les  Catholi- 
ques ?  Ea  ce  cas ,  nous  convenons  que  vous  devez  prêcher , 
reformer,  inîlruire  ,  &c  qu'on  doit  vous  écouter.  Mais,  pour 
obtenir  ce  droit  ,  commencez  par  nous  montrer  vos  Lettres 
de.  créance.  Prophécifez  ,  guérifTez ,  illuminez,  faites  des  mi- 
racles ,  déployez  les  preuves  de  votre  mifiion. 

La  réplique  des  Réformateurs  elt  belle  ,  Ôc  vaut  bien  l'a 
peine  d''ctre  tranfcrite. 

"  Oui ,  nous  fonmies  les  Envoyés  de  Dieu  ;  mais  notre 
n  million  n'eft  point  extraordinaire  :  elle  eit  dans  l'impul- 
>j  fion  d'une  confcience  droite,  dans  les  lumières  d'un  enten- 
}}  dément  fain.  Nous  ne  vous  apportons  point  une  Révéla- 
it tion  nouvelle  ;  nous  nous  bornons  à  celle  qui  vous  a  été 
»  donnée  ,  &  que  vous  n'entendez  plus.  Nous  venons  h. 
iy  vous ,  non  pas  avec  des  prodiges  qui  peuvent  être  trom- 
»  peurs  »  ôc  donc  tant  de  fauflcs  Doctrines  fe  font  étayces  » 


DE     LA     MONTAGNE.  ,75' 

Çî  mais  avec  les  fignes  de  la  vériré  &  de  la  raifon  ,  qui  ne 
îï  trompent  point  ;  avec  ce  Livre  faint  ,  que  vous  dcfigu- 
»}  rez,  &  que  nous  vous  expliquons.  Nos  rniracks  font  des 
»  argumens  invincibles ,  nos  prophéties  font  des  démonftra- 
îj  tions  :  nous  vous  prédifons  que  fi  vous  n'écoutez  la  xohc 
)j  de  Chriit ,  qui  vous  parle  par  nos  bouches  ,  vous  ferez 
«  punis  comme  des  ferviteurs  infidèles  ,  à  qui  l'on  dit  la 
>»  volonté  de  leurs  Maîtres  ,  &  qui  ne  veulent  pas  l'ac- 
»j  complir.  » 

Il  n'étoit  pas  naturel  que  les  Catholiques  conviniTent  de 
l'évidence  de  cette  nouvelle  dodrine ,  6c  c'eft  auffi  ce  que 
la  plupart  d'entre  eux  fe  gardèrent  bien  de  faire.  Or  on  voie 
que  la  difpute  étant  réduite  à  ce  point,  ne  pouvoit  plus  finir, 
&  que  chacun  devoit  fe  donner  gain  de  caufe  ;  les  Protelkns 
fûutenant  toujours  que  leurs  interprétations  &  leurs  preuves 
étoient  fi  claires  qu'il  faloit  être  de  mauvaife  foi  pour  s'y 
refufer;  &  les  Catholiques,  de  leur  côté  ,  trouvant  que  les 
petits  argumens  de  quelques  Particuliers ,  qui  même  n'étoicnc 
pas  fans  réplique  ,  ne  dévoient  pas  l'emporter  fur  l'autorité 
de  toute  l'Eglife  ,  qui  de  tout  tems  avoit  autrement  décidé 
qu'eux  les  points  débattus. 

Tel  eft  l'écat  oii  la  querelle  efl  refice.  On  n'a  ccfTé  de 
difputcr  fur  la  force  àes  preuves  ;  difpute  qui  n'aura  ja- 
mais de  fin  ,  tant  que  les  hommes  n'auront  pas  tous  la 
même   tête. 

Mais  ce  n'étoit  pas  de  cela  qu'il  s'agifToit  pour  les  Catho- 
liques. Ils  prirent  le  change  ;  &  fi ,  fans  s'amufer  à  chica* 
ncr  les  preuves  de  leurs  adverfaires,  ils  s'en  fulTcnt  tenus  à  leur 


1-jG  LETTRES     ECRITES 

difputer  le  droit  de  prouver ,  ils  les  auroient  embarraffés ,  ce 
me  femble. 

"  Premièrement ,  leur  auroient-ils  dit ,  votre  manière  de 
n  raifonner  n'eit  qu'une  pétition  de  principe  ;  car  fî  la  force 
M  de  vos  preuves  eft  le  figne  de  votre  milTion  ;  il  s'enfuit 
•)  pour  ceux  qu'elles  ne  convainquent  pas ,  que  votre  mif- 
i>  (Ion  efl  fauffe  ,  &:  qu'ainfi  nous  pouvons  légitimement  , 
«  tous  tant  que  nous  fommes  ,  vous  punir  comme  héréti^ 
jj  ques  ,  comme  faux  Apôtres  ,  comme  perturbateurs  de 
«  l'Eglife  ôc  du  Genre-humain. 

5î  Vous  ne  prêchez  pas  ,  dites-vous  ,  des  doctrines  nou- 
5>  velles  ;  &  que  faites-vous  donc  en  nous  préchant  vos  nou- 
»>  velles  explications  ?  Donner  un  nouveau  fens  aux  paroles 
5}  de  l'Ecriture  ,  n'eft-ce  pas  établir  une  nouvelle  dodrine  ? 
I)  N'elt-çe  pas  faire  parler  Dieu  tout  autrement  qu'il  n'a  fait  f 
JJ  Ce  ne  font  pas  les  fons  ,  mais  les  fens  des  mots  ,  qui 
»>  font  révélés  :  changer  ces  fens  reconnus  &c  fixés  par  l'Eglife, 
»j  c'eft  changer  la  Révélation. 

JJ  Voyez,  de  plus,  combien  vous  êtes  injustes!  Vous  con- 
I)  venez  qu'il  fout  des  miracles  pour  autorifer  une  milHon 
»  divine  ;  &c  cependant  vous ,  fimples  Particuliers  ,  de  votre 
i>  propre  aveu ,  vous  venez  nous  parler  avec  empire  &  comme 
«}  les  Envoyés  de  Dieu  (  aa  ).  Vous  réclamez  l'autorité  d'in- 


(ac)  Farel  déclara  en  propres  ter.  blafphânc  :  qucfi-il  bcjbin  d'autre  tJ~ 
mes,  à  Genève,  devant  le  Confeil  mo'gnagc  ■  Il  a  mcritc  la  mort.  B^ns 
Epifcopal,  qu'il  ctoit  Envoyé  de  Dieu  :  la  dodrine  des  miracles,  il  en  faloit 
ce  qui  fit  dire  à  l'un  des  îMembres  du  un  pour  répondre  à  cela.  Cependant 
Çoi^fçil  tes  paroles  de  Caïphe  ;  Il  n       Jéfus  n'en  lit  point  en  cette  occallon , 

j)  terprcter 


DE     LA     MONTAGNE.  177 

^  terpréter  l'Ecrimre  à  votre  fantaifie ,  &  vous  prétendez  nous 
»  ôter  la  même  liberté.  Vous  vous  arrogez  à  vous   feuls  un 
»  droit  que   vous  refufez  ,  &  à  chacun  de  nous  ,  &  à  nous 
»  tous  qui  compofons  l'Eglife.  Quel  titre  avez -vous  donc 
j>  pour  foumettre  ainfi  nos  jugemens  communs  à  votre  efprit 
j»  particulier  ?   Quelle  infupportable   fuffifance    de    prétendi-e 
»  avoir    toujours   raifon  ,    &c    raifon  feuls    contre    tout    le 
»  monde  ,  fans  vouloir  lailler  dans  leur  fentiment  ceux  qui  ne 
M  font  pas  du  vôtre  ,  &  qui  penfenc  avoir  raifon  auffi  (  *  )  ! 
»  Les  diitinclions   dont  vous  nous  payez  feroient    tout  au 
>»  plus  tolérables  fi  vous  difiez  fimplement  votre  avis ,  ëc  que 
jj  vous  en  reftafîiez-là  ;  mais  point.   Vous  nous  faites  une 
«  guerre  ouverte  ;  vous  foufflez  le  feu  de  toutes  parts.  Réfif- 
>j  ter  à  vos    leçons ,   c'elt  être  rebelle ,  idolâtre  ,  digne  de 
?5  l'enfer.    Vous    voulez   abfolument   convertir  ,  convaincre , 
»  contraindre  même.  Vous  dogmatifez  ,  vous  prêchez ,  vous 
»  cenfurez  ,  vous  anathcmatifez  ,  vous  excommuniez  ,  vous 
»  punilîez ,  vous  mettez  à  mort  :  vous  exercez  l'autorité  des 
a  Prophètes ,  &c  vous  ne  vous  donnez  que  pour  des  Particuliers. 


ni   Farci   non  plus.   Froment  déclara  pérleiix  ,  plus  décifif,  plus  divinement 

de    même  r.u  Magiftrat,  qui  lui    de-  infaillible  à  fon  gré  que  C:'.1\m!    ;:-iur 

fendoit  de  prêcher  ,  fj(i'i7  fa/oif  m/('H.v  qui  la  moindre  oppolitioti .,  i 

ob('ir  à  Dieu  qu'aux  hommes  ^  Se  can-  drc    objeclion   qu'on  ofoit  !.. 

tinua  de  prêcher    malgré   la  dcFenfe;  ctoit  toujours  une   œuvre  de    \:.r-:n  ^ 

conduite  qui  certainement  ne  pouvoit  un  crime  digne  du  feu  ?    Ce  n'eft  pas 

i'autorifer    que  par   un    ordre  exprès  au    feul   Servet  qu'il  en  a  coûte   la 

de  Dieu.  vie  pour    avoir  ofé  penfer  autiemeuG 

(*)  Quel  homme,  par  exemple,  que   lui. 
fut  jamais  plus  tranchant ,   plus   im- 

Mélanges.    Tome  L  Z 


178  LETTRES     ECRITES 

59  Quoi  !  vous  Novateurs  ,  fur  votre  feule  opinion ,  foutenuS 
>3  de  quelques  centaines  d'hommes ,  vous  brûlez  vos  adver- 
jj  fa,!res  ;  &  nous  ,  avec  quinze  fiecles  d'antiquité  ,  &  la 
3}  voix  de  cent  millions  d'hommes  ,  nous  aurons  tort  de 
»  vous  brûler  ?  Non  ,  celFez  de  parler ,  d'agir  en  Apôtres  ,. 
«  ou  montrez  vos  titres  ;  ou  ,  quand  nous  ferons  les  plus. 
i>  forts ,    vous  ferez  très-jultement  traités  en  impofteurs  ». 

A  ce  difcours  ,  voyez  -  vous  ,  Monfieur  ,  ce  que  nos 
Réformateurs  auroient  eu  de  folide  à  répondre  ?  Pour  moi; 
je  ne  le  vois  pas.  Je  penfe  qu'ils  auroient  été  réduits  à  fe 
taire  ou  à  faire  des  miracles.  Trille  relTource  pour  des  amis 
de  la  vérité  ! 

Je  conclus  de-li  ,  qu'établir  la  nécefïîté  des  miracles  en 
preuve  de  la  miflion  des  Envoyés  de  Dieu  qui  prêchent  une 
doilrine  nouvelle,  c'elt  renverfer  la  Réformation  de  fond- 
en-comble  ;  c'eft  faire  ,  pour  me  combattre ,  ce  qu'on  m'accufe 
fauficmenc  d'avoir  fait. 

Je  n'ai  pas  tout  dit ,  Monfieur  ,  fur  ce  Chapitre  ;  mais  ce 
qui  me  refte  à  dire  ne  peut  fe  couper ,  &  ne  fera  qu'une  trop 
longue  Lettre  ;  il  eft  tems  d'achever  celle-ci. 


DE    LA    MONTAGNE.  x-j^ 

TROISIEME     LETTRE. 

tJ  E  reprends ,  Monfieur  ,  cette  queftîon  des  miracles  que  j'ai 
entrepris  de  difcuter  avec  vous  ;  &c  après  avoir  prouvé  qu'ctar- 
blir  leur  néceflité  c'étoit  détruire  le  Proceitantifme  ,  je  vais 
chercher  à  préfent  quel  eft  leur  ufage  pour  prouver  la  Ré- 
vélation. 

Les  hommes  ayant  des  têtes  fi  di^^erfement  organifées  , 
ne  fjiuroient  être  affectés  tous  également  des  mêmes  argu- 
mens  ,  fur-tout  en  matières  de  foi.  Ce  qui  paroît  évident  à 
l'un ,  ne  paroît  pas  même  probable  à  l'autre  :  l'un  ,  par  fon 
tour  d'efprit ,  n'efl  frappé  que  d'un  genre  de  preuves  ;  l'autre 
ne  l'eft  que  d'un  gehre  tout  différent.  Tous  peuvent  bien 
quelquefois  convenir  des  mêmes  chofes ,  mais  il  eft  très-rare 
qu'ils  en  conviennent  par  les  mêmes  raifons  :  ce  qui  ,  pour 
le  dire  en  paffant ,  montre  combien  la  difpute  en  elle-même 
eft  peu  fenfée  :  autant  vaudroit  vouloir  forcer  autrui  de  voir 
par  nos  yeux. 

Lors  donc  que  Dieu  donne  aux  hommes  une  Révélation 

que  tous  font  obligés  de  croire  ,  il  faut  qu'il  l'ctabliire  fur 
des  preuves  bonnes  pour  tous  ,  &  qui  par  conféquent  foienc 

aufTi  diverfcs  que  les  manières  de  voir  de  ceux  qui  doivent 

les  adopter. 

Sur  ce  rajfonnement  ,  qui   me  paroît  jufte  &  fimple  ,  on 

a  trouvé  que  Dieu  avoit  donné  h  la  million  de  fes  Envoyés 

divers  caractères  qui  reudoient   cette  mifîlon  reconnoilïiible 

Z    2 


iSo 


LETTRES     ECRITES 


à  tous  les  hommes  ,  petits  &  grands ,  fages  &  fots  ,  favans 
&  ignorans.  Celui  d'entre  eux  qui  a  le  cerveau  affez  flexible 
pour  s'affecler  à  la  fois  de  tous  ces  caractères  ,  eft  heureux 
fans  doare  :  mais  celui  qui  n'eft  frappé  que  de  quelques-uns 
n'eli  pas  à  plaindre  ,  pourvu  qu'il  en  foie  frappé  fuffifammenc 
pour  être  perfuadé. 

Le  premier  ,  le  plus  important ,  le  plus  certain  de  ces 
carafleres ,  fe  tire  de  la  nature  de  la  doélrine  ;  c'eft-à-dire , 
de  fon  utilité,  de  fa  beauté  (i),  de  fa  fainteté ,  de  fa  vérité, 
de  fa  profondeur ,  Ôc  de  toutes  les  autres  qualités  qui  peuvent 
annoncer  aux  hommes  les  inftru^lions  de  la  fuprême  Sagelfe , 
ôc  les  préceptes  de  la  fuprême  Bonté.  Ce  caraélere  eft  , 
comme  j'ai  dit ,  le  plus  fur  ,  le  plus  infaillible  ;  il  porte  en 
lui-même  une  preuve  qui  difpenfe  de  toute  autre  :  mais  il  eft 
le  moins  facile  à  conltater  ;  il  exige  ,  pour  être  fenti ,  de 
l'étude  ,  de  la  réflexion  ,  des  connoilTances ,  des  difcuffions 
qui  ne  conviennent  qu'aux  hommes  fages  qui  font  initruits 
&i  qui  favent  raifonner. 

Le   fécond  caradere   eft  dans  celui  des  hommes  choifîs 


(  I  )  Je  ne  fais  pourquoi  l'on  veut 
attribuer  au  progrès  delà  Philofophie 
la  belle  morale  de  nos  Livres.  Cette 
morale* ,  tirée  de  l'Evangile ,  étoit 
cbrétienne  avant  d'être  philofophi- 
que.  Les  Chrétiens  l'enfeigncnt  fans 
la  pratiquer,  je  l'avoue;  mais  que 
font  de  plus  les  Philofophes ,  C  ce 
n'eft  de  fe  tlonner  à  eux  -  mêmes 
beaucoup  de  louanges,  qui,  n'étant 
répétées  par  pcrfoane  autre,  ne  prou- 


vent pas  grand'chofe  ,  à  mon  avis  ? 
Les  préceptes  de  Platon  font  fou- 
vent  très  -  fublimes  ;  mais  combien 
n'erre-t-ii  pas  quelquefois  ,  &  jufqu'où 
ne  vont  pas  les  erreurs  ?  Quant  à 
Ciceron ,  peut  -  on  croire  que  fans 
Platon  ce  Rhéteur  eût  trouvé  fcs 
offices?  L'Evangile  feul  eft,  quanta 
la  morale  ,  toujours  fur  ,  toujours 
vrai ,  toujours  unique,  "&  toujours, 
fcmblabk  ii  lui-même. 


DELAMONTAGNE,  iti. 

de  Dieu  pour  annoncer  fa  parole  ;  leur  fainteté  ,  leur  véra- 
cité ,  leur  juftice  ,  leurs  mœurs  pures  &  fans  cache  ,  leurs 
vertus  inacceflibles  aux  paffions  humaines  ,  font  ,  avec  les 
qualités  de  l'entendement  ,  la  raifon  ,  l'efprit  ,  le  favoir  ,  la 
prudence  ,  autant  d'indices  refpedables  ,  dont  la  réunion  , 
quand  rien  ne  s'y  dément  ,  forme  une  preuve  complète  en 
leur  faveur  ,  &c  dit  qu'ils  font  plus  que  des  hommes.  Ceci 
efl  le  figne  qui  frappe  par  préférence  les  gens  bons  &  droits, 
qui  voient  la  vérité  par-tout  où  ils  voient  la  juftice  ,  ôc  n'en- 
tendent la  voix  de  Dieu  que  dans  la  bouche  de  la  vertu.  Ce 
caraâere  a  fa  certitude  encore,  mais  il  n'eft  pas  impoiiîble 
qu'il  trompe  ;  &  ce  n'elt  pas  un  prodige  qu'un  impofkur 
abufe  les  gens  de  bien  ,  ni  qu'un  homme  de  bien  s'abufe  lui- 
même  ,  entraîné  par  l'ardeur  d'un  laint  zèle  qu'il  prendra  pour 
de  l'infpiration. 

Le  troifieme  cara6lere  des  Envoyés  de  Dieu ,  elt  une  éma- 
nation de  la  Puilîance  divine ,  qui  peut  interrompre  &  chan- 
ger le  cours  de  la  nature  à  la  volonté  de  ceux  qui  reçoivent 
cette  émanation.  Ce  caraclere  efl-  fans  contredit  le  plus  bril- 
lant des  trois  ,  le  plus  frappant ,  le  plus  prompt  à  fauter  aux 
yeux;  celui  qui,  fe  marquant  par  un  effet  fubit  èc  fenfible  , 
femble  exiger  le  moins  d'examen  ôc  de  difcufllon  :  par  -  là 
ce  caraclere  ef{  aufîi  celui  qui  faifît  fpécialement  le  Peuple  , 
incapable  de  raifonnemens  fuivis  ,  d'obfervations  lentes  &c 
fùres  ,  ôc  en  toute  chofe  efclave  de  fes  fens  :  mais  c'eft  ce 
qui  rend  ce  même  caraélere  équivoque  ,  comme  il  fera  prouvé 
ci-après  ;  ôc  en  cfTct  ,  pourvu  qu'il  frappe  ceux  auxquels  il 
cfl   deîlinc  ,  qu'importe  qu'il  foit  apparent  ou  réel  ?  C'eft 


iSî  LETTRES      ECRiTEîi 

une  diftinftîon  qu'ils  font  hors  d'état  de  faire  :  ce  qui  mon- 
tre qu'il  n'y  a  de  figne  vraimenc  certain  que  celui  qui  fe 
tire  de  la  doctrine  ,  &  qu'il  n'y  a  par  conféquent  que  les 
bons  raifonneurs  qui  puilTent  avoir  une  foi  folide  ôc  fûre  ; 
mais  la  bonté  divine  fe  prête  aux  foiblcfTes  du  vulgaire ,  &c 
veut  bien  lui  donner  des  preuves  qui  falîent  pour  lui. 

Je  m'arrête  ici  fans  rechercher  fi  ce  dénombrement  peut 
aller  plus  loin  :  c'eft  une  difcuffion  inutile  à  la  nôtre  ;  car  il 
elt  clair  que  quand  tous  ces  fîgnes  fe  trouvent  réunis  ,  c'en 
eit  alFez  pour  perfuader  tous  4es  hommes,  les  fages  ,  les  bons, 
6c  le  Peuple  ;  tous ,  excepté  les  foux ,  incapables  de  raifoii  j 
&c  les  méchans  qui  ne  veulent  être  convaincus  de  rien. 

Ces  crrafleres  font  des  preuves  de  l'autorité  de  ceux  en 
qui  ils  réiident  ;  ce  font  les  raifons  fur  kfquelles  on  ell 
obligé  de  les  croire.  Quand  tout  cela  eft  fait  ,  la  vérité  de 
leur  miiFion  eft  établie  ;  ils  peuvent  alors  agir  avec  droit  & 
puilîluice  en  qualité  d'Envoyés  de  Dieu.  Les  premes  font 
les  moyens  ,  la  foi  due  à  la  dodrine  ell:  la  fin.  Pourvu 
qu'on  admette  la  doctrine  ,  c'eft  la  chofe  la  plus  vaine  de 
difputer  fur  le  nombre  6c  le  choix  des  preuves  ;  &  fi  une 
feule  me  perfuade  ,  vouloir  m'en  faire  adopter  d'autres  ,  eft 
un  foin  perdu.  Il  feroit  du  moins  bien  ridicule  de  foutenir 
qu'un  homme  ne  croit  pas  ce  qu'il  dit  croire  ,  parce  qu'il 
ne  le  croit  pas  précifcment  par  les  mêmes  raifons  que  nous 
difons  avoir  de  le  croire  aufli. 

Voilji,  ce  me  femble,  des  principes  clairs  &c  inconteftables  : 
venons  à  l'application.  Je  me  déclare  Clirétien  ;  mes  perfé- 
futcurs  difcnt  que  je  ne  le  fuis  pas.  Ils  prouvent  que  je  ne 


DE     LA     MONTAGNE.  igj 

fuis  pas  Chruien  ,  parce  que  je  rejette  la  Révélation  ;  & 
ils  prouvent  que  je  rejette  la  Révélation  ,  parce  que  je  ne 
crois  pas  aux  miracles. 

Mais  pour  que  cette  conféquence  fût  jufte ,  il  fliudroit  de 
deux  chofes  l'une  :  ou  que  les  miracles  fuiîent  l'unique  preuve 
de  la  Révélation  ,  ou  que  je  rejettaffe  également  les  autres 
preuves  qui  l'atteftent.  Or  il  n'eit  pas  vrai  que  les  miracles 
foient  l'unique  preuve  de  la  Révélation  ,  &  il  n'ed  pas  vrai 
que  je  rejette  les  autres  preuves  ;  puifqu'au  contraire  on  les 
trouve  établies  dans  l'Ouvrage  même  où  l'on  m'accufe  de 
détruire  la  Révélation  (z). 

Voilà  précifément  à  quoi  nous  en  fonimes.  Ces  MefTieurs,. 
déterminés  à  me  faire  ,  malgré  moi ,  rejetter  la  Révélation , 
comptent  pour  rien  que  je  l'admette  fur  les  preuves  qui  me 
convainquent ,  fi  je  ne  l'admets  encore  fur  celles  qui  ne  me 
convainquent  pas  ;  ôc  parce  que  je  ne  le  puis  ,  ils  difent  que 
je  la  rejette.  Peut-on  rien  concevoir  de  plus  injuile  ôc  de  plus 
extravagant  ? 

Et  voyez  de  grâce  fi  j'en  dis  trop  ;  lorfqu'ils  m,e  font  un 
crime  de  ne  pas  admettre  une  preuve  que  non  -  feulement 
Jéfus  n'a  pas  donnée ,  mais  qu'il  a  refufée  expreffément. 

Il  ne  s'annonça  pas  d'abord  par  des  miracles ,  mais  par  la" 
prédication.  A  douze  ans  il  difputoit  déjà  dans  le   Temple 

(i)   Il    importe  de  remarquer  que  tout  après  la  déclaration  très-expreffe" 

le  Vicaire  pouvoit  trouver  beaucoup  que  j'ai  faite  à  la  tîn  de    ce  même' 

d'objedions ,  comme  Catholique  ,  qui  Ecrit.    On  voit  clairement  dans  mes; 

font  nulles  pour  un  Proteftant.    Ainfi  principes  que  pluGcurs  des  objcc^ions^' 

le  fccpticifme  dans  lequel   il   refte  ne  Çiu'll  contient  portent  à  faux.- 
prouve  en  aucune  façon  le  mien ,  fur^ 


184  LETTRES     ECRITES 

avec  les  Doéleurs  ,  tantôt  les  interrogeant  ,  &  tantôt  les 
furprenant  par  la  fageffe  de  fes  réponfes.  Ce  fut-Ià  le  com- 
mencement de  fes  fonctions ,  comme  il  le  déclara  liii-mêmc 
à  fil  mère  &  à  Jofeph  (  3  j.  Dans  le  Pays ,  avant  qu'il  fît 
aucun  miracle  ,  il  fe  mit  à  prêcher  aux  Peuples  le  Royaume 
des  Cieux  (4),  &  il  avoit  déjà  raffemblé  plufieurs  Difciples 
fims  s'être  autorifé  près  d'eux  d'aucun  figne ,  puifqu'il  elt  dit 
que  ce  fut  à  Cana  qu'il  fit  le  premier  (5). 

Quand  il  fit  enfuite  des  miracles,  c'étoit  le  plus  fouvent 
dans  àes  occafions  particulières  ,  dont  le  choix  n'annonçoic 
pas  un  témoignage  public  ,  &  dont  le  but  étoit  fi  peu  de 
manifelter  fa  puilfance ,  qu'on  ne  lui  en  a  jamais  demandé 
pour  cette  fin  qu'il  ne  les  ait  refufés.  Voyez  là-deiuis  toute 
l'hilloire  de  fa  vie  ;  écoutez  fur  -  tout  fa  propre  déclara- 
tion :  elle  clt  fi  décifive  ,  que  vous  n'y  trouverez  rien  à 
icpliquer. 

Sa  carrière  étoit  déjà  fort  avancée  ,  quand  les  Docteurs  , 
le  voyant  foire  tout  de  bon  le  Prophète  au  milieu  d'eux , 
s'aviferent  de  lui  demander  un  figne.  A  cela  qu'auroit  dû 
répondre  Jéfus ,  félon  vos  Mefîieurs  ?  "  Vous  demandez  un 
»3  figne,  vous  en  avez  eu  cent.  Croyez-vous  que  je  fois  venu 
w  m'annoncer  à  vous  pour  le  Mefiie  fans  commencer  par 
»)  rendre  témoignage  de  moi  ,  comme  fi  j'avois  voulu  vous 
J5  forcer  à  me  méconnoître  ôc  vous  faire  errer  malgré  vous  ? 


(  )  )  Luc.  XI.    46.  47.   4';.  nombre  des  fignes  publics  de  fa  mit  - 

(4)  Matth.  IV.   17.  fioii  la  tentation  du  diable  &  le  jeCino 

(  <;  )  Jean.  II.    11.   Je  ne  pinî  pcn-  de  quarante  jours, 
fti    que    pcifonnc   veuille  nicUre    au 

5j  Non , 


DÉ     L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  1S5 

»  Non  ,  Cana ,  le  Centenier  ,  le  Lépreux  ,  les  Aveugles  , 
»  les  Paralytiques  ,  la  multiplication  des  pains  ,  toute  la 
I)  Galilée  ,  toute  la  Judée  dépofent  pour  moi.  Voilà  mes 
s>  fignes  ;  pourquoi  feignez-vous  de  ne  les  pas  voir  ?  1» 

Au  lieu  de  cette  réponfe ,  que  Jéfus  ne  fit  point ,  voici , 
Monsieur  ,  celle  qu'il  fit. 

La  Nation  méchante  &  adultère  demande  un  figne  ,  & 
il  ne  lui  en  fera  point  donné.  Ailleurs  il  ajoute  :  Il  ne  lui 
fera  point  donné  d'autre  fgne  que  celui  de  Jonas  le  Pro^ 
phete.  Et  leur  tournant  le  dos ,  il  s'en  alla   {6). 

Voyez  d'abord  comment ,  blâmant  cette  manie  des  fignes 
miraculeux ,  il  traite  ceux  qui  les  demandent.  Ec  cela  ne 
lui  arrive  pas  une  fois  feulement  ,  mais  plufieurs  (  7  ). 
Dans  le  fyflême  de  vos  Mefiîeurs  ,  cette  demande  étoic 
très-légitime  :  pourquoi  donc  infulter  ceux  qui  la  faifoient  ? 

Voyez  enfuite  à  qui  nous  devons  ajouter  foi  par  préfé- 
rence ;  d'eux  ,  qui  foutiennent  que  c'eft  rejetter  la  Révélation 
Chrétienne  ,  que  de  ne  pas  admettre  les  miracles  de  Jéfus 
pour  les  fignes  qui  l'établiiïent  ;  ou  de  Jéfus  lui-même  ,  qui 
déclare  qu'il  n'a  point  de  figne  à  donner. 

Ils  demanderont  ce  que  c'eft  donc  que  le  figne  de  Jonas 
le  Prophète  ?  Je  leur  répondrai  que  c'eft  fa  prédication  aux 
Ninivites ,  précifément  le  même  figne  qu'employoit  Jéfus 
avec  les   Juifs  ,  comme  il  l'explique  lui-même   (  8  ).   On  ne 

(6)  Marc.  VIII.   12.  Matth.  XVf.  Matth.  XII.  ^9.  41.  Marc.  VIII.  12. 

4.  Pour  abréger  j'ai  fondu  enfemble  Luc.   XL    29.    Jean  II.    18.    I9-   IV. 

ces  deux  paffages ,  mais  j'ai  confervc  48.  V.  54.  36.  jç. 

la  diftindion  effentiellc  à  la  queftion.  (  8  )  Mattli.  XII.  41,  Luc.  XL  30, 

il  )  Conférez  les  pafTages  fuivans.  J3. 

Mélanges,    Tomç  L  A  a 


'i8<5  JLETTRES     ECRITES 

peut  donner  au  fécond  paffage  qu'un  fens  qui  fe  rapporte  au 
premier  ,  autrement  Jéfus  fe  feroit  contredit.  Or  dans  le  pre- 
mier paflage  ,  où  l'on  demande  un  miracle  en  figne  ,  Jéfus 
dit  pofitivement  qu'il  n'en  fera  donné  aucun.  Donc  le  fens 
du  fécond  pafTage  n'indique  aucun  figne  miraculeux» 

Un  troifieme  paffage ,  infiiteront-ils ,  explique  ce  figne  par 
la  réfurredion.  de  Jéfus  (  9  ).  Je  le  nie  ;  il  l'explique  tout  au 
plus  par  fa  mort.  Or  la  mort  d'un  homme  n'eft  pas  un 
miracle;  ce  n'en  elt  pas  même  un  qu'après  avoir  relié  trois, 
fours  dans  la  terre  un  corps  en  foit  retiré.  Dans  ce  partage  , 
il  n'elt  pas  dit  un  mot  de  la  réfurre^lion.  D'ailleurs  ,  quel 
genre  de  preuve  feroit-ce  de  s'autorifer  durant  fi  vie  fur  un 
figne  qui  n'aura  lieu  qu'après  fa  mort  ?  Ce  feroit  vouloir  ne 
trouver  que  des  incrédules  ;  ce  feroit  cacher  la  chandelle 
fous  le  boiffeau.  Comme  cette  conduite  feroit  injufte,  cette 
interprétation  feroit  impie. 

De  plus  ,  l'argument  invincible  revient  encore.  Le  fens  du 
troifieme  paffage  ne  doit  pas  attaquer  le  premier  ,  &c  le  pre- 
mier affirme  qu'il  ne  fera  point  donné  de  figne,  point  du 
tout,  aucun.  Enfin,  quoiqu'il  en  puiffe  être,  il  relie  toujours 
prouvé,  par  le  témoignage  de  Jéfus  même  ,  que,  s'il  a 
fait  des  miracles  durant  fa  vie ,  il  n'en  a  point  fait  en  figne  de 
fa  miffion. 

Toutes  les  fois  que  les  Juifs  ont  infîfté  fur  ce  genre  de 
preuves  y  il  les  a  toujours  renvoyés  avec  mépris ,  fans  daigner 
jamais  les  fatisfaire.  11  n'approuvoit  pas  même  qu'on  prit 
en  ce  fens  fes  œuvres  de  charité.  Si  vous  ne  voye\  des  piO'^ 

io)  Matth.  XII.  40. 


DE    L  A    MONT  AGNE.  .8; 

tUges  (S"  des  miracles  ,  vous  ne  croye\  point  ,  difoit  -  il  à 
celui  qui  le  prioic  de  guérir  fon  fils  (  lo  ^.  Parle -t -on 
fur  ce  ton-là  quand  on  veut  donner  des  prodiges  en  preuves  ? 

Combien  u'étoit-il  pas  étonnant  que  ,  s'il  en  eût  tant 
donné  de  telles,  on  continuât  fans  cefle  à  lui  en  demander? 
Quel  miracle  fais-tu  ,  lui  difoient  les  Juifs  ,  afin  que  Vayant 
vu^  nous  croyons  à  toi  ?  Moïfe  donna  la  manne  dans  le 
défert  à  nos  Pères  ;  mais  toi  ,  quelle  œuvre  fais-tu  (  a  )  ? 
C'efl  à-peu-près  dans  le  fens  de  vos  Mefïleurs,  &  laiffant  à  part 
la  majefté  Royale ,  comme  fi  quelqu'un  venoit  dire  à  Frédéric  : 
On  te  dit  un  grand  Capitaine  ;  &  pourquoi  donc  ?  Qu''as-tu 
fait  qui  te  montre  tel  ?  Gujîave  vainquit  à  Leipfic  ,  à 
Lut\en  ;  Charles  à  Frawjîat  ,  à  Narva  :  mais  ou  font  tes 
monumens  ?  Quelle  victoire  as-tu  remportée  ,  quelle  Place 
as-tu  prife  ,  quelle  marche  as -tu  faite  ,  quelle  Campagne 
t'a  couvert  de  gloire  ?  de  quel  droit  portes  -  tu  le  nom  de 
Grand?  L'impudence  d'un  pareil  difcours  eft-elle  concevable, 
&  trouveroit-on  fur  la  terre  entière  un  homme  capable  de 
le  tenir  ? 

Cependant ,  fans  faire  honte  à  ceux  qui  lui  en  tenoient  un 
Semblable,  fans  leur  accorder  aucun  miracle,  fans  les  édifier 
au  moins  fur  ceux  qu'il  avoit  faits ,  JéfuS ,  en  réponfe  à  leur 
queltion,  fe  contente  d'allégorifer  fur  le  pain  du  Ciel  :  auffi, 
loin  que  fa  réponfe  lui  donnât  de  nouveaux  Difciplcs,  elle 
lui  en  ôta  plufieurs  de  ceux  qu'il  avoit ,  &  qui ,  fans  doute , 
penfoient  comme  vos   Théologiens.   La  défertion  fut  telle , 

t  10  )  Jean  TV.  48. 

(a)  Jean  VI.  jo.  31.   &  fuir. 

Au  2 


i8?  lETTRES    ECRITES 

qu'il  dit  aux  douze  :  Et  vous,  ne  voulc\-vous  pas  aujjï  vous 
en  aller  ?  Il  ne  paroît  pas  qu'il  eût  fort  à  cœur  de  confer-, 
ver  ceux  qu'il  ne  pouvoit  retenir  que  par  des  miracles. 

Les  Juifs  demandoient  un  figne  du  Ciel.  Dans  leur  fyf* 
tême ,  ils  avoient  raifon.  Le  figne  qui  de  voit  conftater  la 
venue  du  Meflie ,  ne  pouvoit  pour  eux  être  trop  évident , 
trop  décifif,  trop  au-delîus  de  tout  foupçon  ,  ni  avoir  trop 
de  témoins  oculaires  :  comme  le  témoignage  immédiat  de 
Dieu  vaut  toujours  mieux  que  celui  des  hommes  ,  il  étoit 
plus  fur  d'en  croire  au  figne  même,  qu'aux  gens  qui  di- 
foient  l'avoir  vu;  &  pour  cet  effet  le  Ciel  étoit  préférablo 
h  la  terre. 

Les  Juifs  avoient  donc  raifon  dans  leur  vue  ,  parce  qu'ils 
vouloient  un  Meflie  apparent  &  tout  miraculeux.  Mais  Jéfus 
dit ,  après  le  Prophète ,  que  le  Royaume  des  Cieux  ne  vient 
point  avec  apparence  ;  que  celui  qui  l'annonce  ne  débat 
point ,  n-e  crie  point ,  qu'on  n'entend  point  fa  voix  dans  les 
rues.  Tout  cela  ne  refpire  pas  l'ollentation  des  miracles  ; 
auffi  n'étoit-elle  pas  le  but  qu'il  fe  propofoit  dans  les  fiens. 
II  n'y  mettoit  ni  l'appareil  ni  l'authenticité  néceffaires  pour 
conftater  de  vrais  fignes  ,  parce  qu'il  ne  les  donnoit  point 
pour  tels.  Au  contraire  ,  il  recommandoit  le  fecret  aux  ma- 
lades qu'il  guériflbit ,  aux  boiteux  qu'il  faifoit  marcher  ,  aux 
pofTédés  qu'il  délivroit  du  Démon.  L'on  eût  dit  qu'il  crai- 
gnoit  que  fa  vertu  miraculeufe  ne.  fût  connue  ;  on  m'avouera 
que  c'étoit  une  étrange  manière  d'en  faire  la  preuve  de  fa 
miflion. 

Mais  tout   cela   s'explique  de    fpi-même,  fi-tôt  que  l'on 


DE     LA     MONTAGNE.  jSj 

conçoit  que  les  Juifs  alloient  cherchant  cette  preuve  oij 
Jéfus  ne  vouloit  pas  qu'elle  fût.  Celui  qui  me  rejette  a , 
difoit-il  ,  qui  le  juge.  Ajoutoit-il ,  Us  miracles  que  pai  faits 
le  condamneront  ?  Non  :  mais  la  parole  que  pai  portée  Is. 
condamnera.  La  preuve  eft  donc  dans  la  parole  ,  &:  non 
pas  dans  les  miracles. 

On  voit    dans   l'Evangile  que  ceux   de   Jéfus  étoient  tous 
utiles  :  mais  ils  étoient  fans  éclat,  fans  apprêt,  fans  pompe; 
ils   étoient   fimples   comme   fes    difcours,   comme    fa    vie  , 
comme    toute   fa    conduite.    Le   plus  apparent,   le  plus  pal- 
pable  qu'il  ait  fait,  eft  fans  contredit  celui  de   la  multipli- 
cation des  cinq  pains  &  des  deux  poiffons  ,  qui  nourrirent 
cinq  mille  hommes.  Non-feulement  (its  Difciples  a  voient  vu 
le   miracle ,    mais    il    avoit   pour  ainfi  dire    paffé    par  leurs 
mains  ;  &c  cependant  ils  n'y  penfoient  pas ,  ils  ne  s'en  doU' 
toient  prefque  pas.  Concevez-vous  qu'on  puilfe  donner  pour 
fignes  notoires  au  Genre-humain ,  dans  tous   les  fiecles ,  des 
faits   auxquels  les    témoins  les  plus  immédiats  font  à  peine 
attention  {b)} 

Et  tant  s'en  faut  que  l'objet  rcel  des  miracles  de  Jéfus 
fût  d'établir  la  foi ,  qu'au  contraire  il  commençoit  par  exi- 
ger la  foi  avant  que  de  faire  le  miracle.  Rien  n'elt  fi 
fréquent  dans  l'Evangile.  C'eft  précifément  pour  cela,  c'efè 
parce  qu'un  Prophète  n'eft  fans  honneur  que  dans  fon  Pays, 


{b)  Marc.  VI.  ^2.  Il  eft  dit  que  d'avoir  un  cœur  plus  intelligent  dans 
c'étoit  à  caufe  que  leur  cœur  étoit  les  chofcs  faintcs  que  les  Difciples, 
llupide  ;    mais    qui    s'oferoic  vanter        choifis  par  Jcfus  ? 


ipi  LETTRES     ECRITES 

qu'il  fit  dans  le  fien  très-peu  de  miracles  (  c  )  ;  il  eft  dit' 
même  qu'il  n'en  put  faire ,  k  caufe  de  leur  incrédulité  (d). 
Comment  ?  c'étoit  h  caufe  de  leur  incrédulité  qu'il  en  faloit 
faire  pour  les  convaincre  ,  fi  fes  miracles  avoient  eu  cet 
objet  ;  mais  ils  ne  l'avoient  pas.  C'étoient  fimplement  des 
aftes  de  bonté ,  de  charité  ,  de  bienfliifance ,  qu'il  faifoit 
en  faveur  de  fes  amis,  &  de  ceux  qui  croyoient  en  lui;  & 
ç'étoit  dans  de  pareils  aftes  que  coniiitoient  les  œuvres  de 
miféricorde  ,  vraiment  dignes  d'être  fiennes ,  qu'il  difoit 
rendre  témoignage  de  lui  {e  ).  Ces  œuvres  marquoient  le 
pouvoir  de  bien  faire  plutôt  que  la  volonté  d'étonner  ;  c'é- 
toient des  vertus  (/)  plus  que  des  miracles.  Et  comment 
la  fuprême  Sagelfe  eût  -  elle  employé  des  moyens  il  con- 
traires à  la  lin  qu'elle  fe  propofoit?  Comment  n'eût-elle  pas 
prévu  que  les  miracles,  dont  elle  appuyoit  l'autorité  de  {'ç$ 
Envoyés,  produiroient  un  effet  tout  oppofé  ;  qu'ils  feroienr 
fufpefter  la  vérité  de  l'hiftoire  tant  fur  les  miracles  que  fur 
îa  miflion  ;  ôc  que ,  parmi  tant  de  folides  preuves  ,  celle-là 
ne  feroit  que  rendre  plus  difficiles  fur  routes  les  autres  les 
gens  éclairés  &  vrais  ?  Oui ,  je  le  foutiendrai  toujours  , 
l'appui  qu'on  veut  donner  à  la  croyance ,  en  ef  1  le  plus  grand 
obftacle  :  ôtez  les  miracles  de  l'Evangile  ,  ôc  toute  la  terrç 
eit  aux  pieds  de  Jéfus-Chrift  ig), 

(c)  Matih.  XIII.    5 S.  (j?)  Paul  pisichant  aux  Athéniens , 

id)    Marc.    VI.    ç.  fut   écouté  fort   pailiblement   jufqu'à 

(c)   Jean.    X.    2ç.    52.    58.  ce  qu'il  leur  parlât  d'un  homme  ref- 

(/)    C'eft  le    mot    employé    dans  fufcité.    Alors    les  uns    fe    mirent    à 

l'Ecriture  ;    nos    Tradudeurs  le   ren-  rire  ;    les    autres    lui    dirent  :    Cela 

dent  par  celui  de  miracles.  Jî'Jfit ,  nous  entendrons  k  rqflc  une 


DE     LA     MO  N  T  A  G  N  E.  'i^î 

Vous  voyez ,  Monfieur  ,  qu'il  eft  attefté  par  l'Ecriture 
même ,  que  dans  la  mijfTion  de  Jéfus-Chrift  les  miracles  ne 
font  point  un  fîgne  tellement  néceffaire  à  la  foi  qu'on  n'en 
puiffe  avoir  fans  les  admettre.  Accordons  que  d'autres  pa^ 
fages  préfentent  un  fens  contraire  à  ceux-ci,  ceux-ci  réci- 
proquement préfentent  un  fens  contraire  aux  autres;  &  aloj.*s 
je  choiiîs,  ufant  de  mon  droit,  celui  de  ces  fens  qui  me 
paroît  le  plus  raifonnable  ôc  le  plus  clair.  Si  j'avois  l'orgueil 
de  vouloir  tout  expliquer,  je  pourrois,  en  vrai  Théologien, 
tordre  &  tirer  chaque  paffage  à  mon  fens;  mais  la  bonne 
foi  ne  me  permet  point  ces  interprétations  fcphiftiques  : 
fuffifamment  aurorifé  dans  mon  fentiment  (h)  par  ce  que 
je  comprends ,  je  relte  en  paix  fur  ce  que  je  ne  comprends 
pas ,  &  que  ceux  qui  me  l'expliquent  me  font  encore  moii^s 
comprendre.  L'autorité  que  je  donne  à  l'Evangile  ,  je  ne  la. 
donne  point  aux  interprétations  des  hommes,  &  je  n'entends 

autre  fois.    Je  ne  fais  pas  bien   ce  „  modernes  Apologiftes  du   Cluiftia,- 

que  penfent  au  fond  de  leurs  cœurs  „  nifme  ,   je  fuis  perfuadé  qu'il  n'y  a 

ces  bons  Chrétiens  à  la  mode  ;  mais  „  pas  un  mot  dans  les  Livres  facre's 

s'ils  croient  à  Jéfus  par  fes  miracles,  „  d'où  Ton  puiffe  légitimement  con- 

rioi  j'y  crois  malgré  fes  miracles ,  &  „  dure  que   les  miracles    aient    été 

j'ai   dans    l'efprit    que   ma    foi   vaut  „  deftinés  à  fervir    de    preuve   pour 

mieux  que  la  leur.  „  les  hommes    de   tous   les   rems   & 

{h)  Ce  fentiment  ne  m'eft  point  „  de  tous  les  lieux.  Bien-loin  dc-là  ,. 
tellement  particulier ,  qu'il  ne  foit  „  ce  n'étoit  pas  ,  à  mon  avis ,  ie 
aufli  celui  de  plufieurs  Théologiens ,  jj  principal  objet  pour  ceux  qui  en 
dont  l'orthodoxie  eft  niieux  établie  „  furent  les  témoinp  oculaires.  Lord 
que  celle  du  Clergé  de  Genève.  Voici  „  que  les  Juifs  deniandoicnt  des  mi- 
ce  que  m'écrivoit  là-delTus  un  de  ces  „  racles  à  faint  Fuul,  pour  tours. 
Meffieurs,   le  28  Février   1764.  „  réponfe  il  leur  prcchoit  Jéfus  cru- 

"  Quoi  qu'en  dife  la  cohue    des  «  citic.    A  coup   fur  fi  Grotius ,  Icas. 


■I9i 


LETTRES     ECRITES 


pas  plus  les  foumertre  à  la  mienne  que  me  foumettre  i  la  leur. 
La  règle  eft  commune ,  tk  claire  en  ce  qui  importe  ;  la 
raifon  qui  l'explique  eft  particulière ,  ôc  chacun  a  la  fienne , 
qui  ne  fait  autorité  que  pour  lui.  Se  laifTer  mener  par  autrui 
fur  cette  matière,  c'eit  fubftituer  l'explication  au  texte,  c'eft 
fe  foumettre  aux  hommes  &c  non  pas  ;\  Dieu. 

Je  reprends  mon  raifonnement  ;  &  après  avoir  établi  que  les 
miracles  ne  font  pas  un  figne  nécefTaire  à  la  foi ,  je  vais  mon- 
trer, en  confirmation  de  cela  ,  que  les  miracles  ne  font  pas 
un  figne  infaillible ,  ôc  dont  les  hommes  puifTenc  juger. 

Un  miracle  eft ,  dans  un  fait  particulier ,  un  afte  immédiat 
de  la  puilTance  divine,  un  changement  fenfible  dans  l'ordre 
de  la  nature ,  une  exception  réelle  &  vifible  à  fes  Loix.  Voik\ 
l'idée  donc  il  ne  faut  pas  s'écarter ,  fi  l'on  veut  s'entendre  en 
raifonnant  fur  cette  matière.  Cette  idée  offre  deux  queftions  à 
xéfoudre. 

La  première  :  Dieu  peut-îl  faire  des  miracles  ?  C'elt-à-dire , 


%  Auteurs  de  la  fociété  Je  Boyie  , 
t>  Vernes  ,  Vernet ,  &c.  eunfent  été 
„  à  la  place  de  cet  Apôtre,  ils  n'au- 
,5  roient  rien  eu  de  plus  prefTé  que 
„  d'envoyer  chercher  des  tréteaux 
„  pour  fatisfaire  à  une  demande  qui 
„  quadre  fi  bien  avec  leurs  princi- 
„  pes.  Ces  gens-là  croient  faire  nier- 
„  veilles  avec  leurs  ramas  d'argu- 
j,  mens;  mais  un  jour  on  doutera, 
„  j'efpérc ,  s'ils  n'ont  pas  été  com- 
,j  piles  par  une  fociété  d'incrédules, 
,3  fans  qu'il  faille  litre  Hardouiii  pour 
M  cela  jv 


Qu'on  ne  penfe  pas ,  au  refte ,  que 
l'Auteur  de  cette  Lettre  foit  mon  Par- 
tifan  ;  tant  s'en  faut  :  il  elt  un  de 
mes  Adverfaires.  Il  trouve  feulement 
que  les  autres  ne  favent  ce  qu'ils  di- 
fent.  11  foupcjonne  peut-être  pis  :  car 
la  foi  de  ceux  qui  croient  fur  les 
miracles ,  fera  toujours  très-fufpede 
aux  gens  éclairés.  C'étoic  le  fenti. 
ment  d'un  des  plus  iUuftres  réfor- 
mateurs. Nnnfatis  tuta  fidcs  coruni 
qui  niiraadis  nituntur.  Bez.  in  Joan, 
C.  II.  u.  S}. 

peut- 


DE     LA     MONTAGNE.  193 

peut -il  déroger  aux  Loix  qu'il  a  établies?  Cette  queltion , 
férieufement  traitée,  feroit  impie  fi  elle  n'étoit  abfurde  :  ce 
feroit  faire  trop  d'honneur  à  celui  qui  la  réfoudroit  négative- 
ment que  de  le  punir;  il  fuffiroit  de  l'enfermer.  Mais  aufli 
quel  homme  a  jamais  nié  que  Dieu  pût  faire  des  miracles? 
11  faloit  être  Hébreu  pour  demander  fi  Dieu  pouvoit  drelTer 
des  tables  dans  le  déferr. 

Seconde  queition  :  Dieu  veut- il  faire  des  miracles?  C'eft 
autre  chofe.  Cette  queftion  en  elle-même ,  &  abftraâion  faite 
de  toute  autre  confidération ,  elt  parfaitement  indifférente  ; 
elle  n'intéreffe  en  rien  la  gloire  de  Dieu  ,  dont  nous  ne  pou- 
vons fonder  les  deffeins.  Je  dirai  plus  :  s'il  pouvoit  y  avoir  quel- 
que différence  quant  à  la  foi  dans  la  manière  d'y  répondre  , 
les  plus  grandes  idées  que  nous  puifîions  avoir  de  la  fageffe 
&  de  la  majefté  divine  feroient  pour  la  négative  ;  il  n'y  a 
que  l'orgueil  humain  qui  foit  contre.  Voilà  jufqu'où  la  raifon 
peut  aller.  Cette  queftion  ,  du  refte  ,efi:  purement  oifeufe  ,  &, 
pour  la  réfoudre ,  il  faudroit  lire  dans  les  décrets  éternels  ; 
car ,  comme  on  verra  tout  à  l'heure  ,  elle  eft  impofîible  à 
décider  par  les  faits.  Gardons -nous  donc  d'ofer  porter  un 
ceil  curieux  fur  ces  myfteres.  Rendons  ce  refped  à  l'efTence 
infinie  ,  de  ne  rien  prononcer  d'elle  :  nous  n'en  connoifTons 
que  l'immenfité. 

Cependant  quand  un  mortel  vient  hardiment  nous  affirmer 
qu'il  a  vu  un  miracle ,  il  tranche  net  cette  grande  queftion  ; 
jugez  fi  l'on  doit  l'en  croire  fur  fa  parole  !  Ils  feroient  mille , 
que  je  ne  les  en  croirois  pas. 

Je  laiffe  à  part  le  groflier  fophifme  d'employer  la  preuve 
Mélanges.    Tome  I.  13  b 


194 


LETTRES     ECRITES 


morale  à  conftater  des  faits  naturellement  impoffibles  ,  puis 
qu'alors  le  principe  même  de  la  crédibilité  ,  fondé  fur  la  pof- 
fibilité  naturelle ,  eft  en  défaut.  Si  les  hommes  veulent  bien , 
en  pareil  cas ,  admettre  cette  preuve  dans  des  chofes  de  pure 
fpéculation  ,  ou  dans  des  faits  dont  la  vérité  ne  les  touche 
gueres  ,  alîurons-nous  qu'ils  feroient  plus  difficiles  s'il  s'agif- 
foit  pour  eux  du  moindre  intérêt  temporel.  Suppofons  qu'un 
mort  vînt  redemander  fes  biens  à  fes  héritiers ,  affirmant  qu'il 
e't  reffufcité  ,  èc  requérant  d'être  admis  à  la  preuve  (i  )  ; 
croyez-vous  qu'il  y  ait  un  feul  Tribunal  fur  la  terre  où  cela 
lui  fût  accordé  ?  Mais  encore  un  coup  n'entamons  pas  ici  ce 
débat  :  laiiïbns  aux  faits  toute  la  certitude  qu'on  leur  donne , 
ôc  contentons-nous  de  di'Hnguer  ce  que  le  fens  peut  attefter 
de  ce  que  la  raifon  peut  conclure. 

Puifqu'un  miracle  efè  une  exception  aux  Loix  de  la  nature, 
pour  en  juger  il  faut  connoître  ces  Loix ,  &  pour  en  juger 
furement,  il  faut  les  connoître  routes  :  car  une  feule  qu'on 
ne  connoîtroit  pas,  pourroit  en  certains  cas  ,  inconnus  aux 
Spectateurs ,  changer  l'effet  de  celles  qu'on  connoîtroit.  Ainfi, 
celui  qui  prononce  qu'un  tel  ou  tel  acte  efè  un  miracle  ,  déclare 
qu'il  connoît  toutes  les  Loix  de  la  nature ,  &c  qu'il  fait  que 
cet  afte  en  eft  une  exception. 

Mais  quel  eft  ce  mortel  qui  connoît  toutes  les  Loix  de  la 
nature  ?  Newton  ne  fe  vantoit  pas  de  les  connoître.  Un  homme 
fage,  témoin  d'un  fait  inoui,  peut  attefter  qu'il  a  vu  ce  fait,  ôc 
l'on  peut  le  croire  ;  mais  ni  cet  homme  fage  ni  nul  autre  homme 

(ï^  Prenez  bien  garde  qne  dans  véritable  ,&  non  pas  une  fauflc  mort  > 
ma  fuppofition  c'éft  une  rcfurrcction       qu'il  s'agit  de  conftater. 


DE    LA    MONTAGNE. 


195 


fage  fur  la  terre  n'affirmera  jamais  que  ce  fait,  quelque  étonnant 
qu'il  puilTe  être ,  (bit  un  miracle  ;  car  comment  peut-il  le  favoir  ? 

Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  celui  qui  fe  vante  de  faire  des 
miracles,  eft  qu'il  fait  des  chofes  fort  extraordinaires;  mais 
qui  eft-ce  qui  nie  qu'il  fe  falTe  des  chofes  fort  extraordinaires  ? 
J'en  ai  vu,  moi ,  de  ces  chofes-là,  &  même  j'en  ai  fait  (X:). 

L'Etude  de  la  nature  y  fait  faire  tous  les  jours  de  nouvelles 
découvertes  :  l'indultrie  humaine  fe  perfectionne  tous  les  jours. 
La  Chymie  curieufe  a  des  tranfmutations  ,  des  précipitations, 
des  détonations  ,  des  explofions ,  des  phofphores ,  des  pyro- 
phores,  des  tremblemens  de  terre,  &c  mille  autres  merveil- 
les à  faire  figner  mille  fois  le  Peuple  qui  les  verroif.  L'huile 
de  gayac  &c  l'efprit  de  nitre  ne  font  pas  des  liqueurs  fort  rares  ; 
mélez-les  enfemble  ,  &  vous  verrez  ce  qu'il  en  arrivera  ;  mais 
n'allez  pas  faire  cette  épreuve  dans  une  chambre ,  car  vous 
pourriez  bien  mettre  le   feu  à  la  maifon  (/).  Si  les  Prêtres 


(  k)  J'ai  vu  à  Venife ,  en  1745 , 
une  manière  de  forts  aiïez  nouvelle , 
&  plus  étrange  que  ceux  de  Prenefte. 
Celui  qui  les  vouloit  confulter  en- 
troit  dans  une  chambre,  &  y  reftoit 
feul  s'il  le  defiroit.  Là  d'un  Livre 
plein  de  feuillets  blancs  il  en  tiroit 
un  à  fon  choix  ;  puis  tenant  cette 
feuille ,  il  demandoit ,  non  à  voix 
haute,  mais  mentalement,  ce  qu'il 
vouloic  favoir.  Enfuîte  il  plioit  fa 
feuille  blanche  ,  l'enveloppoit  ,  la  ca- 
chetoit ,  la  plaqoit  dans  un  Livre  ainfi 
cachette  :  enfin ,  après  avoir  récité 
certaines  formules  fort  baroques ,  fans 


perdre  fon  Livre  de  vue  ,  il  en  alloit 
tirer  le  papier ,  reconnoître  le  cacher, 
l'ouvrir,  &  il  trouvoit  fa  réponfe  écrite. 

Le  Magicien  qui  faifoit  ces  forts 
étoit  le  premier  Secrétaire  de  l'Am- 
baffadeur  de  France,  &  il  s'appelloit 
J.  J.  Kouffeau. 

Je  me  contentois  d'être  Sorcier 
parce  que  j'étois  modcftc  ;  mais  fi' 
j'avois  eu  l'ambition  d'être  Prophète, 
qui  m'eût    empêché  de    le  devenir  ? 

(  /)  11  y  a  des  précautions  à  pren- 
dre  pour  réulfir  dans  cette  opération  : 
l'on  me  difpenfera  bien ,  je  penfe  , 
d'en  mettre  ici  le  Récipé. 

Bb  z 


195  LETTRES      ECRITES 

de  Baal  avoient  eu  M.  Rouelle  au  milieu  d'eux ,  leur  bûcher 
eût  pris  feu  de  lui-même,  &c  Elie  eût  été  pris  pour  dupe. 

Vous  verfez  de  l'eau  dans  de  l'eau,  voilà  de  l'encre;  vous 
verfez  de  l'eau  dans  de  l'eau  ,  voilà  un  corps  dur.  Un  Pro- 
phète du  Collège  d'Harcourt  va  en  Guinée,  &  dit  au  Peu- 
ple :  reconnoiiïez  le  pouvoir  de  celui  qui  m'envoie  ;  je 
vais  convertir  de  l'eau  en  pierre  :  par  des  moyens  connus 
du  moindre  Ecolier  ,  il  fait  de  la  glace  ;  voilà  les  Nègres 
prêts  à  l'adorer. 

Jadis  les  Prophètes  faifoient  defcendre  à  leur  voix  le  feu 
du  Ciel  ;  aujourd'hui  les  enfans  en  font  autant  avec  un  petit 
morceau  de  verre.  Jofué  fit  arrêter  le  Soleil  ;  un  faifeur  d'al- 
manachs  va  le  faire  éclipfer  ;  le  prodige  eft  encore  plus  fen- 
fible.  Le  cabinet  de  M.  l'Abbé  Nollet  eft  un  laboratoire  de 
magie ,  les  récréations  mathématiques  font  un  recueil  de  mi- 
racles ;  que  dis-je  ?  les  foires  même  en  fourmilleront ,  les 
Briochés  n'y  font  pas  rares  ;  le  feul  Payfan  de  Norchollande , 
que  j'ai  vu  vingt  fois  allumer  Cji  chandelle  avec  fon  couteau , 
a  de  quoi  fubjuguer  tout  le  Peuple ,  même  à  Paris  ;  que  pen- 
fez  -  vous  qu'il  eût  fait  en  Syrie  ? 

C'eil  un  fpe^:acle  bien  fingulier  que  ces  foires  de  Paris  ; 
il  n'y  en  a  pas  une  où  l'on  ne  voye  les  chofes  les  plus  éton- 
nantes ,  fans  que  le  Public  daigne  prefque  y  taire  attention  ; 
tant  on  eft  accoutumé  aux  chofes  étonnantes  ,  ôc  même  à 
celles  qu'on  ne  peut  concevoir  !  On  y  voit ,  au  moment  que 
j'écris  ceci  ,  deux  machines  portatives  fcparées ,  dont  l'une 
marche  ou  s'arrête  exatftement  à  la  voloncc  de  celui  qui  fait 
marcher  ou  arrêter  l'autre.  J'y  ai  vu  une  tête  de  bois  qui 


DE    LA    MONTAGNE.  197 

parloit ,  6c  dont  on  ne  parloir  pas  tant  que  de  celle  d'Albert- 
le-Grand.  J'ai  vu  même  une  chofe  plus  furprenante;  c'étoic 
force  têtes  d'hommes ,  de  Savans ,  d'Académiciens  qui  cou- 
roient  aux  miracles  des  convulfions  ,  &  qui  en  revenoienc 
tout  émerveillés. 

Avec  le  canon ,  l'optique  ,  l'aimant ,  le  baromètre ,  quels 
prodiges  ne  fait-on  pas  chez  les  ignorans  ?  Les  Européens  , 
avec  leurs  arts  ,  ont  toujours  paffé  pour  des  Dieux  parmi  les 
Barbares.  Si  dans  le  fein  même  des  Arts  ,  des  Sciences ,  des 
Collèges,  des  Académies;  fi,  dans  le  milieu  de  l'Europe,  en 
France  ,  en  Angleterre,  un  homme  fût  venu,  le  fiecle  dernier, 
armé  de  tous  les  miracles  de  l'éleétriciré ,  que  nos  Phyfîciens 
opèrent  aujourd'hui ,  l'eût-on  brûlé  comme  un  forcier,  l'eût-on 
fuivi  comme  un  Prophète  ?  11  eft  à  préfumer  qu'on  eût  fait 
l'un  ou  l'autre  :  il  eit  certain  qu'on  auroit  eu   tort. 

Je  ne  fais  Ci  l'art  de  guérir  eft  trouvé ,  ni  s'il  fe  trouvera 
jamais  :  ce  que  je  fais ,  c'elt  qu'il  n'eil:  pas  hors  de  la  nature. 
Il  cii  tout  aufîi  naturel  qu'un  homme  guériffe  ,  qu'il  l'eft 
qu'il  tombe  malade  ;  il  peut  tout  aufli  bien  guérir  fubitement 
que  mourir  fubitement.  Tout  ce  qu'on  pourra  dire  de  cer- 
taines guérifons  ,  c'eft  qu'elles  font  furprenantes  ,  mais  non 
pas  qu'elles  font  impoffibles  ;  comment  prouverez-vous  donc 
que  ce  font  des  miracles  ?  Il  y  a  pourtant ,  je  l'avoue  ,  des 
chofes  qui  m'étonneroient  fort ,  fi  j'en  étois  le  témoin  :  ce 
ne  feroic  pas  tant  de  voir  marcher  un  boiteux,  qu'un  homme 
qui  n'avoit  point  de  jambe  ;  ni  de  voir  un  paralytique  mou- 
voir fon  bras ,  qu'un  homme  qui  n'en  a  qu'un  reprendre  les 
deux.  Cela  me  frapperoit  encore   plus  ,  je  l'avoue  ,  que  de 


ipS 


LETTRES      ECRITES 


voir  reflufcirer  un  moit  ;  car  enfin  un  mort  peut  n'être  pas 
mort  (  m  ).  Voyez  le  Livre  de  M.  Bruhier. 

Au  refte  ,  quelque  frappant  que  pût  me  paroître  un  pareil 
fpectacle  ,  je  ne  voudrois  pour  rien  au  monde  en  être  té- 
moin ;  car  que  fais  -  je  ce  qu'il  en  pourroit  arriver  ?  Au 
lieu  de  me  rendre  crédule  ,  j'aurois  grand'peur  qu'il  ne  me 
rendît  que  fou  :  mais  ce  n'elt  pas  de  moi  qu'il  s'agit  ;  re- 
venons. 

On  vient  de  trouver  le  fecret  de  reffufciter  des  noyés  ;  on 
a  déjà  cherché  celui  de  reffufciter  les  pendus  :  qui  fait  fi  dans 
d'autres  genres  de  mort,  on  ne  parviendra  pas  à  rendre  la 
vie  à  des  corps  qu'on  en  avoit  cru  privés.  On  ne  favoit  ja- 
dis ce  que  c'étoit  que  d'abattre  la  cataracte  ;  c'eft  un  jeu 
maintenant  pour  nos  Chirurgiens.  Qui  fliit  s'il  n'y  a  pas  quel- 
que fecret  trouvable  pour  la  faire  tomber  tout-d'un-coup  ? 
Qui  fait  fi  le  Poffeffeur  d'un  pareil  fecret  ne  peut  pas  faire 
avec  fimplicité  ce  qu'un  Spectateur  ignorant  va  prendre  pour 
un  miracle  ,  àc  ce  qu'un  Auteur  prévenu  peut  donner  pour 


(  m  )  Lazare  c'tolt  dcjà  dans  la 
terre  ?  Scroit  -  il  le  premier  homme 
qu'on  auroit  enterré  vivant  t  II  y 
était  depuis  quatre  jours  ?  qui  les 
a  comptés?  Ce  n'eft  pas  Jéfus  qui 
étoit  abfent.  Il  puoit  déjà  ?  Qii'cn 
favez-vous  ?  Sa  fceur  le  dit  ;  voilà 
toute  la  preuve.  L'effroi ,  le  dégoût 
en  eût  fait  dire  autant  à  toute  autre 
femme ,  quand  même  cela  n'eût  pas 
été  vrai.  Jéfits  ne  fait  que  l'appeUcr , 
Es?  il  fort.  Prenez  garde  de  mal  rai- 


fonner.  Il  S'agiffoit  de  l'impoffîbilité 
phyfique  ;  elle  n'y  eft  plus.  Jéfus  fai- 
foit  bien  plus  de  faqons  dans  d'au- 
tres cas  qui  n'ctoient  pas  plus  diffi- 
ciles :  voyez  la  Note  qui  fuit.  Pour- 
quoi cette  différence ,  fi  tout  étoit 
également  miraculeux  1  Ceci  peut 
être  une  exagération ,  &  ce  n'eft  pas 
la  plus  forte  que  faint  Jean  ait  faitf  ; 
j'en  attefte  le  dernier  verfet  de  fon 
Evangile. 


DE     LA     MONTAGNE. 


199 


té\(* )}  Tout  cela  n'eft  pas  vraifemblable ,  foit  :  mais  nous 
n'avons  point  de  preuve  que  cela  foit  impoflîble ,  &c  c'eft  de 
l'impoffibilité  phyiique  qu'il  s'agit  ici.  Sans  cela  ,  Dku  ,  dé- 
ployant à  nos  yeux  fa  puilllince ,  n'auroit  pu  nous  donnel-  que 
des  fignes  vraifemblables  ,  de  fimples  probabilités  ;  &  il  ar- 
riveroit  de-là  que  l'autorité  des  miracles  n'étant  fondée  que 
fur  l'ignorance  de  ceux  pour  qui  ils  auroient  été  faits  ,  ce 
qui  feroit  miraculeux  pour  un  fiecle  ou  pour  un  Peuple  ne 
le  feroit  plus  pour  d'autres  ;  de  forte  que  la  preuve  univer- 
felle  étant  en  défaut ,  le  fyflôme  établi  fur  elle  feroit  détruit. 
Non ,  donnez-moi  des  miracles  qui  demeurent  tels  quoi  qu'il 
arrive ,  dans  tous  les  tems  &  dans  tous  les  lieux.  Si  pluiieurs 
de  ceux  qui  font  rapportés  dans  la  Bible  paroiffent  être  dans 
ce  cas ,  d'autres  auffi  paroifTent  n'y  pas  être.  Réponds  -  moi 
donc  ,  Théologien  ,  préte^ds-tu  que  je  palTe  le  tout  en  bloc , 


(  *  )  On  voit  quelquefois  dans  le 
détail  des  faits  rapportés ,  une  grada- 
tion qui  ne  convient  point  à  une 
opération  furnaturelle.  On  préfente  à 
Jéfus  un  aveugle.  Au  lieu  de  le  gué- 
rir à  l'inftant,  il  l'emmené  hors  de 
la  bourgade.  Là  il  oint  fes  yeux  de 
falive  ,  il  pofe  fes  mains  fur  lui  ; 
après  quoi  il  lui  demande  s'il  voit 
quelque  chofe.  L'aveugle  répond  qu'il 
voit  marcher  des  hommes  qui  lui 
paroifTent  comme  des  arbres  :  fur  quoi , 
jugeant  que  la  première  opération  n'eft 
pas  futhfante,  Jéfus  la  recommence, 
Se  enfin  1  homme  guérit. 

Une  autre  fois ,  au  lieu  d'employer 


de  la  falive  pure,  il  la  délaye  avec 
de  la  terre. 

Or  je  le  demande,  à  quoi  bon  tout 
cela  pour  un  miracle?  La  nature  dif- 
pute-t-elle  avec  fon  Maître?  A-t-il 
befoin  d'effort,  d'obftination ,  pour 
fe  faire  obéir  ?  A-t-il  befoin  de  fali- 
ve, cfe  terre,  d'ingrédiens  .<"  A-t-il 
même  befoin  de  parler ,  &  ne  fufiît- 
il  pas  qu'il  veuille  ?  Ou  bien  ofera- 
t-on  dire  que  Jéfus ,  fur  de  fon  fait,  ne 
laiffe  pas  d'ufer  d'un  petit  manège  de 
charlatan  ,  comme  pour  fe  faire  valoir 
davantage,  &  amufcr  les  fpedlateur^? 
Dans  le  fjftcme  de  vos  Meilleurs,  il 
faut  pourtant  l'un  ou  l'autre.  ChoililTez. 


2CO  LETTRES      ECRITES 

ou  fi  tu  me  permets  le  triage  ?  Quand  tu  m'auras  décidé  ce 
point,  nous  verrons  après. 

Remarquez  bien  ,  Monfieur ,  qu'en  fuppofant  tout  au  plus 
quelque  amplification  dans  les  circonfiances  ,  je  n'établis 
aucun  doute  fur  le  fond  de  tous  les  faks.  C'elt  ce  que  j'ai 
déjà  dit ,  &i  qu'il  n'eft  pas  fuperflu  de  redire.  Jéfus ,  éclairé 
de  l'efprit  de  Dieu  ,  avoit  des  lumières  fi  fupérieures  à  celles 
de  {es  Difciples ,  qu'il  n'eft  pas  étonnant  qu'il  ait  opéré  des 
multitudes  de  chofes  extraordinaires  où  l'ignorance  des  fpec- 
tateurs  a  vu  le  prodige  qui  n'y  étoit  pas.  A  quel  point ,  en 
vertu  de  ces  lumières ,  pouvoit  -  il  agir  par  des  voies  natu- 
relles ,  inconnues  à  eux  ôc  à  nous  (o)  ?  Voilà  ce  que  nous 
ne  favons  point ,  ôc  ce  que  nous  ne  pouvons  favoir.  Les  fpec- 
tateurs  des  chofes  merveilleufes  font  naturellement  portés  à 
les  décrire  avec  exagération.  Là-defTus  on  peut  ,  de  très- 
bonne  foi ,  s'abufer  foi  -  même  en  abufant  les  autres  :  pour 
peu  qu'un  fait  foit  au-deffus  de  nos  lumières  ,  nous  le  fuppo- 
fons  au-delTus  de  la  raifon ,  &c  l'efprit  voit  enfin  du  pro- 
dige où  le  cœur  nous  fait  defirer  fortement  d'en  voir. 

Les  miracles  font ,  comme  j'ai  dit ,  les  preuves  des  fim- 
ples  ,  pour  qui  les  Loix  de  la  nature  forment  un  cercle  très- 

(  o  )  Nos  hommes  de  Dieu  veulent  tiens  pouvoient   m'arracher  à  la  fin 

à  toute  force  que  j'aie  fait  de  Jcfus  quelque   blufphéme  !   quel  triomphe  , 

tin   Impofteur.    Ils  s'échautTent  pour  quel  contentement,  quelle  édification 

répondre  à  cette  indigne  accufation ,  pour  leurs    charitables    âmes  !    Avec 

afin    qu'on  penfe    que  je  l'ai    faite  ;  quelle    fainte   joie  ils    apporteroient 

ils  la  fuppofent  avec  un  air  de  cer-  les  tifons  allumés  au  feu  de  leur  zele  , 

titude  ;  ils  y  infillent,  ils  y  reviennent  pour  embrafer  mon  bûcher  1 
attectueufement.  Ah  ft  ces  doux  Chrc- 

étroic 


DE    LA    MONTAGNE. 


iOI 


étroit  autour  d'eux.  Mais  la  fphere  s'étend  à  mefure  que  les 
hommes  s'inftruifent  &c  qu'ils  fentent  combien  il  leur  refte 
encore  à  favoir.  Le  grand  Phyfîcien  voit  fi  loin  les  bornes 
de  cette  fphere  ,  qu'il  ne  fatiroit  difcerner  un  miracle  au-delà. 
Cela  ne  fe  peut  eiè  un  mot  qui  fort  rarement  de  la  bouche 
des  Sages;  ils  difent  plus  fréquemment,  je  ne  fais. 

Que  devons-nous  donc  penfer  de  tant  de  miracles  rapportés 
par  des  Auteurs,  véridiques,  je  n'en  doute  pas,  mais  d'une 
fi  crafTe  ignorance  ,  &:  fi  pleins  d'ardeur  pour  la  gloire  de 
leur  Maître?  Faut-il  rejetter  tous  ces  faits?  Non.  Faut -il 
tous  les  admettre  ?  Je  l'ignore  (/?  ).  Nous  devons  les  refpeder 


{p)  Il  y  en  a  dans  l'Evangile  qu'il 
n'eft  pas  même  poffible  de  prendre 
au  pied  de  la  Lettre  fans  renoncer 
au  bon  fens.  Tels  font,  par  exem- 
ple ,  ceux  des  poffcdés.  On  recon- 
noit  le  Diable  à  fon  œuvre ,  &  les  vrais 
poffédés  font  les  médians;  la  raifon 
n'en  reconnoîtra  jamais  d'autres.  Mais 
paiTons  :  voici  plus. 

Jéfus  demande  à  un  grouppe  de 
Démons  comment  il  s'appelle.  Quoi  ! 
Les  Dénions  ont  des  noms  .''  Les  An- 
ges ont  des  noms  ?  Les  purs  Efprits 
ont  des  noms  ?  Sans  doute  pour  s'en- 
tre-appeller  entre  eux,  ou  pour  en- 
tendre quand  Dieu  les  appelle  ?  Mais 
qui  leur  a  donné  ces  noms  ?  En 
quelle  Langue  .en  font  les  mots  ? 
Quelles  font  les  bouches  qui  pronon- 
cent ces  mots,  les  oreilles  que  leurs 
fons  frappent?  Ce  nom  c'eft  jL4''0"  > 
car  ils  font  pluficurs ,   ce  qu'apparem-. 

Aïélciu";es.    Tome  I. 


ment  Jéfus  ne  favoit  pas.  Ces  An- 
ges ,  ces  Intelligences  fublimes  dans 
le  mal  comme  dans  le  bien  ,  ces 
Etres  ccleiles  qui  ont  pu  fe  révcl- 
ter  contre  Dieu  ,  qui  ofent  combat- 
tre fes  Décrets  éternels ,  fe  logent 
en  tas  dans  le  corps  d'un  homme  : 
forcés  d'abandonner  ce  malheureux , 
ils  demandent  de  fe  jetter  dans  un 
troupeau  de  cochons,  ils  l'obtiennent, 
&  ces  codions  fe  précipitent  dans  la 
mer;  &  ce  font-là  les  auguflc s  preu- 
ves de  la  million  du  Rédempteur  du 
Genre-humain  ,  les  preuves  qui  doi- 
vent l'atteRer  à  tous  les  Peuples  de 
tous  les  âges  ,  &  dont  nul  ne  fau- 
roit  douter ,  fons  peirie  de  damna- 
tion !  Juftc  Dieu!  La  tête  tourne; 
on  ne  fait  où  l'on  eft.  Ce  font  d'une 
là  ,  M-'^Tiears,  les  for.drmens  de  votre 
foi.'  La  mienne  eh  a  de  plus  fûrs , 
ce  me  femble. 

Ce 


202  LETTRES    ECRITES 

fans  prononcer  fur  leur  nature  ,  duflîons-nous  erre  cent  fois 
décrétés.  Car  enfin  Tautorité  des  Loix  ne  peut  s'étendre  juf. 
qu'à  nous  forcer  de  mal  raifonner  ;  &  c'eft  pourtant  ce  qu'il 
faut  faire  pour  trouver  néceflairement  un  miracle  où  la  raifon 
ne  peut  voir  qu'un  fait  étonnant. 

Quand  il  feroit  vrai  que  les  Catholiques  ont  un  moyen  fur 
pour  eux  de  faire  cette  dif Hnftion  ,  que  s'enfuivroit  -  il  pour 
nous .''  Dans  leur  fyltéme ,  lorfque  l'Eglife  une  fois  reconnue 
a  décidé  qu'un  tel  fliit  eit  un  miracle ,  il  eit  un  miracle  ;  car 
l'Eglife  ne  peut  fe  tromper.  Mais  ce  n'eit  pas  aux  Catholi- 
ques que  j'ai  à  faire  ici,  c'eft  aux  Réformés.  Ceux-ci  cnc 
très-bien  réfuté  quelques  parties  de  la  profeffion.de  foi  du 
Vicaire  ,  qui,  n'étant  écrite  que  contre  l'Eglife  Romaine ,  ne 
pouvoir  ni  ne  devoit  rien  prouver  contre  eux.  Les  Catholi- 
ques pourront  de  même  réfuter  aifément  ces  Lettres ,  parce 
que  je  n'ai  point  à  faire  ici  aux  Catholiques  ,  6c  que  nos 
principes  ne  font  pas  les  leurs.  Quand  il  s'agit  de  montrer 
que  je  ne  prouve  pas  ce  que  je  n'ai  pas  voulu  prouver  , 
c'eft-là  que  mes  adverfaires  triomplicnt. 

De  tout  ce  que  je  viens  d'expofer  ,  je  conclus  que  les  faits 
les  plus  attelles ,  quand  même  on  les  admettroit  dans  toutes 
leurs  circonitances  ,  ne  prouveroient  rien ,  &  qu'on  peut 
même  y  foupçonner  de  l'exagération  dans  les  circonftances, 
fans  inculper  la  bonne-foi  de  ceux  qui  les  ont  rapportés.  Les 
découvertes  continuelles  qui  fe  font  dans  les  Loix  de  la  nature, 
celles  qui  probablement  fe  feront  encore  ,  celles  qui  reflcronc 
toujours  à  fiire  ;  les  progrès  paifés ,  préfents  ôc  futurs  de  l'in- 
dultric  humaine  ;    les  divcrfcs  bornes  que  donnent  les   Peu-, 


DE     LA     MONTAGNE,  203 

pies  à  l'ordre  des  pofîlbles  ,  félon  qu'ils  font  plus  ou  moins 
éclairés  ;  tour  nous  prouve  que  nous  ne  pouvons  connoître 
ces  bornes.  Cependant  il  faut  qu'un  miracle  pour  être  vrai- 
ment tel,  les  paiTe.  Soit  donc  qu'il  y  ait  des  miracles,  foit 
qu'il  n'y  en  ait  pas  ;  il  elt  irapofHble  au  Sage  de  s'alFurer  que 
quelque  fait  que  ce  puiffe  être  en  eft  un. 

Indépendamment  des  preuves  de  cette  impoflibilité  que  je 
viens  d'établir  ,  j'en  vois  une  autre  ,  non  moins  forte  dans 
la  fuppoiîtion  même  :  car  ,  accordons  qu'il  y  ait  de  vrais 
miracles  ;  de  quoi  nous  ferviront  -  ils  s'il  y  a  aufii  de  faux 
miracles  ,  defquels  il  elt  impofilblc  de  les  difcerner  ?  Et  faites 
bien  attention  que  je  n'appelle  pas  ici  faux  miracle  un  miracle 
qui  n'clt  pas  réel ,  mais  un  aâe  bien  réellement  furnaturel , 
fait  pour  foutenir  une  fauffe  doflrine.  Comme  le  mot  de 
miracle  en  ce  fens  peut  bielfer  les  oreilles  pieufes  ,  em- 
ployons un  autre  mot ,  &  donnons-lui  le  nom  de  prejlige  : 
mais  fouvenons-nous  qu'il  eft  impoffible  aux  fens  humains  de 
difcerner  un   prefèige  d'un  miracle. 

La  même  autorité  qui  attelle  les  miracles  ,  attefle  àuflî 
les  pre (liges  ;  &  cette  autorité  prouve  encore  que  l'appa- 
rence des  preltiges  ne  diffère  en  rien  de  celle  des  miracles. 
Comment  donc  diitinguer  les  uns  des  autres  ;  &c  que  peut 
prouver  le  miracle ,  fi  celui  qui  le  voit  ne  peut  difcerner  par 
aucune  marque  affurée  Ôc  tirée  de  la  chofe  même  ,  Ci  c'ell 
l'œuvre  de  Dieu  ,  ou  fi  c'e/t  l'œuvre  du  Démon  ?  11  faudroit 
un  fécond  miracle  pour  certifier  le  premier. 

Quand  Aaron  jetta  {a  verge  devant  Piiaraon  ôc  qu'elle  fut 
changée  en  ferpcnt ,  les  Magiciens  jetterenc  aufîi  leurs  verges , 

Ce  i 


Z04  LETTRES     ECRITES 

&c  elles  furent  changées  en  ferpens.  Soie  que  ce  changement 
fût  réel  des  deux  côtés ,  comme  il  eft  dit  dans  l'Ecriture  , 
foit  qu'il  n'y  eût  de  réel  que  le  miracle  d'Aaron  &  que  le 
preftige  des  Magiciens  ne  fût  qu'apparent ,  comme  le  difent 
<iuelques  Théologiens  ,  il  n'importe  ;  cette  apparence  étoit 
exaclemenr  la  même  :  l'Exode  n'y  remarque  aucune  diffé- 
rence ;  &c  s'il  >  en  eût  eu ,  les  Magiciens  fe  feroient  gardés  de 
s'expofer  au  parallèle  ;  ou  s'ils  l'avoient  fait ,  ils  auroient  été 
confondus. 

Or  les  hommes  ne  peuvent  juger  des  miracles  que  par 
leurs  fens .;  &c  Ci  la  fcnfation  eft  la  même  ,  la  différence  réelle 
qu'ils  ne  peuvent  appercevoir ,  n'eft  rien  pour  eux.  Ainiî  le 
figne  ,  comme  figne  ,  ne  prouve  pas  plus  d'un  côté  que  de 
l'autre  ,  &  le  Prophète  en  ceci  n'a  pas  plus  d'avantage  que 
le  Magicien.  Si  c'eiè  encore  là  de  mon  beau  ftyle ,  convenez 
qu'il  en  faut  un  bien  plus  beau  pour  le  réfuter. 

ïl  eft  vrai  que  le  ferpent  d'Aaron  dévora  les  ferpens  des 
Magiciens.  Mais  ,  forcé  d'admettre  une  fois  la  Magie  ,  Pha- 
rao'n  put  fort  bien  n'en  conclure  autre  chofe  ,  finon  qu'Aaron 
étoit  plus  habile  qu'eux  dans  cet  art  ;  c'eft  ainfi  que  Simon  , 
ravi  des  chofes  que  faifoit  Philippe ,  voulut  acheter  des  Apô- 
tres le  fecret  d'en  faire  autant  qu'eux. 

D'ailleurs  ,  i'inffrioriîc  des  Magiciens  étoit  due  à  la  pré- 
fence  d'Aaron.  Mais  Aaron  abfent ,  eux  fnfant  les  mêmes 
lignes  ,  avoient  droit  de  prétendre  à  la  même  autorité.  Le 
figne  en  lui-même  ne  prouvoit  donc  rien. 

Quand  Moïfc  changea  l'eau  en  fang  ,  les  Magiciens  chan- 
gèrent l'eau  en  fang;  quand  Moïfe  produilît  des  grenouilles. 


DE     LA     MONTAGNE.  205 

les  Magiciens  produifirent  des  grenouilies.  Ils  échouèrent  à 
la  troifieme  plaie;  mais  tenons -nous  aux  deux  premières 
donc  Dieu  avoic  fait  la  preuve  du  'pouvoir  divin  (  ?  ).  Les 
Magiciens  firent  auffi  cette  preuve-là. 

Quant  à  la  troifieme  plaie ,  qu'ils  ne  purent  imiter ,  on  ne 
voit  pas  ce  qui  la  rendoit  fi  difficile ,  au  point  de  marquer 
que  le  doigt  de  Dieu  étoit-ià.  Pourquoi  ceux  qui  purent  pro- 
duire un  animal ,  ne  purent-ils  produire  un  infecte  ?  &  com- 
ment ,  après  avoir  fait  des  grenouilles  ,  ne  purent- ils  faire 
des  poux  ?  S'il  eft  vrai  qu'il  n'y  ait  dans  ces  chofes-là  que  le 
premier  pas  qui  coûte  ,  c'étoit  affurément  s'arrêter  en  beau 
chemin. 

Le  même  Moïfe ,  inflruit  par  toutes  ces  expériences ,  ordonne 
que  fi  un  faux  Prophète  vient  annoncer  d'autres  Dieux,  c'elt- 
à-dire ,  une  faufle  doctrine  ,  &  que  ce  faux  Prophète  auto- 
rife  fon  dire  par  des  prédirions  ou  des  prodiges  qui  réuf- 
fiffent ,  il  ne  faut  point  l'écouter  ,  mais  le  mettre  à  mort. 
On  peut  donc  employer  de  vrais  figues  en  faveur  d'une  fauffe 
doflrine  ;  un  figne  en  lui-même  ne  prouve  donc  rien. 

La  même  doctrine  des  fignes ,  par  des  preftiges ,  eft  éta- 
blie en  mille  endroits  de  l'Ecriture.  Bien  plus  ;  après  avoir 
déclaré  qu'il  ne  fera  point  de  fignes  ,  Jéfus  annonce  de  faux 
Chrifts  qui  en  feront  ;  il  dit  qyCils  feront  de  grands  fignes  , 
des  miracles  capables  de  féduire  les  élus  mêmes  ,  s''il  était 
poffible  (  /•  ).  Ne  feroit-on  pas  tenté  ,  fur  ce  langage  ,  de 
prendre  les  fignes  pour  des  preuves  de  fauffeté  ? 

(7  )  Exode  VIL  17. 

(  t  )    Matth.  XXIV.  24.  Marc.  XIII.  zz. 


zo6  LETTRES     ECRITES 

Quoi  !  Dieu  ,  maître  du  choix  de  fes  preuves  ,  quand  il 
veut  parler  aux  hommes  ,  choilic  par  préférence  celles  qui 
fuppofent  des  connoilTances  qu'il  fait  qu'ils  n'ont  pas  !  Il 
prend  pour  les  inftruire  la  même  voie  qu'il  fait  que  pren- 
dra le  Démon  pour  les  tromper  !  Cette  marche  feroit-ellc 
donc  celle  de  la  Divinité  ?  Se  pourroit-il  que  Dieu  ôc  lo 
Diable  fuiviffent  la  même  route  ?  Voilà  ce  que  je  ne  puis 
concevoir. 

Nos  Théologiens  ,  meilleurs  raifonneurs  ,  mais  de  moins 
bonne  foi  que  les  anciens ,  font  fort  embarralTés  de  cette  ma- 
gie :  ils  voudroient  bien  pouvoir  tout-ù-fait  s'en  délivrer  , 
mais  ils  n'ofent  ;  ils  fentent  que  la  nier  feroit  nier  trop.  Ces 
gens ,  toujours  fi  décififs ,  changent  ici  de  langage  ;  ils  ne 
la  nient,  ni  ne  l'admettent,  ils  prennent  le  parti  de  tergiverfer, 
de  chercher  des  faux-fuyans ,  à  chaque  pas  ils  s'arrêtent  ;  ils 
ne  favent  fur  quel  pied  danfer. 

Je  crois ,  Monlieur  ,  vous  avoir  fait  fentir  où  gît  la  diffi- 
culté. Pour  que  rien  ne  manque  à  fa  clarté ,  lu  voici  mife  en 
dilemme. 

Si  l'on  nie  les  pref^iges  ,on  ne  peut  prouver  les  miracles  ;  parce 
que  les  uns  &  les  autres  font  fondés  fur  la  mêm.e  autorité. 

Et  11  l'on  admet  les  preiiiges  avec  les  miracles  ,  on  n'a 
point  de  règle  fûre ,  précife  &  claire  pour  diflinguer  les  uns 
des  autres  ;  ainfi  les  miracles  ne  prou\ent  rien. 

Je  fais  bien  que  nos  gens ,  ainli  prelTés  ,  reviennent  à  la 
dodrine  :  mais  ils  oublient  bonnement  que  fi  la  dodrine  eft 
établie ,  le  miracle  eft  f  .perflu  i  ^  que  fi  elle  iw  l'eft  pas ,  elle 
ne  peut  rien  prouver. 


D  E     LA     M  O  N  T  A  G  N  E.  207 

Ne  prenez  pas  ici  le  change,  je  vous  fupplie  :  &  de  ce  que 
je  n'ai  pas^  regardé  les  miracles  comme  efientiels  au  Chril'cia- 
niùne ,  n'allez  pas  conclure  que  j'ai  rejette  les  miracles.  Non , 
Monfieur  ,  je  ne  les  ai  rejettes  ni  ne  les  rejette  ;  fi  j'ai  die 
des  raifons  pour  en  douter,  je  n'ai  point  diflimulé  les  raifons  d'y 
croire  :  il  y  a  une  grande  différence  entre  nier  une  chofe  ôc  no 
la  pas  affirmer,  entre  la  rejecter  &  ne  pas  l'admettre  ;  &  j'ai  fi 
peu  décidé  ce  point ,  que  je  défie  qu'on  trouve  un  feul  endroit 
dans  tous  mes  Ecrits  où  je  fois  afîirmatif  contre  les  miracles. 

Eh  !  comment  l'aurois-je  été  malgré  mes  propres  doutes  , 
puifque  par-tout  où  je  fuis ,  quant  à  moi ,  le  plus  décidé  ,  je 
n'affirme  rien  encore.  Voyez  qu'elles  affirmations  peut  faire 
un  homme  qui  parie  ainfi  dès  fa  Préface  {s). 

««  A  l'égard  de  ce  qu'on  appellera  la  partie  fyfiématique , 
»  qui  n'eit  autre  chofe  ici  que  la  marche  de  la  nature  ,  c'eft- 
»  là  ce  qui  déroutera  le  plus  les  Leâeurs  ;  c'ell  auffi  par-là 
jj  qu'on  m'attaquera  fans  doute,  &  peut-être  n'aura- 1- on 
»  pas  tort.  On  croira  moins  lire  un  Traité  d'éducation  que 
J5  les  rêveries  d'un  vifionnaire  fur  l'éducation.  Qu'y  faire  ? 
5>  Ce  n'eli:  pas  fjr  les  idées  d'autrui  que  j'écris  ,  c'eft  fur 
»  les  miennes.  Je  ne  vois  point  comme  les  autres  hommes; 
>}  il  y  a  long-tems  qu'on  me  l'a  reproché.  Mais  dépend-il 
j>  de  nioi  de  me  donner  d'autres  yeux,  6c  de  m'affeder  d'au- 
îj  très  idées  .''  Non  il  dépend  de  moi  de  ne  point  abonder 
>}  dans  mon  fens  ,  de  ne  point  croire  être  feul  plus  fage 
»  que  tout  le  monde  ;  il  dépend  de  moi ,  non  de  changer 
3J  de   fentinient  ,  mais  de  me  délier  du    mien  ;   voilà  tout 

(s)  Prôfacc   d'Emile,  p.   m, 


icS  LETTRES     ECRITES 

î>  ce  que  je  puis  faire  ,  &  ce  que  je  fais.  Que  fî  je  prends 
5j  quelquefois  le  ton  affirmatif ,  ce  n'eft  point  pour  en  impo- 
jj  fer  au  Lecteur;  c'elt  pour  lui  parler  comme  je  penfe.  Pour- 
jj  quoi  propoferois-je  par  forme  de  doute  ce  dont ,  quant  à 
}j  moi ,  je  ne  doute  point  ?  Je  dis  exactement  ce  qui  fe  pafle 
Ȕ  dans  mon  efprit. 

»  En  expofnit  avec   liberté  mon  fentiment ,  j'entends  {i 
>3  peu   qu'il  fafTe   autorité  ,  que  j'y  joins  toujours  mes  rai- 
j>  fons ,  afin  qu'on  les  pefe  ,  ôc  qu'on  me  juge.  Mais  quoi- 
5}  que  je  ne  veuille  point  m'obftiner  à  défendre  mes  idées  , 
5»  je  ne  me   crois  pas   moins  obligé   de  les  propofer  ;   car 
»  les   maximes   fur  lefquelles  je  fuis   d'un  avis    contraire  à 
5j  celui  des  autres  ,  ne  font  point  indifierentes.  Ce  font  de 
j>  celles  dont  la  vérité  ou  la  fauffeté   importe  à  connoître, 
5}  &  qui  font  le  bonheur  ou  le  malheur  du  Genre-humain. 
Un  Auteur  qui  ne  fait  lui  -  même  s'il  n'eft  point  dans  l'er- 
reur, qui  craint  que  tout  ce  qu'il  dit  ne  foit  un  tiflu  de  rêve- 
ries, qui,  ne  pouvant  changer  de  fentimens,  fe  délie  du  fien  , 
qui  ne  prend  point  le  ton  affirmatif  pour  le  donner,  mais 
pour  parler  comme  il  penfe  ,  qui ,  ne  voulant  point  faire  auto- 
rité, dit  toujours  fes  raifons  afin  qu'on  le  juge  ,  &  qui  même 
ne  veut  point  s'obltiner  à  défendre  fes  idées  ;  un  Auteur  qui 
parle  ainfi  à  la  tête  de  fon  Livre,  y  veut -il  prononcer  des 
oracles  ?  veut-il  donner  des  décifions  ?  &C ,  par  cette  déclara- 
tion préliminaire,  ne  met- il  pas  au  nombre  des  doutes  fes 
plus  fortes  aflertions? 

Et  qu'on  ne  dife  point  que  je  manque  à  mes  engjgemcBS 
en  m'obltinant  à  défendre  ici  mes  idées.  Ce  fcroit  le  comble 

de 


DE    LA    MONTAGNE. 


209 


de  l'injuftice  ;  ce  ne  font  point  mes  idées  que  je  défends , 
c'eit  ma  perfonne.  Si  l'on  n'eût  attaqué  que  mes  Livres, 
j'aurois  conftamment  gardé  le  filence  ;  c'étoit  un  point 
réfolu.  Depuis  ma  déclaration,  faite  en  1753,  m'a- 1- on 
vu  répondre  à  quelqu'un  ,  ou  me  taifois  -  je  faute  d'ag- 
grelfeurs?  Mais  quand  on  me  pourfuit,  quand  on  me  décrète, 
quand  on  me  déshonore  pour  avoir  dit  ce  que  je  n'ai  pas 
dit  ,  il  faut  bien  ,  pour  me  défendre  ,  montrer  que  je  ne 
l'ai  pas  dit.  Ce  font  mes  ennemis ,  qui ,  malgré  moi  ,  me 
remettent  la  plume  à  la  main.  Eh  !  qu'ils  me  lailTent  en  repos , 
Se  j'y  lailTerai  le  Public  ;  j'en  donne  de  bon  cœur  ma  parole. 

Ceci  fert  déjà  de  réponfe  à  l'objeélion  rétorfîve  que  j'ai 
prévenue ,  de  vouloir  faire  moi  -  même  le  réformateur  en 
bravant  les  opinions  de  tout  mon  fiecle  ;  car  rien  n'a  moins 
l'air  de  bravade  qu'un  pareil  langage ,  &.  ce  n'eft  pas  affuré- 
ment  prendre  un  ton  de  Prophète  que  de  parler  avec  tant  de 
circonfpedHon.  J'ai  regardé  comme  un  devoir  de  dire  mon 
fentiment  en  chofes  importantes  &  utiles  ;  mais  ai  -  je  dit  un 
mot,  ai -je  fait  uii  pas  pour  le  faire  adopter  à  d'autres?  quel- 
qu'un a-t-iî  vu  dans  ma  conduite  l'air  d'un  homme  qui  cher- 
choit  à  fe  faire  dçs  fectateurs  } 

En  tranfcrivant  l'Ecrit  particulier  qui  fait,  tant  d'imprévus 
zélateurs  de  la  Foi ,  j'avertis  encore  le  Lecteur  qu'il  doit  fe 
défier  de  mes  jugcmens ,  que  c'eft  à  lui  de  voir  s'il  peut  tirer 
de  cet  Ecrit  quelques  réflexions  utiles,  que  je  ne  lui  propofe 
ni  le  fentiment  d'autrui  ni  le  mien  pour  règle  ,  que  je  le  lui 
préfente  à  examiner  (  r  ). 

(O   Emile.   T.  II.   p.   560. 

Mélanges.    Tome  L  D  d 


2IO  LETTRES     ECRITES 

Et  lorfque  je  reprends  la  parole,  voici  ce  que  j'ajoute  encore 
à  la  fin. 

>j  J'ai  tranfcrit  cet  Ecrit,  non  comme  une  regîe  des  fenti- 
»  mens  qu'on  doit  fuivre  en  matière  de  Religion  ,  mais 
j5  comme  un  exemple  de  la  manière  dont  on  peut  raifonner 
jj  avec  fon  Elevé  pour  ne  point  s'écarter  de  la  méthode  que 
»j  j'ai  tâché  d'établir.  Tant  qu'on  ne  donne  rien  à  l'autorité 
j5  des  hommes  ni  aux  préjugés  des  pays  où  l'on  efi  né,  les 
JJ  feules  lumières  de  la  raifon  ne  peuvent,  dans  l'inftitution 
5j  de  la  Nature ,  nous  mener  plus  loin  que  la  Religion  natu- 
5)  relie ,  &  c'elt  h  quoi  je  me  borne  avec  mon  Emile.  S'il  en 
j}  doit  avoir  une  autre,  je  n'ai  plus  en  cela  le  droit  d'être 
JJ  fon  guide  ;  c'elt  à  lui  feul  de  la  choifir.  (//)  jj 

Ouel  eft  après  cela  l'homme  allez  impudent  pour  m'ofer 
taxer  d'avoir  nié  les  miracles  qui  ne  font  pas  même  niés  dans 
cet  Ecrit  ?  Je  n'en  ai  pas  parlé  ailleurs  (x). 

Quoi  1  parce  que  l'Auteur  d'un  Ecrit  publié  par  un  autre  y 
introduit  un  raifonneur  qu'il  défapprouve  (y  )  ,  &  qui  dans  une 
difpute  rejette  les  miracles  ,  il  s'enfuit  de-là  que  non-feulement 
l'Auteur  de  cet  Ecrit,  mais  l'Editeur,  rejette  auffi  les  miracles? 
Quel  tifTu  de  témérités  !  Qu'on  fe  permette  de  telles  pré- 
emptions dans  la  chaleur  d'une  querelle  littéraire  ,  cela  eft 
très-blâmable  &  trop  commun  ;  mais  les  prendre  pour  des 
preuves  dans  les  Tribunaux  !  Voilà  une  jurifprudence  à  faire 

(i/)  Emile.  T.  III.  p.  204.  Lettre,    ce   n'eft   pas  fur  ce  qu'elfe 

(*)  J'en  ai  parlé  depuis  dans  ma  contient   qu'on  peut   fonder  les  pro- 

Lettre    à    M.    de    Beaumont  :  mais  ccdurcs  Faites  avant  qu'elle  ait  paru. 

cutrc    qu'on   n'a    rien  dit  Tur  cette  (,  u  )   Emile.  T.   111.  p.   isi- 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  F.  m 

trembler   l'homme  le   plus   jufte   6c  le  plus  ferme ,  qui  a  le 
malheur  de  vivre  fous  de  pareils  Magiflrars. 

L'Auteur  de  la  profefTion  de  foi  fait  des  objedions  tant  fur 
l'utilité  que  fur  la  réalité  des  miracles,  mais  ces  objections  ne 
font  point  des  négations.  Voici  là-deiTus  ce  qu'il  dit  de  plus 
fort.  "  C'ed  l'ordre  inaltérable  de  la  nature  qui  montre  le 
»3  jnieux  l'Etre  fuprôme.  S'il  arrivoit  beaucoup  d'exceptions, 
>»  je  ne  faurois  plus  qu'en  penfer  ;  &c  pour  moi  je  crois  trop 
>î  en  Dieu  pour  croire  à  tant  de  miracles  fî  peu  dignes  de  lui  >». 

Or  ,  je  vous  prie ,  qu'eft  -  ce  que  cela  dit  ?  Qu'une  trop 
grande  multitude  de  miracles  les  rendroit  fufpects  à  l'Auteur  ; 
qu'il  n'admet  point  indiftinftement  toute  forte  de  miracles, 
6c  que  fa  foi  en  Dieu  lui  fait  rejetter  tous  ceux  qui  ne  font 
pas  dignes  de  Dieu.  Quoi  donc?  celui  qui  n'admet  pas  tous 
les  miracles ,  rejette-t-il  tous  les  miracles  ?  ôc  faut-il  croire  à 
tous  ceux  de  la  Légende ,  pour  croire  l'Afcenfion  de  Chriit  ? 

Pour  comble.  Loin  que  les  doutes  contenus  dans  cette 
féconde  partie  de  la  profefîlon  de  foi  puifTent  être  pris  pour 
des  négations ,  les  négations ,  au  contraire  ,  qu'elle  peut  con- 
tenir, ne  doivent  être  prifes  que  pour  des  doutes.  C'eft  la 
déclaration  de  l'Auteur ,  en  la  commençant ,  fur  les  fentimens 
qu'il  va  combattre.  Ne  donner  ,  dit  -  il ,  à  mes  difcours  que 
Vautorité  de  la  raifon.  rignore  Ji  je  fuis  dans  Veneur.  Il  cft 
difficile  ,  quand  on  difcute  ,  de  ne  pas  prendre  quelquefois  le 
ton  affirmatif  ;  mais  fouvene\-vous  qi^ici  toutes  mes  affirma- 
lions  ne  font  que  des  raifons  de  douter  (\).  Peut-on  parler 
plus  pofitivement  ? 

(2)  Emile.   T.  m.  p.   nr. 

Dd  * 


HZ  LETTRES     ECRITES 

Quant  à  moi ,  je  vois  des  faits  ntteftés  dans  les  faintes 
Ecritures  :  cela  fuffit  pour  arrêter  fur  ce  point  mon  jugement» 
S'ils  étoient  ailleurs  ,  je  rejetterois  ces  faits  ,  ou  je  leur  ôterois 
le  nom  de  miracles  ;  mais  parce  qu'ils  font  dans  l'Ecriture , 
je  ne  les  rejette  point.  Je  ne  les  admets  pas  non  plus ,  parce 
que  ma  raifon  s'y  refufe  ,  ôc  que  ma  décifion  fur  cet  article 
n'intéreffe  point  mon  falut.  Nul  Chrétien  judicieux  ne  peut 
croire  que  tout  foit  infpiré  dans  la  Bible ,  jufqu'aux  mots  & 
aux  erreurs.  Ce  qu'on  doit  croire  infpiré  ,  elï  tout  ce  qui  tient 
à  nos  devoirs;  car  pourquoi  Dieu  auroit-il  infpiré  le  refte.** 
Or  la  doctrine  des  miracles  n'y  tient  nullement  ;  c'eft  ce  que 
je  viens  de  prouver.  Ainfi  le  fentiment  qu'on  peut  avoir  ea 
cela  n'a  nul  trait  au  refpeft  qu'on  doit  aux  Livres  facrés. 

D'ailleurs,  il  elt  impoflible  aux  hommes  de  s'affurer  que 
quelque  fait  que  ce  puiffe  être  efè  un  miracle  {aa)  ;  c'eft  encore 
ce  que  j'ai  prouvé.  Donc  en  admettant  tous  les  faits  contenus 
dans  la  Bible  ,  on  peut  rejetter  les  miracles  Jans  impiété , 
&  même  fans  inconféquence.  Je  n'ai  pas  été  jufques-lh. 

Voilà  comment  vos  Meilleurs  tirent  des  miracles,  qui  ne 
font  pas  certains ,  qui  ne  font  pas  nécelTaires  ,  qui  ne  prou- 
vent rien ,  &c  que  je  n'ai  pas  rejettes  ,  la  preuve  évidente 
que  je  renverfe  les  fondemens  du  Chrillianifme  ,  &c  que  je 
ne  fuis  pas  Chrétien. 

( aa)   Si  CCS  Mefllcurs  difent  que       de  leur  part  eft    un    cercle  vicieux, 
cla  eft  décide  dans  l'Ecriture,  &  que        Car  puifqu'ils  veulent  que  le  miracle 


c 


je  dois   reconnoitre  pour   miracle   ce  fcr\'e  de  preuve  à  la  Révélation ,  ils 

qu'elle   nie    donne  pour    tel  ;    je   ré-  ne   doivent   pas    employer    l'autorité 

ponds  que  c'eft  ce  qui  eft  en  quef-  de  la  Révélation,  pour  conftater  le 

tion  ,  &  j'ajoute  que  ce  raifonnenient  miracle. 


DE     LA     MONTAGNE. 


213 


L'ennui  vous  empêcheroic  de  me  fuivre  fi  j'enrrois  dans 
le  même  détail  far  les  autres  accufations  qu'ils  entafîent  pour 
tâcher  de  couvrir  par  le  nombre  l'injuliice  de  chacune  en 
particulier.  Ils  m'accufent,  par  exemple,  de  rejetter  la  prière. 
Voyez  le  Livre,  ôc  vous  trouverez  une  prière  dans  l'endroit 
même  dont  il  s'agir.  L'homme  pieux  qui  parle  {66)  ne  croie 
pas,  il  eit  vrai ,  qu'il  foit  abfblument  néceffaire  de  demander 
à  Dieu  telle  ou  telle  chofe  en  particulier  (  ce  ).  Il  ne  défap- 
prouve  point  qu'on  le  falTe  ;  quant  à  moi ,  dit-il ,  je  ne  le 
fins  pas  ,  perfuadé  que  Dieu  eft  un  bon  Père ,  qui  fait 
mieux  que  fes  enfans  ce  qui  leur  convient.  Mais  ne  peut- 
on  lui  rendre  aucun  autre  culte  aufli  digne  de  lui?  Les  hom- 


(  bb  )  Un  Minifîre  de  Genève  , 
difficile  affurément  en  Chriftianifme 
dans  les  jugeniens  qu'il  porte  du 
miea ,  afHrme  que  j'ai  dit ,  moi  J.  J. 
ïloulTeau,  que  je  ne  priois  pas  Dieu  : 
11  r^ffure  en  tout  autant  de  termes , 
cinq  ou  fix  fois  de  fuite ,  &  toujours 
en  me  nommant.  Je  veux  porter  ref- 
ped  à  l'Eylife  ,  mais  oferois-je  lui  de- 
mander où  j'ai  dit  cela  ?  11  eft  permis 
à  tout  barbouilleur  de  papier  de  dé- 
raifonncr  &  bavarder  tant  qu'il  veut  ; 
mais  il  n'eft  pas  permis  à  un  bon 
Chrétien  d'être  un  calomniateur  public. 

{ce)  (^iiand  vous  prierez,  dit 
Jéfus ,  priez  ainjt.  Quand  on  prie 
avec  des  paroles ,  c'cft  bien  fait  de 
préférer  celle- là;  mais  je  ne  vois 
point  ici  l'ordre  de  prier  avec  des 
paroles.    Une  autre  priera  eft  préfé- 


rable ,  c'eft  d'être  difpofé  à  tout  ce 
que  Dieu  veut.  Me  voici.  Seigneur, 
pour  faire  ta  volonté.  De  toutes  les 
formules ,  l'Oraifon  dominicale  •  eft  , 
fans  contredit  la  plus  parfaite  ,  mais 
ce  qui  eft  plus  parfait  encore,  eft 
l'entière  réfignation  aux  volontés  de 
Dieu.  Non  point  ce  que  je  veux , 
mais  ce  que  tu  veux.  Que  dis  -  je  ? 
C'eft  l'Oraifon  dominicale  elle-même. 
Elle  eft  toute  entière  dans  ces  paroles  ; 
(^ue  ta  volonté  foit  faite.  Toute  au. 
tre  prière  eft  fuperflue ,  &  ne  fait 
que  contrarier  celle  -  là.  Que  celui 
qui  penfe  ainfi  fe  trompe  ,  cela  peut 
être.  Mais  celui  qui  publiquement 
l'accufe  à  caufe  de  cela  de  détruire 
la  morale  Chrétienne  &  de  n'être  pas 
Chrétien,  eft  -  il  un  fort  boa  Chîc- 
tien  lui  -  même? 


114  LETTRES      ECRITES 

mages  d'un  cœur  plein  de  zèle ,  les  adomtions ,  les  louan- 
ges, la  contemplation  de  fa  grandeur,  l'aveu  de  notre  néant, 
la  réiignation  à  Cd  volonté  ,  la  foumiiïion  à  {i^s  Loix ,  une 
vie  pure  ôc  fainte  ,  tout  cela  ne  vaut-il  pas  bien  des  vœux 
intérefTés  &  mercenaires  ?  Près  d'un  Dieu  jufle  ,  la  meilleure 
manière  de  demander  e't  de  mériter  d'obtenir.  Les  Anges 
qui  le  louent  autour  de  fon  Trône  ,  le  prient-ils  ?  Qa'au- 
roient-ils  à  lui  demander  ?  Ce  mot  de  prière  elt  fouvent 
employé  dans  l'Ecriture  pour  hommage  ,  adoration  ;  6c  qui 
fait  le  plus ,  elt  quitte  du  moins.  Pour  moi  ,  je  ne  rejette 
aucune  des  manières  d'honorer  Dieu  ;  j'ai  toujours  approuvé 
qu'on  fe  joignît  à  l'Eglife  qui  le  prie  :  je  le  fais  ;  le  Prêtre 
Savoyard  le  faifoit  lui-même  (  d'tO-  L'Ecrit  £  violemment  at- 
taqué efè  plein  de  tout  cela.  N'importe  :  je  rejette ,  dit- 
on  ,   la  prière  ;    je  fuis  un  impie   h  brûler.  Me   voilà  jugé. 

Ils  difent  encore  que  j'accufe  la  morale  chrétienne  de  rendre 
tous  nos  devoirs  impraticables  en  les  outrant.  La  morale 
chrétienne  e'I:  celle  de  l'Evangile  ;  je  n'en  reconnois  point 
d'autre ,  ëc  c'elt  en  ce  fens  auiTi  que  l'entend  mon  accu- 
fateur,  puifque  c'elt  des  imputations  où  celle-là  fe  trouve 
comprife ,  qu'il  conclut ,  quelques  lignes  après  ,  que  c'elt 
par  dérifion   que  j'appelle  l'Evangile  divin   (ec). 

Or  voyez  fi  l'on  peut  avancer  une  faulTetc  plus  noire,  Se 
montrer  une  mauvaife  foi  plus  marquée,  puifque,  dans  le 
pafTage  de  mon  Livre  ,  où  ceci  fe  rapporte  ,  il  n'cfc  pas 
môme  pofliblc  que  j'aie  voulu  parler  de  l'Evangile. 

(  (Id)  Kmilc  ,  Tiime  111.  png.    iGv 

(ce)  Lettres  tcritcs  de  la  Campagne,  pai;.   ii. 


DE    LA    Pd  O  N  T  A  G  N  E. 


iiS 


Voici  ,  Monfleur ,  ce  paffage  :  il  eft  dans  le  quatrième 
Tome  d'Emile ,  page  64.  "  En  n'afferviffanc  les  honnêtes 
r>  femmes  qu'à  de  triltes  devoirs  ,  on  a  banni  du  ma- 
»  riage  tout  ce  qui  pouvoit  le  rendre  agréable  aux  hommes. 
>j  Faut-il  s'étonner  fi  la  taciturnité  qu'ils  voient  régner  chez 
?j  eux  les  en  chalFe  ou  s'ils  font  peu  tentés  d'embrauer  un 
>»  état  fi  déplaifant.  A  force  d'outrer  tous  les  devoirs,  le 
»  Chriltianifme  les  rend  impraticables  &  vains  :  à  force  d'in- 
j>  terdire  aux  femmes  le  chant,  la  danfe ,  6c  tous  les  amu- 
}}  femens  du  monde,  il  les  rend  maulFades,  grondeufes,  in- 
>j  fapportables  dans  leurs  maifons  >j. 

Mais  où  efi:-ce  que  l'Evangile  interdit  aux  femmes  le  chant 
&  la  danfe  ?  où  elt-ce  qu'il  les  alTervit  à  de  triites  devoirs  ? 
Tout  au  contraire  ,  il  y  e(t  parlé  des  devoirs  des  maris  y 
mais  il  n'y  eft  pas  dit  un  mot  de  ceux  des  femmes.  Donc 
on  a  tort  de  me  faire  dire  de  l'Evangile  ce  que  je  n'ai  dit 
que  des  Janfénides ,  des  Mcthodiftes  ,  èc  d'autres  dévots 
d'aujourd'hui ,  qui  font  du  Chriflianifme  une  Religion  aulfi 
terrible  &c  déplaifante  (jf),  qu'elle  eit  agréable  ôc  douce 
fous  la  véritable  Loi   de  Jéfus-ChrifK 


(iT)  Les  premiers  Reformes  donnè- 
rent d'abord  dans  cet  excès  avec  une 
dureté  qui  fit  bien  des  hypocrites  ,  & 
les  premiers  Janfénilles  ne  manquè- 
rent pas  de  les  iiniter  en  cela.  Un 
Prédicateur  de  Genève  ,  appelle  Henri 
de  la  Marre ,  foutenoit  en  Chaire  que 
c'étoit  péché  que  d'aller  à  la  noce  plus 
joycufcment  que  Jéfus-Chtift  n'étoit 
allé   à  la  mort.    Un    Curé  Janféniftc 


foutenoit  de  même  que  les  feflins  des 
noces  étoient  une  invention  du  Diable. 
Quelqu'un  lui  objeéta  là-deffus  que 
Jéfus  -  Chrid  y  avoit  pourtant  affilié  , 
&  qu'il  avoit  même  daigné  y  faire  fon 
premier  miracle  pour  prolonger  la 
gaité  du  feftin.  Le  Curé  ,  un  peu  em- 
barraflé  ,  réponJit  en  grondant  :  Ce 
n'eji  pas  ce  qu'il  Jit  de  mieux^ 


2i5  LETTRES     ECRITES 

Je  ne  voudrois  pas  prendre  le  ton  du  Père  Berruyer,  que 
je  n'aime  gueres  ,  &  que  je  trouve  même  de  très-mauvais 
goût  ;  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  qu'une  des  chofes 
qui  m.e  charment  dans  le  caractère  de  Jéfus,  n'eft  pas  feu- 
lement la  douceur  des  mœurs  ,  la  fîmplicité  ,  mais  la  faci- 
lité ,  la  grâce ,  6c  mcme  l'élégance.  Il  ne  fuyoit  ni  les  plai- 
firs  ni  les  fêtes,  il  alloit  aux:  noces,  il  voyoit  les  femmes, 
il  jouoit  avec  les  enfans,  il  aimoit  les  parfums,  il  mangeoit 
chez  les  Financiers.  Ses  Difciples  ne  jeimoient  point  ;  fon 
aufiérité  n'étoit  point  fàcheufe.  Il  étoit  à  la  fois  indulgent 
îk  juiie ,  doux  aux  foibles ,  &  terrible  aux  méchans.  Sa 
morale  avoit  quelque  chofe  d'attrayant ,  de  carefîlint ,  de 
tendre  ;  il  avoit  le  cœur  fenûbla ,  il  étoit  homme  de  bonne 
fociété.  Quand  il  n'eût  pas  été  le  plus  fage  des  mortels,  il 
en  eût  été  le  plus  aimable. 

Certains  palTages  de  faint  Paul,  outrés  ou  mal  entendus, 
ont  fait  bien  des  fanatiques,  ëc  ces  fmatiques  ont  fouvent 
défiguré  &  déshonoré  le  ChriUianifme.  Si  l'on  s'en  fût  tenu 
à  l'efprit  du  IVIaître ,  cela  ne  feroit  pas  arrivé.  Qu'on  m'ac- 
cufe  de  n'être  pas  toujours  de  l'avis  de  Saint  Paul ,  on  peut 
me  réduire  à  prouver  que  j'ai  quelquefois  raifon  de  n'en 
pas  être.  Mais  il  ne  s'enfoivra  jamais  de-lii  que  ce  foit  par 
dérifion  que  je  trouve  l'Evangile  divin.  Voilà  pourtant  com- 
ment raifonnent  mes  perfccuteurs. 

Pardon,  Moniieur,  je  vous  excède  avec  ces  longs  détails, 
je  le  fcns  ,  &c  je  les  termine  :  je  n'en  ai  déjà  que  trop  dit 
pour  ma  àéi^cnfc  ,  6c  je  m'ennuie  moi-même  de  répondre 
toujours  par  dçs  raifons  à  des  accufations  fans  raifon. 

QUATRIEME 


DE     LA     MONTAGNE,  tij 

'»gj —        -^.yjft-  --         .—  „— 3> 

Q^U  A  T  R  I  E  M  E     LETTRE. 

Je  vous  ai  fait  voir,  Monfieur,  que  les  imputations  tirées 
de  mes  Livres  en  preuve  que  j'attaquois  la  Religion  établie 
par  les  Loix  ,  étoient  fauffes.  C'eft  cependant  fur  ces  im^ 
putations  que  j'ai  été  jugé  coupable ,  &c  traité  comme  tel. 
Suppofons  maintenant  que  je  le  fuffe  en  eftet ,  éc  voyous 
en  cet  état  la  punition  qui  m'étoit  due. 

Ainfi   que  la  vertu  ,    le  vice  a  fes   degrés. 

Pour  être  coupable  d'un  crime ,  on  ne  l'eft  pas  de  tou?. 
La  juftice  confiite  à  mefurer  exaflement  la  peine  à  la  faute, 
ôc  l'extrême  juftice  elle-même  eft  une  injure  lorsqu'elle  n'a 
nul  égard  aux  confidérations  raifonnables  qui  doivent  tem- 
pérer la  rigueur  de  la  Loi. 

Le  délit  fuppofé  réel ,  il  nous  refte  à  chercher  qu'elle  eit 
fa  nature  ,  &  quelle  procédure  eft  prefcrite  en  pareil  ca? 
par  vos  Loix, 

Si  j'ai  violé  mon  ferment  de  Bourgeois  ,  comme  on 
m'en  accufe  ,  j'ai  commis  un  crime  d'Etat  ,  &c  la  connoif- 
fance  de  ce  crime  appartient  directement  au  Confeil  ;  cela 
eft  inconteftable. 

Mais  fi  tout  mon  crime  confîfte  en  erreur  fur  la  dodrine, 
cette  erreur  fût-elle  même  une  impiété  ,  c'eft  autre  chofe, 
Selon  vos  EJits ,  il  appartient  à  un  autre  Tribunal  d'en  coa- 
noître  en  premier  relTort. 

Et    quand  même   mon  crime  feroic  un    crime    d'Etat  ; 
Mélanges.    Tome  I,  E  e 


2i8  LETTRES     ECRITES 

fi ,  pour  le  déclarer  tel  ,  il  faut  préalablement  une  décifion 
fur  la  doctrine  ,  ce  n'eft  pas  au  Confeil  de  la  donner.  C'eft 
bien  à  lui  de  punir  le  criine ,  mais  non  pas  de  le  conftater. 
Cela  eft  formel  par  vos  Edits  j  comme  '  nous  verrons  ci-après. 

Il  s'rgit:  d'abord  de  favoir  fi  j'ai  violé  mon  ferment  de 
Bourgeois  ,  c'eit-à-dire  ,  le  ferment  qu'ont  prêté  mes  Ancê- 
tres quand  ils  ont  été  admis  à  la  Bourgeoifie  :  car  pour 
moi  ,  n'ayant  pas  habité  la  Ville  ,  &c  n'ayant  fait  aucune 
fonclion  de  Citoyen  ,  je  n'en  ai  point  prêté  le  ferment  : 
mais  palTons. 

Dans  la  formule  de  ce  ferment,  il  n'y  a  que  deux  arti- 
cles qui  puiffent  regarder  mon  délit.  On  promet  ,  par  le  pre- 
mier ,  de  vivre  félon  la  Kéformation  du  faint  Evangile  ;  & 
par  le  dernier  ,  de  ne  faire  ne  fouffrir  aucunes  pratiques  , 
machinations  ou  entreprifes  contre  la  Kéformation  du  fainù 
Evangile. 

Or  loin  d'enfreindre  le  premier  article  ,  je  m'y  fuis  con- 
formé avec  une  fidélité  ôc  même  une  hardielTe  qui  ont  peu 
d'exemples ,  profeffant  hautement  ma  Religion  chez  les  Ca- 
tholiques ,  quoique  j'euffe  autrefois  vécu  dans  la  leur  ;  ôc  l'on 
ne  peut  alléguer  cet  écart  de  mon  enfance  comme  une  in- 
fraction au  ferment  ,  fur-tout  depuis  ma  réunion  authentique 
à  votre  Eglife  en  1754  ,  &c  mon  rétablillement  dans  mes 
droits  de  Bourgeoifie ,  notoire  à  tout  Genève  ,  &.  dent  j'ai 
d'ailleurs  des  preuves  pofitives. 

On  ne  fauroit  dire  ,  non  plus ,  que  j'aye  enfreint  ce  pre- 
mier article  par  les  Livres  condamnes  ;  puifque  je  n'ai  point 
ceflë  de  m'y  déclarer  Proteftant.  D'ailleurs ,  autre  chofe  elt 


DE     LA     MONTAGNE,  zip 

la  conduire  ,  autre  chofe  font  les  Ecrits.  Vivre  félon  la  Ré- 
formation ,  c'efi  profelTer  la  Réformation  ,  quoiqu'on  fe  puiffe 
écarter  par  erreur  de  fa  doctrine  dans  de  blâmables  Ecrits, 
ou  commettre  d'autres  péchés  qui  offenfent  Dieu  ,  mais  qui 
par  le  feul  fait  ne  retranchent  pas  le  délinquant  de  l'Eglife. 
Cette  difl:in6Hon  ,  quand  on  pourroit  la  difputer  en  général , 
elt  ici  dans  le  ferment  même  ;  puifqu'on  y  fépare ,  en  deux 
articles  ce  qui  n'en  pourroit  faire  qu'un ,  H  la  profeffion  de 
la  Religion  étoit  incompatible  avec  toute  entreprife  contre  la 
Religion.  Ou  y  jure,  par  le  premier,  de  vivre  félon  la  Ré- 
formation ;  &c  l'on  y  jure ,  par  le  dernier  ,  de  ne  rien  entre- 
prendre contre  la  Réformation.  Ces  deux  articles  font  très- 
diflincls  ,  ôc  même  féparés  par  beaucoup  d'autres.  Dans  le 
fens  du  Légiflateur  ,  ces  deux  chofes  font  donc  féparables. 
Donc  quand  j'aurois  violé  ce  dernier  article  ,  îl  ne  s'enfuit 
pas  que  j'aye  violé  le  premier. 

Mais  ai-je  violé  ce  dernier  article  ? 

Voici  comment  l'Auteur  des  Lettres  écrites  de  la  Cam- 
pagne établit  l'affirmative,  page   30. 

}3  Le  ferment  des  Bourgeois  leur  impofe  l'obligation  de 
}>  ne  faire  ne  foiiffrir  être  faites  aucunes  pratiques  ,  machi- 
jj  nations  ou  entreprifes  contre  la  Ste.  Réformation  Evan- 
«  gélique.  Il  femble  que  c'eft  un  peu  {a)  pratiquer  &  ma- 
»  chiner  contre  elle  ,  que  de  chercher  à  prouver ,  dans  deux 

(a)  Cet  un  peu  ^  fi   plaifant   &  fi  d'aller  en  quête  delà  griffe,  à  qui  ce 

différent   du  ton  grave  &   décent  du  petit  bout,   nond'urcille,   mais  d'oa- 

refte  des  Lettres,  ayant  été  retranché  gle  appartient, 
dans  la  féconde  édition  ,  je  m'abftiens 

Ee  î 


2to  LETTRES     ECRITES 

»  Livres  fi  féduifants  ,  que  le  pur  Evangile  eft  abfurde  en 
»  lui-même  &  pernicieux  à  la  fociété.  Le  Confeil  écoic  donc 
5j  obligé  de  jetter  un  regard  fur  celui  que  tant  de  préfomp- 
«  dons  Ci  véhémentes  accufoient  de  cette  entreprife. 

Voyez  d'abord  que  ces  MelFieurs  font  agréables  î  II  leur 
femble  entrevoir  de  loin  un  peu  de  pratique  &  de  machina- 
tion. Sur  ce  petit  femblant  éloigné  d'une  petite  manœuvre  , 
ils  jettent  un  regard  fur  celui  qu'ils  en  préfumenc  l'Auteur; 
&  ce  regard  eft  un  décret  de  prife  de  corps. 

Il  eit  vrai  que  le  m.ême  Auteur  s'égaye  à  prouver  enfuite 
que  c'eit  par  pure  bonté  pour  moi  qu'ils  m'ont  décrété.  Le 
Confeil^  dit -il,  pouvait   ajourner  perfonnellcment  AI.  Rouf- 
ficiu ,  il  pouvait  Vajfigncr  pour  être  oui  ,  il  pouvait  le  décré- 
ter....  De  ces  trois  partis ,  le  dernier  était  incomparablement 

le  plus  doux ce  n'' était  au  fond  qu'un  avertijf'ement  de  ne 

pas  revenir  ,  s'il  ne  voulait  pas  s''expofer  à  une  procédure  ; 
ou  ,  .î'/7  voulait  s''}'  expofer ,  de  bien  préparer  fes  défenfes  {b), 

Ain(i  plaifintoit  ,  dit  Brantôme  ,  l'exécuteur  de  l'infortuné 
Dom  Carlos  ,  Infant  d'Efpagne.  Comme  le  Prince  crioir  & 
vouloit  fe  débattre  :  Paix  ,  Ahnfeigneur  ,  lui  difoit-il  en 
l'étranglant ,  tout  ce  quan  en  fait  rCeft  que  pour  votre  bien. 

Mais  quelles  font  donc  ces  pratiques  &.  machinations  donc 
on  m'accufe  ?  Pratiquer^  fi  j'entends  ma  Langue,  c'ell  fe 
ménager  des  intelligences  fecretes  ;  machiner  ,  c'elt  £iire  de 
fourdes  menées ,  c'elt  faire  ce  que  certaines  gens  font  contre 
le  Chrifèianifme  6c  contre  m.oi.  Mais  je  ne  conçois  rien  de 
moins  fccret ,  rien  de  moins  caché  dans  le  monde  ,  que  de 

(i)  Page  }J. 


DE    LA    MONTAGNE.  lu 

publier  un  Livre  &  d'y  mettre  fon  nom.  Quand  j'ai  dit  mon 
fentiment  fur  quelque  matière  que  ce  fût ,  je  l'ai  dit  haute- 
ment ,  à  la  face  du  Public  ,  je  me  fuis  nommé ,  ôc  puis  je 
fuis  demeuré  tranquille  dans  ma  retraite  :  on  m.e  perfuadera 
difficilement  que  cela  relTemble  à  des  pratiques  &  machinations. 
Pour  bien  entendre  l'efprit  du  ferment  ôc  le  fens  des  ter- 
mes ,  il  faut  fe    tranfporter  au  tcms   où   la  formule  en  fijt 
dreffée  ,  &  où  il  s'agilToit  eflentiellement  pour  l'Etat  de  ne 
pas  retomber  fous  le  double  joug  qu'on   venoit  de  fecouer. 
Tous  les  jours  on  découvroit  quelque  nouvelle  trame  en  fa- 
veur de  la  Maifon  de  Savoye  ou  des  Evêques,  fous  prétexte 
de  Religion.  Voilà  fur  quoi  tombent  clairement  les  mots  de 
pratiquas  ôc  de   machinations  ,   qui  ,  depuis  que  la  Langue 
Françoife   exille  ,  n'ont  furement  jamais  été  employés  pour 
les  fentimens  généraux    qu'un  homme  publie  dans  un  Livre 
où  il  fe  nomme  ,  fans  projet ,  fans  vue  particulière  ,  &  fans 
trait  à  aucun  Gouvernement.  Cette  accufation  paroît  fi  peu 
férieufe  à  l'Auteur  même  qui  l'ofe  faire  ,  qu'il  me  reconnoît 
jidck  aux  devoirs  du  Citoyen  (c).Ov  comment  pourrois-je 
l'être ,  fi  j'avois  enfreint  mon  ferment  de  Bourgeois  ? 

Il  n'eft  donc  pas  vrai  que  j'aye  enfreint  ce  ferment. 
J'ajoute  que  quand  cela  feroit  vrai ,  rien  ne  feroit  plus  inoui 
dans  Genève  en  chofes  de  cette  efpece  ,  que  la  procédure 
faite  contre  moi.  Il  n'y  a  peut-être  pas  de  Bourgeois  qui 
n'enfreigne    ce    ferment   en  quelque  article  (d)^   fans  qu'on  \ 

(c)  Page  g.  leurs  fans  perniiffion    Qui  eft  -  ce  qui 

(cH  Par  exemple ,  de  ne  point  for-        dcmanUe  cette  permiflion  ? 
tir  de  la  Vilk  pour   alkr  liabitcr  aiL 


/ 


zii  LETTRES     ECRITES 

s'avife  pour  cela  de  lui  chercher  querelle  ,  &c  bien  moins  de 
le  décréter. 

On  ne  peut  pas  dire  ,  non  plas  ,  que  j'attaque  la  morale 
dans  un  Livre  oii  j'établis  de  tout  mon  pouvoir  la  préfé- 
rence du  bien  général  fur  le  bien  particulier  ,  &  où  je  rap- 
porte nos- devoirs  envers  les  hommes  à  nos  devoirs  envers 
Dieu  ;  feul  principe  fur  lequel  la  morale  puiffe  être  fondée  , 
pour  être  réelle  &  paiTer  l'apparence.  On  ne  peut  pas  dire 
que  ce  Livre  tende  en  aucune  forte  à  troubler  le  culte  établi 
ni  l'ordre  public  ,  puifqu'au  contraire  j'y  infiile  fur  le  ref- 
pe61:  qu'on  doit  aux  formes  établies  ,  fur  l'obéiffance  aux 
Loix  en  toute  chofe  ,  même  en  matière  de  Religion  ,  & 
puifque  c'eit  de  cette  obéiiFance  prefcriîe  qu'un  Prêtre  de 
Genève   m'a  le  plus  aigrement  repris. 

Ce  délit  fi  terrible ,  &c  dont  on  fait  tant  de  bruit ,  fe  réduit 
donc,  en  l'admettant  pour  réel ,  à  quelque  erreur  fur  la  foi, 
qui  ,  fi  elle  n'eft  avantageufe  à  la  fociété ,  lui  elt  du  moins 
très-indifférente  ;  le  plus  grand  mal  qui  en  réfulte  étant  la 
tolérance  pour  les  fentimens  d'autrui ,  par  conféquent  la  paix 
dans  l'Etat  &c  dans  le  monde  fur  les  matières  de  Religion. 

Mais  je  vous  demande ,  à  vous ,  Monfîeur ,  qui  connoifTez 
votre  Gouvernement  &  vos  Loix  ,  à  qui  il  appartient  de  juger, 
èc  fur-tout  en  première  inftance  ,  des  erreurs  fur  la  Foi  que 
peut  commettre  un  Particulier  ?  Elt-ce  au  Confeil ,  eft-cc  au 
Confiftoire  ?   Voilà  le  nœud  de  la  queftion. 

Il  faloit  d'abord  réduire  le  délit  à  fon  efpece.    A  préftnc 
qu'elle  eft  connue  ,  il  faut  comparer  la  procédure  h  la  Loi. 

Vos  Edits  ne  fixent  pas  la  peine   due  à  celui  qui  erre  en 


DE    LA    MONTAGNE.  ^zj 

matière  de  Foi ,  ôc  qui  public  fon  erreur.  Mais  par  l'Article 
88  de  rOrdonnance  eccléfiaftique ,  au  Chapitre  du  Coniiitoire , 
ils  règlent  l'ordre  de  la  procédure  contre  celui  qui  dogma- 
tife.  Cet  Article  eft  couché  en  ces  termes. 

S^il  y  a  quelqu^iin  qui  dogmatife  contre  la  docliinc  reçue , 
qu'il  fait  appelle  pour  conférer  avec  lui  :  s'il  fe  range  ,  qu^oa 
le  fupporte  fans  fcandale  ni  dijfame  ;  s'il  efi  opiniâtre  ,  qu''orL 
Vadmonefte  par  quelques  fois  pour  ejfayer  à  le  réduire.  Si  on 
voit  enfin  quUlfoit  befoin  de  plus  grande  févérité  ,  qu'on  lui 
interdife  la  fainte  Cène  ,  G'  qiùon  en  avertijfe  le  Magifirat , 
afin  d'y  pourvoir. 

On  voit  par-là  ,  i°.  que  la  première  inquifîtion  de  cette 
efpece  de  délit  appartient  au  Confiitoire. 

z°.  Que  le  Légiflateur  n'entend  point  qu'un  tel  délit  foit 
irrémiiïible  ,  fi  celui  qui  l'a  commis  fe  repent  6c  fe  range. 

5''.  Qu'il  prefcrit  les  voies  qu'on  doit  fuivre  pour  ramener 
le  coupable  à  fon  devoir. 

4".  Que  ces  voies  font  pleines  de  douceur ,  d'égards  ,  de 
commifcration  ;  telles  qu'il  convient  à  des  Chrétiens  d'en 
ufer ,  à  l'exemple  de  leur  Maître ,  dans  les  fautes  qui  ne  trou- 
blent point  la  fociété  civile ,  &  n'intéreffent  que  la  Religion. 

5°.  Qu'enfin  la  dernière  &  plus  grande  peine  qu'il  prefcrit, 
ell:  tirée  de  la  nature  du  délit  ,  comme  cela  devroit  toujours 
être  ,  en  privant  le  coupable  de  la  fainte  Cène ,  &:  de  la 
Communion  de  l'Eglife  ,  qu'il  a  ofTenfée  ,  &  qu'il  veut  con- 
tinuer d'off'enfer. 

Après  tout  cela  le  Confifloire  le  dénonce  au  Magifî:rat , 
qui  doit  alors  y  pourvoir  ;  parce  que  la  Loi  ne   foufTrant 


ÎZ4  LETTRES     ECRITES 

dans  l'Etat  qu'une  feule  Religion ,  celui  qui  s'obfline  à  vou- 
loir en  profeiïer  ôc  enfeigner  une  autre  ,  doit  être  retranché 
de  l'Etat. 

On  voit  l'application  de  toutes  les  parties  de  cette  Loi 
dans  la  forme  de  procédure  fuivie  en  15*53  ,  contre  Jean 
Morelli. 

Jean  Morelli ,  habitant  de  Genève  ,  avoit  fait  &  publié  un 
Livre  ,  dans  lequel  il  attaquoit  la  difcipline  eccléilaftique ,  & 
qui  fut  cenfuré  au  Synode  d'Orléans.  L'Auteur ,  fe  plaignant 
beaucoup  de  cette  cenfure  &  ayant  été ,  pour  ce  même  Livre , 
appelle  au  Confifloire  de  Genève ,  n'y  voulut  point  compa- 
roître  ,  &c  s'enfuit  ;  puis  étant  revenu  ,  avec  la  permiflion  du 
Magiflrat ,  pour  fe  réconcilier  avec  les  Miniftres ,  il  ne  tint 
compte  de  leur  parler  ,  ni  de  fe  rendre  au  Confiftoire  ,  jul^ 
qu'à  ce  qu'y  étant  cité  de  nouveau ,  il  comparut  enfin  ,  &  , 
après  de  longues  difputes ,  ayant  refufé  toute  efpece  de  fatif- 
faction  ;  il  fut  déféré  ôc  cité  au  Confeil ,  où ,  au  -  lieu  de 
comparoître,  il  fit  préfenter,  par  fa  femme,  une  excufe  par 
écrit ,   ôc  s'enfuit  derechef  de  la  Ville. 

Il  fut  donc  enfin  procédé  contre  lui ,  c'eft-à-dire ,  contre 
fon  Livre  ;  &  comme  la  fentence  rendue  en  cette  occafion 
eit  importante ,  même  quant  aux  termes  ,  &  peu  connue  , 
je  vais  vous  la  tranfcrire  içï  toute  entière  ;  elle  peut  avoir 
fon  utilité. 

il  (e)  Nous  Syndiques ,  Juges  des  caufes  criminelles  de  cette 

(f)  Extrait  des  procédures   faites       Imprime   à  Gencvc  ,   cliez   Francjois 

&  tenues  contre  Jean  Morelli Pcrria  ,  1563  ,  page  10. 

i]  Cite  f 


DE     LA     MONTAGNE.  215 

»  Cité  ,  ayant  entendu  le  rapport  du  vénérable  Confîftoire 
»5  de  cette  Eglife ,  des  procédures  tenues  envers  Jean  Morelli, 
»j  habitant  de  cette  Cité  :  d'autant  que  maintenant ,  pour  la 
»  féconde  fois ,  il  a  abandonné  cette  Cité ,  &  au  lieu  de 
y»  comparoître  devant  nous  &  notre  Confeil ,  quand  il  y 
M  étoit  renvoyé ,  s'eli  montré  défobéifTant  :  à  ces  caufes ,  ôc 
«  autres  jufks  à  ce  nous  mouvantes  ,  féants  pour  Tribunal 
jj  au  lieu  de  nos  Ancêtres  ,  félon  nos  anciennes  coutumes  , 
J5  après  bonne  participation  de  Confeil  avec  nos  Citoyens  , 
«  ayant  Dieu  &:  fes  faintes  Ecritures  devant  nos  yeux ,  ôc 
>j  invoqué  fon  faint  Nom  pour  faire  droit  jugement;  difants. 
»  Au  nom  du  Père  ,  du  Fils  &c  du  Saint-Efprit ,  Amen.  Par 
«  cette  notre  deffinitive  fentence  ,  laquelle  donnons  ici  par 
jf  écrit ,  avons  avifé  par  meure  délibération  de  procéder  plus 
jj  outre  ,  comme  en  cas  de  contumace  dudit  Morelli  :  fur- 
35  tout  afin  d'avertir  tous  ceux  qu'il  appartiendra,  de  fe  donner 
J3  garde  du  Livre ,  afin  de  n'y  être  point  abufés.  Eltant  donc 
»j  duement  informés  des  refveries  ôc  erreurs  lefquels  y  font 
»»  contenus  ,  Ôc  fur-tout  que  ledit  Livre  tend  à  faire  fchif- 
j»  mes  ôc  troubles  dans  l'Eglife  d'une  façon  fédicieufe  :  l'avons 
»  condamné  Ôc  condamnons  comme  un  Livre  nuifible  ôc 
»>  pernicieux  ;  &c ,  pour  donner  exemple  ,  ordonné  ôc  ordon- 
jj  nons  que  l'un  d'iceux  foit  préfentement  brullé.  Défendant 
»  h  tous  Libraires  d'en  tenir  ni  expofcr  en  vente  :  ôc  à  tous 
>j  Citoyens  Bourgeois  ôc  Habitants  de  cette  Ville  ,  de  quel- 
»ï  que  qualité  qu'ils  foient ,  d'en  acheter  ni  avoir  pour  lire  : 
»  commandant  à  tous  ceux  qui  en  auroient  de  nous  les  ap- 
«  porter ,  ôc  ceux  qui  fauroient  où  il  y  en  a ,  de  le  nous 
Mélanges.    Tome  I.  Ff 


zi6  LETTRES     ECRITES 

>5  révéler  dans  vingt-quatre  heures  ,   fous  peine  d'être  rigou- 
»  reufement  punis. 

»  Et  à  vous ,  nollre  Lieutenant ,  commandons  que  faciez 
»s  mettre  nollre  préfente  Sentence  à  due  &  entière  exécution. 

'prononcée  &  exécutée  le  Jeudi  fei\ieme  jour  de  Septem.' 
bre  ,  mil  cinq  cents  foixante-trois. 

"  Ainfi  fîgné  P.  C  h  e  n  e  l  a  t.  » 

Vous  trouverez  ,  Monfieur  ,  des  obfervations  de  plus  d'un 
genre  à  faire  en  tenis  &c  lieu  fur  cette  Pièce.  Quant  à  pré- 
fent  ne  perdons  pas  notre  objet  de  vue.  Voilà  comment  il 
fut  procédé  au  jugement  de  Morelli ,  dont  le  Livre  ne  fut 
brûlé  qu'à  la  lin  du  procès ,  lîins  qu'il  fût  parlé  de  Bourreau 
ni  de  flétriffure  ,  &  dont  la  perfonne  ne  fut  jamais  décrétée , 
quoiqu'il  fût  opiniâtre  &  contumax. 

Au  lieu  de  cela  ,  chacun  Hiit  comment  le  Confeil  a  pro- 
cédé contre  moi  dans  l'inltant  que  l'Ouvrage  a  paru,  &  fins 
qu'il  ait  même  été  fait  mention  du  Confiftoire.  Recevoir  le 
Livre  par  la  polte ,  le  lire,  l'examiner,  le  déférer,  le  brûler, 
me  décréter ,  tout  cela  fut  l'affaire  de  huit  ou  dix  jours  :  on 
ne  fauroit  imaginer  une  procédure  plus  expéditive. 

Je  me  fuppofe  ici  dans  le  cas  de  la  Loi  ,  dans  le  feu!  cas 
où  je  puilTe  être  punilTable.  Car  autrement  de  quel  droit  puni- 
roit-on  des  faïues  qui  n'attaquent  perfonne  ,  &  fur  Icfquelles 
les  Loix  n'ont  rien  prononcé  ? 

L'Edit  a-t-il  donc  été  obfervé  dans  cette  affaire  ?  Vous 
autres   Gens  de  bon  fens,   vous  imagineriez  en  l'examinant 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  ^^-; 

qu'il  a  été  violé  comme  à  plaifîr  dans  toutes  Çc5  parties. 
«'  Le  Sieur  RoufTeau  ,  difent  les  Reprcfentans ,  n'a  point  été 
»  appelle  au  Confîltoire  ;  mais  le  magnifique  Confeil  a  d'abord 
j>  procédé  contre  lui  :  il  devoit  être  fupporté  fans  fcandak  ; 
>»  mais  fes  Ecrits  ont  été  traités  par  un  jugement  public  , 
»>  comme  téméraires  ,  impies  ,  fcandakux  :  il  devoit  être 
"  fupporté  fans  diffame  ;  mais  il  a  été  flétri  de  la  manière 
js  la  plus  diffamante ,  fes  deux  Livres  ayant  été  lacérés  &. 
?5  brûlés  par  la  main  du  Bourreau. 

»  L'Edit  n'a  donc  pas  été  obPervé ,  continuent-ils  ,  tant 
«  à  l'égard  de  la  jurifdiflion  qui  appartient  au  Conflitoire  , 
I»  que  relativement  au  Sieur  RoulTèau,qui  devoit  être  appelle, 
j?  fupporté  fans  fcandale  ni  diffame ,  admoneflc  par  quelques 
>j  fois  ,  &  qui  ne  pouvoit  être  jugé  qu'en  cas  d'opiniâtreté 
«  obitinée. 

Voilà ,  fans  doute ,  qui  vous  paroît  plus  clair  que  le  jour , 
ôc  à  moi  auiïi.  Hé  bien  non  :  vous  allez  voir  comment  ces 
gens  ,  qui  favent  montrer  le  Soleil  à  minuit ,  favent  le  cacher 
à  midi. 

L'adreffe  ordinaire  aux  Sophiftes  efl  d'entaffer  force  argu- 
mens  pour  en  couvrir  la  foibleffe.  Pour  éviter  dts  répétitions 
&  gagner  du  tems  ,  divifons  ceux  des  Letti-es  écrites  de  la 
Campagne  ;  bornons  -  nous  aux  plus  effentiels  ,  laiffons  ceux 
que  j'ai  ci-devant  réfutés  ;  &,  pour  ne  point  altérer  les  autres, 
rapportons- les  dans  les  termes  de  l'Auteur. 

Oejl  d'' après  nos  Loix ,  dit-il ,  que  je  dois  examiner  ce  qui 
s'ejl  fait  à  Fégard  de  M,   Rouffeau.  Fort  bien  ;  voyons. 

Le  premier  Article  du  ferment  des  Bourgeois  les  oblige  à 

Ff  2 


zi%  LETTRES     ECRITES 

vivre  fdon  la  Réformation  du  Saint  Evangile.  Or ,  je  le 
d^ inonde  ,  eji-ce  vivre  félon  V Evangile  ,  que  d^ écrire  contre 
r Evangile  ? 

'  Premier  fophifme.  Pour  voir  clairement  fî  c'eft-là  mon 
cas ,  remettez  dans  la  mineure  de  ctt  argument  le  mot  Réfor- 
mation >  que  l'Auteur  en  ôte  ,  &  qui  elt  nécelTaire  pour  que 
fon  raifonnement  foit  concluant. 

Second  fophifme.  Il  ne  s'agit  pas ,  dans  cet  Article  du  fer- 
ment ,  d'écrire  félon  la  Réformation  ,  mais  de  vivre  félon  la 
Réformation.  Ces  deux  chofes  ,  comme  on  l'a  vu  ci-devant, 
font  difHnguées  dans  le  ferment  même  ;  &  l'on  a  vu  encore 
s'il  eit  vrai  que  j'aye  écrit  ni  contre-  la  Réformation  ni  contre 
l'Evangile. 

Le  premier  devoir  des  Syndics  &  Confeil  efl  de  main" 
tenir  la  pure  Religion. 

Troifieme  fophifme.  Leur  devoir  tii  bien  de  maintenir  la 
pure  Religion  ,  mais  non  pas  de  prononcer  fur  ce  qui  n'eft 
ou  n'eit  pas  la  pure  Religion.  Le  Souverain  les  a  bien  char- 
gés de  maintenir  la  pure  Religion  ,  mais  il  ne  les  a  pas  faits 
pour  cela  Juges  de  la  doctrine.  C'elt  un  autre  Corps  qu'il  a 
chargé  de  ce  foin ,  &  c'eft  ce  Corps  qu'ils  doivent  confultcr 
fur  toutes  les  matières  de  Religion ,  comme  ils  ont  toujours 
fait  depuis  que  votre  Gouvernement  exide.  En  cas  de  délit 
en  ces  matières ,  deux  Tribunaux  font  établis ,  l'un  pour  le 
conftater ,  &  l'autre  pour  le  punir  ;  cela  efl  évident  par  les 
termes  de  l'Ordonnance  :  nous  y  reviendrons  ci-après. 

Suivent  les  imputations  ci -devant  examinées,  &  que  par 
cette   niifon    je   ne  répéterai    pas  ;  mais   je  ne   puis   m'abf- 


DE     LA     MONTAGNE.  229 

tenir  de  tranfcrire  ici  l'article  qui  les  termine  :  il  ei{  curieux. 

II  efl  vrai  qu^  M.  RouJT^au  &  fis  Partifans  prétendent: 
que  ces  doutes  11^ attaquent  point  réellement  le  Chrijîianifmc , 
qu'à  cela  près  il  continue  d^appeller  divin.  Mais  fi  un  Livre 
caraclérifi ,  comme  V Evangile  Veft  dans  les  Ouvrages  de  M. 
Rouffeau ,  peut  encore  être  appelle  divin  ,  qu''on  me  difi  quel 
efi  donc  le  nouveau  fins  attaché  à  ce  terme  ?  En  vérité  ,  fi 
c'eft  une  contradiction  ,  elle  efi  choquante  ;  fi  c''efl  une  plai- 
fanterie  ,  convene\  qu^elle  efi  bien  déplacén  dans  un  pareil 
Sujet  (fi)? 

J'entends.  Le  culte  fpirituel,  la  pureté  du  cœur,  les  œuvres 
de  miféricorde  ,  la  confiance ,  l'humilité  ,  la  réfîgnation  ,  la 
tolérance ,  l'oubli  des  injures  ,  le  pardon  des  ennemis  ,  l'amour 
du  prochain  ,  la  fraternité  univerfelle  &  l'union  du  Genre- 
humain  par  la  charité  ,  font  autant  d'inventions  du  Diable. 
Seroit-ce  là  le  fentiment  de  l'Auteur  &  de  fes  xArnis  ?  On  le 
diroit  à  leurs  raifonnemens  &  fur -tout  à  leurs  œuvres.  En 
vérité  ,  fi  c'eft  une  contradiction ,  elle  elt  choquante.  Si  c'elt 
une  plaifanterie  ,  convenez  qu'elle  eft  bien  déplacée  dans  un 
pareil  fujet. 

Ajoutez  que  la  plaifanterie  fur  un  pareil  fujet  eft  fi  fort  du 
goût  de  ces  Meflîeurs ,  que  ,  félon  leurs  propres  maximes ,  elle 
eût  dû  ,  fi  je  l'avois  faite  ,  me  faire  trouver  grâce  devant  eux  {g). 

Après  l'expofition  de  mes  crimes,  écoutez  les  raifons  pour 
kfquclles  on  a  fi  cruellement  renchéri  fur  la  rigueur  de  la 
Loi  dans  la  pourfuite  du  criminel. 

(/)  Page  II. 
ig)  Page  21, 


Z30  LETTRES     ECRITES 

Ces  dtux  Livres  paroiffcnt  fous  le  nom  d'un  Citoyen  de 
Genève.  L'Europe  en  témoigne  fon  fcandale.  Le  premier  Par- 
lement  d'un  Royaume  voifin  pourfuit  Emile  &  fon  Auteur. 
Que  fera  le  Gouvernement  de  Genève  ? 

Arrêcons  un  moment.  Je  crois  appercevoir  ici  quelque  men- 
fonge. 

Selon  notre  Auteur ,  le  fcandale  de  l'Europe  força  le  Con- 
feil  de  Genève  de  fcvir  contre  le  Livre  &c  l'Auteur  d'Emile, 
à  l'exemple  du  Parlement  de  Paris  :  mais  au  contraire  ,  ce 
furent  les  décrets  de  ces  deux  Tribunaux  qui  cauferent  le 
fcandale  de  l'Europe.  Il  y  avoit  peu  de  jours  que  le  Livre 
ctoit  public  à  Paris,  lorfque  le  Parlement  le  condamna  {h); 
il  ne  paroiiroit  encore  en  nul  autre  Pays,  pas  même  en  Hol- 
lande ,  oij  il  étoit  imprimé  ;  &  il  n'y  eut ,  entre  le  décret 
du  Parlement  de  Paris  &  celui  du  Confeil  de  Genève ,  que 
neuf  jours  d'intervalle  (  /  )  ;  le  tems  à-peu-près  qu'il  faloit  pour 
avoir  avis  de  ce  qui  fe  palToit  à  Paris.  Le  vacarme  affreux  qui 
fut  fait  en  Suilfe  fur  cette  affaire,  mon  expulfion  de  chez 
mon  Ami,  les  tentatives  faites  à  Neufchâtel ,  &  même  à  la 
Cour ,  pour  m'ôter  mon  dernier  afyle ,  tout  cela  vint  de  Genève 
&  des  environs ,  après  le  Décret.  On  fait  quels  furent  les  inf- 
tigateurs ,  on  fait  quels  furent  les  émiffaires ,  leur  activité  fut 
fans  exemple  ;  il  ne  tint  pas  i\  eux  qu'on  ne  m'ôtât  le  feu  & 
l'eau  dans  l'Europe  entière  ,  qu'il  ne  me  reliât  pas  une  terre 
pour  lit,  pas  une  pierre   pour  chevet.  Ne  tranfpofons  donc 

(  /(  )  C'étoit  un    arrangement   pris       donne  le  9  Juin,&  celui  du  Confcil 
avant  que  le  Livre  parût.  le  19. 

{i)  Le  Décret    du  Parlement   fut 


DE     LA     MONTAGNE.  i^ 

point  ainlî  les  chofes  ,  8c  ne  donnons  point ,  pour  motif  du 
Décret  de  Genève  ,  le  fciindale  qui  en  fur  Feffet. 

Le  premier  Parlement  cTiin  Royaume  voifin  pourfuit  Emib 
&  fon  Auteur.  Q^ue  fera  le  Gouvernement  de  Genève  ? 

La  réponfe  elt  iîmplc.  Il  ne  fera  rien ,  il  ne  doit  rien 
faire  ,  ou  plutôt ,  il  doit  ne  rien  faire.  Il  renverfcroit  tout 
ordre  judiciaire  ,  il  braveroit  le  Parlement  de  Paris  ,  il  lui 
difputeroit  la  compétence  en  l'imitant.  C'éroit  précifément 
parce  que  j'étois  décrété  à  Paris  ,  que  je  ne  pouvois  l'être 
à  Genève.  Le  délit  d'un  criminel  a  certainement  un  lieu , 
&:  un  lieu  unique  ;  il  ne  peut  pas  plus  être  coupable  à  la 
fois  du  même  délit  en  deux  Etats  ,  qu'il  ne  peut  être  en 
deux  lieux  dans  le  même  tems  ;  &  s'il  veut  purger  les 
deux  Décrets ,  comment  voulez-vous  qu'il  fe  partage  ?  En 
effet ,  avez-vous  jamais  ouï  dire  qu'on  ait  décrété  le  même 
homm«  en  deux  pays  à  la  fois  pour  le  même  fait  ?  C'en 
elt  ici  le  premier  exemple ,  &.  probablement  ce  fera  le  dernier. 
J'aurai,  dans  mes  malheurs,  le  triile  honneur  d'être  à  tous 
égards   un  exemple  unique. 

Les  crimes  les  plus  atroces,  les  afTadînats  même  ne  font 
pas  &  ne  doivent  pas  être  pourfuivis  par  devant  d'autres 
Tribunaux  que  ceux  des  lieux  où  ils  ont  été  commis.  Si  un 
Genevois  tuoit  un  homme  ,  même  un  autre  Genevois ,  en 
pays  étranger  ,  le  ConRil  de  Genève  ne  pourroit  s'attribuer 
la  connoiffance  de  ce  crime  :  il  pourroit  livrer  le  coupable 
s'il  étoit  réclamé ,  il  pourroit  en  folliciter  le  cliâtiment  ; 
mais  à  moins  qu'on  ne  lui  remît  volontairement  le  juge- 
ment avec  les  pièces  de  la  procédure,  il  ne  le  jugcroic  pas, 


zy.  LETTRES     ECRITES 

parce  qu'il  ne  lui  appartient  pas  de  connoître  d'un  délit  com- 
mis chez  un  autre  Souverain ,  &  qu'il  ne  peut  pas  même 
ordonner  les  informations  nécefTaires  pour  le  conftater.  Voilà 
la  règle ,  &  voilà  la  réponfe  à  la  queîiion  ;  gue  fera  le  Gou' 
verncmcnt  de  Genève  ?  Ce  font  ici  les  plus  fimples  notions 
du  Droit  public ,  qu'il  feroit  honteux  au  dernier  Magiftrac 
d'ignorer.  Faudra- t-il  toujours  que  j'enfeigne  à  mes  dépens 
les  éiémens  de  la  Jurifprudence  à  mes  Juges? 

Il  devait  ,  fuimm  les  Auteurs  des  Repréfentations ,  fe 
borner  à  défendre  provifwnnellement  le  débit  dans  la  Ville  (k). 
C'elt  en  effet  tout  ce  qu'il  pouvoit  légitimement  faire  pour 
contenter  fon  animofité;  c'eft  ce  qu'il  avoit  déjà  fait  pour 
la  nouvelle  Héloïfe;  m.ais  voyant  que  le  Parlement  de  Paris 
ne  difoit  rien  ,  &  qu'on  ne  faifoit  nulle  part  une  femblable 
défenfe  ,  il  en  eut  honte,  &  la  retira  tout  doucement  (/). 
[Mais  une  iniprobation  fi  foible  n" auroit-elle  pas  été  taxée 
de  fecrete  connivence  ?  Mais  il  y  a  long  -  tems  que ,  pour 
d'autres  Ecrits,  beaucoup  moins  tolérables ,  on  taxe  le  Con- 
feil  de  Genève  d'une  connivence  affez  peu  fecrete,  fans  qu'il 
fe  mette  fort  en  peine  de  ce  jugement.  Perfonne  ,  dit-on  , 
n'aurait  pu  fe  fcandalifer  de  la  madération  dont  on  aurait 
ufé.  Le  cri  public  vous  apprend  combien  on  eft  fcandalifé 
du  contraire.  De  bonne  foi ,  .î'/7  s''étoit  agi  d'^un  homme  auffi 
défagréable  au  Public  que  Monficur  RoufJ'eau  lui  était  cher , 

(*)  Page   11.  tout  en   font  d'une  hardicfie  dont  la 

(/  )  li  faut  convenir  que  fi  l'Emile  protcllion   de  foi  du  Vicuiie  n'appro- 

doit  être  défendu  ,  riiéloïfe  doit  être  chc  aflurcment  pas. 

tout  au  moins  brùlL-c.  Les  Notes  fur- 

ce 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  zjj' 

ce  qiPon  appelle  modération  ri'auroit-il  pas  été  taxé  cPindif- 
férencë  ,  de  tiédeur  inipardonnabk  ?  Ce  n'auroit  pas  été  un 
fi  grand  mal  que  cela,  ôc  l'on  ne  donne  pas  des  noms  fi 
honnêtes  à  la  dureté  qu'on  exerce  envers  moi  pour  mes 
Ecrits,   ni   au  fupport  que   l'on  prête  à  ceux  d'un  autre. 

En  continuant  de  me  fuppofer  coupable  ,  fuppofons  de  plus 
que  le  Confeil  de  Genève  avoit  droit  de  me  punir,  que  la 
procédure  eût  été  conforme  à  la  Loi ,  &  que  cependant 
fans  vouloir  même  cenfurer  mes  Livres,  il  m'eût  reçu  pai- 
fiblement  arrivant  de  Paris;  qu'auroieat  dit  les  honnêtes  gens? 
le  voici. 

*'  lis  ont  fermé  les  yeux  ,  ils  le  dévoient.  Que  pouvoient- 
M  ils  faire?  Ufer  de  rigueur  en  cette  occafion  eût  été  bar- 
}}  barie  ,  ingratitude  ,  injuftice  même  ,  puifque  la  véritable 
M  judice  compenfe  le  mal  par  le  bien.  Le  coupable  a  ten- 
M  drement  aimé  fa  Patrie ,  il  en  a  bien  mérité  ;  il  l'a  ho- 
M  norée  dans  l'Europe  ;  &:  tandis  que  fes  Compatriotes 
»  avoient  honte  du  nom  Genevois  ,  il  en  a  fait  gloire  ,  il 
M  l'a  réhabilité  chez  l'Etranger.  Il  a  donné  ci-devant  des  con- 
j»  feils  utiles  ;  il  vouloir  le  bien  public ,  il  s'eft  trompé ,  mais 
»  ri  étoit  pardonnable.  Il  a  fait  les  plus  grands  éloges  des 
»  Magiftrats ,  il  cherchoit  à  leur  rendre  la  confiance  de  la 
«  Bourgeoisie  ;  il  a  défendu  la  Religion  des  Minilh-cs ,  il 
I»  méritoit  quelque  retour  de  la  part  de  tous.  Et  de  quel 
j;»  front  euflent-ils  ofé  févir ,  pour  quelques  erreurs ,  contre 
»  le  Défenfeur  de  la  Divinité  ,  contre  l'Apologifk  de  la 
>»  Religion  fi  généralement  attaquée,  tandis  qu'ils  toléroient, 
»  qu'ils  permettoient  même  les  Ecrits  les  plus  odieux,  les 
Mélanges,    Tome  L  G  g 


2  54 


LETTRES     ECRITES 


55  plus  indécens  ,  les  plus  infultans  au  Chnflianifme  ,  aux 
}>  bonnes  mœurs ,  les  plus  defh'udifs  de  toute  vertu  ,  de 
55  toute  morale  ,  ceux  mêmes  que  RoulTeau  a  cru  devoir 
j»  réfuter?  On  eût  cherché  les  motifs  fecrets  d'une  partialité 
5>  fi  choquante  ;  on  les  eût  trouvés  dans  le  zcle  de  l'Accufé 
jj  pour  la  liberté  ,  ôc  dans  les  projets  des  Juges  pour  la 
»  déiruire.  RouiTeau  eût  pafTé  pour  le  martyr  des  Loix  de 
J5  fa  Patrie.  Ses  perfécuteurs,  en  prenant  en  cette  feule  oc- 
?»  cation  le  mafque  de  l'hypocriQe,  eulTent  été  taxés  de  fe~ 
»  jouer  de  la  Religion,  d'en  faire  l'arme  de  leur  vengeance 
J3  &  l'infbument  de  leur  haine.  Enfin  ,  par  cet  empreiïement 
jj  de  punir  un  homme  dont  l'amour  pour  fa  Patrie  eft  le 
Il  plus  grand  crime ,  ils  n'eufTenc  fait  que  fe  rendre  odieux 
«  aux  gens  de  bien ,  fufpsits  à  la  Bourgeoifîe  ôc  méprifables 
»  aux  Etrangers.  »  Voilà,  Monfîeur,  ce  qu'on  auroit  pu 
dire  ;  voilà  tout  le  rifque  qu'auroit  couru  le  Confeil  dans 
le  cas   fjppofé  du  délit,   en  s'ablienant  d'en  connoître. 

Quelqu'un  a  eu  rai/on  de  dire  qu'il  faloit  brûler  VEvati" 
gïle   ou  les  Livres  de  Al.  RouJIeau. 

La  commode  méthode  que  fuivent  toujours  ces  Meflieurs 
contre  moi!  S'il  leur  faut  des  preuves,  ils  multiplient  les 
a'ucrtions  ;  &  s'il  leur  fliut  des  témoignages ,  ils  font  parler 
des  Quidams. 

La  fentence  de  celui-ci  n'a  qu'un  fcns  qui  ne  foie  pas 
extravagant,  &  ce  fens  eii  un  blafphcme. 

Car  quel  blafphêmc  n'efi-ce  pas  de  fuppofer  l'Evangile  &c 
le  Recueil  de  mes  Livres  fi  ftmblables  dans  leurs  maximes , 
qu'ils  fe  fuppléent  mutuellement  ,    Ôc  qu'on  en  pailfe  indif- 


DE     LA     MONTAGNE.  235 

Êfremment  brûler  un  comme  fuperflu ,  pourvu  que  l'on  con- 
ferve  l'autre  ?  Sans  doute ,  j'ai  fuivi  du  plus  près  que  j'ai  pu 
la  doilrine   de  TEvangile  ;  je  l'ai   aimée ,   je    Tai    adoptée  , 
étendue ,  expliquée  ,  fans  m'arrêter  aux  obfcurités  ,  aux  dif- 
ficultés ,  aux   myfleres ,   fans  me   détourner    de    l'eiTentiel  : 
je  m'y  fuis  attaché  avec  tout  le  zèle  de  mon  cœur;  je  me 
fuis  indigné  ,  récrié  de  voir  cette  fainte  Doctrine  ainfi  pro- 
fanée ,  avilie ,  par  nos  prétendus  Chrétiens  ,  &c  fur-tout  par 
ceux   qui  font  profeffion  de   nous  en   infiruire.  J'ofe  même 
croire ,  ôc  je  m'en  vante ,   qu'aucun  d'eux  ne  parla  plus  di- 
gnement que  moi  du  vrai  ChrifHanifme  &  de  fon  Auteur.  J'ai 
là-deffus    le   témoignage  ,   l'applaudiffement   même    de   mes 
Adverfaires  ,  non  de  ceux  de  Genève,  à  la  vérité,  mais  de 
ceux  dont  la  haine  n'elt  point  une  rage  ,  ôc  à  qui  la  paffion 
n'a  point  ôté  tout  fentiment  d'équité.  Voilà  ce  qui  eft  vrai' 
voilà  ce  que  prouvent  &  ma  Réponfe  au  Roi  de  Pologne, 
&  ma  Lettre  à  M.   d'Alembert ,  ôc    l'Héloiïe ,  &  l'Emile  , 
ôc  tous  mes  Ecrits  qui  refpirent  le  même   amour  pour  l'E- 
vangile ,  la  même  vénération  pour  Jéfus  -  Chrifi  Mais   qu'il 
s'enfuive  de-là  qu'en  rien  je  puiffe  approcher  de  mon  Maître, 
&  que   mes  Livres  puilTent  fuppléer  à  fes   leçons  ,   c'eft   ce 
qui  elt  faux ,  abfurde  ,  abominable  ;  je  dételie  ce  blafphême , 
ôc   défavoue   cette    témérité.    Rien    ne  peut   fe    comparer  à 
l'Evangile  ;  mais  fa  fublime    {Implicite  n'eft   pas   également 
à  la  portée  de   tout  le  mionde.    ïl  faut  quelquefois,  pour  l'y 
mettre ,   l'expofer  fous  bien  des  jours.  Il  faut  confervcr    ce 
Livre  facré  comme  la  règle   du  Maître  ,  ôc  les  miens  comme 
les  commentaires  de  l'P^colicr. 

Gg  2 


i3<J 


LETTRES     ECRITES 


J'ai  traité  jufqu'ici  la  quelHon  d'une  manière  un  peu  géné- 
rale ;  rapprochons-la  maintenant  des  faits ,  par  le  parallèle  des 
procédures  de  1563  ôc  de  1J62. ,  &c  des  raifons  qu'on  donne 
de  leurs  différences.    Comme  c'eft  ici  le   point    déciiïf  par 
rapport  à  moi  ,  je  ne  puis ,   fans  négliger   ma  caufe  ,  vous 
épargner  ces  détails, peut-être  iagrats  en  eux-mêmes.,    mais 
intérelTans,  à  bien  des  égards,  pour  vous  &  pour  vos  Conci- 
toyens» C'eft  une  autre  difcuifion  qui  ne  peut  être  interrompue ,: 
&  qui  tiendra  feule  une  longue  Lettre.  Mais ,  Monileur ,  encore- 
un  peu  de  courage  ;  ce  fera  la  dernière  de  cette  efpece ,  dan,^ 
laquelle  je  vous  entretiendrai  de  moi. 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  K  i'37 


CINQUIEME    LETTRE. 


Ai 


Près  avoir  établi,  comme  vous  avez  vu  ,  la  nécefîicé 
de  févir  contre  moi,  l'Auteur  des  Lettres  prouve,  comme 
vous  allez  voir ,  que  la  procédure  faite  contre  Jean  Mcrelli  5' 
quoiqu'exûctement  conforme  à  l'Ordonnance  ,  &  dans  un  cas 
femblable  au  mien,  n'étoit  point  un  exemple  à  fuivre  h  moa 
égard  ;  attendu  ,  premièrement,  que  le  Confeil étant  au-defTus 
de  l'Ordonnance  ,  n'ell  point  obligé  de  s'y  conformer  ;  que 
d'ailleurs  mon  crime  étant  plus  grave  que  le  délit  de  Morelli  ,- 
devoit  être  traité  plus  févérement.  A  ces  preuves  l'Auteut 
ajoute  ,  qu'il  n'eft  pas  vrai  qu'on  m'ait  jugé  fans  m'entendre, 
puifqu'il  fuffifoit  d'entendre  le  Livre  mêm.e ,  &  que  la  flétrif- 
fure  du  Livre  ne  tonibe  en  aucune  façon  fur  l'Auteur  ;  qu'enlin 
les  ouvrages  qu'on  reproche  au  Confeil  d'avoir  tolérés ,  font 
innocens  ôc  tolérables  en  comparaifon  des   miens. 

Quant  au  premier  Article,  vous  aurez  peut-être  peine  h' 
croire  qu'on  ait  ofé  mettre  fans  façon  le  petit  Confeil  au- 
delTus  des  Loix.  Je  ne  connois  rien  de  plus  fur  pour  vous  en 
convaincre  ,  que  de  vous  tranfcrire  le  pafTage  où  ce  principe 
eft  établi  ;  <Sc ,  de  peur  de  changer  le  fens  de  ce  pafîlige  en. 
le  tronquant ,  je  le  tranfcrirai  tout  entier,. 

"  {a)  L'Ordonnance  a-t-elle  voulu  lier  les  mains  à  la  puiC-- 
»  fance  civile,  &.  l'obliger  ci  ne  réprimer  aucun  délit  contre 
n  la  Religion  qu'après  que  le  Conlilloire  en  auroit  connu  ?  Sîi 


238  LETTRES     ECRITES 

5  cela  étoic  ,  il  en  réfukeroic  qu'on  pourroit  impunément 
j  écrire  contre  la  Religion ,  que  le  Gouvernemenc  feroit  dans 
}  l'impuillance  de  réprimer  cette  licence ,  &c  de  fléti'ir  aucun 

>  Livre   de  cette   efpece  ;    car  il   l'Ordonnance  veut  que  le 

>  délinquant  paroiffe  d'abord  au  Conflfloire ,  l'Ordonnance  ne 
»  prefcrit  pas  moins  que  5'//  fe  range  ,  on  k  fupportc  fans 
5  diffame.  Ainfi  quel  qu'ait  été  fon  délit  contre  la  Religion , 
j  l'Accufé,  en  faifant  femblant  de  fe  ranger  ,  pourra  toujours 
j  échapper  ;  &c  celui  qui  auroit  diffamé  la  Religion  par 
}  toute  la  terre  ,  au  moyen  d'un  repentir  fimulé  ,  devroit  être 

>  (apporté  fans  diffame.    Ceux    qui  connoiflent  l'efprit   de 

>  fcvérité  ,  pour  ne  rien  dire  de   plus  ,  qui  régnoit ,  lorfque 

>  l'Ordonnance  fut  compilée  ,  pourront-ils  croire  que  ce  foit- 
j  là  le  fens  de  l'article  88  de  l'Ordonnance. 

jj  Si  le  Confiltoire  n'agit  pas ,  fon  inaflion  enchaînera-t- 
j  elle  le  Confeil  ?  Ou  du  moins  fera-t-il  réduit  à  la  fondion 
J  de  délateur  auprès  du  Confiftoire  ?  Ce  n'eft  pas-là  ce  qu'a 
J  entendu  l'Ordonnance ,  lorfqu'aprcs  avoir  traité  de  l'établif- 

>  fement  du  devoir  ôc  du  pouvoir  du  Conliltoire  ,  elle  conclut 
J  que  la  puiffance  civile  reite  en  fon  entier ,  en  forte  qu'il  ne 

foit  en  rien  dérogé  à  fon  autorité  ,  ni  au  cours  de  la  julHce 

J  ordinaire,  par  aucunes  remontrances  eccléfîaftiques.  Cette 

J  Ordonnance  ne  fuppofe  donc  point ,  comme  on  le  f;ùt  dans 

J  les  Repréfentations  ,  que  dans  cette  matière  les  Minières 

>  de  l'Evangile  foicnt  des  Juges  plus  naturels  que  les  Confeils. 

>  Tout  ce  qui  ell  du  reiïbrt  de  l'autorité  en  matière  de  Rcli- 
j  gion  ,  eli:  du  reflbrt  du  Gouvernement.  C'eiè  le  principe  des 

>  l^roceitans ,   ôc  c'clt  linguliérement  le  principe  de   notre 


DE     LA     MONTAGNE.  53.5 

jj  Conftitution ,  qui,  en  cas  de  difpute,  attribue  aux  Confeil» 
îj  le  droit  de  décider  fur  le  dogme  ». 

,  Vous  voyez,  Monfieur  ,dans  ces  dernières  lignes,  le  principe 
fur  lequel  elt  fondé  ce  qui  les  précède.  Ainfi ,  pour  procéder 
dans  cet  examen  avec  ordre  ,  il  convient  de  commencer  par 
la  fin. 

Tout  ce  qui  ejl  du  reffbrt  de  V Autorité  en  matière  de  Reli- 
gion ,  e/?  du  rejfort  du  Gouvernement, 

Il  y  a  ici  dans  le  mot  Gouvernement  une  équivoque  ,  qu'il 
importe  beaucoup  d'éclaircir  ;  &  je  vous  confeille  ,  fi  vous 
aimez  la  Conftitution  de  votre  Patrie ,  d'être  attentif  à  la 
diliindion  que  je  vais  faire;  vous  en  fentirez  bientôt  l'utilité. 

Le  mot  de  Gouvernement  n'a  pas  le  même  fens  dans  tous 
les  pays ,  parce  que  la  Conlèitution  à<is  Etats  n'eft  pas  par- 
tout la  même. 

Dans  les  Monarchies ,  où  la  puilîance  executive  eft  jointe  à 
l'exercice  de  la  fouveraineté ,  le  Gouvernement  n'eit  autre 
chofe  que  le  Souverain  lui-même,  agiffant  par  Çqs  Minifires, 
par  fon  Confeil ,  ou  par  des  Corps  qui  dépendent  abfclument  de 
-fa  volonté.  Dans  les  Républiques ,  fur  -  tout  dans  les  Démo- 
craties ,  où  le  Souverain  n'agit  jamais  immédiatement  par 
lui  -  même ,  c'eft  autre  chofe.  Le  Gouvernement  n'elt  alors 
que  la  puifTance  executive ,  &  il  eit  abfolument  dillinéi  de  la 
Souveraineté. 

Cette  diitinélion  eft  très  -  importante  en  ces  matières.  Pour 
l'avoir  bien  prcfente  à  l'efprit ,  on  doit  lire  avec  quelque  foin 
dans  le  Contrat  Social  les  deux  premiers  Chapitres  du  Livre 
troificmc  ,  où  j'ai  tâche  de  fixer  ,  par  un  fens  précis ,  des 


14'  LETTRES     ECRITES. 

expreflions  qu'on  Liiffoit  avec  art  incertaines ,  pour  leur  donner 
au  befoin  tclie  acception  qu'on  vouloit.  En  général,  les  Chefs 
des  Républiques  aiment  extrêmement  à  employer  le  langage 
àcs  Monarchies.  A  la  faveur  de  termes  qui  femblent  confacrés, 
ils  favent  amener  peu-à-peu  les  chofes  que  ces  mots  fîgaifient. 
C'eft  ce  que  fait  ici  très-habilement  TAuteur  des  Lettres,  en 
prenant  le  mot  de  Gouvernement ,  qui  n'a  rien  d'effrayant  en 
lui  -  même  ,  pour  l'exercice  de  la  fouveraineté ,  qui  feroit 
révoltant ,  attribué  fans  détour  au  Petit  ConftiL 

C'eit  ce  qu'il  fait  encore  plus  ouvertement  dans  un  autre 
paffage  (ù  ). ,  oià ,  après  avoir  dit  que  k  Petit  Confeil  ejî  le 
Gouvernement  même ,  ce  qui  eft  vrai  en  prenant  ce  mot  de 
Gouvernement  dans  un  fens  fubordonné ,  il  ofe  ajouter  qu'à 
ce  titre  il  exerce  toute  l'autorité  qui  n'elt  pas  attribuée  aux 
autres  Corps  de  l'Etat  ;  prenant  ainfi  le  mot  de  Gouvernement 
dans  le  fens  de  la  fouveraineté ,  comme  fi  tous  les  Corps  de 
l'Etat,  &  le  Confeil  général  lui -même,  étoient  inflitués  par 
le  Petit  Confeil  :  car  ce  n'elt  qu'à  la  faveur  de  cette  fuppo- 
fition  qu'il  peut  s'attribuer  à  lui  feul  tous  les  pouvoirs  que  la 
Loi  ne  doane  exprelTémenc  à  perfonne.  Je  reprendrai  ci-après 
cette  queflion. 

Cette  équivoque  cclaircie ,  on  voit  à  découvert  le  fophifme 
de  l'Auteur.  En  effet ,  dire  que  tout  ce  qui  eiè  du  relTort  de 
l'autorité ,  en  matière  de  Religion ,  eft  du  relTort  du  Gouver- 
nement ,  elt  une  propofition  véritable  ,  fi  par  ce  mot  de 
Gouvernement  on  entend  la  puifTance  légiflative  ou  le  Souve- 
rain :  mais  elle  clt  très  -  faulFc ,  fi  l'on  entend  la  puifTance 

(à)  Page  66. 

executive 


DE     LA     MONTAGNE.  241 

executive  ou  le  Magiftrat  ;  &c  Von  ne  trouvera  jamais  dans 
votre  République  que  le  Confeil  général  aie  attribué  au  petit 
Confeil  le  droit  de  régler  en  dernier  reiïbrt  tout  ce  qui  con- 
cerne la  Religion. 

Une  féconde  équivoque,  plus  fubtile  encore,  vient  à  l'appui 
de  la  première  dans  ce  qui  fuit.  OeJ}  k principe  des  Protejlans^ 
iS"  c'efi  finguliércment  Vefprit  de  notre  conjîitution  ,  qui ,  dans 
le  cas  de  difpute  ^  attribue  aux  Confeils  le  droit  de  décider 
fur  le  dogme.  Ce  droit ,  foit  qu'il  y  ait  difpute  ou  qu'il  n'y  en 
ait  pas ,  appartient  fans  contredit  aux  Confeils  ,  mais  non  pas 
au  Confeil.  Voyez  comment ,  avec  une  lettre  de  plus  ou  de 
moins  ,  on  pourroit  changer  la  confUtUtion  d'un  Etat  ! 

Dans  les  principes  des  Proteftans ,  il  n'y  a  point  d'autre 
Eglife  que  l'Etat ,  &  point  d'autre  Légiflateur  Eccléfiaftique 
que  le  Souverain.  C'eft  ce  qui  eft  manifefte  ,  fur -tout  à 
Genève  ,  où  l'Ordonnance  Eccléfiaftique  a  reçu  du  Souve- 
rain ,  dans  le  Confeil  général ,  la  même  fandion  que  les 
Edits  civils. 

Le  Souverain  ayant  donc  prefcrit ,  fous  le  nom  de  Refor- 
mation ,  la  dowlrine  qui  devoit  être  enfeignée  à  Genève  ,  &  la 
forme  de  Culte  qu'on  y  devoit  fuivre,  a  partagé  entre  deux 
Corps  le  foin  de  maintenir  cette  dovfirine  &  ce  Culte  ,  tels 
qu'ils  font  fixés  par  la  Loi.  A  l'un ,  elle  a  remis  la  matière 
àe5  enfeignemens  publics  ,  la  décifion  de  ce  qui  efè  conforme 
ou  contraire  à  la  Religion  de  l'Etat  ,  les  averriffemens  & 
admonitions  convenables  ,  &  même  les  punirions  fpirituelks, 
telles  que  l'excommunication.  Elle  a  chargé  l'autre  de  pour- 
voir à  l'exécution  des  Loix  fur  ce  point  comme  fur  tout 
Mélanges.    Tome  L  H  h 


i4i  LETTRES     ECRITES 

autre  ,    &  de  punir  civilement  les  prévaricateurs    ob'tin's, 

Ainfi  toute  procédure  régulière  fur  cette  matière  doit  com- 
mencer par  l'examen  du  fait;  favoir,  s'il  efi  vrai  que  l'Ac- 
cufé  foit  coupable  d'un  délit  contre  la  Religion;  &.  par  la 
Loi  cet  examen  appartient  au  feul  Confiitoire. 

Quand  le  délit  eft  conltaté ,  &  qu'il  elt  de  nature  à  mériter 
une  punition  civile  ,  c'elt  alors  au  MagiUrat  feul  de  faire  droit, 
ôc  de  décerner  cette  punition.  Le  Tribunal  ecclélialtique 
dénonce  le  coupable  au  Tribunal  civil,  &  voilà  comment, 
s'établit,  fur  cette  matière,  la  compétence  du  Confeil. 

Mais  lorfque  le  Confeil  veut  prononcer  en  Théologien  fur 
ce  qui  eft  ou  n'elt  pas  du  dogme  ,  lorfque  le  Confiltoire 
veut  ufurper  la  jurifditflion  civile  ,  chacun  de  ces  Corps  fore 
de  fa  compétence;  il  défobéit  à  la  Loi  ôc  au  Souverain  qui 
l'a  portée ,  lequel  n'eft  pas  moins  Légiflateur  en  matière  ecclé- 
fiaftique  qu'en  matière  civile  ,  &  doit  être  reconnu  tel  des 
deux  côtés. 

Le  Magiftrat  eft  toujours  juge  des  Minières  en  tout  ce 
qui  regarde  le  civil,  jamais  en  ce  qui  regarde  le  dogme;  c'elt 
le  Confiltoire.  Si  le  Confeil  prononçoit  les  jugemens  de  l'Eglife, 
il  auroit  le  droit  d'excommunication  ;  &  ,  au  contraire  ,  fes 
Membres  y  font  foumis  eux-mêmes.  Une  contradidion  bien 
plaifante  dans  cette  affaire ,  eft  que  je  fuis  décrété  pour  mes 
erreurs,  &  que  je  ne  fuis  pas  excommunié  ;  le  Confeil  me 
pourfuit  comme  apoflat,  &  le  Confiltoire  me  lailTe  au  rang 
des  fidèles  !  Cela  n'eit-il  pas  fîngulier  ? 

Il  eft  bien  vrai  que  s'il  arrive  des  dilTentions  entre  les 
Miniftres  fur  la  doili'ine  ,  &.  que ,  par  l'obltination  d'une  des 


DE     LA    MONTAGNE,  145 

parties  ,  ils  ne  puilTenc  s'accorder  ni  entre  eux  ni  par  l'entre- 
mife  des  Anciens  ,  il  eft  dit  par  l'article  18  que  la  caufe 
doit  être  portée  au  Magidrat  pour  y  mettre  ordre. 

Rîais  mettre  ordre  à  la  querelle,  n'eft  pas  décider  du  dogme. 
L'Ordonnance  explique  elle-même  le  motif  du  recours  au 
Magiibat  ;  c'elt  l'oofanation  d'une  des  Parties.  Or  la  police 
dans  tout  l'Etat  ,  l'infpeiSlicn  fur  les  querelles  ,  le  maintien 
de  la  paix  &:  de  toutes -les  fonctions  publiques  ,  la  rédu5:ion 
des  obitinés ,  font  incontelhbleraent  du  reffort  du  Magiftrat, 
Il  ne  jugera  pas  pour  cela  de  la  doctrine ,  mais  il  rétablira 
dans  l'alTemblée  l'ordre  convenable  pour  qu'elle  puiiTe  en 
juger. 

Et  quand  le  Confcil  fcroit  juge  de  la  dodrine  en  dernier - 
relTort  ,  toujours  ne  lui  feroit  -  il  pas  permis  d'intervertir 
l'ordre  établi  par  la  Loi  ,  qui  attribue  au  Conflfloire  la  pre- 
mière connoifîànce  en  ces  matières  ;  tout  de  même  qu'il  ne 
lui  eii:  pas  permis,  bien  que  Juge  fuprême  ,  d'évoquer  à  foi 
les  canH-^s  civiles  ,  avant  qu'elles  aient  palTc  aux  premières 
appellations. 

L'article  xS  dit  bien  qu'en  cas  que  les  Miniures  ne  puiiTent 
s'accorder,  h  caufe  doit  être  portée  au  Magijcrat  pour  y  met- 
tre ordre  ;  mais  il  ne  dit  point  que  la  première  connoilTance 
de  la  doctrine  pourra  être  ôtée  au  Confifloire  par  le  Magif- 
trat ;  &  il  n'y  a  pas  un  feul  exemple  de  pareille  uHirpation 
depuis  que  la  République  exidic  (  c  ).  C'ell  de  quoi  l'Auteur 

(  c  )  Il  y  eut  Jans  le  feizieme  fiecle  ment  des  Ecoliers,  &  dont  on  ne 
beaucoup  de  difputes  Tur  la  prédeftina-  manqua  pas,  félon  l'ufage,  défaire 
tion  ,  dont  on  aurait  dû  faire  l'amufc-       une  grande  affaire  d'Etat.  Cependant 

Hh  1 


144 


LETTRES     ECRITES 


des  Lettres  paroît  convenir  lui  -  même  ,  en  difant  qu'en 
cas  de  difpute  les  Confeils  ont  le  droit  de  décider  fur  le 
dogme  ;  car  c'eft  dire  qu'ils  n'ont  ce  droit  qu'après  l'examen 
du  Con.litoire  ,  ôc  qu'ils  ne  l'ont  point  quand  le  Confiftoire 
eft  d'accord. 

Ces  diihnélions  du  relTort  civil  &  du  relTort  eccléfîafli- 
que  font  claires ,  &  fondées ,  non-feulement  fur  la  Loi ,  mais 
fur  la  raifon  ,  qui  ne  veut  pas  que  les  Juges ,  de  qui  dépend 
le  fort  des  Particuliers ,  en  puifTent  décider  autrement  que 
fur  des  faits  conftans,  fur  des  corps  de  délit  polîtifs,  bien 
avérés ,  &  non  fur  des  imputations  auffi  vagues  ,  aufll  arbi- 


ce  furent  les  Miniftres  qui  la  décidè- 
rent ,  &  même  contre  l'intérêt  public. 
Jamais ,  que  je  Tache,  depuis  les  Edits, 
le  petit  Confeil  ne  s'e'à  avife  de  pro- 
noncer fur  le  dogme  fans  leur  con- 
cours. Je  ne  connois  qu'un  jugement 
de  cette  efpece ,  &  il  fut  rendu  par 
le  Deux-Cent.  Ce  fut  dans  la  grande 
querelle  de  1669  fur  la  grâce  particu- 
lière. Après  do  longs  &  vains  dcbats 
dans  la  Compagnie  &  dans  le  Confif- 
toire ,  les  Profclfeuis,  ne  pouvant 
s'accorder ,  portèrent  l'affaire  au  pe- 
tit Confeil  ,  qui  ne  h  jugea  pas.  Le 
Deux-Cent  l'évoqua  &  la  jugea.  L'im- 
portante qiieftion  dont  il  s'agilToit , 
étoit  de  favoir  fi  Jéfus  ctoit  mort  feu- 
lement pour  le  flilut  des  élus,  ou  s'il 
étoit  mort  auiïi  pour  le  falut  des  dam- 
nés. Apiès  bien  des  fjances  &  de  mû- 
tes délibérations,  le  magniiique  Con- 
feil des  Deux  -  Cents   prononcia  que 


Jéfus  n'étoit  mort  que  pour  le  falut 
des  élus.  On  conçoit  bien  que  ce  juge- 
ment fut  une  affaire  de  faveur,  &  que 
Jéfus  feroit  mort  pour  les  damnés ,  fi 
le  ProfelTeur  Tronchin  avoit  eu  plus 
de  crédit  que  fon  adverfaire.  Tout 
cela  fans  doute  elt  fort  ridicule  :  on 
peut  dire  toutefois  qu'il  ne  s'agiffoit 
pas  ici  d'un  dogme  de  foi ,  mais  de 
l'uniformité  de  l'inftruâion  publique, 
dont  l'infpedion  appartient  fans  con- 
trc'iit  au  Gouvernement.  On  peut 
ajouter  que  cette  belle  difpute  avoit 
tellement  excité  l'attention  ,  que  toute 
la  Ville  étoit  en  rumeur.  Mais  n'im- 
porte; les  Confeils  dévoient  appaifer 
la  querelle  fins  prononcer  fur  la  doc- 
trine. La  décifion  de  tontes  les  quef- 
tions  qui  n'intéreffent  perfonne  &  oii 
qui  que  ce  foit  ne  comprend  rien  , 
doit  toujours  être  laillée  aux  Théolo- 
giens. 


DE     LA     MONTAGNE.  245 

traires  que  celles  des  erreurs  fur  la  Religion  ;  &c  de  quelle 
fureté  jouiroienc  les  Citoyens  ,  fi  ,  dans  tant  de  dogmes 
obfcurs  ,  fufceptibles  de  diverfes  interprétations  ,  le  Juge 
pouvoir  choifîr  ,  au  gré  de  fa  paflion  ,  celui  qui  charge- 
roit  ou  difculperoit  l'Accufé  ,  pour  le  condamner  ou  l'ab- 
foudre  ? 

La  preuve  de  ces  dilHnélions  efi  dans  l'inftitution  même, 
qui  n'auroit  pas  établi  un  Tribunal  inutile  ;  puifque  fi  le  Con- 
feil  pouvoit  juger,  fur-tout  en  premier  reffort ,  des  matières 
eccléliaf tiques,  l'inftitution  du  Confiftoire  ne  ferviroic  de  rien. 

Elle  eft  encore  en  mille  endroits  de  l'Ordonnance,  où  le 
Légidateur  diltingue  avec  tant  de  foin  l'autorité  des  deux 
Ordres  ;  dif  tinétion  bien  vaine ,  fi  dans  l'exercice  de  fes  fonc- 
tions l'un  étoit  en  tout  fournis  à  l'autre.  Voyez  dans  les  Arti- 
cles XXIII  &  XXIV  la  fpccification  des  crimes  punilTables 
par  les  Loix ,  &c  de  ceux  dont  la  première  inquijltion  appar- 
tient au  Confijioire. 

Voyez  la  fin  du  même  Article  XXIV,  qui  veut  qu'en  ce 
dernier  cas  ,  après  la  conviction  du  coupable ,  le  Confiftoire 
en  faiTe  rapport  au  Confeil ,  en  y  ajoutant  fon  avis  :  afin  , 
dit  l'Ordonnance  ,  que  le  jugement  concernant  la  punition  fait 
toujours  réfervé  à  la  Seigneurie.  Termes  d'où  l'on  doit  inférer 
que  le  jugement  concernant  la  doctrine  appartient  au  Con- 
fiftoire. 

Voyez  le  ferment  des  Miniftres  ,  qui  jurent  de  fe  rendre 
pour  leur  part  fujcts  &  obéifîlins  aux  Loix;  &c  au  Magiftrat , 
entant  que  leur  miniftere  le  porte  :  c'cft-i-dirc  fans  préjudi- 
cicr  à  la  liberté   qu'ils   doivent  avoir  d'enfeigncr  fclon   que 


246  LETTRES     ECRITES 

Dieu  le  leur  commande.  Mais  où  fercic  cette  liberté,  s'ils 
étoient ,  par  les  Loix ,  fujets  ,  pour  cette  doétrine ,  aux  déci- 
fîons  d'un  autre  Corps  que  le  leur  ? 

Vo5''ez  l'Article  80  ,  où  noa-feuîem.ent  l'Edit  prefcric  au 
Coniîfroirc  de  veiller  &  pourvoir  aux  défordres  généraux  & 
particuliers  de  l'Eglife  ,  mais  où  il  Tinflitue  à  cet  effet.  Cet 
Article  a-t-il  un  fens ,  ou  n'en  a-t-il  point;  elt-il  abfola, 
n'eit-il  que  conditionnel  ;  &c  le  Conflftoire  établi  par  la  Loi, 
n'auroit-il  qu'une  cxiiknce  précaire,  ôc  dépendante  du  bon 
plaifir  du  Confeil  ? 

Voyez  l'x^rticle  97  de  la  même  Ordonnance ,  où ,  dans  les 
cas  qui  exigent  punition  civile ,  il  ell  dit  que  le  Confifloire 
ayant  ouï  les  Parties  &  fait  les  remontrances  &c  cenfures  ecclé- 
fiaiiiques  ,  doit  rapporter  le  tout  au  Confeil ,  lequel ,  fur  fon 
rapport ,  remarquez  bien  la  répétition  de  ce  mot ,  avifcra 
d'ordonner  &  faire  jugement ,  félon  Pexigence  du  cas.  Voyez , 
enfin,  ce  qui  fuit  dans  le  même  Article  ,  &:  n'oubliez  pas 
que  c'efi  le  Souverain  qui  parle.  Car  combien  que  ce  foient 
chofes  conjointes  &  infép  arable  s  que  la  Seigneurie  &  fupério- 
rité  que  Dieu  nous  a  donnée  ,  &  le  Gouvernement  fpirituel 
qu'il  a  établi  dans  fon  EgUfe  ,  elles  ne  doivent  nullement  être 
confufes  ;  puifque  celui  qui  a  tout  empire  de  commander ,  0 
auquel  nous  voulons  rendre  toute  fujétion  ^  comme  nous  devons^ 
veut  être  tellement  reconnu  Auteur  du  Gouvernement  poli^ 
tique  &  eccléfiafique  ,  que  cependant  il  a  expre[Jément  dif- 
cerné  tant  Ls  vocations  que  Vadminiflration  de  Pun  &  de 
Vautre. 

r4ais  comment  ces  adminiitrations  peuvent-elles  être  difiin- 


DE     LAMONTAGNE.  147 

guées  fous  l'autorité  commune  du  Légillateur  ,  fi  l'une  peut 
empiéter  à  fou  gré  fur  celle  de  l'autre?  S'il  n'y  a  pas -là  de 
la  coatradiclion  ,  je  n'en   faurois  voir  nulle  part. 

A  l'Article  88 ,  qui  prefcrit  exprelTément  l'ordre  de  procé- 
dure qu'on  doit  obferver  contre  ceux  qui  dogmatifent  ,  j'en 
joins  un  autre  ,  qui  n'ell  pas  moins  important  ;  c'eit  l'Ar- 
ticle 53  ,  au  titre  du  Catéchifme ^  où  il  elt  ordonné  que  ceux 
qui  contreviendront  au  bon  ordre  ,  après  avoir  été  remontrés 
fuffifamment  ,  s'ils  perlillent ,  foient  appelles  au  Confiitoire  ; 
&  fi  lors  ils  ne  veulent  obtempérer  aux  remontrances  qui  leur 
feront  faites  ,  qu'il  en  fait  fait  rapport  à  la  Seigneurie. 

De  quel  bon  ordre  eft-il  parlé-là  ?  Le  Titre  le  dit  ;  c'eft 
du  bon  ordre  en  matière  de  doélrine  ,  puifqu'il  ne  s'agit  que 
du  Catéchifme  ,  qui  en  efi:  le  fommaire.  D'ailleurs  le  main- 
tien du  bon  ordre  en  général  paroît  bien  plus  appartenir  au 
Magiilrat  qu'au  Tribunal  eccléfiaflique.  Cependant  ,  voyez 
quelle  gradation  !  Premièrement  il  faut  remontrer  ;  fi  le  cou- 
pable perfiite  ,  il  faut  Vappelkr  au  Conjijîoire  ;  enfin  ,  s'il  ne 
veut  obtempérer  ,  il  faut  faire  rapport  à  la  Seigneurie.  En 
toute  matière  de  Foi ,  le  dernier  reiTort  eit  toujours  attribué 
aux  Confeils  ;  telle  elt  la  Loi ,  telles  font  toutes  vos  Loix. 
J'attends  de  voir  quelque  article  ,  quelque  pafTage  dans  vos 
Edits  ,  en  vertu  duquel  le  petit  Confeil  s'attribue  aufli  le  pre- 
mier reflbrt ,  &  puifTe  faire  tout-d'un-coup  d'un  pareil  délit 
le  fujet  d'une  procédure  criminelle. 

Cette  marche  n'cit  pas  feulement  contiàire  :\  la  Loi  ,  elle 
efi:  contraire  à  l'équité ,  au  bon  fens  ,  à  l'ufage  univerfcl.  Dans 
tous  les  pays  du  monde  la  rcgle  veut  qu'en  ce  qui  concerne 


24S  LETTRES     ECRITES 

une  Science  ou  un  Art,  on  prenne,  avant  que  de  pronon- 
cer ,  le  jugement  des  Profefleurs  dans  cette  Science  ,  ou  des 
Experts  en  cet  Art  ;  pourquoi ,  dans  la  plus  obfcure ,  dans  la 
plus  difficile  de  toutes  les  Sciences ,  pourquoi ,  lorfqu'il  s'agit 
de  l'honneur  &c  de  la  liberté  d'un  homme  ,  d'un  Citoyen  , 
les  Magiltrats  négligeroient-ils  les  précautions  qu'ils  pren- 
nent dans  l'Art  le  plus  méchanique  au  fujet  du  plus  vil  intérêt? 

Encore  une  fois  ,  à  tant  d'autorités  ,  à  tant  de  raifons  qui 
prouvent  l'illégalité  &  l'irrégularité  d'une  telle  procédure  1 
quelle  Loi  ,  quel  Edit  oppofe-t-on  pour  la  jultilier  ?  Le  feul 
paffage  qu'ait  pu  citer  l'Auteur  des  Lettres,  elt  celui-ci,  dont 
encore  il   tranfpofe  les  termes  pour  en  altérer  l'efprit. 

Ouc  toutes  ks  remontrances  ecdéfiajîiques  fe  fajfent  en  telle 
forte  ,  que  par  h  ConJiJIoire  ne  fait  en  rien  déroge'  à  Pau- 
torité  de  la  Seigneurie  ni  de  la  Jujiice  ordinaire  ;  mais  que 
la  puiJJ'ance  civile  demeure  en  fon  entier  (d  ). 

Or  voici  la  conféquence  qu'il  en  tire.  "  Cette  Ordonnance 
>»  ne  fuppofe  donc  point,  comme  on  le  fait  dans  les  Repré- 
»)  Tentations,  que  les  Miniftres  de  l'Evangile  foient  dans  ces 
»  matières  des  Juges  plus  naturels  que  les  Confeils  ».  Com- 
mençons d'abord  par  remettre  le  mot  Confeil  au  fingulier  , 
&  pour  caufe. 

Mais  où  eft-ce  que  les  Rcpréfentans  ont  fuppofé  que  les 
Miniftres  de  l'Evangile  fulFent ,  dans  ces  matières  ,  des  Juges 
plus  naturels  que  le  Confeil  (  ^  )  ? 

{  d)   Ordonnances   ecclcfiaftiques ,        cette  maticic^  difeiU-ils,  pag.  42, 

Art.  XCVII.  appartiennent   mieux  aux  Minijires 

{e)  L'examen  ^  la    difcujion  de       de  F Euaugi le  qu'au  Magnifique  Con. 

Selon 


DELAMONTAGNE.  249 

Selon  l'Edit ,  le  Confifloire  &  le  Confeil  font  juges  natu- 
rels chacun  dans  fa  partie ,  l'un  de  la  dodrine  ,  &  l'autre  du 
délit.  Ainfî  la  puiffance  civile  &  l'ecclélîaliique  relient  cha- 
cune en  fon  entier  fous  l'autorité  commune  du  Souverain;  6c 
que  fîgnifieroit  ici  ce  mot  même  de  Puijfunce  civile ,  s'il  n'y 
avoit  une  autre  Puiffance  fous-entendue  ?  Pour  moi  je  ne  vois 
rien  dans  ce  paiTage  qui  change  le  fens  naturel  de  ceux  que 
j'ai  cités.  Et  bien-loin  de- là;  les  lignes  qui  fuivent  les  con- 
firment ,  en  déterminant  l'état  oij  le  Confiftoire  doit  avoir 
mis  la  procédure  avant  qu'elle  foit  portée  au  Confeil.  C'elt 
précifément  la  conclufion  contraire  à  celle  que  l'Auteur  en 
voudroit  tirer. 

Mais  voyez  comment ,  n'ofant  attaquer  l'Ordonnance  par 
les  termes,  il  l'attaque  par  les  conféquences. 

"  L'Ordonnance  a-t-elle  voulu  lier  les  mains  à  la  puifîlance 
»  civile ,  &  l'obliger  à  ne  réprimer  aucun  délit  contre  la  Re- 
»j  ligion  qu'après  que  le  ConfifLoire  en  auroit  connu  ?  Si  cela 
»>  étoit  ainfî ,  il  en  réfulteroit  qu'on  pourroit  impunément 
îj  écrire  contre  la  Religion  :  car  en  faifant  femblant  de  fe 
5j  ranger  ,  l'Accufé  pourroit  toujours  échapper  ;  &c  celui  qui 
»j  auroit  diffamé  la  Religion  par  toute  la  terre  ,   devroit  être 

feil  Q.uelle  eft  la  matière  dont  il  s'a-  Repréfentans  que  dans  ces   matières 

gix  dans  ce  pafTage  ?  (J'cltla  queftion,  les  Minittres   font  des  juges  plus  na- 

fi  fous  l'apparence  des  doutes  J'ai  raf-  turcls  que  les  Confeils.  Ils  font   fans 

femblé  dans   mon  Livre  tout  ce   qui  contredit  des  juges  plus  naturels  de 

fieut  tendre    à    faper  ,     ébranler ,  &  la   qucftion  de  Théologie  ,  mais  non 

détruire  les  principaux  fondemcns  de  pas  de  la  peine  due  au  délit  ,   &   c'eft 

la  Religion  Chrétienne.  L'Auteur  des  audi  ce    que    les  Repréfentans  n'ont 

Lettres  part   de-là  pour  faire  dire  aux  ni  dit  ni  fait  entendre. 

Aie /ange  S.    ïomc  I,  li 


2SO  LETTRES      ECRITES 

J3  fupporté  fans  diffame  au  moyen  d'un  repentir  fimulé  (/),  >» 

C'eit  donc  pour  évicer  ce  malheur  affreux  ,  cette  impunité 
fcandaleufe  ,  que  l'Auteur  ne  veut  pas  qu'on  fuive  la  Loi  à 
la  lettre.  Toutefois ,  feize  pages  après ,  le  même  Auteur  vous 
parle  ainfî  : 

"  La  Politique  6c  h  Philofophie  pourront  foutenir  cette 
13  liberté  de  tout  écrire  ,  mais  nos  Loix  l'ont  réprouvée  :  or 
»j  il  s'agit  de  favoir  fi  le  jugement  du  Confeil  contre  les  Oa- 
»>  vrages  de  M.  Rouffeau ,  &  le  décret  contre  fa  perfonne  , 
}3  font  contraires  à  nos  Loix  ,  &  non  de  favoir  s'ils  font 
jj  conformes  à  la  Philofophie  &:  à  la  Politique  (g).  >? 

Ailleurs  encore  cet  Auteur  ,  convenant  que  la  flétiiffure 
d'un  Livre  n'en  détruit  pas  les  argumens ,  ôc  peut  même  leur 
donner  une  publicité  plus  grande  ,  ajoute  :  "  A  cet  égard , 
>j  je  retrouve  affez  mes  maximes  dans  celles  des  Repré- 
>j  fentations.  Mais  ces  maximes  ne  fout  pas  celles  de  nos 
«  Loix  (/z).  ,» 

En  rciTerrant  &  liant  tous  ces  palTages  ,  je  leur  trouve  à- 
peu-près  le  fens  qui  fuit  : 

Quoique  la  Philofophid  ,  la  Politique   &  la  raifon  puijr<^.ne 

foutenir  la   liberté  de    tout   écrire  ,  on  doit  d.ins  notre  Etat 

punir  cette  lihené  ,  parce  que  nos  Loix  la  réprouvent.  Alais 

il  ne  faut  pourtant  pas  fuivre  nos  Loix  à  la  lettre  ,  parca 

qu'alors  on  ne  punirait  pas  cette   liberté. 

A  parler  vrai ,  j'entrevois  là  je  ne  fais  quel  galimathias  qui 

(/)  Page  14, 
is)  Page  îo. 
(  à  )  l'âge  zz. 


DE     LA     MONTAGNE.  151 

me  choque  ;  &  pourtant  l'Auteur  me  paroît  homme  d'ef- 
prit  :  ainli  ,  dans  ce  réfumé  ,  je  penche  à  croire  que  je  me 
trompe  ,  fans  qu'il  me  foit  poflible  de  voir  en  quoi.  Com- 
parez dotrc  vous-même  les  pages  14,  2.2  ,  30  ,  6c  vous  ver- 
rez fi  j'ai  tort  ou  raifon. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  en  attendant  que  l'Auteur  nous  montre 
ces  autres  Loix  ,  où  les  préceptes  de  la  Philofophie  &  de  la 
Politique  font  réprouves  ,  reprenons  l'examen  de  fcs  objec- 
tions contre  celle-ci. 

Premièrement  ,  loin  que ,  de  peur  de  lailTer  un  délit  im«- 
puni ,  il  foit  permis  dans  une  République  au  Magiftrat  d'ag- 
graver la  Loi  ,  il  ne  lui  efl  pas  même  permis  de  l'étendre 
aux  délits  fur  lefquels  elle  n'elt  pas  formelle  ;  &  l'on  fait 
combien  de  coupables  écliappent  en  Angleterre  à  la  faveur 
de  la  moindre  di/HncHon  fubtile  dans  les  termes  de  la  Loi, 
Quiconque  efl  plus  févcre  que  les  Loix ,  die  Vauvenargue  ,  ejï 
un  tyran  (i). 

Mais  voyons  fi  la  conféquence  de  l'impunité  ,  dans  l'ef- 
pece  dont  il  s'agit ,  eft  ii  terrible  que  la  fait  l'Auteur  des 
Lettres, 

(i)  Comme  il  n'y  a  point  à  Genève  toute  Société  ,  ou  aux  chofes  fpéciale- 

de  Loix  pénales ,  proprement  dites  ,  nient  défendues  par  la  Loi  pofitivc  ; 

le  Magillrat  inflige  arbitrairement    la  elle  ne  va  pas  jufqu'à  forger  un  ddit 

peine  des  crimes  ;  ce  qui   eft   alTuré-  imaginaire  où  il  n'y  en  a  point ,  ni , 

ment  un  grand  défaut  dans  la  Légifla-  fur  quelque  délit   que  ce  puifTe  être  , 

tion  ,  &  un  abus  énorme  da.is  un  Etat  juf.ju'à  renverfer  ,  de  peur  qu'un  cru- 

libre.  Mais   cette  autorité  du  Magif-  pable  n'échappe,  l'ordre  delà  procé- 

trat  ne  s'étend  qu'aux  crimes  contre  dure  fixé  par  la  Loi. 
h  Loi  naturelle ,  &  reconnus  tels  dans 

Ii  z 


Z5Î  LETTRES     ECRITES 

Il  faut ,  pour  bien  juger  de  l'efprit  de  la  Loi ,  fe  rappeller 
ce  grand  principe ,  que  les  meilleures  Loix  criminelles  font 
toujours  celles  qui  tirent  de  la  nature  des  crimes  les  châti- 
mens  qui  leur  font  impofés.  Ainfi  les  alTaflins  doivent  être 
punis  de  mort ,  les  voleurs  de  la  perte  de  leur  bien  ;  ou,  s'ils 
n'en  ont  pas  ,  de  celle  de  leur  liberté  ,  qui  elt  alors  le  feul 
bien  qui  leur  relte.  De  même ,  dans  les  délits  qui  font  uni- 
quement contre  la  Religion  ,  les  peines  doivent  être  tirées 
uniquement  de  la  Religion  ;  telle  eft ,  par  exemple  ,  la  pri- 
vation de  la  preuve  par  ferment  en  chofes  qui  l'exigent  ;  telle 
eft  encore  l'excommunication  ,  prefcrite  ici  comme  la  peine 
la  plus  grande  de  quiconque  a  dogmatifé  contre  la  Religion: 
fauf  enfuite ,  le  renvoi  au  Magilirat ,  pour  la  peine  civile  due 
au  délit  civil ,  s'il  y  en  a. 

Or  il  faut  fe  teflbuvenir  que  l'Ordonnance  ,  l'Auteur  des 
Lettres ,  &  moi  ,  ne  parlons  ici  que  d'un  délit  fimple  contre 
la  Religion.  Si  le  délit  étoit  complexe,  comme  11,  par  exem- 
ple ,  j'avois  imprimé  mon  Livre  dans  l'Etat  fans  permiffion  » 
il  eft  inconteftable  que  ,  pour  être  abfous  devant  le  Con- 
fiftoire  ,  je  ne  le  ferois  pas  devant  le  Magiflrat. 

CJette  diflin6tion  flnte ,  je  reviens  ,  &  je  dis:  il  y  a  cette 
différence  entre  les  délits  contre  la  Religion  &.  les  délits 
civils  ,  que  les  derniers  font  aux  hommes  ou  aux  Loix  un 
tort  ,  un  mal  réel ,  pour  lequel  la  fureté  publique  exige  né- 
ceffairement  réparation  &c  punition  ;  mais  les  autres  font  feu- 
lement des  ofFenfes  contre  la  Divinité  ,  h  qui  nul  ne  peut 
nuire  ,  îk  qui  pardonne  au  repentir.  Quand  la  Divinité  eft 
appaifée ,  il  n'y  a  plus  de  délit  h  punir ,  fauf  le  fcandale  ;  ôc 


DE     LA     MONTAGNE.  253 

le  fcandale  fe  répare  en  donnant  au  repentir  la  même  publi- 
cité qu'a  eu  la  faute.  La  charité  chrétienne  imite  alors  la 
démence  divine  ;  ôc  ce  feroit  une  inconféquence  abfurde  de 
venger  la  Religion  par  une  rigueur  que  la  Religion  réprouve. 
La  juitice  humaine  n'a  ,  &  ne  doit  avoir  nul  égard  au  re- 
pentir, je  l'avoue;  mais  voilà  précifément  pourquoi ,  dans  une 
efpece  de  délit ,  que  le  repentir  peut  réparer ,  l'Ordonnance 
a  pris  des  mefures  pour  que  le  Tribunal  civil  n'en  prît  pas 
d'abord  connoiflance. 

L'inconvénient  terrible  que  l'Auteur  trouve  à  laiiTer  im- 
punis civilement  les  délits  contre  la  Religion  ,  n'a  donc  pas 
la  réalité  qu'il  lui  donne  ;  &  la  conféquence  qu'il  en  tire  pour 
prouver  que  tel  n'eft  pas  l'efprit  de  la  Loi ,  n'eft  point  julie , 
contre  les  termes  formels  de  la  Loi. 

^in/i  quel  qu'ait  été  le  délit  contre  la  Religion  ,  ajoute-t- 
il ,  VAccufé  ,  en  faifant  femblant  de  fe  ranger  ,  pourra  tou- 
jours échapper.  L'Ordonnance  ne  dit  pas  :  s'il  fait  femblant 
de  fe  ranger  ;  elle  dit  :  sHl  fe  range  ;  &:  il  y  a  âits  -règles 
aufli  certaines  qu'on  en  puilfe  avoir  en  tout  autre  cas  pour 
diftinguer  ici  la  réalité  de  la  fauffe  apparence,  fur-tout  quant 
aux  effets  extérieui-s  ,  feuls  compris  fous  ce  mot  :  s'il  fe 
range. 

Si  le  délinquant  ,  s'étant  rangé ,  retombe  ,  il  commet  un 
nouveau  délit  plus  grave  ,  &  qui  mérite  un  traitement  plus 
rigoureux.  Il  eft  relaps ,  &  les  voies  de  le  ramener  à  fon  de- 
voir font  plus  féveres.  Le  Confeil  a  là-deffus  pour  modèle  , 
les  formes  judiciaires  de  l'Inquifition  (/:  j  :  ôc  fi  l'Auteur  des 

{k)  Voyez  le  Manuel  des  Inquifiteurs. 


Z54  LETTRES     ECRITES 

Lettres  n'approuve  pas  qu'il  foie  ai  fil  doux  qu'elle  ,  il  doit 
au  moins  lui  lailFer  toujours  la  diitinétion  des  cas;  car  il 
n'eft  pas  permis  ,  de  peur  qu'un  délinquant  ne  retombe ,  dç 
le    traiter  d'avance   comme  s'il  étoit  déjà  retombé. 

C'elt  pourtant  fur  ces  faufîes  conféquences  que  cet  Auteur 
s'appuie  pour  affirmer  que  l'Edit ,  dans  cet  Article  ,  n'a  pas  eu 
pour  objet  de  régler  la  procédure ,  &  de  fixer  la  compétence 
des  Tribunaux.  Qu'a  donc  voulu  l'Edit,  félon  lui?  Le  voici, 

11  a  voulu  empêcher  que  le  Confîftoire  ne  févît  contre 
des  gens  auxquels  on  imputeroit  ce  qu'ils  n'auroient  peut^ 
être  point  dit,  ou  dont  on  auroit  exagéré  les  écarts;  qu'il 
ne  févît ,  dis-je ,  contre  ces  gens-là  fans  en  avoir  conféré 
avec  eux,  fans  avoir  effayé    de  les  gagner. 

Mais  qu'elt-ce  que  févir,  de  la  part  du  Confifloire  ?  C'eft 
excommunier,  &  déférer  au  Confeil.  Ainfi,  de  peur  que  le 
Confîftoire  ne  défère  trop  légèrement  un  coupable  au  Con- 
feil ,  l'Edit  le  livre  tout  -  d'un  -  coup  au  Confeil.  C'eit 
une  précaution  d'une  efpece  toute  nouvelle.  Cela  eft  ad- 
mirable que  ,  dans  le  même  cas  ,  la  Loi  prenne  tant  de 
mefures  pour  empêcher  le  Confîftoire  de  févir  précipitam- 
ment, 6c  qu'elle  n'en  prenne  aucune  pour  empêcher  le  Con- 
feil de  févir  précipitamment;  qu'elle  porte  une  attention  (i 
fcrupuleufe  h  prévenir  la  diffamation  ,  &:  qu'elle  n'en  donne 
aucune  à  prévenir  le  fupplice  ;  qu'elle  pourvoyc  à  tant  de 
chofes  pour  qu'un  homme  ne  foit  pas  excommunié  mal-à- 
propos,  ôc  qu'elle  ne  pourvoye  à  rien  pour  qu'il  ne  foit  pas 
brûlé  mal-à-propos  ;  qu'elle  craigne  fi  fort  la  rigueur  des 
Miniftres ,  &  fi   peu  celle  des  Juges  !  C'étoit  bien  fait  aflii- 


DE     LA     MONTAGNE.  255 

rément  de  compter  pour  beaucoup  la  communion  des  fidèles  ; 
mais  ce  n'écoit  pas  bien  fait  de  compter  pour  fi  peu  leur 
fureré,  leur  liberté,  leur  vie;  &  cette  rhême  Religion,  qui 
prefcrivoit  tant  d'indulgence  à  fes  Gardiens  ,  ne  dévoie  pas 
donner  tant  de   barbarie  à  fes  Vengeurs. 

Voilà  toutefois,  félon  notre  Auteur,  la  folide  raifon  pour- 
quoi l'Ordonnance  n'a  pas  voulu  dire  ce  qu'elle  dit.  Je  crois 
que  l'expofer,  c'eft  alTez  y  répondre.  Paiïbns  maintenant  à 
l'application;  nous  ne  la  trouverons  pas  moins  curieufe  que 
l'inrerprétacion. 

L'Article  88  n'a  pour  objet  que  celui  qui  dogmatife ,  qui 
enfeigne  ,  qui  infiruit.  Il  ne  parle  point  d'un  fimple  Auteur, 
d'un  homme  qui  ne  fait  que  publier  un  Livre ,  ôc  qui ,  au 
furplus  ,  fe  tient  en  repos.  A  dire  la  vérité ,  cette  diiiinc- 
tion  me  paroît  un  peu  fabtile;  car,  comme  difent  très-bien 
les  Repréfentans ,  on  dogmatife  par  écrit  tout  comme  de 
vive  voix.  Mais  admettons  cette  fubtilité  ;  nous  y  trouverons 
une  diiiinclion  de  faveur  pour  adoucir  la  Loi ,  non  de  ri- 
gueur pour  l'aggraver. 

Dans  tous  les  Etats  du  monde  la  police  veille  avec  le  plus 
grand  foin  fur  ceux  qui  inf Iruifent ,  qui  enfeignent,  qui  dogma- 
tifent  ;  elle  ne  permet  ces  fortes  de  fonctions  qu'à  gens  auto- 
rifés.  Il  n'eft  pas  même  permis  de  prêcher  la  bonne  dodrinc , 
fi  l'on  n'eit  reçu  Prédicateur.  Le  Peuple  aveugle  elt  facile 
à  féduire  ;  un  homme  qui  dogmatife ,  attroupe  ,  ëc  bientôt 
il  peut  ameuter.  La  moindre  entreprife  en  ce  point  eft  tou- 
jours regardée  comme  un  attentat  puniiTable,  à  caufe  des 
conicquences  qui  peuvent  eu  réfulter. 


î;5  lettres      ECRITES 

Il  n'en  eft  pas  de  même  de  l'Aureur  d'un  Livre  ;  s'il 
enfeigne  ,  au  moins  il  n'acrroupe  point,  il  n'am.eute  point, 
il  ne  force  perfonne  à  l'écouter,  à  le  lire;  il  ne  vous  re- 
cherche point ,  il  ne  vient  que  quand  vous  le  recherchez 
vous-même  ;  il  vous  laifTe  réfléchir  fur  ce  qu'il  vous  dit , 
il  ne  difpute  point  avec  vous,  ne  s'anime  point,  ne  s'obltine 
point,  ne  levé  point  vos  doutes,  ne  réfout  point  vos  objec- 
tions, ne  vous  pourfuit  point;  voulez-vous  le  quitter,  il  vous 
quitte,  &,  ce  qui  elt  ici  l'article  important,  il  ne  parle  pas 
au  Peuple. 

Auffi  jamais  la  publication  d'un  Livre  ne  fut-elle  regardée 
par  aucun  Gouvernement,  du  même  oeil  que  les  pratiques 
d'un  Dogmatifeur.  Il  y  a  même  des  pays  où  la  liberté  de 
la  Preife  elt  entière  ;  mais  il  n'y  en  a  aucun  où  il  foit  per- 
mis à  tout  le  monde  de  dogmatifer  indifféremment.  Dans 
les  pays  où  il  eft  défendu  d'imprimer  des  Livres  fans  per- 
miflion ,  ceux  qui  défobéi.Tcnt  font  punis  quelquefois  pour 
avoir  défobéi  ;  mais  la  preuve  qu'on  ne  regarde  pas  au  fond 
ce  que  dit  un  Livre  comme  une  chofe  fort  importante ,  eft 
la  facilité  avec  laquelle  on  lailTe  entrer  dans  l'Etat  ces  mêmes 
Livres ,  que ,  pour  n'en  pas  paroître  approuver  les  maximes , 
on    n^  laiiTe  pas  imprimer. 

Tout  ceci  eft  vrai,  fur-tout  des  Livres  qui  ne  font  point 
écrits  pour  le  Peuple,  tels  qu'ont  toujours  été  les  miens. 
Je  fais  que  votre  Confeil  affirme  dans  fes  Rcponfes ,  que , 
fel:vi  Pintennon  de  P Auteur  ,  P?lmile  doit  fervir  de  guide 
aux  Pere.<;  &  aux  Mères  (/)  :  mais  cette  afTertion  n'cft  pas 

(/)   Page  zz  &  23  ,  des  Reprcfentations  impriniiies. 

excufablc , 


DE     LA    MONTAGNE.  157 

èxcufable,  puifque  j'ai  rnanifefté  dans  la  Préface,  &  plufîeurs 
fois  dans  le  Livre  ,  une  intention  toute  difterente.  Il  s'agit 
d'un  nouveau  fyftême  d'éducation,  donc  j'offre  le  plan  à 
l'examen  des  Sages  ,  ôc  non  pas  d'une  méthode  pour  les 
Pères  Ôc  les  Mères ,  à  laquelle  je  n'ai  jamais  fongé.  Si  quel- 
quefois ,  par  une  figure  afîez  commune ,  je  parois  leur  adreffer 
la  parole,  c'elt,  ou  pour  me  faire  mieux  entendre,  ou  pour 
m'exprimer  en  moins  de  mots.  Il  elt  vrai  que  j'entrepris 
mon  Livre  h  la  follicication  d'une  Mère;  mais  cette  Mère, 
toute  jeune  &  toute  aimable  qu'elle  eft ,  a  de  la  Philofo- 
phie,  &  connoît  le  cœur  humain,  elle  eft  par  la  figure  un 
ornement  de  fon  fexe,  ôc  par  le  génie  une  exception.  Ceffc 
pour  les  efprits  de  la  trempe  du  fien  que  j'ai  pris  la  plume  , 
non  pour  dès  MefTieurs  tel  ou  tel,  ni  pour  d'autres  Meflîeurs 
de  pareille  étoffe ,  qui  me  lifent  fans  m'entendre ,  &  qui 
m'outragent  fans  me  fâcher. 

Il  réfuke  de  la  diitinclion  fuppofée  ,  que  Ci  la  procédure 
prefcritc  par  l'Ordonnance  contre  un  homme  qui  dogma- 
tife,n'e{l:  pas  applicable  à  l'Auteur  d'un  Livre,  c'elt  qu'elle 
eit  trop  févere  pour  ce  dernier.  Cette  conféquence  il  natu- 
relle,  cette  conféquence  que  vous  &  tous  mes  Lecleurs  tirez 
furement  ainfi  que  moi  ,  n'elt  point  celle  de  l'Auteur  des 
Lettres.  Il  en  tire  une  toute  contraire.  Il  faut  l'écouter 
lui-même  :  vous  ne  m'en  croiriez  pas,  li  je  vous  parlois 
d'après   lui. 

"  Il    ne    faut    que  lire   cet  article  de  l'Ordonnance    pour 
»  voir  évidemment  qu'elle  n'a  en  vue  que  cet  ordre  de  pcr- 
5>  fonnes  qui  répandent  par  leurs  difcours  des  principes  cfti- 
Mélanges.    Tome  I.  K  k 


isS  LETTRES      ECRITES 

jj  mes  dangereux.  Si  ces  perfonnes  fi  ratifient ,  y  efl-il  dit , 
jj  qu'on  les  fupporte  fans  diff'ame.  Pourquoi  ?  C'eft  qu'alors 
J5  on  a  une  fureté  raifonnable  qu'elles  ne  répandront  plus 
»  cette  ivraye  ,  c'eft  qu'elles  ne  font  plus  à  craindre.  Mais 
»>  qu'importe  la  rétractation  vraie  ou  limulée ,  de  celui  qui , 
»  par  la  voie  de  l'impreflion  ,  a  imbu  tout  le  monde  de  fts 
»  opinions?  Le  délit  e(t  confommé,  il  fubfiltera  toujours; 
JJ  &  ce  délit,  aux  yeux  de  la  Loi,  eft  de  la  même  efpece 
JJ  que  tous  les  autres ,  où  le  reptntir  eft  inutile  dès  que  la 
J3  jultice  en  a  pris  connoilFance  jj. 

Il  y  a  là  de  quoi  s'émouvoir  ;    mais  calmons-nous,  &  rai- 
fonnons.  Tant  qu'un  homme  dogmatife ,  il  fait  du  mal  con- 
tinuellement ;  jufqu'à  ce  qu'il    fe  foit  rangé   cet  homme   eft 
à  craindre;  fa.  liberté  même  eft  un  mal,  parce  qu'il  en  ufe 
pour  nuire  ,  pour  continuer  de  dogmatifer.  Que  s'il  fe  range 
à  la  fin  ,   n'importe  ;    les  enfeignemcns  qu'il  a  donnés  font 
toujours  donnés,  &  le  délit  à  cet  égard  eft  autant  confommé 
qu'il  peut  l'être.   Au  contraire,  aufTi-tôt  qu'un  Livre  eft  pu- 
blié ,  l'Auteur  ne  fait   plus  de   mal ,  c'eft  le    Livre  feul   qui 
en  fait.  Que  l'Auteur  foit  libre  ou  foit  arrêté ,  le    Livre  va 
toujours  fon  train.    La  détention   de   TAuteur  peut  être   un 
cliâriment  que  la  Loi  prononce  ;   mais   elle   n'eft   jamais  un 
remède  au  mal  qu'il  a  fait,  ni  une  précaution  pour  en  ar- 
rêter le  progrès. 

Ainfi  les  remèdes  à  ces  deux  maux  ne  font  pas  les  mêmes. 
Pour  tarir  la  fource  du  mal  que  fait  le  Dogmatifeur ,  il  n'y  a 
nul  moyen  prompt  &  fur  que  de  l'arrêter  ;  mais  arrêter  l'Au- 
teur ,   c'eft  ne  semédier  à  rien   du  tout  ;  c'eft  au  contraire 


DE     LA     MONTAGNE.  z.,, 

augmenrer  la  publicité  du  Livre ,  &  par  conféquent  empirer 
le  mal ,  comme  le  dit  très-bien  ailleurs  l'Auteur  des  Lettres. 
Ce  n'eft  donc  pas  là  un  préliminaire  à  la  procédure ,  ce  n'eit 
pas  une  précaution  convenable  à  la  chofe  ;  c'eit  une  peine  qui 
ne  doit  être  infligée  que  par  jugement  ,  oc  qui  n'a  d'utilité 
que  le  châtiment  du  coupable.  A  moins  donc  que  fon  délit 
ne  foit  un  délit  civil ,  il  faut  commencer  par  raifonner  avec 
lui ,  l'admonefter  ,  le  convaincre ,  l'exhorter  à  réparer  le  mal 
qu'il  a  fait ,  à  donner  une  rétractation  publique ,  à  la  donner 
librement,  afin  qu'elle  fliffe  fon  effet,  6c  à. la  motiver  fi  bien 
que  fes  derniers  fentimens  ramènent  ceux  qu'ont  égaré  les  pre- 
miers. Si ,  loin  de  fe  ranger ,  il  s'obftine ,  alors  feulement  on 
doit  févir  contre  lui.  Telle  eft  certainement  la  marche  pour 
aller  au  bien  de  la  chofe  ;  tel  eft  le  but  de  la  Loi ,  tel  fera 
celui  d'un  fage  Gouvernement ,  qui  doit  bien  moins  fe  propo- 
fer  de  punir  F  Auteur^  que  d^  empêcher  V  effet  de  Pouvrage  (m). 

Comment  ne  le  feroit  -  ce  pas  pour  l'Auteur  d'un  Livre , 
puifque  l'Ordonnance ,  qui  fuit  en  tout  les  voies  convenables 
à  l'efprit  du  Chriftianifme ,  ne  veut  pas  même  qu'on  arrête 
le  Dogmatifeur  avant  d'avoir  épuifé  tous  les  moyens  poffibles 
pour  le  ramener  au  devoir  ?  elle  aime  mieux  courir  les  rifqucs 
du  mal  qu'il  peut  continuer  de  faire,  que  de  manquer  à  la 
charité.  Cherchez ,  de  grâce  ,  comment  de  cela  feul  on  peut 
conclure  que  la  même  Ordonnance  veut  qu'on  débute  contre 
l'Auteur  par  un  décret  de  prife  de  corps. 

Cependant  l'Auteur  des  Lettres ,  après  avoir  déclaré  qu'il 
retrouvoit  alTez  fes   maximes  fur   cet  article  dans  celles  des 

C  m  )  Page  3^. 

Kk  i 


2<53  LETTRES     ECRITES 

Repréfentans  ,  ajoute  :  mais  ces  maximes  m  font  pas  cdks  de 
nos  Loix  ;  ôc  un  moment  après  il  ajoute  encore  ,  que  ceux  qui 
inclinent  à  une  pleine:  tolérance  pourraient  tout  au  plus  criti- 
quer le  Confeil  de  n'avoir  pas,  dans  ce  cas  ^  fait  taire  une: 
Loi  dont  V  exercice  ne  leur  par  oh  pas  convenable  {n).  Cette 
conclufîon  doit  furpiendre  ,  après  tant  d'efforts  pour  prouver 
que  la  ftule  Loi,  qui  paroît  s'appliquer  à  mon  délit,  ne  s'y 
applique  pas  néceffairement.  Ce  qu'on  reproche  au  Confeil , 
n'efl  point  de  n'avoir  pas  fait  taire  une  Loi  qui  exifie  ,  c'eft 
d'en  avoir  fait  parler  une  qui  n'exifle  pas. 

La  Logique  employée  ici  par  l'Auteur,  me  paroît  tou- 
jours nouvelle.  Qu'en  penfez-vous,  Monfieur  ?  connoilTez- 
vous  beaucoup  d'argumens  dans  la  forme  de  celui  -  ci  ? 

La  Loi  force  le   Confeil  à  févir  contre  V  Auteur  du  Livre. 

Et  où  eft-elle  cette  Loi  qui  force  le  Confeil  à  févir  contre 
l'Auteur  du  Livre  ? 

Elle  i^exifle  pas ,  à  la  vérité  :  mais  il  en  exifle  une  autre  ^ 
qui ,  ordonnant  de  traiter  avec  douceur  celui  qui  dogmatife  ^ 
ordonne  par  conféquent  de  traiter  avec  rigueur  V  Auteur  dont 
elle  ne  parle  point. 

Ce  raifonnement  devient  bien  plus  étrange  encore  pour  qui 
fait  quç  ce  fut  comme  Auteur  &  non  comme  Dogmatifeur 
que  Morelli  fut  pourfuivi  ;  il  avoit  au(Ti  fait  un  Livre  ,  &:  ce 
fut  pour  ce  Livre  ftul  qu'il  fut  accufé.  Le  corps  du  délit ,  félon 
la  maxime  de  notre  Auteur ,  ctoic  dans  le  Livre  même ,  l'Au- 
teur n'avoit  pas  befoin  d'être  entendu;  cependant  il  le  fut ,  & 
non-feulement  on  l'entendit ,  mais  on  l'attendit  ;  on  fiiivit  de 

(n)  Page  23. 


DE     LA     MONTAGNE. 


î6x 


point  CA  point  toute  h  procédure  prefcrite  par  ce  même 
article  de  l'Ordonnance ,  qu'on  nous  dit  ne  regarder  ni  les 
Livres  ni  les  Auteurs.  On  ne  brûla  même  le  Livre  qu'après  la 
retraite  de  l'Auteur;  jamais  il  ne  fut  décrété,  l'on  ne  parla 
pas  du  Bourreau  (  o  )  ;  enfin  tout  cela  fe  fit  fous  les  yeux  du 
I-égiflateur ,  par  les  Rédacleurs  de  l'Ordonnance  ,  au  moment 
qu'elle  venoit  -de  paiïer ,  dans  le  tems  même  où  régnoit  cet 
efprit  de  févérité,  qui  félon  notre  AnonymiC  ,  l'a  voit  diflée, 
&  qu'il  allègue  en  julHfication  très-claire  de  la  rigueur  exercée 
aujourd'hui  contre  moi. 

Or  écoutez  là  -  defflis  la  dillinclion  qu'il  foit.  Après  avoir 
expofé  toutes  les  voies  de  douceur  dont  on  ufa  envers  Morelii , 
le  tems  qu'on  lui  donna  pour  fe  ranger  ,  la  procédure  lente 
&  régulière  qu'on  fuivit  avant  que  fon  Livre  fût  brûlé ,  il 
ajoute  :  "  Toute  cette  marche  eiè  très-fage.  Mais  en  faut  -  il 
5j  conclure  que  dans  tous  les  cas ,  &c  dans  des  cas  très-diffé- 
«  rens,  il  en  faille  abfolument  tenir  une  femblable?  Doit-on 
55  procéder  contre  un  homme  abfent  qui  attaque  la  Religion  , 
55  de  la  même  manière  qu'on  procéderoit  contre  un  homme 


(o)  Ajoutez  la  circonTpection  du 
Magiftrat  dans  toute  cette  affaire  ,  fa 
marche  lente  &  graduelle  Jans  la  pro- 
cédure ,  le  rapport  du  Confiftoire,  l'ap- 
pareil du  jugement.  Les  Syndics  mon- 
tent fur  leur  Tribunal  public  ,  ils  in- 
voquent le  nom  de  Dieu  ,  ils  ont  fous 
leurs  yeux  la  fainte  Ecriture  ;  aprcs 
une  mûre  délibération,  après  avoir 
pris  confeil  des;  Citoyens  ,  ils  pro- 
noncent leur  jugement  devant  le  Peu- 


ple ,  afin  qu'il  en  fâche  les  caufes  ; 
ils  le  font  imprimer  &  publier  ,  & 
tout  cela  pour  lafimple  condamnation 
d'un  Livre  ,  fans  flétrifTure  ,  fans  dé- 
cret contre  l'Auteur,  opiniâtre  &  con- 
tumax.  Ces  MefFieurs  ,  depuis  lors  , 
ont  appris  à  difpofcr  moins  cérémo- 
nlcufement  de  l'honneur  &  de  la  liberté 
des  hommes ,  &  fur-tout  des  Citoyens  : 
car  il  eft  à  remarquer  que  Morelii  ne 
rétoit  pas. 


z6z  LETTRES      ECRITES 

»  préfenc  qui  cenfure  la  difcipline  (f)?  C'efl-à- cire ,  en 
>j  d'autres  termes ,  doit-on  procéder  contre  un  homme  qui 
jj  n'attaque  point  les  Loix  ,  &c  qui  vit  hors  de  leur  jurifdic- 
i>  tion ,  avec  autant  de  douceur  que  contre  un  homme  qui  vie 
j>  fous  leur  jurifdiflion  ,  6c  qui  les  attaque  n  ?  Il  ne  femble- 
roit  pas  ,  en  effet ,  que  cela  dût  faire  une  queition.  Voici ,  j'en 
fuis  fur  ,  la  première  fois  qu'il  a  pafTé  par  l'efprit  humain 
d'aggraver  la  peine  d'un  coupable  ,  uniquement  parce  que  le 
crime  n'a  pas  été  commis  dans  l'Etat. 

"  A  la  vérité ,  continue-t-il  ,  on  remarque  dans  les  Repré- 
>j  fentations  à  l'avantage  de  M.  Roufleau ,  que  Morelli  avoic 
13  écrit  contre  un  point  de  difcipline ,  au  lieu  que  les  Livres 
»  de  M.  Rouiïeau  ,  au  fentinient  ■  de  fes  Juges  ,  attaquent 
>î  proprement  la  Religion.  Mais  cette  remarque  pourroit  bien 
JJ  n'être  pas  généralement  adoptée  ;  &  ceux  qui  regardent  la 
j>  Religion  comme  l'ouvrage  de  Dieu  &c  l'appui  de  la  conrti- 
«  tution  ,  pourront  penfer  qu'il  elt  moins  permis  de  l'atta- 
»j  quer  que  des  points  de  difcipline ,  qui ,  n'étant  que  l'ou- 
jj  vrage  des  hommes,  peuvent  être  fufpeds  d'erreur,  &  du 
>j  moins  fufccptibles  d'une  infinité  de  formes  &c  de  combi- 
13  naifons  différentes  (  5  ).  » 

Ce  difcours  ,  je  vous  l'avoue  ,  me  paroîtroit  tout  au  plus 
paffable  dans  la  bouche  d'un  Capucin  ,  mais  il  me  choque- 
roit  fort  fous  la  plume  d'un  Magiftrat.  Qu'importe  que  la 
remarque  des  Repréfcntans  ne  foit  pas  généralement  adoptée , 

(/))  Page  17. 
(  q  )  Page   18. 


DE     LA     M  O  N  T  x\  G  N  E.  2^3 

fi  ceux  qui  la  rejettent  ne  le  font  que  parce  qu'ils    raifon- 

nent  mal? 

Attaquer  la  Religion  ,   eft  fans  contredit  un   plus  grand 

péché  devant  Dieu  que  d'attaquer  la  difcipline.  Il  n'en  eft  pas 

de  même   devant  les  Tribunaux  humains  ,    qui  font  établis 

pour  punir  les  crimes  ,  non  les  péchés ,  6c  qui  ne  font  pas  les 

vengeurs  de  Dieu  ,  mais  des  Loix. 
La  Religion  ne  peut  jamais  faire  partie  de  la  Lcgillation  , 

qu'en  ce  qui  concerne  les  adions  des  hommes.  La  Loi  ordonne 

de  faire  ou  de  s'abftenir ,  mais  elle  ne  peut  ordonner  de  croire. 

Ainfî  quiconque  n'attaque  point  la  pratique  de  la  Religion  , 

n'attaque  point  la  Loi. 

Mais  la  difcipline  établie  par  la  Loi  fait  effentiellement 
partie  de  la  Légiflation  ,  elle  devient  Loi  elle-même.  Qui- 
conque l'attaque ,  attaque  la  Loi ,  &c  ne  tend  pas  à  moins  qu'à 
troubler  la  conftitution  de  l'Etat.  Que  cette  conftitution  fût, 
avant  d'être  établie ,  fufceptible  de  plufieurs  formes  &  com- 
binaifons  difTérentes ,  en  eft-elle  moins  refpeélable  &c  facrce 
fous  une  de  ces  formées  quand  elle  en  eft  une  fois  revêtue  à  l'ex- 
cluiîon  de  toutes  les  autres  ;  &  dès-lors  la  Loi  politique  n'eiè- 
elle  pas  confiante  6c  fixe  ainfî  que  la  Loi  divine  ? 

Ceux  donc  qui  n'adopteroient  pas  en  cette  affaire  la  remar- 
que des  Repréfentans  ,  auroient  d'autant  plus  de  tort  que 
cette  remarque  fut  faite  par  le  Confeil ,  même  dans  la  fen- 
tence  contre  le  Livre  de  Morelli  ,  qu'elle  accufe  fur -tout 
de  tendre  à  faire  fchifme  &  trouble  dans  PEtat  ,  d'une  ma- 
nière féditieufe  ;  imputation  dont  il  fcroit  difficile  de  charger 
le  mien. 


z54  LETTRES      ECRITES 

Ce  que  les  Tribunaux  civils  ont  à  défendre  n'eft  pas  l'ou- 
vrage de  Dieu  ,  c'eit  l'ouvrage  des  hommes  ;  ce  n'elt  pas 
des  âmes  qu'ils  font  chargés  ,  c'efi:  des  corps  ;  c'elt  de  l'Etat, 
&  non  de  l'Eglife  qu'ils  font  les  vrais  gardiens  :  &c  lorfqu'ils  fe 
mêlent  des  matières  de  Religion  ,  ce  n'eft  qu'autant  qu'elles 
font  du  refTort  des  Loix ,  autant  que  ces  matières  importent 
;iu  bon  ordre  &  à  la  fureté  publique.  Voilà  les  faines  maxi- 
mes de  la  Magiilrature.  Ce  n'eft  pas  ,  Ci  l'on  veut ,  la  doc- 
trine de  la  puiffance  abfolue  ,  mais  c'eft  celle  de  la  juftice 
6z  de  la  raifon.  Jamais  on  ne  s'en  écartera  dans  les  Tribu- 
naux civils  ,  fans  donner  dans  les  plus  funefres  abus  ,  fans 
mettre  l'Etat  en  combuftion  ,  fans  faire  des  Loix  ôc  de  leur 
autorité  le  plus  odieux  brigandage.  Je  fuis  fâché  ,  pour  le 
Peuple  de  Genève  ,  que  le  Confcil  le  méprife  affez  pour  l'ofer 
leurrer  par  de  tels  difcours,  dont  les  plus  bornés  ôc  les  plus 
fuperllitieux  de  l'Europe  ne  font  plus  les  dupes.  Sur  cet  ar- 
ticle vos  Repréfentans  raifonnent  en  hommes  d'Etat ,  6c  vos 
Magiftrats  raifonnent  en  Moines. 

Pour  prouver  que  l'exemple  de  Morelli  ne  flnt  pas  règle  , 
l'Auteur  des  Lettres  oppofe  à  la  procédure  faite  contre  lui, 
celle  qu'on  fit  en  lô^i  contre  Nicolas  Antoine^  un  pauvre 
fou  ,  qu'à  la  follicitation  des  Miniftres  le  Confeil  fit  brûler 
pour  le  bien  de  fon  ame.  Ces  Auto-da-fé  n'étoient  pas  rares 
jadis  à  Genève  ,  &  il  paroît,  par  ce  qui  me  regarde  ,  que  ces 
IVieffieurs  ne  manquent  pas  de  goût  pour  les  renouveller. 

Commençons  toujours  par  tranfcrire  fidèlement  les  pafTa- 
ges ,  pour  ne  pas  imiter  la  méthode  de  mes  pcrfccuteurs. 

*'  Qu'on  voyc  le  procès  de  Nicolas  Antoine.  L'Ordonnance 

»  eccléilalîique 


DE    LA    MONTAGNE.  i6^ 

f»  eocléfiaftique  exiftoit  ;  &  on  écoic  aflez  près  du  tems  où 
>»  elle  avoic  été  rédigée  pour  en  connoîrre  l'efprit  :  Antoine 
»5  fut-il  cité  au  Confilèoire  ?  Cependant ,  parmi  tant  de  voix 
»  qui  s'élevèrent  contre  cet  Arrêt  fanguinaire  ,  6c  au  milieu 
j)  des  efforts  que  firent ,  pour  le  fliuver ,  les  gens  humains 
:j  ôc  modérés ,  y  eut-il  quelqu'un  qui  réclamât  contre  l'irré- 
)j  gularité  de  la  procédure  ?  Morelli  fut  cité  au  Confiftoire , 
»  Antoine  ne  le  fut  pas  ;  la  citation  au  Confiftoire  n'efl  donc 
?j  pas  néceffaire  dans  tous  les  cas  (/")"• 

Vous  croirez  là-delTus  ,  que  le  Confeil  procéda  d'emblée 
contre  Nicolas  Antoine  comme  il  a  fait  contre  moi ,  ôc  qu'il 
ne  fut  pas  feulement  queflion  du  Confiltoire  ni  des  Minifires  : 
vous  allez  voir. 

Nicolas  Antoine  ayant  été,  dans  un  de  fes  accès  de  fureur, 
fur  le  point  de  fe  précipiter  dans  le  Rhône  ,  le  Magiitrat  fe 
détermina  à  le  tirer  du  logis  public  où  il  étoit ,  pour  le  mettre 
à  l'Hôpital  ,  où  les  Médecins  le  traitèrent.  Il  y  relta  quelque 
tems  ,  proférant  divers  blafphémes  contre  la  Religion  Chré- 
tienne. "Les  Miniftres  le  voyoient  tous  les  jours,  ôc  tâchoient, 
jj  lorfque  fa  fureur  paroilfoit  un  peu  calmée ,  de  le  faire  reve- 
»  nir  de  fes  erreurs ,  ce  qui  n'aboutit  à  rien ,  Antoine  ayant 
»  dit  qu'il  perfifteroit  dans  fes  fentimens  jufqu'à  la  mort  , 
J5  qu'il  étoit  prêt  de  foufFrir  pour  la  gloire  du  grand  Dieu 
»j  dUfraël.  N'ayant  pu  rien  gagner  fur  lui ,  ils  en  informe- 
j>  rent  le  Confeil ,  où  ils  le  repréfenterent  pire  que  Servet , 
»  Gentilis  ,  ôc  tous  les  autres   Anti-Trinitaires  ,   concluant 

(r)  Page  .7. 

Mélanges.    Tome  I.  L  1 


z66  LETTRES      ECRITES 

5>  à  ce   qu'il   fût   mis  en  chambre  claufe  ;   ce  qui  fut  exé- 
5j  cuté   (s)  >5. 

Vous  voyez  là  d'abord  pourquoi  il  ne  fut  pas  cité  au 
Confiftoire  ;  c'eft  qu'étant  grièvement  malade ,  &  entre  les 
mains  des  Médecins  ,  il  lui  étoit  impoflible  d'y  comparoîtrOi 
Mais  s'il  n'alloit  pas  au  Coniîfloire ,  le  Confiitoire  ou  fes  Mem- 
bres alloient  vers  lui.  Les  Miniltres  le  voyoient  tous  les  jours', 
l'exhortoient  tous  les  jours.  Enfin ,  n'ayant  pu  rien  gagner 
fur  lui ,  ils  le  dénoncent  au  Confeil ,  le  repréfenrent  pire  que 
d'autres  qu'on  avoit  punis  de  mort ,  requièrent  qu'il  foit  mis 
en  prifon  ;  &  fur  leur  requifition  cela  tiï  exécuté. 

En  prifon  même  les  Miniftres  firent  de  leur  mieux  pour  le 
ramener;  entrèrent  avec  lui  dans  la  difcuiTion  de  divers  paf- 
fages  de  l'ancien  Teftament ,  &c  le  conjurèrent ,  par  tout  ce 
qu'ils  purent  imaginer  de  plus  touchant,  de  renoncer  à  fes 
erreurs  {t)  :  mais  il  y  demeura  ferme.  Il  le  fut  auflî  devant 
le  Magiftrat ,  qui  lui  fit  fubir  les  interrogatoires  ordinaires. 
Lorfqu'il  fut  queftion  de  juger  cette  affaire ,  le  Magillrat  con- 
fulta  encore  les  Minifères ,  qui  comparurent  en  Confeil  au 
nombre  de  quinze  ,  tant  Pafieurs  que  Profeffeurs.  Leurs  opi- 
nions furent  partagées  ;  mais  l'avis  du  plus  grand  nombre  fut 
fuivi ,  &:   Nicolas  exécuté.  De  forte  que  le  procès  fut  tout 


(s)  Hift.  de  Genève,  in  -  12.   T.  qu'il  ne  l'auroit    pas  été;  puifiiiie , 

2.  page    s^o  &  (l'iv.  à  la  note.  malgré  fon  obllination ,  le  Magiftrat 

(  t  )    S'il  y  eue   renoncé  ,    eût  -  il  ne  laiffa  pas  de  confuker  les  MiniC- 

également  été  brûlé  ?  Selon  la  maxi-  très.  Il  le  regardoit ,  en  quelque  forte  , 

me  de   l'Auteur  des  Lettres ,   il  au-  comme  étant  encore  fous  leur  jurit 

roit   dû   l'être.    Cependant   il    paroit  diction. 


D  E    L  A    M  O  N  T  x\  G  N  E.  167 

eccléfiaftique ,  &  que  Nicolas  fut,  pour  ainfi  dire ,  brûlé  par 
la  main  des  Miniftres. 

Tel  fut ,  Monfîeur ,  l'ordre  de  la  procédure ,  dans  laquelle 
l'Auteur  des  Lettres  nous  alTure  qu'Antoine  ne  fut  pas  cité 
au  Confiftoire  :  d'où  il  conclut  que  cette  citation  n'elt 
donc  pas  toujours  nécelTaire.  L'exemple  vous  paroît-il  biea 
choifi  ? 

Suppofons  qu'il  le  foit ,  que  s'enfuivra-t-il  ?  Les  Repré- 
fentans  concluoient  d'un  fait  en  confirmation  d'une  Loi. 
L'Auteur  dts  Lettres  conclut  d'un  fait  contre  cette  même 
Loi.  Si  l'autorité  de  chacun  de  ces  deux  faits  détruit  celle 
de  l'autre ,  refte  la  Loi  dans  fon  entier.  Cette  Loi  ,  quoi- 
qu'une fois  enfreinte  ,  en  eft-elle  moins  exprelTe  ,  &  fuffi- 
roit-il  de  l'avoir  violée  une  fois  pour  avoir  droit  de  la  vio- 
ler toujours  ? 

Concluons  à  notre  tour.  Si  j'ai  dogmatifé  ,  je  fuis  certai- 
nement dans  le  cas  de  la  Loi  ;  fi  je  n'ai  pas  dogmatifé  , 
qu'a-t-on  à  me  dire  ?  aucune  Loi  n'a  parlé  de  moi  («). 
Donc  on  a  tranfgreffe  la  Loi  qui  exifte  ,  ou  fuppofé  celle 
qui  n'exifte  pas. 

Il  eft  vrai  qu'en  jugeant  l'Ouvrage  on  n'a  pas  jugé  défini- 
tivement l'Auteur.  On  n'a  fait  encore  que  le  décréter  ,  6c 
l'on  compte  cela  pour  rien.  Cela  me  paroît  dur ,  cependant  ; 
mais   ne  foyons  jamais  injuftes  ,  même  envers   ceux  qui  le 

((i)  Rien  de  ce  qui  ne  blcffc  au-  a   pour   but  de    faire  fentir   aux  rai. 

cune  Loi  naturelle  ne  devient  crimi-  fonneurs   fupcrficiels  que  mon  dileni- 

nel  ,    que    Jorfqu'il    eft  défendu    par  me  eft  exact, 
quelque  Loi  polUive.  Cette  remarque 

Ll  2 


id8  LETTRES     ECRITES 

font  envers  nous ,  &c  ne  cherchons'  point  l'iniquité  où  elle 
peut  ne  pas  être.  Je  ne  fais  point  un  crime  au  Confeil  ,  ni 
même  à  l'Auteur  des  Lettres  ,  de  la  diilinclion  qu'ils  met- 
tent entre  l'Homme  &  le  Livre ,  pour  fe  difculper  de  m'avoir 
jugé  fans  m'entendre.  Les  Juges  ont  pu  voir  la  chofe  comme 
ils  la  montrent  ,  ainfi  je  ne  les  accufe  en  cela  ni  de  fuper- 
cherie  ni  de  mauvaife  foi.  Je  les  accufe  feulement  de  s'être 
trompés  à  mes  dépens  en  un  point  très  -  grave  :  ôc  fe  trom- 
per pour  abfoudre  ,  eft  pardonnable  ;  mais  fe  tromper  pour 
punir,  eft  une  erreur  bien  cruelle. 

Le  Confeil  avançoit  dans  Ces  rcponfes  ,  que ,  malgré  la 
flécriiTure  de  mon  Livre  ,  je  reftois ,  quant  à  ma  perfonne  , 
dans  toutes   mes  exceptions  &c  défenfes. 

Les  Auteurs  des  Repréfentations  répliquent  qu'on  ne  com- 
prend pas  quelles  exceptions  ôc  défenfes  il  refte  à  un  homme 
déclaré  impie  ,  téméraire  ,  fcandaleax  ,  &c  flétri  même  par 
la  main  du  Bourreau  ,  dans  des  Ouvrages  qui  portent  fon 
nom. 

««  Vous  fuppofez  ce  qui  n'eft  point ,  dit  à  cela  l'Auteur 
»  des  Lettres  ;  favoir ,  que  le  jugement  porte  fur  celui  doiot 
î5  l'Ouvrage  porte  le  nom  :  mais  ce  jugement  ne  l'a  pas 
«  encore  effleuré  ,  fes  exceptions  &  défenfes  lui  reftent  donc 
»  entières  (x)   ». 

Vous  vous  trompez  vous-même  ,  dirois-je  à  cet  Ecrivain. 
Il  eft  vrai  que  le  jugement ,  qui  qualifie  ôc  flétrit  le  Livre , 
n'a  pas  encore  attaqué  la  vie  de  l'Auteur  ;  mais  il  a  déjà  tué 
fon   honneur  :  fes  exceptions  6c  défenfes  lui  reftent   encore 

ix)  Page  21. 


DE     LA    MONTAGNE.  zCy 

entières  pour  ce  qui  regarde  la  peine  affliiftive  ;  mais  il  a  déjà 
reçu  la  peine  infamante  :  il  eft  déjà  flétri  ôc  déshonoré ,  au- 
tant qu'il  dépend  de  fes  Juges  :  la  feule  chofe  qui  leur  refle 
à  décider  ,  c'efè  s'il  fera  brûlé  ou  non. 

La  diliindion  fur  ce  point,  entre  le  Livre  &.  l'Auteur,  eft 
inepte  ,  puifqu'un  Livre  n'eft  pas  puniiTable.  Un  Livre  n'eft 
en  lui-même  ni  impie  ni  téméraire;  ces  épithetes  ne  peuvent 
tomber  que  fur  la  doctrine  qu'il  contient  ,  c'ell-à-dire  ,  fur 
l'Auteur  de  cette  doclrine.  Quand  on  brûle  un  Livre  ,  que 
fait-là  le  Bourreau  ?  Dcshoncre-t-il  les  feuillets  du  Livre  ? 
qui  jamais  ouït  dire  qu'un  Livre  eût  de  l'honneur  ? 

Voilà  l'erreur;  en  voici  la  fource  ;  un  ufage  mal  entendu. 

On  écrit  beaucoup  de  Livres  ;  on  en  écrit  peu  avec  un  de- 
fir  fincere  d'aller  au  bien.  De  cent  Ouvrages  qui  paroiffent  , 
foixante  au  moins  ont  pour  objet  des  motifs  d'intérêt  ou 
d'ambition.  Trente  autres  ,  dictés  par  l'efprit  de  parti  ,  par 
la  haine  ,  vont  ,  à  la  faveur  de  l'anonyme  ,  porter  dans  le 
Public  le  poifon  de  la  calomnie  &  de  la  fatire.  Dix,  peut- 
être  ,  &  c'elt  beaucoup  ,  font  écrits  dans  de  bonnes  vues  : 
on  y  dit  la  vérité  qu'on  fait  ,  on  y  cherche  le  bien  qu'on 
aime.  Oui  ;  mais  où  eft  l'homme  à  qui  l'on  pardonne  la  vé- 
rité ?  Il  faut  donc  fe  cacher  pour  la  dire.  Pour  être  utile 
impunément  ,  en  lâche  fon  Livre  dans  le  Public  ,  &  l'on 
fait  le  plongeon. 

De  ces  divers  Livres  ,  quelques-uns  des  mauvais  6c  à-peu- 
près  tous  les  bons  font  dénoncés  &c  profcrits  dans  les  Tri- 
bunaux :  la  raifon  de  cela  fe  voit  fans  que  je  la  dife.  Ce 
n'eft  ,  au    furplus  ,  qu'une  fimple   formalité  ,   pour  ne  pas 


270  LETTRES     ECRITES 

paroître  approuver  tacitement  ces  Livres.  Du  refte  ,  pour\'u 
que  les  noms  des  Auteurs  n'y  foient  pas ,  ces  Auteurs ,  quoi- 
que tout  le  monde  les  connoilTe  &c  les  nomme  ,  ne  font  pas 
connus  du  Magiltrat.  Plufîeurs  même  font  dans  l'ufage  d'a- 
vouer ces  Livres  pour  s'en  faire  honneur  ,  &  de  les  renier 
pour  fe  mettre  à  couvert;  le  même  homme  fera  l'Auteur  ou 
ne  le  fera  pas ,  devant  le  même  homme ,  félon  qu'ils  feront 
à  l'audience  ou  dans  un  foupé.  C'cIl  alternativement  oui  & 
non  ,  fans  difficulté  ,  fans  fcrupule.  De  cette  façon  la  fureté 
ne  coûte  rien  à  la  vanité.  C'elt-là  la  prudence  &.  l'habileté 
que  l'Auteur  des  Lettres  me  reproche  de  n'avoir  pas  eue  , 
6c  qui  pourtant  n'exige  pas ,  ce  me  femble ,  que  pour  l'avoir 
on  fe  mette  en  grands  frais  d'efprit. 

Cette  manière  de  procéder  contre  des  Livres  anonymes ,' 
dont  on  ne  veut  pas  connoître  les  Auteurs  ,  eft  devenue  un 
ufage  judiciaire.  Quand  on  veut  fcvir  contre  le  Livre  ,  on 
le  brûle ,  parce  qu'il  n'y  a  perfonne  à  entendre ,  &  qu'on  voit 
bien  que  l'Auteur  qui  fe  cache  n'eft  pas  d'humeur  à  l'avouer  ; 
fauf  à  rire  le  foir  avec  lui-même  des  informations  qu'on 
vient  d'ordonner  le  matin  contre  lui.  Tel  eft  l'ufage. 

Mais  lorfqu'un  Auteur  mal -adroit,  c'eft-à-dire  ,  un  Auteur 
qui  connoît  fon  devoir ,  qui  le  veut  remplir  ,  fe  croit  obligé 
de  ne  rien  dire  au  Public  qu'il  ne  l'avoue  ,  qu'il  ne  fe  nom- 
me ,  qu'il  ne  fe  montre  pour  en  répondre ,  alors  l'équité  , 
qui  ne  doit  pas  punir  comme  un  crime  la  mal-adrcïïe  d'un 
homme  d'honneur  ,  veut  qu'on  procède  avec  lui  d'une  autre 
manière  ;  elle  veut  qu'on  ne  fcpare  point  la  caufe  du  Livre 
de  celle  de  l'homme ,  puifqu'il  détiare  en  mettant  fon  nom 


DE     LA     MONTAGNE.  271 

he  les  vouloir  point  féparer  ;  elle  veut  qu'on  ne  juge  l'Ou- 
vrage ,  qui  ne  peut  répondre ,  qu'après  avoir  ouï  l'Aureur  qui 
répond  pour  lui.  Ainfî  ,  bien  que  condamner  un  Livre  ano- 
nyme ,  foit  en  effet  ne  condamner  que  le  Livre  ,  condamner 
un  Livre  qui  porte  le  nom  de  l'Auteur  ,  c'eft  condamner 
l'Auteur  même  ;  èc  quand  on  ne  l'a  point  mis  à  portée  de 
répondre  ,  c'eft  le  juger  fans  l'avoir  entendu. 

L'afTignation  préliminaire,  même,  fi  l'on  veut,  le  décret 
de  prife  de  corps ,  eft  donc  indifpenflible  en  pareil  cas  avant 
de  procéder  au  jugement  du  Livre  ;  &  vainement  diroit-on , 
avec  l'Auteur  des  Lettres ,  que  le  délit  eft  évident ,  qu'il  eft 
dans  le  Livre  même  ,  cela  ne  difpenfe  point  de  fuivre  la 
forme  judiciaire  qu'on  fuit  dans  les  plus  grands  crimes ,  dans 
les  plus  avérés ,  dans  les  mieux  prouvés.  Car  quand  toute  la 
Ville  auroit  vu  un  homme  en  alTaflîner  un  autre ,  encore  ne 
jugeroit-on  point  l'afTafîin  fans  l'entendre  ,  ou  fans  l'avoir  mis 
à  portée  d'être  entendu. 

Et  pourquoi  cette  franchife  d'un  Auteur  qui  fe  nomme , 
tourneroit-elle  ainfi  contre  lui  ?  Ne  doit-elle  pas ,  au  contraire , 
lui  mériter  des  égards?  Ne  doit -elle  pas  impofer  aux  Juges 
plus  de  circonfpeftion  que  s'il  ne  fe  fût  pas  nommé?  Pour- 
quoi, quand  il  traite  des  queftions  hardies,  s'expoferoit -  il 
ainfî  ,  s'il  ne  fe  fentoit  ralTuré  contre  les  dangers  par  des  rai- 
fons  qu'il  peut  alléguer  en  fa  faveur,  &  qu'on  peut  préfumer, 
fur  fa  conduite  même  ,  valoir  la  peine  d'être  entendues  ? 
L'Auteur  des  Lettres  aura  beau  qualifier  cette  conduite  d'im- 
prudence &  de  mal  -  adrefTe  ,  elle  n'en  eft  pas  moins  celle 
d'un  homme   d'Jionneur ,   qui  voit    foa  devoir  où  d'autres 


27i  LETTRES     ECRITES 

voient  cette  imprudence  ,  qui  fent  n'avoir  rien  à  craindre  de 
quiconque  voudra  procéder  avec  lui  juftemenc ,  &  qui  regarde 
comme  une  lâcheté  puniïïable  de  publier  des  chofes  qu'on  ne 
veut  pas  avouer. 

S'il  n'eit  queftion  que  de  la  réputation  d'Auteur,  a-t-on 
befoin  de  mettre  fon  nom  à  fon  Livre  ?  Qui  ne  fait  comment 
on  s'y  prend  pour  en  avoir  tout  l'honneur  fans  rien  rifquer , 
pour  s'en  glorifier  fans  en  répondre  ,  pour  prendre  un  air 
humble  à  force  de  vanité  ?  De  quels  Auteurs  d'une  certaine 
volée  ,  ce  petit  tour  d'adreffe  ell-il  ignoré  ?  Qui  d'entre  eux 
ne  fait  qu'il  elt  même  au-deifousde  la  dignité  de  fe  nommer, 
comme  fi  chacun  ne  devoit  pas  ,  en  lifant  l'Ouvrage  ,  deviner 
le  grand  homme  qui  l'a  compofé  ? 

Mais  ces  Meffieurs  n'ont  vu  que  l'ufage  ordinaire  ;  ôc  loin 
de  voir  l'exception  qui  faixbit  en  ma  faveur,  ils  l'ont  fait 
fervir  contre  moi.  Ils  dévoient  brûler  le  Livre  fans  faire  men- 
tion de  l'Auteur  ;  ou ,  s'ils  en  vouloient  à  l'Auteur ,  attendre 
qu'il  fût  préfent ,  ou  contumax  ,  pour  brûler  le  Livre.  Mais 
point  ;  ils  brûlent  le  Livre  comme  fi  l'Auteur  n'étoit  pas  connu , 
ôc  décrètent  l'Auteur  comme  fi  le  Livre  n'étoit  pas  brûlé.  Me 
décréter  après  m'avoir  difilimé  1  que  me  vouloient -ils  donc 
encore?  que  me  réfervoient-ils  de  pis  dans  la  fuite  ?  ïgno^ 
roient-ils  que  l'honneur  d'un  honnête  -  homme  lui  eft  plus 
cher  que  la  vie  ?  Quel  mal  rclte-t-il  à  lui  faire  quand  on  a 
commencé  par  le  Hétrir  ?  Que  me  fort  de  me  préfenter  inno- 
cent devant  les  Juges  ,  quand  le  traitement ,  qu'ils  me  font 
avant  de  m'entendre  ,  cit  la  plus  cruelle  peine  qu'ils  pour* 
roicnt  m'impofer  fi  j'écois  jugé  criminel  } 

On 


DE     LA     MONTAGNE. 


^73 


On  commence  par  me  traiter  à  tous  égards  comme  un  mal- 
faiteur ,  qui  n'a  plus  d'honneur  à  perdre  ,  &  qu'on  ne  peut 
punir  déformais  que  dans  fon  corps  ;  &  puis  on  dit  tranquil- 
lement, que  je  relie  dans  toutes  mes  exceptions  &  défeufes  î 
Mais  comment  ces  exceptions  &c  défenfes  efîaceront  -  elles 
l'ignominie  &  le  mal  qu'on  m'aura  fait  fouffrir  d'avance ,  & 
dans  mon  Livre  &  dans  ma  perfonne ,  quand  j'aurai  été  pro- 
mené dans  les  rues  par  des  Archers,  quand  ,  aux  maux  qui 
m'accablent ,  on  aura  pris  foin  d'ajouter  les  rigueurs  de  la  pri- 
fon  ?  Quoi  donc  !  pour  être  jufte,  doit-on  confondre  dans  la 
même  clafTe  &  dans  le  même  traitement  toutes  les  fautes  &c 
tous  les  hommes  ?  Pour  un  acte  de  franchife  ,  appelle  mal- 
adreiïe ,  faut-il  débuter  par  traîner  un  Citoyen  fans  reproche 
dans  les  prifons  comme  un  fcélérat  ?  Et  quel  avantage  aura 
donc  devant  les  Juges  l'eitime  publique  &z  l'intégrité  de  la 
vie  entière  ,  fi  cinquante  ans  o'honneur  vis-à-vis  du  moindre 
indice  {y  )  ne  fiuvent  un  homme  d'aucun  affront? 

«  La  comparaifon  d'Emile  ôc  du  Contrat  Social  avec  d'au- 
>j  très  Ouvrages  qui  ont  été  tolérés,  &  la  partialité  qu'on  en 
»  prend  occalion  de  reprocher  au  (>onfeil ,  ne  me  femblent 


iy  )  Il  y  auroit ,  h  l'examen , 
beaucoup  à  rabatcrs  des  prcfoiiiptions 
que  l'Auteur  des  Lettres  afFeJtc  d'ac- 
cumuler contre  moi.  Il  dit,  par 
exemple  ,  que  les  Livres  déférés  pa- 
roifToient  fous  le  même  format  que 
mes  autres  Ouvrages.  Il  efl  vrai  qu'ils 
ctoient  in-dou?.e  &  in-octavo  :  fous 
quel  format  font  donc  ceux  des  au- 

Mélanges,    Tome  1, 


très  Auteurs  ?  Il  ajoute  qu'ils  étoient 
imprimés  par  le  même  Libraire  ;  voilà 
ce  qui  n'eft  pas.  L'Emile  fut  imprimé 
par  des  Libraires  diiférens  du  mien, 
&  avec  des  caraderes  qui  n'avoient 
fervi  à  nul  autre  de  mes  Ecrits.  Aiiifi 
l'indice  qui  réfultoit  de  cette  con- 
frontation ,  n'étoit  point  contre  moi , 
il  étoit  à  ma  dtcharge. 

Mm 


.74  LETTRES     ECRITES 

»5  pas  fondées.  Ce  ne  feroic  pas  bien  raifonner  que  de  pré- 
jj  tendre  qu'un  Gouvernement ,  parce  qu'il  auroit  une  fois 
jj  dilïimulé,  feroit  obligé  de  difTimuler  toujours  :  fi  c'eft  une 
»  négligence,  on  peut  la  redreiïer;  fi  c'eft  un  fiience  forcé 
»>  par  les  circonftances  ou  par  la  politique  ,  il  y  auroit  peu  de 
n  julHce  à  en  faire  la  matière  d'un  reproche.  Je  ne  prétends 
jj  point  juftifier  les  Ouvrages  défignés  dans  les  Repréfenta- 
»  tions;  mais,  en  confcience ,  y  a-t-il  parité  entre  des 
5j  Livres  où  l'on  trouve  des  traits  épars  6c  indifcrets  contre 
53  la  Religion  ,  &  des  Livres  oij  fans  détour ,  frins  ménage- 
5>  ment,  on  l'attaque  dans  fes  dogmes,  dans  ûi  morale,  dans 
>j  fon  influence  fur  la  Société  civile  ?  Faifons  impartialement 
JJ  la  comparaifon  de  ces  Ouvrages,  jugeons -en  par  l'impref- 
»  fion  qu'ils  ont  faite  dans  le  monde  :  les  uns  s'impriment 
»  &  fe  débitent  par-tout  ;  on  fait  comment  y  ont  été  reçus 
n  les  autres  {\)  >5. 

J'ai  cru  devoir  tranfcrire  d'abord  ce  paragraphe  en  entier. 
Je  le  reprendrai  maintenant  par  fragmens.  Il  mérite  un  peu 
d'analyfe. 

Que  n'imprime-t-on  pas  à  Genève;  que  n'y  tolère -t- on 
pas  ?  Des  Ouvrages  qu'on  a  peine  à  lire  fans  indignation  s'y 
débitent  publiquement  ;  tout  le  monde  les  lit ,  tout  le  monde 
les  aime;  les  Magiftrats  fe  taifent ,  les  Miniftres  fourient; 
l'air  auftere  nVft  plus  du  bon  air.  Moi  feul  ôc  mes  Livres 
avons  mérité  l'animadverfîon  du  Confeil  ;  ik  quelle  animadver- 
fion  !  L'on  ne  peut  même  l'imaginer  plus  \  iolente  ni  plus  ter- 

(  z  )  Page  2î  &  24. 


DE     LA     MONTAGNE.  175 

rible.  Mon  Dieu  !  je  n'aurois  jamais  cru  d'être  un  fi  grand 
fcélérat. 

La  comparaifon  cTEmile  &  du  Contrat  Social  avec  d'au- 
tres Ouvrages  tolérés ,  ne  me  fcmble  pas  fondée.  Ah  !  je 
l'efpere. 

Ce  ne  ferait  pas  bien  raifonner  de  prétendre  qu'un  Gouver^ 
nement ,  parce  qu'il  aurait  une  fois  diffimulé ^  feroit  obligé 
de  diffiniuler  toujours.  Soit  ;  mais  voyez  les  tems  ,  les  lieux , 
ks  perfonnes  ;  voyez  les  Ecrits  fur  lefquels  on  diffimule ,  <5c 
ceux  qu'on  choifit  pour  ne  plus  diffimuler  ;  voyez  les  Auteurs 
qu'on  fête  à  Genève  ,  &:  voyez  ceux  qu'on  y  pourfuit. 

Si  c'ejl  une  négligence ^  on  peut  la  redrejfer.  On  le  pouvoir, 
on  l'auroit  dû  ;  l'a-t-on  fait  ?  Mes  Ecrits  &:  leur  Auteur  ont 
été  flétris  fans  avoir  mérité  de  l'être  ;  &  ceux  qui  l'ont  mérité 
ce  font  pas  moins  tolérés  qu'auparavant.  L'exception  n'eft 
que  pour  moi  feul. 

Si  c'efl  un  Jilence  forcé  par  les  circonjlances  &  par  la  poli- 
tique ,  il  y  auroit  peu  de  jûjîice  à  en  faire  la  matière  d'un 
reproche.  Si  l'on  vous  force  à  tolérer  des  Ecrits  punifTables , 
tolérez  donc  auffi  ceux  qui  ne  le  font  pas.  La  décence  au  moins 
exige  qu'on  cache  au  Peuple  ces  choquantes  acceptions  de  per- 
fonnes ,  qui  puniflent  le  foible  innocent  des  fautes  du  puifTant 
coupable.  Quoi!  ces  dilèinclions  fcandaleufes  font -elles  donc 
des  raifons  ,  &c  feront -elles  toujours  des  dupes?  Ne  diroic- 
on  pas  que  le  fort  de  quelques  fatires  obfcenes  intérefle  beau- 
coup les  Potentats ,  &:  que  votre  Ville  va  être  écrafée  fi  l'on 
n'y  tolère ,  fi  l'on  n'y  imprime  ,  fi  l'on  n'y  vend  publiquement 
ces  mêmes  ouvrages  qu'on  profcrit  dans  le  pays  des  Auteurs  ? 

Mm  i 


z-jG  LETTRES      ECRITES 

Peuples ,  combien  on  vous  en  fait  accroire ,  en  faifant  fi  fou- 
venc  intervenir  les  PuilTances  pour  autorifcr  le  mal  qu'elles 
ignorent ,  &  qu'on  veut  faire  en  leur  nom  ! 

Lorfque  j'arrivai  dans  ce  pays,  on  eût  dit  que  tout  le 
Royaume  de  France  étoit  à  mes  troufies.  On  brûle  mes  Livres 
à  Genève  ;  c'eit  pour  complaire  à  la  France.  On  m'y  décrète; 
la  France  le  veut  ainfi.  L'on  me  fait  chafTer  du  Canton  de 
Berne  ;  c'eli:  la  France  qui  l'a  demandé.  L'on  me  pourfuit 
jufques  dans  ces  Montagnes  ;  fi  l'on  m'en  eût  pu  chaffer ,  c'eût 
encore  été  la  France.  Forcé  par  mille  outrages ,  j'écris  une 
Lettre  apologétique.  Pour  le  coup  tout  étoit  perdu.  J'étois 
entouré ,  furveillé  ;  la  France  envoyoit  des  efpions  pour  me 
guetter,  des  Soldats  pour  m'enlever  ,  des  brigands  pour 
m'affaiîiner  ;  il  étoit  même  imprudent  de  fortir  de  ma  niaifon. 
Tous  les  dangers  me  venoient  toujours  de  la  France ,  du  Par- 
lement ,  du  Clergé ,  de  la  Cour  même  ;  on  ne  vit  de  la  vie 
un  pauvre  barbouilleur  de  papier  devenir,  pour  fon  malheur, 
un  homnie  aufii  important.  Ennuyé  de  tant  de  bêcifes  ,  je  vais 
en  France;  je  connoiffois  les  François  ,  &:  j'étois  malheureux. 
On  m'accueille  ,  on  me  carefTe  ,  je  reçois  mille  honnêtetés , 
&  il  ne  tient  qu'à  moi  d'en  recevoir  davantage.  Je  retourne 
tranquillement  chez  moi.  L'on  tombe  des  nues;  on  n'en  revient 
pas  ;  on  blâme  fortement  mon  étourderie ,  mais  on  cefTe  de  me 
menacer  dé  la  France  :  on  a  raifon.  Si  jamais  Açs  anafTins 
daignent  terminer  mes  foufFrances,  ce  n'eit  furement  pas  de 
ce  pays-là  qu'ils  viendront. 

Je  ne  confonds  point  les  diverfes  caufes  de  mes  difgraces  ; 
je  fais  bien  difcerner  celles  qui  font  l'cfTet  des  circonf tances. 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  ^■JrJ 

l'ouvrage  de  la  trifle  nécefiîté ,  de  celles  qui  me  viennent 
uniquenient  de  la  haine  de  mes  ennemis.  Eh  !  plût  à  Dieu  que 
je  n'en  euffe  pas  plus  à  Genève  qu'en  France ,  &  qu'ils  n'y 
fuffent  pas  plus  implacables  !  Chacun  fait  aujourd'hui  d'où 
font  partis  les  coups  qu'on  m'a  portés,  &  qui  m'ont  été  les 
plus  fenfibles.  Vos  gens  me  reprochent  mes  malheurs  comme 
s'ils  n'écoient  pas  leur  ouvrage.  Quelle  noirceur  plus  cruelle 
que  de  me  fliire  un  crime  à  Genève  des  perfécutions  qu'on 
me  fufcicoit  dans  la  SuilTe ,  &:  de  m'accufer  de  n'être  admis 
nulle  part ,  en  me  faifant  chafler  de  par-tout  !  Faut  -  il  que  je 
reproche  à  l'amitié  qui  m'appella  dans  ces  Contrées  ,  le  voifi- 
nage  de  mon  pays  ?  J'ofe  en  attefter  tous  les  Peuples  de 
l'Europe  ;  y  en  a-t-il  un  feul ,  excepté  la  SuilTe  ,  où  je  n'eufle 
pas  été  reçu,  même  avec  honneur?  Toutefois  dois -je  me 
plaindre  du  choix  de  ma  retraite?  Non  ,  malgré  tant  d'achar- 
nement &  d'outrages  ,  j'ai  plus  gagné  que  perdu  ;  j'ai  trouvé 
un  homme.  Ame  noble  &  grande  !  ô  George  Keith  !  mon 
protecteur,  mon  ami ,  mon  père  !  où  que  vous  foyez,  où  que 
j'achève  mes  trifk'S  jours ,  &:  dulFé  -  je  ne  vous  revoir  de  ma 
vie ,  non ,  je  ne  reprocherai  point  au  Ciel  mes  miferes  ;  je 
leur  dois  votre  amitié. 

'En  confcience\  y  a-t^L  parité  entre  des  Livres  ou  Pou 
trouve  quelques  traits  épars  &  indifcrets  contre  la  Religion  , 
&  des  Livres  ou  ,  fans  détour ,  fans  ménagement ,  on  P atta- 
que dans  fes  dogmes  ^  dans  fa  morale  ,  dans  fon  influence  fur 
la  Société? 

En  confcience  !  . .  .  il  ne  fiéroit  pas  à  un  impie  tel  que  moi 
d'ofer  parler  de  confcience  ....  fur-tout  vis-à-vis  de  ces  bons 


278  LETTRES     ECRITES 

Chrétiens  ....  ainfi  je  me  tais  ....  C'eli  pourtant  une  fingu- 
liere  conlcience  que  celle  qui  fait  dire  à  des  Magiftrats  ;  nous 
fouffrons  volontiers  qu'on  blafphême ,  mais  nous  ne  fouffrons 
pas  qu'on  raifonne  !  Otons ,  Monfieur ,  la  difparité  des  fujets  ; 
c'eft  avec  ces  mêmes  façons  de  penfer  que  les  Athéniens 
appIaudifToient  aux  impiétés  d'Ariilophane ,  6c  firent  mourir 
Socrate. 

Une  des  chofes  qui  me  donnent  le  plus  de  confiance  dans 
mes  principes ,  eft  de  trouver  leur  application  toujours  julte 
dans  les  cas  que  j'avois  le  moins  prévus  ;  tel  eft  celui  qui  fe 
préfente  ici.  Une  des  maximes  qui  découlent  de  l'analyfe  que 
j'ai  faite  de  la  Religion  &  de  ce  qui  lui  eft  efTentiel ,  eft  que 
les  hommes  ne  doivent  fe  mêler  de  celle  d'autrui  qu'en  ce  qui 
les  intérelTe  ,  d'où  il  fuit  qu'ils  ne  doivent  jamais  punir  des 
offenfes  (aa)  fûtes  uniquement  à  Dieu ,  qui  faura  bien  les 
punir  lui-même.  Il  faut  honorer  la  Divinité  ,  <S'  ne  la  venger 

(aa)  Notez  que  je  me  fers  de  nie  du  Peuple.  Je  trouve  trèsfage  la 
ce  mot  offcnjlr  Dieu,  it\ox\  l'uTage  ,  circonlpection  de  l'Eglife  Romaine 
quoique  je  fois  très- éloigné  de  l'ad-  fur  les  traduiftions  de  l'Ecriture  ea 
mettre  dans  fon  fens  propre ,  &  que  je  langue  vulgaire  ;  &  comme  il  n'eft  pas 
le  trouve  très-mal  appliqué  ;  comme  fi  néccîTaire  de  propofer  toujours  au  Peu- 
quelque  être  que  ce  foit ,  un  homme  ,  pie  les  méditations  voluptueufcs  du 
un  Ange,  le  Diable  mcme  pouvoit  Cantique  des  Cantiques,  ni  les  ma- 
jamais  ofFcnfer  Dieu.  Le  mot  que  Icdidions  continuelles  de  David  con- 
nous  rendons  par  offenfes  eit  traduit  tre  fes  ennemis,  ni  les  fiibtilités  de 
comme  prefqiie  tout  le  refle  du  texte  St.  Paul  fur  la  grâce,  il  efl  dangereux 
facré  ;  c'efl  tout  dire.  Des  hommes  l'c  lui  propofer  la  fublime  morale  do 
enfarinés  de  leur  théologie  ont  rendu  l'Evangile  dans  des  termes  qui  ne  rcn- 
&  déliguré  ce  Livre  admirable  fclon  ''lintpasexactement  le  fens  de  l'Auteur; 
leurs  petites  idées ,  &  voilà  de  quoi  car  pour  peu  qu'on  s'en  écarte  en  pre- 
l'on  entretient   la  folie  &  le  fanatif-  nant  une  autre  route ,  on  va  très-loin. 


DELA     MON  T  A  G  N  E. 


-^19 


jamais  ,  difent ,  après  Moncefquieu  ,  les  Repréfentans  ;  ils  ont 
raifon.  Cependant  les  ridicules  outrageans,  les  impiétés  grof- 
fieres ,  les  blafphêmes  contre  la  Religion  font  punifTables , 
jamais  les  raifonnemens.  Pourquoi  cela  ?  Parce  que  ,  dans  ce 
premier  cas ,  on  n'attaque  pas  feulement  la  Religion  ,  mais 
ceux  qui  la  profelfent  ;  on  les  infulte  ,  on  les  outrage  dans  leur 
culte  ,  on  marque  un  mépris  révoltant  pour  ce  qu'ils  refpec- 
tent,  &  par  conféquent  pour  eux.  De  tels  outrages  doivent 
être  punis  par  les  Loix ,  parce  qu'ils  retombent  fur  les  hom- 
mes ,  &  que  les  hommes  ont  droit  de  s'en  reffentir.  Mais  oii 
e(è  le  mortel  fur  la  terre  qu'un  raifonnement  doive  offenfer  ? 
Où  eft  celui  qui  peut  fe  fâcher  de  ce  qu'on  le  traite  en 
homme  ,  &  qu'on  le  fuppofe  raifonnable  ?  ii  le  raifonneur  fe 
trompe  ou  nous  trompe ,  &  que  vous  vous  intéreffiez  à  lui 
ou  à  nous ,  montrez-lui  fon  tort ,  défabufez-nous ,  battez-îe 
de  fes  propres  armes.  Si  vous  n'en  voulez  pas  prendre  la 
peine ,  ne  dites  rien ,  ne  l'écoutez  pas  ,  laiffez-le  raifonner  ou 
déraifonner,  &  tout  elt  fini  fans  bruit,  fans  querelle,  fans 
infulte  quelconque  pour  qui  que  ce  foit.  Mais  fur  quoi  peut- 
on  fonder  la  maxime  contraire  de  tolérer  la  raillerie,  le  mépris, 
l'outrage,  &:  de  punir  la  raifon?  la  mienne  s'y  perd. 

Ces  Meiïieurs  voient  fi  fouvent  M.  de  Voltaire.  Com- 
ment ne  leur  a-t-il  point  infpiré  cet  efcrit  de  tolérance  qu'il 
prêche  fans  ceffe ,  &  dont  il  a  quelquefois  befoin.  S'ils 
l'eufTent  un  peu  confulré  dans  cette  affaire ,  il  me  paroît  qu'il 
eût  pu  leur  parler  à-peu-prcs  ainfi. 

<«  Mclîieurs,  ce  ne  font  point  les  raifonneurs  qui  font  du 
>j  mal ,  ce  font  les  caffards.  La    Philofophie  peut  aller  fon 


28o  LETTRES      ECRITES 

«  train  fans  rifque;  le  Peuple  ne  l'entend  pa5  ou  la  lailTe 
i>  dire  ,  &c  lui  rend  tout  le  dédain  qu'elle  a  pour  lui.  Rai- 
jî  fonner ,  eft  de  toutes  les  folies  des  hommes  celle  qui 
»  nuit  le  moins  au  Genre-humain,  &c  l'on  voit  même  des 
.  >9  gens  fdges  entichés  par  fois  de  cette  folie-là.  Je  ne  rai- 
55  fonne  pas,  moi,  cela  cil  vrai,  mais  d'autres  raifonnent; 
j>  quel  mal  en  arrive-t-il?  Voyez,  tel,  tel,  ôc  tel  Ouvrage  ; 
jj  n'y  a-t-il  que  des  plaifanteries  dans  ces  Livres-là  .''  Moi- 
îj  même  enfin,  fi  je  ne  raifonne  pas,  je  fais  mieux,  je  fais 
j>  raifonner  mes  Ledeurs.  Voyez  mon  chapitre  des  Juifs  ; 
JJ  voyez  le  même  chapitre  plus  développé  dans  le  Sermon  des 
JJ  Cinquante.  Il  y  a  là  du  raifonnement  ou  l'équivalent,  je 
JJ  penfe.  Vous  conviendrez  aufll  qu'il  y  a  peu  de  détour  ^  ôc  quel- 
jj  que  chofe  de  plus  que  des  traits  épars  &  indifcrets. 

j>  Nous  avons  arrangé  que  mon  grand  crédit  à  la  Cour 
JJ  Sx.  ma  toute-puilFance  prétendue  vous  ferviroient  de  pré- 
jj  texte  pour  lailTer  courir  en  paix  les  jeux  badins  de  mes 
j»  vieux  ans  :  cela  ciï  bon  ,  mais  ne  brûlez  pas  pour  cela 
JJ  des  Ecrits  plus  graves  ;  car  alors  cela  feroit  trop  choquant. 

JJ  J'ai  tant  prêché  la  tolérance  !  Il  ne  fuit  pas  toujours 
JJ  l'exiger  des  autres  ,  &c  n'en  jamais  ufer  avec  eux.  Ce 
JJ  pauvre  homme  croit  en  Dieu  ?  palfons-lui  cela,  il  ne  fera 
JJ  pas  kckt.  Il  elt  ennuyeux .''  Tous  les  raifonneurs  le  font. 
JJ  Nous  ne  mettrons  pas  celui-ci  de  nos  foùpés  ;  du  refie , 
JJ  que  nous  importe  ?  Si  l'on  briiloit  tous  les  Livres  en- 
jj  nuyeux  ,  que  deviendroient  les  ]3ib!iothéques?  &  il  l'on 
JJ  brûioit  tous  les  gens  ennuyeux,  il  faudroit  foire  un  bû- 
t9  cher  du  pays.    Croyez  -  moi ,  laifTons  raifonner  ceux  qui 

JJ  nous 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  iii 

«  îious  laiflent  plaifanter  ;  ne  brûlons  ni  Gens  ni  Livres  , 
«>  &  reftons  en  paix  ;  c'eli:  mon  avis.  »  Voilà ,  félon  moi , 
ce  qu'eût  pu  dire  d'un  meilleur  ton  M.  de  Voltaije ,  &  ce 
n'eût  pas  été  là,  ce  me  femble,  le  plus  mauvais  confeil 
qu'il  auroit  donné. 

Faifons  impartialement  la  comparaifon  de  ces  Ouvrages  ; 
jugeons-en  par  VimpreJJion  qu''ils  ont  faite  dans  le  monde. 
J'y  confens  de  tout  mon  cœur.  Les  uns  s'impriment  &  fe 
débitent  par-tout.  On  fait  comment  y  ont  été  reçus  les 
autres. 

Ces  mots ,  les  uns  6c  les  autres ,  font  équivoques.  Je  ne 
dirai  pas  fous  lefquels  l'Auteur  entend  mes  Ecrits  :  mais  ce 
que  je  puis  dire ,  c'eft  qu'on  les  imprime  dans  tous  les 
pays ,  qu'on  les  traduit  dans  toutes  les  Langues  ,  qu'on  a 
même  fait  à  la  fois  deux  traductions  de  l'Emile  à  Londres, 
honneur  que  n'eut  jamais  aucun  autre  Livre ,  excepté  l'Hé- 
loïfe ,  au  moins ,  que  je  fâche.  Je  dirai ,  de  plus ,  qu'en 
France ,  en  Angleterre ,  en  Allemagne ,  même  en  Italie  , 
on  me  plaint,  on  m'aime,  on  voudroit  m'accueillir,  ik  qu'il 
n'y  a  par-tout  qu'un  cri  d'indignation  contre  le  Confeil  de 
Genève.  Voilà  ce  que  je  fais  du  fort  de  mes  Ecrits  ;  j'ignore 
celui  des  autres. 

Il-eft  tems  de  finir.  Vous  voyez,  Monfieur,  que  dans 
cette  Lettre  &  dans  la  précédente  je  me  fuis  fuppofé  cou- 
pable ;  mais  dans  les  trois  premières ,  j'ai  montré  que  je  ne 
l'étois  pas.  Or  jugez  de  ce  qu'une  procédure  injuik  contre 
un  coupable  doit  être  contre  un  innocent! 

Cependant  ces  Meilleurs,  bien  déterminés  à  laiiïer  fub- 
Mélanges,    Tome  I.  N  n 


iSz  LETTRES     ECRITES 

fifter  cette  procédure ,  ont  hautement  déclaré  que  le  bien  Je" 
la  Religion  ne  leur  permettoir  pas  de  reconnoître  leur  tort^ 
ni  l'honnçur  du  Gouvernement  de  réparer  leur  injuiHce.  Il 
faudroit  un  Ouvrage  entier  pour  montrer  les  conféquences 
de  cette  maxime ,  qui  confacre  ôc  change  en  arrêt  du  delh'n 
toutes  les  iniquités  des  Minières  des  Loix.  Ce  n'ell:  pas  de 
cela  qu'il  s'agit  encore,  ôc  je  ne  me  fuis  propofc  jufqu'ici 
que  d'examiner  /i  l'injuflice  avoit  été  commife  ,  &  non  fi 
elle  devoir  être  réparée.  Dans  le  cas  de  l'affirmative  ,  nous 
v,errons  ci-après  quelle  reffburce  vos  Loix  fe  font  ménagées 
pour  remédier  à  leur  violation.  En  attendant,  que  faut-il 
penfer  de  ces  Juges  inflexibles  ,  qui  procèdent  dans  leurs  ju- 
gemens  auffi  légèrement  que  s'ils  ne  tiroient  point  à  con- 
féquence ,  èc  qui  les  maintiennent  avec  autant  d'obfBnatioa 
que  s'ils  y  avoient  apporté  le  plus  mûr  examen  ? 

Que'quc  longues  qu'aient  été  ces  difcuflions  ,  j'ai  cm  que 
leur  objet  vous  donneroit  la  patience  de  les  fuivre  ;  j'ofe 
môme  dire  que  vous  le  deviez ,  puifqu'elles  font  autant  l'a- 
pologie de  vos  Loix  que  la  mienne.  Dans  un  pays  libre  6c 
dans  une  Religion  raifonnable,  la  Loi  qui  rendroit  criminel 
un  Livre  pareil  au  mien  feroit  une  Loi  funefte,  qu'il  fau- 
droit fe  hâter  d'abroger  pour  l'honneur  ik  le  bien  de  l'Etat, 
Mais  ,  grâces  au  Ciel ,  il  n'exifte  rien  de  tel  parmi  vous , 
comme  je  viens  de  le  prouver  ,  6c  il  vaut  mieux  que  l'in- 
juftice  dont  je  fuis  la  viclime  foit  l'ouvrage  du  Magiftrac 
que  des  Loix;  car  les  erreurs  des  hommes  font  pafTageres, 
mais  celles  des  Loix  durent  autant  qu'elles.  Loin  que  l'of- 
tracifm*  qui  m'exile  à  jaçnais  de  mou  pays  foit  l'Quvrag* 


P  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  2S3 

de  mes  fautes ,  je  n'ai  jamais  mieux  rempli  mon  devoir  de 
Citoyen  qu'au  moment  que  je  cefle  de  l'ctre ,  &c  j'en  aurois 
mérité  le  titre  far  l'aéte  qui  m'y  fait  renoncer. 

Rappellez-vous  ce  qui  venoit  de  fe  palTer,  il  y  avoit  peu 
d'années ,  au  fujet  de  l'Article  Genève  de  M.  d'Alembert. 
Loin  de  calmer  les  murmures  excités  par  cet  Article,  l'Ecrit 
publié  par  les  Pafieurs  l'avoit  augmenté,  &  il  n'y  a  per- 
fonne  qui  ne  fâche  que  mon  Ouvrage  leur  fit  plus  de  bien 
que  le  leur.  Le  parti  Proteliant ,  mécontent  d'eux ,  n'écla- 
toit  pas  ,  mais  il  pouvoit  éclater  d'un  moment  à  l'autre;  ôc 
malheureufement  les  Gouvernemens  s'alarment  de  û  peu  de 
chofe  en  ces  matières ,  que  les  querelles  des  Théologiens , 
faites  pour  tomber  dans  l'oubli  d'elles-mêmes ,  prennent 
toujours  de  l'importance  par  celle  qu'on  leur  veut  donner. 

Pour  moi  je  regardois  comme  la  gloire  &  le  bonheur  de 
la  Patrie  d'avoir  un  Clergé  animé  d'un  efprit  fi  rare  dans 
fon  ordre,  &  qui  ,  fans  s'attacher  à  la  dodrine  purement 
fpéculative  ,  rapportoit  tout  à  la  morale  &  aux  devoirs  de 
l'homme  &  du  Citoyen.  Je  penfois  que ,  fans  faire  direfte- 
jiient  fon  apologie,  juftifier  les  maximes  que  je  lui  fuppo- 
fois  &c  prévenir  les  cenfures  qu'on  en  pourroit  faire ,  étoic 
un  fervice  à  rendre  à  l'Etat.  En  montrant  que  ce  qu'il  négli- 
geoit  n'écoit  ni  certain  ni  utile,  j'efpérois  contenir  ceux  qui 
voudroient  lui  en  faire  un  crime  :  fans  le  nommer,  fans  le 
défigner,  fans  compromettre  fon  orthodoxie,  c'étoit  le  don- 
ijer  en  exemple  aux   autres  Théologiens. 

L'entreprife  étoit  hardie ,  mais  elle  n'étoit  pas  téméraire  ; 
)6c  fans  des  circouftances  qu'il  écoit  difficile  de  prévoir  ,  elle 

Nn  * 


aS4  LETTRES      ECRITES 

devoin  naturelle menn  rcuffir.  Je  n'étois  pas  feul  de  ce  fenti- 
ment  ;  des  gens  très-éclairés  ,  d'illuflres  Magifèrats  même 
penfoient  comme  moi.  Confidérez  l'état  religieux  de  l'Eu- 
rope au  moment  où  je  publiai  mon  Livre ,  ôc  vous  verrez 
qu'il  étoit  plus  que  probable  qu'il  feroit  par-tout  accueilli, 
La  Religion  décréditéc  en  tout  lieu  par  la  Philofophie,  avoit 
perdu  fon  afcendant  jufques  fur  le  Peuple.  Les  Gens  d'Eglife, 
obfHnés  à  l'étayer  par  fon  côté  foible,  avoient  laifle  miner 
tout  le  refte  ,  ôc  l'édifice  entier  portant  à  faux ,  étoit  prêt 
à  s'écrouler.  Les  controverfes  avoient  celTé  parce  qu'elles 
n'intéreffbient  plus  perfcnne ,  ôc  la  paix  régnoit  entre  les 
différens  partis  ,  parce  que  nul  ne  fe  foucioit  plus  du  fien. 
Pour  ôter  les  mauvaifes  branches  ,  on  avoit  abattu  l'arbre  ; 
pour  le  replanter,   il  faloit  n'y  laiiTer  que  le   tronc. 

Quel  moment  plus  heureux  pour  établir  folidement  la  paix 
univerfelle  ,  que  celui  oii  l'animofité  des  partis  fufpendue 
laifToit  tout  le  monde  en  état  d'écouter  la  raifon  ?  A  qui 
pouvoit  déplaire  un  Ouvrage ,  oii  fans  blâmer ,  du  moins  fans 
exclure  perfonne  ,  on  faifoit  voir  qu'au  fond  tous  étoient 
d'accord  ;  que  tant  de  diflentions  ne  s'étoient  élevées  ,  que 
tant  de  fang  n'avoir  été  verfé  que  pour  des  mal-entendus  ; 
que  chacun  devoir  reltcr  en  repos  dans  fon  culte ,  fans  trou- 
bler celui  des  autres  ;  que  par-tout  on  dcvoit  fervir  Dieu  , 
aimer  fon  Prochain ,  obéir  aux  Loix ,  ôc  qu'en  cela  fcul  con- 
filtoit  l'efTence  de  toute  bonne  Religion  ?  C'étoit  établir  h  la 
fois  la  liberté  philoropliique  ôc  la  piété  rcligieufc  ;  c'étoit 
concilier  l'amour  de  l'ordre  ,  ôc  les  égards  pour  les  préjugés 
-d'autrui  ;  c'étoit ,  fans  détruire  les  divers  partis  ,  les  ramener 


DE     LA     MONTAGNE.  2S5 

tou5  au  terme  commun  de  l'humanité  &  de  la  raifon  ;  loin 
d'exciter  des  querelles  ,  c'éroit  couper  la  racine  à  celles  qui 
germent  encore ,  &  qui  renaîtront  infailliblement  d'un  jour  à 
l'autre  ,  lorfque  le  zèle  du  fanatifme,  qui  n'eft  qu'aflbupi ,  fe 
réveillera  :  c'écoit ,  en  un  mot ,  dans  ce  fiecle  pacifique  par 
indifférence  ,  donner  à  chacun  des  raifons  très-fortes  d'être 
toujours  ce  qu'il  eit  maintenant  fans  favoir  pourquoi. 

Que  de  maux  tout  prêts  à  renaître  n'étoient  point  préve- 
nus fi  l'on  m'eût  écouté  !  Quels  inconvéniens  étoient  atta- 
chés à  cet  avantage  ?  Pas  un  ,  non ,  pas  un.  Je  défie  qu'on 
m'en  montre  un  feul  probable  &  même  poflible ,  fi  ce  n'eft 
l'impunité  des  erreurs  innocentes  ,  &  l'impuillance  des  per- 
fécuteurs.  Eh  !  comment  fe  peut-il  qu'après  tant  de  trifles 
expériences  ,  ôc  dans  un  fiecle  fi  éclairé  ,  les  Gouvernemens 
n'aient  pas  encore  appris  à  jetter  ôc  brifer  cette  arme  ter- 
rible ,  qu'on  ne  peut  manier  avec  tant  d'adreffe  qu'elle  ne 
coupe  la  main  qui  s'en  veut  fervir  ?  L'Abbé  de  Saint-Pierre 
vouloir  qu'on  ôtât  les  Ecoles  de  Théologie  ,  &  qu'on  fou- 
tînt  la  Religion.  Quel  parti  prendre  pour  parvenir  fans  bruit 
à  ce  double  objet ,  qui  ,  bien  vu  ,  fe  confond  en  un  ?  Le 
parti  que  j'avois  pris. 

Une  circonfiance  malheureufe ,  en  arrêtant  l'effet  de  mes 
bon?  deffeins  ,  a  raffemblé  fur  ma  tête  tous  les  maux  dont  je 
voulois  délivrer  le  Genre  -  humain.  Rcnaîtra-t-il  jamais  un 
autre  ami  de  la  vérité  ,  que  mon  fort  n'effraye  pas  .''  je  l'i- 
gnore. Qu'il  foit  plus  fage  ,  s'il  a  le  m:ême  zele  ;  en  fera-t-il 
plus  heureux  ?  J'en  doute.  Le  momient  que  j'avois  faifi,  puif- 
qu'il  clt  manque  ,  ne  reviendra  plus.  Je  fuuhaitc  de  tout  mon 


285  LETTRES     ECRITES 

cœur  que  le  Parlement  de  Paris  ne  fe  repente  pas  un  jour 
lui  -  même  d'avoir  remis  dans  la  main  de  la  fuperftition  le 
poignard  que  j'en  faifois  tomber. 

Mais  laiiTons  les  lieux  ôc  les  teras  éloignés  ,  &  retournons 
à  Genève.  C'eft-là  que  je  veux  vous  ramener  par  une  der- 
nière obfervation  ,  que  vous  êtes  bien  à  portée  de  faire  ,  & 
qui  doit  certainement  vous  frapper.  Jettez  les  yeux  fur  ce  qui 
fc  paffe  autour  de  vous.  Quels  font  ceux  qui  me  pourfuivent, 
quels  font  ceux  qui  me  défendent  ?  Voyez  parmi  les  Repré- 
ièntans  l'élite  de  vos  Citoyens  ,  Genève  en  a-t-elle  de  plus 
elHmables  ?  Je  ne  veux  point  parler  de  mes  perfccuteurs  ;  à 
Dieu  ne  plaife  que  je  fouille  jamais  ma  plume  6c  ma  caufe 
des  traits  de  la  fatire  ;  je  laifTe  fans  regret  cette  arme  à  mes 
ennemis  ;  mais  comparez  &c  jugez  vous-même.  De  quel  côté 
font  les  mœurs ,  les  vertus ,  la  folide  piété  ,  le  plus  vrai  pa^- 
triotifmç  ?  Quoi  !  j'offenfe  les  Loix  ,  &  leurs  plus  zélés  dé- 
fenfeurs  font  les  miens  !  J'attaque  le  Gouvernement  ,  &c  les 
meilleurs  Citoyens  m'approuvent  !  J'attaque  la  Religion ,  & 
j'ai  pour  moi  ceux  qui  ont  le  plus  de  Religion  !  Cette  feule 
obfervation  dit  tout  ;  elle  feule  montre  mon  vrai  crime  ,  &c 
le  vrai  fujet  de  mes  difgraces.  Ceux  qui  me  haïfîent  &  m'oa- 
rragent  ,  font  mon  éloge  en  dépit  d'eux.  Leur  haine  s'expli- 
que d'elle-même.  Un  Genevois  peut-il  s'y  tromper  ? 


DE     LA     MONTAGNE.  287 

—  ^a^'i^     .        '=====  =» 


S  I  X  I  E  31  E     LETTRE. 

J_j  NcoRE  une  Lettre  ,  Monfieur ,  &  vous  êtes  déHvré  de 
moi.  Mais  je  me  trouve ,  en  la  commençant ,  dans  une  fitua- 
tion  bien  bizarre  ^  obligé  de  l'écrire ,  &  ne  fâchant  de  quoi 
la  remplir.  Concevez-vous  qu'on  ait  à  fe  juftifier  d'un  crime 
qu'on  ignore  ,  &  qu'il  faille  fe  défendre  fans  favoir  de  quoi 
l'on  eiï  accufé  ?  C'efl  pourtant  ce  que  j'ai  à  faire  au  fujet 
des  Gouvernemens.  Je  fuis,  non  pas  accufé ,  mais  jugé,  mais 
flétri  pour  avoir  publié  deux  Ouvrages  téméraires ,  fcandakux , 
impies  ,  tendans  à  détruire  la  Religion  Chrétienne  &  tous  les 
Gouvernemens,  Quant  à  la  Religion ,  nous  avons  eu  du  moins 
quelque  prife  pour  trouver  ce  qu'on  a  voulu  dire  ,  &  nous 
l'avons  examiné.  Mais  quant  aux  Gouvernemens  ,  rien  ne 
peut  nous  fournir  le  moindre  indice.  On  a  toujours  évité 
toute  efpece  d'explication  fur  ce  point  :  on  n'a  jamais  voulu 
dire  en  quel  lieu  j'entreprenois  ainfi  de  les  détruire ,  ni  com- 
ment, ni  pourquoi  ,  ni  rien  de  ce  qui  peut  conftater  que  le 
délit  n'eft  pas  imaginaire.  C'elt  comme  fi  l'on  jugeoit  quel- 
qu'un pour  avoir  tué  un  homme  fans  dire  ni  où  ,  ni  qui  , 
ni  quand  ;  pour  un  meurtre  abitrait.  A  l'Inquifition  l'on  force 
bien  l'accufé  de  deviner  de  quoi  on  l'accufe ,  mais  on  ne  le 
juge  pas  fans  dire  fur  quoi. 

L'Auteur  des  Lettres  écrites  de  la  Campagne  évite  avec 
le  même  foin  de  s'expliquer  fur  ce  prétendu  délit  ;  il  joint 
égakniçiK  la  Kc-ligioa  &  les  Goii\-ernemens  dans  la  même 


i88  LETTRES     ECRITES 

accufation  générale  :  puis  ,  entrant  en  matière  fur  la  Reli- 
gion ,  il  déclare  voaloir  s'y  borner  ,  &  il  tient  parole.  Com- 
ment parviendrons-nous  à  vérifier  l'accufation  qui  regarde  les 
Gouvernemens  ,  fi  ceux  qui  l'intentent  refufent  de  dire  fur 
quoi  elle  porte  ? 

Remarquez  même  comment  d'un  trait  de  plume  cet  Au- 
teur change  l'état  de  la  queltion.  Le  Confeil  prononce  que 
mes  Livres  tendent  à  détruire  tous  les  Gouvernemens  ;  l'Au- 
teur des  Lettres  dit  feulement  que  les  Gouvernemens  y  fonc 
livrés  à  la  plus  audacieufe  critique.  Cela  eft  fort  différent. 
Une  critique  ,  quelque  audacieufe  qu'elle  puiiTe  être  ,  n'eit 
point  une  confpiration.  Critiquer  ou  blâmer  quelques  Loix  , 
n'eft  pas  renverfer  toutes  les  Loix.  Autant  vaudroit  accufer 
quelqu'un  d'aflafTiner  les  malades  ,  lorfqu'il  montre  les  fautes 
des  Médecins. 

Encore  une  fois  ,  que  répondre  à  des  raifons  qu'on  ne 
veut  pas  dire  ?  Comment  fe  juitifier  contre  un  jugement 
porté  fans  motifs  ?  Que ,  fans  preuve  de  part  ni  d'autrc ,  ces 
Mcflicurs  difent  que  je  veux  renverfer  tous  les  Gouvernemens , 
&  que  je  dife ,  moi ,  que  je  ne  veux  pas  renverfer  tous  les 
Gouvernemens  ,  il  y  a  dans  ces  aflertions  parité  exaâe ,  ex- 
cepté que  le  préjugé  efi  pour  moi  ;  car  il  eft  à  préfumer  que 
je  fais  mieux  que  pcrfonne  ce  que  je  veux  faire. 

Mais  ojj  la  parité  manque,  c'cft  dans  l'effet  de  l'afTertion, 
Sur  la  leur  mon  Livre  elt  brûlé ,  ma  perfonne  eft  décrétée  ; 
&  ce  que  j'afîrme  ne  rétablit  rien.  Seulement  ,  Ci  je  prouve 
que  l'accufation  elt  fauffe  &c  le  jugement  inique  ,  l'affront 
«ju'ils  m'ont  fait  retourne  à  eux-mêmes  ;  le  décret ,  le  Bour- 
reau , 


D  E    L  A    M  ON  T  A  G  N  E.  285 

reau  ,  tout  y  devroit  retourner  ;  puifque  nul  ne  détruit  fî  ra- 
dicalement le  Gouvernement,  que  celui  qui  en  tire  un  ufage 
directement  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  il  ei\:  inltitué. 

Il  ne  fuffit  pas  que  j'affirme ,  il  faut  que  je  prouve  ;  & 
c'eft  ici  qu'on  voit  combien  eft  déplorable  le  fort  d'un  Par- 
ticulier fournis  à  d'injufles  Magiftrats  ,  quand  ils  n'ont  rien 
à  craindre  du  Souverain ,  &  qu'ils  fe  mettent  au-deilus  des 
Loix.  D'une  affirmation  fans  preuve  ,  ils  font  une  démonf- 
tration  ;  voilà  l'innocent  puni.  Bien  plus  ,  de  fa  défenfe  même 
ils  lui  font  un  nouveau  crime ,  &  il  ne  tiendroit  pas  à  eux 
de  le   punir  encore  d'avoir  prouvé  qu'il  étoit  innocent. 

Comment  m'y  prendre  pour  montrer  qu'ils  n'ont  pas  die 
vrai  ;  pour  prouver  que  je  ne  détruis  point  les  Gouverne- 
mens  ?  Quelque  endroit  de  mes  Ecrits  que  je  défende ,  ils 
diront  que  ce  n'eft  pas  celui-là  qu'ils  ont  condamné  ,  quoi- 
qu'ils aient  condamné  tout  ,  le  bon  comme  le  mauvais  , 
fans  nulle  diftinclion.  Pour  ne  leur  laifler  aucune  défaite  ,  il 
faudroit  donc  tout  reprendre ,  tout  fuivre  d'un  bout  à  l'autre  , 
Livre  à  Livre ,  page  à  page  ,  ligne  à  ligne  ,  6c  prefque  en- 
fin ,  mot  à  mot.  Il  faudroit  ,  de  plus  ,  examiner  tous  les 
Gouvernemens  du  monde  ,  puifqu'ils  difent  que  je  les  détruis 
tous.  Quelle  entreprife  !  Que  d'années  y  faudroit-il  em- 
ployer ?  Que  d'in-folios  faudroit-il  écrire  ;  ôc  après  cela  , 
qui  les  liroit  ? 

Exigez  de  moi  ce  qui  eft  faifable.  Tout  homme  fenfé  doit 
fe  contenter  de  ce  que  j'ai  à  vous  dire  :  vous  ne  voulez  fu- 
renient  rien  de  plus. 

De  mes  deux  Livres  ,  brûlés  à  la  fois  fous  des  imputa- 
Mélanges.    Tome  L  O  o 


290  LETTRES     ECRITES 

tions  communes  ,  il  n'y  en  a  qu'un  qui  traite  du  Di-oit  po- 
litique &c  des  matières  "de  Gouvernement.  Si  l'autre  en  traite  , 
ce  n'eft  que  dans  un  extrait  du  premier.  Ainfi  je  fuppofe 
que  c'eft  fur  celui-ci  feulement  que  tombe  l'accufation.  Si 
cette  accufation  portoit  fur  quelque  palFage  particulier  ,  on 
l'auroit  cité  ,  fans  doute  ;  on  en  auroit  du  moins  extrait 
quelque  maxime  fidelle  ou  infidelle  ,  comme  on  a  fait  fur 
les  points  concernant  la  Religion. 

C'eft  donc  le  fyflême  établi  dans  le  corps  de  l'Ouvrage, 
qui  détruit  les  Gouvernemens  :  il  ne  s'agit  donc  que  d'ex- 
pofer  ce  fyftême  ,  ou  de  faire  une  analyfe  du  Livre  ;  &  fi 
nous  n'y  voyons  évidemment  les  principes  deilruftifs  dont 
il  s'agit,  nous  laurons  du  moins  oij  les  chercher  dans  l'Ou- 
vrage ,  en  fuivant  la  méthode   de  l'Auteur. 

Mais  ,  Monfieur  ,  fi  ,  durant  cette  analyfe  ,  qui  fera  courte  , 
vous  trouvez  quelque  conféquence  à  tirer ,  de  grâce  ,  ne  vous 
prefTez  pas.  Attendez  que  nous  en  raifonnions  enfemble.  Après 
cela  ,  vous  y  reviendrez  fi  vous  voulez. 

Qu'elt-ce  qui  (ait  que  l'Etat  elt  un  ?  C'eft  l'union  de  {es 
membres.  Et  d'où  naît  l'union  de  fes  membres  ?  De  l'obli- 
gation qui  les  lie.  Tout  eft  d'accord  jufqu'ici. 

Mais  quel  elt  le  fondement  de  cette  obligation  ?  Voilà  où 
les  Auteurs  fe  divifent.  Selon  les  uns  ,  c'eft  la  force  ;  félon 
d'autres  ,  l'autorité  paternelle  ;  félon  d'autres  ,  la  volonté  de 
Dieu.  Chacun  établit  fon  principe  ,  &c  attaque  celui  des  au- 
tres :  je  n'ai  pas  moi-même  fait  autrement  ;  &c  ,  fuivant  la 
plus  faine  partie  de  ceux  qui  ont  difcuté  ces  matières  ,  j'ai 
pofc  ,  pour  fondement  du   Corps   politique  ,  la    convention 


DE     LA     MONTAGNE.  ipr 

de  fes  membres,  j'ai  réfuté  les  principes   différens  du  mien. 

Indépendamment  de  la  vérité  de  ce  principe  ,  il  l'emporte 
fur  tous  les  autres  par  la  folidité  du  fondement  qu'il  établit; 
car  quel  fondement  plus  fur  peut  avoir  l'obligation  parmi  les 
hommes ,  que  le  libre  engagement  de  celui  qui  s'oblige.  On 
peut  difputer  tout  autre  principe  (a)  ;  on  ne  fauroit  difpu- 
ter  celui-là. 

Mais  par  cette  condition  de  la  liberté  ,  qui  en  renferme 
d'autres  ,  toutes  fortes  d'engagemens  ne  font  pas  valides  , 
même  devant  les  Tribunaux  humains.  Ainfi  pour  déterminer 
celui-ci ,  l'on  doit  en  expliquer  la  nature  ,  on  doit  en  trou- 
ver l'ufage  oc  la  fin  ,  on  doit  prouver  qu'il  elt  convenable  à 
des  hommes  ,  &c  qu'il  n'a  rien  de  contraire  aux  Loix  na- 
turelles :  car  il  n'efè  pas  plus  permis  d'enfreindre  les  Loix 
naturelles  par  le  Contrat  Social  ,  qu'il  n'eft  permis  d'en- 
freindre les  Loix  pofitives  par  les  Contrats  des  particuliers  , 
6c  ce  n'eft  que  par  ces  Loix  mêmes  qu'exifte  la  liberté  qui 
donne  force  à  l'engagement. 

J'ai  pour  réfultat  de  cet  examen  ,  que  l'établiffement  du 
Contrat  Social  cft  un  pade  d'une  efpece  particulière  ,  par 
lequel  chacun  s'engage  envers  tous  ,  d'où  s'enfuit  l'engage- 
ment réciproque  de  tous  envers  chacun  ,  qui  eft  l'objet  im- 
médiat de  l'union. 

Je  dis  que  cet  engagement   eft  d'une  efpece  particulière  , 

(  a  )  Même  celui  de  la  volonté  de  veuille    qu'on    préfère  tel    Gouverne- 
Dieu,   du    moins    quant  à    l'applica-  ment  à  tel  autre,  ni  qu'on  obcilTe  à 
tion.     Car   bien   qu'il   foit   clair   que  Jaques    plutôt    qu'à    Guillaume.     Or 
ce   que  Dieu  veut,  l'homme  doit  le  voilà  de  quoi  il  s'agit, 
vouloir ,   il  n'eft  pat  clair  que  Dieu 

Oo  1 


292  LETTRES     ECRITES 

en  ce  qu'étant  abfolu  ,  fans  condition ,  fans  réferve ,  ïl  ne  peut 
toutefois  être  injulèe  ni  fufceptible  d'abus  ;  puifqu'il  n'elt  pas 
poiïible  que  le  Corps  fe  veuille  nuire  à  lui-même  ,  tant  que 
le  tout  ne  veut  que  pour  tous. 

Il  e(t  encore  d'une  efpece  particulière ,  en  ce  qu'il  lie  les 
contrailans  fans  les  aiïUjettir  à  perfonne  ,  &  qu'en  leur  don- 
nant leur  feule  volonté  pour  règle  ,  il  les  laiffe  aufll  libres 
qu'auparavant. 

La  volonté  de  tous  eft  donc  l'ordre  ,  la  règle  fuprême  , 
&  cette  règle  générale  ôc  perfonnifiée  eft  ce  que  j'appelle 
le  Souverain. 

Il  fuit  de-là  que  la  Souveraineté  eii  indivifible  ,  inaliéna- 
ble ,  &c  qu'elle  réfide  effentiellement  dans  tous  les  membres 
du  Corps. 

Mais  comment  agit  cet  être  abltrait  &  colktlif  ?  Il  agit 
par  des  Loix  ,  &,  il  ne  fauroit  agir   autrement. 

Et  qu'eft-ce  qu'une  Loi  ?  C'eft  une  déclaration  publique 
&.  folemnelle  de  la  volonté  générale  ,  fur  un  objet  d'intérêt 
commun. 

Je  dis  ,  fur  un  objet  d'intérêt  commun  ;  parce  que  la  Loi 
perdroit  fa  force  &  celferoit  d'être  légitime,  fi  l'objet  n'en 
importoJt  à  tous. 

La  Loi  ne  peut  par  fa  nature  avoir  un  objet  particulier 
&c  individuel  :  mais  l'application  de  la  Loi  tombe  fur  des 
objets  particuliers   &  individuels. 

Le  pouvoir  légillatif ,  qui  eft  le  Souverain ,  a  donc  befoin 
d'un  autre  pouvoir  qui  exécute ,  c'ell-à-dire ,  qui  réduife  la 
Loi  en  aflcs  particuliers.  Ce  fécond  pouvoir  doit  être  établi 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  ^93 

de  manière  qu'il  exécute  toujours  la  Loi ,  6c  qu'il  n'exécute 
jamais  que  la  Loi.  Ici  vient  l'inftirution  du  Gouvernement. 

Qu'eii-ce  que  le  Gouvernement  ?  C'elt  un  corps  intermé- 
diaire établi  entre  les  Sujets  de  le  Souverain  pour  leur  mu- 
tuelle correfpondance  ,  chargé  de  l'exécution  des  Loix  ôc  du 
maintien  de  la  Liberté  ,  tant  civile  que  politique. 

Le  Gouvernement ,  comme  partie  intégrante  du  Corps  poli- 
tique ,  participe  à  la  volonté  générale  qui  le  conititue  ;  comme 
Corps  lui-même  ,  il  a  fa  volonté  propre.  Ces  deux  volontés 
quelquefois  s'accordent ,  &  quelquefois  fe  combattent.  C'eft 
de  l'effet  combiné  de  ce  concours  &  de  ce  conflit ,  que 
réfulte  le  jeu  de  toute  la  machine. 

Le  principe  qui  constitue  les  diverfes  formes  du  Gouverne- 
ment confiite  dans  le  no'mbre  àts  membres  qui  le  compo- 
fent.  Plus  ce  nombre  eft  petit ,  plus  le  Gouvernement  a  de 
force  ;  plus  le  nombre  eft  grand  ,  plus  le  Gouvernement  eft 
fcible  ;  ëc  comme  la  fouveraineté  tend  toujours  au  relâche- 
m.ent,  le  Gouvernement  tend  toujours  à  fe  renforcer.  Ainfi 
le  Corps  exécutif  doit  l'emporter  à  la  longue  fur  le  Corps 
légidatif  ;  &  quand  la  Loi  eft  enfin  foumife  aux  hommes  ,  il 
ne  refte  que  des   efclaves  ôc  des  maîtres  ;  l'Etat  eft  détruit. 

Avant  cette  deftruclion  ,  le  Gouvernement  doit  ,  par  fon 
progrès  naturel ,  changer  de  forme  ôc  palfcr  par  degrés  du 
grand  nombre  au  moindre. 

Les  diverfts  formes  dont  le  Gouvernement  efè  fufceptible , 
fe  réduifent  à  trois  principales.  Apres  les  avoir  comparées 
par  leurs  avantages  ôc  par  leurs  inconvéniens  ,  je  donne  la 
préférence  h  celle  qui  cit  intermédiaire  entre  les  deux  extrc- 


Z94  LETTRES     ECRITES 

mes ,  ôc  qui  porte  le  nom  d'Ariftocratie.  On  doit  fe  fouvenir 
ici  que  la  coniiicution  de  l'Etat  &:  celle  du  Gouvernement 
font  deux  chofes  très-dilHnéles  ,  &  que  je  ne  les  ai  pas  con- 
fondues. Le  meilleur  des  Gouvcrnemens  elt  l'ariltocratique  ; 
la  pire  des  Souverainetés  eft  l'ariftocratique. 

Ces  difcuflions  en  amènent  d'auires  fur  la  manière  dont  le 
Gouvernement  dégénère  ,  &  fur  les  moyens  de  retarder  la  def- 
tru'flion  du  Corps  politique. 

Eniîn  ,  dans  le  dernier  Livre  ,  j'examine  ,  par  voie  de  com- 
paraifon  avec  le  meilleur  Gouvernement  qui  ait  exifié ,  favoir 
celui  de  Rome ,  la  police  la  plus  favorable  à  la  bonne  confti- 
tution  de  l'Etat  ;  puis  je  termine  ce  Livre  ôc  tout  l'Ouvrage 
par  des  recherches  fur  la  manière  dont  la  Religion  peut  <Sc 
doit  entrer  comme  partie  conflitutive  dans  la  compofirion  du 
Corps  politique. 

Que  penfiez-vous,  Monfieur,  en  lifiint  cette  analyfe  courte 
&  fidelle  de  mon  Livre  ?  Je  le  devine.  Vous  difiez  en  vous- 
même  ;  voilà  l'hiltoire  du  Gouvernement  de  Genève.  C'elt  ce 
qu'ont  dit  à  la  leâure  du  même  Ouvrage  tous  ceux  qui  con- 
noiffent  votre  Conftitution. 

Et  en  effet ,  ce  Contrat  primitif,  cette  effence  de  la  Sou- 
veraineté ,  cet  empire  des  Loix ,  cette  inflirution  du  Gouver- 
nement ,  cette  manière  de  le  reiîerrer  à  divers  degrés  pour 
compenfer  l'autorité  par  la  force  ,  cette  tendance  à  l'ufurpa- 
cion  ,  ces  aiïemblées  périodiques  ,  cette  adreiïë  à  les  ôter  , 
cette  deftru^lion  prochaine ,  enfin  ,  qui  vous  menace  ôc  que 
je  voulois  prévenir ,  n'elt-ce  pas  trait  pour  trait  l'image  de 
votre  République ,  depuis  fa  naiJance  jufqu'à  ce  jour  ? 


DE     LA     MONTAGNE.  295 

J'ai  donc  pris  votre  Coniiicution  ,  que  je  trouvois  belle  , 
pour  modèle  des  iniHtutions  politiques  ;  &  vous  propoflint  en 
exemple  à  l'Europe ,  loin  de  chercher  à  vous  détruire  ,  j'ex- 
pofois  les  moyens  de  vous  conferver.  Cette  Confèitution  , 
toute  bonne  qu'elle  e(t  ,  n'elt  pas  fans  défaut  ;  on  pouvoit 
prévenir  les  altérations  qu'elle  a  fouffertes  ,  la  garantir  du 
danger  qu'elle  court  aujourd'hui.  J'ai  prévu  ce  danger  ,  je 
l'ai  fait  entendre  ,  j'indiquois  des  préfervatifs  ;  étoit-ce  la 
vouloir  détruire  ,  que  de  montrer  ce  qu'il  faloit  faire  pour  la 
maintenir  ?  C'étoit  par  mon  attachement  pour  elle ,  que  j'au- 
rois  voulu  que  rien  ne  pût  l'altérer.  Voilà  tout  mon  crime  : 
i'avois  tort,  peut-être;  mais  fi  l'amour  de  la  Patrie  m'aveugla 
fur  cet  article  ,  étoit-ce  à  elle  de  m'en  punir  ? 

Com.ment  pouvois-je  tendre  à  renverfer  tous  les  Gouver- 
nemens ,  en  pofmt  en  principes  tous  ceux  du  vôtre  ?  Le  fait 
feul  détruit  l'accufation.  Puifqu'il  y  avoit  un  Gouvernement 
exiîtant  fur  mon  modèle  ,  je  ne  tendois  donc  pas  à  détruire 
tous  ceux  qui  exilloient.  Eh  !  Monfieur  ;  fi  je  n'avois  fait 
qu'un  fyflême  ,  vous  êtes  bien  fïir  qu'on  n'auroit  rien  dit.  Cn 
fe  fût  contenté  de  reléguer  le  Contrpt  Social  avec  la  Répu- 
blique de  Platon  ,  l'Utopie  «5c  les  Sévarambes  dans  le  pays 
des  chimères.  Mais  je  pcignois  un  objet  exiftant,  &  l'on  vou- 
loit  que  cet  objet  changeât  de  flice.  Mon  Livre  portoit  témoi- 
gnage contre  l'attentat  qu'on  alloit  faire.  Voilà  ce  qu'on  no. 
m'a  pas  pardonné. 

Mais  voici  qui  vous  parokra  bizarre.  Mon  Livre  attaque 
tous  les  Gouvernemens ,  &c  il  n'eft  profcrit  dans  aucun  1  11  en 
établie  un  feul  ,  il  le  propofe  en  exemple  ,  &  c'elt  dans  ce- 


29<5  LETTRES     ECRITES 

lui-là  qu'il  eit  brûlé  !  N'eft-il  pas  fingulier  que  les  Gouver- 
nemens  attaqués  fe  taifent ,  &c  que  le  Gouvernement  refpeété 
féviffe  ?  Quoi  !  Le  Magidrac  de  Genève  fe  fait  le  proreéleur 
des  autres  Gouvernemens  contre  le  fien  même  !  Il  punit  fon 
propre  Citoyen  d'avoir  préféré  les  Loix  de  fon  pays  à  toutes 
les  autres!  Cela  eft-il  concevable,  &  le  croiriez-vous  û  vous 
ne  l'eufîiez  vu  ?  Dans  tout  le  reiie  de  l'Europe  quelqu'un 
s'e(t-il  avifé  de  flétrir  l'Ouvrage  ?  Non  ;  pas  même  TEtat  où 
il  a  été  imprimé  (ô).  Pas  même  la  France  ,  où  les  Magif- 
trats  font  là-deffus  fi  féveres.  Y  a-t-on  défendu  le  Livre? 
Rien  de  femblable  ;  on  n'a  pas  laifTé  d'abord  entrer  l'édition 
de  Hollande  ,  mais  on  l'a  contrefaite  en  France  ,  &  l'Ou- 
vrage y  court  fans  difficulté.  C'étoit  donc  une  affaire  de  com- 
merce &  non  de  police  :  on  préféroit  le  profit  du  Libraire 
de  France  au  profit  du  Libraire  étranger.  Voilà  tout. 

Le  Contrat  Social  n'a  été  brûlé  nulle  part  qu'à  Genève, 
où  il  n'a  pas  été  imprimé  ;  le  feul  Magiftrat  de  Genève  y  a 
trouvé  des  principes  deftruftifs  de  tous  les  Gouvernemens. 
A  la  vérité  ,  ce  Magiitrat  n'a  point  dit  quels  étoient  ces  prin- 
cipes ;  en  cela  je  crois  qu'il  a  fort  prudemment  fait. 

L'effet  des  défenfes  indifcretes  ed:  de  n'être  point  obfer- 
vées  ôc  d'énerver  la  force  de  l'autorité.  Mon  Livre  eft  dans 
les  mains  de  tout  le  monde  à  Genève  ,  ôc  que  n'efl-il  éga- 
lement dans  tous  les  cœurs!  Lifez-le,  Monficur ,  ce  Livre 

( /'  )    Dans   le   fort   des   premières  fur  fon  propre  examen,  ce  fage  Ma- 

clameurs,  caufces  par  les  proc'.-dures  giftrat  a  bien   ciiang(j  de   fentiment, 

d'.î  Piris  &   de  Genève,  le  Magilhat  fur -tout  quant  au  Contrat  Socul, 
furpiis  défendit  les  deux  Livres  :  mais  , 

fi 


D  E     L  A     M  O  N  T  A  G  N  E.  197 

fi  décrié  ,  mais  fi  néceflaire  ;  vous  y  verrez  par-tout  la  Loi 
mife  au-delTus  des  hommes  ;  vous  y  verrez  par-tout  la  liberté 
réclamée  ,  mais  toujours  fous  l'autorité  des  Loix ,  fans  les- 
quelles la  liberté  ne  peut  exifkr  ,  ôc  fous  lefquelles  on  eft 
toujours  libre ,  de  quelque  façon  qu'on  foit  gouverné.  Par-là 
je  ne  fais  pas  ,  dit -on  ,  ma  cour  aux  Puiiîlinces  :  tant- pis 
pour  elles  ;  car  je  fais  leurs  vrais  intérêts  ,  fi  elles  favoienc 
les  voir  6c  les  fuivre.  Mais  les  pafîlons  aveuglent  les  hommes 
fur  leur  propre  bien.  Ceux  qui  foumettent  les  Loix  aux  paf- 
fions  humaines  ,  font  'les  vrais  dellrucleurs  des  Gouverne- 
mens  :  voilà  les  gens  qu'il  faudroit  punir. 

Les  fondemens  de  l'Etat  font  les  mêmes  dans  tous  les 
Gouvernemens  ;  &  cgs  fondemens  font  mieux  pofés  dans 
mon  Livre  que  dans  aucun  autre.  Quand  il  s'agit  enfuite  de 
comparer  les  diverfes  formes  de  Gouvernement,  on  ne  peut 
éviter  de  pefer  féparément  les  avantages  &  les  inconvéniens 
de  chacun  :  c'efè  ce  que  je  crois  avoir  fait  avec  impartialité. 
Tout  balancé ,  j'ai  donné  la  préférence  au  Gouvernement  de 
mon  pays.  Cela  étoit  naturel  ôc  raifonnable  ;  on  m'auroic 
blâmé  fi  je  ne  l'euffe  pas  fait.  Mais  je  n'ai  point  donné 
d'exclufion  aux  autres  Gouvernemens  ;  au  contraire  :  j'ai 
montré  que  chacun  avoit  fa  raifon  qui  pouvoit  le  rendre 
préférable  h  tout  autre  ,  félon  les  hommes ,  les  tems  &c  les 
lieux.  Ainfi ,  loin  de  détruire  tous  les  Gouvernemens ,  je 
les  ai  tous  établis. 

En  parlant  du  Gouvernement  Monarchique  en  particulier, 
j'en  ai  bien  fait  valoir  l'avantage,  &  je  n'en  ai  pas  non  plus 
dcguifé  les  défauts.  Cela  efl ,  je  penfc ,  du  droit  d'un  homme 
Mélanges.    Tome  L  Pp 


29»  LETTRES     ECRITES 

qui  raifonne  ;  ôc  quand  je  lui  aurois  donné  l'exclufion ,  ce- 
qu'afTurément  je  n'ai  pas  fait,  s'enfuivroit-il  qu'on  dût  m'en 
punir  à  Genève  ?  Hobbes  a-t-il  été  décrété  dans  quelque  Mo= 
narchie  ,  parce  que  fes  principes  font  deftrudifs  de  tout 
Gouvernement  Républicain ,  ôc  fait-on  le  procès  chez  les 
Rois  aux  Auteurs  qui  rejettent  &  dépriment  les  Républiques  ?- 
Le  droit  n'eit-il  pas  réciproque  ,  ôc  les  Républicains  ne 
font-ils  pas  Souverains  dans  leur  pays  comme  les  Rois  le 
font  dans  le  leur  ?  Pour  moi ,  je  n'ai  rejette  aucun  Gou- 
vernement, je  n'en  ai  méprifé  aucun.  En  les  examinant, 
en  les  comparant ,  j'ai  tenu  la  balance ,  ôc  j'ai  calculé  les 
poids  :  je  n'ai  rien  fait  de  plus. 

On  ne  doit  punir  la  raifon  nulle  part,  ni  même  le  raifon- 
nement;  cette  punition  prouveroit  trop  contre  ceux  qui  l'in- 
fîigeroient.  Les  Repréfentans  ont  très-bien  établi  que  mon 
Livre ,  où  je  ne  fors  pas  de  la  thefe  générale ,  n'attaquant 
point  le  Gouvernement  de  Genève ,  ôc  imprimé  hors  du 
territoire ,  ne  peut  être  confidéré  que  dans  le  nombre  de 
ceux  qui  traitent  du  Droit  naturel  Ôc  politique  ,  fur  lefquels 
les  Loix  ne  donnent  au  Confeil  aucun  pouvoir  ,  ôc  qui  fe 
font  toujours  vendus  publiquement  dans  la  Ville ,  quelque 
principe  qu'on  y  avance ,  ôc  quelque  fentimcnt  qu'on  y  fou- 
tienne.  Je  ne  fuis  pas  le  feul  qui,  difcutant  par  abflra6tion 
des  queltions  de  politique  ,  ait  pu  les  traiter  avec  quelque 
hardieffe  ;  chacun  ne  le  fait  pas ,  mais  tout  homme  a  droit 
de  le  faire  ;  pluficurs  ufcnt  de  ce  droit ,  &  je  fuis  le  feul 
qu'on  puniffe  pour  en  avoir  ufé.  L'infortuné  Sydnci  penfoit 
comme  moi,  mais  il  agilToir;  c'cft   pour  fon  fait,  ôc  non. 


DE    LA    MONTAGNE.  z^, 

pour  fon  Livre ,  qu'il  eut  l'honneur  de  verfer  fon  fjng. 
Althufius,  en  Allemagne,  s'attira  des  ennemis,  mais  on  ne 
s'avifa  pas  de  le  pourfuivre  criminellement.  Locke,  Mon- 
Jtefquieu  ,  l'Abbé  de  Saint-Pierre ,  ont  traité  les  mêmes  ma- 
tières, &  fouvent  avec  la  même  liberté  tout  au  moins.  Locke, 
en  particulier ,  les  a  traitée^.  exai51:ement  dans  les  mêmes 
principes  que  moi.  Tous  trois  font  nés  fous  des  Rois ,  ont 
vécu  tranquilles ,  ôc  font  morts  honorés  dans  leurs  pays.  Vous 
favez  comment  j'ai  été   traité  dans  le  mien. 

Auffi  foyez  fur  que  ,  loin  de  rougir  de  ces  flétriflures , 
je  m'en  glorifie  ,  puifqu'elles  ne  fervent  qu'à  mettre  en  évi- 
dence le  motif  qui  me  les  attire ,  &  que  ce  motif  n'eft  que 
d'avoir  bien  mérité  de  mon  pays.  La  conduite  du  Confeil 
envers  moi  m'afflige ,  fans  doute ,  en  rompant  des  nœuds  qui 
m'étoient  fi  chers  ;  mais  peut-elle  m'avilir  ?  Non ,  elle  m'élève , 
elle  me  met  au  rang  de  ceux  qui  ont  fouiFert  pour  la  liberté. 
Mes  Livres ,  quoi  qu'on  faffe  ,  porteront  toujours  témoi- 
gnage d'eux-mêmes ,  &  le  traitement  qu'ils  ont  reçu  ne  fera 
que  fauver  de  l'opprobre  ceux  qui  auront  l'honneur  d'être 
-brûlés  après  eux. 


X^p  z 


3C0  LETTRES     ECRITES 


SEPTIEME      LETTRE. 


V< 


Ous  m'aurez  trouvé  diffus  ,  Monfieur  ;  mais  il  faloic 
l'être ,  &:  les  fujets  que  j'avois  à  traiter  ne  fe  difcutent  pas 
par  des  épigrammes.  D'ailleurs  ces  fujets  m'cloignent  moins 
qu'il  ne  femble  de  celui  qui  vous  intéreffe.  En  parlant  de 
moi ,  je  penfois  à  vous  ;  &  votre  queflion  tenoit  fi  bien  à 
la  mienne ,  que  l'une  eft  déjà  réfolue  avec  l'autre  ;  il  ne  me 
refte  que  la  conféquence  à  tirer.  Par-tout  où  l'innocence 
n'eft  pas  en  fureté  ,  rien  n'y  peut  être  ;  par-tout  oi!i  les  Loix 
font  violées  impunément ,  il  n'y  a  plus  de  liberté. 

Cependant  comme  on  peut  féparer  l'intérêt  d'un  particu- 
lier de  celui  du  public  ,  vos  idées  fur  ce  point  font  encore 
incertaines;  vous  perfiftez  à  vouloir  que  je  vous  aide  à  les 
fixer.  Vous  demandez  quel  eft  l'état  préfent  de  votre  Ré- 
publique ,  &  ce  que  doivent  flùre  fes  Citoyens  ?  Il  eft  plus 
aifé  de  répondre  h  la  première  queltion  qu'à  l'autre. 

Cette  première  queftion  vous  embarraiïe  furement  moins 
par  elle-même  que  par  les  folutions  contradictoires  qu'on 
lui  donne  autour  de  vous.  Des  gens  de  très-bon  fens  vous 
difent  :  nous  fommes  le  plus  libre  de  tous  les  Peuples  ;  &: 
d'autres  gens  de  très-bon  fens  vous  difent  :  nous  vivons 
fous  le  plus  dur  efclavage.  Lefqucls  ont  raifon  ,  me  deman- 
dez-vous.'' Tous,  Monfieur;  mais  à  différens  égards  :  une 
diftinction  très-fîmple  les  concilie.  Rien  n'eft  plus  libre  que 
votre  état  légitime;  rien  n'eft  plus  fcrvilc  que  votre  état  aduel. 


DE     LA     MONTAGNE.  ^ox 

Vos  loix  ne  tiennent  leur  autorité  que  de  vous  ;  vous  ne 
reconnoiffez  que  celles  que  vous  faites  ;  vous  ne  payez  que 
les  droits  que  vous  impofez;  vous  élifez  les  Chefs  qui  vous 
gouvernent;  ils  n'ont  droit  de  vous  juger  que  par  des  formes 
prefcrites.  En  Confeil  général  vous  êtes  Légiflateurs ,  Sou- 
verains ,  indépendans  de  toute  puiflance  humaine  ;  vous  ra- 
tifiez les  traités,  vous  décidez  de  la  paix  &  de  la  guerre; 
vos  Magiftrats  eux-mêmes  vous  traitent  de  AJagnijiques  , 
très-honorés  &  foiiverains  Seigneurs.  Voilà  votre  liberté  : 
voici  votre   fervitude. 

Le  Corps  chargé  de  l'exécution  de  vos  Loix  en  eft 
l'interprète  &  l'arbitre  fuprême  ;  il  les  fait  parler  comme 
il  lui  plaît  ;  il  peut  les  faire  taire  ;  il  peut  même  les  violer 
fans  que  vous  puiffiez  y  mettre  ordre  ;  il  eft  au  -  delTus  d^s 
Loix. 

Les  Chefs  que  vous  élifez  ont,  indépendamment  de  votre 
choix  ,  d'autres  pouvoirs  qu'ils  ne  tiennent  pas  de  vous ,  & 
qu'ils  étendent  aux  dépens  de  ceux  qu'ils  en  tiennent.  Limités 
dans  vos  éledions  à  un  petit  nombre  d'hommes,  tous  dans 
les  mêmes  principes  &.  tous  animés  du  même  intérêt,  vous 
foites  avec  un  grand  appareil  un  choix  de  peu  d'importance. 
Ce  qui  importeroit  dans  cette  affaire ,  feroit  de  pouvoir  rejet- 
ter  tous  ceux  entre  lefquels  on  vous  force  de  choifir.  Dans 
une  élei^ion  libre  en  apparence  ,  vous  ttts  fi  gênés  de 
toutes  parts  ,  que  vous  ne  pouvez  pas  même  élire  un  pre- 
mier Syndic  ni  un  Syndic  de  la  Garde  :  le  Chef  de  la  Ré- 
publique ce  le  Commandant  de  la  Place  ne  font  pas  h  votre 
choix. 


9 


01 


LETTRES     ECRITES 


Si  l'on  n'a  pas  le  droit  de  mettre  fur  vous  de  nouveaux 
impôts  ,  vous  n'avez  pas  celui  de  rejetrer  les  vieux.  Les 
finances  de  l'Ecat  font  far  un  tel  pied  ,  que  fans  votre  con- 
cours elles  peuvent  fuffire  à  tout.  On  n'a  donc  jamais  befoin 
de  vous  ménager  dans  cette  vue  ,  &  vos  droits  à  cet  égard 
le  réduifent  à  être  exempts  en  partie  Ôc  a  n'être  jamais 
nécefîliires. 

Les  procédures  qu'on  doit  fuivre  en  vous  jugeant ,  font 
prefcrites  ;  mais  quand  le  Confeil  veut  ne  les  pas  fuivre  , 
perfonne  ne  peut  l'y  contraindre  ,  ni  l'obliger  à  réparer  les 
irrégularités  qu'il  commet.  Là-deflus  je  fuis  qualifié  pour  faire 
preuve ,  &  vous  favez  fî  je  fuis  le  feul. 

En  Confeil  général  votre  Souveraine  puifTance  eft  enchaî- 
née :  vous  ne  pouvez  agir  que  quand  il  plaît  à  vos  Magif^ 
trars  ,  ni  parler  que  quand  ils  vous  interrogent.  S'ils  veulent 
jmême  ne  point  affembler  de  Confeil  général ,  votre  auto- 
rité ,  votre  exiftence  eit  anéantie ,  fans  que  vous  puifliez  leur 
oppofcr  que  de  vains  murmures  qu'ils  font  en  polTelIion  de 
méprifer. 

Enfin ,  fi  vous  êtes  Souverains  Seigneurs  dans  l'aflemblce , 
en  fortant  de-là  vous  n'êtes  plus  rien.  Quatre  heures  par  an 
Souverains  fubordonnés  ,  vous  êtes  Sujets  le  refte  de  la  vie , 
&  livrés  fans  réferve  à  la  difcrétion  d'autrui. 

Il  vous  eft  arrivé  ,  Mefîieurs  ,  ce  qu'il  arrive  h  tous  les 
Gouvernemens  fcmblables  au  vôtre.  D'abord  la  puiflance 
légiflative  &  la  puiflance  executive  qui  conliituent  la  Souve- 
raineté ,  n'en  font  pas  diftinéles.  Le  Peuple  Souverain  veut 
par  lui-même ,  ôc  par  lui-même  il  fait  ce  qu'il  veut.  Bientôt 


DE     LA     MONTAGNE.  303 

rîncommodité  de  ce  concours  de  tous  à  toute  chofe  ,  force 
le  Peuple  Souverain  de  charger  quelques-uns  de  fes  mem- 
bres d'exécuter  fts  volontés.  Ces  Officiers,  après  avoir  rempli 
leur  commiffion  ,  en  rendent  compte  ,  ôc  rentrent  dans  la 
commune  égalité.  Peu  -  à  -  peu  ces  comm.iffions  deviennent 
fréquentes ,  enfin  permanentes.  Infenfibîement  il  fe  forme  un 
corps  qui  agit  toujours.  Vn  corps  qui  agit  toujours  ne  peut 
pas  rendre  compte  de  chaque  acte  ;  il  ne  rend  plus  compte 
que  des  principaux  ;  bientôt  il  vient  à  bout  de  n'en  rendre 
d'aucun.  Plus  la  puilîance  qui  agit  eft  active ,  plus  elle  énerve 
la  puiffance  qui  veut.  La  volonté  d'hier  eft  cenfée  être  auffi 
celle  d'aujourd'hui  ;  au  lieu  que  l'aéte  d'hier  ne  difpenfe  pas 
d'agir  aujourd'hui.  Enfin  l'inaftion  de  la  puifTance  qui  veut , 
la  foumet  à  la  puifTance  qui  exécute  :  celle-ci  rend  peu-à-peu 
fes  aâions  indépendantes ,  bientôt  fes  volontés  :  au  lieu  d'agir 
pour  la  puifTance  qui  veut ,  elle  agit  fur  elle.  11  ne  refle  alors 
dans  l'Etat  qu'une  puifTance  agifTante ,  c'eft  l'executive.  La 
puifTance  executive  n'eft  que  la  force ,  &  011  règne  la  feule 
force  l'Etat  e(t  difTous.  Voilà  ,  Monfieur ,  comment  périfTent 
à  la  fin  tous  les  Etats  Démocratiques. 

Parcourez  les  annales  du  vôtre  ,  depuis  le  tems  où  vos 
Syndics ,  fimples  Procureurs  établis  par  la  Communauté  pour 
vaquer  à  telle  ou  telle  affaire  ,  lui  rendoient  compte  de  leur 
commilTion  le  chapeau  bas  ,  èc  rentroient  à  l'inflant  dans 
l'ordre  des  Particuliers,  jufqu'h  celui  où  ces  mêmes  Syndics,, 
dédaignant  les  droits  de  Chefs  6c  de  Juges  qu'ils  tiennent  de 
leur  élection ,  leur  pi"éferent  le  pouvoir  arbitraire  d'un  corps- 
dont  la  Communauté  n'élit  point  les  membres ,  &  qui  s'éta- 


304 


LETTRES     ECRITES 


blic  au-deffus  d'elle  contre  les  Loix  :  (liivez  les  progrès  qu! 
réparent  ces  deux  termes  ;  vous  connoîtrez  à  quel  point  vous 
en  êtes  ,  &  par  quels  degrés  vous  y  êtes  parvenus. 

Il  y  a  deux  liecles  qu'un  Politique  auroit  pu  prévoir  ce 
qui  vous  arrive.  Il  auroit  dit  :  l'InfHtution  que  vous  formez 
elï  bonne  pour  le  préfent ,  &c  mauvaife  pour  l'avenir  ;  elle 
eft  bonne  pour  établir  la  liberté  publique  ,  mauvaife  pour  la 
conferver;  ëc  ce  qui  fait  maintenant  votre  fureté,  fera  dans 
peu  la  matière  de  vos  chaînes.  Ces  trois  corps  qui  rentrent 
tellement  l'un  dans  l'autre ,  que  du  moindre  dépend  l'aitivité 
du  plus  grand ,  font  en  équilibre  tant  que  l'adion  du  plus  grand 
eit  néceflaire  &  que  la  Légiflation  ne  peut  fe  palTer  du  Légif- 
lateur.  Mais  quand  une  fois  l'établiiTement  fera  fait ,  le  corps 
qui  l'a  formé  manquant  de  pouvoir  pour  le  maintenir ,  il 
faudra  qu'il  tombe  en  ruine ,  &  ce  feront  vos  Loix  mêmes 
qui  cauferont  votre  deflruâion.  Voilà  précifément  ce  qui  vous 
elt  arrivé.  C'eft ,  fiuf  la  difproportion ,  la  chute  du  Gouver- 
nement Polonois  par  l'extrémité  contraire.  La  conlHtution 
de  la  République  de  Pologne  n'elt  bonne  que  pour  un  Gou- 
vernement où  il  n'y  a  plus  rien  à  faire.  La  vôtre ,  au  con- 
traire ,  n'clt  bonne  qu'autant  que  le  Corps  légiilatif  agit 
toujours. 

Vos  Magiflrats  ont  travaillé  de  tous  les  tems  ,  &  fans 
relL^che  ,  à  faire  pafTer  le  pouvoir  fuprême  du  Confeil  gé- 
néral au  petit  Confeil  par  la  gradation  du  Deux  -  Cent  ; 
mais  leurs  efforts  ont  eu  des  effets  différens ,  félon  la  ma- 
nière dont  ils  s'y  font  pris.  Prefque  toutes  leurs  entreprifes 
d'éclat   ont   échoué  ,    parce  qu'alors   ils   ont    trouvé    de  la 

réfiflance , 


DE     LA     MONTAGNE.  3.05 

réfîftance  ,  &  que  ,  dans  un  Etat  tel  que  le  vôtre ,  la  réfif- 
tance  publique  efl  toujours  fûre  ,  quand  elle  eit  fondée  fur 
les  Loix. 

La  raifon  de  ceci  eft  évidente.  Dans  tout  Etat  la  Loi  parle 
où  pai-le  le  Souverain.  Or  dans  une  Démocratie  où  le  Peuple 
elt  Souverain ,  quand  les  divifions  inteftines  fufpendent  toutes 
les  formes  &:  font  taire  toutes  les  autorités ,  la  lîenne  feule 
demeure  ;  &:  où  fc  porte  alors  le  plus  grand  nombre  ,  là  réfide 
la  Loi  &c  l'autorité. 

Que  fi  les  Citoyens  &  Bourgeois  réunis  ne  font  pas  le  Sou- 
verain, les  Confeils  fans  les  Citoyens  ôc  Bourgeois  le  font 
beaucoup  moins  encore  ,  puifqu'ils  n'en  font  que  la  moindre 
partie  en  quantité.  Si-tôt  qu'il  s'agit  de  l'autorité  fuprême  , 
tout  rentre  à  Genève  dans  l'égalité  ,  félon  les  termes  de 
l'Edit.  Que  tous  foient  contens  en  degré  de  Citoyens  &  Bour~ 
geois  ,  fans  vouloir  fe  préférer  &  s'attribuer  quelque  auto- 
rité &  Seigneurie  par-deffus  les  autres.  Hors  du  Confeil 
général ,  il  n'y  a  point  d'autre  Souverain  que  la  Loi  ;  mais 
quand  la  Loi  même  eft  attaquée  par  fes  Minillres  ,  c'efl  au 
Légifîdteur  à  la  foutenir.  Voilà  ce  qui  fait  que  par-tout  où 
règne  une  véritable  liberté  ,  dans  les  entreprifes  marquées  le 
Peuple  a  prefque  toujours  l'avantage. 

Mais  ce  n'eft  pas  par  des  entreprifes  marquées  que  vos 
Magiftrats  ont  amené  les  ciiofes  au  point  où  elles  font  ;  c'elf 
par  des  efforts  modérés  &:  continus,  par  des  cliangemens 
prefque  infenfibles  dont  vous  ne  pouviez  prévoir  la  confé- 
quence ,  &  qu'à  peine  même  pouviez-vous  remarquer.  Il  n'eft 
pas  pofTible  au  Peuple  de  fe  tenir  fans  cefTe  en  garde  contre 
Mélanges.     Tome  I.  Qq 


JOfî 


LETTRES      ECRITES 


tout  ce  qui  fe  fait,  ôc  cette  vigilance  lui  tourneroit  même  â 
reproche.  On  l'accuferoit  d'être  inquiet  ôc  remuant,  toujours 
prêt  à  s'alarmer  fur  des  riens.  Mais  de  ces  riens-là  fur  lefquels 
on  fe  tait,  le  Confeil  fait  avec  le  tems  faire  quelque  chofe. 
Ce  qui  fe  palTe  aduellement  fous  vos  yeux  en  eft  la  preuve. 

Toute  l'autorité  de  la  République  réfide  dans  les  Syndics 
qui  font  élus  dans  le  Confeil  général.  Ils  y  prêtent  ferment 
parce  qu'il  eft  leur  feul  Supérieur ,  ôc  ils  ne  le  prêtent  que 
dans  ce  Confeil  ,  parce  que  c'efl  à  lui  feul  qu'ils  doivent 
compte  de  leur  conduite  ,  de  leur  fidélité  à  remplir  le  ferment 
qu'ils  y  ont  fait.  Ils  jurent  de  rendre  bonne  &:  droite  jufHce  ; 
ils  font  les  feuls  Magiftrars  qui  jurent  cela  dans  cette  affem- 
blée  ,  parce  qu'ils  font  les  feuls  à  qui  ce  droit  foit  conféré  par 
le  Souverain  (  û  ) ,  &  qui  l'exercent  fous  fa  feule  autorité. 
Dans  le  jugement  public  des  criminels  ils  jurent  encore  feuls 
devant  le  Peuple ,  en  fe  levant  (  ^  )  &:  hauffant  leurs  bâtons , 
d^ avoir  fait  droit  jugement^  fans  haine  ni  faveur,  priant 
Dieu  de  les  punir  s''ils  ont  fait  au  contraire  ;   ôc  jadis  les 


(  a  )  Il  n'eft  confcrc  à  leur  Lieu- 
tenant qu'en  fous  -  ordre  ,  &  c'eft  pour 
cela  qu'il  ne  prête  point  ferment  en 
Confeil  général.  Jlais ,  dit  l'Auteur 
des  Lettres ,  le  ferment  tjiic  prêtent 
les  membres  du  Coirfcil  eji-il  moins 
obligatoire,  £?  Texcattion  des  en- 
gagcmens  contraries  avec  la  Divinité 
même  dcpend-cllc  du  lien  dans  lequel 
on  les  Lontracle ?  Non,  fans  doute, 
mais  s'enfuit- il  qu'il  foit  indifférent 
dans  quels  lieux  &  dans  quelles  mains 


le  ferment  foit  prêté ,  &  ce  choix  ne 
niarquc-t-il  pas  ou  par  qui  l'autorité 
eft  conférée  ,  ou  à  qui  l'on  doit  compte 
de  l'ufage  qu'on  en  fait  ?  A  quels 
hommes  d'Etat  avons-nous  à  faire  , 
s'il  faut  leur  dire  ces  chofes-là?  Les 
ignorent-ils ,  ou  s'ils  feignent  de  les 
ignorer  ? 

(  /)  )  Le  Confeil  eft  prcfent  auffi , 
mais  fes  membres  ne  jurent  paint 
&  demeuient  allis. 


DE    LA    MONTAGNE. 


?07 


fentences  criminelles  fe  rendoient  en  leur  nom  feul  ,  fans  qu'il 
fût  fait  mention  d'autre  Confeil  que  de  celui  des  Citoyens, 
comme  on  le  voit  par  la  fcntence  de  Morelli  ci -devant  tranf- 
crite ,  Ôc  par  celle  de  Valentin  Gentil  rapportée  dans  les  Opuf- 
cules  de  Calvin. 

Or  vous  fentez  bien  que  cette  puilTance  exclufive  ,  ainfi 
reçue  immédiatement  du  Peuple  ,  gène  beaucoup  les  préten- 
tions du  Confeil.  Il  eit  donc  naturel  que  pour  fe  délivrer  de 
cette  dépendance  il  tâche  d'afFoiblir  peu  -  à  -  peu  l'autorité  des 
Syndics ,  de  fondre  dans  le  Confeil  la  jurifdiélion  qu'ils  ont 
reçue ,  ôc  de  tranfmettre  infenfîblcment  à  ce  Corps  permanen^, 
dont  le  Peuple  n'élit  point  les  membres  ,  le  pouvoir  grand , 
mais  paffager,  des  Magiltrats  qu'il  élit.  Les  Syndics  eux- 
mêmes  ,  loin  de  s'oppofer  à  ce  changement ,  doivent  aufTi  k  favo- 
rifer ,  parce  qu'ils  font  Syndics  feulement  tous  les  quatre  ans , 
&  qu'ils  peuvent  même  ne  pas  l'être  ;  au  lieu  que  ,  quoi  qu'il 
arrive ,  ils  font  Confeillers  toute  leur  vie  ,  le  Grabeau  n'étant 
plus  qu'un  vain  cérémonial  (c). 

Cela  gagné  ,  l'élection  des  Syndics  deviendra  de  m.ême  une 
cérémonie  tout  aufïi  vaine  que  l'efè  déjà  la  tenue  des  Confeils 
généraux,  &c    le   petit  Confeil    verra    fort  paifiblement    les 


(  c  )  Dans  la  première  Inftitution  ,  les 
quatre  Syndics  noiivellenient  clus  & 
les  quatre  anciens  Syndics  rejettoient 
tous  les  ans  huit  memhres  des  fei/e  ref- 
tans  du  petit  Confeil ,  &  en  propo- 
foient  huit  nouveaux  ,  lefquels  paf- 
foient  enfuite  aux  fuffrages  des  Deux- 
Cents  ,  pour  être  admis  ou  rejettes. 
Muis  infcnlibisnicnt  on  ne  rejetta  des 


vieux  Confeillers  que  ceux  dont  la 
conduite  avoit  donné  prife  au  blâme, 
&  lorfqu'ils  avoient  comiuis  quelque 
faute  grEve,  on  n'attendoit  pas  les 
élcdions  pour  les  punir  ;  mais  on  les 
mettoit  d'abord  en  prifon,  &  on  leur 
faifuit  leur  procès  comme  au  dernier 
particulier.  Par  cette  règle  d'anticiper 
le  châtiment  &  de  le  rendre  fcvere , 

Qq3 


3o8 


LETTRES     ECRITES 


exclu  fions  ou  préférences  que  le  Peuple  peut  donner  pour  le  Syn- 
dicat à  fes  membres  ,  lorfque  tout  cela  ne  décidera  plus  de  rien. 
Il  a  d'abord ,  pour  parvenir  à  cette  fin ,  un  grand  moyen 
dont  le  Peuple  ne  peut  connoîrre  :  c'elt  la  police  intérieure 
duConfeil,  dont,  quoique  réglée  parles  Edits,  il  peut  diri- 
ger la  forme  à  fon  gré  (  c/  j ,  n'ayant  aucun  furveillant  qui 
l'en  empêche  ;  car ,  quant  au  Procureur-Général ,  on  doit  en 
ceci  le  compter  pour  rien  (e  ).  Mais  cela  ne  fuffit  pas  encore  : 


les  Confeillers  reftés  étant  tous  irré- 
prochables ne  donnoient  aucune  prife 
à  l'exclufion  :  ce  qui  changea  cet  ufage 
en  la  formalité  cérémonieufe  &  vaine 
qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de  Gra- 
beaii.  Admirable  effet  des  Gouverne- 
niens  libres,  où  les  ufurpations  mêmes 
ne  peuvent  s'établir  qu'à  l'appui  de  la 
vertu  ! 

Au  relie  le  droit  réciproque  des  deux 
Confeils  empêcheroit  feul  aucun  des 
deux  d'ofer  s'en  fervir  fur  l'autre  ,  li- 
non de  concert  avec  lui  ,  de  peur  de 
s'expofer  aux  repréfailles.  Le  Grabeau 
ne  fert  proprement  qu'à  les  tenir  bien 
unis  contre  la  Bourgeoifie ,  &  à  faire 
fauter  l'un  par  l'autre  les  membres  qui 
n'auroient  pas  l'efprit  du  Corps. 

(  rf)C'eft  ainfi  que  dès  l'année  i6^-ç , 
le  petit  Confeil  «&  le  Deux  -  Cent  éta- 
blirent dans  leurs  Corps  la  ballotte  & 
les  billets,  contre  l'Edit. 

(e)  Le  Procureur- Général ,  établi 
pour  ctrc  l'homme  delà  Loi,  n'cftque 
l'homme  du  Confeil.  Deuxcaufcs  font 
prefque  touiours  exercer  cette  charge 


contre  l'efprit  de  fon  inftitution.  L'une 
eft  le  vice  de  l'inftitution  même,  qui 
fait  de  cette  Magiftrature  un  degré 
pour  parvenir  au  Confeil  :  au  lieu  qu'un 
Procureur-Général  ne  devoit  rien  voir 
au  -  dedus  de  fa  place  ,  &  qu'il  devoit 
lui  être  interdit  par  la  Loi  d'afpirer  à 
nulle  autre.  La  féconde  caufe  eft  l'im. 
prudence  du  Peuple,  qui  confie  cette 
charge  à  des  hommes  apparentés  dans 
le  Confeil,  ou  qui  font  de  familles  en 
podelfion  d'y  entrer ,  fans  confidérer 
qu'ils  ne  manqueront  pas  ainfi  d'em- 
ployer contre  lui  les  armes  qu'il  leur 
donne  pour  fi  défenfe.  .J'ai  ouï  des 
Genevois  diftinguer  Phomme  du  peu- 
ple d'avec  l'homme  de  la  Loi ,  comme 
fi  ce  n'étoit  pas  la  même  chofe.  Les 
Procureurs  -  Généraux  devroient  être 
durant  leurs  fix  ans  les  Chefs  de  la 
Bourgeoifie  ,  &  devenir  fon  confeil 
après  cela  :  mais  ne  la  voilà- 1-  il  pas 
bien  protégée  ifv:  bien  confeillée,  & 
n'a-t-clle  pas  fort  à  fe  féliciter  de  fon 
choix  ? 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  509 

il  faut  accoutumer  le  Peuple  même  à  ce  tranfport  de  jurif- 
diclion.  Pour  cela  on  ne  com.mcnce  pas  par  ériger  dans  d'im- 
portantes affaires  des  Tribunaux  compofés  de  feuls  Confeil- 
1ers ,  mais  on  en  érige  d'abord  de  moins  remarquables  fur 
des  objets  peu  intérelTans.  On  fait  ordinairement  préfîder  ces 
Tribunaux  par  un  S/ndic  auquel  on  fubltitue  quelquefois  un 
ancien  Syndic,  puis  un  Confeiller,  fans  que  perfonne  y  faffe 
attention  ;  on  répète  fans  bruit  cette  manœuvre  jufqu'à  ce 
qu'elle  faffe  ufage  :  on  la  tranfporte  au  criminel.  Dans  une 
occafion  plus  importante  on  érige  un  Tribunal  pour  juger  dçs 
Citoyens.  A  la  faveur  de  la  Loi  des  récufations  ,  on  fait  pré- 
sider ce  Tribunal  par  un  Confeiller.  Alors  le  Peuple  ouvre  les 
yeux  6c  murmure.  On  lui  dit  :  de  quoi  vous  plaignez  -  vous  ? 
voyez  les  exemples  ;  nous  n'innovons  rien. 

Voilà  ,  Monfieur  ,  la  politique  de  vos  Magiltrats.  Ils 
font  leurs  innovations  peu  -  à  -  peu  ,  lentement  ,  fans  que 
perfonne  en  voye  la  conféquence  ;  &  quand  enfin  l'on  s'en 
apperçoit  ôc  qu'on  y  veut  porter  remède  ,  ils  crient  qu'on 
veut  innover.    ■ 

Et  voyez  ,  en  effet,  fans  fortir  de  cet  exemple  ,  ce  qu'ils  ont 
dit  à  cette  occafion.  Ils  s'appuyoient  fur  la  Loi  des  récufa- 
tions ;  on  leur  répond  :  la  Loi  fondamentale  de  l'Etat  veut  que 
les  Citoyens  ne  foient  jugés  que  par  leurs  Syndics.  Dans  la 
concurrence  de  ces  deux  Loix  celle-ci  doit  exclure  l'autre  ;  en 
pareil  cas  pour  les  obferver  toutes  deux  on  devroit  plutôt 
élire  un  Syndic  ad  acium.  A  ce  mot ,  tout  eil  perdu  !  Un 
Syndic  ad  acluni  !  innovation  !  Pour  moi ,  je  ne  vois  rien-là 
de  fi  nouveau  qu'ils  difent  :  fi  c'elt  le  mot ,  on  s'en  fert  tous 


3IO  LETTRES     ECRITES 

les  ans  aux  élections  ;  &  û  c'efl  la  chofe  ,  elle  clï  encore  moins 
nouvelle ,  puifque  les  premiers  Syndics  qu'ait  eu  la  ville  n'ont 
été  Syndics  qu'û^  actum.  Lorfque  le  Procureur -Général  eft 
récufable  ,  n'en  faut  -  il  pas  un  autre  ad  aclum  pour  faire  fes 
fonctions;  &  les  adjoints  tirés  du  Deux -Cent  pour  remplir 
lesTribunaux ,  que  font-ils  autre  chofe  que  des  Confeillers  ad 
aclum  ?   Quand  un  nouvel  abus   s'introduit ,  ce  n'elt  point 
innover  que  d'y  propofer  un  nouveau  remède  ;  au  contraire  , 
c'eft  chercher  à  rétablir  les  chofes  fur  l'ancien  pied.  Mais  ces 
Mefïïeurs  n'aiment  point  qu'on  fouille  ainfi  dans  les  antiquités 
de  leur  Ville  :  ce  n'eft  que  dans  celles  de  Carthage  èc  de 
Rome  qu'ils  permettent  de  chercher  l'explication  de  vos  Loix. 
Je  n'entreprendrai  point  le  parallèle  de  celles  de  leurs  entre- 
prifes  qui  ont  manqué  &  de  celles  qui  ont  réuffi  :  quand  il  y 
auroit  compenfation  dans  le  nombre,  il  n'y  en  auroit  point 
dans  l'effet  total.  Dans  une  entreprife  exécutée  ils  gagnent  des 
forces  ;  dans  une  entreprife  manquée  ils  ne  perdent   que  du 
tems.  Vous ,   au   contraire ,    qui  ne  cherchez    &:   ne  pouvez 
chercher  qu'à  maintenir  votre  conftitution ,  quand  vous  per- 
dez ,  vos  pertes  font  réelles ,  &c  quand  vous  gagnez  ,  vous  ne 
gagnez  rien.    Dans   un   progrès    de  cette  efpece,  comment 
efpérer  de  relier  au  même  point  .•* 

De  toutes  les  époques  qu'offre  à  méditer  l'hiltoire  inllruc- 
tivc  de  votre  Gouvernement ,  la  plus  remarquable  par  fa  caufe 
Sx.  la  plus  importante  par  fon  effet ,  cft  celle  qui  a  produit  le 
règlement  de  la  Médiation.  Ce  qui  donna  lieu  primitivement 
h  cette  célèbre  époque  ,  fut  une  entreprife  indifcrete ,  faite 
hors  de  tems  par  vos  Magifh'ats.  Ils  avoient  doucement  ufurpé 


D  E     L  A     M  O  N  T  A  G  N  E.  jj, 

le  droit  de  mettre  des  impôts.  Avant  d'avoir  aïTez  affermi 
leur  puiffance  ,  ils  voulurent  abufer  de  ce  droit.  Au  lieu  de 
réferver  ce  coup  pour  le  dernier ,  l'avidité  le  leur  fit  porter 
avant  les  autres,  ôc  précifément  après  une  commotion  qui 
n'étoit  pas  bien  aflbupie.  Cette  faute  en  attira  de  plus  grandes , 
difficiles  à  réparer.  Comment  de  fi  fins  politiques  ignoroient- 
ils  une  maxime  aufli  fimple  que  celle  qu'ils  choquèrent  en  cette 
occafîon  ?  Par  tout  pays  le  peuple  ne  s'apperçoit  qu'on  attente 
à  fa  liberté  ,  que  lorfqu'on  attente  à  fa  bourfe  ;  ce  qu'auffi 
les  ufurpateurs  adroits  fe  gardent  bien  de  faire ,  que  tout  le 
relie  ne  foit  fait.  Ils  voulurent  renverfer  cet  ordre ,  &  s'en 
trouvèrent  mal  (/).  Les  fuites  de  cette  affaire  produifirenc 
les  mouvemens  de  1734  ,  &  l'affreux  complot  qui  en  fut 
le  fruit. 

Ce  fut  une  féconde  faute  pire  que  la  première.  Tous  les 
avantages  du  tems  font  pour  eux  ;  ils  fe  les  ôtent  dans  les 
entreprifes  brufques  ,  ôc  mettent  la  machine  dans  le  cas  de 
fe  remonter  tout  d'un  coup  :  c'eft  ce  qui  faillit  arriver  dans 
cette  affaire.  Les  événemens  qui  précédèrent  la  Médiation  , 
leur  firent  perdre  un  fiecle ,  ôc  produilirent  un  autre  effet  dé- 
favorable pour  eux.  Ce  fut  d'apprendre  à  l'Europe  que  cette 
Bourgeoille  qu'ils  avoient  voulu  détruire ,   &c  qu'ils  peignoicnt 

(f)  L'objet  des  impôts  établis  en  pour  but  de  tenir  les  Citoyens  &  Bour- 

1716,  etoit  la  dépenfe  des  nouvelles  gcois  fous  le  joug.  On   parvenoit  par 

fortifications.  Le  plan  de  ces  nouvelles  cette  voie  à  former  à  leurs  dépens  les 

fortifications  étoitimmenfe,  &  il  a  été  fers  qu'on    leur   jiréparoit.    Le  projet 

exécuté  en  partie.  De  fi  vaftes  fortifi-  étoit  bien  lié ,  mais  il  niarclioi:  dans 

cations  rcndoient  nécelTaire  une  groffe  un  ordre  rétrograde.    Auffi  n'a-t-il   pu 

ganiifon  ,  Si  cette  gtolTe  garaifon  avoit  xéullir. 


311  LETTRES      ECRITES 

comme  une  populace  effrénée  ,  favoit  garder  dans  fes  avan- 
tages la  modération  qu'ils  ne  connurent  jamais  dans  les  leurs. 

Je  ne  dirai  pas  fi  ce  recours  à  la  Médiation  doit  être  compté 
comme  une  troifleme  faute.  Cette  Médiation  fut  ou  parut 
offerte  ;  fi  cette  offre  fut  réelle  ou  follicitée ,  c'eft  ce  que  je 
ne  puis  ni  ne  veux  pénétrer  ;  je  fais  feulement  que  tandis  que 
vous  couriez  le  plus  grand  danger  tout  garda  le  filence  ,  &. 
que  ce  filence  ne  fut  rompu  que  quand  le  danger  pafTa  dans 
l'autre  parti.  Du  refte  ,  je  veux  d'autant  moins  imputer  à  vos 
Magiftrats  d'avoir  imploré  la  Médiation  ,  qu'ofer  même  en 
parler  elt  à  leurs  yeux  le  plus  grand  des  crimes. 

Un  Citoyen  fe  plaignant  d'un  emprifonnement  illégal,  in- 
jufie  &  déshonorant ,  demandoit  comment  il  faloit  s'y  prendre 
pour  recourir  à,  la  garantie.  Le  Magiffrat  auquel  il  s'adref- 
foit  ofa  lui  répondre  que  cette  feule  propofition  méritoit  la 
mort.  Or,  vis-à-vis  du  Souverain  ,  le  crime  feroit  aufTi  grand  , 
&.  plus  grand  ,  peut-être,  de  la  part  du  Confeil  que  de  la  part 
d'un  fimple  particulier  ;  ôc  je  ne  vois  pas  où  l'on  en  peut 
trouver  un  digne  de  mort  dans  un  fécond  recours,  rendu  légiti- 
me par  la  garantie  qui  fut  l'effet  du  premier. 

Encore  un  coup  ,  je  n'entreprends  point  de  difcuter  une 
queftion  Ci  délicate  à  traiter  ôc  fi  difFxile  à  réfoudre.  J'en- 
treprends fimplemcnt  d'examiner  ,  fur  l'objet  qui  nous  oc- 
cupe ,  l'état  de  votre  Gouvernement  ,  fixé  ci-devant  par  le 
règlement  des  Plénipotentiaires  ,  mais  dénaturé  maintenant 
par  les  nouvelles  entreprifcs  de  vos  Magiflrats.  Je  fuis  oblige 
de  faire  un  long  circuit  pour  aller  i\  mon  but  ;  mais  daignez 
me  fuivre  ,  6:  nous  nous  retrouverons  bien. 

Je 


DE     LA     MONTAGNE.  313 

Je  n'ai  point  la  témérité  de  vouloir  critiquer  ce  règlement; 
au  contraire  ,  j'en  admire  la  fagelFe  ,  ôc  j'en  refpecte  l'impar- 
tialité. J'y  crois  voir  les  intentions  les  plus  droites  &  les  dïC- 
polîtions  les  plus  judicieufes.  Quand  on  fait  combien  de  cho- 
fes  étoient  contre  vous  dans  ce  moment  critique  ,  combien 
vous  aviez  de  préjugés  à  vaincre ,  quel  crédit  à  furmonter  , 
que  de  faux  expofés  à  détruire  ;  quand  on  fe  rappelle  avec 
quelle  confiance  vos  adverfaires  comptoient  vous  écrafer  par 
les  mains  d'autrui  ,  l'on  ne  peut  qu'honorer  le  zèle ,  la  cons- 
tance &  les  talens  de  vos  défenfeurs ,  l'équité  des  PuiiTances 
médiatrices  ,  ôc  l'intégrité  des  Plénipotentiaires  qui  ont  con- 
fommé  cet  ouvrage  de  paix. 

Quoi  qu'on  en  puiffe  dire  ,  l'Edit  de  la  Médiation   a  été 
le  falut  de  la  République  ;   &  quand  on  ne  l'enfreindra  pas  , 
il  en  fera  la  confervation.  Si  cet  Ouvrage  n'ett  pas  parfait  en 
lui-même  ,  il  l'eit  relativement  ;  il  l'eft  quant  aux  tems ,  aux 
lieux ,  aux  circonfèances  ;  il  eli  le  meilleur  qui  vous  pût  con- 
venir. Il  doit  vous  être  inviolable  ôc  facré  par  prudence ,  quand 
il  ne  le  feroi:  pas  par  néceffité  ;  ôc  vous  n'en   devriez  pas 
ôter  une  ligne  ,  quand  vous  feriez  les   maîtres  de  l'anéantir. 
Bien  plus  ,  la  raifon  même  qui  le  rend   néceffaire ,  le  rend 
néceflaire  dans  fon  entier.  Comme  tous  les  articles  balancés 
forment  l'équilibre  ,  un  feul  article  altéré  le  détruit.  Plus  le 
règlement  efè  utile  ,  plus  il  fcroit  nuifiibîe  ainfi.  mutilé.  Rien 
ne  feroit  plus  dangereux  que  plufieurs  articles  pris  fcparément 
ôc  détachés  du  corps  qu'ils  affermilTent.  Il  vaudroit  mieux  que 
l'édifice  fût  rafé  qu'ébranlé.   Laiflez  ôter  une  feule  pierre  de 
la  voûte  ,  ëc  vous  ferez  écrafcs  fous  fes  ruines. 
Mélanges.    Tome  I,  R  r 


314  LETTRES     ECRITES 

Rien  n'eft  plus  facile  à  fenrir  par  l'examen  des  articles 
dont  le  Confeil  fe  prévaut ,  &  de  ceux  qu'il  veut  éluder.  Sou- 
venez-vous ,  Monfîeur  ,  de  l'efprit  dans  lequel  j'entreprends 
cet  examen.  Loin  de  vous  confeiller  de  toucher  à  l'Edit  de  la 
Médiation ,  je  veux  vous  faire  fentir  combien  il  vous  importe 
de  n'y  laifler  porter  nulle  atteinte.  Si  je  parois  critiquer  quel- 
ques articles  ,  c'eft  pour  montrer  de  quelle  conféquence  il 
feroit  d'ôter  ceux  qui  les  reftifient.  Si  je  parois  propofcr  des 
expédiens  qui  ne  s'y  rapportent  pas  ,  c'eft  pour  montrer  la 
mauvaife  foi  de  ceux  qui  trouvent  des  difficultés  infurmonta- 
bles  où  rien  n'eft  plus  aifé  que  de  lever  ces  difficultés.  Après 
cette  explication  j'entre  en  matière  fans  fcrupule,  bien  per- 
fuadé  que  je  parle  à  un  homme  trop  équitable  pour  me  prêter 
un  deflein  tout  contraire  au  mien. 

Je  fens  bien  que  fi  je  m'adreffbis  aux  étrangers ,  il  convien-' 
droit ,  pour  me  faire  entendre  ,  de  commencer  par  un  tableau 
de  votre  confHtution  ;  mais  ce  tableau  fe  trouve  déjà  tracé 
fuffifamment  pour  eux  dans  l'article  Genève  de  M.  d'A- 
lembert ,  &.  un  expofé  plus  détaillé  feroit  fuperflu  pour  vous 
qui  conncilTez  vos  Loix  politiques  mieux  que  moi-même, 
ou  qui  du  moins  en  avez  vu  le  jeu  de  plus  près.  Je  me  borne 
donc  à  parcourir  les  articles  du  règlement  qui  tiennent  h.  la 
queftion  préfente  ,  ôc  qui  peuvent  le  mieux  en  fournir  la 
folution. 

Dès  le  premier  je  vois  votre  Gouvernement  compofc  de 
cinq  ordres  fubordonnés  »  mais  indépendans  ,  c'eft-;\-dirc  , 
exifhns  néceffairement ,  dont  aucun  ne  peut  donner  atteinte 
aux  droits  &  attributs  d'un  autre  j   ôc  dans  ces  cinq  ordres 


DE     LA     MONTAGNE.  ,15 

je  vois  compris  le  Confeil  général.  Dès-là  je  vois  dans  cha- 
cun des  cinq  une  portion  particulière  du  Gouvernement  ;  mais 
je  n'y  vois  point  la  Puiffance  conftitutive  qui  les  établit ,  qui 
les  lie  ,  &  de  laquelle  ils  dépendent  tous  :  je  n'y  vois  point 
le  Souverain.  Or  dans  tout  Etat  politique  il  faut  une  Puif- 
fance fuprême  ;  un  centre  oi!i  tout  fe  rapporte  ,  un  principe 
d'où  tout  dérive  ,  un  Souverain  qui  puiiïe  tout. 

Figurez  -  vous  ,  Monfieur  ,  que  quelqu'un  vous  rendant 
compte  de  la  conftitution  de  l'Angleterre  vous  parle  ainfî. 
«'  Le  Gouvernement  de  la  Grande-Bretagne  eft  compofé  de 
»  quatre  Ordres  dont  aucun  ne  peut  attenter  aux  droits  6c 
»  attributions  des  autres  ;  favoir ,  le  Roi ,  la  Chambre  haute , 
»5  la  Chambre  baiTe  ,  ôc  le  Parlement  »».  Ne  diriez  -  vous 
pas  à  l'inftant  ?  vous  vous  trompez  :  il  n'y  a  que  trois 
Ordres.  Le  Parlement  qui ,  lorfque  le  Roi  y  lîége ,  les  com- 
prend tous,  n'en  eft  pas  un  quatrième  :  il  eft  le  tout;  il  eft 
le  pouvoir  unique  èc  fuprême  duquel  chacun  tire  fon  exif- 
tence  &c  fes  droits.  Revêtu  de  l'autorité  légiflative,  il  peut 
changer  même  la  Loi  fondamentale  en  vertu  de  laquelle 
chacun  de  ces  ordres  exiile  ;  il  le  peut ,  5c  ,  de  plus  ,  il 
l'a  fait. 

Cette  réponfe  eft  jufte  :  l'application  en  ett  claire  ;  Se  ce- 
pendant il  y  a  encore  cette  différence,  que  le  Parlement 
d'Angleterre  n'eft  Souverain  qu'en  vertu  de  la  Loi  &  feule- 
ment par  attribution  &c  députation  :  au  lieu  que  le  Confeil 
général  de  Genève  n'eft  établi  ni  député  de  perfonne  ;  il  eft 
fouverain  de  fon  propre  chef;  il  elt  la  Loi  vivante  &:  fon- 
damentale qui  donne  yie  &  force    à    tout  le   ref  te ,  &  qui 

Rr  i 


;i6 


LETTRES     ECRITES 


ne  connoît  d'autres  droits  que  les  fiens.  Le  Confeil  général 
n'eft  pas  un  ordre  dans  l'Etat ,  il  eft  l'Etat  incme. 

L'Article  fécond  porte  que  les  Syndics  ne  pourront  être 
pris  que  dans  le  Confeil  des  Vingt-cinq.  Or  les  Syndics  font 
des  Magiitrats  annuels  que  le  Peuple  élit  &  choifit,  non- 
feulement  pour  être  fes  Juges,  mais  pour  être  fes  Protec- 
teurs au  befoin  contre  les  membres  perpétuels  des  Confeils, 
qu'il  ne  choifit   pas   {g). 

L'effet  de  cette  reflridion  dépend  de  la  différence  qu'il  y 
a  entre  l'autorité  des  membres  du  Confeil  &  celle  des  Syn- 
dics. Car  fi  la  différence  n'eft  très-grande  ,  &  qu'un  Syn- 
dic n'eftime  pas  plus  fon  autorité  annuelle,  comme  Syndic, 
que  fon  autorité  perpétuelle ,  comme  Confeiller ,  cette  élec- 
tion lui  fera  prefque  indifférente  ;  il  fera  peu  pour  l'obtenir , 
ôc  ne  fera  rien  pour  la  juflifier.  Quand  tous  les  membres 
du  Confeil  animés  du  même  efprit  fuivront  les  mêmes  maxi- 
mes ,  le  peuple ,  fur  une  conduite  commune  à  tous  ne  pou- 
vant donner  d'exclufion  à  perfonne  ,  ni  choifîr  que  des 
Syndics  déjà  Confeillers ,  loin  de  s'affurer ,  par  cette  élec- 
tion ,  des  Patrons  contre  les  attentats  du  Confeil ,  ne  fera  que 


(g)  En  attribuant  la  nomination 
des  membres  du  petit  Confeil  au  Deux- 
Cent  ,  rien  n'étoit  plus  aifé  que  d'or- 
donner cette  attribution  félon  la  Loi 
fondamentale.  Il  fuffifoit  pour  cela  d'a- 
jouter qu'on  ne  pourroit  entrer  au  Con- 
feil qu'après  avoir  été  Auditeur.  De 
celte  manière  la  gradation  des  char- 
ges étoit  mieux  obfcrvée ,  &  les  trois 
Confeils  concouroient  aux  choix  de 


celui  qui  fait  tout  mouvoir;  ce  qui 
étoit  non-feulement  important,  mais 
indifpenfable  pour  maintenir  l'unité  de 
la  conftitution.  Les  Genevois  pourront 
ne  pas  fentir  l'avantage  de  cette  claufe , 
vu  que  le  choix  des  Auditeurs  cft  au- 
jourd'hui de  peu  d'effet  ;  mais  on  l'eût 
confidcré  bien  dilTcremnient ,  quand 
cette  charge  fut  devenue  la  foule  porte 
du  ConfciL 


DE     LA     MONTAGNE. 


317 


donner  au  Confeil  de  nouvelles  forces  pour  opprimer  la  liberté. 

Quoi  que  ce  même  choix ,  eût  lieu  pour  l'ordinaire  dans 
l'origine  de  l'inititurion  ,  tant  qu'il  fut  libre  il  n'eut  pas  la 
même  conféquence.  Quand  le  Peuple  nommoit  les.  Confeil- 
1ers  lui  -  même ,  ou  quand  il  les  nommoit  indirectement  par 
les  Syndics  qu'il  avoit  nommés,  il  lui  étoit  indifférent, 
ëc  même  avantageux,  de  choifir  fes  Syndics  parmi  des  Con- 
feillers  déjà  de  fon  choix  (  /^  ) ,  &  il  étoit  fage  alors  de  pré- 
férer des  chefs  déjà  verfés  dans  les  affaires  :  mais  une  con- 
fidération  plus  importante  eût  dû  l'emporter  aujourd'hui  fur 
celle-là;  tant  il  eiï  vrai  qu'un  même  ufage  a  des  effets  dif- 
férens  par  les  changemens  des  uHiges  qui  s'y  rapportent,  & 
qu'en  cas  pareil ,   c'eft  innover  que  n'innover  pas  ! 

L'Article  IIL  du  Règlement  eft  plus  confidérable.  Il  traite 
du  Confeil  général  légitimement  affemblé  :  il  en  traite  pour 
fixer  les  droits  ôc  attributions  qui  lui  font  propres  ,  &  il  lui 
en  rend  plufîeurs  que  les  Confeils  inférieurs  avoient  ufurpés. 
Ces   droits  en   totalité  font  grands   &.  beaux,  fans  doute  : 


i  h  )  Le  petit  Confeil  dans  fon  ori- 
gine n'étoit  qu'un  choix  fait  entre  le 
peuple,  par  les  Syndics,  de  quelques 
Notables  ou  Prud-hommes  pour  leur 
fervir  d'AITeireurs.  Chaque  Syndic  en 
choifiiïbit  quatre  ou  cinq  dont  les  fonc- 
tions finiiïbient  avec  les  fiennes  :  quel- 
quefois même  il  les  changeoit  durant 
le  cours  de  fon  Syndicat.  Henri  dit 
YKfpagnc  fut  le  premier  Coafeillcr  à 
vie  en  1487 ,  &  il  fut  établi  par  le 
Confeil  général.  11  n'ctok  pas  même 


neceffaire  d'être  Citoyen  pour  remplir 
ce  porte.  La  Loi  n'en  fut  faite  qu'à 
l'occafion  d'un  certain  Michel  Guillet 
de  Thonon,  qui,  ayant  été  mis  du 
Confeil  étroit,  s'en  fit  chafl'er  pour 
avoir  ufé  de  mille  finulles  ultramontai- 
nes  qu'il  appnrtoit  de  Rome  où  il  avoit 
été  nourri.  Les  Magiftrats  de  la  Ville, 
alors  vrais  Genevois  &  Pères  du  Peu- 
ple ,  avoient  toutes  ces  fubtilités  en 
horreur. 


3i8  LETTRES     ECRITES 

mais  premièrement  ils  font  fpécifiés  ,  &  par  cela  feul  limités; 
ce  qu'on  pofe  exclut  ce  qu'on  ne  pofe  pas ,  &  même  le 
mot  limités  eft  dans  l'article.  Or  il  eft  de  l'eflènce  de  la 
PuilTance  Souveraine  de  ne  pouvoir  être  limitée  ;  elle  peut 
tout,  ou  elle  n'eft  rien.  Comme  elle  contient  éminemment 
toutes  les  puilTances  aàlives  de  l'Etat  &  qu'il  n'exifte  que 
par  elle  ,  elle  n'y  peut  reconnoître  d'autres  droits  que  les 
Cens  &  ceux  qu'elle  communique.  Autrement  les  polTefTeurs 
de  ces  droits  ne  feroient  point  partie  du  corps  politique  ;  ils 
lui  feroient  étrangers  par  ces  droits  qui  ne  feroient  pas 
en  lui ,  &  la  perfonne  morale  manquant  d'unité  ,  s'éva- 
nouiroit. 

Cette  limitation  même  eft  pofltive  en  ce  qui  concerne  les 
Impôts.  Le  Confeil  Souverain  lui-même  n'a  pas  le  droit 
d'abolir  ceux  qui  étoient  établis  avant  17 14-  Le  voilà  donc 
à  cet  égard  fournis  à  une  puilTance  fupérieure.  Quelle  eit 
cette  Puilfance? 

Le  pouvoir  Légiflatif  confifle  en  deux  chofes  inféparables  : 
faire  les  Loix  &  les  maintenir;  c'elt-à-dire ,  avoir  infpe^tion 
fur  le  pouvoir  exécutif.  Il  n'y  a  point  d'Etat  au  monde  où 
le  Souverain  n'ait  cette  infpe^ftion.  Sans  cela  toute  liaifon, 
toute  fubordination  manquant  entre  ces  deux  pouvoirs,  le 
dernier  ne  dépendroit  point  de  l'autre;  l'exécution  n'auroit 
aucun  rapport  nécefTaire  aux  Loix;  la  Loi  ne  feroit  qu'un 
mot,  &  ce  mot  ne  fignifieroit  rien.  Le  Confeil  général  eut 
de  tout  tems  ce  droit  de  protcftion  fur  fon  propre  ouvrage, 
il  l'a  toujours  exercé.  Cependant  il  n'en  elt  point  parlé  dans 
cet  article ,  &:  s'il  n'y  étoit  fuppléé  dans  un  autre ,  par  ce 


DE     LA    MONTAGNE.  315 

feul  filence  votre  Etat  feroit  renverfé.  Ce  point  efl  important, 
êc  j'y  reviendrai  ci-après. 

Si  vos  droits  font  bornés  d'un  côté  dans  cet  article,  ils 
y  font  étendus  de  l'autre  par  les  paragraphes  3  &  4  :  mais 
cela  fait-il  compenfuion  ?  Par  les  principes  établis  dans  le 
Contrat  Social  ,  on  voir  que  malgré  l'opinion  commune, 
les  alliances  d'Etat  à  Etat,  les  déclarations  de  Guerre  &c  les 
traités  de  paix  ne  font  pas  des  ades  de  Souveraineté  ,  mais 
de  Gouvernement,  &  ce  fentiment  eft  conform.e  à  l'ufage 
des  Nations  qui  ont  le  mieux  connu  les  vrais  principes  du 
Droit  politique.  L'exercice  extérieur  de  la  Puiflance  ne  con- 
vient point  au  Peuple  ;  les  grandes  maximes  d'Etat  ne  font 
pas  à  fa  portée;  il  doit  s'en  rapporter  là-defTus  à  fes  chefs 
qui ,  toujours  plus  éclairés  que  lui  fur  ce  point ,  n'ont  gueres 
intérêt  à  faire  au-dehors  des  traités  défavantageux  à  la 
Patrie;  l'ordre  veut  qu'il  leur  lailTe  tout  l'éclat  extérieur,  & 
qu'il  s'attache  uniquement  au  folide.  Ce  qui  importe  effen- 
tiellement  à  chaque  Citoyen  ,  c'eft  l'obfervation  des  Loix 
au-dedans,  la  propriété  des  biens,  la  fureté  des  particuliers. 
Tant  que  tout  ira  bien  fur  ces  trois  points ,  laiflez  les  Con- 
feils  négocier  &  traiter  avec  l'étranger;  ce  n'efè  pas  de-là 
que  viendront  vos  dangers  les  plus  à  craindre.  C'eft  autour 
des  individus  qu'il  faut  raffembler  les  droits  du  Peuple;  6c 
quand  on  peut  l'attaquer  féparément,  on  le  fubjugue  toujours. 
Je  pourrois  alléguer  la  fageïïe  des  Romains,  qui,  laiiïant  au 
Sénat  un  grand  pouvoir  au-dehors,  le  forçoicnt  dans  la 
Ville  h.  refpeéber  le  dernier  Citoyen  ;  mais  n'allons  pas  fî 
loin  chercher  des  modèles.  Les  Dourgcois  de  Neufchâtel  fe 


3io  LETTRES     ECRITES 

font  conduits  bien  plus  fagement  fous  leurs  Princes  que  vous 
fous  vos  Magif trats  (  h  ).  Ils  ne  font  ni  la  paix  ni  la  guerre , 
ils  ne  ratifient  point  les  traités,  mais  ils  jouifTent  en  fureté 
de  leurs  franchifes;  &  comme  la  Loi  n'a  point  préfumé  que 
dans  une  petite  Ville  un  petit  nombre  d'honnêtes  Bourgeois 
feroient  des  fcélérats,  on  ne  réclame  point  dans  leurs  murs, 
on  n'y  connoît  pas  même  l'odieux  droit  d'emprifonner 
fins  formalités.  Chez  vous  on  s'ed  toujours  laiffé  féduire  à 
l'apparence,  &  l'on  a  négligé  l'eiïentiel.  On  s'eft  trop  oc- 
cupé du  Confeil  général  ,  &  pas  alfez  de  fes  membres  :  il 
faloit  moins  fonger  à  l'autorité ,  &  plus  à  la  liberté.  Reve- 
nons aux  Confeiis  généraux. 

Outre  les  limitations  de  l'article  ÎII ,  les  articles  V  &: 
VI  en  offrent  de  bien  plus  étranges  :  un  Corps  fouverain  qui 
ne  peut  ,  ni  fe  former,  ni  former  aucune  opération  de  lui- 
même  ,  &.  fournis  abfolument  quant  à  fon  activité  6c  quant  aux 
matières  qu'il  traite ,  à  des  tribunaux  fubakernes.  Comme  ces 
Tribunaux  n'approuveront  certainement  pas  des  propofitions 
qui  leur  feroient  en  particulier  préjudiciables  ,  fi  l'intérêt  de 
l'Etat  fe  trouve  en  conflit  avec  le  leur  ,  le  dernier  a  toujours 
la  préférence  ,  parce  qu'il  n'eft  permis  au  Lcgiilateur  de 
connoître  que  de  ce  qu'ils  ont  approuvé. 

A  force  de  tout  foumettre  ii  la  règle  ,  on  détruit  la  pre- 
mière des  règles ,  qui  elt  la  jullice  &i  le  bien  public.  Quand 
les  hommes  fentiront-ils  qu'il  n'y  a  point  de  défordre  aufll 
funelte  que  le  pouvoir  arbitraire  ,  avec  lequel  ils   penfcnt   y 

(/i)  Ceci  foit  dit  en  mettant  à  part  les  abus,  qu'afTurcnient  je  fuis  bien 
éloigne  d'approuver. 

remédier  ? 


DE     LA     MONTAGNE.  jzi 

remédier  ?  Ce  pouvoir  eft  lui-même  le  pire  de  tous  les  dé- 
fordres  :  employer  un  tel  moyen  pour  les  prévenir ,  c'eft  tuer 
les  gens  afin  qu'ils  n'aient  pas  la  fièvre. 

Une  grande  Troupe  formée  en  tumulte  peut  faire  beaucoup 
de  mal.  Dans  une  affemblée  nombreufe  ,  quoique  régulière  , 
fi  chacun  peut  dire  &  propofer  ce  qu'il  veut  ,  on  perd  bien 
du  tems  à  écouter  des  folies ,  &c  l'on  peut  être  en  danger 
d'en  faire.  Voilà  des  vérités  inconteltables  ;  mais  efl-ce  pré- 
venir l'abus  d'une  manière  raifonnable  ,  que  de  faire  dépendre 
cette  aflemblée  uniquement  de  ceux  qui  voudroient  l'anéan- 
tir ,  &c  que  nul  n'y  puiffe  rien  propofer  que  ceux  qui  ont  le 
plus  grand  intérêt  de  lui  nuire  ?  Car  ,  Monfieur  ,  n'eft  -  ce 
pas  exaétement  -  là  l'état  des  chofes  ,  ôc  y  a-t-il  un  feul  Ge- 
nevois qui  puiffe  douter  que  fi  l'exiftence  du  Confeil  général 
dépendoit  tout-à-fait  du  petit  Confeil ,  le  Confeil  général  ne 
fût  pour  jamais  fupprimé  ? 

Voilà  pourtant  le  Corps  qui  feul  convoque  ces  affemblées 
ôc  qui  feul  y  propofe  ce  qu'il  lui  plaît  :  car  pour  le  Deux- 
Cent  ,  il  ne  fiit  que  répéter  les  ordres  du  petit  Confeil,  ôc 
quand  une  fois  celui-ci  fera  délivré  du  Confeil  général ,  le 
Deux-Cent  tie  l'embarraffera  gueres  ;  il  ne  fera  que  fuivre 
avec  lui  la  route  qu'il  a  frayée  avec  vous. 

Or ,  qu'ai-je  à  craindre  d'un  fupérieur  incommode  dont  je 
n'ai  jamais  befoin  ,  qui  ne  peut  fe  montrer  que  quand  je  le  lui 
permets ,  ni  répondre  que  quand  je  l'interroge  ?  Quand  je  l'ai 
réduit  à  ce  point ,  ne  puis-je  pas  m'en  regarder  comme  délivré?. 

Si  l'on  dit  que  la  Loi  de   l'Etat  a  prévenu  l'abolition  des 
Confeils  généraux  en  les  rendant  néceffaires  à  l'cleclion  des 
Mélanges.    Tome  L  S  s 


3iz  LETTRES     ECRITES 

Magifirats  &  à  la  fanclion  des  nouveaux  Edits  ;  je  reponds  , 
quant  au  premier  point ,  que  toute  la  force  du  Gouvernement 
étant  pairée  àts  mains  des  MagifiratS  élus  par  le  Peuple 
dans  celle  du  petit  Confeil  qu'il  n'élit  point  &  d'où  fe  ti- 
rent les  principaux  de  ces  Magiflrats  ,  Téledion  &c  l'affem- 
blée  où  elle  fe  fait  ne  font  plus  qu'une  vaine  formalité  fans 
confiftance  ,  ôc  que  des  Confeiîs  généraux  tenus  pour  cet 
unique  objet  peuvent  être  regardés  comm.e  nuls.  Je  réponds 
encore  que  par  le  tour  que  prennent  les  chofes  ,  il  feroit 
même  aifi  d'éluder  cette  Loi  fans  que  le  cours  des  affaires 
en  fût  arrêté  :  car  fuppofons  que ,  foit  par  la  rejedicn  de 
tous  les  fujets  prcfcntés ,  foit  fous  d'autres  prétextes  ,  on  ne 
procède  point  à  l'élection  des  Syndics,  le  Confeil,  dans  le- 
quel leur  jurifdiflion  fe  fond  infonfiblement,  ne  l'exercera-t- 
il  pas  à  leur  détaut ,  comme  il  l'exerce  dès-à-préfcnt  indé- 
pendamment d'eux  ?  N'ofc-t-on  pas  déjà  vous  dire  que  le 
petit  Confeil  ,  même  fans  les  Syndics  ,  e(t  le  Gouverne- 
ment ?  Donc  T  fans  les  Syndics ,  l'Etat  n'en  fera  pas  moins 
gouverné.  Et  quant  aux  nouveaux  Edits ,  je  reponds  qu'ils 
ne  feront  jamais  affez  nécelfaires  pour  qu'à  l'aide  des  anciens 
6c  de  fes  ufurpations,  ce  même  Confeil  ne  trouve  aifémcnt 
le  moyen  d'y  fuppléer.  Qui  fe  met  au-delfus  des  anciennes 
Loix,  peut  bien   fe  partir  des  nouvelles. 

Toutes  les  mefurcs  font  prifcs  pour  que  vos  AlTemblécs 
générales  ne  foient  jamais  néceflaires.  Non  -  feulement  le 
Confeil  périodique  iniUtué  ou  plutôt  rétabli  (i)  l'an   1707  , 

(/)  Ces  Confeiîs  périodiques  font  o:\  le  voit  par  le  deinicr  article  Je 
auin  anciens  que  la  Léjjillatlon ,  comiu3       l'Ordonnance  ecdéfiafticiue.  Dans  ccUs 


DE    LA    MONTAGNE.  .3:3 

n'a  jamais  été  tenu  qu'une  fois  &  feulement  pour  l'abolir  ; 
(^)  mais  par  le  paragraphe  5  du  troifieme  article  du  régie* 
ment,  il  a  été  pourvu  fans  vous  &  pour  toujours  aux  frais 
de  Tadminifiiration.  Il  n'y  a  que  le  feul  cas  chimérique  d'une 
guerre  indifbenfable ,  où  le  Confeil  général  doive  abfolument 
être  convoqué. 

Le  petit  Confeil  pourroit  donc  fupprimer  abfolument  les 
Confeils  généraux  fans  autre  inconvénient  que  de  s'attirer 
quelques  répréfentations  qu'il  efl:  en  poirefTion  de  rebuter,  ou 
d'exciter  quelques  vains  murmures  qu'il  peut  mcprifer  fans 
rifque  ;  car  ,  par  les  articles  VIL  XXIII.  XXIV.  XXV. 
XLÎII.  ,  toute  efpece  de  réfifiance  eft  défendue  en  quelque 
cas  que  ce  puilTe  être ,  &c  les  relTources  qui  font  hors  de  la 
confticution  n'en  font  pas  partie  &  n'en  corrigent  pas  les 
défauts. 

Il  ne  le  fait  pas  touteîbis  ,  parce  qu'au  fond  cela  lui  eil 
très-indiiTérent  ,- &;  qu'un  iimulacre  de  liberté  fait  endurer 
plus  patiemment  la  fervitude.  Il  vous  amufe  à  peu  de  frais  , 
foit  par  des  éleclions  fans  conféquence ,  quant  au  pouvoir 
qu'elles   confèrent  &c  quant    au  choix   des  fujets  élus  ,  foie 

de  1^76  ,  imprimée  en  17;';  ,  ces  Con.  à  toute  heure  à  fon  aife  ,    fans   qu'on 

feils  font  fixés  de  cinq  en  cinq  ans  ;  eût  befoin  pour  cela  feul  de  l'appareil 

mais  dans  l'Ordonnance  de  1^6 1  ,  ini.  d'un    Confeil    général.    Malheureufe- 

prinicc  en  içôz  ,   ils  étoient  fixés  de  ment  on  a  pris   grand   foin  d'effacer 

trois  en  trois  ans.  Il  n'eft  pas  raifon-  bien    des    traditions     anciennes    qui 

nable   de   dire  que  ces   Confeils  n'a.  feroient  maintenant  d'un  grand  ufage 

voient  pour  objet  que  la  lecture  de  pour  réclaircifTenicnt  des  Edits. 
cette  Ordonnance,  puifque   l'inipref-  (jt)  J'examinerai  çi-après  cet  Edit 

fion  qui  en  fut  faite  en  même  -  tems  d'abolition, 
donnoit  à  chacun  la  facilite  de  la  lire 

Ss  2 


5Z4' 


LETTRES     ECRITES 


par  des  Loix  qui  paroiffent  importantes  ,  mais  qu'il  a  foin 
de  rendre  vaines,  en  ne  les  obfervant  qu'autant  qu'il  lui  plaît. 

D'ailleurs  on  ne  peut  rien  propofer  dans  ces  aflemblées  , 
on  n'y  peut  rien  difcuter  ,  on  n'y  peut  délibérer  fur  rien.- 
Le  petit  Confeil  y  préfîde  ,  &  par  lui-même  ,  &  par  les 
Syndics  qui  n'y  portent  que  l'efprit  du  Corps.  Là  même  il 
efl  Magiftrat  encore  &  maître  de  fon  Souverain.  N'eft-il  pas 
contre  toute  raifon  que  le  corps  exécutif  règle  la  police  du 
corps  Légiflatif ,  qu'il  lui  prefcrive  les  matières  dont  il  doit 
connoître  ,  qu'il  lui  interdife  le  droit  d'opiner ,  èc  qu'il  exerce 
fa  puilTance  abfolue  jufques  dans  les  a6tes  faits  pour  la 
contenir  ? 

Qu'un  corps  fi  nombreux  (  /  )  ait  befoin  de  police  &c  d'or- 


(/)  Les  Confeils  généraux  ctoient 
autrefois  très  -  fréquens  à  Genève  ,  & 
tout  ce  qui  fe  faifoit  de  quelque  impor- 
tance y  ctoit  porté.  En  1707  M.  le 
Syndic  Chouet  difoit  dans  une  haran- 
gue devenue  célèbre  ,  que  de  cette  fré- 
quence venoit  jadis  la  foibleffe  &  le 
malheur  de  l'Etat  ;  nous  verrons  bien- 
tôt ce  qu'il  en  faut  croire.  11  infifte 
aulTi  fur  l'extrême  augmentation  du 
nombre  des  membres,  qui  rendroit 
aujourd'hui  cette  fréquence  impolTi- 
ble ,  affirmant  qu'autrefois  cette  affem- 
bléc  ne  paffbit  pas  deux  à  trois  cents , 
6:  qu'elle  eft  à  prcfent  de  treize  à  qua- 
torze cents.  11  y  a  des  deux  côtés 
beaucoup  d'exagération. 

Les  plus  anciens  Confeils  généraux 
^toient  au  moins  de  cinq  à  £x  cents 


membres  ;  on  feroit  peut  -  être  bien 
embarraffé  d'en  citer  un  feul  qui  n'ait 
été  que  de  deux  ou  uois  cents.  En 
1420  on  y  en  compta  720  ftipulans 
pour  tous  les  autres  ,  &  peu  de  tems 
après  on  reçut  encore  plus  de  deux 
cents  Bourgeois. 

Quoique  la  ville  de  Genève  foit  de- 
venue  plus  commerçante  &  plus  riche, 
elle  n'a  pu  devenir  beaucoup  plus  peu- 
plée ,  les  fortifications  n'ayant  pas 
permis  d'agrandir  l'enceinte  de  fes 
murs  &  ayant  fait  rafer  fes  fauxbourgs. 
D'ailleurs ,  prcfquc  fans  territoire  &  à 
la  merci  de  fes  voifms  pour  fa  fubfiC. 
tance,  elle  n'auroit  pu  s'agrandir  fans 
s'aHbiblir.  En  1404  on  y  compta  treize 
cents  feux  faifant  au  moins  treize  mille 
amcs,  11  n'y  en  a  gucres  plus  de  vingt 


DE     LA     MONTAGNE. 


3^5 


dre  ,  je  l'accorde  :  mais  que  cette  police  ôc  cet  ordre  ne  ren- 
verfent  pas  le  but  de  fon  inftitution.  Eft-ce  donc  une  chofe 
plus  difficile  d'établir  la  règle  fans  fervitude  entre  quelques 
centaines  d'hommes  naturellement  graves  ôc  froids ,  qu'elle 
ne  l'étoit  à  Athènes  ,  dont  on  nous  parle ,  dans  l'affemblée 
de  plulieurs  milliers  de  Citoyens  emportés  ,  bouillans  ,  &. 
prefque  effrénés  ;  qu'elle  ne  l'étoit  dans  la  Capitale  du  monde  , 
où  le  Peuple  en  corps  exerçoit  en  partie  la  Puiffance  execu- 
tive ;  &c  qu'elle  ne  l'eft  aujourd'hui  même  dans  le  grand 
Confeil  de  Venife ,  auffi  nombreux  que  votre  Confeil  géné- 
ral ?  On  fe  plaint  de  l'impolice  qui  règne  dans  le  Parlement 


mille  aujourd'hui  ;  rapport  bien  éloi- 
gné de  celui  de  ;  à  14.  Or  de  ce  nom- 
bre il  faut  déduire  celui  des  natifs, 
habitansi  étrangers  ,  qui  n'entrent  pas 
au  Confeil  général  ;  nombre  fort  aug- 
menté relativement  à  celui  des  Bour- 
geois depuis  le  refuge  des  François  & 
le  progrès  de  l'induflrie.  Quelques 
Confeils  généraux  font  allés  de  nos 
jours  à  quatorze  &  même  à  quinze 
cents  ;  mais  communément  ils  n'ap- 
prochent pas  de  ce  nombre  ;  fi  quel- 
ques-uns même  vont  à  treize ,  ce  n'cft 
que  dans  des  occafions  critiques  où 
tous  les  bons  Citoyens  croiroient  man- 
quer à  leur  ferment  de  s'abfenter  ,  & 
où  les  Magiftrats,  de  leur  côté,  font 
venir  du  dehors  leurs  cliens  pour  fa- 
vorifer  leurs  manœuvres  ;  or  ces  ma- 
nœuvres ,  inconnues  au  quinzième 
fiecle  ,  n'exigeoient  point  alors  de  pa- 
reils  expédiens.  Gcncralemcnt  le  nom- 


bre ordinaire  roule  entre  huit  à  neuf 
cents  ;  quelquefois  il  relie  au  -  deffous 
de  celui  de  l'an  1420,  fur-tout  lorfque 
l'afTemblée  fe  tient  en  Eté  &  qu'il  s'agit 
de  chofes  peu  importantes.  J'ai  moi- 
même  affifté  en  17s 4  à  un  Confeil  gé- 
néral qui  n'étoit  certainement  pas  de 
fept  cents  membres. 

Il  réfulte  de  ces  diverfes  confidéra- 
tions  ,  que  tout  balancé,  le  Confeil 
général  eft  à -peu -près  aujourd'hui, 
quant  au  nombre  ,  ce  qu'il  étoit  il  y  a 
deux  ou  trois  fiecles  ,  ou  du  moins 
que  la  différence  eft  peu  confidérable. 
Cependant  tout  le  monde  y  parloit 
alors,  la  police  &  la  décence  qu'on  y 
voit  régner  aujourd'hui  n'étoit  pas 
établie.  On  crioit  quelquefois  ;  mais 
le  peuple  étoit  libre,  le  Magiltrat  réf. 
pecté  ,  &  le  Confeil  s'affembloit  fré- 
quemment. Donc  M.  le  Syndic  Chouet 
accufoic  faux  ,  &  ruifonnoit  mal. 


3i^  LETTRES      ECRITES 

d'Angleterre  ;  &:  toutefois  dans  ce  Corps  compofé  de  plus 
de  fept  cents  membres ,  où  fe  traitent  de  fi  grandes  affaires , 
où  tant  d'intérêts  fe  croifent,  où  tant  de  cabales  fe  forment, 
où  tant  de  têtes  s'échauffent ,  où  chaque  membre  a  le  droit 
de  parler  ,  tout  fe  fait  ,  tout  s'expédie  ,  cette  grande  Mo- 
narchie va  fon  train  :  &  chez  vous  où  les  intérêts  font  fi 
fimples ,  il  peu  compliqués  ,  où  l'on  n'a ,  pour  ainfi  dire ,  à 
régler  que  les  affaires  d'une  famille  ,  on  vous  feit  peur  des 
onigcs  comme  fi  tout  alloit  renverfer  I  Monfieur  ,  la  police 
de  votre  Confeil  général  efè  la  chofe  du  monde  la  plus 
facile  ;  qu'on  veuille  fincérement  l'établir  pour  le  bien  public , 
alors  tout  y  fera  libre  &c  tout  s'y  paffera  plus  tranquillement 
qu'aujourd'hui. 

Suppofons  que  dans  le  Règlement  on  eût  pris  la  méthode 
oppofée  à  celle  qu'on  a  fuivie  ;  qu'au  lieu  de  fixer  les  Droits 
du  Confeil  général  on  eût  fixé  ceux  des  autres  Confeils ,  ce 
qui  par-  là  même  eût  montré  les  Tiens  ;  convenez  qu'on  eût 
trouvé  dans  le  feul  petit  Confeil  un  alTemblage  de  pouvoirs 
bien  étrange  pour  un  Etat  libre  &  démocratique  ,  dans  des 
chefs  que  le  Peuple  ne  choifit  point  Ôc  qui  reflent  en  place 
toute  leur  vie. 

D'abord  l'union  de  deux  chofcs  par-tout  ailleurs  incom- 
patibles; favoir  l'adminiltration  des  affaires  de  l'Etat,  &c  l'exer- 
cice fuprême  de  la  juftice  fur  les  biens,  la  vie  ôc  l'honneur 
des  Citoyens. 

Un  Ordre  ,  le  dernier  de  tous  par  fon  rang  ôc  le  premier 
par  fa  puiffance. 

Va  Confeil  inférieur  ,   fans  lequel    tout  cft  more  dans  la 


DE     LA     M  O  N  T  A  G  N  E. 


?V 


République  ;  qui  propofe  feul  ,  qui  décide  le  premier  ,  6c 
dont  la  feule  voix ,  même  dans  fon  propre  fait ,  permet  à 
fes  Supérieurs  d'en  avoir  une. 

Un  Corps  qui  reconnoît  l'autoritc  d'un  autre ,  &  qui  feu! 
a  la  nomination  ûqs  membres  de  ce  Corps  auquel  il  elt  fu- 
bordonné. 

Un  Tribunal  fuprême  duquel  on  appelle  ;  ou  bien ,  au  con- 
traire ,  un  Juge  inférieur  qui  préfide  dans  les  Tribunaux  fupé- 
rieurs  au  fien. 

Qui ,  après  avoir  flégé  comme  Juge  inférieur  dans  le  Tri- 
bunal dont  on  appelle ,  non-feulement  va  fiégcr  comme  Juge 
fuprême  dans  le  Tribunal  où  eft  appelle  ,  mais  n'a  dans  ce 
Tribunal  fuprême  que  les  collègues  qu'il  s'eft  lui-même 
choifis. 

Un  Ordre  ,  enfin ,  qui  feul  a  fon  aâiviré  propre  ,  qui 
donne  à  tous  les  autres  la  leur  ,  &  qui  dans  tous  foutenant 
les  réfolurions  qu'il  a  prifes,  opine  deux  fois  &c  vote  trois  (m). 


{m)  Dans  on  Etat  qui  fe  gouverne 
en  Rcpubliqxie  Se  où  l'on  parle  la  lan- 
gue francjoife,  il  faudroit  fe  faire  un 
langage  à  part  pour  le  gouvernement. 
Par  exemple ,  Délibérer  ,  Opiner ,  Vo- 
ter ,  font  trois  chofes  très  -  différentes 
&  que  les  François  ne  difbinguent  pas 
affez.  Délibérer,  c'ell  peferle  pour  & 
le  contre  ;  Opiner ,  c'eft  dire  fon  avis 
&  le  motiver  ;  Voler  ,  c'eft  donner  fon 
fuffrage  ,  quand  il  ne  refte  plus  qu'à 
recueillir  les  voix.  On  met  d'abord  la 
maticrc  en  délibération.  Au  premier 
tour  on  opine;    on  vote  au  dernier. 


Les  Tribunaux  ont  par-tout  à-peu-prcs 
les  mêmes  fermes  ;  mais  comme  dans 
les  Monarchies  le  public  n'a  pas  befoiti 
d'en  apprendre  les  termes  ,  ils  ref^ent 
confacrés  au  Barreau.  C'eft  par  une 
autre  inexadlitude  de  la  Langue  en  ces 
matières  ,  que  M.  de  Montefquieu  , 
qui  la  favoit  fi  bien  ,  n'a  pas  laiffé  de 
dire  toujours  la  PuiJJ'ance  exécutrice^ 
blefTant  ainfi  l'analogie  ,  &  faifant  ad- 
jecliflc  mot  exécuteur  qui  eft  fubftan- 
tif.  C'eft  la  même  fiiute  que  s'il  eût 
dit  ;  le  Pouvoir  lé^ijlatcur. 


3i8  LETTRES    ECRITES 

L'appel  du  petit  Confeil  au  Deux -Cent  elt  un  véritable 
jeu  d'enfant.  C'elt  une  farce  en  politique ,  s'il  en  fut  jamais. 
Aufli  n'appelle-t-on  pas  proprement  cet  appel  un  appel  ;  c'elt 
une  grâce  qu'on  implore  en  juftice ,  un  recours  en  cafTation 
d'arrêt  :  on  ne  comprend  pas  ce  que  c'efi.  Croit-on  que  fi 
le  petit  Confeil  n'eût  bien  fenti  que  ce  dernier  recours  étoit 
fans  conféquence ,  il  s'en  fût  volontairement  dépouillé  comme 
il  fit  ?  Ce  défintérelTement  n'elt  pas  dans  fes  maximes. 

Si  les  jugemens  du  petit  Confeil  ne  font  pas  toujours  con- 
firmés en  Deux-Cent  ,  c'eft  dans  les  affaires  particulières  &c 
contradictoires  où  il  n'importe  gueres  au  Magiilrat  laquelle 
des  deux  Parties  perde  ou  gagne  fon  procès.  Mais  dans  les 
affaires  qu'on  pourfuit  d'office  ,  dans  toute  affaire  oIj  le  Con- 
feil lui-même  prend  intérêt ,  le  Deux-Cent  répare-t-il  jamais 
fes  injultices  ,  protege-t-il  jamais  l'opprimé  ,  ofe-t-il  ne  pas 
confirmer  tout  ce  qu'a  fait  le  Confeil ,  ufa-t-il  jamais  une 
feule  fois  avec  honneur  de  fon  droit  de  faire  grâce  ?  Je  rap- 
pelle à  regret  des  tems  dont  la  mémoire  efi  terrible  ôc  nécef^ 
faire.  Un  Citoyen  que  le  Confeil  immole  à  fa  vengeance ,  a 
recours  au  Deux-Cent  ;  l'infortuné  s'avilit  jufqu'à  demander 
grâce  ;  fon  innocence  n'elt  ignorée  de  perfonne  ;  toutes  les 
règles  ont  été  violées  dans  fon  procès  :  la  grâce  elt  refufée , 
&  l'innocent  périt.  Fatio  fentit  ii  bien  l'inutilité  du  recours 
au  Deux-Cent  ,   qu'il  ne  daigna  pas  s'en  fervir. 

Je  vois  clairement  ce  qu'ell  le  Deux -Cent  à  Zurkh  ,  à 
Berne,  à  Fribourg,  &c  dans  les  autres  Etats  ariltocratiques; 
mais  je  ne  faurois  voir  ce  qu'il  elt  dans  votre  Conltirution, 
ni  quelle  place  il  y  tient.  Elt-ce  un  Tribunal  fupcrfeur  ?  En 

ce 


DE     LA     MONTAGNE.  319 

ce  cas,  il  efi  abfurde  que  le  Tribunal  inférieur  y  fiége.  E{t-ce 
un  Corps  qui  repré fente  le  Souverain  ?  En  ce  cas ,  c'eil  au 
Repréfenté  de  nommer  fon  Repréfencanc.  L'érablilTtment  du 
Deux-Cent  ne  peut  avoir  d'autre  fin  que  de  modérer  le  pou- 
voir énorme  du  petit  Confeil  ;  Ôc  au  contraire  ,  il  ne  fait  que 
donner  plus  de  poids  à  ce  même  pouvoir.  Or  tout  Corps  qui 
agit  conftamment  contre  l'efprit  de  fon  Inftitution ,  eft  mal 
inftirué. 

Que  fert  d'appuyer  ici  fur  des  chofes  notoires  qui  ne  font 
ignorées  d'aucun  Genevois?  Le  Deux -Cent  n'eft  rien  par 
lui-même  ;  il  n'efè  que  le  petit  Confeil  qui  reparoît  fous  une 
autre  forme.  Une  feule  fois  il  voulut  tâcher  de  fecouer  le 
joug  de  fes  maîtres  &  fe  donner  une  exiftence  indépendante , 
«Se  par  cet  unique  effoit  l'Etat  faillit  être  renverfé.  Ce  n'eit 
qu'au  feul  Confeil  général,  que  le  Deux -Cent  doit  encore 
■une  apparence  d'autorité.  Cela  fe  vit  bien  clairement  dans 
l'époque  dont  je  parle  ,  &  cela  fe  verra  bien  mieux  dans  la 
fuite  ,  fi  le  petit  Confeil  parvient  à  fon  but  :  aind  ,  quand 
de  concert  avec  ce  dernier  le  Deux -Cent  travaille  à  dépri- 
mer le  Confeil  général ,  il  travaille  à  fa  propre  ruine  ;  &i  s'il 
croit  fuivre  les  brifées  du  Deux -Cent  de  Berne  ,  il  prend 
bien  grofllérement  le  change  :  mais  on  a  prefque  toujours  vu 
dans  ce  Corps  peu  de  lumières  Ôc  moins  de  courage  ,  &.  cela 
ne  peut  gueres  être  autrement  par  la  manière  dont  il  eft 
rempli  (  rz). 

(n)  Ceci  s'entend  en  général  &  membres  très -éclairés  &  qui  ne  man- 
fculcnient  de  rcfpri':  du  Corps  :  car  je  quent  pas  de  zèle  :  mais  inccfTiimmcnt 
fais  qu'il  y  a  dans  le  Deux-  Cent  des        fous  les  yeux  du  petit  Confeil ,  livres 

Mélanges.    Tome  L  T  t 


330  LETTRES      ECRITES 

Vous  voyez  ,  Monfleur ,  combien ,  au  lieu  de  fpécifier  les 
droits  du  Confeil  Souverain  ,  il  eût  été  plus  utile  de  fpéci- 
iier  les  attributions  des  Corps  qui  lui  font  fubordonnés  ;  ôc  , 
fans  aller  plus  loin ,  vous  voyez  plus  évidemment  encore  que, 
par  la  force  de  certains  articles  pris  féparément ,  le  petit  Con- 
feil eiè  l'arbitre  fuprême  des  Loix  &  par  elles  du  fort  de  tous 
les  particuliers.  Quand  on  confidere  les  droits  des  Citoyens 
ôc  Bourgeois  affemblés  en  Confeil  général ,  rien  n'elt  plus 
brillant  :  mais  confidérez  hors  de-là  ces  mêmes  Citoyens  &c 
Bourgeois  comme  individus;  que  font- ils,  que  deviennent- 
ils  ?  Efclaves  d'un  pouvoir  arbitraire  ,  ils  font  livrés  fans  dé- 
fenfe  à  la  merci  de  vingt-cinq  Defpotes  ;  les  Athéniens  du 
moins  en  avoient  trente.  Et  que  dis-je  vingt-cinq  ?  Neuf  fuf- 
fifent  pour  un  jugement  civil ,  treize  pour  un  jugement  cri- 
minel (o).  Sept  ou  huit  d'accord  dans  ce  nombre  vont  cire 
pour  vous  autant  de  Déce mvirs  :  encore  les  Décemvirs  furent- 
ils  élus  par  le  Peuple  ;  au  lieu  qu'aucun  de  ces  Juges  n'elt 
de  votre  choix  :  &  l'on  appelle  cela  être  libres  î 


à  fa  merci ,  fans  appui ,  fans  refTource , 
&  fentant  bien  qu'ils  feroient  abandon- 
nes de  leur  Corps ,  ils  s'ablUennent  de 
tenter  des  démarches  inutiles  qui  ne 
feroient  que  les  compromettre  &  les 
perdre.  La  vile  tourbe  bourdonne  & 
triomphe  :  le  fage  fe  tait  &  gémit  tout 
bas. 

Au  refte  le  Deux-Cent  n'a  pas  tou- 
jours été  dans  le  difcrédit  où  il  elb 
tombé.  Jadis  il  jouit  de  la  confidéra- 


tion  publique  &  de  la  confiance  des 
Citoyens  :  aufll  lui  laiflbient  -  ils  fans 
inquiétude  exercer  les  droits  du 
Confeil  général ,  que  le  petit  Confeil 
tâcha  dès-lors  d'attirer  à  lui  par  cette 
voie  indirefte.  Nouvelle  preuve  de  ce 
qui  fera  dit  plus  bas  ,  que  la  Bour- 
geoilic  de  Genève  eft  peu  remuante  & 
ne  cherche  gueres  à  s'intriguer  des 
affaires  d'Etat, 
(o)  Edits  civils,  Tit.  I.  Art.  XXXVI- 


^ 


D  E     L  A     M  O  N  T  A  G  N  E.  331 


HUITIEME    LETTRE. 

•l'Ai  tiré,  Monfieur,  l'examen  de  votre  Gouvernement  pré- 
fent  du  Règlement  de  la  Médiation  par  lequel  ce  Gouverne- 
ment eft  fixé  ;  mais  loin  d'imputer  aux  Médiateurs  d'avoir 
voulu  vous  réduire  en  fervitude ,  je  prouverois  aifément ,  au 
contraire  ,  qu'ils  ont  rendu  votre  fîtuation  meilleure  à  plu- 
fieurs  égards  qu'elle  n'étoit  avant  les  troubles  qui  vous  for- 
cèrent d'accepter  leurs  bons  offices.  Ils  ont  trouvé  une  Ville 
en  armes  ;  tout  étoit  à  leur  arrivée  dans  un  état  de  crife  ôc 
de  confufion  qui  ne  leur  permeftoit  pas  de  tirer  de  cet  état  la 
règle  de  leur  ouvrage.  Ils  font  remontés  aux  tems  pacifiques , 
ils  ont  étudié  la  conftiturion  primitive  de  votre  Gouverne- 
ment: dans  les  progrès  qu'il  avoit  déjà  fait,  pour  le  remon- 
ter ,  il  eût  fallu  le  refondre  ;  la  raifon ,  l'équité  ne  permet- 
toient  pas  qu'ils  vous  en  donnalTent  un  autre ,  êc  vous  ne  l'au- 
riez pas  accepté.  N'en  pouvant  donc  ôter  les  défauts,  ils  ont 
borné  leurs  foins  à  l'affermir  tel  que  l'avoient  laiffé  vos  pères  ; 
ils  l'ont  corrigé  même  en  divers  points  ,  &c  des  abus  que  je 
viens  de  remarquer ,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  n'exiftât  dans  la 
République  long  -  tems  avant  que  les  Médiateurs  en  euffenc 
pris  connoiffance.  Le  feul  tort  qu'ils  ferablent  vous  avoir  fait, 
a  été  d'ôter  au  Légiflateur  tout  exercice  du  pouvoir  exécutif  & 
l'ufage  de  la  force  à  l'appui  de  la  judice  :  mais  en  vous  don- 
nant une  refTource  aufTi  fûre  ôc  plus  légitime ,  ils  ont  changé 
ce  mal  apparent  en  un  vrai  bienfait  i  en  fe  rendant  garans 

Tt  i 


351  LETTRES      ECRITES 

de-  vos  droits ,  ils  vous  ont  difpenfés  de  les  défendre  voiis- 
mêmes.  Eh  !  dans  la  mifere  des  chofes  humaines,  quel  bien 
vaut  la  peine  d'être  acheté  du  fang  de  nos  frères  ?  La  liberté 
même  eft  trop  chère  à  ce  prix. 

Les  Médiateurs  ont  pu  fe  tromper,  ils  étoient  hommes  ; 
mais  ils  n'ont  point  voulu  vous  tromper  ;  ils  ont  voulu  être 
juftes.  Cela  fe  voit ,  même  cela  fe  prouve  ;  &  tout  montre , 
en  effet ,  que  ce  qui  eft  équivoque  ou  défectueux  dans  leur 
ouvrage  ,  vient  fouvent  de  néceffité  ,  quelquefois  d'erreur  , 
jamais  de  mauvaife  volonté.  Ils  avoient  à  concilier  des  chofes 
prefque  incompatibles ,  les  droits  du  Peuple  &  les  prétentions 
du  Confeil  ,  l'empire  des  Loix  &c  la  puiffance  des  hommes , 
l'indépendance  de  l'Etat  &  la  garantie  du  Règlement.  Tout 
cela  ne  pouvoit  fe  faire  fans  un  peu  de  contradiélion ,  &  c'eft 
de  cette  contradiction  que  votre  Magiftrat  tire  avantage  ,  en 
tournant  tout  en  fa  faveur  ,  ôc  faifant  fervir  la  moitié  de  vos 
Loix  à  violer  l'autre. 

Il  eft  clair  d'abord  que  le  Règlement  lui-même  n'eft  point 
une  Loi  que  les  Médiateurs  aient  voulu  impofer  à  la  Répu- 
blique ,  mais  feulement  un  accord  qu'ils  ont  établi  entre  fcs 
membres ,  &  qu'ils  n'ont  par  conféquent  porté  nulle  atteinte 
à  fa  fouveraineté.  Cela  eft  clair  ,  dis-je ,  par  l'article  XLIV, 
qui  laiffe  au  Confeil  général  légitimement  affemblé  le  droit 
de  faire  aux  articles  du  Règlement  tel  changement  qu'il  lui 
plaîr.  Ainfi  les  Médiateurs  ne  mettent  point  leur  volonté  au- 
defllis  de  la  fienne,  ils  n'interviennent  qu'en  cas  de  diviilon. 
C'eft  le   fens  de  l'article  XV. 

Mais  de-li\  réfulte  auflf  la  nullité  des  réferves  &c  limitations 


DE     LA     MONTAGNE.  .333 

données  dans  l'article  III  ,  aux  droits  &  atmburions  du 
Confeil  général  :  car  fi  le  Confeii  général  décide  que  ces 
réferves  &:  limitations  ne  borneront  plus  fa  puifTance ,  elles 
ne  la  borneront:  plus  ;  6c  quand  tous  les  membres  d'un  Etat 
fouverain  règlent  fon  pouvoir  fur  eux-mêmes ,  qui  eft-ce  qui 
a  droit  de  s'y  oppof^r  ?  Les  exclufions  qu'on  peut  inférer  de 
l'article  III  ne  fignifient  donc  autre  chofe  ,  finon  que  le 
Confeil  général  fe  renferme  dans  leurs  limites  jufqu'à  ce  qu'il 
trouve  à  propos  de  les  paiïer. 

C'eft  ici  l'une  des  contradi6î:ions  dont  j'ai  parlé  ,  6-c  l'on 
en  démêle  aifémenr  la  caufe.  Il  étoit  d'ailleurs  bien  difScile 
aux  Plénipotentiaires  pleins  des  maximes  de  Gouvernemens 
tout  différens ,  d'approfondir  affez  les  vrais  principes  du  vôtre. 
La  Conditution  démocratique  a  jufqu'à  préfent  été  mal  exa- 
minée. Tous  ceux  qui  en  ont  parlé,  ou  ne  la  connoifToient 
pas  ,  ou  y  prenoient  trop  peu  d'intérêt ,  ou  avoient  intérêt 
de  la  préfenter  fous  un  faux  jour.  Aucun  d'eux  n'a  fufîifam- 
ment  didingué  le  Souverain  du  Gouvernement,  la  puilTance 
légiflative  de  l'executive.  Il  n'y  a  point  d'Etat  où  ces  deux 
pouvoirs  foient  fi  féparés  ,  ôc  où  l'on  ait  tant  affedé  de  les 
confondre.  Les  uns  s'imaginent  qu'une  Démocratie  eft  un 
Gouvernement  où  tout  le  Peuple  eft  Magirtrat  &  Juge.  D'au- 
tres ne  voient  la  liberté  que  dans  le  droit  d'élire  fcs  Chefs  , 
ôc  n'étant  foumis  qu'à  des  Princes  ,  croient  que  celui  qui 
commande  elt  toujours  le  Souverain.  La  Conftitution  démo- 
cratique eft  certainement  le  chef-d'œuvre  de  l'art  politique; 
mais  plus  l'artifice  en  eft  admirable  ,  moins  il  appartient  à 
tous  les  yeux  de  le  pénétrer.  N'eft-il  pas  vrai ,  Monfieur , 


334  LETTRES     ECRITES 

que   la    première   précaution   de   n'admettre    aucun    Confeil 
général  légitime  que  fous   la  convocation  du  petit   Confeil, 
&  la  féconde  précaution  de  n'y  foufirir  aucune    propofition 
qu'avec  l'approbation  du  petit  Confeil ,  fuffifoient  feules  pour 
maintenir  le  Confeil  général  dans  la  plus  entière  dépendance  t 
La  troifieme   précaution  d'y  régler  la   compétence  des  ma- 
tières étoit  donc  la  chofe  du  monde  la  plus  fuperflue  ;  ôc 
quel  eût  été  l'inconvénient  de  lailTer  au  Confeil  général  la 
plénitude  des  droits  fuprémes ,  puifqu'il  n'en  peut  faire  aucun 
ufage  qu'autant  que  le  petit    Confeil  le  lui  permet?  En  ne 
bornant  pas  les  droits  de    la   puifTance  fouveraine  ,   on   ne 
la  rendoit  pas  dans  le  fait  moins  dépendante ,  &  l'on  évi- 
toit  une  contradiction  :  ce  qui  prouve  que  c'elt  pour  n'avoir 
pas   bien  connu  votre  Conltitution  ,   qu'on  a  pris  des  pré- 
cautions   vaines  en   elles  -  mêmes   ôc   contradidoires    dans 
kur   objet. 

On  dira  que  ces  limitations  avoient  feulement  pour  fin 
de  marquer  les  cas  où  les  Confeils  inférieurs  feroient  obligés 
d'affembler  le  Confeil  général.  J'entends  bien  cela  ;  mais 
n'étoit-il  pas  plus  naturel  &  plus  fimple  de  marquer  les 
droits  qui  leur  étoient  attribués  à  eux-mêmes ,  6c  qu'ils  pou- 
voient  exercer  fans  le  concours  du  Confeil  général  ?  Les 
bornes  étoient-elles  moins  fixées  par  ce  qui  eft  au-deçà  que 
par  ce  qui  clt  au-delà  ;  ôc  lorfquc  les  Confeils  inférieurs 
vouloient  pafler  ces  bornes  ,  n'elt-il  pas  clair  qu'ils  avoienc 
befoin  d'être  autorifés  }  Par-là ,  je  l'avoue  ,  on  mettoit  plus 
en  vue  tant  de  pouvoirs  réunis  dans  les  mêmes  mains  » 
mais  on  prcfentoic  les  objets  dans  leur  jour  véritable  ;  on 


DE    LA    MONTx\GNE.  ^535 

droit  de  la  narure  de  la  chofe  le  moyen  de  fixer  les  droits 
refpectifs  des  divers  Corps ,  ëc  l'on  fauvoit  toute  contradidion. 
A  la  vérité  l'Auteur  des  Lettres  prétend  que  le  petit 
Confeil  étant  le  Gouvernement  même  ,  doit  exercer  à  ce 
titre  toute  l'autorité  qui  n'elt  pas  attribuée  aux  autres  Corps 
de  l'Etat  ;  mais  c'eft  fuppofer  la  fienne  antérieure  aux  Edits  ; 
c'eft  fuppofer  que  le  petit  Confeil  ,  fource  primitive  de  la 
puiflance  ,  garde  ainfi  tous  les  droits  qu'il  n'a  pas  aliénés. 
ReconnoilTez-vous  ,  Monfieur ,  dans  ce  principe  celui  de  votre 
Conllitution  ?  Une  preuve  fi  curieufe  mérite  de  nous  arrêter 
un  moment. 

Remarquez  d'abord  qu'il  s'agit  là  (/>)  du  pouvoir  du  petit 
Confeil,  mis  en  oppoiition  avec  celui  des  Syndics,  c'eft-à- 
dire ,  de  chacun  de  ces  deux  pouvoirs  fcparé  de  l'autre.  L'Edic 
parle  du  pouvoir  des  Syndics  fans  le  Confeil  ,  il  ne  parle 
point  du  pouvoir  du  Confeil  fans  les  Syndics  ;  pourquoi 
cela  .''  Parce  que  le  Confeil  fans  les  Syndics  eft  le  Gou- 
vernement. Donc  le  filence  même  des  Edits  fur  le  pou- 
voir du  Confeil ,  loin  de  prouver  la  nullité  de  ce  pouvoir 
en  prouve  l'étendue.  Voilà ,  fans  doute ,  une  conclufion  bien 
neuve.  Admettons-la  toutefois ,  pourvu  que  l'antécédent  foie 
prouvé. 

Si  c'eft  parce  que  le  petit  Confeil  eft  le  Gouvernement , 
que  les  Edits  ne  parlent  point  de  fon  pouvoir ,  ils  diront , 
du  moins  ,  que  le  petit  Confeil  eit  le  Gouvernement  ;  à 
moins  que  de  preuve  en  preuve  leur  filtnce  n'ctabliffe  CQU-, 
jours  le  contraire  de  ce  qu'ils  ont  dit. 

(p)  Lettres  édites  de  la  Campagne,  page  66. 


335  LETTRES      ECRITES 

Or  je  demande  qu'on  me  montre  dans  vos  Edits  où  il  eft 
dit  que  le  petit  Confeil  elt  le  Gouvernement ,  &  en  attendant 
je  vais  vous  m.cntrer  ,  moi ,  où  il  eit  dit  tout  le  contraire. 
Dans  l'Edit  politique  de  1568  ,  je  trouve  le  préambule  conçu 
dans  ces  termes.  Pour  ce  que  le  Gouvernement  &  Eflat  de 
cette  Ville  confifle  par  quatre  Syndicques ,  le  Confeil  des 
vingt-cinq  ,  le  Confiil  des  foixante  ,  des  Deux  -  Cents  ,  du 
Général ,  &  un  Lieutenant  en  la  jujlice  ordinaire ,  avec  autres 
ojfices ,  félon  que  bonne  police  le,  requiert ,  tant  pour  Pad- 
miniflration  du  bien  public  que  de  la  jujîice  ^  nous  avons 
recueilli  Vordre  qui  jufju''ici  a  été  obfervé  ....  afin  qu^il  fait 
gardé  à  Vavenir ....  comme  s^enfuit. 

Dès  l'article  premier  de  l'Edit  de  1738  ,  je  vois  encore  que 
cinq  Ordres  compofent  le  Gouvernement  de  Genève.  Or  de 
ces  cinq  Ordres  les  quatre  Syndics  tout  feuls  en  font  un  ;  le 
Confeil  des  Vingt-cinq,  où  font  certainement  compris  les 
quatre  Syndics  ,  en  fait  un  autre  ,  &  les  Syndics  entrent 
encore  dans  les  trois  fuivans.  Le  petit  Confeil  fans  les  Syndics 
n'efè  donc  pas  le  Gouvernement. 

J'ouvre  l'Edit  de  1707,  &{.  j'y  vois  à  l'article  V,  en  pro- 
pres termes ,  que  Alejfieurs  les  Syndics  ont  la  direction  i^'  le 
Gouvernement  de  VEtat.  A  l'inftant  je  ferme  le  Livre  ,  &  je 
dis  :  certainement  félon  les  Edits  le  petit.  Confeil  fans  les 
Syndics  n'e{t  pas  le  Gouvernement ,  quoique  l'Auteur  des 
Lettres  affirme  qu'il  l'eft. 

•  On  dira  que  moi-même  j'attribue  fouvcnt  dans  ces  Lettres 
le  (Gouvernement  au  petit  Confeil.  J'en   conviens  ;  mais  c'eft 
au  petit  Confeil  préfidé  par  les  Syndics  ;  &c  alors  il  eit  cer- 
tain 


DE     LA     MONTAGNE.  337 

tain  que  le  Gouvernement  provifîonnel  y  réfide  dans  le  fens 
que  je  donne  à  ce  mot  :  mais  ce  fens  n'eft  pas  celui  de  l'Au- 
teur des  Lettres  ;  puifque  dans  le  mien  le  Gouvernement  n'a 
que  les  pouvoirs  qui  lui  font  donnés  par  la  Loi ,  &c  que  dans 
le  fien  »  au  contraire ,  le  Gouvernement  a  tous  les  pouvoirs 
que  la  Loi  ne  lui  ôte  pas. 

Refle  donc  dans  toute  fa  force  l'objedion  des  Reprcfen- 
tans ,  que ,  quand  l'Edit  parle  des  Syndics ,  il  parle  de  leur 
puiiTance,  &:  que  ,  quand  il  parle  du  Confeil ,  il  ne  parle  que 
de  fon  devoir.  Je  dis  que  cette  objeclion  reile  dans  toute  fa 
force  ;  car  l'Auteur  des  Lettres  n'y  répond  que  par  une  affer- 
tion  démentie  par  tous  les  Edits.  Vous  me  ferez  plaifîr ,  Mon- 
fleur,  fi  je  me  trompe,  de  m'apprendre  en  quoi  pèche  mon 
raifonnement. 

Cependant  cet  Auteur ,  très  -  content  du  fien  ,  demande 
comment ,  fi  It  Légijlateur  ri'avoit  pas  conjidéré  de  cet  œil 
le  petit  Confeil ,  on  pourrait  concevoir  que  dans  aucun 
endroit  de  VEdit  il  li'en  réglât  V autorité  ;  qu'il  la  fuppofât 
par  -  tout ,  &  qu'il  ne  la  déterminât  nulle  part  {q")?   , 

J'oferai  tenter  d'cclaircir  ce  profond  myftere.  Le  Légifla- 
teur  ne  règle  point  la  puilTance  du  Confeil ,  parce  qu'il  ne  lui 
en  donne  aucune  indépendamment  des  Syndics;  &  lorfqu'il 
la  fuppofe  ,  c'eit  en  le  fuppofant  auffi  préfidc  par  eux.  Il  a 
déterminé  la  leur,  par  conféquent  il  eft  fuperflu  de  déterminer 
la  fienne.  Les  Syndics  ne  peuvent  pas  tout  fans  le  Confeil , 
mais  le  Confeil  ne  peut   rien  fans  les  Syndics  ;  il  n'eft  rien 

{  (j)  Ibid.  page  67. 

Alélanges.    Tome  1.  V  v 


^38  LETTRES    ECRITES 

fans    eux  ,    il  eft  moins  que  n'étoit  le  Deux  -  Cent   même 
lorfqu'il  fut  préfîdé  par  l'Auditeur  Sarrazin. 

Voilà ,  je  crois ,  la  feule  manière  raifonnable  d'expliquer  le 
fllence  des  Edits  fur  le  pouvoir  du  Confeil  ;  mais  ce  n'eft  pas 
celle  qu'il  convient  aux  Magi{trats  d'adopter.  On  eût  prévenu 
dans  le  Règlement  leurs  fingulieres  interprétations ,  fi  l'on  eût 
pris  une  méthode  contraire,  &  qu'au  lieu  de  marquer  les 
droits  du  Confeil  général ,  on  eût  déterminé  les  leurs.  Mais 
pour  n'avoir  pas  voulu  dire  ce  que  n'ont  pas  dit  les  Edits  ,  on 
a  feit  entendre  ce  qu'ils  n'ont  jamais  fuppofé. 

Que  de  chofes  contraires  à  la  liberté  publique  Se  aux  droits 
des  Citoyens  6c  Bourgeois ,  6c  combien  n'en  pourrois-je  pas 
ajouter  encore  ?  Cependant  tous   ces    défavantages  qui  naif- 
foient  ou  fembloient  naître  de   votre   Conliitution  6c  qu'on 
n'auroit  pu  détruire  fans  l'ébranler ,  ont  été  balancés  6c  répa- 
rés avec  la  plus  grande  fagelîe  par  des  compenfations  qui  en 
naifToient  aufli;  6c  telle  étoit  précifément  ^intention  des  Mé- 
diateurs, qui  ,  félon  leur  propre  déclaration,  fut  de  conferver 
à  chacun  fes  droits  ,  fes    attributions  particulières  ,  prove- 
nant de  la  Loi  fondamentale  de  PEtat.  M.  Micheli  Du  Cret  , 
aigri  par  fes  malheurs  contre  cet  ouvrage  dans  lequel  il  fut 
oublié  ,  l'accufe  de    renverfer   l'inftitution   fondamentale  du 
Gouvernement  6c  de  dépouiller  les  Citoyens  &  Bourgeois  de 
leurs  droits  ;  fans  vouloir  voir  combien   de  ces  droits  ,  tant 
publics  que  particuliers ,  ont  été  confervcs  ou  rétablis  par  cet 
Edit,  dans  les  articles  III,  IV,  X,  XI,  XH,  XXII,  XXX  ^ 
XXXI,   XXXII,    XXXIV,    XLII,  6c  XLIV;  fans  fonger 
fur -tout  que  la  force  de  tous  ces  articles  dépend  d'un  feul 


\ 


DE    LA    MONTAGNE.  3,9 

qui  vous  a  auffi  été  confervé.  Aiticle  elTenriel ,  article  éq.'i- 
pondéranc  à  tous  ceux  qui  vous  font  contraires ,  &.  fi  nécef- 
faire  à  l'effet  de  ceux  qui  vous  font  favorables,  qu'ils  feroienc 
tous  inutiles  fi  l'on  venoit  à  bout  d'éluder  celui-là ,  ainfi  qu'on  l'a 
entrepris.  Nous  voici  parvenus  au  point  important  ;  mais  pour 
en  bien  fentir  l'importance,  il  faloit  pefer  tout  ce  que  je  viens 
d'expofer. 

On  a  beau  vouloir  confondre  l'indépendance  &  la  liberté. 
Ces  deux  chofes  font  Ci  différentes  que  même  elles  s'excluent 
mutuellement.  Quand  chacun  fait  ce  qu'il  lui  plaît,  on  f?.in 
fouvent  ce  qui  déplaît  à  d'autres,  &  cela  ne  s'appelle  pas  un 
état  libre.  La  liberté  confi'te  moins  à  faire  fa  volonté  qu'à 
n'être  pas  fournis  à  celle  d'autrui;  elle  confiite  encore  à  ne 
pas  foumettre  la  volonté  d'autrui  à  la  nôtre.  Quiconque  eft 
maître  ,  ne  peut  être  libre  ;  ôc  régner ,  c'eft  obéir.  Vos  Magif- 
trats  favent  cela  mieux  que  perfonne,  eux  qui  comme  Othon- 
n'omettent  rien  de  fervile  pour  commander  (  r  ).  Je  ne  con- 
nois  de  volonté  vraiment  libre  que  celle  à  laquelle  nul  n'a 

(r)  En  gênerai,  dit   l'Auteur  des  ce  prix,    nul   ne  craint   d'obéir.    Un 

Lettres,  les  hommes  craignent  encore  petit  parvenu  fe  donne   cent  maîtres 

j)liis  d'obéir  qu'ils   n'aiment  à  coni-  pour  acquérir  dix  valets.  Il  n'y  a  qu'à 

mander.  Tacite  en  jugeoit  autrement,  voir  la  fierté  des  nobles  dans  les  Mo- 

&  connoifToit  le  cœur  humain.  Si  la  narchies  ;  avec  quelle  emphafe  ils  pro- 

maxime   étoit  vraie,    les   Valets  des  noncent  ces  mots  de Jf/oicc  &  dejcr- 

Grands  feroient  moins  infolens   avec  vir  ;  combien  ils  s'eftiment  grands  & 

les  Bourgeois;   &  l'on  verroit  moins  refpectables  quand   ils  peuvent  avoir 

de  fainéans  ramper  dans  les  Cours  des  l'honneur  de  dire,  le  Roi  mon  mai- 

Princes.  11  y  a    peu   d'hommes   d'un  //t,-  combien  ils  méprilcnt  des  Répu- 

■Cieur  afl'ez  fain  pour  favoir  aimer  la  blicains  qui  ne  font  que  libres ,  ^^  qui 

liberté.  Tous  veulent  commander;  à  certainement  font  plus  nobles  qu'eux. 

VV    2 


340  LETTRES     ECRITES 

droit  d'oppofer  de  la  réfiflance  ;  dans  la  liberté  commune  , 
nul  n'a  droit  de  faire  ce  que  la  liberté  d'un  autre  lui  interdit» 
ôc  la  vraie  liberté  n'eft  jamais  dellruflive  d'elle  -  même.  Ainfi 
la  liberté  fans  la  juitice  eft  une  véritable  contradiction  ;  car  y 
comme  qu'on  s'y  prenne ,  tout  gêne  dans  l'exécution  d'une 
volonté  défordonnée. 

Il  n'y  a  donc  point  de  liberté  fans  Loix ,  ni  où  quelqu'un  eft 
au-defflis  des  Loix  :  dans  l'état  même  de  nature  l'homme  n'eft 
libre  qu'à  la  faveur  de  la  Loi  naturelle  qui  commande  à  tous. 
Un  peuple  libre  obéit ,  mais  il  ne  fert  pas  ;  il  a  des  chefs  ,  & 
non  pas  des  maîtres  ;  il  obéit  aux  Loix ,  mais  il  n'obéit  qu'aux 
Loix  ,  &c  c'eft  par  la  force  des  Loix  qu'il  n'obéit  pas  aux  hom- 
mes. Toutes  les  barrières  qu'on  donne  dans  les  Républiques 
au  pouvoir  des  Magiltrats ,  ne  font  établies  gue  pour  garantir 
de  leurs  atteintes  l'enceinte  facrée  des  Loix  :  ils  en  font  les  Mi- 
niftres ,  non  les^  arbitres  ;  ils  doivent  les  garder ,  non  les  en- 
freindre. Un  peuple  elt  libre ,  quelque  forme  qu'ait  fon  Gou- 
vernement, quand,  dans  celui  qui  le  gouverne,  il  ne  voit  point 
l'homme,  mais  l'organe  delà  Loi.  En  un  mot,  la  liberté  fuit 
toujours  le  fort  des  Loix ,  elle  règne  ou  périt  avec  dles  ;  je  ne 
fâche  rien  de  plus  certain. 

Vous  avez  des  Loix  bomi,es  ôc  figes ,  foit  en  elles-mêmes , 
fait  par  cela  feul  que  ce  font  des  Loix.  Toute  condition  impofée 
à  chacun  par  tous  ne  peut  être  onéreufc  à  perfonne  ,  6c  la  pire 
des  Loix  vaut  encore  mieux  que  le  meilleur  maître  ;  car  tout 
maître  a  des  préférences,  &  la  Loi  n'en  a  jamais. 

Depuis  que  la  Conititution  de  votre  Etat  a  pris  une  fornie 
fixe  &  ftable  ,  vos  fondbons  de  Lcgillatcur    font  finies.  Lui 


DE     LA     MONTAGNE. 


34£ 


iiireté  de  l'édifice  veut  qu'on  trouve  à  préfent  autant  d'oblh- 
cles  pour  y  toucher ,  qu'il  faloic  d'abord  d:e  facilités  pour  le 
construire.  Le  droit  négatif  des  Confeils  pris  en  ce  fens  efè 
l'appui  de  la  République  :  l'article  VI.  du  Règlement  efè  clair  &c 
précis  ;  je  me  rends  fur  ce  point  aux  raifonnemens  de  l'Auteur 
des  Lettres ,  je  les  trouve  fans  réplique  ;  ik  quand  ce  droit  fi 
juftement  réclame  par  vos  Magiitrats  feroit  contraire  à  vos 
intérêts,  il  faudroit  fouifrir  &  vous  taire.  Des  hommes  droits 
ne  doivent  jamais  fermer  les  yeux  à  l'évidence  ,  ni  difputer 
contre  la  vérité. 

L'ouvrage  eft  confommé  ,  il  ne  s'agit  plus  que  de  le  rendre 
inaltérable.  Or  l'ouvrage  du  Légiilareur  ne  s'altère  &.  ne  fe 
détruit  jamais  que  d'une  manière  ;  c'eft  quand  les  dépofitaires 
de  cet  ouvrage  abufent  de  leur  dépôt ,  ôc  fe  font  obéir  au  nom 
des  Loix  en  leur  défobéiffant  eux-mêmes  (s).  Alors  la  pire 
chofe  naît  de  la  meilleure  ,  &:  la  Loi  qui  fert  de  fauvegarde  à 
la  Tyrannie  elt  plus  funefte  que  la  Tyrannie  elle-même.  Voilà 
précifément  ce  que  prévient  le  droit  de  Repréfentation  llipulé 
dans  vos  Edics ,  &  reRreint ,  mais  confirmé  par  la  Médiation, 
Ce  droit  vous  donne  infpeiflion ,  non  plus  fur  la  Légillation 


(s)  Jamais  le  Peuple  ne  s'cft  rebellé 
contre  les  Loix,  que  les  Chefs  n'aient 
commence  par  les  enfreindre  en  quel- 
que chofe.  C'eft  fur  ce  principe  cer- 
tain qu'à  la  Chine,  quand  il  y  a  quel- 
que révolte  dans  une  Province,  on 
commence  toujours  par  punir  le  Gou- 
verneur. En  Euro]îc  les  Rois  fuivent 
conftamme.nt  la  maxime  contraire  ; 
auili  voyez  comment  profpîreut  leurs 


Etats  !  La  population  diminue  par- 
tout d'un  dixième  tous  les  trente  ans  ; 
elle  ne  diminue  point  à  la  Chine.  Le 
Defpotifme  oriental  fe  fouticnt ,  parce 
qu'il  cft  plus  fcvere  fur  les  (Jraiids  que 
fur  le  Peuple  ;  il  tire  ainfi  de  lui-même 
fon  propre  remède.  J'entends  dire 
qu'on  commence  à  prendre  à  la  Porte 
la  maxime  Chrétienne.  Sicela  eft  ,  om 
verra  dans  peu  ce  qu'il  en  icfultcrai. 


541  LETTRES     ECRITES 

comme  auparavant ..  mais  fur  l'adminiftrarion  ;  &c  vos  Magif^ 
rats ,  tout-puiffanS  au  nom  des  Loix ,  feuls  maîtres  d'en  propo- 
fer  au  Léglflateur  de  nouvelles,  font  fournis  à  fes  jugemens  s'ils 
s'écartent  de  celles  qui  font  établies.  Par  cet  article  feul  votre 
Gouvernement,  fujet d'ailleurs  à  plufieurs  défauts confidérables, 
devient  le  meilleur  qui  jamais  ait  exifté  :  car  quel  meilleur  Gou- 
vernement que  celui  dont  toutes  les  parties  fe  balancent  dans 
un  parfait  équilibre ,  où  les  particuliers  ne  peuvent  tranfgreffer 
les  Loix,  parce  qu'ils  font  fournis  à  des  Juges,  &  où  ces  Juges 
ne  peuvent  pas  non  plus  les  tranfgrefTer  ,  parce  qu'ils  font 
furveillés  par  le  Peuple  ? 

ï\  eft  vrai  que  pour  trouver  quelque  réalité  dans  cet  avan- 
tage ,  il  ne  faut  pas  le  fonder  fur  yn  vain  droit  :  mais  qui  dit 
un  droit ,  ne  dit  pas  une  chofe  vaine.  Dire  à  celui  qui  a  tranf- 
greffé  la  Loi ,  qu'il  a  tranfgreflé  la  Loi ,  c'elt  prendre  une 
peine  bien  ridicule  ;  c'eft  lui  apprendre  une  chofe  qu'il  fait  aulîi- 
bien  que  vous. 

Le  droit  eft ,  félon  Puffendorf,  une  qualité  morale  par 
laquelle  il  nous  efb  dû  quelque  chofe.  La  fimple  liberté  de  fe 
plaindre  n'elt  donc  pas  un  droit ,  ou  du  moins  c^elï  un  droit 
que  la  nature  accorde  à  tous,  &c  que  la  Loi  d'aucun  pays 
n'ôte  à  perfonne.  S'avifli-t-on  jamais  de  llipuler  dans  des  Loix 
que  celui  qui  pcrdroit  un  procès  auroit  la  liberté  de  fe  plaindre .«" 
S'avi(ii-t-on  jamais  de  punir  quelqu'un  pour  l'avoir  fait  ?  Où 
ell  le  Gouvernement,  quelque  abfolu  qu'il  puilTe  être,  où  tout 
Citoyen  n'ait  pas  le  droit  de  donner  des  mémoires  au  Prince 
ou  à  fon  minilhe  fur  ce  qu'il  croit  utile  à  l'Etat,  ôc  quelle 
rift-.'  n'e>;tiicroit  pas  un  Edit  public  par  lequel  on  accordcroit 


DE    LA    MONTAGNE. 


345 


formellement  aux  fujets  le  droit  de  donner  de  pareils  mé- 
moires ?  Ce  n'eft  pourtant  pas  dans  un  Etat  defpotique ,  c'eft 
dans  une  République ,  c'eft  dans  une  Démocratie ,  qu'on 
donne  authentiquement  aux  Citoyens ,  aux  membres  du  Sou- 
verain ,  la  permilTion  d'ufer  auprès  de  leur  Magîflrat  de  ce 
même  droit  que  nul  Defpote  n'ôta  jamais  au  dernier  de  fes 
efclaves. 

Quoi!  ce  droit  de  Repréfentation  confifteroit  uniquement 
à  remettre  un  papier  qu'on  eft  même  difpenfé  de  lire  ,  au 
moyen  d'une  réponfe  féchement  négative  (  f  )  ?  Ce  droit  fi 
folemnellement  Itipulé  en  compenfation  de  tant  de  facrilices , 
fe  borneroit  à  la  rare  prérogative  de  demander  &  ne  rien 
obtenir  ?  Oler  avancer  une  telle  propofîtion  ,  c'eft  accufer  les 
Médiateurs  d'avoir  ufé  avec  la  Bourgeoifie  de  Genève  de  la 
plus  indigne  fupercherie  ;  c'eft  ofîenfer  la  probité  des  Pléni- 
potentiaires., l'équité  des  PuilTances  médiatrices  ;  c'eft  bleffer 
toute  bienféance  ,   c'eft  outrager  même  le  bon  fens. 

Mais  enfin  quel  eft  ce  droit  ?  jufqu'où  s'étend-il  ?  comment 
peut-il  être  exercé  ?  Pourquoi  rien  de  tout  cela  n'efl-il  fpécifié 
dans  l'article  VU  ?  Voilà  des  queftions  raiionnables  ;  elles 
offrent  des  difficultés  qui  méritent  examen. 

La  folution  d'une  feule  nous  donnera  celle  de  toutes  les 
autres  ,  &  nous  dévoilera  le  véritable  efprit  de  cette  infti- 
tution. 

Dans  un  Etat  tel  que  le  vôtre  ,   où  la  fouveraineté  eft  entre 

(  f  )  Telle ,  par  exemple  ,  que  celle       premier  Syndic  par  un  grand  nombre 
que  fit  le  Confeil  le  loAoï'it  i--^; ,  aux       de  Citoyens  &  Bourgeois. 
Repréfcntations  reraifes  le  8  i  M-  le 


?44  LETTRES     ECRITES 

les  mains  du  Peuple ,  le  Lcgiflateur  exifte  toujours ,  quoiqu'il 
ne  k  montre  pas  toujours.  II  n'eft  raïïemblé  &  ne  parle  au- 
thentiquement  que  dans  le  Confeil  général  ;  mais  hors  du 
Confeil  général,  il  n'efi  pas  anéanti;  fes  membres  font  épars, 
mais  ils  ne  font  pas  morts  ;  ils  ne  peuvent  parler  par  des  Loix, 
mais  ils  peuvent  toujours  veiller  fur  l'adminittration  des  Loix; 
c'eft  un  droit ,  c'cft  niôme  un  devoir  attaché  à  leurs  per- 
fonnes ,  &c  qui  ne  peut  leur  être  ôté  dans  aucun  tems.  De-là 
le  droit  de  Repréfentation.  Ainfî  la  Repréfentarion  d'un  Ci- 
toyen ,  d'un  Bourgeois ,  ou  de  plufieurs  ,  n'elt  que  la  décla- 
ration de  leur  avis  fur  une  matière  de  leur  compétence.  Ceci 
eft  le  fens  clair  &:  néceffaire  de  l'Edit  de  1707  ,  dans  l'article 
V  qui  concerne  les  Repréfentations. 

Dans  cet  article  on  profcrit  avec  raifon  la  voie  des  iigna- 
tures  ,  parce  que  cette  voie  cft  une  manière  de  donner  fon 
fuffrage ,  de  voter  par  tête  comme  fî  déjà  l'on  étoit  en  Con- 
feil général  ,  &  que  la  forme  du  Confeil  général  ne  doit 
être  fuivie  que  lorfqu'il  eft  légitimement  aflemblé.  La  voie 
des  Repréfentations  a  le  même  avantage ,  fins  avoir  le  même 
inconvénient.  Ce  n'efè  pas  voter  en  Confeil  général ,  c'efî: 
opiner  fur  les  matières  qui  doivent  y  être  portées  ;  puifqu'on 
ne  compte  pas  les  voix  ,  ce  n'efl  pas  donner  fon  fufFrage  , 
c'cfi  feulement  dire  fon  avis.  Cet  avis  n'eft ,  à  la  vérité ,  que 
celui  d'un  particulier  ou  de  plufieurs  ;  mais  ces  particuliers 
étant  membres  du  Souverain ,  &c  pouvant  le  repréfenter  quelque- 
fois par  leur  multitude  ,  la  raifon  veut  qu'alors  on  ait  égard  .\ 
leur  avis  ,  non  comme  ii  une  décifion  ,  mais  comme  i\  une  pro- 
pofition  qui  la  demande ,  &  qui  la  rend  quelquefois  nécclTaire. 

Cts 


DE     LA     MONTAGNE.  345 

Ces  Repréfentations  peuvent  rouler  fur  deux  objets  prin- 
cipaux ,  &  la  différence  de  ces  objets  décide  de  la  diverfe 
manière  dont  le  Confeil  doit  faire  droit  fur  ces  mêmes  Re- 
préfentations. De  ces  deux  objets  ,  l'un  eft  de  faire  quelque 
changement  à  la  Loi  ,  l'autre  de  réparer  quelque  tranfgref- 
fion  de  la  Loi.  Cette  divifion  eit  complète  ,  ôc  comprend 
toute  la  matière  fur  laquelle  peuvent  rouler  les  Repréfenta- 
tions. Elle  efi:  fondée  fur  l'Edit  mém.e ,  qui ,  dilHnguant  les 
termes  félon  fes  objets  ,  impofe  au  Pi-ocureur  général  de  faire 
des  injîances  ou  des  remontrances ,  félon  que  les  Citoyens  lui 
ont  fait  des  plaintes  ou  des   réquifitions  (  u). 

Cette  diftiiidion  une  fois  établie  ,  le  Confeil  auquel  ces 
Repréfentations  font  adreffées  doit  les  envifager  bien  différem- 
ment félon  celui  de  ces  deux  objets  auquel  elles  fe  rapportent. 
Dans  les  Etats  où  le  Gouvernement  &  les  Loix  ont  déjà  leur 
afliette  ,  on  doit  ,  autant  qu'il  fe  peut ,  éviter  d'y  toucher  ,  «Se 
fur-tout  dans  les  petites  Républiques  ,  où  le  moindre  ébran- 
lement défunit  tout.  L'averfion  des  nouveautés  eft  donc  gé- 
néralement bien  fondée  ;  elle  l'eft  fur-tout  pour  vous  qui  ne 
pouvez  qu'y  perdre ,  &c  le  Gouvernement  ne  peut  apporter  un 
trop  grand  obitacle  à  leur  établiflemeut  :  car  quelque  utiles 

(u)  iïeçwf'nV  n'eft  pas  feulement  de-  avoient  également   droit  d'exiger  que 

mander ,  mais  demander  en  vertu  d'un  leurs  râjuijitions   ou   leur»  plaintes, 

droit  qu'on  a  d'obtenir. Cette  acception  rejcttées   par  les   Confeils  inférieurs, 

eft  établie  par  toutes  les  formules  judi-  fudent  portées  en  Confeil  général.  Mais 

ciaires  dans  lefijuclles  ce  terme  de  Pa-  par  le  mot  ajouté  dans  l'ai  ciclc  VI.  de 

lais  eft  employé.  On  i\\z  requc'rirjitJlL  l'Edit  de   1758,   ce  dioit  eft  rcft-eint 

ce  ;  on  n'a  jamais  dit  requérir  grâce.  feulement  au  cas  de  la  plainte,  comme 

Ainli  dans   les  deux   cas  les  Citoyens  il  fera  dit  dans  le  texte. 

Aîélanges.    Tome  \.  X  x 


lj,6  LETTRES     ECRITES 

que  fuflent  des  Loix  nouvelles  ,  les  avantages  en  font  prefque 
toujours  moins  fûrs  que  les  dangers  n'en  font  grands.  A  cet 
égard  ,  quand  le  Citoyen  ,  quand  le  Bourgeois  a  propofé 
fon  avis  ,  il  a  fait  fon  devoir  ,  il  doit  au  furplus  avoir  alTez 
de  conliance  en  fon  Magiilrat  pour  le  juger  capable  de  pefer 
Tavantage  de  ce  qu'il  lui  propofe  &  porté  à  l'approuver  s'il 
le  croit  utile  au  bien  public.  La  Loi  a  donc  très  -  fagemenc 
pourvu  à  ce  que  l'établiiïement  &  même  la  propofîtion  de 
pareilles  nouveautés  ne  pafTât  pas  fans  l'aveu  des  Confeils ,  &: 
voilà  en  quoi  doit  confifter  le  droit  négatif  qu'ils  réclament, 
&  qui  ,  félon  moi ,  leur  appartient  inconteitablement. 

Mais  le  fécond  objet  ayant  un  principe  tout  oppofé  ,  doit 
être  envifagé  bien  différemment.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'innover; 
il  s'agit ,  au  contraire  ,  d'empêcher  qu'on  n'innove  ;  il  s'agit 
non  d'établir  de  nouvelles  Loix  ,  mais  de  maintenir  les  ancien- 
nes. Quand  les  chofes  tendent  au  changement  par  leur  pente , 
il  faut  fans  cefTe  de  nouveaux  foins  pour  les  arrêter.  Voilà  ce 
que  les  Citoyens  &  Bourgeois  ,  qui  ont  un  fi  grand  intérêt 
à  prévenir  tout  changement ,  fe  propofent  dans  les  plaintes 
dont  parle  FEdit.  Le  Légillateur  exiftant  toujours,  voit  l'effet 
ou  l'abus  de  fes  Loix  :  il  voit  fi  elles  font  fuivies  ou  tranf- 
greffces ,  interprétées  de  bonne  ou  de  mauvaife  foi  ;  il  y  veille , 
il  doit  y  veiller  ;  cela  eii  de  fon  droit,  de  fon  devoir,  même 
de  fon  ferment.  C'cft  ce  devoir  qu'il  remplit  dans  les  Repré- 
fentations  ;  c'eft  ce  droit ,  alors ,  qu'il  exerce  ;  &:  il  feroit 
contre  toute  raifon  ,  il  feroit  même  indécent ,  de  vouloir 
étendre  le  droit  négatif  du  Confeil  à  cet  objet-là. 

Cela  feroit  contre  toute  raifon  quant  au  Légillateur  ;  parce 


DE     LA     MONTAGNE.  347 

qu'alors  toute  la  folemnité  des  Loix  feroit  vaine  &c  ridicule  , 
&  que  réellement  l'Etat  n'auroit  point  d'autre  Loi  que  la 
volonté  du  petit  Confeil  ,  maîcre  abfolu  de  négliger  ,  mé- 
prifer ,  violer  ,  tourner  à  fa  mode  les  règles  qui  lui  feroient 
prefcrites  ,  ôc  de  prononcer  noir  où  la  Loi  diroit  blanc ,  fans 
en  répondre  à  perfonne.  A  quoi  bon  s'afTembler  folemnelle- 
ment  dans  le  Temple  de  Saint  Pierre  ,  pour  donner  aux  Edirs 
une  ftnclion  fins  effet  ;  pour  dire  au  petit  Confeil  :  Meffieurs , 
voilà  le  Corps  de  Loix  que  nous  établijjhns  dans  VEtat ,  & 
dont  nous  vous  rendons  les  dépofitaires ,  pour  vous  y  con~ 
former  quand  vous  le  jugere\  à  propos  ,  &  pour  le  tranfgref- 
fer  quand  il  vous  plaira  ? 

Cela  feroit  contre  la  raifon  quant  aux  Repréfentations  ; 
parce  qu'alors  le  droit  {lipulé  par  un  article  exprès  de  FEdic 
de  1707,  &  conlirmé  par  un  article  exprès  de  l'Edit  de 
1738,  feroit  un  droit  illufoire  &  fallacieux,  qui  ne  figni- 
fieroit  que  la  liberté  de  fe  plaindre  inutilement  quand  on  eft 
vexé  ;  liberté  qui  ,  n'ayant  jamais  été  difputée  à  perfonne , 
elt  ridicule  à  établir  par  la  Loi. 

Enfin  cela  feroit  indécent  en  ce  que  par  une  telle  fuppo- 
fition  la  probité  àçs  Médiateurs  feroit  outragée ,  que  ce  feroit 
prendre  vos  Magiftrats  pour  des  fourbes  ôc  vos  Bourgeois 
pour  des  dupes  d'avoir  négocié ,  traité  ,  tranfîgé  avec  tant 
d'appareil  pour  mettre  une  des  Parties  à  l'entière  difcrétion 
de  l'autre,  &  d'avoir  compenfé  les  concédions  les  plus  fortes 
par   des  furetés  qui  ne  fignilieroient  rien. 

Mais  ,  difent  ces  Meiïieurs  ,  les  termes  de  l'Edit  font 
formels  :  //  ne  fera  rien  porté  au  Confeil  général  qu'il  n'ait 

Xx  2 


348  LETTRES     ECRITES 

été  traité  &  approuvé ,  d'abord  dans  h  Confiil  des  fingt- 
cinq  ,  puis  dans  celui  des  Deux-Cents. 

Premièrement ,  qu'eft-ce  que  cela  prouve  autre  chofe  dans 
la  queltion  préfente ,  fi  ce  n'elt  une  marche  réglée  &  con- 
forme à  l'ordre  ,  &.  l'obligation  dans  les  Confeils  inférieurs 
de  traiter  &  approuver  pi-éalabîement  ce  qui  doit  être  porté 
au  Confeil  général?  Les  Confeils  ne  font-ils  pas  tenus  d'ap- 
prouver ce  qui  efl  prefcrit  par  la  Loi  ?  Quoi  !  fi  les  Con- 
feils n'approuvoient  pas  qu'on  procédât  à  l'éledion  des  Syn- 
dics ,  n'y  devroit-on  plus  procéder  ;  6i  fi  les  fujets  qu'ils  pro- 
pofent  font  rejettes,  ne  font-ils  pas  contraints  d'approuver 
qu'il  en  foit  propofé  d'autres  ? 

D'ailleurs,  qui  ne  voit  que  ce  droit  d'approuver  &  de  re- 
jetter ,  pris  dans  fon  fens  abfolu ,  s'applique  feulement  aux 
propofitions  qui  renferment  des  nouveautés,  &c  non  à  celles 
qui  n'ont  pour  objet  que  le  maintien  de  ce  qui  ell  établi? 
trouvez-vous  du  bon  fens  à  fuppofer  qu'il  faille  une  appro- 
bation nouvelle  pour  réparer  les  tranfgreffions  d'une  ancienne 
Loi?  Dans  l'approbation  donnée  à  cette  Loi,  lorsqu'elle  fut 
promulguée,  font  contenues  toutes  celles  qui  fe  rapportent 
à  fon  exécution.  Quand  les  Confeils  approuvèrent  que  cette 
Loi  feroit  établie  ,  ils  approuvèrent  qu'elle  feroit  obfervée  , 
par  conféquent  qu'on  en  puniroit  les  tranfgrelTeurs;  &  quand 
les  Bourgeois  dans  leurs  plaintes  fe  bornent  h.  demander  ré- 
paration fans  punition ,  l'on  veut  qu'une  telle  propofition  ait 
de  nouveau  befoin  d'être  approuvée?  Monfieur,  fi  ce  n^eft 
pas  -  \\  fe  moquer  des  gens ,  dites-moi  comment  on  peut 
s'en  moquer  ? 


DE    LA     MONTAGNE.  ,49 

Toute  la  difficulté  confifte  donc  ici  dans  la  feule  quelHon 
de  fait.  La  Loi  a-t-elle  été  tranfgi-effée  ,  ou  ne  Fa-t-elle  pas 
été  ?  Les  Citoyens  «Se  Bourgeois  difent  qu'elle  Fa  été  ;  les 
Magifirats  le  nient.  Or  voyez ,  je  vous  prie  ,  fi  l'on  peut 
rien  concevoir  de  moins  raifonnable  en  pareil  cas  ,  que  ce 
droit  négatif  qu'ils  s'attribuent  ?  On  leur  dit ,  vous  avez 
tranfgrelfé  la  Loi  :  ils  répondent,  nous  ne  l'avons  pas  tranf- 
greirée  ;  & ,  devenus  ainlî  juges  fuprêmes  dans  leur  propre 
caufe ,  les  voilà  julHfiés  contre  l'évidence  par  leur  feule  af- 
firmation. 

Vous  me  demanderez  Ci  je  prétends  que  l'affirmation  con- 
traire foit  toujours  l'évidence?  Je  ne  dis  pas  cela;  je  dis 
que  quand  elle  le  feroit,  vos  Magistrats  ne  s'en  tiendroient 
pas  moins  contre  l'évidence  à  leur  prétendu  droit  négatif.  Le 
cas  eli  aduellement  fous  vos  yeux  ;  &  pour  qui  doit  être  ici 
le  préjugé  le  plus  légitime?  Efl-il  croyable,  eft-il  naturel 
que  des  particuliers  ,  fans  pouvoii- ,  fans  autorité ,  viennent 
dire  à  leurs  Magiilrats  qui  peuvent  être  demain  leurs  Juges; 
vous  ave\  fait  une  injnflice ,  lorfque  cela  n'eft  pas  vrai  ?  Que 
peuvent  efpcrer  ces  particuliers  d'une  démarche  auffi  folle  , 
quand  même  ils  feroient  fûrs  de  l'impunité  ?  Peuvent  -  ils 
penfer  que  des  Môgillrats  iî  hautains  jufques  dans  leurs  torts  , 
iront  convenir  foctement  des  torts  mêmes  qu'ils  n'auroienc 
pas  ?  Au  contraire ,  y  a-t-il  rien  de  plus  naturel  que  de  nier 
les  fautes  qu'on  a  faites  ?  N'a-t-on  pas  intérêt  de  les  foutenir , 
&.  n'elt-on  pas  toujours  tenté  de  le  faire  lorfqu'on  le  peut  im- 
punément &c  qu'on  a  la  force  en  main?  Quand  le  foible  6c 
le  fort  ont  enfenible  quelque  difpute,  ce  qui  n'arrive  gueres 


350  LETTRES     ECRITES. 

qu'au  détriment  du  premier,  le  fentiment  par  cela  feu!  le 
plus  probable  elt   toujours  que  c'eft  le  plus  fort  qui  a  tort. 

Les  probabilités ,  je  le  fais  ,  ne  font  pas  dts  preuves  ;  mais 
dans  des  faits  notoires  comparés  aux  Loix ,  lorfque  nombre 
de  Citoyens  affirment  qu'il  y  a  injultice  ,  &  que  le  Magif- 
trat  accufé  de  cette  injuftice  affirme  qu'il  n'y  en  a  pas  , 
qui  peut  être  juge  ,  fi  ce  n'eft  le  public  inftruit  ;  &  où  trou- 
ver ce  public  inflruic  à  Genève ,  fi  ce  n'eft  dans  le  Confeil 
général  compofé  des  deux  partis  ? 

11  n'y  a  point  d'Etat  au  monde  où  le  fujet  lézé  par  un 
Magiltrat  injufte  ne  puilTe  ,  par  quelque  voie ,  porter  fa 
plainte  au  Souverain  ,  ôc  la  crainte  que  cette  refTource  inf- 
pire  eft  un  frein  qui  contient  beaucoup  d'iniquités.  En  France 
même  ,  où  l'attachement  des  Parlemens  aux  Loix  eft  ex- 
trême ,  la  voie  judiciaire  eft  ouverte  contre  eux  en  plufieurs 
cas  par  des  requêtes  en  caffarion  d'Arrêt.  Les  Genevois  font 
privés  d'un  pareil  avantage  ;  la  Partie  condamnée  par  les 
Confeils  ne  peut  plus  ,  en  quelque  cas  que  ce  puifTe  être  , 
avoir  aucun  recours  au  Souverain  :  mais  ce  qu'un  particulier 
ne  peut  faire  pour  fon  intérêt  privé ,  tous  peuvent  le  faire 
pour  l'intérêt  commun  :  car  toute  tranfgreffion  des  Loix 
étant  une  atteinte  portée  à  la  liberté ,  devient  une  affaire  pu- 
blique ;  &  quand  la  voix  publique  s'élève ,  la  plainte  doit  être 
portée  au  Souverain.  Il  n'y  auroit  fans  cela  ni  Parlement, 
ni  Sénat,  ni  Tribunal  fur  la  terre  qui  fût  armé  du  funefte 
pouvoir  qu'ofe  ufurper  votre  Magillrat ,  il  n'y  auroit  point 
dans  aucun  Etat  de  fort  aulïi  dur  que  le  vôtre.  Vous  m'a- 
vouerez que  ce  feroit-là  une  étrange  liberté  ! 


DE    LA    MONTAGNE.  351 

Le  droit  de  Repréfentation  eft  intimement  lié  à  votre  conf- 
titution  :  il  elt  le  feul  moyen  poffible  d'unir  la  liberté  à  la 
fubordination  ,  ôc  de  maintenir  le  Magiftrat  dans  la  dépen- 
dance des  Loix  fans  altérer  fon  autorité  fur  le  Peuple.  Si 
les  plaintes  font  clairement  fondées,  fi  les  raifons  font  pal- 
pables, on  doit  préfumer  le  Confeil  affez  équitable  pour  y 
déférer.  S'il  ne  l'étoit  pas,  ou  que  les  griefs  n'euflent  pas 
ce  degré  d'évidence  qui  les  met  au-deffus  du  doute ,  le  cas 
changeroit,  ôc  ce  feroit  alors  à  la  volonté  générale  de  dé- 
cider; car  dans  votre  Etat  cette  volonté  eft  le  Juge  fuprême 
&  l'unique  Souverain.  Or  comme,  dès  le  commencement 
de  la  République ,  cette  volonté  avoit  toujours  des  moyens 
de  fe  faire  entendre  ,  ôc  que  ces  moyens  tenoient  à  votre 
Conftitution ,  il  s'enfuit  que  l'Edit  de  1707  ,  fondé  d'ailleurs 
fur  un  droit  immémorial  ôc  fur  l'ufage  conftant  de  ce  droit, 
n'avoit  pas  befoin  de  plus  grande  explication. 

Les  Médiateurs  ayant  eu  pour  maxime  fondamentale  de 
s'écarter  des  anciens  Edits  le  moins  qu'il  étoit  poflible ,  ont 
laiffé  cet  article  tel  qu'il  étoit  auparavant,  &  même  y  ont 
renvoyé.  Ainfl  ,  par  le  Règlement  de  la  Médiation  ,  votre 
droit  fur  ce  point  eft  demeuré  parfaitement  le  même  ,  puis- 
que l'article  qui  le  pofe  eft   rappelle  tout  entier. 

Mais  les  Médiateurs  n'ont  pas  vu  que  les  changemens  qu'ils 
étoient  forcés  de  faire  à  d'autres  articles  ,  les  obligeoient  , 
pour  être  conféquens  ,  d'éclaircir  celui-ci ,  ôc  d'y  ajouter  de 
nouvelles  explications  que  leur  travail  rendoit  nécelTaires. 
L'effet  des  Repréfentations  des  particuliers  négligées  eft  de 
devenir  enfin  la  voix  du  Public  ,  ôc   d'obvier  ainfi  au  déni 


35i  LETTRES     ECRITES 

de  jufHce.  Cette  transformation  étoit  alors  légitime  &:  ccn- 
forme  à  la  Loi  fondamentale  ,  qui  ,  par  tout  pays  ,  arme 
en  dernier  reffort  le  Souverain  de  la  force  publique  pour  l'exé- 
cution de  fes  volontés. 

Les  Médiateurs  n'ont  pas  fuppofé  ce  déni  de  jufHce.  L'é- 
vénement prouve  qu'ils  l'ont  dû  fuppofer.  Pour  alRirer  la 
tranquillité  publique  ,  ils  ont  jugé  à  propos  de  féparer  du  droit 
la  puiffance  ,  &  de  f.ipprimer  même  les  affemblées  6c  dépu- 
rations pacifiques  de  la  Bourgeoilîe  ;  mais  puifqu'ils  lui  ont 
d'ailleurs  confirmé  fon  droit,  ils  dévoient  lui  fournir  dans  la 
forme  de  l'inltitution  d'autres  moyens  de  le  faire  valoir ,  à  la 
place  de  ceux  qu'ils  lui  ôtoient  :  ils  ne  l'ont  pas  fait.  Leur 
ouvrage  ,  à  cet  égard  ,  eft  donc  reflé  défe>f:l:ueux  ;  car  le 
droit  étant  demeuré  le  même  ,  doit  toujours  avoir  les  mêmes 
effets 

Aulfi  voyez  avec  quel  art  vos  Magiflrats  fe  prévalent  de 
l'oubli  des  Médiateurs!  En  quelque  nombre  que  vous  puifTiez 
être ,  ils  ne  voient  plus  en  vous  que  des  particuliers  ;  &  de- 
puis qu'il  vous  a  été  interdit  de  vous  montrer  en  corps  ,  ils 
regardent  ce  corps  comme  anéanti  :  il  ne  l'eli:  pas  toutefois  , 
puifqu'il  conferve  tous  fes  droits,  tous  fes  privilèges,  ôc  qu'il 
fait  toujours  la  principale  partie  de  l'Etat  6c  du  Légiilateur. 
Ils  partent  de  cette  fuppolition  faufle,  pour  vous  faire  mille 
difficultés  chimériques  fur  l'autorité  qui  peut  les  obliger  d'af- 
fembler  le  Confeil  général.  Il  n'y  a  point  d'autorité  qui  le 
puifTe  hors  celle  des  Loix  ,  quand  ils  les  obfervent  :  mais 
l'autorité  de  la  Loi  qu'ils  tranfgreffent  retourne  au  Légiila- 
teur ;  &  n'ofant  nier  tout-à-fait  qu'en  pareil  cas  cette  au- 
torité 


DE     LA     MONTAGNE.  355 

îorité  ne  foit  dans  le  plus  grand  nombre  ,  ils  raffemblcnc 
leurs  objections  fur  les  moyens  de  le  conRarer.  Ces  moyens 
feront  toujours  faciles ,  fi-tôt  qu'ils  feront  permis  ,  &  ils 
feront  fans  inconvénient  ,  puifqu'il  eiï  aifé  d'en  prévenir 
les  abus.  "   f 

Il  ne  s'agiiïbit  là  ni  de  tumultes  ni  de  violence  :  il  ne 
s'agiiToit  point  de  ces  reffources  quelquefois  néceffaires ,  mais 
toujours  terribles  ,  qu'on  vous  a  très-fagement  interdites  ; 
non  que  vous  en  ayez  jamais  abufé ,  puifqu'au  contraire  vous 
n'en  ufâtes  jamais  qu'à  la  dernière  extrémité ,  feulement  pour 
votre  défenfe  ,  &  toujours  avec  une  modération  qui  peut- 
être  eût  diâ  vous  conferver  le  droit  des  armes  ,  fi  quelque 
Peuple  eût  pu  l'avoir  fans  danger.  Toutefois  je  bénirai  le 
Ciel  ,  quoiqu'il  arrive  ,  de  ce  qu'on  n'en  verra  plus  l'affreux 
appareil  au  milieu  de  vous.  Tout  ejl  permis  dans  les  maux 
extrêmes ,  dit  plufîeurs  fois  l'Auteur  des  Lettres.  Cela  fût-il 
vrai,  tout  ne  feroit  pas  expédient.  Quand  l'excès  de  la  Tyran 
nie  met  celui  qui  la  fouffre  au-defTus  des  Loix ,  encore  faut-ij 
que  ce  qu'il  tente  pour  la  détruire  lui  laiiTe  quelque  efpoir 
d'y  réuflir.  Voudroit-on  vous  réduire  à  cette  extrémité  ?  je 
jne  puis  le  croire  ;  &;  quand  vous  y  feriez ,  je  penfe  encore 
moins  qu'aucune  voie  de  fait  pût  jamais  vous  en  tirer.  Dans 
votre  pofirion  toute  fauffe  démarche  e(t  fatale  ,  tout  ce  qui 
vous  induit  à  la  faire  eft  un  piège  ;  &  fufTiez-vous  un  in/lant 
les  maîtres  ,  en  moins  de  quinze  jours  vous  feriez  écrafés 
pour  jamais.  Quoique  flilTenrt:  vos  Magiltrats  ,  quoique  dife 
l'Auteur  âi^s  Lettres  ,  les  moyens  violens  ne  conviennent 
point  à  la  caufe  juile  :  fans  croire  qu'on  veuille  vous  forcer 
Mélanges,    Tome  I.  Y  y 


3S4  LETTRES     ECRITES 

à  les  prendre  ,  je  crois  qu'on  vous  les  verroit  prendre  avec 
plaifir  ;  ôc  je  crois  qu'on  ne  doit  pas  vous  faire  envifager 
comme  une  relTource  ce  qui  ne  peut  que  vous  ôrer  toutes 
les  autres.  La  juftice  &c  les  Loix  font  pour  vous  :  ces  ap- 
puis ,  je  le  fais  ,  font  bien  foiblcs  contre  le  crédit  &c  l'ia- 
trigue  ;  mais  ils  font  les  feuls  qui  vous  rcitent  :  tenez-vous-y 
jufqu'ù  la  fin. 

Eh  î  comment  approuverois-je  qu'on  voulût  troubler  la  paix 
civile  pour  quelque  intérêt  que  ce  fût ,  moi  qui  lui  ficrifiai  Le 
plus  cher  de  tous  les  miens  ?  Vous  le  favez,  Monfieur,  j'étois 
defiré ,  follicité  ;  je  n'avois  qu'à  paroître  ;  mes  droits  étoieot 
foutenus ,  peut-être  mes  affronts  réparés.  Ma  préfence  eût  du 
moins  intrigué  mes  perfécuteurs ,  ôc  j'étois  dans  une  de  ces 
pofitions  enviées  ,  dont  quiconque  aime  à  faire  un  rôle  fe 
prévaut  toujours  avidement.  J'ai  préféré  l'exil  perpétuel  de 
ma  Patrie  ;  j'ai  renoncé  h  tout ,  mêm.e  h.  l'efpérance ,  plucêt 
que  d'expofer  la  tranquillité  publique  :  j'ai  mérité  d'être  cru 
fîncere ,  lorfque  je  parle  en  fa  faveur. 

Mais  pourquoi  fupprimer  des  alTemblées  paifibles  &  pure^- 
ment  civiles  ,  qui  ne  pouvoient  avoir  qu'un  objet  légitime  , 
puifqu'elles  relloient  toujours  dans  la  fubordination  due  au 
Magiftrat  ?  Pourquoi,  laiffant  à  la  Bourgeoifie  le  droit  de 
faire  des  Repréfcntations  ,  ne  les  lui  pas  laiiTcr  faire  avec 
l'ordre  ôc  l'authenticité  convenables  ?  Pourquoi  lui  ôtcr  les 
moyens  d'en  délibérer  entre  elle ,  ôc ,  pour  éviter  des  alTcnir 
blées  trop  nombreufes,  au  moins  par  fcs  Députés  ?  Peut-ori 
rien  imaginer  de  mieux  réglé  ,  de  plus  décent ,  de  plus  con- 
Tcnable  que  les  aiïemblccs  par  compagnies ,  ôc  la  forme  de. 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  355 

traiter  qu'a  fuivi  la  Bourgeoifîe  pendant  qu'elle  a  été  la  maî- 
treffe  de  l'Etat  ?  N'eft-il  pas  d'une  police  mieux  entendue 
de  voir  monter  à  l'Hôtel-de- Ville  une  trentaine  de  Députés 
au  nom  de  tous  leurs  Concitoyens  ,  que  de  voir  toute  une 
Bourgeoifîe  y  monter  en  foule  ,  chacun  ayant  fa  déclaration 
à  faire  ,  ôc  nul  ne  pouvant  parler  que  pour  foi  ?  Vous  avez 
vu  ,  Monfieur ,  les  Repréfentans  en  grand  nombre  ,  forcés  de 
fe  divifer  par  pelotons  pour  ne  pas  faire  tumulte  ôc  cohue , 
venir  féparément  par  bandes  de  trente  ou  quarante ,  &  met- 
tre dans  leur  démarche  encore  plus  de  bienféauce  ôc  de  mo- 
deftie  qu'il  ne  leur  en  étoit  prefcrit  par  la  Loi.  Mais  tel  eit 
l'efprit  de  la  Bourgeoifîe  de  GsncvQ  ;  toujours  plutôt  ea-deçà 
qu'en- delà  de  fes  droits  ,  elle  eft  ferme  quelquefois  ,  elle 
n'eft  jamais  féditieufe.  Toujours  la  Loi  dans  le  cœur  ,  tou- 
jours le  refpeél:  du  Magiftrat  fous  les  yeux  ,  dans  le  tems 
même  où  la  plus  vive  indignation  devoit  animer  fa  colère  , 
èc  où  rien  ne  l'empêchoit  de  la  contenter ,  elle  ne  s'y  livra 
jamais.  Elle  fut  jufte  étant  la  plus  forte  ;  même  elle  fut  par- 
donner. En  eût-on  pu  dire  autant  de  fes  oppreffeurs  ?  On 
fait  le  fort  qu'ils  lui  firent  éprouver  autrefois  ;  on  fait  celui 
qu'ils  lui  préparoient  encore. 

Tels  font  les  hommes  vraiment  dignes  de  la  liberté  ,  parce 
qu'ils  n'en  abufent  jamais ,  qu'on  charge  pourtant  de  liens  ôc 
d'entraves  comme  la  plus  vile  populace.  Tels  font  les  Ci- 
toyens ,  les  meiTibres  du  Souverain  qu'on  traite  en  fujcts  ,  &c 
plus  mal  que  des  fujets  mêmes  ;  puifque  ,  dans  les  Gouverne- 
jtnens  les  plus  abfolus,  on  permet  des  affemblées  de  Com- 
munautés qui  ne  font  prcfîdées  d'aucun  Magiftrat. 

Yy  z 


355  LETTRES     ECRITES 

Jamais ,  comme  qu'on  s'y  prenne  ,  des  réglemens  contra- 
dicloires  ne  pourront  être  obfervés  à  la  fois.  On  permet ,  on 
autorife  le  droit  de  Repréfentation  ;  &  l'on  reproche  aux  Re- 
préfentans  de  manquer  de  confiitance ,  en  les  empêchant  d'en 
avoir  !  Cela  n'eft  pas  julte ,  6c  quand  on  vous  met  hors  d'état 
de  faire  en  corps  vos  démarches ,  il  ne  faut  pas  vous  objeéler 
que  vous  n'êtes  que  des  particuliers.  Comment  ne  voit -on 
point  que  fi  le  poids  des  Repréfentations  dépend  du  nombre 
des  Repréfentans  ,  quand  elles  font  générales ,  il  eft  impof- 
fible  de  les  faire  un  à  un  ;  &  quel  ne  feroit  pas  l'embarras 
du  Magiftrat ,  s'il  avoit  à  lire  fucceflivement  les  Mémoires  ou 
à  écouter  les  difcours  d'un  millier  d'hommes  ,  comme  il  y 
eft  obligé  par  la  Loi  ? 

Voici  donc  la  facile  folution  de  cette  grande  difficulté  que 
l'Auteur  des  Lettres  fait  valoir  comme  infoluble  (x).  Que 
lorfque  le  Magiftrat  n'aura  eu  nul  égard  aux  plaintes  des  par- 
ticuliers portées  en  Repréfentations ,  il  permette  l'aflemblée 
des  Compagnies  bourgeoifes  ;  qu'il  la  permette  féparément  , 
en  des  lieux  ,  en  des  tems  difFérens  ;  que  celles  de  ces  Com- 
pagnies qui  voudront  à  la  pluralité  des  fuffrages  appuyer  les 
Repréfentations  ,  le  falTent  par  leurs  Députés.  Qu'alors  le 
nombre  des  Députés  repréfentans  fe  compte  ;  leur  nombre 
total  eft  fixe;  on  verra  bientôt  fi  leurs  vœux  font  ou  ne  font 
pas  ceux  de  l'Ecat. 

Ceci  ne  fignifîe  pas  ,  prenez -y  bien  garde,  que  ces  affem- 
blées  partielles  puilfent  avoir  aucune  autorité  ,  fi  ce  n'eft  de 
faire  entendre  leur  fentiment  fur  la  matière  des  Rcpréfenta- 


DE     LA     MONTAGNE.  357 

tîons.  Elles  n'auront ,  comme  afTemblées  autorifées  pour  ce 
feu!  cas  ,  nul  autre  droit  que  celui  des  particuliers  :  leur  objet- 
n'eft  pas  de  changer  la  Loi,  mais  de  juger  fi  elle  eft  fuivie; 
ni  de  redrefler  des  griefs ,  mais  de^montrer  le  befoin  d'y  pour- 
voir :  leur  avis  ,  fùt-il  unanime ,  ne  fera  jamais  qu'une  Repré- 
fcntation.  On  faura  feulement  par -là  fi  cette  Repréfentation 
mérite  qu'on  y  défère  ,  foit  pour  alTembler  le  Confeil  géné- 
ral ,  fi  les  Magiitrats  l'approuvent ,  foit  pour  s'en  difpenfer , 
s'ils  l'aiment  mieux  ,  en  faifant  droit  par  eux-mêmes  fur  les 
juftes  plaintes  des  Citoyens  &  Bourgeois. 

Cette  voie  eft  fimple  ,  naturelle  ,  fûre ,  elle  efè  fans  incon- 
vénient. Ce  n'eft  pas  même  une  Loi  nouvelle  à  faire ,  c'eft 
feulem.ent  un  Article  à  révoquer  pour  ce  feul  cas.  Cepen- 
dant fi  elle  effraye  encore  trop  vos  Magiftrats  ,  il  en  relie  une 
autre  non  moins  facile  ,  &  qui  n'eft  pas  plus  nouvelle  :  c'eft 
de  rétablir  les  Confeils  généraux  périodiques ,  ôc  d'en  borner 
l'objet  aux  plaintes  mifes  en  Repréfentations  durant  l'inter- 
valle écoulé  de  l'un  à  l'autre ,  fans  qu'il  foit  permis  d'y  porter 
aucune  autre  queftion.  Ces  afTemblées ,  qui ,  par  une  diff  inc- 
tion  très-importante  (y),  n'auroient  pas  l'autorité  du  Souve- 
rain ,  mais  du  Magiftrat  fuprême ,  loin  de  pouvoir  rien  inno- 
ver ,  ne  pourroient  qu'empêcher  toute  innovation  de  lu  parc 
des  Confeils  ,  &  remettre  toutes  chofes  dans  l'ordre  de  la 
Légiflation,  dont  le  Corps  dépofitaire  de  la  force  publique 
peut  maintenant  s'écarter  fans  gcne  ,  autant  qu'il  lui  plaît. 
En  forte  que ,  pour  faire  tomber  ces  afTemblées  d'elles-mê- 
mes, les  Magiftrats  n'auroient  qu'h  fuivre  exactement  les  Loix: 

Ci/)  Voyez  le  Contrat  Social.  L.  III.  Chap.  17. 


558  LETTRES     ECRITES 

car  la  convocation  d'un  Confeil  général  feroic  inutile  &  ridi- 
cule lorfqu'on  n'auroii  rien  à  y  porter  ;  &:  il  y  a  grande  appa- 
rence que  c'eft  ainfi  que  fe  perdit  l'ufage  des  Confeils  géné- 
raux périodiques  au  feizieme  fiecle  ,  comme  il  a  été  dit  ci- 
devanr. 

Ce  fut  dans  la  vue  que  je  viens  d'expofer  ,  qu'on  les  réta- 
blir en  1707,  &  cette  vieille  queltion  renouvellée  aujourd'hui 
fut  décidée  alors  par  le  fait  même  de  trois  Confeils  généraux 
confécutifs ,  au  dernier  defquels  paffa  l'article  concernant  le 
droit  de  Repréfentation.  Ce  droit  n'étoit  pas  contedé ,  mais 
éludé  :  les  Magiflrats  n'ofoient  difconvenir  que  lorfqu'ils  refu-. 
foicnt  de  fatisfiiiie  aux  plaintes  de  la  Bourgeoifie ,  la  queltion 
ne  dût  être  portée  en  Confeil  général  ;  mais  comme  il  appar- 
tient à  eux  fedls  de  le  convoquer  ,  ils  prétendoient  fous  ce 
prétexte ,  pouvoir  en  différer  la  tenue  à  leur  volonté  ,  ôc 
coniptoient  lafltr,  ù  force  de  délais  ,  la  confiance  de  la  Bour- 
geoifie.  Toutefois  fon  droit  fut  enfin  fi  bien  reconnu  ,  qu'on 
fit,  des  le  9  Avril,  convoquer  l'alTemblée  générale  pour  le  5 
Mai ,  afin ,  dit  le  Placard  ,  d<;  kvcr,  par  ce  moyen  ,  les  infi' 
nuations  qui  ont  été  répandues  ,  que  la  convocation  en  pour- 
roit  être  éludée  &  renvoyée  encore  loin. 

Et  qu'on  ne  dife  pas  que  cette  convocation  fut  forcée  par 
quelque  acte  de  violence  ou  par  quelque  tumulte  tendant  à 
fédicion  -,  puifque  tout  fe  traitoit  alors  par  députation  ,  comme 
le  Confeil  l'avoit  defîrc,  &  que  jamais  les  Citoyens  &:  Bour- 
geois ne  furent  plus  paifibles  dans  leurs  alTemblées,  évitant 
de  les  faire  trop  nombrcufes  6l  de  leur  donner  un  air  impo- 
fant.  Ils  poulfcrent  même  fi  loin  la  décence ,  &;  j'ofç  dire  la 


DE     LA    M  O  N  T  A  G  N  E.  35^ 

dignité  ,  que  ceux  d'entre  eux  qui  portoient  habituellement 
l'épée  ,  la  pelèrent  toujours  pour  y  affiikr  (\).  Ce  ne  fut 
qu'après  que  tout  fat  fait ,  c'eft-à-dire  à  la  fin  du  troifieme 
Confeil  général ,  qu'il  y  eut  un  cri  d'armes  caufé  par  la  faute 
du  Confeil ,  qui  eut  l'imprudence  d'envoyer  trois  Compagnies 
de  la  garnifon  ,  la  baïonnette  aa  bout  du  fufil ,  pour  forcer 
deux  ou  trois  cents  Citoyens  encore  aiTernblés  à  Saint  Pierre. 

Ces  Confeils  périodiques  rétablis  en  1707  ,  furent  révoqués 
cinq  ans  après  ;  mais  par  quels  moyens  «Se  dans  quelles  cir- 
conilances  ?  Un  comt  examen  de  cet  Edit  de  1712  nous  fera 
juger  de  fa  validité. 

Premièrement  le  Peuple  effrayé  par  les  exécutions  ôc  çrof- 
criptions  récentes  ,  n'avoit  ni  liberté ,  ni  fureté  ;  il  ne  pouvoic 
plus  compter  fur  rien  ,  après  la  fraudukufe  amniltie  qu'on 
employa  pour  le  furprendre.  Il  croyoit ,  à  chaque  inflant , 
revoir  à  {<ss  portes  les  SuiîTes  qui  fervirent  d'archers  à  ces 
fanglantes  exécutions.  Mai  revenu  d'un  effroi  que  le  début  de 
l'Edit  étoit  très-propre  h  réveiller  ,  il  eût  tout  accordé  par 
la  feule  crainte  ;  il  fentoit  bien  qu'on  ne  l'aiTembloit  pas  pour 
donner  la  Loi  ,  mais  pour  la  recevoir. 

Les  motifs  de  cette  révocation ,  fondés  fur  les  dangers  des 
Confeils  généraux  périodiques  ,  font  d'une  abfurdité  palpable 
à  qui  connoît  le  moins  du  monde  refprit  de  votre  Conftitu- 


(2)  Us  eurent  la  même  attention  l'cpte  au  côté.  Ces  foins,   qui  paroi- 

eni7J4,  dans  leurs   Repréfjntations  troicnt  minutieux  dans  tout  autre  Etat , 

du  4   Mars  ,    appuyées    de   mille  ou  ne  le  font  pas  dans  une  Démocratie  , 

de  douze  cents  Citoyens  ou  Bourgeois  &  caradlérifent  peut-être  mieux  un 

en  perfoane,  dont  pas  un  feul  n'avoit  peuple  que  des  traits  plus  éclatans» 


3(Jo  LETTRES     ECRITES 

tion  &  celui  de  vorre  Bourgeoiue.  On  allègue  les  tems  de 
pefte  ,  de  famine  ôc  de  guerre  ,  comme  li  la  famine  ou  la 
guerre  étoient  un  obltacle  à  la  tenue  d'un  Confeil  ;  &  quant 
à  la  pefte ,  vous  m'avouerez  que  c'eit  prendre  fes  précautions 
de  loin.  On  s'effraye  de  l'ennemi ,  des  mal-intentionnés  ,  des 
cabales  ;  jamais  on  ne  vit  des  gens  fi  timides  :  l'expérience 
du  paiTé  devoir  les  raffiirer.  Les  fréquens  Confeils  générau^c 
ont  été ,  dans  les  tems  les  plus  orageux ,  le  (alut  de  la  Ré- 
publique ,  comme  il  fera  montré  ci -après,  &c  jam.ais  on  n'y 
a  pris  que  des  réfolutions  fages  &  courageufes.  On  foutient 
ces  affemblées  contraires  à  la  Confticution  ,  dont  elles  font 
le  plus  ferme  appui  ;  on  les  dit  contraires  aux  Edits ,  &c  elles 
font  établies  par  les  Edits  ;  on  les  accufe  de  nouveauté  ,  îk 
elles  font  aufTi  anciennes  que  la  Légiilation.  Il  n'y  a  pas  une 
ligne  dans  ce  préambule  ,  qui  ne  foit  une  faulTeté  ou  une 
extravagance  ;  ôc  c'elt  fur  ce  bel  expofé  que  la  révocation 
palfe ,  fans  programme  antérieur  qui  ait  infiruit  les  membres 
de  l'afiemblée  de  la  propofition  qu'on  leur  vouloit  taire,  fans 
leur  donner  le  loifir  d'en  délibérer  entre  eux,  même  d'y  penfcr» 
&  dans  un  tems  où  la'  Bourgeoifie  mA  iarcruite  de  l'hiltoire 
de  fou  Gouvernement  s'en  lai.Toit  aifément  impofer  par  le 
Magillrat. 

Mais  un  moyen  de  nullité  plus  grave  encore ,  eft  la  viobr- 
tion  de  l'Edit  dans  fa  partie  h  cet  égard  la  plus  importante  , 
{avoir  la  manière  de  déchiffrer  les  billets  ou  de  compter  les 
voix.  Car  dans  l'article  4  de  l'Edit  de  1707,  il  eft  dit  qu'on 
«établira  quatre  Secrétaires  ad  acliim  pour  recueillir  les  fuîTrages , 
deux   des  Deux- Cents    &.  deux   du   Peuple,   Icfqucls  feront 

choifi* 


DE     LA     MONTAGNE. 


36r 


choids  fur-le-champ  par  M.  le  premier  Syndic  &  préterotit 
ferment  dans  le  Temple  :  ôc  toutefois  dans  le  Confeil  général 
de  i/tî  ,  fans  aucun  égard  à  l'Edit  précédent,  on  fait  re- 
cueillir les  faiTrages  par  les  deux  Secrétaires  d'Etat.  Quelle 
fut  donc  la  raifon  de  ce  changement  ,  &  pourquoi  cette  ma- 
nœuvre illégale  dans  un  point  fi  capital ,  comme  fi  l'on  eût 
voulu  tranfgrefTer  à  plaifir  la  Loi  qui  venoit  d'être  faite  ?  On 
commence  par  violer  dans  un  article  l'Edit  qu'on  veut  annuUer 
dans  un  autre  !  Cette  marche  eft-elle  régulière  ?  Si ,  comme 
porte  cet  Edit  de  révocation  ,  l'avis  du  Confeil  fut  approuvé 
prefque  unanimement  (aa),  pourquoi  donc  la  furprife  ôc  la 
confternation  que  marquoient  les  Citoyens  en  fortant  du  Con- 
feil ,  tandis  qu'on  voyoit  un  air  de  triomphe  &  de  fatisfaaion 
fur  les  vifages  des  Magiftrats   {bb)}    Ces  différentes  conte- 


(fffl)  Parla  manicre  dont  il  m'eft 
rapporté  qu'on  s'y  prit ,  cette  unani- 
mité n'étoit  pas  difficile  à  obtenir^,  & 
il  ne  tint  qu'à  ces  MeiFieurs  de  la  ren- 
dre complète. 

Avant  l'aiTemblée ,  le  Secrétaire 
d'Etat  Weftre7.at  dit  :  LaiJJt-z.ks  venir; 
je  les  tiens.  Il  employa  ,  dit-on  ,  pour 
cette  fin  ,  les  deux  mots ,  Approba- 
tion ,  &  Réjeclion  ,  qui ,  depuis  ,  font 
demeurés  en  ufage  dans  les  billets  :en 
forte  que,  quelque  parti  qu'on  prit, 
tout  revenoit  au  même.  Car  fi  on  choi- 
filïbit  Approbation  ,  l'on  approuvoit 
l'avis  des  Confeils ,  qui  rejettoit  l'aflem- 
blée  périodique  ;  &  fi  l'on  prenoit  I\c- 
jcclion  ,  l'on  rejettoit  l'aiTemblée  pério- 
dique. Je  n'invente'pas  ce  fait,  &  je 

Alélanges,     Tome  L 


ne  le  rapporte  pas  fans  autorité  ;  je 
prie  le  lecteur  de  le  croire  ;  mais  je 
dois  à  la  vérité  ,  de  dire  qu'il  ne  me 
vient  pas  de  Genève  ,  &  à  1;^  jultice  , 
d'ajouter  que  je  ne  le  crois  pas  viai  : 
je  fais  feulement  que  l'équivoque  de 
ces  deux  mots  abufa  bien  des  votans 
fur  celui  qu'ils  dévoient  choilir  pour 
exprimer  leur  intention ,  &  j'avoue  en- 
core que  je  ne  puis  imaginer  aucun 
motif  ho.inéte  ,  ni  aucune  cxcufe  légi- 
time à  la  tranfgrefîîon  de  la  Loi  dans 
le  recueillement  des  fuffinges.  Rien 
ne  prouve  mieux  la  terreur  dont  le 
peuple  étoit  faifi  ,  que  le  lilence  avec 
lequel  il  laiiïii  pafTer  cette  irrégularité. 
C  /'/;)  Ils  difdicnt  entre  eux  en  for- 
tant ,  &  bien  d'autres  l'entendirent  ; 

Zz 


S6z  LETTRES     ECRITES 

nances  Toiat-elles  naturelles  à  gens  qui  viennent  d'être  unani- 
mement du  même  avis  ? 

Ainfi  donc  ,  pour  arracher  cet  Edit  de  révocation ,  l'on  ufa 
de  terreur ,  de  furprife ,  vraifembiablement  de  fraude  ,  &  tout 
au  moins  ,  on  viola  certainement  la  Loi.  Qu'on  juge  fi  ces 
caractères  font  compatibles  avec  ceux  d'une  Loi  facrée  , 
comme  on  affecte  de  l'appellcr  ? 

Mais  fuppofons  que  cette  révocation  foit  légitime  ,  &:  qu'on 
n'en  ait  pas  enfreint  les  conditions  (ce)  :  quel  autre  effet 
peut -on  lui  donner  ,  que  de  remettre  les  chofes  fur  le  pied 
où  elles  étoient  avant  l'établiffement  de  la  Loi  révoquée ,  ôc 
par  conféquent  la  Bourgeoifie  dans  le  droit  dont  elle  étoit  en 
poffeiîion  ?  Quand  on  cafTe  une  tranfaâion  ,  les  Parties  ne 
reltent-elles  pas  comme  elles  étoient  avant  qu'elle  fût  pafTée  ? 
Convenons  que  ces  Confeils  généraux  périodiques  n'au- 
roient  eu  qu'un  feul  inconvénient  ,  mais  terrible  ;  c'eût  été 
de  forcer  les  Magiftrats  ôc  tous  les  Ordres  de  fe  contenir  dans 
les  bornes  de  leurs  devoirs  &  de  leurs  droits.  Par  cela  feul 
je  fais  que  ces  alTemblées  fi  effarouchantes  ne  feront  jamais 
rétablies ,  non  plus  que  celles  de  la  Bourgeoifie  par  compagnies; 
mais  aufTi  n'eft-ce  pas  de  cela  qu'il  s'agit  :  je  n'examine  point 
ici  ce  qui  doit  ou  ne  doit  pas  fe  faire ,  ce  qu'on  fera  ni  ce  qu'on 

nous   venons    de  faire   une  grande  (ce)  Ces  conditions  portent  qu'^M- 

joiirnée.  Le  lendemain  nombre  de  Ci-  ciin  changement  à  l  Edit  n  aura  force , 

toyens    furent  fe  plaindre    qu'on  les  Qu'U  n'ait  et  e'  approuve  dans  ce  fou. 

avoit trompes,  &  qu'ils  n'avoient point  verain  Cnnfcil.  Rclk' donc  à  favoir  fi 

entendu  rcjetter  les  ademblces  gcné-  les  infraolions  de  l'Edit  ne  font  pas  des 

raies ,  mais  l'avis  des  Confeils.  On  fe  changcmens  à  l'Edit? 
moqua  d'eux. 


DE     LA     MONTAGNE.  j^j 

ne  fera  pas.  Les  expédiens  que  j'indique  fimplement  comme 
poflibles  &  faciles  ,  comme  tirés  de  votre  conffitution  ,  n'é- 
tant plus  conformes  aux  nouveaux  Edits ,  ne  peuvent  pafier 
que  du  confentement  des  Confeils ,  &c  mon  avis  n'el!:  apure- 
ment pas  qu'on  les  leur  propofe  :  mais  adoptant  un  moment 
la  fuppofirion  de  l'Auteur  des  Lettres  ,  je  rcfcus  des  objec- 
tions frivoles  ;  je  fais  voir  qu'il  cherche  dans  la  nature  des 
chofes  des  obfiacles  qui  n'y  font  point,  qu'ils  ne  font  tous 
que  dans  la  mauvaife  volonté  du  Confeil  ,  6c  qu'il  y  avoit» 
s'il  l'eût  voulu  ,  cent  moyens  de  lever  ces  prétendus  obihcles , 
fins  altérer  la  conflitution  ,  fans  troubler  l'ordre  ,  &  fans 
jamais  expofer  le  repos  public. 

Mais  pour  rentrer  dans  la  quefiion ,  tenons-nous  exafte- 
ment  au  dernier  Edit ,  ôc  vous  n'y  verrez  pas  une  feule  diffi- 
culté réelle  contre  l'effet  néceflaire  du  droit  de  Repréfen- 
cation. 

I.  Celle  d'abord  de  fixer  le  nombre  des  Repréfentans ,  eft 
vaine  par  l'Edit  même  ,  qui  ne  fait  aucune  diftindion  du  no^m- 
bre  »  &  ne  donne  pas  moins  de  force  à  la  Reprcfentation  d'un 
feul  qu'à  celle  de  cent. 

-2.  Celle  de  donner  à  des  particuliers  le  droit  de  faire  aïïem- 
bler  le  Confeil  général ,  eft  vaine  encore  ;  puifque  ce  droit , 
dangereux  ou  non ,  ne  réfulte  pas  de  l'effet  néccffaire  des  Re- 
préfentations.  Comme  il  y  a  tous  les  ans  deux  Confeils  géné- 
raux pour  les  élevions,  il  n'en  faut  point  pour  cet  effet  affcm- 
bler  d'extraordinaire.  11  fufîit  que  la  Rcpréfentation  ,  après 
avoir  été  examinée  dans  les  Confeils  ,  foit  portée  au  plus 
prochain    Confeil    général  ,     quand   elle   eft    de    nature    à 

Z  z  z 


354  LETTRES     ECRITES 

l'être,  (dd)  La  féance  n'en  fera  pas  même  prolongée  d'une  heu- 
re ,  comme  il  elt  manifefte  à  qui  connoît  l'ordre  obfervé  dans 
ces  alTemblées.  Il  faut  feulement  prendre  la  précaution  que  la 
propofition  paffe  aux  voix  avant  les  élections  :  car  fi  l'on  ac- 
tendoit  que  l'éledion  fût  faite ,  les  Syndics  ne  manqueroient 
pas  de  rompre  aufli-tôt  l'affemblée,  comme  ils  firent  en  1735. 

3.  Celle  de  multiplier  les  Confeils  généraux ,  eft  levée  avec 
la  précédente  ;  &c  quand  elle  ne  le  feroit  pas  ,  oii  feroient  les 
dangers  qu'on  y  trouve  ?   c'eit  ce  que  je  ne  faurois  voir. 

On  frémit  eu  lifant  l'énumération  de  ces  dangers  dans  les 
Lettres  écrites  de  la  Campagne  ,  dans  l'Edit  de  1 7 1 2 ,  dans 
la  harangue  de  M.  Chouet  ;  mais  .vérifions.  Ce  dernier  dit  que 
la  République  ne  fut  tranquille  que  quand  ces  affemblées  de- 
vinrent plus  rares.  Il  y  a  là  une  petite  inverfîon  à  rétablir. 
Il  faloit  dire  que  ces  affemblées  devinrent  plus  rares  quand  la 
République  fut  tranquille.  Lifez ,  Monfieur ,  les  faites  de  votre 
Ville  durant  le  feizieme  fiecle.  Comment  fecoua- 1  -  elle  le 
double  joug  qui  l'écrafoit?  Comment  étouffa  - 1  -  elle  les  fac- 
tions qui  la  déchiroient  ?  Comment  réfilta-t-elle  h  fes  voifîns 
avides  ,  qui  ne  la  fecouroient  que  pour  l'affervir  ?  Comment 
s'établit  dans  fon  fein  la  liberté  évangélique  &i  politique  ? 
Comment  ù  conftitution  prit -elle  de  la  confillance?  Com- 
ment fe  forma  le  fyllcme  de  fon  Gouvernement  ?  L'hiltoire 
de  ces  mémorables  tems  efl  un  enchaînement  de  prodiges.  Les 
Tyrans ,  les  Voilins ,  les  ennemis ,  les  amis ,  les  fujets ,  les 
Citoyens ,  la  guerre  ,  la  pcile  ,  la  famine  ,  tout  fcmbloit  con- 

(  dd  )  J'ai  diftingué  ci  -  devant  les       porter ,   &  ceux  où    ils   ne  le  font 
cas  où  les  Confeils  fout  tenus  de  l'y       pas. 


DE    LA    MONTAGNE.  ^6$ 

courir  à  la  perte  de  cette  malheureufe  Ville.  On  conçoit  à 
peine  comment  un  Etat  déjà  formé  eût  pu  échapper  à  tous 
ces  périls.  Non -feulement  Genève  en  échappe  ,  mais  c'eft 
durant  ces  crifes  terribles  que  fe  confomme  le  graAd  Ouvrage 
de  fa  Légillation.  Ce  fut  par  fes  fréquens  Confeils  généraux  , 
(ee)  ce  fut  par  la  prudence  &  la  fermeté  que  fes  Citoyens  y 
portèrent ,  qu'ils  vainquirent  enfin  tous  les  obitacles  ,  ôc  ren- 
dirent leur  Ville  libre  &  tranquille  ,  de  fujette  &  déchirée 
qu'elle  étoit  auparavant  ;  ce  fut  après  avoir  tout  mis  en  ordre 
au-dedans  ,  qu'ils  fe  virent  en  état  de  faire  au-dehors  la  guerre 
avec  gloire.  Alors  le  Confeil  Souverain  avoir  fini  fes  fondions , 
c'étoit  au  Gouvernement  de  faire  les  liennes  :  il  ne  reftoit  plus 
aux  Genevois  qu'à  défendre  la  liberté  qu'ils  venoient  d'éta- 
blir, &  à  fe  montrer  aulli  braves  foldats  en  campagne  qu'ils 
s'étoient  montrés  dignes  Citoyens  au  Confeil  :  c'eft  ce  qu'ils 
firent.  Vos  annales  atteftent  par-tout  l'utilité  des  Confeils  gé- 
néraux ;  vos  Meflieurs  n'y  voient  que  des  maux  effroyables. 
Ils  font  l'objeâion ,  mais  l'hiftoire  la  réfour. 

4.  Celle  de  s'expofer  aux  faillies  du  Peuple  ,  quand  on  avoi- 
fîne  de  grandes  Puiffances  ,  fe  réfout  de  même.  Je  ne  fâche 
point  en  ceci  de  meilleure  réponfe  à  des  fophifmes ,  que  des 
faits  conftans.  Toutes  les  réfolutions  des  Confeils  généraux 


b" 


(ce)  Comme  on  les  alTembloit  alors  une  feule  e'poque.  Durant  les  Iiiiit  pr». 

dans    tous  les    cas  ardus,    félon  les  miers  mois  de  l'année  1540  ,  il  fe  tint 

Edits ,&  que  ces  cas  ardus  revenoient  dix-huit   Confeils   généraux,  &  cette 

très- fouvent  dans  ces  tcms  orageux,  année  n'eut   rien   de  plus    extraordr- 

le  Confeil  général  étoit  alors  plus  fré-  naire  que  celles  qui  avoicnt   précédé 

qucmment  convoqué  que  n'eft  aujour-  &  que  celles  qui  fuivirent, 
d'hui  le  Deux-Cent.  Qu'onen  juge  pat 


l66  LETTRES     ECRITES 

ont  été  dans  tous  les  tems  auilî  p];;ines  de  fagefle  que  de 
courage  ;  jamais  elles  ne  furent  infolentes  ni  lâches  ;  on  y  a 
quelquefois  juré  de  mourir  pour  la  patrie  :  mais  je  défie 
qu'on  m'en  cire  un  fcul ,  même  de  ceux  où  le  Peuple  a  le 
plus  influé  ,  dans  lequel  on  ait  par  érourderie  indi^riofé  les 
Puifianccs  voilines  ,  non  plus  qu'un  feul  oiî  l'on  ait  rampé 
devant  elles.  Je  ne  ferois  pas  un  pareil  déli  pour  tous  les  ar- 
rêtés du  petit  Confeil  :  mais  paiil  ns.  Quand  il  s'agit  de  nou- 
velles réfolutions  à  prendre  ,  c'elt  aux  Confeils  inférieurs  de 
les  propofer  ,  au  Confeil  général  de  les  rejetter  ou  de  les 
admettre  ;  il  ne  peut  rien  faire  de  plus  ;  on  ne  difpute  pas  de 
cela  :  cette  objeclion  porte  donc  à  faux. 

5.  Celle  de  jetcer  du  doute  &  de  l'obfcurité  fur  toutes  les 
Loix  ,  n'efè  pas  plus  folide  ,  parce  qu'il  ne  s'agit  pas  ici 
d'une  interprétation  vague  ,  générale ,  ôc  fufceptible  de  fubti- 
lités  ;  mais  d'une  application  nette  <Sc  précife  d'un  fait  à  la 
Loi.  Le  Magiftrat  peu?" avoir  fes  raifons  pour  trouver  obfcure 
une  chcfe  claire  ;  mais  cela  n'en  détruit  pas  la  clarté.  Ces 
Mefïîcurs  dénaturent  la  question.  Pvlontrer  par  la  lettre  d'une 
Loi  qu'elle  a  été  violée  ,  n'efl  pas  propofer  des  doutes  fur 
cette  Loi.  S'il  y  a  dans  les  termes  de  la  Loi  un  feul  fcns 
félon  lequel  le  fiiit  foit  juflif.é  ,  le  Confeil ,  dans  fa  rcponfe  , 
ne  manquera  pas  d'établir  ce  fcns.  Alors  la  Rcpréfentation 
perd  fa  force  ,  &  fi  Ton  y  perfilLe,  elle  tombe  infailliblement 
en  Confeil  général.  Car  l'intérêt  de  tous  eft  trop  grand  , 
trop  préfent,  trop  fenfible  ,  fur-tout  dans  une  Ville  de  com- 
merce ,  pour  que  la  généralité  veuille  jamais  ébranler  l'auto- 
rité, le  Gouvernement,  la  Légiflarion ,  en  prononçant  qu'une 


DE     LA     MONTAGNE.  ^6-j 

Loi  a  été  tranfgreiTée  ,  Icrfqu'il  efl  poflîble  qu'elle  ne  Fait 
pas  été. 

C'eft  au  Légiflareur  ,  c'eft  au  rédaiSleur  des  Loix  à  n'en 
pas  laifTer  les  termes  équivoques.  Quand  ils  le  font ,  c'elt  à 
l'équité  du  Magifirat  d'en  fixer  le  fens  dans  la  pratique  : 
quand  la  Loi  a  plufieurs  fens  ,  il  ufe  de  fon  droit  en  préfé- 
rant celui  qu'il  lui  plaît  ;  mais  ce  droit  ne  va  point  jufqu'à 
changer  le  fens  littéral  des  loix  ,  &  à  leur  en  donner  un 
qu'elles  n'ont  pas  ;  autrement  il  n'y  auroit  plus  de  Loi.  La 
queflion  ainfî  pofée  eft  fi  nette  qu'il  eft  facile  au  bon  fens 
de  prononcer,  &  ce  bon  fens  qui  prononce  fe  trouve  alors 
dans  le  Confeil  général.  Loin  que  de-lh  naiffent  des  difcuf- 
fions  interminables  ,  c'elt  par-là  qu'au  contraire  on  \ts  pré- 
vient ;  c'eft  par-là  qu'élevant  les  EJirs  au-delTus  des  inter- 
prétations arbitraires  (Se  particulières  que  l'intérêt  ou  la  paf- 
fion  peut  fuggérer ,  on  eft  fur  qu'ils  difent  toujours  ce  qu'ils 
difent ,  &  que  les  particuliers  ne  font  plus  en  doute ,  fur  cha- 
que afFaire ,  du  fens  qu'il  plaira  au  Magiftrat  de  donner  à  la 
Loi.  N'eft-il  pas  clair  que  les  difficultés  dont  il  s'agit  main- 
tenant n'exifteroient  plus,  fi  l'on  eût  pris  d'abord  ce  moyen 
de  les  réfoudre   ? 

6.  Celle  de  foumettre  les  Confeils  aux  ordres  des  Ci- 
toyens e(t  ridicule.  Il  elfc  certain  que  des  Repréfentations 
ne  font  pas  des  ordres,  non  plus  que  la  requête  d'un  homme 
qui  demande  juft'ce  n'eft  pas  un  ordre  ;  mais  Je  Magiflrat 
n'en  eft  pas  moiits  obligé  de  rendre  au  fuppliant  la  juftice 
qu'il  demande  ,  &  le  Confeil  de  faire  droit  fur  les  Repré- 
fentations des  Citoyens  &:  Bourgeois.  Quoique  les  Magiftrats 


368  LETTRES     ECRITES 

foient  les  fupérieurs  des  particuliers  ,  cette  fupériorité  ne  les 
difpenfe  pas  d'accorder  à  leurs  inférieurs  ce  qu'ils  leur  doi- 
vent ,  &  les  termes  refpectueux  qu'emploient  ceux  -  ci  pour 
les  demander  n'ôtent  rien  au  droit  qu'ils  ont  de  l'obtenir. 
Une  Repréfentation  eft  ,  fi  l'on  veut ,  un  ordre  donné  au 
Confeil ,  comme  elle  eft  un  ordre  donné  au  premier  Syn- 
dic à  qui  on  la  préfente  de  la  communiquer  au  Confeil  ;  car 
c'eft  ce  qu'il  elt  toujours  obligé  de  faire ,  foit  qu'il  approuve 
la  Repréfentation  ,  foit  qu'il   ne  l'approuve  pas. 

Au  relte ,  quand  le  Confeil  tire  avantage  du  mot  de  Re- 
préfentation  qui  marque  infériorité  ;  en  difint  une  çhofe  que 
perfonne  ne  difpute  ,  il  oublie  cependant  que  ce  mot  em- 
ployé dans  le  Règlement  n'efl  pas  dans  l'Edit  auquel  il  ren- 
voyé ,  mais  bien  celui  de  Remontrances  qui  préfente  un  tout 
autre  fens  :  à  quoi  l'on  peut  ajouter  qu'il  y  a  de  la  différence 
enti-e  les  Remontrances  qu'un  corps  de  IVIagiitrature  fait  à 
fon  Souverain  ,  &  celles  que  des  membres  du  Souverain 
font  à  un  corps  de  Magiltrature.  Vous  direz  que  j'ai  tore 
de  répondre  à  une  pareille  objection  ;  mais  elle  vaut  bien  la 
plupart  des  autres. 

7.  Celle  enfin  d'un  homme  en  crédit  conteltant  le  fens  ou 
l'application  d'une  Loi  qui  le  condamne  ,  &  féduifant  le  pu- 
blic en  fa  faveur ,  eft  telle  que  je  crois  devoir  m'abftenir  de 
la  qualifier.  Eh  !  qui  donc  a  connu  la  Bourgeoifie  de  Genève 
pour  un  Peuple  fervile  ,  ardent ,  imitateur  ,  f  tupide  ,  ennemi 
des  loix ,  &  fi  prompt  h  s'enflammer  pour  les  intérêts  d'au- 
trui  ?  Il  faut  que  chacun  ait  bien  vu  le  fien  compromis 
dans  les  affaires  publicjues ,  avant  qu'il  puilfe  fc  réfoadre  à 
s'en  mcicr.  Souvent 


DE     LA     MONTAGNE.  359 

Souvent  l'injuitice  &c  la  fraude  trouvent  des  profe»^eurs  ; 
jamais  elles  n'ont  le  public  pour  elles  :  c'eft  en  ceci  que  la 
voix  du  Peuple  efl:  la  voix  de  Dieu  ;  mais  malheureufemenc 
cette  voix  facrée  eft  toujours  foible  dans  les  affaires  contre 
le  cri  de  la  puifTance  ,  &  la  plainte  de  l'innocence  opprimée 
s'exhale  en  murmures  méprifés  par  la  tyrannie.  Tout  ce  qui 
fe  fait  par  brigue  &  fédudion  ,  fe  fait  par  préférence  au 
profit  de  ceux  qui  gouvernent;  cela  ne  fauroit  être  autrement. 
La  rufe,  le  préjugé,  l'intérêt,  la  crainte,  l'efpoir ,  la  vanité  , 
les  couleurs  fpécieufes ,  un  air  d'ordre  &  de  fubordination  , 
tout  eft  pour  des  hommes  habiles  conftitués  en  autorité  & 
verfés  dans  l'art  d'abufer  le  Peuple.  Quand  il  s'agit  d'oppofer 
l'adreffe  à  l'adreffe  ,  ou  le  crédit  au  crédit  ,  quel  avantage 
immenfe  n'ont  pas  dans  une  petite  Ville  les  premières  fa- 
milles toujours  unies  pour  dominer,  leurs  amis,  leurs  clients  , 
leurs  créatures  ;  tout  cela  joint  à  tout  le  pouvoir  des  Confeils  , 
pour  écrafer  des  particuliers  qui  oferoient  leur  faire  tête ,  avec 
des  fophifmes  pour  toutes  armes  ?  Voyez  autour  de  vous  dans 
cet  infèant  même.  L'appui  des  loix  ,  l'équité ,  la  vérité ,  l'évi- 
dence ,  l'intérêt  commun,  le  foin  de  la  fureté  particulière, 
tout  ce  qui  devroit  entraîner  la  foule  ,  fufRt  à  peine  pour 
protéger  des  Citoyens  refpeâés  qui  réclament  contre  l'ini- 
quité la  plus  manifclte  ;  &  l'on  veut  que  chez  un  Peuple 
éclairé  ,  l'intérêt  d'un  brouillon  falfe  plus  de  partifans  que 
n'en  peut  faire  celui  de  l'Etat  !  Ou  je  connois  mal  votre 
Bourgeoifie  &  vos  Chefs  ,  ou  fi  jamais  il  fe  fait  une  feule 
Repréfentation  mal  fondée  ,  ce  qui  n'eft  pas  encore  arrivé  que 
je  fâche,  l'Auteur,  s'il  n'eft  méprifable ,  eft  un  homme  perdu. 
Mélanges.    Tome  L  Aaa 


370  LETTRES     ECRITES 

Eft  -  il  befoiii  de  rcfiiter  des  objei^lions  de  cette  efpcce 
quand  on  parle  à  des  Genevois  ?  Y  a-t-il  dans  votre  Ville 
un  feul  homme  qui  n'en  fente  la  mauvaife  foi ,  &  peut-on 
férieufement  balancer  l'ufage  d'un  droit  facré  ,  fondamental , 
confirmé ,  nécedliire ,  par  des  inconvéniens  chimériques  ,  que 
ceux  mêmes  qui  les  objeélent  favent  mieux  que  perfonne  ne 
pouvoir  exiiier  ;  tandis  qu'au  contraire  ce  droit  enfreint 
ouvre  la  porte  aux  excès  de  la  plus  odieufe  Olygarchie ,  au 
point  qu'on  la  voit  attenter  déjà  fans  prétexte  à  la  liberté 
des  Citoyens  ,  &  s'arroger  hautement  le  pouvoir  de  les  em- 
prifonner  fans  aftriétion  ni  condition ,  fans  formalité  d'aucune 
efpece  ,  contre  la  teneur  des  Loix  les  plus  précifes ,  &  mal- 
gré toutes  les  proteftations. 

L'explication  qu'on  ofe  donner  à  ces  Loix,  eft  plus  in- 
fultante  encore  que  la  tyrannie  qu'on  exerce  en  leur  nom. 
De  quels  raifonnemens  on  vous  paye?  Ce  n'eit  pas  affez  de 
vous  traiter  en  efclaves ,  fi  l'on  ne  vous  traite  encore  en  en- 
fans.  Eh  Dieu  !  Comment  a-t-on  pu  mettre  en  doute  des 
queltions  aufli  claires,  comment  a-t-on  pu  les  embrouiller  à 
ce  point  ?  Voyez ,  Monfîeur ,  fi  les  pofer  n'eit  pas  les  réfou- 
dre? En  finilTant  par-là  cette  Lettre,  j'efpere  ne  la  pas  alonger 
de  beaucoup. 

Un  homme  peut  ctre  conftitué  prifonnier  de  trois  manières. 
L'une  à  l'inf tance  d'un  autre  homme  qui  fait  contre  lui  partie 
formelle;  la  féconde,  étant  furpris  en  flagrant  délit,  &  faifi 
fur-le-champ  ,  ou  ,  ce  qui  revient  au  même ,  pour  crime 
notoire  dont  le  Public  eft  témoin;  6c  la  troifieme,  d'office, 
par  la  fimple  autorité  du  Magiftrat ,   fur   des  avis  fecrets  , 


DE     LA    MONTAGNE.  371 

fur  des  indices ,  ou  fur  d'autres  raifons  qu'il  trouve  fuffifantes. 

Dans  le  premier  cas,  il  eft  ordonné  parles  Loixde  Genève 
que  i'accufateur  revête  les  prifons,  ainfi  que  l'accufé  ;  &:  de 
plus ,  s'il  n'eft  pas  folvable ,  qu'il  donne  caution  des  dépens 
&  de  l'adjugé.  Ainfi  l'on  a  de  ce  côté  ,  dans  l'intérêt  de 
i'accufateur,  une  fureté  raifonnable  que  le  prévenu  n'eft  pas 
arrêté  injuftement. 

Dans  le  fécond  cas  ,  la  preuve  eft  dans  le  fait  même ,' 
ôc  l'accufé  elt  en  quelque  forte  convaincu  par  fa  propre 
détention. 

Mais  dans  le  troifîeme  cas  on  n'a  ni  la  même  fureté  que 
dans  le  premier,  ni  la  même  évidence  que  dans  le  fécond, 
&  c'eft  pour  ce  dernier  cas  que  la  Loi ,  fiippofant  le  Ma- 
giftrat  équitable  ,  prend  feulement  des  mefures  pour  qu'il 
ne  foit  pas  furpris. 

Voilà  les  principes  fur  lefquels  le  Légiflateur  fe  dirige  dans 
ces  trois  cas  ;  en  voici  maintenant  l'application. 

Dans  le  cas  de  la  partie  formelle ,  on  a ,  dès  le  commen- 
cement ,  un  procès  en  règle  qu'il  faut  fuivre  dans  toutes  les 
formes  judiciaires  :  c'eft  pourquoi  l'affaire  eft  d'abord  traitée 
en  première  inftance.  L'emprifonnement  ne  peut  être  fait , 
y?,  parties  ouïes  ,  il  ti'a  été  permis  par  jujlice  Ç^ff).  Vous 
favez  que  ce  qu'on  appelle  à  Genève  la  Juftice  ,  eft  le  Tri- 
bunal du  Lieutenant  6c  de  fes  afiîftans  appelles  Auditeurs.  Ainfi 
c'eft  à  ces  Magiftrats  &  non  à  d'autres,  pas  même  aux 
Syndics  ,  que  la  plainte  en  pareil  cas  doit  être  portée ,  &c 
c'eft  à  eux   d'ordonner   l'emprifonnement  des  deux  parties  j 

(#)  Edits  civils.  Tit.  XII.  a;t.  i. 

Aaa  2 


371  LETTRES     ECRITES 

fauf  alors  le  recours  de  l'une  des  deux  aux  Syndics,  fi^ 
félon  les  termes  de  TEdit,  elle  fi  fintoit  grevée  par  ce  qui 
aura  été  ordonné  (gg).  Les  trois  premiers  articles  du  Titre 
XII ,  fur  les  matières  criminelles ,  fe  rapportent  évidemment 
à  ce  cas-là. 

Dans  le  cas  du  flagrant  délit,  foit  pour  crime,  foit  pour 
excès  que  la  police  doit  punir  ,  il  eft  permis  à  toute  per- 
fonne  d'arrêter  le  coupable;  mais  il  n'y  a  que  les  Magiftrars , 
chargés  de  quelque  partie  du  pouvoir  exécutif,  tels  que  les 
Syndics ,  le  Confeil ,  le  Lieutenant ,  un  Auditeur ,  qui  puif- 
fent  l'écrouer  ;  un  Confeiller  ni  plufieurs  ne  le  pourroienc 
pas .;  &  le  prifonnier  doit  être  interrogé  dans  les  vingt- 
quatre  heures.  Les  cinq  articles  fuivans  du  même  Edit  fe 
rapportent  uniquement  à  ce  fécond  cas,  comme  il  eiï  clair, 
tant  par  l'ordre  de  la  matière ,  que  par  le  nom  de  criminel 
donné  au  prévenu,  puifqu'il  n'y  a  que  le  feul  cas  du  flagrant 
délit  ou  du  crime  notoire  ,  oia  l'on  puiiTe  appeller  criminel 
un  accufé  avant  que  fon  procès  lui  foit  fait.  Que  fi  l'on 
s'obftine  à  vouloir  qu^accufi'  &c  criminel  foient  fynonymes  , 
il  faudra  par  ce  même  langage  ,  qx.x' innocent  &c  criminel  le 
foient   aufli. 

Dans  le  refte  du  Titre  XII ,  il  n'eft  plus  quedion  d'em- 
prifonnement  ;  &  depuis  l'article  y  incluflvement,  tout  roule 
fur  la  procédure  &c  fur  la  forme  du  jugement  dans  toute 
efpece  de  procès  criminel.  11  n'eft  point  parlé  des  empri- 
fonnemens  fiits   d'office. 

Mais  il  en  ell  parlé  dans  l'Edit  politique  fur  l'Office  des 

igS)  E*-'its  civils,  art.  2. 


DE     LA     MONTAGNE.  375 

quatre  Syndic5.  Pourquoi  cela?  parce  que  cet  article  tient 
immédiatement  à  la  liberté  civile  ,  que  le  pouvoir  «xercé 
fur  ce  point  par  le  Magiiirat ,  efl  un  acte  de  Gouvernement 
plutôt  que  de  Magiftrature  ,  &  qu'un  fmiple  Tribunal  de 
juflice  ne  doit  pas  être  revêtu  d'un  pareil  pouvoir.  Aufîî  l'Edit 
l'accorde-t-il  aux  Syndics  feuls  ,  non  au  Lieutenant  ni  à 
aucun   autre  Magiltrat.  ; 

Or,  pour  garantir  les  Syndics  de  la  furprife  dont  j'ai  parlé, 
l'Edit  leur  prefcrit  de  mander  premièrement  ceux  qii'il  ap- 
partiendra^ d'' examiner  ^  d'' interroger  ,  &.  enfin  de  faire  em- 
prifonner  Ji  meflier  eft.  Je  crois  que  dans  un  pays  libre , 
la  Loi  ne  pouvoit  pas  moins  faire  pour  mettre  un  frein  à 
ce  terrible  pouvoir.  11  faut  que  les  Citoyens  aient  toutes  les 
furetés  raifonnables  qu'en  faifant  leur  devoir  ils  pourront  cou- 
cher dans  leur  lit. 

L'article  fuivant  du  même  Titre  rentre,  comme  il  eft  ma' 
nifeîte  ,  dans  je  cas  du  crime  notoire  &  du  flagrant  délit , 
de  même  que  l'article  premier  du  Titre  ^ts  matières  cri- 
minelles ,  dans  le  même  Edit  politique.  Tout  cela  peut  pa- 
roître  une  répétition  :  mais  dans  l'Edit  civil  la  manière  efl 
confidcrée  ,  quant  à  l'exercice  de  la  juftice,  &  dans  l'Edit 
politique ,  quant  h  la  fureté  des  Citoyens.  D'ailleurs  les  Loix 
ayant  été  faites  en  diflerens  tems ,  &  ces  Loix  étant  l'ou- 
vrage des  hommes  ,  on  n'y  doit  pas  chercher  un  ordre  qui 
ne  fe  démente  jamais  ck  une  perfection  fans  défaut.  Il  fuflit 
qu'en  méditant  fur  le  tout  &  en  comparant  les  articles,  on 
y  découvre  l'efprit  du  Lcgillateur  &  les  raifons  du  difpofitif 
de  fon  ouvrage. 


374  LETTRES      ECRITES 

Ajoutez  une  réflexion.  Ces  droits  fi  judicieufemenc  com- 
binés ,  ces  droits  réclamés  par  les  Repréfentans  en  vertu  des 
Edits,  vous  en  jouiffiez  fous  la  fouveraineté  des  Evcques  , 
Neufchâtel  en  jouit  fous  fes  Princes ,  ôc  à  vous  ,  Républi- 
cains ,  on  veut  les  ôter  !  Voyez  le  Articles  X ,  XI ,  &  plu- 
fieurs  autres  des  franchifes  de  Genève  dans  l'acle  d'Ade- 
marus  Fabri.  Ce  monument  n'efè  pas  moins  rcfpcéluble 
aux  Genevois  que  ne  l'eit  aux  Anglois  la  grande  Chartre 
encore  plus  ancienne  ,  &  je  doute  qu'on  fût  bien  venu 
chez  ces  derniers  à  parler  de  leur  Chartre  avec  autant  de  mé- 
pris que  l'Auteur  des  Lettres  ofe  en  marquer  pour  la  vôtre. 

Il  prétend  qu'elle  a  été  abrogée  par  les  Conftitutions  de  la 
République  {hh).  Mais  au  contraire  je  vois  très-fouvent  dans 
vos  Edits  ce  mot  ,  comme  d'ancienneté  ,  qui  renvoie  aux 
ufages  anciens  ,  par  confcqucnt  aux  droits  fur  Icfquels  ils 
étoient  fondés  ;  &c  comme  fi  l'Evêque  eût  prévu  que  ceux 
qui  dévoient  protéger  les  franchifes  les  attaqueroicnt ,  je  vois 
qu'il  déclare  dans  l'Aéle  même  qu'elles  feront  peipétuelles, 
fans  que  le  non  ufage  ni  aucune  prefcription  les  puilTe  abolir. 
Voici,  vous  en  conviendrez,  une  oppofition  bien  finguliere. 
Le  Hwant  Syndic  Chouet  dit  dans  fon  Mémoire  à  Milord 
Towfend  que  le  Peuple  de  Genève  entra  ,  par  la  Réforma- 
tion ,  dans  les  droits  de  l'Evoque  ,  qui  étoit  Prince  temporel 
&  fpirituel  de  cette  Ville  :  l'Auteur  des  Lettres  nous  affure 

(/(/i)  C'ctoit  par  une  Logique  toute  nicnic,  qu'il    n'ait   iamais  été  abrogiî 

femblable  qu'en  174a  on  n'eut  aucun  par  aucun  autre,   &  qu'il  ait  été  rap- 

égard  au   traité  de  Soleure   de  is-y,  pelle  plufieurs  fois ,  notamment  dans 

foutenant  qu'il  étoit  furanné  ,  quoi-  l'adc  de  la  Médiation, 
qu'il  fut  déclaré  perpétuel  dans  l'Acte 


DE    LA    MONTAGNE.  375 

au  contraire  que  ce  même  Peuple  perdit  en  cette  occafion 
les  franchifes  que  l'Evêque  lui  avoit  accordées.  Auquel  des 
deux  croirons-nous? 

Quoi  !  vous  perdez  étant  libres ,  des  droits  dont  vous 
jouifliez  étant  fujets  !  Vos  Magiftrats  vous  dépouillent  de 
ceux  que  vous  accordèrent  vos  Princes  !  Si  telle  eft  la  liberté 
que  vous  ont  acquis  vos  pères  ,  vous  avez  de  quoi  regretter 
le  fang  qu'ils  verferent  pour  elle.  Cet  acle  fingulier  qui 
vous  rendant  Souverains  vous  ôta  vos  franchifes ,  valoit  bien , 
ce  me  femble ,  la  peine  d'être  énoncé  ;  ôc  du  moins ,  pour 
le  rendre  croyable,  on  ne  pouvoit  le  rendre  trop  folemnel. 
Où  eft-il  donc  cet  aéle  d'abrogation  ?  AlTurément ,  pour  fe 
prévaloir  d'une  pièce  aufli  bizarre ,  le  moins  qu'on  puifle  faire 
eft  de  commiencer  par  la  montrer. 

De  tout  ceci  je  crois  pouvoir  conclure  avec  certitude  ,  qu'en 
aucun  cas  poiïible  ,  la  Loi  dans  Genève  n'accorde  aux  Syn- 
dics ,  ni  à  perfonne ,  le  droit  abfolu  d'emprifonner  les  parti- 
culiers fans  altriclion  ni  condition.  Mais  n'importe  :  le  Con- 
feil  en  réponfe  aux  Repréfentations  établit  ce  droit  fans  répli- 
que. Il  n'en  coûte  que  de  vouloir,  &  le  voilà  en  pofleffion. 
Telle  elt  la  commodité  du  droit  négatif. 

Je  me  propofois  de  montrer  dans  cette  Lettre  que  le  droit 
de  Repréfentation ,  intimement  lié  à  la  forme  de  votre  Conf- 
titution  n'étoit  pas  un  droit  illufoire  <5c  vain  ;  mais  qu'ayant 
été  formellement  établi  par  l'Edit  de  1707  ,  confirmé  par 
celui  de  1738,  il  devoit  néceflairement  avoir  un  effet  réel; 
que  cet  effet  n'avoit  pas  été  (tipulé  dans  l'Acle  de  la  Média- 
tion ,  parce  qu'il  ne  l'étoic  pas  dans  l'Edit ,  &  qu'il  ne  l'avoic 


37(^ 


LETTRES     ECRITES 


pas  été  dans  l'Edic  ;  cane  parce  qu'il  réfulcoit  alors  par  liii- 
lîiéme  de  la  nature  de  votre  Conftitution,  que  parce  que  le 
même  Edit  en  écablilTok  la  fureté  d'une  autre  manière  : 
que  ce  droit ,  «Se  fon  effet  néceffaire ,  donnant  feul  de  la  con- 
fiftance  à  tous  les  autres ,  étoit  l'unique  &c  véritable  équiva- 
lent de  ceux  qu'on  avoit  ôtés  à  la  Bourgeoifie  ;  que  cet 
équivalent ,  fuffifant  pour  établir  un  folide  équilibre  entre  tou- 
tes les  parties  de  l'Etat,  montroit  la  fageffe  du  Règlement, 
qui ,  fans  cela  ,  feroic  l'ouvrage  le  plus  inique  qu'il  fût  poffible 
d'imaginer  :  qu'enfin  les  difficultés  qu'on  élevoit  contre  l'exer- 
cice de  ce  droit  étoient  des  difficultés  frivoles ,  qui  n'exiiîoient 
que  dans  la  mauvaife  volonté  de  ceux  qui  les  propofoient ,  &c 
qui  ne  balançoient  en  aucune  manière  les  dangers  du  droit 
négatif  abfolu.  Voilà ,  Monfieur  ,  ce  que  j'ai  voulu  fliire  ;  c'elt 
à  vous  à  voir  Ci  j'ai  réuffi. 


-_;--■--.«; 


NEUrlEME 


DE    LA    MONTAGNE.  377 


NEUVIEME     LETTRE. 

J'Ai  cru,  Monfîeur ,  qu'il  valoic  mieux  établir  direcremenc 
ce  que  j'avois  à  dire ,  que  de  m'attacher  à  de  longues  réfu- 
tations. Entreprendre  un  examen  fuivi  des  Lettres  écrites  de 
la  Campagne ,  feroit  s'embarquer  dans  une  mer  de  fophifmes. 
Les  faifir ,  les  expofer  ,  feroit ,  félon  moi ,  les  réfuter  ;  mais 
ils  nagent  dans  un  tel  flux  de  doélrine  ,  ils  en  font  fi  fort 
inondés  ,  qu'on  fe  noie  en  voulant  les  mettre  à  fec. 

Toutefois  en  achevant  mon  travail,  je  ne  puis  me  difpenfer 
de  jetter  un  coup-d'ceil  fur  celui  de  cet  Auteur.  Sans  analyfer 
les  fubtilités  politiques  dont  il  vous  leurre ,  je  me  contenterai 
d'en  examiner  les  principes ,  &  de  vous  montrer  dans  quelques 
exemples  le  vice  de  fes  raifonnemens. 

Vous  en  avez  vu  ci-devant  l'inconféquence  par  rapport  à 
moi  :  par  rapport  à  votre  République ,  ils  font  plus  captieux 
quelquefois ,  &  ne  font  jamais  plus  folides.  Le  feul  &  véri- 
table objet  de  ces  Lettres  elt  d'établir  le  prétendu  droit  négatif 
dans  la  plénitude  que  lui  donnent  les  ufurpations  du  Confeil. 
Cell  à  ce  but  que  tout  fe  rapporte  ;  foit  dire6lement ,  par 
;un  enchaînement  néceiïaire  ;  foit  indirectement  ,  par  un  tour 
d'adrefle ,  en  donnant  le  change  au  Public  fur  le  fond  de  la 
queftion. 

Les  imputations  qui  me  regardent ,  font  dans  le  premier 
cas.    Le  Confeil  m'a   jugé  contre  la  Loi  ;  des    Repréfcnta- 
tions  s'élèvent.   Pour  établir  le  droit  négatif,  il  fout  ccon- 
Mélanges.    Tome  I.  Bbb 


37?  LETTRES     ECRITES 

duire  les  Repréfentans  ;  pour  les  éconduire  ,  il  faut  prou- 
ver qu'ils  ont  tort  ;  pour  prouver  qu'ils  ont  tort  ,  il  faut 
foutenir  que  je  fuis  coupable  ,  mais  coupable  à  tel  point ,. 
que  ,  pour   punir  mon  crime  ,  il  a  flilu  déroger  à  la  Loi. 

Que  les  hommes  frémiroient  au  premier  mal  qu'ils  font, 
s'ils  voyoient  qu'ils  fe  mettent  dans  la  trifte  nécefTicé  d'en 
toujours  faire ,  d'être  méchans  toute  leur  vie  pour  avoir  pu 
l'être  un  moment,  &c  de  pourfuivre  jufqu'à  la  mort  le  mal^ 
heureux  qu'ils  ont  une  fois  perfécuté  ! 

La  queltion  de  la  préfîdence  des  Syndics  dans  les  Tribu- 
naux criminels  ,  fe  rapporte  au  fécond  cas.  Croyez-vous 
qu*àu  fond  le  Confeil  s'embarralTe  beaucoup  que  ce  fuient 
des  Syndics  ou  des  Confeillers  qui  préfident,  depuis  qu'il  a 
fondu  les  droits  des  premiers  dans  tout  le  Corps  ?  Les 
Syndics,  jadis  choifis  parmi  tout  le  Peuple  (û),  ne  l'étant 
plus  que  dans  le  Confeil ,  de  chefs  qu'ils  étoient  des  autres 
Magiftrats  font  demeurés  leurs  collègues  ,  &  vous  avez  pu 
voir  clairement  dans  cette  affaire  que  vos  Syndics ,  peu  jaloux 
d'une  autorité  paffagere  ,  ne  font  plus  que  des  Confeillers. 
Mais  on  feint  de  traiter  cette  quelHon  comme  importante , 
pour  vous  diltraire  de  celle  qui  l'eft  véritablement  ,  peur 
vous  lailTer  croire  encore  que  vos  premiers  Magidrats  font 
toujours  élus  par  vous  ,  &.  que  leur  puilTance  elt  toujours 
la  même. 


(a)  On  poufToit  fi  loin  l'attention  abrogé   deux   Syndics  dévoient    tou- 

pour  qu'il  n'y  mit  dans  ce  ekoix  ni  c\-  jours  être  pris  dans  le  bas  de  la  ville 

clution  ni  préférence    autre  que  ci-lle  &  deux  (i»ns  le  haut. 
dumcxite  ,  que  par  un  Edlt  qui  a  été' 


DE    LA    MONTAGNE.  37^ 

Laiïïbns  donc  ici  ces  queflions  accelToires  ,  que  ,  par  la 
Kianiere  dont  l'Auteur  les  traite,  on  voit  qu'il  ne  prend  gueres 
■  à  cœur.  Bornons  -  nous  à  pefer  les  raifons  qu'il  allègue  en 
faveur  du  droit  négatif  auquel  il  s'attache  avec  plus  de  foin, 
&  par  lequel  feul  ,  admis  ou  rejette  ,  vous  êtes  efclaves 
ou  libres. 

L'art  qu'il  emploie  le  plus  adroitement  pour  cela ,   efl:  de 
réduire  en  propofitions  générales  un  fyitéme  dont  on  verroic 
trop  aiféruent  le  foible   s'il  en   faifoit  toujours  l'application. 
Pour  vous  écarter  de  l'objet  particulier ,  il  flatte  votre  amour- 
propre  en  étendant  vos  vues  fur  de   grandes  quefèions  ;    èc 
tandis   qu'il  met  ces  quefHons  hors  de    la   portée  de  ceux 
qu'il  veut  féduire  ,  il  les  cajole  ôc   les  gagne  en   paroilfanc 
les   traiter   en    hommes   d'Etat.    Il   éblouit   ainfi   le    Peuple 
pour  l'aveugler  ,    ôc    change    en   thefes   de   philofophie    des 
queftions   qui   n'exigent    que   du   bon   fens  ,   afin    qu'on  ne 
puiffe  l'en    dédire  ,   ôc  que  ,  ne   l'entendant  pas  ,   on    n'ofe 
le  défavouer. 

Vouloir  le  fuivre  dans  fes  fophifmes  abftraits  ,  feroit  tom- 
ber dans  la  faute  que  je  lui  reproche.  D'ailleurs  ,  fur  des 
queftions  ainfi  traitées  ,  on  prend  le  parti  qu'on  veut  fans 
avoir  jamais  tort  :  car  il  entre  tant  d'élémens  dans  ces  pro- 
pofitions ,  on  peut  les  enviftger  par  tant  de  faces  ,  qu'il  y 
a  toujours  quelque  côté  fufceptible  de  l'afpeét  qu'on  veut  leur 
donner.  Quand  on  fait  pour  tout  le  Public  en  général  un 
Livre  de  politique ,  on  y  peut  philofopher  ii  fon  aife  :  l'Au- 
teur ,  ne  voulant  qu'être  lu  ôc  jugé  par  les  hommes  inf- 
truits  de  toutes  les  Nations  ëc  verfés  dans  la  matière  qu'il 

Bbb  1 


380  LETTRES      ECRITES 

rraite ,  abftrait  &  généralife  fans  crainte  ;  il  ne  s'appefantït 
pas  fur  les  détails  élémentaires.  Si  je  parlois  à  vous  feul ,  je 
pourrois  ufer  de  cette  méthode  ;  mais  le  fujet  de  ces  Lettres 
intérefTe  un  Peuple  entier ,  compofé  dans  fon  plus  grand 
nombre  d'hommes  qui  ont  plus  de  fens  &  de  jugement 
que  de  lecture  &c  d'étude  ,  6c  qui ,  pour  n'avoir  pas  le  jargoa 
fcientifique  ,  n'en  font  que  plus  propres  h  faifir  le  vrai  dans 
toute  fo  fimpîiciré.  Il  faut  opter  en  pareil  cas  entre  l'intérêt 
de  l'Auteur  &c  celui  des  Lecteurs  ,  &  qui  veut  fe  rendre  plus 
utile  doit  fè  réfoudre  à  être  moins  éblouiffant. 

L^ne  autre  fource  d'erreurs  &  de  faufles  applications  ,  efï 
d'avoir  laifTé  les  idées  de  ce  droit  négatif  trop  vagues  ,  trop 
inexaftes  ;  ce  qui  fert  à  citer  avec  un  air  de  preuve  les  exem- 
ples qui  s'y  rapportent  le  moins  ,  à  détourner  vos  Conci- 
toyens de  leur  objet  par  la  pompe  de  ceux  qu'on  leur  pré- 
fente ,  à  foulever  leur  orgueil  centre  leur  raifon  ,  &  à  les 
confoler  doucement  de  n'être  pas  plus  libres  que  les  maîtres 
du  monde.  On  fouille  avec  érudition  dans  l'obfcurité  des  fie- 
cles ,  on  vous  promené  avec  faite  chez  les  Peuples  de  l'anti- 
quité. On  vous  étale  fuccefllvement  Athènes ,  Sparte, Rome, 
Carthage  ;  on  vous  jette  aux  yeux  le  fable  de  la  Lybie ,  pour 
vous  empêcher  de  voir  ce  qui  fe  pafTe  autour  de  vous. 

Qu'on  fixe  avec  précifion  ,  comme  j'ai  tâché  de  faire ,  ce 
droit  négatif,  tel  que  prétend  l'exercer  le  Confcil  ,  &  je  fou- 
tiens  qu'il  n'y  eut  jamais  un  feul  Gouvernement  fur  la  terre 
où  le  Légifîateur ,  enchaîné  de  toutes  manières  par  le  corps 
exécutif,  après  avoir  livré  les  Loix  fnis  réferverà  fa  merci, 
fût  réduit  à  les  lui  voir  expliquer ,  éluder ,  tranfgreircr  a  vo- 


DE     LA    MONTAGNE.  ,gr 

lonté  ,  fans  pouvoir  jamais  apporter  à  cet  abus  d'autre  oppo- 
fition  ,  d'autre  droit ,  d'autre  rélllbnce ,  qu'un  murmure  inu- 
tile &  d'impuiCantes  clameurs. 

Voyez  en  effet  à  quel  point  verre  Anonyme  eu  forcé  de 
dénaturer  la  queiHon  ,  pour  y  rapporter  moins  mal-à-propos 
fes  exemples. 

Le  droit  négatif  /l'étant  pas  ^  dit- il ,  page  no,  k  pouvoir 
défaire  des  Loix  ,  mais  d''empêcher  que  tout  le  monde  indif- 
tinclement  ne  puijj'e  mettre  en  mouvement  la  puijfance  qui 
fait  les  Loix ,  &  ne  donnant  pas  la  facilité  d'innover ,  mais 
le  pouvoir  de  s''oppofer  aux  innovations  ,  va  directement  au. 
grand  but  que  fe  propofe  une  fociété  politique  ,  qui  ejl  de  fz 
conferver  en  confervant  fa  confiitution. 

Voilà  un  droit  négatif  très  -  raifonnable ,  &c  dans  le  fens 
expofé  ce  droit  eft  en  e&t  une  partie  fî  eiTentielle  de  la  conf- 
ritution  démocratique  ,  qu'il  feroit  généralement  impolîible 
qu'elle  fe  maintînt  ,  fi  la  PuifTance  Légillative  pouvoit  tou- 
jours être  mife  en  mouvement  par  chacun  de  ceux  qui  la 
compofent.  Vous  concevez  qu'il  n'eft  pas  difficile  d'apporter 
àcs  exemples  en  confirmation  d'un  principe  auffi  certain. 

Mais  fi  cette  notion  n'eiè  point  celle  du  droit  négatif  en 
queftion ,  s'il  n'y  a  pas  dans  ce  paffage  un  feul  mot  qui  ne 
porte  à  faux  par  l'application  que  l'Auteur  en  veut  faire ,  vous- 
m'avouerez  que  les  preuves  de  l'avantage  d'un  droit  négatif  tour 
différent  ne  font  pas  fort  concluantes  en  faveur  de  celui  qu'il; 
veut  établir. 

Le  droit  négatif  n'efl  pas  celui  défaire  des  Loix.  Non,  mais 
il  elt  celui  de  fe  pafTer  de  Loix.  Faire  de  chaque  acte  de  fa 


3Si  LETTRES     ECRITES 

volonté  une  Loi  particulière ,  cft  bien  plus  commode  que  de 
fuivre  des  Loix  générales  ,  quand  même  on  en  feroic  foi- 
nicme  l'Auteur.  Adais  d'empêcher  que  tout  la  monde  indijïinc- 
tement  ne  puiffè  mettre  en  mouvement  la  puijfance  qui  fait 
les  Loix.  11  faloit  dire  ,  au  lieu  de  cela  :  mais  d^empêcher  que 
qui  que  ce  fait  ne  puijje  protéger  les  Loix  contre  la  puijfance 
qui  les  fubjugue. 

Oui  ne   donnant  pas  la  facilité  d'innover Pourquoi 

non  ?  Qui  eft-ce  qui  peut  empêcher  d'innover  celui  qui  a  la 
force  en  main  ,  èc  qui  n'eit  obligé  de  rendre  compte  de  fa 
conduite  h  perfonne  ?  Ivîais  le  pouvoir  d'empêcher  les  inno~ 
vations.  Difons  mieux;  le  pouvoir  d empêcher  qu^on  ne  s^op- 
pofe  aux  innovations. 

C'eft  ici,  Monfieur,  le  rophifn-ie  îe  plus  fubtil,  &  qui  re- 
vient le  plus  fouvent  dans  l'écrit  que  j'examine.  Celui  qui  a 
la  puiir.ince  executive ,  n'a  jamais  befoin  d'innover  par  des 
adions  d'éclat.  Il  n'a  jamais  befoin  de  conftater  cette  inno- 
vation par  àzs  acles  folemneh.  Il  lui  fuffit,  dans  l'exercice 
continu  de  fa  puiffance ,  de  plier  peu-h-peu  chaque  chofe  à  fi 
volonté  ,  &:  cela  ne  fait  jamais  une  fcnfition  bien  forte. 

Ceux  ,  au  contraire  ,  qui  -ont  l'œil  allez  attentif  ik  l'efprit 
aflez  pénétrant  pour  remarquer  ce  progrès  &:  pour  en  prévoir 
la  conféquence  ,  n'oqt  ,  pour  l'arrêter  ,  qu'un  de  ces  deux 
partis  à  prendre;  ou  de  s'oppofer  d'abord  à  la  première  inno- 
vation qui  n'elè  jamais  qu'une  bagatelle ,  &  alors  on  les  traite 
de  gens  inquiets  ,  brouillons  ,  pointilleux  ,  toujours  prêts  ii 
chercher  querelle  ;  ou  bien  de  s'élever  enfin  contre  un  abus 
qui  fe  renforce ,  &  alors  on  cric  à  l'innovation.  Je  délie  que , 


DE     L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  383 

quoique  vos  Magidrars  entreprennent ,  vous  puiflîez  en  vous 
y  oppofant,  éviter  à  la  fois  ces  deux  reproches.  Mais  à  choix, 
préférez  le  premier.  Chaque  fois  que  le  Confeil  altère  quelque 
ufage  ,  il  a  fon  but  que  perfonne  ne  voit  ,  &  qu'il  fe  garde 
bien  de  montrer.  Dans  k  doute ,  arrêtez  toujours  toute  nou- 
veauté ,  petite  ou  grande.  Si  les  Syndics  étoient  dans  l'ufage 
d'entrer  au  Confeil  du  pied  droit ,  6c  qu'ils  y  vouluffent  entrer 
du  pied  gauche ,  je  dis  qu'il  faudroic  les  en  empêcher. 

Nous  avons  ici  la  preuve  bien  fenflble  de  la  facilité  de 
conclure  le  pour  ôc  le  contre  par  la  méthode  que  fuit  notre 
Auteur.  Car  appliquez  au  droit  de  Repréfentation  des  Citoyens, 
ce  qu'il  applique  au  droit  négatif  des  Confeils ,  &  vous  trou- 
verez que  fa  propofition  générale  convient  encore  mieux  à 
votre  application  qu'à  la  lienne.  Le  dfoit  de  Repréfentation  , 
direz  -  vous ,  n'étant  pas  le  droit  de  faire  des  Loix ,  mais 
d'empêcher  que  la  puif[lmce  qui  doit  les  adminijîrer  ne  les 
tranj'grefje  ,  &  ne  donnant  pas  te  pouvoir  d'' innover  ,■  mais  de 
s'oppofer  aux  nouveautés ,  va  direclenjent  au  grand  but  que 
fe  propofe  une  fociété  politique  ;  celui  de  fe  conferver  en  con- 
fervant  fa  conjîitution.  N'eft-ce  pas  exactement-là  ce  que  les 
Repréfentans  avoient  à  dire  ,  &c  ne  femble-t-il  pas  que  l'Au- 
teur ait  raifonné  pour  eux  .''Il  ne  faut  point  que  les  mots  nous 
donnent  le  change  fur  les  idées.  Le  prétendu  droit  négatif  du 
Confeil  eft  réellement  un  droit  pofitif,  ik.  le  plus  pofitif  mém.e 
que  l'on  puiffe  imaginer ,  puifqu'il  rend  le  peut  Confeil  feul 
maître  direct  &  abfolu  de  l'Etat  6c  de  toutes  [ts  Loix  ;  &  le 
droit  de  Repréfentation  pris  dans  fon  vrai  fens  n'eft  lui- 
même  qu'un  droit  négatif.  11  confifte  uniquement  à  empêchei- 


384  LETTRES      ECRITES 

la    puiiTance    executive    de    rien    exécuter   contre   les   Lois:.' 

Suivons  les  aveux  de  l'Auteur  fur  les  propoiîtions  qu'il  pré- 
fente  ;  avec  trois  mots  ajoutés ,  il  aura  pofé  le  mieux  du  monde 
votre  état  préfent. 

Comme  il  ii'y  auroît  point  de  liberté  dans  un  Etat  ou  le 
corps  chargé  de  P exécution  des  Loix  aurait  droit  de  les  faire 
parler  à  fa  fantaife  ;  puifqu'il  pourrait  faire  exécuter  comme 
des  Loix  fes  volontés  les  plus  tyranniques. 

Voilà  ,  je  penfe  ,  un  tableau  d'après  nature  ;  Vous  allez  voir 
un  tableau  de  fantaifîe  mis  en  oppofîtion. 

Il  ny  aurait  aujfi  point  de  Gouvernement  dans  un  Etat 
ou  le  Peuple  exercerait  fans  règle  la  puifjance  légiflative. 
D'accord  ;  mais  qui  elt-ce  qui  a  propofé  que  le  Peuple  exer- 
çât fans  règle  la  puilîance  légiflative  ? 

Après  avoir  ainfî  pofé  un  autre  droit  négatif  que  celui  dont 
il  s'agit  ,  l'Auteur  s'inquiète  beaucoup  pour  favoir  oii  l'on 
doit  placer  ce  droit  négatif  donc  il  ne  s'agit  point,  ôc  il  établit 
là-deiTus  un  principe  qu'alTurément  je  ne  contefterai  pas. 
C'clt  que ,  fi  cette  force  négative  peut  fans  inconvénient  ré" 
Jider  dans  le  Gouvernement  ,  il  fera  de  la  nature  &  du  bien 
de  la  chofe  qu'ion  Py  place.  Puis  viennent  les  exemples ,  que 
je  ne  m'attacherai  pas  à  fuivre ,  parce  qu'ils  font  trop  éloignés 
de   nous  &  de  tout  point  étrangers  à  la  queiiion. 

Celui  feul  de  l'Angleterre  qui  elt  fous  nos  yeux  ,  &  qu'il 
cite  avec  raifon  comme  un  modèle  de  la  juiie  balance  des 
pouvoirs  refpeclifs  ,  mérite  un  moment  d'examen  ,  &  je  ne 
me  permets  ici  qu'après  lui  la  comparaifon  du  petit  au 
grand. 

Mdlgré 


D  E    *L  A     MONTAGNE.  385 

Malgré  la  puiffance  Royale ,  qui  ejl  très-grande ,  la  Na- 
tion n^a  pas  craint  de  donner  encore  au  Roi  la  voix  néga- 
tive. Mais  comme  il  ne  peut  fe  pajfer  long-tems  de  la  puif- 
fance légiflative  ,  (S*  qu^il  n^y  aurait  pas  de  fureté  pour  lui  à 
Virriter  ,  cette  force  négative  n\fl  dans  le  fait  quhin  moyen, 
d'arrêter  les  entreprifes  de  la  puiffance  légiflative  ,  &  le 
Frince  ,  tranquille  dans  la  pojjéjfion  du  pouvoir  étendu  qus- 
la  Conjîitution  lui  affure  ,  fera   intérefjé  à  la  protéger  {f). 

Sur  ce  raifonnement  &  fur  l'application  qu'on  en  veut  faire , 
%'ous  croiriez  que  le  pouvoir  exécutif  du  Roi  d'Angleterre 
eft  plus  grand  que  celui  du  Confeil  à  Genève  ,  que  le  droit 
négatif  qu'a  ce  Frince  eft  femblable  à  celui  qu'ufurpent  vos 
Magiitrats  ,  que  votre  Gouvernement  ne  peut  pas  plus  fe  paf- 
fer  que  celui  d'Angleterre  de  la  puiiïance  légiflative ,  &;  qu'en- 
fin l'un  6c  l'autre  ont  le  même  intérêt  de  protéger  la  Conf- 
tirution.  Si  l'Auteur  n'a  pas  voulu  dire  cela  ,  qu'a-t-il  donc 
voulu  dire  ,  &  que  fait  cet  exemple  à  fon  fujet  ? 

C'efè  pourtant  tout  le  contraire  à  tous  égards.  Le  Roî 
d'Angleterre ,  revêtu  par  les  Loix  d'une  fi  grande  puiiïance 
pour  les  protéger ,  n'en  a  point  pour  les  enfreindre  :  perfonne 
çn  pareil  cas  ne  lui  voudroit  obéir  ,  chacun  craindroit  pour 
fa  tête  ;  les  Minilires  eux-mêmes  la  peuvent  perdre  s'ils  irritent 
le  Parlement  :  on  y  examine  fa  propre  conduite.  Tout  Anglois , 
à  l'abri  des  Loix  ,  peut  braver  la  puiiïance  Royale  ;  le  der- 
nier du  Peuple  peut  exiger  &  obtenir  la  réparation  la  plus 
authentique  s'il  eft  je  moins  du  monde  ofîcnfé  :  fuppofé  que 
le  Prince  ofât  enfreindre  la  Loi  dans  la  moindre  chofe ,  l'in- 

(i)    Page   117. 

Mélanges.    Tome  L  Ccc 


386  LETTRES     ECRITES 

fraction  feroit  à  l'iiiftant  relevée  ;  il  aiï  fans  droit ,  oc  fcroic 
fans  pouvoir  pour  la  foutenir. 

Chez  vous  la  Puiffance  du  petit  Confeil  eft  abfolue  à  tous 
égards  ;  il  eft  le  Miniftre  &c  le  Prince  ,  la  partie  &c  le  Juge 
tout-à-la-fûis  :  il  ordonne  &  il  exécute  ;  il  cite ,  il  faifit ,  il 
emprifonne  ,  il  juge  ,  il  punit  lui-même  :  il  a  la  force  en 
main  pour  tout  faire  ;  tous  ceux  qu'il  emploie  font  irrécher- 
chables  ;  il  ne  rend  compte  de  fa  conduite  ni  de  la  leur  à 
perfonne  ;  il  n'a  rien  à  craindre  du  Légillateur ,  auquel  il  a 
feul  droit  d'ouvrir  la  bouche  ,  &  devant  lequel  il  n'ira  pas 
s'accufer.  Il  n'eft  jamais  contraint  de  réparer  fes  injuflices  ; 
&c  tout  ce  que  peut  efpérer  de  plus  heureux  l'innocent  qu'il 
opprime ,  c'eft  d'échapper  enfin  fain  &  fauf ,  mais  fans  fatis- 
faclion  ni  dédommagement. 

Jugez  de  cette  différence  par  les  faits  les  plus  récents. 
On  imprime  à  Londres  un  Ouvrage  violemment  fatyrique 
contre  les  Minières ,  le  Gouvernement ,  le  Roi  même.  Les 
Imprimeurs  font  arrêtés.  La  Loi  n'autorife  pas  cet  arrêt ,  un 
murmure  public  s'élève  ,  il  faut  les  relâcher.  L'affaire  ne  finit 
pas  là  :  les  Ouvriers  prennent  à  leur  tour  le  Magiflrat  à  par- 
tie ,  &  ils  obtiennent  d'immenfes  dommages  &  intérêts. 
Qu'on  mette  en  parallèle  avec  cette  affaire  celle  du  Sieur 
Bardin  ,  Libraire  à  Genève  ;  j'en  parlerai  ci-après.  Autre 
cas  :  il  fe  fait  un  vol  dans  la  Ville  ;  fans  indice  ôc  fur  des 
foupçons  en  l'air,  un  Citoyen  eft  emprifonne  contre  les  Loix; 
fa  maifon  e(t  fouillée,  on  ne  lui  épargne  aucun  des  affronts 
faits  pour  les  malfaiteurs.  Enfin  fon  innocence  eft  reconnue , 
il  elk  relâché  ,  il  fc  plaint ,  on  le  lailfe  dire  ,  &.  tout  eft  fini. 


DE     LA     MONTAGNE.  387 

Suppofons  qu'à  Londres  j'euffe  eu  le  malheur  de  déplaire 
à  la  Cour  ,  que  fans  juflice  ôc  fans  raifon  elle  eût  faifi  le 
prétexte  d'un  de  mes  Livres  pour  le  faire  brûler  &  me  dé- 
créter :  j'aurois  préfenté  requête  au  Parlement  comme  ayant 
été  jugé  contre  les  Loix  ;  je  l'aurois  prouvé  ,  j'aurois  obtenu 
la  fatisfaélion  la  plus  authentique  ,  ôc  le  Juge  eût  été  puni , 
peut-être  calTé. 

Tranfportons  maintenant  M.  Wilkes  à  Genève  ,  difant  , 
écrivant ,  imprimant ,  publiant  contre  le  petit  Confeil  le  quart 
de  ce  qu'il  a  dit ,  écrit  ,  imprimé  ,  public  hautement  à  Lon- 
dres contre  le  Gouvernement ,  la  Cour  ,  le  Prince.  Je  n'af- 
firmerai pas  abfolument  qu'on  l'eût  fait  mourir ,  quoique  je 
le  penfe  ;  mais  furement  il  eût  été  faifi  dans  l'infèant  même , 
&  dans  peu  très-griévement  puni  (c). 

On  dira  que  M.  Wilkes  étoit  membre  du  Corps  légiflatif 
dans  fon  Pays  ;  ôc  moi ,  ne  l'étois-je  pas  auiïi  dans  le  mien  ? 
Il  eft  vrai  que  l'Auteur  des  Lettres  veut  qu'on  n'ait  aucun 
égard  à  la  qualité  de  Citoyen.  Les  régies  ,  dit-il ,  de  la  pro- 
cédure font  &  doivent  être  égales  pour  tous  les  hommes  :  elles 
ne  dérivent  pas  du  droit  de  la  Cité  ;  elles  émanent  du  droit 
de  Phumanité  (d). 

Heureufement  pour  vous  le  fait  n'efl  pas  vrai  ;  (t)  âc  quant 

(c)  La  Loi  mettant  M.  "Wilkes  à  n'appartenoit  par  l'Etlit  qu'aux  Ci- 
couvert  de  ce  cûté,  il  a   falu,  paur        toyens  &  Bourgeois;  mais    par  leurs 

,  l'inquiéter  ,  l^rendre  un  autre  tour,  &  bons  offices  ce  droit  &  d'autres  furent 

c'eft  encore  la  Religion  qu'on  a  fait  in-  communiqués  aux  Natifs  &  Habitans , 

tervenir  dans  cette  affaire.  qui ,   ayant  fait  caufe  commune  avec 

(d)  Page    i;4,  eux,   avoient  befoiri  des  mêmes  pré- 
(  c  J  Le  droit  de  recours  à  la  grâce  cautions  pour  leur  fureté  ;    les   étran- 

Ccc  z 


388 


LETTRES      ECRITES 


à  la  maxime  ,  c'eft  ,  fous  des  mots  très-honnêtes ,  cacher  un 
fophifme  bien  cruel.  L'intérêt  du  Magiftrat ,  qui ,  dans  votre 
Etat ,  le  rend  fouvent  partie  contre  le  Citoyen  ,  jamais  con- 
tre l'Etranger,  exige  dans  le  premier  cas  que  la  Loi  prenne 
des  précautions  beaucoup  plus  grandes  pour  que  l'accufé  ne 
foit  pas  condamné  injuflemenr.  Cette  difiinflion  n'ell  que 
trop  bien  confirmée  par  les  faits.  Il  n'y  a  peut-être  pas  , 
depuis  l'établiirement  de  la  République  ,  un  feul  exemple 
d'un  jugement  injufte  contre  un  Etranger  ;  ôc  qui  comptera 
dans  vos  annales  combien  il  y  en  a  d'injuftes  &  même 
d'atroces  contre  des  Cito}'ens  ?  Du  refie  ,  il  eit  très  -  vrai 
que  les  précautions  qu'il  importe  de  prendre  pour  la  fureté 
de  ceux-ci  peuvent  fans  inconvénient  s'étendre  à  tous  les 
prévenus ,  parce  qu'elles  n'ont  pas  pour  but  de  fauver  le  cou- 
pable ,  mais  de  garantir  l'innocent.  C'efl  pour  cela  qu'il 
n'eit  fait  aucune  exception  dans  l'article  XXX  du  règlement , 


gers  en  font  demeurés^exclus.  L'on  fent 
auffi  que  le  choix  de  quatre  parens  ou 
amis  ,  pour  aflifter  le  prévenu  dans  un 
procès  criminel ,  n'eft  pas  fort  utile  à 
ces  derniers  ;  il  ne  l'eft  qu'à  ceux  que 
le  Mai^iftrat  peut  avoir  intérêt  de  per- 
dre ,  &  à  qui  la  Loi  donne  leur  ennemi 
naturel  pour  Juge.  lied  étonnant  même 
qu'après  tant  d'exemples  eiîVayans  les 
Citoyens  &  Bourgeois  n'aient  pas  pris 
plus  de  mefurcs  pour  la  fureté  de  leurs 
perfonncs ,  &  que  toute  la  matière  cri- 
minelle refte,  fans  Edits  &  fans  Loix, 
prefquc  abandonnée  à  la  difcrction  du 
Confcil.   Un  fcrvice  pour  leç^ucl  f«ul 


les  Genevois  &  tous  les  hommes  juftes 
doivent  bénir  à  jamais  les  Médiateurs, 
eft  l'abolition  de  la  quellion  prépara- 
toire. J'ai  toujours  fur  les  lèvres  un  rire 
amer  quand  je  vois  tant  de  beaux  Li- 
vres ,  où  les  Européens  s'admirent  & 
fe  t'ont  compliment  fur  leur  humanité, 
fortir  des  mêmes  Pajs  où  l'otis'amufe 
à  dilloqucr  &  brifer  les  membres  des 
hommes ,  en  attendant  qu'on  fâche 
s'ils  font  coupables  ou  non.  Je  définis 
la  torture,  un  moyen  prefque  infailli- 
ble employé  par  le  fort  pour  charger 
le  foible  des  crimes  dont  il  le  veut 
punir. 


DELAMONTAGNE.  3S9 

qu'on  voit  affez  n'être  utile  qu'aux  Genevois.  Revenons  à  la 
comparaifon  du  droit  négatif  dans  les  deux  Etats. 

Celui  du  Roi  d'Angleterre  conflfte  en  deux  chofes  ;  à  pou- 
voir feul  convoquer  &  difToudre  le  Corps  légiflatif ,  oc  à 
pouvoir  rejetter  les  Loix  qu'on  lui  propofe  ;  mais  il  ne  con- 
filta  jamais  à  empêcher  la  puiflance  légiflative  de  connoître 
des  infractions  qu'il  peut  faire  à  la  Loi. 

D'ailleurs  cette  force  négative  eft  bien  tempérée  ;  premiè- 
rement ,  par  la  Loi  triennale  (/) ,  qui  l'oblige  de  convoquer 
un  nouveau  Parlement  au  bout  d'un  certain  tems;  de  plus  , 
par  fa  propre  nécefTité  ,  qui  l'oblige  à  le  lailTer  prefque  tou- 
jours alTemblé  (g)  ;  enfin ,  par  le  droit  négatif  de  la  Cham- 
bre des  (x)mmunes ,  qui  en  a ,  vis-à-vis  de  lui-même  ,  un 
non  moins  puiffant  que  le  fien. 

Elle  eft  tempérée  encore  par  la  pleine  autorité  que  cha- 
cune dts  deux  Chambres  une  fois  affemblées  a  fur  elle- 
même  ;  foit  pour  propofer ,  traiter  ,  difcuter  ,  examiner  les 
Loix  &  toutes  les  matières  du  Gouvernement  ;  foit  par  la 
partie  de  la  puiflance  executive  qu'elles  exercent  &  conjoin- 
tement 6c  féparément ,  tant  dans  la  Chambre  des  Commu- 
nes ,  qui  connoît  des  griefs  publics  &  des  atteintes  portées 
aux  Loix,  que  dans  la  Chambre  des  Pairs,  Juges  fuprêmes 
dans  les  matières  criminelles ,  ôc  fur-tout  dans  celles  qui  ont 
rapport  aux  crimes  d'Etat. 


(/)  Devenue    feptennale  par  une  fubfides  que  pour  une  année  ,    force 

faute  dont  les  Anglois  ne  font  pas  à  fe  ainli  le  Roi  de  les  lui  redemander  tous 

repentir.  les  ans, 

(i')  Le  Parlement  n'accordant  les 


390  LETTRES     ECRITES 

Voilà  ,  IMonfieur ,  quel  eft  le  droit  négatif  du  Roi  d'An- 
gleterre. Si  vos  Magiftrats  n'en  réclament  qu'un  pareil ,  )e 
vous  confeille  de  ne  le  leur  pas  conteiter.  Mais  je  ne  vois 
point  quel  befoin,  dans  votre  Situation  préfente,  ils  peuvent 
jamais  avoir  de  la  puillance  légillative  ,  ni  ce  qui  peut  les 
contraindre  à  la  convoquer  pour  agir  réellement ,  dans  quel- 
que cas  que  ce  puiffe  être  ;  puifque  de  nouvelles  Loix  ne 
•font  jamais  néceiïaires  à  gens  qui  font  au-delTus  des  Loix, 
qu'un  Gouvernement  qui  fubfiite  avec  fes  finances ,  &  n'a 
point  de  guerre ,  n'a  nul  befoin  de  nouveaux  impôts ,  & 
qu'en  revêtant  le  corps  entier  du  pouvoir  des  chefs  qu'on  en 
tire ,  on  rend  le  choix  de   ces  chefs  prefque  indifférent. 

Je  ne  vois  pas  même  en  quoi  pourroit  les  contenir  le 
Légiflateur ,  qui  ,  quand  il  exilte  ,  n'exiite  qu'un  inllant  , 
&  ne  peut  jamais  décider  que  l'unique  point  fur  lequel  ils 
l'interrogent. 

Il  elt  vrai  que  le  Roi  d'Angleterre  peut  faire  la  guerre  &  la 
paix;  mais  outre  que  cette  puiiîlmce  eft  plus  apparente  que 
réelle ,  du  moins  quant  à  la  guerre  ,  j'ai  déjà  fait  voir  ci- 
devant  &  dans  le  Contrat  Social  que  ce  n'eft  pas  de  cela 
qu'il  s'agit  pour  vous ,  &c  qu'il  faut  renoncer  aux  doits  ho- 
norifiques quand  on  veut  jouir  de  la  liberté.  J'avoue  encore 
que  ce  Prince  peut  donner  &  ôter  les  places  au  gré  de  fes 
vues,  &i  corrompre  en  détail  le  Légillateur.  C'eft  précifé- 
ment  ce  qui  met  tout  l'avantage  du  côté  du  Confeil ,  à  qui 
de  pareils  moyens  font  peu  nécelTaires  &  qui  vous  enchaîne 
à  moindres  frais.  La  corruption  eft  un  abus  de  la  liberté  ; 
mais  elle  eft  une  preuve  que   la   liberté  cxiite,    ôc   l'on  n'a 


DE     LA     MONTAGNE.  351 

pas  befoin  de  corrompre  les  gens  que  l'on  rient  en  fon  pou- 
voir :  quant  aux  places  ,  fans  parler  de  celles  dont  le  Con- 
feil  difpofe ,  ou  par  lui-même,  ou  par  le  Deux -Cent,  il 
fait  mieux  pour  les  plus  importantes  ;  il  les  remplit  de  fes 
propres  membres ,  ce  qui  lui  clï  plus  avantageux  encore  ; 
car  on  efi:  toujours  plus  fur  de  ce  qu'on  fait  par  fes  mains, 
que  de  ce  qu'on  fait  par  celles  d'autrui.  L'hifloire  d'Angle- 
terre elt  pleine  de  preuves  de  la  réliftance  qu'ont  fait  les 
Officiers  Royaux  à  leurs  Princes ,  quand  ils  ont  voulu  tranf- 
greffer  les  Loix.  Voyez  fi  vous  trouverez  chez  vous  bien  des 
traits  d'une  réfiltance  pareille  faite  au  Confeil  par  les  Offi- 
ciers de  l'Etat ,  même  dans  les  cas  les  plus  odieux  ?  Qui- 
conque à  Genève  eft  aux  gages  de  la  République,  ceffe  à 
l'inftant  même  d'être  Citoyen  ;  il  n'eft  plus  que  l'efclave  ôc 
le  fatellite  des  Vingt-cinq ,  prêt  à  fouler  aux  pieds  la  Patrie 
&  les  Loix  fî-tôt  qu'ils  l'ordonnent.  Enfin  la  Loi,  qui  ne 
laiffe  en  Angleterre  aucune  puiffance  au  Roi  pour  mal  faire , 
lui  en  donne  une  très-grande  pour  faire  le  bien  ;  il  ne  pa- 
roît  pas  que  ce  foit  de  ce  côté  que  le  Confeil  eft  jaloux 
d'étendre   la  fienne. 

Les  Rois  d'Angleterre  affurés  de  leurs  avantages,  font  in- 
téreffés  à  protéger  la  Conltitution  préfente ,  parce  qu'ils  ont 
peu  d'efpoir  de  la  changer.  Vos  Magistrats  ,  au  contraire , 
furs  de  fe  fervir  des  formes  de  la  vôtre  pour  en  changer 
tout-à-fait  le  fond  ,  font  intéreffés  à  conferver  ces  formes 
comme  l'inftrument  de  leurs  ufurpations.  Le  dernier  pas 
dangereux  qu'il  leur  relte  h  faire ,  cft  celui  qu'ils  font  au- 
jourd'hui. Ce  pas  fait ,  ils  pourront  fc  dire  encore  plus  in- 


39i  LETTRES     ECRITES 

téreffés  que  le  Roi  d'Angleterre  à  conferver  la  Conftitutioti 
établie ,  mais  par  un  motif  bien  différent.  Voilà  toute  la 
parité  que  je  trouve  entre  l'Etat  politique  d'Angleterre  ôc  le 
vôtre.  Je  vous  laiffe  à  juger  dans  lequel  elt  la  liberté. 

Après  cette  comparaifon  ,  l'Auteur,  qui  fe  plaît  à  vous 
préfenter  de  grands  exemples,  vous  offre  celui  de  l'ancienne 
Rome.  Il  lui  reproche  avec  dédain  fes  Tribuns  brouillons 
ôc  féditieux  :  il  déplore  amèrement,  fous  cette  orageufe  ad- 
miniftration ,  le  trifte  fort  de  cette  malheureufe  Ville ,  qui , 
pourtant ,  n'étant  rien  encore  à  l'éreclion  de  cette  Magif- 
trature ,  eut  fous  elle  cinq  cents  ans  de  gloire  ôc  de  prof- 
pérités  ,  &c  devint  la  Capitale  du  monde.  Elle  finit  enfin 
parce  qu'il  faut  que  tout  finiffe;  elle  finit  par  les  ufurpations 
de  {es  Grands,  de  fes  Confuls  ,  de  fes  Généraux  qui  l'en- 
vahirent :  elle  périt  par  l'excès  de  fa  puilfance;  mais  elle 
ne  l'avoit  acquife  que  par  la  bonté  de  fon  Gouvernement. 
On  peut  dire  en  ce  fens  que  fes  Tribuns  la  détruifirent  {h). 

Au  refte  je  n'excufe  pas  les  finîtes  du  Peuple  Romain , 
je  les  ai  dites  dans  le  Contrat  Social  :  je  l'ai  blâmé  d'avoir 

(h)  Les  Tribuns  ne  fortoient  point  II  cft  vrai   que  Céfar  fe  fervit  d'eux 

de  la  Ville  ;  ils  n'avoient  aucune  auto-  comme   Sylla  s'étoit  fervi  du  Sénat  ; 

rite  hors  de  fcs  murs  :  auin  les  Confuls,  chacun  prenoit  les  moyens   qu'il  ju- 

pour  fc   fouftraire  à  leur  infpciftion  ,  geoit  les  plus  prompts  ou  les  plus  furs 

tenoient-ils  quelquefois   les  Comices  pour  parrenir  :  mais  il  futoit  bien  que 

dans  la  campagne.  Or  les  fers  des  Ro-  quelqu'un  parvint  ,&  qu'iniportoit  qui 

mains  ne  furent  point  forgés  dans  Ro-  de  Alarius  ou   de  Sylla,  de  Céfar  ou 

me,  mais  dans  fes  armées,  &  ce  fut  de    Pompée,  d'Odave  ou   d'Antoine 

par    leurs    conquêtes  qu'ils  perdirent  fut    l'ufurpateur  ?    Quelque    parti   qui 

leur  liberté.  Cette  perte  ne   vint  donc  l'emportât,  l'ufurpation  n'en  étoit  pas 

pas  des  Tribuns,  moins  inévitable  j  il  faloit  des  Chefs 

ufurpc 


DE    LA    MONTAGNE. 


3'9î 


ufurpé  la  puiflance  executive  qu'il  devoit  feulement  contenir; 
(  i  )  j'ai  montré  fur  quels  principes  le  Tribunal  devoit  être 
iniLitué  ,  les  bornes  qu'on  devoit  lui  donner ,  &  comment 
tout  cela  fe  pouvoit  faire.  Ces  règles  furent  mal  fuivies  à 
Rome  ;  el!es  auroient  pu  l'être  mieux.  Toutefois  voyez  ce 
que  fit  le  Tribunat  avec  (es  abus  ;  que  n'eût-il  point  fait , 
bien  dirigé?  Je  vois  peu  ce  que  veut  ici  l'Auteur  des  Lettres  : 
pour  conclure  contre  lui-même ,  j'aurois  pris  le  même  exem- 
ple qu'il  a  choiii. 

Mais  n'allons  pas  chercher  11  loin  ces  illultres  exemples, 
fi  fallueux  par  eux-mêmes ,  &  fi  trompeurs  par  leur  appli- 
cation. Ne  laiffez  point  forger  vos  chaînes  par  l'amour-propre. 
Trop  petits  pour  vous  comparer  à  rien ,  reliez  en  vous- 
mêmes,  ôc  ne  vous  aveuglez  point  fur  votre  pofition.  Les 
anciens  Peuples  ne  font  plus  un  modèle  pour  les  modernes; 
ils  leur  font  trop  étrangers  à  tous  égards.  Vous  fur  -  tout , 
Genevois ,  gardez  votre  place  ,  &;  n'allez    point   aux  objets 


aux  Arm-jes  éloignées ,  &  il  étoit  fur 
qu'un  de  ces  Ciiefs  deviendroic  le  Maî- 
tre de  l'Etat.  Le  Tribunat  ne  faifoit 
pas  à  cela  la  moindre  cliofe. 

Au  refte  ,  cette  même  fortie  que  fait 
ici  l'Auteur  des  Lettres  écrites  de  la 
Campagne  fur  les  Tribuns  du  Peuple, 
avoic  été  déjà  faite  en  171^  par  M.  de 
Chapeaurouge ,  Confciiler d'Etat,  dans 
un  Mémoire  contre  l'Office  de  Procu- 
reur-Général. M.  Louis  le  Fort,  qui 
rempliffoit  alors  cette  charge  avec 
éclat,  lui  fit  voir  dans  une  très-belle 
lettre  ,  en  reponfe  à  ce  Mémoire  ,  que 

Mélanges.     Tome  I, 


le  crédit  &  l'autorité  des  Tribuns 
avoient  été  le  falut  de  la  République  , 
&  que  fa  deftrudion  n'étoit  point 
venue  d'eu.'J,  mais  des  Confuls.  Sure' 
ment  le  Procureur-Général  Le  Fort  ne 
prévoyoit  giieres  par  qui  feroit  renou- 
velle de  nos  jours  le  fentiment  qu'il 
réfutoit  fi  bien. 

(  i  )  Voyez  le  Contrat  Social ,  Li- 
vre IV.  Chap.  V.  Je  ciois  qu'on  trou- 
vcra  dans  ce  chapitre,  qui  eft  fort 
court,  quelques  bonnes  maximes  fur 
cette  matière. 

Ddd 


^94  LETTRES     ECRITES 

élevés  qu'on  vous  préfente  pour  vous  cacher  l'abyme  qu'on 
creufe  au-devant  de  vous.  Vous  n'êtes  ni  Romains,  ni  Spar- 
tiates ,  vous  n'êces  pas  même  Athéniens.  Laiffez  là  ces  grands 
noms  qui  ne  vous  vont  point.  Vous  êtes  des  Marchands ,  des 
A-.)fans,des  Bourgeois,  toujours  occupés  de  leurs  intérêts 
privés  ,  de  leur  travail  ,  de  leur  trafic  ,  de  leur  gain  ;  des 
gens  pour  qui  la  liberté  même  n'elt  qu'un  moyen  d'acquérir 
fans  cbilacle  &  de  pofféder  en  fureté. 

Cette  fituation  demande  pour  vous  des  maximes  particu-* 
lieres.  N'étant  pas  oififs  comme  étoient  les  anciens  Peuples, 
vous  ne  pouvez  comme  eux  vous  occuper  fans  cefTe  du  Gou- 
vernement :  mais  par  cela  même  que  vous  pouvez  moins  y 
veiller  de  fuite  ,  il  doit  être  inllitué  de  manière  qu'il  vous 
foit  plus  aifé  d'en  voir  les  manœuvres  &c  de  pourvoir  aux 
abus.  Tout  foin  public  que  votre  intérêt  exige  ,  doit  vous 
être  rendu  d'autant  plus  facile  à  remplir  ,  que  c'eft  un  foin 
qui  vous  coûte  &  que  vous  ne  prenez  pas  volontiers.  Car 
vouloir  vous  en  décharger  tout-h-fait  ,  c'eft  vouloir  ccfTer 
d'être  libres.  Il  faut  opter  ,  dit  le  Fhilofophe  bienfaifant ,  îk. 
ceux  qui  ne  peuvent  fupporter  le  travail,  n'ont  qu'à  chercliec 
le  repos  dans  la  fervitude. 

Un  Peuple  inquiet,  défoeuvré ,  remuant  ,&: ,  faute  d'affaires 
particulières ,  toujours  prêt  à  fe  mêler  de  celles  de  l'Etat ,  a 
bcfoin  d'être  contenu  ,  je  le  fais  ;  mais  encore  un  coup  la; 
Bourgcoifie  de  Genève  e(t-elle  ce  Peuple-là  ?  Rien  n'y  ref- 
femble  moins  ;  elle  en  elt  l'antipode.  Vos  Citoyens,  tout  ab- 
forbés  dans  leurs  occupations  domef tiques  &  toujours  froids 
fur  le   rtltc ,  ne  fongcnt  à  l'intérêt  public  que  quand  le  leux 


DE     LA     MONTAGNE. 


395 


propre  eft  attaqué.  Trop  peu  foigneux  d'éclairer  la  conduite 
de  leurs  Chefs ,  ils  ne  voient  les  fers  qu'on  leur  prépare  que 
quand  ils  en  fcntent  le  poids.  Toujours  dillraits  ,  toujours 
trompés  ,  toujours  fixés  fur  d'autres  objets ,  ils  fe  laiffent 
donner  le  change  fur  le  plus  important  de  tous  ,  &  vont 
toujours  cherchant  le  remède ,  faute  d'avoir  fu  prévenir  le 
mal,  A  force  de  compalTer  leurs  démarches  ,  ils  ne  les  font 
jamais  qu'après  coup.  Leurs  lenteurs  les  auroient  déjà  per- 
dus cent  fois  ,  fi  l'impatience  du  Magiflrat  ne  les  eût  fau- 
ves ,  &:  fî ,  preiïc  d'exercer  ce  pouvoir  fupréme  auquel  il  af- 
pire  ,  il  ne  les  eût  lui-même  avertis  du  danger. 

Suivez  l'hiftorique  de  votre  Gouvernement  ;  vous  verrez  tou- 
jours le  Confeil  ,  ardent  dans  fes  entreprifes  ,  les  manquer 
le  plus  fouvent  par.  trop  d'empreffement  à  les  accomplir ,  ôc 
vous  verrez  toujours  la  Bourgeoilie  revenir  enfin  fur  ce  qu'elle 
a  lailTé  faire  fans  y  mettre  oppofition. 

En  1570  ,  l'Etat  étoit  obéré  de  dettes  &  affligé  de  pluiîeurs 
fléaux.  Comme  il  étoit  mal-aifé  dans  la  circonstance  d'af- 
fembler  fouvent  le  Confeil  général ,  on  y  propofe  d'autorifer 
les  Confeils  de  pourvoir  aux  befoins  préfens  :  la  propofirion 
paffe.  Ils  partent  de-îà  pour  s'arroger  le  droit  perpétuel  d'éta- 
blir des  impôts  ,  &c  pendant  plus  d'un  fiecle  on  les  laifle 
faire  fans  la  moindre  oppofition. 

En  1714,  on  fait,  par  des  vues  fecretes  (k)  ,  l'entrcprife 
immenfe  Ôc  ridicule  des  fortifications ,  fans  daigner  confulter 
le  Confeil  général ,  &  contre  la  teneur  des  Edits.  En  con- 
féquence   de  ce   beau   projet ,  on  établie   pour  dix  ans   des 

ik  )  Il  en  a  ctO  parle  ci  -  devant. 

Ddd  2* 


?9<î 


LETTRES     ECRITES 


impôts  fur  lefquels  oa  ne  le  confake  pas  davantage.  II  s'élève 
quelques  plaintes  ;  on  les  dédaigne  ;  ôc  tout  fe  taif- 

En  1715  ,  le  terme  des  impôts  expire  ,  il  s'agit  de  les  pro- 
longer. C'étoit  pour  la  Bourgeoifie  le  moment  tardif,  mais 
néceifaire  ,  de  revendiquer  fou  droit  négligé  fi  long  -  tems. 
Mais  la  peite  de  Marfeille  &c  la  Banque  royale  ayant  dé- 
rangé le  commerce  ,  chacun  ,  occupé  des  dangers  de  Ca  for- 
tune, oublie  ceux  de  fi  liberté.  Le  Confeil,qui  n'oublie  pas 
fes  vues ,  renouvelle  en  Deux-Cent  les  impôts  ,  fans  qu'il  foie 
quelèion  du  Confeil  général. 

A  l'expiration  du  fécond  terme  les  Citoyens  fe  réveillent ,. 
&c ,  après  cent  foixante  ans  d'indolence ,  ils  réclament  enfin 
tout  de  bon  leur  droit.  Alors  ,  au  lieu  de  céder  ou  tempo- 
rifer  ,  on  trame  une  confpirarion  (l).  Le  complot  fe  décou- 
vre ;  les  Bourgeois  font  forcés  de  prendre  les  armes  ,  &  par 


(  /)  Il  s'agiffoic  de  former ,  par  une 
enceinte  barricadée  ,  une  efpece  de 
Citadelle  autour  de  l'élévation  fur  la- 
quelle eft  l'Hûtel-de-Ville  ,  pour  aifer- 
vir  de-ià  tout  le  Peuple.  Les  bois  déjà 
préparés  pour  cette  enceinte  ,  un  plan 
de  difpoficion  pour  h  garnir ,  les  ordres 
donnés  en  conféquence  aux  Capitaines 
de  la  garnifon  ,  des  tranfports  de  muni- 
tions &  d'armes  de  l'Arfenal  à  l'Hùtel- 
de- Ville,  le  tamponnement  de  vingt- 
deux  pièces  de  canon  dans  un  boule- 
vard éloigné ,  le  tranfmarchement  clan- 
deftin  de  plufieurs  autres,  en  un  mot 
tous  les  apprêts  de  la  plus  violente 
cntreprifu  faits  fans  l'av.eu  dss  Confcils 


par  le  Syndic  de  la  garde  &  d'autres 
Mngiftrats,  ne  purent  fuffire  ,  quand 
tout  cela  fut  découvert ,  pour  obtenir 
qu'on  fit  le  procès  aux  coupables,  ni 
même  qu'on  impronvât  nettement  leur 
projet.  Cependant  la  Bourgeoifie,  alors 
maîtrc(Te  delà  Place,  les  laiffa  paiu-* 
blemcnt  fortir  fans  troubler  leur  re- 
traite, fans  leur  faire  la  moindre  i:-'.- 
fuite  ,  ûms  entrer  dans  leurs  maifons  , 
fans  inquiéter  leurs  familles ,  fans  tou- 
cher à  rien  qui  leur  appartint.  En  tout 
autre  pays  le  Peuple  eût  commencé 
par  maffacrcr  ces  Confpirateurs,  &  raet-- 
trc  leurs  maifons  au  pillage 


DE     LA     MONTAGNE.  397 

cette  violente  entreprife  le  Confeil  perd  en  un  moment  un 
fiecle  d'ufurpation. 

A  peine  tout  femble  pacifié  ,  que  ,  ne  pouvant  endurer 
cette  efpece  de  défaite  ,  on  forme  un  nouveau  com.plot.  Il 
faut  derechef  recourir  aux  armes  ;  les  PuilTances  voifines  in- 
terviennent,. (Se  les  droits  mutuels  font  enfin  réglés. 

En  i(?3o  ,  les  Confeils  inférieurs  introduifent  dans  leurs 
Corps  une  manière  de  recueillir  les  fuffrages ,  meilleure,  que 
celle  qui  efè  établie  ,  mais  qui  n'eft  pas  conforme  aux  Edits. 
On  continue  en  Confeil  général  de  faivre  l'ancienne  où  fe 
glilTent  bien  des  abus  ,  Se  cela  dure  cinquante  ans  &  davan- 
tage ,  avant  que  les  Citoyens  fongent  à  fe  plaindre  de  la  con- 
travention ou  à  demander  l'introduction  d'un  pareil  uflige 
dans  le  Confeil  dont  ils  font  membres.  Ils  la  demandent  en- 
fin ;  ôc  ce  qu'il  y  a  d'incroyable ,  elt  qu'on  leur  oppofe  tran- 
quiîlemeat  ce  même  Edit  qu'on  viole  depuis  un  demi-fiecle. 

En  1707  ,  un  Citoyen  tiï  jugé  clandeftinement  contre  les 
Loix  ,  condamné  ,  arquebufé  dans  la  prifon  ^  un  autre  eft 
pendu  fur  la  dépofition  d'un  feul  faux  -  témoin  connu  pour 
rel ,  un  autre  eft  trouvé  mort.  Tout  cela  pafTe  ,  &  il  n'en  eft 
plus  parlé  qu'en  1734  ,  que  quelqu'un  s'avife  de  demander 
au  Magiftrat  des  nouvelles  du  Citoyen  arquebufé  trente  ans 
auparavant. 

En  1735  ,  on  érige  des  Tribunaux  criminels  fans  Syndics. 
Au  milieu  des  troubles  qui  rcgnoient  abrs  ,  les  Citoyens  , 
occupés  de  tant  d'autres  affiiires  ,  ne  peuvent  fonger  à  tour, 
^n  Ï7S8,  on  répète  la  même  manœuvre;  celui  qu'elle  regarde 
wut  fc  plaindre  ;  on  le  fait  taire,  &  tout  fe  tait.  En   1761  , 


398 


LETTRES     ECRITES 


on  la  renouvelle  encore  {m)  :  les  Citoyens  fe  plaignent  en- 
fin l'année  fuivante.  Le  Confeil  répond  ;  vous  venez  trop 
tard  ;  l'ufage  eft  établi. 

En  Juin  lyfji,  un  Citoyea,  que  le  Confeil  avoit  pris  en 
haine  ,  elt  flétri  dans  fes  Livres  ,  &c  perfonnellement  dé- 
crété contre  l'Edit  le  plus  formel.  Ses  parens  étonnés  de- 
mandent ,  par  requête ,  communication  du  décret  ;  elle  leur 
eft  refufée ,  ôc  tout  fe  tait.  Au  bout  d'un  an  d'attente ,  le 
Citoyen  flétri ,  voyant  que  nul  ne  protefle ,  renonce  à  fon 
droit  de  Cité.  La  Bourgeoifle  ouvre  enfin  les  yeux,  &c  ré- 
clame contre   la  violation  de  la  Loi  :  il  n'étoit  plus  tems. 

Un  fait  plus  mémorable  par  fon  efpece ,  quoiqu'il  ne  s'a- 
giiTe  que  d'une  bagatelle,  efl:  celui  du  Sieur.  Bardin.  Un 
Libraire  commet  à  fon  Correfpondant  des  exemplaires  d'un 
Livre  nouveau;  avant  que  les  exemplaires  arrivent,  le  Livre 


(  rt!  )  Et  à  quelle  occafion  !  Voilà 
une  inqiiiiuion  d'Etat  à  faire  frémir. 
Eft  -  il  concevable  que  dans  un  Pays 
libre  on  punifTe  criminellement  un 
Citoyen  pour  avoir,  dans  une  lettre  à 
un  autre  Citoyen  non  imprimée  ,  rai- 
fonné  en  ternies  décens  &  mefurés  fur 
la  conduite  du  fllagillrat  envers  un 
troifieme  Citoyen  ?  Trouvez-vous  des 
exemples  de  violences  pareilles  dans 
les  Gouvernemens  les  plus  abfolus  ?  A 
la  retraite  de  M.  de  Silhouette  ,  je  lui 
écrivis  une  Lettre  qui  courut  Paris. 
Cette  Lettre  étoit  d'une  hardicilc  que 
je  ne  trouve  pas  moi-même  exempte 
de  bliimc  ;  c'cft  peut-être  la  feule  chofe 
reprchcnfible  que  j'aie  écrite  en  ma 


vie.  Cependant ,  m'a-t-on  dit  le  moin- 
dre mot  à  ce  fujet  ?  On  n'y  a  pas  même 
fongé.  En  France  on  punit  les  libel- 
les ;  on  lait  très-bien  :  mais  on  laifTe 
EUX  Pa;ticuliers  une  liberté  honnête 
de  raifonner  entre  eux  fur  les  affaires 
publiques,  &  il  eft  inoui  qu'on  ait 
cherché  querelle  à  quelqu'un  pour 
avoir,  dans  des  lettres  reftées  manuC- 
crites ,  dit  fon  avis  ,  fans  fatyre  & 
fans  invective  ,  fur  ce  qui  fe  fait  dans 
les  Tribunaux.  Après  avoir  tant  aimé 
le  Gouvernement  républicain  ,  faudra- 
t-il  changer  de  ientiment  dans  ma 
vicillclTe ,  &  trouver  enfin  qu'il  y  a 
plus  do  véritable  liberté  dans  les  Mo- 
narchies  que  dans  nos  Républiques  3 


DE     LA     MONTAGNE. 


S99 


cft  défendu.  Le  Libraire  va  déclarer  au  Magiftrat  fa  com- 
mifllon ,  ôc  demander  ce  qu'il  doit  faire.  On  lui  ordonne 
d'avertir  quand  les  exemplaires  arriveront  ;  ils  arrivent ,  il 
les  déclare  ;  on  les  faiiît  ;  il  attend  qu'on  les  lui  rende  ou 
qu'on  les  lui  paye  ;  on  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre  :  il  les 
redemande  ,  on  les  garde.  Il  préfente  requête  pour  qu'ils 
fuient  renvoyés,  rendus,  ou  payés.  On  refufe  tout.  Il  perd 
fes  Livres  ;  &:  ce  font  des  hommes  publics ,  chargés  de 
punir  le  vol ,  qui  les   ont  gardés. 

Qu'on  pefe  bien  toutes  les  circonftances  de  ce  fait,  &  je 
doute  qu'on  trouve  aucun  autre  exemple  femblable  dans  au- 
cun Parlement  ,  dans  aucun  Sénat  ,  dans  aucun  Confeil  , 
dans  aucun  Divan,  dans  quelque  Tribunal  que  ce  puiiïe  être. 
Si  l'on  vouloit  attaquer  le  droit  de  propriété  fans  raifon ,  fans 
prétexte ,  ôc  jufques  dans  fa  racine  ,  il  fcroit  impoflible  de 
s'y  prendre  plus  ouvertement.  Cependant  l'affaire  pafTe  ,  tout 
le  monde  fe  tait,  &:,  fans  des  griefs  plus  graves,  il  n'eue 
jamais  été  queftion  de  celui-là.  Combien  d'autres  font  reftés 
dans  l'obfcurité,  faute  d'occafions  pour  les  mettre  en  évidence? 

Si  l'exemple  précédent  eft  peu  important  en  lui-même  , 
en  voici  un  d'un  genre  bien  différent.  Encore  un  peu  d'atten- 
tion ,  Monfieur ,  pour  cette  affaire,  ôc  je  fupprime  toutes 
celles   que  je  pourrois  ajouter. 

Le  io  Novembre  1763  ,  au  Confeil  général  affemblé  pour 
l'éledion  du  Lieutenant  ôc  du  Tréforier,  les  Citoyens  re- 
marquent une  différence  entre  l'Edit  imprimé  qu'ils  ont 
&  rLdic  manafcrit  dont  un  Secrétaire  d'Etat  fait  leélure , 
en   te  que   rclei5lion  du   Tréforier  doit  par  le  premier  fe 


4C8  LETTRES     ECRITES 

faire  avec  celle  des  Syndics  ,  &  par  le  fécond  avec  celle 
du  Lieutenant.  Us  remarquent  de  plus  ,  que  l'éledion  du 
Tréforier ,  qui ,  félon  l'Edit ,  doit  fe  faire  tous  les  trois 
ans,  ne  fe  fait  que  tous  les  fix  ans  felou  l'ufage,  &c  qu'au 
bout  des  trois  ans ,  on  fe  contente  de  propofer  la  confirma- 
tion de  celui  qui  eft  en  place. 

Ces  différences  du  texte  de  la  Loi  entre  le  manufcrit  du 
Confeil  &  l'Edit  imprimé ,  qu'on  n'avoit  point  encore  ob- 
fervées,  en  font  remarquer  d'autres  qui  donnent  de  l'inquié- 
tude fur  le  refte.  Malgré  l'expérience  qui  apprend  aux  Citoyens 
l'inutilité  de  leurs  Repréfentations  les  mieux  fondées  ,  ils  en 
font  à  ce  fujet  de  nouvelles,  demandant  que  le  texte  ori- 
ginal des  Edits  foit  dépofé  en  Chancellerie  ou  dans  tel  autre 
lieu  public  au  choix  du  Confeil ,- où  l'on  puiffe  comparer  ce 
texte  avec  l'imprimé. 

Or  vous  vous  rappellerez  ,  Monfieur  ,  que  par  l'article 
XLÎI  de  l'Edit  de  1738,  il  e'c  dit  qu'on  fera  imprimer  ûu 
plutôt  un  Code  général  des  Loix  de  l'Etat ,  qui  contiendra 
tous  les  Edits  &c  Réglemens,  11  n'a  pas  encore  été  queltion 
de  ce  Code  au  bout  de  vingt-fîx  ans,  &  les  Citoyens  ont 
gardé  le  filence  (  n  ). 

(n)  De  quelle  cxcufe,  de  quel  prc-  imprimé,    &  comme  fi  le  recueil  de 

texte  peut-  on  couvrir  rinobfervation  ces  chiffons  formoic  un  corps  complet , 

d'un  article  aufll  exprès  &  audi  impor-  un  code   général ,  revécu  de  l'authen- 

tant  ?  Cela  ne  fe  conçoit  pas.    Q.uand  ticité  requife  &  tel  que  l'annonce  l'ar- 

par  hafard  on  en  a  parle  à  quelques  ticle  XLll  !  Eft-cccinfi  que  ces  IMef- 

Wagiftrats  en  converration,  ils  rcpon-  -ficurs  rempliPTent  un  engagement  aufli 

dent  froidement  :  Chaque  Edit  parti-  formel  ?  Quelles  confequences  finillret 

culicr  cj}  imprime,    raffcmbk^  -  ks.  ne  pourroic- on  par  tiicr  dépareillé! 

Comme  li  l'on  étoit  fur  que  tout  fut  omilUons  ? 

Vous 


DE     LA     MONTAGNE.  401 

Vous  vous  rappellerez  encore ,  que  dans  un  Mémoire  im- 
primé en  1745  ,  un  membre  profcric  des  Deux-Cents  jetra 
de  violens  foupçons  fur  la  fidélité  des  Edits  imprimés  en 
1713  ôc  réimprimés  en  1735,  deux  époques  également  flif- 
peftes.  Il  dit  avoir  collationné  fur  des  Edits  manufcrits  ces 
imprimés,  dans  lefquels  il  affirme  avoir  trouvé  quantité  d'er- 
reurs dont  il  a  fait  note  ,  ôc  il  rapporte  les  propres  termes 
d'un  Edit  de  1556,  omis  tout  entier  dans  l'imprimé.  A 
des  imputations  fi  graves  le  Confeil  n'a  rien  répondu ,  &  les 
Citoyens  ont  gardé  le  filence. 

Accordons ,  fi  l'on  veut ,  que  la  dignité  du  Confeil  ne 
lui  permettoit  pas  de  répondre  alors  aux  imputations  d'un 
profcrit.  Cette  même  dignité ,  l'honneur  compromis ,  la  fidé- 
lité fufpeclée  exigeoient  maintenant  une  vérification  que  tant 
d'indices  rendoient  néceffaire  ,  &c  que  ceux  qui  la  deman- 
doient  avoient  droit  d'obtenir. 

Point  du  tout.  Le  petit  Confeil  jullifie  le  changement 
fait  à  l'Edit,  par  un  ancien  ufage  auquel  le  Confeil  général 
ne  s'étant  pas  oppofé  dans  fon  origine  n'a  plus  droit  de 
s'oppofer   aujourd'hui. 

Il  donne  pour  laifon  de  la  différence  qui  eft  entre  le 
Manufcrit  du  Confeil  &  l'imprimé ,  que  ce  Manufcrit  eft  un 
recueil  des  Edits  avec  les  changemens  pratiqués,  &c  confentis 
par  le  filence  du  Confeil  général  ;  au  lieu  que  l'imprime 
n'eft  que  le  recueil  des  mêmes  Edits,  tels  qu'ils  ont  pafTc 
en  Confeil  général. 

Il  jultifie  la  confirmation  du  Tréforier  contre  l'Edit  qui 
-veut  que  l'on  en  élife  un  autre ,  encore  par  un  ancien  ufage. 
Mélanges.    Tome  I.  Eee 


40i 


LETTRES     ECRITES 


Les  Citoyens  n'apperçoivent  pas  une  contravention  aux  Edits  i 
qu'il  n'autorife  par  des  contraventions  antérieures  :  ils  ne 
font  pas  une  plainte  qu'il  ne  rebute  ,  en  leur  reprochant  de 
ne  s'être   pas  plaints  plutôt. 

El  qurait  à  la  communication  du  texte  original  des  Loix, 
elle  efi:  nettement  refufée  (o)  ;  foit  comme  étant  contrairz  aux 
regks  ;  foie  parce  que  les  Citoyens  6c  Bourgeois  ne  doivent 
connokre  d'autre  texte  des  Loix  que  le  texte  imprimé  y  quoi- 
que le  petit  Confeil  en  fuive  un  autre  &.  le  faffe  fuivre  ea 
Confeil  général  (p  ). 

Il  efè  donc  contre  les  règles  que  celui  qui  a  pafTé  un  afte 
ait  communication  de  l'original  de  cet  acle  ,  lorfque  les  va- 
riantes dans  les  copies  les  lui  font  foupçonner  de  falfilicatiori 


(  o  )  Ce'!  refus  fi  durs  &  fi  fùrs  à 
toutes  les  Reprcfentations  les  plus  rai- 
fonnables  &  les  plus  juftes,  paroiffent 
peu  naturels.  Ell-il  concevable  que  le 
Confeil  de  Genève  ,  compofé  dans  fa 
majeure  partie  d'hommes  éclaires  & 
judicieux ,  n'ait  pas  fenti  le  fcandale 
odieux  ,  &  même  effrayant ,  de  refu- 
fsr  à  des  hommes  libres,  à  des  mem- 
feres  du  Lcs^iilateur,  la  communica- 
tion du  texte  authentique  des  Loix ,  & 
de  fomenter  ainfi  comme  à  plailir  des- 
foupcons  produits  par  l'air  de  myflere 
&  de  ténèbres  dont  il  s'environne  fans 
ceîTe  à  leurs  yeux?  Pour  moi ,  je  pen- 
che à  croire  que  ces  refus  lui  coûtent , 
mais  qu'il  s'eft  prefcrit  pour  règle  de 
faire  tomber  l'ufage  des  Repréi'enta- 
tions ,  par  des  rcponfes  conllanuiient 


négatives.  En  effet,  eft.  il  à  préfumer 
que  les  hommes  les  plus  patiens  ne  fe 
rebutent  pas  de  demander  pour  ne 
rien  obtenir  ?  Ajoutez  la  propofition 
déjà  faite  en  Deux -Cent  d'informer 
contre  les  Auteurs  des  dernières  Re- 
prcfentations, pour  avoir  ufé  d'un 
droit  que  la  Loi  leur  donne.  Qui  vou- 
dra déformais  s'expofer  à  des  pour- 
fuites  ,  pour  des  démarches  qu'on  fait 
d'avance  être  fans  fuccès  ?  Si  c'eft-là: 
le  plan  que  s'cit  fait  le  petit  Confeil ,, 
il  faut  avouer  qu'il  le  fuit  très-bien. 

(p  )  Extrait  des  Regi'.lres  du  Con- 
feil du  7  Décembre  1765 ,  en  réponfe' 
aux  Reprcfentations  verbales  faites  le 
21  Novembre  par  fix  Citoyens  ou 
Bourgeois. 


DE     LA    MONTAGNE.  403 

ou  d'incorrection ,  &  il  eft  dans  la  règle  qu'on  ait  deux  dif- 
férens  textes  des  mêmes  Loix,  l'un  pour  les  particuliers,  & 
l'autre  pour  le  Gouvernement  !  Ouïtes-vous  jamais  rien  de  fem- 
blable  ?  Et  toutefois  far  toutes  ces  découvertes  tardives  ,  fur 
tous  ces  refus  révoltans ,  les  Citoyens  ,  éconduits  dans  leurs 
demandes  les  plus  légitimes  ,  fe  taifent,  attendent,  &  demeu- 
rent en  repos. 

Voilà  ,  Pvîonfîeur  ,  des  faits  notoires  dans  votre  Ville  ,  & 
tous  plus  connus  de  vous  que  de  moi;  j'en  pourrois  ajouter 
cent  autres  ,  fans  compter  ceux  qui  me  font  échappés.  Ceux- 
ci  fufîîront  pour  juger  fi  la  Bourgeoifîe  de  Genève  elt  ou  fut 
jamais ,  je  ne  dis  pas  remuante  &:  féditieufe  ,  mais  vigilante , 
attentive ,  facile  à  s'émouvoir  pour  défendre  fes  droits  les 
mieux  établis  &  le  plus  ouvertement  attaqués. 

On  nous  dit  qu'u/ze  Nation  vive  ,  ingénieufe  ,  &  três-occupéâ 
de  fes  droits  politiques ,  aurait  un  extrême  befoin  de  donner 
à  fon  Gouvernement  une  force  négative  (g).  En  expliquant 
cette  force  négative  on  peut  convenir  du  principe  ;  mais  eft-ce 
à  vous  qu'on  en  veut  faire  l'application  ?  A-t-on  donc  oublié 
qu'on  vous  donne  ailleurs  plus  de  fang-froid  qu'aux  autres 
Peuples  (r)?  Et  comment  peut-on  dire  que  celui  de  Genève 
s'occupe  beaucoup  de  fes  droits  politiques ,  quand  on  voit 
qu'il  ne  s'en  occupe  jamais  que  tard  ,  avec  répugnance  ,  & 
feulement  quand  le  péril  le  plus  prelTant  l'y  contraint  ?  De 
forte  qu'en  n'attaquant  pas  Ci  brufquement  les  droits  de  la  bour- 
geoifie ,  il  ne  tient  qu'au  Coufeil  qu'elle  ne  s'en  occupe  jamais. 

(7)  Page  170. 
ir)  Page  154, 

Ee  e  i 


404  LETTRES      ECRITES 

Mettons  un  moment  en  parallèle  les  deux  partis  ,  pour 
juger  duquel  l'aétivité  eft  le  plus  à  craindre ,  ôc  où  doit  être 
placé  le  droit  négatif  pour  modérer  cette  adivité. 

D'un  côté  je  vois  un  Peuple  très-peu  nombreux  ,  paifible 
&  froid  ,  compofé  d'hommes  laborieux  ,  amateurs  du  gain , 
foumis  pour  leur  propre  intérêt  aux  Loix  6c  à  leurs  Minif- 
tres,  tout  occupés  de  leur  négoce  ou  de  leurs  métiers;  tous, 
égaux  par  leurs  droits  &  peu  dillingués  par  la  fortune,  n'ont 
entre  eux  ni  chefs  ni  cliens  ;  tous ,  tenus  par  leur  commerce , 
par  leur  état ,  par  leurs  biens  ,  dans  une  grande  dépendance 
du  Magiftrat  ,  ont  à  le  ménager  ;  tous  craignent  de  lui  dé- 
plaire ;  s'ils  veulent  fe  mêler  des  affaires  publiques ,  c'eft  tou- 
jours au  préjudice  des  leurs.  Diltraits  d'un  côté  par  des  objets 
plus  intéreffans  pour  leurs  familles  ;  de  l'autre  ,  arrêtés  par 
des  confidérations  de  prudence  ,  par  l'expérience  de  tous  les 
tems ,  qui  leur  apprend  combien  dans  un  auffi  petit  Etat  que 
le  vôtre  ,  où  tout  particulier  eft  incelTamment  fous  les  yeux 
du  Confeil ,  il  efè  dangereux  de  l'offenfer  ,  ils  font  portés 
par  les  raifons  les  plus  fortes  à  tout  facrifier  à  la  paix  :  car 
c'efl  par  elle  feule  qu'ils  peuvent  profpérer  ;  &  dans  cet  état 
de  chofes  ,  chacun,  trompé  par  fon  intérêt  privé,  aime  encore 
mieux  être  protégé  que  libre  ,  &  fait  fa  cour  pour  faire  fon 
bien. 

De  l'autre  côté  je  vois  dans  une  petite  Ville ,  dont  les 
affaires  font  au  fond  très-peu  de  chofe ,  un  Corps  de  Magif- 
trats  indépendant  &c  perpétuel  ,  prefque  oifif  par  état ,  fliire 
fa  principale  occupation  d'un  intérêt  très-grand  Ôc  très-naturel 
pour  ceux  qui  commandent ,  c'elt  d'accroître  inceffummeut 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  405 

fon  empire  ;  car  l'ambition  comme  i'avarice  fe  nourrie  de  fes 
avantages  ,  Ôc  plus  on  étend  fa  puilTance ,  plus  on  eft  dévoré 
du  defîr  de  tout  pouvoir.  Sans  ceffe  attentif  à  marquer  des 
diftances  trop  peu  fenfibles  dans  fes  égaux  de  naiffance ,  il  ne 
voit  en  eux  que  fes  inférieurs  ,  &  brûle  d'y  voir  fes  fujiets. 
Armé  de  toute  la  force  publique  ,  dépofitaire  de  toute  l'au- 
torité ,  interprète  &  difpenfateur  des  Loix  qui  le  gênent ,  il 
s'en  fait  une  arme  ofFenfîve  ôc  défenfive  ,  qui  le  rend  redou- 
table ,  refpeèlable  ,  facré  pour  tous  ceux  qu'il  veut  outrager. 
C'e{t  au  nom  même  de  la  Loi  qu'il  peut  la  tranfgrelfer  im- 
punément. Il  peut  attaquer  la  conititution  en  feignant  de  la 
défendre  ;  il  peut  punir  comme  un  rebelle  quiconque  ofe  la 
défendre  en  effet.  Toutes  les  entreprifes  de  ce  Corps  lui  devien- 
nent faciles  ;  il  ne  lailTe  à  perfonne  le  droit  de  les  arrêter  ni 
d'en  connoître  :  il  peut  agir  ,  différer ,  fufpendre  ;  il  peut  fé- 
duire ,  effrayer ,  punir  ceux  qui  lui  réfiilent  ;  ôc  s'il  daigne 
employer  pour  cela  des  prétextes  ,  c'eft  plus  par  bienféance 
que  par  néceflité.  Il  a  donc  la  volonté  d'étendre  fa  puif- 
fance ,  &c  le  moyen  de  parvenir  à  tout  ce  qu'il  veut.  Tel  eft 
l'état  relatif  du  petit  Confeil  Se  de  la  Bourgeoifie  de  Genève. 
Lequel  de  ces  deux  Corps  doit  avoir  le  pouvoir  négatif  pour 
arrêter  les  entreprifes  de  l'autre  ?  L'Auteur  àts  Lettres  alTure 
que  c'eft  le  premier. 

Dans  la  plupart  des  Etats  les  troubles  internes  viennent 
d'une  populace  abrutie  &  fiupide  ,  échauffée  d'abord  par  d'in- 
fupportables  vexations,  puis  ameutée  en  fecret  par  des  brouil- 
lons adroits ,  revêtus  de  quelque  autorité  qu'ils  veulent  éten- 
dre. Mais  elt-il  rien  de  plus  faux  qu'une  pareille  idée  appli- 


4c6  LETTRES     ECRITES 

quée  à  la  Bourgcoifie  de  Genève  ,  à  fa  partie  au  moins  qui 
fai:  face  à  la  puiiTance  pour  le  maintien  des  Loix  ?  Dans  tous 
les  tems  cette  partie  a  toujours  été  l'ordi'e  moyen  entre  les*' 
riches  &  les  pauvres ,  entre  les  chefs  de  l'Etat  &.  la  populace. 
Cet  ordre  ,  compofé  d'hommes  à-peu-près  égaux  en  fortune , 
en  état,  en  lumières,  n'elè  ni  aflèz  élevé  pour  avoir  des  pré- 
tentions ,  ni  alTez  bas  pour  n'avoir  rien  à  perdre.  Leur  grand 
intérêt,  leur  intérêt  commun  eft  que  les  Loix  foient  obfer- 
vées ,  les  Magiltrats  refpc6lés ,  que  la  conflitution  fe  foutienne 
&  que  l'Etat  foit  tranquille.  Perfonne  dans  cet  ordre  ne  jouit 
à  nul  égard  d'une  telle  fupériorité  fur  les  autres,  qu'il  puilTe 
les  mettre  en  jeu  pour  fon  intérêt  particulier.  C'efè  la  plus 
faine  partie  de  la  République  ,  la  feule  qu'on  foit  afluré  ne 
pouvoir  ,  dans  fa  conduite  ,  fe  propofer  d'autre  objet  que  le 
bien  de  tous.  Auffi  voit-on  toujours  dans  leurs  démarches 
communes  une  décence  ,  une  modeitie ,  une  fermeté  refpec- 
rueufe ,  une  certaine  gravité  d'hommes  qui  fe  fentent  dans 
leur  droit  &c  qui  fe  tiennent  dans  leur  devoir.  Voyez  ,  au 
contraire ,  de  quoi  l'autre  parti  s'étaye  ;  de  gens  qui  nagent 
dans  l'opulence,  &c  du  Peuple  le  plus  abjed.  Eft -ce  dans 
ces  deux  extrêmes  ,  l'un  foit  pour  acheter,  l'autre  pour  fe  ven- 
dre ,  qu'on  doit  chercher  l'amour  de  la  juftice  &  des  Loix  } 
C'efl  par  eux  toujours  que  l'Etat  dégénère.  Le  riche  tient  la 
Loi  dans  fa  bourfe  ,  &c  le  pauvre  aime  mieux  du  pain  que  la 
liberté.  Il  fuffit  de  comparer  ces  deux  partis  ,  pour  juger 
lequel  doit  porter  aux  Loix  la  première  atteinte  ;  &  cherchez 
en  effet  dans  votre  hiftoire  fi  tous  les  complots  ne  font  pas 
toujours  venus  du  côté  de  la  Rîagiitraturc ,   ôc  fi  jamais  les 


D  E    L  A    M  O  N  T  A  G  N  E.  407 

-Cicoyens  ont  eu  recours  h.  la  force  que  lorfqu'il  l'a  falu  pour 
s'en  garantir  ? 

On  raille  ,  fans  doute  ,  qup.nd  ,  fur  les  conféquences  du 
droit  que  réclament  vos  Concitoyens  ,  on  vous  repréfenre 
l'Etat  en  proie  à  la  brigue ,  à  la  fcduclion  ,  au  premier  venu. 
Ce  droit  négatif  que  veut  avoir  le  Confeil ,  fut  inconnu  juf- 
qu'ici;  quels  maiix  en  elL-il  arrivé  ?  Il  en  fût  arrivé  d'affreux, 
s'il  eût  voulu  s'y  tenir  quand  la  Bourgeoifie  a  fait  valoir  le 
£en.  Rétorquez  l'argument  qu'on  tire  de  deux  cents  ans  de 
profpérité  ;  que  peut-on  répondre  ?  Ce  Gouvernement,  direz- 
vous  ;  établi  par  le  tems  ,  foutenu  par  tant  de  titres  ,  auto- 
rifé  par  un  fi  long  ufage  ,  confacré  par  fes  fuccès ,  &  où  le 
droit  négatif  des  Confeils  fut  toujours  ignoré  ,  ne  vaut- il  pas 
bien  cet  autre  Gouvernement  arbitraire ,  dont  nous  ne  con- 
noilfons  encore  ni  les  propriétés  ,  ni  fes  rapports  avec  notre 
bonheur ,  &c  où  la  raifon  ne  peut  nous  montrer  que  le  comble 
de  notre  mifere  ? 

Suppofer  tous  les  abus  dans  le  parti  qu'on  attaque ,  &  n'en 
fuppofer  aucun  dans  le  fien  ,  eiï  un  fophifme  bien  greffier 
&  bien  ordinaire  ,  dont  tout  homme  fenfé  doit  fe  garantir, 
II  fiut  fuppofer  des  abus  de  part  &  d'autre ,  parce  qu'il  s'en 
glilfe  par -tout;  mais  ce  n'eiè  pas  à  dire  qu'il  y  ait  égalité 
dans  leurs  conféquences.  Tout  abus  eft  un  mal ,  fouvent  iné- 
vitable ,  pour  lequel  on  ne  doit  pas  profcrire  ce  qui  cft  bon 
en  foi.  Mais  comparez ,  &  vous  trouverez  d'un  côté  des 
maux  fùrs  ,  des  maux  terribles  ,  fans  borne  &c  fans  fin  ;  de 
l'autre,  l'abus  même  difficile,  qui,  s'il  eft  grand  ,  fera  pa/Ta- 
£er ,  &  tel ,  que  quand  il  a  lieu  ,  il  porte  toujours  avec  lui 


4o8  LETTRES     ECRITES 

fou  remède.  Car ,  encore  une  fois ,  il  n'y  a  de  liberté  pof- 
fible  que  dans  l'obfervation  des  Loix  ou  de  la  volonté  géné- 
rale ,•  &  il  n'elt  pas  plus  dans  la  volonté  générale  de  nuire 
à  tous  ,  que  dans  la  volonté  particulière  de  nuire  à  foi-même. 
Mais  fuppofons  cet  abus  de  la  liberté  auflî  naturel  que  l'abus 
de  la  puiîfance.  Il  y  aura  toujours  cette  différence  entre  l'un 
Se  l'autre ,  que  l'abus  de  la  liberté  tourne  au  préjudice  du 
Peuple  qui  en  abufe  ,  &  le  puniffant  de  fon  propre  tort  le 
force  à  en  chercher  le  remède  ;  ainfi  de  ce  côté  le  mal  n'e(t 
jamais  qu'une  crife  ,  il  ne  peut  faire  un  état  permanent.  A.u 
lieu  que  l'abus  de  la  puifïance  ne  tournant  point  au  préjudice 
du  puiffant ,  mais  du  foible  ,  elt,  par  fa  nature  ,  fans  mefure, 
fans  frein ,  fans  limites.  Il  ne  finit  que  par  la  deltrudion 
de  celui  qui  feul  en  relTent  le  mal.  Difcns  donc  qu'il  faut 
que  le  Gouvernement  appartienne  au  petit  nombre ,  l'infpec- 
tion  fur  le  Gouvernement  à  la  généralité ,  &c  que  fi  de  part 
ou  d'autre  l'abus  eft  inévitable,  il  vaut  encore  mieux  qu'un 
X-*cuple  foit  malheureux  par  fa  faute  qu'opprimé  fous  la  main 
d'autrui. 

Le  premier  &  le  plus  grand  intérêt  public  efè  toujours  la 
jullice.  Tous  veulent  que  les  conditions  foient  égales  pour 
tous ,  &c  la  judice  n'cft  que  cette  égalité.  Le  Citoyen  ne 
veut  que  les  Loix  6c  que  l'obfervation  des  Loix.  Chaque 
particulier  dans  le  Peuple  fait  bien  que  s'il  y  a  des  excep- 
tions ,  elles  ne  feront  pas  en  fa  faveur.  Ainfi  tous  craignent 
les  exceptions  ,  ôc  qui  craint  les  exceptions  aime  la  Loi. 
Chez  les  Chefs  ,  c'eit  toute  autre  ciiofe  :  leur  état  même 
clt  un  état  de  préférence  ,    &  ils  cherchent  des  préférences 

par- 


DE     LA     MONTAGNE.  409 

par-tout   {s).  S'ils  veulent  des  Loix  ,  ce  n'eft  pas  pour  leur 
obéir,  c'eft  pour  en  être  les  arbitres.   Ils   veulent  des  Loix 
pour  fe  mettre  à  leur  place  &  pour  fe  faire  craindre  en  leur 
nom.  Tout  les  favorife  dans  ce  projet.  Ils  fe  fervent  des  droits 
qu'ils  ont ,   pour  ufurper  fans  rifque    ceux   qu'ils  n'ont  pas. 
Comme   ils  parlent  toujours  au  nom  de  la  Loi ,  même  en 
la   violant  ,   quiconque  ofe  la  défendre  contre  eux  ,  eit  un 
féditieux  ,  un  rebelle  :  il  doit  périr  ;  ôc  pour  eux  ,   toujours 
fûrs  de  l'impunité  dans  leurs  entreprifes ,  le  pis  qui  leur  arrive 
elt  de   ne  pas  réuflîr.  S'ils  ont  befoin  d'appuis,  par-tout  ils 
en   trouvent.  C'elè  une  ligue  naturelle  que    celle   dts  forts, 
&.  ce  qui  fait  la  foibleffe  des  foibles  ,  elt  de  ne  pouvoir  fe 
liguer  ainfî.   Tel  eft  le   dellin   du  Peuple  ,   d'avoir   toujours 
au -dedans  &c  au -dehors  fes  parties  pour   juges.    Heureux! 
quand  il  en  peut  trouver  d'afTez  équitables   pour  le  protéger 
contre  leurs  propres  maximes  ,  contre  ce  fentiment  fi  gravé 
dans  le  cœur  humain  ,  d'aimer  !&  favorifer  les  intérêts  fem- 
blables   aux  nôtres.  Vous  avez  eu    cet    avantage   une   fois  , 
ôc  ce  fut  contre   toute   attente.  Quand  la  Médiation  fut  ac- 
ceptée ,  on  vous  crut  écrafés  :  mais  vous  eù:es  des  défen- 
feurs  éclairés  &  fermes  ,  des  Médiateurs  intègres   &   géné- 
reux ;  la  jui'Hce  ôc  la  vérité  triomphèrent.  Puifîîez-vous  être 

{s)  La  juftice  dans  le  Peuple  eft  grité  ,  leur  modération  ,  leur  juftice , 

une    vertu   d'état;  la  violence  &   la  ils  nous  trompent,  s'ils  veulent  obte- 

tyrannie  eft  de  même  dans  les  Chefs  nir  ainfi  la  confiance  que  nous  ne  leur 

un  vice  d'état.   Si  nous  étions  à  leurs  devons  pas   :    non  qu'fls  ne  puifTcnt 

places ,  nous  autres  particuliers,  nous  avoir  perfonnellemeiic  ces  vertus  dont 

deviendrions  comme  eux  violens  ufur-  ils  fe  vantent  ;  mais  alors  ils  font  une 

pateurs  iniques.  Qiiand  des  Magiftrats  exception ,  &  ce  n'eft  pas  aux  excep- 

vicnncnt  donc  nous  prêcher  leur  inté-  lions  que  la  Loi  doit  avoir  égard. 

Aie  lange  S.    Tome  I.  Fff 


^10  LETTRES     ECRITES 

heureux  deux  fois  !  vous  aurez  joui  d'un  bonheur  bien  rare ,  & 
donc  vos  oppreffeurs  ne  paroiflent  gueres  alarmés. 

Après  vous  avoir  étalé  tous  les  maux  imaginaires  d'un 
droit  auiïi  ancien  que  votre  Conftitution  ,  &  qui  jamais  n'a 
produit  aucun  mal ,  on  pallie  ,  on  nie  ceux  du  droit  nou- 
veau qu'on  ufurpe  ,  &  qui  fe  font  fentir  dès  aujourd'hui. 
Forcé  d'avouer  que  le  Gouvernement  peut  abufer  du  droit 
négatif  jufqu'à  la  plus  intolérable  tyrannie  ,  ou  affirme  que 
ce  qui  arrive  n'arrivera  pas ,  ôc  l'on  change  en  poffibilité 
fans  vraifemblance  ce  qui  fe  paffe  aujourd'hui  fous  vos  yeux. 
Perfonne  ,  ofe-t-on  dire,  ne  dira  que  le  Gouvernement  ne 
foit  équitable  &c  doux  ;  &  remarquez  que  cela  fe  dit  en 
réponfe  à  des  Repréfentations  oii  l'on  fe  plaint  des  injuf- 
tices  &  des  violences  du  Gouvernement.  C'elt  -  là  vrai- 
ment ce  qu'on  peut  appeller  du  beau  ftyle  :  c*efl:  l'élo- 
quence de  Périclès  ,  qui,renverfé  par  Thucydide  à  la  lutte, 
prouvoic  aux  fpei5tateurs  que  c'étoit  lui  qui  l'avoit  terraffé. 

Ainfi  donc ,  en  s'emparant  du  bien  d'autrui  fins  prétexte , 
en  emprifonnant  fans  raifon  les  innocens  ,  en  flétriffant  un 
Citoyen  fans  l'ouïr ,  en  en  jugeant  illégalement  un  autre ,  en 
protégeant  les  Livres  obfcenes ,  en  brûlant  ceux  qui  refpirent 
la  vertu,  en  perfccutant  leurs  auteurs,  en  cachant  le  vrai 
texte  des  Loix ,  en  refufant  les  fatisfoclions  les  plus  judes  , 
en  exerçant  le  plus  dur  defpotifme,  en  détruifant  la  liberté 
qu'ils  devroient  défendre  ,  en  opprimant  la  Patrie  dont  ils 
dcvroient  être  les  pères,  ces  Meilleurs  fe  font  compliment 
à  eux-mêmes  fur  la  grande  équité  de  leurs  jugemeiis  ;  ils 
s'extafient  fur  la  douceur  de  leur  adminiltratioa  ,  ils  aliirment 


DE    LA    MONTAGNE.  4n 

^ec  confiance  que    tout  le   monde  eft  de  leur  avis  fur  ce 
point.  Je  doute  fort ,  toutefois ,  que  cet  avis  foit  le  vôtre.  & 
je  fuis  fur  au  moins  qu'il  n'eft  pas  celui  des   Repréfentans. 
Que  l'intérêt  particulier  ne  me  rende  point  injulte.  C'elt  de 
tous  nos  penchans  celui  contre  lequel  je  me  tiens  le  plus  en 
garde  ,   6c  auquel  j'efpere  avoir  le  mieux  réfiflé.  Votre  Ma- 
giltrat  e{t  équitable  dans  les  chofes  indifférentes  ,  je  le  crois 
porté  même  à  l'être  toujours  ;  fes  places  font  peu  lucratives; 
il  rend  la  jufHce  &  ne  la  vend  point  ;  il  eft  pcrfonnellement 
intègre  ,    défmtérefTé  ,   &  je  fais   que    dans  ce   Confeil  fi 
defpotique ,  il  règne  encore  de  la  droiture  &  des  vertus.  En 
vous  montrant  les  conféquences  du  droit  négatif,  je  vous^ai 
moins  dit  ce  qu'ils  feront ,  devenus  Souverains,  que  ce  qu'ils 
continueront  à  faire  pour  l'être.  Une  fois  reconnus  tels,  leur 
intérêt  fera  d'être  toujours  juftes  ,   &  il  l'eft  dès  aujourd'hui 
d'être  jufles  le  plus  fouvent  :  mais  malheur  à  quiconque  ofera 
recourir  aux  Loix  encore  ,  ôc  réclamer  la  liberté!  C'eft  con- 
tre ces   infortunes  que   tout  devient  permis,   légitime.    L'é- 
quité ,  la  vertu ,  l'intérêt  même  ne  tiennent  point  devant  l'a- 
mour de   la  domination  ;   &  celui  qui  fera  jufk  ,  étant  le 
maître  ,  n'épargne  aucune  injuftice  pour  le  devenir. 

Le  vrai  chemin  de  la  tyrannie  n'eft  point  d'attaquer  direc- 
tement le  bien  public  ;  ce  feroit  réveiller  tout  le  monde  pour 
le  défendre  :  mais  c'eft  d'attaquer  fucccfTivement  tous  fes  dé- 
fenfeurs  ,  &  d'effrayer  quiconque  oferoit  encore  afpirer  à  l'être. 
Perfuadez  à  tous  que  l'intérêt  public  n'eft  celui  de  perfonne  , 
&  par  cela  feul  la  fervitude  eft  établie  ;  car  quand  chacun  fera 
fous  le  joug,  où  fera  la  liberté  commune?  fi  quiconque  ofe 

Fffi 


412  LETTRES     ECRITES 

parler  eft  écrafé  dans  l'inftanc  même  ,  où  feront  ceux  qui  vou- 
dront l'imiter  ?  ôc  quel  fera  l'organe  de  la  généralité  ,  quand 
chaque  individu  gardera  le  fîlence  ?  Le  Gouvernement  févira  ' 
donc  contre  les  zélés  ôc  fera  jufie  avec  les  autres,  jufqu'à  ce 
qu'il  puiffe  être  injufte  avec  tous  impunément.  Alors  fa  juftice 
ne  fera  plus  qu'une  économie  pour  ne  pas  diffiper  fans  raifon 
fon  propre  bien» 

Il  y  a  donc  un  fens  dans  lequel  le  Confeil  eft  jufle ,  &  doit 
l'être  par  intérêt  ;  mais  il  y  en  a  un  dans  lequel  il  eit  du 
fyitême  qu'il  s'eft  fait  d'être  fouverainement  injufte  ,  &.  mille 
■exemples  ont  dû  vous  apprendre  combien  la  prote61:ion  des 
Loix  eft  infuffifante  contre  la  haine  du  Magiltrat.  Que  fera- 
ce  ,  lorfque  devenu  feul  maître  abfolu  par  fon  droit  négatif, 
il  ne  fera  plus  gêné  par  rien  dans  fa  conduite ,  &  ne  trouvera 
plus  d'oblèacle  à  fes  partions  ?  Dans  un  fi  petit  Etat  où  nul 
ne  peut  fe  cacher  dans  la  foule  ,  qui  ne  vivra  pas  alors  dans 
d'éternelles  frayeurs  ,  de  ne  fentira  pas  à  chaque  inltant  de  fa 
vie  le  malheur  d'avoir  fes  égaux  pour  maîtres  ?  Dans  les  grands 
Etats  les  particuliers  font  trop  loin  du  Prince  &.  des  Chefe 
pour  en  être  vus  ,  leur  petitelTe  les  fauve  ;  &  pourvu  que  le 
Peuple  paye ,  on  le  laifTe  en  paix.  Mais  vous  ne  pourrez  faire 
un  pas  fans  fentir  le  poids  de  vos  fers.  Les  parens  ,  les  amis  ,- 
lès  protégés ,  les  efpions  de  vos  maîtres  feront  plus  vos  maî- 
tres qu'eux  ;  vous  n'oferez  ni  défendre  vos  droits ,  ni  réclamer 
votre  bien  ,  crainte  de  vous  faire  des  ennemis  ;  les  recoins  les 
plus  obfcurs  ne  pourront  vous  dérober  à  la  tyrannie  ,  il  faudra; 
nécefTairemcnt  en  être  fatellite  ou  vidime.  Vous  fentirez  à  la. 
Cois  l'cfclavagc  politique  &c  le  civil ,  à  peine  ofcrez-vous  ref^r 


_  ]>  E     L  A     M  O  N  T  A  G  N  E.  413 

pirer  en  liberté.  Voilà ,  Monfieur ,  011  doit  naturellement  vous 
mener  l'ufage  du  droit  négatif  tel  que  le  Confeil  fe  l'arrogé. 
)e  crois  qu'il  n'en  voudra  pas  faire  un  ufage  aufli  funefte  , 
mais  il  le  pourra  certainement  ;  &c  la  feule  certitude  qu'il  peut 
impunément  être  injufte  ,  vous  fera  fentir  les  mêmes  maux  que 
s'il  l'étoit  en  effet. 

Je  vous  ai  montré  ,  Monfieur  ,  l'état  de  votre  Conftitution 
tel  qu'il  fe  préfente  à  mes  yeux.  Il  réfulte  de  cet  expofé  que 
cette  Conftitution  ,  prife  dans  fon  enfemble ,  efl  bonne  Se  faine, 
&  qu'en  donnant  à  la  liberté  fes  véritables  bornes  ,  elle  lui 
donne  en  même  tems  toute  la  folidité  qu'elle  doit  avoir.  Car 
le  Gouvernement  ayant  un  droit  négatif  contre  les  innovations 
du  Légiflateur,  &  le  Peuple  un  droit  négatif  contre  les  uRir- 
pations  du  Confeil  ,  les  Loix  feules  régnent  ôc  régnent  fur 
tous;  le  premier  de  l'Etat  ne  leur  eft  pas  moins  fournis  que  le 
dernier ,  aucun  ne  peut  les  enfreindre ,  nul  intérêt  particulier 
ne  peut  les  changer ,  ôc  la  Conftitution  demeure  inébranlable. 

Mais  fi  au  contraire  les  Miniffres  des  Loix  en  deviennent 
les  fèuls  arbitres ,  ôc  qu'ils  puifTent  les  faire  parler  ou  taire  à 
leur  gré  ;  fi  le  droit  de  Repréfentation ,  feul  garant  des  Loix 
&  de  la  liberté  ,  n'eft  qu'un  droit  illufoire  &  vain  ,  qui  n'ait 
en  aucun  cas  aucun  effet  néceiïaire  ;  je  ne  vois  point  de  fer- 
vitude  pareille  à  la  vôtre  ,  &c  l'image  de  la  liberté  n'eft  plus 
chez  vous  qu'un  leurre  mcprifant  &  puérile  ,  qu'il  eft  même 
indécent  d'offrir  à  des  hommes  fenfés.  Que  fert  alors  d'alTem- 
bler  le  Légiflateur ,  puifque  la  volonté  du  Confeil  eft  l'unique 
Loi  ?  Que  fert  d'élire  folcmnellement  des  Magiftrats  qui  d'a- 
vance étojeut  déjà  vos  Juges  ,  ôc  qui  ne  tiennent  de  cette  ékc-- 


>ti4  LETTRES     ECRITES 

îion  qu'un  pouvoir  qu'ils  exerçoient  auparavant  ?  Soumettez- 
vous  de  bonne  grâce ,  ôc  renoncez  à  ces  jeux  d'enfans ,  qui , 
devenus  frivoles ,  ne  font  pour  vous  qu'un  aviliflement  de  plus. 

Cet  état  étant  le  pire  où  l'on  puifle  tomber  ,  n'a  qu'un 
avantage  ;  c'eft  qu'il  ne  fauroit  changer  qu'en  mieux.  C'eft 
l'unique  reflburce  des  maux  extrêmes  ;  mais  cette  reflburce  eft 
toujours  grande  ,  quand  des  hommes  de  fens  &  de  cœur  la- 
fentent  &c  favent  s'en  prévaloir.  Que  la  certitude  de  ne  pou- 
voir tomber  plus  bas  que  vous  n'êtes ,  doit  vous  rendre  fer- 
mes dans  vos  démarches  !  mais  foyez  fûrs  que  vous  ne  for- 
tirez  point  de  l'abyme ,  tant  que  vous  ferez  divifés  ,  tant  que 
les  uns  voudront  agir  &c  les  autres  refter  tranquilles. 

Mfe  voici ,  Monfieur ,  à  la  conclufion  de  ces  Lettres.  Après 
vous  avoir  montré  l'état  où  vous  êtes ,  je  n'entreprendrai  point 
de  vous  tracer  la  route  que  vous  devez  fuivre  pour  en  fortir. 
S'il  en  éft  une  ,  étant  fur  les  lieux  mêmes  ,  vous  &  vos  Con- 
citoyens la  devez  voir  mieux  que  moi  ;  quand  on  fait  où  l'on 
elt  ôc  où  l'on  doit  aller ,  on  peut  fe  diriger  fans  peine. 

L'Auteur  des  Lettres  dit  que,  Ji  on  remarquoit  dans  un 
Gouvernement  une  pente  à  la  violence ,  /'/  ne  faudrait  pas 
attendre  à  la  redrejfer  que  la  tyrannie  s'y  fût  fortifiée  (  r  ). 
Il  dit  encore  ,  en  fuppofant  un  cas  qu'il  traite  à  la  vérité 
de  chimère  ,  qu'zZ  rejîeroit  un  remède  trifte  ,  mais  légal  ^ 
&  qui  y  dans  ce  cas  extrême  ,  pourrait  être  employé  comme 
on  emploie  la  main  d''un  Chirurgien  quand  la  gangrené 
fe   déclare  (  v  ).    Si  vous  êtes   ou  non 'dans   ce   cas  fup- 

{t)  Page  172. 
(uj  l'a^jo  loi. 


DE     LA     MONTAGNE.  ^ij 

pofë  chimérique ,  c'eft  ce  que  je  viens  d'examiner.  Mon  con- 
feil  n'elt  donc  plus  ici  nécelTaire  ;  l'Auteur  des  Lettres  vous 
l'a  donné  pour  moi.  Tous  les  moyens  de  réclamer  contre  l'in- 
îuftice  font  permis  quand  ils  font  paifibles  ,  à  plus  forte  raifon 
font  permis  ceux  qu'autorifent  les  loix. 

Quand  elles  font  tranfgreflees  dans  des  cas  particuliers , 
vous  avez  le  droit  de  Repréfentation  pour  y  pourvoir.  Mais 
quand  ce  droit  même  eft  contefté  ,  c'eft  le  cas  de  la  garantie. 
Je  ne  l'ai  point  mife  au  nombre  des  moyens  qui  peuvent  rendre 
efficace  une  Repréfentation  ;  les  Médiateurs  eux-mêmes  n'ont 
point  entendu  l'y  mettre ,  puifqu'ils  ont  déclaré  ne  vouloir  porter 
nulle  atteinte  à  l'indépendance  de  l'Etat,  &c  qu'alors,  cepen- 
dant ,  ils  auroient  mis ,  pour  ainli  dire  ,  la  clef  du  Gouverne- 
ment dans  leur  poche  (xj.  Ainfi  dans  le  cas  particulier  l'effet 
des  Repréfentations  rejettées  ,  eft  de  produire  un  Confeil  géné- 
ral ;  mais  l'effet  du  droit  même  de  Repréfentation  rejette  paroît 
être  le  recours  à  la  garantie.  Il  faut  que  la  machine  ait  en  elle- 
même  tous  les  refforts  qui  doivent  la  faire  jouer  :  quand  elle 
s'arrête  ,   il  faut  appeller  l'Ouvrier  pour  la  remonter. 

Je  vois  trop  où  va  cette  reffource  ,  &  je  fens  encore  mon 
cœur  patriote  en  gémir.  Aufîi ,  je  le  répète  ,  je  ne  vous  pro- 
pofe  rien  ;  qu'oferois-je  dire  ?  Délibérez  avec  vos  Concitoyens  , 
&  ne  comptez  les  voix  qu'après  les  avoir  pefées.  Défiez-vous 

(*J  La  confcqucnce  d'un   tel   fyf-  mais  la  liberté  des  Citoyens    eut  été 

tême  eût  été  d  établir  un  Tribunal  de  beaucoup  plus  aflurée  qu'elle  ne  peut 

la  Médiation  réfidant  à  Genève,  pour  l'être  li  l'on  ôte  le  droit  de  Repréfen- 

connoine  des  tranTgrelHons  des  Loix.  tation.  Or  de  n'être  Souverain  que  de 

Par  ce  Tiibunal  la  fouvcraineté  de  la  nom,  ne  Tignifie  pas  prand'chofe  ;  mais 

Jlépublit^ue  eut  bientôt  été  détruite  j  d'eue  libre  en  effet ,  fi^jnific  beaucoup. 


4r6  LETTRES     ECRITES 

de  la  turbulente  jeuneiTe ,  de  l'opulence  infolente ,  &  de  l'iiî- 
digence  vénale;  nul  faluraire  confeil  ne  peut  venir  de  ces  côtés- 
là.  Confultez  ceux  qu'une  honnête  médiocrité  garantit  des 
fédut^lions  de  l'ambition  &c  de  la  mifere  ;  ceux  dont  une  hono- 
rable vieilleffe  couronne  une  vie  fans  reproche  ;  ceux  qu'une 
longue  expérience  a  verfés  dans  les  affaires  publiques  ;  ceux 
qui ,  fans  ambition  dans  l'Etat ,  n'y  veulent  d'autre  rang  que 
celui  de  Citoyens  ;  enfin  ceux  qui  ,  n'ayant  jamais  eu  pour 
objet  dans  leurs  démarches  que  le  bien  de  la  Patrie  &  le 
maintien  des  Loix  ,  ont  mérité  par  leurs  vertus  l'eftime  du 
public ,  &  la  confiance  de  leurs  égaux. 

Mais  fur- tout  réuniflez-vous  tous.  Vous  êtes  perdus  fans 
reffource  fi  vous  reftez  divifés.  Et  pourquoi  le  feriez  -  vous  , 
quand  de  fl  grands  intérêts  communs  vous  unilTcnt  ?  Com- 
ment ,  dans  un  pareil  danger ,  la  baffe  jaloufie  &  les  petites 
pafîîons  ofent-elles  fe  faire  entendre  ?  Valent-elles  qu'on  les 
contente  à  fi  haut  prix,  &  faudra-t-il  que  vos  enfans  difent 
un  jour  en  pleurant  fur  leurs  fers  ;  voilà  le  fruit  des  diffen- 
tions  de  nos  pères  ?  En  un  mot  il  s'agit  moins  ici  de  déli- 
bération que  de  concorde  ;  le  choix  du  parti  que  vous  pren- 
dre«  n'eft  pas  la  plus  grande  affaire.  Fût -il  mauvais  en  lui- 
même  prenez-le  tous  enfemble  ;  par  cela  feul  il  deviendra  le 
meilleur ,  ôc  vous  ferez  toujours  ce  qu'il  faut  faire  pourvu  que 
vous  le  fafliez  de  concert.  Voilà  mon  avis  ,  Monfieur  ,  ôc  je 
finis  par  où  j'ai  commencé.  En  vous  obéiffant ,  j'ai  rempli 
mon  dernier  devoir  envers  la  Patrie.  Maintenant  je  prends 
congé  de  ceux  qui  l'habitent;  il  ne  leur  refte  aucun  mal  à 
me  faire  ,  &c  je  ne  puis  plus  leur  faire  aucun  bien. 

T/ÎBLE 


^^ 


TABLE 

DES     LETTRES 

Et  de  leur  Contenu. 


E: 


LETTRE     PREMIERE. 


T AT  de  la  quijlion  par  rap~ 

port  à  VAutiur.   Si  elle  ejl  de  la 

compétence  des  Tribunaux  civils. 

Manière   injujle  de    la  rifoudre. 

Page  113 

Let.  il  De  la  Religion  de  Genè- 
ve, principes  de  la  Réformation. 
U Auteur  entame  la  difcujjion  des 
miracles.  I  5  6 

Let.  III.  Continuation  du  même 
Jujet.  Court  examen  de  quelques 
autres  accufations.  1J<) 

Let.  IV.  L'Auteur  fe  fitppofe  cou- 
pable ;  il  compare  la  Procédure  à 
la  Loi.  II  j 

Let.  V.  Continuation  du  même  fu- 
jct.  Jurifprudence  tirée  des  procé- 
dures faites  en  cas  femblablcs.  But 
de  r Auteur  en  publiant  la  profef- 
Jion  de  foi.  a 37 

Let.  VI.  S'il  ejl  vrai  que  l'Aïueur 
attaque  les  Gouvernemens.  Courte 


analyfe  de  fon  Livre.  La  procé- 
dure faite  à  Genève  eflfans  exem- 
ple, &  na  été  fuivic  en  aucun 
Pays.  187 

Let.  VII.  État  préfent  du  Gouver- 
nement de  Genève,  fixé  par  VEdit 
de  la  Médiation.  30<^ 

Let.  VIII.  Efprit  dz  cet  Edit.  Con- 
trepoids qu'il  donne  à  la  Puij- 
fance  arijiocratique.  Entreprife  du 
petit  Conjeil ,  d'anéantir  ce  con- 
trepoids par  voie  de  fuit.  Examen 
des  inconvéniens  allégués.  Syjlé- 
me  des  Edits  fur  Us  emprifonnc- 
mens.  33'' 

Let.  IX.  Manière  de  raifonner  de 
l'Auteur  des  Lettres  écrites  de  la 
Campagne.  Son  vrai  but  dans  cet 
Ecrit.  Choix  defes  exemples.  Ca- 
ractère de  la  Bourgeoifie  de  Ge- 
nève. Preuve  par  les  faits,  to--- 
clufion. 


Fin  de  la  Table. 
Alélangcs.    Tome  I.  Ggg 


JEAN-JAQUES  ROUSSEAU 

CITOYEN    DE   GENEVE, 

A  Me  B'ALEMEERT, 

Ds  r Académit  Françoife ,  de  P Académie  Royale  des  Sciences 
de  Paris  y  de  celle  de  Pruffe  ,  de  la  Société  Royale  de 
Londres  ,  de  l'Académie  Royale  des  Belles  -  Lettres  de 
Suéde  ^  &  de  rinjlitut  de  Bologne, 

Sur  fon  Article  GENEVE, 

Dans   le    Septième   Volume    de    F  ENCYCLOPEDIE, 

ET   PARTICULIEREMENT, 

Sur  le  Projet  d'étaùlir  un  Théâtre  de  Comédie  en  cette  Ville. 

Dii  meliora  piis ,  erroremque  hoftibus  illum. 


McLing(4,  Tome   I.  G  g  2 


JEAN-JAQUES  ROUSSEAU 

CITOTEN    DE     GENEVE, 

A     M.     D;  A  L  E  M  B  E  R  T, 

De  r  Académie  Françoife  ,  de  V  Académie  Royale  des  Sciences 
de  Paris  ,  de  celle  de  Prujfe  ,  de  la  Société  Royale  de 
Londres  ,  de  V Académie  Royale  des  Belles  -  Lettres  de 
Suéde  ,   &  de  Vlnflitut  de  Bologne  : 

Sur  fon  Article  GENEVE, 

Dans   le    Fil"".  Volume   de   UENCYCLOPÉDIE  ^ 

ET  PARTICULIÈREMENT, 

Sur  le  projet   d'établir  un    Théâtre    de    Comédie   en   cette 

Ville. 

m^^mmt^—      ^1-  I     ■  .         I— .*-..■■      Il  ■■■■■        »■,    I  II.  ■  M■■.■^■■l■       ,,m\       ■^^—^WiW^— —^ 

Dii  meliora  piis,  erroremque  hoftibus  illum. 


G  E  N  E  rE. 


M.      Dec.      L  X  X  X  I. 


Mi^màJàsi^smm 


PRÉFACE. 


J 


'Ai  tort,  fi  j'ai  pris  en  cette  occafion  la  plume  fans 
néceffité.  Il  ne  peut  m'être  ni  avantageux  ni  agréable 
de  m'attaquer  à  M.  d'Alembert  Je  confidere  fa  per- 
fonne  :  j'admire  fes  talens  :  j'aime  fes  ouvrages  :  je  fuis 
fenfible  au  bien  qu'il  a  dit  de  mon  pays  :  honoré  moi- 
même  de  fes  éloges ,  un  jufte  retour  d'honnêteté  m'o- 
blige à  toutes  fortes  d'égards  envers  lui  ;  mais  les  égards 
ne  l'emportent  fur  les  devoirs  que  pour  ceux  dont  toute 
la  morale  confifte  en  apparences.  Juftice  &  vérité ,  voilà 
les  premiers  devoirs  de  l'homme.  Humanité  ,  patrie  , 
voilà  fes  premières  affedions.  Toutes  les  fois  que  des 
ménagemens  particuliers  lui  font  changer  cet  ordre ,  iJ 
eft  coupable.  Puis -je  l'être  en  fliifant  ce  que  j'ai  dû  ? 
Pour  me  répondre ,  il  faut  avoir  une  patrie  à  fervir ,  & 
plus  d'amour  pour  fes  devoirs  que  de  crainte  de  déplaire 
aux  hommes. 

Comme  tout  le  monde  n'a  pr.s  Tous  les  yeux  l'Ency- 
clopédie ,  je  vais  tranfcrire  ici  de  l'article  Genève  le  paC- 
fage  qui  m'a  mis  la  plume  à  la  main.  Il  auroit  dû  l'en 
faire  tomber ,  fi  j'afpirois  à  l'honneur  de  bien  écrire  ; 
mms  j'ofe  en  rechercher  un  autre,  dans  lequel  je  ne 
trains  b  concurrence  de  perfonne.  En  lifant  ce  pafiîige 


422  PREFACE. 

ifolé  ,  plus  d'un  ledeur  fera  furpris  du  zèle  qui  l'a  pu 
dicter  :  en  le  lifant  dans  fon  article ,  on  trouvera  que  la 
Comédie  qui  n'eil  pas  à  Genève  &  qui  pourroit  y  être , 
tient  la  huitième  partie  de  la  place  qu'occupent  les  chofes 
qui  y  font. 

"  On  ne  fouffre  point  de  Comédie  à  Genève  :  ce 
„  n'eft  pas  qu'on  y  défapprouve  les  fpedacles  en  eux- 
„  mêmes  ;  mais  on  craint ,   dit-on ,  le  goût  de  parure , 
„  de  diffipntion   &   de  libertinage  que  les    troupes  de 
„  C  omédicns  répandent  parmi  la  jeunefle.    Cependant 
,,  ne  feroit-il  pas  poffible  de  remédier  à  cet  inconvé- 
„  nient  par  des  loix  féveres  &  bien  exécutées  fur   la 
„  conduite    des   Comédiens  ?   Par  ce   moyen    Genève 
„  auroit  des  fpedacles  &  des  mœurs  ,    &  jouiroit   de 
„  l'avantage  des  uns  &  des  autres  ;  les  repréfentations 
„  théâtrales  formeroient  le  goût  des  Citoyens ,  &  leur 
„  donneroient  une  finelfe  de  tad,  une  délicatefle  de 
„  fentiment   qu'il  eft  très  -  difficile   d'acquérir  fms   ce 
„  fecours  ;  la  littératiu-e  en  profiteroit  fins  que  le  liber- 
„  tinage  fît  des  progrès ,  &  Genève  réuniroit  la  fagefle 
„  de  Lacédémone  à  la  politelTe  d'Athènes.  Une  autre 
„  confidération ,  digne   d'une  République  fi  fige  &  li 
„  éclairée ,  devroit  peut-être  l'engager  à  permettre  les 
„  fpcdaclcs.   Le   préjugé  barbare  contre  la  profciïion 
„  de  Comédien,  l'efpecc  d'avilificmcnt  où  nous  avons» 


PREFACE.  423 

„  mis  ces  hommes  fi  nécefiaires  au  progrès  &  au  fou- 
„  tien  des  arts,  eft  certainement  une  des  principales 
„  caufes  qui  contribuent  au  dérèglement  que  nous  leur 
„  reprochons  ;  ils  cherchent  à  fe  dédommager  par  les 
„  plaifirs  ,  de  l'eflime  que  leur  état  ne  peut  obtenir. 
„  Parmi  nous  ,  un  Comédien  qui  a  des  mœurs  eft 
„  doublement  refpeftable  ;  mais  à  peine  lui  en  fait-on 
„  gré.  Le  Traitant  qui  infulte  à  l'indigence  publique 
„  &  qui  s'en  nourrit ,  le  Courtifan  qui  rampe  &  qui 
„  ne  paye  point  fes  dettes  :  voilà  Tefpece  d'hommes  que 
„  nous  honorons  le  plus.  Si  les  Comédiens  étoient 
„  non-feulement  foufferts  à  Genève  ,  mais  contenus 
„  d'abord  par  des  réglemens  fages  ,  protégés  enfuite 
„  &  même  confidérés  dès  qu'Os  en  feroient  dignes  , 
„  enfin  abfolument  placés  fur  la  même  ligne  que  les 
„  autres  Citoyens  ,  cette  ville  auroit  bientôt  l'avantage 
„  de  polféder  ce  qu'on  croit  fi  rare  &  qui  ne  l'eft 
„  que  par  notre  faute  :  une  troupe  de  Comédiens  eftima- 
„  blés.  Ajoutons  que  cette  troupe  deviendroit  bientôt 
„  la  meilleure  de  l'Europe  ;  plufieurs  perfonnes  ,  pleir 
„  nés  de  goût  &  de  difpofitions  pour  le  théâtre  ,  & 
„  qui  craignent  de  fe  déshonorer  parmi  nous  en  s'y 
,,  livrant,  accourroient  à  Genève ,  pour  cultiver  non-feu- 
„  lement  fans  honte ,  mais  même  a^^ec  cllime  un  ta- 
„  lent  fi  agréable  &  fi  peu  commun.  Lcféjour  de  cette 


424  PREFACE. 

viUe ,  que  bien  des  François  regardent  comme  triilcj 
par  la  privation  des  fpedacles  ,  deviendroit  alors  le 
féjour  des  plaifirs  honnêtes  ,  comme  il  eft  celui  de 
la  piiilofopliie  &  de  la  liberté  ^  &  les  Etrangers  ne 
feroient  plus  furpris  de  voir  que  dans  une  ville  où 
les  fpeducles  décens  &  réguliers  font  défendus,  on 
permette  des  farces  grofîieres  &  fins  efprit,  auffi  con- 
traires au  bon  goût  qu'aux  bonnes  mœurs.  Ce  n'cffc 
pas  tout  :  peu-à-peu  l'exemple  des  Comédiens  de 
Gene\'e ,  la  régularité  de  leur  conduite ,  &  la  confi- 
dération  dont  elle  les  feroit  jouir  ,  ferviroient  de 
modèle  aux  Comédiens  des  autres  nations  &  de  leçon 
à  ceux  qui  les  ont  traités  jufqu'ici  avec  tant  de  rigueur 
&  même  d'inconféquence.  On  ne  les  verroit  pas  d'un 
côté  penlionnés  par  le  gouvernement  &  de  l'autre 
un  objet  d'anathême  ;  nos  Prêtres  perdroient  l'habi- 
tude de  les  excommunier  &  nos  bourgeois  de  les 
regarder  avec  mépris  ;  &  une  petite  République  auroit 
la  gloire  d'avoir  réformé  l'Europe  fur  ce  point,  plus 
important,  peut-être,  qu'on  ne  penfe  „. 
Voilà  certainement  le  tableau  le  plus  agréable  &  le 
plus  féduifant  qu'on  piit  nous  offrir;  mais  voilà  en 
même  tcms  le  plus  dangereux-  confeil  qu'on  pût  nous 
donner.  Du  moins  ,  tel  eil  mon  fcntimcnt ,  &  mes 
Fiiifons  font  dans  cet  écrit.  Avec  quelle  avidité  la  jcu- 

nclle 


:p    R    E    F    A    C    E.  42f 

nèfle  de  Genève,  entraînée  par  une  autorité  d'un  fi. 
grand  poids,  ne  fe  livrera-t-elle  point  à  des  idées  aux- 
quelles elle  n'a  déjà  que  trop  de  penchant?  Combien, 
depuis  la  publication  de  ce  volume,  de  jeunes  Gene- 
vois ,  d'ailleurs  bons  Citoyens ,  n'attendent  -  ils  que  le 
moment  de  favorifer  l'établiflement  d'un  théâtre ,  croyant 
rendre  un  fervice  à  la  patrie  &  prefque  au  genre-hu- 
main ?  Voilà  le  fujet  de  mes  alarmes ,  voilà  le  mal 
que  je  voudrois  prévenir.  Je  rends  juftice  aux  inten- 
tions de  M.  d'Alembert,  j'efpere  qu'il  voudra  bien  la 
rendre  aux  miennes  :  je  n'ai  pas  plus  d'envie  de  lui 
déplaire  que  lui  de  nous  nuire.  Mais  enfin,  quand  je 
,  me  tromperois ,  ne  dois-je  pas  agir ,  parler ,  félon  ma 
confcience  &  mes  lumières  ?  Ai-je  dû  me  taire ,  L'ai-je 
pu ,  lans  traliir  mon  devoir  &  ma  patrie  ? 

Pour  avoir  droit  de  garder  le  filence  en  cette  occa- 
fion,  il  fiiudroit  que  je  n'eufle  jamais  pris  la  plume  fiir 
des  fijjets  moins  néceffiiires.  Douce  obfcurité  qui  fis 
trente  ans  mon  bonheur ,  il  faudroit  avoir  toujours  fi.i  t'ai- 
mer  ;  il  faudroit  qu'on  ignorât  que  j'ai  eu  quelques 
Jiaifons  avec  les  Editeurs  de  l'Encyclopédie ,  que  j'ai 
fourni  quelques  articles  à  l'ouvrage  ,  que  mon  nom 
fe  trouve  avec  ceux  des  auteurs  ;  il  faudroit  que  mon 
zèle  pour  mon  pays  fût  moins  connu,  qu'on  iuppolat 
que  l'article  Genève  m'eût  échappé ,  ou  (ju'on  ne  pût 
Mélanges,    Tome  I.  H  h  h 


42^  PREFACE. 

inférer  de  mon  filence  que  j'adliere  à  ce  qu'il  contient. 
Rien  de  tout  cela  ne  pouvant  être ,  il  fliut  donc  parler , 
il  faut  que  je  défavoue  ce  que  je  n'approuve  point , 
afin  qu'on  ne  m'impute  pas  d'autres  fentimens  que  les 
miens.  Blés  compatriotes  n'ont  pas  befoin  de  mes  con- 
feils ,  je  le  fais  bien  ;  mais  moi ,  j'ai  befoin  de  m'ho- 
norer ,  en  montrant  que  je  penfe  comme  eux  fur  nos 
maximes. 

Je  n'ignore  pas  combien  cet  écrit ,  fi  loin  de  ce  qu'il 
devroit  être ,  eft  loin  même  de  ce  que  j'aurois  pu  faire 
€n  de  plus  heureux  jours.  Tant  de  chofes  ont  concouru 
à  le  mettre  au-defibus  du  médiocre  où  je  pouvois  au- 
trefois atteindre  ,  que  je  m'étonne  qu'il  ne  foit  pas  pire 
encore.  J'écrivois  pour  ma  patrie  :  s'il  étoit  vrai  que 
le  zèle  tînt  lieu  de  talent ,  j'aurois  fait  mieux  que  ja- 
mais ;  mais  j'ai  vu  ce  qu'il  faloit  faire ,  &  n'ai  pu  l'exé- 
cuter. J'td  dit  froidement  la  vérité  :  qui  eft  -  ce  qui  fe 
foucie  d'cUe?  trifte  recomiuandation  pour  un  livre  !  Pour 
être  utile  il  faut  être  agréable,  &  ma  plume  a  perdu 
cet  art-l;u  Tel  me  difputera  malignement  cette  perte. 
Soit  :  cependant  je  me  fens  déchu  &  l'on  ne  tombe 
pas  au-dcffous  de  rien. 

Premièrement ,  il  ne  s'agit  plus  ici  d'un  vain  babil  de 
Philofopliie  ;  mais  d'une  vérité  de  pratique  importante 
à  tout  un  peuple.  D  ne  s'agit  plus  de  parler  au  petit 


PREFACE,  42f 

nombre,  mais  au  public,  ni  de  faire  penfer  les  autres, 
mais  d'expliquer  nettement  ma  penfée.  Il  a  donc  falu 
changer  de  ffcyle  :  pour  me  faire  mieux  entendre  à 
tout  le  monde,  j'ai  dit  moins  de  chofes  en  plus  de 
mots  ;  &  voulant  être  clciir  &  fimple ,  je  me  fuis  trouvé 
lâche  &   diffus. 

Je  comptois  d'abord  fur  une  feuille  ou  deux  d'im- 
prefTion  tout  au  plus  ;  j'ai  commencé  à  la  hâte  &  mon 
fujet  s'étendant  fous  ma  plume ,  je  l'ai  laiflee  aller  fms 
contrainte.  J'étois  malade  &  trifte;  &,  quoique  j'euflè 
grand  befoin  de  diftradion,  je  me  fentois  fi  peu  en 
état  de  penfer  &  d'écrire,  que,  fi  l'idée  d'un  devoir  à 
remplir  ne  m'eût  foutenu ,  j'aurois  jette  cent  fois  mon 
papier  au  feu.  J'en  fuis  devenu  moins  févere  à  moi- 
même.  J'ai  cherché  dans  mon  travail  quelque  amufe- 
ment  qui  me  le  fît  fupporter.  Je  me  fuis  jette  dans 
toutes  les  digrelfions  qui  fe  font  préfentées,  fans  pré- 
voir combien ,  pour  foulager  mon  ennui ,  j'en  préparois 
peut-être  au  lefteur. 

Le  goût,  le  choix,  la  correction  ne  fauroient  fe 
trouver  dans  cet  ouvrage.  Vivant  feul,  je  n'ai  pu  le 
montrer  à  perfonne.  J'avois  un  Ariftarquc  févere  & 
judicieux ,  je  ne  l'ai  plus ,  je   n'en  veux  plus  *  ;  mais 

*    Ad   amicun   etfi    produxeris  gla-        prefTus  ad   amicum.    Si   aperueris  os 
dium  ,   non  defperes  i    eft  enim    le-       trille ,   non    timt»as  ;  e(l   enim  con. 

Il  h  h  1 


'428  PREFACE. 

je  le  regretterai  fans  cefTe ,  &  il  manque  bien  plus  en- 
core à  mon  cœur  qu'à  mes  écrits. 

La  folitude  calme  l'ame,  &  appaife  les  paflions  que 
le  défordre  du  monde  a  fait  naître.  Loin  des  vices  qui 
nous  irritent ,  on  en  parle  avec  moins  d'indignation  ; 
loin  des  maux  qui  nous  touchent,  le  cœur  en  eft  moins 
ému.  Depuis  que  je  ne  vois  plus  les  hommes ,  j'ai  prêt 
que  ceffé  de  h..ïr  les  médians.  D'iiilleurs ,  le  niiU  qu'ils 
m'ont  fait  à  moi-même  m'ôte  le  droit  d'en  dire  d'eux. 
D  faut  déformais  que  je  leur  pardonne  pour  ne  leur 
pas  reffembler.  Sans  y  fonger ,  je  fubftituerois  l'amour 
de  la  vengeance  à  celui  de  la  jufBce  ;  il  vaut  mieux  tout 
oublier.  J'efpere  qu'on  ne  me  trouvera  plus  cette 
âpreté  qu'on  me  reprochoit ,  mais  qui  me  fciifoit  lire  ; 
je  confens  d'être  moins  lu,  pourvu  que  je  vive  en  paix. 

A  ces  raifons  il  s'en  joint  une  autre  plus  cruelle  & 
que  je  voudrois  en  vain  diffimuler  ;  le  public  ne  la 
fentiroit  {]ue  trop  malgré  moi.  Si  dans  les  clfiis  fortis 
de  ma  plume  ce  papier  eft  encore  au-defibus  des  autres , 
c'eft  moins  la  faute  des  circonftances  que  la  inienne  : 
c'eft  que  je  fuis  au-delfous  de  moi-même.  Les  maux 
du  corps  épuifcnt  l'amc  :  à  force  de  foutfrir ,  elle  perd 

eordatio  :  cxcepto   convitio ,    &   im-       -omnibus  efFiigiet  amiciii,  Ecclcfaflis^ 
propcrio ,    &    fupcrbifi  ,    &    myftcrii        XXll.    26,    27. 
xcvc-lucionc,   &  phijà  duloRi.  1»  his 


PREFACE,  429 

fon  reflbrt.  Un  inftant  de  fermentation  pafîagere  pro- 
duifit  en  moi  quelque  lueur  de  talent  ;  il  s'eft  montré 
tard ,  il  s'eft  éteint  de  bonne  heure.  En  reprenant  mon 
Etat  naturel  ,  je  fuis  rentré  dans  le  néant.  Je  n'eus 
qu'un  moment,  il  eft  paffé;  j'ai  la  honte  de  me  fur- 
vivre.  Leéleur ,  fi  vous  recevez  ce  dernier  ouvrage  avec 
indulgence,  vous  accueiUirez  mon  ombre  :  car  pour 
moi,  je  ne  fuis  plus. 


A    MoNTMOi^ENCi,  le  20  Mars  1758, 


JEAN-JAQUES  ROUSSEAU 

CITOTEN    DE    GENEVE, 

A     Monsieur     D'ALEMBERT. 

J'Ai  lu,  Monfieur  ,  avec  plaifir  votre  article  GENE  VE  , 
dans  le  feptieme  Volume  de  l'Encyclopédie  (  *  ).  En  le  reli- 
fant  avec  plus  de  plaifir  encore  ,  il  m'a  fourni  quelques  ré- 
flexions que  j'ai  cru  pouvoir  offrir  ,  fous  vos  aufpices  ,  au 
public  &  à  mes  Concitoyens.  11  y  a  beaucoup  à  louer  dans 
cet  article  ;  mais  fi  les  éloges  dont  vous  honorez  ma  Patrie 
m'ôtent  le  droit  de  vous  en  rendre,  ma  fincérité  parlera  pour 
moi  ;  n'être  pas  de  votre  avis  fur  quelques  points ,  c'eft  alTez 
m'expliquer  fur  les  autres. 

Je  commencerai  par  celui  que  j'ai  le  plus  de  répugnance  à 
traiter ,  &  dont  l'examen  me  convient  le  moins  ;  mais  fur 
lequel ,  par  la  raifon  que  je  viens  de  dire  ,  le  filence  ne  m'eft 
pas  permis.  C'elt  le  jugement  que  vous  portez  de  h  dodrine 
de  nos  Minifères  en  matière  de  foi.  Vous  avez  fait  de  ce 
corps  refpeftable  un  éloge  très-beau ,  très-vrai ,  très-propre  à 
eux  feuls  dans  tous  les  Clergés  du  monde  ,  &  qu'augmente 
encore  la  confidération  qu'ils  vous  ont  témoignée ,  en  mon- 
trant qu'ils  aiment  la  Philofophie ,  &  ne  craignent  pas  l'œil 
du  Philofophe.  Mais ,  Monfieur  ,  quand  on  veut  honorer  les 
gens ,  il  faut  que  ce  foit  à  leur  manière  ,  &  non  pas  ù  la 

(♦)  L'article  GENEVE  qui  adonné        du  Supplcment,  avec  les  ajtres  pièces 
lieu  à   cette  Lettre  de  M.  RoufTcau  ,        qui  y  ont  rapport, 
fera  inipriiué  dans  le  premier  volume 


431  LETTRE 

nôtre,  de  peur  qu'ils  ne  s'offenfent  avec  raifon  des  louangeîs 
Huifibles  ,'  qui ,  pour  être  données  à  bonne  intention  ,  n'en 
bleiïent  pas  moins  l'état ,  l'intérêt ,  les  opinions ,  ou  les  pré- 
jugés de  ceux  qui  en  font  l'objet.  Ignorez-vous  que  tout  nom 
de  Se6te  eit  toujours  odieux ,  &  que  de  pareilles  imputa- 
tions ,  rarement  fans  conféquence  pour  des  Laïques  ,  ne  le 
font  jamais  pour  des  Théologiens  ? 

Vous  me  direz  qu'il  eft  queflion  de  faits  &  non  de  louan- 
ges ,  &  que  le  Philofophe  a  plus  d'égard  à  la  vérité  qu'aux 
hommes  :  mais  cette  prétendue  vérité  n'eft  pas  fi  claire ,  ni 
û  indifférente  ,  que  vous  foyez  en  droit  de  l'avancer  fans  de 
bonnes  autorités ,  &:  je  ne  vois  pas  où  l'on  en  peut  prendre 
pour  prouver  que  les  fentimens  qu'un  corps  profeffe  &  fur 
lefquels  il  fe  conduit ,  ne  font  pas  les  fiens.  Vous  me  direz 
encore  que  vous  n'attribuez  point  à  tout  le  corps  eccléfiaflique 
les  fentimens  dont  vous  parlez  ;  mais  vous  les  attribuez  à  plu- 
fieurs  ,  ôc  plufîeurs  dans  un  petit  nombre  font  toujours  une  fi 
grande  partie  que  le  tout  doit  s'en  rcfTentir, 

Plufîeurs  Palkurs  de  Genève  n'ont ,  félon  vous  ,  qu'un  Soci- 
nianifme  parfait.  Voilà  ce  que  vous  déclarez  hautement,  à  la 
face  de  l'Europe.  J'ofe  vous  demander  comment  vous  l'avez 
appris  ?  Ce  ne  peut  être  que  par  vos  propres  conje<5tures ,  ou 
par  le  témoignage  d'autrui ,  ou  fur  l'aveu  des  Palteurs  en 
queftion. 

Or  dans  les  matières  de  pur  dogme  &  qui  ne  tiennent  point 
h  la  morale  ,  comment  peut-on  juger  de  la  foi  d'autrui  par 
conjecture  ?  Comment  peut-on  même  en  juger  fur  la  dccla- 
racJou  d'un  tieri  ,    contre  celle  de  la  perfonne  intérefll'e  ? 

Qui 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  433 

Qui  fait  mieux  que  moi  ce  que  je  crois  ou  ne  crois  pas, 
&  à  qui  doit -on  s'en  rapporter  là-deffus  plutôt  qu'à  moi- 
même  ?  Qu'après  avoir  tiré  des  difcours  ou  des  écrits  d'un 
honnête -homme  des  conféquences  fophifliques  &  défavouées, 
un  Prêtre  acharné  pourfuive  l'Auteur  fur  ces  conféquences , 
le  Prêtre  fait  fon  métier  &  n'étonne  perfonne  :  mais  devons- 
nous  honorer  les  gens  de  bien  comme  un  fourbe  les  perfé- 
cute  ;  &  le  Philofophe  imitera-t-il  des  raifonnemens  captieux 
dont  il  fut  fi  fouvent  la  victime? 

Il  relteroit  donc  à  penfer,  fur  ceux  de  nos  Pafteurs  que 
vous  prétendez  être  Sociniens  parfaits  &  rejetter  les  peines 
éternelles ,  qu'ils  vous  ont  confié  là-deffus  leurs  fentimens  par- 
ticuliers :  mais  fi  c'étoit  en  effet  leur  fentiment,  &  qu'ils  vous 
l'euffent  confié  ,  fans  doute  ils  vous  l'auroient  dit  en  fecret, 
dans  l'honnête  &  libre  épanchement  d'un  commerce  philo^ 
fophique  ;  ils  l'auroient  dit  au  Philofophe  ,  &  non  pas  à  l'Au- 
teur. Ils  n'en  ont  donc  rien  fait ,  &  ma  preuve  eft  fans  ré- 
plique ;  c'eft  que  vous  l'avez  publié. 

Je  ne  prétends  point  pour  cela  juger  ni  blâmer  la  doctrine 
que  vous  leur  imputez  ;  je  dis  feulement  qu'on  n'a  nul  droit 
de  la  leur  imputer  ,  à  moins  qu'ils  ne  la  reconnoiffent ,  & 
j'ajoute  qu'elle  ne  reffemble  en  rien  à  celle  dont  ils  nous  mC- 
truifent.  Je  ne  fais  ce  que  c'eft  que  le  Socinianifme,  ainfi  je 
n'en  puis  parler  ni  en  bien  ni  en  mal  ;  mais  ,  en  général ,  je 
fuis  l'ami  de  toute  Religion  paifible ,  oia  l'on  fert  l'Etre  éternel 
félon  la  raifon  qu'il  nous  a  donnée.  Quand  un  homm.e  ne 
peut  croire  ce  qu'il  trouve  abfurdc  ,  ce  n'eft  pas  fa  faute  « 
Mélanges.    Tome  I,  1  i  i 


454 


LETTRE 


c'eft  celle  de  fa  raifoii  (û);  ôc  comment  concevrai -je  que 
Dieu  le  puniiTe  de  ne  s'être  pas  fait  un  entendement  (6)  con- 
traire à  celui  qu'il  a  reçu  de  lui  ?  Si  un  Dodeur  venoit  m'or- 


(a')  Je  crois  voir  un  prir.cîpe  qui  , 
bien  dcmontré  comme  il  pourroic  l'ê- 
tre ,  arraclieroit  à  l'infnnt  les  armes 
des  mains  à  l'intolérant  &  au  fuperfti- 
tieux ,  &  calmeroit  cette  fureur  de 
faire  des  profcly;es  qui  femble  animer 
les  incrédules.  C'eft  que  la  raifoii  hu- 
maine n'a  pas  de  mefure  commune 
bien  déterminée  ,  &  qu'il  eft  injufte 
à  tout  homme  de  donner  la  fienne 
pour  règle  à  celle  des  autres. 

Suppofons  de  la  bonne- foi,  fans 
laquelle  toute  difpute  n'eft  que  du 
ca:]uet.  Jafqj'à  certain  point  il  y  a 
des  principes  co.mmuns,  une  évidence 
Commune,  &  de  plus,  chacun  a  fa 
propre  raifon  qui  le  détermine;  ainfi 
le  fentiment  ne  mené  point  au  Scep- 
ticifme  :  mais  auRlles  bornes  généra- 
les de  la  raifon  n'étant  point  fixées, 
&  nul  n'ayant  infpecUon  fur  celle  d'au- 
trui,  voilà  tout  d'un  coup  le  fier  dog- 
matique arrêté.  51  jamais  on  pouvoit 
établir  la  paix  où  régnent  l'intérêt , 
l'orgueil,  &  l'opinion,  c'eft  par  -  là 
qu'on  termiiieroit  à  la  fin  les  dide:!- 
tioiis  des  Prêtres  &  des  Philofophes. 
Mais  peut-être  ne  feroit-celc  compte  ni 
des  uns  ni  des  autres  :  il  n'y  auroit  plus 
ni  perfécutions  ni  difputes  ;  les  pre- 
•miers  n'auroient  perfonne  à  tourmen- 
ter i  les  Icconds ,  perfonne  à  convain- 


cre  :  autant  vaudroit  quitter  le  métier. 

Si  l'on  me  demandoit  là-deffus  pour- 
quoi donc  je  difpute  moi  -  même?  Je 
répondrois  que  je  parle  au  plus  grand 
nombre ,  que  j'e'spofe  des  vérités  de 
pratique,  que  je  me  fonde  fur  l'expé- 
rience ,  que  je  remplis  mon  devoir  , 
&  qu'après  avoir  dit  ce  que  je  penfe, 
je  ne  trouve  point  mauvais  qu'on  ne 
foit  pas  de  mon  avis. 

(  b)  W  faut  fe  reffouvenir  que  j'ai  à 
répondre  à  un  Auteur  qui  n'eft  pas 
Proteftant;  &  je  crois  lui  répondre  en 
elfet ,  en  montrant  que  ce  qu'il  accufe 
nos  Miniftres  de  faire  dans  notre  Reli- 
gion ,  s'y  feroit  inutilement ,  &  fe  fait 
nécelTuirement  dans  plulieurs  autres, 
fans  qu'on  y  fonge. 

Le  monde  intelleduel,  fans  en  ex- 
cepter la  Géométrie  ,  eft  plein  de  vé- 
rités incompréhenfibles ,  &  pourtant 
inconteftables  ;  parce  que  la  raifon  qui 
les  démontre  exiftantes,  ne  peut  les 
toucher,  pour  ainfi  dire,  à  travers  les 
bornes  qui  l'arrêtent ,  mais  feulement 
les  appercevoir.  Tel  elt  le  dogme  de 
l'exillcnce  d^  Dieu  ;  tels  font  les  myf- 
tcres  admis  dans  les  Communions  Pro- 
tcftantes.  Les  myfteres  qui  heurtent 
la  raifon,  pour  me  fervir  des  termes 
de  Al.  d'Alembert,  font  toute  autre 
chofc.  Leur  contradiction  même  ks 


A    M.    D  '  A  L  E  r\î  B  E  R  T. 


45  S 


donner  de  la  part  de  Dieu  de  croire  que  la  partie  eft  plus 
grande  que  le  tout,  que  pourrois-je  penfer  en  moi-même, 
finon  que  cet  homme  vient  m'ordonner  d'être  fou  ?  Sans 
doute  l'Orthodoxe  ,  qui  ne  voit  nulie  abfardité  dans  les  myf- 
teres,  eiï  obh'gé  de  les  croire  :  mais  il  le  Socinien  y  en  trouve  , 
qu'a-t-on  à  lui  dire?  Lui  prouvera-t-on  qu'il  n'y  en  a  pas? 
Il  commencera  ,  lui ,  par  vous  prouver  que  c'efl  une  abfurdité 
de  raifonner  fur  ce  qu'on  ne  fauroit  entendre.  Que  faire  donc? 
Le  laifTer  en  repos. 

Je  ne  fuis  pas  plus  fcandalifé  que  ceux  qui  fervent  un  Dieu 
clément ,  rejettent  l'cternité  des  peines  ,  s'ils  la  trouvent  in- 
compatible avec  fa  jultice.  Qu'en  pareil  cas  ils  interprètent 
de  leur  mieux  les  palTages  contraires  à  leur  opinion  ,  plutôt 
que  de  l'abandonner  ,  que  peuvent-ils  faire  autre  chofe  ?  Nul 
n'eft  plus  pénétré  que  moi  d'amour  ôc  de  refpeâ:  pour  le 
plus  fublime  de  tous  les  Livres  ;  il  me  confole  ôc  m'inftruic 


fait  rentrer  dans  fes  bornes  ;  elle  a  tou- 
tes les  prifes  imaginables  pour  fendr 
qu'ils  n'exiflent  pas  :  car  bien  qu'on 
ne  puiffe  voir  une  chofe  abfurde ,  rien 
n'eft  fi  clair  que  l'abfurdité.  Voilà  ce 
qui  arrive,  lorfqu'on  foutient  à  la  fois 
deux  propoTitions  contradidoires.  Si 
vous  me  dites  qu'un  efpace  d'un  pouce 
eft  aulTi  un  efpace  d'un  pied  ,  vous  ne 
dites  point  du  tout  une  chofe  myfté- 
rieufe  ,  obfcure  ,  incompréhenfible; 
■vous  dites  ,  au  contraire  ,  une  abfur- 
dité lumineufe  &  palpable,  une  chofe 
évidemment  fauffe.  De  quelque  genre 
que  foientles  démonftrations  qui  l'éta- 


bliffent  ,  elles  ne  fauroient  l'emporter 
fur  celle  qui  la  détruit,  parce  qu'elle 
ell  tirée  immédiatement  des  notions 
primitives  qui  fervent  de  bafe  à  toute 
certitude  humaine.  Autremeit  h  rai- 
fon,  dépofant  contre  elle-même  ,  nous 
forccroit  à  la  récufer  ;  &  loin  de  nous 
faire  croire  ceci  ou  cela ,  elle  nous 
empécheroitde  plu';  rien  croire,  atten. 
du  que  tout  principe  de  foi  feroit  dé- 
truit. Tout  homme  ,  de  quelque  Reli- 
gion qu'il  foit,  qui  dit  croire  à  de 
pareils  niyftcres,  en  impofo  donc,  ou 
ne  fait  ce  qu'il  dit. 

lii  i 


43^  LETTRE 

tous  les  jours  ,  quand  les  autres  ne  m'infpirent  plus  que  du 
dégoût.  Mais  je  foutiens  que  fi  l'Ecriture  elle-même  nous 
donnoit  de  Dieu  quelque  idée  indigne  de  lui ,  il  faudroit  la 
rejetter  en  cela,  comme  vous  rejettez  en  Géométrie  les  dé- 
monftrations  qui  mènent  à  des  conclufîons  abfurdes  :  car 
de  quelque  authenticité  que  puifle  être  le  texte  facré ,  il  eft 
encore  plus  croyable  que  la  Bible  foit  altérée  ,  que  Dieu 
injuîte  ou   malfaifant. 

Voilà  ,  Monfieur ,  les  raifons  qui  m'empécheroient  de  blâ- 
mer ces  fentimens  dans  d'équitables  &  modérés  Théolo- 
giens ,  qui  de  leur  propre  doctrine  apprendroient  à  ne  for- 
cer perfonne  à  l'adopter.  Je  dirai  plus ,  des  manières  de  pen- 
fer  fi  convenables  à  une  créature  raifonnable  &c  foible  ,  fi 
dignes  d'un  Créateur  jufte  &c  miféricordieux  ,  me  paroiffent 
priférables  à  cet  afTentiment  ftupide  qui  fait  de  l'homme  une 
bête,  &  à  cette  barbare  intolérance  qui  fe  plaît  à  tourmenter 
dès  cette  vie  ceux  qu'elle  deftine  aux  tourmens  éternels  dans 
l'autre.  En  ce  fens ,  je  vous  remercie  pour  ma  Patrie  de  l'ef- 
prit  de  Philofophie  ôc  d'humanité  que  vous  reconnoiffez 
dans  fon  Clergé ,  &  de  la  juflice  que  vous  aimez  à  lui  ren^ 
dre  ;  je  fuis  d'accord  avec  vous  fur  ce  point.  Mais  pour  être 
philofophes  ôc  tolérans  (*)  i  il  ne  s'enfuit  pas  que  fes  mem- 

(  *)  Sur  la  Tolérance  Chrctienne,  la  cenfure  des  erreurs  fur  la  foi,  que 

en  peut  confulter  le  chapitre  qui  porte  dans  celle  des  fautes  contre  les  mœurs , 

ce  titre,  dans  l'onzième  livre  de  la  &  comment  s'allient   dans  les  règles 

Dodtrine  Chrétienne  de  M. le  PrufetTeur  de  cette   cenfure  la  douceur  du  Chré- 

Vtrnct.  On  y  verra  par  quelles  raifons  tien,  lu  raifon  du  Sajje  &  le  zèle  du 

l'Eglife  doit  apporter  encore  plus  de  Paltcur. 
ménagement  &  de  circonfpedion  dans 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  437 

bres  foient  hérétiques.  Dans  le  nom  de  parti  que  vous  leur 
donnez ,  dans  les  dogmes  que  vous  dites  être  les  leurs  ,  je  ne 
puis  ni  vous  approuver  ,  ni  vous  fuivre.  Quoiqu'un  tel  fyf- 
téme  n'ait  rien ,  peut-être  ,  que  d'honorable  à  ceux  qui  l'adop- 
tent ,  je  me  garderai  de  l'attribuer  à  mes  Palleurs  qui  ne 
l'ont  pas  adopté  ;  de  peur  que  l'éloge  que  j'en  pourrois  faire 
ne  fournît  à  d'autres  le  fujet  d'une  accufation  très-grave  ,  &c 
ne  nuisît  à  ceux  que  j'aurois  prétendu  louer.  Pourquoi  me 
chargerois-je  de  la  profefllon  de  foi  d'autrui  ?  N'ai-je  pas 
trop  appris  à  craindre  ces  imputations  téméraires  .''  Combien 
de  gens  fe  font  chargés  de  la  mienne  en  m'accufant  de  man- 
quer de  Religion  ,  qui  furement  ont  fort  mal  lu  dans  mon 
cœur  .''  Je  ne  les  taxerai  point  d'en  manquer  eux-mêmes  : 
car  un  des  devoirs  qu'elle  m'impofe  eft  de  refpeâer  les  fe- 
crets  des  confciences.  Monfieur  ,  jugeons  les  actions  des 
hommes  ,  &  laifTons  Dieu  juger  de  leur  foi. 

En  voilà  trop  ,  peut-être ,  fur  un  point  dont  l'examen  ne 
m'appartient  pas,  &  n'eft  pas  aufll  le  fujet  de  cette  Lettre. 
Les  Miniftres  de  Genève  n'ont  pas  befoin  de  la  plume  d'au- 
trui pour  fe  défendre  (c)  ;  ce  n'eft  pas  la  mienne  qu'ils  choi- 
firoient  pour  cela,&  de  pareilles  difcufTions  font  trop  loin 
de  mon  inclination  pour  que  je  m'y  livre  avec  plailir  ;  mais 

(  c  )   C'eft  ce   qu'ils    viennent  de  le  premier  rendu  l'honneur  qu'ils  nic- 

faire  ,  à  ce   qu'on   m'écrit,  par  une  ritent,  mais   de  celui  d'entendre  mon 

déclaration  publique.    Elle    ne    m'eft  jugement  unanimement  confirmé.    Je 

point  parvenue  dans  ma  retraite  ;  mais  fens  bien  que  cette  déclaration  rend  le 

j'apprends  que  le  public  l'a  recjue  avec  début  de  ma  Lettre  entièrement  fuper- 

applaudiffement.     Ainfi,    non  -  feule-  flu,  &  le  rendroit  peut- être  indifcret 

ment  je  jouis  du  plailir  de  leur  avoir  dans  tout  autre  cas  :  mais  étant  fui  le 


43S  L    E    T    T    R    E 

ayant  à  parler  du  même  article  où  vous  leur  attribuez  des 
opinions  que  nous  ne  leur  connoiilons  point ,  me  taire  fur 
cette  afiertion  ,  c'étoit  y  paroître  adhérer  ,  Ôc  c'elt  ce  que  je 
fuis  fort  éloigné  de  fiiire.  Senfîble  au  bonheur  que  nous 
avons  de  poiTéder  un  corps  de  Théologiens  Piiilofophes  &c 
pacifiques  ,  ou  plutôt  un  corps  d'Ofîkiers  de  Morale  (J)  &: 
de  Miniftres  de  la  vertu ,  je  ne  vois  naître  qu'avec  efFroi  toute 
occafion  pour  eux  de  fe  rabaiffer  jufqu'à  n'être  plus  que  des 
Gens  d'Eglife.  II  nous  importe  de  les  conferver  tels  qu'ils 
font.  II  nous  importe  qu'ils  jouiffetit  eux-mêmes  de  la  paix 
qu'ils  nous  font  aimer,  &  que  d'odieufes  difputes  de  Théo- 
logie ne  troublent  plus  leur  repos  ni  le  nôtre.  Il  nous  im- 
porte enfin ,  d'apprendre  toujours  par  leurs  leçons  &  par  leur 
exemple  ,  que  la  douceur  &  l'humanité  font  auffi  les  vertus 
du  Chrétien. 

Je  me  hâte  de  palTer  à  une  difculîlon  moins  grave  &  moins 
férieufe  ,  mais  qui  nous  intéreffe  encore  affez  pour  mériter 
nos  réflexions  ,  èc  dans  laquelle  j'entrerai  plus  volontiers  , 
comme  étant  un  peu  plus  de  ma  compétence  ;  c'eit  celle  du 
projet  d'établir  un  Théâtre  de  Comédie  à  Genève.  Je  n'ex- 
poferai  point  ici  mes  conjectures  fur  les  motifs  qui  vous  ont 

pointdele  fupprimcr,  j'ai  vu  que  par-  tiennent  en  gcnwal  licn  que  d'hono- 

lant  du  même  article  qui  y  a  donné  rable  à  l'Eglife  de  Genève,  &  qued'u- 

lieu,  la  même  r?.ifon  fubfiftoît  encore,  tile  aux  hommes  en  tout  pays. 

&  qu'on  pourroit  toujours  prendre  mon  (  i/ )  C'ell  ainli  que  l'Abbc  de  Saint 

filencc  pour   une  efpece  de  confentc-  Pierre  appclloic  toujours  les  Eccléfiad 

ment.   Je  lailTe    donc    ces   reflexions  tiques  ;  foit  pour    dire  ce  qu'ils   font 

d'autant  plus  volontiers  que  li   elles  en  efFct ,  ioit  pour  exprimer  ce  qu'ils 

viennent  hors  de  propos  fur  une  affaire  devroient  être, 
heurcufemcnt  terminée  ,  elles  ne  con. 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  439 

pu  porter  à  nous  propofer  un  établiiTetnent  fi  contraire  à  nos 
maximes.  Qaelles  que  foienc  vos  raifons  ,  il  ne  s'agit  pour 
moi  que  des  nôtres ,  &  tout  ce  que  je  me  permettrai  de  dire 
à  votre  égard  ,  c'eit  que  vous  ferez  furement  le  premier 
Philo fophe  (a)  ,  qui  jamais  ait  excité  un  peuple  libre  ,  une 
petite  Ville ,  ce  un  Etat  pauvre  ,  à  fe  charger  d'un  fpëélacle 
public. 

Que  de  queftions  je  trouve  à  difcuter  dans  celle  que  vous 
femblez  réfouire  !  Si  les  Spectacles  font  bons  ou  mauvais 
en  eux-mêmes  ?  S'ils  peuvent  s'allier  avec  les  mœurs  ?  Si 
l'aultérité  Républicaine  les  peut  comporter  ?  S'il  faut  les 
foaffrir  dans  une  petite  ville  ?  Si  la  profeffion  de  Comédien 
peut  être  honnête  ?  Si  les  Comédiennes  peuvent  être  auffi 
fages  que  d'autres  femmes  ?  Si  de  bonnes  loix  fuffifent  pour 
réprimer  les  abus  ?  Si  ces  loix  peuvent  être  bien  obfer- 
vées  ?  ôcc.  Tout  eft  problême  encore  fur  les  vrais  effets  du 
Théâtre ,  parce  que  les  diîputes  qu'il  occafionne  ne  partageant 
que  les  Gens  d'Eglife  &.  les  Gens  du  monde  ,  chacun  ne 
l'envifage  que  par  fes  préjugés.  Voilà ,  Monfieur ,  des  recher- 
ches qui  ne  feroient  pas  indignes  de  votre  plumie.  Pour  moi , 
fans  croire  y  fuppltcr ,  je  m.e  contenterai  de  cherclier  dans 
cet  eiïlii  les  éclaircilTemens  que  vous  nous  avez  rendus  nécef- 
faires  ;  vous  priant  de  confidérer  qu'en  difant  mon  avis  i  votre 
exemi  le  ,   je  remplis  un  devoir  envers  ma  Patrie ,  ëc  qu'au 

f  a  )  De  deux  cék-bres  Iliftoiiens  ,  tlaignc  traluire,  le  grave  Tacite  qu'il 

tous   deux    J  hilofoplies  ,    tous    deux  cite  fi   volontiers,  &   qu'à  l'obfcuritj 

c'-.ers  à   I\I.   d'Ak-p.ibcrt ,  le  mudcriie  près  il  imite   fi  bien  quelquefois,  en 

feri,it  dj  Ton  av's ,  peut  -  être;  maia  eût-  il  été  de  mcrac  ? 
Tucite  qu'il  aime,   qu'il  inédÎLe  ,  qu'il 


44<^ 


LETTRE 


moins  ,  fi  je  me  trompe  dans  mon  fentiment ,  cette  erreur  ne 
peut  nuire  à  perfonne. 

Au  premier  coup-d'œil  jette  fur  ces  infHtutions ,  je  vois 
d'abord  qu'un  Speftacle  eft  un  amufement;  &c  s'il  ell  vrai 
qu'il  faille  des  amufemens  à  l'homme  ,  vous  conviendrez  au 
moins  qu'ils  ne  font  permis  qu'autant  qu'ils  font  néceflaires , 
&  que  tout  amufement  inutile  eiï  un  mal ,  pour  un  Etre 
dont  la  vie  eft  fi  courte  ôc  le  tems  Ci  précieux.  L'état  d'homme 
a  fes  plaifîrs  ,  qui  dérivent  de  fa  nature  ,  &  naiffent  de  fes 
travaux ,  de  fes  rapports  ,  de  fes  befoins  ;  ôc  ces  plaiiirs , 
d'autant  plus  doux  que  celui  qui  les  goûte  a  l'ame  plus  faine, 
rendent  quiconque  en  fait  jouir  peu  fenfible  à  tous  ks  autres. 
Un  Père,  un  Fils ,  un  Mari,  un  Citoyen,  ont  des  devoirs  fi 
chers  h.  remplir ,  qu'ils  ne  leur  laifTent  rien  à  dérober  à  l'ennui. 
Le  bon  emploi  du  tems  rend  le  tems  plus  précieux  encore, 
&  mieux  on  le  met  à  profit ,  moins  on  en  fait  trouver  à 
perdre.  AufH  voit-on  conftamment  que  l'habitude  du  travail 
rend  l'inaélion  infupportable  ,  &  qu'une  bonne  confcience 
éteint  le  goût  des  plaiiirs  frivoles  :  mais  c'eit  le  méconten- 
tement de  foi-même ,  c'eft  le  poids  de  l'oifiveté  ,  c'eft  l'oubli 
des  goûts  fimples  ôc  naturels  ,  qui  rendent  fi  néceffaire  un 
amufement  étranger.  Je  n'aime  point  qu'on  ait  befoin  d'atta- 
cher inceflamment  fon  cœur  fur  la  Scène  ,  comme  s'il  étoit 
mal  à  fon  aife  au-dedans  de  nous.  La  nature  même  a  diété 
la  réponfe  de  ce  Barbare  (b)  .\  qui  l'on  vantoit  les  magni- 
ficences du  Cirque  &  des  Jeux  établis  à  Rome.  Les  Romains, 
demanda  ce  bon-homme,  n'ont-ils  ni  femmes,  ni  cnfans  ? 

Cb)  Chryfoft.  in  Matth.  Homcl.  58. 

Le 


A    M.    D'  AL  E  M  B  E  R  T. 


441 


Le  Barbare  avoir  raifon.  L'on  croit  s'alTembler  au  Spedack , 
&  c'eil-là  que  chacun  s'ifole  ;  c'eft-là  qu'on  va  oublier  fcs 
amis  ,  fes  voifins  ,  fes  proches,  pour  s'intcreiTer  à  des  fables, 
pour  pleurer  les  malheurs  des  morts ,  ou  rire  aux  dépens 
des  vivans.  Mais  j'aurois  dû  fentir  que  ce  langage  n'elt  plus 
de  faifon  dans  notre  fiecle.  Tâchons  d'en  prendre  un  qui 
foit  mieux  entendu. 

Demander  fi  les  Spectacles  font  bons  ou  mauvais  en  eux- 
mêmes  ,  c'eit  faire  une  quefBon  trop  vague  ;  c'eft  examiner 
un  rapport  avant  que  d'avoir  fixé  les  termes.  Les  Spectacles 
font  faits  pour  le  peuple ,  ôc  ce  n'eft  que  par  leurs  effets  fur 
lui,  qu'on  peut  déterminer  leurs  qualités  abfolues.  11  peut  y 
avoir  des  Spedacles  d'une  infinité  d'efpeces  (*)  ;   il  y  a  de 


(*  )  "Il  peut  y  avoir  des  fpedacles 
j,  blâmables  en  eux-mêmes ,  comme 
55  ceux  qui  font  inhumains ,  ou  in- 
55  dccens  &  licentieux  :  tels  étoient 
55  quelques  -  uns  des  f)-,ectacles  parmi 
„  les  Païens.  Mais  il  en  eft  aufli  d'in- 
„  diffirens  en  eux-mêmes  qui  ne  de- 
5,  viennent  mauvais  que  par  l'abus 
„  qu'on  en  fait.  Par  exemple  ,  les 
j,  pièces  de  Théâtre  n'ont  rien  de 
,;  mauvais  en  tant  qu'on  y  trouve  une 
55  peinture  des  caradercs  &  des  adlions 
5,  des  hommes,  où  l'on  pourroit  même 
j,  donner  des  leqons  agréables  &  uti- 
„  les  pour  toutes  les  conditions  ;  mais 
5,  il  l'on  y  débite  une  morale  relâchée  > 
35  fi  les  perfonnes  qui  exercent  cette 
55  profellion    mènent    une  vie  Pcen- 

Aîélanges,    Tome  L 


,5  tieufe  &  fervent  à  corrompre  les 
5,  autres ,  fi  de  tels  fpecT;acles  eniie- 
„  tiennent  la  vanité  ,  la  fainéantife  , 
55  le  luxe,  l'impudicité,  il  cft  vifible 
„  alors  que  la  chofe  tourne  en  abi:s , 
35  &  qu'à  moins  qu'on  ne  trouve  le 
55  moyen  de  coniger  ces  abus  ou  de 
53  s'en  gai antii,  il  vaut  mieux  reiion- 
,3  cer  à  cette  forte  d'amufement  „. 
Injlmmon  Clirà.  T.  III.  L.  llL 
C/iap.  i(>. 

Voilà  Pétat  de  la  qucftion  bien  pnfc. 
Il  s'agit  de  favoir  fi  la  morale  du  Théâ- 
tre ell  néceffairemcnt  relâchée  ,  fi  les 
abus  font  inévitables ,  fi  les  inconvé- 
niens  dérivent  de  la  nature  de  la 
chofe ,  ou  s'ils  viennent  de  caufes 
qu'on  ne  puiife  écarter. 

K1J£ 


44  i 


LETTRE 


peuple  à  peuple  une  prodigieufe  diveriité  de  mœurs  ,  de  teni- 
péramens  ,  de  carafteres.  L'.homme  elt  un  ,  je  l'avoue  ;  mais 
l'homme  modifié  par  les  Religions,  par  les  Gouvernemens , 
par  les  Loix  ,  par  les  coutumes  ,  par  les  préjugés  ,  par  les 
climats  ,  devient  fi  différent  de  lui-même  qu'il  ne  faut  plus 
chercher  parmi  nous  ce  qui  efl  bon  aux  hommes  en  géné- 
ral,  mais  ce  qui  leur  e(l  bon  dans  tel  tems  ou  dans  tel  pays: 
ainfi  les  Pièces  de  Ménandre  foites  pour  le  Théâtre  d'Athènes , 
étoient  déplacées  fur  celui  de  Rome  :  ainfi  les  combats 
des  Gladiateurs ,  qui ,  fous  la  République ,  animoient  le  cou- 
rage ôc  la  valeur  des  Romains ,  n'infpiroient ,  fous  les  Empe- 
reurs ,  à  la  populace  de  Rome  ,  que  l'amour  du  fang  &  la 
cruauté  :  du  même  objet  offert  au  même  Peuple  en  différens 
tems  ,  il  apprit  d'abord  à  méprifer  fa  vie  ,  ëc  enfuite  à  fe 
jouer  de  celle  d'autrui. 

Quant  à  l'efpece  des  Spe£lacles  ,  c'efl  néceflairement  le 
plaifir  qu'ils  donnent ,  &c  non  leur  utilité ,  qui  la  détermine. 
Si  l'utilité  peut  s'y  trouver  ,  à  la  bonne  heure  ;  mais  l'objet 
principal  eft  de  plaire ,  ôc ,  pourvu  que  le  Peuple  s'amufe  ,  cet 
objet  eft  affez  rempli.  Cela  feul  empêchera  toujours  qu'on  ne 
puiiïe  donner  à  ces  fortes  d'établifiemens  tous  les  avantages 
dont  ils  feroient  fufceptibles  ,  &c  c'eit  s'abufer  beaucoup  que 
de  s'en  former  une  idée  de  perfection ,  qu'on  ne  fauroit  mettre 
en  pratique  ,  fans  rebuter  ceux  qu'on  croit  inftruire.  Voilà 
d'où  naît  la  diverfité  des  Spectacles ,  félon  les  goûts  divers 
des  nations.  Un  Peuple  intrépide  ,  grave  &c  cruel  ,  veut  des 
fêtes  meurtrières  &  périlleufcs  ,  où  brillent  la  valeur  &  le 
fcns -froid.  Un  Peuple  féroce  6c  bouillant  veut  du  fang  ,  des 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  11  T.  445 

combats ,  des  paflîons  atroces.  Un  Peuple  voluptueux  veut  de 
la  mufique  &:  des  danfes.  Un  Peuple  galant  veut  de  l'amour 
&  de  la  polireffe.  Un  Peuple  badin  veut  de  la  plaifanterie  & 
du  ridicule.  Trahit  fua  quemque  voluptas.  Il  faut ,  pour  leur 
plaire ,  des  Spedacles  qui  favorifent  leurs  penchans ,  au  lieu 
qu'il  en  faudroit  qui  les  modérafTent. 

La  Scène  ,  en  général ,  eft  un  tableau  des  paffions  humai- 
nes ,  dont  l'original  eft  dans  tous  les  cœurs  ;  mais  fi  le  Peintre 
n'avoit  foin  de  flatter  ces  paffions,  les  Spectateurs  feroient 
bientôt  rebutés  ,  &  ne  voudroient  plus  fe  voir  fous  un  afpeét 
qui  les  fit  méprifer  d'eux-mêmes.  Que  s'il  donne  à  quelques- 
unes  des  couleurs  odieufes  ,  c'eft  feulement  à  celles  qui  ne 
font  point  générales ,  &  qu'on  hait  naturellement.  Ainfî  l'Au- 
teur ne  fait  encore  en  cela  que  fuivre  le  fentiment  du  public; 
&  alors  ces  paffions  de  rebut  font  toujours  employées  à  en  faire 
valoir  d'autres  ,  fînon  plus  légitimes  ,  du  moins  plus  au  gré 
des  Spectateurs.  Il  n'y  a  que  la  raifon  qui  ne  foit  bonne  à 
rien  fur  la  Scène.  Un  homme  fans  paffions ,  ou  qui  les  domi- 
neroit  toujours ,  n'y  fliuroit  intéreffer  perfonne  ;  &  l'on  a  déjà 
remarqué  qu'un  Stoïcien  dans  la  Tragédie ,  feroit  un  perfon- 
nage  infupportable  :  dans  la  Comédie ,  il  feroir  rire ,  tout  au 
plus. 

Qu'on  n'attribue  donc  pas  au  Théâtre  le  pouvoir  de  chan- 
ger des  fentimens  ni  des  mœurs  qu'il  ne  peut  que  fuivre 
&  embellir.  Un  Auteur  qui  voudroit  heurter  le  goût  général , 
compoferoit  bientôt  pour  lui  fcul.  Quand  Molière  corrigea  la 
Scène  comique ,  il  attaqua  des  modes  ,  des  ridicules  ;  mais 

Kkk  z 


444 


L    E    T    T 


i\. 


E 


i!  ne  choqua  pas  peur  cela  le  goûr  du  public  (c),  il  le  Tut- 
vit  ou  le  développa ,  comme  lie  auffi  Corneille  de  fon  côté. 
C'écoit  l'ancien  Théâtre  qui  commençoit  ^  choquer  ce  goût, 
parce  que  ,  dans  un  fiecle  devenu  plus  poli  ,  le  Théâtre 
gardoit  fa  première  grofîiéreté.  Auffi  le  goût  général  ayant 
ch.angé  depuis  ces  deux  Auteurs  ,  Ci  leurs  chefs  -  d'œuvres 
étoient  encore  à  paroître  ,  tomberoient-ils  infailliblement  au- 
jourd'hui. Les  connoiiTeurs  ont  beau  les  admirer  toujours , 
fi  le  public  les  admire  encore ,  c'eit  plus  par  honte  de  s'en 
dédire  que  par  un  vrai  fentiment  de  leurs  beautés.  On  dit  que 
jamais  une  bonne  Pièce  ne  tombe;  vraiment  je  le  crois  bien, 
c'efî:  que  jamais  une  bonne  Pièce  ne  choque  les  mœurs  (  d  ) 
de  fon  tems.  Qui  ef l-ce  qui  doute  que ,  fur  nos  Théâtres , 
la  meilleure  Pièce  de  Sophocle  ne  tombât  tout-à-plat?  On 


(  c  ")  Pour  peu  qu'il  anticipât ,  ce 
Molière  lui  -  même  avoit  peine  à  fe 
foutenir  ;  le  plus  parfait  de  fes  ouvra- 
ges tomba  dans  fa  nailTance,  parce 
qu'il  le  donna  trop  tôt,  &  que  le  pu- 
blic n'étoit  pas  mûr  encore  pour  le 
Mifanthrope. 

Tout  ceci  eft  fondé  fur  une  maxime 
évidente  ;  favoir  qu'un  peuple  fuit 
fouvent  des  uPages  qu'il  méprif;  ,  ou 
qu'il  eft  prêt  à  nicprifcr ,  fi-tôt  qu'on 
ofera  lui  en  donner  l'exemple.  Quand 
de  mon  tems  on  jouoit  la  fureur  des 
Pantins,  on  ne  faifoit  que  dire  au 
Thjatre  ce  que  penfoient  ceux  même 
qui  palTiiient  leur  journée  à  ce  fot 
amufemcnt  :  mais  les  goûts  conftans 


d'un  peuple,  fes  coutumes ,  (es  vieux 
préjuges,  doivent  éire  rcfpectés  fur  la 
Scène.  Jamais  Poëte  ne  s'eft  bien  trou- 
vé d'avoir  violé  cette  loi. 

(  d  )  Je  dis  le  goût  ou  les  mœurs  in- 
différemment :  car  bien  que  l'une  de 
ces  chofes  nefoit  pas  l'autre,  elles  ont 
toujours  une  origine  commune  ,  & 
fouffrent  les  mêmes  révolutions.  Ce 
qui  ne  fignilîe  pas  que  le  bon  goût  & 
les  bonnes  mœurs  régnent  toujours  en 
même  tems  ,  propofuion  qui  denvinde 
éciairciflement  &  difcuQîon  ;  mais 
qu'un  certain  état  du  goût  répond  tou- 
jours à  un  certain  état  des  mœurs  ,  ce 
qui  cft  incontcllable. 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  ^45 

ne  fauroît  fe  mettre  à  la  place  de  gens  qui  ne  nous  relTem- 
blent  point. 

Tout  Auteur  qui  veut  nous  peindre  àcs  mœurs  étrangères 
a  pourtant  grand  foin  d'approprier  fa  Pièce  aux  nôtres.  Sans 
cette  précaution  ,  l'on  ne  réuffit  jamais ,  &:  le  fuccès  même 
de  ceux  qui  l'ont  prife  a  fouvent  des  caufes  bien  diffé- 
rentes de  celles  que  lui  fuppofe  un  obfervateur  fuperficiel. 
Quand  Arlequin  Sauvage  ell;  bien  accueilli  des  Speclateurs, 
penfe-t-on  que  ce  foit  par  le  goiit  qu'ils  prennent  pour  le 
fens  &c  la  fimplicité  de  ce  perfonnage ,  &  qu'un  feul  d'en- 
tr'eux  voulût  pour  cela  lui  reffem.bler?  C'eft,  tout  au  con- 
traire ,  que  cette  Pièce  favorife  leur  tour  d'efprit ,  qui  eit 
d'aimer  &c  rechercher  les  idées  neuves  &  fingulieres.  Or  il  n'y 
en  a  point  de  plus  neuves  pour  eux  que  celles  de  la  nature. 
C'efl  précifément  leur  averfîon  pour  les  chofes  comimunes , 
qui  les  ramené  quelquefois  aux  chofes  fimples. 

Il  s'enfuit  de  ces  premières  obfervations ,  que  l'effet  gé- 
néral du  Speclacle  eft  de  renforcer  le  caraiftere  national, 
d'augmenter  les  inclinations  naturelles  ,  &  de  donner  une 
nouvelle  énergie  à  toutes  les  paiîions.  En  ce  fens  il  fem- 
bleroit  que  cet  effet,  fe  bornant  h  charger  &  non  changer 
les  mœurs  établies  ,  la  Comédie  feroit  bonne  aux  bons  & 
mauvaife  aux  méchans.  Encore  dans  le  premier  cas  relte- 
roit-il  toujours  à  favoir  fi  les  pafTions  trop  irritées  ne  dégé- 
nèrent point  en  vices.  Je  fais  que  la  Poétique  du  Théâtre 
prétend  faire  tout  le  contraire  ,  &c  purger  les  pafTions  en  les 
excitant  :  mais  j'ai  peine  à  bien  concevoir  cette  regl.-.  Seroit- 
ce  que  pour  devenir  tempérant  ôc  fage ,  il  faut  commencer 
par  être  furieux  &c  fou  ? 


44<î  LETTRE 

«'  Eh  non  !  ce  n'eft  pas  cela ,  difent  les  parcilans  du  Théa- 
>j  rre.  La  Tragédie  prétend  bien  que  toutes  les  paffions 
jj  dont  elle  fait  des  tableaux  nous"  émeuvent,  mais  elle  ne 
»}  veut  pas  toujours  que  notre  affedion  foit  la  même  que 
>}  celle  du  perfonnage  tourmenté  par  une  paffion.  Le  plus 
j>  fouvent,  au-contraire  ,  fon  but  eft  d'exciter  en  nous  des 
j5  fentimens  oppofés  à  ceux  qu'elle  prête  à  fes  perfonnages  >». 
Ils  difent  encore  que  fi  les  Auteurs  abufent  du  pouvoir  d'é- 
mouvoir les  cœurs ,  pour  mal  placer  l'intérêt ,  cette  faute 
doit  être  attribuée  à  l'ignorance  &  à  la  dépravation  des  Ar- 
tifles  ,  &  non  point  à  l'art.  Ils  difent  enfin  que  la  peinture 
fidelle  des  paflions  &  des  peines  qui  les  accompagnent  , 
fuffit  feule  pour  nous  les  faire  éviter  avec  tout  le  foin  dont 
nous  fommes  capables. 

Il  ne  faut ,  pour  fentir  la  mauvaife  foi  de  toutes  ces  ré- 
ponfes  que  confuker  l'état  de  fon  cœur  à  la  fin  d'une  Tra- 
gédie. L'émotion ,  le  trouble ,  &c  l'attendrifiement  qu'on  fent 
en  foi-même  6c  qui  fe  prolonge  après  la  Pièce,  annoncent- 
ils  une  difpofition  bien  prochaine  à  furmonter  &  régler  nos 
pafTions  ?  Les  impreflîons  vives  &  touchantes  dont  nous 
prenons  l'habitude  &c  qui  reviennent  fi  fouvent,  font -elles 
bien  propres  h  modérer  nos  fentimens  au  befoin  ?  Pourquoi 
l'image  des  peines  qui  nailTcnt  des  paiïlons  ,  effaceroit-elle 
celle  des  tranfports  de  plaifir  &c  de  joie  qu'on  en  voit  aufïi 
naître,  &:  que  les  Auteurs  ont  foin  d'embellir  encore  pour 
rendre  leurs  Pièces  plus  agréables?  ne  fait-on  pas  que  toutes 
les  pafTîons  font  fœurs,  qu'une  feule  fuffit  pour  en  exciter 
mille,  ôc  que    les  combattre   l'une  par  l'autre   n'tlt  qu'un 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  447 

moyen  de  rendre  le  cœur  plus  fenfible  a  toutes  ?  Le  feul 
inftrument  qui  ferve  à  les  purger  eft  la  raifon,  &  j'ai  déjà 
dit  que  la  raifon  n'avoit  nul  effet  au  Théâtre.  Nous  ne  par- 
tageons pas  les  affections  de  tous  les  perfonnages ,  il  elt 
vrai  :  car  ,  leurs  intérêts  étant  oppofés ,  il  faut  bien  que 
l'Auteur  nous  en  faffe  préférer  quelqu'un  ,  autrement  nous 
n'en  prendrions  point  du  tout;  mais  loin  de  choifir  pour 
cela  les  pafîions  qu'il  veut  nous  ftiire  aimer,  il  eft  forcé 
de  choifir  celles  que  nous  aimons.  Ce  que  j'ai  dit  du  genre 
des  Spectacles  doit  s'entendre  encore  de  l'intérêt  qu'on  y 
fait  régner.  A  Londres ,  un  Drame  intéreffe  en  fl^.ifant  haïr 
les  François  ;  à  Tunis ,  la  belle  paflion  feroit  la  piraterie  ; 
à  Meffine ,  une  vengeance  bien  favoureufe  ;  à  Goa ,  l'hon- 
iieur  de  brûler  des  Juifs.  Qu'un  Auteur  (  a  )  choque  ces 
maximes ,  il  pourra  faire  une  fort  belle  Pièce  où  l'on  n'ira 
point  ;  &  c'eit  alors  qu'il  faudra  taxer  cet  Auteur  d'igno- 
rance ,  pour  avoir  manqué  à  la  première  loi  de  fon  art ,  à 
celle  qui  fert  de  bafe  à  toutes  les  autres ,  qui  eft  de  réuffir. 
Ainfi  le  Théâtre  purge  les  pafTions  qu'on  n'a  pas,  ôc  fo- 
mente celles  qu'on  a.  Ne  voilà  - 1  -  il  pas  un  remède  bien 
adminiftré  ? 

Il  y  a  donc  un  concours  de  caufes  générales  &  particulières, 
qui  doivent  empêcher  qu'on  ne  puiffe  donner  aux  Spectacles 

(  a  )  Q.n'on  mette,  pour  voir,   fur  aynnt  rtcii  un  affront  d'un  Spadaffin  , 

h   Scène   franqoife  ,  un  homme  droit  refiife  de  s'aller  faire  égorger  par  l'of- 

&  vertueux ,  mais  fiinple  &  grollier  ,  fcnfeur  ,   &  qu'on  cpuife  tout  l'arc  du 

fans  amour  ,    fans   galanterie  ,  &  qui  Thcatre  pour  rendre  ces   perfonnages 

ne  fafTe  point  de  belles  phrafes  ;  qu'on  intcreffans  comme  le   CiJ   au  peuple 

y  mette  un  fage  fans   préjugés  ,  qui ,  Franijois  :  j'aurai  tort ,  fi  l'oa  réuffit. 


448  LETTRE 

la  perfection  donc  on  les  croie  fafceptibles ,  &  qu'ils  ne  pro- 
duifenc  les  effets  avantageux  qu'on  fcmble  en  attendre.  Quand 
on  fuppoferoit  même  cette  perfection  auiTi  grande  qu'elle 
peut  être ,  ôc  le  peuple  auffi  bien  difpofé  qu'on  voudra  ; 
encore  ces  effets  fe  réduiroient-ils  à  rien,  faute  de  moyens 
pour  les  rendre  fenlibles.  Je  ne  fâche  que  trois  fortes  d'inf- 
trumens ,  à  l'aide  defquels  on  puiife  agir  fur  les  mœurs  d'un 
peuple  ;  favoir ,  la  force  des  loix ,  l'empire  de  l'opinion  ,  <Sc 
l'attrait  du  plaiilr.  Or  les  loix  n'ont  nul  accès  au  Théâtre, 
dont  la  moindre  contrainte  (  b  )  feroit  une  peine  &  non  pas 
un  amufement.  L'-opinion  n'en  dépend  point  ,  puifqu'au 
lieu  de  faire  la  loi  au  public,  le  Théâtre  la  reçoit  de  lui; 
&  quant  au  plaidr  qu'on  y  peut  prendre,  tout  fon  effet  elt 
de  nous  y  ramener  plus   fouvent. 

Examinons  s'il  en  peut  avoir  d'autres.  Le  Théâtre,  me 
dit-on ,  dirigé  comme  il  peut  ôc  doit  l'êae  ,  rend  la  vertu 
aimable  &c  le  vice  odieux.  Quoi  donc?  avant  qu'il  y  eût  des 
Comédies  n'aimoit-on  point  les  gens  de  bien,  ne  haïlîoit- 
oa  point  les  méchans ,  ôc  ces  fcatinîens  font-ils  plus  foibles 
dans  les  lieux  dépourvus  de  SpeCiacks?  Le  Théâtre  rend 
la  vertu  aimable...  il  opère  un  grand  prodige  de  faire  ce 
que  la  nature  &  la  raifoa  font  avant  lui  !  Les  méchans  font 

(  b  )  Les  loix   peuvent  ditcrminer  tout  le  niontlc  éveillé  ,  &  peu  s'en 

les  fiijccs,  la  forme  des  Pièces,  lama-  falut  que  le   plaifir  d'un  court  fom- 

nicre  de  les  jouer  ;  mais  elles  ne  fau-  meil  ne  coûtât  la  vie  à  Vefpafien.  No- 

rjient  forcer  le   public  à  s'y  plaire.  blés  Adeurs  de  l'Opéra  de  Paris,  ah, 

1,'empereur  Néron  chantant  au  Théa-  fi  vous  eulTicz  joui  de  la  puiffaiice  im- 

tre  faifoit  égorger  ceux  qui  s'endor-  pcriale ,  je    ne  gcmirois  pas  mainte» 

niûient  ;  encore  ne  pouvoit  -  il  tenir  nant  d'avoir  trop  vécu  1 

haïs 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  449 

haïs  fur  la  Scène  . . .  Sont-ils  aimés  dans  la  Société ,  quand 
on  les  y  connoît  pour  tels?  Eft-il  bien  fur  que  cette  haine 
foit  plutôt  l'ouvrage  de  l'Auteur  ,  que  des  forfaits  qu'il  leur 
fait  commettre?  Eit-il  bien  fur  que  le  fimple  récit  de  ces 
forfaits  nous  en  donneroit  moins  d'horreur  que  toutes  les 
couleurs  dont  il  nous  les  peint?  Si  tout  fon  art  confiite  h 
nous  montrer  des  malfaiteurs  pour  nous  les  rendre  odieux,. 
je  ne  vois  point  ce  que  cet  art  a  de  li  admirable ,  &  l'on 
ne  prend  là  -  deiTus  que  trop  d'autres  leçons  fans  celle  -  là. 
Oferai  -  je  ajouter  un  foupçon  qui  me  vient  ?  Je  doute 
que  tout  homme  à  qui  l'on  expofera  d'avance  les  crimes 
de  Phèdre  ou  de  Médée  ,  ne  les  déteite  plus  encore  au 
commencement  qu'à  la  fin  de  la  Pièce  ;  oc  fi  ce  doute 
eft  fondé  ,  que  faut  -  il  penfer  de  cet  effet  Ci  vanté  du 
Théâtre  ? 

Je  voudrois  bien  qu'on  me  montrât  clairement  &  fans 
verbiage  ,  par  quels  moyens  il  pourroit  produire  en  nous 
des  fentimens  que  nous  n'aurions  pas  ,  &c  nous  faire  juger 
des  êtres  moraux  autrement  que  nous  n'en  jugeons  en  nous- 
mêmes?  Que  toutes  ces  vaines  prétentions  approfondies  font 
puériles  &  dépourvues  de  fens  !  Ah  fi  la  beauté  de  la  vertu 
étoit  l'ouvrage  de  l'art ,  il  y  a  long-tems  qu'il  l'auroit  dé- 
figurée !  Quant  à  moi ,  dût-on  me  traiter  de  méchant  encore 
pour  ofer  foutenir  que  l'homme  eft  né  bon ,  je  le  penfe  ôc 
crois  l'avoir  prouvé;  la  fource  de  l'intérêt  qui  nous  attache 
à  ce  qui  eft  honnête  ôc  nous  infpire  de  l'averfion  pour  le 
mal ,  eft  en  nous  &  non  dans  les  Pièces.  Il  n'y  a  point 
d'art  pour  produire  cet  intérêt,  mais  feulement  pour  s'en 
Mélanges.    ïome  I.  LU 


MO    '  LETTRE 

prévaloir.  L'amour  du  beau  Ce)  eft  un  fentiment  aufîî  na- 
turel au  cœur  humain  que  l'amour  de  foi-même  ;  il  n'y 
naît  point  d'un  arrangement  de  fcenes  ;  l'Auteur  ne  l'y  porte 
pas ,  il  l'y  trouve  ;  &:  de  ce  pur  fentiment  qu'il  flatte  naiffent 
les  douces  larmes  qu'il  fait  couler. 

Imaginez   la  Comédie  aulïï  parfaite  qu'il  vous  plaira.  Où 
eft  celui  qui ,  s'y  rendant  pour  la  première  fois ,  n'y  va  pas 
déjà  convaincu  de  ce  qu'on  y  prouve  ,  &  déjà  prévenu  pour 
ceux  qu'on  y  fait  aimer  ?  Mais  ce  n'eft  pas  de  cela  qu'il  eft 
queftion  ;  c'eft  d'agir  conféquemment  à  ks  principes  &.  d'imi- 
ter les  gens  qu'on  eftime.  Le  cœur  de  l'homme  eft  toujours 
droit  fur  tout  ce   qui  ne  fe  rapporte  pas  perfonnellement  à 
lui.  Dans  les  querelles  dont  nous  fommes  purement  Spei3:a- 
teurs  ,  nous  prenons  à  l'inftant  le  parti  de  la  juftice  ,  &c  il 
n'y  a  point   d'a6le  de  méchanceté    qui  ne  nous   donne  une 
vive   indignation  ,  tant  que  nous   n'en  tirons  aucun  profit  : 
mais  quand    notre   intérêt  s'y  mêle  ,  bientôt  nos  fentimens 
fe  corrompciît  ;  &  c'eft  alors  feulement  que  nous  préférons 
le  mal  qui  nous  eft  utile  ,  au  bien  que   nous  fait  aimer  la 
nature.  N'eft-ce  pas  un  effet  néceffaire  de  la  conltitution  des 
chofes  ,  que    le   méchant   tire  un  double   avantage   de    fon 
injufiice  ,  &  de  la  probité  d'autrui  ?  Quel  traité  plus  avan- 
tageux pourroit-il  faire,  que  d'obliger  le  monde  entier  d'être 

(  c  J  C'eft  du  beau  moral  qu'il    eft  a  fait  murmurer  rafTemblée  &  ne  s'eft 

ici  queftion.  Quoiqu'en  difent  les  Phi-  foutenue  que  par  la  grande  réputation 

lofophes  ,  cet   amour   eft    inné    dans  de  l'Auteur  ,  &  oela  parce  que  l'hon- 

l'homme,    &    fert   de  principe  à    la  neur ,  la  vertu  ,  les  purs  fentimens  de 

confcience.   Je  puis  citer  en  exemple  lu   nature  y  font  proférés  à  l'ImpertU 

de  cela ,  la  petite  pièce  de  Nanine  qui  ncnt  préjugé  des  conditions. 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  RT.  451 

jufle ,  excepté  lui  feul  ;  en  forte  que  chacun  lui  rendit  fidè- 
lement ce  qui  lui  efè  dû  ,  6c  qu'il  ne  rendit  ce  qu'il  doit  à 
perfonne  ?  Il  aime  la  vertu ,  fans  doute  ,  mais  il  l'aime  dans 
les  autres  ,  parce  qu'il  efpere  en  profiter  ;  il  n'en  veut  point 
pour  lui ,  parce  qu'elle  lui  feroit  coûteufe.  Que  va-t-il  donc 
voir  au  Speilacle  ?  Précifément  ce  qu'il  voudroit  trouver  par- 
tout ;  des  leçons  de  vertu  pour  le  public  dont  il  s'excepte  , 
&  des  gens  immolant  tout  à  leur  devoir  ,  tandis  qu'0.1 
n'exige  rien   de  lui. 

J'entends  dire  que  la  Tragédie  mené  à  la  pitié  par  la  ter- 
reur ;  foit ,  mais  quelle  eft  cette  pitié  ?  Une  émotion  paffa- 
gere  &  vaine  ,   qui  ne  dure    pas   plus   que  l'illuflon  qui  l'a 
produite  ;  un  refte  de  fentiment  naturel  étouffé  bientôt  par 
les  pallions  ;  une  pitié  Itérile  qui  fe  repaît  de  quelques  lar- 
mes ,  ôc  n'a  jamais  produit  le  moindre  acte  d'humanité.  Ainfi 
pleuroit  le  fanguinaire  Sy'la  au  récit  des  maux  qu'il  n'avoir 
pas  faits  lui-même.  Ainfi   fe  cachoit  le  tyran  de  Phere   au 
Spectacle ,  de  peur  qu'on  ne  le  vît  gémir  avec  Andromaque 
&c   Priam  ,   tandis  qu'il  écoutoit   fans   émotion  les  cris   de 
tant    d'infortunés  ,  qu'on  égorgeoit   tous   les   jours    par  fes 
ordres.  Tacite    rapporte  que  Valerius-Afiaticus  ,  accufé  ca- 
lomnieufeinent  par  l'ordre  de  Meffliline  qui  vouloit   le  faire 
périr  ,  fe  défendit  par-devant  l'Empereur  d'une  manière   qui 
toucha  extrêmement  ce  Prince  &  arracha  des  larmes  h.  Mef- 
faline  elle-même.  Elle  entra  dans  une  chambre  voifine  pour 
fe  remettre  ,  après  avoir  tout   en  pleurant  averti  Viteilius  à 
l'oreille  clc  ne  pas  laiffer  échapper  l'accufé.  Je  ne  vois  pas  au 
fpectacle   une   de   ces  pleureufcs  de  loges  fi  fieres  de  leurs 

LU  i 


45^  LETTRE 

larmes  que  je  ne  fonge  à  celles  de  MelTaiine  pour  ce  pauvre 
Valerius-Afiaticus. 

Si ,  félon  la  remarque  de  Diogene-Laërce  ,  le  cœur  s'at- 
tendrit plus  volontiers  à  des  maux  feints  qu'à  des  maux  vé- 
ritables ;  fi  les  imitations  du  Théâtre  nous  arrachent  quelque- 
fois plus  de  pleurs  que  ne  feroit  la  préfence  même  des  objets 
imités  ;  c'eft  moins ,  comme  le  penfe  l'Abbé  du  Bos  ,  parce  que 
les  émotions  font  iplus  foibles  &  ne  vont  pas  jufqu'à  la 
douleur  (d)  ,  que  parce  qu'elles  font  pures  ôc  fans  mélange 
d'inquiétude  pour  nous-mêmes.  En  donnant  des  pleurs  à  ces 
fixions,  nous  avons  fatisfait  à  tous  les  droits  de  l'humanité, 
fans  avoir  plus  rien  à  mettre  du  nôtre  ;  au-lieu  que  les  in- 
fortunés en  perfonne  exigeroient  de  nous  des  foins,  des  fou- 
lagemens ,  des  confolations ,  des  travaux  qui  pourroient  nous 
afTocier  h  leurs  peines  ,  qui  coûteroient  du  moins  à  notre 
indolence  ,  &  dont  nous  femmes  bien  aifes  d'être  exemptés. 
On  diroit  que  notre  cœur  fe  relTerre ,  de  peur  de  s'attendrir 
h  nos  dépens. 

Au  fond ,  quand  un  homme  e(t  allé  admirer  de  belles  ac- 
tions dans  des  fables  ,  ôc  pleurer  des  malheurs  imaginaires  , 
qu'a-t-on  encore  à  exiger  de  lui  ?  N'elt-il  pas  content  de 
lui-même  ?  Ne  s'applaudit-il  pas  de  fa  belle  ame  ?  Ne  s'cll:- 
il  pas  acquitté  de  tout  ce  qu'il  doit  h  la  vertu  par  l'hommage 

(d)  11  dit  que  le  Poète  ne  nous  en  font  émus  au  point  d'en  être  incom- 

afflige  qti'autant  que  nous  le  voulons  ;  modes  ;  d'autres  ,  honteux  de  pleurer 

qu'il  ne  nous    fait   aimer    fes   Héros  au  Speiflacle,  y  pleurent  pourtant  nul- 

qu'autant  qu'il  nous  plait.  Cela  efl  con-  gré  eux  ;  &  ces  effets  ne  font  pas  affez 

tre  toute  expérience,  l'iufieurss'abllicn-  rares  pour  n'être  qu'une  exception  à  la 

.ncnt  d'aller  à  la  Tragédie,  parce  qu'ils  maxime  de  cet  Auteur. 


A    M.    D'  AL  E  M  B  E  R  T.  453 

qu'il  vienc  de  lui  rendre  ?  Que  voudroit-on  qu'il  fît  de  plus  ? 
Qu'il  la  pratiquât  lui-même  ?  Il  n'a  point  de  rôle  à  jouer  :  il 
n'eft  pas  Comédien. 

Plus  j'y  réfléchis ,  &  plus  je  trouve  que  tout  ce  qu'on  mec 
en  repréfcntation  au  Théâtre ,  on  ne  l'approche  pas  de  nous , 
on  l'en  éloigne.  Quand  je  vois  le  Comte  d'E'Tex  ,  le  règne 
d'Elifabeth  fe  recule  à  mes  yeux  de  dix  ilecies  ,  ôc  lî  l'on 
jouoit  un  événement  arrivé  hier  dans  Paris  ,  on  me  le  fcroit 
fuppofer  du  tems  de  Molière.  Le  Théâtre  a  fes  règles,  fes 
maximes ,  fa  morale  à  part  ,  ainfi  que  fon  langage  &.  fes 
vétemens.  On  fe  dit  bien  que  rien  de  tout  cela  ne  nous  con- 
vient ,  &  l'on  fe  croiroit  auffi  ridicule  d'adopter  les  vertus 
de  fes  héros  que  de  parler  en  vers,  &.  d'endoffer  un  habit  à 
la  Romaine.  Voilà  donc  à-peu-près  à  quoi  fervent  tous  ces 
grands  fenrimens  &  toutes  ces  brillantes  maxim.es  qu'on  vante 
avec  tant  d'emphafe  ;  à  les  reléguer  à  jamais  fur  la  Scène  , 
&  à  nous  montrer  la  vertu  comm.e  un  jeu  de  Théâtre  ,  bon 
pour  amufer  le  public  ,  mais  qu'il  y  auroit  de  la  folie  à  vou- 
loir tranfporter  férieufement  dans  la  Société.  Ainfi  la  plus 
avantageufe  imprefîion  des  meilleures  Tragédies  eft  de  ré- 
duire à  quelques  afFeiflions  paffageres ,  Itériles  &  fins  effet  , 
tous  les  devoirs  de  l'homme,  à  nous  faire  applaudir  de  notre 
courage  en  louant  celui  des  autres  ,  de  notre  humanité  en 
plaignant  les  maux  que  nous  aurions  pu  guérir ,  de  notre  cha- 
rité en  difant  au  pauvre  :  Dieu  vous  aflifle. 

On  peut ,  il  eft  vrai ,  donner  un  appareil  plus  fimple  à  la 
Scène  ,  6c  rapprocher  dans  la  Comédie  le  ton  du  Théâtre 
de  celui  du  monde  :  mais  de  cette  manière  on  ne  corrige 


454  LETTRE 

pas  les  mœurs ,  on  les  peint ,  6c  un  laid  vifage  ne  paroît 
point  laid  à  celui  qui  le  porte.  Que  fi  l'on  veut  les  corriger 
par  leur  charge  ,  on  quitte  la  vraifemblance  &  la  nature  ,  6c 
le  tableau  ne  fait  plus  d'effet.  La  charge  ne  rend  pas  les  ob- 
jets haïiTables ,  elle  ne  les  rend  que  ridicules;  &  de-là  réfulte 
un  très  grand  inconvénient ,  c'eft  qu'à  force  de  craindre  les 
ridicules ,  les  vices  n'effraient  plus  ,  &  qu'on  ne  fauroit  gué- 
rir les  premiers  fans  fomenter  les  autres.  Pourquoi  ,  direz- 
vous ,  fuppofer  cette  oppoûtion  néceffaire  ?  Pourquoi  ,  Mon- 
fleur  ?  Parce  que  les  bons  ne  tournent  point  les  méchans 
en  dérifion  ,  mais  les  écrafent  de  leur  mépris ,  &  que  rien 
n'éft  moins  plaifant  6c  rifîble  que  l'indignation  de  la  vertu. 
Le  ridicule ,  au  contraire  ,  eft  l'arme  favorite  du  vice.  C'eft 
par  elle  qu'attaquant  dans  le  fond  des  cœurs  le  refped  qu'on 
doit  à  la  vertu ,  il  éteint  enlin  l'amour  qu'on  lui  porte. 

Ainfl  tout  nous  force  d'abandonner  cette  vaine  idée  de 
perfection  qu'on  nous  veut  donner  de  la  forme  des  Spe6la- 
cles,  dirigés  vers  l'utilité  publique.  C'eft  une  erreur,  difoit  le 
grave  Murait ,  d'efpérer  qu'on  y  montre  fidèlement  les  véri- 
tables rapports  des  chofes  :  car  ,  en  général  ,  le  Poëte  ne 
peut  qu'altérer  ces  rapports ,  pour  les  accommoder  au  goût 
du  peuple.  Dans  le  comique  il  les  diminue  &  les  met  au- 
dciïbus  de  l'homme  ;  dans  le  tragique,  il  les  étend  pour  les 
rendre  héroïques  ,  6c  les  met  au-deffus  de  l'humanité.  Ainfî 
jamais  ils  ne  fout  à  fa  mefure  ,  6:  toujours  nous  voyons  au 
Théâtre  d'autres  êtres  que  nos  femblables.  J'ajourerai  que 
cette  différence  eft  fi  vraie  6c  fi  reconnue  qu'Ariftore  en  fait 
une  règle  dans  fa  Poétique.  Coinoedia  cniin  détériores ,  7>j- 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  455 

gœdia  meliores  quant  nunc  funt  imitari  conantur.  Ne  voilà- 
t-il  pas  une  imitation  bien  entendue  ,  qui  fe  propofe  pour 
objet  ce  qui  n'efi  point ,  &  lailTe  ,  entre  le  défaut  &  l'excès , 
ce  qui  cft,  comme  une  chofe  inutile  ?  Mais  qu'importe  la 
vérité  de  l'imitation  ,  pourvu  que  l'illufion  y  Icit  ?  11  ne 
s'agit  que  de  piquer  la  curiofité  du  peuple.  Ces  productions 
d'efprit ,  comme  la  plupart  des  autres  ,  n'ont  pour  but  que 
les  applaudiffemens.  Quand  l'Auteur  en  reçoit  &  que  les  Ac- 
teurs les  partagent ,  la  Pièce  eft  parvenue  à  fon  but  6c  l'on 
n'y  cherche  point  d'autre  utilité.  Or  fi  le  bien  efl  nul  ,  refle 
le  mal  ,  &  comme  celui-ci  n'eft  pas  douteux  ,  la  quellion 
me  paroît  décidée  ;  mais  paffbns  à  quelques  exemples  ,  qui 
puiflent  en  rendre  la   folution  plus  fenfible. 

Je  crois  pouvoir  avancer,  comme  une  vérité  facile  à  prou- 
ver, en  conféquence  des  précédentes,  que  le  Théâtre  Fran- 
çois ,  avec  les  défauts  qui  lui  relknt ,  eli  cependant  à-peu-près 
aulTi  parfait  qu'il  peut  l'être  ,  foit  pour  l'agrément ,  foit  pour 
l'utilité  ;  &c  que  ces  deux  avantages  y  font  dans  un  rapport 
qu'on  ne  peut  troubler  fans  ôter  à  l'un  plus  qu'on  ne  donne- 
roit  à  l'autre ,  ce  qui  rendroit  ce  même  Théâtre  moins  par- 
fait encore.  Ce  n'eft  pas  qu'un  homme  de  génie  ne  puiffe 
inventer  un  genre  de  Pièces  préférable  à  ceux  qui  font  éta- 
blis :  mais  ce  nouveau  genre  ,  ayant  befoin  pour  fe  foutenir 
des  talens  de  l'Auteur  ,  périra  né  ce  fTai  rement  avec  lui ,  &  fes 
fucceiïeurs ,  dépourvus  des  mêmes  reflburces ,  feront  toujours 
forcés  de  revenir  aux  moyens  communs  d'intérelTer  6c  de 
plaire.  Quels  font  ces  moyens  parmi  nous  ?  Des  actions  cé- 
lèbres ,  de  grands  noms ,  de  grands  crimes ,  6c  de  grandes 


45«  LETTRE 

vertus  dans  la  Tragédie  ;  le  comique  &  le  plaifanc  dans  îa 
Comédie;  &  toujours  l'amour  dans  toutes  deux  (a).  Je  de- 
mande quel  profit  les  mœurs  peuvent  tirer  de  tout  cela  ? 

On  me  dira  que  dans  ces  Pièces  le  crime  elt  toujours 
puni ,  ôc  la  vertu  toujours  récompenfée.  Je  réponds  que,  quand 
cela  feroit ,  la  plupart  des  actions  tragiques  ,  n'étant  que  de 
pures  fables  ,  des  événemens  qu'on  fait  être  de  l'invention 
du  Tcëte  ,  ne  font  pas  une  grande  impreffion  fur  les  Spec- 
tateurs ;  à  force  de  leur  montrer  qu'on  veut  les  inftruire  , 
on  ne  les  initruit  plus.  Je  réponds  encore  que  ces  punitions 
&  ces  récompenfes  s'opèrent  toujours  par  des  moyens  fi  peu 
communs  ,  qu'on  n'attend  rien  de  pareil  dans  le  cours  na- 
turel des  cliofes  humaines.  Enfin  je  réponds  en  niant  le  fait. 
Il  n'elt ,  ni  ne  peut  être  généralement  vrai  :  car  cet  objet , 
n'étant  point  celui  fur  lequel  les  Auteurs  dirigent  leurs  Pie- 
ces  ,  ils  doivent  rarement  l'atteindre  ,  &  fouvent  il  feroit  un 
obftacle  au  fuccès.  Vice  ou  vertu ,  qu'importe ,  pourvu  qu'on 
en  impofe  par  un  air  de  grandeur  ?  Auffi  la  Scène  Françoife , 
fans  contredit  la  plus  parfaite  ,  ou  du  moins  la  plus  régulière 
qui  ait  encore  exiitc  ,  n'e(t-elle  pas  moins  le  triomphe  des 
grands  fcélérats  que  des  plus  ilîuftres  héros  :  témoin  Cati- 
lina  ,  Mahomet ,  Atrée ,  &  beaucoup  d'autres. 

Je  comprends  bien  qu'il  ne  faut  pas  toujours  regarder  à  la 
cataltrophe  pour  juger  de  l'effet  moral  d'une  Tragédie  ,  ôc 

(a)  Les  Grecs  n'avoientpas  beroin  pas  la  même  renburcc,  ne  fauroit  fe 

de  Fonder  fur  l'amour  le  principal   in.  palier  de  cet  intérêt.  On  verra  dans  la 

térét  de  leur  Tragédie  ,  &  ne  l'y  fon-  fuite  la  raifon  de  cette  différence, 
doient  pas ,  en  elFct.  La  nôtre ,  qui  n'a 

qu'i 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  457 

qu'à  cet  égard  l'objet  eft  rempli  quand  on  s'intérelTe  pour 
l'infortuné  vertueux  ,  plus  que  pour  l'heureux  coupable  :  ce 
qui  n'empêche  point  qu'alors  la  prétendue  règle  ne  foit  vio- 
lée. Comme  il  n'y  a  perfonne  qui  n'aimât  mieux  être  Bri- 
tannicus  que  Néron,  je  conviens  qu'on  doit  compter  en  ceci 
pour  bonne  la  Pièce  qui  les  repréfente ,  quoique  Britannicus 
y  périire.  Mais  par  le  même  principe  ,  quel  jugement  por- 
terons-nous d'une  Tragédie  où ,  bien  que  les  criminels  foient 
punis  ,  ils  nous  font  préfentés  fous  un  afpeét  ii  fevorable 
que  tout  l'intérêt  eft  pour  eux  ?  Où  Caton ,  le  plus  grand 
des  humains ,  fait  le  rôle  d'un  pédant  ?  où  Cicéron ,  le  fau- 
veur  de  la  République ,  Cicéron ,  de  tous  ceux  qui  portèrent 
le  nom  de  pères  de  la  patrie  ,  le  premier  qui  en  fut  honoré 
ôc  le  feul  qui  le  mérita  ,  nous  efl:  montré  comme  un  vil 
Rhéteur  ,  un  lâche  ;  tandis  que  l'infâme  Catilina  ,  couvert 
de  crimes  qu'on  n'oferoit  nommer ,  prêt  d'égorger  tous  fes 
magifèrats  ,  &  de  réduire  fa  patrie  en  cendres ,  fait  le  rôle 
d'un  grand  homme  &  réunit ,  par  fes  talens  ,  fa  fermeté  , 
fon  courage  ,  toute  l'eftime  des  Spedateurs  ?  Qu'il  eût ,  fi 
l'on  veut,  une  ame  forte,  en  étoit-il  moins  un  fcclérat  dé- 
teflable  ,  &c  faloit-il  donner  aux  forfaits  d'un  brigand  le  co- 
loris des  exploits  d'un  héros  ?  A  quoi  donc  aboutit  la  morale 
d'une  pareille  Pièce  ,  fi  ce  n'eft  à  encourager  des  Catilina  , 
ôc  à  donner  aux  méchans  habiles  le  prix  de  l'eftime  publi- 
que due  aux  gens  de  bien  ?  Mais  tel  eft  le  goût  qu'il  faut 
flatter  fur  la  Scène  ;  telles  font  les  mœurs  d'un  fiecle  inflruit. 
Le  favoir,  l'efprit ,  le  courage  ont  feuls  notre  admiration  ; 
&  toi  ,  douce  &  modefle  Vertu  ,  tu  relies  toujours  fans 
Mélanges,    Tome  I.  M  m  m 


458  LETTRE 

honneurs  !  Aveugles  que  nous  fommes  au  milieu  de  tant  de 
lumières  !  Vidimes  de  nos  applaudi^Temens  infenfés  ,  n'ap- 
prendrons-nous jamais  combien  mérite  de  mépris  ôc  de  haine 
tout  homme  qui  abufe  ,  pour  le  malheur  du  genre-humain , 
du  génie  6c  des  talens  que  lui  donna  la  Nature  ? 

Acrée  &  Mahomet  n'ont  pas  même  la  foible  reffource  du  dé- 
nouement. Le  monftre  qui  fert  de  héros  à  chacune  de  ces  deux 
Pièces  achevé  pailiblement  fes  forfaits  ,  en  jouit,  &  l'un  des 
deux  le  dit  en  propres  termes  au  dernier  vers  de  la  Tragédie  : 

Et  je  jouis  enfin  du  prix  de  mes  forfaits. 

Je  veux  bien  fuppofer  que  les  Spectateurs ,  renvoyés  avec 
cette  belle  maxime  ,  n'en  concluront  pas  que  le  crime  a 
donc  un  prix  de  plaifir  ôc  de  jouilTance  ;  mais  je  demande 
enfin  de  quoi  leur  aura  profité  la  Pièce  où  cette  maxime  cft 
mife  en  exemple  ? 

Quant  à  Mahomet ,  le  défaut  d'attacher  l'admiration  publi- 
que au  coupable,  y  feroit  d'autant  plus  grand  que  celui-ci  a 
bien  un  autre  colons,  Ci  l'Auteur  n'avoit  eu  foin  de  porter 
fur  un  fécond  perfonnage  un  intérêt  de  refpe6l  &c  de  véné- 
ration ,  capable  d'effacer  ou  de  balancer  au  moins  la  terreur 
&c  l'étonnemenc  que  Mahomet  infpire,  La  fcene  ,  fur- tout , 
qu'ils  ont  enfemble  elt  conduite  avec  tant  d'art  aue  Mahomet, 
flins  fc  démentir ,  fans  rien  perdre  de  la  fupérioritc  qui  lui  elt 
propre,  e[l  pourtant  éclipfé  par  le  (impie  bon  fens  ôc  l'intré- 
pide vertu  de  Zopirc  (  b  ).  11  faloit  un  Auteur  qui  fentît  bien 

(b)  Je  me  fouviens  d'avoir  trouve        tion  vis-à-vis  de  Zopire  ,  que  dans 
dans  Omar  plus  de  chaleur  &  d'cicva-       Mahomet  lui-même,  &  je  prenois  cela 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T. 


459 


fa  force ,  pour  ofer  mettre  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  deux  pa- 
reils interlocuteurs.  Je  n'ai  jamais  ouï  faire  de  cette  fcene  en 
particulier  tout  l'éloge  dont  elle  me  paroît  digne  ;  mais  je 
n'en  connois  pas  une  au  Théâtre  François,  où  la  main  d'un 
grand  maître  foit  plus  fenfiblement  empreinte ,  &  où  le  facré 
caradere  de  la  vertu  l'emporte  plus  fenfiblement  fur  l'éléva- 
tion du   génie. 

Une  autre  confidération  qui  tend  à  juftifier  cette  Pièce , 
c'eit  qu'il  n'eit  pas  feulement  oueftion  d'étaler  des  forfaits  , 
mais  les  forfaits  du  fanatiflne  en  particulier  ,  pour  apprendre 
au  peuple  à  le  connoître  &  s'en  défendre.  Par  malheur  ,  de 
pareils  foins  font  très -inutiles  ,  &c  ne  font  pas  toujours  ians 
danger.  Le  fanatifme  n'eit  pas  une  erreur ,  mais  une  fureur 
aveugle  &  ftupide  que  la  raifon  ne  retient  jamais.  L'unique 
fecret  pour  l'empêcher  de  naître  eft  de  contenir  ceux  qui 
l'excitent.  Vous  avez  beau  démontrer  à  des  foux  que  leurs 
chefs  les  trompent ,  ils  n'en  font  pas  moins  ardens  à  les  fuivre. 
Que  fi  le  fanatifme  exifte  une  fois  ,  je  ne  vois  encore  qu'un 


pour  un  défaut.  En  y  penfant  mieux  , 
j'ai  changé  d'opinion.  Omar  emporte 
par  fon  fa-.acifriie  ne  doit  parler  de  fon 
maître  qu'avec  cet  enthoufiafme  de 
zèle  &  d'admiration  qui  l'élevé  au-def- 
fus  de  l'humanité.  ]\lais  Mahomet  ii'ell 
pas  fanatique  ;  c'eft  un  fourbe  qui  , 
fâchant  bien  qu'il  n'eft  pas  queftion  de 
faire  l'infpiré  vis-à-vis  de  Zopire, 
cherche  à  le  gagner  par  une  confiance 
a  FeOtée  &  par  des  motifs  d'ambition. 
Ce  ton  de  laifon  doit  le  rendre  moins 


brillant  qu'Omar ,  par  cela  mériie  qu'il 
eft  plus  grand  &  qu'il  fait  mieux  dif- 
cerner  les  hommes.  Lui-mcnte  dit ,  ou 
fait  entendre  tout  cela  dans  la  fcene. 
C'étoit  donc  ma  faute  fi  je  ne  l'avois 
pas  fenti  :  mais  voilà  ce  qui  nous  ar- 
rive à  nous  autres  petits  Auteurs.  En 
voulant  cenfurer  les  écrits  de  nos  maî- 
tres ,  notre  étourderie  nous  y  fait  rele- 
ver mille  fautes  qui  font  dos  beautés 
pour  les  hommes  de  jugeaient. 

JM  m  m   2 


46o  LETTRE 

feul  moyen  d'arrêter  fon  progrès  :  c'eft  d'employer  contre 
lui  {çs  propres  armes.  Il  ne  s'agit  ni  de  raifonner  ni  de  con- 
vaincre ;  il  faut  laiiïer-là  la  philofophie  ,  fermer  les  livres  , 
prendre  le  ghiive  ôc  punir  les  fourbes.  De  plus  ,  je  crains 
bien  ,  par  rapport  h.  Mahomet ,  qu'aux  yeux  des  Spectateurs , 
fa  grandeur  d'ame  ne  diminue  beaucoup  l'atrocité  de  fes  cri- 
mes ;  &  qu'une  pareille  Pièce  ,  jouée  devant  des  gens  en 
état  de  choifîr  ,  ne  fît  plus  de  Mahomets  que  de  Zopires. 
Ce  qu'il  y  a ,  du  moins ,  de  bien  fur ,  c'elè  que  de  pareils 
exemples  ne  font  gueres  encourageans  pour  la  vertu. 

Le  noir  Atrée  n'a  aucune  de  ces  excufes  ,  l'horreur  qu'il 
infpire  eit  à  pure  perte  ;  il  ne  nous  apprend  rien  qu'à  frémir 
de  fon  crime  ;  ôc  quoiqu'il  ne  foit  grand  que  par  fa  fureur, 
il  n'y  a  pas  dans  toute  la  Pièce  un  feul  perfonnage  en  état 
par  fon  caradere  de  partager  avec  lui  l'attention  publique  : 
car ,  quant  au  doucereux  Plifthene ,  je  ne  fais  comment  on 
l'a  pu  fiipporter  dans  une  pareille  Tragédie.  Seneque  n'a  point 
mis  d'amour  dans  la  fîenne ,  &  puifque  l'Auteur  moderne  a 
pu  fe  refoudre  à  l'imiter  dans  tout  le  relte  ,  il  auroit  bien 
dû  l'imiter  encore  en  cela.  AlTurément  il  faut  avoir  un  cœur 
bien  flexible  pour  fouffrir  des  entretiens  galans  à  côté  des 
fcenes  d'Atréc. 

Avant  de  finir  fur  cette  Pièce ,  je  ne  puis  m'empccher  d'y 
remarquer  un  mérite  qui  femblera  peut-être  un  défaut  ii  bien 
des  gens.  Le  rôle  de  Thyelle  eiï  peut-être  de  tous  ceux  qu'on 
a  mis  fur  notre  Théâtre  le  plus  fentanc  le  goût  antique.  Ce 
n'eft  point  un  héros  courageux ,  ce  n'eft  point  un  modèle  de 
vertu ,    on   ne  peut  pas  dire  non  plus  que  ce  foit  un  fcélé- 


A    I\I.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  4^1 

mt  (c) ,  c'eft  un  homme  foible  &c  pourtant  intéreffant ,  par  cela 
feul  qu'il  eft  homme  ôc  malheureux.  Il  me  femble  aufiî  que  par 
cela  feul ,  le  fentiment  qu'il  excite  eft  extrêmement  tendre  & 
touchant  :  car  cet  homme  tient  de   bien   près  à  chacun  de 
nous  ,  au  lieu  que  l'héroiTme  nous  accable  encore  plus  qu'il 
ne  nous  touche  ;    parce  qu'après  tout ,   nous  n'y  avons  que 
faire.  Ne  feroit-il  pas  h.  defirer  que   nos    fublimes  Auteurs 
daignalTent  defcendre  un  peu  de  leur  continuelle  élévation  & 
nous  attendrir  quelquefois  pour  la  fimple  humanité  fouffrante, 
de  peur  que ,  n'ayant  de  la  pitié  que  pour  des  héros  malheu- 
reux ,  nous  n'en   ayions  jamais  pour  perfonne.  Les   anciens 
avoient  des  héros  &  mettoient  des  hommes  fur  leurs  Théâ- 
tres ;  nous  ,  au  contraire  ,  nous  n'y  mettons  que  des  héros , 
êc  à  peine  avons-nous  des  hommes.  Les  anciens  parloient  de 
l'humanité  en  phrafes  moins  apprêtées;  mais  ils  favoient  mieux 
l'exercer.  On  pourroit  appliquer  h.  eux  ôc  a  nous  un  trait  rap- 
porté par  Plurarque  &  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  tranf- 
crire.  Un  Vieillard  d'Athènes  cherchoit  place  au  Specîiacle  6c 
n'en  trouvoit  point;  de  jeunes-gens,   le   voyant  en  peine, 
lui  firent  fîgne  de  loin;  il  vint,    mais  ils  fe  ferrèrent  &  fe 
moquèrent  de  lui.  Le  bon-homme  fit  aînfi  le  tour  du  Théâ- 
tre ,  fort  embarrafTé   de   fa  perfonne  &   toujours  luié  de  la 
belle  jeuneffe.  Les  Ambafladeurs  de  Sparte  s'en  appcrçurent , 
&  fe  levant  à  l'inftant  placèrent  honorablement  le  Vieillard 

(c)  La  preuve  de   cela,  c'efl  qu'il  pour  un  méchant  de  Théâtre  qu'on  ne 

intéreffe.  Quant  à  h  faute  dont  il  e(l  tient  point  pour  tel,  s'il  ne  fait  frémir 

puni,  elle  eft  ancienne,  elle  eft  trop  d'hoireur. 
expiée,    &  puis  c'eft   peu  de  chofe 


45i  LETTRE 

au  milieu  d'eux.  Cette  action  fut  remarquée  de  tout  le  Spec- 
tacle ÔL  applaudie  d'un  battement  de  mains  univerfel.  Eh  , 
que  de  maux  !  s'écria,  le  bon  Vieillard,  d'un  ton  de  douleur, 
hs  Athénkns  Javent  ce  gui  efi  honnête  ,  mais  les  Lacédémo- 
niens  le  pratiquent.  Voilà  la  philofophie  moderne  ,  &  les 
mœurs  anciennes. 

Je  reviens  à  mon  fujet.  Qu'apprend-on  dans  Phèdre  &  dans 
(Edipe  ,  iinon  que  l'homme  n'ell  pas  libre ,  S^c  que  le  Ciel 
le  punit  des  crimes  qu'il  lui  fait  commettre  ?  Ou'apprend-on 
dans  Médée  ,  fi  ce  n'eft  jufqu'où  la  fureur  de  la  jaioulîe  peut 
rendre  une  mère  cruelle  &  dénaturée  ?  Suivez  la  plupart  des 
Pièces  du  Théâtre  François  :  vous  trouverez  prefque  dans 
routes  des  nionftres  aboniinables  &  des  actions  atroces ,  uti- 
les ,  fi  l'on  veut  ,  à  donner  de  l'intérêt  aux  Pièces  &  de 
l'exercice  aux  vertus  ,  mais  dangereufes  certainement ,  en  ce 
qu'elles  accoutument  les  yeux  du  peuple  à  des  horreurs  qu'il 
ne  devroit  pas  même  connoître  &  à  des  forfaits  qu'il  ne 
devroit  pas  fuppofer  pofTibles.  Il  n'elè  pas  même  vrai  que  le 
meurtre  &C  le  parricide  y  foient  toujours  odieux.  A  la  faveur 
de  je  ne  fais  quelles  commodes  fuppofjtions  ,  on  les  rend 
permis ,  ou  pardonnables.  On  a  peine  à  ne  pas  excufer  PJiedre 
incefcueufe  &  verf4nt  le  fang  innocent.  Syphax  empoifonnant 
fa  femme,  le  jeune  Horace  poignardant  fa  fœur,  Agamemnon 
immolant  fa  lille ,  Orefie  égorgeant  fa  mère  ,  ne  laiffent  pas 
d'être  des  perfonnages  intérelTans.  Ajoutez  que  l'Auteur ,  pour 
faire  parler  chacun  félon  fon  caraékre  ,  elt  forcé  de  mettre 
dans  la  bouche  d^s  méchans  leurs  maximes  &  leurs  prin- 
cipes ,  revêtus  de  tout  l'éclat  des  beaux  vers ,  ik  débités  d'un 


A    M.    D  '  A  L  E  I\I  B  E  R  T.  463 

ton  impofariL  &  fcntencieux  ,  pour  l'infiruélion  du  Parterre. 

Si  les  Grecs  fupporroienc  de  pareils  Speélacles ,  c'ctôic 
comme  leur  repréfentant  des  antiquités  nationales  <^u\  cou- 
roient  de  tous  tems  parmi  le  peuple ,  qu'ils  avoienc  leurs 
raifons  pour  fe  rappeller  fans  ceffe ,  &  dont  l'odieux  même 
entroit  dans  leurs  vues.  Dénuée  des  mêmes  motifs  âc  du 
même  intérêt,  comment  la  même  Tragédie  peut-elle  trou- 
ver parmi  vous  des  Spectateurs  capables  de  foutenir  les  ta- 
bleaux qu'elle  leur  préfente,  ôc  les  perfonnages  qu'elle  y  fait 
agir?  L'un  tue  fon  père,  époufe  fa  mère,  ôc  fe  trouve  le 
frère  de  fes  enfans.  Un  autre  force  un  iils  d'égorger  fon 
père.  Un  troifleme  fait  boire  au  père  le  fang  de  fon  fils. 
On  frilTonne  à  la  feule  idée  des  horreurs  dont  on  pare  la 
Scène  Françoife,  pour  l'amufement  du  Peuple  le  plus  doux 
&  le  plus  humain  qui  foit  fur  la  terre  ?  Non  ...  je  le  fou- 
tiens,  &:  j'en  attefle  l'effroi  des  LecTieurs,  les  maffacres  des 
Gladiateurs  n'étoient  pas  fi  barbares  que  ces  affreux  Spec- 
tacles. On  voyoit  couler  du  fang  ,  il  eft  vrai  ;  mais  on  ne 
fouilloit  pas  fon  imagination  de  crimes  qui  font  frémir  la 
Nature. 

Heureufement  la  Tragédie  telle  qu'elle  exifte  eft  fi  loin  de 
nous  ,  elle  nous  préfente  des  êtres  fi  gigantefques ,  fi  bour- 
foufîlés  ,  fi  chimériques ,  que  l'exemple  de  leurs  vices  n'eft 
gueres  plus  contagieux  que  celui  de  leurs  vertus  n'eft  utile , 
êc  qu'à  proportion  qu'elle  veut  moins  nous  inftruirc,  elle 
nous  fait  aufTi  moins  de  mal.  Mais  il  n'en  eft  pas  ainfi 
de  la  Comédie ,  dont  les  mœurs  ont  avec  les  nôtres  un 
rapport  plus  immédiat,  &  dont  les  perfonnages  relfemblent 


454  LETTRE 

mieux  à  des  hommes.  Tout  en  eft  mauvais  &  pernicieux  ; 
tout  tire  à  conféquence  pour  les  Spe>5lateurs  ;  &  le  plaifir 
même  du  comique  étant  fondé  fur  un  vice  du  cœur  humain, 
c'eft  une  fuite  de  ce  principe  que  plus  la  Comédie  eft  agréa- 
ble  6c  parfaite ,  plus  fon  effet  eit  funefte  aux  mœurs  :  mais 
fans  répéter  ce  que  j'ai  déjà  dit  de  fa  nature ,  je  me  con- 
tenterai d'en  faire  ici  l'application  ,  ôc  de  jetter  un  coup- 
d'oeil  fur   votre  Théâtre   comique. 

Prenons -le  dans  fa  perfeclion,  c'eft  -  à  -  dire  ,  à  fa  naif- 
fance.  On  convient  ôc  on  le  fentira  chaque  jour  davan- 
tage ,  que  Molière  eft  le  plus  parfait  Auteur  comique  donc 
les  ouvrages  nous  foient  connus  ;  mais  qui  peut  difconvenir 
aufH  que  le  Théâtre  de  ce  même  Molière  ,  des  talens  du- 
quel je  fuis  plus  l'admirateur  que  perfonne  ,  ne  foit  une 
école  de  vices  èc  de  mauvaifes  mœurs  ,  plus  dangereufe  que  les 
livres  mêmes  où  l'on  fait  profelfion  de  les  enfeigner  ?  Son 
plus  grand  foin  eft  de  tourner  la  bonté  ôc  la  fimplicité  en 
ridicule,  ôc  de  mettre  la  rufe  ôc  le  menfonge  du  parti  pour 
lequel  on  prend  intérêt  ;  fcs  honnêtes  gens  ne  font  que  des 
gens  qui  parlent,  Ces  vicieux  font  des  gens  qui  agiffent  ôc 
que  les  plus  brillans  fuccès  favorifent  le  plus  fouvent  ;  enfin 
l'honneur  des  applaudiffemens ,  rarement  pour  le  plus  efti- 
mable ,  eft  prefque  toujours  pour  le  plus  adroit. 

Examinez  le  comique  de  cet  Auteur  :  par-tout  vous  trou- 
verez que  les  vices  de  caractère  en  font  l'inftrument,  ôc  les 
défauts  naturels  le  fujet;  que  la  malice  de  l'un  punit  la  fim- 
plicité de  l'autre  ;  ôc  que  les  fots  font  les  vidimes  des  mé- 
chans  :  ce  qui,  pour  n'être  que  trop   vrai  dans  le  monde, 

u'en 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  455 

n'en  vaut  pas  mieux  à  mettre  au  Théâtre  avec  un  air  d'ap- 
probation ,  comme  pour  exciter  ks  amcs  perfides  à  punir» 
fous  le  nom  de  fottifc,   la  candeur  des  honnêtes  gens. 

D^t  veniam  corvisy  vexât  cenfurj    colunibas. 

Voilà  l'erprjt  général  de  Molière  &:  de  fes  imitateurs.  Ce 
font  des  gens  qui,  tout  au  plus,  raillent  quelquefois  les  vices, 
fans  jamais  faire  aimer  la  vertu  ;  de  ces  gens ,  difoit  un 
Ancien,  qui  favent  bien  moucher  la  lampe,  mais  qui  n'y 
mettent  jamais  d'huile. 

Voyez  comment,  pour  multiplier  fes  plaifanteries ,  cet 
liomme  trouble  tout  Tordre  de  la  Société  ;  avec  quel  fcan- 
dale  il  renverfe  tous  les  rapports  les  plus  facrés  fur  lefquels 
elle  elt  fondée  ;  comment  il  tourne  en  dérifîon  les  refpec- 
tables  droits  des  pères  fur  leurs  enfans  ,  des  maris  fur  leurs 
femmes,  des  maîtres  fur  leurs  fcrviteurs  1  il  fait  rire,  il  cft 
vrai,  S>c  n'en  devient  que  plus  coupable,  en  forçant,  par 
un  charme  invincible  ,  les  Sages  mêmes  de  fe  prêter  à  dz5 
railleries  qui  devroient  attirer  leur  indignation,  3'entends  dire 
qu'il  attaque  les  vices  ;  mais  je  voudrois  bien  que  l'on  com- 
parât ceux  qu'il  attaque  avec  ceux  qu'il  favorifc.  Q.'.el  cd  le 
plus  blâmable  d'un  Bourgeois  fans  cfprit  &:  vain  qui  fait 
fottement  le  Gentilhomme  ,  eu  du  Gentilhomme  fripon  qui 
le  dupe  ?  Dans  la  Pièce  dont  je  parle  ,  ce  dernier  n'cil-il 
pas  l'honncte-homme  ?  N'a-t-il  pas  pour  lui  l'intérêt  &:  le 
Public  n'applaudit-il  pas  h  tous  les  tours  qu'il  fait  à  l'autre  ? 
Quel  efè  le  plus  criminel  d'un  Payfan  affez  fou  pour  cpoufer 
une  Demoifelle ,  ou  d'une  femme  qui  cherche  à  désiionorcr 
Mélanges.    Tome  1.  N  n  n 


465  LETTRE 

Iba  époux?  Que  penfer  d'une  Pièce  où  le  Parterre  applaudit 
à  l'infidélité  ,  au  menfonge  ,  à  l'impudence  de  celle-ci ,  & 
rit  de  la  bécife  du  Manan  puni?  C'efî  un  grand  vice  d'être 
avare  ôc  de  prêter  à  ufure  ;  mais  n'en  eft-ce  pas  un  plus 
grand  encore  à  un  fils  de  voler  Ton  père  ,  de  lui  manquer 
de  refped ,  de  lui  fidre  mille  infiiltans  reproches ,  ôc ,  quand 
ce  père  irrité  lui  donne  fa  malédiêlion ,  de  répondre  d'un 
air  goguenard  qu'il  n'a  que  faire  de  fes  dons?  Si  la  plai- 
fancerie  elt  excellente  ,  en  eft-elle  moins  punifîable;  &  la 
l'iece  oîi  l'on  fait  aimer  le  fils  infolent  qui  l'a  faite ,  en  eft- 
elle  moins  une  école  de   mauvaifes  mœurs  ? 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  parler  des  Valets.  Ils  font  con- 
damnés par  tout  le  monde  (  d  )  ;  ôc  il  feroit  d'autant  moins 
jufte  d'imputer  à  Molière  les  erreurs  de  fes  modèles  Ôc  de 
fon  fiecle  qu'il  s'en  elt  corrigé  lui-même.  Ne  nous  préva- 
lons, ni  des  irrégularités  qui  peuvent  fe  trouver  dans  les 
ouvrages  de  la  jeaneffe ,  ni  de  ce  qu'il  y  a  de  moins  bien 
dans  fes  autres  Pièces  ,  ôc  palfons  tout  d'un  coup  à  celle 
qu'on  reconnoîc  unanimement  pour  fon  chef-d'œuvre  :  je  veux 
dire,  le  Mifanchrope. 

Je  trouve  que  cette  Comédie  nous  découvre  mieux  qu'au- 
cune autre  la  véritable  vue  dans  laquelle  Molière  a  compofé 

(d)  Je  ne  décile  pas    s'il  faut  en  la  Société  fût  bonne  au  Théâtre.  Sup- 

efFet  Its  conilamner    11  Ce  peut  que  les  pofé  qu'il  faille    quelques  fourberies 

Valets  ne  foient  plus  que  les  inftru-  dans  les  Pièces,  je  ne  fais  s'il  ne  vau- 

mens  des  méchancetés  des  maîtres ,  droit   pas  mieux  que  les  Valets  feuls 

depuis  que  ceux-ci  leur  ont  ftté  l'hon-  en  fuffent  chargés  &  que  les  honnêtes 

neui- de  l'inventior.  Cependant  je  dou-  gens  fufl'ent  aulli  des  gens  honnêtes  > 

terois  qu'en  ceci  l'image  trop  naive  de  au  moins  fur  la  Scène. 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  457 

fon  Théâtre  ;  ôc  nous  peut  mieux  faire  juger  de  fes  vrais 
effets.  Ayant  à  plaire  au  Public ,  il  a  confulté  le  goût  le 
plus  général  de  ceux  qui  le  compofent  :  fur  ce  gcût  il  s'elè 
formé  un  modèle,  &  fur  ce  modèle  un  tableau  des  défauts 
contraires  ,  dans  lequel  il  a  pns  ces  caractères  comiques  ,  ôc 
dont  il  a  diflribué  les  divers  traits  dans  ks  Pièces.  Il  n'a 
donc  point  prétendu  former  un  honuéte-homme  ,  mais  un 
homme  du  monde  ;  par  conféquent ,  il  n'a  point  voulu  cor- 
riger les  vices,  mais  les  ridicules;  &,  comme  j'ai  déjà  dit, 
il  a  trouvé  dans  le  vice  même  un  infèrument  très-propre 
à  y  réufiir.  Ain(î  voulant  expofer  à  la  rifée  publique  tous 
les  défauts  oppofés  aux  qualités  de  l'homme  aimable  ,  de 
l'homme  de  Société ,  après  avoir  joué  tant  d'autres  ridicules ,  il 
lui  refloit  à  jouer  celui  que  le  monde  pardonne  le  moins ,  le 
ridicule  de  la  vertu  ;  ce  qu'il  a  fait  dans  le  Mifinthrope. 

Vous  ne  fauriez  me  nier  deux  chofes  :  l'une ,  qu'Alcefte 
dans  cette  Pièce  eft  un  homme  droit,  fincere ,  eitimable  , 
un  véritable  homme  de  bien;  l'autre,  que  l'Auteur  lui  donne 
un  perfonnage  ridicule.  C'en  eft  affez ,  ce  me  femble ,  pour 
rendre  Molière  inexcufable.  On  pourroit  dire  qu'il  a  joué  dans 
Alcefk,  non  la  vertu,  mais  un  véritable  défaut,  qui  efl  la 
haine  des  hommes.  A  cela  je  réponds  qu'il  n'elt  pas  vrai 
qu'il  ait  donné  cette  haine  à  fon  perfonnage  :  il  ne  faut 
pas  que  ce  nom  de  Mifanthrope  en  impofe ,  comme  fi  celui 
qui  le  porte  étoic  ennemi  du  genre-humain.  Une  pareille 
h:iine  ne  feroit  pas  un  défaut,  mais  une  dépravation  de  la 
Nature  ôc  le  plus  grand  de  tous  les  vices.  Le  vrai  Mifan- 
thrope eft  un  monflre.  S'il  pouvoic  exiiler ,   il   ne  feroit  pas 

Nnn  i 


469  LETTRE 

rire ,  il  feroic  hon-eur.  Vous  pouvez  avoir  vu  à  la  Comédis 
Italienne  une  Pièce  intitulée  ,  la  vie  eft  un.  for.ge.  Si  vous  vous 
rappeliez  le  Héros  de  cette  Pièce  ,  voilà  le  vrai  Mifanrhrope. 
Qu'cft-ce  donc  que  le  Mifanthrope  de  Molière  ?  Un  homme 
de  bien  qui  détefte  les  mœurs  de  fon  fîecle  &  la  méchanceté 
de  ks  Contemporains;  qui,  précifcment  parce  qu'il  aime  fes 
femblables ,  hait  en  eux  les  maux  qu'ils   fe  font  réciproque- 
ment &c  les  vices  dont  ces  maux  font   l'ouvrage.   S'il  étoin 
moins  touché  des  erreurs  de  l'humanité,  moins  indigné  des 
iniquités  qu'il  voit ,  feroit-il  plus  humain  lui-même  ?  Autant 
vau droit   foutenir  qu'un   tendre  père   aime  mieux  les  enfans. 
d'autrui  que  les  fiens ,  parce  qu'il  s'irrite  des  fautes  de  ceux- 
ci ,  &  ne  dit  jamais  rien  aux  autres. 

Ces  fentimens  du  Mifanthrope  font  parfaitement  développés 
dans  fon  rôle.  11  dit,  je  l'avoue,  qu'il  a  conçu  une  haine 
effroyable  contre  le  genre-humain;  mais  en  quelle  occafioii 
le  dit-il  (  e  )  ?  Quand ,  outré  d'avoir  vu  fon  ami  trahir  là-- 
chement  fon  fentimient  &  tromper  Thomme  qui  le  lui  de- 
mande ,  il  s'en  voit  encore  plaifanrer  lui-même  au  plus  fort 
de  ù  cclcre.  Il  elt  naturel  que  cette  colère  dégénère  en  em- 
porremcnt  .5^  lui  falTe  dire  alors  plus  qu'il  ne  penfe  de  fang- 
froid.  D'ailleurs  la  raifoa  qu'il  rend  de  cette  haine  univer- 
fclle  en  jullilie  pleinement  h  caufe. 

(  e  )  J'avertis  qu't;tant  fans  livres ,  Pièces.    Mais    quand    mes    exemples 

fans  mémoire  ,  &   n'ayant  pour  tous  feroient  peu  juftes  ,  mes  raifons  ne  le 

jnatiriaux  qu'un  conFLis  fouvcnir  îles  feroient  pas   moins,  attendu   qu'elle» 

oblervations    que  j'ai  fuites  autrefois  ne   font  point  tirées  de  telle   ou  telle 

«u  Speftacle,  jepuis  me  trompcïdans  Pièce,    mais    de  l'efpiit   général   du 

mes  citc-tions  &  rcnveifcr  l'urdic  des  Théâtre,  que  j'ai  bien  étudié. 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  453 

Us  uns  ,  parce  qu'ils  font  médians  , 
Et  Us  autres ,  pour  être  aux  méchans  complaifans. 

Ce  n'eft  donc  pas  des  hommes  qu'il  efè  ennemi ,  m.ais  de  la 
méchanceté  des  uns  &  du  fupporc  que  cette  méchanceté 
trouve  dans  les  autres.  S'il  n'y  avoir  ni  fripons,  ni  fhtteurs, 
il  aimeroic  touc  le  genre-humain.  Il  n'y  a  pas  un  homme  de 
bien  qui  ne  foit  MiUmthrope  en  ce  fens  ;  ou  plutôt ,  les  vrais 
Mifanthropes  font  ceux  qui  ne  penfent  pas  ainiî:  car  au  fond, 
je  ne  connois  point  de  plus  grand  ennemà  des  hommes  que 
l'ami  de  tout  le  monde ,  qui ,  toujours  charmé  de  tout ,  en- 
courage incclTamment  les  médians,  &;  fiatrc  par  fa  coupable 
complaifance  les  vices  d'où  nailTent  tous  les  défordres  de  la 
Société. 

Une  preuve  bien  fûre  qu'AIcefie  n'eit  point  Mifinthrope  à 
la  lettre ,  c'efc  qu'avec  fes  brufqieries  &  fes  incartades  ,  il 
ne  lailTe  pas  d'intéreffer  &  de  plaire.  Les  Spedareurs  ne  vcii- 
droient  pas  ,  à  la  vérité  ,  lui  relfembler  :  parce  que  tant 
de  droiture  elt  fort  incommode  ;  mais  aucun  d'eux  ne  feroic 
fâché  d'avoir  à  foire  à  quelqu'un  qui  lui  refTemblât  ,  ce  qui 
n'arriveroit  pas  s'il  étoit  l'ennemi  déclaré  dts  hcmm,es.  Dans 
toutes  les  autres  Pièces  de  Molière  ,  le  perfonnage  ridicule  eft 
toujours  haVlfable  ou  méprifable  ;  dans  ceKe-là  ,  quoiqu'Alcclie 
ait  des  défauts  réels  dont  on  n'a  pas  tort  de  rire  ,  on  fent 
pourtant  au  fond  du  cœur  un  refpccl  peur  lui  dont  on  ne 
peut  fe  défen<he.  En  cette  occafion  ,  la  force  de  la  vertu 
l'emporte  fur  l'art  de  l'Auteur  &  fait  honneur  ili  fon  cara^lere. 
Quoique  Molière  fit  des  Pièces  répréhenlibles ,  il  étoit  per- 


^470  LETTRE 

fonnellement  honnête -homme,  &  jamais  le  pinceau  d'un 
honnête  -  homme  ne  fut  couvrir  de  couleurs  odieufes  les  traits 
de  la  droiture  &:  de  la  probité.  Il  y  a  plus  :  Molière  a  mis 
dans  la  bouche  d'Alcelie  un  fi  grand  nombre  de  fes  propres 
maximes ,  que  plu  fleurs  ont  cru  qu'il  s'étoit  voulu  peindre  lui- 
même.  Cela  parut  dans  le  dépit  qu'eut  le  Parterre  à  la  pre- 
mière reprcfentation  ,  de  n'avoir  pas  été  ,  fur  le  Sonnet,  de 
l'avis  du  Mifanthrope  :  car  on  vit  bien  que  c'étoit  celui  de 
l'Auteur. 

Cependant  ce  cara6î:ere  fi  vertueux  e(t  préfenté  comme  ridi- 
cule ;  il  l'elt ,  en  effet ,  à  certains  égards  ,  &  ce  qui  démontre 
que  l'intention  du  Pcëce  eft  bien  de  le  rendre  tel ,  c'eft  celui 
de  l'ami  Philinte  qu'il  met  en  oppofition  avec  le  fien.  Ce 
Philinte  elt  le  Sage  de  la  Pièce  ;  un  de  ces  honnêtes  gens 
du  grand  monde ,  dont  les  maximes  reflembient  beaucoup  à 
telles  des  fripons;  de  ces  gens  fi  doux,  fi  modérés ,  qui  trou- 
vent toujours  que  tout  va  bien  ,  parce  qu'ils  ont  intérêt  que 
rien  n'aille  mieux;  qui  font  toujours  contens  de  tout  le  monde, 
parte  qu'ils  ne  fe  foucient  de  perfonne  ;  qui  ,  autour  d'une 
bonne  table  ,  foutiennent  qu'il  n'eft  pas  vrai  que  le  peuple 
ait  faim  ;  qui ,  le  gouffet  bien  garni  ,  trouvent  fort  mauvais 
qu'on  déclame  en  flweur  des  pauvres  ;  qui ,  de  leur  maifon 
bien  fermée  ,  verroient  voler ,  piller ,  égorger  ,  maflacrer  tout 
le  genre -humain  fans  fe  plaindre  :  attendu  que  Dieu  les  a 
doués  d'une  douceur  très-méritoire  à  fupportcr  les  malheurs 
d'autrui. 

On  voit  bien  que  le  flegme  raifonneur  de  celui-ci  elt 
très-propre  à  redoubler  ôc  faire  fortir  d'une  manière  comique 


A    M.    D'  A  L  E  M  E  E  R  T.  '471 

les  eniportemens  de  l'autre  ;  &:  le  tort  de  Molière  n'eft  pas 
d'avoir  fait  du  Mifanthrope  un  homme  colère  6c  bilieux  ,  mais 
de  lui  avoir  donné  des  fureurs  puériles  fur  des  fujets  qui  ne 
dévoient  pas  l'émouvoir.  Le  caractère  du  Mifanthrope  n'eft  pas 
à  la  difpofition  du  Poëte  ;  il  eft  déterminé  par  la  nature  de 
fa  paiïîon  dominante.  Cette  pafîîon  elt  une  violente  haine 
du  vice,  née  d'un  amour  ardent  pour  la  vertu  ,  ôc  aigrie  par 
le  fpeftacle  continuel  de  la  méchanceté  des  hommes.  Il  n'y 
a  donc  qu'une  ame  grande  &  noble  qui  en  foit  fufceptible. 
L'horreur  &c  le  mépris  qu'y  nourrit  cette  même  paflion  pour 
tous  les  vices  qui  l'ont  irritée  fert  encore  h  les  écarter  du 
cœur  qu'elle  agite.  De  plus  ,  cette  contemplation  continuelle 
des  défordres  de  la  Société,  le  détache  de  lui-même  pour 
fixer  toute  fon  attention  fur  le  genre-humain.  Cette  habitude 
élevé,  aggrandit  {es  idées  ,  détruit  en  lui  des  inclinations  baffes 
qui  nourrilfent  &c  concentrent  l'amour-propre  ;  &  de  ce  con- 
cours naît  une  certaine  force  de  courage ,  une  fierté  de  carac- 
tère qui  ne  laiffe  prife  au  fond  de  fon  ame  qu'à  des  fentimens 
dignes  de  l'occuper. 

Ce  n'elt  pas  que  l'homme  ne  foit  toujours  homme  ;  que 
la  pafîion  ne  le  rende  fouvent  foible ,  injufte ,  déraifonnable  ; 
qu'il  n'épie  peut-être  les  motifs  cachés  des  adions  des  autres, 
avec  un  fecret  plaifîr  d'y  voir  la  corruption  de  leurs  cœurs  ; 
qu'un  petit  mal  ne  lui  donne  fouvent  une  grande  colère  ,  & 
qu'en  l'irritant  à  deffein  ,  un  méchant  adroit  ne  pût  parvenir 
à  le  faire  paffer  pour  méchant  lui-même  ;  mais  il  n'en  eft 
pas  moins  vrai  que  tous  moyens  ne  font  pas  bons  à  pro- 
duire ces  effets ,  ik  qu'ils  doivent  être  affortis  à  fon  caractère 


47^  LETTRE 

pour  le  mettre  en  jeu  :  fuas  quoi ,  c'eil  fubftituer  un  autre 
homme  au  Mifanrhrope  6c  nous  le  peindre  avec  des  traits  qui 
ne  font  pas  les  ficns. 

Voilà  donc  de  quel  coté  le  caractère  du  Mifanthrope  doit 

porter  ks  défauts  ,  &c  voilà  auffi  de  quoi  Molière  fait  un  ufage 

admirable  dans  toutes  les  fcenes  d'AIcefle  avec  fon  ami ,  où 

les  froides  maximes  ôc  les  railleries  de  celui-ci,  démontant 

l'autre  à  chaque  inflant ,    lai   font  dire  mille  impertinences 

très-bien  placées  ;   mais   ce   cara6lere    âpre  ôc  dur  ,  qui  lui 

donne  tant  de  fiel  &  d'aigreur  dans  l'occauon  ,  l'éloigné  en 

même  tems  de  tout  chagrin  puérile  qui  n'a  nul  fondement 

raifonnable ,  &c  de  tout  intérêt  pcrfonnel  trop  vif,  dont  il  ne 

doit  nullement  être  fufteprible.   Qu'il  s'emporte  fur  tous  les 

défordres  dont  il  n'eit  que  le  témoin  ,  ce  font  toujours  de 

nouveaux  traits  au  tableau  ;  mais  qu'il  foit  froid  fur  celui  qui 

s'adrefTe  directement  à  luL  Car  ayant  déclaré  la  guerre  aux 

méchans,  il  s'attend  bien  qu'ils  la  lai  feront  à  leur  tour.  S'il 

n'avoit  pas  prévu  le  mal  que  lui  fera  fa  franchifc  ,  elle  feroit 

une  étourderle  &c  non  pas  une  vertu.  Qu'une  femme  fauffe  le 

trahiffe  ,  que  d'indignes  amis  le  déshonorent,  que  de  foiblts 

amis  l'abandonnent  ;  il  doit  le  foufTrir  fans  en  murmurer.  Il 

connoît  les  hommes. 

Si  ces  diftindions  font  juflcs  ,  MoHcre  a  mal  faifî  le  Mifan- 
thrope. Pcnfe-t-on  que  ce  foit  par  erreur  ?  Non ,  fans  doute. 
Mais  voilà  par  où  le  defir  de  faire  rire  aux  dépens  du 
perfonnage  ,  l'a  forcé  de  le  dégrader  ,  contre  la  vérité  du 
caradere. 
Après    l'aventure  du   Sonnet,  comment   Alcefle  ce  s'at- 

tcnd-i 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  473 

tend-il  point  aux  mauvais  procédés  d'Oronte  ?  Peut-il  en  être 
étonné  quand  on  l'en  inltruit ,  comme  fi  c'étoit  la  première 
fois  de  fa  vie  qu'il  eût  été  fincere  ,  ou  la  première  fois  que 
fa  fincérité  lui  eût  fait  un  ennemi  ?  Ne  doit-il  pas  fe  pré- 
parer tranquillement  à  la  perte  de  fon  procès  ,  loin  d'en 
marquer  d'avance  un  dépit  d'enfant  ? 

Ce  font  vingt  milk  francs  qu'il  ni'ai  pourra  coûter  ; 
Maispour  vingt  mille  francs  r aurai  droit  de  pejler. 

Un  Mifanthrope  n'a  que  faire  d'acheter  Ç\  cher  le  droit  de 
pefter ,  il  n'a  qu'à  ouvrir  les  yeux  ;  «Se  il  n'eftime  pas  affez 
l'argent  pour  croire  avoir  acquis  fur  ce  point  un  nouveau 
droit  par  la  perte  d'un  procès  :  mais  il  faloit  faire  rire  le 
Parterre. 

Dans  la  fcene  avec  Dubois  ,  plus  Alcefle  a  de  fujet  de 
s'impatienter,  plus  il  doit  relier  flegmatique  &.  froid  :  parce 
que  l'étourderie  du  Valet  n'elt  pas  un  vice.  Le  Mifanthrope 
&  l'homme  emporté  font  deux  cara(fl:eres  très-différens  :  c'étoit- 
là  l'occafîon  de  les  diltinguer.  Molière  ne  l'ignoroit  pas  ;  mais 
il  faloit  faire  rire  le  Parterre. 

Au  rifque  de  faire  rire  auiïi  le  Leéleur  à  mes  dépens  ,  j'ofe 
accufer  cet  Auteur  d'avoir  manqué  de  très  -  grandes  conve- 
nances ,  une  très  -  grande  vérité  ,  &  peut  -  être  de  nouvelles 
beautés  de  fituation.  C'étoit  de  faire  un  tel  changement  li 
fon  plan  que  Philinte  entrât  comme  A6leur  néceliaire  dans 
le  nœud  de  fa  Pièce,  en  forte  qu'on  pût  mettre  les  aéHons 
de  Philinte  &  d'Alcefte  dans  une  apparente  oppolltion  avec 
kurs  principes ,  &c  dans  une  conformité  parfaite  avec  leurs 
Mélanges.    Tome  I,  O  o  o 


474  LETTRE 

caracleres.  Je  veux  dire  qu'il  faloic  que  le  Mifanthrope  fût 
toujours  furieux  contre  les  vices  publics  ,  ck  toujours  tran- 
quille fur  les  méchancetés  perfoiinelles  dont  il  étoit  la  vidime. 
Au  contraire,  le  philofophe  Philinte  devoit  voir  tous  les  défor- 
dres  de  la  Société  avec  un  flegme  Stoïque  ,  &  fe  mettre  en 
fureur  au  moindre  mal  qui  s'adrelToit  diredement  à  lui.  En 
effet ,  j'obferve  que  ces  gens  ,  fi  paifibles  fur  les  injuffices 
publiques  ,  font  toujours  ceux  qui  font  le  plus  de  bruit  au 
moindre  tort  qu'on  leur  ftiit ,  &  qu'ils  ne  gardent  leur  phi- 
lofophie  qu'aufli  long-tems  qu'ils  n'en  ont  pas  befoin  pour 
eux-mêmes.  Ils  relfemblent  à  cet  Irlandois  qui  ne  vouloir 
pas  fortir  de  fon  lit  ,  quoique  le  feu  fût  à  la  maifon.  La 
maifon  brûle ,  lui  crioit-on.  Que  m'importe  ?  répondoit-il  , 
je  n'en  fuis  que  le  locataire.  A  la  fin  le  feu  pénétra  jufqu'à 
lui.  AufTî-tôt  il  s'élance ,  il  court ,  il  crie ,  il  s'agite  ;  il  com- 
mence à  comprendre  qu'il  faut  quelquefois  prendre  inté-^ 
rct  à  la  maifon  qu'on  habite  ,  quoiqu'elle  ne  nous  appar- 
tienne pas. 

11  me  femble  qu'en  traitant  les  caraâeres  en  queflion  fur 
cette  idée  ,  chacun  des  deux  eût  été  plus  vrai ,  plus  théâtral , 
ôc  que  celui  d'AIcefte  eût  fait  incomparablement  plus  d'effet  ; 
mais  le  Parterre  alors  n'auroit  pu  rire  qu'aux  dépens  de  l'homme 
du  monde ,  &.  l'intention  de  l'Auteur  étoit  qu'on  rît  aux  dépens 
du  Mifanthrope  (  f  ). 

(  f  )  Je  ne  doute  point  que,  fur  ridée  naturel  que  l'Athénien  ,  égal  en  mérite- 

que  je  viens  de  propofer ,  un  homme  à  celui  de  Molière  ,  &  fans  comparai- 

de  génie  ne  pût  faire  un  nouveau  IMi-  fon  plus   inftrui.1if.  Je    ne  vois  qu'un. 

Êinihrope ,  non  moins  vrai ,  non  moins  inconvénient  à  cette  nouvelle  Pièce  ,. 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  475 

Dans  la  même  vue ,  il  lui  fait  tenir  quelquefois  des  propos 
d'humeur  ,  d'un  goût  tout  contraire  à  celui  qu'il  lui  donne. 
Telle  elt  cette  pointe  de  la  Scène  du  Sonnet  : 

La  pejle  de  ta  chute ,  empoifonneur  au  Diable  ! 
En  eujfes-tu  fait  une  à  te  cajfer  le  nei. 

pointe  d'autant  plus  déplacée  dans  la  bouche  du  Mifanthropc , 
qu'il  vient  d'en  critiquer  de  plus  fupportables  dans  le  Sonnet 
d'Oronte  ;  ôc  il  eît  bien  étrange  que  celui  qui  la  fait  propofe 
un  infiant  après  la  chanfon  du  Roi  Henri  pour  un  modèle 
de  goût.  Il  ne  fert  de  rien  de  dire  que  ce  mot  échappe  dans 
un  moment  de  dépit  :  car  le  dépit  ne  dide  rien  moins  que 
des  pointes ,  êc  Alcefte  qui  pafTe  fa  vie  à  gronder ,  doit  avoir 
pris  ,  même  en  grondant  ,  un  ton  conforme  à  fon  tour 
d'efprit. 

Alorbleu  !  vil  complaifant  I  vous  loue\  des  fottifes. 

C'elt  ainfi  que  doit  parler  le  Mifanthrope  en  colère.  Jamais 
une  pointe  n'ira  bien  après  cela.  Mais  il  faloit  faire  rire  le 
Parterre  ;  ôc  voilà  comment  on  avilit  la  vertu. 

Une  chofe  auez  remarquable  ,  dans  cette  Comédie  ,  eft 
que  les  charges  étrangères  que  l'Auteur  a  données  au  rôle 
du  Mifanthrope  ,  l'ont  forcé  d'adoucir  ce  qui  étoit  clTentiel 
au  caractère.  Ainfi,  tandis  que  dans  toutes  fes  autres  Pièces 
les  caratfleres  font  chargés  pour  faire  plus  d'effet ,  dans  celle- 

c'eft  qu'il  feroitimpofTible  qu'elle  réuC-       crcur  à  fes  dcpens.  Nous  voilù  rcii- 
fk  :  car,  quoiqu'on  tlife  ,   en  chofes       trcs  dans  mes  principes, 
qui  deshonorent,  nul  ne  rit  de  bon 

O  00    2 


475  LETTRÉ 

ci  feule  les  traits  font  é moufles  pour  h  rendre  plus  thcatrale. 
La  même  Scène  dont  je  viens  de  parler  m'en  fournit  la  preuve. 
On  y  voit  Alcefte  tergiverfer  &  ufer  de  détours ,  pour  dire 
fon  avis  à  Oronte.  Ce  n'eft  point-là  le  Mifanthrope  :  c'elt  un 
honnête  homme  du  monde  qui  fe  fait  peine  de  tromper  celui 
qui  le  confulte.  La  force  du  caradere  vouloit  qu'il  lui  dît 
brafquement ,  votre  Sonnet  ne  vaut  rien  ,  jettez  le  au  feu  ; 
mais  cela  auroit  ôté  le  comique  qui  naît  de  l'embarras  du 
Mifanthrope  &  de  fes  je  ne  dis  pas  cela  répétés ,  qui  pour- 
tant ne  font  au  fond  que  des  menfonges.  Si  Philinte  ,  à  fon 
exemple ,  lui  eût  dit  en  cet  endroit ,  &  que  dis-tu  donc ,  traître  ? 
qu'avoit-il  à  répliquer  ?  En  vérité  ,  ce  n'eft  pas  la  peine  de 
refèer  Mifanthrope  pour  ne  l'être  qu'à  demi  :  car ,  fi  l'on  fe 
permet  le  premier  ménagement  &  la  première  altération  de 
vérité  ,  où  fera  la  raifon  fuffifante  pour  s'arrêter  jufqu'à  ce 
qu'on  devienne  aufli  faux  qu'un  homme  de  Cour  ? 

L'ami  d' Alcefte  doit  le  connoîrre.  Comment  ofe  - 1  -  il  lui 
propofer  de  viiiter  des  Juges,  c'e't-à-dire  ,  en  termes  hon- 
nêtes, de  chercher  à  les  corrompre?  Comment  peut-il  fuppo- 
fer  qu'un  homme  capable  de  renoncer  même  aux  bienféances 
par  amour  pour  la  vertu  ,  foit  capable  de  manquera  fes  devoirs 
par  intérêt?  Solliciter  un  Juge!  Il  ne  faut  pas  être  Mifanthrope, 
il  fuflit  d'être  honnête-homme  pour  n'en  rien  faire.  Car  enfin , 
quelque  tour  qu'on  donne  à  la  chofe  ,  ou  celui  qui  follicite  un 
Juge  l'exhorte  à  remplir  fon  devoir  &  alors  il  lui  fait  une 
infuke  ,  ou  il  lui  propofe  une  acception  de  pcrfonnes  Sx.  alors 
il  le  veut  féduire  :  puifque  toute  acception  de  perfonnes  eft 
un  crime  dans  un  Juge  qai  doit  connoîtrc  l'affaire  &  non  les 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  477 

parties ,  &  ne  voir  que  l'ordre  èc  la  loi.  Or  je  dis  qu'engager 
un  Juge  à  faire  une  mauvaife  adion ,  c'eft  la  faire  foi-  même  ; 
Se  qu'il  vaut  mieux  perdre  une  caufe  jufte  que  de  faire  une 
mauvaife  adion.  Cela  eft  clair  ,  net ,  il  n'y  a  rien  à  répon- 
dre. La  morale  du  monde  a  d'autres  maximes,  je  ne  l'ignore 
pas.  Il  me  fuffit  de  montrer  que ,  dans  tout  ce  qui  rendoit  le 
Mifanrhrope  fi  ridicule  ,  il  ne  faifoit  que  le  devoir  d'un  homme 
de  bien  ;  &  que  fon  caractère  étoit  mal  rempli  d'avance  ,  fi 
fon  ami  fuppofoit  qu'il  pût  y  manquer. 

Si  quelquefois  l'habile  .'.  ;teur  lailTe  agir  ce  caractère  dans 
toute  fa  force,  c'eft  feulement  quand  cette  force  rend  la  Scène 
plus  théâtrale ,  &  produit  un  comique  de  contrafie  ou  de  fitua- 
tionplus  fenfible.  Telle  eft,  par  exemple,  l'humeur  taciturne  & 
filencieufe  d'Alcefte  ,  &  enfuite  la  cenfure  intrépide  &  vive- 
ment apoftrophée  de  la  converfation  chez  la  Coquette. 

ylllons  ,  ferme ,  poujjei ,  mes  bons  amis  de  Cour. 

Ici  l'Auteur  a  marqué  fortement  la  diflinclion  du  Médifant  & 
du  Mifanthrope.  Celui-ci ,  dans  fon  fiel  acre  &  mordant , 
abhorre  la  calomnie  &;  dételée  la  fatire.  Ce  font  les  vices 
publics  ,  ce  font  les  méchans  en  général  qu'il  attaque.  La  baffe 
ôc  fecrete  médifance  eft  indigne  de  kii  ,  il  la  méprife  &  la 
hait  dans  les  autres  ;  &  quand  il  dit  du  mal  de  quelqu'un  , 
il  commence  par  le  lui  dire  en  face.  Aufîi,  durant  toute  la 
Pièce,  ne  fait-il  nulle  part  plus  d'efTet  que  dans  cette  Scène: 
parce  qu'il  eft  là  ce  qu'il  doit  être  &  que ,  s'il  fait  rire  le 
Parterre  ,  les  honnêtes  gens  ne  rougiffcnt  pas  d'avoir  ri. 
Mais  en  général ,  on  ne  peut  nier  que  ,  fi  le  Mifanthrope 


47^  LETTRE 

étoit  plus  Miûnthrope ,  il  ne  fût  beaucoup  moins  plaifant  ; 
parce  que  ù  franchile  ôc  {^  fermeté  ,  n'admettant  jamais  de 
détour ,  ne  le  laifferoit  jamais  dans  l'embarras.  Ce  n'eft  donc 
pas  par  ménagement  pour  lui  que  l'Auteur  adoucit  quelque- 
fois fon  caraclere  :  c'eft  au  contraire  pour  le  rendre  plus 
ridicule.  Une  autre  rai  fon  l'y  oblige  encore  ;  c'eft  que  le 
Mifanthrope  de  Théâtre  ,  ayant  h  parler  de  ce  qu'il  voit ,  doit 
vivre  dans  le  monde,  ôc  par  conféquent  tempérer  fa  droiture 
&c  fes  manières ,  par  quelques  -  uns  de  ces  égards  de  men- 
fonge  &  de  faulTeté  qui  compc  *  it  la  poîitefTe  Ôc  que  le 
monde  exige  de  quiconque  y  veut  être  fupporté.  S'il  s'y 
montroit  autrem.ent  ,  fes  difcours  ne  feroient  plus  d'effet. 
L'intérêt  de  l'Auteur  eft  bien  de  le  rendre  ridicule ,  mais  non 
pas  fou  ;  ôc  c'eft  ce  qu'il  paroîtroit  aux  yeux  du  Public  ,  s'il 
étoit  tout-à-fait  fage. 

On  a  peine  à  quitter  cette  admirable  Pièce  ,  quand  on  a 
commencé  de  s'en  occuper  ;  ôc ,  plus  on  y  fonge ,  plus  on 
y  découvre  de  nouvelles  beautés.  Mais  enfin ,  puifqu'elle  eft , 
fans  contredit ,  de  toutes  les  Comédies  de  Molière ,  celle  qui 
contient  la  meilleure  ôc  la  plus  fliine  morale ,  fur  celle  -  là 
jugeons  dçs  autres  ;  &  convenons  que ,  l'intention  de  l'Auteur 
étant  de  plaire  à  des  efprits  corrompus  ,  ou  fa  morale  porte 
au  niai ,  ou  le  faux  bien  qu'elle  prêche  eft  plus  dangereux 
que  le  mal  même  :  en  ce  qu'il  fcduit  par  une  apparence  de 
raifon  :  en  ce  qu'il  fait  préférer  l'uHige  ôc  les  maximes  du 
monde  à  l'exaéle  probité  :  en  ce  qu'il  fait  conflfter  la  fageffe 
dans  un  certain  miilicu  entre  le  vice  ôc  la  vertu  :  en  ce  qu'au 
grand  foulagement   des    Spcdateurs  ,  il  leur  perfuade  que  , 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  II  T.  479 

pour  erre  honnête  -  homme,  il  fufîit  de  n'être  pas  un  franc 
fcélérat. 

J'aurois  trop  d'avantage  ,  fi  je  voulois  paiïer  de  l'examen 
de  Molière   à  celui  de  fes   fucceffeurs ,    qui ,  n'ayant  ni   fon 
génie ,  ni  fa  probité ,  n'en  ont  que  mieux  fuivi  fes  vues  inté- 
reiTées,  en  s'atrachant  à  flatter  une  jeuneiTe  débauchée  &  dts 
femmes  fans  mœurs.  Ce  font  eux  qui  les  premiers  ont  intro- 
duit ces   grollîeres  équivoques,  non   moins  profcrites   par  le 
goût  que  par  l'honnêteté;  qui  firent  long-tems  l'amufernenc 
des  mauvaifes  compagnies,  l'embarras  des  perfonnes  modefies, 
&  dont  le  meilleur  ton  ,  lent  dans  fes  progrès  ,  n'a  pas  encore 
purifié  certaines  provinces.    D'autres  Auteurs ,  plus  réfervés 
dans  leurs  faillies ,    lailîanc  les  premiers  amufer  les  femmes 
perdues  ,  fe  chargèrent  d'encourager  les  filoux.  Regnard  un 
des  moins  libres  ,    n'efi:  pas   le  moins  dangereux.  C'eft  une 
chofe  incroyable  qu'avec   l'agrément  de  la  Police ,  on  joue 
publiquement   au   milieu  de  Paris  une  Comédie ,    où  ,   dans 
l'appartement  d'un  oncle  qu'on   vient  de  voir  expirer ,   fon 
neveu ,  l'honnête  -  homme  de  la  Pièce ,   s'occupe  avec   fon 
digne  cortège ,   de  foins  que  les  loix  paient  de  la  corde;  & 
qu'au  lieu  des   larmes   que  la  feule    humanité  fait  verfer  en 
pareil  cas  aux   indifférens  mêmes ,   on  égayé ,   à  l'envi ,  de 
plaifanteries  barbares  le  tri  (le  appareil  de  la  mort.  Les  droits 
fes  plus  facrés ,  les  plus  touchans   fentimens  de    la   Nature , 
font  joués  dans  cette  odieufe  Scène.  Les  tours  les  plus  punif- 
fables  y  font  ralfemblés  comme  à  plaifir,  avec  un  enjouement 
qui   fait  paffer  tout  cela  pour  des   gcnrilleïïes.  Faux  -  a6le  , 
fuppofition,  vol,  fourberie,  menfonge,  inhumanité,  tout  y 


4^0  LETTRE 

efl:,  ôc  tout  y  eiï  applaudi.  Le  mort  s'étant  avifé  de  renaître,' 
au  grand  déplaifir  de  fon  cher  neveu  ,  &c  ne  voulant  point 
ratifier  ce  qui  s'efl:  fait  en  fon  nom  ,  on  trouve  le  moyen 
d'arracher  fon  confentement  de  force  ,  &  tout  fe  termine  au 
gré  des  Acteurs  ôc  des  Spedateurs  ,  qui ,  s'intéreflant  malgré 
eux  à  ces  miférables  ,  forcent  de  la  Pièce  avec  cet  édifiant 
fouvenir  ,  d'avoir  été  dans  le  fond  de  leurs  cœurs ,  complices 
des  crimes  qu'ils  ont  vu  commettre. 

Ofons  le  dire  fans  détour.  Qui  de  nous  eft  affez  fur  de  lui 
pour  fupporter  la  repréfentation  d'une  pareille  Comédie ,  fans 
être  de  moitié  des  tours  qui  s'y  jouent  ?  Qui  ne  feroit  pas  un 
peu  fâché  fi  le  filou  venoit  à  être  furpris  ou  manquer  fon 
coup  ?  Qui  ne  devient  pas  un  moment  filou  foi  -  même  en 
s'intérefTant  pour  lui?  Car  s'intérefTer  pour  quelqu'un  qu'elt- 
ce  autre  chofe  que  fe  mettre  à  fa  place  ?  Belle  inltrutlion 
pour  la  jeunelTe  que  celle  où  les  hommes  faits  ont  bien  de 
la  peine  à  fe  garantir  de  la  féduélion  du  vice  !  Eft-ce  à  dire 
qu'il  ne  foit  jamais  permis  d'expofer  au  Théâtre  des  actions 
blâmables  ?  Non  :  mais  en  vérité ,  pour  favoir  mettre  un 
fripon  fur  la  Scène ,  il  finit  un  Auteur  bien  homiête-homme. 

Ces  défauts  font  tellement  inhérens  à  notre  Théâtre , 
qu'en  voulant  les  en  ôter,  on  le  défigure.  Nos  Auteurs  mo- 
dernes, guidés  par  de  meilleures  intentions ,  font  des  Pièces 
plus  épurées  ;  mais  aulîî  qu'arrive-t-il  ?  Qu'elles  n'ont  plus 
de  vrai  comique  &;  ne  produifent  aucun  efiet.  Elles  inftrui- 
fcnc  beaucoup  ,  fi  l'on  veut  :  mais  elles  ennuient  encore  da- 
vantage. Autant  vaudroit  aller  au  Sermon. 

Dans  cette   décadence  du  Théâtre  ,  on  fe  voit  contraint 

dy 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  '^ti 

d'y  fubfticuer  aux  véritables  beautés  éclipfées ,  de  petits  agré- 
mens  capables  d'en  impofer  à  la  multitude.  Ne  fâchant  plus 
nourrir  la  force  du  Comique  &  des  caractères ,  on  a  ren- 
forcé l'intérêt  de  l'amour.  On  a  fait  la  même  chofe  dans 
la  Tragédie  pour  fuppléer  aux  fituations  prifes  dans  des 
intérêts  d'Etat  qu'on  ne  connoîc  plus,  &  aux  fentimens  na- 
turels &  fimples  qui  ne  touchent  plus  perfonne.  Les  Au- 
teurs concourent  à  l'envi  pour  l'utilité  publique  à  donner 
une  nouvelle  énergie  &c  un  nouveau  coloris  à  cette  pafîion 
dangereufe  ;  6c ,  depuis  Molière  &  Corneille ,  on  ne  voie 
plus  réuflir  au  Théâtre  que  des  Romans,  fous  le  nom  de 
Pièces  dramatiques. 

L'amour  eft  le  règne  des  femmes.  Ce  font  elles  qui  né- 
cefîairement  y  donnent  la  loi  :  parce  que  ,  félon  l'ordre  de 
la  Nature ,  la  ré/îftance  leur  appartient  &c  que  les  hommes 
ne  peuvent  vaincre  cette  réfiftance  qu'aux  dépens  de  leur 
liberté.  Un  effet  naturel  de  ces  fortes  de  Pièces  eft  donc 
d'étendre  l'empire  du  Sexe,  de  rendre  des  femmes  &  de 
jeunes  filles  les  précepteurs  du  Public,  &  de  leur  donner 
fur  les  Spectateurs  le  même  pouvoir  qu'elles  ont  fur  leurs 
Amans.  Penfez-vous ,  Mon/îeur  ,  que  cet  ordre  foit  fans 
inconvénient ,  &c  qu'en  augmentant  avec  tant  de  foin  l'af^ 
Cendant  des  femmes ,  les  hommes  en  feront  mieux  gou- 
vernés ? 

Il  peut  y  avoir  dans  le    monde  quelques  femmes  dignes 

d'être  écoutées  d'un  honnête-homme;   mais  eft-ce  d'elles, 

en   général ,    qu'il   doit    prendre    confeil  ,  &    n'y  auroit  -  il 

aucun  moyen  d'honorer  leur  fexe,  à  moins  d'avilir  le  nôtre? 

Mélanges.    Tome  I,  Ppp 


482  LETTRE 

Le  plus  charmant  objet  de  la  nature ,  le  plus  capable  d¥* 
mouvoir  un  cœur  fenfible  &  de  le  porter  au  bien ,  eft ,  je 
l'avoue ,  une  femme  aimable  &  vertueufe  ;  mais  cet  objec 
célefte  oià  fe  cache-t-il?  N'eft-il  pas  bien  cruel  de  le  con- 
templer avec  tant  de  plaifir  au  Théâtre  ,  pour  en  trouver 
de  fi  diiférens  dans  la  Société?  Cependant  le  tableau  féduc- 
teur  fait  fon  effet.  L'enchantement  caufé  par  ces  prodiges 
de  fageffe  tourne  au  proât  des  femmes  fans  honneur.  Qu'urt 
jeune  homme  n'ait  vu  le  monde  que  fur  la  Scène ,  le  pre- 
mier moyen  qui  s'offre  à  lui  pour  aller  à  la  vertu  elt  de- 
chercher  une  maîtreffe  qui  l'y  conduife,  efpérant  bien,  trou- 
ver une  Confiance  ou  une  Cénie  {g  )  tout  au  moins.  C'elt 
ainfi  que  ,  fur  la  foi  d'un  modèle  imaginaire  ,  lùr  un  air 
modefte  &  touchant ,  fur  une  douceur  contrefaire  ,  nefciur 
ûurx  fal lacis  ^  le  jeune  infenfé  court  fe  perdre  ,  en  penfans 
devenir   un   Sage. 

Ceci  me  fournit  l'cccafion  de  propofer  une  efpece  de 
problème.  Les  Anciens  avaient  en  général  un  très-grand 
refpecl  pour  les  femmes  (  h  j  ;  mais  ils  marquoient  ce  ref^ 

(  g  ■)  Ce  n'eft  point  pjf  étourderie  plaindre  de  fës  difcours ,  je  lui'  rends-: 

que  je  cice  Ccnie  en  cet  endroit,  quoi--  un    hommage    pur    (k.    dcfintLietTé  ,. 

que  cette  charmante  Pièce  foit  Tou-  comme  tous  les  éloges  (brtis  de  ma 

vrage  d'une  femme  :   car,   cherchant  plume. 

la  vérité  de  bonne-foi»  je  ne  fais  point  (h)   Ils   leur   dbnnoient   plufieurs 

déguifer  ce  qui  fait  contre  mon  fenti-  noms   honorables   que  nous    n'avons 

ment;  &  ce  n'eft  pas  à  une  femme,  plus,  ou   qui  font   bas   &    furannés 

mais  aux  femmes  que  je  refufe  les  ta-  parmi  nous.    On  fait  quel  ufage  Vir- 

lens  des   hommes.  J'honore  d'autant  gile  a  fait  de  celui  de   Matrcs  dans 

plus  volontiers  ceux  de  l'Auteur   de  une  occ.ifion  où  les  (Mcrcs  Tro\ennes 

Ccnie  en  particulier,  qu'ayant  à  me  n'écoicnt  gueres  fages.  Nous  n'avons 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  485 

peib  en  s'abflenant  de  les  expofer  au  jugement  du  public , 
Se  croyoient  honorer  leur  modeftie,  en  fe  taifant  fur  leurs 
autres  vertus.  Ils  avoient  pour  maxime  que  le  pays  ,  où  les 
mœurs  étoient  les  plus  pures  ,  étoit  celui  où  l'on  parloit  le 
moins  des  femmes  ;  &  que  la  femme  la  plus  honnête  étoit 
celle  dont  on  parloit  k  moins.  C'eft  ,  fur  ce  principe  , 
qu'un  Spartiate,  entendant  un  Etranger  faire  de  magniti- 
ques  éloges  d'une  Dame  de  fa  connoiffance ,  l'interrompit 
en  colère  ;  ne  cefTeras-tu  point ,  lui  dit-il ,  de  médire  d'une 
femme  de  bien  ?  De-là  venoit  encore  que ,  dans  leur  Co- 
médie, les  rôles  d'anioureufes  &  de  filles  à  marier  ne  re- 
préfentoient  jamais  que  des  efcîaves  ou  des  filles  publiques. 
Ils  avoient  une  telle  idée  de  la  modefiie  du  Sexe ,  qu'ils 
auroicnt  cru  manquer  aux  égards  qu'ils  lui  dévoient,  de 
mettre  une  honnête  fille  fur  la  Scène  ,  feulement  en  repré- 
fentation  (i).  En  un  mot  Timag-e  du  vice  à  découvert  les 
choquoit  moins  que  celle  de  la  pudeur  olTenfée. 

Chez  nous  ,  au  contraire ,  la  femme  eftimée  ell  celle  qui 
£iit  le  plus  de  bruit  ;  de  qui  l'on  parle  le  plus  ;  qu'on  voit 
le  plus  dans  le  monde;  chez  qui  l'on  dîne  le  plus  fouvent; 
qui  donne  le  plus   impérieufement  le   ton  ;  qui  juge  ,   tran- 

à  la  place  que  le  mot  àc  Dames  qui  (i)  S'ils  en  ufoient  autrement  dans 

ne  convient  pas  à   toutes,  qui  même  les   Tragédies,   c'cft  que,   fuivant  le 

vieillit   infenliblement  ,     &    qu'on    a  fyftéme    politique  de    leur    Théâtre, 

tout-à-fait  profciit  du  ton  à  la  mode.  ils    n'étoient  pas   fâchés    qu'on    crût 

J'obferve  que  les  Anciens  tiroient  vo-  que    les    perfonnes    d'un  ^  haut    rang 

lontieis    kurs    titres    d'honneur    des  n'ont   pas  befoin  de  pudeur,  &  font 

droits  de  la  Nature ,  &  que  nous  ne  toujours  exception  aux  rei^les  de  la 

tirons  les  nôtres  que  des  droits  du  rang.  morale. 


Ppp 


2 


4?4  LETTRE 

che  ,   décide ,  prononce ,  afligne  aux  talens ,  au  mérite  ,  aux 
verrus ,   leurs   degrés  6c  leurs  places  ;   <Sc  dont  les    humbles 
favans  mendient  le  plus  balTement  la  faveur.  Sur  la  Scène, 
c'eit  pis  encore.  Au  fond  ,  dans  le    monde  elles  ne    favent 
rien ,  quoiqu'elles  jugent  de  tout ,  mais  au  Théâtre ,  favantes 
du  favoir   des   hommes  ,  philofophes  ,  grcice  aux   Auteurs , 
elles  écrafent  notre  fexe  de  fes  propres  talens,  ôc    les  im- 
bécilles  Spedateurs  vont  bonnement   apprendre  des  femmes 
ce  qu'ils  ont  pris  foin    de  leur  dicler.    Tout  cela,  dans  le 
vrai ,  c'eft  fe   moquer  d'elles ,   c'eft    les  taxer  d'une   vanité 
puérile  ;  &  je  ne  doute   pas  que  les  plus  fages   n'en  foienc 
indignées.  Parcourez  la  plupart  des  Pièces  modernes  :  c'eft 
toujours  une   femme    qui  fait    tout ,  qui  apprend  tout  aux 
hommes  ;  c'eft  toujours  la  Dame  de  Cour  qui  fait  dire  le 
Catéchifme  au  petit  Jean  de  Saintré.  Un  enfant  ne  fauroic 
fe  nourrir  de  fon  pain ,  s'il  n'eft  coupé  par  fa  Gouvernante. 
Voilà  l'image  de  ce  qui  fe  paiïe   aux   nouvelles  Pièces.  La 
Bonne  eft  fur  le   Théâtre,  &  les  enfans  font  dans  le  Par- 
terre. Encore   une  fois  ,  je  ne  nie  pas  que    cette  méthode 
n'ait  fes  avantages  ,   ôc  que  de  tels  précepteurs  ne  puisent 
donner  du    poids  &  du  prix   à  leurs  leçons  ;  mais  revenons 
à  mi  queftion.  De  l'ufage  antique  ôc  du  nôtre,  je  demande 
lequel  eft  le  plus  honorable  aux  femmes  ;  &  rend  le  mieux 
à  leur  fexe  les  vrais  refpe^ts  qui  lui  font  dûs  ? 

La  même  caufe  qui  donne ,  dans  nos  Pièces  tragiques  &c 
comiques,  l'afcendant  aux  femmes  fur  les  hommes,  le  donne 
encore  aux  jeunes  gens  fur  les  vieillards  ;  ôc  c'eft  un  autre 
renvcrfciiicnc  des  rapports  naturels ,  qui  n'eft  pas  moins  ré- 


A    M.    D'  AL  E  M  B  E  R  T.  4S5 

préhenfîble.  Puifque  l'intérêt  y  elt  toujours  pour  les  amans  , 
il  s'enfuit  que  les  perfoiinages  avancés  en  âge    n'y  peuvent 
jamais  faire  que  des  rôles  en   fous-ordre.  Ou  ,  pour  former 
le  nœud  de  l'intrigue  ,  ils  fervent  d'obftacle  aux  vœux  des 
jeunes  amans  &  alors  ils  font  haïiTables  ;  ou  ils  font  amou- 
reux eux-mêmes  &  alors  ils  font  ridicules.  Turpe  fenex  mihs. 
On  en  fait  dans  les  Tragédies  des  t3^rans,  des  ufurpateurs  ; 
dans  les  Comédies  des  jaloux  ,  ù^s  ufuriers  ,  Azs  pédans  , 
ÛQS  pères   infupportables  que  tout  le  monde  confpire  à  trom- 
per. Voilà  fous  quel  honorable  afped  on  montre  la  vieillefTe 
au  Théâtre ,  voilà  quel  refpect  on  infpire  pour  elle  aux  jeu- 
nes   gens.  Remercions  l'illuftre  Auteur  de  Zaïre  &  de  Na- 
rine d'avoir  fouftrait  à  ce  mépris  le  vénérable  Luzignan  & 
le  bon  vieux  Philippe  Ilumberr,    Il   en  eft  quelques  autres 
encore  ;  mais  cela   fulïit-ii  pour  arrêter  le  torrent  du  pré- 
jugé public  ,  &  po'ir   effacer  l'aviliffement  cij  la  plupart  des 
Auteurs  fe  plaifent  à  montrer  l'âge   de  la  fageïïe ,  de  l'expé- 
rience  &  de  l'autorité  ?  Qui  peut  douter  que  l'habitude  de 
voir  toujours  dans   les  vieillards  à^5  perfonnages  odieux  au 
Théâtre  ,  n'aide  à  les  faire  rebuter  dans  la  Société ,  &  qu'en 
s'accoutuma nt  à  confondre  ceux  qu'on  voit  dans  le  monde 
avec  les  radoteurs  &  les  Gérontes  de  la  Comédie  ,  on  ne 
les  méprife  tous  également  ?  Obfervez  à  Paris ,  dans  une  af- 
femblce  ,  l'air   fuilàflmt  &  vain  ,  le  ton  ferme  &  tranchant 
d'une   impudente  jeunefTe ,  tandis  que  les  Anciens  ,  craintifs 
&  modelies  ,  ou  n'ofent  ouvrir  la  bouche ,  ou  font  à  peine 
écoutés.  Voit-on  rien  de  pareil  dans  les  Provinces  ,  &  dans 
'es  lieux  où  ks   Spciftacles  ne  font  point   établis  j    &   pur 


4S6  LETTRE 

toute  la  terre ,  hors   les  grandes  villes ,  une  tête  chenue  & 
des  cheveux  blancs  n'impriment -ils  pas  toujours  du  refpecT:? 
On  me  dira  qu'à  Paris  les  vieillards  contribuent  à  fe  rendre 
mcprifcibles  ,  en  renonçant  au   maintien  qui  leur  convient , 
pour  prendre  indécemment  la  parure  &c   les  manières  de  la 
jeuneire  ,    &c  que  faifant    leî  gaîans   à   fon   exemple  ,  il   eft 
très-fîmple  qu'on  la  leur  préfère  dans  fon  métier;  mais  c'e(t 
tout  au  contraire  pour  n'avoir  nul  autre  moyen  de  fe   faire 
fupporter ,  qu'ils  font  contraints  de  recourir  à  celui-là ,  6c  ils 
aiment  encore  mieux  être  foufferts  à  la   faveur   de  leurs   ri- 
dicules ,  que   de  ne  l'être  point  du  tout.  Ce   n'eft  pas  alTu- 
rcment  qu'en   faifant  les  agréables    ils  le  deviennent  en  ef- 
fet ,  ôc  qu'un  galant  fcxagénaire  foit  un  perfonnage  fort  gra- 
cieux ;  mais  fon   indécence  même  lui   tourne  à  profit  :  c'eft 
un  triomphe  de  plus  pour  une  femme ,  qui ,  traînant  à  fon 
char  un  Neilor ,  croit  montrer  que  les  glaces  de  l'âge   ne 
garantiiTcnt    point  des   feux    qu'elle  infpirc.    Voilà   pourquoi 
les  femmes    encouragent    de    leur    mieux   ces    Doyens   de 
Cichere  ,  &    ont    la    lîialice   de    traiter    d'hommes    char- 
mans  ,  de    vieux  foux  qu'elles  trouveroient  moins  aimables 
s'ils  étoient  moins  extravagans.  Mais   revenons  à  mon  fujet. 
Ces  efiets  ne  font  pas  les  feuls  que   produit  l'intérêt  de 
la  Scène  uniquement  fondé  fur  l'amour.   On  lui  en  attribue 
beaucoup  d'autres  plus   graves  &:   plus  importans  ,  dont  je 
n'exaniine  point  ici  la  réalité  ,  mais  qui   ont  été  fouvent   6c 
fortement  allégués  par  les^Ecrivains  eccléfiaftiques.  Les  dan- 
gers que  peut  produire  le  tableau  d'une  paffion  contagieufe 
font ,  leur  a-t-on  répondu  ,  prévenus  par  la  manière  de  le 


A    M.    D'ALEMBERT.  4S7 

préfetiter  ;  l'amour  qu'on  expofe  au  Théâtre  y  eft  rendu  lé- 
gitime ,  fon  but  efr  honnête ,  fouvent  il  eu  facrifié  au  devoir 
&  à  la  vertu ,  &  dès  qu'il  elt  coupable  il  eit  puni.  Fort 
bien  :  mais  n'eft-il  pas  pîaifanc  qu'on  prétende  ainfî  régler 
après  coup  les  mouvemens  du  cœur  fur  les  préceptes  de  la 
raifon  ,  ôc  qu'il  faille  attendre  les  événemens  pour  favoir 
quelle  impreffion  l'on  doit  recevoir  des  fituations  qui  les 
amènent  ?  Le  mal  qu'on  reproche  au  Théâtre  n'eit  pas  pré- 
cifément  d'infpirer  des  pallions  criminelles ,  mais  de  difpofer 
l'ame  à  des  fentimens  trop  tendres  qu'on  fatisfliit  enfuite 
aux  dépens  de  la  vertu.  Les  douces  émotions  qu'on  y  ref- 
fent  n'ont  pas  par  elles-mêmes  un  objet  déterminé  ,  mais 
elles  en  font  naître  le  befoin  ;  elles  ne  donnent  pas  préci- 
fément  de  l'amour  ,  mais  elles  préparent  à  en  fentir  ;  elles 
ne  choifîffent  pas  la  perfonne  qu'on  doit  aimer ,  mais  elles 
nous  forcent  à  faire  ce  choix.  Ainfî  elles  ne  font  innocentes 
ou  criminelles  que  par  l'ufage  que  nous  en  faifons  félon 
notre  caradere  ,  ôc  ce  caraélere  eft  indépendant  de  l'exem- 
ple. Quand  il  feroit  vrai  qu'on  ne  peint  au  Théâtre  que  des 
paiïians  légitimes  ,  s'enfuit-il  de-là  que  les  imprelTions  en 
font  plus  foibles  ,  que  les  effets  en  font  moins  dangereux  ? 
Comme  fl  les  vives  images  d'une  tendreîTe  innocente  étoienc 
moins  douces ,  moins  fcduifintes  ,  moins  capables  d'échauf- 
fer un  cœur  fenfible  que  celles  d'un  amour  criminel  ,  à  qui 
î'horreur  du  vice  fcrt  au  moins  de  contre-poifon  ?  Mais  fi 
l'idée  de  l'innocence  embellit  quelques  infèans  le  fentimenc 
qu'elle  accompagne  ,  bientôt  les  circonfbnces  s'efîlicent  de 
la  mémoire  ,  tandis  que  i'iniprclïion  d'une  paiFion  fi  douce 


488  LETTRE 

refte  gravée  au  fond  du  cœur.  Quand  le  Patricien  Manilius 
fut  chaffé  du  Sénat  de  Rome  pour  avoir  donné  un  baifer  à 
fa  femme  en  préfence  de  fa  fille  ,  à  ne  confîdérer  cette  ac- 
tion qu'en  elle-même  ,  qu'avoit-elle  de  répréhenfible  ?  Rien 
fans  doute  :  elle  annonçoit  même-un  fentiment  louable.  Mais 
ks  cha/les  feux  de  la  mère  en  pouvoient  infpirer  d'impurs 
à  la  fille.  C'étoit  donc  ,  d'une  aeTiion  fort  honnête  ,  faire 
un  exemple  de  corruption.  Voilà  l'effet  des  amours  permis 
du  Théâtre. 

On  prétend  nous  guérir  de  l'amour  par  la  peinture  de  fes 
foibleffes.  Je  ne  fais  là-defTus  comment  ks  Auteurs  s'y  pren- 
nent; mais  je  vois  que  les  Spedateurs  font  toujours  du  parti 
de  l'amant  foible  ,  &  que  fouvent  ils  font  fâchés  qu'il  ne  le 
foit  pas  davantage.  Je  demande  fî  c'eft  un  grand  moyen 
d'éviter  de  lui  refTembler  ? 

Rappellez-vous,  Monfieur,  une  Pièce  à  laquelle  je  crois  me 
fouvenir  d'avoir  aiïilté  avec  vous ,  il  y  a  quelques  années ,  &: 
qui  nous  fit  un  plaifîr  auquel  nous  nous  attendions  peu ,  foie 
qu'en  effet  l'Auteur  y  eût  mis  plus  de  beautés  théâtrales 
que  nous  n'avions  penfé ,  foit  que  l'A^lrice  prêtât  fon  charme 
ordinaire  au  rôle  qu'elle  faifoit  valoir.  Je  veux  parler  de  la 
Bérénice  de  Racine.  Dans  quelle  difpofition  d'efprit  le  Spec- 
tateur voit-il  commencer  cette  Pièce  ?  Dans  un  fentimenc 
de  mépris  pour  la  foibleffe  d'un  Empereur  6c  d'un  Romain, 
qui  balance  comme  le  dernier  des  hommes  entre  fa  maî- 
treffe  ôc  fon  devoir  ;  qui ,  flottant  incefllmiment  dans  une 
déshonorante  incertitude  ,  avilit  par  des  plaintes  cflcminées 
ce  caractère  prcfquc  divin  que  lui  donne  l'hiltoire  ;  qui  fait 

chercher 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  48, 

chercher   dans  un    vil  îbupiranc  de   ruelle  le   bienfaiteur  du 
monde,  &.   les    délices   du    genre-humain.    Qu'en   penfe  le 
même  Speclaceur   après  la  repréfentation  ?  Il  finit  par  plain- 
dre cet  homme  fenfible    qu'il   méprifoit,   par   s'intéreffer  à 
cette  même  paffion  dont  il  lui  faifoit  un  crime  ,  par  mur- 
murer en   fecret   du  facrifice  qu'il    eft  forcé  d'en  faire   aux 
loix  de  la   parrie.  Voilà  ce  que  chacun  de  nous   éprouvoit 
il  la  repréfentation.  Le  rôle  de  Titus ,  très-bien  rendu ,  eût 
fait  de  l'efFet ,  s'il  eût  été  plus  digne  de  lui  ;  mais  tous  fen- 
tirent   que    l'intérêt  principal   étoit  pour   Bérénice,   &c  que 
c'étoit   le  fort  de  fon  amour  qui  déterminoit  l'efpece  de   la 
cataflrophe.   Non    que  fes   plaintes   continuelles    donnaffent 
une  grande  cmorion  durant  le  cours  de  la  Pièce  ;   mais  au 
cinquième  Ade ,  où  ,  ceiTant  de    fe  plaindre ,  l'air  morne  , 
Toeil  fêc  &  la  voix  éteinte ,   elle  faifoit  parler  une  douleur 
froide    approchante   du  défefpoir,  l'art  de  l'Aârice  ajoutoit 
au   pathétique  du  rôle  ,  ôc  les  Spectateurs  vivement  touchés 
commençoient  à  pleurer   quand   Bérénice  ne   pleuroit  plus. 
Que  fîgnifioit    cela  ,   finon   qu'on  trembloit   qu'elle  ne   fût 
renvoyée  ;  qu'on  fentoit  d'avance  la  douleur  dont  fon  cœur 
feroit  pénétré  ;  &    que  chacun   auroit    voulu    que   Titus    fe 
laiffîit  vaincre,  même  au  rifque  de  l'en  moins  eflimer?  Ne 
voilà-t-i'I   pas    une  Tragédie  qui  a  bien  rempli    fon    objet, 
&  qui  a  bien  appris  aux  Spectateurs  à  furmonter  les  foibleffes 
de  l'amour? 

L'événement  dénient  ces  vceux  ftcrets  ,  mais  qu'importe  ? 
Le  dénouement  n'efface  point  l'effet  de  la  Pièce.  La  Reine 
pr.rt  fans   le  congé  du  Parterre  :  l'Empereur  la   renvoie   in- 
Mélanges.     'i  orne  L  Q  q  q 


4rjo,  LETTRE 

vhus  invitam  ,  on  peut  ajouter  invito  fpzclators.  Titus  a  beau 
reiter  Romain,  il  eft  feul  de  fbn:  parti;  tous  les  Spectateurs 
ont  époufé  Bérénice. 

Quand  ménre  on  pourroit  me    difputer  cet  effet  ;   quand 
même  on    foutiendroit  que  l'exemple  de    force  &  de  vertu 
qu'on  voit  dans  Titus ,  vainqueur  de  lui-même ,  fonde  l'in- 
térêt de  la  Pièce ,  &  fait  qu'en  plaignant  Bérénice  ,  on  elè 
bien  aife   de  la  plaindre;   on    ne  feroit  que  rentrer   en  cela 
dans  mes  principes  :  parce  que ,  comme  je  l'ai  déjà  dit ,  les 
fagrifices  faits  au  devoir  ôc  à  la  vertu  ont  toujours  un  charme 
feeret ,  même  pour  les  cœurs  cori-ompus  :  &:  la  preuve  que  ce 
fentiment  n'elt  point  l'ouvrage  de  la  Pièce ,  c'elt  qu'ils  Tont 
avant  qu'elle  commence.  Mais  cela  n'empêche  pas  que  cer- 
taines   paffions  fatisfaites  ne  leur  femblent   préférables  à  la 
vertu  même ,  &  que ,  s'ils  font  contens  de  voir  Titus  ver- 
tueux &  magnanime ,  ils  ne  le  fulTent  encore  plus  de  le  voir 
heureux  &  foible ,  ou  du  moins  qu'ils  n«  confentilîent  vo- 
lontiers à  l'être  à  ià  place.  Pour  rendre  cette  vérité  fenfible, 
imaginons  un  dénouement  tout  contraire  à  celui  de  l'Auteur. 
Qu'après  avoir   mieux   confulté  fon  cœur,  Titus  ne  voulant 
ni  enfreindre  les  loix  de  Rome ,  ni  vendre  le  bonheur  :\  l'am- 
bition ,  vienne ,  avec  des  maximes  cppofées ,  abdiquer  l'Em.- 
pire  aux  pieds  de  Bérénice;  que,  pénétrée  d'un  fi  grand  fa- 
crifice  ,  elle  fente  que  fou  devoir  feroit    de   refufer  la  main 
de  fon  amant,  &  que  pourtant  elle  l'accepte;  que  tous  deux 
enivrés  des  charries  de  l'amour,  de  la  paix,  de  l'innocence, 
$ic  renonçant    aux  vaines   grandeurs  ,   prennent,   avec  cette 
douce  joie  qu'iufpircnc  les  vrais  mouvemcns  de  la  Nature  j, 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  49T 

îe  parti  d'aller  vivre  heureux  &  ignorés  dans  un  coin  de  la 
terre  ;  qu'une  Scène  fi  touchante  foit  animée  des  fentimens 
tendres  &c  pathétiques  que  fournit  la  matière  &c  que  Racine  eût 
fi  bien  fait  valoir  ;  que  Titus  en  quittant  les  Romains  leur 
adreffe  un  difcours  ,  tel  que  la  circonflance  &  le  fujet  le 
comportent  :  n'eft  -  il  pas  clair  ,  par  exemple,  qu'à  moins 
qu'un  Auteur  ne  foit  de  la  dernière  mal-adrefle ,  un  tel  dif- 
cours doit  faire  fondre  en  larmes  toute  l'afTemblée  ?  La 
Pièce ,  finiffant  ainfi  ,  fera  ,  fi  l'on  veut ,  nioins  bonne  , 
moins  inltrudive ,  moins  conforme  à  l'hiflcire ,  mais  en  fera- 
t-elle  moins  de  plaifir,  &  les  Speftateurs  en  fortiront  -  ils 
moins  fatisfaits  ?  Les  quatre  premiers  Acl:es  fubliikroient  à- 
peu-près  tels  qu'ils  font ,  &  cependant  on  en  tireroit  une 
leçon  direélemenr  contraire.  Tant  il  eft  vrai  que  les  tableaux 
de  l'amour  font  toujours  plus  d'impreffion  que  les  maximes 
de  la  fagelfe  ,  Ôc  que  l'eifet  d'une  Tragédie  eft  tout-à~faic 
indépendant  de  celui  du  dénouement  (*)!  "v* 

Veut-on  favoir  s'il  e(t  fur  qu'en  miontrant  les  fuites  funefle^ 
des  paffions  immodérées ,  la  Tragédie  apprenne  à  s'en  garan- 
tir? Que  l'on  confulte  l'expérience.  Ces  fuites  funefles  font 
repréfeiitées  très- fortement  dans  Zaïre  ;  il  en  coûte  la  vie  aux 
deux  Amans  ,  &  il  en  coûte  bien  plus  que  la  vie  à  Orofnune  : 
puifqu'il  ne  fe  donne  la  mort  que  pour  fe  délivrer  du  plus 
cruel  fentiment  qui  puiffe  entrer  dans  un  cœur  humain ,  le 
femords  d'avoir  poignardé  fa  maîtrelfe.  Voilà  donc  ,  alTuré- 

(*)  11  y  a  dans  le  fcpticnie  Tome  on  voit  que  cette  Pièce  ne  va  pas 
de  Pamela ,  un  examen  très-judicieux  mieux  à  fon  but  prétendu  que  toutes 
4e  i  Aiidromaque  cle  llacinc ,  par  lequel       les  auues. 

Qqq  ;i 


49^  LETTRE 

ment  des  leçons  très-énergiques.  Je  ferois  curieux  de  trouver 
quelqu'un,  homme  ou  femme,  qui  s'ofât  vanter  d'être  forti 
d'une  repréfentation  de  Zaïre ,  bien  prémuni  contre  l'amoun 
Pour  moi ,  je  crois  entendre  chaque  Spedateur  dire  en  fon 
cœur  à  la  fin  de  la  Tragédie  :  ah!  qu'on  me  donne  une  Zaïre  ^ 
je  ferai  bien  en  forte  de  ne  la  pas  tuer.  Si  les  femm.es  n'ont 
pu  fe  lafTer  de  courir  en  foule  à  cette  Pièce  enchanterelfe  & 
d'y  faire  courir  les  hommes  ,  je  ne  dirai  point  que  c'efl  pour 
s'encourager  par  l'exemple  de  l'héroïne  à  n'imiter  pas  un  facri- 
ftce  qui  lui  réuffit  fi  mal  ;  mais  c'elè  parce  que  ,  de  toutes 
les  Tragédies  qui  font  au  Théâtre  ,  nulle  autre  ne  montre 
avec  plus  de  charmes  le  pouvoir  de  l'amour  ôz  l'empire  de  la 
beauté ,  ôc  qu'on  y  apprend  encore  pour  furcroît  de  profit  h 
ne  pas  juger  fa  maîtreffe  fur  les  apparences.  Qu'Orofmane 
immole  Ziû're  à  fa  jaloufie  ,  une  femme  fenfible  y  voit  fans 
eiFroi  le  tranfport  de  la  paflïon  :  car  c'elt  un  moindre  malheur 
de  périr  par  la  main  de  fon  amant,  que  d'en  être  médio- 
crement ainiée. 

Qu'on  nous  peigne  l'amour  comme  on  voudra  ;  il  féduit , 

ou  ce  n'eit  pas  lui.  S'il  elt   mal  peint ,  la  Pièce  eft  mauvaife  ; 

s'il  efi  bien  peint,  il  offufque  tout  ce  qui  l'accompagne.  Ses 

combats  ,  fes  maux ,  fes  fouffrances  le  rendent  plus  touchant 

encore  que  s'il  n'avoit  nulle  réfiftance  à  vaincre.  Loin  que  fes 

triftcs  effets  rebutent  ,  il  n'en  devient  que  plus   intérclîlinc 

par  fes  malheurs  même.  On  fe  dit ,  malgré  foi ,  qu'un  fen- 

timent   fi    délicieux  confole  de  tout.  Une    fi   douce    image 

amollit  infenfiblement  le  cœur  :  on  prend  de   la  padion  ce 

qui  mené  au  plaifu  ,  on  en  lailTe  ce  qui  tourmente.  Pcr- 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  493 

fonne   ne   fe    croit   obligé   d'ctre    un    héros  ,  êc    c'eft  ainfi 
qu'admirant  l'amour  honnête  on  fe  livre  à  l'amour  criminel. 
Ce    qui   achevé   de  rendre   fes   images   dangereufes ,  c'eit 
précifémtbt   ce   qu'on   fait  pour  les  rendre  agréables  ;  c'efi: 
qu'on   ne   le  voit  jamais  régner   fur   la  Sccne  qu'entre   des 
âmes  honnêtes ,  c'elt  que   les  deux  Amans  font  toujours  des 
modèles  de  perfeâion.  Et  comment  ne  s'intérelTeroit-on  pas 
pour  une  paiïion  fi  féduifante ,  entre  deux  cœurs  dont  le  ca- 
ractère eit  déjà  fi  intéreffant  par  lui-même  ?  Je  doute  que  , 
dans   toutes  nos  Pièces  dramatiques ,  on  en  trouve  une  feule 
où  l'amour  mutuel  n'ait  pas  la  faveur  du  Speêlateur.  ll'i  quel- 
que infortuné  brûle  d'un  feu  non  partagé  ,  on  en  fait  le  re- 
but du  Parterre.  On  croit  faire  mei'veiîîes  de  rendre  un  amant 
eitim.able  où  haïiîable  ,  félon  qu'il  ei[  bien  ou  mal  accueilli 
dans  fes  amours  ;  de  faire   toujours  approuver  au  public  les 
fentim.ens  de  fa  maîtreffe  ;  &  de  donner  à  la  tendreffe  tout 
l'intérêt  de    la   vertu.    Au   lieu  qu'il   faudroit  apprendre  aux 
jeunes  gens  à  fe  défier  des  illufîons  de  l'amour,  à  fuir  l'er- 
reur d'un  penchant  aveugle  qui  croit  toujours  fe  fonder  fur 
Teftime  ,  6c  à   craindre  quelquefois  de   livrer  un  cœur  ver- 
tueux à  un  objet  indigne  de  fes  foins.  Je  ne  fâche   gueres 
que  le  Mifanthrope  où  le  héros  de  la  Pièce  ait  fait  un  mau- 
vais  choix  (  *  ),   Rendre    le   Mifanthrope   amoureux   n'étoit 
rien  ,  le  coup  de  génie  cft  de  l'avoir  fait  amoureux  d'une 
coquette.  Tout  le  relie  du  Théâtre  eft  un  tréfor  de  femmes 
parfaites.  On  diroit  qu'elles  s'y  font  toutes  réfugiées.  Eft-ce 

(  *  )  Ajoutons  !e  Marchand  de  Lon-       ralo  va  plus  diredlement  au  but  qu'au- 
dres ,  Picce  admirnble  &  dont  la  mo-       cuiie  Pièce  franqoife  que  je  connoilTe. 


49^4  LETTRE 

là  l'image  Hielle  de  la  Société  ?  Eft-ce  ainfi  qu'on  noifâ 
rend  fufpecte  une  pairioa  qui  perd  tant  de  gens  bien  nés  ? 
Il  s'en  faut  peu  qu'on  ne  nous  faffe  croire  qu'un  honnête 
homme  elt  obligé  d'être  amoureux  ,  &c  qu'une  amante  ai- 
mée ne  fauroic  n'être  pas  v'ertueufe.  Nous  voilà  fort  bien 
inilruits  ! 

E;iccre  une  fois  ,  je  n'entreprends  point  de  juger  fî  c'eft 
■bien  ou  mal  fait  de  fonder  fur  l'amour  le  principal  intérêt 
du  Théâtre  ;  mais  je  dis  que  ,  fi  fes  peintures  font  quelque- 
fois dangercufes  ,  elles  le  feront  toujours  quoiqu'on  faite 
pour  les  déguifer.  Je  dis  que  c'eft  en  parler  de  mauvaife 
foi ,  ou  fans  le  connoître  ,  de  vouloir  en  rectifier  les  im- 
preflions  par  d'autres  imprefiions  étrangères  qui  ne  les  ac- 
compagnent point  jufqu'au  cœur ,  ou  que  le  cœur  en  a  bien- 
tôt féparées  ;  impreffions  qui  même  en  déguifent  les  dan- 
gers ,  &  donnent  à  ce  fentiment  trompeur  un  nouvel  attrait 
par  lequel  il  perd  ceux  qui  s'y  livrent. 

Soit  qu'on  déduife  de  la  nature  des  Speélacles  ,  en  géné- 
ral ,  les  meilleures  formes  dont  ils  font  fufjeptibles  ;  foit 
qu'on  examine  tout  ce  que  les  lumières  d'un  fiecle  &  d'un 
peuple  éclairés  ont  fait  pour  la  perfection  des  nôtres  ;  je  crois 
qu'on  peut  conclure  de  ces  confidéritions  diverfes  que  l'ef- 
fet moral  du  Spectacle  &  des  Théâtres  ne  fauroit  jamais 
être  bon  ni  falutaire  en  lui-même  :  puifqu'à  ne  compter  que 
leurs  avantages  ,  on  n'y  trouve  aucune  forte  d'utilité  réelle  ; 
fans  inconvéniens  qui  la  furpaffcnt.  Or  par  une  fuite  de  fon 
iautilicc  même ,  le  Théâtre  ,  qui  ne  peur  rien  pour  corriger 
les  mxurs  ,  peut  beaucoup  pour  les  altérer.   En  favorifunc 


A    M.    D  '  A  L  E  M  fî  E  R  T,  495 

cous  nos  penchans ,  il  donne  un  nouvel  afcendant  à  ceux  qui 
nous  dominent  ;  les  continuelles  émotions  qu*^on  y  reiïlnt 
nous  énervent  ,  nous  afFoibliflent,  nous  rendent  plus  incapa- 
bles de  rélîfter  à  nos  paflions  ;  6c  le  ftérile  intérêt  qu'oa 
prend  à  la  vertu  ne  fert  qu'à  contenter  notre  amour  propre  , 
fens  nous  contraindre  à  la  pratiquer.  Ceux  de  mes  Compa- 
triotes qui  ne  défapprouvent  pas  les  Spedacles  en  eux-mé- 
tnes ,  ont  donc   tort. 

Outre  ces  effets  du  Théâtre ,  relatifs  aux  cliofes  repréfen- 
cées  ,  il  en  a  d'autres  non  moins  néceffaires  ,  qui  fe  rappor- 
tent diredement  à  la  Scène  ôc  aux  perfonnages  repréfentans, 
&  c'eft  à  ceux-là  que  les  Genevois  déjà  cités  attribuent  le 
goût  de  lux«  ,  de  parure ,  &  de  diiîîpation  dont  ils  crai- 
gnent avec  raifon  I'introdui5iion  parmi  nous.  Ce  n'elè  pas  feu- 
lement la  fréquentation  des  Comédiens ,  mais  celle  du  Théâ- 
tre ,  qui  peut  amener  ce  goût  par  fon  appareil  &  la  parure 
des  Acteurs.  N'eût-il  d'autre  effet  que  d'inferrompre  à  cer- 
taines heures  le  cours  des  affaires  civiles  ôc  domeliiques,  & 
d'offrir  une  rcffource  affurée  à  l'oiûveté  ,  il  n'eft  pas  pofTible- 
que  la  commodité  d'aller  tous  les  jours  régulièrement  au 
mém.e  lieu  s'oublier  foi-même  &  s'occuper  d'objets  étran- 
gers ,  ne  donne  au  Citoyen  d'autres  habitudes  &c  ne  lui 
forme  de  nouvelles  mœurs  ;  mais  ces  changemens  feiont- 
ils  avantageux  ou  nuifiblcs  ?  C'tfl:  une  queftion  qui  dépend 
moins  de  l'examen  du.  Speclacle  que  de  celui  des  Spedateurs,, 
Il  elt  fur  que  ces  changemens  les  amèneront  tous  à-peu- 
près  au  même  point  ;  c'elt  donc  par  l'état  où  chacun  écgit 
d^iibord,  qu'il  faut  eitimer  les  différences,. 


496  LETTRE 

Quand  les  amufemens  font  indifférens  par  leur  nature  ^ 
(  &  je  veux  bien  pour  un  moment  confidérer  les  Speètacles 
comme  tels ,  )  c'elt  la  nature  des  occupations  qu'ils  inter- 
rompent qui  les  fait  juger  bons  ou  mauvais  ;  lur-tout  lorf- 
q.u'ils  font  affez  vifs  pour  devenir  des  occupations  eux-mê- 
mes ,  &  fubiiituen  leur  goût  à  celui  du  travail,  La  raifon 
veut  qu'on  favorife  les  amufemens  des  gens  dont  les  occu- 
pations font  nuifibles  ,  &  qu'on  détourne  des  mêmes  amufe- 
n^ens  ceux  dont  les  occupations  font  utiles.  Une  autre  con- 
fidération  générale  cit  qu'il  n'cft  pas  bon  de  laifier  à  des 
hommes  oififs  &:  corrompus  le  choix  de  leurs  amufemens , 
de  peur  qu'ils  ne  les  imaginent  conformes  à  leurs  inclinations 
vicieufes ,  &  ne  deviennent  aulli  malfaifans  datïs  leurs  plai- 
firs  que  dans  leurs  affaires.  Pvîais  laiirez  un  peuple  fimple  &c 
laborieux  fe  délafTéf  de  fes  travaux  ,  quand  &  comme  il  lui 
plaît  ;  jamais  il  n'elt  à  craindre  qu'il  abufe  de  cette  liberté  , 
6c  l'on  ne  doit  point  fe  tourmenter  à  lui  chercher  des  diver- 
tiiremens  agréables  :  car  ,  comme  il  faut  peu  d'apprêts  aux 
mets  que  l'aMtinence  &  la  faim  aflliifonnent ,  il  n'en  faut 
pas  ,  non  plus  ,  beaucoup  aux  plaifîrs  de  gens  épuifés  de 
fatigue  ,  pour  qui  le  repos  feul  en  ed  un  très-doux.  Dans 
une  grande  ville  ,  pleine  de  gens  intrigans  ,  défœuvrés ,  fans 
]lcligion  ,  fans  principes,  dont  l'imagination  dépravée  par  l'oi- 
fiveté ,  la  fiîinéantife  ,  par  l'amour  du  plaifir  6c  par  de  grands 
befoins  ,  n'engendre  que  des  monfires  &  n'infpire  que  des 
forfaits  ;  dans  une  grande  ville  où  les  mœurs  &  Tlionneur 
ne  font  rien ,  parce  que  chacun  ,  dérobant  aifément  fa  con- 
duire aux  yeux  du  public ,  ne  fc  montre  que  par  fon  crédit 

& 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  497 

&  n'eft  eflimé  que  par  fes  richeiïes  ;  la  Police  ne  fauroic 
trop  multiplier  les  plaifîrs  permis  ,  ni  trop  s'appliquer  à 
les  rendre  agréables  ,  pour  ôter  aux  particuliers  la  tentation 
d'en  chercher  de  plus  dangereux.  Comme  les  empêcher  de 
s'occuper  c'eft  les  empêcher  de  mal  faire  ,  deux  heures  par 
jour  dérobées  à  l'activité  du  vice  fauvent  la  douzième  partie 
des  crimes  qui  fe  commettroient  ;  &  tout  ce  que  les  Specta- 
cles vus  ou  à  voir  caufent  d'entretiens  dans  les  Cafés  ôc  au- 
tres refuges  des  fainéans  &c  fripons  du  pays ,  eft  encore  au- 
tant de  gagné  pour  les  pères  de  famille ,  foit  fur  l'honneur 
de  leurs  filles  ou  de  leurs  femmes  ,  foit  fur  leur  bourfe  ou 
fur  celle  de  leurs  fils. 

Mais  dans  les  petites  villes,  dans  les  lieux  moins  peuplés, 
où  les  particuliers  ,  toujours  fous  les  yeux  du  public  ,  font 
cenfeurs  nés  les  uns  des  autres ,  ôc  où  la  Police  a  fur  tous 
une  infpedion  facile  ,  il  faut  fuivre  des  maximes  toutes  con- 
traires. S'il  y  a  de  l'induttrie  ,  des  arts,  des  manufadures, 
on  doit  fe  garder  d'offrir  des  diftraclions  relâchantes  à  l'âpre 
intérêt  qui  fait  fes  plaifirs  de  fes  foins ,  &  enrichit  le  Prince 
de  l'avarice  des  fujets.  Si  le  pays  ,  (ans  commerce  ,  nourrie 
les  habitans  dans  l'inaction ,  loin  de  fomenter  en  eux  l'oilî- 
veté  à  laquelle  une  vie  iîmple  &  facile  ne  les  porte  déjà  que 
trop  ,  il  faut  la  leur  rendre  infupportable  en  les  contraignant , 
à  force  d'ennui  ,  d'employer  utilement  un  tems  dont  ils  ne 
fauroient  abufer.  Je  vois  qu'à  Paris,  où  l'on  juge  de  tout  fur 
les  apparences ,  parce  qu'on  n'a  le  loiiir  de  rien  examiner , 
on  croit ,  à  l'air  de  défœuvrement  &  de  langueur  dont  frap- 
pent au  premier  coup  -  d'oeil  la  plupart  des  villes  de  pro- 
MJlu/iges.    Tome  I,  R  r  r 


498  LETTRE 

vinces ,  que  les  habitans  ,  plongés  dans  une  flupide  inaftion 
n'y  font  que  végéter  ,  ou  tracaffer  &  fe  brouiller  enfemble. 
C'eft  une  erreur  dont  on  reviendroit  aifément  fi  l'on  fongeoic 
que  la  plupart  des  gens  de  Lettres  qui  brillent  à  Paris  ,  la 
plupart  des  découvertes  utiles  6c  des  inventions  nouvelles  y 
viennent  de  ces  provinces  fi  méprifées.  Reliez  quelque  tems 
dans  une  petite  ville ,  où  vous  aurez  cru  d'abord  ne  trouver 
que  des  Automates  :  non-feulement  vous  y  verrez  bientôt  des 
gens  beaucoup  plus  fenfés  que  vos  finges  des  grandes  villes  , 
mais  vous  manquerez  rarement  d'y  découvrir  dans  l'obfcurité 
quelque  homme  ingénieux  qui  vous  furprendra  par  fes  talens  , 
par  fes  ouvrages  ,  que  vous  furprendrez  encore  plus  en  les 
admirant ,  «Se  qui ,  vous  montrant  des  prodiges  de  travail ,  de 
patience  &  d'induflrie,  croira  ne  vous  montrer  que  des  chofes 
communes  à  Paris.  Telle  elt  la  fimplicité  du  vrai  génie  :  ii 
n'eft  ni  intrigant  ,  ni  actif;  il  ignore  le  chemin  des  hon- 
neurs 6c  de  la  fortune  ,  &  ne  fonge  point  à  le  chercher  ;  ii 
ne  fe  compare  à  perfonne  ;  toutes  {ts  reffources  font  en  lui 
feul  i  infenfible  aux  outrages  ,  &  peu  fenfible  aux  louanges  , 
s'il  fe  connoîr  ,  il  ne  s'afîîgne  point  fa  place  &  jouit  de  lui- 
même  fans  s'apprécier. 

Dans  une  petite  ville  ,  on  trouve ,  proportion  gardée  ,  moins 
d'a.51:ivité ,  fans  doute  ,  que  dans  une  capitale  :  parce  que  les 
pafTions  font  moins  vives  6c  les  befoins  moins  preffans;  mais 
plus  d'efprits  originaux  ,  plus  d'induftrie  inventive  ,  plus  de* 
chofes  vraiment  neuves  :  parce  qu'on  y  eft  moins  imitateur, 
qu'ayant  peu  de  modelés ,  chacun  tire  plus  de  lui-même ,  6c 
met  plus  du  iicn  dans  tout  ce  qu'il  fait  :  parce  que  l'efpric 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  499 

humain  ,  moins  étendu  ,  moins  noyé  parmi  les  opinions 
vulgaires  ,  s'élabore  &  fermente  mieux  dans  la  tranquille  foli- 
tude  :  parce  qu'en  voyant  moins  ,  on  imagine  davantage  : 
enfin ,  parce  que ,  moins  preffé  du  tems  ,  on  a  plus  le  loilir 
d'étendre  &  digérer  fes  idées. 

Je  me  fouviens  d'avoir  vu  dans  ma  jeunelTe  aux  environs 
de  Neufchâtel  un  fpe6lacle  affez  agréable  &  peut-être  unique 
fur  la  terre.  Une  montagne  entière  couverte  d'habitations  donc 
chacune  fait  le  centre  des  terres  qui  en  dépendent  ;  en  forte 
que  ces  maifons  ,  à  diftances  aufîi  égales  que  les  fortunes  des 
propriétaires  ,  offrent  à  la  fois  aux  nombreux  habitans  de 
cette  montagne ,  le  recueillement  de  la  retraite  ôc  les  dou- 
ceurs de  la  fociété.  Ces  heureux  payfans  ,  tous  à  leur  aife  , 
francs  de  tailles,  d'impôts,  de  fubdélégués  ,  de  corvées,  cul- 
tivent ,  avec  tout  le  foin  poflible ,  des  biens  dont  le  produit 
eft  pour  eux  ,  &  emploient  le  loifîr  que  cette  culture  leur  laiiïe 
à  faire  mille  ouvrages  de  leurs  mains,  6c  a  mettre  à  proiic 
le  génie  inventif  que  leur  donna  la  Nature.  L'hiver  fur-tout , 
tems  où  la  hauteur  des  neiges  leur  ôte  une  communication 
facile  ,  chacun  renfermé  bien  chaudement  ,  avec  fa  nom- 
breufe  famille ,  dans  fa  jolie  &c  propre  maifon  de  bois  (  k  ) 


(  k  )  Je  crois  entendre  un  bel-efprit  fonge  !    Erreur    de    phyfique  !    Ah, 

de  Paris  fe  récrier  ,  pourvu  qu'il  ne  pauvre  Auteur!  Quant  à  moi  ,  je  crois 

life  pas  lui-même,  à  cet  endroit  comme  la  démonftration   fans  réplique.  Tout 

à  bien  d'autres ,  &  démontrer  docte-  ce    que  je    fais  ,   c'eit   que   les   Suif- 

ment  aux  Dames,  (car  c'eft  fur-tuut  fes  pallent  chaudement  leur  hiver  au 

aux  Dames  que  ces  Meffieurs  démon-  milieu  des  neiges,  dans  des  maifons 

trent)  qu'il  cfb  impniliblc  qu'une  mai-  de  bois, 
fon  de  bois  foit  chaude.  Groilier  men- 


Rr 


r  1 


500  LETTRE 

qu'il  a  bâtie  lui-même  ,  s'occupe  de  mille  travaux  amufans , 
qui  chafTent  l'ennui  de  fon  afyle ,  &  ajoutent  à  fon  bien-être. 
Jamais  Menuifier  ,  Serrurier ,  Vitrier ,  Tourneur  de  profefuon 
n'entra  dans  le  pays  ;  tous  le  font  pour  eux-mêmes  ,  aucua 
ne  l'efè  pour  autrui; dans  la  multitude  de  meubles  commodes 
éc  même  élégans  qui  compofent  leur  ménage  ôc  parent  leur 
logement,  on  n'en  voit  pas  un  qui  n'ait  été  fait  de  la  main 
du  maître.  Il  leur  refte  encore  du  loifir  pour  inventer  &c  faire 
mille  initruniens  divers ,  d'acier ,  de  bois  ,  de  carton ,  qu'ils 
vendent  aux  étrangers ,  dont  plufieurs  même  parviennent  juf- 
qu'à  Paris ,  entre  autres  ces  petites  horloges  de  bois  qu'on  y 
voit  depuis  quelques  années.  Ils  en  font  aufli  de  fer ,  ils  font 
même  •  des  montres  ;  ôc  ,  ce  qui  paroît  incroyable  ,  chacun 
réunit  à  lui  feul  toutes  les  profeffions  diverfes  dans  lefquelles 
fe  fubdivife  l'horlogerie ,  &  fait  tous  fes  outils  lui-même. 

Ce  n'eft  pas  tout  :  ils  ont  des  livres  utiles  &  font  paflable- 
ment  inftruits  ;  ils  raifohnent  fenfément  de  toutes  chofes ,  & 
de  plufieurs  avec  efprit  (1).  Ils  font  des  fîphons,  des  aimaos, 
des  lunettes ,  des  pompes ,  des  baromètres  ,  des  chambres 
noires  ;  leurs  tapifferies  font  des  multitudes  d'inllrumens  de 
toute  efpece  ;  vous  prendriez  le  poêle  d'un  Payfan  pour  un 
attelier  de  mécanique  ôc  pour  un  cabinet  de  phyfique  expé- 
rimentale. Tous  iàvent  un  peu  deffiner  ,  peindre  ,  chiiFrer  ^  la 


(1)  Je  puis    citer  en  exemple  un  fais  bien  qu'il  n'a  pas  beaucoup  d'égaux 

homme  de  mérite  ,   bien  connu  dans  parmi   l'es   compatriotes  ;    mais  enfin 

Paris,  &  plus  d'une  fois  honoré  des  c'eft  en  vivant  comme  eux,  qu'il  apprit 

fuffragcs  de  l'Académie  des  Sciences.  à  les  furpalTcr.. 


C'cft  M.  Rivaz  ,  célcbrc  Yalaifan.  Je 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  501" 

plupart  jouent  de  la  flûte ,  plufîeurs  ont  un  peu  de  mufique 
&  chantent  jufte.  Ces  arts  ne  leur  font  point  enfeignés  par 
des  maîtres  ,  mais  leur  pafTent ,  pour  ainfi  dire  ,  par  tradition. 
De  ceux  que  j'ai  vus  favoir  la  mufique  ,  l'un  me  difoit  l'avoir 
apprife  de  fon  père ,  un  autre  de  Ça  tante  ,  un  autre  de  fca 
coufin ,  quelques  -  uns  croyoient  l'avoir  toujqurs  fue.  Un  de 
leurs  plus  fréquens  amufemens  eft  de  chanter  avec  leurs  fem- 
mes ôc  leurs  enfans  les  pfeaumes  à  quatre  parties  ;  &  l'on  eft 
tout  étonné  d'entendre  fortir  de  ces  cabanes  champêtres , 
l'harmonie  forte  èc  mâle  de  Goudimel ,  depuis  fi  long-tems 
oubliée  de  nos  favans  Artiftes. 

Je  ne  pouvois  non  plus  me  lalTer  de  parcourir  ces  char- 
mantes demeures,  que  -les  habitans  de  m'y  témoigner  la 
plus  franche  hofpitalité.  Malheureufement  j'étois  jeune  :  ma 
curiofîté  n'étoit  que  celle  d'un  enfant  ,  &  je  fongeois  plus 
à  m'amufer  qu'à  m'inftruire.  Depuis  trente  ans,  le  peu  d'ob- 
fervations  que  je  fis  fe  font  effacées  de  ma  mémoire.  Je 
me  fouviens  feulement  que  j'admirois  fans  ceiïe  en  ces 
hommes  finguliers  un  mélange  étonnant  de  finefle  &  de 
fimplicité  qu'on  croiroit  prefque  incompatibles ,  ôc  que  je 
n'ai  plus  obfervé  nulle  parL  Du-refte ,  je  n'ai  rien  retenu  de 
leurs  mœurs ,  de  leur  fociété ,  de  leurs  caractères.  Aujour- 
d'hui que  j'y  porterois  d'autres  yeux,  faut-il  ne  revoir  plus 
cet  heureux  pays  ?  Hélas  !  il  elt  fur  la  route  du  mien  ! 

Après  cette  légère  idée,  fuppofons  qu'au  fommet  de  la 
montagne  dont  je  viens  de  parler,  au  centre  des  habitations» 
on  établiffe  un  Speftacle  fixe  &c  peu  coûteux,  fous  prétexte, 
par  exemple  ,  d'offrir  une   honnête   récréation   à  des  gens 


SOI  LETTRE 

continuellement  occupés ,  èc  en  état  de  fupporter  cette  petite 
dépenfe  ;  fuppofons  encore  qu'ils  prennent  du  goût  pour  ce 
même  Spectacle  ,  Ôc  cherchons  ce  qui  doit  réfulter  de  fon 
étabîiffement. 

Je  vois  d'abord  que  ,  leurs  travaux  ceflant  d'être  leurs 
amufemens,  auffi-tôt  qu'ils  en  auront  un  autre,  celui-ci  les 
dégoûtera  des  premiers  ;  le  zèle  ne  fournira  plus  tant  de 
loifir  ,  ni  les  mêmes  inventions.  D'ailleurs ,  il  y  aura  cha- 
que jour  un  tems  réel  de  perdu  pour  ceux  qui  aflifteront 
au  Spectacle  ;  &.  l'on  ne  fe  remet  pas  à  l'ouvrage  ,  l'efprit 
rempli  de  ce  qu'on  vient  de  voir  :  on  en  parle,  ou  l'on  y 
fonge.  Par  conféquent  ,  relâchement  de  travail  :  premier 
préjudice. 

Quelque  peu  qu'on  paye  à  la  porte ,  on  paye  enfin  ;  c'eft 
toujours  une  dépenfe  qu'on  ne  faifoit  pas.  Il  en  coûte  pour 
foi ,  pour  fi  femme ,  pour  fes  enfans  ,  quand  on  les  y 
raene  ,  &  il  les  y  faut  mener  quelquefois.  De  plus ,  un 
Ouvrier  ne  va  point  dans  une  alFemblée  fe  montrer  en  habit 
de  travail  :  il  faut  prendre  plus  fouvent  fes  habits  des  Di- 
manches ,  changer  de  linge  plus  fouvent  ,  fe  poudrer ,  fe 
rafer  ;  tout  cela  coûte  du  tems  ôc  de  l'argent.  Augmentation 
de  dépenfe  :  deuxième  préjudice. 

Un  travail  moins  aflidu  &c  une  dépenfe  plus  forte  exigent 
un  dédommagement.  On  le  trouvera  fur  le  prix  des  ouvrages 
qu'on  fera  forcé  de  renchérir.  Plufieurs  marchands ,  rebutés 
de  cette  augmentation  ,  quitteront  les  Montagnons  (  m) ,  &c 

(m)  CV-ft  le  nom  qu'on  donne  dans  le  pays  aux  habitans  de  cette  mon- 
tagne. 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  503 

fe  pourvoiront  chez  les  autres  Suiffes  leurs  voifuis,  qui,  fans 
être  moins  induftrieux  ,  n'auront  point  de  Spedacîes ,  & 
n'augmenteront  point  leurs  prix.  Diminution  de  débit  :  troi- 
fieme  préjudice. 

Dans  les  mauvais  tems ,  les  chemins  ne  font  pas  prati- 
cables ;  &  comme  il  faudra  toujours ,  dans  ces  tems-là ,  que 
la  troupe  vive ,  elle  n'interrompra  pas  fes  repréfentations.  On 
ne  pourra  donc  éviter  de  rendre  le  Spectacle  abordable  en 
tout  tems.  L'hiver  il  faudra  faire  des  chemins  dans  la  neige , 
peut-être  les  paver;  &  Dieu  veuille  qu'on  n'y  mette  pas  des 
lanternes.  Voilà  des  dépenfes  publiques  ;  par  conféquent  des 
contributions  de  la  part  des  particuliers.  Etabliffement  d'im- 
pôts :  quatrième  préjudice. 

Les  femmes  àes  Montagnons  allant ,  d'abord  pour  voir , 
&  enfuite  pour  être  vues ,  voudront  être  parées  ;  elles  vou- 
dront l'être  avec  difrinclion.  La  femme  de  M.  le  Jufticier 
ne  voudra  pas  fe  montrer  au  Spectacle  ,  mife  comme  celle 
du  maître  d'école  ;  la  femme  du  maître  d'école  s'efforcera 
de  fe  mettre  comme  celle  du  Jufticier.  De-là  naîtra  bientôt 
une  émulation  de  parure  qui  ruinera  les  maris ,  les  gagnera 
peut-être,  &  qui  trouvera  fans  celfe  mille  nouveaux  moyens 
d'éluder  les  loix  fomptuaires.  Introduction  du  luxe  :  cin- 
quième préjudice. 

Tout  le  relte  eft  facile  à  concevoir.  Sans  mettre  en  ligne  de 
compte  les  autres  inconvéniens  dont  j'ai  parlé,  ou  dont  je 
parlerai  dans  la  fuite  ;  fans  avoir  égard  à  l'efpece  du  Spec- 
tacle &;  à  fes  effets  moraux  ;  je  m'en  tiens  uniquement  à 
ce  qui  regarde   le  travail   &c  le   gain,    &    je   crois  montrer 


504  LETTRE, 

par  une  conféqueiice  évidente ,  comment  un  Peuple  aifé , 
mais  qui  doit  Ton  bien-être  à  fon  indafirie ,  changeant  la 
réalité  centre  l'apparence  ,  fe  ruine  à  l'inltant  qu'il  veut 
briller. 

Au-refie,  il  ne  faut  point  fe  récrier  contre  la  chimère 
de  ma  fiippcficion  ;  je  ne  la  donne  que  pour  telle,  &  ne 
veux  que  rendre  fenflbles  du  plus  au  moins  fes  fuites  iné- 
vitables. Otez  quelques  circonstances,  vous  retrouverez  ailleurs 
d'autres  Montagnons ,  &  mutatis  mutandis ,  l'exemple  a  fon 
application. 

Ainfi  quand  il  feroit  vrai  que  les  Spectacles  ne  font  pas 
mauvais  en  eux-mêmes,  on  auroic  toujours  à  chercher  s'ils 
ne  le  deviendroienc  point  à  l'égard  du  Peuple  auquel  on  les 
deitine.  En  certains  lieux,  ils  feront  utiles  pour  attirer  les 
étrangers  ;  pour  augmenter  la  circulation  des  efpcces  ;  pour 
exciter  les  Artiiles  ;  pour  varier  les  modes  ;  pour  occuper  les 
gens  trop  riches  ou  afpirant  à  l'être;  pour  les  rendre  moins 
malfaifans;  pour  diltraire  le  Peuple  de  fes  mifcres;  pour  lui 
faire  oublier  fus  ch-fs  en  voyant  fes  baladins;  pour  main- 
tenir 6c  perfectionner  le  goût  quand  l'honnêteté  eft  perdue  ; 
pour  couvrir  d'un  vernis  de  procédés  la  laideur  du  vice; 
pour  empêcher ,  en  un  mot ,  que  les  mauvaifes  mœurs  ne 
dégénèrent  en  brigandage.  En  d'autres  lieux ,  ils  ne  fervi- 
. roient  qu'à  détruire  l'amour  du  travail;  à  décourager  l'in- 
duftrie  ;  à  ruiner  les  particuliers  ;  à  leur  infpiicr  le  goût  de 
l'oifiveté  ;  h  leur  faire  chercher  les  moyens  de  fublîfter  fans 
rien  faire:  à  rendre  un  Peuple  inaitif  &  lâche;  à  l'empc- 
cher  de  voir  les  objets  publics  Ik  pardculiers   dont  il  doif 

s'occuper  ; 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.      .        505 

s'occuper;  à  tourner  la  fageffe  eu  ridicule;  à  dibltiruer  un 
jargon  de  Théâtre  à  la  pratique  des  vertus;  à  mettre  toute 
la  morale  en  métaphyfique  ;  à  traveftir  les  citoyens  en  beaux 
efprits,  les  mères  de  famille  en  Petites- MaîtrelTes,  <Sc  les 
filles  en  amoureufes  de  Comédie.  L'effet  général  fera  le 
même  fur  tous  les  hommes  ;  mais  les  hommes  ainfi  changés 
conviendront  plus  ou  moins  à  leur  pays.  En  devenant  égaux, 
les  mauvais  gagneront ,  les  bons  perdront  encore  davantage  ; 
tous  contracteront  un  cara^ftere  de  moUelTe ,  un  efpric  d'inac- 
tion qui  ôtera  aux  uns  de  grandes  vertus  ,  6:  préfervera  les 
autres  de  méditer  de  grands  crimes. 

De  CCS  nouvelles  réflexions  il  réfuke  une  conféquence  direc- 
tement contraire  à  celle  que  je  tirois  des  premières  ;  favoir 
que ,  quand  le  Peuple  eft  corrompu  ,  les  Spedacles  lui  font 
bons,  &  mauvais  quand  il  elè  bon  lui-même.  Il  fembleroit 
donc  que  ces  deux  effets  contraires  devroient  s'entre-détruire 
èc  les  Speftacles  refter  indiffcrens  à  tous  ;  mais  il  y  a  cette 
différence  que ,  l'effet  qui  renforce  le  bien  ôc  le  mal  ,  étant 
tiré  de  l'efprit  des  Pièces ,  eit  fujet  comme  elles  à  mille  modi- 
fications qui  le  réduifent  prefque  à  rien  ;  au  lieu  que  celui  qui 
change  le  bien  en  mal  &c  le  mal  en  bien ,  réfultant  de  l'exif- 
tence  même  du  Spe*5l:acle  ,  eft  un  effet  conltant ,  réel ,  qui 
revient  tous  les  jours  &.  doit  l'emporter  à  la  fin. 

Il  fuit  de-là  que  ,  pour  juger  s'il  eft  à  propos  ou  non  d'é- 
tablir un  Théâtre  en  quelque  Ville,  il  faut  premièrement  favoir 
û  les  moeurs  y  font  bonnes  ou  mauvaifcs  ;  queftion  fur  laquelle 
il  ne  m'appartient  peut-être  pas  de  prononcer  par  rapport  à 
nous.  Quoi  qu'il  en  foit,  tout  ce  que  je  puis  accorder  là-deffus, 
Mélangçs.    Tome  I.  Sss 


50(5  LETTRE 

c'eft  qu'il  eft  vrai  que  la  Comédie  ne  nous  fera  point  de  mal , 
fi  plus  rien  ne  nous  en  peut  faire. 

Pour  prévenir  les  inconvéniens  qui  peuvent  naître  de  l'exem- 
ple des  Comédiens ,  vous  voudriez  qu'on  les  forçât  d'être  hon- 
nêtes gens.  Par  ce  moyen  ,  .dites-vous ,  on  auroit  à  la  fois  des 
Spectacles  &  des  mœurs  ,  ù.  l'on  réuniroit  les  avantages  des  uns 
&  des  autres.  Des  Speélacles  <Sc  des  mœurs  !  Voilà  qui  forme- 
roit  vraiment  un  Spedacle  à  voir  ,  d'autan:  plus  que  ce  feroit  la 
première  fois.  Mais  quels  font  les  moyens  que  vous  nous  indi- 
quez pour  contenir  les  Comédiens  ?  Des  loix  féveres  èc  bien  exé- 
cutées. C'eft  au  moins  avouer  qu'ils  ont  befoin  d'être  contenus , 
&c  que  les  moyens  n'en  font  pas  faciles.  Des  loix  féveres  î  La 
première  eft  de  n'en  point  fouffrir.  Si  nous  enfreignons  celle- 
là  ,  que  deviendra  la  févérité  des  autres  ?  Des  loix  bien  exé- 
cutées !  11  s'agit  de  favoir  fi  cela  fe  peut  :  car  la  force  des 
loix  a  fa  mefure ,  celle  des  vices  qu'elles  répriment  a  aufTi  la 
fienne.  Ce  n'eit  qu'après  avoir  comparé  ces  deux  quantités 
&  trouvé  que  la  première  furpaffe  l'autre  ,  qu'on  peut  s'alTurer 
de  l'exécution  des  loix.  La  connoilîlmce  de  ces  rapports  fait 
la  véritable  fcience  du  Lcgillatcur  :  car ,  s'il  ne  s'agiffoit  que 
de  publier  édits  fur  édits  ,  réglemens  fur  réglemens  ,  pour 
remédier  aux  abus ,  à  mefure  qu'ils  naiffent ,  on  diroit ,  fans 
doute  ,  de  fort  belles  cbofts  ;  mais  qui  ,  pour  la  plupart  ,, 
relteroient  fans  efiet ,  Ôc  fervii-oient  d'indications  de  ce  qu'il 
fliudroit  faire  ,  plutôt  que  de  moyens  pour  l'exécuter.  Dans 
le  fond  ,  l'inltirution  des  loix  n'eft  pas  une  chofe  fi  mer- 
veillcufe  ,  qu'avec  du  fens  ôc  de  l'équité  ,  tout  homme  ne 
pût  très-bien  trouver  de  lui-même  celles  qui ,  bien  obftrvées  y 


A    M.    D  '  A  L  £  M  B  E  R  T.  507 

feroient  les  plus  utiles  à  la  Société.  Où  efl:  le  plus  petit  écolier 
de  droit  qui  ne  drelTera  pas  un  code  d'une  morale  aufll  pure 
que  celle  des  loix  de  Platon  ?  Mais  ce  n'eft  pas  de  cela  feul 
qu'il  s'agit.  C'efi:  d'approprier  tellement  ce  code  au  Peuple 
pour  lequel  il  eft  fait ,  &  aux  chofes  fur  lefquelles  on  y  ftatue  , 
que  fon  exécution  s'enfuive  du  feul  concours  de  ces  conve- 
nances; c'eit  d'impofer  au  Peuple,  à  l'exemple  de  Solon,  moins 
les  m.eilleures  loix  en  elles  -  mêmes  ,  que  les  micilleures  qu'il 
puiflè  comporter  dans  la  fituation  donnée.  Autrement ,  il  vaut 
encore  mieux  laiffer  fubiifter  les  défordres  ,  que  de  les  pré- 
venir ,  ou  d'y  pourvoir  par  des  loix  qui  ne  feront  point  obfer- 
vées  :  car  fans  remédier  au  mal ,  c'eft  encore  avilir  les  loix. 

Une  autre  obfervation ,  non  moins  importante  ,  eft  que  les 
chofes  de  mœurs  &  de  juiHce  univerfelle  ne  fe  règlent  pas  , 
comme  celles  de  jnfHce  particulière  &   de  droit  rigoureux  , 
par  des  édits  &  par  des  loix  ;  ou  fi  quelquefois  les  loix  in- 
fluent fur  les  mœurs  ,   c'eft  quand  elles  en  tirent  leur  force. 
Alors  elles   leur  rendent  cette  même  force  par  une  forte  de 
réadion  bien  connue  des  vrais  politiques.  La  première  fonc- 
tion des  Ephores  de  Sparte  ,  en  entrant  en  charge ,  étoit  une 
proclamation  publique  par  laquelle  ils  enjoignoient  aux  citoyens, 
non  pas  d'obfervcr   les  loix  ,   mais  de   les  aimer  ,   afin  que 
l'obfervation  ne  leur  en  fut  point  dure.  Cette  proclamation  , 
qui  n'étoit  pas  un  vain  formulaire  ,  montre  parfaitement  l'ef- 
prit  de   l'inftitution  de  Sparte  ,    par  laquelle   les  loix  (Ik  les 
mœurs ,  intimement  unies  dans  les  cœurs  des  citoyens ,  n'y 
faifoient ,  pour  ainfi  dire ,  qu'un  même  corps.  Mais  ne  nous 
flattons  pas  de  voir  Sparte  renaître  au  fein  du  commerce  &c  de 

Sss  i 


5o8  LETTRE 

l'amour  du  gain.  Si  nous  avions  les  mêmes  maximes  ,  on 
pourroit  établir  à  Genève  un  Spectacle  fans  aucun  rifque  : 
car  jamais  citoyen  ni  bourgeois  n'y  mettroit  le  pied. 

Par  cil  le  gouvernement  peut -il  donc  avoir  prife  fur  les 
mœurs  ?  Je  réponds  que  c'eft  par  l'opinion  publique.  Si  nos 
habitudes  naiffent  de  nos  propres  fentimens  dans  la  retraite, 
elles  naiffent  de  l'opinion  d'autrui  dans  la  Société.  Quand  on 
ne  vit  pas  en  foi ,  mais  dans  les  autres ,  ce  font  leurs  juge- 
mens  qui  règlent  tout;  rien  ne  paroît  bon  ni  défirable  aux 
particuliers  que  ce  que  le  public  a  jugé  tel ,  &  le  feul  bon- 
heur que  la  plupart  des  hommes  connoiffent  eft  d'être  eliimés 
heureux. 

Quant  au  choix  des  inrtrumens  propres  à  diriger  l'opinion 
publique ,  c'elè  une  autre  queftion  qu'il  feroit  fuperflu  de 
réfoudre  pour  vous  ,  &c  que  ce  n'efl:  pas  ici  le  lieu  de  réfoudre 
pour  la  multitude.  Je  me  contenterai  de  montrer  par  un 
exemple  fenfible  que  ces  inlirumens  ne  font  ni  des  loix  ni 
des  peines  ,  ni  nulle  efpece  de  moyens  coadifs.  Cet  exemple 
eft  fous  vos  j'^eux  :  je  le  tire  de  votre  patrie  ,  c'eft  celui  du 
Tribunal  des  Maréchaux  de  France,  établis  juges  fuprêmes  du 
point-d'honiieur. 

De  quoi  s'agiifoit- il  dans  cette  inftirution  ?  de  changer 
l'opinion  publique  fur  les  duels,  fur  la  réparation  des  oflFenfes 
&  fur  les  occafions  où  un  brave  homme  eft  obligé ,  fous 
peine  d'infamie ,  de  tirer  raifon  d'un  affront  l'épée  à  la  main. 
Il  s'enfuit   de-L\  ; 

Premièrement  ,  que  la  force  n'ayant  aucun  pouvoir  fur 
les  efprits  ,  il  faloit    écarter   avec  le    plus  grand  foin  tout 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  50J 

ve/Hge  de  violence  du  Tribunal  établi  pour  opérer  ce  chan- 
gement- Ce  mot  même  de  Tribunal  étoit  mal  imaginé  :  j'ai- 
merois  mieux  celui  de  Cour-d' honneur.  Ses  feules  armes  dé- 
voient être  l'honneur  &  l'infamie  :  Jamais  de  récompenfe 
utile,  jamais  de  punition  corporelle,  point  de  prifon  ,  point 
d*arréts,  point  de  Gardes  armés.  Simplement  un  Appariteur 
qui  auroit  fait  fes  citations  en  touchant  l'accufé  d'une  ba- 
guette blanche,  fans  qu'il  s'enfuivît  aucune  autre  contrainte 
pour  le  faire  comparoître.  Il  eft  vrai  que  ne  pas  comparoitre 
au  terme  fixé  par  devant  les  Juges  de  l'honneur ,  c'étoit  s'en 
confelTer  dépourvu,  c'étoit  fe  condamner  foi-même.  De-là 
réfultoit  naturellement  note  d'infamie ,  dégradation  de  no- 
bleffe,  incapacité  de  fervir  le  Roi  dans  fes  Tribunaux,  dans 
fes  armées  ,  6c  autres  punitions  de  ce  genre  qui  tiennent 
immédiatement  à  l'opinion  ,  ou  en  font   un  effet  nécefiaire. 

Il  s'enfuit  ,  en  fécond  lieu ,  que  ,  pour  déraciner  le  pré- 
jugé public ,  il  faloit  des  Juges  d'une  grande  autorité  fur  la 
matière  en  quedion  ;  &: ,  quant  à  ce  point ,  l'inftituteur  entra 
parfaitement  dans  l'efprit  de  l'établiffement  :  car  ,  dans  une 
Nation  toute  guerrière,  qui  peut  mieux  juger  des  juftes  oc- 
cafions  de  montrer  fon  courage  &;  de  celles  où  Thonneur 
offenfé  demande  fatisfadion,  que  d'anciens  militaires  chargés 
de  titres  d'honneur  ,  qui  ont  blanchi  fous  les  lauriers  ,  & 
prouvé  cent  fois  au  prix  de  leur  fang,  qu'ils  n'ignorent  pas 
quand  le  devoir  veut  qu'on  en  répande? 

Il  fuit ,  en  troificme  lieu ,  que  ,  rien  n'étant  plus  indé- 
pendant du  pouvoir  fuprcme  que  le  jugement  du  public,  le 
fouverain  devoit  fe  garder,  fur  toutes  chofes,  de  mêler  ks 


5IO 


LETTRE 


décifîons  arbitraires  parmi  des  arrêts  faits  pour  repréfenter 
ce  jugement,  ôc,  qui  plus  eft,  pour  le  déterminer.  Il  de- 
voit  s'efforcer  au  contraire  de  mettre  la  Cour-d'honneur  au- 
delTus  de  liii ,  comme  fournis  lui-même  à  fes  décrets  ref- 
peftables.  Il  ne  faloit  donc  pas  commencer  par  condamner 
à  mort  tous  les  duelliftes  indittinètement  ;  ce  qui  étoit  mettre 
d'emblée  une  oppcfition  choquante  entre  l'honneur  &.  la 
loi  :  car  la  loi  mêm.e  ne  peut  obliger  perfonne  à  fe  dés- 
honorer. Si  tout  le  Peuple  a  jugé  qu'un  homme  eft  poltron  ,  le 
Roi,  malgré  toute  fa  puiiTance,  aura  beau  le  déclarer  brave, 
perfonne  n'en  croira  rien  ;  &.  cet  homme  ,  pafTant  alors 
pour  un  poltron  qui  veut  être  honoré  par  force  ,  n'en  fera 
que  plus  méprifé.  Quant  à  ce  que  difenr  les  édits,  que  c'eft 
offenfer  Dieu  de  fe  battre  ,  c'eft  un  avis  fort  pieux  fans  doute  ; 
mais  la  loi  civile  n'eft  point  juge  des  péchés,  &,  toutes  les 
fois  que  l'autorité  fouveraine  voudra  s'interpofer  dans  les 
conflits  de  l'honneur  &  de  la  Religion  ,  elle  fera  compro- 
mife  des  deux  côtés.  Les  mêmes  édits  ne  raifonnent  pas 
mieux,  quand  ils  difent  qu'au  -  lieu  de  fe  battre,  il  faut  s'a- 
dreffer  aux  Maréchaux  :  condamner  ainfi  le  combat  fans  dif- 
tinclion ,  fans  réferve  ,  c'eft  commencer  par  juger  foi-même 
ce  qu'on  renvoie  à  leur  jugement.  On  fait  bien  qu'il  ne-  leur 
eft  pas  permis  d'accorder  le  duel,  même  quand  l'honneur 
outragé  n'a  plus  d'autres  rcfTources  ;  &;,  félon  les  préjugés 
du  monde,  il  y  a  beaucoup  de  femblables  cas  :  car,  quant 
aux  fatisfatflions  ccrémonieufes  ,  dont  on  a  voulu  payer  l'of- 
fenfé  ,  ce    font  de  véritables  jeux  d'enfant. 

Qu'un  homme  ait  le  droit  d'accepter  une  réparation  pour 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  511 

lui-même  &c  de  pardonner  à  fon  ennemi,  en  ménageant 
cette  maxime  avec  art,  on  la  peut  fubftituer  infenfiblement 
au  féroce  préjugé  qu'elle  attaque  ;  mais  il  n'en  eft  pas  de 
même ,  quand  l'honneur  des  gens  auxquels  le  nôtre  eft  lié 
fe  trouve  attaqué;  dès-lors  il  n'y  a  plus  d'accommodement 
pofliblc.  Si  mon  père  a  reçu  un  foufflct ,  fi  ma  fœur ,  ma 
femme  ,  ou  ma  maîtrefTe  eft  infultée ,  conferverai-je  mon 
honneur  en  fiifant  bon  marché  du  leur?  Il  n'y  a  ni  Maré- 
chaux, ni  farisfaélion  qui  fullîfent,  il  faut  que  je  les  venge 
ou  que  je  me  déshonore  ;  les  édits  ne  me  laiiïent  que  le  choix 
du  fupplice  ou  de  l'infamie.  Pour  citer  un  exemple  qui  fe 
rapporte  à  mon  fujet  ,  n'elt-ce  pas  un  concert  bien  entendu 
entre  l'efprit  de  la  Scène  &  celui  des  loix,  qu'on  aille  applaudir 
au  Théâtre  ce  même  Cid  qu'on  iroit  voir  pendre  à  la  Grève  ? 
Ainfî  l'on  a  beau  faire;  ni  la  raifon,  ni  la  vertu,  ni  les 
loix  ne  vaincront  l'opinion  publique ,  tant  qu'on  ne  trouvera 
pas  l'art  de  la  changer.  Encore  une  fois ,  cet  art  ne  tient 
point  à  la  violence.  Les  moyens  établis  ne  ferviroient,  s'ils 
étoient  pratiqués  ,  qu'à  punir  les  braves  gens  &  fauver  les 
lâches;  mais  heureufement  ils  font  trop  abfurdes  pour  pou- 
voir être  employés ,  &c  n'ont  fervi  qu'à  faire  changer  de 
noms  aux  duels.  Comment  faloit-il  donc  s'y  prendre  ?  Il 
faloit ,  ce  me  femble  ,  foumettre  abfolument  les  combats 
particuliers  à  la  juri^diéHon  des  Maréchaux ,  foit  pour  les 
juger ,  foit  pour  les  prévenir ,  foit  même  pour  les  permettre. 
Non- feulement  il  faloit  leur  Liifr^r  le  droit  d'accorder  le 
champ  quand  ils  le  jugeroient  à  propos  ;  mais  il  étoit  im- 
portant qu'ils  ufaflcnt  quelquefois  de  ce  droit ,  ne  fût-ce  que 


5ii  LETTRE 

pour  ôrer  au  public  une  idée  affez  difficile  à  détruire  &  qui 
feule  annulle  toute  leur  autorité,  favoir  que,  dans  les  affaires 
qui  patient  par  devant  eux ,  ils  jugent  moins  fur  leur  propre 
fentiment  que  fur  la  volonté  du  Prince.  Alors  il  n'y  avoit 
point  de  honte  à  leur  demander  le  combat  dans  une  occa- 
fion  néceffaire  ;  il  n'y  en  avoit  pas  même  à  s'en  abltenir, 
quand  les  raifons  de  l'accorder  n'ctoient  pas  jugées  fuffi- 
fautes  ;  mais  il  y  en  aura  toujours  à  leur  dire  :  je  fuis  of- 
fenfé  ,  faites  en  forte  que  je  fois  difpenfé  de  me  battre. 

Par  ce  moyen,  tous  les  appels  fecrets  feroient  infaillible- 
ment tombés  dans  le  décri ,  quand ,  l'honneur  oifenfé  pou- 
vant fe  défendre  &c  le  courage  fe  montrer  au  champ  d'hon- 
neur, on  eût  très-juRement  fufpeclé  ceux  qui  fe  feroient 
cachés  pour  fe  battre,  &  quand  ceux  que  la  Cour-d'hon- 
neur eût  jugé  s'être  mal  (  n  )  battus ,  feroient  ,  en  qua- 
lité de  vils  aflafTms  ,  reités  foumis  aux  Tribunaux  crimi- 
nels. Je  conviens  que  plufîeurs  duels  n'étant  jugés  qu'après 
coup ,  6c  d'autres  même  étant  folemnellement  autorifés  ,  i! 
en  auroit  d'abord  coûté  la  vie  à  quelques  braves  gens  ; 
mais  c'eût  été  pour  la  fauver  dans  la  fuite  à  des  infinités 
d'autres,  au  lieu  que,  du  fang  qui  fe  verfe  malgré  les  édits, 
naît  une  raifon  d'en  verfer  davantage. 

Que  feroit-il  arrivé  dans  la  fuite  ?  A  mefure  que  la  Cour- 
d'honneur  auroit  acquis  de  l'autorité  fur  l'opinion  du  Peuple  , 
par  la  fageffe  &  le  poids  de  fes  dccifions  ,  elle  feroit  devenue 

(n)  Mal,  c"eft-à- dire,  non-feu-  ce  qui  fe  fût  naturellement  prcfumi 
Icment  en  lâche  &  avec  fraude,  mais  de  toute  affaire  non  portée  au  Tri- 
injuftement  &  fans  raifon  fuffifante  ;       bunal. 

pew- 


A    M.    D'  AL  E  M  B  E  R  T.  513 

peu-à-peu  plus  févere  ,  jufqu'à  ce  que  les  occafions  légiti- 
mes fe  réduifanc  tout-à-faic  à  rien  ,  le  point  d'honneur  eût 
changé  de  principes  ,  &  que  les  duels  fuiTent  entièrement 
abolis.  On  n'a  pas  eu  tous  ces  embarras  à  la  vérité  ,  mais 
aufli  l'on  a  fait  un  établiiTem.ent  inutile.  Si  les  duels  aujour- 
d'hui font  plus  rares ,  ce  n'eft  pas  qu'ils  foient  méprifés  ni 
punis  ;  c'eft  parce  que  les  mœurs  ont  changé  {o  )  :  ôc  la 
preuve  que  ce  changement  vient  de  caufes  toutes  différentes 
auxquelles  le  gouvernement  n'a  point  de  part ,  la  preuve  que 
l'opinion  publique  n'a  nullement  changé  fur  ce  point ,  c'efè 
qu'après  tant  de  foins  mal  entendus ,  tout  Gentilhomme  qui 
ne  tire  pas  raifon  d'un  affront  ,  l'épée  à  la  main ,  n'eit  pas 
moins  déshonoré  qu'auparavant. 

Une  quatrième  conféquence  de  l'objet  du  même  établilTe- 
ment,  eft  que,  nul  homme  ne  pouvant  vivre  civilement  fins 
honneur  ,  tous  les  états  où  l'on  porte  une  épce  ,  depuis  le 
Prince  jufqu'au  Soldat ,  &  tous  les  états  même  où  l'on  n'en 
porte  point  ,  doivent  refTortir  à  cette  Cour-d'honneur  ;  les 
uns  ,  pour  rendre  compte  de  leur  conduite  ôc  de  leurs  ac- 
tions ;  les  autres  ,  de  leurs  difcours   &.  de  leurs  maximes  : 


(o)  Autrefois  les  hommes  prenoient  il  refte  peu  d'importans  fujets  de  dif- 

querelle  au  cabaret  ;  on  les  a  dcyoù-  pute.    Dans   le  monde  osi  ne  fe    bat 

tés  de  ce  plaifir  grodier  en  leur  fai-  plus  que  pour  le  jeu.  Les   Militaires 

fant  bon   marché  des    autres.    Autre-  ne  fe  battent  plus  que  pour  des  paffe- 

fois  ils  s'égorgeoient  pour  une   mai-  droits,  ou  pour  n'ctre  pas   forces  de 

treffe  ;  en  vivant   plus  familièrement  quitter    le    fervice.     Dans     ce    lieclc 

avec  les  femmes,  ils  ont  trouvé  que  éclairé  chacun  fait  calculer,  à  un  écu 

ce  n'ctoit  pas  la  peine  de    fe   battre  près  ,  ce  que  valent   fon  honneur  Se 

pour  elles.  L'ivreffc  &  l'amour  ôtés ,  fa  vie. 

Mélanges,    Tome  I.  Ttc 


514.  L    E    T     T     R    E 

tojs  également  fuj'ets  à  être  honorés  ou  flétris  félon  îa  coa-^- 
formicé  ou  roppofition  de   leur  vie   eu   de   leurs  fentimens 
aux  principes  de  l'honneur  établis  dans  la  Nation ,  ôi.  réfor- 
més infinfiblement  par  le  Tribunal ,  fur  ceux  de  la  jultice  ôc 
de  la  raifon.  Borner  cette  compétence  aux  nobles  &:  aux  mi- 
litaires ,  c'eil  couper  les  rejettons  &c  iaiffer  îa  racine  :  car  fi 
le  point  d'honneur  fait  agir  la  Noble (îè ,  il  fait  parler  le  Peu- 
ple ;  les  uns  ne  fe  battent  que  parce  que  les  autres  les  jugent, 
Ôc  pour  changer  les  aâions  dont  l'eftime  publique  ell  l'objet , 
il  faut  auparavant  changer  les  jugemens  qu'on  en  porte,  Jg 
fuis  convaincu  qu'on  ne  viendra  jamais  à  bout  d'opérer  ces 
changcmens  fans  y  faire  intervenir  les  femmes  mêmes  ,  de  qui 
dépend  en  grande  partie  la  manière  de  penfer  des  hommes. 
De  ce  principe  il  fuit  encore  que  le  Tribunal  doit  être  plus 
ou  moins  redouté  dans  les  diverfes  conditions  ,  à  proportion 
qu'elles    ont   plus  ou    moins  d'honneur  à  perdre  ,  félon  les 
idées  vulgaires  qu'il  faut  toujours  prendre  ici  pour  règles.  Si 
l'ctablillcment  eft  bien  foit ,  les  Grands  &i  les  Princes  doivent 
trembler  au  feul  nom  de  la  Cour-d'honneur.   Il  auroit   fiilu 
qu'en  l'inltituant  on  y  eût  porté  tous  les  démêlés  perfonnelsj 
exiftans  alors  entre  les  premiers   du  Royaume  ;  que  le  Tri- 
bunal les  eût  jugés  défmitivement  autant  qu'ils  pouvoient  l'êtrfi 
par  les   feules   loix  de   l'honneur  ;   que  ces  jugemens  euflenc- 
été  féveres  ;  qu'il  y  eût  eu  des  cefîions  de  pas   &  de  rang,, 
perfonnelles  &c  indépendantes  du  droit  des  places  ,  des  inter- 
dictions du  port  des  armes  ou  de  paroître  devant  la  face  du 
Prince  ,  ou  d'autres  punitions  femblables  ,  nulles  par  elles- 
w,ircxs ,  gricvcs  par  l'opinion ,  jufqu';\  l'iufamie  inclufivcment' 


'A    M.    D'  A  L  E  M  B  É  R  T.  -j^s^ 

.qu'on  auroic  pu  regarder  comme  la  peine  capitale  décernée 
;par  la  Cour-d'honneur  ;  que  toutes  ces  peines  euOent  eu  par 
le  concours  de  l'autoriié  fupréme  les  mêmes  effets  qu'a  na- 
turellement le  jugement  public  quand  la  force  n'annulîe  point 
-fes  décifions  ;  que  le  Tribunal  n'eût  point  Itatué  far  des  ba^ 
gatelles  ,  mais  qu'il  n'eût  jamais  rien  fait  à  demi  ;  que  le  Roi 
même  y  tût  été  ciré  ,  quand  il  jetta  fa  canne  par  la  fenê- 
tre ,  de  peur,  dit-il  ,  de  frapper  un  Gentilhomme  (p)  ;  qu'il 
eût  comparu  en  accufé  avec  fa  partie  ;  qu'il  eût  été  jugé  fo- 
lemncllement,  condamné  à  faire  réparation  au  Gentilhomme, 
pour   l'affront  indire^  qu'il  lui    avoit    fait  ;  &  que    k   Tri- 
bunal lui  eût  en  même  tems  décerné  un  prix  d'honneur ,  pour 
la  modération  du  Monarque  dans  la  colère.  Ce  prix ,  qui  de- 
voit  être  un  figne  très  fimple  ,  mais  vifible  ,  porté  par  le  Roi 
durant  toute  fu  vie ,  lui  eût  été ,  ce  me  femble  ,  un  ornement 
.plus  honorable  que  ceux  de  la  royauté  ,  &  je  ne  doute  pas 
qu'il  ne  fût  devenu  le  fujet  des  chants  de  plus  d'un  Poëte. 
Il  eft  certain  que ,  quant  à  l'honneur ,  les  Rois  eux-mêmes 
font  fournis  plus  que  perfcnnc   au  jugement   du  public  ,  & 
peuvent  ,  par   confiquent  ,  fins    s'abaiffer  ,  comparoître    au 
Tribunal  qui  le  rcpréfente.  Louis  XIV  étoit  digne  de  faire 
de  ces  chofes-L\ ,  &  je  crois  qu'il  les  eût  faites ,  fi  quelqu'un 
les  lui  eût  fuggérées. 

Avec  toutes  ces  précautions  &  d'autres  femblables  ,  il  elt 
fort  douteux  qu'on  eût  réuOi  :  parce  qu'une  pareille  inlliturion 
eft  entièrement   contraire   i  l'efprit  de  la  Monarchie  ;  mais 

(p)  M.   ck  Lauzun,   Voilà,  fdoa  moi,  des  coups  de  canne  bien  noble- 
ment appliqués, 

Ttt   z 


5i6  LETTRE 

il  eft  très  fur  que  pour  les  avoir  négligées  ,  pour  avoir  voulu 
mêler  la  force  &  les  loix  dans  des  matières  de  préjugés  & 
changer  le  poinc-d'honneur  par  la  violence ,  on  a  compromis 
l'autorité  royale  &  rendu  méprifables  des  loix  qui  paf- 
foient  leur  pouvoir. 

Cependant  en  q.ioi  confîftoit  ce  préjugé  qu'il  s'agilToit  de 
détruire  ?  Dans  l'opinion  la  plus  extravagante  &  la  plus  bar- 
bare qui  jamais  entra  dans  l'efprit  humain  ;  favoir ,  que  tous 
les  devoirs  de  la  Société  font  fuppléés  par  la  bravoure  ;  qu'un 
homme  n'eft  plus  fourbe  ,  fripon  ,  calomniateur  ,  qu'il  eft 
civil ,  humain  ,  poli ,  quand  il  fait  fe  battre  ;  que  le  men- 
fop.ge  fe  change  en  vérité ,  que  le  vol  devient  légitime ,  la 
pertidie  honnête  ,  l'infidélité  louable  ,  fi-tôt  qu'on  foutient 
tout  cela  le  fer  à  la  main  ;  qu'un  affront  eft  toujours  bien 
réparé  par  un  coup  d'épée  ;  &c  qu'on  n'a  jamais  tort  avec 
un  homme ,  pourvu  qu'on  le  tue.  Il  y  a  ,  je  l'avoue  ,  une 
aurre  forte  d'affaire  où  la  gentilleffe  fe  mêle  à  la  cruauté  ^  & 
où  l'on  ne  tue  les  gens  que  par  hazard  ;  c'eft  celle  où  l'on 
fe  bat  au  premier  fang.  Au  premier  fang  !  Grand  Dieu  !  Et 
qu'en  veux  -  ru  faire  de  ce  fang,  bête  féroce  !  Le  veux -tu 
boire  ?  Le  moyen  de  fonger  à  ces  horreurs  fans  émotion  ? 
Tels  font  les  préjugés  que  les  Rois  de  France ,  armés  de 
toute  la  force  publique  ,  ont  vainement  attaqués.  L'opinion  , 
reine  du  monde  ,  n'ell  point  foumife  au  pouvoir  des  Rois  ; 
ils  font  eux-mêmes  fes  premiers  efclaves. 

Je  finis  cette  longue  digrciïion  ,  qui  malheureufement  ne 
fera  pas  la  dernière  ;  &c  de  cet  exemple,  trop  brillant  peut- 
Cire,/i  parvu  licdt  componere  man^nis ^  je  reviens  à  dçs  ap^ 


A    M.    D'  AL  E  M  B  E  R  T.  517 

plications  plus  fîmples.  Un  des  infaillibles  effets  d'un  Théâ- 
tre établi  dans  une  auffi  petite  ville  que  la  nôtre ,  fera  de 
changer  nos  maximes  ,  ou  fi  l'on  veut  ,  nos  préjugés  &  nos 
opinions  publiques  ;  ce  qui  changera  néceffairement  nos  mœurs 
contre  d'autres ,  meilleures  ou  pires ,  je  n'en  dis  rien  encore , 
mais  furement  moins  convenables  à  notre  conftitution.  Je  de- 
mande,  Monfieur,  par  quelles  loix  efficaces  vous  remédierez 
à  cela  ?  Si  le  gouvernement  peut  beaucoup  fur  les  mœurs  , 
c'eft  feulement  par  fon  inltitution  primitive  :  quand  une  fois 
il  les  a  déterminées  ,  non-feulement  il  n'a  plus  le  pouvoir 
de  les  changer  ,  à  moins  qu'il  ne  change ,  il  a  m,éme  bien 
de  la  peine  à  les  maintenir  contre  les  accidens  inévitables 
qui  les  attaquent ,  &:  contre  la  pente  naturelle  qui  les  altère. 
Les  opinions  publiques  ,  quoique  fi  difficiles  à  gouverner,  font 
pourtant  par  elles-mêmes  très- mobiles  &  changeantes.  Le 
hazard ,  mille  caufes  fortuites ,  mille  circonltances  imprévues 
font  ce  que  la  force  &  la  raifon  ne  fauroient  faire  ;  ou  plu- 
tôt ,  c'elè  précifément  parce  que  le  hazard  les  dirige ,  que  la 
force  n'y  peut  rien  :  comme  les  dés  qui  partent  de  la  main , 
quelque  impulfion  qu'on  leur  donne  ,  n'en  amènent  pas  plus 
aifément  le  point  defirc. 

Tout  ce  que  la  fageffe  humaine  peut  faire ,  efl  de  prévenir 
les  changemens  ,  d'arrêter  de  loin  tout  ce  qui  les  amené  ; 
mais  fi-tôt  qu'on  les  foufFre  6c  qu'on  les  autorife  ,  on  elt 
rarement  maître  de  leurs  effets ,  &  l'on  ne  peut  jamais  fe  ré- 
pondre de  l'être.  Comment  donc  préviendrons -nous  ceux 
dont  nous  aurons  volontairement  introduit  la  caufe  ?  A  l'imi- 
tation de  l'ctabUiremeuc  dont  je  viens  de  parler,  nous  pro- 


-S^S  LETTRE 

p<"  erez-vous  d'indituer  des  Cenfcurs  ?  Nous  en  avons  déjà 
(q)  ;  &  il  toute  la  force  de  ce  Tribunal  fufEt  à  peine  pour 
nous  maintenir  tels  que  nous  fbmmcs  ;  quand  nous  aurons 
-ajouté  une  nouvelle  inclinaifun  à  Li  petite  ûzs  mrcurs  ,  que 
fera-t-il  pour  arrêter  ce  progrès  ?  il  eit  clair  qu'il  n'y  pourra 
plus  fuffire.  La  première  marque  de  fon  impuilFance  à  pré- 
venir les  abus  de  la  Comédie  ,  fera  de  la  laiiTer  établir. 
Car  il  eft  aifé  de  prévoir  que  ces  deux  établifTemens  ne  fau- 
roient  fublîfter  long-tems  enfemble  ,  &  que  la  Comédie  tour- 
nera les  Cenfeurs  en  ridicule  ,  ou  que  les  Cenfeurs  feront 
chaffer  les  Comédiens. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  feulement  ici  de  l'infufîiflince  des  loix 
pour  réprimer  de  mauvaifes  mccurs,  en  laifTant  fubfifler  leur 
caufe.  On  trouvera  ,  je  le  prévois  ,  que  ,  l'cfprit  rempli  des 
abus  qu'cngendie  néceffairement  le  Théâtre  ,  «Se  de  l'impof- 
fibilité  générale  de  prévenir  ces  abus  ,  je  ne  réponds  pas 
alFez  précifémeut  à  l'expédient  propofé  ,  qui  eft  d'avoir  des 
Comédiens  honnctcs-gens  ,  c'cfl-à-dire ,  de  les  rendre  tels. 
Au  fond  cette  difcuilion  particulière  n'ell:  plus  fort  nécelîaire: 
tout  ce  que  j'ai  dit  jufqu'ici  des  effets  de  la  Comédie  ,  étant 
indépendant  des  mœurs  des  Comédiens  ,  n'en  auroit  pas 
moins  lieu,  quand  ils  auroicnt  bien  profité  àts  leçons  que 
vous  nous  exhortez  li  leur  donner  ,  &  qu'ils  devicndroient 
par  nos  foins  autant  de  modèles  de  vertu.  Cependant  par 
égard  au  fentiment  de  ceux  de  mes  compatriotes  qui  ne 
voient  d'autre  danger  dans  la  Comédie  que  le  mauvais  exem- 
ple des  Comédiens  ,  je    veux  bien  rechercher  cocorc ,  fi  » 

{'\)  Le,  Cur.fuloirc,  &  la  chambre  delà  R'^forrac. 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  t.  51^ 

même  dans  leur  fuppofition ,  cet  expédient  eft  praticable 
avec  quelque  efpoir  de  fucccs  ,  &c  s'il  doit  fufrire  pour  ks 
rranquillifer. 

En  commençant  par  obrer\er  les  faits  avant  de  raifonner 
fur  les  caufes  ,  je  vois  en  général  que  l'état  de  Comédien 
elt  un  état  de  licence  &  de  mauvaifes  mœurs  ;  que  les  hom- 
mes y  font  livrés  au  défordre  ;  que  les  femmes  y  jîieneac 
une  vie  fcandaleufe  ;  que  les  uns  &  les  autres ,  avares  &.  pro- 
digues tout  à  la  fois  ,  toujours  accablés  de  dettes  ôc  toujours 
verfant  l'argent  à  pleines  mains  ,  font  auffi  peu  retenus  fur  ' 
leurs  diiTipations  ,  que  peu  fcrupuleux  fur  les  moyens  (uy 
pourvoir.  Je  vois  eiicore  que  ,  par  tout  pays  ,  leur  profefïioa" 
eft  déshonorante  ,  que  ceux  qui  l'exercent ,  excommuniés  ou 
lion,  font  par -tout  méprifés  (r),  &  qu'à  Paris  même,  où 
ils  ont  plus  de  confidération  ôc  une  meilleure  conduite  que 
par-tout  ailleurs,  un  Bourgeois  craindroit  de  fréquenter  ces 
mêmes  Comédiens  qu'on  voit  tous  les  jours  à  la  table  des 
Grands.  Une  troilleme  obfervation  ,  non  moins  importante  , 
eft  que  ce  dédain  elt  plus  fort  par-tout  où  les  mc&urs  font 
plus  pures  ,  &  qu'il  y  a  des  pays  d'innocence  &  de  fimpli- 
cité  où  le  métier  de  Comédien  eft  prefque  en  horreur.  Voilà 
des  faits  inconteftables.  Vous  me  direz  qu'il  n'en  rcfuire  que 
des  préjugés.  J'en  conviens  :  mais  ces   préjugés  étant  uni- 

fr)  Si  les  Anglois  ont  inhume  la  fent  dans  les  plus  illufrres.  Et  quant 
célèbre  Oldficld  ù  côte  de  leurs  Rois,  à  la  profefllon  des  Comédiens,  les 
ce  n'écoit  pas  fon  métier,  mais  fon  mauvais  &  les  médiocres  font  mcpri- 
talent  qu'ils  vouloient  honorer.  Chei  fés  à  Londres ,  autant  ou  plus  que  pât- 
eux-les  grands  talens  anobliffent  dans  tout  ailleurs. 
Iss  moindres    états  5  les  petits  avilif.. 


520  LETTRE 

verfels  ,  il  faut  leur  chercher  une  caufe  univerfelle  ,  &:  je  ne 
vois  pas  qu'on  la  puiffe  trouver  ailleurs  que  dans  la  profef- 
fion  même  à  laquelle  ils  fe  rapportent.  A  cela  vous  répon- 
dez que  les  Comédiens  ne  fe  rendent  méprifables  que  parce 
qu'on  les  méprife  ;  mais  pourquoi  les  eût-on  méprifés  s'ils 
n'eufTent  été  méprifables  ?  Pourquoi  penferoit-on  plus  mal 
de  leur  état  que  des  autres  ,  s'il  n'avoit  rien  qui  l'en  dilHn- 
gât  ?  Voilà  ce  qu'il  faudroit  examiner  ,  peut-être  ,  avant  de 
les  juftifier  aux  dépens  du  public. 

Je  pourrois  imputer  ces  préjugés  aux  déclamations  des  Prê- 
tres, fi  je  ne  les  trouvois  établis  chez  les  Romains  avant  la 
naiiTance  du  Chriltianifme  ,  &  ,  non-feulement  courans  va- 
guement dans  l'efprit  du  Peuple  ,  mais  autorifés  par  des  loix 
exprelTes  qui  dcclaroient  les  AiSteurs  infâmes ,  leur  ôtoient  le 
titre  &  les  droits  de  Citoyens  Romains  ,  &c  mettoient  les 
AArices  au  rang  des  proltituées.  Ici  toute  autre  raifon  man- 
que ,  hors  celle  qui  fe  tire  de  la  nature  de  la  chofe.  Les 
Prêtres  païens  6c  les  dévots ,  plus  favorables  que  contraires 
à  des  Speclacles  qui  faifoient  partie  des  jeux  confacrés  à  la 
Religion  (s) ,  n'avoient  aucun  intérêt  à  les  décrier ,  ^  ne  les 
décrioient  pas  en  effet.  Cependant,  on  pouvoit  dès  -  lors  fe 
récrier  ,  comme  vous  faites ,  fur  l'inconféquence  de  désho- 
norer des  gens  qu'on  protège  ,  qu'on  paye  ,  qu'on  penfionne  ; 
ce   qui ,  à  vrai  dire ,  ne  me  paroît  pas  fi  étrange  qu'à  vous  : 

(s)  Tite-Live  dit  que  les  jeux  fcéni-  nicroit  les    Théâtres    pour  le    même 

gués  Cuicnt  introduics  à  Rome  l'an  590.  fujet  &  fùrcmcint  cela  fcruit  plus  rui- 

à  roccafion  d'une  pelle  qu'il  s'agifl'oit  fonnable. 
d'y  faire  ccn'er.  Aujourd'hui  l'on  fcr- 

car 


A    M.    D'  A  L  E  IM  B  E  R  T.  511 

car  il  elt  à  propos  quelquefois  que  rEcat  encourage  ôc  pro- 
tège des  profeffions  déshonorantes  mais  uriles  ,  fans  que 
ceux  qui  les  exercent  en  doivent  être  plus  confidcrés 
pour  cela. 

J'ai  lu  quelque  part  que  ces  flétrilTures  ctoient  moins  im- 
pofces  à  de  vrais  Comédiens  qu'à  des  Kiftrions  ôc  Farceurs 
qui  fouilloient  leurs  jeux  d'indécence  &c  d'obfcénités  ;  mais 
cette  diitindion  eft  infourenable  :  car  les  mots  de  Comé- 
dien &c  d'IIifirion  étoient  parfaitement  fynonymes  ,  ôc 
n'avoient  d'autre  différence  ,  {inon  que  l'un  étoit  Grec  ôc 
l'autre  Etrufque.  Cicéron ,  dans  le  livre  de  l'Orateur ,  appelle 
Hiftrions  les  deux  plus  grands  A'iteurs  qu'ait  jamais  eu  Rome  , 
Efope  &  Rofcius  ;  dans  fon  plaidoyer  pour  ce  dernier  , 
il  plaint  un  fi  honnête  -  homme  d'exercer  un  métier  il  peu 
honnête.  Loin  de  diftinguer  entre  les  Comédiens ,  Hiftrions 
êc  Farceurs  ,  ni  entre  les  Afleurs  des  Tragédies  ôc  ceux  des 
Comédies,  la  loi  couvre  indi'i:ini5l:ement  du  même  oppro- 
bre tous  ceux  qui  montent  fur  le  Théâtre.  Qinjquis  in  Sce- 
nam  prodierit ,  ait  Prœtor ,  infumis  ejî.  Il  eft  vrai ,  feulement , 
que  cet  opprobre  tomboit  moins  fur  la  repréfentation  même  , 
que  fur  l'état  où  l'on  en  faifoit  métier  :  puifque  la  JeuneiFe 
de  Rome  repréfentoit  publiquement  ,  à  la  fin  des  grandes 
Pièces ,  les  Attellanes  ou  Exodes  ,  fans  déshonneur.  A  cela 
près  ,  on  voit  dans  mille  endroits  que  tous  les  Comédiens 
indiïTéremment  étoient  efclavcs ,  &  traités  comme  tels ,  quand 
le  public  n'étoit  pas  content  d'eux. 

Je  ne  fâche  qu'un  feul  Peuple  qui  n'ait  pas  eu  îà-deflus  les 
maximes  de  tous  les  autres,  ce  font  les  Grecs.  Il  eft  certain 
Mélan^ss.    Tome  I.  V  vv 


5ii  ^  •  -        L    E    T    T    R    E 

que,  chez  eux,  la  profsflion  du  Théâtre  étoic  il  peu  déshoii' 
nêce  que  la  Grèce  fournie  des  exemples  d'Acleurs  chargés  de 
ceitaines  fondions  publiques,  fort  dans  l'Etat,  foit  en  Ambaf- 
fades.  Mais  on  pourroit  ti'ouver  aifcment  les  raifons  de  cetic 
exception,  i".  La  Tragédie  ayant  été  inventée  chez  les  Grecs, 
aulH-bien  que  la  Comédie  ,  ils  ne  pouvoient  jetter  d'avancg 
une  impreiîîon  de  mépris  fur  un  état  dont  on  ne  coru-ioilToit 
pas  encore  l'es  effets  ;  ôc ,  quand  on  commença  de  les  con- 
noître ,  l'opinion  publique  avoit  déjà  pris  fon  pli.  2".  Comme 
la  Tragédie  avoit  quelque  chofe  de  facré  dans  fon  origine-, 
d'abord  fês  Aéreurs  furent  plutôt  regardés  comme  des  Prê- 
tres que  comme  des  Baladiiis.  3".  Tous  les  fujets  dzs  Pièces 
n^étant  tirés  que  des  antiquités  nationales  dont  les  Grecs  étoient 
idolâtres ,  ils  voyoient  dans  ces  mêmes  Adeurs ,  moins  des 
gens  qui  jouoient  des  fables ,  que  des  Citoyens  infh'uits  qui 
repréfentoient  aux  yeux  de  leurs  compatriotes  l'hilloire  de  leur 
pays.  4°.  Ce  Peuple ,  enthoufiafte  de  fa  liberté  jufqu'à  croir» 
que  les  Grecs  étoient  les  fculs  hommes  libres  par  nature  (*) , 
fé  rappelloit  avec  un  vif  feutiment  de  plailir  Çts  anciens  malheurs 
ôc  les  crimes  de  its.  Maîtres.  Ces  grands  tableaux  l'infiruifoient 
fans  cefle ,  &  il  ne  pouvoit  fe  défendre  d'un  peu  de  refpecl 
pour  les  organes  de  cette  inftrudion.  5^^.  La  Tragédie  n'étant 
d'abord  jouée  que  par  des  hommes  ,  on  ne  voyoit  point,  fur 
leur  Théâtre ,  ce  mélange  fcandaleux  d'hommes  Ôc  de  fem- 
mes qui  fait  des  nôtres  autant  d'écoles  de  mauvaifes  mœurs. 
6".  Enfin  leurs  Spe^lacles  n'avoient  rien  de  la  mefquinerie  de 

(*)  Iphigciiie  le  dit  on  tenues  cxprijs  dans  la  Tragédie  d'Euripide ,  qui  porte 
4t;  no.a  de  cette  i'ryictlL'. 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  szj 

ceux  d'aujourd'hui.  Leurs  Théâtres  n'ctoient  point  élevés  ]paf 
l'inccrét  &  par  l'avarice  ;  ils  n'étoient  point  renfermés  dans 
d'obrcures  prifons  ;  leurs  Adeurs  n'avoient  pas  befoin  de  mettre 
à  contribution  les  Spectateurs ,  ni  de  compter  du  coin  de  l'œii 
les  gens  qu'ils  voyoient  paffer  la  porte  ,  pour  être  fùrs  de 
leur  fouper. 

Ces  grands  &  fuperbes  Speélacles  donnés  fous  le  Ciel  ,  à 
la  face  de  toute  une  nation ,  n'offroient  de  toutes  parts  que 
des  combats ,  des  vidoires ,  des  prix  ,  des  objets  capables 
d'infpirer  aux  Grecs  une  ardente  émulation  ,  &  d'échauffer 
leurs  cœurs  de  fenriracns  d'honneur  6c  de  gloire.  C'eft  au 
milieu  de  cet  impofant  appareil,  fî  propre  à  élever  &  remuer 
l'a  me  ,  que  les  Auteurs,  animés  du  mêm.e  zèle,  partageoient, 
félon  leurs  caleos ,  les  honneurs  rendus  aux  vainqueurs  des 
jeux ,  fouvent  aux  premiers  hommes  de  la  nation.  Je  ne  fuis 
pas  furpris  que  ,  loin  de  les  avilir ,  leur  métier ,  exercé  de  cette 
manière  ,  leur  donnât  cette  fierté  de  courage  &c  ce  noble 
défintérelTement  qui  fembloit  quelquefois  élever  l'Aileur  à  fon 
perfounage.  Avec  tout  cela,  jamais  la  Grèce,  excepte  Sparte, 
ne  fut  citée  en  exemple  de  bonnes  mœurs  ;  ôc  Sparte  ,  qui 
ne  foufFroit  point  de  Théâtre  (  *  )  ,  n'avoir  garde  d'honorer 
ceux  qui  s'y  montrent. 

Revenons  aux  Romains  qui  ,  loin  de  fuivre   à  cet  égard 
l'exemple  des  Grecs,  en  donnèrent  un  tout  contraire.  Quand 

f  "  )    Voyez  fur  cette   erreur  ,   la       de  M.  RoufTeau,  à  la  fin  de  ce  Re* 
Lettre  de  M.   le  Roi.    [  On   la  trou-        cucil.  2 
rcra  d^as  la   coUedion  des  Lettres 

Vvv  % 


5Z4  LETTRE 

leurs  loix  déclaroienc  les  Comédiens  infâmes,  étcit-ce  dans 
le  delfein  d'en  déshonorer  la  profefîion  ?  Quelle  eût  été  l'uti- 
lité d'une  difpolition  fi  cruelle  ?  Elles  ne  la  dcshonoroienc 
point ,  elles  rendoient  feulement  authentique  le  déshonneur 
qui  en  eit  infcparable  :  car  jamais  les  bonnes  loix  ne  chan- 
gent la  nature  àts.  chofes ,  elles  ne  font  que  la  fuivre  ,  & 
celles-là  feules  font  obfervées.  Il  ne  s'agit  donc  pas  de  crier 
d'abord  contre  les  préjuges;  mais  de  favoir  premièrement  fi 
ce  ne  font  que  des  préjugés  ;  fl  la  profefîîon  de  Comédien 
n'eft  point,  en  effet,  déshonorante  en  elle-même  :  car,  fi 
par  malheur  elle  l'eit ,  nous  aurons  beau  liatuer  qu'elle  ne  l'eft 
pas ,  au  lieu  de  la  réhabiliter ,  nous  ne  ferons  que  nous  avilir 
nous  -  mêmes. 

Qu'eft-ce  que  le  talent  du  Comédien  ?  L'arc  de  fe  contre- 
faire ,  de  revêtir  un  autre  caraclere  que  le  fien ,  de  paroître 
ditTirent  de  ce  qu'on  eft ,  de  fe  palfionner  de  fling-froid ,  de 
dire  autre  chofe  que  ce  qu'on  penfe  aufîi  naturellement  que  fi 
l'on  le  penfoit  réellement ,  &  d'oublier  enfin  fa  propre  place 
à  force  de  prendre  celle  d'autrui.  Qu'efc-ce  que  la  profcfîion 
du  Comédien?  Un  métier  par  lequel  il  fe  donne  en  repréfcn- 
tation  pour  de  l'argent ,  fc  foumet  à  l'ignominie  &  aux  affronts 
qu'on  acheté  le  droit  de  lui  faire  ,  ëc  met  publiquement  fa 
perfonne  en  vente.  J'adjure  tout  homme  fîncere  de  dire  s'il 
ne  fent  pas  au  fond  de  fon  ame  qu'il  y  a  dans  ce  trafic  de 
foi -même  quelque  chofc  de  fervile  &  de  bas.  Vous  autres 
pMlofophes  ,  qui  vous  prétendez  fi  fort  au-deffus  des  préjuges , 
ne  mourriez  -  vous  pas  tous  de  honte  fi ,  lâchement  travefHs  • 
en  Rois,  il  vous  faloic  aller  faire  aux  yeux  du  public  un  rôle 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  525 

différent  du  vôtre,  &  expofer  vos  Majeftés  aux  huées  de  h 
populace  ?  Quel  efè  donc ,  au  fond  ,  l'eforit  que  le  Comédien 
reçoit  de  fon  état  ?  Un  mélange  de  balTeffe ,  de  fauffeté  ,  de 
ridicule  orgueil ,  &  d'indigne  aviliffemenr ,  qui  le  rend  propre 
à  toutes  fortes  de  perfonnages ,  hors  le  plus  noble  de  tous  , 
celui  d'homme  qu'il  abandonne. 

Je  fais  que  le  jeu  du  Comédien  n'eft  pas  celui  d'un  fourbe 
qui  veut  en  impofer ,  qu'il  ne  prétend  pas  qu'on  le  prenne  en 
effet  pour  la  perfonne  qu'il  repréfente  ,  ni  qu'on  le  cro5'^e  af- 
fedé  des  paffions  qu'il  imite  ,  ôc  qu'en  donnant  cette  imita- 
tion pour  ce  qu'elle  elt ,  il  h  rend  tout-à-fait  innocente.  Aufli 
ne  l'accufé-je  pas  d'être  précifément  un  trompeur,  mais  de 
cultiver  pour  tout  métier  le  talent  de  tromper  les  hommes  , 
6c  de  s'exercer  à  des  habitudes  qui  ,  ne  pouvant  être  inno- 
centes qu'au  Théâtre  ,  ne  fervent  par-  tout  ailleurs  qu'à  mal 
faire.  Ces  hommes  fi  bien  parés  ,  fi  bien  exercés  au  ton  de 
la  galanterie  &c  aux  accens  de  la  paflion  ,  n'abuferont  -  ils 
jamais  de  cet  art  pour  féduire  de  jeunes  perfonnes?  Ces  valets 
filoux ,  fi  fubtils  de  la  langue  &  de  la  main  fur  la  Scène , 
dans  les  befoins  d'un  métier  plus  difpendieux  que  lucratif, 
n'auront -ils  jamais  de  diftraclions  utiles  ?  Ne  prendront- ils 
jamîis  la  bourfe  d'un  fils  prodigue  ou  d'un  père  avare  pour 
celle  de  Lcandre  ou  d'Argan  (*)?  Par -tout  la  tentation  de 

(*)   On  a  relevé  ceci  comme  outre  des    rentimens   d'honneur  à    certains 

&  comme  ridicule.   On  a  eu  raifon.  égards  ,  les    éloigne    d'une  telle   baf- 

11  n'y  a  point  de  vice  dont  les  Conié-  feiïc.  Je  laifTe  ce  paflage  ,  parce  que 

diens  folent  moins  accufcs  que  de  la  je  me  fuis  fait  une  loi  de  ne  rien  ôter; 

friponnerie.    Leur  métier  qui  les  oc-  mais  je  le  défavoue  hautement  comme 

civîie  beaucoup  &  leur  donne  même  une  très-grande  injuftice. 


Si5  LETTRE 

mal  feire  augmente  avec  la  facilité  ;  6c  il  faur  que  les  Corné- 
diens  foicnt  plus  vertueux  que  les  autres  hommes  ,  s'ils  ne 
font  pas  plus  corrompus. 

L'Orateur  ,  le  Prédicateur  ,  poiuTa-t-on  me  dire  encore  ; 
paient  de  leur  perfonne  ainfi  que  le  Comédien.  La  différence 
eiï  très-grande.  Quand  l'Orateur  fe  montre ,  c'ell  pour  parler 
6:  non  pour  fe  donner  en  fpedacle  ;  il  ne  repréfente  que  lui- 
même  ,  il  ne  fait  que  fon  propre  rôle ,  ne  parle  qu'en  fon  pro- 
pre nom,  ne  dit  ou  ne  doit  dire  que  ce  qu'il  penfe;  l'homme 
&  le  pcrfonnage  étant  le  même  être  ,  il  elt  à  fa  place;  il  eft 
dans  le  cas  de  tout  autre  Citoyen  qui  remplit  les  fonctions 
de  fon  état.  Mais  un  Comédien  fur  la  Scène ,  étalant  d'autres 
fentimens  que  les  liens,  ne  difant  que  ce  qu'on  lui  fait  dire, 
rcprcfentant  fouvent  un  être  chimérique ,  s'anéantit ,  pour  ainfi 
dire  ,  s'an nulle  avec  fon  héros  ;  &:  dans  cet  oubli  de  l'hom- 
nie ,  s'il  en  refte  quelque  chofe ,  c'efl  pour  être  le  jouet  des 
Spedateurs.  Que  dirai  -  je  de  ceux  qui  fèmblent  avoir  peur  de 
valoir  trop  par  eux-mêmes  ,  &:  fe  dégradent  jufqu'à  repré- 
fenter  des  perfonnagcs  auxquels  ils  feroient  bien  fâchés  de 
reffembler  ?  C'efl:  un  grand  mal ,  fans  doute ,  de  voir  tant  de 
fcélérats  dans  le  monde  faire  des  rôles  d'honnêtes-gens;  mais 
y  a-t-il  rien  de  plus  odieux,  de  plus  choquant,  de  plus 
Igche  ,  qu'un  honnête -homme  à  la  Comédie  faifant  le  rôle 
d^un  fcélérat ,  &C  déployant  tout  fon  talent  pour  faire  valoir 
de  criminelles  maximes,  dont  lui-même  e(i  pénétré  d'horreur? 

Si  l'on  ne  voit  en  tout  ceci  qu'une  profe'iïion  peu  honnête, 
on  doit  voir  encore  une  fource  de  mauvaifes  moeurs  dans  le 
4éfordre  des  Achices ,  qui  force  &  entraîne  celui  des  A^^eurs, 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  5.7 

Mais  pourquoi  ce  défordre  eit-il  inévitable  ?  Ah  ,  pourquoi  ! 
Dans  tout  autre  tems  on  n'auroit  pas  befoin  de  le  demander  ; 
mais  dans  ce  iiecle  où  régnent  fi  fiéremenr  les  préjugés  &: 
l'erreur  fous  le  nom  de  philofophie ,  les  iiommes ,  abrutis  par 
leur  vain  favoir ,  ont  fermé  leur  efprit  h  la  voix  de  la  raifon , 
&  leur  cœur  h  celle  de  la  nature. 

Dans  tout  état ,  dans  tout  pays ,  dans  toute  condition  ,  les 
deux  fcxes  ont  entr'eux  une  liaifon  fi  forte  &.  fi  naturelle ,  que 
les  mœurs  de  l'un  décident  toujours  de  celles  de  l'autre.  Non 
que  ces  mœurs  foient  toujours  les  mêmes  ,  mais  elles  ont 
toujours  le  même  degré  de  bonté ,  modifié  dans  chaque  fexe 
par  les  penchons  qui  lui  font  propres.  Les  Angîoifes  font 
douces  ôc  timides.  Les  Anglois  font  durs  &c  féroces.  D'eu 
vient  cette  apparente  oppofition  ?  De  ce  que  le  caraftere  de 
chaque  fexe  eft  ainfi  renforcé  ,  ù.  que  c'ell  auffi  le  caraélere 
national  de  porter  tout  à  l'extrême.  A  cela  près  ,  tout  efè 
femblable.  Les  deux  fexes  aiment  à  vivre  h  part  ;  tous  deux 
font  cas  des  plaifirs  de  la  table;  tous  deux  fè  raflembleat 
pour  boire  après  le  repas,  les  hommes  du  vin,  les  femmes 
du  thé  ;  tous  deux  fe  livrent  au  jeu  fans  fureur  &c  s'en  font  un 
métier  plutôt  qu'une  pafiion  ;  tous  deux  ont  un  grand  refpctS: 
pour  les  chofes  honnêtes  ;  tous  deux  aiment  la  patrie  ôc  les 
loix;  tous  deux  honorent  la  foi  conjugale,  &,  s'ils  la  violent, 
ils  ne  fe  font  point  un  honneur  de  la  violer;  la  paix domef*- 
tique  plaît  à  tous  deux  ;  tous  deux  font  likncieux  &  tacitur- 
nes; tous  deux  difficiles  à  émouvoir;  toiLs  deux  emportés  danS' 
leurs  palfions  ;  pour  tous  deux  l'amour  eft  terrible  &  tragique  ^ 
fl  décide  du  fort  de  leurs  joius  ,  il  ne  s'agit  pas  de  mcias ,  dit 


Si8  LETTRE 

Murait ,  que  d'y  laiffer  la  raifon  ou  la  vie  ;  enfin  tous  deux 
fe  plaifent  à  la  campagne,  &c  les  Dames  Angloifes  errent  aulïi 
volontiers  dans  leurs  parcs  folitaires ,  qu'elles  vont  fe  montrer  à 
Vauxhall.  De  ce  goût  commun  pour  la  folitude  ,  naît  auffi 
celui  des  ledures  contemplatives  &  des  Romans  dont  l'Angle- 
terre eft  inondée  (  t  ).  Ainfi  tous  deux  ,  plus  recueillis  avec 
eux-mêmes,  fe  livrent  moins  a  des  imitations  frivoles,  pren- 
nent mieux  le  goût  des  vrais  plaifirs  de  la  vie,  &c  fongent 
moins  à  paroître  heureux  qu'à  i'êti-e. 

J'ai  cité  les  Anglois  par  préférence  ,  parce  qu'ils  font,  de 
toutes  les  nations  du  monde  ,  celle  où  les  mœurs  des  deux 
fexes  paroilTent  d'abord  le  plus  contraires.  De  leur  rapport 
dans  ce  pays-là  nous  pouvons  conclure  pour  les  autres.  Toute 
la  différence  confîlle  en  ce  que  la  vie  des  femmes  eft  un 
développement  continuel  de  leurs  mœurs  ,  au  lieu  que  celle 
des  hommes  s'effaçant  davantage  dans  l'uniformité  des  affai- 
res, il  faut  attendre  pour  en  juger,  de  les  voir  dans  les  plai- 
£irs.  Voulez  -  vous  donc  connoître  les  hommes  ?  Etudiez  les 
femmes.  Cette  maxime  eft  générale,  &  jufques-là  tout  le 
monde  fera  d'accord  avec  moi.  Mais  fi  j'ajoute  qu'il  n'y  a 
point  de  bonnes  mœurs  pour  les  femmes  hors  d'une  vie  reti- 
rée &  domedique;  fi  je  dis  que  les  paifibles  foins  de  la  flimille 
&  du  ménage  font  leur  partage,  que  la  dignité  de  leur  fexe 
eft  dans  fa  modeitie ,  que  la  honte  ôc  la  pudeur  font  en  elles 
inféparables  de    l'honnêteté ,  que  rechercher  les  regards  des 

(t)  Ils  y  font,  coname  les  hommes       foit,  de  Roman  cgal  à    Chiiiffi  ,  ni 
fubliiiics  ou  dctePiables.  On  n'a  jamais       même  approchant, 
fait  encore  en  quelque  langue  que  C3 

hommes 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  52^ 

hommes  c'eft  déjà  s'en  laifTer  corrompre ,  &  que  toute  femme 
qui  fe  montre  fe  déshonore  :  à  l'inibnt  va  s'élever  contre  moi 
cette  philofophie  d'un  jour  qui  naît  &  meurt  dans  le  coin  d\ine 
grande  ville ,  &  veut  étouffer  de-là  le  cri  de  la  Nature  &  la 
voix  unanime  du  genre-humain. 

Préjugés  populaires  !  me  crie-t-on.  Petites  erreurs  de  l'en- 
fence  !  Tromperie  des  loix  &  de  l'éducation  1  La  pudeur  n'efi 
rien.  Elle  n'eft  qu'une  invention  des  loix  fociales  pour  mettre 
à  couvert  les  droits  des  pères  ôc  des  époux ,  &  maintenir  quel- 
que ordre  dans  les  familles.  Pourquoi  rougirions  -  nous  des 
befoins  que  nous  donna  la  Nature  ?  Pourquoi  trouverions- 
nous  un  motif  de  honte  dans  un  aâe  auffi  indifférent  en  foi, 
&  aufïl  utile  dans  fes  effets  que  celui  qui  concourt  à  perpétuer 
l'efpece  ?  Pourquoi,  les  defirs  étant  égaux  des  deux  parts,  les 
démonftrations  en  feroient-elles  différentes  ?  Pourquoi  l'un 
des  fexes  fe  refuferoit-il  plus  que  l'autre  aux  penchans  qui  leur 
font  communs  ?  Pourquoi  l'homme  auroit-il  fur  ce  point  d'au- 
tres loix  que  les  animaux  ? 

Tes  pourquoi ,  dit  le  Dieu  ,  ne  finiroient  jamais. 

Mais  ce  n'eft  pas  à  l'homme ,  c'efi  à  fon  Auteur  qu'il  les  faut 
adreffer.  N'efl-il  pas  plaifant  qu'il  faille  dire  pourquoi  j'ai  honte 
d'un  fentiment  naturel ,  {\  cette  honte  ne  m'eft  pas  moins  natu- 
relle que  ce  fentiment  même  ?  Autant  vaudroit  me  demander 
auffi  pourquoi  j'ai  ce  fentiment.  Eft-ce  à  moi  de  rendre  compte 
de  ce  qu'a  fait  la  Nature?  Par  cette  manière  de  raifonner,  ceux 
qui  ne  voient  pas  pourquoi  l'homme  eil  exiltant ,  devroient 
nier  qu'il  exilte. 

Mélanges.    Tome  I.  Xxx 


530  LETTRE 

J'ai  peur  que  ces  grands  fcrutateurs  des  confeils  de  Dieu 
n'aient  un  peu  légèrement  pefé  fes  raifons.  Moi  qui  ne  me  pique 
pas  de  les  connoître  ,  j'en  crois  voir  qui  leur  ont  échappé. 
Quoiqu'ils  en  difent ,  la  honte  qui  voile  aux  j^eux  d'autrui  les 
plaifîrs  de  l'amour,  eft  quelque  chofe.  Elle  eît  la  fauve-garde 
commune  que  h  Nature  a  donnée  aux  deux  fexes ,  dans  un 
état  de  foibleffe  ôc  d'oubli  d'eux-mêmes  qui  les  livre  à  la 
merci  du  premier  venu  ;  c'eit  ainû  qu'elle  couvre  leur  fom- 
meil  des  ombres  de  la  nuit ,  afin  que  durant  ce  tems  de  ténè- 
bres ils  foient  moins  expofés  aux  attaques  les  uns  des  autres  ; 
c'eit  ainfi  qu'elle  fait  chercher  à  tout  animal  fouffrant  la  retraite 
&  les  lieux  déferts ,  afin  qu'il  fouffre  &  meure  en  paix ,  hors 
des  atteintes  qu'il  ne  peut  plus  repoufTer. 

A  l'égard  de  la  pudeur  du  fexe  en  particulier,  quelle  arme  plus 
douce  eût  pu  donner  cette  même  Nature  h.  celui  qu'elle  def- 
tinoit  h.  fe  défendre  ?  Les  defirs  font  égaux  !  Qu'eft-ce  à  dire  ? 
Y  a-t-il  de  part  ôc  d'autre  mêmes  facultés  de  les  fatisfaire  ? 
Que  deviendroit  l'efpece  humaine ,  fi  l'ordre  de  l'attaque  & 
de  la  défenfe  étoit  changé  ?  L'affaillant  choifiroit  au  hazard 
des  tems  où  la  viAoire  feroit  impofîible  ;  l'afTailli  feroit  laifTé 
en  paix ,  quand  il  auroit  befoin  de  fe  rendre ,  Ôc  pourfuivi  fans 
relâche ,  quand  il  feroit  trop  foible  pour  fuccomber  ;  enfin  le 
pouvoir  ôc  la  volonté  toujours  en  difcorde  ne  laifilint  jamais 
partager  les  defirs ,  l'amour  ne  feroit  plus  le  foutien  de  la 
Nature  ,  il  en  feroit  le  deftruéleur  &  le  fléau. 

Si  les  deux  Çuxes  avoient  également  fait  &  reçu  les  avan- 
ces ,  la  vaine  importuuité  n'eût  point  été  fauvée  ;  des  feux 
toujours  languilfans  dans  une  ennuycufe  liberté  ne  fe  fulfenc 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  531 

jamais  irrités,  le  plus  doux  de  tous  les  fentimens  eût  à  peine 
effleuré  le  cœur  humain  ,  &  fon  objet  eût  été  mal  rempli. 
L'obftacle  apparent  qui  femble  éloigner  cet  objet  ,  ed  au 
fond  ce  qui  le  rapproche.  Les  delirs  voilés  par  la  honte  n'en 
deviennent  que  plus  féduifans  ;  en  les  gênant  la  pudeur  les 
enflamme  :  fes  craintes  ,  fes  détours ,  fes  réferves  ,  fes  timides 
aveux,  fa  tendre  &c  naïve  finefTe  ,  difent  mieux  ce  qu'elle  croie 
taire  que  la  paIKon  ne  l'eût  dit  fans  elle  :  c'elt  elle  qui  donne 
du  prix  aux  faveurs  &  de  la  douceur  aux  refus.  Le  véritable 
amour  poffede  en  effet  ce  que  la  feule  pudeur  lui  difpute  ;  ce 
mélange  de  foibleffe  &  de  modeftie  le  rend  plus  touchant 
ôc  plus  tendre  ;  moins  il  obtient ,  plus  la  valeur  de  ce  qu'il 
obtient  en  augmente  ,  ôc  c'eft  ainfl  qu'il  jouit  à  la  fois  de 
fes  privations  &  de  {es  plaifirs. 

Pourquoi ,  difent-ils ,  ce  qui  n'eft  pas  honteux  à  l'homme , 
le  feroit-il  à  la  femme  ?  Pourquoi  l'un  des  fexes  fe  feroit-il 
un  crime  de  ce  que  l'autre  fe  croit  permis  ?  Comme  fi  les 
conféquences  étoient  les  mêmes  des  deux  côtés  !  Comme  Ci 
tous  les  aufteres  devoirs  de  la  femme  ne  dérivoient  pas  de 
cela  feul  qu'un  enfant  doit  avoir  un  père.  Quand  ces  impor- 
tantes confîdérations  nous  manqueroient ,  nous  aurions  tou- 
jours la  même  réponfe  à  faire  ,  &:  toujours  elle  fcroit  fans 
réplique.  Ainfi  l'a  voulu  la  Nature,  c'eft  un  crime  d'étouffer 
fa  voix.  L'homme  peut  être  audacieux  ,  telle  eft  fa  dellinarion 
(v):il  faut  bien  que  quelqu'un  fe  déclare.  Mais  toute  femme 

(  V  )  Diftinguons  cette  audace  de  &  n'a  d'effets  plus  contraires.  Je  fup- 
l'infolence  &  de  la  brutalité;  car  rien  pofe  l'amour  innocent  &  libre,  ne 
ne  part  de  fentimens  plus  oppofés  ,       recevant  de  loix  que  de  lui-même  ; 

Xxx  z 


53i 


LETTRE 


fans  pudeur  eft  coupable  &  dépravée  ;  parce  qu'elle  foule  aux 
pieds  un  fentiment  naturel  à  fon  fexe. 

Comment  peut-on  difputer  la  vérité  de  ce  fentiment  ? 
Toute  la  terre  n'en  rendit-elle  pas  l'éclatant  témoignage ,  la 
feule  comparaifon  des  fexes  fuffiroit  pour  la  conftater.  N'ett- 
ce  pas  la  Nature  qui  pare  les  jeunes  perfonnes  de  ces  traits 
fi  doux  qu'un  peu  de  honte  rend  plus  touchans  encore  ? 
N'elt-ce  pas  elle  qui  met  dans  leurs  yeux  ce  regard  timide 
&  tendre  auquel  on  réfifte  avec  tant  de  peine  ?  N'eft-ce  pas 
elle  qui  donne  à  leur  teint  plus  d'éclat  ,  Sx.  à  leur  peau  plus 
de  finelTe  ,  afin  qu'une  modeite  rougeur  s^y  lailTe  mieux  ap- 


c'eft  à  lui  feul  qu'îî  appartient  de 
préiider  à  fes  myfteres  ,  &  de  former 
l'union  des  perfonnes ,  ainfi  que  celle 
des  cœurs.  Qu'un  homme  infulte  à 
la  pudeur  du  fexe ,  &  attente  avec 
violence  aux  charmes  d'un  jeune  objet 
qui  ne  fent  rien  pour  lui  ;  fa  gronic- 
reté  n'eft  point  paAlonnée ,  elle  eft 
outrageante  ;  elle  annonce  une  ame 
fans  mœurs  ,  fans  délicateffe  ,  inca- 
pable à  la  fois  d'amour  &  d'honnêteté. 
Le  plus  grand  prix  des  plaifirs  eft  dans 
le  cœur  qui  les  donne  :  un  véritable 
amant  ne  trouveroit  que  douleur ,  rage , 
&  dcfefpoir  dans  la  pofTeGlon  même 
de  ce  qu'il  aime ,  s'il  croyoit  n'en  point 
être  aimé. 

Vouloir  contenter  infoleniment  fes 
dcfirs  fans  l'aveu  de  celle  qui  les  fait 
naître,  eft  l'audace  d'un  Satyre  ;  celle 
d'un  homme  eft  de  favoir  les  témoi- 
gner fans  déplaire ,  de  les  rendre  inté- 


reiïans ,  de  faire  en  forte  qu'on  les 
partage ,  d'affervir  les  fentimens  avant 
d'attaquer  la  perfonne.  Ce  n'eft  pas 
encore  affez  d'être  aimé  ,  les  defirs 
partagés  ne  donnent  pas  feuls  le  droit 
de  les  fatisfaire  ;  il  faut  de  plus  le 
confentement  de  la  volonté.  Le  cœur 
accorde  en  vain  ce  que  la  volonté 
refufe.  L'honnête- homme  &  l'amant 
s'en  abftient ,  même  quand  il  pourroit 
l'obtenir.  Arracher  ce  confentement 
tacite ,  c'eft  ufer  de  toute  la  violence 
pcrmife  en  amour.  Le  lire  dans  les 
yeux ,  le  voir  dans  les  manières  mal- 
gré le  refus  de  bouche  ,  c'eft  l'art 
de  celui  qui  fait  aimer  ;  s'il  achevé- 
alors  d'être  heureux ,  il  n'eft  point 
brutal  ,  il  eft  honnête  ;  il  n'outrage 
point  la  pudeur ,  il  la  rcfpcde  ,  il  la 
fert  ;  il  lui  laide  l'honneur  de  défcn» 
dre  encore  ce  qu'elle  eut  pe\jt-4trp 
abandonnés 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  533 

percevoir  ?  N'eft-ce  pas  elle  qui  les  rend  craintives  afin 
qu'elles  fuient  ,  ôc  foibles  afin  qu'elles  cèdent  ?  A  quoi  boa 
leur  donner  un  cœur  plus  fenfible  à  la  pitié ,  moins  de  vî- 
teffe  à  la  courfe ,  un  corps  moins  robufte  ,  une  ftature  moins 
haute ,  des  mufcles  plus  délicats  ,  fî  elle  ne  les  eût  deftinées 
à  fe  laiîTer  vaincre  ?  Afll])etties  aux  incommodités  de  la  grof- 
fefie ,  ôc  aux  douleurs  de  l'enfantement ,  ce  furcroît  de  tra- 
vail exigeoit  -  il  une  diminution  de  forces  ?  Mais  pour  les 
réduire  à  cet  état  pénible ,  il  les  faloit  afi^ez  fortes  pour  ne 
fuccomber  qu'à  leur  volonté ,  ôc  affez  foibles  pour  avoir  tou- 
jours un  prétexte  de  fe  rendre.  Voilà  précifément  le  point  où 
les  a  placé  la  Nature. 

Palfons  du  raifonnement  à  l'expérience.  Si  la  pudeur  étoÎE 
un  préjugé  de  la  Société  &  de  l'éducation,  ce  fentiment  de- 
vroit  augmenter  dans  les  lieux  où  l'éducation  efi  plus  foi- 
gnée ,  &.  où  l'on  rafine  inccfllimment  fur  les  Loix  fociales  ; 
il  devroit  être  plus  foible  par-tout  où  l'on  elt  reilé  plus  près 
de  l'état  primitif.  C'eft  tout  le  contraire  (x).  Dans  nos  mon- 
tagnes les  femmes  font  timides  &  modeftcs  ,  un  mot  les 
fait  rougir  ,  elles  n'ofent  lever  les  yeux  fur  les  hommes  ,  ôc 
gardent  le  fîlence  devant  eux.  Dans  les  grandes  Villes  la  pu- 
deur eiï  ignoble  <Sc  balTe  ;  c'elt  la  feule  chofe  dont  une  femme 
bien  élevée  auroit  honte  ;  ôc  l'honneur  d'avoir  fait  rougir  ua 
honnéte-homme  n'appartient  qu'aux  femmes  du  meilleur  air. 

(  X  )  Je  m'attends  à  l'objedion.  Les  car  elles  s'habillent.  Voyez  la  fin  de 

femmes  fauvages  n'ont  point  de  pu-  cet  elTai ,   au  fujet  des  filles  de  Lai. 

deur  :  car  elles  vont  nues  ?  Je  réponds  ccdémone, 
que  les  nùtres  en  ont  encore  moins  i 


5^4 


LETTRE 


L'argument  tiré  de  l'exemple  des  bêtes  ne  conclut  point , 
èc  n'elt  pas  vrai.  L'homme  n'eft  point  un  chien  ni  un  loup. 
11  ne  faut  qu'établir  dans  fon  efpece  les  premiers  rapports  de 
la  Société  pour  donner  à  fes  fentimens  une  moralité  toujours 
inconnue  aux  bêtes.  Les  animaux  ont  un  cœur  èc  des  paf- 
(ions;  mais  la  fainte  image  de  l'honnête  ôc  du  beau  n'entra 
jamais  que  dans  le  cœur  de  l'homme. 

Malgré  cela ,  oij  a-t-on  pris  que  l'inftin6î:  ne  produit  jamais 
dans  les  anim.aux  des  effets  femblables  à  ceux  que  la  honte 
produit  parmi  les  hommes  ?  Je  vois  tous  les  jours  des  preu- 
ves du  contraire.  J'en  vois  fe  cacher  dans  certains  befoins , 
pour  dérober  aux  fens  un  objet  de  dégoût;  je  les  vois  enfuire, 
au  lieu  de  fuir ,  s'emprelTer  d'en  couvrir  les  vefHges.  Que 
manque-t-il  à  ces  foins  pour  avoir  un  air  de  décence  &  d'hon- 
nêteté ,  finon  d'être  pris  par  des  hommes  ?  Dans  leurs 
amours ,  je  vois  des  caprices  ,  des  choix  ,  des  refus  concer- 
tés ,  qui  tiennent  de  bien  près  à  la  maxime  d'irriter  la  paf- 
fion  par  des  obftacles.  A  l'inftant  même  où  j'écris  ceci,  j'ai 
fous  les  yeux  un  exemple  qui  le  confirme.  Deux  jeunes  pigeons , 
dans  l'heureux  tems  de  leurs  premières  amours ,  m'offrent  un 
tableau  bien  différent  de  la  fotte  brutalité  que  leur  prêtent  nos 
prétendus  fages.  La  blanche  colombe  va  fuivant  pas  à  pas 
fon  bien-aimé ,  &c  prend  chaffe  elle-même  auflî-tôt  qu'il  fe 
retourne.  Refle-t-il  dans  l'ina^lion  ?  De  légers  coups  de  bec 
le  réveillent  ;  s'il  fe  retire ,  on  le  pourfuit  ;  s'il  fe  défend ,  un 
petit  vol  de  fix  pas  l'attire  encore  ;  l'innocence  de  la  Nature 
ménage  les  agaceries  6:  la  molle  réllltance ,  avec  un  art  qu'au- 
roit  h  peine  la  plus  habile  coquette.  Non  ,  la  folâtre  Galatce 


A    M.    D'  A  L  É  M  B  E  R  T.  535 

ne  faifoic  pas  mieux ,  &  Vii-gile  eût  pu  tirer  d'un  colombier 
l'une  de  fes  plus  charmantes  images. 

Quand  on  pourroit  nier  qu'un  fentiment  particulier  de  pudeur 
fût  naturel  aux  femmes  ,  en  feroit-il  m.oies  vrai  que ,  dans  la 
Société ,  leur  partage  doit  être  une  vie  domeltique  &c  retirée , 
&  qu'on  doit  les  élever  dans  des  principes  qui  s'y  rappor- 
tent ?  Si  la  timidité,  la  pudeur,  la  modeltie  qui  leur  font 
propres  font  des  inventions  fociales,  il  importe  à  la  Société 
que  les  femmes  acquièrent  ces  qualités  ;  il  importe  de  les 
cultiver  en  elles  ,  &  toute  femme  qui  les  dédaigne  offenfe 
les  bonnes  mœurs.  Y  a-t-il  au  monde  un  fpedacle  aufTi  tou- 
chant, aufli  refpectable  que  celui  d'une  mère  de  famille  en- 
tourée de  fes  enfans,  réglant  les  travaux  de  fes  domefriques, 
procurant  à  fon  mari  une  vie  heureufe  ,  &c  gouvernant  fage- 
ment  la  maifon.''  C'efl-là  qu'elle  fe  montre  dans  toute  la 
dignité  d'une  honnête  -  femme  ;  c'elt-là  qu'elle  impofe  vrai- 
ment du  refpe<5l ,  &  que  la  beauté  partage  avec  honneur  les 
hommages  rendus  à  la  vertu.  Une  maifon  dont  la  maîtreffe 
eiï  abfente ,  eft  un  corps  fans  ame  qui  bientôt  tombe  en 
corruption  ;  une  femme  hors  de  fa  maifon  perd  fon  plus  grand 
lultre  ,  6i  dépouillée  de  fes  vrais  ornemens ,  elle  fe  montre 
avec  indécence.  Si  elle  a  un  mari ,  que  chcrche-t-elle  parmi 
les  hommes  ?  Si  elle  n'en  a  pas ,  comn^ent  s'expofe-t-elle  à 
rebuter ,  par  un  maintien  peu  modeite ,  celui  qui  feroit  tenté 
de  le  devenir  ?  Quoiqu'elle  puiiTe  faire  ,  on  fent  qu'elle  n'elt 
pas  à  fa  place  en  public,  &c  fa  beauté  m.éme ,  qui  plaît  fins 
intérelTer,  n'cIt  qu'un  tort  de  plus  que  le  cœur  lui  reproche. 
Que  cette  imprelHon  nous  vienne  de  la  nature  ou  de  l'édu- 


53<5  LETTRE 

cation ,  elle  eil  commune  à  tous  les  Peuples  du  monde  ;  par* 
tout  on  confidere  les  femmes  à  proportion  de  leur  modeltie  ; 
par -tout  on  eft  convaincu  qu'en  négligeant  les  manières  de 
leur  fexe  ,  elles  en  négligent  les  devoirs;  par-tout  on  voie 
qu'alors  tournant  en  effronterie  la  mâle  ëc  ferme  affurance 
de  l'homme ,  elles  s'aviliirent  par  cette  odieufe  imitation ,  & 
déshonorent  b.  la  fois  leur  fexe  &  le  nôtre. 

Je  fais  qu'il  règne  en  quelques  pays  des  coutumes  contrai- 
res ;  mais  voyez  aufli  quelles  mœurs  elles  ont  fait  naître  !  Je 
ne  voudrois  pas  d'autre  exemple  pour  confirmer  mes  maxi- 
mes. Appliquons  aux  mœurs  des  femmes  ce  que  j'ai  dit  ci- 
deviint  de  l'honneur  qu'on  leur  porte.  Chez  tous  les  anciens 
Peuples  policés  elles  vivoient  très -renfermées;  elles  fe  mon- 
croient  rarement  en  public  ;  jamais  avec  des  hommes  ,  elles 
ne  fe  promcnoient  point  avec  eux  ;  elles  n'avoient  point  la 
meilleure  place  au  Speélacle,  elles  ne  s'y  mettoient  point  en 
montre  (  y  )  ;  il  ne  leur  étoit  pas  même  permis  d'aflifter  à 
tous ,  &c  l'on  fait  qu'il  y  avoit  peine  de  mort  contre  celles 
qui  s'oferoient  montrer  aux  Jeux  Olympiques. 

Dans  la  maifon  ,  elles  avoient  un  appartement  particulier 
où  les  hommes  n'entroient  point.  Quand  leurs  maris  don- 
noient  à  manger,  elles  fe  préfentoient  rarement  à  table;  les 
honnêtes  femmes  en  fortoient  avant  la  fin  du  repas  ,  &  les 
autres  n'y  paroilloient  point  au  commencement.  Il  n'y  avoic 

C  y  )  Au  Théâtre  d'Athènes  les  fem-  par  l'aventure  de  Valérie  &  de  Sylla, 

mes    occiipoicnt    une    (kileiie    haute  qu'au  Cirque  de  Rome  ,  elles  étojent 

appel Ice  Cercis  ,  peu  commode  pour  mêlées  avec  les  hommes. 
vi>iï  &  pour  étrç  vues  i  mais  il  paroit 

aucune 


A    M,    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  537 

aucune  alTemblée  commune  pour  les  deux  fexes  ;  ils  ne  paP- 
foienc  point  la  journée  enfemble.  Ce  foin  de  ne  pas  fe  raf- 
fafier  les  uns  des  autres  faifoit  qu'on  s'en  revoyoit  avec  plus 
de  plaifîr  ;  il  efi  fur  qu'en  général  la  paix  domellique  étoit 
mieux  affermie  ,  &  qu'il  régnoit  plus  d'union  entre  les 
époux  (  z  )  qu'il  n'en  règne  aujourd'hui. 

Tels  étoient  les  ufages  des  Perfes,  des  Grecs,  des  Ro- 
mains, &c  même  des  Egyptiens,  malgré  les  mauvaifes  plai- 
fanteries  d'Hérodote  qui  fe  réfutent  d'elles-mêmes.  Si  quel- 
quefois les  femmes  fortoient  des  bornes  de  cette  modellie, 
le  cri  public  montroit  que  c'étoit  une  exception.  Que  n'a-t- 
on pas  dit  de  la  liberté  du  fexe  à  Sparte  ?  On  peut  com- 
prendre aufTi  par  la  Lifijirata  d'Ariftophane ,  combien  l'im- 
pudence des  Athéniennes  étoit  choquante  aux  yeux  des  Grecs; 
&  dans  Rome  déjà  corrompue  ,  avec  quel  fcandale  ne  vit- 
on  point  encore  les  Dames  Romaines  fe  préfenter  au  Tri- 
bunal des  Triumvirs? 

Tout  eft  changé.  Depuis  que  des  foules  de  barbares  ,  traî- 
nant avec  eux  leurs  femmes  dans  leurs  armées ,  eurent  inondé 
l'Europe;  la  licence  des  camps,  jointe  à  la  froideur  natu- 
relle des  climats  feptentrionaux ,  qui  rend  la  réferve  moins 
néceflaire  ,  introduifît  une  autre  manière  de  vivre  que  favo- 
riferent  les  livres  de  chevalerie  ,  oi!i  les  belles  Dames  paf- 
foient  leur  vie  à  fe  faire  enlever  par  des  hommes ,  en  tout 
bien  6c  en  tout  honneur.  Comme  ces  livres  étoient  les  écoles 

(z)  On  en  pourroit  attribuer  la  Rome  fubfifla  cinq  cents  ans  avant  que 
caufe  à  la  facilité  du  divorce  ;  mais  pcrfonne  s'y  prévalût  de  la  loi  qui  le 
les  Grecs  en  faifoient  peu  d'ufage  ,  &       permettoit, 

Alélangcs,    Tome  L  Yyy 


538  LETTRE 

de  galanterie  du  tems,  les  idées  de  liberté  qu'ils  infpirent 
s'introduifirent,  fur-tout  dans  les  Cours  &c  les  grandes  villes, 
où  l'on  fe  pique  davantage  de  politeiïe  ;  par  le  progrès  même 
de  cette  poKtelTe ,  elle  dut  enfin  dégénérer  en  groffiéreté.  C'eft 
ainfi  que  la  modeiHe  naturelle  au  fexe  eft  peu-à-peu  difparue 
ôc  que  les  mœurs  des  vivandières  fe  {onc  tranfmifss  aux  fem- 
mes de  qualité. 

Mais  voulez-vous  favoir  combien  ces  ufages ,  contraires 
aux  idées  naturelles  ,  font  choquans  pour  qui  n'en  a  pas 
l'habitude?  Jugez-en  par  la  furprife  èc  l'embarras  des  Etran- 
gers Ôc  Provinciaux  à  l'afped  de  ces  manières  fi  nouvelles 
pour  eux.  Cet  embarras  fait  l'éloge  des  femmes  de  leurs 
pays ,  &  il  eiï  à  croire  que  celles  qui  le  caufent  en  feroient 
moins  fieres ,  fi  la  fource  leur  en  étoit  mieu::  connue.  Ce 
n'ell  point  qu'elles  en  im.pofent,  c'efè  plutôt  qu'elles  font 
rougir ,  &  que  la  pudeur  chafTée  par  la  femme  de  fes 
difcours  ôc  de  fon  maintien  ,  fe  réfugie  dans  le  cœur  de 
l'homme. 

Revenant  maintenant  à  nos  Comédiennes,  je  demande 
comment  un,  état  dont  l'unique  objet  elt  de  fe  montrer  au 
public,  &  qui  pis  eft,  de  fe  montrer  pour  de  l'argent, 
conviendroit  à  d'honnêtes  femmes,  ôc  poiirroit  compatir  en 
elles  avec  la  m.odei'tie  v'jC  les  bonnes  mœurs?  A-t-on  be- 
foin  même  de  difputer  fur  les  différences  morales  des  fexes, 
pour  fentir  combien  il  c'a  difficile  que  celle  qui  fe  met 
h-  prix  en  repréfentation  ne  s'y  mette  bientôt  en  per- 
fonne  ,  &  ne  fe  lailTe  jamais  tenter  de  fatisfiiire  des  de- 
firs  qu'elle  prend  tant  de  foin  d'exciter?  Quoi!  malgré  mille 


A    M.    D'  A  L  E  M  SERT.  S39 

timides  précautions  ,  une  femme  honnête  &  fage ,  ex'pofée 
au  moindre  danger,  a  bien  de  la  peine  encore  à  fe  confer- 
ver  un  cœur  à  l'épreuve  ;  êc  ces  jeunes  perfonnes  audaciei:- 
fes  ,  fans  autre  éducation  qu'un  fyftême  de  coquetterie  & 
des  rôles  amoureux ,  dans  une  parure  très-peu  modefte  (a) , 
fans  ceffe  entourées  d'une  jeuneffe  ardente  &  téméraire,  au 
milieu  des  douces  voix  de  l'amour  oc  du  plaifir ,  réfiiteront, 
à  leur  âge  ,  à  leur  cxur ,  aux  objets  qui  les  environnent , 
aux  di{bcurs  qu'on  leur  tient ,  aux  occafions  roujoiu-s  renaif- 
fantes ,  ":  à  l'or  auquel  elhs  font  d'avance  à  demi-vendues  ! 
il  faudroic  nous  cicire  une  fimpliclté  d'enfant  pour  vouloir 
nous  zn  impofer  à  ce  point.  Le  vice  a  beau  fe  cacher  dans 
l'obfcur/jé ,  von  empreinte  elc  fur  les  fronts  coupables  :  l'au- 
dace d'une  femme  elt  le  figne  affuré  de  fa  honte;  c'eft  pour 
avoir  trop  à  rougir  qu*elle  ne  rougit  plus  ;  &  fi  quelquefois 
la  pudeur  furvi-  à  la  chalkté  ,  que  doit-on  penfer  de  la 
chalteté  ,  quand  la  pudeur  même  eft  éteinte  ? 

Suppofonsj  fi  l'on  veut,  qu'il  y  ait  eu  quelques  exceptions; 
fuppofons 

Qu'il  en  foit  jujqn''à  trois  que  Von  pourvoit  nommer. 
Je  veux  bien  croire  ra-delTun  ce  que  je  n'ai  jamais  ni  r.i 
ni  ouï-dire.  Appellerons-nous  un  métier  honnête  celui  qui 
fait  d'une  honnête  fernme  un  prodige ,  Ce  qui  nous  porte 
à  méprifer  celles  qui  l'exercent,  à  moins  de  compter  fur  un 
miracle  continuel?  L'immodeitle  tient  fi  bien  à  leur   état, 

(a^  Qiie  fera-ce  en  leur  fuppofant       les?  Voyez  les  Entretiens  fur  le  fis 
labeautc  qu'onaraifun  d'exiger  d'cl-       naturel,  p.   i8}- 

Yyy  1 


540  LETTRE 

&  elles  le  fentent  lî  bien  elles-mêmes,  qu'il  n'y  en  a  pas 
une  qui  ne  fe  crût  ridicule  de  feindre  au  moins  de  prendre 
pour  elle  les  difcours  de  fageiïe  Ôc  d'honneur  qu'elle  débite 
au  public.  De  peur  que  ces  maximes  féveres  ne  fiffent  un 
progrès  nuilible  à  fon  intérêt,  l'Adrice  elt  toujours  la  pre- 
mière à  parodier  fon  rôle  ôc  à  détruire  fon  propre  ouvrage. 
Elle  quitte,  en  atteignant  la  coulilTe,  la  morale  du  Théâtre 
aufli-bien  que  fa  dignité,  &:  fi  l'on  prend  des  leçons  de 
vertu  fur  la  Scène  ,  on  les  va  bien  vite  oublier  dans  les 
foyers. 

Après  ce  que  j'ai  dit  ci-devant ,  je  n'ai  pas  befoin  ,  je 
crois  ,  d'expliquer  encore  comment  le  défordre  des  Adrices 
entraîne  celui  des  Afleurs  ;  fur-tout  dans  un  métier  qui  les 
force  à  vivre  entr'eux  dans  la  plus  grande  familiarité.  Je 
n'ai  pas  befoin  de  montrer  comment  d'un  état  déshonorant 
naiffent  des  fentimens  déshonnêtes ,  ni  comment  les  vices 
divifent  ceux  que  l'intérêt  commun  devroit  réunir.  Je  ne 
m'étendrai  pas  fur  mille  fujets  de  difcorde  &  de  querelles  , 
que  la  diltribution  des  rôles  ,  le  partage  de  la  recette ,  le 
choix  des  Fieces ,  la  jaloufîe  des  applaudiifemens  doivent 
exciter  fins  ceiïe ,  principalement  entre  les  A^ilrices  ,  fans 
parler  des  intrigues  de  galanterie.  Il  eft  plus  inutile  encore 
que  j'expofe  les  effets  que  l'alfociation  du  luxe  &  de  la  mi- 
fere  ,  inévitable  entre  ces  gens-là ,  doit  naturellement  pro- 
duire. J'en  ai  déjà  trop  dit  pour  vous  &c  pour  les  hommes 
raifonnables  ;  je  n'en  dirois  jamais  alFez  pour  les  gens  pré- 
venus qui  ne  veulent  pas  voir  ce  que  la  raifon  leur  monti-e ,  mais 
feulement  ce  qui  convient  à  leurs  pallions  ou  à  leurs  préjuges 


A    M.    D'  A  L  E  MB  E  R  T.  541 

Si  tout  cela  tient  à  la  piofeffion  du  Comédien,  que  fe- 
rons-nous ,  Monfîeur ,  pour  prévenir  des  effets  inévitables  ? 
Pour  moi ,  je  ne  vois  qu'un  feul  moyen  ;  c'eft  d'ôter  la  caufe. 
Quand  les  maux  de  l'homme  lui  viennent  de  fa  nature  ou 
d'une  manière  de  vivre  qu'il  ne  peut  changer,  les  Médecins 
les  préviennent-ils?  Défendre  au  Comédien  d'être  vicieux, 
c'efl  défendre  à   l'homme  d'être  malade. 

S'enfuit-il  de-là  qu'il  faille  méprifer  tous  les  Comédiens? 
Il  s'enfuit ,  au  contraire ,  qu'un  Comédien  qui  a  de  la  mo- 
deftie  ,  des  mœurs,  de  l'honnêteté  eft,  comme  vous  l'avez 
très-bien  dit ,  doublement  eftimable  :  puifqu'il  montre  par- 
là  que  l'amour  de  la  vertu  l'emporte  en  lui  fur  les  pafîions 
de  l'homme ,  &  fur  l'afcendant  de  fa  profeffion.  Le  feul  tort 
qu'on  lui  peut  imputer  eft  de  l'avoir  embraffée  ;  mais  trop 
fouvent  un  écart  de  jeunéffe  décide  du  fort  de  la  vie ,  ôc 
quand  on  fe  fent  un  vrai  talent ,  qui  peut  réfîfter  à  fon  at- 
trait ?  Les  grands  Acteurs  portent  avec  eux  leur  excufe  ;  ce 
font   les   mauvais  qu'il  faut  méprifer. 

Si  j'ai  refté  fi  long-tems  dans  les  termes  de  la  propofî- 
tion  générale,  ce  n'eft  pas  que  je  n'euffe  eu  plus  d'avantage 
encore  à  l'appliquer  précifément  à  la  Ville  de  Genève;  mais 
la  répugnance  de  m-ettre  mes  Concitoyens  fur  la  Scène  m'a 
fait  différer  autant  que  je  l'ai  pu  de  parler  de  nous.  Jl  y 
faut  pourtant  venir  h  la  fin ,  &c  je  n'aurois  rempli  qu'impar- 
faitement ma  tâche ,  fi  je  ne  cherchois ,  fur  notre  fituation 
particulière  ,  ce  qui  réfultera  de  l'ctabliffement  d'un  Théâtre 
dans  notre  Ville  ,  au  cas  que  votre  avis  ôc  vos  raifons  dé- 
terminent le  gouvernement  à  l'y  fouffrir.  Je  me  bornerai    h 


54i  LETTRE 

des   ciTets    fi  fenfibks  qu'ils    ne  puiuenc  être   conreilés    de 
pcrfonne  qui  connoi/Te  un  peu  notre  conftitution. 

Genève  eiï  riche ,  i!  eit  vrai  ;  mais ,  quoiqu'on  n'y  voye 
peint  ces  énormes  difproportions  de  fortune  qui  appauvriffenc 
tout  un  pays  peur  enrichir  quelques  nabitans  &  fcment  la 
mlfere  autour  de  l'opulence  ,  ii  eii:  certain  que  ,  fi  quelques 
Genevois  pofTcdent  d'aîïèz  grands  biens  ,  pîufieurs  vivent  dans 
une  difctre  afTez  dure,  &  que  i'airance  du  plus  grand  nombre 
vient  d'un  travail  ailiùii ,  d'économie  &  de  modération ,  plutôt 
que  d'une  richefTe  pofitive.  îl  y  a  bien  âei^  Villes  plus  pauvres 
que  la  nôtre  où  le  bourgeois  peut  donner  beaucoup  plus  à  fes 
pl.ùfirs  ,  parce  que  le  territoire  qui  le  nourrit  ne  s'épuife  pas, 
ô:  que  ion  tetns  n'étant  d'aucun  prix  ,  il  peut  le  perdre  fans 
préjudice.  îl  n'en  va  pas  ainfi  parmi  nou5 ,  qui ,  fans  terres 
pour  fubiifcer  ,  n'avons  tous  que  notre  induîlrie.  Le  peuple 
Genevois  ne  fe  fouticnr  qu'à  force  de  travail ,  &  n'a  îc  né- 
cefTàire  qu'autant  qu'il  fe  refufe  tout  fuperSu  :  c'elt  une  des 
raifons  de  nos  loi::  fomptuaires.  Il  me  femble  que  ce  qui  doit 
d'abord  frapper  tout  Etranger  entrant  dans  Genève ,  c'eii  l'air 
de  vie  ù.  d'activité  qu'il  y  voir  régner.  Tout  s.\occiv,.ç ,  tout 
efl  en  mouvement,  tout s'empre^e  à  fon  travail  &  à  fes  affaires. 
Je  ne  croîs  pas  que  nulle  autre  aufTi  petite  Ville  au  m.onde  offre 
un  pareil  fpcflacle.  Vifirez  le  quartier  St.  Gervais  ;  -toute  l'hor- 
logerie de  l'Europe  y  paroît  raffcmblée.  Parcourez  le  Molard 
&  les  rues  baffes ,  un  appareil  de  commerce  en  grand  ,  des 
ir!once::u:\  de  ballots ,  de  tonneaux  coiifiifément  jettes ,  une 
odeur  d'Inde  &c  de  droguerie  vous  font  imnp-iner  un  port  de 
mer.  Aux  Pâquis  ,  aux  Eaux-vives  ,   le  bruit  &   l'arped  des 


A    M.    D  '  A  L  E  Ivl  B  E  R  T,  54? 

flibriques  d'indienne  &  de  toile  peinte  femblent  vous  tranf- 
porter  à  Zurich.  La  Ville  fe  multiplie  en  quelque  ferre  par 
les  travaux  qui  s'y  font,  &  j'ai  vu  des  gens  ,  fur  ce  picmier 
coup-d'œ!l ,  en  ellimer  le  Peuple  à  cent  mille  âmes.  Les  bras , 
l'emploi  du  tems  ,  la  vigilance  ,  l'audere  parlirnonie  ;  voilà 
les  tréfors  du  Genevois  ,  voilà  avec  quoi  nous  attendons  un 
amufement  de  gens  oififs,  qui,  nous  étant  à  la  fois  le  tems 
&  l'argent,  doublera  réellement  notre  peitc. 

Genève  ne  contient  pas  vingt -quatre  mille  âmes,  vous 
en  convenez.  Je  vois  que  Lyon  bien  plus  riche  à  propor- 
tion ,  &  du  moins  cinq  ou  fix  fois  plus  peuplé  entretient 
exactement  un  Théâtre  ,  &.  que  ,  quand  ce  Théâtre  eft  un 
Opéra  ,  la  Ville  n'y  fauroit  fuffire.  Je  vois  que  Taris  ,  la  Capi- 
tale de  la  Trance  ôc  le  gouffre  des  richefTes  de  ce  grand 
Royaume ,  en  entretient  trois  affez  médiocrement  ,  ôc  un 
quatrième  en  certains  tems  de  l'année.  Suppofons  ce  quatrième 
fb)  permanent.  Je  vois  que  ,  dans  plus  de  fix  cents  mille 
habitans  ,  ce  rendez-vous  de  l'opulence  &c  de  l'oifiveté  fournit  à 
peine  journellement  au  Spe.51:acîe  niiîle  ou  c'c^ze  cents  Spec- 
tateurs ,  tout  compenfc.  IDans  le  re/le  du  RoyaumiC  ,  je  vois 
Bordeaux  ,  Rouen  ,  grands  ports  de  mer  ;  je  vois  Lille ,  StraP» 
bourg  ,  grandes  Villes  de  guerre ,  pleines  d'Officiers  oififs  qui 

(  b  )    Si    je   ne    compte    point    le  ne  dure  pas  fix  mois.  En  rechercliant," 

Concert   Spirituel  ,     c'eft  qu'au    lieu  par    comparaifon  ,    s'il    eft    poITible 

d'être  un  Spectacle  ajouté  aux  autres  ,  qu'une   troupe  fubfifte  à  Genève,   je 

il  n'en  eft  que  le  fupplcnie-.t.  Je  ne  fuppole  par-tout  des  rapports  plus  faro- 

cempte  p2s ,  non  plus,  lespedts  Spec-  râbles  à  l'affirmative,  que  ne  le  don- 

tacles  de    la   Foire;  mais  auTi  je   la  nent  les  faits  connus, 
compte  toute  l'année ,  au  lieu  qu'elle 


544  LETTRE 

palTent  leur  vie  à  attendre  qu'il  foit  midi  &  huit  heures ,  avoir 
un  Théâtre  de  Comédie  :  encore  faut -il  des  taxes  involon- 
taires pour  le  foutenir.  Mais  combien  d'autres  Villes  incompa- 
rat)lement  plus  grandes  que  la  nôtre  ,  combien  de  iieges  de 
Parlemens  &c  de  Cours  fouveraines  ne  peuvent  entretenir  une 
Comédie  à  demeure  ? 

Pour  juger  fî  nous  fommes  en  état  de  mieux  faire ,  prenons 
un  terme  de  comparaifon  bien  connu ,  tel ,  par  exemple  ,  que 
ja  Ville  de  Paris.  Je  dis  donc  que ,  fi  plus  de  fîx  cents  mille 
habitans  ne  fourniffent  journellement  &c  l'un  dans  l'autre  aux 
Théâtres  de  Paris  que  douze  cents  Speélateurs  ,  moins  de 
vingt-quatre  mille  habitans  n'en  fourniront  certainement  pas 
plus  de  quarante -huit  à  Genève.  Encore  faut -il  déduire  les 
gratis  de  ce  nombre ,  ôc  fuppofer  qu'il  n'y  a  pas  proportion- 
nellement moins  de  défœuvrés  à  Genève  qu'à  Paris  j  fuppo- 
ficion  qui  me  paroît  infoutenable. 

Or  fi  les  Comédiens  François,  penfionnés  du  Roi ,  &c  pro- 
priétaires de  leur  Théâtre  ,  ont  bien  de  la  peine  à  fe  foutenir 
à  Paris  avec  une  aflemblée  de  trois  cents  Spectateurs  par  re- 
prtfentation  (  c  )  ,  je  demande  comment  les  Comédiens  de 
Genève  fe  fouticndront  avec  une  aïïemblée  de  quarante-huit 
Speclateurs  pour  toute  reffource  ?  Vous  me  direz  qu'on  vit  à 
meilleur  compte  h  Genève  qu'à  Paris.  Oui ,   mais  les  billets 

(  c  )  Ceux  qui  ne  vont  aux   Spec-  'a  trouveront  furenient  trop  forte.  S^I 

tacles  que  les  beaux  jours  où  l'airem.  f^ut  donc  diminuer  le  nombre  journa- 

blée  cil  nombrcufe  ,   trouveront  cette  lier  de  trois  cents  Spectateurs  à  Paris, 

eftimation  trop  foible  ;  mais  ceux  qui  il    l-iut  diminuer  proportionnellement 

pendant  dix   ans  les   auront  fuivis  ,  celui  de  quarante-huit  à  Genève  ;  ce 

comme  moi ,  bons  &  mauvais  jours  »  qui  renforce  mes  objcdions. 

d'entrées 


A    M.    D'  A  t  E  M  B  E  R  T.  545 

cPentrées  coûteront  aufTi  moins  à  proportion  ;  ôc  puis  ,   la 
dépenfe  de  la  table  n'eft  rien  pour  les  Comédiens.   Ce  font 
les  habits ,  c'eft  la  parure  qui  leur  coûte  ;  il  faudra  faire  venir 
tout  cela  de  Paris ,  ou  dreffer  des  Ouvriers  mal-adroits.  C'eft 
dans  les  lieux  où  toutes  ces  chofes   font  communes   qu'on 
les  fait  à  meilleur   marché.    Vous  direz    encore    qu'on   les 
affujettira  à  nos  loix  fomptuaires.    Mais  c'eft  en  vain  qu'on 
Vcudroit  porter  la  réforme  fur  le  Théâtre  ;  jamais  Cléopatre 
&  Xercès  ne  goûteront  notre  {implicite.  L'état  des  Comédiens 
étant  de  paroître  ,    c'eft  leur  ôter  le  goût  de  leur  métier  de 
les  en  empêcher ,  ôc  je  doute  que  jamais  bon  Acleur  confente 
à  fe  faire  Quakre.  Enfin  ,  l'on  peut  m'objeéler  que  la  Troupe 
de  Genève  ,  étant  bien  moins  nombreufe  que  celle  de  Paris , 
pourra  fubllfter  à  bien  moindres  frais.  D'accord  :  mais  cette 
différence  fera-t-elle  en  raifon  de  celle  de  48  à  300  ?  Ajoutez 
qu'une  Troupe  plus  nombreufe  a  auffi  l'avantage  de  pouvoir 
jouer  plus  fouvent ,  au  lieu   que  dans  une  petite  Troupe  où 
les  doubles  manquent ,  tous  ne  fauroient  jouer  tous  les  jours  ; 
la  maladie  ,   Tabience  d'un  feul  Comédien  fait  manquer  une 
repréfentation  ,  &  c'eft  autant  de  perdu  pour  la  recette. 

Le  Genevois  aime  excefTivement  la  campagne  :  on  en  peut 
juger  par  la  quantité  de  maifons  répandues  autour  de  la  Ville, 
L'attrait  de  la  chafTe  &c  la  beauté  des  environs  entretiennent 
ce  goût  falutaire.  Les  portes  ,  fermées  avant  la  nuit ,  ôtanc 
la  liberté  de  la  promenade  au  dehors  &  les  maifons  de  cam- 
pagne étant  fi  près  ,  fort  peu  de  gens  aifés  couchent  en  Ville 
durant  l'été.  Chacun  ayant  palTé  la  journée  à  fes  affaires ,  parc 
le  foir  à  portes  fermantes,  &c  va  dans  ù  petite  retraire  ref- 
Méhnges.    Tome  L  Z  z  z 


54<?  LETTRE 

pirer  l'air  le  plus  pur ,  &  jouir  du  plus  charmant  payfage  qui 
foit  fous  le  Ciel.  Il  y  a  même  beaucoup  de  Citoyens  &c  Bour- 
geois qui  y  réfîdent  toute  l'année  ,  ôc  n'ont  point  d'habita- 
tion dans  Genève.  Tout  cela  eft  autant  de  perdu  pour  la  Co- 
médie ,  ôc  pendant  toute  la  belle  faifon  il  ne  réitéra  prefque 
pour  l'entretenir,  que  des  gens  qui  n'y  vont  jamais.  A  Paris, 
c'eft  toute  autre  chofe  :  on  allie  fort  bien  la  Comédie  avec  la 
campagne  ;   ôc  tout  l'été  l'on   ne  voit  à  l'heure  où  finilfent 
les  Spectacles ,  que  carrofles  fortir  des  portes.  Quant  aux  gens 
qui  couchent  en  Ville  ,  la  liberté  d'en  fortir  à  toute  heure  les 
rente  moins  que   les   incommodités   qui  l'accompagnent  ne 
les  rebutent.  On  s'ennuie  fi-tôt  des  promenades  publiques ,  il 
faut  aller  chercher  lî  loin  la  campagne  ,  l'air  en  tiï  Ci  em- 
pelté  d'immondices  Ôc  la  vue  fi  peu  attrayante  ,  qu'on  aime 
mieux  aller  s'enfermer  au  Spectacle.  Voilà  donc  encore  une 
différence  au  défavantage  de  nos  Comédiens  ôc  une  moitié 
de  l'année  perdue  pour  eux.  Penfez-vous,   Monfieur,  qu'ils 
trouveront   aifément  fur  le  refte  à  remplir  un  fi  grand  vide  ? 
Pour  moi  je  ne  vois  aucun  autre  remède  à  cela  que  de  chan- 
ger l'heure  oij  l'on  ferme  les  portes  ,  d'immoler  notre  fureté 
à  nos  plaifirs  ,  ôc  de  lailfer  une  Place-Forte  ouverte  pendant 
la  nuit  (  d  )  ,  au  milieu  de  trois  PuifTances  dont  la  plus  éloi- 
gnée  n'a  pas  demi -lieue  à  faire  pour  arriver  à  nos  glacis. 

(d)  Je  fais  que  toutes  nos  grandes  afTicgcr.    Mais  pour  n'avoir  point  de 

fortifications  font  la  chofe  du  monde  ficgeà  craindre,  nous  n'en  devons  pas 

la  plus  inutile,  &  que,  quand    nous  moins  veillera  nous  garantir  de  toute 

aurions  affe?.  de  troupes  pour  les  dé-  furprife  :  rien  n'cft  fi  facile  que  d'af- 

fendre.  Cela  fcroit  fort  inutile  encore  :  fcnibler  des    gens  de  guerre  à   notre 

car  furemcnt  on  ne  viendra  pas  nous  voifinage.  Nous  avons  trop  appris  l'u- 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T. 


547 


Ce  n'eft  pas  tout  :  il  eft  impofTible  qu'un  établiffement  fi 
contraire  à  nos  anciennes  maximes  foit  généralement  ap- 
plaudi. Combien  de  généreux  Citoyens  verront  avec  indigna- 
tion ce  monument  du  luxe  èc  de  la  moIlefTe  s'élever  fur  les 
ruines  de  notre  antique  {implicite ,  ôc  menacer  de  loin  la  li- 
berté publique  ?  Penfez-vous  qu'ils  iront  autorifer  cette  inno- 
vation de  leur  préfence  ,  après  l'avoir  hautement  improuvée  ? 
Soyez  fur  que  plufieurs  vont  fans  fcrupule  au  Spedacle  à 
Paris ,  qui  n'y  mettront  jamais  les  pieds  à  Genève  :  parce 
que  le  bien  de  la  patrie  leur  eft  plus  cher  que  leur  amufe- 
ment.  Oii  fera  l'imprudente  mère  qui  ofera  mener  fa  fille  à 
cette  dangereufe  école  ,  &c  combien  de  femmes  refpeclables 
croiroient  fe  déshonorer  en  y  allant  elles-mêmes  ?  Si  quel- 
ques perfonnes  s'abftiennent  à  Paris  d'aller  au  Speélacle  ,  c'efi 
uniquement  par  un  principe  de  Religion  qui  furement  ne  fera 
pas  moins  fort  parmi  nous ,  ôc  nous  aurons  de  plus  les  mo- 
tifs de  mœurs  ,  de  vertu,  de  patriotifme  qui  retiendront  encore 
ceux  que  la  Religion  ne  retiendroit  pas  (e). 

J'ai  fait  voir  qu'il  eft  abfolument  impoffible  qu'un  Théâtre 
de  Comédie  fe  foutienne  à  Genève  par  le  feul  concours  des 
Spectateurs.  Il  faudra  donc  de  deux  chofes  l'une  ;  ou  que  les 


fage  qu'on  en  peut  faire ,  &  nous  de- 
vons  fonger  que  les  plus  mauvais  droits 
hors  d'une  place,  fe  trouvent  excel- 
lens  quand  on  eft  dedans. 

(e)  Je  n'entends  point  par-là  qu'on 
puifTe  être  vertueux  fans  Religion  , 
j'eus  long-tenis  cette  opinion  troni- 
poule,  dont  je  fuis  trop  défabufé.  Mais 


j'entends  qu'un  Croyant  peut  s'abftenir 
quelquefois  ,  par  des  motifs  de  vertus 
purement  fociales,  de  certaines  actions 
indifférentes  par  elles-mêmes  &  qui 
n'intéreffent  point  immédiatement  la 
confcience ,  comme  eft  celle  d'aller  aux 
Spedacles  ,  dans  un  lieu  où  il  n'e(t 
pas  bon  qu'on  les,  foutfrc. 

ZZZ    £ 


54S  LETTRE 

riches  fe  cotifent  pour  le  foutenir  ,  charge  onéreufe  qu'aflb- 
rément  ils  ne  feront  pas  d'humeur  à  fupporter  long-tems; 
ou  que  l'Etat  s'en  mêle  èc  le  foutienne  à  fes  propres  frais. 
Mais  comment  le  foutiendra-t-il  ?  Sera-ce  en  retranchant, 
fur  les  dépenfes  néceffaires  auxquelles  fuffit  à  peine  fon  mo- 
dique revenu,  de  quoi  pourvoir  à  celle-là?  Ou  bien  defti- 
nera-t-il  à  cet  ufage  important  les  fommes  que  l'économie  & 
l'intégrité  de  l'adminiltration  permet  quelquefois  de  mettre 
en  réferve  pour  les  plus  prefTans  befoins?  Faudra-t-il  réformer 
notre  petite  garnifon  ôc  garder  nous-mêmes  nos  portes?  Fau- 
dra-t-il réduire  les  foibles  honoraires  de  nos  Magistrats  ,  ou 
nous  ôterons-nous  pour  cela  toute  reffource  au  moindre  acci- 
dent imprévu  ?  Au  défaut  de  ces  expédiens ,  je  n'en  vois  plus 
qu'un  qui  foit  praticable ,  c'eit  la  voie  des  taxes  &  impofi- 
tions  ,  c'elt  d'aflembler  nos  Citoyens  ôc  Bourgeois  en  con- 
feil  général  dans  le  temple  de  S.  Pierre  ,  &  là  de  leur  pro- 
pofcr  gravement  d'accorder  un  impôt  pour  l'établifTement  de 
la  Comédie.  A  Dieu  ne  plaife  que  je  croie  nos  fages  &c  dignes 
Magiftrats  capables  de  faire  jamais  une  propofition  fembla- 
ble  ;  6c  fur  votre  propre  Article ,  on  peut  juger  allez  com- 
ment elle  feroit  reçue. 

Si  nous  avions  le  malheur  de  trouver  quelque  expédient 
propre  à  lever  ces  difficultés  ,  ce  feroit  tant  pis  pour  nous  : 
car  cela  ne  pourroit  fe  fiire  qu'à  la  faveur  de  quelque  vice 
fecret  qui,  nous  affoiblifTant  encore  dans  notre  pctiteffe,  nous 
perdroit  enfin  tôt  ou  tard.  Siippofons  pourtant  qu'un  beau  zèle 
du  Théâtre  nous  fît  faire  un  pareil  nnracle  ;  fuppofons  le» 
Comédiens  bien  établis  dans  Genève ,  bien  contenus  par  noj 


A    M.    D  '  A  L  E  M  C  E  R  T.  549 

loix  ,  la  Comédie  floriffante  &  fréquentée  ;  fuppofons  enfin 
notre  Ville  dans  l'état  où  vous  dites  qu'ayant  des  mœurs  & 
des  Spectacles ,  elle  réuniroit  les  avantages  des  uns  &  des 
autres  :  avantages  au  refte  qui  me  femblent  peu  compatibles, 
car  celui  des  Spectacles  n'étant  que  de  fuppléer  aux  mœurs 
ell  nul  par -tout  où  les  mœurs  exiltenr. 

Le  premier  effet  fenfible  de  cet  établiffement  fera ,  comme 
Je  l'ai  déjà  dit  ,  une  révolution  dans  nos  ufages  ,  qui  en 
produira  néceffairement  une  dans  nos  mœurs.  Cette  révo~ 
lution  fera  - 1  -  elle  bonne  ou  mauvaife  ?  C'cft  ce  qu'il  eft 
tems  d'examiner. 

11  n'y  a  point  d'Etat  bien  conftitué  où  l'on  ne  trouve  des 
ufages  qui  tiennent  à  la  forme  du  gouvernement  &c  fervent  à 
la  maintenir.  Tel  étoit,par  exemple  ,  autrefois  à  Londres  celui 
des  coteries  ,  fi  mal-à-propos  tournées  en  dérifîon  par  les 
Auteurs  du  Spectateur  ;  à  ces  coteries ,  ainfi  devenues  ridi- 
cules ont  fuccédé  les  cafés  &  les  mauvais  lieux.  Je  doute 
que  le  Peuple  Anglois  ait  beaucoup  gagné  au  change.  Des 
coteras  femblables  font  maintenant  établies  à  Genève  fous 
le  nom  de  cercles  ^  &  j'ai  lieu  ,  Monfieur ,  de  juger  par  votre 
Article  que  vous  n'avez  point  obfervé  fans  eftirne  le  ton  de 
fens  &  de  raifon  qu'elles  y  font  régner.  Cet  ufage  e(t  an- 
cien parmi  nous  ,  quoique  fon  nom  ne  le  foit  pas.  Les  co- 
teries exifloient  dans  mon  enfonce  fous  le  nom  de  fociétés  ; 
mais  la  forme  en  étoit  moins  bonne  &  moins  régulière. 
L'exercice  des  armes  qui  nous  raffemble  tous  les  printems , 
les  divers  prix  qu'on  tire  une  partie  de  l'année ,  les  fêtes  mi- 
litaires que  ces  prix  occafiounent ,  le  goûc  de  la  chafle  com- 


550  LETTRE 

mun  à  tous  les  Genevois ,  réuniffanc  fréquemment  les  hom- 
mes ,  leur  donnoient  occafion  de  former  entr'eux  des  focié- 
tés  de  table ,  des  parties  de  campagne  ,  &:  enfin  des  liaifons 
d'amitié  ;  mais  ces  affemblées  n'ayant  pour  objet  que  le  plai- 
lir  &  la  joie  ne  fe  formoient  gueres  qu'au  cabaret.  Nos  dif- 
cordes  civiles ,  où  la  nécefîîté  des  affaires  obligeoit  de  s'af- 
fembler  plus  fouvent  &  de  délibérer  de  fang  -  froid  ,  firent 
changer  ces  fociétés  tumultueufes  en  des  rendez-vous  plus 
honnêtes.  Ces  rendez  -  vous  prirent  le  nom  de  cercles  ,  & 
d'une  fort  trilte  caufe  font  fortis  de  très-bons  effets  (  f  ). 

Ces  cercles  font  des  fociétés  de  douze  ou  quinze  perfonnes 
qui  louent  un  appartement  commode  qu'on  pourvoit  à  frais 
communs  de  meubles  éc  de  provifions  nécefTaires.  C'eft  dans 
cet  appartement  que  fe  rendent  tous  les  après  -  midi   ceux 
des  alTociés  que  leurs  affaires  ou   leurs  plaifirs  ne  retiennent 
point  ailleurs.   On  s'y  rafTemble   ,  &  là  ,  chacun   fe   livrant 
fans  gène  aux  amufemens  de  fon  goût ,  on  joue  ,  on  caufe 
on  lit ,  on  boit ,  on  fume.   Quelquefois  on  y  foupe  ,  mais 
rarement  :  parce  que  le  Genevois  eft  rangé  &  fe  plaît  à  vi- 
vre  avec   fa  famille.  Souvent  aufli  l'on  va  fe  promener  en- 
femble  ,  ik  les  amufemens  qu'on  fe  donne  font  des  exercices 
propres  à  rendre  &  maintenir  le  corps  robufte.  Les  femmes 
&  les  filles  ,  de  leur  côté  ,  fe  rafTemblent  par  fociétés ,  tan- 
tôt chez  l'une ,  tantôt  chez  l'autre.  L'objet  de  cette  réunion 
eft  un  petit  jeu  de  commerce  ,  un  goûter  ,  &c  ,  comme  on 
peut  bien   croire  ,  un  intarllfable  babil.  Les  hommes  ,  fans 

(f)  Je  parlerai  ci-après  des  inconvéniens. 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  su 

être  fort  févéremenc  exclus  de  ces  fociétés  ,  s'y  mêlent  aflez 
rarement  ;  &  je  penferois  plus  mal  encore  de  ceux  qu'on  y 
voit  toujours  que   de  ceux  qu'on  n'y  voit  jamais. 

Tels  font  les  amufemens  journaliers  de  la  bourgeoifie  de 
Genève.  Sans  être  dépourvus  de  plaifîr  &c  de  gaîté  ,  ces  amu- 
femens ont  quelque  chofe  de  fîmple  &  d'innocent  qui  con- 
vient à  des  mœurs  républicaines  ;  mais  ,  dès  l'inftant  qu'il  y 
aura  Comédie  ,  adieu  les  cercles  ,  adieu  les  fociétés  !  Voilà 
la  révolution  que  j'ai  prédite  ,  tout  cela  tombe  nécelTaire- 
ment  ;  &  fi  vous  m'objectez,  l'exemple  de  Londres  cité  par 
moi  -  même  ,  oii  les  Speclacles  établis  n'empêchoient  point 
les  coteries  ,  je  répondrai  qu'il  y  a  ,  par  rapport  à  nous,  une 
différence  extrême  :  c'elt  qu'un  Théâtre ,  qui  n'eft  qu'un  point 
dans  cette  Ville  immenfe  ,  fera  dans  la  nôtre  un  grand  objet 
qui  abforbera  tout. 

Si  vous  me  demandez  enfuite  où  eft  le  mal  que  les  cer- 
cles  foient  abolis Non  ,   Monfieur  ,  cette    quefHon  ne 

viendra  pas  d'un  i  iiilofophe.  C'eft  un  difcours  de  femme  ou 
de  jeune  -  homme  qui  traitera  nos  cercles  de  corps  -  de  - 
garde  ,  ôc  croira  fentir  l'odeur  du  tabac.  Il  faut  pourtant 
répondre  :  car  pour  cette  fois,  quoique  je  m'adreiïe  à  vous, 
j'écris  pour  le  Peuple  &  fans  doute  il  y  paroît  ;  mais  vous 
m'y  avez  forcé. 

Je  dis  premièrement  que  ,  fi  c'eft  une  mauvaife  chofe  que 
l'odeur  du  tabac ,  c'en  eft  une  fort  bonne  de  refter  maître 
de  fon  bien ,  ôc  d'être  fur  de  coucher  chez  foi.  Mais  j'oublie 
déjà  que  je  n'écris  pas  pour  des  d'Alembert.  Il  faut  m'ex- 
pliquer  d'une   autre  manière. 


55i 


LETTRE 


Suivons  les  indications  de  la  Nature  ,  confultons  le  bien 
de  la  Société  ;  nous  trouverons  que  les  deux  fexes  doivent 
fe  rafTembler  quelquefois  ,  &  vivre  ordinairement  féparés.  Je 
l'ai  dit  tantôt  par  rapport  aux  femmes  ,  je  le  dis  maintenant 
par  rapport  aux  hommes.  Ils  fe  fentent  autant  &  plus  qu'elles 
de  leur  trop  intime  commerce  ;  elles  n'y  perdent  que  leurs 
mœurs  ,  &  nous  y  perdons  à  la  fois  nos  mœurs  &c  notre 
conltitution  :  car  ce  fexe  plus  foible ,  hors  d'état  de  prendre 
notre  manière  de  vivre  trop  pénible  pour  lui  ,  nous  force 
de  prendre  la  Tienne  trop  molle  pour  nous  ,  &  ne  voulant 
plus  fouiTrir  de  féparation  ,  foute  de  pouvoir  fe  rendre  hom- 
mes ,  les  femmes  nous  rendent  femmes. 

Cet  inconvénient  qui  dégrade  l'homme  ,  eft  très -grand 
par-tout -,  mais  c'eft  fur-tout  dans  les  Etats  comme  le  nôtre 
qu'il  importe  de  le  prévenir.  Qu'un  Monarque  gouverne  des 
hommes  ou  des  femmes  ,  cela  lui  doit  être  aiîez  indifférent 
pourvu  qu'il  foit  obéi  ;  mais  dans  une  République ,  il  faut  des 
hommes  (g). 

Les  Anciens  palToient  prefque  leur  vie  en  plein  air  ,  ou 
vaquant  à    leurs   affaires  ,  ou    réglant  celles   de  l'Etat  fur  la 


(g)  On  me  dira  qu'il  en  Faut  aux 
Rois  pour  la  guerre.  Point  du  tout. 
Au  lieu  de  trente  mille  hommes ,  ils 
n'ont,  par  exemple,  qu'à  lever  cent 
mille  femmes.  Les  femmes  ne  man- 
quent pas  de  courage  :  elles  préfèrent 
l'honneur  à  la  vie  ;  quand  elles  fe 
battent  ,  elles  fe  battent  bien.  L'in- 
convénient de  leur  fexe  efl  de  ne 
pouvoir  fupportcr  les    fatigues  de   la 


guerre  &  l'intempérie  des  faifons.  Le 
fecret  efl  donc  d'en  avoir  toujours  le 
triple  de  ce  qu'il  en  faut  pour  fe  bat- 
tre, afin  de  iacrificr  les  deux  autres 
tiers  aux  maladies  &  à  la  mortalité. 

Qiii  croiroit  que  cette  plaifanterie, 
dont  on  voit  alTez  l'application,  ait 
été  prife  en  France  au  pied  de  la 
Lettre  par  des  gens  d'efprit? 

place 


A    M.    D' A  L  E  M  3  E  RT.  553 

place  publique  ,  ou  fe  promenant  à  la  campagne ,  dans  des 
jardins ,  au  bord  de  la  mer ,  à  la  pluie  ,  au  foleil ,  &  prefque 
toujours  tête  nue  (h).  A  tout  cela,  point  de  femmes;  mais 
on  favoit  bien  les  trouver  au  befoin ,  &c  nous  ne  voyons  point 
par  leurs  écrits  &  par  les  échantillons  de  leurs  converfations 
qui  nous  refient,  que  l'efprit ,  ni  le  goût ,  ni  l'amour  mêm.e, 
perdirent  rien  à  cette  réferve.  Pour  nous,  nous  avons  pris 
des  manières  toutes  contraires  :  lâchement  dévoués  aux  vo- 
lontés du  fexe  que  nous  devrions  protéger  &  non  fervir  , 
nous  avons  appris  à  le  méprifer  en  lui  obéiffant ,  à  l'outrager 
par  nos  foins  railleurs  ;  &  chaque  femme  de  Paris  ralfembl» 
dans  fon  appartement  un  ferrail  d'hommes  plus  femmes 
qu'elle  ,  qui  favent  rendre  h  la  beauté  toutes  fortes  d'hom- 
mages ,  hors  celui  du  cœur  dont  elle  eft  digne.  Mais  voyez 
ces  mêmes  hommes  toujours  contraints  dans  ces  prifons  vo- 
lontaires ,  fe  lever  ,  fe  rafTeoir ,  aller  &  venir  fans  ceffe  à  la 
cheminée  ,  à  la  fenêtre ,  prendre  &  pofer  cent  fois  un  écran  , 
feuilleter  des  livres  ,  parcourir  des  tableaux  ,  tourner  ,  pi- 
rouetter par  la  chambre  ,  tandis  que  l'idole  étendue  fans 
mouvement  dans  fa  chaife  longue ,  n'a  d'adif  que  la  langue 
&  les  yeux.  D'où  vient  cette  différence ,  fî  ce  n'elt  que  la 
Nature  qui  impofe  aux  femmes  cette  vie  fédentaire  ôc  cafa- 
nicre  ,  en  prefcrit  aux  hommes  une  toute  oppofée  ,  &  que 

(h)  Après   la  bataille  gagnée  par  de  leurs  groffes  tiares  ,  avoient   les 

Cambife  fur   Pfammenite  ,  on   tliftin-  crânes  fi  tendres  qu'on  les  britbit  fans 

guoit  parmi   les  morts   les  Egyptiens  effort.  Hérodote   lui-même  fut ,  long- 

qui  avoient  toujours  la    tcte  nue ,  à  tenis   après  ,  témoin  de   cette   dilTé- 

l' extrême  dureté  de  leurs  crânes  :  au  rence. 
lieu  que  les   Perfes,  toujours  coelFés 

Mélanges.    Tome  I.  Aaaa 


554  LETTRE 

cette  inquiétude  indique  en  eux  un  vrai  befoin  ?  Si  les  Orien- 
taux ,  que  la  chaleur  du  climat  fait  alTez  tranfpirer  ,  font  peu 
d'exercice  &  ne  fe  promènent  point ,  au  moins  ils  vont  s'a{^ 
feoir  en  plein  air  ôc  refpirer  à  leur  aife  ;  au  lieu  qu'ici  les 
femmes  ont  grand  foin  d'étouffer  leurs  amis  dans  de  bonnes 
chambres  bien  fermées. 

Si  l'on  compare  la  force  des  hommes  anciens  à  celle  des 
hommes  d'aujourd'hui  ,  on  n'y  trouve  aucune  efpece  d'éga- 
lité. Nos  exercices  de  l'Académie  font  des  jeux  d'enfans 
auprès  de  ceux  de  l'ancienne  Gymnaftique  :  on  a  quitté  la 
paume  ,  comme  trop  fatigante  ;  on  ne  peut  plus  voyager  à 
cheval.  Je  ne  dis  rien  de  nos  troupes.  On  ne  conçoit  plus 
les  marches  des  Armées  Grecques  &  Romaines  :  le  chemin^ 
le  travail  ,  le  fardeau  du  Soldat  liomain  fatigue  feulement  à 
le  lire  ,  Ôc  accable  l'imagination.  Le  cheval  n'étoit  pas  per- 
mis aux  Officiers  d'infanterie.  Souvent  les  Généraux  faifoient 
à  pied  les  mêmes  journées  que  leurs  Troupes.  Jamais  les 
deux  Gâtons  n'ont  autrement  voyagé ,  ni  feuls  ,  ni  avec  leurs 
armées.  Othon  lui-même  ,  l'efféminé  Othon ,  marchoit  armé 
de  fer  à  la  tête  de  la  lienne  ,  allant  au  devant  de  Vitellius. 
Qu'on  trouve  h  préfcnt  un  feul  homme  de  guerre  capable 
d'en  faire  autant.  Nous  fommes  déchus  en  tour.  Nos  Pein- 
tres &c  nos  Sculpteurs  fe  plaignent  de  ne  plus  trouver  de 
modèles  comparables  h  ceux  de  l'antique.  Pourquoi  cela  ? 
L'homme  a-t-il  dégénéré.  ?  L'efpccc  a-t-elle  une  décrépitude 
phyllque  ,  ainlî  que  l'individu  ?  Au  contraire  :  les  Barbares  du 
nord  qui  ont ,  pour  ainfî  dire  ,  peuplé  l'Europe  d'une  nou- 
velle race ,  ctoient  plus  grands  ôc  plus  forts  que  les  Humains 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  555 

qu'ils  ont  vaincus  &  fubjugués.  Nous  devrions  donc  être  plus 
forts  nous-mêmes  qui,  pour  la  plupart,  defcendons  de  ces 
nouveaux  venus  ;  mais  les  premiers  Romains  vivoient  en 
hommes  (i),&  trouvoient  dans  leurs  continuels  exercices  la 
vigueur  que  la  Nature  leur  avoit  rcfufée  ,  au  lieu  que  nous 
perdons  la  nôtre  dans  la  vie  indolente  &:  lâche  oii  nous  ré- 
duit la  dépendance  du  fexe.  Si  les  Barbares  dont  je  viens 
de  parler  vivoient  avec  les  femmes ,  ils  ne  vivoient  pas  pour 
cela  comme  elles  ;  c'étoient  elles  qui  avoient  le  courage  de 
vivre  comme  eux ,  ainfi  que  faifoient  auffi  celles  de  Sparte. 
La  femme  fe  rendoit  robufte ,  &c  l'homme  ne  s'énervoit  pas. 
Si  ce  foin  de  contrarier  la  Nature  eft  nuifible  au  corps  , 
il  l'eft  encore  plus  à  l'efprit.  Imaginez  quelle  peut  être  la 
trempe  de  l'ame  d'un  homme  uniquement  occupé  de  l'im- 
portante affaire  d'amufer  les  femmes  ,  &  qui  palTe  fa  vie  en- 
tière à  faire  pour  elles  ,  ce  qu'elles  devroient  faire  pour  nous, 
quand  épuifés  de  travaux  dont  elles  font  incapables  ,  nos 
efprits  ont  befoin  de  délalTement.  Livrés  à  ces  puériles  ha- 
bitudes ^  quoi  pourrions-nous  jamais  nous  élever  de  grand  ? 
Nos  talens  ,  nos  écrits  fe  fentent  de  nos  frivoles  occupations 
(k;  ;  agréables  ,  ii  l'on  veut  ,  mais  petits  ôc  froids  comme 


(i)  Les  Romains  ctoicnt  les  liom-  la  Nature,  que   les  foibles  firent  ce 

mes  les  plus  petits  &  les  plus  foibles  de  que  ne  pouvoient  faire  les  forts,  & 

tous  les  peuples   de  l'Italie;  &  cette  les  vainquirent 

diiFJrence   ctoic  fi  grande,  dit   Titc-  (k)  Les  femmes  ,  en  général ,  n'ai- 

Live,  qu'elle  s'appercevoit  au  premier  ment  aucun  art,  ne  fe  connoifTent  à 

coup- d'oeil  dans  les  troupes  des  uns  aucun,   &    n'ont  aucun  gcnie.    Elles 

&  des  autres.  Cependant  l'exercice  &  peuvent    rôulfir    aux    petits  ouvrages 

ia  difcipline  prévalurent  tellement  fur  qui  ne  demandent  que  de  la  légèreté 

Aaaa  x 


555  LETTRE 

nos  fcntimens  ,  ils  ont  pour  tout  mérite  ce  tour  facile  qu'on 
n'a  pas  grand'peine  à  donner  à  des  riens.  Ces  foules  d'ou- 
vrages éphémères  qui  naifTent  journellement  n'étant  faits  que 
pour  aniufer  des  femmes ,  &  n'ayant  ni  force  ni  profondeur , 
volent  tous  de  la  toilette  au  comptoir.  C'eft  le  moyen  de 
récrire  inceffamment  les  mêmes  ,  ôc  de  les  rendre  toujours 
nouveaux.  On  m'en  citera  deux  ou  trois  qui  ferviront  d'ex- 
ceptions ;  mais  moi  j'en  citerai  cent  mille  qui  confirmeront  la 
règle.  C'eft  pour  cela  que  la  plupart  des  productions  de  no- 
tre âge  paiïeront  avec  lui ,  ôc  la  poftérité  croira  qu'on  fit 
bien  peu  de  livres  ,  dans  ce  même  fiecle  où  l'on  en  fait 
tant. 

Il  ne  feroit  pas  difficile  de  montrer  qu'au  lieu  de  gagner 
à  ces  ufages  ,  les  femmes  y  perdent.  On  les  flatte  fans  les 
aimer  ;  on  les  fert  fans  les  honorer  ;  elles  font  entourées 
d'agréabks  ,  mais  elles  n'ont  plus  d'amans  ;  &  le  pis  eft 
que  les  premiers ,  fans  avoir  les  fentimens  des  autres  ,  n'en 
ufurpent    pas    moins  tous  les  droits.    La  fociété    des   deux 

d'efprit,  du  goût,  delà  grâce,  quel-  d'efprit  que    vous   voudrez  ,    jamais 

quefois  même  de  la  philofophie  &  du  d'ame  ;    ils  feroient  cent   fois  plutôt 

raifonncment.   Elles  peuvent  acquérir  fenfes  que  pafTionnés.   Elles  ne  l'avoit 

de  la  fcience  ,  de  l'érudition ,  des  ta-  ni  décrire    ni  fentir    l'amour    même, 

lens,  &  tout  ce  qui  s'acquiert  à  force  La  feule    Sapho  ,   que  je   fâche  ,    & 

de   travail.    J\lais    ce   feu  célelte   qui  une  autre  ,  méritèrent  d'être    excep- 

échauffe  &  embrafe  l'ame ,  ce  gcnie  tées.  Je  parierois  tout  au  monde  que 

qui  confume  &  dévore,  cette  brûlante  les  Lettres  Portugaifes  ont  été  écrites 

éloquence,  ces  trnnfports  fublimes  qui  par  un  homme.  Or  par-tout  où  ùonii- 

portent  leurs  raviffemensjufqu'au  fond  ncnt  les  femmes,   leur  goût  doit  aulTt 

des  cœurs  ,  manqueront  toujours  aux  dominer  :  i*c  voilà  ce  qui  détermine 

écrits  des  femmes  :  ils  font  tous  froids  celui  de  notre  ficcle. 
<Sc  jolis  tomme  elles  ;  ils  auront  tant 


A    M.    D'  A  L  E  MB  E  R  T.  557 

fexes  ,  devenue  trop  commune  ôc  trop  facile  ,  a  produit  ces 
deux  effets  ;  &c  c'eft  ainfi  que  l'efprit  général  de  la  galanterie 
étouffe  à  la  fois  le  génie  ôc  l'amour. 

Pour  moi ,  j'ai  peine  à  concevoir  commuent  on  rend  afTcz 
peu  d'honneur  aux  femmes,  pour  leur  ofer  adrelTer  fans  celFe 
ces  fades  propos  galans  ,  ces  complimens  infultans  ik  mo- 
queurs ,  auxquels  on  ne  daigne  pas  même  donner  un  air  de 
bonne-foi  ;  les  outrager  par  ces  évidens  menfonges  ,  n'eli;- 
ce  pas  leur  déclarer  alTez  nettement  qu'on  ne  trouve  aucune 
vérité  obligeante  à  leur  dire  ?  Que  l'amour  fe  fafTe  illufion 
far  les  qualités  de  ce  qu'on  aime  ,  cela  n'arrive  que  trop 
fouvent  ;  mais  eft-il  queition  d'amour  dans  tout  ce  mauiïade 
jargon  ?  Ceux-mêmes  qui  s'en  fervent ,  ne  s'en  fervent-ils 
pas  également  pour  toutes  les  femmes,  ik  ne  feroient-ils 
pas  au  défefpoir  qu'on  les  crût  férieufement  amoureux  d'une 
feule  ?  Qu'ils  ne  s'en  inquiètent  pas.  Il  faudroit  avoir  d'é- 
tranges idées  de  l'amour  pour  les  en  croire  capables ,  &c  rien 
n'eft  plus  éloigné  de  fon  ton  que  celui  de  la  galanterie. 
De  la  manière  que  je  conçois  cette  palîion  terrible  ,  fon 
trouble ,  fes  égaremens  ,  Ces  palpitations  ,  ks  tranfports  ,  fes 
brûlantes  expreflions,  fon  fllence  plus  énergique,  fes  inex- 
primables regards  que  leur  timidité  rend  téméraires  &  qui 
montrent  les  defirs  par  la  crainte,  il  me  fenible  qu'après 
un  langage  auflî  véhément,  fi  l'amant  venoit  à  dire  une  feule 
fois  ,  jt:  vous  aime  ,  l'amante  indignée  lui  diroit ,  vous  ne 
m''aiine\  plus  ^  &  ne  le  reverroit  de  fa  vie. 

Nos  cercles  confcrvent  encore  parmi  nous  quelque  image 
des    mœurs    antiques.  Les  hommes   entr'eux  ,   difpenfés  de 


55S  LETTRE 

rabaiffer  leurs  idées  à  la  porttc  des  femmes  &  d'habiller 
galamment  la  raifon  ,  peuvent  fe  livrer  à  des  difcours  graves 
&  férieux  (luis  crainte  du  ridicule.  On  ofe  parler  de  patrie  & 
de  vertu  fans  paffer  pour  rabâcheur ,  on  ofe  être  foi-même 
fans  s'affervir  aux  miaximes  d'une  caillette.  Si  le  tour  de  la 
converfation  devient  moins  poli  ,  les  raifons  pi-ennent  plus 
de  poids  ;  on  ne  fe  paye  point  de  pîailanterie ,  ni  de  gsn- 
tiîlefTe.  On  ne  fe  tire  point  d'affaire  par  de  bons  mots.  On 
ne  fe  ménage  point  dans  la  difpute  :  chacun  ,  fe  fentant 
attaqué  de  toutes  les  forces  de  fon  adverfaire ,  elt  obligé 
d'employer  toutes  les  lîennes  pour  fe  défendre  ;  voilà  com- 
ment l'efprit  acquiert  de  la  jalkiTe  &  de  la  vigueur.  S'il  fe 
mêle  à  tout  cela  quelque  propos  licencieux ,  il  ne  faut  point 
trop  s'en  eiFaroucher  :  les  moins  grofliers  ne  font  pas  toujours 
les  plus  honnêtes  ,  &  ce  langage  un  peu  rultaut  elè  préférable 
encore  à  ce  ftyîe  plus  recherché  dans  lequel  les  deux  fexes 
fe  fédulfent  mutuellement  &  fe  familiarifent  décemment 
avec  le  vice.  La  manière  de  vivre ,  plus  conforme  aux  in- 
clinations de  l'homme ,  elt  aufii  mieux  afTortie  à  fon  tem- 
pérament. On  ne  relie  point  toute  la  journée  établi  fur  une 
chaife.  On  fe  livre  à  des  jeux  d'exercice ,  on  va ,  on  vient , 
pluQeurs  cercles  fe  tiennent  à  la  camp;igne  ,  d'autres  s'y 
rendent.  On  a  des  jardins  pour  la  promenade  ,  des  cours 
fpacieufes  pour  s'exercer ,  un  grand  lac  pour  nager  ,  tout  le 
pays  ouvert  pour  la  chjiîe  ;  &  il  ne  faut  pas  croire  que 
cette  chaîTe  fe  falTe  aufli  commodément  qu'aux  environs  de 
Paris  oi!i  l'on  trouve  le  gibier  fous  fes  pieds  &;  où  l'on  tire 
il  cheval.  Enlin  ces  honnêtes  ôc  innocentes  inftitutions  raf- 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T,  ss^ 

femblent  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  former  dans  les 
mêmes  homm.es  des  amis ,  des  citoyens  ,  des  foldats ,  & 
par  conféquenc  tout  ce  qui  convient  le  mieux  à  un  peu- 
ple libre. 

On  accufe  d'un  défaut  les  fociétés  des  femmes,  c'efî:  de 
les  rendre  médifantes  &  fatiriques;  &c  l'on  peut  bien  com- 
prendre, en  effet,  que  les  anecdotes  d'une  petite  ville  n'é- 
chappent pas  à  ces  comités  féminins  ;  on  penfe  bien  aufïl  que 
les  maris  abfens  y.  font  peu  ménagés  ,  &  que  toute  femme 
jolie  &  fêtée  n'a  pas  beau  jeu  dans  le  cercle  de  fa  voifine. 
Mais  peut-être  y  a-t-il  dans  cet  inconvénient  plus  de  bien 
que  de  mal ,  6c  toujours  eft-il  inconteftablement  moindre 
que  ceux  dont  il  tient  la  place  :  car  lequel  vaut  le  mieux 
qu'une  femme  dife  avec  fes  amies  du  mal  de  fon  mari , 
ou  que,  tête-à-tête  avec  un  homme,  elle  lui  en  faffe,  qu'elle 
critique  le  défordre  de  fa  voifine ,  ou  qu'elle  l'imite  ?  Quoi- 
que les  Génevoifes  difent  affez  librement  ce  qu'elles  favent 
6c  quelquefois  ce  qu'elles  conjecturent ,  elles  ont  une  véri- 
table horreur  de  la  calomnie  &c  l'on  ne  leur  entendra  jamais 
intenter  contre  autrui  des  accufations  qu'elles  croient  faufîes  ; 
tandis  qu'en  d'autres  pays  les  femmes,  également  coupables 
par  leur  filence  &c  par  leurs  difcours ,  cachent  de  peur  de 
repréfailles  le  mal  qu'elles  favent  ôc  publient  par  vengeance 
celui   qu'elles  ont  inventé. 

Combien  de  fcandales  publics  ne  retient  pas  la  crainte 
de  ces  féverer;  obfervatr'ce?  ?  Elles  font  prcfque  dans  notre 
ville  la  fondion  de  Cenfeurs.  C'eit  ainfi  que  dans  les  beaux 
tcms  de  Rome ,  les  Citoyens ,  furveillans  les  uns  des  autres , 


S^o  LETTRE 

s'accufoient  publiquement  par  zèle  pour  la  juftice  ;  mais  quand 
Rome  fut  corrompue  &.  qu'il  ne  relta  plus  rien  à  faire  pour 
les  bonnes  mœurs  que  de  cacher  les  mauvaifes,  la  haine 
des  vices  qui  les  dém.afque  en  devint  un.  Aux  citoyens  zélés 
fuccéderent  des  délateurs  infâmes ,  <Sc  au  lieu  qu'autrefois  les 
bons  accufoient  les  méchans ,  ils  en  furent  accufés  à  leur 
tour.  Grâce  au  Ciel ,  nous  femmes  loin  d'un  terme  fi  fu- 
nelte.  Nous  ne  fommes  point  réduits  à  nous  cacher  à  nos 
propres  yeux ,  de  peur  de  nous  foire  horreur.  Pour  moi ,  je 
n'en  aurai  pas  meilleure  opinion  des  femmes  ,  quand  elles 
feront  plus  circonfpedes  :  on  fe  ménagera  davantage ,  quand 
on  aura  plus  de  raifons  de  fe  ménager ,  &  quand  chacune 
aura  befoin  pour  elle-même  de  la  difcrétion  dont  elle  don- 
nera l'exemple  aux  autres. 

Qu'on  ne  s'alarme  donc  point  tant  du  caquet  des  fociétés 
de  femmes.  Qu'elles  médifent  tant  qu'elles  voudront ,  pourvu 
qu'elles  médifent  entr'elles.  Dt^s  femmes  véritablement  cor- 
rompues ne  fauroient  fupporter  long-tems  cette  manière  de 
vivre ,  &c  quelque  chère  que  leur  pût  être  la  médifance ,  elles 
voudroient  médire  avec  des  hommes.  Quoiqu'on  m'ait  pu 
dire  h  cet  égard,  je  n'ai  jamais  vu  aucune  de  ces  fociétés, 
fans  un  fecret  mouvement  d'efèime  &c  de  refpe^l  pour  celles 
qui  la  compofoienr.  Telle  eft ,  me  difois-je ,  la  deftination 
de  la  Nature ,  qui  donne  diflférens  goûts  aux  deux  fexes , 
afin  qu'ils  vivent  féparés  &  chacun  à  fa  manière  (1).   Ces 

(  1  )  Ce  principe  ,  auquel  tiennent  due  dans  un  Manufcrit  dont  je  fuis 
toutes  bonnes  mœurs  ,  clt  développé  dépofitaire  &  que  je  me  propofe  de  pu. 
d'une  manière  plus  claire  &  plus  cten-       blier,  s'il  me  rcfte  alTcz  de  tems  pour 

aimables 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  c^i 

aimables  perfonnes  palTenc  ainfi  leurs  jours  ,  livrées  aux  oc- 
cupations qui  leur  conviennent,  ou  à  des  amufemens  inno- 
cens  &  limples,  très-propres  à  toucher  un  cœur  honnête  ëc 
à  donner  bonne  opinion  d'elles.  Je  ne  fais  ce  qu'elles  ont 
dit ,  mais  elles  ont  vécu  enfemble  ;  elles  ont  pu  parler  des 
hommes ,  mais  elles  fe  font  paffées  d'eux  ;  ôc  tandis  qu'elles 
critiquoient  fi  févérement  la  conduite  des  autres  ,  au  moins 
la  leur  étoit  irréprochable. 

Les  cercles  d'hommes  ont  aufli  leurs  inconvéniens  ,  fans 
doute;  quoi  d'humain  n'a  pas  les  fiens?  On  joue,  on  boit, 
on  s'enivre,  on  paffe  les  nuits;  tout  cela  peut  être  vrai, 
tout  cela  peut  être  exagéré.  11  y  a  par-tout  mélange  de  bien 
&c  de  mal ,  mais  à  diverfes  mefures.  On  abufe  de  tout  : 
axiome  trivial,  fur  lequel  on  ne  doit  ni  tout  rejetter  ni  tout 
admettre.  La  règle  pour  choilir  eft  fimple.  Quand  le  bien 
furpaffe  le  mal,  la  chofe  doit  être  admife  malgré  fes  incon- 
véniens ;  quand  le  mal  furpaffe  le  bien  ,  il  la  faut  rejetter 
même  avec  fes  avantages.  Quand  la  chofe  eft  bonne  en  elle- 
même  6c  n'eft  mauvaife  que  dans  fes  abus  ,  quand  les  abus 
peuvent  être  prévenus  fans  beaucoup  de  peine ,  ou  tolérés 
fans  grand  préjudice  ,  ils  peuvent  fervir  de  prétexte  &  non 
de  raifon  pour  abolir  un  ufage  utile;  mais  ce  qui  eft  mau- 
vais en  foi  fera  toujours  mauvais  (  m  ) ,  quoiqu'on  falfe  pour 

cela  ,  quoique  cette  annonce  ne  foit  Hcloïfe  ,  qui  parut  deux  ans  après  cet 

guares  propre  à  lui  concilier  d'avance  Ouvrage. 

la  faveur  des  Dames.  (  m  )    Je  parle  dans  l'ordre  moral  : 

On   comprendra  facilement  que  le  car    dms    l'ordre    phyfique   il    n'y    a 

Manufcrit  dont  je  parlois  dans  cette  rien    d'abfolumcnt   mauvais.    Le  touC 

note  ,    ctoit    celui    de    la    Nouvelle  eft  bien. 

Aie  langes.    Tome  i.  Bbbb 


s6i  "^      L    E:  T   T    R    E 

en  tirer  un  bon  ufage.  Telle  efl  la  différence  effentielle  des 
cerdes  aux  fpeclacles. 

Les  citoyens  d'un  même  Etat,  les  habitans  d'une  même 
ville  ne  font  point  des  Anachorètes,  ils  ne  lauroient  vivre 
toujours  feuls  &  féparés  ;  quand  ils  le  pourroienc  «  il  ne  fau- 
droit  pas  les  y  contraindre.  Il  n'y  a  que  le  plus  farouche 
defpotifme  qui  s'alarme  à  la  vue  de  fept  ou  huit  hommes 
afîemblés ,  craignant  toujours  que  leurs  entretiens  ne  roulent 
fur  leurs  miferes. 

Or  de  toutes  les  fortes  dé  liaifons  qui  peuvent  raffem- 
bler  les  particuliers  dans  une  ville  comme  la  nôtre,  les  cer- 
cles forment,  fans  contredit,  la  plus  raifonnable,  la  plus 
honnête  ,  &  la  moins  dangereufe  :  parce  qu'elle  ne  veut  ni 
ne  peut  fe  cacher,  qu'elle  eft  publique,  permife,  &c  que 
Fordre  &  la  règle  y  régnent.  Il  eft  même  facile  à  démon* 
trer  que  les  abus  qui  peuvent  en  réfulter  naîtroient  égale- 
ment de  toutes  les  autres,  ou  qu'elles  en  produiroicnt  dç 
plus  grands  encore.  Avant  de  fônger  à  détruire  un  ufagê 
établi ,  on  doit  avoir  bien  pefé  ceux  qui  s'introduiront  à  fa 
place.  Quiconque  en  pourra  propofer  un  qui  foit  praticable 
&  duquel  ne  refaite  aucun  abus,  qu'il  le  propofe ,  6c  qu'en- 
fùite  les  cercles  foient> abolis  :  à  la  bonne  heure.  En  atten- 
dant ,  laiflbns ,  s'il  le  faut ,  pafler  la  nuit  à  boire  à  ceux  qui , 
fans  cela  ,,  la  paiïeroient  peut-être  îi  faire  pis. 

Toute  intempérance  ei\  vicieufe ,  ëc  fur-tout  celle  qui  nouS 
Atc  la  plus  noble  de  nos  facultés.  L'excès  du  vin  dégrade 
Thomme  ,  aliène  au  moins  fa  raifon  pour  un  tems  &  l'a* 
brutit  à  h  longue.  Mais  enfin  ,  le  goût  du  vin  n'eil  pas  uq 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  '563 

Crime,  il  en  fait  rarement  commettre  ,  il  rend  l'hctrme 
itupide  ôc  non  pas  miéchant  (  n  ).  Pour  une  querelle  paffa- 
gere  qu'il  caufe ,  il  forme  cent  attachemens  durables.  Géné- 
ralement parlant,  les  buveurs  ont  de  la  cordialité,  de  la 
fmnchife  ;  ils  font  prefque  tous  bons,  droits,  julles,  fidèles, 
braves  &  honnêtes  gens,  à  leur  défaut  près.  En  ofera-t-on 
dire  autant  des  vices  qu'on  fubftitue  à  celui-là,  ou  bien  pré- 
tend-on faire  de  toute  une  ville  un  peuple  d'hommes  fans 
défauts  ôc  retenus  en  toute  chofe?  Combien  de  vertus  ap- 
parentes cachent  fouvent  des  vices  réels  !  le  fage  efè  fobre 
par  tempérance,  le  fourbe  l'eft  par  faulTeté.  Dans  les  pays 
de  mauvaifes  mœurs ,  d'intrigues ,  de  trahifons  ,  d'adultères-, 
on  redoute  un  état  d'indifcrétion  où  le  cœur  fe  montre  fans 
qu'on  y  fonge.  Par-tout  les  gens  qui  abhorrent  le  plus  l'i- 
vrefTe  font  ceux  qui  ont  le  plus  d'intérêt  à  s'en  garantir.  Ea 
Suiffe  elle  ert  prefque  en  eflime,  à  Naples  elle  eft  en  hor- 
reur ;  mais  au  fond  laquelle  efl:  le  plus  à  craindre ,  de  l'in- 
tempérance du  Suiffe  ou  de  la  réferve  de  l'Italien. 

Je  le  répète,  il  vaudroit  mieux  être  fobre  &  vrai,  non- 
feulement  pour  foi ,  même  pour  la  Société  :  car  tout  ce  qui 
eft  mal  en  morale  efè  mal  encore  en  politique.  Mais  le  pré- 

(  n  )  Ne   calomnions  point  le  vice  autres  refient   au   fond   de  l'ame    * 

mOnie ,    n'a-t-il    pas  afTez    de   fa   lai-  que  celle-là  s'allume  &  s'ùteint  à  l'inf- 

deur  ?  Le  vin  ne  donne  pas  de  la  mé-  tant.    A  cet  emportement  près  ,  qui 

chanceté,  il  la  décelé.  Celui  qui  tua  pafTe  &  qu'on  évite  aifément,  foyon» 

Clitus  dans  rivrcflTc  ,  fit  m'ourir  Phi-  fûrs  que  quiconque  fait  dans  le  vin  de 

lotas  de  Hing-froid.    Si  rivreffe  a  fes  méchantes    actions ,  couve  à  jeun  de 

fureurs,   quelle  palTion    n'a    pas   les  mcchans  dcflcins. 
fisnnes  ?    La  diifctence   cft  que   les 

13bbh  > 


6^4  LETTRE 

dicateur  s'arrête  au  mal  perfonnel ,  le  magiftrac  ne  voie  que 
les  conféquences  publiques  ;  l'un  n'a  pour  objet  que  la  per- 
fection de  l'homme  où  l'homme  n'atteint  point,  l'autre  que 
le  bien  de  l'Etat  autant  qu'il  y  peut  atteindre;  ainfi  tout  ce 
qu'on  a  raifon  de  blâmer  en  chaire  ne  doit  pas  être  puni 
par  les  loix.  Jamais  peuple  n'a  péri  par  l'excès  du  vin ,  tous 
périffent  par  le  défordre  des  femmes.  La  raifon  de  cette 
différence  elt  claire  :  le  premier  de  ces  deux  vices  détourne 
des  autres  ,  le  fécond  les  engendre  tous.  La  diverfité  des 
èiges  y  fait  encore.  Le  vin  tente  moins  la  jeuneffe  &  l'abat 
moins  aifément  ;  un  fang  ardent  lui  donne  d'autres  defîrs  ; 
dans  l'âge  des  palTions  toutes  s'enflamment  au  feu  d'une 
feule,  la  raifon  s'altère  en  nailTant,  &  l'homme  encore  in- 
dompté devient  indifcipliaable  avant  que  d'avoir  porté  le 
joug  des  loix.  Mais  qu'un  fmg  à  demi-glacé  cherche  un  fe- 
cours  qui  le  ranime ,  qu'une  liqueur  bienfaifunte  fupplée  aux 
efprits  qu'il  n'a  plus  (  o  )  ;  quand  un  vieillard  abufe  de  ce 
doux  remède ,  il  a  déjà  rempli  ihs  devoirs  envers  ù.  patrie , 
il  ne  la  prive  que  du  rebut  de  fes  ans.  Il  a  tort,  fins  doute  : 
il  ceiïe  avant  la  more  d'être  citoyen.  Mais  l'autre  ne  com- 
mence pas  même  à  l'être  :  il  fe  rend  plu:ôt  l'ennemi  pu- 
blic ,  par  la  féduclion  de  fes  complices ,  par  l'exemple  & 
l'effet  de  fes  mœurs  corrompues  ,  fur-tout  par  la  morale  perni- 
cicufe  qu'il  ne  manque  pas  de  répandre  pour  les  autorifer.  Il 
vaudroit  mieux  qu'il  n'eût  point  exif-té. 

De  la  pallion  du  jeu  naît  un  plus  dangereux  abus  ,  mais 

(o)  Platon  dans  fes  Loix  permet       même  il  leur  en  permet  queliiucfois 
aux  fculs  vieillards  l'ufage  du  vin  ,  &       l'excès. 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  565 

qu'on  prévient  ou  réprime  aifémenr.  C'eft  une  affaire  de  police, 
donc  l'infpedion  devient  plus  facile  ôc  mieux  féante  dans  les 
cercles  que  dans  les  maifons  particulières.  L'opinion  peut  beau- 
coup encore  en  ce  point  ;  &  fi  -  tôt  qu'on  voudra  mettre  en 
honneur  les  jeux  d'exercice  ôc  d'adrelTe ,  les  cartes  ,  les  dés , 
les  jeux  de  hazard  tomberont  infailliblement.  Je  ne  crois  pas 
même ,  quoiqu'on  en  dife  ,  que  ces  moyens  oififs  &c  trompeurs 
de  remplir  fa  bourfe,  prennent  jamais  grand  crédit  chez  un 
peuple  raifonneur  ôc  laborieux  ,  qui  connoît  trop  le  prix  du 
tems  ôc  de  l'argent  pour  aimer  à  les  perdre  enfemble. 

Confervons  donc  les  cercles ,  même  avec  leurs  défauts  :  car 
ces  défauts  ne  font  pas  dans  les  cercles ,  mais  dans  les  hom- 
mes qui  les  compofent  ;  ôc  il  n'y  a  point  dans  la  vie  fociale 
de  forme  imaginable  fous  laquelle  ces  mêmes  défauts  ne  pro- 
duifent  de  plus  nuifibles  effets.  Encore  un  coup ,  ne  cherchons 
point  la  chimère  de  la  perfection  ;  mais  le  mieux  pofTible 
félon  la  nature  de  l'homme  ôc  la  conltitution  de  la  Société, 
ïl  y  a  tel  Peuple  à  qui  je  dirois  :  détruifez  cercles  &  coteries, 
otez  toute  barrière  de  bienféance  entre  les  Ccxes ,  remontez  , 
s'il  eft  poffible  ,  jufqu'à  n'être  que  corrompus  ;  mais  vous  , 
Genevois ,  évitez  de  le  devenir  ,  s'il  eft  tems  encore.  Crai- 
gnez le  premier  pas  qu'on  ne  fait  jamais  feul ,  ôc  fongez  qu'il 
eft  plus  aifé  de  garder  de  bonnes  mœurs  que  de  mettre  un 
terme  aux  mauvaifes. 

Deux  ans  feulement  de  Comédie  ôc  tout  eft  bouleverfé. 
L'on  ne  fauroit  fe  partager  entre  tant  d'amufemens  :  l'heure 
des  Spectacles  étant  celle  des  cercles ,  les  fera  difToudrc  ;  il 
s'en  détachera  trop  de  membres  ;  ceux  qui  refieront  feront 


s66  LETTRE 

trop  peu  affidus  pour  être  d'une  grande  relTource  les  uns  auX 
autres  &c  laiffer  fubfîfter  long-tems  les  aiïbciations.  Les  deux 
fexes  réunis  journellement  dans  un  même  lieu  ;  les  parties 
qui  fe  lieront  pour  s'y  rendre  ;  les  manières  de  vivre  qu'on 
y  verra  dépeintes  &  qu'on  s'emprelîera  d'imiter  ;  rexpolicion 
des  Dames  &  Demoifelîes  parées  tout  de  leur  mieux  ôc  mifes 
en  étalage  dans  des  loges  comme  fur  le  devant  d'une  bou- 
tique ,  en  attendant  les  acheteurs  ;  l'affluence  de  la  belle  jeu- 
ncffe  qui  viendra  de  fon  côté  s'offrir  en  montre,  ôc  trouvera 
bien  plus  beau  de  faire  des  entrechats  au  Théâtre  que  l'exer- 
cice à  Plain  -  Palais  ;  les  petits  foupers  de  femmes  qui  s'ar- 
rangeront en  fortant ,  ne  fût-ce  qu'avec  les  Actrices;  enfin 
le  mépris  des  anciens  ufages  qui  réfukcra  de  l'adoption  des 
nouveaux  ;  tout  cela  fubftituera  bientôt  l'agréable  vie  de  Paris 
&c  les  bons  airs  de  France  à  notre  ancienne  fîmplicité,  &c  je 
doute  un  peu  que  des  Parilîens  à  Genève  y  confervent  long- 
tems  le  goût  de  notre  gouvernement. 

Il  ne  faut  point  le  diiïimuler  ,  les  intentions  font  droites 
encore  ,  mais  les  mœurs  inclinent  déjà  vifiblement  vers  la 
décadence ,  &c  nous  fuivons  de  loin  les  traces  des  mêmes  peu- 
ples dont  nous  ne  lailTons  pas  de  craindre  le  fort.  Par  exem- 
ple ,  on  m'affure  que  l'éducation  de  la  jeuneffe  eft  générale- 
ment beaucoup  meilleure  qu'elle  n'étoit  autrefois  ;  ce  qui  pour- 
tant ne  peut  gueres  fe  prouver  qu'en  montrant  qu'elle  fait 
de  meilleurs  citoyens.  Il  elt  certain  que  les  enfans  font  mieux 
la  révérence  ;  qu'ils  favent  plus  galamment  donner  la  maia 
aux  Dames  ,  &c  leur  dire  une  infinité  de  gentillelfes  pour  lef- 
guclles  je  leur  ferois ,  moi ,  donner  le  fouet  ;  qu'ils  favent 


A    M.    D'  AL  E  MB  E  R  T.  séf 

fiéclder,  trancher,  interroger,  couper  la  parole  aux  hommes^ 
imporrjner  tout  le  monde  fans  modefHe  &  Hms  difcrétion^ 
On  me  dit  que  cela  les  forme  ;  je  conviens  que  cela  les  forme 
à  être  impertinens  &  c'efl: ,  de  toutes  les  chofes  qu'ils  appren- 
nent par  cette  méthode  ,  la  feule  qu'ils  n'oublient  point.  Ce 
n'eft  pas  tout.  Pour  les  retenir  auprès  des  femmes  qu'ils  font 
deftinés  à  défennuyer  ,  on  a  foin  de   les  élever  précifément 
comme  elles:  on  les  garantit  du  foleil,  du  vent,  de  la  pluie, 
de  la  poufTiere ,  afin  qu'ils  ne  puilTent  jamais  rien  fupporter 
de  tout  cela.  Ne  pouvant  les  préferver  entièrement  du  conta6^ 
de  l'air ,  on  fait  du  moins  qu'il  ne  leur  arrive  qu'après  avoir 
perdu  la  moitié  de  fon  relTort,  On  les  prive  de  tout  exercice , 
on  leur  ôte  toutes  leurs  facultés ,  on  les  rend  ineptes  à  touc 
autre  ufage  qu'aux  foins  auxquels  ils  font  deitinés  ;  &  la  feule 
chofe  que  les  femmes  n'exigent  cas  de  ces  vils  efclaves  elt 
de  fe  confacrer  à  leur  fcrvice  à  la  façon  des  Orientaux.  A  cela 
près,  tout  ce  qui  les  diflingue  d'elles,   c'elt  que  la  Nature 
leur  en  ayant  refufé  les  grâces ,  ils  y  fubltituent  des  ridicules; 
A  mon  dernier  voyage  à  Genève  ,   j'ai   déjà  vu  plufieurs  de 
ces  jeunes  Demoifelles  en  juîte-au-corps,  les  dents  blanches  , 
la  main  potelée  ,  la  voie  flûtée ,  un  joli  parafol  verd  à  la  main  i 
contrefaire  alTez  mal-adroitement  les  hommes. 

On  étoit  plus  grofTier  de  mon  tcms.  Les  enfans  ruIHque- 
ment  élevés  n'avoient  point  de  teint  à  conferver ,  &;  ne  crai- 
gnoient  point  les  injures  de  l'air  auxquelles  ils  s'étoient  aguerris 
de  bonne  heure.  Les  pères  les  menoient  avec  eux  à  la  chalTe , 
en  campagne,  h  tous  leurs  exercices,  dans  toutes  les  fociétés. 
Timides  £c  modeltes  devant  les  gens  âgés  ,  ils  écoient  hardis , 


568  LETTRE 

fiers  ,  querelleurs  entr'eux  \  ils  n'avoient  point  de  frifure  à 
conferver  ;  ils  fe  déficient  à  la  lutte  ,  à  la  courfe ,  aux  coups  ; 
ils  fe  battoient  à  bon  efcient  ,  fe  blefîbient  quelquefois  ,  6: 
puis  s'embraffoient  en  pleurant.  Ils  revenoient  au  logis  fuans, 
elToufflés  ,  déchirés  ,  c'étoient  de  vrais  poliffons  ;  mais  ces 
polilTons  ont  fait  des  hommes  qui  ont  dans  le  cœur  du  zèle 
pour  fervir  la  patrie  &  du  fang  à  verfer  pour  elle.  Plaife  à 
Dieu  qu'on  en  puilfe  dire  autant  un  jour  de  nos  beaux  petits 
Meflieurs  requinqués,  &  que  ces  hommes  de  quinze  ans  ne 
foient  pas  des  enfims  à  trente  ! 

Heureufement  ils  ne  font  point  tous  ainfi.  Le  plus  grand 
nombre  encore  a  gardé  cette  antique  rudeffe ,  confervatrice 
de  la  bonne  conftitution  ainfi  que  des  bonnes  mœurs.  Ceux 
même  qu'une  éducation  trop  délicate  amollit  pour  un  tems  , 
feront  contraints  étant  grands  de  fe  plier  aux  habitudes  de 
leurs  compatriotes.  Les  uns  perdront  leur  âpreté  dans  le  com- 
merce du  monde  ;  les  autres  gagneront  des  forces  en  les  exer- 
çant ;  tous  deviendront ,  je  l'efpere ,  ce  que  furent  leurs  ancê- 
tres ou  du  moins  ce  que  leurs  pères  font  aujourd'hui.  Mais  ne 
nous  flattons  pas  de  conferver  notre  liberté  en  renonçant  aux 
mœurs  qui  nous  l'ont  acquife. 

Je  reviens  à  nos  Comédiens  &c  toujours  en  leur  fuppofant  un 
fljccès  qui  me  paroît  impoflible ,  je  trouve  que  ce  fuccès  atta- 
quera notre  confHtution ,  non -feulement  d'une  manière  indi- 
recte en  attaquant  nos  mœurs,  mais  immédiatement  en  rom- 
pant l'équilibre  qui  doit  régner  entre  les  diverfes  parties  de 
l'Etat ,  pour  conferver  le  corps  entier  dans  fon  aiïiette. 

Parmi  pluficurs  raifons  que  j'en  pourrois  donner  ,  je  me 

contenterai 


A    M.    D  '  A  L  E  iM  B  E  R  T.  s^9 

contenterai  d'en  choiiir  une  qui  convient  mieux  au  plus  grand 
nombre  :  parce  qu'elle  fe  borne  à  des  confidérations  d'intérêt 
6c  d'argent ,  toujours  plus  fenfîbles  au  vulgaire  que  des  effets 
moraux  dont  il  n'eit  pas  en  état  de  voir  les  liailbns  avec  leurs 
caufes ,  ni  l'influence  fur  le  deflin  de  l'Etat. 

On  peut  confidérer  les  Speâacîes  ,  quand  ils  réuffiflent , 
comme  une  efpece  de  taxe  qui ,  bien  que  volontaire  ,  n'en 
eft  pas  moins  onéreufe  au  peuple  :  en  ce  qu'elle  lui  fournit 
une  continuelle  occafion  de  dépenfe  à  laquelle  il  ne  réliiie 
pas.  Cette  taxe  eiè  mauvaife  :  non- feulement  parce  qu'il  n'en 
revient  rien  au  fouverain  ;  mais  fur-tout  parce  que  la  répar- 
tition, loin  d'être  proportionnelle,  charge  le  pauvre  au-delà 
de  fes  forces  &  foulage  le  riche  en  fuppléant  aux  amufemens 
plus  coûteux  qu'il  fe  donneroit  au  défaut  de  celui-là.  Il  fuffit, 
pour  en  convenir,  de  faire  attention  que  la  différence  du  prix 
des  places  n'eft,  ni  ne  peut  être  en  proportion  de  celle  des 
fortunes  des  gens  qui  les  remplifTent.  A  la  Comédie  Fran- 
çoife  ,  les  premières  loges  ôc  le  théâtre  font  h.  quatre  francs 
pour  l'ordinaire  &  à  fix  quand  on  tierce  ;  le  parterre  efè  à 
vingt  fols  ,  on  a  même  tenté  plufieurs  fois  de  l'augmenter. 
Or  on  ne  dira  pas  que  le  bien  des  plus  riches  qui  vont  au 
théâtre  n'eft  que  le  quadruple  du  bien  des  plus  pauvres  qui 
vont  au  parterre.  Généralement  parlant ,  les  premiers  font 
d'une  opulence  exceflive,  &  la  plupart  des  autres  n'ont  rien(p). 

(p)  duand  ou  augmenteroit  la  dilTc-  bas  prix,  feroient  abandonnées  à  la 

rence  du  prix  des  places  en  propor-  populace,  &  chacun ,  pour  en  occu- 

tion  de    celle    des    fortunes  ,   on   ne  per   de  plus  honorables  ,   dépenferoit 

rétabliroit  point  pour  cela  l'équilibre.  toujours  au-delà  de  fes  moyens.  C'ell 

Ces  places    inférieures  ,  miles  à  trop  une  obfervation  qu'on   peut  faixe  aux 

Mélanges.    Tome  I.  Ce  ce 


57° 


LETTRE 


11  en  eft  de  ceci  comme  des  impôts  fur  le  bled  ,  fur  le  vin  i 
fur  le  fel ,  fur  toute  chofe  nccelTaire  à  la  vie  ,  qui  ont  un  air 
de  juitice  au  premier  coup-d'œil,  &  font  au  fond  très -ini- 
ques :  car  le  pauvre  qui  ne  peut  dépenfer  que  pour  fon  nécef- 
faire  elt  forcé  de  jetter  les  trois  quarts  de  ce  qu'il  dépenfe 
en  impôts,  tandis  que  ce  même  néceiïaire  n'étant  que  la 
moindre  partie  de  la  dépenfe  du  riche  l'impôt  lui  eft  prefque 
infeniible  (q).  De  cette  manière  ,  celui  qui  a  peu  paye  beau- 
coup ôc  celui  qui  a  beaucoup  paye  peu  ;  je  ne  vois  pas  quelle 
grande  juftice  on  trouve  à  cela. 

On  me  demandera  qui  force  le  pauvre  d^aller  aux  Speftacles  ? 
Je  répondrai  ,  premièrement ,  ceux  qui  les  établiiTent  &  lui  en 
donnent  la  tentation  ;  en  fécond  lieu  ,  fa  pauvreté  mcme  qui» 
le  condamnant  à  des  travaux  continuels  ,  fans  efpoir  de  les 
voir  finir  ,  lui  rend  quelque  délalTement  plus  néceflaire  pour 
ks  fupporter.  II  ne  fe  tient  point  malheureux  de  travailler  fans 
relâche  ,  quand  tout  le  monde  en  fait  de  même  ;  mais  n'eft- 
il  pas  cruel  à   celui  qui  ti-availle  de  fe  priver  des  récréations 


Specflacles  de  la  Foire.  La  raifon  de 
ce  dofordre  eft  que  les  premiers  rangs 
font  alors  un  terme  fixe  dont  les 
autres  fe  rapprochent  toujours,  fans 
qu'on  le  puiffc  éloigner.  Le  puuvre 
tend  fans  cefTe  à  s'élever  au-dc(Tus 
de  fes  vingt  fols  ;  mais  le  riche  ,  pour 
le  fuir  ,  n'a  plus  d'afyle  au-  delà  de 
fcs  quatre  francs  ;  il  faut  ,  m;ilt;ré 
lui  ,  qu'il  le  Jaiffe  accofter  &  ,  fi  l'on 
orgueil  en  fouffre  ,  fa  bourfe  en 
pro&te. 


(q)  Voilà  pourquoi  les  impojlcurs 
de  Bodin  &  autres  fripons  publics 
établiiïent  toujours  leurs  monopoles 
fur  les  chofes  ncceffaires  à  la  vie  , 
afin  d'alîamer  doucement  le  peuple  , 
fans  que  le  riche  en  murmure.  Si  le 
moindre  objet  de  luxe  ou  de  fade 
ctoit  attaqué  ,  tout  feroit  perdu  ; 
mais  ,  pourvu  que  les  grands  foient 
contcns  ,  qu'importe  que  le  pcupi* 
vive  t 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  £  R  T.  571 

des  gens  oififs  ?  11  les  partage  donc  ;  &  ce  même  amufemenc , 
qui  fournit  un  moyen  d'économie  au  riche  ,  afFoiblit  double- 
ment le  pauvre  ,  foit  par  un  furcroît  réel  de  dépenfcs  ,  foie 
par  moins  de  zele  au  travail ,  comme  je  l'ai  ci-devant  expliqué. 
De  ces  nouvelles  réflexions ,   il  fuit  évidemment  ,   ce  me 
femble ,  que  les  Spe(5l:acles  modernes  ,   où  l'on  n'affilie  qu'à 
prix  d'argent ,  tendent  par-tout  à  favorifer  &c  augmenter  l'iné- 
galité des  fortunes ,  moins  fenfîblement ,  il  elt  vrai ,  dans  les 
capitales  que  dans  une  petite   ville  comme  la  nôtre.  Si  j'ac- 
corde que  cette  inégalité ,  portée  jufqu'à  certain  point ,  peut 
avoir  fes  avantages  ,  vous  m'accorderez  bien  aufTi  qu'elle  doit 
avoir  des  bornes,  fur-tout  dans  un  petit  Etat,  &  fur -tout 
dans  une  République.  Dans  une  ?/ïonarchie  où  tous  les  ordres 
font  intermédiaires  entre  le  Prince  ôc  le  Peuple ,  il  peut  être 
afTez  indifférent  que  quelques  hommes  paffent  de  l'un  à  l'autre  : 
car  ,  comme  d'autres  les  remplacent ,  ce  changement  n'inter- 
rompt point  la  progrelCon.  Mais  dans  une  Démocratie  où  les 
fujets  &  le  fouverain  ne  font  que  les  mêmes  homm.es  confî- 
dérés  fous  différens  rapports ,  fi-rôt  que  le  plus  petit  nombre 
l'emporte  en  richelTes  fur  le   plus  grand  ,    il  fiiut  que  l'Etat 
périfîe  ou  change  de  forme.  Soit  que  le  riche  devienne  plus 
riche  ou    le  pauvre  plus  indigent ,  la  différence  des  fortunes 
n'en  augmente  pas  moins  d'une  manière  que  de  l'autre  ;  ôc  cette 
différence  ,  portée  au-delà  de  fa  mefure  ,  eft  ce  qui  détruit  l'é- 
quilibre dont  j'ai  parlé. 

Jamais  dans  une  Monarchie  l'opulence  d'un  particulier  ne 
peut  le  mettre  au-deffus  du  Prince;  mais  dans  une  Répu- 
blique elle  peut  aifémcnt  le  mettre  au  -  deffus  des  loix.  Alors 

C  c  c  c  i 


S7^  LETTRE 

le  gouvernement  n'a  plus  de  force  ,  ôc  le  riche  çi\  toujours  le 
vrai  fouverain.  Sur  ces  maximes  incontefbbles  ,  il  refte  à 
confidérer  fî  l'inégalité  n'a  pas  atteint  pai-mi  nous  le  dernier 
terme  où  elle  peut  parvenir  fans  ébranler  la  République.  Je 
m'en  rapporte  là-deffus  à  ceux  qui  connoilTent  mieux  que  moi 
notre  conititution  &c  la  répartition  de  nos  richefTes.  Ce  que 
je  fiis  :  c'elt  que  ,  le  tems  feul  donnant  à  l'ordre  des  chofes 
une  pente  naturelle  vers  cette  inégalité  &c  un  progrès  fucceffif 
jufqu'à  fon  dernier  terme  ,  c'ell:  une  grande  imprudence  de 
l'accélérer  encore  par  des  établiffemens  qui  la  favorifent.  Le 
grand  Sully  qui  nous  aimoit ,  nous  l'eût  bien  fu  dire  :  Spec- 
tacles &  Comédies  dans  toute  petite  République  6c  fur -tout 
dans  Genève  ,  affoiblifîement  d'Etat. 

Si  le  feul  établiflement  du  Théâtre  nous  eft  fi  nuifibîe ,  quel 
fruit  tirerons-nous  des  Pièces  qu'on  y  repréfente  ?  Les  avan- 
tages même  qu'elles  peuvent  procurer  aux  Peuples  pour  lef- 
quels  elles  ont  été  compofées  nous  tourneront  ù  préjudice  , 
en  nous  donnant  pour  infirucrion  ce  qu'on  leur  a  donné  pour 
cenfure  ,  ou  du  moins  en  dirigeant  nos  goûts  &:  nos  inclimi- 
rions  fur  les  chofes  du  monde  qui  nous  conviennent  le  moins. 
La  Tragédie  nous  rcpréfcntera  des  tyrans  &  des  héros.  Qu'en 
avons-nous  à  foire  ?  Sommes-nous  foits  pour  en  avoir  ou  le 
le  devenir  ?  Elle  nous  donnera  une  vaine  admiration  de  la 
puifïimce  àc  de  la  grandeur.  De  quoi  nous  fervira-t-elle?  Se- 
rons-nous plus  grands  ou  plus  puiiïans  pour  cela  ?  Que  nous 
importe  d'aller  étudier  fur  la  Scène  les  devoirs  des  rois  ,  en 
négligeant  de  remplir  les  nôtres  ?  La  ftérile  admiration  des 
vertus  de  Théâtre  nous  dcdommagera-t-elle  des  vertus  fini- 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.   .  573 

pies  &  modefles  qui  font  le  bon  citoyen  ?  Au  lieu  de  nous 
guérir  de  nos  ridicules ,  la  Comédie  nous  portera  ceux  d'au- 
trui  :  elle  nous  perfuadera  que  nous  avons  tort  de  mcprifer 
des  vices  qu'on  eftime  fi  fort  ailleurs.  Quelque  extravagant 
que  foit  un  marquis  c'eft  un  marquis  enfin.  Concevez  com- 
bien ce  titre  fonne  dans  un  pays  alFez  heureux  pour  n'en  point 
avoir  ;  &  qui  fait  combien  de  courtauts  croiront  fe  mettre  à 
la  mode  ,  en  imitant  les  marquis  du  fiecle  dernier  ?  Je  ne 
répéterai  point  ce  que  j'ai  déjà  dit  de  la  bonne-foi  toujours 
raillée  ,  du  vice  adroit  toujours  triomphant ,  &.  de  l'exemple 
continuel  des  forfaits  mis  en  plaifinterie.  Quelles  leçons  pour 
un  Peuple  dont  tous  les  fentimens  ont  encore  leur  droiture 
naturelle  ,  qui  croit  qu'un  fcélérat  eft  toujours  méprifable  & 
qu'un  homme  de  bien  ne  peut  être  ridicule  !  Quoi  !  Platon 
bannilToit  Homère  de  fa  République  ëc  nous  fouffrirons  Molière 
dans  la  nôtre  !  Que  pourroit-il  nous  arriver  de  pis  que  de 
rclTembler  aux  gens  qu'il  nous  peint ,  même  à  ceux  qu'il  nous 
fait  aimer  ? 

J'en  ai  dit  aflez ,  je  crois  ,  fur  leur  chapitre  &  je  ne  penfe 
gueres  mieux  des  héros  de  Racine ,  de  ces  héros  fi  parés ,  fl 
doucereux ,  fi  tendres,  qui ,  fous  un  air  de  courage  &  de  vertu  , 
ne  nous  montrent  que  les  modèles  de  jeunes-gens  dont  j'ai  parlé, 
livrés  à  la  galanterie  ,  à  la  mollclTe  ,  à  l'amour ,  à  tout  ce  qui 
peut  efféminer  l'homme  &  à  l'attiédir  fur  le  goût  de  fes  vérita- 
bles devoirs.  Tout  le  Théâtre  François  ne  refplre  que  la  ten- 
dreffe  ;  c'elt  la  grande  vertu  à  laquelle  on  y  facrifie  toutes  les 
autres  ,  ou  du-moins  qu'on  y  rend  la  plus  chère  aux  Speda- 
teurs.  Je  ne  dis  pas  qu'on  ait  tort  en  cela  ,  quant  à  l'objet  du 


574  LETTRE 

Poëte  :  je  fais  que  l'homme  fans  paffions  eft  une  chimère  ; 
que  l'intérêt  du  Théâtre  n'eft  fondé  que  fur  les  paffions  ;  que 
le  cœur  ne  s'intérefle  point  à  celles  qui  lui  font  étrangères  , 
ni  à  celles  qu'on  n'aime  pas  à  voir  en  autrui  ,  quoiqu'on  y 
foitfujet  foi-même.  L'amour  de  l'humanité  ,  celui  de  la  patrie, 
font  les  fentiraens  dont  les  peintures  touchent  le  plus  ceux 
qui  en  font  pénétrés  ;  mais  quand  ces  deux  paffions  font 
éteintes  ,  il  ne  refte  que  l'amour  proprement  dit ,  pour  leur 
fuppléer  :  parce  que  fon  charme  eft  plus  naturel  6c  s'efface 
plus  difficilement  du  cœur  que  celui  de  toutes  les  autres.  Ce- 
pendant il  n'eft  pas  également  convenable  à  tous  les  hommes  : 
c'eft  plutôt  comme  fupplément  des  bons  fentimens  que  comme 
bon  fentimenc  lui  -  même  qu'on  peut  l'admettre  ;  non  qu'il 
ne  foit  louable  en  foi  ,  comme  toute  paffi.on  bien  réglée  , 
mais  parce  que  les  excès  en  font  dangereux  &c  inévitables. 

Le  plus  méchant  des  hommes  eft  celui  qui  s'ifole  le  plus  , 
qui  concentre  le  plus  fon  cœur  en  lui-même  ;  le  meilleur  eft 
celui  qui  partage  également  fes  afFeîtions  à  tous  fes  fembla- 
bles.  Il  vaut  beaucoup  mieux  aimer  une  maîtrefTe  que  de  s'ai- 
mer feul  au  monde.  Mais  quiconque  aime  tendrement  fes 
parens  ,  fes  amis ,  fa  patrie  ,  &:  le  genre-humain  ,  fe  dégrade 
par  un  attachement  défordonné  qui  nuit  bientôt  à  tous  les 
autres  &  leur  eft  infailliblement  préféré.  Sur  ce  principe  ,  Je 
dis  qu'il  y  a  des  pays  où  leurs  mœurs  font  fi  mauvaifcs  qu'on 
feroit  trop  heureux  d'y  pouvoir  remonter  à  l'amour  ;  d'autres 
où  elles  font  allez  bonnes  pour  qu'il  foit  fâcheux  d'y  def- 
cendre  ,  ôc  j'ofe  croire  le  mien  dans  ce  dernier  cas.  J'ajou- 
terai que  ks  objets  trop  paflionnés  font  plus  dangereux  à  nous 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  575 

montrer  qu'à  perfonne  :  parce  que  nous  n'avons  naturellement 
que  trop  de  penchant  à  les  aimer.  Sous  un  air  flegmatique  ôc 
froid  ,  le  Genevois  cache  une  ame  ardente  &  fenfible ,  plus 
facile  à  émouvoir  qu'à  retenir.  Dans  ce  féjour  de  la  raifon, 
la  beauté  n'eft  pas  étrangère  ,  ni  fons  empire  ;  le  levain  de  la 
mélancolie  y  fait  fouvent  fermenter  l'amour  ;  les  hommes  n'y 
font  que  trop  capables  de  fencir  des  paflions  violentes,  les 
femmes  ,  de  les  infpirer  ;  &.  les  trifles  effets  qu'elles  y  ont 
quelquefois  produits  ne  montrent  que  trop  !e  danger  de  les 
exciter  par  des  Spectacles  touchans  ôc  tendres.  Si  les  héros 
de  quelques  Pièces  foumettent  l'amour  au  devoir  ,  en  admirant 
leur  force  ,  le  cœur  fe  prête  à  leur  foiblelTe;  on  apprend  moins 
à  fe  donner  leur  courage  qu'à  fe  mettre  dans  le  cas  d'en  avoir 
befoin.  C'eft  plus  d'exercice  pour  la  vertu  ;  mais  qui  l'ofe  expofer 
à  ces  combats  ,  mérite  d^y  fuccomber.  L'amour  ,  l'amour 
même  prend  fon  mafque  pour  la  furprendre  ;  il  fe  pare  de 
fon  enthoufiafme  ;  il  ufurpe  fa  force  ;  il  affeâie  fon  langage , 
&  quand  on  s'apperçoit  de  l'erreur  ,  qu'il  elt  tard  pour  en 
revenir!  Que  d'hommes  bien  nés  ,  féduits  par  ces  apparences, 
d'amans  tendres  &  généreux  qu'ils  étoient  d'abord  ,  font  de- 
venus par  degrés  de  vils  corrupteurs ,  fans  mœurs,  fans  rcfped: 
pour  la  foi  conjugale  ,  fans  égards  pour  les  droits  de  la  con- 
fiance &c  de  l'amitié  !  Heureux  qui  fait  fe  reconnoîcre  au  bord 
du  précipice  Ik  s'empêcher  d'y  tomber!  Efl-ce  au  milieu 
d'une  couîfc  rapide  qu'bn  doit  cfpérer  de  s'arrêter?  Eft-ce 
en  s'attendrifTanc  tous  les  jours  qu'on  apprend  à  furmonter  la 
tendrefle  ?  On  triomphe  aifcment  d'un  foible  penchant  ;  mais 
celui  qui  connut  le  véritable  amour  5c  l'a  fu  vaincre  ,  ah  1 


5-6  LETTRE 

pardonnons  à  ce  mortel  ,  s'il  exiile  ,  d'ofer  prétendre  à  la 
vertu  1 

Ainfi  de  quelque  manière  qu'on  envifage  les  chofes ,  la  même 
vérité  nous  frappe  toujours.  Tout  ce  que  les  Pièces  de  Théâtre 
peuvent  avoir  d'utile  à  ceux  pour  qui  elles  ont  été  faites  ,  nous 
deviendra  préjudiciable ,  jufqu'au  goût  que  nous  croirons  avoir 
acquis  par  elles  ,  &  qui  ne  fera  qu'un  faux  goût ,  fans  taét , 
fans  délicatelTe ,  fubilitué  mal-à-propos  parmi  nous  à  la  foli- 
dité  de  la  raifon.  Le  goût  tient  à  pkifieurs  chofes  :  les  recher- 
ches d'imitation  qu'on  voit  au  Théâtre ,  les  comparaifons  qu'on 
a  lieu  d'y  faire ,  les  réflexions  fur  l'art  de  plaire  aux  Specta- 
teurs,  peuvent  le  faire  germer,  mais;  non  fufBre  à  fon  déve- 
loppement. Il  faut  de  grandes  Villes  ,  il  faut  des  beaux-arts 
&  du  luxe  ,  il  faut  un  commerce  intime  entre  les  citoyens  , 
il  faut  une  étroite  dépendance  les  uns  des  autres  ,  il  faut  de 
la  galanterie  &  même  de  la  débauche  ,  il  faut  des  vices  qu'on 
foit  forcé  d'embellir,  pour  faire  chercher  à  tout  des  formes 
agréables  ,  &  réuiîir  ti  les  trouver.  Une  partie  de  ces  choies 
nous  manquera  toujours ,  &.  nous  devons  trembler  d'acquérir 
l'autre. 

Nous  aurons  des  Comédiens  ,  mais  quels?  Une  bonne 
Troupe  viendra-t-elle  de  but-en-blanc  s'établir  dans  une  Ville 
de  vingt-quatre  mille  âmes  ?  Nous  en  aurons  donc  d'abord  de 
mauvais  ,  &  nous  ferons  d'abord  de  mauvais  juges.  Les  for- 
merons-nous, ou  s'ils  nous  formeront?  Nous  aurons  de  bonnes 
Pièces  ;  mais ,  les  recevant  pour  telles  fur  la  parole  d'autrui , 
nous  ferons  difpenfés  de  les  examiner  ,  &;  ne  gagnerons  pas 
plus  à  les  voir  jouer  qu'à  les  lire.  Nous  n'en  ferons  pas  moins 

les 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T. 


"S?? 


5es  connoiffeurs  ,  les  arbitres  du  Théâtre  ;  nous  n'en  vou- 
drons pas  moins  décider  pour  notre  argent ,  &  n'en  ferons  que 
plus  ridicules.  On  ne  l'eft  point  pour  manquer  de  goût ,  quand 
on  le  méprife  ;  mais  c'elt  l'être  que  de  s'en  piquer  &  n'en  avoir 
qu'un  mauvais.  Et  qu'eft-ce  au  fond  que  ce  goût  fi  vanté  ? 
L'art  de  fe  connoître  en  petites  chofes.  En  vérité  ,  quand  on  en 
a  une  aufli  grande  à  conferver  que  la  liberté  ,  tout  le  rede 
eft  bien  puérile. 

Je  ne  vois  qu'un  remède  à  tant  d'inconvéniens  :  c'eft  que  , 
pour  nous  approprier  les  Drames  de  notre  Théâtre ,  nous  les 
compofions  nous-mêmes,  6c  que  nous  ayons  des  Auteurs 
avant  ôqs  Comédiens.  Car  il  n'eft  pas  bon  qu'on  nous  mon- 
tre toutes  fortes  d'imitations  ,  mais  feulement  celles  des  cho- 
fes honnêtes  ,  &  qui  conviennent  à  des  hommes  libres  (  r  ). 
Il  eft  fur  que  des  Pièces  tirées  comme  celles  des  Grecs  des 
malheurs  palfés  de  h  patrie  ,  eu  des  défauts  préfens  du  peu- 
ple ,  pourroient  offrir  aux  fpedateurs  des  leçons  utiles.  Alors 
quels  feront  les  héros  de  nos  Tragédies.  Des  Berthelicr  ? 
des  Lévrery  ?  Ah ,  dignes  citoyens  !  Vous  fûtes  des  héros  , 
fans  doute  ;  mais  votre  obfcurité  vous  avilit ,  vos  noms  com- 


(r)  Si  quis  ergo  in  noftram  iiibem 
■venerit  ,  qui  animi  fapientiâ  in  omnes 
poiïit  iefe  vertere  formas  ,  ft  omnia 
âmitari ,  volueritque  poemaca  fua  ollcn- 
tare ,  venerabimur  quidem  ipfuni  ,  ut 
facrumj,  admirabilem  ,  &  jucundum  : 
dicemus  autem  non  elTe  ejurniodi  j'onii- 
nem  in  rfpL.blicà  noltrà  ,  neque  tas 
«{Te  ut  inlic  ,  mittemufque  in  aliam 
Vibem  ,   uiiyuento  caput  ejus   jicrun- 

Mélanges.     Tome  L 


gentes  ;  lanique  ccronantes.  Nos  au- 
tem aufteriori  minufque  jucundo  ute- 
mur  Poetà,  fabularumquc  fidore,  uti- 
litatis  gratiâ  ,  qui  decori  nobis  ra- 
tionem  exprimat  ,  &  qvx  dici  de- 
bent  dicat  in  his  formulis  quas  à 
principio  pro  legibus  tulimus,  quando 
cives  erudire  a^greflî  lumus.  i'iat.  de 
Rcp.  Lib.  m. 

D  d  d  d 


57? 


LETTRE 


muns  dtshonorent  vos  grandes  âmes  (s) ,  &  nous  ne  fem- 
mes plus  afTez  grands  nous-mêmes  pour  vous  favoir  admirer. 
Quels  feront  nos  tyrans  ?  Des  Gentilshommes  de  la  cuil- 
ler (  t  )  ,  des  Evêques  de  Genève  ,  des  Comtes  de  Savoie  , 
des  ancêtres  d'une  maifon  avec  laquelle  nous  venons  de  trai- 
ter ,  &:  à  qui  nous  devons  du  refpecl  ?  Cinquante  ans  plutôt, 
je  ne  rcpondrois  pas  que  le  Diable  (v)  &  l'Antechriit  n'/ 
cuffent  aufîl  fait  leur  rôle.  Chez  les  Grecs,  peuple  d'ailleurs 
affez  badin,  tout  étoit  grave  ôc  férié  ux ,  fi -tôt  qu'il  s'agifToit 
de  îa  patrie  ;  mais  dans  ce  fiecle  plaifant  où  rien  n'échappe 
au  ridicule  ,  hormis  la  puiffance ,  on  n'ofe  parler  d'héroïfme 


(  s  )  Philibert  Bertheiier  fut  le  Catoii 
de  notre  patrie  ,  avec  cette  tlifiFcrence 
que  la  liberté  publique  finit  par  l'un 
&  commença  par  l'autre.  11  tenoit 
une  belette  privée  quand  il  fut  arrêté  ; 
il  rendit  fon  épée  avec  cette  fierté 
qui  fied  fi  bien  à  la  vertu  nialheiireufe  > 
puis  il  continua  de  jouer  avec  fa 
belette  ,  fans  daigner  repondre  aux 
outrages  de  l'es  gardes.  11  mourut 
coinniï  doit  mourir  un  martyr  de  la 
liberté. 

Jean  Lcvrery  fut  le  Favonius  de 
Bertheiier  ;  non  pas  en  imitant  pué- 
rilement fes  difcours  &  fes  manières , 
mais  en  moi:rant  volontairement 
comme  lui  :  fâchant  bien  que  l'exemple 
de  fa  mort  feroit  pljs  utile  à  fon 
pays  que  fa  vie.  Avant  d'aller  à  l'cjhaf- 
faud  ,  il  écrivit  fur  le  mur  de  fa  prifon 
cette  épitaphc  qu'on  ayoit  faite  à  fun 
prédétcH'cur. 


I^iiid  mihi  mors  nocuit  ?  Virtus  poji 
fata  vircfcit  : 

}7cc  cruce  ,  }jec  Javi  gladiopcrit  illa 
Tyranni. 

(t)  C'étoit  une  confrérie  de  Gen- 
tilshommes Savoyards  qui  avoient  fait 
vœu  de  brigandage  contre  la  ville  de 
Genève  ,  &  qui,  pour  marque  de  leur 
aîTociation  ,  portoient  une  cuiller  pen- 
due  au  cou. 

(  V  )  J'ai  lu  dans  ma  jeiinefTe  uiie 
Tragédie  de  l'efc-ilade,  où  le  Diable 
étoit  en  effet  un  des  Acteurs.  On  me 
difoit  que  cette  Pièce  ayant  une  fois 
été  repréfentce  ,  ce  perfonnage  cii 
entrant  fur  la  Scène  fe  trouva  doubl»;, 
Cdnimefi  l'original  eût  été  jaloux  qu'on 
eût  l'audace  de  le  contrefaire  ,  &  qr.'à 
l'inftant  l'eUVoi  fit  fuir  tout  le  monde 
&  finir  la  repréfentation.  Ce  conte  e(t 
burlcfque ,  &  le  paroicra  bien  plub  4 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  Ê  R  T.  579 

qi:t  dans  les  grands  Etats ,  quoiqu'on  n'en  trouve  que  dans 
les  petit<;. 

Quant  à  la  Comédie ,  il  n'y  faut  pas  fonger.  Elle  cauferoit 
chez  nous  les  plus  affreux  défordres  ;  elle  ferviroit  d'inftru- 
ment  aux  faâions ,  aux  partis ,  aux  vengeances  particulières. 
Notre  ville  eft  fi  petite  que  les  peintures  de  mœurs  les  plus 
générales  y  dégéncreroient  bientôt  en  fatires  Se  perfonnalités. 
L'exemple  de -l'ancienne  Athènes,  ville  incomparablement 
plus  peuplée  que  Genève  ,  nous  offre  une  leçon  frappante  : 
e'cft  au  Théâtre  qu'on  y  prépara  l'exil  de  pliifieurs  grands 
hommes  Se  la  mort  de  Socrate ,  c'ell:  par  la  fureur  du  Théa« 
tre  qu'Athènes  périt  6c  fes  défaltres  ne  justifièrent  que  trop 
le  chagrin  qu'avoir  témoigné  Solon  ,  aux  premières  repré- 
fentations  de  Thcfpis.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  fur  pour  nous, 
c'eft  qu'il  faudra  mal  augurer  de  la  République  ,  quand  on 
verra  les  citoyens  traveftis  en  beaux-efprits ,  s'occuper  à  faire 
des  vers  François  &  des  Pièces  de  Théâtre  ,  talens  qui  ne 
font  point  les  nôtres  &c  que  nous  ne  polTéderons  jamais.  Mais 
que  M.  de  Voltaire  daigne  nous  compofer  des  Tragédies 
fur  le  modèle  de  la  mort  de  Céfar  ,  du  premier  a^-le  de 
Brutus .,  &: ,  s'il  nous  faut  abfolument  un  Théâtre,  qu'il  s'en- 

-Parîs  qu'a  Genève:  cependant ,  qu'on  tliazar.   Cette  feule  idée  fait  friiïiin- 

fe  prête  aux  fuppolitioiis  ,  on  trouvera  ner.  I!  me  femble  que  nos  Poètes  Lyri- 

dans  cette  double  apparition  un  effet  ques  font  loin  de  ces  inventions  fubli- 

tlioatra4    &    vraiment    effrayant.    Je  mes  ;    ils   font ,   pour  épouvanter  un 

n'Imagine  qu'un  Spectacle  plus  fimple  fracas  de  décorations   fans  effet.   Sur 

&  plus  terrible  encore  ;  c'eft  celui  de  la  Scène  même  il   ne  faut   pas   tout 

la  nvain    fortant    du   mur    &   traçant  dire  ?.   la   vue  ;   mais   ébranler  l'ima- 

des  mots  inconnus  au  fcHiii  de  J3al.  gination. 

Dddd  z 


sSo  LETTRE 

gage   à  le  remplir  toujours  de  fon  génie  ,  &c  â  vivre  autant 
que  fes  Pièces. 

Je  ferois  d'avis  qu^on  pefât  mûrement  toutes  ces  réflexions , 
avant  de  mettre  en  ligne  de  compte  le  goût  de  parure  &c  de 
diffipation  que  doit  produire  parmi  notre  jeunefle  l'exemple 
des  Comédiens  ;  mais  enfin  cet  exemple  aura  fon  effet  en- 
core ,  &  fi  généralement  par-tout  les  loix  font  infufEfantcs 
pour  réprimer  des  vices  qui  naiilent  de  la  nature  des  chofes  , 
comme  je  crois  l'avoir  montré ,  combien  plus  le  feront-elles 
parmi  nous  où  le  premier  ligne  de  leur  foibleffe  fera  l'éta- 
bliffement  des  Comédiens  ?  Car  ce  ne  feront  point  eux  pro- 
prement qui  auront  introduit  ce  goût  de  dii'Iipation  :  au  con- 
traire ,  ce  même  goût  les  aura  prévenus  ,  les  aura  introduits 
eux-mêmes  ,  ôc  ils  ne  feront  que  fortifier  un  penchant  déjà 
tout  formé,  qui,  les  ayant  fait  admettre  ,  à  plus  forte  rai- 
fon  les  fera  maintenir  avec  leurs  défauts. 

Je  m'appuie  toujours  fur  la  fuppofition  qu'ils  fubfifleront 
commodément  dans  une  aufTi  petite  ville  ,  ôc  je  dis  que  fî 
nous  les  honorons,  comme  vous  le  prétendez  ,  dans  un  pays 
oij  tous  font  à-peu-près  égaux  ,  ils  feront  les  égaux  de  tout 
le  monde ,  6c  auront  de  plus  la  faveur  publique  qui  leur  eft 
naturellement  acquife.  Ils  ne  feront  point ,  comme  ailleurs , 
tenus  en  refpeél  par  les  grands  dont  ils  recherchent  la  bien- 
veillance &c  dont  ils  craignent  la  difgrace.  Les  Magiftrats  leur 
en  impoferont  :  foit.  Mais  ces  Magiftrats  auront  été  particu- 
liers ;  ils  auront  pu  être  familiers  avec  eux,  ils  auront  des 
enfans  qui  le  feront  encore ,  des  femmes  qui  aimeront  le 
plaiUr.  Toutes  ces  liaifons  feront  des  moyens  d'indulgence  &: 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  LTR  T'.  581 

deproteâîon,  auxquels  il  fera  inipcffible  de  rélîiler  toujours. 
Bientôt  les  Comédiens  ,  fûrs  de  l'impunité  ,  la  procureront 
encore  à  leurs  imitateurs  ;  c'elt  par  eux  qu'aura  commencé 
k  défordre ,  mais  on  ne  voit  plus  où  il  pourra  s'arrêter.  Les 
femmes  ,  la  jeuneffe ,  les  riches ,  les  gens  oififs ,  tout  fera  pour 
eux,  tout  éludera  des  loix  qui  les  gênent,  tout  favorifera  leur 
licence  :  chacun  ,  cherchant  à  les  fatigfaire  ,  croira  travaillei? 
pour  fes  plailirs.  Quel  homme  ofera  s'oppofer  à -ce  torrent, 
û  ce  n'eit  peut-être  quelque  ancien  Pafèeur  rigide  qu'on  n'écou^ 
tera  point.,  &.  dont  le  fens  &  la  gravité  pafTeront  pour  pédan- 
terie chez  une  jeunefle  inconiklérée  ?  Enfin  pour  peu  qu'ils 
joignent  d'art  6c  de  manège  à  leur  fuccès,  je  ne  leur  donne 
pas  trente  ans  pour  être  les  arbitres  de  l'Etat  (x).  On  verra 
les  afpirans  aux  charges  briguer  leur  fiveur  pour  obtenir  leà 
fùffrages  ;  les  tieclions  fe  feront  dans  les  loges  des  Adrices  ,  & 
les  chefs  d'un  Peuple  libre  feront  les  créatures  d'une  bande  d'Hif* 
trions.  La  plume  tombe  des  mains,  à  cette  idée.  Qu'on  l'écarté 
tant  qu'on  voudra ,  qu'on  m'accufe  d'outrer  la  prévoyance  ;  je 
n'ai  plus  qu'un  mot  à  dire.  Quoiqu'il  arrive ,  il  faudra  que  ces 
gens-là  réforment  leurs  mxœurs  parmi  nous, ou  qu'ils  corrompent 
les  nôtres.  Quand  cette  alternative  aura  celïé  de  nous  effrayer, 
les  Comédiens  pourront  venir ,  ils  n'auront  plus  de  mal  à 
nous  fiiire. 
Voilà ,  Monficur ,  les  confidérations  que  j'avois  à  propofcr 

(  X  )    On   doit   toujours   fe  fouve-  La   raifon    veut    donc    qu'en    exami- 

nir   que,   pour  que    la- Comédie    le  nant  /es  eiTets  du   Théâtre  ,on  lés 

foutienne  à  Guncve  ,   il  faut  qut;   ce  mefi/ve  fur  une   caufc   capable  de  le 

goût  y  devienne  une  fureur  ;  s'U  n'ell  fovtenù', 
que  modéré  3  il  faudra  qu'elle  tombe. 


#§2  .         LETTRE 

au  public  ôc  à  vous  (lir  la  quefiion  qu'il  vous  a  plu  d'?giter 
dans  un  article  où  elle  écoit,  à  mon  avis,  tour- à-fait  étran- 
gère. Quand  mes  raifons,  moins  fortes  qu'elles  ns  me  paroif- 
fent ,  n'aaroient  pas  un  poids  fuffilant  pour  contre -balancer 
les  vôrres  ,  vous  conviendrez  au  moins  que ,  di;ns  un  auffi 
petit  Etat  que  la  République  de  Genève  ,  toutes  innovations 
font  dangereufes.,  6c  qu'il  n'en  faut  jamais  faire  fans  des  mo- 
tifs urgens  6c  graves.  Qu'on  nous  montre  donc  la  preffante 
néceffité  de  celle  -  ci.  Où  font  les  défordres  qui  nous  forcent 
de  recourir  à  un  expédient  fi  fufpeâ;  ?  Tout  efè  -  i!  perdu  fans 
cela?  Notre  ville  eft-tlle  fî  grande,  le  vice  &  l'oifivetc  y 
ont -ils  déjà  fait  un  tel  progrès  qu'elle  ne  puiiTe  plus  défor- 
mais fubfilèer  funs  Spectacles  ?  Vous  nous  dites  qu'elle  en 
fouffre  de  plus-  mauvais  qui  choquent  également  le  goût  & 
les  mœurs  ;  mais  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  montrer 
de  mauvaifes  mœurs  &c  attaquer  les  bonnes  :  car  ce  dernier 
effet  dépend  moins  des;  qualités  du  Spedacle  que  de  l'impref- 
fion  qu'il  caufe.  En  ce  fens ,  quel  rapport  entre  quelques  farces 
paffageres  Se  une  Com.édie  à  demeure  ,  entre  les  poliiîonnerics 
d'un  Charlatan  &  les  repréfen cations  régulières  des  Cjuvr::ges 
Dramatiques,  entre  des  tréteaux  de  Eoire  élevés  pour  réjouir 
la  populace  &  un  Théâtre  eitimd  où  les  honnêtes-gens  pen- 
feront  s'infiruire  ?  L'un  de  ces  amufemens  ell;  fans  cop.fcquence 
&  refte  oublié  des  le  lendemain;  mais  Tauti-e  ell  une  affiire 
importante  qui  mérite  toute  .l'atccntion,  du  gouvernement.  Par 
tout  pays  il  eft  permis  d'amufer  ks  cnfans  ,  &  peut  être  enfant 
qui  veut  fans  bccmcoup  d'inconvénicns.  Si  ces  fades  Spc(5};icles 
manquent  de  goût ,  tant  mieux  :  on  s'en  rebuter?,  plus  vîte  ;  s'ils 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  583 

font  groîlîers ,  ils  feront  moins  féduifans.  Le  vice  ne  s'infinue 
gueres  en  choquant  l'honnêteté  ,  mais  en  prenant  fon  image  ; 
&  les  mots  fales  font  plus  contraires  à  la  politelTe  qu'aux  bonnes 
mœurs.  Voilà  pourquoi  les  exprefilons  font  toujours  plus  recher- 
châmes &:  les  oreilles  plus  fcrupuleufes  dans  les  pays  plus  cor- 
rompus. S'apperçoit-on  que  les  entretiens  de  la  halle  échauf- 
fent beaucoup  la  jeunelTe  qui  les  écoute  ?  Si  font  bien  les  dif- 
crets  propos  du  Théâtre ,  ôc  il  vaudroit  mieux  qu'une  fille  vît 
cent  parades  qa'une  feule  repréfentation  de  l'Oracle. 

Au  reite  ,  j'avoue  que  j'aimerois  mieux  ,  quant  à  moi ,  que 
nous  pufTions  nous  pafTer  entièrement  de  tous  ces  tréteaux  , 
&  que  petits  6c  grands  nous  fuffions  tirer  nos  plaifîrs  ik 
nos  devoirs  de  notre  état  ôc  de  nous-mêmes  ;  mais  de  ce 
qu'on  devroit  peut  -  être  chaiïer  les  Bateleurs  ,  il  ne  s'enfuie 
pas  qu'il  faille  appeller  les  Comédiens.  Vous  avez  vu  dans 
votre  propre  pays ,  la  ville  de  Marfeille  fe  défendre  long-tems 
d'une  pareille  innovation ,  rcfiRer  même  aux  ordres  réitérés  d\j, 
Miailtre  ,  &  garder  encore  ,  dans  ce  mépris  d'un  amufement 
frivole ,  une  image  honorable  de  fon  ancienne  liberté.  Quel 
exemple  pour  une  ville  qui  n'a  pas  encore  perdu  la  fienne  ! 

Qu'on  ne  penfe  pas  ,  fur  -  tout ,  faire  un  pareil  établilfe- 
ment  par  manière  d'effai ,  fauf  à  l'abolir  quand  on  en  fenara 
les  inconvéniens  :  car  ces  inconvéniens  ne  fe  détruifent  pas 
avec  le  Théâtre  qui  ks  produit ,  ils  relient  quand  leur  caufe 
elt  orée  ,  &c ,  dès  qu'on  commence  à  les  fentir  ,  ils  font  irré- 
médiables. Nos  mœurs  altérées ,  nos  goûts  changés  ne  fe 
rétabliront  pas  comme  ils  fe  feront  corrompus  ;  nos  plaifîrs 
mêmes  ,  nos  innocens  plaiiiis  auront  perdu  leurs  charmes  ;  h 


5^4  LETTRE 

Spe^îlacle  nous  en  aura  dégoûtes  pour  toujours.  L'oinveté  de» 
venue  nécefîUire  ,  les  vuides  du  tems  que  nous  ne  (aurons  plus 
remplir ,  nous  rendront  à  charge  à  nous-mêmes  ;  les  Comé- 
diens en  partant  nous  laifTeront  l'ennui  pour  arrhes  de  leur 
retour  ;  il  nous  forcera  bientôt  à  les  rappeller  ou  à  faire  pis. 
Nous  aurons  mal  fait  d'établir  la  Comé-Jie  ,  nous  ferons  mai 
de  la  laifler  fubfilter  ,  nous  ferons  mal  de  la  détruire  :  après 
la  première  faute ,  nous  n'aurons  plus  que  le  choix  de  nos 
maux. 

Quoi!  ne  faut-il  donc  aucun  Speâacle  dans  une  Répu- 
blique ?  Au  contraire  ,  il  en  faut  beaucoup.  C'elt  dans  les 
Républiques  qu'ils  font  nés  ,  c'elt  dans  leur  fein  qu'on  les 
voit  briller  avec  un  véritable  air  de  fôte.  A  quels  peuples 
convient-il  mieux  de  s'alTembier  fouvent  &  de  former  entre 
eux  les  doux  liens  du  plaifîr  &  de  la  joie,  qu'à  ceux  qui 
ont  tant  de  raifons  de  s'aimer  ôc  de  relier  à  jamais  unis? 
Nous  avons  déjà  plufseurs  de  ces  fêtes  publiques;  ayons-en 
davantage  encore,  je  n'en  ferai  que  plus  charmé.  Mais  n'a- 
doptons point  ces  Speilacles  exclufifs  qui  renferment  triile- 
ment  un  petit  nombre  de  gens  dans  un  antre  obfcur;  qui 
ks  tiennent  craintifs  &  immobiles  dans  le  filence  ôc  l'inac- 
tion ;  qui  n'offrent  aux  yeux  que  cloifons ,  que  pointes  de 
fer ,  que  foldats  ,  qu'auligeantes  images  de  la  fervitude  6c 
de  l'inégalité.  Non ,  Peuples  heureux  ,  ce  ne  font  pas-là  vos 
tctes  1  C'eft  en  plein  air  ,  c'ell  fous  le  ciel  qu'il  faut  vous 
raffembler  &  vous  livrer  au  doux  fentiment  de  votre  bon- 
lieur.  Que  vos  plaidrs  ne  foient  efféminés  ni  n^ercenaires  , 
^up  rien  de  ce  qui  fent  la  contrainte  ik  l'intérêt  ne  les  em- 

^'Oifonne  , 


A    M.    D'ALEMBERT. 


585 


poifonne  ,  qu'ils  foient  libres  &  généreux  comme  vous , 
que  le  foleil  éclaire  vos  innocens  Spedacles  ;  vous  en  for- 
merez un  vous-mêmes  ,  le  plus  digne  qu'il  puiffe  éclairer. 

Mais  quels  feront  enfin  les  objets  de  ces  Specbacles  ?  Qu'y 
montrera-t-on  ?  Rien,  fi  l'on  veut.  Avec  la  liberté,  par-tout 
oiî  règne  l'affluence,  le  bien-être  y  règne  aufli.  Plantez  au  ' 
milieu  d'une  place  un  piquet  couronne  de  fleurs,  raflem- 
blez-y  le  Peuple  ,  ôc  vous  aurez  une  fête.  Faites  mieux  en- 
core :  donnez  les  fpeâateurs  en  fpeftacle  ;  rendez -les  ac- 
teurs eux-mêmes;  faites  que  chacun  fe  voye  &  s'aime  dans 
les  autres  ,  afin  que  tous  en  foient  mieux  unis.  Je  n'ai  pas 
befoin  de  renvoyer  aux  jeux  des  anciens  Grecs  :  il  en  eft  de 
plus  modernes ,  il  en  dï  d'exiftans  encore  ,  ôc  je  les  trouve 
précifément  parmi  nous.  Nous  avons  tous  les  ans  des  revues, 
des  prix  publics,  des  Rois  de  l'arquebufe  ,  du  canon,  de  la 
navigation.  On  ne  peut  trop  multiplier  des  établilîemens  fi 
ivtîlcs  (  y  )  &  fi  agréables  ;  on  ne  peut  trop  avoir  de  fem- 
blables  Rois.  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas,  pour  nous  ren- 
dre difpos  &.  robultes,  ce  que  nous  faifons  pour  nous  exer- 


(  y  )  11  ne  fuffit  pas  que  le  peuple 
ait  du  pain  &  vive  dans  fa  condi- 
tion. Il  faut  qu'il  y  vive  agréablement, 
afin  qu'il  en  remplilTe  mieux  les  de- 
voirs ,  qu'il  fe  tourmente  moins  poar 
gn  fortir  ,  &  que  l'ordre  public  foit 
mieux  établi.  Les  bonnes  mœurs  tien- 
nent plus  qu'on  ne  pcnfe  à  ce  que 
(hacun  fe  plaife  dans  fon  état.  Le 
manège  &  l'efprit  d'intrigue  viennent 
il'inquiétude  &  de  mccontentemenc  , 

Mélanges.    Tome  L 


tout  va  mal  quand  l'un  afpire  à  l'eni- 
ploi  d'un  autre.  Il  faut  aimer  fon  mé- 
tier poux  le  bien  faire.  L'afliette  de 
l'Etat  n'eft  bonne  &  folide  que  quand, 
tous  fe  fentant  à  leur  place ,  les  for- 
ces particulières  fe  réuniffent  &  con- 
courent au  bien  public  ;  au  lieu  de 
s'ufor  l'une  cuntre  l'autre  ,  comme 
elles  font  dans  tout  Etat  mal  conf- 
titué.  Cela  pofé  ,  que  doit-on  penfer 
de  ceux   qui  voui'.roient  ùtcr  au  peu- 

Ec  c  e 


LETTRE 


cer  aux  armes?  La  République  a-t-eiie  moins  befoin  d'ou- 
vriers que  de  foldats  ?  Pourquoi  ,  fur  le  modèle  des  prix 
militaires,  ne  fondrions-nous  pas  d'autres  prix  de  Gymnaf- 
tique  ,  pour  la  lutte ,  pour  la  courfe  ,  pour  le  difque ,  pour 
divers  exercices  du  corps  ?  Pourquoi  n'animerions-nous  pas 
nos  Bateliers  par  des  joutes  fur  le  Lac  ?  Y  auroit-il  au  monde 
un  plus  brillant  fpeîtacle  que  de  voir  fur  ce  vafte  &c  fuperbe 
baffin  ,  des  centaines  de  bateaux ,  élégamment  équippés  , 
partir  à  la  fois  au  fignal  donné,  pour  aller  enlever  un  dra- 
peau arboré  au  but,  puis  fervir  de  cortège  au  vainqueur  re- 
venant en  triomphe  recevoir  le  prix  mérité.  Toutes  ces  fortes 
de  fêtes  ne  font  difpendieufes  qu'autant  qu'on  le  veut  bien  , 
&  le  feul  concours  les  rend  aiTez  magnifiques.  Cependant 
il  fliut  y  avoir  affilié  chez  le  Genevois  ,  pour  comprendre 
avec  quelle  ardeur  il  s'y  livre.  On  ne  le  reconnoît  plus  : 
ce  n'eit  plus  ce  peuple  fi  rangé  qui  ne  fe  départ  point  de 
fes  règles  économiques  ;  ce  n'eft  plus  ce  long  raifonneur 
qui  pefe    tout  jufqu'à  la  plaifanterie   à   la  balance    du   juge- 


ple  les  fctes  ,  les  plaiTirs  &  toute 
efpece  d'amufement  ,  comme  autant 
de  diftraJtions  qui  le  détournent  de 
fon  travail  ?  Cttte  maxime  eft  bar- 
bare &  fauffe.  Tant  pis ,  fi  le  peuple 
n'a  de  tenis  que  pour  gagner  fon  pain, 
il  lui  en  faut  encore  pour  le  manger 
•avec  joie  :  autrement  il  ne  le  gagnera 
pas  long-tems.  Ce  Dieu  jufte  ik  bien- 
faifant ,  qui  veut  qu'il  s'occupe  ,  veut 
auffi  qu'H  fe  dclaffe  :  la  nature  lui 
impofe  également  l'exercice  &  le  repos , 


le  plaifir  &  la  peine.  Le  dégoiit  du 
travail  accable  plus  les  malheureux 
que  le  travail  même.  Voulez-vous  donc 
rendre  un  peuple  adlif  &  laborieux? 
Donnez- lui  des  fêtes,  offrez-lui  des 
àmufemens  qui  lui  faflent  aimer  fon 
état  &  l'empêchent  d'en  envier  un  plus 
doux.  Des  jours  ainfi  perdus  feront 
mieux  valoir  tous  les  autres.  Préfi- 
dez  à  fes  phiifirs  pour  Us  rendre  hon- 
nêtes; c'eftle  vrai  moyen  d'animer  fes 
travaux. 


A    M.    D'  A  L  E  T4  B  E  R  T.  5S7 

ment.  Il  elt  vif,  gai,  carelTanc;  fon  cœur  elt  alors  dans  fes 
yeux,  comme  il  eft  toujours  fur  fes  lèvres;  il  cherche  à 
communiquer  fa  joie  ôc  fes  plaifirs  ;  il  invite ,  il  preffe ,  il 
force  ,  il  fe  difpute  les  furvenans.  Toutes  les  fociétés  n'en 
font  qu'une ,  tout  devient  commun  à  tous.  Il  eft  prefque.  in- 
différent h  quelle  table  on  fe  mette  :  ce  feroit  l'image  de 
celle  de  Lacédémone ,  s'il  n'y  régnoit  un  peu  plus  de  pro- 
fufion  ;  mais  cette  profufion  même  elt  alors  bien  placée ,  &. 
l'afpecl  de  l'abondance  rend  plus  touchant  celui  de  la  liberté 
qui  la  produit. 

L'hiver ,  tems  confacré   au   commerce    privé    des    amis  , 
convient  moins  aux  fêtes  publiques.  Il  en  efl   pourtant  une 
efpece  dont  je   voudrois  bien   qu'on   fe  fît  moins  de   fcru- 
pule  ,  favoir  les  bals  entre  de  jeunes  perfonnes  à  marier.  Je 
n'ai  jamais  bien  conçu   pourquoi  l'on  s'tiTarouche   fi  fort  de 
la  danfe  ôc  des  affemblées  qu'elle  occafioiine  :  comme  s'il  y 
avoit  plus   de  mal  à  danfer  qu'à  chanter  ;  que  l'un  &:  l'autre 
de  ces  amufemens   ne  fût  pas   également  une  infpiration  de 
la  Nature  ;  6c  que  ce  fût  un  crime  à  ceux  qui  font  deftinés 
à  s'unir  de  s'égayer  en   commun  par  une  honnête  récréa- 
tion. L'homme  &c  la  femme  ont  été  formés  l'un  pour  l'au- 
tre. Dieu  veut   qu'ils   fuivent   leur  destination  ,  &  certaine- 
ment le  premier  ik  le  plus  faint  de  tous  les  liens  de  la  So- 
ciété elt  le  mariage.  Toutes  les  faulTes  Religions  combattent 
la  Nature  ;   la   nôtre  feule  ,  qui  la  fuit  &  la  règle ,  annonce 
une    institution   divine    &  convenable    h    l'homme.    Elle   ne 
doit  point  ajouter   fur  le  mariage,  aux  embarras   de  l'ordre 
civil ,  des  difficultés  que  l'Evangile  ne  prefcrit  pas    &c  que 

Ee  e  e  2, 


5§S  L    E    T    T    R    E 

tout  bon  Gouvernement  condamne.  Mais  qu'on  me  dife  où 
de  jeunes  perfonnes  à  marier  auront  occaflon  de  prendre  du 
goùc  l'une  pour  l'autre ,  ôc  de  fe  voir  avec  plus  de  décence 
&  de  circonfpedion  que  dans  une  affemblée  oii  les  yeux  du 
public  inceiTamment  ouverts  fur  elles  les  forcent  à  la  réferve , 
à  la  modeftie ,  à  s'obferver  avec  le  plus  grand  foin?  En 
quoi  Dieu  eft-il  offenfé  par  un  exercice  agréable ,  falutaire , 
propre  à  la  vivacité  des  jeunes-gens  ,  qui  confifte  à  fe  pré- 
fenter  l'un  à  l'autre  avec  grâce  &  bienféance ,  &  auquel  le 
fpe^tateur  impofe  une  gravité  dont  on  n'oferoit  fortir  un 
inftant  ?  Peut-on  imaginer  un  moyen  plus  honnête  de  ne 
point  tromper  autrui ,  du  moins  quant  à  la  figure ,  &  de  fe 
montrer  avec  les  agrémens  &c  les  défauts  qu'on  peut  avoir, 
aux  gens  qui  ont  intérêt  de  nous  bien  connoître  avant  de 
s'obliger  à  nous  aimer  ?  Le  devoir  de  fe  chérir  réciproque- 
ment n'emporte-t-il  pas  celui  de  fe  plaire  ,  &  n*eH:-ce  pas 
un  Co'm  digne  de  deux  perfonnes  vertueufes  &  chrétiennes 
qui  cherchent  à  s'unir,  de  préparer  ainfî  leurs  cœurs  à  l'a- 
mour mutuel   que  Dieu  leur  impofe  ? 

Qu'arrive-t-il  dans  ces  lieux  où  règne  une  contrainte  éter- 
nelle, où  l'on  punit  comme  un  crime  la  plus  innocente  gaîté, 
où  les  jeunes-gens  des  deux  fexes  n'ofent  jamais  s'aflembler 
en  public  ,  ôc  où  l'indifcrete  févérité  d'un  Pafteur  ne  fait 
prêcher  au  nom  de  Dieu  qu'une  gêne  fervile,  ôc  la  triftefle, 
ik  l'ennui  ^  On  éliKle  une  tyrannie  infupportable  que  la  Na- 
ture Hc  la  Raifon  déflivouent.  Aux  plaifirs  permis  dont  on 
prive  une  jeuneiïe  enjouée  &c  folâtre,  on  en  fubftitue  de  plus 
dangereux.   Les  tête-à-tête  adroitement  concertés  prennent 


A    M.    D'  AL  E  M  B  E  R  T.  5S9 

la  place  des  alTemblées  publiques.  A  force  de  fe  cacher 
comme  fi  l'on  écok  coupable ,  on  eft  tenté  de  le  devenir. 
L'innocente  joie  aime  h  s'évaporer  au  grand  jour;  mais  le 
vice  eft  ami  des  ténèbres,  &  jamais  l'innocence  6c  le  myf- 
tere  n'habitèrent  long-tems  enfemble. 

Pour  moi,  loin  de  blâmer  de  fi  fimples  amufemens,  je 
voudrois  au  contraire  qu'ils  fulTent  publiquement  autorifés, 
&c  qu'on  y  prévînt  tout  défordre  particulier  en  les  conver- 
tiffant  en  bals  folemnels  &  périodiques  ,  ouverts  indif- 
tinétement  à  toute  la  jeuneffe  à  marier.  Je  voudrois  qu'un 
Magiftrat  (  z  ) ,  nommé  par  le  Confeil ,  ne  dédaignât  pas 
de  préfider  à  ces  bals.  Je  voudrois  que  les  pères  &c  mères  y 
afïlftaffent ,  pour  veiller  fur  leurs  enfans ,  pour  être  témoins 
de  leur  grâce  6c  de  leur  adreffe,  des  applaudiffemens  qu'ils 
auroient  mérités,  ôc  jouir  ainfi  du  plus  doux  fpe^lacle  qui 
puifTe  toucher  un  cœur  paternel.  Je  voudrois  qu'en  général 
toute  perfonne  mariée  y  fût  admife  au  nombre  des  fpeda- 
t€urs  ôc  des  juges  ,  fans  qu'il  fût  permis  à  aucune  de  pro- 
faner la  dignité  conjugale  en  danfant  elle-même  :  car  à 
qudie  fin  honnête  pourroit-elle  fe  donner  ainfi  en  montre 
au  public  ?  Je  voudrois  qu'on   formât  dans  la  falle  une  en- 

(z)  A  chaque  corps  de  métier,  à  dation;  mais  elle  maintient  tout  le 
chacune  des  focictés  publiques  dont  monde  dans^  le  refpeci  qu'on  doit  por- 
eft  compofé  notre  Etat,  préfide  un  de  ter  aux  loix,  aux  mœurs  ,  à  la  dé- 
ces  Magiflrats,  fous  le  nom  de  &/^nf;/r-  cence  ,  même  au  fein  de  la  joie  & 
Commis.  Ils  alliftent  à  toutes  les  affèm-  du  plaifir.  Cette  inftitution  eft  très- 
blécs  &  même  aux  feftins.  Leur  pré-  belle,  &  forme  un  des  grands  liens  qui 
fence  n'empêche  point  une  honnête  unilTcnt  le  peuple  à  fcs  chefs, 
familiarité  entre  les  membres  de  l'alFo- 


59P  LETTRE 

ceinre  commode  &:  honorable,  deftinée  aux  gens  âgés  de 
l'un  &c  de  l'autre  fexe ,  qui  ayant  déjà  donné  des  citoyens  à 
la  patrie  ,  verroient  encore  leurs  petits  enfans  fe  préparer  à  le 
devenir.  Je  voudrois  que  nul  n'entrât  ni  ne  fortît  fans  faluer 
ce  païquet,  &  que  tous  les  couples  de  jeunes-gens  vinrent, 
avant  de  commencer  leur  danfe  ôc  après  l'avoir  finie ,  y  faire 
une  profonde  révérence ,  pour  s'accoutumer  de  bonne  heure 
à  refpeéler  la  vieilîeiTe.  Je  ne  doute  pas  que  cette  agréable 
réunion  des  deux  termes  de  la  vie  humaine  ne  donnât  à 
cette  alTembîée  un  certain  coup-d'œil  attendriflant,  &  qu'on 
ne  vît  quelquefois  couler  dans  le  parquet  des  larmes  de  joie 
ôc  de  Ibuvenir ,  capables ,  peut-être ,  d'en  arracher  à  un  fpec- 
tateur  fenfible.  Je  voudrois  que  tous  les  ans  ,  au  dernier 
bal ,  la  jeune  perfonne  qui  ,  durant  les  précédens ,  fe  feroic 
comportée  le  plus  honnêtement,  le  plus  modeflement ,  & 
auroit  plû  davantage  à  tout  le  monde  au  jugement  du  Par- 
quet ,  fût  honorée  d'une  couronne  par  la  main  du  Seigneur- 
Commis  (  a  )  ,  ôc  du  titre  de  Reine  du  bal  qu'elle  porte- 
roit  toute  l'année.  Je  voudrois  qu'à  la  clôture  de  la  même 
alTemblée  on  la  reconduisît  en  cortège,  que  le  père  &.  la 
mère  fuiïent  félicités  &  remerciés  d'avoir  une  fille  fi  bien 
née  &c  de  l'élever  fi  bien.  Enfin  >e  voudrois  que  ,  fi  elle 
venoit  à  fe  marier  dans  le  cours  de  l'an ,  la  Seigneurie  lui 
fit  un  préfent,  ou  lui  accordât  quelque  dilèinftion  publique, 
afin  que  cet  honneur  (ùt  une  chofe  affez  férieufe  pour  ne 
pouvoir  jamais  devenir  un  fujet  de  plaifanterie. 

Il  eft  vrai  qu'on  auroit  fouvent  à  craindre  un  peu  de  par- 

(  a  )  Voyez  la  note  précédente. 


A    M.    D'ALExMDERT.  591 

tialité ,  n  l'âge  des  Juges  ne  laiffoit  toute  la  préférence  au 
mérite  ;  &  quand  la  beauté  modelie  feroit  quelquefois  favo- 
rifée  ,  quel  en  feroit  le  grand  inconvénient  ?  Ayant  plus  d'af- 
fauts  à  foutenir ,  n'a-t-elle  pas  befoin  d'être  plus  encouragée  ? 
N'eft-elle  pas  un  don  de  la  Nature  ,  ainfi  que  les  talens  ? 
Oii  elt  le  mal  qu'elle  obtienne  quelques  honneurs  qui  l'ex- 
citent à  s'en  rendre  digne  &  puifTent  contenter  !'amour-pro- 
pre  ,  fans  ofFenfèr  la  vertu  ? 

En  oerfedionnant  ce  projet  dans  les  mêmes  vues  ,  fous 
un  air  de  galanterie  &  d'amufement  ,  on  donneroit  à  ces 
fêtes  plufîeurs  fins  utiles  qui  en  feroient  un  objet  important 
de  police  &  de  bonnes  mœurs.  La  jeuneffe  ,  ayant  des  ren- 
dez-vous fùrs  éc  honnêtes  ,  feroit  moins  tentée  d'en  cher- 
cher de  plus  dangereux.  Chaque  fexe  fe  livreroit  plus  patiem- 
ment ,  dans  les  intervalles  ,  aux  occupations  &  aux  plaifirs 
qui  lui  font  propres ,  &c  s'en  confoleroit  plus  aifément  d'être 
privé  du  commerce  continuel  de  l'autre.  Les  particuliers  de 
tout  état  auroient  la  reffource  d'un  fpectacle  agréable  ,  fur-tout 
aux  pères  ôc  mères.  Les  foins  pour  la  parure  de  leurs  filles 
feroient  pour  les  femmes  un  objet  d'amufement  qui  feroit 
diverfîon  h  beaucoup  d'autres  ;  6c  cette  parure  ,  ayant  un 
objet  innocent  &  louable  ,  feroit -là  tout- à -fait  à  fa  place. 
Ces  occafîons  de  s'affembler  pour  s'unir  ,  &  d'arranger  des 
étabiiiïemens ,  feroient  des  moyens  fréquens  de  rapprocher 
des  familles  divifées  &c  d'affermir  la  paix  ,  fi  néceffaire  dans 
notre  Etat.  Sans  altérer  l'autorité  des  pères  ,  les  inclinations 
des  enfans  feroient  un  peu  plus  en  liberté  ;  le  premier  choix 
dépendroit  un  peu  plus  de  leur  cœur;  les  convenances  d'âge. 


59i 


LE     T    T    R    E 


d'humeur,  de  goût,  de  caractère  feroient  un  peu  plus  con- 
fulcces  ;  on  donneroic  moins  à  celles  d'état  &  de  biens  qui 
font  des  nœuds  mal  aiTortis  ,  quand  on  les  fuit  aux  dépens 
des  autres.  Les  îiaifons  devenant  plus  faciles  ,  les  mariages 
feroient  plus  fréquens  ;  ces  mariages  ,  moins  circonfcrits  par 
les  mêmes  conditions,  préviendroient  les  partis,  tempéreroient 
l'exceiïlve  inégalité  ,  maintiendroient  mieux  le  corps  du  Peu- 
ple dans  l'efprit  de  fa  conlHtution  ;  ces  bals  ainfi  diriges 
rellembleroient  moins  à  un  fpedacle  public  qu'à  l'airembiée 
d'une  grande  famille  ,  &.  du  fein  de  la  joie  &  des  plaifîrs 
naîtroient  la  confervation  ,  la  concorde  ,  &:  la  profpériré  de 
la  République  f  b  ). 

Sur  ces  idées,  il  fcroit  aifé  d'établir  h  peu  de  frais  &.  fans 
danger  ,  plus  de  fpcilacles  qu'il  n'en  faudroit  pour  rendre  le 


(  b  )  11  me  pnroit  plaifant  d'imaginer 
quelquefois  les  jugeraens  que  pluiieurs 
porteront  de  mes  goûts  fur  mes  écrits. 
Sur  celui-ci  l'on  ne  manquera  pas  de 
dire  :  cet  homme  eft  fou  de  la  dnnfc, 
je  m'ennuie  à  voir  dan-fer  :  il  ne  peut 
fouflrir  la  Comédie,  j'aime  la  Copié- 
dle  à  la  paffion  :  il  a  del'averfion  pour 
les  femmes ,  je  ne  ferai  que  trop  bien 
juftitié  la-delfus  :  il  ell  micontcat  des 
Cimiédiens,  j'ai  tout  fujet  de  m'en 
louer  &  l'amitié  du  feul  d'cntr'eux  que 
j'ai  connu  particulièrement  ne  peut, 
qu'honorer  un  honnéte-hommc.  Alénie 
jugement  fur  les  Poëtes  dont  je  fuis 
forcé  de  cenfurer.Ies  Pièces  :  ceux  qui 
^)n,t  morts  ne  feront  pas  de  mon 
goût ,  &  je  ferai  pi-juc  contre  les  vivans. 


La  vérité  eft  que  Racine  me  charme 
&  que  je  n'ai  jamais  manqué  volontai- 
rement une  repréfentationde  Molière. 
Si  j'ai  moins  parlé  de  Corneille,  c'cft 
qu'ayant  peu  fréquenté  fes  Pièces  & 
manquant  de  livres,  il  ne  m'eft  pas 
ali'cz  rcfté  dans  la  mémoire  pour  le 
citer.  Quant  à  l'Auteur  d'Atrée  &  de 
Catilina  ,  je  ne  l'ai  jamais  vu  qu'une 
fois  &  ce  fut  pour  en  recevoir  un 
fervico.  J'eftime  fon  génie  &  refpecte 
fa  vieillefle  ;  mais  ,  quelque  honneur 
que  je  porte  à  fa  pe.rfonna,  je  ne  dois 
que  juftice  à  fes  Pièces ,  &  je  ne  fais 
point  acquitter  mes  dettes  aux  dépens 
du  bien  ])ubtic  &  de  la  vérité.  Si  mes 
écrits  ni'infpirent  quelque  fierté,  c'ell 
par  la  pureté  d'intciuion  qui  les  d'0>c, 

fcjour 


A    M.    D'  A  L  E  M  B  E  R  T.  593 

fejour  de  notre  Ville  agréable  &  riant  ,  même  aux  én-aa- 
gers  qui ,  ne  trouvant  rien  de  pareil  ailleurs  ,  y  viendroient 
au  moins  pour  voir  une  chofe  unique.  Quoiqu'à  dire  le  vrai , 
fur  beaucoup  de  fortes  raifons  ,  je  regarde  ce  concours 
comme  un  inconvénient  bien  plus  que  comme  un  avantage; 
&:  je  fuis  perfuadé  ,  quant  à  moi ,  que  jamais  étranger  n'en- 
tra dans  Genève  ,  qu'il  n'y  ait  fait  plus  de  mal  que  de  bien. 
Mais  favez-vous  ,  Monfieur  ,  qui  l'on  devroit  s'efforcer 
d'attirer  &  de  retenir  dans  nos  murs  ?  Les  Genevois  mê- 
mes qui ,  avec  un  fîncere  amour  pour  leur  pays  ,  ont  tous 
une  fi  grande  inclination  pour  les  voyages  qu'il  n'y  a  point 
de  contrée  où  l'on  n'en  trouve  de  répandus.  La  moicié  de 
nos  Citoyens  épars  dans  le  refte  de  l'Europe  ôc  du  Monde  , 
vivent  ôc  meurent  loin  de  la  Patrie  ;  ôc  je  me  cirerois  moi- 


c'eft  par  un  dcfmtérefrement  dont  peu 
d'auteurs  m'ont  donné  rexemple  ,  & 
que  fort  peu  voudront  imiter.  Jamais 
vue  particulière  ne  fouilla  k  defir  d'être 
utile  aux  autres  qui  m'a  mis  la  plume 
a  la  main  ,  &  j'ai  prefque  toujours 
écrit  contre  mon  propie  intérêt.  Vitam 
impcndere  vcro  :  voilà  la  devifc  que 
j'ai  choilie  &  dont  je  me  fens  dij;ne. 
Ledeurs  ,  je  puis  me  tromper  moi- 
même  ,  mais  non  pas  vous  tromper 
volontairement  ;  craigne/,  mes  erreurs 
&  non  ma  mauvaife  foi.  L'amour  du 
bien  public  efl  la  feule  paffion  qui 
me  fait  parler  au  public  ;  je  fais  alors 
m'oubiier  moi-même,  &,  fi  quelqu'un 
m'offenfe  ,  je  me  tais  fur  fun  compte 
de  peur  que  la  colère  ne  me  rende 
Mélanges.    Toarj  I. 


injulte.  Cette  maxime  efl  bonne  à  mes 
ennemis ,  en  ce  qu'ils  me  nuifent  à 
leuraife  &  fans  crainte  de  repréfailles, 
aux  Ledeurs  qui  ne  crsignent  pas 
que  ma  haine  leur  en  impofe,&  fur- 
tout  à  moi  qui  ,  reliant  en  pai.K  tan- 
dis qu'on  m'outrage,  n'ai  du  moins 
que  le  mîl  qu'on  me  fliit  &  non  celui 
que  j'éprouvcrois  encore  à  le  rendre. 
Sainte  &  pure  vérité  à  qui  j'ai  confa- 
cré  ma  vie  ,  non  jamais  mes  pallions 
ne  fouilleront  Je  fincere  amour  que 
j'ai  pour  toi  ;  l'intérêt  ni  h  crainte 
ne  lâuroient  altérer  l'hommage  que 
j'aime  à  t'ofFnr ,  &  ma  plume  ne  ts 
refufera  jamais  rien  que  ce  qu'elle  craint 
d'accorder  à  la  vengeance  ! 

Ffff 


594 


LETTRE 


même  avec  plus  de  douleur ,  fi  j'y  écois  moins  inurile.   Je 
fais  que  nous  fommes  forcés  d'aller  chercher  au  loin  les  ref- 
fources  que  notre  terrein  nous  refufe  ,  ôc  que  nous  pourrions 
difficilement  fublilter  ,   fi   nous  nous   y  tenions  renfermés  ; 
mais  au  moins  que  ce  bannilTement  ne  foit  pas  éternel  pour 
tous.   Que  ceux  dont  le   Ciel  a  béni  les  travaux  viennent , 
comme  l'abeille ,  en  rapporter  le  fruit  dans  la  ruche  ;  réjouir 
leurs  concitoyens  du  fpeclacle  de  leur  fortune  ;  animer  l'ému- 
lation des  jeunes-gens  ;  enrichir  leur  pays  de  leur  richelTe  ; 
&  jouir  modeflem.ent  chez  eux  des  biens  honnêtement  ac- 
quis  chez  les  autres.    Sera-ce   avec   des  Ihéatres  ,  toujours 
moins  parfaits  chez  nous  qu'ailleurs  ,  qu'on  les  y  fera  reve- 
nir ?   Quitteront  -  ils  la  Comédie  de  Paris  ou  de   Londres 
pour  aller  revoir  celle  de  Genève  ?   Non  ,  non ,  Moniieur  , 
ce  n'elt  pas  ainfi  qu'on  les  peut  ramener.  Il  faut  que  chacun 
fente  qu'il  ne  fauroit  trouver  ailleurs  ce  qu'il  a  lailTé  dans  fon 
pays  ;  il  faut   qu'un  charme  invincible  le   rappelle  au  fcjour 
qu'il  n'auroit  point  dû  quitter  ;  il  faut  que  le  fouvenir  de  leurs 
premiers   exercices  ,  de  leurs  premiers  fpccr.icles  ,  de   leurs 
premiers  plaifirs  ,  refte  profondément  gravé  dans  leurs  cœurs  ; 
il    faut  que   les  douces   imprelîions  faites  durant  la   jeunefTe 
demeurent  ôc  fe   renforcent  dans  un  âge  av.-ncé  ,  tandis  que 
mille  autres  s'effacent  ;  il  faut  qu'au  milieu  de  la  pompe  des 
grands  Etats  ôc  de  leur  triite  magnificence  ,  une  voix  fecrete 
leur  crie  iiiceffammcnt  au  fond  de  Tanie  :   ah  !  où  font  les 
jeux   &  les   fêtes  de  ma  jcunefle  .•'  Où  elt  la  concorde  des 
citoyens  ?  Où  efi  la  fraternité  publique  ?  Où  efi  la  pure  joie 
6c  lu   véritable    alégrefTe   ?    Où    font   la  paix  ,   lu   libei-té  , 


A    M.    D  '  A  L  E  Ivî  B  E  R  T.  595 

l'équité  ,  l'innocence  ?  Allons  rechercher  tout  cela.  Mon 
Dieu  !  avec  le  cœur  du  Genevois,  avec  une  ville  auffi  riante, 
un  pays  aufîi  charmant ,  un  gouvememenc  auiïl  julte  ,  des 
plaiflrs  fi  vrais  ôc  fi  purs ,  &  tout  ce  qu'il  faut  pour  favoir 
les  goûter  ,  à  quoi  tient  -  il  que  nous  n'adorions  tous  la 
patrie  ? 

Ainfî  rappelloit  fes  citoyens  ,  par  des  fêtes  raodeftes  &  des 
jeux  fans  éclat ,  cette  Sparte  que  je  n'aurai  jamais  affez  citée 
pour  l'exemple  que  nous  devrions  en  tirer  ;  ainfi  dans  Athènes 
parmi  les  beaux-arts ,  ainfi  dans  Sufe  au  fein  du  luxe  &  de  la 
riiollelTe ,  le  Spartiate  ennuyé  foupiroit  après  fes  grofTiers  fef^ 
tins  &  fes  fatigans  exercices.  C'eft  à  Sparte  que  ,  dans  une 
laborieufe  oifiveté  ,  tout  étoit  plaifir  &  Spectacle  ;  c'elt-là  que 
les  plus  rudes  travaux  palToient  pour  des  récréations  ,  &  que 
\ç5  moindres  délafTemens  formoient  une  inftruftion  publique  , 
c'ef  t-là  que  les  citoyens ,  continuellement  alTemblés  ,  confa- 
croient  la  vie  entière  à  des  amufemens  qui  faifoient  la  grande 
affaire  de  l'Etat,  &  à  des  jeux  dont  on  ne  fe  délalToit  qu'à 
la  guerre. 

3'entends  déjà  les  plaifans  me  demander  fi ,  parmi  tant  de 
merveilleufes  inflrudions  ,  je  ne  veux  point  aufîi ,  dans  nos 
Fêtes  Genevoifes ,  introduire  les  danfes  des  jeunes  Lacédémo- 
niennes  ?  Je  réponds  que  je  voudrois  bien  nous  croire  les  yeux 
ôc  les  cœurs  afTez  chattes  pour  fupporter  un  tel  Spectacle ,  & 
que  de  jeunes  perfonnes  dans  cet  état  fufTent  à  Genève  com.me 
à  Sparte  couvertes  de  l'honnêteté  publique  ;  mais  ,  quelque 
eflime  que  je  falTe  de  mes  compatriotes ,  je  fais  trop  combien 
il  y  a  loin  d'eux  aux  Lacédémoniens  ,  &c  je  ne  leur  propofe 

Ffff  z 


59«^  LETTRE 

des  inflitutions  de  ceux-ci  que  celles  donc  ils  ne  Cont  pas  en» 
core  incapables.  Si  le  flige  Piutarque  s'eit  chargé  de  juiHlier 
l'udige  en  queilion ,  pourquoi  faut-il  que  je  m'en  charge  après 
lui  ?  Tout  tiï  dit,  en  avouant  que  cet  ufage  ne  convenoit  qu'aux 
élevés  de  Lycurgue  ;  que  leur  vie  frugale  &  labcrieufe ,  leurs 
mœurs  pures  &  féveres  ,  la  force  d'ame  qui  leur  étoit  propre, 
pouvoient  feules  rendre  innocent  fous  leurs  yeux  ,  un  fpec- 
tacle  fi  choquant  pour  tout  peuple  qui  n'efi  qu'honnête. 

Mais  penfe-t-on  qu'au  fond  l'adroite  parure  de  nos  ftmmes 
ait  moins  fon  danger  qu'une  nudité  abfolue  ,  dont  l'habitude 
tourneroit  bientôt  les  premiers  effets  en  indifFérence  6c  peur- 
être  en  dégoût  ?  Ne  fait-on  pas  que  les  ftatues  ôc  les  tableaux 
n'ofienfent  les  yeux  que  quand  un  mélange  de  vêtemens  rend 
les  nudités  obfcenes  ?  Le  pouvoir  immédiat  des  fens  elt  foible 
6c  borné  :  c'eft  par  l'entremife  de  l'imagination  qu'ils  foni 
leurs  plus  grands  ravages  ;  c'efè  elle  qui  prend  foin  d'irriter 
les  defirs  ,  en  prêtant  à  leurs  objets  encore  plus  d'attraits  qus 
ne  leur  en  donna  la  Nature  ;  c'eit  elle  qui  découvre  à  l'ccH 
avec  fcandale  ce  qu'il  ne  voit  pas  feulement  comme  nud  , 
mais  comme  devant  être  habillé.  Il  n'y  a  point  de  vétemcrx- 
fi  modelte  au  travers  duquel  un  regard  enflammé  par  l'imagi- 
nation n'aille  porter  les  defirs.  Une  jeune  Chinoife ,  avançant 
un  bout  de  pied  couvert  ôc  chauffé  ,  fera  plus  de  ravage  à 
Pékin  que  n'eût  fait  la  plus  belle  fille  du  monde  danfant 
toute  nue  au  bas  du  Taygetc.-  IVLus  quand  on  s'habille  avec 
autant  d'ait  ôc  fi  peu  d'exaditude  que  les  femmes  font  aujour- 
d'hui ,  quand  on  ne  montre  moins  que  pour  faire  defircr  davan- 
tage ,  quand   Foblbtle  qu'on  oppofe  aux  yeux  ne  fert  qu'à 


A    M,    D'  A  L  E  MB  E  R  T, 


5?7 


mieux  irriter  l'imagination  ,  quand  on  ne  cache  une  partie 
de  l'objet  que  pour  parer  celle  qu'on  expofe  , 

Heu  !  maU  tum  mites  ddfendi!:  parvpinus  uvas. 

Terminons  ces  nombreufes  digreffions.  Grâce  au  Ciel  voici 
la  dernière  :  je  fuis  à  la  fin  de  cet  écrir.  Je  donnois  les  fêtes 
de  Lacédémone  pour  modèle  de  celles  que  je  voudrois  voir 
parmi  nous.  Ce  n'elt  pas  feulement  par  leur  objet ,  mais  aufîi 
par  leur  fimplicité  que  je  les  trouve  reccmmandables  ;  fans 
pompe,  fans  luxe,  fans  appareil  ,  tout  y  refpiroit  ,  avec  ua 
charme  fecret  de  patriotinne  qui  les  rendoit  intérelFantes ,  un 
certain  efpric  martial  convenable  à  des  hommes   libres  (  c  )  ; 


(c)  Je  me  fouviens  d^avoir  Itï 
frappé  clans  mon  enfance  d'un  fpec- 
tacle  aiTez  fimple,  &  dont  pourtant  l'im- 
preffion  m'elt  toujours  reltie,  malgré 
le  tems  &  la  diveifité  des  objets.  Le 
Rcgiment  de  St.  Gervais  avoit  fait 
l'exercice,  &,  félon  la  coutume,  o:i 
avoit  foupé  par  compagnies  ;  la 
plupart  de  ceux  qui  les  compofoient 
fè  rafTemblerent  après  le  foupé  dans 
la  place  de  St.  Gervais  ,  &  fe  mi- 
rent à  dan  fer  tous  enfcmhle,  officiers 
&  folclats ,  autour  de  la  fontaine,  fur 
le  baiïln  de  laquelle  étoient  montes 
les  Tambours  ,  les  Fifres  ,  &  ceux 
qui  portoient  les  itambeaux.  Une  danfe 
de  gens  égayés  par  un  long  repas 
feinbleroic  n'offrir  rien  de  fort  infc- 
rclfant  à  voir  ;  cependant  ,  l'accord 
de  cinq:  ou  fi\  cents  hommes  en  u  ù^ 
formï,  fo  tcncvat  tous  par  la   main, 


&  formant  une  longue  bande  qui 
ferpentoit  en  caa''ence  &  fans  ccnfu- 
fion  ,  avec  raille  tours  &  retours  , 
mille  efpeces  d'évolutions  figurées,  le 
choix  des  airs  qui  les  animoient,  le 
bruit  des  tambours ,  l'éclat  des  flam- 
beaux  ,  un  certain  appareil  militaire" 
au  fein  du  plaifir ,  tout  cela  formoft 
une  fenfadon  très- vive  qu'on  ne  pou- 
voit  fupportcr  de  fang-froid.  11  étolt 
tard,  les  femmes  étoient  couchées, 
toutes  fe  rïlevcrent.  Bientôt  les  fenêtres 
furent  pleines  de  fpeélatrices  qui  dorr-. 
noient  un  nouveau  7e!e  aux  adlcuvs  ; 
elles  ne  purent  tenir  long-tems  à  leurs 
fenêtres,  elles  defce^dirent  ;  les  mar- 
treifes  venoient  voir  leurs  maris ,  les 
ferv.'iites  apportoient  du  vin,  les  cit- 
fans  même  éveillés  par  le  bruit  accou- 
rurent dcmi-vêtus  entre  les  pères  & 
les  mères.  La  danfe  fut  fufpenduc  ;  ce 


598 


LETTRE 


fans  affaires  &  fans  plaiilrs ,  au  moins  de  ce  qui  porte  ces 
noms  parmi  nous,  ils  paffbient ,  dans  cette  douce  uniformité  , 
la  journée  ,  fans  la  trouver  trop  longue  ,  &c  la  vie  ,  fans  la 
trouver  trop  courte.  Ils  s'en  retournoielit  chaque  foir,  gais 
&  difpos ,  prendre  leur  fi-agal  repas ,  contens  de  leur  patrie , 
de  leurs  concitoyens  ,  ôc  d'eux-mêmes.  Si  l'on  demande 
quelque  exemple  de  ces  diveitiiïemens  publics  ,  en  voici  un 
rapporte  par  Plutarque.  11  y  avoit  ,  dit  -  il ,  toujours  trois 
daafes  en  autant  de  bandes  ,  félon  la  différence  des  âges  ; 
ù.  ces  danfes  fe  faifoient  au  chant  de  chaque  bande.  Celle  des 
vieillards  commençoit  la  première  ,  en  chantant  le  couplet 
fuivant. 


ne  furent  qu'embrafTeniens,  ris,  fan- 
tés,  carrefTes.  11  réfulta  de  tout  cela 
un  attenJrirrcment  général  que  je  ne 
faurois 'peindre,  mais  que  ,  dans  Falé- 
crefTe  univerfelle  ,  on  éprouve  .afiez 
naturellement  au  milieu  de  tout  ce 
qui  nous  cft  cher.  Mon  père ,  en 
m'embraiïant,  fut  faifi  d'un  tredaïUe- 
ment  que  je  crois  fcntir  &  part\qer 
encore.  Jean -Jaques,  me  difoit-il, 
aime  ton  pays.  Vois  -  tu  ces  bons 
Genevois  ;  ils  font  tous  amis  ,  ils 
font  tous  frères  ;  la  joie  &  h 
concorde  règne  au  milieu  d'eux. 
Tu  es  Genevois  :  tu  verras  un  joue 
d'autres  peuples  ;  mais ,  quand  tu  voya- 
gerais autant  que  ton  perc  ,  tu  ne 
trouveras  jamais  leur  pareil. 

On  voulut  recommencer  la  danfe , 
il  n'y  eut  plus  moyen  :  on  ne  favoit 
plus  ce  qu'on  faifoic ,  toutes  les  tctes 


ctoicnt  tournées  d'une  ivreffe  plus 
douce  que  celle  du  vin.  Après  avoir 
refté  quelque  tems  encore  à  rire  & 
à  caufer  fur  la  place  il  faliit  fe  fépa- 
rer  ,  chacun  fe  retira  paifiblement 
avec  (a  famille  ;  &  voilà  comment 
ces  aimables  &  prudentes  femmes 
ramenèrent  leurs  maris ,  non  pas  en 
troublant  leurs  plaifirs ,  mais  en  allant 
les  partager.  Je  fens  bien  que  ce  Spec- 
tacle dont  je  fus  fi  touché ,  feroit 
fans  attrait  pour  mille  autres:  il  faut 
des  yeux  faits  pour  le  voir,  &  un  cœur 
fait  pour  le  fentir.  Non  ,  il  n'y  a  de 
pure  joie  que  la  joie  publique,  &  les 
vrais  fentimens  de  la  Nature  ne  ré- 
gnent que  fur  le  peuple.  Ah  !  Dignité  , 
tille  de  l'orgueil  &  mère  de  l'ennui  , 
jamais  tes  trilles  efclavcs  eurent  -  ils 
un  pareil  moment  en  leur  vie? 


A    M.    D  '  A  L  E  M  B  E  R  T.  559 

Nous  avons  été  jadis  , 

Jeunes  ,  vaillans  ,  &  hardis. 
Suivoit  celle  des  hommes  qui  chantoient  à  leur  tour,  en  frap- 
pant de  leurs  armes  en  cadence. 

Nous  le  femmes  maintenant , 

A  Pépreuve  à  tout  venant. 
Enfuite  venoient  les  enfans  qui  leur  répcndoient  en  chantant 
de  toute  leur  force. 

Et  nous  bientôt  le  ferons  , 

Qui  tous  vous  furpafferons. 
Voilà ,  Monfieur ,  les  Spe61:acles  qu'il  faut  à  des  Républi- 
ques. Quant  à  celui  dont  votre  article  Genève  m'a  forcé  de 
traiter  dans  cet  efTai  ,  fi  jamais  l'intérêt  particulier  vient  à 
bout  de  l'établir  dans  nos  murs,  j'en  prévois  les  triftes  effets; 
j'en  ai  montré  quelques-uns ,  j'en  pourrois  montrer  davantage  ; 
mais  c'elt  trop  craindre  un  malheur  imaginaire  que  la  vigi- 
lance de  nos  Magiflrats  faura  prévenir.  Je  ne  prétends 
point  inftruire  des  homm.es  plus  fages  que  moi.  11  me  fuffic 
d'en  avoir  dit  affez  pour  confoler  la  jeunelTe  de  mon  pays 
d'ctre  privée  d'un  amufenient  qui  coûteroit  ficher  i\  la  patrie. 
J'exhorte  cette  heureufe  jeunelTe  à  profiter  de  l'avis  qui  ter- 
mine votre  article.  PuifTe-t-elle  connoître  ^  mériter  fon  fort  ! 
PuilTe-t-elle  fentir  toujours  combien  le  folide  bonheur  eft 
préférable  aux  vains  plaifîrs  qui  le  détruifent  !  PuilTe-t-elle 
tranfmettre  l\  fes  defcendans  les  vertus,  la  liberté,  la  paix 
qu'elle  fient  de  fes  pères  !  C'elt  le  dernier  vœu  par  lequel  jç 
finis  mes  écrits ,  c'cft  celui  par  lequel  finira  ma  vie. 


REPONSE 


AAMc^JUA*  gj;!^ 


.  ;•.<* 


REPONSE 

A  une  Lettre   anonyme   dont  le   contenu  fe    trouve    en 
CaraSlere  italicjue  dans   cette  Réponfe, 


J  E  fuis  fenfible  aux  attentions  dont  m'honorent  ces  MefTiéurs 
que  je  ne  connois  point;  mais  il  faut  que  je  réponde  à  ma 
manière  ;  car  je  n'en  ai  qu'une. 

Des  gens  de  Loix  gui  ejliment ,  £'c.  M.  Roiiffeaii ,  ont  été 
furpris  &  affligés  de  fon  opinion  ,  dans  fa  Lettre  à  M.  d'Alem- 
bert ,  fur  h  Tribunal  des  Maréchaux  de  France. 

J'ai  cru  dire  des  vérités  utiles.  Il  ell  tri  fie  que  de  telles 
vérités  furprennent  ;  plus  triile ,  qu'elles  affligent  ;  &  bien  plus 
trilte  encore,  qu'elles  affligent  des  gens  de  Loi. 

Un  Citoyen  auffi  éclairé  que  M.  RouJJéau. 

Je  ne  fuis  point  un  Citoyen  éclairé  ;  mais  feulement  un 
Citoyen  zélé. 

N'' ignore  pas  qu^on  ne  peut  juflement  dévoiler  aux  yeux  de 
la  Nation  les  fautes  de  la  Légiflation. 

Je  l'ignorois  :  je  l'apprends  ,  mais  qu'on  me  permette  à 
mon  tour  une  petite  queftion.  Bodin ,  Loifel ,  Fénelon ,  J3ou- 
lainvilliers ,  l'Abbé  de  S.  Pierre ,  le  Préfident  de  Montefquieu  , 
k  Marquis  de  Mirabeau  ,  l'Abbé  de  Mabli  ,  tous  bons  Fran- 
çois &  gens  éclairés,  ont -ils  ignoré  qu'on  ne  peut  juffcemenc 
Mélanges.    Tome  I.  (jggg 


6ci.  REPONS    E 

dévoiler  aux  yeux  de  la  Nation  les  fliutes  de  la  Légiflation  ? 
On  a  tort  d'exiger  qu'un  Etranger  foir  plus  favanc  qu'eux  fur 
ce  qui  eit  jufte  ou  injufte  dans  leur  pays. 

Oïl  ne  peut  jujîemcnt  dévoiler  aux  yeux  de  la  Nation  Uâ 
fautes  de  la  Légiflation. 

Cette  maxime  peut  avoir  une  application  particulière  &  cir« 
confcrite  ,  félon  les  lieux  &:  les  perfonnes.  Voici  la  première 
fois ,  peut-être  ,  que  la  juftice  ett  oppofée  à  la  vérité. 

On  ne  peut  juflement  dévoiler  aux  yeux  de  la  Nation  ks 
fautes  de  la  Légiflation.. 

Si  quelqu'un  de  nos  Citoyens  m'ofoit  tenir  un  pareil  dif- 
cours  à  Genève  ,  je  le  pourfuivrois  criminellement ,  comme 
traître  h  la  Patrie. 

On  ne  peut  juflement  dévoiler  aux  yeux  de  la  Nation  le^ 
fautes  de  la  Légiflation. 

11  y  a  dans  l'application  de  ctttt  maxime  quelque  choit 
que  je  n'entends  point.  J.  J.  Rouffeau  ,  Citoyen  de  Genève  , 
imprime  un  Livre  en  Hollande  ,  &  voilà  qu'on  lui  dit  en 
Prance  qu'on  ne  peut  juftement  dévoiler  aux  yeux  de  la  Nation' 
les  défauts  de  la  Légillation  !  ceci  me  paroît  bizarre.  Mef- 
fîeurs  ,  je  n'ai  point  l'honneur  d'être  votre  compatriote  ;  ce 
n'eft  point  pour  vous  que  j'écris  j  je  n'imprime  point  dans 
votre  pays  ;  je  ne  me  foucie  point  que  mon  Livre  y  viennc-i. 
fi  vous  me  lifez  ce  n'eit  pas  ma  fiiiute.. 

On  ne  p:;ut  juflement  dévoiler  aux  yeux  de  la  Nation  les 
fautes  de  la  Légiflation, 

Quoi  donc  !  fi-tôt  qu'on  aura  fait  une  mauvaife  in/Utution 
d'ins.  quel'-]uc  coin  du  monde  ,  ù  l'ixilliiQt  il  faudra  que  tout 


A  UNE  LETTRE  ANONYME.         603 

l'Univers  la  refptcle  en  filence  ?  Il  ne  fera  plus  permis  à  per- 
fonne  de  dire  aux  autres  Peuples  qu'ils  feroient  mal  de  l'imi- 
ter ?  Voilà  des  prétentions  affez  nouvelles ,  &  un  fort  fingu- 

îier  droit  des  gens. 

Les  Pkilofophes  font  faits  pour  éclairer  le  Minijlere  ,  le 
détromper  de  fes  erreurs  ,  &  refpecler  fes  fautes. 

Je  ne  fais  pourquoi  font  faits  les  Philofophes  ,  ni  ne  me 
ïbucie  de  le  favoir. 

Pour  éclairer  k  Minijlere. 

J'ignore  fi  l'on  peut  éclairer  le  Miniftere. 

Le  détromper  de  fes  err^^urs. 

J'ignore  fi  l'on  peut  détromper  le  Minifkre  de  fes  erreurs. 

Et  refpecler  fes  fautes. 

J'ignore  fi  l'on  peut  refpeder  les  fautes  du  Minilîere. 

Je  ne  fais  rien  de  ce  qui  regarde  le  Miniftere  ;  parce  que  ce 
mot  n'eft  pas  connu  dans  mon  pays  &  qu'il  peut  avoir  des 
fens  que  je  n'entends  pas. 

De  plus ,  M.  Koujcau  ne    nous  paraît  pas   raifonner  en 

politique. 

Ce  mot  fonne  trop  haut  pour  moi.  Je  tâche  de  raifonner  en 

bon  Citoyen  de  Genève.  Voilà  tout. 

Lorfqu'il  admet  dans  un  Etat  une  autorité  fupériewe  à 
V  autorité  fouveraine. 

J'en  admets  trois  feulement.  Premièrement ,  l'autorité  de 
Dieu  ,  &  puis  celle  de  la  Loi  naturelle  qui  dérive  de  la  conf- 
tifution  de  l'homme  ,  &  puis  celle  de  l'honneur  plus  forte 
fur  un  cœur  honnête  que  tous  les  Rois  de  la  terre. 

Ou  du  moins  indépendante  d'elle. 


■  cr  (Y  fr    i 

ÎD   O  tJ      ^ 


6o4  REPONSE 

Non  pas  feulement  indépendances,  mais  fupérieures.  Si  jamais 
l'autorité  fouveraine  (*)  pouvoit  être  en  conflit  avec  une  des 
trois  précédentes  ,  il  faudroit  que  la  première  cédât  en  cela. 
Le  blafphéniateur  Hobbes  eft  en  horreur  pour  avoir  foutenu 
le  contraire. 

//  ne  fe  rappelloit  pas  dans  ce  moment  le  fentiment  de 
Grotius. 

Je  ne  faurois  me  rappeller  ce  que  je  n'ai  jamais  fu ,  &  pro- 
bablement je  ne  faurai  jamais  ce  que  je  ne  me  foucie  point 
d'apprendre. 

Adopté  par  les  Encyclopédijîes. 

Le  fentiment  d'aucun  des  Encyclopédifies  n'eft  une  règle 
pour  fes  collègues.  L'autorité  commune  eft  celle  de  la  raifon. 
Je  n'en  reconnois  point  d'autre. 

Les  Encyclopédijles  fes  confrères. 

Les  amis  de  la  vérité  font  tous  mes  confrères. 

Le  tems  nous  empêche  d^expofer  plufieurs  autres  objecîions. 

Le  devoir  m'empêcheroit  peut-être  de  les  réfoudre.  Je  fais 
l'obéiffance  Sx.  le  refped  que  je  dois  dans  mes  allions  &  dans 
mes  difcours  aux  Loix  &c  aux  maximes  du  pays  dans  lequel 
j'ai  le  bonheur  de  vivre.  Mais  il  ne  s'enfuit  pas  de-là  que  je 
ne  doive  écrire  aux  Genevois  que  ce  qui  convient  aux  Pa- 
rifiens. 

Qui  exigeraient  une  converfation. 

Je  n'en   dirai  pas   plus  en   converfation  que  par  écrit ,  il 

(*)  Nous  pourrions  bien  ne  pas  &  comme  il  n'cft  pas  bon  que  nous 
nous  entendre  les  uns  les  autres  fur  nous  entendions  mieux ,  nous  ferons 
le  fcns  que  nous  donnons  à  ce  mot,        bien  de  n'en   pus  difputcr. 


AUNE  LETTRE  ANONYME.        ^05 

n'y  a  que  Dieu  &  le  Confeil  de  Genève  à  qui  je  doive  compte 
de  mes  maximes. 

Qui  priveroit  M.  RouJTeau  d'un  tems  précieux  pour  lui  & 
pour  le  public. 

Mon  tems  eft  inutile  au  public ,  &  n'eft  plus  d'un  grand 
prix  pour  moi-même.  Mais  j'en  ai  befoin  pour  gagner  mon 
pain  ;  c'eft  pour  cela  que  je  cherche  la  folitude. 

A  Montmorency^  le  15  Odobre  1758. 


D    E 

L'IMITATION 

THÉJ.  TRALE, 

ESSAI 

TIRÉ    DES    DIALOGUES 

DE     PLATON, 


Mélanges,  Tome  I.  G  g  g  g  4 


DE 

L'IMITATION 

THEJTRJlLEf 

ESSAI 

J/JIE    DES   DIALOGUES 

DE    PLATON. 


^^^>^ 


"aflir'^ift.-i/tr^.fr.i.""'  '  ■r-iiitfrtiti»  nmlfr^' 


GENEVE. 


•^■■^■■■■■«AjUCViil*: 


i\l,      D  C  C,      L  X  X  X  L 


AVERTISSEMENT. 


AVERTISSEMENT^ 


E  petit  écrit  rCefl  qiCiine  ejpece  (Vextrait  de  divers 
endroits  ou  Platon  traite  de  rimitatioji  théâtrale.  Je  n^y 
ai  gjieres  diantre  part  que  de  les  avoir  rajfeniblés  ^ 
liés  dans  la  forme  d'wi  difcoiirs  fnivi ,  au  lieu  de  celle 
du  Dialogue  qii'ils  ont  dans  ^original.  Voccajion  de  ce 
travail  fut  la  Lettre  à  M.  d'Alembert  fur  les  SpeBacles  ; 
mais  n^ ayant  pu  co;nmodé,uent  Vy  faire  entrer ,  je  le  mis 
a  part  pour  être  employé  ailleurs  ,  ou  tout-afait  fupprimé. 
Depuis  lors  cet  écrit  étant  Jorti  de  mes  mains ,  Je  trouva 
compris ,  je  ne  fus  comment ,  dans  un  marché  qui  ne 
me  regardait  pas.  Le  Mamfcrit  ni'ef  revenu  :  mais  le 
Libraire  Va  réclamé  comme  acquis  par  lui  de  bonne  -  foi  ^ 
^  je  n^en  veux  pas  dédire  celui  qui  le  lui  a  cédé.  Voila 
comment   cette    bagatelle  pajfe   aujourd'hui   à    VImprcJfon* 


'Mélanges.    Tome  I,  H  h  h  h 


D  E 

L'IMITATION 

THÉATRJLE. 


Pi 


LUS  je  fonge  à  l'érabliflement  de  notre  République  ima- 
ginaire ,  plus  il  me  femble  que  nous  lui  avons  prefcric  des 
loix  utiles  &  appropriées  à  la  nature  de  l'homme.  Je  trouve , 
fur-tout ,  qu'il  importoit  de  donner ,  comme  nous  avons  fait  ^ 
des  bornes  à  la  licence  des  Poètes  ,  &  de  leur  interdire 
toutes  les  parties  de  leur  art  qui  fe  rapportent  à  l'imitation. 
Nous  reprendrons  même  ,  (î  vous  voulez  ,  ce  fujet  ,  à  pré- 
fent  que  les  chofes  plus  importantes  font  examinées  ;  &  , 
dans  l'efpoir  que  vous  ne  me  dénoncerez  pas  à  ces  dange- 
reux ennemis,  je  vous  avouerai  que  je  regarde  tous  les  Au- 
teurs dramatiques ,  comme  les  corrupteurs  du  peuple  ,  ou  de 
quiconque  ,  fe  laiffant  amufer  par  leurs  images  ,  n'eft  pas 
capable  de  les  confidérer  fous  leur  vrai  point  de  vue  ,  ni 
de  donner  à  ces  fables  le  corredif  dont  elles  ont  befoin. 
Quelque  refpecl:  que  j'aye  pour  Homère  ,  leur  modèle  àc 
leur  premier  maître  ,  je  ne  crois  pas  lui  devoir  plus  qu'à  lu 
vérité  ;  &c  pour  commencer  par  m'affurer  d'elle  ,  je  vais 
d'abord  rechercher  ce  que  c'elt  qu'imitation. 

Pour  imiter  une  chofe ,  il  fout  en  avoir  l'idée.  Cette  idée 
eft  abltraite  ,  abfolue  ,  unique  &  indépendante  du  nombre 

H  h  h  h  z 


^12  DE     L' IMITATION 

d'exemplaires  de  cette  chofe  qui  peuvent  exifter  dans  la 
Nature.  Cette  idée  eft  toujours  antérieure  à  fon  exécution  : 
car  l'Architecle  qui  conflruit  un  Palais  ,  a  l'idée  d'un  Palais 
avant  que  de  commencer  le  ilen.  Il  n'en  fabrique  pas  le  mo- 
dèle ,  il  le  fuit ,  &  ce  modèle  efl  d'avance  dans  fon  efprir. 

Borné  par  fon  art  à  ce  feul  objet ,  cet  Artilk  ne  fait  faire 
que  fon  Palais  ou  d'autres  Palais  femblables  :  mais  il  y  en 
a  de  bien  plus  univerfels,  qui  font  tout  ce  que  peut  exécuter 
au  monde  quelque  ouvrier  que  ce  foit,  tout  ce  que  produit 
la  Nature ,  tout  ce  que  peuvent  faire  de  vifible  au  ciel ,  fur 
la  terre  ,  aux  enfers  ,  les  Dieux  mêmes.  Vous  comprenez 
bien  que  ces  Artiftes  fi  merveilleux  font  des  Peintres  ,  ôc 
même  le  plus  ignorant  des  hommes  en  peut  faire  autant  avec 
un  miroir.  Vous  me  direz  que  le  Peintre  ne  fait  pas  ces  chofes, 
mais  leurs  images  :  autant  en  fait  l'ouvrier  qui  les  fabrique 
réellement  ,  puifqu'il  copie  un  modèle  qui  exiltoit  avant 
elles. 

Je  vois-là  trois  Palais  bien  diftinéls.  Premièrement  le  mo- 
dèle ou  l'idée  originale  qui  exiftc  dans  l'entendement  de 
l'Architeâe  ,  dans  la  Nature  ,  ou  tout  au  moins  dans  fon 
Auteur  avec  toutes  les  idées  pofTibles  dont  il  eft  la  fource  : 
en  fécond  lieu  ,  le  Palais  de  l'Architeéle,  qui  eft  l'image  de 
ce  modèle  ;  &  enfin  le  Palais  du  Peintre ,  qui  eft  l'image  de 
celui  de  l'Architeéte.  Ainfi ,  Dieu  ,  l'Arcliitecte  ôc  le  Peintre 
font  les  auteurs  de  ces  trois  Palais.  Le  premier  Palais  eft 
l'idée  originale  ,  exiftante  par  elle-même  ;  le  fécond  en  eft 
l'image  ;  le  troifieme  eft  l'image  de  l'image  ,  ou  ce  que 
nous  appelions  proprcmenc  imicaciou.  D'où  il  fuie  que  l'imi- 


THEATRALE.  613 

tation  ne  tient  pas  ,  comme  on  croit  ,  le  fécond  rang ,  mais 
le  troifieme  dans  l'ordre  des  éires  ,  &  que  ,  nulle  image 
n'étant  exade  &  parfaite  ,  l'imitation  eft  toujours  d'un  degré 
plus  loin  de  la  vérité  qu'on  ne  penfe. 

L'Archite6le  peut  faire  plufieurs  Palais  fur  le  même  mo- 
dèle ,  le  Peintre  ,  plufieurs  tableaux  du  même  Palais  :  mais 
quant  au  type  ou  m.odele  original ,  il  eft  unique  ;  car  fi  l'on 
fuppofoit  qu'il  y  en  eût  deux  femblables  ,  ils  ne  feroient  plus 
originaux  ;  ils  auroicnt  un  modèle  original  ,  commun  à  l'un 
&:  à  l'autre  ;  ôc  c'eft  celui-là  feul  qui  feroit  le  vrai.  Tout  ce 
que  je  dis  ici  de  la  peinture  eft  applicable  à  l'imitation  théâ- 
trale :  mais  avant  d'en  venir-là,  examinons  plus  en  détail  les 
imitations  du  Peintre. 

Non-feulement  il  n'imite  dans  fes  tableaux  que  les  images 
des  chofes  ;  favoir,  les  productions  fenfîbles  de  la  Nature  , 
&  les  ouvrages  des  Artiftes  ;  il  ne  cherche  pas  même  à  ren- 
dre exactement  la  vérité  de  l'objet ,  mais  l'apparence  :  il  le 
peint  tel  qu'il  paroît  être,  &  non  pas  tel  qu'il  eft.  Il  le  peint 
fous  un  feul  point  de  vue  ,  ôc  choififUnit  ce  point  de  vue 
à  fa  volonté  ,  il  rend  ,  félon  qu'il  lui  convient  ,  le  même 
objet  agréable  ou  difforme  aux  yeux  des  fpeCtateurs.  Ainfi 
jamais  il- ne  dépend  d'eux  de  juger  de  la  chofe  imitée  en 
elle-même  ;  mais  ils  font  forcés  d'en  juger  fur  une  certaine 
apparence,  &  comme  il  plaît  à  l'im.itateur  :  fouvent  même 
ils  n'en  jugent  que-par  habitude ,  &c  il  entre  de  l'arbitraire 
jufques  dans  l'imitation  (  *  ). 

(  *  )    L'expirience    nous     apprend        une  oreille  non   prévenue  ,  qu'il  n'y 
que  h  belle  harmpnie  ne  flatte  point       a  que    la   feule    habitude  qui   nous 


6i4  DE     L'IMITATION 

L'Art  de  repréfenter  les  objets  eit  fort  différent  de  celui 
de  les  faire  connoître.  Le  premier  plaît  fans  inUruire  ;  le 
fécond  inftruit  fins  plaire.  L'Artiik  qui  levé  un  plan  &  prend 


rende  agréables  les  confonnanccs  ,  & 
nous  les  fafTe  diftinguer  des  interval- 
les les  plus  difcordans.  Qiiant  à  la 
fimplicité  des  rapports  fur  laquelle 
on  a  voulu  fonder  le  plaifir  de  l'har- 
monie ,  j'ai  fait  voir  dans  rEncycIo- 
pédie  au  mot  Conjonnance  ,  que  ce 
principe  efb  infoutenable ,  &  je  crois 
facile  à  prouver  que  toute  notre  har- 
monie eft  une  invention  barbare  & 
gothique  qui  n'eft  devenue  que  par 
trait  de  tenis ,  un  art  d'imitation. 
Un  Magillrat  ftudieux  qui  ,  dans  fes 
momens  de  loifir  ,  au  lieu  d'aller 
entendre  de  la  mufique  ,  s'amufe  à 
en  approfondir  les  fyftémcs ,  a  trouvé 
que  le  rapport  de  la  quinte  n'eft  de 
deux  à  trois  que  par  approximation , 
&  que  ce  rapport  eft  rigoureufement 
incomnienfurable.  Perfonne  au  moins 
ne  fauroit  nier  qu'il  ne  foit  tel  fur 
nos  clavecins  en  vertu  du  tempéra- 
ment ;  ce  qui  n'empêche  pas  ces 
quintes  ainfi  tempérées  de  nous  pa- 
roitre  agréables.  Or  où  eft ,  en  pareil 
cas ,  la  fiftiplicité  du  rapport  qui  de- 
vroit  nous  les  rendre  telles  ?  Nous 
jie  favons  point  encore  fi  notre  fyf- 
tênie  de  mufique  n'eft  pas  fonde  llir 
de  pures  conventions  ;  nous  ne  fa- 
vons point  (i  les  principes  n'en  font 
pas  tout-à-fait  arbitraires ,  i5^   ii  tout 


autre  fyftéme  ,  fubftitué  à  celui  -  là  , 
ne  parviendroit  pas ,  par  l'habitude , 
à  nous  plaire  également.  C'eft  une 
queftion  difcutée  ailleurs.  Par  une 
analogie  affez  naturelle,  ces  réflexions 
pourroient  en  exciter  d'autres  au  fu- 
jet  de  la  peinture  fur  le  ton  d'un 
tableau ,  fur  l'accord  des  couleurs  , 
fur  certaines  parties  du  deflin  où 
il  entre  peut  -  être  plus  d'arbitraire 
qu'on  ne  penfe ,  &  où  l'imitation 
même  peut  avoir  des  règles  de  con- 
vention. Pourquoi  les  Peintres  n'ofent- 
ils  entreprendre  des  imitations  nou- 
velles» qui  n'ont  contr'elles  que  leur 
nouveauté  ,  &  pnroiffent  d'ailleurs 
tout- à -fait  du  relTort  de  l'art?  Par 
exemple ,  c'eft  un  jeu  pour  eux  de 
faire  paroitre  en  relief  une  furface 
plane  :  pourquoi  donc  nul  d'entr'eux 
n'a-t-il  tenté  de  donner  l'apparence 
d'une  furface  plane  à  'un  relief?  S'ils 
font  qu'un  plafond  paroifle  une  voûte, 
pourquoi  ne  font-ils  pas  qu'une  voûte 
paroilfc  un  plafond.'  Les  ombres  di- 
ront-ils, chanj;ent  d'apparence  à  di- 
vers points  de  vue  ;  ce  qui  n'arrive 
pas  de  même  aux  furfaces  planes. 
Levons  cette  difficulté  ,  &  prions  un 
Peintre  fde  peindre  &  colorier  une 
ftatue  de  manière  qu'elle  paroiffo 
plate,  rafe,  cS;  de  la  même  couleur j 


THEATRALE.  6is 

des  dîmenfions  exa6les  ,  ne  fait  rien  de  fort  agréable  à  la 
vue  ;  aufîî  fon  ouvrage  n'efl-il  recherché  que  par  les  gens 
de  l'art.  Mais  celui  qui  trace  une  perfpe>51:ive ,  flatte  le  peu- 
ple ôc  les  ignorans  ,  parce  qu'il  ne  leur  fait  rien  connoîcre  , 
&c  leur  offre  feulement  l'apparence  de  ce  qu'ils  connoifToient 
déjà.  Ajoutez  que  la  mefure  ,  nous  donnant  fuccefîîvement 
une  dimenficn  &  puis  l'autre ,  nous  infîruit  lentement  de  la 
vérité  des  chofes  ;  au  lieu  que  l'apparence  nous  offre  le  tout 
à  la  fois  ,  &c  ,  fous  l'opinion  d'une  plus  grande  capacité  d'ef- 
prit  ,  flatte   le  fens  en  féduifant  l'amour-propre. 

Les  repréfentations  du  Peintre  ,  dépourvues  de  toute  réa- 
lité, ne  produifent  mcme  cette   apparence  ,   qu'à    l'aide   de 
quelques  vaines  ombres  &  de  quelques  légers  fîmulacres  qu'il 
fait  prendre  pour  la  chofe  même.  S'il  y  avoir  quelque  mé- 
lange de  vérité  dans  fes  imitations  ,  il   faudroit  qu'il  connût 
les  objets  qu'il  imite  ;  il  feroit  Naturalise ,  Ouvrier  ,  Phyfi- 
cien ,  avant  d'être  Peintre.  Mais  au  contraire ,  l'étendue  de  fon 
art  n'efè  fondée  que  fur  fon  ignorance  ;  &  il  ne  peint  tout , 
que  parce  qu'il  n'a  befoin  de  rien  connoître.  Quand  il  nous 
offre  un  Philofophe  en  méditation ,  un  Aftronome  obfervant 
les  aftres  ,   un  Géomètre   traçant  des  figures ,  un  Tourneur 
dans  fon  attelier,  fait-il  pour  cela  tourner,  calculer,  méditer» 
obferver  les  afires  ?  Point  du  tout  ;  il  ne  fait  que  peindre.  Hors 
d'état  de  rendre  raifon  d'aucune  des  chofes  qui  font  dans  fon 
tableau  ,  il  nous  abufe  doublement  par  fes  imitations ,  foit  en 

fins  aucun  deflin,  dans  un  feul  jour  peut-être  pas  indignes  d'ctre  exa- 
(<c  fous  un  feul  point  de  vue.  Ces  minées  par  l'amateur  éclaire  qui  a  fv 
nouvelles  confidérations   ne  feroient       bien   philofophe  fur  cet  art. 


6x6  DE     L'IMITATION 

nous  offrant  une  apparence  vague  &c  crompeufe  ,  dont  ni  lui 
ni  nous  ne  faurions  diflinguer  l'erreur;  foit  en  employant  des 
mefures  fauiïes  pour  produire  cette  apparence  ,  c'eft-à-dire  , 
en  altérant  toutes  les  véritables  dimenfîons  félon  les  loix  de 
la  perfpective  :  de  forte  que,  fi  le  fens  du  fpedateur  ne  prend 
pas  le  change  &  fe  borne  à  voir  le  tableau  tel  qu'il  eft ,  il 
fe  trompera  fur  tous  les  rapports  des  chofes  qu'on  lui  pré- 
fente ,  ou  les  trouvera  tous  faux.  Cependant  l'illufîon  fera 
telle  que  les  fimples  ôc  les  enfans  s'y  méprendront  ,  qu'ils 
croiront  voir  des  objets  que  le  Peintre  lui-même  ne  connoît 
pas  ,  &  des  ouvriers  à  l'art  defquels  il  n'entend  rien. 

'Apprenons  par  cet  exemple  à  nous  défier  de  ces  gens  uni- 
verfels ,  habiles  dans  tous  les  arts  ,  verfés  dans  toutes  les 
fciences ,  qui  favent  tout ,  qui  raifonnent  de  tout ,  ëc  femblent 
réunir  à  eux  feuls  les  talens  de  tous  les  mortels.  Si  quelqu'un 
nous  dit  connoître  un  de  ces  hommes  merveilleux  ,  affurons- 
le ,  fans  héfiter ,  qu'il  eft  la  dupe  àes  preltiges  d'un  char- 
latan ,  &  que  tout  le  favoir  de  ce  grand  Philofophe  n'eft 
fondé  que  fur  l'ignorance  de  fes  admirateurs  ,  qui  ne  favent 
point  diftinguer  l'erreur  d'avec  la  vérité,  ni  l'imitation  d'avec 
la  chofe  imitée. 

Ceci  nous  mené  à  l'examen  des  Auteurs  tragiques  ôc  d'Ho- 
mère leur  chef  (*).  Car  plufîeurs  afllirent  qu'il  faut  qu'un  Poète 
tragique  fâche  tout  ;  qu'il  connoifîe  à  fond  les  vertus  &.  les 

(  *  )  C'ctoit  le  fentiment  commun        difoit    des  Tragédies  d'Euripide  :  rc 
des  Anciens,  que  tous  leurs  Auteurs      Jbni:  les  rcjics  des  fcjiins  d'Hoineic^ 
tragiques   n'ctoient    que  les    copiftes       qu'un  convive  emporte  chez  lui, 
&  les  imitateurs  d'Homcre.  Quelqu'un 

vices  , 


THEATRALE.  ïTi-r 

vices,  la  politique  &  la  morale,  les  loix  divines  êc  humaines, 
&  qu'il  doit  avoir  la  fcience  de  toutes  les  chofes  qu'il  traite , 
ou  qu'il  ne  fera  jamais  rien  de  bon.  Cherchons  donc  fi  ceux 
qui  relèvent  la  Poclie  i\  ce  point  de  fublimité  ne  s'en  lailTenc 
point  impofer  aufli  par  l'art  imitateur  des  Poètes  ;fî  leur  admi- 
ration pour  ces  immortels  ouvrages  ne  les  empêche  point  de 
voir  combien  ils  font  loin  du  vrai ,  de  fentir  que  ce  font  des 
couleurs  fans  confidance  ,  de  vains  fantômes  ,  des  ombres  ; 
ôc  que ,  pour  tracer  de  pareiljes  images ,  il  n'y  a  rien  de 
moins  nécelTaire  que  la  connoilTance  de  la  vérité  :  ou  bien , 
s'il  y  a  dans  tout  cela  quelque  utilité  réelle ,  Se  û  les  Poètes 
favent  en  effet  cette  multitude  de  chofes  dont  le  Vulgaire 
trouve  qu'ils  parlent  fi  bien. 

Dites  -  moi ,  mes  amis ,  fî  quelqu'un  pouvoit  avoir  à  fon 
choix  le  portrait  de  fa  maîtreiïe  ou  l'original ,  lequel  penfe- 
riez  -  vous  qu'il  choisît  ?  Si  quelque  Artilte  pouvoit  faire  éga- 
lement la  chofe  imitée  ou  fon  fimulacre ,  donneroit-il  la  pré- 
férence au  dernier  ,  en  objets  de  quelque  prix  ,  &  fè  con- 
tenteroit-il  d'une  maifon  en  peinture,  quand  il  pourroit  s'en  faire 
une  en  effet  ?  Si  donc  l'Auteur  tragique  favoit  réellement  les 
chofes  qu'il  prétend  peindre  ,  qu'il  eût  les  qualités  qu'il  décrit, 
qu'il  fût  faire  lui-même  tout  ce  qu'il  fait  faire  à  fes  perfon- 
nages ,  n'exerceroit-il  pas  leurs  talens  ?  Ne  pratiqucroit-il  pas 
leurs  vertus  ?  N'éleveroit  -  il  pas  des  monumens  à  fa  gloire 
plutôt  qu'i  la  leur  ?  Et  n'aimeroit-il  pas  mieux  faire  lui-même 
des  aflîons  louables  ,  que  fe  borner  à  louer  celles  d'autrui  ? 
Certainement  le  mérite  en  feroit  tout  autre  ;  &  il  n'y  a  pas 
de  raifon  pourquoi,  pouvant  le  plus,  il  fc  borneroit  au  moins, 
Mdangcs,    Tome  I,  liii 


^i?  DE     L'  I  MI  T  A  T  I  O  JSr 

Mais  que  penfer  de  celui  qui  nous  veut  enfeigner  ce  qu'il  n'a 
pas  pu  apprendre  ?  Et  qui  ne  riroit  de  voir  une  troupe  imbécille 
aller  admirer  tous  les  reiïbrts  de  la  politique  &  du  cœur  hu- 
main mis  en  jeu  par  un  étourdi  de  vingt  ans ,  à  qui  le  moins 
fenfé  de  l'aiTemblée  ne  voudroit  pas  confier  la  moindre  de  fes 
affaires  ? 

LaifTons  ce  qui  regarde  les  talens  Se  les  arts.  Quand  Ho- 
mère parle  ii  bien  du  favoir  de  Machaon ,  ne  lui  demandons 
point  compte  du  fien  fur  la  même  matière.  Ne  nous  infor- 
mons point  des  malades  qu'il  a  guéris ,  des  élevés  qu'il  a 
faits  en  médecine  ,  des  chefs-d'œuvre  de  gravure  &  d'orfè- 
vrerie qu'il  a  finis  ,  des  ouvriers  qu'il  a  formés  ,  des  monu- 
mens  de  fon  induftrie.  Souffrons  qu'il  nous  enfeigne  tout 
cela,  fans  favoir  s'il  en  elt  infiruit.  Mais  quand  il  nous  entre- 
tient de  la  guerre,  du  gouvernement ,  des  loix,  des  fciences 
qui  demandent  la  plus  longue  étude  6c  qui  importent  le  plus" 
au  bonheur  des  hommes  ,  ofons  l'interrompre  un  moment 
&  l'interroger  aînfi  :  O  divin  Homère  !  nous  admirons  vos 
leçons  ;  ôc  nous  n'attendons  ,  pour  les  fuivre  ,  que  de  voir 
comment  vous  les  pratiquez  vous-même  ;  fi  vous  êtes  réelle- 
ment ce  que  vous  vous  efforcez  de  paroître  ;  fi  vos  imita- 
tions n'ont  pas  le  troiiieme  rang  ,  mais  le  fécond  après  la 
vérité  ,  voyons  en  vous  le  modèle  que  vous  nous  peignez  dans 
vos  ouvrages  ;  montrez-nous  le  Capitaine  ,  le  Légillatcur  âc 
k  Sage,  dont  vous  nous  offrez  fi  hardiment  le  portrait.  La 
Grèce  &  le  Monde  entier  célèbrent  les  bienfaits  des  grands 
hommes  qui  poffédcrent  ces  arts  fublimes  dont  les  préceptes 
vous  coûtent  fi  peu.  Lycurgue  donna  des  loix  à  Sparte  ,  Cha^ 


THEATRALE.  619 

fondas  à  la  Sicile  &  à  ritalie  ,  Minos  aux  Cretois ,  Selon  à 
nous.  S'agit-il  des  devoirs  de  la  vie  ,  du  fage  gouvernen-ient 
de  la  maifon  ,  de  la  conduite  d'un  Citoyen  dans  tous  les  états  ? 
Tiialès  de  Miiet  &  le  Scythe  Anacharfis  donnèrent  à  la  fois 
l'exemple  &:  les  préceptes.  Faut-il  apprendre  à  d'autres  ces 
mêmes  devoirs  ,  &  initituer  des  Philofophes  &  des  Sages 
qui  pratiquent  ce  qu'on  leur  a  enfeigné?  Ainfi  fit  Zoroaltre 
aux  Mages ,  Pychagore  à  fes  difciples ,  Lycurgue  à  fes  con- 
citoyens. Mais  vous.,  Homère  ,  s'il  eft  vrai  que  vous  ayez 
excellé  en  tant  de  parties  ;  s'il  eft  vrai  que  vous  puiflîez  ins- 
truire les  hommes  (Se  les  rendre  meilleurs  ;  s'il  eiè  vrai  qu'à 
l'imitation  vous  ayez  joint  l'intelligence  &;  le.favoir  aux  dif- 
cours  ;  voyons  les  travaux  qui  prouvent  votre  habileté ,  les 
Etats  que  vous  avez  inllitués ,  les  vertus  qui  vous  honorent , 
les  difciples  que  vous  avez  faits ,  les  batailles  que  vous  avez 
gagnées ,  les  richefles  que  vous  avez  acquifes.  Que  ne  vous  êtes- 
vous  concilié  des  foules  d'amis  ,  que  ne  vous  êtes -vous  fait 
aimer  &  honorer  de  tout  le  monde  ?  Comment  fe  peut-il  que 
nous  n'ayez  attiré  près  de  vous  que  le  feul  Cléophile  ?  encore 
n'en  fites-vous  qu'un  ingrat.  Quoi  !  un  Protagore  d'Abdère , 
un  Prodicus  de  Chio ,  fans  fortir  d'une  vie  fimple  &:  privée , 
ont  attroupé  leurs  contemporains  autour  d'eux  ,  leur  ont  per- 
fuadé  d'apprendre  d'eux  feuls  l'art  de  gouverner  fon  pays  ,  fa 
famille  &  foi -même;  &  ces  hommes  fi  merveilleux  ,  un 
Hcfiode ,  un  Homère  ,  qui  favoient  tout ,  qui  pouvoient  tout 
apprendre  aux  hommes  de  leur  tems ,  en  ont  été  négligés  au 
point  d'aller  errans  ,  mendiant  par-tout  l'univers  ;  &  chjnrant 
leurs  vers  de  ville  en  ville ,  comme  de  vils  Baladins  1  Dans 

li  ii  I 


6io  DE     L'IMITATION 

ces  fiecles  groffiers ,  où  le  poids  de  l'ignorance  commençoiS 
à  fe  faire  fentir  ,  où  le  befoin  &  l'avidité  de  favoir  concou- 
roient  à  rendre  utile  &  refpedable  tout  homme  un  peu  plus 
inftruic  que  les  autres,  fî  ceux-ci  eulTent  été  auffi  favans  qu'ils 
fembloient  l'être ,  s'ils  avoient  eu  toutes  les  qualités  qu'ils  fai* 
foient  briller  avec  tant  de  pompe  ,  ils  euffent  paffé  pour  des 
prodiges  ;  ils  auroient  été  recherchés  de  tous  ;  chacun  fe  feroit 
emprelTé  pour  les  avoir  ,  les  polTcder  ,,  les  retenir  chez  foi  '^ 
&c  ceux  qui  n'auroient  pu  les  fixer  avec  eux,  les  auroient  plutÔL 
fuivis  par  toute  la  terre ,  que  de  perdre  une  occafion  fi  rare: 
de  s'inftruire  &  de  devenir  des  Héros  pareils  à  ceux  qu'oa 
leur  faifoit  admirer  (  *  }. 

Convenons  donc  que  tous  les  Poètes ,  à  commencer  par 
Homère,  nous  repi-éièntent  dans  leurs  tableaux,  non  le  mo- 
dèle des  vertus ,  des  talens  ,  des  qualités  de  l'ame  ,  ni  les 
autres  objets  de  l'entendement  ôc  des  fens  qu'ils  n'ont  pas 
en  eux-mêmes  ,  mais  les  images  de  tous  ces  objets  tirée* 
d'objets  étrangers  ;  ôc  qu'ils  ne  font  pas  plus  près  en  cela 
de  la  vérité  ,  quand  ils  nous  offrent  les  traits  d'un  Héros 
ou  d'un  Capitaine  ,  qu'un  Peintre  qui  ,  nous  peignant  un 
Géomètre  ou  un  Ouvrier  ,  ne  regarde  point  à  l'art  où  il 
n'entend  rien ,,  mais  feulement  aux  couleurs  &:  à  la  figure, 

(  *  )  Platon  ne  veut  pas  dire  qu'un  de  Pacte,  ou  de  s'enrichir  &  de  s'illut 

homme  entendu  pour  fes  intérêts  &  trcr  par  les  talens  que  le  Focte  prétend 

verfc  dans  les   affaires  lucratives,  ne  enfeigner.  11  eft vrai  qu'on  pouvoit  al. 

puilTe ,  en    trafiquant  de    la   Poélie  y  léguer  à  Platon   l'exemple  de  Tirtce  ; 

ou  par  d'autres  moyens,  parvenir  à  une  mais  il  fe  fût  tiré  d'aHUirc  avec  une 

grande  fortune.  iMais  il  c!t  fort  différent  diftindion  ,  en  le   confiderant   piutô» 

Uc  s'eniichix  &  s'illullrcr  par Icmiiticr  coainic  Orateur  que  comme  Poste. 


THEATRALE..  ^zt 

Ainfî  font  illufîoa  les  noms  &  les  mots  à  ceux  qui ,  fen- 
fibles  au  rhythme  &  à  l'harmonie  ,  fe  laiffent  charmer  à  l'art 
enchanteur  du  Poète  ,  &  fe  livrent  à  la  féduftion  par  l'at- 
trait du  plaifir  ;  en  forte  qu'ils  prennent  les  images  d'objets, 
qui  ne  font  connus  ,  ni  d'eux ,  ni  des  auteurs  ,  pour  les> 
objets  mêmes ,  &  craignent  d'être  détrompés  d'une  erreur 
qui  les  flatte ,  foit  en  donnant  le  change  à  leur  ignorance  ^ 
foit  par  les  fenfations  agréables  dont  cette  erreur  eft  accom- 
pagnée. 

En  effet ,  ôtez  au  plus  brillant  de  ces  tableaux  le  charme. 
des  vers  &  les  ornemens  étrangers  qui  l'embellilTent  ;  dé- 
pouillez-le du  coloris  de  la  Poéfie  ou  du  flyle  ,  &  n'y  laiffez; 
que  le  delFtin  ,  vous  aurez  peine  à  le  reconnoître  :  ou,  s'il. 
eft  reconnoilfable ,  il  ne  plaira  plus  ;  fem.blable  à  ces  enfans 
plutôt  jolis  que  beaux,  qui,  parés  de  leur  feule  fleur  de  jeu- 
neffe  ,  perdent  avec  elle  toutes  leurs  grâces ,  fans  avoir  rien 
perdu  de  leurs   traits. 

Non- feulement  l'imitateur  ou  l'auteur  du  fimulacre  ne 
connoît  que  l'apparence  de  la  chofe  imitée ,  mais  la  véritable 
intelligence  de  cette  chofe  n'appartient  pas  même  à  celui 
qui  l'a  faite.  Je  vois  dans  ce  tableau  des  chevaux  attelés  au 
char  d'Hector  ;  ces  chevaux  ont  des  harnois ,  ûqs  mors , 
des  renés;  l'Orfèvre,  le  Forgeron,  le  Sellier  ont  fait  ces 
diverfes  chofes  ,  le  Peintre  les  a  repréfentées  ;  mais ,  ni  l'Ou- 
vrier qui  les  fait ,  ni  le  Peintre  qui  les  de/îine  ne  favent  ce 
qu'elles  doivent  être  :  c'elt  à  TEcuyer  ou  au  Conducteur  qui 
s'en  fert  à  déterminer  leur  forme  fur  leur  ufige;  c'efè  à  lui 
feul  de  juger  II  elles  font  bien  ou  mal,  &:  d'en  corriger  les 


6ii  DE     L'  I  iM  I  T  A  T  I  O  N 

défauts.  Ainfl  dans  tout  in£trument  pofTible ,  il  y  a  trois 
objets  de  pratique  à  confîdéi-er ,  favoir  l'ufage ,  la  f:ibrique  & 
l'imitation.  Ces  deux  derniers  arts  dépendent  manifeltemenc 
du  premier,  6c  il  n'y  a  rien  d'imitable  dans  la  nature  k 
quoi  l'on  ne   puifTe  appliquer  les  mêmes  diftinclions. 

Si  l'utilité ,  la  bonté  ,  la  beauté  d'un  inllrument ,  d'un 
animal  ,  d'une  aftion  fe  rapportent  à  l'ufage  qu'on  en  tire  ; 
s'il  n'appartient  qu'à  celui  qui  les  met  en  œuvre  d'en  don- 
ner le  modèle  &  de  juger  fi  ce  modèle  eft  fidèlement  exé- 
cuté :  loin  que  l'imitateur  foit  en  état  de  prononcer  fur  les 
qualités  des  chofes  qu'il  imite ,  cette  dccifion  n'appartient 
pas  même  à  celui  qui  les  a  faites.  L'imitateur  fuit  l'ouvrier 
dont  il  copie  l'ouvrage,  l'Ouvrier  fuit  l'x^rtifte  qui  fait  s'en 
fervir,  &  ce  dernier  feul  apprécie  également  la  chofe  6c  fon 
imitation  ;  ce  qui  confirme  que  les  tableaux  du  Poète  &c  du 
Peintre  n'occupent  que  la  troilieme  place  après  le  premier 
modèle  ou  la  vérité. 

Mais  le  Poëte,  qui  n'a  pour  juge  qu'un  Peuple  ignorant 
auquel  il  cherche  à  plaire,  comment  ne  défigurera-t-il  pas, 
pour  le  flatter,  les  objets  qu'il  lui  préfente  ?  Limitera  ce  qui 
paroît  beau  à  la  multitude ,  fans  fe  foucier  s'il  l'cft  en  effet. 
S'il  peint  la  valeur,  aura-t-il  Achille  pour  juge.''  S'il  peint 
la  rufe ,  UlyiTe  le  reprendra-t-il  ?  Tout  au  contraire  Achille 
&  Ulyffe  feront  fes  pcrfonnages  ;  Therûte  &.  Dolon  ks  fpec- 
tatcurs. 

Vous  m'objeflerez  que  le  Phibrophe  ne  fait  pas  non  plus 
lui-même  tous  les  arts  dont  il  parle ,  &  qu'il  étend  fouvenc 
fes  idées  auHi  loin  que  le  Poctc  étend  fcs  images.  J'en  con- 


THEATRALE  6ii 

viens  :  mais  le  Philofophe  ne  fe  donne  pas  pour  favoir  la 
vérité,  il  la  cherche,  il  examine,  il  difcute ,  il  étend  nos 
vues,  il  nous  inftruit  même  en  fe  trompant;  il  propofe  fes 
doutes  pour  des  doutes,  fes  conjeclures  pour  des  conjectures, 
&:  n'affirme  que  ce  qu'il  fait.  Le  Philofophe  qui  raifonne  , 
foumet  fes  raifons  à  notre  jugement;  le  Poëte  èc  l'imitateur 
fe  fait  juge  lui-même.  En  nous  oiFrant  fes  images  ,  il  les 
affirme  conformes  à  la  vérité  ;  il  ell  donc  obligé  de  la 
connoître ,  fl  fon  arc  a  quelque  réalité  ;  en  peignant  tout ,  il 
fe  donne  pour  tout  favoir.  Le  Poëte  eft  le  Peintre  qui  fait 
l'image  ;  le  Philofophe  eft  l'Architede  qui  levé  le  plan  :  l'un 
ne  daigne  pas  même  approcher  de  l'objet  pour  le  peindre; 
l'autre  mefure  avant  de  tracer. 

Mais  de  peur  de  nous  abufer  par  de  faufTes  analogies, 
tâchons  de  voir  plus  difiimftement  à  quelle  partie,  à  quelle 
faculté  de  notre  ame  fe  rapportent  les  imitations  du  Poëte, 
&  confidérons  d'abord  d'où  vient  l'illufion  de  celles  du 
Peintre.  Les  mêmes  cox-ps  vus  à  diverfes  diftances  ne  pa- 
roi^ent  pas  de  même  grandeur,  ni  leurs  figures  également 
fenfibles  ,  ni  leurs  couleurs  de  la  même  vivacité.  Vus  dans: 
l'eau  ,  ils  changent  d'apparence  ;  ce  qui  étoit  droit ,  paroîc 
brifé;  l'objet  paroît  flotter  avec  l'onde.  A  travers  un  verre 
fphérique  ou  creux  ,  tous  les  rapports  des  traits  font  chan- 
gés ;  à  l'aide  du  clair  &  des  ombres ,  une  furface  plane  fe 
relevé  ou  fe  creufc  au  gré  du  Peintre  ;  fon  pinceau  grave 
des  traits  auffi  profonds  que  le  cifeau  du  Sculpteur ,  &  dans 
les  reliefs  qu'il  fait  tracer  fur  la  toile,  le  toucher  démenti 
par  la  vue ,  laiffe  à  douter  auquel  des  deux  on  doit  fe  fier. 


'6iA.  DE     L'ÎMîTATIOl^ 

Toutes  ces  erreurs  font  évidemment  dans  les  jugemens  prè« 
£ipirés  Az  refpric.  C'efè  cette  foiblefle  de  l'entendement  hu- 
.main ,  toujours  preffé  de  juger  fans  connoître ,  qui  donne 
prife  à  tous  ces  prefriges  de  magie  par  lefquels  l'Optique  (Se 
Ja  Mécanique  abufent  nos  fens.  Nous  concluons  ,  fur  la  feule 
■apparence  ,  de  ce  que  nous  connoiffons  à  ce  que  nous  ne 
;ConaoiirGns  pas,  &  nos  inductions  fouffes  fout  la  fource  de 
mille  illulîons. 

Quelles  reiïburces  nous  font  offertes  contre  ces  erreurs  ? 
-Celles  de  l'examen  &  de  l'anaîyfe.  La  fufpenfion  de  l'efprit., 
rl'art  de  mefurer,  de  pefer,  de  compter,  font  les  fecours  que 
l'homme  a  pour  vérifier  les  rapports  des  fens ,  afin  qu'il  ne 
juge  pas  de  ce  qui  eit  graad  ou  petit,  rond  ou  quarré, 
rare  ou  compaéte ,  éloigné  ou  proche ,  par  ce  qui  paroît  l'être , 
jmais  par  ce  que  le  nombre,  la  mefure  6c  le  poids  lui  donnent 
pour  tel.  La  comparaifon ,  le  jugement  des  rapports  trouvés 
par  ces  diverfes  opérations  ,  appartiennent  inconteftablemeiic 
à  la  faculté  raifonnante,  6c  ce  jugement  elt  fouvent  en  con- 
xradiélion  avec  celui  que  l'apparence  des  chofes  nous  fait 
porter.  Or  nous  avons  vu  ci-deyant  que  ce  ne  fauroit  être 
par  la  même  faculté  de  l'ame,  qu'elle  porte  des  jugemens 
contraires  des  mêmes  choies  confidérées  fous  les  mêmes 
relations.  D'où  il  fuit  que  ce  n'elt  point  la  plus  noble  de 
nos  facultés,  favoir  h  raifjn;  mais  une  faculté  différente 
,&  inférieure  ,  qui  juge  fur  l'apparence,,  &(.  fe  livre  au  charme 
de  l'imitation.  C'eit  ce  que  je  voulois  exprimer  ci -devant, 
;en  difant  que  la  Peinture  ,  6c  généralement  l'art  d'imiter , 
exerce  ks  opérations  loin  de  la  vérité  des  chofes ,  en  s'unif- 

filUC 


THEATRALE.  6is 

fant  à  une  partie  de  notre  ame  dépourvue  de  prudence  &  de 
raifon ,  6c  incapable  de  rien  connoître  par  elle-même  de 
réel  &  de  vrai  (*).  Ainfî  l'art  d'imiter,  vil  par  fa  nature  éc 
par  la  faculté  de  l'ame  fur  laquelle  il  agit ,  ne  peut  que 
l'être  encore  par  fes  produ6lions,  du  moins  quant  au  fens 
matériel  qui  nous  fait  juger  des  tableaux  du  Peintre.  Con- 
fidérons  maintenant  le  même  art  appliqué  par  les  imitations 
du  Poète  immédiatement  au  fens  interne ,  c'eft-à-dire  ,  à 
l'entendement. 

La  Scène  repréfente  les  hommes  agifTant  volontairement 
ou  par  force  ,  e/èimant  leurs  adions  bonnes  ou  mauvaifes  , 
félon  le  bien  ou  le  m.al  qu'ils  penfent  leur  en  revenir ,  ôc 
diverfement  affeétés  ,  à  caufe  d'elles  ,  de  douleur  ou  de 
volupté.  Or,  par  les  raifons  que  nous  avons  déjà  difcutées, 
il  efè  impofFible  que  l'homme  ,  ainfî  préfenté  ,  foie  jamais 
d'accord  avec  lui-même  ;  ôc  comme  l'apparence  &  la  réalité 
des  objets  fenfibles  lui  en  donnent  des  opinions  contraires  , 
de  même  il  apprécie  différemment  les  objets  de  fes  aftions  , 
félon  qu'ils  font  éloignés  ou  proches,  conformes  ou  oppofés 
à  fes  paffions  ;  &  fes  jugemens  ,  mobiles  comme  elles ,  mettent 
fans  ceffc  en  contradiclion  fes  defirs,  fa  raifon,  fa  volonté  Ôc 
toutes  les  puilTances  de  fon  ame. 

La  Scène  repréfente  donc  tous  les  hommes  ,  &  même  ceux 
qu'on  nous  donne  pour  modèles,  comme  affedés  autrement 

(  '  )  11   ne  faut  pas  prendre  ici  ce  employer  le  mot  de  parties ,  ne  tombe 

mot  de  partie  dans  un   fens  exad  ,  que  fur  les  divers  (genres  d'opérations 

comme  fi  Platon  fuppofoit  l'ame  réel-  par   lefiiuelles    l'ame   fe   modifie  ,    & 

lement    divifiblc    ou    compofée.     La  qu'on  appelle  autrement  facultâ. 
UiviGon  qu'il   fuppofe  &  qui  lui  fait 

Mélanges.    Tome  I.  Kkkk 


6i6  DE     L'  I  M  I  T  A  T  I  O  N 

qu'ils  ne  doivent  l'être  pour  fe  maintenir  dans  l'ctat  de 
modiradon  qui  leur  convient.  Qu'un  homme  fage  &  courageux 
perde  fon  ii!s  ,  fon  ami ,  fa  maître iïe  ,  enfin  l'objet  le  plus 
cher  à  fon  cœur  ;  on  ne  le  verra  point  s'abandonner  à  une  douleur 
exceflive  &  déraifonnable  ;  &:  fî  la  foibleffe  humaine  ne  lui 
permet  pas  de  furmonter  tout-à-fait  fon  affliction ,  il  la  tempérera 
par  la  confiance  ;  une  jufte  honte  lui  fera  renfermer  en  lui- 
même  une  partie  de  fes  peines  ;  &  ,  contraint  de  paroître 
aux  yeux  des  hommes,  il  rougiroit  de  dire  &  faire  en  leur 
préfence  plufieurs  chofes  qu'il  dit  Ôc  fait  étant  feul.  Ne  pou- 
vant être  en  lui  tel  qu'il  veut  ,  il  tâche  au  moins  de  s'offrir 
aux  autres  tel  qu'il  doit  être.  Ce  qui  le  trouble  èc  l'iigite , 
c'eft  la  douleur  &:  la  pafïïon  ;  ce  qui  l'arrête  &  le  contient , 
c'eft  la  raifon  &  la  loi;  &  dans  ces  mouvemens  oppofés,  fa 
volonté  fe  déclare  toujours  pour  la  dernière. 

En  effet ,  la  raifon  veut  qu'on  fupporte  patiemment  l'adver- 
fité ,  qu'on  n'en  aggrave-pas  le  poids  par  des  plaintes  inutiles , 
qu'on  n'eftime  pas  les  chofes  humaines  au-deià  de  leur  prix , 
qu'on  n'épuife  pas,  à  pleurer  fes  maux,  les  forces  qu'on  a  pour 
les  adoucir,  &  qu'enfin  l'on  fonge  quelquefois  qu'il  eft  impof- 
fible  à  l'homme  de  prévoir  l'avenir,  &  de  fe  connoître  afTez 
lui  -  même  pour  favoir  fî  ce  qui  lui  arrive  eft  un  bien  ou  un 
mal  pour  lui. 

Ainfi  fe  comportera  l'homme  judicieux  &  tempérant,  en 
proie  à  la  mauvaife  fortune.  11  tâchera  de  mettre  à  profit  ks. 
revers  mêmes,  comme  un  joueur  prudent  cherche  à  tirer  parti 
d'un  mauvais  point  que  le  hazard  lui  amené  ;  &  ,  fans  fe 
lamenter  comme  un  enfant  qui  tombe  &  pleure  auprès  de  la 


T    H    E    A    T    R    A    L    E.  Ciy 

pierre  qui  l'a  frappé ,  il  faura  porter ,  s'il  le  faur,  un  fer  falu- 
taire  à  fi  blelFure,  &  la  faire  faigner  pour  la  guérir.  Nous 
dirons  donc  que  la  confiance  &  la  fermeté  dans  les  difgraces 
font  l'ouvrage  de  la  raifon ,  &  que  le  deuil ,  les  larmes ,  le  défef- 
poir ,  les  gémiffemens  appartiennent  à  une  partie  de  l'ame  oppo- 
fée  à  l'autre ,  plus  débile ,  plus  lâche  ,  ôc  beaucoup  inférieure  en 
dignité. 

Or  c'elt  de  cette  partie  fenfible  &  foible  que  fe  tirent  les 
imitations  touchantes  &  variées  qu'on  voit  fur  la  Scène. 
L'homme  ferme  ,  prudent ,  toujours  femblable  à  lui-même  » 
n'eft  pas  fi  focile  à  imiter  ;  &  ,  quand  il  le  feroit,  l'imitation, 
moins  variée ,  n'en  feroit  pas  fi  agréable  au  Vulgaire  ;  il  s'in- 
téreiïeroit  difficilement  à  une  image  qui  n'eft  pas  la  fienne  , 
&  dans  laquelle  il  ne  reconnoîtroit  ni  fes  mœurs  ,  ni  fes 
paflions  :  jamais  le  cœur  humain  ne  s'identifie  avec  des  objets 
qu'il  fent  lui  être  abfolument  étrangers.  Aufii  l'habile  Poète  , 
le  Poëte  qui  fait  l'art  de  réufîir ,  cherchant  à  plaire  au  Peuple 
&:  aux  hommes  vulgaires,  fe  garde  bien  de  leur  offrir  la  fublime 
image  d'un  cœur  maître  de  lui ,  qui  n'écoute  que  la  voix  de  la 
fageffe  ;  mais  il  charme  les  fpeélateurs  par  des  caracleres  tou- 
jours en  contradidion  ,  qui  veulent  &  ne  veulent  pas ,  qui 
font  retentir  le  Théâtre  de  cris  &:  de  gémiffemens ,  qui  nous  for- 
cent à  les  plaindre,  lors  même  qu'ils  font  leur  devoir,  & 
à  penfer  que  c'eft  une  trifte  chofe  quç  la  vertu  ,  puifqu'elle 
rend  fes  amis  fi  miférables.  C'elt  par  ce  moyen  ,  qu'avec  des 
imitations  plus  faciles  &  plus  diverfes,  le  Poète  émeut  &  flatte 
davantage  les  fpedateurs. 

Cette  habitude  de  foumettre  à  leurs  paiïions  les  gens  qu'on 

Kkkk  1 


(îi*  DE     L'IMITATION 

nous  fait  aimer,  altère  &  change  tellement  nos  jugemens 
fur  les  chofes  louables ,  que  nous  nous  accoutumons  à  honorer 
la  foiblefle  d'ame  fous  le  nom  de  fenfibilité  ,  &  à  traiter 
d'horomes  durs  ôc  fans  fentiment  ceux  en  qui  la  févérité  du 
devoir  l'emporte ,  en  toute  occafion  ,  fur  les  affeélions  natu- 
relles. Au  contraire,  nous  ellimons  comme  gens  d'un  bon 
naturel  ceux  qui ,  vivement  afFeâés  de  tout  ,  font  l'éternel 
jouet  des  cvénemens;  ceux  qui  pleurent  comme  des  femmes 
la  perte  de  ce  qui  leur  fut  cher  ;  ceux  qu'une  amitié  défor- 
donnte  rend  injufles  pour  fervir  leurs  amis  ;  ceux  qui  ne 
connoiiïent  d'autre  règle  que  l'aveugle  penchant  de  leur  cœur  ; 
ceux  qui  ,  toujours  loués  du  fexe  qui  les  fubjugue  &  qu'ils 
imitent ,  n'ont  d'autres  vertus  que  leurs  paffions  ,  ni  d'autre 
mérite  que  leur  foiblefle.  Ainfi  l'égalité ,  la  force ,  la  conf- 
tance ,  l'amour  de  la  jultice  ,  l'empire  de  la  raifon ,  devien- 
nent infenfiblement  des  qualités  haïlfables ,  des  vices  que 
l'on  décrie;  les  hommes  fe  font  honorer  par -tout  ce  qui 
les  rend  dignes  de  mépris  ;  ëc  ce  renverfcment  des  faines 
opinions  c(t  l'infaillible  effet  des  leçons  qu'on  va  prendre  au 
Théâtre. 

C'eit  donc  avec  raifon  que  nous  blâmions  les  imitations 
du  Poëte  ôc  que  nous  les  mettions  au  même  rang  que  celles 
du  Peintre ,  foit  pour  être  également  éloignées  de  la  vérité , 
foit  parce  que  l'un  &  l'autre  flattant  également  la  parrie 
fenfible  de  l'ame  ,  &  négligeant  la  rationelle  ,  renverfent  l'or- 
dre de  nos  facultés  ,  ôc  nous  font  fubordonner  le  meilleur 
au  pire.  Comme  celui  qui  s'occuperoit  dans  la  République 
à  foumettre  les  bons  aux  médians  ,  6c   les   vrais  chefs  aux 


THEATRALE.  6uy 

rebelles,  feroit  ennemi  de  la  Patrie  &  traître  à  l'Etat;  ainfi 
le  Poète  imitateur  porte  les  dilTentions  &  la  mort  dans  la 
République  de  l'ame ,  en  élevant  &  nourriflant  les  plus  viles 
facultés  aux  dépens  des  plus  nobles ,  en  épuifant  dk  ufant 
fes  forces  fur  les  chofes  les  moins  dignes  de  l'occuper  ,  en 
confondant  par  de  vains  fimulacres  le  vrai  beau  avec  l'attrait 
menfonger  qui  plaît  à  la  multitude  ,  6c  la  grandeur  appa- 
rente avec  la  véritable  grandeur. 

Quelles  âmes  fortes  oferont  fe  croire  à  l'épreuve  du  foin 
que  prend  le  Poëte  de  les  corrompre  ou  de  les  décourager  ? 
Quand  Homère  ou  quelque  Auteur  tragique  nous  montre 
un  Héros  furchargé  d'afflidion  ,  criant,  lamentant  ,  fe  frap- 
pant la  poitrine  :  un  Achille  ,  fils  d'une  Déeffe  ,  tantôt  étendu 
par  terre  &.  répandant  des  deux  mains  du  fable  ardent  fur 
fa  tète  ;  tantôt  errant  comme  un  forcené  fur  le  rivage,  &c 
mêlant  au  bruit  des  vagues  fes  hurlemens  effrayans  :  un 
Priam  ,  vénérable  par  fa  dignité  ,  par  fon  grand  âge  ,  par 
tant  d'illuflres  enfans ,  fe  roulant  dans  la  fange  ,  fouillant  fes 
cheveux  blancs ,  faifint  retentir  l'air  de  Çqs  imprécations- ,  & 
apoftrophant  les  Dieux  &.  les  hommes  ;  qui  de  nous  ,  infen- 
fible  à  cts  plaintes,  ne  s'y  livre  pas  avec  une  forte  de  plai- 
fir  ?  Qui  ne  fent  pas  naître  en  foi-même  le  fentimcnt  qu'on 
nous  repréfente  ?  Qui  ne  loue  pas  férieufement  l'art  de  l'Au- 
teur, &  ne  le  regarde  pas  comme  un  grand  Pocte,à  caufe 
de  l'exprefîlon  qu'il  donne  à  ks  tableaux ,  &  des  afFedions 
qu'il  nous  communique  ?  Et  cependant ,  lorfqu'une  afflidion 
domcf tique  &  réelle  nous  atteint  nous-mêmes  ,  nous  nous 
glorifions  de  la  fupporter  modérément ,  de  ne  nous  en  point 


6W      '       DE     L'IMITATION 

laiffer  accabler  jufqu'aux  larmes  ; ,  nous  regardons  alors  le 
courage  que  nous  nous  efforçons  d'avoir  comme  une  vertu 
d'homme  ,  &  nous  nous  croirions  auffi  lâches  que  des  fem- 
mes ,  de  pleurer  &  gémir  comme  ces  Héros  qui  nous  ont 
touchés  fur  la  Scène.  Ne  fonc-ce  pas  de  fort  utiles  Spectacles 
que  ceux  qui  nous  font  admirer  des  exemples  que  nous  rou- 
girions d'imiter  ,  ôc  où  l'on  nous  intéreffe  à  des  foiblefTes 
dont  nous  avons  tant  de  peine  à  nous  garantir  dans  nos 
propres  calamités  ?  La  plus  noble  faculté  de  l'am.e  ,  perdant 
ainfi  l'ufage  &  l'empire  d'elle-même  ,  s'accoutume  à  fléchir 
fous  la  loi  des  pallions  ;  elle  ne  réprime  plus  nos  pleurs  &  - 
nos  cris  ;  elle  nous  livre  à  notre  attendriiTement  pour  des 
objets  qui  nous  font  étrangers  ;  &  fous  prétexte  de  commi- 
fération  pour  des  malheurs  chimériques  ,  loin  de  s'indigner 
qu'un  homme  vertueux  s'abandonne  à  des  douleurs  exceffives, 
loin  de  nous  empêcher  de  l'applaudir  dans  fon  aviliflement , 
elle  nous  laifTe  applaudir  nous-mêmes  de  la  pitié  qu'il  nous 
infpire  ;  c'eft  un  plaifir  que  nous  croyons  avoir  gagné  fans 
foibleffe ,  &  que  nous  goûtons  fans  remords. 

Mais  en  nous  laifTant  ainfi  fubjuguer  aux  douleurs  d'autrui, 
comment  réfifkrons-nous  aux  nôtres  ;  &  comment  fuppor- 
terons-nous  plus  courageufement  nos  propres  maux  que  ceux 
dont  nous  n'appercevons  qu'une  vaine  image  ?  Quoi  I  ferons- 
nous  les  feuls  qui  n'aurons  point  de  prife  fur  notre  fenfi- 
bilité  ?  Qui  elt-ce  qui  ne  s'appropriera  pas  dans  l'occafîon 
ces  mouvemens  auxquels  il  fe  prête  fi  volontiers  ?  Qui  eft- 
ce  qui  faura  refufer  à  ks  propres  malheurs  les  larmes  qu'il 
prodigue  à  ceux  d'un  autre  ?  J'en  dis  autant  de  la  Comédie , 


THEATRALE.  6^1 

du  rire  indécent  qu'elle  nous  arrache  ,  de  l'habitude  qu'on  y 
prend  de  tourner  tout  en  ridicule  ,  même  les  objets  les  plus 
férieux  &  les  plus  graves  ,  6c  de  l'effet  prefque  inévitable 
par  lequel  elle  change  en  bouffons  &  plaifans  de  Théâtre  , 
les  plus  refpeébbles  des  Citoyens.  J'en  dis  autant  de  l'amour, 
de  la  coiere  ,  &c  de  toutes  les  autres  pafTions ,  auxquelles  de- 
venant de' jour  en  jour  plus  fenfibles  par  amufemenc  &  par 
jeu ,  nous  perdons  toute  force  pour  leur  réfifter ,  quand  elles 
nous  affaillent  tout  de  bon.  Enfin  ,  de  quelque  fens  qu'on 
envifage  le  Théâtre  &  fes  imitations  ,  on  voit  toujours  , 
qu'animant  &  fomentant  en  tîous  les  difpofitions  qu'il  fau- 
di-oit  contenir  &c  réprimer  ,  il  foit  dominer  ce  qui  devroic 
obéir  ;  loin  de  nous  rendre  m.cilleurs  &  plus  heureux ,  il 
nous  rend  pires  ôc  plus  malheureux  encore  ,  &  nous  fait 
payer  aux  dépens  de  nous-mêmes  le  foin  qu'on  y  prend  de 
nous  plaire  6c  de  nous  flatter. 

Quand  donc  ,  ami  Glaucus  ,  vous  rencontrerez  des  en- 
thoufiaftes  d'Homère  ;  quand  ils  vous  diront^  qu'Homère  eft 
l'infHtuteur  de  la  Grèce  6c  le  maître  de  tous  les  arts  ;  que 
le  gouvernement  des  Etats  ,  la  difcipîine  civile  ,  l'éducation 
des  hommes  &  tout  l'ordre  de  la  vie  humaine  font  enfeignés 
dans  fes  écrits  ;  honorez  leur  zèle  ;  aimez  6c  fupportez-les  , 
comme  des  hommes  doués  de  qualités  exquifes  ;  admirez 
avec  eux  les  merveilles  de  ce  beau  génie  ;  accordez-leur  avec 
plaifir  qu'Homère  eft  le  Pocte  par  excellence ,  le  modèle  ôc 
le  chef  de  tous  les  Auteurs  tragiques.  Mais  fongcz  toujours 
que  les  Hymnes  en  l'honneur  des  Dieux  ,  6c  les  louanges 
des  grands    hommes  ,  font  la  feule  cfpece  de  Poéfie  qu'il 


67,1  DE     L'IMITATION 

faut  admettre  dans  la  République  ;  &  que  fl  l'on  y 
fouiTre  une  fois  cette  Mufe  imitative  qui  nous  charme  & 
nous  trompe  par  la  douceur  de  fes  accens  ,  bientôt  les  ac- 
tions des  hommes  n'auront  plus  pour  objet ,  ni  la  loi  ,  ni  les 
chofes  bonnes  &  belles ,  mais  la  douleur  &  la  volupté  ;  les 
partions  excitées  domineront  au  lieu  de  la  raifon  :  les  Ci- 
toyens ne  feront  plus  des  hommes  vertueux  &  juites  ,  tou- 
jours foumis  au  devoir  &  à  l'équité  ,  mais  des  hommes  fen- 
fibles  &  foibles  qui  feront  le  bien  ou  le  mal  indifférem- 
ment ,  félon  qu'ils  feront  entraînés  par  leur  penchant.  Enfin , 
n'oubliez  jamais  qu'en  banniffant  de  notre  Etat  les  Drames 
&  Pièces  de  Théâtre ,  nous  ne  fuivons  point  un  entêtement 
barbare ,  &  ne  méprifons  point  les  beautés  de  l'art  ;  mais 
nous  leur  préférons  les  beautés  immortelles  qui  réfultent  de 
l'harmonie  de  l'ame  ,  &  de  l'accord  de  fes  facultés. 

Faifons  plus  encore.  Pour  nous  garantir  de  toute  partialité , 
&  ne  rien  donner  à  cette  antique  difcorde  qui  règne  entre 
les  Philofophes  &  les  Poètes  ,  n'ôtons  rien  à  la  Poéfie  & 
à  l'imitation  de  ce  qu'elles  peuvent  alléguer  pour  leur  dé- 
fenfe  ,  ni  à  nous  des  plaifirs  innocens  qu'elles  peuvent  nous 
procurer.  Rendons  cet  honneur  à  la  vérité  d'en  refpeâer  juf- 
qu'ii  l'image,  &  de  laiiïer  la  liberté  de  fe  faire  entendre  à 
tout  ce  qui  fe  renomme  d'elle.  En  impofant  (ilcnce  aux  Poè- 
tes ,  accordons  à  leurs  amis  la  liberté  de  les  défendre  6i  de 
nous  montrer ,  s'ils  peuvent  ,  que  l'art  condamné  par  nous 
comme  nuifible  ,  n'eft  pas  feulement  agréable,  mais  utile  à 
la  îlépuhljque  &  aux  Citoyens.  Ecoutons  leurs  raifons  d'une 
oreille  impartiale ,  &:  convenons  de  bon  cœur  que  nous  au- 
rons 


THEATRALE.  ^33 

tons  beaucoup  gagné  pour  nous-mêmes  ,  s'ils  prouvent  qu'on 
peut  fe  livrer  fans  rifque  à  de  fi  douces  impreffions.  Autre- 
ment ,  mon  cher  Glaucus  ,  comme  un  homme  fage  ,  épris 
des  charmes  d'une  maître îfe ,  voyant  fa  vertu  prête  à  l'aban- 
donner ,  rompt  ,  quoiqu'à  regret ,  une  fi  douce  chaîne  ,  &: 
facrifie  l'amour  au  devoir  &  à  la  raifon  ;  ainfi  ,  livrés  dès 
notre  enfance  aux  attraits  fédu6teurs  de  la  Poéue ,  &  trop 
fenfibles  peut-être  à  fes  beautés ,  nous  nous  munirons  pour- 
tant de  force  &  de  raifon  contre  {es  prefiiges  :  fi  nous  ofons 
donner  quelque  chofe  au  goût  qui  nous  attire  ,  nous  crain- 
drons au  moins  de  nous  livrer  à  nos  premières  amours  :  nous 
nous  dirons  toujours  qu'il  n'y  a  rien  de  férieux  ni  d'utile 
dans  tout  cet  appareil  dramatique  :  en  prêtant  quelquefois 
nos  oreilles  à  la  Poéfie  ,  nous  garantirons  nos  cœurs  d'être 
abufés  par  elle  ,  6c  nous  ne  foufTrirons  point  qu'elle  trouble 
l'ordre  &  la  liberté  ,  ni  dans  la  République  intérieure  de 
l'ame  ,  ni  dans  celle  de  la  fociété  humaine.  Ce  n'eft  pas 
une  légère  alternative  que  de  fe  rendre  meilleur  ou  pire  ,  ôc 
l'on  ne  fauroit  pefer  avec  trop  de  foin  la  délibération  qui 
nous  y  conduit.  O  mes  amis  !  c'eft ,  je  l'avoue  ,  une  douce 
chofe  de  fe  livrer  aux  charmes  d'un  talent  enchanteur,  d'ac- 
quérir par  lui  des  biens ,  des  honneurs  ,  du  pouvoir  ,  de  la 
gloire  :  mais  la  puifPance  ,  &  la  gloire  ,  &  la  richeffe  ,  6c 
les  plaifirs  ,  tout  s'éclipfe  6c  difparoît  comme  une  ombre  , 
auprès  de  la  juftice  &  de  la  vertu. 

Fin  du  premier  ['oluniç  des  Mélanges. 
Mélanges,    Xomc  I.  LUI 


TABLE 

Des  différentes  Pièces  contenues  dans  ce 

Voîume. 


«1/ 


lETTRE   à    M.    de    Beaumont ^  Page   ..'.'.    f 

Lettres    écrites    de    la    Montagne 12? 

Lettre    a    M.    d"" Alenibert .     431 

Réponfe    a    une    Lettre   anonyyne 5oi 

De    l'Imitation     Théâtrale .     .     5il 

Fin  de   la   Table» 


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