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COMPLETE
DES CEUVRES
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J. J. ROUSSEAU.
TOME SIXIEME.
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COLLECTION
COUPLE TE
DES ŒUVRES
D E
J. J. ROUSSEAU,
Citoyen de Genève.
TOME SIXIEME.
Contenant la première Partie des
Mélanges,
À GENEVE.
M, D C C. L X X X I I.
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
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M ELANCE
TOME PREMIER.
JEAN -JAQUES ROUSSEAU 3
CITOTEN DE GENEVE^
A CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
Archevêque de Paris , Duc de St. Cloud , Pair de France ,
Commandeur de VOrdre du St. Efprit , Provifeur de
Sorbonne , ùc>
Da veniam fi quid liberius dixi , non ad contumeliam tuam , fed ad
defenfionem meam. Praefiimfi enim de gravitate & prudentiâ
tuâ , quia potes confiderare quantam mihi refpondendi necefll-
tatem impofueris.
Aug. Epijl. 2j8 ad Pafcent.
GENEVE,
M. D C C. L X X X I.
JEAN- JAQUES ROUSSEAU.
CITOTEN DE GENEVE,
A CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
ARCHEVÊQUE DE PARIS.
J. ouRQUOi faut -11, Monfeigneur, que j'aie quelque chofe
à vous dire? Quelle langue commune pouvons-nous parler,
comment pouvons - nous nous entendre , &c qu'y a-t-il entre
vous & moi ?
Cependant, il faut vous répondre; c'eft vous-même qui
m'y forcez. Si vous n'euiliez attaqué que mon livre , je vous
aurois laiffé dire : mais vous attaquez aufTi ma perfonne ; 6c ,
plus vous avez d'autorité parmi les hommes, moins il m'eiè
permis de me taire , quand vous voulez me déshonorer.
Je ne puis m'empécher , en commençant cette Lettre , de
réfléchir fur les bizarreries de ma deftinée. Elle en a qui
n'ont été que pour moi.
J'étois né avec quelque talent ; le public Fa jugé ainfi.
Cependant j'ai pafle ma jeunefle dans une heureufe obfcu-
ritc, dont je ne cherchois point à fortir. Si je l'avois cher-
ché , cela même eût été une bizarrerie que durant tout le feu
du premier âge je n'cufTe pu réuffir, & que j'cufTe trop réulîî
dans la fuite , quand ce feu commençoit à p;i(îtr. J'appro-
chois de ma quarantième aniice , & j'avois , au lieu d'une
fortune que j'ai toujours méprifée, 6<. d'un nom qu'on m'a
A
6 LETTRE
fait payer fi cher , le repos & des amis , les deux feuls biens
donc mon cœur foie avide. Une mifcrable queltion d'Aca-
démie m.'agitant l'efprit malgré moi , me jetra dans un mé-
tier pour lequel je n'étois point fait ; un fuccès inattendu
' m'y montra des attraits qui me féduifirent. Des foules d'ad-
verfaires m'attaquèrent fans m'entendre , avec une étourderie
qui me donna de l'humeur , & avec un orgueil qui m'en
infpira peut-être. Je me défendis , &, de difpute en difpute,
je me fentis engagé dans la carrière , prefque fans y avoir
penfé. Je me trouvai devenu , pour ainfi dire , Auteur à l'âge
où l'on cefTe de l'être , & homme de Lettres par mon mé-
pris même pour cet état. Dès-là , je fus dans le public quel-
que chofe : mais aufli le repos & les amis difparurent. Quels
maux ne fouffris-je point avant de prendre une afliette plus
fixe & des attachemens plus heureux .'' il falut dévorer mes
peines ; il falut qu'un peu de réputation me tînt lieu de tour.
Si c'eit un dédommagement pour ceux qui font toujours
loin d'eux-mêmes , ce n'en fut jamais un pour moi.
Si j'euffe un moment compté fur un bien Cx frivole , que
j'aurois été promptement défabufé ! Quelle inconfiance per-
pétuelle n'ai- je pas éprouvée dans les jugemens du public
fur mon compte ! J'étois trop loin de lui ; ne me jugeant que
fur le caprice ou l'intérêt de ceux qui le mènent , à peine
deux jours de fuite avoit-il pour moi les mêmes yeux. Tantôt
j'étois un homme noir , & tantôt un ange de lumière. Je me
fuis vu dans la même année vanté , fêté , recherché , même
à la Cour ; puis infulté , menacé , détcfté , maudit : les foirs
on m'attendoit \ our m'aflalTiner dans les rues ; les matins
A M. D E B E A U M O N T. 7
On m'annonçoit une lettre de cachet. Le bien &: le mal cou-
loient à-peu près de la même fource ; le tout me venoit pour
des chanfons.
J'ai écrit fur divers fujets , mais toujours dans les mêmes
principes : toujours la même morale , la même croyance ,
les mêmes maximes , & , fi l'on veut , les mêmes opinions.
Cependant on a porté des jugemens oppofés de mes livres ,
ou plutôt , de l'Auteur de mes livres ; parce qu'on m'a jugé
fur les matières que j'ai traitées , bien plus que fur m.es fen-
timens. Après mon premier difcours , j'étois un homme à
paradoxes , qui fe faifoit un jeu de prouver ce qu'il ne pen-
foit pas : après ma lettre fur la Mufique françoife , j'étois
l'ennemi déclaré de la Nation ; il s'en faloit peu qu'on ne
m'y traitât en confpirateur ; on eût dit que le fort de la
Monarchie étoit attaché à la gloire de l'Opéra ; après mon
Difcours fur l'inégalité , j'étois athée &c mifaiithrope ; après
ia lettre à M. d'Alembert , j'étois le défenfeur de la morale
chrétienne : après l'Héloïfe , j'étois tendre & doucereux ;
maintenant je fuis un impie; bientôt peut - être ferai - je un
dévot.
Ainfi va flottant le fot public fur mon compte , fâchant
auffi peu pourquoi il m'abhorre , que pourquoi il m'aimoit
auparavant. Pour moi , je fuis toujours demeuré le même ;
plus ardent qu'éclairé dans mes recherches , mais fincere ea
tout , même contre moi ; fîmple 6c bon , mais fenfible &c
foible , faifant fouvent le mal &c toujours aimant le bien ; lié
par l'amitié , jamais par les chofes , & tenant plus à mes
fentiraens qu'à mes intérêts ; n'exigeant rien des hommes ôc
8 LETTRE
n'en voulant point dépendre , ne cédant pas plus à leurs pré-
ji^gés qu'à leurs volontés , & gardant la mienne aufïï libre
que ma raifon : craignant Dieu fans peur de l'enfer , rai-
fonnant fur la Religion fans libertinage , n'aimant ni l'im-
piété ni le fanatifme, mais hanliint les intolcrans encore plus
que les efprits - forts ; ne voulant cacher mes façons de
penfer à perfonne , fans fard, fans artirice en toute chofe,
difant mes foutes à mes amis , mes fentimens à tout le
monde , au public fcs vérités fans flatterie &. fans fiel , & me
fouciant tout aufîl peu de le fâcher que de lui plaire. Voilà
mes crimes , & voilà mes vertus.
Enfin laiîé d'une vapeur enivrante qui enfle fans raiTafier;
excédé du tracas des oifîfs furchargés de leur tems ôc pro-
digues du mien , foupirant après un repos fi cher à mon cœur
fc fi néceifairc à mes maux , j'avois pofé la plume avec joie.
Content de ne l'avoir prife que pour le bien de mes fem-
blables , je ne leur demandois pour prix de mon zèle que
de me laifTer mourir en paix dans ma retraite , ôc de ne m'y
point faire de mal. J'avois tort ; des huilEers font venus me
l'apprendre , &c c'eft à cette époque , où j'cfpérois qu'alloient
finir les ennuis de ma vie , qu'ont commencé mes plus grands
malheurs. Il y a déjà dans tout cela quelques fingularités;
ce n'efl rien encore. Je vous demande pardon, Monfeigneur,
d'abufer de votre patience : mais avant d'entrer dans les dif-
cufTions que je dois avoir avec vous , il fait parler de ma
fituation préfente , & des caufes qui m'y ont réduit.
Un Genevois fait imprimer un Livre en Hollande , ôc par
arrêt du Parlement de Paris ce Livre ell brûlé fans rcrpe^t
pour
A M. D E B E A U M O N T. f
pour le Souverain dont il porte le privilège. Un Proteftant
propofe en pays proteftanc des objeâions contre l'Eglife
Romaine , & il elt décrété par le i'arlement de Paris. Un
Républicain fait dans une République des cbjeélions contre
l'Etat monarchique , & il efl: décrété par le Parlement de
Paris. 11 faut que le Parlement de Paris ait d'étranges idées de
fon empire , & qu'il fe croie le légitime juge du genre humain.
Ce même Parlement , toujours fi foigneux pour les Fran-
çois de l'ordre des procédures , les néglige toutes dès qu'il
s'agit d'un pauvre Etranger. Sans favoir fi cet Etranger clt
bien l'Auteur du Livre qui porte fon nom , s'il le recon-
noic pour fien , fi c'eft lui qui l'a fait imprimer ; fans
égard pour fon trille état , fans pitié pour les maux qu'il
fouffre , on commence par le décréter de prife de corps ; on
l'eût arraché de fon lit pour le tramer dans les mêmes pri-
fons oii pourrilfent les fcélérats ; on l'eût brûlé , peut - être
même fans l'entendre , car qui fait fi l'on eût pourfuivi plus
régulièrement des procédures fi violemment commencées &
dont on trouveroit à peine un autre exemple , même en pays
d'Inquifition ? Ainfi c'elt pour moi feul qu'un tribunal fi fage
oublie fa fageffe ; c'elt contre moi feul , qui croyois y être
aimé , que ce peuple , qui vante fa douceur , s'arme de la
plus étrange barbarie ; c'elt ainfi qu'il jullitie la préférence
que je lui ai donnée fur tant d'afyles que je pouvois choifir
au même prix ! Je ne fais comment cela s'accorde avec le
droit des gens , mais je fais bien qu'avec de pareilles procédures
la liberté de tout homme, & peut-être fa vie, eft à la merci
du premier Imprimeur.
Alélunges. Tome L B
lO
•LETTRE
Le Citoyen de Genève ne doit rien à des Magiflrats injufles
ôc incompécens , qui , fur un requifiroire calomnieux , ne le
cirent pas , mais le décrètent. N'étant point fommé de com-
paroîcre , il n'y eft point obligé. L'on n'emploie contre lui
que la force , ôc il s'y fouf trait. II fecoue la poudre de fes
fouliers , 6c fort de cette terre hofpitaliere où l'on s'emprelTe
d'opprimer le foible , & où l'on donne des fers à l'étranger
avant de l'entendre , avant de favoir Ci l'aére dont on i'accufe
clï punilîlible , avant de favoir s'il l'a commis.
Il abandonne en foupirant fa chère folitude. Il n'a qu'un feul
bien, mais précieux , des amis, il les fuit. Dans fa folbleffe il
fupporte un long voyage ; il arrive & croit refpirer dans une
terre de liberté ; il s'approche de fa Patrie , de cette Patrie
dont il s'eft tant vanté , qu'il a chérie &c honorée : Tefpoir
d'y être accueilli le confole de fes difgraces Que vais- je
dire ? mon cœur fe ferre , ma main tremble , la plume en
tombe ; il faut fe taire , &c ne pas imiter le crime de Cam.
Que ne puis-je dévorer en fecret la plus amere de mes douleurs î
Et pourquoi tout cela ? Je ne dis pas , fur quelle raifon ?
mais , fur quel prétexte .'' On ofe m'accufer d'impiété I fans
fonger que le Livre où l'on la cherche eft entre les mains de
tout le monde. Que ne donneroit - on point pour pouvoir
fupprimer cette pièce juftificative , & dire qu'elle contient tout
ce qu'on a feint d'y trouver ! Mais elle reliera , quoiqu'on
fafle ; & en y cherchant les crimes reprochés h. l'Autem- , la
poltérité n'y verra dans fes erreurs mêmes que les torts d'un
ami de la vertu.
J'éviterai de parler de mes contemporains ; je ne veux nuire
A M. D E B E A U M O N T. n
à perfonne. Mais L'Athée Spinoza enfeignoit paiiîblement fa
dodrine ; il faifoic fans obstacle imprimer fes Livres , on les
débiroit publiquement ; il vint en France , & il y fut bien
reçu ; tous les Etats lui ctoient ouverts , par - tout il trouvoic
protedion ou du moins fureté ; les Princes lui rendoient des
honneurs , lui offroient des chaires ; il vécut & mourut tran-
quille , 6c même confidéré. Aujourd'hui , dans le fiecle tant
célébré de la philofophie , de la raifon , de l'humanité; pour
avoir propofé avec circonfpecHon , même avec refped & pour
l'amourdu genre humain, quelques doutes fondés fur la gloire
jnême de l'Etre fupréme , le défenfeur de la caufe de Dieu .
flétri, profcrit , pourfuivi d'Etat en Etat, d'afyle en afyle ,
fans égard pour fon indigence , fans pitié pour fes infirmités ,
avec un acharnement que n'éprouva jamais aucun malfoiteur
& qui feroit barbare , même contre un homme en fanté , fe
voit interdire le feu ëc l'eau dans l'Europe prefque entière; on
le chaiïe du milieu des bois ; il faut toute la fermeté d'un
ProteiSeur illuiire & toute la bonté d'un Prince éclairé pour
le laiiTer en paix au fein des montagnes. Il eût palfé le refte
de fes malheureux jours dans les fers, il eût péri , peut-être,
dans les fupplices , fî , durant le premier vertige qui gagnoit
les Gouvernemens , il fe fût trouvé à la merci de ceux qui
l'ont perfécuté.
Echappé aux bourreaux il tombe dans les mains des Prêtres ;
ce n'eit pas-là ce que je donne pour étonnant ; mais un homme
vertueux qui a l'ame aulFi noble que la naifflince , un illultre
Archevêque qui devroit réprimer leur lâcheté , l'autorife ; il
n'a pas honte , lui qui devroit plaindre les opprimes , d'en
13 i
Il LETTRE
a:cabîer Un dans k for:: de Ces difgraces; il lance, lui Prélat
catholique, un Man-denienc contre un Auteur proteftant ; il
monte fiirfon Tribunal pour examiner comme Juge la dodrine
particulière d'un hérétique ; ëc , quoiqu'il damne indiltinéle-
ment quiconque n'eib pas de fon Eglife, fans perm.etrre à
l'accufé d'errer à fa mode, il lui prefcric en quelque forte la
route par laquelle il doit aller en Enfer. Auffi - tôt le refle
de fon Clergé s'emprelTe , s'évertue, s'acharne autour d'un
ennemi qu'il croit terralfé. Petits ôc grands , tout s'en mêle ;
le dernier Cuillre vient trancher du capable , il n'y a pas un
fot en petit collet, pas un chécif habitué de ParoilTe qui,
bravant à plaifir celui contre qui font réunis leur Sénat &c leur
Evéque, ne veuille avoir h gloire de lui porter le derniei*-
coup de pied.
Tout cela , Monfeigneur , forme un concours dont je fuis
le feul exemple , éc ce n'elt p^as tout .... Voici , peut-être',
«ne des fituations les plus difficiles de ma vie ; une de celles
où la vengeance & l'amour -propre font les plus aifés à fatis--
faire , & permettent le moins à l'homme jullc d'être modéré»
Dix lignes feulement , & je couvre mes perfccuteurs d'iui
ridicule ineffaçable. Que le public ne peut - il fivoir deux
anecdotes , fans que je les difc ! Que ne connoît - il ceux qui
ont médité ma ruine , 6c ce qu'ils ont fait pour l'exécuter l
Par quels méprifables infectes , par quels ténébreux moyens
il verroit s'émouvoir les Puiiïances ! quels levains il verroit
s'échauffer par leur pourriture & mettre le Parlement en
fermentation ! Par quelle rilible caufe il verroit les Etats,
<ie l'Europe fe liguer contre le fils d'un horloger. Que je:
A M. DE B E A U M O N 1\ 13
jouirois avec plaidr de fa furprife , Il je pouvois n'en être
pas l'inlrrument !
Jufqu'ici ma plume , hardie ;\ dire la vérité , mais pure de
toute fatyre , n'a jamais compromis perfonne , elle a toujours
refpedé l'honneur des autres , même en défendant le mien.
Irois - je en la quittant la fouiller de médifance ; &; la teindre
des noirceurs de mes ennemis ? Non , lailFons-leur l'avantage
de porter leurs coups dans ks ténèbres. Pour moi , je ne veux
me défendre qu'ouvertement, &: même je ne veux que me
défendre. Il fuffit pour cela de ce qui elt fu du public , ou de
ce qui peut l'être fans que perfonne en foit offenfi.
Une chofe étonnante de cette efpece , 6z que je puis dire ,
ell de voir l'intrépide Chriftophe de Beaumont , qui ne .fait
plier fous aucune puilfance ni faire aucune paix avec les Janfé-
niites , devenir fans le favoir leur fatellite & l'infirument de
leur animoiîté ; de voir leur ennemi le plus irréconciliable
févir contre m.oi pour avoir refafé d'embraiïer leur parti ,
pour n'avoir point voulu prendre la plume contre les Jéfuites,
que je n'aime pas , mais dont je n'ai point à me plaindre , 6c
que je vois opprimes. Daignez , Monfeigneur , jetter les yeux
fur le fixieme Tome de la nouvelle Héloïfe, première édition ;
vous trouverez dans la note de la page 138 (*) la véritable
fource de tous mes malheurs. J'ai prédit dans cette note ( cac
je me mêle aufTi quelquefois de prédire ) qu'auiïi-tôt que les
Janfcniltes feroient les maîtres , ils feroient plus inrolérans ôc
plus durs que leurs ennemis. Je ne favois pas alors que ma
De !a première Edition, répon- cette Edition in - 4°. & p. 218 tîa
*-uit à la page 423 du Tome II. de Tome IV. io-g». & in.12.
r4 LETTRE
propre hiftoire vérifieroit fl bien ma prédiftion. Le fil de cette
trame ne feroit pas difficile à fuivre à qui fauroit comment
mon Livre a été déféré. Je n'en puis dire davantage fans en
trop dire , mais je pouvois au moins vous apprendre par
quelles gens vous avez été conduit fans vous en douter.
Croira - t - on que quand mon Livre n'eût point été déféré
au Parlement , vous ne l'eufficK pas moins attaqué ? D'autres
pourront le croire ou le dire ; mais vous dont la confcience
ne fait point fouffrir le menfonge , vous ne le direz pas. Mon
difcours fur l'inégalité a couru votre Diocefe , & vous n'avez
point donné de Mandement, Ma lettre à M. d'Alembert a
couru votre Diocefe , ôc vous n'avez point donné de Mande-
ment. La nouvelle Héloïfe a couru dans votre Diocefe , &
vous n'avez point donné de Mandement. Cependant tous ces
Livres , que vous avez lus , puifque vous les jugez , refpirent
les mêmes maximes ; les mêmes manières de penfer n'y font
pas plus déguifées : fî le fujet ne les a pas rendu fufceptibles
du même développement, elles gagnent en force ce qu'elles
perdent en étendue, & l'on y voit la profeflion de foi de
l'Auteur exprimée avec moins de réferve que celle du Vicaire
Savoyard. Pourquoi donc n'avez - vous rien dit alors ? Mon-
feigneur, votre troupeau vous étoit-il moins cher? Me lifoit-il
moins ? Goûtoit-il moins mes Livres ? Etoit-il moins expofé
à l'erreur ? Non , mais il n'y avoit point alors de Jéfuites à
profcrire ; des traîtres ne m'avoient point encore enlacé dans
leurs picges ; la note fatale n'étoit point connue , & quand elle
le fut, le public avoit déjii donné fon fuffrage au Livre , il
ctoit trop tard pour foire du bruit. On aima mieux différer «
A M. DE BEAUMONT. rj
on attendît l'occafîon , on l'épia , on la faifit , on s'en pré-
valut avec la fureur ordinaire aux dévots ; on ne parloit que
de chaînes ôc de bûchers ; mon Livre étoit le Tocfin de
l'iinarchie ôc la Trompette de l'Athéïfme ; l'Auteur étoit un
monftre à étouffer, on s'éronnoit qu'on l*eût fi long-tems
laiffé vivre. Dans cette rage univerfelle , vous eûtes honte de
garder le filence : vous aimâtes mieux faire un ade de cruauté
que d'être accufé de manquer de zele , ôc fervir vos ennemis
que d'elTuyer leurs reproches. Voilà , Monfeigneur , convenez-
en , le vrai motif de votre Mandement ; & voilà , ce me fem-
ble , un concours de faits affez fijiguliers pour donner à mon
fort le nom de bizarre.
Il y a long-tems qu'on a fubltitué des bienféances d'état
à la jultice. Je fais qu'il e{t des circonibnces malheureufes
qui forcent un homme public à févir malgré lui contre un
bon Citoyen. Qui veut être modéré parmi des furieux s'ex-
pofe à leur furie , & je comprends que dans un déchaîne-
ment pareil à celui dont je fuis la vidime , il faut hurler
avec les Loups, ou rifquer d'être dévoré. Je ne me plains
donc pas que vous ayez donné un Mandement contre mon
Livre , mais je me plains que vous l'ayez donné contre ma
perfonne avec aufli peu d'honnêteté que de vérité ; je me
plains qu'autorifint par votre propre langage celui que vous
me reprochez d'avoir mis dans la bouche de l'infpiré , vous
m'accabliez d'injures qui, fans nuire à ma caufe, attaquent
mon honneur ou plutôt le vôtre ; je me plains que de gaîté
de cœur, fans raifon , fans nécelîité, fans rcfpeéè, au moins
pour mes malheurs, vous m'outragiez d'un ton fi peu digne
^6 LETTRE
de votre caraiftere. Et que vous avois-je donc fait , moi qui
parlai toujours de vous avec tant d'eftime ; moi qui tant de
fois admirai votre inébranlable fermeté, en déplorant, il eft
vrai , l'ufage que vos préjugés vous en faifoient faire ; moi
qui toujours honorai vos mœurs , qui toujours refpedai vos
vertus , & qui les refpcvle encore , aujourd'hui que vous
m'avez déchiré ?
C'elè ainfi qu'on fe tire d'affaire quand on veut quereller
& qu'on a tort. Ne pouvant refoudre mes objections , vous
m'en avez fait des crimes : vous avez cru m'avilir en me
maltraitant , & vous vous êtes trompé ; fans affoiblir mes
raifons , vous avez intérefTé les cœurs généreux à mes dif-
grâces; vous avez fait croire aux gens fenfés qu'on pouvoit
ne pas bien juger du livre, quand on jugeoit fi mal de
l'Auteur.
Monfeigneur , vous n'avez été pour moi ni humain ni gé-
néreux ; & , non-feulement vous pouviez l'être fans m'é-
pargner aucune des chofes que vous avez dites contre mon
ouvrage, mais elles n'en auroicnt fait que mieux leur effet.
J'avoue aufTi que je n'avois pas droit d'exiger de vous ces
vertus , ni lieu de les attendre d'un homme d'Eglife. Voyons
fi vous avez été du moins équitable & jufte ; car c'eit un
devoir étroit inipofc à tous les hommes, &: les faints mêmes
n'en font pas difpenfcs.
Vous avez deux objets dans votre Mandement : l'un , de
cenfurer mon Livre ; l'autre , de décrier ma perfonne. Je
croirai vous avoir bien répondu , fi je prouve que par-tout
OÙ vous m'avez réfuté , vous avez mal ruifonné , & que par-
tout.
AM. DEBEAUMONT. 17
tout où vous m'avez réfuté , vous avez mal raifonné , & par-
tout où vous m'avez infuké , vous m'avez calomnié. Mais
quand on ne marche que la preuve h. la main , quand on
eft forcé , par l'importance du fujet &c par la qualité de l'aa-
verfaire , à prendre une marche pefante & à fuivre pied-à-
pied toutes fes cenfures , pour chaque mot il fauf des pages ;
& tandis qu'une courte faryre amufe , une longue défenfe
ennuie. Cependant il faut que je me défende ou que je
refte chargé par vous des plus fauffes imputations. Je me dé-
fendrai donc, mais je défendrai mon honneur plutôt que mon
livre. Ce n'eft point la profeflion de foi du Vicaire Savoyard
que j'examine , c'eft le Mandement de l'Archevêque de
Paris, & ce n'eft que le mal qu'il dit de l'Editeur qui me
force à parler de l'ouvrage. Je me rendrai ce que je me
dois, parce que je le dois; mais fans ignorer que c'eft une
pofîtion bien trifte que d'avoir à fe plaindre d'un homme
plus puiffant que foi, & que c'eft une bien fade le<Sure que
la juftification d'un innocent.
Le principe fondamental de toute morale , fur lequel j'ai
raifonné dans tous mes Ecrits , & que j'ai développé dans
ce dernier avec toute la clarté dont j'étois capable eft, que
Phomme eft un être naturellement bon , aimant la juftice
& l'ordre ; qu'il n'y a point de perverfité originelle dans
le cœur humain , &c que les premiers mouvemens de la
nature font toujours droits. J'ai fait voir que l'unique paf-
fîon qui naifTe avec l'homme , fwoir l'amour-propre , eft
une pafîîon indifférente en elle-même au bien ik au mal;
qu'elle ne devient bonne ou mauvaife que par accident ôc
Mélanges. Tome I. G
ï8 LETTRE
félon les circonfiances dans lefquelles elle fe développe. J'ai
montré que tous les vices qu'on impure au cœur humain
ne lui font point naturels; j'ai dit la manière dont ils naif-
fent ; j'en ai , pour ainfi dire , fuivi la généalogie , ôc j'ai
fait voir comment , par l'altération fuccelîive de leur bonté
originelle , les hommes deviennent enfin ce qu'ils font.
J'ai encore expliqué ce que j'entendois par cette bonté
originelle qui ne femble pas fe déduire de l'indifférence au
bien & au mal naturelle à l'amour de foi. L'homme n'eft
pas un erre limple; il elt compofé de deux fubltances. Si
tout le monde ne convient pas de cela , nous en convenons
vous &c moi , ôc j'ai tâché de le prouver aux autres. Cela
prouvé , l'amour de foi n'eit plus une pafTion Ample ; mais
elle a deux principes ; favoir , l'être intelligent & l'être fen-
fltif, dont le bien-être n'elt pas le même. L'appétit des
fens tend à celui du corps , &c l'amour de l'ordre à celui
de l'ame. Ce dernier amour développé 6c rendu aclif porte
le nom de confcience; mais la confcience ne fe développe
& n'agit qu'avec les lumières de l'homme. Ce n'eit que
par ces lumières qu'il parvient à connoître l'ordre , & ce
n'elt que quand il le connoît que fa confcience le porte à
l'aimer. La confcience elt donc nulle dans l'homme * qui
n'a rien comparé, & qui n'a point vu fes rapports. Dans cet
état l'homme ne connoît que lui; il ne voit fon bien-être
oppofé ni conforme à celui de pcrfonne; il ne hait ni n'aime
rien ; borné au feul inltincl phyfique , il elt nul , il elt bête ;
c'clt ce que j'ai fait voir dans mon difcours fur l'inégalité.
Quand, par un développement dont j'ai montré le pro-
AM. DEBEAUMONT. 19
grès , les hommes commencent à jetter les yeux fur leurs
femblables, ils commencent auiïi à voir leurs rapports &
les rapports des chofes , à prendre des idées de convenance
de jultice &c d'ordre ; le beau moral commence à leur de-
venir fenfible ôc la confcience agit. Alors ils ont des ver-
tus , 6c s'ils ont aulB des vices , c'ell parce que leurs inté-
rêts fe croifent ôc que leur ambition s'éveille , à mefure que
leurs lumières s'étendent. Mais tant qu'il y a moins d'op-
pofition d'intérêts que de concours de lumières, les hommes
font elTentiellement bons. Voilà le fécond état.
Quand enfin tous les intérêts particuliers agités s'entre-
choquent , quand l'amour de foi mis en fermentation devient
amour-propre , que l'opinion , rendant l'univers entier nécef-
faire à chaque homme , les rend tous ennemis nés les uns
des autres ôc fait que nul ne trouve fon bien que dans le
mal d'autrui : alors la confcience , plus foible que les paf-
fions exaltées elt étouffée par elles , & ne relie plus dans
la bouche des hommes qu'un mot fait pour fe tromper
inutuellement. Chacun feint alors de vouloir facrifier fes in-
térêts à ceux du public , ôc tous mentent. Nul ne veut le
bien public que quand il s'accorde avec le fien ; auffi cet
accord efè-il l'objet du vrai politique qui cherche à rendre
les peuples heureux ôc bons. Mais c'eft ici que je commence
h parler une langue étrangère , aufli peu connue des Lec-
teurs que de vous.
Voilà, Monfcigneur, le troifieme &: dernier terme, au-
delà duquel rien ne refte à faire , ôc voilà comment l'homme
étant bon, les hommes deviennent méchans. C'e/t à cher-
C i
20
LETTRE.
cher comment il faudroit s'y prendre pour les empêcher de
devenir tels , que j'ai confacré mon Livre. Je n'ai pas af-
firmé que dans l'ordre aduel la chofe fût abfolument pofTible ;
mais j'ai bien affirmé & j'affirme encore, qu'il n'y a pour
en venir à bout d'autres moyens que ceux que j'ai propofés.
Là-deffus vous dites que mon plan d'éducation , (i) loin
de s'accorder avec le Clirijlianifme , n'^djl pas même propre
à faire des Citoyens ni des hommes ; &: votre unique preuve
elt de m'oppofer le péché originel. Monfeigneur , il n'y a
d'autre moyen de fe délivrer du péché originel &c de fes
effets, que le baptême. D'où il fuivroit , félon vous, qu'il
n'y auroit jamais eu de Cit03^ens ni d'homm.es que des Chré-
tiens. Ou niez cette conféquence , ou convenez que vous
avez trop prouvé.
Vous tirez vos preuves de fi haut que vous me forcez d'aller
auflî chercher loin mes réponfes. D'abord il s'en faut
bien , félon moi , que cette dodrine du péché originel , fujette
à des difficultés fi terribles , ne foit contenue dans l'Ecriture
ni fi clairement ni fi durement qu'il a plu au rhéteur Au-
guflin Se à nos Théologiens de la bâtir ; & le moyen de
concevoir que Dieu crée tant d'ames innocentes & pures ,
tout exprès pour les joindre à des corps coupables , pour
leur y faire contrarier la corruption morale , &. pour les con-
damner toutes à l'enfer , fans autre crime que cette union
qui eft fon ouvrage .'' Je ne dirai pas fi (comme vous vous
(i) yf/ian/cmc/it ,§. llI.XCe Man- du Parlement fur Emile, dans le prc-
dement de Monfeigneur l'Archevêque micr volume du Supplément. ]
de Paris , fera imprimé , avec l'Arrêt
A M. DE B E A U M O N T. 2t.
en vantez) vous éclaircilTez par ce fyliême le myftere de
notre cœur , mais je vois que vous obfcurcilTez beaucoup la
juftice & la bonté de l'Etre fuprême. Si vous levez une ob-
jedion , c'eft pour en fubltituer de cent fois plus fortes.
Mais au fond , que fait cette doèlrine à l'Auteur d'E-
mile ? Quoi qu'il ait cru fon livre utile au genre humain , c'elt
à des Chrétiens qu'il l'a defliné ; c'eft à des hommes lavés
du péché originel & de fes effets , du moins quant à l'ame ,
par le Sacrement établi pour cela. Selon cette même doc-
trine , nous avons tous dans notre enfance recouvré l'inno-
cence primitive ; nous fommes tous fortis du baptême auffi
fains de cœur qu'Adam fortit de la main de Dieu. Nous
avons , direz-vous , . contrarié de nouvelles fouillures : mais
puifque nous avons commencé par en être délivrés , comment
les avons-nous derechef contractées ? le fang de Chrift n'eft-
il donc pas encore aiTez fort pour effacer entièrement la tache,
ou bien feroit-elle un effet de la corruption naturelle de notre
chair; comme fi, même indépendamment du péché originel.
Dieu nous eût créés corrompus , tout exprès pour avoir le
plaifîr de nous punir ? Vous attribuez au péché originel les
vices des peuples que vous avouez avoir été délivrés du péché
originel ; puis vous me blâmez d'avoir donné une autre ori-
gine à ces vices. Eft-il jufte de me faire un crime de n'avoir
pas aufîî mal raifonné que vous ?
On pourroit, il elt vrai, me dire que ces effets que j'at-
tribue au baptême ( z ) ne paroiffent par nul fîgne extérieur ;
fï) Si l'on difoit , avec le Doc- tion & la mortalité de la race hu-
tcur Thomas Burnct, que la corrup- maine , l'uite du péché d'Adam, fut
2£
LETTRE
qu'on ne voie pas les Chrétiens moins enclins au mal que
les infidèles ; au lieu que , klon moi , la malice infufe du
péché devroic fe marquer dans ceux-ci par des différences
feniibles. Avec les fecours que vous avez dans la morale
évangélique , outre le baptême ; tous les Chrétiens , pour-
fuivroit-on , devroient être des Anges ; ôc les infidèles , outre
leur corruption originelle , livrés à leurs cultes erronés , de-
vroient être des Démons. Je conçois que cette difficulté preffée
pourroit devenir embarrafiante : car que répondre à ceux
qui me feroient voir que , relativement au genre humain ,
l'effet de la rédemption faite à fi haut prix , fe réduit à-peu-
près h rien ?
Mais , Monfeigneur , outre que je ne crois point qu'en
bonne Théologie on n'ait pas quelque expédient pour fortir
de là; quand je conviendrois que le baptême ne remédie point
à la corruption de notre nature , encore n'en auriez-vous pas
raifonné plus folidement. Nous fomraes , dites-vous , pécheurs
à caufe du péché de notre premier père ; mais notre premier
père pourquoi fut- il pécheur lui-même? Pourquoi la même
raifon par laquelle vous expliquerez fon péché ne feroit-clle
pas applicable k fes defcendans fans le péché originel , &c
un effet naturel du fruit défendu ; remède devant fe rapporter à celle
que cet aliment contenoit des fucs du mal , le baptême devroit agir phy.
venimeux qui dérangèrent toute l'é- fiqucment fur le corps de l'homme,
conomie animale, qui irritèrent les lui rendre la conftitution qu'il avoit
paiïions, qui atfoiblirent l'entende- dans l'état d'innocence, &, finon
ment, & qui portèrent par-tout les l'immortalité qui en dépendoit , du
principes du vice & de la mort : alors moins tous les effets moraux de l'w-
il faudroit convenir que la nature du conomie animale rétablie.
A M. DE B E A U M O N T.
i3
pourquoi faut -il que nous imputions à Dieu une injufiice ,
en nous rendant pécheurs 6c punillables par le vice de notre
naiffance, tandis que notre premier père fut pécheur ôc puni
comme nous fans cela ? Le péché originel explique tout
excepté fon principe , êc c'elt ce principe qu'il s'agit d'ex-
pliquer.
. Vous avancez que, par mon principe à moi, (3J Von
perd de vue le rayon de lumière qui nous fait connoltre le
myflere de notre propre cœur ; & vous ne voyez pas que ce
principe , bien plus univerfel , éclaire même la faute du pre-
mier homme , f 4 ) que le votre laiffe dans l'obfcurité. Vous
( î ) Mandement , §. III.
(4) Regimber contre une defenfe
inutile & arbitraire eft un penchant
naturel , mais qui , loin d'être vicieux
en lui - même , eft conforme à 1 ordre
des chofes & à la bonne conftitution
de l'homme ; puifqu'il feroit hors d'é-
tat de fe conferver , s'il n'avoir un
amour très-vif pour lui-même & pour
le maintien de tous fes droits , tels
qu'il les a requs de la nature. Celui
qui pourroit tout ne voudroit que
ce qui lui feroit utile , mais un Etre
foible dont la loi reftreint & limite
encore le pouvoir perd une partit de
lui-même , & réclame en fun cicur
ce qui lui eft ôté. Lui Taire un crime
de cela, feroit lui en faire un d'être
lui & non pas un autre -, ce feroit
vouloir en même tcms qu'il fut &
qu'il ne iïit pas. Autli l'ordre en-
freint par Adam me paroit - il moins
une véritable défenfe qu'un avis pa-
ternel ; c'eft un avertiiïement de
s'abftenir d'un fruit pernicieux qui
donne la mort. Cette idée eft alfu-
rément plus conforme à celle qu'on
doit avoir de la bonté de Dieu &
même au texte de la Genefe, que celle
qu'il plait aux Docteurs de nous pref-
crire ; car quant à la menace de la
double mort, on a fait voir que ce
mot morte moricris n'a pas l'emphafe
qu'ils lui prêtent, & n'eft qu'un hé-
braïfme employé en d'autres endroits
où cette emphafe ne peut avoir lieu.
•Il y a de plus , un motif 11 naturel
d'in'iulgence & de commillrati<m dans
la rufe du tentateur (."i dans la féduc-
tion de In femme , qu'à conlidérer dans
toutes fes circonftances le péché d'A-
dam , l'on n'y peut trouver qu'une
f.uite des plus légères. Cependant,
ftlon eux , quelle effroyable punition!
24 LETTRE
ne fàvez voir que l'homme dans les mains du Diable , &
moi je vois comment il y eit tombé ; la caufe du mal eit ,
félon vous , la nature corrompue , & cette corruption même
elt un mal dont il faloit chercher la caufe. L'homme fut créé
bon ; nous en convenons , je crois , tous les deux : mais vous
dites qu'il eiè méchant , parce qu'il a été méchant ; ôc moi
je montre comment il a été méchant. Qui de nous , à votre
avis , remonte le mieux au principe ?
Cependant vous ne lailTez pas de triompher à votre aife ,
comme fi vous m'aviez terralTé. Vous m'oppofez comme une
objection infoluble (s) ce mélange frappant de grandeur
& de bajjejfe , d'ardeur pour la vérité & de goût pour Fer-
reur , d^incUnation pour la vertu & de penchant pour le vice ,
qui.fe trouve en nous. Etonnant contrajîe ^ ajoutez - vous ,
qui déconcerte la philofophie païenne , & la laijje errer dans
de vaines fpéculations !
. Ce n'eft pas une vaine fpéculation que la Théorie de l'hom-
me , lorfqu'clle fe fonde fur la nature , qu'elle marche à
l'appui des faits par des conféquences bien liées , &. qu'en
nous menant à la fource des pafllons , elle nous apprend à
régler leur cours. Que fi vous appeliez philofophie païenne
11 eft même impoiïible d'en concevoir de mifcricorde à un pauvre mallieu-
une plus terrible,- car quel châtiment reux pour s'être laiflc tromper? Que
eût pu porter Adam pour les plus je hais la décourageante doftrine de
grands crimes , que d'être condamne, nos durs Théologiens! fi j'étois un
lui & toute fd race , à la mort en ce moment tenté de l'admettre , c'eft
monde , & à pader l'éternité dans alors que je croirois blafphémer.
l'autre dévorés des feux de l'enfer ? ( ç j Mandcmtin , §. III.
L(l-ce 1» lu peine impofée par le Dieu
la
ÀM. DEBEAUMONT. tj
la profefîion de foi du Vicaire Savoyard , je ne puis répondre
à cette imputation , parce que je n'y comprens rien (a) ;
mais je trouve plaifant que vous empruntiez prefque fes propres
termes , C 6 ) pour dire qu'il n'explique pas ce qu'il a le mieux
expliqué.
Permettez, Monfeigneur, que je remette fous vos yeux la
conclufion que vous tirez d'une objeâion fi difcutée , & fuc-
ceffivement toute la tirade qui s'y rapporte.
( 7 ) V homme fe fent entraîné par une pente funefle , S*
comment fe roidiroit - il contre elle , ji fan enfance n'était
dirigée par des maîtres pleins de Vertu , de fagejfe , de vigi-
lance ^ & fi ^ durant tout le cours de fa vie il ne faifoit lui-
même , fous la proteclion & avec les grâces de fon Dieu ,
des efforts puiffans & continuels ?
C'e(t-à-dire : Nous voyons que les hommes font médians ,
quoiqu' inceffamment tyrannifés dès leur enfance ; fi donc on
ne les tyrannifoit pas dès ce tems - /à , comment parviendrait'
on à les rendre fages ; puifque , même en les tyrannifant fans
ceffe , il eft impoffible de les rendre tels ?
Nos raifonnemens fur l'éducation pourront devenir plus
fenfibles , en les appliquant à un autre fujet.
Suppofons , Monfeigneur , que quelqu'un vînt tenir ce dif-
cours aux hommes.
<« Vous vous tourmentez beaucoup pour chercher des Gou-
(a) A moins qu'elle ne fe rapporte ( 6 } Emile , Tome II. pag. \i in.\*.
à l'accufation que m'intente M. de Tome III. pag. s 6 in.%'>. & in-iz.
Beaumont dans la fuite, d'avoir admis (7) Mandement, J. 111.
jplufjeurs Dieux.
Mélanges, T orne I. D
î(f LETTRE
» vernemens équitables 6c poiu- vous donner de bonnes loix»
sj Je vais premièrement vous prouver que ce font vos Gou-
}j vernemens mêmes qui font les maux auxquels vous pré-
» tendez remédier par eux. Je vous prouverai , de plus , qu'il
» elt impo/Iible que vous ayez jamais ni de bonnes loix ni
>» des Gouvernemens équitables ; & je vais vous montrer
»> enfuite le vrai moyen de prévenir, fans Gouvernemens &
)j fans loix , tous ces maux dont vous vous plaignez. >»
Suppofons qu'il expliquât après cela fon fyltéme &c pro-,
pofât fon moyen prétendu. Je n'examine point fi ce fyilême
feroit folide &c ce moyen praticable. S'il ne l'étoit pas ,
peut-être fe contenteroit-on d'enfermer l'Auteur avec les
foux , & l'on lui rendroit juftice : mais fi malheureufemene
il l'étoit , ce feroit bien pis , & vous concevez , Monfei-
gneur , ou d'autres concevront pour vous , qu'il n'y auroit pas
allez de bûchers ôc de roues pour punir l'infortuné d'avoir eu
raifon. Ce n'eft pas de cela qu'il s'agit ici.
Quel que fût le fort de cet homme , il eft fur qu'un dé-
luge d'écrits viendroit fondre fur le fien. Il n'y auroit pas
un Grimaud qui , pour faire fa cour aux Puiiïances , & tour
fier d'imprimer avec privilège du Roi , ne vînt lancer fur lui
fa brochure ôc fes injvires , & ne fe vantât d'avoir réduit au
filence celui qui n'auroit pas daigné répondre , ou qu'on
auroit empêché de parler. Mais ce n'elt pas encore de cela
qu'il s'agit.
Suppofons , enfin , qu'un homme grave , & qui auroit fon
intérêt à la chofe , crût devoir aulîi faire comme les autres ,
& parmi beaucoup de déclamations &c d'injures s'avii^c d'ar",
A M. D E B E A U M O N T. ^^
gumenter ainfi. Quoi , malheureux ! vous voule\ anéantir les
Gouvernemens & les Loix ? Tandis que les Gouvernemens
& les Loix font le feul frein du vice y & ont bien de la peine
encore à le contenir. Que feroit-ce , grand Dieu ! fi nous ne
les avions plus ? l^ous nous ôte\ les gibets & les roues ; vous
voule\ établir un brigandage public. Vous êtes un homme
abominable.
Si ce pauvre homme ofoit parler , il diroit , fans doute,
« Très-Excellent Seigneur , votre Grandeur fait une pétition
ij de principe. Je ne dis point qu'il ne faut pas réprimer le
1» vice , mais je dis qu'il vaut mieux l'empêcher de naître.
»> Je veux pourvoir à l'infuffifance des Loix , Sx. vous m'al-
>j léguez l'infuffifance des Loix. Vous m'accufez d'établir les
j> abus , parce qu'au lieu d'y remédier j'aime mieux qu'on
n les prévienne. Quoi ! s'il étoit un moyen de vivre toujours
ï» en fanté , faudroit-il donc le profcrire , de peur de rendre
» les médecins oifîfs ? Votre Excellence veut toujours voir
» des gibets &: des roues , & moi je voudrois ne plus voir
» de malfaiteurs : avec tout le refpeél: que je lui dois, je ne
M crois pas être un homme abominable n.
Hélas ! M. T. C. F. Malgré les principes de Péducation la
plus faine & la plus vertueufe ; malgré les promeffes les plus
magnifiques de la Religion & les menaces les plus terribles ,
les écarts de la jeunefje ne font encore que trop fréquens ,
trop multipliés. J'ai prouvé que cette éducation , que vous
appeliez la plus faine , étoit la plus infenfée ; que cette édu-
cation , que vous appeliez la plus vertueufe , donnoit aux en-
fans tous leurs vices ; j'ai prouvé que toute la gloire du pa-
D X
a8 LETTRE
radis les tentok moins qu'un morceau de fucre , & qu'ils
craignoient beaucoup plus de s'ennuyer à Vêpres que de brû-
ler en enfer ; j'ai prouvé que les écarts de la jeunefle qu'oa
ie plaint de ne pouvoir réprimer par ces moyens , en écoienC
l'ouvrage. Dans quelles erreurs , dans quels excès , abandon-
^née à elle-même ^ ne fe précipiteroit-elle donc pas ? La jeu-
nelTe ne s'égare jamais d'elle-même : toutes fes erreurs lui
viennent d'être mal conduite. Les camarades éc les maîtreffes
achèvent ce qu'ont commencé les Prêtres & les Précepteurs ;.
j'ai prouvé cela. Ceji un torrent qui Je déborde malgré les
digues puijfantes qu'on lui avoit oppofées : que feroit-ce donc
fi nul objlacle ne fufpendoit fes flots ^ & ne rompoit fes ef-
forts ? Je pourrois dire : c^ejî un torrent qui renverfe vos im^
puijfantes digues & brife tout. Elargijfe\ fon lit & le laijfe^
courir fans objlacle ; il ne fera jamais de mal. Mais j'ai honte
d'employer dans un fujet auffi férieux ces figures de Col-
lège , que chacun applique à fa fanrailie , & qui ne prouvent
rien d'aucun côté^
Au refte , quoique , félon vous les écarts de la jeunefTe ne
fbient encore que trop fréquens , trop multipliés , à caufe de
la pente de l'homme au mal, il paroît qu'ii tout prendre vous
n'êtes pas trop mécontent d'elle, que vous vous complaifez
afTez dans l'éducation faine &c vertueufe que lui donnent ac-
tuellement vos maîtres pleins de vertus , de fageffe &; de
vigilance , que félon vous , elle perdroit beaucoup à être éle-
vée d'une autre manière , & qu'au fond vous ne penfez pas
de ce fiecle la lie des ficelés , tout le mal que vous afl'ctlez
-d'en dire à la tête de vos Mandcmcns»
AM. DEBEAUMONT. »,
Je conviens qu'il elt fuperfiu de chercher de nouveaux plans
d'Education , quand on e[t fi content de celle qui exifte :
mais convenez auiïi , Monfeigneur , qu'en ceci vous n'êtes
pas difficile. Si vous euiîîez été aufli coulant en matière de
doélrine , votre Diocefe eût été agité de moins de troubles ;
l'orage que vous avez excité , ne fût point retombé fur les
Jéfuites ; je n'en aurois point été écrafé par compagnie , vous
fufllez relié plus tranquille , & moi aufîi.
Vous avouez que pour réformer le monde autant que le
permettent la foibleffe , &c , félon vous , la corruption de notre
nature , il fuffiroit d'obferver , fous la diredion & Timpreffion
de la grâce, les premiers rayons de la raifon humaine , de
les faifir avec foin , & de les diriger vers la route qui con-
duit à la vérité, f 8 ) Par-là , continuez-vous , ces efprits , en*
core exempts de préjugés feraient pour toujours en garde
contre Perreur ; ces cœurs encore exempts des grandes paf'
fions prendraient les imprejjïons de toutes les vertus. Nous
fommes donc d'accord fur ce point , car je n'ai pas dit autre
chofe. Je n'ai pas ajouté , j'en conviens , qu'il falût faire
élever les enfans par des Prêtres ; même je ne penfois pas
que cela fût néceffaire pour en faire des Citoyens & des
hommes ; & cette erreur , fi c'en eft une , commune à tant
de Catholiques , n'efl pas un fi grand crime à un Proteflant,
Je n'examine pas fi dans votre pays les Prêtres eux-mêmes
partent pour de fi bons Citoyens ; mais comme l'éducation,
de la génération préfente eft leur ouvrage , c'eft entre vous
d'un côté , & vos anciens Mandemens de l'autre , qu'il faut
i%.) Mandement, k. IL
30 LETTRE
décider fî leur lait fpirituel lui a (î bien profité , s'il en a fait
de fi grands fainrs , ( 9 j vrais adorateurs de Dieu , & de fi
grands hommes , dignes d'être la reffburce & Pornement de
la patrie. Je puis ajouter une obfervation qui devroit frapper
tous les bons François , & vous-même comme tel ; c'eft que
de tant de Rois qu'a eus votre Nation , le meilleur eft le feul
que n'ont point élevé les Prêtres.
Mais qu'importe tout cela , puifque je ne leur ai point
donné l'exclufîon ; qu'ils élèvent la jeuneffe , s'ils en font
capables ; je ne m'y oppofe pas ; 6i ce que vous dites là-
delTus ( 10 j ne fait rien contre mon Livre. Prétendriez-vous
que mon plan (ùt mauvais . par cela feul qu'il peut convenir
à d'autres qu'aux gens d'Egiife ?
Si l'homme elt bon par (a nature , comme je crois l'avoir
démontré ; il s'enfuit qu'il demeure tel tant que rien d'étran-
ger à kii ne l'altère ; & fi les hommes font méchans , comme
ils ont pris peine à me l'apprendre ; il s'enfuit que leur mé-
chanceté leur vient d'ailleurs ; fermez donc l'entrée au vice ,
& le cœur humain fera toujours bon. Sur ce principe ,
j'établis l'éducation négative comme la meilleure ou plutôt
la feule bonne ; je fais voir comment toute éducation pofi-
tive fuit , comme qu'on s'y prenne , une route oppofée à fon
but ; & je montre comment on tend au même but , & com-
ment on y arrive par le chemin que j'ai tracé.
J'appelle éducation pofitive celle qui tend à former l'efprit
avant l'âge & à donner à l'enfant la connoilTance des devoirs
( 9 ) Mandement Ibid.
( 10 ) Ibid.
A M. DE B E A U M O N T. 31
de l'homme. J'appelle éducation négative celle qui tend à per-
fectionner le;: organes , inftrumens de nos connoilFances ,
avant de nous donner ces connoilPances ôc qui prépare à la
raifon par l'exercice des fens. L'éducation négative n'e/t pas
oifive , tant s'en faut. Elle ne donne pas les vertus , mais
elle prévient les vices; elle n'appr.nd pas la vérité , mais elle
préferve de l'erreur. Elle dilpofe l'enfant à tout ce qui peut
le mener au vrai quand il elt en état de l'entendre, & au
bien quand il elt en état de l'aimer.
Cette marche vous déplaît ôc vous choque ; il eft aifé de
voir pourquoi. Vous commencez par calomnier les intentions
de celui qui la propofe. Selon vous , cette oifiveté de l'ame
m'a paru néceffaire pour la difpofer aux erreurs que je lui
voulois inculquer. On ne fait pourtant pas trop quelle erreur
veut donner à fon élevé celui qui ne lui apprend rien avec
plus de foin qu'à fentir fon ignorance & à favoir qu'il ne fait
rien. Vous convenez que le jugement a fes progrès & ne fe
forme que par degrés. Mais s'enfuit-il ^ (11) ajoutez -vous,
qu'à l'âge de dix ans un enfant ne connoifj'e pas la diffé-
rence du bien & du mal , qu'il confonde la fagejfe avec la
folie , la bonté avec la barbarie , la vertu avec le vice ?
Tout cela s'enfuit , fans doute , i\ à cet âge le jugement
n'eft pas développé. Q^uoi ! pourfuivez-vous , il ne fentira
pas qu^obéir à fon père efl un bien , que lui défobéir efl un
mal /' Bien loin de - là ; je foutiens qu'il fentira , au con-
traire , en quittant le jeu pour aller étudier fa leçon , qu'o-
béir à fon père efl un mal , & que lui défobéir elt un
dO Ibid. J. VI.
fe LETTRE
bien , en volant quelque fruit défendu. II fenrira aulîî , j'en
conviens , que c'eft un mal d'être puni & un bien d'être
récompenfé ; & c'eft dans la balance de ces biens &c de ces
maux contradi«^oires que fe règle fa prudence enfantine. Je
crois avoir démontré cela mille fois dans mes deux premiers
volumes , 6c fur-tout dans le dialogue du maître &c de l'en-
fant fur ce qui eft mal. (ii) Pour vous, Monfeigneur, vous
réfutez mes deux volumes en deux lignes , & les voici. ( i})
Le prétendre , M. T. C. F. c'eft calomnier la nature humaine ,
en lui attribuant une ftupidité qu'elle n'a point. On ne fau-
roit employer une réfutation plus tranchante , ni conçue en
moins de mots. Mais cette ignorance , qu'il vous plaît d'ap-
peller ftupidité , fe trouve conftamment dans tout efprit gêné
dans des organes imparfaits , ou qui n'a pas été cultivé ; c'eft
une obfervation facile à faire & fenfible à tout le monde.
Attribuer cette ignorance à la nature humaine n'efl donc pas
la calomnier , & c'eft vous qui l'avez calomniée en lui im-
putant une malignité qu'elle n'a point.
Vous dites encore : (14) Ne vouloir enfeignet la fagefte à
rhomme que dans le tems qu'il fera dominé par la fougue
des pajjions naijfar\fes , n"* eft -ce pas la lui préfenter dans le
deftein qu'il la rejette ? Voilà derechef une intention que vous
avez la bonté de me prêter , & qu'afllirément nul autre que
vous ne trouvera dans mon Livre. J'ai montré , première-
ment, que celui qui fera élevé comme je veux ne fera pas
dominé par les paflîons dans le tems que vous dites. J'ai
(12) Emile, Tome I. p. 189.
( 1} Âfanckrnciit , §. VI.
(!♦; Ibid. §. IX.
montré
A M. D E B E A U M O N T. 3,
montré encore comment les leçons de la fageiïe pouvoient
retarder le développement de ces mêmes pafîions. Ce font
les mauvais effets de votre éducation que vous imputez à la
mienne , 6c vous m'objeâez les défauts que je vous apprends
à prévenir. Jufqu'à l'adolefcence j'ai garanti des pafTions le
cœur de mon élevé , & quand elles font prêtes à naître ,
j'en recule encore le progrès par des foins propres à les
réprimer. Plutôt, les leçons de la fageiïe ne fignifient rien
pour l'enfant , hors d'état d'y prendre intérêt ôc de les en-
tendre ; plus tard , elles ne prennent plus fur un cœur déjà
livré aux paflîons. C'eit au feul moment que j'ai choifi
qu'elles font utiles : foit pour l'armer ou pour le diltraire ;
il importe également qu'alors le jeune homme en foit occupé.
Vous dites : (15) Pour trouver la jcunejfc plus docile aux
leçons qu^il lui prépare , cet Auteur veut qu^elle foit dénués
de tout principe de Religion. La raifon en eit fimple ; c'tlt
que je veux qu'elle ait une Religion , oc que je ne lui veux rien
apprendre dont fon jugement ne foit en état de fentir la
vérité. Mais moi , Monfeigneur , fi je difois : Pour trouver
la jeunejje plus docile aux leçons qu''on lui prépare , on a
grand foin de la prendre avant Page de raifon. Ferois-je un
raifonnement plus mauvais que le vôtre , & feroit-ce un pré-
jugé bien favorable à ce que vous faites apprendre aux enfans ?
Selon vous, je choifis l'âge de raifon pour inculquer l'er-
reur, & vous, vous prévenez cet âge pour enfeigner la vérité.
Vous vous preflez d'infiruirc l'enfant avant qu'il puilfe dif-
cerner le vrai du faux , îk moi j'attends pour le tromper qu'il
ds) ibid. §. V.
Mélanges, Tome I. E
34 LETTRE
foit en état de le connoîrre. Ce jugement efl-il naturel , Se
lequel paroîc chercher à féduire , de celui qui ne veut parler
qu'à des hommes , ou de celui qui s'adreffe aux enfans.
Vous me cenfurez d'avoir dit & montré que tout enfant
qui croit en Dieu eft idolâtre ou anthropomorphite , ôc vous
combattez cela en difant (i<5) qu'on ne peut fuppofer ni l'un
ni l'autre d'un enfant qui a reçu une éducation Chrétienne.
Voilà ce qui eft en queltion ; relie à voir la preuve. La
mienne efî; que l'éducation la plus Chrétienne ne fauroit don-
ner à l'enfimt l'entendement qu'il n'a pas , ni détacher fes
idées des êtres matériels, au-deflus defquels tant d'hommes
ne fauroient élever les leurs. J'en appelle , de plus , à l'expé-
rience : j'exhorte chacun des Ie*5leurs à confulter fa mémoire,
& à fe rappeller fi , lorfqu'il a cru en Dieu étant enfant , il
ne s'en eit pas toujours fait quelque image. Quand vous lui
dites que la divinité ri'ejl rien de ce qui peut tomber fous les
fens ; ou fon efprit troublé n'entend rien, ou il entend qu'elle
n'eft rien. Quand vous lui parlez ài'une intelligence infinie ,
il ne fait ce que c'elt C[vl intelligence , & il fait encore moins
ce que c'eft qu''infini. Mais vous lui ferez répéter après vous
les mots qu'il vous plaira de lui dire ; vous lui ferez même
ajouter, s'il le faut, qu'il les entend ; car cela ne coûte gueres,
& il aime encore mieux dire qu'il les entend , que d'être
grondé ou puni. Tous les anciens , fans excepter les Juifs , fe
font repréfenté Dieu corporel , & combien de Chrétiens ,
fur -tout de Catholiques, font encore aujourd'hui dans ce
cas - là ? Si vos enfans parlent comme des hommes , c'efl
( i6 ) Ibid. §. VIL
A M. DE B E A U M O N T. 35
parce que les hommes font encore enfans. Voilà pourquoi
les myfteres entalTés ne coûtent plus rien à perfonne ; les
termes en font tout aufîi faciles à prononcer que d'autres.
Une des commodités du Chriitianifme moderne eft de s'être
fait un certain jargon de mots fans idées , avec lefquels on
fatisfait a tout hors à la raifon.
Par l'examen de l'intelligence qui mené à la connoiflànce
de Dieu , je trouve qu'il n'elt pas raifonnable de croire cette
connoiflance (17) toujours nécejfaire aujalut. Je cite en exem-
ple les infenfés , les enfans , àc je mets dans la même clafTe
les hommes dont l'efprit n'a pas acquis alTez de lumières
pour comprendre l'exiftence de Dieu. Vous dites là-deffus : (18)
2Ve foyons point furprïs que P Auteur d'Emile remette à un
tems fi reculé la connoiffànce de Vexifience de Dieu ; il ne la
croit pas nécejfaire au falut. Vous commencez , pour rendre
ma propofîtion plus dure , par fupprimer charitablement le
mot toujours , qui non -feulement la modifie , mais qui lui
donne un autre fens , puifque félon ma phrafe cette connoif-
fànce e(t ordinairement néceflaire au falut ; & qu'elle ne le
feroit jamais , félon la phrafe que vous me prêtez. Apres
cette petite falfîfication , vous pourfuivez ainfi ;
«' Il eft clair , « dit-il par Porgane d''un perfonnage chi-
mérique , 55 il eft clair que tel homme parvenu jufqu'ii la vieil-
)j lefle fans croire en Dieu, ne fera pas pour cela privé de
jj fa préfence dans l'autre , « (vous avez omis le mot de vie.) >»
( 17 ) Emile , Tome I. pag. 454. in-^'^. & T. II. pag. îoi. in-%o,. & in iz.
( i8) Mandement, J. XI,
E z
36 LETTRE
» fi fon aveuglement n'a pas é:c volonraire , ôc je dis qu'il
« ne l'efè pas toujours. »
Avant de tranfcrire ici votre remarque , permettez que je
fà& !a mienne. C'efl que ce perfonnage prérendu chimérique ,
c'ell moi-même , & non le Vicaire ; que ce paiïage que vous
avez cru être dans la profefTion de foi n'y efl: point , mais
dans le corps même du Livre. Monfeigneur , vous lifez bien
légèrement, vous citez bien négligemment les Ecrits que vous
flétrifTez fi durement ; je trouve qu'un homme en place qui
cenfure devroit mettre un peu plus d'examen dans fes juge-
mens. Je reprends à préfent votre texte.
Remarque^ , M. T. C. F. qu'il ne s'agit point ici d'un
homme qui feroit dépourvu de Vufage de fa raifon , mais
uniquement de celui dont la raifon ne feroit point aidée de
Vinflruclion. Vous affirmez enfuite (19) qu'une telle préten-
tion efl fouverainenient alfurde. S. Paul ajjure qu'entre les
Fhllofophes païens plufieurs font parvenus par les feules
forces de la raifon à la connoiJJ'ancc du vrai Dieu ; & là-
deflus vous tranfcrivez fon paflage.
Monfeigneur, c'eit fouvent un petit mal de ne pas entendre
un Auteur qu'on lit , mais c'en elè un grand quand on le
rjfute , &c un très-grand quand on le diffame. Or vous n'avez
point entendu le pafTage de mon Livre que vous attaquez ici,
de même que beaucoup d'autres. Le Ledcur jugera fi c'eft
ma fiiute ou la vôtre quand j'aurai mis le paiïage entier
fous fes yeux.
*' Nous tenons » ( Les Réformés ) " que nul enfant mort
(19) Mandement. Ibid.
A M. D E B E A U M O N T. 37
avant l'âge de raifon ne fera privé du bonheur éternel. Les
Catholiqiies croient la même chofe de tous les enfans qui
ont reçu le baptême , quoiqu'ils n'aient jam.ais entendu
parler de Dieu. Il y a donc des cas où l'on peut être fauve
fans croire en Dieu , & ces cas ont lieu , foit dans l'en-
fance , foit dans la démence , quand l'efprit humain elt
incapable des opérations nécelFaires pour reconnoître la
Divinité. Toute la différence que je vois ici entre vous &
moi , eli: que vous prétendez que les enfans ont à fept ans
cette capacité , &: que je ne la leur accorde pas même à
quinze. Que j'aie tort ou raifon , il ne s'agit pas ici d'un
article de foi , mais d'une fimple obfervation d'hiftoire
naturelle.
» Par le même principe, il eft clair que tel homme, par-
venu jufqu'à la vieiilelTe fans croire en Dieu , ne fera pas
pour cela privé de fa préfence dans l'autre vie , fi fon
aveuglement n'a pas été volontaire ; & je dis qu'il ne l'eft
pas toujours. Vous en convenez pour les infenfés qu'une
maladie prive de leurs facultés fpiriruelles, mais non de
leur qualité d'hommes, ni, par conféquent , du droit aux
bienfaits de leur créateur. Pourquoi donc n'en pas convenir
aufll pour ceux qui, féqueltrés de toute fociété dès leur
enfance , auroient mené une vie abfolument fauvage , pri-
vés des lumières qu'on n'acquiert que dans le commerce
des hommes ? Car il eft d'une impofhbilité démontrée
qu'un pareil fauvage pût jamais élever fes réflexions jufqu'à
la connoilTance du vrai Dieu. La raifon nous dit qu'un
homme n'elè puniflTable que pour les fautes de fa volonté ,
3? LETTRE
15 & qu'une ignorance invincible ne lui fauroit être imputée à
» crime. D'où il fuit que devant la juiiice éternelle, tout
}» homme qui croiroit s'il avoit les lumières nécefTaires ell
n réputé croire , 6c qu'il n'y aura d'incrédules punis que ceux
j> dont le cœur fe ferme à la vérité ». Emile T. I. p. 453,
z/z-4°. T. II. p. 300. zVz-S". & in-ii.
Voilà mon paffage entier , fur lequel votre erreur faute aux
yeux. Elle confiiie en ce que vous avez entendu ou fait enten-
dre que , félon moi , il faloit avoir été inftruit de l'exiftence
de Dieu pour y croire. Ma penfée efl fort différente. Je dis
qu'il faut avoir l'entendement développé & l'efprit cultivé
jyfqu'à certain point pour être en état de comprendre les
preuves de l'exiiknce de Dieu , & fur-tout pour les trouver
de foi-même fans en avoir jamais entendu parler. Je parle des
hommes barbares ou fauvages ; vous m'alléguez des Philofo-
phes : je dis qu'il faut avoir acquis quelque philofophie pour
s'élever aux notions du vrai Dieu ; vous citez Saint Paul qui
reconnoît que quelques Philofophes païens fe font élevés aux
notions du vrai Dieu : je dis que tel homme groflier n'efl:
pas toujours en état de fe former de lui - même une idée
jufte de la divinité ; vous dites que les hommes instruits font
en état de fe former une idée julte de la divinité ; & fur ccttç
unique preuve , mon opinion vous pârok fouverainement ab'
furde. Quoi ! parce qu'un Douleur en droit doit flivoir les
loix de fon pays, eft-il abfurde de fuppofer qu'un enfant qui
ne fut pas lire a pu les ignorer ?
Quand un Auteur ne veut pas fe répéter fans ceffe , & qu'il
a une fois .établi clairement fon fentiment fur une matiert? ,
/
AM. DEBEAUMONT. ^p
il n'eft pas tenu de rapporter toujours les mêmes preuves en
raifonnant fur le même fentimear. Ses Ecrits s'expliquent
alors les uns par les autres, ôc les derniers, quand il a de la
méthode, fuppofent toujours les premiers. Voilà ce que j'ai
toujours tâché de faire, & ce que j'ai fait, fur -tout, dans
l'occafion dont il s'agit.
Vous fuppofez , ainfi que ceux qui traitent de ces matières ,
que l'homme apporte avec lui fa raifon toute formée, & qu'il
ne s'agit que de la mettre en œuvre. Or cela n'eit pas vrai ;
car l'une des acquifitions de l'homme , Ôc même des plus
lentes , eft la raifon. L'homme apprend à voir des yeux de
l'efprit ain/î que des yeux du corps ; mais le premier appren-
tifTage eft bien plus long que l'autre , parce que les rapports
des objets intelleduels ne fe mefurant pas comme l'étendue ,
ne fe trouvent que par eltimation , & que nos premiers befoins,
nos befoins phyfiques , ne nous rendent pas l'examen de ces
mêmes objets fi intéreffant. Il faut apprendre à voir deux
objets à la fois ; il faut apprendre à les comparer entre eux ,
il faut apprendre à comparer les objets en grand nombre , h
remonter par degrés aux caufes, à les fuivre dans leurs effets;
il faut avoir combiné des infinités de rapports pour acquérir
des idées de convenance , de proportion , d'harmonie &
d'ordre. L'homme qui , privé du fecours de fes femblables ôc
fans cefTe occupé de pourvoir à fes befoins, eft réduit en
toute chofe à la feule marche de fes propres idées, fait un
progrès bien lent de ce côté - là : il vieillit ëc meurt avant
d'être forti de l'enfance de la raifon. Pouvez - vous croire
de bonne -foi que d'un million d'hommes élevés de cette
4» LETTRE
manière , il y en eût un feul qui vînt à penfer à Dfeu ?
L'ordre de l'Univers , tout admirable qu'il eft , ne frappe
pas également tous les yeux. Le peuple y fait peu d'atten-
tion , manquant des connoifFances qui rendent cet ordre fen-
fible , Se n'ayant point appris à réfléchir fur ce qu'il apperçoit.
Ce n'eii: ni endurcifTement ni.mauvaife volonté; c'efi igno-
rance , engourdiiTement d'efprit. La moindre méditation
fatigue ces gens - là , comme le moindre travail des bras
fatigue un homme de cabinet. Ils ont ouï parler des œuvres
de Dieu &c des merveilles de la n ture. Ils répètent les mêmes
mots fans y joindre les mêmes idées, Ôc ils font peu touchés
de tout ce qui peut élever le fage à fon Créateur. Or fi parmi
nous le peuple , à portée de tant d'inftruélions , elè encore fi
itupide ; que feront ces pauvres gens abandonnés à eux-mêmes
dès leur enfance , & qui n'ont jamais rien appris d'autrui ?
Croyez-vous qu'un CafFre ou un Lapon philofophe beaucoup
fur la marche du monde & fur la génération des chofes ?
Encore les Lapons & les Caffres , vivant en corps de Na-
tions, ont-ils des multitudes d'idées acquifes &c communi-
quées , à l'aide defquclles ils acquièrent quelques notions grof-
fieres d'une divinité : ils ont , en quelque façon , leur caté-
chifme : mais l'homme fauvage errant feul dans les bois n'en
a point du tout. Cet homme n'exifle pas , direz-vous ; foir.
Mais il peut exiilerpar fuppofition. Il exide certainement des
hommes qui n'ont jamais eu d'entretien philofophique en leur
vie , & dont tout le rems fe confume à chercher leur nourriture ,
la dévorer , & dormir. Que ferons - nous de ces hommes -là,
des Eskimaux, par exemple ? En ferons-nous des Théologiens ?
Mon
AM. DEBEAUMONT. 41
Mon fenciment eft donc que l'efpric de l'homme , fans pro-
grès , fans inftruclion , fans culture , & tel qu'il fort des
mains de la nature, n'eft pas en état de s'élever de lui-même
aux fublimes notions de la divinité ; mais que ces notions
fe préfentent à nous à mefure que notre efprit fe cultive ; qu'aux
yeux de tout homme qui a penfé , qui a réfléchi , Uieu fe
manifede dans fes ouvrages ; qu'il fe révèle aux gens éclairés
dans le fpedacle de la nature ; qu'il faut , quand on a les yeux
ouverts , les fermer pour ne l'y pas voir ; que tout philofo-
phe athée eft un raifonneur de mauvaife foi , ou que fon or-
gueil aveugle ; mais qu'auffi tel homme Itupide &: grofîier ,
quoique fimple & vrai , tel efprit fans erreur & fans vice ,
peut , par une ignorance involontaire , ne pas remonter à
l'Auteur de fon être , & ne pas concevoir ce que c'eft que
Dieu , fans que cette ignorance le rende puniiïable d'un défaut
auquel fon cœur n'a point confenti. Celui-ci n'eft pas éclairé ,
& l'autre refufe de l'être : cela me paroît fort différent.
Appliquez à ce fentiment votre pafTage de Saint Paul , &:
vous verrez qu'au lieu de le combattre , il le favorife ; vous
verrez que ce pafTage tombe uniquement fur ces fages pré-
tendus à qui ce qui peut être connu de Dieu a -été manifejlé ^
à qui la confidération des chofes qui ont été faites dès la créa-
tion du monde , a rendu vijible ce qui eft invijUle en Dieu ,
mais qui ne V ayant point glorifié & ne lui ayant point rendu
grâces , fe font perdus dans la vanité de leur raifonnement ,
& , ainfi demeurés fans excufe , en fe difant fages , font de-
venus foux. La raifon fur laquelle l'Apôtre reproche aux phi-
lofophes de n'avoir pas gioriilc le vrai Dieu , n'étant point
Mélanges. Tome I. E
^a LETTRE
applicable à ma fuppofi:ion , forme une induilion toute en
mx favcLir ; elle coniinne ce que j'ai dit moi-même, que tout
C20) phihfophs qui na crait pas ^ a tort ^ parce qu'il ufn
mal di la. raifon qu'il a cultivéi , t' qu''il ejl en état d'en-
tendre l':s vérités qu'il rejette ; elle montre , enfin , par le
palTage même que vous ne m'avez point entendu ; & quand
vous m'imputez d'avoir dit ce que je n'ai ni dit iii penfé ,
favoir, que l'on ne croit en Dieu que fur l'autorité d'autrui
( 2 X ) , vous avez tellement tort , qu'au contraire je n'ai foie
que diilinguer les cas où l'on peut connoîrre Dieu par foi-
même , & les cas où l'on ne le peut que par le fecours d'autrui.
Au relie ^ quand vous auriez raifon dans cette critique ;.
quand vous auriez Iblidem.ent réfuté mon opinion , il ne s'en-
fuivroit pas de cela feul qu'elle fût fouverainement abfurde ^
comme il vous plaît de la qualifier : on peut fe tromper fans,
tomber dans l'extravagance , & toute erreur n'ell pas une
abfiirditc. Mon refpect pour vous me rendra moins prodigue
d'.cpithctes , & ce ne fera pas ma faute fi le Lecteur trouve
à les placer.
Toujours avec l'arrangement de cenfurer fans entendre ,
vous palîez d'une imputation grave & faufTe à une autre
qui l'eft encore plus , & après m'avoir injudemcnt ac-
cufé de nier l'évidence de h divinité , vous m'accufez plus-
injuflement d'en avoir révoque l'unité en doute. Vous faites
(20 ■) Emile, Tome l. p. 4:^ in- ner à fon texte, appuyé' du pafTagc
40. Tome 11. p. 299. i/J-g". i-S; //i-12. de Saint Paul ; 6L je ne puis réj on-
(21) M. de Beaumont ne dit pas drc qu'à ce que j'ciKcnJs. {Voij.JûiL
cela en propres termes ; mais c'eft le JLindcnicnt , i. XI.
fcul fsns raifoniiable qu'on puiiTe don-
A M. D E B E A U M O N T. 45
plus ; vous prenez la peine d'entrer là-deflus en difcuffion,
contre votre ordinaire , & le feul endroit de votre Mande-
ment 011 vous ayez raifon , eft celui où vous réfutez une
extravagance que je n'ai pas dite.
Voici le paffage que vous attaquez , ou plutôt votre paf-
. fage où vous rapportez le mien ; car il faut que le Ledeur
me voye entre vos mains.
«(22) Je fais , » fait-il dire au perfonncge fuppofé qui
lui fert (Torgane; " je fais que le monde eft gouverné par
» une volonté puijTante & fage ; je le vois , ou plutôt je
M le fens , &; cela m'importe à favoir : mais ce miéme monde
»5 elt-il éternel , ou créé ? Y a-t-il un principe unique des
« chofes ? Y en a-t-il deux ou plufieurs , & quelle eft leur
»j nature? 3e n'en fais rien, & que m'importe? (23)
« je renonce à des queftions oifeufes qui peuvent inquiéter
>» mon amour-propre , mais qui font inutiles à ma con-
>j duite & fupérieures à ma raifon j5,
J'obferve , en palTant , que voici la féconde fois que vous
qualifiez le Prêtre Savoyard de perfonnage chimérique ou
fuppofé. Comment êtes-vous initruit de cela , je vous fup-
plie .'' J'ai affirmé ce que je favois ; vous niez ce que \'Ous
ne favez pas; qui des deux eft le téméraire? On fait, j'en
conviens , qu'il y a peu de Prêtres qui croient en Dieu ;
mais encore n'efl-il pas prouvé qu'il n'y en ait point du
tout. Je reprends votre texte.
( 22 ) Mandcnicnl , §. XIII. n'a pas voulu tranfcrire. Voy. Emile,
(23) Ces points indiquent une lacune Tome. II. p. ;?. in-t^". Tom€ 111.
de deux lignes par leftjuellcs le pafTage p. 50. in-i°. & in-iz.
■cil tempéré , & que M. de Beauraont
44 LETTRE
(14) Que veut donc dire cet Auteur téméraire? ... .'.,
Punité de Dieu lui parok une quejîion oifeufe & fupérieure
à fa raifon , comme fi la multiplicité des Dieux n^étoit pas
la plus grande des abfurdités. " La pluralité des Dieux >? , dit
énergiquement Tertullien , « efl une nullité de Dieu , » ad-
mettre un Dieu , c^Ji admettre un Etre Juprême & indé-
pendant , auquel tous les autres Etres foient fubordonnés
(25). // implique donc qu^l y ait plufieurs Dieux.
Mais qui eit-ce qui die qu'il y a plufieurs Dieux ? Ah ,
Monfeigneur ! vous voudriez bien que j'euiïe dit de pareilles
folies; vous n'auriez furement pas pris k peine de faire un
Mandement contre moi.
Je ne fais ni pourquoi ni comment ce qui eft eft, & bien
d'autres qui fe piquent de le dire ne le favent pas mieux
que moi. Mais je vois qu'il n'y a qu'une première caufe
motrice, puifque tout concourt fenfîblement aux mêmes fins.
Je reconnois donc une volonté unique & fupréme qui dirige
tout , (Se une puilTance unique &. fupréme qui exécute tout.
J'attribue cette puilfance & cette volonté au même Etre ,
à caufe de leur parfait accord qui fe conçoit mieux dans
un que dans deux , & parce qu'il ne faut pas fans raifon
muîriplier les êtres : car le mal même que nous voyons
n'eft pointun mal abfolu ; & , loin de combattre direde-
(24) Mandement, §. XIII. nition ils aJmcttent phifieurs Dieux.
(2s) Tertullien fait ici un fophifme Ce n'étoit pas la peine de m'imputer
très-f-imilicr aux Percs (Je TEglife. 11 de- une erreur que je n'ai pas commife ,
finit le mot Ditn félon les Chrétiens , uniquement pour citer fi hors de pro-
A puis il acbufc les païens de con- ptis un fuphifinc de Tertullien.
tradition , parce que contre fa défi-
A M. D E B E A U M O N T. ^5
ment le bien , il concourt avec lui à l'harmonie univerfelie.
Mais ce par quoi les chofes font , fe diftingue très-net-
tement fous deux idées ; favoir , la chofe qui fliit ôc la
dîofe qui eft faite ; même ces deux idées ne fe réunifTenc
pas dans le même être fans quelque effort d'efprit, &c l'on
ne conçoit gueres une chofe qui agit , fans en fuppofer une
autre fur laquelle elle agit. De plus, il eft certain que nous
avons l'idée de deux fubftances diitinfles ; (avoir , l'efpric
& la matière ; ce qui penfe , & ce qui eft étendu ; ëc ces
deux idées fe conçoivent très-bien l'une fans l'autre.
Il y a donc deux manières de concevoir l'origine des
chofes ; favoir , ou dans deux caufes diverfes , l'une vive &
l'autre morte , l'une motrice &c l'autre mue , l'une aftive 6c
l'autre pafTive , l'une efficiente & l'autre inftrumentale ; ou
dans une caufe unique qui tire d'elle feule tout ce qui eft,
& tout ce qui fe fait. Chacun de ces deux fentimens , dé-
battus par les métaphyiîciens depuis tant de (îecles, n'en
eft pas devenu plus croyable à la raifon humaine : &
fi l'exiltence éternelle 6c néceffaire de la matière a pour
nous {gs difficultés, fa création n'en a pas de moindres ;
puifque tant d'hommes & de philofophes, qui dans tous
les tems ont médité fur ce fujet , ont tous unanimement
rejette la poffibilité de la création , excepté peut-être un
très-petit nombre qui paroilTent avoir fincéremcnt foumis
leur raifon à l'autorité ; fincérité que les motifs de leur in-
térêt , de leur fureté , de leur repos , rendent fort fufpede ,
ôc dont il fera toujours impoffible de s'alTurer , tant que
l'on rifquera quelque chofe à parler vrai
4(î LETTRE
Suppofé qu'il y ait un principe éternel &c unique des chofes,
ce principe étant fimple dans fon efTence n'efè pas compofé
de matière &. d'efprit , mais il efè matière ou efprit feu-
lement. Sur les raifons déduites par le Vicaire, il ne fau-
roit concevoir que ce principe foit matière, & s'il e(t efprit,
il ne fauroit concevoir que par lui la matière ait reçu l'être :
car il faudroit pour cela concevoir la création ; or l'idée
de création , l'idée fous laquelle on conçoit que par un fimple
ade de volonté rien devient quelque chofe , elt , de toutes
les idées qui ne font pas clairement contradictoires, la moins
çompréhenfible à l'efprit humain.
Arrêté des deux côtés par ces difficultés, le bon Prêtre
demeure indécis , ôc ne fe tourmente point d'un doute de
pure fpéculation , qui n'influe en aucune manière fur fes de-
voirs en ce monde ; car enfin que m'importe d'expliquer
l'origine des êtres, pourvu que je fâche comment ils fub-
filleut, quelle place j'y dois remplir, & en vertu de quoi
cette obligation m'eft impofée ?
Mais fuppofer deux principes {16) des chofes , fuppofi-
tion que pourtant le Vicaire ne fait point , ce n'eft pas pour
cela fuppofer deux Dieux ; à moins que , comme les Ma-
nichéens, on ne fuppofe auffi ces principes tous deux aélifs;
doctrine abfolument contraire à celle du Vicaire , qui , trcs-
(26) Celui qui ne connoit que plctif, fervant tout-au-plus à faire en.
deux fubftançes, ne peut non plus tendre que le nombre de ces principes
imaginer que deux principes, & le n'importe pas plus à connoitre que
terme , ou plujlcurs , ajouté dans l'en. leur nature,
droit cité , n'elt là qu'une efpeçc d'e.\-
A M. D E B E A U M O N T. 47
pontivement, n'admet qu'une Intelligence première, qu'un
feul principe actif, ôc par conféquent qu'un feul Dieu.
J'avoue bien que la création du monde étant clairement
énoncée dans nos traductions de la Genefe , la rejetter po-
fitivement feroit à cet égard rejetter l'autorité , fînon des
Livres Sacrés , au moins des traductions qu'on nous en
donne , & c'eft auffi ce qui tient le Vicaire dans un doute
qu'il n'auroit peut-être pas fans cette autorité : car d'ailleurs la
coexiflence des deux Principes (a 7) femble expliquer mieux
la conftitution de l'univers &c lever des difficultés qu'on a
peine à réfoudre fans elle , comme entre autres celle de
l'origine du mal. De plus, il faudroit entendre parfairemenc
l'Hébreu , &: même avoir été contemporain de Moïfe , pour
favoir certainement quel fens il a donné au mot qu'on nous
rend par le mot créa. Ce terme eft trop philofophique pour
avoir eu dans fon origine l'acception connue &c populaire
que nous lui donnons maintenant fiu" la foi de nos Doc-
teurs. Rein n'ell moins rare que des mots dont le fens change
par trait de tems , 6c qui font attribuer aux anciens Auteurs-
qui s'en font fervis , des idées qu'ils n'ont point eues. Le
('27) II eft bon de remarquer que Photius veut à caufe de cela que ce
cette qucftion de l'cternité de la ma- Livre ait été fulilfié. Mais le même-
tiere , qui effarouche fi fort nos Théo- fentinient paroit encore dans les Stro-
îogiens , efFarouchoit affez peu les mates , où Clément rapporte celui-
Pères de l'EgliTe, moins éloignés des d'iléraclite fans l'improuver. Ce Père ,
fcntimcns de Platon. Sans parler de Livre V. tâche, à la vérité, d'éta-
Juftin, martyr, d'Origcne, & d'autres, b!ir un feul principe , mais c'eft parce-
Clément Alexandrin prend fi bien l'af- qu'il refufe ce nom à la matière , même-
firm^dve dans fes Hypolipofes , q^uc en admettant fon éternité.»
48 LETTRE
mot Hébreu qu'on a traduit par créar , faire quelque chofe
de rien , fignilie plutôt J'aire , produire quelque chofe avec
magnificence. Rivet prétend même que ce mot Hébreu Bara
ni le mot Grec qui lui répond , ni même le mot Latin
creare ne peuvent fe reftreindre à cette fignification parti-
culière de produire quelque chofe de rien. Il eft fi certain , du
moins , que le mot Larin fe prend dans un autre fens ,
que Lucrèce , qui nie formellement la poffibilité de toute
création , ne laiife pas d'employer fouvent le même terme
pour exprimer la formation de l'Univers & de fes par-
ties. Enfin M. de Beaufobre a prouvé ( i8 ) que la notion
de la création ne fe trouve point dans l'ancienne Théologie
judaïque , & vous êtes *trop infiruit , Monfeigneur , pour
ignorer que beaucoup d'hommes pleins de refpei5l pour nos
Livres Sacrés n'ont cependant point reconnu dans le récit
de Moïfe l'abfolue création de TUnivers. Ainiî le Vicaire ,
à qui le dcfpotifme des Théologiens n'en impofe pas, peut
très-bien , fans en être moins orthodoxe , douter s'il y a
deux principes éternels des chofes, ou s'il n'y en a qu'un.
C'eft un débat purement grammatical ou philofophique , où
la révélation n'entre pour rien.
Quoi qu'il en foit , ce n'eft pas de cela qu'il s'agit entre
nous , & fans foutenir les fentimens du Vicaire , je n'ai rien
;i faire ici qu'à montrer vos torts.
Or vous avez tort d'avancer que l'unité de Dieu me paroît
une quellion oifeufe & fupériciire i\ la raifon ; puifque dans
l'Ecrit que vous cenfurez , cette unité elt établie &: foutenue
( ;8 ) Ilift- <Ju Manichéifnie , Tome II.
p.ir
A M. D E B E A U M O N T. 49
par le raifonnement ; ôc vous avez tort de vous étayer d'un
paffage de Tertullien pour conclure contre moi qu'il impli-
que qu'il y ait plufieurs Dieux : car fans avoir befoin de Ter^
tullien, je concluds aufîi de mon côté qu'il implique qu'il y
ait plufieurs Dieux,
Vous avez tort de me qualifier pour cela d'Auteur témé-
raire , puifqu'où il n'y a point d'afTertion il n'y a point de
témérité. On ne peut concevoir qu'un Auteur foit un témé-
raire, uniquement pour être moins hardi que vous.
Enfin vous avez tort de croire avoir bien jufHfié les dog-
mes particuliers qui donnent à Dieu les pafTions humaines ,
& qui, loin d'éclaircir les notions du grand Etre , les em-
brouillent &c les avilifTent , en m'accufant fauffement d'em-
brouiller & d'avilir moi-même ces notions , d'attaquer direc-
tement l'effence divine , que je n'ai point attaquée , ôc de
révoquer en doute fon unité , que je n'ai point révoquée en
doute. Si je l'avois fait , que s'enfuivroit-il ? Récriminer n'eft
pas fe juflilier : mais celui qui , pour toute défenfe , ne fait
que récriminer à faux , a bien l'air d'être feul coupable.
La contradi^flion que vous me reprochez dans le même
lieu elt tout aufTi-bicn fondée que la précédente accufarion.
1/ ne fait , dites-vous , quelle eji la nature de Diui , & bien-
tôt après il reconnaît que cet Etre fupréme ejî doué d'intel-
ligence , de puijfance , de volonté ^ & de bonté ; n''ejl-ce donc
pas-là avoir une idée de la nature divine Y
Voici , Monf^^igncur , là-defTus ce que j'ai à vous dire.
*' Dieu eft intelligent; mais comment l'eft-il ? L'homme
ai eft intelligent quand il raifonne , 6c la fuprcme Intelligence
Mélanges. Tome I. G
5©
LETTRE
u n'a pas befoin de raifonner ; il n'y a pour elle ni prémif^
3j fes , ni conféquences , il n'y a pas même de propofition ;
j> elle eft paremiiic intuitive , elle voit également toutce qui
u eft & tout ce qui peut être ; toutes les vérités ne font
»> pour elle qu'une feule idée, comme tous les lieux un feul
» point &c tous les tems un feul moment. La puilfance hu-
M maine agit par des moyens , la puiffance divine agit par
»} elle-même : Dieu peut parce qu'il veut , fa volonté fait
»j fon pouvoir. Dieu eft bon , rien n'eft plus manifefte ; mais
»j la bonté dans l'homme eft l'amour de {es femblablcs , ôc
i> la bonté de ]^ieu elt l'amour de l'ordre ; car c'cit par
»> l'ordre qu'il maintient ce qui exilk , 6: lie chaque partie
t» avec le tout. Dieu eft jufte , j'en fais convaincu ; c'eft une
J3 fuite de fa bouté ; l'injultice des hommes eft leur œuvre
jj ôc non pas la fienne : le défordre moral qui dépofe contre
»j la providence aux yeux des philofophes , ne fait que la
M démontrer aux miens. Mais la juitice de l'homme eft de
»» rendre ^ chacun ce qui lui appartient, &c U julLice de Dieu
« de demander compte à chacun de ce qu'il lui a donné.
M Que ft je viens à découvrir fucceflivement ces attributs
« dont je n'ai nulle idée abfolue , c'eft par des confcquences
n forcées , c'eit piu- le bon ufage de ma raifon : mais je les
»5 affirme uns les comprendre , 6c dans le fond , c'eft n'af-
j» firmer rien. J'ai beau me dire , Dieu efè ainfi ; je le fens ,
» je me le prouve : je n'en conçois pas mieux comment
i> ])ieu peut être ainfi.
»} Enfin plus je m'efforce de contempler fon effence in-
M iiuie , moins je la conçois ; mais elle elt , cela me fufîici
AM. DEBEAUMONT. 5,
« moins je la conçois , plus je Fadore. Je m'humilie ôc lui
« dis : Etre des êtres , je fuis parce que ru es ; c'eft m'éle-
u ver à ma fource que de te méditer fans ceffe. Le plus
>5 digne ufage de ma raifon eft de s'anéantir devant toi : c'elt
j5 mon ravifîement d'efprit , c'efi: le charmée de ma foiblefTc
M de me fentir accablé de ta grandeur >j.
Voilà ma réponfe , & je la crois pcremptoire. Faur-il vous
dire , à préfent oi!i je l'ai prife ? Je l'ai tirée mot-à-mot de
l'endroit même que vous accufez de contradidion (29). Vous
en ufez comme tous mes adverfaires , qui , pour me réfuter,
ne font qu'écrire les objeâions que je me fuis faites , & fup-
primer mes folutions. La réponfe eft déjà toute prête ; c'eft
l'ouvrage qu'ils ont réfuté.
Nous avançons , Monfeigncur , vers les difcuiïîons les plus
importantes.
Après avoir attaque mon Syftcme & mon Livre , vous
attaquez aufll ma Religion , ôc parce que le Vicaire Catho-
lique fait des objections contre fon Eglife, vous cherchez à
me faire pafîèr pour ennemi de la mienne ; comme ft pro-
pofer des difllcuités fjr un fentiment , c'étoit y renoncer ;
comme fi toute connoifiance humaine n'avoit pas les lîen-
nes; comme iî la Géométrie elle-même n'en avoit pas , ou
que les Géomètres fe iiffcnt une loi de les taire pour ne pas
nuire à la certitude de leur art.
La réponfe que j'ai d'avance à vous faire eft de vous dé-
clarer avec ma franchife ordinaire mes fentimens en matière
de Religion, tels que je les ai profcfTcs dans tous mes Ecrits,
(îy ) Emile, Tome II. pag. çi in-4°. Tome 111, patj. 79. in-$°. & in-Jz,
G 1
S^. LETTRE
6c tels qu'ils ont toujours été dans ma bouche ôc dans mon
cœur. Je vous dirai , de plus , pourquoi j'ai publié la pro-
fefllon de foi du Vicaire , ô: pourquoi , malgré tant de cla-
meurs je la tiendrai toujours pour l'Ecrit le meilleur & le
plus utile dans le fiecle où je l'ai publié. Les bûchers ni les
décrets ne me feront point changer de langage , les Théolo-
o-iens en m'ordonnant d'être humble ne me feront point être
faux , ôc les philofophes en me taxant d'hypocriHe ne me
feront point profelTer l'incrédulité. Je dirai ma Religion ,
parce que j'en ai une , & je la dirai hautement , parce que j'ai
le courage de la dire , & qu'il feroit à defirer pour le bien
des hommes que ce fût celle du genre humain.
Monfeigneur , je fuis Chrétien , & fincérement Chrétien ,
félon la doctrine de l'Evangile. Je fuis Chrétien , non comme
un difciple des Prêtres, mais comme un difciple de Jéfus-
Chriil. Mon Maître a peu fubtilifé fur le dogme, & beaucoup
infilté fur les devoirs ; il prefcrivoit moins d'articles de foi
que de bonnes œuvres ; il n'ordonnoit de croire que ce qui
étoit nécelTaire pour être bon ; quand il réfumoit la Loi &
les Prophètes , c'étoit bien plus dans des ades de vertu que
dans des formules de croyance (30), &c il m'a dit par lui-
même & par {es Apôtres que celui qui aime fon frère a ac-
compli la Loi (3 1 ).
Moi de mon côté, très -convaincu des vérités efTentielles
au Chrilbiaiîfme , lefquelles fervent de fondement à toute
bonne morale , cherchant au furplus à nourrir mon cœur de
(?o) Matth. VI r. 13.
( 31 ) Galat. V. u.
A M. D E B E A U M O N T. jj
l'efprit de l'Evangile fans tourmenter ma raifon de ce qui m'y
paroît obfcur , enfin , perfuadé que quiconque aime Dieu par
defTus toute chofe & fon prochain comme foi-méme , eit un
vrai Chrétien , je m'efforce de l'être , lailTant à part toutes
ces fubtilités de doctrine , tous ces importans galimathias
dont les Phariiîens embrouillent nos devoirs & offufquenc
notre foi ; & mettant avec Saint Paul la foi même au-deffous
de la charité (31).
Heureux d'être né dans la Religion la plus raifonnable &
la plus fainte qui foit fur la terre , je relie invioiablemenc
attaché au culte de mes Pères : comme eux je prends l'E-
criture &c la raifon pour les uniques règles de ma croyance ;
comme eux je récufe l'autorité des hommes , & n'entends
me foumettre à leurs formules qu'autant que j'en apptrçois la
vérité ; comme eux je me réunis de cœur avec les vrais fer-
viteurs de Jéfus-Chrift & les vrais adorateurs de Dieu , peur
lui offrir dans la communion àes fidèles les hommages de fon
Eglife. Il m'elt confolant &c doux d'être compté parmi fes
membres , de participer au culte public qu'ils rendent à Ja
Divinité > & de me dire au milieu d'eux ; je fuis avec mes
frères.
Pénétré de reconnoifTance pour le digne Pafleur ( * ) qui ,
rcfiftant au torrent de l'exemple , & jugeant dans la vérité ,
n'a point exclus de l'Eglife un défenfeur de la caufe de Dieu,
je confcrverai toute ma vie un tendre fouvenir de fa charité
(îO I. Cor. Xni. 2. '15.
( ♦ } Vuycz les Lettres écrites de la Montagne, Lettre deuxième, note (.r).
î4 LETTRE
vraiment Chrétienne. Je me ferai toujours une gloire d'être
compté dans fon Troupeau , & j'efpere n'en point fcandalifer
les membres ni par mes fentimens ni par ma conduite. Mais
lorfque d'injultes Prêtres s'arrogeant des droits qu'ils n'ont
pas , voudront fe faire les arbitres de ma croyance , ôc vien-
dront me dire arrogamment ; rétraclez-vous , déguifez-vous ,
expliquez ceci , défavouez cela ; leurs hauteurs ne m'en im-
poferont point ; ils ne me feront point mentir pour erre
ortliodoxe , ni dire pour leur plaire ce que je ne penfe pas.
Que fi ma véracité les offenfe , & qu'ils veuillent me retran-
cher de TEglife , je craindrai peu cette mienace dont l'exécu-
tion n'eft pas en leur pouvoir. Ils ne m'empêcheront pas
d'être uni de cœur avec les fidèles ; ils ne m'ôteront pas du
rang des élus fi j'y fuis infcrir. Ils peuvent m'en ôrer les
confolations dans cette vie , mais non l'efpoir dans celle qui
doit la fuivre , & c'eft-!à que mon vœu le plus ardent 6c le
plus finccre eft d'avoir Jéfus-Chrilt même pour arbitre &c
pour Juge entre eux & moi.
Tels font , Monfeigneur , mes vrais fentimens , que je ne
donne pour règle à perfonne , mais que je déclare être les m.iens,
6c qui reftcront tels tant qu'il plaira , non aux hommes , mais
à Dieu , fcul maître de changer mon cœur ôc ma raifon :
car auiïi long-tems que je ftrai ce que je fuis &c que je pen-
fcrai comme je penfe, je parlerai comme je parle. Bien dif-
férent , je l'avoue , de vos Chrétiens en effigie , toujours prêts
à croire ce qu'il faut croire ou i\ dire ce qu'il faut dire pour leur
intérêt ou pour leur repos , &. toujours fûrs d'être alfez bons
Çhrétieus, pourvu qu'on ne brûle pas leurs Livres Ôc qu'ils ne
A M. D E B E A U M O N T. ^55
foient pas décrétés. Ils vivent en gens perfuadés que , non-
feulement il faut confefTer tel & tel article , mais que cela
fjffit pour aller en paradis , & moi je penfe , au contraire ,
que l'effentiel de la Religion confifte en pratique , que non-
feulement il faut être homme de bien , miféricordieux, humain,
charitable ; mais que quiconque eft vraiment tel en croit afTez
pour être fauve. J'avoue , au refte , que leur dodrine efè plus
comm,ode que la mienne , & qu'il en coûte bien moins de
fe mettre au nombre des fidèles par des opinions que par
des vertus.
Que fi j'ai dû garder ces fentimens pour moi feul, comme
ils ne ceffent de le dire ; fi lorfque j'ai eu le courage de les
publier 6c de me nommer, j'ai attaqué les Loix & troublé
l'ordre public , c'eit ce que j'examinerai tout-à-l'heure. Mais
qu'il me foit permis , auparavant , de vous fupplier , Mon-
feigneur , vous ôc tous ceux qui liront cet écrit d'ajouter quel-
que foi aux déclarations d'un ami de la vérité , & de ne pas
imiter ceux qui , fans preuve , fans vraifemblance , & fur le
feul témoignage de leur propre cœur , m'accufent d'athéifme
6c d'irréligion contre des proteltations fi pofitives & que rien
de ma part n'a jamais démenties. Je n'ai pas trop , ce me
femble , l'air d'un homme qui fe déguife , & il n'efè pas aifé
de voir quel intérêt j'aurois à me déguifer ainfi. L'on doit
préfumer que celui qui s'exprime fi librement fur ce qu'il ne ,
croit pas , eft fincere en ce qu'il dit croire , & quand fes
difcours , fa conduite & fcs écrits font toujours d'accord fur
ce point , quiconque ofe affirmer qu'il ment , «Se n'eft pas ua
Dieu , ment infailliblement lui-même^
S6 LETTRE
Je n'ai pas toujours eu le bonheur de vivre feul. J'ai fré-
quenté des hommes de toute efpece. J'?.i vu des gens de tous
les partis , des Croyans de toutes les fecles , des efprits-forts
de tous les fyitêmcs : j'ai vu des grands , des petits , des
libertins, des philofophes. J'ai eu des amis fûrs ik d'autres
qui l'étoiént moins : j'ai été environné d'efpions , de mal-
veillans , ôc le monde efl plein de gens qui me haïfTent à
caufe du mal qu'ils m'ont fait. Je les adjure tous , quels qu'ils
puilFenc être , de déclarer au public ce qu'ils favent de ma
croyance en matière de Religion : fi dans le commerce le
plus fuivi , fi dans la plus étroite familiarité , fi dans la gaîté
des repas, fi dans les confidences du tête -à- tête ils m'ont
jamais trouvé différent de moi-même ; fi lorfqu'iis ont voulu
difputer ou plaifanter, leurs argumens ou leurs railleries m'ont
un moment ébranlé ; s'ils m'ont furpris à varier dans mes
fentimens ; fi dans le fecret de mon cœur ils en ont pénétré
que je cachois au public ; fi dans quelque tems que ce foit
ils ont trouvé en moi une ombre de faulFeté ou d'hypocrifie,
qu'ils le difent , qu'ils révèlent tout , qu'ils me dévoilent ; j'y
confens , je les en prie , je les difpenfe du fecret de l'amitié ;
qu'ils difent hautement , non ce qu'ils voudroient que je fulTe ,
mais ce qu'ils favent que je fuis : qu'ils me jugent félon leur
confcience ; je leur confie mon honneur fans crainte , ôc je
promets de ne les point récufer.
Que ceux qui m'accufent d'être fins Religion parce qu'ils
ne conçoivent pas qu'on en puifTe avoir une , s'accordent au
moins s'ils peuvent entre eux. Les uns ne trouvent dans mes
Livres qu'un ^yilênie d'athéifmc , les autres difent que je
rends
A M. DE B E A U M O N T- s?
rends gloire à Dieu dans nrîes Livres fans y croire au fond
de mon cœur. Ils taxcat mes écrits d'impiété &c mes fenti-
mens d'hypocrifie. Mais fi je prêche en public l'athéifme , je
ne fuis donc pas un hypocrite , &; fî j'affeAe une foi que je
n'ai point , je n'enfeigne donc pas l'impiété. En entalfant des
imputations contradictoires la calomnie fe découvre elle-même ;
mais la malignité efl aveugle , & la paflion ne raifonne pas.
Je n'ai pas , il eft vrai , cette foi dont j'entends fe vanter
tant de gens d'une probité fi médiocre , cette foi robuite qui
ne doute jamais de rien , qui croit fans façon tout ce qu'on
lui préfente à croire , &c qui met à part ou diflîmule les objec-
tions qu'elle ne fait pas refoudre. Je n'ai pas le bonheur de
voir dans la révélation l'évidence qu'ils y trouvent , & fi je
me détermine pour elle, c'eft parce que mon cœur m'y porte,
qu'elle n'a rien que de confolant pour moi , & qu'à la rejetter
les difficultés ne font pas moindres ; mais ce n'eft pas parce
que je la vois démontrée , car très-furement elle ne l'elt pas
à mes yeux. Je ne fuis pas même aflez inflruit, à beaucoup
près , pour qu'une démonftration qui demande un fî profond
favoir , foit jamais à ma portée. N'eft -il pas plaifant que
moi qui propofe ouvertement mes obje6tions & mes doutes,
je fois l'hypocrite , & que tous ces gens fi décidés , qui
difent fans ceffe croire fermement ceci & cela , que ces gens
fi fûrs de tout , fans avoir pourtant de meilleures preuves que
les miennes , que ces gens , enfin , dont la plupart ne font
gueres plus favans que moi , ik. qui , fans lever mes diffi-
cultés , me reprochent de les avoir propofées , foient les gens
de bonne-foi ?
Mélanges, Tome I. H
58 LETTRE
Pourquoi ferois-je un hypocrite, & que g3gnerois-je à
Têtre ? J'ai attaqué tous les intérêts particuliers , j'ai fufcité
contre moi tous les partis , je n'ai foutenu que la caufe de
Dieu &c de l'humanité , & qui eft-ce qui s'en foucie ? Ce
que j'en ai dit n'a pas même fait la moindre fcnflition , &
pas une ame ne m'en a fu gré. Si je me fijffe ouvertement
déclaré pour l'athéifme , les dévots ne m'auroient pas fait
pis , & d'autres ennemis non moins dangereux ne me por-
teroient point leurs coups en fecret. Si je me fulFe ouverte-
ment déclaré pour l'athéifme , les uns m'euffent attaqué avec
plus de réferve en me voyant défendu par les autres , &
difpofé moi - même à la vengeance '• mais un homme qui
craint Dieu n'eft guère à craindre ; fon parti n'eft pas redou-
table , il eft feul ou à-peu-prcs , &c l'on eft fur de pouvoir
lui faire beaucoup de mal avant qu'il fonge à le rendre. Si
je me fuffe ouvertement déclaré pour l'athéifme , en me fépa-
rant ainfi de l'Eglife , j'aurois ôté tout d'un coup à fes Minif-
tres le moyen de me harceler fans cefTe , & de me faire
endurer toutes leurs petites tyrannies ; je n'aurois point elTuyé
tant d'ineptes cenfures, ôc au lieu de me blâmer fi aigrement
d'avoir écrit il eût falu me réfuter, ce qui n'eft pas tout-
à-fait Cl facile. Enfin fi je me fuffe ouvertement déclaré
pour l'athéifme on eût d'abord un peu clabaudé ; mais on
m'eût bientôt lailîé en paix comme tous les autres; le peuple
du Seigneur n'eût point pris iiifpedion fur moi , chacun n'eût
point cru me fliire grâce en ne me traitant pas en excom-
munié ; &c j'eufTe été quitte-:Vquitte avec tout le monde : les
faintes en Ifraël ne m'auroient point écrit des lettres anony-
A M. D E B E A U M O N T. 59
mes , & leur charité ne fe fût point exhalée en dévores inju-
res ; elles n'euflent point pris la peine de m'ailurer humble-
ment que j'étois un fcélérat , un monftre exécrable , & que
le monde eût été trop heureux fî quelque bonne ame eût pris
le foin de m'étouffer au berceau : d'honnêtes gens , de leur
côté , me regardant alors comme un réprouvé , ne fe tourmen-
teroient & ne me tourmenteroient point pour me ramener dans
la bonne voie ; ils ne me lirailleroient pas à droite & à gauche ,
ils ne m'étoufferoient pas fous le poids de leurs fermons , ils
ne me forceroient pas de bénir leur zèle en maudiflant leur
importunité , ôc de fentir avec reconnoiflance qu'ils font appelles
à me faire périr d'ennui.
Monfeigneur, (l je fuis un hypocrite , je fuis un fou; puif-
qu€ , pour ce que je demande aux hommes , c'eit une grande
folie de fe mettre en frais de faulTeté ; fî je fuis un hypo-
crite , je fuis un fot ; car il faut l'être beaucoup pour ne
pas voir que le chemin que j'ai pris ne mené qu'à des malheurs
dans cette vie , ôc que quand j'y pourrois trouver quelque
avantage , je n'en puis profiter fans me démentir. Il eft vrai
que j'y fuis à tems encore ; je n'ai qu'à vouloir un moment
tromper les hommes , & je mets à mes pieds tous mes enne-
mis. Je n'ai point encore atteint la vieillelfe ; je puis avoir
long-tems à fouffrir ; je puis voir changer derechef le public
fur mon compte : mais fi jamais j'arrive aux honneurs ôc à
la fortune , par quelque route que j'y parvienne , alors je ferai
un hypocrite; cela eft fur.
La gloire de l'ami de la vérité n'efl point attachée à telle
opinioo plutôt qu'à telle autre ; quoiqu'il dife , pourvu qu'il
H z
60 LETTRE
le penfe , îl tend à Ton bar. Celui qui n'a d'autre intérêt
que d'être vrai n'eit point tenté de mentir , ôc il n'y a nul
homme fenfé qui ne préfère le moyen le plus fimple , quand
il elt aulH le plus fur. Mes ennemis auront beau faire avec
leurs injures ; ils ne m'ôteront point l'honneur d'être un
homme véridique en toute chofe , d'être le feul Auteur de
mon fiecle ôc de beaucoup d'autres qui ait écrit de bonne-
foi , &: qui n'ait dit que ce qu'il a cru : ils pourront un
moment fouiller ma réputation à force de rumeurs & de
calomnies ; mais elle en triomphera tôt ou tard ; car tandis
qu'ils varieront dans leurs imputations ridicules , je réitéras
toujours le même , & fans autre art que ma franchife , j'ai
dequoi les défoie r toujours.
Mais cette franchife eft déplacée avec le public ! Mais
toute vérité n'eft pas bonne h dire ! Mais bien que tous les
gens fenfés penfent comme vous , il n'eit pas bon que le
vulgaire penfe ainfi! Voilà ce qu'on me crie de toutes parts;
voilà, peut-être, ce que vous me diriez vous-même, fi
nous étions téie - à - tête dans votre cabinet. Tels font les
hommes. Ils changent de langage comme d'habit ; ils ne
difent la vérité qu'en robe de chambre ; en habit de parade
ils ne favent plus que mentir, &c non-feulement ils font trom-
peurs (k fourbes à la face du genre humain , mais ils n'ont
pas honte de punir contre leur confcience quiconque ofe
n'être pas fourbe & trompeur public comme eux. Mais ce
principe e(l-il bien vrai que toute vérité n'eft pas bonne à
dire ? Quand il le feroit , s'enfuivroit-il que nulle erreur ne
fut bomic à détruire , ik toutes les folies des hommes font-
A M. D E B E A U M O N T. 6f
elles fi faintes qu'il n'y en ait aucune qu'on ne doive réf.
peéter ? Voilà ce qu'il conviendroic d'examiner avant de me
donner pour loi une maxime fufpeéle èc vague , qui , fût-.
elle vraie en elle-même , peut pécher par fon application.
J'ai grande envie , Monfeigneur , de prendre ici ma méthode
ordinaire , & de donner l'hiftoire de mes idées pour toute
réponfe à mes accufateurs. Je crois ne pouvoir mieux jufti-
fîer tout ce que j'ai ofé dire , qu'en difant encore tout ce
que j'ai penfé.
Si -tôt que je fus en état d'obferver les hommes, je
les regardois faire , &c je les écoutois parler ; puis , voj'^ant
que leurs actions ne reffembloient point à leurs difcours ,
je cherchai la raifon de cette dilTemblance , &c je trouvai
qu'être 6c paroître étant pour eux deux chofes auffi diffé-
rentes qu'agir ôc parler , cette deuxième différence étoit la
caufe de l'autre , &c avoit elle-même une caufe qui me ref-
toit à chercher.
Je la trouvai dans notre ordre focial , qui , de tout point
contraire à la nature que rien ne détruit , la tyrannife fans
celfe , & lui fait fans ceffe réclamer fes droits. Je fuivis cette
contradiction dans fes conféquences , êc je vis qu'elle expli-
quoit feule tous les vices des hommes ôc tous les maux de
la fociété. D'où je concluds qu'il n'étoit pas néceffaire de
fuppofer l'homme méchant par fa nature , lorfqu'on pouvoit
marquer l'origine & le progrès de fa méchanceté. Ces ré-
flexions me condiiifirent à de nouvelles recherches fur l'ef-
prit humain confîdérc dans l'état civil , &c je trouvai qu'alors
le développement des lumières ôc des vices fe fiiifoit tou-
6i LETTRE
jours en même raifon , non dans les individus , mais dans
les peuples ; diii:in(51;ion que j'ai toujours foigneufement faite ,
& qu'aucun de ceux qui m'ont attaqué n'a jamais pu con-
cevoir.
J'ai cherché la vérité dans les livres ; je n'y ai trouvé que
le menfonge 6c l'erreur. J'ai confulté les Auteurs ; je n'ai
trouvé que des charlatans qui fe font un jeu de tromper
les hommes , fans autre loi que leur intérêt , fans autre Dieu
que leur réputation ; prompts à décrier les chefs qui ne les
traitent pas à leur gré , plus prompts à louer l'iniquité qui
les paye. En écoutant les gens à qui l'on permet de parler
en public , j'ai compris qu'ils n'ofent ou ne veulent dire que
ce qui convient h ceux qui commandent , 6c que payés par
le fort pour prêcher le foible , ils ne favent parler au der-
nier que de fes devoirs , 6c à l'autre que de fes droits. Toute
l'inllruclion publique tendra toujours au menfonge tant que
ceux qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir , 6c
c'eft pour eux feulement que la vérité n'eft pas bonne à dire.
Pourquoi ferois-je le complice de ces gens-là ?
Il y a des préjugés qu'il faut refpe61er ? Cela peut être ;
mais c'eft quand d'ailleurs tout elt dans l'ordre , 6c qu'on ne
peut ôter ces préjugés fans ôter aufll ce qui les rachette ; on
laifle alors le mal pour l'amour du bien. Mais lorfque tel
eft l'état des chofes que plus rien ne fauroit changer qu'en
mieux , les préjugés font - ils il refpecbbles qu'il faille leur
facrifier la raifon, la vertu, la jufHce , 6c tout le bien que
la vérité pourroit faire aux hommes ? l^our moi , j'ai promis
de la dire en toute chofe utile , autant qu'il fcroit en moi ;
A M. D E 13 E A U M O N T. cj
c'ell un engagement que j'ai dû remplir félon mon raient ,
&c que furement un autre ne remplira pas à ma place ,
puifque chacun fe devant à tous , nul ne peut payer pour
autrui. L.2 divine vérité ^ dit Augultin, n^e/î ni à moi ni à vous
ni à lui , mais à nous tous qu''dk appelle avec force à la
publier de concert , fous peine d'être inutiles à nous - mêmes
fi nous ne la communiquons aux autres : car quiconque s'ap-
proprie à lui-feul un bien dont Dieu veut que tous jouif-
Jènt , perd par cette ufurpation ce qu^il dérobe au public ,
& ne trouve qu'erreur en lui - même , pour avoir trahi la
vérité ( 0 ),
Les hommes ne doivent point être inftruirs à demi. S'ils
doivent refter dans l'erreur, que ne les lai/Tiez - vous dans
l'ignorance? A quoi bon tant d'Ecoles & d'Univerfîtés pour
ne leur apprendre rien de ce qui leur importe à favoir ? Quel
eft donc l'objet de vos Collèges , de vos Académies, de tant
de fondations favantes .'' Eft-ce de donner le change au Peu-
ple , d'altérer fa raifon d'avance , ôc de l'empêcher d'aller au
vrai ? Profeiïeurs de menfonge , c'eft pour l'abufer que vous
feiguez de l'inflruire , &, comme ces brigands qui mettent
des fanaux fur les écueils , vous l'éclairez pour le perdre.
Voilà ce que je penfois en prenant la plume , & en la
quittant je n'ai pas lieu de changer de fentiment. J'ai toujours
vu que l'inltrudion publique avoit deux défauts cfTentiels
qu'il étoit impoiïible d'en ôter. L'un efè la mauvaife foi de
ceux qui la donnent, &; l'autre l'aveuglement de ceux qui la
reçoivent. Si des hommes fans palfions inftruifoient des hom-
( o) Aug. confef. L. XII. c. 2Ç.
&4 LETTRE
mes fans préjugés , nos connoilTances refteroient plus bornée^
mais plus fùres , & la raifon régneroit toujours. Or , quoi
qu'on faire , l'intérêt des hommes publics fera toujours le
même, mais les préjugés du peuple n'ayant aucune bafe fixe
font plus variables ; ils peuvent être altérés , changés , augmen-
tés ou diminués. C'eft donc de ce côté feul que l'inltrudion
peut avoir quelque prife , &c c'ell-là que doit tendre l'ami de
la vérité. Il peut efpérer de rendre le peuple plus raifonnable ,
mais non ceux qui le mènent plus honnêtes gens.
J'ai vu dans la Religion la même faulFeté que dans la poli-
tique , &c j'en ai été beaucoup plus indigné : car le vice du
Gouvernement ne peut rendre les fujets malheureux que fur
la terre ; mais qui fait jufqu'où les erreurs de la confcience
peuvent nuire aux infortunés mortels ? J'ai vu qu'on avoir des
profelFions de foi , des doctrines, des cultes qu'on fuivoiç
fans y croire , & que rien de tout cela ne pénétrant ni le
cœur ni la raifon , n'inf-Iuoit que très - peu fur la conduite,
Monfeigneur , il faut vous parler fans décour. Le vrai Croyant
ne peut s'accommoder de toutes ces fimagrécs: il fent que
l'homme eft un être intelligent auquel il faut un cuire raifon-
nable , & un être fociable auquel il faut une morale faite pour
l'humanité. Trouvons premièrement ce culte ôc cette morale ;
cela fera de tous les hommes, ôc puis quand il faudra des for-
mules nationales , nous en examinerons les fondemens , les
rapports, les convenances, &c après avoir dit ce qui eft de
l'homme , nous dirons enfuite ce qui eft du Citoyen. Ne
faifons pas, fur-tout, comme votre Monficur Joly de Fleury,
qui , pour établir fon Janfénifme , veut déraciner toute loi
naturelle
AM. DEBEAUMONT. 6s
naturelle &: toute obligation qui lie entre eux les humains ;
de forte que félon lui le Chrétien ôc l'infidèle qui contradent
entre eux , ne font tenus à rien du tout l'un envers l'autre ;
puifqu'il n'y a point de loi commune à tous les deux.
Je vois donc deux manières d'examiner &c comparer les
Religions diverfes ; l'une félon le vrai & le faux qui s'y trou-
vent , foit quant aux faits naturels ou furnaturels fur lefquels
elles font établies , foit quant aux notions que la raifon nous
donne de l'Etre fjpréme &c du culte qu'il veut de nous :
l'autre félon leurs effets temporels & moraux fur la terre ,
félon le bien ou le mal qu'elles peuvent faire à la fociété &
au genre humain. Il ne faut pas, pour empêcher ce double
examen , commencer par décider que ces deux chofes vont
toujours enfemble , & que la Religion la plus vraie elt aufli
la plus fociale ; c'eft précifément ce qui elt en queltion ; Se
il ne faut pas d'abord crier que celui qui traite cette queftion
eft un impie , un athée ; puifque autre chofe elt de croire ,
&: autre chofe d'examiner l'effet de ce que l'on croit.
Il paroît pourtant certain , je l'avoue , que fi l'homme eit
fait pour la fociété , la Religion la plus vraie efi: aufli la plus
fociale & la plus humaine ; car Dieu veut que nous foyons
tels qu'il nous a faits , & s'il étoit vrai qu'il nous eût fait
méchans , ce feroit lui défobéir que de vouloir cefler de
l'être. De plus, la Religion confidérée comme une relatioa
entre Dieu & l'homme , ne peut aller à la gloire de Dieu que
par le bien - être de l'homme , puifque l'autre terme de la
relation qui eft Dieu , eft par fa nature au - defTus de tout ce
que peut l'homme pour ou contre lui.
Mélanges. Tome I. ï
t6
LETTRE
Mais ce fentiment , tout probable qu'il efl: , eft fujet à de
grandes difficultés , par l'hillorique & les faits qui le contra-
rient. Les Juifs étoient les ennemis nés de tous les autres
Peuples , & ils commencèrent leur établiffement par détruire
fept nations , félon l'ordre exprès qu'ils en avoient reçu : tous
les Chrétiens ont eu des guerres de Religion , &c la guerre eft
nuifible aux hommes ; tous les partis ont été perfécuteurs ôc
perfécutés , ôc la perfécution eft nuifible aux hommes ; plu-
fîeurs fedes vantent le célibat, ôc le célibat eft fl nuifible (33)
à l'efpece humaine , que s'il étoit fuivi par-tout , elle périroit.
Si cela ne fait pas preuve pour décider , cela fait raifon pour
examiner, ôc je ne demandois autre chofe fînon qu'on permk
cet examen.
(5î) La continence & la pureté
ont leur nfage y même pour la popu-
lation ; il eft toujours beau de Ce com-
mander à foi-méme , & l'état de vir-
ginité eft par ces raifons très-digne
d'cftinic ; mais il ne s'enfuit pas qu'il
foit beau ni bon ni louable de per-
févérer toute la vie dans cet état, en
oft'enfant la nature & en trompant fa
deftination. L'on a plus de refpcct
pour une jeune vierge nubile , que
pour une jeune femme ; mais on en
a plus pour une mère de famille que
pour une vieille fille , & cela me pa-
roit très-fenfé. Comme on ne fe marie
pas en nailTant , & qu'il n'eft pas
mcme à propos de fe m-arier fctt
ieune ; la virginité, que tous ont du
porter & honorer , a fa nccelfité , fon
Btiliic , fon prix & fa gloire ; mais
c'eft pour aller, quand îl convient,
dépofer toute fa pureté dans le ma-
riage. Qiioi ! difent-ils de leur air
bêtement triomphant , des célibatai-
res picchent le nœud conjugal ! pour-
quoi donc ne fe marient.ils pas ? Ah »
pourquoi ? Parce qu'un état fi faint &
fl doux en lui-même eft devenu par
vos fottes inftitutions un état mal.
heureux & ridicule , ddns lequel il eft
déformais prefque impolfible de vivre
fans être un fripon ou un fot. Scep-
tres de fer, loix infenfées ! c'eft a
vous que nous reprochons de n'avoir
pu remph'r nos devoirs fur la terre,
& c'eft par nous que le cri de la nature
s'élève contre votre barbarie. Com-
ment ofev. -V0U5 la pouiTec ji'.fqu'iv
nous reprocher la miCerc où vous nous
avez réduits l
A M. DE B E A U M O N T. 07
Je ne dis ni ne penfe qu'il n'y ait aucune bonne Religion
fur la terre; mais je dis, &c il eft trop vrai, qu'il n'y en a
aucune parmi celles qui font ou qui ont été dominantes , qui
n'ait fait à l'humanité des plaies cruelles. Tous les partis ont
tourmenté leurs frères , tous ont offert à Dieu des facrifices
de fang humain. Quelle que foit la fource de ces contradic-
tions, elles exifknt; e{t-ce un crime de vouloir les ôtcr?
La charité n'eft point meurtrière. L'amour du prochain ne
porte point à le malTacrer. Ainfi le zèle du falut des hommes
n'eft point la caufe des perfécutions ; c'eft l'amour-propre &
l'orgueil qui en eft la caufe. Moins un culte eft raifonnable ,
plus on cherche à l'établir par la force : celui qui profeffe
une doctrine infenfée ne peut fouffrir qu'on ofe la voir telle
qu'elle eft : la raifon devient alors le plus grand des crimes ;
à quelque prix que ce foit il faut l'ôter aux autres , parce qu'on
a honte d'en manquer à leurs yeux. Ainfî l'intolérance & l'in-
conféquence ont la même fource. Il faut fans ceffe intimider,
effrayer les hommes. Si vous les livrez un moment h leur
raifon vous êtes perdus.
De cela feul , il fuit que c'eft un grand bien à faire aux
peuples dans ce délire , que de leur apprendre à raifonner fur
la Religion : car c'elt les rapprocher des devoirs de l'homme,
c'eiè ôter le poignard à l'intolérance , c'eft rendre h. l'huma-
nité tous fes droits. Mais il faut remonter à des principes
généraux ôc communs à tous les hommes ; car fi , voulant
raifonner , vous lailfez quelque prife h l'auroriré des Prêtres ,
vous rendez au fanatifnie fon arme , ôc vous lui fourniffez de-
quoi devenir plus cruel.
I 1
68 LETTRE
Celui qui aime la paix ne doit point recourir à des Livres ^
c'eft le moyen de ne rien finir. Les Livres font des fources
de difputes incariiTables ; parcourez l'hiitoire des Peuples '•
ceux qui n'ont point de Livres ne difputent point. Voulez-
vous affervir les hommes à des autorités humaines ? L'un
fera plus près , l'autre plus loin de la preuve ; ils en feront
diverfement aifedés : avec la bonne-foi la plus entière , avec
le meilleur jugement du monde , il eft impofîible qu'ils foient
jamais d'accord. N'argumentez point fur des argumens &c ne
vous fondez point fur des difcours. Le langage humain n'elt
pas affez clair. Dieu lui-même , s'il daignoit nous parler
dans nos langues , ne nous diroit rien fur quoi l'on ne pût
difputer.
Nos langues font l'ouvrage des hommes , &c les hommes
font bornés. Nos langues font l'ouvrage ^s hommes , & les
hommes font menteurs. Comme il n'y a point de vérité fi
clairement énoncée où l'on ne puiffe trouver quelque chi-
cane à faire , il n'y a point de fi grolîier menfonge qu'on
ne puiffe étayer de quelque fauffe raifon.
Suppofons qu'un particulier vienne à minuit nous crier qu'il
clt jour ; on fe moquera de lui : mais laiffez à ce particulier
le rems & les moyens de fe faire une feâe , tôt ou tard fes
partifans viendront à bout de vous prouver qu'il difoit vrai.
Car enfin , diront-ils , quand il a prononcé qu'il étoit jour ,
il étoit jour en quelque lieu de la terre , rien n'elt plus cer-
tain. D'autres ayant établi qu'il y a toujours dans l'air quel-
ques particules de lumière , fouticndront qu'en un autre fens
encore , il cil: trcs-vrai qu'il elt jour la nuit. Pourvu que des
AM. DEBEAUMQNT. a^
gens fubtils s'en mêlent, bientôt on vous fera voir le fokil
en plein minuit. Tout le monde ne fe rendra pas à cette
évidence. Il y aura des débats qui dégénéreront, félon l'ufage,
en guerres Ôc en cruautés. Les uns voudront des explications ,
les autres n'en voudront point ; l'un voudra prendre la pro-
portion au figuré , l'autre au propre. L'un dira ; il a dit à
minuit qu'il étoit jour , & il étoit nuit : l'autre dira ; il a
dit à minuit qu'il ét€àl jour , & il étoit jour. Chacun taxera
de mauvaife foi le parti contraire , & n'y verra que des obf-
tinés. On finira par fe battre , fe maffacrer ; les flots de fàng
couleront de toutes parts ; & fî la nouvelle feéle efl: enfin
vidorieufe , il reftera démontré qu'il eft jour la nuit. C'elt à-
peu-près l'hiltoire de toutes les querelles de Religion.
La plupart des cultes nouveaux s'établiffent par le fana-
tifme , & fe maintiennent par l'hypocrifie ; de-là vient qu'ils
choquent la raifon &c ne mènent point à la vertu. L'enthou-
fiaftne ôc le délire ne raifonnent pas ; tant qu'ils durent , tcuc
paiïe & l'on marchande peu fur les dogmes : cela efi: d'ail-
leurs fi commode ! la doârine coûte fi peu à fuivre & la
morale coûte tant à pratiquer , qu'en fe jettant du côté le plus
facile , on rachette les bonnes œuvres par le mérite d'une
grande foi. Mais quoiqu'on fafTe , le fanatifme eft un état de
crife qui ne peut durer toujours. 11 a fes accès plus ou moins
longs , plus ou moins fréquens , & il a auffi fes relâches ,
durant lefquels on dï de fang-froid. C'efl: alors qu'en reve-
nant fur foi-même , on eft tout furpris de fe voir enchaîne
par tant d'abfurdités. Cependant le culte elt réglé , les for-
mes font prcfcrites , les loix font établies , les tranfgrefTçurs
70
LETTRE
font punis. Ira-t-on prorefter feul contre tout cela , récufer
les Loix de fon pays , & renier la Religion de fon père ?
Qui l'oferoit ? On fe foumet en filence , l'intérêt veut qu'on
foit de l'avis de celui dont on hérite. On fait donc comme
les autres ; fauf à rire à fon aife en particulier de ce qu'on
feint de refpeiler en public. Voilà , Monfeigneur , comme
penfe le gros des hommes dans la plupart des Religions ,
& fur-tout dans la vôtre ; ôc voilà la clef des inconféquences
qu'on remarque entre leur morale & leurs avions. Leur
croyance n'elt qu'apparence , ôc leurs mœurs font comme
leur foi.
Pourquoi un homme a-t-il infpeélion fur la croyance d'un
autre , ôc pourquoi l'Etat a-t-il infpe^^ion fur celle des Ci-
toyens .'' C'efl: parce qu'on fuppofe que la croyance des hom-
mes détermine leur morale , ôc que des idées qu'ils ont de
la vie à venir dépend leur conduite en celle-ci. Quand cela
n'efi: pas, qu'importe ce qu'ils croient, ou ce qu'ils font fem-
blant de croire ? L'apparence de la Religion ne fert plus qu'à
les difpenfer d'en avoir une.
Dans la fociété chacun eft en droit de s'informer Ci un
autre fe croit obligé d'être julte , ôc le Souverain ed en droit
d'examiner les raifons fur lefquellcs chacun fonde cette obli-
gation. De plus, les formes nationales doivent être ohfer-
vées ; c'eil fur quoi j'ai beaucoup infîfèé. Mais quant aux opi-
nions qui ne tiennent point à la morale , qui n'inHucnt en
aucune manière fur les actions, ôc qui ne tendent point à
tranfgrelier les Loix, chacun n'a là-deiïlis que fon jugement
pour maître , ôc nul n'a ni droit ni intérêt de prefcrirc à
A M. D E B E A U M O N T. 71
d'autres fa façon de penfer. Si , par exemple , quelqu'un ,
même confHtué en autorité , venoit me demander mon fen-
timent fur h fameufe que.'lion de l'hypoftafe dont la Bible
ne dit pas a-n mot , mais pour laquelle tant de grands enfans
ont tenu des Conciles &. tant d'hommes ont été tourmentés ;
après lui avoir dit que je ne l'entends point & ne me foucie
point de l'entendre , je le prierois le plus honnêtement que
je pourrois de fe mêler de fes affaires , & s'il infiltoit, je le
lailferois - là.
Voilà le feul principe fur lequel on puiiTe établir quelque
chofe de fixe 6c d'équitable fur les difputes de Religion ; fans
quoi , chacuii pofant de fon côté ce qui eii en queftion ,
jamais on ne conviendra de rien , l'on ne s'entendra de la
vie , & la Religion , qui devroit faire le bonheur des hom-
mes , fera toujours leurs plus grands maux.
Mais plus les Religions vieillilfent , plus leur objet fe perd
de vue ; les fubtilités fe multiplient , on veut tout expliquer ,
tout décider , tout entendre ; incelTamment la dodi-ine fe rafine
ôc la morale dépérit toujours plus. Apurement il y a loin
de l'efprit du Deutéronome à l'efprit du Talmud ôc de la
Mifnah , &c de l'efprit de l'Evangile aux querelles fur la Conf-
titution 1 Saint Thomas demande (34) li par la fucceflîon
des tems les articles de foi fe font multipliés , & il fe déclare
pour l'affirmative. C'elt-à-dire que les docteurs , renchérifllmt
les uns fur les autres , en favent plus que n^en ont dit les
Apôtres &c Jéfus-Chrill;. Saint Paul avoue ne voir qu'obfcu-
(î4) Samda faundx Q^i.tjl, I. Art. VU.
7i
LETTRE
rément & ne connoîcre qu'en partie C 3 5 )• Vraiment nos
Théologiens font bien plus avancés que cela ; ils voient tout j
ils favent tout : ils nous rendent clair ce qui eft obfcur dans
l'Ecriture ; ils prononcent fur ce qui étoit indécis : ils nous
font fentir avec leur modeflie ordinaire que les Auteurs Sa-
crés avoient grand befoin de leur fecours pour fe faire en-
tendre , &: que le Saint-Efprit n'eût pas fu s'expliquer claire-
ment fans eux.
Quand on perd de vue les devoirs de l'homme pour ne
s''occuper que des opinions des Prêtres & de leurs frivoles
difputes , on ne demande plus d'un Chrétien s'il craint Dieu ,
mais s'il eft orthodoxe ; on lui fait figner des formulaires fur
les queftions les plus inutiles &c fouvent les plus inintelligibles ,
&. quand il a figné , tout va bien ; l'on ne s'informe plus
du refte. Pourvu qu'il n'aille pas fe faire pendre , il peut vivre
au furplus comme il lui plaira ; (es mœurs ne font rien à
l'affaire , la do6lrine eft en fureté. Quand Ij Religion en eft
là, quel bien fait-elle à la fociété , de quel avantage eft-elle
aux hommes ? Elle ne fert qu'à exciter entre eux des diffen-
tions , des troubles , des guerres de toute efpece ; à les faire
entre-égorger pour des Logogryphes : il vaudroit mieux alors
n'avoir point de Religion que d'en avoir une fi mal entendue.
Empêchons - la , s'il fe peut , de dégénérer à ce poins , ôc
foyons fûrs , malgré les bûchers ôc les chaînes , d'avoir bien
mérité du genre humain.
Suppofons que , las des querelles qui le déchirent , il s'af-
femble pour les terminer & convenir d'une Religion commune
(3S) !■ Cor. Xlll. 9- 12.
A M. D E B E A U M O N T. 7^
à tous les Peuples. Chacun commencera, cela efl fur, par
prcpofer la Ilenne comme la feule vraie , la feule raifonnable
& dcm.onrrée , la feule agréable à Dieu & utile aux hommes ;
mais fes preuves ne répondent pas là-deffus à fa perfliafion,
du moins au gré des autres feâes, chaque parti n'aura de
voix que la fienne; tous les autres fe réuniront contre lui ; cela
n'eft pas moins fur. La délibération fera le tour de cette
manière , un feul propofant , Se tous rejettant ; ce n'eft pas
le moyen d'ctre d'accord. Il eft croyable qu'après bien du
tems perdu dans ces altercations puériles, les hommes de
fens chercheront des moyens de conciliation. Ils propoferonc
pour cela, de commencer par chafîer tous les Théologiens
de l'afTemblée , & il ne leur fera pas difficile de faire voir
combien ce préliminaire eft indifpenfable. Cette bonne œuvre
faite ; ils diront aux peuples : Tant que vous ne convien-
drez pas de quelque principe , il n'eft pas poflible même
que vous vous entendiez , &c c'eft un argument qui n'a
jamais convaincu perfonne que de dire; vous avez tort , car j'ai
raifon.
" Vous parlez de ce qui eft agréable à Dieu. Voilà pré-
i> cifément ce qui elt en quellion. Si nous favions quel
>» culte lui eft le plus agréable, il n'y auroit plus de dif-
j> pute encre nous. Vous parlez auflî de ce qui eft utile
»> aux honmies : c'clt autre chofe; les hommes peuvent
« juger de cela. Prenons donc cette utilité pour règle, &
f> puis établilTons la dodrine qui s'y rapporte le plus. Nous
»> pourrons efpcrer d'approcher ainft de la vérité autant qu'il
•> eft poflible à des hommes : car il eft à préfumer que
Mélanges. Tome I. K
74 LETTRE"
î5 ce qui eft le plus utile aux créatures, eft le plus agréaBîè
M au Créateur.
J3 Gherthons d'abord s'il y a quelque affinité naturelle
n encre nous, fi nous fommes quelque chofe les uns aux
sj autres. Vous, Juifs, que penfez-vous fur l'origine du genre
a humain? Nous penfons qu'il eft forti d'un même Père. Et
« vous. Chrétiens? Nous penfons îà-defTus comme les Juifs..
3» Et vous. Turcs? Nous penfons comme les Juifs & les
» Chrétiens. Gela eft déjà bon : puifque les hommes font:
îj tous frères , ils doivent s'aimer comme tels..
jj Dites-nous maintenant de qui leur Père commun: avoit
3j reçu l'être ? Gar il ne s'étoit pas fait tout feul. Du Crca-
3» teur du Giel ôc de la terre. Juifs , Chrétiens & Turc^
33 forrt: d'accord aufïl fur cela ; c'eft encore un très -grand'
» point.
>j Et cet Homme, ouvrage du Créateur, eft -il un étrgr
a Cimph ou mixte ? Elt-il formé d'une fabltance unique g,
3» ou de pîufîeurs? Chrétiens, répondez. Il eft compofé de;
M deux fubf tances, dont l'une eft mortelle, ôc dont l'autre
i3 ne peut mourir. Et vous. Turcs? Nous penfons de même,
33 Et vous, Juifs? Autrefois nos idées là-deflus étoient fort
»3 confufes , comme les exprefTions de nos Livres Sacrés ;;
33 mais les Efféniens nous ont éclairés , & nous penfons-
a encore fur ce point comme les Chrétiens. «
En procédant ainfi d'interrogations en interrogations , fur-
la providence divine , fur l'économie de la vie à venir , &'
fur toutes les quellions efTcntielIes au bon ordre du genre
Iwmaiji , ces mêmes hommes ayant obtenu de cous des rér*
A M. DE B E A tl M O N T. fi
ponfes prefque uniformes, kur diront : ( On fe fouvîendra
que les Théologiens n'y font plus. ) « Mes amis de quoi
>s vous tourmentez-vous? Vous voilà tous d'accord fur ce
» qui vous importe; quand vous différerez de fentiment fur
M le refle, j'y vois peu d'inconvénient. Formez de ce petit
« nombre d'articles une religion univerfelle , qui foit , pour
« ainfî dire , la Religion humaine &c fociale , que tout
M homme vivant en fociété foit obligé d'admettre. Si quel-
ti qu'un dogmatife contre elle , qu'il foit banni de la fo-
« ciété, comme ennemi de fes Loix fondamentales. Quant
»> au refte , fur quoi vous n'êtes pas d'accord , formez cha-
ij cun de vos croyances particulières autant de Religions
M nationales , &c fuivez-îes en fincérité de cœur. Mais n'allez.
w point vous tourmentant pour les faire admettre aux autres
yj Peuples , ôc foyez affurés que Dieu n'exige pas cela. Car
)» il eft auflî injufte de vouloir les foumettre à vos opinions
M qu'à vos loix , & les mifïionnaires ne me fembleut gueres-
is plus fages que les conquérans.
j> En fuivant vos diverfes doétrines, cefTez de vous le»
u figurer G démontrées que quiconque ne les voit pas telles
j> foit coupable à vos yeux de mauvaife foi. Ne croyez point
»> que tois ceux qui pefent vos preuves & les rejettent ,
Il foient fOur cela des obftinés que leur incrédulité rende
»> punifllùles; ne croyez point que la raifoii , l'amour du
i> vrai , 'a lîncériré foient pour vous feuls. Quoiqu'on fafTe »
M on f(ra toujours porté à traiter en ennemis ceux qu'on
f> acc:jfera de fe refufer à l'évidence. On plaint l'erreur ,
jj mais l'on hait l'opiniâtreté. Donnez la préférence à voi
K 2.
7© LETTRE
»» raifons , à la bonne heure ; mais fâchez que ceux qui ne
» s'y renient pas , ont les leurs.
»» Hoiiorez en général cous les fondateurs de vos cultes
j> refpeitifs. Que chacun rende au fien ce qu'il croit lui
» devoir , mais qu'il ne méprife point ceux des autres. Ils
« ont eu de grands génies Se de grandes vertus : cela eft
i} toujours eltimable. Ils fe font dits les Envoyés de Dieu ,
Il cela peut être ôc n'être pas : c'eft de quoi la pluralité
»> ne fauroit juger d'une manière uniforme , les preuves n'é-
)« tant pas également à fa portée. Mais quand cela ne feroic
»> pas , il ne faut point les traiter fi légèrement d'impof-
» teurs. Qui fait jufqu'où les méditations continuelles fur
>9 la divinité , jufqu'oij l'enthoufiafme de la vertu ont pu,
t> dans leurs fublimes âmes , troubler l'ordre dida>5lique
jj & rampant des idées vulgaires ? Dans une trop grande
I) élévation la tête tourne , & l'on ne voit plus les chofes
t> comme elles font. Socrate a cru avoir un efprit fami-
H lier , & l'on n'a point ofé l'accufer pour cela d'être un
»» fourbe. Traiterons-nous les fondateurs des Peuples , les
i> bienflnteurs des nations , avec moins d'égards qu'un par-
j> ticulier ?
»» Du refle , plus de difpute entre vous fur la ^référence
« de vos cuIks. Ils font tous bons , lorfqu'ils but pref=-
i> crits par les loix , ôc que la Religion elîentielle s'j- trouve ;
«) ils font mauvais quand elle ne s'y trouve pas. la forrr.e
>» du culte eft la police des Religions &. non leur tffence,
» ôc c'eft au Souverain qu'il appartient de régler la police
Il diuis fon pays i>.
A M. DE BEAUMONT. 77
J'ai penfé , Monfeigneur , que celui qui raifonneroit ainfi
ce feroit point un blafphémateur , un impie ; qu'il propo-
feroit un moyen de paix jufk , raifonnable, utile aux hommes;
& que cela n'empêcheroit pas qu'il n'eût fa Religion parti-
culière ainfi que les autres, ôc qu'il n'y fût tout auffi fin-
cérement attaché. Le vrai Croyant, fâchant que l'infidele
efl auffi un homme , & peut être un honnête homme ,
peut fans crime s'inrérefler à fon fort. Qu'il empêche un
culte étranger de s'introduire dans fon pays , cela eff jufie ;
mais qu'il ne damne pas pour cela ceux qui ne penfent pas
comme lui ; car quiconque prononce un jugement fi témé-
raire fe rend l'ennemi du reik du genre humain. J'entends
dire fans ceffe qu'il faut admettre la tolérance civile , non
la théologique ; je penfe tout le contraire. Je crois qu'un
homme de bien , dans quelque Religion qu'il vive de bonne-
foi, peut être fauve. Mais je ne crois pas pour cela qu'on
puifTe légitimement introduire en un pays des Religions étran-
gères fans la permiflion du Souverain ; car fi ce n'eft pas
directement défcbcir à Dieu , c'e{t défobéir aux Loix j ôc qui
défobéit aux Loix défobéit à Dieu.
Quant aux Religions une fois établies ou tolérées dans,
un pays , je crois qu'il eft injufte & barbare de les y dé-
truire par la violence , &c que le Souverain fe fait tort à
lui-même en maltraitant leurs fedateurs. Il elt bien diffé-
rent d'embri(rcr une Religion nouvelle , ou de vivre dans
celle où l'on eit né ; le premier cas feul eft punifTable. On
ne doit ni laiiïer étalalir une diverfité de cultes , ni prof-
crire ceux qui font une fois établis ; car un fils n'a jamais
ji LETTRE
tort de {uivre la Religion de fon père. La raifon de la
tranquillité publique efl toute contre les perfécuteurs. La
Religion n'excite jamais de troubles dans un Etat que
quand le parti dominant veut tourmenter le parti foible , ou
que le parti faible , intolérant par principe , ne peut vivre
en paix avec qui que ce foit. Mais tout culte légitime , c'eft-
;à-dire, tout culte où fe trouve la Religion elTentielle, Se
dont f par conféquent , les fedateurs ne demandent que
d'être foufFerts & vivre en paix, n'a jamais caufé ni ré-
voltes ni guerres civiles, fi ce n'eli lorfqu'il a falu fe dé-
fendre &. repouffer les perfécuteurs. Jamais les Proteflans
n'ont pris les armes en France que lorfqu'on les y a pour*
fuivis. Si l'on eût pu fe réfoudre à les lailTer en paix , ils
y feroient demeurés. Je conviens fans détour qu'à fa naifi
fance la Religion réformée n'avoit pas droit de s'établir en
France , malgré les loix. Mais lorfque , rranfmifè des Pères
aux enfins, cette Religion fut devenue celle d'une partie
de la Nation Françoife, èc que le Prince eût folemnelkment
traité avec cette partie par l'Edit de Nantes; cet Edit de-
vint un Contrat inviolable , qui ne pouvoir plus être an*
lîullc que du commun confentement des deux parties, &
depuis ce tems , l'exercice de la Religion Protcftante eft,
félon moi , légitime en France,
Quand il ne le feroit pas , il refleroit toujours aux fujets
ralrernative de fortir du Royaume avec leurs b^^^ns, ou d^
rtder foumis au culte dominant. Mais les r^^ntraindre à ref-
tcr fans les vouloir tolérer , vouloir à h fois qu'ils foient «Se
qu'ils ne foient pas, les priver même du droit de la nature.
A M. DE B E A 0 M O N T.
7#
annuller leurs mariages {^36), déclarer leurs ènfans bâtards..,,,
en ne difant que ce qui eft , j'en dirois trop ; il faut me taire.
Voici du moins ce que je puis dire. En confidérant la
feule raifon d'Ecat , peut-êrre a-t-on bien fait d'ôter aux Pro--
teftans François tous leurs chefs ; mais il faloit s'arrêter lài
Les maximes politiques ont leurs . pplicitions & leurs dif-*
cin6tions^ Pour prévenir des difTentions qu'on n'a plus à crairi*
dre , on s'ôte d^s refTources dont on auroit grand befoin.
Un parti- qui n'a plus ni Grands ni NoblelTe à fa tête , quel
mal peut- il faire dans un Royaume tel que la France ? Exa-
minez toutes vos précédentes guerres ,appellées guerres de
Religion; vous trouverez qu'il n'y en a pas une qui n'ait eu
fa caufe à la Cour & dans les intérêts des Grands. Des in-
frigues de Cabinet brouilloient les affaires, ôc puis les Chefs
( 56 ) Dans un Arrêt du Parlement;
de Touloufe , concernant l'aftaire de
l'infortuné Calas, on reproche aux
îroteftans de faire entre eux des ma-
riages , (]iii , fclon les Protcflans , ne
Jont que des Aéles civils , ^ par
corijëijuent Jouniis entièrement pour
la forme ^ les effets à la volonté
du Roi.
Ainfi de ce que , félon les Prstef-
tans , le mariage eiï un acfle civil ,
jl s'enfuit qu'ils font obligés de fe
ibumcttre à la volonté du Roi , qui'
en fait un adle de la Religion Catlio-^
lique. Les Proteftans, pour fe marier,
font légitimement tenus de' fe faire
Catholiques; attendu que, felo'i eux,
1« mariage eft un aile civil. Telle eft
la manière de raifonner de MefTieurs ■
du Parlement de Touloufe.
La France eft un Royaume fi vafte-,
que les Franqois fe font mis dans
l'efprit que le genre humain ne de-
voit point avoir d'autres luix' que les
leurs. Leurs Parlemens & leurs Tri-
bunaux paroiffent n'avoir auctine ides
du Droit naturel ni du Droit des ■
Gens ; & il eft à remarquer que dans
tout ce grand Royaume où font tant
d'Univerfités , tant de Collèges , tant
d'Académies , & où l'on enf^inr.e avci
tant d'iniportance tant d'icutilités ,
il n'y a pas une feule chaire de Droit'
naturel C'eft le feul peuple de l'Eûi
rope c|ui ait regardé cette étude com*-
me n'ctant bonne à ricH» -
go LETTRE
ameutoient les peuples au nom de Dieu. Mais quelles intri-
gues , quelles cabales peuvent former des Marchands & des
Payfans ? Comment s'y prendront-ils pour fufciter un parti
dans un pays où l'on ne veut que des Valets ou des Maîtres,
& où l'égalité eft inconnue ou en horreur ? Un marchand
propofant de lever des troupes peut fe faire écouter en An-
gleterre , mais il fera toujours rire des François (37).
Si i'étois Roi ? Non : Miniltre ? Encore moins ; mais
homme puiffant en France , je dirois. Tout tend parmi nous
aux emplois , aux charges ; tout veut acheter le droit de mal
faire : Paris & la Cour engouffrent tout. Laiflbns ces pau-
vres gens remplir le vide des Provinces ; qu'ils foient mar-
chands. Se toujours marchands; laboureurs, ôc toujours labou-
reurs. Ne pouvant quitter leur état , ils en tireront le meil-
leur parti poflïble ; ils remplaceront les nôtres dans les condi-
tions privées dont nous cherchons tous h fortir ; ils feront valoir
le commerce ôc l'agriculture que tout nous fait abandonner ;
ils alimenteront notre luxe ; ils travailleront , & nous jouirons.
Si ce projet n'étoit pas plus équitable que ceux qu'on
fuit , il feroit du moins plus humain , &: furement il feroit
plus utile. C'efl moins la tyrannie ôc c'eft moins l'ambition
(î7) Le feu! cas qui Force un peuple de la force qu'un parti méprifé tire
aliifi dénué de Chefs à prendre les de fon di-fefpoir : c'eft ce que jamais
armes, c'eft quand, réduit au dcfef- les perfccuteurs n'ont fu calculer d'a-
poir par fes perfécutcurs , il voit vance. Cependant de telles guerres
qu'il ne lui reftc plus de choix que dans coûtent tant de lani; qu'ils dcvroiend
la manière de périr. Tel fut , au coni- bien y fonger avant de les rendre
mencement decefieclc, la guerre des inévitables,
Camifards. Alors on eft tout étonne
des
A M. D E B E A U M O N T. 8i
des Chefs , que ce ne font leurs préjugés ôc leurs courtes
vues , qui font le malheur des Nations.
Je finirai par tranfcrire une efpece de difcours , qui a
quelque rapport à mon fujet , &c qui ne m'en écartera pas
long - tems.
Un Parfis de Surate ayant époufc en fccret une Muful-
mane fut découvert , arrêté , ëc ayant refufé d'embraffer le
mahométifme , il fut condamné à mort. Avant d'aller au fup-
plice , il parla ainfî à fes juges.
" Quoi ! vous voulez m'ôter la vie ! Eh , de quoi me pu-
»3 nilfez-vous ? J'ai tranfgrefle ma loi plutôt que la vôtre :
>> ma loi parle au cœur <Sc n'elt pas cruelle ; mon crime a
M été puni par le blâme de mes frères. Mais que vous ai-je
« fait pour mériter de mourir ? Je vous ai traités comme
»j ma famille , ôc je me fuis choifi une fœur parmi vous.
« Je l'ai lailTée libre dans fa croyance , ôc elle a refpeclé la
jj mienne pour fon propre intérêt. Borné fans regret à elle
« feule , je l'ai honorée comme l'inltrument du culte qu'exige
» l'Auteur de mon être , j'ai payé par elle le tribut que tout
j> homme doit au genre humain : l'amour me l'a donnée ôc
33 la vertu me Ta rendoit chère , elle n'a point vécu dans la
33 fervitude , elle a poffédé fans partage le cœur de fon époux ;
î> ma faute n'a pas moins fait fon bonheur que le mien.
33 Pour expier une faute fi pardonnable vous m'avez voulu
>» rendre fourbe ôc menteur ; vous m'avez voulu forcer à pro-
33 feffer vos fentimens fans les aimer ôc fans y croire : comme
33 fi le transfuge de nos loix eût mérité de pafler fous les
j» vôtres, vous m'avez fait opter entre le parjure ôc la mort.
Mélanges. Tome I. L
8z LETTRE
?? &z j'ai choiiî , car je ne veux pas vous tromper. Je meurs
») donc , puifqu'il le faut ; mais je meurs digne de revivre &
S) d'animer un autre homme jufte. Je meurs martyr de ma
5j Religion fans craindre d'entrer après ma mort dans la
j} vôtre. Puiffai-je renaître chez les Mufulmans pour leur ap-
»j prendre à devenir humains , démens , équitables : car fer-
)j vant le même Dieu que nous fervons, puifqu'il n'y en a pas
5} deux, vous vous aveuglez dans votre zèle en tourmentant
}> fes ferviteurs , ôc vous n'êtes cruels ôc fanguinaires que
»» parce que vous êtes inconféquens.
J5 Vous êtes des enfans , qui dans vos jeux ne favez que
5) faire du mal aux hommes. Vous vous croyez favans , &
Tj vous ne favez rien de ce qui eit de Dieu. Vos dogmes
jj récens font-ils convenables à celui qui elt , ôc qui veut
}» être adoré de tous les tems ? Peuples nouveaux , comment
» ofez-vous parler de Religion devant nous ? Nos rites font
>j aufli vieux que les aftres : les premiers rayons du foleil ont
M éclairé & reçu les hommages de nos Pères. Le 'grand Zer-
5» duft a vu l'enfance du monde ; il a prédit & marqué
5> l'ordre de l'univers ; & vous , hommes d'hier , vous voulez
» être nos prophètes ! Vingt fiecles avant Mahomet , avant
« la nailîance d'Ifmaël & de fon père , les Mages étoient
5j antiques. Nos livres facrés étoient déjà la Loi de l'Afîe
:> &c du monde , & trois grands Empires avoient fucceffive-
ij ment achevé leur long cours fous nos ancêtres , avant que
j» les vôtres fuiïent fortis du néant.
jj Voyez , hommes prévenus , la différence qui eft entre
j> vous ëc nous. Vous vous dites croyans , &c vous vivez en
. A M. D E B E A U M O N T. 85
îj barbares. Vos inftitutions , vos loix , vos cultes , vos ver-
» tus mêmes tourmentent l'homme & le dégradent. Vous
« n'avez que de triltes devoirs à lui prefcrire. Des jeûnes ,
« des privations , des combats , des mutilations , des clôtu-
jî res : vous ne favez lui faire un devoir que de ce qui peut
« l'affliger & le contraindre. Vous lui faites haïr la vie &
3> les moyens de la confervcr : vos femmes font fans hom-
» mes , vos terres font fans culture ; vous mangez les ani-
M maux ôc vous maffacrez les humains ; vous aimez le fâng ,
13 les meurtres ; tous vos établiflemens choquent la nature ,
» avililTent l'efpcce humaine ; &c , fous le double joug du def--
« potifme 6i du fanatifme , vous l'écrafez de fes Rois &c de-
»> fes Dieux.
» Pour nous , nous fommes des hommes de paix , nous
>i ne faifons ni ne voulons aucun mal à rien de ce qui ref-
J3 pire , non pas même à nos Tyrans : nous leur cédons fans
>j regret le fruit de nos peines , contens de leur être utiles
J5 6c de remplir nos devoirs. Nos nombreux beftiaux cou-
5!> vrent vos pâturages ; les arbres plantés par nos mains vous
>j donnent leurs fruits 6c leurs ombres ; vos terres que nous
» cultivons vous nourrirent par nos foins : un peuple fîniplc
»> &c doux multiplie fous vos outrages , 6c tire pour vous la
j> vie & l'abondance du fein de la mère commune où vous
»» ne favez rien trouver. Le foleil que nous prenons à témoin
X) de nos œuvres éclaire notre patience ôc vos injuftices ; il
» ne fe levé point fans nous trouver occupés à bien faire , ôc
>> en fe couchant il nous ramené au fein de nos familles noua
î; préparer à de nouveaux travaux.
L i
84 LETTRE
« Dieu feul fait la vérité. Si malgré tout cela nous nous
j5 trompons dans notre culte , il eft toujours peu croyable
>j que nous foyons condamnés à Penfer , nous qui ne faifons
jj que du bien fur la terre, & que vous foyez les élus de Dieu,
« vous qui n'y faites que du mal. Quand nous ferions dans
j> l'erreur , vous devriez la refpeéler pour votre avantage,
»5 Notre piété vous engraifTe , & la vôtre vous confume ; nous
J5 réparons le mal que vous fait une Religion deftrudive.
jj Croyez-moi , lailTez-nous un culte qui vous eft utile ; crai-
jj gnez qu'un jour nous n'adoptions le vôtre : c'eft le plus
jj grand mal qui vous puifle arriver ».
J'ai tâché , Monfeigneur , de vous faire entendre dans quel
efprit a été écrite la profeffion de foi du Vicaire Savoyard ,
& les confidérations qui m'ont porté à la publier. Je vous
demande à préfent à quel égard vous pouvez qualifier fa doc-
trine de blafphématoire , d'impie , d'abominable , & ce qvx
vous y trouvez de fcandaleux &z de pernicieux au genre hu-
main ? J'en dis autant à ceux qui m'accufent d'avoir dit ce
qu'il faloit taire &c d'avoir voulu troubler l'ordre public ; im-
putation vague èc téméraire , avec laquelle ceux qui ont le
moins réfléchi fur ce qui efl utile ou nuifible , indifpofent d'un
mot le public crédule contre un Auteur bien intentionné.
E{t-ce apprendre au peuple à ne rien croire que le rappcller
à la véritable foi qu'il oublie ? Eft -ce troubler l'ordre que
renvoyer chacun aux loix de fon pays ? Eit - ce anéantir fous
les cultes que borner chaque peuple au fien ? Eit - ce ôter
celui qu'on a , que ne vouloir pas qu'on en change ? Efl-ce
ie jouer de toute Religion, que rcfpcdcr toutes les Religions?
A M. DE B E A U M O N T. 85
Eiifin eft-il donc fi elTentiel à chacune de haïr les autres,
que , cette haine ôtée , tout foit ôté ?
Voilà pourtant ce qu'on perfuade au peuple quand on veut
lui faire prendre fon défenfeur en haine , ôc qu'on a la force
en main* Maintenant, hommes cruels , vos décrets , vos
bûchers, vos mandemens , vos journaux le troublent & l'abu-
fent fur mon compte. Il me croit un monftre fur la foi de vos
clameurs mais vos clameurs cefferont enfin ; mes écrits ref-
teront malgré vous pour votre honte. Les Chrétiens, moins
prévenus y chercheront avec furprife les horreurs que vous
prétendez y trouver ; ils n'y verront , avec la m.orale de leur
divin maîrre , que des leçons de paix , de concorde & de
charité. Puiffenr-ils y apprendre à être plus jufles que leurs
Pères ! Puiffent les vertus qu'ils y auront prifes me venger un
jour de vos malédictions I
A l'égard des objedions fur les fe(5les particulières dans lef-
quelles l'univers ei! divifé , que ne puis-je leur donner affez
de force pour rendre chacun moins entêté de la fienne &
moins ennemi des autres ; pour porter chaque homme à
l'indulgence , à la douceur , par cette confidération fi frap-
pante & fi naturelle ; que , s'il fût né dans un autre pays ,
dans une autre fede , il prendroit infoilliblement pour l'erreur
ce qu'il prend pour la vérité , & pour la vérité ce qu'il prend
pour l'erreur ! Il importe tant aux hommes de tenir moins
aux opinions qui les divifc=nt qu'à celles qui les uniffent ! Et
au contraire , négligeant ce qu'ils ont de commun , ils s'achar-
nent aux fentimeus particuliers avec une efpece de rage ; ils
ticniient d'autant plus à ces fentimcns qu'ils femblcnt moins
86 LETTRE
raironnables , &c chacun voudroic fuppléer à force de confiance
à l'autorité que la raifon refuie à fon parti. Ainfi , d'accord
au fond fur tout ce qui nous intérelTe , ôc dont oh ne tient
aucun compte , on palTe la vie à difputer , à chicaner , à
tourmenter , à perfécuter , h. fe battre , pour les chofes qu'on
entend le moins , & qu'il elt le moins nécelfaire d'entendre. On
entalTe en vain décifîons fur décilîons ; on plâtre en vain leurs
contradidions d'un jiirgon inintelligible ; on trouve chaque
jour de nous'elles queltions à réfoudre , chaque jour de nou-
veaux fujets de querelles ; parce que chaque dodrine a des
branches infinies , &c que chacun , entêté de fi petite idée ,■
croit eflentiel ce qui ne l'eft point , ôc néglige l'effentiel véri-
table. Que fi on leur propofe des objedHions qu'ils ne peu-
vent réfoudre , ce qui , vu l'échafaudage de leurs doélrines ,
devient plus facile de jour en jour, ils fe dépitent comme
des enfans , &c parce qu'ils font plus attachés à leur parti qu'à
la vérité , &c qu'ils ont plus d'orgueil que de bonne foi , c'elt
fur ce qu'ils peuvent le nioins prouver qu'ils pardonnent le
moins quelque doute.
Ma propre hifloire caraflérife mieux qu'aucune autre le
jugement qu'on doit porter des Chrétiens d'aujourd'hui : mais
comme elle en dit trop pour être crue , peut - être un jour
fera-t-elle porter un jugement tout contraire ; un jour peut-
être , ce qui fait aujourd'hui l'opprobre de mes contemporains
fera leur gloire , 6c. les fimples qui liront mon Livre diront
avec admiration : quels tems angéliques ce dévoient être que
ceux où un tel livre a été brûlé comme impie , & fon auteur
pourfiùvi comme un miilfaiteur I fans doute alors tous les
A M. DE B E A U M O N T. 87
Ecrits refpiroient la dévotion la plus fublime , 6c la terre étoit
couverte de faints !
Mais d'autres Livres demeureront. On {Iiura , par exemple ,
que ce même fîecle a produit un panégyrifte de la Saint Bar-
thélemi , François , ik , comme on peut bien croire , homme
d'Eglife , fans que ni Parlement , ni Prélat ait fongé même
à lui chercher querelle. Alors , en comparant la morale des
deux Livres 6c le fort des deux Auteurs , on pourra changer
de langage , ôc tirer une autre conclufion.
Les dovSrines abominables font celles qui mènent au crime ,
au meurtre , & qui font des fanatiques. Eh ! qu'y a - 1 - il de
plus abominable au monde que de mettre l'injuftice & la
violence en Syltême , &c de les faire découler de la clémence
de Dieu ? Je m'ablUendrai d'entrer ici dans un parallèle qui
pourroit vous déplaire. Convenez feulement , Monfeigneur ,
que fi la France eût profefTé la Religion du Prêtre Savoyard ,
cette Religion fi fimple & fi pure , qui fait craindre Dieu &
aimer les hommes , des fleuves de fang n'euffent point fi
fouvent inondé les champs François ; ce peuple fi doux & fi
gai n'eût point étonné les autres de fes cruautés dans tant de
perfécutions ôc de maflacres , depuis l'Inquifition de Touloufe
( 38 j, jufqu'à la Saint Barthélemi, ôc depuis les guerres des
Albigeois jufqu'aux Dragonades ; le Confeiller Anne du Bourg
(58) 11 ell: vrai que Dominique, quelles priflent le foin d'extirper cor-
faint Efpagnol, y eut grande part. Le porellement & par le glaive matériel
Saint , félon un écrivain de fon ordre , les hérétiques qu'il n'auroit pu vaincre
eut la charité , prêchant contre les Al- avec le glaive de la parole de Dieu,
bigeois , de s'adjoindre de dévotes Ob caritatcm , prxdicans contra Al-
perfonnçs , zélées pour la foi, Icf- bieii/is,inadjutoriumfuinJît(]uasdani
28 LETTRE
n'eût poînt été pendu pour avoir opine à la douceur envers
les Réformés ; les habitans de Merindol & de Cabrieres n'euf^
fent point été mis à mort par arrêt du Parlement d'Aix , &
fous nos yeux l'innocent Calas torturé par les bourreaux n'eût
point péri fur la roue. Revenons , à préfent , Monfeigneur ,
à vos cenfures &c aux raifons fur lefquelles vous les fondez.
Ce font toujours des hommes, dit le Vicaire, qui nous
atteltent la parole de Dieu , ëc qui nous l'attelieat en des
langues qui nous font inconnues. Souvent , au contraire ,
nous aurions grand befoin que Dieu nous atteftât la parole des
hommes ; il efl bien fur, au moins, qu'il eût pu nous donner
la Tienne , fans fe fervir d'organes fi fufpecls. Le Vicaire fe plaint
qu'il faille tant de témoignages humains pour certifier la parole
divine : que d'hommes ^ dit-il, entre Dieu & moi ( 39 j /
Vous répondez. Pour que cette plainte fut fenféa , ALT.C. F. ,
il faudrait pouvoir conclure que la Révélation eft faulfe dès
qu'elle n'a point été faite à chaque homme en particulier ; il
faudrait pouvoir dire : Dieu ne peut exiger de moi que je.
croye ce qu'ion ni'affure qu'il a dit , dh que ce n'ejl pas direc-
tement à moi qu'il a adrcffé fa parole ( 40 ).
Et tout au contraire , cette plainte n'eft fenfée qu'en admet-
tant la vérité de la Révélation. Car fi vous la fuppofez fauiïe ,
devotas pcrfonas , zelantcs pro fidc , un prix bien dilFcrcnt. L'une fait tlc-
qiix corporalitcr illos Haicticos gladio crécer & l'autre ciinonifer ceux qui la
materiuli expugnarcnt , ijiios ipfc f^Ia- proFellent.
dio vcrbi Dci amputarc non pq[jct. (. 39 ) Emile, Tome II. png 76.
Antonin. in Chion. P. 111. tit. 2?. c. iVi-4^. Tome 111. p. 116. /"-8°. & i/Ma.
14. §. 3. Cette charité ne relTemble (40) Mandement, §. XV.
tjucres à celle du Vicaire ;aulii a-t-elle
quelle
A M. D E B E A U M 0 N T. f^
quelle plainte avez - vous à faire du moyen dont Dieu s'ell
fervi , puifqu'il ne s'en eft fervi d'aucun ? Vous doit-il compte
des tromperies d'un impofleur ? Quand vous vous laifTez duper,
c'eft votre faute & non pas la fienne. Mais lorfque Dieu ,
maître du choix de fes moyens, en choifitpar picférence qui
exigent de notre part tant de favoir & de il profondes difcuf-
Cons, le Vicaire a-t-il tort de dire : " Voyons toutefois ;
w examinons , comparons , vérifions. O fi Dieu eût daigné
>3 me difpenfer de tout ce travail , l'en aurois - je fervi de
n moins bon cœur? (41 ) >j
Monfeigneur , votre mineure eft admirable. Il faut la tranf^
crire ici toute entière; j'aime à rapporter vos propres termes;
c'eft ma plus grande méchanceté.
Mais TÏ'eJi-il donc pas une infinité de faits ^ même anté^
rieurs à celui de la Révélation Chrétienne , dont il ferait
abfurde de douter ? Par quelle autre voie que celle des témoi-
gnages humains , F Auteur lui-même a-t-il donc connu cette
Sparte , cette Athènes , cette Rome dont il vante fi fouvent
& avec tant d'ajfurance les loix , les mœurs & les héros ?
Que d'hommes entre lui & les Hijîoriens qui ont confervé la
mémoire de ces événemens !
Si la matière étoit moins grave & que j'eufTe moins de
refped: pour vous, cette manière de raifonner me fourniroit
peut-être l'occafion d'égayer un peu mes lecteurs ; mais à Dieu
ne plaife que j'oublie le ton qui convient au fujet que je traite,
ôc à l'homme à qui je parle. Au rifque d'être plat dans ma
réponfe , il me fufîit de montrer que vous vous trompez.
( 41 ) Emile, ubi fup.
Mélanges. Tome I. M
«ftff.
LETTRE
Confidérezdonc, de grâce, qu'il eft tout-à-fait dans l'ordre
que des faits humains foient atteftés par des témoignages
humains. Ils ne peuvent l'être par nulle autre voie ; je ne puis
iavoir que Sparte & Rome ont exifié , que parce que des
Auteurs contemporains me le difent , &c entre moi & un autre
homme qui a vécu loin de moi , il faut néceflairement des
intermédiaires ; mais pourquoi en faut-il entre Dieu &. moi ,
& pourquoi en faut-il de li éloignés , qui en ont befoin de
tant d'autres ? Eft- il fimple , eft -il naturel que Dieu ait éts
chercher Moyfe pour parler à Jean-Jaques Rouffeau ?
D'ailleurs nul n'eft obligé fous peine de damnation de croire
que Sparte ait exifté ; nul pour en avoir douté ne fera dévoré
des flammes éternelles. Tout fiit dont nous ne fommes pas
les témoins , n'eft établi pour nous que fur des preuves mora-
les , &c toute preuve morale eft fufceptible de plus & de moins.
Croirai-je que la juflice divine me précipite h Jamais dans
l'enfer , uniquement pour n'avoir pas fu marquer bien exadcr
ment le point où une telle preuve devient invincible ?
S'il y a dans le monde une hiftoire atteftée, c'eft celle àçs
Wampirs. Rien n'y manque; procès - verbaux , certificats de
Notables, de Chirurgiens, de Curés, de Magiftrats. La preuves
juridique eft àçs plus complètes. Avec cela, qui eft -ce qui;
croit aux Wampirs ? Serons-nous tous damnés pour n'y avoir
pas cru ?
Quelque atteflés que foient, au gré même de l'incrédule
Cicéron, plufieurs des prodiges rapportés par Tite-Live, je
les regarde comme autant de fables, &c furement je ne fuis
cas le feul. Mon expérience confiance 6c celle de tous les-
A M. DE BEAUMONT. .ji
jhommes eft plus forte en ceci que le témoignage de quelques-
uns. Si Sparte & Rome ont été des prodiges elles-mêmes ,
c'étoient des prodiges dans le genre moral; & comme on
s'abuferoit en Laponie de fixer à quatre pieds la Itature natu-
relle de l'homme , on ne s'abuferoit pas moins parmi nous de
fixer la mefure des âmes humaines fur celle des gens que l'on
voit autour de foi.
Vous vous fouviendr^z, s'il vous plaît , que je continue ici
d'examiner vos raifonnemens en eux - mêmes , fans foutenîr
ceux que vous attaquez. Après ce mémoratif néceffaire, je
me permettrai fur votre manière d'argumenter encore unç-
fuppofition.
Un habitant de la rue Saint-Jaques vient tenir ce difcours à
Monfi^ur l'Archevêque de Paris. " Moafeigneur, je fais que
sj vous ne croyez ni à la béatitude de Saint Jean de Paris ,
» ni aux miracles qu'il a plu à Dieu d'opérer en public fur fa
î> tombe , à la vue de la Ville du monde la plus éclairée &
»> la plus nonibreufe. Mais je crois devoir vous attelter que
•)i je viens de voir reffufciter le Saint en perfonne dans le lieu
oj où fes Gs ont été dépofés >3.
L'homme de la rue Saint-Jaques ajoute à cela le détail de
toutes les circonftances qui peuvent frapper le fpe61:ateur d'un
pareil fait. Je fuis perfuadé qu'à l'ouïe de cette nouvelle, avant
de vous expliquer fur la foi que vous y ajoutez, vous commen-
cerez par interroger celui qui l'attcltc , fur fon état , Car fes
fentimens , fur fon ConfefTeur, fur d'autres articles femblables;
& lorfqu'à fon air comme à fes difcours vous aurez compris
que c'eil un pauvre ouvrier, ôc que , n'ayant point h. vous
M 2
5,2 LETTRE
montrer de billet de confeffion, il vous confirmera dans l'opi-
nion qu'il efi Janfénilte ; " ah ah ! >» lui direz-vous d'un air
railleur ; " vous êtes convulfionnaire , & vous avez vu reiruf-
» citer Saint Paris ? Cela n'eft pas fort étonnant ; vous avez
jj tant vu d'autres merveilles ! ?»
Toujours dans ma fuppofltion , fans doute il infîflera : il
vous dira qu'il n'a point vu feul le miracle ; qu'il avoit deux
ou trois perfonnes avec lui qui ont vu la même chofe , 6c que
d'autres à qui il l'a voulu raconter difent l'avoir aufïi vu eux-
mêmes. Là-deffus vous demanderez fi tous ces témoins étoient
Janfcniiies? " Oui, Monfeigneur , jj dira-t-il; " mais n'im-
»} porte ; ils font en nombre fuiîîfant, gens de bonnes mœurs,,
» de bon fens, & non récufables ; la preuve elt complète, &
J5 rien ne manque à notre déclaration pour conltater la vérité
« du fait >j.
D'autres Evêques moins charitables enverroient chercher
un Commifîlure & lui confîgncroient le bon homme honoré
de la vifion glorieufe , pour en aller rendre grâces à Dieu aux
petites - maifons. Pour vous , Monfeigneur , plus humain ,
mais non plus crédule , après une grave réprimande vous vous
contenterez de lui dire : « Je fais que deux ou trois témoins ,
j3 lionnétes gens & de bon fens , peuvent attelter la vie ou la
»j mort d'un homme ; mais je ne f lis pas encore combien il
M en faut pour conllater la réfurreélion d'un Janfénifle. En
« attendant que je Tapprcnne , allez , mon enfant , tâcher de
« fortifier votre cerveau creux. Je vous difpcnfe du jeûne , &c
« voilîi de quoi vous faire de bon bouillon »>.
C'clt à-peu-prcSj Monfeigneur, ce que vous diriez, & ce
K M. DE B E A U Ivî O N T. ^j
igue diroic tout autre homme fagc à votre place. D'où je ccn^
cluds que , même félon vous , &i félon tout autre homme fage »
les preuves morales fiimfmtes pour conftater les faits qui font
dans l'ordre des poffibilités morales , ne fuffifent plus pour
conftater des faits d'un autre ordre , ôc purement furnaturels :
fur quoi je vous lailTe juger vous-même de la julteffe de votre
compara ifon.
Voici pourtant la conclufion triomphante que vous en
tirez contre m.oi. Son fcepticifme ri'ejî donc ici fondé que fur
V intérêt de fon incrédulité (42 ). Monfeigneur, fi jam.ais elle
me procure un Evêché de cent mille Livres de rentes, vous
pourrez parler de l'intérêt de mon incrédulité.
Continuons maintenant à vous tranfcrire, en prenant feule-
ment la liberté de reftituer au befoin les pafTages de mon Livre
que vous tronquez.
«« Qu'un homme , ajoute-t-il plus loin , vienne nous tenir
« ce langage : Mortels , je vous annonce les volontés du
»> Très - Haut : reconnoiffez à ma voix celui qui m'envoie.
lï J'ordonne au foleil de changer fon cours , aux étoiles de
f» former un autre arrangement , aux montagnes de s'appla-
•> nir , aux flots de s'élever , à la terre de prendre un autre
19 afpea : i ces merveilles qui ne reconnoîtra pas à l'inltant
i> le maître de la nature ? » Qui ne croirait , M. T. C. F. ,
çue celui gui s'exprime de la forte ne demande qu'à voir des
miracles pour être Chrétien ?
Bien plus que cela, Monfeigneur; puifque je n'ai piis même
befoin des miracles pour être Chrétien.
( 42 j Mandement , §. XV.
M LETTRE
Ecoute\ ^toutefois ^ ce qu'il ajoute : " Refre enfin, dit-il,'
» l'examen le plus important dans la doctrine annoncée ; car
» puifque ceux qui difenc que Dieu fait ici - bas des mira-
« clés , prétendent que le Diable les imite quelquefois , avec
j) les prodiges les mieux confiâtes nous ne fommes pas plus
3s avancés qu'auparavant , & puifque les magiciens de Pha-
M raon ofoient, enpréfence de Moyfe, faire les mêmes fîgnes
« ■qu'il faifoit par l'ordre exprès de Dieu , pourquoi dans fon
« abfence n'euffent - ils pas , aux mêmes titres , prétendu
39 la même autorité ? Ainfi donc , après avoir prouvé la
« doctrine par le miracle , il faut prouver le miracle par
jj la doctrine , de peur de prendre l'oeuvre du Démon pour
M l'œuvre de Dieu ( 43 ). Que faire en pareil cas pour évi-
» ter le dialele ? Une feule chofe ; revenir au raifonnement ,
ij & lailfer-lia les miracles. Mieux eût valu n'y pas recourir >j.
Cejî dire ; qu'on me montre des miracles , & je croirai.
Oui, Monfeigneur, c'eft dire; qu'on me montre des mira-
cles & je croirai aux miracles. Oejl dire qu'on me montre
des miracles , ù je refuferai encore de croire. Oui , Mon-
feigneur, c'eit dire , félon le précepte même de Moyfe (44);
qu'on me montre des miracles , &: je refuferai encore de
croire une doitrine abfurde &: déraifonnable qu'on voudroit
étayer par eux. Je croirois plutôt à la magie que de recon-
noître la voix de Dieu dans des leçons contre la raifon.
(4j) Je fuis force de confondre le Livre mcnie, T. II. p. 79. in-^*,
ici Ja note avec le texte, à l'imita- T. 111. p. i-i. in-^". & in-is,
tion de I\l. de IJeaiimont. Le Lcdcur 144} Deutcran. C. XIIL
pourra confuker l'un & l'autre dans
A M. DE B E A D M O N T. ^^f
yâï dit que c'étoit-là du bon fens le plus limple ,• qu'on
n'obrcurciroit qu'avec des difiinélions tout au moins rrès-
fubtiles : c'elt encore une de mes prédirions ; en voici l'ac-
compliffemenr.
Quand une doclrine eft reconnue vraie , divine , fondée fur
une révélation certaine^ on s' en fert pour juger des miracles ,
c'ejî-à-dire , pour rejetter les prétendus prodiges que des im~
pojleurs voudroient oppofer à cem doclrine. Quand il s''agit
d^une doclrine nouvelle qu'on annonc2 comme émanée du fein.
de Dieu , les miracles font produite en preuves ; c''ejl-à-dire ,
que celui qui prend la qualité d''envoyé du Très-Haut , ro/z-
firme fa mijjion , fa prédication par des miracles qui font h
témoignage même de la divinité. Ainfi la doclrine & les
miracles font des argumens refpeclifs dont on fait ufage ,
félon les divers points de vue ou Uon fe place dans Vétude ù
dans V enfeignement de la Religion. Il ne fe trouve là , ni
abus du raifùnmment , ni fophifme ridicule , ni cercle ri-
deux C 45 j.
Le lecteur en jugera. Pour moi je n'ajourerai pas un
feul mor. J'ai quelquefois répondu ci-devant avec mes pafla-
ges ; mais c'eft avec le vôtre que je veux vous répondre ici.
Ou eft donc , M. T. C. F. la bonne foi pliilofophique dont
fff pare cet écrivain ?
Monfcigneur , je ne me fuis jamais piqué d'une bonne foi
philofophique ; car je n'en connois pas de telle. Je n'oft
même plus trop parler de bonne foi Chrétienne , depuis
que les foi - difans Chrétiens de nos jours trouvent fi maui-
(45) Mandement, §. XVI;
9ff LETTRE
vais qu'on ne fupprime pas les objedions qui les embar*
ralTent. Mais pour la bonne foi pure & fimple , je de-
mande laquelle de la mienne ou de la vôrre eft la plus facile
à trouver ici ?
Plus j'avance , plus les points à traiter deviennent intc-
relTans. Il faut donc continuer h vous tranfcrire. Je voudrois
dans des difcuffions de cette importance ne pas omettre un de
vos mots.
On croiroit qi^ après Us plus grands efforts pour décréditer
les témoignages humains gui attejient la révélation chrétienne ,
le même Auteur y défère cependant de la manière la plus pofi-
tivs , la plus fobmnelle.
On auroit raifon , fans doute , puifque je tiens pour révé-
lée toute doclirine où je reconnois Fefprit de Dieu. Il faut
feulement ôter l'amphibologie de votre phrafe ; car ii le verbe
relatif y défère fe rapporte à la révélation Chrétienne , vous
avez raifon ; mais s'il fe rapporte aux témoignages humains ,
vous avez tort. Quoi qu'il en foit , je prends a6le de votre
témoignage contre ceux qui ofent dire que je rejette toute
révélation ; comme fi c'étoit rejetter une doélrine que de la
rcconnoîtrc fujcttc à des difficultés infolubles à l'cfprit humain ;
comme 11 c'étoit la rejetter que ne pas l'admettre fur le
témoignage des Jiommes , lorfqu'on a d'autres preuves équi-
valentes ou fupérieures qui difpenfcnt de celle-lh. Il eft vrai
que vous dites conditionnellement , on croiroit ; mais on
iToiroit fignifie on croit, Icrfque la raifon d'exception pour
ne pas croire fe réduit à rien , comme on verra ci-après de
la vôtre. Commençons par la preuve afiirmative,
II
A M. D E B E A U M O N T. 'ç-^
Il faut pour vous en convaincre , M. T. C. F. & en même
tems pour vous édifier , mettre fous vos yeux cet endroit de
fon ouvrage. " J'avoue que la majefté des Ecritures m'étonne ;
» la fainteré àe l'Evangile (46) parle à mon cœur. Voyez
»5 les livres des philofophes , avec toute leur pompe ; qu'ils
jj font petits près de celui-là! Se peut -il qu'un Livre à la
5> fois fi fublime Zc Ci fimple foit l'ouvrage des hommes ? Se
)5 peut-il que celui dcnt-il fait l'hiftoire ne foit qu'un homme
« lui-même } Eft-ce-là le ton d'un enthoufiafie ou d'un ambi-
53 tieux feélaire ? Quelle douceur , quelle pureté .dans fes
>5 mceurs ! Quelle grâce touchante dans fes infiruilions 1
>5 quelle élévation dans fes maximes ! quelle profonde fagefle
>j dans fes difcours ! quelle préfence d'efprit , quelle finefle
»? &: quelle juRefTe dans fes réponfes ! quel empire fur fes
il pafTions ! Où eft l'homme , oîi eft le fige qui fait agir ,
)3 foufTrir 6c mourir fans foiblefTe & fans oflenration ^47)?
>7 Quand Platon peine Con jufte imaginaire couvert de tout
J5 l'opprobre du crime , ôc digne de tous les prix de la
>3 vertu, il peint trait pour trait Jéfus-Chrifè : la reffemblance
(46) La ncgiipînc" avec laquelle tiims, les lacunes faites par M. de
M. de Picaumont me tranfcrit lui a ricaumont; non qu'abfolument celles
fait faire ici deux cliangeiTien? dans qu'il fait ici foient infidieules, comme
une ligne. Il a n:is. /a nmjdlc de en d'autres endroits; ma's parce que
T Ecriture ^u Wcw de, la mqjcjlc des le défaut de fuite i^ de liaifon atfoi-
F.crltiires ; & il a mi?, hifaintclcde blit le paffage quand il eft tronqué;
V Ecriture au lieu de, la faintctv de & aulTi parce que mes perfécuteurs
T Evangile. Ce n'eft pa^ , à la vérité, fupprimant avec foin tout ce que j'ai
me faire dire des hércfics ; mais c'eft dit de fi bon cœur en faveur de la
me faire parler bien niaifement. Religion , il eft bon de le rétablir
f 47 ) Je remplis , fclon ma cov- à mcfurc que l'occafion s'en trouve.
Alélanges. Tome I. N
5? LETTRE
n efè 11 frappante que tous les pères l'ont fentie , & qu'il
11 n'eit pas poffible de s'y tromper. Quels préjugés , quel
» aveuglement ne faut-il point avoir pour ofer comparer le
n fils de Sophronifque au fils de Marie ? Quelle difèance de
3j l'un à l'autre ! Socrate mourant fans douleur , fans igno-
jj minie , foutint aifément jufqu'au bout fon perfonnage , &c
» fî cette facile mort n'eût honoré fa vie , ou douteroit fi
M Socrate , avec tout fon efprir , fût autre chofe qu'un Sophifle.
}3 II inventa, dit-on, la morale. D'autres avant lui l'avoient
M mife en pratique ; il ne fit que dire ce qu'ils avoient fait ,
»} il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Ariliide
n avoit été jufte avant que Socrate eût dit ce que c'étoit
>j que juftice ; Léonidas étoit mort pour fon pays avant que
» Socrate eût fait un devoir d'aimer la patrie ; Sparte étoit
a fobre avant que Socrate eût loué la fobriété : avant qu'il
y» eût défirii la vertu , Sparte abondoit en hommes vertueux.
n Mais où Jéfus avoit - il pris pr.rmi les Tiens cette morale
» élevée 6c pure , dont lui feul a donné les leçons & l'exem-
» pie ? Du fein du plus furieux fanatifme la plus haute
» fagclTe fe fit entendre, ôc la fimplicité des plus héroïques
a vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de
ij Socrare philofophant tranquillement avec fts amis eii la
« plus douce qu'on puifTe dcfirer ; celle de Jéfus expirant
» dans les tourmens , injurié , raillé , maudit de tout un
>j peuple , eft la plus horrible qu'on puiiTe craindre. Socrate
» prenant la coupe empoifonné bénit celui qui la lui pré-
» fente & qui pleure. Jéfus , au milieu d'un fupplice affreux ,
w prie pour fcs bourreaux acharnés. Oui , Ci la vie & la
A M. D E B E A U M O N T. 9^
» mort de Socrate font d'un fage , la vie ôc la mort de Jcfus
M font d'un Dieu. Dirons-nous que l'hiftoire de l'Evangile
jj elt inventée à plaifir ? Non , ce n'eft pas ainfi qu'on in-
jî vente , & les faits de Socrate dont perfonne ne doute font
M moins atteltés que ceux de Jéfus - Chrift. Au fond c'eft •
M reculer la difficulté fans la détruire. Il feroit plus incon-
I) cevable que pkifieurs hommes d'accord euffent fabriqué ce
» livre qu'il ne l'eR qu'un feul en ait fourni le fujet. Jamais
>j des Auteurs Juifs n'eulTent trouvé ni ce ton ni cette morale,
» & l'Evangile a des caractères de vérité fi grands , fi frap-
» pans, fi parfaitement inimitables que l'inventeur en feroic
»j plus étonnant que le Héros ( 48 ). j»
(49) Il feroit difficile^ AI. T. C. F, de rendre un plus bel
hommage à Pauthenticité de PEvangik. Je vous fais gré ,
Monfeigneur , de cet aveu ; c'eft une injullice que vous avez
de moins que les autres. Venons maintenant à la preuve né-
gative qui vous fait dire on croirait , au lieu d'0-7 croit.
Cependant P Auteur ne la croit qu'en confe'quence des témoi-
gnages humains. Vous vous trompez , Monfeigneur ; je la
reconnois en eonféquence de l'Evangile & de la fublimité
que j'y vois, fans qu'on me l'attefte. Je n'ai pas befoin qu'on
m'affirme qu'il y a un Evangile lorfque je le riens. Ce font
toujours des hommes gui lui rapportent ce que d'autres hom-
mes ont rapporté. Et point du tout ; on ne me rapporte point
que l'Evangile exilte ; je le vois de mes propres yeux , &
quand tout l'Univers me foutiendroit qu'il n'exifle pas , je
(48) Emile, Tome II. p. 9S , in-^'^. T. III. p. 147. & fiiiv. ;n-8°. &
in - 1 2.
C 49 ) Mandement , §. XVII.
^\h? lettre
faurois trt;s-bien que tout l'Univers mcn: , ou ù trompe. Oue
d'hommes entre Dieu & lui ? Pas un féal. L'Evangile elè la
pièce qui décide , &c cette pièce elt entre mes mains. De
quelque manière qu'elle y foit venue , 6c quelque Auteur qui l'ait
écrite , j'y reconnois l'efprit divin : cela efè immédiat autant
qu'il peut l'être ; il n'y a point d'hommes entre cette preuve
*& moi ; & dans le iens oi!i il y en auroit , l'hiftorique de
ce Saint Livre , de fes auteurs , du tems où il a été com-
pofé , &c. rentre dans les difcufîlons de critique où la preuve
morale eft admife. Telle eît la réponfe du Vicaire Savoyard.
Le voilà donc bien évidemment en contradiclion avec lui-
même ; le voilà confondu par fes propres aveux. Je vous laiiFe jouir
de toute ma confufion. Par quel étrange aveuglement a-t-îl
donc pu ajouter ? " Avec tout cela ce même Evangile eit
u plein de chofes incroyables; de chofes qui répugnent à la
» raifon , & qu'il elt impoffible à tout homme fenfé de con-
j> cevoir ni d'admettre. Que faire au milieu de toutes ces
« contradictions ? Etre toujours modefte & circonfpeâ: , ref-
j) pcw^er en filence ( 50 ) ce qu'on ne fauroit ni rejetter ni
M comprendre , & s'humilier devant le grand Etre qui fcul
jj fait la vérité. Voilà le fcepticifme involontaire où Je fuis
jj refté. » Mais le fcepticifme , AL T. C. f . peut-il donc
(ço) Pour que les hommes s'im- public avec franchife , avec fermeté,
pofcnt ce rclped & ce filence , il faut cil un droit ooinmun à tous les honi-
que quelqu'un leur dife une fois les mes , & même un devoir en toute
xaifons d'en ufcr ainli. Celui qui con- eliofe Utile : mais il n'eft gucres pcr-
noit ces raifuns peut les dire, mais mis à un puaiculier d'en cenlurer pu-
ceux qui ccnlutent & n'en dilent bliquement un autre : c'clt s'attiibuer
point j pourroient fe taire. Parler au une trop t;randcfupérioritc de vertus,
A M. DE BEAU M O N T. ici
être involontaire , lorfqu'on refufc de fc Jbumettrc à la doc-
trine d'un Livre qui ne fauroit être inventé par les hommes ?
Lorfque ce Livre porte des caractères de vérité fi grands ^ fi
frappans , fi parfaitement inimitables , que Pinventeur en fie-
rait plus étonnant que le Héros ? Oefi bien ici qu^on peut dire
que V iniquité a menti contre elle-même, Csi)
Monfeigneur , vous me taxez d'iniquité fans fujet ; vous
m'imputez fouvent des menfonges & vous n'en montrez au-
cun. Je m'impofe avec vous une maxime contraire , & j'ai
quelquefois lieu d'en ufer.
Le fcepticifme du \^icaire eft involontaire par la raifon
même qui vous fait nier qu'il le foit. Sur les foibles auto-
rités qu'on veut donner à l'Evangile il le rejetteroit par les
raifons déduites auparavant , fi l'efprit divin qui brille dans la
morale & dans la doftrine de ce Livre ne lui rendoit toute
la force qui manque au témoignage des hommes fur un tel
point. Il admet donc ce Livre facré avec toutes les chofes
admirables qu'il renferme & que l'efprit humain peut enten-
dre ; mais quan: aux chofes incroyables qu'il' y trouve , kf-
quelles répugnent à fa raifon , <S' qi^il efl impoffible à tout
homme fenfé de concevoir ni d'admettre , il les refpecle en
de talens , de lumières. Voilà pour- de bienfcance & d'égards. On voit
quoi je ne n:e fuis jamais inyérc de cuiiiment ils me les rendent. 11 me
critiquer ni rc,;rimunder perfonne. J'ai feinblc que tous ces Meilleurs qui fe
dit à mon fa-, le des vérités dures, mais mettent ii ticremenc en avant pour
je n'en ai dit à aucun particulier , & m'enfeigner l'iiumilité , trouvent la
s'il m'eft arrive d'attaquer & nommer leçon meilleure à donner qu'à fuivre.
quelques livres, je n'ai jamais parlé ( 51 } Mandement ^ §. XVII.
des Auteurs vivans qu'avec toute Tortc
lOi
LETTRE
Jîlencs fans ks comprendre ni les rejetter , & s'humilie devant
le grand Etre qui féal fait la vérité. Tel eft fon fcepticifoie ;
& ce fcepticifme eil bien involontaire , puifqu'il eft fondé fur
des preuves invincibles de part & d'autre , qui forcent la rai-
fon de relter en fiifpens. Ce fcepticifme elt celui de tout
Chrétien raifonnable & de bonne -foi qui ne veut favoir des
chofes du Ciel que celles qu'il peut comprendre, celles qui
importent à fa conduite , & qui rejette avec l' Apôtre les quef-
lions peu fenfées , qui font fans injlruclion , & qui n'engen-
drent que des combats. (52^
D'abord vous me faites rejetter la Révélation pour m'en
tenir à h Religion naturelle , 6i premièrement , je n'ai point
rejette la Révélation. Enfuite vous m'accufez de ne pas ad-
mettre même la Religion naturelle , ou du moins de rHen pas
reconnaître la nécejfité ; &C votre unique preuve eft dans le
palTage fuivant que vous rapportez. " Si je me trompe , c'eft
« de bonne-foi. Cela fufïit (53) pour que mon erreur ne
ij me foit pas imputée à crime ; quand vous vous trompe-
»} riez de même , il y auroit peu de mal à cela. » Cefl-à-
dire , continuez-vous , que félon lui il fujjit de fe perfuader
gu''on efi en poJJ'effion de la vérité ; que cette perfuafwn , fût-
çlle accompagnée des plus monjîrueufes erreurs , ne peut
jamais être un fujet de reproche ; qu^on doit toujours regarder
comme un homme fage & religieux , celui qui , adoptant les
erreurs mêmes de PAthcifme , dira quUl eji de bonne -foi.
Or , 1-Cefl-ce pas-là ouvrir la porte à toutes les fuperjîitions ,
(?2) Timoth. C. II. v. 2}. 4°. , T. 111. p. 17. in.?,o. & in- iz.
{',}) Emile, Tome 11. p. a. in. I\l. de Ik-aumont a mis; Lc7a /'/cy/f^t.
A M. DE BEAU M O N 1\ X03
à tous les fyjlémss fanatiques , à tous les délires de Vefprit
humain? (54)
Pour vous , Monfeigneur , vous ne pourrez pas dire ici
comme le Vicaire ; fi je me trompe , c''efl de bonne-foi : car
c'eft bien évidemment à deffein qu'il vous plaît de prendre
le change & de le donner à vos Ledeurs ; c'efl ce que je
m'engage à prouver fans réplique , & je m'7 engage ainii
d'avance , afin que vous y regardiez de plus près.
La profefiîon du Vicaire Savoyard elt compofée de deux
parties. La première , qui eft la plus grande , la plus impor-
tante , la plus remplie de vérités frappantes & neuves elt
deflinée à combattre le moderne matéiialifme , à établir l'exif-
tence de Dieu &c la Religion naturelle avec toute la force
dont l'Auteur eft capable. De celle-là , ni vous ni les Prêtres
n'en parlez point; parce qu'elle vous eft fort indifférente,
ai. qu'au fond la caufe de Dieu ne vous touche gueres , pourvu
que celle du Clergé foit en fureté.
La féconde, beaucoup plus courte, moins régulière, moins
approfondie , propofe des doutes & des difficultés fur les
révélations en général , donnant pourtant à la nôtre fa véri-
table certitude dans la pureté , la fainteté de fa doclrine , &
dans la fublimité toute divine de celui qui en fut l'Auteur.
L'objet de cette féconde partie eft de rendre chacun plus
réfervé dans fa religion h taxer les autres de mauvaife foi
dans la leur, & de montrer que les preuves de chacune ne
font pas tellement démonftratives à tous les yeux qu'il faille
traiter en coupables ceux qui n'y voient pas la même clarté
C^-4; Mandcmmt, §. XVIII.
104 LETTRE
que nou?. Cette féconde partie écrite avec toute la modeftie ^
avec tou: le refpecc convenable , eft la feule qui ait attiré
votre attention & celle des Magiftrats. Vous n'avez eu que
des bûchers ôc des injures pour réfuter mes raifonnemens.
Vous avez vu le mal dans le doute de ce qui efl douteux ;
vous n'avez point vu le bien dans la preuve de ce qui eft vrai.
En effet , cette première partie , qui contient ce qui eft
vraiment eiïcntiel à la Religion , eft décifîve & dogmatique.
L'Auteur ne balance pas , n'héfite pas. Sa confcience & fa
raifon le déterminent d'une manière invincible. Il croit , il
afîîrme , il eft fortement perfuadé.
II commence l'autre au contraire par déclarer que Pexa-
meri qui lui rejîe à faire efl bien différent ; qu'ail rCy voit
qu'embarras , myflere , obfl:urité ; qu''il n'y porte qiH incertitude.
& défiance ; qu^il n^y faut donner à fes difcours que Pauto-
rite de la raifon ; qu''il ignore lui-même s'il efl dans V erreur ,
6'' que toutes fes affirmations ne font ici que des raifons de
douter (55). Il propofe donc fes objciflions , fes difficultés,
fes doutes. Il propofe aufîi fes grandes & fortes raifons de
croire ; & de toute cette difcufîion réfulte la certitude des
dogmes efîentiels &c un fcepticifme refpeccueux fur les autres.
A la fin de cette féconde partie il infille de nouveau fur la
circonfpeélion ncceffaire en l'écoutant. Si f étais plus fur de
moi , paurois , dit-il , pris un ton dogmatique & décifif; mais
je fuis homme , ignorant^ fujet à P erreur : que pouvais -je
faire ? Je vous ai ouvert mon cœur fans réferve ; ce que
Je tiens pour fur , je vous Pai donné pour tel : je vous ai
(sO Emile, Tome 11. p- 7° '"-4''' » T. 111. p. 107. ;V;-S^. & in-iz.
donné
A M. D E B E A U M O N T. 105
donné mes doutes pour des doutes , mes opinions pour des
opinions ; je vous ai dit mes raifons de douter & de croire.
Maintenant c'eft à vous de juger (56).
Xors donc que dans le même écrit l'auteur dit : Si je me
trompe , c'eft de bonne -foi ; cela fuffit pour que mon erreur
ne me fait pas imputée à crime ; je demande à tout leifleur
qui a le fens commun & quelque fincérité , fl c'eft fur la
première ou fur la féconde partie que peut tomber ce foupçon
d'être dans l'erreur ; fur celle où l'auteur affirme ou fur celle
où il balance? Si ce foupçon marque la crainte de croire en
Dieu mal-à-propos , ou celle d'avoir à tort des doutes fur la
Révélation ? Vous avez pris le premier parti contre toute
raifon , & dans le feul defir de me rendre criminel , je vous
défie d'en donner aucun autre motif. Monfeigneur , où font,
je ne dis pas l'équité , la charité Chrétienne , mais le bon
fens &; l'humanité ?
Quand vous auriez pu vous tromper fur l'objet de la crainte
du Vicaire , le texte feul que vous rapportez vous eût défa-
bufé malgré vous. Car lorfqu'il dit : Cela fuffit pour que mon
erreur ne me foit pas imputée à crime , il reconnoît qu'une
pareille erreur pourroit être un crime , & que ce crime lui
pourroit être imputé , s'il ne procédoit pas de bonne - foi :
Mais quand il n'y auroit point de Dieu , où feroit le crime
de croire qu'il y en a un ? Et quand ce feroit un crime ,
qui eft-ce qui le pourroit imputer? La crainte d'être dans l'er-
reur ne peut donc ici tomber fur la Religion naturelle , &
îe difcours du Vicaire feroit un vrai galimathias dans le fens
(56) Ibid. Tome. II. p. 104 in-\°., T. III. p. i^S- in-i°. Se in-n.
Mélanges. Tome I, 0
io6 LETTRE
que vous lui prêtez. Il eft donc impoflîble de déduire du
paffage que vous rapportez , que je n'admets pas la Religion
naturelle ou que je n'en reconnais pas la nécejjité\ il eft
encore impofTible d'en déduire qiCon doive toujours , ce font
vos ternies , regarder comme un homme fage & religieux celui
qui , adoptant les erreurs de VAtliéifme , dira qu'il eft de
bonne-foi ; & il eft même impoflîble que vous ayez cru cette
déduction légitime. Si cela n'efl pas démontré , rien ne fau-
roit jamais l'être , ou il faut que je fois un infenfé.
Pour montrer qu'on ne peut s'autorifer d'une miffion divine
pour débiter des abfurdités , le Vicaire met aux prifes ua
Infpiré , qu'il vous plaît d'appeller chrétien , & un raifonneur,
qu'il vous plaît d'appeller incrédule, & il les fait difputer
chacun dans leur langage , qu'il défaprouve , & qui très-fure-
ment n'elt ni le fien ni le mien. ( 57 ) Là-delFus vous me
taxez ai une injigne mauvaife-foi y (58) &: vous prouvez cela
par l'ineptie des difcours du premier. Mais fi ces difcours
font ineptes , à quoi donc le reconnoiffez-vous pour Chré-
tien? & fi le raifonneur ne réfute que des inepties, quel
droit avez-vous de le taxer d'incrédulité ? S'enfuit - il des
inepties que débite un Infpiré que ce foie un catholique ,
& de celles que réfute un raifonneur, que ce foit un mé-
créant ? Vous auriez bien pu , Monfeigneur , vous difpenfer
de vous reconnoître à un langage fi plein de bile & de
déraifon ; car vous n'aviez pas encore donné votre Man-
dement.
' (<;7) Emile, Tome IT. p. 8:- t'!-4*. , T. III. p. 124 in-^". & in-i2.
(58) Mandement, §. XIX.
A M. D E B E A U M O N T. loj
Si la raifon & la Révélation étaient oppofées Pune à
r autre , il ejl confiant , dites-vous , que Dieu ferait en con-
tradiction avec lui-même, f 59 ) Voilà un grand aveu que
vous nous faites-là : car il eil; fur que Dieu ne fe contre-
dit point, l^ous dites , ô impies , que les dogmes que nous
regardons comme révélés combattent les vérités éternelles :
mais il ne fuffit pas de le dire. J'en conviens ; tâchons de
faire plus.
Je fuis fur que vous preffentez d'avance oii j'en vais venir.
On voit que vous paiTez fur cet article des myfleres comme
fur des charbons ardens ; vous ofez à peine y pofer le pied.
Vous me forcez pourtant à vous arrêter un moment dans
cette fituation douloureufe. J'aurai la difcrétion de rendre ce
moment le plus court qu'il fe pourra.
Vous conviendrez bien , je penfe , qu'une de ces vérités
éternelles qui fervent d'élémens à la raifon eft que la par-
tie elt moindre que le tout , & c'eft pour avoir affirmé le
contraire que l'Infpiré vous paroît tenir un difcours plein
d'ineptie. Or félon votre dodrine de la tranflubliantiation , lorf-
que Jéfus fit la dernière Cène avec fes difciples & qu'ayant
rompu le pain il donna fon corps à chacun d'eux, il efl
clair qu'il tint fon corps entier dans fa main , &c , s'il man-
gea lui-même du pain confacré , comme il put le faire , il
mit fa tête dans fa bouche.
Voilà donc bien clairement, bien prccifcment la partie
plus grande que le tout, & le contenant moindre que le
contenu. Que dites-vous à cela , Monfeigneur ? Pour moi ,
(59) Ibicl S. XXI.
O »
ic8 LETTRE
je ne vois que M. le Chevalier de Caufans qui puifTe vous
tirer d'affaire. ( 59 * )
Je fais bien que vous avez encore la reffource de Saine
Auguftin , mais c'eft la même. Après avoir entaffé fur la
Trinité force difcours inintelligibles, il convient qu'ils n'ont
aucun fens ; mais , dit naïvement ce Père de TEglife , on
s'exprime ainfi , non pour dire quelque chofe , mais pour ne.
pas rejîer muet. ( 60 )
Tout bien confidéré, je crois, Monfeigneur, que le parti
le plus fur que vous ayez à prendre fur cet article ôc fur
beaucoup d'autres, eft celui que vous avez pris avec M. de
Montazet , & par la même raifon. ( 60 * )
La mauvaife foi de V Auteur d'Emile li'efl pas moins ré-
voltante dans le langage qu'il fait tenir à un Catholique
prétendu. ( 61) " Nos Catholiques, " lui fait -il dire ^
„ font grand bruit de l'autorité de l'Eglife : mais que ga-
„ gnent-ils à cela , s'il leur faut un auffi grand appareil de
„ preuves pour cette autorité qu'aux autres fectes pour établir
„ direiflement leur dodrine ? L'Eglife décide que l'Eglife a
„ droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prou-
„ vée ? „ Oui ne croirait , M. T. C. F, à entendre cet
impojleur , que Pautorité de VEglife iHeJl prouvée que par
{^f)*') C'eft un Militaire cntctc d'une de Lyon , écrivit il y a deox ou trois
prétendue découverte de la quadrature ans à M. l'Archevêque de Paris , fur
«lu cercle qu'il eroit avoir faite. une difpute de Hiérarchie', une let-
( 60 ) BiEliim eji tamen nés jkt- trc imprimée belle & forte de rai-
pjna, non ut aliijuid diceretiir ,fcd fotincment , laquelle eft reftée fans
ne tacerettir. Aug de Trinit. L. V. c. 9. réponfe.
(60 * ) M. de Montazet, Archevc<iue (61) Mandement , §. XXL
A M. D E B E A U M O N T. 105^
fes propres décifions , & qii'elle procède ainji ; je décide que
je fuis infaillible ; donc je le fuis ? imputation calomnieufe ,
M. T. C. F. Voilà , Monfeigneur , ce que vous aflbrez : il
nous refte à voir vos preuves. En attendant oferiez - vous
bien affirmer que les Théologiens Catholiques n'ont jamais
établi l'autorité de l'Eglife , par l'autorité de l'Eglife , ut in fe
virtualiter reflexam ? S'ils l'ont fait , je ne les charge donc
pas d'une imputation calomnieufe.
( <5z ) La conjîitution du Chriflianifme , Vefprit de PEvari'
gile , les erreurs mêmes & la foiùlejfe de Pefprit humain
tendent à démontrer que VEglife établie par Jéfus-Chrijl ejl
une Eglife infaillible. Monfeigneur , vous commencez par
nous payer-là de mots qui ne nous donnent pas le change.
Les difcours vagues ne font jamais prem^e , ôc toutes ces
chofes qui tendent à démontrer, ne démontrent rien. Allons
donc tout d'un coup au corps de la démonflration : le voici.
Nous affurons que comme ce divin Légiflateur a toujours
enfeigné la vérité , fon Eglife Penfeigne auffi toujours. (63)
Mais qui êtes-vous , vous qui nous afTurez cela pour toute
preuve ? Ne feriez - vous point l'Eglife ou fes chefs ? A vos
manières d'argumenter vous paroiiïez compter beaucoup fur
l'affiftance du Saint-Efprit. Que dites-vous donc , & qu'a
die rimpofteur ? De grâce , voyez cela vous-même ; car je
n'ai pas le courage d'aller jufqu'au bout.
Je dois pourtant remarquer que toute la force de Fobjeélion
que vous attaquez fi bien , confifle dans cette phrafe que vous
( 62 ) Mandement , §. XXI.
( 6} ) Ibid. : cet endroit mcrite d'ctre lu dans le Mandement mçjnv,
tio
LETTRE
avez eu foin de fupprimer à la fin du pafTige dont il s'agk
Sorte\ de -là vous rcntre\ dans toutes nos difcujjlons. (64)
En effet , quel eit ici le raifonnement du Vicaire ? Pour
choifîr entre les Religions diverfes , il faut , dit-il , de deux
chofes l'une ; ou entendre les preuves de chaque fecle ôc les
comparer ; ou s'en rapporter à l'autorité de C2ux qui nous
infiruifent. Or le premier moyen fuppofe des connoiflances
que peu d'hommes font en état d'acquérir , & le fécond juf-
tifie la croyance de chacun dans quelque Religion qu'il naifle.
Il cite en exemple la Religion catholique oîi l'on donne pour
loi l'autorité de l'Eglife, & il établit là-delFus ce fécond
dilemme. Ou c'eit l'Eglife qui s'attribue à elle-même . cette
autorité , & qui die ; je décide que je fuis infaillible ; donc
je le fuis : &; alors elle tombe dans le fophifme appelle cercle
vicieux; ou elle prouve qu'elle a reçu cette autorité de Dieu,
& alors il lui faut un aufli grand appareil de preuves pour
montrer qu'en effet elle a reçu cette autorité , qu'aux autres
feéles pour établir diredement leur doctrine ; il n'y a donc
rien à gagner pour la facilité de l'inltrudion , & le peuple
n'eii: pas plus en état d'examiner les preuves de l'autorité de
l'Eglife chez les Catholiques, que la vérité de la doélrinc
chez les Proteftans. Comment donc fe déterminera-t-il d'une
manière raifonnable autrement que par l'autorité de ceux qui
l'indruifent ? Mais alors le Turc fe déterminera de mcme.
En quoi le Turc eit-il plus coupable que nous ? Vo\\\x ,
Monfcigneur , le raifonnement auquel vous n'avez pas ré-
(64) Linilc, Tome II. pag. 90 i/i-4''. Tome III. pag. ij^ ?i-8°. &
î/?- 17.
A M. D E B E A U M O N T. m
pondu ôc auquel je doute qu'on puilTe répondre. ( 6$ ) Votre
franchife Epifcopale fe tire d'affaire en tronquant le pafîage
de l'Auteur de mauvaife - foi.
Grâce au Ciel j'ai fini cette ennuyeufe tâche. J'ai fuivi pied-
à-pied vos raifons , vos citations , vos cenfures , & j'ai fait
voir qu'autant de fois que vous avez attaqué mon livre , au-
tant de fois vous avez eu tort. Il relte le feul artick du Gou-
vernement , dont je veux bien vous faire grâce ; très-fûr que
quand celui qui gémit fur les miferes du peuple , & qui les
éprouve , ell accufé par vous d'empoifonner les fources de la
félicité publique , il n'y a point de Leâeur qui ne fente ce
que vaut un pareil difcours. Si le Traité du Contrat Social
n'exiftoit pas , & qu'il falût prouver de nouveau les grandes
vérités que j'y développe , les complimens que vous faites à
mes dépens aux PuilTances , feroient un des faits que je ci-
terois en preuve , & le fort de l'Auteur en feroit un autre en-
core plus frappant. Il ne m_e relie plus rien à dire à cet égard ;
mon feul exemple a tout dit , & la palîîon de l'intérêt par-
r<îç) C'eft ici une de ces obieftions réciproquement de mille fuppofitions
terribles auxquelles ceux qui m'atta- gratuites qu'on nofe reçu fer quand
quent fe gardent bien de toucher. 11 on n'a rien de mieux à donner foi-
n'y a rien de fi commode que de ré- même. Telle eft ici l'invention de je
pondre avec des injures & de faintes ne fais quelle foi infuie qu'ils obli-
déclamations; on élude aifément tout gent Dieu, pour les tirer d'affaire,
ce qui embarraffe. AufTi faut-il avouer de tranfmettre du père à l'enfant.
qu'en fe chamaillant entre eux les Mais ils réfervent ce jargon pour dif.
Théologiens ont bien des rclTources puter avec les Dofteurs ; s'ils s'en
qui leur manquent vis-à-vis des igno- fervoicnt avec nous autres profanes,
tans, & auxquelles il faut alors fup- ils auroient peur qu'on ne fe moquât
pléer comme ils peuvent. Us fe payent d'eux.
m
LETTRE
dculier ne doit point fouiller les vérités utiles. C'eft le Dé-»
cret contre ma perfonne , c'eft mon Livre brûlé par le bour-
reau , que je tranfmets à la poftérité pour pièces juftificatives :
mes fentimens font moins bien établis par mes Ecrits que
par mes malheurs.
Je viens , Monfeigneur , de difcuter tout ce que vous allé-
guez contre m.on Livre. Je n'ai pas lailTé pafler une de vos
propofitions fans examen ; j'ai fait voir que vous n'avez rai-
fon dans aucun point , &c je n'ai pas peur qu'on réfute mes
preuves ; elles font au - delTus de toute réplique où règne le
fens commun.
Cependant quand j'aurois eu tort en quelques endroits ,'
quand j'aurois eu toujours tort , quelle indulgence ne méri-
toit point un Livre où l'on fent par-tout , même dans les
erreurs, même dans le mal qui peut y être , le fincere amour
du bien 6c le zèle de la vérité ? Un Livre où l'Auteur , fi peu
affirmatif , fi peu décifîf, avertit fî fouvent fes lecteurs de fe
défier de fes idées , de pefer fes preuves , de ne leur donner
que l'autorité de la raifon ? Un Livre qui ne refpire que paix ,
douceur , patience , amour de l'ordre , obéifTance aux Loix
en toute chofe , & même en matière de Religion ? Un Li-
vre enfin où la caufe de la divinité eft fi bien défendue , l'uti-
lité de la Religion fî bien établie , où les mœurs font fi ref^
perlées, où l'arme du ridicule eft fi bien ôtée au vice, où la
méchanceté eft peinte fi peu fenfée , & la vertu fi aimable ?
Eh ! quand il n'y auroit pas un mot de vérité dans cet ou-
vrage , on en devroit honorer & chérir les rêveries , comme
Jes chimères les plus douces qui puilfenc flatter ôc nourrir le
eœur
A M. DE BEAU M ON T. nj
cœur d'un homme de bien. Oui , je ne crains point de le dire ;
s'il exiftoic en Europe un feul gouvernement vraiment éclairé ,
un gouvernement dont les vues-- fuiïcnt vraiment utiles & fai-
nes, il eût rendu des honneurs publics à l'Auteur d'Emile,
il lui eût élevé des ftatues. Je connoilTois trop les hommes
pour attendre d'eux de la reconnoiffance ; je ne les connoif-
fois pas afTez , je l'avoue , pour en attendre ce qu'ils ont fait.
Après avoir prouvé que vous avez mal raifonné dans vos
cenfures , il me refle à prouver que vous m'avez calomnié
dans vos injures : mais puifque vous ne m'injuriez qu'en vertu
des torts que vous m'imputez dans mon Livre , montrer que
mes prétendus torts ne font que les vôtres, n'eft-ce pas dire
afTez que les injures qui les fuivent ne doivent pas être pour
moi. Vous chargez mon ouvrage des épithetes les plus odieu-
fes , &; moi je fuis un homme abominable , un téméraire ,
un impie , un impofteur. Charité Chrétienne , que vous avez
un étrange langage dans la bouche des Miniftres de Jéfus-
Chrift !
Mais vous qui m'ofez reprocher des blafphémes , que faites-
vous quand vous prenez les Apôtres pour complices des pro-
pos offenfans qu'il vous plaît de tenir fur mon compte ? A
vous entendre , on croiroit que Saint Paul m'a fait l'honneur
de fonger à moi , èc de prédire ma venue comme celle de
l'Antechrifi Et comment l'a-t-il prédite , je vous prie ? Le
voici. C'eft le début de votre Mandement.
Saint Paul a prédit , mes très-chers Frères , qu'il viendrait
des jours périlleux ou il y aurait des gens amateurs d^eux-
mémes , fiers ^fuperhes , blafphémateurs y impies , calomnia-
Mélanges. Tome l. P
114 LETTRE
teurs , enflés d'orgueil , amateurs des voluptés plutôt que de
Dieu ; des hommes dhin efprit corrompu & pervertis dans
la foi. (66)
Je ne conrefte aflurément pas que cette prédiétion de Saint
Paul ne foit très-bien accomplie ; mais s'il eût prédit , au con-
traire , qu'il viendroit un tems oia l'on ne verroit point de ces
gens-là , j'aurois été , je l'avoue , beaucoup plus frappé de la
prédiilion , &c fur-tout de l'accomplifTemenr.
D'après une prophétie fi bien appliquée , vous avez la bonté
de faire de moi un portrait dans lequel la gravité Epifcopale
s'égaye à di^s antithefes, & oi!i je me trouve un perfonnage
fort plaifant. Cet endroit , Monfeigneur , m'a paru le plus
joli morceau de votre Mandement. On ne fauroit faire une
farire plus agréable, ni diffamer un homme avec plus d'efprir.
Du feia de Perreur , ( 11 eft vrai que j'ai paffe ma jeuneiïe
dans votre Eglife. j il s^efl élevé (pas fort haut:) un homme
plein du langage de la philofophie , ( comment prendrois - je
un langage que je n'entends point ? ) fans être véritablement
philofophe : ( Oh 1 d'accord : je n'afpirai jamais à ce titre ,
auquel je reconnois n'avoir aucun droit ; èc je n'y renonce
aiïurément pas par modeftie. ) efprit doué d'une multitude de
connoifj'ances. ( J'ai appris à ignorer des multitudes de chofcs
que je croyois favoir. ) qui ne Vont pas éclairé , ( elles
m'ont appris à ne pas penfer l'être. ) & qui ont répandu les
ténèbres dans les autres efprif: : ( Les ténèbres de l'ignorance
valent mieux que la fiiuffe lumière de l'erreur, j caractère livré
aux paradoxes d'opinions & de conduite ; ( Y a-t-il beaucoup
( 66 ) Miiiukiticnt , Ç. I.
A M. D E B E A U M O N T. 115
à perdre à ne pas agir &c penfer comme tout le monde ? )
alliant la /implicite des mceurs avec le fajle des psnfées ; (La
{implicite des mœurs élevé l'ame ; quant au faite de mes
penfées , je ne fais ce que c'eit. ) le \ele des maximes anti-
ques avec la fureur d'établir des nouveautés ; ( Rien de plus
nouveau pour nous que des maximes antiques : il n'y a point
à cela d'alliage , 6c je n'y ai point mis de fureur. ) Vobfcurité
de la retraite avec le defir d''étre connu de tout le monde :
( Monfeigneur , vous voilà comme les faifeurs de Romans ,
qui devinent tout ce que leur Héros a dit & penfé dans fa
chambre. Si c'eft ce delîr qui m'a mis la plume à la main ,
expliquez comment il m'elt venu fi tard , ou pourquoi j'ai
tardé il long-tems à le fatisfaire ? ) On l'a vu invediver con-
tre les fciences qu'il cultivoit ; (Cela prouve que je n'imite
pas vos gens de Lettres , & que dans mes écrits l'intérêt de
la vérité marche avant le mien. ) préconifer Vexcelhnce de PE-
vangile , ( toujours & avec le plus vrai zèle. ) dont il détruifoit
les dogmes ; ( Non , mais j'en prêchois la charité , bien dé-
truite par les Prêtres. ) peindre la beauté des vertus qu^il étei-
gnait dans Pâme de fes Lecteurs. (Ames honnêtes , eft-il vrai
que j'éteins en vous l'amour des vertus ! )
îl s'eft fait le Précepteur du genre humain pour le tromper^
le Moniteur public pour égarer tout le monde , Voracle du
fiecle pour achever de le perdre. ( Je viens d'examiner com-
ment vous avez prouvé tout cela.) Dans un ouvrage fur P iné-
galité des conditions , ( Pourquoi des conditions ? ce n'efi là
ni mon fujet ni mon titre. ) il avoit rabaijjé Phomme juf(]u\2u
rang des bêtes ; f Lequel de nous deux l'élevé ou l'abaiiïe ,
P i
ii6 LETTRE
dans l'altwnative d'être bête ou méchant ? ) dans une autre
production plus récente il avoit infinué le poifon de la volupté :
( Eh ! que ne puis-je aux horreurs de la débauche fubftituer
le charme de la volupté ! Mais rafTurez-vous , Monfeigneur ;
vos Prêtres font à l'épreuve de l'Héloïfe ; ils ont pour pré-
fervatif l'Aloïfîa. ) Dans celui-ci , // s'empare des premiers
morne ns de P homme afin d'' établir V empire de P irréligion.
( Cette imputation a déjà été examinée. )
Voilà , Monfeigneur , comment vous me traitez , & bien
plus cruellement encore ; moi que vous ne connoiffez point ,
& que vous ne jugez que fur des ouï-dire. Eft-ce donc là
la morale de cet Evangile dont vous vous portez pour le
défenfeur ? Accordons que vous voulez préferver votre trou-
peau du poifon de mon livre ; pourquoi des perfonnalités
contre l'Auteur ? J'ignore quel effet vous attendez d'une con-
duite fi peu chrétienne , mais je fais que défendre fa reli-
gion par de telles armes , c'eft la rendre fort fufpe^le aux
gens de bien.
Cependant c'eft moi que vous appeliez téméraire. Eh ,
comment ai - je mérité ce nom , en ne propofant que des
doutes , & même avec tant de réferve ; en n'avançant que des
raifons , & même avec tant de refpe*^ ; en n'attaquant per-
fonne , en ne nonmiant perfonne ? Et vous , Monfeigneur »
comment ofez-vous traiter ainfi celui dont vous parlez avec
fi peu de juftice & de bicnféance , avec fi peu d'égard , avec
tant de légèreté ?
Vous me traitez d'impie ; & de quelle impiété pouvez-vous
m'accufer , moi qui jamais n'ai parlé de l'Etre fuprême que
A M. DE B E A U M O N T, 117
ï)bur lui rendre la gloire qui lui eft due , ni du prochain que
pour porter tout le monde à l'aimer ? Les impies font ceux
qui profanent indignement la caufe de Dieu en la faifant fervïr
aux pafHons des hommes. Les impies font ceux qui , s'ofanc
porter pour interprêtes de la divinité , pour arbitres entre
elle & les hommes , exigent pour eux-mêmes les honneurs
qui lui font dus. Les impies fonr ceux qui s'arrogent le droit
d'exercer le pouvoir de Dieu fur la terre & veulent ouvrir
ôc fermer le Ciel à leur gré. Les impies font ceux qui font
lire des libelles dans les Eglifes ...... A cette idée horrible
tout mon fang s'allume , & des larmes d'indignation coulent
de mes yeux. Prêtres du Dieu de paix , vous lui rendrez
compte un jour, n'en doutez pas, de l'ufage que vous ofez
faire de fa maifon.
Vous me traitez d'impofteur ! & pourquoi ? Dans votre
manière de penfer , j'erre ; mais où eft mon impofture ?
Raifonner &z fe tromper ; eft-ce en impofer ? Un fbphifte
même qui trompe fans fe tromper n'eft pas un impofteur
encore , tant qu'il fe borne à l'autorité de la raifon , quoi-
qu'il en abufe. Un impofteur veut être cru fur fa parole , il
veut lui - même faire autorité. Un impofteur eft un fourbe
qui veut en impofer aux autres pour fon profit , & où eft ,
je vous prie , mon profit dans cette affaire ? Les impofteurs
font , félon Ulpien , ceux qui font des preftiges , des impré-
cations , des exorcifmes : or aiïurément je n'ai jamais rien
fait de tout cela.
Que vous difcourez à votre aiiè , vous autres hommes
conftitués en dignité I Ne reconnoilfant de droit que les
ii8 L E T T R E, &c.
vôtres , ni de Loix que celles que vous impofez , loin de
vous faire un devoir d'être jufles , vous ne vous croyez pas
même obligés d'être humains. Vous accablez fièrement le
foible fans répondre de vos iniquités à perfonne : les outrages
ne vous coûtent pas plus que les violences ; fur les moindres
convenances d'intérêt ou d'état , vous nous balayez devant
vous comme la pouiïiere. Les uns décrètent ôc brident , les
autres diffament ôc déshonorent fans droit , fans raifon , fans
mépris , même fans colère , uniquement parce que cela les
arrange , & que l'infortuné fe trouve fur leur chemin. Quand
vous nous infultez impunément , il ne nous eft pas même
permis de nous plaindre , & fi nous montrons notre inno-
cence &c vos torts , on nous accufe encore de vous manquer
de refpe^l.
Mcnfeigneur , vous m'avez infulté publiquement : je viens
de prouver que vous m'avez calomnié. Si vous étiez un par-
ticulier comme moi , que je pulTe vous citer devant un Tri-
bunal équitable , ôc que nous y comparufTions tous deux ,
moi avec mon Livre, & vous avec votre Mandement , vous
y feriez certainement déclaré coupable , &. condamné ii me
faire une réparation aufîl publique que l'offenfe l'a été. Mais
vous tenez un rang où l'on eft difpenfé d'être jufle; &c je ne
fuis rien. Cependant , vous qui profefTez l'Evangile , vous
Prélat fiu't pour apprendre aux autres leur devoir, voiis favez
le vôtre en pareil cas. Pour moi, j'ai fait le mien, je n'ai
plus rien h vous dire, Ôc je me tais.
Daignez , Mcnfeigneur , agréer mon profond rcfpccb.
A Môiiers le 1 8 J. J. R O U S S E A U.
Novembre 1761.
LETTRES
É C RIT E S
DE LA MONTAGNE, -
Par
JEAN-JAQUES ROUSSEAU. "
Mélanges, Tome I, p .
LETTRES
ECRITES
DE LA MONTAGNE.
PJR J. J. ROUSSEAU.
G E N E T^E.
M. D C C. L X X X I.
AVERTISSEMENT,
AVERTISSEMENT.
'EST revenir tard, je le fens, fur un fujst trop
rebattu , & déjà prefque oublié. Mon état , qui ne
me permet plus aucun travail fuivi , mon averfion
pour le genre polémique , ont caufé ma lenteur à
écrire & ma répugnance à publier. J'aurois même
tout - à - fait fupprimé ces Lettres , ou plutôt je ne les
aurois point écrites , s'il n'eût été queftion que de
moi : mais ma Patrie ne m'eft pas tellement devenue
étrangère, que je puilTe voir tranquillement opprimer
' fes Citoyens , fur - tout lorfqu'ils n'ont compromis leurs
droits qu'en défendant ma Caufe. Je ferois le dernier
des hommes , fi , dans une telle occafion , j'écoutois
un fentiment qui n'eft plus ni douceur ni patience ,
mais foiblelfe & lâcheté , dans celui qu'il empêche de
rempKr fon devoir.
Rien de moins important poitr le Public, j'en con-
viens, que la matière de ces Lettres. La conftitutioii
d'une petite République , le fort d'un petit Particulier ,'
l'expofé de quelques injufliccs , la réfutation de quel-
ques fophifmes; tout cela n'a rien en foi d'alfez con-
fidérablc pour mériter beaucoup de Lecteurs : mais li
mes fujets font petits, mes objets font grands, & di-
gnes de rattent;on de tout honnête - homme. Laififons
Aiéluiigcs. lomc 1. Q
I2S AVERTISSEMENT.
Genève à Hi place , & RouITeau dans fa dépreffion ;
mais la Religion , mais la liberté , la juftice ! voilà , qui
que vous foyez , ce qui n'eft pas au-deiTous de vous.
QiT'on ne cherche pas même ici dans le llyle le
dédommagement de l'aridité de la matière. Ceux que
quelques traits heureux de ma plume ont fi fort irri-
tés , trouveront de quoi s'appaifer dans ces Lettres.
L'honneur de défendre un opprimé , eût enflammé mon
cœur fi j'avois parlé pour un autre. Réduit au trifte
emploi de me défendre moi - même , j'ai dû me borner
à raifonner ; m'échaufFer eût été m'avilir. J'aurai donc
trouvé grâce en ce point devant ceux qui s'imaginent
qu'il eft eflentiel à la A^érité d'être dite froidement ;
opinion que pourtant j'ai peine à comprendre. Lorf-
qu'une vive perfuafion nous anime , le moyen d'em-
ployer un langage glacé ! Quand Archimede , tout tranf-
porté , couroit nud tians les rues de Syracufe , en avoit-
il moins trouvé la vérité parce qu'il fe paflionnoit pour
elle? Tout au contraire , celui qui la fcnt ne peut s'abf-
tenir de l'adorer ; celui (]ui demeure froid ne l'a pas vue.
Qiioi qu'il en foit , je prie les Lcdcurs de vouloir
bien mettre à part mon beau ftyle , & d'examiner feu-
lement fi je raifonne bien ou mal ; car enfin , de cela
feul (lu'un Auteur s'exprime en bons termes , je ne vois
pas comment il peut s'enfuivrc que cet Auteur ne fiife
ce qu'il dit..
LETTRES
ECRITES
DE LA MONTAGNE.
^S»B=
=»♦
PREMIERE LETTRE.
X\ O N , Monfîeur , je ne vous blâme point de ne vous être
pas joint aux Repréfentans pour foutenir ma caufe. Loia
d'avoir approuvé moi-même cette démarche , je m'y fuis
oppofé de tout mon pouvoir , &c mes parens s'en font retirés
à ma follicitation. L'on s'eft tu quand il faloit parler ; on a
parlé quand il ne reltoit qu'à fe taire. Je prévis l'inutilité des
repréfentations, j'en prefTentis les conféquences : je jugeai que
leurs fuites inévitables troubleroient le repos public , ou chan-
geroient la conIHrution de l'Etat. L'événement a trop julHfié
mes craintes. Vous voilà réduits à l'alternative qui m'effrayoit.
La crife où vous êtes exige une autre délibération dont je ne
fuis plus l'objet. Sur ce qui a été fait , vous demandez ce que
vous devez faire : vous confidérez que l'effet de ces démar-
ches , étant relatif au corps de la Bourgeoifîe , ne retombera
pas moins fur ceux qui s'en font abftenus q.ie fur ceux qui les
ont faites. Ainfi , quels qu'aient été d'abord les divers avis,
l'intérêt commun doit ici tout réunir. Vos droits réclamés &
Q '
124 LETTRES ECRITES
attaqués ne peuvent plus demeurer en doute ; il faut qu'ils foient
reconnus ou anéantis, & c'efè leur évidence qui les met en
péril. Il ne faloit pas approcher le flambeau durant l'orage ;
mais aujourd'hui le feu eft à la maifon.
Quoiqu'il ne s'agifle plus de mes intérêts , mon honneur me
rend toujours partie dans cette affaire ; vous le favez , & vous
me confukez toutefois comme un homme neutre ; vous fup-
pofez que le préjugé ne m'aveuglera point, &c que la paffion
ne me rendra point injurte : je l'efpere auffi ; mais dans des
circonftances fi délicates , qui peut répondre de foi ? Je fens
qu'il m'eft impoflible de m'oublier dans une querelle dont je
fuis le fujet , & qui a mes malheurs pour première caufe.
Que ferai-je donc, Monfieur, pour répondre à votre confiance
ôc juièifier votre eftime autant qu'il elt en moi ? Le voici. Dans
la Julie défiance de moi-môme , je vous dirai moins mon avis
que mes raifons : vous les peferez , vous comparerez , & vous
choifîrez. Faites plus ; défiez - vous toujours , non de mes
intentions , Dieu le fait , elles font pures , mais de mon juge-
ment. L'iiomme le plus jufte , quand il eft ulcéré , voit rare-
ment les cliofcs comme elles font. Je ne veux furement pas
vous tromper, mais je puis me tromper; je le pourrois en
toute autre chofe , &c cela doit arriver ici plus probablement.
Tenez-vous donc fur vos gardes , ôc quand je n'aurai pas dix
fois raifon , ne me l'accordez pas une.
Voili, Monfieur, la précaution que vous devez prendre;
& voici celle que je veux prendre h mon tour. Je commencerai
par vous parler de moi, de mes griefs, des durs procédés de
vos Magiftrats ; quand cela fera fait , Ôc que j'aurai bien foulage
D E L A M O N T A G N E. s^^
mon cœur, je m'oublierai n.oi - même; je vous parlerai de
vous, de votre fituation, c'ell-à-dire, delà République; Ôc
je ne crois pas trop préfumer de moi, fi j'efpere, au moyen
de cet arrangement , traiter avec équité la queftion que vous
me faites.
J'ai été outragé d'une manière d'autant plus cruelle , que je
me flattois d'avoir bien mérité de la Patrie. Si ma conduite
eût eu befoin de grâce , je pouvois raifonnablement efpérer de
l'obtenir. Cependant , avec un empreiTement fans exemple ,
fans avertilTement , fans citation , fans examen , on s'efè hâté
de flétrir mes livres : on a fait plus ; fans égard pour mes mal-
heurs , pour mes maux , pour mon état , on a décrété ma per-
fonne avec la même précipitation, l'on ne m'a pas même
épargné les termes qu'on emploie pour les malfaiteurs. Ces
Meflieurs n'ont pas été induîgens ; ont-ils du moins été jufles?
C'eft ce que je veux rechercher avec vous. Ne vous effrayez
pas, je voiK prie, de l'étendue que je fuis forcé de donner à
ces Lettres. Dans la multitude de qucfHons qui fe préfentent,
je voudrois être fobre en paroles : mais , Monfîeur , quoiqu'on
pullfc faire , il en faut pour raifonner.
Rafiemblons d'abord les m.otifs qu'ils ont donnes de cette
procédure , non dans le réquifitoire , non dans l'arrêt , porté
dans le fccret , & refié dans les ténèbres ; ( i ) mais dans les
réponfes du Confeil aux repréfcntations des Citoyens & Bour-
(i) Ma famille demanda , par Re- „ fente Requête, arrête qu'il n'y a
quête, communication de cet Arrct. „ /''" ([accorder aux Suppliants les
Voici la rcponfe. „/nj d'icellc. »
Du 2^ Juin I7«2. LULLIN.
!«£n Confeil ordinaire, vu laiirc-
iz5 LETTRES ECRITES
geois, ot! plutôt dans les Lettres écrites de la Campagne:
ouvrage qui leur fert de manifelte, ôc dans lequel feul ils
daignent raifonner avec vous.
j> Mes Livres font, difent-iis, impies, fcandaleux, témé-
« raires , pleins de blafphêmes & de calomnies contre la
» Religion. Sous l'apparence des doutes , l'Auteur y a ralTem-
j> blé tout ce qui peut tendre à fapper , ébranler ôc détruire les
j> principaux fondemens de la Religion Chrétienne révélée.
>i Ils attaquent tous les Gouvernemens.
)j Ces Livres font d'autant plus dangereux & répréhenfîbles,
>j qu'ils font écrits en François , du ftyle le plus fédufteur ,
»> qu'ils paroifTent fous le nom &c la qualification d'un Citoyen
jj de Genève , & que , félon l'intention de l'Auteur , l'Emile
}} doit fervir de guide aux pères , aux mères , aux précepteurs.
» En jugeant ces Livres , il n'a pas été pofllble au Confeil
»> de ne jetter aucun regard fur celui qui en étoit préfumé
« l'Auteur. »
Au relte , le Décret porté contre moi n'eft , continuent-
ils , " ni un jugement , ni une fentence , mais un fimple
3« appointement provifoire, qui laiflbit dans leur entier mes
» exceptions & défenfes , & qui , dans le cas prévu , fervoic
J5 de préparatoire à la procédure prefcrite par les Edits & par
j> l'Ordonnance Eccléfiaftique. >»
A cela , les Repréfentans , fans entrer dans l'examen de la
Doclrinc, objectèrent : " que le Confeil avoit jugé fins for-
L'Arrêt du Parlement de Paris fut l'on tient cachés de pareils Dccrct*
imprimé auUi-tot que rendu. Imagi- contre l'honneur & la liberté des Ci.
nez ce que c'elt qu'un Etat libre, où toyens !
DELAMONTAGNE. 1Z7
» malités préliminaires; que l'Article 8S de l'Ordonnance
n Eccléfiaftique avoit été violé dans ce jugement ; que la pro-
j> cédure , faite en 1562 contre Jean Morelli à forme de cet
w Article, en montroit clairement l'ufage , <Sc doanoit, par
M cet exemple , une jurifprudence qu'on n'auroit pas dû mé-
7} prifer ; que cette nouvelle manière de procéder étoit même
« contraire à la règle du Proit naturel admife chez tous les
ï» Peuples, laquelle exige que nul ne foit condamaié lans avoir
»> été entendu dans fes défenfes ; qu'on ne peut flétrir un
>» Ouvrage , fans flétrir en même-tems l'x\uteur dont il porte
M le nom; qu'on ne voit pas quelles exceptions ôc défenfes il
jj ref te à un homme déclaré impie , téméraire ,, fcandaleux
1} dans fes Ecrits , & après la fentence rendue ôc exécutée
j> contre ces mêmes Ecrits , puifque les chofes n'étant point
JJ fufceptibles d'infomie , celle qui réfulte de la combufHon
j» d'un Livre par la main du bourreau , réjaillit nécelTaire-
j> ment fur l'Auteur : d'où il fuit qu'on n'a pu enlever à un
») Citoyen le bien le plus précieux, l'honneur; qu'on ne
ï> pouvoit détruire fa réputation , fon état , fans commencer
»> par l'entendre ; que les Ouvrages condamnés 6c flétris mé-
jj ritoient du moins autant de fupport ôc de tolérance que
J5 divers autres Ecrits où l'on fait de cruelles fatires fur la
JJ Religion , &c qui ont été répandus &c même imprimés dans
)j la Ville; qu'enfin, par rapport aux Gouvernemens, il a
j> toujours été permis dans Genève de raifonner librement fur
JJ cette matière générale, qu'on n'y défend aucun Livre qui
jj en traite, qu'on n'y flétrit aucun Auteur pour en avoir
» traité, quel que foie Con feutiment; ôc que, loin d'attaquer
^i^ LETTRES ECRITES
» le Gouvernement de la République en particulier , je ne
i> laiffe échapper aucune occadon d'en faire l'éloge, j>
A ces objeélions il fut répliqué de la part du Confeil :
«« Que ce n'eil point manquer à la règle qui veut que nul ne
» foit condamné fans l'entendre , que de condamner un
» Livre après en avoir pris ledure , & l'avoir examiné fuffi-
»» fanmient ; que l'Article 88 des Ordonnances n'eft applica-
ij ble qu'à un homme qui dogmatife , 6c non à un Livre
5j delèruciif de la Religion Chrétienne ; qu'il n'eft pas vrai
« que la fletnifure d'un Ouvrage fe communique à l'Auteur,
j> lequel peut n'avoir été qu'imprudent ou mal-adroit ; qu'à
» l'égard des Ouvrages fcandaleux , tolérés ou même impri-
» mes dans Genève , il n'e/t pas raifonnable de prétendre
3j que , pour avoir diiïimulé quelquefois , un Gouvernement
n foit obligé de difllmuler toujours; que d'ailleurs les Livres
jj où l'on ne fait que tourner en ridicule la Religion , ne
sj font pas, à beaucoup près , auffi puniffables que ceux où,
I) fans décour , on l'attaque par le raifonnement ; qu'enfin ce
»> que le Coiifeil doit au maintien de la Religion Chrétienne
•SJ dans fa pureté, au bien public, aux 1 oix , <Sc à l'honneur
» du Gouvernement, lui ayant fait porter cette fentence , ne
ï> lui permet ni de la changer ni de l'aflbiblir >?.
Ce ne Cont pas-lii toutes les raifons , objecHons & rcponfès
qui ont été alléguées de part 6c d'autre ; mais ce font les
principales, & elles fufhfent pour établir, par rapport à moi^
la queltion de fait 6c de droit.
Cependant comme l'objet, ainfi préfcnté, demeure encore
un peu vague , je vais câvher de le fixer avec plus ue pré-
ci fion ,
DELAMONTAGNE. 129
ciflon , de peur que vous n'étendiez ma défenfe à la partie
de cet objet que je n'y veux pas embraffer. ~
Je fuis homme , &c j'ai fait des Livres ; j'ai donc fait aufll des
erreurs. ( 2 ) J'en apperçois moi-même en affez grand nom-
bre : je ne doute pas que d'autres n'en voient beaucoup davan-
tage , &c qu'il n'y en ait bien plus encore que ni moi ni d'au-
tres ne voyons point. Si l'on ne dit que cela , j'y foufcris.
Mais quel Auteur n'eit pas dans le même cas , ou s'ofe
flatter de n'y pas être ? Là-deffus donc , point de difpute.
Si l'on me réfute , ôc qu'on ait raifon, l'erreur elt corrigée,
& je me tais. Si l'on me réfute , ôc qu'on ait tort , je me tais
encore ; dois -je répondre du fait d'autrui? En tout état de
caufe, après avoir entendu les deux Parties , le Public eft juge ,
il prononce , le Livre triomphe ou tombe , ôc le procès elt fini.
Les erreurs des Auteurs font fouvent fort indifférentes ;
mais il en eft aulli de dommageables , même contre l'in-
tention de celui qui les commet. On peut fe tromper au
préjudice du Public comme au fîen propre; on peut nuire
innocemment. Les controverfes fur les mat'eres de Jurifpru-
dence , de Morale , de Religion , tombent fréquemment dans
ce cas. Néceiïairement un des deux difputans fe trompe , ôc
l'erreur fur ces matières important toujours , devient faute ;
cependant on ne la punit pas quand on la préfume involon-
(2) Exceptons» fi l'on veut, les dans la méthode? Euclidc dcmontre.
Livres de Gconictrie & leurs Auteurs. & parvient à fon but : mais qutl che-
Encore s'il n'y a point d'erreurs dans min prend-il ? combien n'errc-t-il pas
les propofitions mêmes , qui nous af- dans fa route ? la fcience a beau être
furcra qu'il n'y en ait point dans l'or- infaillible , l'homme qui la cultive fa
drc de dédudion , dans le choix , trompe fouvent.
Mélanges. Tome \. R
130 LETTRES ECRITES
taire. Un homme n'elt pas coupable pour nuire en voulant'
fervir; & fi l'on pourfuivoic criminellement un Auteur pour
des fautes d'ignorance ou d'inadvertance , pour de mauvaifes
maximes qu'on pourroit tirer de fes écrits très-conféquem-
ment , mais contre fon gré , quel Ecrivain pourroit fe mettre
à l'abri des pourfaites ? Il faudroit être infpiré du Saint-Elprit
pour fe faire Auteur , &c n'avoir que àQS gens infpirés du
Saint-Efprit pour juges.
Si l'on ne m'impute que de pareilles fautes , je ne m'en
défends pas plus que des fîmples erreurs. Je ne puis affirmer
n'en avoir point commis de telles , parce que je ne fuis pas
un Ange ; mais ces fautes , qu'on prétend trouver dans mes
Ecrits , peuvent fort bien n'y pas être , parce que ceux qui
les y trouvent ne font pas des Anges non plus. Hommes &
fujets à l'erreur ainfi que moi, fur quoi prétendent- ils que
leur raifon foit l'arbitre de la mienne , & que je fois punif-
fable pour n'avoir pas penfé comme eux ?
Le Public eft donc aufli le juge de femblabks fautes ; fon
blâme en eft le feul châtiment. Nul ne peut fe fouftraire à ce
Juge , 6c quant à moi je n'en appelle pas. Il eiï vrai que fi
le Magiftrat trouve ces fautes nuifiblcs , il peut défendre le
Livre qui les contient ; mais , je le répète , il ne peut punir
pour cela l'Auteur qui les a commifes , puifque ce feroit punir
un délit qui peut être involontaire , &c qu'on ne doit punir
dans le mal que la volonté. Ainli ce n'efè point cncorc-là ce
dont il s'agit.
Mais il y a bien de la différence entre un Livre qui con-
tient des erreurs nuifiblcs , ik un Livre pernicieux. Des prin-
DE LA MONTAGNE.
i-it
cîpes établis , la chaîne d'un raifonnement fuivi , des confé-
quences déduites, manifeitent l'intention de l'Auteur; & cette
intention dépendant de fa volonté , rentre fous la jurifdi'flion
des Loix. Si cette intention elt évidemment mauvaife , ce
n'eft plus erreur ni 'faute , c'eft crime ; ici tout change. Il ne
s'agit plus d'une difpute littéraire dont le Public juge félon
la raifon , mais d'un procès criminel qui doit être jugé dans
les Tribunaux félon toute la rigueur des Loix; telle eit la
polîtion critique où m'ont mis des Magiltrats qui fe difent
juftes , & des Ecrivains zélés qui les trouvent trop démens.
Si-tôt qu'on m'apprête des prifons , des bourreaux , des chaî-
nes , quiconque m'accufe ell un délateur ; il fait qu'il n'atta-
que pas feulement l'Auteur , mais l'homme ; il fait que ce
qu'il écrit peut influer fur mon fort; ( 3 ) ce n'eft plus à ma
feule réputation qu'il en veut , c'eft à mon honneur , à ma
liberté , à ma vie.
Ceci, Monfieur, nous ramené tout d'un coup à l'état de
la queilion dont il me paroîc que le public s'écarte. Si j'ai
( 5 ) îi y a quelqoes années qu'à
la première apparition d'un Livre cé-
lèbre , je réfolus d'en attaquer les
principes, que je trou vois dangereux.
J'exécutois cette entreprife quand j'ap-
pris que l'Auteur étoit pourfuivi. A
i'inflant je jettai mes feuilles au feu ,
jugeant qu'aucun devoir ne pouvoit
autorifer la bafTeffe de s'unir à la foule
pour accabler un homme d'honneur
opprimé. Quand tout fut pacilié ,
j'eus occafion de dire mon fentimcnt
fur le même fujet dans d'autres Ecrits ;
mais je l'ai dit fans nommer le Livre
ni l'Auteur. J'ai cru devoir ajouter ce
refpect pour fon malheur , à l'eilinie
que j'eus toujours pour fa perfonne.
Je ne crois point que cette facjon de
penfer me foit particulière ; elle eft
commune à tous les honnêtes gens.
Si-rôt qu'une affaire eft portée au criw
niinel , ils doivent fe taire , à moins
qu'ils ne foicnt appelles pour témoi-
gner.
R i
131 LETTRES ECRITES
écrit des chofes répréhenfibles , on peut m'en blâmer , on
peut fupprimer le livre. Mais , pour le flétrir , pour m.'atta-
quer perfonnellement , il faut plus ; la faute ne fufEt pas ,
il faut un délit , un crime ; il faut que j'aie écrit à mau-
vaife intention un livre pernicieux , &r que cela foit prouvé ,
non comme un Auteur prouve qu'un autre Auteur fe trompe ,
mais comme un accufateur doit convaincre devant le Juge
l'accufé. Pour être traité comme un malfaiteur , il faut que
je fois convaincu de l'être. C'elt la première queltion qu'il
s'agit d'examiner. La féconde , en fuppofant le délit conf-
taté , eft d'en fixer la nature , le lieu où il a été commis ,
le tribunal qui doit en juger , la loi qui le condamne , Ôc la
peine qui doit le punir. Ces deux queltions une fois réfoiues
décideront fi j'ai été traité jultement ou non.
Pour favoir fi j'ai écrit des livres pernicieux, il faut en
examiner les principes , & voir ce qu'il eu réfulteroit fi ces
principes étoient admis. Comme j'ai traité beaucoup de matiè-
res , je dois me refireindre à celles far lefquelles je fuis pour-
fuivi , favoir , la religion ôc le gouvernement. Commençons
par le premier article , à l'exemple des juges qui ne fe font
pas expliqués fur le fécond.
On trouve dans l'Emile la profefTîon de foi d'un Prêtre
Carliolique , &. dans l'Héloïfe celle d'une femme dévote : ces
deux pièces s'accordent affez pour qu'on puiiïe expliquer l'une
par l'autre; & de cet accord, on peut préfumer avec quelque
vraifemblance , que fi l'Auteur , qui a publié les livres où
elles font contenues , ne les adopte pas en entier l'une &
l'autre , du moins il les favorifc beaucoup. De ces deux pro-
D E L A M O N T A G N E. 135
feffions de foi , la première étant la plus étendue &: la feule oii
l'on ait trouvé le corps du délit, doit être examinée par préférence.
Cet examen , pour aller à fon but , rend encore un éclair-
ciirement nécelfaire. Car remarquez bien qu'éclaircir & diftin-
guer les propofîtions que brouillent & confondent mes accu-
fateurs , c'eft leur répondre. Comme i'S difputent contre Tévi-
dence , quand la quefiion elt bien pofée , ils font refutés.
Je diflingue dans la religion deux parties , outre la forme
du culte , qui n'eft qu'un cérémonial. Ces deux parties font
le dogme & la morale. Je divife les dogmes encore en deux
parties : favoir, celle qui, pofant les principes de nos devoirs,
fert de bafe à la morale; & celle qui, purement de foi, ne
contient que des dogmes fpéculatifs.
De cette divifion , qui me paroît exade , réfulte celle des
fèntimens fur la Religion , d'une part en vrais , faux ou dou-
teux ; & de l'autre , en bons , mauvais ou indifférens.
Le jugement des premiers appartient à la raifon feule , &c
fi les Théologiens s'en font emparés , c'eft comme raifon-
neur<; , c'elt comme profefleurs de la fcience par laquelle on
pai-vient à la connoiffance du vrai &. du faux en matière de
foi. Si l'erreur en cette partie eit nuifible , c'elt feulement à
ceux qui errent, ik c'elt feulement un préjudice pour la vie
à venir , fur laquelle les tribunaux humains ne peuvent éten-
dre leur compétence. Lorfqu'ils connoiffent de cette matière,
ce n'eft plus comme juges du vrai &c du faux , mais comme
miniltrcs des loix civiles qui règlent la forme extérieure du
culte : il ne s'agit pas encore ici de cette partie ; il en fera
traité ci-après.
134 LETTRES ECRITES
Quant à k partie de la religion qui regarde la morale ,
c'eit-à-dire , la jufticc , le bien public , l'obéiffance aux loix
naturelles & pofitives , les vertus fociales , &: tous les devoirs
de l'homme & du citoyen , il appartient au gouvernemenc
d'en connokre : c'eft en ce point feui que la religion rentre
directement fous fa jurifdicbion , 6c qu'il doit bannir , non
l'erreur , dont il n'eft pas juge , mais tout fentiment nuifible
qui tend à couper le nœud focial.
Voilà, Monfieur, la diftindion que vous avez à faire pour
juger de cette Pièce, portée au Tribunal, non des Prêtres,
mais des Magiftrats. J'avoue qu'elle n'eft pas toute affirmative.
On y voit des objeftions & des doutes. Pofons, ce qui n'eft
pas , que ces doutes foient des négations. Mais elle efl affir-
mative dans {a plus grande partie ; elle eft affirmative &
démonftrative fur tous les points fondamentaux de la Religion
civile ; elle eft tellement décifive fur tout ce qui tient à la
Providence éternelle , à l'amour du prochain , à la juftice , à
la paix , au bonheur des hommes , aux lob( de la fociété , à
toutes les vertus, que les objections, les doutes mêmes y ont
pour objet quelque avantage , & je défie qu'on m'y montre un
feul point de dodrine attaqué , que je ne prouve être nuffible
aux hommes ou par lui-même ou par fes inévitables effets.
La Religion eft utile & même nécelTaire aux peuples. Cela
n'eft-il pas dit , foutenu , prouvé dans ce même Ecrit ? Loin
d'attaquer les vrais principes de la Religion, TAuteur les pofe,
les affermit de tout fon pouvoir ; ce qu'il attaque , ce qu'il
combat, ce qu'il doit combattre, c'eft le (anatifme aveugle ,
la fupcrftition cruelle , le ftupide préjugé. Mais il taut, difcnt-
DELAMONTAGNE. îjs
ils , refpeéler tout cela. Mais pourquoi ? Parce que c'eft ainfi
qu'on mené les Peuples. Oui, c'elt ainiî qu'on les mené à
leur perte. La fuperftition eft le plus terrible fléau du Genre
humain ; elle abrutit les fimples , elle perfécute les fages , elle
enchaîne les Nations , elle fait par-tout cent maux effroyables :
quel bien fait - elle ? Aucun ; fi elle en fait , c'eit aux Tyrans ,
elle eiï leur arme la plus terrible , 6c cela même eft le plus
grand mal qu'elle ait jamais fait.
Ils difent qu'en attaquant la fuperftition , je veux détruire la
Religion même : comment le favent-ils? Pourquoi confon-
dent-ils ces deux caufes , que je diftingue avec tant de foin ?
Comment ne voient -ils point que cette imputation réfléchie
contre eux dans toute fa force , & que la Religion n'a point
d'ennemis plus terribles que les défenfeurs de la fuperftition ?
Il feroit bien cruel qu'il fût fi aifé d'inculper l'intention d'un
homme , quand il eft fi difïîcile de la juftifier. Par cela même
qu'il n'eft pas prouve qu'elle eft mauvaife , on la doit juger
bonne. Autrement , qui pourroit être à l'abri des jugemens
arbitraires de fes ennemis ? Quoi ! leur fimple affirmation fait
preuve de ce qu'ils ne peuvent favoir ; & la mienne , jointe à
toute ma conduite , n'établit point mes propres fentimens ?
Quel moyen me refte donc de les faire connoîrre ? Le bien que
ïe fens dans mon cœur , je ne puis le montrer , je l'avoue ;
mais quel eft l'homme abominable qui s'ofe vanter d'y voir
le mal qui n'y fut jamais ?
Plus on feroit coupable de prêcher l'irréligion , dit très-bien
M. d'Alembert , plus il eft criminel d'en accufer ceux qui ne
la prêchent pas en effet. Ceux qui jugent publiquement de
135 LETTRES ECRITES
mon Chriltianifme , montrent feulement l'efpece du leur;
ôc la feule chofe qu'ils ont prouvée e(t , qu'eux ôc moi n'avons
pas la même Religion. Voilà précifémenc ce qui les fâche : on
fent que le mal prétendu les aigrit moins que le bien même.
Ce bien , qu'ils font forcés de trouver dans mes Ecrits , les
dépite & les gêne ; réduits à le tourner en mal encore, ils
fentent qu'ils fe découvrent trop. Combien ils feroient plus à
leur aife fi ce bien n'y étoit pas !
Quand on ne me juge point fur ce que j'ai dit, mais fur ce
qu'on aflure que j'ai voulu dire, quand on cherche dans mes
intentions le mal qui n'elt pas dans mes Ecrits, que puis- je
faire ? Ils démentent mes difcours par mes penfées ; quand
j'ai dit blanc , ils affirment que j'ai voulu dire noir ; ils fe
mettent à la place de Dieu pour faire l'œuvre du Diable;
comment dérober ma tête à des coups portés de fi haut?
Pour prouver que l'Auteur n'a point eu l'horrible intention
qu'ils lui prêtent, je ne vois qu'un moyen; c'eft d'en juger fur
l'ouvrage. Ah ! qu'on en juge ainfi , j'y confens ; mais cette
tâche n'eft pas la mienne , &c un examen fuivi fous ce point
de vue , feroit de ma part une indignité. Non , Monfîeur , il
n'y a ni malheur , ni flétrilTure qui puiflenc me réduire à cette
abjection. Je croirois outrager l'Auteur , l'Editeur , le Lecteur
même , par une juftification d'autant plus honteufe qu'elle eft
plus facile ; c'eit dégrader la vertu , que montrer qu'elle n'eft
pas un crime ; c'elt obfcurcir l'évidence, que prouver qu'elle
eft la vérité. Non , lifez &. jugez vous-même. Malheur à vous,
fi , durant cette lecture , votre cœur ne bénit pas cent fois
l'homme vertueux ôc ferme qui ofe inftruire ainfi les humains ,
Eh!
DELAMONTAGNE. 137
Èh ! comment me réfoudrois-je à jultifier cet Ouvrage ?
nioi qui crois feiFacer par lui les fautes de m.a vie entière ;
moi qui mets les maux qu'il m'attire en compenfation de
ceux que j'ai faits ; moi qui , plein de confiance , efpere un
jour dire au Juge Suprême : Daigne juger dans ta clémence
un homme foible ; j'ai fait le mal fur la terre , mais j'ai pu-
blié cet Ecrit.
Mon cher Monfîeur, permettez à mon cœur gonflé d'exha-
ler de tems en tems fes foupirs ; mais foyez fur que dans
mes difcufïions je ne mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je
n'y mettrai pas même la vivacité de mes adverfaires ; je rai-
fonnerai toujours de fang-froid. Je reviens donc.
Tâchons de prendre un milieu qui vous fatisfaïïe , & qui
ne m'avililfe pas. Suppofons un moment la profeffion de foi
du Vicaire adoptée en un coin du monde Chrétien , Ôc
voyons ce qu'il en réfulteroit en bien &c en mal. Ce ne fera
ni l'attaquer ni la défendre; ce fera la juger par fes effets.
Je vois d'abord les chofes les plus nouvelles fans aucune
apparence de nouveauté ; nul changement dans le culte &c de
grands changemens dans les cœurs , des converfions fans
éclats , de la foi fans difpute , du zèle fans fanatifme , de la
raifon fans impiété , peu de dogmes ôc beaucoup de vertus ,
la tolérance du Philofophe & la charité du Chrétien.
Nos Profélytes auront deux règles de foi qui n'en font
qu'une , la raifon & l'Evangile ; la féconde fera d'autant plus
immuable , qu'elle ne fe fondera que fur la première , &. nul-
lement fur certains faits , lefquels , ayant befoin d'être atr
teités , remettent la Religion fous l'autoritc des hommes*
Mélanges. Tome I. S
ij8 LETTRES ECRITES
Toute la différence qu'il y aura d'eux aux autres Chrétiens^
eft que ceux-ci font des gens qui difputeiii: beaucoup far
l'Evangile fans fe foucier de le pratiquer , au - lieu que nos
gens s'attacheront beaucoup à h pratique , &c ne difputeroat
point.
Quand les Chrétiens difpurcurs viendront leur dire : Vous
vous dites Chrétiens fans l'être ; car pour être Chrétiens ,..iî
faut croire en Jéfus - Chrilt , ôc vous n'y croyez point ; les
Chrétiens paiiîbles leur répondront : " Nous ne favons pas
j> bien fi nous croyons en Jéfus - Chrift dans votre idée ,
jj parce que nous ne l'entendons pas ; mais nous tâchons
M d'obferver ce qu'il nous prefcrit. Nous fommes Chrétiens ,
o chacun à notre manière ; nous , en gardant fa parole , &
j> vous , en croyant en lui. Sa charité veut que nous foyons
j> tous frères , nous la fuivons en vous admettant pour tels ;
» pour l'amour de lui , ne nous ôtez pas un titre que nous
» honorons de toutes nos forces , & qui nous eft auffi cher
»j qu'h vous >?.
Les Chrétiens difputeurs infiftcront fans doute. En vous
renommant de Jéfus, il faudroit nous dire à quel titre. Vous
gardez , dites-vous , fa parole ; mais quelle autorité lui don-
nez-vous ? ReconnoifTez-vous la Révélation , ne la recon-
noilTez-vous pas ? Admettez-vous l'Evangile en entier , ne
l'admettez-vous qu'en partie ? Sur quoi fondez-vous ces dif—
tindions -? Plaifans Chrétiens , qui marchandent avec le Maî-
tre, qui choififTent dans fa doctrine ce qu'il leur plaît d'ad-
mettre & de rejetter !
A cela les autres diront pailiblcnient, « Mes frères , nous
D E L A M O N T A G N E. x^^
ft ne marchandons point ; car notre foi n'eft pas un com-
?) merce. Vous fuppofez qu'il dépend de nous d'admettre ou
« de rejetter comme il nous plaît ; mais cela n'eft pas , &
»j notre raifon n'obéit point à notre volonté. Nous aurions
jj beau vouloir que ce qui nous paroît faux nous parût vrai ,
>» il nous paroîtroit faux malgré nous. Tout .ce qui dépend de
>j nous eft de parler félon notre penfée ou contre notre penfée ,
55 6c notre feul crime eit de ne vouloir pas vous tromper.
>j Nous reconnoiffons l'autorité de Jéfus - Chrilt , parce
»j que notre intelligence acquiefce à fes préceptes & nous en
M découvre la fublimité. Elle nous dit qu'il convient aux
»î hommes de fuivre ces préceptes , mais qu'il étoit au-def-
s> fus d'eux de les trouver. Nous admettons la Révélation
»» comme émanée de l'Efprit de Dieu , fans en favoir la ma-
»j niere , & fans nous tourmenter pour la découvrir : pourvu
« que nous fâchions que Dieu a parlé , peu nous importe
« d'expliquer comment il s'y eft pris pour fe faire entendre,
« Ainfi reconnoiffant dans l'Evangile l'autorité divine , nous
« croyons Jéfus-Chrilt revêtu de cette autorité ; nous recon-
« noilFons une vertu plus qu'humaine dans fa conduite , &c
»> une figeffe plus qu'humaine dans fes leçon<;. Voilà ce qui
j> e(t bien décidé pour nous. Comment cela s'eft-il fait ?
« Voilà ce qui ne l'elt pas ; cela nous pafT'e. Cela ne vous
» pafTe pas , vous ; à la bonne heure ; nous vous en félicitons
M de tout notre cœur. Votre raifon peut être fupérieure à la
>» nôtre ; mais ce n'eft pas à dire qu'elle doive nous fervir
J3 de Loi. Nous coiifentons que vous fâchiez tout ; fouffrez
« que nous ij^norions quelque chofe.
S z
14®
LETTRES ECRITES
» Vous nous demandez fi nous admettons tout l'Evan-
}j gile ; nous admettons cous les enfeigneraens qu'a donné
« Jéfus-Chriii L'utilité, la neceflité de la plupart de ces
»j enfeignemens nous frappe , &c nous tâchons de nous y
}> conformer. Quelques-uns ne font pas à notre portée ; ils
j> ont été donnés fans doute pour des efprits plus intelli-
« gens que nous. Nous ne croyons point avoir atteint les
»5 limites de la raifon humaine , &. les hommes plus péné-
5j trans ont befoin de préceptes plus élevés.
J5 Beaucoup de chofes dans l'Evangile paffent notre rai-
>5 fon , ôc même la choquent ; nous ne les rejetfons pour-
>j tant pas. Convaincus de la foiblcfTe de notre entendement,
>j nous favons refpe>5ler ce que nous ne pouvons concevoir,
5j quand l'affociation de ce que nous concevons nous le fait
»5 juger fupérieur h nos lumières. Tout ce qui nous eft né-
» cellaire à favoir pour être faints , nous paroît clair dans
j5 l'Evangile ; qu'avons-nous befoin d'entendre le refte ? Sur
» ce point nous demeurerons ignorans , mais exempts d'er-
» reur , &c nous n'en ferons pas moins gens de bien ; cette
}j humble réferve elle-même eft l'efprit de l'Evangile.
»j Nous ne refpeiions pas précifément ce Livre Sacré
)> comme Livre , mais comme la parole & la vie de Jéfus-
j> Chrift. Le caractère de vérité, de fagelTe &c de fainteté
» qui s'y trouve , nous apprend que cette hifloire n'a pas
jj été effentieliement altérée, (4) mais il n'clt pas démon-
(4) Où en feroîent les finiplcs fuie- l'autorité des Pafteurs? De quel front
les , fi l'on ne pouvoit favoir cela que cfe-t-on faire dépendre la foi de tant
par des difcullions de critique, ou par de feience ou de tant de founiillion?
D E L A M O N T A G N E. 141
» tré pour nous qu'elle ne l'ait point été du tour. Qui {liit
>j 11 les chofes que nous n'y comprenons pas, ne font point
jj àes fautes gliffées dans le texte? Qui fait fi des Difciples,
»j fi fort inférieurs à leur Maître , l'ont bien compris ôc bien
js rendu par-tout ? Nous ne décidons point là-delTus , nous
5> ne préfumons pas même, &c nous ne vous propofons
1} des conjectures que parce que vous l'exigez. •
« Nous pouvons nous tromper dans nos idées , mais
» vous pouvez aufli vous tromper dans les vôtres. Pourquoi
}> ne le pourriez-vous pas , étant hommes ? Vous pouvez avoir
a autant de bonne-foi que nous, mais vous n'en {luiriez avoir
n davantage : vous pouvez être plus éclairés, mais vous
n n'êtes pas infaillibles. Qui jugera donc entre les deux partis?
u Sera-ce vous ? cela n'efi: pas julte. Bien moins fera-ce
M nous , qui nous défions fi fort de nous-mêmes. Laiflbns
jj donc cette décifion au Juge commun qui nous entend; &c
i-) puifque nous fommes d'accord fur les règles de nos de-
» voirs réciproques , fupportez-nous fur le refte , comme
» nous vous fupportons. Soyons hommes de paix, foyons
»j frères ; uniflbns-nous dans l'amour de notre commun
»j Maître , dans la pratique des vertus qu'il nous prefcrit.
i> Voilà ce qui fait le vrai Chrétien.
55 Que fi vous vous obitinez à nous refufer ce précieux
19 titre après avoir tout fait pour vivre fraternellement avec
»> vous, nous nous confolerons de cette injuftice , en fon-
»> géant que les mots ne font pas les chofes , que les pre-
« miers Difciples de Jéfus ne prenolent point le nom de
M Chrétiens , que le martyr Etienne ne le porta jamais ,
X4Z LETTRES ECRITES
J5 & que quand Paul fut converd à la foi de Chrifl: il n'y
» avoit encore aucuns Chrétiens ( 5 ) fur la terre. «
Croyez-vouç, Monfieur, qu'une controverfe ainfi traitée
fera fort animée & fort longue , & qu'une des Parties ne
fera pas bientôt réduite au filence quand l'autre ne voudra
point difputer ?
Si nos Frofélytes font maîtres du pays où ils vivent ,
ils établiront une forme de culte auffi fimple que leur
croyance , & la Religion qui réfulcera de tout cela fera la
plus utile aux hommes par fa fimplicité même. Dégagée de
tout ce qu'ils mettent à la place des vertus , & n'ayant ni
rites fuperftitieux , ni fubrilités dans la Doclrine , elle ira
toute entière à fon vrai but , qui elt h pratique de nos
devoirs. Les mots de dévot 6c A^orthodoxe y feront fans
ufage ; la monotonie de certains fons îirticulés n'y fera pas
la piété ; il n'y aura d'impies que les méchans , ni de tîdeles
que les gens de bien.
Cette inltitution une fois faite, tous feront obligés par les
Loix de s'y foumettre, parce qu'elle n'eft point fondée fur
l'autorité des hommes , qu'elle n'a rien qui ne foit dans l'ordre
des lumières naturelles, qu'elle ne contient aucun article qui
ne fe rapporte au bien de la fociété, ôc qu'elle n'eft mêlée
d'aucun dogme inutile à la morale, d'aucun point de pure
fpécularion.
Nos J-'rofclytes feront - ils intolérans pour cela ? Au con-
traire , ils feront tolérans par principe; ils le feront plus qu'on
( s ) Ce nom leur fut donne quelques années après à Antioche pour U
première Fois,
B E L A M O N T A G N E. 143
ne peut l'être dans aucune autre doctrine , puifqu'ils admettront
routes les bonnes Religions qui ne s'admettent pas entre elles ,
c'eft-à-dire , toutes celles qui , ayant l'eiïentiel qu'elles négli-
gent , font l'effentiel de ce qui ne l'eft point. En s'attachant ^
eux , à ce feul eiïentiel , ils laifferont les autres en faire à leur
gré l'acceffoire , pourvu qu'ils ne le rejettent pas : ils les laiffe-
ront expliquer ce qu'ils n'expliquent point, décider ce qu'ils
ne décident point. Ils bifferont à chacun fes rites ^ fes for-
mules de foi, fa croyance; ils diront: admettez avec nous
les principes des devoirs de l'homme & du Citoyen ; du rciie ,
croyez tout ce qu'il vous plaira. Quant aux Religions qui font
effentiellement mauvaifes , qui portent l'homme à faire le mal ,
ils ne les toléreront point ; parce que cela même eft contraire
h la véritable tolérance , qui n'a pour but que la paix du Genre-
humain. Le vrai tolérant ne tolère point le crime , il ne tolère
aucun dogme qui rende les hommes méchans.
Maintenant fuppofons, au contraire, que nos Profélytes
foient fous la domination d'autrui : comme gens de paix, ils
feront foumis aux Loix de leurs Maîtres, même en matière de
Religion , à moins que cette Religion ne fût effentiellement
mauvaife; car alors, fans outrager ceux qui la profeffent , ils
refuferoient de la profeffer. Ils leur diroient : puifque Dieu
nous appelle à la fcrvitude , nous voulons être de bons fervi-
teurs , & vos fentimens nous empécheroient de l'être ; nous-
connoiffons nos devoirs, nous les aimons, nous lejcttons ce
qui nous en détache ; c'cfl afin de vous être fidèles , que nous
n'adoptons pas la Loi de l'iniquité.
Mais fi la Religion du pays eit bonne en elle - même , &:
144 LETTRES ECRITES
que ce qu'elle a de mauvaii: foie feulement dans des interpré-
tations particulières , ou dans des dogmes purement fpécula-
tifs , ils s'attacheront à l'effentiel , 6c toléreront le refie , tant
par refpect pour les Loix , que par amour pour la paix. Quand
ils feront appelles à déclarer expreirément leur croyance , ils
le feront , parce qu'il ne faut point mentir; ils diront au befoin
leur fentiment avec fermeté , même avec force ; ils fe défen-
dront par la raifon , fi on les attaque. Du refte , ils ne difpu-
feront point contre leurs frères ; & , fans s'obliiner à vouloir
les convaincre , ils leur refteront unis par la charité, ils alfif-
teront à leurs alTemblées , ils adopteront leurs formules ; & ,
ne fe croyant pas plus infaillibles qu'eux, ils fe foumettront
à l'avis du plus grand nombre , en ce qui n'intérefle pas leur
confcience , ôc ne leur paroît pas importer au (alut.
Voilà le bien , me direz -vous, voyons le mal. Il fera dit
en peu de paroles. Dieu ne fera plus l'organe de la méchan-
ceté des hommes. La Religion ne fervira plus d'inltrument à
la tyrannie des Gens d'Eglife, & à la vengeance des ufurpa-
teurs ; elle ne fervira plus qu'à rendre les Croyans bons &
julles: ce n'eit pas-là le compte de ceux qui les mènent; c'clt
pis pour eux que fi elle ne fervoit à rien,
Ainfi donc la Doctrine en queftion elt bonne au Genre-hu-
main, &mauvaife à fes oppreffeurs. Dans quelle claffe abfolue
la faut - il mettre ? J'ai dit tidélement le pour & le contre ;
comparez , ôc choififTez.
Tout bien examine , je crois que vous conviendrez de deux
chofes : l'une que ces hommes que je fuppofc , fe condui-
roicuc en ceci très - confcquemment à la profellion de foi du
Vicaire ;
DE LA MONTAGNE. 145
Vicaire ; l'autre, que cette conduite feroit non- feulement irré-
prochable, mais vraiment Chrétienne, &c qu'on auroit tort de
refufer à ces hommes bons & pieux le nom de Chrétiens ,
puifqu'ils le mériteroient parfaitement par leur conduite , &
qu'ils feroient moins oppofés , par leurs fentimens , à beau-
coup de Sedes qui le prennent, & à qui on ne le difpute pas,
que plufieurs de ces mêmes Sedes ne font oppofées entre
elles. Ce ne feroient pas , fi l'on veut , des Chrétiens à la mode
de faint Paul, qui étoit naturellement perfécuteur, ôc qui
n'avoit pas entendu Jéfus-Chrift lui-même ; mais ce feroient
àes Chrétiens à la mode de faint Jaques, choifis par le
Maître en perfonne , & qui avoit reçu de fa propre bouche
les inftruâions qu'il nous tranfmet. Tout ce raifonnement elt
bien (impie , mais il me paroît concluant.
Vous me demanderez peut-être comment on peut accorder
cette doétrine avec celle d'un homme qui dit que l'Evangile
eft abfurde &c pernicieux à la fociété? En avouant franche-
ment que cet accord me paroît difficile , je vous demanderai
à mon tour où elt cet homme qui dit que l'Evangile eft
abfurde &c pernicieux ? Vos Mefîieurs m'accufent de l'avoir
dit ; & où ? Dans le Contrat Social , au Chapitre de la
Religion civile. Voici qui eft fîngulier ! Dans ce même Livre ,
&c dans ce même Chapitre , je penfe avoir dit précifément le
contraire : je penfe avoir dit que l'Evangile eft fublime , & le
plus fort lien de la fociété. ( 6 ) Je ne veux pas taxer ces Mef-
fieurs de menfonge ; mais avouez que deux propofitions fi
(6) Contrat foclal, L. IV. Chap. g. png. jio, 311. de l'Edition in-8'.
Mélanges, Tome I, T
,45 LETTRES ECRITES
contraires, dans le même Livre & dans le même Chapitre,
doivent faire un tout bien extravagant.
N'y auroit - il point ici quelque nouvelle équivoque , à la
faveur de laquelle on me rendît plus coupable ou plus fou que
je ne fuis? Ce mot de Société pvéiknzt un fens un peu vague:
il y a dans le monde des fociétés de bien des forces , & il
n'efè pas impofîible que ce qui fert à l'une , nuife à l'autre.
Voyons : la méthode favorite de mes aggreffeurs eft toujours
d'offrir avec art des idées indéterminées ; continuons , pour
toute réponfe , à tâcher de les fixer.
Le Chapitre dont je parle eft defliné , comme on le voie
parle titre, à examiner comment les inltitutions religieufes
peuvent entrer dans la conilitution de l'Etat. Ainfi ce dont il
s'agit ici , n'efl point de confidérer les Religions comme
vraies ou faufles, ni même comme bonnes ou mauvaifes en
elles-mêmes, mais de les confidérer uniquement par leurs
rapports aux corps politiques , <Sc comme parties de la
Législation.
Dans cette vue , l'Auteur fait voir que toutes les anciennes
Religions , fans en excepter la Juive , Ruent nationales dans
leur origine, appropriées, incorporées à l'Etat, 6c formant
la bafe , ou du moins faifant partie du Syltême légilîatif.
Le Chridianifme , au contraire , efè dans fon principe une
Religion univerfelle , qui n'a rien d'exclufif , rien de local ,
rien de propre à tel pays plutôt qu'à tel autre. Son divin Au-
teur, embralTant également tous les hommes dans fa charité fans
bornes , eft venu lever la barrière qui féparoit les Nations , &c
réunir tout le Genre-humain dans un Peuple de frtres : car
DE LA MONTAGNE. 147
en toute Nation , celui qui le craint & qui s'adonne à la juf-
tice , lui ejî agréable ( 7 ). Tel efl le véritable efpric de
l'Evangile.
Ceux donc qui ont voulu faire du ChrifHanifme une Reli-
gion nationale, <5c l'introduire comme partie con{titutive dans
le Syltême de la Légiflation , ont fait par - là deux fautes ,
nuifîbles , l'une à la Religion , & l'autre à l'Etat. Ils fe font
écartés de l'efprit de Jéfus-Chrift , dont le règne n'eft pas de
ce monde ; & mêlant aux intérêts terreiires ceux de la Reli-
gion , ils ont fouillé fa pureté célefte , ils en ont fait l'arme
des Tyrans & l'inftrument des perfccuteurs. Ils n'ont pas moins
blefTé les faines maximes de la politique , puifqu'au lieu de
fimplifier la machine du Gouvernement, ils Tcnt compofée,
ils lui ont donné des reîTorrs étrangers , fuperfîus ; &, l'afTuJer-
tiffant à deux mobiles différens, fouvent contraires , ils ont
caufé les tiraillemens qu'on fent dans tous les Etats Chrétiens,
où l'on a fait entrer la Religion dans le fyftême politique.
Le parfait Chriltianifme eit l'inftitution fociale univerfelle ;
mais , pour montrer qu'il n'eft point un établiiïcment politi-
que , & qu'il ne concourt point aux bonnes infiitutions par-
ticulières, il faloit ôter les fophifmes de ceux qui mêlent la
Religion à tout, comme une prife avec laquelle ils s'emparent
de tout. Tous les établilfemens humains font fondés fur les
paflions humaines , & fe confervent par elles : ce qui combat
& détruit les pafTions , n'efè donc pas propre à fortifier ces
établilTemens. Comment ce qui détache les cœurs de la terre,
nous donneroit-il plus d'intérêt pour ce qui s'y fait.'' comment
(7;Aft. X. Jî.
T 1
148 LETTRES ECRITES
ce qui nous occupe uniquement d'une autre Patrie , nous atta-
cheroit-il davantage à celle-ci ?
Les Religions nationales font utiles à l'Etat comme par-
ties de fa conflitution , cela eft inconteftable ; mais elles font
nuifibles au Genre - humain , &c mcm.e à l'Etat dans un autre
fens : j'ai montré comment & pourquoi.
Le Chriffianifme, au contraire , rendant les hom.mjes juflcs,
modérés , amis de la paix , eft très-avantageux à la fociété
générale ; mais il énerve la force du relTort politique , il
complique les mouvemens de la machine , il rompt l'unité du
corps moral ; & ne lui étant pas alTez approprié , il faut qu'il
dégénère , ou qu'il demeure une pièce étrangère &c embar-
rafTante.
Voilà donc un préjudice & des inconvéniens des deux côtés,
relativement au corps politique. Cependant il importe que
l'Etat ne foit pas fans Religion , & cela importe par des
raifons graves , fur lefquelles j'ai par-tout fortement inlîlté »
mais il vaudroit mieux encore n'en point avoir , que d'en
avoir une barbare & perfécutante , qui , tyrannifant les Loix
mêmes , contrarieroit les devoirs du Citoyen. On diroit que
tout ce qui s'eft pafîe dans Genève à mon égard , n'eft fait
que pour établir ce Chapitre en exemple , pour prouver par
ma propre histoire que j'ai très -bien raifonné.
Que doit foire un fage Légiflateur dans cette alternative ?
De deux chofes l'une. La première , d'établir une Religion
purement civile , dans laquelle , renfermant les dogmes fon-
damentaux de toute bonne Religion , tous les dogmes vraiment
utiles h la fociété , foie univerfcUc , foit particulière , il omette
DE LA MONTAGNE.
>49'
tous les autres qui peuvent importer à la foi , mais nullement
au bien terrefire , unique objet de la Légiflation : car , com-
ment le myflere de la Trinité , par exemple , peut-il con-
courir à la bonne conftitution de l'Etat ? en quoi fes membres
feront-ils meilleurs Citoyens , quand ils auront rejette le mé-
rite des bonnes œuvres ? èc que fait au lien de la fociété
civile , le dogme du péché originel ? Bien que le Chriftia-
nifme foit une inlHtution de paix, qui ne voit que le Chrif-
tianifme dogmatique ou théologique , eft , par la multitude
& l'obfcurité de fes dogmes , fur-tout par l'obligation de les
admettre , un champ de bataille toujours ouvert entre les
hommes, ôc cela fans qu'à force d'interprétations & de
décifions , on puiffe prévenir de nouvelles difputes fur les
décifions mêmes ?
L'autre expédient eft de laiffer le Chriftianifme tel qu'il eft
dans fon véritable efprit , libre , dégagé de tout lien de chair ,
fans autre obligation que celle de la confcience , fans autre
gêne dans les dogmes que les mœurs ôc les loix. La Religion
Chrétienne eft , par la pureté de fa morale , toujours bonne
& faine dans l'Etat , pourvu qu'on n'en fafle pas une partie
de fa conftitution , pourvu qu'elle y foit admife uniquement
comme Religion, fentiment, opinion , croyance ; mais comme
Loi politique , le Chriftianifme dogmatique eft un mauvais
ctablilTement.
Telle eft , Monfieur , la plus forte conféquencc qu'on puiffe
tirer de ce (>hapitre, où, bien-loin de taxer le pur Evangile
( 8 ) d'être pernicieux à la fociété , je le trouve , en quelque
( 8 ) Lettres écrites de la Campagne , pag. jo.
£5<5
LETTRES ECRITES
forte, trop fociable , embralîant trop tout le Genre-humaîn
pour une Lcgiflation qui doit être exclulive ; infpirant l'huma-
nité plutôt que le patriotifme , & tendant à former des hom-
mes plutôt que des Citoyens. ( 9 ) Si je me fuis trompé , j'ai
fait une erreur en politique ; mais où eic mon impiété ?
La fcience du falur ôc celle du Gouvernement font très-
différentes ; vouloir que la première embralTe tout, eit un
fanatifme de petit efprir; c'eft penfer comme les Alchymiltes ,
qui , dans l'art de faire de l'or , voient aufïî la médecine uni-
verfelle ; ou comme les Mahométans , qui prétendent trouver
toutes les fciences dans l'Alcoran. La doclrine de l'Evangile
n'a qu'un objet , c'elt d'appeller & fauver tous les hommes ;
leur liberté , leur bien-être ici-bas n'y entre pour rien , Jéfus
l'a dit mille fois. Mcler à cet objet des vues terreftres, c'eft
altérer {à fimplicité fublime, c'efè fouiller fa fiinteté par des
intérêts humains : c'eft cela qui tH vraiment une impiété.
Ces diftinclions font de tous tems établies : on ne les a con-
fondues que pour moi feul. En ôtant des Liliitutions nationa-
les la Religion Chrétienne, je l'établis la meilleure pour le
Genre - humain. L'Auteur de l'Efprit des Loix a fait plus , il
( 9 ) C'eft merveille de voir l'affor-
timent de beaux fencimens qu'on va
nous entaffant dans les Livres ; il ne
faut pour cela que des mots , & les
vertus en papier ne coûtent gueres :
mais elles ne s'agencent pas tout-à-
fait ainfi dans le cœur de l'homme ,
à il y a loin des peintures aux réali-
tés. Le patrioiifine & l'humanUc ibnt,
par exemple , deux vertus incompa-
tibles dans leur énergie, & fur-tout
chez un Peuple entier. Le Légiflateur
qui les voudra toutes deux , n'obtien-
dra ni l'une ni l'autre : cet accord
ne s'eft j.imais vu ; il ne fe verra
jamais , parce qu'il eft contraire à la
nature, & qu'on ne peut donner deux
objets à la mcme paillon.
D E L A M O N T A G N E. 15,
a dit que la Murulmane éroit la meilleure pour les Contrées
Afiatiques. Il raifonnoit en politique , & moi aufîi. Dans
quel pays a-t-on cherché querelle , je ne dis pas à l'Auteur ,
mais au Livre? (10) Pourquoi donc fuis -je coupable, ou
pourquoi ne l'écoit-il pas ?
Voilà , Monfîeur , comment , par des extraits fidèles , ua
cririque équitable parvient à connoître les vrais fcntimens d'un
Auteur , & le delTein dans lequel il a compofé fon Livre.
Qu'on examine tous les miens par cette méthode , je ne
crains point les jugemens que tout honnête homme en
pourra porter. Mais ce n'eit pas ainfi que ces Meilleurs s'y
prennent , ils n'ont garde , ils n'y trouveroient pas ce qu'ils
cherchent. Dans le projet de me rendre coupable à tout prix,
ils écartent le vrai but de l'ouvrage ; ils lui donnent pour
but chaque erreur , chaque négligence échappée à l'Auteur :
&L il par hazard il laiiTe un palîage équivoque , ils ne man-
quent pas de l'interpréter dans le fens qui n'eil pas le lien.
Sur un grand champ couvert d'une moifTon fertile , ils vont
triant avec foin quelques mauvaifts plantes , pour accufer celui
qui l'a femé d'être un empoifonneur.
Mes propofitions ne pouvoient faire aucun mal à leur place ;
elles étoient vraies , utiles , honnêtes , dans le fens que je leur
donnois. Ce font leurs falfifications , leurs fubreptions , leurs
interprétations frauduleufcs qui les rendent punilîlibles : il faut
les brûler dans leurs Livres , & les couronner dans les m.iens.
( lo') 11 lR bon (te remarquer que fans que les Scholarques y trouvafTerJt
le Livre de 1 Elprit des Loix fut im- rien à reprendre , & que ce fut un
prime pour la première fois ù Genève» PuiUur qui corrit;ea l'Edition.
i5î LETTRES ECRITES
Combien de fois les Auteurs diffamés & le Public indigné
n'ont-ils pas réclamé contre cette manière odieufe de déchi-
queter un ouvrage , d'en défigurer toutes les parties , d'en
juger fur des lambeaux enlevés çà & là au choix d'un ac-
culateur infidèle , qui produit le mal lui - même en le dé-
tachant du bien qui le corrige & l'explique , en détorquant
par -tout le vrai fens ? Qu'on juge la Bruyère ou la Roche-
foucault fur des maximes ifolées , à la bonne heure ; encore
fera-t-il jufte de comparer &: de compter. Mais dans un
Livre de raifonnement , combien de fens divers ne peut pas
avoir la même propofltion , félon la manière dont l'Auteur
l'emploie , 6c dont il la fait envifager ? Il n'y a peut - être
pas une de celles qu'on m'impute , à laquelle , au lieu où
je l'ai mife, la page qui précède ou celle qui fuit ne ferve
de réponfe , &c que je n'aie prife en un fens différent de celui
que lui donnent mes accufateurs. Vous verrez , avant la fin
de ces Lettres , des preuves de cela qui vous furprendront.
Mais qu'il y ait des propofitions faulTes , répréhenfibles ,
blâmables en elles - mêmes , cela fuffit-il pour rendre un Li-
vre pernicieux ? Un bon Livre n'eit pas celui qui ne con-
tient rien de mauvais ou rien qu'on puiffe interpréter en mal ;
autrement il n'y auroit point de bons Livres : mais un bon
Livre e(t celui qui contient plus de bonnes chofes que de
mauvaifes ; un bon Livre elt celui dont l'effet total eit de
mener au Ibien , malgré le mal qui peut s'y trouver. Eh ! que
feroit-ce , mon Dieu ! fi dans un grand ouvrage , plein de
vérités utiles , de Iççons d'humanité , de piété , de vertu , il
étoJt permis d'aller cherchant avec une maligne exactitude
toutes
DE LA MONTAGNE. 15$:
routes les erreurs , routes les propofitions équivoques , fufpec-
tts , ou inconfidérées , toutes les inconféquences qui peuvent
échapper dans le détail à un Auteur furchargé de fa ma-
tière , accablé des nonibreufes idées qu'elle lui fuggere , dis-
trait des unes par les autres , & qui peut à peine affembler
dans fa tête toutes les parties de fon valle plan ? s'il étoic
permis de faire un amas de toutes fes fautes , de les aggra-
ver les unes par les autres , en rapprochant ce qui elt épars ,
en liant ce qui eft ifolé ; puis,taifant la multitude de chofes
bonnes 6c louables qui les démentent , qui les expliquent ,
qui les rachètent , qui montrent le vrai but de l'Auteur , de
donner cet affi^ux recueil pour celui de fes principes , d'avan-
cer que c'elt-là le réfumé de fes vrais fentimens , & de le
juger far un pareil extrait ? Dans quel défert faudroit - il
fuir , dans quel antre flmdroit-il fe cacher pour échapper aux
pourfuites de pareils hommes , qui , fous l'apparence du mal ,
puniroient le bien , qui compteroient pour rien le cœur ,
les intentions , la droiture par - tout évidente , ôc traite-
roient la faute la plus légère ôc la plus involontaire comme
le crime d'un fcélérat ? Y a-t-il un feul Livre au monde ,
quelque vrai , quelque bon , quelque excellent qu'il pu ffe
être , qui pût échapper à cette infâme inquilicion ? Non ,
Monfîeur, il n'y en a pas un , pas un feul , non pas l'E-
vangile même : car le mal qui n'y feroit pas , ils fauroient
l'y mettre par leurs extraits infidèles , par leurs fauffes inter-
prétations.
N^ous vous déférons , oferoient - ils dire , un Livre fcanda-
kux , téméraire , impie , dont la morale efl d'enrichir le
Mélanges, Tome I. V
'154 LETTRES ECRITES
riche & de dépouiller le pauvre y ( a ) d\ipprendre aux enjans
à renier leur mère & leurs frères , {b) de s'' emparer fans
fcrupule du bien d'' autrui ^ (c) de n''injîruire point les.mé-
chans ^ di peur qu''ils ne f corrigent & qu'ils ne foient par-'
donnés , {d) de kaïr père , mère , femme , enfans , tous fes
proches ; ( ^ ) un Livre ou Von foufjie par-tout le feu de la
difcorde ^ (f) ou Pon fe vante d^armer le fil; contre le:
père, (g) les parens Pun contre Vautre^ (A) les donief-
tiques contre leurs maîtres ■, (i) ou Von approuve la viola-
tion des Loix , {k) ou Pon impofe en devoir la perfécu-
tion , (/j ou pour porter les peuples au brigandage ^ on fait
du bonheur éternel le prix de la force. & la conquête des-
hommes violens. ( m )
Figurez-vous une ame infernale analyfant ainfi tout l'Evan-
gile , formant de cette calomnieufe analyfe , fous le nom
de Profefion de foi évangélique ^ un Ecrit qui feroit horreur^
& les dévots Phariliens prônant cet Ecrit d'un air de triom-
phe comme l'abrégé des leçons de Jcfus-ChrilL Voilà pour-
tant jufqu'où peut mener cette indigne méthode. Quiconque
(a) Matth. XIII. iz. Luc. XIX. 26.
ib) Matth. XII. 48. Marc. III. jj-
( c ) Marc. XI. 2. Luc XIX. \q.
{d) Marc. IV. 12. Jean. XIL 40.
( f ) Luc. XIV. 2(5.
(/) Matth. X. u- Luc. XIL çi. ,-2.
' ig) Matih. X. îv Luc. XIL 55-
( Il ) Ibid.
( i ) Matt. X. \6.
( k ) Matth. XIL 2. & feqq.
(/) Luc. XIV. 23.
( m ) Matth. XL 12.
DE LA MONTAGNE,
tii
aura lu mes Livres , &c lira les imputations de ceux qui m'ac-
cufent, qui me jugent, qui me condamnent, qui me pour-
fuivent , verra que c'eft ainfi que tous m'ont traité.
Je crois vous avoir prouvé que ces Mefïîeurs ne m'ont pas
jugé félon la raifon ; j'ai maintenant à vous prouver qu'ils né
m'ont pas jugé félon les loix : mais laiffez-moi reprendre un
inltant haleine. A quels triltes effais me vois-je réduit à mon
âge ? Devois-je apprendre fî tard à faire mon apologie ? Etoit--
££ la peine de commencer ?
V 1
\yd^ LETTRES ECRITES
SECONDE LETTRE.
J
'Ai fappofé , Monfleur , dans ma précédente Lettre , que
j'avois commis en effet contre la Foi les erreurs dont on m'ac-
cufe , ôc j'ai fait voir que ces erreurs n'étant point nuifibles
à la fociété , n'étoient pas punilTahles devant la jullice humaine.
Dieu s'eft réfervé fa propre défenfe , & le châtiment des fiutes
qui n'offenfenc que lui. C'eft un facrilege à des hommes de
fe faire les vengeurs de la Divinité, comme fi leur proteftion
lui étoit néceiïaire. Les Magiilrats , les Rois , n'ont aucune
autorité fur les âmes ; &c pourvu qu'on foit fidèle aux Loix
de la fociété dans ce monde , ce n'eft point à eux de fe
mêler de ce qu'on deviendra dans l'autre ^ où ils n'ont aucune
infpeclion. Si l'on perdoit ce principe de vue , les Loix faites
pour le bonheur du Genre-humain en fcroient bientôt le tour-
ment; &, fous leur inquifition terrible, les hommes, jugés
par leur foi plus que par leurs œuvres , feroient tous à la
merci de quiconque voudroit les opprimer.
Si les Loix n'ont nulle autorité fur les fentimens des hom-
mes en ce qui tient uniquement h la Religion , elles n'en ont
point non plus en cette partie fur les Ecrits où l'on mani-
fefte ces fentimens. Si les Auteurs de ces Ecrits font punilTa-
bles, ce n'elè jamais précifcment pour avoir enfeigné l'erreur ,
puifque la Loi ni fes Miniftres ne jugent pas de ce qui n'eit
précifcment qu'une erreur. L'Auteur d<:s Lettres écrites de k
DE LA MONTAGNE. ^5;»
Campagne piroîc convenir de ce principe ( /z ). Peut - être
même en accordant que la Politique & la Philofophie pour-
ront foutenir li liberté de tout écrire , le poulTeroit-il trop
loin ( 0 ). Ce n'eit pas ce que je veux examiner ici.
Mais voici comment vos Meffieurs & lui tournent la
chofe pour autorifer le jugement rendu contre mes Livres &
contre moi. Ils me jugent moins comme Chrétien que comme
Citoyen ; ils me regardent moins comme impie envers Dieu ,
que comme rebelle aux Loix ; ils voient moins en moi îe
péché que le crime , & l'héréfie que la dcfobéilTance. J'ai ,
félon eux , attaqué la Religion de l'Etat ; j'ai donc encouru la
peine portée par la Loi contre ceux qui l'attaquent. Voilà , je
crois, le fens de ce qu'ils ont dit d'intelligible pour juitifier
leur procédé*
Je ne vois à cela que trois petites difficultés, La première ^
de favoir quelle eft cette Religion de l'Etat ; la féconde , de
montrer comment je Pai attaquée ; la troifieme , de trouver
cette Loi félon laquelle j'ai été jugé.
Qu'eft-ce que la Religion de l'Etat? C'eft la fainte Réfor-
mation évangelique. Voilà , (ans contredit , des mots bien fon-
nans. Mais qu'eft-ce , à Genève aujourd'hui , que la fainte-
Réformation évangelique? Le fauriez-vous , Monfieur , par
hazard? En ce cas je vous en félicite. Quant à moi, je l'ignore»
J'avois cru le favoir ci-devant; mais je me trompois ainii que-
(n) A cet t'gani , dit-il , pag. 22. pcrfonne ne pei/f être poiirfuivi poicr
je retrouve ajjcz mes maximes dans- fcs idées fur la Religioiu
celles des rcprcfentations ; & p. 29. ( 0 ) Page. 30.
il regarde comme iacontcjiable que
158 LETTRES ECRITES
bien d'autres , plus favans que moi fur tout autre point , 8c
non moins ignorans fur celui-là.
Quand les Réformateurs fe détachèrent de l'Eglife Ro-
maine, ils l'accuferent d'erreur; &, pour corriger cette erreur
dans fa fource , ils donnèrent à l'Ecriture un autre fens que
celui que l'Eglife lui donnoit. On leur demanda de quelle
autorité ils s'écartoient ainiî de la Do6crine reçue; ils dirent que
c'étoit de leur autorité propre , de celle de leur raifon. Ils dirent
que le fens de la Bible étant intelligible ôc clair à tous les
hommes en ce qui étoit du falut, chacun étoit juge com-
pétent de la Doctrine , & pouvoit interpréter la Bible , qui
en eft la règle , félon foa efprit particulier ; que tous s'accor-
deroient ainfi fur les chofes effentielles ; &c que celles fur lef-
quelles ils né pourroient s'accorder , ne l'étoient point.
Voilà donc l'efprit particulier établi pour unique interprète
de l'Ecriture ; voilà l'autorité de l'Eglife rejettée ; voilà cha-
cun mis pour la Do6lrine fous fa propre jurifdi^lion. Tels font
les deux points fondamentaux de la Réforme ; reconnoître la
Bible pour règle de fa croyance , &c n'admettre d'autre inter-
prète du fens de la Bible que foi. Ces deux points combinés
forment le principe fur lequel les Chrétiens Réformés fe font
féparés de l'Eglife Jlomaine , ôc ils ne pouvoient moins faire
fans tomber en contradiclion ; car quelle autcriî^ interpréta-
tive auroient-ils pu fe réferver , après avoir rejette celle du
corps de l'Eglife ?
Mais, dira-t-on , comment, fur un tel principe, les Ré-
formés ont-ils pu fe réunir ? Comment, voulaiit avoir chacun
leur fiton de penfer, ont-ils fait corps contre l'Eglife Catho-
DE LA MONTAGNE. 159
îique ? Ils le dévoient faire : ils fe réuniffoienc en ceci , que
cous reconnoilToient chacun d'eux comme juge compétent
pour lui-même. Ils toléroient , & ils dévoient tolérer toutes
les interprétations , hors une , favoir celle qui ôte la liberté
des interprétations. Or cette unique interprétation qu'ils rejet-
toienc , étoit celle des Catholiques. Ils dévoient donc profcrire
de concert Rome feule , qui les profcrivoit également tous,
La diverfité même de leurs façons de penfer fur tout le relie ,
étoit le lien commun qui les uniflbit.^ C'étoient autant de
petits Etats ligués contre une grande Puiïïance , &c dont la
confédération générale n'ôtoit rien à l'indépendance de chacun.
Voilà comment la Réformation évangélique s'eit établie ,
& voilà comment elle doit fe conferver. Il eft bien vrai que
la Doctrine du plus grand nom.bre peut être propofée à tous,
comme la plus probable ou la plus autorifée. Le Souverain
peut même la rédiger en formule , ôc la prefcrire à ceux qu'il
charge d'enfeigner , parce qu'il faut quelque ordre , quelque
règle dans les infiru£l:ions publiques ; & qu'au fond l'on ne
gêne en ceci la liberté de perfonne , puifque nul n'eft forcé
d'enfeigner malgré lui : mais il ne s'enfuit pas de-là que les
Particuliers foient obligés d'admettre précifément ces inter-
prétations qu'on leur donne &c cette Doctrine qu'on leur
enfeigne. Chacun en demeure feul juge pour lui-même , & ne
reconnoît en cela d'autre autorité que la fienne propre. Les
bonnes inftrudions doivent moins fixer le choix que nous
devons faire, que nous mettre en état de bien choifir. Tel
dï le véritable efpric de la Réformation ; tel en eft le vrai •
fondement. La raifon particulière y prononce , en tirant la
ï5o LETTRES ECRITES
foi de la règle commune qu'elle établit , favoir, l'Evangile ;
& il efl tellement de l'effence de la raifon d'être libre , que
quand elle voudroit s'aiTervir à l'autorité , cela ne dépendroic
pas d'elle. Portez la moindre atteinte à ce principe , & tout
l'évangélifme croule à l'inflant. Qu'on me prouve aujourd'hui
qu'en matière de foi je fuis obligé de me foumettre aux
décifîons de quelqu'un , dès demain je me fais Catholique ,
& tout homme conféquent ôc vrai, fera comme moi.
Or la libre interprétation de l'Ecriture emporte non-feule-
ment le droit d'en expliquer les paiïages , chacun félon fon
fens particulier , mais celui de relier dans le doute fur ceux
qu'on trouve douteux , & celui de ne pas comprendre ceux
qu'on trouve incompréhenfibles. Voilà le droit de chaque
fidèle , droit fur lequel ni les Payeurs ni les Magiftrats n'ont
rien à voir. Pourvu qu'on refpede toute la Bible & qu'on
s'accorde fur les points capitaux , on vit félon la Réforma-
tion évangélique. Le ferment des Bourgeois de Genève n'em-
porte rien de plus que cela.
Or je vois déjà vos Dodeurs triompher fur ces points
capitaux , & prétendre que je m'en écarte. Doucement , Mef-
fieurs , de grâce ; ce n'elt pas encore de moi qu'il s'agit ,
c'eft de vous. Sachons d'abord quels font , félon vous , ces
points capitaux ; fâchons quel droit vous avez de me con-
traindre à les voir où je ne les vois pas , & où peut-être vous
ne les voyez pas vous - mêmes. N'oubliez point , s'il vous
plaît , que me donner vos décifîons pour loix , c'eft vous
écarter de la fainte Réformation évangélique, c*cft en ébranler
les vrais fondemens ; c'ell vous qui par la Loi, méritez punition.
Soit
DE LA MONTAGNE. j6i
Soit que l'on confîdere l'état politique de votre Répu-
blique lorfque la Ré formation fut infHtuée , foit que l'on
pefe les termes de vos anciens Edits par rapport à la Re-
ligion qu'ils prefcrivent , on voit que la Réformation eft
par-tout mife en oppofition avec l'Eglife Romaine , & que
les Loix n'ont pour objet que d'abjurer les principes &
k culte de celle-ci, dcitruftifs de la liberté dans tous les
fens.
Dans cette pofîtion particulière l'Etat n'exiftoit , pour alnfi
dire , que par la féparation des deux Eglifes , & la Répu-
blique étoit anéantie fî le Papifme reprenoit le deffus. Ainfî
la Loi qui fixoit le culte évangélique , n'y confidéroit que
l'abolition du culte Romain. C'eft ce qu'atteltent les invefti-
ves , même indécentes , qu'on voit contre celui-ci dans vos
premières Ordonnances , & qu'on a fagement retranchées
dans la fuite , quand le même danger n'exiftoit plus ; c'eft
ce qu'attefte auiïî le ferment du Confiftoire , lequel confifte
uniquement à empêcher toutes idolâtries , blafphêmes ^ dijfo-
liitions , & autres chofes contrevenantes à riionneur de Dieu
& à la Réformatîon de PEvangile. Tels font les termes de
l'Ordonnance paffée en 1562. Dans la revue de la même Or-
donnance en 1576, on mit à la tête du ferment, de veiller
fur tous fcandales (p) : ce qui montre que dans la première
formule du ferment on n'avoit pour objet que la féparation
de l'iiglife Romaine. Dans la fuite on pourvut encore h la
police ; cela elt naturel quand un établiffement commence à
prendre de la confiitance : mais enfin dans l'une & dans
(.p) Ordon. Eccltif. Tit. lll. Art. LXXV.
Mélanges. Tome 1. X
i6i LETTRES ECRITES
l'autre leçon , ni dans aucun ferment de Magiftrars , de Bour-
geois , de Miniitres , il n'elt quel tion ni d'erreur ni d'héréfîe.
Loin que ce fût là l'objet de la Réformation ni des Loix ,
c'eût été fe mettre en contradiftion avec foi-même. Ainfi
vos Edits n'ont fixé fous ce mot de Réformadon que les
points controverfés avec l'Eglife Romaine.
Je fais que votre Hiftoire , ôc celle en général de la Ré-
forme , efè pleine de faits qui montrent une inquifition très-
févere , & que , de perfécutés , les Réformateurs devinrent bien-
tôt perfécuteurs : mais ce contraiie, fi choquant dans toute
l'hiiioire du Chriltianifme , ne prouve autre chofe dans la
vôtre que l'inconféquence des hommes &: l'empire des paf^
fions fur la raifon. A force de difputer contre le Clergé Catho-
lique , le Clergé Proteflant prit l'efprit difputeur & pointilleux.
11 vouloit tout décider , tout régler , prononcer fur tout;
chacun propofoit modeltement fon fentiment pour Loi fuprême
à tous les autres : ce n'étoit pas le moyen de vivre en paix.
Calvin , fans doute , étoit un grand homme ; mais enfin
c'étoit un homme , & , qui pis eft , un Théologien : il avoit
d'ailleurs tour l'orgueil du génie qui fent fa fupériorité , &
qui s'iii'dJgne qu'on la lui difpute : la plupart de fes Collègues
étoient dans le même cas ; tous en cela d'autant plus coupa-
bles qu'ils étoient plus inconféquens.
AufiTi , quelle prife n'ont- ils pas donnée en ce point aux
Catholiques , & quelle pitié n'eil-ce pas de voir dans leurs
défenfes ces favans hommes , ces efprits éclairés qui raifon-
noient fi bien fur tout autre article , déraifonner fi fottcmcnt
fur celui - là ? Ces contradiflions ne prouvoicnt cependant
D E L A M O N T A G N E. ré^
autre chofe , fînon qu'ils fuivcicnr bien plus leurs pafTions que
leurs principes. Leur dure orthodoxie étoit elle - même une
héréfîe. C'étoit bien là l'efprit des Réformateurs , mais ce
n'étoit pas celui de la Réformation.
La Religion Protefcante eft tolérante par principe , elle
eft tolérante elTenticllement ; elle l'efl autant qu'il efl: poffi-
ble de l'être, puifque le feul dogme qu'elle ne tolère pas,
eft celui de l'intolérance. Voilà l'infurmontable barrière qui
nous fépare des Catholiques , &c qui réunit les autres Com-
munions entre elles : chacune regarde bien les autres comme
étant dans l'erreur ; mais nulle ne regarde ou ne doit regar-
der cette erreur comme un obftacle au falut ( 7 ),
Les Réformés de nos jours , du moins les Miniftres , ne
connoiirent ou n'aiment plus leur Religion. S'ils l'avoient
connue & aimée , à la publication de mon Livre , ils auroient
pouffé de concert un cri de joie , ils fe feroient tous unis
avec moi , qui n'attaquois que leurs adverfaires ; mais ils
aiment mieux abandonner leur propre caufe , que de foutenir
la mienne : avec leur ton rifiblement arrogant , avec leur rage
de chicane & d'intolérance, ils ne faveut plus ce qu'ils croient,
ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils difent. Je ne les vois plus
que comme de mauvais valets des Prêtres, qui les fervent
moins par amour pour eux que par haine contre moi ( /■ ).
( <7 ) De toutes les Sedes du Chrif. tolérante comme l'Eglife Romaine ;
tianifme la Luthcrienne me paroit la mais le grand argument de celle-ci
plus inconféquente. Elle a réuni com- lui manque : elle ell intolérante fans
me à plaifir contre elle feule toutes favoir pourquoi.
les objections qu'elles fe font l'une (r) 11 eft affez fuperflu , je crois,
à l'autre. Elle eft en particulier in- d'avertir que j'excepte ici mon Paftcurj
X
2
',64 LETTRES ECRITES
Quand ils auront bien difputé , bien chamaillé , bien ergoté ,
bien prononcé , tout au fort de leur petit triomphe , le Clergé
Romain , qui maintenant rit ëc les laifTe faire , viendra les
chafler armé d'argumens ad luminem fans réplique ; & les
battant de leurs propres armes , il leur dira : cela va hkn ;
mais à préfint ôi2\-vous d^-là , niéchojis intrus que vous
êtes , vous n'avez travaillé qu:^ pour nous. Je reviens à
mon fujer.
L'Eglife de Genève n'a donc &: ne doit avoir, comme Réfor-
mée , aucune profelfion de foi précife , articulée , & com-
mune à tous Çqs membres. Si l'on vouloit en avoir une , en
cela même on bleiïeroit la liberté évangclique , on renonce-
roit au principe de la Réformation , on violeroit la Loi de
l'Etat. Toutes les EgHfts Proteitantes qui ont drelTé des formu-
les de profeflion de foi , tous les Synodes qui ont déterminé des
points de dodrine , n'ont voulu que prefcrire aux Pa{teurs
celle qu'ils dévoient enfeigner, & cela étoit bon & con-
venable. Mais fi ces Eglifes & ces Synodes ont prétendu faire
plus par ces formules , & prefcrire aux iideles ce qu'ils dé-
voient croire; alors , par de telles décifions , ces aiïemblccs
n'ont prouvé autre chofe , finon qu'elles ignoroient leur propre
Religion.
L'Eglife de Genève paroifToit depuis long- rems s'écarter
moins que les autres du véritable efprit du Chriflianifme , <?c
& ceux qui , fur ce point, penfciit ma proniefTe , pour l'inftrudion de
comme lui. tout lioniictc homme qui peut être
J'ai appris depuis cette note à n'ex. tciuc de louer des gens d'Eglife.
cepter perfonne ; mais je la lailVc félon
DE LA MONTAGNE t6s
c'eft fur cette trompeufe apparence que j'honorai Ces Palieiirs
d'élcges dont je les croyois dignes ; car mon intention n'écoic
afTurément pas d'abufer le Public. Mais qui peut voir aujour-
d'hui ces mêmes Miniltres , jadis fî coulans & devenus tout-à-
coup fi rigides , chicaner fur l'orthodoxie d'un Laïque , & laiiTer
la leur dans une fi fcandaleufe incertitude ? On leur dem.ande
fi Jcfus-ChriR- efl Dieu , ils n'ofent répondre : on leur de-
mande quels myiteres ils admettent , ils n'ofent répondre. Sur
quoi donc répondront-ils , & quels feront les articles fonda-
mentaux , différens des m.iens , fur lefqucls ils veulent qu'on
fe décide , fî ceux-là n'y font pas compris ?
Un Philofophe jette fur eux un coup-d'œil rapide ; il les
pénètre , il les voit Ariens , Sociniens ; il le dit , ôc penfe
leur faire honneur ; mais il ne voit pas qu'il expofe leur inté-
rêt temporel , la feule chofe qui généralement décide ici-bas
de la foi des hommes.
Aufïi-tôt alarmés , effrayés , ils s'afTemblent , ils difcutent ,
ils s'agitent , ils ne favent à quel Saint fe vouer ; & après
force confultations , ( ^ ) délibérations , conférences , le tout
aboutit à un amfigouri où Ton ne dit ni oui ni non , 6c
auquel il eft aufli peu pofTible de rien comprendre qu'aux
deux Plaidoyers de Rabelais ( r ). La dodrine orthodoxe
n'eft-elle pas bien claire , & ne la voilà-t-il pas en de fûres
mains ?
{s) Quand on ejl bien dc'cidc fur ( f Ml y auroit peut-être eu quel-
ce qiCon trait-, difoic à ce fujet un que embarras à .s'ex|^liquer plus clai-
Journalifte , une profejjion de foi renient fans être oblifîés de le rc-
doiL Ctre biaiiôt faite. trader fur certaines chofes.
i66 LETTRES ECRITES
Cependant, parce qu'un d'encre eux compilant force plaî-
fanteries fcholalliques , au/Fi bénignes qu'élégantes , pour
juger mon Chriftianifme , ne craint pas d'abjurer le fien ;
tout charmés du favoir de leur Confrère, & fur-tout de fa
logique , ils avouent fon docle ouvrage , & l'en remercient
par une députation. Ce font en vérité de fîngulieres gens
que MefTieurs vos Minifères ! on ne fait ni ce qu'ils croient,
ni ce qu'ils ne croient pas; on ne fait pas même ce qu'ils
font femblant de croire : leur feule manière d'établir leur
foi eft d'attaquer celle à<i% autres; ils font comme les
Jéfuices , qui , dic-on , forçoient tout le monde à figner la
Conftitution , fans vouloir la figner eux - mêmes. Au lieu
de s'expliquer fur la do^lrine qu'on leur impute , ils' pen-
fent donner le change aux autres Eglifes, en cherchant
querelle à leur propre défenfeur ; ils veulent prouver , par
leur ingratitude, qu'ils n'avoient pas befoin de mes foins,
& croient fe montrer aiïez orthodoxes en fe montrant per-
fécuteurs.
De tout ceci je conclus qu'il n'efè pas aifé de dire en
quoi confîlèe à Genève aujourd'hui la fainte Réformation»
Tout ce qu'on peut avancer de certain fur cet article, eft,
qu'elle doit confifler principalement c\ rejetter les points
conteftés à l'Eglife Romaine par les premiers Réformateurs ,
&: fur-tout par Calvin. C'eft-lii l'efprit de votre institution;
c'eft par-li que vous êtes un Peuple libre, &. c'eft par ce
côté feul que la Religion fait chez vous partie de la Loi
de l'Etat.
De cette première queftion , je paffe ;\ la féconde , & je
DE LA MONTAGNE. k?;
dis ; dans un Livre où la vérité , l'utilité , la néceïïité de
la Religion en général eit établie avec la plus grande force,
où , fans donner aucune exclufion f « ) , l'Auteur préfère
la Religion Chrétienne à tout autre culte , & la Réforma-
tion évangélique à toute autre Sede , comment fe peut-il
que cette même Réformation foit attaquée? Cela paroît dif-
ficile à concevoir. Voyons cependant.
J'ai prouvé ci-devant en général , & je prouverai plus en
détail ci- après , qu'il n'elt pas vrai que le Chriftianifme foie
attaqué dans mon Livre. Or, lorfque les principes communs
ne font pas attaqués , on ne peut attaquer en particulier au-
cune Seéle que de deux manières; favoir, indire(5lement , en
foutenant les dogmes diltindifs de fes adverfaires ; ou direc-
tement, en attaquant les (îèns.
Mais comment aurois-je foutenu les dogmes diflindifs
des Catholiques , puifqu'au contraire ce font les feuls que
j'aie attaqués , & puifque c'eft cette attaque même qui a
foulevé contre moi le parti Catholique , fans lequel il eft
fur que les Protellans n'auroient rien dit ? Voilà , je l'avoue ,
une des chofes les plus étranges dont on ait jamais ouï par-
ler ; mais elle n'en eft pas moins vraie. Je fuis Confeiïeur
de la Foi Proceltanre à Paris , &c c'elt pour cela que je le
fuis encore à Genève.
Et comment aurois-je attaqué les dogmes diftiniflifs des
Proteibns, puifqu'au contraire ce font ceux que j'ai fou-
( .'( ) J'exhorte tout Leiftcur cqui- feiïion de foi du Vicaire , &. où je
table à relire & pefer dans i'Eiiiile reprends la parole,
ce qui fuit immcdiatenieiit la pro-
1^3 LETTRES ECRITES
tenus avec le plus de force, puifque je n'ai ceffé d'infifter fur
l'auroricé de la raifon en matière de foi , fur la libre inter-
prétation des Ecritures, fur la tolérance évangélique, ôc fur
l'obéiirance aux Loix , même en matière de culte ; tous
dogmes di(Hn6lifs ôc radicaux de l'Eglife Réformée , &c
fans lefquels , loin d'être folidement établie , elle ne pourroic
pas même exifter.
Il y a plus ; voyez quelle force la forme même de l'Ou-
vrage ajoute aux argumens en faveur des Réformés. C'ell
un Prêtre Catholique qui parle , ôc ce Prêtre n'efl ni un
impie ni un libertin : c'eft un homme croyant ôc pieux ,
plein de candeur, de droiture; &, malgré fes difficultés,
fes objedions, fes doutes, nourrifTaut au fond de fon cœur
le plus vrai refpccl pour le culte qu'il profeue : un homme
qui, dans les épanchcmens les plus intimes, déclare qu'ap-
pelle dans ce culte au fervice de TEglife , il y remplit avec
toute l'exactitude pofTible les foins qui lui font prefcrits ;
que (Il confcience lui reprochercit d'y manquer volontaire-
ment dans la moindre chofe ; que dans le myflere qui cho-
que le plus fa raifon , il fe recueille au moment de la con-
fécration, pour la faire avec toutes les difpolitions qu'exigent
l'Eglife ôc la grandeur du Sacrement; qu'il prononce avec
refpeil les mots facramentaux, qu'il donne à leur effet toute
îa foi qui dépend de lui; Ôc que, quoi qu'il en foit de ce
M/Ilere inconcevable , il ne craint pas qu'au jour du ju-
gement il foit puni pour l'avoir jamais profané dans fon
ca'ur. ( X- )
(*•) Emile, Tome 111. pag. iSs & iS6.
Voilà
DE LA MONTAGNE. i6^
Voilà comment parle & penfe cet homme vénérable ,
vraiment bon , fage. , vraiment Chrétien , & le Catholique
le plus fincere qui peut-être ait jamais exifté.
Ecoutez toutefois ce que dit ce vertueux Prêtre à un jeune
homme Proteftant qui s'étoit fait Catholique, & auquel il
donne des confeils. " Retournez dans votre Patrie, repre-
»> nez la Religion de vos Pères , fuivez-Ia dans la fincérité
»s de votre cœur , & ne la quittez plus ; elle eft très-fimple
sj & très-fainte ; je la crois, de toutes les Religions qui font
M fur la teiTe , celle dont la morale eft la plus pure , 6c
!» dont la raifon fe contente le mieux. ( y )
Il ajoute un moment après. " Quand vous voudrez écou-
M ter votre confcience , mille obftacles vains difparoîtront à
ti fa voix. Vous fentirez que dans l'incertitude où nous
M fommes , c'eft une inexcufable préfomption de profeffer
ij une autre Religion que celle où l'on eft né , & une fauf-
>» fêté de ne pas pratiquer fîncérement celle qu'on profeffe*
M Si l'on s'égare , on s'ôte une grande excufe au Tribunal
» du Souverain Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l'erreur
jj où l'on fut nourri , que celle qu'on ofa choiiir foi-
»i même ? {\)
Quelques pages auparavant , il avoit dit : " fi j'avois des
» Proteftans à mon voifinage ou dans ma ParoifTe , je ne
»> les diftinguerois pas de mes Paroiflîens en ce qui tient
» à la charité Chrétienne ; je les porcerois tous également
M à s'entre-aimer, à fe i-çgarder comme frères , i\ refpedec
(i/ ) Ibid. pag. 19c.
(z) Ibid. pag. 196. ^
/VLélungiis, Tomç I, y
'lyo LETTRES ECRITES
5) toutes les Religions , ôc à vivre en paix chacun dans la
?j fienne. Je penfe que fclliciter quelqu'un de quitter celle où
î> il elt né , c'elè le folliciter de mal faire , ôc par confé-
»> quent faire mal foi-mêm.e. En attendant de plus grandes
}j lunTieres , gardoiis Tordre public , dans tout Pays ref-
3j pe»3ions les Loix , ne troublons point h culte qu'elles
13 prcfcrivent , ne portons point les Citoyens à la défo-
}j béiiTance : car nous ne favons point certainement fi c'eft
jj un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d'au-
î3 très , oc nous favons très-certainement que c'efl un mal
jj de dcfobéir aux Loix. jj
Voilà, Monfieur , comment parle un Prêtre Catholique-
dans un Ecrit où l'on m'accufe d'avoir attaqué le culte des
Réformés, ôc où il n'en efl pas dit autre chofe. Ce qu'on-
riuroit pu me reprocher, peut-être, ctoit une partialité outrée
en leur faveur , & i:n défaut de convenance en faifant parler
un Prêtre Catholique comme jamais Prêtre Catholique n'a
parlé. Aind j'ai fait en toute chofe précifément le contraire
de ce qu'on m'accufe d'avoir fait. On diroit que vos Ma-
gidrats fe font conduits par gageure : quand ils auroient
parié de juger contre l'évidence , ils n'auroient pu mieux
réufur.
Mais ce Livre contient des obje^^lions", des difficultés, des
doutes 1 Et pourquoi non , je vous prie ? Où eft le crime à
un Proteîlant de propofer fes doutes fur ce qu'il trouve dou-
teux , &i Ces objections fur ce qu'il en trouve fufccptible ? Si
ce qui vous paroît clair me paroît obfcur , fi ce que vous jugez
démontré ne me femble pas l'être , de quel droit prétendez-
DE LA MONTAGNE. 17,1
vo'.:s foumettre ma raifon à la vôtre, (Se me donner votre
autorité pour Loi , comme fi vous prétendiez à l'iafoillibilité
du Pape ? N'elt-il pas phifant qu'il faille raifonner en Catho-
lique , pour m'accufer d'attaquer les Proteftans ?
Mais ces objections & ces doutes tombent fur les points
fondamentaux de la foi? Sous l'apparence de ces doutes on a
raffemblé tout ce qui peut tendre à faper , ébranler & dé-
truire les principaux fondem.ens de la Religion Chrétienne ?
Voilà qui change la thefe ; Ôc fî cela eit vrai , je puis être
coupable ; mais aufli c'eft un msnfonge , & un menfonge bien
imprudent de la part de gens qui ne favent pas eux - mêmes
en quoi confîftent les principes fondamentaux de leur Chrif'
tianifme. Pour moi, je fais très-bien en quoi confident les
principes fondamentaux du mien , &c je l'ai dit. Prefque toute
la profeflîon de foi de la Julie eft affirmative ; toute la pre-
mière partie de celle du V^icaire eft affirmative, la moitié de
la féconde partie eft encore afîirmative ; une partie du chapitre
de la Religion civile eft affirmative , la Lettre à M. l'Arche-
vêque de Paris eft affirmative. Voilà , Meffieurs , mes articles
fondamentaux : voyons les vôtres.
Ils font adroits , ces Meffieurs ; ils érablifTent la méthode de
difcuffion la plus nouvelle &c la plus commode pour des per-
fécuteurs. Ils lailfent avec art tous les principes de la Doctrine
incertains 6c vagues. Mais un Auteur a-t-il le malheur de leur
déplaire , ils vont furetant dans fes Livres quelles peuvent être
fes opinions. Quand ils croient les avoir bien conftatées, ils
prennent les contraires de ces mêmes opinions , & en font
autant d'articles de foi. Enfuitc ils crient à l'impie , au blaf-
y z
172 LETTRES ECRITES
phême , parce que l'Auteur n'a pas d'avance admis dans Tes
Livres les prétendus articles de foi qu'ils ont bâtis après coup
pour le tourmenter.
Comment les fuivre dans ces multitudes de points fur lef-
quels ils m'ont attaqué ? comment raffembler tous leurs libel-
les , comment les lire ? Qui peut aller trier tous ces lambeaux,
toutes ces guenilles , chez les fripiers de Genève ou dans le
fumier du Mercure de Neufchâtel ? Je me perds, je m'em-
bourbe au milieu de tant de bêcifes. Tirons de ce fatras un
feul article pour fervir d'exemple , leur article le plus triom-
phant, celui pour lequel leurs Prédicants ( * ) fe font mis en
campagne , & dont ils ont fait le plus de bruit : les miracles.
rentre dans un long examen. Pardonnez - m'en l'ennui, je
vous fupplie. Je ne veux difcucer ce point fi terrible que pour
vous épargner ceux fur lefquels ils ont moins iniîlté.
Ils difcnt donc : " J. J. Rouffeau n'eft pas Chrétien , quoi-
>j qu'il fe donne pour tel ; car nous , qui certainement le
»> fommes , ne penfons pas comme lui. J. J. Rouffeau ne croit
n point à la Révélation , quoiqu'il dife y croire : en voici la
« preuve.
»î Dieu ne révèle pas fa volonté immédiatement à tous les
« hommes. Il leur parle par fes Envoyés ; & ces Envoyés
» ont pour preuve de leur miflion les miracles. Donc qui-
» conque rejette les miracles, rejette les Envoyés de Dieuj
( * ) Je n'aurois point employé ce qui s'en feivoît en écrivant au Car-
terme que Jl- trnuvois dcprifant , fi dinal de Fleury,ne m'eût apfivis qu«
l'exemple du CuiiTcii de 0«neve > mon i'crupule ctoic mà\ t'oiidti.
DE LA MONTAGNE. ,7,
ï> &: qui rejette les Envoyés de Dieu , rejette la Révélation,
jî Or Jean- Jaques Roufleau rejette les miracles ».
Accordons d'abord ôc le principe 6c le fait comme s'ils
étoient vrais : nous y reviendrons dans la fuite. Cela fuppofé,
le raifonnement précédent n'a qu'un défaut , c'eft qu'il fait
direélement contre ceux qui s'en fervent. Il eft très-bon pour
les Catholiques , mais très - mauvais pour les Proteflans. II
faut prouver à mon tour.
Vous trouverez que je me répète fouvent , mais qu'importe ?
Lorfqu'une même proportion m'elt néceflaire à des argumens
tout différens, dois - je éviter de la reprendre? Cette affeèla-
tion feroit puérile. Ce n'efl pas de variété qu'il s'agit, c'eft
de vérité , de raifonnemens juftes ôc concluans. I^affez le refle ,
&: ne fongez qu'à cela.
Quand les premiers Réformateurs commencèrent à fe faire
entendre , l'Eglife univerfelle étoit en paix ; tous les fentimens
étoient unanimes ; il n'y avoit pas un dogme eflentiel débattu
parmi les Chrétiens.
Dans cet état tranquille , tout-à-coup deux ou trois hommes
élèvent leur voix , & crient dans toute l'Europe : Chrétiens ,
prenez garde à vous ; on vous trompe , on vous égare , on vous
mené dans le chemin de l'enfer ; le Pape eft l'Antechrifè , le
fuppôt de Satan , fon Eglife efl l'école du menfonge. Vous
êtes perdus fi vous ne nous écoutez.
A ces premières clameurs, l'Europe étonnée refla quelques
momens en lilence, attendant ce qu'il en arriveroit. Enfin le
Clergé revenu de fa première furprife , & voyant que ces nou-
veaux venus fe ftifoienc des Sectateurs , comme s'en fait cou-
/
,74 LETTRES E C ?v I T E S
jours tout homme qui dogmatife , comprit qu'il faloit s'ex-
pliquer avec eux. Il commença par leur demander à qui ils en
avoient avec tout ce vacarme? Ceux-ci répondent fièrement
qu'ils font les Apôtres de la vérité , appelles à réformer l'E-
glife , 6c h ramener les fidèles de la voie de perdition où les
eoiiduifoieaù les Prctres.
Mais , leur répliqua - t - on , qui vous a donné cette belle
commiflion , de venir troubler la paix de l'Eglife &c la tran-
quillité publique ? Notre confcience , dirent-ils , la raifon , la
lumière intérieure , la voix de Dieu , à laquelle nous ne pou-
vons réfiiter fans crime : c'eit lui qui nous appelle à ce faint
miniflere , tSc nous fuivons notre vocation.
Vous êtes donc Envoyés de Dieu , reprirent les Catholi-
ques ? Ea ce cas , nous convenons que vous devez prêcher ,
reformer, inîlruire , &c qu'on doit vous écouter. Mais, pour
obtenir ce droit , commencez par nous montrer vos Lettres
de. créance. Prophécifez , guérifTez , illuminez, faites des mi-
racles , déployez les preuves de votre mifiion.
La réplique des Réformateurs elt belle , Ôc vaut bien l'a
peine d''ctre tranfcrite.
" Oui , nous fonmies les Envoyés de Dieu ; mais notre
n million n'eft point extraordinaire : elle eit dans l'impul-
>j fion d'une confcience droite, dans les lumières d'un enten-
}} dément fain. Nous ne vous apportons point une Révéla-
it tion nouvelle ; nous nous bornons à celle qui vous a été
» donnée , & que vous n'entendez plus. Nous venons h.
iy vous , non pas avec des prodiges qui peuvent être trom-
» peurs » ôc donc tant de fauflcs Doctrines fe font étayces »
DE LA MONTAGNE. ,75'
Çî mais avec les fignes de la vériré & de la raifon , qui ne
îï trompent point ; avec ce Livre faint , que vous dcfigu-
»} rez, & que nous vous expliquons. Nos rniracks font des
» argumens invincibles , nos prophéties font des démonftra-
îj tions : nous vous prédifons que fi vous n'écoutez la xohc
)j de Chriit , qui vous parle par nos bouches , vous ferez
« punis comme des ferviteurs infidèles , à qui l'on dit la
>» volonté de leurs Maîtres , & qui ne veulent pas l'ac-
»j complir. »
Il n'étoit pas naturel que les Catholiques conviniTent de
l'évidence de cette nouvelle dodrine , 6c c'eft auffi ce que
la plupart d'entre eux fe gardèrent bien de faire. Or on voie
que la difpute étant réduite à ce point, ne pouvoit plus finir,
& que chacun devoit fe donner gain de caufe ; les Protelkns
fûutenant toujours que leurs interprétations & leurs preuves
étoient fi claires qu'il faloit être de mauvaife foi pour s'y
refufer; & les Catholiques, de leur côté , trouvant que les
petits argumens de quelques Particuliers , qui même n'étoicnc
pas fans réplique , ne dévoient pas l'emporter fur l'autorité
de toute l'Eglife , qui de tout tems avoit autrement décidé
qu'eux les points débattus.
Tel eft l'écat oii la querelle efl refice. On n'a ccfTé de
difputcr fur la force àes preuves ; difpute qui n'aura ja-
mais de fin , tant que les hommes n'auront pas tous la
même tête.
Mais ce n'étoit pas de cela qu'il s'agifToit pour les Catho-
liques. Ils prirent le change ; & fi , fans s'amufer à chica*
ncr les preuves de leurs adverfaires, ils s'en fulTcnt tenus à leur
1-jG LETTRES ECRITES
difputer le droit de prouver , ils les auroient embarraffés , ce
me femble.
" Premièrement , leur auroient-ils dit , votre manière de
n raifonner n'eit qu'une pétition de principe ; car fî la force
M de vos preuves eft le figne de votre milTion ; il s'enfuit
•) pour ceux qu'elles ne convainquent pas , que votre mif-
i> (Ion efl fauffe , &: qu'ainfi nous pouvons légitimement ,
« tous tant que nous fommes , vous punir comme héréti^
jj ques , comme faux Apôtres , comme perturbateurs de
« l'Eglife ôc du Genre-humain.
5î Vous ne prêchez pas , dites-vous , des doctrines nou-
5> velles ; & que faites-vous donc en nous préchant vos nou-
»> velles explications ? Donner un nouveau fens aux paroles
5} de l'Ecriture , n'eft-ce pas établir une nouvelle dodrine ?
I) N'elt-çe pas faire parler Dieu tout autrement qu'il n'a fait f
JJ Ce ne font pas les fons , mais les fens des mots , qui
»> font révélés : changer ces fens reconnus &c fixés par l'Eglife,
»j c'eft changer la Révélation.
JJ Voyez, de plus, combien vous êtes injustes! Vous con-
I) venez qu'il fout des miracles pour autorifer une milHon
» divine ; &c cependant vous , fimples Particuliers , de votre
i> propre aveu , vous venez nous parler avec empire & comme
«} les Envoyés de Dieu ( aa ). Vous réclamez l'autorité d'in-
(ac) Farel déclara en propres ter. blafphânc : qucfi-il bcjbin d'autre tJ~
mes, à Genève, devant le Confeil mo'gnagc ■ Il a mcritc la mort. B^ns
Epifcopal, qu'il ctoit Envoyé de Dieu : la dodrine des miracles, il en faloit
ce qui fit dire à l'un des îMembres du un pour répondre à cela. Cependant
Çoi^fçil tes paroles de Caïphe ; Il n Jéfus n'en lit point en cette occallon ,
j) terprcter
DE LA MONTAGNE. 177
^ terpréter l'Ecrimre à votre fantaifie , & vous prétendez nous
» ôter la même liberté. Vous vous arrogez à vous feuls un
» droit que vous refufez , & à chacun de nous , & à nous
» tous qui compofons l'Eglife. Quel titre avez -vous donc
j> pour foumettre ainfi nos jugemens communs à votre efprit
j» particulier ? Quelle infupportable fuffifance de prétendi-e
» avoir toujours raifon , &c raifon feuls contre tout le
» monde , fans vouloir lailler dans leur fentiment ceux qui ne
M font pas du vôtre , & qui penfenc avoir raifon auffi ( * ) !
» Les diitinclions dont vous nous payez feroient tout au
>» plus tolérables fi vous difiez fimplement votre avis , ëc que
jj vous en reftafîiez-là ; mais point. Vous nous faites une
« guerre ouverte ; vous foufflez le feu de toutes parts. Réfif-
>j ter à vos leçons , c'elt être rebelle , idolâtre , digne de
?5 l'enfer. Vous voulez abfolument convertir , convaincre ,
» contraindre même. Vous dogmatifez , vous prêchez , vous
» cenfurez , vous anathcmatifez , vous excommuniez , vous
» punilîez , vous mettez à mort : vous exercez l'autorité des
a Prophètes , &c vous ne vous donnez que pour des Particuliers.
ni Farci non plus. Froment déclara pérleiix , plus décifif, plus divinement
de même r.u Magiftrat, qui lui de- infaillible à fon gré que C:'.1\m! ;:-iur
fendoit de prêcher , fj(i'i7 fa/oif m/('H.v qui la moindre oppolitioti ., i
ob('ir à Dieu qu'aux hommes ^ Se can- drc objeclion qu'on ofoit !..
tinua de prêcher malgré la dcFenfe; ctoit toujours une œuvre de \:.r-:n ^
conduite qui certainement ne pouvoit un crime digne du feu ? Ce n'eft pas
i'autorifer que par un ordre exprès au feul Servet qu'il en a coûte la
de Dieu. vie pour avoir ofé penfer autiemeuG
(*) Quel homme, par exemple, que lui.
fut jamais plus tranchant , plus im-
Mélanges. Tome L Z
178 LETTRES ECRITES
59 Quoi ! vous Novateurs , fur votre feule opinion , foutenuS
>3 de quelques centaines d'hommes , vous brûlez vos adver-
jj fa,!res ; & nous , avec quinze fiecles d'antiquité , & la
3} voix de cent millions d'hommes , nous aurons tort de
» vous brûler ? Non , celFez de parler , d'agir en Apôtres ,.
« ou montrez vos titres ; ou , quand nous ferons les plus.
i> forts , vous ferez très-jultement traités en impofteurs ».
A ce difcours , voyez - vous , Monfieur , ce que nos
Réformateurs auroient eu de folide à répondre ? Pour moi;
je ne le vois pas. Je penfe qu'ils auroient été réduits à fe
taire ou à faire des miracles. Trille relTource pour des amis
de la vérité !
Je conclus de-li , qu'établir la nécefïîté des miracles en
preuve de la miflion des Envoyés de Dieu qui prêchent une
doilrine nouvelle, c'elt renverfer la Réformation de fond-
en-comble ; c'eft faire , pour me combattre , ce qu'on m'accufe
fauficmenc d'avoir fait.
Je n'ai pas tout dit , Monfieur , fur ce Chapitre ; mais ce
qui me refte à dire ne peut fe couper , & ne fera qu'une trop
longue Lettre ; il eft tems d'achever celle-ci.
DE LA MONTAGNE. x-j^
TROISIEME LETTRE.
tJ E reprends , Monfieur , cette queftîon des miracles que j'ai
entrepris de difcuter avec vous ; &c après avoir prouvé qu'ctar-
blir leur néceflité c'étoit détruire le Proceitantifme , je vais
chercher à préfent quel eft leur ufage pour prouver la Ré-
vélation.
Les hommes ayant des têtes fi di^^erfement organifées ,
ne fjiuroient être affectés tous également des mêmes argu-
mens , fur-tout en matières de foi. Ce qui paroît évident à
l'un , ne paroît pas même probable à l'autre : l'un , par fon
tour d'efprit , n'efl frappé que d'un genre de preuves ; l'autre
ne l'eft que d'un gehre tout différent. Tous peuvent bien
quelquefois convenir des mêmes chofes , mais il eft très-rare
qu'ils en conviennent par les mêmes raifons : ce qui , pour
le dire en paffant , montre combien la difpute en elle-même
eft peu fenfée : autant vaudroit vouloir forcer autrui de voir
par nos yeux.
Lors donc que Dieu donne aux hommes une Révélation
que tous font obligés de croire , il faut qu'il l'ctabliire fur
des preuves bonnes pour tous , & qui par conféquent foienc
aufTi diverfcs que les manières de voir de ceux qui doivent
les adopter.
Sur ce rajfonnement , qui me paroît jufte & fimple , on
a trouvé que Dieu avoit donné h la million de fes Envoyés
divers caractères qui reudoient cette mifîlon reconnoilïiible
Z 2
iSo
LETTRES ECRITES
à tous les hommes , petits & grands , fages & fots , favans
& ignorans. Celui d'entre eux qui a le cerveau affez flexible
pour s'affecler à la fois de tous ces caractères , eft heureux
fans doare : mais celui qui n'eft frappé que de quelques-uns
n'eli pas à plaindre , pourvu qu'il en foie frappé fuffifammenc
pour être perfuadé.
Le premier , le plus important , le plus certain de ces
carafleres , fe tire de la nature de la doélrine ; c'eft-à-dire ,
de fon utilité, de fa beauté (i), de fa fainteté , de fa vérité,
de fa profondeur , Ôc de toutes les autres qualités qui peuvent
annoncer aux hommes les inftru^lions de la fuprême Sagelfe ,
ôc les préceptes de la fuprême Bonté. Ce caraélere eft ,
comme j'ai dit , le plus fur , le plus infaillible ; il porte en
lui-même une preuve qui difpenfe de toute autre : mais il eft
le moins facile à conltater ; il exige , pour être fenti , de
l'étude , de la réflexion , des connoilTances , des difcuffions
qui ne conviennent qu'aux hommes fages qui font initruits
&i qui favent raifonner.
Le fécond caradere eft dans celui des hommes choifîs
( I ) Je ne fais pourquoi l'on veut
attribuer au progrès delà Philofophie
la belle morale de nos Livres. Cette
morale* , tirée de l'Evangile , étoit
cbrétienne avant d'être philofophi-
que. Les Chrétiens l'enfeigncnt fans
la pratiquer, je l'avoue; mais que
font de plus les Philofophes , C ce
n'eft de fe tlonner à eux - mêmes
beaucoup de louanges, qui, n'étant
répétées par pcrfoane autre, ne prou-
vent pas grand'chofe , à mon avis ?
Les préceptes de Platon font fou-
vent très - fublimes ; mais combien
n'erre-t-ii pas quelquefois , & jufqu'où
ne vont pas les erreurs ? Quant à
Ciceron , peut - on croire que fans
Platon ce Rhéteur eût trouvé fcs
offices? L'Evangile feul eft, quanta
la morale , toujours fur , toujours
vrai , toujours unique, "& toujours,
fcmblabk ii lui-même.
DELAMONTAGNE, iti.
de Dieu pour annoncer fa parole ; leur fainteté , leur véra-
cité , leur juftice , leurs mœurs pures & fans cache , leurs
vertus inacceflibles aux paffions humaines , font , avec les
qualités de l'entendement , la raifon , l'efprit , le favoir , la
prudence , autant d'indices refpedables , dont la réunion ,
quand rien ne s'y dément , forme une preuve complète en
leur faveur , &c dit qu'ils font plus que des hommes. Ceci
efl le figne qui frappe par préférence les gens bons & droits,
qui voient la vérité par-tout où ils voient la juftice , ôc n'en-
tendent la voix de Dieu que dans la bouche de la vertu. Ce
caraâere a fa certitude encore, mais il n'eft pas impoiiîble
qu'il trompe ; & ce n'elt pas un prodige qu'un impofkur
abufe les gens de bien , ni qu'un homme de bien s'abufe lui-
même , entraîné par l'ardeur d'un laint zèle qu'il prendra pour
de l'infpiration.
Le troifieme cara6lere des Envoyés de Dieu , elt une éma-
nation de la Puilîance divine , qui peut interrompre & chan-
ger le cours de la nature à la volonté de ceux qui reçoivent
cette émanation. Ce caraclere efl- fans contredit le plus bril-
lant des trois , le plus frappant , le plus prompt à fauter aux
yeux; celui qui, fe marquant par un effet fubit èc fenfible ,
femble exiger le moins d'examen ôc de difcufllon : par - là
ce caraclere ef{ aufîi celui qui faifît fpécialement le Peuple ,
incapable de raifonnemens fuivis , d'obfervations lentes &c
fùres , ôc en toute chofe efclave de fes fens : mais c'eft ce
qui rend ce même caraélere équivoque , comme il fera prouvé
ci-après ; ôc en cfTct , pourvu qu'il frappe ceux auxquels il
cfl deîlinc , qu'importe qu'il foit apparent ou réel ? C'eft
iSî LETTRES ECRiTEîi
une diftinftîon qu'ils font hors d'état de faire : ce qui mon-
tre qu'il n'y a de figne vraimenc certain que celui qui fe
tire de la doctrine , & qu'il n'y a par conféquent que les
bons raifonneurs qui puilTent avoir une foi folide ôc fûre ;
mais la bonté divine fe prête aux foiblcfTes du vulgaire , &c
veut bien lui donner des preuves qui falîent pour lui.
Je m'arrête ici fans rechercher fi ce dénombrement peut
aller plus loin : c'eft une difcuffion inutile à la nôtre ; car il
elt clair que quand tous ces fîgnes fe trouvent réunis , c'en
eit alFez pour perfuader tous 4es hommes, les fages , les bons,
6c le Peuple ; tous , excepté les foux , incapables de raifoii j
&c les méchans qui ne veulent être convaincus de rien.
Ces crrafleres font des preuves de l'autorité de ceux en
qui ils réiident ; ce font les raifons fur kfquelles on ell
obligé de les croire. Quand tout cela eft fait , la vérité de
leur miiFion eft établie ; ils peuvent alors agir avec droit &
puilîluice en qualité d'Envoyés de Dieu. Les premes font
les moyens , la foi due à la dodrine ell: la fin. Pourvu
qu'on admette la doctrine , c'eft la chofe la plus vaine de
difputer fur le nombre 6c le choix des preuves ; & fi une
feule me perfuade , vouloir m'en faire adopter d'autres , eft
un foin perdu. Il feroit du moins bien ridicule de foutenir
qu'un homme ne croit pas ce qu'il dit croire , parce qu'il
ne le croit pas précifcment par les mêmes raifons que nous
difons avoir de le croire aufli.
Voilji, ce me femble, des principes clairs &c inconteftables :
venons à l'application. Je me déclare Clirétien ; mes perfé-
futcurs difcnt que je ne le fuis pas. Ils prouvent que je ne
DE LA MONTAGNE. igj
fuis pas Chruien , parce que je rejette la Révélation ; &
ils prouvent que je rejette la Révélation , parce que je ne
crois pas aux miracles.
Mais pour que cette conféquence fût jufte , il fliudroit de
deux chofes l'une : ou que les miracles fuiîent l'unique preuve
de la Révélation , ou que je rejettaffe également les autres
preuves qui l'atteftent. Or il n'eit pas vrai que les miracles
foient l'unique preuve de la Révélation , & il n'ed pas vrai
que je rejette les autres preuves ; puifqu'au contraire on les
trouve établies dans l'Ouvrage même où l'on m'accufe de
détruire la Révélation (z).
Voilà précifément à quoi nous en fonimes. Ces MefTieurs,.
déterminés à me faire , malgré moi , rejetter la Révélation ,
comptent pour rien que je l'admette fur les preuves qui me
convainquent , fi je ne l'admets encore fur celles qui ne me
convainquent pas ; ôc parce que je ne le puis , ils difent que
je la rejette. Peut-on rien concevoir de plus injuile ôc de plus
extravagant ?
Et voyez de grâce fi j'en dis trop ; lorfqu'ils m,e font un
crime de ne pas admettre une preuve que non - feulement
Jéfus n'a pas donnée , mais qu'il a refufée expreffément.
Il ne s'annonça pas d'abord par des miracles , mais par la"
prédication. A douze ans il difputoit déjà dans le Temple
(i) Il importe de remarquer que tout après la déclaration très-expreffe"
le Vicaire pouvoit trouver beaucoup que j'ai faite à la tîn de ce même'
d'objedions , comme Catholique , qui Ecrit. On voit clairement dans mes;
font nulles pour un Proteftant. Ainfi principes que pluGcurs des objcc^ions^'
le fccpticifme dans lequel il refte ne Çiu'll contient portent à faux.-
prouve en aucune façon le mien , fur^
184 LETTRES ECRITES
avec les Doéleurs , tantôt les interrogeant , & tantôt les
furprenant par la fageffe de fes réponfes. Ce fut-Ià le com-
mencement de fes fonctions , comme il le déclara liii-mêmc
à fil mère & à Jofeph ( 3 j. Dans le Pays , avant qu'il fît
aucun miracle , il fe mit à prêcher aux Peuples le Royaume
des Cieux (4), & il avoit déjà raffemblé plufieurs Difciples
fims s'être autorifé près d'eux d'aucun figne , puifqu'il elt dit
que ce fut à Cana qu'il fit le premier (5).
Quand il fit enfuite des miracles, c'étoit le plus fouvent
dans àes occafions particulières , dont le choix n'annonçoic
pas un témoignage public , & dont le but étoit fi peu de
manifelter fa puilfance , qu'on ne lui en a jamais demandé
pour cette fin qu'il ne les ait refufés. Voyez là-deiuis toute
l'hilloire de fa vie ; écoutez fur - tout fa propre déclara-
tion : elle clt fi décifive , que vous n'y trouverez rien à
icpliquer.
Sa carrière étoit déjà fort avancée , quand les Docteurs ,
le voyant foire tout de bon le Prophète au milieu d'eux ,
s'aviferent de lui demander un figne. A cela qu'auroit dû
répondre Jéfus , félon vos Mefîieurs ? " Vous demandez un
»3 figne, vous en avez eu cent. Croyez-vous que je fois venu
w m'annoncer à vous pour le Mefiie fans commencer par
») rendre témoignage de moi , comme fi j'avois voulu vous
J5 forcer à me méconnoître ôc vous faire errer malgré vous ?
( ) ) Luc. XI. 46. 47. 4';. nombre des fignes publics de fa mit -
(4) Matth. IV. 17. fioii la tentation du diable & le jeCino
( <; ) Jean. II. 11. Je ne pinî pcn- de quarante jours,
fti que pcifonnc veuille nicUre au
5j Non ,
DÉ L A M O N T A G N E. 1S5
» Non , Cana , le Centenier , le Lépreux , les Aveugles ,
» les Paralytiques , la multiplication des pains , toute la
I) Galilée , toute la Judée dépofent pour moi. Voilà mes
s> fignes ; pourquoi feignez-vous de ne les pas voir ? 1»
Au lieu de cette réponfe , que Jéfus ne fit point , voici ,
Monsieur , celle qu'il fit.
La Nation méchante & adultère demande un figne , &
il ne lui en fera point donné. Ailleurs il ajoute : Il ne lui
fera point donné d'autre fgne que celui de Jonas le Pro^
phete. Et leur tournant le dos , il s'en alla {6).
Voyez d'abord comment , blâmant cette manie des fignes
miraculeux , il traite ceux qui les demandent. Ec cela ne
lui arrive pas une fois feulement , mais plufieurs ( 7 ).
Dans le fyflême de vos Mefiîeurs , cette demande étoic
très-légitime : pourquoi donc infulter ceux qui la faifoient ?
Voyez enfuite à qui nous devons ajouter foi par préfé-
rence ; d'eux , qui foutiennent que c'eft rejetter la Révélation
Chrétienne , que de ne pas admettre les miracles de Jéfus
pour les fignes qui l'établiiïent ; ou de Jéfus lui-même , qui
déclare qu'il n'a point de figne à donner.
Ils demanderont ce que c'eft donc que le figne de Jonas
le Prophète ? Je leur répondrai que c'eft fa prédication aux
Ninivites , précifément le même figne qu'employoit Jéfus
avec les Juifs , comme il l'explique lui-même ( 8 ). On ne
(6) Marc. VIII. 12. Matth. XVf. Matth. XII. ^9. 41. Marc. VIII. 12.
4. Pour abréger j'ai fondu enfemble Luc. XL 29. Jean II. 18. I9- IV.
ces deux paffages , mais j'ai confervc 48. V. 54. 36. jç.
la diftindion effentiellc à la queftion. ( 8 ) Mattli. XII. 41, Luc. XL 30,
il ) Conférez les pafTages fuivans. J3.
Mélanges, Tomç L A a
'i8<5 JLETTRES ECRITES
peut donner au fécond paffage qu'un fens qui fe rapporte au
premier , autrement Jéfus fe feroit contredit. Or dans le pre-
mier paflage , où l'on demande un miracle en figne , Jéfus
dit pofitivement qu'il n'en fera donné aucun. Donc le fens
du fécond pafTage n'indique aucun figne miraculeux»
Un troifieme paffage , infiiteront-ils , explique ce figne par
la réfurredion. de Jéfus ( 9 ). Je le nie ; il l'explique tout au
plus par fa mort. Or la mort d'un homme n'eft pas un
miracle; ce n'en elt pas même un qu'après avoir relié trois,
fours dans la terre un corps en foit retiré. Dans ce partage ,
il n'elt pas dit un mot de la réfurre^lion. D'ailleurs , quel
genre de preuve feroit-ce de s'autorifer durant fi vie fur un
figne qui n'aura lieu qu'après fa mort ? Ce feroit vouloir ne
trouver que des incrédules ; ce feroit cacher la chandelle
fous le boiffeau. Comme cette conduite feroit injufte, cette
interprétation feroit impie.
De plus , l'argument invincible revient encore. Le fens du
troifieme paffage ne doit pas attaquer le premier , &c le pre-
mier affirme qu'il ne fera point donné de figne, point du
tout, aucun. Enfin, quoiqu'il en puiffe être, il relie toujours
prouvé, par le témoignage de Jéfus même , que, s'il a
fait des miracles durant fa vie , il n'en a point fait en figne de
fa miffion.
Toutes les fois que les Juifs ont infîfté fur ce genre de
preuves y il les a toujours renvoyés avec mépris , fans daigner
jamais les fatisfaire. 11 n'approuvoit pas même qu'on prit
en ce fens fes œuvres de charité. Si vous ne voye\ des piO'^
io) Matth. XII. 40.
DE L A MONT AGNE. .8;
tUges (S" des miracles , vous ne croye\ point , difoit - il à
celui qui le prioic de guérir fon fils ( lo ^. Parle -t -on
fur ce ton-là quand on veut donner des prodiges en preuves ?
Combien u'étoit-il pas étonnant que , s'il en eût tant
donné de telles, on continuât fans cefle à lui en demander?
Quel miracle fais-tu , lui difoient les Juifs , afin que Vayant
vu^ nous croyons à toi ? Moïfe donna la manne dans le
défert à nos Pères ; mais toi , quelle œuvre fais-tu ( a ) ?
C'efl à-peu-près dans le fens de vos Mefïleurs, & laiffant à part
la majefté Royale , comme fi quelqu'un venoit dire à Frédéric :
On te dit un grand Capitaine ; & pourquoi donc ? Qu''as-tu
fait qui te montre tel ? Gujîave vainquit à Leipfic , à
Lut\en ; Charles à Frawjîat , à Narva : mais ou font tes
monumens ? Quelle victoire as-tu remportée , quelle Place
as-tu prife , quelle marche as -tu faite , quelle Campagne
t'a couvert de gloire ? de quel droit portes - tu le nom de
Grand? L'impudence d'un pareil difcours eft-elle concevable,
& trouveroit-on fur la terre entière un homme capable de
le tenir ?
Cependant , fans faire honte à ceux qui lui en tenoient un
Semblable, fans leur accorder aucun miracle, fans les édifier
au moins fur ceux qu'il avoit faits , JéfuS , en réponfe à leur
queltion, fe contente d'allégorifer fur le pain du Ciel : auffi,
loin que fa réponfe lui donnât de nouveaux Difciplcs, elle
lui en ôta plufieurs de ceux qu'il avoit , & qui , fans doute ,
penfoient comme vos Théologiens. La défertion fut telle ,
t 10 ) Jean TV. 48.
(a) Jean VI. jo. 31. & fuir.
Au 2
i8? lETTRES ECRITES
qu'il dit aux douze : Et vous, ne voulc\-vous pas aujjï vous
en aller ? Il ne paroît pas qu'il eût fort à cœur de confer-,
ver ceux qu'il ne pouvoit retenir que par des miracles.
Les Juifs demandoient un figne du Ciel. Dans leur fyf*
tême , ils avoient raifon. Le figne qui de voit conftater la
venue du Meflie , ne pouvoit pour eux être trop évident ,
trop décifif, trop au-delîus de tout foupçon , ni avoir trop
de témoins oculaires : comme le témoignage immédiat de
Dieu vaut toujours mieux que celui des hommes , il étoit
plus fur d'en croire au figne même, qu'aux gens qui di-
foient l'avoir vu; & pour cet effet le Ciel étoit préférablo
h la terre.
Les Juifs avoient donc raifon dans leur vue , parce qu'ils
vouloient un Meflie apparent & tout miraculeux. Mais Jéfus
dit , après le Prophète , que le Royaume des Cieux ne vient
point avec apparence ; que celui qui l'annonce ne débat
point , n-e crie point , qu'on n'entend point fa voix dans les
rues. Tout cela ne refpire pas l'ollentation des miracles ;
auffi n'étoit-elle pas le but qu'il fe propofoit dans les fiens.
II n'y mettoit ni l'appareil ni l'authenticité néceffaires pour
conftater de vrais fignes , parce qu'il ne les donnoit point
pour tels. Au contraire , il recommandoit le fecret aux ma-
lades qu'il guériflbit , aux boiteux qu'il faifoit marcher , aux
pofTédés qu'il délivroit du Démon. L'on eût dit qu'il crai-
gnoit que fa vertu miraculeufe ne. fût connue ; on m'avouera
que c'étoit une étrange manière d'en faire la preuve de fa
miflion.
Mais tout cela s'explique de fpi-même, fi-tôt que l'on
DE LA MONTAGNE. jSj
conçoit que les Juifs alloient cherchant cette preuve oij
Jéfus ne vouloit pas qu'elle fût. Celui qui me rejette a ,
difoit-il , qui le juge. Ajoutoit-il , Us miracles que pai faits
le condamneront ? Non : mais la parole que pai portée Is.
condamnera. La preuve eft donc dans la parole , &: non
pas dans les miracles.
On voit dans l'Evangile que ceux de Jéfus étoient tous
utiles : mais ils étoient fans éclat, fans apprêt, fans pompe;
ils étoient fimples comme fes difcours, comme fa vie ,
comme toute fa conduite. Le plus apparent, le plus pal-
pable qu'il ait fait, eft fans contredit celui de la multipli-
cation des cinq pains & des deux poiffons , qui nourrirent
cinq mille hommes. Non-feulement (its Difciples a voient vu
le miracle , mais il avoit pour ainfi dire paffé par leurs
mains ; &c cependant ils n'y penfoient pas , ils ne s'en doU'
toient prefque pas. Concevez-vous qu'on puilfe donner pour
fignes notoires au Genre-humain , dans tous les fiecles , des
faits auxquels les témoins les plus immédiats font à peine
attention {b)}
Et tant s'en faut que l'objet rcel des miracles de Jéfus
fût d'établir la foi , qu'au contraire il commençoit par exi-
ger la foi avant que de faire le miracle. Rien n'elt fi
fréquent dans l'Evangile. C'eft précifément pour cela, c'efè
parce qu'un Prophète n'eft fans honneur que dans fon Pays,
{b) Marc. VI. ^2. Il eft dit que d'avoir un cœur plus intelligent dans
c'étoit à caufe que leur cœur étoit les chofcs faintcs que les Difciples,
llupide ; mais qui s'oferoic vanter choifis par Jcfus ?
ipi LETTRES ECRITES
qu'il fit dans le fien très-peu de miracles ( c ) ; il eft dit'
même qu'il n'en put faire , k caufe de leur incrédulité (d).
Comment ? c'étoit h caufe de leur incrédulité qu'il en faloit
faire pour les convaincre , fi fes miracles avoient eu cet
objet ; mais ils ne l'avoient pas. C'étoient fimplement des
aftes de bonté , de charité , de bienfliifance , qu'il faifoit
en faveur de fes amis, & de ceux qui croyoient en lui; &
ç'étoit dans de pareils aftes que coniiitoient les œuvres de
miféricorde , vraiment dignes d'être fiennes , qu'il difoit
rendre témoignage de lui {e ). Ces œuvres marquoient le
pouvoir de bien faire plutôt que la volonté d'étonner ; c'é-
toient des vertus (/) plus que des miracles. Et comment
la fuprême Sagelfe eût - elle employé des moyens il con-
traires à la lin qu'elle fe propofoit? Comment n'eût-elle pas
prévu que les miracles, dont elle appuyoit l'autorité de {'ç$
Envoyés, produiroient un effet tout oppofé ; qu'ils feroienr
fufpefter la vérité de l'hiftoire tant fur les miracles que fur
îa miflion ; ôc que , parmi tant de folides preuves , celle-là
ne feroit que rendre plus difficiles fur routes les autres les
gens éclairés & vrais ? Oui , je le foutiendrai toujours ,
l'appui qu'on veut donner à la croyance , en ef 1 le plus grand
obftacle : ôtez les miracles de l'Evangile , ôc toute la terrç
eit aux pieds de Jéfus-Chrift ig),
(c) Matih. XIII. 5 S. (j?) Paul pisichant aux Athéniens ,
id) Marc. VI. ç. fut écouté fort pailiblement jufqu'à
(c) Jean. X. 2ç. 52. 58. ce qu'il leur parlât d'un homme ref-
(/) C'eft le mot employé dans fufcité. Alors les uns fe mirent à
l'Ecriture ; nos Tradudeurs le ren- rire ; les autres lui dirent : Cela
dent par celui de miracles. Jî'Jfit , nous entendrons k rqflc une
DE LA MO N T A G N E. 'i^î
Vous voyez , Monfieur , qu'il eft attefté par l'Ecriture
même , que dans la mijfTion de Jéfus-Chrift les miracles ne
font point un fîgne tellement néceffaire à la foi qu'on n'en
puiffe avoir fans les admettre. Accordons que d'autres pa^
fages préfentent un fens contraire à ceux-ci, ceux-ci réci-
proquement préfentent un fens contraire aux autres; & aloj.*s
je choiiîs, ufant de mon droit, celui de ces fens qui me
paroît le plus raifonnable ôc le plus clair. Si j'avois l'orgueil
de vouloir tout expliquer, je pourrois, en vrai Théologien,
tordre & tirer chaque paffage à mon fens; mais la bonne
foi ne me permet point ces interprétations fcphiftiques :
fuffifamment aurorifé dans mon fentiment (h) par ce que
je comprends , je relte en paix fur ce que je ne comprends
pas , & que ceux qui me l'expliquent me font encore moii^s
comprendre. L'autorité que je donne à l'Evangile , je ne la.
donne point aux interprétations des hommes, & je n'entends
autre fois. Je ne fais pas bien ce „ modernes Apologiftes du Cluiftia,-
que penfent au fond de leurs cœurs „ nifme , je fuis perfuadé qu'il n'y a
ces bons Chrétiens à la mode ; mais „ pas un mot dans les Livres facre's
s'ils croient à Jéfus par fes miracles, „ d'où Ton puiffe légitimement con-
rioi j'y crois malgré fes miracles , & „ dure que les miracles aient été
j'ai dans l'efprit que ma foi vaut „ deftinés à fervir de preuve pour
mieux que la leur. „ les hommes de tous les rems &
{h) Ce fentiment ne m'eft point „ de tous les lieux. Bien-loin dc-là ,.
tellement particulier , qu'il ne foit „ ce n'étoit pas , à mon avis , ie
aufli celui de plufieurs Théologiens , jj principal objet pour ceux qui en
dont l'orthodoxie eft niieux établie „ furent les témoinp oculaires. Lord
que celle du Clergé de Genève. Voici „ que les Juifs deniandoicnt des mi-
ce que m'écrivoit là-delTus un de ces „ racles à faint Fuul, pour tours.
Meffieurs, le 28 Février 1764. „ réponfe il leur prcchoit Jéfus cru-
" Quoi qu'en dife la cohue des « citic. A coup fur fi Grotius , Icas.
■I9i
LETTRES ECRITES
pas plus les foumertre à la mienne que me foumettre i la leur.
La règle eft commune , tk claire en ce qui importe ; la
raifon qui l'explique eft particulière , ôc chacun a la fienne ,
qui ne fait autorité que pour lui. Se laifTer mener par autrui
fur cette matière, c'eit fubftituer l'explication au texte, c'eft
fe foumettre aux hommes &c non pas ;\ Dieu.
Je reprends mon raifonnement ; & après avoir établi que les
miracles ne font pas un figne nécefTaire à la foi , je vais mon-
trer, en confirmation de cela , que les miracles ne font pas
un figne infaillible , ôc dont les hommes puifTenc juger.
Un miracle eft , dans un fait particulier , un afte immédiat
de la puilTance divine, un changement fenfible dans l'ordre
de la nature , une exception réelle & vifible à fes Loix. Voik\
l'idée donc il ne faut pas s'écarter , fi l'on veut s'entendre en
raifonnant fur cette matière. Cette idée offre deux queftions à
xéfoudre.
La première : Dieu peut-îl faire des miracles ? C'elt-à-dire ,
% Auteurs de la fociété Je Boyie ,
t> Vernes , Vernet , &c. eunfent été
„ à la place de cet Apôtre, ils n'au-
,5 roient rien eu de plus prefTé que
„ d'envoyer chercher des tréteaux
„ pour fatisfaire à une demande qui
„ quadre fi bien avec leurs princi-
„ pes. Ces gens-là croient faire nier-
„ veilles avec leurs ramas d'argu-
j, mens; mais un jour on doutera,
„ j'efpérc , s'ils n'ont pas été com-
,j piles par une fociété d'incrédules,
,3 fans qu'il faille litre Hardouiii pour
M cela jv
Qu'on ne penfe pas , au refte , que
l'Auteur de cette Lettre foit mon Par-
tifan ; tant s'en faut : il elt un de
mes Adverfaires. Il trouve feulement
que les autres ne favent ce qu'ils di-
fent. 11 foupcjonne peut-être pis : car
la foi de ceux qui croient fur les
miracles , fera toujours très-fufpede
aux gens éclairés. C'étoic le fenti.
ment d'un des plus iUuftres réfor-
mateurs. Nnnfatis tuta fidcs coruni
qui niiraadis nituntur. Bez. in Joan,
C. II. u. S}.
peut-
DE LA MONTAGNE. 193
peut -il déroger aux Loix qu'il a établies? Cette queltion ,
férieufement traitée, feroit impie fi elle n'étoit abfurde : ce
feroit faire trop d'honneur à celui qui la réfoudroit négative-
ment que de le punir; il fuffiroit de l'enfermer. Mais aufli
quel homme a jamais nié que Dieu pût faire des miracles?
11 faloit être Hébreu pour demander fi Dieu pouvoit drelTer
des tables dans le déferr.
Seconde queition : Dieu veut- il faire des miracles? C'eft
autre chofe. Cette queftion en elle-même , & abftraâion faite
de toute autre confidération , elt parfaitement indifférente ;
elle n'intéreffe en rien la gloire de Dieu , dont nous ne pou-
vons fonder les deffeins. Je dirai plus : s'il pouvoit y avoir quel-
que différence quant à la foi dans la manière d'y répondre ,
les plus grandes idées que nous puifîions avoir de la fageffe
& de la majefté divine feroient pour la négative ; il n'y a
que l'orgueil humain qui foit contre. Voilà jufqu'où la raifon
peut aller. Cette queftion , du refte ,efi: purement oifeufe , &,
pour la réfoudre , il faudroit lire dans les décrets éternels ;
car , comme on verra tout à l'heure , elle eft impofîible à
décider par les faits. Gardons -nous donc d'ofer porter un
ceil curieux fur ces myfteres. Rendons ce refped à l'efTence
infinie , de ne rien prononcer d'elle : nous n'en connoifTons
que l'immenfité.
Cependant quand un mortel vient hardiment nous affirmer
qu'il a vu un miracle , il tranche net cette grande queftion ;
jugez fi l'on doit l'en croire fur fa parole ! Ils feroient mille ,
que je ne les en croirois pas.
Je laiffe à part le groflier fophifme d'employer la preuve
Mélanges. Tome I. 13 b
194
LETTRES ECRITES
morale à conftater des faits naturellement impoffibles , puis
qu'alors le principe même de la crédibilité , fondé fur la pof-
fibilité naturelle , eft en défaut. Si les hommes veulent bien ,
en pareil cas , admettre cette preuve dans des chofes de pure
fpéculation , ou dans des faits dont la vérité ne les touche
gueres , alîurons-nous qu'ils feroient plus difficiles s'il s'agif-
foit pour eux du moindre intérêt temporel. Suppofons qu'un
mort vînt redemander fes biens à fes héritiers , affirmant qu'il
e't reffufcité , èc requérant d'être admis à la preuve (i ) ;
croyez-vous qu'il y ait un feul Tribunal fur la terre où cela
lui fût accordé ? Mais encore un coup n'entamons pas ici ce
débat : laiiïbns aux faits toute la certitude qu'on leur donne ,
ôc contentons-nous de di'Hnguer ce que le fens peut attefter
de ce que la raifon peut conclure.
Puifqu'un miracle efè une exception aux Loix de la nature,
pour en juger il faut connoître ces Loix , & pour en juger
furement, il faut les connoître routes : car une feule qu'on
ne connoîtroit pas, pourroit en certains cas , inconnus aux
Spectateurs , changer l'effet de celles qu'on connoîtroit. Ainfi,
celui qui prononce qu'un tel ou tel acte efè un miracle , déclare
qu'il connoît toutes les Loix de la nature , &c qu'il fait que
cet afte en eft une exception.
Mais quel eft ce mortel qui connoît toutes les Loix de la
nature ? Newton ne fe vantoit pas de les connoître. Un homme
fage, témoin d'un fait inoui, peut attefter qu'il a vu ce fait, ôc
l'on peut le croire ; mais ni cet homme fage ni nul autre homme
(ï^ Prenez bien garde qne dans véritable ,& non pas une fauflc mort >
ma fuppofition c'éft une rcfurrcction qu'il s'agit de conftater.
DE LA MONTAGNE.
195
fage fur la terre n'affirmera jamais que ce fait, quelque étonnant
qu'il puilTe être , (bit un miracle ; car comment peut-il le favoir ?
Tout ce qu'on peut dire de celui qui fe vante de faire des
miracles, eft qu'il fait des chofes fort extraordinaires; mais
qui eft-ce qui nie qu'il fe falTe des chofes fort extraordinaires ?
J'en ai vu, moi , de ces chofes-là, & même j'en ai fait (X:).
L'Etude de la nature y fait faire tous les jours de nouvelles
découvertes : l'indultrie humaine fe perfectionne tous les jours.
La Chymie curieufe a des tranfmutations , des précipitations,
des détonations , des explofions , des phofphores , des pyro-
phores, des tremblemens de terre, &c mille autres merveil-
les à faire figner mille fois le Peuple qui les verroif. L'huile
de gayac &c l'efprit de nitre ne font pas des liqueurs fort rares ;
mélez-les enfemble , & vous verrez ce qu'il en arrivera ; mais
n'allez pas faire cette épreuve dans une chambre , car vous
pourriez bien mettre le feu à la maifon (/). Si les Prêtres
( k) J'ai vu à Venife , en 1745 ,
une manière de forts aiïez nouvelle ,
& plus étrange que ceux de Prenefte.
Celui qui les vouloit confulter en-
troit dans une chambre, & y reftoit
feul s'il le defiroit. Là d'un Livre
plein de feuillets blancs il en tiroit
un à fon choix ; puis tenant cette
feuille , il demandoit , non à voix
haute, mais mentalement, ce qu'il
vouloic favoir. Enfuîte il plioit fa
feuille blanche , l'enveloppoit , la ca-
chetoit , la plaqoit dans un Livre ainfi
cachette : enfin , après avoir récité
certaines formules fort baroques , fans
perdre fon Livre de vue , il en alloit
tirer le papier , reconnoître le cacher,
l'ouvrir, & il trouvoit fa réponfe écrite.
Le Magicien qui faifoit ces forts
étoit le premier Secrétaire de l'Am-
baffadeur de France, & il s'appelloit
J. J. Kouffeau.
Je me contentois d'être Sorcier
parce que j'étois modcftc ; mais fi'
j'avois eu l'ambition d'être Prophète,
qui m'eût empêché de le devenir ?
( /) 11 y a des précautions à pren-
dre pour réulfir dans cette opération :
l'on me difpenfera bien , je penfe ,
d'en mettre ici le Récipé.
Bb z
195 LETTRES ECRITES
de Baal avoient eu M. Rouelle au milieu d'eux , leur bûcher
eût pris feu de lui-même, &c Elie eût été pris pour dupe.
Vous verfez de l'eau dans de l'eau, voilà de l'encre; vous
verfez de l'eau dans de l'eau , voilà un corps dur. Un Pro-
phète du Collège d'Harcourt va en Guinée, & dit au Peu-
ple : reconnoiiïez le pouvoir de celui qui m'envoie ; je
vais convertir de l'eau en pierre : par des moyens connus
du moindre Ecolier , il fait de la glace ; voilà les Nègres
prêts à l'adorer.
Jadis les Prophètes faifoient defcendre à leur voix le feu
du Ciel ; aujourd'hui les enfans en font autant avec un petit
morceau de verre. Jofué fit arrêter le Soleil ; un faifeur d'al-
manachs va le faire éclipfer ; le prodige eft encore plus fen-
fible. Le cabinet de M. l'Abbé Nollet eft un laboratoire de
magie , les récréations mathématiques font un recueil de mi-
racles ; que dis-je ? les foires même en fourmilleront , les
Briochés n'y font pas rares ; le feul Payfan de Norchollande ,
que j'ai vu vingt fois allumer Cji chandelle avec fon couteau ,
a de quoi fubjuguer tout le Peuple , même à Paris ; que pen-
fez - vous qu'il eût fait en Syrie ?
C'eil un fpe^:acle bien fingulier que ces foires de Paris ;
il n'y en a pas une où l'on ne voye les chofes les plus éton-
nantes , fans que le Public daigne prefque y taire attention ;
tant on eft accoutumé aux chofes étonnantes , ôc même à
celles qu'on ne peut concevoir ! On y voit , au moment que
j'écris ceci , deux machines portatives fcparées , dont l'une
marche ou s'arrête exatftement à la voloncc de celui qui fait
marcher ou arrêter l'autre. J'y ai vu une tête de bois qui
DE LA MONTAGNE. 197
parloit , 6c dont on ne parloir pas tant que de celle d'Albert-
le-Grand. J'ai vu même une chofe plus furprenante; c'étoic
force têtes d'hommes , de Savans , d'Académiciens qui cou-
roient aux miracles des convulfions , & qui en revenoienc
tout émerveillés.
Avec le canon , l'optique , l'aimant , le baromètre , quels
prodiges ne fait-on pas chez les ignorans ? Les Européens ,
avec leurs arts , ont toujours paffé pour des Dieux parmi les
Barbares. Si dans le fein même des Arts , des Sciences , des
Collèges, des Académies; fi, dans le milieu de l'Europe, en
France , en Angleterre, un homme fût venu, le fiecle dernier,
armé de tous les miracles de l'éleétriciré , que nos Phyfîciens
opèrent aujourd'hui , l'eût-on brûlé comme un forcier, l'eût-on
fuivi comme un Prophète ? 11 eft à préfumer qu'on eût fait
l'un ou l'autre : il eit certain qu'on auroit eu tort.
Je ne fais Ci l'art de guérir eft trouvé , ni s'il fe trouvera
jamais : ce que je fais , c'elt qu'il n'eil: pas hors de la nature.
Il cii tout aufîi naturel qu'un homme guériffe , qu'il l'eft
qu'il tombe malade ; il peut tout aufli bien guérir fubitement
que mourir fubitement. Tout ce qu'on pourra dire de cer-
taines guérifons , c'eft qu'elles font furprenantes , mais non
pas qu'elles font impoffibles ; comment prouverez-vous donc
que ce font des miracles ? Il y a pourtant , je l'avoue , des
chofes qui m'étonneroient fort , fi j'en étois le témoin : ce
ne feroic pas tant de voir marcher un boiteux, qu'un homme
qui n'avoit point de jambe ; ni de voir un paralytique mou-
voir fon bras , qu'un homme qui n'en a qu'un reprendre les
deux. Cela me frapperoit encore plus , je l'avoue , que de
ipS
LETTRES ECRITES
voir reflufcirer un moit ; car enfin un mort peut n'être pas
mort ( m ). Voyez le Livre de M. Bruhier.
Au refte , quelque frappant que pût me paroître un pareil
fpectacle , je ne voudrois pour rien au monde en être té-
moin ; car que fais - je ce qu'il en pourroit arriver ? Au
lieu de me rendre crédule , j'aurois grand'peur qu'il ne me
rendît que fou : mais ce n'elt pas de moi qu'il s'agit ; re-
venons.
On vient de trouver le fecret de reffufciter des noyés ; on
a déjà cherché celui de reffufciter les pendus : qui fait fi dans
d'autres genres de mort, on ne parviendra pas à rendre la
vie à des corps qu'on en avoit cru privés. On ne favoit ja-
dis ce que c'étoit que d'abattre la cataracte ; c'eft un jeu
maintenant pour nos Chirurgiens. Qui fliit s'il n'y a pas quel-
que fecret trouvable pour la faire tomber tout-d'un-coup ?
Qui fait fi le Poffeffeur d'un pareil fecret ne peut pas faire
avec fimplicité ce qu'un Spectateur ignorant va prendre pour
un miracle , àc ce qu'un Auteur prévenu peut donner pour
( m ) Lazare c'tolt dcjà dans la
terre ? Scroit - il le premier homme
qu'on auroit enterré vivant t II y
était depuis quatre jours ? qui les
a comptés? Ce n'eft pas Jéfus qui
étoit abfent. Il puoit déjà ? Qii'cn
favez-vous ? Sa fceur le dit ; voilà
toute la preuve. L'effroi , le dégoût
en eût fait dire autant à toute autre
femme , quand même cela n'eût pas
été vrai. Jéfits ne fait que l'appeUcr ,
Es? il fort. Prenez garde de mal rai-
fonner. Il S'agiffoit de l'impoffîbilité
phyfique ; elle n'y eft plus. Jéfus fai-
foit bien plus de faqons dans d'au-
tres cas qui n'ctoient pas plus diffi-
ciles : voyez la Note qui fuit. Pour-
quoi cette différence , fi tout étoit
également miraculeux 1 Ceci peut
être une exagération , & ce n'eft pas
la plus forte que faint Jean ait faitf ;
j'en attefte le dernier verfet de fon
Evangile.
DE LA MONTAGNE.
199
té\(* )} Tout cela n'eft pas vraifemblable , foit : mais nous
n'avons point de preuve que cela foit impoflîble , &c c'eft de
l'impoffibilité phyiique qu'il s'agit ici. Sans cela , Dku , dé-
ployant à nos yeux fa puilllince , n'auroit pu nous donnel- que
des fignes vraifemblables , de fimples probabilités ; & il ar-
riveroit de-là que l'autorité des miracles n'étant fondée que
fur l'ignorance de ceux pour qui ils auroient été faits , ce
qui feroit miraculeux pour un fiecle ou pour un Peuple ne
le feroit plus pour d'autres ; de forte que la preuve univer-
felle étant en défaut , le fyflôme établi fur elle feroit détruit.
Non , donnez-moi des miracles qui demeurent tels quoi qu'il
arrive , dans tous les tems & dans tous les lieux. Si pluiieurs
de ceux qui font rapportés dans la Bible paroiffent être dans
ce cas , d'autres auffi paroifTent n'y pas être. Réponds - moi
donc , Théologien , préte^ds-tu que je palTe le tout en bloc ,
( * ) On voit quelquefois dans le
détail des faits rapportés , une grada-
tion qui ne convient point à une
opération furnaturelle. On préfente à
Jéfus un aveugle. Au lieu de le gué-
rir à l'inftant, il l'emmené hors de
la bourgade. Là il oint fes yeux de
falive , il pofe fes mains fur lui ;
après quoi il lui demande s'il voit
quelque chofe. L'aveugle répond qu'il
voit marcher des hommes qui lui
paroifTent comme des arbres : fur quoi ,
jugeant que la première opération n'eft
pas futhfante, Jéfus la recommence,
Se enfin 1 homme guérit.
Une autre fois , au lieu d'employer
de la falive pure, il la délaye avec
de la terre.
Or je le demande, à quoi bon tout
cela pour un miracle? La nature dif-
pute-t-elle avec fon Maître? A-t-il
befoin d'effort, d'obftination , pour
fe faire obéir ? A-t-il befoin de fali-
ve, cfe terre, d'ingrédiens .<" A-t-il
même befoin de parler , & ne fufiît-
il pas qu'il veuille ? Ou bien ofera-
t-on dire que Jéfus , fur de fon fait, ne
laiffe pas d'ufer d'un petit manège de
charlatan , comme pour fe faire valoir
davantage, & amufcr les fpedlateur^?
Dans le fjftcme de vos Meilleurs, il
faut pourtant l'un ou l'autre. ChoililTez.
2CO LETTRES ECRITES
ou fi tu me permets le triage ? Quand tu m'auras décidé ce
point, nous verrons après.
Remarquez bien , Monfieur , qu'en fuppofant tout au plus
quelque amplification dans les circonfiances , je n'établis
aucun doute fur le fond de tous les faks. C'elt ce que j'ai
déjà dit , &i qu'il n'eft pas fuperflu de redire. Jéfus , éclairé
de l'efprit de Dieu , avoit des lumières fi fupérieures à celles
de {es Difciples , qu'il n'eft pas étonnant qu'il ait opéré des
multitudes de chofes extraordinaires où l'ignorance des fpec-
tateurs a vu le prodige qui n'y étoit pas. A quel point , en
vertu de ces lumières , pouvoit - il agir par des voies natu-
relles , inconnues à eux ôc à nous (o) ? Voilà ce que nous
ne favons point , ôc ce que nous ne pouvons favoir. Les fpec-
tateurs des chofes merveilleufes font naturellement portés à
les décrire avec exagération. Là-defTus on peut , de très-
bonne foi , s'abufer foi - même en abufant les autres : pour
peu qu'un fait foit au-deffus de nos lumières , nous le fuppo-
fons au-delTus de la raifon , &c l'efprit voit enfin du pro-
dige où le cœur nous fait defirer fortement d'en voir.
Les miracles font , comme j'ai dit , les preuves des fim-
ples , pour qui les Loix de la nature forment un cercle très-
( o ) Nos hommes de Dieu veulent tiens pouvoient m'arracher à la fin
à toute force que j'aie fait de Jcfus quelque blufphéme ! quel triomphe ,
tin Impofteur. Ils s'échautTent pour quel contentement, quelle édification
répondre à cette indigne accufation , pour leurs charitables âmes ! Avec
afin qu'on penfe que je l'ai faite ; quelle fainte joie ils apporteroient
ils la fuppofent avec un air de cer- les tifons allumés au feu de leur zele ,
titude ; ils y infillent, ils y reviennent pour embrafer mon bûcher 1
attectueufement. Ah ft ces doux Chrc-
étroic
DE LA MONTAGNE.
iOI
étroit autour d'eux. Mais la fphere s'étend à mefure que les
hommes s'inftruifent &c qu'ils fentent combien il leur refte
encore à favoir. Le grand Phyfîcien voit fi loin les bornes
de cette fphere , qu'il ne fatiroit difcerner un miracle au-delà.
Cela ne fe peut eiè un mot qui fort rarement de la bouche
des Sages; ils difent plus fréquemment, je ne fais.
Que devons-nous donc penfer de tant de miracles rapportés
par des Auteurs, véridiques, je n'en doute pas, mais d'une
fi crafTe ignorance , &: fi pleins d'ardeur pour la gloire de
leur Maître? Faut-il rejetter tous ces faits? Non. Faut -il
tous les admettre ? Je l'ignore (/? ). Nous devons les refpeder
{p) Il y en a dans l'Evangile qu'il
n'eft pas même poffible de prendre
au pied de la Lettre fans renoncer
au bon fens. Tels font, par exem-
ple , ceux des poffcdés. On recon-
noit le Diable à fon œuvre , & les vrais
poffédés font les médians; la raifon
n'en reconnoîtra jamais d'autres. Mais
paiTons : voici plus.
Jéfus demande à un grouppe de
Démons comment il s'appelle. Quoi !
Les Dénions ont des noms .'' Les An-
ges ont des noms ? Les purs Efprits
ont des noms ? Sans doute pour s'en-
tre-appeller entre eux, ou pour en-
tendre quand Dieu les appelle ? Mais
qui leur a donné ces noms ? En
quelle Langue .en font les mots ?
Quelles font les bouches qui pronon-
cent ces mots, les oreilles que leurs
fons frappent? Ce nom c'eft jL4''0" >
car ils font pluficurs , ce qu'apparem-.
Aïélciu";es. Tome I.
ment Jéfus ne favoit pas. Ces An-
ges , ces Intelligences fublimes dans
le mal comme dans le bien , ces
Etres ccleiles qui ont pu fe révcl-
ter contre Dieu , qui ofent combat-
tre fes Décrets éternels , fe logent
en tas dans le corps d'un homme :
forcés d'abandonner ce malheureux ,
ils demandent de fe jetter dans un
troupeau de cochons, ils l'obtiennent,
& ces codions fe précipitent dans la
mer; & ce font-là les auguflc s preu-
ves de la million du Rédempteur du
Genre-humain , les preuves qui doi-
vent l'atteRer à tous les Peuples de
tous les âges , & dont nul ne fau-
roit douter , fons peirie de damna-
tion ! Juftc Dieu! La tête tourne;
on ne fait où l'on eft. Ce font d'une
là , M-'^Tiears, les for.drmens de votre
foi.' La mienne eh a de plus fûrs ,
ce me femble.
Ce
202 LETTRES ECRITES
fans prononcer fur leur nature , duflîons-nous erre cent fois
décrétés. Car enfin Tautorité des Loix ne peut s'étendre juf.
qu'à nous forcer de mal raifonner ; & c'eft pourtant ce qu'il
faut faire pour trouver néceflairement un miracle où la raifon
ne peut voir qu'un fait étonnant.
Quand il feroit vrai que les Catholiques ont un moyen fur
pour eux de faire cette dif Hnftion , que s'enfuivroit - il pour
nous .'' Dans leur fyltéme , lorfque l'Eglife une fois reconnue
a décidé qu'un tel fliit eit un miracle , il eit un miracle ; car
l'Eglife ne peut fe tromper. Mais ce n'eit pas aux Catholi-
ques que j'ai à faire ici, c'eft aux Réformés. Ceux-ci cnc
très-bien réfuté quelques parties de la profeffion.de foi du
Vicaire , qui, n'étant écrite que contre l'Eglife Romaine , ne
pouvoir ni ne devoit rien prouver contre eux. Les Catholi-
ques pourront de même réfuter aifément ces Lettres , parce
que je n'ai point à faire ici aux Catholiques , 6c que nos
principes ne font pas les leurs. Quand il s'agit de montrer
que je ne prouve pas ce que je n'ai pas voulu prouver ,
c'eft-là que mes adverfaires triomplicnt.
De tout ce que je viens d'expofer , je conclus que les faits
les plus attelles , quand même on les admettroit dans toutes
leurs circonitances , ne prouveroient rien , & qu'on peut
même y foupçonner de l'exagération dans les circonftances,
fans inculper la bonne-foi de ceux qui les ont rapportés. Les
découvertes continuelles qui fe font dans les Loix de la nature,
celles qui probablement fe feront encore , celles qui reflcronc
toujours à fiire ; les progrès paifés , préfents ôc futurs de l'in-
dultric humaine ; les divcrfcs bornes que donnent les Peu-,
DE LA MONTAGNE, 203
pies à l'ordre des pofîlbles , félon qu'ils font plus ou moins
éclairés ; tour nous prouve que nous ne pouvons connoître
ces bornes. Cependant il faut qu'un miracle pour être vrai-
ment tel, les paiTe. Soit donc qu'il y ait des miracles, foit
qu'il n'y en ait pas ; il elt irapofHble au Sage de s'alFurer que
quelque fait que ce puiffe être en eft un.
Indépendamment des preuves de cette impoflibilité que je
viens d'établir , j'en vois une autre , non moins forte dans
la fuppoiîtion même : car , accordons qu'il y ait de vrais
miracles ; de quoi nous ferviront - ils s'il y a aufii de faux
miracles , defquels il elt impofilblc de les difcerner ? Et faites
bien attention que je n'appelle pas ici faux miracle un miracle
qui n'clt pas réel , mais un aâe bien réellement furnaturel ,
fait pour foutenir une fauffe doflrine. Comme le mot de
miracle en ce fens peut bielfer les oreilles pieufes , em-
ployons un autre mot , & donnons-lui le nom de prejlige :
mais fouvenons-nous qu'il eft impoffible aux fens humains de
difcerner un prefèige d'un miracle.
La même autorité qui attelle les miracles , attefle àuflî
les pre (liges ; & cette autorité prouve encore que l'appa-
rence des preltiges ne diffère en rien de celle des miracles.
Comment donc diitinguer les uns des autres ; &c que peut
prouver le miracle , fi celui qui le voit ne peut difcerner par
aucune marque affurée Ôc tirée de la chofe même , Ci c'ell
l'œuvre de Dieu , ou fi c'e/t l'œuvre du Démon ? 11 faudroit
un fécond miracle pour certifier le premier.
Quand Aaron jetta {a verge devant Piiaraon ôc qu'elle fut
changée en ferpcnt , les Magiciens jetterenc aufîi leurs verges ,
Ce i
Z04 LETTRES ECRITES
&c elles furent changées en ferpens. Soie que ce changement
fût réel des deux côtés , comme il eft dit dans l'Ecriture ,
foit qu'il n'y eût de réel que le miracle d'Aaron & que le
preftige des Magiciens ne fût qu'apparent , comme le difent
<iuelques Théologiens , il n'importe ; cette apparence étoit
exaclemenr la même : l'Exode n'y remarque aucune diffé-
rence ; &c s'il > en eût eu , les Magiciens fe feroient gardés de
s'expofer au parallèle ; ou s'ils l'avoient fait , ils auroient été
confondus.
Or les hommes ne peuvent juger des miracles que par
leurs fens .; &c Ci la fcnfation eft la même , la différence réelle
qu'ils ne peuvent appercevoir , n'eft rien pour eux. Ainiî le
figne , comme figne , ne prouve pas plus d'un côté que de
l'autre , & le Prophète en ceci n'a pas plus d'avantage que
le Magicien. Si c'eiè encore là de mon beau ftyle , convenez
qu'il en faut un bien plus beau pour le réfuter.
ïl eft vrai que le ferpent d'Aaron dévora les ferpens des
Magiciens. Mais , forcé d'admettre une fois la Magie , Pha-
rao'n put fort bien n'en conclure autre chofe , finon qu'Aaron
étoit plus habile qu'eux dans cet art ; c'eft ainfi que Simon ,
ravi des chofes que faifoit Philippe , voulut acheter des Apô-
tres le fecret d'en faire autant qu'eux.
D'ailleurs , i'inffrioriîc des Magiciens étoit due à la pré-
fence d'Aaron. Mais Aaron abfent , eux fnfant les mêmes
lignes , avoient droit de prétendre à la même autorité. Le
figne en lui-même ne prouvoit donc rien.
Quand Moïfc changea l'eau en fang , les Magiciens chan-
gèrent l'eau en fang; quand Moïfe produilît des grenouilles.
DE LA MONTAGNE. 205
les Magiciens produifirent des grenouilies. Ils échouèrent à
la troifieme plaie; mais tenons -nous aux deux premières
donc Dieu avoic fait la preuve du 'pouvoir divin ( ? ). Les
Magiciens firent auffi cette preuve-là.
Quant à la troifieme plaie , qu'ils ne purent imiter , on ne
voit pas ce qui la rendoit fi difficile , au point de marquer
que le doigt de Dieu étoit-ià. Pourquoi ceux qui purent pro-
duire un animal , ne purent-ils produire un infecte ? & com-
ment , après avoir fait des grenouilles , ne purent- ils faire
des poux ? S'il eft vrai qu'il n'y ait dans ces chofes-là que le
premier pas qui coûte , c'étoit affurément s'arrêter en beau
chemin.
Le même Moïfe , inflruit par toutes ces expériences , ordonne
que fi un faux Prophète vient annoncer d'autres Dieux, c'elt-
à-dire , une faufle doctrine , & que ce faux Prophète auto-
rife fon dire par des prédirions ou des prodiges qui réuf-
fiffent , il ne faut point l'écouter , mais le mettre à mort.
On peut donc employer de vrais figues en faveur d'une fauffe
doflrine ; un figne en lui-même ne prouve donc rien.
La même doctrine des fignes , par des preftiges , eft éta-
blie en mille endroits de l'Ecriture. Bien plus ; après avoir
déclaré qu'il ne fera point de fignes , Jéfus annonce de faux
Chrifts qui en feront ; il dit qyCils feront de grands fignes ,
des miracles capables de féduire les élus mêmes , s''il était
poffible ( /• ). Ne feroit-on pas tenté , fur ce langage , de
prendre les fignes pour des preuves de fauffeté ?
(7 ) Exode VIL 17.
( t ) Matth. XXIV. 24. Marc. XIII. zz.
zo6 LETTRES ECRITES
Quoi ! Dieu , maître du choix de fes preuves , quand il
veut parler aux hommes , choilic par préférence celles qui
fuppofent des connoilTances qu'il fait qu'ils n'ont pas ! Il
prend pour les inftruire la même voie qu'il fait que pren-
dra le Démon pour les tromper ! Cette marche feroit-ellc
donc celle de la Divinité ? Se pourroit-il que Dieu ôc lo
Diable fuiviffent la même route ? Voilà ce que je ne puis
concevoir.
Nos Théologiens , meilleurs raifonneurs , mais de moins
bonne foi que les anciens , font fort embarralTés de cette ma-
gie : ils voudroient bien pouvoir tout-ù-fait s'en délivrer ,
mais ils n'ofent ; ils fentent que la nier feroit nier trop. Ces
gens , toujours fi décififs , changent ici de langage ; ils ne
la nient, ni ne l'admettent, ils prennent le parti de tergiverfer,
de chercher des faux-fuyans , à chaque pas ils s'arrêtent ; ils
ne favent fur quel pied danfer.
Je crois , Monlieur , vous avoir fait fentir où gît la diffi-
culté. Pour que rien ne manque à fa clarté , lu voici mife en
dilemme.
Si l'on nie les pref^iges ,on ne peut prouver les miracles ; parce
que les uns & les autres font fondés fur la mêm.e autorité.
Et 11 l'on admet les preiiiges avec les miracles , on n'a
point de règle fûre , précife & claire pour diflinguer les uns
des autres ; ainfi les miracles ne prou\ent rien.
Je fais bien que nos gens , ainli prelTés , reviennent à la
dodrine : mais ils oublient bonnement que fi la dodrine eft
établie , le miracle eft f .perflu i ^ que fi elle iw l'eft pas , elle
ne peut rien prouver.
D E LA M O N T A G N E. 207
Ne prenez pas ici le change, je vous fupplie : & de ce que
je n'ai pas^ regardé les miracles comme efientiels au Chril'cia-
niùne , n'allez pas conclure que j'ai rejette les miracles. Non ,
Monfieur , je ne les ai rejettes ni ne les rejette ; fi j'ai die
des raifons pour en douter, je n'ai point diflimulé les raifons d'y
croire : il y a une grande différence entre nier une chofe ôc no
la pas affirmer, entre la rejecter & ne pas l'admettre ; & j'ai fi
peu décidé ce point , que je défie qu'on trouve un feul endroit
dans tous mes Ecrits où je fois afîirmatif contre les miracles.
Eh ! comment l'aurois-je été malgré mes propres doutes ,
puifque par-tout où je fuis , quant à moi , le plus décidé , je
n'affirme rien encore. Voyez qu'elles affirmations peut faire
un homme qui parie ainfi dès fa Préface {s).
«« A l'égard de ce qu'on appellera la partie fyfiématique ,
» qui n'eit autre chofe ici que la marche de la nature , c'eft-
» là ce qui déroutera le plus les Leâeurs ; c'ell auffi par-là
jj qu'on m'attaquera fans doute, & peut-être n'aura- 1- on
» pas tort. On croira moins lire un Traité d'éducation que
J5 les rêveries d'un vifionnaire fur l'éducation. Qu'y faire ?
5> Ce n'eli: pas fjr les idées d'autrui que j'écris , c'eft fur
» les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes;
>} il y a long-tems qu'on me l'a reproché. Mais dépend-il
j> de nioi de me donner d'autres yeux, 6c de m'affeder d'au-
îj très idées .'' Non il dépend de moi de ne point abonder
>} dans mon fens , de ne point croire être feul plus fage
» que tout le monde ; il dépend de moi , non de changer
3J de fentinient , mais de me délier du mien ; voilà tout
(s) Prôfacc d'Emile, p. m,
icS LETTRES ECRITES
î> ce que je puis faire , & ce que je fais. Que fî je prends
5j quelquefois le ton affirmatif , ce n'eft point pour en impo-
jj fer au Lecteur; c'elt pour lui parler comme je penfe. Pour-
jj quoi propoferois-je par forme de doute ce dont , quant à
}j moi , je ne doute point ? Je dis exactement ce qui fe pafle
Ȕ dans mon efprit.
» En expofnit avec liberté mon fentiment , j'entends {i
>3 peu qu'il fafTe autorité , que j'y joins toujours mes rai-
j> fons , afin qu'on les pefe , ôc qu'on me juge. Mais quoi-
5} que je ne veuille point m'obftiner à défendre mes idées ,
5» je ne me crois pas moins obligé de les propofer ; car
» les maximes fur lefquelles je fuis d'un avis contraire à
5j celui des autres , ne font point indifierentes. Ce font de
j> celles dont la vérité ou la fauffeté importe à connoître,
5} & qui font le bonheur ou le malheur du Genre-humain.
Un Auteur qui ne fait lui - même s'il n'eft point dans l'er-
reur, qui craint que tout ce qu'il dit ne foit un tiflu de rêve-
ries, qui, ne pouvant changer de fentimens, fe délie du fien ,
qui ne prend point le ton affirmatif pour le donner, mais
pour parler comme il penfe , qui , ne voulant point faire auto-
rité, dit toujours fes raifons afin qu'on le juge , & qui même
ne veut point s'obltiner à défendre fes idées ; un Auteur qui
parle ainfi à la tête de fon Livre, y veut -il prononcer des
oracles ? veut-il donner des décifions ? &C , par cette déclara-
tion préliminaire, ne met- il pas au nombre des doutes fes
plus fortes aflertions?
Et qu'on ne dife point que je manque à mes engjgemcBS
en m'obltinant à défendre ici mes idées. Ce fcroit le comble
de
DE LA MONTAGNE.
209
de l'injuftice ; ce ne font point mes idées que je défends ,
c'eit ma perfonne. Si l'on n'eût attaqué que mes Livres,
j'aurois conftamment gardé le filence ; c'étoit un point
réfolu. Depuis ma déclaration, faite en 1753, m'a- 1- on
vu répondre à quelqu'un , ou me taifois - je faute d'ag-
grelfeurs? Mais quand on me pourfuit, quand on me décrète,
quand on me déshonore pour avoir dit ce que je n'ai pas
dit , il faut bien , pour me défendre , montrer que je ne
l'ai pas dit. Ce font mes ennemis , qui , malgré moi , me
remettent la plume à la main. Eh ! qu'ils me lailTent en repos ,
Se j'y lailTerai le Public ; j'en donne de bon cœur ma parole.
Ceci fert déjà de réponfe à l'objeélion rétorfîve que j'ai
prévenue , de vouloir faire moi - même le réformateur en
bravant les opinions de tout mon fiecle ; car rien n'a moins
l'air de bravade qu'un pareil langage , &. ce n'eft pas affuré-
ment prendre un ton de Prophète que de parler avec tant de
circonfpedHon. J'ai regardé comme un devoir de dire mon
fentiment en chofes importantes & utiles ; mais ai - je dit un
mot, ai -je fait uii pas pour le faire adopter à d'autres? quel-
qu'un a-t-iî vu dans ma conduite l'air d'un homme qui cher-
choit à fe faire dçs fectateurs }
En tranfcrivant l'Ecrit particulier qui fait, tant d'imprévus
zélateurs de la Foi , j'avertis encore le Lecteur qu'il doit fe
défier de mes jugcmens , que c'eft à lui de voir s'il peut tirer
de cet Ecrit quelques réflexions utiles, que je ne lui propofe
ni le fentiment d'autrui ni le mien pour règle , que je le lui
préfente à examiner ( r ).
(O Emile. T. II. p. 560.
Mélanges. Tome L D d
2IO LETTRES ECRITES
Et lorfque je reprends la parole, voici ce que j'ajoute encore
à la fin.
>j J'ai tranfcrit cet Ecrit, non comme une regîe des fenti-
» mens qu'on doit fuivre en matière de Religion , mais
j5 comme un exemple de la manière dont on peut raifonner
jj avec fon Elevé pour ne point s'écarter de la méthode que
»j j'ai tâché d'établir. Tant qu'on ne donne rien à l'autorité
j5 des hommes ni aux préjugés des pays où l'on efi né, les
JJ feules lumières de la raifon ne peuvent, dans l'inftitution
5j de la Nature , nous mener plus loin que la Religion natu-
5) relie , & c'elt h quoi je me borne avec mon Emile. S'il en
j} doit avoir une autre, je n'ai plus en cela le droit d'être
JJ fon guide ; c'elt à lui feul de la choifir. (//) jj
Ouel eft après cela l'homme allez impudent pour m'ofer
taxer d'avoir nié les miracles qui ne font pas même niés dans
cet Ecrit ? Je n'en ai pas parlé ailleurs (x).
Quoi 1 parce que l'Auteur d'un Ecrit publié par un autre y
introduit un raifonneur qu'il défapprouve (y ) , & qui dans une
difpute rejette les miracles , il s'enfuit de-là que non-feulement
l'Auteur de cet Ecrit, mais l'Editeur, rejette auffi les miracles?
Quel tifTu de témérités ! Qu'on fe permette de telles pré-
emptions dans la chaleur d'une querelle littéraire , cela eft
très-blâmable & trop commun ; mais les prendre pour des
preuves dans les Tribunaux ! Voilà une jurifprudence à faire
(i/) Emile. T. III. p. 204. Lettre, ce n'eft pas fur ce qu'elfe
(*) J'en ai parlé depuis dans ma contient qu'on peut fonder les pro-
Lettre à M. de Beaumont : mais ccdurcs Faites avant qu'elle ait paru.
cutrc qu'on n'a rien dit Tur cette (, u ) Emile. T. 111. p. isi-
D E L A M O N T A G N F. m
trembler l'homme le plus jufte 6c le plus ferme , qui a le
malheur de vivre fous de pareils Magiflrars.
L'Auteur de la profefTion de foi fait des objedions tant fur
l'utilité que fur la réalité des miracles, mais ces objections ne
font point des négations. Voici là-deiTus ce qu'il dit de plus
fort. " C'ed l'ordre inaltérable de la nature qui montre le
»3 jnieux l'Etre fuprôme. S'il arrivoit beaucoup d'exceptions,
>» je ne faurois plus qu'en penfer ; &c pour moi je crois trop
>î en Dieu pour croire à tant de miracles fî peu dignes de lui >».
Or , je vous prie , qu'eft - ce que cela dit ? Qu'une trop
grande multitude de miracles les rendroit fufpects à l'Auteur ;
qu'il n'admet point indiftinftement toute forte de miracles,
6c que fa foi en Dieu lui fait rejetter tous ceux qui ne font
pas dignes de Dieu. Quoi donc? celui qui n'admet pas tous
les miracles , rejette-t-il tous les miracles ? ôc faut-il croire à
tous ceux de la Légende , pour croire l'Afcenfion de Chriit ?
Pour comble. Loin que les doutes contenus dans cette
féconde partie de la profefîlon de foi puifTent être pris pour
des négations , les négations , au contraire , qu'elle peut con-
tenir, ne doivent être prifes que pour des doutes. C'eft la
déclaration de l'Auteur , en la commençant , fur les fentimens
qu'il va combattre. Ne donner , dit - il , à mes difcours que
Vautorité de la raifon. rignore Ji je fuis dans Veneur. Il cft
difficile , quand on difcute , de ne pas prendre quelquefois le
ton affirmatif ; mais fouvene\-vous qi^ici toutes mes affirma-
lions ne font que des raifons de douter (\). Peut-on parler
plus pofitivement ?
(2) Emile. T. m. p. nr.
Dd *
HZ LETTRES ECRITES
Quant à moi , je vois des faits ntteftés dans les faintes
Ecritures : cela fuffit pour arrêter fur ce point mon jugement»
S'ils étoient ailleurs , je rejetterois ces faits , ou je leur ôterois
le nom de miracles ; mais parce qu'ils font dans l'Ecriture ,
je ne les rejette point. Je ne les admets pas non plus , parce
que ma raifon s'y refufe , ôc que ma décifion fur cet article
n'intéreffe point mon falut. Nul Chrétien judicieux ne peut
croire que tout foit infpiré dans la Bible , jufqu'aux mots &
aux erreurs. Ce qu'on doit croire infpiré , elï tout ce qui tient
à nos devoirs; car pourquoi Dieu auroit-il infpiré le refte.**
Or la doctrine des miracles n'y tient nullement ; c'eft ce que
je viens de prouver. Ainfi le fentiment qu'on peut avoir ea
cela n'a nul trait au refpeft qu'on doit aux Livres facrés.
D'ailleurs, il elt impoflible aux hommes de s'affurer que
quelque fait que ce puiffe être efè un miracle {aa) ; c'eft encore
ce que j'ai prouvé. Donc en admettant tous les faits contenus
dans la Bible , on peut rejetter les miracles Jans impiété ,
& même fans inconféquence. Je n'ai pas été jufques-lh.
Voilà comment vos Meilleurs tirent des miracles, qui ne
font pas certains , qui ne font pas nécelTaires , qui ne prou-
vent rien , &c que je n'ai pas rejettes , la preuve évidente
que je renverfe les fondemens du Chrillianifme , &c que je
ne fuis pas Chrétien.
( aa) Si CCS Mefllcurs difent que de leur part eft un cercle vicieux,
cla eft décide dans l'Ecriture, & que Car puifqu'ils veulent que le miracle
c
je dois reconnoitre pour miracle ce fcr\'e de preuve à la Révélation , ils
qu'elle nie donne pour tel ; je ré- ne doivent pas employer l'autorité
ponds que c'eft ce qui eft en quef- de la Révélation, pour conftater le
tion , & j'ajoute que ce raifonnenient miracle.
DE LA MONTAGNE.
213
L'ennui vous empêcheroic de me fuivre fi j'enrrois dans
le même détail far les autres accufations qu'ils entafîent pour
tâcher de couvrir par le nombre l'injuliice de chacune en
particulier. Ils m'accufent, par exemple, de rejetter la prière.
Voyez le Livre, ôc vous trouverez une prière dans l'endroit
même dont il s'agir. L'homme pieux qui parle {66) ne croie
pas, il eit vrai , qu'il foit abfblument néceffaire de demander
à Dieu telle ou telle chofe en particulier ( ce ). Il ne défap-
prouve point qu'on le falTe ; quant à moi , dit-il , je ne le
fins pas , perfuadé que Dieu eft un bon Père , qui fait
mieux que fes enfans ce qui leur convient. Mais ne peut-
on lui rendre aucun autre culte aufli digne de lui? Les hom-
( bb ) Un Minifîre de Genève ,
difficile affurément en Chriftianifme
dans les jugeniens qu'il porte du
miea , afHrme que j'ai dit , moi J. J.
ïloulTeau, que je ne priois pas Dieu :
11 r^ffure en tout autant de termes ,
cinq ou fix fois de fuite , & toujours
en me nommant. Je veux porter ref-
ped à l'Eylife , mais oferois-je lui de-
mander où j'ai dit cela ? 11 eft permis
à tout barbouilleur de papier de dé-
raifonncr & bavarder tant qu'il veut ;
mais il n'eft pas permis à un bon
Chrétien d'être un calomniateur public.
{ce) (^iiand vous prierez, dit
Jéfus , priez ainjt. Quand on prie
avec des paroles , c'cft bien fait de
préférer celle- là; mais je ne vois
point ici l'ordre de prier avec des
paroles. Une autre priera eft préfé-
rable , c'eft d'être difpofé à tout ce
que Dieu veut. Me voici. Seigneur,
pour faire ta volonté. De toutes les
formules , l'Oraifon dominicale • eft ,
fans contredit la plus parfaite , mais
ce qui eft plus parfait encore, eft
l'entière réfignation aux volontés de
Dieu. Non point ce que je veux ,
mais ce que tu veux. Que dis - je ?
C'eft l'Oraifon dominicale elle-même.
Elle eft toute entière dans ces paroles ;
(^ue ta volonté foit faite. Toute au.
tre prière eft fuperflue , & ne fait
que contrarier celle - là. Que celui
qui penfe ainfi fe trompe , cela peut
être. Mais celui qui publiquement
l'accufe à caufe de cela de détruire
la morale Chrétienne & de n'être pas
Chrétien, eft - il un fort boa Chîc-
tien lui - même?
114 LETTRES ECRITES
mages d'un cœur plein de zèle , les adomtions , les louan-
ges, la contemplation de fa grandeur, l'aveu de notre néant,
la réiignation à Cd volonté , la foumiiïion à {i^s Loix , une
vie pure ôc fainte , tout cela ne vaut-il pas bien des vœux
intérefTés & mercenaires ? Près d'un Dieu jufle , la meilleure
manière de demander e't de mériter d'obtenir. Les Anges
qui le louent autour de fon Trône , le prient-ils ? Qa'au-
roient-ils à lui demander ? Ce mot de prière elt fouvent
employé dans l'Ecriture pour hommage , adoration ; 6c qui
fait le plus , elt quitte du moins. Pour moi , je ne rejette
aucune des manières d'honorer Dieu ; j'ai toujours approuvé
qu'on fe joignît à l'Eglife qui le prie : je le fais ; le Prêtre
Savoyard le faifoit lui-même ( d'tO- L'Ecrit £ violemment at-
taqué efè plein de tout cela. N'importe : je rejette , dit-
on , la prière ; je fuis un impie h brûler. Me voilà jugé.
Ils difent encore que j'accufe la morale chrétienne de rendre
tous nos devoirs impraticables en les outrant. La morale
chrétienne e'I: celle de l'Evangile ; je n'en reconnois point
d'autre , ëc c'elt en ce fens auiTi que l'entend mon accu-
fateur, puifque c'elt des imputations où celle-là fe trouve
comprife , qu'il conclut , quelques lignes après , que c'elt
par dérifion que j'appelle l'Evangile divin (ec).
Or voyez fi l'on peut avancer une faulTetc plus noire, Se
montrer une mauvaife foi plus marquée, puifque, dans le
pafTage de mon Livre , où ceci fe rapporte , il n'cfc pas
môme pofliblc que j'aie voulu parler de l'Evangile.
( (Id) Kmilc , Tiime 111. png. iGv
(ce) Lettres tcritcs de la Campagne, pai;. ii.
DE LA Pd O N T A G N E.
iiS
Voici , Monfleur , ce paffage : il eft dans le quatrième
Tome d'Emile , page 64. " En n'afferviffanc les honnêtes
r> femmes qu'à de triltes devoirs , on a banni du ma-
» riage tout ce qui pouvoit le rendre agréable aux hommes.
>j Faut-il s'étonner fi la taciturnité qu'ils voient régner chez
?j eux les en chalFe ou s'ils font peu tentés d'embrauer un
>» état fi déplaifant. A force d'outrer tous les devoirs, le
» Chriltianifme les rend impraticables & vains : à force d'in-
j> terdire aux femmes le chant, la danfe , 6c tous les amu-
}} femens du monde, il les rend maulFades, grondeufes, in-
>j fapportables dans leurs maifons >j.
Mais où efi:-ce que l'Evangile interdit aux femmes le chant
& la danfe ? où elt-ce qu'il les alTervit à de triites devoirs ?
Tout au contraire , il y e(t parlé des devoirs des maris y
mais il n'y eft pas dit un mot de ceux des femmes. Donc
on a tort de me faire dire de l'Evangile ce que je n'ai dit
que des Janfénides , des Mcthodiftes , èc d'autres dévots
d'aujourd'hui , qui font du Chriflianifme une Religion aulfi
terrible &c déplaifante (jf), qu'elle eit agréable ôc douce
fous la véritable Loi de Jéfus-ChrifK
(iT) Les premiers Reformes donnè-
rent d'abord dans cet excès avec une
dureté qui fit bien des hypocrites , &
les premiers Janfénilles ne manquè-
rent pas de les iiniter en cela. Un
Prédicateur de Genève , appelle Henri
de la Marre , foutenoit en Chaire que
c'étoit péché que d'aller à la noce plus
joycufcment que Jéfus-Chtift n'étoit
allé à la mort. Un Curé Janféniftc
foutenoit de même que les feflins des
noces étoient une invention du Diable.
Quelqu'un lui objeéta là-deffus que
Jéfus - Chrid y avoit pourtant affilié ,
& qu'il avoit même daigné y faire fon
premier miracle pour prolonger la
gaité du feftin. Le Curé , un peu em-
barraflé , réponJit en grondant : Ce
n'eji pas ce qu'il Jit de mieux^
2i5 LETTRES ECRITES
Je ne voudrois pas prendre le ton du Père Berruyer, que
je n'aime gueres , & que je trouve même de très-mauvais
goût ; mais je ne puis m'empêcher de dire qu'une des chofes
qui m.e charment dans le caractère de Jéfus, n'eft pas feu-
lement la douceur des mœurs , la fîmplicité , mais la faci-
lité , la grâce , 6c mcme l'élégance. Il ne fuyoit ni les plai-
firs ni les fêtes, il alloit aux: noces, il voyoit les femmes,
il jouoit avec les enfans, il aimoit les parfums, il mangeoit
chez les Financiers. Ses Difciples ne jeimoient point ; fon
aufiérité n'étoit point fàcheufe. Il étoit à la fois indulgent
îk juiie , doux aux foibles , & terrible aux méchans. Sa
morale avoit quelque chofe d'attrayant , de carefîlint , de
tendre ; il avoit le cœur fenûbla , il étoit homme de bonne
fociété. Quand il n'eût pas été le plus fage des mortels, il
en eût été le plus aimable.
Certains palTages de faint Paul, outrés ou mal entendus,
ont fait bien des fanatiques, ëc ces fmatiques ont fouvent
défiguré & déshonoré le ChriUianifme. Si l'on s'en fût tenu
à l'efprit du IVIaître , cela ne feroit pas arrivé. Qu'on m'ac-
cufe de n'être pas toujours de l'avis de Saint Paul , on peut
me réduire à prouver que j'ai quelquefois raifon de n'en
pas être. Mais il ne s'enfoivra jamais de-lii que ce foit par
dérifion que je trouve l'Evangile divin. Voilà pourtant com-
ment raifonnent mes perfccuteurs.
Pardon, Moniieur, je vous excède avec ces longs détails,
je le fcns , &c je les termine : je n'en ai déjà que trop dit
pour ma àéi^cnfc , 6c je m'ennuie moi-même de répondre
toujours par dçs raifons à des accufations fans raifon.
QUATRIEME
DE LA MONTAGNE, tij
'»gj — -^.yjft- -- .— „— 3>
Q^U A T R I E M E LETTRE.
Je vous ai fait voir, Monfieur, que les imputations tirées
de mes Livres en preuve que j'attaquois la Religion établie
par les Loix , étoient fauffes. C'eft cependant fur ces im^
putations que j'ai été jugé coupable , &c traité comme tel.
Suppofons maintenant que je le fuffe en eftet , éc voyous
en cet état la punition qui m'étoit due.
Ainfi que la vertu , le vice a fes degrés.
Pour être coupable d'un crime , on ne l'eft pas de tou?.
La juftice confiite à mefurer exaflement la peine à la faute,
ôc l'extrême juftice elle-même eft une injure lorsqu'elle n'a
nul égard aux confidérations raifonnables qui doivent tem-
pérer la rigueur de la Loi.
Le délit fuppofé réel , il nous refte à chercher qu'elle eit
fa nature , & quelle procédure eft prefcrite en pareil ca?
par vos Loix,
Si j'ai violé mon ferment de Bourgeois , comme on
m'en accufe , j'ai commis un crime d'Etat , &c la connoif-
fance de ce crime appartient directement au Confeil ; cela
eft inconteftable.
Mais fi tout mon crime confîfte en erreur fur la dodrine,
cette erreur fût-elle même une impiété , c'eft autre chofe,
Selon vos EJits , il appartient à un autre Tribunal d'en coa-
noître en premier relTort.
Et quand même mon crime feroic un crime d'Etat ;
Mélanges. Tome I, E e
2i8 LETTRES ECRITES
fi , pour le déclarer tel , il faut préalablement une décifion
fur la doctrine , ce n'eft pas au Confeil de la donner. C'eft
bien à lui de punir le criine , mais non pas de le conftater.
Cela eft formel par vos Edits j comme ' nous verrons ci-après.
Il s'rgit: d'abord de favoir fi j'ai violé mon ferment de
Bourgeois , c'eit-à-dire , le ferment qu'ont prêté mes Ancê-
tres quand ils ont été admis à la Bourgeoifie : car pour
moi , n'ayant pas habité la Ville , &c n'ayant fait aucune
fonclion de Citoyen , je n'en ai point prêté le ferment :
mais palTons.
Dans la formule de ce ferment, il n'y a que deux arti-
cles qui puiffent regarder mon délit. On promet , par le pre-
mier , de vivre félon la Kéformation du faint Evangile ; &
par le dernier , de ne faire ne fouffrir aucunes pratiques ,
machinations ou entreprifes contre la Kéformation du fainù
Evangile.
Or loin d'enfreindre le premier article , je m'y fuis con-
formé avec une fidélité ôc même une hardielTe qui ont peu
d'exemples , profeffant hautement ma Religion chez les Ca-
tholiques , quoique j'euffe autrefois vécu dans la leur ; ôc l'on
ne peut alléguer cet écart de mon enfance comme une in-
fraction au ferment , fur-tout depuis ma réunion authentique
à votre Eglife en 1754 , &c mon rétablillement dans mes
droits de Bourgeoifie , notoire à tout Genève , &. dent j'ai
d'ailleurs des preuves pofitives.
On ne fauroit dire , non plus , que j'aye enfreint ce pre-
mier article par les Livres condamnes ; puifque je n'ai point
ceflë de m'y déclarer Proteftant. D'ailleurs , autre chofe elt
DE LA MONTAGNE, zip
la conduire , autre chofe font les Ecrits. Vivre félon la Ré-
formation , c'efi profelTer la Réformation , quoiqu'on fe puiffe
écarter par erreur de fa doctrine dans de blâmables Ecrits,
ou commettre d'autres péchés qui offenfent Dieu , mais qui
par le feul fait ne retranchent pas le délinquant de l'Eglife.
Cette difl:in6Hon , quand on pourroit la difputer en général ,
elt ici dans le ferment même ; puifqu'on y fépare , en deux
articles ce qui n'en pourroit faire qu'un , H la profeffion de
la Religion étoit incompatible avec toute entreprife contre la
Religion. Ou y jure, par le premier, de vivre félon la Ré-
formation ; &c l'on y jure , par le dernier , de ne rien entre-
prendre contre la Réformation. Ces deux articles font très-
diflincls , ôc même féparés par beaucoup d'autres. Dans le
fens du Légiflateur , ces deux chofes font donc féparables.
Donc quand j'aurois violé ce dernier article , îl ne s'enfuit
pas que j'aye violé le premier.
Mais ai-je violé ce dernier article ?
Voici comment l'Auteur des Lettres écrites de la Cam-
pagne établit l'affirmative, page 30.
}3 Le ferment des Bourgeois leur impofe l'obligation de
}> ne faire ne foiiffrir être faites aucunes pratiques , machi-
jj nations ou entreprifes contre la Ste. Réformation Evan-
« gélique. Il femble que c'eft un peu {a) pratiquer & ma-
» chiner contre elle , que de chercher à prouver , dans deux
(a) Cet un peu ^ fi plaifant & fi d'aller en quête delà griffe, à qui ce
différent du ton grave & décent du petit bout, nond'urcille, mais d'oa-
refte des Lettres, ayant été retranché gle appartient,
dans la féconde édition , je m'abftiens
Ee î
2to LETTRES ECRITES
» Livres fi féduifants , que le pur Evangile eft abfurde en
» lui-même & pernicieux à la fociété. Le Confeil écoic donc
5j obligé de jetter un regard fur celui que tant de préfomp-
« dons Ci véhémentes accufoient de cette entreprife.
Voyez d'abord que ces MelFieurs font agréables î II leur
femble entrevoir de loin un peu de pratique & de machina-
tion. Sur ce petit femblant éloigné d'une petite manœuvre ,
ils jettent un regard fur celui qu'ils en préfumenc l'Auteur;
& ce regard eft un décret de prife de corps.
Il eit vrai que le m.ême Auteur s'égaye à prouver enfuite
que c'eit par pure bonté pour moi qu'ils m'ont décrété. Le
Confeil^ dit -il, pouvait ajourner perfonnellcment AI. Rouf-
ficiu , il pouvait Vajfigncr pour être oui , il pouvait le décré-
ter.... De ces trois partis , le dernier était incomparablement
le plus doux ce n'' était au fond qu'un avertijf'ement de ne
pas revenir , s'il ne voulait pas s''expofer à une procédure ;
ou , .î'/7 voulait s''}' expofer , de bien préparer fes défenfes {b),
Ain(i plaifintoit , dit Brantôme , l'exécuteur de l'infortuné
Dom Carlos , Infant d'Efpagne. Comme le Prince crioir &
vouloit fe débattre : Paix , Ahnfeigneur , lui difoit-il en
l'étranglant , tout ce quan en fait rCeft que pour votre bien.
Mais quelles font donc ces pratiques &. machinations donc
on m'accufe ? Pratiquer^ fi j'entends ma Langue, c'ell fe
ménager des intelligences fecretes ; machiner , c'elt £iire de
fourdes menées , c'elt faire ce que certaines gens font contre
le Chrifèianifme 6c contre m.oi. Mais je ne conçois rien de
moins fccret , rien de moins caché dans le monde , que de
(i) Page }J.
DE LA MONTAGNE. lu
publier un Livre & d'y mettre fon nom. Quand j'ai dit mon
fentiment fur quelque matière que ce fût , je l'ai dit haute-
ment , à la face du Public , je me fuis nommé , ôc puis je
fuis demeuré tranquille dans ma retraite : on m.e perfuadera
difficilement que cela relTemble à des pratiques & machinations.
Pour bien entendre l'efprit du ferment ôc le fens des ter-
mes , il faut fe tranfporter au tcms où la formule en fijt
dreffée , & où il s'agilToit eflentiellement pour l'Etat de ne
pas retomber fous le double joug qu'on venoit de fecouer.
Tous les jours on découvroit quelque nouvelle trame en fa-
veur de la Maifon de Savoye ou des Evêques, fous prétexte
de Religion. Voilà fur quoi tombent clairement les mots de
pratiquas ôc de machinations , qui , depuis que la Langue
Françoife exille , n'ont furement jamais été employés pour
les fentimens généraux qu'un homme publie dans un Livre
où il fe nomme , fans projet , fans vue particulière , & fans
trait à aucun Gouvernement. Cette accufation paroît fi peu
férieufe à l'Auteur même qui l'ofe faire , qu'il me reconnoît
jidck aux devoirs du Citoyen (c).Ov comment pourrois-je
l'être , fi j'avois enfreint mon ferment de Bourgeois ?
Il n'eft donc pas vrai que j'aye enfreint ce ferment.
J'ajoute que quand cela feroit vrai , rien ne feroit plus inoui
dans Genève en chofes de cette efpece , que la procédure
faite contre moi. Il n'y a peut-être pas de Bourgeois qui
n'enfreigne ce ferment en quelque article (d)^ fans qu'on \
(c) Page g. leurs fans perniiffion Qui eft - ce qui
(cH Par exemple , de ne point for- dcmanUe cette permiflion ?
tir de la Vilk pour alkr liabitcr aiL
/
zii LETTRES ECRITES
s'avife pour cela de lui chercher querelle , &c bien moins de
le décréter.
On ne peut pas dire , non plas , que j'attaque la morale
dans un Livre oii j'établis de tout mon pouvoir la préfé-
rence du bien général fur le bien particulier , & où je rap-
porte nos- devoirs envers les hommes à nos devoirs envers
Dieu ; feul principe fur lequel la morale puiffe être fondée ,
pour être réelle & paiTer l'apparence. On ne peut pas dire
que ce Livre tende en aucune forte à troubler le culte établi
ni l'ordre public , puifqu'au contraire j'y infiile fur le ref-
pe61: qu'on doit aux formes établies , fur l'obéiffance aux
Loix en toute chofe , même en matière de Religion , &
puifque c'eit de cette obéiiFance prefcriîe qu'un Prêtre de
Genève m'a le plus aigrement repris.
Ce délit fi terrible , &c dont on fait tant de bruit , fe réduit
donc, en l'admettant pour réel , à quelque erreur fur la foi,
qui , fi elle n'eft avantageufe à la fociété , lui elt du moins
très-indifférente ; le plus grand mal qui en réfulte étant la
tolérance pour les fentimens d'autrui , par conféquent la paix
dans l'Etat &c dans le monde fur les matières de Religion.
Mais je vous demande , à vous , Monfîeur , qui connoifTez
votre Gouvernement & vos Loix , à qui il appartient de juger,
èc fur-tout en première inftance , des erreurs fur la Foi que
peut commettre un Particulier ? Elt-ce au Confeil , eft-cc au
Confiftoire ? Voilà le nœud de la queftion.
Il faloit d'abord réduire le délit à fon efpece. A préftnc
qu'elle eft connue , il faut comparer la procédure h la Loi.
Vos Edits ne fixent pas la peine due à celui qui erre en
DE LA MONTAGNE. ^zj
matière de Foi , ôc qui public fon erreur. Mais par l'Article
88 de rOrdonnance eccléfiaftique , au Chapitre du Coniiitoire ,
ils règlent l'ordre de la procédure contre celui qui dogma-
tife. Cet Article eft couché en ces termes.
S^il y a quelqu^iin qui dogmatife contre la docliinc reçue ,
qu'il fait appelle pour conférer avec lui : s'il fe range , qu^oa
le fupporte fans fcandale ni dijfame ; s'il efi opiniâtre , qu''orL
Vadmonefte par quelques fois pour ejfayer à le réduire. Si on
voit enfin quUlfoit befoin de plus grande févérité , qu'on lui
interdife la fainte Cène , G' qiùon en avertijfe le Magifirat ,
afin d'y pourvoir.
On voit par-là , i°. que la première inquifîtion de cette
efpece de délit appartient au Confiitoire.
z°. Que le Légiflateur n'entend point qu'un tel délit foit
irrémiiïible , fi celui qui l'a commis fe repent 6c fe range.
5''. Qu'il prefcrit les voies qu'on doit fuivre pour ramener
le coupable à fon devoir.
4". Que ces voies font pleines de douceur , d'égards , de
commifcration ; telles qu'il convient à des Chrétiens d'en
ufer , à l'exemple de leur Maître , dans les fautes qui ne trou-
blent point la fociété civile , & n'intéreffent que la Religion.
5°. Qu'enfin la dernière & plus grande peine qu'il prefcrit,
ell: tirée de la nature du délit , comme cela devroit toujours
être , en privant le coupable de la fainte Cène , &: de la
Communion de l'Eglife , qu'il a ofTenfée , & qu'il veut con-
tinuer d'off'enfer.
Après tout cela le Confifloire le dénonce au Magifî:rat ,
qui doit alors y pourvoir ; parce que la Loi ne foufTrant
ÎZ4 LETTRES ECRITES
dans l'Etat qu'une feule Religion , celui qui s'obfline à vou-
loir en profeiïer ôc enfeigner une autre , doit être retranché
de l'Etat.
On voit l'application de toutes les parties de cette Loi
dans la forme de procédure fuivie en 15*53 , contre Jean
Morelli.
Jean Morelli , habitant de Genève , avoit fait & publié un
Livre , dans lequel il attaquoit la difcipline eccléilaftique , &
qui fut cenfuré au Synode d'Orléans. L'Auteur , fe plaignant
beaucoup de cette cenfure & ayant été , pour ce même Livre ,
appelle au Confifloire de Genève , n'y voulut point compa-
roître , &c s'enfuit ; puis étant revenu , avec la permiflion du
Magiflrat , pour fe réconcilier avec les Miniftres , il ne tint
compte de leur parler , ni de fe rendre au Confiftoire , jul^
qu'à ce qu'y étant cité de nouveau , il comparut enfin , & ,
après de longues difputes , ayant refufé toute efpece de fatif-
faction ; il fut déféré ôc cité au Confeil , où , au - lieu de
comparoître, il fit préfenter, par fa femme, une excufe par
écrit , ôc s'enfuit derechef de la Ville.
Il fut donc enfin procédé contre lui , c'eft-à-dire , contre
fon Livre ; & comme la fentence rendue en cette occafion
eit importante , même quant aux termes , & peu connue ,
je vais vous la tranfcrire içï toute entière ; elle peut avoir
fon utilité.
il (e) Nous Syndiques , Juges des caufes criminelles de cette
(f) Extrait des procédures faites Imprime à Gencvc , cliez Francjois
& tenues contre Jean Morelli Pcrria , 1563 , page 10.
i] Cite f
DE LA MONTAGNE. 215
» Cité , ayant entendu le rapport du vénérable Confîftoire
»5 de cette Eglife , des procédures tenues envers Jean Morelli,
»j habitant de cette Cité : d'autant que maintenant , pour la
» féconde fois , il a abandonné cette Cité , & au lieu de
y» comparoître devant nous & notre Confeil , quand il y
M étoit renvoyé , s'eli montré défobéifTant : à ces caufes , ôc
« autres jufks à ce nous mouvantes , féants pour Tribunal
jj au lieu de nos Ancêtres , félon nos anciennes coutumes ,
J5 après bonne participation de Confeil avec nos Citoyens ,
« ayant Dieu &: fes faintes Ecritures devant nos yeux , ôc
>j invoqué fon faint Nom pour faire droit jugement; difants.
» Au nom du Père , du Fils &c du Saint-Efprit , Amen. Par
« cette notre deffinitive fentence , laquelle donnons ici par
jf écrit , avons avifé par meure délibération de procéder plus
jj outre , comme en cas de contumace dudit Morelli : fur-
35 tout afin d'avertir tous ceux qu'il appartiendra, de fe donner
J3 garde du Livre , afin de n'y être point abufés. Eltant donc
»j duement informés des refveries ôc erreurs lefquels y font
»» contenus , Ôc fur-tout que ledit Livre tend à faire fchif-
j» mes ôc troubles dans l'Eglife d'une façon fédicieufe : l'avons
» condamné Ôc condamnons comme un Livre nuifible ôc
»> pernicieux ; &c , pour donner exemple , ordonné ôc ordon-
jj nons que l'un d'iceux foit préfentement brullé. Défendant
» h tous Libraires d'en tenir ni expofcr en vente : ôc à tous
>j Citoyens Bourgeois ôc Habitants de cette Ville , de quel-
»ï que qualité qu'ils foient , d'en acheter ni avoir pour lire :
» commandant à tous ceux qui en auroient de nous les ap-
« porter , ôc ceux qui fauroient où il y en a , de le nous
Mélanges. Tome I. Ff
zi6 LETTRES ECRITES
>5 révéler dans vingt-quatre heures , fous peine d'être rigou-
» reufement punis.
» Et à vous , nollre Lieutenant , commandons que faciez
»s mettre nollre préfente Sentence à due & entière exécution.
'prononcée & exécutée le Jeudi fei\ieme jour de Septem.'
bre , mil cinq cents foixante-trois.
" Ainfi fîgné P. C h e n e l a t. »
Vous trouverez , Monfieur , des obfervations de plus d'un
genre à faire en tenis &c lieu fur cette Pièce. Quant à pré-
fent ne perdons pas notre objet de vue. Voilà comment il
fut procédé au jugement de Morelli , dont le Livre ne fut
brûlé qu'à la lin du procès , lîins qu'il fût parlé de Bourreau
ni de flétriffure , & dont la perfonne ne fut jamais décrétée ,
quoiqu'il fût opiniâtre & contumax.
Au lieu de cela , chacun Hiit comment le Confeil a pro-
cédé contre moi dans l'inltant que l'Ouvrage a paru, & fins
qu'il ait même été fait mention du Confiftoire. Recevoir le
Livre par la polte , le lire, l'examiner, le déférer, le brûler,
me décréter , tout cela fut l'affaire de huit ou dix jours : on
ne fauroit imaginer une procédure plus expéditive.
Je me fuppofe ici dans le cas de la Loi , dans le feu! cas
où je puilTe être punilTable. Car autrement de quel droit puni-
roit-on des faïues qui n'attaquent perfonne , & fur Icfquelles
les Loix n'ont rien prononcé ?
L'Edit a-t-il donc été obfervé dans cette affaire ? Vous
autres Gens de bon fens, vous imagineriez en l'examinant
D E L A M O N T A G N E. ^^-;
qu'il a été violé comme à plaifîr dans toutes Çc5 parties.
«' Le Sieur RoufTeau , difent les Reprcfentans , n'a point été
» appelle au Confîltoire ; mais le magnifique Confeil a d'abord
j> procédé contre lui : il devoit être fupporté fans fcandak ;
>» mais fes Ecrits ont été traités par un jugement public ,
»> comme téméraires , impies , fcandakux : il devoit être
" fupporté fans diffame ; mais il a été flétri de la manière
js la plus diffamante , fes deux Livres ayant été lacérés &.
?5 brûlés par la main du Bourreau.
» L'Edit n'a donc pas été obPervé , continuent-ils , tant
« à l'égard de la jurifdiflion qui appartient au Conflitoire ,
I» que relativement au Sieur RoulTèau,qui devoit être appelle,
j? fupporté fans fcandale ni diffame , admoneflc par quelques
>j fois , & qui ne pouvoit être jugé qu'en cas d'opiniâtreté
« obitinée.
Voilà , fans doute , qui vous paroît plus clair que le jour ,
ôc à moi auiïi. Hé bien non : vous allez voir comment ces
gens , qui favent montrer le Soleil à minuit , favent le cacher
à midi.
L'adreffe ordinaire aux Sophiftes efl d'entaffer force argu-
mens pour en couvrir la foibleffe. Pour éviter dts répétitions
& gagner du tems , divifons ceux des Letti-es écrites de la
Campagne ; bornons - nous aux plus effentiels , laiffons ceux
que j'ai ci-devant réfutés ; &, pour ne point altérer les autres,
rapportons- les dans les termes de l'Auteur.
Oejl d'' après nos Loix , dit-il , que je dois examiner ce qui
s'ejl fait à Fégard de M, Rouffeau. Fort bien ; voyons.
Le premier Article du ferment des Bourgeois les oblige à
Ff 2
zi% LETTRES ECRITES
vivre fdon la Réformation du Saint Evangile. Or , je le
d^ inonde , eji-ce vivre félon V Evangile , que d^ écrire contre
r Evangile ?
' Premier fophifme. Pour voir clairement fî c'eft-là mon
cas , remettez dans la mineure de ctt argument le mot Réfor-
mation > que l'Auteur en ôte , & qui elt nécelTaire pour que
fon raifonnement foit concluant.
Second fophifme. Il ne s'agit pas , dans cet Article du fer-
ment , d'écrire félon la Réformation , mais de vivre félon la
Réformation. Ces deux chofes , comme on l'a vu ci-devant,
font difHnguées dans le ferment même ; & l'on a vu encore
s'il eit vrai que j'aye écrit ni contre- la Réformation ni contre
l'Evangile.
Le premier devoir des Syndics & Confeil efl de main"
tenir la pure Religion.
Troifieme fophifme. Leur devoir tii bien de maintenir la
pure Religion , mais non pas de prononcer fur ce qui n'eft
ou n'eit pas la pure Religion. Le Souverain les a bien char-
gés de maintenir la pure Religion , mais il ne les a pas faits
pour cela Juges de la doctrine. C'elt un autre Corps qu'il a
chargé de ce foin , & c'eft ce Corps qu'ils doivent confultcr
fur toutes les matières de Religion , comme ils ont toujours
fait depuis que votre Gouvernement exide. En cas de délit
en ces matières , deux Tribunaux font établis , l'un pour le
conftater , & l'autre pour le punir ; cela efl évident par les
termes de l'Ordonnance : nous y reviendrons ci-après.
Suivent les imputations ci -devant examinées, & que par
cette niifon je ne répéterai pas ; mais je ne puis m'abf-
DE LA MONTAGNE. 229
tenir de tranfcrire ici l'article qui les termine : il ei{ curieux.
II efl vrai qu^ M. RouJT^au & fis Partifans prétendent:
que ces doutes 11^ attaquent point réellement le Chrijîianifmc ,
qu'à cela près il continue d^appeller divin. Mais fi un Livre
caraclérifi , comme V Evangile Veft dans les Ouvrages de M.
Rouffeau , peut encore être appelle divin , qu''on me difi quel
efi donc le nouveau fins attaché à ce terme ? En vérité , fi
c'eft une contradiction , elle efi choquante ; fi c''efl une plai-
fanterie , convene\ qu^elle efi bien déplacén dans un pareil
Sujet (fi)?
J'entends. Le culte fpirituel, la pureté du cœur, les œuvres
de miféricorde , la confiance , l'humilité , la réfîgnation , la
tolérance , l'oubli des injures , le pardon des ennemis , l'amour
du prochain , la fraternité univerfelle & l'union du Genre-
humain par la charité , font autant d'inventions du Diable.
Seroit-ce là le fentiment de l'Auteur & de fes xArnis ? On le
diroit à leurs raifonnemens & fur -tout à leurs œuvres. En
vérité , fi c'eft une contradiction , elle elt choquante. Si c'elt
une plaifanterie , convenez qu'elle eft bien déplacée dans un
pareil fujet.
Ajoutez que la plaifanterie fur un pareil fujet eft fi fort du
goût de ces Meflîeurs , que , félon leurs propres maximes , elle
eût dû , fi je l'avois faite , me faire trouver grâce devant eux {g).
Après l'expofition de mes crimes, écoutez les raifons pour
kfquclles on a fi cruellement renchéri fur la rigueur de la
Loi dans la pourfuite du criminel.
(/) Page II.
ig) Page 21,
Z30 LETTRES ECRITES
Ces dtux Livres paroiffcnt fous le nom d'un Citoyen de
Genève. L'Europe en témoigne fon fcandale. Le premier Par-
lement d'un Royaume voifin pourfuit Emile & fon Auteur.
Que fera le Gouvernement de Genève ?
Arrêcons un moment. Je crois appercevoir ici quelque men-
fonge.
Selon notre Auteur , le fcandale de l'Europe força le Con-
feil de Genève de fcvir contre le Livre &c l'Auteur d'Emile,
à l'exemple du Parlement de Paris : mais au contraire , ce
furent les décrets de ces deux Tribunaux qui cauferent le
fcandale de l'Europe. Il y avoit peu de jours que le Livre
ctoit public à Paris, lorfque le Parlement le condamna {h);
il ne paroiiroit encore en nul autre Pays, pas même en Hol-
lande , oij il étoit imprimé ; & il n'y eut , entre le décret
du Parlement de Paris & celui du Confeil de Genève , que
neuf jours d'intervalle ( / ) ; le tems à-peu-près qu'il faloit pour
avoir avis de ce qui fe palToit à Paris. Le vacarme affreux qui
fut fait en Suilfe fur cette affaire, mon expulfion de chez
mon Ami, les tentatives faites à Neufchâtel , & même à la
Cour , pour m'ôter mon dernier afyle , tout cela vint de Genève
& des environs , après le Décret. On fait quels furent les inf-
tigateurs , on fait quels furent les émiffaires , leur activité fut
fans exemple ; il ne tint pas i\ eux qu'on ne m'ôtât le feu &
l'eau dans l'Europe entière , qu'il ne me reliât pas une terre
pour lit, pas une pierre pour chevet. Ne tranfpofons donc
( /( ) C'étoit un arrangement pris donne le 9 Juin,& celui du Confcil
avant que le Livre parût. le 19.
{i) Le Décret du Parlement fut
DE LA MONTAGNE. i^
point ainlî les chofes , 8c ne donnons point , pour motif du
Décret de Genève , le fciindale qui en fur Feffet.
Le premier Parlement cTiin Royaume voifin pourfuit Emib
& fon Auteur. Q^ue fera le Gouvernement de Genève ?
La réponfe elt iîmplc. Il ne fera rien , il ne doit rien
faire , ou plutôt , il doit ne rien faire. Il renverfcroit tout
ordre judiciaire , il braveroit le Parlement de Paris , il lui
difputeroit la compétence en l'imitant. C'éroit précifément
parce que j'étois décrété à Paris , que je ne pouvois l'être
à Genève. Le délit d'un criminel a certainement un lieu ,
&: un lieu unique ; il ne peut pas plus être coupable à la
fois du même délit en deux Etats , qu'il ne peut être en
deux lieux dans le même tems ; & s'il veut purger les
deux Décrets , comment voulez-vous qu'il fe partage ? En
effet , avez-vous jamais ouï dire qu'on ait décrété le même
homm« en deux pays à la fois pour le même fait ? C'en
elt ici le premier exemple , &. probablement ce fera le dernier.
J'aurai, dans mes malheurs, le triile honneur d'être à tous
égards un exemple unique.
Les crimes les plus atroces, les afTadînats même ne font
pas & ne doivent pas être pourfuivis par devant d'autres
Tribunaux que ceux des lieux où ils ont été commis. Si un
Genevois tuoit un homme , même un autre Genevois , en
pays étranger , le ConRil de Genève ne pourroit s'attribuer
la connoiffance de ce crime : il pourroit livrer le coupable
s'il étoit réclamé , il pourroit en folliciter le cliâtiment ;
mais à moins qu'on ne lui remît volontairement le juge-
ment avec les pièces de la procédure, il ne le jugcroic pas,
zy. LETTRES ECRITES
parce qu'il ne lui appartient pas de connoître d'un délit com-
mis chez un autre Souverain , & qu'il ne peut pas même
ordonner les informations nécefTaires pour le conftater. Voilà
la règle , & voilà la réponfe à la queîiion ; gue fera le Gou'
verncmcnt de Genève ? Ce font ici les plus fimples notions
du Droit public , qu'il feroit honteux au dernier Magiftrac
d'ignorer. Faudra- t-il toujours que j'enfeigne à mes dépens
les éiémens de la Jurifprudence à mes Juges?
Il devait , fuimm les Auteurs des Repréfentations , fe
borner à défendre provifwnnellement le débit dans la Ville (k).
C'elt en effet tout ce qu'il pouvoit légitimement faire pour
contenter fon animofité; c'eft ce qu'il avoit déjà fait pour
la nouvelle Héloïfe; m.ais voyant que le Parlement de Paris
ne difoit rien , & qu'on ne faifoit nulle part une femblable
défenfe , il en eut honte, & la retira tout doucement (/).
[Mais une iniprobation fi foible n" auroit-elle pas été taxée
de fecrete connivence ? Mais il y a long - tems que , pour
d'autres Ecrits, beaucoup moins tolérables , on taxe le Con-
feil de Genève d'une connivence affez peu fecrete, fans qu'il
fe mette fort en peine de ce jugement. Perfonne , dit-on ,
n'aurait pu fe fcandalifer de la madération dont on aurait
ufé. Le cri public vous apprend combien on eft fcandalifé
du contraire. De bonne foi , .î'/7 s''étoit agi d'^un homme auffi
défagréable au Public que Monficur RoufJ'eau lui était cher ,
(*) Page 11. tout en font d'une hardicfie dont la
(/ ) li faut convenir que fi l'Emile protcllion de foi du Vicuiie n'appro-
doit être défendu , riiéloïfe doit être chc aflurcment pas.
tout au moins brùlL-c. Les Notes fur-
ce
D E L A M O N T A G N E. zjj'
ce qiPon appelle modération ri'auroit-il pas été taxé cPindif-
férencë , de tiédeur inipardonnabk ? Ce n'auroit pas été un
fi grand mal que cela, ôc l'on ne donne pas des noms fi
honnêtes à la dureté qu'on exerce envers moi pour mes
Ecrits, ni au fupport que l'on prête à ceux d'un autre.
En continuant de me fuppofer coupable , fuppofons de plus
que le Confeil de Genève avoit droit de me punir, que la
procédure eût été conforme à la Loi , & que cependant
fans vouloir même cenfurer mes Livres, il m'eût reçu pai-
fiblement arrivant de Paris; qu'auroieat dit les honnêtes gens?
le voici.
*' lis ont fermé les yeux , ils le dévoient. Que pouvoient-
M ils faire? Ufer de rigueur en cette occafion eût été bar-
}} barie , ingratitude , injuftice même , puifque la véritable
M judice compenfe le mal par le bien. Le coupable a ten-
M drement aimé fa Patrie , il en a bien mérité ; il l'a ho-
M norée dans l'Europe ; &: tandis que fes Compatriotes
» avoient honte du nom Genevois , il en a fait gloire , il
M l'a réhabilité chez l'Etranger. Il a donné ci-devant des con-
j» feils utiles ; il vouloir le bien public , il s'eft trompé , mais
» ri étoit pardonnable. Il a fait les plus grands éloges des
» Magiftrats , il cherchoit à leur rendre la confiance de la
« Bourgeoisie ; il a défendu la Religion des Minilh-cs , il
I» méritoit quelque retour de la part de tous. Et de quel
j;» front euflent-ils ofé févir , pour quelques erreurs , contre
» le Défenfeur de la Divinité , contre l'Apologifk de la
>» Religion fi généralement attaquée, tandis qu'ils toléroient,
» qu'ils permettoient même les Ecrits les plus odieux, les
Mélanges, Tome L G g
2 54
LETTRES ECRITES
55 plus indécens , les plus infultans au Chnflianifme , aux
}> bonnes mœurs , les plus defh'udifs de toute vertu , de
55 toute morale , ceux mêmes que RoulTeau a cru devoir
j» réfuter? On eût cherché les motifs fecrets d'une partialité
5> fi choquante ; on les eût trouvés dans le zcle de l'Accufé
jj pour la liberté , ôc dans les projets des Juges pour la
» déiruire. RouiTeau eût pafTé pour le martyr des Loix de
J5 fa Patrie. Ses perfécuteurs, en prenant en cette feule oc-
?» cation le mafque de l'hypocriQe, eulTent été taxés de fe~
» jouer de la Religion, d'en faire l'arme de leur vengeance
J3 & l'infbument de leur haine. Enfin , par cet empreiïement
jj de punir un homme dont l'amour pour fa Patrie eft le
Il plus grand crime , ils n'eufTenc fait que fe rendre odieux
« aux gens de bien , fufpsits à la Bourgeoifîe ôc méprifables
» aux Etrangers. » Voilà, Monfîeur, ce qu'on auroit pu
dire ; voilà tout le rifque qu'auroit couru le Confeil dans
le cas fjppofé du délit, en s'ablienant d'en connoître.
Quelqu'un a eu rai/on de dire qu'il faloit brûler VEvati"
gïle ou les Livres de Al. RouJIeau.
La commode méthode que fuivent toujours ces Meflieurs
contre moi! S'il leur faut des preuves, ils multiplient les
a'ucrtions ; & s'il leur fliut des témoignages , ils font parler
des Quidams.
La fentence de celui-ci n'a qu'un fcns qui ne foie pas
extravagant, & ce fens eii un blafphcme.
Car quel blafphêmc n'efi-ce pas de fuppofer l'Evangile &c
le Recueil de mes Livres fi ftmblables dans leurs maximes ,
qu'ils fe fuppléent mutuellement , Ôc qu'on en pailfe indif-
DE LA MONTAGNE. 235
Êfremment brûler un comme fuperflu , pourvu que l'on con-
ferve l'autre ? Sans doute , j'ai fuivi du plus près que j'ai pu
la doilrine de TEvangile ; je l'ai aimée , je Tai adoptée ,
étendue , expliquée , fans m'arrêter aux obfcurités , aux dif-
ficultés , aux myfleres , fans me détourner de l'eiTentiel :
je m'y fuis attaché avec tout le zèle de mon cœur; je me
fuis indigné , récrié de voir cette fainte Doctrine ainfi pro-
fanée , avilie , par nos prétendus Chrétiens , &c fur-tout par
ceux qui font profeffion de nous en infiruire. J'ofe même
croire , ôc je m'en vante , qu'aucun d'eux ne parla plus di-
gnement que moi du vrai ChrifHanifme & de fon Auteur. J'ai
là-deffus le témoignage , l'applaudiffement même de mes
Adverfaires , non de ceux de Genève, à la vérité, mais de
ceux dont la haine n'elt point une rage , ôc à qui la paffion
n'a point ôté tout fentiment d'équité. Voilà ce qui eft vrai'
voilà ce que prouvent & ma Réponfe au Roi de Pologne,
& ma Lettre à M. d'Alembert , ôc l'Héloiïe , & l'Emile ,
ôc tous mes Ecrits qui refpirent le même amour pour l'E-
vangile , la même vénération pour Jéfus - Chrifi Mais qu'il
s'enfuive de-là qu'en rien je puiffe approcher de mon Maître,
& que mes Livres puilTent fuppléer à fes leçons , c'eft ce
qui elt faux , abfurde , abominable ; je dételie ce blafphême ,
ôc défavoue cette témérité. Rien ne peut fe comparer à
l'Evangile ; mais fa fublime {Implicite n'eft pas également
à la portée de tout le mionde. ïl faut quelquefois, pour l'y
mettre , l'expofer fous bien des jours. Il faut confervcr ce
Livre facré comme la règle du Maître , ôc les miens comme
les commentaires de l'P^colicr.
Gg 2
i3<J
LETTRES ECRITES
J'ai traité jufqu'ici la quelHon d'une manière un peu géné-
rale ; rapprochons-la maintenant des faits , par le parallèle des
procédures de 1563 ôc de 1J62. , &c des raifons qu'on donne
de leurs différences. Comme c'eft ici le point déciiïf par
rapport à moi , je ne puis , fans négliger ma caufe , vous
épargner ces détails, peut-être iagrats en eux-mêmes., mais
intérelTans, à bien des égards, pour vous & pour vos Conci-
toyens» C'eft une autre difcuifion qui ne peut être interrompue ,:
& qui tiendra feule une longue Lettre. Mais , Monileur , encore-
un peu de courage ; ce fera la dernière de cette efpece , dan,^
laquelle je vous entretiendrai de moi.
D E L A M O N T A G N K i'37
CINQUIEME LETTRE.
Ai
Près avoir établi, comme vous avez vu , la nécefîicé
de févir contre moi, l'Auteur des Lettres prouve, comme
vous allez voir , que la procédure faite contre Jean Mcrelli 5'
quoiqu'exûctement conforme à l'Ordonnance , & dans un cas
femblable au mien, n'étoit point un exemple à fuivre h moa
égard ; attendu , premièrement, que le Confeil étant au-defTus
de l'Ordonnance , n'ell point obligé de s'y conformer ; que
d'ailleurs mon crime étant plus grave que le délit de Morelli ,-
devoit être traité plus févérement. A ces preuves l'Auteut
ajoute , qu'il n'eft pas vrai qu'on m'ait jugé fans m'entendre,
puifqu'il fuffifoit d'entendre le Livre mêm.e , & que la flétrif-
fure du Livre ne tonibe en aucune façon fur l'Auteur ; qu'enlin
les ouvrages qu'on reproche au Confeil d'avoir tolérés , font
innocens ôc tolérables en comparaifon des miens.
Quant au premier Article, vous aurez peut-être peine h'
croire qu'on ait ofé mettre fans façon le petit Confeil au-
delTus des Loix. Je ne connois rien de plus fur pour vous en
convaincre , que de vous tranfcrire le pafTage où ce principe
eft établi ; <Sc , de peur de changer le fens de ce pafîlige en.
le tronquant , je le tranfcrirai tout entier,.
" {a) L'Ordonnance a-t-elle voulu lier les mains à la puiC--
» fance civile, &. l'obliger ci ne réprimer aucun délit contre
n la Religion qu'après que le Conlilloire en auroit connu ? Sîi
238 LETTRES ECRITES
5 cela étoic , il en réfukeroic qu'on pourroit impunément
j écrire contre la Religion , que le Gouvernemenc feroit dans
} l'impuillance de réprimer cette licence , &c de fléti'ir aucun
> Livre de cette efpece ; car il l'Ordonnance veut que le
> délinquant paroiffe d'abord au Conflfloire , l'Ordonnance ne
» prefcrit pas moins que 5'// fe range , on k fupportc fans
5 diffame. Ainfi quel qu'ait été fon délit contre la Religion ,
j l'Accufé, en faifant femblant de fe ranger , pourra toujours
j échapper ; &c celui qui auroit diffamé la Religion par
} toute la terre , au moyen d'un repentir fimulé , devroit être
> (apporté fans diffame. Ceux qui connoiflent l'efprit de
> fcvérité , pour ne rien dire de plus , qui régnoit , lorfque
> l'Ordonnance fut compilée , pourront-ils croire que ce foit-
j là le fens de l'article 88 de l'Ordonnance.
jj Si le Confiltoire n'agit pas , fon inaflion enchaînera-t-
j elle le Confeil ? Ou du moins fera-t-il réduit à la fondion
J de délateur auprès du Confiftoire ? Ce n'eft pas-là ce qu'a
J entendu l'Ordonnance , lorfqu'aprcs avoir traité de l'établif-
> fement du devoir ôc du pouvoir du Conliltoire , elle conclut
J que la puiffance civile reite en fon entier , en forte qu'il ne
foit en rien dérogé à fon autorité , ni au cours de la julHce
J ordinaire, par aucunes remontrances eccléfîaftiques. Cette
J Ordonnance ne fuppofe donc point , comme on le f;ùt dans
J les Repréfentations , que dans cette matière les Minières
> de l'Evangile foicnt des Juges plus naturels que les Confeils.
> Tout ce qui ell du reiïbrt de l'autorité en matière de Rcli-
j gion , eli: du reflbrt du Gouvernement. C'eiè le principe des
> l^roceitans , ôc c'clt linguliérement le principe de notre
DE LA MONTAGNE. 53.5
jj Conftitution , qui, en cas de difpute, attribue aux Confeil»
îj le droit de décider fur le dogme ».
, Vous voyez, Monfieur ,dans ces dernières lignes, le principe
fur lequel elt fondé ce qui les précède. Ainfi , pour procéder
dans cet examen avec ordre , il convient de commencer par
la fin.
Tout ce qui ejl du reffbrt de V Autorité en matière de Reli-
gion , e/? du rejfort du Gouvernement,
Il y a ici dans le mot Gouvernement une équivoque , qu'il
importe beaucoup d'éclaircir ; & je vous confeille , fi vous
aimez la Conftitution de votre Patrie , d'être attentif à la
diliindion que je vais faire; vous en fentirez bientôt l'utilité.
Le mot de Gouvernement n'a pas le même fens dans tous
les pays , parce que la Conlèitution à<is Etats n'eft pas par-
tout la même.
Dans les Monarchies , où la puilîance executive eft jointe à
l'exercice de la fouveraineté , le Gouvernement n'eit autre
chofe que le Souverain lui-même, agiffant par Çqs Minifires,
par fon Confeil , ou par des Corps qui dépendent abfclument de
-fa volonté. Dans les Républiques , fur - tout dans les Démo-
craties , où le Souverain n'agit jamais immédiatement par
lui - même , c'eft autre chofe. Le Gouvernement n'elt alors
que la puifTance executive , & il eit abfolument dillinéi de la
Souveraineté.
Cette diitinélion eft très - importante en ces matières. Pour
l'avoir bien prcfente à l'efprit , on doit lire avec quelque foin
dans le Contrat Social les deux premiers Chapitres du Livre
troificmc , où j'ai tâche de fixer , par un fens précis , des
14' LETTRES ECRITES.
expreflions qu'on Liiffoit avec art incertaines , pour leur donner
au befoin tclie acception qu'on vouloit. En général, les Chefs
des Républiques aiment extrêmement à employer le langage
àcs Monarchies. A la faveur de termes qui femblent confacrés,
ils favent amener peu-à-peu les chofes que ces mots fîgaifient.
C'eft ce que fait ici très-habilement TAuteur des Lettres, en
prenant le mot de Gouvernement , qui n'a rien d'effrayant en
lui - même , pour l'exercice de la fouveraineté , qui feroit
révoltant , attribué fans détour au Petit ConftiL
C'eit ce qu'il fait encore plus ouvertement dans un autre
paffage (ù ). , oià , après avoir dit que k Petit Confeil ejî le
Gouvernement même , ce qui eft vrai en prenant ce mot de
Gouvernement dans un fens fubordonné , il ofe ajouter qu'à
ce titre il exerce toute l'autorité qui n'elt pas attribuée aux
autres Corps de l'Etat ; prenant ainfi le mot de Gouvernement
dans le fens de la fouveraineté , comme fi tous les Corps de
l'Etat, & le Confeil général lui -même, étoient inflitués par
le Petit Confeil : car ce n'elt qu'à la faveur de cette fuppo-
fition qu'il peut s'attribuer à lui feul tous les pouvoirs que la
Loi ne doane exprelTémenc à perfonne. Je reprendrai ci-après
cette queflion.
Cette équivoque cclaircie , on voit à découvert le fophifme
de l'Auteur. En effet , dire que tout ce qui eiè du relTort de
l'autorité , en matière de Religion , eft du relTort du Gouver-
nement , elt une propofition véritable , fi par ce mot de
Gouvernement on entend la puifTance légiflative ou le Souve-
rain : mais elle clt très - faulFc , fi l'on entend la puifTance
(à) Page 66.
executive
DE LA MONTAGNE. 241
executive ou le Magiftrat ; &c Von ne trouvera jamais dans
votre République que le Confeil général aie attribué au petit
Confeil le droit de régler en dernier reiïbrt tout ce qui con-
cerne la Religion.
Une féconde équivoque, plus fubtile encore, vient à l'appui
de la première dans ce qui fuit. OeJ} k principe des Protejlans^
iS" c'efi finguliércment Vefprit de notre conjîitution , qui , dans
le cas de difpute ^ attribue aux Confeils le droit de décider
fur le dogme. Ce droit , foit qu'il y ait difpute ou qu'il n'y en
ait pas , appartient fans contredit aux Confeils , mais non pas
au Confeil. Voyez comment , avec une lettre de plus ou de
moins , on pourroit changer la confUtUtion d'un Etat !
Dans les principes des Proteftans , il n'y a point d'autre
Eglife que l'Etat , & point d'autre Légiflateur Eccléfiaftique
que le Souverain. C'eft ce qui eft manifefte , fur -tout à
Genève , où l'Ordonnance Eccléfiaftique a reçu du Souve-
rain , dans le Confeil général , la même fandion que les
Edits civils.
Le Souverain ayant donc prefcrit , fous le nom de Refor-
mation , la dowlrine qui devoit être enfeignée à Genève , & la
forme de Culte qu'on y devoit fuivre, a partagé entre deux
Corps le foin de maintenir cette dovfirine & ce Culte , tels
qu'ils font fixés par la Loi. A l'un , elle a remis la matière
àe5 enfeignemens publics , la décifion de ce qui efè conforme
ou contraire à la Religion de l'Etat , les averriffemens &
admonitions convenables , & même les punirions fpirituelks,
telles que l'excommunication. Elle a chargé l'autre de pour-
voir à l'exécution des Loix fur ce point comme fur tout
Mélanges. Tome L H h
i4i LETTRES ECRITES
autre , & de punir civilement les prévaricateurs ob'tin's,
Ainfi toute procédure régulière fur cette matière doit com-
mencer par l'examen du fait; favoir, s'il efi vrai que l'Ac-
cufé foit coupable d'un délit contre la Religion; &. par la
Loi cet examen appartient au feul Confiitoire.
Quand le délit eft conltaté , & qu'il elt de nature à mériter
une punition civile , c'elt alors au MagiUrat feul de faire droit,
ôc de décerner cette punition. Le Tribunal ecclélialtique
dénonce le coupable au Tribunal civil, & voilà comment,
s'établit, fur cette matière, la compétence du Confeil.
Mais lorfque le Confeil veut prononcer en Théologien fur
ce qui eft ou n'elt pas du dogme , lorfque le Confiltoire
veut ufurper la jurifditflion civile , chacun de ces Corps fore
de fa compétence; il défobéit à la Loi ôc au Souverain qui
l'a portée , lequel n'eft pas moins Légiflateur en matière ecclé-
fiaftique qu'en matière civile , & doit être reconnu tel des
deux côtés.
Le Magiftrat eft toujours juge des Minières en tout ce
qui regarde le civil, jamais en ce qui regarde le dogme; c'elt
le Confiltoire. Si le Confeil prononçoit les jugemens de l'Eglife,
il auroit le droit d'excommunication ; & , au contraire , fes
Membres y font foumis eux-mêmes. Une contradidion bien
plaifante dans cette affaire , eft que je fuis décrété pour mes
erreurs, & que je ne fuis pas excommunié ; le Confeil me
pourfuit comme apoflat, & le Confiltoire me lailTe au rang
des fidèles ! Cela n'eit-il pas fîngulier ?
Il eft bien vrai que s'il arrive des dilTentions entre les
Miniftres fur la doili'ine , &. que , par l'obltination d'une des
DE LA MONTAGNE, 145
parties , ils ne puilTenc s'accorder ni entre eux ni par l'entre-
mife des Anciens , il eft dit par l'article 18 que la caufe
doit être portée au Magidrat pour y mettre ordre.
Rîais mettre ordre à la querelle, n'eft pas décider du dogme.
L'Ordonnance explique elle-même le motif du recours au
Magiibat ; c'elt l'oofanation d'une des Parties. Or la police
dans tout l'Etat , l'infpeiSlicn fur les querelles , le maintien
de la paix &: de toutes -les fonctions publiques , la rédu5:ion
des obitinés , font incontelhbleraent du reffort du Magiftrat,
Il ne jugera pas pour cela de la doctrine , mais il rétablira
dans l'alTemblée l'ordre convenable pour qu'elle puiiTe en
juger.
Et quand le Confcil fcroit juge de la dodrine en dernier -
relTort , toujours ne lui feroit - il pas permis d'intervertir
l'ordre établi par la Loi , qui attribue au Conflfloire la pre-
mière connoifîànce en ces matières ; tout de même qu'il ne
lui eii: pas permis, bien que Juge fuprême , d'évoquer à foi
les canH-^s civiles , avant qu'elles aient palTc aux premières
appellations.
L'article xS dit bien qu'en cas que les Miniures ne puiiTent
s'accorder, h caufe doit être portée au Magijcrat pour y met-
tre ordre ; mais il ne dit point que la première connoilTance
de la doctrine pourra être ôtée au Confifloire par le Magif-
trat ; & il n'y a pas un feul exemple de pareille uHirpation
depuis que la République exidic ( c ). C'ell de quoi l'Auteur
( c ) Il y eut Jans le feizieme fiecle ment des Ecoliers, & dont on ne
beaucoup de difputes Tur la prédeftina- manqua pas, félon l'ufage, défaire
tion , dont on aurait dû faire l'amufc- une grande affaire d'Etat. Cependant
Hh 1
144
LETTRES ECRITES
des Lettres paroît convenir lui - même , en difant qu'en
cas de difpute les Confeils ont le droit de décider fur le
dogme ; car c'eft dire qu'ils n'ont ce droit qu'après l'examen
du Con.litoire , ôc qu'ils ne l'ont point quand le Confiftoire
eft d'accord.
Ces diihnélions du relTort civil & du relTort eccléfîafli-
que font claires , & fondées , non-feulement fur la Loi , mais
fur la raifon , qui ne veut pas que les Juges , de qui dépend
le fort des Particuliers , en puifTent décider autrement que
fur des faits conftans, fur des corps de délit polîtifs, bien
avérés , & non fur des imputations auffi vagues , aufll arbi-
ce furent les Miniftres qui la décidè-
rent , & même contre l'intérêt public.
Jamais , que je Tache, depuis les Edits,
le petit Confeil ne s'e'à avife de pro-
noncer fur le dogme fans leur con-
cours. Je ne connois qu'un jugement
de cette efpece , & il fut rendu par
le Deux-Cent. Ce fut dans la grande
querelle de 1669 fur la grâce particu-
lière. Après do longs & vains dcbats
dans la Compagnie & dans le Confif-
toire , les Profclfeuis, ne pouvant
s'accorder , portèrent l'affaire au pe-
tit Confeil , qui ne h jugea pas. Le
Deux-Cent l'évoqua & la jugea. L'im-
portante qiieftion dont il s'agilToit ,
étoit de favoir fi Jéfus ctoit mort feu-
lement pour le flilut des élus, ou s'il
étoit mort auiïi pour le falut des dam-
nés. Apiès bien des fjances & de mû-
tes délibérations, le magniiique Con-
feil des Deux - Cents prononcia que
Jéfus n'étoit mort que pour le falut
des élus. On conçoit bien que ce juge-
ment fut une affaire de faveur, & que
Jéfus feroit mort pour les damnés , fi
le ProfelTeur Tronchin avoit eu plus
de crédit que fon adverfaire. Tout
cela fans doute elt fort ridicule : on
peut dire toutefois qu'il ne s'agiffoit
pas ici d'un dogme de foi , mais de
l'uniformité de l'inftruâion publique,
dont l'infpedion appartient fans con-
trc'iit au Gouvernement. On peut
ajouter que cette belle difpute avoit
tellement excité l'attention , que toute
la Ville étoit en rumeur. Mais n'im-
porte; les Confeils dévoient appaifer
la querelle fins prononcer fur la doc-
trine. La décifion de tontes les quef-
tions qui n'intéreffent perfonne & oii
qui que ce foit ne comprend rien ,
doit toujours être laillée aux Théolo-
giens.
DE LA MONTAGNE. 245
traires que celles des erreurs fur la Religion ; &c de quelle
fureté jouiroienc les Citoyens , fi , dans tant de dogmes
obfcurs , fufceptibles de diverfes interprétations , le Juge
pouvoir choifîr , au gré de fa paflion , celui qui charge-
roit ou difculperoit l'Accufé , pour le condamner ou l'ab-
foudre ?
La preuve de ces dilHnélions efi dans l'inftitution même,
qui n'auroit pas établi un Tribunal inutile ; puifque fi le Con-
feil pouvoit juger, fur-tout en premier reffort , des matières
eccléliaf tiques, l'inftitution du Confiftoire ne ferviroic de rien.
Elle eft encore en mille endroits de l'Ordonnance, où le
Légidateur diltingue avec tant de foin l'autorité des deux
Ordres ; dif tinétion bien vaine , fi dans l'exercice de fes fonc-
tions l'un étoit en tout fournis à l'autre. Voyez dans les Arti-
cles XXIII & XXIV la fpccification des crimes punilTables
par les Loix , &c de ceux dont la première inquijltion appar-
tient au Confijioire.
Voyez la fin du même Article XXIV, qui veut qu'en ce
dernier cas , après la conviction du coupable , le Confiftoire
en faiTe rapport au Confeil , en y ajoutant fon avis : afin ,
dit l'Ordonnance , que le jugement concernant la punition fait
toujours réfervé à la Seigneurie. Termes d'où l'on doit inférer
que le jugement concernant la doctrine appartient au Con-
fiftoire.
Voyez le ferment des Miniftres , qui jurent de fe rendre
pour leur part fujcts & obéifîlins aux Loix; &c au Magiftrat ,
entant que leur miniftere le porte : c'cft-i-dirc fans préjudi-
cicr à la liberté qu'ils doivent avoir d'enfeigncr fclon que
246 LETTRES ECRITES
Dieu le leur commande. Mais où fercic cette liberté, s'ils
étoient , par les Loix , fujets , pour cette doétrine , aux déci-
fîons d'un autre Corps que le leur ?
Vo5''ez l'Article 80 , où noa-feuîem.ent l'Edit prefcric au
Coniîfroirc de veiller & pourvoir aux défordres généraux &
particuliers de l'Eglife , mais où il Tinflitue à cet effet. Cet
Article a-t-il un fens , ou n'en a-t-il point; elt-il abfola,
n'eit-il que conditionnel ; &c le Conflftoire établi par la Loi,
n'auroit-il qu'une cxiiknce précaire, ôc dépendante du bon
plaifir du Confeil ?
Voyez l'x^rticle 97 de la même Ordonnance , où , dans les
cas qui exigent punition civile , il ell dit que le Confifloire
ayant ouï les Parties & fait les remontrances &c cenfures ecclé-
fiaiiiques , doit rapporter le tout au Confeil , lequel , fur fon
rapport , remarquez bien la répétition de ce mot , avifcra
d'ordonner & faire jugement , félon Pexigence du cas. Voyez ,
enfin, ce qui fuit dans le même Article , &: n'oubliez pas
que c'efi le Souverain qui parle. Car combien que ce foient
chofes conjointes & infép arable s que la Seigneurie & fupério-
rité que Dieu nous a donnée , & le Gouvernement fpirituel
qu'il a établi dans fon EgUfe , elles ne doivent nullement être
confufes ; puifque celui qui a tout empire de commander , 0
auquel nous voulons rendre toute fujétion ^ comme nous devons^
veut être tellement reconnu Auteur du Gouvernement poli^
tique & eccléfiafique , que cependant il a expre[Jément dif-
cerné tant Ls vocations que Vadminiflration de Pun & de
Vautre.
r4ais comment ces adminiitrations peuvent-elles être difiin-
DE LAMONTAGNE. 147
guées fous l'autorité commune du Légillateur , fi l'une peut
empiéter à fou gré fur celle de l'autre? S'il n'y a pas -là de
la coatradiclion , je n'en faurois voir nulle part.
A l'Article 88 , qui prefcrit exprelTément l'ordre de procé-
dure qu'on doit obferver contre ceux qui dogmatifent , j'en
joins un autre , qui n'ell pas moins important ; c'eit l'Ar-
ticle 53 , au titre du Catéchifme ^ où il elt ordonné que ceux
qui contreviendront au bon ordre , après avoir été remontrés
fuffifamment , s'ils perlillent , foient appelles au Confiitoire ;
& fi lors ils ne veulent obtempérer aux remontrances qui leur
feront faites , qu'il en fait fait rapport à la Seigneurie.
De quel bon ordre eft-il parlé-là ? Le Titre le dit ; c'eft
du bon ordre en matière de doélrine , puifqu'il ne s'agit que
du Catéchifme , qui en efi: le fommaire. D'ailleurs le main-
tien du bon ordre en général paroît bien plus appartenir au
Magiilrat qu'au Tribunal eccléfiaflique. Cependant , voyez
quelle gradation ! Premièrement il faut remontrer ; fi le cou-
pable perfiite , il faut Vappelkr au Conjijîoire ; enfin , s'il ne
veut obtempérer , il faut faire rapport à la Seigneurie. En
toute matière de Foi , le dernier reiTort eit toujours attribué
aux Confeils ; telle elt la Loi , telles font toutes vos Loix.
J'attends de voir quelque article , quelque pafTage dans vos
Edits , en vertu duquel le petit Confeil s'attribue aufli le pre-
mier reflbrt , & puifTe faire tout-d'un-coup d'un pareil délit
le fujet d'une procédure criminelle.
Cette marche n'cit pas feulement contiàire :\ la Loi , elle
efi: contraire à l'équité , au bon fens , à l'ufage univerfcl. Dans
tous les pays du monde la rcgle veut qu'en ce qui concerne
24S LETTRES ECRITES
une Science ou un Art, on prenne, avant que de pronon-
cer , le jugement des Profefleurs dans cette Science , ou des
Experts en cet Art ; pourquoi , dans la plus obfcure , dans la
plus difficile de toutes les Sciences , pourquoi , lorfqu'il s'agit
de l'honneur &c de la liberté d'un homme , d'un Citoyen ,
les Magiltrats négligeroient-ils les précautions qu'ils pren-
nent dans l'Art le plus méchanique au fujet du plus vil intérêt?
Encore une fois , à tant d'autorités , à tant de raifons qui
prouvent l'illégalité & l'irrégularité d'une telle procédure 1
quelle Loi , quel Edit oppofe-t-on pour la jultilier ? Le feul
paffage qu'ait pu citer l'Auteur des Lettres, elt celui-ci, dont
encore il tranfpofe les termes pour en altérer l'efprit.
Ouc toutes ks remontrances ecdéfiajîiques fe fajfent en telle
forte , que par h ConJiJIoire ne fait en rien déroge' à Pau-
torité de la Seigneurie ni de la Jujiice ordinaire ; mais que
la puiJJ'ance civile demeure en fon entier (d ).
Or voici la conféquence qu'il en tire. " Cette Ordonnance
>» ne fuppofe donc point, comme on le fait dans les Repré-
») Tentations, que les Miniftres de l'Evangile foient dans ces
» matières des Juges plus naturels que les Confeils ». Com-
mençons d'abord par remettre le mot Confeil au fingulier ,
& pour caufe.
Mais où eft-ce que les Rcpréfentans ont fuppofé que les
Miniftres de l'Evangile fulFent , dans ces matières , des Juges
plus naturels que le Confeil ( ^ ) ?
{ d) Ordonnances ecclcfiaftiques , cette maticic^ difeiU-ils, pag. 42,
Art. XCVII. appartiennent mieux aux Minijires
{e) L'examen ^ la difcujion de de F Euaugi le qu'au Magnifique Con.
Selon
DELAMONTAGNE. 249
Selon l'Edit , le Confifloire & le Confeil font juges natu-
rels chacun dans fa partie , l'un de la dodrine , & l'autre du
délit. Ainfî la puiffance civile & l'ecclélîaliique relient cha-
cune en fon entier fous l'autorité commune du Souverain; 6c
que fîgnifieroit ici ce mot même de Puijfunce civile , s'il n'y
avoit une autre Puiffance fous-entendue ? Pour moi je ne vois
rien dans ce paiTage qui change le fens naturel de ceux que
j'ai cités. Et bien-loin de- là; les lignes qui fuivent les con-
firment , en déterminant l'état oij le Confiftoire doit avoir
mis la procédure avant qu'elle foit portée au Confeil. C'elt
précifément la conclufion contraire à celle que l'Auteur en
voudroit tirer.
Mais voyez comment , n'ofant attaquer l'Ordonnance par
les termes, il l'attaque par les conféquences.
" L'Ordonnance a-t-elle voulu lier les mains à la puifîlance
» civile , & l'obliger à ne réprimer aucun délit contre la Re-
»j ligion qu'après que le ConfifLoire en auroit connu ? Si cela
»> étoit ainfî , il en réfulteroit qu'on pourroit impunément
îj écrire contre la Religion : car en faifant femblant de fe
5j ranger , l'Accufé pourroit toujours échapper ; &c celui qui
»j auroit diffamé la Religion par toute la terre , devroit être
feil Q.uelle eft la matière dont il s'a- Repréfentans que dans ces matières
gix dans ce pafTage ? (J'cltla queftion, les Minittres font des juges plus na-
fi fous l'apparence des doutes J'ai raf- turcls que les Confeils. Ils font fans
femblé dans mon Livre tout ce qui contredit des juges plus naturels de
fieut tendre à faper , ébranler , & la qucftion de Théologie , mais non
détruire les principaux fondemcns de pas de la peine due au délit , & c'eft
la Religion Chrétienne. L'Auteur des audi ce que les Repréfentans n'ont
Lettres part de-là pour faire dire aux ni dit ni fait entendre.
Aie /ange S. ïomc I, li
2SO LETTRES ECRITES
J3 fupporté fans diffame au moyen d'un repentir fimulé (/), >»
C'eit donc pour évicer ce malheur affreux , cette impunité
fcandaleufe , que l'Auteur ne veut pas qu'on fuive la Loi à
la lettre. Toutefois , feize pages après , le même Auteur vous
parle ainfî :
" La Politique 6c h Philofophie pourront foutenir cette
13 liberté de tout écrire , mais nos Loix l'ont réprouvée : or
»j il s'agit de favoir fi le jugement du Confeil contre les Oa-
»> vrages de M. Rouffeau , & le décret contre fa perfonne ,
}3 font contraires à nos Loix , & non de favoir s'ils font
jj conformes à la Philofophie &: à la Politique (g). >?
Ailleurs encore cet Auteur , convenant que la flétiiffure
d'un Livre n'en détruit pas les argumens , ôc peut même leur
donner une publicité plus grande , ajoute : " A cet égard ,
>j je retrouve affez mes maximes dans celles des Repré-
>j fentations. Mais ces maximes ne fout pas celles de nos
« Loix (/z). ,»
En rciTerrant & liant tous ces palTages , je leur trouve à-
peu-près le fens qui fuit :
Quoique la Philofophid , la Politique & la raifon puijr<^.ne
foutenir la liberté de tout écrire , on doit d.ins notre Etat
punir cette lihené , parce que nos Loix la réprouvent. Alais
il ne faut pourtant pas fuivre nos Loix à la lettre , parca
qu'alors on ne punirait pas cette liberté.
A parler vrai , j'entrevois là je ne fais quel galimathias qui
(/) Page 14,
is) Page îo.
( à ) l'âge zz.
DE LA MONTAGNE. 151
me choque ; & pourtant l'Auteur me paroît homme d'ef-
prit : ainli , dans ce réfumé , je penche à croire que je me
trompe , fans qu'il me foit poflible de voir en quoi. Com-
parez dotrc vous-même les pages 14, 2.2 , 30 , 6c vous ver-
rez fi j'ai tort ou raifon.
Quoi qu'il en foit , en attendant que l'Auteur nous montre
ces autres Loix , où les préceptes de la Philofophie & de la
Politique font réprouves , reprenons l'examen de fcs objec-
tions contre celle-ci.
Premièrement , loin que , de peur de lailTer un délit im«-
puni , il foit permis dans une République au Magiftrat d'ag-
graver la Loi , il ne lui efl pas même permis de l'étendre
aux délits fur lefquels elle n'elt pas formelle ; & l'on fait
combien de coupables écliappent en Angleterre à la faveur
de la moindre di/HncHon fubtile dans les termes de la Loi,
Quiconque efl plus févcre que les Loix , die Vauvenargue , ejï
un tyran (i).
Mais voyons fi la conféquence de l'impunité , dans l'ef-
pece dont il s'agit , eft ii terrible que la fait l'Auteur des
Lettres,
(i) Comme il n'y a point à Genève toute Société , ou aux chofes fpéciale-
de Loix pénales , proprement dites , nient défendues par la Loi pofitivc ;
le Magillrat inflige arbitrairement la elle ne va pas jufqu'à forger un ddit
peine des crimes ; ce qui eft alTuré- imaginaire où il n'y en a point , ni ,
ment un grand défaut dans la Légifla- fur quelque délit que ce puifTe être ,
tion , & un abus énorme da.is un Etat juf.ju'à renverfer , de peur qu'un cru-
libre. Mais cette autorité du Magif- pable n'échappe, l'ordre delà procé-
trat ne s'étend qu'aux crimes contre dure fixé par la Loi.
h Loi naturelle , & reconnus tels dans
Ii z
Z5Î LETTRES ECRITES
Il faut , pour bien juger de l'efprit de la Loi , fe rappeller
ce grand principe , que les meilleures Loix criminelles font
toujours celles qui tirent de la nature des crimes les châti-
mens qui leur font impofés. Ainfi les alTaflins doivent être
punis de mort , les voleurs de la perte de leur bien ; ou, s'ils
n'en ont pas , de celle de leur liberté , qui elt alors le feul
bien qui leur relte. De même , dans les délits qui font uni-
quement contre la Religion , les peines doivent être tirées
uniquement de la Religion ; telle eft , par exemple , la pri-
vation de la preuve par ferment en chofes qui l'exigent ; telle
eft encore l'excommunication , prefcrite ici comme la peine
la plus grande de quiconque a dogmatifé contre la Religion:
fauf enfuite , le renvoi au Magilirat , pour la peine civile due
au délit civil , s'il y en a.
Or il faut fe teflbuvenir que l'Ordonnance , l'Auteur des
Lettres , & moi , ne parlons ici que d'un délit fimple contre
la Religion. Si le délit étoit complexe, comme 11, par exem-
ple , j'avois imprimé mon Livre dans l'Etat fans permiffion »
il eft inconteftable que , pour être abfous devant le Con-
fiftoire , je ne le ferois pas devant le Magiflrat.
CJette diflin6tion flnte , je reviens , & je dis: il y a cette
différence entre les délits contre la Religion &. les délits
civils , que les derniers font aux hommes ou aux Loix un
tort , un mal réel , pour lequel la fureté publique exige né-
ceffairement réparation &c punition ; mais les autres font feu-
lement des ofFenfes contre la Divinité , h qui nul ne peut
nuire , îk qui pardonne au repentir. Quand la Divinité eft
appaifée , il n'y a plus de délit h punir , fauf le fcandale ; ôc
DE LA MONTAGNE. 253
le fcandale fe répare en donnant au repentir la même publi-
cité qu'a eu la faute. La charité chrétienne imite alors la
démence divine ; ôc ce feroit une inconféquence abfurde de
venger la Religion par une rigueur que la Religion réprouve.
La juitice humaine n'a , & ne doit avoir nul égard au re-
pentir, je l'avoue; mais voilà précifément pourquoi , dans une
efpece de délit , que le repentir peut réparer , l'Ordonnance
a pris des mefures pour que le Tribunal civil n'en prît pas
d'abord connoiflance.
L'inconvénient terrible que l'Auteur trouve à laiiTer im-
punis civilement les délits contre la Religion , n'a donc pas
la réalité qu'il lui donne ; & la conféquence qu'il en tire pour
prouver que tel n'eft pas l'efprit de la Loi , n'eft point julie ,
contre les termes formels de la Loi.
^in/i quel qu'ait été le délit contre la Religion , ajoute-t-
il , VAccufé , en faifant femblant de fe ranger , pourra tou-
jours échapper. L'Ordonnance ne dit pas : s'il fait femblant
de fe ranger ; elle dit : sHl fe range ; &: il y a âits -règles
aufli certaines qu'on en puilfe avoir en tout autre cas pour
diftinguer ici la réalité de la fauffe apparence, fur-tout quant
aux effets extérieui-s , feuls compris fous ce mot : s'il fe
range.
Si le délinquant , s'étant rangé , retombe , il commet un
nouveau délit plus grave , & qui mérite un traitement plus
rigoureux. Il eft relaps , & les voies de le ramener à fon de-
voir font plus féveres. Le Confeil a là-deffus pour modèle ,
les formes judiciaires de l'Inquifition (/: j : ôc fi l'Auteur des
{k) Voyez le Manuel des Inquifiteurs.
Z54 LETTRES ECRITES
Lettres n'approuve pas qu'il foie ai fil doux qu'elle , il doit
au moins lui lailFer toujours la diitinétion des cas; car il
n'eft pas permis , de peur qu'un délinquant ne retombe , dç
le traiter d'avance comme s'il étoit déjà retombé.
C'elt pourtant fur ces faufîes conféquences que cet Auteur
s'appuie pour affirmer que l'Edit , dans cet Article , n'a pas eu
pour objet de régler la procédure , & de fixer la compétence
des Tribunaux. Qu'a donc voulu l'Edit, félon lui? Le voici,
11 a voulu empêcher que le Confîftoire ne févît contre
des gens auxquels on imputeroit ce qu'ils n'auroient peut^
être point dit, ou dont on auroit exagéré les écarts; qu'il
ne févît , dis-je , contre ces gens-là fans en avoir conféré
avec eux, fans avoir effayé de les gagner.
Mais qu'elt-ce que févir, de la part du Confifloire ? C'eft
excommunier, & déférer au Confeil. Ainfi, de peur que le
Confîftoire ne défère trop légèrement un coupable au Con-
feil , l'Edit le livre tout - d'un - coup au Confeil. C'eit
une précaution d'une efpece toute nouvelle. Cela eft ad-
mirable que , dans le même cas , la Loi prenne tant de
mefures pour empêcher le Confîftoire de févir précipitam-
ment, 6c qu'elle n'en prenne aucune pour empêcher le Con-
feil de févir précipitamment; qu'elle porte une attention (i
fcrupuleufe h prévenir la diffamation , &: qu'elle n'en donne
aucune à prévenir le fupplice ; qu'elle pourvoyc à tant de
chofes pour qu'un homme ne foit pas excommunié mal-à-
propos, ôc qu'elle ne pourvoye à rien pour qu'il ne foit pas
brûlé mal-à-propos ; qu'elle craigne fi fort la rigueur des
Miniftres , & fi peu celle des Juges ! C'étoit bien fait aflii-
DE LA MONTAGNE. 255
rément de compter pour beaucoup la communion des fidèles ;
mais ce n'écoit pas bien fait de compter pour fi peu leur
fureré, leur liberté, leur vie; & cette rhême Religion, qui
prefcrivoit tant d'indulgence à fes Gardiens , ne dévoie pas
donner tant de barbarie à fes Vengeurs.
Voilà toutefois, félon notre Auteur, la folide raifon pour-
quoi l'Ordonnance n'a pas voulu dire ce qu'elle dit. Je crois
que l'expofer, c'eft alTez y répondre. Paiïbns maintenant à
l'application; nous ne la trouverons pas moins curieufe que
l'inrerprétacion.
L'Article 88 n'a pour objet que celui qui dogmatife , qui
enfeigne , qui infiruit. Il ne parle point d'un fimple Auteur,
d'un homme qui ne fait que publier un Livre , ôc qui , au
furplus , fe tient en repos. A dire la vérité , cette diiiinc-
tion me paroît un peu fabtile; car, comme difent très-bien
les Repréfentans , on dogmatife par écrit tout comme de
vive voix. Mais admettons cette fubtilité ; nous y trouverons
une diiiinclion de faveur pour adoucir la Loi , non de ri-
gueur pour l'aggraver.
Dans tous les Etats du monde la police veille avec le plus
grand foin fur ceux qui inf Iruifent , qui enfeignent, qui dogma-
tifent ; elle ne permet ces fortes de fonctions qu'à gens auto-
rifés. Il n'eft pas même permis de prêcher la bonne dodrinc ,
fi l'on n'eit reçu Prédicateur. Le Peuple aveugle elt facile
à féduire ; un homme qui dogmatife , attroupe , ëc bientôt
il peut ameuter. La moindre entreprife en ce point eft tou-
jours regardée comme un attentat puniiTable, à caufe des
conicquences qui peuvent eu réfulter.
î;5 lettres ECRITES
Il n'en eft pas de même de l'Aureur d'un Livre ; s'il
enfeigne , au moins il n'acrroupe point, il n'am.eute point,
il ne force perfonne à l'écouter, à le lire; il ne vous re-
cherche point , il ne vient que quand vous le recherchez
vous-même ; il vous laifTe réfléchir fur ce qu'il vous dit ,
il ne difpute point avec vous, ne s'anime point, ne s'obltine
point, ne levé point vos doutes, ne réfout point vos objec-
tions, ne vous pourfuit point; voulez-vous le quitter, il vous
quitte, &, ce qui elt ici l'article important, il ne parle pas
au Peuple.
Auffi jamais la publication d'un Livre ne fut-elle regardée
par aucun Gouvernement, du même oeil que les pratiques
d'un Dogmatifeur. Il y a même des pays où la liberté de
la Preife elt entière ; mais il n'y en a aucun où il foit per-
mis à tout le monde de dogmatifer indifféremment. Dans
les pays où il eft défendu d'imprimer des Livres fans per-
miflion , ceux qui défobéi.Tcnt font punis quelquefois pour
avoir défobéi ; mais la preuve qu'on ne regarde pas au fond
ce que dit un Livre comme une chofe fort importante , eft
la facilité avec laquelle on lailTe entrer dans l'Etat ces mêmes
Livres , que , pour n'en pas paroître approuver les maximes ,
on n^ laiiTe pas imprimer.
Tout ceci eft vrai, fur-tout des Livres qui ne font point
écrits pour le Peuple, tels qu'ont toujours été les miens.
Je fais que votre Confeil affirme dans fes Rcponfes , que ,
fel:vi Pintennon de P Auteur , P?lmile doit fervir de guide
aux Pere.<; & aux Mères (/) : mais cette afTertion n'cft pas
(/) Page zz & 23 , des Reprcfentations impriniiies.
excufablc ,
DE LA MONTAGNE. 157
èxcufable, puifque j'ai rnanifefté dans la Préface, & plufîeurs
fois dans le Livre , une intention toute difterente. Il s'agit
d'un nouveau fyftême d'éducation, donc j'offre le plan à
l'examen des Sages , ôc non pas d'une méthode pour les
Pères Ôc les Mères , à laquelle je n'ai jamais fongé. Si quel-
quefois , par une figure afîez commune , je parois leur adreffer
la parole, c'elt, ou pour me faire mieux entendre, ou pour
m'exprimer en moins de mots. Il elt vrai que j'entrepris
mon Livre h la follicication d'une Mère; mais cette Mère,
toute jeune & toute aimable qu'elle eft , a de la Philofo-
phie, & connoît le cœur humain, elle eft par la figure un
ornement de fon fexe, ôc par le génie une exception. Ceffc
pour les efprits de la trempe du fien que j'ai pris la plume ,
non pour dès MefTieurs tel ou tel, ni pour d'autres Meflîeurs
de pareille étoffe , qui me lifent fans m'entendre , & qui
m'outragent fans me fâcher.
Il réfuke de la diitinclion fuppofée , que Ci la procédure
prefcritc par l'Ordonnance contre un homme qui dogma-
tife,n'e{l: pas applicable à l'Auteur d'un Livre, c'elt qu'elle
eit trop févere pour ce dernier. Cette conféquence il natu-
relle, cette conféquence que vous & tous mes Lecleurs tirez
furement ainfi que moi , n'elt point celle de l'Auteur des
Lettres. Il en tire une toute contraire. Il faut l'écouter
lui-même : vous ne m'en croiriez pas, li je vous parlois
d'après lui.
" Il ne faut que lire cet article de l'Ordonnance pour
» voir évidemment qu'elle n'a en vue que cet ordre de pcr-
5> fonnes qui répandent par leurs difcours des principes cfti-
Mélanges. Tome I. K k
isS LETTRES ECRITES
jj mes dangereux. Si ces perfonnes fi ratifient , y efl-il dit ,
jj qu'on les fupporte fans diff'ame. Pourquoi ? C'eft qu'alors
J5 on a une fureté raifonnable qu'elles ne répandront plus
» cette ivraye , c'eft qu'elles ne font plus à craindre. Mais
»> qu'importe la rétractation vraie ou limulée , de celui qui ,
» par la voie de l'impreflion , a imbu tout le monde de fts
» opinions? Le délit e(t confommé, il fubfiltera toujours;
JJ & ce délit, aux yeux de la Loi, eft de la même efpece
JJ que tous les autres , où le reptntir eft inutile dès que la
J3 jultice en a pris connoilFance jj.
Il y a là de quoi s'émouvoir ; mais calmons-nous, & rai-
fonnons. Tant qu'un homme dogmatife , il fait du mal con-
tinuellement ; jufqu'à ce qu'il fe foit rangé cet homme eft
à craindre; fa. liberté même eft un mal, parce qu'il en ufe
pour nuire , pour continuer de dogmatifer. Que s'il fe range
à la fin , n'importe ; les enfeignemcns qu'il a donnés font
toujours donnés, & le délit à cet égard eft autant confommé
qu'il peut l'être. Au contraire, aufTi-tôt qu'un Livre eft pu-
blié , l'Auteur ne fait plus de mal , c'eft le Livre feul qui
en fait. Que l'Auteur foit libre ou foit arrêté , le Livre va
toujours fon train. La détention de TAuteur peut être un
cliâriment que la Loi prononce ; mais elle n'eft jamais un
remède au mal qu'il a fait, ni une précaution pour en ar-
rêter le progrès.
Ainfi les remèdes à ces deux maux ne font pas les mêmes.
Pour tarir la fource du mal que fait le Dogmatifeur , il n'y a
nul moyen prompt & fur que de l'arrêter ; mais arrêter l'Au-
teur , c'eft ne semédier à rien du tout ; c'eft au contraire
DE LA MONTAGNE. z.,,
augmenrer la publicité du Livre , & par conféquent empirer
le mal , comme le dit très-bien ailleurs l'Auteur des Lettres.
Ce n'eft donc pas là un préliminaire à la procédure , ce n'eit
pas une précaution convenable à la chofe ; c'eit une peine qui
ne doit être infligée que par jugement , oc qui n'a d'utilité
que le châtiment du coupable. A moins donc que fon délit
ne foit un délit civil , il faut commencer par raifonner avec
lui , l'admonefter , le convaincre , l'exhorter à réparer le mal
qu'il a fait , à donner une rétractation publique , à la donner
librement, afin qu'elle fliffe fon effet, 6c à. la motiver fi bien
que fes derniers fentimens ramènent ceux qu'ont égaré les pre-
miers. Si , loin de fe ranger , il s'obftine , alors feulement on
doit févir contre lui. Telle eft certainement la marche pour
aller au bien de la chofe ; tel eft le but de la Loi , tel fera
celui d'un fage Gouvernement , qui doit bien moins fe propo-
fer de punir F Auteur^ que d^ empêcher V effet de Pouvrage (m).
Comment ne le feroit - ce pas pour l'Auteur d'un Livre ,
puifque l'Ordonnance , qui fuit en tout les voies convenables
à l'efprit du Chriftianifme , ne veut pas même qu'on arrête
le Dogmatifeur avant d'avoir épuifé tous les moyens poffibles
pour le ramener au devoir ? elle aime mieux courir les rifqucs
du mal qu'il peut continuer de faire, que de manquer à la
charité. Cherchez , de grâce , comment de cela feul on peut
conclure que la même Ordonnance veut qu'on débute contre
l'Auteur par un décret de prife de corps.
Cependant l'Auteur des Lettres , après avoir déclaré qu'il
retrouvoit alTez fes maximes fur cet article dans celles des
C m ) Page 3^.
Kk i
2<53 LETTRES ECRITES
Repréfentans , ajoute : mais ces maximes m font pas cdks de
nos Loix ; ôc un moment après il ajoute encore , que ceux qui
inclinent à une pleine: tolérance pourraient tout au plus criti-
quer le Confeil de n'avoir pas, dans ce cas ^ fait taire une:
Loi dont V exercice ne leur par oh pas convenable {n). Cette
conclufîon doit furpiendre , après tant d'efforts pour prouver
que la ftule Loi, qui paroît s'appliquer à mon délit, ne s'y
applique pas néceffairement. Ce qu'on reproche au Confeil ,
n'efl point de n'avoir pas fait taire une Loi qui exifie , c'eft
d'en avoir fait parler une qui n'exifle pas.
La Logique employée ici par l'Auteur, me paroît tou-
jours nouvelle. Qu'en penfez-vous, Monfieur ? connoilTez-
vous beaucoup d'argumens dans la forme de celui - ci ?
La Loi force le Confeil à févir contre V Auteur du Livre.
Et où eft-elle cette Loi qui force le Confeil à févir contre
l'Auteur du Livre ?
Elle i^exifle pas , à la vérité : mais il en exifle une autre ^
qui , ordonnant de traiter avec douceur celui qui dogmatife ^
ordonne par conféquent de traiter avec rigueur V Auteur dont
elle ne parle point.
Ce raifonnement devient bien plus étrange encore pour qui
fait quç ce fut comme Auteur & non comme Dogmatifeur
que Morelli fut pourfuivi ; il avoit au(Ti fait un Livre , &: ce
fut pour ce Livre ftul qu'il fut accufé. Le corps du délit , félon
la maxime de notre Auteur , ctoic dans le Livre même , l'Au-
teur n'avoit pas befoin d'être entendu; cependant il le fut , &
non-feulement on l'entendit , mais on l'attendit ; on fiiivit de
(n) Page 23.
DE LA MONTAGNE.
î6x
point CA point toute h procédure prefcrite par ce même
article de l'Ordonnance , qu'on nous dit ne regarder ni les
Livres ni les Auteurs. On ne brûla même le Livre qu'après la
retraite de l'Auteur; jamais il ne fut décrété, l'on ne parla
pas du Bourreau ( o ) ; enfin tout cela fe fit fous les yeux du
I-égiflateur , par les Rédacleurs de l'Ordonnance , au moment
qu'elle venoit -de paiïer , dans le tems même où régnoit cet
efprit de févérité, qui félon notre AnonymiC , l'a voit diflée,
& qu'il allègue en julHfication très-claire de la rigueur exercée
aujourd'hui contre moi.
Or écoutez là - defflis la dillinclion qu'il foit. Après avoir
expofé toutes les voies de douceur dont on ufa envers Morelii ,
le tems qu'on lui donna pour fe ranger , la procédure lente
& régulière qu'on fuivit avant que fon Livre fût brûlé , il
ajoute : " Toute cette marche eiè très-fage. Mais en faut - il
5j conclure que dans tous les cas , &c dans des cas très-diffé-
« rens, il en faille abfolument tenir une femblable? Doit-on
55 procéder contre un homme abfent qui attaque la Religion ,
55 de la même manière qu'on procéderoit contre un homme
(o) Ajoutez la circonTpection du
Magiftrat dans toute cette affaire , fa
marche lente & graduelle Jans la pro-
cédure , le rapport du Confiftoire, l'ap-
pareil du jugement. Les Syndics mon-
tent fur leur Tribunal public , ils in-
voquent le nom de Dieu , ils ont fous
leurs yeux la fainte Ecriture ; aprcs
une mûre délibération, après avoir
pris confeil des; Citoyens , ils pro-
noncent leur jugement devant le Peu-
ple , afin qu'il en fâche les caufes ;
ils le font imprimer & publier , &
tout cela pour lafimple condamnation
d'un Livre , fans flétrifTure , fans dé-
cret contre l'Auteur, opiniâtre & con-
tumax. Ces MefFieurs , depuis lors ,
ont appris à difpofcr moins cérémo-
nlcufement de l'honneur & de la liberté
des hommes , & fur-tout des Citoyens :
car il eft à remarquer que Morelii ne
rétoit pas.
z6z LETTRES ECRITES
» préfenc qui cenfure la difcipline (f)? C'efl-à- cire , en
>j d'autres termes , doit-on procéder contre un homme qui
jj n'attaque point les Loix , &c qui vit hors de leur jurifdic-
i> tion , avec autant de douceur que contre un homme qui vie
j> fous leur jurifdiflion , 6c qui les attaque n ? Il ne femble-
roit pas , en effet , que cela dût faire une queition. Voici , j'en
fuis fur , la première fois qu'il a pafTé par l'efprit humain
d'aggraver la peine d'un coupable , uniquement parce que le
crime n'a pas été commis dans l'Etat.
" A la vérité , continue-t-il , on remarque dans les Repré-
>j fentations à l'avantage de M. Roufleau , que Morelli avoic
13 écrit contre un point de difcipline , au lieu que les Livres
» de M. Rouiïeau , au fentinient ■ de fes Juges , attaquent
>î proprement la Religion. Mais cette remarque pourroit bien
JJ n'être pas généralement adoptée ; & ceux qui regardent la
j> Religion comme l'ouvrage de Dieu &c l'appui de la conrti-
« tution , pourront penfer qu'il elt moins permis de l'atta-
»j quer que des points de difcipline , qui , n'étant que l'ou-
jj vrage des hommes, peuvent être fufpeds d'erreur, & du
>j moins fufccptibles d'une infinité de formes &c de combi-
13 naifons différentes ( 5 ). »
Ce difcours , je vous l'avoue , me paroîtroit tout au plus
paffable dans la bouche d'un Capucin , mais il me choque-
roit fort fous la plume d'un Magiftrat. Qu'importe que la
remarque des Repréfcntans ne foit pas généralement adoptée ,
(/)) Page 17.
( q ) Page 18.
DE LA M O N T x\ G N E. 2^3
fi ceux qui la rejettent ne le font que parce qu'ils raifon-
nent mal?
Attaquer la Religion , eft fans contredit un plus grand
péché devant Dieu que d'attaquer la difcipline. Il n'en eft pas
de même devant les Tribunaux humains , qui font établis
pour punir les crimes , non les péchés , 6c qui ne font pas les
vengeurs de Dieu , mais des Loix.
La Religion ne peut jamais faire partie de la Lcgillation ,
qu'en ce qui concerne les adions des hommes. La Loi ordonne
de faire ou de s'abftenir , mais elle ne peut ordonner de croire.
Ainfî quiconque n'attaque point la pratique de la Religion ,
n'attaque point la Loi.
Mais la difcipline établie par la Loi fait effentiellement
partie de la Légiflation , elle devient Loi elle-même. Qui-
conque l'attaque , attaque la Loi , &c ne tend pas à moins qu'à
troubler la conftitution de l'Etat. Que cette conftitution fût,
avant d'être établie , fufceptible de plufieurs formes & com-
binaifons difTérentes , en eft-elle moins refpeélable &c facrce
fous une de ces formées quand elle en eft une fois revêtue à l'ex-
cluiîon de toutes les autres ; & dès-lors la Loi politique n'eiè-
elle pas confiante 6c fixe ainfî que la Loi divine ?
Ceux donc qui n'adopteroient pas en cette affaire la remar-
que des Repréfentans , auroient d'autant plus de tort que
cette remarque fut faite par le Confeil , même dans la fen-
tence contre le Livre de Morelli , qu'elle accufe fur -tout
de tendre à faire fchifme & trouble dans PEtat , d'une ma-
nière féditieufe ; imputation dont il fcroit difficile de charger
le mien.
z54 LETTRES ECRITES
Ce que les Tribunaux civils ont à défendre n'eft pas l'ou-
vrage de Dieu , c'eit l'ouvrage des hommes ; ce n'elt pas
des âmes qu'ils font chargés , c'efi: des corps ; c'elt de l'Etat,
& non de l'Eglife qu'ils font les vrais gardiens : &c lorfqu'ils fe
mêlent des matières de Religion , ce n'eft qu'autant qu'elles
font du refTort des Loix , autant que ces matières importent
;iu bon ordre & à la fureté publique. Voilà les faines maxi-
mes de la Magiilrature. Ce n'eft pas , Ci l'on veut , la doc-
trine de la puiffance abfolue , mais c'eft celle de la juftice
6z de la raifon. Jamais on ne s'en écartera dans les Tribu-
naux civils , fans donner dans les plus funefres abus , fans
mettre l'Etat en combuftion , fans faire des Loix ôc de leur
autorité le plus odieux brigandage. Je fuis fâché , pour le
Peuple de Genève , que le Confcil le méprife affez pour l'ofer
leurrer par de tels difcours, dont les plus bornés ôc les plus
fuperllitieux de l'Europe ne font plus les dupes. Sur cet ar-
ticle vos Repréfentans raifonnent en hommes d'Etat , 6c vos
Magiftrats raifonnent en Moines.
Pour prouver que l'exemple de Morelli ne flnt pas règle ,
l'Auteur des Lettres oppofe à la procédure faite contre lui,
celle qu'on fit en lô^i contre Nicolas Antoine^ un pauvre
fou , qu'à la follicitation des Miniftres le Confeil fit brûler
pour le bien de fon ame. Ces Auto-da-fé n'étoient pas rares
jadis à Genève , & il paroît, par ce qui me regarde , que ces
IVieffieurs ne manquent pas de goût pour les renouveller.
Commençons toujours par tranfcrire fidèlement les pafTa-
ges , pour ne pas imiter la méthode de mes pcrfccuteurs.
*' Qu'on voyc le procès de Nicolas Antoine. L'Ordonnance
» eccléilalîique
DE LA MONTAGNE. i6^
f» eocléfiaftique exiftoit ; & on écoic aflez près du tems où
>» elle avoic été rédigée pour en connoîrre l'efprit : Antoine
»5 fut-il cité au Confilèoire ? Cependant , parmi tant de voix
» qui s'élevèrent contre cet Arrêt fanguinaire , 6c au milieu
j) des efforts que firent , pour le fliuver , les gens humains
:j ôc modérés , y eut-il quelqu'un qui réclamât contre l'irré-
)j gularité de la procédure ? Morelli fut cité au Confiftoire ,
» Antoine ne le fut pas ; la citation au Confiftoire n'efl donc
?j pas néceffaire dans tous les cas (/")"•
Vous croirez là-delTus , que le Confeil procéda d'emblée
contre Nicolas Antoine comme il a fait contre moi , ôc qu'il
ne fut pas feulement queflion du Confiltoire ni des Minifires :
vous allez voir.
Nicolas Antoine ayant été, dans un de fes accès de fureur,
fur le point de fe précipiter dans le Rhône , le Magiitrat fe
détermina à le tirer du logis public où il étoit , pour le mettre
à l'Hôpital , où les Médecins le traitèrent. Il y relta quelque
tems , proférant divers blafphémes contre la Religion Chré-
tienne. "Les Miniftres le voyoient tous les jours, ôc tâchoient,
jj lorfque fa fureur paroilfoit un peu calmée , de le faire reve-
» nir de fes erreurs , ce qui n'aboutit à rien , Antoine ayant
» dit qu'il perfifteroit dans fes fentimens jufqu'à la mort ,
J5 qu'il étoit prêt de foufFrir pour la gloire du grand Dieu
»j dUfraël. N'ayant pu rien gagner fur lui , ils en informe-
j> rent le Confeil , où ils le repréfenterent pire que Servet ,
» Gentilis , ôc tous les autres Anti-Trinitaires , concluant
(r) Page .7.
Mélanges. Tome I. L 1
z66 LETTRES ECRITES
5> à ce qu'il fût mis en chambre claufe ; ce qui fut exé-
5j cuté (s) >5.
Vous voyez là d'abord pourquoi il ne fut pas cité au
Confiftoire ; c'eft qu'étant grièvement malade , & entre les
mains des Médecins , il lui étoit impoflible d'y comparoîtrOi
Mais s'il n'alloit pas au Coniîfloire , le Confiitoire ou fes Mem-
bres alloient vers lui. Les Miniltres le voyoient tous les jours',
l'exhortoient tous les jours. Enfin , n'ayant pu rien gagner
fur lui , ils le dénoncent au Confeil , le repréfenrent pire que
d'autres qu'on avoit punis de mort , requièrent qu'il foit mis
en prifon ; & fur leur requifition cela tiï exécuté.
En prifon même les Miniftres firent de leur mieux pour le
ramener; entrèrent avec lui dans la difcuiTion de divers paf-
fages de l'ancien Teftament , &c le conjurèrent , par tout ce
qu'ils purent imaginer de plus touchant, de renoncer à fes
erreurs {t) : mais il y demeura ferme. Il le fut auflî devant
le Magiftrat , qui lui fit fubir les interrogatoires ordinaires.
Lorfqu'il fut queftion de juger cette affaire , le Magillrat con-
fulta encore les Minifères , qui comparurent en Confeil au
nombre de quinze , tant Pafieurs que Profeffeurs. Leurs opi-
nions furent partagées ; mais l'avis du plus grand nombre fut
fuivi , &: Nicolas exécuté. De forte que le procès fut tout
(s) Hift. de Genève, in - 12. T. qu'il ne l'auroit pas été; puifiiiie ,
2. page s^o & (l'iv. à la note. malgré fon obllination , le Magiftrat
( t ) S'il y eue renoncé , eût - il ne laiffa pas de confuker les MiniC-
également été brûlé ? Selon la maxi- très. Il le regardoit , en quelque forte ,
me de l'Auteur des Lettres , il au- comme étant encore fous leur jurit
roit dû l'être. Cependant il paroit diction.
D E L A M O N T x\ G N E. 167
eccléfiaftique , & que Nicolas fut, pour ainfi dire , brûlé par
la main des Miniftres.
Tel fut , Monfîeur , l'ordre de la procédure , dans laquelle
l'Auteur des Lettres nous alTure qu'Antoine ne fut pas cité
au Confiftoire : d'où il conclut que cette citation n'elt
donc pas toujours nécelTaire. L'exemple vous paroît-il biea
choifi ?
Suppofons qu'il le foit , que s'enfuivra-t-il ? Les Repré-
fentans concluoient d'un fait en confirmation d'une Loi.
L'Auteur dts Lettres conclut d'un fait contre cette même
Loi. Si l'autorité de chacun de ces deux faits détruit celle
de l'autre , refte la Loi dans fon entier. Cette Loi , quoi-
qu'une fois enfreinte , en eft-elle moins exprelTe , & fuffi-
roit-il de l'avoir violée une fois pour avoir droit de la vio-
ler toujours ?
Concluons à notre tour. Si j'ai dogmatifé , je fuis certai-
nement dans le cas de la Loi ; fi je n'ai pas dogmatifé ,
qu'a-t-on à me dire ? aucune Loi n'a parlé de moi («).
Donc on a tranfgreffe la Loi qui exifte , ou fuppofé celle
qui n'exifte pas.
Il eft vrai qu'en jugeant l'Ouvrage on n'a pas jugé défini-
tivement l'Auteur. On n'a fait encore que le décréter , 6c
l'on compte cela pour rien. Cela me paroît dur , cependant ;
mais ne foyons jamais injuftes , même envers ceux qui le
((i) Rien de ce qui ne blcffc au- a pour but de faire fentir aux rai.
cune Loi naturelle ne devient crimi- fonneurs fupcrficiels que mon dileni-
nel , que Jorfqu'il eft défendu par me eft exact,
quelque Loi polUive. Cette remarque
Ll 2
id8 LETTRES ECRITES
font envers nous , &c ne cherchons' point l'iniquité où elle
peut ne pas être. Je ne fais point un crime au Confeil , ni
même à l'Auteur des Lettres , de la diilinclion qu'ils met-
tent entre l'Homme & le Livre , pour fe difculper de m'avoir
jugé fans m'entendre. Les Juges ont pu voir la chofe comme
ils la montrent , ainfi je ne les accufe en cela ni de fuper-
cherie ni de mauvaife foi. Je les accufe feulement de s'être
trompés à mes dépens en un point très - grave : ôc fe trom-
per pour abfoudre , eft pardonnable ; mais fe tromper pour
punir, eft une erreur bien cruelle.
Le Confeil avançoit dans Ces rcponfes , que , malgré la
flécriiTure de mon Livre , je reftois , quant à ma perfonne ,
dans toutes mes exceptions &c défenfes.
Les Auteurs des Repréfentations répliquent qu'on ne com-
prend pas quelles exceptions ôc défenfes il refte à un homme
déclaré impie , téméraire , fcandaleax , &c flétri même par
la main du Bourreau , dans des Ouvrages qui portent fon
nom.
«« Vous fuppofez ce qui n'eft point , dit à cela l'Auteur
» des Lettres ; favoir , que le jugement porte fur celui doiot
î5 l'Ouvrage porte le nom : mais ce jugement ne l'a pas
« encore effleuré , fes exceptions & défenfes lui reftent donc
» entières (x) ».
Vous vous trompez vous-même , dirois-je à cet Ecrivain.
Il eft vrai que le jugement , qui qualifie ôc flétrit le Livre ,
n'a pas encore attaqué la vie de l'Auteur ; mais il a déjà tué
fon honneur : fes exceptions 6c défenfes lui reftent encore
ix) Page 21.
DE LA MONTAGNE. zCy
entières pour ce qui regarde la peine affliiftive ; mais il a déjà
reçu la peine infamante : il eft déjà flétri ôc déshonoré , au-
tant qu'il dépend de fes Juges : la feule chofe qui leur refle
à décider , c'efè s'il fera brûlé ou non.
La diliindion fur ce point, entre le Livre &. l'Auteur, eft
inepte , puifqu'un Livre n'eft pas puniiTable. Un Livre n'eft
en lui-même ni impie ni téméraire; ces épithetes ne peuvent
tomber que fur la doctrine qu'il contient , c'ell-à-dire , fur
l'Auteur de cette doclrine. Quand on brûle un Livre , que
fait-là le Bourreau ? Dcshoncre-t-il les feuillets du Livre ?
qui jamais ouït dire qu'un Livre eût de l'honneur ?
Voilà l'erreur; en voici la fource ; un ufage mal entendu.
On écrit beaucoup de Livres ; on en écrit peu avec un de-
fir fincere d'aller au bien. De cent Ouvrages qui paroiffent ,
foixante au moins ont pour objet des motifs d'intérêt ou
d'ambition. Trente autres , dictés par l'efprit de parti , par
la haine , vont , à la faveur de l'anonyme , porter dans le
Public le poifon de la calomnie & de la fatire. Dix, peut-
être , & c'elt beaucoup , font écrits dans de bonnes vues :
on y dit la vérité qu'on fait , on y cherche le bien qu'on
aime. Oui ; mais où eft l'homme à qui l'on pardonne la vé-
rité ? Il faut donc fe cacher pour la dire. Pour être utile
impunément , en lâche fon Livre dans le Public , & l'on
fait le plongeon.
De ces divers Livres , quelques-uns des mauvais 6c à-peu-
près tous les bons font dénoncés &c profcrits dans les Tri-
bunaux : la raifon de cela fe voit fans que je la dife. Ce
n'eft , au furplus , qu'une fimple formalité , pour ne pas
270 LETTRES ECRITES
paroître approuver tacitement ces Livres. Du refte , pour\'u
que les noms des Auteurs n'y foient pas , ces Auteurs , quoi-
que tout le monde les connoilTe &c les nomme , ne font pas
connus du Magiltrat. Plufîeurs même font dans l'ufage d'a-
vouer ces Livres pour s'en faire honneur , & de les renier
pour fe mettre à couvert; le même homme fera l'Auteur ou
ne le fera pas , devant le même homme , félon qu'ils feront
à l'audience ou dans un foupé. C'cIl alternativement oui &
non , fans difficulté , fans fcrupule. De cette façon la fureté
ne coûte rien à la vanité. C'elt-là la prudence &. l'habileté
que l'Auteur des Lettres me reproche de n'avoir pas eue ,
6c qui pourtant n'exige pas , ce me femble , que pour l'avoir
on fe mette en grands frais d'efprit.
Cette manière de procéder contre des Livres anonymes ,'
dont on ne veut pas connoître les Auteurs , eft devenue un
ufage judiciaire. Quand on veut fcvir contre le Livre , on
le brûle , parce qu'il n'y a perfonne à entendre , & qu'on voit
bien que l'Auteur qui fe cache n'eft pas d'humeur à l'avouer ;
fauf à rire le foir avec lui-même des informations qu'on
vient d'ordonner le matin contre lui. Tel eft l'ufage.
Mais lorfqu'un Auteur mal -adroit, c'eft-à-dire , un Auteur
qui connoît fon devoir , qui le veut remplir , fe croit obligé
de ne rien dire au Public qu'il ne l'avoue , qu'il ne fe nom-
me , qu'il ne fe montre pour en répondre , alors l'équité ,
qui ne doit pas punir comme un crime la mal-adrcïïe d'un
homme d'honneur , veut qu'on procède avec lui d'une autre
manière ; elle veut qu'on ne fcpare point la caufe du Livre
de celle de l'homme , puifqu'il détiare en mettant fon nom
DE LA MONTAGNE. 271
he les vouloir point féparer ; elle veut qu'on ne juge l'Ou-
vrage , qui ne peut répondre , qu'après avoir ouï l'Aureur qui
répond pour lui. Ainfî , bien que condamner un Livre ano-
nyme , foit en effet ne condamner que le Livre , condamner
un Livre qui porte le nom de l'Auteur , c'eft condamner
l'Auteur même ; èc quand on ne l'a point mis à portée de
répondre , c'eft le juger fans l'avoir entendu.
L'afTignation préliminaire, même, fi l'on veut, le décret
de prife de corps , eft donc indifpenflible en pareil cas avant
de procéder au jugement du Livre ; & vainement diroit-on ,
avec l'Auteur des Lettres , que le délit eft évident , qu'il eft
dans le Livre même , cela ne difpenfe point de fuivre la
forme judiciaire qu'on fuit dans les plus grands crimes , dans
les plus avérés , dans les mieux prouvés. Car quand toute la
Ville auroit vu un homme en alTaflîner un autre , encore ne
jugeroit-on point l'afTafîin fans l'entendre , ou fans l'avoir mis
à portée d'être entendu.
Et pourquoi cette franchife d'un Auteur qui fe nomme ,
tourneroit-elle ainfi contre lui ? Ne doit-elle pas , au contraire ,
lui mériter des égards? Ne doit -elle pas impofer aux Juges
plus de circonfpeftion que s'il ne fe fût pas nommé? Pour-
quoi, quand il traite des queftions hardies, s'expoferoit - il
ainfî , s'il ne fe fentoit ralTuré contre les dangers par des rai-
fons qu'il peut alléguer en fa faveur, & qu'on peut préfumer,
fur fa conduite même , valoir la peine d'être entendues ?
L'Auteur des Lettres aura beau qualifier cette conduite d'im-
prudence & de mal - adrefTe , elle n'en eft pas moins celle
d'un homme d'Jionneur , qui voit foa devoir où d'autres
27i LETTRES ECRITES
voient cette imprudence , qui fent n'avoir rien à craindre de
quiconque voudra procéder avec lui juftemenc , & qui regarde
comme une lâcheté puniïïable de publier des chofes qu'on ne
veut pas avouer.
S'il n'eit queftion que de la réputation d'Auteur, a-t-on
befoin de mettre fon nom à fon Livre ? Qui ne fait comment
on s'y prend pour en avoir tout l'honneur fans rien rifquer ,
pour s'en glorifier fans en répondre , pour prendre un air
humble à force de vanité ? De quels Auteurs d'une certaine
volée , ce petit tour d'adreffe ell-il ignoré ? Qui d'entre eux
ne fait qu'il elt même au-deifousde la dignité de fe nommer,
comme fi chacun ne devoit pas , en lifant l'Ouvrage , deviner
le grand homme qui l'a compofé ?
Mais ces Meffieurs n'ont vu que l'ufage ordinaire ; ôc loin
de voir l'exception qui faixbit en ma faveur, ils l'ont fait
fervir contre moi. Ils dévoient brûler le Livre fans faire men-
tion de l'Auteur ; ou , s'ils en vouloient à l'Auteur , attendre
qu'il fût préfent , ou contumax , pour brûler le Livre. Mais
point ; ils brûlent le Livre comme fi l'Auteur n'étoit pas connu ,
ôc décrètent l'Auteur comme fi le Livre n'étoit pas brûlé. Me
décréter après m'avoir difilimé 1 que me vouloient -ils donc
encore? que me réfervoient-ils de pis dans la fuite ? ïgno^
roient-ils que l'honneur d'un honnête - homme lui eft plus
cher que la vie ? Quel mal rclte-t-il à lui faire quand on a
commencé par le Hétrir ? Que me fort de me préfenter inno-
cent devant les Juges , quand le traitement , qu'ils me font
avant de m'entendre , cit la plus cruelle peine qu'ils pour*
roicnt m'impofer fi j'écois jugé criminel }
On
DE LA MONTAGNE.
^73
On commence par me traiter à tous égards comme un mal-
faiteur , qui n'a plus d'honneur à perdre , & qu'on ne peut
punir déformais que dans fon corps ; & puis on dit tranquil-
lement, que je relie dans toutes mes exceptions & défeufes î
Mais comment ces exceptions &c défenfes efîaceront - elles
l'ignominie & le mal qu'on m'aura fait fouffrir d'avance , &
dans mon Livre & dans ma perfonne , quand j'aurai été pro-
mené dans les rues par des Archers, quand , aux maux qui
m'accablent , on aura pris foin d'ajouter les rigueurs de la pri-
fon ? Quoi donc ! pour être jufte, doit-on confondre dans la
même clafTe & dans le même traitement toutes les fautes &c
tous les hommes ? Pour un acte de franchife , appelle mal-
adreiïe , faut-il débuter par traîner un Citoyen fans reproche
dans les prifons comme un fcélérat ? Et quel avantage aura
donc devant les Juges l'eitime publique &z l'intégrité de la
vie entière , fi cinquante ans o'honneur vis-à-vis du moindre
indice {y ) ne fiuvent un homme d'aucun affront?
« La comparaifon d'Emile ôc du Contrat Social avec d'au-
>j très Ouvrages qui ont été tolérés, & la partialité qu'on en
» prend occalion de reprocher au (>onfeil , ne me femblent
iy ) Il y auroit , h l'examen ,
beaucoup à rabatcrs des prcfoiiiptions
que l'Auteur des Lettres afFeJtc d'ac-
cumuler contre moi. Il dit, par
exemple , que les Livres déférés pa-
roifToient fous le même format que
mes autres Ouvrages. Il efl vrai qu'ils
ctoient in-dou?.e & in-octavo : fous
quel format font donc ceux des au-
Mélanges, Tome 1,
très Auteurs ? Il ajoute qu'ils étoient
imprimés par le même Libraire ; voilà
ce qui n'eft pas. L'Emile fut imprimé
par des Libraires diiférens du mien,
& avec des caraderes qui n'avoient
fervi à nul autre de mes Ecrits. Aiiifi
l'indice qui réfultoit de cette con-
frontation , n'étoit point contre moi ,
il étoit à ma dtcharge.
Mm
.74 LETTRES ECRITES
»5 pas fondées. Ce ne feroic pas bien raifonner que de pré-
jj tendre qu'un Gouvernement , parce qu'il auroit une fois
jj dilïimulé, feroit obligé de difTimuler toujours : fi c'eft une
» négligence, on peut la redreiïer; fi c'eft un fiience forcé
»> par les circonftances ou par la politique , il y auroit peu de
n julHce à en faire la matière d'un reproche. Je ne prétends
jj point juftifier les Ouvrages défignés dans les Repréfenta-
» tions; mais, en confcience , y a-t-il parité entre des
5j Livres où l'on trouve des traits épars 6c indifcrets contre
53 la Religion , & des Livres oij fans détour , frins ménage-
5> ment, on l'attaque dans fes dogmes, dans ûi morale, dans
>j fon influence fur la Société civile ? Faifons impartialement
JJ la comparaifon de ces Ouvrages, jugeons -en par l'impref-
» fion qu'ils ont faite dans le monde : les uns s'impriment
» & fe débitent par-tout ; on fait comment y ont été reçus
n les autres {\) >5.
J'ai cru devoir tranfcrire d'abord ce paragraphe en entier.
Je le reprendrai maintenant par fragmens. Il mérite un peu
d'analyfe.
Que n'imprime-t-on pas à Genève; que n'y tolère -t- on
pas ? Des Ouvrages qu'on a peine à lire fans indignation s'y
débitent publiquement ; tout le monde les lit , tout le monde
les aime; les Magiftrats fe taifent , les Miniftres fourient;
l'air auftere nVft plus du bon air. Moi feul ôc mes Livres
avons mérité l'animadverfîon du Confeil ; ik quelle animadver-
fion ! L'on ne peut même l'imaginer plus \ iolente ni plus ter-
( z ) Page 2î & 24.
DE LA MONTAGNE. 175
rible. Mon Dieu ! je n'aurois jamais cru d'être un fi grand
fcélérat.
La comparaifon cTEmile & du Contrat Social avec d'au-
tres Ouvrages tolérés , ne me fcmble pas fondée. Ah ! je
l'efpere.
Ce ne ferait pas bien raifonner de prétendre qu'un Gouver^
nement , parce qu'il aurait une fois diffimulé ^ feroit obligé
de diffiniuler toujours. Soit ; mais voyez les tems , les lieux ,
ks perfonnes ; voyez les Ecrits fur lefquels on diffimule , <5c
ceux qu'on choifit pour ne plus diffimuler ; voyez les Auteurs
qu'on fête à Genève , &: voyez ceux qu'on y pourfuit.
Si c'ejl une négligence ^ on peut la redrejfer. On le pouvoir,
on l'auroit dû ; l'a-t-on fait ? Mes Ecrits &: leur Auteur ont
été flétris fans avoir mérité de l'être ; & ceux qui l'ont mérité
ce font pas moins tolérés qu'auparavant. L'exception n'eft
que pour moi feul.
Si c'efl un Jilence forcé par les circonjlances & par la poli-
tique , il y auroit peu de jûjîice à en faire la matière d'un
reproche. Si l'on vous force à tolérer des Ecrits punifTables ,
tolérez donc auffi ceux qui ne le font pas. La décence au moins
exige qu'on cache au Peuple ces choquantes acceptions de per-
fonnes , qui puniflent le foible innocent des fautes du puifTant
coupable. Quoi! ces dilèinclions fcandaleufes font -elles donc
des raifons , &c feront -elles toujours des dupes? Ne diroic-
on pas que le fort de quelques fatires obfcenes intérefle beau-
coup les Potentats , &: que votre Ville va être écrafée fi l'on
n'y tolère , fi l'on n'y imprime , fi l'on n'y vend publiquement
ces mêmes ouvrages qu'on profcrit dans le pays des Auteurs ?
Mm i
z-jG LETTRES ECRITES
Peuples , combien on vous en fait accroire , en faifant fi fou-
venc intervenir les PuilTances pour autorifcr le mal qu'elles
ignorent , & qu'on veut faire en leur nom !
Lorfque j'arrivai dans ce pays, on eût dit que tout le
Royaume de France étoit à mes troufies. On brûle mes Livres
à Genève ; c'eit pour complaire à la France. On m'y décrète;
la France le veut ainfi. L'on me fait chafTer du Canton de
Berne ; c'eli: la France qui l'a demandé. L'on me pourfuit
jufques dans ces Montagnes ; fi l'on m'en eût pu chaffer , c'eût
encore été la France. Forcé par mille outrages , j'écris une
Lettre apologétique. Pour le coup tout étoit perdu. J'étois
entouré , furveillé ; la France envoyoit des efpions pour me
guetter, des Soldats pour m'enlever , des brigands pour
m'affaiîiner ; il étoit même imprudent de fortir de ma niaifon.
Tous les dangers me venoient toujours de la France , du Par-
lement , du Clergé , de la Cour même ; on ne vit de la vie
un pauvre barbouilleur de papier devenir, pour fon malheur,
un homnie aufii important. Ennuyé de tant de bêcifes , je vais
en France; je connoiffois les François , &: j'étois malheureux.
On m'accueille , on me carefTe , je reçois mille honnêtetés ,
& il ne tient qu'à moi d'en recevoir davantage. Je retourne
tranquillement chez moi. L'on tombe des nues; on n'en revient
pas ; on blâme fortement mon étourderie , mais on cefTe de me
menacer dé la France : on a raifon. Si jamais Açs anafTins
daignent terminer mes foufFrances, ce n'eit furement pas de
ce pays-là qu'ils viendront.
Je ne confonds point les diverfes caufes de mes difgraces ;
je fais bien difcerner celles qui font l'cfTet des circonf tances.
D E L A M O N T A G N E. ^■JrJ
l'ouvrage de la trifle nécefiîté , de celles qui me viennent
uniquenient de la haine de mes ennemis. Eh ! plût à Dieu que
je n'en euffe pas plus à Genève qu'en France , & qu'ils n'y
fuffent pas plus implacables ! Chacun fait aujourd'hui d'où
font partis les coups qu'on m'a portés, & qui m'ont été les
plus fenfibles. Vos gens me reprochent mes malheurs comme
s'ils n'écoient pas leur ouvrage. Quelle noirceur plus cruelle
que de me fliire un crime à Genève des perfécutions qu'on
me fufcicoit dans la SuilTe , &: de m'accufer de n'être admis
nulle part , en me faifant chafler de par-tout ! Faut - il que je
reproche à l'amitié qui m'appella dans ces Contrées , le voifi-
nage de mon pays ? J'ofe en attefter tous les Peuples de
l'Europe ; y en a-t-il un feul , excepté la SuilTe , où je n'eufle
pas été reçu, même avec honneur? Toutefois dois -je me
plaindre du choix de ma retraite? Non , malgré tant d'achar-
nement & d'outrages , j'ai plus gagné que perdu ; j'ai trouvé
un homme. Ame noble & grande ! ô George Keith ! mon
protecteur, mon ami , mon père ! où que vous foyez, où que
j'achève mes trifk'S jours , &: dulFé - je ne vous revoir de ma
vie , non , je ne reprocherai point au Ciel mes miferes ; je
leur dois votre amitié.
'En confcience\ y a-t^L parité entre des Livres ou Pou
trouve quelques traits épars & indifcrets contre la Religion ,
& des Livres ou , fans détour , fans ménagement , on P atta-
que dans fes dogmes ^ dans fa morale , dans fon influence fur
la Société?
En confcience ! . . . il ne fiéroit pas à un impie tel que moi
d'ofer parler de confcience .... fur-tout vis-à-vis de ces bons
278 LETTRES ECRITES
Chrétiens .... ainfi je me tais .... C'eli pourtant une fingu-
liere conlcience que celle qui fait dire à des Magiftrats ; nous
fouffrons volontiers qu'on blafphême , mais nous ne fouffrons
pas qu'on raifonne ! Otons , Monfieur , la difparité des fujets ;
c'eft avec ces mêmes façons de penfer que les Athéniens
appIaudifToient aux impiétés d'Ariilophane , 6c firent mourir
Socrate.
Une des chofes qui me donnent le plus de confiance dans
mes principes , eft de trouver leur application toujours julte
dans les cas que j'avois le moins prévus ; tel eft celui qui fe
préfente ici. Une des maximes qui découlent de l'analyfe que
j'ai faite de la Religion & de ce qui lui eft efTentiel , eft que
les hommes ne doivent fe mêler de celle d'autrui qu'en ce qui
les intérelTe , d'où il fuit qu'ils ne doivent jamais punir des
offenfes (aa) fûtes uniquement à Dieu , qui faura bien les
punir lui-même. Il faut honorer la Divinité , <S' ne la venger
(aa) Notez que je me fers de nie du Peuple. Je trouve trèsfage la
ce mot offcnjlr Dieu, it\ox\ l'uTage , circonlpection de l'Eglife Romaine
quoique je fois très- éloigné de l'ad- fur les traduiftions de l'Ecriture ea
mettre dans fon fens propre , & que je langue vulgaire ; & comme il n'eft pas
le trouve très-mal appliqué ; comme fi néccîTaire de propofer toujours au Peu-
quelque être que ce foit , un homme , pie les méditations voluptueufcs du
un Ange, le Diable mcme pouvoit Cantique des Cantiques, ni les ma-
jamais ofFcnfer Dieu. Le mot que Icdidions continuelles de David con-
nous rendons par offenfes eit traduit tre fes ennemis, ni les fiibtilités de
comme prefqiie tout le refle du texte St. Paul fur la grâce, il efl dangereux
facré ; c'efl tout dire. Des hommes l'c lui propofer la fublime morale do
enfarinés de leur théologie ont rendu l'Evangile dans des termes qui ne rcn-
& déliguré ce Livre admirable fclon ''lintpasexactement le fens de l'Auteur;
leurs petites idées , & voilà de quoi car pour peu qu'on s'en écarte en pre-
l'on entretient la folie & le fanatif- nant une autre route , on va très-loin.
DELA MON T A G N E.
-^19
jamais , difent , après Moncefquieu , les Repréfentans ; ils ont
raifon. Cependant les ridicules outrageans, les impiétés grof-
fieres , les blafphêmes contre la Religion font punifTables ,
jamais les raifonnemens. Pourquoi cela ? Parce que , dans ce
premier cas , on n'attaque pas feulement la Religion , mais
ceux qui la profelfent ; on les infulte , on les outrage dans leur
culte , on marque un mépris révoltant pour ce qu'ils refpec-
tent, & par conféquent pour eux. De tels outrages doivent
être punis par les Loix , parce qu'ils retombent fur les hom-
mes , & que les hommes ont droit de s'en reffentir. Mais oii
e(è le mortel fur la terre qu'un raifonnement doive offenfer ?
Où eft celui qui peut fe fâcher de ce qu'on le traite en
homme , & qu'on le fuppofe raifonnable ? ii le raifonneur fe
trompe ou nous trompe , & que vous vous intéreffiez à lui
ou à nous , montrez-lui fon tort , défabufez-nous , battez-îe
de fes propres armes. Si vous n'en voulez pas prendre la
peine , ne dites rien , ne l'écoutez pas , laiffez-le raifonner ou
déraifonner, & tout elt fini fans bruit, fans querelle, fans
infulte quelconque pour qui que ce foit. Mais fur quoi peut-
on fonder la maxime contraire de tolérer la raillerie, le mépris,
l'outrage, &: de punir la raifon? la mienne s'y perd.
Ces Meiïieurs voient fi fouvent M. de Voltaire. Com-
ment ne leur a-t-il point infpiré cet efcrit de tolérance qu'il
prêche fans ceffe , & dont il a quelquefois befoin. S'ils
l'eufTent un peu confulré dans cette affaire , il me paroît qu'il
eût pu leur parler à-peu-prcs ainfi.
<« Mclîieurs, ce ne font point les raifonneurs qui font du
>j mal , ce font les caffards. La Philofophie peut aller fon
28o LETTRES ECRITES
« train fans rifque; le Peuple ne l'entend pa5 ou la lailTe
i> dire , &c lui rend tout le dédain qu'elle a pour lui. Rai-
jî fonner , eft de toutes les folies des hommes celle qui
» nuit le moins au Genre-humain, &c l'on voit même des
. >9 gens fdges entichés par fois de cette folie-là. Je ne rai-
55 fonne pas, moi, cela cil vrai, mais d'autres raifonnent;
j> quel mal en arrive-t-il? Voyez, tel, tel, ôc tel Ouvrage ;
jj n'y a-t-il que des plaifanteries dans ces Livres-là .'' Moi-
îj même enfin, fi je ne raifonne pas, je fais mieux, je fais
j> raifonner mes Ledeurs. Voyez mon chapitre des Juifs ;
JJ voyez le même chapitre plus développé dans le Sermon des
JJ Cinquante. Il y a là du raifonnement ou l'équivalent, je
JJ penfe. Vous conviendrez aufll qu'il y a peu de détour ^ ôc quel-
jj que chofe de plus que des traits épars & indifcrets.
j> Nous avons arrangé que mon grand crédit à la Cour
JJ Sx. ma toute-puilFance prétendue vous ferviroient de pré-
jj texte pour lailTer courir en paix les jeux badins de mes
j» vieux ans : cela ciï bon , mais ne brûlez pas pour cela
JJ des Ecrits plus graves ; car alors cela feroit trop choquant.
JJ J'ai tant prêché la tolérance ! Il ne fuit pas toujours
JJ l'exiger des autres , &c n'en jamais ufer avec eux. Ce
JJ pauvre homme croit en Dieu ? palfons-lui cela, il ne fera
JJ pas kckt. Il elt ennuyeux .'' Tous les raifonneurs le font.
JJ Nous ne mettrons pas celui-ci de nos foùpés ; du refie ,
JJ que nous importe ? Si l'on briiloit tous les Livres en-
jj nuyeux , que deviendroient les ]3ib!iothéques? & il l'on
JJ brûioit tous les gens ennuyeux, il faudroit foire un bû-
t9 cher du pays. Croyez - moi , laifTons raifonner ceux qui
JJ nous
D E L A M O N T A G N E. iii
« îious laiflent plaifanter ; ne brûlons ni Gens ni Livres ,
«> & reftons en paix ; c'eli: mon avis. » Voilà , félon moi ,
ce qu'eût pu dire d'un meilleur ton M. de Voltaije , & ce
n'eût pas été là, ce me femble, le plus mauvais confeil
qu'il auroit donné.
Faifons impartialement la comparaifon de ces Ouvrages ;
jugeons-en par VimpreJJion qu''ils ont faite dans le monde.
J'y confens de tout mon cœur. Les uns s'impriment & fe
débitent par-tout. On fait comment y ont été reçus les
autres.
Ces mots , les uns 6c les autres , font équivoques. Je ne
dirai pas fous lefquels l'Auteur entend mes Ecrits : mais ce
que je puis dire , c'eft qu'on les imprime dans tous les
pays , qu'on les traduit dans toutes les Langues , qu'on a
même fait à la fois deux traductions de l'Emile à Londres,
honneur que n'eut jamais aucun autre Livre , excepté l'Hé-
loïfe , au moins , que je fâche. Je dirai , de plus , qu'en
France , en Angleterre , en Allemagne , même en Italie ,
on me plaint, on m'aime, on voudroit m'accueillir, ik qu'il
n'y a par-tout qu'un cri d'indignation contre le Confeil de
Genève. Voilà ce que je fais du fort de mes Ecrits ; j'ignore
celui des autres.
Il-eft tems de finir. Vous voyez, Monfieur, que dans
cette Lettre & dans la précédente je me fuis fuppofé cou-
pable ; mais dans les trois premières , j'ai montré que je ne
l'étois pas. Or jugez de ce qu'une procédure injuik contre
un coupable doit être contre un innocent!
Cependant ces Meilleurs, bien déterminés à laiiïer fub-
Mélanges, Tome I. N n
iSz LETTRES ECRITES
fifter cette procédure , ont hautement déclaré que le bien Je"
la Religion ne leur permettoir pas de reconnoître leur tort^
ni l'honnçur du Gouvernement de réparer leur injuiHce. Il
faudroit un Ouvrage entier pour montrer les conféquences
de cette maxime , qui confacre ôc change en arrêt du delh'n
toutes les iniquités des Minières des Loix. Ce n'ell: pas de
cela qu'il s'agit encore, ôc je ne me fuis propofc jufqu'ici
que d'examiner /i l'injuflice avoit été commife , & non fi
elle devoir être réparée. Dans le cas de l'affirmative , nous
v,errons ci-après quelle reffburce vos Loix fe font ménagées
pour remédier à leur violation. En attendant, que faut-il
penfer de ces Juges inflexibles , qui procèdent dans leurs ju-
gemens auffi légèrement que s'ils ne tiroient point à con-
féquence , èc qui les maintiennent avec autant d'obfBnatioa
que s'ils y avoient apporté le plus mûr examen ?
Que'quc longues qu'aient été ces difcuflions , j'ai cm que
leur objet vous donneroit la patience de les fuivre ; j'ofe
môme dire que vous le deviez , puifqu'elles font autant l'a-
pologie de vos Loix que la mienne. Dans un pays libre 6c
dans une Religion raifonnable, la Loi qui rendroit criminel
un Livre pareil au mien feroit une Loi funefte, qu'il fau-
droit fe hâter d'abroger pour l'honneur ik le bien de l'Etat,
Mais , grâces au Ciel , il n'exifte rien de tel parmi vous ,
comme je viens de le prouver , 6c il vaut mieux que l'in-
juftice dont je fuis la viclime foit l'ouvrage du Magiftrac
que des Loix; car les erreurs des hommes font pafTageres,
mais celles des Loix durent autant qu'elles. Loin que l'of-
tracifm* qui m'exile à jaçnais de mou pays foit l'Quvrag*
P E L A M O N T A G N E. 2S3
de mes fautes , je n'ai jamais mieux rempli mon devoir de
Citoyen qu'au moment que je cefle de l'ctre , &c j'en aurois
mérité le titre far l'aéte qui m'y fait renoncer.
Rappellez-vous ce qui venoit de fe palTer, il y avoit peu
d'années , au fujet de l'Article Genève de M. d'Alembert.
Loin de calmer les murmures excités par cet Article, l'Ecrit
publié par les Pafieurs l'avoit augmenté, & il n'y a per-
fonne qui ne fâche que mon Ouvrage leur fit plus de bien
que le leur. Le parti Proteliant , mécontent d'eux , n'écla-
toit pas , mais il pouvoit éclater d'un moment à l'autre; ôc
malheureufement les Gouvernemens s'alarment de û peu de
chofe en ces matières , que les querelles des Théologiens ,
faites pour tomber dans l'oubli d'elles-mêmes , prennent
toujours de l'importance par celle qu'on leur veut donner.
Pour moi je regardois comme la gloire & le bonheur de
la Patrie d'avoir un Clergé animé d'un efprit fi rare dans
fon ordre, & qui , fans s'attacher à la dodrine purement
fpéculative , rapportoit tout à la morale & aux devoirs de
l'homme & du Citoyen. Je penfois que , fans faire direfte-
jiient fon apologie, juftifier les maximes que je lui fuppo-
fois &c prévenir les cenfures qu'on en pourroit faire , étoic
un fervice à rendre à l'Etat. En montrant que ce qu'il négli-
geoit n'écoit ni certain ni utile, j'efpérois contenir ceux qui
voudroient lui en faire un crime : fans le nommer, fans le
défigner, fans compromettre fon orthodoxie, c'étoit le don-
ijer en exemple aux autres Théologiens.
L'entreprife étoit hardie , mais elle n'étoit pas téméraire ;
)6c fans des circouftances qu'il écoit difficile de prévoir , elle
Nn *
aS4 LETTRES ECRITES
devoin naturelle menn rcuffir. Je n'étois pas feul de ce fenti-
ment ; des gens très-éclairés , d'illuflres Magifèrats même
penfoient comme moi. Confidérez l'état religieux de l'Eu-
rope au moment où je publiai mon Livre , ôc vous verrez
qu'il étoit plus que probable qu'il feroit par-tout accueilli,
La Religion décréditéc en tout lieu par la Philofophie, avoit
perdu fon afcendant jufques fur le Peuple. Les Gens d'Eglife,
obfHnés à l'étayer par fon côté foible, avoient laifle miner
tout le refte , ôc l'édifice entier portant à faux , étoit prêt
à s'écrouler. Les controverfes avoient celTé parce qu'elles
n'intéreffbient plus perfcnne , ôc la paix régnoit entre les
différens partis , parce que nul ne fe foucioit plus du fien.
Pour ôter les mauvaifes branches , on avoit abattu l'arbre ;
pour le replanter, il faloit n'y laiiTer que le tronc.
Quel moment plus heureux pour établir folidement la paix
univerfelle , que celui oii l'animofité des partis fufpendue
laifToit tout le monde en état d'écouter la raifon ? A qui
pouvoit déplaire un Ouvrage , oii fans blâmer , du moins fans
exclure perfonne , on faifoit voir qu'au fond tous étoient
d'accord ; que tant de diflentions ne s'étoient élevées , que
tant de fang n'avoir été verfé que pour des mal-entendus ;
que chacun devoir reltcr en repos dans fon culte , fans trou-
bler celui des autres ; que par-tout on dcvoit fervir Dieu ,
aimer fon Prochain , obéir aux Loix , ôc qu'en cela fcul con-
filtoit l'efTence de toute bonne Religion ? C'étoit établir h la
fois la liberté philoropliique ôc la piété rcligieufc ; c'étoit
concilier l'amour de l'ordre , ôc les égards pour les préjugés
-d'autrui ; c'étoit , fans détruire les divers partis , les ramener
DE LA MONTAGNE. 2S5
tou5 au terme commun de l'humanité & de la raifon ; loin
d'exciter des querelles , c'éroit couper la racine à celles qui
germent encore , & qui renaîtront infailliblement d'un jour à
l'autre , lorfque le zèle du fanatifme, qui n'eft qu'aflbupi , fe
réveillera : c'écoit , en un mot , dans ce fiecle pacifique par
indifférence , donner à chacun des raifons très-fortes d'être
toujours ce qu'il eit maintenant fans favoir pourquoi.
Que de maux tout prêts à renaître n'étoient point préve-
nus fi l'on m'eût écouté ! Quels inconvéniens étoient atta-
chés à cet avantage ? Pas un , non , pas un. Je défie qu'on
m'en montre un feul probable & même poflible , fi ce n'eft
l'impunité des erreurs innocentes , & l'impuillance des per-
fécuteurs. Eh ! comment fe peut-il qu'après tant de trifles
expériences , ôc dans un fiecle fi éclairé , les Gouvernemens
n'aient pas encore appris à jetter ôc brifer cette arme ter-
rible , qu'on ne peut manier avec tant d'adreffe qu'elle ne
coupe la main qui s'en veut fervir ? L'Abbé de Saint-Pierre
vouloir qu'on ôtât les Ecoles de Théologie , & qu'on fou-
tînt la Religion. Quel parti prendre pour parvenir fans bruit
à ce double objet , qui , bien vu , fe confond en un ? Le
parti que j'avois pris.
Une circonfiance malheureufe , en arrêtant l'effet de mes
bon? deffeins , a raffemblé fur ma tête tous les maux dont je
voulois délivrer le Genre - humain. Rcnaîtra-t-il jamais un
autre ami de la vérité , que mon fort n'effraye pas .'' je l'i-
gnore. Qu'il foit plus fage , s'il a le m:ême zele ; en fera-t-il
plus heureux ? J'en doute. Le momient que j'avois faifi, puif-
qu'il clt manque , ne reviendra plus. Je fuuhaitc de tout mon
285 LETTRES ECRITES
cœur que le Parlement de Paris ne fe repente pas un jour
lui - même d'avoir remis dans la main de la fuperftition le
poignard que j'en faifois tomber.
Mais laiiTons les lieux ôc les teras éloignés , & retournons
à Genève. C'eft-là que je veux vous ramener par une der-
nière obfervation , que vous êtes bien à portée de faire , &
qui doit certainement vous frapper. Jettez les yeux fur ce qui
fc paffe autour de vous. Quels font ceux qui me pourfuivent,
quels font ceux qui me défendent ? Voyez parmi les Repré-
ièntans l'élite de vos Citoyens , Genève en a-t-elle de plus
elHmables ? Je ne veux point parler de mes perfccuteurs ; à
Dieu ne plaife que je fouille jamais ma plume 6c ma caufe
des traits de la fatire ; je laifTe fans regret cette arme à mes
ennemis ; mais comparez &c jugez vous-même. De quel côté
font les mœurs , les vertus , la folide piété , le plus vrai pa^-
triotifmç ? Quoi ! j'offenfe les Loix , & leurs plus zélés dé-
fenfeurs font les miens ! J'attaque le Gouvernement , &c les
meilleurs Citoyens m'approuvent ! J'attaque la Religion , &
j'ai pour moi ceux qui ont le plus de Religion ! Cette feule
obfervation dit tout ; elle feule montre mon vrai crime , &c
le vrai fujet de mes difgraces. Ceux qui me haïfîent & m'oa-
rragent , font mon éloge en dépit d'eux. Leur haine s'expli-
que d'elle-même. Un Genevois peut-il s'y tromper ?
DE LA MONTAGNE. 287
— ^a^'i^ . '===== =»
S I X I E 31 E LETTRE.
J_j NcoRE une Lettre , Monfieur , & vous êtes déHvré de
moi. Mais je me trouve , en la commençant , dans une fitua-
tion bien bizarre ^ obligé de l'écrire , & ne fâchant de quoi
la remplir. Concevez-vous qu'on ait à fe juftifier d'un crime
qu'on ignore , & qu'il faille fe défendre fans favoir de quoi
l'on eiï accufé ? C'efl pourtant ce que j'ai à faire au fujet
des Gouvernemens. Je fuis, non pas accufé , mais jugé, mais
flétri pour avoir publié deux Ouvrages téméraires , fcandakux ,
impies , tendans à détruire la Religion Chrétienne & tous les
Gouvernemens, Quant à la Religion , nous avons eu du moins
quelque prife pour trouver ce qu'on a voulu dire , & nous
l'avons examiné. Mais quant aux Gouvernemens , rien ne
peut nous fournir le moindre indice. On a toujours évité
toute efpece d'explication fur ce point : on n'a jamais voulu
dire en quel lieu j'entreprenois ainfi de les détruire , ni com-
ment, ni pourquoi , ni rien de ce qui peut conftater que le
délit n'eft pas imaginaire. C'elt comme fi l'on jugeoit quel-
qu'un pour avoir tué un homme fans dire ni où , ni qui ,
ni quand ; pour un meurtre abitrait. A l'Inquifition l'on force
bien l'accufé de deviner de quoi on l'accufe , mais on ne le
juge pas fans dire fur quoi.
L'Auteur des Lettres écrites de la Campagne évite avec
le même foin de s'expliquer fur ce prétendu délit ; il joint
égakniçiK la Kc-ligioa & les Goii\-ernemens dans la même
i88 LETTRES ECRITES
accufation générale : puis , entrant en matière fur la Reli-
gion , il déclare voaloir s'y borner , & il tient parole. Com-
ment parviendrons-nous à vérifier l'accufation qui regarde les
Gouvernemens , fi ceux qui l'intentent refufent de dire fur
quoi elle porte ?
Remarquez même comment d'un trait de plume cet Au-
teur change l'état de la queltion. Le Confeil prononce que
mes Livres tendent à détruire tous les Gouvernemens ; l'Au-
teur des Lettres dit feulement que les Gouvernemens y fonc
livrés à la plus audacieufe critique. Cela eft fort différent.
Une critique , quelque audacieufe qu'elle puiiTe être , n'eit
point une confpiration. Critiquer ou blâmer quelques Loix ,
n'eft pas renverfer toutes les Loix. Autant vaudroit accufer
quelqu'un d'aflafTiner les malades , lorfqu'il montre les fautes
des Médecins.
Encore une fois , que répondre à des raifons qu'on ne
veut pas dire ? Comment fe juitifier contre un jugement
porté fans motifs ? Que , fans preuve de part ni d'autrc , ces
Mcflicurs difent que je veux renverfer tous les Gouvernemens ,
& que je dife , moi , que je ne veux pas renverfer tous les
Gouvernemens , il y a dans ces aflertions parité exaâe , ex-
cepté que le préjugé efi pour moi ; car il eft à préfumer que
je fais mieux que pcrfonne ce que je veux faire.
Mais ojj la parité manque, c'cft dans l'effet de l'afTertion,
Sur la leur mon Livre elt brûlé , ma perfonne eft décrétée ;
& ce que j'afîrme ne rétablit rien. Seulement , Ci je prouve
que l'accufation elt fauffe &c le jugement inique , l'affront
«ju'ils m'ont fait retourne à eux-mêmes ; le décret , le Bour-
reau ,
D E L A M ON T A G N E. 285
reau , tout y devroit retourner ; puifque nul ne détruit fî ra-
dicalement le Gouvernement, que celui qui en tire un ufage
directement contraire à la fin pour laquelle il ei\: inltitué.
Il ne fuffit pas que j'affirme , il faut que je prouve ; &
c'eft ici qu'on voit combien eft déplorable le fort d'un Par-
ticulier fournis à d'injufles Magiftrats , quand ils n'ont rien
à craindre du Souverain , & qu'ils fe mettent au-deilus des
Loix. D'une affirmation fans preuve , ils font une démonf-
tration ; voilà l'innocent puni. Bien plus , de fa défenfe même
ils lui font un nouveau crime , & il ne tiendroit pas à eux
de le punir encore d'avoir prouvé qu'il étoit innocent.
Comment m'y prendre pour montrer qu'ils n'ont pas die
vrai ; pour prouver que je ne détruis point les Gouverne-
mens ? Quelque endroit de mes Ecrits que je défende , ils
diront que ce n'eft pas celui-là qu'ils ont condamné , quoi-
qu'ils aient condamné tout , le bon comme le mauvais ,
fans nulle diftinclion. Pour ne leur laifler aucune défaite , il
faudroit donc tout reprendre , tout fuivre d'un bout à l'autre ,
Livre à Livre , page à page , ligne à ligne , 6c prefque en-
fin , mot à mot. Il faudroit , de plus , examiner tous les
Gouvernemens du monde , puifqu'ils difent que je les détruis
tous. Quelle entreprife ! Que d'années y faudroit-il em-
ployer ? Que d'in-folios faudroit-il écrire ; ôc après cela ,
qui les liroit ?
Exigez de moi ce qui eft faifable. Tout homme fenfé doit
fe contenter de ce que j'ai à vous dire : vous ne voulez fu-
renient rien de plus.
De mes deux Livres , brûlés à la fois fous des imputa-
Mélanges. Tome L O o
290 LETTRES ECRITES
tions communes , il n'y en a qu'un qui traite du Di-oit po-
litique &c des matières "de Gouvernement. Si l'autre en traite ,
ce n'eft que dans un extrait du premier. Ainfi je fuppofe
que c'eft fur celui-ci feulement que tombe l'accufation. Si
cette accufation portoit fur quelque palFage particulier , on
l'auroit cité , fans doute ; on en auroit du moins extrait
quelque maxime fidelle ou infidelle , comme on a fait fur
les points concernant la Religion.
C'eft donc le fyflême établi dans le corps de l'Ouvrage,
qui détruit les Gouvernemens : il ne s'agit donc que d'ex-
pofer ce fyftême , ou de faire une analyfe du Livre ; & fi
nous n'y voyons évidemment les principes deilruftifs dont
il s'agit, nous laurons du moins oij les chercher dans l'Ou-
vrage , en fuivant la méthode de l'Auteur.
Mais , Monfieur , fi , durant cette analyfe , qui fera courte ,
vous trouvez quelque conféquence à tirer , de grâce , ne vous
prefTez pas. Attendez que nous en raifonnions enfemble. Après
cela , vous y reviendrez fi vous voulez.
Qu'elt-ce qui (ait que l'Etat elt un ? C'eft l'union de {es
membres. Et d'où naît l'union de fes membres ? De l'obli-
gation qui les lie. Tout eft d'accord jufqu'ici.
Mais quel elt le fondement de cette obligation ? Voilà où
les Auteurs fe divifent. Selon les uns , c'eft la force ; félon
d'autres , l'autorité paternelle ; félon d'autres , la volonté de
Dieu. Chacun établit fon principe , &c attaque celui des au-
tres : je n'ai pas moi-même fait autrement ; &c , fuivant la
plus faine partie de ceux qui ont difcuté ces matières , j'ai
pofc , pour fondement du Corps politique , la convention
DE LA MONTAGNE. ipr
de fes membres, j'ai réfuté les principes différens du mien.
Indépendamment de la vérité de ce principe , il l'emporte
fur tous les autres par la folidité du fondement qu'il établit;
car quel fondement plus fur peut avoir l'obligation parmi les
hommes , que le libre engagement de celui qui s'oblige. On
peut difputer tout autre principe (a) ; on ne fauroit difpu-
ter celui-là.
Mais par cette condition de la liberté , qui en renferme
d'autres , toutes fortes d'engagemens ne font pas valides ,
même devant les Tribunaux humains. Ainfi pour déterminer
celui-ci , l'on doit en expliquer la nature , on doit en trou-
ver l'ufage oc la fin , on doit prouver qu'il elt convenable à
des hommes , &c qu'il n'a rien de contraire aux Loix na-
turelles : car il n'efè pas plus permis d'enfreindre les Loix
naturelles par le Contrat Social , qu'il n'eft permis d'en-
freindre les Loix pofitives par les Contrats des particuliers ,
6c ce n'eft que par ces Loix mêmes qu'exifte la liberté qui
donne force à l'engagement.
J'ai pour réfultat de cet examen , que l'établiffement du
Contrat Social cft un pade d'une efpece particulière , par
lequel chacun s'engage envers tous , d'où s'enfuit l'engage-
ment réciproque de tous envers chacun , qui eft l'objet im-
médiat de l'union.
Je dis que cet engagement eft d'une efpece particulière ,
( a ) Même celui de la volonté de veuille qu'on préfère tel Gouverne-
Dieu, du moins quant à l'applica- ment à tel autre, ni qu'on obcilTe à
tion. Car bien qu'il foit clair que Jaques plutôt qu'à Guillaume. Or
ce que Dieu veut, l'homme doit le voilà de quoi il s'agit,
vouloir , il n'eft pat clair que Dieu
Oo 1
292 LETTRES ECRITES
en ce qu'étant abfolu , fans condition , fans réferve , ïl ne peut
toutefois être injulèe ni fufceptible d'abus ; puifqu'il n'elt pas
poiïible que le Corps fe veuille nuire à lui-même , tant que
le tout ne veut que pour tous.
Il e(t encore d'une efpece particulière , en ce qu'il lie les
contrailans fans les aiïUjettir à perfonne , & qu'en leur don-
nant leur feule volonté pour règle , il les laiffe aufll libres
qu'auparavant.
La volonté de tous eft donc l'ordre , la règle fuprême ,
& cette règle générale ôc perfonnifiée eft ce que j'appelle
le Souverain.
Il fuit de-là que la Souveraineté eii indivifible , inaliéna-
ble , &c qu'elle réfide effentiellement dans tous les membres
du Corps.
Mais comment agit cet être abltrait & colktlif ? Il agit
par des Loix , &, il ne fauroit agir autrement.
Et qu'eft-ce qu'une Loi ? C'eft une déclaration publique
&. folemnelle de la volonté générale , fur un objet d'intérêt
commun.
Je dis , fur un objet d'intérêt commun ; parce que la Loi
perdroit fa force & celferoit d'être légitime, fi l'objet n'en
importoJt à tous.
La Loi ne peut par fa nature avoir un objet particulier
&c individuel : mais l'application de la Loi tombe fur des
objets particuliers & individuels.
Le pouvoir légillatif , qui eft le Souverain , a donc befoin
d'un autre pouvoir qui exécute , c'ell-à-dire , qui réduife la
Loi en aflcs particuliers. Ce fécond pouvoir doit être établi
D E L A M O N T A G N E. ^93
de manière qu'il exécute toujours la Loi , 6c qu'il n'exécute
jamais que la Loi. Ici vient l'inftirution du Gouvernement.
Qu'eii-ce que le Gouvernement ? C'elt un corps intermé-
diaire établi entre les Sujets de le Souverain pour leur mu-
tuelle correfpondance , chargé de l'exécution des Loix ôc du
maintien de la Liberté , tant civile que politique.
Le Gouvernement , comme partie intégrante du Corps poli-
tique , participe à la volonté générale qui le conititue ; comme
Corps lui-même , il a fa volonté propre. Ces deux volontés
quelquefois s'accordent , & quelquefois fe combattent. C'eft
de l'effet combiné de ce concours & de ce conflit , que
réfulte le jeu de toute la machine.
Le principe qui constitue les diverfes formes du Gouverne-
ment confiite dans le no'mbre àts membres qui le compo-
fent. Plus ce nombre eft petit , plus le Gouvernement a de
force ; plus le nombre eft grand , plus le Gouvernement eft
fcible ; ëc comme la fouveraineté tend toujours au relâche-
m.ent, le Gouvernement tend toujours à fe renforcer. Ainfi
le Corps exécutif doit l'emporter à la longue fur le Corps
légidatif ; & quand la Loi eft enfin foumife aux hommes , il
ne refte que des efclaves ôc des maîtres ; l'Etat eft détruit.
Avant cette deftruclion , le Gouvernement doit , par fon
progrès naturel , changer de forme ôc palfcr par degrés du
grand nombre au moindre.
Les diverfts formes dont le Gouvernement efè fufceptible ,
fe réduifent à trois principales. Apres les avoir comparées
par leurs avantages ôc par leurs inconvéniens , je donne la
préférence h celle qui cit intermédiaire entre les deux extrc-
Z94 LETTRES ECRITES
mes , ôc qui porte le nom d'Ariftocratie. On doit fe fouvenir
ici que la coniiicution de l'Etat &: celle du Gouvernement
font deux chofes très-dilHnéles , & que je ne les ai pas con-
fondues. Le meilleur des Gouvcrnemens elt l'ariltocratique ;
la pire des Souverainetés eft l'ariftocratique.
Ces difcuflions en amènent d'auires fur la manière dont le
Gouvernement dégénère , & fur les moyens de retarder la def-
tru'flion du Corps politique.
Eniîn , dans le dernier Livre , j'examine , par voie de com-
paraifon avec le meilleur Gouvernement qui ait exifié , favoir
celui de Rome , la police la plus favorable à la bonne confti-
tution de l'Etat ; puis je termine ce Livre ôc tout l'Ouvrage
par des recherches fur la manière dont la Religion peut <Sc
doit entrer comme partie conflitutive dans la compofirion du
Corps politique.
Que penfiez-vous, Monfieur, en lifiint cette analyfe courte
& fidelle de mon Livre ? Je le devine. Vous difiez en vous-
même ; voilà l'hiltoire du Gouvernement de Genève. C'elt ce
qu'ont dit à la leâure du même Ouvrage tous ceux qui con-
noiffent votre Conftitution.
Et en effet , ce Contrat primitif, cette effence de la Sou-
veraineté , cet empire des Loix , cette inflirution du Gouver-
nement , cette manière de le reiîerrer à divers degrés pour
compenfer l'autorité par la force , cette tendance à l'ufurpa-
cion , ces aiïemblées périodiques , cette adreiïë à les ôter ,
cette deftru^lion prochaine , enfin , qui vous menace ôc que
je voulois prévenir , n'elt-ce pas trait pour trait l'image de
votre République , depuis fa naiJance jufqu'à ce jour ?
DE LA MONTAGNE. 295
J'ai donc pris votre Coniiicution , que je trouvois belle ,
pour modèle des iniHtutions politiques ; & vous propoflint en
exemple à l'Europe , loin de chercher à vous détruire , j'ex-
pofois les moyens de vous conferver. Cette Confèitution ,
toute bonne qu'elle e(t , n'elt pas fans défaut ; on pouvoit
prévenir les altérations qu'elle a fouffertes , la garantir du
danger qu'elle court aujourd'hui. J'ai prévu ce danger , je
l'ai fait entendre , j'indiquois des préfervatifs ; étoit-ce la
vouloir détruire , que de montrer ce qu'il faloit faire pour la
maintenir ? C'étoit par mon attachement pour elle , que j'au-
rois voulu que rien ne pût l'altérer. Voilà tout mon crime :
i'avois tort, peut-être; mais fi l'amour de la Patrie m'aveugla
fur cet article , étoit-ce à elle de m'en punir ?
Com.ment pouvois-je tendre à renverfer tous les Gouver-
nemens , en pofmt en principes tous ceux du vôtre ? Le fait
feul détruit l'accufation. Puifqu'il y avoit un Gouvernement
exiîtant fur mon modèle , je ne tendois donc pas à détruire
tous ceux qui exilloient. Eh ! Monfieur ; fi je n'avois fait
qu'un fyflême , vous êtes bien fïir qu'on n'auroit rien dit. Cn
fe fût contenté de reléguer le Contrpt Social avec la Répu-
blique de Platon , l'Utopie «5c les Sévarambes dans le pays
des chimères. Mais je pcignois un objet exiftant, & l'on vou-
loit que cet objet changeât de flice. Mon Livre portoit témoi-
gnage contre l'attentat qu'on alloit faire. Voilà ce qu'on no.
m'a pas pardonné.
Mais voici qui vous parokra bizarre. Mon Livre attaque
tous les Gouvernemens , &c il n'eft profcrit dans aucun 1 11 en
établie un feul , il le propofe en exemple , & c'elt dans ce-
29<5 LETTRES ECRITES
lui-là qu'il eit brûlé ! N'eft-il pas fingulier que les Gouver-
nemens attaqués fe taifent , &c que le Gouvernement refpeété
féviffe ? Quoi ! Le Magidrac de Genève fe fait le proreéleur
des autres Gouvernemens contre le fien même ! Il punit fon
propre Citoyen d'avoir préféré les Loix de fon pays à toutes
les autres! Cela eft-il concevable, & le croiriez-vous û vous
ne l'eufîiez vu ? Dans tout le reiie de l'Europe quelqu'un
s'e(t-il avifé de flétrir l'Ouvrage ? Non ; pas même TEtat où
il a été imprimé (ô). Pas même la France , où les Magif-
trats font là-deffus fi féveres. Y a-t-on défendu le Livre?
Rien de femblable ; on n'a pas laifTé d'abord entrer l'édition
de Hollande , mais on l'a contrefaite en France , & l'Ou-
vrage y court fans difficulté. C'étoit donc une affaire de com-
merce & non de police : on préféroit le profit du Libraire
de France au profit du Libraire étranger. Voilà tout.
Le Contrat Social n'a été brûlé nulle part qu'à Genève,
où il n'a pas été imprimé ; le feul Magiftrat de Genève y a
trouvé des principes deftruftifs de tous les Gouvernemens.
A la vérité , ce Magiitrat n'a point dit quels étoient ces prin-
cipes ; en cela je crois qu'il a fort prudemment fait.
L'effet des défenfes indifcretes ed: de n'être point obfer-
vées ôc d'énerver la force de l'autorité. Mon Livre eft dans
les mains de tout le monde à Genève , ôc que n'efl-il éga-
lement dans tous les cœurs! Lifez-le, Monficur , ce Livre
( /' ) Dans le fort des premières fur fon propre examen, ce fage Ma-
clameurs, caufces par les proc'.-dures giftrat a bien ciiang(j de fentiment,
d'.î Piris & de Genève, le Magilhat fur -tout quant au Contrat Socul,
furpiis défendit les deux Livres : mais ,
fi
D E L A M O N T A G N E. 197
fi décrié , mais fi néceflaire ; vous y verrez par-tout la Loi
mife au-delTus des hommes ; vous y verrez par-tout la liberté
réclamée , mais toujours fous l'autorité des Loix , fans les-
quelles la liberté ne peut exifkr , ôc fous lefquelles on eft
toujours libre , de quelque façon qu'on foit gouverné. Par-là
je ne fais pas , dit -on , ma cour aux Puiiîlinces : tant- pis
pour elles ; car je fais leurs vrais intérêts , fi elles favoienc
les voir 6c les fuivre. Mais les pafîlons aveuglent les hommes
fur leur propre bien. Ceux qui foumettent les Loix aux paf-
fions humaines , font 'les vrais dellrucleurs des Gouverne-
mens : voilà les gens qu'il faudroit punir.
Les fondemens de l'Etat font les mêmes dans tous les
Gouvernemens ; & cgs fondemens font mieux pofés dans
mon Livre que dans aucun autre. Quand il s'agit enfuite de
comparer les diverfes formes de Gouvernement, on ne peut
éviter de pefer féparément les avantages & les inconvéniens
de chacun : c'efè ce que je crois avoir fait avec impartialité.
Tout balancé , j'ai donné la préférence au Gouvernement de
mon pays. Cela étoit naturel ôc raifonnable ; on m'auroic
blâmé fi je ne l'euffe pas fait. Mais je n'ai point donné
d'exclufion aux autres Gouvernemens ; au contraire : j'ai
montré que chacun avoit fa raifon qui pouvoit le rendre
préférable h tout autre , félon les hommes , les tems &c les
lieux. Ainfi , loin de détruire tous les Gouvernemens , je
les ai tous établis.
En parlant du Gouvernement Monarchique en particulier,
j'en ai bien fait valoir l'avantage, & je n'en ai pas non plus
dcguifé les défauts. Cela efl , je penfc , du droit d'un homme
Mélanges. Tome L Pp
29» LETTRES ECRITES
qui raifonne ; ôc quand je lui aurois donné l'exclufion , ce-
qu'afTurément je n'ai pas fait, s'enfuivroit-il qu'on dût m'en
punir à Genève ? Hobbes a-t-il été décrété dans quelque Mo=
narchie , parce que fes principes font deftrudifs de tout
Gouvernement Républicain , ôc fait-on le procès chez les
Rois aux Auteurs qui rejettent & dépriment les Républiques ?-
Le droit n'eit-il pas réciproque , ôc les Républicains ne
font-ils pas Souverains dans leur pays comme les Rois le
font dans le leur ? Pour moi , je n'ai rejette aucun Gou-
vernement, je n'en ai méprifé aucun. En les examinant,
en les comparant , j'ai tenu la balance , ôc j'ai calculé les
poids : je n'ai rien fait de plus.
On ne doit punir la raifon nulle part, ni même le raifon-
nement; cette punition prouveroit trop contre ceux qui l'in-
fîigeroient. Les Repréfentans ont très-bien établi que mon
Livre , où je ne fors pas de la thefe générale , n'attaquant
point le Gouvernement de Genève , ôc imprimé hors du
territoire , ne peut être confidéré que dans le nombre de
ceux qui traitent du Droit naturel Ôc politique , fur lefquels
les Loix ne donnent au Confeil aucun pouvoir , ôc qui fe
font toujours vendus publiquement dans la Ville , quelque
principe qu'on y avance , ôc quelque fentimcnt qu'on y fou-
tienne. Je ne fuis pas le feul qui, difcutant par abflra6tion
des queltions de politique , ait pu les traiter avec quelque
hardieffe ; chacun ne le fait pas , mais tout homme a droit
de le faire ; pluficurs ufcnt de ce droit , & je fuis le feul
qu'on puniffe pour en avoir ufé. L'infortuné Sydnci penfoit
comme moi, mais il agilToir; c'cft pour fon fait, ôc non.
DE LA MONTAGNE. z^,
pour fon Livre , qu'il eut l'honneur de verfer fon fjng.
Althufius, en Allemagne, s'attira des ennemis, mais on ne
s'avifa pas de le pourfuivre criminellement. Locke, Mon-
Jtefquieu , l'Abbé de Saint-Pierre , ont traité les mêmes ma-
tières, & fouvent avec la même liberté tout au moins. Locke,
en particulier , les a traitée^. exai51:ement dans les mêmes
principes que moi. Tous trois font nés fous des Rois , ont
vécu tranquilles , ôc font morts honorés dans leurs pays. Vous
favez comment j'ai été traité dans le mien.
Auffi foyez fur que , loin de rougir de ces flétriflures ,
je m'en glorifie , puifqu'elles ne fervent qu'à mettre en évi-
dence le motif qui me les attire , & que ce motif n'eft que
d'avoir bien mérité de mon pays. La conduite du Confeil
envers moi m'afflige , fans doute , en rompant des nœuds qui
m'étoient fi chers ; mais peut-elle m'avilir ? Non , elle m'élève ,
elle me met au rang de ceux qui ont fouiFert pour la liberté.
Mes Livres , quoi qu'on faffe , porteront toujours témoi-
gnage d'eux-mêmes , & le traitement qu'ils ont reçu ne fera
que fauver de l'opprobre ceux qui auront l'honneur d'être
-brûlés après eux.
X^p z
3C0 LETTRES ECRITES
SEPTIEME LETTRE.
V<
Ous m'aurez trouvé diffus , Monfieur ; mais il faloic
l'être , &: les fujets que j'avois à traiter ne fe difcutent pas
par des épigrammes. D'ailleurs ces fujets m'cloignent moins
qu'il ne femble de celui qui vous intéreffe. En parlant de
moi , je penfois à vous ; & votre queflion tenoit fi bien à
la mienne , que l'une eft déjà réfolue avec l'autre ; il ne me
refte que la conféquence à tirer. Par-tout où l'innocence
n'eft pas en fureté , rien n'y peut être ; par-tout oi!i les Loix
font violées impunément , il n'y a plus de liberté.
Cependant comme on peut féparer l'intérêt d'un particu-
lier de celui du public , vos idées fur ce point font encore
incertaines; vous perfiftez à vouloir que je vous aide à les
fixer. Vous demandez quel eft l'état préfent de votre Ré-
publique , & ce que doivent flùre fes Citoyens ? Il eft plus
aifé de répondre h la première queltion qu'à l'autre.
Cette première queftion vous embarraiïe furement moins
par elle-même que par les folutions contradictoires qu'on
lui donne autour de vous. Des gens de très-bon fens vous
difent : nous fommes le plus libre de tous les Peuples ; &:
d'autres gens de très-bon fens vous difent : nous vivons
fous le plus dur efclavage. Lefqucls ont raifon , me deman-
dez-vous.'' Tous, Monfieur; mais à différens égards : une
diftinction très-fîmple les concilie. Rien n'eft plus libre que
votre état légitime; rien n'eft plus fcrvilc que votre état aduel.
DE LA MONTAGNE. ^ox
Vos loix ne tiennent leur autorité que de vous ; vous ne
reconnoiffez que celles que vous faites ; vous ne payez que
les droits que vous impofez; vous élifez les Chefs qui vous
gouvernent; ils n'ont droit de vous juger que par des formes
prefcrites. En Confeil général vous êtes Légiflateurs , Sou-
verains , indépendans de toute puiflance humaine ; vous ra-
tifiez les traités, vous décidez de la paix & de la guerre;
vos Magiftrats eux-mêmes vous traitent de AJagnijiques ,
très-honorés & foiiverains Seigneurs. Voilà votre liberté :
voici votre fervitude.
Le Corps chargé de l'exécution de vos Loix en eft
l'interprète & l'arbitre fuprême ; il les fait parler comme
il lui plaît ; il peut les faire taire ; il peut même les violer
fans que vous puiffiez y mettre ordre ; il eft au - delTus d^s
Loix.
Les Chefs que vous élifez ont, indépendamment de votre
choix , d'autres pouvoirs qu'ils ne tiennent pas de vous , &
qu'ils étendent aux dépens de ceux qu'ils en tiennent. Limités
dans vos éledions à un petit nombre d'hommes, tous dans
les mêmes principes &. tous animés du même intérêt, vous
foites avec un grand appareil un choix de peu d'importance.
Ce qui importeroit dans cette affaire , feroit de pouvoir rejet-
ter tous ceux entre lefquels on vous force de choifir. Dans
une élei^ion libre en apparence , vous ttts fi gênés de
toutes parts , que vous ne pouvez pas même élire un pre-
mier Syndic ni un Syndic de la Garde : le Chef de la Ré-
publique ce le Commandant de la Place ne font pas h votre
choix.
9
01
LETTRES ECRITES
Si l'on n'a pas le droit de mettre fur vous de nouveaux
impôts , vous n'avez pas celui de rejetrer les vieux. Les
finances de l'Ecat font far un tel pied , que fans votre con-
cours elles peuvent fuffire à tout. On n'a donc jamais befoin
de vous ménager dans cette vue , & vos droits à cet égard
le réduifent à être exempts en partie Ôc a n'être jamais
nécefîliires.
Les procédures qu'on doit fuivre en vous jugeant , font
prefcrites ; mais quand le Confeil veut ne les pas fuivre ,
perfonne ne peut l'y contraindre , ni l'obliger à réparer les
irrégularités qu'il commet. Là-deflus je fuis qualifié pour faire
preuve , & vous favez fî je fuis le feul.
En Confeil général votre Souveraine puifTance eft enchaî-
née : vous ne pouvez agir que quand il plaît à vos Magif^
trars , ni parler que quand ils vous interrogent. S'ils veulent
jmême ne point affembler de Confeil général , votre auto-
rité , votre exiftence eit anéantie , fans que vous puifliez leur
oppofcr que de vains murmures qu'ils font en polTelIion de
méprifer.
Enfin , fi vous êtes Souverains Seigneurs dans l'aflemblce ,
en fortant de-là vous n'êtes plus rien. Quatre heures par an
Souverains fubordonnés , vous êtes Sujets le refte de la vie ,
& livrés fans réferve à la difcrétion d'autrui.
Il vous eft arrivé , Mefîieurs , ce qu'il arrive h tous les
Gouvernemens fcmblables au vôtre. D'abord la puiflance
légiflative & la puiflance executive qui conliituent la Souve-
raineté , n'en font pas diftinéles. Le Peuple Souverain veut
par lui-même , ôc par lui-même il fait ce qu'il veut. Bientôt
DE LA MONTAGNE. 303
rîncommodité de ce concours de tous à toute chofe , force
le Peuple Souverain de charger quelques-uns de fes mem-
bres d'exécuter fts volontés. Ces Officiers, après avoir rempli
leur commiffion , en rendent compte , ôc rentrent dans la
commune égalité. Peu - à - peu ces comm.iffions deviennent
fréquentes , enfin permanentes. Infenfibîement il fe forme un
corps qui agit toujours. Vn corps qui agit toujours ne peut
pas rendre compte de chaque acte ; il ne rend plus compte
que des principaux ; bientôt il vient à bout de n'en rendre
d'aucun. Plus la puilîance qui agit eft active , plus elle énerve
la puiffance qui veut. La volonté d'hier eft cenfée être auffi
celle d'aujourd'hui ; au lieu que l'aéte d'hier ne difpenfe pas
d'agir aujourd'hui. Enfin l'inaftion de la puifTance qui veut ,
la foumet à la puifTance qui exécute : celle-ci rend peu-à-peu
fes aâions indépendantes , bientôt fes volontés : au lieu d'agir
pour la puifTance qui veut , elle agit fur elle. 11 ne refle alors
dans l'Etat qu'une puifTance agifTante , c'eft l'executive. La
puifTance executive n'eft que la force , & 011 règne la feule
force l'Etat e(t difTous. Voilà , Monfieur , comment périfTent
à la fin tous les Etats Démocratiques.
Parcourez les annales du vôtre , depuis le tems où vos
Syndics , fimples Procureurs établis par la Communauté pour
vaquer à telle ou telle affaire , lui rendoient compte de leur
commilTion le chapeau bas , èc rentroient à l'inflant dans
l'ordre des Particuliers, jufqu'h celui où ces mêmes Syndics,,
dédaignant les droits de Chefs 6c de Juges qu'ils tiennent de
leur élection , leur pi"éferent le pouvoir arbitraire d'un corps-
dont la Communauté n'élit point les membres , & qui s'éta-
304
LETTRES ECRITES
blic au-deffus d'elle contre les Loix : (liivez les progrès qu!
réparent ces deux termes ; vous connoîtrez à quel point vous
en êtes , & par quels degrés vous y êtes parvenus.
Il y a deux liecles qu'un Politique auroit pu prévoir ce
qui vous arrive. Il auroit dit : l'InfHtution que vous formez
elï bonne pour le préfent , &c mauvaife pour l'avenir ; elle
eft bonne pour établir la liberté publique , mauvaife pour la
conferver; ëc ce qui fait maintenant votre fureté, fera dans
peu la matière de vos chaînes. Ces trois corps qui rentrent
tellement l'un dans l'autre , que du moindre dépend l'aitivité
du plus grand , font en équilibre tant que l'adion du plus grand
eit néceflaire & que la Légiflation ne peut fe palTer du Légif-
lateur. Mais quand une fois l'établiiTement fera fait , le corps
qui l'a formé manquant de pouvoir pour le maintenir , il
faudra qu'il tombe en ruine , & ce feront vos Loix mêmes
qui cauferont votre deflruâion. Voilà précifément ce qui vous
elt arrivé. C'eft , fiuf la difproportion , la chute du Gouver-
nement Polonois par l'extrémité contraire. La conlHtution
de la République de Pologne n'elt bonne que pour un Gou-
vernement où il n'y a plus rien à faire. La vôtre , au con-
traire , n'clt bonne qu'autant que le Corps légiilatif agit
toujours.
Vos Magiflrats ont travaillé de tous les tems , & fans
relL^che , à faire pafTer le pouvoir fuprême du Confeil gé-
néral au petit Confeil par la gradation du Deux - Cent ;
mais leurs efforts ont eu des effets différens , félon la ma-
nière dont ils s'y font pris. Prefque toutes leurs entreprifes
d'éclat ont échoué , parce qu'alors ils ont trouvé de la
réfiflance ,
DE LA MONTAGNE. 3.05
réfîftance , & que , dans un Etat tel que le vôtre , la réfif-
tance publique efl toujours fûre , quand elle eit fondée fur
les Loix.
La raifon de ceci eft évidente. Dans tout Etat la Loi parle
où pai-le le Souverain. Or dans une Démocratie où le Peuple
elt Souverain , quand les divifions inteftines fufpendent toutes
les formes &: font taire toutes les autorités , la lîenne feule
demeure ; &: où fc porte alors le plus grand nombre , là réfide
la Loi &c l'autorité.
Que fi les Citoyens & Bourgeois réunis ne font pas le Sou-
verain, les Confeils fans les Citoyens ôc Bourgeois le font
beaucoup moins encore , puifqu'ils n'en font que la moindre
partie en quantité. Si-tôt qu'il s'agit de l'autorité fuprême ,
tout rentre à Genève dans l'égalité , félon les termes de
l'Edit. Que tous foient contens en degré de Citoyens & Bour~
geois , fans vouloir fe préférer & s'attribuer quelque auto-
rité & Seigneurie par-deffus les autres. Hors du Confeil
général , il n'y a point d'autre Souverain que la Loi ; mais
quand la Loi même eft attaquée par fes Minillres , c'efl au
Légifîdteur à la foutenir. Voilà ce qui fait que par-tout où
règne une véritable liberté , dans les entreprifes marquées le
Peuple a prefque toujours l'avantage.
Mais ce n'eft pas par des entreprifes marquées que vos
Magiftrats ont amené les ciiofes au point où elles font ; c'elf
par des efforts modérés &: continus, par des cliangemens
prefque infenfibles dont vous ne pouviez prévoir la confé-
quence , & qu'à peine même pouviez-vous remarquer. Il n'eft
pas pofTible au Peuple de fe tenir fans cefTe en garde contre
Mélanges. Tome I. Qq
JOfî
LETTRES ECRITES
tout ce qui fe fait, ôc cette vigilance lui tourneroit même â
reproche. On l'accuferoit d'être inquiet ôc remuant, toujours
prêt à s'alarmer fur des riens. Mais de ces riens-là fur lefquels
on fe tait, le Confeil fait avec le tems faire quelque chofe.
Ce qui fe palTe aduellement fous vos yeux en eft la preuve.
Toute l'autorité de la République réfide dans les Syndics
qui font élus dans le Confeil général. Ils y prêtent ferment
parce qu'il eft leur feul Supérieur , ôc ils ne le prêtent que
dans ce Confeil , parce que c'efl à lui feul qu'ils doivent
compte de leur conduite , de leur fidélité à remplir le ferment
qu'ils y ont fait. Ils jurent de rendre bonne &: droite jufHce ;
ils font les feuls Magiftrars qui jurent cela dans cette affem-
blée , parce qu'ils font les feuls à qui ce droit foit conféré par
le Souverain ( û ) , & qui l'exercent fous fa feule autorité.
Dans le jugement public des criminels ils jurent encore feuls
devant le Peuple , en fe levant ( ^ ) &: hauffant leurs bâtons ,
d^ avoir fait droit jugement^ fans haine ni faveur, priant
Dieu de les punir s''ils ont fait au contraire ; ôc jadis les
( a ) Il n'eft confcrc à leur Lieu-
tenant qu'en fous - ordre , & c'eft pour
cela qu'il ne prête point ferment en
Confeil général. Jlais , dit l'Auteur
des Lettres , le ferment tjiic prêtent
les membres du Coirfcil eji-il moins
obligatoire, £? Texcattion des en-
gagcmens contraries avec la Divinité
même dcpend-cllc du lien dans lequel
on les Lontracle ? Non, fans doute,
mais s'enfuit- il qu'il foit indifférent
dans quels lieux & dans quelles mains
le ferment foit prêté , & ce choix ne
niarquc-t-il pas ou par qui l'autorité
eft conférée , ou à qui l'on doit compte
de l'ufage qu'on en fait ? A quels
hommes d'Etat avons-nous à faire ,
s'il faut leur dire ces chofes-là? Les
ignorent-ils , ou s'ils feignent de les
ignorer ?
( /) ) Le Confeil eft prcfent auffi ,
mais fes membres ne jurent paint
& demeuient allis.
DE LA MONTAGNE.
?07
fentences criminelles fe rendoient en leur nom feul , fans qu'il
fût fait mention d'autre Confeil que de celui des Citoyens,
comme on le voit par la fcntence de Morelli ci -devant tranf-
crite , Ôc par celle de Valentin Gentil rapportée dans les Opuf-
cules de Calvin.
Or vous fentez bien que cette puilTance exclufive , ainfi
reçue immédiatement du Peuple , gène beaucoup les préten-
tions du Confeil. Il eit donc naturel que pour fe délivrer de
cette dépendance il tâche d'afFoiblir peu - à - peu l'autorité des
Syndics , de fondre dans le Confeil la jurifdiélion qu'ils ont
reçue , ôc de tranfmettre infenfîblcment à ce Corps permanen^,
dont le Peuple n'élit point les membres , le pouvoir grand ,
mais paffager, des Magiltrats qu'il élit. Les Syndics eux-
mêmes , loin de s'oppofer à ce changement , doivent aufTi k favo-
rifer , parce qu'ils font Syndics feulement tous les quatre ans ,
& qu'ils peuvent même ne pas l'être ; au lieu que , quoi qu'il
arrive , ils font Confeillers toute leur vie , le Grabeau n'étant
plus qu'un vain cérémonial (c).
Cela gagné , l'élection des Syndics deviendra de m.ême une
cérémonie tout aufïi vaine que l'efè déjà la tenue des Confeils
généraux, &c le petit Confeil verra fort paifiblement les
( c ) Dans la première Inftitution , les
quatre Syndics noiivellenient clus &
les quatre anciens Syndics rejettoient
tous les ans huit memhres des fei/e ref-
tans du petit Confeil , & en propo-
foient huit nouveaux , lefquels paf-
foient enfuite aux fuffrages des Deux-
Cents , pour être admis ou rejettes.
Muis infcnlibisnicnt on ne rejetta des
vieux Confeillers que ceux dont la
conduite avoit donné prife au blâme,
& lorfqu'ils avoient comiuis quelque
faute grEve, on n'attendoit pas les
élcdions pour les punir ; mais on les
mettoit d'abord en prifon, & on leur
faifuit leur procès comme au dernier
particulier. Par cette règle d'anticiper
le châtiment & de le rendre fcvere ,
Qq3
3o8
LETTRES ECRITES
exclu fions ou préférences que le Peuple peut donner pour le Syn-
dicat à fes membres , lorfque tout cela ne décidera plus de rien.
Il a d'abord , pour parvenir à cette fin , un grand moyen
dont le Peuple ne peut connoîrre : c'elt la police intérieure
duConfeil, dont, quoique réglée parles Edits, il peut diri-
ger la forme à fon gré ( c/ j , n'ayant aucun furveillant qui
l'en empêche ; car , quant au Procureur-Général , on doit en
ceci le compter pour rien (e ). Mais cela ne fuffit pas encore :
les Confeillers reftés étant tous irré-
prochables ne donnoient aucune prife
à l'exclufion : ce qui changea cet ufage
en la formalité cérémonieufe & vaine
qui porte aujourd'hui le nom de Gra-
beaii. Admirable effet des Gouverne-
niens libres, où les ufurpations mêmes
ne peuvent s'établir qu'à l'appui de la
vertu !
Au relie le droit réciproque des deux
Confeils empêcheroit feul aucun des
deux d'ofer s'en fervir fur l'autre , li-
non de concert avec lui , de peur de
s'expofer aux repréfailles. Le Grabeau
ne fert proprement qu'à les tenir bien
unis contre la Bourgeoifie , & à faire
fauter l'un par l'autre les membres qui
n'auroient pas l'efprit du Corps.
( rf)C'eft ainfi que dès l'année i6^-ç ,
le petit Confeil «& le Deux - Cent éta-
blirent dans leurs Corps la ballotte &
les billets, contre l'Edit.
(e) Le Procureur- Général , établi
pour ctrc l'homme delà Loi, n'cftque
l'homme du Confeil. Deuxcaufcs font
prefque touiours exercer cette charge
contre l'efprit de fon inftitution. L'une
eft le vice de l'inftitution même, qui
fait de cette Magiftrature un degré
pour parvenir au Confeil : au lieu qu'un
Procureur-Général ne devoit rien voir
au - dedus de fa place , & qu'il devoit
lui être interdit par la Loi d'afpirer à
nulle autre. La féconde caufe eft l'im.
prudence du Peuple, qui confie cette
charge à des hommes apparentés dans
le Confeil, ou qui font de familles en
podelfion d'y entrer , fans confidérer
qu'ils ne manqueront pas ainfi d'em-
ployer contre lui les armes qu'il leur
donne pour fi défenfe. .J'ai ouï des
Genevois diftinguer Phomme du peu-
ple d'avec l'homme de la Loi , comme
fi ce n'étoit pas la même chofe. Les
Procureurs - Généraux devroient être
durant leurs fix ans les Chefs de la
Bourgeoifie , & devenir fon confeil
après cela : mais ne la voilà- 1- il pas
bien protégée ifv: bien confeillée, &
n'a-t-clle pas fort à fe féliciter de fon
choix ?
D E L A M O N T A G N E. 509
il faut accoutumer le Peuple même à ce tranfport de jurif-
diclion. Pour cela on ne com.mcnce pas par ériger dans d'im-
portantes affaires des Tribunaux compofés de feuls Confeil-
1ers , mais on en érige d'abord de moins remarquables fur
des objets peu intérelTans. On fait ordinairement préfîder ces
Tribunaux par un S/ndic auquel on fubltitue quelquefois un
ancien Syndic, puis un Confeiller, fans que perfonne y faffe
attention ; on répète fans bruit cette manœuvre jufqu'à ce
qu'elle faffe ufage : on la tranfporte au criminel. Dans une
occafion plus importante on érige un Tribunal pour juger dçs
Citoyens. A la faveur de la Loi des récufations , on fait pré-
sider ce Tribunal par un Confeiller. Alors le Peuple ouvre les
yeux 6c murmure. On lui dit : de quoi vous plaignez - vous ?
voyez les exemples ; nous n'innovons rien.
Voilà , Monfieur , la politique de vos Magiltrats. Ils
font leurs innovations peu - à - peu , lentement , fans que
perfonne en voye la conféquence ; & quand enfin l'on s'en
apperçoit ôc qu'on y veut porter remède , ils crient qu'on
veut innover. ■
Et voyez , en effet, fans fortir de cet exemple , ce qu'ils ont
dit à cette occafion. Ils s'appuyoient fur la Loi des récufa-
tions ; on leur répond : la Loi fondamentale de l'Etat veut que
les Citoyens ne foient jugés que par leurs Syndics. Dans la
concurrence de ces deux Loix celle-ci doit exclure l'autre ; en
pareil cas pour les obferver toutes deux on devroit plutôt
élire un Syndic ad acium. A ce mot , tout eil perdu ! Un
Syndic ad acluni ! innovation ! Pour moi , je ne vois rien-là
de fi nouveau qu'ils difent : fi c'elt le mot , on s'en fert tous
3IO LETTRES ECRITES
les ans aux élections ; & û c'efl la chofe , elle clï encore moins
nouvelle , puifque les premiers Syndics qu'ait eu la ville n'ont
été Syndics qu'û^ actum. Lorfque le Procureur -Général eft
récufable , n'en faut - il pas un autre ad aclum pour faire fes
fonctions; & les adjoints tirés du Deux -Cent pour remplir
lesTribunaux , que font-ils autre chofe que des Confeillers ad
aclum ? Quand un nouvel abus s'introduit , ce n'elt point
innover que d'y propofer un nouveau remède ; au contraire ,
c'eft chercher à rétablir les chofes fur l'ancien pied. Mais ces
Mefïïeurs n'aiment point qu'on fouille ainfi dans les antiquités
de leur Ville : ce n'eft que dans celles de Carthage èc de
Rome qu'ils permettent de chercher l'explication de vos Loix.
Je n'entreprendrai point le parallèle de celles de leurs entre-
prifes qui ont manqué & de celles qui ont réuffi : quand il y
auroit compenfation dans le nombre, il n'y en auroit point
dans l'effet total. Dans une entreprife exécutée ils gagnent des
forces ; dans une entreprife manquée ils ne perdent que du
tems. Vous , au contraire , qui ne cherchez &: ne pouvez
chercher qu'à maintenir votre conftitution , quand vous per-
dez , vos pertes font réelles , &c quand vous gagnez , vous ne
gagnez rien. Dans un progrès de cette efpece, comment
efpérer de relier au même point .•*
De toutes les époques qu'offre à méditer l'hiltoire inllruc-
tivc de votre Gouvernement , la plus remarquable par fa caufe
Sx. la plus importante par fon effet , cft celle qui a produit le
règlement de la Médiation. Ce qui donna lieu primitivement
h cette célèbre époque , fut une entreprife indifcrete , faite
hors de tems par vos Magifh'ats. Ils avoient doucement ufurpé
D E L A M O N T A G N E. jj,
le droit de mettre des impôts. Avant d'avoir aïTez affermi
leur puiffance , ils voulurent abufer de ce droit. Au lieu de
réferver ce coup pour le dernier , l'avidité le leur fit porter
avant les autres, ôc précifément après une commotion qui
n'étoit pas bien aflbupie. Cette faute en attira de plus grandes ,
difficiles à réparer. Comment de fi fins politiques ignoroient-
ils une maxime aufli fimple que celle qu'ils choquèrent en cette
occafîon ? Par tout pays le peuple ne s'apperçoit qu'on attente
à fa liberté , que lorfqu'on attente à fa bourfe ; ce qu'auffi
les ufurpateurs adroits fe gardent bien de faire , que tout le
relie ne foit fait. Ils voulurent renverfer cet ordre , & s'en
trouvèrent mal (/). Les fuites de cette affaire produifirenc
les mouvemens de 1734 , & l'affreux complot qui en fut
le fruit.
Ce fut une féconde faute pire que la première. Tous les
avantages du tems font pour eux ; ils fe les ôtent dans les
entreprifes brufques , ôc mettent la machine dans le cas de
fe remonter tout d'un coup : c'eft ce qui faillit arriver dans
cette affaire. Les événemens qui précédèrent la Médiation ,
leur firent perdre un fiecle , ôc produilirent un autre effet dé-
favorable pour eux. Ce fut d'apprendre à l'Europe que cette
Bourgeoille qu'ils avoient voulu détruire , &c qu'ils peignoicnt
(f) L'objet des impôts établis en pour but de tenir les Citoyens & Bour-
1716, etoit la dépenfe des nouvelles gcois fous le joug. On parvenoit par
fortifications. Le plan de ces nouvelles cette voie à former à leurs dépens les
fortifications étoitimmenfe, & il a été fers qu'on leur jiréparoit. Le projet
exécuté en partie. De fi vaftes fortifi- étoit bien lié , mais il niarclioi: dans
cations rcndoient nécelTaire une groffe un ordre rétrograde. Auffi n'a-t-il pu
ganiifon , Si cette gtolTe garaifon avoit xéullir.
311 LETTRES ECRITES
comme une populace effrénée , favoit garder dans fes avan-
tages la modération qu'ils ne connurent jamais dans les leurs.
Je ne dirai pas fi ce recours à la Médiation doit être compté
comme une troifleme faute. Cette Médiation fut ou parut
offerte ; fi cette offre fut réelle ou follicitée , c'eft ce que je
ne puis ni ne veux pénétrer ; je fais feulement que tandis que
vous couriez le plus grand danger tout garda le filence , &.
que ce filence ne fut rompu que quand le danger pafTa dans
l'autre parti. Du refte , je veux d'autant moins imputer à vos
Magiftrats d'avoir imploré la Médiation , qu'ofer même en
parler elt à leurs yeux le plus grand des crimes.
Un Citoyen fe plaignant d'un emprifonnement illégal, in-
jufie & déshonorant , demandoit comment il faloit s'y prendre
pour recourir à, la garantie. Le Magiffrat auquel il s'adref-
foit ofa lui répondre que cette feule propofition méritoit la
mort. Or, vis-à-vis du Souverain , le crime feroit aufTi grand ,
&. plus grand , peut-être, de la part du Confeil que de la part
d'un fimple particulier ; ôc je ne vois pas où l'on en peut
trouver un digne de mort dans un fécond recours, rendu légiti-
me par la garantie qui fut l'effet du premier.
Encore un coup , je n'entreprends point de difcuter une
queftion Ci délicate à traiter ôc fi difFxile à réfoudre. J'en-
treprends fimplemcnt d'examiner , fur l'objet qui nous oc-
cupe , l'état de votre Gouvernement , fixé ci-devant par le
règlement des Plénipotentiaires , mais dénaturé maintenant
par les nouvelles entreprifcs de vos Magiflrats. Je fuis oblige
de faire un long circuit pour aller i\ mon but ; mais daignez
me fuivre , 6: nous nous retrouverons bien.
Je
DE LA MONTAGNE. 313
Je n'ai point la témérité de vouloir critiquer ce règlement;
au contraire , j'en admire la fagelFe , ôc j'en refpecte l'impar-
tialité. J'y crois voir les intentions les plus droites & les dïC-
polîtions les plus judicieufes. Quand on fait combien de cho-
fes étoient contre vous dans ce moment critique , combien
vous aviez de préjugés à vaincre , quel crédit à furmonter ,
que de faux expofés à détruire ; quand on fe rappelle avec
quelle confiance vos adverfaires comptoient vous écrafer par
les mains d'autrui , l'on ne peut qu'honorer le zèle , la cons-
tance & les talens de vos défenfeurs , l'équité des PuiiTances
médiatrices , ôc l'intégrité des Plénipotentiaires qui ont con-
fommé cet ouvrage de paix.
Quoi qu'on en puiffe dire , l'Edit de la Médiation a été
le falut de la République ; & quand on ne l'enfreindra pas ,
il en fera la confervation. Si cet Ouvrage n'ett pas parfait en
lui-même , il l'eit relativement ; il l'eft quant aux tems , aux
lieux , aux circonfèances ; il eli le meilleur qui vous pût con-
venir. Il doit vous être inviolable ôc facré par prudence , quand
il ne le feroi: pas par néceffité ; ôc vous n'en devriez pas
ôter une ligne , quand vous feriez les maîtres de l'anéantir.
Bien plus , la raifon même qui le rend néceffaire , le rend
néceflaire dans fon entier. Comme tous les articles balancés
forment l'équilibre , un feul article altéré le détruit. Plus le
règlement efè utile , plus il fcroit nuifiibîe ainfi. mutilé. Rien
ne feroit plus dangereux que plufieurs articles pris fcparément
ôc détachés du corps qu'ils affermilTent. Il vaudroit mieux que
l'édifice fût rafé qu'ébranlé. Laiflez ôter une feule pierre de
la voûte , ëc vous ferez écrafcs fous fes ruines.
Mélanges. Tome I, R r
314 LETTRES ECRITES
Rien n'eft plus facile à fenrir par l'examen des articles
dont le Confeil fe prévaut , & de ceux qu'il veut éluder. Sou-
venez-vous , Monfîeur , de l'efprit dans lequel j'entreprends
cet examen. Loin de vous confeiller de toucher à l'Edit de la
Médiation , je veux vous faire fentir combien il vous importe
de n'y laifler porter nulle atteinte. Si je parois critiquer quel-
ques articles , c'eft pour montrer de quelle conféquence il
feroit d'ôter ceux qui les reftifient. Si je parois propofcr des
expédiens qui ne s'y rapportent pas , c'eft pour montrer la
mauvaife foi de ceux qui trouvent des difficultés infurmonta-
bles où rien n'eft plus aifé que de lever ces difficultés. Après
cette explication j'entre en matière fans fcrupule, bien per-
fuadé que je parle à un homme trop équitable pour me prêter
un deflein tout contraire au mien.
Je fens bien que fi je m'adreffbis aux étrangers , il convien-'
droit , pour me faire entendre , de commencer par un tableau
de votre confHtution ; mais ce tableau fe trouve déjà tracé
fuffifamment pour eux dans l'article Genève de M. d'A-
lembert , &. un expofé plus détaillé feroit fuperflu pour vous
qui conncilTez vos Loix politiques mieux que moi-même,
ou qui du moins en avez vu le jeu de plus près. Je me borne
donc à parcourir les articles du règlement qui tiennent h. la
queftion préfente , ôc qui peuvent le mieux en fournir la
folution.
Dès le premier je vois votre Gouvernement compofc de
cinq ordres fubordonnés » mais indépendans , c'eft-;\-dirc ,
exifhns néceffairement , dont aucun ne peut donner atteinte
aux droits & attributs d'un autre j ôc dans ces cinq ordres
DE LA MONTAGNE. ,15
je vois compris le Confeil général. Dès-là je vois dans cha-
cun des cinq une portion particulière du Gouvernement ; mais
je n'y vois point la Puiffance conftitutive qui les établit , qui
les lie , & de laquelle ils dépendent tous : je n'y vois point
le Souverain. Or dans tout Etat politique il faut une Puif-
fance fuprême ; un centre oi!i tout fe rapporte , un principe
d'où tout dérive , un Souverain qui puiiïe tout.
Figurez - vous , Monfieur , que quelqu'un vous rendant
compte de la conftitution de l'Angleterre vous parle ainfî.
«' Le Gouvernement de la Grande-Bretagne eft compofé de
» quatre Ordres dont aucun ne peut attenter aux droits 6c
» attributions des autres ; favoir , le Roi , la Chambre haute ,
»5 la Chambre baiTe , ôc le Parlement »». Ne diriez - vous
pas à l'inftant ? vous vous trompez : il n'y a que trois
Ordres. Le Parlement qui , lorfque le Roi y lîége , les com-
prend tous, n'en eft pas un quatrième : il eft le tout; il eft
le pouvoir unique èc fuprême duquel chacun tire fon exif-
tence &c fes droits. Revêtu de l'autorité légiflative, il peut
changer même la Loi fondamentale en vertu de laquelle
chacun de ces ordres exiile ; il le peut , 5c , de plus , il
l'a fait.
Cette réponfe eft jufte : l'application en ett claire ; Se ce-
pendant il y a encore cette différence, que le Parlement
d'Angleterre n'eft Souverain qu'en vertu de la Loi & feule-
ment par attribution &c députation : au lieu que le Confeil
général de Genève n'eft établi ni député de perfonne ; il eft
fouverain de fon propre chef; il elt la Loi vivante &: fon-
damentale qui donne yie & force à tout le ref te , & qui
Rr i
;i6
LETTRES ECRITES
ne connoît d'autres droits que les fiens. Le Confeil général
n'eft pas un ordre dans l'Etat , il eft l'Etat incme.
L'Article fécond porte que les Syndics ne pourront être
pris que dans le Confeil des Vingt-cinq. Or les Syndics font
des Magiitrats annuels que le Peuple élit & choifit, non-
feulement pour être fes Juges, mais pour être fes Protec-
teurs au befoin contre les membres perpétuels des Confeils,
qu'il ne choifit pas {g).
L'effet de cette reflridion dépend de la différence qu'il y
a entre l'autorité des membres du Confeil & celle des Syn-
dics. Car fi la différence n'eft très-grande , & qu'un Syn-
dic n'eftime pas plus fon autorité annuelle, comme Syndic,
que fon autorité perpétuelle , comme Confeiller , cette élec-
tion lui fera prefque indifférente ; il fera peu pour l'obtenir ,
ôc ne fera rien pour la juflifier. Quand tous les membres
du Confeil animés du même efprit fuivront les mêmes maxi-
mes , le peuple , fur une conduite commune à tous ne pou-
vant donner d'exclufion à perfonne , ni choifîr que des
Syndics déjà Confeillers , loin de s'affurer , par cette élec-
tion , des Patrons contre les attentats du Confeil , ne fera que
(g) En attribuant la nomination
des membres du petit Confeil au Deux-
Cent , rien n'étoit plus aifé que d'or-
donner cette attribution félon la Loi
fondamentale. Il fuffifoit pour cela d'a-
jouter qu'on ne pourroit entrer au Con-
feil qu'après avoir été Auditeur. De
celte manière la gradation des char-
ges étoit mieux obfcrvée , & les trois
Confeils concouroient aux choix de
celui qui fait tout mouvoir; ce qui
étoit non-feulement important, mais
indifpenfable pour maintenir l'unité de
la conftitution. Les Genevois pourront
ne pas fentir l'avantage de cette claufe ,
vu que le choix des Auditeurs cft au-
jourd'hui de peu d'effet ; mais on l'eût
confidcré bien dilTcremnient , quand
cette charge fut devenue la foule porte
du ConfciL
DE LA MONTAGNE.
317
donner au Confeil de nouvelles forces pour opprimer la liberté.
Quoi que ce même choix , eût lieu pour l'ordinaire dans
l'origine de l'inititurion , tant qu'il fut libre il n'eut pas la
même conféquence. Quand le Peuple nommoit les. Confeil-
1ers lui - même , ou quand il les nommoit indirectement par
les Syndics qu'il avoit nommés, il lui étoit indifférent,
ëc même avantageux, de choifir fes Syndics parmi des Con-
feillers déjà de fon choix ( /^ ) , & il étoit fage alors de pré-
férer des chefs déjà verfés dans les affaires : mais une con-
fidération plus importante eût dû l'emporter aujourd'hui fur
celle-là; tant il eiï vrai qu'un même ufage a des effets dif-
férens par les changemens des uHiges qui s'y rapportent, &
qu'en cas pareil , c'eft innover que n'innover pas !
L'Article IIL du Règlement eft plus confidérable. Il traite
du Confeil général légitimement affemblé : il en traite pour
fixer les droits ôc attributions qui lui font propres , & il lui
en rend plufîeurs que les Confeils inférieurs avoient ufurpés.
Ces droits en totalité font grands &. beaux, fans doute :
i h ) Le petit Confeil dans fon ori-
gine n'étoit qu'un choix fait entre le
peuple, par les Syndics, de quelques
Notables ou Prud-hommes pour leur
fervir d'AITeireurs. Chaque Syndic en
choifiiïbit quatre ou cinq dont les fonc-
tions finiiïbient avec les fiennes : quel-
quefois même il les changeoit durant
le cours de fon Syndicat. Henri dit
YKfpagnc fut le premier Coafeillcr à
vie en 1487 , & il fut établi par le
Confeil général. 11 n'ctok pas même
neceffaire d'être Citoyen pour remplir
ce porte. La Loi n'en fut faite qu'à
l'occafion d'un certain Michel Guillet
de Thonon, qui, ayant été mis du
Confeil étroit, s'en fit chafl'er pour
avoir ufé de mille finulles ultramontai-
nes qu'il appnrtoit de Rome où il avoit
été nourri. Les Magiftrats de la Ville,
alors vrais Genevois & Pères du Peu-
ple , avoient toutes ces fubtilités en
horreur.
3i8 LETTRES ECRITES
mais premièrement ils font fpécifiés , & par cela feul limités;
ce qu'on pofe exclut ce qu'on ne pofe pas , & même le
mot limités eft dans l'article. Or il eft de l'eflènce de la
PuilTance Souveraine de ne pouvoir être limitée ; elle peut
tout, ou elle n'eft rien. Comme elle contient éminemment
toutes les puilTances aàlives de l'Etat & qu'il n'exifte que
par elle , elle n'y peut reconnoître d'autres droits que les
Cens & ceux qu'elle communique. Autrement les polTefTeurs
de ces droits ne feroient point partie du corps politique ; ils
lui feroient étrangers par ces droits qui ne feroient pas
en lui , & la perfonne morale manquant d'unité , s'éva-
nouiroit.
Cette limitation même eft pofltive en ce qui concerne les
Impôts. Le Confeil Souverain lui-même n'a pas le droit
d'abolir ceux qui étoient établis avant 17 14- Le voilà donc
à cet égard fournis à une puilTance fupérieure. Quelle eit
cette Puilfance?
Le pouvoir Légiflatif confifle en deux chofes inféparables :
faire les Loix & les maintenir; c'elt-à-dire , avoir infpe^tion
fur le pouvoir exécutif. Il n'y a point d'Etat au monde où
le Souverain n'ait cette infpe^ftion. Sans cela toute liaifon,
toute fubordination manquant entre ces deux pouvoirs, le
dernier ne dépendroit point de l'autre; l'exécution n'auroit
aucun rapport nécefTaire aux Loix; la Loi ne feroit qu'un
mot, & ce mot ne fignifieroit rien. Le Confeil général eut
de tout tems ce droit de protcftion fur fon propre ouvrage,
il l'a toujours exercé. Cependant il n'en elt point parlé dans
cet article , &: s'il n'y étoit fuppléé dans un autre , par ce
DE LA MONTAGNE. 315
feul filence votre Etat feroit renverfé. Ce point efl important,
êc j'y reviendrai ci-après.
Si vos droits font bornés d'un côté dans cet article, ils
y font étendus de l'autre par les paragraphes 3 & 4 : mais
cela fait-il compenfuion ? Par les principes établis dans le
Contrat Social , on voir que malgré l'opinion commune,
les alliances d'Etat à Etat, les déclarations de Guerre &c les
traités de paix ne font pas des ades de Souveraineté , mais
de Gouvernement, & ce fentiment eft conform.e à l'ufage
des Nations qui ont le mieux connu les vrais principes du
Droit politique. L'exercice extérieur de la Puiflance ne con-
vient point au Peuple ; les grandes maximes d'Etat ne font
pas à fa portée; il doit s'en rapporter là-defTus à fes chefs
qui , toujours plus éclairés que lui fur ce point , n'ont gueres
intérêt à faire au-dehors des traités défavantageux à la
Patrie; l'ordre veut qu'il leur lailTe tout l'éclat extérieur, &
qu'il s'attache uniquement au folide. Ce qui importe effen-
tiellement à chaque Citoyen , c'eft l'obfervation des Loix
au-dedans, la propriété des biens, la fureté des particuliers.
Tant que tout ira bien fur ces trois points , laiflez les Con-
feils négocier & traiter avec l'étranger; ce n'efè pas de-là
que viendront vos dangers les plus à craindre. C'eft autour
des individus qu'il faut raffembler les droits du Peuple; 6c
quand on peut l'attaquer féparément, on le fubjugue toujours.
Je pourrois alléguer la fageïïe des Romains, qui, laiiïant au
Sénat un grand pouvoir au-dehors, le forçoicnt dans la
Ville h. refpeéber le dernier Citoyen ; mais n'allons pas fî
loin chercher des modèles. Les Dourgcois de Neufchâtel fe
3io LETTRES ECRITES
font conduits bien plus fagement fous leurs Princes que vous
fous vos Magif trats ( h ). Ils ne font ni la paix ni la guerre ,
ils ne ratifient point les traités, mais ils jouifTent en fureté
de leurs franchifes; & comme la Loi n'a point préfumé que
dans une petite Ville un petit nombre d'honnêtes Bourgeois
feroient des fcélérats, on ne réclame point dans leurs murs,
on n'y connoît pas même l'odieux droit d'emprifonner
fins formalités. Chez vous on s'ed toujours laiffé féduire à
l'apparence, & l'on a négligé l'eiïentiel. On s'eft trop oc-
cupé du Confeil général , & pas alfez de fes membres : il
faloit moins fonger à l'autorité , & plus à la liberté. Reve-
nons aux Confeiis généraux.
Outre les limitations de l'article ÎII , les articles V &:
VI en offrent de bien plus étranges : un Corps fouverain qui
ne peut , ni fe former, ni former aucune opération de lui-
même , &. fournis abfolument quant à fon activité 6c quant aux
matières qu'il traite , à des tribunaux fubakernes. Comme ces
Tribunaux n'approuveront certainement pas des propofitions
qui leur feroient en particulier préjudiciables , fi l'intérêt de
l'Etat fe trouve en conflit avec le leur , le dernier a toujours
la préférence , parce qu'il n'eft permis au Lcgiilateur de
connoître que de ce qu'ils ont approuvé.
A force de tout foumettre ii la règle , on détruit la pre-
mière des règles , qui elt la jullice &i le bien public. Quand
les hommes fentiront-ils qu'il n'y a point de défordre aufll
funelte que le pouvoir arbitraire , avec lequel ils penfcnt y
(/i) Ceci foit dit en mettant à part les abus, qu'afTurcnient je fuis bien
éloigne d'approuver.
remédier ?
DE LA MONTAGNE. jzi
remédier ? Ce pouvoir eft lui-même le pire de tous les dé-
fordres : employer un tel moyen pour les prévenir , c'eft tuer
les gens afin qu'ils n'aient pas la fièvre.
Une grande Troupe formée en tumulte peut faire beaucoup
de mal. Dans une affemblée nombreufe , quoique régulière ,
fi chacun peut dire & propofer ce qu'il veut , on perd bien
du tems à écouter des folies , &c l'on peut être en danger
d'en faire. Voilà des vérités inconteltables ; mais efl-ce pré-
venir l'abus d'une manière raifonnable , que de faire dépendre
cette aflemblée uniquement de ceux qui voudroient l'anéan-
tir , &c que nul n'y puiffe rien propofer que ceux qui ont le
plus grand intérêt de lui nuire ? Car , Monfieur , n'eft - ce
pas exaétement - là l'état des chofes , ôc y a-t-il un feul Ge-
nevois qui puiffe douter que fi l'exiftence du Confeil général
dépendoit tout-à-fait du petit Confeil , le Confeil général ne
fût pour jamais fupprimé ?
Voilà pourtant le Corps qui feul convoque ces affemblées
ôc qui feul y propofe ce qu'il lui plaît : car pour le Deux-
Cent , il ne fiit que répéter les ordres du petit Confeil, ôc
quand une fois celui-ci fera délivré du Confeil général , le
Deux-Cent tie l'embarraffera gueres ; il ne fera que fuivre
avec lui la route qu'il a frayée avec vous.
Or , qu'ai-je à craindre d'un fupérieur incommode dont je
n'ai jamais befoin , qui ne peut fe montrer que quand je le lui
permets , ni répondre que quand je l'interroge ? Quand je l'ai
réduit à ce point , ne puis-je pas m'en regarder comme délivré?.
Si l'on dit que la Loi de l'Etat a prévenu l'abolition des
Confeils généraux en les rendant néceffaires à l'cleclion des
Mélanges. Tome L S s
3iz LETTRES ECRITES
Magifirats & à la fanclion des nouveaux Edits ; je reponds ,
quant au premier point , que toute la force du Gouvernement
étant pairée àts mains des MagifiratS élus par le Peuple
dans celle du petit Confeil qu'il n'élit point & d'où fe ti-
rent les principaux de ces Magiflrats , Téledion &c l'affem-
blée où elle fe fait ne font plus qu'une vaine formalité fans
confiftance , ôc que des Confeiîs généraux tenus pour cet
unique objet peuvent être regardés comm.e nuls. Je réponds
encore que par le tour que prennent les chofes , il feroit
même aifi d'éluder cette Loi fans que le cours des affaires
en fût arrêté : car fuppofons que , foit par la rejedicn de
tous les fujets prcfcntés , foit fous d'autres prétextes , on ne
procède point à l'élection des Syndics, le Confeil, dans le-
quel leur jurifdiflion fe fond infonfiblement, ne l'exercera-t-
il pas à leur détaut , comme il l'exerce dès-à-préfcnt indé-
pendamment d'eux ? N'ofc-t-on pas déjà vous dire que le
petit Confeil , même fans les Syndics , e(t le Gouverne-
ment ? Donc T fans les Syndics , l'Etat n'en fera pas moins
gouverné. Et quant aux nouveaux Edits , je reponds qu'ils
ne feront jamais affez nécelfaires pour qu'à l'aide des anciens
6c de fes ufurpations, ce même Confeil ne trouve aifémcnt
le moyen d'y fuppléer. Qui fe met au-delfus des anciennes
Loix, peut bien fe partir des nouvelles.
Toutes les mefurcs font prifcs pour que vos AlTemblécs
générales ne foient jamais néceflaires. Non - feulement le
Confeil périodique iniUtué ou plutôt rétabli (i) l'an 1707 ,
(/) Ces Confeiîs périodiques font o:\ le voit par le deinicr article Je
auin anciens que la Léjjillatlon , comiu3 l'Ordonnance ecdéfiafticiue. Dans ccUs
DE LA MONTAGNE. .3:3
n'a jamais été tenu qu'une fois & feulement pour l'abolir ;
(^) mais par le paragraphe 5 du troifieme article du régie*
ment, il a été pourvu fans vous & pour toujours aux frais
de Tadminifiiration. Il n'y a que le feul cas chimérique d'une
guerre indifbenfable , où le Confeil général doive abfolument
être convoqué.
Le petit Confeil pourroit donc fupprimer abfolument les
Confeils généraux fans autre inconvénient que de s'attirer
quelques répréfentations qu'il efl: en poirefTion de rebuter, ou
d'exciter quelques vains murmures qu'il peut mcprifer fans
rifque ; car , par les articles VIL XXIII. XXIV. XXV.
XLÎII. , toute efpece de réfifiance eft défendue en quelque
cas que ce puilTe être , &c les relTources qui font hors de la
confticution n'en font pas partie & n'en corrigent pas les
défauts.
Il ne le fait pas touteîbis , parce qu'au fond cela lui eil
très-indiiTérent ,- &; qu'un iimulacre de liberté fait endurer
plus patiemment la fervitude. Il vous amufe à peu de frais ,
foit par des éleclions fans conféquence , quant au pouvoir
qu'elles confèrent &c quant au choix des fujets élus , foie
de 1^76 , imprimée en 17;'; , ces Con. à toute heure à fon aife , fans qu'on
feils font fixés de cinq en cinq ans ; eût befoin pour cela feul de l'appareil
mais dans l'Ordonnance de 1^6 1 , ini. d'un Confeil général. Malheureufe-
prinicc en içôz , ils étoient fixés de ment on a pris grand foin d'effacer
trois en trois ans. Il n'eft pas raifon- bien des traditions anciennes qui
nable de dire que ces Confeils n'a. feroient maintenant d'un grand ufage
voient pour objet que la lecture de pour réclaircifTenicnt des Edits.
cette Ordonnance, puifque l'inipref- (jt) J'examinerai çi-après cet Edit
fion qui en fut faite en même - tems d'abolition,
donnoit à chacun la facilite de la lire
Ss 2
5Z4'
LETTRES ECRITES
par des Loix qui paroiffent importantes , mais qu'il a foin
de rendre vaines, en ne les obfervant qu'autant qu'il lui plaît.
D'ailleurs on ne peut rien propofer dans ces aflemblées ,
on n'y peut rien difcuter , on n'y peut délibérer fur rien.-
Le petit Confeil y préfîde , & par lui-même , & par les
Syndics qui n'y portent que l'efprit du Corps. Là même il
efl Magiftrat encore & maître de fon Souverain. N'eft-il pas
contre toute raifon que le corps exécutif règle la police du
corps Légiflatif , qu'il lui prefcrive les matières dont il doit
connoître , qu'il lui interdife le droit d'opiner , èc qu'il exerce
fa puilTance abfolue jufques dans les a6tes faits pour la
contenir ?
Qu'un corps fi nombreux ( / ) ait befoin de police &c d'or-
(/) Les Confeils généraux ctoient
autrefois très - fréquens à Genève , &
tout ce qui fe faifoit de quelque impor-
tance y ctoit porté. En 1707 M. le
Syndic Chouet difoit dans une haran-
gue devenue célèbre , que de cette fré-
quence venoit jadis la foibleffe & le
malheur de l'Etat ; nous verrons bien-
tôt ce qu'il en faut croire. 11 infifte
aulTi fur l'extrême augmentation du
nombre des membres, qui rendroit
aujourd'hui cette fréquence impolTi-
ble , affirmant qu'autrefois cette affem-
bléc ne paffbit pas deux à trois cents ,
6: qu'elle eft à prcfent de treize à qua-
torze cents. 11 y a des deux côtés
beaucoup d'exagération.
Les plus anciens Confeils généraux
^toient au moins de cinq à £x cents
membres ; on feroit peut - être bien
embarraffé d'en citer un feul qui n'ait
été que de deux ou uois cents. En
1420 on y en compta 720 ftipulans
pour tous les autres , & peu de tems
après on reçut encore plus de deux
cents Bourgeois.
Quoique la ville de Genève foit de-
venue plus commerçante & plus riche,
elle n'a pu devenir beaucoup plus peu-
plée , les fortifications n'ayant pas
permis d'agrandir l'enceinte de fes
murs & ayant fait rafer fes fauxbourgs.
D'ailleurs , prcfquc fans territoire & à
la merci de fes voifms pour fa fubfiC.
tance, elle n'auroit pu s'agrandir fans
s'aHbiblir. En 1404 on y compta treize
cents feux faifant au moins treize mille
amcs, 11 n'y en a gucres plus de vingt
DE LA MONTAGNE.
3^5
dre , je l'accorde : mais que cette police ôc cet ordre ne ren-
verfent pas le but de fon inftitution. Eft-ce donc une chofe
plus difficile d'établir la règle fans fervitude entre quelques
centaines d'hommes naturellement graves ôc froids , qu'elle
ne l'étoit à Athènes , dont on nous parle , dans l'affemblée
de plulieurs milliers de Citoyens emportés , bouillans , &.
prefque effrénés ; qu'elle ne l'étoit dans la Capitale du monde ,
où le Peuple en corps exerçoit en partie la Puiffance execu-
tive ; &c qu'elle ne l'eft aujourd'hui même dans le grand
Confeil de Venife , auffi nombreux que votre Confeil géné-
ral ? On fe plaint de l'impolice qui règne dans le Parlement
mille aujourd'hui ; rapport bien éloi-
gné de celui de ; à 14. Or de ce nom-
bre il faut déduire celui des natifs,
habitansi étrangers , qui n'entrent pas
au Confeil général ; nombre fort aug-
menté relativement à celui des Bour-
geois depuis le refuge des François &
le progrès de l'induflrie. Quelques
Confeils généraux font allés de nos
jours à quatorze & même à quinze
cents ; mais communément ils n'ap-
prochent pas de ce nombre ; fi quel-
ques-uns même vont à treize , ce n'cft
que dans des occafions critiques où
tous les bons Citoyens croiroient man-
quer à leur ferment de s'abfenter , &
où les Magiftrats, de leur côté, font
venir du dehors leurs cliens pour fa-
vorifer leurs manœuvres ; or ces ma-
nœuvres , inconnues au quinzième
fiecle , n'exigeoient point alors de pa-
reils expédiens. Gcncralemcnt le nom-
bre ordinaire roule entre huit à neuf
cents ; quelquefois il relie au - deffous
de celui de l'an 1420, fur-tout lorfque
l'afTemblée fe tient en Eté & qu'il s'agit
de chofes peu importantes. J'ai moi-
même affifté en 17s 4 à un Confeil gé-
néral qui n'étoit certainement pas de
fept cents membres.
Il réfulte de ces diverfes confidéra-
tions , que tout balancé, le Confeil
général eft à -peu -près aujourd'hui,
quant au nombre , ce qu'il étoit il y a
deux ou trois fiecles , ou du moins
que la différence eft peu confidérable.
Cependant tout le monde y parloit
alors, la police & la décence qu'on y
voit régner aujourd'hui n'étoit pas
établie. On crioit quelquefois ; mais
le peuple étoit libre, le Magiltrat réf.
pecté , & le Confeil s'affembloit fré-
quemment. Donc M. le Syndic Chouet
accufoic faux , & ruifonnoit mal.
3i^ LETTRES ECRITES
d'Angleterre ; &: toutefois dans ce Corps compofé de plus
de fept cents membres , où fe traitent de fi grandes affaires ,
où tant d'intérêts fe croifent, où tant de cabales fe forment,
où tant de têtes s'échauffent , où chaque membre a le droit
de parler , tout fe fait , tout s'expédie , cette grande Mo-
narchie va fon train : & chez vous où les intérêts font fi
fimples , il peu compliqués , où l'on n'a , pour ainfi dire , à
régler que les affaires d'une famille , on vous feit peur des
onigcs comme fi tout alloit renverfer I Monfieur , la police
de votre Confeil général efè la chofe du monde la plus
facile ; qu'on veuille fincérement l'établir pour le bien public ,
alors tout y fera libre &c tout s'y paffera plus tranquillement
qu'aujourd'hui.
Suppofons que dans le Règlement on eût pris la méthode
oppofée à celle qu'on a fuivie ; qu'au lieu de fixer les Droits
du Confeil général on eût fixé ceux des autres Confeils , ce
qui par- là même eût montré les Tiens ; convenez qu'on eût
trouvé dans le feul petit Confeil un alTemblage de pouvoirs
bien étrange pour un Etat libre & démocratique , dans des
chefs que le Peuple ne choifit point Ôc qui reflent en place
toute leur vie.
D'abord l'union de deux chofcs par-tout ailleurs incom-
patibles; favoir l'adminiltration des affaires de l'Etat, &c l'exer-
cice fuprême de la juftice fur les biens, la vie ôc l'honneur
des Citoyens.
Un Ordre , le dernier de tous par fon rang ôc le premier
par fa puiffance.
Va Confeil inférieur , fans lequel tout cft more dans la
DE LA M O N T A G N E.
?V
République ; qui propofe feul , qui décide le premier , 6c
dont la feule voix , même dans fon propre fait , permet à
fes Supérieurs d'en avoir une.
Un Corps qui reconnoît l'autoritc d'un autre , & qui feu!
a la nomination ûqs membres de ce Corps auquel il elt fu-
bordonné.
Un Tribunal fuprême duquel on appelle ; ou bien , au con-
traire , un Juge inférieur qui préfide dans les Tribunaux fupé-
rieurs au fien.
Qui , après avoir flégé comme Juge inférieur dans le Tri-
bunal dont on appelle , non-feulement va fiégcr comme Juge
fuprême dans le Tribunal où eft appelle , mais n'a dans ce
Tribunal fuprême que les collègues qu'il s'eft lui-même
choifis.
Un Ordre , enfin , qui feul a fon aâiviré propre , qui
donne à tous les autres la leur , & qui dans tous foutenant
les réfolurions qu'il a prifes, opine deux fois &c vote trois (m).
{m) Dans on Etat qui fe gouverne
en Rcpubliqxie Se où l'on parle la lan-
gue francjoife, il faudroit fe faire un
langage à part pour le gouvernement.
Par exemple , Délibérer , Opiner , Vo-
ter , font trois chofes très - différentes
& que les François ne difbinguent pas
affez. Délibérer, c'ell peferle pour &
le contre ; Opiner , c'eft dire fon avis
& le motiver ; Voler , c'eft donner fon
fuffrage , quand il ne refte plus qu'à
recueillir les voix. On met d'abord la
maticrc en délibération. Au premier
tour on opine; on vote au dernier.
Les Tribunaux ont par-tout à-peu-prcs
les mêmes fermes ; mais comme dans
les Monarchies le public n'a pas befoiti
d'en apprendre les termes , ils ref^ent
confacrés au Barreau. C'eft par une
autre inexadlitude de la Langue en ces
matières , que M. de Montefquieu ,
qui la favoit fi bien , n'a pas laiffé de
dire toujours la PuiJJ'ance exécutrice^
blefTant ainfi l'analogie , & faifant ad-
jecliflc mot exécuteur qui eft fubftan-
tif. C'eft la même fiiute que s'il eût
dit ; le Pouvoir lé^ijlatcur.
3i8 LETTRES ECRITES
L'appel du petit Confeil au Deux -Cent elt un véritable
jeu d'enfant. C'elt une farce en politique , s'il en fut jamais.
Aufli n'appelle-t-on pas proprement cet appel un appel ; c'elt
une grâce qu'on implore en juftice , un recours en cafTation
d'arrêt : on ne comprend pas ce que c'efi. Croit-on que fi
le petit Confeil n'eût bien fenti que ce dernier recours étoit
fans conféquence , il s'en fût volontairement dépouillé comme
il fit ? Ce défintérelTement n'elt pas dans fes maximes.
Si les jugemens du petit Confeil ne font pas toujours con-
firmés en Deux-Cent , c'eft dans les affaires particulières &c
contradictoires où il n'importe gueres au Magiilrat laquelle
des deux Parties perde ou gagne fon procès. Mais dans les
affaires qu'on pourfuit d'office , dans toute affaire oIj le Con-
feil lui-même prend intérêt , le Deux-Cent répare-t-il jamais
fes injultices , protege-t-il jamais l'opprimé , ofe-t-il ne pas
confirmer tout ce qu'a fait le Confeil , ufa-t-il jamais une
feule fois avec honneur de fon droit de faire grâce ? Je rap-
pelle à regret des tems dont la mémoire efi terrible ôc nécef^
faire. Un Citoyen que le Confeil immole à fa vengeance , a
recours au Deux-Cent ; l'infortuné s'avilit jufqu'à demander
grâce ; fon innocence n'elt ignorée de perfonne ; toutes les
règles ont été violées dans fon procès : la grâce elt refufée ,
& l'innocent périt. Fatio fentit ii bien l'inutilité du recours
au Deux-Cent , qu'il ne daigna pas s'en fervir.
Je vois clairement ce qu'ell le Deux -Cent à Zurkh , à
Berne, à Fribourg, &c dans les autres Etats ariltocratiques;
mais je ne faurois voir ce qu'il elt dans votre Conltirution,
ni quelle place il y tient. Elt-ce un Tribunal fupcrfeur ? En
ce
DE LA MONTAGNE. 319
ce cas, il efi abfurde que le Tribunal inférieur y fiége. E{t-ce
un Corps qui repré fente le Souverain ? En ce cas , c'eil au
Repréfenté de nommer fon Repréfencanc. L'érablilTtment du
Deux-Cent ne peut avoir d'autre fin que de modérer le pou-
voir énorme du petit Confeil ; Ôc au contraire , il ne fait que
donner plus de poids à ce même pouvoir. Or tout Corps qui
agit conftamment contre l'efprit de fon Inftitution , eft mal
inftirué.
Que fert d'appuyer ici fur des chofes notoires qui ne font
ignorées d'aucun Genevois? Le Deux -Cent n'eft rien par
lui-même ; il n'efè que le petit Confeil qui reparoît fous une
autre forme. Une feule fois il voulut tâcher de fecouer le
joug de fes maîtres & fe donner une exiftence indépendante ,
«Se par cet unique effoit l'Etat faillit être renverfé. Ce n'eit
qu'au feul Confeil général, que le Deux -Cent doit encore
■une apparence d'autorité. Cela fe vit bien clairement dans
l'époque dont je parle , & cela fe verra bien mieux dans la
fuite , fi le petit Confeil parvient à fon but : aind , quand
de concert avec ce dernier le Deux -Cent travaille à dépri-
mer le Confeil général , il travaille à fa propre ruine ; &i s'il
croit fuivre les brifées du Deux -Cent de Berne , il prend
bien grofllérement le change : mais on a prefque toujours vu
dans ce Corps peu de lumières Ôc moins de courage , &. cela
ne peut gueres être autrement par la manière dont il eft
rempli ( rz).
(n) Ceci s'entend en général & membres très -éclairés & qui ne man-
fculcnient de rcfpri': du Corps : car je quent pas de zèle : mais inccfTiimmcnt
fais qu'il y a dans le Deux- Cent des fous les yeux du petit Confeil , livres
Mélanges. Tome L T t
330 LETTRES ECRITES
Vous voyez , Monfleur , combien , au lieu de fpécifier les
droits du Confeil Souverain , il eût été plus utile de fpéci-
iier les attributions des Corps qui lui font fubordonnés ; ôc ,
fans aller plus loin , vous voyez plus évidemment encore que,
par la force de certains articles pris féparément , le petit Con-
feil eiè l'arbitre fuprême des Loix & par elles du fort de tous
les particuliers. Quand on confidere les droits des Citoyens
ôc Bourgeois affemblés en Confeil général , rien n'elt plus
brillant : mais confidérez hors de-là ces mêmes Citoyens &c
Bourgeois comme individus; que font- ils, que deviennent-
ils ? Efclaves d'un pouvoir arbitraire , ils font livrés fans dé-
fenfe à la merci de vingt-cinq Defpotes ; les Athéniens du
moins en avoient trente. Et que dis-je vingt-cinq ? Neuf fuf-
fifent pour un jugement civil , treize pour un jugement cri-
minel (o). Sept ou huit d'accord dans ce nombre vont cire
pour vous autant de Déce mvirs : encore les Décemvirs furent-
ils élus par le Peuple ; au lieu qu'aucun de ces Juges n'elt
de votre choix : & l'on appelle cela être libres î
à fa merci , fans appui , fans refTource ,
& fentant bien qu'ils feroient abandon-
nes de leur Corps , ils s'ablUennent de
tenter des démarches inutiles qui ne
feroient que les compromettre & les
perdre. La vile tourbe bourdonne &
triomphe : le fage fe tait & gémit tout
bas.
Au refte le Deux-Cent n'a pas tou-
jours été dans le difcrédit où il elb
tombé. Jadis il jouit de la confidéra-
tion publique & de la confiance des
Citoyens : aufll lui laiflbient - ils fans
inquiétude exercer les droits du
Confeil général , que le petit Confeil
tâcha dès-lors d'attirer à lui par cette
voie indirefte. Nouvelle preuve de ce
qui fera dit plus bas , que la Bour-
geoilic de Genève eft peu remuante &
ne cherche gueres à s'intriguer des
affaires d'Etat,
(o) Edits civils, Tit. I. Art. XXXVI-
^
D E L A M O N T A G N E. 331
HUITIEME LETTRE.
•l'Ai tiré, Monfieur, l'examen de votre Gouvernement pré-
fent du Règlement de la Médiation par lequel ce Gouverne-
ment eft fixé ; mais loin d'imputer aux Médiateurs d'avoir
voulu vous réduire en fervitude , je prouverois aifément , au
contraire , qu'ils ont rendu votre fîtuation meilleure à plu-
fieurs égards qu'elle n'étoit avant les troubles qui vous for-
cèrent d'accepter leurs bons offices. Ils ont trouvé une Ville
en armes ; tout étoit à leur arrivée dans un état de crife ôc
de confufion qui ne leur permeftoit pas de tirer de cet état la
règle de leur ouvrage. Ils font remontés aux tems pacifiques ,
ils ont étudié la conftiturion primitive de votre Gouverne-
ment: dans les progrès qu'il avoit déjà fait, pour le remon-
ter , il eût fallu le refondre ; la raifon , l'équité ne permet-
toient pas qu'ils vous en donnalTent un autre , êc vous ne l'au-
riez pas accepté. N'en pouvant donc ôter les défauts, ils ont
borné leurs foins à l'affermir tel que l'avoient laiffé vos pères ;
ils l'ont corrigé même en divers points , &c des abus que je
viens de remarquer , il n'y en a pas un qui n'exiftât dans la
République long - tems avant que les Médiateurs en euffenc
pris connoiffance. Le feul tort qu'ils ferablent vous avoir fait,
a été d'ôter au Légiflateur tout exercice du pouvoir exécutif &
l'ufage de la force à l'appui de la judice : mais en vous don-
nant une refTource aufTi fûre ôc plus légitime , ils ont changé
ce mal apparent en un vrai bienfait i en fe rendant garans
Tt i
351 LETTRES ECRITES
de- vos droits , ils vous ont difpenfés de les défendre voiis-
mêmes. Eh ! dans la mifere des chofes humaines, quel bien
vaut la peine d'être acheté du fang de nos frères ? La liberté
même eft trop chère à ce prix.
Les Médiateurs ont pu fe tromper, ils étoient hommes ;
mais ils n'ont point voulu vous tromper ; ils ont voulu être
juftes. Cela fe voit , même cela fe prouve ; & tout montre ,
en effet , que ce qui eft équivoque ou défectueux dans leur
ouvrage , vient fouvent de néceffité , quelquefois d'erreur ,
jamais de mauvaife volonté. Ils avoient à concilier des chofes
prefque incompatibles , les droits du Peuple & les prétentions
du Confeil , l'empire des Loix &c la puiffance des hommes ,
l'indépendance de l'Etat & la garantie du Règlement. Tout
cela ne pouvoit fe faire fans un peu de contradiélion , & c'eft
de cette contradiction que votre Magiftrat tire avantage , en
tournant tout en fa faveur , ôc faifant fervir la moitié de vos
Loix à violer l'autre.
Il eft clair d'abord que le Règlement lui-même n'eft point
une Loi que les Médiateurs aient voulu impofer à la Répu-
blique , mais feulement un accord qu'ils ont établi entre fcs
membres , & qu'ils n'ont par conféquent porté nulle atteinte
à fa fouveraineté. Cela eft clair , dis-je , par l'article XLIV,
qui laiffe au Confeil général légitimement affemblé le droit
de faire aux articles du Règlement tel changement qu'il lui
plaîr. Ainfi les Médiateurs ne mettent point leur volonté au-
defllis de la fienne, ils n'interviennent qu'en cas de diviilon.
C'eft le fens de l'article XV.
Mais de-li\ réfulte auflf la nullité des réferves &c limitations
DE LA MONTAGNE. .333
données dans l'article III , aux droits & atmburions du
Confeil général : car fi le Confeii général décide que ces
réferves &: limitations ne borneront plus fa puifTance , elles
ne la borneront: plus ; 6c quand tous les membres d'un Etat
fouverain règlent fon pouvoir fur eux-mêmes , qui eft-ce qui
a droit de s'y oppof^r ? Les exclufions qu'on peut inférer de
l'article III ne fignifient donc autre chofe , finon que le
Confeil général fe renferme dans leurs limites jufqu'à ce qu'il
trouve à propos de les paiïer.
C'eft ici l'une des contradi6î:ions dont j'ai parlé , 6-c l'on
en démêle aifémenr la caufe. Il étoit d'ailleurs bien difScile
aux Plénipotentiaires pleins des maximes de Gouvernemens
tout différens , d'approfondir affez les vrais principes du vôtre.
La Conditution démocratique a jufqu'à préfent été mal exa-
minée. Tous ceux qui en ont parlé, ou ne la connoifToient
pas , ou y prenoient trop peu d'intérêt , ou avoient intérêt
de la préfenter fous un faux jour. Aucun d'eux n'a fufîifam-
ment didingué le Souverain du Gouvernement, la puilTance
légiflative de l'executive. Il n'y a point d'Etat où ces deux
pouvoirs foient fi féparés , ôc où l'on ait tant affedé de les
confondre. Les uns s'imaginent qu'une Démocratie eft un
Gouvernement où tout le Peuple eft Magirtrat & Juge. D'au-
tres ne voient la liberté que dans le droit d'élire fcs Chefs ,
ôc n'étant foumis qu'à des Princes , croient que celui qui
commande elt toujours le Souverain. La Conftitution démo-
cratique eft certainement le chef-d'œuvre de l'art politique;
mais plus l'artifice en eft admirable , moins il appartient à
tous les yeux de le pénétrer. N'eft-il pas vrai , Monfieur ,
334 LETTRES ECRITES
que la première précaution de n'admettre aucun Confeil
général légitime que fous la convocation du petit Confeil,
& la féconde précaution de n'y foufirir aucune propofition
qu'avec l'approbation du petit Confeil , fuffifoient feules pour
maintenir le Confeil général dans la plus entière dépendance t
La troifieme précaution d'y régler la compétence des ma-
tières étoit donc la chofe du monde la plus fuperflue ; ôc
quel eût été l'inconvénient de lailTer au Confeil général la
plénitude des droits fuprémes , puifqu'il n'en peut faire aucun
ufage qu'autant que le petit Confeil le lui permet? En ne
bornant pas les droits de la puifTance fouveraine , on ne
la rendoit pas dans le fait moins dépendante , & l'on évi-
toit une contradiction : ce qui prouve que c'elt pour n'avoir
pas bien connu votre Conltitution , qu'on a pris des pré-
cautions vaines en elles - mêmes ôc contradidoires dans
kur objet.
On dira que ces limitations avoient feulement pour fin
de marquer les cas où les Confeils inférieurs feroient obligés
d'affembler le Confeil général. J'entends bien cela ; mais
n'étoit-il pas plus naturel & plus fimple de marquer les
droits qui leur étoient attribués à eux-mêmes , 6c qu'ils pou-
voient exercer fans le concours du Confeil général ? Les
bornes étoient-elles moins fixées par ce qui eft au-deçà que
par ce qui clt au-delà ; ôc lorfquc les Confeils inférieurs
vouloient pafler ces bornes , n'elt-il pas clair qu'ils avoienc
befoin d'être autorifés } Par-là , je l'avoue , on mettoit plus
en vue tant de pouvoirs réunis dans les mêmes mains »
mais on prcfentoic les objets dans leur jour véritable ; on
DE LA MONTx\GNE. ^535
droit de la narure de la chofe le moyen de fixer les droits
refpectifs des divers Corps , ëc l'on fauvoit toute contradidion.
A la vérité l'Auteur des Lettres prétend que le petit
Confeil étant le Gouvernement même , doit exercer à ce
titre toute l'autorité qui n'elt pas attribuée aux autres Corps
de l'Etat ; mais c'eft fuppofer la fienne antérieure aux Edits ;
c'eft fuppofer que le petit Confeil , fource primitive de la
puiflance , garde ainfi tous les droits qu'il n'a pas aliénés.
ReconnoilTez-vous , Monfieur , dans ce principe celui de votre
Conllitution ? Une preuve fi curieufe mérite de nous arrêter
un moment.
Remarquez d'abord qu'il s'agit là (/>) du pouvoir du petit
Confeil, mis en oppoiition avec celui des Syndics, c'eft-à-
dire , de chacun de ces deux pouvoirs fcparé de l'autre. L'Edic
parle du pouvoir des Syndics fans le Confeil , il ne parle
point du pouvoir du Confeil fans les Syndics ; pourquoi
cela .'' Parce que le Confeil fans les Syndics eft le Gou-
vernement. Donc le filence même des Edits fur le pou-
voir du Confeil , loin de prouver la nullité de ce pouvoir
en prouve l'étendue. Voilà , fans doute , une conclufion bien
neuve. Admettons-la toutefois , pourvu que l'antécédent foie
prouvé.
Si c'eft parce que le petit Confeil eft le Gouvernement ,
que les Edits ne parlent point de fon pouvoir , ils diront ,
du moins , que le petit Confeil eit le Gouvernement ; à
moins que de preuve en preuve leur filtnce n'ctabliffe CQU-,
jours le contraire de ce qu'ils ont dit.
(p) Lettres édites de la Campagne, page 66.
335 LETTRES ECRITES
Or je demande qu'on me montre dans vos Edits où il eft
dit que le petit Confeil elt le Gouvernement , & en attendant
je vais vous m.cntrer , moi , où il eit dit tout le contraire.
Dans l'Edit politique de 1568 , je trouve le préambule conçu
dans ces termes. Pour ce que le Gouvernement & Eflat de
cette Ville confifle par quatre Syndicques , le Confeil des
vingt-cinq , le Confiil des foixante , des Deux - Cents , du
Général , & un Lieutenant en la jujlice ordinaire , avec autres
ojfices , félon que bonne police le, requiert , tant pour Pad-
miniflration du bien public que de la jujîice ^ nous avons
recueilli Vordre qui jufju''ici a été obfervé .... afin qu^il fait
gardé à Vavenir .... comme s^enfuit.
Dès l'article premier de l'Edit de 1738 , je vois encore que
cinq Ordres compofent le Gouvernement de Genève. Or de
ces cinq Ordres les quatre Syndics tout feuls en font un ; le
Confeil des Vingt-cinq, où font certainement compris les
quatre Syndics , en fait un autre , & les Syndics entrent
encore dans les trois fuivans. Le petit Confeil fans les Syndics
n'efè donc pas le Gouvernement.
J'ouvre l'Edit de 1707, &{. j'y vois à l'article V, en pro-
pres termes , que Alejfieurs les Syndics ont la direction i^' le
Gouvernement de VEtat. A l'inftant je ferme le Livre , & je
dis : certainement félon les Edits le petit. Confeil fans les
Syndics n'e{t pas le Gouvernement , quoique l'Auteur des
Lettres affirme qu'il l'eft.
• On dira que moi-même j'attribue fouvcnt dans ces Lettres
le (Gouvernement au petit Confeil. J'en conviens ; mais c'eft
au petit Confeil préfidé par les Syndics ; &c alors il eit cer-
tain
DE LA MONTAGNE. 337
tain que le Gouvernement provifîonnel y réfide dans le fens
que je donne à ce mot : mais ce fens n'eft pas celui de l'Au-
teur des Lettres ; puifque dans le mien le Gouvernement n'a
que les pouvoirs qui lui font donnés par la Loi , &c que dans
le fien » au contraire , le Gouvernement a tous les pouvoirs
que la Loi ne lui ôte pas.
Refle donc dans toute fa force l'objedion des Reprcfen-
tans , que , quand l'Edit parle des Syndics , il parle de leur
puiiTance, &: que , quand il parle du Confeil , il ne parle que
de fon devoir. Je dis que cette objeclion reile dans toute fa
force ; car l'Auteur des Lettres n'y répond que par une affer-
tion démentie par tous les Edits. Vous me ferez plaifîr , Mon-
fleur, fi je me trompe, de m'apprendre en quoi pèche mon
raifonnement.
Cependant cet Auteur , très - content du fien , demande
comment , fi It Légijlateur ri'avoit pas conjidéré de cet œil
le petit Confeil , on pourrait concevoir que dans aucun
endroit de VEdit il li'en réglât V autorité ; qu'il la fuppofât
par - tout , & qu'il ne la déterminât nulle part {q")? ,
J'oferai tenter d'cclaircir ce profond myftere. Le Légifla-
teur ne règle point la puilTance du Confeil , parce qu'il ne lui
en donne aucune indépendamment des Syndics; & lorfqu'il
la fuppofe , c'eit en le fuppofant auffi préfidc par eux. Il a
déterminé la leur, par conféquent il eft fuperflu de déterminer
la fienne. Les Syndics ne peuvent pas tout fans le Confeil ,
mais le Confeil ne peut rien fans les Syndics ; il n'eft rien
{ (j) Ibid. page 67.
Alélanges. Tome 1. V v
^38 LETTRES ECRITES
fans eux , il eft moins que n'étoit le Deux - Cent même
lorfqu'il fut préfîdé par l'Auditeur Sarrazin.
Voilà , je crois , la feule manière raifonnable d'expliquer le
fllence des Edits fur le pouvoir du Confeil ; mais ce n'eft pas
celle qu'il convient aux Magi{trats d'adopter. On eût prévenu
dans le Règlement leurs fingulieres interprétations , fi l'on eût
pris une méthode contraire, & qu'au lieu de marquer les
droits du Confeil général , on eût déterminé les leurs. Mais
pour n'avoir pas voulu dire ce que n'ont pas dit les Edits , on
a feit entendre ce qu'ils n'ont jamais fuppofé.
Que de chofes contraires à la liberté publique Se aux droits
des Citoyens 6c Bourgeois , 6c combien n'en pourrois-je pas
ajouter encore ? Cependant tous ces défavantages qui naif-
foient ou fembloient naître de votre Conliitution 6c qu'on
n'auroit pu détruire fans l'ébranler , ont été balancés 6c répa-
rés avec la plus grande fagelîe par des compenfations qui en
naifToient aufli; 6c telle étoit précifément ^intention des Mé-
diateurs, qui , félon leur propre déclaration, fut de conferver
à chacun fes droits , fes attributions particulières , prove-
nant de la Loi fondamentale de PEtat. M. Micheli Du Cret ,
aigri par fes malheurs contre cet ouvrage dans lequel il fut
oublié , l'accufe de renverfer l'inftitution fondamentale du
Gouvernement 6c de dépouiller les Citoyens & Bourgeois de
leurs droits ; fans vouloir voir combien de ces droits , tant
publics que particuliers , ont été confervcs ou rétablis par cet
Edit, dans les articles III, IV, X, XI, XH, XXII, XXX ^
XXXI, XXXII, XXXIV, XLII, 6c XLIV; fans fonger
fur -tout que la force de tous ces articles dépend d'un feul
\
DE LA MONTAGNE. 3,9
qui vous a auffi été confervé. Aiticle elTenriel , article éq.'i-
pondéranc à tous ceux qui vous font contraires , &. fi nécef-
faire à l'effet de ceux qui vous font favorables, qu'ils feroienc
tous inutiles fi l'on venoit à bout d'éluder celui-là , ainfi qu'on l'a
entrepris. Nous voici parvenus au point important ; mais pour
en bien fentir l'importance, il faloit pefer tout ce que je viens
d'expofer.
On a beau vouloir confondre l'indépendance & la liberté.
Ces deux chofes font Ci différentes que même elles s'excluent
mutuellement. Quand chacun fait ce qu'il lui plaît, on f?.in
fouvent ce qui déplaît à d'autres, & cela ne s'appelle pas un
état libre. La liberté confi'te moins à faire fa volonté qu'à
n'être pas fournis à celle d'autrui; elle confiite encore à ne
pas foumettre la volonté d'autrui à la nôtre. Quiconque eft
maître , ne peut être libre ; ôc régner , c'eft obéir. Vos Magif-
trats favent cela mieux que perfonne, eux qui comme Othon-
n'omettent rien de fervile pour commander ( r ). Je ne con-
nois de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n'a
(r) En gênerai, dit l'Auteur des ce prix, nul ne craint d'obéir. Un
Lettres, les hommes craignent encore petit parvenu fe donne cent maîtres
j)liis d'obéir qu'ils n'aiment à coni- pour acquérir dix valets. Il n'y a qu'à
mander. Tacite en jugeoit autrement, voir la fierté des nobles dans les Mo-
& connoifToit le cœur humain. Si la narchies ; avec quelle emphafe ils pro-
maxime étoit vraie, les Valets des noncent ces mots de Jf/oicc & dejcr-
Grands feroient moins infolens avec vir ; combien ils s'eftiment grands &
les Bourgeois; & l'on verroit moins refpectables quand ils peuvent avoir
de fainéans ramper dans les Cours des l'honneur de dire, le Roi mon mai-
Princes. 11 y a peu d'hommes d'un //t,- combien ils méprilcnt des Répu-
■Cieur afl'ez fain pour favoir aimer la blicains qui ne font que libres , ^^ qui
liberté. Tous veulent commander; à certainement font plus nobles qu'eux.
VV 2
340 LETTRES ECRITES
droit d'oppofer de la réfiflance ; dans la liberté commune ,
nul n'a droit de faire ce que la liberté d'un autre lui interdit»
ôc la vraie liberté n'eft jamais dellruflive d'elle - même. Ainfi
la liberté fans la juitice eft une véritable contradiction ; car y
comme qu'on s'y prenne , tout gêne dans l'exécution d'une
volonté défordonnée.
Il n'y a donc point de liberté fans Loix , ni où quelqu'un eft
au-defflis des Loix : dans l'état même de nature l'homme n'eft
libre qu'à la faveur de la Loi naturelle qui commande à tous.
Un peuple libre obéit , mais il ne fert pas ; il a des chefs , &
non pas des maîtres ; il obéit aux Loix , mais il n'obéit qu'aux
Loix , &c c'eft par la force des Loix qu'il n'obéit pas aux hom-
mes. Toutes les barrières qu'on donne dans les Républiques
au pouvoir des Magiltrats , ne font établies gue pour garantir
de leurs atteintes l'enceinte facrée des Loix : ils en font les Mi-
niftres , non les^ arbitres ; ils doivent les garder , non les en-
freindre. Un peuple elt libre , quelque forme qu'ait fon Gou-
vernement, quand, dans celui qui le gouverne, il ne voit point
l'homme, mais l'organe delà Loi. En un mot, la liberté fuit
toujours le fort des Loix , elle règne ou périt avec dles ; je ne
fâche rien de plus certain.
Vous avez des Loix bomi,es ôc figes , foit en elles-mêmes ,
fait par cela feul que ce font des Loix. Toute condition impofée
à chacun par tous ne peut être onéreufc à perfonne , 6c la pire
des Loix vaut encore mieux que le meilleur maître ; car tout
maître a des préférences, & la Loi n'en a jamais.
Depuis que la Conititution de votre Etat a pris une fornie
fixe & ftable , vos fondbons de Lcgillatcur font finies. Lui
DE LA MONTAGNE.
34£
iiireté de l'édifice veut qu'on trouve à préfent autant d'oblh-
cles pour y toucher , qu'il faloic d'abord d:e facilités pour le
construire. Le droit négatif des Confeils pris en ce fens efè
l'appui de la République : l'article VI. du Règlement efè clair &c
précis ; je me rends fur ce point aux raifonnemens de l'Auteur
des Lettres , je les trouve fans réplique ; ik quand ce droit fi
juftement réclame par vos Magiitrats feroit contraire à vos
intérêts, il faudroit fouifrir & vous taire. Des hommes droits
ne doivent jamais fermer les yeux à l'évidence , ni difputer
contre la vérité.
L'ouvrage eft confommé , il ne s'agit plus que de le rendre
inaltérable. Or l'ouvrage du Légiilareur ne s'altère &. ne fe
détruit jamais que d'une manière ; c'eft quand les dépofitaires
de cet ouvrage abufent de leur dépôt , ôc fe font obéir au nom
des Loix en leur défobéiffant eux-mêmes (s). Alors la pire
chofe naît de la meilleure , &: la Loi qui fert de fauvegarde à
la Tyrannie elt plus funefte que la Tyrannie elle-même. Voilà
précifément ce que prévient le droit de Repréfentation llipulé
dans vos Edics , & reRreint , mais confirmé par la Médiation,
Ce droit vous donne infpeiflion , non plus fur la Légillation
(s) Jamais le Peuple ne s'cft rebellé
contre les Loix, que les Chefs n'aient
commence par les enfreindre en quel-
que chofe. C'eft fur ce principe cer-
tain qu'à la Chine, quand il y a quel-
que révolte dans une Province, on
commence toujours par punir le Gou-
verneur. En Euro]îc les Rois fuivent
conftamme.nt la maxime contraire ;
auili voyez comment profpîreut leurs
Etats ! La population diminue par-
tout d'un dixième tous les trente ans ;
elle ne diminue point à la Chine. Le
Defpotifme oriental fe fouticnt , parce
qu'il cft plus fcvere fur les (Jraiids que
fur le Peuple ; il tire ainfi de lui-même
fon propre remède. J'entends dire
qu'on commence à prendre à la Porte
la maxime Chrétienne. Sicela eft , om
verra dans peu ce qu'il en icfultcrai.
541 LETTRES ECRITES
comme auparavant .. mais fur l'adminiftrarion ; &c vos Magif^
rats , tout-puiffanS au nom des Loix , feuls maîtres d'en propo-
fer au Léglflateur de nouvelles, font fournis à fes jugemens s'ils
s'écartent de celles qui font établies. Par cet article feul votre
Gouvernement, fujet d'ailleurs à plufieurs défauts confidérables,
devient le meilleur qui jamais ait exifté : car quel meilleur Gou-
vernement que celui dont toutes les parties fe balancent dans
un parfait équilibre , où les particuliers ne peuvent tranfgreffer
les Loix, parce qu'ils font fournis à des Juges, & où ces Juges
ne peuvent pas non plus les tranfgrefTer , parce qu'ils font
furveillés par le Peuple ?
ï\ eft vrai que pour trouver quelque réalité dans cet avan-
tage , il ne faut pas le fonder fur yn vain droit : mais qui dit
un droit , ne dit pas une chofe vaine. Dire à celui qui a tranf-
greffé la Loi , qu'il a tranfgreflé la Loi , c'elt prendre une
peine bien ridicule ; c'eft lui apprendre une chofe qu'il fait aulîi-
bien que vous.
Le droit eft , félon Puffendorf, une qualité morale par
laquelle il nous efb dû quelque chofe. La fimple liberté de fe
plaindre n'elt donc pas un droit , ou du moins c^elï un droit
que la nature accorde à tous, &c que la Loi d'aucun pays
n'ôte à perfonne. S'avifli-t-on jamais de llipuler dans des Loix
que celui qui pcrdroit un procès auroit la liberté de fe plaindre .«"
S'avi(ii-t-on jamais de punir quelqu'un pour l'avoir fait ? Où
ell le Gouvernement, quelque abfolu qu'il puilTe être, où tout
Citoyen n'ait pas le droit de donner des mémoires au Prince
ou à fon minilhe fur ce qu'il croit utile à l'Etat, ôc quelle
rift-.' n'e>;tiicroit pas un Edit public par lequel on accordcroit
DE LA MONTAGNE.
345
formellement aux fujets le droit de donner de pareils mé-
moires ? Ce n'eft pourtant pas dans un Etat defpotique , c'eft
dans une République , c'eft dans une Démocratie , qu'on
donne authentiquement aux Citoyens , aux membres du Sou-
verain , la permilTion d'ufer auprès de leur Magîflrat de ce
même droit que nul Defpote n'ôta jamais au dernier de fes
efclaves.
Quoi! ce droit de Repréfentation confifteroit uniquement
à remettre un papier qu'on eft même difpenfé de lire , au
moyen d'une réponfe féchement négative ( f ) ? Ce droit fi
folemnellement Itipulé en compenfation de tant de facrilices ,
fe borneroit à la rare prérogative de demander & ne rien
obtenir ? Oler avancer une telle propofîtion , c'eft accufer les
Médiateurs d'avoir ufé avec la Bourgeoifie de Genève de la
plus indigne fupercherie ; c'eft ofîenfer la probité des Pléni-
potentiaires., l'équité des PuilTances médiatrices ; c'eft bleffer
toute bienféance , c'eft outrager même le bon fens.
Mais enfin quel eft ce droit ? jufqu'où s'étend-il ? comment
peut-il être exercé ? Pourquoi rien de tout cela n'efl-il fpécifié
dans l'article VU ? Voilà des queftions raiionnables ; elles
offrent des difficultés qui méritent examen.
La folution d'une feule nous donnera celle de toutes les
autres , & nous dévoilera le véritable efprit de cette infti-
tution.
Dans un Etat tel que le vôtre , où la fouveraineté eft entre
( f ) Telle , par exemple , que celle premier Syndic par un grand nombre
que fit le Confeil le loAoï'it i--^; , aux de Citoyens & Bourgeois.
Repréfcntations reraifes le 8 i M- le
?44 LETTRES ECRITES
les mains du Peuple , le Lcgiflateur exifte toujours , quoiqu'il
ne k montre pas toujours. II n'eft raïïemblé & ne parle au-
thentiquement que dans le Confeil général ; mais hors du
Confeil général, il n'efi pas anéanti; fes membres font épars,
mais ils ne font pas morts ; ils ne peuvent parler par des Loix,
mais ils peuvent toujours veiller fur l'adminittration des Loix;
c'eft un droit , c'cft niôme un devoir attaché à leurs per-
fonnes , &c qui ne peut leur être ôté dans aucun tems. De-là
le droit de Repréfentation. Ainfî la Repréfentarion d'un Ci-
toyen , d'un Bourgeois , ou de plufieurs , n'elt que la décla-
ration de leur avis fur une matière de leur compétence. Ceci
eft le fens clair &: néceffaire de l'Edit de 1707 , dans l'article
V qui concerne les Repréfentations.
Dans cet article on profcrit avec raifon la voie des iigna-
tures , parce que cette voie cft une manière de donner fon
fuffrage , de voter par tête comme fî déjà l'on étoit en Con-
feil général , & que la forme du Confeil général ne doit
être fuivie que lorfqu'il eft légitimement aflemblé. La voie
des Repréfentations a le même avantage , fins avoir le même
inconvénient. Ce n'efè pas voter en Confeil général , c'efî:
opiner fur les matières qui doivent y être portées ; puifqu'on
ne compte pas les voix , ce n'efl pas donner fon fufFrage ,
c'cfi feulement dire fon avis. Cet avis n'eft , à la vérité , que
celui d'un particulier ou de plufieurs ; mais ces particuliers
étant membres du Souverain , &c pouvant le repréfenter quelque-
fois par leur multitude , la raifon veut qu'alors on ait égard .\
leur avis , non comme ii une décifion , mais comme i\ une pro-
pofition qui la demande , & qui la rend quelquefois nécclTaire.
Cts
DE LA MONTAGNE. 345
Ces Repréfentations peuvent rouler fur deux objets prin-
cipaux , & la différence de ces objets décide de la diverfe
manière dont le Confeil doit faire droit fur ces mêmes Re-
préfentations. De ces deux objets , l'un eft de faire quelque
changement à la Loi , l'autre de réparer quelque tranfgref-
fion de la Loi. Cette divifion eit complète , ôc comprend
toute la matière fur laquelle peuvent rouler les Repréfenta-
tions. Elle efi: fondée fur l'Edit mém.e , qui , dilHnguant les
termes félon fes objets , impofe au Pi-ocureur général de faire
des injîances ou des remontrances , félon que les Citoyens lui
ont fait des plaintes ou des réquifitions ( u).
Cette diftiiidion une fois établie , le Confeil auquel ces
Repréfentations font adreffées doit les envifager bien différem-
ment félon celui de ces deux objets auquel elles fe rapportent.
Dans les Etats où le Gouvernement & les Loix ont déjà leur
afliette , on doit , autant qu'il fe peut , éviter d'y toucher , «Se
fur-tout dans les petites Républiques , où le moindre ébran-
lement défunit tout. L'averfion des nouveautés eft donc gé-
néralement bien fondée ; elle l'eft fur-tout pour vous qui ne
pouvez qu'y perdre , &c le Gouvernement ne peut apporter un
trop grand obitacle à leur établiflemeut : car quelque utiles
(u) iïeçwf'nV n'eft pas feulement de- avoient également droit d'exiger que
mander , mais demander en vertu d'un leurs râjuijitions ou leur» plaintes,
droit qu'on a d'obtenir. Cette acception rejcttées par les Confeils inférieurs,
eft établie par toutes les formules judi- fudent portées en Confeil général. Mais
ciaires dans lefijuclles ce terme de Pa- par le mot ajouté dans l'ai ciclc VI. de
lais eft employé. On i\\z requc'rirjitJlL l'Edit de 1758, ce dioit eft rcft-eint
ce ; on n'a jamais dit requérir grâce. feulement au cas de la plainte, comme
Ainli dans les deux cas les Citoyens il fera dit dans le texte.
Aîélanges. Tome \. X x
lj,6 LETTRES ECRITES
que fuflent des Loix nouvelles , les avantages en font prefque
toujours moins fûrs que les dangers n'en font grands. A cet
égard , quand le Citoyen , quand le Bourgeois a propofé
fon avis , il a fait fon devoir , il doit au furplus avoir alTez
de conliance en fon Magiilrat pour le juger capable de pefer
Tavantage de ce qu'il lui propofe & porté à l'approuver s'il
le croit utile au bien public. La Loi a donc très - fagemenc
pourvu à ce que l'établiiïement & même la propofîtion de
pareilles nouveautés ne pafTât pas fans l'aveu des Confeils , &:
voilà en quoi doit confifter le droit négatif qu'ils réclament,
& qui , félon moi , leur appartient inconteitablement.
Mais le fécond objet ayant un principe tout oppofé , doit
être envifagé bien différemment. Il ne s'agit pas ici d'innover;
il s'agit , au contraire , d'empêcher qu'on n'innove ; il s'agit
non d'établir de nouvelles Loix , mais de maintenir les ancien-
nes. Quand les chofes tendent au changement par leur pente ,
il faut fans cefTe de nouveaux foins pour les arrêter. Voilà ce
que les Citoyens & Bourgeois , qui ont un fi grand intérêt
à prévenir tout changement , fe propofent dans les plaintes
dont parle FEdit. Le Légillateur exiftant toujours, voit l'effet
ou l'abus de fes Loix : il voit fi elles font fuivies ou tranf-
greffces , interprétées de bonne ou de mauvaife foi ; il y veille ,
il doit y veiller ; cela eii de fon droit, de fon devoir, même
de fon ferment. C'cft ce devoir qu'il remplit dans les Repré-
fentations ; c'eft ce droit , alors , qu'il exerce ; &: il feroit
contre toute raifon , il feroit même indécent , de vouloir
étendre le droit négatif du Confeil à cet objet-là.
Cela feroit contre toute raifon quant au Légillateur ; parce
DE LA MONTAGNE. 347
qu'alors toute la folemnité des Loix feroit vaine &c ridicule ,
& que réellement l'Etat n'auroit point d'autre Loi que la
volonté du petit Confeil , maîcre abfolu de négliger , mé-
prifer , violer , tourner à fa mode les règles qui lui feroient
prefcrites , ôc de prononcer noir où la Loi diroit blanc , fans
en répondre à perfonne. A quoi bon s'afTembler folemnelle-
ment dans le Temple de Saint Pierre , pour donner aux Edirs
une ftnclion fins effet ; pour dire au petit Confeil : Meffieurs ,
voilà le Corps de Loix que nous établijjhns dans VEtat , &
dont nous vous rendons les dépofitaires , pour vous y con~
former quand vous le jugere\ à propos , & pour le tranfgref-
fer quand il vous plaira ?
Cela feroit contre la raifon quant aux Repréfentations ;
parce qu'alors le droit {lipulé par un article exprès de FEdic
de 1707, & conlirmé par un article exprès de l'Edit de
1738, feroit un droit illufoire & fallacieux, qui ne figni-
fieroit que la liberté de fe plaindre inutilement quand on eft
vexé ; liberté qui , n'ayant jamais été difputée à perfonne ,
elt ridicule à établir par la Loi.
Enfin cela feroit indécent en ce que par une telle fuppo-
fition la probité àçs Médiateurs feroit outragée , que ce feroit
prendre vos Magiftrats pour des fourbes ôc vos Bourgeois
pour des dupes d'avoir négocié , traité , tranfîgé avec tant
d'appareil pour mettre une des Parties à l'entière difcrétion
de l'autre, & d'avoir compenfé les concédions les plus fortes
par des furetés qui ne fignilieroient rien.
Mais , difent ces Meiïieurs , les termes de l'Edit font
formels : // ne fera rien porté au Confeil général qu'il n'ait
Xx 2
348 LETTRES ECRITES
été traité & approuvé , d'abord dans h Confiil des fingt-
cinq , puis dans celui des Deux-Cents.
Premièrement , qu'eft-ce que cela prouve autre chofe dans
la queltion préfente , fi ce n'elt une marche réglée & con-
forme à l'ordre , &. l'obligation dans les Confeils inférieurs
de traiter & approuver pi-éalabîement ce qui doit être porté
au Confeil général? Les Confeils ne font-ils pas tenus d'ap-
prouver ce qui efl prefcrit par la Loi ? Quoi ! fi les Con-
feils n'approuvoient pas qu'on procédât à l'éledion des Syn-
dics , n'y devroit-on plus procéder ; 6i fi les fujets qu'ils pro-
pofent font rejettes, ne font-ils pas contraints d'approuver
qu'il en foit propofé d'autres ?
D'ailleurs, qui ne voit que ce droit d'approuver & de re-
jetter , pris dans fon fens abfolu , s'applique feulement aux
propofitions qui renferment des nouveautés, &c non à celles
qui n'ont pour objet que le maintien de ce qui ell établi?
trouvez-vous du bon fens à fuppofer qu'il faille une appro-
bation nouvelle pour réparer les tranfgreffions d'une ancienne
Loi? Dans l'approbation donnée à cette Loi, lorsqu'elle fut
promulguée, font contenues toutes celles qui fe rapportent
à fon exécution. Quand les Confeils approuvèrent que cette
Loi feroit établie , ils approuvèrent qu'elle feroit obfervée ,
par conféquent qu'on en puniroit les tranfgrelTeurs; & quand
les Bourgeois dans leurs plaintes fe bornent h. demander ré-
paration fans punition , l'on veut qu'une telle propofition ait
de nouveau befoin d'être approuvée? Monfieur, fi ce n^eft
pas - \\ fe moquer des gens , dites-moi comment on peut
s'en moquer ?
DE LA MONTAGNE. ,49
Toute la difficulté confifte donc ici dans la feule quelHon
de fait. La Loi a-t-elle été tranfgi-effée , ou ne Fa-t-elle pas
été ? Les Citoyens «Se Bourgeois difent qu'elle Fa été ; les
Magifirats le nient. Or voyez , je vous prie , fi l'on peut
rien concevoir de moins raifonnable en pareil cas , que ce
droit négatif qu'ils s'attribuent ? On leur dit , vous avez
tranfgrelfé la Loi : ils répondent, nous ne l'avons pas tranf-
greirée ; & , devenus ainlî juges fuprêmes dans leur propre
caufe , les voilà julHfiés contre l'évidence par leur feule af-
firmation.
Vous me demanderez Ci je prétends que l'affirmation con-
traire foit toujours l'évidence? Je ne dis pas cela; je dis
que quand elle le feroit, vos Magistrats ne s'en tiendroient
pas moins contre l'évidence à leur prétendu droit négatif. Le
cas eli aduellement fous vos yeux ; & pour qui doit être ici
le préjugé le plus légitime? Efl-il croyable, eft-il naturel
que des particuliers , fans pouvoii- , fans autorité , viennent
dire à leurs Magiilrats qui peuvent être demain leurs Juges;
vous ave\ fait une injnflice , lorfque cela n'eft pas vrai ? Que
peuvent efpcrer ces particuliers d'une démarche auffi folle ,
quand même ils feroient fûrs de l'impunité ? Peuvent - ils
penfer que des Môgillrats iî hautains jufques dans leurs torts ,
iront convenir foctement des torts mêmes qu'ils n'auroienc
pas ? Au contraire , y a-t-il rien de plus naturel que de nier
les fautes qu'on a faites ? N'a-t-on pas intérêt de les foutenir ,
&. n'elt-on pas toujours tenté de le faire lorfqu'on le peut im-
punément &c qu'on a la force en main? Quand le foible 6c
le fort ont enfenible quelque difpute, ce qui n'arrive gueres
350 LETTRES ECRITES.
qu'au détriment du premier, le fentiment par cela feu! le
plus probable elt toujours que c'eft le plus fort qui a tort.
Les probabilités , je le fais , ne font pas dts preuves ; mais
dans des faits notoires comparés aux Loix , lorfque nombre
de Citoyens affirment qu'il y a injultice , & que le Magif-
trat accufé de cette injuftice affirme qu'il n'y en a pas ,
qui peut être juge , fi ce n'eft le public inftruit ; & où trou-
ver ce public inflruic à Genève , fi ce n'eft dans le Confeil
général compofé des deux partis ?
11 n'y a point d'Etat au monde où le fujet lézé par un
Magiltrat injufte ne puilTe , par quelque voie , porter fa
plainte au Souverain , ôc la crainte que cette refTource inf-
pire eft un frein qui contient beaucoup d'iniquités. En France
même , où l'attachement des Parlemens aux Loix eft ex-
trême , la voie judiciaire eft ouverte contre eux en plufieurs
cas par des requêtes en caffarion d'Arrêt. Les Genevois font
privés d'un pareil avantage ; la Partie condamnée par les
Confeils ne peut plus , en quelque cas que ce puifTe être ,
avoir aucun recours au Souverain : mais ce qu'un particulier
ne peut faire pour fon intérêt privé , tous peuvent le faire
pour l'intérêt commun : car toute tranfgreffion des Loix
étant une atteinte portée à la liberté , devient une affaire pu-
blique ; & quand la voix publique s'élève , la plainte doit être
portée au Souverain. Il n'y auroit fans cela ni Parlement,
ni Sénat, ni Tribunal fur la terre qui fût armé du funefte
pouvoir qu'ofe ufurper votre Magillrat , il n'y auroit point
dans aucun Etat de fort aulïi dur que le vôtre. Vous m'a-
vouerez que ce feroit-là une étrange liberté !
DE LA MONTAGNE. 351
Le droit de Repréfentation eft intimement lié à votre conf-
titution : il elt le feul moyen poffible d'unir la liberté à la
fubordination , ôc de maintenir le Magiftrat dans la dépen-
dance des Loix fans altérer fon autorité fur le Peuple. Si
les plaintes font clairement fondées, fi les raifons font pal-
pables, on doit préfumer le Confeil affez équitable pour y
déférer. S'il ne l'étoit pas, ou que les griefs n'euflent pas
ce degré d'évidence qui les met au-deffus du doute , le cas
changeroit, ôc ce feroit alors à la volonté générale de dé-
cider; car dans votre Etat cette volonté eft le Juge fuprême
& l'unique Souverain. Or comme, dès le commencement
de la République , cette volonté avoit toujours des moyens
de fe faire entendre , ôc que ces moyens tenoient à votre
Conftitution , il s'enfuit que l'Edit de 1707 , fondé d'ailleurs
fur un droit immémorial ôc fur l'ufage conftant de ce droit,
n'avoit pas befoin de plus grande explication.
Les Médiateurs ayant eu pour maxime fondamentale de
s'écarter des anciens Edits le moins qu'il étoit poflible , ont
laiffé cet article tel qu'il étoit auparavant, & même y ont
renvoyé. Ainfl , par le Règlement de la Médiation , votre
droit fur ce point eft demeuré parfaitement le même , puis-
que l'article qui le pofe eft rappelle tout entier.
Mais les Médiateurs n'ont pas vu que les changemens qu'ils
étoient forcés de faire à d'autres articles , les obligeoient ,
pour être conféquens , d'éclaircir celui-ci , ôc d'y ajouter de
nouvelles explications que leur travail rendoit nécelTaires.
L'effet des Repréfentations des particuliers négligées eft de
devenir enfin la voix du Public , ôc d'obvier ainfi au déni
35i LETTRES ECRITES
de jufHce. Cette transformation étoit alors légitime &: ccn-
forme à la Loi fondamentale , qui , par tout pays , arme
en dernier reffort le Souverain de la force publique pour l'exé-
cution de fes volontés.
Les Médiateurs n'ont pas fuppofé ce déni de jufHce. L'é-
vénement prouve qu'ils l'ont dû fuppofer. Pour alRirer la
tranquillité publique , ils ont jugé à propos de féparer du droit
la puiffance , & de f.ipprimer même les affemblées 6c dépu-
rations pacifiques de la Bourgeoilîe ; mais puifqu'ils lui ont
d'ailleurs confirmé fon droit, ils dévoient lui fournir dans la
forme de l'inltitution d'autres moyens de le faire valoir , à la
place de ceux qu'ils lui ôtoient : ils ne l'ont pas fait. Leur
ouvrage , à cet égard , eft donc reflé défe>f:l:ueux ; car le
droit étant demeuré le même , doit toujours avoir les mêmes
effets
Aulfi voyez avec quel art vos Magiflrats fe prévalent de
l'oubli des Médiateurs! En quelque nombre que vous puifTiez
être , ils ne voient plus en vous que des particuliers ; & de-
puis qu'il vous a été interdit de vous montrer en corps , ils
regardent ce corps comme anéanti : il ne l'eli: pas toutefois ,
puifqu'il conferve tous fes droits, tous fes privilèges, ôc qu'il
fait toujours la principale partie de l'Etat 6c du Légiilateur.
Ils partent de cette fuppolition faufle, pour vous faire mille
difficultés chimériques fur l'autorité qui peut les obliger d'af-
fembler le Confeil général. Il n'y a point d'autorité qui le
puifTe hors celle des Loix , quand ils les obfervent : mais
l'autorité de la Loi qu'ils tranfgreffent retourne au Légiila-
teur ; & n'ofant nier tout-à-fait qu'en pareil cas cette au-
torité
DE LA MONTAGNE. 355
îorité ne foit dans le plus grand nombre , ils raffemblcnc
leurs objections fur les moyens de le conRarer. Ces moyens
feront toujours faciles , fi-tôt qu'ils feront permis , & ils
feront fans inconvénient , puifqu'il eiï aifé d'en prévenir
les abus. " f
Il ne s'agiiïbit là ni de tumultes ni de violence : il ne
s'agiiToit point de ces reffources quelquefois néceffaires , mais
toujours terribles , qu'on vous a très-fagement interdites ;
non que vous en ayez jamais abufé , puifqu'au contraire vous
n'en ufâtes jamais qu'à la dernière extrémité , feulement pour
votre défenfe , & toujours avec une modération qui peut-
être eût diâ vous conferver le droit des armes , fi quelque
Peuple eût pu l'avoir fans danger. Toutefois je bénirai le
Ciel , quoiqu'il arrive , de ce qu'on n'en verra plus l'affreux
appareil au milieu de vous. Tout ejl permis dans les maux
extrêmes , dit plufîeurs fois l'Auteur des Lettres. Cela fût-il
vrai, tout ne feroit pas expédient. Quand l'excès de la Tyran
nie met celui qui la fouffre au-defTus des Loix , encore faut-ij
que ce qu'il tente pour la détruire lui laiiTe quelque efpoir
d'y réuflir. Voudroit-on vous réduire à cette extrémité ? je
jne puis le croire ; &; quand vous y feriez , je penfe encore
moins qu'aucune voie de fait pût jamais vous en tirer. Dans
votre pofirion toute fauffe démarche e(t fatale , tout ce qui
vous induit à la faire eft un piège ; & fufTiez-vous un in/lant
les maîtres , en moins de quinze jours vous feriez écrafés
pour jamais. Quoique flilTenrt: vos Magiltrats , quoique dife
l'Auteur âi^s Lettres , les moyens violens ne conviennent
point à la caufe juile : fans croire qu'on veuille vous forcer
Mélanges, Tome I. Y y
3S4 LETTRES ECRITES
à les prendre , je crois qu'on vous les verroit prendre avec
plaifir ; ôc je crois qu'on ne doit pas vous faire envifager
comme une relTource ce qui ne peut que vous ôrer toutes
les autres. La juftice &c les Loix font pour vous : ces ap-
puis , je le fais , font bien foiblcs contre le crédit &c l'ia-
trigue ; mais ils font les feuls qui vous rcitent : tenez-vous-y
jufqu'ù la fin.
Eh î comment approuverois-je qu'on voulût troubler la paix
civile pour quelque intérêt que ce fût , moi qui lui ficrifiai Le
plus cher de tous les miens ? Vous le favez, Monfieur, j'étois
defiré , follicité ; je n'avois qu'à paroître ; mes droits étoieot
foutenus , peut-être mes affronts réparés. Ma préfence eût du
moins intrigué mes perfécuteurs , ôc j'étois dans une de ces
pofitions enviées , dont quiconque aime à faire un rôle fe
prévaut toujours avidement. J'ai préféré l'exil perpétuel de
ma Patrie ; j'ai renoncé h tout , mêm.e h. l'efpérance , plucêt
que d'expofer la tranquillité publique : j'ai mérité d'être cru
fîncere , lorfque je parle en fa faveur.
Mais pourquoi fupprimer des alTemblées paifibles & pure^-
ment civiles , qui ne pouvoient avoir qu'un objet légitime ,
puifqu'elles relloient toujours dans la fubordination due au
Magiftrat ? Pourquoi, laiffant à la Bourgeoifie le droit de
faire des Repréfcntations , ne les lui pas laiiTcr faire avec
l'ordre ôc l'authenticité convenables ? Pourquoi lui ôtcr les
moyens d'en délibérer entre elle , ôc , pour éviter des alTcnir
blées trop nombreufes, au moins par fcs Députés ? Peut-ori
rien imaginer de mieux réglé , de plus décent , de plus con-
Tcnable que les aiïemblccs par compagnies , ôc la forme de.
D E L A M O N T A G N E. 355
traiter qu'a fuivi la Bourgeoifîe pendant qu'elle a été la maî-
treffe de l'Etat ? N'eft-il pas d'une police mieux entendue
de voir monter à l'Hôtel-de- Ville une trentaine de Députés
au nom de tous leurs Concitoyens , que de voir toute une
Bourgeoifîe y monter en foule , chacun ayant fa déclaration
à faire , ôc nul ne pouvant parler que pour foi ? Vous avez
vu , Monfieur , les Repréfentans en grand nombre , forcés de
fe divifer par pelotons pour ne pas faire tumulte ôc cohue ,
venir féparément par bandes de trente ou quarante , & met-
tre dans leur démarche encore plus de bienféauce ôc de mo-
deftie qu'il ne leur en étoit prefcrit par la Loi. Mais tel eit
l'efprit de la Bourgeoifîe de GsncvQ ; toujours plutôt ea-deçà
qu'en- delà de fes droits , elle eft ferme quelquefois , elle
n'eft jamais féditieufe. Toujours la Loi dans le cœur , tou-
jours le refpeél: du Magiftrat fous les yeux , dans le tems
même où la plus vive indignation devoit animer fa colère ,
èc où rien ne l'empêchoit de la contenter , elle ne s'y livra
jamais. Elle fut jufte étant la plus forte ; même elle fut par-
donner. En eût-on pu dire autant de fes oppreffeurs ? On
fait le fort qu'ils lui firent éprouver autrefois ; on fait celui
qu'ils lui préparoient encore.
Tels font les hommes vraiment dignes de la liberté , parce
qu'ils n'en abufent jamais , qu'on charge pourtant de liens ôc
d'entraves comme la plus vile populace. Tels font les Ci-
toyens , les meiTibres du Souverain qu'on traite en fujcts , &c
plus mal que des fujets mêmes ; puifque , dans les Gouverne-
jtnens les plus abfolus, on permet des affemblées de Com-
munautés qui ne font prcfîdées d'aucun Magiftrat.
Yy z
355 LETTRES ECRITES
Jamais , comme qu'on s'y prenne , des réglemens contra-
dicloires ne pourront être obfervés à la fois. On permet , on
autorife le droit de Repréfentation ; & l'on reproche aux Re-
préfentans de manquer de confiitance , en les empêchant d'en
avoir ! Cela n'eft pas julte , 6c quand on vous met hors d'état
de faire en corps vos démarches , il ne faut pas vous objeéler
que vous n'êtes que des particuliers. Comment ne voit -on
point que fi le poids des Repréfentations dépend du nombre
des Repréfentans , quand elles font générales , il eft impof-
fible de les faire un à un ; & quel ne feroit pas l'embarras
du Magiftrat , s'il avoit à lire fucceflivement les Mémoires ou
à écouter les difcours d'un millier d'hommes , comme il y
eft obligé par la Loi ?
Voici donc la facile folution de cette grande difficulté que
l'Auteur des Lettres fait valoir comme infoluble (x). Que
lorfque le Magiftrat n'aura eu nul égard aux plaintes des par-
ticuliers portées en Repréfentations , il permette l'aflemblée
des Compagnies bourgeoifes ; qu'il la permette féparément ,
en des lieux , en des tems difFérens ; que celles de ces Com-
pagnies qui voudront à la pluralité des fuffrages appuyer les
Repréfentations , le falTent par leurs Députés. Qu'alors le
nombre des Députés repréfentans fe compte ; leur nombre
total eft fixe; on verra bientôt fi leurs vœux font ou ne font
pas ceux de l'Ecat.
Ceci ne fignifîe pas , prenez -y bien garde, que ces affem-
blées partielles puilfent avoir aucune autorité , fi ce n'eft de
faire entendre leur fentiment fur la matière des Rcpréfenta-
DE LA MONTAGNE. 357
tîons. Elles n'auront , comme afTemblées autorifées pour ce
feu! cas , nul autre droit que celui des particuliers : leur objet-
n'eft pas de changer la Loi, mais de juger fi elle eft fuivie;
ni de redrefler des griefs , mais de^montrer le befoin d'y pour-
voir : leur avis , fùt-il unanime , ne fera jamais qu'une Repré-
fcntation. On faura feulement par -là fi cette Repréfentation
mérite qu'on y défère , foit pour alTembler le Confeil géné-
ral , fi les Magiitrats l'approuvent , foit pour s'en difpenfer ,
s'ils l'aiment mieux , en faifant droit par eux-mêmes fur les
juftes plaintes des Citoyens & Bourgeois.
Cette voie eft fimple , naturelle , fûre , elle efè fans incon-
vénient. Ce n'eft pas même une Loi nouvelle à faire , c'eft
feulem.ent un Article à révoquer pour ce feul cas. Cepen-
dant fi elle effraye encore trop vos Magiftrats , il en relie une
autre non moins facile , & qui n'eft pas plus nouvelle : c'eft
de rétablir les Confeils généraux périodiques , ôc d'en borner
l'objet aux plaintes mifes en Repréfentations durant l'inter-
valle écoulé de l'un à l'autre , fans qu'il foit permis d'y porter
aucune autre queftion. Ces afTemblées , qui , par une diff inc-
tion très-importante (y), n'auroient pas l'autorité du Souve-
rain , mais du Magiftrat fuprême , loin de pouvoir rien inno-
ver , ne pourroient qu'empêcher toute innovation de lu parc
des Confeils , & remettre toutes chofes dans l'ordre de la
Légiflation, dont le Corps dépofitaire de la force publique
peut maintenant s'écarter fans gcne , autant qu'il lui plaît.
En forte que , pour faire tomber ces afTemblées d'elles-mê-
mes, les Magiftrats n'auroient qu'h fuivre exactement les Loix:
Ci/) Voyez le Contrat Social. L. III. Chap. 17.
558 LETTRES ECRITES
car la convocation d'un Confeil général feroic inutile & ridi-
cule lorfqu'on n'auroii rien à y porter ; &: il y a grande appa-
rence que c'eft ainfi que fe perdit l'ufage des Confeils géné-
raux périodiques au feizieme fiecle , comme il a été dit ci-
devanr.
Ce fut dans la vue que je viens d'expofer , qu'on les réta-
blir en 1707, & cette vieille queltion renouvellée aujourd'hui
fut décidée alors par le fait même de trois Confeils généraux
confécutifs , au dernier defquels paffa l'article concernant le
droit de Repréfentation. Ce droit n'étoit pas contedé , mais
éludé : les Magiflrats n'ofoient difconvenir que lorfqu'ils refu-.
foicnt de fatisfiiiie aux plaintes de la Bourgeoifie , la queltion
ne dût être portée en Confeil général ; mais comme il appar-
tient à eux fedls de le convoquer , ils prétendoient fous ce
prétexte , pouvoir en différer la tenue à leur volonté , ôc
coniptoient lafltr, ù force de délais , la confiance de la Bour-
geoifie. Toutefois fon droit fut enfin fi bien reconnu , qu'on
fit, des le 9 Avril, convoquer l'alTemblée générale pour le 5
Mai , afin , dit le Placard , d<; kvcr, par ce moyen , les infi'
nuations qui ont été répandues , que la convocation en pour-
roit être éludée & renvoyée encore loin.
Et qu'on ne dife pas que cette convocation fut forcée par
quelque acte de violence ou par quelque tumulte tendant à
fédicion -, puifque tout fe traitoit alors par députation , comme
le Confeil l'avoit defîrc, & que jamais les Citoyens &: Bour-
geois ne furent plus paifibles dans leurs alTemblées, évitant
de les faire trop nombrcufes 6l de leur donner un air impo-
fant. Ils poulfcrent même fi loin la décence , &; j'ofç dire la
DE LA M O N T A G N E. 35^
dignité , que ceux d'entre eux qui portoient habituellement
l'épée , la pelèrent toujours pour y affiikr (\). Ce ne fut
qu'après que tout fat fait , c'eft-à-dire à la fin du troifieme
Confeil général , qu'il y eut un cri d'armes caufé par la faute
du Confeil , qui eut l'imprudence d'envoyer trois Compagnies
de la garnifon , la baïonnette aa bout du fufil , pour forcer
deux ou trois cents Citoyens encore aiTernblés à Saint Pierre.
Ces Confeils périodiques rétablis en 1707 , furent révoqués
cinq ans après ; mais par quels moyens «Se dans quelles cir-
conilances ? Un comt examen de cet Edit de 1712 nous fera
juger de fa validité.
Premièrement le Peuple effrayé par les exécutions ôc çrof-
criptions récentes , n'avoit ni liberté , ni fureté ; il ne pouvoic
plus compter fur rien , après la fraudukufe amniltie qu'on
employa pour le furprendre. Il croyoit , à chaque inflant ,
revoir à {<ss portes les SuiîTes qui fervirent d'archers à ces
fanglantes exécutions. Mai revenu d'un effroi que le début de
l'Edit étoit très-propre h réveiller , il eût tout accordé par
la feule crainte ; il fentoit bien qu'on ne l'aiTembloit pas pour
donner la Loi , mais pour la recevoir.
Les motifs de cette révocation , fondés fur les dangers des
Confeils généraux périodiques , font d'une abfurdité palpable
à qui connoît le moins du monde refprit de votre Conftitu-
(2) Us eurent la même attention l'cpte au côté. Ces foins, qui paroi-
eni7J4, dans leurs Repréfjntations troicnt minutieux dans tout autre Etat ,
du 4 Mars , appuyées de mille ou ne le font pas dans une Démocratie ,
de douze cents Citoyens ou Bourgeois & caradlérifent peut-être mieux un
en perfoane, dont pas un feul n'avoit peuple que des traits plus éclatans»
3(Jo LETTRES ECRITES
tion & celui de vorre Bourgeoiue. On allègue les tems de
pefte , de famine ôc de guerre , comme li la famine ou la
guerre étoient un obltacle à la tenue d'un Confeil ; & quant
à la pefte , vous m'avouerez que c'eit prendre fes précautions
de loin. On s'effraye de l'ennemi , des mal-intentionnés , des
cabales ; jamais on ne vit des gens fi timides : l'expérience
du paiTé devoir les raffiirer. Les fréquens Confeils générau^c
ont été , dans les tems les plus orageux , le (alut de la Ré-
publique , comme il fera montré ci -après, &c jam.ais on n'y
a pris que des réfolutions fages & courageufes. On foutient
ces affemblées contraires à la Confticution , dont elles font
le plus ferme appui ; on les dit contraires aux Edits , &c elles
font établies par les Edits ; on les accufe de nouveauté , îk
elles font aufTi anciennes que la Légiilation. Il n'y a pas une
ligne dans ce préambule , qui ne foit une faulTeté ou une
extravagance ; ôc c'elt fur ce bel expofé que la révocation
palfe , fans programme antérieur qui ait infiruit les membres
de l'afiemblée de la propofition qu'on leur vouloit taire, fans
leur donner le loifir d'en délibérer entre eux, même d'y penfcr»
& dans un tems où la' Bourgeoifie mA iarcruite de l'hiltoire
de fou Gouvernement s'en lai.Toit aifément impofer par le
Magillrat.
Mais un moyen de nullité plus grave encore , eft la viobr-
tion de l'Edit dans fa partie h cet égard la plus importante ,
{avoir la manière de déchiffrer les billets ou de compter les
voix. Car dans l'article 4 de l'Edit de 1707, il eft dit qu'on
«établira quatre Secrétaires ad acliim pour recueillir les fuîTrages ,
deux des Deux- Cents &. deux du Peuple, Icfqucls feront
choifi*
DE LA MONTAGNE.
36r
choids fur-le-champ par M. le premier Syndic & préterotit
ferment dans le Temple : ôc toutefois dans le Confeil général
de i/tî , fans aucun égard à l'Edit précédent, on fait re-
cueillir les faiTrages par les deux Secrétaires d'Etat. Quelle
fut donc la raifon de ce changement , & pourquoi cette ma-
nœuvre illégale dans un point fi capital , comme fi l'on eût
voulu tranfgrefTer à plaifir la Loi qui venoit d'être faite ? On
commence par violer dans un article l'Edit qu'on veut annuUer
dans un autre ! Cette marche eft-elle régulière ? Si , comme
porte cet Edit de révocation , l'avis du Confeil fut approuvé
prefque unanimement (aa), pourquoi donc la furprife ôc la
confternation que marquoient les Citoyens en fortant du Con-
feil , tandis qu'on voyoit un air de triomphe & de fatisfaaion
fur les vifages des Magiftrats {bb)} Ces différentes conte-
(fffl) Parla manicre dont il m'eft
rapporté qu'on s'y prit , cette unani-
mité n'étoit pas difficile à obtenir^, &
il ne tint qu'à ces MeiFieurs de la ren-
dre complète.
Avant l'aiTemblée , le Secrétaire
d'Etat Weftre7.at dit : LaiJJt-z.ks venir;
je les tiens. Il employa , dit-on , pour
cette fin , les deux mots , Approba-
tion , & Réjeclion , qui , depuis , font
demeurés en ufage dans les billets :en
forte que, quelque parti qu'on prit,
tout revenoit au même. Car fi on choi-
filïbit Approbation , l'on approuvoit
l'avis des Confeils , qui rejettoit l'aflem-
blée périodique ; & fi l'on prenoit I\c-
jcclion , l'on rejettoit l'aiTemblée pério-
dique. Je n'invente'pas ce fait, & je
Alélanges, Tome L
ne le rapporte pas fans autorité ; je
prie le lecteur de le croire ; mais je
dois à la vérité , de dire qu'il ne me
vient pas de Genève , & à 1;^ jultice ,
d'ajouter que je ne le crois pas viai :
je fais feulement que l'équivoque de
ces deux mots abufa bien des votans
fur celui qu'ils dévoient choilir pour
exprimer leur intention , & j'avoue en-
core que je ne puis imaginer aucun
motif ho.inéte , ni aucune cxcufe légi-
time à la tranfgrefîîon de la Loi dans
le recueillement des fuffinges. Rien
ne prouve mieux la terreur dont le
peuple étoit faifi , que le lilence avec
lequel il laiiïii pafTer cette irrégularité.
C /'/;) Ils difdicnt entre eux en for-
tant , & bien d'autres l'entendirent ;
Zz
S6z LETTRES ECRITES
nances Toiat-elles naturelles à gens qui viennent d'être unani-
mement du même avis ?
Ainfi donc , pour arracher cet Edit de révocation , l'on ufa
de terreur , de furprife , vraifembiablement de fraude , & tout
au moins , on viola certainement la Loi. Qu'on juge fi ces
caractères font compatibles avec ceux d'une Loi facrée ,
comme on affecte de l'appellcr ?
Mais fuppofons que cette révocation foit légitime , &: qu'on
n'en ait pas enfreint les conditions (ce) : quel autre effet
peut -on lui donner , que de remettre les chofes fur le pied
où elles étoient avant l'établiffement de la Loi révoquée , ôc
par conféquent la Bourgeoifie dans le droit dont elle étoit en
poffeiîion ? Quand on cafTe une tranfaâion , les Parties ne
reltent-elles pas comme elles étoient avant qu'elle fût pafTée ?
Convenons que ces Confeils généraux périodiques n'au-
roient eu qu'un feul inconvénient , mais terrible ; c'eût été
de forcer les Magiftrats ôc tous les Ordres de fe contenir dans
les bornes de leurs devoirs & de leurs droits. Par cela feul
je fais que ces alTemblées fi effarouchantes ne feront jamais
rétablies , non plus que celles de la Bourgeoifie par compagnies;
mais aufTi n'eft-ce pas de cela qu'il s'agit : je n'examine point
ici ce qui doit ou ne doit pas fe faire , ce qu'on fera ni ce qu'on
nous venons de faire une grande (ce) Ces conditions portent qu'^M-
joiirnée. Le lendemain nombre de Ci- ciin changement à l Edit n aura force ,
toyens furent fe plaindre qu'on les Qu'U n'ait et e' approuve dans ce fou.
avoit trompes, & qu'ils n'avoient point verain Cnnfcil. Rclk' donc à favoir fi
entendu rcjetter les ademblces gcné- les infraolions de l'Edit ne font pas des
raies , mais l'avis des Confeils. On fe changcmens à l'Edit?
moqua d'eux.
DE LA MONTAGNE. j^j
ne fera pas. Les expédiens que j'indique fimplement comme
poflibles & faciles , comme tirés de votre conffitution , n'é-
tant plus conformes aux nouveaux Edits , ne peuvent pafier
que du confentement des Confeils , &c mon avis n'el!: apure-
ment pas qu'on les leur propofe : mais adoptant un moment
la fuppofirion de l'Auteur des Lettres , je rcfcus des objec-
tions frivoles ; je fais voir qu'il cherche dans la nature des
chofes des obfiacles qui n'y font point, qu'ils ne font tous
que dans la mauvaife volonté du Confeil , 6c qu'il y avoit»
s'il l'eût voulu , cent moyens de lever ces prétendus obihcles ,
fins altérer la conflitution , fans troubler l'ordre , & fans
jamais expofer le repos public.
Mais pour rentrer dans la quefiion , tenons-nous exafte-
ment au dernier Edit , ôc vous n'y verrez pas une feule diffi-
culté réelle contre l'effet néceflaire du droit de Repréfen-
cation.
I. Celle d'abord de fixer le nombre des Repréfentans , eft
vaine par l'Edit même , qui ne fait aucune diftindion du no^m-
bre » & ne donne pas moins de force à la Reprcfentation d'un
feul qu'à celle de cent.
-2. Celle de donner à des particuliers le droit de faire aïïem-
bler le Confeil général , eft vaine encore ; puifque ce droit ,
dangereux ou non , ne réfulte pas de l'effet néccffaire des Re-
préfentations. Comme il y a tous les ans deux Confeils géné-
raux pour les élevions, il n'en faut point pour cet effet affcm-
bler d'extraordinaire. 11 fufîit que la Rcpréfentation , après
avoir été examinée dans les Confeils , foit portée au plus
prochain Confeil général , quand elle eft de nature à
Z z z
354 LETTRES ECRITES
l'être, (dd) La féance n'en fera pas même prolongée d'une heu-
re , comme il elt manifefte à qui connoît l'ordre obfervé dans
ces alTemblées. Il faut feulement prendre la précaution que la
propofition paffe aux voix avant les élections : car fi l'on ac-
tendoit que l'éledion fût faite , les Syndics ne manqueroient
pas de rompre aufli-tôt l'affemblée, comme ils firent en 1735.
3. Celle de multiplier les Confeils généraux , eft levée avec
la précédente ; &c quand elle ne le feroit pas , oii feroient les
dangers qu'on y trouve ? c'eit ce que je ne faurois voir.
On frémit eu lifant l'énumération de ces dangers dans les
Lettres écrites de la Campagne , dans l'Edit de 1 7 1 2 , dans
la harangue de M. Chouet ; mais .vérifions. Ce dernier dit que
la République ne fut tranquille que quand ces affemblées de-
vinrent plus rares. Il y a là une petite inverfîon à rétablir.
Il faloit dire que ces affemblées devinrent plus rares quand la
République fut tranquille. Lifez , Monfieur , les faites de votre
Ville durant le feizieme fiecle. Comment fecoua- 1 - elle le
double joug qui l'écrafoit? Comment étouffa - 1 - elle les fac-
tions qui la déchiroient ? Comment réfilta-t-elle h fes voifîns
avides , qui ne la fecouroient que pour l'affervir ? Comment
s'établit dans fon fein la liberté évangélique &i politique ?
Comment ù conftitution prit -elle de la confillance? Com-
ment fe forma le fyllcme de fon Gouvernement ? L'hiltoire
de ces mémorables tems efl un enchaînement de prodiges. Les
Tyrans , les Voilins , les ennemis , les amis , les fujets , les
Citoyens , la guerre , la pcile , la famine , tout fcmbloit con-
( dd ) J'ai diftingué ci - devant les porter , & ceux où ils ne le font
cas où les Confeils fout tenus de l'y pas.
DE LA MONTAGNE. ^6$
courir à la perte de cette malheureufe Ville. On conçoit à
peine comment un Etat déjà formé eût pu échapper à tous
ces périls. Non -feulement Genève en échappe , mais c'eft
durant ces crifes terribles que fe confomme le graAd Ouvrage
de fa Légillation. Ce fut par fes fréquens Confeils généraux ,
(ee) ce fut par la prudence & la fermeté que fes Citoyens y
portèrent , qu'ils vainquirent enfin tous les obitacles , ôc ren-
dirent leur Ville libre & tranquille , de fujette & déchirée
qu'elle étoit auparavant ; ce fut après avoir tout mis en ordre
au-dedans , qu'ils fe virent en état de faire au-dehors la guerre
avec gloire. Alors le Confeil Souverain avoir fini fes fondions ,
c'étoit au Gouvernement de faire les liennes : il ne reftoit plus
aux Genevois qu'à défendre la liberté qu'ils venoient d'éta-
blir, & à fe montrer aulli braves foldats en campagne qu'ils
s'étoient montrés dignes Citoyens au Confeil : c'eft ce qu'ils
firent. Vos annales atteftent par-tout l'utilité des Confeils gé-
néraux ; vos Meflieurs n'y voient que des maux effroyables.
Ils font l'objeâion , mais l'hiftoire la réfour.
4. Celle de s'expofer aux faillies du Peuple , quand on avoi-
fîne de grandes Puiffances , fe réfout de même. Je ne fâche
point en ceci de meilleure réponfe à des fophifmes , que des
faits conftans. Toutes les réfolutions des Confeils généraux
b"
(ce) Comme on les alTembloit alors une feule e'poque. Durant les Iiiiit pr».
dans tous les cas ardus, félon les miers mois de l'année 1540 , il fe tint
Edits ,& que ces cas ardus revenoient dix-huit Confeils généraux, & cette
très- fouvent dans ces tcms orageux, année n'eut rien de plus extraordr-
le Confeil général étoit alors plus fré- naire que celles qui avoicnt précédé
qucmment convoqué que n'eft aujour- & que celles qui fuivirent,
d'hui le Deux-Cent. Qu'onen juge pat
l66 LETTRES ECRITES
ont été dans tous les tems auilî p];;ines de fagefle que de
courage ; jamais elles ne furent infolentes ni lâches ; on y a
quelquefois juré de mourir pour la patrie : mais je défie
qu'on m'en cire un fcul , même de ceux où le Peuple a le
plus influé , dans lequel on ait par érourderie indi^riofé les
Puifianccs voilines , non plus qu'un feul oiî l'on ait rampé
devant elles. Je ne ferois pas un pareil déli pour tous les ar-
rêtés du petit Confeil : mais paiil ns. Quand il s'agit de nou-
velles réfolutions à prendre , c'elt aux Confeils inférieurs de
les propofer , au Confeil général de les rejetter ou de les
admettre ; il ne peut rien faire de plus ; on ne difpute pas de
cela : cette objeclion porte donc à faux.
5. Celle de jetcer du doute & de l'obfcurité fur toutes les
Loix , n'efè pas plus folide , parce qu'il ne s'agit pas ici
d'une interprétation vague , générale , ôc fufceptible de fubti-
lités ; mais d'une application nette <Sc précife d'un fait à la
Loi. Le Magiftrat peu?" avoir fes raifons pour trouver obfcure
une chcfe claire ; mais cela n'en détruit pas la clarté. Ces
Mefïîcurs dénaturent la question. Pvlontrer par la lettre d'une
Loi qu'elle a été violée , n'efl pas propofer des doutes fur
cette Loi. S'il y a dans les termes de la Loi un feul fcns
félon lequel le fiiit foit juflif.é , le Confeil , dans fa rcponfe ,
ne manquera pas d'établir ce fcns. Alors la Rcpréfentation
perd fa force , & fi Ton y perfilLe, elle tombe infailliblement
en Confeil général. Car l'intérêt de tous eft trop grand ,
trop préfent, trop fenfible , fur-tout dans une Ville de com-
merce , pour que la généralité veuille jamais ébranler l'auto-
rité, le Gouvernement, la Légiflarion , en prononçant qu'une
DE LA MONTAGNE. ^6-j
Loi a été tranfgreiTée , Icrfqu'il efl poflîble qu'elle ne Fait
pas été.
C'eft au Légiflareur , c'eft au rédaiSleur des Loix à n'en
pas laifTer les termes équivoques. Quand ils le font , c'elt à
l'équité du Magifirat d'en fixer le fens dans la pratique :
quand la Loi a plufieurs fens , il ufe de fon droit en préfé-
rant celui qu'il lui plaît ; mais ce droit ne va point jufqu'à
changer le fens littéral des loix , & à leur en donner un
qu'elles n'ont pas ; autrement il n'y auroit plus de Loi. La
queflion ainfî pofée eft fi nette qu'il eft facile au bon fens
de prononcer, & ce bon fens qui prononce fe trouve alors
dans le Confeil général. Loin que de-lh naiffent des difcuf-
fions interminables , c'elt par-là qu'au contraire on \ts pré-
vient ; c'eft par-là qu'élevant les EJirs au-delTus des inter-
prétations arbitraires (Se particulières que l'intérêt ou la paf-
fion peut fuggérer , on eft fur qu'ils difent toujours ce qu'ils
difent , & que les particuliers ne font plus en doute , fur cha-
que afFaire , du fens qu'il plaira au Magiftrat de donner à la
Loi. N'eft-il pas clair que les difficultés dont il s'agit main-
tenant n'exifteroient plus, fi l'on eût pris d'abord ce moyen
de les réfoudre ?
6. Celle de foumettre les Confeils aux ordres des Ci-
toyens e(t ridicule. Il elfc certain que des Repréfentations
ne font pas des ordres, non plus que la requête d'un homme
qui demande juft'ce n'eft pas un ordre ; mais Je Magiflrat
n'en eft pas moiits obligé de rendre au fuppliant la juftice
qu'il demande , & le Confeil de faire droit fur les Repré-
fentations des Citoyens &: Bourgeois. Quoique les Magiftrats
368 LETTRES ECRITES
foient les fupérieurs des particuliers , cette fupériorité ne les
difpenfe pas d'accorder à leurs inférieurs ce qu'ils leur doi-
vent , & les termes refpectueux qu'emploient ceux - ci pour
les demander n'ôtent rien au droit qu'ils ont de l'obtenir.
Une Repréfentation eft , fi l'on veut , un ordre donné au
Confeil , comme elle eft un ordre donné au premier Syn-
dic à qui on la préfente de la communiquer au Confeil ; car
c'eft ce qu'il elt toujours obligé de faire , foit qu'il approuve
la Repréfentation , foit qu'il ne l'approuve pas.
Au relte , quand le Confeil tire avantage du mot de Re-
préfentation qui marque infériorité ; en difint une çhofe que
perfonne ne difpute , il oublie cependant que ce mot em-
ployé dans le Règlement n'efl pas dans l'Edit auquel il ren-
voyé , mais bien celui de Remontrances qui préfente un tout
autre fens : à quoi l'on peut ajouter qu'il y a de la différence
enti-e les Remontrances qu'un corps de IVIagiitrature fait à
fon Souverain , & celles que des membres du Souverain
font à un corps de Magiltrature. Vous direz que j'ai tore
de répondre à une pareille objection ; mais elle vaut bien la
plupart des autres.
7. Celle enfin d'un homme en crédit conteltant le fens ou
l'application d'une Loi qui le condamne , & féduifant le pu-
blic en fa faveur , eft telle que je crois devoir m'abftenir de
la qualifier. Eh ! qui donc a connu la Bourgeoifie de Genève
pour un Peuple fervile , ardent , imitateur , f tupide , ennemi
des loix , & fi prompt h s'enflammer pour les intérêts d'au-
trui ? Il faut que chacun ait bien vu le fien compromis
dans les affaires publicjues , avant qu'il puilfe fc réfoadre à
s'en mcicr. Souvent
DE LA MONTAGNE. 359
Souvent l'injuitice &c la fraude trouvent des profe»^eurs ;
jamais elles n'ont le public pour elles : c'eft en ceci que la
voix du Peuple efl: la voix de Dieu ; mais malheureufemenc
cette voix facrée eft toujours foible dans les affaires contre
le cri de la puifTance , & la plainte de l'innocence opprimée
s'exhale en murmures méprifés par la tyrannie. Tout ce qui
fe fait par brigue & fédudion , fe fait par préférence au
profit de ceux qui gouvernent; cela ne fauroit être autrement.
La rufe, le préjugé, l'intérêt, la crainte, l'efpoir , la vanité ,
les couleurs fpécieufes , un air d'ordre & de fubordination ,
tout eft pour des hommes habiles conftitués en autorité &
verfés dans l'art d'abufer le Peuple. Quand il s'agit d'oppofer
l'adreffe à l'adreffe , ou le crédit au crédit , quel avantage
immenfe n'ont pas dans une petite Ville les premières fa-
milles toujours unies pour dominer, leurs amis, leurs clients ,
leurs créatures ; tout cela joint à tout le pouvoir des Confeils ,
pour écrafer des particuliers qui oferoient leur faire tête , avec
des fophifmes pour toutes armes ? Voyez autour de vous dans
cet infèant même. L'appui des loix , l'équité , la vérité , l'évi-
dence , l'intérêt commun, le foin de la fureté particulière,
tout ce qui devroit entraîner la foule , fufRt à peine pour
protéger des Citoyens refpeâés qui réclament contre l'ini-
quité la plus manifclte ; & l'on veut que chez un Peuple
éclairé , l'intérêt d'un brouillon falfe plus de partifans que
n'en peut faire celui de l'Etat ! Ou je connois mal votre
Bourgeoifie & vos Chefs , ou fi jamais il fe fait une feule
Repréfentation mal fondée , ce qui n'eft pas encore arrivé que
je fâche, l'Auteur, s'il n'eft méprifable , eft un homme perdu.
Mélanges. Tome L Aaa
370 LETTRES ECRITES
Eft - il befoiii de rcfiiter des objei^lions de cette efpcce
quand on parle à des Genevois ? Y a-t-il dans votre Ville
un feul homme qui n'en fente la mauvaife foi , & peut-on
férieufement balancer l'ufage d'un droit facré , fondamental ,
confirmé , nécedliire , par des inconvéniens chimériques , que
ceux mêmes qui les objeélent favent mieux que perfonne ne
pouvoir exiiier ; tandis qu'au contraire ce droit enfreint
ouvre la porte aux excès de la plus odieufe Olygarchie , au
point qu'on la voit attenter déjà fans prétexte à la liberté
des Citoyens , & s'arroger hautement le pouvoir de les em-
prifonner fans aftriétion ni condition , fans formalité d'aucune
efpece , contre la teneur des Loix les plus précifes , & mal-
gré toutes les proteftations.
L'explication qu'on ofe donner à ces Loix, eft plus in-
fultante encore que la tyrannie qu'on exerce en leur nom.
De quels raifonnemens on vous paye? Ce n'eit pas affez de
vous traiter en efclaves , fi l'on ne vous traite encore en en-
fans. Eh Dieu ! Comment a-t-on pu mettre en doute des
queltions aufli claires, comment a-t-on pu les embrouiller à
ce point ? Voyez , Monfîeur , fi les pofer n'eit pas les réfou-
dre? En finilTant par-là cette Lettre, j'efpere ne la pas alonger
de beaucoup.
Un homme peut ctre conftitué prifonnier de trois manières.
L'une à l'inf tance d'un autre homme qui fait contre lui partie
formelle; la féconde, étant furpris en flagrant délit, & faifi
fur-le-champ , ou , ce qui revient au même , pour crime
notoire dont le Public eft témoin; 6c la troifieme, d'office,
par la fimple autorité du Magiftrat , fur des avis fecrets ,
DE LA MONTAGNE. 371
fur des indices , ou fur d'autres raifons qu'il trouve fuffifantes.
Dans le premier cas, il eft ordonné parles Loixde Genève
que i'accufateur revête les prifons, ainfi que l'accufé ; &: de
plus , s'il n'eft pas folvable , qu'il donne caution des dépens
& de l'adjugé. Ainfi l'on a de ce côté , dans l'intérêt de
i'accufateur, une fureté raifonnable que le prévenu n'eft pas
arrêté injuftement.
Dans le fécond cas , la preuve eft dans le fait même ,'
ôc l'accufé elt en quelque forte convaincu par fa propre
détention.
Mais dans le troifîeme cas on n'a ni la même fureté que
dans le premier, ni la même évidence que dans le fécond,
& c'eft pour ce dernier cas que la Loi , fiippofant le Ma-
giftrat équitable , prend feulement des mefures pour qu'il
ne foit pas furpris.
Voilà les principes fur lefquels le Légiflateur fe dirige dans
ces trois cas ; en voici maintenant l'application.
Dans le cas de la partie formelle , on a , dès le commen-
cement , un procès en règle qu'il faut fuivre dans toutes les
formes judiciaires : c'eft pourquoi l'affaire eft d'abord traitée
en première inftance. L'emprifonnement ne peut être fait ,
y?, parties ouïes , il ti'a été permis par jujlice Ç^ff). Vous
favez que ce qu'on appelle à Genève la Juftice , eft le Tri-
bunal du Lieutenant 6c de fes afiîftans appelles Auditeurs. Ainfi
c'eft à ces Magiftrats & non à d'autres, pas même aux
Syndics , que la plainte en pareil cas doit être portée , &c
c'eft à eux d'ordonner l'emprifonnement des deux parties j
(#) Edits civils. Tit. XII. a;t. i.
Aaa 2
371 LETTRES ECRITES
fauf alors le recours de l'une des deux aux Syndics, fi^
félon les termes de TEdit, elle fi fintoit grevée par ce qui
aura été ordonné (gg). Les trois premiers articles du Titre
XII , fur les matières criminelles , fe rapportent évidemment
à ce cas-là.
Dans le cas du flagrant délit, foit pour crime, foit pour
excès que la police doit punir , il eft permis à toute per-
fonne d'arrêter le coupable; mais il n'y a que les Magiftrars ,
chargés de quelque partie du pouvoir exécutif, tels que les
Syndics , le Confeil , le Lieutenant , un Auditeur , qui puif-
fent l'écrouer ; un Confeiller ni plufieurs ne le pourroienc
pas .; & le prifonnier doit être interrogé dans les vingt-
quatre heures. Les cinq articles fuivans du même Edit fe
rapportent uniquement à ce fécond cas, comme il eiï clair,
tant par l'ordre de la matière , que par le nom de criminel
donné au prévenu, puifqu'il n'y a que le feul cas du flagrant
délit ou du crime notoire , oia l'on puiiTe appeller criminel
un accufé avant que fon procès lui foit fait. Que fi l'on
s'obftine à vouloir qu^accufi' &c criminel foient fynonymes ,
il faudra par ce même langage , qx.x' innocent &c criminel le
foient aufli.
Dans le refte du Titre XII , il n'eft plus quedion d'em-
prifonnement ; & depuis l'article y incluflvement, tout roule
fur la procédure &c fur la forme du jugement dans toute
efpece de procès criminel. 11 n'eft point parlé des empri-
fonnemens fiits d'office.
Mais il en ell parlé dans l'Edit politique fur l'Office des
igS) E*-'its civils, art. 2.
DE LA MONTAGNE. 375
quatre Syndic5. Pourquoi cela? parce que cet article tient
immédiatement à la liberté civile , que le pouvoir «xercé
fur ce point par le Magiiirat , efl un acte de Gouvernement
plutôt que de Magiftrature , & qu'un fmiple Tribunal de
juflice ne doit pas être revêtu d'un pareil pouvoir. Aufîî l'Edit
l'accorde-t-il aux Syndics feuls , non au Lieutenant ni à
aucun autre Magiltrat. ;
Or, pour garantir les Syndics de la furprife dont j'ai parlé,
l'Edit leur prefcrit de mander premièrement ceux qii'il ap-
partiendra^ d'' examiner ^ d'' interroger , &. enfin de faire em-
prifonner Ji meflier eft. Je crois que dans un pays libre ,
la Loi ne pouvoit pas moins faire pour mettre un frein à
ce terrible pouvoir. 11 faut que les Citoyens aient toutes les
furetés raifonnables qu'en faifant leur devoir ils pourront cou-
cher dans leur lit.
L'article fuivant du même Titre rentre, comme il eft ma'
nifeîte , dans je cas du crime notoire & du flagrant délit ,
de même que l'article premier du Titre ^ts matières cri-
minelles , dans le même Edit politique. Tout cela peut pa-
roître une répétition : mais dans l'Edit civil la manière efl
confidcrée , quant à l'exercice de la juftice, & dans l'Edit
politique , quant h la fureté des Citoyens. D'ailleurs les Loix
ayant été faites en diflerens tems , & ces Loix étant l'ou-
vrage des hommes , on n'y doit pas chercher un ordre qui
ne fe démente jamais ck une perfection fans défaut. Il fuflit
qu'en méditant fur le tout & en comparant les articles, on
y découvre l'efprit du Lcgillateur & les raifons du difpofitif
de fon ouvrage.
374 LETTRES ECRITES
Ajoutez une réflexion. Ces droits fi judicieufemenc com-
binés , ces droits réclamés par les Repréfentans en vertu des
Edits, vous en jouiffiez fous la fouveraineté des Evcques ,
Neufchâtel en jouit fous fes Princes , ôc à vous , Républi-
cains , on veut les ôter ! Voyez le Articles X , XI , & plu-
fieurs autres des franchifes de Genève dans l'acle d'Ade-
marus Fabri. Ce monument n'efè pas moins rcfpcéluble
aux Genevois que ne l'eit aux Anglois la grande Chartre
encore plus ancienne , & je doute qu'on fût bien venu
chez ces derniers à parler de leur Chartre avec autant de mé-
pris que l'Auteur des Lettres ofe en marquer pour la vôtre.
Il prétend qu'elle a été abrogée par les Conftitutions de la
République {hh). Mais au contraire je vois très-fouvent dans
vos Edits ce mot , comme d'ancienneté , qui renvoie aux
ufages anciens , par confcqucnt aux droits fur Icfquels ils
étoient fondés ; &c comme fi l'Evêque eût prévu que ceux
qui dévoient protéger les franchifes les attaqueroicnt , je vois
qu'il déclare dans l'Aéle même qu'elles feront peipétuelles,
fans que le non ufage ni aucune prefcription les puilTe abolir.
Voici, vous en conviendrez, une oppofition bien finguliere.
Le Hwant Syndic Chouet dit dans fon Mémoire à Milord
Towfend que le Peuple de Genève entra , par la Réforma-
tion , dans les droits de l'Evoque , qui étoit Prince temporel
& fpirituel de cette Ville : l'Auteur des Lettres nous affure
(/(/i) C'ctoit par une Logique toute nicnic, qu'il n'ait iamais été abrogiî
femblable qu'en 174a on n'eut aucun par aucun autre, & qu'il ait été rap-
égard au traité de Soleure de is-y, pelle plufieurs fois , notamment dans
foutenant qu'il étoit furanné , quoi- l'adc de la Médiation,
qu'il fut déclaré perpétuel dans l'Acte
DE LA MONTAGNE. 375
au contraire que ce même Peuple perdit en cette occafion
les franchifes que l'Evêque lui avoit accordées. Auquel des
deux croirons-nous?
Quoi ! vous perdez étant libres , des droits dont vous
jouifliez étant fujets ! Vos Magiftrats vous dépouillent de
ceux que vous accordèrent vos Princes ! Si telle eft la liberté
que vous ont acquis vos pères , vous avez de quoi regretter
le fang qu'ils verferent pour elle. Cet acle fingulier qui
vous rendant Souverains vous ôta vos franchifes , valoit bien ,
ce me femble , la peine d'être énoncé ; ôc du moins , pour
le rendre croyable, on ne pouvoit le rendre trop folemnel.
Où eft-il donc cet aéle d'abrogation ? AlTurément , pour fe
prévaloir d'une pièce aufli bizarre , le moins qu'on puifle faire
eft de commiencer par la montrer.
De tout ceci je crois pouvoir conclure avec certitude , qu'en
aucun cas poiïible , la Loi dans Genève n'accorde aux Syn-
dics , ni à perfonne , le droit abfolu d'emprifonner les parti-
culiers fans altriclion ni condition. Mais n'importe : le Con-
feil en réponfe aux Repréfentations établit ce droit fans répli-
que. Il n'en coûte que de vouloir, & le voilà en pofleffion.
Telle elt la commodité du droit négatif.
Je me propofois de montrer dans cette Lettre que le droit
de Repréfentation , intimement lié à la forme de votre Conf-
titution n'étoit pas un droit illufoire <5c vain ; mais qu'ayant
été formellement établi par l'Edit de 1707 , confirmé par
celui de 1738, il devoit néceflairement avoir un effet réel;
que cet effet n'avoit pas été (tipulé dans l'Acle de la Média-
tion , parce qu'il ne l'étoic pas dans l'Edit , & qu'il ne l'avoic
37(^
LETTRES ECRITES
pas été dans l'Edic ; cane parce qu'il réfulcoit alors par liii-
lîiéme de la nature de votre Conftitution, que parce que le
même Edit en écablilTok la fureté d'une autre manière :
que ce droit , «Se fon effet néceffaire , donnant feul de la con-
fiftance à tous les autres , étoit l'unique &c véritable équiva-
lent de ceux qu'on avoit ôtés à la Bourgeoifie ; que cet
équivalent , fuffifant pour établir un folide équilibre entre tou-
tes les parties de l'Etat, montroit la fageffe du Règlement,
qui , fans cela , feroic l'ouvrage le plus inique qu'il fût poffible
d'imaginer : qu'enfin les difficultés qu'on élevoit contre l'exer-
cice de ce droit étoient des difficultés frivoles , qui n'exiiîoient
que dans la mauvaife volonté de ceux qui les propofoient , &c
qui ne balançoient en aucune manière les dangers du droit
négatif abfolu. Voilà , Monfieur , ce que j'ai voulu fliire ; c'elt
à vous à voir Ci j'ai réuffi.
-_;--■--.«;
NEUrlEME
DE LA MONTAGNE. 377
NEUVIEME LETTRE.
J'Ai cru, Monfîeur , qu'il valoic mieux établir direcremenc
ce que j'avois à dire , que de m'attacher à de longues réfu-
tations. Entreprendre un examen fuivi des Lettres écrites de
la Campagne , feroit s'embarquer dans une mer de fophifmes.
Les faifir , les expofer , feroit , félon moi , les réfuter ; mais
ils nagent dans un tel flux de doélrine , ils en font fi fort
inondés , qu'on fe noie en voulant les mettre à fec.
Toutefois en achevant mon travail, je ne puis me difpenfer
de jetter un coup-d'ceil fur celui de cet Auteur. Sans analyfer
les fubtilités politiques dont il vous leurre , je me contenterai
d'en examiner les principes , & de vous montrer dans quelques
exemples le vice de fes raifonnemens.
Vous en avez vu ci-devant l'inconféquence par rapport à
moi : par rapport à votre République , ils font plus captieux
quelquefois , & ne font jamais plus folides. Le feul & véri-
table objet de ces Lettres elt d'établir le prétendu droit négatif
dans la plénitude que lui donnent les ufurpations du Confeil.
Cell à ce but que tout fe rapporte ; foit dire6lement , par
;un enchaînement néceiïaire ; foit indirectement , par un tour
d'adrefle , en donnant le change au Public fur le fond de la
queftion.
Les imputations qui me regardent , font dans le premier
cas. Le Confeil m'a jugé contre la Loi ; des Repréfcnta-
tions s'élèvent. Pour établir le droit négatif, il fout ccon-
Mélanges. Tome I. Bbb
37? LETTRES ECRITES
duire les Repréfentans ; pour les éconduire , il faut prou-
ver qu'ils ont tort ; pour prouver qu'ils ont tort , il faut
foutenir que je fuis coupable , mais coupable à tel point ,.
que , pour punir mon crime , il a flilu déroger à la Loi.
Que les hommes frémiroient au premier mal qu'ils font,
s'ils voyoient qu'ils fe mettent dans la trifte nécefTicé d'en
toujours faire , d'être méchans toute leur vie pour avoir pu
l'être un moment, &c de pourfuivre jufqu'à la mort le mal^
heureux qu'ils ont une fois perfécuté !
La queltion de la préfîdence des Syndics dans les Tribu-
naux criminels , fe rapporte au fécond cas. Croyez-vous
qu*àu fond le Confeil s'embarralTe beaucoup que ce fuient
des Syndics ou des Confeillers qui préfident, depuis qu'il a
fondu les droits des premiers dans tout le Corps ? Les
Syndics, jadis choifis parmi tout le Peuple (û), ne l'étant
plus que dans le Confeil , de chefs qu'ils étoient des autres
Magiftrats font demeurés leurs collègues , & vous avez pu
voir clairement dans cette affaire que vos Syndics , peu jaloux
d'une autorité paffagere , ne font plus que des Confeillers.
Mais on feint de traiter cette quelHon comme importante ,
pour vous diltraire de celle qui l'eft véritablement , peur
vous lailTer croire encore que vos premiers Magidrats font
toujours élus par vous , &. que leur puilTance elt toujours
la même.
(a) On poufToit fi loin l'attention abrogé deux Syndics dévoient tou-
pour qu'il n'y mit dans ce ekoix ni c\- jours être pris dans le bas de la ville
clution ni préférence autre que ci-lle & deux (i»ns le haut.
dumcxite , que par un Edlt qui a été'
DE LA MONTAGNE. 37^
Laiïïbns donc ici ces queflions accelToires , que , par la
Kianiere dont l'Auteur les traite, on voit qu'il ne prend gueres
■ à cœur. Bornons - nous à pefer les raifons qu'il allègue en
faveur du droit négatif auquel il s'attache avec plus de foin,
& par lequel feul , admis ou rejette , vous êtes efclaves
ou libres.
L'art qu'il emploie le plus adroitement pour cela , efl: de
réduire en propofitions générales un fyitéme dont on verroic
trop aiféruent le foible s'il en faifoit toujours l'application.
Pour vous écarter de l'objet particulier , il flatte votre amour-
propre en étendant vos vues fur de grandes quefèions ; èc
tandis qu'il met ces quefHons hors de la portée de ceux
qu'il veut féduire , il les cajole ôc les gagne en paroilfanc
les traiter en hommes d'Etat. Il éblouit ainfi le Peuple
pour l'aveugler , ôc change en thefes de philofophie des
queftions qui n'exigent que du bon fens , afin qu'on ne
puiffe l'en dédire , ôc que , ne l'entendant pas , on n'ofe
le défavouer.
Vouloir le fuivre dans fes fophifmes abftraits , feroit tom-
ber dans la faute que je lui reproche. D'ailleurs , fur des
queftions ainfi traitées , on prend le parti qu'on veut fans
avoir jamais tort : car il entre tant d'élémens dans ces pro-
pofitions , on peut les enviftger par tant de faces , qu'il y
a toujours quelque côté fufceptible de l'afpeét qu'on veut leur
donner. Quand on fait pour tout le Public en général un
Livre de politique , on y peut philofopher ii fon aife : l'Au-
teur , ne voulant qu'être lu ôc jugé par les hommes inf-
truits de toutes les Nations ëc verfés dans la matière qu'il
Bbb 1
380 LETTRES ECRITES
rraite , abftrait & généralife fans crainte ; il ne s'appefantït
pas fur les détails élémentaires. Si je parlois à vous feul , je
pourrois ufer de cette méthode ; mais le fujet de ces Lettres
intérefTe un Peuple entier , compofé dans fon plus grand
nombre d'hommes qui ont plus de fens & de jugement
que de lecture &c d'étude , 6c qui , pour n'avoir pas le jargoa
fcientifique , n'en font que plus propres h faifir le vrai dans
toute fo fimpîiciré. Il faut opter en pareil cas entre l'intérêt
de l'Auteur &c celui des Lecteurs , & qui veut fe rendre plus
utile doit fè réfoudre à être moins éblouiffant.
L^ne autre fource d'erreurs & de faufles applications , efï
d'avoir laifTé les idées de ce droit négatif trop vagues , trop
inexaftes ; ce qui fert à citer avec un air de preuve les exem-
ples qui s'y rapportent le moins , à détourner vos Conci-
toyens de leur objet par la pompe de ceux qu'on leur pré-
fente , à foulever leur orgueil centre leur raifon , & à les
confoler doucement de n'être pas plus libres que les maîtres
du monde. On fouille avec érudition dans l'obfcurité des fie-
cles , on vous promené avec faite chez les Peuples de l'anti-
quité. On vous étale fuccefllvement Athènes , Sparte, Rome,
Carthage ; on vous jette aux yeux le fable de la Lybie , pour
vous empêcher de voir ce qui fe pafTe autour de vous.
Qu'on fixe avec précifion , comme j'ai tâché de faire , ce
droit négatif, tel que prétend l'exercer le Confcil , & je fou-
tiens qu'il n'y eut jamais un feul Gouvernement fur la terre
où le Légifîateur , enchaîné de toutes manières par le corps
exécutif, après avoir livré les Loix fnis réferverà fa merci,
fût réduit à les lui voir expliquer , éluder , tranfgreircr a vo-
DE LA MONTAGNE. ,gr
lonté , fans pouvoir jamais apporter à cet abus d'autre oppo-
fition , d'autre droit , d'autre rélllbnce , qu'un murmure inu-
tile & d'impuiCantes clameurs.
Voyez en effet à quel point verre Anonyme eu forcé de
dénaturer la queiHon , pour y rapporter moins mal-à-propos
fes exemples.
Le droit négatif /l'étant pas ^ dit- il , page no, k pouvoir
défaire des Loix , mais d''empêcher que tout le monde indif-
tinclement ne puijj'e mettre en mouvement la puijfance qui
fait les Loix , & ne donnant pas la facilité d'innover , mais
le pouvoir de s''oppofer aux innovations , va directement au.
grand but que fe propofe une fociété politique , qui ejl de fz
conferver en confervant fa confiitution.
Voilà un droit négatif très - raifonnable , &c dans le fens
expofé ce droit eft en e&t une partie fî eiTentielle de la conf-
ritution démocratique , qu'il feroit généralement impolîible
qu'elle fe maintînt , fi la PuifTance Légillative pouvoit tou-
jours être mife en mouvement par chacun de ceux qui la
compofent. Vous concevez qu'il n'eft pas difficile d'apporter
àcs exemples en confirmation d'un principe auffi certain.
Mais fi cette notion n'eiè point celle du droit négatif en
queftion , s'il n'y a pas dans ce paffage un feul mot qui ne
porte à faux par l'application que l'Auteur en veut faire , vous-
m'avouerez que les preuves de l'avantage d'un droit négatif tour
différent ne font pas fort concluantes en faveur de celui qu'il;
veut établir.
Le droit négatif n'efl pas celui défaire des Loix. Non, mais
il elt celui de fe pafTer de Loix. Faire de chaque acte de fa
3Si LETTRES ECRITES
volonté une Loi particulière , cft bien plus commode que de
fuivre des Loix générales , quand même on en feroic foi-
nicme l'Auteur. Adais d'empêcher que tout la monde indijïinc-
tement ne puiffè mettre en mouvement la puijfance qui fait
les Loix. 11 faloit dire , au lieu de cela : mais d^empêcher que
qui que ce fait ne puijje protéger les Loix contre la puijfance
qui les fubjugue.
Oui ne donnant pas la facilité d'innover Pourquoi
non ? Qui eft-ce qui peut empêcher d'innover celui qui a la
force en main , èc qui n'eit obligé de rendre compte de fa
conduite h perfonne ? Ivîais le pouvoir d'empêcher les inno~
vations. Difons mieux; le pouvoir d empêcher qu^on ne s^op-
pofe aux innovations.
C'eft ici, Monfieur, le rophifn-ie îe plus fubtil, & qui re-
vient le plus fouvent dans l'écrit que j'examine. Celui qui a
la puiir.ince executive , n'a jamais befoin d'innover par des
adions d'éclat. Il n'a jamais befoin de conftater cette inno-
vation par àzs acles folemneh. Il lui fuffit, dans l'exercice
continu de fa puiffance , de plier peu-h-peu chaque chofe à fi
volonté , &: cela ne fait jamais une fcnfition bien forte.
Ceux , au contraire , qui -ont l'œil allez attentif ik l'efprit
aflez pénétrant pour remarquer ce progrès &: pour en prévoir
la conféquence , n'oqt , pour l'arrêter , qu'un de ces deux
partis à prendre; ou de s'oppofer d'abord à la première inno-
vation qui n'elè jamais qu'une bagatelle , & alors on les traite
de gens inquiets , brouillons , pointilleux , toujours prêts ii
chercher querelle ; ou bien de s'élever enfin contre un abus
qui fe renforce , & alors on cric à l'innovation. Je délie que ,
DE L A M O N T A G N E. 383
quoique vos Magidrars entreprennent , vous puiflîez en vous
y oppofant, éviter à la fois ces deux reproches. Mais à choix,
préférez le premier. Chaque fois que le Confeil altère quelque
ufage , il a fon but que perfonne ne voit , & qu'il fe garde
bien de montrer. Dans k doute , arrêtez toujours toute nou-
veauté , petite ou grande. Si les Syndics étoient dans l'ufage
d'entrer au Confeil du pied droit , 6c qu'ils y vouluffent entrer
du pied gauche , je dis qu'il faudroic les en empêcher.
Nous avons ici la preuve bien fenflble de la facilité de
conclure le pour ôc le contre par la méthode que fuit notre
Auteur. Car appliquez au droit de Repréfentation des Citoyens,
ce qu'il applique au droit négatif des Confeils , & vous trou-
verez que fa propofition générale convient encore mieux à
votre application qu'à la lienne. Le dfoit de Repréfentation ,
direz - vous , n'étant pas le droit de faire des Loix , mais
d'empêcher que la puif[lmce qui doit les adminijîrer ne les
tranj'grefje , & ne donnant pas te pouvoir d'' innover ,■ mais de
s'oppofer aux nouveautés , va direclenjent au grand but que
fe propofe une fociété politique ; celui de fe conferver en con-
fervant fa conjîitution. N'eft-ce pas exactement-là ce que les
Repréfentans avoient à dire , &c ne femble-t-il pas que l'Au-
teur ait raifonné pour eux .''Il ne faut point que les mots nous
donnent le change fur les idées. Le prétendu droit négatif du
Confeil eft réellement un droit pofitif, ik. le plus pofitif mém.e
que l'on puiffe imaginer , puifqu'il rend le peut Confeil feul
maître direct & abfolu de l'Etat 6c de toutes [ts Loix ; & le
droit de Repréfentation pris dans fon vrai fens n'eft lui-
même qu'un droit négatif. 11 confifte uniquement à empêchei-
384 LETTRES ECRITES
la puiiTance executive de rien exécuter contre les Lois:.'
Suivons les aveux de l'Auteur fur les propoiîtions qu'il pré-
fente ; avec trois mots ajoutés , il aura pofé le mieux du monde
votre état préfent.
Comme il ii'y auroît point de liberté dans un Etat ou le
corps chargé de P exécution des Loix aurait droit de les faire
parler à fa fantaife ; puifqu'il pourrait faire exécuter comme
des Loix fes volontés les plus tyranniques.
Voilà , je penfe , un tableau d'après nature ; Vous allez voir
un tableau de fantaifîe mis en oppofîtion.
Il ny aurait aujfi point de Gouvernement dans un Etat
ou le Peuple exercerait fans règle la puifjance légiflative.
D'accord ; mais qui elt-ce qui a propofé que le Peuple exer-
çât fans règle la puilîance légiflative ?
Après avoir ainfî pofé un autre droit négatif que celui dont
il s'agit , l'Auteur s'inquiète beaucoup pour favoir oii l'on
doit placer ce droit négatif donc il ne s'agit point, ôc il établit
là-deiTus un principe qu'alTurément je ne contefterai pas.
C'clt que , fi cette force négative peut fans inconvénient ré"
Jider dans le Gouvernement , il fera de la nature & du bien
de la chofe qu'ion Py place. Puis viennent les exemples , que
je ne m'attacherai pas à fuivre , parce qu'ils font trop éloignés
de nous & de tout point étrangers à la queiiion.
Celui feul de l'Angleterre qui elt fous nos yeux , & qu'il
cite avec raifon comme un modèle de la juiie balance des
pouvoirs refpeclifs , mérite un moment d'examen , & je ne
me permets ici qu'après lui la comparaifon du petit au
grand.
Mdlgré
D E *L A MONTAGNE. 385
Malgré la puiffance Royale , qui ejl très-grande , la Na-
tion n^a pas craint de donner encore au Roi la voix néga-
tive. Mais comme il ne peut fe pajfer long-tems de la puif-
fance légiflative , (S* qu^il n^y aurait pas de fureté pour lui à
Virriter , cette force négative n\fl dans le fait quhin moyen,
d'arrêter les entreprifes de la puiffance légiflative , & le
Frince , tranquille dans la pojjéjfion du pouvoir étendu qus-
la Conjîitution lui affure , fera intérefjé à la protéger {f).
Sur ce raifonnement & fur l'application qu'on en veut faire ,
%'ous croiriez que le pouvoir exécutif du Roi d'Angleterre
eft plus grand que celui du Confeil à Genève , que le droit
négatif qu'a ce Frince eft femblable à celui qu'ufurpent vos
Magiitrats , que votre Gouvernement ne peut pas plus fe paf-
fer que celui d'Angleterre de la puiiïance légiflative , &; qu'en-
fin l'un 6c l'autre ont le même intérêt de protéger la Conf-
tirution. Si l'Auteur n'a pas voulu dire cela , qu'a-t-il donc
voulu dire , & que fait cet exemple à fon fujet ?
C'efè pourtant tout le contraire à tous égards. Le Roî
d'Angleterre , revêtu par les Loix d'une fi grande puiiïance
pour les protéger , n'en a point pour les enfreindre : perfonne
çn pareil cas ne lui voudroit obéir , chacun craindroit pour
fa tête ; les Minilires eux-mêmes la peuvent perdre s'ils irritent
le Parlement : on y examine fa propre conduite. Tout Anglois ,
à l'abri des Loix , peut braver la puiiïance Royale ; le der-
nier du Peuple peut exiger & obtenir la réparation la plus
authentique s'il eft je moins du monde ofîcnfé : fuppofé que
le Prince ofât enfreindre la Loi dans la moindre chofe , l'in-
(i) Page 117.
Mélanges. Tome L Ccc
386 LETTRES ECRITES
fraction feroit à l'iiiftant relevée ; il aiï fans droit , oc fcroic
fans pouvoir pour la foutenir.
Chez vous la Puiffance du petit Confeil eft abfolue à tous
égards ; il eft le Miniftre &c le Prince , la partie &c le Juge
tout-à-la-fûis : il ordonne & il exécute ; il cite , il faifit , il
emprifonne , il juge , il punit lui-même : il a la force en
main pour tout faire ; tous ceux qu'il emploie font irrécher-
chables ; il ne rend compte de fa conduite ni de la leur à
perfonne ; il n'a rien à craindre du Légillateur , auquel il a
feul droit d'ouvrir la bouche , & devant lequel il n'ira pas
s'accufer. Il n'eft jamais contraint de réparer fes injuflices ;
&c tout ce que peut efpérer de plus heureux l'innocent qu'il
opprime , c'eft d'échapper enfin fain & fauf , mais fans fatis-
faclion ni dédommagement.
Jugez de cette différence par les faits les plus récents.
On imprime à Londres un Ouvrage violemment fatyrique
contre les Minières , le Gouvernement , le Roi même. Les
Imprimeurs font arrêtés. La Loi n'autorife pas cet arrêt , un
murmure public s'élève , il faut les relâcher. L'affaire ne finit
pas là : les Ouvriers prennent à leur tour le Magiflrat à par-
tie , & ils obtiennent d'immenfes dommages & intérêts.
Qu'on mette en parallèle avec cette affaire celle du Sieur
Bardin , Libraire à Genève ; j'en parlerai ci-après. Autre
cas : il fe fait un vol dans la Ville ; fans indice ôc fur des
foupçons en l'air, un Citoyen eft emprifonne contre les Loix;
fa maifon e(t fouillée, on ne lui épargne aucun des affronts
faits pour les malfaiteurs. Enfin fon innocence eft reconnue ,
il elk relâché , il fc plaint , on le lailfe dire , &. tout eft fini.
DE LA MONTAGNE. 387
Suppofons qu'à Londres j'euffe eu le malheur de déplaire
à la Cour , que fans juflice ôc fans raifon elle eût faifi le
prétexte d'un de mes Livres pour le faire brûler & me dé-
créter : j'aurois préfenté requête au Parlement comme ayant
été jugé contre les Loix ; je l'aurois prouvé , j'aurois obtenu
la fatisfaélion la plus authentique , ôc le Juge eût été puni ,
peut-être calTé.
Tranfportons maintenant M. Wilkes à Genève , difant ,
écrivant , imprimant , publiant contre le petit Confeil le quart
de ce qu'il a dit , écrit , imprimé , public hautement à Lon-
dres contre le Gouvernement , la Cour , le Prince. Je n'af-
firmerai pas abfolument qu'on l'eût fait mourir , quoique je
le penfe ; mais furement il eût été faifi dans l'infèant même ,
& dans peu très-griévement puni (c).
On dira que M. Wilkes étoit membre du Corps légiflatif
dans fon Pays ; ôc moi , ne l'étois-je pas auiïi dans le mien ?
Il eft vrai que l'Auteur des Lettres veut qu'on n'ait aucun
égard à la qualité de Citoyen. Les régies , dit-il , de la pro-
cédure font & doivent être égales pour tous les hommes : elles
ne dérivent pas du droit de la Cité ; elles émanent du droit
de Phumanité (d).
Heureufement pour vous le fait n'efl pas vrai ; (t) âc quant
(c) La Loi mettant M. "Wilkes à n'appartenoit par l'Etlit qu'aux Ci-
couvert de ce cûté, il a falu, paur toyens & Bourgeois; mais par leurs
, l'inquiéter , l^rendre un autre tour, & bons offices ce droit & d'autres furent
c'eft encore la Religion qu'on a fait in- communiqués aux Natifs & Habitans ,
tervenir dans cette affaire. qui , ayant fait caufe commune avec
(d) Page i;4, eux, avoient befoiri des mêmes pré-
( c J Le droit de recours à la grâce cautions pour leur fureté ; les étran-
Ccc z
388
LETTRES ECRITES
à la maxime , c'eft , fous des mots très-honnêtes , cacher un
fophifme bien cruel. L'intérêt du Magiftrat , qui , dans votre
Etat , le rend fouvent partie contre le Citoyen , jamais con-
tre l'Etranger, exige dans le premier cas que la Loi prenne
des précautions beaucoup plus grandes pour que l'accufé ne
foit pas condamné injuflemenr. Cette difiinflion n'ell que
trop bien confirmée par les faits. Il n'y a peut-être pas ,
depuis l'établiirement de la République , un feul exemple
d'un jugement injufte contre un Etranger ; ôc qui comptera
dans vos annales combien il y en a d'injuftes & même
d'atroces contre des Cito}'ens ? Du refie , il eit très - vrai
que les précautions qu'il importe de prendre pour la fureté
de ceux-ci peuvent fans inconvénient s'étendre à tous les
prévenus , parce qu'elles n'ont pas pour but de fauver le cou-
pable , mais de garantir l'innocent. C'efl pour cela qu'il
n'eit fait aucune exception dans l'article XXX du règlement ,
gers en font demeurés^exclus. L'on fent
auffi que le choix de quatre parens ou
amis , pour aflifter le prévenu dans un
procès criminel , n'eft pas fort utile à
ces derniers ; il ne l'eft qu'à ceux que
le Mai^iftrat peut avoir intérêt de per-
dre , & à qui la Loi donne leur ennemi
naturel pour Juge. lied étonnant même
qu'après tant d'exemples eiîVayans les
Citoyens & Bourgeois n'aient pas pris
plus de mefurcs pour la fureté de leurs
perfonncs , & que toute la matière cri-
minelle refte, fans Edits & fans Loix,
prefquc abandonnée à la difcrction du
Confcil. Un fcrvice pour leç^ucl f«ul
les Genevois & tous les hommes juftes
doivent bénir à jamais les Médiateurs,
eft l'abolition de la quellion prépara-
toire. J'ai toujours fur les lèvres un rire
amer quand je vois tant de beaux Li-
vres , où les Européens s'admirent &
fe t'ont compliment fur leur humanité,
fortir des mêmes Pajs où l'otis'amufe
à dilloqucr & brifer les membres des
hommes , en attendant qu'on fâche
s'ils font coupables ou non. Je définis
la torture, un moyen prefque infailli-
ble employé par le fort pour charger
le foible des crimes dont il le veut
punir.
DELAMONTAGNE. 3S9
qu'on voit affez n'être utile qu'aux Genevois. Revenons à la
comparaifon du droit négatif dans les deux Etats.
Celui du Roi d'Angleterre conflfte en deux chofes ; à pou-
voir feul convoquer & difToudre le Corps légiflatif , oc à
pouvoir rejetter les Loix qu'on lui propofe ; mais il ne con-
filta jamais à empêcher la puiflance légiflative de connoître
des infractions qu'il peut faire à la Loi.
D'ailleurs cette force négative eft bien tempérée ; premiè-
rement , par la Loi triennale (/) , qui l'oblige de convoquer
un nouveau Parlement au bout d'un certain tems; de plus ,
par fa propre nécefTité , qui l'oblige à le lailTer prefque tou-
jours alTemblé (g) ; enfin , par le droit négatif de la Cham-
bre des (x)mmunes , qui en a , vis-à-vis de lui-même , un
non moins puiffant que le fien.
Elle eft tempérée encore par la pleine autorité que cha-
cune dts deux Chambres une fois affemblées a fur elle-
même ; foit pour propofer , traiter , difcuter , examiner les
Loix & toutes les matières du Gouvernement ; foit par la
partie de la puiflance executive qu'elles exercent & conjoin-
tement 6c féparément , tant dans la Chambre des Commu-
nes , qui connoît des griefs publics & des atteintes portées
aux Loix, que dans la Chambre des Pairs, Juges fuprêmes
dans les matières criminelles , ôc fur-tout dans celles qui ont
rapport aux crimes d'Etat.
(/) Devenue feptennale par une fubfides que pour une année , force
faute dont les Anglois ne font pas à fe ainli le Roi de les lui redemander tous
repentir. les ans,
(i') Le Parlement n'accordant les
390 LETTRES ECRITES
Voilà , IMonfieur , quel eft le droit négatif du Roi d'An-
gleterre. Si vos Magiftrats n'en réclament qu'un pareil , )e
vous confeille de ne le leur pas conteiter. Mais je ne vois
point quel befoin, dans votre Situation préfente, ils peuvent
jamais avoir de la puillance légillative , ni ce qui peut les
contraindre à la convoquer pour agir réellement , dans quel-
que cas que ce puiffe être ; puifque de nouvelles Loix ne
•font jamais néceiïaires à gens qui font au-delTus des Loix,
qu'un Gouvernement qui fubfiite avec fes finances , & n'a
point de guerre , n'a nul befoin de nouveaux impôts , &
qu'en revêtant le corps entier du pouvoir des chefs qu'on en
tire , on rend le choix de ces chefs prefque indifférent.
Je ne vois pas même en quoi pourroit les contenir le
Légiflateur , qui , quand il exilte , n'exiite qu'un inllant ,
& ne peut jamais décider que l'unique point fur lequel ils
l'interrogent.
Il elt vrai que le Roi d'Angleterre peut faire la guerre & la
paix; mais outre que cette puiiîlmce eft plus apparente que
réelle , du moins quant à la guerre , j'ai déjà fait voir ci-
devant & dans le Contrat Social que ce n'eft pas de cela
qu'il s'agit pour vous , &c qu'il faut renoncer aux doits ho-
norifiques quand on veut jouir de la liberté. J'avoue encore
que ce Prince peut donner & ôter les places au gré de fes
vues, &i corrompre en détail le Légillateur. C'eft précifé-
ment ce qui met tout l'avantage du côté du Confeil , à qui
de pareils moyens font peu nécelTaires & qui vous enchaîne
à moindres frais. La corruption eft un abus de la liberté ;
mais elle eft une preuve que la liberté cxiite, ôc l'on n'a
DE LA MONTAGNE. 351
pas befoin de corrompre les gens que l'on rient en fon pou-
voir : quant aux places , fans parler de celles dont le Con-
feil difpofe , ou par lui-même, ou par le Deux -Cent, il
fait mieux pour les plus importantes ; il les remplit de fes
propres membres , ce qui lui clï plus avantageux encore ;
car on efi: toujours plus fur de ce qu'on fait par fes mains,
que de ce qu'on fait par celles d'autrui. L'hifloire d'Angle-
terre elt pleine de preuves de la réliftance qu'ont fait les
Officiers Royaux à leurs Princes , quand ils ont voulu tranf-
greffer les Loix. Voyez fi vous trouverez chez vous bien des
traits d'une réfiltance pareille faite au Confeil par les Offi-
ciers de l'Etat , même dans les cas les plus odieux ? Qui-
conque à Genève eft aux gages de la République, ceffe à
l'inftant même d'être Citoyen ; il n'eft plus que l'efclave ôc
le fatellite des Vingt-cinq , prêt à fouler aux pieds la Patrie
& les Loix fî-tôt qu'ils l'ordonnent. Enfin la Loi, qui ne
laiffe en Angleterre aucune puiffance au Roi pour mal faire ,
lui en donne une très-grande pour faire le bien ; il ne pa-
roît pas que ce foit de ce côté que le Confeil eft jaloux
d'étendre la fienne.
Les Rois d'Angleterre affurés de leurs avantages, font in-
téreffés à protéger la Conltitution préfente , parce qu'ils ont
peu d'efpoir de la changer. Vos Magistrats , au contraire ,
furs de fe fervir des formes de la vôtre pour en changer
tout-à-fait le fond , font intéreffés à conferver ces formes
comme l'inftrument de leurs ufurpations. Le dernier pas
dangereux qu'il leur relte h faire , cft celui qu'ils font au-
jourd'hui. Ce pas fait , ils pourront fc dire encore plus in-
39i LETTRES ECRITES
téreffés que le Roi d'Angleterre à conferver la Conftitutioti
établie , mais par un motif bien différent. Voilà toute la
parité que je trouve entre l'Etat politique d'Angleterre ôc le
vôtre. Je vous laiffe à juger dans lequel elt la liberté.
Après cette comparaifon , l'Auteur, qui fe plaît à vous
préfenter de grands exemples, vous offre celui de l'ancienne
Rome. Il lui reproche avec dédain fes Tribuns brouillons
ôc féditieux : il déplore amèrement, fous cette orageufe ad-
miniftration , le trifte fort de cette malheureufe Ville , qui ,
pourtant , n'étant rien encore à l'éreclion de cette Magif-
trature , eut fous elle cinq cents ans de gloire ôc de prof-
pérités , &c devint la Capitale du monde. Elle finit enfin
parce qu'il faut que tout finiffe; elle finit par les ufurpations
de {es Grands, de fes Confuls , de fes Généraux qui l'en-
vahirent : elle périt par l'excès de fa puilfance; mais elle
ne l'avoit acquife que par la bonté de fon Gouvernement.
On peut dire en ce fens que fes Tribuns la détruifirent {h).
Au refte je n'excufe pas les finîtes du Peuple Romain ,
je les ai dites dans le Contrat Social : je l'ai blâmé d'avoir
(h) Les Tribuns ne fortoient point II cft vrai que Céfar fe fervit d'eux
de la Ville ; ils n'avoient aucune auto- comme Sylla s'étoit fervi du Sénat ;
rite hors de fcs murs : auin les Confuls, chacun prenoit les moyens qu'il ju-
pour fc fouftraire à leur infpciftion , geoit les plus prompts ou les plus furs
tenoient-ils quelquefois les Comices pour parrenir : mais il futoit bien que
dans la campagne. Or les fers des Ro- quelqu'un parvint ,& qu'iniportoit qui
mains ne furent point forgés dans Ro- de Alarius ou de Sylla, de Céfar ou
me, mais dans fes armées, & ce fut de Pompée, d'Odave ou d'Antoine
par leurs conquêtes qu'ils perdirent fut l'ufurpateur ? Quelque parti qui
leur liberté. Cette perte ne vint donc l'emportât, l'ufurpation n'en étoit pas
pas des Tribuns, moins inévitable j il faloit des Chefs
ufurpc
DE LA MONTAGNE.
3'9î
ufurpé la puiflance executive qu'il devoit feulement contenir;
( i ) j'ai montré fur quels principes le Tribunal devoit être
iniLitué , les bornes qu'on devoit lui donner , & comment
tout cela fe pouvoit faire. Ces règles furent mal fuivies à
Rome ; el!es auroient pu l'être mieux. Toutefois voyez ce
que fit le Tribunat avec (es abus ; que n'eût-il point fait ,
bien dirigé? Je vois peu ce que veut ici l'Auteur des Lettres :
pour conclure contre lui-même , j'aurois pris le même exem-
ple qu'il a choiii.
Mais n'allons pas chercher 11 loin ces illultres exemples,
fi fallueux par eux-mêmes , & fi trompeurs par leur appli-
cation. Ne laiffez point forger vos chaînes par l'amour-propre.
Trop petits pour vous comparer à rien , reliez en vous-
mêmes, ôc ne vous aveuglez point fur votre pofition. Les
anciens Peuples ne font plus un modèle pour les modernes;
ils leur font trop étrangers à tous égards. Vous fur - tout ,
Genevois , gardez votre place , &; n'allez point aux objets
aux Arm-jes éloignées , & il étoit fur
qu'un de ces Ciiefs deviendroic le Maî-
tre de l'Etat. Le Tribunat ne faifoit
pas à cela la moindre cliofe.
Au refte , cette même fortie que fait
ici l'Auteur des Lettres écrites de la
Campagne fur les Tribuns du Peuple,
avoic été déjà faite en 171^ par M. de
Chapeaurouge , Confciiler d'Etat, dans
un Mémoire contre l'Office de Procu-
reur-Général. M. Louis le Fort, qui
rempliffoit alors cette charge avec
éclat, lui fit voir dans une très-belle
lettre , en reponfe à ce Mémoire , que
Mélanges. Tome I,
le crédit & l'autorité des Tribuns
avoient été le falut de la République ,
& que fa deftrudion n'étoit point
venue d'eu.'J, mais des Confuls. Sure'
ment le Procureur-Général Le Fort ne
prévoyoit giieres par qui feroit renou-
velle de nos jours le fentiment qu'il
réfutoit fi bien.
( i ) Voyez le Contrat Social , Li-
vre IV. Chap. V. Je ciois qu'on trou-
vcra dans ce chapitre, qui eft fort
court, quelques bonnes maximes fur
cette matière.
Ddd
^94 LETTRES ECRITES
élevés qu'on vous préfente pour vous cacher l'abyme qu'on
creufe au-devant de vous. Vous n'êtes ni Romains, ni Spar-
tiates , vous n'êces pas même Athéniens. Laiffez là ces grands
noms qui ne vous vont point. Vous êtes des Marchands , des
A-.)fans,des Bourgeois, toujours occupés de leurs intérêts
privés , de leur travail , de leur trafic , de leur gain ; des
gens pour qui la liberté même n'elt qu'un moyen d'acquérir
fans cbilacle & de pofféder en fureté.
Cette fituation demande pour vous des maximes particu-*
lieres. N'étant pas oififs comme étoient les anciens Peuples,
vous ne pouvez comme eux vous occuper fans cefTe du Gou-
vernement : mais par cela même que vous pouvez moins y
veiller de fuite , il doit être inllitué de manière qu'il vous
foit plus aifé d'en voir les manœuvres &c de pourvoir aux
abus. Tout foin public que votre intérêt exige , doit vous
être rendu d'autant plus facile à remplir , que c'eft un foin
qui vous coûte & que vous ne prenez pas volontiers. Car
vouloir vous en décharger tout-h-fait , c'eft vouloir ccfTer
d'être libres. Il faut opter , dit le Fhilofophe bienfaifant , îk.
ceux qui ne peuvent fupporter le travail, n'ont qu'à chercliec
le repos dans la fervitude.
Un Peuple inquiet, défoeuvré , remuant ,&: , faute d'affaires
particulières , toujours prêt à fe mêler de celles de l'Etat , a
bcfoin d'être contenu , je le fais ; mais encore un coup la;
Bourgcoifie de Genève e(t-elle ce Peuple-là ? Rien n'y ref-
femble moins ; elle en elt l'antipode. Vos Citoyens, tout ab-
forbés dans leurs occupations domef tiques & toujours froids
fur le rtltc , ne fongcnt à l'intérêt public que quand le leux
DE LA MONTAGNE.
395
propre eft attaqué. Trop peu foigneux d'éclairer la conduite
de leurs Chefs , ils ne voient les fers qu'on leur prépare que
quand ils en fcntent le poids. Toujours dillraits , toujours
trompés , toujours fixés fur d'autres objets , ils fe laiffent
donner le change fur le plus important de tous , & vont
toujours cherchant le remède , faute d'avoir fu prévenir le
mal, A force de compalTer leurs démarches , ils ne les font
jamais qu'après coup. Leurs lenteurs les auroient déjà per-
dus cent fois , fi l'impatience du Magiflrat ne les eût fau-
ves , &: fî , preiïc d'exercer ce pouvoir fupréme auquel il af-
pire , il ne les eût lui-même avertis du danger.
Suivez l'hiftorique de votre Gouvernement ; vous verrez tou-
jours le Confeil , ardent dans fes entreprifes , les manquer
le plus fouvent par. trop d'empreffement à les accomplir , ôc
vous verrez toujours la Bourgeoilie revenir enfin fur ce qu'elle
a lailTé faire fans y mettre oppofition.
En 1570 , l'Etat étoit obéré de dettes & affligé de pluiîeurs
fléaux. Comme il étoit mal-aifé dans la circonstance d'af-
fembler fouvent le Confeil général , on y propofe d'autorifer
les Confeils de pourvoir aux befoins préfens : la propofirion
paffe. Ils partent de-îà pour s'arroger le droit perpétuel d'éta-
blir des impôts , &c pendant plus d'un fiecle on les laifle
faire fans la moindre oppofition.
En 1714, on fait, par des vues fecretes (k) , l'entrcprife
immenfe Ôc ridicule des fortifications , fans daigner confulter
le Confeil général , & contre la teneur des Edits. En con-
féquence de ce beau projet , on établie pour dix ans des
ik ) Il en a ctO parle ci - devant.
Ddd 2*
?9<î
LETTRES ECRITES
impôts fur lefquels oa ne le confake pas davantage. II s'élève
quelques plaintes ; on les dédaigne ; ôc tout fe taif-
En 1715 , le terme des impôts expire , il s'agit de les pro-
longer. C'étoit pour la Bourgeoifie le moment tardif, mais
néceifaire , de revendiquer fou droit négligé fi long - tems.
Mais la peite de Marfeille &c la Banque royale ayant dé-
rangé le commerce , chacun , occupé des dangers de Ca for-
tune, oublie ceux de fi liberté. Le Confeil,qui n'oublie pas
fes vues , renouvelle en Deux-Cent les impôts , fans qu'il foie
quelèion du Confeil général.
A l'expiration du fécond terme les Citoyens fe réveillent ,.
&c , après cent foixante ans d'indolence , ils réclament enfin
tout de bon leur droit. Alors , au lieu de céder ou tempo-
rifer , on trame une confpirarion (l). Le complot fe décou-
vre ; les Bourgeois font forcés de prendre les armes , & par
( /) Il s'agiffoic de former , par une
enceinte barricadée , une efpece de
Citadelle autour de l'élévation fur la-
quelle eft l'Hûtel-de-Ville , pour aifer-
vir de-ià tout le Peuple. Les bois déjà
préparés pour cette enceinte , un plan
de difpoficion pour h garnir , les ordres
donnés en conféquence aux Capitaines
de la garnifon , des tranfports de muni-
tions & d'armes de l'Arfenal à l'Hùtel-
de- Ville, le tamponnement de vingt-
deux pièces de canon dans un boule-
vard éloigné , le tranfmarchement clan-
deftin de plufieurs autres, en un mot
tous les apprêts de la plus violente
cntreprifu faits fans l'av.eu dss Confcils
par le Syndic de la garde & d'autres
Mngiftrats, ne purent fuffire , quand
tout cela fut découvert , pour obtenir
qu'on fit le procès aux coupables, ni
même qu'on impronvât nettement leur
projet. Cependant la Bourgeoifie, alors
maîtrc(Te delà Place, les laiffa paiu-*
blemcnt fortir fans troubler leur re-
traite, fans leur faire la moindre i:-'.-
fuite , ûms entrer dans leurs maifons ,
fans inquiéter leurs familles , fans tou-
cher à rien qui leur appartint. En tout
autre pays le Peuple eût commencé
par maffacrcr ces Confpirateurs, & raet--
trc leurs maifons au pillage
DE LA MONTAGNE. 397
cette violente entreprife le Confeil perd en un moment un
fiecle d'ufurpation.
A peine tout femble pacifié , que , ne pouvant endurer
cette efpece de défaite , on forme un nouveau com.plot. Il
faut derechef recourir aux armes ; les PuilTances voifines in-
terviennent,. (Se les droits mutuels font enfin réglés.
En i(?3o , les Confeils inférieurs introduifent dans leurs
Corps une manière de recueillir les fuffrages , meilleure, que
celle qui efè établie , mais qui n'eft pas conforme aux Edits.
On continue en Confeil général de faivre l'ancienne où fe
glilTent bien des abus , Se cela dure cinquante ans & davan-
tage , avant que les Citoyens fongent à fe plaindre de la con-
travention ou à demander l'introduction d'un pareil uflige
dans le Confeil dont ils font membres. Ils la demandent en-
fin ; ôc ce qu'il y a d'incroyable , elt qu'on leur oppofe tran-
quiîlemeat ce même Edit qu'on viole depuis un demi-fiecle.
En 1707 , un Citoyen tiï jugé clandeftinement contre les
Loix , condamné , arquebufé dans la prifon ^ un autre eft
pendu fur la dépofition d'un feul faux - témoin connu pour
rel , un autre eft trouvé mort. Tout cela pafTe , & il n'en eft
plus parlé qu'en 1734 , que quelqu'un s'avife de demander
au Magiftrat des nouvelles du Citoyen arquebufé trente ans
auparavant.
En 1735 , on érige des Tribunaux criminels fans Syndics.
Au milieu des troubles qui rcgnoient abrs , les Citoyens ,
occupés de tant d'autres affiiires , ne peuvent fonger à tour,
^n Ï7S8, on répète la même manœuvre; celui qu'elle regarde
wut fc plaindre ; on le fait taire, & tout fe tait. En 1761 ,
398
LETTRES ECRITES
on la renouvelle encore {m) : les Citoyens fe plaignent en-
fin l'année fuivante. Le Confeil répond ; vous venez trop
tard ; l'ufage eft établi.
En Juin lyfji, un Citoyea, que le Confeil avoit pris en
haine , elt flétri dans fes Livres , &c perfonnellement dé-
crété contre l'Edit le plus formel. Ses parens étonnés de-
mandent , par requête , communication du décret ; elle leur
eft refufée , ôc tout fe tait. Au bout d'un an d'attente , le
Citoyen flétri , voyant que nul ne protefle , renonce à fon
droit de Cité. La Bourgeoifle ouvre enfin les yeux, &c ré-
clame contre la violation de la Loi : il n'étoit plus tems.
Un fait plus mémorable par fon efpece , quoiqu'il ne s'a-
giiTe que d'une bagatelle, efl: celui du Sieur. Bardin. Un
Libraire commet à fon Correfpondant des exemplaires d'un
Livre nouveau; avant que les exemplaires arrivent, le Livre
( rt! ) Et à quelle occafion ! Voilà
une inqiiiiuion d'Etat à faire frémir.
Eft - il concevable que dans un Pays
libre on punifTe criminellement un
Citoyen pour avoir, dans une lettre à
un autre Citoyen non imprimée , rai-
fonné en ternies décens & mefurés fur
la conduite du fllagillrat envers un
troifieme Citoyen ? Trouvez-vous des
exemples de violences pareilles dans
les Gouvernemens les plus abfolus ? A
la retraite de M. de Silhouette , je lui
écrivis une Lettre qui courut Paris.
Cette Lettre étoit d'une hardicilc que
je ne trouve pas moi-même exempte
de bliimc ; c'cft peut-être la feule chofe
reprchcnfible que j'aie écrite en ma
vie. Cependant , m'a-t-on dit le moin-
dre mot à ce fujet ? On n'y a pas même
fongé. En France on punit les libel-
les ; on lait très-bien : mais on laifTe
EUX Pa;ticuliers une liberté honnête
de raifonner entre eux fur les affaires
publiques, & il eft inoui qu'on ait
cherché querelle à quelqu'un pour
avoir, dans des lettres reftées manuC-
crites , dit fon avis , fans fatyre &
fans invective , fur ce qui fe fait dans
les Tribunaux. Après avoir tant aimé
le Gouvernement républicain , faudra-
t-il changer de ientiment dans ma
vicillclTe , & trouver enfin qu'il y a
plus do véritable liberté dans les Mo-
narchies que dans nos Républiques 3
DE LA MONTAGNE.
S99
cft défendu. Le Libraire va déclarer au Magiftrat fa com-
mifllon , ôc demander ce qu'il doit faire. On lui ordonne
d'avertir quand les exemplaires arriveront ; ils arrivent , il
les déclare ; on les faiiît ; il attend qu'on les lui rende ou
qu'on les lui paye ; on ne fait ni l'un ni l'autre : il les
redemande , on les garde. Il préfente requête pour qu'ils
fuient renvoyés, rendus, ou payés. On refufe tout. Il perd
fes Livres ; &: ce font des hommes publics , chargés de
punir le vol , qui les ont gardés.
Qu'on pefe bien toutes les circonftances de ce fait, & je
doute qu'on trouve aucun autre exemple femblable dans au-
cun Parlement , dans aucun Sénat , dans aucun Confeil ,
dans aucun Divan, dans quelque Tribunal que ce puiiïe être.
Si l'on vouloit attaquer le droit de propriété fans raifon , fans
prétexte , ôc jufques dans fa racine , il fcroit impoflible de
s'y prendre plus ouvertement. Cependant l'affaire pafTe , tout
le monde fe tait, &:, fans des griefs plus graves, il n'eue
jamais été queftion de celui-là. Combien d'autres font reftés
dans l'obfcurité, faute d'occafions pour les mettre en évidence?
Si l'exemple précédent eft peu important en lui-même ,
en voici un d'un genre bien différent. Encore un peu d'atten-
tion , Monfieur , pour cette affaire, ôc je fupprime toutes
celles que je pourrois ajouter.
Le io Novembre 1763 , au Confeil général affemblé pour
l'éledion du Lieutenant ôc du Tréforier, les Citoyens re-
marquent une différence entre l'Edit imprimé qu'ils ont
& rLdic manafcrit dont un Secrétaire d'Etat fait leélure ,
en te que rclei5lion du Tréforier doit par le premier fe
4C8 LETTRES ECRITES
faire avec celle des Syndics , & par le fécond avec celle
du Lieutenant. Us remarquent de plus , que l'éledion du
Tréforier , qui , félon l'Edit , doit fe faire tous les trois
ans, ne fe fait que tous les fix ans felou l'ufage, &c qu'au
bout des trois ans , on fe contente de propofer la confirma-
tion de celui qui eft en place.
Ces différences du texte de la Loi entre le manufcrit du
Confeil & l'Edit imprimé , qu'on n'avoit point encore ob-
fervées, en font remarquer d'autres qui donnent de l'inquié-
tude fur le refte. Malgré l'expérience qui apprend aux Citoyens
l'inutilité de leurs Repréfentations les mieux fondées , ils en
font à ce fujet de nouvelles, demandant que le texte ori-
ginal des Edits foit dépofé en Chancellerie ou dans tel autre
lieu public au choix du Confeil ,- où l'on puiffe comparer ce
texte avec l'imprimé.
Or vous vous rappellerez , Monfieur , que par l'article
XLÎI de l'Edit de 1738, il e'c dit qu'on fera imprimer ûu
plutôt un Code général des Loix de l'Etat , qui contiendra
tous les Edits &c Réglemens, 11 n'a pas encore été queltion
de ce Code au bout de vingt-fîx ans, & les Citoyens ont
gardé le filence ( n ).
(n) De quelle cxcufe, de quel prc- imprimé, & comme fi le recueil de
texte peut- on couvrir rinobfervation ces chiffons formoic un corps complet ,
d'un article aufll exprès & audi impor- un code général , revécu de l'authen-
tant ? Cela ne fe conçoit pas. Q.uand ticité requife & tel que l'annonce l'ar-
par hafard on en a parle à quelques ticle XLll ! Eft-cccinfi que ces IMef-
Wagiftrats en converration, ils rcpon- -ficurs rempliPTent un engagement aufli
dent froidement : Chaque Edit parti- formel ? Quelles confequences finillret
culicr cj} imprime, raffcmbk^ - ks. ne pourroic- on par tiicr dépareillé!
Comme li l'on étoit fur que tout fut omilUons ?
Vous
DE LA MONTAGNE. 401
Vous vous rappellerez encore , que dans un Mémoire im-
primé en 1745 , un membre profcric des Deux-Cents jetra
de violens foupçons fur la fidélité des Edits imprimés en
1713 ôc réimprimés en 1735, deux époques également flif-
peftes. Il dit avoir collationné fur des Edits manufcrits ces
imprimés, dans lefquels il affirme avoir trouvé quantité d'er-
reurs dont il a fait note , ôc il rapporte les propres termes
d'un Edit de 1556, omis tout entier dans l'imprimé. A
des imputations fi graves le Confeil n'a rien répondu , & les
Citoyens ont gardé le filence.
Accordons , fi l'on veut , que la dignité du Confeil ne
lui permettoit pas de répondre alors aux imputations d'un
profcrit. Cette même dignité , l'honneur compromis , la fidé-
lité fufpeclée exigeoient maintenant une vérification que tant
d'indices rendoient néceffaire , &c que ceux qui la deman-
doient avoient droit d'obtenir.
Point du tout. Le petit Confeil jullifie le changement
fait à l'Edit, par un ancien ufage auquel le Confeil général
ne s'étant pas oppofé dans fon origine n'a plus droit de
s'oppofer aujourd'hui.
Il donne pour laifon de la différence qui eft entre le
Manufcrit du Confeil & l'imprimé , que ce Manufcrit eft un
recueil des Edits avec les changemens pratiqués, &c confentis
par le filence du Confeil général ; au lieu que l'imprime
n'eft que le recueil des mêmes Edits, tels qu'ils ont pafTc
en Confeil général.
Il jultifie la confirmation du Tréforier contre l'Edit qui
-veut que l'on en élife un autre , encore par un ancien ufage.
Mélanges. Tome I. Eee
40i
LETTRES ECRITES
Les Citoyens n'apperçoivent pas une contravention aux Edits i
qu'il n'autorife par des contraventions antérieures : ils ne
font pas une plainte qu'il ne rebute , en leur reprochant de
ne s'être pas plaints plutôt.
El qurait à la communication du texte original des Loix,
elle efi: nettement refufée (o) ; foit comme étant contrairz aux
regks ; foie parce que les Citoyens 6c Bourgeois ne doivent
connokre d'autre texte des Loix que le texte imprimé y quoi-
que le petit Confeil en fuive un autre &. le faffe fuivre ea
Confeil général (p ).
Il efè donc contre les règles que celui qui a pafTé un afte
ait communication de l'original de cet acle , lorfque les va-
riantes dans les copies les lui font foupçonner de falfilicatiori
( o ) Ce'! refus fi durs & fi fùrs à
toutes les Reprcfentations les plus rai-
fonnables & les plus juftes, paroiffent
peu naturels. Ell-il concevable que le
Confeil de Genève , compofé dans fa
majeure partie d'hommes éclaires &
judicieux , n'ait pas fenti le fcandale
odieux , & même effrayant , de refu-
fsr à des hommes libres, à des mem-
feres du Lcs^iilateur, la communica-
tion du texte authentique des Loix , &
de fomenter ainfi comme à plailir des-
foupcons produits par l'air de myflere
& de ténèbres dont il s'environne fans
ceîTe à leurs yeux? Pour moi , je pen-
che à croire que ces refus lui coûtent ,
mais qu'il s'eft prefcrit pour règle de
faire tomber l'ufage des Repréi'enta-
tions , par des rcponfes conllanuiient
négatives. En effet, eft. il à préfumer
que les hommes les plus patiens ne fe
rebutent pas de demander pour ne
rien obtenir ? Ajoutez la propofition
déjà faite en Deux -Cent d'informer
contre les Auteurs des dernières Re-
prcfentations, pour avoir ufé d'un
droit que la Loi leur donne. Qui vou-
dra déformais s'expofer à des pour-
fuites , pour des démarches qu'on fait
d'avance être fans fuccès ? Si c'eft-là:
le plan que s'cit fait le petit Confeil ,,
il faut avouer qu'il le fuit très-bien.
(p ) Extrait des Regi'.lres du Con-
feil du 7 Décembre 1765 , en réponfe'
aux Reprcfentations verbales faites le
21 Novembre par fix Citoyens ou
Bourgeois.
DE LA MONTAGNE. 403
ou d'incorrection , & il eft dans la règle qu'on ait deux dif-
férens textes des mêmes Loix, l'un pour les particuliers, &
l'autre pour le Gouvernement ! Ouïtes-vous jamais rien de fem-
blable ? Et toutefois far toutes ces découvertes tardives , fur
tous ces refus révoltans , les Citoyens , éconduits dans leurs
demandes les plus légitimes , fe taifent, attendent, & demeu-
rent en repos.
Voilà , Pvîonfîeur , des faits notoires dans votre Ville , &
tous plus connus de vous que de moi; j'en pourrois ajouter
cent autres , fans compter ceux qui me font échappés. Ceux-
ci fufîîront pour juger fi la Bourgeoifîe de Genève elt ou fut
jamais , je ne dis pas remuante &: féditieufe , mais vigilante ,
attentive , facile à s'émouvoir pour défendre fes droits les
mieux établis & le plus ouvertement attaqués.
On nous dit qu'u/ze Nation vive , ingénieufe , & três-occupéâ
de fes droits politiques , aurait un extrême befoin de donner
à fon Gouvernement une force négative (g). En expliquant
cette force négative on peut convenir du principe ; mais eft-ce
à vous qu'on en veut faire l'application ? A-t-on donc oublié
qu'on vous donne ailleurs plus de fang-froid qu'aux autres
Peuples (r)? Et comment peut-on dire que celui de Genève
s'occupe beaucoup de fes droits politiques , quand on voit
qu'il ne s'en occupe jamais que tard , avec répugnance , &
feulement quand le péril le plus prelTant l'y contraint ? De
forte qu'en n'attaquant pas Ci brufquement les droits de la bour-
geoifie , il ne tient qu'au Coufeil qu'elle ne s'en occupe jamais.
(7) Page 170.
ir) Page 154,
Ee e i
404 LETTRES ECRITES
Mettons un moment en parallèle les deux partis , pour
juger duquel l'aétivité eft le plus à craindre , ôc où doit être
placé le droit négatif pour modérer cette adivité.
D'un côté je vois un Peuple très-peu nombreux , paifible
& froid , compofé d'hommes laborieux , amateurs du gain ,
foumis pour leur propre intérêt aux Loix 6c à leurs Minif-
tres, tout occupés de leur négoce ou de leurs métiers; tous,
égaux par leurs droits & peu dillingués par la fortune, n'ont
entre eux ni chefs ni cliens ; tous , tenus par leur commerce ,
par leur état , par leurs biens , dans une grande dépendance
du Magiftrat , ont à le ménager ; tous craignent de lui dé-
plaire ; s'ils veulent fe mêler des affaires publiques , c'eft tou-
jours au préjudice des leurs. Diltraits d'un côté par des objets
plus intéreffans pour leurs familles ; de l'autre , arrêtés par
des confidérations de prudence , par l'expérience de tous les
tems , qui leur apprend combien dans un auffi petit Etat que
le vôtre , où tout particulier eft incelTamment fous les yeux
du Confeil , il efè dangereux de l'offenfer , ils font portés
par les raifons les plus fortes à tout facrifier à la paix : car
c'efl par elle feule qu'ils peuvent profpérer ; & dans cet état
de chofes , chacun, trompé par fon intérêt privé, aime encore
mieux être protégé que libre , & fait fa cour pour faire fon
bien.
De l'autre côté je vois dans une petite Ville , dont les
affaires font au fond très-peu de chofe , un Corps de Magif-
trats indépendant &c perpétuel , prefque oifif par état , fliire
fa principale occupation d'un intérêt très-grand Ôc très-naturel
pour ceux qui commandent , c'elt d'accroître inceffummeut
D E L A M O N T A G N E. 405
fon empire ; car l'ambition comme i'avarice fe nourrie de fes
avantages , Ôc plus on étend fa puilTance , plus on eft dévoré
du defîr de tout pouvoir. Sans ceffe attentif à marquer des
diftances trop peu fenfibles dans fes égaux de naiffance , il ne
voit en eux que fes inférieurs , & brûle d'y voir fes fujiets.
Armé de toute la force publique , dépofitaire de toute l'au-
torité , interprète & difpenfateur des Loix qui le gênent , il
s'en fait une arme ofFenfîve ôc défenfive , qui le rend redou-
table , refpeèlable , facré pour tous ceux qu'il veut outrager.
C'e{t au nom même de la Loi qu'il peut la tranfgrelfer im-
punément. Il peut attaquer la conititution en feignant de la
défendre ; il peut punir comme un rebelle quiconque ofe la
défendre en effet. Toutes les entreprifes de ce Corps lui devien-
nent faciles ; il ne lailTe à perfonne le droit de les arrêter ni
d'en connoître : il peut agir , différer , fufpendre ; il peut fé-
duire , effrayer , punir ceux qui lui réfiilent ; ôc s'il daigne
employer pour cela des prétextes , c'eft plus par bienféance
que par néceflité. Il a donc la volonté d'étendre fa puif-
fance , &c le moyen de parvenir à tout ce qu'il veut. Tel eft
l'état relatif du petit Confeil Se de la Bourgeoifie de Genève.
Lequel de ces deux Corps doit avoir le pouvoir négatif pour
arrêter les entreprifes de l'autre ? L'Auteur àts Lettres alTure
que c'eft le premier.
Dans la plupart des Etats les troubles internes viennent
d'une populace abrutie & fiupide , échauffée d'abord par d'in-
fupportables vexations, puis ameutée en fecret par des brouil-
lons adroits , revêtus de quelque autorité qu'ils veulent éten-
dre. Mais elt-il rien de plus faux qu'une pareille idée appli-
4c6 LETTRES ECRITES
quée à la Bourgcoifie de Genève , à fa partie au moins qui
fai: face à la puiiTance pour le maintien des Loix ? Dans tous
les tems cette partie a toujours été l'ordi'e moyen entre les*'
riches & les pauvres , entre les chefs de l'Etat &. la populace.
Cet ordre , compofé d'hommes à-peu-près égaux en fortune ,
en état, en lumières, n'elè ni aflèz élevé pour avoir des pré-
tentions , ni alTez bas pour n'avoir rien à perdre. Leur grand
intérêt, leur intérêt commun eft que les Loix foient obfer-
vées , les Magiltrats refpc6lés , que la conflitution fe foutienne
& que l'Etat foit tranquille. Perfonne dans cet ordre ne jouit
à nul égard d'une telle fupériorité fur les autres, qu'il puilTe
les mettre en jeu pour fon intérêt particulier. C'efè la plus
faine partie de la République , la feule qu'on foit afluré ne
pouvoir , dans fa conduite , fe propofer d'autre objet que le
bien de tous. Auffi voit-on toujours dans leurs démarches
communes une décence , une modeitie , une fermeté refpec-
rueufe , une certaine gravité d'hommes qui fe fentent dans
leur droit &c qui fe tiennent dans leur devoir. Voyez , au
contraire , de quoi l'autre parti s'étaye ; de gens qui nagent
dans l'opulence, &c du Peuple le plus abjed. Eft -ce dans
ces deux extrêmes , l'un foit pour acheter, l'autre pour fe ven-
dre , qu'on doit chercher l'amour de la juftice & des Loix }
C'efl par eux toujours que l'Etat dégénère. Le riche tient la
Loi dans fa bourfe , &c le pauvre aime mieux du pain que la
liberté. Il fuffit de comparer ces deux partis , pour juger
lequel doit porter aux Loix la première atteinte ; & cherchez
en effet dans votre hiftoire fi tous les complots ne font pas
toujours venus du côté de la Rîagiitraturc , ôc fi jamais les
D E L A M O N T A G N E. 407
-Cicoyens ont eu recours h. la force que lorfqu'il l'a falu pour
s'en garantir ?
On raille , fans doute , qup.nd , fur les conféquences du
droit que réclament vos Concitoyens , on vous repréfenre
l'Etat en proie à la brigue , à la fcduclion , au premier venu.
Ce droit négatif que veut avoir le Confeil , fut inconnu juf-
qu'ici; quels maiix en elL-il arrivé ? Il en fût arrivé d'affreux,
s'il eût voulu s'y tenir quand la Bourgeoifie a fait valoir le
£en. Rétorquez l'argument qu'on tire de deux cents ans de
profpérité ; que peut-on répondre ? Ce Gouvernement, direz-
vous ; établi par le tems , foutenu par tant de titres , auto-
rifé par un fi long ufage , confacré par fes fuccès , & où le
droit négatif des Confeils fut toujours ignoré , ne vaut- il pas
bien cet autre Gouvernement arbitraire , dont nous ne con-
noilfons encore ni les propriétés , ni fes rapports avec notre
bonheur , &c où la raifon ne peut nous montrer que le comble
de notre mifere ?
Suppofer tous les abus dans le parti qu'on attaque , & n'en
fuppofer aucun dans le fien , eiï un fophifme bien greffier
& bien ordinaire , dont tout homme fenfé doit fe garantir,
II fiut fuppofer des abus de part & d'autre , parce qu'il s'en
glilfe par -tout; mais ce n'eiè pas à dire qu'il y ait égalité
dans leurs conféquences. Tout abus eft un mal , fouvent iné-
vitable , pour lequel on ne doit pas profcrire ce qui cft bon
en foi. Mais comparez , & vous trouverez d'un côté des
maux fùrs , des maux terribles , fans borne &c fans fin ; de
l'autre, l'abus même difficile, qui, s'il eft grand , fera pa/Ta-
£er , & tel , que quand il a lieu , il porte toujours avec lui
4o8 LETTRES ECRITES
fou remède. Car , encore une fois , il n'y a de liberté pof-
fible que dans l'obfervation des Loix ou de la volonté géné-
rale ,• & il n'elt pas plus dans la volonté générale de nuire
à tous , que dans la volonté particulière de nuire à foi-même.
Mais fuppofons cet abus de la liberté auflî naturel que l'abus
de la puiîfance. Il y aura toujours cette différence entre l'un
Se l'autre , que l'abus de la liberté tourne au préjudice du
Peuple qui en abufe , & le puniffant de fon propre tort le
force à en chercher le remède ; ainfi de ce côté le mal n'e(t
jamais qu'une crife , il ne peut faire un état permanent. A.u
lieu que l'abus de la puifïance ne tournant point au préjudice
du puiffant , mais du foible , elt, par fa nature , fans mefure,
fans frein , fans limites. Il ne finit que par la deltrudion
de celui qui feul en relTent le mal. Difcns donc qu'il faut
que le Gouvernement appartienne au petit nombre , l'infpec-
tion fur le Gouvernement à la généralité , &c que fi de part
ou d'autre l'abus eft inévitable, il vaut encore mieux qu'un
X-*cuple foit malheureux par fa faute qu'opprimé fous la main
d'autrui.
Le premier & le plus grand intérêt public efè toujours la
jullice. Tous veulent que les conditions foient égales pour
tous , &c la judice n'cft que cette égalité. Le Citoyen ne
veut que les Loix 6c que l'obfervation des Loix. Chaque
particulier dans le Peuple fait bien que s'il y a des excep-
tions , elles ne feront pas en fa faveur. Ainfi tous craignent
les exceptions , ôc qui craint les exceptions aime la Loi.
Chez les Chefs , c'eit toute autre ciiofe : leur état même
clt un état de préférence , & ils cherchent des préférences
par-
DE LA MONTAGNE. 409
par-tout {s). S'ils veulent des Loix , ce n'eft pas pour leur
obéir, c'eft pour en être les arbitres. Ils veulent des Loix
pour fe mettre à leur place & pour fe faire craindre en leur
nom. Tout les favorife dans ce projet. Ils fe fervent des droits
qu'ils ont , pour ufurper fans rifque ceux qu'ils n'ont pas.
Comme ils parlent toujours au nom de la Loi , même en
la violant , quiconque ofe la défendre contre eux , eit un
féditieux , un rebelle : il doit périr ; ôc pour eux , toujours
fûrs de l'impunité dans leurs entreprifes , le pis qui leur arrive
elt de ne pas réuflîr. S'ils ont befoin d'appuis, par-tout ils
en trouvent. C'elè une ligue naturelle que celle dts forts,
&. ce qui fait la foibleffe des foibles , elt de ne pouvoir fe
liguer ainfî. Tel eft le dellin du Peuple , d'avoir toujours
au -dedans &c au -dehors fes parties pour juges. Heureux!
quand il en peut trouver d'afTez équitables pour le protéger
contre leurs propres maximes , contre ce fentiment fi gravé
dans le cœur humain , d'aimer !& favorifer les intérêts fem-
blables aux nôtres. Vous avez eu cet avantage une fois ,
ôc ce fut contre toute attente. Quand la Médiation fut ac-
ceptée , on vous crut écrafés : mais vous eù:es des défen-
feurs éclairés & fermes , des Médiateurs intègres & géné-
reux ; la jui'Hce ôc la vérité triomphèrent. Puifîîez-vous être
{s) La juftice dans le Peuple eft grité , leur modération , leur juftice ,
une vertu d'état; la violence & la ils nous trompent, s'ils veulent obte-
tyrannie eft de même dans les Chefs nir ainfi la confiance que nous ne leur
un vice d'état. Si nous étions à leurs devons pas : non qu'fls ne puifTcnt
places , nous autres particuliers, nous avoir perfonnellemeiic ces vertus dont
deviendrions comme eux violens ufur- ils fe vantent ; mais alors ils font une
pateurs iniques. Qiiand des Magiftrats exception , & ce n'eft pas aux excep-
vicnncnt donc nous prêcher leur inté- lions que la Loi doit avoir égard.
Aie lange S. Tome I. Fff
^10 LETTRES ECRITES
heureux deux fois ! vous aurez joui d'un bonheur bien rare , &
donc vos oppreffeurs ne paroiflent gueres alarmés.
Après vous avoir étalé tous les maux imaginaires d'un
droit auiïi ancien que votre Conftitution , & qui jamais n'a
produit aucun mal , on pallie , on nie ceux du droit nou-
veau qu'on ufurpe , & qui fe font fentir dès aujourd'hui.
Forcé d'avouer que le Gouvernement peut abufer du droit
négatif jufqu'à la plus intolérable tyrannie , ou affirme que
ce qui arrive n'arrivera pas , ôc l'on change en poffibilité
fans vraifemblance ce qui fe paffe aujourd'hui fous vos yeux.
Perfonne , ofe-t-on dire, ne dira que le Gouvernement ne
foit équitable &c doux ; & remarquez que cela fe dit en
réponfe à des Repréfentations oii l'on fe plaint des injuf-
tices & des violences du Gouvernement. C'elt - là vrai-
ment ce qu'on peut appeller du beau ftyle : c*efl: l'élo-
quence de Périclès , qui,renverfé par Thucydide à la lutte,
prouvoic aux fpei5tateurs que c'étoit lui qui l'avoit terraffé.
Ainfi donc , en s'emparant du bien d'autrui fins prétexte ,
en emprifonnant fans raifon les innocens , en flétriffant un
Citoyen fans l'ouïr , en en jugeant illégalement un autre , en
protégeant les Livres obfcenes , en brûlant ceux qui refpirent
la vertu, en perfccutant leurs auteurs, en cachant le vrai
texte des Loix , en refufant les fatisfoclions les plus judes ,
en exerçant le plus dur defpotifme, en détruifant la liberté
qu'ils devroient défendre , en opprimant la Patrie dont ils
dcvroient être les pères, ces Meilleurs fe font compliment
à eux-mêmes fur la grande équité de leurs jugemeiis ; ils
s'extafient fur la douceur de leur adminiltratioa , ils aliirment
DE LA MONTAGNE. 4n
^ec confiance que tout le monde eft de leur avis fur ce
point. Je doute fort , toutefois , que cet avis foit le vôtre. &
je fuis fur au moins qu'il n'eft pas celui des Repréfentans.
Que l'intérêt particulier ne me rende point injulte. C'elt de
tous nos penchans celui contre lequel je me tiens le plus en
garde , 6c auquel j'efpere avoir le mieux réfiflé. Votre Ma-
giltrat e{t équitable dans les chofes indifférentes , je le crois
porté même à l'être toujours ; fes places font peu lucratives;
il rend la jufHce & ne la vend point ; il eft pcrfonnellement
intègre , défmtérefTé , & je fais que dans ce Confeil fi
defpotique , il règne encore de la droiture & des vertus. En
vous montrant les conféquences du droit négatif, je vous^ai
moins dit ce qu'ils feront , devenus Souverains, que ce qu'ils
continueront à faire pour l'être. Une fois reconnus tels, leur
intérêt fera d'être toujours juftes , & il l'eft dès aujourd'hui
d'être jufles le plus fouvent : mais malheur à quiconque ofera
recourir aux Loix encore , ôc réclamer la liberté! C'eft con-
tre ces infortunes que tout devient permis, légitime. L'é-
quité , la vertu , l'intérêt même ne tiennent point devant l'a-
mour de la domination ; & celui qui fera jufk , étant le
maître , n'épargne aucune injuftice pour le devenir.
Le vrai chemin de la tyrannie n'eft point d'attaquer direc-
tement le bien public ; ce feroit réveiller tout le monde pour
le défendre : mais c'eft d'attaquer fucccfTivement tous fes dé-
fenfeurs , & d'effrayer quiconque oferoit encore afpirer à l'être.
Perfuadez à tous que l'intérêt public n'eft celui de perfonne ,
& par cela feul la fervitude eft établie ; car quand chacun fera
fous le joug, où fera la liberté commune? fi quiconque ofe
Fffi
412 LETTRES ECRITES
parler eft écrafé dans l'inftanc même , où feront ceux qui vou-
dront l'imiter ? ôc quel fera l'organe de la généralité , quand
chaque individu gardera le fîlence ? Le Gouvernement févira '
donc contre les zélés ôc fera jufie avec les autres, jufqu'à ce
qu'il puiffe être injufte avec tous impunément. Alors fa juftice
ne fera plus qu'une économie pour ne pas diffiper fans raifon
fon propre bien»
Il y a donc un fens dans lequel le Confeil eft jufle , & doit
l'être par intérêt ; mais il y en a un dans lequel il eit du
fyitême qu'il s'eft fait d'être fouverainement injufte , &. mille
■exemples ont dû vous apprendre combien la prote61:ion des
Loix eft infuffifante contre la haine du Magiltrat. Que fera-
ce , lorfque devenu feul maître abfolu par fon droit négatif,
il ne fera plus gêné par rien dans fa conduite , & ne trouvera
plus d'oblèacle à fes partions ? Dans un fi petit Etat où nul
ne peut fe cacher dans la foule , qui ne vivra pas alors dans
d'éternelles frayeurs , de ne fentira pas à chaque inltant de fa
vie le malheur d'avoir fes égaux pour maîtres ? Dans les grands
Etats les particuliers font trop loin du Prince &. des Chefe
pour en être vus , leur petitelTe les fauve ; & pourvu que le
Peuple paye , on le laifTe en paix. Mais vous ne pourrez faire
un pas fans fentir le poids de vos fers. Les parens , les amis ,-
lès protégés , les efpions de vos maîtres feront plus vos maî-
tres qu'eux ; vous n'oferez ni défendre vos droits , ni réclamer
votre bien , crainte de vous faire des ennemis ; les recoins les
plus obfcurs ne pourront vous dérober à la tyrannie , il faudra;
nécefTairemcnt en être fatellite ou vidime. Vous fentirez à la.
Cois l'cfclavagc politique &c le civil , à peine ofcrez-vous ref^r
_ ]> E L A M O N T A G N E. 413
pirer en liberté. Voilà , Monfieur , 011 doit naturellement vous
mener l'ufage du droit négatif tel que le Confeil fe l'arrogé.
)e crois qu'il n'en voudra pas faire un ufage aufli funefte ,
mais il le pourra certainement ; &c la feule certitude qu'il peut
impunément être injufte , vous fera fentir les mêmes maux que
s'il l'étoit en effet.
Je vous ai montré , Monfieur , l'état de votre Conftitution
tel qu'il fe préfente à mes yeux. Il réfulte de cet expofé que
cette Conftitution , prife dans fon enfemble , efl bonne Se faine,
& qu'en donnant à la liberté fes véritables bornes , elle lui
donne en même tems toute la folidité qu'elle doit avoir. Car
le Gouvernement ayant un droit négatif contre les innovations
du Légiflateur, & le Peuple un droit négatif contre les uRir-
pations du Confeil , les Loix feules régnent ôc régnent fur
tous; le premier de l'Etat ne leur eft pas moins fournis que le
dernier , aucun ne peut les enfreindre , nul intérêt particulier
ne peut les changer , ôc la Conftitution demeure inébranlable.
Mais fi au contraire les Miniffres des Loix en deviennent
les fèuls arbitres , ôc qu'ils puifTent les faire parler ou taire à
leur gré ; fi le droit de Repréfentation , feul garant des Loix
& de la liberté , n'eft qu'un droit illufoire & vain , qui n'ait
en aucun cas aucun effet néceiïaire ; je ne vois point de fer-
vitude pareille à la vôtre , &c l'image de la liberté n'eft plus
chez vous qu'un leurre mcprifant & puérile , qu'il eft même
indécent d'offrir à des hommes fenfés. Que fert alors d'alTem-
bler le Légiflateur , puifque la volonté du Confeil eft l'unique
Loi ? Que fert d'élire folcmnellement des Magiftrats qui d'a-
vance étojeut déjà vos Juges , ôc qui ne tiennent de cette ékc--
>ti4 LETTRES ECRITES
îion qu'un pouvoir qu'ils exerçoient auparavant ? Soumettez-
vous de bonne grâce , ôc renoncez à ces jeux d'enfans , qui ,
devenus frivoles , ne font pour vous qu'un aviliflement de plus.
Cet état étant le pire où l'on puifle tomber , n'a qu'un
avantage ; c'eft qu'il ne fauroit changer qu'en mieux. C'eft
l'unique reflburce des maux extrêmes ; mais cette reflburce eft
toujours grande , quand des hommes de fens & de cœur la-
fentent &c favent s'en prévaloir. Que la certitude de ne pou-
voir tomber plus bas que vous n'êtes , doit vous rendre fer-
mes dans vos démarches ! mais foyez fûrs que vous ne for-
tirez point de l'abyme , tant que vous ferez divifés , tant que
les uns voudront agir &c les autres refter tranquilles.
Mfe voici , Monfieur , à la conclufion de ces Lettres. Après
vous avoir montré l'état où vous êtes , je n'entreprendrai point
de vous tracer la route que vous devez fuivre pour en fortir.
S'il en éft une , étant fur les lieux mêmes , vous & vos Con-
citoyens la devez voir mieux que moi ; quand on fait où l'on
elt ôc où l'on doit aller , on peut fe diriger fans peine.
L'Auteur des Lettres dit que, Ji on remarquoit dans un
Gouvernement une pente à la violence , /'/ ne faudrait pas
attendre à la redrejfer que la tyrannie s'y fût fortifiée ( r ).
Il dit encore , en fuppofant un cas qu'il traite à la vérité
de chimère , qu'zZ rejîeroit un remède trifte , mais légal ^
& qui y dans ce cas extrême , pourrait être employé comme
on emploie la main d''un Chirurgien quand la gangrené
fe déclare ( v ). Si vous êtes ou non 'dans ce cas fup-
{t) Page 172.
(uj l'a^jo loi.
DE LA MONTAGNE. ^ij
pofë chimérique , c'eft ce que je viens d'examiner. Mon con-
feil n'elt donc plus ici nécelTaire ; l'Auteur des Lettres vous
l'a donné pour moi. Tous les moyens de réclamer contre l'in-
îuftice font permis quand ils font paifibles , à plus forte raifon
font permis ceux qu'autorifent les loix.
Quand elles font tranfgreflees dans des cas particuliers ,
vous avez le droit de Repréfentation pour y pourvoir. Mais
quand ce droit même eft contefté , c'eft le cas de la garantie.
Je ne l'ai point mife au nombre des moyens qui peuvent rendre
efficace une Repréfentation ; les Médiateurs eux-mêmes n'ont
point entendu l'y mettre , puifqu'ils ont déclaré ne vouloir porter
nulle atteinte à l'indépendance de l'Etat, &c qu'alors, cepen-
dant , ils auroient mis , pour ainli dire , la clef du Gouverne-
ment dans leur poche (xj. Ainfi dans le cas particulier l'effet
des Repréfentations rejettées , eft de produire un Confeil géné-
ral ; mais l'effet du droit même de Repréfentation rejette paroît
être le recours à la garantie. Il faut que la machine ait en elle-
même tous les refforts qui doivent la faire jouer : quand elle
s'arrête , il faut appeller l'Ouvrier pour la remonter.
Je vois trop où va cette reffource , & je fens encore mon
cœur patriote en gémir. Aufîi , je le répète , je ne vous pro-
pofe rien ; qu'oferois-je dire ? Délibérez avec vos Concitoyens ,
& ne comptez les voix qu'après les avoir pefées. Défiez-vous
(*J La confcqucnce d'un tel fyf- mais la liberté des Citoyens eut été
tême eût été d établir un Tribunal de beaucoup plus aflurée qu'elle ne peut
la Médiation réfidant à Genève, pour l'être li l'on ôte le droit de Repréfen-
connoine des tranTgrelHons des Loix. tation. Or de n'être Souverain que de
Par ce Tiibunal la fouvcraineté de la nom, ne Tignifie pas prand'chofe ; mais
Jlépublit^ue eut bientôt été détruite j d'eue libre en effet , fi^jnific beaucoup.
4r6 LETTRES ECRITES
de la turbulente jeuneiTe , de l'opulence infolente , & de l'iiî-
digence vénale; nul faluraire confeil ne peut venir de ces côtés-
là. Confultez ceux qu'une honnête médiocrité garantit des
fédut^lions de l'ambition &c de la mifere ; ceux dont une hono-
rable vieilleffe couronne une vie fans reproche ; ceux qu'une
longue expérience a verfés dans les affaires publiques ; ceux
qui , fans ambition dans l'Etat , n'y veulent d'autre rang que
celui de Citoyens ; enfin ceux qui , n'ayant jamais eu pour
objet dans leurs démarches que le bien de la Patrie & le
maintien des Loix , ont mérité par leurs vertus l'eftime du
public , & la confiance de leurs égaux.
Mais fur- tout réuniflez-vous tous. Vous êtes perdus fans
reffource fi vous reftez divifés. Et pourquoi le feriez - vous ,
quand de fl grands intérêts communs vous unilTcnt ? Com-
ment , dans un pareil danger , la baffe jaloufie & les petites
pafîîons ofent-elles fe faire entendre ? Valent-elles qu'on les
contente à fi haut prix, & faudra-t-il que vos enfans difent
un jour en pleurant fur leurs fers ; voilà le fruit des diffen-
tions de nos pères ? En un mot il s'agit moins ici de déli-
bération que de concorde ; le choix du parti que vous pren-
dre« n'eft pas la plus grande affaire. Fût -il mauvais en lui-
même prenez-le tous enfemble ; par cela feul il deviendra le
meilleur , ôc vous ferez toujours ce qu'il faut faire pourvu que
vous le fafliez de concert. Voilà mon avis , Monfieur , ôc je
finis par où j'ai commencé. En vous obéiffant , j'ai rempli
mon dernier devoir envers la Patrie. Maintenant je prends
congé de ceux qui l'habitent; il ne leur refte aucun mal à
me faire , &c je ne puis plus leur faire aucun bien.
T/ÎBLE
^^
TABLE
DES LETTRES
Et de leur Contenu.
E:
LETTRE PREMIERE.
T AT de la quijlion par rap~
port à VAutiur. Si elle ejl de la
compétence des Tribunaux civils.
Manière injujle de la rifoudre.
Page 113
Let. il De la Religion de Genè-
ve, principes de la Réformation.
U Auteur entame la difcujjion des
miracles. I 5 6
Let. III. Continuation du même
Jujet. Court examen de quelques
autres accufations. 1J<)
Let. IV. L'Auteur fe fitppofe cou-
pable ; il compare la Procédure à
la Loi. II j
Let. V. Continuation du même fu-
jct. Jurifprudence tirée des procé-
dures faites en cas femblablcs. But
de r Auteur en publiant la profef-
Jion de foi. a 37
Let. VI. S'il ejl vrai que l'Aïueur
attaque les Gouvernemens. Courte
analyfe de fon Livre. La procé-
dure faite à Genève eflfans exem-
ple, & na été fuivic en aucun
Pays. 187
Let. VII. État préfent du Gouver-
nement de Genève, fixé par VEdit
de la Médiation. 30<^
Let. VIII. Efprit dz cet Edit. Con-
trepoids qu'il donne à la Puij-
fance arijiocratique. Entreprife du
petit Conjeil , d'anéantir ce con-
trepoids par voie de fuit. Examen
des inconvéniens allégués. Syjlé-
me des Edits fur Us emprifonnc-
mens. 33''
Let. IX. Manière de raifonner de
l'Auteur des Lettres écrites de la
Campagne. Son vrai but dans cet
Ecrit. Choix defes exemples. Ca-
ractère de la Bourgeoifie de Ge-
nève. Preuve par les faits, to---
clufion.
Fin de la Table.
Alélangcs. Tome I. Ggg
JEAN-JAQUES ROUSSEAU
CITOYEN DE GENEVE,
A Me B'ALEMEERT,
Ds r Académit Françoife , de P Académie Royale des Sciences
de Paris y de celle de Pruffe , de la Société Royale de
Londres , de l'Académie Royale des Belles - Lettres de
Suéde ^ & de rinjlitut de Bologne,
Sur fon Article GENEVE,
Dans le Septième Volume de F ENCYCLOPEDIE,
ET PARTICULIEREMENT,
Sur le Projet d'étaùlir un Théâtre de Comédie en cette Ville.
Dii meliora piis , erroremque hoftibus illum.
McLing(4, Tome I. G g 2
JEAN-JAQUES ROUSSEAU
CITOTEN DE GENEVE,
A M. D; A L E M B E R T,
De r Académie Françoife , de V Académie Royale des Sciences
de Paris , de celle de Prujfe , de la Société Royale de
Londres , de V Académie Royale des Belles - Lettres de
Suéde , & de Vlnflitut de Bologne :
Sur fon Article GENEVE,
Dans le Fil"". Volume de UENCYCLOPÉDIE ^
ET PARTICULIÈREMENT,
Sur le projet d'établir un Théâtre de Comédie en cette
Ville.
m^^mmt^— ^1- I ■ . I— .*-..■■ Il ■■■■■ »■, I II. ■ M■■.■^■■l■ ,,m\ ■^^—^WiW^— —^
Dii meliora piis, erroremque hoftibus illum.
G E N E rE.
M. Dec. L X X X I.
Mi^màJàsi^smm
PRÉFACE.
J
'Ai tort, fi j'ai pris en cette occafion la plume fans
néceffité. Il ne peut m'être ni avantageux ni agréable
de m'attaquer à M. d'Alembert Je confidere fa per-
fonne : j'admire fes talens : j'aime fes ouvrages : je fuis
fenfible au bien qu'il a dit de mon pays : honoré moi-
même de fes éloges , un jufte retour d'honnêteté m'o-
blige à toutes fortes d'égards envers lui ; mais les égards
ne l'emportent fur les devoirs que pour ceux dont toute
la morale confifte en apparences. Juftice & vérité , voilà
les premiers devoirs de l'homme. Humanité , patrie ,
voilà fes premières affedions. Toutes les fois que des
ménagemens particuliers lui font changer cet ordre , iJ
eft coupable. Puis -je l'être en fliifant ce que j'ai dû ?
Pour me répondre , il faut avoir une patrie à fervir , &
plus d'amour pour fes devoirs que de crainte de déplaire
aux hommes.
Comme tout le monde n'a pr.s Tous les yeux l'Ency-
clopédie , je vais tranfcrire ici de l'article Genève le paC-
fage qui m'a mis la plume à la main. Il auroit dû l'en
faire tomber , fi j'afpirois à l'honneur de bien écrire ;
mms j'ofe en rechercher un autre, dans lequel je ne
trains b concurrence de perfonne. En lifant ce pafiîige
422 PREFACE.
ifolé , plus d'un ledeur fera furpris du zèle qui l'a pu
dicter : en le lifant dans fon article , on trouvera que la
Comédie qui n'eil pas à Genève & qui pourroit y être ,
tient la huitième partie de la place qu'occupent les chofes
qui y font.
" On ne fouffre point de Comédie à Genève : ce
„ n'eft pas qu'on y défapprouve les fpedacles en eux-
„ mêmes ; mais on craint , dit-on , le goût de parure ,
„ de diffipntion & de libertinage que les troupes de
„ C omédicns répandent parmi la jeunefle. Cependant
,, ne feroit-il pas poffible de remédier à cet inconvé-
„ nient par des loix féveres & bien exécutées fur la
„ conduite des Comédiens ? Par ce moyen Genève
„ auroit des fpedacles & des mœurs , & jouiroit de
„ l'avantage des uns & des autres ; les repréfentations
„ théâtrales formeroient le goût des Citoyens , & leur
„ donneroient une finelfe de tad, une délicatefle de
„ fentiment qu'il eft très - difficile d'acquérir fms ce
„ fecours ; la littératiu-e en profiteroit fins que le liber-
„ tinage fît des progrès , & Genève réuniroit la fagefle
„ de Lacédémone à la politelTe d'Athènes. Une autre
„ confidération , digne d'une République fi fige & li
„ éclairée , devroit peut-être l'engager à permettre les
„ fpcdaclcs. Le préjugé barbare contre la profciïion
„ de Comédien, l'efpecc d'avilificmcnt où nous avons»
PREFACE. 423
„ mis ces hommes fi nécefiaires au progrès & au fou-
„ tien des arts, eft certainement une des principales
„ caufes qui contribuent au dérèglement que nous leur
„ reprochons ; ils cherchent à fe dédommager par les
„ plaifirs , de l'eflime que leur état ne peut obtenir.
„ Parmi nous , un Comédien qui a des mœurs eft
„ doublement refpeftable ; mais à peine lui en fait-on
„ gré. Le Traitant qui infulte à l'indigence publique
„ & qui s'en nourrit , le Courtifan qui rampe & qui
„ ne paye point fes dettes : voilà Tefpece d'hommes que
„ nous honorons le plus. Si les Comédiens étoient
„ non-feulement foufferts à Genève , mais contenus
„ d'abord par des réglemens fages , protégés enfuite
„ & même confidérés dès qu'Os en feroient dignes ,
„ enfin abfolument placés fur la même ligne que les
„ autres Citoyens , cette ville auroit bientôt l'avantage
„ de polféder ce qu'on croit fi rare & qui ne l'eft
„ que par notre faute : une troupe de Comédiens eftima-
„ blés. Ajoutons que cette troupe deviendroit bientôt
„ la meilleure de l'Europe ; plufieurs perfonnes , pleir
„ nés de goût & de difpofitions pour le théâtre , &
„ qui craignent de fe déshonorer parmi nous en s'y
,, livrant, accourroient à Genève , pour cultiver non-feu-
„ lement fans honte , mais même a^^ec cllime un ta-
„ lent fi agréable & fi peu commun. Lcféjour de cette
424 PREFACE.
viUe , que bien des François regardent comme triilcj
par la privation des fpedacles , deviendroit alors le
féjour des plaifirs honnêtes , comme il eft celui de
la piiilofopliie & de la liberté ^ & les Etrangers ne
feroient plus furpris de voir que dans une ville où
les fpeducles décens & réguliers font défendus, on
permette des farces grofîieres & fins efprit, auffi con-
traires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Ce n'cffc
pas tout : peu-à-peu l'exemple des Comédiens de
Gene\'e , la régularité de leur conduite , & la confi-
dération dont elle les feroit jouir , ferviroient de
modèle aux Comédiens des autres nations & de leçon
à ceux qui les ont traités jufqu'ici avec tant de rigueur
& même d'inconféquence. On ne les verroit pas d'un
côté penlionnés par le gouvernement & de l'autre
un objet d'anathême ; nos Prêtres perdroient l'habi-
tude de les excommunier & nos bourgeois de les
regarder avec mépris ; & une petite République auroit
la gloire d'avoir réformé l'Europe fur ce point, plus
important, peut-être, qu'on ne penfe „.
Voilà certainement le tableau le plus agréable & le
plus féduifant qu'on piit nous offrir; mais voilà en
même tcms le plus dangereux- confeil qu'on pût nous
donner. Du moins , tel eil mon fcntimcnt , & mes
Fiiifons font dans cet écrit. Avec quelle avidité la jcu-
nclle
:p R E F A C E. 42f
nèfle de Genève, entraînée par une autorité d'un fi.
grand poids, ne fe livrera-t-elle point à des idées aux-
quelles elle n'a déjà que trop de penchant? Combien,
depuis la publication de ce volume, de jeunes Gene-
vois , d'ailleurs bons Citoyens , n'attendent - ils que le
moment de favorifer l'établiflement d'un théâtre , croyant
rendre un fervice à la patrie & prefque au genre-hu-
main ? Voilà le fujet de mes alarmes , voilà le mal
que je voudrois prévenir. Je rends juftice aux inten-
tions de M. d'Alembert, j'efpere qu'il voudra bien la
rendre aux miennes : je n'ai pas plus d'envie de lui
déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je
, me tromperois , ne dois-je pas agir , parler , félon ma
confcience & mes lumières ? Ai-je dû me taire , L'ai-je
pu , lans traliir mon devoir & ma patrie ?
Pour avoir droit de garder le filence en cette occa-
fion, il fiiudroit que je n'eufle jamais pris la plume fiir
des fijjets moins néceffiiires. Douce obfcurité qui fis
trente ans mon bonheur , il faudroit avoir toujours fi.i t'ai-
mer ; il faudroit qu'on ignorât que j'ai eu quelques
Jiaifons avec les Editeurs de l'Encyclopédie , que j'ai
fourni quelques articles à l'ouvrage , que mon nom
fe trouve avec ceux des auteurs ; il faudroit que mon
zèle pour mon pays fût moins connu, qu'on iuppolat
que l'article Genève m'eût échappé , ou (ju'on ne pût
Mélanges, Tome I. H h h
42^ PREFACE.
inférer de mon filence que j'adliere à ce qu'il contient.
Rien de tout cela ne pouvant être , il fliut donc parler ,
il faut que je défavoue ce que je n'approuve point ,
afin qu'on ne m'impute pas d'autres fentimens que les
miens. Blés compatriotes n'ont pas befoin de mes con-
feils , je le fais bien ; mais moi , j'ai befoin de m'ho-
norer , en montrant que je penfe comme eux fur nos
maximes.
Je n'ignore pas combien cet écrit , fi loin de ce qu'il
devroit être , eft loin même de ce que j'aurois pu faire
€n de plus heureux jours. Tant de chofes ont concouru
à le mettre au-defibus du médiocre où je pouvois au-
trefois atteindre , que je m'étonne qu'il ne foit pas pire
encore. J'écrivois pour ma patrie : s'il étoit vrai que
le zèle tînt lieu de talent , j'aurois fait mieux que ja-
mais ; mais j'ai vu ce qu'il faloit faire , & n'ai pu l'exé-
cuter. J'td dit froidement la vérité : qui eft - ce qui fe
foucie d'cUe? trifte recomiuandation pour un livre ! Pour
être utile il faut être agréable, & ma plume a perdu
cet art-l;u Tel me difputera malignement cette perte.
Soit : cependant je me fens déchu & l'on ne tombe
pas au-dcffous de rien.
Premièrement , il ne s'agit plus ici d'un vain babil de
Philofopliie ; mais d'une vérité de pratique importante
à tout un peuple. D ne s'agit plus de parler au petit
PREFACE, 42f
nombre, mais au public, ni de faire penfer les autres,
mais d'expliquer nettement ma penfée. Il a donc falu
changer de ffcyle : pour me faire mieux entendre à
tout le monde, j'ai dit moins de chofes en plus de
mots ; & voulant être clciir & fimple , je me fuis trouvé
lâche & diffus.
Je comptois d'abord fur une feuille ou deux d'im-
prefTion tout au plus ; j'ai commencé à la hâte & mon
fujet s'étendant fous ma plume , je l'ai laiflee aller fms
contrainte. J'étois malade & trifte; &, quoique j'euflè
grand befoin de diftradion, je me fentois fi peu en
état de penfer & d'écrire, que, fi l'idée d'un devoir à
remplir ne m'eût foutenu , j'aurois jette cent fois mon
papier au feu. J'en fuis devenu moins févere à moi-
même. J'ai cherché dans mon travail quelque amufe-
ment qui me le fît fupporter. Je me fuis jette dans
toutes les digrelfions qui fe font préfentées, fans pré-
voir combien , pour foulager mon ennui , j'en préparois
peut-être au lefteur.
Le goût, le choix, la correction ne fauroient fe
trouver dans cet ouvrage. Vivant feul, je n'ai pu le
montrer à perfonne. J'avois un Ariftarquc févere &
judicieux , je ne l'ai plus , je n'en veux plus * ; mais
* Ad amicun etfi produxeris gla- prefTus ad amicum. Si aperueris os
dium , non defperes i eft enim le- trille , non timt»as ; e(l enim con.
Il h h 1
'428 PREFACE.
je le regretterai fans cefTe , & il manque bien plus en-
core à mon cœur qu'à mes écrits.
La folitude calme l'ame, & appaife les paflions que
le défordre du monde a fait naître. Loin des vices qui
nous irritent , on en parle avec moins d'indignation ;
loin des maux qui nous touchent, le cœur en eft moins
ému. Depuis que je ne vois plus les hommes , j'ai prêt
que ceffé de h..ïr les médians. D'iiilleurs , le niiU qu'ils
m'ont fait à moi-même m'ôte le droit d'en dire d'eux.
D faut déformais que je leur pardonne pour ne leur
pas reffembler. Sans y fonger , je fubftituerois l'amour
de la vengeance à celui de la jufBce ; il vaut mieux tout
oublier. J'efpere qu'on ne me trouvera plus cette
âpreté qu'on me reprochoit , mais qui me fciifoit lire ;
je confens d'être moins lu, pourvu que je vive en paix.
A ces raifons il s'en joint une autre plus cruelle &
que je voudrois en vain diffimuler ; le public ne la
fentiroit {]ue trop malgré moi. Si dans les clfiis fortis
de ma plume ce papier eft encore au-defibus des autres ,
c'eft moins la faute des circonftances que la inienne :
c'eft que je fuis au-delfous de moi-même. Les maux
du corps épuifcnt l'amc : à force de foutfrir , elle perd
eordatio : cxcepto convitio , & im- -omnibus efFiigiet amiciii, Ecclcfaflis^
propcrio , & fupcrbifi , & myftcrii XXll. 26, 27.
xcvc-lucionc, & phijà duloRi. 1» his
PREFACE, 429
fon reflbrt. Un inftant de fermentation pafîagere pro-
duifit en moi quelque lueur de talent ; il s'eft montré
tard , il s'eft éteint de bonne heure. En reprenant mon
Etat naturel , je fuis rentré dans le néant. Je n'eus
qu'un moment, il eft paffé; j'ai la honte de me fur-
vivre. Leéleur , fi vous recevez ce dernier ouvrage avec
indulgence, vous accueiUirez mon ombre : car pour
moi, je ne fuis plus.
A MoNTMOi^ENCi, le 20 Mars 1758,
JEAN-JAQUES ROUSSEAU
CITOTEN DE GENEVE,
A Monsieur D'ALEMBERT.
J'Ai lu, Monfieur , avec plaifir votre article GENE VE ,
dans le feptieme Volume de l'Encyclopédie ( * ). En le reli-
fant avec plus de plaifir encore , il m'a fourni quelques ré-
flexions que j'ai cru pouvoir offrir , fous vos aufpices , au
public & à mes Concitoyens. 11 y a beaucoup à louer dans
cet article ; mais fi les éloges dont vous honorez ma Patrie
m'ôtent le droit de vous en rendre, ma fincérité parlera pour
moi ; n'être pas de votre avis fur quelques points , c'eft alTez
m'expliquer fur les autres.
Je commencerai par celui que j'ai le plus de répugnance à
traiter , & dont l'examen me convient le moins ; mais fur
lequel , par la raifon que je viens de dire , le filence ne m'eft
pas permis. C'elt le jugement que vous portez de h dodrine
de nos Minifères en matière de foi. Vous avez fait de ce
corps refpeftable un éloge très-beau , très-vrai , très-propre à
eux feuls dans tous les Clergés du monde , & qu'augmente
encore la confidération qu'ils vous ont témoignée , en mon-
trant qu'ils aiment la Philofophie , & ne craignent pas l'œil
du Philofophe. Mais , Monfieur , quand on veut honorer les
gens , il faut que ce foit à leur manière , & non pas ù la
(♦) L'article GENEVE qui adonné du Supplcment, avec les ajtres pièces
lieu à cette Lettre de M. RoufTcau , qui y ont rapport,
fera inipriiué dans le premier volume
431 LETTRE
nôtre, de peur qu'ils ne s'offenfent avec raifon des louangeîs
Huifibles ,' qui , pour être données à bonne intention , n'en
bleiïent pas moins l'état , l'intérêt , les opinions , ou les pré-
jugés de ceux qui en font l'objet. Ignorez-vous que tout nom
de Se6te eit toujours odieux , & que de pareilles imputa-
tions , rarement fans conféquence pour des Laïques , ne le
font jamais pour des Théologiens ?
Vous me direz qu'il eft queflion de faits & non de louan-
ges , & que le Philofophe a plus d'égard à la vérité qu'aux
hommes : mais cette prétendue vérité n'eft pas fi claire , ni
û indifférente , que vous foyez en droit de l'avancer fans de
bonnes autorités , &: je ne vois pas où l'on en peut prendre
pour prouver que les fentimens qu'un corps profeffe & fur
lefquels il fe conduit , ne font pas les fiens. Vous me direz
encore que vous n'attribuez point à tout le corps eccléfiaflique
les fentimens dont vous parlez ; mais vous les attribuez à plu-
fieurs , ôc plufîeurs dans un petit nombre font toujours une fi
grande partie que le tout doit s'en rcfTentir,
Plufîeurs Palkurs de Genève n'ont , félon vous , qu'un Soci-
nianifme parfait. Voilà ce que vous déclarez hautement, à la
face de l'Europe. J'ofe vous demander comment vous l'avez
appris ? Ce ne peut être que par vos propres conje<5tures , ou
par le témoignage d'autrui , ou fur l'aveu des Palteurs en
queftion.
Or dans les matières de pur dogme & qui ne tiennent point
h la morale , comment peut-on juger de la foi d'autrui par
conjecture ? Comment peut-on même en juger fur la dccla-
racJou d'un tieri , contre celle de la perfonne intérefll'e ?
Qui
A M. D' A L E M B E R T. 433
Qui fait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas,
& à qui doit -on s'en rapporter là-deffus plutôt qu'à moi-
même ? Qu'après avoir tiré des difcours ou des écrits d'un
honnête -homme des conféquences fophifliques & défavouées,
un Prêtre acharné pourfuive l'Auteur fur ces conféquences ,
le Prêtre fait fon métier & n'étonne perfonne : mais devons-
nous honorer les gens de bien comme un fourbe les perfé-
cute ; & le Philofophe imitera-t-il des raifonnemens captieux
dont il fut fi fouvent la victime?
Il relteroit donc à penfer, fur ceux de nos Pafteurs que
vous prétendez être Sociniens parfaits & rejetter les peines
éternelles , qu'ils vous ont confié là-deffus leurs fentimens par-
ticuliers : mais fi c'étoit en effet leur fentiment, & qu'ils vous
l'euffent confié , fans doute ils vous l'auroient dit en fecret,
dans l'honnête & libre épanchement d'un commerce philo^
fophique ; ils l'auroient dit au Philofophe , & non pas à l'Au-
teur. Ils n'en ont donc rien fait , & ma preuve eft fans ré-
plique ; c'eft que vous l'avez publié.
Je ne prétends point pour cela juger ni blâmer la doctrine
que vous leur imputez ; je dis feulement qu'on n'a nul droit
de la leur imputer , à moins qu'ils ne la reconnoiffent , &
j'ajoute qu'elle ne reffemble en rien à celle dont ils nous mC-
truifent. Je ne fais ce que c'eft que le Socinianifme, ainfi je
n'en puis parler ni en bien ni en mal ; mais , en général , je
fuis l'ami de toute Religion paifible , oia l'on fert l'Etre éternel
félon la raifon qu'il nous a donnée. Quand un homm.e ne
peut croire ce qu'il trouve abfurdc , ce n'eft pas fa faute «
Mélanges. Tome I, 1 i i
454
LETTRE
c'eft celle de fa raifoii (û); ôc comment concevrai -je que
Dieu le puniiTe de ne s'être pas fait un entendement (6) con-
traire à celui qu'il a reçu de lui ? Si un Dodeur venoit m'or-
(a') Je crois voir un prir.cîpe qui ,
bien dcmontré comme il pourroic l'ê-
tre , arraclieroit à l'infnnt les armes
des mains à l'intolérant & au fuperfti-
tieux , & calmeroit cette fureur de
faire des profcly;es qui femble animer
les incrédules. C'eft que la raifoii hu-
maine n'a pas de mefure commune
bien déterminée , & qu'il eft injufte
à tout homme de donner la fienne
pour règle à celle des autres.
Suppofons de la bonne- foi, fans
laquelle toute difpute n'eft que du
ca:]uet. Jafqj'à certain point il y a
des principes co.mmuns, une évidence
Commune, & de plus, chacun a fa
propre raifon qui le détermine; ainfi
le fentiment ne mené point au Scep-
ticifme : mais auRlles bornes généra-
les de la raifon n'étant point fixées,
& nul n'ayant infpecUon fur celle d'au-
trui, voilà tout d'un coup le fier dog-
matique arrêté. 51 jamais on pouvoit
établir la paix où régnent l'intérêt ,
l'orgueil, & l'opinion, c'eft par - là
qu'on termiiieroit à la fin les dide:!-
tioiis des Prêtres & des Philofophes.
Mais peut-être ne feroit-celc compte ni
des uns ni des autres : il n'y auroit plus
ni perfécutions ni difputes ; les pre-
•miers n'auroient perfonne à tourmen-
ter i les Icconds , perfonne à convain-
cre : autant vaudroit quitter le métier.
Si l'on me demandoit là-deffus pour-
quoi donc je difpute moi - même? Je
répondrois que je parle au plus grand
nombre , que j'e'spofe des vérités de
pratique, que je me fonde fur l'expé-
rience , que je remplis mon devoir ,
& qu'après avoir dit ce que je penfe,
je ne trouve point mauvais qu'on ne
foit pas de mon avis.
( b) W faut fe reffouvenir que j'ai à
répondre à un Auteur qui n'eft pas
Proteftant; & je crois lui répondre en
elfet , en montrant que ce qu'il accufe
nos Miniftres de faire dans notre Reli-
gion , s'y feroit inutilement , & fe fait
nécelTuirement dans plulieurs autres,
fans qu'on y fonge.
Le monde intelleduel, fans en ex-
cepter la Géométrie , eft plein de vé-
rités incompréhenfibles , & pourtant
inconteftables ; parce que la raifon qui
les démontre exiftantes, ne peut les
toucher, pour ainfi dire, à travers les
bornes qui l'arrêtent , mais feulement
les appercevoir. Tel elt le dogme de
l'exillcnce d^ Dieu ; tels font les myf-
tcres admis dans les Communions Pro-
tcftantes. Les myfteres qui heurtent
la raifon, pour me fervir des termes
de Al. d'Alembert, font toute autre
chofc. Leur contradiction même ks
A M. D ' A L E r\î B E R T.
45 S
donner de la part de Dieu de croire que la partie eft plus
grande que le tout, que pourrois-je penfer en moi-même,
finon que cet homme vient m'ordonner d'être fou ? Sans
doute l'Orthodoxe , qui ne voit nulie abfardité dans les myf-
teres, eiï obh'gé de les croire : mais il le Socinien y en trouve ,
qu'a-t-on à lui dire? Lui prouvera-t-on qu'il n'y en a pas?
Il commencera , lui , par vous prouver que c'efl une abfurdité
de raifonner fur ce qu'on ne fauroit entendre. Que faire donc?
Le laifTer en repos.
Je ne fuis pas plus fcandalifé que ceux qui fervent un Dieu
clément , rejettent l'cternité des peines , s'ils la trouvent in-
compatible avec fa jultice. Qu'en pareil cas ils interprètent
de leur mieux les palTages contraires à leur opinion , plutôt
que de l'abandonner , que peuvent-ils faire autre chofe ? Nul
n'eft plus pénétré que moi d'amour ôc de refpeâ: pour le
plus fublime de tous les Livres ; il me confole ôc m'inftruic
fait rentrer dans fes bornes ; elle a tou-
tes les prifes imaginables pour fendr
qu'ils n'exiflent pas : car bien qu'on
ne puiffe voir une chofe abfurde , rien
n'eft fi clair que l'abfurdité. Voilà ce
qui arrive, lorfqu'on foutient à la fois
deux propoTitions contradidoires. Si
vous me dites qu'un efpace d'un pouce
eft aulTi un efpace d'un pied , vous ne
dites point du tout une chofe myfté-
rieufe , obfcure , incompréhenfible;
■vous dites , au contraire , une abfur-
dité lumineufe & palpable, une chofe
évidemment fauffe. De quelque genre
que foientles démonftrations qui l'éta-
bliffent , elles ne fauroient l'emporter
fur celle qui la détruit, parce qu'elle
ell tirée immédiatement des notions
primitives qui fervent de bafe à toute
certitude humaine. Autremeit h rai-
fon, dépofant contre elle-même , nous
forccroit à la récufer ; & loin de nous
faire croire ceci ou cela , elle nous
empécheroitde plu'; rien croire, atten.
du que tout principe de foi feroit dé-
truit. Tout homme , de quelque Reli-
gion qu'il foit, qui dit croire à de
pareils niyftcres, en impofo donc, ou
ne fait ce qu'il dit.
lii i
43^ LETTRE
tous les jours , quand les autres ne m'infpirent plus que du
dégoût. Mais je foutiens que fi l'Ecriture elle-même nous
donnoit de Dieu quelque idée indigne de lui , il faudroit la
rejetter en cela, comme vous rejettez en Géométrie les dé-
monftrations qui mènent à des conclufîons abfurdes : car
de quelque authenticité que puifle être le texte facré , il eft
encore plus croyable que la Bible foit altérée , que Dieu
injuîte ou malfaifant.
Voilà , Monfieur , les raifons qui m'empécheroient de blâ-
mer ces fentimens dans d'équitables & modérés Théolo-
giens , qui de leur propre doctrine apprendroient à ne for-
cer perfonne à l'adopter. Je dirai plus , des manières de pen-
fer fi convenables à une créature raifonnable &c foible , fi
dignes d'un Créateur jufte &c miféricordieux , me paroiffent
priférables à cet afTentiment ftupide qui fait de l'homme une
bête, & à cette barbare intolérance qui fe plaît à tourmenter
dès cette vie ceux qu'elle deftine aux tourmens éternels dans
l'autre. En ce fens , je vous remercie pour ma Patrie de l'ef-
prit de Philofophie ôc d'humanité que vous reconnoiffez
dans fon Clergé , & de la juflice que vous aimez à lui ren^
dre ; je fuis d'accord avec vous fur ce point. Mais pour être
philofophes ôc tolérans (*) i il ne s'enfuit pas que fes mem-
( *) Sur la Tolérance Chrctienne, la cenfure des erreurs fur la foi, que
en peut confulter le chapitre qui porte dans celle des fautes contre les mœurs ,
ce titre, dans l'onzième livre de la & comment s'allient dans les règles
Dodtrine Chrétienne de M. le PrufetTeur de cette cenfure la douceur du Chré-
Vtrnct. On y verra par quelles raifons tien, lu raifon du Sajje & le zèle du
l'Eglife doit apporter encore plus de Paltcur.
ménagement & de circonfpedion dans
A M. D ' A L E M B E R T. 437
bres foient hérétiques. Dans le nom de parti que vous leur
donnez , dans les dogmes que vous dites être les leurs , je ne
puis ni vous approuver , ni vous fuivre. Quoiqu'un tel fyf-
téme n'ait rien , peut-être , que d'honorable à ceux qui l'adop-
tent , je me garderai de l'attribuer à mes Palleurs qui ne
l'ont pas adopté ; de peur que l'éloge que j'en pourrois faire
ne fournît à d'autres le fujet d'une accufation très-grave , &c
ne nuisît à ceux que j'aurois prétendu louer. Pourquoi me
chargerois-je de la profefllon de foi d'autrui ? N'ai-je pas
trop appris à craindre ces imputations téméraires .'' Combien
de gens fe font chargés de la mienne en m'accufant de man-
quer de Religion , qui furement ont fort mal lu dans mon
cœur .'' Je ne les taxerai point d'en manquer eux-mêmes :
car un des devoirs qu'elle m'impofe eft de refpeâer les fe-
crets des confciences. Monfieur , jugeons les actions des
hommes , & laifTons Dieu juger de leur foi.
En voilà trop , peut-être , fur un point dont l'examen ne
m'appartient pas, & n'eft pas aufll le fujet de cette Lettre.
Les Miniftres de Genève n'ont pas befoin de la plume d'au-
trui pour fe défendre (c) ; ce n'eft pas la mienne qu'ils choi-
firoient pour cela,& de pareilles difcufTions font trop loin
de mon inclination pour que je m'y livre avec plailir ; mais
( c ) C'eft ce qu'ils viennent de le premier rendu l'honneur qu'ils nic-
faire , à ce qu'on m'écrit, par une ritent, mais de celui d'entendre mon
déclaration publique. Elle ne m'eft jugement unanimement confirmé. Je
point parvenue dans ma retraite ; mais fens bien que cette déclaration rend le
j'apprends que le public l'a recjue avec début de ma Lettre entièrement fuper-
applaudiffement. Ainfi, non - feule- flu, & le rendroit peut- être indifcret
ment je jouis du plailir de leur avoir dans tout autre cas : mais étant fui le
43S L E T T R E
ayant à parler du même article où vous leur attribuez des
opinions que nous ne leur connoiilons point , me taire fur
cette afiertion , c'étoit y paroître adhérer , Ôc c'elt ce que je
fuis fort éloigné de fiiire. Senfîble au bonheur que nous
avons de poiTéder un corps de Théologiens Piiilofophes &c
pacifiques , ou plutôt un corps d'Ofîkiers de Morale (J) &:
de Miniftres de la vertu , je ne vois naître qu'avec efFroi toute
occafion pour eux de fe rabaiffer jufqu'à n'être plus que des
Gens d'Eglife. II nous importe de les conferver tels qu'ils
font. II nous importe qu'ils jouiffetit eux-mêmes de la paix
qu'ils nous font aimer, & que d'odieufes difputes de Théo-
logie ne troublent plus leur repos ni le nôtre. Il nous im-
porte enfin , d'apprendre toujours par leurs leçons & par leur
exemple , que la douceur & l'humanité font auffi les vertus
du Chrétien.
Je me hâte de palTer à une difculîlon moins grave & moins
férieufe , mais qui nous intéreffe encore affez pour mériter
nos réflexions , èc dans laquelle j'entrerai plus volontiers ,
comme étant un peu plus de ma compétence ; c'eit celle du
projet d'établir un Théâtre de Comédie à Genève. Je n'ex-
poferai point ici mes conjectures fur les motifs qui vous ont
pointdele fupprimcr, j'ai vu que par- tiennent en gcnwal licn que d'hono-
lant du même article qui y a donné rable à l'Eglife de Genève, & qued'u-
lieu, la même r?.ifon fubfiftoît encore, tile aux hommes en tout pays.
& qu'on pourroit toujours prendre mon ( i/ ) C'ell ainli que l'Abbc de Saint
filencc pour une efpece de confentc- Pierre appclloic toujours les Eccléfiad
ment. Je lailTe donc ces reflexions tiques ; foit pour dire ce qu'ils font
d'autant plus volontiers que li elles en efFct , ioit pour exprimer ce qu'ils
viennent hors de propos fur une affaire devroient être,
heurcufemcnt terminée , elles ne con.
A M. D ' A L E M B E R T. 439
pu porter à nous propofer un établiiTetnent fi contraire à nos
maximes. Qaelles que foienc vos raifons , il ne s'agit pour
moi que des nôtres , & tout ce que je me permettrai de dire
à votre égard , c'eit que vous ferez furement le premier
Philo fophe (a) , qui jamais ait excité un peuple libre , une
petite Ville , ce un Etat pauvre , à fe charger d'un fpëélacle
public.
Que de queftions je trouve à difcuter dans celle que vous
femblez réfouire ! Si les Spectacles font bons ou mauvais
en eux-mêmes ? S'ils peuvent s'allier avec les mœurs ? Si
l'aultérité Républicaine les peut comporter ? S'il faut les
foaffrir dans une petite ville ? Si la profeffion de Comédien
peut être honnête ? Si les Comédiennes peuvent être auffi
fages que d'autres femmes ? Si de bonnes loix fuffifent pour
réprimer les abus ? Si ces loix peuvent être bien obfer-
vées ? ôcc. Tout eft problême encore fur les vrais effets du
Théâtre , parce que les diîputes qu'il occafionne ne partageant
que les Gens d'Eglife &. les Gens du monde , chacun ne
l'envifage que par fes préjugés. Voilà , Monfieur , des recher-
ches qui ne feroient pas indignes de votre plumie. Pour moi ,
fans croire y fuppltcr , je m.e contenterai de cherclier dans
cet eiïlii les éclaircilTemens que vous nous avez rendus nécef-
faires ; vous priant de confidérer qu'en difant mon avis i votre
exemi le , je remplis un devoir envers ma Patrie , ëc qu'au
f a ) De deux cék-bres Iliftoiiens , tlaignc traluire, le grave Tacite qu'il
tous deux J hilofoplies , tous deux cite fi volontiers, & qu'à l'obfcuritj
c'-.ers à I\I. d'Ak-p.ibcrt , le mudcriie près il imite fi bien quelquefois, en
feri,it dj Ton av's , peut - être; maia eût- il été de mcrac ?
Tucite qu'il aime, qu'il inédÎLe , qu'il
44<^
LETTRE
moins , fi je me trompe dans mon fentiment , cette erreur ne
peut nuire à perfonne.
Au premier coup-d'œil jette fur ces infHtutions , je vois
d'abord qu'un Speftacle eft un amufement; &c s'il ell vrai
qu'il faille des amufemens à l'homme , vous conviendrez au
moins qu'ils ne font permis qu'autant qu'ils font néceflaires ,
& que tout amufement inutile eiï un mal , pour un Etre
dont la vie eft fi courte ôc le tems Ci précieux. L'état d'homme
a fes plaifîrs , qui dérivent de fa nature , & naiffent de fes
travaux , de fes rapports , de fes befoins ; ôc ces plaiiirs ,
d'autant plus doux que celui qui les goûte a l'ame plus faine,
rendent quiconque en fait jouir peu fenfible à tous ks autres.
Un Père, un Fils , un Mari, un Citoyen, ont des devoirs fi
chers h. remplir , qu'ils ne leur laifTent rien à dérober à l'ennui.
Le bon emploi du tems rend le tems plus précieux encore,
& mieux on le met à profit , moins on en fait trouver à
perdre. AufH voit-on conftamment que l'habitude du travail
rend l'inaélion infupportable , & qu'une bonne confcience
éteint le goût des plaiiirs frivoles : mais c'eit le méconten-
tement de foi-même , c'eft le poids de l'oifiveté , c'eft l'oubli
des goûts fimples ôc naturels , qui rendent fi néceffaire un
amufement étranger. Je n'aime point qu'on ait befoin d'atta-
cher inceflamment fon cœur fur la Scène , comme s'il étoit
mal à fon aife au-dedans de nous. La nature même a diété
la réponfe de ce Barbare (b) .\ qui l'on vantoit les magni-
ficences du Cirque & des Jeux établis à Rome. Les Romains,
demanda ce bon-homme, n'ont-ils ni femmes, ni cnfans ?
Cb) Chryfoft. in Matth. Homcl. 58.
Le
A M. D' AL E M B E R T.
441
Le Barbare avoir raifon. L'on croit s'alTembler au Spedack ,
& c'eil-là que chacun s'ifole ; c'eft-là qu'on va oublier fcs
amis , fes voifins , fes proches, pour s'intcreiTer à des fables,
pour pleurer les malheurs des morts , ou rire aux dépens
des vivans. Mais j'aurois dû fentir que ce langage n'elt plus
de faifon dans notre fiecle. Tâchons d'en prendre un qui
foit mieux entendu.
Demander fi les Spectacles font bons ou mauvais en eux-
mêmes , c'eit faire une quefBon trop vague ; c'eft examiner
un rapport avant que d'avoir fixé les termes. Les Spectacles
font faits pour le peuple , ôc ce n'eft que par leurs effets fur
lui, qu'on peut déterminer leurs qualités abfolues. 11 peut y
avoir des Spedacles d'une infinité d'efpeces (*) ; il y a de
(* ) "Il peut y avoir des fpedacles
j, blâmables en eux-mêmes , comme
55 ceux qui font inhumains , ou in-
55 dccens & licentieux : tels étoient
55 quelques - uns des f)-,ectacles parmi
„ les Païens. Mais il en eft aufli d'in-
„ diffirens en eux-mêmes qui ne de-
5, viennent mauvais que par l'abus
„ qu'on en fait. Par exemple , les
j, pièces de Théâtre n'ont rien de
,; mauvais en tant qu'on y trouve une
55 peinture des caradercs & des adlions
5, des hommes, où l'on pourroit même
j, donner des leqons agréables & uti-
„ les pour toutes les conditions ; mais
5, il l'on y débite une morale relâchée >
35 fi les perfonnes qui exercent cette
55 profellion mènent une vie Pcen-
Aîélanges, Tome L
,5 tieufe & fervent à corrompre les
5, autres , fi de tels fpecT;acles eniie-
„ tiennent la vanité , la fainéantife ,
55 le luxe, l'impudicité, il cft vifible
„ alors que la chofe tourne en abi:s ,
35 & qu'à moins qu'on ne trouve le
55 moyen de coniger ces abus ou de
53 s'en gai antii, il vaut mieux reiion-
,3 cer à cette forte d'amufement „.
Injlmmon Clirà. T. III. L. llL
C/iap. i(>.
Voilà Pétat de la qucftion bien pnfc.
Il s'agit de favoir fi la morale du Théâ-
tre ell néceffairemcnt relâchée , fi les
abus font inévitables , fi les inconvé-
niens dérivent de la nature de la
chofe , ou s'ils viennent de caufes
qu'on ne puiife écarter.
K1J£
44 i
LETTRE
peuple à peuple une prodigieufe diveriité de mœurs , de teni-
péramens , de carafteres. L'.homme elt un , je l'avoue ; mais
l'homme modifié par les Religions, par les Gouvernemens ,
par les Loix , par les coutumes , par les préjugés , par les
climats , devient fi différent de lui-même qu'il ne faut plus
chercher parmi nous ce qui efl bon aux hommes en géné-
ral, mais ce qui leur e(l bon dans tel tems ou dans tel pays:
ainfi les Pièces de Ménandre foites pour le Théâtre d'Athènes ,
étoient déplacées fur celui de Rome : ainfi les combats
des Gladiateurs , qui , fous la République , animoient le cou-
rage ôc la valeur des Romains , n'infpiroient , fous les Empe-
reurs , à la populace de Rome , que l'amour du fang & la
cruauté : du même objet offert au même Peuple en différens
tems , il apprit d'abord à méprifer fa vie , ëc enfuite à fe
jouer de celle d'autrui.
Quant à l'efpece des Spe£lacles , c'efl néceflairement le
plaifir qu'ils donnent , &c non leur utilité , qui la détermine.
Si l'utilité peut s'y trouver , à la bonne heure ; mais l'objet
principal eft de plaire , ôc , pourvu que le Peuple s'amufe , cet
objet eft affez rempli. Cela feul empêchera toujours qu'on ne
puiiïe donner à ces fortes d'établifiemens tous les avantages
dont ils feroient fufceptibles , &c c'eit s'abufer beaucoup que
de s'en former une idée de perfection , qu'on ne fauroit mettre
en pratique , fans rebuter ceux qu'on croit inftruire. Voilà
d'où naît la diverfité des Spectacles , félon les goûts divers
des nations. Un Peuple intrépide , grave &c cruel , veut des
fêtes meurtrières & périlleufcs , où brillent la valeur & le
fcns -froid. Un Peuple féroce 6c bouillant veut du fang , des
A M. D ' A L E M B E 11 T. 445
combats , des paflîons atroces. Un Peuple voluptueux veut de
la mufique &: des danfes. Un Peuple galant veut de l'amour
& de la polireffe. Un Peuple badin veut de la plaifanterie &
du ridicule. Trahit fua quemque voluptas. Il faut , pour leur
plaire , des Spedacles qui favorifent leurs penchans , au lieu
qu'il en faudroit qui les modérafTent.
La Scène , en général , eft un tableau des paffions humai-
nes , dont l'original eft dans tous les cœurs ; mais fi le Peintre
n'avoit foin de flatter ces paffions, les Spectateurs feroient
bientôt rebutés , & ne voudroient plus fe voir fous un afpeét
qui les fit méprifer d'eux-mêmes. Que s'il donne à quelques-
unes des couleurs odieufes , c'eft feulement à celles qui ne
font point générales , & qu'on hait naturellement. Ainfî l'Au-
teur ne fait encore en cela que fuivre le fentiment du public;
& alors ces paffions de rebut font toujours employées à en faire
valoir d'autres , fînon plus légitimes , du moins plus au gré
des Spectateurs. Il n'y a que la raifon qui ne foit bonne à
rien fur la Scène. Un homme fans paffions , ou qui les domi-
neroit toujours , n'y fliuroit intéreffer perfonne ; & l'on a déjà
remarqué qu'un Stoïcien dans la Tragédie , feroit un perfon-
nage infupportable : dans la Comédie , il feroir rire , tout au
plus.
Qu'on n'attribue donc pas au Théâtre le pouvoir de chan-
ger des fentimens ni des mœurs qu'il ne peut que fuivre
& embellir. Un Auteur qui voudroit heurter le goût général ,
compoferoit bientôt pour lui fcul. Quand Molière corrigea la
Scène comique , il attaqua des modes , des ridicules ; mais
Kkk z
444
L E T T
i\.
E
i! ne choqua pas peur cela le goûr du public (c), il le Tut-
vit ou le développa , comme lie auffi Corneille de fon côté.
C'écoit l'ancien Théâtre qui commençoit ^ choquer ce goût,
parce que , dans un fiecle devenu plus poli , le Théâtre
gardoit fa première grofîiéreté. Auffi le goût général ayant
ch.angé depuis ces deux Auteurs , Ci leurs chefs - d'œuvres
étoient encore à paroître , tomberoient-ils infailliblement au-
jourd'hui. Les connoiiTeurs ont beau les admirer toujours ,
fi le public les admire encore , c'eit plus par honte de s'en
dédire que par un vrai fentiment de leurs beautés. On dit que
jamais une bonne Pièce ne tombe; vraiment je le crois bien,
c'efî: que jamais une bonne Pièce ne choque les mœurs ( d )
de fon tems. Qui ef l-ce qui doute que , fur nos Théâtres ,
la meilleure Pièce de Sophocle ne tombât tout-à-plat? On
( c ") Pour peu qu'il anticipât , ce
Molière lui - même avoit peine à fe
foutenir ; le plus parfait de fes ouvra-
ges tomba dans fa nailTance, parce
qu'il le donna trop tôt, & que le pu-
blic n'étoit pas mûr encore pour le
Mifanthrope.
Tout ceci eft fondé fur une maxime
évidente ; favoir qu'un peuple fuit
fouvent des uPages qu'il méprif; , ou
qu'il eft prêt à nicprifcr , fi-tôt qu'on
ofera lui en donner l'exemple. Quand
de mon tems on jouoit la fureur des
Pantins, on ne faifoit que dire au
Thjatre ce que penfoient ceux même
qui palTiiient leur journée à ce fot
amufemcnt : mais les goûts conftans
d'un peuple, fes coutumes , (es vieux
préjuges, doivent éire rcfpectés fur la
Scène. Jamais Poëte ne s'eft bien trou-
vé d'avoir violé cette loi.
( d ) Je dis le goût ou les mœurs in-
différemment : car bien que l'une de
ces chofes nefoit pas l'autre, elles ont
toujours une origine commune , &
fouffrent les mêmes révolutions. Ce
qui ne fignilîe pas que le bon goût &
les bonnes mœurs régnent toujours en
même tems , propofuion qui denvinde
éciairciflement & difcuQîon ; mais
qu'un certain état du goût répond tou-
jours à un certain état des mœurs , ce
qui cft incontcllable.
A M. D' A L E M B E R T. ^45
ne fauroît fe mettre à la place de gens qui ne nous relTem-
blent point.
Tout Auteur qui veut nous peindre àcs mœurs étrangères
a pourtant grand foin d'approprier fa Pièce aux nôtres. Sans
cette précaution , l'on ne réuffit jamais , &: le fuccès même
de ceux qui l'ont prife a fouvent des caufes bien diffé-
rentes de celles que lui fuppofe un obfervateur fuperficiel.
Quand Arlequin Sauvage ell; bien accueilli des Speclateurs,
penfe-t-on que ce foit par le goiit qu'ils prennent pour le
fens &c la fimplicité de ce perfonnage , & qu'un feul d'en-
tr'eux voulût pour cela lui reffem.bler? C'eft, tout au con-
traire , que cette Pièce favorife leur tour d'efprit , qui eit
d'aimer &c rechercher les idées neuves & fingulieres. Or il n'y
en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature.
C'efl précifément leur averfîon pour les chofes comimunes ,
qui les ramené quelquefois aux chofes fimples.
Il s'enfuit de ces premières obfervations , que l'effet gé-
néral du Speclacle eft de renforcer le caraiftere national,
d'augmenter les inclinations naturelles , & de donner une
nouvelle énergie à toutes les paiîions. En ce fens il fem-
bleroit que cet effet, fe bornant h charger & non changer
les mœurs établies , la Comédie feroit bonne aux bons &
mauvaife aux méchans. Encore dans le premier cas relte-
roit-il toujours à favoir fi les pafTions trop irritées ne dégé-
nèrent point en vices. Je fais que la Poétique du Théâtre
prétend faire tout le contraire , &c purger les pafTions en les
excitant : mais j'ai peine à bien concevoir cette regl.-. Seroit-
ce que pour devenir tempérant ôc fage , il faut commencer
par être furieux &c fou ?
44<î LETTRE
«' Eh non ! ce n'eft pas cela , difent les parcilans du Théa-
>j rre. La Tragédie prétend bien que toutes les paffions
jj dont elle fait des tableaux nous" émeuvent, mais elle ne
»} veut pas toujours que notre affedion foit la même que
>} celle du perfonnage tourmenté par une paffion. Le plus
j> fouvent, au-contraire , fon but eft d'exciter en nous des
j5 fentimens oppofés à ceux qu'elle prête à fes perfonnages >».
Ils difent encore que fi les Auteurs abufent du pouvoir d'é-
mouvoir les cœurs , pour mal placer l'intérêt , cette faute
doit être attribuée à l'ignorance & à la dépravation des Ar-
tifles , & non point à l'art. Ils difent enfin que la peinture
fidelle des paflions & des peines qui les accompagnent ,
fuffit feule pour nous les faire éviter avec tout le foin dont
nous fommes capables.
Il ne faut , pour fentir la mauvaife foi de toutes ces ré-
ponfes que confuker l'état de fon cœur à la fin d'une Tra-
gédie. L'émotion , le trouble , &c l'attendrifiement qu'on fent
en foi-même 6c qui fe prolonge après la Pièce, annoncent-
ils une difpofition bien prochaine à furmonter & régler nos
pafTions ? Les impreflîons vives & touchantes dont nous
prenons l'habitude &c qui reviennent fi fouvent, font -elles
bien propres h modérer nos fentimens au befoin ? Pourquoi
l'image des peines qui nailTcnt des paiïlons , effaceroit-elle
celle des tranfports de plaifir &c de joie qu'on en voit aufïi
naître, &: que les Auteurs ont foin d'embellir encore pour
rendre leurs Pièces plus agréables? ne fait-on pas que toutes
les pafTîons font fœurs, qu'une feule fuffit pour en exciter
mille, ôc que les combattre l'une par l'autre n'tlt qu'un
A M. D ' A L E M B E R T. 447
moyen de rendre le cœur plus fenfible a toutes ? Le feul
inftrument qui ferve à les purger eft la raifon, & j'ai déjà
dit que la raifon n'avoit nul effet au Théâtre. Nous ne par-
tageons pas les affections de tous les perfonnages , il elt
vrai : car , leurs intérêts étant oppofés , il faut bien que
l'Auteur nous en faffe préférer quelqu'un , autrement nous
n'en prendrions point du tout; mais loin de choifir pour
cela les pafîions qu'il veut nous ftiire aimer, il eft forcé
de choifir celles que nous aimons. Ce que j'ai dit du genre
des Spectacles doit s'entendre encore de l'intérêt qu'on y
fait régner. A Londres , un Drame intéreffe en fl^.ifant haïr
les François ; à Tunis , la belle paflion feroit la piraterie ;
à Meffine , une vengeance bien favoureufe ; à Goa , l'hon-
iieur de brûler des Juifs. Qu'un Auteur ( a ) choque ces
maximes , il pourra faire une fort belle Pièce où l'on n'ira
point ; & c'eit alors qu'il faudra taxer cet Auteur d'igno-
rance , pour avoir manqué à la première loi de fon art , à
celle qui fert de bafe à toutes les autres , qui eft de réuffir.
Ainfi le Théâtre purge les pafTions qu'on n'a pas, ôc fo-
mente celles qu'on a. Ne voilà - 1 - il pas un remède bien
adminiftré ?
Il y a donc un concours de caufes générales & particulières,
qui doivent empêcher qu'on ne puiffe donner aux Spectacles
( a ) Q.n'on mette, pour voir, fur aynnt rtcii un affront d'un Spadaffin ,
h Scène franqoife , un homme droit refiife de s'aller faire égorger par l'of-
& vertueux , mais fiinple & grollier , fcnfeur , & qu'on cpuife tout l'arc du
fans amour , fans galanterie , & qui Thcatre pour rendre ces perfonnages
ne fafTe point de belles phrafes ; qu'on intcreffans comme le CiJ au peuple
y mette un fage fans préjugés , qui , Franijois : j'aurai tort , fi l'oa réuffit.
448 LETTRE
la perfection donc on les croie fafceptibles , & qu'ils ne pro-
duifenc les effets avantageux qu'on fcmble en attendre. Quand
on fuppoferoit même cette perfection auiTi grande qu'elle
peut être , ôc le peuple auffi bien difpofé qu'on voudra ;
encore ces effets fe réduiroient-ils à rien, faute de moyens
pour les rendre fenlibles. Je ne fâche que trois fortes d'inf-
trumens , à l'aide defquels on puiife agir fur les mœurs d'un
peuple ; favoir , la force des loix , l'empire de l'opinion , <Sc
l'attrait du plaiilr. Or les loix n'ont nul accès au Théâtre,
dont la moindre contrainte ( b ) feroit une peine & non pas
un amufement. L'-opinion n'en dépend point , puifqu'au
lieu de faire la loi au public, le Théâtre la reçoit de lui;
& quant au plaidr qu'on y peut prendre, tout fon effet elt
de nous y ramener plus fouvent.
Examinons s'il en peut avoir d'autres. Le Théâtre, me
dit-on , dirigé comme il peut ôc doit l'êae , rend la vertu
aimable &c le vice odieux. Quoi donc? avant qu'il y eût des
Comédies n'aimoit-on point les gens de bien, ne haïlîoit-
oa point les méchans , ôc ces fcatinîens font-ils plus foibles
dans les lieux dépourvus de SpeCiacks? Le Théâtre rend
la vertu aimable... il opère un grand prodige de faire ce
que la nature & la raifoa font avant lui ! Les méchans font
( b ) Les loix peuvent ditcrminer tout le niontlc éveillé , & peu s'en
les fiijccs, la forme des Pièces, lama- falut que le plaifir d'un court fom-
nicre de les jouer ; mais elles ne fau- meil ne coûtât la vie à Vefpafien. No-
rjient forcer le public à s'y plaire. blés Adeurs de l'Opéra de Paris, ah,
1,'empereur Néron chantant au Théa- fi vous eulTicz joui de la puiffaiice im-
tre faifoit égorger ceux qui s'endor- pcriale , je ne gcmirois pas mainte»
niûient ; encore ne pouvoit - il tenir nant d'avoir trop vécu 1
haïs
A M. D' A L E M B E R T. 449
haïs fur la Scène . . . Sont-ils aimés dans la Société , quand
on les y connoît pour tels? Eft-il bien fur que cette haine
foit plutôt l'ouvrage de l'Auteur , que des forfaits qu'il leur
fait commettre? Eit-il bien fur que le fimple récit de ces
forfaits nous en donneroit moins d'horreur que toutes les
couleurs dont il nous les peint? Si tout fon art confiite h
nous montrer des malfaiteurs pour nous les rendre odieux,.
je ne vois point ce que cet art a de li admirable , & l'on
ne prend là - deiTus que trop d'autres leçons fans celle - là.
Oferai - je ajouter un foupçon qui me vient ? Je doute
que tout homme à qui l'on expofera d'avance les crimes
de Phèdre ou de Médée , ne les déteite plus encore au
commencement qu'à la fin de la Pièce ; oc fi ce doute
eft fondé , que faut - il penfer de cet effet Ci vanté du
Théâtre ?
Je voudrois bien qu'on me montrât clairement & fans
verbiage , par quels moyens il pourroit produire en nous
des fentimens que nous n'aurions pas , &c nous faire juger
des êtres moraux autrement que nous n'en jugeons en nous-
mêmes? Que toutes ces vaines prétentions approfondies font
puériles & dépourvues de fens ! Ah fi la beauté de la vertu
étoit l'ouvrage de l'art , il y a long-tems qu'il l'auroit dé-
figurée ! Quant à moi , dût-on me traiter de méchant encore
pour ofer foutenir que l'homme eft né bon , je le penfe ôc
crois l'avoir prouvé; la fource de l'intérêt qui nous attache
à ce qui eft honnête ôc nous infpire de l'averfion pour le
mal , eft en nous & non dans les Pièces. Il n'y a point
d'art pour produire cet intérêt, mais feulement pour s'en
Mélanges. ïome I. LU
MO ' LETTRE
prévaloir. L'amour du beau Ce) eft un fentiment aufîî na-
turel au cœur humain que l'amour de foi-même ; il n'y
naît point d'un arrangement de fcenes ; l'Auteur ne l'y porte
pas , il l'y trouve ; &: de ce pur fentiment qu'il flatte naiffent
les douces larmes qu'il fait couler.
Imaginez la Comédie aulïï parfaite qu'il vous plaira. Où
eft celui qui , s'y rendant pour la première fois , n'y va pas
déjà convaincu de ce qu'on y prouve , & déjà prévenu pour
ceux qu'on y fait aimer ? Mais ce n'eft pas de cela qu'il eft
queftion ; c'eft d'agir conféquemment à ks principes &. d'imi-
ter les gens qu'on eftime. Le cœur de l'homme eft toujours
droit fur tout ce qui ne fe rapporte pas perfonnellement à
lui. Dans les querelles dont nous fommes purement Spei3:a-
teurs , nous prenons à l'inftant le parti de la juftice , &c il
n'y a point d'a6le de méchanceté qui ne nous donne une
vive indignation , tant que nous n'en tirons aucun profit :
mais quand notre intérêt s'y mêle , bientôt nos fentimens
fe corrompciît ; & c'eft alors feulement que nous préférons
le mal qui nous eft utile , au bien que nous fait aimer la
nature. N'eft-ce pas un effet néceffaire de la conltitution des
chofes , que le méchant tire un double avantage de fon
injufiice , & de la probité d'autrui ? Quel traité plus avan-
tageux pourroit-il faire, que d'obliger le monde entier d'être
( c J C'eft du beau moral qu'il eft a fait murmurer rafTemblée & ne s'eft
ici queftion. Quoiqu'en difent les Phi- foutenue que par la grande réputation
lofophes , cet amour eft inné dans de l'Auteur , & oela parce que l'hon-
l'homme, & fert de principe à la neur , la vertu , les purs fentimens de
confcience. Je puis citer en exemple lu nature y font proférés à l'ImpertU
de cela , la petite pièce de Nanine qui ncnt préjugé des conditions.
A M. D' A L E M B E RT. 451
jufle , excepté lui feul ; en forte que chacun lui rendit fidè-
lement ce qui lui efè dû , 6c qu'il ne rendit ce qu'il doit à
perfonne ? Il aime la vertu , fans doute , mais il l'aime dans
les autres , parce qu'il efpere en profiter ; il n'en veut point
pour lui , parce qu'elle lui feroit coûteufe. Que va-t-il donc
voir au Speilacle ? Précifément ce qu'il voudroit trouver par-
tout ; des leçons de vertu pour le public dont il s'excepte ,
& des gens immolant tout à leur devoir , tandis qu'0.1
n'exige rien de lui.
J'entends dire que la Tragédie mené à la pitié par la ter-
reur ; foit , mais quelle eft cette pitié ? Une émotion paffa-
gere & vaine , qui ne dure pas plus que l'illuflon qui l'a
produite ; un refte de fentiment naturel étouffé bientôt par
les pallions ; une pitié Itérile qui fe repaît de quelques lar-
mes , ôc n'a jamais produit le moindre acte d'humanité. Ainfi
pleuroit le fanguinaire Sy'la au récit des maux qu'il n'avoir
pas faits lui-même. Ainfi fe cachoit le tyran de Phere au
Spectacle , de peur qu'on ne le vît gémir avec Andromaque
&c Priam , tandis qu'il écoutoit fans émotion les cris de
tant d'infortunés , qu'on égorgeoit tous les jours par fes
ordres. Tacite rapporte que Valerius-Afiaticus , accufé ca-
lomnieufeinent par l'ordre de Meffliline qui vouloit le faire
périr , fe défendit par-devant l'Empereur d'une manière qui
toucha extrêmement ce Prince & arracha des larmes h. Mef-
faline elle-même. Elle entra dans une chambre voifine pour
fe remettre , après avoir tout en pleurant averti Viteilius à
l'oreille clc ne pas laiffer échapper l'accufé. Je ne vois pas au
fpectacle une de ces pleureufcs de loges fi fieres de leurs
LU i
45^ LETTRE
larmes que je ne fonge à celles de MelTaiine pour ce pauvre
Valerius-Afiaticus.
Si , félon la remarque de Diogene-Laërce , le cœur s'at-
tendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des maux vé-
ritables ; fi les imitations du Théâtre nous arrachent quelque-
fois plus de pleurs que ne feroit la préfence même des objets
imités ; c'eft moins , comme le penfe l'Abbé du Bos , parce que
les émotions font iplus foibles & ne vont pas jufqu'à la
douleur (d) , que parce qu'elles font pures ôc fans mélange
d'inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces
fixions, nous avons fatisfait à tous les droits de l'humanité,
fans avoir plus rien à mettre du nôtre ; au-lieu que les in-
fortunés en perfonne exigeroient de nous des foins, des fou-
lagemens , des confolations , des travaux qui pourroient nous
afTocier h leurs peines , qui coûteroient du moins à notre
indolence , & dont nous femmes bien aifes d'être exemptés.
On diroit que notre cœur fe relTerre , de peur de s'attendrir
h nos dépens.
Au fond , quand un homme e(t allé admirer de belles ac-
tions dans des fables , ôc pleurer des malheurs imaginaires ,
qu'a-t-on encore à exiger de lui ? N'elt-il pas content de
lui-même ? Ne s'applaudit-il pas de fa belle ame ? Ne s'cll:-
il pas acquitté de tout ce qu'il doit h la vertu par l'hommage
(d) 11 dit que le Poète ne nous en font émus au point d'en être incom-
afflige qti'autant que nous le voulons ; modes ; d'autres , honteux de pleurer
qu'il ne nous fait aimer fes Héros au Speiflacle, y pleurent pourtant nul-
qu'autant qu'il nous plait. Cela efl con- gré eux ; & ces effets ne font pas affez
tre toute expérience, l'iufieurss'abllicn- rares pour n'être qu'une exception à la
.ncnt d'aller à la Tragédie, parce qu'ils maxime de cet Auteur.
A M. D' AL E M B E R T. 453
qu'il vienc de lui rendre ? Que voudroit-on qu'il fît de plus ?
Qu'il la pratiquât lui-même ? Il n'a point de rôle à jouer : il
n'eft pas Comédien.
Plus j'y réfléchis , & plus je trouve que tout ce qu'on mec
en repréfcntation au Théâtre , on ne l'approche pas de nous ,
on l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'E'Tex , le règne
d'Elifabeth fe recule à mes yeux de dix ilecies , ôc lî l'on
jouoit un événement arrivé hier dans Paris , on me le fcroit
fuppofer du tems de Molière. Le Théâtre a fes règles, fes
maximes , fa morale à part , ainfi que fon langage &. fes
vétemens. On fe dit bien que rien de tout cela ne nous con-
vient , & l'on fe croiroit auffi ridicule d'adopter les vertus
de fes héros que de parler en vers, &. d'endoffer un habit à
la Romaine. Voilà donc à-peu-près à quoi fervent tous ces
grands fenrimens & toutes ces brillantes maxim.es qu'on vante
avec tant d'emphafe ; à les reléguer à jamais fur la Scène ,
& à nous montrer la vertu comm.e un jeu de Théâtre , bon
pour amufer le public , mais qu'il y auroit de la folie à vou-
loir tranfporter férieufement dans la Société. Ainfi la plus
avantageufe imprefîion des meilleures Tragédies eft de ré-
duire à quelques afFeiflions paffageres , Itériles & fins effet ,
tous les devoirs de l'homme, à nous faire applaudir de notre
courage en louant celui des autres , de notre humanité en
plaignant les maux que nous aurions pu guérir , de notre cha-
rité en difant au pauvre : Dieu vous aflifle.
On peut , il eft vrai , donner un appareil plus fimple à la
Scène , 6c rapprocher dans la Comédie le ton du Théâtre
de celui du monde : mais de cette manière on ne corrige
454 LETTRE
pas les mœurs , on les peint , 6c un laid vifage ne paroît
point laid à celui qui le porte. Que fi l'on veut les corriger
par leur charge , on quitte la vraifemblance & la nature , 6c
le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les ob-
jets haïiTables , elle ne les rend que ridicules; & de-là réfulte
un très grand inconvénient , c'eft qu'à force de craindre les
ridicules , les vices n'effraient plus , & qu'on ne fauroit gué-
rir les premiers fans fomenter les autres. Pourquoi , direz-
vous , fuppofer cette oppoûtion néceffaire ? Pourquoi , Mon-
fleur ? Parce que les bons ne tournent point les méchans
en dérifion , mais les écrafent de leur mépris , & que rien
n'éft moins plaifant 6c rifîble que l'indignation de la vertu.
Le ridicule , au contraire , eft l'arme favorite du vice. C'eft
par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le refped qu'on
doit à la vertu , il éteint enlin l'amour qu'on lui porte.
Ainfl tout nous force d'abandonner cette vaine idée de
perfection qu'on nous veut donner de la forme des Spe6la-
cles, dirigés vers l'utilité publique. C'eft une erreur, difoit le
grave Murait , d'efpérer qu'on y montre fidèlement les véri-
tables rapports des chofes : car , en général , le Poëte ne
peut qu'altérer ces rapports , pour les accommoder au goût
du peuple. Dans le comique il les diminue & les met au-
dciïbus de l'homme ; dans le tragique, il les étend pour les
rendre héroïques , 6c les met au-deffus de l'humanité. Ainfî
jamais ils ne fout à fa mefure , 6: toujours nous voyons au
Théâtre d'autres êtres que nos femblables. J'ajourerai que
cette différence eft fi vraie 6c fi reconnue qu'Ariftore en fait
une règle dans fa Poétique. Coinoedia cniin détériores , 7>j-
A M. D' A L E M B E R T. 455
gœdia meliores quant nunc funt imitari conantur. Ne voilà-
t-il pas une imitation bien entendue , qui fe propofe pour
objet ce qui n'efi point , & lailTe , entre le défaut & l'excès ,
ce qui cft, comme une chofe inutile ? Mais qu'importe la
vérité de l'imitation , pourvu que l'illufion y Icit ? 11 ne
s'agit que de piquer la curiofité du peuple. Ces productions
d'efprit , comme la plupart des autres , n'ont pour but que
les applaudiffemens. Quand l'Auteur en reçoit & que les Ac-
teurs les partagent , la Pièce eft parvenue à fon but 6c l'on
n'y cherche point d'autre utilité. Or fi le bien efl nul , refle
le mal , & comme celui-ci n'eft pas douteux , la quellion
me paroît décidée ; mais paffbns à quelques exemples , qui
puiflent en rendre la folution plus fenfible.
Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prou-
ver, en conféquence des précédentes, que le Théâtre Fran-
çois , avec les défauts qui lui relknt , eli cependant à-peu-près
aulTi parfait qu'il peut l'être , foit pour l'agrément , foit pour
l'utilité ; &c que ces deux avantages y font dans un rapport
qu'on ne peut troubler fans ôter à l'un plus qu'on ne donne-
roit à l'autre , ce qui rendroit ce même Théâtre moins par-
fait encore. Ce n'eft pas qu'un homme de génie ne puiffe
inventer un genre de Pièces préférable à ceux qui font éta-
blis : mais ce nouveau genre , ayant befoin pour fe foutenir
des talens de l'Auteur , périra né ce fTai rement avec lui , & fes
fucceiïeurs , dépourvus des mêmes reflburces , feront toujours
forcés de revenir aux moyens communs d'intérelTer 6c de
plaire. Quels font ces moyens parmi nous ? Des actions cé-
lèbres , de grands noms , de grands crimes , 6c de grandes
45« LETTRE
vertus dans la Tragédie ; le comique & le plaifanc dans îa
Comédie; & toujours l'amour dans toutes deux (a). Je de-
mande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela ?
On me dira que dans ces Pièces le crime elt toujours
puni , ôc la vertu toujours récompenfée. Je réponds que, quand
cela feroit , la plupart des actions tragiques , n'étant que de
pures fables , des événemens qu'on fait être de l'invention
du Tcëte , ne font pas une grande impreffion fur les Spec-
tateurs ; à force de leur montrer qu'on veut les inftruire ,
on ne les initruit plus. Je réponds encore que ces punitions
& ces récompenfes s'opèrent toujours par des moyens fi peu
communs , qu'on n'attend rien de pareil dans le cours na-
turel des cliofes humaines. Enfin je réponds en niant le fait.
Il n'elt , ni ne peut être généralement vrai : car cet objet ,
n'étant point celui fur lequel les Auteurs dirigent leurs Pie-
ces , ils doivent rarement l'atteindre , & fouvent il feroit un
obftacle au fuccès. Vice ou vertu , qu'importe , pourvu qu'on
en impofe par un air de grandeur ? Auffi la Scène Françoife ,
fans contredit la plus parfaite , ou du moins la plus régulière
qui ait encore exiitc , n'e(t-elle pas moins le triomphe des
grands fcélérats que des plus ilîuftres héros : témoin Cati-
lina , Mahomet , Atrée , & beaucoup d'autres.
Je comprends bien qu'il ne faut pas toujours regarder à la
cataltrophe pour juger de l'effet moral d'une Tragédie , ôc
(a) Les Grecs n'avoientpas beroin pas la même renburcc, ne fauroit fe
de Fonder fur l'amour le principal in. palier de cet intérêt. On verra dans la
térét de leur Tragédie , & ne l'y fon- fuite la raifon de cette différence,
doient pas , en elFct. La nôtre , qui n'a
qu'i
A M. D' A L E M B E R T. 457
qu'à cet égard l'objet eft rempli quand on s'intérelTe pour
l'infortuné vertueux , plus que pour l'heureux coupable : ce
qui n'empêche point qu'alors la prétendue règle ne foit vio-
lée. Comme il n'y a perfonne qui n'aimât mieux être Bri-
tannicus que Néron, je conviens qu'on doit compter en ceci
pour bonne la Pièce qui les repréfente , quoique Britannicus
y périire. Mais par le même principe , quel jugement por-
terons-nous d'une Tragédie où , bien que les criminels foient
punis , ils nous font préfentés fous un afpeét ii fevorable
que tout l'intérêt eft pour eux ? Où Caton , le plus grand
des humains , fait le rôle d'un pédant ? où Cicéron , le fau-
veur de la République , Cicéron , de tous ceux qui portèrent
le nom de pères de la patrie , le premier qui en fut honoré
ôc le feul qui le mérita , nous efl: montré comme un vil
Rhéteur , un lâche ; tandis que l'infâme Catilina , couvert
de crimes qu'on n'oferoit nommer , prêt d'égorger tous fes
magifèrats , & de réduire fa patrie en cendres , fait le rôle
d'un grand homme & réunit , par fes talens , fa fermeté ,
fon courage , toute l'eftime des Spedateurs ? Qu'il eût , fi
l'on veut, une ame forte, en étoit-il moins un fcclérat dé-
teflable , &c faloit-il donner aux forfaits d'un brigand le co-
loris des exploits d'un héros ? A quoi donc aboutit la morale
d'une pareille Pièce , fi ce n'eft à encourager des Catilina ,
ôc à donner aux méchans habiles le prix de l'eftime publi-
que due aux gens de bien ? Mais tel eft le goût qu'il faut
flatter fur la Scène ; telles font les mœurs d'un fiecle inflruit.
Le favoir, l'efprit , le courage ont feuls notre admiration ;
& toi , douce & modefle Vertu , tu relies toujours fans
Mélanges, Tome I. M m m
458 LETTRE
honneurs ! Aveugles que nous fommes au milieu de tant de
lumières ! Vidimes de nos applaudi^Temens infenfés , n'ap-
prendrons-nous jamais combien mérite de mépris ôc de haine
tout homme qui abufe , pour le malheur du genre-humain ,
du génie 6c des talens que lui donna la Nature ?
Acrée & Mahomet n'ont pas même la foible reffource du dé-
nouement. Le monftre qui fert de héros à chacune de ces deux
Pièces achevé pailiblement fes forfaits , en jouit, & l'un des
deux le dit en propres termes au dernier vers de la Tragédie :
Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.
Je veux bien fuppofer que les Spectateurs , renvoyés avec
cette belle maxime , n'en concluront pas que le crime a
donc un prix de plaifir ôc de jouilTance ; mais je demande
enfin de quoi leur aura profité la Pièce où cette maxime cft
mife en exemple ?
Quant à Mahomet , le défaut d'attacher l'admiration publi-
que au coupable, y feroit d'autant plus grand que celui-ci a
bien un autre colons, Ci l'Auteur n'avoit eu foin de porter
fur un fécond perfonnage un intérêt de refpe6l &c de véné-
ration , capable d'effacer ou de balancer au moins la terreur
&c l'étonnemenc que Mahomet infpire, La fcene , fur- tout ,
qu'ils ont enfemble elt conduite avec tant d'art aue Mahomet,
flins fc démentir , fans rien perdre de la fupérioritc qui lui elt
propre, e[l pourtant éclipfé par le (impie bon fens ôc l'intré-
pide vertu de Zopirc ( b ). 11 faloit un Auteur qui fentît bien
(b) Je me fouviens d'avoir trouve tion vis-à-vis de Zopire , que dans
dans Omar plus de chaleur & d'cicva- Mahomet lui-même, & je prenois cela
A M. D ' A L E M B E R T.
459
fa force , pour ofer mettre vis-à-vis l'un de l'autre deux pa-
reils interlocuteurs. Je n'ai jamais ouï faire de cette fcene en
particulier tout l'éloge dont elle me paroît digne ; mais je
n'en connois pas une au Théâtre François, où la main d'un
grand maître foit plus fenfiblement empreinte , & où le facré
caradere de la vertu l'emporte plus fenfiblement fur l'éléva-
tion du génie.
Une autre confidération qui tend à juftifier cette Pièce ,
c'eit qu'il n'eit pas feulement oueftion d'étaler des forfaits ,
mais les forfaits du fanatiflne en particulier , pour apprendre
au peuple à le connoître & s'en défendre. Par malheur , de
pareils foins font très -inutiles , &c ne font pas toujours ians
danger. Le fanatifme n'eit pas une erreur , mais une fureur
aveugle & ftupide que la raifon ne retient jamais. L'unique
fecret pour l'empêcher de naître eft de contenir ceux qui
l'excitent. Vous avez beau démontrer à des foux que leurs
chefs les trompent , ils n'en font pas moins ardens à les fuivre.
Que fi le fanatifme exifte une fois , je ne vois encore qu'un
pour un défaut. En y penfant mieux ,
j'ai changé d'opinion. Omar emporte
par fon fa-.acifriie ne doit parler de fon
maître qu'avec cet enthoufiafme de
zèle & d'admiration qui l'élevé au-def-
fus de l'humanité. ]\lais Mahomet ii'ell
pas fanatique ; c'eft un fourbe qui ,
fâchant bien qu'il n'eft pas queftion de
faire l'infpiré vis-à-vis de Zopire,
cherche à le gagner par une confiance
a FeOtée & par des motifs d'ambition.
Ce ton de laifon doit le rendre moins
brillant qu'Omar , par cela mériie qu'il
eft plus grand & qu'il fait mieux dif-
cerner les hommes. Lui-mcnte dit , ou
fait entendre tout cela dans la fcene.
C'étoit donc ma faute fi je ne l'avois
pas fenti : mais voilà ce qui nous ar-
rive à nous autres petits Auteurs. En
voulant cenfurer les écrits de nos maî-
tres , notre étourderie nous y fait rele-
ver mille fautes qui font dos beautés
pour les hommes de jugeaient.
JM m m 2
46o LETTRE
feul moyen d'arrêter fon progrès : c'eft d'employer contre
lui {çs propres armes. Il ne s'agit ni de raifonner ni de con-
vaincre ; il faut laiiïer-là la philofophie , fermer les livres ,
prendre le ghiive ôc punir les fourbes. De plus , je crains
bien , par rapport h. Mahomet , qu'aux yeux des Spectateurs ,
fa grandeur d'ame ne diminue beaucoup l'atrocité de fes cri-
mes ; & qu'une pareille Pièce , jouée devant des gens en
état de choifîr , ne fît plus de Mahomets que de Zopires.
Ce qu'il y a , du moins , de bien fur , c'elè que de pareils
exemples ne font gueres encourageans pour la vertu.
Le noir Atrée n'a aucune de ces excufes , l'horreur qu'il
infpire eit à pure perte ; il ne nous apprend rien qu'à frémir
de fon crime ; ôc quoiqu'il ne foit grand que par fa fureur,
il n'y a pas dans toute la Pièce un feul perfonnage en état
par fon caradere de partager avec lui l'attention publique :
car , quant au doucereux Plifthene , je ne fais comment on
l'a pu fiipporter dans une pareille Tragédie. Seneque n'a point
mis d'amour dans la fîenne , & puifque l'Auteur moderne a
pu fe refoudre à l'imiter dans tout le relte , il auroit bien
dû l'imiter encore en cela. AlTurément il faut avoir un cœur
bien flexible pour fouffrir des entretiens galans à côté des
fcenes d'Atréc.
Avant de finir fur cette Pièce , je ne puis m'empccher d'y
remarquer un mérite qui femblera peut-être un défaut ii bien
des gens. Le rôle de Thyelle eiï peut-être de tous ceux qu'on
a mis fur notre Théâtre le plus fentanc le goût antique. Ce
n'eft point un héros courageux , ce n'eft point un modèle de
vertu , on ne peut pas dire non plus que ce foit un fcélé-
A I\I. D ' A L E M B E R T. 4^1
mt (c) , c'eft un homme foible &c pourtant intéreffant , par cela
feul qu'il eft homme ôc malheureux. Il me femble aufiî que par
cela feul , le fentiment qu'il excite eft extrêmement tendre &
touchant : car cet homme tient de bien près à chacun de
nous , au lieu que l'héroiTme nous accable encore plus qu'il
ne nous touche ; parce qu'après tout , nous n'y avons que
faire. Ne feroit-il pas h. defirer que nos fublimes Auteurs
daignalTent defcendre un peu de leur continuelle élévation &
nous attendrir quelquefois pour la fimple humanité fouffrante,
de peur que , n'ayant de la pitié que pour des héros malheu-
reux , nous n'en ayions jamais pour perfonne. Les anciens
avoient des héros & mettoient des hommes fur leurs Théâ-
tres ; nous , au contraire , nous n'y mettons que des héros ,
êc à peine avons-nous des hommes. Les anciens parloient de
l'humanité en phrafes moins apprêtées; mais ils favoient mieux
l'exercer. On pourroit appliquer h. eux ôc a nous un trait rap-
porté par Plurarque & que je ne puis m'empêcher de tranf-
crire. Un Vieillard d'Athènes cherchoit place au Specîiacle 6c
n'en trouvoit point; de jeunes-gens, le voyant en peine,
lui firent fîgne de loin; il vint, mais ils fe ferrèrent & fe
moquèrent de lui. Le bon-homme fit aînfi le tour du Théâ-
tre , fort embarrafTé de fa perfonne & toujours luié de la
belle jeuneffe. Les Ambafladeurs de Sparte s'en appcrçurent ,
& fe levant à l'inftant placèrent honorablement le Vieillard
(c) La preuve de cela, c'efl qu'il pour un méchant de Théâtre qu'on ne
intéreffe. Quant à h faute dont il e(l tient point pour tel, s'il ne fait frémir
puni, elle eft ancienne, elle eft trop d'hoireur.
expiée, & puis c'eft peu de chofe
45i LETTRE
au milieu d'eux. Cette action fut remarquée de tout le Spec-
tacle ÔL applaudie d'un battement de mains univerfel. Eh ,
que de maux ! s'écria, le bon Vieillard, d'un ton de douleur,
hs Athénkns Javent ce gui efi honnête , mais les Lacédémo-
niens le pratiquent. Voilà la philofophie moderne , & les
mœurs anciennes.
Je reviens à mon fujet. Qu'apprend-on dans Phèdre & dans
(Edipe , iinon que l'homme n'ell pas libre , S^c que le Ciel
le punit des crimes qu'il lui fait commettre ? Ou'apprend-on
dans Médée , fi ce n'eft jufqu'où la fureur de la jaioulîe peut
rendre une mère cruelle & dénaturée ? Suivez la plupart des
Pièces du Théâtre François : vous trouverez prefque dans
routes des nionftres aboniinables & des actions atroces , uti-
les , fi l'on veut , à donner de l'intérêt aux Pièces & de
l'exercice aux vertus , mais dangereufes certainement , en ce
qu'elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu'il
ne devroit pas même connoître & à des forfaits qu'il ne
devroit pas fuppofer pofTibles. Il n'elè pas même vrai que le
meurtre &C le parricide y foient toujours odieux. A la faveur
de je ne fais quelles commodes fuppofjtions , on les rend
permis , ou pardonnables. On a peine à ne pas excufer PJiedre
incefcueufe & verf4nt le fang innocent. Syphax empoifonnant
fa femme, le jeune Horace poignardant fa fœur, Agamemnon
immolant fa lille , Orefie égorgeant fa mère , ne laiffent pas
d'être des perfonnages intérelTans. Ajoutez que l'Auteur , pour
faire parler chacun félon fon caraékre , elt forcé de mettre
dans la bouche d^s méchans leurs maximes & leurs prin-
cipes , revêtus de tout l'éclat des beaux vers , ik débités d'un
A M. D ' A L E I\I B E R T. 463
ton impofariL & fcntencieux , pour l'infiruélion du Parterre.
Si les Grecs fupporroienc de pareils Speélacles , c'ctôic
comme leur repréfentant des antiquités nationales <^u\ cou-
roient de tous tems parmi le peuple , qu'ils avoienc leurs
raifons pour fe rappeller fans ceffe , & dont l'odieux même
entroit dans leurs vues. Dénuée des mêmes motifs âc du
même intérêt, comment la même Tragédie peut-elle trou-
ver parmi vous des Spectateurs capables de foutenir les ta-
bleaux qu'elle leur préfente, ôc les perfonnages qu'elle y fait
agir? L'un tue fon père, époufe fa mère, ôc fe trouve le
frère de fes enfans. Un autre force un iils d'égorger fon
père. Un troifleme fait boire au père le fang de fon fils.
On frilTonne à la feule idée des horreurs dont on pare la
Scène Françoife, pour l'amufement du Peuple le plus doux
& le plus humain qui foit fur la terre ? Non ... je le fou-
tiens, &: j'en attefle l'effroi des LecTieurs, les maffacres des
Gladiateurs n'étoient pas fi barbares que ces affreux Spec-
tacles. On voyoit couler du fang , il eft vrai ; mais on ne
fouilloit pas fon imagination de crimes qui font frémir la
Nature.
Heureufement la Tragédie telle qu'elle exifte eft fi loin de
nous , elle nous préfente des êtres fi gigantefques , fi bour-
foufîlés , fi chimériques , que l'exemple de leurs vices n'eft
gueres plus contagieux que celui de leurs vertus n'eft utile ,
êc qu'à proportion qu'elle veut moins nous inftruirc, elle
nous fait aufTi moins de mal. Mais il n'en eft pas ainfi
de la Comédie , dont les mœurs ont avec les nôtres un
rapport plus immédiat, & dont les perfonnages relfemblent
454 LETTRE
mieux à des hommes. Tout en eft mauvais & pernicieux ;
tout tire à conféquence pour les Spe>5lateurs ; & le plaifir
même du comique étant fondé fur un vice du cœur humain,
c'eft une fuite de ce principe que plus la Comédie eft agréa-
ble 6c parfaite , plus fon effet eit funefte aux mœurs : mais
fans répéter ce que j'ai déjà dit de fa nature , je me con-
tenterai d'en faire ici l'application , ôc de jetter un coup-
d'oeil fur votre Théâtre comique.
Prenons -le dans fa perfeclion, c'eft - à - dire , à fa naif-
fance. On convient ôc on le fentira chaque jour davan-
tage , que Molière eft le plus parfait Auteur comique donc
les ouvrages nous foient connus ; mais qui peut difconvenir
aufH que le Théâtre de ce même Molière , des talens du-
quel je fuis plus l'admirateur que perfonne , ne foit une
école de vices èc de mauvaifes mœurs , plus dangereufe que les
livres mêmes où l'on fait profelfion de les enfeigner ? Son
plus grand foin eft de tourner la bonté ôc la fimplicité en
ridicule, ôc de mettre la rufe ôc le menfonge du parti pour
lequel on prend intérêt ; fcs honnêtes gens ne font que des
gens qui parlent, Ces vicieux font des gens qui agiffent ôc
que les plus brillans fuccès favorifent le plus fouvent ; enfin
l'honneur des applaudiffemens , rarement pour le plus efti-
mable , eft prefque toujours pour le plus adroit.
Examinez le comique de cet Auteur : par-tout vous trou-
verez que les vices de caractère en font l'inftrument, ôc les
défauts naturels le fujet; que la malice de l'un punit la fim-
plicité de l'autre ; ôc que les fots font les vidimes des mé-
chans : ce qui, pour n'être que trop vrai dans le monde,
u'en
A M. D' A L E M B E R T. 455
n'en vaut pas mieux à mettre au Théâtre avec un air d'ap-
probation , comme pour exciter ks amcs perfides à punir»
fous le nom de fottifc, la candeur des honnêtes gens.
D^t veniam corvisy vexât cenfurj colunibas.
Voilà l'erprjt général de Molière &: de fes imitateurs. Ce
font des gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices,
fans jamais faire aimer la vertu ; de ces gens , difoit un
Ancien, qui favent bien moucher la lampe, mais qui n'y
mettent jamais d'huile.
Voyez comment, pour multiplier fes plaifanteries , cet
liomme trouble tout Tordre de la Société ; avec quel fcan-
dale il renverfe tous les rapports les plus facrés fur lefquels
elle elt fondée ; comment il tourne en dérifîon les refpec-
tables droits des pères fur leurs enfans , des maris fur leurs
femmes, des maîtres fur leurs fcrviteurs 1 il fait rire, il cft
vrai, S>c n'en devient que plus coupable, en forçant, par
un charme invincible , les Sages mêmes de fe prêter à dz5
railleries qui devroient attirer leur indignation, 3'entends dire
qu'il attaque les vices ; mais je voudrois bien que l'on com-
parât ceux qu'il attaque avec ceux qu'il favorifc. Q.'.el cd le
plus blâmable d'un Bourgeois fans cfprit &: vain qui fait
fottement le Gentilhomme , eu du Gentilhomme fripon qui
le dupe ? Dans la Pièce dont je parle , ce dernier n'cil-il
pas l'honncte-homme ? N'a-t-il pas pour lui l'intérêt &: le
Public n'applaudit-il pas h tous les tours qu'il fait à l'autre ?
Quel efè le plus criminel d'un Payfan affez fou pour cpoufer
une Demoifelle , ou d'une femme qui cherche à désiionorcr
Mélanges. Tome 1. N n n
465 LETTRE
Iba époux? Que penfer d'une Pièce où le Parterre applaudit
à l'infidélité , au menfonge , à l'impudence de celle-ci , &
rit de la bécife du Manan puni? C'efî un grand vice d'être
avare ôc de prêter à ufure ; mais n'en eft-ce pas un plus
grand encore à un fils de voler Ton père , de lui manquer
de refped , de lui fidre mille infiiltans reproches , ôc , quand
ce père irrité lui donne fa malédiêlion , de répondre d'un
air goguenard qu'il n'a que faire de fes dons? Si la plai-
fancerie elt excellente , en eft-elle moins punifîable; & la
l'iece oîi l'on fait aimer le fils infolent qui l'a faite , en eft-
elle moins une école de mauvaifes mœurs ?
Je ne m'arrêterai point à parler des Valets. Ils font con-
damnés par tout le monde ( d ) ; ôc il feroit d'autant moins
jufte d'imputer à Molière les erreurs de fes modèles Ôc de
fon fiecle qu'il s'en elt corrigé lui-même. Ne nous préva-
lons, ni des irrégularités qui peuvent fe trouver dans les
ouvrages de la jeaneffe , ni de ce qu'il y a de moins bien
dans fes autres Pièces , ôc palfons tout d'un coup à celle
qu'on reconnoîc unanimement pour fon chef-d'œuvre : je veux
dire, le Mifanchrope.
Je trouve que cette Comédie nous découvre mieux qu'au-
cune autre la véritable vue dans laquelle Molière a compofé
(d) Je ne décile pas s'il faut en la Société fût bonne au Théâtre. Sup-
efFet Its conilamner 11 Ce peut que les pofé qu'il faille quelques fourberies
Valets ne foient plus que les inftru- dans les Pièces, je ne fais s'il ne vau-
mens des méchancetés des maîtres , droit pas mieux que les Valets feuls
depuis que ceux-ci leur ont ftté l'hon- en fuffent chargés & que les honnêtes
neui- de l'inventior. Cependant je dou- gens fufl'ent aulli des gens honnêtes >
terois qu'en ceci l'image trop naive de au moins fur la Scène.
A M. D ' A L E M B E R T. 457
fon Théâtre ; ôc nous peut mieux faire juger de fes vrais
effets. Ayant à plaire au Public , il a confulté le goût le
plus général de ceux qui le compofent : fur ce gcût il s'elè
formé un modèle, & fur ce modèle un tableau des défauts
contraires , dans lequel il a pns ces caractères comiques , ôc
dont il a diflribué les divers traits dans ks Pièces. Il n'a
donc point prétendu former un honuéte-homme , mais un
homme du monde ; par conféquent , il n'a point voulu cor-
riger les vices, mais les ridicules; &, comme j'ai déjà dit,
il a trouvé dans le vice même un infèrument très-propre
à y réufiir. Ain(î voulant expofer à la rifée publique tous
les défauts oppofés aux qualités de l'homme aimable , de
l'homme de Société , après avoir joué tant d'autres ridicules , il
lui refloit à jouer celui que le monde pardonne le moins , le
ridicule de la vertu ; ce qu'il a fait dans le Mifinthrope.
Vous ne fauriez me nier deux chofes : l'une , qu'Alcefte
dans cette Pièce eft un homme droit, fincere , eitimable ,
un véritable homme de bien; l'autre, que l'Auteur lui donne
un perfonnage ridicule. C'en eft affez , ce me femble , pour
rendre Molière inexcufable. On pourroit dire qu'il a joué dans
Alcefk, non la vertu, mais un véritable défaut, qui efl la
haine des hommes. A cela je réponds qu'il n'elt pas vrai
qu'il ait donné cette haine à fon perfonnage : il ne faut
pas que ce nom de Mifanthrope en impofe , comme fi celui
qui le porte étoic ennemi du genre-humain. Une pareille
h:iine ne feroit pas un défaut, mais une dépravation de la
Nature ôc le plus grand de tous les vices. Le vrai Mifan-
thrope eft un monflre. S'il pouvoic exiiler , il ne feroit pas
Nnn i
469 LETTRE
rire , il feroic hon-eur. Vous pouvez avoir vu à la Comédis
Italienne une Pièce intitulée , la vie eft un. for.ge. Si vous vous
rappeliez le Héros de cette Pièce , voilà le vrai Mifanrhrope.
Qu'cft-ce donc que le Mifanthrope de Molière ? Un homme
de bien qui détefte les mœurs de fon fîecle & la méchanceté
de ks Contemporains; qui, précifcment parce qu'il aime fes
femblables , hait en eux les maux qu'ils fe font réciproque-
ment &c les vices dont ces maux font l'ouvrage. S'il étoin
moins touché des erreurs de l'humanité, moins indigné des
iniquités qu'il voit , feroit-il plus humain lui-même ? Autant
vau droit foutenir qu'un tendre père aime mieux les enfans.
d'autrui que les fiens , parce qu'il s'irrite des fautes de ceux-
ci , & ne dit jamais rien aux autres.
Ces fentimens du Mifanthrope font parfaitement développés
dans fon rôle. 11 dit, je l'avoue, qu'il a conçu une haine
effroyable contre le genre-humain; mais en quelle occafioii
le dit-il ( e ) ? Quand , outré d'avoir vu fon ami trahir là--
chement fon fentimient & tromper Thomme qui le lui de-
mande , il s'en voit encore plaifanrer lui-même au plus fort
de ù cclcre. Il elt naturel que cette colère dégénère en em-
porremcnt .5^ lui falTe dire alors plus qu'il ne penfe de fang-
froid. D'ailleurs la raifoa qu'il rend de cette haine univer-
fclle en jullilie pleinement h caufe.
( e ) J'avertis qu't;tant fans livres , Pièces. Mais quand mes exemples
fans mémoire , & n'ayant pour tous feroient peu juftes , mes raifons ne le
jnatiriaux qu'un conFLis fouvcnir îles feroient pas moins, attendu qu'elle»
oblervations que j'ai fuites autrefois ne font point tirées de telle ou telle
«u Speftacle, jepuis me trompcïdans Pièce, mais de l'efpiit général du
mes citc-tions & rcnveifcr l'urdic des Théâtre, que j'ai bien étudié.
A M. D ' A L E M B E R T. 453
Us uns , parce qu'ils font médians ,
Et Us autres , pour être aux méchans complaifans.
Ce n'eft donc pas des hommes qu'il efè ennemi , m.ais de la
méchanceté des uns & du fupporc que cette méchanceté
trouve dans les autres. S'il n'y avoir ni fripons, ni fhtteurs,
il aimeroic touc le genre-humain. Il n'y a pas un homme de
bien qui ne foit MiUmthrope en ce fens ; ou plutôt , les vrais
Mifanthropes font ceux qui ne penfent pas ainiî: car au fond,
je ne connois point de plus grand ennemà des hommes que
l'ami de tout le monde , qui , toujours charmé de tout , en-
courage incclTamment les médians, &; fiatrc par fa coupable
complaifance les vices d'où nailTent tous les défordres de la
Société.
Une preuve bien fûre qu'AIcefie n'eit point Mifinthrope à
la lettre , c'efc qu'avec fes brufqieries & fes incartades , il
ne lailTe pas d'intéreffer & de plaire. Les Spedareurs ne vcii-
droient pas , à la vérité , lui relfembler : parce que tant
de droiture elt fort incommode ; mais aucun d'eux ne feroic
fâché d'avoir à foire à quelqu'un qui lui refTemblât , ce qui
n'arriveroit pas s'il étoit l'ennemi déclaré dts hcmm,es. Dans
toutes les autres Pièces de Molière , le perfonnage ridicule eft
toujours haVlfable ou méprifable ; dans ceKe-là , quoiqu'Alcclie
ait des défauts réels dont on n'a pas tort de rire , on fent
pourtant au fond du cœur un refpccl peur lui dont on ne
peut fe défen<he. En cette occafion , la force de la vertu
l'emporte fur l'art de l'Auteur & fait honneur ili fon cara^lere.
Quoique Molière fit des Pièces répréhenlibles , il étoit per-
^470 LETTRE
fonnellement honnête -homme, & jamais le pinceau d'un
honnête - homme ne fut couvrir de couleurs odieufes les traits
de la droiture &: de la probité. Il y a plus : Molière a mis
dans la bouche d'Alcelie un fi grand nombre de fes propres
maximes , que plu fleurs ont cru qu'il s'étoit voulu peindre lui-
même. Cela parut dans le dépit qu'eut le Parterre à la pre-
mière reprcfentation , de n'avoir pas été , fur le Sonnet, de
l'avis du Mifanthrope : car on vit bien que c'étoit celui de
l'Auteur.
Cependant ce cara6î:ere fi vertueux e(t préfenté comme ridi-
cule ; il l'elt , en effet , à certains égards , & ce qui démontre
que l'intention du Pcëce eft bien de le rendre tel , c'eft celui
de l'ami Philinte qu'il met en oppofition avec le fien. Ce
Philinte elt le Sage de la Pièce ; un de ces honnêtes gens
du grand monde , dont les maximes reflembient beaucoup à
telles des fripons; de ces gens fi doux, fi modérés , qui trou-
vent toujours que tout va bien , parce qu'ils ont intérêt que
rien n'aille mieux; qui font toujours contens de tout le monde,
parte qu'ils ne fe foucient de perfonne ; qui , autour d'une
bonne table , foutiennent qu'il n'eft pas vrai que le peuple
ait faim ; qui , le gouffet bien garni , trouvent fort mauvais
qu'on déclame en flweur des pauvres ; qui , de leur maifon
bien fermée , verroient voler , piller , égorger , maflacrer tout
le genre -humain fans fe plaindre : attendu que Dieu les a
doués d'une douceur très-méritoire à fupportcr les malheurs
d'autrui.
On voit bien que le flegme raifonneur de celui-ci elt
très-propre à redoubler ôc faire fortir d'une manière comique
A M. D' A L E M E E R T. '471
les eniportemens de l'autre ; &: le tort de Molière n'eft pas
d'avoir fait du Mifanthrope un homme colère 6c bilieux , mais
de lui avoir donné des fureurs puériles fur des fujets qui ne
dévoient pas l'émouvoir. Le caractère du Mifanthrope n'eft pas
à la difpofition du Poëte ; il eft déterminé par la nature de
fa paiïîon dominante. Cette pafîîon elt une violente haine
du vice, née d'un amour ardent pour la vertu , ôc aigrie par
le fpeftacle continuel de la méchanceté des hommes. Il n'y
a donc qu'une ame grande & noble qui en foit fufceptible.
L'horreur &c le mépris qu'y nourrit cette même paflion pour
tous les vices qui l'ont irritée fert encore h les écarter du
cœur qu'elle agite. De plus , cette contemplation continuelle
des défordres de la Société, le détache de lui-même pour
fixer toute fon attention fur le genre-humain. Cette habitude
élevé, aggrandit {es idées , détruit en lui des inclinations baffes
qui nourrilfent &c concentrent l'amour-propre ; & de ce con-
cours naît une certaine force de courage , une fierté de carac-
tère qui ne laiffe prife au fond de fon ame qu'à des fentimens
dignes de l'occuper.
Ce n'elt pas que l'homme ne foit toujours homme ; que
la pafîion ne le rende fouvent foible , injufte , déraifonnable ;
qu'il n'épie peut-être les motifs cachés des adions des autres,
avec un fecret plaifîr d'y voir la corruption de leurs cœurs ;
qu'un petit mal ne lui donne fouvent une grande colère , &
qu'en l'irritant à deffein , un méchant adroit ne pût parvenir
à le faire paffer pour méchant lui-même ; mais il n'en eft
pas moins vrai que tous moyens ne font pas bons à pro-
duire ces effets , ik qu'ils doivent être affortis à fon caractère
47^ LETTRE
pour le mettre en jeu : fuas quoi , c'eil fubftituer un autre
homme au Mifanrhrope 6c nous le peindre avec des traits qui
ne font pas les ficns.
Voilà donc de quel coté le caractère du Mifanthrope doit
porter ks défauts , &c voilà auffi de quoi Molière fait un ufage
admirable dans toutes les fcenes d'AIcefle avec fon ami , où
les froides maximes ôc les railleries de celui-ci, démontant
l'autre à chaque inflant , lai font dire mille impertinences
très-bien placées ; mais ce cara6lere âpre ôc dur , qui lui
donne tant de fiel & d'aigreur dans l'occauon , l'éloigné en
même tems de tout chagrin puérile qui n'a nul fondement
raifonnable , &c de tout intérêt pcrfonnel trop vif, dont il ne
doit nullement être fufteprible. Qu'il s'emporte fur tous les
défordres dont il n'eit que le témoin , ce font toujours de
nouveaux traits au tableau ; mais qu'il foit froid fur celui qui
s'adrefTe directement à luL Car ayant déclaré la guerre aux
méchans, il s'attend bien qu'ils la lai feront à leur tour. S'il
n'avoit pas prévu le mal que lui fera fa franchifc , elle feroit
une étourderle &c non pas une vertu. Qu'une femme fauffe le
trahiffe , que d'indignes amis le déshonorent, que de foiblts
amis l'abandonnent ; il doit le foufTrir fans en murmurer. Il
connoît les hommes.
Si ces diftindions font juflcs , MoHcre a mal faifî le Mifan-
thrope. Pcnfe-t-on que ce foit par erreur ? Non , fans doute.
Mais voilà par où le defir de faire rire aux dépens du
perfonnage , l'a forcé de le dégrader , contre la vérité du
caradere.
Après l'aventure du Sonnet, comment Alcefle ce s'at-
tcnd-i
A M. D ' A L E M B E R T. 473
tend-il point aux mauvais procédés d'Oronte ? Peut-il en être
étonné quand on l'en inltruit , comme fi c'étoit la première
fois de fa vie qu'il eût été fincere , ou la première fois que
fa fincérité lui eût fait un ennemi ? Ne doit-il pas fe pré-
parer tranquillement à la perte de fon procès , loin d'en
marquer d'avance un dépit d'enfant ?
Ce font vingt milk francs qu'il ni'ai pourra coûter ;
Maispour vingt mille francs r aurai droit de pejler.
Un Mifanthrope n'a que faire d'acheter Ç\ cher le droit de
pefter , il n'a qu'à ouvrir les yeux ; «Se il n'eftime pas affez
l'argent pour croire avoir acquis fur ce point un nouveau
droit par la perte d'un procès : mais il faloit faire rire le
Parterre.
Dans la fcene avec Dubois , plus Alcefle a de fujet de
s'impatienter, plus il doit relier flegmatique &. froid : parce
que l'étourderie du Valet n'elt pas un vice. Le Mifanthrope
& l'homme emporté font deux cara(fl:eres très-différens : c'étoit-
là l'occafîon de les diltinguer. Molière ne l'ignoroit pas ; mais
il faloit faire rire le Parterre.
Au rifque de faire rire auiïi le Leéleur à mes dépens , j'ofe
accufer cet Auteur d'avoir manqué de très - grandes conve-
nances , une très - grande vérité , & peut - être de nouvelles
beautés de fituation. C'étoit de faire un tel changement li
fon plan que Philinte entrât comme A6leur néceliaire dans
le nœud de fa Pièce, en forte qu'on pût mettre les aéHons
de Philinte & d'Alcefte dans une apparente oppolltion avec
kurs principes , &c dans une conformité parfaite avec leurs
Mélanges. Tome I, O o o
474 LETTRE
caracleres. Je veux dire qu'il faloic que le Mifanthrope fût
toujours furieux contre les vices publics , ck toujours tran-
quille fur les méchancetés perfoiinelles dont il étoit la vidime.
Au contraire, le philofophe Philinte devoit voir tous les défor-
dres de la Société avec un flegme Stoïque , & fe mettre en
fureur au moindre mal qui s'adrelToit diredement à lui. En
effet , j'obferve que ces gens , fi paifibles fur les injuffices
publiques , font toujours ceux qui font le plus de bruit au
moindre tort qu'on leur ftiit , & qu'ils ne gardent leur phi-
lofophie qu'aufli long-tems qu'ils n'en ont pas befoin pour
eux-mêmes. Ils relfemblent à cet Irlandois qui ne vouloir
pas fortir de fon lit , quoique le feu fût à la maifon. La
maifon brûle , lui crioit-on. Que m'importe ? répondoit-il ,
je n'en fuis que le locataire. A la fin le feu pénétra jufqu'à
lui. AufTî-tôt il s'élance , il court , il crie , il s'agite ; il com-
mence à comprendre qu'il faut quelquefois prendre inté-^
rct à la maifon qu'on habite , quoiqu'elle ne nous appar-
tienne pas.
11 me femble qu'en traitant les caraâeres en queflion fur
cette idée , chacun des deux eût été plus vrai , plus théâtral ,
ôc que celui d'AIcefte eût fait incomparablement plus d'effet ;
mais le Parterre alors n'auroit pu rire qu'aux dépens de l'homme
du monde , &. l'intention de l'Auteur étoit qu'on rît aux dépens
du Mifanthrope ( f ).
( f ) Je ne doute point que, fur ridée naturel que l'Athénien , égal en mérite-
que je viens de propofer , un homme à celui de Molière , & fans comparai-
de génie ne pût faire un nouveau IMi- fon plus inftrui.1if. Je ne vois qu'un.
Êinihrope , non moins vrai , non moins inconvénient à cette nouvelle Pièce ,.
A M. D ' A L E M B E R T. 475
Dans la même vue , il lui fait tenir quelquefois des propos
d'humeur , d'un goût tout contraire à celui qu'il lui donne.
Telle elt cette pointe de la Scène du Sonnet :
La pejle de ta chute , empoifonneur au Diable !
En eujfes-tu fait une à te cajfer le nei.
pointe d'autant plus déplacée dans la bouche du Mifanthropc ,
qu'il vient d'en critiquer de plus fupportables dans le Sonnet
d'Oronte ; ôc il eît bien étrange que celui qui la fait propofe
un infiant après la chanfon du Roi Henri pour un modèle
de goût. Il ne fert de rien de dire que ce mot échappe dans
un moment de dépit : car le dépit ne dide rien moins que
des pointes , êc Alcefte qui pafTe fa vie à gronder , doit avoir
pris , même en grondant , un ton conforme à fon tour
d'efprit.
Alorbleu ! vil complaifant I vous loue\ des fottifes.
C'elt ainfi que doit parler le Mifanthrope en colère. Jamais
une pointe n'ira bien après cela. Mais il faloit faire rire le
Parterre ; ôc voilà comment on avilit la vertu.
Une chofe auez remarquable , dans cette Comédie , eft
que les charges étrangères que l'Auteur a données au rôle
du Mifanthrope , l'ont forcé d'adoucir ce qui étoit clTentiel
au caractère. Ainfi, tandis que dans toutes fes autres Pièces
les caratfleres font chargés pour faire plus d'effet , dans celle-
c'eft qu'il feroitimpofTible qu'elle réuC- crcur à fes dcpens. Nous voilù rcii-
fk : car, quoiqu'on tlife , en chofes trcs dans mes principes,
qui deshonorent, nul ne rit de bon
O 00 2
475 LETTRÉ
ci feule les traits font é moufles pour h rendre plus thcatrale.
La même Scène dont je viens de parler m'en fournit la preuve.
On y voit Alcefte tergiverfer & ufer de détours , pour dire
fon avis à Oronte. Ce n'eft point-là le Mifanthrope : c'elt un
honnête homme du monde qui fe fait peine de tromper celui
qui le confulte. La force du caradere vouloit qu'il lui dît
brafquement , votre Sonnet ne vaut rien , jettez le au feu ;
mais cela auroit ôté le comique qui naît de l'embarras du
Mifanthrope & de fes je ne dis pas cela répétés , qui pour-
tant ne font au fond que des menfonges. Si Philinte , à fon
exemple , lui eût dit en cet endroit , & que dis-tu donc , traître ?
qu'avoit-il à répliquer ? En vérité , ce n'eft pas la peine de
refèer Mifanthrope pour ne l'être qu'à demi : car , fi l'on fe
permet le premier ménagement & la première altération de
vérité , où fera la raifon fuffifante pour s'arrêter jufqu'à ce
qu'on devienne aufli faux qu'un homme de Cour ?
L'ami d' Alcefte doit le connoîrre. Comment ofe - 1 - il lui
propofer de viiiter des Juges, c'e't-à-dire , en termes hon-
nêtes, de chercher à les corrompre? Comment peut-il fuppo-
fer qu'un homme capable de renoncer même aux bienféances
par amour pour la vertu , foit capable de manquera fes devoirs
par intérêt? Solliciter un Juge! Il ne faut pas être Mifanthrope,
il fuflit d'être honnête-homme pour n'en rien faire. Car enfin ,
quelque tour qu'on donne à la chofe , ou celui qui follicite un
Juge l'exhorte à remplir fon devoir & alors il lui fait une
infuke , ou il lui propofe une acception de pcrfonnes Sx. alors
il le veut féduire : puifque toute acception de perfonnes eft
un crime dans un Juge qai doit connoîtrc l'affaire & non les
A M. D ' A L E M B E R T. 477
parties , & ne voir que l'ordre èc la loi. Or je dis qu'engager
un Juge à faire une mauvaife adion , c'eft la faire foi- même ;
Se qu'il vaut mieux perdre une caufe jufte que de faire une
mauvaife adion. Cela eft clair , net , il n'y a rien à répon-
dre. La morale du monde a d'autres maximes, je ne l'ignore
pas. Il me fuffit de montrer que , dans tout ce qui rendoit le
Mifanrhrope fi ridicule , il ne faifoit que le devoir d'un homme
de bien ; & que fon caractère étoit mal rempli d'avance , fi
fon ami fuppofoit qu'il pût y manquer.
Si quelquefois l'habile .'. ;teur lailTe agir ce caractère dans
toute fa force, c'eft feulement quand cette force rend la Scène
plus théâtrale , & produit un comique de contrafie ou de fitua-
tionplus fenfible. Telle eft, par exemple, l'humeur taciturne &
filencieufe d'Alcefte , & enfuite la cenfure intrépide & vive-
ment apoftrophée de la converfation chez la Coquette.
ylllons , ferme , poujjei , mes bons amis de Cour.
Ici l'Auteur a marqué fortement la diflinclion du Médifant &
du Mifanthrope. Celui-ci , dans fon fiel acre & mordant ,
abhorre la calomnie &; dételée la fatire. Ce font les vices
publics , ce font les méchans en général qu'il attaque. La baffe
ôc fecrete médifance eft indigne de kii , il la méprife & la
hait dans les autres ; & quand il dit du mal de quelqu'un ,
il commence par le lui dire en face. Aufîi, durant toute la
Pièce, ne fait-il nulle part plus d'efTet que dans cette Scène:
parce qu'il eft là ce qu'il doit être & que , s'il fait rire le
Parterre , les honnêtes gens ne rougiffcnt pas d'avoir ri.
Mais en général , on ne peut nier que , fi le Mifanthrope
47^ LETTRE
étoit plus Miûnthrope , il ne fût beaucoup moins plaifant ;
parce que ù franchile ôc {^ fermeté , n'admettant jamais de
détour , ne le laifferoit jamais dans l'embarras. Ce n'eft donc
pas par ménagement pour lui que l'Auteur adoucit quelque-
fois fon caraclere : c'eft au contraire pour le rendre plus
ridicule. Une autre rai fon l'y oblige encore ; c'eft que le
Mifanthrope de Théâtre , ayant h parler de ce qu'il voit , doit
vivre dans le monde, ôc par conféquent tempérer fa droiture
&c fes manières , par quelques - uns de ces égards de men-
fonge & de faulTeté qui compc * it la poîitefTe Ôc que le
monde exige de quiconque y veut être fupporté. S'il s'y
montroit autrem.ent , fes difcours ne feroient plus d'effet.
L'intérêt de l'Auteur eft bien de le rendre ridicule , mais non
pas fou ; ôc c'eft ce qu'il paroîtroit aux yeux du Public , s'il
étoit tout-à-fait fage.
On a peine à quitter cette admirable Pièce , quand on a
commencé de s'en occuper ; ôc , plus on y fonge , plus on
y découvre de nouvelles beautés. Mais enfin , puifqu'elle eft ,
fans contredit , de toutes les Comédies de Molière , celle qui
contient la meilleure ôc la plus fliine morale , fur celle - là
jugeons dçs autres ; & convenons que , l'intention de l'Auteur
étant de plaire à des efprits corrompus , ou fa morale porte
au niai , ou le faux bien qu'elle prêche eft plus dangereux
que le mal même : en ce qu'il fcduit par une apparence de
raifon : en ce qu'il fait préférer l'uHige ôc les maximes du
monde à l'exaéle probité : en ce qu'il fait conflfter la fageffe
dans un certain miilicu entre le vice ôc la vertu : en ce qu'au
grand foulagement des Spcdateurs , il leur perfuade que ,
A M. D ' A L E M B E II T. 479
pour erre honnête - homme, il fufîit de n'être pas un franc
fcélérat.
J'aurois trop d'avantage , fi je voulois paiïer de l'examen
de Molière à celui de fes fucceffeurs , qui , n'ayant ni fon
génie , ni fa probité , n'en ont que mieux fuivi fes vues inté-
reiTées, en s'atrachant à flatter une jeuneiTe débauchée & dts
femmes fans mœurs. Ce font eux qui les premiers ont intro-
duit ces grollîeres équivoques, non moins profcrites par le
goût que par l'honnêteté; qui firent long-tems l'amufernenc
des mauvaifes compagnies, l'embarras des perfonnes modefies,
& dont le meilleur ton , lent dans fes progrès , n'a pas encore
purifié certaines provinces. D'autres Auteurs , plus réfervés
dans leurs faillies , lailîanc les premiers amufer les femmes
perdues , fe chargèrent d'encourager les filoux. Regnard un
des moins libres , n'efi: pas le moins dangereux. C'eft une
chofe incroyable qu'avec l'agrément de la Police , on joue
publiquement au milieu de Paris une Comédie , où , dans
l'appartement d'un oncle qu'on vient de voir expirer , fon
neveu , l'honnête - homme de la Pièce , s'occupe avec fon
digne cortège , de foins que les loix paient de la corde; &
qu'au lieu des larmes que la feule humanité fait verfer en
pareil cas aux indifférens mêmes , on égayé , à l'envi , de
plaifanteries barbares le tri (le appareil de la mort. Les droits
fes plus facrés , les plus touchans fentimens de la Nature ,
font joués dans cette odieufe Scène. Les tours les plus punif-
fables y font ralfemblés comme à plaifir, avec un enjouement
qui fait paffer tout cela pour des gcnrilleïïes. Faux - a6le ,
fuppofition, vol, fourberie, menfonge, inhumanité, tout y
4^0 LETTRE
efl:, ôc tout y eiï applaudi. Le mort s'étant avifé de renaître,'
au grand déplaifir de fon cher neveu , &c ne voulant point
ratifier ce qui s'efl: fait en fon nom , on trouve le moyen
d'arracher fon confentement de force , & tout fe termine au
gré des Acteurs ôc des Spedateurs , qui , s'intéreflant malgré
eux à ces miférables , forcent de la Pièce avec cet édifiant
fouvenir , d'avoir été dans le fond de leurs cœurs , complices
des crimes qu'ils ont vu commettre.
Ofons le dire fans détour. Qui de nous eft affez fur de lui
pour fupporter la repréfentation d'une pareille Comédie , fans
être de moitié des tours qui s'y jouent ? Qui ne feroit pas un
peu fâché fi le filou venoit à être furpris ou manquer fon
coup ? Qui ne devient pas un moment filou foi - même en
s'intérefTant pour lui? Car s'intérefTer pour quelqu'un qu'elt-
ce autre chofe que fe mettre à fa place ? Belle inltrutlion
pour la jeunelTe que celle où les hommes faits ont bien de
la peine à fe garantir de la féduélion du vice ! Eft-ce à dire
qu'il ne foit jamais permis d'expofer au Théâtre des actions
blâmables ? Non : mais en vérité , pour favoir mettre un
fripon fur la Scène , il finit un Auteur bien homiête-homme.
Ces défauts font tellement inhérens à notre Théâtre ,
qu'en voulant les en ôter, on le défigure. Nos Auteurs mo-
dernes, guidés par de meilleures intentions , font des Pièces
plus épurées ; mais aulîî qu'arrive-t-il ? Qu'elles n'ont plus
de vrai comique &; ne produifent aucun efiet. Elles inftrui-
fcnc beaucoup , fi l'on veut : mais elles ennuient encore da-
vantage. Autant vaudroit aller au Sermon.
Dans cette décadence du Théâtre , on fe voit contraint
dy
A M. D' A L E M B E R T. '^ti
d'y fubfticuer aux véritables beautés éclipfées , de petits agré-
mens capables d'en impofer à la multitude. Ne fâchant plus
nourrir la force du Comique & des caractères , on a ren-
forcé l'intérêt de l'amour. On a fait la même chofe dans
la Tragédie pour fuppléer aux fituations prifes dans des
intérêts d'Etat qu'on ne connoîc plus, & aux fentimens na-
turels & fimples qui ne touchent plus perfonne. Les Au-
teurs concourent à l'envi pour l'utilité publique à donner
une nouvelle énergie &c un nouveau coloris à cette pafîion
dangereufe ; 6c , depuis Molière & Corneille , on ne voie
plus réuflir au Théâtre que des Romans, fous le nom de
Pièces dramatiques.
L'amour eft le règne des femmes. Ce font elles qui né-
cefîairement y donnent la loi : parce que , félon l'ordre de
la Nature , la ré/îftance leur appartient &c que les hommes
ne peuvent vaincre cette réfiftance qu'aux dépens de leur
liberté. Un effet naturel de ces fortes de Pièces eft donc
d'étendre l'empire du Sexe, de rendre des femmes & de
jeunes filles les précepteurs du Public, & de leur donner
fur les Spectateurs le même pouvoir qu'elles ont fur leurs
Amans. Penfez-vous , Mon/îeur , que cet ordre foit fans
inconvénient , &c qu'en augmentant avec tant de foin l'af^
Cendant des femmes , les hommes en feront mieux gou-
vernés ?
Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes
d'être écoutées d'un honnête-homme; mais eft-ce d'elles,
en général , qu'il doit prendre confeil , & n'y auroit - il
aucun moyen d'honorer leur fexe, à moins d'avilir le nôtre?
Mélanges. Tome I, Ppp
482 LETTRE
Le plus charmant objet de la nature , le plus capable d¥*
mouvoir un cœur fenfible & de le porter au bien , eft , je
l'avoue , une femme aimable & vertueufe ; mais cet objec
célefte oià fe cache-t-il? N'eft-il pas bien cruel de le con-
templer avec tant de plaifir au Théâtre , pour en trouver
de fi diiférens dans la Société? Cependant le tableau féduc-
teur fait fon effet. L'enchantement caufé par ces prodiges
de fageffe tourne au proât des femmes fans honneur. Qu'urt
jeune homme n'ait vu le monde que fur la Scène , le pre-
mier moyen qui s'offre à lui pour aller à la vertu elt de-
chercher une maîtreffe qui l'y conduife, efpérant bien, trou-
ver une Confiance ou une Cénie {g ) tout au moins. C'elt
ainfi que , fur la foi d'un modèle imaginaire , lùr un air
modefte & touchant , fur une douceur contrefaire , nefciur
ûurx fal lacis ^ le jeune infenfé court fe perdre , en penfans
devenir un Sage.
Ceci me fournit l'cccafion de propofer une efpece de
problème. Les Anciens avaient en général un très-grand
refpecl pour les femmes ( h j ; mais ils marquoient ce ref^
( g ■) Ce n'eft point pjf étourderie plaindre de fës difcours , je lui' rends-:
que je cice Ccnie en cet endroit, quoi-- un hommage pur (k. dcfintLietTé ,.
que cette charmante Pièce foit Tou- comme tous les éloges (brtis de ma
vrage d'une femme : car, cherchant plume.
la vérité de bonne-foi» je ne fais point (h) Ils leur dbnnoient plufieurs
déguifer ce qui fait contre mon fenti- noms honorables que nous n'avons
ment; & ce n'eft pas à une femme, plus, ou qui font bas & furannés
mais aux femmes que je refufe les ta- parmi nous. On fait quel ufage Vir-
lens des hommes. J'honore d'autant gile a fait de celui de Matrcs dans
plus volontiers ceux de l'Auteur de une occ.ifion où les (Mcrcs Tro\ennes
Ccnie en particulier, qu'ayant à me n'écoicnt gueres fages. Nous n'avons
A M. D' A L E M B E R T. 485
peib en s'abflenant de les expofer au jugement du public ,
Se croyoient honorer leur modeftie, en fe taifant fur leurs
autres vertus. Ils avoient pour maxime que le pays , où les
mœurs étoient les plus pures , étoit celui où l'on parloit le
moins des femmes ; & que la femme la plus honnête étoit
celle dont on parloit k moins. C'eft , fur ce principe ,
qu'un Spartiate, entendant un Etranger faire de magniti-
ques éloges d'une Dame de fa connoiffance , l'interrompit
en colère ; ne cefTeras-tu point , lui dit-il , de médire d'une
femme de bien ? De-là venoit encore que , dans leur Co-
médie, les rôles d'anioureufes & de filles à marier ne re-
préfentoient jamais que des efcîaves ou des filles publiques.
Ils avoient une telle idée de la modefiie du Sexe , qu'ils
auroicnt cru manquer aux égards qu'ils lui dévoient, de
mettre une honnête fille fur la Scène , feulement en repré-
fentation (i). En un mot Timag-e du vice à découvert les
choquoit moins que celle de la pudeur olTenfée.
Chez nous , au contraire , la femme eftimée ell celle qui
£iit le plus de bruit ; de qui l'on parle le plus ; qu'on voit
le plus dans le monde; chez qui l'on dîne le plus fouvent;
qui donne le plus impérieufement le ton ; qui juge , tran-
à la place que le mot àc Dames qui (i) S'ils en ufoient autrement dans
ne convient pas à toutes, qui même les Tragédies, c'cft que, fuivant le
vieillit infenliblement , & qu'on a fyftéme politique de leur Théâtre,
tout-à-fait profciit du ton à la mode. ils n'étoient pas fâchés qu'on crût
J'obferve que les Anciens tiroient vo- que les perfonnes d'un ^ haut rang
lontieis kurs titres d'honneur des n'ont pas befoin de pudeur, & font
droits de la Nature , & que nous ne toujours exception aux rei^les de la
tirons les nôtres que des droits du rang. morale.
Ppp
2
4?4 LETTRE
che , décide , prononce , afligne aux talens , au mérite , aux
verrus , leurs degrés 6c leurs places ; <Sc dont les humbles
favans mendient le plus balTement la faveur. Sur la Scène,
c'eit pis encore. Au fond , dans le monde elles ne favent
rien , quoiqu'elles jugent de tout , mais au Théâtre , favantes
du favoir des hommes , philofophes , grcice aux Auteurs ,
elles écrafent notre fexe de fes propres talens, ôc les im-
bécilles Spedateurs vont bonnement apprendre des femmes
ce qu'ils ont pris foin de leur dicler. Tout cela, dans le
vrai , c'eft fe moquer d'elles , c'eft les taxer d'une vanité
puérile ; & je ne doute pas que les plus fages n'en foienc
indignées. Parcourez la plupart des Pièces modernes : c'eft
toujours une femme qui fait tout , qui apprend tout aux
hommes ; c'eft toujours la Dame de Cour qui fait dire le
Catéchifme au petit Jean de Saintré. Un enfant ne fauroic
fe nourrir de fon pain , s'il n'eft coupé par fa Gouvernante.
Voilà l'image de ce qui fe paiïe aux nouvelles Pièces. La
Bonne eft fur le Théâtre, & les enfans font dans le Par-
terre. Encore une fois , je ne nie pas que cette méthode
n'ait fes avantages , ôc que de tels précepteurs ne puisent
donner du poids & du prix à leurs leçons ; mais revenons
à mi queftion. De l'ufage antique ôc du nôtre, je demande
lequel eft le plus honorable aux femmes ; & rend le mieux
à leur fexe les vrais refpe^ts qui lui font dûs ?
La même caufe qui donne , dans nos Pièces tragiques &c
comiques, l'afcendant aux femmes fur les hommes, le donne
encore aux jeunes gens fur les vieillards ; ôc c'eft un autre
renvcrfciiicnc des rapports naturels , qui n'eft pas moins ré-
A M. D' AL E M B E R T. 4S5
préhenfîble. Puifque l'intérêt y elt toujours pour les amans ,
il s'enfuit que les perfoiinages avancés en âge n'y peuvent
jamais faire que des rôles en fous-ordre. Ou , pour former
le nœud de l'intrigue , ils fervent d'obftacle aux vœux des
jeunes amans & alors ils font haïiTables ; ou ils font amou-
reux eux-mêmes & alors ils font ridicules. Turpe fenex mihs.
On en fait dans les Tragédies des t3^rans, des ufurpateurs ;
dans les Comédies des jaloux , ù^s ufuriers , Azs pédans ,
ÛQS pères infupportables que tout le monde confpire à trom-
per. Voilà fous quel honorable afped on montre la vieillefTe
au Théâtre , voilà quel refpect on infpire pour elle aux jeu-
nes gens. Remercions l'illuftre Auteur de Zaïre & de Na-
rine d'avoir fouftrait à ce mépris le vénérable Luzignan &
le bon vieux Philippe Ilumberr, Il en eft quelques autres
encore ; mais cela fulïit-ii pour arrêter le torrent du pré-
jugé public , & po'ir effacer l'aviliffement cij la plupart des
Auteurs fe plaifent à montrer l'âge de la fageïïe , de l'expé-
rience & de l'autorité ? Qui peut douter que l'habitude de
voir toujours dans les vieillards à^5 perfonnages odieux au
Théâtre , n'aide à les faire rebuter dans la Société , & qu'en
s'accoutuma nt à confondre ceux qu'on voit dans le monde
avec les radoteurs & les Gérontes de la Comédie , on ne
les méprife tous également ? Obfervez à Paris , dans une af-
femblce , l'air fuilàflmt & vain , le ton ferme & tranchant
d'une impudente jeunefTe , tandis que les Anciens , craintifs
& modelies , ou n'ofent ouvrir la bouche , ou font à peine
écoutés. Voit-on rien de pareil dans les Provinces , & dans
'es lieux où ks Spciftacles ne font point établis j & pur
4S6 LETTRE
toute la terre , hors les grandes villes , une tête chenue &
des cheveux blancs n'impriment -ils pas toujours du refpecT:?
On me dira qu'à Paris les vieillards contribuent à fe rendre
mcprifcibles , en renonçant au maintien qui leur convient ,
pour prendre indécemment la parure &c les manières de la
jeuneire , &c que faifant leî gaîans à fon exemple , il eft
très-fîmple qu'on la leur préfère dans fon métier; mais c'e(t
tout au contraire pour n'avoir nul autre moyen de fe faire
fupporter , qu'ils font contraints de recourir à celui-là , 6c ils
aiment encore mieux être foufferts à la faveur de leurs ri-
dicules , que de ne l'être point du tout. Ce n'eft pas alTu-
rcment qu'en faifant les agréables ils le deviennent en ef-
fet , ôc qu'un galant fcxagénaire foit un perfonnage fort gra-
cieux ; mais fon indécence même lui tourne à profit : c'eft
un triomphe de plus pour une femme , qui , traînant à fon
char un Neilor , croit montrer que les glaces de l'âge ne
garantiiTcnt point des feux qu'elle infpirc. Voilà pourquoi
les femmes encouragent de leur mieux ces Doyens de
Cichere , & ont la lîialice de traiter d'hommes char-
mans , de vieux foux qu'elles trouveroient moins aimables
s'ils étoient moins extravagans. Mais revenons à mon fujet.
Ces efiets ne font pas les feuls que produit l'intérêt de
la Scène uniquement fondé fur l'amour. On lui en attribue
beaucoup d'autres plus graves &: plus importans , dont je
n'exaniine point ici la réalité , mais qui ont été fouvent 6c
fortement allégués par les^Ecrivains eccléfiaftiques. Les dan-
gers que peut produire le tableau d'une paffion contagieufe
font , leur a-t-on répondu , prévenus par la manière de le
A M. D'ALEMBERT. 4S7
préfetiter ; l'amour qu'on expofe au Théâtre y eft rendu lé-
gitime , fon but efr honnête , fouvent il eu facrifié au devoir
& à la vertu , & dès qu'il elt coupable il eit puni. Fort
bien : mais n'eft-il pas pîaifanc qu'on prétende ainfî régler
après coup les mouvemens du cœur fur les préceptes de la
raifon , ôc qu'il faille attendre les événemens pour favoir
quelle impreffion l'on doit recevoir des fituations qui les
amènent ? Le mal qu'on reproche au Théâtre n'eit pas pré-
cifément d'infpirer des pallions criminelles , mais de difpofer
l'ame à des fentimens trop tendres qu'on fatisfliit enfuite
aux dépens de la vertu. Les douces émotions qu'on y ref-
fent n'ont pas par elles-mêmes un objet déterminé , mais
elles en font naître le befoin ; elles ne donnent pas préci-
fément de l'amour , mais elles préparent à en fentir ; elles
ne choifîffent pas la perfonne qu'on doit aimer , mais elles
nous forcent à faire ce choix. Ainfî elles ne font innocentes
ou criminelles que par l'ufage que nous en faifons félon
notre caradere , ôc ce caraélere eft indépendant de l'exem-
ple. Quand il feroit vrai qu'on ne peint au Théâtre que des
paiïians légitimes , s'enfuit-il de-là que les imprelTions en
font plus foibles , que les effets en font moins dangereux ?
Comme fl les vives images d'une tendreîTe innocente étoienc
moins douces , moins fcduifintes , moins capables d'échauf-
fer un cœur fenfible que celles d'un amour criminel , à qui
î'horreur du vice fcrt au moins de contre-poifon ? Mais fi
l'idée de l'innocence embellit quelques infèans le fentimenc
qu'elle accompagne , bientôt les circonfbnces s'efîlicent de
la mémoire , tandis que i'iniprclïion d'une paiFion fi douce
488 LETTRE
refte gravée au fond du cœur. Quand le Patricien Manilius
fut chaffé du Sénat de Rome pour avoir donné un baifer à
fa femme en préfence de fa fille , à ne confîdérer cette ac-
tion qu'en elle-même , qu'avoit-elle de répréhenfible ? Rien
fans doute : elle annonçoit même-un fentiment louable. Mais
ks cha/les feux de la mère en pouvoient infpirer d'impurs
à la fille. C'étoit donc , d'une aeTiion fort honnête , faire
un exemple de corruption. Voilà l'effet des amours permis
du Théâtre.
On prétend nous guérir de l'amour par la peinture de fes
foibleffes. Je ne fais là-defTus comment ks Auteurs s'y pren-
nent; mais je vois que les Spedateurs font toujours du parti
de l'amant foible , & que fouvent ils font fâchés qu'il ne le
foit pas davantage. Je demande fî c'eft un grand moyen
d'éviter de lui refTembler ?
Rappellez-vous, Monfieur, une Pièce à laquelle je crois me
fouvenir d'avoir aiïilté avec vous , il y a quelques années , &:
qui nous fit un plaifîr auquel nous nous attendions peu , foie
qu'en effet l'Auteur y eût mis plus de beautés théâtrales
que nous n'avions penfé , foit que l'A^lrice prêtât fon charme
ordinaire au rôle qu'elle faifoit valoir. Je veux parler de la
Bérénice de Racine. Dans quelle difpofition d'efprit le Spec-
tateur voit-il commencer cette Pièce ? Dans un fentimenc
de mépris pour la foibleffe d'un Empereur 6c d'un Romain,
qui balance comme le dernier des hommes entre fa maî-
treffe ôc fon devoir ; qui , flottant incefllmiment dans une
déshonorante incertitude , avilit par des plaintes cflcminées
ce caractère prcfquc divin que lui donne l'hiltoire ; qui fait
chercher
A M. D ' A L E M B E R T. 48,
chercher dans un vil îbupiranc de ruelle le bienfaiteur du
monde, &. les délices du genre-humain. Qu'en penfe le
même Speclaceur après la repréfentation ? Il finit par plain-
dre cet homme fenfible qu'il méprifoit, par s'intéreffer à
cette même paffion dont il lui faifoit un crime , par mur-
murer en fecret du facrifice qu'il eft forcé d'en faire aux
loix de la parrie. Voilà ce que chacun de nous éprouvoit
il la repréfentation. Le rôle de Titus , très-bien rendu , eût
fait de l'efFet , s'il eût été plus digne de lui ; mais tous fen-
tirent que l'intérêt principal étoit pour Bérénice, &c que
c'étoit le fort de fon amour qui déterminoit l'efpece de la
cataflrophe. Non que fes plaintes continuelles donnaffent
une grande cmorion durant le cours de la Pièce ; mais au
cinquième Ade , où , ceiTant de fe plaindre , l'air morne ,
Toeil fêc & la voix éteinte , elle faifoit parler une douleur
froide approchante du défefpoir, l'art de l'Aârice ajoutoit
au pathétique du rôle , ôc les Spectateurs vivement touchés
commençoient à pleurer quand Bérénice ne pleuroit plus.
Que fîgnifioit cela , finon qu'on trembloit qu'elle ne fût
renvoyée ; qu'on fentoit d'avance la douleur dont fon cœur
feroit pénétré ; & que chacun auroit voulu que Titus fe
laiffîit vaincre, même au rifque de l'en moins eflimer? Ne
voilà-t-i'I pas une Tragédie qui a bien rempli fon objet,
& qui a bien appris aux Spectateurs à furmonter les foibleffes
de l'amour?
L'événement dénient ces vceux ftcrets , mais qu'importe ?
Le dénouement n'efface point l'effet de la Pièce. La Reine
pr.rt fans le congé du Parterre : l'Empereur la renvoie in-
Mélanges. 'i orne L Q q q
4rjo, LETTRE
vhus invitam , on peut ajouter invito fpzclators. Titus a beau
reiter Romain, il eft feul de fbn: parti; tous les Spectateurs
ont époufé Bérénice.
Quand ménre on pourroit me difputer cet effet ; quand
même on foutiendroit que l'exemple de force & de vertu
qu'on voit dans Titus , vainqueur de lui-même , fonde l'in-
térêt de la Pièce , & fait qu'en plaignant Bérénice , on elè
bien aife de la plaindre; on ne feroit que rentrer en cela
dans mes principes : parce que , comme je l'ai déjà dit , les
fagrifices faits au devoir ôc à la vertu ont toujours un charme
feeret , même pour les cœurs cori-ompus : &: la preuve que ce
fentiment n'elt point l'ouvrage de la Pièce , c'elt qu'ils Tont
avant qu'elle commence. Mais cela n'empêche pas que cer-
taines paffions fatisfaites ne leur femblent préférables à la
vertu même , & que , s'ils font contens de voir Titus ver-
tueux & magnanime , ils ne le fulTent encore plus de le voir
heureux & foible , ou du moins qu'ils n« confentilîent vo-
lontiers à l'être à ià place. Pour rendre cette vérité fenfible,
imaginons un dénouement tout contraire à celui de l'Auteur.
Qu'après avoir mieux confulté fon cœur, Titus ne voulant
ni enfreindre les loix de Rome , ni vendre le bonheur :\ l'am-
bition , vienne , avec des maximes cppofées , abdiquer l'Em.-
pire aux pieds de Bérénice; que, pénétrée d'un fi grand fa-
crifice , elle fente que fou devoir feroit de refufer la main
de fon amant, & que pourtant elle l'accepte; que tous deux
enivrés des charries de l'amour, de la paix, de l'innocence,
$ic renonçant aux vaines grandeurs , prennent, avec cette
douce joie qu'iufpircnc les vrais mouvemcns de la Nature j,
A M. D ' A L E M B E R T. 49T
îe parti d'aller vivre heureux & ignorés dans un coin de la
terre ; qu'une Scène fi touchante foit animée des fentimens
tendres &c pathétiques que fournit la matière &c que Racine eût
fi bien fait valoir ; que Titus en quittant les Romains leur
adreffe un difcours , tel que la circonflance & le fujet le
comportent : n'eft - il pas clair , par exemple, qu'à moins
qu'un Auteur ne foit de la dernière mal-adrefle , un tel dif-
cours doit faire fondre en larmes toute l'afTemblée ? La
Pièce , finiffant ainfi , fera , fi l'on veut , nioins bonne ,
moins inltrudive , moins conforme à l'hiflcire , mais en fera-
t-elle moins de plaifir, & les Speftateurs en fortiront - ils
moins fatisfaits ? Les quatre premiers Acl:es fubliikroient à-
peu-près tels qu'ils font , & cependant on en tireroit une
leçon direélemenr contraire. Tant il eft vrai que les tableaux
de l'amour font toujours plus d'impreffion que les maximes
de la fagelfe , Ôc que l'eifet d'une Tragédie eft tout-à~faic
indépendant de celui du dénouement (*)! "v*
Veut-on favoir s'il e(t fur qu'en miontrant les fuites funefle^
des paffions immodérées , la Tragédie apprenne à s'en garan-
tir? Que l'on confulte l'expérience. Ces fuites funefles font
repréfeiitées très- fortement dans Zaïre ; il en coûte la vie aux
deux Amans , & il en coûte bien plus que la vie à Orofnune :
puifqu'il ne fe donne la mort que pour fe délivrer du plus
cruel fentiment qui puiffe entrer dans un cœur humain , le
femords d'avoir poignardé fa maîtrelfe. Voilà donc , alTuré-
(*) 11 y a dans le fcpticnie Tome on voit que cette Pièce ne va pas
de Pamela , un examen très-judicieux mieux à fon but prétendu que toutes
4e i Aiidromaque cle llacinc , par lequel les auues.
Qqq ;i
49^ LETTRE
ment des leçons très-énergiques. Je ferois curieux de trouver
quelqu'un, homme ou femme, qui s'ofât vanter d'être forti
d'une repréfentation de Zaïre , bien prémuni contre l'amoun
Pour moi , je crois entendre chaque Spedateur dire en fon
cœur à la fin de la Tragédie : ah! qu'on me donne une Zaïre ^
je ferai bien en forte de ne la pas tuer. Si les femm.es n'ont
pu fe lafTer de courir en foule à cette Pièce enchanterelfe &
d'y faire courir les hommes , je ne dirai point que c'efl pour
s'encourager par l'exemple de l'héroïne à n'imiter pas un facri-
ftce qui lui réuffit fi mal ; mais c'elè parce que , de toutes
les Tragédies qui font au Théâtre , nulle autre ne montre
avec plus de charmes le pouvoir de l'amour ôz l'empire de la
beauté , ôc qu'on y apprend encore pour furcroît de profit h
ne pas juger fa maîtreffe fur les apparences. Qu'Orofmane
immole Ziû're à fa jaloufie , une femme fenfible y voit fans
eiFroi le tranfport de la paflïon : car c'elt un moindre malheur
de périr par la main de fon amant, que d'en être médio-
crement ainiée.
Qu'on nous peigne l'amour comme on voudra ; il féduit ,
ou ce n'eit pas lui. S'il elt mal peint , la Pièce eft mauvaife ;
s'il efi bien peint, il offufque tout ce qui l'accompagne. Ses
combats , fes maux , fes fouffrances le rendent plus touchant
encore que s'il n'avoit nulle réfiftance à vaincre. Loin que fes
triftcs effets rebutent , il n'en devient que plus intérclîlinc
par fes malheurs même. On fe dit , malgré foi , qu'un fen-
timent fi délicieux confole de tout. Une fi douce image
amollit infenfiblement le cœur : on prend de la padion ce
qui mené au plaifu , on en lailTe ce qui tourmente. Pcr-
A M. D ' A L E M B E R T. 493
fonne ne fe croit obligé d'ctre un héros , êc c'eft ainfi
qu'admirant l'amour honnête on fe livre à l'amour criminel.
Ce qui achevé de rendre fes images dangereufes , c'eit
précifémtbt ce qu'on fait pour les rendre agréables ; c'efi:
qu'on ne le voit jamais régner fur la Sccne qu'entre des
âmes honnêtes , c'elt que les deux Amans font toujours des
modèles de perfeâion. Et comment ne s'intérelTeroit-on pas
pour une paiïion fi féduifante , entre deux cœurs dont le ca-
ractère eit déjà fi intéreffant par lui-même ? Je doute que ,
dans toutes nos Pièces dramatiques , on en trouve une feule
où l'amour mutuel n'ait pas la faveur du Speêlateur. ll'i quel-
que infortuné brûle d'un feu non partagé , on en fait le re-
but du Parterre. On croit faire mei'veiîîes de rendre un amant
eitim.able où haïiîable , félon qu'il ei[ bien ou mal accueilli
dans fes amours ; de faire toujours approuver au public les
fentim.ens de fa maîtreffe ; & de donner à la tendreffe tout
l'intérêt de la vertu. Au lieu qu'il faudroit apprendre aux
jeunes gens à fe défier des illufîons de l'amour, à fuir l'er-
reur d'un penchant aveugle qui croit toujours fe fonder fur
Teftime , 6c à craindre quelquefois de livrer un cœur ver-
tueux à un objet indigne de fes foins. Je ne fâche gueres
que le Mifanthrope où le héros de la Pièce ait fait un mau-
vais choix ( * ), Rendre le Mifanthrope amoureux n'étoit
rien , le coup de génie cft de l'avoir fait amoureux d'une
coquette. Tout le relie du Théâtre eft un tréfor de femmes
parfaites. On diroit qu'elles s'y font toutes réfugiées. Eft-ce
( * ) Ajoutons !e Marchand de Lon- ralo va plus diredlement au but qu'au-
dres , Picce admirnble & dont la mo- cuiie Pièce franqoife que je connoilTe.
49^4 LETTRE
là l'image Hielle de la Société ? Eft-ce ainfi qu'on noifâ
rend fufpecte une pairioa qui perd tant de gens bien nés ?
Il s'en faut peu qu'on ne nous faffe croire qu'un honnête
homme elt obligé d'être amoureux , &c qu'une amante ai-
mée ne fauroic n'être pas v'ertueufe. Nous voilà fort bien
inilruits !
E;iccre une fois , je n'entreprends point de juger fî c'eft
■bien ou mal fait de fonder fur l'amour le principal intérêt
du Théâtre ; mais je dis que , fi fes peintures font quelque-
fois dangercufes , elles le feront toujours quoiqu'on faite
pour les déguifer. Je dis que c'eft en parler de mauvaife
foi , ou fans le connoître , de vouloir en rectifier les im-
preflions par d'autres imprefiions étrangères qui ne les ac-
compagnent point jufqu'au cœur , ou que le cœur en a bien-
tôt féparées ; impreffions qui même en déguifent les dan-
gers , & donnent à ce fentiment trompeur un nouvel attrait
par lequel il perd ceux qui s'y livrent.
Soit qu'on déduife de la nature des Speélacles , en géné-
ral , les meilleures formes dont ils font fufjeptibles ; foit
qu'on examine tout ce que les lumières d'un fiecle & d'un
peuple éclairés ont fait pour la perfection des nôtres ; je crois
qu'on peut conclure de ces confidéritions diverfes que l'ef-
fet moral du Spectacle & des Théâtres ne fauroit jamais
être bon ni falutaire en lui-même : puifqu'à ne compter que
leurs avantages , on n'y trouve aucune forte d'utilité réelle ;
fans inconvéniens qui la furpaffcnt. Or par une fuite de fon
iautilicc même , le Théâtre , qui ne peur rien pour corriger
les mxurs , peut beaucoup pour les altérer. En favorifunc
A M. D ' A L E M fî E R T, 495
cous nos penchans , il donne un nouvel afcendant à ceux qui
nous dominent ; les continuelles émotions qu*^on y reiïlnt
nous énervent , nous afFoibliflent, nous rendent plus incapa-
bles de rélîfter à nos paflions ; 6c le ftérile intérêt qu'oa
prend à la vertu ne fert qu'à contenter notre amour propre ,
fens nous contraindre à la pratiquer. Ceux de mes Compa-
triotes qui ne défapprouvent pas les Spedacles en eux-mé-
tnes , ont donc tort.
Outre ces effets du Théâtre , relatifs aux cliofes repréfen-
cées , il en a d'autres non moins néceffaires , qui fe rappor-
tent diredement à la Scène ôc aux perfonnages repréfentans,
& c'eft à ceux-là que les Genevois déjà cités attribuent le
goût de lux« , de parure , & de diiîîpation dont ils crai-
gnent avec raifon I'introdui5iion parmi nous. Ce n'elè pas feu-
lement la fréquentation des Comédiens , mais celle du Théâ-
tre , qui peut amener ce goût par fon appareil & la parure
des Acteurs. N'eût-il d'autre effet que d'inferrompre à cer-
taines heures le cours des affaires civiles ôc domeliiques, &
d'offrir une rcffource affurée à l'oiûveté , il n'eft pas pofTible-
que la commodité d'aller tous les jours régulièrement au
mém.e lieu s'oublier foi-même & s'occuper d'objets étran-
gers , ne donne au Citoyen d'autres habitudes &c ne lui
forme de nouvelles mœurs ; mais ces changemens feiont-
ils avantageux ou nuifiblcs ? C'tfl: une queftion qui dépend
moins de l'examen du. Speclacle que de celui des Spedateurs,,
Il elt fur que ces changemens les amèneront tous à-peu-
près au même point ; c'elt donc par l'état où chacun écgit
d^iibord, qu'il faut eitimer les différences,.
496 LETTRE
Quand les amufemens font indifférens par leur nature ^
( & je veux bien pour un moment confidérer les Speètacles
comme tels , ) c'elt la nature des occupations qu'ils inter-
rompent qui les fait juger bons ou mauvais ; lur-tout lorf-
q.u'ils font affez vifs pour devenir des occupations eux-mê-
mes , & fubiiituen leur goût à celui du travail, La raifon
veut qu'on favorife les amufemens des gens dont les occu-
pations font nuifibles , & qu'on détourne des mêmes amufe-
n^ens ceux dont les occupations font utiles. Une autre con-
fidération générale cit qu'il n'cft pas bon de laifier à des
hommes oififs &: corrompus le choix de leurs amufemens ,
de peur qu'ils ne les imaginent conformes à leurs inclinations
vicieufes , & ne deviennent aulli malfaifans datïs leurs plai-
firs que dans leurs affaires. Pvîais laiirez un peuple fimple &c
laborieux fe délafTéf de fes travaux , quand & comme il lui
plaît ; jamais il n'elt à craindre qu'il abufe de cette liberté ,
6c l'on ne doit point fe tourmenter à lui chercher des diver-
tiiremens agréables : car , comme il faut peu d'apprêts aux
mets que l'aMtinence & la faim aflliifonnent , il n'en faut
pas , non plus , beaucoup aux plaifîrs de gens épuifés de
fatigue , pour qui le repos feul en ed un très-doux. Dans
une grande ville , pleine de gens intrigans , défœuvrés , fans
]lcligion , fans principes, dont l'imagination dépravée par l'oi-
fiveté , la fiîinéantife , par l'amour du plaifir 6c par de grands
befoins , n'engendre que des monfires & n'infpire que des
forfaits ; dans une grande ville où les mœurs & Tlionneur
ne font rien , parce que chacun , dérobant aifément fa con-
duire aux yeux du public , ne fc montre que par fon crédit
&
A M. D ' A L E M B E R T. 497
& n'eft eflimé que par fes richeiïes ; la Police ne fauroic
trop multiplier les plaifîrs permis , ni trop s'appliquer à
les rendre agréables , pour ôter aux particuliers la tentation
d'en chercher de plus dangereux. Comme les empêcher de
s'occuper c'eft les empêcher de mal faire , deux heures par
jour dérobées à l'activité du vice fauvent la douzième partie
des crimes qui fe commettroient ; & tout ce que les Specta-
cles vus ou à voir caufent d'entretiens dans les Cafés ôc au-
tres refuges des fainéans &c fripons du pays , eft encore au-
tant de gagné pour les pères de famille , foit fur l'honneur
de leurs filles ou de leurs femmes , foit fur leur bourfe ou
fur celle de leurs fils.
Mais dans les petites villes, dans les lieux moins peuplés,
où les particuliers , toujours fous les yeux du public , font
cenfeurs nés les uns des autres , ôc où la Police a fur tous
une infpedion facile , il faut fuivre des maximes toutes con-
traires. S'il y a de l'induttrie , des arts, des manufadures,
on doit fe garder d'offrir des diftraclions relâchantes à l'âpre
intérêt qui fait fes plaifirs de fes foins , & enrichit le Prince
de l'avarice des fujets. Si le pays , (ans commerce , nourrie
les habitans dans l'inaction , loin de fomenter en eux l'oilî-
veté à laquelle une vie iîmple & facile ne les porte déjà que
trop , il faut la leur rendre infupportable en les contraignant ,
à force d'ennui , d'employer utilement un tems dont ils ne
fauroient abufer. Je vois qu'à Paris, où l'on juge de tout fur
les apparences , parce qu'on n'a le loiiir de rien examiner ,
on croit , à l'air de défœuvrement & de langueur dont frap-
pent au premier coup - d'oeil la plupart des villes de pro-
MJlu/iges. Tome I, R r r
498 LETTRE
vinces , que les habitans , plongés dans une flupide inaftion
n'y font que végéter , ou tracaffer & fe brouiller enfemble.
C'eft une erreur dont on reviendroit aifément fi l'on fongeoic
que la plupart des gens de Lettres qui brillent à Paris , la
plupart des découvertes utiles 6c des inventions nouvelles y
viennent de ces provinces fi méprifées. Reliez quelque tems
dans une petite ville , où vous aurez cru d'abord ne trouver
que des Automates : non-feulement vous y verrez bientôt des
gens beaucoup plus fenfés que vos finges des grandes villes ,
mais vous manquerez rarement d'y découvrir dans l'obfcurité
quelque homme ingénieux qui vous furprendra par fes talens ,
par fes ouvrages , que vous furprendrez encore plus en les
admirant , «Se qui , vous montrant des prodiges de travail , de
patience & d'induflrie, croira ne vous montrer que des chofes
communes à Paris. Telle elt la fimplicité du vrai génie : ii
n'eft ni intrigant , ni actif; il ignore le chemin des hon-
neurs 6c de la fortune , & ne fonge point à le chercher ; ii
ne fe compare à perfonne ; toutes {ts reffources font en lui
feul i infenfible aux outrages , & peu fenfible aux louanges ,
s'il fe connoîr , il ne s'afîîgne point fa place & jouit de lui-
même fans s'apprécier.
Dans une petite ville , on trouve , proportion gardée , moins
d'a.51:ivité , fans doute , que dans une capitale : parce que les
pafTions font moins vives 6c les befoins moins preffans; mais
plus d'efprits originaux , plus d'induftrie inventive , plus de*
chofes vraiment neuves : parce qu'on y eft moins imitateur,
qu'ayant peu de modelés , chacun tire plus de lui-même , 6c
met plus du iicn dans tout ce qu'il fait : parce que l'efpric
A M. D' A L E M B E R T. 499
humain , moins étendu , moins noyé parmi les opinions
vulgaires , s'élabore & fermente mieux dans la tranquille foli-
tude : parce qu'en voyant moins , on imagine davantage :
enfin , parce que , moins preffé du tems , on a plus le loilir
d'étendre & digérer fes idées.
Je me fouviens d'avoir vu dans ma jeunelTe aux environs
de Neufchâtel un fpe6lacle affez agréable & peut-être unique
fur la terre. Une montagne entière couverte d'habitations donc
chacune fait le centre des terres qui en dépendent ; en forte
que ces maifons , à diftances aufîi égales que les fortunes des
propriétaires , offrent à la fois aux nombreux habitans de
cette montagne , le recueillement de la retraite ôc les dou-
ceurs de la fociété. Ces heureux payfans , tous à leur aife ,
francs de tailles, d'impôts, de fubdélégués , de corvées, cul-
tivent , avec tout le foin poflible , des biens dont le produit
eft pour eux , & emploient le loifîr que cette culture leur laiiïe
à faire mille ouvrages de leurs mains, 6c a mettre à proiic
le génie inventif que leur donna la Nature. L'hiver fur-tout ,
tems où la hauteur des neiges leur ôte une communication
facile , chacun renfermé bien chaudement , avec fa nom-
breufe famille , dans fa jolie &c propre maifon de bois ( k )
( k ) Je crois entendre un bel-efprit fonge ! Erreur de phyfique ! Ah,
de Paris fe récrier , pourvu qu'il ne pauvre Auteur! Quant à moi , je crois
life pas lui-même, à cet endroit comme la démonftration fans réplique. Tout
à bien d'autres , & démontrer docte- ce que je fais , c'eit que les Suif-
ment aux Dames, (car c'eft fur-tuut fes pallent chaudement leur hiver au
aux Dames que ces Meffieurs démon- milieu des neiges, dans des maifons
trent) qu'il cfb impniliblc qu'une mai- de bois,
fon de bois foit chaude. Groilier men-
Rr
r 1
500 LETTRE
qu'il a bâtie lui-même , s'occupe de mille travaux amufans ,
qui chafTent l'ennui de fon afyle , & ajoutent à fon bien-être.
Jamais Menuifier , Serrurier , Vitrier , Tourneur de profefuon
n'entra dans le pays ; tous le font pour eux-mêmes , aucua
ne l'efè pour autrui; dans la multitude de meubles commodes
éc même élégans qui compofent leur ménage ôc parent leur
logement, on n'en voit pas un qui n'ait été fait de la main
du maître. Il leur refte encore du loifir pour inventer &c faire
mille initruniens divers , d'acier , de bois , de carton , qu'ils
vendent aux étrangers , dont plufieurs même parviennent juf-
qu'à Paris , entre autres ces petites horloges de bois qu'on y
voit depuis quelques années. Ils en font aufli de fer , ils font
même • des montres ; ôc , ce qui paroît incroyable , chacun
réunit à lui feul toutes les profeffions diverfes dans lefquelles
fe fubdivife l'horlogerie , & fait tous fes outils lui-même.
Ce n'eft pas tout : ils ont des livres utiles & font paflable-
ment inftruits ; ils raifohnent fenfément de toutes chofes , &
de plufieurs avec efprit (1). Ils font des fîphons, des aimaos,
des lunettes , des pompes , des baromètres , des chambres
noires ; leurs tapifferies font des multitudes d'inllrumens de
toute efpece ; vous prendriez le poêle d'un Payfan pour un
attelier de mécanique ôc pour un cabinet de phyfique expé-
rimentale. Tous iàvent un peu deffiner , peindre , chiiFrer ^ la
(1) Je puis citer en exemple un fais bien qu'il n'a pas beaucoup d'égaux
homme de mérite , bien connu dans parmi l'es compatriotes ; mais enfin
Paris, & plus d'une fois honoré des c'eft en vivant comme eux, qu'il apprit
fuffragcs de l'Académie des Sciences. à les furpalTcr..
C'cft M. Rivaz , célcbrc Yalaifan. Je
A M. D' A L E M B E R T. 501"
plupart jouent de la flûte , plufîeurs ont un peu de mufique
& chantent jufte. Ces arts ne leur font point enfeignés par
des maîtres , mais leur pafTent , pour ainfi dire , par tradition.
De ceux que j'ai vus favoir la mufique , l'un me difoit l'avoir
apprife de fon père , un autre de Ça tante , un autre de fca
coufin , quelques - uns croyoient l'avoir toujqurs fue. Un de
leurs plus fréquens amufemens eft de chanter avec leurs fem-
mes ôc leurs enfans les pfeaumes à quatre parties ; & l'on eft
tout étonné d'entendre fortir de ces cabanes champêtres ,
l'harmonie forte èc mâle de Goudimel , depuis fi long-tems
oubliée de nos favans Artiftes.
Je ne pouvois non plus me lalTer de parcourir ces char-
mantes demeures, que -les habitans de m'y témoigner la
plus franche hofpitalité. Malheureufement j'étois jeune : ma
curiofîté n'étoit que celle d'un enfant , & je fongeois plus
à m'amufer qu'à m'inftruire. Depuis trente ans, le peu d'ob-
fervations que je fis fe font effacées de ma mémoire. Je
me fouviens feulement que j'admirois fans ceiïe en ces
hommes finguliers un mélange étonnant de finefle & de
fimplicité qu'on croiroit prefque incompatibles , ôc que je
n'ai plus obfervé nulle parL Du-refte , je n'ai rien retenu de
leurs mœurs , de leur fociété , de leurs caractères. Aujour-
d'hui que j'y porterois d'autres yeux, faut-il ne revoir plus
cet heureux pays ? Hélas ! il elt fur la route du mien !
Après cette légère idée, fuppofons qu'au fommet de la
montagne dont je viens de parler, au centre des habitations»
on établiffe un Speftacle fixe &c peu coûteux, fous prétexte,
par exemple , d'offrir une honnête récréation à des gens
SOI LETTRE
continuellement occupés , èc en état de fupporter cette petite
dépenfe ; fuppofons encore qu'ils prennent du goût pour ce
même Spectacle , Ôc cherchons ce qui doit réfulter de fon
étabîiffement.
Je vois d'abord que , leurs travaux ceflant d'être leurs
amufemens, auffi-tôt qu'ils en auront un autre, celui-ci les
dégoûtera des premiers ; le zèle ne fournira plus tant de
loifir , ni les mêmes inventions. D'ailleurs , il y aura cha-
que jour un tems réel de perdu pour ceux qui aflifteront
au Spectacle ; &. l'on ne fe remet pas à l'ouvrage , l'efprit
rempli de ce qu'on vient de voir : on en parle, ou l'on y
fonge. Par conféquent , relâchement de travail : premier
préjudice.
Quelque peu qu'on paye à la porte , on paye enfin ; c'eft
toujours une dépenfe qu'on ne faifoit pas. Il en coûte pour
foi , pour fi femme , pour fes enfans , quand on les y
raene , & il les y faut mener quelquefois. De plus , un
Ouvrier ne va point dans une alFemblée fe montrer en habit
de travail : il faut prendre plus fouvent fes habits des Di-
manches , changer de linge plus fouvent , fe poudrer , fe
rafer ; tout cela coûte du tems ôc de l'argent. Augmentation
de dépenfe : deuxième préjudice.
Un travail moins aflidu &c une dépenfe plus forte exigent
un dédommagement. On le trouvera fur le prix des ouvrages
qu'on fera forcé de renchérir. Plufieurs marchands , rebutés
de cette augmentation , quitteront les Montagnons ( m) , &c
(m) CV-ft le nom qu'on donne dans le pays aux habitans de cette mon-
tagne.
A M. D' A L E M B E R T. 503
fe pourvoiront chez les autres Suiffes leurs voifuis, qui, fans
être moins induftrieux , n'auront point de Spedacîes , &
n'augmenteront point leurs prix. Diminution de débit : troi-
fieme préjudice.
Dans les mauvais tems , les chemins ne font pas prati-
cables ; & comme il faudra toujours , dans ces tems-là , que
la troupe vive , elle n'interrompra pas fes repréfentations. On
ne pourra donc éviter de rendre le Spectacle abordable en
tout tems. L'hiver il faudra faire des chemins dans la neige ,
peut-être les paver; & Dieu veuille qu'on n'y mette pas des
lanternes. Voilà des dépenfes publiques ; par conféquent des
contributions de la part des particuliers. Etabliffement d'im-
pôts : quatrième préjudice.
Les femmes àes Montagnons allant , d'abord pour voir ,
& enfuite pour être vues , voudront être parées ; elles vou-
dront l'être avec difrinclion. La femme de M. le Jufticier
ne voudra pas fe montrer au Spectacle , mife comme celle
du maître d'école ; la femme du maître d'école s'efforcera
de fe mettre comme celle du Jufticier. De-là naîtra bientôt
une émulation de parure qui ruinera les maris , les gagnera
peut-être, & qui trouvera fans celfe mille nouveaux moyens
d'éluder les loix fomptuaires. Introduction du luxe : cin-
quième préjudice.
Tout le relte eft facile à concevoir. Sans mettre en ligne de
compte les autres inconvéniens dont j'ai parlé, ou dont je
parlerai dans la fuite ; fans avoir égard à l'efpece du Spec-
tacle &; à fes effets moraux ; je m'en tiens uniquement à
ce qui regarde le travail &c le gain, & je crois montrer
504 LETTRE,
par une conféqueiice évidente , comment un Peuple aifé ,
mais qui doit Ton bien-être à fon indafirie , changeant la
réalité centre l'apparence , fe ruine à l'inltant qu'il veut
briller.
Au-refie, il ne faut point fe récrier contre la chimère
de ma fiippcficion ; je ne la donne que pour telle, & ne
veux que rendre fenflbles du plus au moins fes fuites iné-
vitables. Otez quelques circonstances, vous retrouverez ailleurs
d'autres Montagnons , & mutatis mutandis , l'exemple a fon
application.
Ainfi quand il feroit vrai que les Spectacles ne font pas
mauvais en eux-mêmes, on auroic toujours à chercher s'ils
ne le deviendroienc point à l'égard du Peuple auquel on les
deitine. En certains lieux, ils feront utiles pour attirer les
étrangers ; pour augmenter la circulation des efpcces ; pour
exciter les Artiiles ; pour varier les modes ; pour occuper les
gens trop riches ou afpirant à l'être; pour les rendre moins
malfaifans; pour diltraire le Peuple de fes mifcres; pour lui
faire oublier fus ch-fs en voyant fes baladins; pour main-
tenir 6c perfectionner le goût quand l'honnêteté eft perdue ;
pour couvrir d'un vernis de procédés la laideur du vice;
pour empêcher , en un mot , que les mauvaifes mœurs ne
dégénèrent en brigandage. En d'autres lieux , ils ne fervi-
. roient qu'à détruire l'amour du travail; à décourager l'in-
duftrie ; à ruiner les particuliers ; à leur infpiicr le goût de
l'oifiveté ; h leur faire chercher les moyens de fublîfter fans
rien faire: à rendre un Peuple inaitif & lâche; à l'empc-
cher de voir les objets publics Ik pardculiers dont il doif
s'occuper ;
A M. D' A L E M B E R T. . 505
s'occuper; à tourner la fageffe eu ridicule; à dibltiruer un
jargon de Théâtre à la pratique des vertus; à mettre toute
la morale en métaphyfique ; à traveftir les citoyens en beaux
efprits, les mères de famille en Petites- MaîtrelTes, <Sc les
filles en amoureufes de Comédie. L'effet général fera le
même fur tous les hommes ; mais les hommes ainfi changés
conviendront plus ou moins à leur pays. En devenant égaux,
les mauvais gagneront , les bons perdront encore davantage ;
tous contracteront un cara^ftere de moUelTe , un efpric d'inac-
tion qui ôtera aux uns de grandes vertus , 6: préfervera les
autres de méditer de grands crimes.
De CCS nouvelles réflexions il réfuke une conféquence direc-
tement contraire à celle que je tirois des premières ; favoir
que , quand le Peuple eft corrompu , les Spedacles lui font
bons, & mauvais quand il elè bon lui-même. Il fembleroit
donc que ces deux effets contraires devroient s'entre-détruire
èc les Speftacles refter indiffcrens à tous ; mais il y a cette
différence que , l'effet qui renforce le bien ôc le mal , étant
tiré de l'efprit des Pièces , eit fujet comme elles à mille modi-
fications qui le réduifent prefque à rien ; au lieu que celui qui
change le bien en mal &c le mal en bien , réfultant de l'exif-
tence même du Spe*5l:acle , eft un effet conltant , réel , qui
revient tous les jours &. doit l'emporter à la fin.
Il fuit de-là que , pour juger s'il eft à propos ou non d'é-
tablir un Théâtre en quelque Ville, il faut premièrement favoir
û les moeurs y font bonnes ou mauvaifcs ; queftion fur laquelle
il ne m'appartient peut-être pas de prononcer par rapport à
nous. Quoi qu'il en foit, tout ce que je puis accorder là-deffus,
Mélangçs. Tome I. Sss
50(5 LETTRE
c'eft qu'il eft vrai que la Comédie ne nous fera point de mal ,
fi plus rien ne nous en peut faire.
Pour prévenir les inconvéniens qui peuvent naître de l'exem-
ple des Comédiens , vous voudriez qu'on les forçât d'être hon-
nêtes gens. Par ce moyen , .dites-vous , on auroit à la fois des
Spectacles & des mœurs , ù. l'on réuniroit les avantages des uns
& des autres. Des Speélacles <Sc des mœurs ! Voilà qui forme-
roit vraiment un Spedacle à voir , d'autan: plus que ce feroit la
première fois. Mais quels font les moyens que vous nous indi-
quez pour contenir les Comédiens ? Des loix féveres èc bien exé-
cutées. C'eft au moins avouer qu'ils ont befoin d'être contenus ,
&c que les moyens n'en font pas faciles. Des loix féveres î La
première eft de n'en point fouffrir. Si nous enfreignons celle-
là , que deviendra la févérité des autres ? Des loix bien exé-
cutées ! 11 s'agit de favoir fi cela fe peut : car la force des
loix a fa mefure , celle des vices qu'elles répriment a aufTi la
fienne. Ce n'eit qu'après avoir comparé ces deux quantités
& trouvé que la première furpaffe l'autre , qu'on peut s'alTurer
de l'exécution des loix. La connoilîlmce de ces rapports fait
la véritable fcience du Lcgillatcur : car , s'il ne s'agiffoit que
de publier édits fur édits , réglemens fur réglemens , pour
remédier aux abus , à mefure qu'ils naiffent , on diroit , fans
doute , de fort belles cbofts ; mais qui , pour la plupart ,,
relteroient fans efiet , Ôc fervii-oient d'indications de ce qu'il
fliudroit faire , plutôt que de moyens pour l'exécuter. Dans
le fond , l'inltirution des loix n'eft pas une chofe fi mer-
veillcufe , qu'avec du fens ôc de l'équité , tout homme ne
pût très-bien trouver de lui-même celles qui , bien obftrvées y
A M. D ' A L £ M B E R T. 507
feroient les plus utiles à la Société. Où efl: le plus petit écolier
de droit qui ne drelTera pas un code d'une morale aufll pure
que celle des loix de Platon ? Mais ce n'eft pas de cela feul
qu'il s'agit. C'efi: d'approprier tellement ce code au Peuple
pour lequel il eft fait , & aux chofes fur lefquelles on y ftatue ,
que fon exécution s'enfuive du feul concours de ces conve-
nances; c'eit d'impofer au Peuple, à l'exemple de Solon, moins
les m.eilleures loix en elles - mêmes , que les micilleures qu'il
puiflè comporter dans la fituation donnée. Autrement , il vaut
encore mieux laiffer fubiifter les défordres , que de les pré-
venir , ou d'y pourvoir par des loix qui ne feront point obfer-
vées : car fans remédier au mal , c'eft encore avilir les loix.
Une autre obfervation , non moins importante , eft que les
chofes de mœurs & de juiHce univerfelle ne fe règlent pas ,
comme celles de jnfHce particulière & de droit rigoureux ,
par des édits & par des loix ; ou fi quelquefois les loix in-
fluent fur les mœurs , c'eft quand elles en tirent leur force.
Alors elles leur rendent cette même force par une forte de
réadion bien connue des vrais politiques. La première fonc-
tion des Ephores de Sparte , en entrant en charge , étoit une
proclamation publique par laquelle ils enjoignoient aux citoyens,
non pas d'obfervcr les loix , mais de les aimer , afin que
l'obfervation ne leur en fut point dure. Cette proclamation ,
qui n'étoit pas un vain formulaire , montre parfaitement l'ef-
prit de l'inftitution de Sparte , par laquelle les loix (Ik les
mœurs , intimement unies dans les cœurs des citoyens , n'y
faifoient , pour ainfi dire , qu'un même corps. Mais ne nous
flattons pas de voir Sparte renaître au fein du commerce &c de
Sss i
5o8 LETTRE
l'amour du gain. Si nous avions les mêmes maximes , on
pourroit établir à Genève un Spectacle fans aucun rifque :
car jamais citoyen ni bourgeois n'y mettroit le pied.
Par cil le gouvernement peut -il donc avoir prife fur les
mœurs ? Je réponds que c'eft par l'opinion publique. Si nos
habitudes naiffent de nos propres fentimens dans la retraite,
elles naiffent de l'opinion d'autrui dans la Société. Quand on
ne vit pas en foi , mais dans les autres , ce font leurs juge-
mens qui règlent tout; rien ne paroît bon ni défirable aux
particuliers que ce que le public a jugé tel , & le feul bon-
heur que la plupart des hommes connoiffent eft d'être eliimés
heureux.
Quant au choix des inrtrumens propres à diriger l'opinion
publique , c'elè une autre queftion qu'il feroit fuperflu de
réfoudre pour vous , &c que ce n'efl: pas ici le lieu de réfoudre
pour la multitude. Je me contenterai de montrer par un
exemple fenfible que ces inlirumens ne font ni des loix ni
des peines , ni nulle efpece de moyens coadifs. Cet exemple
eft fous vos j'^eux : je le tire de votre patrie , c'eft celui du
Tribunal des Maréchaux de France, établis juges fuprêmes du
point-d'honiieur.
De quoi s'agiifoit- il dans cette inftirution ? de changer
l'opinion publique fur les duels, fur la réparation des oflFenfes
& fur les occafions où un brave homme eft obligé , fous
peine d'infamie , de tirer raifon d'un affront l'épée à la main.
Il s'enfuit de-L\ ;
Premièrement , que la force n'ayant aucun pouvoir fur
les efprits , il faloit écarter avec le plus grand foin tout
A M. D' A L E M B E R T. 50J
ve/Hge de violence du Tribunal établi pour opérer ce chan-
gement- Ce mot même de Tribunal étoit mal imaginé : j'ai-
merois mieux celui de Cour-d' honneur. Ses feules armes dé-
voient être l'honneur & l'infamie : Jamais de récompenfe
utile, jamais de punition corporelle, point de prifon , point
d*arréts, point de Gardes armés. Simplement un Appariteur
qui auroit fait fes citations en touchant l'accufé d'une ba-
guette blanche, fans qu'il s'enfuivît aucune autre contrainte
pour le faire comparoître. Il eft vrai que ne pas comparoitre
au terme fixé par devant les Juges de l'honneur , c'étoit s'en
confelTer dépourvu, c'étoit fe condamner foi-même. De-là
réfultoit naturellement note d'infamie , dégradation de no-
bleffe, incapacité de fervir le Roi dans fes Tribunaux, dans
fes armées , 6c autres punitions de ce genre qui tiennent
immédiatement à l'opinion , ou en font un effet nécefiaire.
Il s'enfuit , en fécond lieu , que , pour déraciner le pré-
jugé public , il faloit des Juges d'une grande autorité fur la
matière en quedion ; &: , quant à ce point , l'inftituteur entra
parfaitement dans l'efprit de l'établiffement : car , dans une
Nation toute guerrière, qui peut mieux juger des juftes oc-
cafions de montrer fon courage &; de celles où Thonneur
offenfé demande fatisfadion, que d'anciens militaires chargés
de titres d'honneur , qui ont blanchi fous les lauriers , &
prouvé cent fois au prix de leur fang, qu'ils n'ignorent pas
quand le devoir veut qu'on en répande?
Il fuit , en troificme lieu , que , rien n'étant plus indé-
pendant du pouvoir fuprcme que le jugement du public, le
fouverain devoit fe garder, fur toutes chofes, de mêler ks
5IO
LETTRE
décifîons arbitraires parmi des arrêts faits pour repréfenter
ce jugement, ôc, qui plus eft, pour le déterminer. Il de-
voit s'efforcer au contraire de mettre la Cour-d'honneur au-
delTus de liii , comme fournis lui-même à fes décrets ref-
peftables. Il ne faloit donc pas commencer par condamner
à mort tous les duelliftes indittinètement ; ce qui étoit mettre
d'emblée une oppcfition choquante entre l'honneur &. la
loi : car la loi mêm.e ne peut obliger perfonne à fe dés-
honorer. Si tout le Peuple a jugé qu'un homme eft poltron , le
Roi, malgré toute fa puiiTance, aura beau le déclarer brave,
perfonne n'en croira rien ; &. cet homme , pafTant alors
pour un poltron qui veut être honoré par force , n'en fera
que plus méprifé. Quant à ce que difenr les édits, que c'eft
offenfer Dieu de fe battre , c'eft un avis fort pieux fans doute ;
mais la loi civile n'eft point juge des péchés, &, toutes les
fois que l'autorité fouveraine voudra s'interpofer dans les
conflits de l'honneur & de la Religion , elle fera compro-
mife des deux côtés. Les mêmes édits ne raifonnent pas
mieux, quand ils difent qu'au - lieu de fe battre, il faut s'a-
dreffer aux Maréchaux : condamner ainfi le combat fans dif-
tinclion , fans réferve , c'eft commencer par juger foi-même
ce qu'on renvoie à leur jugement. On fait bien qu'il ne- leur
eft pas permis d'accorder le duel, même quand l'honneur
outragé n'a plus d'autres rcfTources ; &;, félon les préjugés
du monde, il y a beaucoup de femblables cas : car, quant
aux fatisfatflions ccrémonieufes , dont on a voulu payer l'of-
fenfé , ce font de véritables jeux d'enfant.
Qu'un homme ait le droit d'accepter une réparation pour
A M. D' A L E M B E R T. 511
lui-même &c de pardonner à fon ennemi, en ménageant
cette maxime avec art, on la peut fubftituer infenfiblement
au féroce préjugé qu'elle attaque ; mais il n'en eft pas de
même , quand l'honneur des gens auxquels le nôtre eft lié
fe trouve attaqué; dès-lors il n'y a plus d'accommodement
pofliblc. Si mon père a reçu un foufflct , fi ma fœur , ma
femme , ou ma maîtrefTe eft infultée , conferverai-je mon
honneur en fiifant bon marché du leur? Il n'y a ni Maré-
chaux, ni farisfaélion qui fullîfent, il faut que je les venge
ou que je me déshonore ; les édits ne me laiiïent que le choix
du fupplice ou de l'infamie. Pour citer un exemple qui fe
rapporte à mon fujet , n'elt-ce pas un concert bien entendu
entre l'efprit de la Scène & celui des loix, qu'on aille applaudir
au Théâtre ce même Cid qu'on iroit voir pendre à la Grève ?
Ainfî l'on a beau faire; ni la raifon, ni la vertu, ni les
loix ne vaincront l'opinion publique , tant qu'on ne trouvera
pas l'art de la changer. Encore une fois , cet art ne tient
point à la violence. Les moyens établis ne ferviroient, s'ils
étoient pratiqués , qu'à punir les braves gens & fauver les
lâches; mais heureufement ils font trop abfurdes pour pou-
voir être employés , &c n'ont fervi qu'à faire changer de
noms aux duels. Comment faloit-il donc s'y prendre ? Il
faloit , ce me femble , foumettre abfolument les combats
particuliers à la juri^diéHon des Maréchaux , foit pour les
juger , foit pour les prévenir , foit même pour les permettre.
Non- feulement il faloit leur Liifr^r le droit d'accorder le
champ quand ils le jugeroient à propos ; mais il étoit im-
portant qu'ils ufaflcnt quelquefois de ce droit , ne fût-ce que
5ii LETTRE
pour ôrer au public une idée affez difficile à détruire & qui
feule annulle toute leur autorité, favoir que, dans les affaires
qui patient par devant eux , ils jugent moins fur leur propre
fentiment que fur la volonté du Prince. Alors il n'y avoit
point de honte à leur demander le combat dans une occa-
fion néceffaire ; il n'y en avoit pas même à s'en abltenir,
quand les raifons de l'accorder n'ctoient pas jugées fuffi-
fautes ; mais il y en aura toujours à leur dire : je fuis of-
fenfé , faites en forte que je fois difpenfé de me battre.
Par ce moyen, tous les appels fecrets feroient infaillible-
ment tombés dans le décri , quand , l'honneur oifenfé pou-
vant fe défendre &c le courage fe montrer au champ d'hon-
neur, on eût très-juRement fufpeclé ceux qui fe feroient
cachés pour fe battre, & quand ceux que la Cour-d'hon-
neur eût jugé s'être mal ( n ) battus , feroient , en qua-
lité de vils aflafTms , reités foumis aux Tribunaux crimi-
nels. Je conviens que plufîeurs duels n'étant jugés qu'après
coup , 6c d'autres même étant folemnellement autorifés , i!
en auroit d'abord coûté la vie à quelques braves gens ;
mais c'eût été pour la fauver dans la fuite à des infinités
d'autres, au lieu que, du fang qui fe verfe malgré les édits,
naît une raifon d'en verfer davantage.
Que feroit-il arrivé dans la fuite ? A mefure que la Cour-
d'honneur auroit acquis de l'autorité fur l'opinion du Peuple ,
par la fageffe & le poids de fes dccifions , elle feroit devenue
(n) Mal, c"eft-à- dire, non-feu- ce qui fe fût naturellement prcfumi
Icment en lâche & avec fraude, mais de toute affaire non portée au Tri-
injuftement & fans raifon fuffifante ; bunal.
pew-
A M. D' AL E M B E R T. 513
peu-à-peu plus févere , jufqu'à ce que les occafions légiti-
mes fe réduifanc tout-à-faic à rien , le point d'honneur eût
changé de principes , & que les duels fuiTent entièrement
abolis. On n'a pas eu tous ces embarras à la vérité , mais
aufli l'on a fait un établiiTem.ent inutile. Si les duels aujour-
d'hui font plus rares , ce n'eft pas qu'ils foient méprifés ni
punis ; c'eft parce que les mœurs ont changé {o ) : ôc la
preuve que ce changement vient de caufes toutes différentes
auxquelles le gouvernement n'a point de part , la preuve que
l'opinion publique n'a nullement changé fur ce point , c'efè
qu'après tant de foins mal entendus , tout Gentilhomme qui
ne tire pas raifon d'un affront , l'épée à la main , n'eit pas
moins déshonoré qu'auparavant.
Une quatrième conféquence de l'objet du même établilTe-
ment, eft que, nul homme ne pouvant vivre civilement fins
honneur , tous les états où l'on porte une épce , depuis le
Prince jufqu'au Soldat , & tous les états même où l'on n'en
porte point , doivent refTortir à cette Cour-d'honneur ; les
uns , pour rendre compte de leur conduite ôc de leurs ac-
tions ; les autres , de leurs difcours &. de leurs maximes :
(o) Autrefois les hommes prenoient il refte peu d'importans fujets de dif-
querelle au cabaret ; on les a dcyoù- pute. Dans le monde osi ne fe bat
tés de ce plaifir grodier en leur fai- plus que pour le jeu. Les Militaires
fant bon marché des autres. Autre- ne fe battent plus que pour des paffe-
fois ils s'égorgeoient pour une mai- droits, ou pour n'ctre pas forces de
treffe ; en vivant plus familièrement quitter le fervice. Dans ce lieclc
avec les femmes, ils ont trouvé que éclairé chacun fait calculer, à un écu
ce n'ctoit pas la peine de fe battre près , ce que valent fon honneur Se
pour elles. L'ivreffc & l'amour ôtés , fa vie.
Mélanges, Tome I. Ttc
514. L E T T R E
tojs également fuj'ets à être honorés ou flétris félon îa coa-^-
formicé ou roppofition de leur vie eu de leurs fentimens
aux principes de l'honneur établis dans la Nation , ôi. réfor-
més infinfiblement par le Tribunal , fur ceux de la jultice ôc
de la raifon. Borner cette compétence aux nobles &: aux mi-
litaires , c'eil couper les rejettons &c iaiffer îa racine : car fi
le point d'honneur fait agir la Noble (îè , il fait parler le Peu-
ple ; les uns ne fe battent que parce que les autres les jugent,
Ôc pour changer les aâions dont l'eftime publique ell l'objet ,
il faut auparavant changer les jugemens qu'on en porte, Jg
fuis convaincu qu'on ne viendra jamais à bout d'opérer ces
changcmens fans y faire intervenir les femmes mêmes , de qui
dépend en grande partie la manière de penfer des hommes.
De ce principe il fuit encore que le Tribunal doit être plus
ou moins redouté dans les diverfes conditions , à proportion
qu'elles ont plus ou moins d'honneur à perdre , félon les
idées vulgaires qu'il faut toujours prendre ici pour règles. Si
l'ctablillcment eft bien foit , les Grands &i les Princes doivent
trembler au feul nom de la Cour-d'honneur. Il auroit fiilu
qu'en l'inltituant on y eût porté tous les démêlés perfonnelsj
exiftans alors entre les premiers du Royaume ; que le Tri-
bunal les eût jugés défmitivement autant qu'ils pouvoient l'êtrfi
par les feules loix de l'honneur ; que ces jugemens euflenc-
été féveres ; qu'il y eût eu des cefîions de pas & de rang,,
perfonnelles &c indépendantes du droit des places , des inter-
dictions du port des armes ou de paroître devant la face du
Prince , ou d'autres punitions femblables , nulles par elles-
w,ircxs , gricvcs par l'opinion , jufqu';\ l'iufamie inclufivcment'
'A M. D' A L E M B É R T. -j^s^
.qu'on auroic pu regarder comme la peine capitale décernée
;par la Cour-d'honneur ; que toutes ces peines euOent eu par
le concours de l'autoriié fupréme les mêmes effets qu'a na-
turellement le jugement public quand la force n'annulîe point
-fes décifions ; que le Tribunal n'eût point Itatué far des ba^
gatelles , mais qu'il n'eût jamais rien fait à demi ; que le Roi
même y tût été ciré , quand il jetta fa canne par la fenê-
tre , de peur, dit-il , de frapper un Gentilhomme (p) ; qu'il
eût comparu en accufé avec fa partie ; qu'il eût été jugé fo-
lemncllement, condamné à faire réparation au Gentilhomme,
pour l'affront indire^ qu'il lui avoit fait ; & que k Tri-
bunal lui eût en même tems décerné un prix d'honneur , pour
la modération du Monarque dans la colère. Ce prix , qui de-
voit être un figne très fimple , mais vifible , porté par le Roi
durant toute fu vie , lui eût été , ce me femble , un ornement
.plus honorable que ceux de la royauté , & je ne doute pas
qu'il ne fût devenu le fujet des chants de plus d'un Poëte.
Il eft certain que , quant à l'honneur , les Rois eux-mêmes
font fournis plus que perfcnnc au jugement du public , &
peuvent , par confiquent , fins s'abaiffer , comparoître au
Tribunal qui le rcpréfente. Louis XIV étoit digne de faire
de ces chofes-L\ , & je crois qu'il les eût faites , fi quelqu'un
les lui eût fuggérées.
Avec toutes ces précautions & d'autres femblables , il elt
fort douteux qu'on eût réuOi : parce qu'une pareille inlliturion
eft entièrement contraire i l'efprit de la Monarchie ; mais
(p) M. ck Lauzun, Voilà, fdoa moi, des coups de canne bien noble-
ment appliqués,
Ttt z
5i6 LETTRE
il eft très fur que pour les avoir négligées , pour avoir voulu
mêler la force & les loix dans des matières de préjugés &
changer le poinc-d'honneur par la violence , on a compromis
l'autorité royale & rendu méprifables des loix qui paf-
foient leur pouvoir.
Cependant en q.ioi confîftoit ce préjugé qu'il s'agilToit de
détruire ? Dans l'opinion la plus extravagante & la plus bar-
bare qui jamais entra dans l'efprit humain ; favoir , que tous
les devoirs de la Société font fuppléés par la bravoure ; qu'un
homme n'eft plus fourbe , fripon , calomniateur , qu'il eft
civil , humain , poli , quand il fait fe battre ; que le men-
fop.ge fe change en vérité , que le vol devient légitime , la
pertidie honnête , l'infidélité louable , fi-tôt qu'on foutient
tout cela le fer à la main ; qu'un affront eft toujours bien
réparé par un coup d'épée ; &c qu'on n'a jamais tort avec
un homme , pourvu qu'on le tue. Il y a , je l'avoue , une
aurre forte d'affaire où la gentilleffe fe mêle à la cruauté ^ &
où l'on ne tue les gens que par hazard ; c'eft celle où l'on
fe bat au premier fang. Au premier fang ! Grand Dieu ! Et
qu'en veux - ru faire de ce fang, bête féroce ! Le veux -tu
boire ? Le moyen de fonger à ces horreurs fans émotion ?
Tels font les préjugés que les Rois de France , armés de
toute la force publique , ont vainement attaqués. L'opinion ,
reine du monde , n'ell point foumife au pouvoir des Rois ;
ils font eux-mêmes fes premiers efclaves.
Je finis cette longue digrciïion , qui malheureufement ne
fera pas la dernière ; &c de cet exemple, trop brillant peut-
Cire,/i parvu licdt componere man^nis ^ je reviens à dçs ap^
A M. D' AL E M B E R T. 517
plications plus fîmples. Un des infaillibles effets d'un Théâ-
tre établi dans une auffi petite ville que la nôtre , fera de
changer nos maximes , ou fi l'on veut , nos préjugés & nos
opinions publiques ; ce qui changera néceffairement nos mœurs
contre d'autres , meilleures ou pires , je n'en dis rien encore ,
mais furement moins convenables à notre conftitution. Je de-
mande, Monfieur, par quelles loix efficaces vous remédierez
à cela ? Si le gouvernement peut beaucoup fur les mœurs ,
c'eft feulement par fon inltitution primitive : quand une fois
il les a déterminées , non-feulement il n'a plus le pouvoir
de les changer , à moins qu'il ne change , il a m,éme bien
de la peine à les maintenir contre les accidens inévitables
qui les attaquent , &: contre la pente naturelle qui les altère.
Les opinions publiques , quoique fi difficiles à gouverner, font
pourtant par elles-mêmes très- mobiles & changeantes. Le
hazard , mille caufes fortuites , mille circonltances imprévues
font ce que la force & la raifon ne fauroient faire ; ou plu-
tôt , c'elè précifément parce que le hazard les dirige , que la
force n'y peut rien : comme les dés qui partent de la main ,
quelque impulfion qu'on leur donne , n'en amènent pas plus
aifément le point defirc.
Tout ce que la fageffe humaine peut faire , efl de prévenir
les changemens , d'arrêter de loin tout ce qui les amené ;
mais fi-tôt qu'on les foufFre 6c qu'on les autorife , on elt
rarement maître de leurs effets , & l'on ne peut jamais fe ré-
pondre de l'être. Comment donc préviendrons -nous ceux
dont nous aurons volontairement introduit la caufe ? A l'imi-
tation de l'ctabUiremeuc dont je viens de parler, nous pro-
-S^S LETTRE
p<" erez-vous d'indituer des Cenfcurs ? Nous en avons déjà
(q) ; & il toute la force de ce Tribunal fufEt à peine pour
nous maintenir tels que nous fbmmcs ; quand nous aurons
-ajouté une nouvelle inclinaifun à Li petite ûzs mrcurs , que
fera-t-il pour arrêter ce progrès ? il eit clair qu'il n'y pourra
plus fuffire. La première marque de fon impuilFance à pré-
venir les abus de la Comédie , fera de la laiiTer établir.
Car il eft aifé de prévoir que ces deux établifTemens ne fau-
roient fublîfter long-tems enfemble , & que la Comédie tour-
nera les Cenfeurs en ridicule , ou que les Cenfeurs feront
chaffer les Comédiens.
Mais il ne s'agit pas feulement ici de l'infufîiflince des loix
pour réprimer de mauvaifes mccurs, en laifTant fubfifler leur
caufe. On trouvera , je le prévois , que , l'cfprit rempli des
abus qu'cngendie néceffairement le Théâtre , «Se de l'impof-
fibilité générale de prévenir ces abus , je ne réponds pas
alFez précifémeut à l'expédient propofé , qui eft d'avoir des
Comédiens honnctcs-gens , c'cfl-à-dire , de les rendre tels.
Au fond cette difcuilion particulière n'ell: plus fort nécelîaire:
tout ce que j'ai dit jufqu'ici des effets de la Comédie , étant
indépendant des mœurs des Comédiens , n'en auroit pas
moins lieu, quand ils auroicnt bien profité àts leçons que
vous nous exhortez li leur donner , & qu'ils devicndroient
par nos foins autant de modèles de vertu. Cependant par
égard au fentiment de ceux de mes compatriotes qui ne
voient d'autre danger dans la Comédie que le mauvais exem-
ple des Comédiens , je veux bien rechercher cocorc , fi »
{'\) Le, Cur.fuloirc, & la chambre delà R'^forrac.
A M. D' A L E M B E R t. 51^
même dans leur fuppofition , cet expédient eft praticable
avec quelque efpoir de fucccs , &c s'il doit fufrire pour ks
rranquillifer.
En commençant par obrer\er les faits avant de raifonner
fur les caufes , je vois en général que l'état de Comédien
elt un état de licence & de mauvaifes mœurs ; que les hom-
mes y font livrés au défordre ; que les femmes y jîieneac
une vie fcandaleufe ; que les uns & les autres , avares &. pro-
digues tout à la fois , toujours accablés de dettes ôc toujours
verfant l'argent à pleines mains , font auffi peu retenus fur '
leurs diiTipations , que peu fcrupuleux fur les moyens (uy
pourvoir. Je vois eiicore que , par tout pays , leur profefïioa"
eft déshonorante , que ceux qui l'exercent , excommuniés ou
lion, font par -tout méprifés (r), & qu'à Paris même, où
ils ont plus de confidération ôc une meilleure conduite que
par-tout ailleurs, un Bourgeois craindroit de fréquenter ces
mêmes Comédiens qu'on voit tous les jours à la table des
Grands. Une troilleme obfervation , non moins importante ,
eft que ce dédain elt plus fort par-tout où les mc&urs font
plus pures , & qu'il y a des pays d'innocence & de fimpli-
cité où le métier de Comédien eft prefque en horreur. Voilà
des faits inconteftables. Vous me direz qu'il n'en rcfuire que
des préjugés. J'en conviens : mais ces préjugés étant uni-
fr) Si les Anglois ont inhume la fent dans les plus illufrres. Et quant
célèbre Oldficld ù côte de leurs Rois, à la profefllon des Comédiens, les
ce n'écoit pas fon métier, mais fon mauvais & les médiocres font mcpri-
talent qu'ils vouloient honorer. Chei fés à Londres , autant ou plus que pât-
eux-les grands talens anobliffent dans tout ailleurs.
Iss moindres états 5 les petits avilif..
520 LETTRE
verfels , il faut leur chercher une caufe univerfelle , &: je ne
vois pas qu'on la puiffe trouver ailleurs que dans la profef-
fion même à laquelle ils fe rapportent. A cela vous répon-
dez que les Comédiens ne fe rendent méprifables que parce
qu'on les méprife ; mais pourquoi les eût-on méprifés s'ils
n'eufTent été méprifables ? Pourquoi penferoit-on plus mal
de leur état que des autres , s'il n'avoit rien qui l'en dilHn-
gât ? Voilà ce qu'il faudroit examiner , peut-être , avant de
les juftifier aux dépens du public.
Je pourrois imputer ces préjugés aux déclamations des Prê-
tres, fi je ne les trouvois établis chez les Romains avant la
naiiTance du Chriltianifme , & , non-feulement courans va-
guement dans l'efprit du Peuple , mais autorifés par des loix
exprelTes qui dcclaroient les AiSteurs infâmes , leur ôtoient le
titre & les droits de Citoyens Romains , &c mettoient les
AArices au rang des proltituées. Ici toute autre raifon man-
que , hors celle qui fe tire de la nature de la chofe. Les
Prêtres païens 6c les dévots , plus favorables que contraires
à des Speclacles qui faifoient partie des jeux confacrés à la
Religion (s) , n'avoient aucun intérêt à les décrier , ^ ne les
décrioient pas en effet. Cependant, on pouvoit dès - lors fe
récrier , comme vous faites , fur l'inconféquence de désho-
norer des gens qu'on protège , qu'on paye , qu'on penfionne ;
ce qui , à vrai dire , ne me paroît pas fi étrange qu'à vous :
(s) Tite-Live dit que les jeux fcéni- nicroit les Théâtres pour le même
gués Cuicnt introduics à Rome l'an 590. fujet & fùrcmcint cela fcruit plus rui-
à roccafion d'une pelle qu'il s'agifl'oit fonnable.
d'y faire ccn'er. Aujourd'hui l'on fcr-
car
A M. D' A L E IM B E R T. 511
car il elt à propos quelquefois que rEcat encourage ôc pro-
tège des profeffions déshonorantes mais uriles , fans que
ceux qui les exercent en doivent être plus confidcrés
pour cela.
J'ai lu quelque part que ces flétrilTures ctoient moins im-
pofces à de vrais Comédiens qu'à des Kiftrions ôc Farceurs
qui fouilloient leurs jeux d'indécence &c d'obfcénités ; mais
cette diitindion eft infourenable : car les mots de Comé-
dien &c d'IIifirion étoient parfaitement fynonymes , ôc
n'avoient d'autre différence , {inon que l'un étoit Grec ôc
l'autre Etrufque. Cicéron , dans le livre de l'Orateur , appelle
Hiftrions les deux plus grands A'iteurs qu'ait jamais eu Rome ,
Efope & Rofcius ; dans fon plaidoyer pour ce dernier ,
il plaint un fi honnête - homme d'exercer un métier il peu
honnête. Loin de diftinguer entre les Comédiens , Hiftrions
êc Farceurs , ni entre les Afleurs des Tragédies ôc ceux des
Comédies, la loi couvre indi'i:ini5l:ement du même oppro-
bre tous ceux qui montent fur le Théâtre. Qinjquis in Sce-
nam prodierit , ait Prœtor , infumis ejî. Il eft vrai , feulement ,
que cet opprobre tomboit moins fur la repréfentation même ,
que fur l'état où l'on en faifoit métier : puifque la JeuneiFe
de Rome repréfentoit publiquement , à la fin des grandes
Pièces , les Attellanes ou Exodes , fans déshonneur. A cela
près , on voit dans mille endroits que tous les Comédiens
indiïTéremment étoient efclavcs , & traités comme tels , quand
le public n'étoit pas content d'eux.
Je ne fâche qu'un feul Peuple qui n'ait pas eu îà-deflus les
maximes de tous les autres, ce font les Grecs. Il eft certain
Mélan^ss. Tome I. V vv
5ii ^ • - L E T T R E
que, chez eux, la profsflion du Théâtre étoic il peu déshoii'
nêce que la Grèce fournie des exemples d'Acleurs chargés de
ceitaines fondions publiques, fort dans l'Etat, foit en Ambaf-
fades. Mais on pourroit ti'ouver aifcment les raifons de cetic
exception, i". La Tragédie ayant été inventée chez les Grecs,
aulH-bien que la Comédie , ils ne pouvoient jetter d'avancg
une impreiîîon de mépris fur un état dont on ne coru-ioilToit
pas encore l'es effets ; ôc , quand on commença de les con-
noître , l'opinion publique avoit déjà pris fon pli. 2". Comme
la Tragédie avoit quelque chofe de facré dans fon origine-,
d'abord fês Aéreurs furent plutôt regardés comme des Prê-
tres que comme des Baladiiis. 3". Tous les fujets dzs Pièces
n^étant tirés que des antiquités nationales dont les Grecs étoient
idolâtres , ils voyoient dans ces mêmes Adeurs , moins des
gens qui jouoient des fables , que des Citoyens infh'uits qui
repréfentoient aux yeux de leurs compatriotes l'hilloire de leur
pays. 4°. Ce Peuple , enthoufiafte de fa liberté jufqu'à croir»
que les Grecs étoient les fculs hommes libres par nature (*) ,
fé rappelloit avec un vif feutiment de plailir Çts anciens malheurs
ôc les crimes de its. Maîtres. Ces grands tableaux l'infiruifoient
fans cefle , & il ne pouvoit fe défendre d'un peu de refpecl
pour les organes de cette inftrudion. 5^^. La Tragédie n'étant
d'abord jouée que par des hommes , on ne voyoit point, fur
leur Théâtre , ce mélange fcandaleux d'hommes Ôc de fem-
mes qui fait des nôtres autant d'écoles de mauvaifes mœurs.
6". Enfin leurs Spe^lacles n'avoient rien de la mefquinerie de
(*) Iphigciiie le dit on tenues cxprijs dans la Tragédie d'Euripide , qui porte
4t; no.a de cette i'ryictlL'.
A M. D' A L E M B E R T. szj
ceux d'aujourd'hui. Leurs Théâtres n'ctoient point élevés ]paf
l'inccrét & par l'avarice ; ils n'étoient point renfermés dans
d'obrcures prifons ; leurs Adeurs n'avoient pas befoin de mettre
à contribution les Spectateurs , ni de compter du coin de l'œii
les gens qu'ils voyoient paffer la porte , pour être fùrs de
leur fouper.
Ces grands & fuperbes Speélacles donnés fous le Ciel , à
la face de toute une nation , n'offroient de toutes parts que
des combats , des vidoires , des prix , des objets capables
d'infpirer aux Grecs une ardente émulation , & d'échauffer
leurs cœurs de fenriracns d'honneur 6c de gloire. C'eft au
milieu de cet impofant appareil, fî propre à élever & remuer
l'a me , que les Auteurs, animés du mêm.e zèle, partageoient,
félon leurs caleos , les honneurs rendus aux vainqueurs des
jeux , fouvent aux premiers hommes de la nation. Je ne fuis
pas furpris que , loin de les avilir , leur métier , exercé de cette
manière , leur donnât cette fierté de courage &c ce noble
défintérelTement qui fembloit quelquefois élever l'Aileur à fon
perfounage. Avec tout cela, jamais la Grèce, excepte Sparte,
ne fut citée en exemple de bonnes mœurs ; ôc Sparte , qui
ne foufFroit point de Théâtre ( * ) , n'avoir garde d'honorer
ceux qui s'y montrent.
Revenons aux Romains qui , loin de fuivre à cet égard
l'exemple des Grecs, en donnèrent un tout contraire. Quand
f " ) Voyez fur cette erreur , la de M. RoufTeau, à la fin de ce Re*
Lettre de M. le Roi. [ On la trou- cucil. 2
rcra d^as la coUedion des Lettres
Vvv %
5Z4 LETTRE
leurs loix déclaroienc les Comédiens infâmes, étcit-ce dans
le delfein d'en déshonorer la profefîion ? Quelle eût été l'uti-
lité d'une difpolition fi cruelle ? Elles ne la dcshonoroienc
point , elles rendoient feulement authentique le déshonneur
qui en eit infcparable : car jamais les bonnes loix ne chan-
gent la nature àts. chofes , elles ne font que la fuivre , &
celles-là feules font obfervées. Il ne s'agit donc pas de crier
d'abord contre les préjuges; mais de favoir premièrement fi
ce ne font que des préjugés ; fl la profefîîon de Comédien
n'eft point, en effet, déshonorante en elle-même : car, fi
par malheur elle l'eit , nous aurons beau liatuer qu'elle ne l'eft
pas , au lieu de la réhabiliter , nous ne ferons que nous avilir
nous - mêmes.
Qu'eft-ce que le talent du Comédien ? L'arc de fe contre-
faire , de revêtir un autre caraclere que le fien , de paroître
ditTirent de ce qu'on eft , de fe palfionner de fling-froid , de
dire autre chofe que ce qu'on penfe aufîi naturellement que fi
l'on le penfoit réellement , & d'oublier enfin fa propre place
à force de prendre celle d'autrui. Qu'efc-ce que la profcfîion
du Comédien? Un métier par lequel il fe donne en repréfcn-
tation pour de l'argent , fc foumet à l'ignominie & aux affronts
qu'on acheté le droit de lui faire , ëc met publiquement fa
perfonne en vente. J'adjure tout homme fîncere de dire s'il
ne fent pas au fond de fon ame qu'il y a dans ce trafic de
foi -même quelque chofc de fervile & de bas. Vous autres
pMlofophes , qui vous prétendez fi fort au-deffus des préjuges ,
ne mourriez - vous pas tous de honte fi , lâchement travefHs •
en Rois, il vous faloic aller faire aux yeux du public un rôle
A M. D' A L E M B E R T. 525
différent du vôtre, & expofer vos Majeftés aux huées de h
populace ? Quel efè donc , au fond , l'eforit que le Comédien
reçoit de fon état ? Un mélange de balTeffe , de fauffeté , de
ridicule orgueil , & d'indigne aviliffemenr , qui le rend propre
à toutes fortes de perfonnages , hors le plus noble de tous ,
celui d'homme qu'il abandonne.
Je fais que le jeu du Comédien n'eft pas celui d'un fourbe
qui veut en impofer , qu'il ne prétend pas qu'on le prenne en
effet pour la perfonne qu'il repréfente , ni qu'on le cro5'^e af-
fedé des paffions qu'il imite , ôc qu'en donnant cette imita-
tion pour ce qu'elle elt , il h rend tout-à-fait innocente. Aufli
ne l'accufé-je pas d'être précifément un trompeur, mais de
cultiver pour tout métier le talent de tromper les hommes ,
6c de s'exercer à des habitudes qui , ne pouvant être inno-
centes qu'au Théâtre , ne fervent par- tout ailleurs qu'à mal
faire. Ces hommes fi bien parés , fi bien exercés au ton de
la galanterie &c aux accens de la paflion , n'abuferont - ils
jamais de cet art pour féduire de jeunes perfonnes? Ces valets
filoux , fi fubtils de la langue & de la main fur la Scène ,
dans les befoins d'un métier plus difpendieux que lucratif,
n'auront -ils jamais de diftraclions utiles ? Ne prendront- ils
jamîis la bourfe d'un fils prodigue ou d'un père avare pour
celle de Lcandre ou d'Argan (*)? Par -tout la tentation de
(*) On a relevé ceci comme outre des rentimens d'honneur à certains
& comme ridicule. On a eu raifon. égards , les éloigne d'une telle baf-
11 n'y a point de vice dont les Conié- feiïc. Je laifTe ce paflage , parce que
diens folent moins accufcs que de la je me fuis fait une loi de ne rien ôter;
friponnerie. Leur métier qui les oc- mais je le défavoue hautement comme
civîie beaucoup & leur donne même une très-grande injuftice.
Si5 LETTRE
mal feire augmente avec la facilité ; 6c il faur que les Corné-
diens foicnt plus vertueux que les autres hommes , s'ils ne
font pas plus corrompus.
L'Orateur , le Prédicateur , poiuTa-t-on me dire encore ;
paient de leur perfonne ainfi que le Comédien. La différence
eiï très-grande. Quand l'Orateur fe montre , c'ell pour parler
6: non pour fe donner en fpedacle ; il ne repréfente que lui-
même , il ne fait que fon propre rôle , ne parle qu'en fon pro-
pre nom, ne dit ou ne doit dire que ce qu'il penfe; l'homme
& le pcrfonnage étant le même être , il elt à fa place; il eft
dans le cas de tout autre Citoyen qui remplit les fonctions
de fon état. Mais un Comédien fur la Scène , étalant d'autres
fentimens que les liens, ne difant que ce qu'on lui fait dire,
rcprcfentant fouvent un être chimérique , s'anéantit , pour ainfi
dire , s'an nulle avec fon héros ; &: dans cet oubli de l'hom-
nie , s'il en refte quelque chofe , c'efl pour être le jouet des
Spedateurs. Que dirai - je de ceux qui fèmblent avoir peur de
valoir trop par eux-mêmes , &: fe dégradent jufqu'à repré-
fenter des perfonnagcs auxquels ils feroient bien fâchés de
reffembler ? C'efl: un grand mal , fans doute , de voir tant de
fcélérats dans le monde faire des rôles d'honnêtes-gens; mais
y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant, de plus
Igche , qu'un honnête -homme à la Comédie faifant le rôle
d^un fcélérat , &C déployant tout fon talent pour faire valoir
de criminelles maximes, dont lui-même e(i pénétré d'horreur?
Si l'on ne voit en tout ceci qu'une profe'iïion peu honnête,
on doit voir encore une fource de mauvaifes moeurs dans le
4éfordre des Achices , qui force & entraîne celui des A^^eurs,
A M. D' A L E M B E R T. 5.7
Mais pourquoi ce défordre eit-il inévitable ? Ah , pourquoi !
Dans tout autre tems on n'auroit pas befoin de le demander ;
mais dans ce iiecle où régnent fi fiéremenr les préjugés &:
l'erreur fous le nom de philofophie , les iiommes , abrutis par
leur vain favoir , ont fermé leur efprit h la voix de la raifon ,
& leur cœur h celle de la nature.
Dans tout état , dans tout pays , dans toute condition , les
deux fcxes ont entr'eux une liaifon fi forte &. fi naturelle , que
les mœurs de l'un décident toujours de celles de l'autre. Non
que ces mœurs foient toujours les mêmes , mais elles ont
toujours le même degré de bonté , modifié dans chaque fexe
par les penchons qui lui font propres. Les Angîoifes font
douces ôc timides. Les Anglois font durs &c féroces. D'eu
vient cette apparente oppofition ? De ce que le caraftere de
chaque fexe eft ainfi renforcé , ù. que c'ell auffi le caraélere
national de porter tout à l'extrême. A cela près , tout efè
femblable. Les deux fexes aiment à vivre h part ; tous deux
font cas des plaifirs de la table; tous deux fè raflembleat
pour boire après le repas, les hommes du vin, les femmes
du thé ; tous deux fe livrent au jeu fans fureur &c s'en font un
métier plutôt qu'une pafiion ; tous deux ont un grand refpctS:
pour les chofes honnêtes ; tous deux aiment la patrie ôc les
loix; tous deux honorent la foi conjugale, &, s'ils la violent,
ils ne fe font point un honneur de la violer; la paix domef*-
tique plaît à tous deux ; tous deux font likncieux & tacitur-
nes; tous deux difficiles à émouvoir; toiLs deux emportés danS'
leurs palfions ; pour tous deux l'amour eft terrible & tragique ^
fl décide du fort de leurs joius , il ne s'agit pas de mcias , dit
Si8 LETTRE
Murait , que d'y laiffer la raifon ou la vie ; enfin tous deux
fe plaifent à la campagne, &c les Dames Angloifes errent aulïi
volontiers dans leurs parcs folitaires , qu'elles vont fe montrer à
Vauxhall. De ce goût commun pour la folitude , naît auffi
celui des ledures contemplatives & des Romans dont l'Angle-
terre eft inondée ( t ). Ainfi tous deux , plus recueillis avec
eux-mêmes, fe livrent moins a des imitations frivoles, pren-
nent mieux le goût des vrais plaifirs de la vie, &c fongent
moins à paroître heureux qu'à i'êti-e.
J'ai cité les Anglois par préférence , parce qu'ils font, de
toutes les nations du monde , celle où les mœurs des deux
fexes paroilTent d'abord le plus contraires. De leur rapport
dans ce pays-là nous pouvons conclure pour les autres. Toute
la différence confîlle en ce que la vie des femmes eft un
développement continuel de leurs mœurs , au lieu que celle
des hommes s'effaçant davantage dans l'uniformité des affai-
res, il faut attendre pour en juger, de les voir dans les plai-
£irs. Voulez - vous donc connoître les hommes ? Etudiez les
femmes. Cette maxime eft générale, & jufques-là tout le
monde fera d'accord avec moi. Mais fi j'ajoute qu'il n'y a
point de bonnes mœurs pour les femmes hors d'une vie reti-
rée & domedique; fi je dis que les paifibles foins de la flimille
& du ménage font leur partage, que la dignité de leur fexe
eft dans fa modeitie , que la honte ôc la pudeur font en elles
inféparables de l'honnêteté , que rechercher les regards des
(t) Ils y font, coname les hommes foit, de Roman cgal à Chiiiffi , ni
fubliiiics ou dctePiables. On n'a jamais même approchant,
fait encore en quelque langue que C3
hommes
A M. D' A L E M B E R T. 52^
hommes c'eft déjà s'en laifTer corrompre , & que toute femme
qui fe montre fe déshonore : à l'inibnt va s'élever contre moi
cette philofophie d'un jour qui naît & meurt dans le coin d\ine
grande ville , & veut étouffer de-là le cri de la Nature & la
voix unanime du genre-humain.
Préjugés populaires ! me crie-t-on. Petites erreurs de l'en-
fence ! Tromperie des loix & de l'éducation 1 La pudeur n'efi
rien. Elle n'eft qu'une invention des loix fociales pour mettre
à couvert les droits des pères ôc des époux , & maintenir quel-
que ordre dans les familles. Pourquoi rougirions - nous des
befoins que nous donna la Nature ? Pourquoi trouverions-
nous un motif de honte dans un aâe auffi indifférent en foi,
& aufïl utile dans fes effets que celui qui concourt à perpétuer
l'efpece ? Pourquoi, les defirs étant égaux des deux parts, les
démonftrations en feroient-elles différentes ? Pourquoi l'un
des fexes fe refuferoit-il plus que l'autre aux penchans qui leur
font communs ? Pourquoi l'homme auroit-il fur ce point d'au-
tres loix que les animaux ?
Tes pourquoi , dit le Dieu , ne finiroient jamais.
Mais ce n'eft pas à l'homme , c'efi à fon Auteur qu'il les faut
adreffer. N'efl-il pas plaifant qu'il faille dire pourquoi j'ai honte
d'un fentiment naturel , {\ cette honte ne m'eft pas moins natu-
relle que ce fentiment même ? Autant vaudroit me demander
auffi pourquoi j'ai ce fentiment. Eft-ce à moi de rendre compte
de ce qu'a fait la Nature? Par cette manière de raifonner, ceux
qui ne voient pas pourquoi l'homme eil exiltant , devroient
nier qu'il exilte.
Mélanges. Tome I. Xxx
530 LETTRE
J'ai peur que ces grands fcrutateurs des confeils de Dieu
n'aient un peu légèrement pefé fes raifons. Moi qui ne me pique
pas de les connoître , j'en crois voir qui leur ont échappé.
Quoiqu'ils en difent , la honte qui voile aux j^eux d'autrui les
plaifîrs de l'amour, eft quelque chofe. Elle eît la fauve-garde
commune que h Nature a donnée aux deux fexes , dans un
état de foibleffe ôc d'oubli d'eux-mêmes qui les livre à la
merci du premier venu ; c'eit ainû qu'elle couvre leur fom-
meil des ombres de la nuit , afin que durant ce tems de ténè-
bres ils foient moins expofés aux attaques les uns des autres ;
c'eit ainfi qu'elle fait chercher à tout animal fouffrant la retraite
& les lieux déferts , afin qu'il fouffre & meure en paix , hors
des atteintes qu'il ne peut plus repoufTer.
A l'égard de la pudeur du fexe en particulier, quelle arme plus
douce eût pu donner cette même Nature h. celui qu'elle def-
tinoit h. fe défendre ? Les defirs font égaux ! Qu'eft-ce à dire ?
Y a-t-il de part ôc d'autre mêmes facultés de les fatisfaire ?
Que deviendroit l'efpece humaine , fi l'ordre de l'attaque &
de la défenfe étoit changé ? L'affaillant choifiroit au hazard
des tems où la viAoire feroit impofîible ; l'afTailli feroit laifTé
en paix , quand il auroit befoin de fe rendre , Ôc pourfuivi fans
relâche , quand il feroit trop foible pour fuccomber ; enfin le
pouvoir ôc la volonté toujours en difcorde ne laifilint jamais
partager les defirs , l'amour ne feroit plus le foutien de la
Nature , il en feroit le deftruéleur & le fléau.
Si les deux Çuxes avoient également fait & reçu les avan-
ces , la vaine importuuité n'eût point été fauvée ; des feux
toujours languilfans dans une ennuycufe liberté ne fe fulfenc
A M. D' A L E M B E R T. 531
jamais irrités, le plus doux de tous les fentimens eût à peine
effleuré le cœur humain , & fon objet eût été mal rempli.
L'obftacle apparent qui femble éloigner cet objet , ed au
fond ce qui le rapproche. Les delirs voilés par la honte n'en
deviennent que plus féduifans ; en les gênant la pudeur les
enflamme : fes craintes , fes détours , fes réferves , fes timides
aveux, fa tendre &c naïve finefTe , difent mieux ce qu'elle croie
taire que la paIKon ne l'eût dit fans elle : c'elt elle qui donne
du prix aux faveurs & de la douceur aux refus. Le véritable
amour poffede en effet ce que la feule pudeur lui difpute ; ce
mélange de foibleffe & de modeftie le rend plus touchant
ôc plus tendre ; moins il obtient , plus la valeur de ce qu'il
obtient en augmente , ôc c'eft ainfl qu'il jouit à la fois de
fes privations & de {es plaifirs.
Pourquoi , difent-ils , ce qui n'eft pas honteux à l'homme ,
le feroit-il à la femme ? Pourquoi l'un des fexes fe feroit-il
un crime de ce que l'autre fe croit permis ? Comme fi les
conféquences étoient les mêmes des deux côtés ! Comme Ci
tous les aufteres devoirs de la femme ne dérivoient pas de
cela feul qu'un enfant doit avoir un père. Quand ces impor-
tantes confîdérations nous manqueroient , nous aurions tou-
jours la même réponfe à faire , &: toujours elle fcroit fans
réplique. Ainfi l'a voulu la Nature, c'eft un crime d'étouffer
fa voix. L'homme peut être audacieux , telle eft fa dellinarion
(v):il faut bien que quelqu'un fe déclare. Mais toute femme
( V ) Diftinguons cette audace de & n'a d'effets plus contraires. Je fup-
l'infolence & de la brutalité; car rien pofe l'amour innocent & libre, ne
ne part de fentimens plus oppofés , recevant de loix que de lui-même ;
Xxx z
53i
LETTRE
fans pudeur eft coupable & dépravée ; parce qu'elle foule aux
pieds un fentiment naturel à fon fexe.
Comment peut-on difputer la vérité de ce fentiment ?
Toute la terre n'en rendit-elle pas l'éclatant témoignage , la
feule comparaifon des fexes fuffiroit pour la conftater. N'ett-
ce pas la Nature qui pare les jeunes perfonnes de ces traits
fi doux qu'un peu de honte rend plus touchans encore ?
N'elt-ce pas elle qui met dans leurs yeux ce regard timide
& tendre auquel on réfifte avec tant de peine ? N'eft-ce pas
elle qui donne à leur teint plus d'éclat , Sx. à leur peau plus
de finelTe , afin qu'une modeite rougeur s^y lailTe mieux ap-
c'eft à lui feul qu'îî appartient de
préiider à fes myfteres , & de former
l'union des perfonnes , ainfi que celle
des cœurs. Qu'un homme infulte à
la pudeur du fexe , & attente avec
violence aux charmes d'un jeune objet
qui ne fent rien pour lui ; fa gronic-
reté n'eft point paAlonnée , elle eft
outrageante ; elle annonce une ame
fans mœurs , fans délicateffe , inca-
pable à la fois d'amour & d'honnêteté.
Le plus grand prix des plaifirs eft dans
le cœur qui les donne : un véritable
amant ne trouveroit que douleur , rage ,
& dcfefpoir dans la pofTeGlon même
de ce qu'il aime , s'il croyoit n'en point
être aimé.
Vouloir contenter infoleniment fes
dcfirs fans l'aveu de celle qui les fait
naître, eft l'audace d'un Satyre ; celle
d'un homme eft de favoir les témoi-
gner fans déplaire , de les rendre inté-
reiïans , de faire en forte qu'on les
partage , d'affervir les fentimens avant
d'attaquer la perfonne. Ce n'eft pas
encore affez d'être aimé , les defirs
partagés ne donnent pas feuls le droit
de les fatisfaire ; il faut de plus le
confentement de la volonté. Le cœur
accorde en vain ce que la volonté
refufe. L'honnête- homme & l'amant
s'en abftient , même quand il pourroit
l'obtenir. Arracher ce confentement
tacite , c'eft ufer de toute la violence
pcrmife en amour. Le lire dans les
yeux , le voir dans les manières mal-
gré le refus de bouche , c'eft l'art
de celui qui fait aimer ; s'il achevé-
alors d'être heureux , il n'eft point
brutal , il eft honnête ; il n'outrage
point la pudeur , il la rcfpcde , il la
fert ; il lui laide l'honneur de défcn»
dre encore ce qu'elle eut pe\jt-4trp
abandonnés
A M. D' A L E M B E R T. 533
percevoir ? N'eft-ce pas elle qui les rend craintives afin
qu'elles fuient , ôc foibles afin qu'elles cèdent ? A quoi boa
leur donner un cœur plus fenfible à la pitié , moins de vî-
teffe à la courfe , un corps moins robufte , une ftature moins
haute , des mufcles plus délicats , fî elle ne les eût deftinées
à fe laiîTer vaincre ? Afll])etties aux incommodités de la grof-
fefie , ôc aux douleurs de l'enfantement , ce furcroît de tra-
vail exigeoit - il une diminution de forces ? Mais pour les
réduire à cet état pénible , il les faloit afi^ez fortes pour ne
fuccomber qu'à leur volonté , ôc affez foibles pour avoir tou-
jours un prétexte de fe rendre. Voilà précifément le point où
les a placé la Nature.
Palfons du raifonnement à l'expérience. Si la pudeur étoÎE
un préjugé de la Société & de l'éducation, ce fentiment de-
vroit augmenter dans les lieux où l'éducation efi plus foi-
gnée , &. où l'on rafine inccfllimment fur les Loix fociales ;
il devroit être plus foible par-tout où l'on elt reilé plus près
de l'état primitif. C'eft tout le contraire (x). Dans nos mon-
tagnes les femmes font timides & modeftcs , un mot les
fait rougir , elles n'ofent lever les yeux fur les hommes , ôc
gardent le fîlence devant eux. Dans les grandes Villes la pu-
deur eiï ignoble <Sc balTe ; c'elt la feule chofe dont une femme
bien élevée auroit honte ; ôc l'honneur d'avoir fait rougir ua
honnéte-homme n'appartient qu'aux femmes du meilleur air.
( X ) Je m'attends à l'objedion. Les car elles s'habillent. Voyez la fin de
femmes fauvages n'ont point de pu- cet elTai , au fujet des filles de Lai.
deur : car elles vont nues ? Je réponds ccdémone,
que les nùtres en ont encore moins i
5^4
LETTRE
L'argument tiré de l'exemple des bêtes ne conclut point ,
èc n'elt pas vrai. L'homme n'eft point un chien ni un loup.
11 ne faut qu'établir dans fon efpece les premiers rapports de
la Société pour donner à fes fentimens une moralité toujours
inconnue aux bêtes. Les animaux ont un cœur èc des paf-
(ions; mais la fainte image de l'honnête ôc du beau n'entra
jamais que dans le cœur de l'homme.
Malgré cela , oij a-t-on pris que l'inftin6î: ne produit jamais
dans les anim.aux des effets femblables à ceux que la honte
produit parmi les hommes ? Je vois tous les jours des preu-
ves du contraire. J'en vois fe cacher dans certains befoins ,
pour dérober aux fens un objet de dégoût; je les vois enfuire,
au lieu de fuir , s'emprelTer d'en couvrir les vefHges. Que
manque-t-il à ces foins pour avoir un air de décence & d'hon-
nêteté , finon d'être pris par des hommes ? Dans leurs
amours , je vois des caprices , des choix , des refus concer-
tés , qui tiennent de bien près à la maxime d'irriter la paf-
fion par des obftacles. A l'inftant même où j'écris ceci, j'ai
fous les yeux un exemple qui le confirme. Deux jeunes pigeons ,
dans l'heureux tems de leurs premières amours , m'offrent un
tableau bien différent de la fotte brutalité que leur prêtent nos
prétendus fages. La blanche colombe va fuivant pas à pas
fon bien-aimé , &c prend chaffe elle-même auflî-tôt qu'il fe
retourne. Refle-t-il dans l'ina^lion ? De légers coups de bec
le réveillent ; s'il fe retire , on le pourfuit ; s'il fe défend , un
petit vol de fix pas l'attire encore ; l'innocence de la Nature
ménage les agaceries 6: la molle réllltance , avec un art qu'au-
roit h peine la plus habile coquette. Non , la folâtre Galatce
A M. D' A L É M B E R T. 535
ne faifoic pas mieux , & Vii-gile eût pu tirer d'un colombier
l'une de fes plus charmantes images.
Quand on pourroit nier qu'un fentiment particulier de pudeur
fût naturel aux femmes , en feroit-il m.oies vrai que , dans la
Société , leur partage doit être une vie domeltique &c retirée ,
& qu'on doit les élever dans des principes qui s'y rappor-
tent ? Si la timidité, la pudeur, la modeltie qui leur font
propres font des inventions fociales, il importe à la Société
que les femmes acquièrent ces qualités ; il importe de les
cultiver en elles , & toute femme qui les dédaigne offenfe
les bonnes mœurs. Y a-t-il au monde un fpedacle aufTi tou-
chant, aufli refpectable que celui d'une mère de famille en-
tourée de fes enfans, réglant les travaux de fes domefriques,
procurant à fon mari une vie heureufe , &c gouvernant fage-
ment la maifon.'' C'efl-là qu'elle fe montre dans toute la
dignité d'une honnête - femme ; c'elt-là qu'elle impofe vrai-
ment du refpe<5l , & que la beauté partage avec honneur les
hommages rendus à la vertu. Une maifon dont la maîtreffe
eiï abfente , eft un corps fans ame qui bientôt tombe en
corruption ; une femme hors de fa maifon perd fon plus grand
lultre , 6i dépouillée de fes vrais ornemens , elle fe montre
avec indécence. Si elle a un mari , que chcrche-t-elle parmi
les hommes ? Si elle n'en a pas , comn^ent s'expofe-t-elle à
rebuter , par un maintien peu modeite , celui qui feroit tenté
de le devenir ? Quoiqu'elle puiiTe faire , on fent qu'elle n'elt
pas à fa place en public, &c fa beauté m.éme , qui plaît fins
intérelTer, n'cIt qu'un tort de plus que le cœur lui reproche.
Que cette imprelHon nous vienne de la nature ou de l'édu-
53<5 LETTRE
cation , elle eil commune à tous les Peuples du monde ; par*
tout on confidere les femmes à proportion de leur modeltie ;
par -tout on eft convaincu qu'en négligeant les manières de
leur fexe , elles en négligent les devoirs; par-tout on voie
qu'alors tournant en effronterie la mâle ëc ferme affurance
de l'homme , elles s'aviliirent par cette odieufe imitation , &
déshonorent b. la fois leur fexe & le nôtre.
Je fais qu'il règne en quelques pays des coutumes contrai-
res ; mais voyez aufli quelles mœurs elles ont fait naître ! Je
ne voudrois pas d'autre exemple pour confirmer mes maxi-
mes. Appliquons aux mœurs des femmes ce que j'ai dit ci-
deviint de l'honneur qu'on leur porte. Chez tous les anciens
Peuples policés elles vivoient très -renfermées; elles fe mon-
croient rarement en public ; jamais avec des hommes , elles
ne fe promcnoient point avec eux ; elles n'avoient point la
meilleure place au Speélacle, elles ne s'y mettoient point en
montre ( y ) ; il ne leur étoit pas même permis d'aflifter à
tous , &c l'on fait qu'il y avoit peine de mort contre celles
qui s'oferoient montrer aux Jeux Olympiques.
Dans la maifon , elles avoient un appartement particulier
où les hommes n'entroient point. Quand leurs maris don-
noient à manger, elles fe préfentoient rarement à table; les
honnêtes femmes en fortoient avant la fin du repas , & les
autres n'y paroilloient point au commencement. Il n'y avoic
C y ) Au Théâtre d'Athènes les fem- par l'aventure de Valérie & de Sylla,
mes occiipoicnt une (kileiie haute qu'au Cirque de Rome , elles étojent
appel Ice Cercis , peu commode pour mêlées avec les hommes.
vi>iï & pour étrç vues i mais il paroit
aucune
A M, D' A L E M B E R T. 537
aucune alTemblée commune pour les deux fexes ; ils ne paP-
foienc point la journée enfemble. Ce foin de ne pas fe raf-
fafier les uns des autres faifoit qu'on s'en revoyoit avec plus
de plaifîr ; il efi fur qu'en général la paix domellique étoit
mieux affermie , & qu'il régnoit plus d'union entre les
époux ( z ) qu'il n'en règne aujourd'hui.
Tels étoient les ufages des Perfes, des Grecs, des Ro-
mains, &c même des Egyptiens, malgré les mauvaifes plai-
fanteries d'Hérodote qui fe réfutent d'elles-mêmes. Si quel-
quefois les femmes fortoient des bornes de cette modellie,
le cri public montroit que c'étoit une exception. Que n'a-t-
on pas dit de la liberté du fexe à Sparte ? On peut com-
prendre aufTi par la Lifijirata d'Ariftophane , combien l'im-
pudence des Athéniennes étoit choquante aux yeux des Grecs;
& dans Rome déjà corrompue , avec quel fcandale ne vit-
on point encore les Dames Romaines fe préfenter au Tri-
bunal des Triumvirs?
Tout eft changé. Depuis que des foules de barbares , traî-
nant avec eux leurs femmes dans leurs armées , eurent inondé
l'Europe; la licence des camps, jointe à la froideur natu-
relle des climats feptentrionaux , qui rend la réferve moins
néceflaire , introduifît une autre manière de vivre que favo-
riferent les livres de chevalerie , oi!i les belles Dames paf-
foient leur vie à fe faire enlever par des hommes , en tout
bien 6c en tout honneur. Comme ces livres étoient les écoles
(z) On en pourroit attribuer la Rome fubfifla cinq cents ans avant que
caufe à la facilité du divorce ; mais pcrfonne s'y prévalût de la loi qui le
les Grecs en faifoient peu d'ufage , & permettoit,
Alélangcs, Tome L Yyy
538 LETTRE
de galanterie du tems, les idées de liberté qu'ils infpirent
s'introduifirent, fur-tout dans les Cours &c les grandes villes,
où l'on fe pique davantage de politeiïe ; par le progrès même
de cette poKtelTe , elle dut enfin dégénérer en groffiéreté. C'eft
ainfi que la modeiHe naturelle au fexe eft peu-à-peu difparue
ôc que les mœurs des vivandières fe {onc tranfmifss aux fem-
mes de qualité.
Mais voulez-vous favoir combien ces ufages , contraires
aux idées naturelles , font choquans pour qui n'en a pas
l'habitude? Jugez-en par la furprife èc l'embarras des Etran-
gers Ôc Provinciaux à l'afped de ces manières fi nouvelles
pour eux. Cet embarras fait l'éloge des femmes de leurs
pays , & il eiï à croire que celles qui le caufent en feroient
moins fieres , fi la fource leur en étoit mieu:: connue. Ce
n'ell point qu'elles en im.pofent, c'efè plutôt qu'elles font
rougir , & que la pudeur chafTée par la femme de fes
difcours ôc de fon maintien , fe réfugie dans le cœur de
l'homme.
Revenant maintenant à nos Comédiennes, je demande
comment un, état dont l'unique objet elt de fe montrer au
public, & qui pis eft, de fe montrer pour de l'argent,
conviendroit à d'honnêtes femmes, ôc poiirroit compatir en
elles avec la m.odei'tie v'jC les bonnes mœurs? A-t-on be-
foin même de difputer fur les différences morales des fexes,
pour fentir combien il c'a difficile que celle qui fe met
h- prix en repréfentation ne s'y mette bientôt en per-
fonne , & ne fe lailTe jamais tenter de fatisfiiire des de-
firs qu'elle prend tant de foin d'exciter? Quoi! malgré mille
A M. D' A L E M SERT. S39
timides précautions , une femme honnête & fage , ex'pofée
au moindre danger, a bien de la peine encore à fe confer-
ver un cœur à l'épreuve ; êc ces jeunes perfonnes audaciei:-
fes , fans autre éducation qu'un fyftême de coquetterie &
des rôles amoureux , dans une parure très-peu modefte (a) ,
fans ceffe entourées d'une jeuneffe ardente & téméraire, au
milieu des douces voix de l'amour oc du plaifir , réfiiteront,
à leur âge , à leur cxur , aux objets qui les environnent ,
aux di{bcurs qu'on leur tient , aux occafions roujoiu-s renaif-
fantes , ": à l'or auquel elhs font d'avance à demi-vendues !
il faudroic nous cicire une fimpliclté d'enfant pour vouloir
nous zn impofer à ce point. Le vice a beau fe cacher dans
l'obfcur/jé , von empreinte elc fur les fronts coupables : l'au-
dace d'une femme elt le figne affuré de fa honte; c'eft pour
avoir trop à rougir qu*elle ne rougit plus ; & fi quelquefois
la pudeur furvi- à la chalkté , que doit-on penfer de la
chalteté , quand la pudeur même eft éteinte ?
Suppofonsj fi l'on veut, qu'il y ait eu quelques exceptions;
fuppofons
Qu'il en foit jujqn''à trois que Von pourvoit nommer.
Je veux bien croire ra-delTun ce que je n'ai jamais ni r.i
ni ouï-dire. Appellerons-nous un métier honnête celui qui
fait d'une honnête fernme un prodige , Ce qui nous porte
à méprifer celles qui l'exercent, à moins de compter fur un
miracle continuel? L'immodeitle tient fi bien à leur état,
(a^ Qiie fera-ce en leur fuppofant les? Voyez les Entretiens fur le fis
labeautc qu'onaraifun d'exiger d'cl- naturel, p. i8}-
Yyy 1
540 LETTRE
& elles le fentent lî bien elles-mêmes, qu'il n'y en a pas
une qui ne fe crût ridicule de feindre au moins de prendre
pour elle les difcours de fageiïe Ôc d'honneur qu'elle débite
au public. De peur que ces maximes féveres ne fiffent un
progrès nuilible à fon intérêt, l'Adrice elt toujours la pre-
mière à parodier fon rôle ôc à détruire fon propre ouvrage.
Elle quitte, en atteignant la coulilTe, la morale du Théâtre
aufli-bien que fa dignité, &: fi l'on prend des leçons de
vertu fur la Scène , on les va bien vite oublier dans les
foyers.
Après ce que j'ai dit ci-devant , je n'ai pas befoin , je
crois , d'expliquer encore comment le défordre des Adrices
entraîne celui des Afleurs ; fur-tout dans un métier qui les
force à vivre entr'eux dans la plus grande familiarité. Je
n'ai pas befoin de montrer comment d'un état déshonorant
naiffent des fentimens déshonnêtes , ni comment les vices
divifent ceux que l'intérêt commun devroit réunir. Je ne
m'étendrai pas fur mille fujets de difcorde & de querelles ,
que la diltribution des rôles , le partage de la recette , le
choix des Fieces , la jaloufîe des applaudiifemens doivent
exciter fins ceiïe , principalement entre les A^ilrices , fans
parler des intrigues de galanterie. Il eft plus inutile encore
que j'expofe les effets que l'alfociation du luxe & de la mi-
fere , inévitable entre ces gens-là , doit naturellement pro-
duire. J'en ai déjà trop dit pour vous &c pour les hommes
raifonnables ; je n'en dirois jamais alFez pour les gens pré-
venus qui ne veulent pas voir ce que la raifon leur monti-e , mais
feulement ce qui convient à leurs pallions ou à leurs préjuges
A M. D' A L E MB E R T. 541
Si tout cela tient à la piofeffion du Comédien, que fe-
rons-nous , Monfîeur , pour prévenir des effets inévitables ?
Pour moi , je ne vois qu'un feul moyen ; c'eft d'ôter la caufe.
Quand les maux de l'homme lui viennent de fa nature ou
d'une manière de vivre qu'il ne peut changer, les Médecins
les préviennent-ils? Défendre au Comédien d'être vicieux,
c'efl défendre à l'homme d'être malade.
S'enfuit-il de-là qu'il faille méprifer tous les Comédiens?
Il s'enfuit , au contraire , qu'un Comédien qui a de la mo-
deftie , des mœurs, de l'honnêteté eft, comme vous l'avez
très-bien dit , doublement eftimable : puifqu'il montre par-
là que l'amour de la vertu l'emporte en lui fur les pafîions
de l'homme , & fur l'afcendant de fa profeffion. Le feul tort
qu'on lui peut imputer eft de l'avoir embraffée ; mais trop
fouvent un écart de jeunéffe décide du fort de la vie , ôc
quand on fe fent un vrai talent , qui peut réfîfter à fon at-
trait ? Les grands Acteurs portent avec eux leur excufe ; ce
font les mauvais qu'il faut méprifer.
Si j'ai refté fi long-tems dans les termes de la propofî-
tion générale, ce n'eft pas que je n'euffe eu plus d'avantage
encore à l'appliquer précifément à la Ville de Genève; mais
la répugnance de m-ettre mes Concitoyens fur la Scène m'a
fait différer autant que je l'ai pu de parler de nous. Jl y
faut pourtant venir h la fin , &c je n'aurois rempli qu'impar-
faitement ma tâche , fi je ne cherchois , fur notre fituation
particulière , ce qui réfultera de l'ctabliffement d'un Théâtre
dans notre Ville , au cas que votre avis ôc vos raifons dé-
terminent le gouvernement à l'y fouffrir. Je me bornerai h
54i LETTRE
des ciTets fi fenfibks qu'ils ne puiuenc être conreilés de
pcrfonne qui connoi/Te un peu notre conftitution.
Genève eiï riche , i! eit vrai ; mais , quoiqu'on n'y voye
peint ces énormes difproportions de fortune qui appauvriffenc
tout un pays peur enrichir quelques nabitans & fcment la
mlfere autour de l'opulence , ii eii: certain que , fi quelques
Genevois pofTcdent d'aîïèz grands biens , pîufieurs vivent dans
une difctre afTez dure, & que i'airance du plus grand nombre
vient d'un travail ailiùii , d'économie & de modération , plutôt
que d'une richefTe pofitive. îl y a bien âei^ Villes plus pauvres
que la nôtre où le bourgeois peut donner beaucoup plus à fes
pl.ùfirs , parce que le territoire qui le nourrit ne s'épuife pas,
ô: que ion tetns n'étant d'aucun prix , il peut le perdre fans
préjudice. îl n'en va pas ainfi parmi nou5 , qui , fans terres
pour fubiifcer , n'avons tous que notre induîlrie. Le peuple
Genevois ne fe fouticnr qu'à force de travail , & n'a îc né-
cefTàire qu'autant qu'il fe refufe tout fuperSu : c'elt une des
raifons de nos loi:: fomptuaires. Il me femble que ce qui doit
d'abord frapper tout Etranger entrant dans Genève , c'eii l'air
de vie ù. d'activité qu'il y voir régner. Tout s.\occiv,.ç , tout
efl en mouvement, tout s'empre^e à fon travail & à fes affaires.
Je ne croîs pas que nulle autre aufTi petite Ville au m.onde offre
un pareil fpcflacle. Vifirez le quartier St. Gervais ; -toute l'hor-
logerie de l'Europe y paroît raffcmblée. Parcourez le Molard
& les rues baffes , un appareil de commerce en grand , des
ir!once::u:\ de ballots , de tonneaux coiifiifément jettes , une
odeur d'Inde &c de droguerie vous font imnp-iner un port de
mer. Aux Pâquis , aux Eaux-vives , le bruit & l'arped des
A M. D ' A L E Ivl B E R T, 54?
flibriques d'indienne & de toile peinte femblent vous tranf-
porter à Zurich. La Ville fe multiplie en quelque ferre par
les travaux qui s'y font, & j'ai vu des gens , fur ce picmier
coup-d'œ!l , en ellimer le Peuple à cent mille âmes. Les bras ,
l'emploi du tems , la vigilance , l'audere parlirnonie ; voilà
les tréfors du Genevois , voilà avec quoi nous attendons un
amufement de gens oififs, qui, nous étant à la fois le tems
& l'argent, doublera réellement notre peitc.
Genève ne contient pas vingt -quatre mille âmes, vous
en convenez. Je vois que Lyon bien plus riche à propor-
tion , & du moins cinq ou fix fois plus peuplé entretient
exactement un Théâtre , &. que , quand ce Théâtre eft un
Opéra , la Ville n'y fauroit fuffire. Je vois que Taris , la Capi-
tale de la Trance ôc le gouffre des richefTes de ce grand
Royaume , en entretient trois affez médiocrement , ôc un
quatrième en certains tems de l'année. Suppofons ce quatrième
fb) permanent. Je vois que , dans plus de fix cents mille
habitans , ce rendez-vous de l'opulence &c de l'oifiveté fournit à
peine journellement au Spe.51:acîe niiîle ou c'c^ze cents Spec-
tateurs , tout compenfc. IDans le re/le du RoyaumiC , je vois
Bordeaux , Rouen , grands ports de mer ; je vois Lille , StraP»
bourg , grandes Villes de guerre , pleines d'Officiers oififs qui
( b ) Si je ne compte point le ne dure pas fix mois. En rechercliant,"
Concert Spirituel , c'eft qu'au lieu par comparaifon , s'il eft poITible
d'être un Spectacle ajouté aux autres , qu'une troupe fubfifte à Genève, je
il n'en eft que le fupplcnie-.t. Je ne fuppole par-tout des rapports plus faro-
cempte p2s , non plus, lespedts Spec- râbles à l'affirmative, que ne le don-
tacles de la Foire; mais auTi je la nent les faits connus,
compte toute l'année , au lieu qu'elle
544 LETTRE
palTent leur vie à attendre qu'il foit midi & huit heures , avoir
un Théâtre de Comédie : encore faut -il des taxes involon-
taires pour le foutenir. Mais combien d'autres Villes incompa-
rat)lement plus grandes que la nôtre , combien de iieges de
Parlemens &c de Cours fouveraines ne peuvent entretenir une
Comédie à demeure ?
Pour juger fî nous fommes en état de mieux faire , prenons
un terme de comparaifon bien connu , tel , par exemple , que
ja Ville de Paris. Je dis donc que , fi plus de fîx cents mille
habitans ne fourniffent journellement &c l'un dans l'autre aux
Théâtres de Paris que douze cents Speélateurs , moins de
vingt-quatre mille habitans n'en fourniront certainement pas
plus de quarante -huit à Genève. Encore faut -il déduire les
gratis de ce nombre , ôc fuppofer qu'il n'y a pas proportion-
nellement moins de défœuvrés à Genève qu'à Paris j fuppo-
ficion qui me paroît infoutenable.
Or fi les Comédiens François, penfionnés du Roi , &c pro-
priétaires de leur Théâtre , ont bien de la peine à fe foutenir
à Paris avec une aflemblée de trois cents Spectateurs par re-
prtfentation ( c ) , je demande comment les Comédiens de
Genève fe fouticndront avec une aïïemblée de quarante-huit
Speclateurs pour toute reffource ? Vous me direz qu'on vit à
meilleur compte h Genève qu'à Paris. Oui , mais les billets
( c ) Ceux qui ne vont aux Spec- 'a trouveront furenient trop forte. S^I
tacles que les beaux jours où l'airem. f^ut donc diminuer le nombre journa-
blée cil nombrcufe , trouveront cette lier de trois cents Spectateurs à Paris,
eftimation trop foible ; mais ceux qui il l-iut diminuer proportionnellement
pendant dix ans les auront fuivis , celui de quarante-huit à Genève ; ce
comme moi , bons & mauvais jours » qui renforce mes objcdions.
d'entrées
A M. D' A t E M B E R T. 545
cPentrées coûteront aufTi moins à proportion ; ôc puis , la
dépenfe de la table n'eft rien pour les Comédiens. Ce font
les habits , c'eft la parure qui leur coûte ; il faudra faire venir
tout cela de Paris , ou dreffer des Ouvriers mal-adroits. C'eft
dans les lieux où toutes ces chofes font communes qu'on
les fait à meilleur marché. Vous direz encore qu'on les
affujettira à nos loix fomptuaires. Mais c'eft en vain qu'on
Vcudroit porter la réforme fur le Théâtre ; jamais Cléopatre
& Xercès ne goûteront notre {implicite. L'état des Comédiens
étant de paroître , c'eft leur ôter le goût de leur métier de
les en empêcher , ôc je doute que jamais bon Acleur confente
à fe faire Quakre. Enfin , l'on peut m'objeéler que la Troupe
de Genève , étant bien moins nombreufe que celle de Paris ,
pourra fubllfter à bien moindres frais. D'accord : mais cette
différence fera-t-elle en raifon de celle de 48 à 300 ? Ajoutez
qu'une Troupe plus nombreufe a auffi l'avantage de pouvoir
jouer plus fouvent , au lieu que dans une petite Troupe où
les doubles manquent , tous ne fauroient jouer tous les jours ;
la maladie , Tabience d'un feul Comédien fait manquer une
repréfentation , & c'eft autant de perdu pour la recette.
Le Genevois aime excefTivement la campagne : on en peut
juger par la quantité de maifons répandues autour de la Ville,
L'attrait de la chafTe &c la beauté des environs entretiennent
ce goût falutaire. Les portes , fermées avant la nuit , ôtanc
la liberté de la promenade au dehors & les maifons de cam-
pagne étant fi près , fort peu de gens aifés couchent en Ville
durant l'été. Chacun ayant palTé la journée à fes affaires , parc
le foir à portes fermantes, &c va dans ù petite retraire ref-
Méhnges. Tome L Z z z
54<? LETTRE
pirer l'air le plus pur , & jouir du plus charmant payfage qui
foit fous le Ciel. Il y a même beaucoup de Citoyens &c Bour-
geois qui y réfîdent toute l'année , ôc n'ont point d'habita-
tion dans Genève. Tout cela eft autant de perdu pour la Co-
médie , ôc pendant toute la belle faifon il ne réitéra prefque
pour l'entretenir, que des gens qui n'y vont jamais. A Paris,
c'eft toute autre chofe : on allie fort bien la Comédie avec la
campagne ; ôc tout l'été l'on ne voit à l'heure où finilfent
les Spectacles , que carrofles fortir des portes. Quant aux gens
qui couchent en Ville , la liberté d'en fortir à toute heure les
rente moins que les incommodités qui l'accompagnent ne
les rebutent. On s'ennuie fi-tôt des promenades publiques , il
faut aller chercher lî loin la campagne , l'air en tiï Ci em-
pelté d'immondices Ôc la vue fi peu attrayante , qu'on aime
mieux aller s'enfermer au Spectacle. Voilà donc encore une
différence au défavantage de nos Comédiens ôc une moitié
de l'année perdue pour eux. Penfez-vous, Monfieur, qu'ils
trouveront aifément fur le refte à remplir un fi grand vide ?
Pour moi je ne vois aucun autre remède à cela que de chan-
ger l'heure oij l'on ferme les portes , d'immoler notre fureté
à nos plaifirs , ôc de lailfer une Place-Forte ouverte pendant
la nuit ( d ) , au milieu de trois PuifTances dont la plus éloi-
gnée n'a pas demi -lieue à faire pour arriver à nos glacis.
(d) Je fais que toutes nos grandes afTicgcr. Mais pour n'avoir point de
fortifications font la chofe du monde ficgeà craindre, nous n'en devons pas
la plus inutile, & que, quand nous moins veillera nous garantir de toute
aurions affe?. de troupes pour les dé- furprife : rien n'cft fi facile que d'af-
fendre. Cela fcroit fort inutile encore : fcnibler des gens de guerre à notre
car furemcnt on ne viendra pas nous voifinage. Nous avons trop appris l'u-
A M. D' A L E M B E R T.
547
Ce n'eft pas tout : il eft impofTible qu'un établiffement fi
contraire à nos anciennes maximes foit généralement ap-
plaudi. Combien de généreux Citoyens verront avec indigna-
tion ce monument du luxe èc de la moIlefTe s'élever fur les
ruines de notre antique {implicite , ôc menacer de loin la li-
berté publique ? Penfez-vous qu'ils iront autorifer cette inno-
vation de leur préfence , après l'avoir hautement improuvée ?
Soyez fur que plufieurs vont fans fcrupule au Spedacle à
Paris , qui n'y mettront jamais les pieds à Genève : parce
que le bien de la patrie leur eft plus cher que leur amufe-
ment. Oii fera l'imprudente mère qui ofera mener fa fille à
cette dangereufe école , &c combien de femmes refpeclables
croiroient fe déshonorer en y allant elles-mêmes ? Si quel-
ques perfonnes s'abftiennent à Paris d'aller au Speélacle , c'efi
uniquement par un principe de Religion qui furement ne fera
pas moins fort parmi nous , ôc nous aurons de plus les mo-
tifs de mœurs , de vertu, de patriotifme qui retiendront encore
ceux que la Religion ne retiendroit pas (e).
J'ai fait voir qu'il eft abfolument impoffible qu'un Théâtre
de Comédie fe foutienne à Genève par le feul concours des
Spectateurs. Il faudra donc de deux chofes l'une ; ou que les
fage qu'on en peut faire , & nous de-
vons fonger que les plus mauvais droits
hors d'une place, fe trouvent excel-
lens quand on eft dedans.
(e) Je n'entends point par-là qu'on
puifTe être vertueux fans Religion ,
j'eus long-tenis cette opinion troni-
poule, dont je fuis trop défabufé. Mais
j'entends qu'un Croyant peut s'abftenir
quelquefois , par des motifs de vertus
purement fociales, de certaines actions
indifférentes par elles-mêmes & qui
n'intéreffent point immédiatement la
confcience , comme eft celle d'aller aux
Spedacles , dans un lieu où il n'e(t
pas bon qu'on les, foutfrc.
ZZZ £
54S LETTRE
riches fe cotifent pour le foutenir , charge onéreufe qu'aflb-
rément ils ne feront pas d'humeur à fupporter long-tems;
ou que l'Etat s'en mêle èc le foutienne à fes propres frais.
Mais comment le foutiendra-t-il ? Sera-ce en retranchant,
fur les dépenfes néceffaires auxquelles fuffit à peine fon mo-
dique revenu, de quoi pourvoir à celle-là? Ou bien defti-
nera-t-il à cet ufage important les fommes que l'économie &
l'intégrité de l'adminiltration permet quelquefois de mettre
en réferve pour les plus prefTans befoins? Faudra-t-il réformer
notre petite garnifon ôc garder nous-mêmes nos portes? Fau-
dra-t-il réduire les foibles honoraires de nos Magistrats , ou
nous ôterons-nous pour cela toute reffource au moindre acci-
dent imprévu ? Au défaut de ces expédiens , je n'en vois plus
qu'un qui foit praticable , c'eit la voie des taxes & impofi-
tions , c'elt d'aflembler nos Citoyens ôc Bourgeois en con-
feil général dans le temple de S. Pierre , & là de leur pro-
pofcr gravement d'accorder un impôt pour l'établifTement de
la Comédie. A Dieu ne plaife que je croie nos fages &c dignes
Magiftrats capables de faire jamais une propofition fembla-
ble ; 6c fur votre propre Article , on peut juger allez com-
ment elle feroit reçue.
Si nous avions le malheur de trouver quelque expédient
propre à lever ces difficultés , ce feroit tant pis pour nous :
car cela ne pourroit fe fiire qu'à la faveur de quelque vice
fecret qui, nous affoiblifTant encore dans notre pctiteffe, nous
perdroit enfin tôt ou tard. Siippofons pourtant qu'un beau zèle
du Théâtre nous fît faire un pareil nnracle ; fuppofons le»
Comédiens bien établis dans Genève , bien contenus par noj
A M. D ' A L E M C E R T. 549
loix , la Comédie floriffante & fréquentée ; fuppofons enfin
notre Ville dans l'état où vous dites qu'ayant des mœurs &
des Spectacles , elle réuniroit les avantages des uns & des
autres : avantages au refte qui me femblent peu compatibles,
car celui des Spectacles n'étant que de fuppléer aux mœurs
ell nul par -tout où les mœurs exiltenr.
Le premier effet fenfible de cet établiffement fera , comme
Je l'ai déjà dit , une révolution dans nos ufages , qui en
produira néceffairement une dans nos mœurs. Cette révo~
lution fera - 1 - elle bonne ou mauvaife ? C'cft ce qu'il eft
tems d'examiner.
11 n'y a point d'Etat bien conftitué où l'on ne trouve des
ufages qui tiennent à la forme du gouvernement &c fervent à
la maintenir. Tel étoit,par exemple , autrefois à Londres celui
des coteries , fi mal-à-propos tournées en dérifîon par les
Auteurs du Spectateur ; à ces coteries , ainfi devenues ridi-
cules ont fuccédé les cafés & les mauvais lieux. Je doute
que le Peuple Anglois ait beaucoup gagné au change. Des
coteras femblables font maintenant établies à Genève fous
le nom de cercles ^ & j'ai lieu , Monfieur , de juger par votre
Article que vous n'avez point obfervé fans eftirne le ton de
fens & de raifon qu'elles y font régner. Cet ufage e(t an-
cien parmi nous , quoique fon nom ne le foit pas. Les co-
teries exifloient dans mon enfonce fous le nom de fociétés ;
mais la forme en étoit moins bonne & moins régulière.
L'exercice des armes qui nous raffemble tous les printems ,
les divers prix qu'on tire une partie de l'année , les fêtes mi-
litaires que ces prix occafiounent , le goûc de la chafle com-
550 LETTRE
mun à tous les Genevois , réuniffanc fréquemment les hom-
mes , leur donnoient occafion de former entr'eux des focié-
tés de table , des parties de campagne , &: enfin des liaifons
d'amitié ; mais ces affemblées n'ayant pour objet que le plai-
lir & la joie ne fe formoient gueres qu'au cabaret. Nos dif-
cordes civiles , où la nécefîîté des affaires obligeoit de s'af-
fembler plus fouvent & de délibérer de fang - froid , firent
changer ces fociétés tumultueufes en des rendez-vous plus
honnêtes. Ces rendez - vous prirent le nom de cercles , &
d'une fort trilte caufe font fortis de très-bons effets ( f ).
Ces cercles font des fociétés de douze ou quinze perfonnes
qui louent un appartement commode qu'on pourvoit à frais
communs de meubles éc de provifions nécefTaires. C'eft dans
cet appartement que fe rendent tous les après - midi ceux
des alTociés que leurs affaires ou leurs plaifirs ne retiennent
point ailleurs. On s'y rafTemble , & là , chacun fe livrant
fans gène aux amufemens de fon goût , on joue , on caufe
on lit , on boit , on fume. Quelquefois on y foupe , mais
rarement : parce que le Genevois eft rangé & fe plaît à vi-
vre avec fa famille. Souvent aufli l'on va fe promener en-
femble , ik les amufemens qu'on fe donne font des exercices
propres à rendre & maintenir le corps robufte. Les femmes
& les filles , de leur côté , fe rafTemblent par fociétés , tan-
tôt chez l'une , tantôt chez l'autre. L'objet de cette réunion
eft un petit jeu de commerce , un goûter , &c , comme on
peut bien croire , un intarllfable babil. Les hommes , fans
(f) Je parlerai ci-après des inconvéniens.
A M. D ' A L E M B E R T. su
être fort févéremenc exclus de ces fociétés , s'y mêlent aflez
rarement ; & je penferois plus mal encore de ceux qu'on y
voit toujours que de ceux qu'on n'y voit jamais.
Tels font les amufemens journaliers de la bourgeoifie de
Genève. Sans être dépourvus de plaifîr &c de gaîté , ces amu-
femens ont quelque chofe de fîmple & d'innocent qui con-
vient à des mœurs républicaines ; mais , dès l'inftant qu'il y
aura Comédie , adieu les cercles , adieu les fociétés ! Voilà
la révolution que j'ai prédite , tout cela tombe nécelTaire-
ment ; & fi vous m'objectez, l'exemple de Londres cité par
moi - même , oii les Speclacles établis n'empêchoient point
les coteries , je répondrai qu'il y a , par rapport à nous, une
différence extrême : c'elt qu'un Théâtre , qui n'eft qu'un point
dans cette Ville immenfe , fera dans la nôtre un grand objet
qui abforbera tout.
Si vous me demandez enfuite où eft le mal que les cer-
cles foient abolis Non , Monfieur , cette quefHon ne
viendra pas d'un i iiilofophe. C'eft un difcours de femme ou
de jeune - homme qui traitera nos cercles de corps - de -
garde , ôc croira fentir l'odeur du tabac. Il faut pourtant
répondre : car pour cette fois, quoique je m'adreiïe à vous,
j'écris pour le Peuple & fans doute il y paroît ; mais vous
m'y avez forcé.
Je dis premièrement que , fi c'eft une mauvaife chofe que
l'odeur du tabac , c'en eft une fort bonne de refter maître
de fon bien , ôc d'être fur de coucher chez foi. Mais j'oublie
déjà que je n'écris pas pour des d'Alembert. Il faut m'ex-
pliquer d'une autre manière.
55i
LETTRE
Suivons les indications de la Nature , confultons le bien
de la Société ; nous trouverons que les deux fexes doivent
fe rafTembler quelquefois , & vivre ordinairement féparés. Je
l'ai dit tantôt par rapport aux femmes , je le dis maintenant
par rapport aux hommes. Ils fe fentent autant & plus qu'elles
de leur trop intime commerce ; elles n'y perdent que leurs
mœurs , & nous y perdons à la fois nos mœurs &c notre
conltitution : car ce fexe plus foible , hors d'état de prendre
notre manière de vivre trop pénible pour lui , nous force
de prendre la Tienne trop molle pour nous , & ne voulant
plus fouiTrir de féparation , foute de pouvoir fe rendre hom-
mes , les femmes nous rendent femmes.
Cet inconvénient qui dégrade l'homme , eft très -grand
par-tout -, mais c'eft fur-tout dans les Etats comme le nôtre
qu'il importe de le prévenir. Qu'un Monarque gouverne des
hommes ou des femmes , cela lui doit être aiîez indifférent
pourvu qu'il foit obéi ; mais dans une République , il faut des
hommes (g).
Les Anciens palToient prefque leur vie en plein air , ou
vaquant à leurs affaires , ou réglant celles de l'Etat fur la
(g) On me dira qu'il en Faut aux
Rois pour la guerre. Point du tout.
Au lieu de trente mille hommes , ils
n'ont, par exemple, qu'à lever cent
mille femmes. Les femmes ne man-
quent pas de courage : elles préfèrent
l'honneur à la vie ; quand elles fe
battent , elles fe battent bien. L'in-
convénient de leur fexe efl de ne
pouvoir fupportcr les fatigues de la
guerre & l'intempérie des faifons. Le
fecret efl donc d'en avoir toujours le
triple de ce qu'il en faut pour fe bat-
tre, afin de iacrificr les deux autres
tiers aux maladies & à la mortalité.
Qiii croiroit que cette plaifanterie,
dont on voit alTez l'application, ait
été prife en France au pied de la
Lettre par des gens d'efprit?
place
A M. D' A L E M 3 E RT. 553
place publique , ou fe promenant à la campagne , dans des
jardins , au bord de la mer , à la pluie , au foleil , & prefque
toujours tête nue (h). A tout cela, point de femmes; mais
on favoit bien les trouver au befoin , &c nous ne voyons point
par leurs écrits & par les échantillons de leurs converfations
qui nous refient, que l'efprit , ni le goût , ni l'amour mêm.e,
perdirent rien à cette réferve. Pour nous, nous avons pris
des manières toutes contraires : lâchement dévoués aux vo-
lontés du fexe que nous devrions protéger & non fervir ,
nous avons appris à le méprifer en lui obéiffant , à l'outrager
par nos foins railleurs ; & chaque femme de Paris ralfembl»
dans fon appartement un ferrail d'hommes plus femmes
qu'elle , qui favent rendre h la beauté toutes fortes d'hom-
mages , hors celui du cœur dont elle eft digne. Mais voyez
ces mêmes hommes toujours contraints dans ces prifons vo-
lontaires , fe lever , fe rafTeoir , aller & venir fans ceffe à la
cheminée , à la fenêtre , prendre & pofer cent fois un écran ,
feuilleter des livres , parcourir des tableaux , tourner , pi-
rouetter par la chambre , tandis que l'idole étendue fans
mouvement dans fa chaife longue , n'a d'adif que la langue
& les yeux. D'où vient cette différence , fî ce n'elt que la
Nature qui impofe aux femmes cette vie fédentaire ôc cafa-
nicre , en prefcrit aux hommes une toute oppofée , & que
(h) Après la bataille gagnée par de leurs groffes tiares , avoient les
Cambife fur Pfammenite , on tliftin- crânes fi tendres qu'on les britbit fans
guoit parmi les morts les Egyptiens effort. Hérodote lui-même fut , long-
qui avoient toujours la tcte nue , à tenis après , témoin de cette dilTé-
l' extrême dureté de leurs crânes : au rence.
lieu que les Perfes, toujours coelFés
Mélanges. Tome I. Aaaa
554 LETTRE
cette inquiétude indique en eux un vrai befoin ? Si les Orien-
taux , que la chaleur du climat fait alTez tranfpirer , font peu
d'exercice & ne fe promènent point , au moins ils vont s'a{^
feoir en plein air ôc refpirer à leur aife ; au lieu qu'ici les
femmes ont grand foin d'étouffer leurs amis dans de bonnes
chambres bien fermées.
Si l'on compare la force des hommes anciens à celle des
hommes d'aujourd'hui , on n'y trouve aucune efpece d'éga-
lité. Nos exercices de l'Académie font des jeux d'enfans
auprès de ceux de l'ancienne Gymnaftique : on a quitté la
paume , comme trop fatigante ; on ne peut plus voyager à
cheval. Je ne dis rien de nos troupes. On ne conçoit plus
les marches des Armées Grecques & Romaines : le chemin^
le travail , le fardeau du Soldat liomain fatigue feulement à
le lire , Ôc accable l'imagination. Le cheval n'étoit pas per-
mis aux Officiers d'infanterie. Souvent les Généraux faifoient
à pied les mêmes journées que leurs Troupes. Jamais les
deux Gâtons n'ont autrement voyagé , ni feuls , ni avec leurs
armées. Othon lui-même , l'efféminé Othon , marchoit armé
de fer à la tête de la lienne , allant au devant de Vitellius.
Qu'on trouve h préfcnt un feul homme de guerre capable
d'en faire autant. Nous fommes déchus en tour. Nos Pein-
tres &c nos Sculpteurs fe plaignent de ne plus trouver de
modèles comparables h ceux de l'antique. Pourquoi cela ?
L'homme a-t-il dégénéré. ? L'efpccc a-t-elle une décrépitude
phyllque , ainlî que l'individu ? Au contraire : les Barbares du
nord qui ont , pour ainfî dire , peuplé l'Europe d'une nou-
velle race , ctoient plus grands ôc plus forts que les Humains
A M. D' A L E M B E R T. 555
qu'ils ont vaincus & fubjugués. Nous devrions donc être plus
forts nous-mêmes qui, pour la plupart, defcendons de ces
nouveaux venus ; mais les premiers Romains vivoient en
hommes (i),& trouvoient dans leurs continuels exercices la
vigueur que la Nature leur avoit rcfufée , au lieu que nous
perdons la nôtre dans la vie indolente &: lâche oii nous ré-
duit la dépendance du fexe. Si les Barbares dont je viens
de parler vivoient avec les femmes , ils ne vivoient pas pour
cela comme elles ; c'étoient elles qui avoient le courage de
vivre comme eux , ainfi que faifoient auffi celles de Sparte.
La femme fe rendoit robufte , &c l'homme ne s'énervoit pas.
Si ce foin de contrarier la Nature eft nuifible au corps ,
il l'eft encore plus à l'efprit. Imaginez quelle peut être la
trempe de l'ame d'un homme uniquement occupé de l'im-
portante affaire d'amufer les femmes , & qui palTe fa vie en-
tière à faire pour elles , ce qu'elles devroient faire pour nous,
quand épuifés de travaux dont elles font incapables , nos
efprits ont befoin de délalTement. Livrés à ces puériles ha-
bitudes ^ quoi pourrions-nous jamais nous élever de grand ?
Nos talens , nos écrits fe fentent de nos frivoles occupations
(k; ; agréables , ii l'on veut , mais petits ôc froids comme
(i) Les Romains ctoicnt les liom- la Nature, que les foibles firent ce
mes les plus petits & les plus foibles de que ne pouvoient faire les forts, &
tous les peuples de l'Italie; & cette les vainquirent
diiFJrence ctoic fi grande, dit Titc- (k) Les femmes , en général , n'ai-
Live, qu'elle s'appercevoit au premier ment aucun art, ne fe connoifTent à
coup- d'oeil dans les troupes des uns aucun, & n'ont aucun gcnie. Elles
& des autres. Cependant l'exercice & peuvent rôulfir aux petits ouvrages
ia difcipline prévalurent tellement fur qui ne demandent que de la légèreté
Aaaa x
555 LETTRE
nos fcntimens , ils ont pour tout mérite ce tour facile qu'on
n'a pas grand'peine à donner à des riens. Ces foules d'ou-
vrages éphémères qui naifTent journellement n'étant faits que
pour aniufer des femmes , & n'ayant ni force ni profondeur ,
volent tous de la toilette au comptoir. C'eft le moyen de
récrire inceffamment les mêmes , ôc de les rendre toujours
nouveaux. On m'en citera deux ou trois qui ferviront d'ex-
ceptions ; mais moi j'en citerai cent mille qui confirmeront la
règle. C'eft pour cela que la plupart des productions de no-
tre âge paiïeront avec lui , ôc la poftérité croira qu'on fit
bien peu de livres , dans ce même fiecle où l'on en fait
tant.
Il ne feroit pas difficile de montrer qu'au lieu de gagner
à ces ufages , les femmes y perdent. On les flatte fans les
aimer ; on les fert fans les honorer ; elles font entourées
d'agréabks , mais elles n'ont plus d'amans ; & le pis eft
que les premiers , fans avoir les fentimens des autres , n'en
ufurpent pas moins tous les droits. La fociété des deux
d'efprit, du goût, delà grâce, quel- d'efprit que vous voudrez , jamais
quefois même de la philofophie & du d'ame ; ils feroient cent fois plutôt
raifonncment. Elles peuvent acquérir fenfes que pafTionnés. Elles ne l'avoit
de la fcience , de l'érudition , des ta- ni décrire ni fentir l'amour même,
lens, & tout ce qui s'acquiert à force La feule Sapho , que je fâche , &
de travail. J\lais ce feu célelte qui une autre , méritèrent d'être excep-
échauffe & embrafe l'ame , ce gcnie tées. Je parierois tout au monde que
qui confume & dévore, cette brûlante les Lettres Portugaifes ont été écrites
éloquence, ces trnnfports fublimes qui par un homme. Or par-tout où ùonii-
portent leurs raviffemensjufqu'au fond ncnt les femmes, leur goût doit aulTt
des cœurs , manqueront toujours aux dominer : i*c voilà ce qui détermine
écrits des femmes : ils font tous froids celui de notre ficcle.
<Sc jolis tomme elles ; ils auront tant
A M. D' A L E MB E R T. 557
fexes , devenue trop commune ôc trop facile , a produit ces
deux effets ; &c c'eft ainfi que l'efprit général de la galanterie
étouffe à la fois le génie ôc l'amour.
Pour moi , j'ai peine à concevoir commuent on rend afTcz
peu d'honneur aux femmes, pour leur ofer adrelTer fans celFe
ces fades propos galans , ces complimens infultans ik mo-
queurs , auxquels on ne daigne pas même donner un air de
bonne-foi ; les outrager par ces évidens menfonges , n'eli;-
ce pas leur déclarer alTez nettement qu'on ne trouve aucune
vérité obligeante à leur dire ? Que l'amour fe fafTe illufion
far les qualités de ce qu'on aime , cela n'arrive que trop
fouvent ; mais eft-il queition d'amour dans tout ce mauiïade
jargon ? Ceux-mêmes qui s'en fervent , ne s'en fervent-ils
pas également pour toutes les femmes, ik ne feroient-ils
pas au défefpoir qu'on les crût férieufement amoureux d'une
feule ? Qu'ils ne s'en inquiètent pas. Il faudroit avoir d'é-
tranges idées de l'amour pour les en croire capables , &c rien
n'eft plus éloigné de fon ton que celui de la galanterie.
De la manière que je conçois cette palîion terrible , fon
trouble , fes égaremens , Ces palpitations , ks tranfports , fes
brûlantes expreflions, fon fllence plus énergique, fes inex-
primables regards que leur timidité rend téméraires & qui
montrent les defirs par la crainte, il me fenible qu'après
un langage auflî véhément, fi l'amant venoit à dire une feule
fois , jt: vous aime , l'amante indignée lui diroit , vous ne
m''aiine\ plus ^ & ne le reverroit de fa vie.
Nos cercles confcrvent encore parmi nous quelque image
des mœurs antiques. Les hommes entr'eux , difpenfés de
55S LETTRE
rabaiffer leurs idées à la porttc des femmes & d'habiller
galamment la raifon , peuvent fe livrer à des difcours graves
& férieux (luis crainte du ridicule. On ofe parler de patrie &
de vertu fans paffer pour rabâcheur , on ofe être foi-même
fans s'affervir aux miaximes d'une caillette. Si le tour de la
converfation devient moins poli , les raifons pi-ennent plus
de poids ; on ne fe paye point de pîailanterie , ni de gsn-
tiîlefTe. On ne fe tire point d'affaire par de bons mots. On
ne fe ménage point dans la difpute : chacun , fe fentant
attaqué de toutes les forces de fon adverfaire , elt obligé
d'employer toutes les lîennes pour fe défendre ; voilà com-
ment l'efprit acquiert de la jalkiTe & de la vigueur. S'il fe
mêle à tout cela quelque propos licencieux , il ne faut point
trop s'en eiFaroucher : les moins grofliers ne font pas toujours
les plus honnêtes , & ce langage un peu rultaut elè préférable
encore à ce ftyîe plus recherché dans lequel les deux fexes
fe fédulfent mutuellement & fe familiarifent décemment
avec le vice. La manière de vivre , plus conforme aux in-
clinations de l'homme , elt aufii mieux afTortie à fon tem-
pérament. On ne relie point toute la journée établi fur une
chaife. On fe livre à des jeux d'exercice , on va , on vient ,
pluQeurs cercles fe tiennent à la camp;igne , d'autres s'y
rendent. On a des jardins pour la promenade , des cours
fpacieufes pour s'exercer , un grand lac pour nager , tout le
pays ouvert pour la chjiîe ; & il ne faut pas croire que
cette chaîTe fe falTe aufli commodément qu'aux environs de
Paris oi!i l'on trouve le gibier fous fes pieds &; où l'on tire
il cheval. Enlin ces honnêtes ôc innocentes inftitutions raf-
A M. D' A L E M B E R T, ss^
femblent tout ce qui peut contribuer à former dans les
mêmes homm.es des amis , des citoyens , des foldats , &
par conféquenc tout ce qui convient le mieux à un peu-
ple libre.
On accufe d'un défaut les fociétés des femmes, c'efî: de
les rendre médifantes & fatiriques; &c l'on peut bien com-
prendre, en effet, que les anecdotes d'une petite ville n'é-
chappent pas à ces comités féminins ; on penfe bien aufïl que
les maris abfens y. font peu ménagés , & que toute femme
jolie & fêtée n'a pas beau jeu dans le cercle de fa voifine.
Mais peut-être y a-t-il dans cet inconvénient plus de bien
que de mal , 6c toujours eft-il inconteftablement moindre
que ceux dont il tient la place : car lequel vaut le mieux
qu'une femme dife avec fes amies du mal de fon mari ,
ou que, tête-à-tête avec un homme, elle lui en faffe, qu'elle
critique le défordre de fa voifine , ou qu'elle l'imite ? Quoi-
que les Génevoifes difent affez librement ce qu'elles favent
6c quelquefois ce qu'elles conjecturent , elles ont une véri-
table horreur de la calomnie &c l'on ne leur entendra jamais
intenter contre autrui des accufations qu'elles croient faufîes ;
tandis qu'en d'autres pays les femmes, également coupables
par leur filence &c par leurs difcours , cachent de peur de
repréfailles le mal qu'elles favent ôc publient par vengeance
celui qu'elles ont inventé.
Combien de fcandales publics ne retient pas la crainte
de ces féverer; obfervatr'ce? ? Elles font prcfque dans notre
ville la fondion de Cenfeurs. C'eit ainfi que dans les beaux
tcms de Rome , les Citoyens , furveillans les uns des autres ,
S^o LETTRE
s'accufoient publiquement par zèle pour la juftice ; mais quand
Rome fut corrompue &. qu'il ne relta plus rien à faire pour
les bonnes mœurs que de cacher les mauvaifes, la haine
des vices qui les dém.afque en devint un. Aux citoyens zélés
fuccéderent des délateurs infâmes , <Sc au lieu qu'autrefois les
bons accufoient les méchans , ils en furent accufés à leur
tour. Grâce au Ciel , nous femmes loin d'un terme fi fu-
nelte. Nous ne fommes point réduits à nous cacher à nos
propres yeux , de peur de nous foire horreur. Pour moi , je
n'en aurai pas meilleure opinion des femmes , quand elles
feront plus circonfpedes : on fe ménagera davantage , quand
on aura plus de raifons de fe ménager , & quand chacune
aura befoin pour elle-même de la difcrétion dont elle don-
nera l'exemple aux autres.
Qu'on ne s'alarme donc point tant du caquet des fociétés
de femmes. Qu'elles médifent tant qu'elles voudront , pourvu
qu'elles médifent entr'elles. Dt^s femmes véritablement cor-
rompues ne fauroient fupporter long-tems cette manière de
vivre , &c quelque chère que leur pût être la médifance , elles
voudroient médire avec des hommes. Quoiqu'on m'ait pu
dire h cet égard, je n'ai jamais vu aucune de ces fociétés,
fans un fecret mouvement d'efèime &c de refpe^l pour celles
qui la compofoienr. Telle eft , me difois-je , la deftination
de la Nature , qui donne diflférens goûts aux deux fexes ,
afin qu'ils vivent féparés & chacun à fa manière (1). Ces
( 1 ) Ce principe , auquel tiennent due dans un Manufcrit dont je fuis
toutes bonnes mœurs , clt développé dépofitaire & que je me propofe de pu.
d'une manière plus claire & plus cten- blier, s'il me rcfte alTcz de tems pour
aimables
A M. D' A L E M B E R T. c^i
aimables perfonnes palTenc ainfi leurs jours , livrées aux oc-
cupations qui leur conviennent, ou à des amufemens inno-
cens & limples, très-propres à toucher un cœur honnête ëc
à donner bonne opinion d'elles. Je ne fais ce qu'elles ont
dit , mais elles ont vécu enfemble ; elles ont pu parler des
hommes , mais elles fe font paffées d'eux ; ôc tandis qu'elles
critiquoient fi févérement la conduite des autres , au moins
la leur étoit irréprochable.
Les cercles d'hommes ont aufli leurs inconvéniens , fans
doute; quoi d'humain n'a pas les fiens? On joue, on boit,
on s'enivre, on paffe les nuits; tout cela peut être vrai,
tout cela peut être exagéré. 11 y a par-tout mélange de bien
&c de mal , mais à diverfes mefures. On abufe de tout :
axiome trivial, fur lequel on ne doit ni tout rejetter ni tout
admettre. La règle pour choilir eft fimple. Quand le bien
furpaffe le mal, la chofe doit être admife malgré fes incon-
véniens ; quand le mal furpaffe le bien , il la faut rejetter
même avec fes avantages. Quand la chofe eft bonne en elle-
même 6c n'eft mauvaife que dans fes abus , quand les abus
peuvent être prévenus fans beaucoup de peine , ou tolérés
fans grand préjudice , ils peuvent fervir de prétexte & non
de raifon pour abolir un ufage utile; mais ce qui eft mau-
vais en foi fera toujours mauvais ( m ) , quoiqu'on falfe pour
cela , quoique cette annonce ne foit Hcloïfe , qui parut deux ans après cet
guares propre à lui concilier d'avance Ouvrage.
la faveur des Dames. ( m ) Je parle dans l'ordre moral :
On comprendra facilement que le car dms l'ordre phyfique il n'y a
Manufcrit dont je parlois dans cette rien d'abfolumcnt mauvais. Le touC
note , ctoit celui de la Nouvelle eft bien.
Aie langes. Tome i. Bbbb
s6i "^ L E: T T R E
en tirer un bon ufage. Telle efl la différence effentielle des
cerdes aux fpeclacles.
Les citoyens d'un même Etat, les habitans d'une même
ville ne font point des Anachorètes, ils ne lauroient vivre
toujours feuls & féparés ; quand ils le pourroienc « il ne fau-
droit pas les y contraindre. Il n'y a que le plus farouche
defpotifme qui s'alarme à la vue de fept ou huit hommes
afîemblés , craignant toujours que leurs entretiens ne roulent
fur leurs miferes.
Or de toutes les fortes dé liaifons qui peuvent raffem-
bler les particuliers dans une ville comme la nôtre, les cer-
cles forment, fans contredit, la plus raifonnable, la plus
honnête , & la moins dangereufe : parce qu'elle ne veut ni
ne peut fe cacher, qu'elle eft publique, permife, &c que
Fordre & la règle y régnent. Il eft même facile à démon*
trer que les abus qui peuvent en réfulter naîtroient égale-
ment de toutes les autres, ou qu'elles en produiroicnt dç
plus grands encore. Avant de fônger à détruire un ufagê
établi , on doit avoir bien pefé ceux qui s'introduiront à fa
place. Quiconque en pourra propofer un qui foit praticable
& duquel ne refaite aucun abus, qu'il le propofe , 6c qu'en-
fùite les cercles foient> abolis : à la bonne heure. En atten-
dant , laiflbns , s'il le faut , pafler la nuit à boire à ceux qui ,
fans cela ,, la paiïeroient peut-être îi faire pis.
Toute intempérance ei\ vicieufe , ëc fur-tout celle qui nouS
Atc la plus noble de nos facultés. L'excès du vin dégrade
Thomme , aliène au moins fa raifon pour un tems & l'a*
brutit à h longue. Mais enfin , le goût du vin n'eil pas uq
A M. D ' A L E M B E R T. '563
Crime, il en fait rarement commettre , il rend l'hctrme
itupide ôc non pas miéchant ( n ). Pour une querelle paffa-
gere qu'il caufe , il forme cent attachemens durables. Géné-
ralement parlant, les buveurs ont de la cordialité, de la
fmnchife ; ils font prefque tous bons, droits, julles, fidèles,
braves & honnêtes gens, à leur défaut près. En ofera-t-on
dire autant des vices qu'on fubftitue à celui-là, ou bien pré-
tend-on faire de toute une ville un peuple d'hommes fans
défauts ôc retenus en toute chofe? Combien de vertus ap-
parentes cachent fouvent des vices réels ! le fage efè fobre
par tempérance, le fourbe l'eft par faulTeté. Dans les pays
de mauvaifes mœurs , d'intrigues , de trahifons , d'adultères-,
on redoute un état d'indifcrétion où le cœur fe montre fans
qu'on y fonge. Par-tout les gens qui abhorrent le plus l'i-
vrefTe font ceux qui ont le plus d'intérêt à s'en garantir. Ea
Suiffe elle ert prefque en eflime, à Naples elle eft en hor-
reur ; mais au fond laquelle efl: le plus à craindre , de l'in-
tempérance du Suiffe ou de la réferve de l'Italien.
Je le répète, il vaudroit mieux être fobre & vrai, non-
feulement pour foi , même pour la Société : car tout ce qui
eft mal en morale efè mal encore en politique. Mais le pré-
( n ) Ne calomnions point le vice autres refient au fond de l'ame *
mOnie , n'a-t-il pas afTez de fa lai- que celle-là s'allume & s'ùteint à l'inf-
deur ? Le vin ne donne pas de la mé- tant. A cet emportement près , qui
chanceté, il la décelé. Celui qui tua pafTe & qu'on évite aifément, foyon»
Clitus dans rivrcflTc , fit m'ourir Phi- fûrs que quiconque fait dans le vin de
lotas de Hing-froid. Si rivreffe a fes méchantes actions , couve à jeun de
fureurs, quelle palTion n'a pas les mcchans dcflcins.
fisnnes ? La diifctence cft que les
13bbh >
6^4 LETTRE
dicateur s'arrête au mal perfonnel , le magiftrac ne voie que
les conféquences publiques ; l'un n'a pour objet que la per-
fection de l'homme où l'homme n'atteint point, l'autre que
le bien de l'Etat autant qu'il y peut atteindre; ainfi tout ce
qu'on a raifon de blâmer en chaire ne doit pas être puni
par les loix. Jamais peuple n'a péri par l'excès du vin , tous
périffent par le défordre des femmes. La raifon de cette
différence elt claire : le premier de ces deux vices détourne
des autres , le fécond les engendre tous. La diverfité des
èiges y fait encore. Le vin tente moins la jeuneffe & l'abat
moins aifément ; un fang ardent lui donne d'autres defîrs ;
dans l'âge des palTions toutes s'enflamment au feu d'une
feule, la raifon s'altère en nailTant, & l'homme encore in-
dompté devient indifcipliaable avant que d'avoir porté le
joug des loix. Mais qu'un fmg à demi-glacé cherche un fe-
cours qui le ranime , qu'une liqueur bienfaifunte fupplée aux
efprits qu'il n'a plus ( o ) ; quand un vieillard abufe de ce
doux remède , il a déjà rempli ihs devoirs envers ù. patrie ,
il ne la prive que du rebut de fes ans. Il a tort, fins doute :
il ceiïe avant la more d'être citoyen. Mais l'autre ne com-
mence pas même à l'être : il fe rend plu:ôt l'ennemi pu-
blic , par la féduclion de fes complices , par l'exemple &
l'effet de fes mœurs corrompues , fur-tout par la morale perni-
cicufe qu'il ne manque pas de répandre pour les autorifer. Il
vaudroit mieux qu'il n'eût point exif-té.
De la pallion du jeu naît un plus dangereux abus , mais
(o) Platon dans fes Loix permet même il leur en permet queliiucfois
aux fculs vieillards l'ufage du vin , & l'excès.
A M. D ' A L E M B E R T. 565
qu'on prévient ou réprime aifémenr. C'eft une affaire de police,
donc l'infpedion devient plus facile ôc mieux féante dans les
cercles que dans les maifons particulières. L'opinion peut beau-
coup encore en ce point ; & fi - tôt qu'on voudra mettre en
honneur les jeux d'exercice ôc d'adrelTe , les cartes , les dés ,
les jeux de hazard tomberont infailliblement. Je ne crois pas
même , quoiqu'on en dife , que ces moyens oififs &c trompeurs
de remplir fa bourfe, prennent jamais grand crédit chez un
peuple raifonneur ôc laborieux , qui connoît trop le prix du
tems ôc de l'argent pour aimer à les perdre enfemble.
Confervons donc les cercles , même avec leurs défauts : car
ces défauts ne font pas dans les cercles , mais dans les hom-
mes qui les compofent ; ôc il n'y a point dans la vie fociale
de forme imaginable fous laquelle ces mêmes défauts ne pro-
duifent de plus nuifibles effets. Encore un coup , ne cherchons
point la chimère de la perfection ; mais le mieux pofTible
félon la nature de l'homme ôc la conltitution de la Société,
ïl y a tel Peuple à qui je dirois : détruifez cercles & coteries,
otez toute barrière de bienféance entre les Ccxes , remontez ,
s'il eft poffible , jufqu'à n'être que corrompus ; mais vous ,
Genevois , évitez de le devenir , s'il eft tems encore. Crai-
gnez le premier pas qu'on ne fait jamais feul , ôc fongez qu'il
eft plus aifé de garder de bonnes mœurs que de mettre un
terme aux mauvaifes.
Deux ans feulement de Comédie ôc tout eft bouleverfé.
L'on ne fauroit fe partager entre tant d'amufemens : l'heure
des Spectacles étant celle des cercles , les fera difToudrc ; il
s'en détachera trop de membres ; ceux qui refieront feront
s66 LETTRE
trop peu affidus pour être d'une grande relTource les uns auX
autres &c laiffer fubfîfter long-tems les aiïbciations. Les deux
fexes réunis journellement dans un même lieu ; les parties
qui fe lieront pour s'y rendre ; les manières de vivre qu'on
y verra dépeintes & qu'on s'emprelîera d'imiter ; rexpolicion
des Dames & Demoifelîes parées tout de leur mieux ôc mifes
en étalage dans des loges comme fur le devant d'une bou-
tique , en attendant les acheteurs ; l'affluence de la belle jeu-
ncffe qui viendra de fon côté s'offrir en montre, ôc trouvera
bien plus beau de faire des entrechats au Théâtre que l'exer-
cice à Plain - Palais ; les petits foupers de femmes qui s'ar-
rangeront en fortant , ne fût-ce qu'avec les Actrices; enfin
le mépris des anciens ufages qui réfukcra de l'adoption des
nouveaux ; tout cela fubftituera bientôt l'agréable vie de Paris
&c les bons airs de France à notre ancienne fîmplicité, &c je
doute un peu que des Parilîens à Genève y confervent long-
tems le goût de notre gouvernement.
Il ne faut point le diiïimuler , les intentions font droites
encore , mais les mœurs inclinent déjà vifiblement vers la
décadence , &c nous fuivons de loin les traces des mêmes peu-
ples dont nous ne lailTons pas de craindre le fort. Par exem-
ple , on m'affure que l'éducation de la jeuneffe eft générale-
ment beaucoup meilleure qu'elle n'étoit autrefois ; ce qui pour-
tant ne peut gueres fe prouver qu'en montrant qu'elle fait
de meilleurs citoyens. Il elt certain que les enfans font mieux
la révérence ; qu'ils favent plus galamment donner la maia
aux Dames , &c leur dire une infinité de gentillelfes pour lef-
guclles je leur ferois , moi , donner le fouet ; qu'ils favent
A M. D' AL E MB E R T. séf
fiéclder, trancher, interroger, couper la parole aux hommes^
imporrjner tout le monde fans modefHe & Hms difcrétion^
On me dit que cela les forme ; je conviens que cela les forme
à être impertinens & c'efl: , de toutes les chofes qu'ils appren-
nent par cette méthode , la feule qu'ils n'oublient point. Ce
n'eft pas tout. Pour les retenir auprès des femmes qu'ils font
deftinés à défennuyer , on a foin de les élever précifément
comme elles: on les garantit du foleil, du vent, de la pluie,
de la poufTiere , afin qu'ils ne puilTent jamais rien fupporter
de tout cela. Ne pouvant les préferver entièrement du conta6^
de l'air , on fait du moins qu'il ne leur arrive qu'après avoir
perdu la moitié de fon relTort, On les prive de tout exercice ,
on leur ôte toutes leurs facultés , on les rend ineptes à touc
autre ufage qu'aux foins auxquels ils font deitinés ; & la feule
chofe que les femmes n'exigent cas de ces vils efclaves elt
de fe confacrer à leur fcrvice à la façon des Orientaux. A cela
près, tout ce qui les diflingue d'elles, c'elt que la Nature
leur en ayant refufé les grâces , ils y fubltituent des ridicules;
A mon dernier voyage à Genève , j'ai déjà vu plufieurs de
ces jeunes Demoifelles en juîte-au-corps, les dents blanches ,
la main potelée , la voie flûtée , un joli parafol verd à la main i
contrefaire alTez mal-adroitement les hommes.
On étoit plus grofTier de mon tcms. Les enfans ruIHque-
ment élevés n'avoient point de teint à conferver , &; ne crai-
gnoient point les injures de l'air auxquelles ils s'étoient aguerris
de bonne heure. Les pères les menoient avec eux à la chalTe ,
en campagne, h tous leurs exercices, dans toutes les fociétés.
Timides £c modeltes devant les gens âgés , ils écoient hardis ,
568 LETTRE
fiers , querelleurs entr'eux \ ils n'avoient point de frifure à
conferver ; ils fe déficient à la lutte , à la courfe , aux coups ;
ils fe battoient à bon efcient , fe blefîbient quelquefois , 6:
puis s'embraffoient en pleurant. Ils revenoient au logis fuans,
elToufflés , déchirés , c'étoient de vrais poliffons ; mais ces
polilTons ont fait des hommes qui ont dans le cœur du zèle
pour fervir la patrie & du fang à verfer pour elle. Plaife à
Dieu qu'on en puilfe dire autant un jour de nos beaux petits
Meflieurs requinqués, & que ces hommes de quinze ans ne
foient pas des enfims à trente !
Heureufement ils ne font point tous ainfi. Le plus grand
nombre encore a gardé cette antique rudeffe , confervatrice
de la bonne conftitution ainfi que des bonnes mœurs. Ceux
même qu'une éducation trop délicate amollit pour un tems ,
feront contraints étant grands de fe plier aux habitudes de
leurs compatriotes. Les uns perdront leur âpreté dans le com-
merce du monde ; les autres gagneront des forces en les exer-
çant ; tous deviendront , je l'efpere , ce que furent leurs ancê-
tres ou du moins ce que leurs pères font aujourd'hui. Mais ne
nous flattons pas de conferver notre liberté en renonçant aux
mœurs qui nous l'ont acquife.
Je reviens à nos Comédiens &c toujours en leur fuppofant un
fljccès qui me paroît impoflible , je trouve que ce fuccès atta-
quera notre confHtution , non -feulement d'une manière indi-
recte en attaquant nos mœurs, mais immédiatement en rom-
pant l'équilibre qui doit régner entre les diverfes parties de
l'Etat , pour conferver le corps entier dans fon aiïiette.
Parmi pluficurs raifons que j'en pourrois donner , je me
contenterai
A M. D ' A L E iM B E R T. s^9
contenterai d'en choiiir une qui convient mieux au plus grand
nombre : parce qu'elle fe borne à des confidérations d'intérêt
6c d'argent , toujours plus fenfîbles au vulgaire que des effets
moraux dont il n'eit pas en état de voir les liailbns avec leurs
caufes , ni l'influence fur le deflin de l'Etat.
On peut confidérer les Speâacîes , quand ils réuffiflent ,
comme une efpece de taxe qui , bien que volontaire , n'en
eft pas moins onéreufe au peuple : en ce qu'elle lui fournit
une continuelle occafion de dépenfe à laquelle il ne réliiie
pas. Cette taxe eiè mauvaife : non- feulement parce qu'il n'en
revient rien au fouverain ; mais fur-tout parce que la répar-
tition, loin d'être proportionnelle, charge le pauvre au-delà
de fes forces & foulage le riche en fuppléant aux amufemens
plus coûteux qu'il fe donneroit au défaut de celui-là. Il fuffit,
pour en convenir, de faire attention que la différence du prix
des places n'eft, ni ne peut être en proportion de celle des
fortunes des gens qui les remplifTent. A la Comédie Fran-
çoife , les premières loges ôc le théâtre font h. quatre francs
pour l'ordinaire & à fix quand on tierce ; le parterre efè à
vingt fols , on a même tenté plufieurs fois de l'augmenter.
Or on ne dira pas que le bien des plus riches qui vont au
théâtre n'eft que le quadruple du bien des plus pauvres qui
vont au parterre. Généralement parlant , les premiers font
d'une opulence exceflive, & la plupart des autres n'ont rien(p).
(p) duand ou augmenteroit la dilTc- bas prix, feroient abandonnées à la
rence du prix des places en propor- populace, & chacun , pour en occu-
tion de celle des fortunes , on ne per de plus honorables , dépenferoit
rétabliroit point pour cela l'équilibre. toujours au-delà de fes moyens. C'ell
Ces places inférieures , miles à trop une obfervation qu'on peut faixe aux
Mélanges. Tome I. Ce ce
57°
LETTRE
11 en eft de ceci comme des impôts fur le bled , fur le vin i
fur le fel , fur toute chofe nccelTaire à la vie , qui ont un air
de juitice au premier coup-d'œil, & font au fond très -ini-
ques : car le pauvre qui ne peut dépenfer que pour fon nécef-
faire elt forcé de jetter les trois quarts de ce qu'il dépenfe
en impôts, tandis que ce même néceiïaire n'étant que la
moindre partie de la dépenfe du riche l'impôt lui eft prefque
infeniible (q). De cette manière , celui qui a peu paye beau-
coup ôc celui qui a beaucoup paye peu ; je ne vois pas quelle
grande juftice on trouve à cela.
On me demandera qui force le pauvre d^aller aux Speftacles ?
Je répondrai , premièrement , ceux qui les établiiTent & lui en
donnent la tentation ; en fécond lieu , fa pauvreté mcme qui»
le condamnant à des travaux continuels , fans efpoir de les
voir finir , lui rend quelque délalTement plus néceflaire pour
ks fupporter. II ne fe tient point malheureux de travailler fans
relâche , quand tout le monde en fait de même ; mais n'eft-
il pas cruel à celui qui ti-availle de fe priver des récréations
Specflacles de la Foire. La raifon de
ce dofordre eft que les premiers rangs
font alors un terme fixe dont les
autres fe rapprochent toujours, fans
qu'on le puiffc éloigner. Le puuvre
tend fans cefTe à s'élever au-dc(Tus
de fes vingt fols ; mais le riche , pour
le fuir , n'a plus d'afyle au- delà de
fcs quatre francs ; il faut , m;ilt;ré
lui , qu'il le Jaiffe accofter & , fi l'on
orgueil en fouffre , fa bourfe en
pro&te.
(q) Voilà pourquoi les impojlcurs
de Bodin & autres fripons publics
établiiïent toujours leurs monopoles
fur les chofes ncceffaires à la vie ,
afin d'alîamer doucement le peuple ,
fans que le riche en murmure. Si le
moindre objet de luxe ou de fade
ctoit attaqué , tout feroit perdu ;
mais , pourvu que les grands foient
contcns , qu'importe que le pcupi*
vive t
A M. D ' A L E M B £ R T. 571
des gens oififs ? 11 les partage donc ; & ce même amufemenc ,
qui fournit un moyen d'économie au riche , afFoiblit double-
ment le pauvre , foit par un furcroît réel de dépenfcs , foie
par moins de zele au travail , comme je l'ai ci-devant expliqué.
De ces nouvelles réflexions , il fuit évidemment , ce me
femble , que les Spe(5l:acles modernes , où l'on n'affilie qu'à
prix d'argent , tendent par-tout à favorifer &c augmenter l'iné-
galité des fortunes , moins fenfîblement , il elt vrai , dans les
capitales que dans une petite ville comme la nôtre. Si j'ac-
corde que cette inégalité , portée jufqu'à certain point , peut
avoir fes avantages , vous m'accorderez bien aufTi qu'elle doit
avoir des bornes, fur-tout dans un petit Etat, & fur -tout
dans une République. Dans une ?/ïonarchie où tous les ordres
font intermédiaires entre le Prince ôc le Peuple , il peut être
afTez indifférent que quelques hommes paffent de l'un à l'autre :
car , comme d'autres les remplacent , ce changement n'inter-
rompt point la progrelCon. Mais dans une Démocratie où les
fujets & le fouverain ne font que les mêmes homm.es confî-
dérés fous différens rapports , fi-rôt que le plus petit nombre
l'emporte en richelTes fur le plus grand , il fiiut que l'Etat
périfîe ou change de forme. Soit que le riche devienne plus
riche ou le pauvre plus indigent , la différence des fortunes
n'en augmente pas moins d'une manière que de l'autre ; ôc cette
différence , portée au-delà de fa mefure , eft ce qui détruit l'é-
quilibre dont j'ai parlé.
Jamais dans une Monarchie l'opulence d'un particulier ne
peut le mettre au-deffus du Prince; mais dans une Répu-
blique elle peut aifémcnt le mettre au - deffus des loix. Alors
C c c c i
S7^ LETTRE
le gouvernement n'a plus de force , ôc le riche çi\ toujours le
vrai fouverain. Sur ces maximes incontefbbles , il refte à
confidérer fî l'inégalité n'a pas atteint pai-mi nous le dernier
terme où elle peut parvenir fans ébranler la République. Je
m'en rapporte là-deffus à ceux qui connoilTent mieux que moi
notre conititution &c la répartition de nos richefTes. Ce que
je fiis : c'elt que , le tems feul donnant à l'ordre des chofes
une pente naturelle vers cette inégalité &c un progrès fucceffif
jufqu'à fon dernier terme , c'ell: une grande imprudence de
l'accélérer encore par des établiffemens qui la favorifent. Le
grand Sully qui nous aimoit , nous l'eût bien fu dire : Spec-
tacles & Comédies dans toute petite République 6c fur -tout
dans Genève , affoiblifîement d'Etat.
Si le feul établiflement du Théâtre nous eft fi nuifibîe , quel
fruit tirerons-nous des Pièces qu'on y repréfente ? Les avan-
tages même qu'elles peuvent procurer aux Peuples pour lef-
quels elles ont été compofées nous tourneront ù préjudice ,
en nous donnant pour infirucrion ce qu'on leur a donné pour
cenfure , ou du moins en dirigeant nos goûts &: nos inclimi-
rions fur les chofes du monde qui nous conviennent le moins.
La Tragédie nous rcpréfcntera des tyrans & des héros. Qu'en
avons-nous à foire ? Sommes-nous foits pour en avoir ou le
le devenir ? Elle nous donnera une vaine admiration de la
puifïimce àc de la grandeur. De quoi nous fervira-t-elle? Se-
rons-nous plus grands ou plus puiiïans pour cela ? Que nous
importe d'aller étudier fur la Scène les devoirs des rois , en
négligeant de remplir les nôtres ? La ftérile admiration des
vertus de Théâtre nous dcdommagera-t-elle des vertus fini-
A M. D' A L E M B E R T. . 573
pies & modefles qui font le bon citoyen ? Au lieu de nous
guérir de nos ridicules , la Comédie nous portera ceux d'au-
trui : elle nous perfuadera que nous avons tort de mcprifer
des vices qu'on eftime fi fort ailleurs. Quelque extravagant
que foit un marquis c'eft un marquis enfin. Concevez com-
bien ce titre fonne dans un pays alFez heureux pour n'en point
avoir ; & qui fait combien de courtauts croiront fe mettre à
la mode , en imitant les marquis du fiecle dernier ? Je ne
répéterai point ce que j'ai déjà dit de la bonne-foi toujours
raillée , du vice adroit toujours triomphant , &. de l'exemple
continuel des forfaits mis en plaifinterie. Quelles leçons pour
un Peuple dont tous les fentimens ont encore leur droiture
naturelle , qui croit qu'un fcélérat eft toujours méprifable &
qu'un homme de bien ne peut être ridicule ! Quoi ! Platon
bannilToit Homère de fa République ëc nous fouffrirons Molière
dans la nôtre ! Que pourroit-il nous arriver de pis que de
rclTembler aux gens qu'il nous peint , même à ceux qu'il nous
fait aimer ?
J'en ai dit aflez , je crois , fur leur chapitre & je ne penfe
gueres mieux des héros de Racine , de ces héros fi parés , fl
doucereux , fi tendres, qui , fous un air de courage & de vertu ,
ne nous montrent que les modèles de jeunes-gens dont j'ai parlé,
livrés à la galanterie , à la mollclTe , à l'amour , à tout ce qui
peut efféminer l'homme & à l'attiédir fur le goût de fes vérita-
bles devoirs. Tout le Théâtre François ne refplre que la ten-
dreffe ; c'elt la grande vertu à laquelle on y facrifie toutes les
autres , ou du-moins qu'on y rend la plus chère aux Speda-
teurs. Je ne dis pas qu'on ait tort en cela , quant à l'objet du
574 LETTRE
Poëte : je fais que l'homme fans paffions eft une chimère ;
que l'intérêt du Théâtre n'eft fondé que fur les paffions ; que
le cœur ne s'intérefle point à celles qui lui font étrangères ,
ni à celles qu'on n'aime pas à voir en autrui , quoiqu'on y
foitfujet foi-même. L'amour de l'humanité , celui de la patrie,
font les fentiraens dont les peintures touchent le plus ceux
qui en font pénétrés ; mais quand ces deux paffions font
éteintes , il ne refte que l'amour proprement dit , pour leur
fuppléer : parce que fon charme eft plus naturel 6c s'efface
plus difficilement du cœur que celui de toutes les autres. Ce-
pendant il n'eft pas également convenable à tous les hommes :
c'eft plutôt comme fupplément des bons fentimens que comme
bon fentimenc lui - même qu'on peut l'admettre ; non qu'il
ne foit louable en foi , comme toute paffi.on bien réglée ,
mais parce que les excès en font dangereux &c inévitables.
Le plus méchant des hommes eft celui qui s'ifole le plus ,
qui concentre le plus fon cœur en lui-même ; le meilleur eft
celui qui partage également fes afFeîtions à tous fes fembla-
bles. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtrefTe que de s'ai-
mer feul au monde. Mais quiconque aime tendrement fes
parens , fes amis , fa patrie , &: le genre-humain , fe dégrade
par un attachement défordonné qui nuit bientôt à tous les
autres & leur eft infailliblement préféré. Sur ce principe , Je
dis qu'il y a des pays où leurs mœurs font fi mauvaifcs qu'on
feroit trop heureux d'y pouvoir remonter à l'amour ; d'autres
où elles font allez bonnes pour qu'il foit fâcheux d'y def-
cendre , ôc j'ofe croire le mien dans ce dernier cas. J'ajou-
terai que ks objets trop paflionnés font plus dangereux à nous
A M. D ' A L E M B E R T. 575
montrer qu'à perfonne : parce que nous n'avons naturellement
que trop de penchant à les aimer. Sous un air flegmatique ôc
froid , le Genevois cache une ame ardente & fenfible , plus
facile à émouvoir qu'à retenir. Dans ce féjour de la raifon,
la beauté n'eft pas étrangère , ni fons empire ; le levain de la
mélancolie y fait fouvent fermenter l'amour ; les hommes n'y
font que trop capables de fencir des paflions violentes, les
femmes , de les infpirer ; &. les trifles effets qu'elles y ont
quelquefois produits ne montrent que trop !e danger de les
exciter par des Spectacles touchans ôc tendres. Si les héros
de quelques Pièces foumettent l'amour au devoir , en admirant
leur force , le cœur fe prête à leur foiblelTe; on apprend moins
à fe donner leur courage qu'à fe mettre dans le cas d'en avoir
befoin. C'eft plus d'exercice pour la vertu ; mais qui l'ofe expofer
à ces combats , mérite d^y fuccomber. L'amour , l'amour
même prend fon mafque pour la furprendre ; il fe pare de
fon enthoufiafme ; il ufurpe fa force ; il affeâie fon langage ,
& quand on s'apperçoit de l'erreur , qu'il elt tard pour en
revenir! Que d'hommes bien nés , féduits par ces apparences,
d'amans tendres & généreux qu'ils étoient d'abord , font de-
venus par degrés de vils corrupteurs , fans mœurs, fans rcfped:
pour la foi conjugale , fans égards pour les droits de la con-
fiance &c de l'amitié ! Heureux qui fait fe reconnoîcre au bord
du précipice Ik s'empêcher d'y tomber! Efl-ce au milieu
d'une couîfc rapide qu'bn doit cfpérer de s'arrêter? Eft-ce
en s'attendrifTanc tous les jours qu'on apprend à furmonter la
tendrefle ? On triomphe aifcment d'un foible penchant ; mais
celui qui connut le véritable amour 5c l'a fu vaincre , ah 1
5-6 LETTRE
pardonnons à ce mortel , s'il exiile , d'ofer prétendre à la
vertu 1
Ainfi de quelque manière qu'on envifage les chofes , la même
vérité nous frappe toujours. Tout ce que les Pièces de Théâtre
peuvent avoir d'utile à ceux pour qui elles ont été faites , nous
deviendra préjudiciable , jufqu'au goût que nous croirons avoir
acquis par elles , & qui ne fera qu'un faux goût , fans taét ,
fans délicatelTe , fubilitué mal-à-propos parmi nous à la foli-
dité de la raifon. Le goût tient à pkifieurs chofes : les recher-
ches d'imitation qu'on voit au Théâtre , les comparaifons qu'on
a lieu d'y faire , les réflexions fur l'art de plaire aux Specta-
teurs, peuvent le faire germer, mais; non fufBre à fon déve-
loppement. Il faut de grandes Villes , il faut des beaux-arts
& du luxe , il faut un commerce intime entre les citoyens ,
il faut une étroite dépendance les uns des autres , il faut de
la galanterie & même de la débauche , il faut des vices qu'on
foit forcé d'embellir, pour faire chercher à tout des formes
agréables , & réuiîir ti les trouver. Une partie de ces choies
nous manquera toujours , &. nous devons trembler d'acquérir
l'autre.
Nous aurons des Comédiens , mais quels? Une bonne
Troupe viendra-t-elle de but-en-blanc s'établir dans une Ville
de vingt-quatre mille âmes ? Nous en aurons donc d'abord de
mauvais , & nous ferons d'abord de mauvais juges. Les for-
merons-nous, ou s'ils nous formeront? Nous aurons de bonnes
Pièces ; mais , les recevant pour telles fur la parole d'autrui ,
nous ferons difpenfés de les examiner , &; ne gagnerons pas
plus à les voir jouer qu'à les lire. Nous n'en ferons pas moins
les
A M. D ' A L E M B E R T.
"S??
5es connoiffeurs , les arbitres du Théâtre ; nous n'en vou-
drons pas moins décider pour notre argent , & n'en ferons que
plus ridicules. On ne l'eft point pour manquer de goût , quand
on le méprife ; mais c'elt l'être que de s'en piquer & n'en avoir
qu'un mauvais. Et qu'eft-ce au fond que ce goût fi vanté ?
L'art de fe connoître en petites chofes. En vérité , quand on en
a une aufli grande à conferver que la liberté , tout le rede
eft bien puérile.
Je ne vois qu'un remède à tant d'inconvéniens : c'eft que ,
pour nous approprier les Drames de notre Théâtre , nous les
compofions nous-mêmes, 6c que nous ayons des Auteurs
avant ôqs Comédiens. Car il n'eft pas bon qu'on nous mon-
tre toutes fortes d'imitations , mais feulement celles des cho-
fes honnêtes , & qui conviennent à des hommes libres ( r ).
Il eft fur que des Pièces tirées comme celles des Grecs des
malheurs palfés de h patrie , eu des défauts préfens du peu-
ple , pourroient offrir aux fpedateurs des leçons utiles. Alors
quels feront les héros de nos Tragédies. Des Berthelicr ?
des Lévrery ? Ah , dignes citoyens ! Vous fûtes des héros ,
fans doute ; mais votre obfcurité vous avilit , vos noms com-
(r) Si quis ergo in noftram iiibem
■venerit , qui animi fapientiâ in omnes
poiïit iefe vertere formas , ft omnia
âmitari , volueritque poemaca fua ollcn-
tare , venerabimur quidem ipfuni , ut
facrumj, admirabilem , & jucundum :
dicemus autem non elTe ejurniodi j'onii-
nem in rfpL.blicà noltrà , neque tas
«{Te ut inlic , mittemufque in aliam
Vibem , uiiyuento caput ejus jicrun-
Mélanges. Tome L
gentes ; lanique ccronantes. Nos au-
tem aufteriori minufque jucundo ute-
mur Poetà, fabularumquc fidore, uti-
litatis gratiâ , qui decori nobis ra-
tionem exprimat , & qvx dici de-
bent dicat in his formulis quas à
principio pro legibus tulimus, quando
cives erudire a^greflî lumus. i'iat. de
Rcp. Lib. m.
D d d d
57?
LETTRE
muns dtshonorent vos grandes âmes (s) , & nous ne fem-
mes plus afTez grands nous-mêmes pour vous favoir admirer.
Quels feront nos tyrans ? Des Gentilshommes de la cuil-
ler ( t ) , des Evêques de Genève , des Comtes de Savoie ,
des ancêtres d'une maifon avec laquelle nous venons de trai-
ter , &: à qui nous devons du refpecl ? Cinquante ans plutôt,
je ne rcpondrois pas que le Diable (v) & l'Antechriit n'/
cuffent aufîl fait leur rôle. Chez les Grecs, peuple d'ailleurs
affez badin, tout étoit grave ôc férié ux , fi -tôt qu'il s'agifToit
de îa patrie ; mais dans ce fiecle plaifant où rien n'échappe
au ridicule , hormis la puiffance , on n'ofe parler d'héroïfme
( s ) Philibert Bertheiier fut le Catoii
de notre patrie , avec cette tlifiFcrence
que la liberté publique finit par l'un
& commença par l'autre. 11 tenoit
une belette privée quand il fut arrêté ;
il rendit fon épée avec cette fierté
qui fied fi bien à la vertu nialheiireufe >
puis il continua de jouer avec fa
belette , fans daigner repondre aux
outrages de l'es gardes. 11 mourut
coinniï doit mourir un martyr de la
liberté.
Jean Lcvrery fut le Favonius de
Bertheiier ; non pas en imitant pué-
rilement fes difcours & fes manières ,
mais en moi:rant volontairement
comme lui : fâchant bien que l'exemple
de fa mort feroit pljs utile à fon
pays que fa vie. Avant d'aller à l'cjhaf-
faud , il écrivit fur le mur de fa prifon
cette épitaphc qu'on ayoit faite à fun
prédétcH'cur.
I^iiid mihi mors nocuit ? Virtus poji
fata vircfcit :
}7cc cruce , }jec Javi gladiopcrit illa
Tyranni.
(t) C'étoit une confrérie de Gen-
tilshommes Savoyards qui avoient fait
vœu de brigandage contre la ville de
Genève , & qui, pour marque de leur
aîTociation , portoient une cuiller pen-
due au cou.
( V ) J'ai lu dans ma jeiinefTe uiie
Tragédie de l'efc-ilade, où le Diable
étoit en effet un des Acteurs. On me
difoit que cette Pièce ayant une fois
été repréfentce , ce perfonnage cii
entrant fur la Scène fe trouva doubl»;,
Cdnimefi l'original eût été jaloux qu'on
eût l'audace de le contrefaire , & qr.'à
l'inftant l'eUVoi fit fuir tout le monde
& finir la repréfentation. Ce conte e(t
burlcfque , & le paroicra bien plub 4
A M. D' A L E M B Ê R T. 579
qi:t dans les grands Etats , quoiqu'on n'en trouve que dans
les petit<;.
Quant à la Comédie , il n'y faut pas fonger. Elle cauferoit
chez nous les plus affreux défordres ; elle ferviroit d'inftru-
ment aux faâions , aux partis , aux vengeances particulières.
Notre ville eft fi petite que les peintures de mœurs les plus
générales y dégéncreroient bientôt en fatires Se perfonnalités.
L'exemple de -l'ancienne Athènes, ville incomparablement
plus peuplée que Genève , nous offre une leçon frappante :
e'cft au Théâtre qu'on y prépara l'exil de pliifieurs grands
hommes Se la mort de Socrate , c'ell: par la fureur du Théa«
tre qu'Athènes périt 6c fes défaltres ne justifièrent que trop
le chagrin qu'avoir témoigné Solon , aux premières repré-
fentations de Thcfpis. Ce qu'il y a de bien fur pour nous,
c'eft qu'il faudra mal augurer de la République , quand on
verra les citoyens traveftis en beaux-efprits , s'occuper à faire
des vers François & des Pièces de Théâtre , talens qui ne
font point les nôtres &c que nous ne polTéderons jamais. Mais
que M. de Voltaire daigne nous compofer des Tragédies
fur le modèle de la mort de Céfar , du premier a^-le de
Brutus ., &: , s'il nous faut abfolument un Théâtre, qu'il s'en-
-Parîs qu'a Genève: cependant , qu'on tliazar. Cette feule idée fait friiïiin-
fe prête aux fuppolitioiis , on trouvera ner. I! me femble que nos Poètes Lyri-
dans cette double apparition un effet ques font loin de ces inventions fubli-
tlioatra4 & vraiment effrayant. Je mes ; ils font , pour épouvanter un
n'Imagine qu'un Spectacle plus fimple fracas de décorations fans effet. Sur
& plus terrible encore ; c'eft celui de la Scène même il ne faut pas tout
la nvain fortant du mur & traçant dire ?. la vue ; mais ébranler l'ima-
des mots inconnus au fcHiii de J3al. gination.
Dddd z
sSo LETTRE
gage à le remplir toujours de fon génie , &c â vivre autant
que fes Pièces.
Je ferois d'avis qu^on pefât mûrement toutes ces réflexions ,
avant de mettre en ligne de compte le goût de parure &c de
diffipation que doit produire parmi notre jeunefle l'exemple
des Comédiens ; mais enfin cet exemple aura fon effet en-
core , & fi généralement par-tout les loix font infufEfantcs
pour réprimer des vices qui naiilent de la nature des chofes ,
comme je crois l'avoir montré , combien plus le feront-elles
parmi nous où le premier ligne de leur foibleffe fera l'éta-
bliffement des Comédiens ? Car ce ne feront point eux pro-
prement qui auront introduit ce goût de dii'Iipation : au con-
traire , ce même goût les aura prévenus , les aura introduits
eux-mêmes , ôc ils ne feront que fortifier un penchant déjà
tout formé, qui, les ayant fait admettre , à plus forte rai-
fon les fera maintenir avec leurs défauts.
Je m'appuie toujours fur la fuppofition qu'ils fubfifleront
commodément dans une aufTi petite ville , ôc je dis que fî
nous les honorons, comme vous le prétendez , dans un pays
oij tous font à-peu-près égaux , ils feront les égaux de tout
le monde , 6c auront de plus la faveur publique qui leur eft
naturellement acquife. Ils ne feront point , comme ailleurs ,
tenus en refpeél par les grands dont ils recherchent la bien-
veillance &c dont ils craignent la difgrace. Les Magiftrats leur
en impoferont : foit. Mais ces Magiftrats auront été particu-
liers ; ils auront pu être familiers avec eux, ils auront des
enfans qui le feront encore , des femmes qui aimeront le
plaiUr. Toutes ces liaifons feront des moyens d'indulgence &:
A M. D' A L E M B LTR T'. 581
deproteâîon, auxquels il fera inipcffible de rélîiler toujours.
Bientôt les Comédiens , fûrs de l'impunité , la procureront
encore à leurs imitateurs ; c'elt par eux qu'aura commencé
k défordre , mais on ne voit plus où il pourra s'arrêter. Les
femmes , la jeuneffe , les riches , les gens oififs , tout fera pour
eux, tout éludera des loix qui les gênent, tout favorifera leur
licence : chacun , cherchant à les fatigfaire , croira travaillei?
pour fes plailirs. Quel homme ofera s'oppofer à -ce torrent,
û ce n'eit peut-être quelque ancien Pafèeur rigide qu'on n'écou^
tera point., &. dont le fens & la gravité pafTeront pour pédan-
terie chez une jeunefle inconiklérée ? Enfin pour peu qu'ils
joignent d'art 6c de manège à leur fuccès, je ne leur donne
pas trente ans pour être les arbitres de l'Etat (x). On verra
les afpirans aux charges briguer leur fiveur pour obtenir leà
fùffrages ; les tieclions fe feront dans les loges des Adrices , &
les chefs d'un Peuple libre feront les créatures d'une bande d'Hif*
trions. La plume tombe des mains, à cette idée. Qu'on l'écarté
tant qu'on voudra , qu'on m'accufe d'outrer la prévoyance ; je
n'ai plus qu'un mot à dire. Quoiqu'il arrive , il faudra que ces
gens-là réforment leurs mxœurs parmi nous, ou qu'ils corrompent
les nôtres. Quand cette alternative aura celïé de nous effrayer,
les Comédiens pourront venir , ils n'auront plus de mal à
nous fiiire.
Voilà , Monficur , les confidérations que j'avois à propofcr
( X ) On doit toujours fe fouve- La raifon veut donc qu'en exami-
nir que, pour que la- Comédie le nant /es eiTets du Théâtre ,on lés
foutienne à Guncve , il faut qut; ce mefi/ve fur une caufc capable de le
goût y devienne une fureur ; s'U n'ell fovtenù',
que modéré 3 il faudra qu'elle tombe.
#§2 . LETTRE
au public ôc à vous (lir la quefiion qu'il vous a plu d'?giter
dans un article où elle écoit, à mon avis, tour- à-fait étran-
gère. Quand mes raifons, moins fortes qu'elles ns me paroif-
fent , n'aaroient pas un poids fuffilant pour contre -balancer
les vôrres , vous conviendrez au moins que , di;ns un auffi
petit Etat que la République de Genève , toutes innovations
font dangereufes., 6c qu'il n'en faut jamais faire fans des mo-
tifs urgens 6c graves. Qu'on nous montre donc la preffante
néceffité de celle - ci. Où font les défordres qui nous forcent
de recourir à un expédient fi fufpeâ; ? Tout efè - i! perdu fans
cela? Notre ville eft-tlle fî grande, le vice & l'oifivetc y
ont -ils déjà fait un tel progrès qu'elle ne puiiTe plus défor-
mais fubfilèer funs Spectacles ? Vous nous dites qu'elle en
fouffre de plus- mauvais qui choquent également le goût &
les mœurs ; mais il y a bien de la différence entre montrer
de mauvaifes mœurs &c attaquer les bonnes : car ce dernier
effet dépend moins des; qualités du Spedacle que de l'impref-
fion qu'il caufe. En ce fens , quel rapport entre quelques farces
paffageres Se une Com.édie à demeure , entre les poliiîonnerics
d'un Charlatan & les repréfen cations régulières des Cjuvr::ges
Dramatiques, entre des tréteaux de Eoire élevés pour réjouir
la populace & un Théâtre eitimd où les honnêtes-gens pen-
feront s'infiruire ? L'un de ces amufemens ell; fans cop.fcquence
& refte oublié des le lendemain; mais Tauti-e ell une affiire
importante qui mérite toute .l'atccntion, du gouvernement. Par
tout pays il eft permis d'amufer ks cnfans , & peut être enfant
qui veut fans bccmcoup d'inconvénicns. Si ces fades Spc(5};icles
manquent de goût , tant mieux : on s'en rebuter?, plus vîte ; s'ils
A M. D' A L E M B E R T. 583
font groîlîers , ils feront moins féduifans. Le vice ne s'infinue
gueres en choquant l'honnêteté , mais en prenant fon image ;
& les mots fales font plus contraires à la politelTe qu'aux bonnes
mœurs. Voilà pourquoi les exprefilons font toujours plus recher-
châmes &: les oreilles plus fcrupuleufes dans les pays plus cor-
rompus. S'apperçoit-on que les entretiens de la halle échauf-
fent beaucoup la jeunelTe qui les écoute ? Si font bien les dif-
crets propos du Théâtre , ôc il vaudroit mieux qu'une fille vît
cent parades qa'une feule repréfentation de l'Oracle.
Au reite , j'avoue que j'aimerois mieux , quant à moi , que
nous pufTions nous pafTer entièrement de tous ces tréteaux ,
& que petits 6c grands nous fuffions tirer nos plaifîrs ik
nos devoirs de notre état ôc de nous-mêmes ; mais de ce
qu'on devroit peut - être chaiïer les Bateleurs , il ne s'enfuie
pas qu'il faille appeller les Comédiens. Vous avez vu dans
votre propre pays , la ville de Marfeille fe défendre long-tems
d'une pareille innovation , rcfiRer même aux ordres réitérés d\j,
Miailtre , & garder encore , dans ce mépris d'un amufement
frivole , une image honorable de fon ancienne liberté. Quel
exemple pour une ville qui n'a pas encore perdu la fienne !
Qu'on ne penfe pas , fur - tout , faire un pareil établilfe-
ment par manière d'effai , fauf à l'abolir quand on en fenara
les inconvéniens : car ces inconvéniens ne fe détruifent pas
avec le Théâtre qui ks produit , ils relient quand leur caufe
elt orée , &c , dès qu'on commence à les fentir , ils font irré-
médiables. Nos mœurs altérées , nos goûts changés ne fe
rétabliront pas comme ils fe feront corrompus ; nos plaifîrs
mêmes , nos innocens plaiiiis auront perdu leurs charmes ; h
5^4 LETTRE
Spe^îlacle nous en aura dégoûtes pour toujours. L'oinveté de»
venue nécefîUire , les vuides du tems que nous ne (aurons plus
remplir , nous rendront à charge à nous-mêmes ; les Comé-
diens en partant nous laifTeront l'ennui pour arrhes de leur
retour ; il nous forcera bientôt à les rappeller ou à faire pis.
Nous aurons mal fait d'établir la Comé-Jie , nous ferons mai
de la laifler fubfilter , nous ferons mal de la détruire : après
la première faute , nous n'aurons plus que le choix de nos
maux.
Quoi! ne faut-il donc aucun Speâacle dans une Répu-
blique ? Au contraire , il en faut beaucoup. C'elt dans les
Républiques qu'ils font nés , c'elt dans leur fein qu'on les
voit briller avec un véritable air de fôte. A quels peuples
convient-il mieux de s'alTembier fouvent & de former entre
eux les doux liens du plaifîr & de la joie, qu'à ceux qui
ont tant de raifons de s'aimer ôc de relier à jamais unis?
Nous avons déjà plufseurs de ces fêtes publiques; ayons-en
davantage encore, je n'en ferai que plus charmé. Mais n'a-
doptons point ces Speilacles exclufifs qui renferment triile-
ment un petit nombre de gens dans un antre obfcur; qui
ks tiennent craintifs & immobiles dans le filence ôc l'inac-
tion ; qui n'offrent aux yeux que cloifons , que pointes de
fer , que foldats , qu'auligeantes images de la fervitude 6c
de l'inégalité. Non , Peuples heureux , ce ne font pas-là vos
tctes 1 C'eft en plein air , c'ell fous le ciel qu'il faut vous
raffembler & vous livrer au doux fentiment de votre bon-
lieur. Que vos plaidrs ne foient efféminés ni n^ercenaires ,
^up rien de ce qui fent la contrainte ik l'intérêt ne les em-
^'Oifonne ,
A M. D'ALEMBERT.
585
poifonne , qu'ils foient libres & généreux comme vous ,
que le foleil éclaire vos innocens Spedacles ; vous en for-
merez un vous-mêmes , le plus digne qu'il puiffe éclairer.
Mais quels feront enfin les objets de ces Specbacles ? Qu'y
montrera-t-on ? Rien, fi l'on veut. Avec la liberté, par-tout
oiî règne l'affluence, le bien-être y règne aufli. Plantez au '
milieu d'une place un piquet couronne de fleurs, raflem-
blez-y le Peuple , ôc vous aurez une fête. Faites mieux en-
core : donnez les fpeâateurs en fpeftacle ; rendez -les ac-
teurs eux-mêmes; faites que chacun fe voye & s'aime dans
les autres , afin que tous en foient mieux unis. Je n'ai pas
befoin de renvoyer aux jeux des anciens Grecs : il en eft de
plus modernes , il en dï d'exiftans encore , ôc je les trouve
précifément parmi nous. Nous avons tous les ans des revues,
des prix publics, des Rois de l'arquebufe , du canon, de la
navigation. On ne peut trop multiplier des établilîemens fi
ivtîlcs ( y ) & fi agréables ; on ne peut trop avoir de fem-
blables Rois. Pourquoi ne ferions-nous pas, pour nous ren-
dre difpos &. robultes, ce que nous faifons pour nous exer-
( y ) 11 ne fuffit pas que le peuple
ait du pain & vive dans fa condi-
tion. Il faut qu'il y vive agréablement,
afin qu'il en remplilTe mieux les de-
voirs , qu'il fe tourmente moins poar
gn fortir , & que l'ordre public foit
mieux établi. Les bonnes mœurs tien-
nent plus qu'on ne pcnfe à ce que
(hacun fe plaife dans fon état. Le
manège & l'efprit d'intrigue viennent
il'inquiétude & de mccontentemenc ,
Mélanges. Tome L
tout va mal quand l'un afpire à l'eni-
ploi d'un autre. Il faut aimer fon mé-
tier poux le bien faire. L'afliette de
l'Etat n'eft bonne & folide que quand,
tous fe fentant à leur place , les for-
ces particulières fe réuniffent & con-
courent au bien public ; au lieu de
s'ufor l'une cuntre l'autre , comme
elles font dans tout Etat mal conf-
titué. Cela pofé , que doit-on penfer
de ceux qui voui'.roient ùtcr au peu-
Ec c e
LETTRE
cer aux armes? La République a-t-eiie moins befoin d'ou-
vriers que de foldats ? Pourquoi , fur le modèle des prix
militaires, ne fondrions-nous pas d'autres prix de Gymnaf-
tique , pour la lutte , pour la courfe , pour le difque , pour
divers exercices du corps ? Pourquoi n'animerions-nous pas
nos Bateliers par des joutes fur le Lac ? Y auroit-il au monde
un plus brillant fpeîtacle que de voir fur ce vafte &c fuperbe
baffin , des centaines de bateaux , élégamment équippés ,
partir à la fois au fignal donné, pour aller enlever un dra-
peau arboré au but, puis fervir de cortège au vainqueur re-
venant en triomphe recevoir le prix mérité. Toutes ces fortes
de fêtes ne font difpendieufes qu'autant qu'on le veut bien ,
& le feul concours les rend aiTez magnifiques. Cependant
il fliut y avoir affilié chez le Genevois , pour comprendre
avec quelle ardeur il s'y livre. On ne le reconnoît plus :
ce n'eit plus ce peuple fi rangé qui ne fe départ point de
fes règles économiques ; ce n'eft plus ce long raifonneur
qui pefe tout jufqu'à la plaifanterie à la balance du juge-
ple les fctes , les plaiTirs & toute
efpece d'amufement , comme autant
de diftraJtions qui le détournent de
fon travail ? Cttte maxime eft bar-
bare & fauffe. Tant pis , fi le peuple
n'a de tenis que pour gagner fon pain,
il lui en faut encore pour le manger
•avec joie : autrement il ne le gagnera
pas long-tems. Ce Dieu jufte ik bien-
faifant , qui veut qu'il s'occupe , veut
auffi qu'H fe dclaffe : la nature lui
impofe également l'exercice & le repos ,
le plaifir & la peine. Le dégoiit du
travail accable plus les malheureux
que le travail même. Voulez-vous donc
rendre un peuple adlif & laborieux?
Donnez- lui des fêtes, offrez-lui des
àmufemens qui lui faflent aimer fon
état & l'empêchent d'en envier un plus
doux. Des jours ainfi perdus feront
mieux valoir tous les autres. Préfi-
dez à fes phiifirs pour Us rendre hon-
nêtes; c'eftle vrai moyen d'animer fes
travaux.
A M. D' A L E T4 B E R T. 5S7
ment. Il elt vif, gai, carelTanc; fon cœur elt alors dans fes
yeux, comme il eft toujours fur fes lèvres; il cherche à
communiquer fa joie ôc fes plaifirs ; il invite , il preffe , il
force , il fe difpute les furvenans. Toutes les fociétés n'en
font qu'une , tout devient commun à tous. Il eft prefque. in-
différent h quelle table on fe mette : ce feroit l'image de
celle de Lacédémone , s'il n'y régnoit un peu plus de pro-
fufion ; mais cette profufion même elt alors bien placée , &.
l'afpecl de l'abondance rend plus touchant celui de la liberté
qui la produit.
L'hiver , tems confacré au commerce privé des amis ,
convient moins aux fêtes publiques. Il en efl pourtant une
efpece dont je voudrois bien qu'on fe fît moins de fcru-
pule , favoir les bals entre de jeunes perfonnes à marier. Je
n'ai jamais bien conçu pourquoi l'on s'tiTarouche fi fort de
la danfe ôc des affemblées qu'elle occafioiine : comme s'il y
avoit plus de mal à danfer qu'à chanter ; que l'un &: l'autre
de ces amufemens ne fût pas également une infpiration de
la Nature ; 6c que ce fût un crime à ceux qui font deftinés
à s'unir de s'égayer en commun par une honnête récréa-
tion. L'homme &c la femme ont été formés l'un pour l'au-
tre. Dieu veut qu'ils fuivent leur destination , & certaine-
ment le premier ik le plus faint de tous les liens de la So-
ciété elt le mariage. Toutes les faulTes Religions combattent
la Nature ; la nôtre feule , qui la fuit & la règle , annonce
une institution divine & convenable h l'homme. Elle ne
doit point ajouter fur le mariage, aux embarras de l'ordre
civil , des difficultés que l'Evangile ne prefcrit pas &c que
Ee e e 2,
5§S L E T T R E
tout bon Gouvernement condamne. Mais qu'on me dife où
de jeunes perfonnes à marier auront occaflon de prendre du
goùc l'une pour l'autre , ôc de fe voir avec plus de décence
& de circonfpedion que dans une affemblée oii les yeux du
public inceiTamment ouverts fur elles les forcent à la réferve ,
à la modeftie , à s'obferver avec le plus grand foin? En
quoi Dieu eft-il offenfé par un exercice agréable , falutaire ,
propre à la vivacité des jeunes-gens , qui confifte à fe pré-
fenter l'un à l'autre avec grâce & bienféance , & auquel le
fpe^tateur impofe une gravité dont on n'oferoit fortir un
inftant ? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de ne
point tromper autrui , du moins quant à la figure , & de fe
montrer avec les agrémens &c les défauts qu'on peut avoir,
aux gens qui ont intérêt de nous bien connoître avant de
s'obliger à nous aimer ? Le devoir de fe chérir réciproque-
ment n'emporte-t-il pas celui de fe plaire , & n*eH:-ce pas
un Co'm digne de deux perfonnes vertueufes & chrétiennes
qui cherchent à s'unir, de préparer ainfî leurs cœurs à l'a-
mour mutuel que Dieu leur impofe ?
Qu'arrive-t-il dans ces lieux où règne une contrainte éter-
nelle, où l'on punit comme un crime la plus innocente gaîté,
où les jeunes-gens des deux fexes n'ofent jamais s'aflembler
en public , ôc où l'indifcrete févérité d'un Pafteur ne fait
prêcher au nom de Dieu qu'une gêne fervile, ôc la triftefle,
ik l'ennui ^ On éliKle une tyrannie infupportable que la Na-
ture Hc la Raifon déflivouent. Aux plaifirs permis dont on
prive une jeuneiïe enjouée &c folâtre, on en fubftitue de plus
dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés prennent
A M. D' AL E M B E R T. 5S9
la place des alTemblées publiques. A force de fe cacher
comme fi l'on écok coupable , on eft tenté de le devenir.
L'innocente joie aime h s'évaporer au grand jour; mais le
vice eft ami des ténèbres, & jamais l'innocence 6c le myf-
tere n'habitèrent long-tems enfemble.
Pour moi, loin de blâmer de fi fimples amufemens, je
voudrois au contraire qu'ils fulTent publiquement autorifés,
&c qu'on y prévînt tout défordre particulier en les conver-
tiffant en bals folemnels & périodiques , ouverts indif-
tinétement à toute la jeuneffe à marier. Je voudrois qu'un
Magiftrat ( z ) , nommé par le Confeil , ne dédaignât pas
de préfider à ces bals. Je voudrois que les pères &c mères y
afïlftaffent , pour veiller fur leurs enfans , pour être témoins
de leur grâce 6c de leur adreffe, des applaudiffemens qu'ils
auroient mérités, ôc jouir ainfi du plus doux fpe^lacle qui
puifTe toucher un cœur paternel. Je voudrois qu'en général
toute perfonne mariée y fût admife au nombre des fpeda-
t€urs ôc des juges , fans qu'il fût permis à aucune de pro-
faner la dignité conjugale en danfant elle-même : car à
qudie fin honnête pourroit-elle fe donner ainfi en montre
au public ? Je voudrois qu'on formât dans la falle une en-
(z) A chaque corps de métier, à dation; mais elle maintient tout le
chacune des focictés publiques dont monde dans^ le refpeci qu'on doit por-
eft compofé notre Etat, préfide un de ter aux loix, aux mœurs , à la dé-
ces Magiflrats, fous le nom de &/^nf;/r- cence , même au fein de la joie &
Commis. Ils alliftent à toutes les affèm- du plaifir. Cette inftitution eft très-
blécs & même aux feftins. Leur pré- belle, & forme un des grands liens qui
fence n'empêche point une honnête unilTcnt le peuple à fcs chefs,
familiarité entre les membres de l'alFo-
59P LETTRE
ceinre commode &: honorable, deftinée aux gens âgés de
l'un &c de l'autre fexe , qui ayant déjà donné des citoyens à
la patrie , verroient encore leurs petits enfans fe préparer à le
devenir. Je voudrois que nul n'entrât ni ne fortît fans faluer
ce païquet, & que tous les couples de jeunes-gens vinrent,
avant de commencer leur danfe ôc après l'avoir finie , y faire
une profonde révérence , pour s'accoutumer de bonne heure
à refpeéler la vieilîeiTe. Je ne doute pas que cette agréable
réunion des deux termes de la vie humaine ne donnât à
cette alTembîée un certain coup-d'œil attendriflant, & qu'on
ne vît quelquefois couler dans le parquet des larmes de joie
ôc de Ibuvenir , capables , peut-être , d'en arracher à un fpec-
tateur fenfible. Je voudrois que tous les ans , au dernier
bal , la jeune perfonne qui , durant les précédens , fe feroic
comportée le plus honnêtement, le plus modeflement , &
auroit plû davantage à tout le monde au jugement du Par-
quet , fût honorée d'une couronne par la main du Seigneur-
Commis ( a ) , ôc du titre de Reine du bal qu'elle porte-
roit toute l'année. Je voudrois qu'à la clôture de la même
alTemblée on la reconduisît en cortège, que le père &. la
mère fuiïent félicités & remerciés d'avoir une fille fi bien
née &c de l'élever fi bien. Enfin >e voudrois que , fi elle
venoit à fe marier dans le cours de l'an , la Seigneurie lui
fit un préfent, ou lui accordât quelque dilèinftion publique,
afin que cet honneur (ùt une chofe affez férieufe pour ne
pouvoir jamais devenir un fujet de plaifanterie.
Il eft vrai qu'on auroit fouvent à craindre un peu de par-
( a ) Voyez la note précédente.
A M. D'ALExMDERT. 591
tialité , n l'âge des Juges ne laiffoit toute la préférence au
mérite ; & quand la beauté modelie feroit quelquefois favo-
rifée , quel en feroit le grand inconvénient ? Ayant plus d'af-
fauts à foutenir , n'a-t-elle pas befoin d'être plus encouragée ?
N'eft-elle pas un don de la Nature , ainfi que les talens ?
Oii elt le mal qu'elle obtienne quelques honneurs qui l'ex-
citent à s'en rendre digne & puifTent contenter !'amour-pro-
pre , fans ofFenfèr la vertu ?
En oerfedionnant ce projet dans les mêmes vues , fous
un air de galanterie & d'amufement , on donneroit à ces
fêtes plufîeurs fins utiles qui en feroient un objet important
de police & de bonnes mœurs. La jeuneffe , ayant des ren-
dez-vous fùrs éc honnêtes , feroit moins tentée d'en cher-
cher de plus dangereux. Chaque fexe fe livreroit plus patiem-
ment , dans les intervalles , aux occupations & aux plaifirs
qui lui font propres , &c s'en confoleroit plus aifément d'être
privé du commerce continuel de l'autre. Les particuliers de
tout état auroient la reffource d'un fpectacle agréable , fur-tout
aux pères ôc mères. Les foins pour la parure de leurs filles
feroient pour les femmes un objet d'amufement qui feroit
diverfîon h beaucoup d'autres ; 6c cette parure , ayant un
objet innocent & louable , feroit -là tout- à -fait à fa place.
Ces occafîons de s'affembler pour s'unir , & d'arranger des
étabiiiïemens , feroient des moyens fréquens de rapprocher
des familles divifées &c d'affermir la paix , fi néceffaire dans
notre Etat. Sans altérer l'autorité des pères , les inclinations
des enfans feroient un peu plus en liberté ; le premier choix
dépendroit un peu plus de leur cœur; les convenances d'âge.
59i
LE T T R E
d'humeur, de goût, de caractère feroient un peu plus con-
fulcces ; on donneroic moins à celles d'état & de biens qui
font des nœuds mal aiTortis , quand on les fuit aux dépens
des autres. Les îiaifons devenant plus faciles , les mariages
feroient plus fréquens ; ces mariages , moins circonfcrits par
les mêmes conditions, préviendroient les partis, tempéreroient
l'exceiïlve inégalité , maintiendroient mieux le corps du Peu-
ple dans l'efprit de fa conlHtution ; ces bals ainfi diriges
rellembleroient moins à un fpedacle public qu'à l'airembiée
d'une grande famille , &. du fein de la joie & des plaifîrs
naîtroient la confervation , la concorde , &: la profpériré de
la République f b ).
Sur ces idées, il fcroit aifé d'établir h peu de frais &. fans
danger , plus de fpcilacles qu'il n'en faudroit pour rendre le
( b ) 11 me pnroit plaifant d'imaginer
quelquefois les jugeraens que pluiieurs
porteront de mes goûts fur mes écrits.
Sur celui-ci l'on ne manquera pas de
dire : cet homme eft fou de la dnnfc,
je m'ennuie à voir dan-fer : il ne peut
fouflrir la Comédie, j'aime la Copié-
dle à la paffion : il a del'averfion pour
les femmes , je ne ferai que trop bien
juftitié la-delfus : il ell micontcat des
Cimiédiens, j'ai tout fujet de m'en
louer & l'amitié du feul d'cntr'eux que
j'ai connu particulièrement ne peut,
qu'honorer un honnéte-hommc. Alénie
jugement fur les Poëtes dont je fuis
forcé de cenfurer.Ies Pièces : ceux qui
^)n,t morts ne feront pas de mon
goût , & je ferai pi-juc contre les vivans.
La vérité eft que Racine me charme
& que je n'ai jamais manqué volontai-
rement une repréfentationde Molière.
Si j'ai moins parlé de Corneille, c'cft
qu'ayant peu fréquenté fes Pièces &
manquant de livres, il ne m'eft pas
ali'cz rcfté dans la mémoire pour le
citer. Quant à l'Auteur d'Atrée & de
Catilina , je ne l'ai jamais vu qu'une
fois & ce fut pour en recevoir un
fervico. J'eftime fon génie & refpecte
fa vieillefle ; mais , quelque honneur
que je porte à fa pe.rfonna, je ne dois
que juftice à fes Pièces , & je ne fais
point acquitter mes dettes aux dépens
du bien ])ubtic & de la vérité. Si mes
écrits ni'infpirent quelque fierté, c'ell
par la pureté d'intciuion qui les d'0>c,
fcjour
A M. D' A L E M B E R T. 593
fejour de notre Ville agréable & riant , même aux én-aa-
gers qui , ne trouvant rien de pareil ailleurs , y viendroient
au moins pour voir une chofe unique. Quoiqu'à dire le vrai ,
fur beaucoup de fortes raifons , je regarde ce concours
comme un inconvénient bien plus que comme un avantage;
&: je fuis perfuadé , quant à moi , que jamais étranger n'en-
tra dans Genève , qu'il n'y ait fait plus de mal que de bien.
Mais favez-vous , Monfieur , qui l'on devroit s'efforcer
d'attirer & de retenir dans nos murs ? Les Genevois mê-
mes qui , avec un fîncere amour pour leur pays , ont tous
une fi grande inclination pour les voyages qu'il n'y a point
de contrée où l'on n'en trouve de répandus. La moicié de
nos Citoyens épars dans le refte de l'Europe ôc du Monde ,
vivent ôc meurent loin de la Patrie ; ôc je me cirerois moi-
c'eft par un dcfmtérefrement dont peu
d'auteurs m'ont donné rexemple , &
que fort peu voudront imiter. Jamais
vue particulière ne fouilla k defir d'être
utile aux autres qui m'a mis la plume
a la main , & j'ai prefque toujours
écrit contre mon propie intérêt. Vitam
impcndere vcro : voilà la devifc que
j'ai choilie & dont je me fens dij;ne.
Ledeurs , je puis me tromper moi-
même , mais non pas vous tromper
volontairement ; craigne/, mes erreurs
& non ma mauvaife foi. L'amour du
bien public efl la feule paffion qui
me fait parler au public ; je fais alors
m'oubiier moi-même, &, fi quelqu'un
m'offenfe , je me tais fur fun compte
de peur que la colère ne me rende
Mélanges. Toarj I.
injulte. Cette maxime efl bonne à mes
ennemis , en ce qu'ils me nuifent à
leuraife & fans crainte de repréfailles,
aux Ledeurs qui ne crsignent pas
que ma haine leur en impofe,& fur-
tout à moi qui , reliant en pai.K tan-
dis qu'on m'outrage, n'ai du moins
que le mîl qu'on me fliit & non celui
que j'éprouvcrois encore à le rendre.
Sainte & pure vérité à qui j'ai confa-
cré ma vie , non jamais mes pallions
ne fouilleront Je fincere amour que
j'ai pour toi ; l'intérêt ni h crainte
ne lâuroient altérer l'hommage que
j'aime à t'ofFnr , & ma plume ne ts
refufera jamais rien que ce qu'elle craint
d'accorder à la vengeance !
Ffff
594
LETTRE
même avec plus de douleur , fi j'y écois moins inurile. Je
fais que nous fommes forcés d'aller chercher au loin les ref-
fources que notre terrein nous refufe , ôc que nous pourrions
difficilement fublilter , fi nous nous y tenions renfermés ;
mais au moins que ce bannilTement ne foit pas éternel pour
tous. Que ceux dont le Ciel a béni les travaux viennent ,
comme l'abeille , en rapporter le fruit dans la ruche ; réjouir
leurs concitoyens du fpeclacle de leur fortune ; animer l'ému-
lation des jeunes-gens ; enrichir leur pays de leur richelTe ;
& jouir modeflem.ent chez eux des biens honnêtement ac-
quis chez les autres. Sera-ce avec des Ihéatres , toujours
moins parfaits chez nous qu'ailleurs , qu'on les y fera reve-
nir ? Quitteront - ils la Comédie de Paris ou de Londres
pour aller revoir celle de Genève ? Non , non , Moniieur ,
ce n'elt pas ainfi qu'on les peut ramener. Il faut que chacun
fente qu'il ne fauroit trouver ailleurs ce qu'il a lailTé dans fon
pays ; il faut qu'un charme invincible le rappelle au fcjour
qu'il n'auroit point dû quitter ; il faut que le fouvenir de leurs
premiers exercices , de leurs premiers fpccr.icles , de leurs
premiers plaifirs , refte profondément gravé dans leurs cœurs ;
il faut que les douces imprelîions faites durant la jeunefTe
demeurent ôc fe renforcent dans un âge av.-ncé , tandis que
mille autres s'effacent ; il faut qu'au milieu de la pompe des
grands Etats ôc de leur triite magnificence , une voix fecrete
leur crie iiiceffammcnt au fond de Tanie : ah ! où font les
jeux & les fêtes de ma jcunefle .•' Où elt la concorde des
citoyens ? Où efi la fraternité publique ? Où efi la pure joie
6c lu véritable alégrefTe ? Où font la paix , lu libei-té ,
A M. D ' A L E Ivî B E R T. 595
l'équité , l'innocence ? Allons rechercher tout cela. Mon
Dieu ! avec le cœur du Genevois, avec une ville auffi riante,
un pays aufîi charmant , un gouvememenc auiïl julte , des
plaiflrs fi vrais ôc fi purs , & tout ce qu'il faut pour favoir
les goûter , à quoi tient - il que nous n'adorions tous la
patrie ?
Ainfî rappelloit fes citoyens , par des fêtes raodeftes & des
jeux fans éclat , cette Sparte que je n'aurai jamais affez citée
pour l'exemple que nous devrions en tirer ; ainfi dans Athènes
parmi les beaux-arts , ainfi dans Sufe au fein du luxe & de la
riiollelTe , le Spartiate ennuyé foupiroit après fes grofTiers fef^
tins & fes fatigans exercices. C'eft à Sparte que , dans une
laborieufe oifiveté , tout étoit plaifir & Spectacle ; c'elt-là que
les plus rudes travaux palToient pour des récréations , & que
\ç5 moindres délafTemens formoient une inftruftion publique ,
c'ef t-là que les citoyens , continuellement alTemblés , confa-
croient la vie entière à des amufemens qui faifoient la grande
affaire de l'Etat, & à des jeux dont on ne fe délalToit qu'à
la guerre.
3'entends déjà les plaifans me demander fi , parmi tant de
merveilleufes inflrudions , je ne veux point aufîi , dans nos
Fêtes Genevoifes , introduire les danfes des jeunes Lacédémo-
niennes ? Je réponds que je voudrois bien nous croire les yeux
ôc les cœurs afTez chattes pour fupporter un tel Spectacle , &
que de jeunes perfonnes dans cet état fufTent à Genève com.me
à Sparte couvertes de l'honnêteté publique ; mais , quelque
eflime que je falTe de mes compatriotes , je fais trop combien
il y a loin d'eux aux Lacédémoniens , &c je ne leur propofe
Ffff z
59«^ LETTRE
des inflitutions de ceux-ci que celles donc ils ne Cont pas en»
core incapables. Si le flige Piutarque s'eit chargé de juiHlier
l'udige en queilion , pourquoi faut-il que je m'en charge après
lui ? Tout tiï dit, en avouant que cet ufage ne convenoit qu'aux
élevés de Lycurgue ; que leur vie frugale & labcrieufe , leurs
mœurs pures & féveres , la force d'ame qui leur étoit propre,
pouvoient feules rendre innocent fous leurs yeux , un fpec-
tacle fi choquant pour tout peuple qui n'efi qu'honnête.
Mais penfe-t-on qu'au fond l'adroite parure de nos ftmmes
ait moins fon danger qu'une nudité abfolue , dont l'habitude
tourneroit bientôt les premiers effets en indifFérence 6c peur-
être en dégoût ? Ne fait-on pas que les ftatues ôc les tableaux
n'ofienfent les yeux que quand un mélange de vêtemens rend
les nudités obfcenes ? Le pouvoir immédiat des fens elt foible
6c borné : c'eft par l'entremife de l'imagination qu'ils foni
leurs plus grands ravages ; c'efè elle qui prend foin d'irriter
les defirs , en prêtant à leurs objets encore plus d'attraits qus
ne leur en donna la Nature ; c'eit elle qui découvre à l'ccH
avec fcandale ce qu'il ne voit pas feulement comme nud ,
mais comme devant être habillé. Il n'y a point de vétemcrx-
fi modelte au travers duquel un regard enflammé par l'imagi-
nation n'aille porter les defirs. Une jeune Chinoife , avançant
un bout de pied couvert ôc chauffé , fera plus de ravage à
Pékin que n'eût fait la plus belle fille du monde danfant
toute nue au bas du Taygetc.- IVLus quand on s'habille avec
autant d'ait ôc fi peu d'exaditude que les femmes font aujour-
d'hui , quand on ne montre moins que pour faire defircr davan-
tage , quand Foblbtle qu'on oppofe aux yeux ne fert qu'à
A M, D' A L E MB E R T,
5?7
mieux irriter l'imagination , quand on ne cache une partie
de l'objet que pour parer celle qu'on expofe ,
Heu ! maU tum mites ddfendi!: parvpinus uvas.
Terminons ces nombreufes digreffions. Grâce au Ciel voici
la dernière : je fuis à la fin de cet écrir. Je donnois les fêtes
de Lacédémone pour modèle de celles que je voudrois voir
parmi nous. Ce n'elt pas feulement par leur objet , mais aufîi
par leur fimplicité que je les trouve reccmmandables ; fans
pompe, fans luxe, fans appareil , tout y refpiroit , avec ua
charme fecret de patriotinne qui les rendoit intérelFantes , un
certain efpric martial convenable à des hommes libres ( c ) ;
(c) Je me fouviens d^avoir Itï
frappé clans mon enfance d'un fpec-
tacle aiTez fimple, & dont pourtant l'im-
preffion m'elt toujours reltie, malgré
le tems & la diveifité des objets. Le
Rcgiment de St. Gervais avoit fait
l'exercice, &, félon la coutume, o:i
avoit foupé par compagnies ; la
plupart de ceux qui les compofoient
fè rafTemblerent après le foupé dans
la place de St. Gervais , & fe mi-
rent à dan fer tous enfcmhle, officiers
& folclats , autour de la fontaine, fur
le baiïln de laquelle étoient montes
les Tambours , les Fifres , & ceux
qui portoient les itambeaux. Une danfe
de gens égayés par un long repas
feinbleroic n'offrir rien de fort infc-
rclfant à voir ; cependant , l'accord
de cinq: ou fi\ cents hommes en u ù^
formï, fo tcncvat tous par la main,
& formant une longue bande qui
ferpentoit en caa''ence & fans ccnfu-
fion , avec raille tours & retours ,
mille efpeces d'évolutions figurées, le
choix des airs qui les animoient, le
bruit des tambours , l'éclat des flam-
beaux , un certain appareil militaire"
au fein du plaifir , tout cela formoft
une fenfadon très- vive qu'on ne pou-
voit fupportcr de fang-froid. 11 étolt
tard, les femmes étoient couchées,
toutes fe rïlevcrent. Bientôt les fenêtres
furent pleines de fpeélatrices qui dorr-.
noient un nouveau 7e!e aux adlcuvs ;
elles ne purent tenir long-tems à leurs
fenêtres, elles defce^dirent ; les mar-
treifes venoient voir leurs maris , les
ferv.'iites apportoient du vin, les cit-
fans même éveillés par le bruit accou-
rurent dcmi-vêtus entre les pères &
les mères. La danfe fut fufpenduc ; ce
598
LETTRE
fans affaires & fans plaiilrs , au moins de ce qui porte ces
noms parmi nous, ils paffbient , dans cette douce uniformité ,
la journée , fans la trouver trop longue , &c la vie , fans la
trouver trop courte. Ils s'en retournoielit chaque foir, gais
& difpos , prendre leur fi-agal repas , contens de leur patrie ,
de leurs concitoyens , ôc d'eux-mêmes. Si l'on demande
quelque exemple de ces diveitiiïemens publics , en voici un
rapporte par Plutarque. 11 y avoit , dit - il , toujours trois
daafes en autant de bandes , félon la différence des âges ;
ù. ces danfes fe faifoient au chant de chaque bande. Celle des
vieillards commençoit la première , en chantant le couplet
fuivant.
ne furent qu'embrafTeniens, ris, fan-
tés, carrefTes. 11 réfulta de tout cela
un attenJrirrcment général que je ne
faurois 'peindre, mais que , dans Falé-
crefTe univerfelle , on éprouve .afiez
naturellement au milieu de tout ce
qui nous cft cher. Mon père , en
m'embraiïant, fut faifi d'un tredaïUe-
ment que je crois fcntir & part\qer
encore. Jean -Jaques, me difoit-il,
aime ton pays. Vois - tu ces bons
Genevois ; ils font tous amis , ils
font tous frères ; la joie & h
concorde règne au milieu d'eux.
Tu es Genevois : tu verras un joue
d'autres peuples ; mais , quand tu voya-
gerais autant que ton perc , tu ne
trouveras jamais leur pareil.
On voulut recommencer la danfe ,
il n'y eut plus moyen : on ne favoit
plus ce qu'on faifoic , toutes les tctes
ctoicnt tournées d'une ivreffe plus
douce que celle du vin. Après avoir
refté quelque tems encore à rire &
à caufer fur la place il faliit fe fépa-
rer , chacun fe retira paifiblement
avec (a famille ; & voilà comment
ces aimables & prudentes femmes
ramenèrent leurs maris , non pas en
troublant leurs plaifirs , mais en allant
les partager. Je fens bien que ce Spec-
tacle dont je fus fi touché , feroit
fans attrait pour mille autres: il faut
des yeux faits pour le voir, & un cœur
fait pour le fentir. Non , il n'y a de
pure joie que la joie publique, & les
vrais fentimens de la Nature ne ré-
gnent que fur le peuple. Ah ! Dignité ,
tille de l'orgueil & mère de l'ennui ,
jamais tes trilles efclavcs eurent - ils
un pareil moment en leur vie?
A M. D ' A L E M B E R T. 559
Nous avons été jadis ,
Jeunes , vaillans , & hardis.
Suivoit celle des hommes qui chantoient à leur tour, en frap-
pant de leurs armes en cadence.
Nous le femmes maintenant ,
A Pépreuve à tout venant.
Enfuite venoient les enfans qui leur répcndoient en chantant
de toute leur force.
Et nous bientôt le ferons ,
Qui tous vous furpafferons.
Voilà , Monfieur , les Spe61:acles qu'il faut à des Républi-
ques. Quant à celui dont votre article Genève m'a forcé de
traiter dans cet efTai , fi jamais l'intérêt particulier vient à
bout de l'établir dans nos murs, j'en prévois les triftes effets;
j'en ai montré quelques-uns , j'en pourrois montrer davantage ;
mais c'elt trop craindre un malheur imaginaire que la vigi-
lance de nos Magiflrats faura prévenir. Je ne prétends
point inftruire des homm.es plus fages que moi. 11 me fuffic
d'en avoir dit affez pour confoler la jeunelTe de mon pays
d'ctre privée d'un amufenient qui coûteroit ficher i\ la patrie.
J'exhorte cette heureufe jeunelTe à profiter de l'avis qui ter-
mine votre article. PuifTe-t-elle connoître ^ mériter fon fort !
PuilTe-t-elle fentir toujours combien le folide bonheur eft
préférable aux vains plaifîrs qui le détruifent ! PuilTe-t-elle
tranfmettre l\ fes defcendans les vertus, la liberté, la paix
qu'elle fient de fes pères ! C'elt le dernier vœu par lequel jç
finis mes écrits , c'cft celui par lequel finira ma vie.
REPONSE
AAMc^JUA* gj;!^
. ;•.<*
REPONSE
A une Lettre anonyme dont le contenu fe trouve en
CaraSlere italicjue dans cette Réponfe,
J E fuis fenfible aux attentions dont m'honorent ces MefTiéurs
que je ne connois point; mais il faut que je réponde à ma
manière ; car je n'en ai qu'une.
Des gens de Loix gui ejliment , £'c. M. Roiiffeaii , ont été
furpris & affligés de fon opinion , dans fa Lettre à M. d'Alem-
bert , fur h Tribunal des Maréchaux de France.
J'ai cru dire des vérités utiles. Il ell tri fie que de telles
vérités furprennent ; plus triile , qu'elles affligent ; & bien plus
trilte encore, qu'elles affligent des gens de Loi.
Un Citoyen auffi éclairé que M. RouJJéau.
Je ne fuis point un Citoyen éclairé ; mais feulement un
Citoyen zélé.
N'' ignore pas qu^on ne peut juflement dévoiler aux yeux de
la Nation les fautes de la Légiflation.
Je l'ignorois : je l'apprends , mais qu'on me permette à
mon tour une petite queftion. Bodin , Loifel , Fénelon , J3ou-
lainvilliers , l'Abbé de S. Pierre , le Préfident de Montefquieu ,
k Marquis de Mirabeau , l'Abbé de Mabli , tous bons Fran-
çois & gens éclairés, ont -ils ignoré qu'on ne peut juffcemenc
Mélanges. Tome I. (jggg
6ci. REPONS E
dévoiler aux yeux de la Nation les fliutes de la Légiflation ?
On a tort d'exiger qu'un Etranger foir plus favanc qu'eux fur
ce qui eit jufte ou injufte dans leur pays.
Oïl ne peut jujîemcnt dévoiler aux yeux de la Nation Uâ
fautes de la Légiflation.
Cette maxime peut avoir une application particulière & cir«
confcrite , félon les lieux &: les perfonnes. Voici la première
fois , peut-être , que la juftice ett oppofée à la vérité.
On ne peut juflement dévoiler aux yeux de la Nation ks
fautes de la Légiflation..
Si quelqu'un de nos Citoyens m'ofoit tenir un pareil dif-
cours à Genève , je le pourfuivrois criminellement , comme
traître h la Patrie.
On ne peut juflement dévoiler aux yeux de la Nation le^
fautes de la Légiflation.
11 y a dans l'application de ctttt maxime quelque choit
que je n'entends point. J. J. Rouffeau , Citoyen de Genève ,
imprime un Livre en Hollande , & voilà qu'on lui dit en
Prance qu'on ne peut juftement dévoiler aux yeux de la Nation'
les défauts de la Légillation ! ceci me paroît bizarre. Mef-
fîeurs , je n'ai point l'honneur d'être votre compatriote ; ce
n'eft point pour vous que j'écris j je n'imprime point dans
votre pays ; je ne me foucie point que mon Livre y viennc-i.
fi vous me lifez ce n'eit pas ma fiiiute..
On ne p:;ut juflement dévoiler aux yeux de la Nation les
fautes de la Légiflation,
Quoi donc ! fi-tôt qu'on aura fait une mauvaife in/Utution
d'ins. quel'-]uc coin du monde , ù l'ixilliiQt il faudra que tout
A UNE LETTRE ANONYME. 603
l'Univers la refptcle en filence ? Il ne fera plus permis à per-
fonne de dire aux autres Peuples qu'ils feroient mal de l'imi-
ter ? Voilà des prétentions affez nouvelles , & un fort fingu-
îier droit des gens.
Les Pkilofophes font faits pour éclairer le Minijlere , le
détromper de fes erreurs , & refpecler fes fautes.
Je ne fais pourquoi font faits les Philofophes , ni ne me
ïbucie de le favoir.
Pour éclairer k Minijlere.
J'ignore fi l'on peut éclairer le Miniftere.
Le détromper de fes err^^urs.
J'ignore fi l'on peut détromper le Minifkre de fes erreurs.
Et refpecler fes fautes.
J'ignore fi l'on peut refpeder les fautes du Minilîere.
Je ne fais rien de ce qui regarde le Miniftere ; parce que ce
mot n'eft pas connu dans mon pays & qu'il peut avoir des
fens que je n'entends pas.
De plus , M. Koujcau ne nous paraît pas raifonner en
politique.
Ce mot fonne trop haut pour moi. Je tâche de raifonner en
bon Citoyen de Genève. Voilà tout.
Lorfqu'il admet dans un Etat une autorité fupériewe à
V autorité fouveraine.
J'en admets trois feulement. Premièrement , l'autorité de
Dieu , & puis celle de la Loi naturelle qui dérive de la conf-
tifution de l'homme , & puis celle de l'honneur plus forte
fur un cœur honnête que tous les Rois de la terre.
Ou du moins indépendante d'elle.
■ cr (Y fr i
ÎD O tJ ^
6o4 REPONSE
Non pas feulement indépendances, mais fupérieures. Si jamais
l'autorité fouveraine (*) pouvoit être en conflit avec une des
trois précédentes , il faudroit que la première cédât en cela.
Le blafphéniateur Hobbes eft en horreur pour avoir foutenu
le contraire.
// ne fe rappelloit pas dans ce moment le fentiment de
Grotius.
Je ne faurois me rappeller ce que je n'ai jamais fu , & pro-
bablement je ne faurai jamais ce que je ne me foucie point
d'apprendre.
Adopté par les Encyclopédijîes.
Le fentiment d'aucun des Encyclopédifies n'eft une règle
pour fes collègues. L'autorité commune eft celle de la raifon.
Je n'en reconnois point d'autre.
Les Encyclopédijles fes confrères.
Les amis de la vérité font tous mes confrères.
Le tems nous empêche d^expofer plufieurs autres objecîions.
Le devoir m'empêcheroit peut-être de les réfoudre. Je fais
l'obéiffance Sx. le refped que je dois dans mes allions & dans
mes difcours aux Loix &c aux maximes du pays dans lequel
j'ai le bonheur de vivre. Mais il ne s'enfuit pas de-là que je
ne doive écrire aux Genevois que ce qui convient aux Pa-
rifiens.
Qui exigeraient une converfation.
Je n'en dirai pas plus en converfation que par écrit , il
(*) Nous pourrions bien ne pas & comme il n'cft pas bon que nous
nous entendre les uns les autres fur nous entendions mieux , nous ferons
le fcns que nous donnons à ce mot, bien de n'en pus difputcr.
AUNE LETTRE ANONYME. ^05
n'y a que Dieu & le Confeil de Genève à qui je doive compte
de mes maximes.
Qui priveroit M. RouJTeau d'un tems précieux pour lui &
pour le public.
Mon tems eft inutile au public , & n'eft plus d'un grand
prix pour moi-même. Mais j'en ai befoin pour gagner mon
pain ; c'eft pour cela que je cherche la folitude.
A Montmorency^ le 15 Odobre 1758.
D E
L'IMITATION
THÉJ. TRALE,
ESSAI
TIRÉ DES DIALOGUES
DE PLATON,
Mélanges, Tome I. G g g g 4
DE
L'IMITATION
THEJTRJlLEf
ESSAI
J/JIE DES DIALOGUES
DE PLATON.
^^^>^
"aflir'^ift.-i/tr^.fr.i.""' ' ■r-iiitfrtiti» nmlfr^'
GENEVE.
•^■■^■■■■■«AjUCViil*:
i\l, D C C, L X X X L
AVERTISSEMENT.
AVERTISSEMENT^
E petit écrit rCefl qiCiine ejpece (Vextrait de divers
endroits ou Platon traite de rimitatioji théâtrale. Je n^y
ai gjieres diantre part que de les avoir rajfeniblés ^
liés dans la forme d'wi difcoiirs fnivi , au lieu de celle
du Dialogue qii'ils ont dans ^original. Voccajion de ce
travail fut la Lettre à M. d'Alembert fur les SpeBacles ;
mais n^ ayant pu co;nmodé,uent Vy faire entrer , je le mis
a part pour être employé ailleurs , ou tout-afait fupprimé.
Depuis lors cet écrit étant Jorti de mes mains , Je trouva
compris , je ne fus comment , dans un marché qui ne
me regardait pas. Le Mamfcrit ni'ef revenu : mais le
Libraire Va réclamé comme acquis par lui de bonne - foi ^
^ je n^en veux pas dédire celui qui le lui a cédé. Voila
comment cette bagatelle pajfe aujourd'hui à VImprcJfon*
'Mélanges. Tome I, H h h h
D E
L'IMITATION
THÉATRJLE.
Pi
LUS je fonge à l'érabliflement de notre République ima-
ginaire , plus il me femble que nous lui avons prefcric des
loix utiles & appropriées à la nature de l'homme. Je trouve ,
fur-tout , qu'il importoit de donner , comme nous avons fait ^
des bornes à la licence des Poètes , & de leur interdire
toutes les parties de leur art qui fe rapportent à l'imitation.
Nous reprendrons même , (î vous voulez , ce fujet , à pré-
fent que les chofes plus importantes font examinées ; & ,
dans l'efpoir que vous ne me dénoncerez pas à ces dange-
reux ennemis, je vous avouerai que je regarde tous les Au-
teurs dramatiques , comme les corrupteurs du peuple , ou de
quiconque , fe laiffant amufer par leurs images , n'eft pas
capable de les confidérer fous leur vrai point de vue , ni
de donner à ces fables le corredif dont elles ont befoin.
Quelque refpecl: que j'aye pour Homère , leur modèle àc
leur premier maître , je ne crois pas lui devoir plus qu'à lu
vérité ; &c pour commencer par m'affurer d'elle , je vais
d'abord rechercher ce que c'elt qu'imitation.
Pour imiter une chofe , il fout en avoir l'idée. Cette idée
eft abltraite , abfolue , unique & indépendante du nombre
H h h h z
^12 DE L' IMITATION
d'exemplaires de cette chofe qui peuvent exifter dans la
Nature. Cette idée eft toujours antérieure à fon exécution :
car l'Architecle qui conflruit un Palais , a l'idée d'un Palais
avant que de commencer le ilen. Il n'en fabrique pas le mo-
dèle , il le fuit , & ce modèle efl d'avance dans fon efprir.
Borné par fon art à ce feul objet , cet Artilk ne fait faire
que fon Palais ou d'autres Palais femblables : mais il y en
a de bien plus univerfels, qui font tout ce que peut exécuter
au monde quelque ouvrier que ce foit, tout ce que produit
la Nature , tout ce que peuvent faire de vifible au ciel , fur
la terre , aux enfers , les Dieux mêmes. Vous comprenez
bien que ces Artiftes fi merveilleux font des Peintres , ôc
même le plus ignorant des hommes en peut faire autant avec
un miroir. Vous me direz que le Peintre ne fait pas ces chofes,
mais leurs images : autant en fait l'ouvrier qui les fabrique
réellement , puifqu'il copie un modèle qui exiltoit avant
elles.
Je vois-là trois Palais bien diftinéls. Premièrement le mo-
dèle ou l'idée originale qui exiftc dans l'entendement de
l'Architeâe , dans la Nature , ou tout au moins dans fon
Auteur avec toutes les idées pofTibles dont il eft la fource :
en fécond lieu , le Palais de l'Architeéle, qui eft l'image de
ce modèle ; & enfin le Palais du Peintre , qui eft l'image de
celui de l'Architeéte. Ainfi , Dieu , l'Arcliitecte ôc le Peintre
font les auteurs de ces trois Palais. Le premier Palais eft
l'idée originale , exiftante par elle-même ; le fécond en eft
l'image ; le troifieme eft l'image de l'image , ou ce que
nous appelions proprcmenc imicaciou. D'où il fuie que l'imi-
THEATRALE. 613
tation ne tient pas , comme on croit , le fécond rang , mais
le troifieme dans l'ordre des éires , & que , nulle image
n'étant exade & parfaite , l'imitation eft toujours d'un degré
plus loin de la vérité qu'on ne penfe.
L'Archite6le peut faire plufieurs Palais fur le même mo-
dèle , le Peintre , plufieurs tableaux du même Palais : mais
quant au type ou m.odele original , il eft unique ; car fi l'on
fuppofoit qu'il y en eût deux femblables , ils ne feroient plus
originaux ; ils auroicnt un modèle original , commun à l'un
&: à l'autre ; ôc c'eft celui-là feul qui feroit le vrai. Tout ce
que je dis ici de la peinture eft applicable à l'imitation théâ-
trale : mais avant d'en venir-là, examinons plus en détail les
imitations du Peintre.
Non-feulement il n'imite dans fes tableaux que les images
des chofes ; favoir, les productions fenfîbles de la Nature ,
& les ouvrages des Artiftes ; il ne cherche pas même à ren-
dre exactement la vérité de l'objet , mais l'apparence : il le
peint tel qu'il paroît être, & non pas tel qu'il eft. Il le peint
fous un feul point de vue , ôc choififUnit ce point de vue
à fa volonté , il rend , félon qu'il lui convient , le même
objet agréable ou difforme aux yeux des fpeCtateurs. Ainfi
jamais il- ne dépend d'eux de juger de la chofe imitée en
elle-même ; mais ils font forcés d'en juger fur une certaine
apparence, & comme il plaît à l'im.itateur : fouvent même
ils n'en jugent que-par habitude , &c il entre de l'arbitraire
jufques dans l'imitation ( * ).
( * ) L'expirience nous apprend une oreille non prévenue , qu'il n'y
que h belle harmpnie ne flatte point a que la feule habitude qui nous
6i4 DE L'IMITATION
L'Art de repréfenter les objets eit fort différent de celui
de les faire connoître. Le premier plaît fans inUruire ; le
fécond inftruit fins plaire. L'Artiik qui levé un plan & prend
rende agréables les confonnanccs , &
nous les fafTe diftinguer des interval-
les les plus difcordans. Qiiant à la
fimplicité des rapports fur laquelle
on a voulu fonder le plaifir de l'har-
monie , j'ai fait voir dans rEncycIo-
pédie au mot Conjonnance , que ce
principe efb infoutenable , & je crois
facile à prouver que toute notre har-
monie eft une invention barbare &
gothique qui n'eft devenue que par
trait de tenis , un art d'imitation.
Un Magillrat ftudieux qui , dans fes
momens de loifir , au lieu d'aller
entendre de la mufique , s'amufe à
en approfondir les fyftémcs , a trouvé
que le rapport de la quinte n'eft de
deux à trois que par approximation ,
& que ce rapport eft rigoureufement
incomnienfurable. Perfonne au moins
ne fauroit nier qu'il ne foit tel fur
nos clavecins en vertu du tempéra-
ment ; ce qui n'empêche pas ces
quintes ainfi tempérées de nous pa-
roitre agréables. Or où eft , en pareil
cas , la fiftiplicité du rapport qui de-
vroit nous les rendre telles ? Nous
jie favons point encore fi notre fyf-
tênie de mufique n'eft pas fonde llir
de pures conventions ; nous ne fa-
vons point (i les principes n'en font
pas tout-à-fait arbitraires , i5^ ii tout
autre fyftéme , fubftitué à celui - là ,
ne parviendroit pas , par l'habitude ,
à nous plaire également. C'eft une
queftion difcutée ailleurs. Par une
analogie affez naturelle, ces réflexions
pourroient en exciter d'autres au fu-
jet de la peinture fur le ton d'un
tableau , fur l'accord des couleurs ,
fur certaines parties du deflin où
il entre peut - être plus d'arbitraire
qu'on ne penfe , & où l'imitation
même peut avoir des règles de con-
vention. Pourquoi les Peintres n'ofent-
ils entreprendre des imitations nou-
velles» qui n'ont contr'elles que leur
nouveauté , & pnroiffent d'ailleurs
tout- à -fait du relTort de l'art? Par
exemple , c'eft un jeu pour eux de
faire paroitre en relief une furface
plane : pourquoi donc nul d'entr'eux
n'a-t-il tenté de donner l'apparence
d'une furface plane à 'un relief? S'ils
font qu'un plafond paroifle une voûte,
pourquoi ne font-ils pas qu'une voûte
paroilfc un plafond.' Les ombres di-
ront-ils, chanj;ent d'apparence à di-
vers points de vue ; ce qui n'arrive
pas de même aux furfaces planes.
Levons cette difficulté , & prions un
Peintre fde peindre & colorier une
ftatue de manière qu'elle paroiffo
plate, rafe, cS; de la même couleur j
THEATRALE. 6is
des dîmenfions exa6les , ne fait rien de fort agréable à la
vue ; aufîî fon ouvrage n'efl-il recherché que par les gens
de l'art. Mais celui qui trace une perfpe>51:ive , flatte le peu-
ple ôc les ignorans , parce qu'il ne leur fait rien connoîcre ,
&c leur offre feulement l'apparence de ce qu'ils connoifToient
déjà. Ajoutez que la mefure , nous donnant fuccefîîvement
une dimenficn & puis l'autre , nous infîruit lentement de la
vérité des chofes ; au lieu que l'apparence nous offre le tout
à la fois , &c , fous l'opinion d'une plus grande capacité d'ef-
prit , flatte le fens en féduifant l'amour-propre.
Les repréfentations du Peintre , dépourvues de toute réa-
lité, ne produifent mcme cette apparence , qu'à l'aide de
quelques vaines ombres & de quelques légers fîmulacres qu'il
fait prendre pour la chofe même. S'il y avoir quelque mé-
lange de vérité dans fes imitations , il faudroit qu'il connût
les objets qu'il imite ; il feroit Naturalise , Ouvrier , Phyfi-
cien , avant d'être Peintre. Mais au contraire , l'étendue de fon
art n'efè fondée que fur fon ignorance ; & il ne peint tout ,
que parce qu'il n'a befoin de rien connoître. Quand il nous
offre un Philofophe en méditation , un Aftronome obfervant
les aftres , un Géomètre traçant des figures , un Tourneur
dans fon attelier, fait-il pour cela tourner, calculer, méditer»
obferver les afires ? Point du tout ; il ne fait que peindre. Hors
d'état de rendre raifon d'aucune des chofes qui font dans fon
tableau , il nous abufe doublement par fes imitations , foit en
fins aucun deflin, dans un feul jour peut-être pas indignes d'ctre exa-
(<c fous un feul point de vue. Ces minées par l'amateur éclaire qui a fv
nouvelles confidérations ne feroient bien philofophe fur cet art.
6x6 DE L'IMITATION
nous offrant une apparence vague &c crompeufe , dont ni lui
ni nous ne faurions diflinguer l'erreur; foit en employant des
mefures fauiïes pour produire cette apparence , c'eft-à-dire ,
en altérant toutes les véritables dimenfîons félon les loix de
la perfpective : de forte que, fi le fens du fpedateur ne prend
pas le change & fe borne à voir le tableau tel qu'il eft , il
fe trompera fur tous les rapports des chofes qu'on lui pré-
fente , ou les trouvera tous faux. Cependant l'illufîon fera
telle que les fimples ôc les enfans s'y méprendront , qu'ils
croiront voir des objets que le Peintre lui-même ne connoît
pas , & des ouvriers à l'art defquels il n'entend rien.
'Apprenons par cet exemple à nous défier de ces gens uni-
verfels , habiles dans tous les arts , verfés dans toutes les
fciences , qui favent tout , qui raifonnent de tout , ëc femblent
réunir à eux feuls les talens de tous les mortels. Si quelqu'un
nous dit connoître un de ces hommes merveilleux , affurons-
le , fans héfiter , qu'il eft la dupe àes preltiges d'un char-
latan , & que tout le favoir de ce grand Philofophe n'eft
fondé que fur l'ignorance de fes admirateurs , qui ne favent
point diftinguer l'erreur d'avec la vérité, ni l'imitation d'avec
la chofe imitée.
Ceci nous mené à l'examen des Auteurs tragiques ôc d'Ho-
mère leur chef (*). Car plufîeurs afllirent qu'il faut qu'un Poète
tragique fâche tout ; qu'il connoifîe à fond les vertus &. les
( * ) C'ctoit le fentiment commun difoit des Tragédies d'Euripide : rc
des Anciens, que tous leurs Auteurs Jbni: les rcjics des fcjiins d'Hoineic^
tragiques n'ctoient que les copiftes qu'un convive emporte chez lui,
& les imitateurs d'Homcre. Quelqu'un
vices ,
THEATRALE. ïTi-r
vices, la politique & la morale, les loix divines êc humaines,
& qu'il doit avoir la fcience de toutes les chofes qu'il traite ,
ou qu'il ne fera jamais rien de bon. Cherchons donc fi ceux
qui relèvent la Poclie i\ ce point de fublimité ne s'en lailTenc
point impofer aufli par l'art imitateur des Poètes ;fî leur admi-
ration pour ces immortels ouvrages ne les empêche point de
voir combien ils font loin du vrai , de fentir que ce font des
couleurs fans confidance , de vains fantômes , des ombres ;
ôc que , pour tracer de pareiljes images , il n'y a rien de
moins nécelTaire que la connoilTance de la vérité : ou bien ,
s'il y a dans tout cela quelque utilité réelle , Se û les Poètes
favent en effet cette multitude de chofes dont le Vulgaire
trouve qu'ils parlent fi bien.
Dites - moi , mes amis , fî quelqu'un pouvoit avoir à fon
choix le portrait de fa maîtreiïe ou l'original , lequel penfe-
riez - vous qu'il choisît ? Si quelque Artilte pouvoit faire éga-
lement la chofe imitée ou fon fimulacre , donneroit-il la pré-
férence au dernier , en objets de quelque prix , & fè con-
tenteroit-il d'une maifon en peinture, quand il pourroit s'en faire
une en effet ? Si donc l'Auteur tragique favoit réellement les
chofes qu'il prétend peindre , qu'il eût les qualités qu'il décrit,
qu'il fût faire lui-même tout ce qu'il fait faire à fes perfon-
nages , n'exerceroit-il pas leurs talens ? Ne pratiqucroit-il pas
leurs vertus ? N'éleveroit - il pas des monumens à fa gloire
plutôt qu'i la leur ? Et n'aimeroit-il pas mieux faire lui-même
des aflîons louables , que fe borner à louer celles d'autrui ?
Certainement le mérite en feroit tout autre ; & il n'y a pas
de raifon pourquoi, pouvant le plus, il fc borneroit au moins,
Mdangcs, Tome I, liii
^i? DE L' I MI T A T I O JSr
Mais que penfer de celui qui nous veut enfeigner ce qu'il n'a
pas pu apprendre ? Et qui ne riroit de voir une troupe imbécille
aller admirer tous les reiïbrts de la politique & du cœur hu-
main mis en jeu par un étourdi de vingt ans , à qui le moins
fenfé de l'aiTemblée ne voudroit pas confier la moindre de fes
affaires ?
LaifTons ce qui regarde les talens Se les arts. Quand Ho-
mère parle ii bien du favoir de Machaon , ne lui demandons
point compte du fien fur la même matière. Ne nous infor-
mons point des malades qu'il a guéris , des élevés qu'il a
faits en médecine , des chefs-d'œuvre de gravure & d'orfè-
vrerie qu'il a finis , des ouvriers qu'il a formés , des monu-
mens de fon induftrie. Souffrons qu'il nous enfeigne tout
cela, fans favoir s'il en elt infiruit. Mais quand il nous entre-
tient de la guerre, du gouvernement , des loix, des fciences
qui demandent la plus longue étude 6c qui importent le plus"
au bonheur des hommes , ofons l'interrompre un moment
& l'interroger aînfi : O divin Homère ! nous admirons vos
leçons ; ôc nous n'attendons , pour les fuivre , que de voir
comment vous les pratiquez vous-même ; fi vous êtes réelle-
ment ce que vous vous efforcez de paroître ; fi vos imita-
tions n'ont pas le troiiieme rang , mais le fécond après la
vérité , voyons en vous le modèle que vous nous peignez dans
vos ouvrages ; montrez-nous le Capitaine , le Légillatcur âc
k Sage, dont vous nous offrez fi hardiment le portrait. La
Grèce & le Monde entier célèbrent les bienfaits des grands
hommes qui poffédcrent ces arts fublimes dont les préceptes
vous coûtent fi peu. Lycurgue donna des loix à Sparte , Cha^
THEATRALE. 619
fondas à la Sicile & à ritalie , Minos aux Cretois , Selon à
nous. S'agit-il des devoirs de la vie , du fage gouvernen-ient
de la maifon , de la conduite d'un Citoyen dans tous les états ?
Tiialès de Miiet & le Scythe Anacharfis donnèrent à la fois
l'exemple &: les préceptes. Faut-il apprendre à d'autres ces
mêmes devoirs , & initituer des Philofophes & des Sages
qui pratiquent ce qu'on leur a enfeigné? Ainfi fit Zoroaltre
aux Mages , Pychagore à fes difciples , Lycurgue à fes con-
citoyens. Mais vous., Homère , s'il eft vrai que vous ayez
excellé en tant de parties ; s'il eft vrai que vous puiflîez ins-
truire les hommes (Se les rendre meilleurs ; s'il eiè vrai qu'à
l'imitation vous ayez joint l'intelligence &; le.favoir aux dif-
cours ; voyons les travaux qui prouvent votre habileté , les
Etats que vous avez inllitués , les vertus qui vous honorent ,
les difciples que vous avez faits , les batailles que vous avez
gagnées , les richefles que vous avez acquifes. Que ne vous êtes-
vous concilié des foules d'amis , que ne vous êtes -vous fait
aimer & honorer de tout le monde ? Comment fe peut-il que
nous n'ayez attiré près de vous que le feul Cléophile ? encore
n'en fites-vous qu'un ingrat. Quoi ! un Protagore d'Abdère ,
un Prodicus de Chio , fans fortir d'une vie fimple &: privée ,
ont attroupé leurs contemporains autour d'eux , leur ont per-
fuadé d'apprendre d'eux feuls l'art de gouverner fon pays , fa
famille & foi -même; & ces hommes fi merveilleux , un
Hcfiode , un Homère , qui favoient tout , qui pouvoient tout
apprendre aux hommes de leur tems , en ont été négligés au
point d'aller errans , mendiant par-tout l'univers ; & chjnrant
leurs vers de ville en ville , comme de vils Baladins 1 Dans
li ii I
6io DE L'IMITATION
ces fiecles groffiers , où le poids de l'ignorance commençoiS
à fe faire fentir , où le befoin & l'avidité de favoir concou-
roient à rendre utile & refpedable tout homme un peu plus
inftruic que les autres, fî ceux-ci eulTent été auffi favans qu'ils
fembloient l'être , s'ils avoient eu toutes les qualités qu'ils fai*
foient briller avec tant de pompe , ils euffent paffé pour des
prodiges ; ils auroient été recherchés de tous ; chacun fe feroit
emprelTé pour les avoir , les polTcder ,, les retenir chez foi '^
&c ceux qui n'auroient pu les fixer avec eux, les auroient plutÔL
fuivis par toute la terre , que de perdre une occafion fi rare:
de s'inftruire & de devenir des Héros pareils à ceux qu'oa
leur faifoit admirer ( * }.
Convenons donc que tous les Poètes , à commencer par
Homère, nous repi-éièntent dans leurs tableaux, non le mo-
dèle des vertus , des talens , des qualités de l'ame , ni les
autres objets de l'entendement ôc des fens qu'ils n'ont pas
en eux-mêmes , mais les images de tous ces objets tirée*
d'objets étrangers ; ôc qu'ils ne font pas plus près en cela
de la vérité , quand ils nous offrent les traits d'un Héros
ou d'un Capitaine , qu'un Peintre qui , nous peignant un
Géomètre ou un Ouvrier , ne regarde point à l'art où il
n'entend rien ,, mais feulement aux couleurs &: à la figure,
( * ) Platon ne veut pas dire qu'un de Pacte, ou de s'enrichir & de s'illut
homme entendu pour fes intérêts & trcr par les talens que le Focte prétend
verfc dans les affaires lucratives, ne enfeigner. 11 eft vrai qu'on pouvoit al.
puilTe , en trafiquant de la Poélie y léguer à Platon l'exemple de Tirtce ;
ou par d'autres moyens, parvenir à une mais il fe fût tiré d'aHUirc avec une
grande fortune. iMais il c!t fort différent diftindion , en le confiderant piutô»
Uc s'eniichix & s'illullrcr par Icmiiticr coainic Orateur que comme Poste.
THEATRALE.. ^zt
Ainfî font illufîoa les noms & les mots à ceux qui , fen-
fibles au rhythme & à l'harmonie , fe laiffent charmer à l'art
enchanteur du Poète , & fe livrent à la féduftion par l'at-
trait du plaifir ; en forte qu'ils prennent les images d'objets,
qui ne font connus , ni d'eux , ni des auteurs , pour les>
objets mêmes , & craignent d'être détrompés d'une erreur
qui les flatte , foit en donnant le change à leur ignorance ^
foit par les fenfations agréables dont cette erreur eft accom-
pagnée.
En effet , ôtez au plus brillant de ces tableaux le charme.
des vers & les ornemens étrangers qui l'embellilTent ; dé-
pouillez-le du coloris de la Poéfie ou du flyle , & n'y laiffez;
que le delFtin , vous aurez peine à le reconnoître : ou, s'il.
eft reconnoilfable , il ne plaira plus ; fem.blable à ces enfans
plutôt jolis que beaux, qui, parés de leur feule fleur de jeu-
neffe , perdent avec elle toutes leurs grâces , fans avoir rien
perdu de leurs traits.
Non- feulement l'imitateur ou l'auteur du fimulacre ne
connoît que l'apparence de la chofe imitée , mais la véritable
intelligence de cette chofe n'appartient pas même à celui
qui l'a faite. Je vois dans ce tableau des chevaux attelés au
char d'Hector ; ces chevaux ont des harnois , ûqs mors ,
des renés; l'Orfèvre, le Forgeron, le Sellier ont fait ces
diverfes chofes , le Peintre les a repréfentées ; mais , ni l'Ou-
vrier qui les fait , ni le Peintre qui les de/îine ne favent ce
qu'elles doivent être : c'elt à TEcuyer ou au Conducteur qui
s'en fert à déterminer leur forme fur leur ufige; c'efè à lui
feul de juger II elles font bien ou mal, &: d'en corriger les
6ii DE L' I iM I T A T I O N
défauts. Ainfl dans tout in£trument pofTible , il y a trois
objets de pratique à confîdéi-er , favoir l'ufage , la f:ibrique &
l'imitation. Ces deux derniers arts dépendent manifeltemenc
du premier, 6c il n'y a rien d'imitable dans la nature k
quoi l'on ne puifTe appliquer les mêmes diftinclions.
Si l'utilité , la bonté , la beauté d'un inllrument , d'un
animal , d'une aftion fe rapportent à l'ufage qu'on en tire ;
s'il n'appartient qu'à celui qui les met en œuvre d'en don-
ner le modèle & de juger fi ce modèle eft fidèlement exé-
cuté : loin que l'imitateur foit en état de prononcer fur les
qualités des chofes qu'il imite , cette dccifion n'appartient
pas même à celui qui les a faites. L'imitateur fuit l'ouvrier
dont il copie l'ouvrage, l'Ouvrier fuit l'x^rtifte qui fait s'en
fervir, & ce dernier feul apprécie également la chofe 6c fon
imitation ; ce qui confirme que les tableaux du Poète &c du
Peintre n'occupent que la troilieme place après le premier
modèle ou la vérité.
Mais le Poëte, qui n'a pour juge qu'un Peuple ignorant
auquel il cherche à plaire, comment ne défigurera-t-il pas,
pour le flatter, les objets qu'il lui préfente ? Limitera ce qui
paroît beau à la multitude , fans fe foucier s'il l'cft en effet.
S'il peint la valeur, aura-t-il Achille pour juge.'' S'il peint
la rufe , UlyiTe le reprendra-t-il ? Tout au contraire Achille
& Ulyffe feront fes pcrfonnages ; Therûte &. Dolon ks fpec-
tatcurs.
Vous m'objeflerez que le Phibrophe ne fait pas non plus
lui-même tous les arts dont il parle , & qu'il étend fouvenc
fes idées auHi loin que le Poctc étend fcs images. J'en con-
THEATRALE 6ii
viens : mais le Philofophe ne fe donne pas pour favoir la
vérité, il la cherche, il examine, il difcute , il étend nos
vues, il nous inftruit même en fe trompant; il propofe fes
doutes pour des doutes, fes conjeclures pour des conjectures,
&: n'affirme que ce qu'il fait. Le Philofophe qui raifonne ,
foumet fes raifons à notre jugement; le Poëte èc l'imitateur
fe fait juge lui-même. En nous oiFrant fes images , il les
affirme conformes à la vérité ; il ell donc obligé de la
connoître , fl fon arc a quelque réalité ; en peignant tout , il
fe donne pour tout favoir. Le Poëte eft le Peintre qui fait
l'image ; le Philofophe eft l'Architede qui levé le plan : l'un
ne daigne pas même approcher de l'objet pour le peindre;
l'autre mefure avant de tracer.
Mais de peur de nous abufer par de faufTes analogies,
tâchons de voir plus difiimftement à quelle partie, à quelle
faculté de notre ame fe rapportent les imitations du Poëte,
& confidérons d'abord d'où vient l'illufion de celles du
Peintre. Les mêmes cox-ps vus à diverfes diftances ne pa-
roi^ent pas de même grandeur, ni leurs figures également
fenfibles , ni leurs couleurs de la même vivacité. Vus dans:
l'eau , ils changent d'apparence ; ce qui étoit droit , paroîc
brifé; l'objet paroît flotter avec l'onde. A travers un verre
fphérique ou creux , tous les rapports des traits font chan-
gés ; à l'aide du clair & des ombres , une furface plane fe
relevé ou fe creufc au gré du Peintre ; fon pinceau grave
des traits auffi profonds que le cifeau du Sculpteur , & dans
les reliefs qu'il fait tracer fur la toile, le toucher démenti
par la vue , laiffe à douter auquel des deux on doit fe fier.
'6iA. DE L'ÎMîTATIOl^
Toutes ces erreurs font évidemment dans les jugemens prè«
£ipirés Az refpric. C'efè cette foiblefle de l'entendement hu-
.main , toujours preffé de juger fans connoître , qui donne
prife à tous ces prefriges de magie par lefquels l'Optique (Se
Ja Mécanique abufent nos fens. Nous concluons , fur la feule
■apparence , de ce que nous connoiffons à ce que nous ne
;ConaoiirGns pas, & nos inductions fouffes fout la fource de
mille illulîons.
Quelles reiïburces nous font offertes contre ces erreurs ?
-Celles de l'examen & de l'anaîyfe. La fufpenfion de l'efprit.,
rl'art de mefurer, de pefer, de compter, font les fecours que
l'homme a pour vérifier les rapports des fens , afin qu'il ne
juge pas de ce qui eit graad ou petit, rond ou quarré,
rare ou compaéte , éloigné ou proche , par ce qui paroît l'être ,
jmais par ce que le nombre, la mefure 6c le poids lui donnent
pour tel. La comparaifon , le jugement des rapports trouvés
par ces diverfes opérations , appartiennent inconteftablemeiic
à la faculté raifonnante, 6c ce jugement elt fouvent en con-
xradiélion avec celui que l'apparence des chofes nous fait
porter. Or nous avons vu ci-deyant que ce ne fauroit être
par la même faculté de l'ame, qu'elle porte des jugemens
contraires des mêmes choies confidérées fous les mêmes
relations. D'où il fuit que ce n'elt point la plus noble de
nos facultés, favoir h raifjn; mais une faculté différente
,& inférieure , qui juge fur l'apparence,, &(. fe livre au charme
de l'imitation. C'eit ce que je voulois exprimer ci -devant,
;en difant que la Peinture , 6c généralement l'art d'imiter ,
exerce ks opérations loin de la vérité des chofes , en s'unif-
filUC
THEATRALE. 6is
fant à une partie de notre ame dépourvue de prudence & de
raifon , 6c incapable de rien connoître par elle-même de
réel & de vrai (*). Ainfî l'art d'imiter, vil par fa nature éc
par la faculté de l'ame fur laquelle il agit , ne peut que
l'être encore par fes produ6lions, du moins quant au fens
matériel qui nous fait juger des tableaux du Peintre. Con-
fidérons maintenant le même art appliqué par les imitations
du Poète immédiatement au fens interne , c'eft-à-dire , à
l'entendement.
La Scène repréfente les hommes agifTant volontairement
ou par force , e/èimant leurs adions bonnes ou mauvaifes ,
félon le bien ou le m.al qu'ils penfent leur en revenir , ôc
diverfement affeétés , à caufe d'elles , de douleur ou de
volupté. Or, par les raifons que nous avons déjà difcutées,
il efè impofFible que l'homme , ainfî préfenté , foie jamais
d'accord avec lui-même ; ôc comme l'apparence & la réalité
des objets fenfibles lui en donnent des opinions contraires ,
de même il apprécie différemment les objets de fes aftions ,
félon qu'ils font éloignés ou proches, conformes ou oppofés
à fes paffions ; & fes jugemens , mobiles comme elles , mettent
fans ceffc en contradiclion fes defirs, fa raifon, fa volonté Ôc
toutes les puilTances de fon ame.
La Scène repréfente donc tous les hommes , & même ceux
qu'on nous donne pour modèles, comme affedés autrement
( ' ) 11 ne faut pas prendre ici ce employer le mot de parties , ne tombe
mot de partie dans un fens exad , que fur les divers (genres d'opérations
comme fi Platon fuppofoit l'ame réel- par lefiiuelles l'ame fe modifie , &
lement divifiblc ou compofée. La qu'on appelle autrement facultâ.
UiviGon qu'il fuppofe & qui lui fait
Mélanges. Tome I. Kkkk
6i6 DE L' I M I T A T I O N
qu'ils ne doivent l'être pour fe maintenir dans l'ctat de
modiradon qui leur convient. Qu'un homme fage & courageux
perde fon ii!s , fon ami , fa maître iïe , enfin l'objet le plus
cher à fon cœur ; on ne le verra point s'abandonner à une douleur
exceflive & déraifonnable ; &: fî la foibleffe humaine ne lui
permet pas de furmonter tout-à-fait fon affliction , il la tempérera
par la confiance ; une jufte honte lui fera renfermer en lui-
même une partie de fes peines ; & , contraint de paroître
aux yeux des hommes, il rougiroit de dire & faire en leur
préfence plufieurs chofes qu'il dit Ôc fait étant feul. Ne pou-
vant être en lui tel qu'il veut , il tâche au moins de s'offrir
aux autres tel qu'il doit être. Ce qui le trouble èc l'iigite ,
c'eft la douleur &: la pafïïon ; ce qui l'arrête & le contient ,
c'eft la raifon & la loi; & dans ces mouvemens oppofés, fa
volonté fe déclare toujours pour la dernière.
En effet , la raifon veut qu'on fupporte patiemment l'adver-
fité , qu'on n'en aggrave-pas le poids par des plaintes inutiles ,
qu'on n'eftime pas les chofes humaines au-deià de leur prix ,
qu'on n'épuife pas, à pleurer fes maux, les forces qu'on a pour
les adoucir, & qu'enfin l'on fonge quelquefois qu'il eft impof-
fible à l'homme de prévoir l'avenir, & de fe connoître afTez
lui - même pour favoir fî ce qui lui arrive eft un bien ou un
mal pour lui.
Ainfi fe comportera l'homme judicieux & tempérant, en
proie à la mauvaife fortune. 11 tâchera de mettre à profit ks.
revers mêmes, comme un joueur prudent cherche à tirer parti
d'un mauvais point que le hazard lui amené ; & , fans fe
lamenter comme un enfant qui tombe & pleure auprès de la
T H E A T R A L E. Ciy
pierre qui l'a frappé , il faura porter , s'il le faur, un fer falu-
taire à fi blelFure, & la faire faigner pour la guérir. Nous
dirons donc que la confiance & la fermeté dans les difgraces
font l'ouvrage de la raifon , & que le deuil , les larmes , le défef-
poir , les gémiffemens appartiennent à une partie de l'ame oppo-
fée à l'autre , plus débile , plus lâche , ôc beaucoup inférieure en
dignité.
Or c'elt de cette partie fenfible & foible que fe tirent les
imitations touchantes & variées qu'on voit fur la Scène.
L'homme ferme , prudent , toujours femblable à lui-même »
n'eft pas fi focile à imiter ; & , quand il le feroit, l'imitation,
moins variée , n'en feroit pas fi agréable au Vulgaire ; il s'in-
téreiïeroit difficilement à une image qui n'eft pas la fienne ,
& dans laquelle il ne reconnoîtroit ni fes mœurs , ni fes
paflions : jamais le cœur humain ne s'identifie avec des objets
qu'il fent lui être abfolument étrangers. Aufii l'habile Poète ,
le Poëte qui fait l'art de réufîir , cherchant à plaire au Peuple
&: aux hommes vulgaires, fe garde bien de leur offrir la fublime
image d'un cœur maître de lui , qui n'écoute que la voix de la
fageffe ; mais il charme les fpeélateurs par des caracleres tou-
jours en contradidion , qui veulent & ne veulent pas , qui
font retentir le Théâtre de cris &: de gémiffemens , qui nous for-
cent à les plaindre, lors même qu'ils font leur devoir, &
à penfer que c'eft une trifte chofe quç la vertu , puifqu'elle
rend fes amis fi miférables. C'elt par ce moyen , qu'avec des
imitations plus faciles & plus diverfes, le Poète émeut & flatte
davantage les fpedateurs.
Cette habitude de foumettre à leurs paiïions les gens qu'on
Kkkk 1
(îi* DE L'IMITATION
nous fait aimer, altère & change tellement nos jugemens
fur les chofes louables , que nous nous accoutumons à honorer
la foiblefle d'ame fous le nom de fenfibilité , & à traiter
d'horomes durs ôc fans fentiment ceux en qui la févérité du
devoir l'emporte , en toute occafion , fur les affeélions natu-
relles. Au contraire, nous ellimons comme gens d'un bon
naturel ceux qui , vivement afFeâés de tout , font l'éternel
jouet des cvénemens; ceux qui pleurent comme des femmes
la perte de ce qui leur fut cher ; ceux qu'une amitié défor-
donnte rend injufles pour fervir leurs amis ; ceux qui ne
connoiiïent d'autre règle que l'aveugle penchant de leur cœur ;
ceux qui , toujours loués du fexe qui les fubjugue & qu'ils
imitent , n'ont d'autres vertus que leurs paffions , ni d'autre
mérite que leur foiblefle. Ainfi l'égalité , la force , la conf-
tance , l'amour de la jultice , l'empire de la raifon , devien-
nent infenfiblement des qualités haïlfables , des vices que
l'on décrie; les hommes fe font honorer par -tout ce qui
les rend dignes de mépris ; ëc ce renverfcment des faines
opinions c(t l'infaillible effet des leçons qu'on va prendre au
Théâtre.
C'eit donc avec raifon que nous blâmions les imitations
du Poëte ôc que nous les mettions au même rang que celles
du Peintre , foit pour être également éloignées de la vérité ,
foit parce que l'un & l'autre flattant également la parrie
fenfible de l'ame , & négligeant la rationelle , renverfent l'or-
dre de nos facultés , ôc nous font fubordonner le meilleur
au pire. Comme celui qui s'occuperoit dans la République
à foumettre les bons aux médians , 6c les vrais chefs aux
THEATRALE. 6uy
rebelles, feroit ennemi de la Patrie & traître à l'Etat; ainfi
le Poète imitateur porte les dilTentions & la mort dans la
République de l'ame , en élevant & nourriflant les plus viles
facultés aux dépens des plus nobles , en épuifant dk ufant
fes forces fur les chofes les moins dignes de l'occuper , en
confondant par de vains fimulacres le vrai beau avec l'attrait
menfonger qui plaît à la multitude , 6c la grandeur appa-
rente avec la véritable grandeur.
Quelles âmes fortes oferont fe croire à l'épreuve du foin
que prend le Poëte de les corrompre ou de les décourager ?
Quand Homère ou quelque Auteur tragique nous montre
un Héros furchargé d'afflidion , criant, lamentant , fe frap-
pant la poitrine : un Achille , fils d'une Déeffe , tantôt étendu
par terre &. répandant des deux mains du fable ardent fur
fa tète ; tantôt errant comme un forcené fur le rivage, &c
mêlant au bruit des vagues fes hurlemens effrayans : un
Priam , vénérable par fa dignité , par fon grand âge , par
tant d'illuflres enfans , fe roulant dans la fange , fouillant fes
cheveux blancs , faifint retentir l'air de Çqs imprécations- , &
apoftrophant les Dieux &. les hommes ; qui de nous , infen-
fible à cts plaintes, ne s'y livre pas avec une forte de plai-
fir ? Qui ne fent pas naître en foi-même le fentimcnt qu'on
nous repréfente ? Qui ne loue pas férieufement l'art de l'Au-
teur, & ne le regarde pas comme un grand Pocte,à caufe
de l'exprefîlon qu'il donne à ks tableaux , & des afFedions
qu'il nous communique ? Et cependant , lorfqu'une afflidion
domcf tique & réelle nous atteint nous-mêmes , nous nous
glorifions de la fupporter modérément , de ne nous en point
6W ' DE L'IMITATION
laiffer accabler jufqu'aux larmes ; , nous regardons alors le
courage que nous nous efforçons d'avoir comme une vertu
d'homme , & nous nous croirions auffi lâches que des fem-
mes , de pleurer & gémir comme ces Héros qui nous ont
touchés fur la Scène. Ne fonc-ce pas de fort utiles Spectacles
que ceux qui nous font admirer des exemples que nous rou-
girions d'imiter , ôc où l'on nous intéreffe à des foiblefTes
dont nous avons tant de peine à nous garantir dans nos
propres calamités ? La plus noble faculté de l'am.e , perdant
ainfi l'ufage & l'empire d'elle-même , s'accoutume à fléchir
fous la loi des pallions ; elle ne réprime plus nos pleurs & -
nos cris ; elle nous livre à notre attendriiTement pour des
objets qui nous font étrangers ; & fous prétexte de commi-
fération pour des malheurs chimériques , loin de s'indigner
qu'un homme vertueux s'abandonne à des douleurs exceffives,
loin de nous empêcher de l'applaudir dans fon aviliflement ,
elle nous laifTe applaudir nous-mêmes de la pitié qu'il nous
infpire ; c'eft un plaifir que nous croyons avoir gagné fans
foibleffe , & que nous goûtons fans remords.
Mais en nous laifTant ainfi fubjuguer aux douleurs d'autrui,
comment réfifkrons-nous aux nôtres ; & comment fuppor-
terons-nous plus courageufement nos propres maux que ceux
dont nous n'appercevons qu'une vaine image ? Quoi I ferons-
nous les feuls qui n'aurons point de prife fur notre fenfi-
bilité ? Qui elt-ce qui ne s'appropriera pas dans l'occafîon
ces mouvemens auxquels il fe prête fi volontiers ? Qui eft-
ce qui faura refufer à ks propres malheurs les larmes qu'il
prodigue à ceux d'un autre ? J'en dis autant de la Comédie ,
THEATRALE. 6^1
du rire indécent qu'elle nous arrache , de l'habitude qu'on y
prend de tourner tout en ridicule , même les objets les plus
férieux & les plus graves , 6c de l'effet prefque inévitable
par lequel elle change en bouffons & plaifans de Théâtre ,
les plus refpeébbles des Citoyens. J'en dis autant de l'amour,
de la coiere , &c de toutes les autres pafTions , auxquelles de-
venant de' jour en jour plus fenfibles par amufemenc & par
jeu , nous perdons toute force pour leur réfifter , quand elles
nous affaillent tout de bon. Enfin , de quelque fens qu'on
envifage le Théâtre & fes imitations , on voit toujours ,
qu'animant & fomentant en tîous les difpofitions qu'il fau-
di-oit contenir &c réprimer , il foit dominer ce qui devroic
obéir ; loin de nous rendre m.cilleurs & plus heureux , il
nous rend pires ôc plus malheureux encore , & nous fait
payer aux dépens de nous-mêmes le foin qu'on y prend de
nous plaire 6c de nous flatter.
Quand donc , ami Glaucus , vous rencontrerez des en-
thoufiaftes d'Homère ; quand ils vous diront^ qu'Homère eft
l'infHtuteur de la Grèce 6c le maître de tous les arts ; que
le gouvernement des Etats , la difcipîine civile , l'éducation
des hommes & tout l'ordre de la vie humaine font enfeignés
dans fes écrits ; honorez leur zèle ; aimez 6c fupportez-les ,
comme des hommes doués de qualités exquifes ; admirez
avec eux les merveilles de ce beau génie ; accordez-leur avec
plaifir qu'Homère eft le Pocte par excellence , le modèle ôc
le chef de tous les Auteurs tragiques. Mais fongcz toujours
que les Hymnes en l'honneur des Dieux , 6c les louanges
des grands hommes , font la feule cfpece de Poéfie qu'il
67,1 DE L'IMITATION
faut admettre dans la République ; & que fl l'on y
fouiTre une fois cette Mufe imitative qui nous charme &
nous trompe par la douceur de fes accens , bientôt les ac-
tions des hommes n'auront plus pour objet , ni la loi , ni les
chofes bonnes & belles , mais la douleur & la volupté ; les
partions excitées domineront au lieu de la raifon : les Ci-
toyens ne feront plus des hommes vertueux & juites , tou-
jours foumis au devoir & à l'équité , mais des hommes fen-
fibles & foibles qui feront le bien ou le mal indifférem-
ment , félon qu'ils feront entraînés par leur penchant. Enfin ,
n'oubliez jamais qu'en banniffant de notre Etat les Drames
& Pièces de Théâtre , nous ne fuivons point un entêtement
barbare , & ne méprifons point les beautés de l'art ; mais
nous leur préférons les beautés immortelles qui réfultent de
l'harmonie de l'ame , & de l'accord de fes facultés.
Faifons plus encore. Pour nous garantir de toute partialité ,
& ne rien donner à cette antique difcorde qui règne entre
les Philofophes & les Poètes , n'ôtons rien à la Poéfie &
à l'imitation de ce qu'elles peuvent alléguer pour leur dé-
fenfe , ni à nous des plaifirs innocens qu'elles peuvent nous
procurer. Rendons cet honneur à la vérité d'en refpeâer juf-
qu'ii l'image, & de laiiïer la liberté de fe faire entendre à
tout ce qui fe renomme d'elle. En impofant (ilcnce aux Poè-
tes , accordons à leurs amis la liberté de les défendre 6i de
nous montrer , s'ils peuvent , que l'art condamné par nous
comme nuifible , n'eft pas feulement agréable, mais utile à
la îlépuhljque & aux Citoyens. Ecoutons leurs raifons d'une
oreille impartiale , &: convenons de bon cœur que nous au-
rons
THEATRALE. ^33
tons beaucoup gagné pour nous-mêmes , s'ils prouvent qu'on
peut fe livrer fans rifque à de fi douces impreffions. Autre-
ment , mon cher Glaucus , comme un homme fage , épris
des charmes d'une maître îfe , voyant fa vertu prête à l'aban-
donner , rompt , quoiqu'à regret , une fi douce chaîne , &:
facrifie l'amour au devoir & à la raifon ; ainfi , livrés dès
notre enfance aux attraits fédu6teurs de la Poéue , & trop
fenfibles peut-être à fes beautés , nous nous munirons pour-
tant de force & de raifon contre {es prefiiges : fi nous ofons
donner quelque chofe au goût qui nous attire , nous crain-
drons au moins de nous livrer à nos premières amours : nous
nous dirons toujours qu'il n'y a rien de férieux ni d'utile
dans tout cet appareil dramatique : en prêtant quelquefois
nos oreilles à la Poéfie , nous garantirons nos cœurs d'être
abufés par elle , 6c nous ne foufTrirons point qu'elle trouble
l'ordre & la liberté , ni dans la République intérieure de
l'ame , ni dans celle de la fociété humaine. Ce n'eft pas
une légère alternative que de fe rendre meilleur ou pire , ôc
l'on ne fauroit pefer avec trop de foin la délibération qui
nous y conduit. O mes amis ! c'eft , je l'avoue , une douce
chofe de fe livrer aux charmes d'un talent enchanteur, d'ac-
quérir par lui des biens , des honneurs , du pouvoir , de la
gloire : mais la puifPance , & la gloire , & la richeffe , 6c
les plaifirs , tout s'éclipfe 6c difparoît comme une ombre ,
auprès de la juftice & de la vertu.
Fin du premier ['oluniç des Mélanges.
Mélanges, Xomc I. LUI
TABLE
Des différentes Pièces contenues dans ce
Voîume.
«1/
lETTRE à M. de Beaumont ^ Page ..'.'. f
Lettres écrites de la Montagne 12?
Lettre a M. d"" Alenibert . 431
Réponfe a une Lettre anonyyne 5oi
De l'Imitation Théâtrale . . 5il
Fin de la Table»
>r^^^
^\^:
.'iPlË^^.
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