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COLLECTION
COMPLETE
DES ŒUVRES
DE J. J. ROUSSEAU,
Citoyen de Genève,
TOME XXV I.
SECONDE PARTIE
DES
CONFESSIONS
DE J. J. ROUSSEAU,
Citoyen de Genève,
Édition enrichie d'un nouveau recueil
de fes Lettres,
TOME IV.
A NEUCHATEL,
De l'Imprimerie de L. Fauche -BoREL;
Imprimeur du Roi.
Et fe trouve.
A PARIS,
Chez Grégoire, Libraire.
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M. DCC XC.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
littp://www.archive.org/details/collectioncomple26rous
LES
CONFESSIONS
D E
J. J. ROUSSEAU.
SUITE DU LIVRE IX,
peine G fut-il à la G e ,■
où déjà je ne me plaifois pas trop , qu'il
acheva de m'en rendre le féjour infup-
portable , par des airs qqe je ne vis jamais
à perfonne , & dont je n'avois pas même
l'idée. La veille de fori arrivée , on me
délogea de la chambre de faveur que
j'occupois , contiguë à celle de Mad.
D y i on la prépara pour M. G....,
,& oii m'en donna une autre plUvS éloignée-
Voilà, dis -je en riant à Mad, D' y,
comment les nouveaux- venus déplacent
les anciens. Elle parut embarraflee. J'en
compris mieux la raifon dès le même
îoir J en apprenant qu'il y avoit enti^ 1^
Tomt IV, h.
12 Les Confessions.
chambre & celle que je quittois , une
porte mafquée de communication , qu'elle
avoitjugé inutile de me montrer. Son com-
îTierce avec G. . . . n'étoit ignoré de per-
fonne , ni chez elle, ni dans le public,
pas même de fon mari : cependant, loin
d'en convenir avec moi , confident de
îecrets qui lui importaient beaucoup da-
vantage , 8c dont elle étoit bien fùre ,
elle s'en défendit toujours très-fortement.
Je compris que cette réferve venoit de
G .... , qui, dépofitaire de tous mes
fecrets , ne vouloit pas que je le fuli'e
d'aucun des fiens.
Quelque prévention que mes anciens
îentimens , qui n'étoient pas éteints , & le
mérite réel de cet homme -là me donnaf-
fent en fa faveur , cWq ne put tenir contre
les foins qu'il prit pour la détruire. Son
abord fut celui du comte de Tuffiere 5.
à peine daigna- t-il me rendre le falut;
3I ne m'adreffa pas une feule fois la pa-
role , & me corrigea bientôt de la lui
adreffer , en ne me répondant point du
tout. Il pafToit par - tout le premier , pie»
L I V R E IX, ^
■noît par-tout la première place , fans jamais
faire aucune attention à moi. Paffe pour
cela , s'il n'y eût pas mis une afFedatioii
choquante : mais on en jugera par un feul
traitpris entre mille. Un foir Mad. D' y
fe trouvant un peu incommodée , dit
qu'on lui portât un morceau dans fa cham-
bre , & monta pour fouper au coin de fon
feu. Elle me propofa de monter avec elle ;
je le fis. G . . . . vint enfuite. La petite
table étoit déjà mife ; il n'y avoit que
deux couverts. On fert : Mad. D' y
prend fa place à l'un des coins du feu'.
M. G prend un fauteuil , s'établit à
l'autre coin , tire la petite table entre eux
deux , déplie fa ferviette , & fe met en
devoir de manger , fans me dire un feul
mot. Mde. D' y rougit , & pour
l'engager à réparer fa grofliéreté , m'offre
fa propre place. Il ne dit rien , ne me
regarda pas. Ne pouvant approcher du
feu , je pris le parti de me promener par
la chambre , en attendant qu'on m'ap-
portât un couvert. Il me laifîa fouper au
bout de la table , loin du feu , fans m«
A z
^ Les Confessions.
faire la moindre honnêteté , à moi inconi-
modé, fon aine, fon ancien dans la mai-
fon , qui l'y avois introduit , & à qui même ,
comme favori de la dame, il eût dû faire
les honneurs. Toutes fes manières avec
rnoi répondoient fort bien à cet échan-
tillon. Il ne me traitoit pas précifément
comme fon inférieur ; il me regardoit
comme nul. J'avois peine à reconnoître
la. l'ancien cuiftre , qui chez le prince de
îSaxe - Gotha , fe tenoit honoré de mes
ïegards. J'en avois encore plus à conci-
lier ce profond filence , & cette morgue
ïnfultante, avec la tendre ami.tié.qu''il fe
vantoit d'avoir pour moi , près de tous
ceux qu'il favoit en avoir eux-mêmes.
Il eft vrai qu'il ne la témoignoit guère
•que pour me plaindre de ma fortune,
<iont je ne me plaignois point , pour com-
patir à mon trifle fort , dont j'étois con-
tent , & pour fe lamenter de me voir me
-refufer durement aux foins bienfaifans
jquil difoit vouloir me rendre. C'étoit
-avec cet art qu'il faifoit admirer fa tendre
;§énérofité , blâmer mon ingrate mifaa-»
Livre! X. ^
tliropie , & qu'il accoutumoit infenfible-
ment tout le monde à n'imaginer entre un
protecHieur tel que* lui , & un malheureux
tel que moi, que des liaifons de bienfaits
d'une part , & d'obligations de l'autre ,
fans y fuppofer , même dans les pofîîbles ,
une amitié d'égal à égal. Four moi, j'ai
cherché vainement en quoi je pouvois
être obligé à ce nouveau patron. Je lui
avois prêté de l'argent , il ne m'en prêta
jamais ; je l'avois gardé dans fa maladie ,
à peine me venoit-il voir dans les mien-
nes ; je lui avois donné tous mes amis , il
ne m'en donna jamais aucun des fiens; je
l'avois prôné de tout mon pouvoir ; il
s'il m'a prôné , c'eft moins publiquement ,'
& c'eft d'une autre manière. Jamais il ne
m'a rendu ni même offert aucun fervice
d'aucune efpece. Comment étoit-il donc
mon Mécène? Comment étois-je fon
protégé ? Cela me pafibit, & me pafïe
encore.
Il efl vrai que , du plus au moins , il
étoit arrogant avec tout le monde, mais
avec perfonne auffi brutnlement qu*avec
A 3
é Les Confessions.
moi. Je me fouviens qu'une fois St. L t
faillit à lui jeter fon affiette à la tête , fur
une efpece de démenti qu'il lui donna en
pleine table , en lui difant groffiérement :
cela neji pas vrai. A fon ton naturellement
tranchant , il ajouta la fuffifance d'un
parvenu , & devint même ridicule , à
force d'être impertinent. Le commerce
des grands l'avoit féduit au point de fe
donner à lui-même des airs qu'on ne
voit qu'aux moins fenfés d'entc'eux. II
n'appelloit jamais fon laquais que par eh!
comme fi , fur le nombre de fes gens ,
monfeigneur n'eût pas fu lequel étoit de
garde. Quand il lui donnoit des commif-
fions, il lui jetoit l'argent par terre, au lieu
de le lui donner dans la main. Enfin , ou-
bliant tout-à-fait qu'il étoit homme, il
le traitoit avec un mépris fi choquant ,
avec un dédain fi dur en toute chofe , que
ce pauvre garçon , qui étoit un fort bon
fujet , que Mad. D' y lui avoit donné ,
quitta fon fervice , fans autt^e grief que
l'impofïibilité d'endurer de pareils traite-
jmens : c'étoit le la Fleur de ce nouveau
Glorieux.
Livre IX. f
Auffi fat qu'il étoit vain , avec fes gros
yeux troubles , & fa figure dégingandée ,
il avoit des prétentions près des femmes ,
& depuis fa farce avec Mlle. Fel , il paf«
foit auprès deplufieurs d'entre elles, pour
un homme à grands fentimcns. Cela l'a-
Voit mis à la mode , & lui avoit donné
du goût pour la propreté de femme ; il
fe mit à faire le beau ; fa toilette devint
une grande affaire ; tout le monde fut
qu'il mettoit du blanc , & moi qui n'en
croyoisrien, je commençai de le croire,
non feulement par rembelliffement defon
teint , & pour avoir trouvé des tafics de
blanc fur fa toilette , mais fur ce qu'entrant
un matin dans fa chambre , je le trouvai
broffant fes ongles avec une petite ver-»
gette faite exprès ; ouvrage qu'il conti*
nua fièrement devant moi. Je jugeai qu'un
homme qui paiïe deux heures tous les
matins à broder fes ongles , peut bien
paffer quelques inftans à remplir de blalic
les creux de fa peau. Le bon-homme Gauf-
fecourt , qui n'étoit pas fac à diable , l'avbit
afiez plaifamment furnoxnmé Tiran - LE.*
BLANC.
t Les Confessi'ons.
• Tout cela n'étoit que des ridicules ,
Oiais bien antipathiques à mon caracl;ere,
ÏJs achevèrent de me rendre fufpecl le
fien. J'eus peine à croire qu'un homme à
qui la tête tournoit de cette façon , pût
eonferver un cœur bien placé. Il ne fe
piquoit de rien tant que de fcnfibilité
d\ime & d^énergie de fentiment. Com-
rnent cela s'accordoit-il avec des défauts
qui font propres aux petites âmes ? Com-
ment les vifs & continuels élans que fait
hors de lui r même un cœur fenfible , peu-
vent-ils le laifTer s'occuper fans celle de
tant de petits foins pour fa petite per-
fonne ? Eh mon Dieu ! celui qui fent
embrafer fon cœur de ce feu céiefte ,
cherche à l'exhaler , & veut montrer le
dedans. Il voudroit mettre fon cœur fur
fon vif âge ; il n'imaginera jamais d'autre
fard.
Je me rappellai le fommaire de fa mo-
rale , que Mad. D' y m'avoit dit ,
& qu'elle avoit adopté. Ce fommaire con-
fifloit en un feul article ; favoir , que
^'unique devoir de l'homme eft de fuivrç
L I V R E IX. 9
^11 tout, les penchans de fon cœur. Cette
morale , quand je l'appris , me donna ter-
riblement à penfer , quoique je ne la pnffe
alors que pour un jeu d'efprit. Mais je
vis bientôt que ce principe étoit réelle-
ment la règle de fa conduite , & je n'en
çus que trop, dans la fuite, la preuve à
mes dépens. C'eft la doctrine intérieure ,
dont Diderot m'a tant parlé , mais qu'il
ne m'a jamais expliquée.
Je me rappellai les fréquens avis qu'on
m'avoit donnés, il y avoit plufieurs an-
nées , que cet homme étoit faux ; qu'il
jouoit le fentiment, & fur -tout qu'il ne
m'aimoit pas. Je me fouvins de plufieurs
petites anecdotes que m'avoient là-deffus
racontées M. de F 1 & Mad. de
Ç X , qui ne l'eftimoient ni l'un
ni l'autre , & qui dévoient le connoitre ,
puifque Mad. de C x étoit fille
de Mad. de R t , intime amie
du feu comte de F e , Sz que I\T. de
F 1 , très - lié alors avec le vicomte
de P e , avoit beaucoup vécu au
T'ilais - ro)'al , précifément quand G . . , .
10 Les Confessions.'
commençoit de s'y introduire. Tout Paris
fut inftruit de fon défefpoir après Ja mort
du comte de F .... e. IJ s'agiffoit de fou-
tenir la réputation qu'il s'étoit donnée
après les rigueurs de Mlle. Fel , & dont
j'aurois vu la forfanterie mieux que per-
fonne, ù j'eufTe alors été moins aveuglé.
11 fallut l'entraîner à l'hôtel de Caftries,
où il joua dignement fon rôle , livré à
la plus mortelle affliclion. Là , tous les
matins il alloit dans le jardin pleurer k
fon aife,- tenant fur fes yeux fon mou-
choir baigné de larmes , tant qu'il étoit
en vue de l'hôtel ; mais au détour d'une
certaine allée , des gens auxquels il ne
fongeoit pas , le virent mettre à l'inflant
le mouchoir dans fa poche , & tirer un
livre. Cette obfervation qu'on répéta , fut
bientôt publique dans tout Paris , & pref-
que auffi - tôt oubliée. Je l'avois oubliée
moi-même: un fait qui me regardoit,
fervit à me la rappeller. J'étois à l'extré-
mité dans mon lit , rue de Grenelle : il
étoit à la campagne ; il vint un matin me
voir tout elTouffié , difant qu'il venoic
LivreIX, ir
d'arriver à l'inftant môme ; je fus un mo-
ment après , qu'il étoit arrivé de la veille ,
& qu'on l'avoit vu au fpedacle le même
jour.
Il me revint mille faits de cette efpece;
mais une obfervation que je fus furpris
de faire fi tard , me frappa plus que tout
cela. J'avois donné à G ... . tous mes
amis fans exception ; ils étoient tous de-
venus les fiens. Je pouvois fi peu me
féparer de lui , que j'aurois à peine voulu
me conferver l'entrée d'une maifon , où
il ne l'auroit pas eue. Il n'y eut que
I\Iad. de Créqui qui refufa dé l'admet-
tre , & qu'aufli je cefTai prefque de voir
depuis ce temps -là. G . . . . , de fon côté ,
fc fit d'autres amis , tant de fon eRoc que
de celui du comte de F .... e. De tous
ces amis -là, jamais un feul n'efl devenu
le mien : jamais il ne m'a dit un mot,
pour m'engager de faire au moins leur
connoiflfance ; & de tous ceux que j'ai
quelquefois rencontrés chez lui , jamais
un feul ne m'a marqué la m.oindre bien-
veillance j pas même le comte de F.,., c ,
T2 Les Confessions.
chez lequel il dcmeuroit , & avec lequel
il m'eût par conféquent été très-agréable
de former quelque haifon ; ni le comte
de S g fon parent , avec lequel
G . . . . étoit encore plus familier.
Voici plus : mes propres amis , dont je
fis les fiens, & qui tous m'étoient tendre-
ment attachés avant cette connoifTance ,
changèrent fenfiblement pour moi , quand
elle fut faite. Il ne m'a jamais donné au-
cun des fiens , je lui ai donné tous les
miens , & il a fini par me les tous ôter.
Si ce font là des effets de l'amitié , quels
feront donc ceux de la haine ?
Diderot même , au commencement ,
m'avertit plufieurs fois que G . . . . , à qui
je donnois tant de confiance, n'étoit pas
mon ami. Dans la fuite il changea de lan-
gage , quand lui-même eut cefTé d'être
le mien.
La manière dont j'avoisdifpofé de mes
enfans, n'avoit befoin du concours de per-
fonne. J'en inflruifis cependant mes amis ,
uniquement pour les eninftruire, pour ne
pas paroître à leurs yeujc , meilleur que
Livre IX. ' ig
je n'étois. Ces amis étoient au nombre de
trois : Diderot , G . . . . , Mad. D'. .... y.
Duclos , le plus digne de ma confidence ,
fut le feul à qui je ne la fis pas. Il la fut
cependant ; par qui ? Je l'ignore. II n'efb
guère probable que cette infidélité foit
venue de Mad. D' y , qui favoit
qu'en l'imitant, fi j'en euffe été capable,
j'avois de quoi m'en venger cruellement.
Reftent G . . . . & Diderot , alors fi unis
en tant de chofes , fur- tout contre moi ,
qu'il eft plus que probable que ce crime
leur fut commun. Jeparierois que Duclos,
à qui je n'ai pas dit mon fecret , & qui,
par conféquent , en étoit le maître , eft le
feul qui me fait gardé.
G .... & Diderot , dans leur projet de
m'ôter les gouverneufes, avoient fait effort
pour le faire entrer dans leurs vues : fl s'y
refufa toujours avec dédain. Ce ne fut que
dans la fuite, que j'appris de lui tout ce qui
s' étoit paffé entr'eux à cet égard ; mais
j'en appris dès lors affez par Thérefe ,
pour voir qu'il y avoit à tout cela quelque
deffein fecret, & qu'on vouloit difpofer
î4 Les Confessions.
de moi, finon contre mon gré, du moins
à mon infii , ou bien qu'on vouloit faire
fervir ces deux perfonnes , d'inftrument à
quelque deiïein caché. Tout cela n'étoit
affurément pas de la droiture. L'oppofi-
tion de Duclos le prouve fans réplique.
Croira qui voudra que c'étoit de l'amitié.
Cette prétendue amitié m'étoit aufli
fatale au -dedans qu'au -dehors. Les longs
& fréquens entretiens avec Mad. le Vaf-
feur depuis plufieurs années , avoient
changé fenfiblement cette femme à mon
égard , & ce changement ne m'étoit affu-
rément pas favorable. De quoi traitoient-
ils donc dan? ces fmguliers tête-à-tête?
Pourquoi ce profond myftere ? La con-
verfation de cette vieille femme étoit- elle
donc aflez agréable , pour la prendre ainfi
en bonne fortune , & affez importante
pour en faire un fi grand fecret ? Depuis
trois ou quatre ans que ces colloques du-
roient, ils m'avoient paru rifibies : en y
jepenfant alors, je commençai de m'en
étonner. Cet étonnement eût été jufqu'à
j'inquiétude , fi j'avois fu dès lors ce que
cette femme me préparoit..
Livre IX. 15
ÎVTalgré le prétendu zèle pour moi, dont
G . . . . f e targuoit au -dehors , & difficile
à concilier avec le ton qu'il prenoit vis-à-
vis de moi-même , il ne me revenoit rien
de lui , d'aucun côté^ qui fût à mon avan-
tage ; & la commifération qu'il feignoit
d'avoir pour moi , tendoit bien moins à
i^e fervir qu'à m'avilir. Il m'ôtoit même,
autant qu'il étoit en lui , la reiïource du
métier que je m'étois choifi , en me dé-
criant comme un mauvais copifte : & je
conviens qu'il difoit en cela la vérité ;
mais ce n'étoit pas à lui de la dire. Il prou-
Voit que ce n'étoit pas plaifanterie , en fe
fervant d'un autre copifte , & en ne me
laiffant aucune des pratiques qu'il pou-
voit m'ôter. On eût dit que fon projet
étoit de me faire dépendre de lui & de
fon crédit pour ma fubfiitance , & d'en
tarir la fource jufqu'à ce que j'en fuiïe
réduit là.
Tout cela réfumé , ma raifon fît taire
enfin mon ancienne prévention , qui par-
Joit encore. Je jugeai fon caractère au
doi^s tr^ • fufpeét j &, quant à fon amitié ,
t6 Les Confessions;
je la décidai fauffe. Puis , réfolu de né ]fi
plus voir , j'en avertis Mad. D' y ^
appuyant ma réfolution de plufieurs faits
fans réplique , mais que j'ai maintenant
oubliés.
Elle combattit fortement cette réfolu^
tion , fans favoir trop que dire aux raifons
fur lefquelles elle étoit fondée. Elle ne
s'étoitpas encore concertée avec lui ; mais
le lendemain , au lieu de s'expliquer ver»
balement avec moi , elle me remit une
lettre très -adroite , qu'ils avoient minutée
enfemble , & par laquelle , fans entrer dans
aucun détail des faits , elle le juftifioitpar
fon caraétere concentré; & me faifant un
crime de l'avoir foupçonné de perfidie
envers fon ami , m'exhortoit à me rac-
commoder avec lui. Cette lettre m'ébran-
la. Dans une converfation que nous eûmes
enfuite, & où je la trouvai mieux prépa-
rée qu'elle n'étoit la première fois , j'acho-
yai de me ïaiffer vaincre : j'en vins à croire
que je pouvois avoir mal jugé, & qu'eij
ce cas , j'avois réellement envers un arrii ,
des torts gr^av es , que je devoi;^ réparer^
Bref^
L I Y R E IX. ïf
Bref, comme j'avois déjà fait plurieurs
fois avec Diderot , avec le baron d'H k ,
moitié gré, moitié foibleiïe, je fis toutes les
avances que j'avois droit d'exiger; j'allai
chez G.... comme un autre GeorgeDandin,
lui faire des excufes des ofFenfes qu'il m'a-
voit faites j toujours dans cette faulTe per-
fuafion qui m'a fait faire en ma vie mille
baffcfles auprès de mes feints amis, qu'il n'y
a point de haine qu'on ne défarme à force
de douceur & de bons procédés ; au lieu
qu'au contraire la haine des méchans ne fait
que s'animer davantage par l'impofTibilité
de trouver fur quoi la fonder; & le fenti-
ment de leur propre injuftice n'efl qu'un
grief déplus contre celui qui en eft l'objet.
J'ai , fansfortir de ma propre hifloirc , une
preu\'e bien forte de cette maxime dans
G.... & dans T , devenus mes deux
plus implacables ennemie par goût, par
plaifir , par fantaifie , fans pouvoir alléguer
aucun tort d'aucune efpece , que j'aie eu
jamais avec aucun des deux ( * ) , & dont!
( * ) Je n'ai donné , dans la fuite , au dernier I«
Tome IK B
i8 Les Confessions.
la rage s'accroît de jour en jour, comme
ceJIe des tigres , par la facilité qu'ils trou-
vent à l'ailouvir.
Je m'attendois que , confus de ma con-
defccndance & de mes avances , G . . . .
me recevroit, les bras ouverts, avec la
plus tendre amitié. Il me recrut en empe-
reur romain , avec une morgue que je
n'avois jamais vue à perfonne. Je n'étois
point du tout préparé à cet accueil. Quand
dans l'embarras d'un rôle fi peu fait pour
moi , j'eus rempli , en peu de mots & d'uu
air timide, l'objet qui m'amenoit près de
lui ; avant de me recevoir en grâce , ii
prononça avec beaucoup de majeflé, une
iongue harangue qu'il avoit préparée , &
qui contenoit la nombreufe énumcratioii
«de fes rares vertus , & fur-tout dans l'ami»
furnom de jongleur, que long- temps après iba
inimitié déclarée , & les fang'.anfes perfccutions
qu'il m'avoit fufcitées à Genève & ailleurs. J'ai
même bientôt fupprimé ce nom , quand je me
fuis vu tout- a- fait fa victime. Les baffes ven-»
geances font indignes de mon coeur, & h hains
n'y prend jamais pied^,
L I V R E IX. i^
lié. II appuya long - temps fur une chofe
qui d'abord me frappa beaucoup ; c'eft
qu'on lui voyoït toujours conferver les
mêmes amis. Tandis qu'il parloit , je me
difois tout bas , qu'il feroit bien cruel
pour moi de faire feul exception à cette
règle. Il y revint fi fouvent & avec tant
d'affectation , qu'il me fit penfer que , s'il
ne fuivoit en cela que les fcntimens de
fon cœur , il feroit moins frappé de cette
maxime, & qu'il s'en faifoit un art utile
à fes vues dans les moyens de parvenir.
Jufqu'alors j'avois été dans le même cas,
j'avois confervé toujours tous mes amis ;
depuis ma plus tendre enfance , je n'en
avois pas perdu un feul , fi ce n'eft par
la mort, & cependant je n'en avois pas
fait jufqu'alors la réflexion : ce n'étoit pas
uno. maxime que je me fude prefcrite.
Puifque c'étoit un avantage alors com-
mun à l'un & à l'autre , pourquoi donc
s'en targuoit-il par préférence, fi ce n'eft
qu'il fongeoit d'avance à me l'ôter? Il s'at-
tacha enfuite à m'humilier par les preuves
«le la préférence que nos amis commua.*
B 3
20 Les Confessj. ons.
lui donnoient fur moi. Je connoifrois aufïï
bien que lui cette préférence; la queflion
étoit , à quel titre il l'avoit obtenue ; fx
e'étoit à force de mérite ou d'adreffe , en
s^élevant lui-même, ou en cherchant à
me rabaiiïer. Enfin, quand il eut mis à
fon gré , entre lui & moi , toute la diftance
qui pouvoit donner du prix à la grâce
qu'il m'alloit faire , il m'accorda le baifer
de paix, dans un léger embraffement qui
reffembloit à l'accollade que le roi donne
aux nouveaux chevaliers. Je tombois des
nues, j'étois ébahi, je ne favois que dire,
je ne trouvois pas un mot. Toute cette
fcene eut l'air de la réprimande qu'un
précepteur fait à fon difciple, en lui fai-
fant grâce du fouet. Je n'y penfe jamais
fans fentir combien font trompeurs les ju-
gemens fondés fur l'apparence , auxquels
le vulgaire donne tant de poids , & com-
bien fouvent l'audace & la fierté font du
côté du coupable, la honte & l'embarras
du côté de l'innocent.
Nous étions réconciliés ; e'étoit tou.
Jours un foulagement pour mon cœur.
LivreIX. 2t
que toute querelle jette dans des angoifies
mortelles. On fe doute bien qu'une pa-
reille réconciliation ne changea pas fes
manières ; elle m'ôta feulement k droit
de m'en plaindre. Auffi pris -je le parti
d'endurer tout , & de ne dire plus rien.
Tant de chagrins , coup fur coup, me
jetèrent dans un accablement qui ne me
iaiffoit guère la force de reprendre l'em-
pire de moi-même. Sans réponfe de St.
L t , négligé de Mad. d'H ,
n'ofant plus m'ouvrit à perfonne , je com-
mençai de craindre qu'en faifant de l'a-
mitié l'idole de mon cœur , je n'euOTe em-
ployé ma vie à facrifier à des chimères.
Epreuve faite , il ne reftoit de toutes mes
îiaifons , que deux hommes qui euffent
confervé toute mon eftime , & à qui mon
cœur pût donner fa confiance : Duclos ,
que depuis ma retraite à l'Hermitage , j'a-
vois perdu de vue , & St. L t. Je crus
ne pouvoir bien réparer mes torts envers
ce dernier , qu'en lui déchargeant mon
cœur fans réferve ; & je réfolus de lui
faire pkinement mes confeffions , en tout
B 3
si'Z Les Confessions.
ce qui ne compromettroit pas fa maîcrefle»
Je ne doute pas que ce choix ne fût encore
lui piège de ma paffion , pour me tenir
plus rapproché d'elle ; mais il eft certain
que je me ferois jeté dans les bras de fou
amant fans réferve , que je me ferois mis
pleinement fous fa conduite , & que j'au-
rois pouffé la franchife auffi loin qu'elle
pouvoit aller. J'étois prêt à lui écrire une
féconde lettre j à laquelle j'étois fur qu'il
auroit répondu , quand j'appris la trifte
caufe de fon filence fur la première. Il
n'avoit pu foutenir jufqu'au bout les fa-
tigues de cette campagne. Mad. D' y
m'apprit qu'il venoit d'avoir une attaque
de paralyfie ; & Mad. d'H , que
fon affliélion finit par rendre malade elle-
même , & qui fut hors d'état de m'écrire
fur-le-champ , me marqua deux ou trois
jours après , de Paris où elle étoit alors ,
qu'il fe faifoit porter à Aix-la-Chapelle
pour y prendre les bains. Je ne dis pas
que cette trifte nouvelle m'affligea comme
elle ; mais je doute que le ferrement de
cœur qu elle me donna , fût moins pénible
L I V R E IX, 23
que fa douleur & fes larmes. Le chagrin
de le favoir dans cet état , augmenté par
la crainte que l'inquiétude n'eût contribué
à l'y mettre , me toucha plus que tout ce
qui m'étoit arrivé jufqu'alors ; & je fentis
cruellement qu'il me manquoit , dans ma
propre eftime , la force dont j'avois befoin
pour fupporter tant de déplaifir. Heureu-
fement, ce généreux ami ne me laifTa pas
long-temps dans cet accablement ; il ne
m'oublia pas , malgré fon attaque , & je
ne tardai pas d'apprendre par lui-même,
que j'avois trop mal jugé de fes fentimens
& de fon état. Mais il eft temps d'en venir
à la grande révolution de ma deftinée , à
la cataflrophe qui a partagé ma vie en
deux parties fi différentes , & qui , d'une
bien légère caufe , a tiré de fi terribles
effets.
Un jour que je nefongeoisà rien moins ,
JVIad. D' y m'envoya chercher. En
entrant, j'apperçus dans fes yeux & dans-
toute fa contenante , un an- de trouble ,
dont je fus d'autant pkis frappé , que cet
air ne lui étoit point ordinaire , perfonne
B 4
i24 Les Confessions.
au monde ne fâchant mieux qu'elle gou-
verner fou vifage & fes mouvemens. Mori
ami , me dit-elle , je pars pour Genève ;
ma poitrine eft en mauvais état , ma fanté
fe délabre au point que , toute chofe cefr
faute , il faut que j'aille voir & confulter
Tronchin. Cette réfolution , fi brufque^
ment prife & à l'entrée de la mauvaife
faifon , m'étonna d'autant plus que je l'a-
vois quittée , trente- fix heures aupara-
vant , fans qu'il en fût queftion. Je lui
demandai qui elle emmeneroit avec elle.
Elle me dit qu'elle emmeneroit fon fils
avec M. DeLinant ; &. puis elle ajouta
négligemment : Et vous , mon ours , ne
viendrez-vous pas aulTi ? Comme je ne
<;rus pas qu'elle parlât férieufement , fa-
chant que dans la faifon où nous entrions ,
j'étois à peine en état de fortir de ma
chambre , je plaifantai fur l'utilité du cor-
tège d'un malade pour un autre malade ;
elle parut elle-même n'en avoir pas fait
tout de bon la propofition , & il n'en fut
plus queftion. Nous ne parlâmes plus que
des préparatifs de fon \oy?.^c , dont elle
L I V R E IX. 25
s'occupoit avec beaucoup de vivacité ,
étant léfolue à partir dans quinze jours.
Je n'avois pas befoin de beaucoup de
pénétration pour comprendre qu'il y a voit
à ce voyage , un motif fecret qu'on me
taifo'it. Ce fecret, qui n'en étoit un dans
toute la maifon que pour moi , fut décou-
vert dès le lendemain par Thérefe , à qui
Teifïier , le maître-d'hôtel , qui le favoit
de lafemme-de-cliambre , le révéla. Q,uoi-
que je ne doive pas ce fecret à Mad.
D' y , puifque je ne le tiens pas d'elle,
il eft trop lié avec ceux que j'en tiens ,
pour que je puiffe l'en féparer: ainfijeme
tairai fur cet article. Mais ces fecrets, qui
jamais ne font fortis ni ne fortiront de
ma bouche ni de ma plume , ont été fuf;
de trop de gens pour pouvoir être igno-
rés dans tous les entours de Mad. D' y.
Inftruit du vrai motif de ce voyage ,
j'aurois reconnu lafecrete impulfion d'une
main ennemie , dans la tentative de m'y
faire le chaperon de Mad. D' y ; mais
elle avoit fi peu infifté , que je perfiflai à
pe point regarder cette tentative comme
26 Les Confessions.
fcrieufe , & je ris feulement du beau pef-
fonnage que j'aurois fait là , fi j'eufTe eu
]a fottife de m'en charger. Au refte , elle
gagna beaucoup à mon refus , car elle
vînt à bout d'engager fon mari même à
l'accompagner.
Quelques jours après , je reçus de Di-
derot le billet que je vais tranfcrire. Ce
billet feulement plié en deux , de manière
que tout le dedans fe lifoit fans peine ,
ine fut adreifé chez Mad.-D' y , &
recommandé à M. DeLinant, le gouver-
neur du fils & le confident de la mère.
Billet de Diderot , liafTc A , N°. 52.
" Je fuis fait pour vous aimer , & pour
35 vous donner du chagrin. J'apprends
„ que Mad. D' y va à Genève, & je
35 n'entends point dire que vous l'accom-
35 pagniez. Mon ami , content de Mad.
,5 D' y, il faut partir avec elle : mécon-
tent, il faut partir beaucoup plus vite.
55 Etes-vous furchargé du poids des obh-
35 gâtions que vous lui a\'ez ? voilà une
5j occafîou de vous acquitter en partie
35
L I V R E IX. 0,1
,j & de vous foulager. Trouverez -vous
„ une autre occafioii dans votre vie , de
,5 lui témoigner votre reconnoiffance ?
„ Elle va dans un pays où elle fera comme
„ tombée des nues. Elle eft malade : elle
„ aura befoin d'amufement & de diftrac-
j, tion. L'hiver ! voyez , mon ami. L'ob-
55 jeélion de votre fanté peut être beau-
„ coup plus forte que je ne la crois. Mais
5, êtes - vous plus mal aujourd'hui qu^»
55 vous ne l'étiez il y a un mois , & que
„ vous ne le ferez au commencement du
55 printemps ? Ferez-vous dans trois mois
55 d'ici le voyaffe plus commodément
35 qu'aujourd'hui ? Four moi je vous avoue
55 que fi je ne pouvois fupporter la chaife ,
55 je prendrois un bâton &je la fuivrois.
55 Et puis ne craignez -vous point qu'on
55 ne méfmterprete votre conduite ? On
55 vous foupçonnera , ou d'ingratitude , ou
35 d'un autre motif fecret. Je fais bien que ,
55 quoi que vousfafliez , vous aurez tou-
,5 jours pour vous le témoignage de votre
5, confcience : mais ce témoignage fuffit-
j;, ilfeul , & efl-il permis de négliger juf-
2§ Les Confessions.
„ qu'à certain point celui des autres hom-
^, mes ? Au refte , mon ami , c'eft pour
„ m'acquitter avec vous & avec moi , que
,, je vous écris ce billet. S'il vous déplait ,
„ jetez -le au feu, & qu'il n'en foit non
55 plus queftion que s'il n'eût jamais été
„ écrit. Je vous falue , vous aime , & vous
„ embraiïe. „
'Le tremblement de colère , l'éblouif-
femcnt qui me gagnoient en lifant ce
billet , & qui me permirent à peine de
l'achever , ne m'empêchèrent pas d'y re-
marquer l'adreffe avec laquelle Diderot
V affeéloit un ton plus doux , plus caref-
lant , plus honnête , que dans toutes fes
autres lettres , dans lefquelles il me trai-
toit tout au plus de mon cher , fans dai-
gner m'y donner le nom d'ami. Je vis ai-
fément le ricochet par lequel me venoit
ce billet , dont la fufcription , la forme &
la marche déceloient même afifez mal-
adroitement le détour : car nous nous écri-
vions ordinairement par la pofte ou par
]e meflager de Montmorency , & ce fut
la première & l'unique fois qu'il fe fervit
de cette voie -là.
L I V R E IX. 29
QLiand le premier tranfport Je mon in-
dignation me permit d'écrire , je lui traçai
précipitamment la réponfe fuivante , que
je portai fur -le -champ , de l'Hermitage
où j'étois pour lors , à la C e , pour
la montrer à Mad. D' y , à qui dans
mon aveugle colère , je la voulus lire moi-
même , ainfi que le billet de Diderot.
" JMon cher ami , vous ne pouvez fa-
5, voir ni la force des obligations que je
55 puis avoir à Mad. D' y , ni jufqu'â
33 quel point elles me lient , ni fi elle a réel-
33 lement befoin de moi dans fon voyage ,
33 ni fi elle defire que je l'accompagne,
33 ni s'il m'efl; poffible de le fane , ni les
53 raifons que je puis avoir de m'en abf-
5, tenir. Je ne refufe pas de difcuter avec
33 vous tous ces points ; mais , en atten-
53 dant , convenez que me prefcrire fi affir-
33 mativement ce que je dois faire , fans
33 vous être mis en état d'en juger , c'eft ,
33 mon cher philofophe , opiner en franc
33 étourdi. Ce que je vois de pis à cela,
33 eft que votre avis ne vient pas de vous,
j3 Outre que je fuis peu d'humeur à me
30 Les Confessions.
j, laifTer mener fous votre nom , par le
55 tiers & le quart , je trouve à ces rico-
j, chets , certains détours qui ne vont pas
5, à votre franchife , & dont vous ferez
55 bien pour vous & pour moi , de vous
3, abflenir déformais,
55 Vous craignez qu'on n'interprète
55 mal ma conduite ; mais je défie un cœur
„ comme le vôtre , d'ofer mal penfer du
55 mien. D'autres peut-être parleroient
55 mieux de moi , fi je leur reiïemblois
55 davantage. Que Dieu me préferve de
55 me faire approuver d'eux ! Que les
55 méchans m'épient 8c m'interprètent:
„ RoufTeau n'eft pas fait pour ]qs crain-
53 dre , ni Diderot pour les écouter.
5, Si votre billet m'a déplu , vous vou-
55 lez que je le jette au feu , & qu'il n'en
,5 foit plus queflion. Penfez-vous qu'on
35 oublie ainfi ce qui vient de vous ? Mon
55 cher , vous faites auffi bon marché de
,5 mes larmes dans les peines que vou^
35 me donnez , que de ma vie & de ma
55 fanté dans \e?> foins que vous m'exhor-
j3 tez à prendre. Si vous pouviez voi.i-3
L I V R E IX. 3r
33 corriger de cela , votre amitié m'en fe-
,j roit plus douce , & j'en dcviendrois
„ moins à plaindre. „
En entrant dans la chambre de Mad.
D' y , je trouvai G.... avec elle , & j'en
fus charmé. Je leur lus à haute & claire
voix, mes deux lettres avec une intrépi-
dité dont je ne me ferois pas cru capable ,
& j'y ajoutai en finiffant , quelques dif-
cours qui ne la démencoient pas. A cette
audace inattendue dans un homme ordi-
n.airement fi craintif , je les vis l'un &
l'autre atterrés, abafourdis, ne répondant
pas un m.ot ; je vis fur -tout cet homme
arrogant baiOferles yeux à terre , & n'ofer
foutenir l-es étincelles de mes regards :
mais dans le même inftant , au fond de
fon cœur , il juroit ma perte , & je fuis fur
qu'ils la concertèrent avant de fe féparer.
Ce fut à peu près dans ce temps-là, que
je reçus enfin par Mad. d'H la ré-
ponfe de St. L t, (lialTe A , N°. 57. )
datée encore de Wolfenbutel , peu de
jours après fon accident , à ma lettre qui
avoit tardé long-tepps en Toute. CettiJ
33. Les Confessions.
réponfe m'apporta des confolations , doni:
j'avois grand befoin dans ce moment-là ,
par les témoignages d'eftime & d'amitié
dont elle étoit pleine , & qui me donnè-
rent le courage & la force de les mériter,
-Dès ce moment , je fis mon devoir ; mais
il efl; confiant que fi St. L fe fût trouvé
moins fenfé , moins généreux , moins hon-
nête-homme , j'étois perdu fans retour^
La faifon devenoit mauvaife , & l'on
commençoit à quitter la campagne. Mad,
d'H me marqua le jour où elle comp-
toit venir faire fes adieux à la vallée , &
me donna rendez-vous à Eaubonne. Ce
jour fe trouva , par hafard , le même où
JVTad. D'. . . , . y quittoit la C. . . e pour
aller à Paris achever les préparatifs de foii
voyage. Heureufement elle partit le ma-
tin , & j'eus le temps encore , en la quit-
tant, d'aller dîner ax^ec fa belle-fœur. J'a-
vois la lettre de St. L t dans ma poche ;
je la lus plufieurs fois en marchant. Cette
lettre me fervit d'égide contre ma foi-
blelTe. Je fis & tins la réfolution de ne voir
plus eii Mad. d'H que mon amie &
la
Livre IX. 3-3
ja tnaîtrefie de mon ami ; &jepafrai tête-
à-tête avec elle , quatre ou cinq heures dans
un calme délicieux , préférable infiniment ,
même quant à la jouiffance , à ct% accès
de fièvre ardente j que jufqu'alors j'avois
eus auprès d'elle. Comme elle favoit trop
que mon cœur n'étoit pas changé , elle fut
fènfible aux efforts que j'avois faits pour
me vaincre ; qUc m'en eflima davantage ^
& j'eus le plaifir de voir que fon amitié
pour moi n'étoit point éteinte. Elle m'an-
Hon(j-a le prochain retour de St. L. . . . . t ,
qui , quoique aflez bien rétabli de fon
uttaque , n'étoit plus en état de foutenir
les fatigues de la guerre , & quittoit le
fdrvice pour venir vivre paifiblement au-
près d'elle. Nous formâmes le projet char-
mant d'une étroite fociété entre nous trois ,
& nous pouvions efpcrer que l'exécution
de ce projet feroit durable , vu que tous
les fentimens qui peuvent Unir des cœurs
fenfibles & droits, en faifoientia bafe, &
que nous raffemblions à nous trois affez
de talens & de connoifTances pour nous
fuffire à nous-mêmes ; & n'avoir befoin
Tome ir. G
34 Les Confessions.
d'aucun fupplément étranger. Hélas ! en
me livrant à 1 efpoir cFune fi douce vie,
je ne fongeois guère à celle qui m\it-
tendoit.
Nous parlâmes enfuite de ma fituatioii
préfente avec Mad. D' y. Je lui mon-
trai la lettre de Diderot , avec ma réponfe ;
je lui détaillai tout ce qui s'étoit palTé à
ce fujet , & je lui déclarai la réfolution où
j'étois de quitter l'Herm^itagc. Elle sy op-
pofa vivement , & par des raifons toutes-
puifHintes fur mon cœur. Elle me témoi-
gna combien elle auroit defiré que j'euffe
îait le voyage de Genève , pré\'oyanc
qu'on ne manqueroit pas de la compro-
mettre dans mon refus : ce que la lettre
de Diderot fembloit annoncer d'avance.
Cependant, comme elle favoit mes raifons
auffi bien que moi-même , elle n'infifta
pas fur cet article ; mais elle me conjura
d'éviter tout éclat , à quelque prix que ce
pût être , & de pallier mon refus de rai-
fons allez plaufibles , pour éloigner l'in-
jufle foupçon qu'elle pût y avoir part. Je
lui dis qu'elle ne m'impofoit pas une tùchc
Livre IX. 3-
alfée ; mais que , réfolu d'expier mes torts
au prix même de ma réputation , je vou-
lois donner la préférence à la fienne , en
tout ce que l'honneur me permettroit
d'endurer. On connoîtra bientôt fi j'ai fu
remplir cet engagement.
Je le puis jurer , loin que ma pafiTioil
malheureufe eût rien perdu de fa force,
je n'aimiai jamais ma Sophie aufli vive-
ment, aufTi tendrement que je fis cejour-
Vd. Mais telle fut l'impreffion que firent
fur moi la lettre de St. L t, le fentiment
du devoir & l'horreur de la perfidie,
que , durant toute cette entrevue , mes
fens me laifferent pleinement en paix au-
près d'elle , & que je ne fus pas même
tenté de lui baifer la main. En partant,
elle m'embrafTa devant fes gens. Ce bai-
fer , fi différent de ceux que je lui avois
dérobés quelquefois fous les feuillages ,
me fut garant que j'avois repris l'empire
fur moi-même : je fuis prefque affuré que
fi mon cœur avoit eu le temps de fe raffer-
jmir dans le calme , il ne me falloit pas
trois mois pour être guéri radicalement,
C 3
$6 Les Confessions.
Ici finiflent mes liaifons perfonnellcs
avec Mad. d'H : liaifons dont
chacun a pn juger fur les apparences ,
félon les difpofitions de fon propre cœur,
mais dans lefquelles la paffion que m'inf-
pira cette aimable femme , paffion la plus
vive peut-être qu'aucun homme ait jamaisr
fentie, s'honorera toujours entre le cieî
&: nous , des rares & pénibles facrifices faits
par tous deux au devoir , à Thonneur , k
l'amour & à l'amitié. Nous nous étions
trop élevés aux yeux l'un de l'autre , pour
pouvoir nous avilir aifément. Il faudroic
être indigne de toute eftime , pour fe ré*-
foudre à en perdre une de fi haut prix ; &
l'énergie même des fentimens qui pou-^
voient nous rendre coupables , fut ce qui
nous empêcha de le devenir.
C'eft ainfi qu'après une fi longue ami-
tié pour l'une de ces deux femmes , & url
fi vif amour pour Tautre , je leur fis fépa-
rément mes adieux en un même jour , h
l'une pour ne la revair de ma vie , à l'au-
tre pour ne la revoir que deux fois dans
les oceafions que je dirai ci-après^
Livre IX. 3*^
Après leur départ , je me trouvai dans
iin grand embarras pour remplir tant de
devoirs prefTans & contradidloires , fuites
de mes imprudences. Si j'eufle été dans
mon état naturel , après la propofition &
ie refus de ce voyage de Genève, je n'a«
vois qu'à refter tranquille , & tout étoit dit.
jMais j'en avois fottement fait une affaire
qui ne pouvoit refter dans l'état où elle
étoit, & je ne pouvois me difpenfer de
toute ultérieure explication , qu'en quit-
tant l'Hermitage : ce que je venois de pro^
mettre à Mad. d'H de ne pas
faire , au moins pour le moment préfenti
3De plus, elle avoit exigé que j'excufafTe
Àiprès de mes foi-difans amis, le refus
de ce voyage , afin qu'on ne lui imputcât
pas ce refus. Cependant je n'en pouvois
alléguer la véritable caufe , fans outrager
Mad. D' y , à qui je devois certai-
nement de la reconnoiffance , après tout
ce qu'elle ayoit fait pour moi. Tout bien
confidéré , je me trouvai dans la dure
mais indifpenfable alternative , de man-
quer à Mad, D' y, à Mad. d'H ,
gS Les C 0 n F e s s ï o k* 5.
ou à moi-même , & je pris Je dernier pkrtî-
Je Je pris hautement, pieinement, fans
tergiyerfer, & avec une générofité digne
affUrément, de laver Jes fautes qui m'a-
Voient réduit à cette extrémité. Ce facri-
iîce , dont mes ennemis ont fu tirer parti ,
& qu'ils attendoient peut-être, a fait la
ruine de ma réputation , & m'a ôlé pav
leurs foins , l'eftime publique ; mais il m'a
îendu la mienne , & ma confoié dans mes
malheurs. Ce n'eft pas la dernière fois ,
comme on verra , que j'ai fait de pareils
facrifices , ni la dernière aufli , qu'on s'en
cfl prévalu pour m'accabler.
G . . . . étoit le feul qui parût n'avoir
pris aucune part dans cette aftaire , & ce
fut à lui que je réfolus de m'adreffer. Je
lui écrivis une longue lettre , dans laquelle
j'expofai Je ridicule de vouloir me faire
un devoir de ce voyagé de Genève , l'inu-
tilité , l'embarras même dont j'y aurois
été à Mad, D' y , & les inconvé-
niehs qui en auroient réfulté pour moi-
iiiêmc. Je neréfiftai pas , dans cette-lettre ,
^ IdteiiÉation de lui laifier voir que j'étois
Livre IX. 59
ânflruit , & qu'il me paroiffoit fingulief
qu'on prétendît que c'étoit à moi de faire
ce voyage, tandis que lui -même s'en dit-
penfoit, & qu'on ne faifoit pas mention
de lui'. Cette lettre, où faute de pouvoir
dire nettement mes raifons , je fus forcé de
battre fouvent la campagne , m'aiiroit
donné dans le public l'apparence de bien
des torts ; mais elle étoit un exemple de
retenue & de difcrétion pour les gens qui ,
comme G.... , étoientau fait des chofes que
j'y taifois , & qui juftifîoient pieinement
ma conduite. Je ne craignis pas même de
mettre un préjugé de plus contre moi,ei>
prêtant l'avis de Diderot à mes autres
amis , pour infinuer que Mad. d'H
avoit penfé de même , comme il étoit:
vrai, & taifantque, fur mes raifons , elle
avoit changé d'avis. Je ne pouvois mieux
la difculper du foupçon de conniver avec
moi , qu'en paroiffant fur ce point , mé-
content d'elle.
Cette lettre finiîfoit par un acle de con-
fiance , dont tout auti c homme auroit été
touché ; car en exhortant G .... à pefe?
C 4
4© Les Confessions.
mes raifons &à me marquer après cela foq
avis, je lui marquois que cet avis feroiç
fuivi , quel qu'il pût être : & c'étoit mon
intention , eût -il même opiné pour mon
départ ; car M. D' y s'étant fait le
coiidudeur de fa femme dans ce voyage ,
le mien prenoit alors un coup-d'œil tout
différent : au lieu que c'étoit moi d'abord
qu'on voulut charger de cet emploi , &
qu'il ne fut queftion de lui qu'après mon
refus.
La réponfe de G .... fe fit attendre 5
elle fut fmguliere. Je vais la tranfcire ici.
( Voyez liaffe A , N^ 59. )
« Le départ de Mad. D* y efl
3, reculé ; fon fils efl malade , il faut atten.-
3, dre qu'il foit rétabli. Je rêverai à votre
j, lettre. Tenez -vous tranquille à votre
3, Hermitage. Je vous ferai paffer mon
55 avis à temps. Comme elle ne partira
33 fùrement pas de quelques jours , rien
35 ne preffe. En attendant , fi vous le jugez
3, à' propos , vous pouvez lui faire vos
3, offres , quoique cela me paroifTe eur
w core aiïez égal. Car, connoiffant votre
Livre IX. 41
>, pofition auffi bien que vous-même,
55 je ne doute point qu'elle ne réponde à
35 vos offres comme elle doit ; & tout ce
„ que je vois à gagner à cela, c'eft que
33 vous pourrez dire à ceux qui vous pref-
^ fent , que fi vous n'avez pas été , ce
35 n'eft pas faute de vous être offert. Au
35 refle, jenevoispas pourquoi vous vou-
j, lez abfolument que le philofophe foit
55 le porte -voix de tout le monde , & par-
,5 ce que fon avis eft que vous partiez ,
pj pourquoi vous imaginez que tous vos
5, amis prétendent la même chofe. Si vous
55 écrivez à Mad. D' y , fa réponfe
5.5 peut vous fcrvir de réplique à tous
9, ces amis , puifqu'il vous tient tant au
pj cœur de leur répliquer. Adieu : je fa-
P5 lue Mad, le Vaffeur & le Criminel (*).
Frappé d'étonnement en lifant cette
(*) M. le Vaffeur, que fa femme menoit un
peu rudement , l'appelloic le Lieutenant crimi-
nel. M. G ... . donnoit , par plaifanterie , le même
i-.om à la fille; & pour abréger, il lui plut d'en
retrancher le premier mot.
42 Les Confessions.
lettre, je cherchois avec inquiétude ce
qu'elle pou voit figniHer , &je ue trou\oi5
rien. Comment! au lieu de me répondre
avec fimplicité fur Ja mienne , il prend du.
temps pour y rê\'er , comme fi celui qu'il
avoit déjà pris, ne lui avoit pas futii. 11
m'avertit même de la fufpenfion dans
laquelle il me \'eut tenir , comme s'il s'a-
giffoit d'un profond j)roblême à réfou-
dre , ou comme s'il importoit à fes vues
de m'ôter tout moyen de pénétrer fou
fentiment , jufqu'au moment qu'il vou-
droitmele déclarer. Que lignifient donc
ces précautions , ces retafdemens , ces
myfteres ? Eft-ce ainfi qu'on répond à
la confiance ? Cette allure eft- elle celle
de la droiture & de la bonne foi ? Je
cherchois en vain quelque interprétatiou
favorable à cette conduite ; je n'en trou-
vois poiiit. Quel que fût fou deflein , s'il
m'étoit contraire, fa pofition en facilitoit
l'exécution , fans que , par la mienne , il
me fût pofTible d'y mettre obftacle. Eu
faveur dans la maifon d'un grand |)rince ^
répandu dans le monde, donnant le ton
L I V R E IX. 43
h nos communes fociétés, dont il étoit
l'orade , il pouvoit, avecfon adrefie ordi-
naire , difpofer à fon aife toutes fes machi-
nes ; & moi , feul dans mon Hermitage ,
loin de tout, fans avis de perfonne ,"fans
aucune communication , je n'avois d'au-
tre parti que d'attendre & refteren paix:
feulement j'écrivis à Mad. D' y fur
la maladie de fon fils , une lettre auffi
honnête qu'elle pouvoit l'être, mais où
je ne donnai pas dans le picge de lui oiFrir
de partir avec elle.
Après des fiecles d'attente dans Li
cruelle incertipude où cet homme bar-
bare m'avoit plongé , j'appris au bout
de huit ou dix jours , que î\Tad. D' y
étoit partie , & je reçus de lui une fé-
conde lettre. Elle ri'ctoit que de fept à huit
lignes , que je ïï'achevai pas de lire
C'étoit une rupture , mais dans des ter-
mes tels qirè la plus infernale haine les
peut dicter , & qui même devenoient
bêtes à force de vouloir être offenfans. Il
me défendoit fa préfence , comme il m'au-
roit défendu fes états. Il ne manquoit à
44 Les Confessions.
fa lettre, pour faire rire, que d'être lue
avec plus de fang- froid. Sans la tranf-
crire , fans même en achever la leclure ,
je la lui renvoyai fur - le - champ avec
celle-ci :
" Je me refufois à ma jufte défiance ;
,5 j'ichcA e trcp tard de vous connoître.
55 Voilà donc la lettre que vous vous
55 ères donné le loifir de méditer ; je vous
55 Ja renvoie, elle n'eft pas pour moi.
55 Vous pouvez montrer la mienne à
55 toute la terre , & me haïr ouvertement;
5,5 ce fera de votre part une fauffeté de
^5 moins. „
Ce que je lui difois , qu'il pouvoit
jnontrer ma précédente lettre , fc rapport
t^it à un article de lafienne, fur lequel
on pourra juger de la profonde adreffc
qu'il mit à toute cette affaire.
J'ai dit que pour gens qui n'étoicnt
pas au fait , ma lettre pouvojt donner fur
rnoi bien des prifes. II le vit avec joie ;
mais comment fe prévaloir de cet avan»
t. ge , fans fe compromettre ? En montrant
cette lettre , il s'expofoit au reproche d'»»
î^ufer de la confiance de fon ami.
L I V R E IX. 45
Pour fortir de cet embarras , il imigina,
de rompre avec moi, de Ja façon la plus
piquante qu'il futpoiïîble, S: de me faire
valoir dans fa lettre, Ja grâce qu'il me
faifoit de ne pas montrer la mienne. Il
étoit bien fur que, dans l'indig-nation de
ma colère , je me refuferois à fa feinte dif-
crétion , & lui permettrois de montrer ma
lettre à tout le monde: c'étoit préciféme'nt
ce qu'il vouloit, & tout arriva comme il
Tavoît arrangé. Il fit courir ma lettre dans
tout Paris , avec des commentaires de fa
façon , qui pourtant n'eurent pas tout
le fuccès qu'il s'en étoit promis. On ne
trouva pas que la pefrriiffion de montrer
ma lettre , qu'il avoit fu m'extorquer ,
J'exemptât du blâme de m'avoir fi légè-
rement pris au mot pour me nuire. On
demandoit toujours quels torts perfôrt-
nels j'avois avec lui , pour autorifcr une
fi violente haine. Enfin , l'on trouvoit
que, quand j'aurois eu de tels torts qui
l'auroient obligé de rompre , Tamitié ,
îTiême éteinte , avoit encore des droits
<iu'il auroit du refpeéler. Mais maJhcu*
46 Les Confessions.
reufement , Paris efl iiivolc ; ces remar-
ques du moment s'oublient ; l'abfent infor-
tuné fe néglige ; l'homme qui profpere en
impofe par fa préfence ; le jeu de l'intrl.-
gue & de la méchanceté fe foutient , fe
renouvelle , & bientôt fon eftét fans cefle
renaifTant, efface tout ce qui l'a précédé.
Voilà comment , après m'avoir fi long-
temps trompé , cet homme enfin quitta
pour moi fon mafque , perfuadé que dans
l'état où il avoit amené les chofes , il
cefToit d'en avoir befoin. Soulagé de la
crainte d'être injufte en\"ers ce miféra-
ble , je l'abandonnai à fon propre cœur j
& ceffai de penfer à lui. Huit jours après
avoir reçu cette lettre , je reçus de Mad,
D' . . . . y fa réponfe , datée de Genèse ,
à ma précédente ( liafTe B, N°. lo). Je
compris , au ton qu'elle y prenoit pour
îa première fois de fa vie , que l'un is.
l'autre , comptant fur le fuccès de leurs
mefures , agilToient de concert , & que ,
tne regardant comme un homme perdu
fans reffource , ils fe livroient défor»
mais f'ins rifque , au plaifir d'achever de
ïïi'éçrafer.
L I V R E IX. 47
]\Ion état, en eftet, étoit des plus dé-
plorables. Je voyois s'éloigner de moi
tous mes amis , fans qu'il me fût poffible
de favoir ni comment ni pourquoi. Di-
derot qui fe vantoit de me refter , de
me refter feul , & qui depuis trois moiN
me promettoit une viiite , ne venoit
point. L'hiver commençoit à fe faire fen-
tir , & avec lui les atteintes de mes maux
habituels. Mon tempérament , quoique
vigoureux , n'avoit pu foutenir les com-
bats de tant de paffions contraires. J'é-
tois dans un épuifement qui ne me laifToit
ni force ni courage pour réfifter à rien ;
quand mes engageraens , quand les con-
tinuelles repréfentations de Diderot &
de Mad. d'H ....... m'auroient permis
en ce moment de quitter l'Hermitage ,
je ne favois ni où aller ni comment me
traîner. Je reftois immobile & ftupide ,
fans pouvoir agir ni penfer. La feule idée
d'un pas à faiic, d'une lettre à écrire ,
d'un mot à dire», me faifoit frémir. Je ne
pouvois cependant laiffer la lettre de
]\Iad. D' . . ; . . y Xans réplique . à moins
48 Les C o k f e S s i o n s
de m'avouer digne des traitemcnS doiif
die Se fon ami m'accabloient. Je pris le
parti de lui notifier mes fentimens & mes-
réfolutions , ne doutant pas un moment
que par humanité , par générofité , par
bienféance, par les bons fentimens que
j'avois crû voir en elle , malgré les mau-
vais , elle ne s'emprefïat (ïy foufcrire.
Voici ma lettre.
" A l'Hermitage, le 23 novemb. 1757.
„ Si l'on mouroit de douleur , je ne
35 ferois pas en vie. Mais enfin , j'ai pris
„ mort parti. L'amitié eft éteinte entre
„ nous , madame ; mais celle qui n'eft
35 plus , garde encore des droits que je'
,i fais refpeder. Je n'ai point oublié vos
3:j bontés pour moi , & vous pouvez comp-
as ter de ma paft, fur toute la reconnoif-
53 fance qu'on peut avoir pour quelqu'un
35 qu'on ne doit plus aimer. Toute autre'
,j explication feroit inutile : j'ai pour moi
,y ma confcienee , & vous renvoie à la-
3, vôtre'.
„ J'ai voulu quitter l'Hermitage , & je
5;^ le devois. Mais on prétend qu'il faut
L I V R E IX, '4^'
^ que j'y refte jufqu'au printemps: ; &
„ puifque mes amis le veulent , j'y réf.
3, terai jufqu'au printemps , fi vous y
„ confentez. „
Cette lettre écrite & partie , jt ne penfai
plus qu'à me tranquillifer à THermitage ,
en y foignant ma fanté, tâchant de recou-
vrer des forces , & de prendre des mefures
pour en fortir au printemps , fans bruit &
fans afficher une rupture. Mais ce n'étoid
pas là le compte de AT. G . . . . Se dà
Mad. D' y , comme on verra dans
un moment.
Quelques jours après , j'eus enfin le
plaifir de recevoir de Diderot cette vifite
fi fouvent promife & manquée. Elle ne
pouvoit venir plus à propos ; c'étoit mon
plus ancien ami ; c'étoit prefque le feul
qui me reftât : on peut juger du plaifir
que j'eus à le voir dans ces circonftan-
ces. J'avois le cœur plein , je l'épanchai
dans le fien. Je l'éclairai fur beaucoup
défaits qu'on lui avoittus, dcguifés, ou
fuppofés. Je lui appris , de tout ce qui
s'étoJt paffé , ce qu'il m'étoit permis de
Toms IV, D
50 Les Confessions.
lui dire. Je n'affeclai point, de liii taire
ce qu'il ne favoit que trop , qu'un amour
auffi malheureux qu'infenfé avoit été Tinf-.
trument de ma perte ; mais je ne convins
jarnais que Mad. d'H en fut inf-
truite , ou du moins que je Je Jui eufie dé-
claré. Je lui parlai des indignes manœu-
vres de Mad. D' y pour furprendrc
les lettres très -innocentes , que la belle-»
fœur m'écrivoit. Je voulus qu'il apprit
ces détails de la bouche même des per-
fonnes qu'elle avoit tenté de féduire.
Thérefe le lui fit exaélement : mais que
devins -je quand ce fut le tour de la mère,
& que je l'entendis déclarer & loutenir
que rien de cela n'étoit à fa connoif-
^ance ? Ce furent fes termes , & jamais
elle ne s'en départit. Il n'y avoit pas
quatre jours qu'elle m'en avoit répété le
récit à moi-même, & elle me dément
en face devant mon ami. Ce trait me
parut décîhf,. & je fentis alors vivement
mon imprudence d'avoir gardé fi long-
temps , une pareille femme auprès de
«noii Je ne m'étendis poi^t en invedive*
_L I V R E I5C. 51
Contre elle; à peine daignai -je lui dire
quelques mots de mépris. Je fentis ce
que je devois à la fille , dont l'inébran-
lable droiture contraftoit avec l'indigne
lâcheté de la mère. Mais dès lors mon
parti fut pris fur le compte de la vieille , Se
je n'attendis que le moment de l'exécuter.
Ce moment vint plus tôt que je ne l'a-
vois attendu. Le 10 décembre, je reçus
de Mad. D' y, réponfe à ma précé-
dente lettre. En voici le contenu.
" A Genève, le i décembre 1757*
(LiaffeB, N°. 11. }
„ Après vous avoir donné, pendant
i, plufieurs années , toutes les marques
5, pofïibles d'amitié & d'intérêt , il ne me
„ refte qu'à vous plaindre. Vous êtes
35 bien malheureux. Je defire que votre
55 confcience foit auffi tranquille que la
^ mienne. Cela pourroit être néceffaire
55 au repos de votre vie.
„ Puifque vous vouliez quitter THer-
„ mitagc , & que vous le deviez , je fuis
y, étonnée que vos amis vous aient tc^
$z Les Confessions.
„ tenu. Pour moi , je ne confulte point
,j les miens fur mes devoirs, & je n'ai
„ plus rien à vous dire fur les vôtres. „
Un congé fi imprévu , mais fi nette-
ment prononcé , ne me laifla pas un inftant
à balancer. Il falloit fortir fur- le - champ ,
quelque temps qu'il fît , en quelqu'état
que je fuffe , dulTai-je coucher dans les
bois & fur la neige , dont la terre étoit
alors couverte , & quoi que put dire &
faire Mad. d'H ; car je voulois
bien lui complaire en tout , mais non pas
jufqu'à l'infamie.
Je me trouvai dans le plus terrible em-
barras où j'aie été de mes jours ; mais ma
Téfoludon étoit prife : je jurai , quoi qu'il
arrivât , de ne pas coucher à l'Hermitage
le huitième jour. Je me mis en devoir de
fortir mes effets , déterminé à les laiffer
en plein champ , plutôt que de ne pas
rendre les clefs dans la huitaine ; car je
voulois fur -tout, que tout fût fait avant
qu'on pût écrire à Genève & recevoir
reponfe. J'étois d'un courage que je ne
ni'étois jamais kxiii ; toutes «les forces
Livre IX. 5^^
étoient revenues. L'honneur & l'indigna-
tion m'en rendirent, fur lefquelles IVIad.
D' y n'avoit pas compté. La fortune
aida mon audace. M. IMathas , procureur-
fifcal de M. le prince de Condé , entendit
parler de mon embarras. Il me fit offrir
ime petite maifon qu'il avoit à fon jardin
de Mont - Louis à Montmorency. J'ac-
ceptai avec empreffement & reconnoit-
fance. Le marché fut bientôt fait ; je. fis
en hâte acheter quelques meubles , avec
ceux quej'avois déjà, pour nous coucher
Thérefe & moi. Je fis charier mes effets
à grand peine & à grands frais : malgré In
glace &la neige , mon déménagement fut
fait dans deux jours , & le quinze décem-
bre ]e rendis les clefs de l'Hermitage ,
après avoir payé les gages du jardinier ,
ne pouvant payer mon loyer.
Quant à Mad. le Vaffeur , je lui dé-
clarai qu'il falloit nous féparer : £1 fille
voulut m'ébranler ; je fus inflexible. Je
la fis partir pour Pans , dans la voiture
du meffager , avec tous les effets & meu-
bles que isi fille & elle avoient en cair.*'
D 3
£4 Les Confessions.
mun. Je lui donnai quelque argent , 8c
je m'engageai à lui payer fon loyer chez
fes enfans ou ailleurs , à pourvoir à fa
fubfiftance autant qu'il me feroit poffible ,
& à ne jamais la lailTer manquer de pain,
tant que j'en aurois moi-même.
Enfin , le fur - lendemain de mon ar^
rivée à Mont -Louis , j'écrivis à Mad.
D' y la lettre fuivante.
" A Montmorency , le 17 déc. 1757.
,5 Rien n'eft fi fimple & fi nécefiaire ,
j, madame , que de déloger de votre
j3 maifon , quand vous n'approuvez pas
5j que j'y refte. Sur votre refus de con~
55 fentir que je paffaffe à l'Hermitage I2
j, refte de l'hiver , je l'ai donc quitté le
53 quinze décembre. Ma deftinée étoit
53 d'y entrer malgré moi , & d'en fortir
.5 de même. Je vous remercie du féjour
;, que vous m'avez engagé d'y faire , &
53 je vous en remercierois davantage , fi
55 je j'avois payé moins cher. Au refte ,
53 vous avez raifon de me croire malheu-
j5 reux ; perfonne au monde ne fait mieux
L I V R E IX. 55
^ que vous combien je dois l'être. Si c'eft
s, un malheur de fe tromper fur le choix
35 de fes amis , c'en eft un autre non
35 moins cruel , de revenir d'une erreur
55 fi douce. „
Tel eft le narré fidèle de ma demeure
à l'Hermitage , & des raifons qui m'en
ont fait fortir. Je n'ai pu couper ce récit ,
Se il importoit de le fuivre avec la plus
grande exactitude , cette époque de ma
vie ayant eu fur la fuite une influence
^ui s'étendra jufqu'à mon dernier jour.
rfS?-
§6 Les C o îj f e s s r o n s."
LIVRE DIXIEME.
• A force extraordinaire qu'une efFervef-
cence paffagerem'avoit donnée pour quit-
ter l'Hermitage , m'abandonna fi - tôt que
j'en fus dehors. A peine fus -je établi
dans ma nouvelle demeure , que de vives
& fréquentes attaques de mes rétentions
fe compliquèrent avec l'incommodité nou-
velle d'une defcente , qui me tourmentoit
depuis quelque temps , fans que je fuiïe
que c'en étoit une. Je tombai bientôt
dans les plus cruels accidens. Le méde-
cin Thyerri , mon ancien ami , vint me
voir , & m'éclaira fur mon état. Les fon-
des , les bougies , les bandages , tout
l'appareil des infirmités de l'âge ralTem-
blé autour de moi , me fit durement fentir
qu'on n'a plus le cœur jeune impuné-
ment, quand le corps a ceffé de l'être.
La belle faifon ne me rendit point mes
forces , 8: je paffai toute Tannée 1758 ,
L I V R E X. 57
dans un état de langueur , qui me fit
croire que je touchois à Ja fin de ma car-
rière. J'en voyois approcher Je terme avec
une forte d'empreffement. Revenu des
chimères dâ l'amitié , détaché de tout ce
qui m'avoit fait aimer la vie , je n'y
voyois plus rien qui pût me la rendre
agréable : je n'y voyois plus que des
maux & des miferes qui m'empêchoient
de jouir de moi. J'afpirois au moment
d'être libre & d'échapper à mes ennemis.
Mais reprenons le fil des événemens.
Il paroît que ma retraite de Mont-
morency déconcerta Mad. D' y .:
vraifemblablement elle ne s'y étoit pas
attendue. Mon trifte état , la rigueur de
la faifon , l'abandon général où je me
trouvois , tout leur faifoit croire , à G
& à elle , qu'en me pouffant à la dernière
extrémité , ils me réduiroient à crier merci ,
& à m'avihr aux dernières bafifeffes , pour
être laifié dans l'afyle dont l'honneur
m'ordonnoit de fortir. Je délogeai fi bruf-
qucment, qu'ils n'eurent pas Je temps de
prévenir le coup , & il ne leur refta plus
5<S Les Confessions.
que le choix de jouer à quitte ou double ,
& d'achever de me perdre , ou de tacher
de me ramener. G . . . . prit le premier
parti : mais je crois que Mad. D' y
eût préféré l'autre ; & j'en juge par fa
réponfe à ma dernière lettre , où elle ra-
doucit beaucoup le ton qu'elle avoit pris
dans les précédentes , & où elle fembloit
ouvrir la perte à un raccommodement.
Le long retard de cette réponfe , qu'elle
me fit attendre un mois entier, indique
affez l'embarras où elle fe trouvoit , pour
lui donner un tour convenable , & les
délibérations dont elle la fit précéder.
Elle ne pouvoit s'avancer plus loin fans
fe commettre : mais après fes lettres pré-
cédentes , & après ma brufque fortie de fa
maifon , l'on ne peut qu'être frappé du
foin qu'elle prend dans cette lettre , de
n'y pas laiffer gliffer un feul mot défo«
bligeant. Je vais la tranfcrire en entier,
^fin qu'on en juge.
L I V R E X. 59
" A Genève, le 17 janvier 1758.
( Liaffe B, N° 23.)
" Je n'ai reçu votre lettre du 17 dé-
j, cembre , monfieur , qu'hier. On me l'a
„ envoyée dans une caiiïe remplie dedif-
„ férentes chofes , qui a été tout ce temps
35 en chemin. Je ne répondrai qu'à l'apof-
„ tille : quant à la lettre , je ne l'entends
3, pas bien ; & fi nous étions dans le cas
53 de nous expliquer , je voudrois bien
55 mettre tout ce qui s'eft paffé, fur le
35 compte d'un mal -entendu. Je reviens
„ à rapoftilîe. Vous pouvez vous rappel-
„ 1er , monfieur , que nous étions conve-
35 nus que les gages du jardinier de ffler-
3, mitage pafferoientpar vos mains , pour
5, lui mieux faire fentir qu'il dépendoit,
.3 de vous , & pour vous éviter des fcenes
33 auffi ridicules & indécentes , qu'en avoit
,3 faitfonprédécefleur. La preuve en eft,
53 que les premiers quartiers de fes gages
33 vous ont été remis , & que j'étois con-
33 venue avec vous , peu de jours avant
33 mon départ , de vous faire rembôurfer
53 vos avances. Je fais que vous en fîtes
Go Les Confessions.
5 d'abord difficulté : mais ces avances ^
, je vous avois prié de les faire ; il étoit
5 fimple de m'acquitter , & nous en con-
5 vînmes. Cahouet m'a marqué que vous
, n'avez point voulu recevoir cet argent,
II y a alTuiément du qui-pro-quo là-
,j de 'ans. Je donne ordre qu'on vous le
5 reporte , &je ne vois pas pourquoi vous
j voudriez payer mon jardinier , malgré
, nos conventions, & au-delà même du
terme que vous avez habité l'Hermi-
tage. Je compte donc , monfieur , que
, vous rappellant tout ce que j'ai l'hon-
5 neur de vous dire , vous ne refuferez
pas d'être rembourfé de l'avance que
,j vous avez bien voulu faire pour moi. „
Après tout ce qui s'étoit pafle , ne pou-
vant plus prendre de confiance en I\Iad.
D' y, je ne voulus point renouer avec
elle ; je ne répondis point à cette lettre,
6 notre correfpondance finit là. Voyant
mon parti pris , elle prit le fien ; & entrant
alors dans toutes les vues de G.... & de la
cotterie H e , cUq unit fes eiiorts
aux leurs pour me couler à fond. Tandis
Livre X. 6i
qu'ils travailloient à Paris, elle travailloifc
à Genève. G.... , qui dans la fuite alla l'y
joindre , acheva ce qu'elle avoit com-
mencé. T , qu'ils n'eurent pas de
peine à gagner , les féconda puiffamment ,
& devint le plus furieux de mes perfécu-
teurs , fans avoir jamais eu de moi , non
plus que G.... , le moindre fujet de plainte.
Tous trois d'accord femerent fourdement
dans Genève le germe qu'on y vit éclorre
quatre ans après.
Ils eurent plus de peine à Paris , o\x
j'étois plus connu , & où les cœurs moins
difpofés à la haine , n'en reçurent pas (î
aifément les impreffions. Pour porter leurs
coups avec plus d'adrefîc , ils commen-
cèrent par débiter que c'étoit moi qui les
avois quittés. ( Voi/ez la lettre de DeLeyre,
liaffe B, N°. 30.) De là, feignant d'être
toujours mes amis , ils femoient adroite-
ment leurs accufations malignes , comme
des plaintes de i'injultice de leur ami.
Cela faifoit que , mxoins en garde , oii
étoit plus porté à les écouter l* à me blâ-
gier. Les fourdes accufations de perfidie
%i Les C o m f e s 5 I o n s,
& d'ingratitude 'fe débitoient avec plus
de précaution , & par-là même avec plus
d'effet. Je fus qu'ils m'imputoient des noir-
ceurs atroces , fans jamais pouvoir appren-
dre en quoi ils lesfaifoient confifter. Tout
ce que je pus déduire de la rumeur publi-
que , fut qu'elle fe réduifoit à ces quatre
crimes capitaux : i °. Ma retraite à la cam-
pagne. 2*. Mon amour pour Mad. d'H .•
3°. Refus d'accompagner à Genève Mad.
D' y. 4°. Sortie de l'Hermitage. S'ils y
ajoutèrent d'autres griefs , ils prirent leurs
mefures fi juftes , qu'il m'a été parfaite-
ment impoffible d'apprendre jamais quel
en étoit le fujet.
C'eft donc ici que je crois pouvoir
fixer l'établiffement d'un fyftême adopté-
depuis par ceux qui difpofent de moi ,
avec un progrès & tin fuccès fi rapide,
qu'il tiendroit du prodige pour qui ne
fauroit pas quelle facilité tout ce qui fa-
vorife la malignité des hommes , trouve à
s'établir. Il faut tâcher d'expliquer en peu
de mots ce que cet obfcur & profond fyf-
tême a de vifible à mes yeux.
L I V R E X. 6j
Avec un nom déjà célèbre & connu
dans toute l'Europe , j'avois confervé la
fimplicité de mes premiers goûts. Ma mor-
telle averfion pour tout ce qui s'app«lloit
parti, faction , cabale , m'avoit maintenu
libre, indépendant, fans autre chaîne que
les attachemens de mon cœur. Seul , étran-
ger , ifolé , fans appui , fans famille , ne
tenant qu'à mes principes & à mes de-
voirs, je fui vois avec intrépidité les rou-
tes de la droiture , ne flattant , ne ména-
geant jamais perfonne aux dépensée la
juftice & de la vérité. De plus , retiré de-i
puis deux ans dans la folitude , fans cor*
refpondance de nouvelles , fans relatiort
des affaires du monde , fans être inftruit
ni curieux de rien , je vivois à quatre
lieues de Paris , auffi féparé de cette ca-
pitale par mon incurie , que je Taurois
été par les mers dans l'isle de Tinian.
G.... , Diderot , d'H k au contraire ,
au centre du tourbillon , vivoient répan^
dus dans le plus grand monde , & s'en
partageoient prefque entr'eux toutes les
fpheres. Grands , beaux -efprits , gens de
64 Les Confessions.
lettres , gens de robe , femmes , ils pou-
voient (le concert fe faire écouter par-
tout. On doit voir déjà l'avantage que
cette polition donne à trois hommes bien
unis contre un quatrième , dans celle où
" je me trouvois. Il eft vrai que Diderot &
d'H k n'étoient pas , du moins je ne
puis le croire , gens à tramer des complots
bien noirs ; l'un n'en avoit pas la méchan-
ceté , ni l'autre l'habileté : mais c'étoit en
cela même que la partie étoit mieux liée.
G.... feul formoit fon plan dans fa tête ,
& n'en montroit aux deux autres que ce
qu'ils avoient befoin de voir pour con-
courir à l'exécution. L'afcendant qu'il
avoit pris fur eux , rendoit ce concours
facile , & l'effet du tout répondoit à la
fupériorité de fon talent.
Ce fut avec ce talent fupérieur que ,
fentant l'avantage qu'il pouvoit tirer de
nos pofitions refpeélives , il forma le pro-
jet de renverfer ma réputation de fond en
comble , & de m'en faire une toute oppo-
fée , fans fe compromettre , en commen-
çant par élever autour de moi un édifice
do
L I V R E X. 6^
de ténèbres qu'il me fut impoffîble de
percer , pour éclairer fes rrianœuvres , &
pouf le démafquer.
Cette entreprife étoit difficile , en ce
qu'il en fajloit pallier l'iniquité aux yeux
de ceux qui dévoient y concourir. Il falloir
tromper les honnêtes gens ; il falloit écar-
ter de moi tout le monde , ne pas me
laifTer un feul ami, ni petit ni grand. Que
dis -je! il ne falloit pas laiffer percer uii
feul mot de vérité jufqu'à moi. Si un feul
homme généreux me fût venu dire : vous
faites le vertueux , cependant voilà comme
on vous traite , & voilà fur quoi l'on vous
juge : qu'avez - vous à dire ? la vérité
triomphoit , & G étoit perdu. II le fa-
voit ; mais il a fondé fon propre coeur,
& n'a ellimé les hommes que ce qu'ils
valent. Je fuis fâché , pour l'honneur de
l'humanité , qu'il ait calculé fi jufte.
En marchant dans ces fouterrains , fes
pas , pour être fûrs , dévoient être lents.
Il y a douze ans qu'il fuit fon plan , Se le
plus difficile refte encore à faire ; c'eft d'a-
buferlc public entier. Il y refte des yeux:
Tome IV. E -
66 Les Confessions.
qui l'ont fuivi de pins près qu'il ne pcnfc,
Il le craint , & n'ofe encore expofer fa
trame au grand jour. (*) Mais il a trouvé
îe peu difficile moyen d'y faire entrer la
puiflance , & cette puiffance diipofe de
aiioi. Soutenu de cet appui , il avance avec
anoins de rifque. Les fallitcs de la puiffance
fe piquant peu de droiture pour l'ordi-
naire , & beaucoup moins de franchife,
jI n'a plus guère à craindre l'indifcrétioa
de quelque homme de bien ; car il a be-
foin fur-tout que je fois environné de ténè-
bres impénétrables , & que fon complot
me foit toujours caché , fâchant bien qu'a-
vec quelque art qu'il en ait ourdi la trame ,
elle ne foutiendroit jamais mes regards.
Sa grande adrefle eft de paroître me mé-
nager en me diffamant , & de donner en-
core à fa perfidie l'air de la générofité.
Je fentis les premiers eftéts de ce fyf-
(*) Depuis que ceci eft écrit, il a franchi le
pas avec le plus plein & le plus inconcevable
fuccès. Je crois que c'eftT n qui lui en a
donné l.e eourage & les moyens.
L I V R E X. 67
tème par les fourdes accufations de la
cotterie H e , fans qu'il me fût pof-
fible de favoir ni de conjetiurer même,
en quoi conliftoient ces accufations. De^
Leyre me difoit dans fes lettres , qu'on
m'imputoit des noirceurs ; Diderot me di-
fpit plus myftérieufement la même chofe ;
&; quand j'entrois en explication avec l'ua
& l'autre , tout fe réduifoit aux chefs d'ac-
cufation , ci -devant notés. Je fentois, un
refroidiffement graduel dans les lettres
de Mad. d'H Je ne pouvois attribuer
ce refroidiffement à St. L t , qui conti-
nuoit à m'écrire avec la même amitié , &
qui me vint même voir après fon retour.
Je ne pouvois , non plus , m'en imputer
la faute, puifque nous nous étions féparés
très-contens l'un de l'autre , & qu'il ne
s'étoit rien paffé de ma part , depuis ce
temps-là , que mon départ de l'Hermitage ,
dont elle avoit elle-même fenti la nécef-
fité. Ne fâchant donc à quoi m'en pren-
dre de ce refroidiffement , dont elle ne
convenoit pas , mais fur lequel mon cœur
ne prenoit pas le change , j'étois inquiet
E 3
6g Les Confessions.
de tout. Je favois qu'elle mtnageoit extré-
imement £a belle - fceur & G. . . . , à caufe
de leurs liaifons avec St. L t ; je crai-
gnois leurs œuvres. Cette agitation rou--
vrit mes plaies , & rendit ma correfpon»'
dance orageufe , au point de l'en dégoû-'
ter tout-à-fait. J'entrevoyois mille chofes
cruelles , fans rien voir diftinclement. J'c-
tois dans lapofition la plus infupportable,
pour uh homme dont l'imagination s'al-
lume aifément. Si j'euffe été tout -à -fait
ifolé , fi je n'avois rien fu du tout , je fe-
rois devenu plus tranquille ; mais mon
cœur tenoit encore à des attacheraens , par
lefquelsmes ennemis avoient fur moi mille
prifes ; & les foi blés rayons qui perçoient
dans mon afyle , ne fervoient qu'à me
laiffer voir la noirceur des myfleres qu'on-
me cachoit.
J'aurois fuccombé , je n'en doute point,
à ce tourment trop cruel , trop infuppor-
table à mon naturel ouvert & franc , qui,
par l'impoffibilité de cacher mes fenti-
mens , me fait tout craindre de ceux qu'on
lïie cachi , fi très-heureufement il ne fe
L IVRE X. . - T ^
ïùt préfenté des objets affez intérefïkns ^
mon cœur , pour faire une diverfion fa-
jutaire à ceux qui iTi'occupoient malgré
moi. Dans la dernière vifite que Diderot
m'avoit faite à l'Herraitage , j1 m'avoit
parlé de l'article Genève , que d'Alembert
avoit mis dans l'Encyclopédie : il m'a-
voit appris que cet article , concerté avec
.des Genevois du haut étage , avoit pour
but TétablifTement de la comédie à Ge-
nève ; qu'en conféquence les mefures
étoient prife^ , & que cet établiffement
jie tarderoit pas d'avoir lieu. Comme Di-
derot paroiffoit trouver tout cela fort bien.,
qu'il ne doutoit pas du fuccès , ,& quej'ft-
yois avec lui trop d'autres débats pour
/iifputer encore fur cet article,, je->nç jui
.dis rien; mais indigné de tout ce manège
,de fédudion dans ma patrie , j'attendais
avec impatience le valume de l'Encyclo-
,pédie , où étoit cet article , pour voir s'il
n'y auroit pas moyen d'y faire quelque
réponfe qui pûtpairef ce malheureux coup.
Je .reçus le volume peu après mon établif-
femjen,t\à IVIont-Louis , & je trouvai l'af-
7^5 Lès Confessions."
ticle fait avec beaucoup d'adrefTe & d'art ,
8c digne de la plume dont il étoit parti.
Cela ne me détourna pourtant pas de
Vouloir y répondre ; & malgré l'abatte-
tnent où j'étois , malgré mes chagrins &
mes mau:x: , la rigueur de la faifon & l'in-
cortimodité de ma nouvelle demeure ,
dans laquelle je n'avois pas encore eu le
temps de m'arranger , je me mis à l'ou-
Vrage avec un zèle qui furmonta tout."
Pendant un hiver aflez rude , au mois
<3e février , & dans l'état que j'ai décrit cî-
devant, j'allois tous les jours pafler deux
heures le matin, & autant l'après-dîné,
'dai?s"iui donjon tout Oiiv'ért, que j'avois
au bout du jardin où étôit mon habita-
tibnV^Ce donjon, qui terrtiinoit une allée
en terrafle , donnoit fur la vallée & l'étang
de Montmorency , & m'ofîroit pour terme
du point de vue , le fimple mais refpeda-
ble château de St. Gratien , retraite du
Vertueux Catitiat' Ce fut dans ce lieu ,
pôiif lors glacé , que fans abri contre le
Veilt& la neige , & fans autre feu que
céîui de mon cœur,yè Cômpofai dans l'ef-
Livre X. ^t
pâce de trois femaines , tna lettre à d'A-
Jembert fur les fpedlacles. G'eft ici , car la
Julie n'étoit pas à moitié faite , le premier
de mes écrits , où j'aie trouvé des charmes
dans le travail. Jufqu'alors l'indignation
de la vertu m'avoit tenu lieu d'Apollon ;
la tendreffe & la douceur d'ame m'en tin-
rent lieu cette fois. Les injuftices dont je
n'avois été que fpeélateur , m'avoient ir-
rité ; celles dont j'étois devenu l'objet ,
m'attrifterent ; & cette trifteiïe fans fiel ,
n'étoit que celle d'un cœur trop aimant ,
trop tendre , qui , trompé par ceux qu'il
avoit crus de fa trempe, étoit forcé de fe
retirer au-dedans de lui. Plein de tout ce
qui venoit de m'arriver , encore ému de
tant de violens mouvemens , le mien mê-
loit le fentiment de fes peines aux idées
que la méditation de mon fujet m'avoit
fait naître ; mon travail fe fentit de ce mé-
lange. Sans m'en appercevoir , j'y décri-
vis ma fituation aétuelle ; j'y peignis G.... ,
Myd. D' y , Mad. d'H , St. L t,
moi-même. En l'écrivant , que je verfai
de délicieufes larmes ! Hélas ! on y fent
E 4
.72 Les Goî^tEssioNs.
trop que l'amour , cet amour fatal dont je
m'efForçois de guérir, n'étoit pas encore
forti de mon cœur. A tout cela fe mêloit
un certain attendriiïementfur moi-même,
qui me fentois mourant , & qui croyois
faire au public mes derniers adieux. Loin
de craindre la mort , je la voyois appro-
jcheravec joie : maisj'avois regret de quit-
ter mes femblables , fans qu'ils fentiflent
tout ce que je valois , fans qu'ils fuffent
combien j'aurois mérité d'être aimé d'eux ,
s'ils m'avoient connu davantao:e. Voilà
les fecretes caufes du ton fmgulier qui
règne dans cet ouvrage , & qui tranche
fi prodi.gieufement avec celui du précé.-
dent. (*.]
Je retouchois & mettois au net cette
Jettrie , & je me difpofois à la faire impri-
mer , quand , après un long filence , j'en
reçus une de J\Iad. d'H , qui me plon-
gea dans une affliclion nouvelle , la plus
fenfible que j'eufle encore éprouvée. Ellç
m'apprenoit dans cette lettre, (liaiTe B,
(*) Le Difcoars fur l'inégalicé.
L I V R E X. 73
N°. 34. ) que ma paffion pour elle étoit
connue dans tout Paris ; que j'en avols
parle à des gens qui l'avoient rendue pu-
blique ; que ces bruits, parvenus à fon
amant , avoient failli lui coûter la vie ;
qu'enfin il lui rendoit juftice , & que leur
paix étoit faite ; mais qu'elle lui devoit,
ainfi qu'à elle-même & au foin de fa ré-
putation , de rompre avec moi tout com-
merce : m'alTurant , au refte , qu'ils ne cef-
feroient jamais l'un & l'autre de s'intéref-
fer à moi , qu'ils me défendroient dans le
public , & qu'elle enverroit de temps en
temps favoir de mes nouvelles.
Et toi auffi , Diderot , m'écriai-je!
Indigne a;mi !..... Je ne pus cependant
me réfoudre à le juger encore. Ma foi-
bleffe étoit connue d'autres gens qui pou-
voient l'avoir fait parler. Je voulus dou-
ter mais bientôt je ne le pus plus. St.
L t fit peu après un aéte digne de fa gé-
nérofité. Il jugeoit , connoiffant aflfez mon
Ame , en quel état je devoir être , trahi
.d'une partie de mes amis, & délailTé des
autres. Il vint j^ie voir. La première fois
74 Les Confessions.
il avoit peu de temps à me donner. Il
revint. Malheureufement , ne l'attendant
pas , je ne me trouvai pas chez moi. Thé-
refe qui s'y trouva , eut avec lui un en-
tretien de plus de deux heures , dans le-
quel ils fe dirent mutuellement beaucoup
défaits dont il m'importoit que lui & moi
fuflions informés. Lafurprife avec laquelle
j'appris par lui que perfonne ne doutoit
dans le monde que je n'eufle vécu avec
IMad. D' y , comme G.... y vivoit main-
tenant , ne peut être égalée que par celle
qu'il eut lui-même en apprenant combien
ce bruit étoit faux. St. L t , au grand
déplaifir de la dame , étoit dans le même
cas que moi ; & tous les éclairciffemens
qui réfulterent de cet entretien , achevè-
rent d'éteindre en moi tout regret d'avoir
rompu fans retour avec elle. Par rapport
à Mad. d'H , il détailla à Thérefe
plufieurs circonflances qui n'étoient com-
nues ni d'elle , ni même de Mad. d'H ,
que je favois feul , que je n'avois dites
qu'au feul Diderot fous le fceau de l'ami-
t-ié i & c'étoit précifément St. L t qu'il
L I V R E X. 75
avoit choifi pour lui en faire confidence.
Ce dernier trait me décida ; & réfolu de
rompre avec Diderot pour jamais , je ne
délibérai plus que fur la manière ; car je
m'étois apperçu que les ruptures fecretes
tournoient à mon préjudice , en ce qu'elles
laifïbient le mafque de l'amitié à mes plus
cruels ennemis.
Les règles de bienféance établies dans
le monde fur cet article , fembient diclées
par refprit de menfonge & de trahifon.
Paroître encore l'ami d'un homme dont
on a ceffé de l'être , c'eft fe réferver des
moyens de lui nuire , en furprenant les
honnêtes gens. Je me rappellai que , quand
l'illuftre Montefquieu rompit avec le P.
de Tournemine , il fe hâta de le déclarer
hautement, en difant à tout le monde:
N'écoutez ni le P. de Tourneraincninioi,
parlant l'un de l'autre ; car nous avons
ceffé d'être amis. Cette conduite fut trcs-
applaudie , & tout le monde en loua la
franchife & la générofité. Je réfolus de
fuivre avec Diderot le mêm.e exemple:
mais comment de ma retraite , publier
76 Les Confessions.
cette rupture authentiqucment , & pour-
tant fans fcandale ? Je m'avifai d'inférer ,
par forme de note , dans mon ouxrage ,
un partage du livre de l'Eccléfiaftique ,
qui déclaroit cette rupture & même le fujet
aflez clairement pour quiconque étoit au
fait , & ne fignifioit rien pour le refte du
monde ; m'attachant, au furplus , à ne dér
figner dans l'ouvrage, l'ami auquel je re-
nonçois , qu'avec l'honnfur qu'on doit tou-
jours rendre à l'amitié même éteinte. On.
peut voir tout cela dans l'ouvrage même.
Il n'y a qu'heur & malheur dans ce
monde , & il femble que tout acT:e de cou-
rage foit un crime dans l'adverfité. Le
même trait qu'on avoit admiré dans Mon-
tefquisu , ne m'attira que blâme & repro-
che. Si -tôt que mon ouvrage fut imprimé
& que j'en eus des exemplaires , j'en en-
voyai un à St. L t qui , la veille même ,
m'avoit écrit , au nom de I\Iad, d'H
ik au fien , un billet plein de la plus ten-
dre amitié. ( Liaffe B, N°. 37.) Voici la
lettre qu'il m'écrivit , en me renvoyant
mon exemplaire.
L I V II E X. 'ff
^' Eaubonne, lo oclobre 175g,
(LiafTeB, N^ 38.)
j5 En vériÊe , monfieur , je ne puis ac-
;i cepter le préfent que vous venez de me
55 faire. A l'endroit de Votre préface , où »
35 à Toccafion de Diderot , vous citez un
„ paffage de rEccléfiafte , (Il fe trompe,
c'eft de rEccléfiaflique. ) „ le livre m'eft
„ tombé des mains. Après les converfa-
53 tions de cet été , vous m'avez paru con-
37 vaincu que Diderot étoit innocent des
3, prétendues indifcrétions que vous lui
3, imputiez. Il peut avoir des torts avec
33 vous : je l'ignore ; mais je fais bien qu'il
3, ne vous donne pas le droit de lui faire
3^ une infulte publique. Vous n'ignorez
55 pas les perfécutions qu'il effuie , & vous
^ allez mêler la voix d'un ancien ami aux
33 cris de l'envie. Je ne puis vous diffimu-
^ 1er , monfieur , combien cette atrocité
53 me révolte. Je rie vis point avec Di-
j, derot ; mais je l'honore , & je fens vive-
3, ment le chagrin que vous donnez à un
» homme , à qui , du moins vis-à-vis de
*?8 Les Confessions.
5, moi , vous n'av'ez jamais reproché qu'un
„ peud£ foiblefle. IVIonfieur , nousdifté-
5, rons trop de principes, pour nous con-
„ venir jamais. Oubliez mon exiftence ;
55 cela ne doit pas être difficile. Je n'ai
3, jamais fait aux hommes ni le bien ni le
5, mal dont on fe fouvient long- temps.
55 Je vous promets , moi , monfieur , d'ou-
5, blier votre perfonne , & de ne me fou-
5, venir que de vos talens. „
Je ne me fentis pas moins déchiré qu'in-
digné de cette lettre ; & dans l'excès de
ma mifere , retrouvant enfin ma fierté , je
lui répondis par le billet fuivant.
*' A Montmorency , le ii odobre 1758.
55 IMonfieur , en lifarit votre lettre , je
3, vous ai fait l'honrteur d'en être furpris ,
55 & j'ai eu la bétife d'en être ému ; mais
55 je l'ai trouvée indigne de réponfe.
55 Je ne veux point continuer les copies
55 de Mad. d'H S'il ne lui convient
55 pas de garder ce qu'elle a , elle peut me
,5 le renvoyer ; je lui rendrai fon argent.
j3 Si elle le garde , il fauttQujours qu'elle
L I V R E X.
9
3, envoie chercher le refte de fon papier
,3 & de fon argent. Je la prie de me ren-
„ dre en même temps le profpecflus dont
„ elle efl dépofitaire. Adieu, monfieur. „
Le courage dans l'infortune irrite les
cœurs lâches , mais il plait aux cœurs gé-
néreux. Il paroît que ce billet fit rentrer
St. L t en lui-même , & qu'il eut regret
à ce qu'il avoit fait ; mais trop lier à fon
tour pour en revenir ouvertement, il faii»
fit , il prépara peut-être le moyen d'amor-
tir le coup qu'il m'avoit porté. Quinze
jours après , je reclus de M. D' y ,1^
lettre fuivante.
« Ce jeudi 26. ( LiafTe B , N°. 10. )
„ J'ai re(jU , mcnfieur , le livre que \-ous
5, avez eu la bonté de m'envoyer ; je le
„ lis avec le plus grand plaifir. C'eft le
5j fentiment que j'ai toujours éprouvé à
5, la ledure de tous les ouvrages qui font
55 fortis de votre plume. Recevez-en tous;
55 mes remcrciemens. J'aurois été vous les
j3 faire moi-même , fi mes affaires m'euf-
^ fent permis de demeurer quelque temps
go Les Confessions,
„ dans votre voifmage ; mais j'ai bieit
j5 peu habité la C e cette année. M.
,j & Mad. D...n viennent m'y demander
j, à dîner dimanche prochain. Je compte
„ que MM. de St. L t , de F 1 &
„ Mad, d'H feront de la partie;
5, vous me feriez; un vrai plaifir , mon-
„ fieur , fi vous vouliez être des nôtres.
55 Toutes les perfonnes que j'aurai che?
„ moi, vous défirent , & feront charmées'
5, de partager avec moi le plaifir de paf-
5j fer avec vous une partie de la journée.
55 J'ai l'honneur d'être avec la plus par-
„ faite confidération , (Sec. „
Cette lettre me donna d'horribles bat-
temens de cœur. Après avoir fait , depuis
un an , la nouvelle de Paris , l'idée de m'al-
1er donner en fpeélacle vis-à-vis de Mad.
d'H me faifoit trembler , & j'avois
peine à trouver affez de courage pour
foutenir cette épreuve. Cependant , puif-
qu'elle &St. L t le vouloientbien, puif-
que D' y parloit au nom de tous les
conviés , & qu'il n'en nommoit aucun que
je ne fulfe bien-aife de voir, je ne crus
point ,
L I V R E X. 8î
point , après tout , me compromettre eri.
acceptant un diné , où j'étois en quelque
forte invité par tout ie monde. Je promis
donc. Le dimanche il fit mauvais : M.
D' y m'envoya fon carroiïe , & j'allai.
Mon arrivée fit fenfation. Je n'ai jamais
îecu d'accueil plus careîTant. On eut dit
que toute la compagnie fentoit corabieil
j'avois befoin d'être rafluré. Il n'y a que
les cœurs françois qui connoifl'ent ces for-
tes de délicatefles. Cependant je trouvai
plus de monde que je ne m'y étois at-
tendu ; entr'autres , le comte d'H , que
je ne connoiffois point du tout', Se fafœur,
JV'Iad. de B e , dont je me ferois bien
paffé. Elle étoit venue plufieurs fois l'an-
née précédente à Eaubonne ; & fa belle- .
fœur , dans nos promenades folitaires ,
l'avoit fouvent laifle s'ennuyer à gardet
le mulet. Elle avoit rroùrri contre moi un
teffentiment qu'elle fatisfit durant ce diné
tout à fon aife ; car on fent que la préfence
du comte d'H & de St. L t ne
mettoit pas les rieurs de mon côté , & qu'un
homme embarraffé dans les entretiens les
Tome IV. F
82 Les Confessions.
plus faciles , n'étoit pas fort brillant dans
celui-là. Je n'ai jamais tant fouffert, ni fait
plus mauvaife contenance , ni reçu d'at-
teintes plus imprévues. Enfin , quand on
fut forti de table , ]e m'éloignai de cette
iVlégere ; j'eus le plaifirdc voir St. L t
& Mad. d'H s'approcher de moi , &
310US caufàmes enfemble une partie de
j'après-midi , de chofes indifférentes , à la
vérité , mais avec la même familiarité
qu'avant mon égarement. Ce procédé ne
iat pas perdu dans mon cœur ; & fi St.
1 t Y eût pu lire , il en eût fûrement
<ité content. Je puis jurer que , quoiqu'ea
-arrivant, la vue de IVlad. d'H m'eût
tionné Vi(is palpitations jufqu'à la défail-
lance , en m'en retournant , je ne penfai
prefque pas à elle ; je ne fus occupé que
<le St. L t.
iM.!l'2,"ré les malins farcafmes de Mad,
de B e , ce diné me lit grand
bien , & je me félicitai fort de ne m'y être
pas refufé. J'y reconnus, non -feulement
que les intrigues de G .... &; des H s
iiavoient poii:|t déî;aciaé de moi mes aii«
Livre X. 83
clennes connoiiïanccs {") , mais , ce qui
rne flatta davantage encore , que les fen-'
timens de I\L)d. d'H & de St.
L t étoient moins changés que je
n'avois cru ; & je compris enfin , qu'il y
avoit plus de jaloufie que de m.éieitirae
dans l'éloignement où il la tcnoit de n^oi.
Cela me confola & me tranquillifa. Sûr
de n'être pas un objet de mépris pour
ceux qui l'etoient de mon eftime, j'en
travaillai fur mon propre cœur, avec plus
de courage & de fuccès. Si je ne vins pas
A bout d'y éteindre entièrement une paC-
iion coupable Se malheureuie , j'en réglai,
du mouis il bien les ]\,*{te:^. , qu'ils ne m'ont,
pas fait faire une feule faute depuis ce
temps-là, Les copies de Mad.d'H ,
qu'elle m'engagea de reprendre, mes ou-
vrages que je continuai de lui envoyer
quand ils paroiffoient, m'attirèrent encore
«le fa part , de temps à autre , quelques
(■') Voilà ce que, dans la {implicite de moi^
C£eur ,jecroyois encore, qi!?.nd j'écrivis mes CQn=.
84 Les C o n p e s s i o k s.
î-nefiages & billets indifférens, mais obli-
geans. Elle fit même plus , comme on
verra dans la fuite ; & la conduite récipro-
que de tous les trois , quand notre com-
lïierce eut ceffé , peut fervir d'exemple de'
la manière dont les honnêtes gens fe fépa-
rent , quand il ne leur convient plus de
fe voir.
Un autre avantage que me procura ce
dîné , fut qu'on en parla dans Paris , &
qu'il fervit de réfutation fans réplique, au
bruit que répandoient par -tout mes en-
nemis , que j'étois brouillé mortellement
avec tous ceux qui s'y trouvèrent , & fur-
tout avec M. D' y. En quittant
i'Hermitage , je lui avois écrit une lettre
de remerciement très -honnête , à laquelle
ii répondit non moins honnêtement; &
les attentions mutuelles ne cefTerent point ,
tant a\'ec lui qu'avec M. de la L . . . fou
frère , qui même vint me voir à Montmo-
rency, & m'envoya fes gravures. Hors les
deux belles -fœurs de Mad. d'H ,
je n'ai jamais été mal avec peifonne de
fa famille.
L ï V R E X. 85
Ma lettre à d'Alembert eut un grand
fuccès. Tous mes ouvrages en avoient
€u; mais celui-ci me fut plus favorable,
îl apprit au public à fe défier des infmua-
rions de la cotterie H e. Quand
j'allai à l'Hermitage, elle prédit avec fa
fuffifance ordinaire, queJ€ n'y tiendrois
pas trois mois. Ouand elle vi-t que j'y ea
lîvois tenu vingt , & que , forcé d'en fortir ,
je fixois encore ma demeure 'à la campa-
gne , elle foutint que c'étoit obftinatioiî.
pure ; que je m'ennuyois à la mort dans
ma retraite ; mais que , rongé d'orgueil ,
j'aimois mieux y périr viélime de moa
opiniâtreté, que de m'en dédire & de reve-
nir à Paris. La lettre à d'Alembert refpi-
roitune douceur d'ame qu'on fentit n'être
point jouée. Si j'euffe été rongé d'humeur
dans ma retraite , mon ton s'en feroit fenti.
Jl en régnoit dans tous les écrits que j'avois
faits à Paris : il n'en régnoit plus dans le
premier que j'avois fait à la campagne.
Pour ceux qui favent -obferver , cette re-
marque étoit décifive. On vit que j'étois
rentré dans mon élément.
F 3
Sô* Lés Coî^tËSsïoNs.
Cependant ce même ouvrage , tout plein
de douceur qu'il étôit, me fit encore,
par ma balourdife Sz par mon malheur
ordinaire , un nouvel ennemii parmi les
gens dé lettres. J'avois fait cOnncifTance
avec Marmontel chez M. de la Popliniere,
8c cette connoiffance s'étoit entretenue
chez le baron. Aiarmontcl faifoit alors le
]\lëreure de France. Comme j'avois la
iierté de ne point envoyer mes ouvrages
aux auteurs périodiques, 8z que je vou-
îois cependant lui envoyer celui-ci , fans
qu'il crût que c étoit à ce titre , ni pour
qu'il en parlât dans le Mercure , j'écrivis
fur fon exemplaire, que ce n'étoit point
pour lauteur du Mercure, mais pour
IVI. Marm.ontel. Je crus lui faire un très-
beau compliment; il cruty voir une cruelle
offcnfe , & devint mon irréconciliable en-
nemi. Il écrivit contre cette même lettre
avec politefTe , mais avec un fiel qui le
fent aifément , & depuis lors il ri'a man-
qué aucune occafion de me nuire dans la
■{bciété , & de me maltraiter indlrdélerhent
dans fes ou\ rages ; tint le trcs-irritabk
L I V R E X. 8;f
amour-pvopie des gens de lettres eflditB-
Ciie à ménager , &. tant on doit avoir foin
de ne rierî JaiiTer , dans les complimens
qu'on leur fait, qui puiiïe même avoir la
moindre apparence d'équivoque.
Devenu tranquille de tous les côtés,
je profitai du loiiir & de l'indépendance
où je me trouvois, pour reprendre mes
travaux avec plus de fuite. J'achevai cet
liiver la Julie, & je l'envoyai à Rey, qui
la lit imprimer Tannée fuivante. Ce tra-
vail fut cependant encore interrompu
par une petite diverfion , & même allez
défagréab-le. J'appris qu'on prépaioit à l'o-
péra , une nouvelle remife du De\'in du
village. Outré de voir ces gens -là difpofer
arrogamment de mon bien, je repris le
mémoire que j'avois envoyé à M. d'Ar-
gcnfon , & qui étoit demeuré fans réponfe j
tK: Tayant retouché, je le fis remettre par
■M. Sellon , rendent de Genève, avec une
lettre dont il voulut bien fe charger, à
M. le comte de St. Florentin, qui a\oit
remplacé IVl. d'Argenfon dans le dépar-
tement de l'opéra. M. de St. Floraitui
■ F 4.
B8 Les Confessions.
promit une réponfe , & n'en fit aucune,
Duclos, à qui j'écrivis ce que j'avoisfait,
en parla aux petits violons , qui offrirent
de me rendre , non mon opéra , mais mes
entrées , dont je ne pouvois plus profiter.
Voyant que je n'avois d'aucun côté aur
cune juftice à efpérer, j'abandonnai cette
affaire j & la direélion de l'opéra, fans
répondre à mes raifons ni les écouter, a
continué de difpofer , comme de fon pro-
pre bien , & de faire fon profit du Devin
du village , qui très-inconteflablement
n'appartient qu'à moi feul. (*)
Depuis que j'avois fecoué le joug de
mes tyrans , je menois une vie affez égale
& paifible : privé du charme des attache-
jnens trop vifs, j'étois libre auffi du poids
de leurs chaînes. Dégoûté des amis pro-
tecteurs , qui vouloient abfolument difpo-
fer de ma deflinée , 8c m'affervir à leurs
prétendus bienfaits malgré moi , j'étois
(*) Il lui appartient depuis lors , par un nou-
vel accord qu'elle a fait avec moi tout nouvelle-
ment.
/ L I V R E X. $^
refolu de m'en tenir déformais aux liai^
fons de fimple bienveillance , qui , fans
gêner la liberté , font l'agrément de la
vie , & dont une mife d'égalité fait le fon-
dement. J'en avois de cette efpece autant
qu'il m'en falloit pour goûter les douceurs
de la liberté , fans en fouffrir la dépen-
dance ; & fi-tôt que j'eus effayé de ce genre
de vie , je fentis que c'étoit celui qui me
convenoit à mon âge , pour finir mes jours-
dans le calme, loin de l'orage , des brouil-
Jeries & des tracafferies , où je yenois
d'être à demi fubmergé.
Durant mon féiour à l'Hermitage , ëç
depuis mon étabiifTement à Montmoren-
cy , j'avois fait à mon voifinage , quel-
ques connoiffances qui m'étoient agréai
blés ,& qui ne m'affujettiffoient à rien. A
leur tête étoit le jeune Loyfeau de Mau-
léon , qui débutant alors au barreau , igno-
roit quelle y feroit fa place. Je n'eus pas
comme lui , ce doute. Je lui marquai bien-
tôt la carrière illuftre qu'on le voit four-
nir aujourd'hui. Je lui prédisque, s'il fe
rendoit féverc fur le choi>c des caufes , &
«0 Les Confessïoîïs.
qu'il ne lût jamais que ie défenfetir de la
juftice & de la vertu , fon génie élevé par
ce fentimeut fublime , égaleroit celui des
plus grands orateurs. Il a fuivi mon con-
feil , & il en a fenti Teftet. Sa défenfe de
M. DePortes eft digne de Démofthene.
Il veiioit tous les ans à un quart ce lieue
de l'Hermitage, pafTer les vacances, à
St. Brice , dans le fief de Mauléon , appar-
tenant à fa mère , & où jadis avoit logé
]e grand Boffuet, Voilà un fief, dont une
fucceffion de pareils maitres rendroit la
nobleiïe difficile à foutenir.
J'avois , au même village de St. Brice ,
le libraire Guérin , homme d'efprit, let-
tré , aimable , & de la haute volée dans
fon état. Il me fit faire auffi connoiffance
avec Jean Néaulme , libraire d'Amfter-
dam , fon correfpondant & fon ami, qui
dans la fuite iin|)r!ma TEmile.
J'avois , plus près encore que St. Brice ,
M. Maltor , curé de Grosley , plus fait
pour être homme d'état & minière, que
€uté de village, & à qui l'on eut donné
tout au moiijs un dioccfe à gouverner.
L I V-R E X. 9î
il les talens décidoient des places. Il avoit
été fecretairc du comte du Luc, & avoit
\;onnu très - particulièrement Jean - Bap»
tifte RoufTeau. AulTi plein d'eftime pour
]a mémoire de cet illuftre banni , que
<i'horreur pour celle du fourbe S n ,
<^ui Tavoit perdu , il favoit fur l'un & fur
Tautrc , beaucoup d'anetf;dotes curieufes ,
que Séguy n'avoit pas mifes dans la vie
encore manufcrite du premier ; & il m'af-
furoit que le comte du Luc, loin d'avoir
jamais eu à s'en plaindre , avoit confervé
jufqu'à la fin de fa vie , la plus ardente
amitié pour lui. IVL Maltor , à qui M. de
Vintimille avoit donné cette retraite affez
bonne , après la mort de fon patron , avoit
été employé jadis dans beaucoup d'affai-
res , dont il avoic , quoique vieux , la
inémoire encore préfente , & dont il rai-
fonnoit très - bien. Sa converfation , non
moins inftruélive qu'amufante , ne fcn-
toit point fon curé de village: il joigiioit
le ton d'un homme du monde aux con-
noiffanccs d'un homme de cabinet. 11
ctoit, de tous mes voifins permancns ,
gz Les C o n f j: s s i o n s.
celui dont la fociété m'étoit la plus agréa*
ble , & que j'ai eu le plus de regret de
quitter.
J'avois à Montmorency les Oratoriens,
& entr'autres le P. B r , profeffeur
de phyfique , auquel , malgré quelque
léger vernis de pédanterie , je m'étois
attaché par un certain air de bonhomie
que je lui trouvois. J'avois cependant
peine à concilier cette grande fimplicité
avec le deHr & l'art qu'il avoit de fe
fourrer par- tout , chez les grands, chez
les femmes , chez les dévots , chez les
philofophes. Il favoit fe faire tout à tous.
Je me plaifois fort avec lui. J'en parlois
à tout le monde : apparemment , ce que
j'en difois , lui revint. Il me remercioit
un jour , en ricanant, de l'avoir trouvé
bon -homme. Je trouvai dans fon fouris
je ne fais quoi de fardonique , qui change^
totalement fa phyfionomie à mes yeux ,
.& qui m'eft fouvent revenu depuis loiS
dans la mémoire. Je ne peux pas mieux
.comparer ce fouris , qu'à celui de Panurge
achetant les moutons de Dindçnaut. Notre
Livre X. 9-;
éonnoiffance avoit commencé peu de
femps après mon arrivée à l'Hermitage ,
où il me vcnoit voir très - fouvent. J'étois-
déjà établi à Montmorency , quand il eu
partit pour retourner demeurer à Paris.
II y voyoit fouvent Mad. le Vaffcur. Un
jour qiie je ne penfois à rien moins , ii
m'écrivit de la part de cette femme , pour'
m'informer que M. G . . . . ofFroit de fc
charger de fon entretien , & pour me
demander la permiffion d'accepter cette
oftre. J'appris qu'elle confiftoiten unepen-
fion de trois cents livres , & que Mad. le'
Vaiïeur devoit venir demeurer à Deuil ,
entre la Chevrette & Montmorency. Je
ne dirai pas l'impreffion que fit fur moi
cette nouvelle , qui auroit été mouis fur-
prenante , fi G . . . . avoit eu dix mille
livres de rentes, ou quelque relation plus
lacile à comprendre avec cette femme ,
Si qu'on ne m'eût pas fait un fi grand
crime de l'avoir amenée à la campagne,
où cependant il lui plaifoit maintenante
de la ramener , comme fi elle étoit rajeu-
nie depuis ce temps -là. Je compris qx\z
94 hi-s Confessions.
la bonne vieille ne me deina«iicloit cette
permiffion , dont clic auroit bien pu fe
paiïer fi je l'avois rcfufce , qu'alia de nt>
pas s'expofer à perdre ce que je lui don-
nois de mon côté, Quoique cette charité
me parût très - extraordinaire , elle ne me
frappa pas alors autant qu'elle a fait dans
la fuite. Mais quand j'aurois fu tout ce
que j'ai pénétre depuis , je n'en aurois pas
moins donné mon confentement , comme
je fis, & comme j'étois obligé de faire , à
moins de renchérir fur l'offre de M. G . . , ,
Depuis lors le P. B r me guérit un
peu de l'imputation de bonhomie, qui lui
;ivoit paru fi plaifante , & dont je. l'avois
fi étourdiment chargé.
Ce môme P. B r avoit la con-
noilfance de deux hommes qui recher-
chèrent aufii la mienne , je ne fais pour-
quoi : car il y avoit affurément peu de
rapport entre leurs goûts & les miens,
C'étoient dçs enfms de Melcliifédec ,
dont on ne connoilfoit ni le pays, ni la
famille , ni probablement le vrai nom.
Jls ctoient janfcniiics , & paffoient povs
L I V R E X. 9^
des prêtres dégiuiés , peut - être à caufe
de leur façoa ridicule de porter Jt^s rapiè-
res, auxquelles ils étoient attachés. Le
myllere prodigieux qu'ils mettoient ù
toutes leurs allures , leur donnoit un air
de chefs de parti , & je n'ai jamais douté
qu'ils ne nHeiit la gazette eccléfiaftique.
L un , grand , bénin , patelin , s'appelloit
Tvl. Ferraud ; l'autre , petit , trapu , rica-
neur, pointilleux, s'appelloit M. Minard.
Ils fe traitoient de coufnis. Ils logeoient à
Paris , avec d'Alembert , chez fa nourrice,
appeilée Mad. Roufîeau , & ils avoient
pris à Montmorency, un petit apparte-
ment pour y pafTer les étés. Ils faifoient
leur ménage eux-mêmes, fans domefli-
que 8c fans commilïionnaire. Ils avoient
alternativement chacun fa femaine pour
-aller aux provifions , faire la cuiGne &
balayer lamaifon. D'ailleurs ils fe tenoient
affez bien ; nous mangions quelquefois
les uns chez les autres. Je ne fais pas pour-
quoi ils fe foucioient de moi ; pour moi ,
je ne me fouciois deux , que par e qu'ils
jouoiexit aux éch-ccs ; & pour ©bteoii" une
i)6 Les Confession s,
pauvre petite partie , j'endurois quatre
heures d'ennui. Comme iJs fe fourroienw
par -tout & vouloient fe mêler de tout.
Thérefe les appelloit les commères , & ce
nom leur eft demeuré à Montmorency.
Telles étoient avec mon hôte , M. T\ld.^
thas , qui étoit un bon-homme , mes prin-i
cipales connoiffances de campagne. II
m'en reftoit allez à Paris pour y vivre,
quand je voudrois , avec agrément, hors
de la fphere des gens de lettres , où je
ne comptois que le feul Duclos pour'
ami : car DeLeyre étoit encore trop jeune ;
& quoiqu' après avoir vu de près les ma-
nœuvres de la clique philosophique à mon
égard , il s'en fût tout - à - fait détaché , ol>
du moins je le crus ainfi , je ne pouvois
encore oublier la facilité qu'il avoit eue à
fe faire auprès de moi , le porte- voix de
tous ces gens - là.
J'avois d'abord mon ancien & refpeéta •
ble ami M. Roguin. C'étoit un ami du
bon temps , que je ne devois point à mes
écrits , mais à moi - même , & que pour
cette raifonj'ai toujours confervé. J'avois
Ir
L I V R E X. 02
ie bon Lenieps , inon compatriote , & £i
filJc alors vivante , IV lad. Lambert. J'avois
un jeune Genevois, appelle C .,
bon garçon , ce me fembioit , foigneux ,
officieux, zélé., mais ignorant , confiant ,
gourmand , avantageux , qui m'étoit venu
voir dès le commencement de ma demeiwe
à l'Hermitage , & fans autre introducteur
que lui-même , s'étoit oientôt établi eh^Z
moi , malgré moi. Il avoit quelque goût
pour le deffin , & connoiffbit les artifles, IJ[
me fut utile pour les eftampes de la Julie ;
il fe chargea de la direélion- des defiins
&:d"es planches , & s'acquitta bien de cette
commiffion.
J'avois la maifon de I\T. D . . . n , qui,
moins brillante que durant les beaux jours
de IVIad. D . . . n , ne laiffoit pas d'être
encore , par le mérite des maîtres 6cpar le
choix du monde qui s'y raffembloit , une
d(is meilleures maifons de Paris. Comme
je ne leur a^'ois préféré perfoime, que je
ne les avois quittés que pour vivre libre,
ils n'avoient point ceflé de me voir avec
amitié , & j'étois fur d'être en tout temps
Tome IV. G
98 Les Confessions.
bien reçu de Mad. D . . . n. Je la pouvoîs
inême compter pour une de mes voiûnes
de campagne, depuis qu'ils s'étoient fait
Un établifiement à Clichy , où j'aliois quel-
quefois pafier un jour ou deux , & où j'au-
irois été davantage , fi Mad. D . . . n &
Mad.deC x avoientvécu de
meilleure intelligence. Mais la difficulté
de fe partager dans la même maifon entre
deux femmes qui ne fympathifoient pas,
me rendoit Clichy trop gênant. Attaché
à Mad. de C x , d'une amitié
plus égale & plus familière, j'avois le plai-
fir de la voir plus à mon aife à Deuil , pref-
que à ma porte , où elle avoit loué une
petite maifon , & même chez moi , où elle
me venoit voir affez fouvent.
J'avois Mad. de Créqui qui , s'étant
jetée dans la haute dévotion , avoit ceffé
de voir les d'Alcmbcrt , les Marmontel ,
& la plupart des gens de lettres , excepté,
je crois , l'abbé T t , manière alors
de demi - caffard , dont elle étoit même
affez ennuyée. Pour moi , qu'elle a\'oit
recherché j je ne perdis pas i<x bieiiveii»
L I V R E X. 9^
lance ni fa correfpondance. Elle m'envoya
des poulardes du Mans aux étrennes; &
fa partie étoic faite pour venir me voir
l'année fui vante , quand un voyage de
Mad. de Luxembourg croifa le fien. Je
lui dois ici une place à part ; elle en aura
toujours une diftinguée dans mes fou»
venir s.
J'avois un homme , qu'excepté Roguin ,
j'aurois du mettre le premier en compte ;
mon ancien confrère Se ami de Carrio ,
ci -devant fecretaire titulaire de i'ambaf-
fade d'Efpagne à Venife, puis en Suéde,
où il fut par fa cour chargé des affaires , &
enfin nommé réellement fecretaire dam-
baffade à Fafis. Il me vint furprendre à
rvlontmorency j lorfque ie m'y attendois
le moins. Il étoit décoré d'un ordre d'Ef-
pagne , dont j'ai oublié le nom , avec
une belle croix en pierreries. Il avoit été
obligé , dans fes preuves , d'ajouter une
lettre à fon nom de Carrio , & portoit
celui de chevalier de Carrion. Je le trou-
vai toujours le même," le m,ême excellent
cœur , l'efprit de jour en jour plus aima»
G ^
roo Les Confessions.
ble. J'auiois repris avec lui la même
in'timitité qu'auparavant , fi C
s'interpofant entre nous à fon ordinaire ,
n'eût profité de mon éloignement, pour
s'infinuer à ma place & en mon nom , dans
fa confiance , & me fupplanter à force d^
zde. à m.c fervir,
La mémoire de Carrion me rappelle
celle d'un de mes voifins de campagne ,
dont j'aurois d'autant plus de tort de ne
pas parler , que fen ai à confelTer un bien
inexcufable envers lui. C'étoit l'honnête
M. le Blond, qui m'avoit rendu fervice
à Venife , & qui , étant venu faire un
voyage en France avec fa famille , avok
loué une maifon de campagne à la Briche,
non loin de Montmorency. (*) Si - tôt
que j'appris qu'il étoit mon voifin , j'en,
fus dans la joie de mon cœur , & me fis
encore plus une fête qu'un devoir d'aller
(*') Qiiand j'écrivois ceci, plein de mon an-
cienne & aveugle confiance , j'étois bien loin c?e
foupconner le vrai motif Si. l'eiTet de ce voyage
de Pari..
Livre X. loi
Jtîl rendre vifite. Je partis pour cela dès
k lendemain. Je fus rencontré par des
^ens qui me venoient voir moi-même,
& avec lefquels il fallut retourner. Deux
jours après , je pars encore ; il avoit dîné
à Paris avec toute fa famille. Une trof-
lieme fois il étoit chez lui ; j'entendis des
voix de femmes, jc vis à la porte un car-
roffe qui me fit peur. Jc voylois du moins
pour la première fois , le voir à mon aife ,
& caufer avxc lui de nos anciennes liai-
fons. Enfin, je remis fi bien ma vifite de
jour à autre , que la honte de remplir fi
tard un pareil devoir,, fi.t que je ne le rem-
plis point du tout ; après avoir ofé tant
attendre , je n'ofai plus me montrer. Cette
négligence , dont M. le Blond ne put
qu'être juftement indigné , donna vis-à-vis
de lui , l'air de l'ingratitude à ma pareffç;
& cependant , je fentois mon cœur fi peu
coupable , que fi j'avois pu faire à M. le
Blond quelque vrai plaifir, même à fon
infu , je fuis bien fur qu'il ne m'eût pas
trouvé parefleux. Mais l'indolence , la
lîcé^ligcnce & les délais dans les petits
G 5
102 Les Confessions.
devoirs à remplir, m'ont fait plus de tort
que de grands vices. Mes pires fautes
ont été d'omiffion : ]'ai rarement fait ce
qu'il ne falloit pas faire, & malheureufe-
ment j'ai plus rarement encore fait ce
qu'il falloit.
Puifque me voilà revenu à mes con-
noiflances de Venife , je n'en dois pas
oublier une qui s'y rapporte , & que je
n'avois interrompue , ainfi que les autres ,
que depuis beaucoup moins de temps.
C'eft celle de M. de J . . e , qui avoit
continué , depuis fon retour de Gênes,
à me faire beaucoup d'amitiés. Il aimoit
fort à me voir Se h caufer avec moi , des
affaires d'Italie & des folies de IVT. de
]VI , dont il favoit , de fon côté ,
bien des traits par les bureaux des affai-
res étrangères , dans lefquels il a\'oit
beaucoup de liaifons. J'eus le plaifir auffi
de revoir chez lui , mon ancien camarade
Dupont , qui avoit acheté une charge
dans fa province, & dont les affaires le
ramenoient quelquefois à Paris. M. de
J e devint peu à peu i\ empreffé de
Livre X. 103
m'avoir, qu'il en devint même gênant;
& quoique nous logeaffions dans des
quartiers fort éloignés , il y avoit du
bruit entre nous , quand je paiïbis une
femaine entière fans aller dîner chez lui»
Quand il alloit à J e , il m'y vou-
loit toujours emmener ; mais y étant une
fois allé paffer huit jours , qui me paru-
rent fort longs , je n'y voulus plus retour-
ner. M. de J e étoit affurément
un honnête & galant homme , aimable
même à certains égards ; mais il avoit
peu d'efprit : il étoit beau , tant foit peu
Narcifie , & paffablement ennuyeux. Il
avoit un recueil fingulier , & peut-être
unique au monde , dont il s'occupoit
beaucoup, & dont il ocCupoit aufll fes
hôtes , qui quelquefois s'en amufoient
moins que lui. C'étoit une colleélion très-
complète de tous les vaudevilles de la
cour oc de Paris , depuis plus de cin-
quante ans , oij l'on trouvoit beaucoup
d'anecdotes , qu'on auroit inutilement
cherchées ailleurs. Voilà des mémoire?
pour rhiftoire de France , dont on ne
G 4,
s c4 Les Confessions.
s'aviferoit guère chez toute autre nation.
Un jour , au fort de notre meilleure
intelligence, il me fit un accueil fi froid ,
fi glaçant , fi peu dans fon ton ordinaire ^
qu'après lui avoir donné occafion de
s'expliquer, & même l'en avoir prié, ]e
fortis de chez lui avec la réfolution, que
^'ai tenue, de n'y plus remettre les pieds;
car on ne me voit guère où j'ai été une
fois mal reçu, & il n'y avoit point ici de
Diderot qui plaidât pour M. de J e.
Je cherchai vainement dans ma tête , quel
tort je pouvois avoir avec lui : je ne
trouvai rien. J'étois fur de n'avoir jamais
parlé de lui ni des Tiens , que de la façon
la plus honorable; car je lui étois fincé-
rement attaché : & outre que je n'en avois
que du bien à dire , ma plus inviolable
maxime a toujours été de ne parler qu'a-
vec honneur , des maifons que je fréquen-
tois.
Enfin , à force de rumJner , voici ce que
je conjeélurai. La dernière fois que nous
nous étions vus, il m'avoit donné à fou-
per chez des filles de fa connoiffance ,
Livre X. 105^
xvec deux ou trois commis des affaires
étrangères , gens très - aimables , & qui
n'avoient point du tout l'air, ni le ton li-
bertin ; & je puis jurer que de mon côté,
kl foirée fe pafTa à méditer affez trifte-
Kient, fur le malheureux fort de ces créa-
tures. Je ne payai pas mon écot , parce
que M. de J e nous donnoit à
fouper ; & je ne donnai rien à ces filles ,
parce que je ne leur fis point gagner ,
comme à la Padoana , le paiement que
j'aurois pu leur offrir. Nous fortîmes tous
afTez gais & de très -bonne intelligence.
Sans être retourné chez ces filles , j'allai
trois ou quatre jours après , dîner clicz
M. de J ...... e que je n'avois pas revu
depuis lors , & qui me fit l'accueil que
j'ai dit. N'en pouvant imaginer d'autre
caufe , que quelque mal -entendu relatif
à ce fouper, & voyant qu'il ne vouloit
pas s'expliquer, je pris mon parti & ceiïai
de le ^'oir ; mais je continuai de lui en-
voyer mes ouvrages : il me fit faire fou-
vent des complimens ; & l'ayant un jour
1 encontre au chautibir de la comédie, ii
io6 Les Confessions.
me fit, ilir ce que je n'aJJois plus le voir,
âes reproches obliffcans , qui ne m'y ra-
menèrent pas. Ainfi cette affaire avoit
plus l'air d'une bouderie que d'une rup-
ture. Toutefois ne l'ayant pas revu , &
n'ayant plus ouï parler de lui depuis lors,
îl eût été trop tard pour y retourner au
bout d'une interruption de plufieurs an-
née. Voià pourquoi M. de J e
n'entre point ici dans ma lifte , quoique
j'eufTe allez long - temps fréquenté fa
maifon.
Je n'enflerai point la même lifte de
beaucoup d'autres connoifTances moins
familières , ou qui, par mon abfence ,
avoJent cefTé de l'être , & que je ne lajffai
pas de voir quelquefois en campagne ,
tant chez moi qu'à mon voifmage , tel-
les , par exemple , que les abbés de Cou-
dillac , de Mably, MM. de Mairan , de
la Live, de Boifgelou, Vatelet, Ancelec,
& d'autres qu'il feroit trop long de nom-
mer. Je paflerai légérem.ent aulTi fur celle
de M. de Margency , gentilhommeordi-
iiaire du roi ^ ancien membre de la cotteris
Livre X. 107
H e , qu'il avojt quittée aiiifi
que moi , & ancien ami de Mad. D' y ,
dont il s'étoit détaché ainfi que moi , ni
fur celle de fon ami Defmahis , auteur
célèbre , mais éphémère , de la comédie
de l'Impertinent. Le premier étoit mon
voifm de campagne , fa terre de Mar-
gency étant près de Montmorency. Nous
étions d'anciennes connoilTances ; mais
le voifmage & une certaine conformité
d'expériences nous rapprochèrent davan-
tage. Le fécond mourut peu après. Il
avoit du mérite Se de l'efprit : mais il
étoit un peu l'original de fa comédie , un
peu fat auprès des femmes , & n'en fut
pas extrêmement regretté.
Mais je ne puis omettre une cor-
refpondance nouvelle de ce temps -là,
qui a trop influé fur le refte de m.a
vie , pour que je néglige d'en marquer
le commencement. Il s'agit de M. de
L de I\I s , premier
préfident de la cour des aides , chargé
pour lors de la librairie, qu'il gouver-
noit avec autant de lumières que de
ic8 Les Confessions.
douceur , & à la grande fatisfadlion des
gens de lettres. Je ne l'avois pas été voir
i Paris une feule fois ; cependant j'avois
toujours éprouvé de fa part , les facilités
les plus obligeantes, quant à la cenfure;
& je favois qu'en plus d'une occalion , il
avoit fort mal mené ceux qui écrivoient
contre moi. J'eus de nouvelles preuves
de fes bontés, au fujet de l'imprefîion de
la Julie ; car les épreuves d'un fi grand
ouvrage étant fort coûteufes à faire venir
d'Amfterdam par la pofte , il permit ,
ayant fes ports francs , qu'elles lui fuf-
fent adreffées , & il me les en\'oyoit fran-
ches auffi,lous le contre -feing de M. le
chancelier fon père. Quand l'ouvrage fut
imprimé , il n'en permit le débit dans le
royaume , qu'enfuite d'une édition qu'il
en fit faire à mon profit , malgré moi-
même : comme ce profit eût été de ma
part , un vol fait à Rey , à qui j'avois
vendu mon manuferit , non -feulement je
ue voulus point accepter le préfent qui
m'étoit deftiné pour cela , fans fon aveu ,
(^u'il accorda tr.ès-généreufement ; naais
L I V R E X. IC9
je voulus partager avec lui, les cent [AÇ-
toles à quoi monta ce préfent , & dont
il ne voulut rien. Pour ces cent piito-
les , j'eus le- défagrérnent dont J\T. de
M s ne m'avoit pas prévenu,
de voir horriblement mutiler mon ou-
vrage , & empêcher le débit de la bonne
édition , jufqu'à ce que la mauvaife fût
' écoulée.
J'ai toujours regardé M. de ]\I s ,
comme un homme d'une droiture à toute
épreuve. Jamais rien de ce qui m'eft
arrivé, ne m'a fait douter un moment de
fa probité : mais auiïi foible qu'honnête:,
il nuit quelquefois aux gens pour lefquels
il s'intéreffe, à force de les vouloir pré-
ferver. Non - feulement il fit retrancher
plus de cent pages dans l'édition de Pa-
ris ; mais il fit un retranchement , qui
pouvoit porter le nom d'infidélité , dans
l'exemplaire de la bonne édition qu'il
envoya à Mad. de P r. Il efl dit
quelque part dans cet ouvrage , que la
femme d'un charbonnier eft plus digne
de refpeét que la maîtrefle d'un prince.
ï 10 Les Confessions.
Cette phrafe m'étoit venue dans la cha-
leur de la compofition , fans aucune appli-
cation , je le jure. En relifant l'ouvrage,
je vis qu'on fcroit cette application. Ce-
pendant , par la très -imprudente maxime
de ne rien ôter , par égard aux applica-
tions qu'on pouvoit faire , quand j'avois
dans ma confcience le témoignage de ne
les avoir pas faites en écrivant , je ne
voulus point ôter cette phrafe , & je me
contentai de fubflituer le mot prince au
mot roi , que j'avois d'abord mis. Cet
adouciflement ne parut pas fuffifant à
M. de M s : il retrancha la
phrafe entière , dans un carton qu'il fit
imprimer exprès , & coller aufli propre-
ment qu'il fut poffible, dans l'exemplaire
de Mad. de P r. Elle n'ignora
pas ce tour de pafTe-pafTe. Il fe trouva
de bonnes âmes qui l'en inflruifirent,
Pour moi, je ne l'appris que long-temp^
après , lorfque je commençois d'en fentit
les fuites,
N'eft- ce point encore ici la première
origine de la haine couverte , mais im-»
L I V R E X. ï I ç
placaLle , d'une autre dame , qui écoifc
dans un cas pareil , fans que j'en fafrc
rien , ni même que ]e la connufle quand
j'écrivis ce pafTage ? Quand le livre fe
publia , la connoifTance étoit faite , &
j'étois très -inquiet. Je le dis au chevalier
de Lorenzy, qui fe moqua de moi, 8c
m'affura que cette dame en étoit fi peu
offenfée, qu'elle n'y avoit pas même fait
attention. Je le cru? , un peu légèrement
peut-être , & je me tranquillifai fort mal-
à -propos;
Je reçus , à l'entrée de l'hiver , une
nouvelle marque des bontés de M. de
M s, à laquelle je fus fort fen-
fible , quoique je ne jugeaffe pas à propos
d'en profiter. Il y avoit une place vacante
dans le Journ'al des Savans. Margency
m'écrivit pour me lapropofer, comme de
lui-même. Mais il me fut aifé de com-
prendre , par le tour de fa lettre , ( liafTe C ,
N°, 33.) qu'il étoit inftruit & autorifé ;
& lui-même me marqua dans la fuite,
( liaffe C , N°. 47. ) qu'il avoit été charge
de me faire cette offre. Le travaif do,
jti2 Les Confessions,
cette place étoit peu de chofe. Il ne s-a-^
gifibit que de deux extraits par mois ,
dont on m'apporteroit les livres , fans
être obligé jamais à aucun voyage de
Paris , pas même pour faire au magiflrac
une vifite de remerciement. J'entrois par-
là dans une fociété de gens de lettres du
premier mérite , MM. de Mairan , Clai-
raut , de Guignes , & l'abbé Barthelemi ,
dont la connoiffance étoit déjà faite avec
les deux premiers, & très -bonne à faire
avec les deux autres. Enfin , pour Uii
travail fi peu pénible , & que je pouvoir
faux fi commodément, il y avoit un ho-
noraire de huit cents francs attachés k
cette place. Je délibérai quelques heures
avant que de me déterminer , & je puis
jurer que ce ne fut que par la crainte de
fâcher Margency , & de déplaire à M. de
M .s. Mais enfin la gène infup •
portable de ne pouvoir travaillera mon
heure & d'être commandé par le temps ,
bien plus encore , la certitude de mal
remplir les fonélions dont il falloit me
charger , l'emportèrent fur tout , Se me
déterminèrent
Livre X, lï^
déterminèrent à refufer une place pour
laquelle je n'étois pas propre. Je flivois
que tout mon talent ne venoit que d'une
certaine chaleur d'ame fur les matières
que j'avois à traiter , & qu'il n'y avoit
que i'arnour du grand , du vrai , du beau »
qui pût animer mon génie. Et que m'au-
Toient importé les fujets de la plupart des
livres que j'aurois k extraire , & les livres
mêmes ? Mon indifférence pour la chofe
eût glacé ma plume & abruti mon efprit.
On s'imaginoit que je pouvois écrire par
métier , comme tous les autres gens de
lettres , au lieu que je ne fus jamais
écrire que par paflion. Ce n'étoit affu-
rément pas là ce qu'il falloit au Journal
des Savans. J'écrivis donc à Margency,
une lettre de remerciement, tournée avec
toute l'honnêteté poffible , dans laquelle
)e lui fis fi bien le détail de mes raifons ,
qu'il ne fe peut pas que ni lui , ni M. de
JVI s aient cru qu'il entrât ni
humeur ni orgueil dans mon refus. Auffi
l'approuvèrent- ils l'un & l'autre , fan*
m'eo faire moins bon vifage j & le fecret
Tomf IF. H
ti4 Les Confessions.
fut fi bien gardé fur cette affaire, que
le public n'en a jamais eu le moindre
vent.
Cette propofition ne venoit pas dans
nn moment favorable pour me la faire
agréer ; car , depuis quelque temps , je
formois le projet de quitter tout- à- fait
la littérature , & fur - tout le métier d'au-
teur. Tout ce qui venoit de m'arriver,
m'avoit abfolument dégoûté des gens de
lettres , & j'avois éprouvé qu'il "étoit im-
poffible de courir la même carrière , fans
avoir quelques liaifons avec eux. Je ne
l'étois guère moins des gens du mond£ ,
& en général de la vie mixte , que je ve-.
nois de mener , moitié à moi - même , &
moitié à des fociétés pour lefquelles je
îî'étois point fait. Je fentois plus que ja-
mais , & par une conftante expérience,
que toute affociation inégale eft toujours»
défavantageufe au parti foibîe. Vivant
avec des gens opulens , & d'un autre
état que celui que j'avois choifi , fans
tenir maifon comme eux , j'étois obligé
de les imiter ea bien des cbofes ^ &,.
L I V R E X. ri5
de menues dépenfes , qui n'étoient riea
pour eux , étoient pour moi , non m.oins
juineufes qu'indifpenfables. Qu'un autre
homme aille dans une maifon -de campa-
gne , il eft ferv'i par fon laquais , tant à
table que dans fa chambre : il l'envoie
chercher tout ce dont il a befoin ; n'ayant
rien à fane dirediement a\'ec les gens de
]a maifon , ne les voyant même pas , il
ne leur donne des étrennes que quand &
comme il lui plait : mais moi , feul , fans
domeftique, j'étois à la merci de ceux de
la maifon, dont il falloit néceiTairement
capter les bonnes grâces, pour n'avoir"
pas beaucoup à fouffrir; & traité comme
l'égal de leur maître , il en falloit aufli
traiter les gens comme tel, & même faire
pour eux plus qu'un autre , parce qu'en
effet, j'en avois bien plus befcin. Paffe
encore quand il y a peu de domeftiques ;
mais dans les maifons cù j'allois , il y en
avoit beaucoup , tous très - rogucs , très-
frippons , très - alertes , j'entends pour lei r
intérêt ; & les coquins favoient faire en-
forte que j'avois fuccefïîvemenr befoia
H z
ii6 Les Confessions,
de tous. Les femmes de Paris, qui oiig
tant d'efprit , n'ont aucune idée jufle fur
cet article ; & à force de vouloir écono-
xnifer ma bourfe , elles me ruinoient. S i
je foupois en ville , un peu loin de che z
moi , au lieu de fouffrir que j'envoyafTe
chercher un fiacre , la dame de la maifori
faifoit mettre des chevaux pour me rem-
lïiener ; elle étoit fort aife de m'épargner
les vingt -quatre fols du fiacre; quant à
l'écu que je donnois au laquais & au co-
cher , elle n'y fongeoit pas. Une femme
lïi'écrivoit - elle de Paris à l'Hermitage ,
ou à Montmorency ? ayant regret aux
quatre fols de port que fa lettre m'auroit
coûtés , elle me l'envoyoit par un de fes
gens , qui arrivoit à pied tout en nage ^
& à qui je donnois à dîner , «&. un écu qu'il
avoit affurément bien gagné. Me propo-
foit- elle d'aller pafTer huit ou quinze jours
avec elle à fa campagne? elle fe difoit
en elle-même: ce fera toujours une éco-
nomie pour ce pauvre garçon ; pendant
ce temps - là , fa nourriture ne lui coûtera
îien- Elle ne fongeoit pas qu'aufli , durant
L I V R E X. 117
ce temps -là, je ne travaillois point; que
mon ménage & mon loyer & mon linge
& mes habits n'en alloient pas moins ; que
je payois mon barbier à double , & qu'il
ne laiffoit pas de m'en coûter chez elle ,
plus qu'il ne m'en auroit coûté chez moi.
Quoique je bornaiïe mes petites largeffes
aux feules maifons où je vivois d'habi-
tude , elles ne laiiïbient pas de m'être
ruineufes. Je puis afTurer que j'ai bien
verfé vingt- cinq écus chez Mad. d'H
à Eaubonne , où je n'ai couché que qua-
tre ou cinq fois , & plus de cent piftoles ,
tant à E y qu'à la C e , pendant
les cinq ou fix ans que j'y fus le plus
aflidu. Ces dépenfes font inévitables pour
un homme de mon humeur , qui ne fait
fe pourvoir de rien , ni s'ingénier fur
rien , ni fupporter l'afpeél d'un valet qui
grogne , & qui vous fert en rechignant.
Chez IVIad. D . . . n même , où j'étois de
la maifon , & où je rendois mille fervices
aux domeftiques , je n'ai jamais reçu les
leurs qu'à la pointe de mon argent. Dans
la fuite , il a fallu renoncer tout - à- fait à
H 3
îî8 Les Confessions.
ces petites libéralités que ma fituation n?
m'a plus permis de faire ; & c'eft alors
qu'on m'a fait fentir bien plus durement
encore , l'inconvénient de fréquenter des
gens d'un autre état que le fien.
Encore , fi cette vie eût été de mon goût,
je me fcrois confolé d'une dépenfe oné~
reufe , confacrée à mes plaifirs : mais fe
ruiner pour s'ennuyer , étoit trop infup-
portable; &j'avois fi bien fenti le poids
de ce train de vie , que , profitant de
l'intervalle de liberté où je me trouvois
pour lors , j'étois déterminé à le perpé-
tuer, à renoncer totalement à la grande
foci.été , à la compofition des livres , à
tout commerce de littérature , & à me
renfermer pour le refte de mes jours , dans
la fphere étroite & paifible , pour laquelle
je me fentois né.
Le produit de la lettre à d'Alembert
& de la Nouvelle Héloïfe , avoit un peu
remonté mes finances , qui s'étoient fort
épuifécs à l'Hermitage. Je me voyois en-
viron mille écus devant moi. L'Emile ,
auquel je m'étois mis tout de bon , quand
Livre X. "ng
j'eus achevé l'Héloïfe , étoit fort avancé ,
& fon produit devoit au moins doubler
cette fomme. Je formai le projet de placer
ce fonds , de manière à me faire une petite
Tente viagère qui pût , avec ma copie ,
me faire fubfifter fans plus écrire. J'avois
encore deux ouvrages fur le chantier.
Le premier étoit mes Infiitutions politiques.
J'examinai l'état de ce livre, &je trouvai
qu'il demandoit encore plufieurs années
de travail. Je n'eus pas le courage de le
pourfuivre & d'attendre qu'il fût achevé,
pour exécuter ma réfolution. Ainfi, re-
nonçant à cet ouvrage , je réfolus d'en
tirer ce qui pouvoit fe détacher, puis do
brûler tout le refte ; & pouffant ce travail
a\'ec zèle , fans interrompre celui de l'E-
mile , je mis , en moins de deux ans , la
dernière main au Contrat Social.
•Reftoit le Diélionnaire de raufique-.
C'étoit un travail de manœuvre , qui pou-
•voit fe faire en tout temps , & qui n'avoit
pour objet qu'un produit pécuniaire. Je
me réfervai de l'abandonner , ou de l'ar
chever à mon aife , félon que mes autres
H 4
^iz^ Les Confessions-
reflburces raflemblées me rendroient celle-
là néeeiïaire ou fuperflue. A l'égard de la
Morale fenjîtive , dont l'entreprife étoitret
tée en efquifle , je l'abandonnai totalement.
Comme j'avois en dernier projet , fi je
pouvois me pafler tout-à-fait de la copie ,
celui de m'éloigner de Paris , où l'affluence
des furvenans rendoit ma fubfiftance coû-
teufe , & m'ôtoit le temps d'y pourvoir ;
pour prévenir dans ma retraite , l'ennui
dans lequel on dit que tombe un auteur ,
quand il a quitté la plume , je me réfer-
vois une occupation qui pût remplir le
vuide de ma folitude , fans tenter de plus
rien faire imprimer de mon vivant. Je ne
fais par quelle fantaifie, Rey me prefToit
depuis long-temps d'écrire les mémoires
de ma vie. Quoiqu'ils ne fuflent pas juf-
qu alors fort intéreiTans par les faits , je
fentis qu'ils pouvoient le devenir par la
franchife que j'étois capable d'y mettre ;
&jeréfolus d'en faire un ouvrage unique,
par une véracité fans exemple , afin qu'au
•moins une fois , on pût voir un homme
tel qu'il étoit en-dedans. J'avois toujours
Livre X. 125
rî delà fauffe naïveté de Montagne, qui,
faifant femblant d'avouer fes défauts , a
grand foin de ne s'en donner que d'aima-
bles ; tandis que je fentois , moi qui me
fuis cru toujours , & qui me crois encore ,
à tout prendre , le meilleur des hommes ,
qu'il n'y a point d'intérieur humain , û
pur qu'il puifTe être , qui ne recelé quelque
vice odieux. Je favois qu'on me peignoit
dans le public, fous des traits fi peufem-
blables aux miens , & quelquefois fi dii-
formes , que , malgré le mal , dont je ne
voulois rien taire , je ne pouvois que ga-
gner encore à me montrer tel que j'étois.
D'ailleurs , cela ne fe pouvant faire fans
iaiffer voir aufli d'autres gens tels qu'ils
étoient , & par conféquent , cet ouvrage
ne pouvant paroître qu'après ma mort &
celJe de beaucoup d'autres , cela m'enhar-
diffoit davantage à faire mes Confe {fions,
dont jamais je n'aurois à rougir devant
perfonne. Je réfolus donc de confacrer
mes loifirs à bien exécuter cette entre,
prife , & je me mis à recueillir les lettres
§c papiers qui pouvoient guider ou ré-
Î22 Les Confessions.'
veiller ma mémoire , regrettant fort tout
ce que j'avois déchiré , brûlé , perdu juf-
qu'alors.
Ce projet de retraite abfokie , un des
plus fenfés quej'eulTe jamais faits, étoit
fortement empreint dans mon efprit , &
déjà je travaillois à fon exécution, quand
le ciel , qui me préparoit une autre defti-
née , me jeta dans un nouveau tourbillon.
Montmorency , cet ancien & beau pa-
trimoine de l'illuftre maifon de ce nom ,
ne lui appartient plus depuis la confifca-
tion. Il a pafTé , par la fœur du duc Henri ,
dans la maifon de Condé , qui a changé
le nom de Montmorency en celui d'En-
guien , & ce duché n'a d'autre château
qu'une vieille tour , où l'on tient les archi-
ves , & où l'on reçoit les hommages des
vafîaux. Mais on voit à Montmorency
ou Enguien , une maifon particulière ,
bâtie par Croifat dit le pauvre , laquelle
ayant la magnificence des plus fuperbes
châteaux , en mérite & en porte le nom.
L'afpecl impofant de ce bel édifice , la ter-
raffe fur laquelle il efl bâti , fa vue , unique
Livre X. 123
peut-être au monde ; fon vafte falloii ,
peint d'une excellente main ; fon jardin,
planté par le célèbre LeNôtre ; tout cela
forme un tout, dont la majefté frappante
a pourtant je ne fais quoi de fimple , qui
foutient & nourrit Tadmiiation. IVI. le ma-
réchal duc de Luxembourg, qui occupoit
alors cette maifon , venoit tous les ans dans
ce pays, où jadis fes pères étoientles maî-
tres , paffer en deux fois cinq ou fix femai-
nes , comme fimple habitant , mais avec
un éclat qui ne dégénéroit point de l'an-
cienne fplendeur de fa maifon. Au pre-
mier voyage qu'il y fit , depuis mon éta-
bliffement à Montmorency , M. & Mad. la
IVIaréchale envoyèrent un \\alet-de-cham-
bre me faire compliment de leur part , &
m'inviter à fouper chez eux toutes les fois
que cela me feroit plaifir. A chaque fois
qu'ils revinrent , ils ne manquèrent point
de réitérer le même compliment & la
même invitation. CelamerappelloitMad,
de B 1 m'envoyant dîner à folfice. Les
temps étoient changés ; mais j'étois de-
meuré le même. Je iic youlois point qu'on
Ï24 Les Confessions.
m'envoyât dîner à l'office , & je me fou-
ciois peu de la table des grands. J'aurois
mieux aimé qu'ils me lailTaflent pour ce
que j'étois , fans me fêter & fans m'avilir.
Je répondis honnêtement & refpeélueu-
fement aux politeffes de M. & Mad. de
Luxembourg : mais je n'acceptai point
leurs offres ; & , tant mes incommodités
que mon humeur timide & mon embarras
à parler , me faifant frémir à la feule idée
de me préfenter dans une aflemblée de
gens de la cour , je n'allai pas même au
château faire une vifite de remerciement >
quoique je comprifTe affez que c'étoit ce
qu'on cherchoit / & que tout cet empref-
fementétoit plutôt une affaire de curiofité
que de bienveillance.
Cependant les avances continueront ,
& allèrent même en augmentant. Mad.
la comteffe de Boufflers , qui étoit fort liée
avec Mad. la Maréchale , étant venue à
Montmorency , envoya favoir de mes
nouvelles , & me propofer de me venir
voir. Je répondis comme je devois , mais
je ne démarrai point. Au voyage de Pà«
Livre X. 125
qaes de l'année fuivante 1759, le cheva*
lier de Lorenzy , qui étoit de la cour de
JVI. le prince de Conti & de la fociété de
Mad. de L g , vint me voir plufieurs
fois : nous fîmes connoififance ; il me preffa
d'aller au château : je n'en fis rien. Enfin ,
un après-midi que je ne fongeois à rien
moins , je vis arriver M. le maréchal de
L g,fuivi de cinq ou fix perfonnes.
Pour lors il n'y eut plus moyen de m'ea
dédire, & je ne pus éviter, fous peine
d'être un arrogant & un mal-appris , de lui
rendre fa vifite , & d'aller faire ma cour à
Mad. la Maréchale , de la part de laquelle
il m'avoit comblé des chofes les plus obli*
géantes. Ainfi commencèrent, fous de fu-
neftes aufpices , des liaifons dont je ne pus
plus long-temps me défendre , mais qu'un
prefTentiment trop bien fondé , me fit re-
douter jufqu'à ce que j'y fuiïe engagé.
Je craignois exccffivement Mad. de
L........g. Je favois qu'elle étoit aimable.
Je l'avois vue plufieurs fois au fpeélacle,
& chez Mad. D. . . n , il y avoit dix ou
douze ans 3 lorsqu'elle étoit ducbeffe de
'ï26 Les Confessions,
B s , & qu'elle brilloit encore de fa pre-
mière beauté. Mais eJle pafToit pour mé-
chante ; & dans une auffi grande dame ,
cette réputation me faifoit trembler. A
peine l'eus -je vue , que je fus fubjugué.
Je la trouvai charmante , de ce charme à
l'épreuve du temps , le plus fait pour agir
fur mon cœur. Je m'attendois à lui trou-
ver un entretien mordant & plein d'épi-
grammes. Ce n'étoit point cela ; c'étoit
beaucoup mieux. Laconverfation deMad.
de L g ne pétille pas d'efprit. Ce ne
font pas des faillies , & ce n'eft pas même
proprement de la finefTe ; mais c'eft une
délicatefle exquife , qui ne frappe jamais ,
& qui plait toujours. Ses flatteries font
d'autant plus enivrantes qu'elles font plus
fimples ; on diroit qu'elles lui échappent
fans qu'elle y penfe , & que c'eft fon cœur
qui s'épanche , uniquement parce qu'il eft
trop rempli. Je crus m'appercevoir, dès la
première vifite , que malgré mon air gau-
che & mes lourdes phrafes , je ne lui dé-
plaifois pas. Toutes les femmes de la cour
f^vent vous perfuader cela^ quand dies
Livre X. 12;^
Veulent , vrai ou non ; mais toutes ne fa-
vent pas , comme Mad. de L g , vous
rendre cette perfuafion fi douce qu'on ne
s'avife plus d'en vouloir douter. Dès le
premier jour , ma confiance en elle eut été
auffî entière qu'elle ne tarda pas à le deve-:
nir , fi Mad. la ducheffe de Montmorency
fa belle-fille , jeune folle , allez maligne ,
&. , je penfe , un peu tracafliere , ne fe fût
avifée de m'entreprendre , & tout au tra-
vers de force éloges de fa maman , & de
feintes agaceries pour fon propre compte,
lie m'eût mis en doute fi je n'étois pas
perfifflé.
Je. me ferois peut-être difficilement raf-
furé fur cette crainte auprès des deux da-
mes , fi les extrêmes bontés de M. le Ma--
réchal ne m'euflent confirmé que les leurs
étoient férieufes. Rien de plus farprenant ,
vu mon caraclere timide , que la promp-
titude avec laquelle je le pris au mot , fur
le pied d'égalité où il voulut fe mettre avec
moi , fi ce n'eft peut-être celle avec la-
quelle il me prit au mot lui-même , fur
l'iiidépejidançe abfoiue dans la<juelle je
faS Lés CoNFEssIo^fs^
voulois vivre. Perfuadés l'un & l'autre*
que j'avois raifon d'être content de mon
état & de n'en vouloir pas changer , ni
lui ni Mad. de L g n'ont paru vouloir
s'occuper un inftant de ma bourfe ou dé
ma fortune , quoique je ne pufTe douter
du tendre intérêt qu'ils prenoient à moi
tous les deux , jamais ils ne m'ont propofé
de place & ne m'ont offert leur crédit , fi ce
n'eft une feule fois, que Mad. de L g
parut defirer que je vouluffe entrer à l'a-
cadémie francjoife. J'alléguai ma religion:
elle me dit que ce n'étoit pas un obftacle,
ou qu'elle s'engageoit à le lever. Je ré-
pondis que , quelque honneur que ce fût
pour moi d'être membre d'un corps fi illuf-
tre , ayant refufé à M. de Treffan & en
quelque forte au roi de Pologne , d'entrer
dans l'académie de Nancy, je ne pouvois
plus honnêtement entrer dans aucune.
Mad. de L g n'infifta pas , & il n'en
fut plus reparlé. Cette fimplicité de com-
merce avec de Ci grands feigneurs , &: qui
pouvoient tout en ma faveur , M. de
li. g étant & méritant bi^n d'être .l'ami
particulier
L ï V R E X. 129
particulier du roi , contrafte bien fingu-
liérement avec les continuels foucis , non
moins importuns qu'officieux , des amis
protcifleurs que je venois de quitter , &
qui cherchoient moins à me fervir qu'à
m'avilir,
Quand M. le Maréchal m'étoit venu
voir à Mont- Louis , je l'avois reçu avec
peuie , lui & fa fuite , dans mon unique
chambre , non parce que je fus obligé de
le faire affeoir au milieu de mes afliettes
fales & de mes pots cafTés , mais parce que
rnon plancher pourri tomboit en ruine ,
& que je craignois que le poids de fa fuite
lie l'effondrât tout-a-f^it. Moins occupé
de mon propre danger que de celui que
l'affabilité de ce bon feigneur lui faifoît
èourir , je me hâtai de le tirer de là, pour
le mener , malgré le froid qu'il faifoit en-
core , à mon donjon , tout ouvert & fans
cheminée. Quand il y fut , je lui dis la
faifon qui m'avoit engagé à l'y conduire:
î] la redit à Mad. la Maréchale, & l'un 8c
fautre me prefférent, en attendant qu'on
jreferoit mon plancher , d'accepter i>jt»
Tome IF, I
î 30 Les C o n r e s s I o n s.
logement au château , ou , fi je raiiro'-i
mieux , dans un édifice ifolé , qui ctoic au
riii'ieu du parc , ik qu'on appelloit le pt:iic
châîieju. Cette demeure enchantée mcritc
qu'on en parle.
I.e parc ou jardin de IMontmoiCiuy
n'eft pas en plaine , comme celui de i;i
C......e. Il tiï inégal , montueux , rnO!c de
collines & d'cnfoiîcemens , dort Ihariilc
îirtiflc a tiré parti pour varier les bof-jnets^
lesornemers, les eaux , les points de'v iic,
&, multiplier pour ainfi dire , :i force d'art
& de génie , un efpace en lui-même afTciî
reiTerié. Ce parc cft couronne d,ans le
3nu:t, par laterralTe o. le château ; d.iri:^ 'c
bas il forme une gorge qui s'ouvre & s\'-
îargît vers la vallée , & dont l'angle cil
lempîi par une grande pièce d'eau. Entre
l'orangerie. qui occupe cet élargifTcmcnf,
& cette pièce d'eau entourée de côteau>:
bien décorés de bofquets Se d'arbres , eil
le petit château dont j'ai parlé. CetédiHce
&. le terrain qui l'entoure , appartcnoient
jadis au célèbre LcBrun , qui fe plut à Je
fcatir ■& le décorer avec ce ^oût eiiqui>
L T V R r X, î3i
ci'omemen.s Sç d'architedure , doi^t c^
grand peintre s'étoit nourri. Ce château
depuis lors a été rebâti , mais toujours fur
le deffin du premier maître. Il eft petit,
fim])ie j mais élégant. Comme il eft dans
M'A tond , entre le balfin de l'orangerie
^ la grande pièce d'eau , par conféquent
flîJCt à riiumidité , on l'a percé dans foa
milieu , d'un périftile à jour entre deux
étages de colonnes , par lequel l'air jouant
dans tout rédifice , le m iintient fec , maU
gré Çà fituation, Quand on regarde ce bâti'"
ment de la hauteur oppofée qui lui fait
perfpeclive , il paroît abfoluraeut envi-»
tonné d'eau , Si. l'on croit voir une islç
enchantée , ou la plus jolie des trois islçs
Borrornées , appellée Ijbla bclla , dans le
lac Majeur.
Ce fut dans cet tdifice folitaire, qu'on
nie donna le choix d'un dç.s quatre appar-
temens complets qu'il contient , outre Iç
rez^de-chauflée, compofé d'uue falle de
bal , d'une falle de billard , & d'une cuifme.
Je pris le plus petit & le plus fimple au*
^.effus de la cuifme ^ que j'eus auffi. Il étoie
I z
*32 Les Confessions^
d'une propreté charmante , l'ameublemeilt
en- étoit blanc & bleu. C'efl dans cette
profonde & délicieufe foikude , qu'au mi*
lieu des bois & des eaux , aux concerts
des oifeaux de toute efpece , au parfum
de la fleur d'orange , je compofai dans
une continuelle extafe, le cinquième li\re
de l'Emile , dont je dus en grande par-
tie le coloris aflez frais, à la vive impref-
fion du local où je l'écrivois.
Avec quel emprelfementje courois tous
Its matins au lever du foJeil , refpirer un
air embaumé fur le périflile ! Quel bon
café au lait j'y prenois tête-à-tête avec ma
Xhérefe ! Ma chatte & mon chien nous
îaifoient compagnie. Ce fenl cortège m'eût
fuffi pour toute ma vie , fans éprouver ja-
mais un moment d'ennui. J'étois là dans
le paradis terreftre ; j'y vivois avec au-
tant d'innocence , & j'y goûtois le même
bonheur.
Au voyage de juillet , M. & Mad. de
L g me marqueren t tant d'attentions ,
& me firent tant de careffes , que logé chez
euîi, &f comblé de leurs bontés, je ne pus
Livre X. 133
moins faire que d'y répondre en les voyant
affidument. Je ne les quittois prefque
point : j'allois le matin faire ma cour à
Mad. la Maréchale , j'y dînois , j'allois
l'après-midi me promener ave<: M. le Ma-
réchal ; mais je n'y foupois pas , à caufe
du grand monde , & qu'on y foupoit trop
tard pour moi. Jufqu'alors tout étoit con-
venable , & il n'y avoit point de mal en-
core , fi j'avois fu m'en tenir là. Mais je
n'ai jamais fu garder un milieu dans mes
attachemens , & remplir fimplement des
devoirs de fociété. J'ai toujours été tout
eu rien j bientôt je fus tout ; & me voyant
fêté , gâté par des perfonnes de cette con-
fidération , je paffai les bornes , & me pris
pour eux d'une amitié qu'il n'eft permi^s
d'avoir que pour fes égaux. J'en mis toute
la familiarité dans mes manières , tandis
qu'ils ne fe relâchèrent jamais dans les
kurs , de la politeffe à laquelle ils m'a-
voient accoutumé. Je n^ai pourtant jamais
été très à mon aife avec Mad. la Maré-
chale. Quoique je ne fuITe pas parfaite-
pient rafTuré fur fon caradere , je le redour
1 3
f 34 î> E s C 0 H î E s s i O î? ?.
tois ttîOins que foti cfprit* CVtOit'paj-l'i
fur-tout , qu'elle m'en impofoit. Je fdvoiî
qu'eJlè étojt difficile en converlations ^ &
qu'elle avôit droit de l'être. Je favols que
îes femmes , & fur-tout les grandes dafties »
Vtuiént abfolument être amufées , qu'il.
Vaudrôit tiiieux les ofFeïifer que îes en-
îluyer , Se je jugeois par fes cottimentairci»
fur Ce qu'avoient dit les gens qui venôicnt
de partir , de ce qu'elle devoit penfer de
mes baîourdifes. Je m^avifai d'un- fupplé-
înent, pour me iliuver auprès d'elle rem-
barras de parler ; ce fut de lire. Elle aV'ôit
oui parler de la Julie ; elle favoit qu'oit
l'imprjmoit j elle marqua de rerapre:!;*-
ment devoir cet ouvrage; j'offris de le lui
lire ; elle accepta. Tous les matins je iv.q
fendois chez elle fur les dix heures ; IM*
de Luxembourg y venoit: on feriiiôit là
porte. Je lifois à côté de fon lit , & je coiu-
|5alTai fi bien mes ledures , qu'il y en au-
roit éti pour tout le voyage > quand même
iî ri'auroit pas été interrompu. {*) Le fii.:'» '
(*) La perte d'une grande bataille , qui arnigêa
bciucoiip le rvii) forcja M. de Luxembourg à ts*'
touïBêï ptédpitaiîimsiit à là GCUr»
L I V R E X. 13
y
ch de cet expédient pafTa mon attente.
IMac!, de Luxembourg s'engoua de la Julie
6'.: de fon auteur ; elle ne parloit que de
iiioi j ne s'occupoit que de moi , me difoit
ilcs douceurs toute la journée , m'embraf-
foit dix fois le jour. Elle voulut que j'euiïe
toujours ma place à table à côté d'elle ; Se
quand quelques feigneursvouloient pren-
dre cette place, elle leur difoit que c'étoifc
la mienne , & les faifoit mettre ailleurs.
On peut juger de l'imprelTioa que ces ma-
nières charmantes faifoient fur moi » que
les moindres marques d'affedlion fubju«
<ruent. Je m'attachois réelk'ment à elle, à
proportion de rattachement qu'elle me
timoignolt. Toute ma crainte , en voyant
cet engouement, S: me fentant h peu d'a-
grément dans l'efprit pour le foutenir ,
ctoit qu'il ne fe changeât en dégoût , &
r.Kilheurcufcment pour moi , cette crainte
r.e fut que trop bien fondée,
II falloit qu'il y eût une oppofitîon na-
tnrclle entre fon tour d'efprit &, le mien,
puifqu'indépendammcat des foules de ba-
icurdifcs qui m'échap^cl-ïu; à ch^iv^uî; ;iii*
I 4
13^ Les Confessions.
tant dans Ja converfation , dans mes let-
tres même , & lorfque j'étois le mieux
avec elle , il fe trouvoit des chofes qui lui
déplaifoient , fans que je pufTe imaginer
pourquoi. Je ji'en citerai qu'un exemple ,
& j'en pourrois citer vingt. Elle fut que je
faifois pour Mad. d'H une copie de
l'Héloïfe à tant la page. Elle en voulut
avoir une fur le même pied. Je la lui pro-
mis ; & la mettant par -là du nombre de
mes pratiques , je lui écrivis quelque chofe
d'obligeant & d'honnête à ce fujet ; du
moins telle étoit mon intention. Voici fa
réponfe , qui me fît tomber des nues.
" A Verfailles , ce mardi. (LiafTe C ,
N°. 43.)
55 Je fuis ravie , je fuis contente j votre
5, lettre m'a fait un plaifir infini , &je me
„ preffe pour vous le mander & pour
33 vous en remercier.
J5 Voici les propres termes de votre
35 lettre. Qiioique vous foyez fùrement une
55 très -bonne pratique ^ je me fais quelque
j, peine de prendre de votre argent : régulière"
L I V R E X. 137
^ ment , ce ferait à moi de payer leplaijlr que
V5 j aurais de travailler pour vous. Je ne
^ vous en dis pas davantage. Je me plains
>j de ce que vous ne me parlez jamais de
„ votre fanté. Rien ne m'mtéreiïe davan-
3j. tage. Je vous aime de tout mon cœur ;
„ 8c c'eft, je vous alTure , bien triftement
55 que je vous le mande , car j'aurois bien
j, du pfaifir à vous le dire moi-même.
„ M. de Luxembourg vous aime & vous
5, embralTe de tout fon cœur. „
En recevant cette lettre , je me hâtai
d'y répondre , en attendant plus ample
examen , pour protefter contre toute in-
terprétatix)n défobligeante ; & après m'ê-
tie occupé quelques jours à cet examen ^
avec l'inquiétude qu'on peut concevoir y
Si. toujours fans y rien comprendre , voici
quelle fut enfin ma dernière réponfe à ce
JQijet.
" A Montmorency, le 8 décembre 1759.
„ Depuis ma dernière lettre , j"ai exa-
5J, miné cent & cent fois le paflage ea
3. queftion. Je l'ai conlidéré par fon fens
1 3 s Les Confession?;
35 propre Se iiiiturcl : je r\ii confidcré pnr
,j tous les fens qu'on peut lui donner , Si
,5 je vous avoue , madame la ÎVlarcclinlc,
5, que je ne fais plus fi c'eft moi qui voi:>
.j dois des excufes , ou fi ce n'cft point
j; vous qui m'en devez. „
Il y a maintenant dix ans que ccr. let-
tres ont été écrites. J'y ai fou vent repenfc
depuis ce temps- là ;& telle eft encore
aujourd'hui ma ftupidité fur cet article ,
que je n'ai pu parvenir à fentir ce qu'elle
avoit pu trouver dans ce paffage , je r.2
dis pas d'oiîenfant, mais même qui pî^t
lui déplaire.
A propos de cet exemplaire manuf-
crit de l'Kéloïfe , que voulut avoir Mad.
de Luxembourg, je dois dire ici ce que
j'imaginai pour lui donner quelque avaiî-
tage marqué, qui le diftinguàt de tout
autre. J'avois écrit à part les aventures
de milord Edouard , & j'avois balancé
long- temps* à les inférer , foit en entier ,
foit par extrait , dans cet ouvrage , n^
elles me paroifibient manquer. Je rr".
déterminai enfin à le? retranclicr tout- .v^
Livre X. i^<}
fj't, parte que, n'étant pas du ton de
tout le rcftc , elles en auroient gâté la tou-
chante fimplicité. J'eus une autre raifoa
bien plus forte, quandje connus Mad. d'
Luxembourg. C'eil; qu'il y avoit dansera
aventures, une marquifc romaine, d'un
Caraélere très-odieux, dont quelques traits ^
fans lui être applicables, auroient pu \vi
être appliqués par ceux qui ne la connoif-
foiêtit que de réputation. Je me félicitai
donc beaucoup du parti que j'y avol^
pris, & m'y confirmai. Mais dans l'ardeiit
defir d'enrichir fon exemplaire de quel
que chofc qui ne fût dans aucun autre ,
n'allai -je pas fonger à ces malheureufcs
aventures, & former le projet d'en faire
l'extrait, pour l'y ajouter ? Projet infcii-
fé , dont On ne peut expliquer l'extrav,!-
gance que par l'aveugle fatalité qui m'en-*
traînoit à ma perte !
Quos 'ouït pirdere Jupiter ^ dcmentat,.
J'eus la flupidité ' de faire cet extrait
avec bien du foin , bien du travail , oc de
lui envoyer ce morceau comme la pi'.^'>
740 Les Confessions,'
làelle chofe du monde ; en Ja prévenant
toutefois , comme il étoitvrai , que j'avois
brûlé l'original , que l'extrait étoit pour
cilc feule, & ne feroit jamais vu de per-
fonne, à moins qu'elle ne le montrât elle*
même : ce qui , loin de lui prouver ma
prudence & ma difcrétion , comme je
croyois faire , n'étoit que l'avertir du ju-
gement que je portois moi-même fur
l'application des traits dont elle auroitpu
s'offenfer. Mon imbécillité fut telle , que
je ne doutois pas qu'elle ne fût enchantée
de mon procédé. Elle ne me fit pas là-
defTus les grands complimens que j'en
attendois, & jamais, à ma très -grande
furprife , elle ne me parla du cahier que
je lui avois envoyé. Pour moi , toujours
charmé de ma conduite dans cette affaire ,
C£ ne fut que long -temps après , que je
jugeai , fur d'autres indices , l'effet qu'elle
avoit produit.
J'eus encore , en faveur de fon manuf-
crit , une autre idée plus raifonnable , mais
qui, par des effets plus éloignés, ne m'a
guère été moins nuifible : tant topt con?
Livre X. 14,1
court à l'œuvre de la deftinée , quand elle
appelle un homme au malheur. Je penfai
d'orner ce manufcrit des deflinsdes eftam-
pes de la Julie , lefquels deffins fe trouvè-
rent être du même format que le manuf-
erit. Je demandai à C ..... . ces delTms,
qui m'appartenoient à toutes fortes de
titres, & d'autant plas que je Tui avois
abandonné le produit des planches , lef-
quelles eurent un grand débit. C
eftauffi rufé que je le fuis peu. A force de
fe faire demander ces deffins , if parvint à
favoir ce que j'en voulois faire. Alors ,
fous prétexte d'ajouter quelques orne-
mens à ces deffins , il fe les fit laifTer , &
finit par les préfentep lui-même.
JSgo verjtculos feci , tulit alter honores.
Cela acheva de l'introduire à l'hôtel
de Luxembourg fur un certain pied. De-
puis mon établiffement au petit château ,
il m'y venôit voir très-fouvent, & tou-
jours dès le matin , fur- tout quand M. &
JVlad. de Luxembourg étoient à M-ontmo^
rçncy. Cela faifoit que , pour paffer avec
142 Les Confessions.
lui la journée, je n'ailois point an chàccau.
On me reprocha ces abfences : j'en dis la
Tâifon, OnmeprelTad'amenerlVL C ;
je le fis. C'écoit ce que le drôle avoit cher-
ché, Aiiifi, grâces aux bontés exçciuves
qu'on avoit pour moi, un commis de
M. T , qui vouloit bien lui don-
ner quelquefois fa table, quand il n'avoit
perfonne à dîner, fe trouva tout d'un
coup, admis à celle d'un maréchal de
France, avec les princes, les ducheflcs ,
& tout ce qu'il y avoit de grand à la cour.
Je n'oublierai jamais, qu'un jour qu'il étoit
obligé de retourner à Paris de bonne heu-
re , M. le Maréchal dit après le dîner à la
compagnie ; Allons nous promener fur
le chemin de St, Déni ; nous accompa*
gnerons M. C .Le pauvre garçon
n'y tint pas; fa tête s'en alla tout-à-fait.
Pour moi , j'avois le cœur fi ému , que je
ne pus dire un feul mot. Je fuivois par-der^
riere, pleurant comme un enfant, &; mou-
rant d'envie de baifer les pas de ce bon
maréchal. Mais la fuite de cette hiitùire
<ic copie m'a fait anticiper ici i}^ ks
Livre X. 143
tenij)'^. P^eorenons- jïs dar-s leur ordre,
antant fjue ma mémoire me le permettra,
oi'tôt que J:i petite m-iilbn de IVIont-
J.oui> fut prtte , je ]a fis meubler pro-
j:>remcat , {implement, & retournai m'y
c'rablirjne pouvant renoncer à cette h-'i
<]us je ni'ctois faite, en quittant i'Hermi-
ta^'-c, (''avoir toujours mon logement à
jr.oi : jnai;-. je ne pus me réfoudre non
plus à quitter mon appartement du petit
rliate:iu. J'en gardai Ja clef, & tenant
l.caucoup aux joUs déjeunes du périftile ,
j alloJs lor.vent y coucher, & j'y paffois
cuc/Quefois deux ou trois jours , comme
à une mai Ton de campagne. J'étois peut-
cire alors Je particulier de l'Europe Je
jr.ieiv: 0; ]e plus agréablement logé. Mou
îiôte, iM. JVTathas , qui étoit le meilleur
î:oînric du monde, m'avoit abfolument
Iji'iïé la direclion des réparations de Mont-
Loui.' , Se voulut que je difpofaffe de fe^
ouvriers, fans même" qu'il s'en mêlât. Je
tiouvai donc le moyen de me faire d'une
f^aile chambre au premier , un appartc»
ïiient çoiïiplvt i CQmpofé d'une ch;imbr:' .
f 44 Les Confessions.
d'une antichambre & d'une garde-robe/
Au rez-de-chauflee étoient ta cuifme & \2£
chambre de Thérefe. Le donjon me fer-
voit de cabinet, au moyen d'une bonne
Cloifon vitrée & d'une cheminée qu'on y
fit faire. Je m'amûfai quand j'y fus, à or-
ner la terraffe qu'ombrageoient déjà deux
rangs déjeunes tilleuls; j'y en^ fis ajouter
deux, pour faire un cabinet de verdure ;
j'y fis pofer une table & des bancs de
pierre ; je l'entourai de lilas , deferinga,
de chèvrefeuille ; j'y fis faire une belle
plate -bande de fleurs , parallèle aux deux
rangs d'arbres ; & cette terraffe , plus
élevée que celle du château , dont la vue
étoit du moins auffi belle , & fur laquelle
j'avois apprivoifé des multitudes d'oi-
feaux , me fervoit de falle de compagnie
pour recevoir M. & Mad. de Luxem-
bourg , M. le duc dé Villeroy , M. le
prince de Tingry, M. le marquis- d^Ar-
mentieres , Mad. la duchefTe de Mont-
morency , Mad. la duchefle de Boufflers ,
Mad. la comtefTe de Valentinois, Mad.
la comte^ffe de Boufflery, &: d'autres per-
foniies
i4ë
foililes de ce rang , qui , du château , ne
dédaignoient pas de faire , par une mon-
tée très -fatigante , le pèlerinage de Mont-
Louis. Je de vois à la faveur de M. & de
Mad. de Luxembourg , toutes ces vifites ;
je le fentois , & mon cœur leur en faifoit
bien l'hommage. C'eft dans un de ces
tranfports d'attendriffement , que \q dis
une fois à M. de Luxembourg en Tem-
braffant: Ah ! I\L le Maréchal jje haiÏÏbis
les grands avant que de vous connoître ,
& je les hais davantage encore, depuis
que vous me faites fi bien fentir combieri
il leur feroit aifé de fe faire adorer.
Au reffce , j'interpelle tous ceux qui
m'ont vu durant cette époque , s'ils fe
font jamais appeiçu que cet éclat m'ait
tin inftant ébloui, que la vapeur de cet
encens m'ait porté à la tête; s'ils m'ont
yu moins uni dans mon maintien , moins
fimple dans mes manières , moins liant
avec le peuple , moins familier avec mes
Voifins, moins prompt à rendre fervice
à tout le moude , quand je l'ai pu , fans
Hie rebuter jamais des importunités fan^
Tome IK K
Ï46 Les Confessions.
nombre , & fouvent d éraifonnables , dont
j'étois fans cefTe accabJé. Si mon cœur
m'attiroit au château de Montmorency ,
par mon fnicere attachement pour les
maîtres, il me ramenoit de même à mon
voifmage , goûter les douceurs de cette
vie égale & furiple, hors de laquelle il n'elt
point de bonheur pour moi. Thérefe .nvoic
fait amitié avec la fille d'un maçon , moa
voifm, nommé Pilleu ;je la fis de même
avec le père ; & après avoir le matin dîné
au château , non fans gêne , mais pour
complaire à Mad. la Maréchale, avec
quel empreiïement je revenois le foirfou-
per avec le bon-homme Pilleu & fa famille ,
tantôt chez lui , tantôt chez moi !
Outre ces deux logemens, j'en eus bien-
tôt un troifieme à l'hôtel de Luxembourg ,
dont les maîtres me prefferent fi fort d'aï-
1er les y voir quelquefois , que j'y confen-
tis , malgré mon averfion pour Paris , où
je n'avois été , depuis ma retraite à l'Her-.
mitage , que les deux feules fois dont j'ai
parlé: encore n'y allois-je que les jours
convenus , uniquement pour fouper , «Sî
Livre X. i4jr
m'en retourner le lendemain matin. J'en-
trois & fortois par le jardin qui donnoit
fur le boulevard ; de forte que je pouvois
dire , avec la plus exade vérité , que je
n'avois pas mis le pied fur le pavé de Paris.
Au fein de cette profpérité paffagere,
fe préparoit de loin la cataftrophe qui de-
voiten marquer la fin. Peu de temps après
mon retour à Mont-Louis , j'y fis , & biea
malgré moi , comme à l'ordinaire , une
nouvelle connoiffance qui fait encore épo-
que dans mon hiftoire. On jugera dans la
fuite, fic'eftenbienouen mal. C'eftMad.
la marquife de V n , ma voifme , dont
le mari venoit d'acheter une maifon de
campagne à S. ..y près de Montmorency,
Mademoifelle d'A.. , fille du comte d'A.. ,
homme de condition , mais pauvre, avoît
époufé M. de V n , vieux , laid , fourd ,
dur , brutal , jaloux , balafré , borgne , au
demeurant bon-homme , quand on favoit
le prendre , & poffefTeur de quinze à vingt
mille livres de rentes , auxquelles on la
maria. Ce mignon , jurant , criant , gron^
dant , tempêtant , & faifant pleurer fa
K z
i4S Les Confessions.
femme toute la journée , finiiïbit par faire
toujours ce qu'elle vouloit , & cela pour
la faire enrager , attendu qu'elle favoit lui
perfuader que c'étoit lui qui le vouloit,
& que c'étoit elle qui ne le vouloit pas*
M. de Margency , dont j'ai parlé , étoit
î'ami de madame , & devint celui de mon-
fieur. Il y avoit quelques années qu'il leur
avoitloué fon château de Margency , près
d'Eaubonne & d'Andilly , & ils y étoient
précifément durant mes amours pourMad.
d'H Mad. d'H. ......& Mad. de
V n fe connoifibient par Mad. d'Au-
beterre , leur commune amie ; & comme
le jardin de Margency étort fur le pafFage
de Mad. d'H pour aller au Mont-
Olympe , fa promenade favorite , Mad»
de V n lui donna une clef pour pafler.
A la faveur de cette clef , j'y paffois fou-
vent avec elle: maisS je n'aimois point lef
rencontres iraprév^ues ; & quand Mad. de
V n f e trouvoit par ha£ird fur notre
paflage , je les laifibis enfemble fans lui
rien dire , & j'allois toujours devant. Ce
procédé peu galant n'avoit pas dû me
Livre X. 149
mettre en bon prédicament auprès d'elle.
Cependant, quand elle fut à S.... , elle ne
laiffa pas de me rechercher. Elle me vint
voir plufieurs fois à Mont-Louis , fans me
trouver ; & voyant que je ne lui rendois
pas fa vifite , elle s'avifa , pour m'y forcer ,
de m'envoyer des pots de fleurs pour ma
terraffe. Il fallut bien l'aller remercier :
c'en fut affez. Nous voilà liés.
Cette liaifon commença par être ora-
geufe , comme toutes celles que je faifois
malgré moi. Il ny régna même jamais ua
vrai calme. Le tour d'efprit de Mad. de
V n étoit par trop antipathique avec
le mien. Les traits malins & les épigranv
mes partent chez elle avec tant de fim pli-
cité , qu'il faut une attention continuelle,
& pour moi très -fatigante , pour fentir
quand on eft perfifflé. Une niaiferîe , qui
me revient , fuffira pour en juger. Soa
frère venoit d'avoir le commandement
d'une frégate en courfe contre les Anglois-
Je parlois de la manière d'armer cette
frégate , fans nuire à fa légèreté. Oui , dib»
«lie d'un ton tout uni , l'on ne prend d&
K 3
150 Les Confessions,
canons que ce qu'il en faut pour fe battra.
Je l'ai rarement ouï parler en bien de quel-
qu'un de fes amis abfcns , fans gliffer quel-
que mot à leur charge. Ce qu'elle ne voyoit
pas en mal , elle le voyoit en ridicule , &
fon ami Margency n'étoit pas excepté.
Ce que je trouvois encore en elle d'infup-
portable , étoit la gêne continuelle de fes
petits envois , de fes petits cadeaux , de fes
petits billets , auxquels il falioit me battre
les flancs pour répondre , & toujours nou-
veaux embarras pour remercier ou pour
refufer. Cependant, à force de la voir, je
finis par m'attacher à elle. Elle avoit fes
chagrins , ainfi que moi. Les confidences
réciproques nous rendirent intéreffans nos
«tête-à-tête. Rien ne lie tant les cœurs
que la douceur de pleurer enfemble. Nous
nous cherchions pour nous confoler , &
ce befoin m'a fouvent fait palTer fur beau-
coup de chofes. J'avois mis tant de dureté
<ians mafranchife avec elle , qu'après avoir
montré quelquefois fi peu d'eflime pour
■fon caraélere , il falioit réellement en avoir
t)eaucoiïp^, pour croire qu'elle pût fiucé-
Livre X. tjt
rement me pardonner. Voici un échantil-
lon des lettres que je lui ai quelquefois
écrites , & dont il efl à noter que jamais,
■dans aucune de fes réponfes , elle n'a paru
piquée en aucune fa<jOn.
" A Montmorency , le 5 aovembre 1760.
c 55 Vous me dites , madame , que vous
55 ne vous êtes pas bien expliquée , pour
55 me faire entendre que je m'explique
35 mal. Vous me parlez de votre préten-
35 due bêtife , pour me faire fentir la
35 mienne. Vous vous vantez de n'être
55 qu'une bonne femme , comme fi vous
,5 aviez peur d'être prife au mot, & vous
35 me faites des excufes pour m'appren-
3, dre que je vous en dois. Oui , madame ,
55 je le fais bien ; c'eft moi qui fuis une
35 bête , un bon -homme , & pis encore,
35 s'il eft poffible ; c'eft moi qui choifis
35 mal mes termes , au gré d'une belle
35 dame francoife , qui fait autant d'atteti-
3, tion aux paroles , & qui parle aufïi bien
35 que vous. Mais confidérez que je les
3} prends dans le feus commun de L;
K 4.
ï5? Les Confessions,
;)5 langue , finis être au fait ou en fouci des
35 honnêtes acceptions qu'on leur donne
,5 dans les vertueufes fociétés de Paris. Si
j;, quelquefois rnes expreffions font équir
55 voques , je tâche que ina conduite en
35 détermine le fens. ,5 &c. Le refte de la
lettre eft à peu près fur le même ton.
Voyez -en la réponfe , liafTe D , N°. 41 ,
& jugez de l'incroyable modération d'uix
cœur de femme , qui peut n'avoir pas plu^
de reffentiment d'une pareille lettre , quç
cette réponfe n'en laifTe paroitre , & qu'ellç
ne m'en a jamais témoigné. C , en-
treprenant , hardi jufqu'à l'eftVontcrie , 8ç
qui fe tenoit à l'affût de tous mes amis ,
ne tarda pas à s'introduire en mon nom ,
chez Mad. de V n , & y fut bientôt,
à mon infu , plus familier que moi-même.
C'étoit un fmgulier corps que ce C ,.
Il fe préfentoit de ma part chez toutes
mes connoifTances , s'y établiiïbit , y man-
geoit fans façon. Tranfporté de zèle pour
pon fervice , il ne parloit jamais de mqi
que les larmes aux yeux : mais quand jI
nie venoit voir , il gardoit le plus profont^
Livre X. 155
ffience fur toutes cesliaifons, & fur tout
ce qu'il favoit devoir m'intéreffer. Au
lieu de me dire ce qu'il avoit appris , ou
dit, ou vu, qui m'intéreiïbit , il m'ëcou-
toit , m'interrogeoit même. Il ne favoit ja-
mais rien de Paris , que ce que je lui en
apprenois ; enfin , quoique tout le monde
me parlât de lui , jamais il ne me parloit
de perfonne : il n'étoitfecret & myftérieux
qu'avec fon ami. Mais laiflbns quanta pri-
rent , C & Mad. de V n. Nous
y reviendrons dans la fuite.
Quelque temps après mon retour à
JVTont- Louis , LaTour , le peintre , vinf
m'y voir , & m'apporta mon portrait en
paftel , qu'il avoit expofé au fallon , il y
avoit quelques années. Il avoit voulu me
donner ce portrait, quejen'avois pas ac-
cepté. Mais Mad. D' 7)9"^'^ m'avoit
donné le fien & qui vouloit avoir celui-là ,
m'avoit engagé à le lui redemander. Il
avoit pris du temps pour le retoucher.
Dans cet intervalle , vint ma rupture avec
Mad. D' y; je lui rendis fon portrait;
& n'otaal pins qucftion de lui donner le
Ï34 Les Confession sr
îTiien , je ]e mis dans ma chambre au petîfe
château. M. de Luxembourg l'y vit & le
trouva bien ; je le lui offris , il l'accepta ,
je le lui envoyai. Ils comprirent , lui &
JVIad. la Maréchale , que je ferois bien
aife d'avoir les leurs. Us les firent faire en
miniature, de très-bonne main , les firent
e chàiïer dans une boîte à bonbons , de
cryftal de roche , montée en or , & m'en
firent le cadeau d'une façon très-galante ,
dont je fus enchanté. Mad. de Luxem-
bourg ne voulut jamais confentir que fon
portrait occupât le deffus de la boîte. Elle
m'avoit reproché plufieurs fois , que j'ai-
mois mieux M. de Luxembourg qu'elle;
&: je ne m'en étois point défendu , parce
que cela étoit vrai. Elle me témoigna bien
galamment , mais bien clairement , par
cette façon de placer fon portrait , qu'elle
lî'oublioit pas cette préférence.
Je fis , à peu près dans ce même temps ,
\me fottife qui ne contribua pas à me con-
ferver fes bonnes grâces. Quoique je ne
connufle point du tout M. de Silhouette ,
^ que je fuITe peu porté à l'aiiper, j'avois
Livré X. 15^
Une grande opinion de fon adminiftra-
tion. Lorfqu'il commença d'appefantir fa
main fur les financiers , je vis qu'il n'en-
tamoit pas fon opération dans un temps
favorable ; je n'en fis pas des vœux moins
ardens pour fon fuccès ; & quand j'appris
qu'il étoit déplacé , je lui écrivis dans
mon étourderie , la lettre fuivante , qu'af-
furément je n'entreprends pas dejuftifier.
" A Montmorency , le 2 décembre 1759.
. 35 Daignez , monfieur , recevoir l'hom-
55 mage d'un folitaire qui n'efl: pas connu
35 de vous , mais qui vous eftime par vos
33: talens , qui vous refpede par votre ad-
35 miniftration , & qui vous a fait l'hon-
33 neur de croire qu'elle ne vous refteroit
-3, pas long-temps. Ne pouvant fauver l'é-
,5 tat qu'aux dépens de la capitale qui l'a
33 perdu, vous avez bravé les cris des ga-
,3 gneurs d'argent. En vous voyant écra-
5, fer ces miférables , je vous enviois votre
„ place ; en vous la voyant quitter , fans
j3 vous être démenti , je vous admire.
,3 Soyez content de vous , monfieur ; elle
156 Les Confessions.
55 \cus Jaifle un honneur dont vous jouN
„ rez long- temps fans concurrent. Les
55 raalédidlions des frippons font la gloifc
5j de riiomme jufte. „
JVIad. de Luxembourg, qui favoit que
j'avois écrit cette lettre , m'en parla au
voyage de pâques ; je la lui montrai ; elle
en fouhaita une copie , je la lui donnai:
mais i'ignoroîs , en la lui donnant, qu'elle
etoit un de ces gagneurs d'argent , qui s'in-
tt'reffoient aux fous-fermes , & qui avoient
fait déplacer Silhouette. On eût dit , à tou-
tes mes balourdifes , que j'allois excitant
àplaifir la haine d'une femme aimable &
piiiffante, à laquelle, dans le vrai,jem'at.
îachois davantage de jour en jour , & dont
j'étois bien éloigné de vouloir m'attirerla
difgrace , quoique je fiffe , à force de gau-
ch.eries , tout ce qu'il falloit pour cela. Je
crois qu'il efl: affez fuperfïu d'avertir que
c'eft à elle que fe rapporte l'hiftoire de
îopiate de M. Tronchin , dont j'ai parlé
dans ma première partie : l'autre dame
étoit Mad. de Mirepoix. Elles ne m'en
ont jamais reparlé, ni fait le moindre fenop»
L I V R E X, ' 157
blant de s'en fouvenir , ni Tune ni l'autre }
mais de préfumer que Mad. de L g
ait pu l'oublier réellement , c'eft ce qui me
paroît bien difficile , quand même on ne
fauroit rien des événemens fubféquens.
Pour moi , je m'étourdidois fur l'effet de
mes bétifes , par le témoignage que je me
rendois de n'en avoir fait aucune à deiïeiti
de l'offenfer : comme fi jamais femme en
pouvoit pardonner de pareilles , même
avec la plus parfaite certitude que la vo-
lonté n'y a pas eu la moindre part.
Cependant , quoiqu'elle parût ne rieti
voir , ne rien fentir , &. que je ne trouvaffe
encore ni diminution dans fon empreffe-
faient , ni changement dans fes manières,
la continuation , l'augmentation même
d'un preffentiment trop bien fondé , me
faifoit trembler fans ceffe , que l'ennui ne
fuccédàt bientôt à cet engouement. Pou-
vois-je attendre d'une fi grande dame , une
confiance à l'épreuve de mon peu d'adreffe
à la foutenir ? Je ne favois pas même lui
cacher ce preffentiment fourd, qui m'in-
ijuiétoit , & ne me rendoit que plus mauf-
158 Les Confessions.
fiide. On en jugera par la lettre liu-
vante , qui contient une bien fingulierc
prédidlion.
NB. Cette lettre ^fans date dam mon brouil-
lon , ejl du mois d'ociobre 1760 au plus tard.
" Que vos bontés font cruelles ! Pour-
35 quoi troubler la paix d'un folitaire , qui
35 renonçoit aux plaifirs de la vie , pour
35 n'en plus fentir les ennuis ? J'ai pafTé
35 mes jours à chercher en vain des atta-
,5 chemens folides. Je n'en ai pu former
,5 dans les conditions auxquelles je pou-
33 vois atteindre; eft-ee dans la vôtre que
33 j'en dois chercher ? L'ambition ni l'in-
35 térêt ne me tentent pas ; je fuis peu
3, vain , peu craintif ; je puis réfifter à
3, tout , hors aux carefles. Pourquoi m'at-
33 taquez-vous tous deux par un foible
3, qu'il faut vaincre , puifque dans la dif-
35 tance qui nous fépare , les épanche-
35 mens des cœurs fenfibles ne doivent pas
33 rapprocher le mien de vous ? La recon-
53 noiffance fuffira-t-elle pour un cœur
33 qui ne connoît pas deux manières de
,j fe donner , & rie fe fent capable qae
L I V R E X. T59
35 d'amitié ? D'amitié , madame la INIaré-
3, chale ! Ah , voilà mon malheur .' Il eft
5, beau à vous , à M. le Maréchal , d'em-
5, ployer ce terme : mais je fuis infenfé
33 de vous prendre au mot. Vous vous
55 jouez , moi je m'attache , & la fin du
55 jeu me prépare de nouveaux regrets.
35 Que je hais tous vos titres , & que je
35 vous plains de les porter ! Vous me fem-
,5 blez ù dignes de goûter les charmes
55 de la vie privée ! Que n'habitez - vous
,5 Clarens ! J irois y chercher le bonheur
„ de ma vie : mais le château de Mont-
55 morency , mais l'hôtel de Luxembourg !
,5 Eft-ce là qu'on doit voir Jean-Jaques?
35 Eft-ce là qu'un ami de l'égalité doit
35 porter les afFeclions d'un cœur fenfible
55 qui , payant ainfi l'eftime qu'on lui té-
53 moignc , croit rendre autant qu'il re-
,5 ^oit? Vous êtes bonne & fenfible auffi;
35 je le fais , je l'ai vu ; j'ai regret de n'a-
35 voir pu plus tôt le croire : mais dans le
35 rang où. vous êtes , dans votre manière
j, de vivre , rien ne peut faire une impref-
„ fion durable , & tant d'objets nouveau:^
i6o Les Confessions
s, s'effacent fi bien mutuellement, qu'au-*
,5 cun ne demeure. Vous m'oublierez ,
3j madame , après m'avoir mis hors d'étac
33 de vous imiter. Vous aurez beaucoup
33 fait pour me rendre malheureux , &
„ pour être inexcufable. „
Je lui joignois là M. de Luxembourg ^
afin de rendre le compliment moins dur
pour e\\Q , car , au refte , je me fentois fi
fur de lui , qu'il ne m'étoit pas même venu
dans l'efprit , une feule crainte fur la durée
de fon amitié. Rien de ce qui m'intimi-
doit de la part de Mad. la Maréchale, ne
s'eft un moment étendu jufqu'à lui. Je n'ai
jamais eu la moindre défiance fur fon ca-
radere , que je favois être foible , mais
fur. Je ne craignois pas plus de fa part uït
refroidifTement , que je n'en attendois un
attachement héroïque. La fimplicité , la-
familiarité de nos manières l'un avec l'au-
tre , marquoit combien nous comptions
réciproquement fur nous. Nous avions-
raifon tous deux : j'honorerai , je chérirai ,
tant que je vivrai , la mémoire de ce digne
leigneur ; &: quoi qu'on ait pu faire poiu^
k
Livre X. i6i
lé détacher de moi , je fuis auffi certain
qu'il eft mort mon ami , que û j'avois reçu
fon dernier foupir.
Au fécond voyage de Montmorency, de
l'année 1760 , la iedure de la Julie étant
jRnie , j'eus recours à celle de l'Emile ,
pour me foutenir auprès de Mad. de
Luxembourg; mais cela ne réuffit pas ù
bien , foit que la matière fût moins de
fon goût, foit que tant de leclure l'en-
nuyât à la fin. Cependant , comme elle
me reprochoit de me lailTer duper par
mes libraires , elle voulut que je lui laif-
faffele foin défaire imprimer cet ouvrage ,
afin d'en tirer un meilleur parti. J'y con-
fentis , fous l'expreffe condition , qu'il ne
â'imprimeroit point en France : & c'eft
fur quoi nous eûmes une longue difpute ;
moi , prétendant que la permiflTion tacite
étoit impofTible à obtenir , imprudente
ùîcme à demander , & ne voulant point
permettre autrement l'impreffion dans le
royaume ; elle , foutenant que cela ne
feroit pas même une difficulté à la cen-
■fure, dans le fyftême que le gouverne-
Tome IV. L
102 Les Confessions.
ment avoit adopté. Elle trouva le moyen
de faire entrer dans fes vues M. de
IVI s , qui m'écrivit à ce fujet
une longue lettre toute de fa main , pour
me prouver que la profeffion de foi du
Vicaire Savoyard étoit précifément une
pièce faite pour avoir par -tout l'appro-
bation du genre humain , & celle de la
cour dans la circonftance. Je fus furpris
de voir ce magiftrat , toujours fi crain-
tif, devenir fi coulant dans cette affaire.
Comme l'impreiTion d'un livre qu'il ap-
prouvoit , étoit par cela feul légitime , je
n'avoisplus d'obieclionàfaire contre ctlic
de cet ouvrage. Cependant , par un fcru-
pule extraordinaire J'exigeai toujours qu©
l'ouvrage s'imprimeroit en Hollande , &
même par le libraire Néaulme , que je ne
me contentai pas d'indiquer , mais que.
J'en prévins; confentant au reft.e que l'é-
dition fe fit au profit d'un libraire Fran-
çois, & que , quand elle feroit faite, on
Ja débitât, foit à Paris, foit où l'on vou-
droit , attendu que ce débit ne me regar-
doit pas. Voilà exa^^ement ce qui fut
L I V R E X. 1 63
convenu entre Mad. de Luxembourg 8c
moi, après quoi je lui remis mon maauf-
crit.
Elle avoit amené à ce voyage , fa pe-
tite-HUe , Mlle, de Boufflers , aujourd'hui
I\lad. Ja duchefTe de Lauzun. Elle s'ap-
.pelloit Amélie. C'étoit une charmante
perfonnc. Elle avoic vraiment une figure ,
une douceur , une timidité virgmale. Rien
de plus aimable & de plus intéreffant que
fa figure , rien de plus tendre & de plus
chafte que les fentimens qu'elle infpiroit.
D'ailleurs, c'étoit un enfant; elle u'avoit
pas onze ans. Mad. la Maréchale , qui
ja trouvoit trop timide, faifoit fes efforts
pour l'animer. Elle me permit plufieurs
fois de lui donner un baifer ; ce que je
fis avec ma mauftaderie ordinaire. Au
lieu des gentilleffes qu'un autre eût dites
à ma place , je reftois là muet, interdit,
& je ne fais lequel étoit le plus honteux,
de la pauvre petite , ou de moi. Un jour je
la rencontrai feule dans l'cfcalier du petit
château : ellt venoit de voir Thérefe ,
avec laquelle fa gouvernante étoit eucor^
L z
î64 LîTs Confessions.
Faute de favoir que lui dire, je lui pra^
pofai un baifer , que dans l'innocence de
fon cœur , elle ne refufa pas , en ayant
reçu un le matin même , par l'ordre de fa
grand-maman , & en fa préfence. Le len-
demain , lifant l'Emile au chevet de JVIad.
la Maréchale , je tombai précifément fut
un paffage où je cenfure , avec raifon , ce
que j'avois fait la veille. Elle trouva la
xéfiexion très-jufte , & dit là-defTus quel-
que chofe de fort fenfé , qui me fit rougir.
Oue je maudis mon incroyable bêtife ,
qui m'a fi fouvent donné l'air vil & cou-
pable , quand je n'étois que fot & embar-
raffé! Bêtife qu'on prend même pour une
fauffe excufe , dans un homme qu'on fait
n'être pas fans cfprit» Je puis jurer que
dans ce baifer fi repréhenfible, ainfi que-
dans les autres , le cœur & les fens de
ÎVllle. Amélie n'étoient pas plias purs que
les mien?; & je puis jurer même que Ci y
dans ce moment, j'avais pu éviter fa ren-
contre , je l'aurois fait ; non qu'elle ne me'
fît grand plaifir à voir , mais par Tem-^
'barras de trouver enpaflant, quelque mot
L I V R E X. 165
agréable à lui dire. Comment fe peut -il
qu'un enfant même intimide un homme
xjue le pou\'oir des rois n'a pas effrayé ?
^uel parti prendre ? Comment fe con-
duire, dénué de tout impromptu dans l'ef-
prit ? Si je me force à parler aux gens que
je rencontre , je dis une balourdife infail-
liblement : fi je ne dis rien , je fuis un mi-
fanthrope, un animal farouche , un ours«
Une totale imbécillité m'eut été bien plus
favorable : mais les talens dont j'ai man-
qué dans le monde , ont fait les inftrumens
de ma perte , des talens que j'eus à part
moi.
A la fin de ce même voyage , Mad. de
Luxembourg fit une bonne œuvre , à la-
quelle j'eus quelque part. Diderot ayant
très - imprudemment offenfé Mad. la pnn-
ceffe de Robeck , fille de M. de Luxem-
bourg ; Paliffot , qu'elle protégeoit , la
vengea par la comédie des Philofophes ,
dans laquelle je fus tourné en ridicule ,
& Diderot extrêmement maltraité. L'au-
teur m'y ménagea davantage , moins ,
je peufe, à caufe de l'obligation qu'il
L 3
t66 LtS CON?ÉSStON5-
m'aVôit , qiîe de peur de déplaire au père
de fa protGclrice , dont il favoit que j'é-
tois aimé. Le libraire Duchefne , qu'alors
je ne connoiffois point , m'envoya cette
pièce quand elle fut imprimée ; & je foup-
çonnc que ce fut par l'ordre de PalifTot ,
qui crut peut-être que je verrois avec
plaifir déchirer un homme avec lequel
j'avois rompu. Il fe trompa fort. En rom-
pant avec Diderot, que ie croyois moins
iTiéchant qu'indifcret &foible, j'ai toujours
confervé dans l'ame , de l'attachement
pour lui , même de l'eftime , & du refpeél
pour notre ancienne amitié , que je fais
3 voir été long"- temps auffi fmcere de fa
part que de la mienne. C'eft toute autre
chofe avec G .... , homme faux par ca-
raélere , qui ne m'aima jamais , qui n'eft
pas même capable d'aimer , & qui , de
gaieté de cœur , fans aucun fujet de plainte,
& feulement pour contenter fa noire ja-
lon fie , s'eft fait, fous le mafque , mon
plus cruel calomniateur. Celui - ci n'eft
plus rien pour moi : l'autre fera toujours
mon ancien ami. Mes entrailles s'émurent
L I V IL E X- î6^
a. la vue de cette odieufe pièce : je n'en
pus fupporter la leclure , & fans Tachever,
je la renvoyai à Duthefne avec la lettre
fui van te.
" A Montmorency , le 21 mai 1760,
35 En parcourant , monfieur , la pièce
35 que vous m'avez envoyée , j'ai frémi
35 de m'y voir loué. Je n'accepte point
3, cet horrible préfent. Je fuis perfuadë
33 qu'en me l'envoyant , vous n'avez point
35 voulu mejaireune injure; mais vous
3, ignorez ou vous avez Oublié que j'ai
35 eu riionneur d'être l'ami d'un homme
„ refpeclable , indignement noirci & ca-
3, lomnié dans ce libelle. „
Duchefne montra cette lettre. Diderot
qu'elle auroit dû toucher, s'en dépita. Soix
amour -propre ne put me pardonner la
fupériorité d'un procédé généreux ,, & je
fus que fa femme fe déchaînoit par -tout
contre moi, avec une aigreur qui m'af-
fcéla peu , fâchant qu'elle étoit connue
de tout le monde pour une harangcre.
Diderot à fou tour , trcu\a un vengeur
L j.
i6è Les C p n f ?. s s î o n s,
dans l'abbé Morrellet , qui fit contre Pa?
îiffotun petit écrit imité du petit Prophète,
& intitulé la Vif on. Il offenfa très-impru-.
demment dans cet écrit, Mad. de Robeck,
•dont les amis le firent mettre à la Baftille :
car pour ç.\\ç. , naturellement peu vindi-
cative , & pour lors mourante , je fuis
perfuadé qu'elle ne s'en mêla pas.
D'Alembert , qui étoit fort lié avec
l'abbé Morrellet , m'écrivit pour m'en-
gager à prier Mad. de Luxembourg de
folliciter fa liberté , lui promettant en
reconnoiffance, des louanges dans l'Ency-
clopédie. {^) Voici ma réponfe.
" Je n'ai pas attendu votre lettre, mon-
3, fieur, pour témoigner à Mad. la Maré-
3, chale de Luxembourg la peine que me
55 faifoit la détention de l'abbé Morrellet.
5, Elle fait Tnitérêt que j'y prends, elle
55 faura celui que vous y prenez , & il
5, lui fuffiroit, pour y prendre intérêt elle-
(*) Cette lettre , avec plufieurs autres, a dif.
paru à l'hôtel de Luxembourg, tandis que mes
papiers y étoient en dépôt.
Livre X. 169
.„ même , de favoir que c'eft un homme-
^j de mérite. Au furplus , quoiqu'elle &•
,j M, le Maréchal m'honorent d'une bien-
,3 veillance qui fait la confolation de ma
p, vie , & que le nom de votre ami foit
35 près d'epx une recommandation pour
i3 l'abbé Morrellet , j'ignore jufqu'à quel
;, point il leur convient d'employer eu
„ cette occafion , le crédit attaché à leur
„ rang , & à la confidération due à leurs
j3 perfonnes. Je ne fuis pas même per-
35 fuadé que la vengeance en queftioii'
35 regarde Mad. la princefle de Robeck ,
33 autant que vous paroiflez le croire ; &
j3 quand cela feroit , on ne doit pas s'at-
33 tendre que le plaifir de la vengeance
33 appartienne aux philofophes exclufi-
35 vement , & que quand ils voudront
;5 être femmes, les femmes feront philo^
53 fophes.
3, Je vous rendrai compte de ce que
53 m'aura dit Mad. de Luxembourg , '
j3 quand je lui aurai montré votre lettre.
,3 En attendant, je crois la connoître affez
;; pour pouvoir vou 5 ufTurer d'avance.
Ij^CJ L£S COKÎESSIONS.
55 que quand elle auroit le plaifir de cou-
55 tribuer à l'ëlargiffement de Tabbé Mor-
5j rellet , elle n'accepteroit point le tribut
3, de reconnoifTance que vous lui promet-
3, tez dans rEncyclopédie , quoiqu'elle
35 s'en tînt honorée ; parce qu'elle ne fait
3, pas le bien pour la louange, mais pour
3j contenter fon bon cœur. „
Je n'épargnai rien pour exciter le zèle
&: la coiTiinifération de Mad. de Luxem-
bourg en faveur du pauvre captif, & je
léulîis. Elle fit un voyage à Verfailles,
exprès pour voir M. le comte de St. Flo-
rentin ; & ce voyage abrégea celui de
IVTontmorency , que M. le Maréchal fut
obligé de quitter en même temps , pour
fe rendre à Rouen , où le roi l'envoyoit
comme gouverneur de Normandie , au
fujet de quelques mouvemens du parle-
ment qu'on vouloit contenir. Voici la
lettre que m'écrivit Mad. de Luxem-
bourg , le furlendemain de fon départ.
* A Verfailles , ce mercredi,
( LiafTeD, N". 23.)
.;, M. de Luxembourg cft parti hier
L I V R E X. Î7Î
}, à fix heures du matin. Je ne fais pas
5>) encore ii j'irai. J'attends de fes nou-
;, velles , parce qu'il ne fait pas lui-même
5, combien de temps il y fera. J'ai vu
„ M. de St. Florentin , qui eft le mieux
j, difpofé pour l'abbé Morrellet ; mais il
35 y trouve des obflacles , dont il efpere
3j cependant triompher , à fon premier
„ travail avec le roi , qui fera la femaine
,3 prochaine. J'ai demandé auffi en grâce ,
„ qu'on ne l'exilât point , parce qu'il
J^ en étoit queftion ; on vouloit l'envoyer
3j à Nancy. Voilà, monfieur, ce que j'ai
3j pu obtenir; mais je vous promets que
55 je ne lailTerai pas M. de St. Florentin
j, en repos , que l'affaire ne foit finie
,, comme vous le defnez. Que je vous
„ dife donc à préfent le chagrin que j'ai
:,, eu de vous quitter fi-tôt ; mais je me
5, flatte que vous n'en doutez pas. Je vous
,j aime de tout mon cœur, «Se pour toute
„ ma vie. „
Quelques jours après , je reçus ce billet
de d'Alembert, qui me donna une véri-
table joie.
ijz Les Confessions.
« Ce ler. août. ( LiafTe D , N". 26. J
,5 Grâce à vos foins , mon cher philo-
.55 fophe , l'abbé eft forti de la Baftille,
53 & fa détention n'aura point d'autres
„ fuites. Il part pour la campagne , &
^5 vous fait, ainfi que moi, mille remercie-
55 mens & complimens. Vaie ^ me ama. „
L'abbé m'écrivit aufïi quelques jours
après, une lettre de remerciement , ( liaffe
D , N°. 29. ) qui ne m.e parut pas refpircr
une certaine effufion de cœur, & dans
laquelle il fembloit exténuer en quelque
forte le fervice que je lui avois rendu ;
& à quelque temps de là , je trouvai que
d'Alembert & lui m'avoient en quelque
forte , je ne dirai pas , fupplanté , mais
fuccédé auprès de Mad. de Luxembourg ,
& que j'avois perdu près d'elle autant qu'ils
avoient gagné. Cependant je fuis bien
éloigné de foupçonner l'abbé Morrellet
d'avoir contribué à ma difgrace ; je l'eftime
(trop pour cela. Quanta M. d'Alembert,
je n'en dis rien ici ; j'en reparlerai dans la
fuite.
Livre X. 17g
J'eus dans le même temps une autre
âfïiiire , qui occafionna la dernière lettre,
que j'aie écrite à M. de Voltaire : lettre
dont il a jeté les hauts cris , comme d'une
infulte abominable , mais qu'il n'a jamais
montrée à perfonne. Je fuppléerai ici à ce
qu'il n'a pas voulu faire.
L'abbé T t que je connoiiïbis un
|)eu , mais quej'avois très -peu vu , m'é-
crivit le I g juin 1760 , ( liafTe D , N", 11.)
pour m'avertir que M. Formey fon ami
& correfpondant , avoit imprimé dans fon
Journal , ma lettre à M. de Voltaire , fur
le défaftre de Lisbonne. L'abbé 7' t
vouloit favoir comment cette impreiïion
s'étoit pu faire, & dans fon tour d'efpnt
iinet & jéfuitique , me demandoit mon
avis fur la réimprefîion de cette lettre,
fans vouloir me dire le fien. Comme je
Lais fouverainement les rufeurs de cette
efpece , je lui fis lesremerciemens que je
luidevois ; mais j'y mis un ton dur, qu'il
îentit , & qui ne l'empêcha pas de me pa-*
teliner encore en deux ou trois lettres ,
jufqu'à ce qu'il fut tout ce qu'il avoit-
voulu favoir.
174 Les Confessions.
Je compris bien , quoi qu en pût clir:^
T t, que Formey n'avoit pomt trouvé
cette lettre imprimée , & que la première
imprelfion en venoit de lui. Je le connoif-
fois pour un effronté pillard , qui , fans
façon, fe faifoit un revenu des ouvrages
des autres, quoiqu'il n'y eût pas mis en-
core l'impudence incroyable d'ôter d'un
livTe déjà public ,1e nom de l'auteur, d'y
mettre le fien , & de le vendre à fon pro-
fit. (*) Mais comment ce manufcrit lui
étoit-il parveuu? C'étoit là la queftion ,
qui n'étoit pas difficile à réfoudre , mais
dont j'eus la fimplicité- d'être embarradé.
Quoique Voltaire fût honoré par excès
dans cette lettre, comme enfin, malgré
fes procédés mal-honnêtes , il eût été fondé
à fe plaindre , fi je l'avois fait imprimer
fans fon aveu , je pris le parti de lui écrire
à ce fujet. Voici cette féconde lettre , à
laquelle il ne fit aucune réponfe , & dont
(*) C'eft ainfi qu'il s'elt, dans la fuite, np«
proprié r£;niile.
Livre X. ly^
pour mettre fa brutalité plus à l'aife , il ftt
femblant d'être irrité jufqu'à la fureur.
" A Montmorency, le i;rjuin 1760.
„ Je ne penfois pas , monfieur , me
-, trouver jamais en correfpondance avec
35 vous. Mais apprenant que la lettre que
55 je vous écrivis en 1756 , a été imprimée
55 à Berlin, je dois vous rendre compte de
55 ma conduite'à cet égard , & je remplirai
55 ce devoir avec vérité & fimplicité.
35 Cette lettre vous ayant été réelle-
55 ment adreffée , n'étoit point deftinée à
„ fimpreffion. Je la communiquai fous
35 condition , à trois perfonnes , à qui les
„ droits de l'amitié ne me permettoieijt
55 pas de rien refufer de femblable , & à
55 qui les mêmes droits permettoient en-
55 core moins d'abufer de leur dépôt, ea
„ violant leur promeffe. Ces trois per-
„ fonnes font , Mad. de C x ,
„ belle -fille de Mad. D...n, Mad. la
„ comteffe de H , & un Allemanci
j5 nommé M. G Mad. de C x
„ jfou.haitQit que cette Iç-ttre fût imprimée.
^i';6 Les Confession s.
ij & me demanda mon confentement pouf'
35 cela. Je lui dis qu'il dépendoit du vôtre.
i, Il vous fut demandé ; vous le refufàtes ,
?5 & il n'en fut plus queftion,
5, Cependant M. l'abbé T t, avec
55 qui je n'ai nulle efpece de liaifon , vieiit
35 de m'écriie, par une attention pleine
-55 d'honnêteté , qu'ayant reçu les feuille.<
55 d'un Journal de M. Formey , il y avoit
35 lu cette même lettre , avec un avis dans
35 lequel l'éditeur dit, fous la date du 2g
35' oélobre 1759 , qu'il l'a trouvée, il y a
.35 quelques femaines , chez les libraires de
35 Berlin , & que , comme c'efi: une de ces
35 feuilles volantes qui difparoiffent bien-
35 tôt fans retour , il a cru lui devoir don-
35 ner place dans fon Journal.
55 Voilà, monfieur, tout ce que j'en
5i fais. Il eil très -fur que jufqu'ici , l'on
5'5 n' avoit pas même oui parler à Paris de
3, cette lettre. Il eft très -fur que l'exem-
55 plaire , foit manufcrit , foit imprimé ,-
3, tombé dans les mains de M. Formey ,
^5 n'a pu lui venir que de vous , ce qui
35 n'eft pas vmifemblable , ou d'une de-<;
.,, trois
Livre X,- iff
jj trois perfonnes queje viens de nommer^
33 Enfin, il eft très -fur que [qs deux dames
j, font incapables d'une pareille infidélité.
„ Je n'en puis favoir davantage dans ma
j, retraite. Vous avez des correfpondan-
j, ces , au moyeri defquelles il vous feroit-
,-, aifé , fi la chofe en valoit la peine , de re-
55 monter à la fource , & de vérifier le faitv
„ Dans la même lettre , M. l'abbé
,5 T t me marque qu'il tient la
ij feuille en réferve, &ne la prêterapoinfc
jy fans mon cOnfentemerit , qu'affurémen^
33 je ne lui donnerai pas. Mais cet exera-
35 plaire peut n'être pas le feul à Paris. Je
j5 fouhaite , monfieur ^ que cette lettre
35 n'y foit pas imprimée , & je ferai de
3, mon mieux pour cela ; mais fi je ne
j-, pouvois éviter qu'elle ne le fût , &
33 qu'inftruit à temps , je puffe avoir la-
jj préférence , alors je n'héfiterois pas à
„ la faire imprifner môi-raêrtie. Cela riie
3, paroît jufte & naturel.
„ Quant à votre répônfé à la mêfna
35 lettre , elle n'a eÉe communiquée à per-
3, fonne , 8c vous pouvez compter qu'elle
Tome IV. M
178 Les Confessions.
35 ne fera point imprimée fans votre aven,
35 qu'affurcmcnt je n'aurai point l'indif-
35 crétion de vous demander, fiichantbieii
35 que ce qu'un homme écrit à un autre,
35 il ne l'écrit pas au public. Mais fi vous
35 en vouliez faire une pour être publiée,
5, & me l'adreffer, je vous promets de la
3, joindre fidèlement à ma lettre , & de n'y
33 pas répliquer un feu] mot.
,5 Je ne vous aime pomt , monfieur;
,^ vous m'avez fait les maux qui pou-
,5 voient m'ètre les plus fenfibles, à moi
35 votre difciple & votre enthoufiafte.
^ Vous avez perdu Genève pour le prix
35 de l'afyle que vous y avez reçu ; vou-
35 avez aliéné de moi mes concitoyens ^
35 pour le prix des applaudinemens <jue
3, ie vous ai prodigués parmi eux : c'eft
55 vous qui me rendez le féjour de mon
3, pays infupportable ; c'efl vous qui me
55 ferez mourir en terre étrangère , privé
3, de toutes les confolations des mourans ,
3j & ieté pour tout honneur , dans une
35 voirie; tandis que tous les honneurs
5J qu'un hoinme peut attendre , vous
Livre X. 179
,5 accompagneront dans mon pays. Je-
,5 vous hais, enfin, puifque vous l'avez
„ voulu ; mais je vous hais en homme
„ encore plus digne de vous aimer , li
,-, vous l'aviez voulu. De tous les fenti-
„ mens dont mon cœur étoit pénétré
53 pour vous , il ny refte que l'admira-
55 don qu'on ne peut refufer à votre beau
„ génie, & l'amour de vos écrits. Si je
„ ne puis honorer en vous que vos talens ,
„ ce n'eft pas ma faute. Je ne manquerai
„ jamais au refped; qui leur eft dû, ni
^, aux procédés que ce refpecT; exige. ,i^
• Au milieu de toutes ces petites tracaf-
ferics littéraires, qui me confirmoient de
plus en plus dans ma réfolution , je reçus
le plus grand honneur que les lettres
m'aient attiré , Se auquel j'ai été le plus
fenfible , dans la vifite que M. le prince
de Conti daigna me faire par deux fois ,
l'une au petit château , & Pautre à Mont-
Louis. Il choifit même toutes les deux fois,
le temps que Mad. de Luxembourg n*é-
toit pas à Montmorency, afin de rendre
plus manifcfte qu'il n'y venôit que pour
M ^
:8o Les Confessions.
moi. Je n'ai jamais douté que je ne duOTtr
les premiefes bontés de ce prince à Mad.
de Luxembourg & à M. de Boufflers ;.
mais je ne doute pas, non plus, que je
ne doive à fes propres fentimens & à moi--
même, celles dont il n'a cefle de m'hono-
ler depuis lors. {*]
Comme mon appartement de Mont-
Louis étoit très -petit, & que la Situation
du donjon étoit charmante, j'y conduifi^
le prince, qui pour comble de grâces ^
voulut que j'eufTe l'honneur de faire fa.
partie aux échecs. Je favois qu'il gagnoit
le chevalier de Lorenzy , qui étoit plus
fort que moi. Cependant , malgré les
fignes & les grimaces du chevalier & des
affiftans, que je ne fis pas femblant de
voir , je gagnai lès deux parties que nous
jouâmes. En finiffant, je lui dis d'un ton
refpedueux, mais grave ; Monieigneur ,
( *) Remarquez la perfévérance de cette aveu-
gle & ftupide confiance , au milieu de tous les
traitemens qui dévoient le plus m'en défabufer.
Elle n'a cefTé qiae depuis mon retour à Pwk e»
1770. ^ -
L I V R E X. iSl
l'honore trop votre altefTe féréniflime,
pour ne la pas gagner toujours aux échecs.
Ce grand prince , plein d'efprit & de lu-
mière , & fi digne de n'être pas adulé , fen-
tit en effet, du moins je le penfe, qu'il n'y
avoit là que moi qui le traitafTe en homme ,
&j'aî tout lieu de croire qu'il m'en a vrai-
ment fu bon gré.
Quand il m'en auroit fu mauvais gré ,
je ne mereprocherois pas de n'avoir voulu
le tromper en rien , & je n'ai pas affuré-
ment à me reprocher non plus, d'avoir
mal répondu dans mon cœur à fes bontés ,
mais bien d'y avoir répondu quelquefois
de mauvaife grâce , tandis qu'il mettoit
lui-même une grâce infinie dans la ma-
nière de me les marquer. Peu de jours
après , il me fit envoyer un panier de gi-
bier , que je reçus comme je devois. A
quelque temps de là, il m'en fit envoyer
un autre ; & l'un de fes officiers des chaffes
écrivit par fes ordres, que c'étoit de la
chafle de fon altefTe, & du gibier tiré de
fa propre main. Je le reçus encore ; mais
j'écrivis à Mad. de Boufflers que je n'ei^
M 3
382 Les Confessions.
recevrois plus. Cette lettre fut générale-
ment blâmée , & mérjtoitde l'être. Refufer
des préfens en gibier, d'un prince du fang ,
qui de plus met tant d'honnêteté dans
.l'envoi, ell moins la délicateffe d'un hom-
me fier qui veut conferver fon indépen-
dance, que la ruilicité d'un mal -appris
qui fe méconnoît. Je n'aijamais relu cette
lettre, dans mon recueil, fans en rougir,
& fans me reprocher de 1 avoir écrite.
Mais enfin , je n'ai pas entrepris mes con-
feffions pour taire rnes fottifes, & celle-
là me révolte trop, moi-même , pour qu'il
me foit^permis de la diffimuier.
;,^^Sij.ç ne fis pas cd]Q de devenir fon rival ,
j[ s'en fallut peu : car alors IVIad. de
13,1 s étoit encore .fa raaîtrjeffe, Scje.
n'en favois rien. Elle me venoit voir allez
fouyent avec le chevalier de Lorenzy.
Elle ét.oit belle oc jeune encore; elle afiec-
tojt l'efprit romain ,,&moi je l'eus toujours
Tomanefque ; cela fe tenoit d'affez près.
Je faillis me prendre ; je, crois qu'elle Je vit :
le chevalier le vit a,ufïir;du moins.il m'en
parla , & de manieFe.à ne pas me décou-
Livre X". 1^3
iager. Mais pour le coup, je fus fage, &
il en étoit temps à cinquante ans. Plein
de la le(jOn que je venois de donner aux
barbons dans ma lettre à d'Alerabert ,
j'eus honte d'en profiter fi mal moi -même ;
d'ailleurs, apprenant ce que j'avois igno-
ré, ilauroit fallu que la tête m'eût tourné,
pour porter fi haut mes concurrences.
Enfin , mal guéri peut-être encore de
ina paflîon pour Mad. d'H , je
fentis que plus nen ne la j^ouvoit rempla-
cer dans mon cœur, &je lis mes adieux
à l'amour pour le refte de ma vie. Au
moment où j'écris ceci, je viens d'av'oir
d'une jeune femme , qui avoit fes vues ,
des agaceries bien dangereufes , & avec
des yeux bien inquiétans : mais fi elle a
faitfemblant d'oublier mes douze luftres ,
pour moi , je m'en fuis fouvenu. Aprè>
m'être tiré de ce pas , je ne cranis plus dé-
chûtes , & je réponds de moi pour le refle
de mes jours.
Mad. de B s s'étant appert^u
de l'émotion qu'elle m'a\'Oit donnée , put:
s'apperce\'oir auiTi que jeu avois triom-
]\I 4
f^4 hEi Confessions,
jDhé. Je ne fuis ni aiïez fou , ni aflez vaîiî
pour croire avoir pu lui infpirer du goût
à mon âge ; mais fur certains propos
qu'elle tint à Thérefe , j'ai cru lui avoir
infpiré delacuriofité ; fi cela eft , & qu'elle
ne m'ait pas pardonné cette curiofité
frullrée , il faut avouer que j'étois bieri
né pour être victime de mes foibkiTes ,
puifque l'amour vainqueur me fut fi fa-
neffce , & que l'amour vaincu me le fut
encore plus.
Ici finit le recueil des lettres qui m'a
fervi de guide dans ces deux livres. Je ne
vais plus marcher que fur la trace de mes
fouvenirs : mais ils font tels dans cette
cruelle époque , &la fofteimprefTîon m'en
cfl fi bien reftée , que , perdu dans la mer
immenfe de mes malheurs , je ne puis ou-
blier les détails de mon premier naufrage .
quoique fes fuites ne m'offrent plus quf:
4es fouvenirs confus. Ainfi , je puis mar-
cher dans le livre fuivant, avec encore
affez d'affurance. Si je vais plus loin , ce
ïie^eraplus qu'en tâtonnant,
Les Confessions. 185
LIVRE ONZIEME.
a
lU O I Q,U E la Julie , qui depuis long-
temps étoit fous preffe , ne parût point en-
core à la fin de 1760 , elle commençoit
à faire grand bruit. JVIad. de Luxembourg
en avoit parlé à la cour , Mad. d'ff
à Paris. Cette dernière avoit même obtenu
de moi pour St. L t , la permiffion de
la faire lire en manufcrit au roi de Polo-
gne , qui en avoit été enchanté. Duclos ,
•à qui je l'avois auffi fait lire , en avoit
parlé à l'académie. Tout Paris étoit dans
l'impatience de voir ce roman ; les librai-
res de la rue St. Jaques & celui du Palais-
royal étoient afîiégés de gtns- qui en de-
mandoient des nouvelles. Il parut enfin,
& fon fuccès , contre l'ordinaire , répon-
dit à l'empreffement avec lequel il avoit
été attendu. Mad. la Dauphine , qui l'a-
voit lu des premières , en parla à M. de
Luxembourg , comme d'un ouvrage ravif-
i86 Les Confessions.
fan t. Les fentimens furent partagés chez
les gens de lettres : mais dans le monde,
il n'y eut qu'un avis ; & les femmes fur-
tout s'enivrèrent & du livre &. de l'auteur ,
au point qu'il y en avoit peu , même dans
les hauts rangs , dontjC n'eufTe fait la con-
quête , fi je l'avois entrepris. J'ai de cela
des preuves que je ne veux pas écrire , &
qui , fans avoir eu befoin de l'expérience ,
autorifent mon opinion. Il eft fingulier
que ce livre ait mieux réuffi en France
que dans le refte de l'Europe , quoique
les François , hommes & femmes , n'y
foient pas fort bien traités. Tout au con-
traire de mon attente , fon moindre fuccès
fut en Suiffc , & fon plus grand à Paris.
L'amitié , l'amour, la vertu regnent-ils
donc à Paris plus qu'ailleurs ? Non , fans
doute ; mais il y règne encore ce fens ex-
quis qui tranfporte le cœur à leur image ,
&. qui nous fait chérir dans les autres, les
fentimens purs , tendres , honnêtes, que
îious n'avons plus. La corruption défor-
mais efb par-tout la même: il n'exifte plus
ni mœurs , ni vertus eu Europe ; mais s'il
Livre XL ig;^
exille encore quelque amour pour elles,
c'eft à Paris qu'on doit le chercher. (*)
Il faut , à travers tant de préjugés & de
paflions factices , favoir bien analyfer le
cœur humain , pour y démêler les vrais
fentimens de la nature. Il faut une délica-
teffe de taél , qui ne s'acquiert que dans
l'éducation du grand monde , pour fen-
tir , fi j'ofe ainfi dire , les finefies de cœur
dont cet ouvrage eft rempli. Je mets fans
crainte , fa quatrième partie à côté de la
Princeffe de Cleves , & je di:> que fi ces
deux morceaux n'euffent été lus qu'en
province, onn'auroitjamaisienti tout leur
prix. Il ne faut donc pas s'étonner file plus
grand fuccès de ce livre fut à la cour. Il
abonde en traits vifs , mais voilés , qui
doivent y plaire , parce qu'on eft plus
exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici
diftinguer encore. Cette leclure n'eflaffu-
rément pas propre à cette forte de gens
d'efprit , qui n'ont que de la rufe , qui ne
font fins que pour pénétrer le mal , & qui
(*) .J'cctivois ceci ea ï~6ç.
i88 Les Confessions.
ne voient rien du tout, où il n'y a que du
bien à voir. Si , par exemple , la Julie eût
été publiée en certain pays que je penfe,
je fuis fur que perfonne n'en eût achevé
la leclure , & qu'elle feroit morte en naif-
faut.
J'ai raffemblé la plupart des lettres qui
me furent écrites fur cet ouvrage , dans
une liafife qui eft entre les mains de Mad.
de Nadaillac. Si jamais ce recueil paroît,
on y verra des chofes bien fingulieres ,
&'une oppofition de jugement qui montre
c€ que c'eft que d'avoir à faire au public.
La clîofe qu'on y a le moins vue , & qui
en fera toujours un ouvrage unique , eft
la limplicité du fujet & la chaîne de l'inté-
rêt qui , concentré entre trois perfonnes ,
fe foutient durant fix volumes , fans épi-
fode , fans aventure romanefque , fans
méchanceté d'aucune efpece , ni dans les
perfonnages , ni dans les aélions. Dide-
rot a fait de grands complimens à Ri-
ch?.rdfon , fur la prodigieufe variété de fes
tiibleaiix & fur la multitude de fes perfon-
uages. Richardfon a , en effet , le mérite
Livre XL ig^
de les avoir tous bien caradlériféa : mais^
quant à leur nombre , il a cela de commud
avec les plus infipides romanciers , qui
fuppléent à la ftériiité de leurs idées, k
force de perfonnages & d'aventures. Il eft
aifé de réveiller l'attention, en préfentant
inceflamment & des événemens inouis &
de nouveaux vifages , qui pafTent comme
les figures de la lanterne magique : mais
de foutenir toujours cette attention fur les
mêmes objets , & fans aventures m.^rveil-
leufes , cela , certainement , eft plus diffi-
cile ; & fi , toute chofe égafe , la fimplicité
du fujet ajoute h la beauté de l'ouvrage ^
les romans de Richardfon , fupérieurs erï
tant d'autres chofes , nefauroient, fur cec
article , entrer en parallèle avec le mien.
Il eft mort , cependant , je le fais , &j'eî»
fais la caufe ; mais il refTufcitera.
Toute ma crainte étoit , qu'à force de
fimplicité , ma marche ne fût ennuyeufe^
& que je n'euffe pu nourrir affez l'intérêt ,
pour le foutenir jufqu'au bout. Je fus raf'
furé par un fait qui , feul , m'a plus flatté
que tous les complimens q^u'a pu m'attireff
cet ouvrage.
Ï90 Les Confessions.
Il parut au commencement du carnaval.
Un colporteur le porta à Mad. la prin-
ceffe de i'almont ( "^ ) , un jour de bal de
l'opéra. Après fouper , elle fe fit habiller
pour y aller , Se en attendant l'heure , elle
fe mit à lire le nouveau roman. A minuit,
elle ordonna qu'on mît fes chevaux , &
continua de lire. On vint lui dire que fes
chevaux étoient mis ; elle ne répondit rien.
Ses gens , voyant qu'elle s'oublioit , vin-
rent l'avertir qu'il étoit deux heures. Rien
ne preffe encore , dit- elle, en lifant tou-
jours. Quelque temps après , fa montre»
étant arrêtée, ellefonna pour favoir quelle
heure il étoit. On lui dit qu'il étoit quatre
heures. Cela étant, dit-elle, il eft trop
tard pour aller au bal ; qu'on ôte mes che-
vaux. Elle fe fit déshabiller , & pafia le
relie de la nuit à lire.
Depuis qu'on me raconta ce trait , j'ai
toujours déliré de voir Mad. de Talmont,
non -feulement pour favoir d'eHe-mème
(*) Ce n'eft pas elle , mais une autre dame ,
dont j'ignore le nom.
Livre XL 191
s'il efl; exaclement vrai ; mais aufïl parce
que j'ai toujours cru qu'on ne pouvoit
prendre un intérêt fi vif à riiéloife , fans
iwoir ce fixieme fens , ce fens moral , dont
Il peu de cœurs font doués , & fans lequel
nul ne fauroit entendre le mien.
Ce qui me rendit les femmes Ci favora-
bles , fut la perfuafion où elles furent que
j'avois écrit ma propre hifloire , &. que j'é-
tois moi-même le héros de ce roman. Cette
croyance étoit fi bien établie , que Mad.
de Polip-nac écrivit à Mad. de V n ,
pour la prier de m'engager à lui laiffer
voir le portrait de Julie. Tout le monde
étoit perfuadé qu'on ne pouvoit expri-
mer fi vivement des fentimens qu'on n'au-
roit point éprouvés , ni peindre ainfi les
tranfports de l'amour , que d'après fou
propre cœur. En cela , l'on avoit raifon ,
& il eft certain que j'écrivis ce roman dans
les plus brûlantes extafes ; mais on fe
trompoit , en penfant qu'il avoit fallu des
objets réels pour les produire : on étoit
loin de concevoir à quel point je puis
Hi'enfîammer pour de^ êtres imaginaires.
ig'i Les Confessions,
Sans quelques réminifcences de jcunefTc'
& Mad. d'H , les amours que j'ai
lentis & décrits , n'auroient été qu'avec
des fyjphides. Je ne voulus ni confirme!''
ni détruire une erreur qui m'étoit avanta-
geufe. On peut voir dans la préface en
dialogue , que je fis imprimer à part , com-
ment je laiflai là-defTus le public en fuf-
pens. Les rigoriftes difent que j'aurois dit
déclarer la vérité tout rondement. Pouf
moi , je ne vois pas ce qui m'y pouv^oit
obliger , & je crois qu'il y auroit eu plus
de bêtife que de franchife à cette déclara*
tion faite fans néceffité.
A peu près dans le même temps , parut'
la Paix perpétuelle , dont l'année précé--
dente j'avois cédé le manufcrit à un cer-
tain M. de Baftide , auteur d'un journai-
appelle le Monde , dans lequel il vouloit ,■
bon gré malgré , fourrer tous mes manuf-
erits. Il étoit de la connoiffancc de l\ï.
Duclos , & vint , en fon nom , me prefTer
de lui aîder à remplir le Monde. II avoic
ouï parler de la Julie , & vouloit que j«r:
îa miiïe dans fon journal: il vouloit que
L ï V R E XL ig^
j'y mifle l'Emile ; il auroit voulu que j'y
mifie le Contrat Social , s'il en eût foup-
çonné l'exiftence. Enfin , excédé de fes
impoitunités , je pris le parti de lui céder
pour douze louis , mon extrait de la Paix:
perpétuelle. Notre accord étoit, qu'il s'im-
primeroit dans fou journal ; mais fi-tôt
qu'il fut propriétaire de ce manufcrit , il
jugea à propos de le faire imprimer à part ,
avec quelques retranchemens que le cen-
seur exigea. C>u'eùt-ce été , ù j'y avois joint
mon jugement fur cet ouvrage , dont très-
heureufement je ne parlai point à M. de
Baflide , & qui n'entra point dans notre
marché ! Ce jugement efl encore en ma-
nufcrit parmi mes papiers. Si jamais il voit
le jour , on y verra combieui les plaifan-
teries & le ton fuffifant de Voltaire à ce
fujet , m'ont dû faire rire , moi qui voyois
fi bien la portée de ce pauvre homme
dans les matières politiques, dont il fe mê-
loit de parler.
Au milieu de mes fuccès dans le pu-
blic , & de la .faveur des dames , je me
fentois déchoir a l'hôtel de Luxembourg,
Tome IV. N
î94 Les Confessions.
non pas auprès de M. le Maréchal , qui
fembloit même redoubler chaque jour de
bontés 8c d'amitiés pour moi , mais au-
près de Mad. la Maréchale. Depuis que
je n'avois plus rien à lui lire , fon appar-
tement m'étoit moins ouvert ; & durant
les voyages de Montmorency , quoique
j'e me prcfentafife afl'ez exactement , je ne
]a voyois plus guère qu'à table. Ma place
n'y étoit même plus auiïi marquée , k
côté d'elle. Comme elle ne me l'ofiroit
plus , qu'elle me parloit peu , & que je
n'avois pas , non plus , grand chofe à lui
dire , j'aimois autant prendre une autre
place , où j'étois plus à mon aife , fur-tout
le foir ; car machinalement je prenois peu
à peu l'habitude de me placer plus pj es de
M. le Maréchal.
A propos du foir , je me fouviens d'a=>
Voir dit que je ne foupois pas au château ,
8c cela étoit vrai dans le commencement
de la connoifiance ; mais comme M. de
Luxembourg ne dinoit point & ne fe met-
toit pas môme à table , il arriva de là,
^u'au bout de plufieurs mois , Sç déjà très*
Livre XI. ig^
familier dans la maifon , je n'avois encore
jamais mangé avec lui. Il eut la bonté
d'en faire la remarque. Cela me détermina
d'y fouper quelquefois, quand il y avoic
peu de monde ; Se je m'en trouvois très-
bien , vu qu'on dinoit prefque en l'air , &
comme on dit, fur le bout du banc: au
lieu que le fouper étoit très -long, parcs
qu'on s'y repofoit avec plailir, au retour
d'une longue promenade ; très-bon , parce
que M. de Luxembourg étoit gourmand;
8c très - agréable , parce que Mad. de Lu-
xembourg en faifoit les honneurs à char-
mer. Sans cette explication , Ton enten-
droit difficilement la fin d'une lettre de
Ï\I. de Luxembourg , ( liaffe C , W. 36.)
où il me dit qu'il fe rappelle avec délices
nos prom.enades ; fur - tout , ajoute - 1 - il ,
quand en rentrant les foirs dans la cour,
nous n'y trouvions point de traces de
roues de carrofiTes ; c'eft que , comme ou
palfoit tous les matins le râteau fur le
fable delà cour, pour effacer les ornières,
je jugeois par le nombre de ces traces , di*
monde qui étoit furveuu dans l'après-midi,
N z
19^ Les Confessions.
Cette année 1761 mit le comble aux
pertes continiiellcsque fit ce bon feigneur ,
depuis que j'avois l'honneur de le voir:
comme fi les maux que me préparoit la def-
tinée , eufTent dû commencer par l'homme
pour qui j'avois le plus d'attachement &
qui en étoit le plus digne. La première
année , il perdit fa fœur , Mad. la ducheffe
de Villeroy ; la féconde, il perdit fa fille,
Mad. laprincelTedeRobeck ;latroirieme ,
il perdit dans le duc de Montmorency ,
fon fils unique , & dans îe comte de Lu-
xembourg fon petit-fils , ]qs feuls & der-
niers foutiens de fa branche & de fon
nom. Il fupporta toutes ces pertes avec un
courage apparent; mais fon cœur ne cefTa
de faigner en-dedans , tout le refte de fa
vie , & fa fanté ne fit plus que décliner.
La mort imprévue & tragique de fon fils
dut lui être d'autant plus fenfible , qu'elle
arriva précifément au moment où le roi
Venoit de lui accorder pour fon fils , 8<: de
lui promettre pour fon petit-nls, la furvi-
"t'ance de fa charge de capitaine des Gar-
des-du -corps. Il eut la douleur de voir
Livre XI. 197
6*étemdre peu à peu , ce dernier enfant de
la plus grande efpérance , 8z cela par l'a-
veugle confiance de la mère au médecia ,
qui fit périr ce pauvre enfant d'inanition ,
avec des médecines pour toute nourriture.
Hélas ! fi j'en euffe été cru , le grand-perç
& le petit -fils feroient tous deux encore
en vie. Que ne dis-je point , que n'écri-
vis-je point à M. le Maréchal , que de re-
préfentations ne fis -je point à Mad. de
Montmorency , fur le régime plus qu'auf-
tere que , fur la foi de fon médecin , elle
faifoit obferver à fon fils ! Mad. de Lu-
xembourg , qui penfoit comme moi , ne
vouloit point ufurper l'autorité de la mère ;
IVL de Luxembourg , homme doux & foi-
ble , n'aimoit point à contrarier. IVIad. de
Montmorency avoit dans B....U une foi,
dont fon fils finit par être la viélime. Que
ce pauvre enfant étoit aife, quand ilpou-
voit obtenir la permiffion de venir à Mont-
Louis avec Mad. de Boufiîers , demander
à goûter à Thérefe , & mettre quelque
aliment dans fon eftomac affamé ! Com-
bien je déplorois en moi-même les miferes
N ^
Î98 Les Confessions.
de la grandeur, quand je voyois cet uni-
que héritier d'un fi grand bien , d'un d
grand nom , de tant de titres & de digni-
tés , dévorer avec l'avidité d'un mendiant,
un pauvre petit morceau de pain ! Enfin,
j'eus beau dire & beau faire , le médecin
triompha , Se l'enfant mourut de faim.
La même confiance aux charlatans , qui
fit périr le petit-fils, creufa le tombeau
du grand -père , & il s'y joignit de plus la
pufillanimité de vouloir fe diffimuler les
infirmités de l'âge. M. de Luxembourg
avoit eu par intervalles , quelque douleur
au gros doigt du pied ; il en eut une
atteinte à Montmorency , qui lui donna
de l'infomnie & un peu de fièvre. J'ofai
prononcer le mot de goutte ; Mad. de
Luxembourg me tança. Le valet- de-
chambre chirurgien de M. le Maréchal
foutint que ce n'étoit pas la goutte , & fe
init à panfer la partie fouffrante avec du
baume tranquille. Malheureufement , la
douleur fe calma; & quand tllo: revint,
on ne manqua pas d'employer le même
remède qui l'avoit calmée ; la conftitu-
Livre XI. jg^
tiion s'altéra, les maux augmentèrent, Sc
l^s remèdes en même raifon. IVIad. de
Luxembourg , qui vit bien enfin que
c'étoit la goutte , s'oppofa à cet infenfé
traitement. On fe cacha d'elle , & M. de
Luxembourg pe'rit par fa faute , au bout
de quelques années , pour avoir voulu
s'obfiiner à guérir. Mais u'anticipans point
de n loin fur les malheurs : combien j'eri
ai d'autres à narrer avant celui-là!
Il eft fingulier avec quelle fatalité toiic
ce que je pouvois dire & faire , fembloit
fait pour déplaire àMad. de Luxembourg,
lors même que j'avois le plus à cœur dç
conferver fa bienveillance. Les affliclions
que M. de Luxembourg éprouvoit coup
fur coup, ne faifoient que m'attacher à
lui davantage , & par conféquent à IMad,
de Luxembourg : car ils m'ont toujours
paru fi Hncérement unis, que \qs fenti-
mens qu'on avoit pour l'un , s'étendoient
néceffairement à l'autre. J\I. Je Maréchal
vieilliflbit. Son aiïiduité à la cour, les
foins qu'elle entraînoit, les chaffes conti-
nuelles , la fdtigue , fur - tout , du fetvicc
N 4,
200 Les Confessions.
durant fon quartier, auroient demande
la vigueur d'un jeune homme , & je ne
-Voyois plus rien qui pût foutenir la fiennc
dans cette carrière. Puifque fes dignités
dévoient être difperfées , & fon nom éteint
après lui, peu lui importoit de continuer
une vie laborieufe, dont l'objet principal
avoit été de ménager la faveur du prince
à fes enfans. Un jour que nous n'étions
que nous trois , & qu'il fe plaignoit des
fatigues de la cour , en homme que fes
pertes avoient découragé , j'ofai lui par-
ler de retraite , & lui donner le confeil que
Cyneas donnoit à Pyrrhus. Il foupira , &
ne répondit pas décifivemcnt. Mais au
premier moment où Mad. de Luxem-
bourg me vit en particulier , elle me relan-
ça vivement fur ce confeil , qui me parut
l'avoir alarmée. Elle ajouta une chofe
dont je fentis la jufteOTe , & qui me fit re-
noncer à retoucherjamaislamême corde :
c'eft que la longue habitude de vivre à
ïa cour , devenoit un vrai befoin , que
c'étoit même en ce moment une diflipation
pour M. de Luxembourg, & que la re-
L I V R E XI. 20 ï
traite que je lui confeillois , feroit moins un
repos pour lui qu'un exil , où l'oifiveté ,
î'ennui , la trifteiïe acheveroient bien-
tôt de le confumer. Quoiqu'elle dût voir
qu'elle m'avoit perfuadé , quoiqu'elle dût
compter fur la promeffe que je lui fis 6c
que je lui tins, elle ne parut jamais bien
tranquillifée à cet égard , &je me fuis rap-
pelle que depuis lors, mes tête-à-tête
avec INT. le IVIaréchal avoient été plus
raies & prefque toujours interrompus.
Tandis que ma balourdife & mon gui-
gnon m,e nuifoient ainfi de concert auprès
fl'elle, les gens qu'elle voyoit & qu'elle ai-
moit le plus , ne m y fervoient pas. L'abbé
de B s fur -tout , ]eune homme
aufïi brillant qu'il foit poffible de l'être ,
ne me parut jamais bien difpofé pour moi;
^^ non -feulement il eftle feul delafociété
de Mad. la Maréchale , qui ne m'ait ja-
mais marqué la moindre attention , mais
j'ai cru m'appercevoir qu'à tous les voya-
ges qu'il fit à Montmorency, je perdois
quelque chofe auprès d'elle ; & il eft vrai
que, fans m.êm.c quM le voulût, c'étoit
202 Les Confessions.'
affez de fa feule préfence : tant la grâce &
le fel de fes gentilleffes appefantififoient en-
core mes lourds fpropojtti. Les deux pre-
mières années, il n'étoitprefque pas venu
à IMontmorency ; & par l'indulgence de
JVlad. la Maréchale, je m'étois pafTable-
ment fcutenu : mais fi-tôt qu'il parut un
peu de fuite , je fus écrafé fans retour.
J'aurois voulu me réfugier fous fon aile ,
& faire enforte qu'il me prît en amitié ;
mais la même maufiaderie qui me faifoit
im befoin de lui plaire , m'empêcha d'y
réuflir ; & ce que je fis pour cela mal-adroi-
tement, acheva de me perdre auprès de
I\Iad. la Maréchale , fans m'être utile
auprès de lui. Avec autant d'cfprit il eût
pu réuflir à tout; mais l'impoITibilité de
s'appliquer, & le goût de la diiîipation ,
ne lui ont permis d'acquérir que des
demi-talens en tout genre. En revanche
il en a beaucoup , & ceft tout ce qu'il faut
dans le grand monde , où il veut briller,
II fait très-bien de petits vers, écrit très-
bien de petites lettres , va jouaillant un
peu du ciftre , & barbouillant un peu de
Livre XL 203
peinture au pafle]. Il s'avifa de vouloir
faire le portrait de I\Iad. de Luxembourg;
ce portrait étoit horrible. Elle prétendoit
qu'il ne lui reffembloit point du tout, &
cela étoit vrai. Le traître d'abbé me con-
fulta ; & moi, comme un lot & comme
un menteur, je dis que le portrait reflem-
bloit. Je voulois cajoler l'abbé ; mais je
ne cajolois pas Mad. la Maréchale , qui
mit ce trait fur fes regiftres : & l'abbé
ayant fait fon coup , fe moqua de moi.
J'appris par ce fucc-ès de mon tardif coup
d'effai , à ne plus me mêler de vouloir
flagorner & flatter malgré Minerve.
Mon talent étoit de dire aux hommes
des vérités utiles, mais dures , avec adez
d'énergie & de courage ; il falloit m'y
tenir. Je n'étois pomt né , je ne dis pas
pour flatter , mais pour louer. La mal-
adrefife des louanges que j'ai voulu don-
ner, m'a fait plus de mal quel'àpretédemcs
cenfures. J'en ai à citer ici un exemple fi
terrible, que fes fuites ont non -feulement
fait ma deftinée pour le refte de ma vie ,
mais décideront peut-être de ma réputa-
tion dans toute la pouérité.
204 Les Confessions.
Durant les voyages de Montmorency,"
M. de Choifeul venolt quelquefois fou-r
per au château. Il y vint un jour que j'en
fortois. On parla de moi : M. de Luxem-
bourg lui conca mon hiftoire de Venife
avec M. de M M. de Choifeul dit
que c'étoit dommage que j'euffe aban-
donné cette carrière , & que fi j'y voulois
rentrer , il ne demandoit pas mieux que
de m'occuper. M. de Luxembourg me
redit cela ; j'y fus d'autant plus fenfible,
que ie n'étois pas accoutumé d'être gâté
p?.r les miniflres ; & il n'eft pas fur que ,
malgré mes réfolutions , fi ma limté m'eût
permis d'y fonger , j'euffe évité d'en faire
de nouveau la folie. L'ambition n'eut ja-
mais chez moi, que les courts intervalles
où toute autre paffion me laiffoit libre;
mais un de ces intervalles eût fuffi pour
me rengager. Cette bonne intention de
IVI. de Choifeul m'afi'edionnant à lui ,
accrut l'eftime que , fur quelques opéra-
tions de fon miniftere , j'avois conçue
pour fes talens ; & le paéle de famille en
particulier , me parut annoncer un homme
Livre XI. 205
d'état du premier ordre. Il gagnoit encore
dans mon efprit , au peu de cas que je fai-
fois de fes prédéceffeLirs , fans excepter
Mad. de P.......r , que je regardois comme
une façon de premier miniftre ; & quand
le bruit courut que , d'elle ou de lui , l'un
des deux exptilferoit l'autre , je crus faire
des vœux pour la gloire de la France ,
en en faifant pour que M. de Choifeul
triomphât. Je m'étois fenti de tout temps
pour Mad. de P r , de l'antipathie ,
même quand avant fa fortune , je' l'avoij
vue chez Mad. de la Popliniere, portant
encore le nom de Mad. d'E s. Depuis
lors , j'avois été mécontent de fon filence
au fujet de Diderot , & de tous fes procé-
dés par rapport à moi , tant au fujet des
Fêtes de Ramire & des Mufes galantes ,
qu'au fujet du Devin du village , qui né
iïi'avoitvalu dans aucun genre de produit,
des avantages proportionnés à fe'; fuccès;
& dans toutes les occafions , je l'avois tou^
jours trouvé très -peu difpofee à m'obli-
ger : ce qui n'empêcha pis le chevaher
de Lorenzy de me propofer de faire quel-
2o6 Les Confessions.
que chofe à la louange de cette dame , en
n^'iniinuantquc cela pourroit m'être utile.
Cette propoiitioii m'indigna d'autantplus,
que je vis bien qu'il ne la faifoit pas de
fon chef; fâchant que cet homme , nul par
lui-même , ne penfe & n'agit que par l'im-
puliion d'autrui. Je fais trop peu me con-
traindre , pour avoir pu lui cacher mon dé-
dain pour fa propofition , ni à perfonne
mon peu de penchant pour la favorite;
elle le connoiffoit , j'en étois fur , & tout
cela mêloit mon intérêt propre à mon in-
clination naturelle, dans les vœux que je
faifois pour M. de Choifeul. Prévenu
d'eftime pour fes talens , qui étoient tout
ce que je connoifTois de lui , plein de re-
ponnciffance pour fa bonne volonté , igno-
rant d'ailleurs totalement dans ma retraite
fes goûts & fa manière de vivre , je le re-
gardois d'avance comme le vengeur du
public & le mien ; omettant alors la der-
nière main au Contrat Social , j'y marquai ,
dans un feul trait , ce que je penfois des
précédens minifteres, & de celui qui corn-
jmençoit à les éclipfer. Je manquai , d:\^s
Livre XI. 2,oj
cette occafion , à ma plus con liante ma-
xime ; & de plus , je ne fongeai pas que ,
quand on veut louer & blâmer fortement
dans un même article, fans nommer les
gens , il faut tellement approprier \x
louange à ceux qu'elle regarde , que le
plus ombrageux amour-propre nepuiiTey
trouver de qui-pro-quo. J'étois ià-deffus
dans une fi folle fécurité , qu'il ne me vint
pas même à l'efprit que quelqu'un pût
prendre le change. On verra bientôt (i
j'eus raifon.
Une de mes chances étoit , d'avoir
toujours dans mes liaifons , des femmes
auteurs. Je croyoïs au moins parmi les
grands éviter cette chance. Point du tout :
elle m'y fuivit encore. IMad. de Luxem*
bourg ne fut pourtant jamais , que je fâche,
atteinte de cette manie ; mais IVIad. la
GomtefTe de B s le fut. Elle fit une
tragédie en profe , qui fut d'abord lue >
promenée & prônée dans la fociété de
M. le prince de Conti, & fur laquelle ,
non contente de tant d'éloges , elle voulut
aufli roe confulter , pour a\ oir le nùeii.
2fo8 Les Confessions.
Elle l'eut , mais modéré , tel que le mcrî-
toit l'ouvrage. Elle eut de plus l'avertifTe-
ment que je crus lui devoir, que fa pièce ,
intitulée tEfdave généreux , avoit un tpès-
grand rapport à une pièce angloife , alFez
peu connue, mais pourtant traduite, inti-
tulée Oroonoko. Mad. de B s m»
remercia de l'avis , en m'afTurant toutefois-
que fa piecp ne reffembloit point du tout
à l'autre. Je n'ai jamais parlé de ce plagiat
à perfonne au monde qu à elle feule , &
cela pour remphr un devoir qu'elle m'avoïc
impofé ; cela ne m'a pas empêché de me
rappeller fouvent depuis lors , le fort de
celui que remplit Gil - Blas près de l'ar-
chevêque prédicateur.
Outre l'abbé de B s , qui ne
jn'aimoit pas , outre Mad. de B s ,
auprès de laquelle j'avois des torts que
jamais les femmes ni les auteurs ne par-
donnent , tous les autres amis de Mad. la
Maréchale m'ont toujours paru peu dif-
pofés à être des miens , entr'autres M, le
préfident Hénault , lequel , enrôlé parmi
les auteurs , n'étoit pas exempt de leurs
défauts ;
Livre XI. 209
âéfauts ; entr'autres auffi , Mad. du Def-
fand & Mlle, de Lerpinafte , toutes deux
en grande liaifon avec Voltaire , & intimes
amies de d'Alembert , avec lequel la der-
nière a même fini par vivre, s'entend en
tout bien,& en touc honneur; & ecla ne
peut même s'entendre autrement, j'avois
d'abord commencé par m'intérefTer fort
à IVIad. du DeiFand , que la perte de f«s
yeux faifoit aux miens un objet de com-
mifération : mais fa manière de vivre , fi.
contraire à la mienne, que l'heure du lever
de l'un étoit prefque celle du coucher
de l'autre , fa paJRaon fans bornes pour
le petit bel-efprit, l'importance qu'elle
donnoit , foit en bien , foit en mal, aux
moindres torche - culs qui paroilioient, le
defpotifme & l'emportement de fes ora-
cles , fon engouement outré pour ou contre
toutes chofes , qui ne lui permettoit de
parler de rien qu'avec des convulfions ,
fes préjugés incroyables , fon invincible
obftination , l'enthoufiafme de déraifon
où la portoit l'opiniâtreté de fes jugemens
paffionnés ; tout cela me rebuta bientôt:
Tome IV. O
^To Les Confessions.
des foins que je vonlois lui rendre. Je la.
négligeai ; elle s'en apperçut : c'en lut
afiez pour la mettre en fureur; & quoi-
que je fentiffe aflez combien une femme
de ce caradere pouvoit être k craindre ,
j'aimai mieux encore m'expofer au fléau
de fa haine qu'à celui de fon amitié.
Ce n'^étoitpas afTez d'avoir fi peu d'amis
dans la fociété de Mad. de Luxembourg ,
fi je n'avois des ennemis dans fa famille.
Je n'en eus qu'un , mais qui , par la pofition
oij je me trou\'e aujourd'hui , en vaut cent.
Ce n'étoit affurément pas M. le duc de
Villeroy fon frère; car , non-feulement
il m'étoitvenu voir , mais il m'avoit invité
plufieurs fois d'aller à Villeroy ; & comme
j'avois répondu à cette invitation avec
autant de refpecl& d'honnêteté qu'il m'a-
voit été poffible , partant de cette réponfe
Vague comme d'un confentement, il avoit
arrangé avec M. & Mad. de Luxembourg
un voyage d'une quinzaine de jours , dont
je devois être , & qui me fut propofé.
Comme les foins qu'exigeoit mafanté, ne
îïie permettoient pas alors de me déplacer
Livré XÎ. si!
{mis rifqiie , je priai M. de Luxembourg
de vouloir bien me dv^gager. On peut
Voir par fa réponfe , ( lialFe D, N°. 3. )
que cela fe fit de la meilleure grâce du
m.onde, & M. le duc de Vilieroy ne m'en
témoigna pas moins de bonté qu'aupara-
vant. Son neveu & fou héritier, le jeune
marquis de Villeroy , ne participa pas à
la bienveillance dont m'honôroit fon on-
cle, ni auffi , ie Tavoue , au refpect que
j'avois pour lui. Ses airs éveatcs me le
rendirent infupportable , & mon air froid
m'attira fon averfion. Il fît même, un foiif
à table , une incartade , dont je me tirât
mal, parce que ]e fnis bête, fans aucune
préfence d'efprit , & que la colère , au lieU
d'aiguifer le peu que j'en ai , me l'ote.
J'avois un chien qu'on m'a^'oit donné tout
jeune , prefqu'à mon arrivée à l'Hermf-
tage , (^c que j'avois alors appelle Df^c. Ge
chien , non beau , mais raie en fon efpéfce^
duquel i'avois fait mon compagnon , mon
ami , & qui certainement méritoit mieux;
ce titre que la plupart de ceux qui l'ont
pus , étoit devenu célèbre au château de
O 3
aT2 Les Conpessîons.
Montmorency, par fon naturel aimant-,
fenfible , & par l'attachement que nous
avions l'un pour l'autre ; mais par une pu^
fillanimité fort fotte , j'avois changé fou
nom en celui de Turc^ comme s'il n'y avoit
pas des multitudes de chiens qui s'appel-
lent J/ar^raj , fans qu'aucun marquis s'en
fâche. Le marquis de Villeroy , qui fut ce
changement de nom , me pouffa tellement
là--deffus, que je fus obligé de conter en
pleine table ce que j'avois fait. Ce qu'il
y avoit d'oifenfiint pour le nom de duc ,
dans cette hiftoire, n'étoit pas tant de le
lui avoir donné , que de le lui avoir ôté.
Le pis fut , qu'il y avoit là plufieurs ducs ;
IVI. de Luxembourg l'étoit, fon ^h l'étoit.
Le marquis de Villeroy , fait pour le de-
venir, & qui l'eft aujourd'hui , jouit avec
une cruelle joie ,. de l'embarras où il m'a-
voit mis , & de l'effet qu'avoit produit cet
embarras. On m'affura le lendemain, que
fa, tante l'avoit très -vivement tancé là-
deffus ; & l'on peut juger fi cette répri-
mande , en la fuppofant réelle , a dû beau-
coup raccommoder mes affaires auprès de
lui.
Livre XÎ. 213
Je n'avois pour appui contre tout cela ,
•tant à l'hôtel de Luxembourg qu'au Tem-
ple , que le feul chevalier de Lorenzy,
qui fit profefTioii d'être mon ami ; mais
il l'étoit encore plus de d'Alembert , à
l'ombre duquel il paflbit chez les femmes
pour un grand géomètre. Il étoit d'ailleurs
Je figisbée, ou plutôt le complaifant de
I\lad. la comteffe de B s , très-
amie elle - même de d'Alembert , & le
chevalier de Lorenzy n'avoit d'exiftence
& ne penfoit que par elle. Ainfi , loin que
j'eufTe au -dehors quelque contrepoids à
mon ineptie, pour me foutenir auprès de
IVIad. de Luxembourg , tout ce qui l'ap-
prochoit fembloit concourir à me nuire
dans fon efprit. Cependant, outre l'Emile
dont elle avoit voulu fe charger, elle me
donna dans le même temps , une autre
marque d'intérêt & de bienveillance , qui
me fit croire que , même en s'ennuyant de
moi , elle me confervoit & me conferve-
roit toujours l'amitié qu'elle m'avoit tant
d€ fois promife pour toute la vie.
$i - tôt'quej'avois cru pouvoir compter
O 3
î?ï4 Les Confessions.
fur ce fentimcnt de fa part, j'avois com»
mencé par foulager mon cœur auprès
d'elle , de Taveu de toutes mes fautes ;
ayant pour maxime inviolable , avec mes
amis , de me montrer à leurs yeux exaéle-
inent tel que je fuis , ni meilleur , ni pire.
Je lui avois déclaré mes liaifons avec Tlié^
refe, & tout ce qui en avoit réfulté, fans
omettre de quelle façon j'avois difpofé de
mes enfans. Elle avoit reçu mes confef-
fions très - bien , trop bien même , en
m'épargnant les eenfures que je mjéritois;
& ce qui m'émut fur -tout vivement, fut
de voir les bontés qu'elle prodiguoit à
Thérefe , lui faifant de petits cadeaux,
l'envoyant chercher, l'exhortanttà l'aller
voir , la recevant avec cent careffes , &
l'embrafTant très-fouvent devant tout le
inonde. Cette pauvre fille étoit dans des
tranfports de joie & de reconnoiffance ,
qu'affurément je partageois bien ; les ami-
tiés dont M. & Mad. de Luxembourg me
combloient en elle , me touchant bien
plus vivement encore que celles qu'ils me
faifoient directement.
Livre XL 21^
Pendant affez long- temps , les chôfes
en refterent là: mais enfin , Mad. la Ma-
réchale pouffa la bonté jufqu'à vouloir
retirer un de mes enfans. Elle favoit que
j'avois fait mettre un chiffre dans les lan-
ges de l'ainé ; elle me demanda le double
de ce chiffre ; je le lui donnai. Elle employa
pour cette recherche , la Roche , fon valet-
de -chambre & fon homme de confiance ,
qui fit de vaines perquifitions , & ne trouva
rien , quoiqu'au bout de douze ou qua-
torze" ans feulement, fi les regiftres des
Enfans -trouvés étoient bien en ordre,
ou que la recherche eut été bien faite , ce
chiffre n'eût pas dû être introuvable. Quoi
qu'il en foit , je fus moins fâché de ce
mauvais fuccès que je ne l'aurois été , fi
j'avois fuivi cet enfant des fa naiffance.
Si à l'aide du renfeignement on m'eûtpré-
fenté quelqu'enfantpourle mien , le doute
fi ce l'étoit bien en effet, fi on ne lui en
fubftituoit point un autre , m'eût refferré
le cœur par l'incertitude, & je n'aurois
point goûté dans tout fon charme , le vnd
fentiment de la'nature : il abefoin , pour
O 4
ûi6 Les Confessions.
îé foutenir, au moins durant l'enfance,
d'être appuyé fur l'habitude. Le long éloi-
gnementd'un enfant qu'on ne connoit pas
encore, affoiblit, anéantit enfin les fenti-
timens paternels & maternels ; & jamais
on n'aimera celui qu'on a mis en nourrice ,
comme celui qu'on a nourri fous fes yeux.
La réflexion que je fais ici , peut exténuer
mes torts dans leurs effets , mais c'eft en
les aggravant dans leur fource.
il n'eft peut-être pas inutile de remar-
quer que , par l'entremife de Thérefe ,
ce même la Roche fit connoiilance avec
Mad. le Vaffeur , que G.... continuoit
de tenir à Deuil , à la porte de la G e,
& tout près de Montmorency. Ouandje
fus parti , ce fut par M. la Roche que je
continuai de faire remettre à cette femme ,
l'argent que je n'ai point ceffé de lui en-
voyer , & je crois qu'il lui portoit aufli
fouvent des préfens de la part de Mad. la
Maréchale; ainfi elle n'étoit fùrementpas
à plaindre , quoiqu'elle fe plaignît tou-
jours. A l'égard de G .... , comme je
n'aime pointa parler des gens que je dois
Livre XI. 21?-
îiaïr , je n'en parlois jamais à Mad. de
Luxembourg que malgré moi ; mais elle
me mit plufLeurs fois fur fon chapitre , fans
ane dire ce qu'e-lle en penfoit, & fans me
■jaifler pénétrer jamais fi cet homme étoit
de fa connoiflfance ou non. Comme la ré-
lerve avec les gens qu'on aime , & qui n'en
ont point avec nous , n'eft pas de mon
goût , fur - tout en ce qui les regarde , j'ai
depuis lors penfe quelquefois à celle-là ,
mais feulement quand d'autres événement
ont rendu cette réflexion naturelle.
Après avoir demeuré long- temps fans
entendre parler de l'Emile, depuis que
je l'avois remis à Mad. de Luxembourg,
j'appris enfin que le marché en étoit conclu
à Paris avec le libraire Duchefne , & par
celui-ci avec le libraire Néaulme d'Amf-
terdam. Mad. de Luxembourg m'envoya
les deux doubles de mon traité avec
Duchefne, pour les figner. Je reconnus
•l'écriture pour être de la même main
dont étoient celles des lettres de M. de
IVÏ s , qu'il ne m'écrivoit pas de
fa propre main. Cette certitude que moii
2tS Les Confessions.
traité fe faifoit de l'aveu & fous les yeux
du magiflrat , me le fit figner avec con-
fiance. Duchefneme donnoitdece manuf-
crit fix mille francs, la moitié comptant,
& je crois cent ou deux cents exemplaires.
Après avoir figné les deux doubles , je les
renvoyai tous deux à Mad. de Luxem-
bourg, qui l'avoit ainfi defiré : elle en
donna un àDuchefne, elle garda l'autre,
au lieu de me le renvoyer , & je ne lai
jamais revu.
La connoiffance de M. & Mad. de
Luxembourg, en faifant quelque diver-
fion à mon projet de retraite , ne m'y avoit
pas fait renoncer. Même au temps de ma
plus grande faveur auprès de Mad. la
M:^réchale , j'avois toujours fenti qu'il
n'y avoit que mon fincere attachement
pour M. le Maréchal & pour elle , qui
pût me rendre leurs entours fupportables ;
& tout mon embarras étoit de concilier
ce même attachement, avec un genre de
vie plus conforme à mon goût & moins
contraire à ma fanté , que cette gêne &
ces fcupers teii oient dans une altération
Livre XL 219
continuelle , malgré tous les foins qu'on
apporcoit à ne pas m'expofer à la déran-
ger : car fur ce point , comme fur tout
autre , les attentions furent pouiïees aufîi
loin qu'il étoit poiïiblc ; & par exemple,
tous les foirs après foupé , M. le Maréchal
qui s'alloit coucher de bonne heure , ne
manquoit jamais de m'emmener bon gré
malgré , pour m'aller coucher auffi. Ce
ne fut que quelque temps avant ma cataf-
trophe , qu'il cefTa, je ne fais pourquoi,
d'avoir cette attention.
Avant même d'appercevoir le refroidit
fement de Mad. la Maréchale , je deHrois ,
pour ne m'y pas expofer , d'exécuter mon
ancien projet; mais les moyens me man-
quant pour cela , je fus obligé d'attendre
la conciufion du traité de l'Emile , & en
attendant je mis la dernière main au Con-
trat Social , & renvoyai à Rey , fixant le
prix de ce manufcrit à mille francs , qu'il
me donna. Je ne dois peut-être pas omettre
un petit fait qui regarde ledit manufcrit.
Je le rerais bien cacheté , à DuVoifin ,
rainiftre du Pays-de-Vaud , & chapelain
i2^ Les Confessions.
fte l'hôtel de Hollande , qui i.ie venoife
voir quelquefois , & qui fe cluM-^ea de
l'envoyer à Rey, a\'ec lequel il etoit ea
liaifon. Ce manufcrit, écrit en menu
caractère , étoit fort petit, & ne remplif-
foit pas fa poche. Cependant , en pafTant
la barrière, fon paquet tomba , ie ne fais
comment, entre les mains des commis,
qui l'ouvrirent, l'examinèrent, & le lui
rendirent enfuite , quand il l'eut réclamé
^u nom de l'ambaffadeur ; ce qui le mit à
portée de le lire lui - mêm.e , comme il me
marqua naïvement avoir fait , avec foi ce
éloges de l'ouvrage , Se pas un mot de
critique ni de cenfure , fe réfervant fans
\ioute, d'être le vengeur duchriftianifme
îorfque l'ouvrage auroit paru. Il recacheta
le manufcrit , & l'envoya à Rey. Tel fut
en fubftance, le narré qu'il me fit dans la
lettre où il me rendit compte de cette af-
faire , & c'eft tout ce que j'en ai fu.
Outre ces deux livres & mon Diction-
naire de mufique , auquel je travaillois
toujours de temps en temps , j'avois queL
iques autres écrits de moindre itnpoitance ^
Livre XI. 22 r
tous en état de paroître , 8c que je me pro-
pofoisde donner encore, foit féparénaent,
foit avec mon recueil général , fi je l'entre-
prenois jamais. Le principal de ces écrits,
dont la plupart font encore en manufcrit,
dans les mains de du Peyrou , étoit un
Efïiii fur l'origine des langues , que je fis
lire à M. de I\I s & au cheva-
lier de Lorenzy , qui m'en dit du bien. Je
comptois que toutes ces produclions raf-
femblées , me vaudroient au moins, tous
frais faits , un capital de huit à dix mille
francs , que je voulois placer en rente via-
gère , tant fur ma tête que fur celle de
Thérefe ; après quoi nous irions , comme
je l'ai dit , vivre enfemble au fond de
quelque province, fans plus occuper le
public de moi , & fans plus m'occuper
moi-même, d'autre chofe que d'achever
paifiblement ma carrière , en continuant
de faire autour de moi tout le bien qu'il
fïi'étoit poffible, & d'écrire à loifir les
Mémoires que je méditois.
Tel étoit mon projet, dont la généro-
ûté de Rey , que je ne dois pas taire , vint
522 Les Confessions.
faciliter encore l'exécution. Ce libraire,
dont on me difoit tant de mal à Paris ,
eft cependant, de tous ceux avec qui j'ai
eu à faire, le feul dont j'aie eu toujours à
me louer. ( * ) Nous étions à la vérité , fou-
vent en querelle fur l'exécution de mes
ouvrages ; il étoit étourdi , j'étois em-
porté. Mais en matière d'intérêt & de
procédés qui s'y rapportent, quoique je
n'aie jamais fait avec lui de traité en
forme , je l'ai toujours trouvé plein d'exac-
titude & de probité. Il eft même aufïi le
feul qui m'ait avoué franchement qu'il
faifoit bien fes affaires avec moi , & fou-
vent il m'a dit qu'il me devoit fa fortune ,
en m'offrant de m'en faire part. Ne pou-
vant exercer direélement avec moi fa gra-
titude , il voulut me la témoigner au moins
dans ma gouvernante, à laquelle il fit une
penfion viagère de trois cents francs ,
(") Quand j'écrivois ceci, j'étois bien loia
encore d'imaginer, de concevoir, & de croire
les fraudes que j'ai découvertes enfuite dans les
impreflTions de mes écrits , & dont il a été forcé
de convenir.
Livre XL 223
exprimant dans l'acte , que c'étoit en re-
connoifTance des avantages que je lui
àvois procurés. Il fit cela de lui à moi ,
fans oftentation , fans prétention , fans
bruit; & fi je n'en avois parlé le premier
à tout le monde , perfonne n'en auroit
rien fu. Je fus fi touché de ce procédé ,
que depuis lors je me fuis attaché à Rey
d'une amitié véritable. Quelque temps
après, il me defira pour parrain d'un de
fes enfans : j'y confentis ; & l'un de mes
regrets dans la fituation où l'on m'a réduit,
eft qu'on m'ait ôté tout moyen de rendre
déformais mon attachement utile à ma
filleule & à fes parcns. Pourquoi , fi fenfi-
ble à la modcfte générofité de ce libraire ,
le fuis -je fi peu aui: bruyans empreffe-
mens de tant de gens haut huppés , qui
rempliffent pompeufement l'univ^ers du
bien qu'ils difent m'avoir voulu faire ,
& dont je n'ai jamais rien fenti? Eft-ce
leur faute , eft-ce la mienne ? Ne font- ils
que vains , ne fuis -je qu'ingrat ? Leéteur
fenfé , pefez , décidez ; pour moi, je me
tais.
i24 Les C o >r f e s s i o n s.
Cette penfion fut une grande reffourc*'
l^our l'entretien de Thérefe , & un grand
foulagement pour moi. IVTai.s au refte ,
j'étois bien éloigné d'en tirer un profit
direél pour moi - même , non plus que de
tous les cadeaux qu'on lui faiibit. Elle a
toujours difpofé de tout elle-même. Quand
]q gardois fôn argent , je lui en tenois ui\
fidelle compte, fans jamais en mettre ui\
liard à notre commune dépenfe , même
quand elle étoit plus riche que moi. G^î
qui eji à moi eji à nous , lui difois -je ; ^ oi
qui cfi à toi eJi à toi. Je n'ai jamais cefle de
me conduire avec elle , félon cette maxime
que je lui ai fouvent répétée. Ceux qui
ont eula baffefTe de m'accufer de recevoir
par fes mains ce que je refufois dans les
miennes , jugeoient fans doute de mou
cœur par les leurs , & me cannoifToient
mal. Je mangerois volontiers avec elle le
pain qu'elle auroit gagné , jamais celui
qu'elle auroit reçu. J'en appelle fur ce
point à fon témoignage, & dès àpréfent,
<& lorfque , félon le cours de la nature , elle
iri'aurafurvécu. Malheureufement, elle eft
pei2
Livre XI. 225
peu entendue en économie à tous égards ,
peu foigneufe & fort dépenfiere , non
par vanité ni par gourinandife , mais par
négligence uniquement. Nul n'eft parfait
ici bas ; & puifqu'il faut que fes excellen-
tes qualités foient rachetées , j'aime mieux:
qu'elle ait des défauts que des vices , quoi"
que ces défauts nous faffent peut - être
encore pku de mal à tous deux. Les foins
que j'ai pris pour elle, comme jadis pour
maman , de lui accumuler quelqu'avance
qui pût un jour lui fervu- de reffource ,
font inimaginables ; mais ce furent tou-
jours des foins perdus. Jamais elles n'ont
compté ni l'une ni l'autre avec elles -mc-
■mes ; & malgré tous mes efforts , tout
çft toujours parti "à mefure qu'il eft
venu. Quelque Amplement que Thérefe
fe mette, jamais la penfion de Rey ne
iui a fuffi pour fe niper, que je n'y aie
encore fuppléé du mien , chaque année.
Nous ne fommes pas faits , ni elle ni moi ,
pour être jamais riches , & je ne compte
affurément pas cela parmi nos malheurs.
Le Contrat Social s'imprimoit affez ra*
Tome IF, P
226 Les Confessions.
])'Klement. Il n'en étoit pas de même de
rEmile , dont j'attendois Ja publication ,
pour exécuter Ja retraite que je méditais.
Duch.efne m"en\'oyoit de temps à autre
iles mocieles d'imprclîion pour clioifir ;
quand j'avois clioifi , au lieu de com-
mencer, il m'en envoyoit encore d'autres.
Quand enfin nous fûmes bien déterminés
fur le format , fur le caraclere , & qu'il
avoit déjà plufieurs feujlles d'nnprim.ées,
fur quelque léger changement que je fis
fur une épreuve, il recommença tout.
& au bout de fix mois , nous nous tfou\'â-
inés moins avancés que le premier jour.
Durant tous ces elTais , je vis bien que
l'ou\ra2:e s'imprimoit en France , ainfi
.qu'en Hollande, & qu'il s'en faifoit à la
fois deux éditions. Que pouvois -je faire "^
^e n'étois plus maître de mon m.anufcrit.
f,ôin d'avoir trempé dans l'édition de
France , je m'y étois toujours oppofé .
3Viaik enfin, puifcjue cetce édition fe fai-
foit bon gré malgré moi , & puifqu'elle
fervoit de modèle à l'autre , il falloit bien y
jeter les yeux & voir les épreuve-^ , peur ne
Livre XL iij
pas laiffer eftropier & défigurer mon livre.
D'ailleurs , l'ouvrage s'imprimoit telle-
ment de Taveu du magiftrat , que c'étoit
lui qui dirigeoit en quelque forte l'entre-
prife , qu'il m'écrivoit très-fouv^ent , &
qu'il me vint voir même à ce fujet , dan>
une occafiondontje vaisparler àTinflant.
Tandis que Duchefne avançoit à pa,'»
de tortue , Néaulme , qu'il retenoit , a\'an-
^~oit encore plus lentement. On ne lui
envoyoit pas fidèlement les feuilles à
inefure qu'elles s'imprimoicnt. 11 crut ap-
percevoir de la mauvaife foi dans la
manœuvre de Duchefne , c'eft-à-dire ,
de Guy, qui faifoit pour lui ; & voyant
qu'on n'exécutoit pas le traité , il m'é-
crivit lettres fur lettres pleines de doléan-
ces & de griefs , auxquels je pouvois
encore moins remédier qu'à ceux que j'a-
vois pour mon compte. Son ami Guérin ,
qui me voyoit alors fort fouvent , mepar-
loit inceffiimment de ce livre , mais tou-
jours avec la plus grande réferve. Il favoit
&nefavoitpas qu'on l'imprimoit en Fran-
ce 5 il favoit & ne favoit pas que le magiftrat
!228 Les Confessions.
s'en mêlât : en me plaignant des embarras
x:[u'alloit me donner ce livre , il fembloit
m'accufer d'imprudence , fans vouloir ja-
mais dire en quoi elle confiftoit ; il biaifoit
& tergiverfoit fans cefle ; il fembloit ne
parler que pour me faire parler. Ma fécu-
rité, pour lors , étoit fi complète , que je
riois du ton circonfpecl: & mvftérieux qu'il
Tnettoit à cette affaire , comme d un tic
contracté chez les minillres & les magif-
trats , dont il fréquentoit allez les bureaux.
Sûr d'être en règle à tous égards fur cet
ouvrage, fortement perfuadé qu'il avoit
non-feulement l'agrément & la protection
du magiftrat, mais même qu'il méritoit &
qu'il avoit de même la faveur du minif-
tere , je me félicitois de mon courage à
bien faire, & je riois de mes pufillanimes;
amis , qui paroiflbient s'inquiéter pour
iTioi. Duclos fut de ce nombre , & j'avoue
que ma confiance en fa droiture & en fes
iumieres , eût pu m'alarmer à fon exem=
pie , fi j'en avois eu moins dans l'utilité de
'l'ouvrage & dans la probité de fes patrons.
Jl me vint voir de chez M. BaiUe , taiidis
Livre XL Q^g
que l'Emile étoitfous prefie ; il m'en parla.
Je lui lus la profeffion de foi du Vicaire
Savoyard; iJ l'écouta très -paifiblement ^
& , ce me femble , avec grand plaifn-. Il me
dit, quand j'eus fini : Quoi , Citoyen î
cela fait partie d'un livre qu'on im.prime
à Paris? Oui , lui dis -je , & l'on devroiî:
J'imprimer au Louvre , par ordre du roi.
J'en conviens , me dit -il ; mais faites-
moi le plaifir de ne dire à perfonne que
vous m'ayez lu ce morceau. Cette frap-
pante manière de s'exprimer me furprit
fans m'efFrayer. Je favois que Duclos
voyoit beaucoup M. de M 5-
J'eus peine à concevoir comment il pen-
foit fi différemment que lui fur le même
objet.
Je vivois à Montmorency depuis plus
de quatre ans , fans y avoir eu un feuf
jour de bonne fanté. Quoique l'air y foir,
excellent , les eaux y font mauvaifes , &
cela peut très-bien être une descaufes quj.
contribuoient à empirer mes maux habl^
tuels. Sur la fin de l'automne 1761 , je
tombai tout- à- fait malade , & je paAl^i
S*3Ô L E s . C O N F E s s i O N S-
Vhiver entier dans des fouffrances prei-
que fans relâche. Le mal phyfique , aug-
inenté par mille inquiétudes , me les ren-
dit aufîi plus fenfibles. Depuis quelque
temps, de lourds & triftes preflentimens
ine troubloient , fans que je fuffe à propos
de quoi. Je recevois des lettres anonymes
aflez fmgulieres , & même des lettres fî»
gnées qui ne l'étoient guère moins. J'en
reçus une d'un confeiller au parlement de
Paris , qui , m.écontent de la préfente conf-
titution des chofes , & n'augurant pas bien
des fuites , me confultoit fur le choix d'un
afyle , à Genève ou en Suiffe , pour s'y
retirer avec fa famille. J'en reçus une de
I\T. de , préfident à ir.ortier au
parlement de , lequel me pro-
pofoit de rédiger pour ce parlement , qui
jjour lors étoit mal avec la cour , des mé-
moires 8: remontrances, offrant de me four-
nir tous les documens & matériaux dont
j'aurois befoin j30ur cela. Quand je fouf-
fre , je fuis fujet à l'humeur. J'en avois en
recevant ces lettres ; j'en mis dans les ré-
ponfes que j'y fis , refufant tout à plat ce
L I V R E XI. 23 ï
qu'on me clemandoit. Ce refus n'efl adu-
rément pas ce que je me reproche , puif-
que ces lettres pouvoient être de?, pièges
de mes ennemis (*) , & ce qu'on me de-
mandoit étoit contraire à des principes
dont je voulois moins me départir que
jamais : mais pouvant refufer avec am.é<
nité , je refufai avec dureté ; & voilà en
quoi j'eus tort.
On trouvera parmi mes papiers, les
deux lettres dont je viens de parler. Celle
du confeiller ne me flirprit pas abfolu-
ment , parce quejepenfois , comme lui &
comme beaucoup d'autres , que la conf-
titution déclinante menacoit la France
d'un prochain délabrement. Les délaftres
d'une guerre malheureufe , qui tous ve-
lîoient de la faute du gouvernement ; l'in-
croyable défordre des finances , les tirail-
lemens continuels de l'adminiftration , par-
tagée jufqu'alors entre deux ou trois mi-
(*) Je favois, par exemple, que le préiident
de étoit fort lié avec les encyclopé-
diftes & les H s.
232 Les Coî^fessions.
niftres en guerre ouverte l'un avec l'au-
tre , & qui , pour fe nuire mutuellement,
abymoient le royaume ; le mécontente-
ment général du peuple & de tous les or-
dres de l'état ; l'entêtement d'une femme
obftinée , qui , facrifiant toujours à fes
goûts fes lumières , fi tant eft qu'elle en
eût , écartoit prefque toujours des em-
plois , les plus capables , pour placer ceux
qui lui plaifoient le plus : tout concouroit
à jufliflcr la prévoyance du confeiller, &
celle du public , & la mienne. Cette pré-
voyance me mit même plufieurs fois en
balance , fi je ne chercherois pas moi-
même un afyle hors du royaume , avant
les troubles qui fembloient le menacer;
mais raffuré par ma petiteiïe & mon hu-
meur paifible , je crus que dans la folitude
où je voulois vivre , nul orage ne pouvoit
pénétrer jufqu'à moi ; fâché feulement
que dans cet état des chofes , M. de Lu>
xembourg fe prélat à des commiffions qui
dévoient le lairc moins bien vouloir dans
.fon gouvernement. J'aurois voulu qu'il
s'y ménageât, à tout événement, une re-
Livre XL 233
traite , s'il airivoit que la grande macliinc
vînt à crouler , comme cela paroiffoit à
craindre dans l'état aduel des chofes • &
il me paroît encore à préfent indubitable ,
que Ti toutes les rênes du gouvernement
ne fufTent enfin tombées dans une feule
main , la monarchie françoife feroit main-
tenant aux abois.
Tandis que mon état empiroit , l'im-
preffion de l'Emile fe ralentilToit , & fut
enfin tout-à-fait fufpendue , fans que ]q
pude en apprendre la raifon , fans que
Guy daignât plus m'écrire ni me répon-
dre, fans que je puffe avoir des nouvelles
de perfonne , ni rien favoir de ce qui fe
palfoit , M. de IVI s étant pour lors
à la campagne. Jamais un malheur , quel
qu'il foit , ne me trouble ni ne m'abat ,
pourvu que je fachc en quoi il confille;
mais mon penchant naturel , eft d'avoir
peur des ténèbres : le redoute & je hais
leur air noir; le myftere m'inquiète tou-
jours , il efl: par trop antipathique avcr
mon naturel ouvert jufqu'à l'imprudence.
L'afped du mouftre le plus hideux m'cf-
ù}4 Les Confissions.
iraleroit peu , ce me fembJe ; mais fi j'en-
trevois de nuit une figure fous un drap
blanc , j'aurai peur. \ oilà donc mon ima-
gmation , qu'aIJumoit ce long filence , oc-
cupée à me tracer des fantômes. Plus j'a-
vois à cœur la publication de mon der-
nier & meilleur ouT^raee , plus je me tour-
mentois à chercher ce qui pouvoit l'ac-
crocher ; & toujours portant tout à l'ex-
trême , dans la fufpenfion de rimpreffion
du livre , j'en croyois voir la fuppreiïion.
Cependant ', n'en pouvant imaginer ni la
caufe , ni la manière , je reftois dans l'in-
certitude du monde la plus cruelle. J'écri-
vois lettres fur lettres à Guy , à J\L de
I\I s, à Mad. de Luxembourg;
& les réponfes ne venant point , ou ne ve-
nant pas quand je les attendois , je me
troublois entièrement, je délirois.iV Lnlheu-
reufement, j'apprjsdans le même temps,
que le P. Griflet , jéfuite , a voit parlé de
l'Emiile & en avoit rapporté des paflages.
A l'inftant mon imagination part comme
un éclair , & me dé\ oile tout le myftere
d'inic^uité : j'en vis la marche auiîi ciane-
Livre XI. 2^:55
ment, aiifli fùrement que fi elle m'eût été
révélée. Je me figurai que les Jéfuites , fu-
rieux du ton méprifant fur lequel j'avois
parlé des collèges , s'étoient emparés de
mon ouvrage ; que c'étoient eux qui en
accrochoient l'édition ; qu'inflruits par
Gutrin , leur ami , de mon état préfent,
& prévoyant ma mort prochaine , dontje
ne doutois pas , ils vouloient retarder l'im-
preffion jufqu'alors , dans le defTein de
tronquer , d'altérer mon ouvrage , & de
me prêter , pour remplir leurs vues , des
ientimens différens des miens. Il eft éton-
nant quelle foule de faits & de circonf-
imces vint dans mon efpritfe calquer fur
cette folie , & lui donner un air de vrai-
iemblance , que dis-je î m'y montrer l'évi-
dence & la démonftration. Guérin étoit
totalement livré aux Jéfuites , je le fa\ois.
Je jeur attribuai toutes les avances d'ami-
tié qu'il m'avoit faites ; je me perfuadai
que c'étoit par leur impulfion qu'il m'a-
\'oit prefle de traiter avec Néaulme , que
jjar ledit Néaulme ils avoient eu les pre-
mières feuilles de mon ou\Ta2e , qu'ils
236 Les Confessions.
ïivoient enfuitc trouvé ]c moyen d'en ar*
rcter rimprelïioii chez Duchefne, & peut-
être de s'emparer de mon manufcrit , pour
y travailler à leur aife , jufqu'à ce que ma
mort les laifTàt libres de le publier travefti
à leur m<)de. J'avois toujours fenti , mal-
gré le patelinage du P. B . . r , que les
Jéfuites ne m'aimoient pas , non- feule-
ment comme encyclopédifte , mais parce
que tous mes prmcipes étoicnt encore
plus oppofés à leurs maximes & à leur
crédit , que l'incrédulité de mes confrères,
puifque le fanatifme athée & le fanatifme
dévot , fe touchant par leur commune
intolérance , peuvent même fe réunir ,
comme ils ont fait à la Chine , & comme
ils font contre moi ; au lieu que la reli-
gion raifonnable & morale , ôrant tout
pouvoir humain fur les confciences , ne
laiffe plus de refiburce aux arbitres de ce
pouvoir. Je favois que M. le C r
étoit auffi fort am/ des Jéfuites : je crai-
gnois que le fils , intimidé par le père,
ne fe vît forcé de leur abandonner l'ou-
vrage qu'il avoit protégé. Je croyois même
Livre XL 237
voir Tcffet de cet abandon , dans les chi-
canes que Ton commençoit à me fufciter
fur les deux premiers volumes , où Ton
exigeoit des cartons pour des riens ; tan-
dis que les deux autres volumes étoient,
comme on ne l'ignoroit pas , remplis de
chofes fi fortes , qu'il eût fallu ]&?> refondre
en entier , en les cenfurant comme les
deux premiers. Je favois de plus , & IM.
de M s me le dit lui-même , que
l'abbé de Grave , qu'il avoit chargé de
l'infpecliion de cette édition , étoit encore
un autre partifan des Jéfuites. Je ne voyois
par-tout que Jéfuites , fans fonger qu'à la
veille d'être anéantis , & tout occupés de
leur propre défe«nfe , ils avoient autre chofe
à faire que d'aller tracafier fur l'impref-
fion d'un livre où il ne s'agiffoit pas d'eux.
J'ai tort de due Jans fonger ; car j'y fon-
geois très-bien ; & c'eft même une objec-
tion que M. de M s eut foin de me
faire fi-tôt qu'il fut inftruitde ma vifion:
îpais par un autre de ces travers d'un
homme qui , du tond de fa retraite , veuc
jygçr du fecrçt d^s grandes afiaircs , donc
a^S Les Confessions.
i\ ne fait rien , je ne voulus jamais crojic
que les Jéluites fuffent en danger , & je re-
gardois le bruit qui s en répandoit, comme
un leurre de leur part, pour endormir leur-:
adverfaires. Leurs fuccès palTes , qui ne
s'étoient jamais démentis , me donnoient
une fi terrible idée de leur puiffance, que
je déplorois déjà raviliffement du parle-
ment. Je favois que M. de Choifeul avoit
étudié chez les Jéfuites , que Mad. de
Pompadour n'étoit point mal avec eux ,
& que leur ligue avec les favorites & les
minifi:res avoit toujours paru avantageufe
aux uns & aux autres contre leurs enne-
mis communs. La cour paroiffoit ne fe
mêler de rien ; & perfuadé que ft la fo-
ciété recevoit un jour quelque rude échec ,
ce ne feroit jamais le parlement qui feroit
affez fort pour le lui porter , je tirois de
cette inadion de la cour, le fondement de
leur confiance & l'augure de leur triom-
phe. Enfin , ne voyant dans tous les bruits
du )Our, qu'une feinte & des pièges de
leur part , & leur croyant dans leur fécu-
rite, du temps pour vaquera tout , |e nr
Livre XL 239
(îoutoîs p.ts qu'ils n'écrafaiTent dans peu
]e janféiiifme , & Je parlement , 6c les encv-
cJopédiftes , & tout ce qui n'auroit pas
porté leur joug; & qu'enfin s'ils laifToient
paroitre mon livre , ce ne fût qu'après
l'avoir transformé au point de s'en faire
une arme , en fe prévalant de mon nom
pour furprendre mes leéteurs.
Je mefentois mourant ; j'ai peine à com-
prendre comment cette extravagance ne
m'acheva pas : tant l'idée de ma mémoire
déshonorée après moi , dans mon plus
digne & meilleur livre , m'étoic effroyable.
Jamais je n'ai tant craint de mourir; &je
crois que , fij'étois mort dans ces circonf-
tances , je ferois mort défefpéré. Aujour-
d'hui même , que je vois marcher fans obf-
tacle à fon exécution , le plus noir , le plus
affreux complot qui jamais ait été tramé
contre la mémoire d'un homme , je mour-
rai beaucoup plus tranquille , certain de
jaiffer dans mes écrits un témoignage de
moi , qui triomphera tôt ou tard des com-
plots des hommes.
M. de M s , témoin &; confident
24^ Les Confessions.
de mes agitations , Te donna pour les cal-
mer , des foins qin prouvent fon jnépui-
fable bonté de cœur. Mad. de Luxem-
boure concourut à cette bonne œuvre , &
fut pJuiieurs fois chez Duchefne , pour
favoir à quoi en étoit cette édition. Enfin ,
rimpreinon fut reprife & marcha plus
rondement , fans que jamais j'aie pu fa-
voir pourquoi elle avoit été fufpendue.
M. de M s prit la peine de venir
à Montmorency pour me tranquillifcr : il
en vint à bout ; & ma parfaite confiance
en fa droiture, l'ayant emporté fur l'éga-
rement de ma pauvre tète , rendit efficace-
tout ce qu'il fit pour m'en ramener. Aprè.-t
ce qu'il avoit vu de mes angoiffcs Se d\i
mon délire , il étoit naturel qu'il me trou-
vât très à plaindre : auffi fit-il. Les propos
inceflamment rebattus de la cabale phi-
lofophique qui l'entouroit , lui revinrent
à l'efpnt. Quand j'allai vivre à THermi'
tage , ils publièrent , comme je l'ai dcj:i
dit , que je n'y tiendiois pas long-temps.
Quand ils virent que je perfévérois , ]!>.
dirent que c'ctoit par obflination , par
oro uci] ,
Livre XL 241
orgueil , par honte de m'en dédire ; mais
que je m'y ennuyois à périr , & que j'y vi^
vois très- malheureux. M. de M. s le
crut & me l'écrivit ; fennble à cetce erreur
dans un homme pour ({ui j'avois tantd'ef-
time , je lui écrivis quatre lettres confécu-
tives , où lui expofant les vrais motifs de
ma conduite , je lui décrivis fidèlement
mes goûts , mes penchans , mon caraélere ,
& tout ce qui fe pafifoit dans mon cœur.
Ces quatre lettres faites fans brouillon,
rapidement , à trait de plume , & fans
même avoir été relues , font peut-être la
feule choie que j'aie écrite avec facilité
dans toute ma vie , & , ce qui efi; bien éton-
nant, au milieu de mes fouffrances & de
3'extrême abattement où j'étois. Je gémif-
fois en me fentant défaillir , de penfer que
je laiiïbis dans l'efprit des honnêtes gens ,
une opinion de moi fi peu jufle ; & par
refquiflfe tracée à la hâte dans ces quatre
lettres , je tâchois de fuppléer en quelque
forte aux mémoires que j'avois projetés.
Ces lettres qui plurent à M. de M s,
êi, qu'il montra dans Paris , font en quel-
Tome IF, Q,
542 Les Confessions,"
que façon , le fommaire de ce que j'expofff
ici plus en détail , & méritent à ce titre
d'être confervées. On trouvera parmi mes
■papiers , la copie qu'il en fit faire à ma
prière , & qu'il m'envoya quelques années
après.
La feule chofe qui m'affligeoit défor-
mais , dans l'opinion de ma mort pro-
chaine , étoit de n'avoir aucun homme
lettré de confiance , entre les mains duquel
je pufle dépofer mes papiers , pour en faire
après moi le triage. Depuis mon voyage
de Genève , je m'étois lié d'amitié avec
IVI....U; j'avois de l'inclination pour ce
jeune homme , & j'aurois defiré qu'il vînt
me fermer les yeux. Je lui marquai ce
defir ; & je crois qu'il auroit fait avec
plaifir cet aéle d'humanité , fi fes affaires
& fa famille le lui euffent permis. Privé
■de cette confolation , je voulus du moins
lui marquer ma confiance , en lui envoyant
la profeffion de foi du Vicaire avant la
pubhcation. Il en fut content ; mais il ne
me parut pas dans fa réponfe partager la
fécurité avec laquelle j'en attendois poui
L I V R E X î. 245
lors l'effet. Il defira d'avoir de moi , quel-
que morceau que n'eût perfonne autre.
Je lui en\oyai une Oraifoii funèbre du
feu duc d'Orléans, que j'avois faite pour
l'abbé Darty , & qui ne fut pas pronon-
cée , parce que , contre fon attente , ce ne
fut pas lui qui en fut chargé.
L'impreffion , après avoir été reprife ,
fe continua , s'acheva même affez tran-
quillement , & j'y remarquai ceci de fm-
gulier , qu'après les cartons qu'on avoit
févérement exigés pour les deux premiers
volumes , on paffa les deux derniers fans
rien dire , & fans que leur contenu fit au-
cun obflacle à fa publication. J'eus pour-
tant encore quelque inquiétude que je ne
dois pas palier fous fiience. Après avoir
eu peur des Jéfuites , j'eus peur des jan-
féniftes & des philofophes. Ennemi de
tout ce qui s'appelle parti , faclion , ca-
bale , je n'ai jamais rien attendu de bon
des gens qui en font. Les Commères SLVoient
depuis un temps quitté leur ancienne de-
meure , & s'étoient établis tout à côté de
moi i enforte que de leur chambre , on
244 I- E s Confessions.
entendoit tout ce qui fe difait dans \b
mienne & fur ma terrafie , & que de leur
jardin on pouvoit très-aifément efcalader
te petit mur qui le féparoit de mon don-
jon. J'avois fait de ce donjon mon cabinet
de travail , enforte que j'y avois une table
couverte d'épreuves & de feuilles de l'E-
mile & du Contrat Social ; & brochant ces
feuilles à mefure qu'on me les envoyoit,
j'avois là tous mes volumes long -temps
avant qu'on les publiât. Mon étourderie^
ma négligence , ma confiance en M. Ma-
thas , dans le jardin duquel j'étois clos,
faifoient que fouvent, oubliant de fermer
le foir mon donjon , je le trouvois le ma-
tin tout ouvert ; ce qui ne m'eût guère
inquiété , fi je n'avois cru remarquer du
dérangement dans mes papiers. Après
avoir fait plufieurs fois cette remarque ,
je devins plus foigneuxde fermer le don-
jon. La ferrure étoit mauvaife , la clef ne
fermoit qu'à demi-tour. Devenu plus at-
tentif, je trouvai un plus grand dérange-
ment encore que quand je lailTois tout
touvert. Enfin , un de mes volumes fe
245
trouva éclîpfé pendant un jour Se deux
nuits , fans qu'il me fût pofTible de favoir
ce qu'il étoit devenu jufqu'au matin du
troifiemejour , que je le retrouvai fur ma
table. Je n'eus ni n'ai jamais eu de foup-
çon fur M. Math as , ni fur fon neveu ,
JVL Dumoulin , fâchant qu'ils m'aimoient
l'un & l'autre , & prenant en eux toute con-
fiance. Je commençois d'en avoir moins
<dans les Commères. Je favois que , quoique
janféniftes , ils avoient quelque liaifon
avec d'Alcrnbert&logeoient dans la même
inaifon. Cela me donna quelque inquié-
tude & me rendit plus attentif. Je retirai
mes papiers dans ma chambre , & je ceffai
tout-à-fait de voir ces gens là , ayant fu
d'ailleurs qu'ils avoient fait parade dans
plufieurs maifons , du premier volume de
l'Emile , que j'avois eu l'imprudence de
leur prêter. Quoiqu'ils continua fient d'ê-
tre mes voifms jufqu'à mon départ , je n': i
plus eu de communication avec eux de-
puis lors.
Le Contrat Social parut un mois ou
fà\iux avantl'Emile. Rey, dont j'avois tou-
Q. 3
246 Les Confessions.
jours exigé qu'il n'introduiroit jamais fur-
tivement en France aucun de mes livres,
s'adreffa au magiflrat pour obtenir la per-
îîîifïion de faire entrer celui-ci par Rouen,
où il fit par mer fon envoi. Rey n'eut
aucune réponfe : fes ballots refterent à
Rouen plufieurs mois , au bout defquels
on les lui renvoya , après avoir tent-é de
les confifquer ; mais il fit tant de bruit,
qu'on les lui rendit. Des curieux en tirè-
rent d'Amfterdam , quelques exemplaires
qui circulèrent avec peu de bruit. Mau-
léon , qui en avoit ouï parler & qui même
en avoit vu quelque chofe , m'en parla
d'un ton myftéricux qui me furprit , &
qui m'eût inquiété même , fi , certain d'être
en règle à tous égards & de n'avoir nul
reproche à me faire , je ne m'étois tran-
quillifé par ma grande maxime. Je ne dou-
tois pas même que M. de Choifeul , déjà
bien difpofé pour moi , & fenfible à l'é-
loge que mon efiime pour lui m'en avoit
fait faire dans cet ouvrage , ne me foutînt
en cette occafion, contre la malveillance
deMad. de P.,.....r.
Livre XI. 24?
J'avois aflurément lieu de compter alors ,
autant que jamais , fur les bontés de M.
de Luxembourg & fur fon appui dans le
befoin : car jamais il ne me donna de mar-
ques d'amitié , ni plus fréquentes , ni plus
touchantes. Au voyage de pâques , mon
trifte état ne me permettant pas d'aller au
château , il ne manqua pas un feul jour de
me venir voir ; 8c enfin me voyant fouf-
frir fans relâche , il fit tant qu'il me déter-
mina avoir le frère Côme , l'envoya cher-
cher , me l'afnena lui-même , & eut le
courage , rare certes & méritoire dans un
grand feigneur , de refter chez moi du-
rant l'opération , qui fut cruelle & longue.
Il n'étoit pourtant queftion que d'être
fondé ; mais je n'avois jamais pu l'être ,
même par Morand qui s'y prit à plufieurs
fois , & toujours fans fuccès. Le frère
Côme , qui avoit la main d'une adreiïe
& d'une légèreté fans égale, vint à bout
enfin d'introduire un très -petit algali ,
après m'avoir beaucoup fait fouftrir pen-
dant plus de deux heures , durant lefquel-
les je m'efforçai de retenir les plaintes,
Q. 4
^4^ Les Confessions
pour ne pas déchirer le cœur fenfible du
bon Maréchal. Au premier examen , le
frère Côme crut trouv'er une grofle pierre ,
& me le dit ; au fécond , il ne la trouva
plus. Après avoir recommencé une fé-
conde & une troifieme fois , avec un foin
& une exaditude qui me firent trouver
le temps fort long , il déclara qu'il n'y
avoitpoint de pierre , mais que la proftate
étoit fquirreufe & d'une grolfeur furna-
turelle ; il trouva la veffie grande & en
bon état , & finit par me déclarer que je
fouffrirois beaucoup , & que je vivrois
long-temps. Si la féconde prédidlion s'ac-
'complit aufli bien que la première , mes
maux ne font pas prêts à finir.
C'eft ainfi qu'après avoir été traité fuc-
ceffivement pendant tant d'années, pour
des maux que je n'avois pas , je finis par
favoir que ma maladie incurable fans être
mortelle , dureroit autant que moi. Mon
imagination , réprimée par cette ccnnoif-
fance , ne me fit plus voir en perfpeélive ,
une mort cruelle dans les douleurs du
calcul. Je ceflai de craindre qu'un bout de
Livre .XL 249
-bougie , qui s'étoit rompu dans l'urechre , il
y avoit long -temps , n'eût fait le noyau
d'une pierre. Délivré des maux imaginai-
res , plus cruels pour moi que les maux,
réels , j'endurai plus paifiblement ces der-
niers. Il efl confiant que depuis ce temps ,
j'ai beaucoup moins fouffert de ma mala-
die que je n'avois fait jufqu'alors ; & je ne
me rappelle jamais que je dois ce foula-
gement à M. de Luxembourg , fans m'at-
tendrir de nouveau fur fa mémoire.
Revenu , pour ainfi dire , à la vie , 6c
plus occupé que jamais du plan fur lequel
j'en voulois pafTer le refle , je n'attendois ,
pour l'exécuter , que la publication de l'E-
mile. Je fongeois à la Touraine , où j'avois
déjà été , & qui me plaifoit beaucoup ,
.tant pour la douceur du climat, que pour
celle des habitans.
La terra molle lieia e dilettofa
Simile a fe t licbitator producc.
J'avois déjà parlé de mon projet à M.
;de Luxembourg , qui m'en avoit voulu
détourner ; je lui en reparlai derechef
250 Les Confessions.
comme d'une chofc réfolue. Alors il me
propofa le château de Merlou , à quinze
lieues de Paris , comme un afyle qui pou-
voit me convenir , & dans lequel ils fe
îeroient l'un & l'autre un plaifir de m'é-
tablir. Cette propofition me toucha & ne
me déplut pas. Avant toute chofe , il fal-
loit voir le lieu ; nous convînmes du jour
où M. le Maréchal enverroit fon valet-
de-chambre avec une voiture , pour m'y
conduire. Je me trouvai ce jour -là fort
incommodé ; il fallut remettre la partie ,
& les contretemps qui furvinrent m'empê-
chèrent de l'exécuter. Ayant appris de-
puis , que la terre de Merlou n'étoit pas à
M. le Maréchal , mais à Madame , je m'en
confolai plus aifément de n'y être pas allé.
L'Emile parut enfin , fans que j'enten-
diiïe plus parler de cartons ni d'aucune
difficulté. Avant fa publication , M. le
Maréchal me redemanda toutes les let-
tres de M. de M s , qui fe rappor-
toient à cet ouvrage. Ma grande con-
fiance en tous les deux, ma profonde fé-
curité m'empêchèrent de réfléchir à ce qu'il
Livre XI. 251
y avoit d'extraordinaire & même d'inquié-
tant dans cette demande. Je rendis les let-
tres , hors une ou deux, qui par mégarde
étoient refiées dans des livres. Quelque
temps auparavant , M. de JVI s
m'avoit marqué qu'il retireroit les lettres
quej'avois écrites à Duchefne durant mes
alarmes au fujet des Jéfuites , Se il faut
avouer que ces lettres ne faifoient pas
grand honneur à ma raifon. Mais je lui
marquai qu'en nulle chofe , je ne voulois
paffer pour meilleur que je n'étois , & qu'il
pouvoit lui laifTer les lettres. J'ignore ce
qu'il a fait.
La publication de ce livre ne fe fit
point a\-ec cet éclat d'applaudiffemens
qui fuivoit celle de tous mes écrits. Jamais
ouvrage n'eut de fi grands éloges particu-
liers , ni fi peu d'approbation publique.
Ce que m'en dirent, ce que m'en écrivi-
rent les gens les plus capables d'en juger,
me confirma que c'étoit là le meilleur de
mes écrits , ainfi que le plus important.
Mais tout cela fut dit avec les précautions
les plus bizarres , comme s'il eût importé
2:52 Les Confessions.
de garder Je fecret du bien q»i^ ''on en
penfoit. Mad. de B. s , qiM ne i larqua
que l'auteur de ce livre méritoit des fta-
tues & les hommages de tous ies humains ,
me pria fans façon , à la nn de fcn billet, de
le lui renvoyer. D'Aleuibert , qui m'éci^i-
vit que cet ouvrage décidoit de ma fupé-
riorité , & devoit me mettre à la tête de
tous les gens de lettres , ne figna point fa
lettre , quoiqu'il eut fignc toutes celles
qu'il m'avoit écrites jufqu'alors. Duclos,
ami fur , homme vrai , mais circonfpe(fl ,
& qui faifoit cas de ce livre , évita de m'en
parler par écrit : la Condamine fe jeta fur
la profeflîon de foi , & battit la campagne;
Clairaut fe borna , dans fa lettre , au même
morceau ; mais il ne craignit pas d'expri-
mer l'émotion que fa leéture lui avoit
donnée , & il me marqua en propres ter-
mes , que cette ledure avoit réchauffé fa
vieille ame : de tous ceux à qui j'avois
envoyé mon livre , il fut le feul qui dit
hautement & librement à tout le monde
tpnt le bien qu'il en penfoit.
Mathas , à qui j'en avois aufTi donji^
Livre XÎ. 25:3
tin exemplaire avant, qu'il fût en vente ,
le prêta à M. de Biaire , confeifier au par-
lement , père de l'intendant de Strasbourg.
iVI. de Blaire avoit une maifon de campa-
gne à St. Gratien , & Mathas , fon an-
cienne connoifTance , l'y alloit voir quel-
quefois quand il pouvoit aller. Il lui fit lire
l'Emile avant qu'il fut public. En le lui
rendant, M. de Blaire lui dit ces propres
mots , qui me furent rendus le même jour :
" M. Mathas , voilà un fort beau livre ,
mais dont i-1 fera parlé dans peu , plus qu'it
ne feroit à defirer pour l'auteur. „ Quand
jl me rapporta ce propos , je ne fis qu'en
rire , & je n'y vis que l'importance d'un
homme de robe , qui met du m.yftere à
tout. Tous les propos inquiétans qui me
revinrent, ne me firent pas plus d'impref-
fion ; & loin de prévoir en aucnne forte
la cataftrophe à laquelle ie touchois ,
Certain de l'utilité , de la beauté de mon
ou\Tage , certain d'être en règle à tous
égards , certain , comme je croyois l'être,
de tout le crédit de Mad. de Luxembourg
fe de la faveur du miniftere , je m'applau-
254 Les Confessions.'
dififois du parti que j'avois pris , de me re-
tirer au milieu de mes triomphes , & lorf-
que je venois d'écrafer tous mes envieux.
Une feule chofe m'alarmoit dans la
publication de ce livre , & cela , moin.s
pour ma fureté que pour l'acquit de mon
cœur. A l'Hermitage , à Montmorency,
î'avois vu de près & avec indignation , les
vexations qu'un foin jaloux des plaifirs
des princes fait exercer fur les malheu-
reux payfans , forcés de fouffrir le dégât
que le gibier fait dans leurs champs , fans
ofer fe défendre qu'à force de bruit , &
forcés de paffer les nuits dans leurs fèves
& leurs pois , avec des chauderons , des
tambours , des fon nettes , pour écarter les
fangliers. Témoin de la dureté barbare,
avec laquelle M. le comte de C s
faifoit traiter ces pauvres gens , j'avois
fait , vers la fin de l'Emile , une fortie fur
cette cruauté. Autre infraélion à mes ma-
ximes , qui n'eft pas reftée impunie. J'ap-
pris que les officiers de M. le prince de
Conti n'en ufoient guère moins durement
fur feg terres j je tremblois que ce prince,
L I V Fs E XL 255
pour lequel j'étois pénétré de refpedt &
de reconnoiiïance , ne prît pour lui ce que
l'humanité révoltée m'avoit fait dire pour
fon oncle , & ne s'en tînt offenfé. Cepen-
dant , comme ma confcience me rafTuroic
pleinement fur cet article , je me tranquil-
lifai fur fon témoignage , & je fis bien. Du
moins , je n'ai jamais appris que ce grand
prince ait fait la moindre attention à ce
pafTage , écrit long-temps avant que j'eufTe
l'honneur d'être connu de lui.
Peu de jours avant ou après la publica-
tion de mon livre , car je ne me rappelle
pas bien exaélement le temps , parut ua
autre ouvrage fur le même fujet , tiré mot
à mot de mon premier volume , hors
quelques platifes dont on avoit entre-mêlé
cet extrait. Ce livre portoit le nom d'ua
Cenevois , appelle Balexfert ; & il étoit
dit dans le titre , qu'il avoit remporté le
prix k l'académie de Harlem. Je compris
aifément que cette académie & ce prix
étoientd'une création toute nouvelle, pour
déguifer le plagiat aux yeux du public ^
mais je vis auffi qu'il y avoit à cela quei^
556 Les Confessions.
que intrigue antérieure , à laquelle je ne
comprenois rien ; foit par la communica-
tion de mon mainifcrit , fans quoi ce vol
n'auroit pu fe faire ; foit pour bâtir l'hif-
toire de ce prétendu prix , à laquelle il
avoit bien fallu donner quelque fonde-
ment. Ce n'eft que bien des années après ,
que fur un mot échappé à d'Ivernois , j'ai
pénétré le myftere & entrevu ceux qui
avoient mis en jeu le fieur Balexfert.
Les fourds mugiflemens qui précèdent
l'orage , commen<jOient àfe faire entendre ,•
& tous les gens un peu pénétrans virent
bien qu'il fe couvoit au fujet de mon livre
& de moi , quelque complot qui ne tar-
deroit pas d'éclater. Pour moi , ma fécir-
fité , ma ftupidité fut telle que , loin de
prévoir mon malheur , je n'en foupçon-
îlaî pas même la caufe , après en avoir
reffenti l'effet. On commença par répan-
dre avec allez d'adreiTe , qu'en féviffant
contre les Jéfuites , on ne pou voit marquer
Une indulgence partiale pour les livres
& les auteurs qui attaquoient la religion.
On me reprochoit d'avoir mis mon nom
'Livre XL 257
a l'Emile , comme fije ne l'avois pas misa
tous mes autres écrits , auxquels on n'a-
voitrien dit. Il fembloit qu'on craignît de
fe voir forcé à quelques démarches qu'on
feroit à regret , mais que les circonftances
rendoient nécefiaires , & auxquelles mon
imprudence avoit donné lieu. Ces bruits
me parvinrent & ne m'inquiétèrent guère :
il ne me vint pas même à l'cfpric qu'il pût
j avoir dans toute cet.e aftaire , la moindre
chofe qui me regardât perfonnellement,
moi qui mefentois fi parfaitement irrépro-
chable , fi bien appuyé , li bien en règle à
tous égards , & qui ne craignoi.s pas que
IVlad. de Luxembourg me laifTat dans
l'embarras , pour un tort qui, s'il exifloit,
étoit tout entier à elle feule. Mais fâchant
en pareil cas comme les chofes fe pafTent,
& que l'ufage eft de févir contre Iqs librai-
res, en ménageant les auteurs , je n'étois
pas fans inquiétude pour le pauvre Du-
chefne , Ci JVT. de M s venoit à
l'abandonner.
Je reftai tranquille. Les bruits augmen-
t,erent, & changèrent bientôt de ton. Le
Tome IV. R
258 Les Confessions.
public & fur-tout le parlement fembloient
s'irriter par ma tranquillité. Au bout de
quelques jours , la fermentation devint ter-
rible; & les menaces changeant d'objet,
s'adrefferent directement à moi. On enten-
doit dire tout ouvertement aux parlemen-
taires, qu'on n'avançoit rien à brûler les
livres , & qu'il falloit brûler les auteurs.
Pour les libraires , on n'en parloit point. La
première fois que ces propos, plus dignes
d'un inquifiteur de Goa (|ue d'un fénateur ,
me revinrent , je ne doutai point que ce
ne fût une invention des H s , pour
tâcher de m'effrayer , & de m'exciter à fuir.
Je ris de cette puérile rufe , & je me di-
fois en me moquant d'eux , que s'ils avoienc
fu la vérité des chofes , ils auroient cher-
ché quelque autre moyen de me faire
peur : mais la rumeur enhn devint telle,
qu'il fut clair que c'étoit tout de bon.
.M. & Mad. de Luxembourg avoicnt cette
année , avancé leur fécond voyage de
Montmorency , de forte qu'ils y étoient
au commencement de juin. J'y entendis
^■ès-peu piu"ler de mes nouveaux livres.
Livre XL 25^
malgré le bruit qu'ils faiXoient àParis , &
les maîtres de la maifoii ne m'en parloient
point du tout. Un matin cependant , que
j'étois feul avec M. de Luxembourg , il
me dit : Avez vous parlé mal de JVI. de
Choifeul dans le Contrat Social ? Moi!
lui dis-je en reculant de furprife, non, je
vous jure ; mais j'en ai fait en revanche ,
& d'une plume qui n'eft pas louangeufe,
le plus bel éloge que jamais miniftre ait
reçu. Et tout de fuite je lui rapportai le
paffage. Et dans l'Emile ? reprit- il. Pas
un mot , répondis-je ; il n'y a pas un feul
mot qui le regarde. Ahî dit-il avec plus
de vivacité qu'il n'en avoit d'ordinaire ,
il falloit faire la même chofe dans l'autre
livre, ou être plus clair! J'ai cru l'être,
ajoutai-je ; je l'eflimois affez pour cela. Il
alloit reprendre la parole ; je le vis prêta
s'ouvrir ; il fc retint & fe tut. Malheureufe
politique de courtifan , qui dans les meil-
leurs cœurs domme l'amitié même !
Cette converfation , quoique courte ,
m'éclaira fur ma fituation , du moins k
certain égard , & me fit comprendre, qvie
R 2
z6ô Les Confession 's.
c'étoit bien à moi qu'on en voùloit. Je
déplorai cette inouïe fatalité , qui tournoit
à mon préjudice tout ce que je difois &
faifois de bien. Cependant , me fentanc
J)Our plaflron dans cette affaire, Mad. de
Luxembourg & M. de M s , je
fie voyois pas comment on pou voit s'y
prendre pour les écarter & venir jufqu'à
moi : car d'ailleurs , je fentis bien dès lors ,
tju'il ne feroit plus queftion d'équité , ni
de juflice , & qu'on ne s'embarraffcroic
pas d'examiner fi j'avois réellement tort
ou non. L'orage , cependant , grondoit
de plus en plus. Il n'y avoit pas jufqu'à
Néaulme , qui , dan« la diffufion de fon
bavardage, ne me montrât du regret de
s'être mêlé de cet ouvrage , & la certitude
où il paroifibit être du fort qui menaçoit
le livre & l'auteur. Une chofe pourtant
rne raffuroit toujours : je voyois Mad. de
Lax'emboUrg fi tranquille , fi contente , (i
riante même , qu'il falloit bien qu'elle fût
fûre de fon fait , pour n'avoir pas la moin-
dre inquiétude h mon fujet, pour ne pas
nie dire un feul mot de commiféiation ni
L I 'V K. E XI. 26£
cî'excufe, pour voir le tour que prendrok
cette afl'aire, avec autant de fang-froid.
que fi elle ne s'en fût point mêlée , &
qu'elle n'eût pas pris à moi le moindre
intérêt. Ce qui me furprenoit, étoit qu'elle
ne me difoit rien du tout. Il me fembloit
qu'elle auroit dû me dire quelque chofe.
IVTad. de B s paroi iToit moins
tranquille. Elle alloit & venoit avec un
air d'agitation , fe donnant beaucoup de
mouvement , & m'alTurant que M. le
prince de Conti s'en donnoit beaucoup
au0î , pour parer le coup qui m'étoit pré-
paré , & qu'elle attribuoit toujours aux
circonftances préfentes , dans lefquelles il
importoit au parlement de ne pas fe laifler
accufer par les Jéfuites , d'indifférence fur
]a religion. Elle paroiffoit , cependant ,
peu compter fur le fuccès des démarches
du prince & des Tiennes. Ses converfa-
tions , plus alarmantes que ralTurantes,
tendoient toutes à m'engager à la retraite ,
8c elle me confeilloit toujours l'Angleterre,
où elle m'offroit beaucoup d'amis , entre
jiutres Iç célèbre Hume, qui étoit le fiea
K. 3
fi62 Les Confessions-
depuis long- temps. Voyant que je peiTif-
tois à refter tranquille , elle prit un toui'
plus capable de m'ébranler. Elle me fit
entendre que fi j'étois arrêté & interrogé ,
je me mettois dans la néceffité de nommer
ÎVIad. de Luxembourg , & que fon amitié
pour moi méritoit bien que je ne m'ex-
pofaffe pas à la compromettre. Je répondis
qu'en pareil cas , elle pouvoit refier tran-
quille , & que je ne la compromettrois
point. Elle répliqua que cette réfolution
étoit plus facile à prendre qu'à exécuter ^
& en cela elle avoit raifon , fur -tout pour
Tnoi , bien déterminé à ne jamais me par-
jurer ni mentir devant les juges , quelque
rifque qu'il pu! y avoir à dire la vérité:
Voyant que cette réflexion m'avoit fait
quelque imprefîion , fans cependant que
je puffe me réfoudre à fuir, elle me parla
de la Baftille pour quelques femaines ,
comme d'un moyen de me fouftraire à la
jurifdidion du parlement , qui ne fe mêle
pas des prifonniers d'état. Je n'objedai
rien contre cette fvnguliere grâce , pourvu
qu'elle ne fut pas follicitée en mon nom.
Livre XI. 263
Comme elle ne m'en parla plus , j'ai jugé
dans la fuite, qu'elle n'avoit propofé cette
idée que pour me fonder , & qu'on n'a-
voit pas voulu d'un expédient qui finiiToit
tout.
Peu de jours après , M. le Maréchal
reçut du curé de Deuil , ami de G ... . &
de Mad. D' y , une lettre portant
l'avis , qu'il difoit avoir eu de bonne part,
que le parlement devoit procéder contre
moi avec la dernière févérité , & que tel
jour , qu'il marqua , je fcrois décrété dé
prife de corps. Je jugeai cet avis de fabri-
que H e ; je favois que le parle-
ment étoit très -attentif aux formes , 8c
que c'étoit toutes les enfreindre que dé
commencer en cette occafion , par un dé-
cret de prife de corps , avant de favoir
juridiquement ù j'avouois le livre, & 11
réellement j'en étois l'auteur. Il n'y a ,
difois-je à Mad. de B s, que
les crimes qui portent atteinte- à la fureté
publique , dont fur le fimple indiee , ont
décrète les accufés de prife de corps »
de peur qu'ils n'échappent au châtiment,
R 4.
204 Les C o n F F. f: s I o k s. ,
IVIai5 quand on veut punir un délie tel
que le mien , qui mérite des honneurs <Sc
des récompenfes, on procède contre le
livre , & l'on évite autant qu'on peut, de
i> en prendre a. l'auteur. Elle me fit à cela
une diftinélion fubtile , que j'ai oubliée ,
pour me prouver que c etoit par faveur
qu'on me décrétoit de prife de corps , au
lieu de m'afïigner pour être ouï. Le len-
demain je reçus une lettre de Guy, qui
nie marquoit que s'étant trouvé le même
jour chez M. le procureur - général , il
avoit vu fur fon bureau , le brouillon d'un
requifitoire contre l'Emile & fon auteur.
Notez que ledit Guy étoit l'affocié de
Duchefne qui avoit imprimé l'ouvrage ;
lequel , fort tranquille pour fon propre
compte, donnoit par charité cet avis à
i'auteur. On peut juger combien tout cela
me parut croyable ! Il étoit fi fimple , fi
naturel , qu'un libraire admis à l'audience
de M. le procureur - général , lût tranquil-
lement les manufcrits & brouillons épars
fur le bureau de ce magiftrat ! ]\Tad. de
B ....... s & d'autres me confirmèrent la
Livre XI. 265
'même chofe. Sur les abfurdités dont 011
me lebattoit inceiïamment les oreilles ,
j'étois tenté de croire que tout le monde
étoit de^•enu fou.
Sentant bien qu'il y avoitfous tout cela
<]uelque myftere qu'on ne vouloit pas me
dire , j'attendois tranquillement Tévéne-
men;: , me repofant fur ma droiture & mon
innocence en toute cette affaire , & trop
heureux , quelque perfécution qui dût
m'attendre , d'être appelle à l'honneur de
fouffrir pour la vérité. Loin de craindre
& de me tenir caché , j'allai tous les jours
au château , &jefaifois les après - midi ma
promenade ordinaire. Le 8 juin , veille
du décret, je la fis avec deux profeffeurs
oratoriens , le P. Alamanni & le P. I\Ian-
dard. Nous portâmes aux Champeaux un
petit goûté que nous mangeâmes de grand
appétit. Nous avions oublié des verres :
nous y fuppléàm.es par des chalumeaux
de feigle , avec lefquelo nous afpirions le
vin dans la bouteille , nous piquant de
choifir des tuyaux bien larges, pour pom-
per à qui mieux mieux. Je n'ai dz ma vie
été fi <îai.
266 Les Confessions.
j'ai conté comment je perdis le fommeiî
dans ma jeunelTe. Depuis lors j'avois pris
riiabitude de lire tous les foirs dans mon
lit, jufqu'à ! t. que je fentiffe mes yeux
s'appefanti,. Alors j'éteignois ma bougie,
& ]e tâchois de ra'affoupir quelques inftans
qui ne duroient guère. Ma iecflurc ordi-
naire du loir étoit la Bible, & je l'ai lue
entière au moins cinq ou fix fois de fuite
de cette '^on. Ce foir là, me trouvant
plus éveillé qu'à l'ordinaire , je prolongeai
plus long -temps ma lecture, &je lus tout
entier, le livre qui finit par le Lévite d'E-
phramn , & qui , fi je ne me trompe , eft le
livre des Juges , car je ne l'ai pas revu
depuis ce temps -là. Cette hifloire m'af-
feéla beaucoup , & j'en étois occupé dans
une efpece de rêve , quand tout - à - coup
j'en fus tiré par du bruit & de la lumière.
Thérefe , qui la portoit , éclairoit I\L la
Roche , qui me voyant leverbrufquement
fur mon féant , me dit : Ne vous alarmez
pas ; c'eft de la part de Mad. la I\La-
récbale , qui vous écrit & vous envoie
une lettre de M. le prince de Conti. En
Livre XI. ^i^j
effet, dans la lettre de Mad. de Luxem-
bourg, je trouvai celle qu'un exprès de
ce prince venoit de lui apporter, portant
avis que , malgré tous fes efforts , on étoit
déterminé à procéder contre moi à toute
rigueur. La fermentation , lui mârquoit-
il , eft extrême ; rien ne peut parer le
coup ; la cour l'exige , le parlement le
veut ; à fept heures du iTlatin , il fera dé-
crété de prife de corps , & Ton enverra
fur-le -champ le faifir: j'ai obtenu qu'on
ne le pourfuivra pas s'il s'éloigne ; mais
s'il perfifte à vouloir fe laifTer prendre, ii
fera pris. La Roche me conjura , de la part
de Mad. la Maréchale , de me lever &
d'aller conférer avec elle. Il étoit deux
heures ; elle venoit de fe coucher. Elle
vous attend, ajouta-t-il , & ne veut pas
s'endormir fans vous avoir vu. Je m'ha-
billai à la hâte , & j'y courus.
Elle me parut agitée. C'étoit la pre-
mière fois. Son trouble me toucha. Dans
ce moment de fuVprJfe , au milieu de la
nuit, je n'étois pas m.oi-même exempt
d'émotion : maia en -la voyant , je m'ou-
268 Les Confessions.
bliai moi-même , pour ne penfer qu'a elle ,
& au triile rôle qu'elle alloit jouer , fi je
me laiffois prendre : car , me feiitant adez
de courage pour ne dire jamais que la
vérité, dût -elle me nuire & me perdre,
je ne me fentois ni afTez de préfence d'éf-
prit, ni allez d'adreffe , ni peut - être aflez
de fermeté pour éviter de la compromettre
fij'étois vivement preffé. Cela me décida
àfacrifier ma gloire à fa tranquillité , à faire
pour elle , en cette occafion , ce que rien
ne m'eût fait faire pour moi. Dans l'inftant
que ma réfolution fut prife , je la lui dé>
durai , ne voulant point gâter le prix de
mon facrifice en le lui faifant acheter. Je
fuis certain qu'elle ne put fe tromper fur
mon motif; cependant, elle ne me dit pas
un mut qui marquât qu'elle y fût fenfible.
Je fus choqué de cette indifférence , au
point de balancer à me rétracter: mai?
j[\T. le Maréchal furvint; Mad. de B s
arriva de Paris quelques momens après.
Ils firent ce qu'auroit dû faire Mad. de
Luxembourg. Je me laiffai flatter ; j'eus
honte de mç dédire , & il ne fut plus queÇ-
L i V R E XI. ^6^
lion que du lieu de ma retraite, &da temps
dé mon départ. M. de Luxembourg me
prôpofade refter chez lui quelques jours
incognito , pour délibérer & prendre mes
tnefures plus à loifir ; je n y confentis point,
non plus qu'à la propofition d'aller fecré-
tement au Temple. Je m'obftinai à vou-
loir partir dès le même ]Our, plutôt que
de refter caché où que ce pût être.
Sentant qiie j'avois des ennemis fecretS
Se puifTans dansleroyaume, je jugeai que,
malgré moiT attachement pour la France ,
j'en devois lortir pour affurer ma tran-
quillité. Mon premier mouvement fut de
me retirer à Genève ; mais un inftant de
réHexion fuffit pour me difTuader de faire
cette fottife. Je ûivois que le miniftere de
France , encore plus puuTant à Genève
qu'à Paris, ne ae laii^eroit pas plus en
paix dans une de ces villes que dans
l'autre , s'il avoit réfolu de me tourmen-
ter. Je favoi? que le Difcours fur l'inégalité
avoit eT:cicé contre moi , dans le confeil,
une h une d'autant plus dangereufe qu'il
n'ofoit la manifefter. Je favois qu'en der-
270 Les Confessions.
nier lieu, quand la Nouvelle Héloïfe parut,
il s'étoit prcffc de la défendre , à la follici-
tation du dodeur T n ; mais voyanr.
que perfonne ne l'imitoit , pas même à
Paris , il eut hoi>te de cette étourderie ,
& retira la dclenfe. Je ne doutois pas que ,
trouvant ici l'occafion plus favorable , il
n'eût grand foin d'en profiter. Je favois
que , malgré tous les beaux femblans, il
régnoit contre moi dans tous les cœurs
Genevois, une fecrete jaloufie , qui n'at-
tendoit que l'occafion d€ s'afibuvir. Néan-
moins , l'amour de la patrie me rappelloit
dans la mienne; &fij'avois pu me flatter
d'y vivre en paix ,je n'auroispas balancé:
mais l'honneur ni la raifon ne me permet-
tant pas de m'y réfugier comme un fugitif,
je pris le parti de m'en rapprocher feule-
ment , & d'aller attendre en SuilTe , celui
qu'on prendroit à Genev^e à mon égard.
On verra bientôt que cette incertitude ne
dura pas long -temps.
Mad. de B s défapprouva beau
coup cette réfolution , & fit de nouveaux
cliorts pour m'cngager à pafTer en Angle-
Livre XI. zji
terre. Elle ne m'ébranla pas. Je n'ai jamais
aimé l'Angleterre ni les Aiiglois j & toute
l'éloquence de Mad. de B s ,
loin de vaincre ma répugnance , fcmbloit
l'augmenter , fans que je fufre pourquoi.
Décidé à partir le même jour , je fus
dès le matin parti pouç tout le monde ;
8c la Roche, par qui j'envoyai chercher
mes papiers , ne voulut pas dire à Thé-
refe elle-même, fi je l'étois ou ne l'étois
pas. Depuis que j'avois réfolu d'écrire
un jour mes Mémoires, j'avois accumulé
beaucoup de lettres & autres papiers, de
forte qu'il fallut plufieurs voyages. Unç
partie de ces papiers déjà triés , furent mis
à part, & je m'occupai le refle de la mati-
née à trier les autres, afin de n'emporter
que ce qui pouvoit m'être utile , & brûler
le rcfte. M. de Luxembourg voulut bien
m'aider à ce travail , qui fe trouva fi long
que nous ne pûmes achever dans la mati-
née , & je n'eus le temps de rien brûler.
M. le Maréchal m'oifrit de fe charger du
refte du triage , de brûler le rebut lui-
lîiêm^; , fans !>'e.n Kipportçr à qui que ce
272 Les Confessions.
fût , & de m'envoyer tout ce qui aufoît
été mis à part. J'acceptai l'offre, fort aife
d'être délivré de ce; foin , pour pouvoir
pafTer le peu d'heures qui me reftoient,
avec des perfonnes fi chères , que ]'aIlois
quitter pour jamais. Il prit la clef de la
chambre où je laifTois ces papiers , & k
mon inffcante prière , il envoya chercher
ma pauvre tante qui fe confumoit dans la
perplexité mortelle de ce que j'étois de-
venu , & de ce qu'elle alloit devenir, &
attendant à chaque infiant les huiffiers ,
fans favoir comment fe conduire & que
leur répondre. La Roche l'amena au châ-
teau , fans lui rien dire ; elle me croyoit
déjà bien loin : en m'appercevant , elle,
perça l'air de fes cris , Se fe précipita dans
mes bras. O amitié , rapport des cœurs ,
habitude , intimité ! Dans ce doux & cruel
moment , fe rafïemblerent tous les jours de
bonheur, de tendreffe & de paix, pafTés
énfemble, pour me faire mieux fentir le
déchirement d'une première féparation ,
âpres nous être à peine perdus de vue un
feul jour pendant près de dix-fept ans.
^e
Livre XÎ, 273
ie Maréchal , témoin de cet embrafle-
ment, ne put retenir fes larmes. Il nous
laiffa. Thérefe ne vouloit plus me quitter.
Je lui fis fentir l'inconvénient quelle me
fuivît en ce moment, & la nécefiité qu'elle
reftât pour liquider mes effets & recueillir
inon' argent. Ouand on décrète un homme
de prife de corps , l'uflîge eft de laifir
fes papiers , de mettre le fcellé fur fes
effets, ou d'en faire l'inventaire, &.d'y
nommer un gardien. Il falloit bien qu'elle
feftât pour veiller à ce qui fe pafferoit , &
tirer de tout le meilleur parti poffible. Je
,lui promis qu'elle me rejoindroit dans
peu : M. le Maréchal confirma ma pro-
meffe ; mais je ne voulus jamais lui dire
où j'allois , afin qu'interrogée par ceux
<^ui viendroient me faifir , elle pût protefter
avec vérité , de fon ignorance fur cet ara-
cle. En rembraffant au moment de nous
quitter , je fentis en moi -même un mou^
vement très - extraordinaire , & je lui dis
dans un tranfport , hélas! trop prophé*
tique : Mon enfant , il faut t'armer de
courage. Tu as partagé la profpérité de
Tome IV. S
274 Les Confessions.
mes beaux jours ; il te refte , puifque tn le
veux , à partager mes miferes. N.'attends
plus qu'affronts & calamités à ma fuite.
Le fort que ce trifte jour commence pour
moi , me pourfuivra jufqu'à ma dernière
heure.
Il ne me reftoit plus qu'à fongcr au
départ. Les huifîiers avoient dû venir à
dix heures. Il en étoit quatre après midi
quand je partis , & ils n'étoient pas encore
arrivés. Il avoit été décidé que je pren-
drois la pofbe. Je n'avois point de chaife ;
3VI. le Maréchal me fitpréfent d'un cabrio-
let , & me prêta des chevaux & un poftillon
jufqu'à la première pofte , où , par les me-
fures qu'il avoit prifes , on ne fit aucune
difficulté de me fournir des chevaux.
Comme je n'avois poiilt dîné à table ,
& ne m'étois pas montré dans le château ,
les dames vinrent me dire adieu dans l'en-
tre-fol , où j'avois paiTé la journée. Mad.
la Maréchale m'embraffa plufieurs fois
d'un airaffez trifte; mais je ne fentis plus
dans ces embraffemens , les étreintes de
ceux qu'elle m'avoit prodigués , il y avoit
Livre 5CÎ.
^eux ou trois ans. Mad. de B. .;.,.. s
jn'embraiTa auffi , & me dit de fort belles
chofes. Un embraiïement qui me furprit
davantage , fut celui de Mad. de M...... x ;
car elle étoit auiîi là. Mad. la maréchale
de M. .... .X eft une perfônne extrême*.
ment froide , décente & référvée , & ne
me paroît pas tout- à -fait exempte de la
hauteur naturelle à la maifon de Lorraine.
Elle ne m'avoit jamais témoigné beaucoup
d'attention. Soit que , flatté d'un honneur
auquel je ne m'attendois pas , je cherchafTe
à m'en augmenter le prix , foit qu'en effet
tlle eût mis dans cet embralTement, un
peu de cette commifération naturelle aux
cœurs généreux , je trouvai dans fon mou-»
vement & dans fon regard , je ne fais quoi
d'énergique qui me pénétra. Souvent en
y repenfimt , j'ai foupçonné dans la fuite
que ) n'ignorant pas à quel fort j'étois con-
damné , elle n'avoit pu fe défendre d'un
moment d'attendriffement fur ma deflinée.
M. le Maréchal n'ouvroit pas la bou-
che ; il étoit pâle comme un mort. Il vou»
lutabfolument m'accompagner jufqu'à m^
S »
576 Les Confessiotn^s.
ehaife qui m'attendoit à l'abreuvoir. Nous
tïaverfàmes tout le jardin fans dire un feuî
mot. J'avois une clef du parc , dont je me
fervis pour ouvrir la porte ; après quoi ,
au lieu de remettre la clef dans ma poche ,
je la lui tendis fans mot dire. Il la prit avec
Une vivacité furprenante , à laquelle je
n'ai pu m'empêcher de penfer fouvent
depuis ce temps -là. Je n'ai guère eu dans
ma vie , d'inftant plus amer que celui de
cette féparation. L'embraflement fut long
& muet : nous fentîmes l'un & l'autre ,
que cet embraflernent étoit un dernier
adieu.
Entre la Barre & Montmorency, je
rencontrai dans un carroiïe de remife ,
quatre hommes en noir , qUi me faluerent
en fouriant. Sur ce que Thérefe m'a rap-
jJorté dans: la fuite , de la figure des huif-
fiers , de l'heure de leur arrivée, & de la
façon dont ils fe comportèrent , je n'ai
point douté que ce ne fuïïent eux; fur-
tout ayant appris dans la fuite , qu'au lieu
d'être décrété à fept heures , comme on
ïne l'avait annoncé , je ne l'avois été qu-'»-
Livre XI. 27^
midi. Il fallut traverfer tout Paris. On
n'eft pas fort caché dans un .cabriolet tout
•ouvert. Je vis dans les rues pluficurs per-
fonnes qui me faluerent d'un air de con-
noiffance , mais je n'en reconnus aucune.
Le même foir je me détournai pour pafler
à Villeroy. A Lyon , les couriers doivent
être menés au commandant. Cela pouvoit
.être embarraffantpour un homme qui ne
■vouloit ni mentir, ni changer fon nom.
.J'allois avec une lettre de Mad. de Luxem«
bourg , prier M. de Villeroy de faire en-
jTorteque je fulTe exempté de cette corvée.
2VI. de Villeroy me donna une lettre dont
je ne fis point ufage , parce que je nepaflai
pas à Lyon. Cette lettre eft reftée encore
cachetée parmi mes papiers. M. le duc me
prefTa beaucoup de coucher à Villeroy ,
mais j'aimai mieux reprendre la grande
route , &je fis encore deux pofles le même
jour.
Ma chaife étoit rude , & j'étois trop
incommodé pour pouvoir marcher à gran-
des journées. D'ailleurs , je n'avois pas
î'air afiez impofant pour me faire bien
.s 3
3^8 Les Confessions-
fervir, & l'on fait qu'en France, les cïie-
vaux de pofte ne fentent la gaule que fur
les épaules du poftillon. En payant graf-
fement les guides , je crus fuppléer à la
mine & au propos ; ce fut encore pis. Ils
xne prirent pour un pied-plat, qui mar-
choit par commiflion , & qui couroit la
pofte pour la première fois de fa vie.
Dès lors je n'eus plus que des roffes , &
je devins le jouet des poftillons. Je finis,
comme j'aurois dû commencer , par pren-
dre patience .j ne rien dire , & aller comme
âJ leur plut.
J'avois de quoi ne pas m'ennuyer en
route , en me livrant aux réflexions qui
fe préfentoient fur tout ce qui venoit de
m'arriver ; mais ce n'étoit là ni mon tour
d'efprit, ni la pente de mon cœur. Il efl
ctonnant avec quelle facilité j'oublie le
/nal pafTé , quelque récent qu'il puiffe être.
Autant fil prévoyance m'effraie & me
trouble , tant que je le vois dans l'ave-
nir , autant fon fouvenir mç revient foi-p
blement & s'éteint fans peine , auiTi-tôt
qu'il eft arrivé. Ma cruelle imagination j
Livre XL ^^9
qui fe tourmente fans ceffe à prévenir les
maux qui ne font point encore , fait diver-
fion à ma mémoire , & m'empêche de me
rappeller ceux qui ne font plus. Contre
ce qui eft fait , iJ n'y a plus de précautions
à prendre , & il eft inutile de s'en occuper.
J'épuife en quelque façon mon malheur
d'avance: plus j'ai fouffert à le prévoir^
plus j'ai de facilité à l'oublier ; tandis qu'au
contraire , fans ceiïe occupé de mon bon-
heur paffé , je le rappelle & le rumine,
pour ainfi dire , au point d'en jouir dere-
chef quand je veux. C'eft à cette heureufe
difpofition , je le fens , que je dois de' n'a-
voir jamais connu cette humeur rancu-
nière qui fermente dans un cœur vindi-
catif, parle fouvenir continuel dcsoffen-
fes reçues , & qui le tourmente lui-même,
de tout le mal qu'il voudroit faire à fon
ennemi. Naturellement emporté , j'ai fenti
la colère , la fureur même dans les pre-
miers mouvemens; mais jamais un defir
de vengeance ne prit racine au -dedans
de moi. Je m'occupe trop peu de i'offenfe,
pour m'occupcr beaucoup de l'offenfeur.
S 4
aSo Les Confessions.
Je ne penfe au mal que j'en ai re<^u , qu'à
caufe de celui que j'en peux recevoir
encore; & fi j'étois fur qu'il ne hi'en fît
plus , celui qu'il m'a fait feroit à l'inftant
oublié. On nous prêche beaucoup le par-
don des offenfes. C'eft une fort belle vertti
fans doute , mais qui n'eflpas à mon ufage.
J'ignore fi mon cœur fauroit dominer fa
haine , car il n'en a jamais fenti , & je
penfe trop peu à mes ennemis, pour avoir
le mérite de leur pardonner. Je ne dirai
pas à quel point, pour me tourmenter, ils
fe tourmentent eux-mêmes. Je fuis à leur
merci , ils ont tout pouvoir , ils en ufent.
Il n'y a qu'une feule chofe au-defîus de
leur puiffance, & dont je les déiie : c'eft
en fe tourmenrant de moi, de me forcer
à me tourmenter d'eux.
Dès le lendemain de mon départ , j'ou-
bliai û parfaitement tout ce qui venoit
de fe paffer, & le parlement , & Mad. de
P . r , & M. de C 1 , &
G .... , & d'Alembert , & leurs com-
plets , & leurs complices , que je n'y
aurois pas même repenfé de tout mon
L I V R E XL 2S£
.voyage , fans les précautions dont j'étois
X)bligé d'ufer. Un fou venir qui me vint
au lieu de tout cela, fut celui de ma der-
nière leclure, la veille de mon départ. Je
jne rappellai auffi les Idylles de GelTner,
que fon tradudeur Hubner m'avoit eur
voyées , il y avoit quelque temps. Ces
deux idées me revinrent fi bien (Se fe mêlè-
rent de telle forte dans mon efprit, que
je voulus eiïayer de les réunir, en traitant
à la manière de GelTner , le fujet du Lévite
d'Ephraïm. Ce {ïy\& champêtre & naïf
ne paroifToit guère propre à un fu]et fx
atroce, & il n'étoit guère à préfumer que
ma fituation préfente me fournît des idées
bien riantes pour l'égayer. Je tentai tou-
tefois la cbofe, uniquement pour m'amu-
fer dans ma chaife & fans aucun efpoir de
fuccès. A peine eus -je effayé, que je fus
étonné de l'aménité de mes idées, & de
Ja facilité que j'éprouvois à les rendre. Je
jRs en trois jours , hs trois premiers chants
de ce petit poëme , que j'achevai dans la
iuite à Motiers ; & je fuis fur de n'avoir
, jien fait en ma vie , où règne une douceur
282 Les Confessions,
fîe mœurs plus attendriffante, un colons
plus frais , des peintures plus naïves , un
coflume plus exad: , une plus antique
fimplicité en toute chofe, & tout cela,
malgré l'horreur du fujet , qui dans le
fond eft abominable ; de forte qu'outre
tout le refte, j'eus encore le mérite de la
difficulté vaincue. Le Lévite d'P'phraïm ,
s'il n'eft pas le meilleur de mes ouvrages ,
en fera toujours le plus chéri. Jamais je
ne l'ai relu, jamais je ne le relirai , fans
fentir en -dedans, l'applaudilTement d'un
cœur fans fiel, qui loin de s'aigrir par fes
malheurs, s'en confole avec lui-même,
& trouve en foi de quoi s'en dédommager.
Qu'on raffemble tous ces grands philofo-
phes , fi fupérieurs dans leurs livres , à
l'advcrfité qu'ils n'éprouvèrent jamais ;
qu'on les m.ette dans une pofition pareille
à la mienne , & que dans la première indi-
gnation de l'honneur outragé , on leur
donne un pareil ouvrage à faire : on verra
comment ils s'en tireront.
En partant de Montmorency pour la
Suiffe , j'avois pris la réfolution d'aller
Livre XI. 283
m' arrêter à Yverdon , chez mon boa
vieux ami M. Roguin , qui s'y étoit retiré
depuis quelques années , & qui m'avoit
même invité à l'y aller voir. J'appris en
route , que Lyon faifoit un détour ; cela
m'évita d'y paffer. Mais en revanche , il
falloit paffer par Befançon , place de
guerre , & par conféquent fujette au,
même inconvénient. Je m'avifai de gau^
chir , & de pafTer par Salins , fous prétexte-
d'aller voir M. de Mairan , neveu de
3\L D . . . n , qui avoit un emploi à la
faline , & qui m'avoit fait jadis force invi-
tations de l'y aller voir. L'expédient mç
xéufïit ; je ne trouvai point M. de Mairan:
fort aife d'être difpenfé de m'arrêter , je
continuai ma route fans que perfonne me
dît un mot.
En entrant fur le territoire de Berne,
je fis arrêter ; je defcendis, je me prot
ternai , j'embrafTai , je baifai la terre , &
m'écriai dans mon tranfport : Ciel, pro-
teéleur de la vertu , je te loue , je touche
une terre de liberté ! C'efl; ainfi , qu'a-
veugle & confiant dans mes efpérances ,
«84 I-Es Confessions.
je me fuis toujours paffionné pour ce qui
devoit faire mon malheur. Mon poftillon
furpris me crut fou ; je remontai dans ma
chaife , & peu d'heures après , j'eus la joie
auffi pure que vive , de me fentir prcffé
dans les bras du refpedable Roguin. Ah,
refpirons quelques inftans chez ce digne
hôte ! J'ai befoin d'y reprendre du courage
& des forces ; je trouverai bientôt à les
employer.
Ce n'eft pas fans raifon que je me fuis
étendu , dans le récit que je viens de faire ,
fur toutes les circonflances que j'ai pu
me rappeller. Quoiqu'elles ne paroiiTent
pas fort lumineufes, quand on tient une
fois le fil delà trame, elles peuvent jeter
du jour fur fa marche ; & par exemple ,
fans donner la première idée du problème
que je vais propofer , elles aident beau-
.coup à le réfoudre.
Suppofons que , pour l'exécution du
complot dont j'étois l'objet, mon éloi-
gnement fût abfolument néceflaire , tout
devoit, pour l'opérer, fe paffer à peu près
comme il fe pafTa j mais fi , fans me lailTer
Livre XI. sgg
épouvanter par rambafï:ide nodurne de
Mad. de Luxembourg & troubler par fes
alarmes, j'avois continué de t^nir ferme ,
comme j'avois commencé , & qu'au lieu
de refter au château , je m'en fuiïe retourné
dans mon lit , dormir tranquillement la
fraîche matinée , aurois-je également été
décrété ? Grande queftion , d'où dépend
îa folution de beaucoup d'autres , & pour
l'examen de laquelle l'heure du décret
comminatoire & celle du décret réel ne
font pas inutiles à remarquer. Exemple
groiTier , mais fenfible , de l'importance
des moindres détails , dans l'expofé des
laits dont on cherche les caufes fecretes,
pour les découvrir par induélion.
«V^
2^0 L i: 8 Confessions:
LIVRE DOUZIEME.
I
CI commence l'œuvre de ténèbres , dans
lequel , depuis huit ans , je me trouve en-
feveli , fans que , de quelque façon que je
m'y fois pu prendre , il m'ait été poffiblé
d'en percer l'effrayante obfcurité. Dans
l'abyme de maux où je fuis fubmergé,
je fens les atteintes des coups qui me font
portés , j'en apperçois î'inftrument immé-
diat ; mais je ne puis voir ni la main qui le
dirige , ni les moyens qu'elle met en œu-
vre. L'opprobre & les malheurs tombent
fur moi comme d'eux-mêmes , & fans qu'il
y paroifle. Quand mon cœur déchiré laiflTe
échapper des gémiffemens , j'ai l'air d'un
homme qui fe plaint fans fujet, & les au-
teurs de ma ruine ont trouvé l'art incon-
cevable de rendre le public complice de
.leur complot , fans qu'il s'en doute lui-
ïïiême , & fans qu'il en apperçoive l'effet,
£n oawànt donc le$ événemeas qui me
Livre XII. 2,2,7
regardent , les traitemens que j'ai foufferts ,
& tout ce qui m'eft arrivé , je fuis hors
d'état de remonter à la main motrice , &
d'affignerlescaufes en difant les faits. Ces
caufes primitives font toutes marquées
dans les trois précédens livres ; tous les
intérêts relatifs à moi , tous les motifs
fecrets y font expofés. I\Iais dire en quoi
ces diverfes caufes fe combinent pour
opérer les étranges événemens de ma vie,
voilà ce qu'il m'eft impoflible d'expliquer,
même par conjecture. Si parmi mes lec-
teurs il s'en trouve d'affez généreux pour
vouloir approfondir ces myfteres , & dé-
couvrir la vérité , qu'ils relifent avec foin
les trois précédens livres , qu'enfuite à
chaque fait qu'ils liront dans les fuivans ,
ils prennent les informations qui feront
à leur portée , qu'ils remontent d'intrigue
en intrigue & d'agent en agent jufqu'aux
premiers moteurs de tout , je fais certain
nement à quel terme aboutiront leurs re-
cherches ; mais je me perds dans la route
obfcure & tortueufe des fouterrains qui
les y conduiront.
s88 Les C o n f e s s i o î; s.
Durant mon féjour à Yverdon , yf
lis connoiiïance avec toute la famiJle de
M. Roguin , & entr'autres avec fa nièce
Mad. Boy de Ja Tour & fes filles , dont ,
comme je crois l'avoir dit , j'avois autre-
fois connu le père à Lyon. Elle étoit ve-
nue à Yverdon voir fon oncle & fes fœurs ;
fa fille ainée , âgée d'environ quinze ans,
m'encfianta par fon grand fens & fon ex-
cellent caradére. Je m'attachai de l'amitié
la plus tendre à la mère & à la fille. Cette
dernière étoit deftinée par M. Roguin,
au colonel fon neveu , déjà d'un certain
âge , §i. qui' me témoignoit auITi la plus
grande affêdion ; mais , quoique l'oncle
fût paffionné pour ce mariage , que le ne-
veu le defirât fort aufli , & que je prifle un:
intérêt très-vif à~ la fatisfaélion de l'un &
de l'autre , la grande dîfproportion d'âge
Si l'extrême répugnance de la jeune per-'
fonne me firent concourir avec la mère ,
à détourner ce mariage, qui ne fe fit point.
Le colonel époufa depuis , mademoifelle
Dillan fa parente, d'un caractère & d'une
beauté bien félon mon cœur , & qui l'a
rendo
Livre XII. 2^^
rendu le plus heureux des maris & des
pères. Malgré cela , M. Roguin n'a pu
oublier que j'aie en cette occafion con-
trarié fes defirs.^Je m'en fuis cOnfolé par
la certitude d'avoir rempli , tant envers
lui qu'envers fa famille , le devoir de la
plus faintc amitié , qui n'eft pas de fe ren-
dre toujours agréable , mais de confeiller
toujours pour le mieux.
Je ne fus pas long-temps eri doute fur
l'accueil qui m'attendojt à Genève , au
cas que j'euffe envie d'y retourner. Mou
Jivre y fut brûlé , & j'y fus décrété le rS
juin , c'eft-à-dire , neuf jours après l'a»-
voir été à Paris. Tant d'incroyables ab-
furdités étoient cumulées dans ce fécond
décret , & fédit ecclénaftique y étoit fi
formellement violé, que je refufai d'ajou-
ter foi aux premières nouvelles qui m'en
vinrent , & que , quand elles furent bien
confirmées , je tremblai qu'une fi mani*
fefte & criante infraction de toutes les loix ,
à commencer par celle du bon fens , ne
mît Genève fens-defifus-denbus. J'eus de
quoi me railurer ; tout refla tranquille. S'il
Tome IV, T
290 Les Confessions.
s'émut quelque rumeur dans la populace,'
elle ne fut que contre moi , & je fus traité
publiquement par toutes les caillettes &
ïpar tous \çs cuiftres , comme un écolier
qu'on menaceroit du fouet , pour n'avoir
pas bien dit fon catéchifme.
Gés deux décrets furent le fignal du
eri de malédidion qui s'éleva contre moi
dans toute l'Europe ,- avec une fureur qui
n'eut jamais d'exemple. Toutes les gazet-
tes , tous les journaux , toutes les bro-
chures fonnerent le plus terrible- tocfin.
Les François fur-tout , ce peuple fi doux ,
fi poli , fi généreux , qui fe pique fi fort de
bienféance Se d'égards pour les maiheu-
jeux , oubliant tout d'un coup fes vertus
favorites , fe fignala par le nombre & la
violence de^ ou tràgei; doiU il m'accabloit
îî Tenvi. J'étoisun impie , un athée-, un
forcené , un enragé , une bête féroce , un
loup. Le continuateur du Journal de Tré-
voux fit fur ma prétendue lycanthropic,
un écart qui montroit affez bien la fienne.
Enfin , vous enfliez dit qu'on craignoità
Paris 5 de fe faire une affaire avec la police.
LïVRE XII. 29 1
fi , publiant un écrit fur quelque fujet
que ce pût être , on manquoit d'y larder
quelque infulte contre moi. En cherchant
A-aincment la caufe de cette unanime ani-
iriolké , je fus prêt à croire que tout ie
monde étoit devenu fou. Quoi! le rédac-
teur de la Paix perpétuelle fouffle la dif-
corde ; l'éditeur du Vicaire Savoyard eft
lin impie ; l'auteur delà Nouvelle Héloïfe
eft un loup ; celai de l'Emile eft un enra-
gé ! Eh , mon Dieu , qu'aurois-ie donc été ,
fi j'avois publié le livre de i'Efprit , ou quel-
qu'autre ouvrage fem.blable ? Et pourtant
dans l'orage qui s'éleva contre l'auteur de
ce livre , le public , loin de joindre fa voix
il celle de fes perfécuteurs , le vengea d'eux
par fes éloges. Que l'on compare fon livre
& les miens , l'accueil différent qu'ils one
reçu , les traitemens faits aux deux auteurs
dans les divers états de l'Europe ; qu'on
trouve à ces différences , des eau fes qui
puiffent contenter un homme fenfé: voilà
tout ce que je demande , & je me tais.
Je me trouvois fi bien du féjour d'Y-
Vcrdon , que je pris la réfolution d'y ref»
T 2^
2^2 Les Confessions.
ter , à la vive follicitation de M. Ro^um
& de toute fa famille. M. de Moify de?
Gingins , baillif de cette ville , m'encou-
rageoit aùffi par fes bontés , à refter dan.^
fon gouvernement. Le colôneî me preflâ
fi fort d'accepter Thabitation d'en petit
pavillon qu'il avoit dans fa maifon , entre
cour & jardin , que j'y confentis; & aulïi'-
tôt il s'emprefla de le meubler & garnir
de tout ce qui étoit néceflaire pour mon
petit ménage. Le banneret Rogum , des
plus empreffés autour de moi , ne me quit-
toit pas de la journée. J'étois toujours très-
fenfible à tant de careffes , mais j'en étois
quelquefois bien importuné. Le jour dt
mon emménagement étoit déjà marqué ,
'& j'avois écrit à Thérefe de me venir join-
dre , quand tout-à-coup j'appris qu'il s'é-
levoità Berne un orage contre moi , qu'ont
attribuoit aux dévots , & dont je n'ai ja-
linais pu pénétrer la première caufe. Le
fénat excité , fans qu'on fût par qui , pa-
roiffoit ne vouloir pas me laifTer tranquille
■dans ma retraite. Au premier avis qu'eut
î\^. le baillif de cette fermentation ^ il écn-
L î V R E XII, *93
■vit en ma faveur à plufieurs membres du
gouvernement , leur reprochant leur aveu-
gle intolérance , & leur faifant honte de
vouloir refufer à un liomme de mérite
-opprimé , i'afyle que tant de bandits trou-
voient dans leurs états. Des gens fenfés
ont préfumé que la chaleur de fes repro-
ches avoit plus aigri qu'adouci les efprits.
Quoi qu'il en foit , fon crédit ni fon élo-
quence ne purent parer le coup. Prévenu
xle l'ordre qu'il devoit me fignifier , il
m'en avertit d'avance ; & pour ne pas at-
tendre cet ordre , je réfolus de partir dès
le lendemain. La difficulté étoi.t de favoir
où aller , voyant que Genève & la France
xn'étoient fermées , & prévoyant bien que
dans cette affaire, chacun s'emprefferoit
d'imiter fon ^'oifln.
Mad. Boy de la Tour me propofa d'ajler
rn'établir dans une maifon vuide , mais
toute meublée , qui appartenoit h fon fils ,
au village de Motiers , dans Je Val - de-
Travers , comté de Neuchatel. Il n'y avoit
-qu'une montagne à traverfer pour m'y
•j.ç.n.dre. L'offre venoit d'autant plus k
T 3
294 Les Confessions,
propos , que dans les états du roi de Prufie
je devois naturellement être à l'abri des
perfécutions , & qu'an ir.oins la religion
n'y pouvoit guère fervir de prétexte. Mais
une fecrete difficulté , qu'il ne me conve-
riolt pas de dire , avoit bien de quoi me
faire héfiter. Cet amour inné de la juftice ,
qui dévora toujours mon cœur , joint à
mon penchant fecret pour la France , m'a-
voit infpiré de l'averfion pour le roi de
Pruffe , qui me paroilToit , par fes maxi-
mes & par fa conduite , fouler aux pieds
tout lefpeél pour la loi naturelle & pour
tous les dei'oirs humains. Parmi les eftam-
pes encadrées , dont j'avois orné moiï
donjon à Montmorency , étoit un portrait
de ce prince , au-deffous duquel étoit un
diftique qui finiffoit ainfi :
Il pcnfe en philofophe , & fe conduit en roi.
Ce vers qui , fous toute autre plume , eût
•faitunalTez bel éloge , avoit fous la mienne
lïn fens qui n'étoit pas équi\'oque . &
qu'expliquoit d'ailleurs trop clairement le
>'ers précédent. Ce diftique a^^oit été vu
Livre XII. 295
de tous ceux qui venoient me voir , & qui
n'étoient pas en petit nombre. Le cheva-
lier de Lorenzy Tav^oit même écrit pour
Je donner à d'Alembert , & je ne doutois
pas que d'Alembert'xi'eûtpris le foin d'ea
faire ma cour à ce prince. J'avois encofe
aggravé ce premier tort par un paffage
de l'Emile, où, fous le nomd'Adrafle , roi
des Dauniens , on voyoit affez qui j'avois
en vue ; & la remarque n'avoit pas échappé
aux épilogueurs , puifque Mad. deB s
m'avoit mis plufieurs fois fur cet article^
Ainfi j'étois bien fur d'être infcrit en encre
rouge fur les regiftres du roi de Pruffe;
& fnppofant d'ailleurs qu'il eût les prin-
cipes que j'avois ofé lui attribuer , mes
écrits & leur auteur ne pouvoient par cela
feul que lui déplaire : car on fait que les
méchans & les tyrans m'ont toujours pris
dans la plus mortelle haine , même fans
me connoître , & fur la feule lev.'lure de
mes écrits.
J'ofai pourtant me mettre à fa merci ,
& je crus courir peu de rifquc. Je favois
que lespaffions balles ne fubjuguent guère
1 ^\.
agô Les Confessions.
que les hommes foibles , & ont peu de
prife fur les âmes d'une forte trempe j
telles que j'avois toujours reconnu la
fienne. Je jugeois que dans fon art de
régner il entroit de fe montrer magna-
nime en pareille occafion , & qu'il n'étoit
pas au-deffus de fon carad;ere de l'être en
effet. Je jugeai qu'une vile & facile ven^
geance ne balanceroit pas un moment erx
lui l'amour de la gloire ; & me mettant à
fa place , je ne crus pas impoffible qu'il fe
prévalût de la circonftance pour accabler
du poids de fa générofité , l'homme qui
avoit ofé mal penfer de lui. J'alJai donc
m'établir à Motiers , avec une confiance
dont je le crus fait pour fentir le prix;
j& je me dis : Quand Jean -Jaques s'élève
à côté de Coriolan , Frédéric fen>t-il au-
deHous du général des Volfques?
Le colonel Roguin voulut abfolument
paffer avec moi la montagne , & venir
m'inftaller à Motiers. Une bejle-fœur dç
Mad. Bo.y de la Tour , appellée IVTad.
Girardier , à qui la maifon que j'allois oc-
cuper étoit très - c.oiiiraodc , ne me vit pas
L î V R E Xii. .29f
arriver avec un certain plaifir; cependant
elle me mit de bonne grâce en poflelïion
çie mon logement ^ & je mangeai chez elle
en attendant que Thérefe fût venue , &
que mon petit ménage fût établi.
Depuis mon départ de Montmorency,
fcntantbien que je ferois déformais fugitif
fur la terre , j'héfitois à permettre qu'elle
vînt me joindre , & partager la vie errante
à laquelle je me vo.yois condamné. Je fcn-
tois que par cette cataftrophe , nos rela-
tions alloient changer , & que ce qui
jufqu'alors avoit été faveur & bienfait da
ma part , le feroit déformais de la fienne.
Si fon attachement refloit à l'épreuve dç
pies malheurs , elle en feroit déchirée , &
fa douleur ajouteroit à mes maux. Si ma
difgracc attiédiffoit fon cœur , elle me fe-
joit valoir fa conftance comme un facri-
fiCe ; & au lieu de fentir le plaifir que
j'avois à partager avec tllc mon dernier
morceau de pain , elle ne fentiroit que le
mérite qu'elle auroit de vouloir bien me
fuivre par-tout où le fort me forçoit d'aller.
Il faut tout dire : je n'ai diflimulé ni les
298 Les Confessions.
vices de ma pauvre maman , ni les miens ;
je ne dois pas faire plus de grâce à Thé-
refe ; & quelque plaiOr que je prenne à
rendre honneur à une perfonnc qui m'efi:
f] chère, je ne\xnix pas non plus déguifer
fes torts , û tant eft même qu'un change-
ment involontaire dans les afiedlions du
cœur foit un vrai tort. Depuis long-temps
je m'appercevois de l'attiédiflement du
fien. Je fentois qu'elle n'ctoit plus pour
iViOi ce qu'elle fut dans nos belles années ,
& je le fentois d'autant mieux que j'étois
le jiîême pour elle toujours. Je retombai
dans le même inconvénient dont j'avois
fenti l'effet auprès de maman , & cet effet
fut le même auprès de Thérefc. N'allons
pas chercher des perfeélions hors de la
nature ; il feroit le même auprès de quel-
que femme que ce fût. Le parti que j'a-
vois pris à l'égard de mes enfans , quelque
bien raifonné qu'il m'eut paru , ne m'avoit
pas toujours laifTé le cœur tranquille. En
méditant mon Traité de l'éducation , je
fentis que j'avois négligé des devoirs
dont rien ne ponyoic me difpenfcr. Le
Livre XI T. 299
remords enfin devint fi vif , qu'il m'arra-
cha prefque l'aveu public de ma faute au
commencement de l'Emile ; & le trait
même eft fi clair , qu'après un tel paffage
il eft furprenant qu'on ait eu le courage
de me la reprocher. Ma fituation , cepen-
dant , étoit alors la même , & pire encore
])ar l'animofité de mes ennemis , qui ne
cherchoient qu'à me prendre en faute. Je
craignis la récidive ; & n'en voulant pas
courir le rifque , 3'aimal mieux me con-
damner à l'abftinence , que d'expofer Thé-
refe à fe voir derechef dans le même cas,
J'avois d'ailleurs remarqué que l'habita-
tion des femmes empiroit fenfiblement
mon état: cette double raifon m'avoit fait
former des réfolutions que j'avois quelque-
fois afiez mal tenues , m.ais dans lefquelles
je perfiftois avec plus de confiance de-
puis trois ou quatre ans ; c'étoit aulTi de-
puis ce-te époque , que j'avois remarqué
du refroidiffement dans Thcrefe : qUc
avoit pour moi le même attachement par
devoir , mais elle n'en avoit plus par
amour. Cela jetoit nécefîairement moins
joci Les Confessions.
.d'agrément dans notre commerce , &.
j'imaginai que , fùre de Ja continuation de
mes foins où qu'elle p :t être , elle aime-
aoit peut-être mieux refterà Paris que d'er-
rer avec moi. Cependant elle avoitmar-
jqué tantde douleur à n ireféparation , elle
avoit exigé de moi des promeffes fi pofi-
tivesde nous rejoindre , elle en exprimoit
fi vivement le delir depuis mon départ,
tant à M. le prince de Conti qu'à M. de
Luxembourg , que loin d'avoir le courage
de lui parler de féparation , j'eus à peine
celui d'y penfer moi-même ; & après avoir
fenti dans mon cœur combien il m'ctoit
impoffible de me palier d'elle , je ne fou-
geai plus qu'à la rappeller inceffamment.
Je lui écrivis donc de partir ; elle vint,
A peine y avoit-il deux mois que je l'avois
quittée ; mais c'étoit, depuis tant d'années,
notre première féparation. Nous l'avions
fentie bien cruellement l'un & l'autre.
Q^uel faififfement en nous embraffant ! O
que les larmes de tendreffe & de joie foiît
douces î Comme mon cœur s'en abreuve î
Pourquoi m'a -t- on fait verfer fi peu d.e
celles-là?
Livre XIÏ. 301
En arrivant à Motiers , j'avois écrit à
milord Keith , maréchal d^EcofTe , gou-
verneur de Ncuchatel , pour lui donner
avis de ma retraite dans les états de fa ma-
jefté , & pour lui demander fa protedion.
Il me répondit avec la générofité qu'on
lui connoît & que j'attendois de lui. Il
m'invita à l'aller voir. J'y fus avec M. Mar-
tinet , châtelain du Val -de -Travers , qui
étoit en grande faveur auprès de fon ex-
cellence. L'afpeét vénérable de cet illuflrc
& vertueux Ecoffois m'émut puiffamment
le cœur , & dès l'inftant même commença
entre lui & moi ce vif attachement qui
de ma part eft toujours demeuré le même ,
& qui le feroit toujours de la Tienne , fi les
traîtres qui m'ont ôté toutes les confola-
tions de la vie , n'euffent profité de mon.
éloignement pour abufer fa vieilleffe &
me défigurer à fes yeux. «
George Keith , maréchal héréditaire d'&
cofTe , Si frère du célèbre général Keith-,
qui vécut glorieufement & mourut au lit
d'honneur , avoit quitté fon pays dans fa
jieuneffe , & y fut profcrit pour s'être atu>
3,o2 Les Confessions.
ché à la maifon Siiiarf , dont il fe dégoûta
bientôt, par l'efprit in]ufi:e & tyrannique
qu'il y remarqua , & qui en fit toujours le
caradiere dominant. Il demeura long-temps
en Efpagne , dont le climat lui plaifoit
beaucoup , & finit par s'attacher , ainfi
que fon frère , au roi de PrufTe , qui fe
connoilToit en hommes , & les accueillit
comme ils le méritoient. Il fut bien pavé
de cet accueil , par les grands fervices que
lui rendit le maréchal Keith , & par une
chofe bien plus précieufe encore , la fm-
cere amitié de milord maréchal. La grande
ame de ce digne homme , toute républi-
caine & fiere , ne pouvoit fe plier que fous
le ]Oug de l'amitié ; mais elle s'y plioit fi
parfaitement , qu'avec des maximes bien
différentes , il ne vit plus que Frédéric,
du moment qu'il lui fut attaché. Le roi le
chargea d'affaires importantes , l'envoya
à Paris , en Efpagne ; & enfin le voyant
déjà vieux , avoir befoin de repos , lui
donna pour retraite, le gouvernement de
Neuchatel , avec la délicieufe occupation
Hti'y pafler le rcfte de fa vie , à rendre ce
petit peuple heureux.
Livre XII. 303
Les Neuchatelois , qui n'aiment que la
prctintaille & Je clinquant , qui ne fe con-
noiffent point en véritable étoffe , & met-
tent l'efprit dans les longues phrafes ^
voyant un homme froid & fans façon ,
prirent fa implicite pour de la hauteur , fa
franchife pour de la rufticité , fon laco-
nifme pour de la bècife ; fe cabrèrent con-
tre fcs foins bienfaifans , parce que vou-
lant être utile & non cajoleur , il ne favoit
point flatter les gens qu'il n'eftimoit pas.
Dans la ridicule affaire du minière Petit-
pierre , qui fut chaffé par fes confrères,
pour n'avoir pas voulu qu'ils fuffent dam-
nés éternellement , milord s'étant oppofé
aux ufurpations des minilères , vit foule-
ver contre lui tout le pays , dont il prenoit
le parti ; & quand j'y arrivai , ce ihipide
murmure n'étoit pas éteint encore. Il paf-
foit au moins pour un homme qui fe laif-
foit prévenir ; & de toutes les imputations
dont il fut chargé , c'étoit peut-être la
moins injufte. Mon premier mouvement ,
en voyant ce vénérable vieillard, fut de
ïp'attendrir fur la maigreur de fon corps ^
3:cr4 î- E s C o w r E S s ï o N s.
déjà décharné par les ans ;■ mais en levant
les yeux fur fa phyfionomie animée , ou-
verte & noble , je me fentis farfi d'un ref-
peél mêlé de confiance, qui l'emporta fur
tout autre fentiment. Au compliment très-
eourt que je lui fis en l'abordant , il répon-
dit en parlant d'autre chofe , comme fi
j'eufFe été là depuis huitjours.il ne nous
dit pas même de nous affeoir. L'empefé
châtelain refta debout. Pour moi , je vis
dans l'œil perçant & fin de milord , je ne
fais quoi de fi carefiant , que me fentant
d'abord à mon aife , j'allai fans façon par-
tager fon fopha , & m'affeoir a côté de lui.
Au ton familier qu'il prit à l'inftant , je
fentis que cette liberté lui faifoit plaifir,-
& qu'il fe difoit en lui-même: celui -cî
n'eft pas un Neuchatelois.
Effet fmgulierdela grande convenance
des caraéteres ! Dans un âge où le cœur
a déjà perdu fa chaleur naturelle , celui de
ce bon viellard fe réchauffa pour moi ,
d'une façon qui furprit tout le monde, ti
vint me voir à Motiers , fous prétexte de
iirer des cailles , & y paffa deux jours faïis
toucher
Livre XII. 50^
toucher un fufil. Il s'établit entre nous une
telle amitié , car c'eft le mot , que nouï
lie pouvions nous palier l'un de l'autre.
Le château de Colombier , qu'il habitoit
J'été , étoit à fix lieues de JMotiers ; j'allois
tous les quinze jours au plus tard y paffer
vingt-quatre heures , puis je revenois de
même en pélerni , le cœur toujours plein
de lui. L'émotion que j'éprouvois jadis ,
dans mes courfes de l'Hermitage à Eau-
bonne , étoit bien différente aflurément;
mais elle n'étoit pas plus douce que celle
avec laquelle j'approchois de Colombier.
Que de larmes d'attendriffement j'ai fou-
vent vcrfées dans ma route , en penfant aux
bontés paternelles , aux vertus aimables,
à la douce philofophic de ce refpeclable
vieillard ! Je l'appel lois mon père , il m'ap-
pelloit fon enfant. Ces doux noms rendent
en partie l'idée de l'attachement qui nous
unifToit , mais ils ne rendent pas encore
celle du befoin que nous avions l'un de
l'autre, & du defir continuel de nous rap-
procher. Il vouloit abfolument me loger
au château de Colombier , & me prejOÇa
Tome ir, V
3o6 Les Confessions.
long-temps d'y prendre à demeure l'appar-
tement que i'occupois-. Je lui dis enfin , que
j'étois plus libre chez moi, & que j'aimois
mieux paffer ma vie à le venir voir. Il ap-
prouva cette franchifc , & ne m'en parla
plus. O bon milord î ô mon digne pcre !
que mon cœur s'émeut encore en penfant
;\ vous ! Ah , les barbares ! quel coup ils
m'ont porté en vous détachant de moi î
Pliais non , non , grand homme , vous
êtes & ferez toujours le même pour moi,
qui fuis le même toujours. Ils vous ont;
trompé , mais ils ne vous ont pas changé,
iVlîlord maréchal n'eft pas fan? défaut;
c eft un fage , mais c'eft un homme. Avec
i'efprit le plus pénétrant , avec le taél le
plus fin qu'il foit polTible d'avoir, avec la
plus profonde connoiOance des hommes,
il fe îaiffe abufer quelquefois , & n'en re-
vient pas. Il a l'humeur fmguliere , quel-
que chofe de bizarre & d'étranger dans
fon tour d'efprit. Il paroît oublier les gens
-qu'il voit tous les jours , & fc fou viens;
d'eux au moment qu'il» )' penfcnt le
-moirô : fes atteiitions paroiffent hor? de
Livre XII. 30^
propos; fes cadeaux font de fantaifie , &
non de convenance. Il donne ou envoie
à l'inftant, ce qui lui pafTe par la tête , de
grand prix ou de nulle valeur indifférem-
ment. Un jeune Genevois defirant entrer
au fervice du roi de Pruffe , fe préfente à
lui : milord lui donne , au lieu de lettre , un
petit fachet plein de pois , qu'il le charge
de remettre au roi. En recevant cette fin-
gulicre recommandation , le roi place 11
î'inftant celui qui la porte. Ces génies éle-
vés ont entre eux un langage que les ef-
prits vulgaires n'entendront jamais. Ces
petites bizarreries , femblables aux capri-
ces d'une jolie femme , ne me rendoient
ïnilord maréchal que plus intéreffant. J'é-
tois bien fur, &j'ai bien éprouvé dans Li
fuite , qu'elles n'influoient pas fur les fen-
timens , ni fur les foins que lui prcfcrit
J 'amitié dans les occafions férieufes. Mais
il eft vrai que dans fa façon d'obliger , il
met encore la même fmgularité que dans
fes manières. Je n'en citerai qu'un feu!
trait fur une bagatelle. Comme la journée
-de Motiers à Colombier étoit trop fortç
V 5
3o8 Les Confessions.
pour moi , je la partageois d'ordinaire, en
partant après diné & couchant à Brot , à
moitié chemin. L'hôte , appelle Sandoz ,
ayant à foiliciter k Berlin une grâce qui
lui importoit extrêmement , me pria de
demander à fon excellence de la deman-
der pour lui. Volontiers. Je le mené avec
moi ; je le laifle dans l'anti-chambre , & je
parle de fon afiaire à niiiord , qui ne me
répond rien, La matinée fe paffe j en tra-
verfant la falle pour aller dîner , je vois le
pauvre Sasidoz qui le morfondoit d'atten-
dre. Croyant que milord l'avoit oublié ,
je lui en reparle avant de nous iPiCttre à
table ; mot , comme auparavant. Je trouvai
cette manière de me faire fentir combien
je l'importunois , un peu dure , & je me tus
■en plaignant tout bas le pauvre Sandoz.
En m'en retournant le lendemain , je fus
bien furpris du remerciement qu'il me fit,
du bon accueil & du bon diné qu il avoit
eus chez S. E. qui de plus avoit reçu fon
papier. Trois femaines après , milord lui
envoya le refcrit qu'il avoit demandé , ex-
|)édié paj: le miixiftre & figné du roi , Si
Livre XîI. 309
cela , fans m'avoir jamais voulu dire ni
répondre un feu] mot , ni à lui non plus ,
fur cette affaire , dont je crus qu'il ne \'ou-
loit pas fe charger.
Je voucirois ne pas ceffer de parler de
George Keith : c'eft de lui que me viennent
mes derniers fouvenirs heureux ; tout le
refte de ma vie n'a plus été qu'aftiiélions
& ferremens de cœur. La mémoire en efh
fi trifte , & m'en vient fi confufément,
qu'il ne m'efl pas poiïible de mettre aucun
ordre dans mes récits : je ferai forcé défor-
mais de les arranger au liafard &, coram.e
ils fe préfenteront.
Je ne tardiii pas d'être tiré d'inquiétud-.î
fur mon afyle , par la réponfe du roi à
milord maréchal, en qui, comme on j)eut
croire , j'avois trouvé un bon avocat.
Non -feulement S. M. approuva ce qu'il
avoit fait , mais elle le chargea , car il faut
tout dire , de me donner douze louis. Lo
bon milord , embarrafié d'une pareill'î
Gommiflion , & ne fâchant comment s'en
acquitter honnêtement , tâcha d'en exté-
nuer l'infukc 3 en transformant, cet argent
310 Les Confessions.
en nature de provifions, & me marquant
qu'il avoit ordre de me fournir du boîs &
du charbon poru' commencer mon petit
ménage; il ajouta même, & peut-être
de fon chef, que le roi me feroit volontiers
bâtir une petite maifon à ma fantaifie , fi
j'en voulois choifir l'emplacement. Cette
dernière offre me toucha fort, & me fit
oublier la mefquincrie de l'autre. Sans
accepter aucune des deux , je regardai
Frédenc comme mon bienfaiteur & mon
protecteur, & je m'attachai fi fmcérement
à lui , que je pris dès lors autant d'intérêt
à fa gloire , que j'avois trouvé jufqu'alors
d'injuftice à fes fuccès. A la paix qu'il fit
])eu de temps après , je témoignai ma
joie par une illumination de très - bon
goût : c'étoit un cordon de guirlandes ,
dont j'ornai la maifon que j'habitois , &
où j'eus, il efi vrai, la fierté vindicati\'e
de dépenfer prefquc autant d'argent qu'il
m'en avoit voulu donner. La paix con-
clue, je crus que fa gloire militaire &
politique étant au comble , il alloit s'en
donner une d'une autre cfpece , en revivi-
Livre Xlî. gn
^antfes états, en y faifant régner le com-
merce, Taenculture , en y créant un nou-
veau fol , en le couvrant d'un nouveau
peuple, en maintenant la paix chez tous
fes voifins, en fe faifimt l'arbitre cfe l'Eu-
rope , après en avoir été la terreur. îi
pouvoit fans rifque pofer l'épée , bien
fur qu'on ne l'obligeroit pas à la repren-
dre. Voyant qu'il ne défarmoit pas , j&
craignis qu'il ne profitât mal de fes avan-
tages , & qu'il ne fût grand qu'à demi.
J'ofai lui écrire à ce fujet , & prenr-nt le
ton familier, fait pour plaire aux hommes
de fa trempe , porter jufqu'à lui cette famte'
voix de la vérité , que fi peu de rois font
faits pour.entendre. Ce ne fut qu'en fecret
& de moi à lui , que je pris cette liberté. Je
n'en fis pas même participant milord ma-
réchal , ô: je lui envoyai ma lettre au roi,,
toute cachetée. Milord envoya la lettre ,
fans s'informer de fon contenu. Le roi
n'y fit aucune réponfe; & quelque temps
après , milord maréchal étant ailé à Berlin ,
il lui dit feulement que je 1 avois bien
-grondé. Je compris par là, que ma lettre
V 4
312 Les Confessions.
-avoit été mal reçue , & que ]a franchife
de mon zèle avoit paffe pour la rufticité
d'un pédant. Dans le fond , cela pouvoit
très -bien être; peut-être ne dis -je pas
ce qu'il falloit dire, & ne pris -je pas le
ton qu'il falloit prendre. Je ne puis repon-
dre que du fentiment qui m'avoit mis la
plume à la main.
Peu de temps après mon établiiïcment
à Motiers - Travers , ayant toutes les affu-
rances poffibles qu'on m'y laifferôit tran-
quille , je pris l'habit arménien. Ce n'étoit
pas une idée nouvelle ; elle m'étoit venue
diverfes fois dans le cours de ma vie , &
elle me revint fouvent à Montmorency,
où le fréquent ufage des fondes , me con-
damnant à refter louvent dans ma chani-
bre , me fit mieux fentir tous les avantages
de l'habit long. La commodité d'un tail-
leur Arménien , qui venoit fouvent voir
im parent qu'il avoit à Montmorency ,
me tenta d'en profiter pour prendre ce
nouvel «équipage , au rifque du qu'en
dira -t- on, dont je m^ fouciois très-peu.
Cependant, avant d'adopter cette nou-
Livre XII. 313
yc]\e parure , je voulus avoir l'avis de.
J\Iad. de Luxembourg , qui me confeilla
Tort de la prendre. Je me fis donc une pe-
tite garde-robe arménienne ; mais l'orage,
excité contre moi , m'en fit remettre Tufage
à des temps plus tranquilles , & ce ne fut
que quelques mois après, que , forcé par
de nouvelles attaques de recourir aux
fondes , je crus pon\'oir , fans aucun rif-
que , prendre ce nouvel habillement à
Motiers , fur - tout après avoir confulté
lepafteur du lieu, qui me dit que je pou-
vois le porter au temple m.ême fans fcan-
dale. Je pris donc la vefte , le caffetan , le
bonnet fourré , la ceinture; & après avoir
affifté dans cet équipage au fervice divin ,
je ne vis point d inconvénient à le porter
chez milord maréchal. S. E. me voyant
ainfi vêtu , me dit pour tout compliment ,
falamalckii après quoi tout fut fini, & je
ne portai plus d'autre habit.
Ayant quitté tout -à -fait la littérature ,
le ne fongeai plus qu'à mener une vie
tranquille & douce , autant qu'il dépen-
droit de moi. Seul , je n'ai jamais conm)
314 Les Coîïfessions.
l'ennui , même dans le plus parfait défpu-
vrement : mon imagination rempliflant
tous les vuides , fuffit feule pour m'occu-
per. Il n'y a que le bavardage inaclif de
chambre, aflis les uns vis-à-vis des au-
tres à ne mouvoir que la langue , que
jamais je n'ai pu fupporter. Quand on
ïiiarche , qu'on fe promené , encore paffe ;
les pieds & les yeux fon t au moins quelque
chofe : mais refter là les bras croifés , à
parler du temps qu'il fait & des mouches
qui volent, ou , qui pis eft , à s'entre-faire
des cômplimens , cela m'efl; un fupplice
infupportable. Je m'avifai , pour ne pas
vivre en fauvage , d'apprendre à faire des
lacets. Je portois mon couffin dans mes
vifites , ou j'allois, comme les femmes ,
travailler à ma porte & caufer avec les
paffans. Cela me faifoit fupporter l'ina-
r.ité du babillage , &: paOTcr mon temps
fans ennui chez mes voifuies , dont plu-
fieurs étoient affez aimables , & ne man-
quoient pas d'efprit. Une entr'autres, ap-
pelée Ifabelle d'Ivernois , fille du pro-
cursiii- gênerai de Neuchatel , ise paruf
Livre XII. 315
afTez eftiraabie pour me lier avec elle d'une
amitié particulière, dont elle ne s'eft pas
mal trouvée , par les confeils utiles que
je lui ai donnés , & par les foins que je lui
ai rendus dans des occafions effentielles ;
de forte que maintenant , digne & ver-
tueufe mère de famille , elle me doit peut-
être fa raifon , fou mari , fa vie & fon bon-
heur. De mon côté , je lui dois des confo-
lations très- douces , & fur- tout durantun
bien trifte hiver , où dans le fort de me$
maux &de mes peines , elle venoit pafler
avec Thérefe & moi, de longues foirées
qu'elle favoitnous rendre bien courtes par
l'agrément de fon efprit , & par les mutuels
rpanchemens de nos cœurs. Elle m'appel-
loit fon papa , je l'appellois ma fille ; & ces
noms que nous nous donnons encore ,
ne céderont point , je l'efpere, de lui être
aufll chers qu'à moi. Pour rendre mes la-
cets bons à quelque choie , j'en faifois
préfent à mes jeunes amies a leur mariage ,
à condition qu'elles nourriroient leur."-
enfans. Sa fœur ainéeen eut un à ce titre ,
& l'a mérité : Ifabeiie en eut un de même,
3î6 Les Confessions.
&. ne l'a pas moins mérité par l'intention ;
mais elle n'a pas eu le bonheur de pou-
voir faire fa volonté. En leur envoyant
ces lacets , j'écrivis à l'une & à l'autre , des
lettres dont la première a couru le mon-
de ; mais tant d'éclat n'alloit pas k la
féconde : l'amitié ne marche pas avec fi
grand bruit.
Parmi les liaifons que ^e fis à mon voi-
finage , & dans le détail defquelles je n'en-
trerai pas, je dois noter celle du colonel
Pury , qui avoit une maifon fur la mon-
tagne , où il venoitpaffe>- les étés. Je n'étois
pas empreffé de fa connoifTance , parce
que je favois qu'il étoit très -mal à la cour
& auprès de milord maréchal , qu'il ne
voyoit point. Cependant , comme il me
vint voir & me fit beaucoup d'honnête-
tés, il fallut l'aller voir à mon tour; cela
continua , & nous mangions quelquefois
l'un chez l'autre. Je fis chez lui connoif-
fance avec M. du Peyrou , & enfuite une
amitié trop intime , pour que ]e puiffe me
difpenfer de parler de lui.
M. du Peyrou étoit américain , filsd'ua
Livre XîI. ^i^
commandant de Surinam , dont le fuccef-
fcur , M. le Chambiier , de Neuchatel ,
époiifa la veuve. Devenue veuve une
féconde fois , elle vint avec fon fils , s'é-
tablir dans le pays de fon fécond mari. {^)
Du Peyrou , fils unique , fort riche , Se
tendrement aimé de fa mère, avoit été
élevé avec allez de foin , & fon éducation
jui avoit profité. Il avoit acquis beaucoup
dedemi-connoiffances, quelque goût pour
les arts , & il fe piquoit fur -.tout d'avoir
xultivé fa raifon : fon air hollandois , froid
& phiiofophe, fon teint bafané , fon hu-
meur filencieufe & cachée , favorifoient
beaucoup cette opinion. Il étoit fourd &
goutteux , quoique jeune encore. Cela
rendoit tous fes mouvemens fort pofés,
fort graves ; & quoiqu'il aimât à difputer,
quelquefois même un peu longuement,
( * ) L'auteur , mal infornie , eft ici tombé dans
une double erreur; le premier mari de la dame,
dont il fait mention , n'ayant jamais occupé le
pofte de commandant de Surinam ; & fon fécond
mari ayant encore vécu neuf ans dans fa patrie,
où il s'ctoit retire avec elle. ( Note ils l'editein.}
3i8 Les Confessions.
généralement il p.nloit peu , parce qu'il
n'entendoit pas. Tout cet extérieur m'en
impofa. Je me dis: voici un penfeur, un
homme fage , tel qu'on fcroit heureux
d'avoir un ami. Pour achever de me
prendre, il m'adrefibit fouvent la parole,
fans jamais me faire aucun compliment^
Il me parloit peu de moi , peu de mes
livres, très -peu de lui; il n'étoit pas dé-
pourvu d'idées , & tout ce qu'il difoit étoit
affez jufte. Cette juftefie & cette égalité
m'attirèrent. Il n'avoit dans l'efprit , ni
l'élévation , ni la finelTe de milord maré-
chal; mais il en avoit la hmplicité : c'étoit
toujours le repréfenter en quelque chofc.
Je ne m'engouai pas ; mais je m'attachai
par l'eftime , & peu à peu cette eftime
amena l'amitié. J'oubliai totalement avec
lui jl'objecTiion quej'avois faite au baron
d'H k, qu'il étoit trop riche; & je
crois que j'eus tort. J'ai appris à douter
qu'un homme jouiflant d'une grande for-
tune , quel qu'il puiffe être , puifTe aimer
fnicérement mes principes & leur auteur.
Pendant aîTez long -temps, je vis peu
Livre XII. 319
du Peyrou , parce que je n'allois point k
Neuchatel , & qu'il ne \'enoit qu'une fois
l'année à la montagne du colonel Puiy.
Pourquoi n*allois-je point à Neuchatel ?
C'eft un enfantillage qu'il ne faut pas
taire.
Quoique protégé par le roi de Prufie
8c par milord maréchal , fi j'évitai d'a-
bord la perfécution dans mon afyle , je
n'évitai pas du moins les murmures du
public , des magiftrats municipaux , des
minières. Après le branle donné par la
France , il n'étoit pas du bon air de ne
pas me faire au moins quelque infulte :
on auroit eu peur de paroître improuver
mes perfécuteurs , en ne les imitant pas.
La clafle de Neuchatel , c'eft- à -dire, ia
compagnie des mmiftres de cette ville,
donna le branle , en tentant d'émouvoir
contre moi le confeil d'état. Cette tentative
n'ayant pas réuJGG , les miniftres s'adrelTe-
rentau magiftrat municipal , qui fit aufîî-
tôt défendre mon livre , Se me traitant en
toute occalion peu honnêtement , faifoic
ct^mpre^dre, &;difoit même que A j'avois.
320 Les Confessions.
voulu m'établir en vjJle , on ne m'y auioit
pas fouffert. Ils remplirent leur Mercure
d'inepties & du plus plat cafFardage , qui ,
tout en failant rire les gens fenfés , ne
iaiffoit pas d'échauffer le peuple & de l'a-
nimer contre moi. Tout cela n'empècboit
pas qu'à les entendre , je ne dulfe être
très-reconnoiiïant de l'extrême grâce qu'ils
me faifoient de me iaiffer vivre à Motiers ,
où ils n'avoient aucune autorité ; ils m'au-
roient volontiers mefuré l'air à la pinte , à
condition que je l'euffe payé bien cher.
Ils vouloient que je leur fufle obligé de la
proteélion que le roi m'accordoit malgré
eux, & qu'ils travailloient fiins relâche à
m'ôter. Enfin, n'y pouvant réuffir , aprè-«
in'avoir fait tout le tort qu'ils purent , &
m' avoir décrié de toiu icur pouvoir , ilsfc
firent un mérite de leur impuilHince , eu
me faifasit valoir la bonté qu'ils avoicnt
de me fouffrir dans leur pays. J'aurois dû
leur rire au nez pour toute réponfe : je fu.->
affezbête pour me piquer , &; j'eus l'inep-
tie de ne vouloir point aller à Neuchatel ;
iéfolution que je tins près de deux ans,
comme
Livre XÎL 321
comme fi ce n'étoit pas trop honorer de
pareilles efpcces,qiTe défaire attention à
leurs procédés , qui , bons ou mauvais ,
ne peuvent leur être imputés , puifqu'ils
n'agiffent jamais que par impuliion. D'ail-
leurs , des efprits fans culture & fans lumiè-
res , qui ne connoiffent d'autre objet de
leur eftime , que le crédit , la puiffance
& l'argent, font bien éloignés m.ême de
foupçonner qu'on doive quelque égard
aux talens , & qu'il y ait du. déshonneur à
les outrager.
Un certain maire de village , qui pour fes
malverfations avoit été caOé , difoit au
lieutenant du Val - de- Travers , mari de
mon ïfabelle : On dit que ce RoitJJeau a tant
defprit } amenez- le moi , que je voie Jt cela
ejivrai. AfTurément, les mécontentement
d'un homme qui prend un pareil ton , doi*
vent peu fâcher ceux qui les éprouvent.
Sur la façon dont on me traitoit à Paris ,
à Genève , à Berne , à Neuchatel même ,
je ne m'attendois pas à plus de ména-
gement de la part du pafteur du lieu. Je
lui avois cependant été recommandé paf
Tome IF. X
^21 Les Confessions.'
Mad. Boy de la Tour , & il m'avoit hh
beaucoup d'aecùeil ; mais dans ce pays, où
l'on flatte également tout le monde , les ca-
reffesnefignifient rien. Cependant, aprèa
ma réunion folemnelle à l'églife réformée ,
vivant en pays réformé, je ne pouvois ,
fans manquer a mes engagcmens & àmoiï
devoir de citoyen , négliger la prôfeJGfioii
publique dû culte où j'ctois rentré : j'aflif-
tois donc au ferviee divin. D'un autre
côté , je craignôis , en me préfentant à la
table facrée , de m'expofer à l'affront d'un
refus; &il n'étoit nullement probable qu'a-
près le vacarme fait à Genève par le con^*
feil , & à Neuchatel par la claffe , il vou-
Jût m'adminiftrer tranquillement la Cenc
dans fon églife. Voyant donc approcher Ift
temps de la communion , je pris le parti
d'écrire à M. de Montmollin , c'étoit le
nom du miniftre , pour faire adlô de bonne
volonté , Si, lui déclarer que j'étois toujours
uni de cœur à l'églife proteftante ; je lui di:i
en même temps , pour éviter des chicanes
fur les articles de foi , que je ne voulois au-
cune explication particulière fur le dogme.
Livre XII. 325
M'étant ainfi mis en règle de ce côté , je
reftai tranquille , ne doutant pas que M. de
IMontmollin nerefufâtde m'admettre fans
la diicuiîlon' préliminaire , dont je ne vou-
^:.is point, & qu'ainfi tout fût fini fans
qu il y eut de ma faute. Point du tout : au
moment où je m'y attendois le moins ,
M. de Montmollm vint me déclarer, non-
feulement qu'il m'admettoit à la commu-
nion fous la claufe que j'y avois mife ,
rnais de plus , que lui & fes anciens fe fai-
foient un grand honneur de m'avoir dans
fon troupeau. Je n'eus de mes jours pa-
reille furprife , ni plus confolante. Tou-
jours vivre ifolé fur la terre, me paroifToit
un dcftin bien trifte , fur- tout dans l'ad-
verfité. Au milieu de tant de profcrip-
tions & de perfécutions , je trouvois une
douceur extrême à pouvoir me dire : au
moins je fuis parmi mes frères ; & j'allai
communier avec une émotion de cœur &
des larmes d'attendriffement , qui étoient
peut-être la préparation la plus agréable
à Dieu , qu'on y pût porter.
(Quelque temps après , milord m'en-
X i?
y
3^4 Les Confessions,
voya une lettre de.Mad. de B s, Ve-
nue , du moins je le préfumai , par la voie
de d'Alembert , qui connoifToit mijord
maréchal. Dans cette lettre , la première
que cette dame m'eût écrite depuis mon
départ de Montmorency , elle me tançoit
vivement de celle que j'avois écrite à
M. de Montmoîlin , & fur -tout d'avoir
communié. Je compris d'autant moins à
qui elle en avoit avec fa mercuriale , que
depuis mon voyage de Genève , je m'é-
tois toujours déclaré hautement protef-
tant , & que j'avois été très-publiquement
à l'hôtel de Hollande, fans que perfonnc
au monde l'eût trouvé mauvais. Il me
paroiffoit plaifant que Mad. la comteffc
de B s voulût fe mêler de diriger
ma confcience en fait de religion. Toute-
fois, comme je ne doutois pas que fon
intention , quoique )e n'y compnfTe rien ,
ïïe fût la meilleure du monde , je ne m'of-
fenfai point de cette fmguliere fortie , &
je lui répondis fans colère, en lui difant"
mes raillons.
Cependant les injures imprimées alloient
Livre XIL 325;
^eur train , & leurs bénins auteurs rcpro-
choient aux puifTances de me traiter trop
doucement. Ce concours d'aboiemens ,
«lont les moteurs continuoient d'agir fous
|e voile , avoit quelque chofe de fmiftre
ik d'effrayant. Pour moi , je laiflbis dire
fans m'émouvoir. On m'affura qu'il y
avoit une cenfure de la Sorbonne. Je n'en
crus rien. De quoi pouvoit fe mêler la
Sorbonne dans cette affaire ? Vo.uloit-ellc
affurer que je n'étois pas catholique? Tout
ïe monde le favoit. Vouloit - elle prouver
que je n'étois pas bon calvinifle? Que lui
importoit ? C'étoit prendre un foin bien
fmgulier; c'étoit fe faire les fubftituts de
nos miniftres. Avant que d'avoir vu cet
écrit , je crus qu'on le faifoit courir fou*
le nom de la Sorbonne , pour fe moquer
d'elle ; je le crus bien plus encore après
l'avoir lu. Enfin , quand je ne pus plu*
douter de fon authenticité , tout ce que
je me réduifis à croire , fut qu'il falloit
jnettre la Sorbonne aux petites-maifons.
Un autre écrit m'affeéla davantage ,
jparee qu'il yenoit d'un homme pour qui
X 3
326 Les^ Confessions.
j'eus toujours de l'eftime, & dont j'ad-
mirois la confiance , en plaignant foa
aveuglement. Je parle du Mandement
de l'archevêque de Paris contre moi. Je
crus que je me devois d'y répondre. Je le
pouvois fans m'avilir; c'étoit un cas à peu
près femblable à celui du roi de Pologne.
Je n'ai jamais aimé les difputes brutales ,
à la Voltaire. Je ne fais me battre qu'avec
dignité , & je veux que celui qui m'attaque
ne déshonore pas mes coups , pour que je
daigne me défendre. Je ne doutois point
que ce Mandement ne fût de la façon dçs
Jéfuites ; & quoiqu'ils fuffent alors malheu-
reux eux - mêmes , j'y reconnoiffois tou-
jours leur ancienne maxime , d'écrafer les
malheureux. Je pouvois donc auffi fuivre
mon ancienne maxime , d'honorer l'auteur
titulaire, & de foudroyer l'ouvrage; &
c'eft ce que je crois avoir fait avec affez
de fuccès.
Je trouvai le féjour de Motiers fort
agréable; & pour me déterminer à y finir
mes jours , il ne me manquoit qu'une
fubfiftance afiurée : mais on y vit affez
Livre XII. 527
.eliéremcnt, & j'avois vu renverfer tous
mes anciens projets par la diflblution de
mon ménage , par l'établiffement d'un
nouveau , par la vente ou diflipation de
tous mes meubles , & par les dépenfes
qu'il m'avoit fallu faire depuis mon départ
de Montmorency. Je voyois diminuer
journellement le petit capital que j'avois
devant moi. Deux ou trois ans fuffifoient
pour en confumerle refle, fans quejevifïc
aucun moyen de le renouveller, à moins
de recommencer à faire des livres ; mé-
tierfunefte , auquel j'avois déjà renoncé.
Perfuadé que tout changeroit bientôt
à mon égard, & que le public revenu de
fa frénéfie , en feroit rougir les puifiances ,
je ne cherchois qu'à prolonger mes ref-
fources jufqu'à cet heureux changement ,
qui me laiiïeroit plus en état de choifir
parmi celles qui pourroient s'offrir. Pour
cela, je repris mon DicT:ionnaire de mufi-
que , que dix ans de travail avoient déjà
fort avancé , & auquel il ne manquoic
que la dernière main & d'être mis au net.
Mes livres , qui m'avoient été envoyés
X 4
32K Les Confessions.
depuis peu, me fournirent les m.oyeh^
d'achev.er cet ouvrage ; mes papiers , qui
me furent envoyés en même temps , mç
mirent en état de com.mencer l'entreprife
de mes Mémoires , dontje voulois unique-
ment m'occuper déformais. Je commençai
par tranfcrire des lettres dans un recueil
qui pût guider ma mémoire dans l'ordre
(\gs faits & des temps. J'avois déjà fait iç
triage de celles que je vcujois conferver
pour cet effet, & la fuite depuis près de
dix ans , n'en étoit point interrompue.
Cependant , en les arrangeant pour Ic^
iranfcrire , j'y trouvai une lacune qui mç
Jui-prit. Cette lacune étoit de près de fiX
mois, depuis oélobre 1756 jufqu'au mois
de mars fuivant. Je me louvenois p,?:rf"t-
tement d'avoir mis dans mon triage , nom-
bre de lettres de Diderot, de DeLeyre^,
de Mad. D' y, de Mad. de C.........X,,
&C. qui rempliiïbient cette lacune, & qui
ne fe trouvèrent plus. Q^u'étoient- elles
devenues ? (Quelqu'un avoit-il m.is la
main fur mes papiers , pendant quelque^
mois qu'ils étoient refiés à l'hôtel de Lu-
Livre XII. 32^
xerabourg ? Cela n'étoit pas concevable ,
& j'avois vu M. le Maréchal prendre la
clef de la cliambre où je les avois dépofés.
Cornrne. plufieurs lettres de femmes &
toutes celles de Diderot étoient fans dates ,
& que j'avois été forcé de remplir ces
dates de mémoire & en tâtonnant, pour
ranger ces lettres dans leur ordre , je crus
d'abord avoir fait des erreurs de dates ,
& je paffai en revue toutes les lettres qui
n'en avoient point , ou auxquelles je les
avois fuppléées , pour voir fi je n'y trou-
-verois point celles qui dévoient remplir
ce.vuide. Cet efTai ne réuflit point ; je vis
que je vuide étoitbien réel , & que les let-
trés avoient bien certainement été enle-^
vécs. Par qui , & pourquoi ? Voilà ce qui
m-Q paiToit. Ces lettres , antérieures à
mes grandes querelles, & du temps de
ma première ivr.effc de la Julie , ne pou-
yoient iutéreffer perfonne. C'étoient tout
au plus quelques tracafleries de Diderot,
quelques perfifflages de DeLeyre , des
témoignages d'amitié de Mad. de C x
j£; nicmc de Mad. D'. . . , . y , avec laquelle
33^ Les Confessions.
j'étois alors le mieux du monde. A qui
pouvoient importer ces lettres ? Qu'en
vouloit-on faire ? Ce n'eft que fept ans
après , que j'ai foupçonné l'affreux objet
de ce vol.
Ce déficit bien avéré, me fit chercher
parmi mes brouillons , fi j'en découvri-
rois quelque autre. J'en trouvai quelques*
uns qui , vu mon défaut de mémoire ,
m'en firent fuppofer d'autres dans la mul-
titude de mes papiers. Ceux que je remar-
quai , furent le brouillon de la Morale
fenfitive , & celui de l'extrait des Aven-
tures de milord Edouard. Ce dernier, jg
l'avoue , me donna des foupçons fur
IVIad. de Luxembourg. C'étoit la Roche
fon valet - de - chambre , qui m'avoit expé-
dié ces papiers , & je n^imaginai qu'elle
au monde , qui pût prendre intérêt à ce
chiffon ; mais quel intérêt pouvoit-elle
prendre à l'autre , & aux lettres enlevées,
dont , même avec de mauvais deffeins ,
on ne pouvoit faire aucun ufage qui pût
me nuire, à moins de les falfifier ? Pour
M., le Maréchal , dont J£ connoiffois la
Livre XII. 531
droiture invariable & la vérité de fou
amitié pour moi, je ne pus le foupçonner
im moment. Je ne pus même arrêter ce
foupçon fur Mad. la Maréchale. Tout
ce qui me vint de plus raifonnable à l'ef-
prit, après m'être fatigué long- temps à
chercher l'auteur de ce vol , fut de l'im-
puter à d'Alembert, qui déjà faufilé chez
ÎVIad. de Luxembourg, avoit pu trouver
le moyen de fureter ces papiers & d'en
enlever ce qu'il lui avoit plu , tant en ma-
nufcrits qu'en lettres ; foit pour chercher à
me fufciter quelque tracafferie , foit pour
s'approprier ce qui lui pouvoit convenir.
Je fuppofai qu'abufé par le titre de la
IVloraie fenfitive, il avoit cru trousser le
plan d:'un vrai traité de matérialifme , dont
il auroit tiré contre moi , le parti qu'on
peut bien s'imaginer. Sûr qu'il feroit bien-
tôt détrompé par l'examen du brouillon ,
& déterminé à quitter tout-à-fait la litté-
rature, je m'inquiétai peu de ces larcins,
qui n'étoient pas les premiers de la même
main,(*j que j'avois endurés fans m'en
(*) J'avois trouve, dans fes Ek'niens de mu^
332 Les Confessions,
plaindre. Bientôt je ne fongeai pas plus
à cette infidélité que fi l'on ne m'en eut
fait aucune, &. je me mis à raflembler les
matériaux qu'on m'avoit laiiïes , pour tra-
vailler à mes Confeffions.
J'avois long- temps cru qu'à Genève^
îa comp:!gnie des miniftres, ou du moins
les citoyens & bourgeois, réclameroient
contre l'infraction de l'Edit dans le décret
porté contre moi. Tout refta tranquille,
du moins à l'extérieur ; car il y avoit un
mécontentement général , qui n'attendoit
qu'une occafion pour fe manifefter. Mes
amis, ou foi-difans tels, m'écrivoient let-
tres fur lettres , pour m'exhorter à venir
me mettre à leur tête , m'affurant d'une
réparation publique de la part du confcil.
Jtque 5 beaucoup de chofes tirées de ce que j'avois
écrit fur cet art pour l'Encyclopédie , & qui lui
fut remis plufieurs années avant .la publication
de fes Èlémens. J'ignore la part qu'il a pu avoir
à un livre intitulé : Diclionnaire des beaux-arts ^
ïnais j'y ai trouvé des articles tranfcrits des miens
mot à mot , & cela long-tems avant que ces mêmes
articles fuffent imprimés dans l'Encyclopédie.
1 I V R E XII. 333
La crainte du défordre & des troubles que
Mia préfence pouvoit caufer, m'empêcha
d'acquiefcer à leurs inftanccs ; & fidelle
au ferment que j'avois fait autrefois, de
ne jamais tremper dans aucune diffentioii
civile dans mon pays, j'aimai mieux laif-
fer fubfifter l'offenfe , & me bannir pour
jamais de ma patrie , que d'y rentrer par
des moyens violens & dangereux. Il eft
Vrai que je m'étois attendu , de la part de
îabourgeoifie , à des repréfentations léga-
les & paifibles , contre une infradlion qui
rintéreffoit extrêmement. Il n'y en eut
point. Ceux qui la conduiloient, cher-
choient moins le vrai redreffement des
griefs, que l'occafion de fe rendre néceffai-
res. Oncabaloit, mais on gardoitle filen-
ce , & on laiffoit clabauder les caillettes
& les caffaids ou foi-difans tels, que le
confeil mettoit en -avant pour me rendre
odieux à- la populace , & faire attribuer
fon incartade au zele de la religion.
Après avoir attendu vainement plus
d'un an que quelqu'un réclamât contre
une procédure illégale , je pris enfin mon
334 Les Confessions.
parti ; & me voyant abandonné de mer
concitoyens , jeme déterminai à renoncer
imon ingrate patrie, où je n'avois jamais
vécu , dont je n'avois re(^u ni bien ni fer-
vice , & dont, pour prix de l'honneur que
j'avois tâché de lui rendre , je me voyois
fi indignement traité d'un confentement
unanime ,puifque ceux qui dévoient par-
ler n'avoient rien dit. J'écrivis donc au
premier fyndic de cette année là , qui , je
crois, étôit M. Favre, une lettre par la-
quelle j'abdiquois folemnellement mon
droit de bourgeoifie, & dans laquelle, au
relie , j'obfervai la décence & la modéra-
tion que j'ai toujours mifes aux aclcs de
jfierté que la cruauté de mes ennemis m'a
fouvent arrachés dans mes malheurs.
Cette démarche ouvrit enfin les yeux
aux citoyens : fentant qu'ils avoient (;ii
tort pour leur propre intérêt, d'abandon-
ner ma défenfe , ils la prirent quand il n'é-
toit plus temps. Ils avoient d'autres griefs
qu'ils joignirent à celui-là . & ils en firent-
la matière de plufieurs repréfentations
très - bien raifonnées, qu'ils étendirent &
Livre XII. 33^
iènforcerent à mefure que les durs & rebu-
fans refus du confeil , qui fe fentoit fou-
tenU par le miniftere de France , leur firent
mieux fentir le projet formé de les affervir.
Ces altercations produiiirent diverfes bro-
ehures qui ne décidoient rien , jufqu'àce
♦5ue parurent tout d'un coup, \qs Lettres
écrites de la campagne , ouvrage écrit en
faveur du confeil, avec un art infini, &
par lequel le parti repréfentant, réduit au
filence , fut pour un temps écrafé. Cette
pièce , monument durable des rares talens
de fon auteur , étoit du procureur-général
T n , homme d'efprit , homme éclairé ,
très-vcrfé dans les loix & le gouvernement
de la république. Siluit terra.
Les repréfentans , revenus de leur pre-
mier abattement , entreprirent une ré-
ponfe , & s'en tirèrent pafiablement avec
le temps. Mais tous jetèrent les yeux fur
înoi , comme fur le feul qui pût entrer en
lice contre un tel adverfaire , avec efpoir
de le terrafTer. J'avoue que je penfai de
même ; & poufîé par mes anciens conci-
toyens qui me faifoi'ent un devoir de le?
3»36 Les Confessions.
aider de ma plume , dans un embarras dont
j'avois été foccafion , j'entrepris la réfuta-
tion des Lettres écrites de la campagne , &
j'en parodiai le titre par celui de Lettres
écrites de la montagne , que je mis aux mien-
nes. Je fis & j'exécutai cette entreprife fi
fecrétcment , que dans un rendez -vous
que j eus à Thonon, avec les chefs des
repréfentans , pour parler de leurs affaires ,
& où \h me montrèrent refquiffe de leur
réponfe , je ne leur dis pas un mot de la
mienne qui ctoit déjà faite , craignant qu'il
ne furvînt quelque obfèacle à i'imprefîion ,
s'il en parvenoit le moindre vent , foit aux
magiflrats , foit à mes ennemis particuliers.
Je n'évitai pourtant pas que cet ouvrage
jie fût connu en France avant la publica-
tion ; mais on aima mieux le lailTer paroî-
tre , que de me faire trop comprendre
comment on avoit découvert mon fecret.
Je dirai là-defius ce que j'ai fu , qui fe
borne à très-peu de chofe ; je me tairai fur
ce que j'ai conjeéluré.
J'avois à Motiers , prefque autant de
vifites que j'en avois eu à l'Hermitage &
à
Livre XII. g^jr
à Montmorency ; mais elles étoient la plu-
part , d'une efpece fort différente. Ceux qui
m'étoient venus voir jufqu'alors , étoienc
des gens qui , ayant avec moi des rapport*
de talons , dégoûts, de maximes , les allé-
guoient pour caufe de leurs vifites , & me
mettoient d'abord fur des matières dont
je pouvois m'entretenir avec eux. A Mo-
tiers , ce n'étoit plus cela j fur-tout du côte
de France. Côtoient des officiers , ou d'au-
tres gens qui n'avoient aucun goût pour
la littérature , qui même , pour la plupart ,
n'avoient jamais lu mes écrits , & qui ne
laiflbient pas , à ce qu'ils difoicnt , d'a-
voir fait trente , quarante , foixante , cent
lieues , pour me venir voir & admirer
l'homme illuflre, célèbre, très -célèbre, le
?rand homme , &c. Car dès lors on n'a
cefféde me jeter grolïiérement àlaface, les
plus impudentes flagorneries , dont l'ef-
time de ceux qui m'abordoient , m'avoit
ç^aranti jufqu'alors.. Comme la plupart de
cesfurvenans nedaignoientnife nommer,
ni me dire leur état , que leurs connoiffan-
ces &les miennes nç tomboicnt pas furies
Tome IF. Y
'S3S Les Confessions.
mêmes objets , & qu'ils n'avoient ni lu ni
parcouru mes ouvrages , je ne fav^ois de
quoi leur parler : j'attendois qu'ils parlaf-
fent eux-mêmes , pujfque c'étoit à eux à
favoir & à me dire pourquoi ils me ve-
noicnt voir. On fent que cela ne faifoit
pas pour moi , des converfations bien in-
térelTaotes , quoiqu'elles puflentl'être pour
eux,ifelon ce qu'ils vouloient lavoir : car,
comme j'étois fans défiance , je m'expri-
j3iois fans referve fur toutes les queftions
qu'ils jugeoient à propos de me faire , ik.
iiss'icn retournoieiît pour l'ordinaire , aulîi,
tivans que moi fur tous les détail» de mx
iituation.
J'eus , par exemple , de cette façon I\L
de Feins , ccuyer de la reine & capitaine
decavalcii-e dans le régiment de la Reine,
lequel eut la conftance de paffer plufieur>
jours à Motiers , & même de me fuivre
pédeftrement jufqu'à la Ferriere, menanq
fon cheval par la bridç , fans avoir avec
moi d'autre point de rcsnion , finon que
rîous cormoiffions tous deux Tvllle. Fel , Si
^ç iàOU» jQiùoiis ÏUQ. & i'âiitrç au biJbo*^
Livre XIL 339
quet. J'eus avant & après M. de Feins , une
autre vifite bien plus extraordinaire. Deux;
hommes arriv^ent à pied , conduifant cha-
cun un mulet chargé de fon petit bagage ,
logent à l'auberge , panfent leurs mulets
eux-mêmes , &. demandent à me venir voir.
A l'équipage de ces muletiers , on les prit
pour des contrebandiers , & la nouvelle
courut auiïi-tôt que des contrebandiers
venoient me rendre vifite. Leur feule fa-
<^on de m'aborder , m'apprit que c'étoient
des gens d'une autre étoffe ; mais fans être
des contrebandiers , ce pouvoient être des
aventuriers , & ce doute me tint quelque
temps en garde. Ils ne tardèrent pas à me
tranquillifer. L'un étoit M. de IVlontau-
ban , appelle le comte de la Tour-du-Pin,
gentilhomme du Dauphiné ; l'autre étoit
IVL Dallier , de Carpentras , ancien mili-
taire , qui avoit mis fa croix de S. Louis
dans fa poche , ne pouvant pas l'étaler.
Ces meilleurs , tous deux très -aimables,
avoient tous deux beaucoup d'efprit; leur
converfation étoit agréable &intéreffante;
leur manière de voyager fi bien dansmoQ
Y *
34^ Les Confessions.
goût & û peu dans celui des gentilshom-
mes François , me donna pour eux une
forte d'attachement que leur commerce
ne pouvoit qu'aftermir. Cette connoif-
fancc même ne finit pas là , puifqu'elle
dure encore , & qu'ils me font re\"enus
voir diverfes fois , non plus à pied cepen-
dant, cela étoit bon pour le début; mais
plus j'ai vu ces meffieurs , moins j'ai trouvé
de rapports entre leurs goûts & les miens ,
moins j'ai fenti que leurs maximes fuffent
les miennes , que mes écrits leur fuffcnt
familiers , qu'il y eût aucune véritable
fympathie entre eux & moi. Que me vou-
]oient-ils donc ? Pourquoi me venir voir
-dans cet équipage ? Pourquoi refter plu-
fieurs jours? Pourquoi revenir plufieurs
fois ? Pourquoi délirer fi fort de m'avoir
pour hôte ? Je ne m'avifai pas alors de me
faire ces queftions. Je me les fuis faites
quelquefois depuis ce temps -là.
Touché de leurs avances , mon cœur
le livroit fans raifonner , fur-tout à M.
Daftier, dont l'air plus ouvert me plaifoit
id;iv.'intage. Je demeurai même en concr*
Livre XIL 541
poncîance avec lui ; & quand je voulus
faire imprimer les Lettres de la montagne ,
je fongeai à m'adreffer à lui, pour donner
le change à ceux qui attcndoient mon pa-
quet fur la route de Hollande. II m'avoit
parlé beaucoup , & peut-être à defTein , de
]a liberté de la prefTe à Avignon ; il m'a-
voit offert fes foins , fi j'avois quelque chofe-
à Y faire imprimer. Je me prévalus de cette
ofire , & je lui adreffai fucceiTivement par
ia poftc , mes premiers cahiers. Après le5
avoir gardés affez long-temps , il me les
renvoya , en me marquant qu'aucun li-
braire n'avoit ofé s'en charger ; & ie fus
contraint de revenir à Rey , prenant foin
de n'envoyer mes cahiers que l'un après
l'autre , & de ne lâcher les fuivans qu'après
avoir eu avis de la réception des premiers.
Avant la publication de l'ouNTage , je fus
qu'il avoit été vu dans les bureaux des
miniftres ; & d'Efcherny , de Neuehatel ,
me parla d'un livre de l'homme de la monta-
gne, que d'H k lui avoit dit être de moi.
Je l'atfurai , comme il étoit vrai , n'avoin
jamais fait de livre qui eût ce titre. Q^uanii
Y 3
342 Les Confessi'ons.
les lettres parurent , il étoit furieux , &
m'accufa de menfonge , quoique je ne lui
eulTe dit que Ja vérité. Voilà comment
j'eus l'affurrance que mon raanufcnt étoit
connu. Sur de la fidélité de Rey , je fu.s
forcé de porter ailleurs mes conjeélures;
& celle à laquelle j'aimai le mieux m'arrê-
ter , fut que mes paquets avoient été ou-
verts à la pofte.
Une autre connoifiance à peu près du
inême temps , mais que je fis d'abord feu-
lement par lettres , fut celle d'un M. L d ,
de Nîmes , lequel m'écrivit de Paris , pour
use prier de lui envoyer mon profil à la
filhouette , dont il avoit, difoit-il, befoin
pour mon bufte en marbre , qu'il faifoit
faire par LeMoine , pour le placer dans
fa bibliothèque , Si c'étoit une cajolerie
inventée pour m'apprivoifer , elle réufîît
preinement. Je jugeai qu'un homme qui
vouloit avoir mon bufle en marbre dans
fa bibliothèque , étoit plein de mes ouvra-
ges , par conféquent , de mes principes ,
& qu'il ra'aimoit , parce que fon ame étoit
au ton de la mienne. Il étoit difficile que
Livre XI L 545
cette idée ne me féduisît pas. J'ai vu I\T.
L d dans la fuite. Je l'ai trouvé très-zélé
pour me rendre beaucoup de petits fervi-
ces , pour s'entre -mêler beaucoup dàu»
mes petites affaires. Mais , au refte , je
doute qu'aucun de mes écrits ait été du
petit nombre des livres qu'il a lus en fa
vie. J'ignore s'il a une bibliothèque , 8c ù
c'eft un meublé à fon ufage ; & quant au
bufte , il s'eft borné à une maui^aife efquiffe
en terre , faite par LeMoine , fur laquelle
il a fait graver un portrait hideux , qui ne
iaifle pas de courir fous mon nom , comme
s'il avoit avec moi quelque reffcmblance.
Le feul Fran<^ois qui parut me venir
voir par goût pour mes fentimens & pour
mes ouvrages , fut un jeune officier du
régiment de Limoufm , appelle l\ï. S r
de St. B n , qu'on a vu & qu'on voit
peut-être encore briller à Paris & dans le
monde, par des talens affez aimables, &:
par des prétentions au bel - efprit.. Il
m'étoit venu voiràlVlontraorency,! hiver
qui précéda ma cataftrophe. Je lui tpouvai
une vivacité de fentiment qni me pi--^
Y ^
344 Les Confessions.
Il m'écrivit dans la fuite à JVIotiers ; &foit
qu'il voulût me cajoler , ou que réellement
la tête iui tournât de l'Emile, il m'apprit
qu'il quittoit le fervice pour vivre indé-
pendant , & qu'il apprenoit le métier de
inenuifier. Il avoit un frère aine, capitaine
dans le même régiment, pour lequel étoit
toute la prédiledlion de la mère, qui, dé-
vote outrée , & dirigée par je ne fais quel
abbé Tartufie , en ufoit très -mal avec le
cadet , qu'elle accufoit d'irréligion , &
même du crime irrémifïible d'avoir des
îiaifons avec moi. Voilà les griefs fur lef-
quels il voulut rompre avec fa mère , &
prendre le parti dont je viens de parler ;
le tout , pour faire le petit Emile.
Alarmé de cette pétulance , je me hâtai
de lui écrire pour le faire changer de réfo-
lution , &je mis âmes exhortations, toute
3a force dont j'étois capable : elles furent
écoutées. Il rentra dans fon devoir vis-à-
vis de fa mère , & il retira des mains de
fon colonel, fa démiffion qu'il lui avoit
donnée , & dont celui-ci a\'oit eu la pru-
deiice de ne faire aucun iifage , pour Im
Livre XII. 345
laîfTer le temps d'y mieux réfléchir. St.
B Il , revenu de fes folies , en fit une un
peu moins choquante , mais qui n'étoit
guère plus de mon goût: ce fut de fe faire
auteur. II donna coup fur coup , deux ou
trois brochures qui n'annonçoient pas un
homme fans talens , mais fur lefqueiles je
n'aurai pas à me reprocher de lui avoir:
donné des éloges bien encourageans pour
pourfuivre cette carrière.
Quelque temps après, il me vint voir,
& nous fîmes enfemble le pèlerinage de
Vislt de St. Pierre. Je le trouvai dans ce
voyage , différent de ce que je l'avois vu.
à IVlontmorency. II avoit je ne fais quoi
d'afifeclé , qui d'abord ne me choqua pas
beaucoup , mais qui m'efl revenu fouvent
en mémoire depuis ce temps-là. Il me vint
voir encore une fois à l'hôtel de St. Simon ,
à mon paffage à Paris pour aller en An-
gleterre. J'appris là, ce qu'il ne m'avoit
pas dit , qu'il vivoit dans les grandes fo-
ciétés , & qu'il voyoit atiez fouv^ent Mad.-
de Luxembourg. Il ne me donna aucun
figue de vie à Trye , & ne me fit rien dire
34^ Les Confessions,
par fa parente MJie. Séguier , qui étoit ma
voifine , & qui ne m'a jamais paru bien
favorablement difpofée pour moi. En un
mot , l'engouement de M. de St. B n
finit tout d'un coup , comme la liaifon de
JVI. de Feins : mais celui-ci ne me devoit
rien , & l'autre me devoit quelque chofe ,
à moins que les fottifes que je l'avois em-
pêché de faire , n'euffent été qu'un jeu de
fa part : ce qui dans le fond pourroit très-
bien être.
J'eus auffi des vifites de Genève tant
Se plus. Les D...C père & fils me choifirent
fucceffivement pour leur garde - malade :
le père tomba malade en route ; le fils Té-
toit en partant de Genève ; tous deux vin-
rent fe rétablir chez moi. Des miniftres ,
des parens , des cagots , des quidams de
toute efpece venoient de Genève Se de
Suiffe , non pas comme ceux de France ,
pour m'admirer & raeperfifPier, mais pour
me tancer &. catéchifcr. Le feul qui me fit
plaifir, fut Moultou , qui vint paffer trois
ou quatre jours avec moi , & que j'y aurois
bien voulu retenir davantage. Le pliis
Livre XII. 347
ronflant de tous , celui qui s'onlniâtra le
plus , & qui me fubjugua à force d'impor-
tunités , fut un M. d'I "> , commerçant
de Genève , françois réfugie , & parent
du procureur- général de Neuchatel. Ce
Î\I. d'I s de Genève palToit à Motiers
deux fois l'an , tout exprès pour m'y venir
voir, reftoit chez moi du matin au foir plu-
fieurs jours de fuite , fe mettoit de mes pro-
menades, m'apportoit mille fortes de pe-
tits cadeaux, s'infinuoit malgré moi dans
ma confidence , fe mêloit de toutes mes
affaires , fans qu'il y eût entre lui & moi
aucune communion d'idées , ni d'inclina-
tions , ni de fentimens , ni de connoiffan-
ces. Je doute qu'il ait lu dans toute fa vie ,
un livre entier d'aucune efpece , & qu'il fâ-
che même de quoi traitent les miens. Quand
je commençai dlierborifer , il me fuivit
dans mes courfes de botanique , fans goût
pour cet amufemcnt, fans avoir rien à me
dire , ni moi à lui. Il eut même le courage
de paffer avec moi trois jours entiers
tête-à-tête , dans un cabaret à Goumoins ,
d'où j'civois cru le chalTcr , à force de
348 Les Confessions.
l'ennuyer & de lui faire fentir combien
il m'ennuyoït ; & tout cela fans qu il m'ait
été poffible jamais de rebuter fon incroya-
ble confiance , ni d'en pénétrer le motif.
Parmi toutes ces liaifons , que je ne lis
& n'entretins que par force , je ne dois pas
omettre la feule qui m'ait été agréabJe ,
Si à laquelle j'aie mis un véritable intérêt
de cœur : c'eft celle d'un jeune Hongrois
qui vint fe fixer à Neucliatel , & de là à
TVlotiers , quelques mois après que j'y fus
établi moi-même. On l'appel loit dans le
pays , le baron de Sauttern , nom fous le-
quel il avoit été recommandé de Zurich.
Il étoit grand & bien fait , d'une figure
agréable , d'une fociété liante & douce. Il
dit à tout le monde & me fit entendre à
moi-même , qu'il n'étoit venu à Neucha-
tel qu'à caufe de moi , & pour former fa
jeunefle à la vertu par mon commerce.
Sa phyfionomie , fon ton ^ fes manières
me parurent d'accord avec fes difcours ;
& j'aurois cru manquer à l'un des plus
grands devoirs , en éconduifant un jeune
homme eu qui je ne voyoïs rien que d'ai-
Livre XII. 349
mable , & qui me recherchoit par un n rcf-
pectable motif. Mon cœur ne fait point fe
livrer à demi. Bientôt il eut toute mon
amitié , toute ma confiance ; nous devîn-
ines inféparables. Il étoit de toutes mes
courfes pédeftres , il y prenoit goût. Je le
menai chez milord maréchal , qui lui fit
mille carefl'es. Comme il ne pouv oit encore
s'exprimer en françois , il ne me parloit
& ne m'écrivoit qu'en latin : je lui répon-
^ois en françois , & ce mélange des deux
langues ne rcndoit nos entretiens ni moins
€Oulans , ni moins vifs à tous égards. Il
me parla de fa famille , de fes affaires , de
fes aventures , de la cour de Vienne, dont
il paroiffbit bien connoître les détails do-
meitjques. Enfin , pendant près de deux
ans que nous paffàmes dans la plu- grande
mtUTiitéjje ne lui trou\'ai qu une douceur
de caracl:ere à toute épreuve , des mœurs
non -feulement honnêtes , mais élégantes,
une grande propreté fur fa perfonne , une
décence extrême dans tous fes difcours,
enfin toutes les marques d'un homme biea
né , qui me le rendirent trop eflimable
pour ne pas rnc le rendre cher,
350 Les Confessions.
Dans le fort de mes liaifons avec iui ,
d'I s de Genève m'écrivit que je priBc
garde au jeune Hongrois qui étoit venu
s'établir auprès de moi ; qu'on l'avoit al-
furé que c'étoit un efpion que ie minif-
tere de France avoit mis auprès de moi.
Cet avis pouvoit paroître d'autant plus
inquiétant , que dans le pays où j'étois,
tout le monde m'avertiifoit de me tenir
fur mes garde9 , qu'on me guettoit , Se
qu'on cherchoit à m'attirer fur le terri-
toire de France, pour m'y faire un mau-
vais parti.
Four fermer la bouche une fois pour
toutes à ces ineptes donneurs d'avis , je
propofai à Sauttern , fans le prévenir de
rien , une promenade pédeftre à Pontar-
lier ; il y confentit. Quand nous fûmes
arrivés à Pontarlier , je lui donnai à lire
la lettre de iïl s ; <^ puis l'embraffant
avec ardeur , je lui dis : Sauttern n'a p:i-
befoin que je lui prouve ma confiance ;
mais le public a befoni que je lui prouve
que je la fais bien placer. Cet embralfe-
îïicat fut; ])ien doux ; ce fut un de ces pla.^
Livre XII. 351
fiisderame, que les perfécuteurs ne fau-
roient connoître , ni les oter aux opprimés.
Je ne croirai jamais que Sauttern fut un
efpion , ni qu'il m'ait trahi ; mais il m'a
trompé. Quand j'épanchois avec lui mon
eœur fans rélerve , il eut le courage de me
fermer conftamment le fien , & de m'abu-
fer par des menfonges. Il me controuv'a
je ne fais quelle hiftoire , qui me fit juger
f[UQ fa préfence étoit nécefifaire dans foa
pays. Je l'exhortai de partir au plus vite:
il partit ; & quand je le croyois déjà en
Hongrie , j'appris qu'il étoit à Strasbourg.
Ce n'étoit pas la première fois qu'il y avoit
été. Il y avoit jeté du défordre dans un
ménage: le mari fâchant que je le voyois,
m'avoit écrit. Je n^avois omis aucun foin
pour ramener la jeune femme à la vertu ,
& Sauttern à fon devoir. Quand je les
croyois parfaitement détachés l'un de l'au-
tre , ils s'étoient rapprochés , & le mari
même eut la complaifance de reprendre
Je jeune homme dans fa maifon • dès lors
3e n'eus plus rien à dire. J'appris que le
prétendu baron m'en avcit impofé pa^r
352 Les Confessions.
un tas de menfonges. Il ne s'appelloit poiuc
Sauttern , il s'appelloit Sauttershaim, A
l'égard dû titre de baron , qu'on lui dcn-
iioit en Suifïe , je ne pouvois le lui repro-
cher , parce qu'il ne l'avoit jamais pris :
mais je ne doute pas qu'il ne fût bien
gentilhomme ; & milord maréchal , qui fe
ccnnoiiToit en hommes, & qui avoit été
dans fcn pays , l'a toujours regardé &
traité comme tel.
Si-tôt qu'il fut parti , la fervante de l'au-
berge où il mangeoit à Motiers , fe dé-
clara groffe de fon fait. C'étoit une fi vi-
laine falope , 8c Sauttern , généralement
eftimé & confideré dans tout le pays par
fa conduite & fes mœurs honnêtes , fe
piquoit û fort de propreté , que cette
impudence choqua tout le monde. Les
plus aimables perfonnes du pays , qui lui
avoient inutilement prodigué leurs aga-
ceries, étoientfurieufes : j'étois outré d'in-
dignation. Je fis tous mes efforts pour faire
arrêter cette effrontée , offrant de payer
tous les frais & de cautionner Sautters-
haim. Je lui écrivis, dans la forte perfua*
fion ,
Livre XIÎ. ggg
/ion , non feulement que cette groITeffe
n'étoit pas de fon fait , mais qu'elle étoiu
feinte , Se que tout cela n'étoit qu'un jeu
joué par fes ennemis & les miens. Je vou-
lois qu'il revint dans le pays , pour con-
fondre cette coquine , & ceux qui la fai-
foient parler. Je fus furpris de la molleffe
de fa rcponfe. Il écrivit au pafleur, dont
Jafalope étoit paroiffienne, & fit enforte
d'affoupir l'aifaire : ce que voyant , je
ceflai de m'en mêler , fort étonné qu'un
homme auffi crapuleux eût pu être affez
maître de lui-même , pour m'en impofer
par fa réferve , dans la plus intime fami-
liarité.
De Strasbourg , Sa-uttershaim fut à Paris
chercher fortune , & n'y trouva que de la
mifere. Il m'écrivit en dif^mt fon peccavi.
IVles entrailles s'émurent au fouvenir de
notre ancienne amitié ;je lui envoyai quel-
que argent. L'année fuivante, à mon paf-
fage à Paris , je le revis à peu près dans le
même état ; mais grand ami de M. L d ,
fans que j'aie pu favoir d'où lui venoit
Tome IF. Z
3d4 Les Confessions.
cette connoiflance, &fielle étoit ancienne
Ou nouvelle. Deux ans après , Sautters-
haim retourna à Strasbourg, d'où il m'é-
crivit , & où il efl; mort. Voilà l'hiftoirc
abrégée de nos liaifons , Se ce que je fais
de fes aventures : mais en déplorant le
fort de ce malheureux jeune homme , je
ne eefferai jamais de croire qu'il étoit bien
né , & que tout le défordre de fa conduite
fut l'effet des fituations où il s'efi; trouvé.
Telles furent les acquifitrons que je fis i\
Motiers , en fait de liaifons & de connoif-
fances. Qu'il en auroit fallu de pareilles
pour compenfer les cruelles pertes que je
ils dans le même temps !
La première fut celle de M. de Luxem-
bourg qui , après avoir été tourmenté long-
temps par les médecins , fut enfin leur
vidime , traité de la goutte qu'ils ne vou-
lurent point reconnoître , com.me d'un mal
qu'ils pouvoient guérir.
Si l'on doit s'en rapporter là-deffus li
la relation que m'en écrivit la Roche ,
fhomrae de confiance de Mad. la Maré-
chale , c'eft bien par cet exemple , auffi
Livre XÏL 35^
éauel que mémorable, qu'il faut déplorer
îes miferes de la grandeur.
La perte de ce bon feigneur me fut
d'autant plus fenfible , que c'était lefeui
ami vrai que j'euiïe en France ; & la dou-
éeur de fon caracftere étoit telle , qu'elle
m'avoit fait oublier tout-à-fait fon rang ,
pour m'attacher à lui comme à mon égal.
Nos liaifons ne cefferent point par ma re-
traite , & il continua de m'écrire comme
auparavant. Je crus pourtant remarquer
que l'abfence ou mon malheur avoit at-
tiédi fon affeélion. Il eft bien diiïicile qu'un
courtifan garde lemême attachement pour
<][uelqu'un qu'il fait être dans la difgrace
des puifTances. J'ai jugé d'ailleurs , que le
grand afcendant qu'avoit fur lui Mad. de
Luxembourg , ne m'avoit pas été favora-
ble , & qu'elle avoit profité de mon éloi-*
gnement , pour me nuire dans fon efprit.
Pour elle , malgré quelques démonftra-
tions affedées & toujours plus rares , elle
cacha moins de jour en jour fon change-
ment à mon égard. Elle m'écrivit quatre
©u cinq fois en SiiifTe , de temps à autre .
Z 12,
35^ Les Confessions,
après quoi elle ne m'écrivit plus du tout^
& il falloit toute la prévention , toute ].<
confiance , tout l'aveuglement où j'étoi*
encore , pour ne pas voir en elle plus que
du refroidiffement envers moi.
Le libraire Guy , affocié de Duchefne ,
qui depuis moi fréqiientoit beaucoup l'hô-
tel de Luxembourg , m'écrivit que j'étois
fur le teftament de M. le Maréchal. Il n'y
avoit rien là que de très-naturel & de très-
croyable ; ainfi je n'en doutai pas. Cela me
fit délibérer en moi - même , comment je
ine comporterois fur ce legs. Tout bien
pefé , je réfolus de l'accepter , quel qu'il
pût être , & de rendre cet honneur à un
iionnête homme qui , dans un rang où l'a-
mitié ne pénètre guère , en avoit eu une
véritable pour moi. J'ai été difpenfé de ce
<levoir , n'ayant plus entendu parler de ce
legs vrai ou faux ; & en vérité , j'aurois été
peiné de blefier une des grandes max'mes
de ma morale , en profitant de que'quc
chofe , à la mort de quelqu'un qui m'avoit
été cher. Durant la dernière maladie de
notre ami JVIuflard , Lenieps me propofa
Livre XÎI. 35;^
de profiter de la fenfibilké qu'il marquoit
à nos foins , pour lui infmuer quelques
difpofitions en notre faveur. Ah î cher
Lenieps , lui dis-je , ne fouillons pas par
des idées d'intérêt, les triftes maisfacrés
devoirs que nous rendons à notre ami
mourant. J'efpere n'être jamais dans le
teftament de perfonne , &jannais du moins
dans celui d'aucun de mes amis. Ce fut à
peu près dans ce même temps -ci , que
milord maréchal me parla du ùtn , de ce
qu'il avoit deffein d'y faire pour moi , Se
que je lui fis la réponfe dontj'ai parlé dans
ma première partie.
Ma féconde perte , plus fenfiblc encore
& bien plus irréparable , fut celle de la
meilleure des femmes & des mères, qui,
déjà chargée d'ans & furchargée d'infir-
mités & de miferes , quitta cette vallée de
larmes pour paffer dans le féjour des bons,
où l'aimable fouvenir du bien que l'on a
fait ici bas , en fait l'éternelle récompenfé^
Allez, ame douce & biênfaifante, auprès
des Fcnelon , des Bernex , des Catinat,
^ de ceux qui dans un état plus humble^
Z 3
35^ Les Confessions.
ont ouvert comme eux , leurs cœurs à la
charité véritable ; allez goûter le fruit dç
la vôtre , & préparer à votre élevé la place
qu'il efpere un jour occuper près de vous !
Heureufe dans vos infortunes , que le ciel
en les terminant, vous ait épargné le cruel
fpeétacle des Tiennes ! Craignant de con-
trifter fon cœur par le récit de mes pre-
miers défaftres , je ne lui avois point écrit
depuis mon arrivée en Suiffe ; mais j'écri-
vis à M. de Conzié pour m'inforraer d'elle ,
& ce fut lui qui m'apprit qu'elle avoit ceffé
defoulager ceux qui fouffroient, &defouf-
frir elle-même. Bientôt je cefTerai de fouf-
frir auffi ; mais fi je croyois ne la pas revoir
dans l'autre vie , ma foible imagination
fe refuferoit à l'idée du bonheur parfait
que je m'y promets.
IVIa troifieme perte & la dernière , car
depuis lors il ne m'eft plus refté d'amis à
perdre, fut celle de milord maréchal. Il
jie mourut pas ; mais las de fervir de§
ingrats , il quitta Neuchatel , & depui?
Jors je ne l'ai pas revu. Il vit & me fur-
ylvra, je l'efpere : il vit, & grâces àlui ,
Livre XI L 55^
tous mes attachemens ne font pas rompys.
fur la terre: il y refte encore un homme
digne de mon amitié ; car fon vrai prix efl
encore plus dans celle qu'on fent, que dans,
celle qu'on infpire : mais j'ai perdu les
douceurs que la Tienne me prodiguoit, Se
je ne peux plus le mettre qu'au rang de
ceux que j'aime encore, mais avec qui je
n'ai plus de iiaifon. Il alloit en Angleterre
recevoir fa grâce du roi, &. racheter fes
biens jadis confifqués. Nous ne nous fé-.
parâmes point fans des projets de réunion ,
qui paroiiïbient prefque auffi doux pour
lui que pour moi. Il vouloit fe fixer à fon
château de Keith - Hall , près d'Aberdeen,
&:je devois m'y rendre auprès de lui ; mais
ce projet me flattoit trop pour que j'ea
puflé efpérer le fuccès. Il ne refta point
en Ecoffe. Les tendres fallicitations du
roi de Pruffe le rappellerent à Berlin , &
Ton verra bientôt comment je fus empê-
ché de l'y aller joindre.
Avant fon départ, prévoyant l'orage
<^ue l'on commençoit à fufciter contre
moi, il m'envoya de fon propre moii-
Z 4
360 Les Confessions.
vement , des lettres de naturalité , qui fem-
bloicntêtre une précaution très -fûre pour
qu'on ne pût pas me chafier du pays. La
/:ommunauté de Couvet dans le Val -de-
Travers , imita l'exemple du gouverneur ,
& me donna des lettres de cummimicr gra-
tuites, comme les premières. Ainfi, devenu
de tout poïnt citoyen du pays , j'étois à
l'abri de toute expuifion légale , même de
la part du prince : mais ce n'a jamais été
par des voies légitimes , qu'on a pu perfé-
cuter celui de tous les hommes qui a tou-
jours le plus refpecté les loix.
Je ne crois pas devoir compter au nom-
bre des pertes que je fis en ce même temps ,
cellede Tabbé deMably. Ayant demeuré
chez fon frère , j'avois eu quelques liaifons
avec lui , mais jamais bien intimes , & j'ai
quelque lieu de croire que fcs fe'ntimens à
mon égard avoient changé de nature de-
puis que j'avois acquis plus de célébrité
^ue lui. Mais ce fut à la piiblication des
Lettres de la montagne, que j'eus le pre-
mier figne de fa mauvaife volonté pour
pioi. On fit courir dans Genève , uiie lettra
Livre XII. 3<xi
h. Mad. Saladin , qui lui étoit attribuée .
& dans laquelle ilparloit de cet ouvrage,
comme des clameurs féditieufes d'un dé-
magogue effréné. L'eftimequej'avoispoui
l'abbé de Mably , & le cas que je faifoi.-.
de fes lumières ne me permirent pas un
inllant de croire que cette extravagante
lettre fût de lui. Je pris là-deffus le parti
que m'infpira mafranchife. Je lui envoyai
une copie de la lettre , en l'avertiffant
qu'on la lui attribuoit. Il ne m€ fit au-
cune réponfe. Ce filence m'étonna ; mais
qu'on juge do- ma furprife, quand IVIad. de
C X me manda que la lettre étoic
réellement de labbé, & que la mienne
^a^•oit fort embarraffé. Car enfin , quand
il auroit eu raifon , comment pouvoit-il
excufer une démarche éclatante & pu-
blique , faite de gaieté de cœur , fans
obligation , fans néceffité , à l'unique fin
d'accabler au plus fort de fes malheurs ,
un homme auquel il avoit toujours mar-
qué de la bienveillance , & qui n'avoit
jamais démérité de lui ? Quelque temps
îyrès , parurent les Dialogues dePhocion ,
362 Les Confessions.
où je ne vis qu'une compilation de mes
écrits , faite fans retenue & fans honte.
Je fentis , à la lecliure de ce livre , que
l'auteur avoit pris fon parti à mon égard ,
& que je n'aurois point déformais de pire
ennemi. Je crois qu'il ne m'a pardonné
ni le Contrat Social, trop au-deffus de
fcs forces , ni la Paix perpétuelle ; & qu'il
n'avoit paru defirer que je fifïe un extrait
de l'abbé de St. Pierre , qu'en fuppofant
que je ne m'en tirerois pas fi bien.
Plus j'avance dans mes récits , moins
j'y puis mettre d'ordre & de fuite. L'agi-
tation du reftc de ma vie n'a pas laifle aux
cvénemens,le temps de s'arranger dans ma
tête. Ils ont été trop nombreux , trop mê-
lés, trop défagréables , pour pouvoir être
narrés fans confufion. La feule impreffioii
forte qu'ils m'ont laiflée , eft; celle de l'hor-
rible myftere qui couvre leur caufe, & de
l'état déplorable où ils m'ont réduit. Mon
récit ne peut plus marcher qu'à l'aventure,
& félon que les idées me reviendront dans
l'efprit. Je me rappelle que dans le temps
dont je parle, tout occupé de mes Confef-
Livre XII. 363
^lons , j'en parlois très - imprudemment à
tout le monde , n'imaginant pas même
que perfonne eût intérêt, ni volonté , ni
pouvoir de mettre obftacle à cette entre-
prife ; & quand je i'aurois cru , je n'en
aurois guère été plus difcret, par l'impof-
fibilité totale oùje fuis par mon naturel, de
tenir caché rien de ce que je fens & de
ce que je penfe. Cette entreprife connue
fut , autant que j'en puis juger, la vé-
ritable caufe de l'orage qu'on excita
pour m'expulfer de la SuifTe , & me livrer
entre des mains qui m'empêchaffent de
l'exécuter.
J'en avois une autre qui n'étoit gucrc
vue de meilleur œil par ceux qui crai-
gnoient la première ; c'étoit celle d'une
édition générale de mes écrits. Cette édi-
tion me paroilToi-t néceflfaire pour conflater
ceux des livres portant mon nom , qui
étoient véritablement de moi , & mettre
le public en état de les diflingucr de ce?
écrits pfeudonymes, que mes ennemis me
prêtoient pour me décréditer & m'avilir.
Putrecela, cette édition étoit un moyen
364 Les Confessions.
fimple & honnête de m'afTiirer du pain :
& c'étoit le feiil ; puifqu'ayant renoncé à
faire des livres , mes Mémoires ne pou-
X'ant paroître de mon vivant, ne gagnant
pas un fol d'aucune autre manière, & dé-
penfant toujours , je voyois la fin de mes
reffources ; dans celle du produit de mes
derniers écrits. Cette raifon m'avoitpreffé
de donner mon Did;ionnaire de mufique
encore informe. Il m'avoit valu cent louis
comptant, & cent écus de rente viagère;
mais encore devoit- on voir bientôt la fin
de cent louis , quand on en dépenfoit an-
nuellement plus de foixante ; & cent écus
de rente etoient comme rien , pour un
homme fur qui les quidams & les gueux
venoientinceffamment fondre comme des
étourneaux.
Il fe préfenta une compagnie de négo-
cians de Neuchatel , pour l'entreprife de
mon édition générale ; & un imprimeur
on libraire de Lyon, appelle Reguillat,
vint je ne fais comment fe fourrer parmi
eux pour la diriger. L'accord fe fit fur un
pied raifonnabie , & fuffifant pour bien
Livre XII. 365
/emplir mon objet. J'avois , tant en ouvra-
ges imprimés qu'en pièces encore manuf-
crices , de quoi fournir fîx volumes in-
quarto ; je m'engageai de plus à veiller
lur l'édition : au moyen de quoi , ils dé-
voient me faire une penfion viagère de
feize cents livres de France, & un préfent
de mille écus une fois payés.
Le traité étoit conclu , non encore fjgné ,
quand les Lettres écrites de la montagne
parurent. La terrible explofion qui fe fît
contre cet infernal ouvrage , & contre fon
abominable auteur , épouvanta la compa-
gnie , & l'entreprife s'évanouit. Je com-
parerois l'effet de ce dernier ouvrage à
celui de la Lettre fur la mufique françoife ,
fi cette lettre , en m'attirant Ja haine &
m'expofant au péril , ne m'eût laifTé du
moins la confidération & Teftime. Mais
après ce dernier ouvrage , on parut s'éton-
ner à Genève &:à Verfailles , qu'on laifTàt
refpirer un monftre tel que m,oi. Le petit
confeil , excité par le R t de F ,
8c dirigé par le procureur -général, donna
une déclaration fur mou ouvragée , par la*
366 Les Confessions.
quelle , avec les qualifications les plus atro-
ces , il le déclare indigne d'être brûlé par
le bourreau , & ajoute avec une adrefid
qui tient du burlcfque , qu'on ne peut,
fans fe déshonorer , y répondre , ni même
tn faire aucune mention. Je voudrois pou-
voir tranfcrire ici cette cûrieufe pièce ;
mais malheureufement je ne l'ai pas , 8c ne
m'en fouviens pas d'un feul mot. Je defue
ardemment que quelqu'un de mes lec-
teurs , animé du zèle de la vérité & de
l'équité, veuille relire en entier les Lettres
écrites de la montagne: il fentira, j'ofe le
dire , la ftoïque modération qui règne
dans cet ouvrage , après les fenfibles &
cruels outrages dont on venoit à l'envi
d'accabler l'auteur. Mais ne pouvant ré-
pondre aux injures , parce qu'il n'y en
avoit point , ni aux raifons , parce qu'elles
étoient fans réponfe , ils prirent le parti
de paroître trop courroucés pour vouloir
répondre ; & il eft vrai que s'ils prenoienc
les argumcns invincibles pour des injures ,
ils dévoient fe tenir fort injuriés.
Les repréfentans , loin de faire aucune
Livre XIÎ. gô^r
plainte fur cette odieufe déclaration, fui-
virent la rome qu'elle leur tr:içoit ; & au
jieu défaire trophée des Lettres de la mon-
tagne, qu'ils voilèrent pour s'en faire un
bouclier , ils eurent la lâcheté de ne rendre
ni honneur ni juftice à cet écrit, fait pour
leur défenfe & à leur follicitation , ni le
citer , ni le nommer , quoiqu'ils en tiraffent
tacitement tous leurs argumens , & que
fcxaditude avec laquelle ils ont fuivi le
eonfeil par lequel finit cet ouvrage , ait été
la feule caufe de leur falut & de leur vic-
toire. Ils m'avoient impofé ce devoir; je
Tavois rempli , j^avois jufqu'au bout fervi
la patrie & leur caufe. Je les priai d'aban-
donner la mienne , & de ne fonger qu'à eux:
dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot,
& je ne me fuis plus mêlé de leurs affaires*
que pour les exhorter fans cefle à la paix^
ne doutant pas que s'ils s'obftinoient, ils
ne fufient écrafcs par la France. Cela n'eft
pas arrivé ; j'en comprends la raifon , mais
ce n'eft pas ici le lieu de la dire.
L'effet des Lettres de la montagne, à
Neuchatel , fut d'abord très- paifibie. J'e«.
g68 Les Confessions.
, envoyai un exemplaire à I\I. de Mont-
mollin ; il le reçut bien , & le lut fans
objeclion. Il étoit malade, auiïi bien que
moi; il me vint voir amicalement quand
il fut rétabli , & ne me parla de rien. Ce-
pendant la rumeur commençoit ; on brûla,
le livre je ne fais où. De Genève , de
Berne , & de Verfailles peut-être , le foyer
de l'effervefcence paffa bientôt à Neu-
chatel , & fur -tout au Val - de - Travers ,
où , avant même que la claffe eût fait
aucun mouvement apparent , on avoit
commencé d'ameuter le peuple par des
pratiques fouterraines. Je devois , j'ofe le
dire , être aimé du peuple dans ce pays-
là , comme je l'ai été dans tous ceux où
j'ai vécu , verfant les aumônes à pleines
mams , ne laiffant iàns alTiftance aucun
indigent autour de moi , ne refufant à
perfonne aucun fervice que je puffe ren-
dre Se qui fût dans la juftiee , me familiari-
fant trop peut-être avec tout le monde ,
Se me dérobant de tout mon pouvoir à
toute diflinclion qui pût'exciter lajalou-
fie. Tout cela n'empêcha pas que la popu-
lace,
L I V K E XII. 369
îacc , foule vée iecrétement je ne fais par
qui , ne s'animât contre nioi par degrés
jufqu'à la fureur , qu'elle ne m'infukât
publiquement en plein jour , non -feule-
ment dans la campagne & dans les che-
mins , mais en pleine rue. Ceux à qui
j'avois fait le plus de bien , étoient les plus
acharnés ; & des gens même , à qui je con-
tinuels d'en faire , n'ofant fe montrer, ex-
citoient les autres , & fembloient vouloir
,fe venger ainfi de l'humiliation de m'êtrc
ob'igés. IVIontmollin paroifloit ne rien
voir , & ne fe montroit pas encore ; mais
comme on approchoit d'un temps de
.communion , il vint chez moi pour me
confeiller de m'abftenir de m'y préfenter;
m'affurant que du refte il ne m'en vouloit
point, & qu'il me laifferoit tranquille. Je
trouvai le compliment bizarre ; il me rap-
pelloit la lettre de Mad. de B s , &
je ne pouvois concevoir à qui donc il
importoit fi fort que je communiaffe ou
non. Comme je regardois cette condef-
cendance de ma part comme un acte de
lâcheté , & que d'ailleurs je ne voulois
Tome. IV. A a
37° Les Confessions.
pas donner au peuple ce nouveau pré-
texte de crier h Timpie , je refufai net le
iTiiniftre; & il s'en retourna mécontent ,
me faifant entendre que je m'en repen-
tirojs.
Il ne pOlU'oit pas m'interdire la corn-
inunionde fafeule autorité: il faîloit celle
<îa confifloire qui m'avoit admis ; & tant
(\nQ le confiftoire n'avoit rien dit, je pou-
vois me préfenter hardiment , fans crainte
de refus. Montmollin fe fit donner par la
claffe., lacommiffion de me citer au con-
iiftoire pour y rendre compte de ma foi ,
j& de m'excommunier en cas de refus.
Cette excommunication ne pouvoit no:i
plus fe faire que par le confiftoire & à la
pluralité des voix. Mais Its payfans qui,
fous le nom d'anciens, compofoient cette
aflemblée , préfidés & , comme on com-
prend bien , gouvernés par leur miniftre ,
ne dévoient pas naturellement être d'un
iiutre avis que le lien , principalement fur
des matières théologiques , qu'ils enten-
doient encore m.oins que lui. Je fus donc
cité j & je réfoius de çomparoîtue.
Livre XîI. 3^$
Quelle ciiconftance heureufc, & quel-
triomphe pour moi , fi j'avois fu parler, &
que j'eufTe eu , pour ainfi dire , ma plume
dans ma bouche ! Avec quelle fupériorité ,
avec quelle facilité, j'auroi^ terralfé ce pau-
vre miniftre au milieu de fes fix payfans !
L'avidité de dominer ayant fait oublier
au clergé proteftant tous les principes de
la réformation, je n'avois , pour l'y rappel-
lera; le réduire au filence , qu'à commenter
mes premières Lettres de la montagne, fur
lefquelles ils avoient la bêcife de m'cpijo-
guer. Mon texte étoit tout iàk , je n'avois
qu'à l'étendre , & mon homme étoit con-
fondu. Je n'aurois pas été aiïéz fot pour-
me tenir fur la défenfive; il m'étoit aifé
de devenir agreffeur, f;uis même qu'il s'en
apperçût , ou qu'il pût s'en garantir. Les
preftolets de la claffe ,■ non moins étourdis
qu'ignorans , m'avoient mis eux-mêmes
dans la pofition la plus heureufe que j'au-
rois pu defirer, pour les écrafer à plaifir.
Mais quoi! il falloit parler , & parler fur-
ie-champ, trouver les idées , les tours , les
mots au moment du befoin , avoir tou-»
Aa 2i
372 Les Confessions.
jours l'efprit préfent , être toujours de fen?
froid, ne janiais me troubler un moments
Qiie pouvois-'je efpérer de moi , qui fen-
tois fi bien mon inaptitude à m'exprimer
in - promptu ? J'avois été réduit au filence
le plus humiliant à Genève, devant une
affemblée toute en ma faveur, &déjà réfo^
lue de tout approuver. Ici , c'étoit tout le
contraire : j'avois à faire à un tracaffier ,
qui mettoit l'afluce à la place du favoir,
qui me tendroit cent pièges avant que j'en
apperçuiïe un , & tout déterminé à me
prendre en faute à quelque prix que ce
fût. Plus j'examinai cette pofition , plus
elle me parut périlleufe ; & fentant l'im-
poffibilité de m'en tirer avec fuccès ,j'ima=
ginai un autre expédient. Je méditai un
difcours à prononcer devant le confif-
toire, pour le récufer & me difpenfer de
répondre. La ehofe étoit très -facile: j'écri-
vis ce difcours , & me mis à l'étudier par
cœur av^ec une ardeur fans égale. Thérefe
fe moquoit de moi, en m'entendant mar-
mot:jer & répéter inceffamment les mêmes
J)hrafes , pour tâcher de les fourrer dans
Livre XII. g^g
yciéi tête. J'efpérois tenir enfin mon dif-
cours j je favois que le châtelain , comme
officier du prince , affifteroit au confif-
toire ; que ma]2;ré les manœuvres & les
bouteilles de Montmollin , la plupart des
anciens étoient bien difpofés pour moi.:
j'avois en ma faveur , la raifon , la vérité ,
îa juftice , la proteélion du roi , l'auto-
rité du conleil d'état, les vœux de tous les
■bons patriotes qu'intérefToit rétabliffement
de cette inquifition ; tout contribuoit k
in'encourager.
La veille du jour marqué, je favois mon
difcours par cœur ; je le récitai fans faute.
Je le remémorai toute la nuit dans ma tête ;
le matin je ne le favois plus ; j'héfite à cha-
que mot , je me crois déjà dans l'illuflre
affemblée , je me trouble , je balbutie , ma
tête fe perd ; enfin , prefque au moment
d'aller , le courage me manque totalement ;
je refte chez moi , & je prends le parti d'é-
crire au confiftoire , en difant me.s raifons à
iahâte, & prétextant mes incommodités
•^ui , véritablement dans l'état où j'étoi§
A a 3
3f 4 Les C o n t k s s i o n s.
alors, m'aiiroienc diîTiciiement laifie fou-
tenir Ja féance entière.
Le miniftre, embarraiïe de ma lettre,
remit l'affaire à une autre féance. Dans
l'intervalle, il fe donna par lui-même &
par fes créatures , mille mouvemens pour
féduire ceux des anciens qui , fuivant les
infpirations de leur confcience plutôt que
les Tiennes , n'opinoient pas au gré de la
clafle & au fien. Quelque puiiïans que fes
i^rgumens tirés de fa cave, dulTentêrre far
ces fortes de gens , il n'en put gagner au-
cun autre que les deux ou trois qui lui
étoient déjà dévoués , & qu'on appelloit
fes âmes damnées. L'officier du prince 8^
le colonel Pui'y, qui fe porta dans cette
affaire avec beaucoup de zèle , maintin-
3 ent les autres dans leur devoir ; & quand
ce Montmollin voulut procéder à l'ex-
communication , fon confiftoire à la plu-
ralité des voix le rcfufa tout à plat. Réduit
alors au dernier expédient d'ameuter la
populace , il fc mit, avec fes confrères &
d'autiTs gens , à y travailler ouvertement
& avec un tel fuccès , que malgré les forts
Livre Xlt g^g
& fréquens refcrits du roi , malgré tous les
ordres du confeil d'état, je fus enfin forcé
de quitter le pays , pour ne pas expofer
l'officier du prince à s'y faire aiïalïiner lui-
même en me défendant.
Je n'ai qu'un fouvenir ù confus de toute
cette affaire , qu'il m'efl impoiîible de met-
tre aucun ordre , aucune liaifon dans les
idées qui m'en reviennent, & que je ne les
puis rendre qu'éparfes & ifolées, comme
elles fe préfenteut à mon efprit. Je me
rappelle qu'il y avoit eu avec la clade ,
quelque efpece de négociation , dont
JVIontmollin avoit été l'entremetteur. îl
avoit feint qu'on craignoit que par mes
écrits , je ne troublaffe le repos du pays »
à qui l'on s'en prendroit de ma liberté
d'écrire. Il m'avoit fait entendre que, fï'
je m'engageois à quitter la plume , on
feroit coulant fur le paffé. J'avois déjà
pris cet engagement avec moi-même ; je
ne balançai point à le prendre avec Ja.
claffe , mais conditionnel, & feulement
quant aux matières de religion. Il trouva
le moyen d'avoir cet écrit à double ^ fur
Aa 4
5/6 Les Confession 5.
quelque changement qu'il exigea. La con-
dition ayant été rejetée par la clafle , je
redemandai mon écrit : il me rendit un
des doubles & garda Tautre , prétextant
qu'il l'avoit égaré. Après cela , le peuple
ou\'ertement excité par les miniftres , fe
moqua des refcrits du roi , des ordres du
confeil d'état, & ne connut plus de frein,
«je fus prêché en chaire , nommé l'Ante-
chrift , & pourfuivi dans la campagnç
comme un loup -garou. Mon habit d'Ar-
ménien fervoit de renfeignement à la.
populace : j'en fentois cruellement l'in-
convénient ; mais le quitter dans ces cir-
conftances , me fembloit une lâcheté. Je
iie pus m'y réfoudre, & je me prom.enois
tranquillement dans le pays avec mon
caffetan & mon bonnet fourré, entouré
des huées de la canaille & quelquefois de
fes cailloux. Plufieurs fois , en paffant dcr
vant des maifons , j'entendois dire à ceux
qui les habitoient : apportez - moi m. on
fufil , que je lui tire deffus. Je n'en allois
pas plus vite : ils n'en étoient que plus
iuriçux , mais ils s'en tinrent toujours aux
Livre XIL " 37/
?aienaces , du moins pour l'article des ar-
mes à feu.
Durant toute cette fermentation , je
ne laiffai pas d'avoir deux fort grands
plaifirs , auxquels je fus bien fenfible. Le
premier fut , de pouvoir faire un acte de
leconnoifTance par le canal de milord
maréchal. Tous les honnêtes gens de
Neuchatel, indignés des traitemens que
jeffuyois, & des manœuvres dont j'étois
la victime, avoient les miniftres en exé-
cration , fentant bien qu'ils fuivoient des
impulfions étrangères, & qu'ils n'étoient
que les fatellites d'autres gens qui fe ca-
choient en les faifant agir, & craignant
que mon exemple ne tirât à conféquence
pour l'établiffement d'une véritable in-
quifition. Les magiftrats , & fur - tout
i\T. IVIeuron qui avoit fuccédé à IM. d'L
vernois dans la charge de procureur-
général , faifoient tous leurs efforts pour
me défendre. Le colonel Pury , quoique
fimple particulier , en f;t davantage &
îéuflit mieux. Ce fut lui qui trouva le
jTiQyeA de fg,ire bouquer MontmoUin dan*
57Î? Les Confessions.
fon eonfiftcire, en retenant les anciens
dans leur devoir. Comme il avoit du
crédit , il l'employa tant qu'il put pour
arrêter la fëdition ; mais il n'avoit que
l'autorité des loix , de la juftice & de la
raifon à oppofer à celle de l'argent & du
vin. La partie n'étoit pas égale , & dans ce
point , Montmollin triompha de lui. Ce-
pendant , fenfible à fes foins & à fon zele ,
j'aurojs voulu pouvoir lui rendre bon of-
fice pour bon office , & pouvoir m'acquit-
ter avec lui de quelque façon. Je favois qu'il
convoitoit fort une place de confeiller d'é-
tat ; mais s'étant mal conduit au gré de la
cour dans l'affaire du miniftre Petitpierre ,
il étoit en difgrace auprès du prince >S: du
gouverneur. Je rifquai pourtant d'écrire eu
fa faveur à milord maréchal; j'ofai même
parler de l'emploi qu'il defiroit, & fi heu-
reufement que, contre l'attente de tout le
monde , il lui futprcfque auJDTi -tôt conféré
par le roi. C eftainfi que le fort, qui m'd
toujours mis en même temps trop haut &
trop bas, continuoit à me ballotter d'une
exaêmiLc ù l'autre j & tandis que la popu-^
Livre XIL 379
lace me rouvroit de fange, je faifois un
confeilJer d'état.
Mon autre grand piaifir fut une viTitc
que vint me faire Mad. de V n a\ec
fa fille , qu'elle avoit menée aux bains de
Bourbonne , d'où elle pouffa jufqu'à Mo-
tiers , & logea chez moi deux ou trois
jours. A force d'attentions & de foins , elle
a\oit enlin furmonté ma longue répu-
gnance; & mon cœur, vaincu par fes
careffes, Im rendoit toute l'amitié qu'elle
m'avoit fi long - temps témoignée. Je fus
touché de ce voyage, fur -tout dans la
circonftance où je me trouvois , & où
j'avois grand befoin , pourfoutenir mort
courage , des confolations de l'amitié. Je
craignois qu'elle ne s'affeélât des infultes
que je recevois de la populace , & j'aurois
voulu lui en dérober le fpeélacle , pour
ne pas contrifter fon cœur: mais cela ne
me fut pas poffible; & quoique fa pré-'
feace contînt un peu les infolens dans nos
promenades , elle en vit affez pour juger
de ce qui fe paffbit dans les autres temps,
Çc fut même durant fan féjour chez moi^
gSo Les Confessions.
que je continuai d'être attaqué de nuit,
dans ma propre habitation. Sa femme-de-
cliambre trouva ma fenêtre couverte un
matin, des pierres qu'on y avoit jetées pen-
dant la nuit. Un banc très-maffif , qui étoit
dans la rue à côté de ma porte & forte-
ment attaché, fut détaché, enlevé & pofé
debout contre la porte ; de forte que , fi
l'on ne s'en fût apperçu , le premier qui
pour fortir auroit ouvert la porte d'entrée ,
devoit naturellement être alTommé. Mad.
<îe V n n'ignoroit rien de ce qui fe
paffoit; car outre ce qu^elle voyoit elle-
même, fon domeftique, homme de con-
fiance, étoit très-répandu dans le village, y
accoftoit tout lemonde, & onlevitmême
en conférence avec Montmollin. Cepen-
dant elle ne parut faire aucune attention
à rien de ce qui m'arrivoit, ne me parla
ni de Montmollin , ni de perfonne , &
répondit peu de chofe à ce que je lui en
dis quelquefois. Seulement, paroifiant per-
i'uadée que le féjour de l'Angleterre me
convenoit plus qu'aucun autre, elle me
paria beaucoup de M. Hume qui étoi;^
Livre XIL 381
tîors à Paris, de fon amitié pour moi,
du defir qu'il avoit de m'être utile dans
fon pays. Il eil temps de dire quelque
chofe de M. Hume.
Il s'étoit acquis une grande réputation
en France , & fur -tout parmi les encyclo-
pédiftes, parles traités de commerce & de
politique, & en dernier lieu par fon hif-
toire de la maifon de Stuart , le feul de fes
écrits dont j'avois lu quelque chofe dans
la traduction de l'abbé Prévôt. Faute
d'avoir lu fes autres ouvrages , j'étois
perfuadé , fur ce qu'on m'avoit dit de lui y
que M. Hume affocioit une ame très-
républicaine aux paradoxes anglois en
faveur du luxe. Sur cette opinion , je re*
gardois toute fon apologie de Charles I ,
comme un prodige d'impartialité, &j'a-»
vois une auffi grande idée de fa vertu que
de fon génie. Le defir de connoître cet
homme rare & d'obtenir fon amitié , avoife
beaucoup augmenté les tentations de paffer
en Angleterre , que me donnoient les fol-
licitations de Mad. de B s , intime
amie de M. Hume. Arriyé en Suifie , j'y
382 Les Confessions.
reçus de lui , par hi voie de cette dame ,
une lettre extrêmement flatteufe , dans la-
quelle aux plus grandes louanges fur mon
génie, il joignoit la prelTante invitation
de paffer en Angleterre , & l'offre de tout
fon crédit & de tous fes amis pour m'en
rendre le féjour agréable. Je trouvai fur
les lieux, milord maréchal , le compatriote
& Tami de M. Hume, qui me confirma
tout le bien que j'en penfois , & qui m'ap-
prit même à fon fujet, une anecdote litté-
raire qui l'avoit beaucoup frappé & qui
me frappa de même. Vallace , qui avoit
écrit contre Hume au fnjet de la popula-
tion des anciens , étoitabfent tandis qu'on
imprimoit fon ouvrage. Hume fe chargea
de revoir les épreuves & de veiller à l'édi-
tion. Cette conduite étoit dans mon tour
d'efprit. C'effc ainfi que j'avois débité de$
capies à fix fols pièce , d'une chanfoti
qu'on avoit faite contre moi. J'avojs
donc toute forte de préjugés en faveur
de Hume , quand Mad. de V a
vint me parler vivement de l'amitié qu'il
difoit avoir pour moi , &, de fon empref-
Livre XIÎ. 383
îementà me faire les honneurs de l'Angle-
terre ; car c'eft ainii qu'elle s'exprimoit.
Elle me preffa beaucoup de profiter de ce
zèle, & d'écrire à M. Hume. Comme je
ji'avois pas naturellement de penchant
pour l'Angleterre, & que je ne voulois
prendre ce parti qu'à l'extrémité , je refufai
d'écrire & de promettre ; mais je la laifTiii
la maîtreffe de faire tout ce qu'elle ]uge-
roit à propos , pour maintenir M. Hume
dans fes bonnes difpofitions. En quittant
Motiers , gUq me îaifTa perfuadé par tout
ce qu'elle m'avoit dit de cet homme illuf-
tre , qu'il étoit de mes amis , &; qu'elle
étoit encore plus de fes amies. /J
Après fon départ , Montmollin pouffa
fes manœuvres, & la populace ne connut
plus de frein. Je continuois cependant à
me promener tranquillement au milieu
des huées; & le goût de la botanique j,
que l'avois commencé de prendre auprès
du dodeur d'Ivernois, donnant un nou-
vel intérêt à mes promenades, me faifoit
parcourir le pays en herborifant, fans
j;p'édi9uvoir des clameurs de toute cette
384 Les Confessions.
canaille, dont ce fang- froid ne faifort
qu'irriter la fureur. Une des chofes qui
m'affeûerent le plus , fut devoir les famil-
les de mes amis ( *) , ou des gens qui por-
toient ce nom , entrer aiïez ouvertement
dans la ligue de mes perfécuteurs ; comme
les (il s , fans en excepter même
Je père & le frère de mon Ifabelle , B . .
(*) Cette fatalité avoic commencé dès moa
féjour à Yverdoii : car le banneret E. . . . n étant
mort un an ou deux après mon départ de cette
ville , le vieux papa R. . . . n eut la bonne- foi de
nie marquer , avec douleur , qu'on avoit trouve
dans les papiers de fon parent , des preuves qu'fl
étoit entré dans le complot pour m'expulfer
d'Yverdon & de l'état de Berne. Cela prouvoit
bien clairement que ce complot n'étoitpas , comme
on vûuloit le faire croire , une affaire de cago-
tifme , puifque le banneret R. . . . n , loin d'être un
dévot , poufifoit le matérialifme & l'incrédulité
jufqu'à l'intolérance & au fanatifme. Au refte,
perfohiie à Yverdon ne s'étoit fi fort emparé de
moi, ne m'avoit tant prodigué de carefTes , de
louanges & de flatterie , que ledit banneret R....ri'.
Il fuivoit fidèlement le plan chéri de mes perfé-
fiuteurs. . _ ;
âù
Livre XH. 3^5
êp la T. . . , parent de l'amie chez qui
j'étois logé , & Mad. G r f a belle-
fœur. Ce Pierre B . . étoit fi butor , fi
bête , & fe comporta fi brutalement que ,
pour ne pas me mettre en colère , je me
permis de le plaifanter ; & je fis dans le
goût du petit prophète , une petite bro-
chure de quelques pages , intitulée , la
Vijloti de Pierre de la montagne , dit le Voyant j
dans laquelle je trouvai le moyen de tirer
allez plaifamment fur les miracles, qui
faifoient alors le grand prétexte de ma
perfécution. Du Peyrou fit imprimer à
Genève ce chiffon , qui n'eut dans le
pa) s qu'un fuccès médiocre ; les Neu-
chatelois , avec tout leur efprit, ne Ten-
tant guère le fel attique , ni la plaifan-
terie , û-tôt qu'elle cft un peu fine.
Je mis un peu plus de foin à un autre
écrit du même temps , dont on trouvera
le manufcrit parmi mes papiers, & dont
il faut dire ici le fujet.
Dans la plus grande fureur des décrets
&, de la perfécution, les Genevois s'é-
toientparticuliéremeat fignalés , en criant
Tome IV. Bb
3S6 Les Confessions,
îiaro de toute leur force, & mon amt
V entr'autres, avec une générofité
vraiment théologique , choifit précifé-
rnent ce temps- là , pour publier contre
moi , des lettres où il prétendoit prouver
que je n'étois pas chrétien. Ces lettres ,
écrites avec un ton de fuflifance , n'en
étoient pas meilleures, quoiqu'on afîurât
que le naturalifte B , . . . t y avoit mis la
main : car ledit B , . . . t , quoique maté-
rialifte , ne laiffe pas d'être d'une ortho-
doxie très - intolérante , fi- tôt qu'il s'agit
de moi. Je ne fus alTurément pas tenté de
répondre à cet ouvrage : mais l'occafion
s'étant préientée d'en dire un mot dans
]es Lettres delà montagne , j'y inférai une
petite note aflez dédaigneufe , qui mit
V. .... en fureur. Il remplit Genève des
cris de fa rage , & d'I . . . . . . s me marqua
qu'il ne fe poffédoit pas. Quelque temps
riprès, parut une feuille anonyme , quifem-
hloit écrite, au lien d^encre , avec J'eau
du Phlégéton. On m'accufoit, dans cette
lettre , d'avoir expôfé mes enfans dans les
rues 5 de traîner après mai unt: coureufe
Livre XII. 387
de corps -de -garde, d'.être ufé dp débau-
che , , & d'autre<; g,en-
tillefles fembJabJes. Il ne oie fut pas diffi-
cile de reconnoître pion homme. INTa
première idée , à la ledure de ce libelle ,
fut de mettre à fon vrai prix tout ce qu'où
appelle renorniTi.ée ,8{. réputation parmi les
hommes , en voyant traiter de coureur
(ie b un homme qui n'y fut de fa vie ,
& dont le pl.us grand défaut fut toujours
d'être timide , & honteux comme unç
vierge , & en me voyant pafTer pour
être , moi , qui non-
feulement n'eus de mes jQ.urs la moindre
atteinte d'aucun mal de cette efpece , mai>
que des gens de l'art ont même cru con-
formé de manière à n'en pouvoir con-
traéler. Tout bien pefc , je crus ne pou-
voir mieux réfuter ce libelle, qu'en le fai-
fant imprimer dans la ville où j'avois le
plus vécu ; & je l'envoyai à Duchefne
pour le faire imprimer tel qu'il étoit, avec
un avertiffement où je nommois M. V ,'
& quelques courtes notes pour réclairciX-
femcnt des faits. Non content d'avoir fait
Bb 2
j^S Les Cok fessions,
imprimer cette feuille , je l'envoyai à plu^
fieurs perfonnes , & entr' autres à M. le?
prince Louis de Wirtemberg, qui m'a-^
Voit fait des avances très - honnêtes , &
avec lequel j'étois alors en correfpondan-
ce. Ce prince , du Peyrou & d'autres pa-
rurent douter que V fût l'auteur du
î'ibelle , & me blâmèrent de l'avoir nommé
trop légèrement. Surleursrepréfentations ,
lé fcrupule me prit , & j'écrivis à Duchefne
de fupprimer cette feuille. Guy m'écri-
vit l'avoir fupprimée ; je ne fais pas s'il Ta
fait; je l'ai trouvé menteur en tant d'oc-
cafions , que celle -là de plus neferoit pas
une merveille ; & dès lors j'étois enve-
loppé de ces profondes ténèbres , à travers
lefquelles il m'eft impoffible de pénétrer
aucune forte de vérité.
M. V fupporta cette imputation
avec une modération plus qu'étonnante
dans un homme qui ne l'auroit pas méri-
tée, après la fureur qu'il avoit montrée
auparavant. Il m'écrivit deux ou trois
lettres très-mefurées , dont le but me
parut être de tâcher de pénétrer, par mes
Livre XIL 38.9
4"éponfes , à quel point j'étois inftruit , &
û j'avois quelque preuve contre lui. Je lui
fis deux réponfes courtes , feches , dures
dans le fens , mais Jfans malhonnêteté dans
les termes, &. dont il ne fe fâcha point. A
fa troifieme lettre, voyant qu'il vouloit
lier une efpece de correfpondance , je ne
jépondis plus : il me fit parler par d'Iver-
nois. Mad. Cramer écrivit à du Peyrou
qu'elle étoit fùre que le libelle n'étoit pas
de V Tout cela n'ébranla point nia
perfuafion ; mais comme enfin je pouvois
me tromper , & qu'en ce cas , je devois
à V une réparation authentique , je
lui fis dire par d'I s que je la lui
ferois telle qu'il en feroit content , s'il pou-
voit m'indiquer le véritable auteur du
libelle , ou me prouver du moins qu'il ne
. i'étoit pas. Je fis plus : fentant bien qu'a-
près tout, s'il n'étoit pas coupable, je n'a-
vois pas droit d'exiger qu'il me prouvât
rien , je pris le parti d'écrire dans un mé-
moire afiez ample, les raifons de ma per-
fuafion , & de les foumettre au jugement
ffun arbitre que V ne pût récufer,
Bb 3
^^9© Les^^oîîfessions.
On ne dèvlrièfok pas qiiel fut cet arbitre
que je cho'iïïs. Jb déclarai à la fin du mé-
inoire , que fi , après l'ivBir examiné &
fait l'es pei-quifitibiis qu'il ju^efoit nécef-
faires , & qu'il ëtoit bien à portée de faire
avec fuccès , lé cbhfeil proriBnçoit que
IM. V n'étbit ^ds l'auteur du libelle,
dès l'inftant je ceffcrois fmcérement de
croire qu'il l'eil:, je partirois pour m'aller
jeter à fe^^ pieds, & lui deniabdfet .pardon
jufqù'à ce que je TeufTe obtenu. J'ofe le
dire , jamais itiôii zeïe ardentpour l'équité ,
jamais ïà di-oi'tnfe , la générofi'té de mon
ame , jamais ima confiance dans cet amour
delàjliftic'e^înné dan^ tous les cœurs, ne
fc montrèrent plus Islfein'eiiî'ent, plus fen-
fiblement que dans Ce fàge &; touchant
ttîériidii'e , où jepi^en'ôis fans héfiter, mes
plus implacables ennemis pour arbitrés
entre le calomniateur & moi. Je lus cet
écrit à du Peyroii : il fut d'avis de le fup-
primer, & je le fuppfimaj. Il me confeilla
d'attendre les preuves que V pro-
iTiettoït. Je les attendis, & je les attends
fencoie : il mb conreilia de iv.'i tiiire ea
Livre XÏI. gçt
attendant j je me tus & me tairai le reRo
<ie ma vie , bJâmé d'avoir chargé V
d'une imputation grave , fauiïe & fans
preuve , quoique je refte intérieurement:
pcrfuadé , convaincu , comme de ma
propre exiftencc , qu'il eft l'auteur du
libelle. Mon mémoire eft entre les mains
de M. du Peyrou. Si jamais il voit le jour ,
on y trouvera mes raifons, & l'on y con-
noîtra , je l'efpere , l'ame de Jean- Jaques ,
que mes contemporains ont fi peu voulu
connoître. { "^ )
Il eft temps d'en venir à ma cataftro-
■» II....
(*) Ce pafTage des Confefrions m'a fait une
néceiïité indifpenfable de publier ce mémoire.
On le trouvera donc ci après, &, comme l'é-
quité le prefcrivoit , avec des notes fournies
par M. Vernes , pour fa défenfe. On trouvera
auHi.la petite pièce dont l'auteur vient de parler
plus haut, intitulée , la Vifion de Pierre de la.
monfogne , dit le Voyant. Quant aux autres ma-
nufcrics , dont il fait mention dans le cours de
cet ouvrage, & qu'il indique entre mes mains,
ils ont tous été publiés dans la colleclio-n de fcs
ceuvres éditée à Genève en 1782.
( 'Note de M. du Pei/reu- >
Bb 4
39^ Les Confessions.
phe de Motiers , & à mon départ du Vdi-
dC' Travers, après deux ans & demi de
féjour , & huit mois d'une confiance iné-
branlable à fouffrir les plus indignes trai-
temens. II m'eft impoflible de me rap-
peller nettement les détails de cette défa.-
• gréable époque ; mais on les trouvera
. dans la relation qu'en publia du Peyrou ,
&; dont j'aurai à parler dans la fuite.
Depuis le départ de Mad. de V n ,
la fermentation devenoit plus vive; &
malgré les refcrits réitérés du roi , maigre
les ordres fréquens du confeil d'état, mal-
gré les foins du châtelain &;des magiflrats
du lieu , le peuple me regardant tout (je
bon comme l'Antechrift , & voyant tou-
tes fes clameurs inutiles , parut enfin
vouloir en venir aux voies de fait ; déjà
dans les chemins les cailloux commen-
çoient à rouler après moi , lancés cepen-
dant encore d'un peu trop loin pour pou-
voir m'atteindre. Enfin la nuit de la foiie
de Motiers, qui eft au commencement
de feptembre , je fus attaqué dans ina
demeure , de manière à mettre en danger
la vie de ceux qui l'habitoient.
Livre XII. 393
A minuit , j'entendis un 'grand bruit
dans la galerie qui régnoit fur le derrière
de la maifon. Une grêle de cailloux lancés
contre la fenêtre & la porte qui donnoient
fur cette galerie, y tombèrent avec tant
de fracas, que mon chien qui couchoi-c
dans la galerie , & qui avoit commencé
par aboyer , fe tut de frayeur , & fe fauva
dans un recoin , rongeant Se grattant les
planches pour tâcher de fuir. Je me levé
au bruit; j'allois fortir de ma chambre
pour paffer dans la cuifme , quand un
caillou lancé d'une main viçourcufc ,
traverfa la cuifme après en avoir cafTé la
fenêtre, vint ouvrir la porte de ma cham-
bre & tomber au pied de mon lit ; de forte
que fi ]e m'ctois preffé d'une féconde,
•} 'avois le caillou dans l'eftomac. Je jugeai
que le bruit avoit été fait pour m'attirer ,
& le caiiîou lancé pour m'accueillir à ma
fortie. Je ùute dans la cuifme. Je trouve
■Thércfe , qui s'étoit aufli levée, Se qui
toute tremblante accouroit à moi. Nous
nous rangeons contre un mur , hors de
la direction de la fenêtre , pour éviter l'at-
394 Les Confessions.
teinte des pierres , &. délibérer fur ce que
nous avions à faire : car fortir pour appel-
1er du fecours , étoit le moyen de nous
faire affommer. Heureufement, la fer vante
d'un vieux bon -homme qui logeoit au-
deffous de moi , fe kva au bruit , & cou-
ri't appeller M. le châtelain , dont nous
étions porte à porte. Il faute de fon lit ,
prend fa robe de chambre à la hâte , &
vient à l'inflant avec la garde, qui, :i
caufe de la foire , faifoit la ronde cette
nuit-là, & fe trouva tout à portée. Le
châtelain vit le dégât avec un tel effroi ,
qu'il en pâlit; & à la vue des cailloux
dont la galerie étoit pleine , il s'écria r
ÎVlon Dieu ! c'eft une carrière ! En vifi-
tant le bas , on trouva que la porte d'une
petite cour avoit été forcée , & qu'on
avoit tenté de pénétrer dans la maifon
par la galerie. En recherchant pourquoi
la garde n'avoit point apperçu ou empê-
ché le défordre , il fe trouva que ceux
de Motiers s'étoient obltinés à vouloir
faire cette garde hors de leur rang, quoi-
que ce fût le tour d'un autre village, Lî:
Livre Xlî. 395
lendemain , Ife châtelain envoya fon rap-
port au conféil d'état, qui deux jours
après , lui envoya l'ordre d'informer fur
cette affaire, de promettre une récom-
penfe iSc le fecret à ceux qui dénonceroient
les coupables j & de mettre en attendant ,
aiix frais dti priiice , des gardes à ma mai-
fon & à celle du châtelain qui la touchoit.
Le lendemain , le colonel Pury, le procu-
reur-général Meuroh, le châtelain Mar-
tinet, le receveur Guyenet, le tréforier
d'Ivernois & fon père , en un mot tout
ce qu'il y avoit de gens diftingués dans
le pays , vinrent rtie voir , & réunirent leurs
follicitations pour m'engager à céder à
l'orage , & à fortir au lïioins pour un temps,
d'une paroifle où je ne pouvois plus vivre
en ïureté ni avec honneur. Je m'apperçus
mèm'e que le châtelain , efl^^iayé des fureurs
de ce peuple forcené , & craignant qu'el-
les ne s'étendifTeht jufqu'à lui , auroit été
bien aife de m'en voir partir a'u plus vite ^
pour n'avoir plus l'embaifas de in'y pro-
téger, & pouvoir îe quitter lui-même,
com-me il Ht ^près mon dépiirt. Je ccd«(i
39^ Les Confessions.
donc, & même avec peu de peine ; car le
fpecflacle de la haine du peuple me caufoit
un déchirement de cœur que je ne pou-
vois plus fupporter.
J'avois plus d'une retraite à choifir.
Depuis le retour de Mad. de V n
à Paris , elle m'avoit parlé dans plufieurs
ïettres , d'un M. Walpole qu'elle appel-
loit milord, lequel pris d'un grand zelc
en ma faveur , me propofoit dans une
de fes terres , un afyle dont elle me faifoit
les defcriptions les plus agréables , entrant
par rapport au logement & à la fubfif-
tance,dans des détails qui marquoient à
quel point ledit milord Walpole s'occu-
poit avec elle de ce projet. Milord ma-
réchal m'avoit toujours confeillé l'Angle-
terre ou l'Ecoffe, & m'y oftroit aufîi un
afyle dans fes terres ; mais il m'en oifroit
un qui me tentoit beaucoup davantage à
Potzdam , auprès de lui. Il venoit de me
faire part d'un propos que le roi lui avojt
tenu à mon fujet, & qui étoit une efpece
d'invitation à m'y rendre ; & I\Iad. la
ducheffede Saxe 'Gotha comptoicfi bien
Livre XÎI. g^r
fur ce voyage , qu'elle m'écrivit pour me
preiïer d'aller la voir en pailant, & de
m'arrêter quelque temps auprès d'elle j
mais j'avois un tel attachement pour hï
SuifTe , que je nepouvois me réfoudre i
la quitter, tant qu'il me feroit poffible d'y
vivre ; & je pris ce temps pour exécuter
un projet dont j'étois occupé depuis quel-
ques mois, & dont je n'ai pu parler encore,
pour ne pas couper le fiî de mon récit.
Ce projet confiftoit à m'aller établir
dans l'isle de St. Pierre , domaine de l'hô-
pital de Berne , au milieu du lac de Bienne.
Dans un pèlerinage pédeftre , que j'avois
fait l'été précédent avec du Peyrou, nous
avions viuté cette isle ; & j'en avois été
tellement enchanté , que je n'avois ceflTé
depuis ce temps-là de fonger aux moyens
d'y faire^ma demeure. Le plus grand obf-
tacle étoit , que l'isle appartenoit aux
Bernois qui , trous ans auparavant , m'a-
voient vilainement clîafTé de chez eux ;
& outre que ma fierté pàtilToit à retourner
chez des gens qui m'avoient fi mal reçu ,
j'avois lieu de craindre qu'ils ne me laif-
398 Les Confessions.
faffent pas plus en repos dans cette jsic
qu'ils n'avoJent fait à \vcrdon. J'avois
confuké là- deffus , milord inaréchal qui.,
penfant comme moi , que les Bernois bien
aifes de n?e voir relégué dans cette isle
& de m y tenir en otage , pour les écrits
que je pourrois être tenté de faire , avoit
fait fonder là-deffus, leurs difpofitions par
lin M. Sturler , fon ancien voiHn de Co-
lombier. M. Sturler s'adrefTa à des chefs
de l'état , & fur leur réponfe , affuramilord
maréchal que les Bernois , honteux de
]eur conduite pafiTée , np demandoient pas
mieux que de me voir domicilié dans l'isle
de St. Pierre, & de m'y laifler tranquille.
Pour furcroît de précaution , avant de
rifquer d'y aljer réfid^r , je fis prendre
de nouvelles informations par le colonel
Chaillet, qui me confirma les mêmes cho-
fes ; & le rece^'eur de l'i.^^Ie ayant reçu de
fes maîtres la permiflion de m'y loger , je
crus ne rien rifquer d'aller m'établif chez
Jui , avec l'agrément tacite , tant du fouvc-
^ain que des propriétaires ; car je ne jiou-
v.ois dpér.er que IVIIVÎ. i^e Berne recon-»
Livre XIL 399
lîufTent ouvertement l'injurtice qu'ils m'a-
voient faite , & péchaffent ainli contre la
plus inviolable maxime de tous les Ibu-
verains.
L'isle de St. Pierre , appellée à Neu-
chatel l'isle de la Motte , au milieu du lac
de Bienne , a environ une demi-lieue de
tour; mais dans ce petit efpace,elle four-
nit toutes les priaicipales productions nc-
«eiïaires à la vie. Elle a des champs , des
prés , des vergers , des bois , des vignes ;
&, le tout , à la faveur d'un terrain varié &
montagneux, forme une diftribution d'au-
tant plus agréable , que fes parties ne fc
découvrant pas toutes enfemble , fe font va-
loir mutuellement , & font juger l'isle plus
grande qu'elle n'eft en effet. Une terraiïe
fort élevée en forme la partie occidentale
qui regarde GlereRe & Bonneville. On a
planté cette terraffe, d'une longue allée
qu'on a coupée dans fon milieu par un.
grand fallon , où durant les vendanges,
on ie raflemble les dimanches de tous les
rivages voilîns , pour danfer & fe réjouir. Il
n'y a dans l'isk qu'une feule maifo^ , mais
400 Les Confessions.
vafte & commode , où loge le receveur,
& fituée dans un enfoncement qui la tient
k Tabri des vents.
A cinq ou fix cents pas de l'isle, eft du
côté du fud , une autre isle beaucoup plus
petite , inculte & déferte , qui paroîtavoit
été détachée autrefois de la grande par les
orages , & ne produit parmi fcs graviers ,
que des faules & des perficaires , mais où
eft cependant un tertre élevé , bien ga-
zonné & très -agréable. La forme de ce lac
eft un ovale prefque régulier. Ses rives ,
moins riches que celles des lacs de Genève
& de Neuchatel , ne laiffent pas de former
une affez belle décoration , fur-tout dans
la partie occidentale , qui eft très-peuplée ,
& bordée de vignes au pied d'une chaîne
de montagnes , à peu près comme à Côte-
rôtie , mais qui ne donnent pas d'auiU
bon vin. On y trouve , en allant du fud au
nord , le bailliage de St. Jean , Bonneville ,
Bienne & Nidau à l'extrémité du lac ; le
tout entre-mêlé de villages très-agréables.
Tel étoit Tafyle que je m'étois ménagé ,
&; où je réfolus d'aller m'établir en quit-
tant
L 1 ^ k E XL 4ôf.
fafiile Val-de-Travers. (*) Ce choix étoit
û conforme à mon goût pacifique, à mon
Immeur folitaire & pareffeufe , que je le
compte parmi les douces rêveries donc
je me fuis le plus vivement paffionné. 11
rne fembloit que dans cette isle , je feroi.^
plus féparé des hommes , plus à l'abri de
leurs outrages , plus oublié d'eux , plus
livré , en un mot, aux douceurs du défœu-
vrement & de la vie contemplative. Jaa-
lois voulu être tellement confiné dans
cette isle, que je n'eulfeplus de commerce
avec les mortels ; & il eft certain que je
pris toutes les mefures imaginables pour
me fouftraire àla néceffité d'en entretenir.
(*) Il n'eft peut-être pas inutile d'avertir que
j'y laiiïbis un ennemi particulier dans un M. du
T X , maire des Verrrieres , en très- médiocre
eftinie dans le pays , mais qui a un frère qu'on
dit honnête homme, dans les bureaux de M. de
St. Florentin. Le maire l'étoic allé voir quelque
temps avant mon aventure. Les petites remarques
de cette efpece, qui par elle-mêmes ne font rien ,
peuvent mener dans la fuite, à l-a découverte de
bien des fouterrains,
Tome IF. Cç
402 Les Confessions.
Il s'agiffoit de fubfifter ; & tant par la.
cherté des denrées que par la difficulté
des tranfports , la fubfiftance eft cherc
dans cette isle , où d'ailleurs on efl à la
difcrétion du receveur. Cette difficulté fut
levée par un arrangement que du Peyrou
voulut bien prendre avec moi , en fe fubf-
tituant à la place de la compagnie qui
avoit entrepris &c abandonné mon édition
ç:énér_ale. Je lui rerais tous les matériaux
de cette édition. J'en fis l'arrangement &
la diftrîbution. J'y joignis l'engagement
de lui remettre les mémoires de ma vie ,
& je le fis dépofitaire généralement de
tous mes papiers , avec la condition ex-
prefTe de n'en faire ufage qu'après ma
mort , ayant à cœur d'achever tranquille-
ment ma carrière , fans plus faire fouvenii*
le public de moi. Au moyen de cela , la
penfion viagère qu'il fe chargeoit de me
paver , fuffifoit pour ma fubfiftance.Milord
maréchal ayant recouvré tous fes biens,
in'en avoit offert une de douze cents francs^
que je n'avois acceptée qu'en laréduifant
à la moitié. Il m'en voulut envoyer le capi-
tal 3 que je rcfufai , par l'embarras de le
Livre XIî. 403
|>lacer. Il fit paffer ce capital à da Peyrou j
entre les mains de qui il eft relié , & qui
ïTi'en paie la rente viagère fur le pied con-
venu avec le conftituant. Joignant donc
zTion traité avec du Peyrou , la penfio.i
de milord maréchal, dont les deux tiers
étoient reverfibles à Thcrefe après ma
îiiort , Se la rente de 300 francs que j'avois
fur Duchefne , je pouvois compter fur
une fubfiflance honnête , & pour moi , &
après moi pour Thérefe , à qui je laiflois
fept cents francs de rente , tant de la peii-
fion de Rey , que de celle de milord ma-
réchal : ainfi je n'avois plus à craindre que
le pain lui manquât , non plus qu'à m.oi.
Mais il étoit écrit que l'honneur me ior-
ceroit de repouffer toutes les reftburces
que la fortune & mon travail mettroient
à ma portée , & que je mourrois aufïi pau-
vre que j'ai vécu. On jugera fi , à moins
d'être le dernier des infâmes , j'ai pu tenir
des arrangemens qu'on a toujours pris
foin de me rendre ignominieux , en m'ô*
tant avec foin toute autre relfourcc , pour
me forcerdeconfeutir k mon déshonneur,
C c :5
404 Les Confessions.
Comment fe feroient-ils douté du parti
que je prendrois dans cette alternative ?
Ils ont toujours jugé de mon eœur par les
leurs.
En repos du côté de la fabfiftance ,
j'étois fans fouci de tout autre. Quoique
j'abandonnafTe dans le monde le champ
libre à mes ennemis , je laiftois dans le
noble enthoufiafme quri avoit diclé mes
écrits , & dans la confiante uniformité dt
mes principes , un témoignage de mon
ame qui répondoit à celui que toute ma
conduite rendoit de mon naturel. Je n'a-
voispas befoin d'une autre défenfe contre
mes calomniateurs. Ils pou\'oient peindre
fous mon nom , un autre bommc ; mais
ils ne pouvoient tromper que ceux qu-i
vouloient être trompés. Je pouvois leur
donner ma vie à épiloguer d'un bout à
l'autre : j'étois fur qu'à travers mes fautes
& mes foiblefies , à travers mon inapti-
tude à fiipporter aucun ]Oug , on trouve-
ïoit toujours un homme jufte , bon , fans
fiel , fans haine , fansjaloufie , prompt à
r connoître fes propres torts , plus prompt
à oublier ceux d'autrui , cherchant toute
Livre Xil. 40g
fa félicité dans les paffions aimantes &
douces , & portant en toute chofe la fm-
-cérité jufqu'à l'imprudence , jufqu'au plu*
incroyable défmtéreiïement.
Je prenois donc en quelque forte , congç
«de mon fiecle & de mes contemporains,
& je faifois mes adieux au monde , en me
-confinant dans cette isle pour le refte dç
îîies jours ; car telle étoit ma réfolution ,
& c' étoit là que je comptois exécuter enfin
le grand projet de cette vie oifeufe , au-
quel j'avois inutilement confacré jufqu'a-
iors tout le peu d'adivité que le ciel m'a-
voit départie. Cette isle aUoit devenir
pour moi , celle de Papimanie , ce biea-
lieureux pays , où l'on dort;
Où l'on fait plus , où l'on fait nulle chofe.
Ce plus étoit tout pour moi , car j'ai
toujours peu regretté le fommeil ; l'oifi-
veté me fuffit; & pourvu que je ne faflç
3t"ien , j'aime encore mieux rêver éveillé
.qu'en fonge. L'âge des projets romanef-
ques étant paffé , & la fumée de la gloriole
ina' ayant plus étourdi que flatté , il i;ie mç
C c 3
4o6 Les Confessions.
reffcoit , pour dernière efpérance , que
celle de vivre fans gêne , dans un loifir
éternel. C'efl; la vie des bienheureux dans
l'autre monde , 8c j'en faifois déformais
ïnon bonheur fuprême dans celui-ci.
Ceux qui me reprochent tant de con-
traditions, nemanquerontpasicide m'en
reprocher encore une. J'ai dit que l'oifi-
veté des cercles me les rendoit infuppor-
*ables, & me voilà recherchant la folitude
imiquement pour m'y livrer à J'oifiveté..
Ceft pourtant ainfi que je fuis ; s'il y a
là de la contradidtion , elle effc du fait de
la nature , & non pas du mien: mais iî:
y en a fi peu , que ceft par -là précifé-
iraent que je fuis toujours moi. L'oifiveté
des cercles eft tuante , parce qu'elle eft
de néceffité : celle de la folitude eft char-
înante , parce qu'elle eft libre & de vo-
lonté. Dans une compagnie , il m'eft cruel
«de ne rien faire, parce que j'y fuis forcé.
Il faut que je refte là cloué fur une chaife
«ti debout , planté comme un piquet , fans
remuer ni pied ni patte , n'ofimt ni cou-
tir j ni fauter , ni chanter ^ ni crier , ni
Livre XI L 407
gefliculer quand j'en ai envie , n'ofant
pas même rêver ; ayant à la fois tout l'en-
nui de roihveté & tout Je tourment de la
contrainte ; obligé d'être attentif à toutes
les fottifes qui fe difent & à tous les com-
plimens qui fe font , & de fatiguer inccf-
fiimment ma minerve , pour ne pas man-
quer de placer à mon tour mon rébus &
mon menfonge. Et vous appeliez cela de
i'oifiveté ! C'eft un travail de forçat.
L'oifiveté que j'aime , n'eft pas celle d'ua
fainéant qui refte là les bras croifés dan?
une inaélion totale , & ne penfe pas plus
qu'il n'agit. C'eft à la fois celle d'un en-
fant qui eft fans cefife en mouvement pour '
lie rien faire , & celle d'un radoteur qui
bat la campagne , tandis que fes bras foni:
en repos. J'aime à m'occuper à faire des
riens , à commencer cent chofes , & n'en
achever aucune , à aller & venir comme
la tête me chante , à changer à chaque
inftant de projet , à fuivre une mouche
dans toutes fes allures , à vouloir déra-
ciner un. rocher pour voir ce qui cft def-
fo'.is , à entreprendre avec ardeur un ira»
C C A-
'4oS Les Confessions.
vail de dix ans , & à l'abandonner fans
regrets au bout de dix ininutes , à mufer
enfin toute la journée fans ordre & faut
fuite , & à ne fuivrc en toute chofe que
îe caprice du moment.
La botanique, telle que je l'ai toujours
confidérée , & tellç qu'elle commençoit à
devenir paffion pour m.oi , étoit précifé-
rnent une étude oifeufe , propre à remplir
tout le vuide de mes loifirs , fans y laiffer
place au délire de l'imagination , ni à l'en-
nui d'un dcfœuvrement total. Errer non-
chalamment dans les bois & dans la cam-
pagne , prendre machinalement çà & là,
tantôt une fieur , tantôt un rameau, brou-
ter mon foin prefque au hafard , obferver
mille & mille fois les mêmes chofes , 8c
toujours avec le même intérêt, parce que
je les oubliois toujours , étoit de quoi
paiTer l'éternité fans pouvoir m'ennuyer
un moment. Quelque élégante , quelque
admirable , quelque diverfe que foit la
ftrudure des végétaux , elle ne frappe pas
-affez un oeil ignorant, pour l'intérelfer.
• Ceae Gonflante analogie , & j;30ur-tant cettt
Livre XII. 409
variété prodigieufe qui règne dans leur
organifation , ne tranfporte que ceux qui
ont déjà quelque idée du fyftême végétal.
Les autres n'ont , à l'afped; de tous ces
tréfors de la nature , qu'une admiration
ftupide & monotone. Ils ne voient rien
en détail , parce j:iu'ils ne favent pas même
ce qu'il faut regarder ; & ils ne voient
pas non plus l'enfemble , parce qu'ils n'ont
aucune idée de cette chaîne de rapports
& de combinaifons , qui accable de fes
merveilles l'efprit de l'obfervatcur. J'é-
tois , & mon défaut de mémoire me devoit
tenir toujours , dans cet heureux point
d'en favoir aflez peu pour que tout me
fût nouveau , & affcz pour que tout me
fût fenfible. Les divers fols dans lefquels
l'isle , quoique petite , étoit partagée ,
m'oifroient une fuffifante variété de plan-
tes pour l'étude & pour l'amufement de
toute ma vie. Je n'y voulois pas laiHer un
poil d'herbe fans analyfe , & je m'arran-
geois déjà pour faire, avec un recueil im-
inenfe d'obfervations curieufes , la Flora
iPétrinfularii.
'4T0 Les Confessions.
Je fis venir Thérefe avec mes livres
& mes effets. Nous nous mimes e.Ji pen-
fion chez ]e receveur de l'isle. Sa femme
a\oit à Nidau , fes fœurs qui la venoient
voir tour-à-tour , & qui faifoient à Thé-
refe une compagnie. Je fis là , l'efTai d'une
douce vie , dans laquelle j'aurois voulu
pafler la mienne , <k dont le goût que j'y
pris , ne fervit qu'à me faire mieux fentir
l'am.ertume de celle qui devoit fi promp-
tement y fuccéder.
J'ai toujours aimé l'eau pafiionnément ,
& fa vue me jette dans une rêverie deli-
cJeufe , quoique fouvent fans objet déter-
miné. Je ne manquois point à mon lever,
2orfqu'iI faifoit beau , de courir fur la ter-
raffe humer l'air falubre & frais du matin ,
& planer des yeux fur l'horizon de ce
beau lac , dont les rives & les montagnes
qui le bordent, enchantoient ma \'ue. Je
ne trouve point de plus digne hommage
à la Divinité , que cette admiration muette
qu'excite la contemplation de fes œuvres ,
& qui ne s'exprime point par des aéles
développés. Je comprends comment le$^
Livre XTL 411
habitant des villes , qui ne voient que
(les murs , des rues & des crimes , ont
peu de foi ; mais je ne puis comprendre
comment des campagnards , & fur -tout
des folitaires , peuvent n'en point avoir.
Comment leur ame ne s'éleve-t-elle pas
cent fois le jour avec extafe à l'Auteur des
merveilles qui les frappent ? Pour moi ,
c'eft fur-totit à mon lever , affaiffé par mes
infomnies , qu'une longue habitude me
porte à ces élévations de cœur qui n'im-
pofent point la fatigue de penfer. Mais il
faut pour cela , que mes yeux foient frap-
pés du raviiïant fpeclacle de la nature.
Dans ma chambre , je prie plus rarement
6c plus féchement : mais à l'afpedl d'un
beau payfage , je me fens ému fans pou-
voir dire de quoi. J'ai lu qu'un fage évê-
que, dans la vifite de fon diocefe , trouva
une vieille femme qui , pour toute prière ,
ne favoit dire que 0 ! il lui dit : Bonne
mère, continuez de prier toujours ainfi ;
votre pnere vaut mieux que les nôtres.
Cette meilleure prière eft auffi la mienne.
Après le déjeuner , je i.ivz hntoi$ d'écrire
4î2 Les Confessions.
en rechignant , quelques malheureufes let-
tres , afpirant avec ardeur à l'heureux mor
ment de n'en plus écrire du tout. Je tra-
.caffois quelques inftans autour de mes
livres & papiers , pour les déballer & arran-
ger , plutôt que pour les lire; & cet arran-
gement , qui devenoit pour moi l'œuvrç
de Pénélope , me donnoit le plaifir de
mufer quelques momens , après quoi je
m'en ennuj/ois & le qî.iittois , pour paffer
les trois ou quatre heures qui me reftoient
de la matinée, à l'étude de la botanique^
& fur-tout du fyftême de Linnarus , pour
lequel j.e pris une paffion dont je n'ai pu
bien me guérir , même après en avoir
fenti le vuide. Ce grand obfervateur eft
à mon gré le feul avec Ludwig, qui ait vu
jufqu'ici la botanique en naturalise & en
philofophe ; mais il l'a trop étudiée dans
des "herbiers & dans des jardins, & pas
afîez dans la nature elle-même. Pour moi ,
qui prenois pour jardin l'isle entière , fi-
tôt que j'avois befoin de faire ou vérifier
quelque obfervation , je courois dans les
"bois ou dans les prés , mon livre fous Jf
L I \' R E Xll. 413
bras : là , je me couchois par terre , auprès
de la plante en queftion , pour l'examiner
fur pied tout à mon aife. Cette méthode
m'a beaucoup fervi pour connoitre les
végétaux dans leur état naturel , avant
qu'ils aient été cultivés & dénaturés par
la main des hommes. On dit que Fagon ,
premier médecin de Louis XIV , qui nom-
moit & connoiflbit parfaitement toutes
les plantes du Jardin -royal , étoit d'une
telle ignorance dans la campagne , qu'il
n'y connoiffoit plus rien. Je fuis précifé-
ment le contraire : je connois quelque
chofe à l'ouvrage de la nature , mais rier»
à celui du jardinier.
Pour les après-dînés , je les livrois tota-
lement à mon humeur oifeufe & noncha-
lante , & k fuivre fans règle l'impulfioa
du moment. Souvent, quand l'air étoit
calme , j'allois immédiatement en fortant
de table , me jeter feul dans un petit ba-r
teau , que le receveur m'avoit appris à
mener avec une feule rame ; je m'avan-
çois en pleine eau. Le moment où je dé«
rivois , me donnoit une joie qui alloit juf*
4T4 Les Confessions.
qu'au trefraillement , & dont il mVft im-
poffible de dire ni de bien comprendie
la caufe , Ci ce n'étoit peut-être une féiici-
tation fecrete d'être en cet état, hors de
l'atteinte des méchans. J'errois cnfuite feul
dans ce lac , approchant quelquefois du
rivage , mais n'y abordant jamais. Souvent
Jaiflant aller mon bateau à la merci de
l'air & de l'eau , je me livrois à des rêve-
ries fans objet, & qui , pour êtreftupides ,
n'en étoient pas moins douces. Je m'é-
criois par fois avec attendiffement: O na-
ture ! ô ma mère ! me voici fous ta feule
garde ; il n'y a ponit ici d'homme adroit
& fourbe , qui s'interpofe entre toi & moi.
Je m'éloignois ainfi jufqu'à demi-lieue de
terre ; j'aurois voulu que ce lac eût été
Tocéan. Cependant , pour complaire à
mon pauvre chien , qui n'aimoit pas au-
tant que moi de fi longues flations fur
l'eau , je fuivois d'ordinaire un but de
promenade ; c'étoit d'aller débarquer à ia
petite isie , de m'y promener une heure
ou deux , ou de m'étendre au fommetdu
tertre fur le gazon , pour m'ufibuvir du
Livre XII. 415
plaifir d'admirer ce lac & fes environs,
pour examiner & difléquer toutes les her-
bes qui fe trouvoient à ma portée , & pour
me bâtir , comme un autre Robinibn ,
une demeure imaginaire dans cette petite
isle. Je m'affectionnai fortement à cette
butte. Quand j'y pouvois mener prome-
ner Thérefe avec la receveufe & fes fœurs ,
comme j'étois fier d'être leur pilote & leur
guide ! Nous y portâmes en pompe , des
lapins pour la peupler. Autre fête pour
Jean-Jaques. Cette peuplade me rendit la,
petite isle encore plus intéreflante. .l'y
allois plus fouvent & avec plus de plaifir
depuis ce temps-là , pour rechercher des
traces du progrès des nouveaux habitans.
A ces amufemens , j'en joignois un qui
me rappelloit la douce vie des Charmet-
tes , & auquel la faifon m'invitoit parti-
culièrement. C'étoit un détail de foins
ruftiques pour la récolte de§ légumes &
des fruits , & que nou.î nous faifions un
plaifir , Thérefe & moi , de partager avec
la receveufe & fa famille. Je me fouviens
qu'un Bernois , iioijjméiM. lurkebergher^,
41 6 Les Cox fessions.
m'étant venu voir , me trouva perché fu>
un grand arbre , un foc attaché autour
de ma ceinture , & déjà fi plein de pom-
mes, que je ne pouvois plus me remuer.
Je ne fus pas fâché de cette rencontre &
de quelques autres pareilles, J'efpérois
que les Bernois , témoins de l'emploi de
mes loifirs , ne fongeroient plus à en trou-
bler la tranquillité , & me laifferoient eiT
paix dans ma folitude. J'aurois bien mieux
aimé y être confiné par leur volonté que
par la mienne : j'aurois été plus afliiré de
n'y point voir troubler mon repos.
Voici encore un de ces aveux fur lef-
quels je fuis fur d'avance , de l'incrédulité
des lecteurs , obftinés à juger toujours de
moi par eux-mêmes , quoiqu'ils aient été
forcés de voir dans tout le cours de ma:
vie , mille affections internes qui ne ref-
fembloient point aux leurs. Ce qu'il y a;
de plus bizarre eft , qu'en me refufimt
tous les fentimens bons ou indifféf ens
qu'ils n'ont pas , ils font toujours prêts
à m'en prêter de fi mauvais , qu'ils ne
fauroient même entrer dans un cœur
d'homme :
Livre XII. 4.1^
^*homme : ils trouvent alors tout fimple
de me mettre en contradidion avec la
nature , & de faire de moi un monRre tel
qu'il n'en peut même exifter. Rien d'ab-
furde ne leur paroît incroyable , dès qu'il
tend à me noircir ; rien d'extraordinaire
ne leur paroît polîible , dès qu'il tend à
m'honorer.
Mais quoi qu'ils en puilTent croire ou
dire , je n'en continuerai pas moins d'ex-
pofer fidèlement ce que fut , fit , & penfa
J. J. Rouffeau , fans expliquer ni juftifier
les fingularités de fes fentimens & de fes
idées , ni rechercher fi d'autres ont penfé
comme lui. Je pris tant de goût à l'isle de
St. Pierre , & fon féjour me convenoit (i
fort , qu'à force d'infcrire tous mes deûrs
dans cette isle , je formai celui de n'eu
point fcrtir. Les vifites que j'avois à ren*.
dre au voifinage , les courfes qu'il me fau-
droit faire à Neuchatel , àBienne, à Yver-«
don , à Nidau , fatiguoient déjà mon ima,<
glnation. Un jour à paffer hors de l'isle,'
me paroiffoit retranché de mon bonheur;
& fortir de l'enceinte de ce lac , étoit pout
Tome IV, D d
4i8 Les Confessions^
moi , foitir de mon clément. D'ailleurs
l'expérience du paiïe m'avoit rendu crain-
tif. Il fuffifoit que quelque bien flattâe
mon cœur, pour que je duffe m'attendra
à le perdre ; & l'ardent defir de finir mes
jours dans cette isle , étoit infcparable de
3a crainte d'être forcé d'en fortir. J'avois
pris l'habitude d'aller les foirs , m'affeoir
fur la grève , fur -tout quand le lac étoit
agité. Je fentois un plaihr fmgulier à voir
les flots fe brifer à mes pieds. Je m'en fai-
fois l'image du tumulte du monde , & de
3a paix de mon habitation ; & je m'atten-
driflois quelquefois à cette douce idée,
jufqu à fentir des larmes couler de mes
yeux. Ce repos , dont je jouiflois avec paf-
iion , n'étoit troublé que par l'inquiétude
tie le perdre ; mais cette inquiétude alloit
nu point d'en altérer la douceur. Je fen-
tois ma fituation fi précaire , que je n'oiois
y compter. Ah , que je changerois volon-
tiers , me difois-je , la liberté de fortir d'ici ,
dont je ne me foucie point , avec raffii-,
lance d'y pouvoir refter toujours ! Au lieu
d'Y être fouffert par grâce , que n'y fuis»
Livre XIL 4r(>
je détenu par force ! Ceux qui ne font
que m'y fouffrir , peuvent à chaque inftane
m'en chaffer; & puis-je efpérer que mes
perfécuteurs m'y voyant heureux , m'y
Jaiflent continuer de l'être? Ah ! c'eft peu
qu'on me permette d'y vivre ; je voudrois
qu'on m'y condamnât, & je voudrois être
contraint d'y relier, pour'ne l'être pas d'en
fortir. Je jetois un œil d'envie fur l'heu-
reux Micheli DuCrêt qui , tranquille au
château d'Arbourg , n'avoit eu qu'à vou-
loir être heureux , pour l'être. Enfin , h
force de me livrer à ces réflexions & aux
preflentimens inquiétans des nouveaux
orages toujours prêts à fondre fur moi ,
j'en vins à defirer , mais avec une ardeur
incroyable , qu'au lieu de tolérer feule-
ment mon habitation dans cette isle , on
me la donnât pour prifon perpétuelle ; &
je puis jurer, que s'il n'eût tenu qu'à moi
de m'y faire condamner , je l'aurois fait
avec la plus grande joie , préférant mille
fois la néceffité d'y pafTer le refte de ma
vie , au danger d'en être expulfé.
Cette crainte ne demeura pas lon^^-»
Dd 2^
420 Les Confessions,"
temps vaine. Au moment où je m'y atteti'
dois ]e moins , je reçus une lettre de M.
le baillif de Nidau , dans le gouvernement
duquel ctoit l'isle de St. Pierre : par cette
lettre il m'intimoit de la part de LL. EE.
l'ordre de fortir de l'isle & de leurs états.
Je crus rêver en la lifant. Rien de moins
naturel , de moins raifonnable , de moins
prévu qu'un pareil ordre : car j'avois plu-
tôt regardé mes preiïentimens comme les
inquiétudes d'un homme effarouché par
fes malheurs , que comme une prévoyance
qui pût avoir le moindre fondement. Les
mefures que j'avois prifes pour m'affurer
de l'agrément tacite du fouverain , la tran-
quillité avec laquelle on m'avoit laiffc
faire mon établiflement , les vifites de
plufieurs Bernois & du baillif lui-même,
qui m'avoit comblé d'amJtiés & de pré-
venances , la rigueur de la faifon , dans
laquelle il étoit barbare d'expulfcr un
homme infirme , tout me fit croire avec
"beaucoup de gens , qu'il y avoit quelque
mal -entendu dans cet ordre , & que les
iïial- intentionnés avoient pri* exprès le
Livre XII. 421
temps des vendanges & de finfréqucnce
du fénat , pour me porter brufquement
ce coup.
Si j'avois écouté ma première indigna-
tion , je ferois parti fur -le -champ. Mais
où aller ? Que devenir à l'entrée de l'hi-i
ver , fans but , fans préparatif , fans con-
ducteur , fans voiture ? A moins de laiffejr
tout à l'abandon , mes papiers, mes effets ,
toutes mes affaires , il me falloit du temps
pour y pourvoir , & il n'étoit pas dit dans
l'ordre , fi on m'en laiffoit ou non. La con».
tinuité des malheurs commençoit d'affaif-
fer mon courage. Pour la première fois
je fentis ma fierté naturelle fléchir fous
le joug de la uécefTité ; & malgré les mur-
mures de mon cœur , il fallut m'abaideF
à demander un délai. G'étoit à JVI. de
Graffenried , qui m'avoit envoyé l'ordre,
que je m'adreffai pour le faire interpréter;.
Sa lettre portoit une très -vive improba-
tion de ce même ordre , qu'il ne m'inti-
moit qu'avec le plus grand regret ; & les
témoignages de douleur & d'eftime , dont
elle étoit remplie , me fembloieiit autar4..
Dd
C^
422 Les Confessions.
d'invitations bien douces de liîi parler
à cœur ouvert ; je Je fis. Je ne doutois pas
même que ma lettre ne fît ouvrir les yeux
à ces hommes iniques fur leur barbarie,
& que fi l'on ne révoquoit pas un ordre
fi cruel , on ne m'accordât du moins un
délai raifonnable , & peut- être l'hiver en-
tier , pour me préparer à la retraite & pour
çn choifir le lieu.
En attendant la réponfe , je me mis à
réfléchir fur ma fituation, & à délibérer
fur le parti que j'avois à prendre. Je vis
tant de difficultés de toutes parts , le cha-
grin m'avoit fi fort affeélé , & ma fanté
en ce momertt étoit fi mauvaife , que je me
îaiiTai tout- à -fait abattre, & que l'effet
de mon découragem.ent fut de m'ôtcr le
peu de reffources qui pouvoient merefter
dans l'efprit, pour tirer le meilleur parti
poffible de ma trifte fituation. En quelque
afyle que je voululfe me réfugier, il étoit
clair que je ne pouvois m'y fouflraire à
aucune des deux manières qu'on avoit
prifes de m'expulfer: l'une, en foulevant
contre moi la populace par des manoeu-
Livre XIT 423^
Vres fouterraines ; l'autre , en me cîiafTant
à force ouverte , fans en dire aucune
raifon. Je ne pouvois donc compter fur
aucune retraite afifurée , à moins de l'aller
chercher plus loin que mes forces & la
faifon ne fembloient me le permettre.
Tout cela me ramenant aux idées dont
je venois de m'occuper, j'ofai defirer &
propofer qu'on voulût plutôt difpofer de
moi dans une captivité perpétuelle , que
de me faire errer inceffamment fur la terre ,
enm'expulfantfucceiïivement de tous les
afyles que j'aurois choifis. Deux jours
après ma première lettre , j'en écrivis une
féconde à M. de Graffenried , pour le prier
d'en faire la propofition à LL. EE. La ré-
ponfe de Berne à l'une & à l'autre , fut un
ordre conçu dans les termes les plus for-
mels & les plus durs , de fortir de l'isle &
de tout le territoire médiat & immédiat
de la république , dans l'efpace de vingt-
quatre heures, & de n'y rentrer jamais,
fous les plus grieves peines.
Ce moment fut affreux. Je me fuis trouvé
depuis dans de pires angoiffes , jamais dan*
Dd 4,
4^4 Les C'o n f e s s i o n s.
un plus grand embarras. Mais ce qui m'af-
fligea le plus , fut d'être forcé de renoncer
au projet qui m'avoit fait defirer de palTer
î hiver dans l'isle. Il eft temps de rapporter
l'anecdote fatale qui a mis le comble à
mes défaftres , & qui a entraîné dans ma
ruine un peuple infortuné , dont les naif-
fantes vertus promettoient déjà d'égaler
\\n jour celles de Sparte & de Rome,
J'avois parlé des Corfes dans le Contrat
Social, comme d'un peuple neuf, le feul
de l'Europe qui ne fût pas ufé pour la
législation , & j'avois marqué la grande
efpérance qu'on devoit avoir d'un tel
peuple , s'il avoit le bonheur de trouver
lui fage inftituteur. Mon ouvrage fut
lu par quelques Corfes, qui furent fenfi-
bles k la manière honorable dont je parlois
d'eux ; & le cas où ils fe trouvoient de tra-
vailler à l'établifTeraent de leur république ,
fit penfer à leurs chefs , de me demander
mes idées fur cet important ouvrage. Uii
M. ButtafuocQ , d'une des premières fa-
milles du pays , & capitaine en France
,daus Royal -Italien 3 m'écrivit à ce fujet
Livre XII. 42^
8c me fournit plufieiirs pièces que je lui
avois demandées , pour me mettre au fait
de i'hiftoire de la nation & de l'état du pays.
J\I. Pacli m'écrivit auffi plufieurs fois ; &
quoique je fentifle une pareille entreprifc
au-deffus de mes forces , je crus ne poti-
voir les refufer , pour concourir à une fi
grande & belle œuvre , lorfque j'aurois
pris toutes les inftruélions dont j'avois
befoin pour cela. Ce fut dans ce fens
que je répondis à l'un & à l'autre , & cette
correfpondance continua jufqu'à mon dé-
part.
Précifément dans le même temps , j'ap-
pris que la France envoyoitdes troupes en
Corfe , & qu'elle avoit fait un traité avec
les Génois. Ce traité, cet envoi de troupes
m'inquiétèrent; &fansm'imaginer encore
avoir aucun rapport à tout cela, jejugeois
impoffible & ridicule de travailler à un
ouvrage qui demande un auiïi profond
aepos que l'inflitutiou d'un peuple, au
moment où il alloit peut-être être fubju-
gué. Je ne cachai pas mes inquiétudes k
M. Buttafuoco, qui me ralTura par la cci-
426 Les Confessions.
titude que , s'il y uvoit dans ce traité , des
chofes contraires à la liberté de fa nation ,
lin auffi bon citoyen que lui ne refteroit
pas , comme il faifoit , au fervice de France.
En eftet , fon zèle pour la législatioft
des Corfes , Se fes étroites liaifons avec
I\'l. Paoli, ne pouvoient me lailTer aucun
foupcon fur fon compte ; & quand j'appris
qu'il faifoit de fréquens voyages à Ver-
failles & à Fontainebleau , & qu'il avoit
des relations avec M. de Choifeuf , je n'en
conclus autre chofe, fmon qu'il avoit fur
les véritables intentions de la cour de
France , desfûretés qu'il me laiflbit enten-
dre, mais fur lefquelles il ne vouloit pas
s'expliquer ouvertement par lettres.
Tout cela me raffuroit en partie. Ce-
pendant, ne comprenant rien à cet envoi
de troupes françoifes ; ne pouvant rai-
fonnablement penfer qu'elles fuiïent là
pour protéger la liberté des Corfes , qu'ils
étoienttrès en état de défendre feuls con^
tre les Génois , je ne pouvoisme tranquil-
lifer parfaitement, ni me mêler tout dt
"bon de la législation propofée , jufqu à ce
Livre XII. 427
..que j'eufle des preuves Iblides que tout
cela n'étoitpas un jeu pour me perfiffler.
J'aurois extrêmement defiré une entrevue
avec M. Buttafuoco; c'étoit le vrai moyen
d'en tirer les éclairciffemens dont j'avois
befoin. Il me la fit efpérer , & je l'atten-
dois avec la plus grande impatience. Pour
lui , je ne fais s'il en a\'oit véritable-
ment le projet ; mais quand il l'auroit eu ,
mes défaftres m'auroient empêché d'en
profiter.
Plus je méditois fur Tentreprife propo-
fée , plus j'avançois dans l'examen des
pièces que j'avois entre les mains , & plus
je fentois la néceffité d'étudier de près ,
& le peuple à inftituer , & le fol qu'il habi-
toit, & tous les rapports par lefquels il
lui falloit approprier cette inftitution. Je
comprenois chaque jour davantage , qu'il
m'étoit impoITible d'acquérir de loin toutes
les lumières néceffaires pour me guider.
Je récrivis à Buttafuoco : il le fentit lui-
même ; & fi je ne-formai pas précifément
la réfolution de paffer en Corfe , je m'oc-
cupai beaucoup des moyens de faire ce
'428 Les Con fessions;
voyage. J'en parlai à M. Daftier, quF ^
ayant autrefois fervi dans cette isie fous
IV1. de Maillebois , devoit la connoîtrc.
Il n'épargna rien pour me détourner de
ce deffein ; & j'avoue que la peinture
affreufe qu'il me fit des Corfes & de leur
pays , refroidit beaucoup le defir que j'a-
vois d'aJler vivTe au milieu d'eux.
Mais quand les perfécutions de Mo-
tiers me firent fonger à quitter la SuilTe,
ce defir fe ranima par l'efpoir de tron\'er
enfin chez ces infulaires , ce repos qu'on ne
vouloit me laifTer nulle part. Une chofe
feulement m'effaroucboit fur ce voyage;
c'étoit l'inaptitude & l'averfion que j'eus
toujours pour la vie adive , à laquelle j'ai-
lois être condamné. Fait pour méditer à
loifir dans la folitude , je ne l'étois point
pour parler , agir , traiter d'affaires parmi
les hommes. La nature qui m'avoit donné
le premier talent, m'avoit refufé l'autre.
Cependant je fentois que , fans prendre
part direélement aux affaires publiques,
je ferois nécefTité, fi-tôt que je ferois en
Corfe , de me livrer à l'emprcffcment du
Livre XII. 429I
peuple , & de conférer très - fouvent avec
les chefs. L'ob)et même de mon voyage
exigeoit qu'au lieu de chercher la retraite ,
je cherchafTe , au fein de la nation , les
lumières dont j'avois befoin. Il étoit clair
«[ue je ne pourrois plus difpofer de moi-
même, & qu'entraîné malgré moi dans
un tourbillon pour lequel je-n'étois point
jaé , j'y menerois une vie toute contraire
à mon goût , & ne m'y montrerois qu'à
mon défavantage. Je prévoyois que , fou-
tenant mal par ma préfence , l'opinion de
capacité qu'avoient pu leur donner mes
livres , je me décréditerois chez les Cor-
îts , & perdrois , autant à leur préjudice
qu'au mien , la confiance qu'ils m'avoient
donnée , & fans laquelle je ne pouvois
faire avecfuccès l'œuvre qu'ils attendoient
de moi. J'étois fur qu'en fortant ainfi de
ma fphere , je leur de\'iendrois inutile &
me rendrois malheureux.
Tourmenté , battu d'orages de toute
efpece, fatigué de voyages 8c de perfécu-
tions depuis plufieurs années, je fentois
yi.verne;it le befgi/i ^u repos , çlpnt mes
430 Les Confessions.
barbares ennemis fe faifoient uq jeu de
me priver; je foupirois plus que jamais
après cette aimable oiiiveté , après cette
douce quiétude d'efprit & de corps , que
j'avois tant convoitée , & à laquelle , re-
venu des chimères de l'amour & de l'ami-
tié , mon cœur bornoit fa félicité fuprême.
Je n'envifageois qu'avec effroi les travaux
que j'allois entreprendre, la vie tumul-
tueufe à laquelle j'allois me livrer j & fi la
grandeur, la beauté, l'utilité de l'objet
animoient mon courage, l'impolTibilité de
payer de ma perfonne avec fuccès, me
l'ôtoit abfolument. Vingt ans de médita-
tion profonde , à part moi > m'auroient
moins coûté que fix mois d'une vie adive ,
au milieu des hommes & des affaires , &
certain d'y mal réuffir.
Je m'avifai d'un expédient qui me parut
propre à tout concilier. Pourfuivi dan^s
tous m.es refuges par les menées foutcr-
laines de mes fecrets perfécuteurs , & ne-
voyant plus que la Corfe où je puffe efpé-
rer, pour mes vieux jours , le repos qu'ils
ne vouloient me laiffer nulle part , je rélb-
Livre XII. 455
Jits de m'y rendre , avec Jes diredions de
Buttafuoco, auiïi-tôt que j'en aurois la
poffibilité; mais pour y vivre tranquille,
de renoncer, du moins en appurence , au
travail de la législation , & de me borner ,
pour payer en quelque forte à mes hôtes
leur hofpitalité , à écrire fur les lieux leur
hiftoire , fauf à prendre fans bruit les inf-.
truclions néceffaires pour leur devenir
plus utile , fi je voyois jour à y réuffir.
En commençant ainfi par ne m'engager
à rien., j'efpérois être en état de méditer
en fecret & plus à mon aife , un plan qui
pût leur convenir , & cela fans renoncer
beaucoup à ma chère folitude , ni me fou-
mettre à un genre de vie qui m'étoit infup-
portable, & dont je n'avois pas le talent.
Mais ce voyage dans ma fituation , n'é-
toit pas une chofe aifée à exécuter. A la
manière dont M. Daftier m'avoit parlé
de la Corfe , je n'y de\ois trouver, des
plus hmples commodités de la vie, que
celles que j'y porterois : linge , habits ,
vailfelle , batterie de cuifine, papier, li-
vres , il fajlqit tout portée avec foi. four
432 Les Confessions.
m'y tranfplanter avec ma gouvernante ,"
il falloit franchir les Alpes , & dans un
trajet de deux cents lieues , traîner à ma
fuite tout un baeage; il falloit paffer à
travers les états de plufieurs fouverains ;
& fur le ton donné par toute l'Europe, je
devois naturellement m'atteixdre ^ après
mes malheurs, à trouver par-tout des
obfbacles & à voir chacun fe faire un hon-
neur de m'accabler de quelque nouvelle
difgrace , & violer avec moi tous les droits
des gens & de l'humanité. Les frais im-
menfes , les fatigues , les rifques d'un pa-
reil voyage m'obligeoient d'en prévoir
d'avance & d'en bien pefer toutes les diffi-
cultés. L'idée de me trouver enfin feul,
fans refTource à mon âge , & loin de toutes
mes connoiffances, à la merci decepeupic
barbare & féroce , tel que me le peignoic
IVI. Daftier, étoit bien propre à me faire
rêver fur une pareille réfolution , avant
de l'exécuter. Je defirois paflionnément
l'entrevue que Buttafuoco m'avoit fait
efpérer, &j'en attendoJs l'effet pour pren-
dre tout-à-iait mon parti.
Tandis
Livré XIL 4^3
Tandis que je balançois ainfi , vinrent
}es perfécutions de Motiers , qui me for-
«:erent à la retraite. Je n'étois pas prêt pour
un long voyage, & fur -tout pour celui
de Corfe. J'attendois des nouvelles de
Buttafuoco ; je me réfugiai dans l'isle de
St. Pierre , d'où je fus chafTé à Tentrée
de l'hiver, comme j'ai dit ci'- devant. Les
Alpes couvertes de nefge rendoient alors
pour moi cette émigration impraticable ,
fur -tout a\ec la précipitation qu'on me
prefcrivoit. Il eft vrai que l'extravagance
d'un pareil ordre le rendoit impoiïible à
exécuter: car du milieu de cette folitude
enfermée au milieu des eaux , n'ayant
que vingt -quatre heures depuis l'mtima-
tion de l'ordre pour me préparer au dé-
part , pour trouver bateaux & voitures
pour fortir de l'isle & de tout le territoire ;
quand j'aurois eu des ailes , j'aurois eu
peine à pouvoir obéir. Je l'écrivis à M. le
baillif de Nidau , en répondant à fa lettre ,
&je m'empreiïai de fortir de ce pays d'ini-
quité. Voilà comment il fallut renoncera
mon projet chéri , & comment n'ayaotpu
Tome IV. E e
434 Les Confessions.
dans mon découragement obtenir qu'on
difpofàt de moi , je me déterminai , fur l'in-
vitation de milord maréchal , au voyage
de Berlin , laifiant Thérefe hiverner à
l'isle de St. Pierre , avec mes effets &
mes livres , & dépofant mes papiers dans
les mains de du Peyrou. Je fis une telle
diJigence, que dès le lendemain matin,
]e partis de fisle & me rendis à Bienne
encore avant midi. Peu s'en falJut que
]e n'y terminaffe mon voyage , par un inci-
dent dont le récit ne doit pas être omJs,
Si-tôt que le bruit s'étoit répandu que
j'avois ordre de quitter mon afyle , j'eus
une affluence de vifites du voifniagc , &
fur -tout de Bernois qui venoient avec
la plus déteflable fauffeté me flagorner ,
m'adoucir & me protefter qu'on avoifc
pris le moment des vacances & de l'infré-
quence du fénat,pour minuter & m'inti-
mer cet ordre, contre lequel , difoient-
iJs , tout le Deux -cent étoit indigné. Par-
mi ce tas de confolateurs , i] en vint quel*
ques-uns de la ville de Bienne, petit
état libre , enclavé dans celui de Berne,
Livre YAL 435
^ èntr'autres un jeune homme , appelle
Wildfemet, dont la famille tenoit le pre-
inier rang & avoit le principal crédit
dans cette petite ville. Wildremet me
conjura vivement, au nom de fes con-
titoyens , de chôinr ma retraite au milieu"
d'eux ; m'afTurant qu'ils defiroient avec
èmpreflement de m'y recevoir ; qu'ils fc
fercient une gloire & un devoir de m'y
faire oublier les perfécutions que j'avois
foufiertes ; que je n'avois à craindre chez
eux aucune influence des Bernois ; que
Bienne étoit une ville libre, qui ne rece-
i'oit des loix de perfonne , & que tous les
èitoyens étoient unanimement déterminés
à n'écouter aucune follicitation qui me
fût contraire.
Wildremet voyant qu'il ne m'ébfanloit
pas , fe fit appuyer de plufieurs autres
perfonnes , tant de Bienne & des envi-
rons , que de Berne même , & cntr'autres
du même Kirkeberguer , dont j'ai parlé 7
qui m'avoit recherché depuis ma retraite
en Suiffe , & que fes talens & fes principes
ïncrcndoicnt intéreflant. Mais des foll'ci«
E e 3
430 Les Confessions.
tations moins prévues & plus pondérante^
furent celles de M. Barthès , fecretaire
d'ambafifade de France, qui vint me voir
avec Wildremet, m'exhorta fort de me
rendre à fon invitation , & m'étonna par
l'intérêt vif & tendre qu'il paroiiïbit pren-
dre à moi. Je ne connoiffois point du
tout M. Barthès ; cependant je le voyois
mettre à fes difcours , la chaleur, le zel©
de l'amitié, & je voyois qu'il lui tenoit
véritablement au- cœur, de me perfuader
de m'établir àBienne. Il me fit l'éloge le
plus pompeux de cette ville & de fes habi-?
tans , avec lefquels il fe montroit fi inti-
mement lié , qu'il les appella plufieurs
fois devant moi , fes patrons & fes peres.
Cette démarche de Barthès me dérouta
dans toutes mes conjeétures. J'avois tou-
jours foupçonné M. de C 1 d'être
fauteur caché de toutes les perfécutions
quej'éprouvois en Suifie. La conduite du
réfident de France à Genève , celle de
l'ambaffadeur àSoleure, ne confirmoient
que trop ces foupçons ; je voyois la France
influer en fecret fur tout ce qui m'arri-
Livre XII. 437
voit à Berne , à Genève , à Ncuchatci ,
& je ne croyois avoir en France aucun
ennemi puilTant que le feul duc de C 1.
Oue pouvois-je donc penfer de la vifttc
de Barthès &du tendre intérêt qu'il paroif-
foit prendre à mon fort ? Mes malheurs
n'avoient pas encore détruit cette con-
fiance naturelle à mon cœur , & l'expé-
rience ne m'avoitpas encore appris à voir
par-tout des embûches fous les carefies. Je
cherchois avecfurprife, la raifon de cette
bienveillance de Barthès : je n'étois pas
allez fot pour croire qu'il fit cette démar-
che de fon chef; j'y voyois une publicité",
& même une afFeélation quimarquoit une
intention cachée, & j'étois bien éloigné
d'avoir jamais trouvé dans tous ces petits
agens fubalternes, cette intrépidité géné-
reufe qui, dans un pofte femblable , avoit
fouvent fait bouillonner mon cœur.
J'avois autrefois un peu connu le che-
valier de Beauteville chez M. de Luxem-
bourg ; il m'avoit témoigné quelque bien-
veillance ; depuis fon ambaffade , il m'a-
voit encore donné quelques figncsdefoL^
Ee 3
458 Les Confessions.
venir, & m'avoit môme fait invitera l'aî^
ier voir à Soleure : invitation dont, fans
m y rendre , j'avojs été touché , n'ayant
'oas accoutumé d'être traité fi honnête-
ment par les gens en place. Je préfumai
.donc que M. de Beauteville , forcé de
fuivre fes inftruclions en ce qui regardoit
les affaires de Genève , me plaignant ce-
pendant dans mes malheurs, m'avoit mé-
nagé , par des foins particuliers , cet afyle
de Bienne pour y pouvoir vivre tranquille
fous fes aufpices* Je fus fenfible à cette
attention , mais fans en vouloir profiter j
& déterminé tout- à-fait au voyage de
Berlin , j'afpirois avec ardeur au moment
.de rejoindre milord maréchal , perfuadé
que ce n'étoit plus qu'auprès de lui que
je trouverois un vrai repos & un bonheur
.durable.;.
A mon départ de l'isle , Kirkeberguer
m'accompagna jufqu'à Bienne. J'y trou-
vai Wildremet & quelques autres Bien-
nois qui m'attendoient à la defcente du
bateau. Nous dinàm*es tous enfemble à
l'auberge ; & en y arrivant , mon prenaier
Livre XIL 43»^
foin fut de faire chercher une chaife , vou-
lant partir dès le lendemain matin. Pciî-
dant le dîner , ces meflieurs reprirent
leurs infiances pour me retenir parmi eux",
&ce]a avec tant de chaleur & des p rote fta-
tions fi touchantes , que malgré toutes mes
réfolutions, mon cœur qui n'a jamais fu
réfifter aux caredes , fe lai (Ta émouvoir aux
jeurs : fi-tôt qu'ils me virent ébranlé, ils
redoublèrent fi bien leurs efforts , qu'en-
fin je me laifTai vaincre, & confentis de
refier à Bienne , au moins jufqu'au prin-
temps prochain.
. Auiïi-tôt Wildremet fe preffa de me
pourvoir d'un logement , & me vanta
comme une trouvaille, une vilaine petite
chambre fur un derrière , au troifieme
€tage, donnant fur une cour , où j'avois
pour régal l'étalage des peaux puantes
d'un chamoifeur. IVÎon hôte étoit un petit
homme de bafle mine & paflablement
frippon , que j'appris le lendemain être
débauché , joueur, & en fort mauvais pré-
dicament dans le quartier ; il n'avoit ni
femme, ni enfans , ni domefliques ; &
E e 4
440 Les C o n f e s s i ,o n s.^
triftement reclus dans ma chambre fo]f-
taire , j'étois, dans le plus riant pays du
monde, logé de manière à périr de mé-
lancolie en peu de jours. Ce qui m'affec1:a
le plus , malgré tout ce qu'on m'avoit
dit de l'emprefTement des habitans à me
recevoir , fut de n'appercevoir en paffant
dans les rues , rien d'honnête envers moi
dans leurs manières , ni d'obligeant dans
leurs regards. J'étois pourtant tout déter-
miné à refter là , quand j'appris , vis , &
fentis même dès le jour fuivant, qu'il y
avoitdans la ville une fermentation terri-
ble à mon égard. Plufieurs emprefles vin-
rent obligeamment m'avertir qu'on de-
voit dès le lendemain me fignifierle plus
durement qu'on pourroit , un ordre de
ibrtir fur-le-champ de l'état, c'eft-à-dire
de la ville. Je n'avois perfonne à qui me
confier ; tous ceux qui'm'avoient retenu ,
s'étoient éparpillés. Wildremet avoit dif-
paru , je n'entendis plus parler de Bar-
thès , & il ne parut pas que fa recomman-
dation m'eût mis en grande faveur auprès
despatrons &desperes qu il s'étoit donnée
Livre XÏI. 441-
devant moi. Un M. de Vau - Travers ,
Bernois, qui avoit une jolie maifon pro-
che la ville , m'y offrit cependant un afyle ,
çfpérant , me dit - il , que j'y pourrois évi-
ter d'être lapidé. L'avantage ne me parut
pas allez flatteur pour me tenter de pro-
longer mon féjour chez ce peuple hof-
pitalier.
Cependant , ayant perdu trois jours à
e.ç retard , j'avois déjà pafle de beaucoup
les vingt -quatre heures que les Bernois
m'avoient données pour fortir de tous
leurs états , & je ne laiffois pas , connoif-
fant leur dureté , d'être en quelque peine
fur la manière dont ils me les laifferoient
traverfer , quand M. le baillif de Nidau
vint tout à propos me tirer d'embarras.
Comme il avoit hautement improuvé le
violent procédé de LL. EE.il crut dans
fa générofité, me devoir un témoignage
public , qu'il n'y prenoit aucune part , &
ce craignit pas de fortir d-e fon bailhage
pour venir me faire une vifite à Bienne,
îi vint la veille de mon départ; & loin
de vçnii incognito, il nffeéla même du
44« Les Confessions.
cérémonial, vint in focchi dans foncarofTc
avec fon fecretaire , & m'apporta un pafTe-
port en fon nom , pour traverfer l'état de
Berne à mon aife & fans crainte d'être
inquiété. La vifite me toucha plus que
le pafTe-port. Je n'y aurois guère été
moins fenfible , quand elle auroit eu pour
objet un autre que moi. Je ne connois
rien de fi puilTant fur mon coeur , qu'un
aéle de courage fait à propos , en faveur
du foible injuftement opprimé.
Enfin , après m'être avec peine procuré
une chaife , je partis le lendemain matin
de cette terre homicide , avant l'arrivée
de la députation dont on devoit m'hono-
rer , avant même d'avoir pu revoir Thé-
1 efe , à qui j'avois marqué de me venir
joindre , quand j'avois cru m'arrêter à
Bienne , & que j'eus à peine le temps de
contre-mander par un mot de lettre , en
lui marquant mon nouveau défaftre. On
verra dans ma troifieme partie , fi jamais
j'ai la force de l'écrire , comment, croyant
partir pour Berlin , je partis en effet pour
TAnorleterre ,& comment les deux dames'
Livre XII. 443
qui vouloient djfpofer de moi , après
m'avoir , à force d'intrigues , clnifTé de la
Suifle , où je n'étois pas affez en leur pou-
voir, parvinrent enfin à me livrera leur
ami.
J'ajoutai ce qui fuit dans la leclure que
je fis de cet écrit à M. & INIad, la«com=
tefle d'Egmont , à M. le prince Pigna-
telli , à Mad. la marquife de I\Tefme &
à lyi. le marquis de Juigné.
J'ai dit la vérité : Ci quelqu'un fait des
cliofes contraires à ce que je viens d'ex-
pofer, fufTent- elles mille fois prouvées,
il fait des mbnfonges & des impoftures ;
& s'il refufe de les approfondir & de les
cclaircir avec moi, tandis que je fuis en
vie, il n'aime ni la juftice ni la vérité.
Pour moi, je le déclare hautement & fans
crainte : quiconque , même fans avoir lu
mes écrits , examinera par fes propres
yeux mon naturel, m.on caractère, mes
mœurs , mes penchans , mes plaifirs, mes
îiabitudes , & pourra me croire un mal-
honnête homme, efllui- même un homme
^ étouffer.
444 Les Confessions.
J'achevai ainfi ma ledure , Se tout le
monde fe tut. Mad. d'Egmont fut la feule
qui me parut émue : elle treffaillit vifible-
inent; mais elle fe remit bien vite , & gar-
da le filence , ainfi que toute la compa-
gnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette
ïeéture & de ma déclaration.
Fin des Confejîons,
Livre XII. 44g
DÉCLARATION trouvée dans les papiers dû
r auteur. (*)
lUAND m. RoulTeau traita de fort
ouvrage iutitulé , Emile ou de t éducation ,
Ceux avec qui il conclut fon marché , lui
dirent que leur intention étoit de le faire
imprimer en Hollande. Un li jraire , de-
venu poneffeur du manufcrit , demanda
ia permiffion de le faire imprimer en
France , fans en avertir l'auteur. On lui
nomma un cenfeur. Le cenfeur ayant
examiné les premiers cahiers , donna une
lifte de quelques changemens qu'il croyoit
néceffaires. Cette lifte fut communiquée
à M. Rondeau , à qui on avoit appris
quelque temps auparavant , qu'on avoit
(*) Cette déclaration , qui a été fournie à
l'auteur, par le célèbre magiftrat qui l'a fignée,
potir lui fervir de pièce juftificative , a paru tro|>
importante poui; ne pas l'inférer ici.
44^ t. ES C 0 N F E s s I O K s,
commencé à imprimer ion ouvrage z
Paris.
Il déclara au magiftrat chargé de la
librairie , qu'il étoit inutile de faire des
ehangemens aux premiers cahiers , parce
que la leélure de la fuite feroit connoître
que l'ouvrage entier ne pourroit jamais
être permis en France. Il ajouta qu'il ne
vouloit rien faire en fraude des loix , &
qu'il n'avoit fait fon livre que pour être
imprimé en Hollande , où il eroyoit qu'il
pouvoit paroître , fans contrevenir à Li
loi du pays.
Ce fut d'après cette déclaration , faite
par M. RoufTeau lui-même , que le cen-
feur eut ordre de difcontinuer l'examen ,
& qu'on dit au libraire qu'il n'auroit ja-
mais de permiffion. D'après ces faits qui
ibnt très- certains & qui ne feront point
défavôucs , M. Rouffeau peut affurer que
fi le livre intitulé , Emile ou de téducaticn ..
a été imprimé à Paris malgré les défenfes ,
c'eft fans fon confentement , c'efl à fon
infu , & même qu'il a fait ce qui dépen-
doit de lui pour l'empêcher.-
Livre XÏI. 44;?
Les faits contenus dans ce mémoire ^
font exac'leraent vrais ; & puifque JVI.
Roufleau defire que je le lui certifie , c'eft
une fatisfadion que je ne peux lui refufer.
A Paris le 31 janvier 1766.
De Lamoignon de Mâles herbes»
I
t^*
^.
• ^*