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Full text of "Collection complete des oeuvres de J.J. Rousseau, citoyen de Geneve"

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»i  lu  »<lm  l'iii.i 


COLLECTION 

COMPLETE 

DES  ŒUVRES 

DE    J.    J.    ROUSSEAU, 
Citoyen   de   Genève, 

TOME      XXV  I. 


SECONDE    PARTIE 


DES 


CONFESSIONS 

DE   J.   J.   ROUSSEAU, 
Citoyen   de    Genève, 

Édition  enrichie  d'un  nouveau  recueil 
de  fes  Lettres, 

TOME       IV. 


A     NEUCHATEL, 

De  l'Imprimerie  de  L.  Fauche -BoREL; 

Imprimeur  du  Roi. 

Et  fe  trouve. 

A       PARIS, 

Chez  Grégoire,  Libraire. 

»  "^^^fe =4> 

M.  DCC  XC. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.archive.org/details/collectioncomple26rous 


LES 

CONFESSIONS 

D    E 

J.  J.    ROUSSEAU. 


SUITE    DU    LIVRE    IX, 


peine   G fut-il  à  la  G e ,■ 

où  déjà  je  ne  me  plaifois  pas  trop ,  qu'il 
acheva  de  m'en  rendre  le  féjour  infup- 
portable  ,  par  des  airs  qqe  je  ne  vis  jamais 
à  perfonne ,  &  dont  je  n'avois  pas  même 
l'idée.  La  veille  de  fori  arrivée  ,  on  me 
délogea  de  la  chambre  de  faveur  que 
j'occupois  ,  contiguë    à   celle    de   Mad. 

D y  i  on  la  prépara  pour  M.  G...., 

,&  oii  m'en  donna  une  autre  plUvS  éloignée- 

Voilà,  dis -je  en  riant  à  Mad,  D' y, 

comment  les  nouveaux- venus  déplacent 
les  anciens.  Elle  parut  embarraflee.  J'en 
compris  mieux  la  raifon  dès  le  même 
îoir  J  en  apprenant  qu'il  y  avoit  enti^  1^ 

Tomt  IV,  h. 


12  Les  Confessions. 
chambre  &  celle  que  je  quittois  ,  une 
porte  mafquée  de  communication  ,  qu'elle 
avoitjugé  inutile  de  me  montrer.  Son  com- 
îTierce  avec  G. . . .  n'étoit  ignoré  de  per- 
fonne ,  ni  chez  elle,  ni  dans  le  public, 
pas  même  de  fon  mari  :  cependant,  loin 
d'en  convenir  avec  moi ,  confident  de 
îecrets  qui  lui  importaient  beaucoup  da- 
vantage ,  8c  dont  elle  étoit  bien  fùre  , 
elle  s'en  défendit  toujours  très-fortement. 
Je  compris  que  cette  réferve  venoit  de 
G  ....  ,  qui,  dépofitaire  de  tous  mes 
fecrets  ,  ne  vouloit  pas  que  je  le  fuli'e 
d'aucun  des  fiens. 

Quelque  prévention  que  mes  anciens 
îentimens  ,  qui  n'étoient  pas  éteints  ,  &  le 
mérite  réel  de  cet  homme -là  me  donnaf- 
fent  en  fa  faveur  ,  cWq  ne  put  tenir  contre 
les  foins  qu'il  prit  pour  la  détruire.  Son 
abord  fut  celui  du  comte  de  Tuffiere  5. 
à  peine  daigna- t-il  me  rendre  le  falut; 
3I  ne  m'adreffa  pas  une  feule  fois  la  pa- 
role ,  &  me  corrigea  bientôt  de  la  lui 
adreffer  ,  en  ne  me  répondant  point  du 
tout.  Il  pafToit  par  -  tout  le  premier ,  pie» 


L   I  V   R   E      IX,  ^ 

■noît  par-tout  la  première  place  ,  fans  jamais 
faire  aucune  attention  à  moi.  Paffe  pour 
cela ,  s'il  n'y  eût  pas  mis  une  afFedatioii 
choquante  :  mais  on  en  jugera  par  un  feul 

traitpris  entre  mille.  Un  foir  Mad.  D' y 

fe  trouvant  un  peu  incommodée  ,  dit 
qu'on  lui  portât  un  morceau  dans  fa  cham- 
bre ,  &  monta  pour  fouper  au  coin  de  fon 
feu.  Elle  me  propofa  de  monter  avec  elle  ; 
je  le  fis.  G .  . . .  vint  enfuite.  La  petite 
table  étoit  déjà  mife  ;   il   n'y  avoit  que 

deux  couverts.  On  fert  :  Mad.  D' y 

prend   fa  place  à  l'un  des  coins  du  feu'. 

M.  G prend  un  fauteuil ,  s'établit  à 

l'autre  coin  ,  tire  la  petite  table  entre  eux 
deux  ,  déplie  fa  ferviette  ,  &  fe  met  en 
devoir  de  manger  ,  fans  me  dire  un  feul 

mot.  Mde.  D' y  rougit ,  &  pour 

l'engager  à  réparer  fa  grofliéreté ,  m'offre 
fa  propre  place.  Il  ne  dit  rien  ,  ne  me 
regarda  pas.  Ne  pouvant  approcher  du 
feu  ,  je  pris  le  parti  de  me  promener  par 
la  chambre ,  en  attendant  qu'on  m'ap- 
portât un  couvert.  Il  me  laifîa  fouper  au 
bout  de  la  table ,  loin  du  feu ,  fans  m« 

A   z 


^  Les  Confessions. 
faire  la  moindre  honnêteté  ,  à  moi  inconi- 
modé,  fon  aine,  fon  ancien  dans  la  mai- 
fon  ,  qui  l'y  avois  introduit ,  &  à  qui  même , 
comme  favori  de  la  dame,  il  eût  dû  faire 
les  honneurs.  Toutes  fes  manières  avec 
rnoi  répondoient  fort  bien  à  cet  échan- 
tillon. Il  ne  me  traitoit  pas  précifément 
comme  fon  inférieur  ;  il  me  regardoit 
comme  nul.  J'avois  peine  à  reconnoître 
la.  l'ancien  cuiftre  ,  qui  chez  le  prince  de 
îSaxe  -  Gotha  ,  fe  tenoit  honoré  de  mes 
ïegards.  J'en  avois  encore  plus  à  conci- 
lier ce  profond  filence ,  &  cette  morgue 
ïnfultante,  avec  la  tendre  ami.tié.qu''il  fe 
vantoit  d'avoir  pour  moi ,  près  de  tous 
ceux  qu'il  favoit  en  avoir  eux-mêmes. 
Il  eft  vrai  qu'il  ne  la  témoignoit  guère 
•que  pour  me  plaindre  de  ma  fortune, 
<iont  je  ne  me  plaignois  point ,  pour  com- 
patir à  mon  trifle  fort ,  dont  j'étois  con- 
tent ,  &  pour  fe  lamenter  de  me  voir  me 
-refufer  durement  aux  foins  bienfaifans 
jquil  difoit  vouloir  me  rendre.  C'étoit 
-avec  cet  art  qu'il  faifoit  admirer  fa  tendre 
;§énérofité  ,  blâmer  mon  ingrate  mifaa-» 


Livre!  X.  ^ 

tliropie  ,  &  qu'il  accoutumoit  infenfible- 
ment  tout  le  monde  à  n'imaginer  entre  un 
protecHieur  tel  que*  lui  ,  &  un  malheureux 
tel  que  moi,  que  des  liaifons  de  bienfaits 
d'une  part ,  &  d'obligations  de  l'autre  , 
fans  y  fuppofer  ,  même  dans  les  pofîîbles  , 
une  amitié  d'égal  à  égal.  Four  moi,  j'ai 
cherché  vainement  en  quoi  je  pouvois 
être  obligé  à  ce  nouveau  patron.  Je  lui 
avois  prêté  de  l'argent ,  il  ne  m'en  prêta 
jamais  ;  je  l'avois  gardé  dans  fa  maladie  , 
à  peine  me  venoit-il  voir  dans  les  mien- 
nes ;  je  lui  avois  donné  tous  mes  amis  ,  il 
ne  m'en  donna  jamais  aucun  des  fiens;  je 

l'avois  prôné  de  tout  mon  pouvoir  ;  il 

s'il  m'a  prôné  ,  c'eft  moins  publiquement  ,' 
&  c'eft  d'une  autre  manière.  Jamais  il  ne 
m'a  rendu  ni  même  offert  aucun  fervice 
d'aucune  efpece.  Comment  étoit-il  donc 
mon  Mécène?  Comment  étois-je  fon 
protégé  ?  Cela  me  pafibit,  &  me  pafïe 
encore. 

Il  efl  vrai  que  ,  du  plus  au  moins  ,  il 
étoit  arrogant  avec  tout  le  monde,  mais 
avec  perfonne  auffi  brutnlement  qu*avec 

A    3 


é        Les    Confessions. 

moi.  Je  me  fouviens  qu'une  fois  St.  L t 

faillit  à  lui  jeter  fon  affiette  à  la  tête  ,  fur 
une  efpece  de  démenti  qu'il  lui  donna  en 
pleine  table  ,  en  lui  difant  groffiérement  : 
cela  neji  pas  vrai.  A  fon  ton  naturellement 
tranchant  ,  il  ajouta  la  fuffifance  d'un 
parvenu  ,  &  devint  même  ridicule ,  à 
force  d'être  impertinent.  Le  commerce 
des  grands  l'avoit  féduit  au  point  de  fe 
donner  à  lui-même  des  airs  qu'on  ne 
voit  qu'aux  moins  fenfés  d'entc'eux.  II 
n'appelloit  jamais  fon  laquais  que  par  eh! 
comme  fi ,  fur  le  nombre  de  fes  gens  , 
monfeigneur  n'eût  pas  fu  lequel  étoit  de 
garde.  Quand  il  lui  donnoit  des  commif- 
fions,  il  lui  jetoit  l'argent  par  terre,  au  lieu 
de  le  lui  donner  dans  la  main.  Enfin  ,  ou- 
bliant tout-à-fait  qu'il  étoit  homme,  il 
le  traitoit  avec  un  mépris  fi  choquant , 
avec  un  dédain  fi  dur  en  toute  chofe  ,  que 
ce  pauvre  garçon ,  qui  étoit  un  fort  bon 

fujet ,  que  Mad.  D' y  lui  avoit  donné , 

quitta  fon  fervice  ,  fans  autt^e  grief  que 
l'impofïibilité  d'endurer  de  pareils  traite- 
jmens  :  c'étoit  le  la  Fleur  de  ce  nouveau 
Glorieux. 


Livre    IX.  f 

Auffi  fat  qu'il  étoit  vain ,  avec  fes  gros 
yeux  troubles  ,  &  fa  figure  dégingandée  , 
il  avoit  des  prétentions  près  des  femmes  , 
&  depuis  fa  farce  avec  Mlle.  Fel ,  il  paf« 
foit auprès  deplufieurs  d'entre  elles,  pour 
un  homme  à  grands  fentimcns.  Cela  l'a- 
Voit  mis  à  la  mode ,  &  lui  avoit  donné 
du  goût  pour  la  propreté  de  femme  ;  il 
fe  mit  à  faire  le  beau  ;  fa  toilette  devint 
une  grande  affaire  ;    tout  le  monde   fut 
qu'il  mettoit  du  blanc  ,   &  moi  qui  n'en 
croyoisrien,  je  commençai  de  le  croire, 
non  feulement  par  rembelliffement  defon 
teint ,  &  pour  avoir  trouvé  des  tafics  de 
blanc  fur  fa  toilette ,  mais  fur  ce  qu'entrant 
un  matin  dans  fa  chambre  ,  je  le  trouvai 
broffant  fes  ongles  avec  une  petite  ver-» 
gette   faite  exprès  ;  ouvrage  qu'il  conti* 
nua  fièrement  devant  moi.  Je  jugeai  qu'un 
homme  qui  paiïe  deux  heures    tous    les 
matins  à   broder  fes  ongles  ,  peut  bien 
paffer  quelques  inftans  à  remplir  de  blalic 
les  creux  de  fa  peau.  Le  bon-homme  Gauf- 
fecourt ,  qui  n'étoit  pas  fac  à  diable ,  l'avbit 
afiez  plaifamment  furnoxnmé  Tiran  -  LE.* 

BLANC. 


t        Les    Confessi'ons. 
•     Tout  cela  n'étoit  que   des  ridicules  , 
Oiais  bien  antipathiques  à  mon  caracl;ere, 
ÏJs  achevèrent   de  me  rendre  fufpecl  le 
fien.  J'eus  peine  à  croire  qu'un  homme  à 
qui  la  tête  tournoit  de  cette  façon  ,  pût 
eonferver  un  cœur  bien  placé.   Il  ne  fe 
piquoit   de   rien   tant   que  de   fcnfibilité 
d\ime   &  d^énergie  de  fentiment.   Com- 
rnent  cela  s'accordoit-il  avec  des  défauts 
qui  font  propres  aux  petites  âmes  ?  Com- 
ment les  vifs  &  continuels  élans  que  fait 
hors  de  lui r  même  un  cœur  fenfible  ,  peu- 
vent-ils le  laifTer  s'occuper  fans  celle  de 
tant  de  petits  foins  pour   fa  petite   per- 
fonne  ?  Eh   mon   Dieu  !    celui   qui    fent 
embrafer   fon   cœur   de   ce  feu   céiefte  , 
cherche  à  l'exhaler ,  &  veut  montrer  le 
dedans.  Il  voudroit  mettre  fon  cœur  fur 
fon  vif  âge  ;  il  n'imaginera  jamais  d'autre 
fard. 

Je  me  rappellai  le  fommaire  de  fa  mo- 
rale ,  que  Mad.   D' y  m'avoit  dit , 

&  qu'elle  avoit  adopté.  Ce  fommaire  con- 
fifloit  en  un  feul  article  ;  favoir  ,  que 
^'unique  devoir  de  l'homme  eft  de  fuivrç 


L    I  V  R   E      IX.  9 

^11  tout,  les  penchans  de  fon  cœur.  Cette 
morale  ,  quand  je  l'appris  ,  me  donna  ter- 
riblement à  penfer  ,  quoique  je  ne  la  pnffe 
alors  que  pour  un  jeu  d'efprit.  Mais  je 
vis  bientôt  que  ce  principe  étoit  réelle- 
ment la  règle  de  fa  conduite ,  &  je  n'en 
çus  que  trop,  dans  la  fuite,  la  preuve  à 
mes  dépens.  C'eft  la  doctrine  intérieure  , 
dont  Diderot  m'a  tant  parlé  ,  mais  qu'il 
ne  m'a  jamais  expliquée. 

Je  me  rappellai  les  fréquens  avis  qu'on 
m'avoit  donnés,  il  y  avoit  plufieurs  an- 
nées ,  que  cet  homme  étoit  faux  ;  qu'il 
jouoit  le  fentiment,  &  fur -tout  qu'il  ne 
m'aimoit  pas.  Je  me  fouvins  de  plufieurs 
petites  anecdotes  que  m'avoient  là-deffus 

racontées  M.  de  F 1  &  Mad.  de 

Ç X  ,  qui  ne  l'eftimoient  ni  l'un 

ni  l'autre  ,  &  qui  dévoient  le  connoitre  , 

puifque  Mad.  de  C x  étoit  fille 

de  Mad.  de  R t ,  intime  amie 

du  feu  comte  de  F e  ,  Sz  que  I\T.  de 

F 1 ,  très  -  lié  alors  avec  le  vicomte 

de  P e  ,  avoit  beaucoup  vécu  au 

T'ilais  -  ro)'al ,  précifément  quand  G  . . ,  . 


10  Les    Confessions.' 

commençoit  de  s'y  introduire.  Tout  Paris 
fut  inftruit  de  fon  défefpoir  après  Ja  mort 
du  comte  de  F ....  e.  IJ  s'agiffoit  de  fou- 
tenir  la  réputation  qu'il  s'étoit  donnée 
après  les  rigueurs  de  Mlle.  Fel ,  &  dont 
j'aurois  vu  la  forfanterie  mieux  que  per- 
fonne,  ù  j'eufTe  alors  été  moins  aveuglé. 

11  fallut  l'entraîner  à  l'hôtel  de  Caftries, 
où  il  joua  dignement  fon  rôle  ,  livré  à 
la  plus  mortelle  affliclion.  Là  ,  tous  les 
matins  il  alloit  dans  le  jardin  pleurer  k 
fon  aife,- tenant  fur  fes  yeux  fon  mou- 
choir baigné  de  larmes  ,  tant  qu'il  étoit 
en  vue  de  l'hôtel  ;  mais  au  détour  d'une 
certaine  allée  ,  des  gens  auxquels  il  ne 
fongeoit  pas  ,  le  virent  mettre  à  l'inflant 
le  mouchoir  dans  fa  poche ,  &  tirer  un 
livre.  Cette  obfervation  qu'on  répéta ,  fut 
bientôt  publique  dans  tout  Paris  ,  &  pref- 
que  auffi  -  tôt  oubliée.  Je  l'avois  oubliée 
moi-même:  un  fait  qui  me  regardoit, 
fervit  à  me  la  rappeller.  J'étois  à  l'extré- 
mité dans  mon  lit  ,  rue  de  Grenelle  :  il 
étoit  à  la  campagne  ;  il  vint  un  matin  me 
voir   tout  elTouffié  ,  difant  qu'il  venoic 


LivreIX,  ir 

d'arriver  à  l'inftant  môme  ;  je  fus  un  mo- 
ment après ,  qu'il  étoit  arrivé  de  la  veille  , 
&  qu'on  l'avoit  vu  au  fpedacle  le  même 
jour. 

Il  me  revint  mille  faits  de  cette  efpece; 
mais  une  obfervation  que  je  fus  furpris 
de  faire  fi  tard  ,  me  frappa  plus  que  tout 
cela.  J'avois  donné  à  G  ...  .  tous  mes 
amis  fans  exception  ;  ils  étoient  tous  de- 
venus les  fiens.  Je  pouvois  fi  peu  me 
féparer  de  lui ,  que  j'aurois  à  peine  voulu 
me  conferver  l'entrée  d'une  maifon ,  où 
il  ne  l'auroit  pas  eue.  Il  n'y  eut  que 
I\Iad.  de  Créqui  qui  refufa  dé  l'admet- 
tre ,  &  qu'aufli  je  cefTai  prefque  de  voir 
depuis  ce  temps -là.  G  . .  . .  ,  de  fon  côté  , 
fc  fit  d'autres  amis ,  tant  de  fon  eRoc  que 
de  celui  du  comte  de  F  ....  e.  De  tous 
ces  amis -là,  jamais  un  feul  n'efl  devenu 
le  mien  :  jamais  il  ne  m'a  dit  un  mot, 
pour  m'engager  de  faire  au  moins  leur 
connoiflfance  ;  &  de  tous  ceux  que  j'ai 
quelquefois  rencontrés  chez  lui  ,  jamais 
un  feul  ne  m'a  marqué  la  m.oindre  bien- 
veillance j  pas  même  le  comte  de  F.,.,  c , 


T2      Les    Confessions. 

chez  lequel  il  dcmeuroit ,  &  avec  lequel 
il  m'eût  par  conféquent  été  très-agréable 
de  former  quelque  haifon  ;  ni  le  comte 

de  S g  fon  parent ,    avec   lequel 

G  . .  . .  étoit  encore  plus  familier. 

Voici  plus  :  mes  propres  amis  ,  dont  je 
fis  les  fiens,  &  qui  tous  m'étoient  tendre- 
ment attachés  avant  cette  connoifTance  , 
changèrent  fenfiblement  pour  moi ,  quand 
elle  fut  faite.  Il  ne  m'a  jamais  donné  au- 
cun des  fiens  ,  je  lui  ai  donné  tous  les 
miens  ,  &  il  a  fini  par  me  les  tous  ôter. 
Si  ce  font  là  des  effets  de  l'amitié  ,  quels 
feront  donc  ceux  de  la  haine  ? 

Diderot  même  ,  au  commencement  , 
m'avertit  plufieurs  fois  que  G  .  .  .  .  ,  à  qui 
je  donnois  tant  de  confiance,  n'étoit  pas 
mon  ami.  Dans  la  fuite  il  changea  de  lan- 
gage ,  quand  lui-même  eut  cefTé  d'être 
le  mien. 

La  manière  dont  j'avoisdifpofé  de  mes 
enfans,  n'avoit  befoin  du  concours  de  per- 
fonne.  J'en  inflruifis  cependant  mes  amis  , 
uniquement  pour  les  eninftruire,  pour  ne 
pas  paroître  à  leurs  yeujc ,  meilleur  que 


Livre    IX.         '       ig 

je  n'étois.  Ces  amis  étoient  au  nombre  de 
trois  :  Diderot ,  G  .  .  .  .  ,  Mad.  D'. ....  y. 
Duclos  ,  le  plus  digne  de  ma  confidence  , 
fut  le  feul  à  qui  je  ne  la  fis  pas.  Il  la  fut 
cependant  ;  par  qui  ?  Je  l'ignore.  II  n'efb 
guère  probable  que  cette   infidélité  foit 

venue  de  Mad.   D' y  ,    qui   favoit 

qu'en  l'imitant,  fi  j'en  euffe  été  capable, 
j'avois  de  quoi  m'en  venger  cruellement. 
Reftent  G  .  .  .  .  &  Diderot ,  alors  fi  unis 
en  tant  de  chofes  ,  fur- tout  contre  moi , 
qu'il  eft  plus  que  probable  que  ce  crime 
leur  fut  commun.  Jeparierois  que  Duclos, 
à  qui  je  n'ai  pas  dit  mon  fecret  ,  &  qui, 
par  conféquent ,  en  étoit  le  maître  ,  eft  le 
feul  qui  me  fait  gardé. 

G  ....  &  Diderot ,  dans  leur  projet  de 
m'ôter  les  gouverneufes,  avoient  fait  effort 
pour  le  faire  entrer  dans  leurs  vues  :  fl  s'y 
refufa  toujours  avec  dédain.  Ce  ne  fut  que 
dans  la  fuite,  que  j'appris  de  lui  tout  ce  qui 
s' étoit  paffé  entr'eux  à  cet  égard  ;  mais 
j'en  appris  dès  lors  affez  par  Thérefe , 
pour  voir  qu'il  y  avoit  à  tout  cela  quelque 
deffein  fecret,  &  qu'on  vouloit  difpofer 


î4  Les  Confessions. 
de  moi,  finon  contre  mon  gré,  du  moins 
à  mon  infii ,  ou  bien  qu'on  vouloit  faire 
fervir  ces  deux  perfonnes ,  d'inftrument  à 
quelque  deiïein  caché.  Tout  cela  n'étoit 
affurément  pas  de  la  droiture.  L'oppofi- 
tion  de  Duclos  le  prouve  fans  réplique. 
Croira  qui  voudra  que  c'étoit  de  l'amitié. 
Cette  prétendue  amitié  m'étoit  aufli 
fatale  au -dedans  qu'au -dehors.  Les  longs 
&  fréquens  entretiens  avec  Mad.  le  Vaf- 
feur  depuis  plufieurs  années  ,  avoient 
changé  fenfiblement  cette  femme  à  mon 
égard ,  &  ce  changement  ne  m'étoit  affu- 
rément pas  favorable.  De  quoi  traitoient- 
ils  donc  dan?  ces  fmguliers  tête-à-tête? 
Pourquoi  ce  profond  myftere  ?  La  con- 
verfation  de  cette  vieille  femme  étoit- elle 
donc  aflez  agréable  ,  pour  la  prendre  ainfi 
en  bonne  fortune ,  &  affez  importante 
pour  en  faire  un  fi  grand  fecret  ?  Depuis 
trois  ou  quatre  ans  que  ces  colloques  du- 
roient,  ils  m'avoient  paru  rifibies  :  en  y 
jepenfant  alors,  je  commençai  de  m'en 
étonner.  Cet  étonnement  eût  été  jufqu'à 
j'inquiétude ,  fi  j'avois  fu  dès  lors  ce  que 
cette  femme  me  préparoit.. 


Livre    IX.  15 

ÎVTalgré  le  prétendu  zèle  pour  moi,  dont 
G  .  .  .  .  f e  targuoit  au -dehors  ,  &  difficile 
à  concilier  avec  le  ton  qu'il  prenoit  vis-à- 
vis  de  moi-même  ,  il  ne  me  revenoit  rien 
de  lui ,  d'aucun  côté^  qui  fût  à  mon  avan- 
tage ;  &  la  commifération  qu'il  feignoit 
d'avoir  pour  moi ,  tendoit  bien  moins  à 
i^e  fervir  qu'à  m'avilir.  Il  m'ôtoit  même, 
autant  qu'il  étoit  en  lui ,  la  reiïource  du 
métier  que  je  m'étois  choifi ,  en  me  dé- 
criant comme  un  mauvais  copifte  :  &  je 
conviens  qu'il  difoit  en  cela  la  vérité  ; 
mais  ce  n'étoit  pas  à  lui  de  la  dire.  Il  prou- 
Voit  que  ce  n'étoit  pas  plaifanterie  ,  en  fe 
fervant  d'un  autre  copifte ,  &  en  ne  me 
laiffant  aucune  des  pratiques  qu'il  pou- 
voit  m'ôter.  On  eût  dit  que  fon  projet 
étoit  de  me  faire  dépendre  de  lui  &  de 
fon  crédit  pour  ma  fubfiitance  ,  &  d'en 
tarir  la  fource  jufqu'à  ce  que  j'en  fuiïe 
réduit  là. 

Tout  cela  réfumé  ,  ma  raifon  fît  taire 
enfin  mon  ancienne  prévention  ,  qui  par- 
Joit  encore.  Je  jugeai  fon  caractère  au 
doi^s  tr^  •  fufpeét  j  &,  quant  à  fon  amitié  , 


t6      Les    Confessions; 

je  la  décidai  fauffe.  Puis  ,  réfolu  de  né  ]fi 

plus  voir ,  j'en  avertis  Mad.  D' y  ^ 

appuyant  ma  réfolution  de  plufieurs  faits 
fans  réplique  ,  mais  que  j'ai  maintenant 
oubliés. 

Elle  combattit  fortement  cette  réfolu^ 
tion ,  fans  favoir  trop  que  dire  aux  raifons 
fur  lefquelles  elle  étoit  fondée.  Elle  ne 
s'étoitpas  encore  concertée  avec  lui  ;  mais 
le  lendemain  ,  au  lieu  de  s'expliquer  ver» 
balement  avec  moi ,  elle  me  remit  une 
lettre  très -adroite  ,  qu'ils  avoient  minutée 
enfemble  ,  &  par  laquelle ,  fans  entrer  dans 
aucun  détail  des  faits  ,  elle  le  juftifioitpar 
fon  caraétere  concentré;  &  me  faifant  un 
crime  de  l'avoir  foupçonné  de  perfidie 
envers  fon  ami  ,  m'exhortoit  à  me  rac- 
commoder avec  lui.  Cette  lettre  m'ébran- 
la.  Dans  une  converfation  que  nous  eûmes 
enfuite,  &  où  je  la  trouvai  mieux  prépa- 
rée qu'elle  n'étoit  la  première  fois  ,  j'acho- 
yai  de  me  ïaiffer  vaincre  :  j'en  vins  à  croire 
que  je  pouvois  avoir  mal  jugé,  &  qu'eij 
ce  cas ,  j'avois  réellement  envers  un  arrii , 
des  torts  gr^av es ,  que  je  devoi;^  réparer^ 

Bref^ 


L    I   Y  R    E      IX.  ïf 

Bref,  comme  j'avois  déjà  fait  plurieurs 

fois  avec  Diderot ,  avec  le  baron  d'H k , 

moitié  gré,  moitié  foibleiïe,  je  fis  toutes  les 
avances  que  j'avois  droit  d'exiger;  j'allai 
chez  G....  comme  un  autre  GeorgeDandin, 
lui  faire  des  excufes  des  ofFenfes  qu'il  m'a- 
voit  faites  j  toujours  dans  cette  faulTe  per- 
fuafion  qui  m'a  fait  faire  en  ma  vie  mille 
baffcfles  auprès  de  mes  feints  amis,  qu'il  n'y 
a  point  de  haine  qu'on  ne  défarme  à  force 
de  douceur  &  de  bons  procédés  ;  au  lieu 
qu'au  contraire  la  haine  des  méchans  ne  fait 
que  s'animer  davantage  par  l'impofTibilité 
de  trouver  fur  quoi  la  fonder;  &  le  fenti- 
ment  de  leur  propre  injuftice  n'efl  qu'un 
grief  déplus  contre  celui  qui  en  eft  l'objet. 
J'ai ,  fansfortir  de  ma  propre  hifloirc  ,  une 
preu\'e  bien  forte  de  cette  maxime  dans 

G....  &  dans  T ,  devenus  mes  deux 

plus  implacables  ennemie  par  goût,  par 
plaifir ,  par  fantaifie ,  fans  pouvoir  alléguer 
aucun  tort  d'aucune  efpece ,  que  j'aie  eu 
jamais  avec  aucun  des  deux  (  *  )  ,  &  dont! 

(  *  )  Je  n'ai  donné ,  dans  la  fuite  ,  au  dernier  I« 
Tome  IK  B 


i8      Les    Confessions. 
la  rage  s'accroît  de  jour  en  jour,  comme 
ceJIe  des  tigres  ,  par  la  facilité  qu'ils  trou- 
vent à  l'ailouvir. 

Je  m'attendois  que  ,  confus  de  ma  con- 
defccndance  &  de  mes  avances ,  G  .  .  .  . 
me  recevroit,  les  bras  ouverts,  avec  la 
plus  tendre  amitié.  Il  me  recrut  en  empe- 
reur romain  ,  avec  une  morgue  que  je 
n'avois  jamais  vue  à  perfonne.  Je  n'étois 
point  du  tout  préparé  à  cet  accueil.  Quand 
dans  l'embarras  d'un  rôle  fi  peu  fait  pour 
moi ,  j'eus  rempli ,  en  peu  de  mots  &  d'uu 
air  timide,  l'objet  qui  m'amenoit  près  de 
lui  ;  avant  de  me  recevoir  en  grâce  ,  ii 
prononça  avec  beaucoup  de  majeflé,  une 
iongue  harangue  qu'il  avoit  préparée ,  & 
qui  contenoit  la  nombreufe  énumcratioii 
«de  fes  rares  vertus  ,  &  fur-tout  dans  l'ami» 


furnom  de  jongleur,  que  long- temps  après  iba 
inimitié  déclarée  ,  &  les  fang'.anfes  perfccutions 
qu'il  m'avoit  fufcitées  à  Genève  &  ailleurs.  J'ai 
même  bientôt  fupprimé  ce  nom  ,  quand  je  me 
fuis  vu  tout- a- fait  fa  victime.  Les  baffes  ven-» 
geances  font  indignes  de  mon  coeur,  &  h  hains 
n'y  prend  jamais  pied^, 


L   I  V  R   E      IX.  i^ 

lié.  II  appuya  long  -  temps  fur  une  chofe 
qui  d'abord  me  frappa  beaucoup  ;  c'eft 
qu'on  lui  voyoït  toujours  conferver  les 
mêmes  amis.  Tandis  qu'il  parloit ,  je  me 
difois  tout  bas  ,  qu'il  feroit  bien  cruel 
pour  moi  de  faire  feul  exception  à  cette 
règle.  Il  y  revint  fi  fouvent  &  avec  tant 
d'affectation  ,  qu'il  me  fit  penfer  que  ,  s'il 
ne  fuivoit  en  cela  que  les  fcntimens  de 
fon  cœur  ,  il  feroit  moins  frappé  de  cette 
maxime,  &  qu'il  s'en  faifoit  un  art  utile 
à  fes  vues  dans  les  moyens  de  parvenir. 
Jufqu'alors  j'avois  été  dans  le  même  cas, 
j'avois  confervé  toujours  tous  mes  amis  ; 
depuis  ma  plus  tendre  enfance ,  je  n'en 
avois  pas  perdu  un  feul ,  fi  ce  n'eft  par 
la  mort,  &  cependant  je  n'en  avois  pas 
fait  jufqu'alors  la  réflexion  :  ce  n'étoit  pas 
uno.  maxime  que  je  me  fude  prefcrite. 
Puifque  c'étoit  un  avantage  alors  com- 
mun à  l'un  &  à  l'autre ,  pourquoi  donc 
s'en  targuoit-il  par  préférence,  fi  ce  n'eft 
qu'il  fongeoit  d'avance  à  me  l'ôter?  Il  s'at- 
tacha  enfuite  à  m'humilier  par  les  preuves 
«le  la  préférence  que  nos  amis  commua.* 

B   3 


20  Les  Confessj.  ons. 
lui  donnoient  fur  moi.  Je  connoifrois  aufïï 
bien  que  lui  cette  préférence;  la  queflion 
étoit ,  à  quel  titre  il  l'avoit  obtenue  ;  fx 
e'étoit  à  force  de  mérite  ou  d'adreffe ,  en 
s^élevant  lui-même,  ou  en  cherchant  à 
me  rabaiiïer.  Enfin,  quand  il  eut  mis  à 
fon  gré ,  entre  lui  &  moi ,  toute  la  diftance 
qui  pouvoit  donner  du  prix  à  la  grâce 
qu'il  m'alloit  faire  ,  il  m'accorda  le  baifer 
de  paix,  dans  un  léger  embraffement  qui 
reffembloit  à  l'accollade  que  le  roi  donne 
aux  nouveaux  chevaliers.  Je  tombois  des 
nues,  j'étois  ébahi,  je  ne  favois  que  dire, 
je  ne  trouvois  pas  un  mot.  Toute  cette 
fcene  eut  l'air  de  la  réprimande  qu'un 
précepteur  fait  à  fon  difciple,  en  lui  fai- 
fant  grâce  du  fouet.  Je  n'y  penfe  jamais 
fans  fentir  combien  font  trompeurs  les  ju- 
gemens  fondés  fur  l'apparence  ,  auxquels 
le  vulgaire  donne  tant  de  poids  ,  &  com- 
bien fouvent  l'audace  &  la  fierté  font  du 
côté  du  coupable,  la  honte  &  l'embarras 
du  côté  de  l'innocent. 

Nous    étions   réconciliés  ;   e'étoit  tou. 
Jours  un  foulagement  pour  mon  cœur. 


LivreIX.  2t 

que  toute  querelle  jette  dans  des  angoifies 
mortelles.  On  fe  doute  bien  qu'une  pa- 
reille réconciliation  ne  changea  pas  fes 
manières  ;  elle  m'ôta  feulement  k  droit 
de  m'en  plaindre.  Auffi  pris -je  le  parti 
d'endurer  tout ,  &  de  ne  dire  plus  rien. 
Tant  de  chagrins  ,  coup  fur  coup,  me 
jetèrent  dans  un  accablement  qui  ne  me 
iaiffoit  guère  la  force  de  reprendre  l'em- 
pire de  moi-même.  Sans  réponfe  de  St. 

L t  ,  négligé   de  Mad.    d'H , 

n'ofant  plus  m'ouvrit  à  perfonne ,  je  com- 
mençai de  craindre  qu'en  faifant  de  l'a- 
mitié l'idole  de  mon  cœur  ,  je  n'euOTe  em- 
ployé ma  vie  à  facrifier  à  des  chimères. 
Epreuve  faite  ,  il  ne  reftoit  de  toutes  mes 
îiaifons  ,  que  deux  hommes  qui  euffent 
confervé  toute  mon  eftime  ,  &  à  qui  mon 
cœur  pût  donner  fa  confiance  :  Duclos  , 
que  depuis  ma  retraite  à  l'Hermitage ,  j'a- 

vois  perdu  de  vue  ,  &  St.  L t.  Je  crus 

ne  pouvoir  bien  réparer  mes  torts  envers 
ce  dernier  ,  qu'en  lui  déchargeant  mon 
cœur  fans  réferve  ;  &  je  réfolus  de  lui 
faire  pkinement  mes  confeffions ,  en  tout 

B    3 


si'Z      Les    Confessions. 

ce  qui  ne  compromettroit  pas  fa  maîcrefle» 
Je  ne  doute  pas  que  ce  choix  ne  fût  encore 
lui  piège  de  ma  paffion  ,  pour  me  tenir 
plus  rapproché  d'elle  ;  mais  il  eft  certain 
que  je  me  ferois  jeté  dans  les  bras  de  fou 
amant  fans  réferve  ,  que  je  me  ferois  mis 
pleinement  fous  fa  conduite ,  &  que  j'au- 
rois  pouffé  la  franchife  auffi  loin  qu'elle 
pouvoit  aller.  J'étois  prêt  à  lui  écrire  une 
féconde  lettre  j  à  laquelle  j'étois  fur  qu'il 
auroit  répondu  ,  quand  j'appris  la  trifte 
caufe  de  fon  filence  fur  la  première.  Il 
n'avoit  pu  foutenir  jufqu'au  bout  les  fa- 
tigues de  cette  campagne.  Mad.  D' y 

m'apprit  qu'il  venoit  d'avoir  une  attaque 

de  paralyfie  ;  &  Mad.  d'H ,  que 

fon  affliélion  finit  par  rendre  malade  elle- 
même  ,  &  qui  fut  hors  d'état  de  m'écrire 
fur-le-champ  ,  me  marqua  deux  ou  trois 
jours  après  ,  de  Paris  où  elle  étoit  alors  , 
qu'il  fe  faifoit  porter  à  Aix-la-Chapelle 
pour  y  prendre  les  bains.  Je  ne  dis  pas 
que  cette  trifte  nouvelle  m'affligea  comme 
elle  ;  mais  je  doute  que  le  ferrement  de 
cœur  qu  elle  me  donna ,  fût  moins  pénible 


L  I  V  R  E      IX,  23 

que  fa  douleur  &  fes  larmes.  Le  chagrin 
de  le  favoir  dans  cet  état ,  augmenté  par 
la  crainte  que  l'inquiétude  n'eût  contribué 
à  l'y  mettre  ,  me  toucha  plus  que  tout  ce 
qui  m'étoit  arrivé  jufqu'alors  ;  &  je  fentis 
cruellement  qu'il  me  manquoit ,  dans  ma 
propre  eftime  ,  la  force  dont  j'avois  befoin 
pour  fupporter  tant  de  déplaifir.  Heureu- 
fement,  ce  généreux  ami  ne  me  laifTa  pas 
long-temps  dans  cet  accablement  ;  il  ne 
m'oublia  pas  ,  malgré  fon  attaque  ,  &  je 
ne  tardai  pas  d'apprendre  par  lui-même, 
que  j'avois  trop  mal  jugé  de  fes  fentimens 
&  de  fon  état.  Mais  il  eft  temps  d'en  venir 
à  la  grande  révolution  de  ma  deftinée  ,  à 
la  cataflrophe  qui  a  partagé  ma  vie  en 
deux  parties  fi  différentes  ,  &  qui ,  d'une 
bien  légère  caufe  ,  a  tiré  de  fi  terribles 
effets. 

Un  jour  que  je  nefongeoisà  rien  moins , 

JVIad.  D' y  m'envoya  chercher.  En 

entrant,  j'apperçus  dans  fes  yeux  &  dans- 
toute  fa  contenante  ,  un  an-  de  trouble  , 
dont  je  fus  d'autant  pkis  frappé  ,  que  cet 
air  ne  lui  étoit  point  ordinaire  ,  perfonne 

B    4 


i24  Les  Confessions. 
au  monde  ne  fâchant  mieux  qu'elle  gou- 
verner fou  vifage  &  fes  mouvemens.  Mori 
ami  ,  me  dit-elle  ,  je  pars  pour  Genève  ; 
ma  poitrine  eft  en  mauvais  état  ,  ma  fanté 
fe  délabre  au  point  que ,  toute  chofe  cefr 
faute  ,  il  faut  que  j'aille  voir  &  confulter 
Tronchin.  Cette  réfolution  ,  fi  brufque^ 
ment  prife  &  à  l'entrée  de  la  mauvaife 
faifon  ,  m'étonna  d'autant  plus  que  je  l'a- 
vois  quittée  ,  trente- fix  heures  aupara- 
vant ,  fans  qu'il  en  fût  queftion.  Je  lui 
demandai  qui  elle  emmeneroit  avec  elle. 
Elle  me  dit  qu'elle  emmeneroit  fon  fils 
avec  M.  DeLinant  ;  &.  puis  elle  ajouta 
négligemment  :  Et  vous  ,  mon  ours ,  ne 
viendrez-vous  pas  aulTi  ?  Comme  je  ne 
<;rus  pas  qu'elle  parlât  férieufement  ,  fa- 
chant  que  dans  la  faifon  où  nous  entrions  , 
j'étois  à  peine  en  état  de  fortir  de  ma 
chambre  ,  je  plaifantai  fur  l'utilité  du  cor- 
tège d'un  malade  pour  un  autre  malade  ; 
elle  parut  elle-même  n'en  avoir  pas  fait 
tout  de  bon  la  propofition  ,  &  il  n'en  fut 
plus  queftion.  Nous  ne  parlâmes  plus  que 
des  préparatifs  de  fon  \oy?.^c  ,  dont  elle 


L   I   V  R   E      IX.  25 

s'occupoit  avec  beaucoup  de  vivacité  , 
étant  léfolue  à  partir  dans  quinze  jours. 

Je  n'avois  pas  befoin  de  beaucoup  de 
pénétration  pour  comprendre  qu'il  y  a  voit 
à  ce  voyage  ,  un  motif  fecret  qu'on  me 
taifo'it.  Ce  fecret,  qui  n'en  étoit  un  dans 
toute  la  maifon  que  pour  moi ,  fut  décou- 
vert dès  le  lendemain  par  Thérefe  ,  à  qui 
Teifïier  ,  le  maître-d'hôtel  ,  qui  le  favoit 
de  lafemme-de-cliambre  ,  le  révéla.  Q,uoi- 
que  je  ne  doive  pas    ce    fecret  à  Mad. 

D' y  ,  puifque  je  ne  le  tiens  pas  d'elle, 

il  eft  trop  lié  avec  ceux  que  j'en  tiens  , 
pour  que  je  puiffe  l'en  féparer:  ainfijeme 
tairai  fur  cet  article.  Mais  ces  fecrets,  qui 
jamais  ne  font  fortis  ni  ne  fortiront  de 
ma  bouche  ni  de  ma  plume  ,  ont  été  fuf; 
de  trop  de  gens  pour  pouvoir  être  igno- 
rés dans  tous  les  entours  de  Mad.  D' y. 

Inftruit  du  vrai  motif  de  ce  voyage  , 
j'aurois  reconnu  lafecrete  impulfion  d'une 
main  ennemie  ,  dans  la  tentative  de  m'y 

faire  le  chaperon  de  Mad.  D' y  ;  mais 

elle  avoit  fi  peu  infifté  ,  que  je  perfiflai  à 
pe  point  regarder  cette  tentative  comme 


26  Les  Confessions. 
fcrieufe  ,  &  je  ris  feulement  du  beau  pef- 
fonnage  que  j'aurois  fait  là  ,  fi  j'eufTe  eu 
]a  fottife  de  m'en  charger.  Au  refte ,  elle 
gagna  beaucoup  à  mon  refus  ,  car  elle 
vînt  à  bout  d'engager  fon  mari  même  à 
l'accompagner. 

Quelques  jours  après  ,  je  reçus  de  Di- 
derot le  billet  que  je  vais  tranfcrire.  Ce 
billet  feulement  plié  en  deux  ,  de  manière 
que  tout  le  dedans  fe  lifoit  fans  peine  , 

ine  fut  adreifé  chez  Mad.-D' y  ,  & 

recommandé  à  M.  DeLinant,  le  gouver- 
neur du  fils  &  le  confident  de  la  mère. 

Billet  de  Diderot ,  liafTc  A  ,  N°.  52. 

"  Je  fuis  fait  pour  vous  aimer  ,  &  pour 
35  vous    donner   du  chagrin.  J'apprends 

„  que  Mad.  D' y  va  à  Genève,  &  je 

35  n'entends  point  dire  que  vous  l'accom- 
35  pagniez.  Mon  ami  ,  content  de  Mad. 
,5  D' y,  il  faut  partir  avec  elle  :  mécon- 
tent, il  faut  partir  beaucoup  plus  vite. 
55  Etes-vous  furchargé  du  poids  des  obh- 
35  gâtions  que  vous  lui  a\'ez  ?  voilà  une 
5j  occafîou  de  vous   acquitter  en  partie 


35 


L  I  V  R  E     IX.  0,1 

,j  &  de  vous  foulager.  Trouverez -vous 
„  une  autre  occafioii  dans  votre  vie  ,  de 
,5  lui  témoigner  votre  reconnoiffance  ? 
„  Elle  va  dans  un  pays  où  elle  fera  comme 
„  tombée  des  nues.  Elle  eft  malade  :  elle 
„  aura  befoin  d'amufement  &  de  diftrac- 
j,  tion.  L'hiver  !  voyez  ,  mon  ami.  L'ob- 
55  jeélion  de  votre  fanté  peut  être  beau- 
„  coup  plus  forte  que  je  ne  la  crois.  Mais 
5,  êtes  -  vous  plus  mal  aujourd'hui  qu^» 
55  vous  ne  l'étiez  il  y  a  un  mois  ,  &  que 
„  vous  ne  le  ferez  au  commencement  du 
55  printemps  ?  Ferez-vous  dans  trois  mois 
55  d'ici  le  voyaffe  plus  commodément 
35  qu'aujourd'hui  ?  Four  moi  je  vous  avoue 
55  que  fi  je  ne  pouvois  fupporter  la  chaife  , 
55  je  prendrois  un  bâton  &je  la  fuivrois. 
55  Et  puis  ne  craignez -vous  point  qu'on 
55  ne  méfmterprete  votre  conduite  ?  On 
55  vous  foupçonnera ,  ou  d'ingratitude ,  ou 
35  d'un  autre  motif  fecret.  Je  fais  bien  que  , 
55  quoi  que  vousfafliez  ,  vous  aurez  tou- 
,5  jours  pour  vous  le  témoignage  de  votre 
5,  confcience  :  mais  ce  témoignage  fuffit- 
j;,  ilfeul ,  &  efl-il  permis  de  négliger  juf- 


2§      Les     Confessions. 

„  qu'à  certain  point  celui  des  autres  hom- 
^,  mes  ?  Au  refte  ,  mon  ami  ,  c'eft  pour 
„  m'acquitter  avec  vous  &  avec  moi ,  que 
,,  je  vous  écris  ce  billet.  S'il  vous  déplait , 
„  jetez -le  au  feu,  &  qu'il  n'en  foit  non 
55  plus  queftion  que  s'il  n'eût  jamais  été 
„  écrit.  Je  vous  falue ,  vous  aime  ,  &  vous 
„  embraiïe.  „ 

'Le  tremblement  de  colère  ,  l'éblouif- 
femcnt  qui  me  gagnoient  en  lifant  ce 
billet  ,  &  qui  me  permirent  à  peine  de 
l'achever  ,  ne  m'empêchèrent  pas  d'y  re- 
marquer l'adreffe  avec  laquelle  Diderot 
V  affeéloit  un  ton  plus  doux  ,  plus  caref- 
lant  ,  plus  honnête  ,  que  dans  toutes  fes 
autres  lettres  ,  dans  lefquelles  il  me  trai- 
toit  tout  au  plus  de  mon  cher  ,  fans  dai- 
gner m'y  donner  le  nom  d'ami.  Je  vis  ai- 
fément  le  ricochet  par  lequel  me  venoit 
ce  billet ,  dont  la  fufcription  ,  la  forme  & 
la  marche  déceloient  même  afifez  mal- 
adroitement le  détour  :  car  nous  nous  écri- 
vions ordinairement  par  la  pofte  ou  par 
]e  meflager  de  Montmorency  ,  &  ce  fut 
la  première  &  l'unique  fois  qu'il  fe  fervit 
de  cette  voie -là. 


L   I  V  R   E      IX.  29 

QLiand  le  premier  tranfport  Je  mon  in- 
dignation me  permit  d'écrire  ,  je  lui  traçai 
précipitamment  la  réponfe  fuivante ,  que 
je  portai  fur -le -champ  ,  de  l'Hermitage 

où  j'étois  pour  lors  ,  à  la  C e  ,  pour 

la  montrer  à  Mad.  D' y  ,  à  qui  dans 

mon  aveugle  colère ,  je  la  voulus  lire  moi- 
même  ,  ainfi  que  le  billet  de  Diderot. 

"  JMon  cher  ami ,  vous  ne  pouvez  fa- 
5,  voir  ni  la  force  des  obligations  que  je 

55  puis  avoir  à  Mad.  D' y  ,  ni  jufqu'â 

33  quel  point  elles  me  lient ,  ni  fi  elle  a  réel- 
33  lement  befoin  de  moi  dans  fon  voyage  , 
33  ni  fi  elle  defire  que  je  l'accompagne, 
33  ni  s'il  m'efl;  poffible  de  le  fane  ,  ni  les 
53  raifons  que  je  puis  avoir  de  m'en  abf- 
5,  tenir.  Je  ne  refufe  pas  de  difcuter  avec 
33  vous  tous  ces  points  ;  mais  ,  en  atten- 
53  dant ,  convenez  que  me  prefcrire  fi  affir- 
33  mativement  ce  que  je  dois  faire  ,  fans 
33  vous  être  mis  en  état  d'en  juger ,  c'eft , 
33  mon  cher  philofophe  ,  opiner  en  franc 
33  étourdi.  Ce  que  je  vois  de  pis  à  cela, 
33  eft  que  votre  avis  ne  vient  pas  de  vous, 
j3  Outre  que  je  fuis  peu  d'humeur  à  me 


30  Les  Confessions. 
j,  laifTer  mener  fous  votre  nom  ,  par  le 
55  tiers  &  le  quart  ,  je  trouve  à  ces  rico- 
j,  chets ,  certains  détours  qui  ne  vont  pas 
5,  à  votre  franchife  ,  &  dont  vous  ferez 
55  bien  pour  vous  &  pour  moi  ,  de  vous 
3,  abflenir  déformais, 

55  Vous  craignez  qu'on  n'interprète 
55  mal  ma  conduite  ;  mais  je  défie  un  cœur 
„  comme  le  vôtre  ,  d'ofer  mal  penfer  du 
55  mien.  D'autres  peut-être  parleroient 
55  mieux  de  moi ,  fi  je  leur  reiïemblois 
55  davantage.  Que  Dieu  me  préferve  de 
55  me  faire  approuver  d'eux  !  Que  les 
55  méchans  m'épient  8c  m'interprètent: 
„  RoufTeau  n'eft  pas  fait  pour  ]qs  crain- 
53  dre  ,  ni  Diderot  pour  les  écouter. 

5,  Si  votre  billet  m'a  déplu ,  vous  vou- 
55  lez  que  je  le  jette  au  feu  ,  &  qu'il  n'en 
,5  foit  plus  queflion.  Penfez-vous  qu'on 
35  oublie  ainfi  ce  qui  vient  de  vous  ?  Mon 
55  cher  ,  vous  faites  auffi  bon  marché  de 
,5  mes  larmes  dans  les  peines  que  vou^ 
35  me  donnez  ,  que  de  ma  vie  &  de  ma 
55  fanté  dans  \e?>  foins  que  vous  m'exhor- 
j3  tez  à  prendre.   Si  vous  pouviez  voi.i-3 


L  I  V  R  E     IX.  3r 

33  corriger  de  cela  ,  votre  amitié  m'en  fe- 
,j  roit  plus  douce  ,  &  j'en  dcviendrois 
„  moins  à  plaindre.  „ 

En  entrant  dans  la  chambre  de  Mad. 

D' y  ,  je  trouvai  G....  avec  elle  ,  &  j'en 

fus  charmé.  Je  leur  lus  à  haute  &  claire 
voix,  mes  deux  lettres  avec  une  intrépi- 
dité dont  je  ne  me  ferois  pas  cru  capable  , 
&  j'y  ajoutai  en  finiffant ,  quelques  dif- 
cours  qui  ne  la  démencoient  pas.  A  cette 
audace  inattendue  dans  un  homme  ordi- 
n.airement  fi  craintif  ,  je  les  vis  l'un  & 
l'autre  atterrés,  abafourdis,  ne  répondant 
pas  un  m.ot  ;  je  vis  fur -tout  cet  homme 
arrogant  baiOferles  yeux  à  terre  ,  &  n'ofer 
foutenir  l-es  étincelles  de  mes  regards  : 
mais  dans  le  même  inftant  ,  au  fond  de 
fon  cœur ,  il  juroit  ma  perte  ,  &  je  fuis  fur 
qu'ils  la  concertèrent  avant  de  fe  féparer. 

Ce  fut  à  peu  près  dans  ce  temps-là,  que 

je  reçus  enfin  par  Mad.  d'H la  ré- 

ponfe  de  St.  L t,  (lialTe  A  ,  N°.  57.  ) 

datée  encore  de  Wolfenbutel  ,  peu  de 
jours  après  fon  accident ,  à  ma  lettre  qui 
avoit  tardé  long-tepps  en  Toute.  CettiJ 


33.  Les  Confessions. 
réponfe  m'apporta  des  confolations ,  doni: 
j'avois  grand  befoin  dans  ce  moment-là , 
par  les  témoignages  d'eftime  &  d'amitié 
dont  elle  étoit  pleine  ,  &  qui  me  donnè- 
rent le  courage  &  la  force  de  les  mériter, 
-Dès  ce  moment ,  je  fis  mon  devoir  ;  mais 

il  efl;  confiant  que  fi  St.  L fe  fût  trouvé 

moins  fenfé  ,  moins  généreux ,  moins  hon- 
nête-homme ,  j'étois  perdu  fans  retour^ 
La  faifon  devenoit  mauvaife  ,  &  l'on 
commençoit  à  quitter  la  campagne.  Mad, 

d'H me  marqua  le  jour  où  elle  comp- 

toit  venir  faire  fes  adieux  à  la  vallée ,  & 
me  donna  rendez-vous  à  Eaubonne.  Ce 
jour  fe  trouva ,  par  hafard ,  le  même  où 

JVTad.  D'. . . , .  y  quittoit  la  C. . . e  pour 

aller  à  Paris  achever  les  préparatifs  de  foii 
voyage.  Heureufement  elle  partit  le  ma- 
tin ,  &  j'eus  le  temps  encore  ,  en  la  quit- 
tant, d'aller  dîner  ax^ec  fa  belle-fœur.  J'a- 
vois la  lettre  de  St.  L t  dans  ma  poche  ; 

je  la  lus  plufieurs  fois  en  marchant.  Cette 
lettre  me  fervit  d'égide  contre  ma  foi- 
blelTe.  Je  fis  &  tins  la  réfolution  de  ne  voir 

plus  eii  Mad.  d'H que  mon  amie  & 

la 


Livre    IX.  3-3 

ja  tnaîtrefie  de  mon  ami  ;  &jepafrai  tête- 
à-tête  avec  elle ,  quatre  ou  cinq  heures  dans 
un  calme  délicieux ,  préférable  infiniment , 
même  quant  à  la  jouiffance  ,  à  ct%  accès 
de  fièvre  ardente  j  que  jufqu'alors  j'avois 
eus  auprès  d'elle.  Comme  elle  favoit  trop 
que  mon  cœur  n'étoit  pas  changé ,  elle  fut 
fènfible  aux  efforts  que  j'avois  faits  pour 
me  vaincre  ;  qUc  m'en  eflima  davantage  ^ 
&  j'eus  le  plaifir  de  voir  que  fon  amitié 
pour  moi  n'étoit  point  éteinte.  Elle  m'an- 
Hon(j-a  le  prochain  retour  de  St.  L. . . . .  t , 
qui  ,  quoique  aflez  bien  rétabli  de  fon 
uttaque  ,  n'étoit  plus  en  état  de  foutenir 
les  fatigues  de  la  guerre  ,  &  quittoit  le 
fdrvice  pour  venir  vivre  paifiblement  au- 
près d'elle.  Nous  formâmes  le  projet  char- 
mant d'une  étroite  fociété  entre  nous  trois , 
&  nous  pouvions  efpcrer  que  l'exécution 
de  ce  projet  feroit  durable  ,  vu  que  tous 
les  fentimens  qui  peuvent  Unir  des  cœurs 
fenfibles  &  droits,  en  faifoientia  bafe,  & 
que  nous  raffemblions  à  nous  trois  affez 
de  talens  &  de  connoifTances  pour  nous 
fuffire  à  nous-mêmes  ;  &  n'avoir  befoin 
Tome  ir.  G 


34      Les     Confessions. 
d'aucun  fupplément  étranger.  Hélas  !  en 
me  livrant  à  1  efpoir  cFune  fi  douce  vie, 
je   ne  fongeois  guère  à   celle   qui    m\it- 
tendoit. 

Nous  parlâmes  enfuite  de  ma  fituatioii 
préfente  avec  Mad.  D' y.  Je  lui  mon- 
trai la  lettre  de  Diderot ,  avec  ma  réponfe  ; 
je  lui  détaillai  tout  ce  qui  s'étoit  palTé  à 
ce  fujet ,  &  je  lui  déclarai  la  réfolution  où 
j'étois  de  quitter  l'Herm^itagc.  Elle  sy  op- 
pofa  vivement ,  &  par  des  raifons  toutes- 
puifHintes  fur  mon  cœur.  Elle  me  témoi- 
gna combien  elle  auroit  defiré  que  j'euffe 
îait  le  voyage  de  Genève  ,  pré\'oyanc 
qu'on  ne  manqueroit  pas  de  la  compro- 
mettre dans  mon  refus  :  ce  que  la  lettre 
de  Diderot  fembloit  annoncer  d'avance. 
Cependant,  comme  elle  favoit  mes  raifons 
auffi  bien  que  moi-même  ,  elle  n'infifta 
pas  fur  cet  article  ;  mais  elle  me  conjura 
d'éviter  tout  éclat ,  à  quelque  prix  que  ce 
pût  être  ,  &  de  pallier  mon  refus  de  rai- 
fons allez  plaufibles  ,  pour  éloigner  l'in- 
jufle  foupçon  qu'elle  pût  y  avoir  part.  Je 
lui  dis  qu'elle  ne  m'impofoit  pas  une  tùchc 


Livre    IX.  3- 

alfée  ;  mais  que  ,  réfolu  d'expier  mes  torts 
au  prix  même  de  ma  réputation  ,  je  vou- 
lois  donner  la  préférence  à  la  fienne ,  en 
tout  ce  que  l'honneur  me  permettroit 
d'endurer.  On  connoîtra  bientôt  fi  j'ai  fu 
remplir  cet  engagement. 

Je  le  puis  jurer  ,  loin  que  ma  pafiTioil 
malheureufe  eût  rien  perdu  de  fa  force, 
je  n'aimiai  jamais  ma  Sophie  aufli  vive- 
ment, aufTi  tendrement  que  je  fis  cejour- 
Vd.  Mais  telle  fut  l'impreffion  que  firent 

fur  moi  la  lettre  de  St.  L t,  le  fentiment 

du  devoir  &  l'horreur  de  la  perfidie, 
que  ,  durant  toute  cette  entrevue  ,  mes 
fens  me  laifferent  pleinement  en  paix  au- 
près d'elle  ,  &  que  je  ne  fus  pas  même 
tenté  de  lui  baifer  la  main.  En  partant, 
elle  m'embrafTa  devant  fes  gens.  Ce  bai- 
fer  ,  fi  différent  de  ceux  que  je  lui  avois 
dérobés  quelquefois  fous  les  feuillages  , 
me  fut  garant  que  j'avois  repris  l'empire 
fur  moi-même  :  je  fuis  prefque  affuré  que 
fi  mon  cœur  avoit  eu  le  temps  de  fe  raffer- 
jmir  dans  le  calme  ,  il  ne  me  falloit  pas 
trois  mois  pour  être  guéri  radicalement, 

C   3 


$6      Les    Confessions. 

Ici  finiflent  mes  liaifons   perfonnellcs 

avec  Mad.  d'H :   liaifons  dont 

chacun  a  pn  juger  fur  les  apparences  , 
félon  les  difpofitions  de  fon  propre  cœur, 
mais  dans  lefquelles  la  paffion  que  m'inf- 
pira  cette  aimable  femme  ,  paffion  la  plus 
vive  peut-être  qu'aucun  homme  ait  jamaisr 
fentie,  s'honorera  toujours  entre  le  cieî 
&:  nous ,  des  rares  &  pénibles  facrifices  faits 
par  tous  deux  au  devoir ,  à  Thonneur ,  k 
l'amour  &  à  l'amitié.  Nous  nous  étions 
trop  élevés  aux  yeux  l'un  de  l'autre  ,  pour 
pouvoir  nous  avilir  aifément.  Il  faudroic 
être  indigne  de  toute  eftime ,  pour  fe  ré*- 
foudre  à  en  perdre  une  de  fi  haut  prix  ;  & 
l'énergie  même  des  fentimens  qui  pou-^ 
voient  nous  rendre  coupables ,  fut  ce  qui 
nous  empêcha  de  le  devenir. 

C'eft  ainfi  qu'après  une  fi  longue  ami- 
tié pour  l'une  de  ces  deux  femmes ,  &  url 
fi  vif  amour  pour  Tautre  ,  je  leur  fis  fépa- 
rément  mes  adieux  en  un  même  jour ,  h 
l'une  pour  ne  la  revair  de  ma  vie  ,  à  l'au- 
tre pour  ne  la  revoir  que  deux  fois  dans 
les  oceafions  que  je  dirai  ci-après^ 


Livre    IX.  3*^ 

Après  leur  départ ,  je  me  trouvai  dans 
iin  grand  embarras  pour  remplir  tant  de 
devoirs  prefTans  &  contradidloires  ,  fuites 
de  mes  imprudences.  Si  j'eufle  été  dans 
mon  état  naturel ,  après  la  propofition  & 
ie  refus  de  ce  voyage  de  Genève,  je  n'a« 
vois  qu'à  refter  tranquille ,  &  tout  étoit  dit. 
jMais  j'en  avois  fottement  fait  une  affaire 
qui  ne  pouvoit  refter  dans  l'état  où  elle 
étoit,  &  je  ne  pouvois  me  difpenfer  de 
toute  ultérieure  explication  ,  qu'en  quit- 
tant l'Hermitage  :  ce  que  je  venois  de  pro^ 

mettre  à  Mad.  d'H de  ne  pas 

faire ,  au  moins  pour  le  moment  préfenti 
3De  plus,  elle  avoit  exigé  que  j'excufafTe 
Àiprès  de  mes  foi-difans  amis,  le  refus 
de  ce  voyage ,  afin  qu'on  ne  lui  imputcât 
pas  ce  refus.  Cependant  je  n'en  pouvois 
alléguer  la  véritable  caufe  ,  fans  outrager 
Mad.  D' y ,  à  qui  je  devois  certai- 
nement de  la  reconnoiffance ,  après  tout 
ce  qu'elle  ayoit  fait  pour  moi.  Tout  bien 
confidéré ,  je  me  trouvai  dans  la  dure 
mais  indifpenfable  alternative ,  de  man- 
quer à  Mad,  D' y,  à  Mad.  d'H , 


gS      Les    C  0  n  F  e  s  s  ï  o  k*  5. 

ou  à  moi-même  ,  &  je  pris  Je  dernier  pkrtî- 
Je  Je  pris  hautement,  pieinement,  fans 
tergiyerfer,  &  avec  une  générofité  digne 
affUrément,  de  laver  Jes  fautes  qui  m'a- 
Voient  réduit  à  cette  extrémité.  Ce  facri- 
iîce  ,  dont  mes  ennemis  ont  fu  tirer  parti , 
&  qu'ils  attendoient  peut-être,  a  fait  la 
ruine  de  ma  réputation  ,  &  m'a  ôlé  pav 
leurs  foins  ,  l'eftime  publique  ;  mais  il  m'a 
îendu  la  mienne  ,  &  ma  confoié  dans  mes 
malheurs.  Ce  n'eft  pas  la  dernière  fois  , 
comme  on  verra ,  que  j'ai  fait  de  pareils 
facrifices  ,  ni  la  dernière  aufli ,  qu'on  s'en 
cfl  prévalu  pour  m'accabler. 

G  .  .  .  .  étoit  le  feul  qui  parût  n'avoir 
pris  aucune  part  dans  cette  aftaire ,  &  ce 
fut  à  lui  que  je  réfolus  de  m'adreffer.  Je 
lui  écrivis  une  longue  lettre  ,  dans  laquelle 
j'expofai  Je  ridicule  de  vouloir  me  faire 
un  devoir  de  ce  voyagé  de  Genève  ,  l'inu- 
tilité ,  l'embarras  même  dont  j'y   aurois 

été  à   Mad,   D' y  ,   &  les  inconvé- 

niehs  qui  en  auroient  réfulté  pour  moi- 
iiiêmc.  Je  neréfiftai  pas ,  dans  cette-lettre , 
^  IdteiiÉation  de  lui  laifier  voir  que j'étois 


Livre     IX.  59 

ânflruit ,  &  qu'il  me  paroiffoit  fingulief 
qu'on  prétendît  que  c'étoit  à  moi  de  faire 
ce  voyage,  tandis  que  lui -même  s'en  dit- 
penfoit,  &  qu'on  ne  faifoit  pas  mention 
de  lui'.  Cette  lettre,  où  faute  de  pouvoir 
dire  nettement  mes  raifons ,  je  fus  forcé  de 
battre  fouvent  la  campagne  ,  m'aiiroit 
donné  dans  le  public  l'apparence  de  bien 
des  torts  ;  mais  elle  étoit  un  exemple  de 
retenue  &  de  difcrétion  pour  les  gens  qui , 
comme  G.... ,  étoientau  fait  des  chofes  que 
j'y  taifois  ,  &  qui  juftifîoient  pieinement 
ma  conduite.  Je  ne  craignis  pas  même  de 
mettre  un  préjugé  de  plus  contre  moi,ei> 
prêtant  l'avis  de  Diderot   à  mes   autres 

amis ,  pour  infinuer  que  Mad.  d'H 

avoit  penfé  de  même  ,  comme  il  étoit: 
vrai,  &  taifantque,  fur  mes  raifons  ,  elle 
avoit  changé  d'avis.  Je  ne  pouvois  mieux 
la  difculper  du  foupçon  de  conniver  avec 
moi ,  qu'en  paroiffant  fur  ce  point ,  mé- 
content d'elle. 

Cette  lettre  finiîfoit  par  un  acle  de  con- 
fiance ,  dont  tout  auti  c  homme  auroit  été 
touché  ;  car  en  exhortant  G  ....  à  pefe? 

C    4 


4©      Les     Confessions. 
mes  raifons  &à  me  marquer  après  cela  foq 
avis,  je  lui  marquois  que  cet  avis  feroiç 
fuivi ,  quel  qu'il  pût  être  :  &  c'étoit  mon 
intention  ,  eût -il  même  opiné  pour  mon 

départ  ;  car  M.  D' y  s'étant  fait  le 

coiidudeur  de  fa  femme  dans  ce  voyage  , 
le  mien  prenoit  alors  un  coup-d'œil  tout 
différent  :  au  lieu  que  c'étoit  moi  d'abord 
qu'on  voulut  charger  de  cet  emploi  ,  & 
qu'il  ne  fut  queftion  de  lui  qu'après  mon 
refus. 

La  réponfe  de  G  ....  fe  fit  attendre  5 
elle  fut  fmguliere.  Je  vais  la  tranfcire  ici. 
(  Voyez  liaffe  A  ,  N^  59.  ) 

«  Le   départ   de    Mad.   D* y  efl 

3,  reculé  ;  fon  fils  efl  malade ,  il  faut  atten.- 
3,  dre  qu'il  foit  rétabli.  Je  rêverai  à  votre 
j,  lettre.  Tenez -vous  tranquille  à  votre 
3,  Hermitage.  Je  vous  ferai  paffer  mon 
55  avis  à  temps.  Comme  elle  ne  partira 
33  fùrement  pas  de  quelques  jours  ,  rien 
35  ne  preffe.  En  attendant ,  fi  vous  le  jugez 
3,  à'  propos  ,  vous  pouvez  lui  faire  vos 
3,  offres ,  quoique  cela  me  paroifTe  eur 
w  core  aiïez  égal.  Car,  connoiffant votre 


Livre     IX.  41 

>,  pofition  auffi  bien  que  vous-même, 
55  je  ne  doute  point  qu'elle  ne  réponde  à 
35  vos  offres  comme  elle  doit  ;  &  tout  ce 
„  que  je  vois  à  gagner  à  cela,  c'eft  que 
33  vous  pourrez  dire  à  ceux  qui  vous  pref- 
^  fent ,  que  fi  vous  n'avez  pas  été  ,  ce 
35  n'eft  pas  faute  de  vous  être  offert.  Au 
35  refle,  jenevoispas  pourquoi  vous  vou- 
j,  lez  abfolument  que  le  philofophe  foit 
55  le  porte  -voix  de  tout  le  monde ,  &  par- 
,5  ce  que  fon  avis  eft  que  vous  partiez  , 
pj  pourquoi  vous  imaginez  que  tous  vos 
5,  amis  prétendent  la  même  chofe.  Si  vous 

55   écrivez  à  Mad.  D' y  ,  fa  réponfe 

5.5  peut  vous  fcrvir  de  réplique  à  tous 
9,  ces  amis ,  puifqu'il  vous  tient  tant  au 
pj  cœur  de  leur  répliquer.  Adieu  :  je  fa- 
P5  lue  Mad,  le  Vaffeur  &  le  Criminel  (*). 
Frappé   d'étonnement  en    lifant    cette 


(*)  M.  le  Vaffeur,  que  fa  femme  menoit  un 
peu  rudement ,  l'appelloic  le  Lieutenant  crimi- 
nel. M.  G  ... .  donnoit ,  par  plaifanterie  ,  le  même 
i-.om  à  la  fille;  &  pour  abréger,  il  lui  plut  d'en 
retrancher  le  premier  mot. 


42  Les  Confessions. 
lettre,  je  cherchois  avec  inquiétude  ce 
qu'elle  pou  voit  figniHer  ,  &je  ue  trou\oi5 
rien.  Comment!  au  lieu  de  me  répondre 
avec  fimplicité  fur  Ja  mienne ,  il  prend  du. 
temps  pour  y  rê\'er  ,  comme  fi  celui  qu'il 
avoit  déjà  pris,  ne  lui  avoit  pas  futii.  11 
m'avertit  même  de  la  fufpenfion  dans 
laquelle  il  me  \'eut  tenir ,  comme  s'il  s'a- 
giffoit  d'un  profond  j)roblême  à  réfou- 
dre ,  ou  comme  s'il  importoit  à  fes  vues 
de  m'ôter  tout  moyen  de  pénétrer  fou 
fentiment  ,  jufqu'au  moment  qu'il  vou- 
droitmele  déclarer.  Que  lignifient  donc 
ces  précautions  ,  ces  retafdemens  ,  ces 
myfteres  ?  Eft-ce  ainfi  qu'on  répond  à 
la  confiance  ?  Cette  allure  eft- elle  celle 
de  la  droiture  &  de  la  bonne  foi  ?  Je 
cherchois  en  vain  quelque  interprétatiou 
favorable  à  cette  conduite  ;  je  n'en  trou- 
vois  poiiit.  Quel  que  fût  fou  deflein  ,  s'il 
m'étoit  contraire,  fa  pofition  en  facilitoit 
l'exécution  ,  fans  que ,  par  la  mienne  ,  il 
me  fût  pofTible  d'y  mettre  obftacle.  Eu 
faveur  dans  la  maifon  d'un  grand  |)rince  ^ 
répandu  dans  le  monde,  donnant  le  ton 


L  I  V  R  E     IX.  43 

h  nos  communes  fociétés,  dont  il  étoit 
l'orade  ,  il  pouvoit,  avecfon  adrefie  ordi- 
naire ,  difpofer  à  fon  aife  toutes  fes  machi- 
nes ;  &  moi ,  feul  dans  mon  Hermitage , 
loin  de  tout,  fans  avis  de  perfonne  ,"fans 
aucune  communication  ,  je  n'avois  d'au- 
tre parti  que  d'attendre  &  refteren  paix: 

feulement  j'écrivis  à  Mad.  D' y  fur 

la  maladie  de  fon  fils  ,  une  lettre  auffi 
honnête  qu'elle  pouvoit  l'être,  mais  où 
je  ne  donnai  pas  dans  le  picge  de  lui  oiFrir 
de  partir  avec  elle. 

Après  des  fiecles  d'attente  dans  Li 
cruelle  incertipude  où  cet  homme  bar- 
bare   m'avoit  plongé  ,  j'appris  au    bout 

de  huit  ou  dix  jours ,  que  î\Tad.  D' y 

étoit  partie  ,  &  je  reçus  de  lui  une  fé- 
conde lettre.  Elle  ri'ctoit  que  de  fept  à  huit 

lignes ,  que  je  ïï'achevai  pas  de  lire 

C'étoit  une  rupture ,  mais  dans  des  ter- 
mes tels  qirè  la  plus  infernale  haine  les 
peut  dicter  ,  &  qui  même  devenoient 
bêtes  à  force  de  vouloir  être  offenfans.  Il 
me  défendoit  fa  préfence ,  comme  il  m'au- 
roit  défendu  fes  états.  Il  ne  manquoit  à 


44  Les  Confessions. 
fa  lettre,  pour  faire  rire,  que  d'être  lue 
avec  plus  de  fang- froid.  Sans  la  tranf- 
crire ,  fans  même  en  achever  la  leclure  , 
je  la  lui  renvoyai  fur  -  le  -  champ  avec 
celle-ci  : 

"  Je  me  refufois  à  ma  jufte  défiance  ; 
,5  j'ichcA  e  trcp  tard  de  vous  connoître. 

55  Voilà  donc  la  lettre  que  vous  vous 
55  ères  donné  le  loifir  de  méditer  ;  je  vous 
55  Ja  renvoie,  elle  n'eft  pas  pour  moi. 
55  Vous  pouvez  montrer  la  mienne  à 
55  toute  la  terre  ,  &  me  haïr  ouvertement; 
5,5  ce  fera  de  votre  part  une  fauffeté  de 
^5  moins.  „ 

Ce  que  je  lui  difois  ,  qu'il  pouvoit 
jnontrer  ma  précédente  lettre  ,  fc  rapport 
t^it  à  un  article  de  lafienne,  fur  lequel 
on  pourra  juger  de  la  profonde  adreffc 
qu'il  mit  à  toute  cette  affaire. 

J'ai  dit  que  pour  gens  qui  n'étoicnt 
pas  au  fait ,  ma  lettre  pouvojt  donner  fur 
rnoi  bien  des  prifes.  II  le  vit  avec  joie  ; 
mais  comment  fe  prévaloir  de  cet  avan» 
t.  ge ,  fans  fe  compromettre  ?  En  montrant 
cette  lettre  ,  il  s'expofoit  au  reproche  d'»» 
î^ufer  de  la  confiance  de  fon  ami. 


L  I  V  R  E     IX.  45 

Pour  fortir  de  cet  embarras  ,  il  imigina, 
de  rompre  avec  moi,  de  Ja  façon  la  plus 
piquante  qu'il  futpoiïîble,  S:  de  me  faire 
valoir  dans  fa  lettre,  Ja  grâce  qu'il  me 
faifoit  de  ne  pas  montrer  la  mienne.  Il 
étoit  bien  fur  que,  dans  l'indig-nation  de 
ma  colère  ,  je  me  refuferois  à  fa  feinte  dif- 
crétion  ,  &  lui  permettrois  de  montrer  ma 
lettre  à  tout  le  monde:  c'étoit  préciféme'nt 
ce  qu'il  vouloit,  &  tout  arriva  comme  il 
Tavoît  arrangé.  Il  fit  courir  ma  lettre  dans 
tout  Paris  ,  avec  des  commentaires  de  fa 
façon  ,  qui  pourtant  n'eurent  pas  tout 
le  fuccès  qu'il  s'en  étoit  promis.  On  ne 
trouva  pas  que  la  pefrriiffion  de  montrer 
ma  lettre ,  qu'il  avoit  fu  m'extorquer  , 
J'exemptât  du  blâme  de  m'avoir  fi  légè- 
rement pris  au  mot  pour  me  nuire.  On 
demandoit  toujours  quels  torts  perfôrt- 
nels  j'avois  avec  lui ,  pour  autorifcr  une 
fi  violente  haine.  Enfin  ,  l'on  trouvoit 
que,  quand  j'aurois  eu  de  tels  torts  qui 
l'auroient  obligé  de  rompre ,  Tamitié  , 
îTiême  éteinte  ,  avoit  encore  des  droits 
<iu'il  auroit  du  refpeéler.  Mais  maJhcu* 


46  Les  Confessions. 
reufement  ,  Paris  efl  iiivolc  ;  ces  remar- 
ques du  moment  s'oublient  ;  l'abfent  infor- 
tuné fe  néglige  ;  l'homme  qui  profpere  en 
impofe  par  fa  préfence  ;  le  jeu  de  l'intrl.- 
gue  &  de  la  méchanceté  fe  foutient  ,  fe 
renouvelle  ,  &  bientôt  fon  eftét  fans  cefle 
renaifTant,  efface  tout  ce  qui  l'a  précédé. 
Voilà  comment ,  après  m'avoir  fi  long- 
temps trompé ,  cet  homme  enfin  quitta 
pour  moi  fon  mafque  ,  perfuadé  que  dans 
l'état  où  il  avoit  amené  les  chofes ,  il 
cefToit  d'en  avoir  befoin.  Soulagé  de  la 
crainte  d'être  injufte  en\"ers  ce  miféra- 
ble  ,  je  l'abandonnai  à  fon  propre  cœur  j 
&  ceffai  de  penfer  à  lui.  Huit  jours  après 
avoir  reçu  cette  lettre  ,  je  reçus  de  Mad, 
D' . . . .  y  fa  réponfe  ,  datée  de  Genèse  , 
à  ma  précédente  (  liafTe  B,  N°.  lo).  Je 
compris  ,  au  ton  qu'elle  y  prenoit  pour 
îa  première  fois  de  fa  vie  ,  que  l'un  is. 
l'autre  ,  comptant  fur  le  fuccès  de  leurs 
mefures  ,  agilToient  de  concert ,  &  que , 
tne  regardant  comme  un  homme  perdu 
fans  reffource  ,  ils  fe  livroient  défor» 
mais  f'ins  rifque ,  au  plaifir  d'achever  de 
ïïi'éçrafer. 


L  I  V  R  E     IX.  47 

]\Ion  état,  en  eftet,  étoit  des  plus  dé- 
plorables.  Je    voyois    s'éloigner    de   moi 
tous  mes  amis  ,  fans  qu'il  me  fût  poffible 
de  favoir  ni  comment  ni   pourquoi.  Di- 
derot qui  fe   vantoit   de  me   refter ,   de 
me  refter  feul  ,  &  qui  depuis  trois   moiN 
me    promettoit  une    viiite  ,    ne    venoit 
point.  L'hiver  commençoit  à  fe  faire  fen- 
tir  ,  &  avec  lui  les  atteintes  de  mes  maux 
habituels.    Mon    tempérament ,  quoique 
vigoureux  ,  n'avoit  pu  foutenir  les  com- 
bats de  tant  de  paffions  contraires.    J'é- 
tois  dans  un  épuifement  qui  ne  me  laifToit 
ni  force  ni  courage  pour  réfifter  à  rien  ; 
quand  mes  engageraens  ,  quand  les  con- 
tinuelles   repréfentations  de    Diderot  & 
de  Mad.  d'H  .......  m'auroient  permis 

en  ce  moment  de  quitter  l'Hermitage  , 
je  ne  favois  ni  où  aller  ni  comment  me 
traîner.  Je  reftois  immobile  &  ftupide  , 
fans  pouvoir  agir  ni  penfer.  La  feule  idée 
d'un  pas  à  faiic,  d'une  lettre  à  écrire  , 
d'un  mot  à  dire»,  me  faifoit  frémir.  Je  ne 
pouvois  cependant  laiffer  la  lettre  de 
]\Iad.  D' . .  ; . .  y  Xans  réplique  .  à  moins 


48      Les     C  o  k  f  e  S  s  i  o  n  s 

de  m'avouer  digne  des  traitemcnS  doiif 
die  Se  fon  ami  m'accabloient.  Je  pris  le 
parti  de  lui  notifier  mes  fentimens  &  mes- 
réfolutions  ,  ne  doutant  pas  un  moment 
que  par  humanité  ,  par  générofité  ,  par 
bienféance,  par  les  bons  fentimens  que 
j'avois  crû  voir  en  elle  ,  malgré  les  mau- 
vais ,  elle  ne  s'emprefïat  (ïy  foufcrire. 
Voici  ma  lettre. 

"  A  l'Hermitage,  le  23  novemb.  1757. 
„  Si  l'on  mouroit  de  douleur ,  je  ne 
35  ferois  pas  en  vie.  Mais  enfin  ,  j'ai  pris 
„  mort  parti.  L'amitié  eft  éteinte  entre 
„  nous  ,  madame  ;  mais  celle  qui  n'eft 
35  plus  ,  garde  encore  des  droits  que  je' 
,i  fais  refpeder.  Je  n'ai  point  oublié  vos 
3:j  bontés  pour  moi ,  &  vous  pouvez  comp- 
as ter  de  ma  paft,  fur  toute  la  reconnoif- 
53  fance  qu'on  peut  avoir  pour  quelqu'un 
35  qu'on  ne  doit  plus  aimer.  Toute  autre' 
,j  explication  feroit  inutile  :  j'ai  pour  moi 
,y  ma  confcienee ,  &  vous  renvoie  à  la- 
3,  vôtre'. 

„  J'ai  voulu  quitter  l'Hermitage  ,  &  je 
5;^  le  devois.  Mais  on  prétend  qu'il  faut 


L   I  V  R   E      IX,  '4^' 

^  que  j'y  refte  jufqu'au  printemps:  ;  & 
„  puifque  mes  amis  le  veulent ,  j'y  réf. 
3,  terai  jufqu'au  printemps  ,  fi  vous  y 
„  confentez.  „ 

Cette  lettre  écrite  &  partie ,  jt  ne  penfai 
plus  qu'à  me  tranquillifer  à  THermitage  , 
en  y  foignant  ma  fanté,  tâchant  de  recou- 
vrer des  forces ,  &  de  prendre  des  mefures 
pour  en  fortir  au  printemps  ,  fans  bruit  & 
fans  afficher  une  rupture.  Mais  ce  n'étoid 
pas  là  le  compte    de   AT.   G  .  .  .  .   Se  dà 

Mad.  D' y ,  comme  on  verra  dans 

un  moment. 

Quelques  jours  après  ,  j'eus  enfin  le 
plaifir  de  recevoir  de  Diderot  cette  vifite 
fi  fouvent  promife  &  manquée.  Elle  ne 
pouvoit  venir  plus  à  propos  ;  c'étoit  mon 
plus  ancien  ami  ;  c'étoit  prefque  le  feul 
qui  me  reftât  :  on  peut  juger  du  plaifir 
que  j'eus  à  le  voir  dans  ces  circonftan- 
ces.  J'avois  le  cœur  plein ,  je  l'épanchai 
dans  le  fien.  Je  l'éclairai  fur  beaucoup 
défaits  qu'on  lui  avoittus,  dcguifés,  ou 
fuppofés.  Je  lui  appris  ,  de  tout  ce  qui 
s'étoJt  paffé ,  ce  qu'il  m'étoit  permis  de 
Toms  IV,  D 


50      Les    Confessions. 
lui  dire.  Je  n'affeclai  point,  de   liii  taire 
ce  qu'il  ne  favoit  que  trop ,  qu'un  amour 
auffi  malheureux  qu'infenfé  avoit  été  Tinf-. 
trument  de  ma  perte  ;  mais  je  ne  convins 

jarnais  que  Mad.  d'H en  fut  inf- 

truite  ,  ou  du  moins  que  je  Je  Jui  eufie  dé- 
claré. Je  lui  parlai  des  indignes  manœu- 
vres de  Mad.  D' y  pour  furprendrc 

les  lettres  très -innocentes  ,  que  la  belle-» 
fœur  m'écrivoit.  Je  voulus  qu'il  apprit 
ces  détails  de  la  bouche  même  des  per- 
fonnes  qu'elle  avoit  tenté  de  féduire. 
Thérefe  le  lui  fit  exaélement  :  mais  que 
devins -je  quand  ce  fut  le  tour  de  la  mère, 
&  que  je  l'entendis  déclarer  &  loutenir 
que  rien  de  cela  n'étoit  à  fa  connoif- 
^ance  ?  Ce  furent  fes  termes  ,  &  jamais 
elle  ne  s'en  départit.  Il  n'y  avoit  pas 
quatre  jours  qu'elle  m'en  avoit  répété  le 
récit  à  moi-même,  &  elle  me  dément 
en  face  devant  mon  ami.  Ce  trait  me 
parut  décîhf,.  &  je  fentis  alors  vivement 
mon  imprudence  d'avoir  gardé  fi  long- 
temps ,  une  pareille  femme  auprès  de 
«noii  Je  ne  m'étendis  poi^t  en  invedive* 


_L   I  V  R   E      I5C.  51 

Contre  elle;  à  peine  daignai -je  lui  dire 
quelques  mots  de  mépris.  Je  fentis  ce 
que  je  devois  à  la  fille  ,  dont  l'inébran- 
lable droiture  contraftoit  avec  l'indigne 
lâcheté  de  la  mère.  Mais  dès  lors  mon 
parti  fut  pris  fur  le  compte  de  la  vieille  ,  Se 
je  n'attendis  que  le  moment  de  l'exécuter. 
Ce  moment  vint  plus  tôt  que  je  ne  l'a- 
vois  attendu.  Le  10  décembre,  je  reçus 
de  Mad.  D' y,  réponfe  à  ma  précé- 
dente lettre.  En  voici  le  contenu. 

"  A  Genève,  le  i  décembre  1757* 
(LiaffeB,  N°.  11. } 

„  Après  vous  avoir  donné,  pendant 
i,  plufieurs  années  ,  toutes  les  marques 
5,  pofïibles  d'amitié  &  d'intérêt ,  il  ne  me 
„  refte  qu'à  vous  plaindre.  Vous  êtes 
35  bien  malheureux.  Je  defire  que  votre 
55  confcience  foit  auffi  tranquille  que  la 
^  mienne.  Cela  pourroit  être  néceffaire 
55  au  repos  de  votre  vie. 

„  Puifque  vous  vouliez  quitter  THer- 
„  mitagc ,  &  que  vous  le  deviez  ,  je  fuis 
y,  étonnée  que  vos  amis  vous  aient  tc^ 


$z      Les    Confessions. 
„  tenu.  Pour  moi ,  je  ne  confulte  point 
,j  les   miens  fur  mes  devoirs,  &  je  n'ai 
„  plus  rien  à  vous  dire  fur  les  vôtres.  „ 

Un  congé  fi  imprévu  ,  mais  fi  nette- 
ment prononcé  ,  ne  me  laifla  pas  un  inftant 
à  balancer.  Il  falloit  fortir  fur-  le  -  champ , 
quelque  temps  qu'il  fît ,  en  quelqu'état 
que  je  fuffe  ,  dulTai-je  coucher  dans  les 
bois  &  fur  la  neige  ,  dont  la  terre  étoit 
alors  couverte  ,   &  quoi  que  put  dire  & 

faire  Mad.   d'H ;  car  je   voulois 

bien  lui  complaire  en  tout ,  mais  non  pas 
jufqu'à  l'infamie. 

Je  me  trouvai  dans  le  plus  terrible  em- 
barras où  j'aie  été  de  mes  jours  ;  mais  ma 
Téfoludon  étoit  prife  :  je  jurai ,  quoi  qu'il 
arrivât ,  de  ne  pas  coucher  à  l'Hermitage 
le  huitième  jour.  Je  me  mis  en  devoir  de 
fortir  mes  effets  ,  déterminé  à  les  laiffer 
en  plein  champ ,  plutôt  que  de  ne  pas 
rendre  les  clefs  dans  la  huitaine  ;  car  je 
voulois  fur -tout,  que  tout  fût  fait  avant 
qu'on  pût  écrire  à  Genève  &  recevoir 
reponfe.  J'étois  d'un  courage  que  je  ne 
ni'étois  jamais  kxiii  ;  toutes  «les  forces 


Livre    IX.  5^^ 

étoient  revenues.  L'honneur  &  l'indigna- 
tion m'en  rendirent,  fur  lefquelles  IVIad. 

D' y  n'avoit  pas  compté.  La  fortune 

aida  mon  audace.  M.  IMathas  ,  procureur- 
fifcal  de  M.  le  prince  de  Condé  ,  entendit 
parler  de  mon  embarras.  Il  me  fit  offrir 
ime  petite  maifon  qu'il  avoit  à  fon  jardin 
de  Mont  -  Louis  à  Montmorency.  J'ac- 
ceptai avec  empreffement  &  reconnoit- 
fance.  Le  marché  fut  bientôt  fait  ;  je.  fis 
en  hâte  acheter  quelques  meubles  ,  avec 
ceux  quej'avois  déjà,  pour  nous  coucher 
Thérefe  &  moi.  Je  fis  charier  mes  effets 
à  grand  peine  &  à  grands  frais  :  malgré  In 
glace  &la  neige  ,  mon  déménagement  fut 
fait  dans  deux  jours  ,  &  le  quinze  décem- 
bre ]e  rendis  les  clefs  de  l'Hermitage , 
après  avoir  payé  les  gages  du  jardinier  , 
ne  pouvant  payer  mon  loyer. 

Quant  à  Mad.  le  Vaffeur  ,  je  lui  dé- 
clarai qu'il  falloit  nous  féparer  :  £1  fille 
voulut  m'ébranler  ;  je  fus  inflexible.  Je 
la  fis  partir  pour  Pans  ,  dans  la  voiture 
du  meffager  ,  avec  tous  les  effets  &  meu- 
bles que  isi  fille  &  elle  avoient  en  cair.*' 

D    3 


£4  Les  Confessions. 
mun.  Je  lui  donnai  quelque  argent  ,  8c 
je  m'engageai  à  lui  payer  fon  loyer  chez 
fes  enfans  ou  ailleurs  ,  à  pourvoir  à  fa 
fubfiftance  autant  qu'il  me  feroit  poffible  , 
&  à  ne  jamais  la  lailTer  manquer  de  pain, 
tant  que  j'en  aurois  moi-même. 

Enfin  ,  le  fur  -  lendemain  de  mon  ar^ 
rivée  à  Mont -Louis  ,  j'écrivis  à  Mad. 
D' y  la  lettre  fuivante. 

"  A  Montmorency ,  le  17  déc.  1757. 

,5  Rien  n'eft  fi  fimple  &  fi  nécefiaire  , 
j,  madame  ,  que  de  déloger  de  votre 
j3  maifon ,  quand  vous  n'approuvez  pas 
5j  que  j'y  refte.  Sur  votre  refus  de  con~ 
55  fentir  que  je  paffaffe  à  l'Hermitage  I2 
j,  refte  de  l'hiver  ,  je  l'ai  donc  quitté  le 
53  quinze  décembre.  Ma  deftinée  étoit 
53  d'y  entrer  malgré  moi ,  &  d'en  fortir 
.5  de  même.  Je  vous  remercie  du  féjour 
;,  que  vous  m'avez  engagé  d'y  faire ,  & 
53  je  vous  en  remercierois  davantage  ,  fi 
55  je  j'avois  payé  moins  cher.  Au  refte , 
53  vous  avez  raifon  de  me  croire  malheu- 
j5  reux  ;  perfonne  au  monde  ne  fait  mieux 


L  I  V  R  E    IX.  55 

^  que  vous  combien  je  dois  l'être.  Si  c'eft 
s,  un  malheur  de  fe  tromper  fur  le  choix 
35  de  fes  amis ,  c'en  eft  un  autre  non 
35  moins  cruel  ,  de  revenir  d'une  erreur 
55  fi  douce.  „ 

Tel  eft  le  narré  fidèle  de  ma  demeure 
à  l'Hermitage  ,  &  des  raifons  qui  m'en 
ont  fait  fortir.  Je  n'ai  pu  couper  ce  récit , 
Se  il  importoit  de  le  fuivre  avec  la  plus 
grande  exactitude  ,  cette  époque  de  ma 
vie  ayant  eu  fur  la  fuite  une  influence 
^ui  s'étendra  jufqu'à  mon  dernier  jour. 


rfS?- 


§6      Les    C  o  îj  f  e  s  s  r  o  n  s." 


LIVRE     DIXIEME. 


•  A  force  extraordinaire  qu'une  efFervef- 
cence  paffagerem'avoit  donnée  pour  quit- 
ter l'Hermitage  ,  m'abandonna  fi  -  tôt  que 
j'en  fus  dehors.  A  peine  fus -je  établi 
dans  ma  nouvelle  demeure  ,  que  de  vives 
&  fréquentes  attaques  de  mes  rétentions 
fe  compliquèrent  avec  l'incommodité  nou- 
velle d'une  defcente ,  qui  me  tourmentoit 
depuis  quelque  temps  ,  fans  que  je  fuiïe 
que  c'en  étoit  une.  Je  tombai  bientôt 
dans  les  plus  cruels  accidens.  Le  méde- 
cin Thyerri ,  mon  ancien  ami  ,  vint  me 
voir  ,  &  m'éclaira  fur  mon  état.  Les  fon- 
des ,  les  bougies  ,  les  bandages  ,  tout 
l'appareil  des  infirmités  de  l'âge  ralTem- 
blé  autour  de  moi ,  me  fit  durement fentir 
qu'on  n'a  plus  le  cœur  jeune  impuné- 
ment, quand  le  corps  a  ceffé  de  l'être. 
La  belle  faifon  ne  me  rendit  point  mes 
forces  ,  8:  je  paffai  toute  Tannée    1758  , 


L  I  V  R  E     X.  57 

dans  un  état  de  langueur ,  qui  me  fit 
croire  que  je  touchois  à  Ja  fin  de  ma  car- 
rière. J'en  voyois  approcher  Je  terme  avec 
une  forte  d'empreffement.  Revenu  des 
chimères  dâ  l'amitié ,  détaché  de  tout  ce 
qui  m'avoit  fait  aimer  la  vie  ,  je  n'y 
voyois  plus  rien  qui  pût  me  la  rendre 
agréable  :  je  n'y  voyois  plus  que  des 
maux  &  des  miferes  qui  m'empêchoient 
de  jouir  de  moi.  J'afpirois  au  moment 
d'être  libre  &  d'échapper  à  mes  ennemis. 
Mais  reprenons  le  fil  des  événemens. 

Il   paroît  que   ma  retraite  de   Mont- 
morency déconcerta    Mad.   D' y  .: 

vraifemblablement  elle  ne  s'y  étoit  pas 
attendue.  Mon  trifte  état ,  la  rigueur  de 
la   faifon  ,   l'abandon    général  où  je  me 

trouvois  ,  tout  leur  faifoit  croire  ,  à  G 

&  à  elle  ,  qu'en  me  pouffant  à  la  dernière 
extrémité ,  ils  me  réduiroient  à  crier  merci , 
&  à  m'avihr  aux  dernières  bafifeffes  ,  pour 
être  laifié  dans  l'afyle  dont  l'honneur 
m'ordonnoit  de  fortir.  Je  délogeai  fi  bruf- 
qucment,  qu'ils  n'eurent  pas  Je  temps  de 
prévenir  le  coup  ,  &  il  ne  leur  refta  plus 


5<S      Les     Confessions. 
que  le  choix  de  jouer  à  quitte  ou  double  , 
&  d'achever  de  me  perdre  ,  ou  de  tacher 
de  me  ramener.   G  .  .  .  .  prit  le  premier 

parti  :   mais  je  crois  que  Mad.  D' y 

eût  préféré  l'autre  ;  &  j'en  juge  par  fa 
réponfe  à  ma  dernière  lettre  ,  où  elle  ra- 
doucit beaucoup  le  ton  qu'elle  avoit  pris 
dans  les  précédentes  ,  &  où  elle  fembloit 
ouvrir  la  perte  à  un  raccommodement. 
Le  long  retard  de  cette  réponfe ,  qu'elle 
me  fit  attendre  un  mois  entier,  indique 
affez  l'embarras  où  elle  fe  trouvoit ,  pour 
lui  donner  un  tour  convenable  ,  &  les 
délibérations  dont  elle  la  fit  précéder. 
Elle  ne  pouvoit  s'avancer  plus  loin  fans 
fe  commettre  :  mais  après  fes  lettres  pré- 
cédentes ,  &  après  ma  brufque  fortie  de  fa 
maifon  ,  l'on  ne  peut  qu'être  frappé  du 
foin  qu'elle  prend  dans  cette  lettre  ,  de 
n'y  pas  laiffer  gliffer  un  feul  mot  défo« 
bligeant.  Je  vais  la  tranfcrire  en  entier, 
^fin  qu'on  en  juge. 


L    I  V   R    E      X.  59 

"  A  Genève,  le  17  janvier  1758. 
(  Liaffe  B,  N°  23.) 

"  Je  n'ai  reçu  votre  lettre  du  17  dé- 
j,  cembre  ,  monfieur  ,  qu'hier.  On  me  l'a 
„  envoyée  dans  une  caiiïe  remplie  dedif- 
„  férentes  chofes  ,  qui  a  été  tout  ce  temps 
35  en  chemin.  Je  ne  répondrai  qu'à  l'apof- 
„  tille  :  quant  à  la  lettre  ,  je  ne  l'entends 
3,  pas  bien  ;  &  fi  nous  étions  dans  le  cas 
53  de  nous  expliquer  ,  je  voudrois  bien 
55  mettre  tout  ce  qui  s'eft  paffé,  fur  le 
35  compte  d'un  mal -entendu.  Je  reviens 
„  à  rapoftilîe.  Vous  pouvez  vous  rappel- 
„  1er  ,  monfieur ,  que  nous  étions  conve- 
35  nus  que  les  gages  du  jardinier  de  ffler- 
3,  mitage  pafferoientpar  vos  mains  ,  pour 
5,  lui  mieux  faire  fentir  qu'il  dépendoit, 
.3  de  vous  ,  &  pour  vous  éviter  des  fcenes 
33  auffi  ridicules  &  indécentes ,  qu'en  avoit 
,3  faitfonprédécefleur.  La  preuve  en  eft, 
53  que  les  premiers  quartiers  de  fes  gages 
33  vous  ont  été  remis  ,  &  que  j'étois  con- 
33  venue  avec  vous ,  peu  de  jours  avant 
33  mon  départ ,  de  vous  faire  rembôurfer 
53  vos  avances.  Je  fais  que  vous  en  fîtes 


Go  Les  Confessions. 
5  d'abord  difficulté  :  mais  ces  avances  ^ 
,  je  vous  avois  prié  de  les  faire  ;  il  étoit 
5  fimple  de  m'acquitter  ,  &  nous  en  con- 
5  vînmes.  Cahouet  m'a  marqué  que  vous 
,  n'avez  point  voulu  recevoir  cet  argent, 
II  y  a  alTuiément  du  qui-pro-quo  là- 
,j  de  'ans.  Je  donne  ordre  qu'on  vous  le 
5  reporte ,  &je  ne  vois  pas  pourquoi  vous 
j  voudriez  payer  mon  jardinier  ,  malgré 
,  nos  conventions,  &  au-delà  même  du 
terme  que  vous  avez  habité  l'Hermi- 
tage.  Je  compte  donc  ,  monfieur  ,  que 
,  vous  rappellant  tout  ce  que  j'ai  l'hon- 

5  neur  de  vous  dire  ,  vous  ne  refuferez 
pas  d'être  rembourfé  de  l'avance  que 

,j  vous  avez  bien  voulu  faire  pour  moi.  „ 
Après  tout  ce  qui  s'étoit  pafle ,  ne  pou- 
vant plus  prendre  de  confiance  en  I\Iad. 

D' y,  je  ne  voulus  point  renouer  avec 

elle  ;  je  ne  répondis  point  à  cette  lettre, 

6  notre  correfpondance  finit  là.  Voyant 
mon  parti  pris  ,  elle  prit  le  fien  ;  &  entrant 
alors  dans  toutes  les  vues  de  G....  &  de  la 

cotterie  H e  ,  cUq  unit  fes  eiiorts 

aux  leurs  pour  me  couler  à  fond.  Tandis 


Livre    X.  6i 

qu'ils  travailloient  à  Paris,  elle  travailloifc 
à  Genève.  G....  ,  qui  dans  la  fuite  alla  l'y 
joindre  ,  acheva  ce  qu'elle  avoit  com- 
mencé. T ,  qu'ils  n'eurent  pas  de 

peine  à  gagner ,  les  féconda  puiffamment , 
&  devint  le  plus  furieux  de  mes  perfécu- 
teurs  ,  fans  avoir  jamais  eu  de  moi  ,  non 
plus  que  G.... ,  le  moindre  fujet  de  plainte. 
Tous  trois  d'accord  femerent  fourdement 
dans  Genève  le  germe  qu'on  y  vit  éclorre 
quatre  ans  après. 

Ils  eurent  plus  de  peine  à  Paris  ,  o\x 
j'étois  plus  connu ,  &  où  les  cœurs  moins 
difpofés  à  la  haine  ,  n'en  reçurent  pas  (î 
aifément  les  impreffions.  Pour  porter  leurs 
coups  avec  plus  d'adrefîc  ,  ils  commen- 
cèrent par  débiter  que  c'étoit  moi  qui  les 
avois  quittés.  (  Voi/ez  la  lettre  de  DeLeyre, 
liaffe  B,  N°.  30.)  De  là,  feignant  d'être 
toujours  mes  amis  ,  ils  femoient  adroite- 
ment leurs  accufations  malignes  ,  comme 
des  plaintes  de  i'injultice  de  leur  ami. 
Cela  faifoit  que  ,  mxoins  en  garde  ,  oii 
étoit  plus  porté  à  les  écouter  l*  à  me  blâ- 
gier.  Les  fourdes  accufations  de  perfidie 


%i  Les  C  o  m  f  e  s  5  I  o  n  s, 
&  d'ingratitude 'fe  débitoient  avec  plus 
de  précaution  ,  &  par-là  même  avec  plus 
d'effet.  Je  fus  qu'ils  m'imputoient  des  noir- 
ceurs atroces ,  fans  jamais  pouvoir  appren- 
dre en  quoi  ils  lesfaifoient  confifter.  Tout 
ce  que  je  pus  déduire  de  la  rumeur  publi- 
que ,  fut  qu'elle  fe  réduifoit  à  ces  quatre 
crimes  capitaux  :  i  °.  Ma  retraite  à  la  cam- 
pagne. 2*. Mon  amour  pour  Mad.  d'H .• 

3°.  Refus  d'accompagner  à  Genève  Mad. 

D' y.  4°.  Sortie  de  l'Hermitage.  S'ils  y 

ajoutèrent  d'autres  griefs  ,  ils  prirent  leurs 
mefures  fi  juftes  ,  qu'il  m'a  été  parfaite- 
ment impoffible  d'apprendre  jamais  quel 
en  étoit  le  fujet. 

C'eft  donc  ici  que  je  crois  pouvoir 
fixer  l'établiffement  d'un  fyftême  adopté- 
depuis  par  ceux  qui  difpofent  de  moi , 
avec  un  progrès  &  tin  fuccès  fi  rapide, 
qu'il  tiendroit  du  prodige  pour  qui  ne 
fauroit  pas  quelle  facilité  tout  ce  qui  fa- 
vorife  la  malignité  des  hommes ,  trouve  à 
s'établir.  Il  faut  tâcher  d'expliquer  en  peu 
de  mots  ce  que  cet  obfcur  &  profond  fyf- 
tême a  de  vifible  à  mes  yeux. 


L  I  V  R  E     X.  6j 

Avec  un  nom  déjà  célèbre  &  connu 
dans  toute  l'Europe  ,  j'avois  confervé  la 
fimplicité  de  mes  premiers  goûts.  Ma  mor- 
telle averfion  pour  tout  ce  qui  s'app«lloit 
parti,  faction  ,  cabale  ,  m'avoit  maintenu 
libre,  indépendant,  fans  autre  chaîne  que 
les  attachemens  de  mon  cœur.  Seul ,  étran- 
ger ,  ifolé  ,  fans  appui  ,  fans  famille  ,  ne 
tenant  qu'à  mes  principes  &  à  mes  de- 
voirs, je  fui  vois  avec  intrépidité  les  rou- 
tes de  la  droiture  ,  ne  flattant ,  ne  ména- 
geant jamais  perfonne  aux  dépensée  la 
juftice  &  de  la  vérité.  De  plus  ,  retiré  de-i 
puis  deux  ans  dans  la  folitude  ,  fans  cor* 
refpondance  de  nouvelles  ,  fans  relatiort 
des  affaires  du  monde  ,  fans  être  inftruit 
ni  curieux  de  rien  ,  je  vivois  à  quatre 
lieues  de  Paris  ,  auffi  féparé  de  cette  ca- 
pitale par  mon  incurie  ,  que  je  Taurois 
été  par  les  mers  dans  l'isle  de  Tinian. 

G.... ,  Diderot ,  d'H k  au  contraire  , 

au  centre  du  tourbillon  ,  vivoient  répan^ 
dus  dans  le  plus  grand  monde  ,  &  s'en 
partageoient  prefque  entr'eux  toutes  les 
fpheres.  Grands  ,  beaux -efprits  ,  gens  de 


64  Les  Confessions. 
lettres  ,  gens  de  robe  ,  femmes  ,  ils  pou- 
voient  (le  concert  fe  faire  écouter  par- 
tout. On  doit  voir  déjà  l'avantage  que 
cette  polition  donne  à  trois  hommes  bien 
unis  contre  un  quatrième  ,  dans  celle  où 
"  je  me  trouvois.  Il  eft  vrai  que  Diderot  & 

d'H k  n'étoient  pas  ,  du  moins  je  ne 

puis  le  croire  ,  gens  à  tramer  des  complots 
bien  noirs  ;  l'un  n'en  avoit  pas  la  méchan- 
ceté ,  ni  l'autre  l'habileté  :  mais  c'étoit  en 
cela  même  que  la  partie  étoit  mieux  liée. 
G....  feul  formoit  fon  plan  dans  fa  tête  , 
&  n'en  montroit  aux  deux  autres  que  ce 
qu'ils  avoient  befoin  de  voir  pour  con- 
courir à  l'exécution.  L'afcendant  qu'il 
avoit  pris  fur  eux  ,  rendoit  ce  concours 
facile ,  &  l'effet  du  tout  répondoit  à  la 
fupériorité  de  fon  talent. 

Ce  fut  avec  ce  talent  fupérieur  que , 
fentant  l'avantage  qu'il  pouvoit  tirer  de 
nos  pofitions  refpeélives  ,  il  forma  le  pro- 
jet de  renverfer  ma  réputation  de  fond  en 
comble  ,  &  de  m'en  faire  une  toute  oppo- 
fée  ,  fans  fe  compromettre  ,  en  commen- 
çant par  élever  autour  de  moi  un  édifice 

do 


L  I  V  R   E      X.  6^ 

de  ténèbres  qu'il  me  fut  impoffîble  de 
percer  ,  pour  éclairer  fes  rrianœuvres  ,  & 
pouf  le  démafquer. 

Cette  entreprife  étoit  difficile  ,  en  ce 
qu'il  en  fajloit  pallier  l'iniquité  aux  yeux 
de  ceux  qui  dévoient  y  concourir.  Il  falloir 
tromper  les  honnêtes  gens  ;  il  falloit  écar- 
ter de  moi  tout  le  monde  ,  ne  pas  me 
laifTer  un  feul  ami,  ni  petit  ni  grand.  Que 
dis -je!  il  ne  falloit  pas  laiffer  percer  uii 
feul  mot  de  vérité  jufqu'à  moi.  Si  un  feul 
homme  généreux  me  fût  venu  dire  :  vous 
faites  le  vertueux ,  cependant  voilà  comme 
on  vous  traite ,  &  voilà  fur  quoi  l'on  vous 
juge  :  qu'avez  -  vous   à  dire  ?   la  vérité 

triomphoit ,  &  G étoit  perdu.  II  le  fa- 

voit  ;  mais  il  a  fondé  fon  propre  coeur, 
&  n'a  ellimé  les  hommes  que  ce  qu'ils 
valent.  Je  fuis  fâché  ,  pour  l'honneur  de 
l'humanité ,  qu'il  ait  calculé  fi  jufte. 

En  marchant  dans  ces  fouterrains  ,  fes 
pas  ,  pour  être  fûrs  ,  dévoient  être  lents. 
Il  y  a  douze  ans  qu'il  fuit  fon  plan  ,  Se  le 
plus  difficile  refte  encore  à  faire  ;  c'eft  d'a- 
buferlc  public  entier.  Il  y  refte  des  yeux: 
Tome  IV.  E     - 


66      Les     Confessions. 

qui  l'ont  fuivi  de  pins  près  qu'il  ne  pcnfc, 
Il  le  craint  ,  &  n'ofe  encore  expofer  fa 
trame  au  grand  jour.  (*)  Mais  il  a  trouvé 
îe  peu  difficile  moyen  d'y  faire  entrer  la 
puiflance  ,  &  cette  puiffance  diipofe  de 
aiioi.  Soutenu  de  cet  appui ,  il  avance  avec 
anoins  de  rifque.  Les  fallitcs  de  la  puiffance 
fe  piquant  peu  de  droiture  pour  l'ordi- 
naire ,  &  beaucoup  moins  de  franchife, 
jI  n'a  plus  guère  à  craindre  l'indifcrétioa 
de  quelque  homme  de  bien  ;  car  il  a  be- 
foin  fur-tout  que  je  fois  environné  de  ténè- 
bres impénétrables  ,  &  que  fon  complot 
me  foit  toujours  caché  ,  fâchant  bien  qu'a- 
vec quelque  art  qu'il  en  ait  ourdi  la  trame , 
elle  ne  foutiendroit  jamais  mes  regards. 
Sa  grande  adrefle  eft  de  paroître  me  mé- 
nager en  me  diffamant ,  &  de  donner  en- 
core à  fa  perfidie  l'air  de  la  générofité. 
Je  fentis  les  premiers  eftéts  de  ce  fyf- 

(*)  Depuis  que  ceci  eft  écrit,  il  a  franchi  le 
pas  avec  le  plus  plein  &  le  plus  inconcevable 

fuccès.  Je  crois  que  c'eftT n  qui  lui  en  a 

donné  l.e  eourage  &  les  moyens. 


L    I   V  R   E      X.  67 

tème  par  les   fourdes  accufations  de  la 

cotterie  H e  ,  fans  qu'il  me  fût  pof- 

fible  de  favoir  ni  de  conjetiurer  même, 
en  quoi  conliftoient  ces  accufations.  De^ 
Leyre  me  difoit  dans  fes  lettres  ,  qu'on 
m'imputoit  des  noirceurs  ;  Diderot  me  di- 
fpit  plus  myftérieufement  la  même  chofe  ; 
&;  quand  j'entrois  en  explication  avec  l'ua 
&  l'autre  ,  tout  fe  réduifoit  aux  chefs  d'ac- 
cufation  ,  ci -devant  notés.  Je  fentois,  un 
refroidiffement    graduel   dans   les   lettres 

de  Mad.  d'H Je  ne  pouvois  attribuer 

ce  refroidiffement  à  St.  L t ,  qui  conti- 

nuoit  à  m'écrire  avec  la  même  amitié  ,  & 
qui  me  vint  même  voir  après  fon  retour. 
Je  ne  pouvois  ,  non  plus  ,  m'en  imputer 
la  faute,  puifque  nous  nous  étions  féparés 
très-contens  l'un  de  l'autre  ,  &  qu'il  ne 
s'étoit  rien  paffé  de  ma  part ,  depuis  ce 
temps-là ,  que  mon  départ  de  l'Hermitage , 
dont  elle  avoit  elle-même  fenti  la  nécef- 
fité.  Ne  fâchant  donc  à  quoi  m'en  pren- 
dre de  ce  refroidiffement  ,  dont  elle  ne 
convenoit  pas  ,  mais  fur  lequel  mon  cœur 
ne  prenoit  pas  le  change  ,  j'étois  inquiet 

E    3 


6g      Les    Confessions. 

de  tout.  Je  favois  qu'elle  mtnageoit  extré- 

imement  £a  belle  -  fceur  &  G. . . . ,  à  caufe 

de  leurs  liaifons  avec  St.  L t  ;  je  crai- 

gnois  leurs  œuvres.  Cette  agitation  rou-- 
vrit  mes  plaies  ,  &  rendit  ma  correfpon»' 
dance  orageufe  ,  au  point  de  l'en  dégoû-' 
ter  tout-à-fait.  J'entrevoyois  mille  chofes 
cruelles  ,  fans  rien  voir  diftinclement.  J'c- 
tois  dans  lapofition  la  plus  infupportable, 
pour  uh  homme  dont  l'imagination  s'al- 
lume aifément.  Si  j'euffe  été  tout -à -fait 
ifolé  ,  fi  je  n'avois  rien  fu  du  tout  ,  je  fe- 
rois  devenu  plus  tranquille  ;  mais  mon 
cœur  tenoit  encore  à  des  attacheraens  ,  par 
lefquelsmes  ennemis  avoient  fur  moi  mille 
prifes  ;  &  les  foi  blés  rayons  qui  perçoient 
dans  mon  afyle  ,  ne  fervoient  qu'à  me 
laiffer  voir  la  noirceur  des  myfleres  qu'on- 
me  cachoit. 

J'aurois  fuccombé  ,  je  n'en  doute  point, 
à  ce  tourment  trop  cruel  ,  trop  infuppor- 
table à  mon  naturel  ouvert  &  franc  ,  qui, 
par  l'impoffibilité  de  cacher  mes  fenti- 
mens  ,  me  fait  tout  craindre  de  ceux  qu'on 
lïie  cachi  ,  fi  très-heureufement  il  ne  fe 


L    IVRE      X.     .    -   T  ^ 

ïùt  préfenté  des  objets  affez  intérefïkns  ^ 
mon  cœur  ,  pour  faire  une  diverfion  fa- 
jutaire  à  ceux  qui  iTi'occupoient  malgré 
moi.  Dans  la  dernière  vifite  que  Diderot 
m'avoit  faite  à  l'Herraitage  ,  j1  m'avoit 
parlé  de  l'article  Genève ,  que  d'Alembert 
avoit  mis  dans  l'Encyclopédie  :  il  m'a- 
voit appris  que  cet  article ,  concerté  avec 
.des  Genevois  du  haut  étage  ,  avoit  pour 
but  TétablifTement  de  la  comédie  à  Ge- 
nève ;  qu'en  conféquence  les  mefures 
étoient  prife^  ,  &  que  cet  établiffement 
jie  tarderoit  pas  d'avoir  lieu.  Comme  Di- 
derot paroiffoit  trouver  tout  cela  fort  bien., 
qu'il  ne  doutoit  pas  du  fuccès  ,  ,&  quej'ft- 
yois  avec  lui  trop  d'autres  débats  pour 
/iifputer  encore  fur  cet  article,,  je->nç  jui 
.dis  rien;  mais  indigné  de  tout  ce  manège 
,de  fédudion  dans  ma  patrie  ,  j'attendais 
avec  impatience  le  valume  de  l'Encyclo- 
,pédie ,  où  étoit  cet  article  ,  pour  voir  s'il 
n'y  auroit  pas  moyen  d'y  faire  quelque 
réponfe  qui  pûtpairef  ce  malheureux  coup. 
Je  .reçus  le  volume  peu  après  mon  établif- 
femjen,t\à  IVIont-Louis ,  &  je  trouvai  l'af- 


7^5      Lès    Confessions." 

ticle  fait  avec  beaucoup  d'adrefTe  &  d'art , 
8c  digne  de  la  plume  dont  il  étoit  parti. 
Cela  ne  me  détourna  pourtant  pas  de 
Vouloir  y  répondre  ;  &  malgré  l'abatte- 
tnent  où  j'étois  ,  malgré  mes  chagrins  & 
mes  mau:x: ,  la  rigueur  de  la  faifon  &  l'in- 
cortimodité  de  ma  nouvelle  demeure , 
dans  laquelle  je  n'avois  pas  encore  eu  le 
temps  de  m'arranger  ,  je  me  mis  à  l'ou- 
Vrage  avec  un  zèle  qui  furmonta  tout." 
Pendant  un  hiver  aflez  rude  ,  au  mois 
<3e  février  ,  &  dans  l'état  que  j'ai  décrit  cî- 
devant,  j'allois  tous  les  jours  pafler  deux 
heures  le  matin,  &  autant  l'après-dîné, 
'dai?s"iui  donjon  tout  Oiiv'ért,  que  j'avois 
au  bout  du  jardin  où  étôit  mon  habita- 
tibnV^Ce  donjon,  qui  terrtiinoit  une  allée 
en  terrafle  ,  donnoit  fur  la  vallée  &  l'étang 
de  Montmorency ,  &  m'ofîroit  pour  terme 
du  point  de  vue ,  le  fimple  mais  refpeda- 
ble  château  de  St.  Gratien  ,  retraite  du 
Vertueux  Catitiat'  Ce  fut  dans  ce  lieu  , 
pôiif  lors  glacé  ,  que  fans  abri  contre  le 
Veilt&  la  neige  ,  &  fans  autre  feu  que 
céîui  de  mon  cœur,yè  Cômpofai  dans  l'ef- 


Livre    X.  ^t 

pâce  de  trois  femaines  ,  tna  lettre  à  d'A- 
Jembert  fur  les  fpedlacles.  G'eft  ici ,  car  la 
Julie  n'étoit  pas  à  moitié  faite  ,  le  premier 
de  mes  écrits  ,  où  j'aie  trouvé  des  charmes 
dans  le  travail.  Jufqu'alors  l'indignation 
de  la  vertu  m'avoit  tenu  lieu  d'Apollon  ; 
la  tendreffe  &  la  douceur  d'ame  m'en  tin- 
rent lieu  cette  fois.  Les  injuftices  dont  je 
n'avois  été  que  fpeélateur  ,  m'avoient  ir- 
rité ;  celles  dont  j'étois  devenu  l'objet  , 
m'attrifterent  ;  &  cette  trifteiïe  fans  fiel , 
n'étoit  que  celle  d'un  cœur  trop  aimant , 
trop  tendre  ,  qui ,  trompé  par  ceux  qu'il 
avoit  crus  de  fa  trempe,  étoit  forcé  de  fe 
retirer  au-dedans  de  lui.  Plein  de  tout  ce 
qui  venoit  de  m'arriver  ,  encore  ému  de 
tant  de  violens  mouvemens  ,  le  mien  mê- 
loit  le  fentiment  de  fes  peines  aux  idées 
que  la  méditation  de  mon  fujet  m'avoit 
fait  naître  ;  mon  travail  fe  fentit  de  ce  mé- 
lange. Sans  m'en  appercevoir  ,  j'y  décri- 
vis ma  fituation  aétuelle  ;  j'y  peignis  G.... , 

Myd.  D' y ,  Mad.  d'H ,  St.  L t, 

moi-même.  En  l'écrivant  ,  que  je  verfai 
de  délicieufes  larmes  !  Hélas  !  on  y  fent 

E    4 


.72  Les  Goî^tEssioNs. 
trop  que  l'amour  ,  cet  amour  fatal  dont  je 
m'efForçois  de  guérir,  n'étoit  pas  encore 
forti  de  mon  cœur.  A  tout  cela  fe  mêloit 
un  certain  attendriiïementfur  moi-même, 
qui  me  fentois  mourant  ,  &  qui  croyois 
faire  au  public  mes  derniers  adieux.  Loin 
de  craindre  la  mort  ,  je  la  voyois  appro- 
jcheravec  joie  :  maisj'avois  regret  de  quit- 
ter mes  femblables  ,  fans  qu'ils  fentiflent 
tout  ce  que  je  valois  ,  fans  qu'ils  fuffent 
combien  j'aurois  mérité  d'être  aimé  d'eux , 
s'ils  m'avoient  connu  davantao:e.  Voilà 
les  fecretes  caufes  du  ton  fmgulier  qui 
règne  dans  cet  ouvrage  ,  &  qui  tranche 
fi  prodi.gieufement  avec  celui  du  précé.- 
dent.  (*.] 

Je  retouchois  &  mettois  au  net  cette 
Jettrie  ,  &  je  me  difpofois  à  la  faire  impri- 
mer ,  quand  ,  après  un  long  filence  ,  j'en 
reçus  une  de  J\Iad.  d'H ,  qui  me  plon- 
gea dans  une  affliclion  nouvelle  ,  la  plus 
fenfible  que  j'eufle  encore  éprouvée.  Ellç 
m'apprenoit  dans  cette  lettre,  (liaiTe  B, 

(*)  Le  Difcoars  fur  l'inégalicé. 


L  I  V  R  E     X.  73 

N°.  34.  )  que  ma  paffion  pour  elle  étoit 
connue  dans  tout  Paris  ;  que  j'en  avols 
parle  à  des  gens  qui  l'avoient  rendue  pu- 
blique ;  que  ces  bruits,  parvenus  à  fon 
amant  ,  avoient  failli  lui  coûter  la  vie  ; 
qu'enfin  il  lui  rendoit  juftice  ,  &  que  leur 
paix  étoit  faite  ;  mais  qu'elle  lui  devoit, 
ainfi  qu'à  elle-même  &  au  foin  de  fa  ré- 
putation ,  de  rompre  avec  moi  tout  com- 
merce :  m'alTurant ,  au  refte  ,  qu'ils  ne  cef- 
feroient  jamais  l'un  &  l'autre  de  s'intéref- 
fer  à  moi  ,  qu'ils  me  défendroient  dans  le 
public  ,  &  qu'elle  enverroit  de  temps  en 
temps  favoir  de  mes  nouvelles. 

Et  toi  auffi  ,  Diderot  ,  m'écriai-je! 
Indigne  a;mi  !.....  Je  ne  pus  cependant 
me  réfoudre  à  le  juger  encore.  Ma  foi- 
bleffe  étoit  connue  d'autres  gens  qui  pou- 
voient  l'avoir  fait  parler.  Je  voulus  dou- 
ter   mais  bientôt  je  ne  le  pus  plus.  St. 

L t  fit  peu  après  un  aéte  digne  de  fa  gé- 

nérofité.  Il  jugeoit ,  connoiffant  aflfez  mon 
Ame  ,  en  quel  état  je  devoir  être  ,  trahi 
.d'une  partie  de  mes  amis,  &  délailTé  des 
autres.  Il  vint  j^ie  voir.  La  première  fois 


74      Les    Confessions. 

il  avoit  peu  de  temps  à  me  donner.  Il 
revint.  Malheureufement ,  ne  l'attendant 
pas  ,  je  ne  me  trouvai  pas  chez  moi.  Thé- 
refe  qui  s'y  trouva  ,  eut  avec  lui  un  en- 
tretien de  plus  de  deux  heures  ,  dans  le- 
quel ils  fe  dirent  mutuellement  beaucoup 
défaits  dont  il  m'importoit  que  lui  &  moi 
fuflions  informés.  Lafurprife  avec  laquelle 
j'appris  par  lui  que  perfonne  ne  doutoit 
dans  le  monde  que  je  n'eufle  vécu  avec 
IMad.  D' y  ,  comme  G....  y  vivoit  main- 
tenant ,  ne  peut  être  égalée  que  par  celle 
qu'il  eut  lui-même  en  apprenant  combien 

ce  bruit  étoit  faux.  St.  L t ,  au  grand 

déplaifir  de  la  dame  ,  étoit  dans  le  même 
cas  que  moi  ;  &  tous  les  éclairciffemens 
qui  réfulterent  de  cet  entretien  ,  achevè- 
rent d'éteindre  en  moi  tout  regret  d'avoir 
rompu  fans  retour  avec  elle.  Par  rapport 

à  Mad.  d'H ,  il  détailla  à  Thérefe 

plufieurs  circonflances  qui  n'étoient  com- 

nues  ni  d'elle  ,  ni  même  de  Mad.  d'H , 

que  je  favois  feul  ,  que  je  n'avois  dites 
qu'au  feul  Diderot  fous  le  fceau  de  l'ami- 
t-ié  i  &  c'étoit  précifément  St.  L t  qu'il 


L  I  V  R  E     X.  75 

avoit  choifi  pour  lui  en  faire  confidence. 
Ce  dernier  trait  me  décida  ;  &  réfolu  de 
rompre  avec  Diderot  pour  jamais  ,  je  ne 
délibérai  plus  que  fur  la  manière  ;  car  je 
m'étois  apperçu  que  les  ruptures  fecretes 
tournoient  à  mon  préjudice  ,  en  ce  qu'elles 
laifïbient  le  mafque  de  l'amitié  à  mes  plus 
cruels  ennemis. 

Les  règles  de  bienféance  établies  dans 
le  monde  fur  cet  article  ,  fembient  diclées 
par  refprit  de  menfonge  &  de  trahifon. 
Paroître  encore  l'ami  d'un  homme  dont 
on  a  ceffé  de  l'être  ,  c'eft  fe  réferver  des 
moyens  de  lui  nuire  ,  en  furprenant  les 
honnêtes  gens.  Je  me  rappellai  que  ,  quand 
l'illuftre  Montefquieu  rompit  avec  le  P. 
de  Tournemine  ,  il  fe  hâta  de  le  déclarer 
hautement,  en  difant  à  tout  le  monde: 
N'écoutez  ni  le  P.  de  Tourneraincninioi, 
parlant  l'un  de  l'autre  ;  car  nous  avons 
ceffé  d'être  amis.  Cette  conduite  fut  trcs- 
applaudie  ,  &  tout  le  monde  en  loua  la 
franchife  &  la  générofité.  Je  réfolus  de 
fuivre  avec  Diderot  le  mêm.e  exemple: 
mais  comment  de  ma  retraite  ,  publier 


76      Les     Confessions. 
cette  rupture  authentiqucment  ,  &  pour- 
tant fans  fcandale  ?  Je  m'avifai  d'inférer  , 
par  forme  de  note  ,  dans  mon  ouxrage , 
un  partage  du  livre  de  l'Eccléfiaftique  , 
qui  déclaroit  cette  rupture  &  même  le  fujet 
aflez  clairement  pour  quiconque  étoit  au 
fait ,  &  ne  fignifioit  rien  pour  le  refte  du 
monde  ;  m'attachant,  au  furplus  ,  à  ne  dér 
figner  dans  l'ouvrage,  l'ami  auquel  je  re- 
nonçois ,  qu'avec  l'honnfur  qu'on  doit  tou- 
jours rendre  à  l'amitié  même  éteinte.  On. 
peut  voir  tout  cela  dans  l'ouvrage  même. 
Il  n'y  a  qu'heur  &  malheur    dans    ce 
monde ,  &  il  femble  que  tout  acT:e  de  cou- 
rage foit  un  crime   dans   l'adverfité.  Le 
même  trait  qu'on  avoit  admiré  dans  Mon- 
tefquisu  ,  ne  m'attira  que  blâme  &  repro- 
che. Si -tôt  que  mon  ouvrage  fut  imprimé 
&  que  j'en  eus  des  exemplaires  ,  j'en  en- 
voyai un  à  St.  L t  qui  ,  la  veille  même , 

m'avoit  écrit ,  au  nom  de  I\Iad,  d'H 

ik  au  fien  ,  un  billet  plein  de  la  plus  ten- 
dre amitié.  (  Liaffe  B,  N°.  37.)  Voici  la 
lettre  qu'il  m'écrivit ,  en  me  renvoyant 
mon  exemplaire. 


L  I  V  II  E    X.  'ff 

^'  Eaubonne,    lo  oclobre  175g, 
(LiafTeB,  N^  38.) 

j5  En  vériÊe  ,  monfieur  ,  je  ne  puis  ac- 
;i  cepter  le  préfent  que  vous  venez  de  me 
55  faire.  A  l'endroit  de  Votre  préface  ,  où  » 
35  à  Toccafion  de  Diderot ,  vous  citez  un 
„  paffage  de  rEccléfiafte ,  (Il  fe  trompe, 
c'eft  de  rEccléfiaflique.  )  „  le  livre  m'eft 
„  tombé  des  mains.  Après  les  converfa- 
53  tions  de  cet  été  ,  vous  m'avez  paru  con- 
37  vaincu  que  Diderot  étoit  innocent  des 
3,  prétendues  indifcrétions  que  vous  lui 
3,  imputiez.  Il  peut  avoir  des  torts  avec 
33  vous  :  je  l'ignore  ;  mais  je  fais  bien  qu'il 
3,  ne  vous  donne  pas  le  droit  de  lui  faire 
3^  une  infulte  publique.  Vous  n'ignorez 
55  pas  les  perfécutions  qu'il  effuie  ,  &  vous 
^  allez  mêler  la  voix  d'un  ancien  ami  aux 
33  cris  de  l'envie.  Je  ne  puis  vous  diffimu- 
^  1er  ,  monfieur  ,  combien  cette  atrocité 
53  me  révolte.  Je  rie  vis  point  avec  Di- 
j,  derot  ;  mais  je  l'honore ,  &  je  fens  vive- 
3,  ment  le  chagrin  que  vous  donnez  à  un 
»  homme  ,  à  qui  ,  du  moins  vis-à-vis  de 


*?8  Les  Confessions. 
5,  moi ,  vous  n'av'ez  jamais  reproché  qu'un 
„  peud£  foiblefle.  IVIonfieur  ,  nousdifté- 
5,  rons  trop  de  principes,  pour  nous  con- 
„  venir  jamais.  Oubliez  mon  exiftence  ; 
55  cela  ne  doit  pas  être  difficile.  Je  n'ai 
3,  jamais  fait  aux  hommes  ni  le  bien  ni  le 
5,  mal  dont  on  fe  fouvient  long- temps. 
55  Je  vous  promets ,  moi ,  monfieur ,  d'ou- 
5,  blier  votre  perfonne  ,  &  de  ne  me  fou- 
5,  venir  que  de  vos  talens.  „ 

Je  ne  me  fentis  pas  moins  déchiré  qu'in- 
digné de  cette  lettre  ;  &  dans  l'excès  de 
ma  mifere  ,  retrouvant  enfin  ma  fierté  ,  je 
lui  répondis  par  le  billet  fuivant. 

*'  A  Montmorency  ,  le  ii  odobre  1758. 

55  IMonfieur  ,  en  lifarit  votre  lettre  ,  je 
3,  vous  ai  fait  l'honrteur  d'en  être  furpris , 
55  &  j'ai  eu  la  bétife  d'en  être  ému  ;  mais 
55  je  l'ai  trouvée  indigne  de  réponfe. 

55  Je  ne  veux  point  continuer  les  copies 

55  de  Mad.  d'H S'il  ne  lui  convient 

55  pas  de  garder  ce  qu'elle  a  ,  elle  peut  me 
,5  le  renvoyer  ;  je  lui  rendrai  fon  argent. 
j3  Si  elle  le  garde  ,  il  fauttQujours  qu'elle 


L    I  V  R   E      X. 


9 


3,  envoie  chercher  le  refte  de  fon  papier 
,3  &  de  fon  argent.  Je  la  prie  de  me  ren- 
„  dre  en  même  temps  le  profpecflus  dont 
„  elle  efl  dépofitaire.  Adieu,  monfieur.  „ 
Le  courage  dans  l'infortune  irrite  les 
cœurs  lâches  ,  mais  il  plait  aux  cœurs  gé- 
néreux. Il  paroît  que  ce  billet  fit  rentrer 

St.  L t  en  lui-même  ,  &  qu'il  eut  regret 

à  ce  qu'il  avoit  fait  ;  mais  trop  lier  à  fon 
tour  pour  en  revenir  ouvertement,  il  faii» 
fit ,  il  prépara  peut-être  le  moyen  d'amor- 
tir le  coup  qu'il  m'avoit  porté.   Quinze 

jours  après  ,  je  reclus  de  M.  D' y  ,1^ 

lettre  fuivante. 

«  Ce  jeudi  26.  (  LiafTe  B  ,  N°.  10.  ) 

„  J'ai  re(jU ,  mcnfieur ,  le  livre  que  \-ous 
5,  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  ;  je  le 
„  lis  avec  le  plus  grand  plaifir.  C'eft  le 
5j  fentiment  que  j'ai  toujours  éprouvé  à 
5,  la  ledure  de  tous  les  ouvrages  qui  font 
55  fortis  de  votre  plume.  Recevez-en  tous; 
55  mes  remcrciemens.  J'aurois  été  vous  les 
j3  faire  moi-même  ,  fi  mes  affaires  m'euf- 
^  fent  permis  de  demeurer  quelque  temps 


go      Les    Confessions, 

„    dans  votre  voifmage  ;  mais  j'ai  bieit 

j5  peu  habité  la  C e  cette  année.  M. 

,j  &  Mad.  D...n  viennent  m'y  demander 
j,  à  dîner  dimanche  prochain.  Je  compte 

„  que  MM.  de  St.  L t  ,  de  F 1  & 

„  Mad,  d'H feront  de    la  partie; 

5,  vous  me  feriez;  un  vrai  plaifir  ,  mon- 
„  fieur  ,  fi  vous  vouliez  être  des  nôtres. 
55  Toutes  les  perfonnes  que  j'aurai  che? 
„  moi,  vous  défirent ,  &  feront  charmées' 
5,  de  partager  avec  moi  le  plaifir  de  paf- 
5j  fer  avec  vous  une  partie  de  la  journée. 
55  J'ai  l'honneur  d'être  avec  la  plus  par- 
„  faite  confidération  ,  (Sec.  „ 

Cette  lettre  me  donna  d'horribles  bat- 
temens  de  cœur.  Après  avoir  fait ,  depuis 
un  an ,  la  nouvelle  de  Paris  ,  l'idée  de  m'al- 
1er  donner  en  fpeélacle  vis-à-vis  de  Mad. 

d'H me  faifoit  trembler  ,  &  j'avois 

peine  à  trouver  affez  de  courage  pour 
foutenir  cette  épreuve.  Cependant ,  puif- 

qu'elle  &St.  L t  le  vouloientbien,  puif- 

que  D' y  parloit  au  nom  de  tous  les 

conviés ,  &  qu'il  n'en  nommoit  aucun  que 
je  ne  fulfe  bien-aife  de  voir,  je  ne  crus 

point , 


L   I  V  R    E      X.  8î 

point ,  après  tout ,  me  compromettre  eri. 
acceptant  un  diné  ,  où  j'étois  en  quelque 
forte  invité  par  tout  ie  monde.  Je  promis 
donc.  Le  dimanche  il  fit  mauvais  :    M. 

D' y  m'envoya  fon  carroiïe  ,  &  j'allai. 

Mon  arrivée  fit  fenfation.  Je  n'ai  jamais 
îecu  d'accueil  plus  careîTant.  On  eut  dit 
que  toute  la  compagnie  fentoit  corabieil 
j'avois  befoin  d'être  rafluré.  Il  n'y  a  que 
les  cœurs  françois  qui  connoifl'ent  ces  for- 
tes de  délicatefles.  Cependant  je  trouvai 
plus  de  monde  que  je  ne  m'y  étois  at- 
tendu ;  entr'autres ,  le  comte  d'H ,  que 

je  ne  connoiffois  point  du  tout',  Se  fafœur, 

JV'Iad.  de  B e  ,  dont  je  me  ferois  bien 

paffé.  Elle  étoit  venue  plufieurs  fois  l'an- 
née précédente  à  Eaubonne  ;  &  fa  belle- . 
fœur  ,  dans  nos  promenades  folitaires  , 
l'avoit  fouvent  laifle  s'ennuyer  à  gardet 
le  mulet.  Elle  avoit  rroùrri  contre  moi  un 
teffentiment  qu'elle  fatisfit  durant  ce  diné 
tout  à  fon  aife  ;  car  on  fent  que  la  préfence 

du  comte  d'H &  de  St.  L t  ne 

mettoit  pas  les  rieurs  de  mon  côté ,  &  qu'un 
homme  embarraffé  dans  les  entretiens  les 
Tome  IV.  F 


82  Les  Confessions. 
plus  faciles  ,  n'étoit  pas  fort  brillant  dans 
celui-là.  Je  n'ai  jamais  tant  fouffert,  ni  fait 
plus  mauvaife  contenance  ,  ni  reçu  d'at- 
teintes plus  imprévues.  Enfin  ,  quand  on 
fut  forti  de  table  ,  ]e  m'éloignai  de  cette 

iVlégere  ;  j'eus  le  plaifirdc  voir  St.  L t 

&  Mad.  d'H s'approcher  de  moi  ,  & 

310US  caufàmes  enfemble  une  partie  de 
j'après-midi ,  de  chofes  indifférentes ,  à  la 
vérité  ,  mais  avec  la  même  familiarité 
qu'avant  mon  égarement.  Ce  procédé  ne 
iat  pas  perdu  dans  mon  cœur  ;  &  fi  St. 

1 t  Y  eût  pu  lire  ,  il  en  eût  fûrement 

<ité  content.  Je  puis  jurer  que  ,  quoiqu'ea 

-arrivant,  la  vue  de  IVlad.  d'H m'eût 

tionné  Vi(is  palpitations  jufqu'à  la  défail- 
lance ,  en  m'en  retournant  ,  je  ne  penfai 
prefque  pas  à  elle  ;  je  ne  fus  occupé  que 

<le  St.  L t. 

iM.!l'2,"ré  les  malins  farcafmes  de  Mad, 

de   B e  ,  ce  diné  me    lit  grand 

bien  ,  &  je  me  félicitai  fort  de  ne  m'y  être 
pas  refufé.  J'y  reconnus,  non -feulement 

que  les  intrigues  de  G  ....  &;  des  H s 

iiavoient  poii:|t  déî;aciaé  de  moi  mes  aii« 


Livre     X.  83 

clennes  connoiiïanccs  {")  ,  mais ,  ce  qui 
rne  flatta  davantage  encore  ,  que  les  fen-' 

timens  de   I\L)d.    d'H &   de  St. 

L t  étoient  moins  changés    que  je 

n'avois  cru  ;  &  je  compris  enfin  ,  qu'il  y 
avoit  plus  de  jaloufie  que  de  m.éieitirae 
dans  l'éloignement  où  il  la  tcnoit  de  n^oi. 
Cela  me  confola  &  me  tranquillifa.  Sûr 
de  n'être  pas  un  objet  de  mépris  pour 
ceux  qui  l'etoient  de  mon  eftime,  j'en 
travaillai  fur  mon  propre  cœur,  avec  plus 
de  courage  &  de  fuccès.  Si  je  ne  vins  pas 
A  bout  d'y  éteindre  entièrement  une  paC- 
iion  coupable  Se  malheureuie  ,  j'en  réglai, 
du  mouis  il  bien  les  ]\,*{te:^. ,  qu'ils  ne  m'ont, 
pas  fait  faire  une  feule  faute  depuis   ce 

temps-là,  Les  copies  de  Mad.d'H , 

qu'elle  m'engagea  de  reprendre,  mes  ou- 
vrages que  je  continuai  de  lui  envoyer 
quand  ils  paroiffoient,  m'attirèrent  encore 
«le  fa  part ,  de  temps  à  autre  ,  quelques 

(■')  Voilà  ce  que,  dans  la  {implicite  de  moi^ 
C£eur  ,jecroyois  encore,  qi!?.nd  j'écrivis  mes  CQn=. 


84  Les  C  o  n  p  e  s  s  i  o  k  s. 
î-nefiages  &  billets  indifférens,  mais  obli- 
geans.  Elle  fit  même  plus  ,  comme  on 
verra  dans  la  fuite  ;  &  la  conduite  récipro- 
que de  tous  les  trois ,  quand  notre  com- 
lïierce  eut  ceffé  ,  peut  fervir  d'exemple  de' 
la  manière  dont  les  honnêtes  gens  fe  fépa- 
rent ,  quand  il  ne  leur  convient  plus  de 
fe  voir. 

Un  autre  avantage  que  me  procura  ce 
dîné  ,  fut  qu'on  en  parla  dans  Paris ,  & 
qu'il fervit  de  réfutation  fans  réplique,  au 
bruit  que  répandoient  par -tout  mes  en- 
nemis ,  que  j'étois  brouillé  mortellement 
avec  tous  ceux  qui  s'y  trouvèrent ,  &  fur- 
tout  avec  M.  D' y.  En  quittant 

i'Hermitage ,  je  lui  avois  écrit  une  lettre 
de  remerciement  très -honnête  ,  à  laquelle 
ii  répondit  non  moins  honnêtement;  & 
les  attentions  mutuelles  ne  cefTerent  point , 
tant  a\'ec  lui  qu'avec  M.  de  la  L  .  .  .  fou 
frère  ,  qui  même  vint  me  voir  à  Montmo- 
rency,  &  m'envoya  fes  gravures.  Hors  les 

deux  belles -fœurs  de  Mad.  d'H , 

je  n'ai  jamais  été  mal  avec  peifonne  de 
fa  famille. 


L   ï    V   R  E      X.  85 

Ma  lettre  à  d'Alembert  eut  un  grand 
fuccès.  Tous  mes  ouvrages  en  avoient 
€u;  mais  celui-ci  me  fut  plus  favorable, 
îl  apprit  au  public  à  fe  défier  des  infmua- 

rions  de  la  cotterie  H e.  Quand 

j'allai  à  l'Hermitage,  elle  prédit  avec  fa 
fuffifance  ordinaire,  queJ€  n'y  tiendrois 
pas  trois  mois.  Ouand  elle  vi-t  que  j'y  ea 
lîvois  tenu  vingt ,  &  que ,  forcé  d'en  fortir , 
je  fixois  encore  ma  demeure  'à  la  campa- 
gne ,   elle  foutint  que  c'étoit  obftinatioiî. 
pure  ;  que  je  m'ennuyois  à  la  mort  dans 
ma  retraite  ;  mais  que  ,  rongé  d'orgueil , 
j'aimois  mieux  y  périr  viélime  de  moa 
opiniâtreté,  que  de  m'en  dédire  &  de  reve- 
nir à  Paris.  La  lettre  à  d'Alembert  refpi- 
roitune  douceur  d'ame  qu'on  fentit  n'être 
point  jouée.  Si  j'euffe  été  rongé  d'humeur 
dans  ma  retraite  ,  mon  ton  s'en  feroit  fenti. 
Jl  en  régnoit  dans  tous  les  écrits  que  j'avois 
faits  à  Paris  :  il  n'en  régnoit  plus  dans  le 
premier  que  j'avois  fait  à  la  campagne. 
Pour  ceux  qui  favent  -obferver ,  cette  re- 
marque étoit  décifive.  On  vit  que  j'étois 
rentré  dans  mon  élément. 

F    3 


Sô*      Lés    Coî^tËSsïoNs. 

Cependant  ce  même  ouvrage ,  tout  plein 
de  douceur  qu'il  étôit,  me  fit  encore, 
par  ma  balourdife  Sz  par  mon  malheur 
ordinaire  ,  un  nouvel  ennemii  parmi  les 
gens  dé  lettres.  J'avois  fait  cOnncifTance 
avec  Marmontel  chez  M.  de  la  Popliniere, 
8c  cette  connoiffance  s'étoit  entretenue 
chez  le  baron.  Aiarmontcl  faifoit  alors  le 
]\lëreure  de  France.  Comme  j'avois  la 
iierté  de  ne  point  envoyer  mes  ouvrages 
aux  auteurs  périodiques,  8z  que  je  vou- 
îois  cependant  lui  envoyer  celui-ci ,  fans 
qu'il  crût  que  c  étoit  à  ce  titre  ,  ni  pour 
qu'il  en  parlât  dans  le  Mercure  ,  j'écrivis 
fur  fon  exemplaire,  que  ce  n'étoit  point 
pour  lauteur  du  Mercure,  mais  pour 
IVI.  Marm.ontel.  Je  crus  lui  faire  un  très- 
beau  compliment;  il  cruty  voir  une  cruelle 
offcnfe  ,  &  devint  mon  irréconciliable  en- 
nemi. Il  écrivit  contre  cette  même  lettre 
avec  politefTe  ,  mais  avec  un  fiel  qui  le 
fent  aifément ,  &  depuis  lors  il  ri'a  man- 
qué aucune  occafion  de  me  nuire  dans  la 
■{bciété  ,  &  de  me  maltraiter  indlrdélerhent 
dans  fes  ou\  rages  ;  tint  le  trcs-irritabk 


L  I  V  R   E      X.  8;f 

amour-pvopie  des  gens  de  lettres  eflditB- 
Ciie  à  ménager  ,  &.  tant  on  doit  avoir  foin 
de  ne  rierî  JaiiTer ,  dans  les  complimens 
qu'on  leur  fait,  qui  puiiïe  même  avoir  la 
moindre  apparence  d'équivoque. 

Devenu  tranquille  de  tous  les  côtés, 
je  profitai  du  loiiir  &  de  l'indépendance 
où  je  me  trouvois,  pour  reprendre  mes 
travaux  avec  plus  de  fuite.  J'achevai  cet 
liiver  la  Julie,  &  je  l'envoyai  à  Rey,  qui 
la  lit  imprimer  Tannée  fuivante.  Ce  tra- 
vail fut  cependant  encore  interrompu 
par  une  petite  diverfion  ,  &  même  allez 
défagréab-le.  J'appris  qu'on  prépaioit  à  l'o- 
péra ,  une  nouvelle  remife  du  De\'in  du 
village.  Outré  de  voir  ces  gens -là  difpofer 
arrogamment  de  mon  bien,  je  repris  le 
mémoire  que  j'avois  envoyé  à  M.  d'Ar- 
gcnfon  ,  &  qui  étoit  demeuré  fans  réponfe  j 
tK:  Tayant  retouché,  je  le  fis  remettre  par 
■M.  Sellon  ,  rendent  de  Genève,  avec  une 
lettre  dont  il  voulut  bien  fe  charger,  à 
M.  le  comte  de  St.  Florentin,  qui  a\oit 
remplacé  IVl.  d'Argenfon  dans  le  dépar- 
tement de  l'opéra.  M.  de  St.  Floraitui 

■     F    4. 


B8  Les  Confessions. 
promit  une  réponfe ,  &  n'en  fit  aucune, 
Duclos,  à  qui  j'écrivis  ce  que  j'avoisfait, 
en  parla  aux  petits  violons ,  qui  offrirent 
de  me  rendre ,  non  mon  opéra ,  mais  mes 
entrées  ,  dont  je  ne  pouvois  plus  profiter. 
Voyant  que  je  n'avois  d'aucun  côté  aur 
cune  juftice  à  efpérer,  j'abandonnai  cette 
affaire j  &  la  direélion  de  l'opéra,  fans 
répondre  à  mes  raifons  ni  les  écouter,  a 
continué  de  difpofer ,  comme  de  fon  pro- 
pre bien ,  &  de  faire  fon  profit  du  Devin 
du  village  ,  qui  très-inconteflablement 
n'appartient  qu'à  moi  feul.  (*) 

Depuis  que  j'avois  fecoué  le  joug  de 
mes  tyrans  ,  je  menois  une  vie  affez  égale 
&  paifible  :  privé  du  charme  des  attache- 
jnens  trop  vifs,  j'étois libre  auffi  du  poids 
de  leurs  chaînes.  Dégoûté  des  amis  pro- 
tecteurs ,  qui  vouloient  abfolument  difpo- 
fer de  ma  deflinée  ,  8c  m'affervir  à  leurs 
prétendus  bienfaits   malgré  moi ,  j'étois 

(*)  Il  lui  appartient  depuis  lors ,  par  un  nou- 
vel accord  qu'elle  a  fait  avec  moi  tout  nouvelle- 
ment. 


/  L   I  V  R   E      X.  $^ 

refolu  de  m'en  tenir  déformais  aux  liai^ 
fons  de  fimple  bienveillance ,  qui  ,  fans 
gêner  la  liberté  ,  font  l'agrément  de  la 
vie  ,  &  dont  une  mife  d'égalité  fait  le  fon- 
dement. J'en  avois  de  cette  efpece  autant 
qu'il  m'en  falloit  pour  goûter  les  douceurs 
de  la  liberté ,  fans  en  fouffrir  la  dépen- 
dance ;  &  fi-tôt  que  j'eus  effayé  de  ce  genre 
de  vie  ,  je  fentis  que  c'étoit  celui  qui  me 
convenoit  à  mon  âge  ,  pour  finir  mes  jours- 
dans  le  calme,  loin  de  l'orage  ,  des  brouil- 
Jeries  &  des  tracafferies ,  où  je  yenois 
d'être  à  demi  fubmergé. 

Durant  mon  féiour  à  l'Hermitage ,  ëç 
depuis  mon  étabiifTement  à  Montmoren- 
cy ,  j'avois  fait  à  mon  voifinage  ,  quel- 
ques connoiffances  qui  m'étoient  agréai 
blés  ,&  qui  ne  m'affujettiffoient  à  rien.  A 
leur  tête  étoit  le  jeune  Loyfeau  de  Mau- 
léon  ,  qui  débutant  alors  au  barreau ,  igno- 
roit  quelle  y  feroit  fa  place.  Je  n'eus  pas 
comme  lui ,  ce  doute.  Je  lui  marquai  bien- 
tôt la  carrière  illuftre  qu'on  le  voit  four- 
nir aujourd'hui.  Je  lui  prédisque,  s'il  fe 
rendoit  féverc  fur  le  choi>c  des  caufes ,  & 


«0      Les    Confessïoîïs. 

qu'il  ne  lût  jamais  que  ie  défenfetir  de  la 
juftice  &  de  la  vertu  ,  fon  génie  élevé  par 
ce  fentimeut  fublime  ,  égaleroit  celui  des 
plus  grands  orateurs.  Il  a  fuivi  mon  con- 
feil ,  &  il  en  a  fenti  Teftet.  Sa  défenfe  de 
M.  DePortes  eft  digne  de  Démofthene. 
Il  veiioit  tous  les  ans  à  un  quart  ce  lieue 
de  l'Hermitage,  pafTer  les  vacances,  à 
St.  Brice  ,  dans  le  fief  de  Mauléon  ,  appar- 
tenant à  fa  mère ,  &  où  jadis  avoit  logé 
]e  grand  Boffuet,  Voilà  un  fief,  dont  une 
fucceffion  de  pareils  maitres  rendroit  la 
nobleiïe  difficile  à  foutenir. 

J'avois  ,  au  même  village  de  St.  Brice  , 
le  libraire  Guérin  ,  homme  d'efprit,  let- 
tré ,  aimable  ,  &  de  la  haute  volée  dans 
fon  état.  Il  me  fit  faire  auffi  connoiffance 
avec  Jean  Néaulme  ,  libraire  d'Amfter- 
dam  ,  fon  correfpondant  &  fon  ami,  qui 
dans  la  fuite  iin|)r!ma  TEmile. 

J'avois  ,  plus  près  encore  que  St.  Brice  , 
M.  Maltor  ,  curé  de  Grosley  ,  plus  fait 
pour  être  homme  d'état  &  minière,  que 
€uté  de  village,  &  à  qui  l'on  eut  donné 
tout  au  moiijs  un  dioccfe  à  gouverner. 


L    I  V-R    E      X.  9î 

il  les  talens  décidoient  des  places.  Il  avoit 
été  fecretairc  du  comte  du  Luc,  &  avoit 
\;onnu  très  -  particulièrement  Jean  -  Bap» 
tifte  RoufTeau.  AulTi  plein  d'eftime  pour 
]a  mémoire   de   cet  illuftre    banni  ,   que 

<i'horreur  pour  celle  du  fourbe  S n , 

<^ui  Tavoit  perdu  ,  il  favoit  fur  l'un  &  fur 
Tautrc  ,  beaucoup  d'anetf;dotes  curieufes  , 
que  Séguy  n'avoit  pas  mifes  dans  la  vie 
encore  manufcrite  du  premier  ;  &  il  m'af- 
furoit  que  le  comte  du  Luc,  loin  d'avoir 
jamais  eu  à  s'en  plaindre ,  avoit  confervé 
jufqu'à  la  fin  de  fa  vie ,  la  plus  ardente 
amitié  pour  lui.  IVL  Maltor  ,  à  qui  M.  de 
Vintimille  avoit  donné  cette  retraite  affez 
bonne  ,  après  la  mort  de  fon  patron  ,  avoit 
été  employé  jadis  dans  beaucoup  d'affai- 
res ,  dont  il  avoic  ,  quoique  vieux  ,  la 
inémoire  encore  préfente  ,  &  dont  il  rai- 
fonnoit  très  -  bien.  Sa  converfation  ,  non 
moins  inftruélive  qu'amufante ,  ne  fcn- 
toit  point  fon  curé  de  village:  il  joigiioit 
le  ton  d'un  homme  du  monde  aux  con- 
noiffanccs  d'un  homme  de  cabinet.  11 
ctoit,  de  tous   mes  voifins   permancns  , 


gz      Les     C  o  n  f  j:  s  s  i  o  n  s. 
celui  dont  la  fociété  m'étoit  la  plus  agréa* 
ble ,  &  que  j'ai  eu  le  plus  de  regret   de 
quitter. 

J'avois  à  Montmorency  les  Oratoriens, 

&  entr'autres  le  P.  B r  ,  profeffeur 

de  phyfique ,  auquel  ,  malgré  quelque 
léger  vernis  de  pédanterie  ,  je  m'étois 
attaché  par  un  certain  air  de  bonhomie 
que  je  lui  trouvois.  J'avois  cependant 
peine  à  concilier  cette  grande  fimplicité 
avec  le  deHr  &  l'art  qu'il  avoit  de  fe 
fourrer  par- tout ,  chez  les  grands,  chez 
les  femmes  ,  chez  les  dévots  ,  chez  les 
philofophes.  Il  favoit  fe  faire  tout  à  tous. 
Je  me  plaifois  fort  avec  lui.  J'en  parlois 
à  tout  le  monde  :  apparemment  ,  ce  que 
j'en  difois  ,  lui  revint.  Il  me  remercioit 
un  jour ,  en  ricanant,  de  l'avoir  trouvé 
bon -homme.  Je  trouvai  dans  fon  fouris 
je  ne  fais  quoi  de  fardonique  ,  qui  change^ 
totalement  fa  phyfionomie  à  mes  yeux  , 
.&  qui  m'eft  fouvent  revenu  depuis  loiS 
dans  la  mémoire.  Je  ne  peux  pas  mieux 
.comparer  ce  fouris ,  qu'à  celui  de  Panurge 
achetant  les  moutons  de  Dindçnaut.  Notre 


Livre     X.  9-; 

éonnoiffance  avoit  commencé  peu  de 
femps  après  mon  arrivée  à  l'Hermitage  , 
où  il  me  vcnoit  voir  très  -  fouvent.  J'étois- 
déjà  établi  à  Montmorency  ,  quand  il  eu 
partit  pour  retourner  demeurer  à  Paris. 
II  y  voyoit  fouvent  Mad.  le  Vaffcur.  Un 
jour  qiie  je  ne  penfois  à  rien  moins  ,  ii 
m'écrivit  de  la  part  de  cette  femme  ,  pour' 
m'informer  que  M.  G  .  .  .  .  ofFroit  de  fc 
charger  de  fon  entretien  ,  &  pour  me 
demander  la  permiffion  d'accepter  cette 
oftre.  J'appris  qu'elle  confiftoiten  unepen- 
fion  de  trois  cents  livres  ,  &  que  Mad.  le' 
Vaiïeur  devoit  venir  demeurer  à  Deuil , 
entre  la  Chevrette  &  Montmorency.  Je 
ne  dirai  pas  l'impreffion  que  fit  fur  moi 
cette  nouvelle  ,  qui  auroit  été  mouis  fur- 
prenante  ,  fi  G  .  .  .  .  avoit  eu  dix  mille 
livres  de  rentes,  ou  quelque  relation  plus 
lacile  à  comprendre  avec  cette  femme  , 
Si  qu'on  ne  m'eût  pas  fait  un  fi  grand 
crime  de  l'avoir  amenée  à  la  campagne, 
où  cependant  il  lui  plaifoit  maintenante 
de  la  ramener  ,  comme  fi  elle  étoit  rajeu- 
nie depuis  ce  temps -là.  Je  compris  qx\z 


94  hi-s  Confessions. 
la  bonne  vieille  ne  me  deina«iicloit  cette 
permiffion  ,  dont  clic  auroit  bien  pu  fe 
paiïer  fi  je  l'avois  rcfufce ,  qu'alia  de  nt> 
pas  s'expofer  à  perdre  ce  que  je  lui  don- 
nois  de  mon  côté,  Quoique  cette  charité 
me  parût  très  -  extraordinaire  ,  elle  ne  me 
frappa  pas  alors  autant  qu'elle  a  fait  dans 
la  fuite.  Mais  quand  j'aurois  fu  tout  ce 
que  j'ai  pénétre  depuis  ,  je  n'en  aurois  pas 
moins  donné  mon  confentement ,  comme 
je  fis,  &  comme  j'étois  obligé  de  faire  ,  à 
moins  de  renchérir  fur  l'offre  de  M.  G  . . , , 

Depuis  lors  le  P.  B r  me  guérit  un 

peu  de  l'imputation  de  bonhomie,  qui  lui 
;ivoit  paru  fi  plaifante  ,  &  dont  je.  l'avois 
fi  étourdiment  chargé. 

Ce  môme  P.  B r   avoit  la  con- 

noilfance  de  deux  hommes  qui  recher- 
chèrent aufii  la  mienne ,  je  ne  fais  pour- 
quoi :  car  il  y  avoit  affurément  peu  de 
rapport  entre  leurs  goûts  &  les  miens, 
C'étoient  dçs  enfms  de  Melcliifédec  , 
dont  on  ne  connoilfoit  ni  le  pays,  ni  la 
famille  ,  ni  probablement  le  vrai  nom. 
Jls  ctoient  janfcniiics ,  &  paffoient  povs 


L  I  V  R  E     X.  9^ 

des  prêtres  dégiuiés  ,  peut  -  être  à  caufe 
de  leur  façoa  ridicule  de  porter  Jt^s  rapiè- 
res,  auxquelles  ils  étoient  attachés.  Le 
myllere  prodigieux  qu'ils  mettoient  ù 
toutes  leurs  allures  ,  leur  donnoit  un  air 
de  chefs  de  parti  ,  &  je  n'ai  jamais  douté 
qu'ils  ne  nHeiit  la  gazette  eccléfiaftique. 
L  un  ,  grand  ,  bénin  ,  patelin  ,  s'appelloit 
Tvl.  Ferraud  ;  l'autre  ,  petit ,  trapu  ,  rica- 
neur, pointilleux,  s'appelloit  M.  Minard. 
Ils  fe  traitoient  de  coufnis.  Ils  logeoient  à 
Paris ,  avec  d'Alembert ,  chez  fa  nourrice, 
appeilée  Mad.  Roufîeau  ,  &  ils  avoient 
pris  à  Montmorency,  un  petit  apparte- 
ment pour  y  pafTer  les  étés.  Ils  faifoient 
leur  ménage  eux-mêmes,  fans  domefli- 
que  8c  fans  commilïionnaire.  Ils  avoient 
alternativement  chacun  fa  femaine  pour 
-aller  aux  provifions  ,  faire  la  cuiGne  & 
balayer  lamaifon.  D'ailleurs  ils  fe  tenoient 
affez  bien  ;  nous  mangions  quelquefois 
les  uns  chez  les  autres.  Je  ne  fais  pas  pour- 
quoi ils  fe  foucioient  de  moi  ;  pour  moi , 
je  ne  me  fouciois  deux ,  que  par  e  qu'ils 
jouoiexit  aux  éch-ccs  ;  &  pour  ©bteoii"  une 


i)6  Les  Confession  s, 
pauvre  petite  partie  ,  j'endurois  quatre 
heures  d'ennui.  Comme  iJs  fe  fourroienw 
par -tout  &  vouloient  fe  mêler  de  tout. 
Thérefe  les  appelloit  les  commères  ,  &  ce 
nom  leur  eft  demeuré  à  Montmorency. 

Telles  étoient  avec  mon  hôte  ,  M.  T\ld.^ 
thas  ,  qui  étoit  un  bon-homme  ,  mes  prin-i 
cipales  connoiffances  de  campagne.  II 
m'en  reftoit  allez  à  Paris  pour  y  vivre, 
quand  je  voudrois  ,  avec  agrément,  hors 
de  la  fphere  des  gens  de  lettres  ,  où  je 
ne  comptois  que  le  feul  Duclos  pour' 
ami  :  car  DeLeyre  étoit  encore  trop  jeune  ; 
&  quoiqu' après  avoir  vu  de  près  les  ma- 
nœuvres de  la  clique  philosophique  à  mon 
égard ,  il  s'en  fût  tout  -  à  -  fait  détaché  ,  ol> 
du  moins  je  le  crus  ainfi ,  je  ne  pouvois 
encore  oublier  la  facilité  qu'il  avoit  eue  à 
fe  faire  auprès  de  moi ,  le  porte-  voix  de 
tous  ces  gens  -  là. 

J'avois  d'abord  mon  ancien  &  refpeéta  • 
ble  ami  M.  Roguin.  C'étoit  un  ami  du 
bon  temps  ,  que  je  ne  devois  point  à  mes 
écrits  ,  mais  à  moi  -  même  ,  &  que  pour 
cette  raifonj'ai  toujours  confervé.  J'avois 

Ir 


L    I  V  R    E      X.  02 

ie  bon  Lenieps  ,  inon  compatriote ,  &  £i 
filJc  alors  vivante  ,  IV lad.  Lambert.  J'avois 

un  jeune  Genevois,  appelle  C ., 

bon  garçon  ,  ce  me  fembioit ,  foigneux  , 
officieux,  zélé.,  mais  ignorant ,  confiant  , 
gourmand ,  avantageux ,  qui  m'étoit  venu 
voir  dès  le  commencement  de  ma  demeiwe 
à  l'Hermitage ,  &  fans  autre  introducteur 
que  lui-même  ,  s'étoit  oientôt  établi  eh^Z 
moi  ,  malgré  moi.  Il  avoit  quelque  goût 
pour  le  deffin  ,  &  connoiffbit  les  artifles,  IJ[ 
me  fut  utile  pour  les  eftampes  de  la  Julie  ; 
il  fe  chargea  de  la  direélion-  des  defiins 
&:d"es  planches  ,  &  s'acquitta  bien  de  cette 
commiffion. 

J'avois  la  maifon  de  I\T.  D  . .  .  n  ,  qui, 
moins  brillante  que  durant  les  beaux  jours 
de  IVIad.  D  .  .  .  n  ,  ne  laiffoit  pas  d'être 
encore  ,  par  le  mérite  des  maîtres  6cpar  le 
choix  du  monde  qui  s'y  raffembloit ,  une 
d(is  meilleures  maifons  de  Paris.  Comme 
je  ne  leur  a^'ois  préféré  perfoime,  que  je 
ne  les  avois  quittés  que  pour  vivre  libre, 
ils  n'avoient  point  ceflé  de  me  voir  avec 
amitié  ,  &  j'étois  fur  d'être  en  tout  temps 
Tome  IV.  G 


98  Les  Confessions. 
bien  reçu  de  Mad.  D  . . .  n.  Je  la  pouvoîs 
inême  compter  pour  une  de  mes  voiûnes 
de  campagne,  depuis  qu'ils  s'étoient  fait 
Un  établifiement  à  Clichy ,  où  j'aliois  quel- 
quefois pafier  un  jour  ou  deux  ,  &  où  j'au- 
irois  été  davantage  ,  fi  Mad.  D  .  .  .  n  & 

Mad.deC x  avoientvécu  de 

meilleure  intelligence.  Mais  la  difficulté 
de  fe  partager  dans  la  même  maifon  entre 
deux  femmes  qui  ne  fympathifoient  pas, 
me  rendoit  Clichy  trop  gênant.  Attaché 

à  Mad.  de  C x  ,  d'une  amitié 

plus  égale  &  plus  familière,  j'avois  le  plai- 
fir  de  la  voir  plus  à  mon  aife  à  Deuil ,  pref- 
que  à  ma  porte  ,  où  elle  avoit  loué  une 
petite  maifon  ,  &  même  chez  moi ,  où  elle 
me  venoit  voir  affez  fouvent. 

J'avois  Mad.  de  Créqui  qui  ,  s'étant 
jetée  dans  la  haute  dévotion  ,  avoit  ceffé 
de  voir  les  d'Alcmbcrt ,  les  Marmontel , 
&  la  plupart  des  gens  de  lettres  ,  excepté, 

je  crois  ,  l'abbé  T t ,  manière  alors 

de  demi  -  caffard  ,  dont  elle  étoit  même 
affez  ennuyée.  Pour  moi  ,  qu'elle  a\'oit 
recherché  j  je  ne  perdis  pas  i<x  bieiiveii» 


L  I  V  R  E     X.  9^ 

lance  ni  fa  correfpondance.  Elle  m'envoya 
des  poulardes  du  Mans  aux  étrennes;  & 
fa  partie  étoic  faite  pour  venir  me  voir 
l'année  fui  vante  ,  quand  un  voyage  de 
Mad.  de  Luxembourg  croifa  le  fien.  Je 
lui  dois  ici  une  place  à  part  ;  elle  en  aura 
toujours  une  diftinguée  dans  mes  fou» 
venir  s. 

J'avois  un  homme ,  qu'excepté  Roguin  , 
j'aurois  du  mettre  le  premier  en  compte  ; 
mon  ancien  confrère  Se  ami  de  Carrio  , 
ci -devant  fecretaire  titulaire  de  i'ambaf- 
fade  d'Efpagne  à  Venife,  puis  en  Suéde, 
où  il  fut  par  fa  cour  chargé  des  affaires  ,  & 
enfin  nommé  réellement  fecretaire  dam- 
baffade  à  Fafis.  Il  me  vint  furprendre  à 
rvlontmorency  j  lorfque  ie  m'y  attendois 
le  moins.  Il  étoit  décoré  d'un  ordre  d'Ef- 
pagne ,  dont  j'ai  oublié  le  nom  ,  avec 
une  belle  croix  en  pierreries.  Il  avoit  été 
obligé  ,  dans  fes  preuves  ,  d'ajouter  une 
lettre  à  fon  nom  de  Carrio  ,  &  portoit 
celui  de  chevalier  de  Carrion.  Je  le  trou- 
vai toujours  le  même,"  le  m,ême  excellent 
cœur  ,  l'efprit  de  jour  en  jour  plus  aima» 

G    ^ 


roo    Les     Confessions. 

ble.   J'auiois    repris    avec    lui     la    même 

in'timitité  qu'auparavant ,   fi  C 

s'interpofant  entre  nous  à  fon  ordinaire  , 
n'eût  profité  de  mon  éloignement,  pour 
s'infinuer  à  ma  place  &  en  mon  nom ,  dans 
fa  confiance  ,  &  me  fupplanter  à  force  d^ 
zde.  à  m.c  fervir, 

La  mémoire  de  Carrion  me  rappelle 
celle  d'un  de  mes  voifins  de  campagne  , 
dont  j'aurois  d'autant  plus  de  tort  de  ne 
pas  parler  ,  que  fen  ai  à  confelTer  un  bien 
inexcufable  envers  lui.  C'étoit  l'honnête 
M.  le  Blond,  qui  m'avoit  rendu  fervice 
à  Venife ,  &  qui ,  étant  venu  faire  un 
voyage  en  France  avec  fa  famille ,  avok 
loué  une  maifon  de  campagne  à  la  Briche, 
non  loin  de  Montmorency.  (*)  Si  -  tôt 
que  j'appris  qu'il  étoit  mon  voifin  ,  j'en, 
fus  dans  la  joie  de  mon  cœur  ,  &  me  fis 
encore  plus  une  fête  qu'un  devoir  d'aller 

(*')  Qiiand  j'écrivois  ceci,  plein  de  mon  an- 
cienne &  aveugle  confiance  ,  j'étois  bien  loin  c?e 
foupconner  le  vrai  motif  Si.  l'eiTet  de  ce  voyage 
de  Pari.. 


Livre     X.  loi 

Jtîl  rendre  vifite.  Je  partis  pour  cela  dès 
k  lendemain.  Je  fus  rencontré  par  des 
^ens  qui  me  venoient  voir  moi-même, 
&  avec  lefquels  il  fallut  retourner.  Deux 
jours  après  ,  je  pars  encore  ;  il  avoit  dîné 
à  Paris  avec  toute  fa  famille.  Une  trof- 
lieme  fois  il  étoit  chez  lui  ;  j'entendis  des 
voix  de  femmes,  jc  vis  à  la  porte  un  car- 
roffe  qui  me  fit  peur.  Jc  voylois  du  moins 
pour  la  première  fois  ,  le  voir  à  mon  aife , 
&  caufer  avxc  lui  de  nos  anciennes  liai- 
fons.  Enfin,  je  remis  fi  bien  ma  vifite  de 
jour  à  autre  ,  que  la  honte  de  remplir  fi 
tard  un  pareil  devoir,,  fi.t  que  je  ne  le  rem- 
plis point  du  tout  ;  après  avoir  ofé  tant 
attendre  ,  je  n'ofai  plus  me  montrer.  Cette 
négligence  ,  dont  M.  le  Blond  ne  put 
qu'être  juftement  indigné ,  donna  vis-à-vis 
de  lui ,  l'air  de  l'ingratitude  à  ma  pareffç; 
&  cependant ,  je  fentois  mon  cœur  fi  peu 
coupable  ,  que  fi  j'avois  pu  faire  à  M.  le 
Blond  quelque  vrai  plaifir,  même  à  fon 
infu  ,  je  fuis  bien  fur  qu'il  ne  m'eût  pas 
trouvé  parefleux.  Mais  l'indolence  ,  la 
lîcé^ligcnce   &  les  délais   dans  les  petits 

G     5 


102  Les  Confessions. 
devoirs  à  remplir,  m'ont  fait  plus  de  tort 
que  de  grands  vices.  Mes  pires  fautes 
ont  été  d'omiffion  :  ]'ai  rarement  fait  ce 
qu'il  ne  falloit  pas  faire,  &  malheureufe- 
ment  j'ai  plus  rarement  encore  fait  ce 
qu'il  falloit. 

Puifque  me  voilà  revenu  à  mes  con- 
noiflances  de  Venife  ,  je  n'en  dois  pas 
oublier  une  qui  s'y  rapporte  ,  &  que  je 
n'avois  interrompue  ,  ainfi  que  les  autres  , 
que   depuis   beaucoup  moins  de   temps. 

C'eft  celle  de  M.  de  J  . . e  ,  qui  avoit 

continué  ,  depuis  fon  retour  de  Gênes, 
à  me  faire  beaucoup  d'amitiés.  Il  aimoit 
fort  à  me  voir  Se  h  caufer  avec  moi ,  des 
affaires   d'Italie    &    des   folies  de  IVT.  de 

]VI ,   dont  il  favoit  ,  de  fon  côté  , 

bien  des  traits  par  les  bureaux  des  affai- 
res étrangères  ,  dans  lefquels  il  a\'oit 
beaucoup  de  liaifons.  J'eus  le  plaifir  auffi 
de  revoir  chez  lui  ,  mon  ancien  camarade 
Dupont  ,  qui  avoit  acheté  une  charge 
dans  fa  province,  &  dont  les  affaires  le 
ramenoient  quelquefois  à  Paris.  M.  de 
J e  devint  peu  à  peu  i\  empreffé  de 


Livre    X.  103 

m'avoir,  qu'il  en  devint  même  gênant; 
&  quoique  nous  logeaffions  dans  des 
quartiers  fort  éloignés  ,  il  y  avoit  du 
bruit  entre  nous  ,  quand  je  paiïbis  une 
femaine  entière  fans  aller  dîner  chez  lui» 

Quand  il  alloit  à  J e ,  il  m'y  vou- 

loit  toujours  emmener  ;  mais  y  étant  une 
fois  allé  paffer  huit  jours  ,  qui  me  paru- 
rent fort  longs  ,  je  n'y  voulus  plus  retour- 
ner. M.  de  J e  étoit  affurément 

un  honnête  &  galant  homme  ,  aimable 
même  à  certains  égards  ;  mais  il  avoit 
peu  d'efprit  :  il  étoit  beau ,  tant  foit  peu 
Narcifie  ,  &  paffablement  ennuyeux.  Il 
avoit  un  recueil  fingulier ,  &  peut-être 
unique  au  monde  ,  dont  il  s'occupoit 
beaucoup,  &  dont  il  ocCupoit  aufll  fes 
hôtes  ,  qui  quelquefois  s'en  amufoient 
moins  que  lui.  C'étoit  une  colleélion  très- 
complète  de  tous  les  vaudevilles  de  la 
cour  oc  de  Paris  ,  depuis  plus  de  cin- 
quante ans  ,  oij  l'on  trouvoit  beaucoup 
d'anecdotes  ,  qu'on  auroit  inutilement 
cherchées  ailleurs.  Voilà  des  mémoire? 
pour  rhiftoire  de  France ,  dont  on  ne 

G    4, 


s  c4    Les     Confessions. 
s'aviferoit  guère  chez  toute  autre  nation. 

Un  jour  ,  au  fort  de  notre  meilleure 
intelligence,  il  me  fit  un  accueil  fi  froid  , 
fi  glaçant ,  fi  peu  dans  fon  ton  ordinaire  ^ 
qu'après  lui  avoir  donné  occafion  de 
s'expliquer,  &  même  l'en  avoir  prié,  ]e 
fortis  de  chez  lui  avec  la  réfolution,  que 
^'ai  tenue,  de  n'y  plus  remettre  les  pieds; 
car  on  ne  me  voit  guère  où  j'ai  été  une 
fois  mal  reçu,  &  il  n'y  avoit  point  ici  de 

Diderot  qui  plaidât  pour  M.  de  J e. 

Je  cherchai  vainement  dans  ma  tête  ,  quel 
tort  je  pouvois  avoir  avec  lui  :  je  ne 
trouvai  rien.  J'étois  fur  de  n'avoir  jamais 
parlé  de  lui  ni  des  Tiens ,  que  de  la  façon 
la  plus  honorable;  car  je  lui  étois  fincé- 
rement  attaché  :  &  outre  que  je  n'en  avois 
que  du  bien  à  dire  ,  ma  plus  inviolable 
maxime  a  toujours  été  de  ne  parler  qu'a- 
vec honneur ,  des  maifons  que  je  fréquen- 
tois. 

Enfin  ,  à  force  de  rumJner  ,  voici  ce  que 
je  conjeélurai.  La  dernière  fois  que  nous 
nous  étions  vus,  il  m'avoit  donné  à  fou- 
per  chez  des  filles  de  fa  connoiffance  , 


Livre    X.  105^ 

xvec  deux  ou  trois  commis  des  affaires 
étrangères  ,  gens  très  -  aimables  ,  &  qui 
n'avoient  point  du  tout  l'air,  ni  le  ton  li- 
bertin ;  &  je  puis  jurer  que  de  mon  côté, 
kl  foirée  fe  pafTa  à  méditer  affez  trifte- 
Kient,  fur  le  malheureux  fort  de  ces  créa- 
tures. Je  ne  payai  pas   mon  écot ,  parce 

que  M.  de  J e  nous  donnoit  à 

fouper  ;  &  je  ne  donnai  rien  à  ces  filles  , 
parce  que  je  ne    leur  fis  point  gagner  , 
comme  à  la  Padoana  ,  le  paiement  que 
j'aurois  pu  leur  offrir.  Nous  fortîmes  tous 
afTez  gais  &  de  très -bonne  intelligence. 
Sans  être  retourné  chez  ces  filles  ,  j'allai 
trois  ou  quatre  jours    après  ,  dîner  clicz 
M.  de  J ......  e  que  je  n'avois  pas  revu 

depuis  lors  ,  &  qui  me  fit  l'accueil  que 
j'ai  dit.  N'en  pouvant  imaginer  d'autre 
caufe  ,  que  quelque  mal -entendu  relatif 
à  ce  fouper,  &  voyant  qu'il  ne  vouloit 
pas  s'expliquer,  je  pris  mon  parti  &  ceiïai 
de  le  ^'oir  ;  mais  je  continuai  de  lui  en- 
voyer mes  ouvrages  :  il  me  fit  faire  fou- 
vent  des  complimens  ;  &  l'ayant  un  jour 
1  encontre  au  chautibir  de  la  comédie,  ii 


io6  Les  Confessions. 
me  fit,  ilir  ce  que  je  n'aJJois  plus  le  voir, 
âes  reproches  obliffcans ,  qui  ne  m'y  ra- 
menèrent pas.  Ainfi  cette  affaire  avoit 
plus  l'air  d'une  bouderie  que  d'une  rup- 
ture. Toutefois  ne  l'ayant  pas  revu  ,  & 
n'ayant  plus  ouï  parler  de  lui  depuis  lors, 
îl  eût  été  trop  tard  pour  y  retourner  au 
bout  d'une  interruption  de  plufieurs  an- 
née. Voià  pourquoi  M.    de  J e 

n'entre  point  ici  dans  ma  lifte  ,  quoique 
j'eufTe  allez  long  -  temps  fréquenté  fa 
maifon. 

Je  n'enflerai  point  la  même  lifte  de 
beaucoup  d'autres  connoifTances  moins 
familières  ,  ou  qui,  par  mon  abfence  , 
avoJent  cefTé  de  l'être  ,  &  que  je  ne  lajffai 
pas  de  voir  quelquefois  en  campagne  , 
tant  chez  moi  qu'à  mon  voifmage ,  tel- 
les ,  par  exemple  ,  que  les  abbés  de  Cou- 
dillac  ,  de  Mably,  MM.  de  Mairan  ,  de 
la  Live,  de  Boifgelou,  Vatelet,  Ancelec, 
&  d'autres  qu'il  feroit  trop  long  de  nom- 
mer. Je  paflerai  légérem.ent  aulTi  fur  celle 
de  M.  de  Margency  ,  gentilhommeordi- 
iiaire  du  roi  ^  ancien  membre  de  la  cotteris 


Livre    X.  107 

H e  ,  qu'il   avojt  quittée   aiiifi 

que  moi ,  &  ancien  ami  de  Mad.  D' y , 

dont  il  s'étoit  détaché  ainfi  que  moi ,  ni 
fur  celle  de  fon  ami  Defmahis  ,  auteur 
célèbre ,  mais  éphémère ,  de  la  comédie 
de  l'Impertinent.  Le  premier  étoit  mon 
voifm  de  campagne ,  fa  terre  de  Mar- 
gency  étant  près  de  Montmorency.  Nous 
étions  d'anciennes  connoilTances  ;  mais 
le  voifmage  &  une  certaine  conformité 
d'expériences  nous  rapprochèrent  davan- 
tage. Le  fécond  mourut  peu  après.  Il 
avoit  du  mérite  Se  de  l'efprit  :  mais  il 
étoit  un  peu  l'original  de  fa  comédie  ,  un 
peu  fat  auprès  des  femmes  ,  &  n'en  fut 
pas  extrêmement  regretté. 

Mais  je  ne  puis  omettre  une  cor- 
refpondance  nouvelle  de  ce  temps -là, 
qui  a  trop  influé  fur  le  refte  de  m.a 
vie  ,  pour  que  je  néglige  d'en  marquer 
le  commencement.   Il    s'agit   de   M.    de 

L de    I\I s  ,   premier 

préfident  de  la  cour  des  aides  ,  chargé 
pour  lors  de  la  librairie,  qu'il  gouver- 
noit  avec  autant    de    lumières  que   de 


ic8  Les  Confessions. 
douceur  ,  &  à  la  grande  fatisfadlion  des 
gens  de  lettres.  Je  ne  l'avois  pas  été  voir 
i  Paris  une  feule  fois  ;  cependant  j'avois 
toujours  éprouvé  de  fa  part ,  les  facilités 
les  plus  obligeantes,  quant  à  la  cenfure; 
&  je  favois  qu'en  plus  d'une  occalion  ,  il 
avoit  fort  mal  mené  ceux  qui  écrivoient 
contre  moi.  J'eus  de  nouvelles  preuves 
de  fes  bontés,  au  fujet  de  l'imprefîion  de 
la  Julie  ;  car  les  épreuves  d'un  fi  grand 
ouvrage  étant  fort  coûteufes  à  faire  venir 
d'Amfterdam  par  la  pofte  ,  il  permit  , 
ayant  fes  ports  francs  ,  qu'elles  lui  fuf- 
fent  adreffées  ,  &  il  me  les  en\'oyoit  fran- 
ches auffi,lous  le  contre -feing  de  M.  le 
chancelier  fon  père.  Quand  l'ouvrage  fut 
imprimé ,  il  n'en  permit  le  débit  dans  le 
royaume  ,  qu'enfuite  d'une  édition  qu'il 
en  fit  faire  à  mon  profit ,  malgré  moi- 
même  :  comme  ce  profit  eût  été  de  ma 
part ,  un  vol  fait  à  Rey  ,  à  qui  j'avois 
vendu  mon  manuferit ,  non -feulement  je 
ue  voulus  point  accepter  le  préfent  qui 
m'étoit  deftiné  pour  cela ,  fans  fon  aveu , 
(^u'il  accorda  tr.ès-généreufement  ;  naais 


L    I   V  R   E       X.  IC9 

je  voulus  partager  avec  lui,  les  cent  [AÇ- 
toles  à  quoi  monta  ce  préfent ,  &  dont 
il  ne  voulut  rien.  Pour  ces  cent  piito- 
les  ,  j'eus   le-  défagrérnent    dont  J\T.   de 

M s    ne  m'avoit   pas  prévenu, 

de   voir  horriblement  mutiler    mon    ou- 
vrage ,  &  empêcher  le  débit  de  la  bonne 
édition  ,  jufqu'à  ce  que  la  mauvaife  fût 
'  écoulée. 

J'ai  toujours  regardé  M.  de  ]\I s , 

comme  un  homme  d'une  droiture  à  toute 
épreuve.  Jamais  rien  de  ce  qui  m'eft 
arrivé,  ne  m'a  fait  douter  un  moment  de 
fa  probité  :  mais  auiïi  foible  qu'honnête:, 
il  nuit  quelquefois  aux  gens  pour  lefquels 
il  s'intéreffe,  à  force  de  les  vouloir  pré- 
ferver.  Non  -  feulement  il  fit  retrancher 
plus  de  cent  pages  dans  l'édition  de  Pa- 
ris ;  mais  il  fit  un  retranchement ,  qui 
pouvoit  porter  le  nom  d'infidélité  ,  dans 
l'exemplaire   de  la    bonne   édition   qu'il 

envoya  à  Mad.  de  P r.  Il  efl  dit 

quelque  part  dans  cet  ouvrage ,  que  la 
femme  d'un  charbonnier  eft  plus  digne 
de  refpeét  que  la  maîtrefle  d'un  prince. 


ï  10  Les  Confessions. 
Cette  phrafe  m'étoit  venue  dans  la  cha- 
leur de  la  compofition  ,  fans  aucune  appli- 
cation ,  je  le  jure.  En  relifant  l'ouvrage, 
je  vis  qu'on  fcroit  cette  application.  Ce- 
pendant ,  par  la  très -imprudente  maxime 
de  ne  rien  ôter ,  par  égard  aux  applica- 
tions qu'on  pouvoit  faire  ,  quand  j'avois 
dans  ma  confcience  le  témoignage  de  ne 
les  avoir  pas  faites  en  écrivant  ,  je  ne 
voulus  point  ôter  cette  phrafe  ,  &  je  me 
contentai  de  fubflituer  le  mot  prince  au 
mot  roi  ,  que  j'avois  d'abord  mis.  Cet 
adouciflement  ne  parut    pas    fuffifant   à 

M.  de  M s  :  il  retrancha  la 

phrafe  entière ,  dans  un  carton  qu'il  fit 
imprimer  exprès  ,  &  coller  aufli  propre- 
ment qu'il  fut  poffible,  dans  l'exemplaire 

de   Mad.   de   P r.  Elle  n'ignora 

pas  ce  tour  de  pafTe-pafTe.  Il  fe  trouva 
de  bonnes  âmes  qui  l'en  inflruifirent, 
Pour  moi,  je  ne  l'appris  que  long-temp^ 
après  ,  lorfque  je  commençois  d'en  fentit 
les  fuites, 

N'eft- ce  point  encore  ici  la  première 
origine  de  la  haine  couverte ,  mais  im-» 


L    I   V  R   E      X.  ï  I  ç 

placaLle  ,  d'une  autre  dame ,  qui  écoifc 
dans  un  cas  pareil  ,  fans  que  j'en  fafrc 
rien  ,  ni  même  que  ]e  la  connufle  quand 
j'écrivis  ce  pafTage  ?  Quand  le  livre  fe 
publia  ,  la  connoifTance  étoit  faite  ,  & 
j'étois  très -inquiet.  Je  le  dis  au  chevalier 
de  Lorenzy,  qui  fe  moqua  de  moi,  8c 
m'affura  que  cette  dame  en  étoit  fi  peu 
offenfée,  qu'elle  n'y  avoit  pas  même  fait 
attention.  Je  le  cru?  ,  un  peu  légèrement 
peut-être  ,  &  je  me  tranquillifai  fort  mal- 
à -propos; 

Je    reçus  ,  à   l'entrée   de  l'hiver  ,   une 
nouvelle  marque  des  bontés   de  M.  de 

M s,  à  laquelle  je  fus  fort  fen- 

fible  ,  quoique  je  ne  jugeaffe  pas  à  propos 
d'en  profiter.  Il  y  avoit  une  place  vacante 
dans  le  Journ'al  des  Savans.  Margency 
m'écrivit  pour  me  lapropofer,  comme  de 
lui-même.  Mais  il  me  fut  aifé  de  com- 
prendre ,  par  le  tour  de  fa  lettre  ,  (  liafTe  C  , 
N°,  33.)  qu'il  étoit  inftruit  &  autorifé  ; 
&  lui-même  me  marqua  dans  la  fuite, 
(  liaffe  C  ,  N°.  47.  )  qu'il  avoit  été  charge 
de  me  faire  cette   offre.  Le    travaif  do, 


jti2  Les  Confessions, 
cette  place  étoit  peu  de  chofe.  Il  ne  s-a-^ 
gifibit  que  de  deux  extraits  par  mois  , 
dont  on  m'apporteroit  les  livres ,  fans 
être  obligé  jamais  à  aucun  voyage  de 
Paris  ,  pas  même  pour  faire  au  magiflrac 
une  vifite  de  remerciement.  J'entrois  par- 
là  dans  une  fociété  de  gens  de  lettres  du 
premier  mérite ,  MM.  de  Mairan  ,  Clai- 
raut ,  de  Guignes  ,  &  l'abbé  Barthelemi , 
dont  la  connoiffance  étoit  déjà  faite  avec 
les  deux  premiers,  &  très -bonne  à  faire 
avec  les  deux  autres.  Enfin  ,  pour  Uii 
travail  fi  peu  pénible  ,  &  que  je  pouvoir 
faux  fi  commodément,  il  y  avoit  un  ho- 
noraire de  huit  cents  francs  attachés  k 
cette  place.  Je  délibérai  quelques  heures 
avant  que  de  me  déterminer ,  &  je  puis 
jurer  que  ce  ne  fut  que  par  la  crainte  de 
fâcher  Margency  ,  &  de  déplaire  à  M.  de 

M .s.  Mais  enfin  la  gène  infup • 

portable  de  ne  pouvoir  travaillera  mon 
heure  &  d'être  commandé  par  le  temps  , 
bien  plus  encore ,  la  certitude  de  mal 
remplir  les  fonélions  dont  il  falloit  me 
charger  ,  l'emportèrent  fur  tout  ,  Se  me 

déterminèrent 


Livre    X,  lï^ 

déterminèrent  à  refufer  une  place  pour 
laquelle  je  n'étois  pas  propre.  Je  flivois 
que  tout  mon  talent  ne  venoit  que  d'une 
certaine  chaleur  d'ame  fur  les  matières 
que  j'avois  à  traiter  ,  &  qu'il  n'y  avoit 
que  i'arnour  du  grand  ,  du  vrai ,  du  beau  » 
qui  pût  animer  mon  génie.  Et  que  m'au- 
Toient  importé  les  fujets  de  la  plupart  des 
livres  que  j'aurois  k  extraire  ,  &  les  livres 
mêmes  ?  Mon  indifférence  pour  la  chofe 
eût  glacé  ma  plume  &  abruti  mon  efprit. 
On  s'imaginoit  que  je  pouvois  écrire  par 
métier  ,  comme  tous  les  autres  gens  de 
lettres  ,  au  lieu  que  je  ne  fus  jamais 
écrire  que  par  paflion.  Ce  n'étoit  affu- 
rément  pas  là  ce  qu'il  falloit  au  Journal 
des  Savans.  J'écrivis  donc  à  Margency, 
une  lettre  de  remerciement,  tournée  avec 
toute  l'honnêteté  poffible ,  dans  laquelle 
)e  lui  fis  fi  bien  le  détail  de  mes  raifons  , 
qu'il  ne  fe  peut  pas  que  ni  lui ,  ni  M.  de 

JVI s    aient   cru  qu'il   entrât  ni 

humeur  ni  orgueil  dans  mon  refus.  Auffi 
l'approuvèrent-  ils  l'un  &   l'autre  ,  fan* 
m'eo  faire  moins  bon  vifage  j  &  le  fecret 
Tomf  IF.  H 


ti4    Les    Confessions. 
fut  fi  bien  gardé   fur  cette    affaire,  que 
le   public   n'en  a  jamais  eu   le    moindre 
vent. 

Cette  propofition  ne  venoit  pas  dans 
nn  moment  favorable  pour  me  la  faire 
agréer  ;  car ,  depuis  quelque  temps  ,  je 
formois  le  projet  de  quitter  tout- à- fait 
la  littérature  ,  &  fur  -  tout  le  métier  d'au- 
teur. Tout  ce  qui  venoit  de  m'arriver, 
m'avoit  abfolument  dégoûté  des  gens  de 
lettres  ,  &  j'avois  éprouvé  qu'il  "étoit  im- 
poffible  de  courir  la  même  carrière  ,  fans 
avoir  quelques  liaifons  avec  eux.  Je  ne 
l'étois  guère  moins  des  gens  du  mond£  , 
&  en  général  de  la  vie  mixte ,  que  je  ve-. 
nois  de  mener  ,  moitié  à  moi  -  même ,  & 
moitié  à  des  fociétés  pour  lefquelles  je 
îî'étois  point  fait.  Je  fentois  plus  que  ja- 
mais ,  &  par  une  conftante  expérience, 
que  toute  affociation  inégale  eft  toujours» 
défavantageufe  au  parti  foibîe.  Vivant 
avec  des  gens  opulens  ,  &  d'un  autre 
état  que  celui  que  j'avois  choifi  ,  fans 
tenir  maifon  comme  eux  ,  j'étois  obligé 
de   les  imiter   ea  bien  des  cbofes  ^  &,. 


L  I  V  R  E    X.  ri5 

de  menues  dépenfes  ,  qui  n'étoient  riea 
pour  eux ,  étoient  pour  moi ,  non  m.oins 
juineufes  qu'indifpenfables.  Qu'un  autre 
homme  aille  dans  une  maifon  -de  campa- 
gne ,  il  eft  ferv'i  par  fon  laquais  ,  tant  à 
table  que  dans  fa  chambre  :  il  l'envoie 
chercher  tout  ce  dont  il  a  befoin  ;  n'ayant 
rien  à  fane  dirediement  a\'ec  les  gens  de 
]a  maifon  ,  ne  les  voyant  même  pas  ,  il 
ne  leur  donne  des  étrennes  que  quand  & 
comme  il  lui  plait  :  mais  moi  ,  feul ,  fans 
domeftique,  j'étois  à  la  merci  de  ceux  de 
la  maifon,  dont  il  falloit  néceiTairement 
capter  les  bonnes  grâces,  pour  n'avoir" 
pas  beaucoup  à  fouffrir;  &  traité  comme 
l'égal  de  leur  maître ,  il  en  falloit  aufli 
traiter  les  gens  comme  tel,  &  même  faire 
pour  eux  plus  qu'un  autre  ,  parce  qu'en 
effet,  j'en  avois  bien  plus  befcin.  Paffe 
encore  quand  il  y  a  peu  de  domeftiques  ; 
mais  dans  les  maifons  cù  j'allois ,  il  y  en 
avoit  beaucoup  ,  tous  très  -  rogucs  ,  très- 
frippons ,  très  -  alertes ,  j'entends  pour  lei  r 
intérêt  ;  &  les  coquins  favoient  faire  en- 
forte  que  j'avois  fuccefïîvemenr  befoia 

H   z 


ii6  Les  Confessions, 
de  tous.  Les  femmes  de  Paris,  qui  oiig 
tant  d'efprit ,  n'ont  aucune  idée  jufle  fur 
cet  article  ;  &  à  force  de  vouloir  écono- 
xnifer  ma  bourfe  ,  elles  me  ruinoient.  S  i 
je  foupois  en  ville  ,  un  peu  loin  de  che  z 
moi ,  au  lieu  de  fouffrir  que  j'envoyafTe 
chercher  un  fiacre  ,  la  dame  de  la  maifori 
faifoit  mettre  des  chevaux  pour  me  rem- 
lïiener  ;  elle  étoit  fort  aife  de  m'épargner 
les  vingt -quatre  fols  du  fiacre;  quant  à 
l'écu  que  je  donnois  au  laquais  &  au  co- 
cher ,  elle  n'y  fongeoit  pas.  Une  femme 
lïi'écrivoit  -  elle  de  Paris  à  l'Hermitage  , 
ou  à  Montmorency  ?  ayant  regret  aux 
quatre  fols  de  port  que  fa  lettre  m'auroit 
coûtés  ,  elle  me  l'envoyoit  par  un  de  fes 
gens  ,  qui  arrivoit  à  pied  tout  en  nage  ^ 
&  à  qui  je  donnois  à  dîner  ,  «&.  un  écu  qu'il 
avoit  affurément  bien  gagné.  Me  propo- 
foit- elle  d'aller  pafTer  huit  ou  quinze  jours 
avec  elle  à  fa  campagne?  elle  fe  difoit 
en  elle-même:  ce  fera  toujours  une  éco- 
nomie pour  ce  pauvre  garçon  ;  pendant 
ce  temps  -  là ,  fa  nourriture  ne  lui  coûtera 
îien-  Elle  ne  fongeoit  pas  qu'aufli ,  durant 


L   I  V  R   E      X.  117 

ce  temps -là,  je  ne  travaillois  point;  que 
mon  ménage  &  mon  loyer  &  mon  linge 
&  mes  habits  n'en  alloient  pas  moins  ;  que 
je  payois  mon  barbier  à  double  ,  &  qu'il 
ne  laiffoit  pas  de  m'en  coûter  chez  elle  , 
plus  qu'il  ne  m'en  auroit  coûté  chez  moi. 
Quoique  je  bornaiïe  mes  petites  largeffes 
aux  feules  maifons  où  je  vivois  d'habi- 
tude ,  elles  ne  laiiïbient  pas  de  m'être 
ruineufes.   Je   puis  afTurer   que  j'ai  bien 

verfé  vingt-  cinq  écus  chez  Mad.  d'H 

à  Eaubonne  ,  où  je  n'ai  couché  que  qua- 
tre ou  cinq  fois  ,  &  plus  de  cent  piftoles  , 

tant  à  E y  qu'à  la  C e  ,  pendant 

les  cinq  ou  fix  ans  que  j'y  fus  le  plus 
aflidu.  Ces  dépenfes  font  inévitables  pour 
un  homme  de  mon  humeur ,  qui  ne  fait 
fe  pourvoir  de  rien ,  ni  s'ingénier  fur 
rien ,  ni  fupporter  l'afpeél  d'un  valet  qui 
grogne  ,  &  qui  vous  fert  en  rechignant. 
Chez  IVIad.  D  . . .  n  même  ,  où  j'étois  de 
la  maifon  ,  &  où  je  rendois  mille  fervices 
aux  domeftiques ,  je  n'ai  jamais  reçu  les 
leurs  qu'à  la  pointe  de  mon  argent.  Dans 
la  fuite ,  il  a  fallu  renoncer  tout  -  à-  fait  à 

H    3 


îî8    Les    Confessions. 

ces  petites  libéralités  que  ma  fituation  n? 
m'a  plus  permis  de  faire  ;  &  c'eft  alors 
qu'on  m'a  fait  fentir  bien  plus  durement 
encore  ,  l'inconvénient  de  fréquenter  des 
gens  d'un  autre  état  que  le  fien. 

Encore ,  fi  cette  vie  eût  été  de  mon  goût, 
je  me  fcrois  confolé  d'une  dépenfe  oné~ 
reufe ,  confacrée  à  mes  plaifirs  :  mais  fe 
ruiner  pour  s'ennuyer  ,  étoit  trop  infup- 
portable;  &j'avois  fi  bien  fenti  le  poids 
de  ce  train  de  vie  ,  que  ,  profitant  de 
l'intervalle  de  liberté  où  je  me  trouvois 
pour  lors  ,  j'étois  déterminé  à  le  perpé- 
tuer, à  renoncer  totalement  à  la  grande 
foci.été  ,  à  la  compofition  des  livres  ,  à 
tout  commerce  de  littérature  ,  &  à  me 
renfermer  pour  le  refte  de  mes  jours ,  dans 
la  fphere  étroite  &  paifible ,  pour  laquelle 
je  me  fentois  né. 

Le  produit  de  la  lettre  à  d'Alembert 
&  de  la  Nouvelle  Héloïfe  ,  avoit  un  peu 
remonté  mes  finances  ,  qui  s'étoient  fort 
épuifécs  à  l'Hermitage.  Je  me  voyois  en- 
viron mille  écus  devant  moi.  L'Emile , 
auquel  je  m'étois  mis  tout  de  bon  ,  quand 


Livre    X.  "ng 

j'eus  achevé  l'Héloïfe  ,  étoit  fort  avancé , 
&  fon  produit  devoit  au  moins  doubler 
cette  fomme.  Je  formai  le  projet  de  placer 
ce  fonds  ,  de  manière  à  me  faire  une  petite 
Tente  viagère  qui  pût ,  avec  ma  copie , 
me  faire  fubfifter  fans  plus  écrire.  J'avois 
encore  deux  ouvrages  fur  le  chantier. 
Le  premier  étoit  mes  Infiitutions  politiques. 
J'examinai  l'état  de  ce  livre,  &je  trouvai 
qu'il  demandoit  encore  plufieurs  années 
de  travail.  Je  n'eus  pas  le  courage  de  le 
pourfuivre  &  d'attendre  qu'il  fût  achevé, 
pour  exécuter  ma  réfolution.  Ainfi,  re- 
nonçant à  cet  ouvrage  ,  je  réfolus  d'en 
tirer  ce  qui  pouvoit  fe  détacher,  puis  do 
brûler  tout  le  refte  ;  &  pouffant  ce  travail 
a\'ec  zèle  ,  fans  interrompre  celui  de  l'E- 
mile ,  je  mis ,  en  moins  de  deux  ans  ,  la 
dernière  main  au  Contrat  Social. 

•Reftoit  le  Diélionnaire  de  raufique-. 
C'étoit  un  travail  de  manœuvre  ,  qui  pou- 
•voit  fe  faire  en  tout  temps  ,  &  qui  n'avoit 
pour  objet  qu'un  produit  pécuniaire.  Je 
me  réfervai  de  l'abandonner ,  ou  de  l'ar 
chever  à  mon  aife ,  félon  que  mes  autres 

H    4 


^iz^  Les  Confessions- 
reflburces  raflemblées  me  rendroient  celle- 
là  néeeiïaire  ou  fuperflue.  A  l'égard  de  la 
Morale  fenjîtive ,  dont  l'entreprife  étoitret 
tée  en  efquifle  ,  je  l'abandonnai  totalement. 
Comme  j'avois  en  dernier  projet ,  fi  je 
pouvois  me  pafler  tout-à-fait  de  la  copie , 
celui  de  m'éloigner  de  Paris ,  où  l'affluence 
des  furvenans  rendoit  ma  fubfiftance  coû- 
teufe  ,  &  m'ôtoit  le  temps  d'y  pourvoir  ; 
pour  prévenir  dans  ma  retraite ,  l'ennui 
dans  lequel  on  dit  que  tombe  un  auteur , 
quand  il  a  quitté  la  plume  ,  je  me  réfer- 
vois  une  occupation  qui  pût  remplir  le 
vuide  de  ma  folitude  ,  fans  tenter  de  plus 
rien  faire  imprimer  de  mon  vivant.  Je  ne 
fais  par  quelle  fantaifie,  Rey  me  prefToit 
depuis  long-temps  d'écrire  les  mémoires 
de  ma  vie.  Quoiqu'ils  ne  fuflent  pas  juf- 
qu  alors  fort  intéreiTans  par  les  faits  ,  je 
fentis  qu'ils  pouvoient  le  devenir  par  la 
franchife  que  j'étois  capable  d'y  mettre  ; 
&jeréfolus  d'en  faire  un  ouvrage  unique, 
par  une  véracité  fans  exemple  ,  afin  qu'au 
•moins  une  fois  ,  on  pût  voir  un  homme 
tel  qu'il  étoit  en-dedans.  J'avois  toujours 


Livre     X.  125 

rî  delà  fauffe  naïveté  de  Montagne,  qui, 
faifant  femblant  d'avouer  fes  défauts  ,  a 
grand  foin  de  ne  s'en  donner  que  d'aima- 
bles ;  tandis  que  je  fentois  ,  moi  qui  me 
fuis  cru  toujours  ,  &  qui  me  crois  encore , 
à  tout  prendre  ,  le  meilleur  des  hommes , 
qu'il  n'y  a  point  d'intérieur  humain  ,  û 
pur  qu'il  puifTe  être  ,  qui  ne  recelé  quelque 
vice  odieux.  Je  favois  qu'on  me  peignoit 
dans  le  public,  fous  des  traits  fi  peufem- 
blables  aux  miens  ,  &  quelquefois  fi  dii- 
formes  ,  que  ,  malgré  le  mal  ,  dont  je  ne 
voulois  rien  taire  ,  je  ne  pouvois  que  ga- 
gner encore  à  me  montrer  tel  que  j'étois. 
D'ailleurs  ,  cela  ne  fe  pouvant  faire  fans 
iaiffer  voir  aufli  d'autres  gens  tels  qu'ils 
étoient ,  &  par  conféquent ,  cet  ouvrage 
ne  pouvant  paroître  qu'après  ma  mort  & 
celJe  de  beaucoup  d'autres  ,  cela  m'enhar- 
diffoit  davantage  à  faire  mes  Confe {fions, 
dont  jamais  je  n'aurois  à  rougir  devant 
perfonne.  Je  réfolus  donc  de  confacrer 
mes  loifirs  à  bien  exécuter  cette  entre, 
prife  ,  &  je  me  mis  à  recueillir  les  lettres 
§c  papiers  qui  pouvoient  guider  ou   ré- 


Î22    Les     Confessions.' 
veiller  ma  mémoire  ,  regrettant  fort  tout 
ce  que  j'avois  déchiré  ,  brûlé  ,  perdu  juf- 
qu'alors. 

Ce  projet  de  retraite  abfokie  ,  un  des 
plus  fenfés  quej'eulTe  jamais  faits,  étoit 
fortement  empreint  dans  mon  efprit  ,  & 
déjà  je  travaillois  à  fon  exécution,  quand 
le  ciel  ,  qui  me  préparoit  une  autre  defti- 
née  ,  me  jeta  dans  un  nouveau  tourbillon. 

Montmorency  ,  cet  ancien  &  beau  pa- 
trimoine de  l'illuftre  maifon  de  ce  nom  , 
ne  lui  appartient  plus  depuis  la  confifca- 
tion.  Il  a  pafTé  ,  par  la  fœur  du  duc  Henri , 
dans  la  maifon  de  Condé  ,  qui  a  changé 
le  nom  de  Montmorency  en  celui  d'En- 
guien  ,  &  ce  duché  n'a  d'autre  château 
qu'une  vieille  tour  ,  où  l'on  tient  les  archi- 
ves ,  &  où  l'on  reçoit  les  hommages  des 
vafîaux.  Mais  on  voit  à  Montmorency 
ou  Enguien  ,  une  maifon  particulière  , 
bâtie  par  Croifat  dit  le  pauvre  ,  laquelle 
ayant  la  magnificence  des  plus  fuperbes 
châteaux  ,  en  mérite  &  en  porte  le  nom. 
L'afpecl  impofant  de  ce  bel  édifice  ,  la  ter- 
raffe  fur  laquelle  il  efl  bâti ,  fa  vue  ,  unique 


Livre    X.  123 

peut-être  au  monde  ;  fon  vafte  falloii  , 
peint  d'une  excellente  main  ;  fon  jardin, 
planté  par  le  célèbre  LeNôtre  ;  tout  cela 
forme  un  tout,  dont  la  majefté  frappante 
a  pourtant  je  ne  fais  quoi  de  fimple  ,  qui 
foutient  &  nourrit  Tadmiiation.  IVI.  le  ma- 
réchal duc  de  Luxembourg,  qui  occupoit 
alors  cette  maifon  ,  venoit  tous  les  ans  dans 
ce  pays,  où  jadis  fes  pères  étoientles  maî- 
tres ,  paffer  en  deux  fois  cinq  ou  fix  femai- 
nes  ,  comme  fimple  habitant ,  mais  avec 
un  éclat  qui  ne  dégénéroit  point  de  l'an- 
cienne fplendeur  de  fa  maifon.  Au  pre- 
mier voyage  qu'il  y  fit ,  depuis  mon  éta- 
bliffement  à  Montmorency ,  M.  &  Mad.  la 
IVIaréchale  envoyèrent  un  \\alet-de-cham- 
bre  me  faire  compliment  de  leur  part ,  & 
m'inviter  à  fouper  chez  eux  toutes  les  fois 
que  cela  me  feroit  plaifir.  A  chaque  fois 
qu'ils  revinrent ,  ils  ne  manquèrent  point 
de  réitérer  le  même  compliment  &  la 
même  invitation.  CelamerappelloitMad, 

de  B 1  m'envoyant  dîner  à  folfice.  Les 

temps   étoient  changés  ;  mais  j'étois  de- 
meuré le  même.  Je  iic  youlois  point  qu'on 


Ï24  Les  Confessions. 
m'envoyât  dîner  à  l'office  ,  &  je  me  fou- 
ciois  peu  de  la  table  des  grands.  J'aurois 
mieux  aimé  qu'ils  me  lailTaflent  pour  ce 
que  j'étois  ,  fans  me  fêter  &  fans  m'avilir. 
Je  répondis  honnêtement  &  refpeélueu- 
fement  aux  politeffes  de  M.  &  Mad.  de 
Luxembourg  :  mais  je  n'acceptai  point 
leurs  offres  ;  &  ,  tant  mes  incommodités 
que  mon  humeur  timide  &  mon  embarras 
à  parler  ,  me  faifant  frémir  à  la  feule  idée 
de  me  préfenter  dans  une  aflemblée  de 
gens  de  la  cour ,  je  n'allai  pas  même  au 
château  faire  une  vifite  de  remerciement  > 
quoique  je  comprifTe  affez  que  c'étoit  ce 
qu'on  cherchoit  /  &  que  tout  cet  empref- 
fementétoit  plutôt  une  affaire  de  curiofité 
que  de  bienveillance. 

Cependant  les  avances  continueront , 
&  allèrent  même  en  augmentant.  Mad. 
la  comteffe  de  Boufflers ,  qui  étoit  fort  liée 
avec  Mad.  la  Maréchale  ,  étant  venue  à 
Montmorency  ,  envoya  favoir  de  mes 
nouvelles  ,  &  me  propofer  de  me  venir 
voir.  Je  répondis  comme  je  devois  ,  mais 
je  ne  démarrai  point.  Au  voyage  de  Pà« 


Livre    X.  125 

qaes  de  l'année  fuivante  1759,  le  cheva* 
lier  de  Lorenzy  ,  qui  étoit  de  la  cour  de 
JVI.  le  prince  de  Conti  &  de  la  fociété  de 

Mad.  de  L g  ,  vint  me  voir  plufieurs 

fois  :  nous  fîmes  connoififance  ;  il  me  preffa 
d'aller  au  château  :  je  n'en  fis  rien.  Enfin  , 
un  après-midi  que  je  ne  fongeois  à  rien 
moins ,  je  vis  arriver  M.  le  maréchal  de 

L g,fuivi  de  cinq  ou  fix  perfonnes. 

Pour  lors  il  n'y  eut  plus  moyen  de  m'ea 
dédire,  &  je   ne  pus  éviter,  fous  peine 
d'être  un  arrogant  &  un  mal-appris ,  de  lui 
rendre  fa  vifite  ,  &  d'aller  faire  ma  cour  à 
Mad.  la  Maréchale ,  de  la  part  de  laquelle 
il  m'avoit  comblé  des  chofes  les  plus  obli* 
géantes.  Ainfi  commencèrent,  fous  de  fu- 
neftes  aufpices  ,  des  liaifons  dont  je  ne  pus 
plus  long-temps  me  défendre ,  mais  qu'un 
prefTentiment  trop  bien  fondé  ,  me  fit  re- 
douter jufqu'à  ce  que  j'y  fuiïe  engagé. 

Je  craignois   exccffivement  Mad.  de 
L........g.  Je  favois  qu'elle  étoit  aimable. 

Je  l'avois  vue  plufieurs  fois  au  fpeélacle, 
&  chez  Mad.  D. . .  n  ,  il  y  avoit  dix  ou 
douze  ans  3  lorsqu'elle  étoit  ducbeffe  de 


'ï26    Les    Confessions, 

B s ,  &  qu'elle  brilloit  encore  de  fa  pre- 
mière beauté.  Mais  eJle  pafToit  pour  mé- 
chante ;  &  dans  une  auffi  grande  dame , 
cette  réputation  me  faifoit  trembler.  A 
peine  l'eus -je  vue  ,  que  je  fus  fubjugué. 
Je  la  trouvai  charmante ,  de  ce  charme  à 
l'épreuve  du  temps  ,  le  plus  fait  pour  agir 
fur  mon  cœur.  Je  m'attendois  à  lui  trou- 
ver un  entretien  mordant  &  plein  d'épi- 
grammes.  Ce  n'étoit  point  cela  ;  c'étoit 
beaucoup  mieux.  Laconverfation  deMad. 

de  L g  ne  pétille  pas  d'efprit.  Ce  ne 

font  pas  des  faillies  ,  &  ce  n'eft  pas  même 
proprement  de  la  finefTe  ;  mais  c'eft  une 
délicatefle  exquife  ,  qui  ne  frappe  jamais , 
&  qui  plait  toujours.  Ses  flatteries  font 
d'autant  plus  enivrantes  qu'elles  font  plus 
fimples  ;  on  diroit  qu'elles  lui  échappent 
fans  qu'elle  y  penfe ,  &  que  c'eft  fon  cœur 
qui  s'épanche  ,  uniquement  parce  qu'il  eft 
trop  rempli.  Je  crus  m'appercevoir,  dès  la 
première  vifite  ,  que  malgré  mon  air  gau- 
che &  mes  lourdes  phrafes  ,  je  ne  lui  dé- 
plaifois  pas.  Toutes  les  femmes  de  la  cour 
f^vent  vous  perfuader  cela^  quand  dies 


Livre    X.  12;^ 

Veulent ,  vrai  ou  non  ;  mais  toutes  ne  fa- 

vent  pas  ,  comme  Mad.  de  L g ,  vous 

rendre  cette  perfuafion  fi  douce  qu'on  ne 
s'avife  plus  d'en  vouloir  douter.  Dès  le 
premier  jour  ,  ma  confiance  en  elle  eut  été 
auffî  entière  qu'elle  ne  tarda  pas  à  le  deve-: 
nir ,  fi  Mad.  la  ducheffe  de  Montmorency 
fa  belle-fille  ,  jeune  folle  ,  allez  maligne , 
&. ,  je  penfe  ,  un  peu  tracafliere  ,  ne  fe  fût 
avifée  de  m'entreprendre  ,  &  tout  au  tra- 
vers de  force  éloges  de  fa  maman  ,  &  de 
feintes  agaceries  pour  fon  propre  compte, 
lie  m'eût  mis  en  doute  fi  je  n'étois  pas 
perfifflé. 

Je. me  ferois  peut-être  difficilement  raf- 
furé  fur  cette  crainte  auprès  des  deux  da- 
mes ,  fi  les  extrêmes  bontés  de  M.  le  Ma-- 
réchal  ne  m'euflent  confirmé  que  les  leurs 
étoient  férieufes.  Rien  de  plus  farprenant , 
vu  mon  caraclere  timide  ,  que  la  promp- 
titude avec  laquelle  je  le  pris  au  mot  ,  fur 
le  pied  d'égalité  où  il  voulut  fe  mettre  avec 
moi  ,  fi  ce  n'eft  peut-être  celle  avec  la- 
quelle il  me  prit  au  mot  lui-même  ,  fur 
l'iiidépejidançe  abfoiue  dans  la<juelle  je 


faS    Lés    CoNFEssIo^fs^ 
voulois  vivre.   Perfuadés   l'un  &  l'autre* 
que  j'avois  raifon  d'être  content  de  mon 
état  &  de  n'en  vouloir  pas  changer  ,  ni 

lui  ni  Mad.  de  L g  n'ont  paru  vouloir 

s'occuper  un  inftant  de  ma  bourfe  ou  dé 
ma  fortune  ,  quoique  je  ne  pufTe  douter 
du  tendre  intérêt  qu'ils  prenoient  à  moi 
tous  les  deux ,  jamais  ils  ne  m'ont  propofé 
de  place  &  ne  m'ont  offert  leur  crédit ,  fi  ce 

n'eft  une  feule  fois,  que  Mad.  de  L g 

parut  defirer  que  je  vouluffe  entrer  à  l'a- 
cadémie francjoife.  J'alléguai  ma  religion: 
elle  me  dit  que  ce  n'étoit  pas  un  obftacle, 
ou  qu'elle  s'engageoit  à  le  lever.  Je  ré- 
pondis que ,  quelque  honneur  que  ce  fût 
pour  moi  d'être  membre  d'un  corps  fi  illuf- 
tre  ,  ayant  refufé  à  M.  de  Treffan  &  en 
quelque  forte  au  roi  de  Pologne  ,  d'entrer 
dans  l'académie  de  Nancy,  je  ne  pouvois 
plus   honnêtement    entrer  dans    aucune. 

Mad.  de  L g  n'infifta  pas ,  &  il  n'en 

fut  plus  reparlé.  Cette  fimplicité  de  com- 
merce avec  de  Ci  grands  feigneurs  ,  &:  qui 
pouvoient  tout  en    ma  faveur  ,  M.   de 

li. g  étant  &  méritant  bi^n  d'être  .l'ami 

particulier 


L   ï   V  R    E      X.  129 

particulier  du  roi  ,  contrafte  bien  fingu- 
liérement  avec  les  continuels  foucis ,  non 
moins  importuns  qu'officieux  ,  des  amis 
protcifleurs  que  je  venois  de  quitter ,  & 
qui  cherchoient  moins  à  me  fervir  qu'à 
m'avilir, 

Quand  M.  le  Maréchal  m'étoit  venu 
voir  à  Mont- Louis  ,  je  l'avois  reçu  avec 
peuie ,  lui  &  fa  fuite  ,  dans  mon  unique 
chambre  ,  non  parce  que  je  fus  obligé  de 
le  faire  affeoir  au  milieu  de  mes  afliettes 
fales  &  de  mes  pots  cafTés  ,  mais  parce  que 
rnon  plancher  pourri  tomboit  en  ruine , 
&  que  je  craignois  que  le  poids  de  fa  fuite 
lie  l'effondrât  tout-a-f^it.  Moins  occupé 
de  mon  propre  danger  que  de  celui  que 
l'affabilité  de  ce  bon  feigneur  lui  faifoît 
èourir  ,  je  me  hâtai  de  le  tirer  de  là,  pour 
le  mener  ,  malgré  le  froid  qu'il  faifoit  en- 
core ,  à  mon  donjon  ,  tout  ouvert  &  fans 
cheminée.  Quand  il  y  fut  ,  je  lui  dis  la 
faifon  qui  m'avoit  engagé  à  l'y  conduire: 
î]  la  redit  à  Mad.  la  Maréchale,  &  l'un  8c 
fautre  me  prefférent,  en  attendant  qu'on 
jreferoit  mon  plancher  ,  d'accepter  i>jt» 
Tome  IF,  I 


î  30    Les    C  o  n  r  e  s  s  I  o  n  s. 
logement  au  château  ,  ou  ,  fi  je  raiiro'-i 
mieux  ,  dans  un  édifice  ifolé ,  qui  ctoic  au 
riii'ieu  du  parc  ,  ik  qu'on  appelloit  le  pt:iic 
châîieju.  Cette  demeure  enchantée  mcritc 
qu'on  en  parle. 

I.e  parc  ou  jardin  de  IMontmoiCiuy 
n'eft  pas  en  plaine  ,  comme  celui  de  i;i 
C......e.  Il  tiï  inégal ,  montueux  ,  rnO!c  de 

collines  &  d'cnfoiîcemens  ,  dort  Ihariilc 
îirtiflc  a  tiré  parti  pour  varier  les  bof-jnets^ 
lesornemers,  les  eaux  ,  les  points  de'v  iic, 
&,  multiplier  pour  ainfi  dire  ,  :i  force  d'art 
&  de  génie  ,  un  efpace  en  lui-même  afTciî 
reiTerié.  Ce  parc  cft  couronne  d,ans  le 
3nu:t,  par  laterralTe  o.  le  château  ;  d.iri:^  'c 
bas  il  forme  une  gorge  qui  s'ouvre  &  s\'- 
îargît  vers  la  vallée  ,  &  dont  l'angle  cil 
lempîi  par  une  grande  pièce  d'eau.  Entre 
l'orangerie. qui  occupe  cet  élargifTcmcnf, 
&  cette  pièce  d'eau  entourée  de  côteau>: 
bien  décorés  de  bofquets  Se  d'arbres ,  eil 
le  petit  château  dont  j'ai  parlé.  CetédiHce 
&.  le  terrain  qui  l'entoure  ,  appartcnoient 
jadis  au  célèbre  LcBrun  ,  qui  fe  plut  à  Je 
fcatir  ■&  le  décorer  avec  ce  ^oût  eiiqui> 


L  T  V  R  r    X,  î3i 

ci'omemen.s  Sç  d'architedure  ,  doi^t  c^ 
grand  peintre  s'étoit  nourri.  Ce  château 
depuis  lors  a  été  rebâti ,  mais  toujours  fur 
le  deffin  du  premier  maître.  Il  eft  petit, 
fim])ie  j  mais  élégant.  Comme  il  eft  dans 
M'A  tond  ,  entre  le  balfin  de  l'orangerie 
^  la  grande  pièce  d'eau  ,  par  conféquent 
flîJCt  à  riiumidité  ,  on  l'a  percé  dans  foa 
milieu ,  d'un  périftile  à  jour  entre  deux 
étages  de  colonnes  ,  par  lequel  l'air  jouant 
dans  tout  rédifice  ,  le  m  iintient  fec  ,  maU 
gré  Çà  fituation,  Quand  on  regarde  ce  bâti'" 
ment  de  la  hauteur  oppofée  qui  lui  fait 
perfpeclive  ,  il  paroît  abfoluraeut  envi-» 
tonné  d'eau  ,  Si.  l'on  croit  voir  une  islç 
enchantée  ,  ou  la  plus  jolie  des  trois  islçs 
Borrornées  ,  appellée  Ijbla  bclla ,  dans  le 
lac  Majeur. 

Ce  fut  dans  cet  tdifice  folitaire,  qu'on 
nie  donna  le  choix  d'un  dç.s  quatre  appar- 
temens  complets  qu'il  contient  ,  outre  Iç 
rez^de-chauflée,  compofé  d'uue  falle  de 
bal ,  d'une  falle  de  billard ,  &  d'une  cuifme. 
Je  pris  le  plus  petit  &  le  plus  fimple  au* 
^.effus  de  la  cuifme  ^  que  j'eus  auffi.  Il  étoie 

I  z 


*32  Les  Confessions^ 
d'une  propreté  charmante ,  l'ameublemeilt 
en-  étoit  blanc  &  bleu.  C'efl  dans  cette 
profonde  &  délicieufe  foikude ,  qu'au  mi* 
lieu  des  bois  &  des  eaux  ,  aux  concerts 
des  oifeaux  de  toute  efpece  ,  au  parfum 
de  la  fleur  d'orange  ,  je  compofai  dans 
une  continuelle  extafe,  le  cinquième  li\re 
de  l'Emile  ,  dont  je  dus  en  grande  par- 
tie le  coloris  aflez  frais,  à  la  vive  impref- 
fion  du  local  où  je  l'écrivois. 

Avec  quel  emprelfementje  courois  tous 
Its  matins  au  lever  du  foJeil  ,  refpirer  un 
air  embaumé  fur  le  périflile  !  Quel  bon 
café  au  lait  j'y  prenois  tête-à-tête  avec  ma 
Xhérefe  !  Ma  chatte  &  mon  chien  nous 
îaifoient  compagnie.  Ce  fenl  cortège  m'eût 
fuffi  pour  toute  ma  vie  ,  fans  éprouver  ja- 
mais un  moment  d'ennui.  J'étois  là  dans 
le  paradis  terreftre  ;  j'y  vivois  avec  au- 
tant d'innocence  ,  &  j'y  goûtois  le  même 
bonheur. 

Au  voyage  de  juillet ,  M.  &  Mad.  de 

L g  me  marqueren  t  tant  d'attentions , 

&  me  firent  tant  de  careffes  ,  que  logé  chez 
euîi,  &f  comblé  de  leurs  bontés, je  ne  pus 


Livre    X.  133 

moins  faire  que  d'y  répondre  en  les  voyant 
affidument.   Je    ne   les   quittois    prefque 
point  :  j'allois  le  matin  faire  ma  cour  à 
Mad.  la  Maréchale  ,  j'y  dînois  ,  j'allois 
l'après-midi  me  promener  ave<:  M.  le  Ma- 
réchal ;  mais  je  n'y  foupois  pas  ,  à  caufe 
du  grand  monde  ,  &  qu'on  y  foupoit  trop 
tard  pour  moi.  Jufqu'alors  tout  étoit  con- 
venable ,  &  il  n'y  avoit  point  de  mal  en- 
core ,  fi  j'avois  fu  m'en  tenir  là.  Mais  je 
n'ai  jamais  fu  garder  un  milieu  dans  mes 
attachemens  ,  &  remplir  fimplement  des 
devoirs  de  fociété.  J'ai  toujours  été  tout 
eu  rien  j  bientôt  je  fus  tout  ;  &  me  voyant 
fêté  ,  gâté  par  des  perfonnes  de  cette  con- 
fidération  ,  je  paffai  les  bornes  ,  &  me  pris 
pour  eux  d'une  amitié  qu'il  n'eft  permi^s 
d'avoir  que  pour  fes  égaux.  J'en  mis  toute 
la  familiarité  dans  mes  manières  ,  tandis 
qu'ils  ne  fe   relâchèrent  jamais  dans  les 
kurs  ,  de  la  politeffe  à  laquelle  ils  m'a- 
voient  accoutumé.  Je  n^ai  pourtant  jamais 
été  très  à  mon  aife  avec  Mad.  la  Maré- 
chale. Quoique  je  ne  fuITe  pas  parfaite- 
pient  rafTuré  fur  fon  caradere ,  je  le  redour 

1  3 


f  34  î>  E  s  C  0  H  î  E  s  s  i  O  î?  ?. 
tois  ttîOins  que  foti  cfprit*  CVtOit'paj-l'i 
fur-tout ,  qu'elle  m'en  impofoit.  Je  fdvoiî 
qu'eJlè  étojt  difficile  en  converlations  ^  & 
qu'elle  avôit  droit  de  l'être.  Je  favols  que 
îes  femmes ,  &  fur-tout  les  grandes  dafties  » 
Vtuiént  abfolument  être  amufées  ,  qu'il. 
Vaudrôit  tiiieux  les  ofFeïifer  que  îes  en- 
îluyer  ,  Se  je jugeois  par  fes  cottimentairci» 
fur  Ce  qu'avoient  dit  les  gens  qui  venôicnt 
de  partir  ,  de  ce  qu'elle  devoit  penfer  de 
mes  baîourdifes.  Je  m^avifai  d'un-  fupplé- 
înent,  pour  me  iliuver  auprès  d'elle  rem- 
barras de  parler  ;  ce  fut  de  lire.  Elle  aV'ôit 
oui  parler  de  la  Julie  ;  elle  favoit  qu'oit 
l'imprjmoit  j  elle  marqua  de  rerapre:!;*- 
ment  devoir  cet  ouvrage;  j'offris  de  le  lui 
lire  ;  elle  accepta.  Tous  les  matins  je  iv.q 
fendois  chez  elle  fur  les  dix  heures  ;  IM* 
de  Luxembourg  y  venoit:  on  feriiiôit  là 
porte.  Je  lifois  à  côté  de  fon  lit ,  &  je  coiu- 
|5alTai  fi  bien  mes  ledures  ,  qu'il  y  en  au- 
roit  éti  pour  tout  le  voyage  >  quand  même 
iî  ri'auroit  pas  été  interrompu.  {*)  Le  fii.:'»     ' 

(*)  La  perte  d'une  grande  bataille ,  qui  arnigêa 
bciucoiip  le  rvii)  forcja  M.  de  Luxembourg  à  ts*' 
touïBêï  ptédpitaiîimsiit  à  là  GCUr» 


L   I  V  R    E      X.  13 


y 


ch  de  cet  expédient  pafTa  mon  attente. 
IMac!,  de  Luxembourg  s'engoua  de  la  Julie 
6'.:  de  fon  auteur  ;  elle  ne  parloit  que  de 
iiioi  j  ne  s'occupoit  que  de  moi ,  me  difoit 
ilcs  douceurs  toute  la  journée  ,  m'embraf- 
foit  dix  fois  le  jour.  Elle  voulut  que  j'euiïe 
toujours  ma  place  à  table  à  côté  d'elle  ;  Se 
quand  quelques  feigneursvouloient  pren- 
dre cette  place,  elle  leur  difoit  que  c'étoifc 
la  mienne  ,  &  les  faifoit  mettre  ailleurs. 
On  peut  juger  de  l'imprelTioa  que  ces  ma- 
nières charmantes  faifoient  fur  moi  »  que 
les  moindres  marques  d'affedlion  fubju« 
<ruent.  Je  m'attachois  réelk'ment  à  elle,  à 
proportion  de  rattachement  qu'elle  me 
timoignolt.  Toute  ma  crainte ,  en  voyant 
cet  engouement,  S:  me  fentant  h  peu  d'a- 
grément dans  l'efprit  pour  le  foutenir , 
ctoit  qu'il  ne  fe  changeât  en  dégoût  ,  & 
r.Kilheurcufcment  pour  moi ,  cette  crainte 
r.e  fut  que  trop  bien  fondée, 

II  falloit  qu'il  y  eût  une  oppofitîon  na- 
tnrclle  entre  fon  tour  d'efprit  &,  le  mien, 
puifqu'indépendammcat  des  foules  de  ba- 
icurdifcs  qui  m'échap^cl-ïu;  à  ch^iv^uî;  ;iii* 

I    4 


13^  Les  Confessions. 
tant  dans  Ja  converfation  ,  dans  mes  let- 
tres même  ,  &  lorfque  j'étois  le  mieux 
avec  elle  ,  il  fe  trouvoit  des  chofes  qui  lui 
déplaifoient  ,  fans  que  je  pufTe  imaginer 
pourquoi.  Je  ji'en  citerai  qu'un  exemple  , 
&  j'en  pourrois  citer  vingt.  Elle  fut  que  je 

faifois  pour  Mad.  d'H une  copie  de 

l'Héloïfe  à  tant  la  page.  Elle  en  voulut 
avoir  une  fur  le  même  pied.  Je  la  lui  pro- 
mis ;  &  la  mettant  par -là  du  nombre  de 
mes  pratiques  ,  je  lui  écrivis  quelque  chofe 
d'obligeant  &  d'honnête  à  ce  fujet  ;  du 
moins  telle  étoit  mon  intention.  Voici  fa 
réponfe  ,  qui  me  fît  tomber  des  nues. 

"  A  Verfailles ,  ce  mardi.  (LiafTe  C  , 

N°.  43.) 

55  Je  fuis  ravie ,  je  fuis  contente  j  votre 
5,  lettre  m'a  fait  un  plaifir  infini ,  &je  me 
„  preffe  pour  vous  le  mander  &  pour 
33  vous  en  remercier. 

J5  Voici  les  propres  termes  de  votre 
35  lettre.  Qiioique  vous  foyez  fùrement  une 
55  très -bonne  pratique  ^  je  me  fais  quelque 
j,  peine  de  prendre  de  votre  argent  :  régulière" 


L    I   V   R   E      X.  137 

^  ment ,  ce  ferait  à  moi  de  payer  leplaijlr  que 
V5  j  aurais  de  travailler  pour  vous.  Je  ne 
^  vous  en  dis  pas  davantage.  Je  me  plains 
>j  de  ce  que  vous  ne  me  parlez  jamais  de 
„  votre  fanté.  Rien  ne  m'mtéreiïe  davan- 
3j.  tage.  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  ; 
„  8c  c'eft,  je  vous  alTure  ,  bien  triftement 
55  que  je  vous  le  mande  ,  car  j'aurois  bien 
j,  du  pfaifir  à  vous  le  dire  moi-même. 
„  M.  de  Luxembourg  vous  aime  &  vous 
5,  embralTe  de  tout  fon  cœur.  „ 

En  recevant  cette  lettre ,  je  me  hâtai 
d'y  répondre  ,  en  attendant  plus  ample 
examen ,  pour  protefter  contre  toute  in- 
terprétatix)n  défobligeante  ;  &  après  m'ê- 
tie  occupé  quelques  jours  à  cet  examen  ^ 
avec  l'inquiétude  qu'on  peut  concevoir  y 
Si.  toujours  fans  y  rien  comprendre  ,  voici 
quelle  fut  enfin  ma  dernière  réponfe  à  ce 
JQijet. 

"  A  Montmorency,  le  8  décembre  1759. 

„  Depuis  ma  dernière  lettre  ,  j"ai  exa- 
5J,  miné  cent  &  cent  fois  le  paflage  ea 
3.   queftion.  Je  l'ai  conlidéré  par  fon  fens 


1 3  s  Les  Confession?; 
35  propre  Se  iiiiturcl  :  je  r\ii  confidcré  pnr 
,j  tous  les  fens  qu'on  peut  lui  donner  ,  Si 
,5  je  vous  avoue ,  madame  la  ÎVlarcclinlc, 
5,  que  je  ne  fais  plus  fi  c'eft  moi  qui  voi:> 
.j  dois  des  excufes  ,  ou  fi  ce  n'cft  point 
j;  vous  qui  m'en   devez.  „ 

Il  y  a  maintenant  dix  ans  que  ccr.  let- 
tres ont  été  écrites.  J'y  ai  fou  vent  repenfc 
depuis  ce  temps- là  ;&  telle  eft  encore 
aujourd'hui  ma  ftupidité  fur  cet  article , 
que  je  n'ai  pu  parvenir  à  fentir  ce  qu'elle 
avoit  pu  trouver  dans  ce  paffage  ,  je  r.2 
dis  pas  d'oiîenfant,  mais  même  qui  pî^t 
lui  déplaire. 

A  propos  de  cet  exemplaire  manuf- 
crit  de  l'Kéloïfe  ,  que  voulut  avoir  Mad. 
de  Luxembourg,  je  dois  dire  ici  ce  que 
j'imaginai  pour  lui  donner  quelque  avaiî- 
tage  marqué,  qui  le  diftinguàt  de  tout 
autre.  J'avois  écrit  à  part  les  aventures 
de  milord  Edouard  ,  &  j'avois  balancé 
long-  temps*  à  les  inférer ,  foit  en  entier  , 
foit  par  extrait ,  dans  cet  ouvrage ,  n^ 
elles  me  paroifibient  manquer.  Je  rr". 
déterminai  enfin  à  le?  retranclicr  tout- .v^ 


Livre    X.  i^<} 

fj't,  parte  que,  n'étant  pas  du  ton  de 
tout  le  rcftc  ,  elles  en  auroient  gâté  la  tou- 
chante fimplicité.  J'eus  une  autre  raifoa 
bien  plus  forte,  quandje  connus  Mad.  d' 
Luxembourg.  C'eil;  qu'il  y  avoit  dansera 
aventures,  une  marquifc  romaine,  d'un 
Caraélere  très-odieux,  dont  quelques  traits  ^ 
fans  lui  être  applicables,  auroient  pu  \vi 
être  appliqués  par  ceux  qui  ne  la  connoif- 
foiêtit  que  de  réputation.  Je  me  félicitai 
donc  beaucoup  du  parti  que  j'y  avol^ 
pris,  &  m'y  confirmai.  Mais  dans  l'ardeiit 
defir  d'enrichir  fon  exemplaire  de  quel 
que  chofc  qui  ne  fût  dans  aucun  autre  , 
n'allai -je  pas  fonger  à  ces  malheureufcs 
aventures,  &  former  le  projet  d'en  faire 
l'extrait,  pour  l'y  ajouter  ?  Projet  infcii- 
fé ,  dont  On  ne  peut  expliquer  l'extrav,!- 
gance  que  par  l'aveugle  fatalité  qui  m'en-* 
traînoit  à  ma  perte  ! 

Quos  'ouït  pirdere  Jupiter  ^  dcmentat,. 

J'eus  la  flupidité  '  de  faire  cet  extrait 
avec  bien  du  foin ,  bien  du  travail ,  oc  de 
lui  envoyer  ce  morceau  comme  la  pi'.^'> 


740  Les  Confessions,' 
làelle  chofe  du  monde  ;  en  Ja  prévenant 
toutefois  ,  comme  il  étoitvrai ,  que  j'avois 
brûlé  l'original ,  que  l'extrait  étoit  pour 
cilc  feule,  &  ne  feroit  jamais  vu  de  per- 
fonne,  à  moins  qu'elle  ne  le  montrât  elle* 
même  :  ce  qui ,  loin  de  lui  prouver  ma 
prudence  &  ma  difcrétion ,  comme  je 
croyois  faire  ,  n'étoit  que  l'avertir  du  ju- 
gement que  je  portois  moi-même  fur 
l'application  des  traits  dont  elle  auroitpu 
s'offenfer.  Mon  imbécillité  fut  telle  ,  que 
je  ne  doutois  pas  qu'elle  ne  fût  enchantée 
de  mon  procédé.  Elle  ne  me  fit  pas  là- 
defTus  les  grands  complimens  que  j'en 
attendois,  &  jamais,  à  ma  très -grande 
furprife ,  elle  ne  me  parla  du  cahier  que 
je  lui  avois  envoyé.  Pour  moi ,  toujours 
charmé  de  ma  conduite  dans  cette  affaire  , 
C£  ne  fut  que  long -temps  après  ,  que  je 
jugeai ,  fur  d'autres  indices  ,  l'effet  qu'elle 
avoit  produit. 

J'eus  encore ,  en  faveur  de  fon  manuf- 
crit ,  une  autre  idée  plus  raifonnable ,  mais 
qui,  par  des  effets  plus  éloignés,  ne  m'a 
guère  été  moins  nuifible  :  tant  topt  con? 


Livre    X.  14,1 

court  à  l'œuvre  de  la  deftinée  ,  quand  elle 
appelle  un  homme  au  malheur.  Je  penfai 
d'orner  ce  manufcrit  des  deflinsdes  eftam- 
pes  de  la  Julie  ,  lefquels  deffins  fe  trouvè- 
rent être  du  même  format  que  le  manuf- 
erit.  Je  demandai  à  C  .....  .  ces  delTms, 

qui  m'appartenoient  à  toutes  fortes  de 
titres,  &  d'autant  plas  que  je  Tui  avois 
abandonné  le    produit  des  planches ,  lef- 

quelles  eurent  un  grand  débit.  C 

eftauffi  rufé  que  je  le  fuis  peu.  A  force  de 
fe  faire  demander  ces  deffins  ,  if  parvint  à 
favoir  ce  que  j'en  voulois  faire.  Alors , 
fous  prétexte  d'ajouter  quelques  orne- 
mens  à  ces  deffins  ,  il  fe  les  fit  laifTer  ,  & 
finit  par  les  préfentep  lui-même. 

JSgo  verjtculos  feci ,  tulit  alter  honores. 

Cela  acheva  de  l'introduire  à  l'hôtel 
de  Luxembourg  fur  un  certain  pied.  De- 
puis mon  établiffement  au  petit  château , 
il  m'y  venôit  voir  très-fouvent,  &  tou- 
jours dès  le  matin  ,  fur- tout  quand  M.  & 
JVlad.  de  Luxembourg  étoient  à  M-ontmo^ 
rçncy.  Cela  faifoit  que ,  pour  paffer  avec 


142    Les    Confessions. 

lui  la  journée,  je  n'ailois  point  an  chàccau. 
On  me  reprocha  ces  abfences  :  j'en  dis  la 

Tâifon,  OnmeprelTad'amenerlVL  C ; 

je  le  fis.  C'écoit  ce  que  le  drôle  avoit  cher- 
ché, Aiiifi,  grâces  aux  bontés  exçciuves 
qu'on  avoit  pour  moi,  un  commis  de 
M.  T ,  qui  vouloit  bien  lui  don- 
ner quelquefois  fa  table,  quand  il  n'avoit 
perfonne  à  dîner,  fe  trouva  tout  d'un 
coup,  admis  à  celle  d'un  maréchal  de 
France,  avec  les  princes,  les  ducheflcs , 
&  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  grand  à  la  cour. 
Je  n'oublierai  jamais,  qu'un  jour  qu'il  étoit 
obligé  de  retourner  à  Paris  de  bonne  heu- 
re ,  M.  le  Maréchal  dit  après  le  dîner  à  la 
compagnie  ;  Allons  nous  promener  fur 
le  chemin  de  St,  Déni    ;  nous  accompa* 

gnerons  M.  C .Le  pauvre  garçon 

n'y  tint  pas;  fa  tête  s'en  alla  tout-à-fait. 
Pour  moi ,  j'avois  le  cœur  fi  ému  ,  que  je 
ne  pus  dire  un  feul  mot.  Je  fuivois  par-der^ 
riere,  pleurant  comme  un  enfant,  &;  mou- 
rant d'envie  de  baifer  les  pas  de  ce  bon 
maréchal.  Mais  la  fuite  de  cette  hiitùire 
<ic  copie  m'a  fait  anticiper  ici  i}^  ks 


Livre    X.  143 

tenij)'^.  P^eorenons- jïs  dar-s  leur  ordre, 
antant  fjue  ma  mémoire  me  le  permettra, 
oi'tôt  que  J:i  petite  m-iilbn  de  IVIont- 
J.oui>  fut  prtte  ,  je  ]a  fis  meubler  pro- 
j:>remcat ,  {implement,  &  retournai  m'y 
c'rablirjne  pouvant  renoncer  à  cette  h-'i 
<]us  je  ni'ctois  faite,  en  quittant  i'Hermi- 
ta^'-c,  (''avoir  toujours  mon  logement  à 
jr.oi  :  jnai;-.  je  ne  pus  me  réfoudre  non 
plus  à  quitter  mon  appartement  du  petit 
rliate:iu.  J'en  gardai  Ja  clef,  &  tenant 
l.caucoup  aux  joUs  déjeunes  du  périftile  , 
j  alloJs  lor.vent  y  coucher,  &  j'y  paffois 
cuc/Quefois  deux  ou  trois  jours  ,  comme 
à  une  mai  Ton  de  campagne.  J'étois  peut- 
cire  alors  Je  particulier  de  l'Europe  Je 
jr.ieiv:  0;  ]e  plus  agréablement  logé.  Mou 
îiôte,  iM.  JVTathas  ,  qui  étoit  le  meilleur 
î:oînric  du  monde,  m'avoit  abfolument 
Iji'iïé  la  direclion  des  réparations  de  Mont- 
Loui.'  ,  Se  voulut  que  je  difpofaffe  de  fe^ 
ouvriers,  fans  même" qu'il  s'en  mêlât.  Je 
tiouvai  donc  le  moyen  de  me  faire  d'une 
f^aile  chambre  au  premier  ,  un  appartc» 
ïiient  çoiïiplvt  i  CQmpofé  d'une  ch;imbr:' . 


f 44    Les    Confessions. 
d'une  antichambre   &  d'une  garde-robe/ 
Au  rez-de-chauflee  étoient  ta  cuifme  &  \2£ 
chambre  de  Thérefe.  Le  donjon  me  fer- 
voit  de  cabinet,  au  moyen  d'une  bonne 
Cloifon  vitrée  &  d'une  cheminée  qu'on  y 
fit  faire.  Je  m'amûfai  quand  j'y  fus,  à  or- 
ner la  terraffe  qu'ombrageoient  déjà  deux 
rangs  déjeunes  tilleuls; j'y  en^ fis  ajouter 
deux,  pour  faire  un  cabinet  de  verdure  ; 
j'y  fis  pofer  une  table  &  des  bancs  de 
pierre  ;  je  l'entourai  de  lilas  ,  deferinga, 
de  chèvrefeuille  ;  j'y  fis  faire  une  belle 
plate -bande  de  fleurs  ,  parallèle  aux  deux 
rangs  d'arbres  ;   &   cette  terraffe  ,   plus 
élevée  que  celle  du  château  ,  dont  la  vue 
étoit  du  moins  auffi  belle ,  &  fur  laquelle 
j'avois   apprivoifé    des    multitudes    d'oi- 
feaux ,  me  fervoit  de  falle  de  compagnie 
pour  recevoir  M.   &   Mad.  de  Luxem- 
bourg ,  M.  le  duc  dé  Villeroy  ,  M.  le 
prince  de  Tingry,  M.  le  marquis-  d^Ar- 
mentieres  ,  Mad.   la  duchefTe  de  Mont- 
morency ,  Mad.  la  duchefle  de  Boufflers , 
Mad.  la  comtefTe  de  Valentinois,  Mad. 
la  comte^ffe  de  Boufflery,  &:  d'autres  per- 

foniies 


i4ë 
foililes  de  ce  rang ,  qui  ,  du  château ,  ne 

dédaignoient  pas  de  faire  ,  par  une  mon- 
tée très  -fatigante ,  le  pèlerinage  de  Mont- 
Louis.  Je  de  vois  à  la  faveur  de  M.  &  de 
Mad.  de  Luxembourg ,  toutes  ces  vifites  ; 
je  le  fentois  ,  &  mon  cœur  leur  en  faifoit 
bien  l'hommage.  C'eft  dans  un  de  ces 
tranfports  d'attendriffement ,  que  \q  dis 
une  fois  à  M.  de  Luxembourg  en  Tem- 
braffant:  Ah  !  I\L  le  Maréchal  jje  haiÏÏbis 
les  grands  avant  que  de  vous  connoître  , 
&  je  les  hais  davantage  encore,  depuis 
que  vous  me  faites  fi  bien  fentir  combieri 
il  leur  feroit  aifé  de  fe  faire  adorer. 

Au  reffce  ,  j'interpelle  tous  ceux  qui 
m'ont  vu  durant  cette  époque ,  s'ils  fe 
font  jamais  appeiçu  que  cet  éclat  m'ait 
tin  inftant  ébloui,  que  la  vapeur  de  cet 
encens  m'ait  porté  à  la  tête;  s'ils  m'ont 
yu  moins  uni  dans  mon  maintien ,  moins 
fimple  dans  mes  manières  ,  moins  liant 
avec  le  peuple ,  moins  familier  avec  mes 
Voifins,  moins  prompt  à  rendre  fervice 
à  tout  le  moude ,  quand  je  l'ai  pu  ,  fans 
Hie  rebuter  jamais  des  importunités  fan^ 
Tome  IK  K 


Ï46    Les    Confessions. 

nombre ,  &  fouvent  d éraifonnables  ,  dont 
j'étois  fans  cefTe  accabJé.  Si  mon  cœur 
m'attiroit  au  château  de  Montmorency , 
par  mon  fnicere  attachement  pour  les 
maîtres,  il  me  ramenoit  de  même  à  mon 
voifmage  ,  goûter  les  douceurs  de  cette 
vie  égale  &  furiple,  hors  de  laquelle  il  n'elt 
point  de  bonheur  pour  moi.  Thérefe  .nvoic 
fait  amitié  avec  la  fille  d'un  maçon  ,  moa 
voifm,  nommé  Pilleu  ;je  la  fis  de  même 
avec  le  père  ;  &  après  avoir  le  matin  dîné 
au  château ,  non  fans  gêne ,  mais  pour 
complaire  à  Mad.  la  Maréchale,  avec 
quel  empreiïement  je  revenois  le  foirfou- 
per  avec  le  bon-homme  Pilleu  &  fa  famille , 
tantôt  chez  lui ,  tantôt  chez  moi  ! 

Outre  ces  deux  logemens,  j'en  eus  bien- 
tôt un  troifieme  à  l'hôtel  de  Luxembourg , 
dont  les  maîtres  me  prefferent  fi  fort  d'aï- 
1er  les  y  voir  quelquefois  ,  que  j'y  confen- 
tis  ,  malgré  mon  averfion  pour  Paris  ,  où 
je  n'avois  été  ,  depuis  ma  retraite  à  l'Her-. 
mitage  ,  que  les  deux  feules  fois  dont  j'ai 
parlé:  encore  n'y  allois-je  que  les  jours 
convenus  ,  uniquement  pour  fouper  ,  «Sî 


Livre    X.  i4jr 

m'en  retourner  le  lendemain  matin.  J'en- 
trois  &  fortois  par  le  jardin  qui  donnoit 
fur  le  boulevard  ;  de  forte  que  je  pouvois 
dire  ,  avec  la  plus  exade  vérité  ,  que  je 
n'avois  pas  mis  le  pied  fur  le  pavé  de  Paris. 
Au  fein  de  cette  profpérité  paffagere, 
fe  préparoit  de  loin  la  cataftrophe  qui  de- 
voiten  marquer  la  fin.  Peu  de  temps  après 
mon  retour  à  Mont-Louis  ,  j'y  fis  ,  &  biea 
malgré  moi  ,  comme  à  l'ordinaire  ,  une 
nouvelle  connoiffance  qui  fait  encore  épo- 
que dans  mon  hiftoire.  On  jugera  dans  la 
fuite,  fic'eftenbienouen  mal.  C'eftMad. 

la  marquife  de  V n  ,  ma  voifme  ,  dont 

le  mari  venoit  d'acheter  une  maifon  de 
campagne  à  S. ..y  près  de  Montmorency, 
Mademoifelle  d'A..  ,  fille  du  comte  d'A..  , 
homme  de  condition  ,  mais  pauvre,  avoît 

époufé  M.  de  V n  ,  vieux ,  laid ,  fourd , 

dur ,  brutal ,  jaloux ,  balafré  ,  borgne  ,  au 
demeurant  bon-homme  ,  quand  on  favoit 
le  prendre  ,  &  poffefTeur  de  quinze  à  vingt 
mille  livres  de  rentes ,  auxquelles  on  la 
maria.  Ce  mignon  ,  jurant ,  criant ,  gron^ 
dant  ,  tempêtant  ,  &  faifant  pleurer  fa 

K  z 


i4S  Les  Confessions. 
femme  toute  la  journée  ,  finiiïbit  par  faire 
toujours  ce  qu'elle  vouloit  ,  &  cela  pour 
la  faire  enrager ,  attendu  qu'elle  favoit  lui 
perfuader  que  c'étoit  lui  qui  le  vouloit, 
&  que  c'étoit  elle  qui  ne  le  vouloit  pas* 
M.  de  Margency  ,  dont  j'ai  parlé  ,  étoit 
î'ami  de  madame  ,  &  devint  celui  de  mon- 
fieur.  Il  y  avoit  quelques  années  qu'il  leur 
avoitloué  fon  château  de  Margency ,  près 
d'Eaubonne  &  d'Andilly  ,  &  ils  y  étoient 
précifément  durant  mes  amours  pourMad. 

d'H Mad.  d'H.  ......&  Mad.  de 

V n  fe  connoifibient  par  Mad.  d'Au- 

beterre  ,  leur  commune  amie  ;  &  comme 
le  jardin  de  Margency  étort  fur  le  pafFage 
de  Mad.  d'H pour  aller  au  Mont- 
Olympe  ,  fa  promenade  favorite  ,  Mad» 

de  V n  lui  donna  une  clef  pour  pafler. 

A  la  faveur  de  cette  clef ,  j'y  paffois  fou- 
vent  avec  elle:  maisS  je  n'aimois  point  lef 
rencontres  iraprév^ues  ;  &  quand  Mad.  de 

V n  f e  trouvoit  par  ha£ird  fur  notre 

paflage  ,  je  les  laifibis  enfemble  fans  lui 
rien  dire  ,  &  j'allois  toujours  devant.  Ce 
procédé  peu  galant  n'avoit  pas  dû  me 


Livre    X.  149 

mettre  en  bon  prédicament  auprès  d'elle. 
Cependant,  quand  elle  fut  à  S....  ,  elle  ne 
laiffa  pas  de  me  rechercher.  Elle  me  vint 
voir  plufieurs fois  à  Mont-Louis ,  fans  me 
trouver  ;  &  voyant  que  je  ne  lui  rendois 
pas  fa  vifite ,  elle  s'avifa ,  pour  m'y  forcer , 
de  m'envoyer  des  pots  de  fleurs  pour  ma 
terraffe.  Il  fallut  bien  l'aller  remercier  : 
c'en  fut  affez.  Nous  voilà  liés. 

Cette  liaifon  commença  par  être  ora- 
geufe  ,  comme  toutes  celles  que  je  faifois 
malgré  moi.  Il  ny  régna  même  jamais  ua 
vrai  calme.  Le  tour  d'efprit  de  Mad.  de 

V n  étoit  par  trop  antipathique  avec 

le  mien.  Les  traits  malins  &  les  épigranv 
mes  partent  chez  elle  avec  tant  de  fim pli- 
cité  ,  qu'il  faut  une  attention  continuelle, 
&  pour  moi  très -fatigante  ,  pour  fentir 
quand  on  eft  perfifflé.  Une  niaiferîe  ,  qui 
me  revient  ,  fuffira  pour  en  juger.  Soa 
frère  venoit  d'avoir  le  commandement 
d'une  frégate  en  courfe  contre  les  Anglois- 
Je  parlois  de  la  manière  d'armer  cette 
frégate ,  fans  nuire  à  fa  légèreté.  Oui ,  dib» 
«lie  d'un  ton  tout  uni ,  l'on  ne  prend  d& 

K   3 


150    Les    Confessions, 

canons  que  ce  qu'il  en  faut  pour  fe  battra. 
Je  l'ai  rarement  ouï  parler  en  bien  de  quel- 
qu'un de  fes  amis  abfcns ,  fans  gliffer  quel- 
que mot  à  leur  charge.  Ce  qu'elle  ne  voyoit 
pas  en  mal  ,  elle  le  voyoit  en  ridicule ,  & 
fon  ami  Margency  n'étoit  pas  excepté. 
Ce  que  je  trouvois  encore  en  elle  d'infup- 
portable  ,  étoit  la  gêne  continuelle  de  fes 
petits  envois ,  de  fes  petits  cadeaux ,  de  fes 
petits  billets  ,  auxquels  il  falioit  me  battre 
les  flancs  pour  répondre ,  &  toujours  nou- 
veaux embarras  pour  remercier  ou  pour 
refufer.  Cependant,  à  force  de  la  voir,  je 
finis  par  m'attacher  à  elle.  Elle  avoit  fes 
chagrins  ,  ainfi  que  moi.  Les  confidences 
réciproques  nous  rendirent  intéreffans  nos 
«tête-à-tête.  Rien  ne  lie  tant  les  cœurs 
que  la  douceur  de  pleurer  enfemble.  Nous 
nous  cherchions  pour  nous  confoler ,  & 
ce  befoin  m'a  fouvent  fait  palTer  fur  beau- 
coup de  chofes.  J'avois  mis  tant  de  dureté 
<ians  mafranchife  avec  elle ,  qu'après  avoir 
montré  quelquefois  fi  peu  d'eflime  pour 
■fon  caraélere  ,  il  falioit  réellement  en  avoir 
t)eaucoiïp^,  pour  croire  qu'elle  pût  fiucé- 


Livre    X.  tjt 

rement  me  pardonner.  Voici  un  échantil- 
lon des  lettres  que  je  lui  ai  quelquefois 
écrites  ,  &  dont  il  efl  à  noter  que  jamais, 
■dans  aucune  de  fes  réponfes  ,  elle  n'a  paru 
piquée  en  aucune  fa<jOn. 

"  A  Montmorency ,  le  5  aovembre  1760. 

c  55  Vous  me  dites  ,  madame  ,  que  vous 
55  ne  vous  êtes  pas  bien  expliquée  ,  pour 
55  me  faire  entendre  que  je  m'explique 
35  mal.  Vous  me  parlez  de  votre  préten- 
35  due  bêtife  ,  pour  me  faire  fentir  la 
35  mienne.  Vous  vous  vantez  de  n'être 
55  qu'une  bonne  femme  ,  comme  fi  vous 
,5  aviez  peur  d'être  prife  au  mot,  &  vous 
35  me  faites  des  excufes  pour  m'appren- 
3,  dre  que  je  vous  en  dois.  Oui ,  madame , 
55  je  le  fais  bien  ;  c'eft  moi  qui  fuis  une 
35  bête  ,  un  bon -homme  ,  &  pis  encore, 
35  s'il  eft  poffible  ;  c'eft  moi  qui  choifis 
35  mal  mes  termes  ,  au  gré  d'une  belle 
35  dame  francoife  ,  qui  fait  autant  d'atteti- 
3,  tion  aux  paroles ,  &  qui  parle  aufïi  bien 
35  que  vous.  Mais  confidérez  que  je  les 
3}  prends  dans    le  feus  commun  de  L; 

K    4. 


ï5?  Les  Confessions, 
;)5  langue  ,  finis  être  au  fait  ou  en  fouci  des 
35  honnêtes  acceptions  qu'on  leur  donne 
,5  dans  les  vertueufes  fociétés  de  Paris.  Si 
j;,  quelquefois  rnes  expreffions  font  équir 
55  voques  ,  je  tâche  que  ina  conduite  en 
35  détermine  le  fens.  ,5  &c.  Le  refte  de  la 
lettre  eft  à  peu  près  fur  le  même  ton. 
Voyez -en  la  réponfe  ,  liafTe  D  ,  N°.  41  , 
&  jugez  de  l'incroyable  modération  d'uix 
cœur  de  femme  ,  qui  peut  n'avoir  pas  plu^ 
de  reffentiment  d'une  pareille  lettre  ,  quç 
cette  réponfe  n'en  laifTe  paroitre  ,  &  qu'ellç 
ne  m'en  a  jamais  témoigné.  C ,  en- 
treprenant ,  hardi  jufqu'à  l'eftVontcrie  ,  8ç 
qui  fe  tenoit  à  l'affût  de  tous  mes  amis  , 
ne  tarda  pas  à  s'introduire  en  mon  nom  , 

chez  Mad.  de  V n  ,  &  y  fut  bientôt, 

à  mon  infu  ,  plus  familier  que  moi-même. 

C'étoit  un  fmgulier  corps  que  ce  C ,. 

Il  fe  préfentoit  de  ma  part  chez  toutes 
mes  connoifTances  ,  s'y  établiiïbit ,  y  man- 
geoit  fans  façon.  Tranfporté  de  zèle  pour 
pon  fervice  ,  il  ne  parloit  jamais  de  mqi 
que  les  larmes  aux  yeux  :  mais  quand  jI 
nie  venoit  voir ,  il  gardoit  le  plus  profont^ 


Livre     X.  155 

ffience  fur  toutes  cesliaifons,  &  fur  tout 
ce  qu'il  favoit  devoir  m'intéreffer.  Au 
lieu  de  me  dire  ce  qu'il  avoit  appris  ,  ou 
dit,  ou  vu,  qui  m'intéreiïbit  ,  il  m'ëcou- 
toit ,  m'interrogeoit  même.  Il  ne  favoit  ja- 
mais rien  de  Paris  ,  que  ce  que  je  lui  en 
apprenois  ;  enfin  ,  quoique  tout  le  monde 
me  parlât  de  lui ,  jamais  il  ne  me  parloit 
de  perfonne  :  il  n'étoitfecret  &  myftérieux 
qu'avec  fon  ami.  Mais  laiflbns  quanta  pri- 
rent ,  C &  Mad.  de  V n.  Nous 

y  reviendrons  dans  la  fuite. 

Quelque  temps  après  mon  retour  à 
JVTont- Louis  ,  LaTour  ,  le  peintre  ,  vinf 
m'y  voir  ,  &  m'apporta  mon  portrait  en 
paftel  ,  qu'il  avoit  expofé  au  fallon  ,  il  y 
avoit  quelques  années.  Il  avoit  voulu  me 
donner  ce  portrait,  quejen'avois  pas  ac- 
cepté. Mais  Mad.  D' 7)9"^'^  m'avoit 

donné  le  fien  &  qui  vouloit  avoir  celui-là , 
m'avoit  engagé  à  le  lui  redemander.  Il 
avoit  pris  du  temps  pour  le  retoucher. 
Dans  cet  intervalle  ,  vint  ma  rupture  avec 

Mad.  D' y;  je  lui  rendis  fon  portrait; 

&  n'otaal  pins  qucftion  de  lui  donner  le 


Ï34    Les    Confession  sr 

îTiien  ,  je  ]e  mis  dans  ma  chambre  au  petîfe 
château.  M.  de  Luxembourg  l'y  vit  &  le 
trouva  bien  ;  je  le  lui  offris ,  il  l'accepta , 
je  le  lui  envoyai.  Ils  comprirent ,  lui  & 
JVIad.  la  Maréchale  ,  que  je  ferois  bien 
aife  d'avoir  les  leurs.  Us  les  firent  faire  en 
miniature,  de  très-bonne  main ,  les  firent 
e  chàiïer  dans  une  boîte  à  bonbons  ,  de 
cryftal  de  roche  ,  montée  en  or  ,  &  m'en 
firent  le  cadeau  d'une  façon  très-galante , 
dont  je  fus  enchanté.  Mad.  de  Luxem- 
bourg ne  voulut  jamais  confentir  que  fon 
portrait  occupât  le  deffus  de  la  boîte.  Elle 
m'avoit  reproché  plufieurs  fois  ,  que  j'ai- 
mois  mieux  M.  de  Luxembourg  qu'elle; 
&:  je  ne  m'en  étois  point  défendu  ,  parce 
que  cela  étoit  vrai.  Elle  me  témoigna  bien 
galamment  ,  mais  bien  clairement  ,  par 
cette  façon  de  placer  fon  portrait ,  qu'elle 
lî'oublioit  pas  cette  préférence. 

Je  fis ,  à  peu  près  dans  ce  même  temps  , 
\me  fottife  qui  ne  contribua  pas  à  me  con- 
ferver  fes  bonnes  grâces.  Quoique  je  ne 
connufle  point  du  tout  M.  de  Silhouette  , 
^  que  je  fuITe  peu  porté  à  l'aiiper,  j'avois 


Livré    X.  15^ 

Une  grande  opinion  de  fon  adminiftra- 
tion.  Lorfqu'il  commença  d'appefantir  fa 
main  fur  les  financiers  ,  je  vis  qu'il  n'en- 
tamoit  pas  fon  opération  dans  un  temps 
favorable  ;  je  n'en  fis  pas  des  vœux  moins 
ardens  pour  fon  fuccès  ;  &  quand  j'appris 
qu'il  étoit  déplacé  ,  je  lui  écrivis  dans 
mon  étourderie  ,  la  lettre  fuivante  ,  qu'af- 
furément  je  n'entreprends  pas  dejuftifier. 

"  A  Montmorency ,  le  2  décembre  1759. 

.  35  Daignez  ,  monfieur ,  recevoir  l'hom- 
55  mage  d'un  folitaire  qui  n'efl:  pas  connu 
35  de  vous  ,  mais  qui  vous  eftime  par  vos 
33:  talens  ,  qui  vous  refpede  par  votre  ad- 
35  miniftration  ,  &  qui  vous  a  fait  l'hon- 
33  neur  de  croire  qu'elle  ne  vous  refteroit 
-3,  pas  long-temps.  Ne  pouvant  fauver  l'é- 
,5  tat  qu'aux  dépens  de  la  capitale  qui  l'a 
33  perdu,  vous  avez  bravé  les  cris  des  ga- 
,3  gneurs  d'argent.  En  vous  voyant  écra- 
5,  fer  ces  miférables  ,  je  vous  enviois  votre 
„  place  ;  en  vous  la  voyant  quitter  ,  fans 
j3  vous  être  démenti  ,  je  vous  admire. 
,3  Soyez  content  de  vous ,  monfieur  ;  elle 


156    Les     Confessions. 
55  \cus  Jaifle  un  honneur  dont  vous  jouN 
„  rez  long- temps    fans  concurrent.  Les 
55  raalédidlions  des  frippons  font  la  gloifc 
5j  de  riiomme  jufte.  „ 

JVIad.  de  Luxembourg,  qui  favoit  que 
j'avois  écrit  cette  lettre  ,  m'en  parla  au 
voyage  de  pâques  ;  je  la  lui  montrai  ;  elle 
en  fouhaita  une  copie  ,  je  la  lui  donnai: 
mais  i'ignoroîs  ,  en  la  lui  donnant,  qu'elle 
etoit  un  de  ces  gagneurs  d'argent ,  qui  s'in- 
tt'reffoient  aux  fous-fermes  ,  &  qui  avoient 
fait  déplacer  Silhouette.  On  eût  dit ,  à  tou- 
tes mes  balourdifes  ,  que  j'allois  excitant 
àplaifir  la  haine  d'une  femme  aimable  & 
piiiffante,  à  laquelle,  dans  le  vrai,jem'at. 
îachois  davantage  de  jour  en  jour  ,  &  dont 
j'étois  bien  éloigné  de  vouloir  m'attirerla 
difgrace  ,  quoique  je  fiffe  ,  à  force  de  gau- 
ch.eries  ,  tout  ce  qu'il  falloit  pour  cela.  Je 
crois  qu'il  efl:  affez  fuperfïu  d'avertir  que 
c'eft  à  elle  que  fe  rapporte  l'hiftoire  de 
îopiate  de  M.  Tronchin  ,  dont  j'ai  parlé 
dans  ma  première  partie  :  l'autre  dame 
étoit  Mad.  de  Mirepoix.  Elles  ne  m'en 
ont  jamais  reparlé,  ni  fait  le  moindre  fenop» 


L   I  V  R    E      X,  '    157 

blant  de  s'en  fouvenir ,  ni  Tune  ni  l'autre } 

mais  de  préfumer  que  Mad.  de  L g 

ait  pu  l'oublier  réellement ,  c'eft  ce  qui  me 
paroît  bien  difficile  ,  quand  même  on  ne 
fauroit  rien  des  événemens  fubféquens. 
Pour  moi ,  je  m'étourdidois  fur  l'effet  de 
mes  bétifes  ,  par  le  témoignage  que  je  me 
rendois  de  n'en  avoir  fait  aucune  à  deiïeiti 
de  l'offenfer  :  comme  fi  jamais  femme  en 
pouvoit  pardonner  de  pareilles  ,  même 
avec  la  plus  parfaite  certitude  que  la  vo- 
lonté n'y  a  pas  eu  la  moindre  part. 

Cependant ,  quoiqu'elle  parût  ne  rieti 
voir  ,  ne  rien  fentir  ,  &.  que  je  ne  trouvaffe 
encore  ni  diminution  dans  fon  empreffe- 
faient ,  ni  changement  dans  fes  manières, 
la  continuation  ,  l'augmentation  même 
d'un  preffentiment  trop  bien  fondé  ,  me 
faifoit  trembler  fans  ceffe  ,  que  l'ennui  ne 
fuccédàt  bientôt  à  cet  engouement.  Pou- 
vois-je  attendre  d'une  fi  grande  dame  ,  une 
confiance  à  l'épreuve  de  mon  peu  d'adreffe 
à  la  foutenir  ?  Je  ne  favois  pas  même  lui 
cacher  ce  preffentiment  fourd,  qui  m'in- 
ijuiétoit ,  &  ne  me  rendoit  que  plus  mauf- 


158    Les    Confessions. 
fiide.    On    en   jugera  par   la    lettre  liu- 
vante  ,  qui  contient  une  bien  fingulierc 
prédidlion. 

NB.  Cette  lettre  ^fans  date  dam  mon  brouil- 
lon ,  ejl  du  mois  d'ociobre  1760  au  plus  tard. 

"  Que  vos  bontés  font  cruelles  !  Pour- 
35  quoi  troubler  la  paix  d'un  folitaire  ,  qui 
35  renonçoit  aux  plaifirs  de  la  vie  ,  pour 
35  n'en  plus  fentir  les  ennuis  ?  J'ai  pafTé 
35  mes  jours  à  chercher  en  vain  des  atta- 
,5  chemens  folides.  Je  n'en  ai  pu  former 
,5  dans  les  conditions  auxquelles  je  pou- 
33  vois  atteindre;  eft-ee  dans  la  vôtre  que 
33  j'en  dois  chercher  ?  L'ambition  ni  l'in- 
35  térêt  ne  me  tentent  pas  ;  je  fuis  peu 
3,  vain  ,  peu  craintif  ;  je  puis  réfifter  à 
3,  tout ,  hors  aux  carefles.  Pourquoi  m'at- 
33  taquez-vous  tous  deux  par  un  foible 
3,  qu'il  faut  vaincre  ,  puifque  dans  la  dif- 
35  tance  qui  nous  fépare  ,  les  épanche- 
35  mens  des  cœurs  fenfibles  ne  doivent  pas 
33  rapprocher  le  mien  de  vous  ?  La  recon- 
53  noiffance  fuffira-t-elle  pour  un  cœur 
33  qui  ne  connoît  pas  deux  manières  de 
,j  fe  donner  ,  &  rie  fe  fent  capable  qae 


L    I  V  R    E      X.  T59 

35  d'amitié  ?  D'amitié  ,  madame  la  INIaré- 
3,  chale  !  Ah  ,  voilà  mon  malheur .'  Il  eft 
5,  beau  à  vous  ,  à  M.  le  Maréchal ,  d'em- 
5,  ployer  ce  terme  :  mais  je  fuis  infenfé 
33  de  vous  prendre  au  mot.  Vous  vous 
55  jouez  ,  moi  je  m'attache  ,  &  la  fin  du 
55  jeu  me  prépare  de  nouveaux  regrets. 
35  Que  je  hais  tous  vos  titres  ,  &  que  je 
35  vous  plains  de  les  porter  !  Vous  me  fem- 
,5  blez  ù  dignes  de  goûter  les  charmes 
55  de  la  vie  privée  !  Que  n'habitez  -  vous 
,5  Clarens  !  J  irois  y  chercher  le  bonheur 
„  de  ma  vie  :  mais  le  château  de  Mont- 
55  morency ,  mais  l'hôtel  de  Luxembourg  ! 
,5  Eft-ce  là  qu'on  doit  voir  Jean-Jaques? 
35  Eft-ce  là  qu'un  ami  de  l'égalité  doit 
35  porter  les  afFeclions  d'un  cœur  fenfible 
55  qui  ,  payant  ainfi  l'eftime  qu'on  lui  té- 
53  moignc  ,  croit  rendre  autant  qu'il  re- 
,5  ^oit?  Vous  êtes  bonne  &  fenfible  auffi; 
35  je  le  fais  ,  je  l'ai  vu  ;  j'ai  regret  de  n'a- 
35  voir  pu  plus  tôt  le  croire  :  mais  dans  le 
35  rang  où.  vous  êtes  ,  dans  votre  manière 
j,  de  vivre ,  rien  ne  peut  faire  une  impref- 
„  fion  durable ,  &  tant  d'objets  nouveau:^ 


i6o  Les  Confessions 
s,  s'effacent  fi  bien  mutuellement,  qu'au-* 
,5  cun  ne  demeure.  Vous  m'oublierez  , 
3j  madame  ,  après  m'avoir  mis  hors  d'étac 
33  de  vous  imiter.  Vous  aurez  beaucoup 
33  fait  pour  me  rendre  malheureux  ,  & 
„  pour  être  inexcufable.  „ 

Je  lui  joignois  là  M.  de  Luxembourg  ^ 
afin  de  rendre  le  compliment  moins  dur 
pour  e\\Q  ,  car  ,  au  refte  ,  je  me  fentois  fi 
fur  de  lui ,  qu'il  ne  m'étoit  pas  même  venu 
dans  l'efprit ,  une  feule  crainte  fur  la  durée 
de  fon  amitié.  Rien  de  ce  qui  m'intimi- 
doit  de  la  part  de  Mad.  la  Maréchale,  ne 
s'eft  un  moment  étendu  jufqu'à  lui.  Je  n'ai 
jamais  eu  la  moindre  défiance  fur  fon  ca- 
radere  ,  que  je  favois  être  foible  ,  mais 
fur.  Je  ne  craignois  pas  plus  de  fa  part  uït 
refroidifTement ,  que  je  n'en  attendois  un 
attachement  héroïque.  La  fimplicité  ,  la- 
familiarité  de  nos  manières  l'un  avec  l'au- 
tre ,  marquoit  combien  nous  comptions 
réciproquement  fur  nous.  Nous  avions- 
raifon  tous  deux  :  j'honorerai ,  je  chérirai , 
tant  que  je  vivrai ,  la  mémoire  de  ce  digne 
leigneur  ;  &:  quoi  qu'on  ait  pu  faire  poiu^ 

k 


Livre    X.  i6i 

lé  détacher  de  moi  ,  je  fuis  auffi  certain 
qu'il  eft  mort  mon  ami ,  que  û  j'avois  reçu 
fon  dernier  foupir. 

Au  fécond  voyage  de  Montmorency,  de 
l'année  1760  ,  la  iedure  de  la  Julie  étant 
jRnie  ,  j'eus  recours  à  celle  de  l'Emile  , 
pour  me  foutenir  auprès  de  Mad.  de 
Luxembourg;  mais  cela  ne  réuffit  pas  ù 
bien  ,  foit  que  la  matière  fût  moins  de 
fon  goût,  foit  que  tant  de  leclure  l'en- 
nuyât à  la  fin.  Cependant  ,  comme  elle 
me  reprochoit  de  me  lailTer  duper  par 
mes  libraires  ,  elle  voulut  que  je  lui  laif- 
faffele  foin  défaire  imprimer  cet  ouvrage  , 
afin  d'en  tirer  un  meilleur  parti.  J'y  con- 
fentis  ,  fous  l'expreffe  condition  ,  qu'il  ne 
â'imprimeroit  point  en  France  :  &  c'eft 
fur  quoi  nous  eûmes  une  longue  difpute  ; 
moi ,  prétendant  que  la  permiflTion  tacite 
étoit  impofTible  à  obtenir ,  imprudente 
ùîcme  à  demander  ,  &  ne  voulant  point 
permettre  autrement  l'impreffion  dans  le 
royaume  ;  elle  ,  foutenant  que  cela  ne 
feroit  pas  même  une  difficulté  à  la  cen- 
■fure,  dans  le  fyftême  que  le  gouverne- 
Tome  IV.  L 


102    Les    Confessions. 
ment  avoit  adopté.  Elle  trouva  le  moyen 
de  faire   entrer   dans    fes    vues   M.    de 

IVI s ,  qui  m'écrivit  à  ce  fujet 

une  longue  lettre  toute  de  fa  main  ,  pour 
me  prouver  que  la  profeffion  de  foi  du 
Vicaire  Savoyard  étoit  précifément  une 
pièce  faite  pour  avoir  par -tout  l'appro- 
bation du  genre  humain ,  &  celle  de  la 
cour  dans  la  circonftance.  Je  fus  furpris 
de  voir  ce  magiftrat  ,  toujours  fi  crain- 
tif, devenir  fi  coulant  dans  cette  affaire. 
Comme  l'impreiTion  d'un  livre  qu'il  ap- 
prouvoit ,  étoit  par  cela  feul  légitime  ,  je 
n'avoisplus  d'obieclionàfaire  contre  ctlic 
de  cet  ouvrage.  Cependant ,  par  un  fcru- 
pule  extraordinaire  J'exigeai  toujours  qu© 
l'ouvrage  s'imprimeroit  en  Hollande  ,  & 
même  par  le  libraire  Néaulme  ,  que  je  ne 
me  contentai  pas  d'indiquer  ,  mais  que. 
J'en  prévins;  confentant  au  reft.e  que  l'é- 
dition fe  fit  au  profit  d'un  libraire  Fran- 
çois, &  que  ,  quand  elle  feroit  faite,  on 
Ja  débitât,  foit  à  Paris,  foit  où  l'on  vou- 
droit ,  attendu  que  ce  débit  ne  me  regar- 
doit  pas.  Voilà   exa^^ement  ce  qui  fut 


L   I  V  R   E      X.  1 63 

convenu  entre  Mad.  de  Luxembourg  8c 
moi,  après  quoi  je  lui  remis  mon  maauf- 
crit. 

Elle  avoit  amené  à  ce  voyage  ,  fa  pe- 
tite-HUe  ,  Mlle,  de  Boufflers  ,  aujourd'hui 
I\lad.  Ja  duchefTe  de  Lauzun.  Elle  s'ap- 
.pelloit  Amélie.  C'étoit  une  charmante 
perfonnc.  Elle  avoic  vraiment  une  figure  , 
une  douceur  ,  une  timidité  virgmale.  Rien 
de  plus  aimable  &  de  plus  intéreffant  que 
fa  figure  ,  rien  de  plus  tendre  &  de  plus 
chafte  que  les  fentimens  qu'elle  infpiroit. 
D'ailleurs,  c'étoit  un  enfant;  elle  u'avoit 
pas  onze  ans.  Mad.  la  Maréchale ,  qui 
ja  trouvoit  trop  timide,  faifoit  fes  efforts 
pour  l'animer.  Elle  me  permit  plufieurs 
fois  de  lui  donner  un  baifer  ;  ce  que  je 
fis  avec  ma  mauftaderie  ordinaire.  Au 
lieu  des  gentilleffes  qu'un  autre  eût  dites 
à  ma  place  ,  je  reftois  là  muet,  interdit, 
&  je  ne  fais  lequel  étoit  le  plus  honteux, 
de  la  pauvre  petite  ,  ou  de  moi.  Un  jour  je 
la  rencontrai  feule  dans  l'cfcalier  du  petit 
château  :  ellt  venoit  de  voir  Thérefe  , 
avec  laquelle  fa  gouvernante  étoit  eucor^ 

L    z 


î64  LîTs  Confessions. 
Faute  de  favoir  que  lui  dire,  je  lui  pra^ 
pofai  un  baifer ,  que  dans  l'innocence  de 
fon  cœur  ,  elle  ne  refufa  pas  ,  en  ayant 
reçu  un  le  matin  même ,  par  l'ordre  de  fa 
grand-maman  ,  &  en  fa  préfence.  Le  len- 
demain ,  lifant  l'Emile  au  chevet  de  JVIad. 
la  Maréchale  ,  je  tombai  précifément  fut 
un  paffage  où  je  cenfure  ,  avec  raifon  ,  ce 
que  j'avois  fait  la  veille.  Elle  trouva  la 
xéfiexion  très-jufte  ,  &  dit  là-defTus  quel- 
que chofe  de  fort  fenfé ,  qui  me  fit  rougir. 
Oue  je  maudis  mon  incroyable  bêtife  , 
qui  m'a  fi  fouvent  donné  l'air  vil  &  cou- 
pable ,  quand  je  n'étois  que  fot  &  embar- 
raffé!  Bêtife  qu'on  prend  même  pour  une 
fauffe  excufe  ,  dans  un  homme  qu'on  fait 
n'être  pas  fans  cfprit»  Je  puis  jurer  que 
dans  ce  baifer  fi  repréhenfible,  ainfi  que- 
dans  les  autres  ,  le  cœur  &  les  fens  de 
ÎVllle.  Amélie  n'étoient  pas  plias  purs  que 
les  mien?;  &  je  puis  jurer  même  que  Ci  y 
dans  ce  moment,  j'avais  pu  éviter  fa  ren- 
contre ,  je  l'aurois  fait  ;  non  qu'elle  ne  me' 
fît  grand  plaifir  à  voir  ,  mais  par  Tem-^ 
'barras  de  trouver  enpaflant,  quelque  mot 


L   I  V  R   E      X.  165 

agréable  à  lui  dire.  Comment  fe  peut -il 
qu'un  enfant  même  intimide  un  homme 
xjue  le  pou\'oir  des  rois  n'a  pas  effrayé  ? 
^uel  parti  prendre  ?  Comment  fe  con- 
duire,  dénué  de  tout  impromptu  dans  l'ef- 
prit  ?  Si  je  me  force  à  parler  aux  gens  que 
je  rencontre  ,  je  dis  une  balourdife  infail- 
liblement :  fi  je  ne  dis  rien  ,  je  fuis  un  mi- 
fanthrope,  un  animal  farouche  ,  un  ours« 
Une  totale  imbécillité  m'eut  été  bien  plus 
favorable  :  mais  les  talens  dont  j'ai  man- 
qué dans  le  monde ,  ont  fait  les  inftrumens 
de  ma  perte  ,  des  talens  que  j'eus  à  part 
moi. 

A  la  fin  de  ce  même  voyage  ,  Mad.  de 
Luxembourg  fit  une  bonne  œuvre  ,  à  la- 
quelle j'eus  quelque  part.  Diderot  ayant 
très  -  imprudemment  offenfé  Mad.  la  pnn- 
ceffe  de  Robeck ,  fille  de  M.  de  Luxem- 
bourg ;  Paliffot ,  qu'elle  protégeoit  ,  la 
vengea  par  la  comédie  des  Philofophes , 
dans  laquelle  je  fus  tourné  en  ridicule  , 
&  Diderot  extrêmement  maltraité.  L'au- 
teur m'y  ménagea  davantage  ,  moins  , 
je  peufe,  à  caufe  de  l'obligation   qu'il 

L    3 


t66  LtS  CON?ÉSStON5- 
m'aVôit ,  qiîe  de  peur  de  déplaire  au  père 
de  fa  protGclrice  ,  dont  il  favoit  que  j'é- 
tois  aimé.  Le  libraire  Duchefne  ,  qu'alors 
je  ne  connoiffois  point ,  m'envoya  cette 
pièce  quand  elle  fut  imprimée  ;  &  je  foup- 
çonnc  que  ce  fut  par  l'ordre  de  PalifTot , 
qui  crut  peut-être  que  je  verrois  avec 
plaifir  déchirer  un  homme  avec  lequel 
j'avois  rompu.  Il  fe  trompa  fort.  En  rom- 
pant avec  Diderot,  que  ie  croyois  moins 
iTiéchant  qu'indifcret  &foible,  j'ai  toujours 
confervé  dans  l'ame  ,  de  l'attachement 
pour  lui ,  même  de  l'eftime  ,  &  du  refpeél 
pour  notre  ancienne  amitié  ,  que  je  fais 
3 voir  été  long"- temps  auffi  fmcere  de  fa 
part  que  de  la  mienne.  C'eft  toute  autre 
chofe  avec  G .... ,  homme  faux  par  ca- 
raélere  ,  qui  ne  m'aima  jamais ,  qui  n'eft 
pas  même  capable  d'aimer ,  &  qui ,  de 
gaieté  de  cœur ,  fans  aucun  fujet  de  plainte, 
&  feulement  pour  contenter  fa  noire  ja- 
lon fie  ,  s'eft  fait,  fous  le  mafque  ,  mon 
plus  cruel  calomniateur.  Celui  -  ci  n'eft 
plus  rien  pour  moi  :  l'autre  fera  toujours 
mon  ancien  ami.  Mes  entrailles  s'émurent 


L  I  V  IL  E    X-  î6^ 

a.  la  vue  de  cette  odieufe  pièce  :  je  n'en 
pus  fupporter  la  leclure ,  &  fans  Tachever, 
je  la  renvoyai  à  Duthefne  avec  la  lettre 
fui  van  te. 

"  A  Montmorency  ,  le  21  mai  1760, 

35  En  parcourant  ,  monfieur  ,  la  pièce 
35  que  vous  m'avez  envoyée  ,  j'ai  frémi 
35  de  m'y  voir  loué.  Je  n'accepte  point 
3,  cet  horrible  préfent.  Je  fuis  perfuadë 
33  qu'en  me  l'envoyant ,  vous  n'avez  point 
35  voulu  mejaireune  injure;  mais  vous 
3,  ignorez  ou  vous  avez  Oublié  que  j'ai 
35  eu  riionneur  d'être  l'ami  d'un  homme 
„  refpeclable  ,  indignement  noirci  &  ca- 
3,  lomnié  dans  ce  libelle.  „ 

Duchefne  montra  cette  lettre.  Diderot 
qu'elle  auroit  dû  toucher,  s'en  dépita.  Soix 
amour -propre  ne  put  me  pardonner  la 
fupériorité  d'un  procédé  généreux  ,,  &  je 
fus  que  fa  femme  fe  déchaînoit  par -tout 
contre  moi,  avec  une  aigreur  qui  m'af- 
fcéla  peu  ,  fâchant  qu'elle  étoit  connue 
de  tout  le  monde  pour  une  harangcre. 

Diderot  à  fou  tour  ,  trcu\a  un  vengeur 

L    j. 


i6è  Les  C  p  n  f  ?.  s  s  î  o  n  s, 
dans  l'abbé  Morrellet ,  qui  fit  contre  Pa? 
îiffotun  petit  écrit  imité  du  petit  Prophète, 
&  intitulé  la  Vif  on.  Il  offenfa  très-impru-. 
demment  dans  cet  écrit,  Mad.  de  Robeck, 
•dont  les  amis  le  firent  mettre  à  la  Baftille  : 
car  pour  ç.\\ç. ,  naturellement  peu  vindi- 
cative ,  &  pour  lors  mourante  ,  je  fuis 
perfuadé  qu'elle  ne  s'en  mêla  pas. 

D'Alembert ,  qui  étoit  fort  lié  avec 
l'abbé  Morrellet ,  m'écrivit  pour  m'en- 
gager  à  prier  Mad.  de  Luxembourg  de 
folliciter  fa  liberté ,  lui  promettant  en 
reconnoiffance,  des  louanges  dans  l'Ency- 
clopédie. {^)  Voici  ma  réponfe. 

"  Je  n'ai  pas  attendu  votre  lettre,  mon- 
3,  fieur,  pour  témoigner  à  Mad.  la  Maré- 
3,  chale  de  Luxembourg  la  peine  que  me 
55  faifoit  la  détention  de  l'abbé  Morrellet. 
5,  Elle  fait  Tnitérêt  que  j'y  prends,  elle 
55  faura  celui  que  vous  y  prenez  ,  &  il 
5,  lui  fuffiroit,  pour  y  prendre  intérêt  elle- 

(*)  Cette  lettre  ,  avec  plufieurs  autres,  a  dif. 
paru  à  l'hôtel  de  Luxembourg,  tandis  que  mes 
papiers  y  étoient  en  dépôt. 


Livre    X.  169 

.„  même  ,  de  favoir  que  c'eft  un  homme- 
^j  de  mérite.  Au  furplus  ,  quoiqu'elle  &• 
,j  M,  le  Maréchal  m'honorent  d'une  bien- 
,3  veillance  qui  fait  la  confolation  de  ma 
p,  vie  ,  &  que  le  nom  de  votre  ami  foit 
35  près  d'epx  une  recommandation  pour 
i3  l'abbé  Morrellet ,  j'ignore  jufqu'à  quel 
;,  point  il  leur  convient  d'employer  eu 
„  cette  occafion  ,  le  crédit  attaché  à  leur 
„  rang  ,  &  à  la  confidération  due  à  leurs 
j3  perfonnes.  Je  ne  fuis  pas  même  per- 
35  fuadé  que  la  vengeance  en  queftioii' 
35  regarde  Mad.  la  princefle  de  Robeck  , 
33  autant  que  vous  paroiflez  le  croire  ;  & 
j3  quand  cela  feroit ,  on  ne  doit  pas  s'at- 
33  tendre  que  le  plaifir  de  la  vengeance 
33  appartienne  aux  philofophes  exclufi- 
35  vement ,  &  que  quand  ils  voudront 
;5  être  femmes,  les  femmes  feront  philo^ 
53  fophes. 

3,  Je  vous  rendrai  compte  de   ce  que 
53   m'aura    dit    Mad.    de    Luxembourg  ,  ' 
j3  quand  je  lui  aurai  montré  votre  lettre. 
,3  En  attendant,  je  crois  la  connoître  affez 
;;  pour  pouvoir  vou 5   ufTurer  d'avance. 


Ij^CJ  L£S  COKÎESSIONS. 
55  que  quand  elle  auroit  le  plaifir  de  cou- 
55  tribuer  à  l'ëlargiffement  de  Tabbé  Mor- 
5j  rellet ,  elle  n'accepteroit  point  le  tribut 
3,  de  reconnoifTance  que  vous  lui  promet- 
3,  tez  dans  rEncyclopédie ,  quoiqu'elle 
35  s'en  tînt  honorée  ;  parce  qu'elle  ne  fait 
3,  pas  le  bien  pour  la  louange,  mais  pour 
3j  contenter  fon  bon  cœur.  „ 

Je  n'épargnai  rien  pour  exciter  le  zèle 
&:  la  coiTiinifération  de  Mad.  de  Luxem- 
bourg en  faveur  du  pauvre  captif,  &  je 
léulîis.  Elle  fit  un  voyage  à  Verfailles, 
exprès  pour  voir  M.  le  comte  de  St.  Flo- 
rentin ;  &  ce  voyage  abrégea  celui  de 
IVTontmorency  ,  que  M.  le  Maréchal  fut 
obligé  de  quitter  en  même  temps ,  pour 
fe  rendre  à  Rouen  ,  où  le  roi  l'envoyoit 
comme  gouverneur  de  Normandie  ,  au 
fujet  de  quelques  mouvemens  du  parle- 
ment qu'on  vouloit  contenir.  Voici  la 
lettre  que  m'écrivit  Mad.  de  Luxem- 
bourg ,  le  furlendemain  de  fon  départ. 
*  A  Verfailles  ,  ce  mercredi, 
(  LiafTeD,  N".  23.) 
.;,  M.  de  Luxembourg   cft  parti   hier 


L    I    V   R   E      X.  Î7Î 

},  à  fix  heures  du  matin.  Je  ne  fais  pas 
5>)  encore  ii  j'irai.  J'attends  de  fes  nou- 
;,  velles ,  parce  qu'il  ne  fait  pas  lui-même 
5,  combien  de  temps  il  y  fera.  J'ai  vu 
„  M.  de  St.  Florentin  ,  qui  eft  le  mieux 
j,  difpofé  pour  l'abbé  Morrellet  ;  mais  il 
35  y  trouve  des  obflacles ,  dont  il  efpere 
3j  cependant  triompher  ,  à  fon  premier 
„  travail  avec  le  roi ,  qui  fera  la  femaine 
,3  prochaine.  J'ai  demandé  auffi  en  grâce , 
„  qu'on  ne  l'exilât  point  ,  parce  qu'il 
J^  en  étoit  queftion  ;  on  vouloit  l'envoyer 
3j  à  Nancy.  Voilà,  monfieur,  ce  que  j'ai 
3j  pu  obtenir;  mais  je  vous  promets  que 
55  je  ne  lailTerai  pas  M.  de  St.  Florentin 
j,  en  repos ,  que  l'affaire  ne  foit  finie 
,,  comme  vous  le  defnez.  Que  je  vous 
„  dife  donc  à  préfent  le  chagrin  que  j'ai 
:,,  eu  de  vous  quitter  fi-tôt  ;  mais  je  me 
5,  flatte  que  vous  n'en  doutez  pas.  Je  vous 
,j  aime  de  tout  mon  cœur,  «Se  pour  toute 
„  ma  vie.  „ 

Quelques  jours  après  ,  je  reçus  ce  billet 
de  d'Alembert,  qui  me  donna  une  véri- 
table joie. 


ijz    Les    Confessions. 

«  Ce  ler.  août.  (  LiafTe  D  ,  N".  26.  J 

,5  Grâce  à  vos  foins  ,  mon  cher  philo- 
.55  fophe  ,  l'abbé  eft  forti  de  la  Baftille, 
53  &  fa  détention  n'aura  point  d'autres 
„  fuites.  Il  part  pour  la  campagne  ,  & 
^5  vous  fait,  ainfi  que  moi,  mille  remercie- 
55  mens  &  complimens.  Vaie  ^  me  ama.  „ 

L'abbé  m'écrivit  aufïi  quelques  jours 
après,  une  lettre  de  remerciement ,  (  liaffe 
D  ,  N°.  29.  )  qui  ne  m.e  parut  pas  refpircr 
une  certaine  effufion  de  cœur,  &  dans 
laquelle  il  fembloit  exténuer  en  quelque 
forte  le  fervice  que  je  lui  avois  rendu  ; 
&  à  quelque  temps  de  là  ,  je  trouvai  que 
d'Alembert  &  lui  m'avoient  en  quelque 
forte ,  je  ne  dirai  pas  ,  fupplanté  ,  mais 
fuccédé  auprès  de  Mad.  de  Luxembourg  , 
&  que  j'avois  perdu  près  d'elle  autant  qu'ils 
avoient  gagné.  Cependant  je  fuis  bien 
éloigné  de  foupçonner  l'abbé  Morrellet 
d'avoir  contribué  à  ma  difgrace  ;  je  l'eftime 
(trop  pour  cela.  Quanta  M.  d'Alembert, 
je  n'en  dis  rien  ici  ;  j'en  reparlerai  dans  la 
fuite. 


Livre    X.  17g 

J'eus  dans  le  même  temps  une  autre 
âfïiiire  ,  qui  occafionna  la  dernière  lettre, 
que  j'aie  écrite  à  M.  de  Voltaire  :  lettre 
dont  il  a  jeté  les  hauts  cris  ,  comme  d'une 
infulte  abominable ,  mais  qu'il  n'a  jamais 
montrée  à  perfonne.  Je  fuppléerai  ici  à  ce 
qu'il  n'a  pas  voulu  faire. 

L'abbé  T t  que  je  connoiiïbis  un 

|)eu  ,  mais  quej'avois  très  -peu  vu  ,  m'é- 
crivit le  I  g  juin  1760  ,  (  liafTe  D  ,  N",  11.) 
pour  m'avertir  que  M.  Formey  fon  ami 
&  correfpondant ,  avoit  imprimé  dans  fon 
Journal ,  ma  lettre  à  M.  de  Voltaire  ,  fur 

le  défaftre  de  Lisbonne.  L'abbé  7' t 

vouloit  favoir  comment  cette  impreiïion 
s'étoit  pu  faire,  &  dans  fon  tour  d'efpnt 
iinet  &  jéfuitique ,  me  demandoit  mon 
avis  fur  la  réimprefîion  de  cette  lettre, 
fans  vouloir  me  dire  le  fien.  Comme  je 
Lais  fouverainement  les  rufeurs  de  cette 
efpece  ,  je  lui  fis  lesremerciemens  que  je 
luidevois  ;  mais  j'y  mis  un  ton  dur,  qu'il 
îentit ,  &  qui  ne  l'empêcha  pas  de  me  pa-* 
teliner  encore  en  deux  ou  trois  lettres  , 
jufqu'à  ce  qu'il  fut  tout  ce  qu'il  avoit- 
voulu  favoir. 


174    Les    Confessions. 
Je  compris  bien  ,  quoi  qu  en  pût  clir:^ 

T t,  que  Formey  n'avoit  pomt  trouvé 

cette  lettre  imprimée  ,  &  que  la  première 
imprelfion  en  venoit  de  lui.  Je  le  connoif- 
fois  pour  un  effronté  pillard ,  qui ,  fans 
façon,  fe  faifoit  un  revenu  des  ouvrages 
des  autres,  quoiqu'il  n'y  eût  pas  mis  en- 
core l'impudence  incroyable  d'ôter  d'un 
livTe  déjà  public  ,1e  nom  de  l'auteur,  d'y 
mettre  le  fien ,  &  de  le  vendre  à  fon  pro- 
fit. (*)  Mais  comment  ce  manufcrit  lui 
étoit-il  parveuu?  C'étoit  là  la  queftion  , 
qui  n'étoit  pas  difficile  à  réfoudre  ,  mais 
dont  j'eus  la  fimplicité-  d'être  embarradé. 
Quoique  Voltaire  fût  honoré  par  excès 
dans  cette  lettre,  comme  enfin,  malgré 
fes  procédés  mal-honnêtes  ,  il  eût  été  fondé 
à  fe  plaindre ,  fi  je  l'avois  fait  imprimer 
fans  fon  aveu  ,  je  pris  le  parti  de  lui  écrire 
à  ce  fujet.  Voici  cette  féconde  lettre  ,  à 
laquelle  il  ne  fit  aucune  réponfe  ,  &  dont 


(*)  C'eft  ainfi  qu'il  s'elt,  dans  la  fuite,  np« 
proprié  r£;niile. 


Livre    X.  ly^ 

pour  mettre  fa  brutalité  plus  à  l'aife  ,  il  ftt 
femblant  d'être  irrité  jufqu'à  la  fureur. 

"  A  Montmorency,  le  i;rjuin  1760. 

„  Je  ne  penfois  pas  ,  monfieur ,  me 
-,  trouver  jamais  en  correfpondance  avec 
35  vous.  Mais  apprenant  que  la  lettre  que 
55  je  vous  écrivis  en  1756  ,  a  été  imprimée 
55  à  Berlin,  je  dois  vous  rendre  compte  de 
55  ma  conduite'à  cet  égard  ,  &  je  remplirai 
55  ce  devoir  avec  vérité  &  fimplicité. 

35  Cette  lettre  vous  ayant  été  réelle- 
55  ment  adreffée ,  n'étoit  point  deftinée  à 
„  fimpreffion.  Je  la  communiquai  fous 
35  condition  ,  à  trois  perfonnes ,  à  qui  les 
„  droits  de  l'amitié  ne  me  permettoieijt 
55  pas  de  rien  refufer  de  femblable ,  &  à 
55  qui  les  mêmes  droits  permettoient  en- 
55  core  moins  d'abufer  de  leur  dépôt,  ea 
„  violant   leur  promeffe.   Ces  trois   per- 

„  fonnes  font ,    Mad.   de   C x  , 

„  belle -fille  de  Mad.  D...n,  Mad.  la 

„  comteffe  de  H ,  &  un  Allemanci 

j5  nommé  M.  G Mad.  de  C x 

„  jfou.haitQit  que  cette  Iç-ttre  fût  imprimée. 


^i';6    Les     Confession  s. 
ij  &  me  demanda  mon  confentement  pouf' 
35  cela.  Je  lui  dis  qu'il  dépendoit  du  vôtre. 
i,  Il  vous  fut  demandé  ;  vous  le  refufàtes , 
?5  &  il  n'en  fut  plus  queftion, 

5,  Cependant  M.  l'abbé  T t,  avec 

55  qui  je  n'ai  nulle  efpece  de  liaifon  ,  vieiit 
35  de  m'écriie,  par  une  attention  pleine 
-55  d'honnêteté ,  qu'ayant  reçu  les  feuille.< 
55  d'un  Journal  de  M.  Formey  ,  il  y  avoit 
35  lu  cette  même  lettre  ,  avec  un  avis  dans 
35  lequel  l'éditeur  dit,  fous  la  date  du  2g 
35'  oélobre  1759  ,  qu'il  l'a  trouvée,  il  y  a 
.35  quelques  femaines ,  chez  les  libraires  de 
35  Berlin  ,  &  que ,  comme  c'efi:  une  de  ces 
35  feuilles  volantes  qui  difparoiffent  bien- 
35  tôt  fans  retour  ,  il  a  cru  lui  devoir  don- 
35  ner  place  dans  fon  Journal. 

55  Voilà,  monfieur,  tout  ce  que  j'en 
5i  fais.  Il  eil  très -fur  que  jufqu'ici ,  l'on 
5'5  n' avoit  pas  même  oui  parler  à  Paris  de 
3,  cette  lettre.  Il  eft  très -fur  que  l'exem- 
55  plaire  ,  foit  manufcrit ,  foit  imprimé  ,- 
3,  tombé  dans  les  mains  de  M.  Formey  , 
^5  n'a  pu  lui  venir  que  de  vous  ,  ce  qui 
35  n'eft  pas  vmifemblable ,   ou  d'une  de-<; 

.,,  trois 


Livre    X,-  iff 

jj  trois  perfonnes  queje  viens  de  nommer^ 
33  Enfin,  il  eft  très -fur  que  [qs  deux  dames 
j,  font  incapables  d'une  pareille  infidélité. 
„  Je  n'en  puis  favoir  davantage  dans  ma 
j,  retraite.  Vous  avez  des  correfpondan- 
j,  ces  ,  au  moyeri  defquelles  il  vous  feroit- 
,-,  aifé  ,  fi  la  chofe  en  valoit  la  peine  ,  de  re- 
55  monter  à  la  fource  ,  &  de  vérifier  le  faitv 

„  Dans  la   même   lettre  ,  M.   l'abbé 

,5  T t  me  marque  qu'il   tient    la 

ij  feuille  en  réferve,  &ne  la  prêterapoinfc 
jy  fans  mon  cOnfentemerit ,  qu'affurémen^ 
33  je  ne  lui  donnerai  pas.  Mais  cet  exera- 
35  plaire  peut  n'être  pas  le  feul  à  Paris.  Je 
j5  fouhaite  ,  monfieur  ^  que  cette  lettre 
35  n'y  foit  pas  imprimée ,  &  je  ferai  de 
3,  mon  mieux  pour  cela  ;  mais  fi  je  ne 
j-,  pouvois  éviter  qu'elle  ne  le  fût  ,  & 
33  qu'inftruit  à  temps  ,  je  puffe  avoir  la- 
jj  préférence ,  alors  je  n'héfiterois  pas  à 
„  la  faire  imprifner  môi-raêrtie.  Cela  riie 
3,  paroît  jufte  &  naturel. 

„  Quant  à  votre  répônfé  à  la  mêfna 
35  lettre  ,  elle  n'a  eÉe  communiquée  à  per- 
3,  fonne  ,  8c  vous  pouvez  compter  qu'elle 
Tome  IV.  M 


178  Les  Confessions. 
35  ne  fera  point  imprimée  fans  votre  aven, 
35  qu'affurcmcnt  je  n'aurai  point  l'indif- 
35  crétion  de  vous  demander,  fiichantbieii 
35  que  ce  qu'un  homme  écrit  à  un  autre, 
35  il  ne  l'écrit  pas  au  public.  Mais  fi  vous 
35  en  vouliez  faire  une  pour  être  publiée, 
5,  &  me  l'adreffer,  je  vous  promets  de  la 
3,  joindre  fidèlement  à  ma  lettre ,  &  de  n'y 
33  pas  répliquer  un  feu]  mot. 

,5  Je  ne  vous  aime  pomt ,  monfieur; 
,^  vous  m'avez  fait  les  maux  qui  pou- 
,5  voient  m'ètre  les  plus  fenfibles,  à  moi 
35  votre  difciple  &  votre  enthoufiafte. 
^  Vous  avez  perdu  Genève  pour  le  prix 
35  de  l'afyle  que  vous  y  avez  reçu  ;  vou- 
35  avez  aliéné  de  moi  mes  concitoyens  ^ 
35  pour  le  prix  des  applaudinemens  <jue 
3,  ie  vous  ai  prodigués  parmi  eux  :  c'eft 
55  vous  qui  me  rendez  le  féjour  de  mon 
3,  pays  infupportable  ;  c'efl  vous  qui  me 
55  ferez  mourir  en  terre  étrangère  ,  privé 
3,  de  toutes  les  confolations  des  mourans  , 
3j  &  ieté  pour  tout  honneur ,  dans  une 
35  voirie;  tandis  que  tous  les  honneurs 
5J  qu'un   hoinme   peut   attendre  ,    vous 


Livre     X.  179 

,5  accompagneront   dans   mon   pays.    Je- 
,5  vous  hais,  enfin,  puifque  vous  l'avez 
„  voulu  ;  mais  je  vous  hais   en    homme 
„  encore  plus   digne  de  vous  aimer  ,  li 
,-,  vous  l'aviez  voulu.  De  tous  les  fenti- 
„  mens    dont    mon   cœur   étoit   pénétré 
53  pour  vous  ,  il  ny  refte  que   l'admira- 
55  don  qu'on  ne  peut  refufer  à  votre  beau 
„  génie,  &  l'amour  de  vos  écrits.  Si  je 
„  ne  puis  honorer  en  vous  que  vos  talens , 
„  ce  n'eft  pas  ma  faute.  Je  ne  manquerai 
„  jamais  au  refped;  qui  leur   eft  dû,   ni 
^,  aux  procédés  que  ce  refpecT;  exige.  ,i^ 
•    Au  milieu  de  toutes  ces  petites  tracaf- 
ferics  littéraires,  qui  me  confirmoient  de 
plus  en  plus  dans  ma  réfolution  ,  je  reçus 
le    plus  grand    honneur  que    les    lettres 
m'aient  attiré  ,  Se  auquel  j'ai  été  le  plus 
fenfible ,  dans  la  vifite  que  M.  le  prince 
de  Conti  daigna  me  faire  par  deux  fois  , 
l'une  au  petit  château  ,  &  Pautre  à  Mont- 
Louis.  Il  choifit  même  toutes  les  deux  fois, 
le  temps  que  Mad.  de  Luxembourg  n*é- 
toit  pas  à  Montmorency,  afin  de  rendre 
plus  manifcfte  qu'il  n'y  venôit  que  pour 

M   ^ 


:8o    Les    Confessions. 

moi.  Je  n'ai  jamais  douté  que  je  ne  duOTtr 
les  premiefes  bontés  de  ce  prince  à  Mad. 
de  Luxembourg  &  à  M.  de  Boufflers  ;. 
mais  je  ne  doute  pas,  non  plus,  que  je 
ne  doive  à  fes  propres  fentimens  &  à  moi-- 
même, celles  dont  il  n'a  cefle  de  m'hono- 
ler  depuis  lors.  {*] 

Comme  mon  appartement  de  Mont- 
Louis  étoit  très -petit,  &  que  la  Situation 
du  donjon  étoit  charmante,  j'y  conduifi^ 
le  prince,  qui  pour  comble  de  grâces  ^ 
voulut  que  j'eufTe  l'honneur  de  faire  fa. 
partie  aux  échecs.  Je  favois  qu'il  gagnoit 
le  chevalier  de  Lorenzy  ,  qui  étoit  plus 
fort  que  moi.  Cependant  ,  malgré  les 
fignes  &  les  grimaces  du  chevalier  &  des 
affiftans,  que  je  ne  fis  pas  femblant  de 
voir  ,  je  gagnai  lès  deux  parties  que  nous 
jouâmes.  En  finiffant,  je  lui  dis  d'un  ton 
refpedueux,  mais  grave  ;  Monieigneur , 

(  *)  Remarquez  la  perfévérance  de  cette  aveu- 
gle &  ftupide  confiance  ,  au  milieu  de  tous  les 
traitemens  qui  dévoient  le  plus  m'en  défabufer. 
Elle  n'a  cefTé  qiae  depuis  mon  retour  à  Pwk  e» 
1770.  ^    - 


L  I  V  R  E      X.  iSl 

l'honore  trop  votre  altefTe  féréniflime, 
pour  ne  la  pas  gagner  toujours  aux  échecs. 
Ce  grand  prince ,  plein  d'efprit  &  de  lu- 
mière ,  &  fi  digne  de  n'être  pas  adulé ,  fen- 
tit  en  effet,  du  moins  je  le  penfe,  qu'il  n'y 
avoit  là  que  moi  qui  le  traitafTe  en  homme , 
&j'aî  tout  lieu  de  croire  qu'il  m'en  a  vrai- 
ment  fu  bon  gré. 

Quand  il  m'en  auroit  fu  mauvais  gré  , 
je  ne  mereprocherois  pas  de  n'avoir  voulu 
le  tromper  en  rien ,  &  je  n'ai  pas  affuré- 
ment  à  me  reprocher  non  plus,  d'avoir 
mal  répondu  dans  mon  cœur  à  fes  bontés  , 
mais  bien  d'y  avoir  répondu  quelquefois 
de  mauvaife  grâce ,  tandis  qu'il  mettoit 
lui-même  une  grâce  infinie  dans  la  ma- 
nière de  me  les  marquer.  Peu  de  jours 
après ,  il  me  fit  envoyer  un  panier  de  gi- 
bier ,  que  je  reçus  comme  je  devois.  A 
quelque  temps  de  là,  il  m'en  fit  envoyer 
un  autre  ;  &  l'un  de  fes  officiers  des  chaffes 
écrivit  par  fes  ordres,  que  c'étoit  de  la 
chafle  de  fon  altefTe,  &  du  gibier  tiré  de 
fa  propre  main.  Je  le  reçus  encore  ;  mais 
j'écrivis  à  Mad.  de  Boufflers  que  je  n'ei^ 

M    3 


382  Les  Confessions. 
recevrois  plus.  Cette  lettre  fut  générale- 
ment blâmée  ,  &  mérjtoitde  l'être.  Refufer 
des  préfens  en  gibier,  d'un  prince  du  fang , 
qui  de  plus  met  tant  d'honnêteté  dans 
.l'envoi,  ell  moins  la  délicateffe  d'un  hom- 
me fier  qui  veut  conferver  fon  indépen- 
dance, que  la  ruilicité  d'un  mal -appris 
qui  fe  méconnoît.  Je  n'aijamais  relu  cette 
lettre,  dans  mon  recueil,  fans  en  rougir, 
&  fans  me  reprocher  de  1  avoir  écrite. 
Mais  enfin ,  je  n'ai  pas  entrepris  mes  con- 
feffions  pour  taire  rnes  fottifes,  &  celle- 
là  me  révolte  trop,  moi-même  ,  pour  qu'il 
me  foit^permis  de  la  diffimuier. 
;,^^Sij.ç  ne  fis  pas  cd]Q  de  devenir  fon  rival , 
j[  s'en  fallut    peu  :  car    alors    IVIad.    de 

13,1 s  étoit  encore  .fa  raaîtrjeffe,  Scje. 

n'en  favois  rien.  Elle  me  venoit  voir  allez 
fouyent  avec  le  chevalier  de  Lorenzy. 
Elle  ét.oit  belle  oc jeune  encore;  elle  afiec- 
tojt  l'efprit  romain  ,,&moi  je  l'eus  toujours 
Tomanefque  ;  cela  fe  tenoit  d'affez  près. 
Je  faillis  me  prendre  ;  je,  crois  qu'elle  Je  vit  : 
le  chevalier  le  vit  a,ufïir;du  moins.il  m'en 
parla ,  &  de  manieFe.à  ne  pas  me  décou- 


Livre    X".  1^3 

iager.  Mais  pour  le  coup,  je  fus  fage,  & 
il  en  étoit  temps  à  cinquante  ans.  Plein 
de  la  le(jOn  que  je  venois  de  donner  aux 
barbons  dans  ma  lettre  à  d'Alerabert  , 
j'eus  honte  d'en  profiter  fi  mal  moi -même  ; 
d'ailleurs,  apprenant  ce  que  j'avois  igno- 
ré, ilauroit  fallu  que  la  tête  m'eût  tourné, 
pour  porter  fi  haut  mes  concurrences. 
Enfin  ,  mal    guéri   peut-être   encore  de 

ina  paflîon  pour  Mad.   d'H ,  je 

fentis  que  plus  nen  ne  la  j^ouvoit  rempla- 
cer dans  mon  cœur,  &je  lis  mes  adieux 
à  l'amour  pour  le  refte  de  ma  vie.  Au 
moment  où  j'écris  ceci,  je  viens  d'av'oir 
d'une  jeune  femme  ,  qui  avoit  fes  vues  , 
des  agaceries  bien  dangereufes  ,  &  avec 
des  yeux  bien  inquiétans  :  mais  fi  elle  a 
faitfemblant  d'oublier  mes  douze  luftres  , 
pour  moi ,  je  m'en  fuis  fouvenu.  Aprè> 
m'être  tiré  de  ce  pas  ,  je  ne  cranis  plus  dé- 
chûtes ,  &  je  réponds  de  moi  pour  le  refle 
de  mes  jours. 

Mad.  de   B s  s'étant  appert^u 

de  l'émotion  qu'elle  m'a\'Oit  donnée  ,  put: 
s'apperce\'oir  auiTi  que  jeu  avois  triom- 

]\I    4 


f^4  hEi  Confessions, 
jDhé.  Je  ne  fuis  ni  aiïez  fou ,  ni  aflez  vaîiî 
pour  croire  avoir  pu  lui  infpirer  du  goût 
à  mon  âge  ;  mais  fur  certains  propos 
qu'elle  tint  à  Thérefe ,  j'ai  cru  lui  avoir 
infpiré  delacuriofité  ;  fi  cela  eft ,  &  qu'elle 
ne  m'ait  pas  pardonné  cette  curiofité 
frullrée  ,  il  faut  avouer  que  j'étois  bieri 
né  pour  être  victime  de  mes  foibkiTes  , 
puifque  l'amour  vainqueur  me  fut  fi  fa- 
neffce ,  &  que  l'amour  vaincu  me  le  fut 
encore  plus. 

Ici  finit  le  recueil  des  lettres  qui  m'a 
fervi  de  guide  dans  ces  deux  livres.  Je  ne 
vais  plus  marcher  que  fur  la  trace  de  mes 
fouvenirs  :  mais  ils  font  tels  dans  cette 
cruelle  époque ,  &la  fofteimprefTîon  m'en 
cfl  fi  bien  reftée  ,  que  ,  perdu  dans  la  mer 
immenfe  de  mes  malheurs  ,  je  ne  puis  ou- 
blier les  détails  de  mon  premier  naufrage . 
quoique  fes  fuites  ne  m'offrent  plus  quf: 
4es  fouvenirs  confus.  Ainfi ,  je  puis  mar- 
cher dans  le  livre  fuivant,  avec  encore 
affez  d'affurance.  Si  je  vais  plus  loin  ,  ce 
ïie^eraplus  qu'en  tâtonnant, 


Les     Confessions.     185 
LIVRE     ONZIEME. 


a 


lU  O I  Q,U  E  la  Julie  ,  qui  depuis  long- 
temps étoit  fous  preffe  ,  ne  parût  point  en- 
core à  la  fin  de  1760  ,  elle  commençoit 
à  faire  grand  bruit.  JVIad.  de  Luxembourg 

en  avoit  parlé  à  la  cour  ,  Mad.  d'ff 

à  Paris.  Cette  dernière  avoit  même  obtenu 

de  moi  pour  St.  L t ,  la  permiffion  de 

la  faire  lire  en  manufcrit  au  roi  de  Polo- 
gne ,  qui  en  avoit  été  enchanté.  Duclos , 
•à  qui  je  l'avois  auffi  fait  lire  ,  en  avoit 
parlé  à  l'académie.  Tout  Paris  étoit  dans 
l'impatience  de  voir  ce  roman  ;  les  librai- 
res de  la  rue  St.  Jaques  &  celui  du  Palais- 
royal  étoient  afîiégés  de  gtns-  qui  en  de- 
mandoient  des  nouvelles.  Il  parut  enfin, 
&  fon  fuccès  ,  contre  l'ordinaire  ,  répon- 
dit à  l'empreffement  avec  lequel  il  avoit 
été  attendu.  Mad.  la  Dauphine  ,  qui  l'a- 
voit  lu  des  premières  ,  en  parla  à  M.  de 
Luxembourg ,  comme  d'un  ouvrage  ravif- 


i86    Les    Confessions. 

fan  t.  Les  fentimens  furent  partagés  chez 
les  gens  de  lettres  :  mais  dans  le  monde, 
il  n'y  eut  qu'un  avis  ;  &  les  femmes  fur- 
tout  s'enivrèrent  &  du  livre  &.  de  l'auteur , 
au  point  qu'il  y  en  avoit  peu  ,  même  dans 
les  hauts  rangs  ,  dontjC  n'eufTe  fait  la  con- 
quête ,  fi  je  l'avois  entrepris.  J'ai  de  cela 
des  preuves  que  je  ne  veux  pas  écrire  ,  & 
qui ,  fans  avoir  eu  befoin  de  l'expérience  , 
autorifent  mon  opinion.  Il  eft  fingulier 
que  ce  livre  ait  mieux  réuffi  en  France 
que  dans  le  refte  de  l'Europe  ,  quoique 
les  François  ,  hommes  &  femmes  ,  n'y 
foient  pas  fort  bien  traités.  Tout  au  con- 
traire de  mon  attente  ,  fon  moindre  fuccès 
fut  en  Suiffc  ,  &  fon  plus  grand  à  Paris. 
L'amitié  ,  l'amour,  la  vertu  regnent-ils 
donc  à  Paris  plus  qu'ailleurs  ?  Non  ,  fans 
doute  ;  mais  il  y  règne  encore  ce  fens  ex- 
quis qui  tranfporte  le  cœur  à  leur  image  , 
&.  qui  nous  fait  chérir  dans  les  autres,  les 
fentimens  purs  ,  tendres  ,  honnêtes,  que 
îious  n'avons  plus.  La  corruption  défor- 
mais efb  par-tout  la  même:  il  n'exifte  plus 
ni  mœurs  ,  ni  vertus  eu  Europe  ;  mais  s'il 


Livre    XL  ig;^ 

exille  encore  quelque  amour  pour  elles, 
c'eft  à  Paris  qu'on  doit  le  chercher.  (*) 
Il  faut ,  à  travers  tant  de  préjugés  &  de 
paflions  factices  ,  favoir  bien  analyfer  le 
cœur  humain  ,  pour  y  démêler  les  vrais 
fentimens  de  la  nature.  Il  faut  une  délica- 
teffe  de  taél  ,  qui  ne  s'acquiert  que  dans 
l'éducation  du  grand  monde  ,  pour  fen- 
tir  ,  fi  j'ofe  ainfi  dire  ,  les  finefies  de  cœur 
dont  cet  ouvrage  eft  rempli.  Je  mets  fans 
crainte  ,  fa  quatrième  partie  à  côté  de  la 
Princeffe  de  Cleves  ,  &  je  di:>  que  fi  ces 
deux  morceaux  n'euffent  été  lus  qu'en 
province,  onn'auroitjamaisienti  tout  leur 
prix.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  file  plus 
grand  fuccès  de  ce  livre  fut  à  la  cour.  Il 
abonde  en  traits  vifs  ,  mais  voilés  ,  qui 
doivent  y  plaire  ,  parce  qu'on  eft  plus 
exercé  à  les  pénétrer.  Il  faut  pourtant  ici 
diftinguer  encore.  Cette  leclure  n'eflaffu- 
rément  pas  propre  à  cette  forte  de  gens 
d'efprit  ,  qui  n'ont  que  de  la  rufe  ,  qui  ne 
font  fins  que  pour  pénétrer  le  mal  ,  &  qui 

(*)  .J'cctivois  ceci  ea  ï~6ç. 


i88    Les    Confessions. 

ne  voient  rien  du  tout,  où  il  n'y  a  que  du 
bien  à  voir.  Si ,  par  exemple  ,  la  Julie  eût 
été  publiée  en  certain  pays  que  je  penfe, 
je  fuis  fur  que  perfonne  n'en  eût  achevé 
la  leclure  ,  &  qu'elle  feroit  morte  en  naif- 
faut. 

J'ai  raffemblé  la  plupart  des  lettres  qui 
me  furent  écrites  fur  cet  ouvrage  ,  dans 
une  liafife  qui  eft  entre  les  mains  de  Mad. 
de  Nadaillac.  Si  jamais  ce  recueil  paroît, 
on  y  verra  des  chofes  bien  fingulieres  , 
&'une  oppofition  de  jugement  qui  montre 
c€  que  c'eft  que  d'avoir  à  faire  au  public. 
La  clîofe  qu'on  y  a  le  moins  vue  ,  &  qui 
en  fera  toujours  un  ouvrage  unique ,  eft 
la  limplicité  du  fujet  &  la  chaîne  de  l'inté- 
rêt qui  ,  concentré  entre  trois  perfonnes  , 
fe  foutient  durant  fix  volumes  ,  fans  épi- 
fode  ,  fans  aventure  romanefque  ,  fans 
méchanceté  d'aucune  efpece  ,  ni  dans  les 
perfonnages ,  ni  dans  les  aélions.  Dide- 
rot a  fait  de  grands  complimens  à  Ri- 
ch?.rdfon  ,  fur  la  prodigieufe  variété  de  fes 
tiibleaiix  &  fur  la  multitude  de  fes  perfon- 
uages.  Richardfon  a  ,  en  effet ,  le  mérite 


Livre     XL  ig^ 

de  les  avoir  tous  bien  caradlériféa  :  mais^ 
quant  à  leur  nombre ,  il  a  cela  de  commud 
avec  les  plus  infipides  romanciers  ,  qui 
fuppléent  à  la  ftériiité  de  leurs  idées,  k 
force  de  perfonnages  &  d'aventures.  Il  eft 
aifé  de  réveiller  l'attention,  en  préfentant 
inceflamment  &  des  événemens  inouis  & 
de  nouveaux  vifages  ,  qui  pafTent  comme 
les  figures  de  la  lanterne  magique  :  mais 
de  foutenir  toujours  cette  attention  fur  les 
mêmes  objets  ,  &  fans  aventures  m.^rveil- 
leufes  ,  cela  ,  certainement ,  eft  plus  diffi- 
cile ;  &  fi ,  toute  chofe  égafe  ,  la  fimplicité 
du  fujet  ajoute  h  la  beauté  de  l'ouvrage  ^ 
les  romans  de  Richardfon  ,  fupérieurs  erï 
tant  d'autres  chofes  ,  nefauroient,  fur  cec 
article  ,  entrer  en  parallèle  avec  le  mien. 
Il  eft  mort ,  cependant ,  je  le  fais  ,  &j'eî» 
fais  la  caufe  ;  mais  il  refTufcitera. 

Toute  ma  crainte  étoit ,  qu'à  force  de 
fimplicité  ,  ma  marche  ne  fût  ennuyeufe^ 
&  que  je  n'euffe  pu  nourrir  affez  l'intérêt , 
pour  le  foutenir  jufqu'au  bout.  Je  fus  raf' 
furé  par  un  fait  qui  ,  feul ,  m'a  plus  flatté 
que  tous  les  complimens  q^u'a  pu m'attireff 
cet  ouvrage. 


Ï90    Les     Confessions. 

Il  parut  au  commencement  du  carnaval. 
Un  colporteur  le  porta  à  Mad.  la  prin- 
ceffe  de  i'almont  (  "^  )  ,  un  jour  de  bal  de 
l'opéra.  Après  fouper ,  elle  fe  fit  habiller 
pour  y  aller  ,  Se  en  attendant  l'heure  ,  elle 
fe  mit  à  lire  le  nouveau  roman.  A  minuit, 
elle  ordonna  qu'on  mît  fes  chevaux  ,  & 
continua  de  lire.  On  vint  lui  dire  que  fes 
chevaux  étoient  mis  ;  elle  ne  répondit  rien. 
Ses  gens  ,  voyant  qu'elle  s'oublioit ,  vin- 
rent l'avertir  qu'il  étoit  deux  heures.  Rien 
ne  preffe  encore  ,  dit- elle,  en  lifant  tou- 
jours. Quelque  temps  après  ,  fa  montre» 
étant  arrêtée,  ellefonna  pour  favoir  quelle 
heure  il  étoit.  On  lui  dit  qu'il  étoit  quatre 
heures.  Cela  étant,  dit-elle,  il  eft  trop 
tard  pour  aller  au  bal  ;  qu'on  ôte  mes  che- 
vaux. Elle  fe  fit  déshabiller  ,  &  pafia  le 
relie  de  la  nuit  à  lire. 

Depuis  qu'on  me  raconta  ce  trait  ,  j'ai 
toujours  déliré  de  voir  Mad.  de  Talmont, 
non -feulement  pour  favoir  d'eHe-mème 

(*)  Ce  n'eft  pas  elle  ,  mais  une  autre  dame  , 
dont  j'ignore  le  nom. 


Livre     XL  191 

s'il  efl;  exaclement  vrai  ;  mais  aufïl  parce 
que  j'ai  toujours  cru  qu'on  ne  pouvoit 
prendre  un  intérêt  fi  vif  à  riiéloife  ,  fans 
iwoir  ce  fixieme  fens  ,  ce  fens  moral ,  dont 
Il  peu  de  cœurs  font  doués  ,  &  fans  lequel 
nul  ne  fauroit  entendre  le  mien. 

Ce  qui  me  rendit  les  femmes  Ci  favora- 
bles ,  fut  la  perfuafion  où  elles  furent  que 
j'avois  écrit  ma  propre  hifloire  ,  &.  que  j'é- 
tois  moi-même  le  héros  de  ce  roman.  Cette 
croyance  étoit  fi  bien  établie  ,  que  Mad. 

de  Polip-nac  écrivit  à  Mad.  de  V n  , 

pour  la  prier  de  m'engager  à  lui  laiffer 
voir  le  portrait  de  Julie.  Tout  le  monde 
étoit  perfuadé  qu'on  ne  pouvoit  expri- 
mer fi  vivement  des  fentimens  qu'on  n'au- 
roit  point  éprouvés  ,  ni  peindre  ainfi  les 
tranfports  de  l'amour  ,  que  d'après  fou 
propre  cœur.  En  cela  ,  l'on  avoit  raifon , 
&  il  eft  certain  que  j'écrivis  ce  roman  dans 
les  plus  brûlantes  extafes  ;  mais  on  fe 
trompoit ,  en  penfant  qu'il  avoit  fallu  des 
objets  réels  pour  les  produire  :  on  étoit 
loin  de  concevoir  à  quel  point  je  puis 
Hi'enfîammer  pour  de^  êtres  imaginaires. 


ig'i    Les     Confessions, 
Sans  quelques  réminifcences  de  jcunefTc' 

&  Mad.  d'H ,  les  amours  que  j'ai 

lentis  &  décrits  ,  n'auroient  été  qu'avec 
des  fyjphides.  Je  ne  voulus  ni  confirme!'' 
ni  détruire  une  erreur  qui  m'étoit  avanta- 
geufe.  On  peut  voir  dans  la  préface  en 
dialogue  ,  que  je  fis  imprimer  à  part ,  com- 
ment je  laiflai  là-defTus  le  public  en  fuf- 
pens.  Les  rigoriftes  difent  que  j'aurois  dit 
déclarer  la  vérité  tout  rondement.  Pouf 
moi ,  je  ne  vois  pas  ce  qui  m'y  pouv^oit 
obliger  ,  &  je  crois  qu'il  y  auroit  eu  plus 
de  bêtife  que  de  franchife  à  cette  déclara* 
tion  faite  fans  néceffité. 

A  peu  près  dans  le  même  temps  ,  parut' 
la  Paix  perpétuelle  ,  dont  l'année  précé-- 
dente  j'avois  cédé  le  manufcrit  à  un  cer- 
tain M.  de  Baftide  ,  auteur  d'un  journai- 
appelle  le  Monde  ,  dans  lequel  il  vouloit  ,■ 
bon  gré  malgré  ,  fourrer  tous  mes  manuf- 
erits.  Il  étoit  de  la  connoiffancc  de  l\ï. 
Duclos  ,  &  vint  ,  en  fon  nom  ,  me  prefTer 
de  lui  aîder  à  remplir  le  Monde.  II  avoic 
ouï  parler  de  la  Julie  ,  &  vouloit  que  j«r: 
îa  miiïe  dans  fon  journal:  il  vouloit  que 


L    ï  V  R    E      XL  ig^ 

j'y  mifle  l'Emile  ;  il  auroit  voulu  que  j'y 
mifie  le  Contrat  Social  ,  s'il  en  eût  foup- 
çonné  l'exiftence.  Enfin  ,  excédé  de  fes 
impoitunités  ,  je  pris  le  parti  de  lui  céder 
pour  douze  louis  ,  mon  extrait  de  la  Paix: 
perpétuelle.  Notre  accord  étoit,  qu'il  s'im- 
primeroit  dans  fou  journal  ;  mais  fi-tôt 
qu'il  fut  propriétaire  de  ce  manufcrit  ,  il 
jugea  à  propos  de  le  faire  imprimer  à  part , 
avec  quelques  retranchemens  que  le  cen- 
seur exigea.  C>u'eùt-ce  été ,  ù  j'y  avois joint 
mon  jugement  fur  cet  ouvrage ,  dont  très- 
heureufement  je  ne  parlai  point  à  M.  de 
Baflide  ,  &  qui  n'entra  point  dans  notre 
marché  !  Ce  jugement  efl  encore  en  ma- 
nufcrit parmi  mes  papiers.  Si  jamais  il  voit 
le  jour  ,  on  y  verra  combieui  les  plaifan- 
teries  &  le  ton  fuffifant  de  Voltaire  à  ce 
fujet ,  m'ont  dû  faire  rire  ,  moi  qui  voyois 
fi  bien  la  portée  de  ce  pauvre  homme 
dans  les  matières  politiques,  dont  il  fe  mê- 
loit  de  parler. 

Au    milieu   de  mes  fuccès  dans  le  pu- 
blic ,  &  de  la  .faveur  des  dames  ,  je  me 
fentois  déchoir  a  l'hôtel  de  Luxembourg, 
Tome  IV.  N 


î94  Les  Confessions. 
non  pas  auprès  de  M.  le  Maréchal ,  qui 
fembloit  même  redoubler  chaque  jour  de 
bontés  8c  d'amitiés  pour  moi  ,  mais  au- 
près de  Mad.  la  Maréchale.  Depuis  que 
je  n'avois  plus  rien  à  lui  lire  ,  fon  appar- 
tement m'étoit  moins  ouvert  ;  &  durant 
les  voyages  de  Montmorency  ,  quoique 
j'e  me  prcfentafife  afl'ez  exactement ,  je  ne 
]a  voyois  plus  guère  qu'à  table.  Ma  place 
n'y  étoit  même  plus  auiïi  marquée  ,  k 
côté  d'elle.  Comme  elle  ne  me  l'ofiroit 
plus  ,  qu'elle  me  parloit  peu  ,  &  que  je 
n'avois  pas  ,  non  plus  ,  grand  chofe  à  lui 
dire  ,  j'aimois  autant  prendre  une  autre 
place  ,  où  j'étois  plus  à  mon  aife  ,  fur-tout 
le  foir  ;  car  machinalement  je  prenois  peu 
à  peu  l'habitude  de  me  placer  plus  pj  es  de 
M.  le  Maréchal. 

A  propos  du  foir  ,  je  me  fouviens  d'a=> 
Voir  dit  que  je  ne  foupois  pas  au  château  , 
8c  cela  étoit  vrai  dans  le  commencement 
de  la  connoifiance  ;  mais  comme  M.  de 
Luxembourg  ne  dinoit  point  &  ne  fe  met- 
toit  pas  môme  à  table  ,  il  arriva  de  là, 
^u'au  bout  de  plufieurs  mois ,  Sç  déjà  très* 


Livre    XI.  ig^ 

familier  dans  la  maifon  ,  je  n'avois  encore 
jamais  mangé  avec  lui.  Il  eut  la  bonté 
d'en  faire  la  remarque.  Cela  me  détermina 
d'y  fouper  quelquefois,  quand  il  y  avoic 
peu  de  monde  ;  Se  je  m'en  trouvois  très- 
bien  ,  vu  qu'on  dinoit  prefque  en  l'air  ,  & 
comme  on  dit,  fur  le  bout  du  banc:  au 
lieu  que  le  fouper  étoit  très -long,  parcs 
qu'on  s'y  repofoit  avec  plailir,  au  retour 
d'une  longue  promenade  ;  très-bon  ,  parce 
que  M.  de  Luxembourg  étoit  gourmand; 
8c  très  -  agréable ,  parce  que  Mad.  de  Lu- 
xembourg en  faifoit  les  honneurs  à  char- 
mer. Sans  cette  explication  ,  Ton  enten- 
droit  difficilement  la  fin  d'une  lettre  de 
Ï\I.  de  Luxembourg  ,  (  liaffe  C  ,  W.  36.) 
où  il  me  dit  qu'il  fe  rappelle  avec  délices 
nos  prom.enades  ;  fur  -  tout ,  ajoute  - 1  -  il , 
quand  en  rentrant  les  foirs  dans  la  cour, 
nous  n'y  trouvions  point  de  traces  de 
roues  de  carrofiTes  ;  c'eft  que  ,  comme  ou 
palfoit  tous  les  matins  le  râteau  fur  le 
fable  delà  cour,  pour  effacer  les  ornières, 
je  jugeois  par  le  nombre  de  ces  traces  ,  di* 
monde  qui  étoit furveuu  dans  l'après-midi, 

N   z 


19^    Les    Confessions. 

Cette  année  1761  mit  le  comble  aux 
pertes continiiellcsque fit  ce  bon feigneur , 
depuis  que  j'avois  l'honneur  de  le  voir: 
comme  fi  les  maux  que  me  préparoit  la  def- 
tinée  ,  eufTent  dû  commencer  par  l'homme 
pour  qui  j'avois  le  plus  d'attachement  & 
qui  en  étoit  le  plus  digne.  La  première 
année  ,  il  perdit  fa  fœur ,  Mad.  la  ducheffe 
de  Villeroy  ;  la  féconde,  il  perdit  fa  fille, 
Mad.  laprincelTedeRobeck  ;latroirieme  , 
il  perdit  dans  le  duc  de  Montmorency  , 
fon  fils  unique  ,  &  dans  îe  comte  de  Lu- 
xembourg fon  petit-fils ,  ]qs  feuls  &  der- 
niers foutiens  de  fa  branche  &  de  fon 
nom.  Il  fupporta  toutes  ces  pertes  avec  un 
courage  apparent;  mais  fon  cœur  ne  cefTa 
de  faigner  en-dedans ,  tout  le  refte  de  fa 
vie  ,  &  fa  fanté  ne  fit  plus  que  décliner. 
La  mort  imprévue  &  tragique  de  fon  fils 
dut  lui  être  d'autant  plus  fenfible  ,  qu'elle 
arriva  précifément  au  moment  où  le  roi 
Venoit  de  lui  accorder  pour  fon  fils  ,  8<:  de 
lui  promettre  pour  fon  petit-nls,  la  furvi- 
"t'ance  de  fa  charge  de  capitaine  des  Gar- 
des-du -corps.  Il  eut  la  douleur  de  voir 


Livre    XI.  197 

6*étemdre  peu  à  peu  ,  ce  dernier  enfant  de 
la  plus  grande  efpérance  ,  8z  cela  par  l'a- 
veugle confiance  de  la  mère  au  médecia  , 
qui  fit  périr  ce  pauvre  enfant  d'inanition  , 
avec  des  médecines  pour  toute  nourriture. 
Hélas  !  fi  j'en  euffe  été  cru  ,  le  grand-perç 
&  le  petit -fils  feroient  tous  deux  encore 
en  vie.  Que  ne  dis-je  point  ,  que  n'écri- 
vis-je  point  à  M.  le  Maréchal ,  que  de  re- 
préfentations  ne  fis -je  point  à  Mad.  de 
Montmorency  ,  fur  le  régime  plus  qu'auf- 
tere  que  ,  fur  la  foi  de  fon  médecin  ,  elle 
faifoit  obferver  à  fon  fils  !  Mad.  de  Lu- 
xembourg ,  qui  penfoit  comme  moi ,  ne 
vouloit  point  ufurper  l'autorité  de  la  mère  ; 
IVL  de  Luxembourg ,  homme  doux  &  foi- 
ble  ,  n'aimoit  point  à  contrarier.  IVIad.  de 
Montmorency  avoit  dans  B....U  une  foi, 
dont  fon  fils  finit  par  être  la  viélime.  Que 
ce  pauvre  enfant  étoit  aife,  quand  ilpou- 
voit  obtenir  la  permiffion  de  venir  à  Mont- 
Louis  avec  Mad.  de  Boufiîers ,  demander 
à  goûter  à  Thérefe  ,  &  mettre  quelque 
aliment  dans  fon  eftomac  affamé  !  Com- 
bien je  déplorois  en  moi-même  les  miferes 

N    ^ 


Î98  Les  Confessions. 
de  la  grandeur,  quand  je  voyois  cet  uni- 
que héritier  d'un  fi  grand  bien  ,  d'un  d 
grand  nom  ,  de  tant  de  titres  &  de  digni- 
tés ,  dévorer  avec  l'avidité  d'un  mendiant, 
un  pauvre  petit  morceau  de  pain  !  Enfin, 
j'eus  beau  dire  &  beau  faire  ,  le  médecin 
triompha  ,  Se  l'enfant  mourut  de  faim. 

La  même  confiance  aux  charlatans ,  qui 
fit  périr  le  petit-fils,  creufa  le  tombeau 
du  grand -père  ,  &  il  s'y  joignit  de  plus  la 
pufillanimité  de  vouloir  fe  diffimuler  les 
infirmités  de  l'âge.  M.  de  Luxembourg 
avoit  eu  par  intervalles  ,  quelque  douleur 
au  gros  doigt  du  pied  ;  il  en  eut  une 
atteinte  à  Montmorency ,  qui  lui  donna 
de  l'infomnie  &  un  peu  de  fièvre.  J'ofai 
prononcer  le  mot  de  goutte  ;  Mad.  de 
Luxembourg  me  tança.  Le  valet- de- 
chambre  chirurgien  de  M.  le  Maréchal 
foutint  que  ce  n'étoit  pas  la  goutte  ,  &  fe 
init  à  panfer  la  partie  fouffrante  avec  du 
baume  tranquille.  Malheureufement ,  la 
douleur  fe  calma;  &  quand  tllo:  revint, 
on  ne  manqua  pas  d'employer  le  même 
remède    qui  l'avoit  calmée  ;   la  conftitu- 


Livre    XI.  jg^ 

tiion  s'altéra,  les  maux  augmentèrent,  Sc 
l^s  remèdes  en  même  raifon.  IVIad.  de 
Luxembourg  ,  qui  vit  bien  enfin  que 
c'étoit  la  goutte ,  s'oppofa  à  cet  infenfé 
traitement.  On  fe  cacha  d'elle ,  &  M.  de 
Luxembourg  pe'rit  par  fa  faute  ,  au  bout 
de  quelques  années  ,  pour  avoir  voulu 
s'obfiiner  à  guérir.  Mais  u'anticipans  point 
de  n  loin  fur  les  malheurs  :  combien  j'eri 
ai  d'autres  à  narrer  avant  celui-là! 

Il  eft  fingulier  avec  quelle  fatalité  toiic 
ce  que  je  pouvois  dire  &  faire ,  fembloit 
fait  pour  déplaire  àMad.  de  Luxembourg, 
lors  même  que  j'avois  le  plus  à  cœur  dç 
conferver  fa  bienveillance.  Les  affliclions 
que  M.  de  Luxembourg  éprouvoit  coup 
fur  coup,  ne  faifoient  que  m'attacher  à 
lui  davantage  ,  &  par  conféquent  à  IMad, 
de  Luxembourg  :  car  ils  m'ont  toujours 
paru  fi  Hncérement  unis,  que  \qs  fenti- 
mens  qu'on  avoit  pour  l'un  ,  s'étendoient 
néceffairement  à  l'autre.  J\I.  Je  Maréchal 
vieilliflbit.  Son  aiïiduité  à  la  cour,  les 
foins  qu'elle  entraînoit,  les  chaffes  conti- 
nuelles ,  la  fdtigue  ,  fur  -  tout ,  du  fetvicc 

N     4, 


200  Les  Confessions. 
durant  fon  quartier,  auroient  demande 
la  vigueur  d'un  jeune  homme ,  &  je  ne 
-Voyois  plus  rien  qui  pût  foutenir  la  fiennc 
dans  cette  carrière.  Puifque  fes  dignités 
dévoient  être  difperfées  ,  &  fon  nom  éteint 
après  lui,  peu  lui  importoit  de  continuer 
une  vie  laborieufe,  dont  l'objet  principal 
avoit  été  de  ménager  la  faveur  du  prince 
à  fes  enfans.  Un  jour  que  nous  n'étions 
que  nous  trois ,  &  qu'il  fe  plaignoit  des 
fatigues  de  la  cour ,  en  homme  que  fes 
pertes  avoient  découragé  ,  j'ofai  lui  par- 
ler de  retraite  ,  &  lui  donner  le  confeil  que 
Cyneas  donnoit  à  Pyrrhus.  Il  foupira  ,  & 
ne  répondit  pas  décifivemcnt.  Mais  au 
premier  moment  où  Mad.  de  Luxem- 
bourg me  vit  en  particulier ,  elle  me  relan- 
ça vivement  fur  ce  confeil  ,  qui  me  parut 
l'avoir  alarmée.  Elle  ajouta  une  chofe 
dont  je  fentis  la  jufteOTe  ,  &  qui  me  fit  re- 
noncer à  retoucherjamaislamême  corde  : 
c'eft  que  la  longue  habitude  de  vivre  à 
ïa  cour  ,  devenoit  un  vrai  befoin  ,  que 
c'étoit  même  en  ce  moment  une  diflipation 
pour  M.  de  Luxembourg,  &   que  la  re- 


L    I   V   R    E      XI.  20  ï 

traite  que  je  lui  confeillois ,  feroit  moins  un 
repos  pour  lui  qu'un  exil ,  où  l'oifiveté , 
î'ennui  ,  la  trifteiïe  acheveroient  bien- 
tôt de  le  confumer.  Quoiqu'elle  dût  voir 
qu'elle  m'avoit  perfuadé  ,  quoiqu'elle  dût 
compter  fur  la  promeffe  que  je  lui  fis  6c 
que  je  lui  tins,  elle  ne  parut  jamais  bien 
tranquillifée  à  cet  égard  ,  &je  me  fuis  rap- 
pelle que  depuis  lors,  mes  tête-à-tête 
avec  INT.  le  IVIaréchal  avoient  été  plus 
raies  &  prefque  toujours  interrompus. 

Tandis  que  ma  balourdife  &  mon  gui- 
gnon  m,e  nuifoient  ainfi  de  concert  auprès 
fl'elle,  les  gens  qu'elle  voyoit  &  qu'elle  ai- 
moit  le  plus ,  ne  m  y  fervoient  pas.  L'abbé 

de    B s    fur -tout ,  ]eune  homme 

aufïi  brillant  qu'il  foit  poffible  de  l'être , 
ne  me  parut  jamais  bien  difpofé  pour  moi; 
^^  non -feulement  il  eftle  feul  delafociété 
de  Mad.  la  Maréchale  ,  qui  ne  m'ait  ja- 
mais marqué  la  moindre  attention  ,  mais 
j'ai  cru  m'appercevoir  qu'à  tous  les  voya- 
ges qu'il  fit  à  Montmorency,  je  perdois 
quelque  chofe  auprès  d'elle  ;  &  il  eft  vrai 
que,   fans  m.êm.c  quM  le  voulût,  c'étoit 


202  Les  Confessions.' 
affez  de  fa  feule  préfence  :  tant  la  grâce  & 
le  fel  de  fes  gentilleffes  appefantififoient  en- 
core mes  lourds  fpropojtti.  Les  deux  pre- 
mières années,  il  n'étoitprefque  pas  venu 
à  IMontmorency  ;  &  par  l'indulgence  de 
JVlad.  la  Maréchale,  je  m'étois  pafTable- 
ment  fcutenu  :  mais  fi-tôt  qu'il  parut  un 
peu  de  fuite  ,  je  fus  écrafé  fans  retour. 
J'aurois  voulu  me  réfugier  fous  fon  aile  , 
&  faire  enforte  qu'il  me  prît  en  amitié  ; 
mais  la  même  maufiaderie  qui  me  faifoit 
im  befoin  de  lui  plaire ,  m'empêcha  d'y 
réuflir  ;  &  ce  que  je  fis  pour  cela  mal-adroi- 
tement, acheva  de  me  perdre  auprès  de 
I\Iad.  la  Maréchale ,  fans  m'être  utile 
auprès  de  lui.  Avec  autant  d'cfprit  il  eût 
pu  réuflir  à  tout;  mais  l'impoITibilité  de 
s'appliquer,  &  le  goût  de  la  diiîipation , 
ne  lui  ont  permis  d'acquérir  que  des 
demi-talens  en  tout  genre.  En  revanche 
il  en  a  beaucoup  ,  &  ceft  tout  ce  qu'il  faut 
dans  le  grand  monde  ,  où  il  veut  briller, 
II  fait  très-bien  de  petits  vers,  écrit  très- 
bien  de  petites  lettres  ,  va  jouaillant  un 
peu  du  ciftre  ,  &  barbouillant  un  peu  de 


Livre     XL  203 

peinture  au  pafle].  Il  s'avifa  de  vouloir 
faire  le  portrait  de  I\Iad.  de  Luxembourg; 
ce  portrait  étoit  horrible.  Elle  prétendoit 
qu'il  ne  lui  reffembloit  point  du  tout,  & 
cela  étoit  vrai.  Le  traître  d'abbé  me  con- 
fulta  ;  &  moi,  comme  un  lot  &  comme 
un  menteur,  je  dis  que  le  portrait reflem- 
bloit.  Je  voulois  cajoler  l'abbé  ;  mais  je 
ne  cajolois  pas  Mad.  la  Maréchale ,  qui 
mit  ce  trait  fur  fes  regiftres  :  &  l'abbé 
ayant  fait  fon  coup  ,  fe  moqua  de  moi. 
J'appris  par  ce  fucc-ès  de  mon  tardif  coup 
d'effai ,  à  ne  plus  me  mêler  de  vouloir 
flagorner  &  flatter  malgré  Minerve. 

Mon  talent  étoit  de  dire  aux  hommes 
des  vérités  utiles,  mais  dures  ,  avec  adez 
d'énergie  &  de  courage  ;  il  falloit  m'y 
tenir.  Je  n'étois  pomt  né  ,  je  ne  dis  pas 
pour  flatter  ,  mais  pour  louer.  La  mal- 
adrefife  des  louanges  que  j'ai  voulu  don- 
ner, m'a  fait  plus  de  mal  quel'àpretédemcs 
cenfures.  J'en  ai  à  citer  ici  un  exemple  fi 
terrible,  que  fes  fuites  ont  non -feulement 
fait  ma  deftinée  pour  le  refte  de  ma  vie  , 
mais  décideront  peut-être  de  ma  réputa- 
tion dans  toute  la  pouérité. 


204    Les     Confessions. 

Durant  les  voyages  de  Montmorency," 
M.  de  Choifeul  venolt  quelquefois  fou-r 
per  au  château.  Il  y  vint  un  jour  que  j'en 
fortois.  On  parla  de  moi  :  M.  de  Luxem- 
bourg lui  conca  mon  hiftoire  de  Venife 

avec  M.  de  M M.  de  Choifeul  dit 

que  c'étoit  dommage  que  j'euffe  aban- 
donné cette  carrière  ,  &  que  fi  j'y  voulois 
rentrer  ,  il  ne  demandoit  pas  mieux  que 
de  m'occuper.  M.  de  Luxembourg  me 
redit  cela  ;  j'y  fus  d'autant  plus  fenfible, 
que  ie  n'étois  pas  accoutumé  d'être  gâté 
p?.r  les  miniflres  ;  &  il  n'eft  pas  fur  que  , 
malgré  mes  réfolutions ,  fi  ma  limté  m'eût 
permis  d'y  fonger  ,  j'euffe  évité  d'en  faire 
de  nouveau  la  folie.  L'ambition  n'eut  ja- 
mais chez  moi,  que  les  courts  intervalles 
où  toute  autre  paffion  me  laiffoit  libre; 
mais  un  de  ces  intervalles  eût  fuffi  pour 
me  rengager.  Cette  bonne  intention  de 
IVI.  de  Choifeul  m'afi'edionnant  à  lui , 
accrut  l'eftime  que  ,  fur  quelques  opéra- 
tions de  fon  miniftere  ,  j'avois  conçue 
pour  fes  talens  ;  &  le  paéle  de  famille  en 
particulier ,  me  parut  annoncer  un  homme 


Livre    XI.  205 

d'état  du  premier  ordre.  Il  gagnoit  encore 
dans  mon  efprit ,  au  peu  de  cas  que  je  fai- 
fois  de  fes  prédéceffeLirs  ,  fans  excepter 
Mad.  de  P.......r ,  que  je  regardois  comme 

une  façon  de  premier  miniftre  ;  &  quand 
le  bruit  courut  que  ,  d'elle  ou  de  lui ,  l'un 
des  deux  exptilferoit  l'autre  ,  je  crus  faire 
des  vœux  pour  la  gloire  de  la  France  , 
en  en  faifant  pour  que  M.  de  Choifeul 
triomphât.  Je  m'étois  fenti  de  tout  temps 

pour  Mad.  de  P r  ,  de  l'antipathie , 

même  quand  avant  fa  fortune  ,  je'  l'avoij 
vue  chez  Mad.  de  la  Popliniere,  portant 

encore  le  nom  de  Mad.  d'E s.  Depuis 

lors  ,  j'avois  été  mécontent  de  fon  filence 
au  fujet  de  Diderot ,  &  de  tous  fes  procé- 
dés par  rapport  à  moi  ,  tant  au  fujet  des 
Fêtes  de  Ramire  &  des  Mufes  galantes , 
qu'au  fujet  du  Devin  du  village  ,  qui  né 
iïi'avoitvalu  dans  aucun  genre  de  produit, 
des  avantages  proportionnés  à  fe';  fuccès; 
&  dans  toutes  les  occafions ,  je  l'avois  tou^ 
jours  trouvé  très -peu  difpofee  à  m'obli- 
ger  :  ce  qui  n'empêcha  pis  le  chevaher 
de  Lorenzy  de  me  propofer  de  faire  quel- 


2o6  Les  Confessions. 
que  chofe  à  la  louange  de  cette  dame  ,  en 
n^'iniinuantquc  cela  pourroit  m'être  utile. 
Cette  propoiitioii  m'indigna d'autantplus, 
que  je  vis  bien  qu'il  ne  la  faifoit  pas  de 
fon  chef;  fâchant  que  cet  homme  ,  nul  par 
lui-même  ,  ne  penfe  &  n'agit  que  par  l'im- 
puliion  d'autrui.  Je  fais  trop  peu  me  con- 
traindre ,  pour  avoir  pu  lui  cacher  mon  dé- 
dain pour  fa  propofition  ,  ni  à  perfonne 
mon  peu  de  penchant  pour  la  favorite; 
elle  le  connoiffoit ,  j'en  étois  fur  ,  &  tout 
cela  mêloit  mon  intérêt  propre  à  mon  in- 
clination naturelle,  dans  les  vœux  que  je 
faifois  pour  M.  de  Choifeul.  Prévenu 
d'eftime  pour  fes  talens  ,  qui  étoient  tout 
ce  que  je  connoifTois  de  lui  ,  plein  de  re- 
ponnciffance  pour  fa  bonne  volonté  ,  igno- 
rant d'ailleurs  totalement  dans  ma  retraite 
fes  goûts  &  fa  manière  de  vivre  ,  je  le  re- 
gardois d'avance  comme  le  vengeur  du 
public  &  le  mien  ;  omettant  alors  la  der- 
nière main  au  Contrat  Social ,  j'y  marquai , 
dans  un  feul  trait ,  ce  que  je  penfois  des 
précédens  minifteres,  &  de  celui  qui  corn- 
jmençoit  à  les  éclipfer.  Je  manquai ,  d:\^s 


Livre    XI.  2,oj 

cette  occafion  ,  à  ma  plus  con liante  ma- 
xime ;  &  de  plus  ,  je  ne  fongeai  pas  que  , 
quand  on  veut  louer  &  blâmer  fortement 
dans  un  même  article,  fans  nommer  les 
gens  ,  il  faut  tellement  approprier  \x 
louange  à  ceux  qu'elle  regarde  ,  que  le 
plus  ombrageux  amour-propre  nepuiiTey 
trouver  de  qui-pro-quo.  J'étois  ià-deffus 
dans  une  fi  folle  fécurité  ,  qu'il  ne  me  vint 
pas  même  à  l'efprit  que  quelqu'un  pût 
prendre  le  change.  On  verra  bientôt  (i 
j'eus  raifon. 

Une  de  mes  chances  étoit  ,  d'avoir 
toujours  dans  mes  liaifons ,  des  femmes 
auteurs.  Je  croyoïs  au  moins  parmi  les 
grands  éviter  cette  chance.  Point  du  tout  : 
elle  m'y  fuivit  encore.  IMad.  de  Luxem* 
bourg  ne  fut  pourtant  jamais  ,  que  je  fâche, 
atteinte  de  cette   manie  ;  mais   IVIad.  la 

GomtefTe  de  B s  le  fut.  Elle  fit  une 

tragédie  en  profe  ,  qui  fut  d'abord  lue  > 
promenée  &  prônée  dans  la  fociété  de 
M.  le  prince  de  Conti,  &  fur  laquelle  , 
non  contente  de  tant  d'éloges  ,  elle  voulut 
aufli  roe  confulter ,  pour  a\  oir  le  nùeii. 


2fo8  Les  Confessions. 
Elle  l'eut ,  mais  modéré  ,  tel  que  le  mcrî- 
toit  l'ouvrage.  Elle  eut  de  plus  l'avertifTe- 
ment  que  je  crus  lui  devoir,  que  fa  pièce  , 
intitulée  tEfdave  généreux ,  avoit  un  tpès- 
grand  rapport  à  une  pièce  angloife  ,  alFez 
peu  connue,  mais  pourtant  traduite,  inti- 
tulée  Oroonoko.    Mad.    de  B s  m» 

remercia  de  l'avis  ,  en  m'afTurant  toutefois- 
que  fa  piecp  ne  reffembloit  point  du  tout 
à  l'autre.  Je  n'ai  jamais  parlé  de  ce  plagiat 
à  perfonne  au  monde  qu  à  elle  feule  ,  & 
cela  pour  remphr  un  devoir  qu'elle  m'avoïc 
impofé  ;  cela  ne  m'a  pas  empêché  de  me 
rappeller  fouvent  depuis  lors ,  le  fort  de 
celui  que  remplit  Gil  -  Blas  près  de  l'ar- 
chevêque prédicateur. 

Outre  l'abbé  de  B s  ,  qui  ne 

jn'aimoit  pas  ,  outre  Mad.  de  B s , 

auprès  de  laquelle  j'avois  des  torts  que 
jamais  les  femmes  ni  les  auteurs  ne  par- 
donnent ,  tous  les  autres  amis  de  Mad.  la 
Maréchale  m'ont  toujours  paru  peu  dif- 
pofés  à  être  des  miens  ,  entr'autres  M,  le 
préfident  Hénault  ,  lequel ,  enrôlé  parmi 
les  auteurs  ,  n'étoit  pas  exempt  de  leurs 

défauts  ; 


Livre     XI.  209 

âéfauts  ;  entr'autres  auffi ,  Mad.  du  Def- 
fand  &  Mlle,  de  Lerpinafte ,  toutes  deux 
en  grande  liaifon  avec  Voltaire  ,  &  intimes 
amies  de  d'Alembert ,  avec  lequel  la  der- 
nière a  même  fini  par  vivre,  s'entend  en 
tout  bien,&  en  touc  honneur;  &  ecla  ne 
peut  même  s'entendre  autrement,  j'avois 
d'abord  commencé  par  m'intérefTer  fort 
à  IVIad.  du  DeiFand ,  que  la  perte  de  f«s 
yeux  faifoit  aux  miens  un  objet  de  com- 
mifération  :  mais  fa  manière  de  vivre ,  fi. 
contraire  à  la  mienne,  que  l'heure  du  lever 
de  l'un  étoit  prefque  celle  du  coucher 
de  l'autre  ,  fa  paJRaon  fans  bornes  pour 
le  petit  bel-efprit,  l'importance  qu'elle 
donnoit ,  foit  en  bien  ,  foit  en  mal,  aux 
moindres  torche  -  culs  qui  paroilioient,  le 
defpotifme  &  l'emportement  de  fes  ora- 
cles ,  fon  engouement  outré  pour  ou  contre 
toutes  chofes ,  qui  ne  lui  permettoit  de 
parler  de  rien  qu'avec  des  convulfions  , 
fes  préjugés  incroyables  ,  fon  invincible 
obftination  ,  l'enthoufiafme  de  déraifon 
où  la  portoit  l'opiniâtreté  de  fes  jugemens 
paffionnés  ;  tout  cela  me  rebuta  bientôt: 
Tome  IV.  O 


^To  Les  Confessions. 
des  foins  que  je  vonlois  lui  rendre.  Je  la. 
négligeai  ;  elle  s'en  apperçut  :  c'en  lut 
afiez  pour  la  mettre  en  fureur;  &  quoi- 
que je  fentiffe  aflez  combien  une  femme 
de  ce  caradere  pouvoit  être  k  craindre  , 
j'aimai  mieux  encore  m'expofer  au  fléau 
de  fa  haine  qu'à  celui  de  fon  amitié. 

Ce  n'^étoitpas  afTez  d'avoir  fi  peu  d'amis 
dans  la  fociété  de  Mad.  de  Luxembourg , 
fi  je  n'avois  des  ennemis  dans  fa  famille. 
Je  n'en  eus  qu'un  ,  mais  qui ,  par  la  pofition 
oij  je  me  trou\'e  aujourd'hui ,  en  vaut  cent. 
Ce  n'étoit  affurément  pas  M.  le  duc  de 
Villeroy  fon  frère;  car  ,  non-feulement 
il  m'étoitvenu  voir  ,  mais  il  m'avoit  invité 
plufieurs  fois  d'aller  à  Villeroy  ;  &  comme 
j'avois  répondu  à  cette  invitation  avec 
autant  de  refpecl&  d'honnêteté  qu'il  m'a- 
voit été  poffible  ,  partant  de  cette  réponfe 
Vague  comme  d'un  confentement,  il  avoit 
arrangé  avec  M.  &  Mad.  de  Luxembourg 
un  voyage  d'une  quinzaine  de  jours ,  dont 
je  devois  être  ,  &  qui  me  fut  propofé. 
Comme  les  foins  qu'exigeoit  mafanté,  ne 
îïie  permettoient  pas  alors  de  me  déplacer 


Livré     XÎ.  si! 

{mis  rifqiie  ,  je  priai  M.  de  Luxembourg 
de   vouloir  bien  me  dv^gager.    On   peut 
Voir  par  fa  réponfe  ,  (  lialFe  D,  N°.  3.  ) 
que  cela  fe  fit  de  la  meilleure  grâce  du 
m.onde,  &  M.  le  duc  de  Vilieroy  ne  m'en 
témoigna  pas  moins  de  bonté  qu'aupara- 
vant. Son  neveu  &  fou  héritier,  le  jeune 
marquis  de  Villeroy  ,   ne  participa  pas  à 
la  bienveillance  dont  m'honôroit  fon  on- 
cle, ni  auffi  ,  ie  Tavoue  ,  au  refpect  que 
j'avois  pour  lui.  Ses  airs   éveatcs  me  le 
rendirent  infupportable  ,  &  mon  air  froid 
m'attira  fon  averfion.  Il  fît  même,  un  foiif 
à  table  ,  une  incartade  ,  dont  je  me  tirât 
mal,  parce  que  ]e  fnis  bête,  fans  aucune 
préfence  d'efprit ,  &  que  la  colère ,  au  lieU 
d'aiguifer  le  peu  que  j'en    ai ,  me  l'ote. 
J'avois  un  chien  qu'on  m'a^'oit  donné  tout 
jeune  ,  prefqu'à  mon  arrivée  à  l'Hermf- 
tage ,  (^c  que  j'avois  alors  appelle  Df^c.  Ge 
chien  ,  non  beau  ,  mais  raie  en  fon  efpéfce^ 
duquel  i'avois  fait  mon  compagnon ,  mon 
ami ,  &  qui  certainement  méritoit  mieux; 
ce  titre  que  la  plupart  de  ceux  qui  l'ont 
pus ,  étoit  devenu  célèbre  au  château  de 

O    3 


aT2  Les  Conpessîons. 
Montmorency,  par  fon  naturel  aimant-, 
fenfible  ,  &  par  l'attachement  que  nous 
avions  l'un  pour  l'autre  ;  mais  par  une  pu^ 
fillanimité  fort  fotte  ,  j'avois  changé  fou 
nom  en  celui  de  Turc^  comme  s'il  n'y  avoit 
pas  des  multitudes  de  chiens  qui  s'appel- 
lent J/ar^raj ,  fans  qu'aucun  marquis  s'en 
fâche.  Le  marquis  de  Villeroy  ,  qui  fut  ce 
changement  de  nom ,  me  pouffa  tellement 
là--deffus,  que  je  fus  obligé  de  conter  en 
pleine  table  ce  que  j'avois  fait.  Ce  qu'il 
y  avoit  d'oifenfiint  pour  le  nom  de  duc  , 
dans  cette  hiftoire,  n'étoit  pas  tant  de  le 
lui  avoir  donné ,  que  de  le  lui  avoir  ôté. 
Le  pis  fut ,  qu'il  y  avoit  là  plufieurs  ducs  ; 
IVI.  de  Luxembourg  l'étoit,  fon  ^h  l'étoit. 
Le  marquis  de  Villeroy ,  fait  pour  le  de- 
venir, &  qui  l'eft  aujourd'hui ,  jouit  avec 
une  cruelle  joie ,.  de  l'embarras  où  il  m'a- 
voit  mis  ,  &  de  l'effet  qu'avoit  produit  cet 
embarras.  On  m'affura  le  lendemain,  que 
fa,  tante  l'avoit  très -vivement  tancé  là- 
deffus  ;  &  l'on  peut  juger  fi  cette  répri- 
mande ,  en  la  fuppofant  réelle  ,  a  dû  beau- 
coup raccommoder  mes  affaires  auprès  de 
lui. 


Livre    XÎ.  213 

Je  n'avois  pour  appui  contre  tout  cela , 
•tant  à  l'hôtel  de  Luxembourg  qu'au  Tem- 
ple ,  que  le  feul  chevalier  de  Lorenzy, 
qui  fit  profefTioii  d'être  mon  ami  ;  mais 
il  l'étoit  encore  plus  de   d'Alembert ,  à 
l'ombre  duquel  il  paflbit  chez  les  femmes 
pour  un  grand  géomètre.  Il  étoit  d'ailleurs 
Je  figisbée,  ou  plutôt  le  complaifant  de 
I\lad.  la  comteffe  de  B s  ,  très- 
amie  elle  -  même   de  d'Alembert  ,   &  le 
chevalier  de  Lorenzy  n'avoit  d'exiftence 
&  ne  penfoit  que  par  elle.  Ainfi ,  loin  que 
j'eufTe  au -dehors  quelque  contrepoids  à 
mon  ineptie,  pour  me  foutenir  auprès  de 
IVIad.  de  Luxembourg ,  tout  ce  qui  l'ap- 
prochoit  fembloit  concourir  à  me  nuire 
dans  fon efprit.  Cependant,  outre  l'Emile 
dont  elle  avoit  voulu  fe  charger,  elle  me 
donna  dans  le   même  temps ,  une   autre 
marque  d'intérêt  &  de  bienveillance ,  qui 
me  fit  croire  que  ,  même  en  s'ennuyant  de 
moi  ,  elle  me  confervoit  &  me  conferve- 
roit  toujours  l'amitié  qu'elle  m'avoit  tant 
d€  fois  promife  pour  toute  la  vie. 

$i  -  tôt'quej'avois  cru  pouvoir  compter 

O    3 


î?ï4  Les  Confessions. 
fur  ce  fentimcnt  de  fa  part,  j'avois  com» 
mencé  par  foulager  mon  cœur  auprès 
d'elle  ,  de  Taveu  de  toutes  mes  fautes  ; 
ayant  pour  maxime  inviolable ,  avec  mes 
amis  ,  de  me  montrer  à  leurs  yeux  exaéle- 
inent  tel  que  je  fuis  ,  ni  meilleur ,  ni  pire. 
Je  lui  avois  déclaré  mes  liaifons  avec  Tlié^ 
refe,  &  tout  ce  qui  en  avoit  réfulté,  fans 
omettre  de  quelle  façon  j'avois  difpofé  de 
mes  enfans.  Elle  avoit  reçu  mes  confef- 
fions  très  -  bien  ,  trop  bien  même  ,  en 
m'épargnant  les  eenfures  que  je  mjéritois; 
&  ce  qui  m'émut  fur -tout  vivement,  fut 
de  voir  les  bontés  qu'elle  prodiguoit  à 
Thérefe  ,  lui  faifant  de  petits  cadeaux, 
l'envoyant  chercher,  l'exhortanttà  l'aller 
voir  ,  la  recevant  avec  cent  careffes  ,  & 
l'embrafTant  très-fouvent  devant  tout  le 
inonde.  Cette  pauvre  fille  étoit  dans  des 
tranfports  de  joie  &  de  reconnoiffance , 
qu'affurément  je  partageois  bien  ;  les  ami- 
tiés dont  M.  &  Mad.  de  Luxembourg  me 
combloient  en  elle  ,  me  touchant  bien 
plus  vivement  encore  que  celles  qu'ils  me 
faifoient  directement. 


Livre     XL  21^ 

Pendant  affez  long- temps  ,  les  chôfes 
en  refterent  là:  mais  enfin  ,  Mad.  la  Ma- 
réchale pouffa  la  bonté  jufqu'à  vouloir 
retirer  un  de  mes  enfans.  Elle  favoit  que 
j'avois  fait  mettre  un  chiffre  dans  les  lan- 
ges de  l'ainé  ;  elle  me  demanda  le  double 
de  ce  chiffre  ;  je  le  lui  donnai.  Elle  employa 
pour  cette  recherche  ,  la  Roche  ,  fon  valet- 
de -chambre  &  fon  homme  de  confiance , 
qui  fit  de  vaines  perquifitions  ,  &  ne  trouva 
rien ,  quoiqu'au  bout  de  douze  ou  qua- 
torze" ans  feulement,  fi  les  regiftres  des 
Enfans -trouvés  étoient  bien  en  ordre, 
ou  que  la  recherche  eut  été  bien  faite  ,  ce 
chiffre  n'eût  pas  dû  être  introuvable.  Quoi 
qu'il  en  foit ,  je  fus  moins  fâché  de  ce 
mauvais  fuccès  que  je  ne  l'aurois  été ,  fi 
j'avois  fuivi  cet  enfant  des  fa  naiffance. 
Si  à  l'aide  du  renfeignement  on  m'eûtpré- 
fenté  quelqu'enfantpourle  mien  ,  le  doute 
fi  ce  l'étoit  bien  en  effet,  fi  on  ne  lui  en 
fubftituoit  point  un  autre  ,  m'eût  refferré 
le  cœur  par  l'incertitude,  &  je  n'aurois 
point  goûté  dans  tout  fon  charme  ,  le  vnd 
fentiment  de  la'nature  :  il  abefoin  ,  pour 

O    4 


ûi6    Les     Confessions. 

îé  foutenir,  au  moins  durant  l'enfance, 
d'être  appuyé  fur  l'habitude.  Le  long  éloi- 
gnementd'un  enfant  qu'on  ne  connoit  pas 
encore,  affoiblit,  anéantit  enfin  les  fenti- 
timens  paternels  &  maternels  ;  &  jamais 
on  n'aimera  celui  qu'on  a  mis  en  nourrice  , 
comme  celui  qu'on  a  nourri  fous  fes  yeux. 
La  réflexion  que  je  fais  ici ,  peut  exténuer 
mes  torts  dans  leurs  effets ,  mais  c'eft  en 
les  aggravant  dans  leur  fource. 

il  n'eft  peut-être  pas  inutile  de  remar- 
quer que  ,  par  l'entremife  de  Thérefe  , 
ce  même  la  Roche  fit  connoiilance  avec 
Mad.  le  Vaffeur  ,  que  G....  continuoit 

de  tenir  à  Deuil ,  à  la  porte  de  la  G e, 

&  tout  près  de  Montmorency.  Ouandje 
fus  parti ,  ce  fut  par  M.  la  Roche  que  je 
continuai  de  faire  remettre  à  cette  femme  , 
l'argent  que  je  n'ai  point  ceffé  de  lui  en- 
voyer ,  &  je  crois  qu'il  lui  portoit  aufli 
fouvent  des  préfens  de  la  part  de  Mad.  la 
Maréchale;  ainfi  elle  n'étoit  fùrementpas 
à  plaindre  ,  quoiqu'elle  fe  plaignît  tou- 
jours. A  l'égard  de  G  ....  ,  comme  je 
n'aime  pointa  parler  des  gens  que  je  dois 


Livre    XI.  21?- 

îiaïr  ,  je  n'en  parlois  jamais  à  Mad.  de 
Luxembourg  que  malgré  moi  ;  mais  elle 
me  mit  plufLeurs  fois  fur  fon  chapitre  ,  fans 
ane  dire  ce  qu'e-lle  en  penfoit,  &  fans  me 
■jaifler  pénétrer  jamais  fi  cet  homme  étoit 
de  fa  connoiflfance  ou  non.  Comme  la  ré- 
lerve  avec  les  gens  qu'on  aime ,  &  qui  n'en 
ont  point  avec  nous  ,  n'eft  pas  de  mon 
goût ,  fur  -  tout  en  ce  qui  les  regarde  ,  j'ai 
depuis  lors  penfe  quelquefois  à  celle-là  , 
mais  feulement  quand  d'autres  événement 
ont  rendu  cette  réflexion  naturelle. 

Après  avoir  demeuré  long- temps  fans 
entendre  parler  de  l'Emile,  depuis  que 
je  l'avois  remis  à  Mad.  de  Luxembourg, 
j'appris  enfin  que  le  marché  en  étoit  conclu 
à  Paris  avec  le  libraire  Duchefne  ,  &  par 
celui-ci  avec  le  libraire  Néaulme  d'Amf- 
terdam.  Mad.  de  Luxembourg  m'envoya 
les  deux  doubles  de  mon  traité  avec 
Duchefne,  pour  les  figner.  Je  reconnus 
•l'écriture  pour  être  de  la  même  main 
dont  étoient  celles  des  lettres  de  M.  de 

IVÏ s ,   qu'il  ne  m'écrivoit  pas  de 

fa  propre  main.  Cette  certitude  que  moii 


2tS  Les  Confessions. 
traité  fe  faifoit  de  l'aveu  &  fous  les  yeux 
du  magiflrat ,  me  le  fit  figner  avec  con- 
fiance. Duchefneme  donnoitdece  manuf- 
crit  fix  mille  francs,  la  moitié  comptant, 
&  je  crois  cent  ou  deux  cents  exemplaires. 
Après  avoir  figné  les  deux  doubles ,  je  les 
renvoyai  tous  deux  à  Mad.  de  Luxem- 
bourg, qui  l'avoit  ainfi  defiré  :  elle  en 
donna  un  àDuchefne,  elle  garda  l'autre, 
au  lieu  de  me  le  renvoyer  ,  &  je  ne  lai 
jamais  revu. 

La  connoiffance  de  M.  &  Mad.  de 
Luxembourg,  en  faifant  quelque  diver- 
fion  à  mon  projet  de  retraite  ,  ne  m'y  avoit 
pas  fait  renoncer.  Même  au  temps  de  ma 
plus  grande  faveur  auprès  de  Mad.  la 
M:^réchale ,  j'avois  toujours  fenti  qu'il 
n'y  avoit  que  mon  fincere  attachement 
pour  M.  le  Maréchal  &  pour  elle  ,  qui 
pût  me  rendre  leurs  entours  fupportables  ; 
&  tout  mon  embarras  étoit  de  concilier 
ce  même  attachement,  avec  un  genre  de 
vie  plus  conforme  à  mon  goût  &  moins 
contraire  à  ma  fanté  ,  que  cette  gêne  & 
ces  fcupers  teii oient  dans  une  altération 


Livre     XL  219 

continuelle  ,  malgré  tous  les  foins  qu'on 
apporcoit  à  ne  pas  m'expofer  à  la  déran- 
ger :  car  fur  ce  point ,  comme  fur  tout 
autre ,  les  attentions  furent  pouiïees  aufîi 
loin  qu'il  étoit  poiïiblc  ;  &  par  exemple, 
tous  les  foirs  après  foupé  ,  M.  le  Maréchal 
qui  s'alloit  coucher  de  bonne  heure  ,  ne 
manquoit  jamais  de  m'emmener  bon  gré 
malgré  ,  pour  m'aller  coucher  auffi.  Ce 
ne  fut  que  quelque  temps  avant  ma  cataf- 
trophe  ,  qu'il  cefTa,  je  ne  fais  pourquoi, 
d'avoir  cette  attention. 

Avant  même  d'appercevoir  le  refroidit 
fement  de  Mad.  la  Maréchale ,  je  deHrois  , 
pour  ne  m'y  pas  expofer  ,  d'exécuter  mon 
ancien  projet;  mais  les  moyens  me  man- 
quant  pour  cela  ,  je  fus  obligé  d'attendre 
la  conciufion  du  traité  de  l'Emile  ,  &  en 
attendant  je  mis  la  dernière  main  au  Con- 
trat Social ,  &  renvoyai  à  Rey  ,  fixant  le 
prix  de  ce  manufcrit  à  mille  francs  ,  qu'il 
me  donna.  Je  ne  dois  peut-être  pas  omettre 
un  petit  fait  qui  regarde  ledit  manufcrit. 
Je  le  rerais  bien  cacheté  ,  à  DuVoifin  , 
rainiftre  du  Pays-de-Vaud  ,  &  chapelain 


i2^    Les     Confessions. 
fte  l'hôtel  de  Hollande  ,   qui   i.ie  venoife 
voir  quelquefois  ,   &  qui   fe   cluM-^ea    de 
l'envoyer  à  Rey,  a\'ec  lequel  il  etoit  ea 
liaifon.     Ce    manufcrit,    écrit   en    menu 
caractère  ,  étoit  fort  petit,  &  ne  remplif- 
foit  pas  fa  poche.  Cependant ,  en  pafTant 
la  barrière,  fon  paquet  tomba  ,  ie  ne  fais 
comment,  entre  les    mains  des  commis, 
qui  l'ouvrirent,  l'examinèrent,  &  le  lui 
rendirent  enfuite  ,  quand  il  l'eut  réclamé 
^u  nom  de  l'ambaffadeur  ;  ce  qui  le  mit  à 
portée  de  le  lire  lui  -  mêm.e ,  comme  il  me 
marqua  naïvement  avoir  fait ,  avec  foi  ce 
éloges  de  l'ouvrage  ,   Se  pas  un  mot  de 
critique  ni  de  cenfure  ,  fe  réfervant  fans 
\ioute,  d'être  le  vengeur  duchriftianifme 
îorfque  l'ouvrage  auroit  paru.  Il  recacheta 
le  manufcrit ,  &  l'envoya  à  Rey.  Tel  fut 
en  fubftance,  le  narré  qu'il  me  fit  dans  la 
lettre   où  il  me  rendit  compte  de  cette  af- 
faire ,  &  c'eft  tout  ce  que  j'en  ai  fu. 

Outre  ces  deux  livres  &  mon  Diction- 
naire de  mufique  ,  auquel  je  travaillois 
toujours  de  temps  en  temps ,  j'avois  queL 
iques  autres  écrits  de  moindre  itnpoitance  ^ 


Livre     XI.  22  r 

tous  en  état  de  paroître  ,  8c  que  je  me  pro- 
pofoisde  donner  encore,  foit  féparénaent, 
foit  avec  mon  recueil  général ,  fi  je  l'entre- 
prenois  jamais.  Le  principal  de  ces  écrits, 
dont  la  plupart  font  encore  en  manufcrit, 
dans  les  mains  de  du  Peyrou  ,  étoit  un 
Efïiii  fur  l'origine  des  langues  ,  que  je  fis 
lire  à  M.  de  I\I s  &  au  cheva- 
lier de  Lorenzy ,  qui  m'en  dit  du  bien.  Je 
comptois  que  toutes  ces  produclions  raf- 
femblées  ,  me  vaudroient  au  moins,  tous 
frais  faits ,  un  capital  de  huit  à  dix  mille 
francs  ,  que  je  voulois  placer  en  rente  via- 
gère ,  tant  fur  ma  tête  que  fur  celle  de 
Thérefe  ;  après  quoi  nous  irions  ,  comme 
je  l'ai  dit ,  vivre  enfemble  au  fond  de 
quelque  province,  fans  plus  occuper  le 
public  de  moi ,  &  fans  plus  m'occuper 
moi-même,  d'autre  chofe  que  d'achever 
paifiblement  ma  carrière  ,  en  continuant 
de  faire  autour  de  moi  tout  le  bien  qu'il 
fïi'étoit  poffible,  &  d'écrire  à  loifir  les 
Mémoires  que  je  méditois. 

Tel  étoit  mon  projet,  dont  la  généro- 
ûté  de  Rey ,  que  je  ne  dois  pas  taire  ,  vint 


522    Les    Confessions. 
faciliter  encore  l'exécution.   Ce  libraire, 
dont  on  me  difoit  tant  de  mal  à  Paris  , 
eft cependant,  de  tous  ceux  avec  qui  j'ai 
eu  à  faire,  le  feul  dont  j'aie  eu  toujours  à 
me  louer.  (  *  )  Nous  étions  à  la  vérité ,  fou- 
vent  en  querelle  fur  l'exécution  de  mes 
ouvrages  ;   il   étoit   étourdi ,    j'étois   em- 
porté.   Mais  en  matière  d'intérêt  &   de 
procédés  qui  s'y  rapportent,  quoique  je 
n'aie  jamais  fait  avec   lui   de    traité    en 
forme  ,  je  l'ai  toujours  trouvé  plein  d'exac- 
titude &  de  probité.  Il  eft  même  aufïi  le 
feul  qui   m'ait   avoué  franchement  qu'il 
faifoit  bien  fes  affaires  avec  moi ,  &  fou- 
vent  il  m'a  dit  qu'il  me  devoit  fa  fortune , 
en  m'offrant  de  m'en  faire  part.  Ne  pou- 
vant exercer  direélement  avec  moi  fa  gra- 
titude ,  il  voulut  me  la  témoigner  au  moins 
dans  ma  gouvernante,  à  laquelle  il  fit  une 
penfion  viagère    de  trois    cents   francs , 

(")  Quand  j'écrivois  ceci,  j'étois  bien  loia 
encore  d'imaginer,  de  concevoir,  &  de  croire 
les  fraudes  que  j'ai  découvertes  enfuite  dans  les 
impreflTions  de  mes  écrits ,  &  dont  il  a  été  forcé 
de  convenir. 


Livre    XL  223 

exprimant  dans  l'acte ,  que  c'étoit  en  re- 
connoifTance  des  avantages  que  je  lui 
àvois  procurés.  Il  fit  cela  de  lui  à  moi , 
fans  oftentation  ,  fans  prétention  ,  fans 
bruit;  &  fi  je  n'en  avois  parlé  le  premier 
à  tout  le  monde ,  perfonne  n'en  auroit 
rien  fu.  Je  fus  fi  touché  de  ce  procédé  , 
que  depuis  lors  je  me  fuis  attaché  à  Rey 
d'une  amitié  véritable.  Quelque  temps 
après,  il  me  defira  pour  parrain  d'un  de 
fes  enfans  :  j'y  confentis  ;  &  l'un  de  mes 
regrets  dans  la  fituation  où  l'on  m'a  réduit, 
eft  qu'on  m'ait  ôté  tout  moyen  de  rendre 
déformais  mon  attachement  utile  à  ma 
filleule  &  à  fes  parcns.  Pourquoi ,  fi  fenfi- 
ble  à  la  modcfte  générofité  de  ce  libraire  , 
le  fuis -je  fi  peu  aui:  bruyans  empreffe- 
mens  de  tant  de  gens  haut  huppés  ,  qui 
rempliffent  pompeufement  l'univ^ers  du 
bien  qu'ils  difent  m'avoir  voulu  faire  , 
&  dont  je  n'ai  jamais  rien  fenti?  Eft-ce 
leur  faute  ,  eft-ce  la  mienne  ?  Ne  font- ils 
que  vains  ,  ne  fuis -je  qu'ingrat  ?  Leéteur 
fenfé  ,  pefez  ,  décidez  ;  pour  moi, je  me 
tais. 


i24    Les    C  o  >r  f  e  s  s  i  o  n  s. 

Cette  penfion  fut  une  grande  reffourc*' 
l^our  l'entretien  de  Thérefe ,  &  un  grand 
foulagement  pour  moi.  IVTai.s  au  refte  , 
j'étois  bien  éloigné  d'en  tirer  un  profit 
direél  pour  moi  -  même  ,  non  plus  que  de 
tous  les  cadeaux  qu'on  lui  faiibit.  Elle  a 
toujours  difpofé  de  tout  elle-même.  Quand 
]q  gardois  fôn  argent ,  je  lui  en  tenois  ui\ 
fidelle  compte,  fans  jamais  en  mettre  ui\ 
liard  à  notre  commune  dépenfe  ,  même 
quand  elle  étoit  plus  riche  que  moi.  G^î 
qui  eji  à  moi  eji  à  nous  ,  lui  difois  -je  ;  ^  oi 
qui  cfi  à  toi  eJi  à  toi.  Je  n'ai  jamais  cefle  de 
me  conduire  avec  elle ,  félon  cette  maxime 
que  je  lui  ai  fouvent  répétée.  Ceux  qui 
ont  eula  baffefTe  de  m'accufer  de  recevoir 
par  fes  mains  ce  que  je  refufois  dans  les 
miennes  ,  jugeoient  fans  doute  de  mou 
cœur  par  les  leurs  ,  &  me  cannoifToient 
mal.  Je  mangerois  volontiers  avec  elle  le 
pain  qu'elle  auroit  gagné  ,  jamais  celui 
qu'elle  auroit  reçu.  J'en  appelle  fur  ce 
point  à  fon  témoignage,  &  dès  àpréfent, 
<&  lorfque ,  félon  le  cours  de  la  nature ,  elle 
iri'aurafurvécu.  Malheureufement,  elle  eft 

pei2 


Livre    XI.  225 

peu  entendue  en  économie  à  tous  égards  , 
peu  foigneufe  &  fort  dépenfiere  ,  non 
par  vanité  ni  par  gourinandife  ,  mais  par 
négligence  uniquement.  Nul  n'eft  parfait 
ici  bas  ;  &  puifqu'il  faut  que  fes  excellen- 
tes qualités  foient  rachetées  ,  j'aime  mieux: 
qu'elle  ait  des  défauts  que  des  vices ,  quoi" 
que  ces  défauts  nous  faffent  peut  -  être 
encore  pku  de  mal  à  tous  deux.  Les  foins 
que  j'ai  pris  pour  elle,  comme  jadis  pour 
maman ,  de  lui  accumuler  quelqu'avance 
qui  pût  un  jour  lui  fervu-  de  reffource  , 
font  inimaginables  ;  mais  ce  furent  tou- 
jours des  foins  perdus.  Jamais  elles  n'ont 
compté  ni  l'une  ni  l'autre  avec  elles -mc- 
■mes  ;  &  malgré  tous  mes  efforts  ,  tout 
çft  toujours  parti  "à  mefure  qu'il  eft 
venu.  Quelque  Amplement  que  Thérefe 
fe  mette,  jamais  la  penfion  de  Rey  ne 
iui  a  fuffi  pour  fe  niper,  que  je  n'y  aie 
encore  fuppléé  du  mien  ,  chaque  année. 
Nous  ne  fommes  pas  faits ,  ni  elle  ni  moi , 
pour  être  jamais  riches  ,  &  je  ne  compte 
affurément  pas  cela  parmi  nos  malheurs. 
Le  Contrat  Social  s'imprimoit  affez  ra* 
Tome  IF,  P 


226     Les     Confessions. 
])'Klement.  Il  n'en  étoit  pas  de  même  de 
rEmile  ,  dont  j'attendois  Ja  publication  , 
pour  exécuter  Ja  retraite  que  je  méditais. 
Duch.efne  m"en\'oyoit  de  temps  à  autre 
iles   mocieles  d'imprclîion  pour  clioifir  ; 
quand  j'avois   clioifi  ,    au  lieu   de    com- 
mencer, il  m'en  envoyoit  encore  d'autres. 
Quand  enfin  nous  fûmes  bien  déterminés 
fur  le  format ,   fur  le  caraclere  ,   &  qu'il 
avoit  déjà  plufieurs  feujlles  d'nnprim.ées, 
fur  quelque  léger  changement  que  je  fis 
fur  une   épreuve,   il  recommença   tout. 
&  au  bout  de  fix  mois  ,  nous  nous  tfou\'â- 
inés  moins  avancés  que  le  premier  jour. 
Durant  tous  ces  elTais  ,  je  vis   bien  que 
l'ou\ra2:e   s'imprimoit    en  France  ,   ainfi 
.qu'en  Hollande,  &  qu'il  s'en  faifoit  à  la 
fois  deux  éditions.  Que  pouvois  -je  faire  "^ 
^e  n'étois  plus  maître  de  mon  m.anufcrit. 
f,ôin    d'avoir  trempé    dans   l'édition    de 
France  ,  je  m'y  étois    toujours   oppofé  . 
3Viaik  enfin,  puifcjue    cetce  édition  fe  fai- 
foit bon  gré  malgré  moi  ,  &  puifqu'elle 
fervoit  de  modèle  à  l'autre ,  il  falloit  bien  y 
jeter  les  yeux  &  voir  les  épreuve-^ ,  peur  ne 


Livre    XL  iij 

pas  laiffer  eftropier  &  défigurer  mon  livre. 
D'ailleurs  ,  l'ouvrage  s'imprimoit  telle- 
ment de  Taveu  du  magiftrat ,  que  c'étoit 
lui  qui  dirigeoit  en  quelque  forte  l'entre- 
prife  ,  qu'il  m'écrivoit  très-fouv^ent ,  & 
qu'il  me  vint  voir  même  à  ce  fujet  ,  dan> 
une  occafiondontje  vaisparler  àTinflant. 
Tandis  que  Duchefne  avançoit  à  pa,'» 
de  tortue  ,  Néaulme ,  qu'il  retenoit ,  a\'an- 
^~oit  encore  plus  lentement.  On  ne  lui 
envoyoit  pas  fidèlement  les  feuilles  à 
inefure  qu'elles  s'imprimoicnt.  11  crut  ap- 
percevoir  de  la  mauvaife  foi  dans  la 
manœuvre  de  Duchefne  ,  c'eft-à-dire  , 
de  Guy,  qui  faifoit  pour  lui  ;  &  voyant 
qu'on  n'exécutoit  pas  le  traité  ,  il  m'é- 
crivit lettres  fur  lettres  pleines  de  doléan- 
ces &  de  griefs  ,  auxquels  je  pouvois 
encore  moins  remédier  qu'à  ceux  que  j'a- 
vois  pour  mon  compte.  Son  ami  Guérin  , 
qui  me  voyoit alors  fort  fouvent ,  mepar- 
loit  inceffiimment  de  ce  livre  ,  mais  tou- 
jours avec  la  plus  grande  réferve.  Il  favoit 
&nefavoitpas  qu'on  l'imprimoit  en  Fran- 
ce 5  il  favoit  &  ne  favoit  pas  que  le  magiftrat 


!228  Les  Confessions. 
s'en  mêlât  :  en  me  plaignant  des  embarras 
x:[u'alloit  me  donner  ce  livre ,  il  fembloit 
m'accufer  d'imprudence  ,  fans  vouloir  ja- 
mais dire  en  quoi  elle  confiftoit  ;  il  biaifoit 
&  tergiverfoit  fans  cefle  ;  il  fembloit  ne 
parler  que  pour  me  faire  parler.  Ma  fécu- 
rité,  pour  lors  ,  étoit  fi  complète  ,  que  je 
riois  du  ton  circonfpecl:  &  mvftérieux  qu'il 
Tnettoit  à  cette  affaire  ,  comme  d  un  tic 
contracté  chez  les  minillres  &  les  magif- 
trats ,  dont  il  fréquentoit  allez  les  bureaux. 
Sûr  d'être  en  règle  à  tous  égards  fur  cet 
ouvrage,  fortement  perfuadé  qu'il  avoit 
non-feulement  l'agrément  &  la  protection 
du  magiftrat,  mais  même  qu'il  méritoit  & 
qu'il  avoit  de  même  la  faveur  du  minif- 
tere ,  je  me  félicitois  de  mon  courage  à 
bien  faire,  &  je  riois  de  mes  pufillanimes; 
amis  ,  qui  paroiflbient  s'inquiéter  pour 
iTioi.  Duclos  fut  de  ce  nombre  ,  &  j'avoue 
que  ma  confiance  en  fa  droiture  &  en  fes 
iumieres ,  eût  pu  m'alarmer  à  fon  exem= 
pie  ,  fi  j'en  avois  eu  moins  dans  l'utilité  de 
'l'ouvrage  &  dans  la  probité  de  fes  patrons. 
Jl  me  vint  voir  de  chez  M.  BaiUe ,  taiidis 


Livre    XL  Q^g 

que  l'Emile  étoitfous  prefie  ;  il  m'en  parla. 
Je  lui  lus  la  profeffion  de  foi  du  Vicaire 
Savoyard;  iJ  l'écouta  très -paifiblement  ^ 
& ,  ce  me  femble ,  avec  grand  plaifn-.  Il  me 
dit,  quand  j'eus  fini  :  Quoi  ,  Citoyen  î 
cela  fait  partie  d'un  livre  qu'on  im.prime 
à  Paris?  Oui ,  lui  dis  -je  ,  &  l'on  devroiî: 
J'imprimer  au  Louvre  ,  par  ordre  du  roi. 
J'en  conviens  ,  me  dit -il  ;  mais  faites- 
moi  le  plaifir  de  ne  dire  à  perfonne  que 
vous  m'ayez  lu  ce  morceau.  Cette  frap- 
pante manière  de  s'exprimer  me  furprit 
fans   m'efFrayer.     Je   favois    que   Duclos 

voyoit  beaucoup  M.  de  M 5- 

J'eus  peine  à  concevoir  comment  il  pen- 
foit  fi  différemment  que  lui  fur  le  même 
objet. 

Je  vivois  à  Montmorency  depuis  plus 
de  quatre  ans  ,  fans  y  avoir  eu  un  feuf 
jour  de  bonne  fanté.  Quoique  l'air  y  foir, 
excellent ,  les  eaux  y  font  mauvaifes ,  & 
cela  peut  très-bien  être  une  descaufes  quj. 
contribuoient  à  empirer  mes  maux  habl^ 
tuels.  Sur  la  fin  de  l'automne  1761  ,  je 
tombai  tout- à- fait  malade  ,  &  je  paAl^i 


S*3Ô      L  E  s    .  C  O  N  F  E  s  s  i  O  N  S- 

Vhiver  entier  dans  des  fouffrances  prei- 
que  fans  relâche.  Le  mal  phyfique  ,  aug- 
inenté  par  mille  inquiétudes  ,  me  les  ren- 
dit aufîi  plus  fenfibles.  Depuis  quelque 
temps,  de  lourds  &  triftes  preflentimens 
ine  troubloient ,  fans  que  je  fuffe  à  propos 
de  quoi.  Je  recevois  des  lettres  anonymes 
aflez  fmgulieres  ,  &  même  des  lettres  fî» 
gnées  qui  ne  l'étoient  guère  moins.  J'en 
reçus  une  d'un  confeiller  au  parlement  de 
Paris  ,  qui ,  m.écontent  de  la  préfente  conf- 
titution  des  chofes ,  &  n'augurant  pas  bien 
des  fuites  ,  me  confultoit  fur  le  choix  d'un 
afyle  ,  à  Genève  ou  en  Suiffe  ,  pour  s'y 
retirer  avec  fa  famille.  J'en  reçus  une  de 

I\T.  de ,  préfident  à  ir.ortier  au 

parlement   de ,  lequel    me    pro- 

pofoit  de  rédiger  pour  ce  parlement ,  qui 
jjour  lors  étoit  mal  avec  la  cour  ,  des  mé- 
moires 8:  remontrances,  offrant  de  me  four- 
nir tous  les  documens  &  matériaux  dont 
j'aurois  befoin  j30ur  cela.  Quand  je  fouf- 
fre  ,  je  fuis  fujet  à  l'humeur.  J'en  avois  en 
recevant  ces  lettres  ;  j'en  mis  dans  les  ré- 
ponfes  que  j'y  fis  ,  refufant  tout  à  plat  ce 


L    I   V   R    E       XI.  23  ï 

qu'on  me  clemandoit.  Ce  refus  n'efl  adu- 
rément  pas  ce  que  je  me  reproche  ,  puif- 
que  ces  lettres  pouvoient  être  de?,  pièges 
de  mes  ennemis  (*)  ,  &  ce  qu'on  me  de- 
mandoit  étoit  contraire  à  des  principes 
dont  je  voulois  moins  me  départir  que 
jamais  :  mais  pouvant  refufer  avec  am.é< 
nité  ,  je  refufai  avec  dureté  ;  &  voilà  en 
quoi  j'eus  tort. 

On  trouvera  parmi  mes  papiers,  les 
deux  lettres  dont  je  viens  de  parler.  Celle 
du  confeiller  ne  me  flirprit  pas  abfolu- 
ment ,  parce  quejepenfois  ,  comme  lui  & 
comme  beaucoup  d'autres  ,  que  la  conf- 
titution  déclinante  menacoit  la  France 
d'un  prochain  délabrement.  Les  délaftres 
d'une  guerre  malheureufe  ,  qui  tous  ve- 
lîoient  de  la  faute  du  gouvernement  ;  l'in- 
croyable défordre  des  finances  ,  les  tirail- 
lemens  continuels  de  l'adminiftration  ,  par- 
tagée jufqu'alors  entre  deux  ou  trois  mi- 

(*)  Je  favois,  par  exemple,  que  le  préiident 

de étoit  fort  lié  avec  les  encyclopé- 

diftes  &  les  H s. 


232    Les    Coî^fessions. 

niftres  en  guerre  ouverte  l'un  avec  l'au- 
tre ,  &  qui ,  pour  fe  nuire  mutuellement, 
abymoient  le  royaume  ;  le  mécontente- 
ment général  du  peuple  &  de  tous  les  or- 
dres de  l'état  ;  l'entêtement  d'une  femme 
obftinée  ,  qui  ,  facrifiant  toujours  à  fes 
goûts  fes  lumières  ,  fi  tant  eft  qu'elle  en 
eût  ,  écartoit  prefque  toujours  des  em- 
plois ,  les  plus  capables  ,  pour  placer  ceux 
qui  lui  plaifoient  le  plus  :  tout  concouroit 
à  jufliflcr  la  prévoyance  du  confeiller,  & 
celle  du  public ,  &  la  mienne.  Cette  pré- 
voyance me  mit  même  plufieurs  fois  en 
balance  ,  fi  je  ne  chercherois  pas  moi- 
même  un  afyle  hors  du  royaume ,  avant 
les  troubles  qui  fembloient  le  menacer; 
mais  raffuré  par  ma  petiteiïe  &  mon  hu- 
meur paifible  ,  je  crus  que  dans  la  folitude 
où  je  voulois  vivre  ,  nul  orage  ne  pouvoit 
pénétrer  jufqu'à  moi  ;  fâché  feulement 
que  dans  cet  état  des  chofes  ,  M.  de  Lu> 
xembourg  fe  prélat  à  des  commiffions  qui 
dévoient  le  lairc  moins  bien  vouloir  dans 
.fon  gouvernement.  J'aurois  voulu  qu'il 
s'y  ménageât,  à  tout  événement,  une  re- 


Livre     XL  233 

traite ,  s'il  airivoit  que  la  grande  macliinc 
vînt  à  crouler  ,  comme  cela  paroiffoit  à 
craindre  dans  l'état  aduel  des  chofes  •  & 
il  me  paroît  encore  à  préfent  indubitable , 
que  Ti  toutes  les  rênes  du  gouvernement 
ne  fufTent  enfin  tombées  dans  une  feule 
main  ,  la  monarchie  françoife  feroit  main- 
tenant aux  abois. 

Tandis  que  mon  état  empiroit  ,  l'im- 
preffion  de  l'Emile  fe  ralentilToit  ,  &  fut 
enfin  tout-à-fait  fufpendue  ,  fans  que  ]q 
pude  en  apprendre  la  raifon  ,  fans  que 
Guy  daignât  plus  m'écrire  ni  me  répon- 
dre, fans  que  je  puffe  avoir  des  nouvelles 
de  perfonne  ,  ni  rien  favoir  de  ce  qui  fe 

palfoit ,  M.  de  IVI s  étant  pour  lors 

à  la  campagne.  Jamais  un  malheur  ,  quel 
qu'il  foit ,  ne  me  trouble  ni  ne  m'abat , 
pourvu  que  je  fachc  en  quoi  il  confille; 
mais  mon  penchant  naturel ,  eft  d'avoir 
peur  des  ténèbres  :  le  redoute  &  je  hais 
leur  air  noir;  le  myftere  m'inquiète  tou- 
jours ,  il  efl:  par  trop  antipathique  avcr 
mon  naturel  ouvert  jufqu'à  l'imprudence. 
L'afped  du  mouftre  le  plus  hideux  m'cf- 


ù}4  Les  Confissions. 
iraleroit  peu  ,  ce  me  fembJe  ;  mais  fi  j'en- 
trevois de  nuit  une  figure  fous  un  drap 
blanc  ,  j'aurai  peur.  \  oilà  donc  mon  ima- 
gmation  ,  qu'aIJumoit  ce  long  filence  ,  oc- 
cupée à  me  tracer  des  fantômes.  Plus  j'a- 
vois  à  cœur  la  publication  de  mon  der- 
nier &  meilleur  ouT^raee  ,  plus  je  me  tour- 
mentois  à  chercher  ce  qui  pouvoit  l'ac- 
crocher ;  &  toujours  portant  tout  à  l'ex- 
trême ,  dans  la  fufpenfion  de  rimpreffion 
du  livre  ,  j'en  croyois  voir  la  fuppreiïion. 
Cependant  ',  n'en  pouvant  imaginer  ni  la 
caufe  ,  ni  la  manière  ,  je  reftois  dans  l'in- 
certitude du  monde  la  plus  cruelle.  J'écri- 
vois  lettres  fur  lettres  à  Guy  ,  à  J\L  de 

I\I s,  à  Mad.  de  Luxembourg; 

&  les  réponfes  ne  venant  point ,  ou  ne  ve- 
nant pas  quand  je  les  attendois  ,  je  me 
troublois  entièrement,  je  délirois.iV  Lnlheu- 
reufement,  j'apprjsdans  le  même  temps, 
que  le  P.  Griflet ,  jéfuite  ,  a  voit  parlé  de 
l'Emiile  &  en  avoit  rapporté  des  paflages. 
A  l'inftant  mon  imagination  part  comme 
un  éclair ,  &  me  dé\  oile  tout  le  myftere 
d'inic^uité  :  j'en  vis  la  marche  auiîi  ciane- 


Livre    XI.  2^:55 

ment,  aiifli  fùrement  que  fi  elle  m'eût  été 
révélée.  Je  me  figurai  que  les  Jéfuites ,  fu- 
rieux du  ton  méprifant  fur  lequel  j'avois 
parlé  des  collèges  ,  s'étoient  emparés  de 
mon  ouvrage  ;  que  c'étoient  eux  qui  en 
accrochoient  l'édition  ;  qu'inflruits  par 
Gutrin  ,  leur  ami  ,  de  mon  état  préfent, 
&  prévoyant  ma  mort  prochaine  ,  dontje 
ne  doutois  pas ,  ils  vouloient  retarder  l'im- 
preffion  jufqu'alors  ,  dans  le  defTein  de 
tronquer  ,  d'altérer  mon  ouvrage  ,  &  de 
me  prêter  ,  pour  remplir  leurs  vues  ,  des 
ientimens  différens  des  miens.  Il  eft  éton- 
nant quelle  foule  de  faits  &  de  circonf- 
imces  vint  dans  mon  efpritfe  calquer  fur 
cette  folie  ,  &  lui  donner  un  air  de  vrai- 
iemblance  ,  que  dis-je  î  m'y  montrer  l'évi- 
dence &  la  démonftration.  Guérin  étoit 
totalement  livré  aux  Jéfuites  ,  je  le  fa\ois. 
Je  jeur  attribuai  toutes  les  avances  d'ami- 
tié qu'il  m'avoit  faites  ;  je  me  perfuadai 
que  c'étoit  par  leur  impulfion  qu'il  m'a- 
\'oit  prefle  de  traiter  avec  Néaulme  ,  que 
jjar  ledit  Néaulme  ils  avoient  eu  les  pre- 
mières feuilles  de  mon  ou\Ta2e  ,  qu'ils 


236  Les  Confessions. 
ïivoient  enfuitc  trouvé  ]c  moyen  d'en  ar* 
rcter  rimprelïioii  chez  Duchefne,  &  peut- 
être  de  s'emparer  de  mon  manufcrit ,  pour 
y  travailler  à  leur  aife  ,  jufqu'à  ce  que  ma 
mort  les  laifTàt  libres  de  le  publier  travefti 
à  leur  m<)de.  J'avois  toujours  fenti  ,  mal- 
gré le  patelinage  du  P.  B . .  r  ,  que  les 

Jéfuites  ne  m'aimoient  pas  ,  non- feule- 
ment comme  encyclopédifte  ,  mais  parce 
que  tous  mes  prmcipes  étoicnt  encore 
plus  oppofés  à  leurs  maximes  &  à  leur 
crédit ,  que  l'incrédulité  de  mes  confrères, 
puifque  le  fanatifme  athée  &  le  fanatifme 
dévot  ,  fe  touchant  par  leur  commune 
intolérance  ,  peuvent  même  fe  réunir  , 
comme  ils  ont  fait  à  la  Chine  ,  &  comme 
ils  font  contre  moi  ;  au  lieu  que  la  reli- 
gion raifonnable  &  morale  ,  ôrant  tout 
pouvoir  humain  fur  les  confciences  ,  ne 
laiffe  plus  de  refiburce  aux  arbitres  de  ce 

pouvoir.  Je  favois  que  M.  le  C r 

étoit  auffi  fort  am/  des  Jéfuites  :  je  crai- 
gnois  que  le  fils  ,  intimidé  par  le  père, 
ne  fe  vît  forcé  de  leur  abandonner  l'ou- 
vrage qu'il  avoit  protégé.  Je  croyois  même 


Livre    XL  237 

voir  Tcffet  de  cet  abandon  ,  dans  les  chi- 
canes que  Ton  commençoit  à  me  fufciter 
fur  les  deux  premiers  volumes  ,  où  Ton 
exigeoit  des  cartons  pour  des  riens  ;  tan- 
dis que  les  deux  autres  volumes  étoient, 
comme  on  ne  l'ignoroit  pas  ,  remplis  de 
chofes  fi  fortes ,  qu'il  eût  fallu  ]&?>  refondre 
en  entier  ,  en  les  cenfurant  comme  les 
deux  premiers.  Je  favois  de  plus  ,  &  IM. 

de  M s  me  le  dit  lui-même  ,  que 

l'abbé  de  Grave  ,  qu'il  avoit  chargé  de 
l'infpecliion  de  cette  édition  ,  étoit  encore 
un  autre  partifan  des  Jéfuites.  Je  ne  voyois 
par-tout  que  Jéfuites  ,  fans  fonger  qu'à  la 
veille  d'être  anéantis  ,  &  tout  occupés  de 
leur  propre  défe«nfe ,  ils  avoient  autre  chofe 
à  faire  que  d'aller  tracafier  fur  l'impref- 
fion  d'un  livre  où  il  ne  s'agiffoit  pas  d'eux. 
J'ai  tort  de  due  Jans  fonger  ;  car  j'y  fon- 
geois  très-bien  ;  &  c'eft  même  une  objec- 
tion que  M.  de  M s  eut  foin  de  me 

faire  fi-tôt  qu'il  fut  inftruitde  ma  vifion: 
îpais  par  un  autre  de  ces  travers  d'un 
homme  qui  ,  du  tond  de  fa  retraite  ,  veuc 
jygçr  du  fecrçt  d^s  grandes  afiaircs ,  donc 


a^S  Les  Confessions. 
i\  ne  fait  rien  ,  je  ne  voulus  jamais  crojic 
que  les  Jéluites  fuffent  en  danger ,  &  je  re- 
gardois  le  bruit  qui  s  en  répandoit,  comme 
un  leurre  de  leur  part,  pour  endormir  leur-: 
adverfaires.  Leurs  fuccès  palTes  ,  qui  ne 
s'étoient  jamais  démentis  ,  me  donnoient 
une  fi  terrible  idée  de  leur  puiffance,  que 
je  déplorois  déjà  raviliffement  du  parle- 
ment. Je  favois  que  M.  de  Choifeul  avoit 
étudié  chez  les  Jéfuites  ,  que  Mad.  de 
Pompadour  n'étoit  point  mal  avec  eux , 
&  que  leur  ligue  avec  les  favorites  &  les 
minifi:res  avoit  toujours  paru  avantageufe 
aux  uns  &  aux  autres  contre  leurs  enne- 
mis communs.  La  cour  paroiffoit  ne  fe 
mêler  de  rien  ;  &  perfuadé  que  ft  la  fo- 
ciété  recevoit  un  jour  quelque  rude  échec , 
ce  ne  feroit  jamais  le  parlement  qui  feroit 
affez  fort  pour  le  lui  porter  ,  je  tirois  de 
cette  inadion  de  la  cour,  le  fondement  de 
leur  confiance  &  l'augure  de  leur  triom- 
phe. Enfin  ,  ne  voyant  dans  tous  les  bruits 
du  )Our,  qu'une  feinte  &  des  pièges  de 
leur  part ,  &  leur  croyant  dans  leur  fécu- 
rite,  du  temps  pour  vaquera  tout  ,  |e  nr 


Livre     XL  239 

(îoutoîs  p.ts  qu'ils  n'écrafaiTent  dans  peu 
]e  janféiiifme  ,  &  Je  parlement  ,  6c  les  encv- 
cJopédiftes  ,  &  tout  ce  qui  n'auroit  pas 
porté  leur  joug;  &  qu'enfin  s'ils  laifToient 
paroitre  mon  livre  ,  ce  ne  fût  qu'après 
l'avoir  transformé  au  point  de  s'en  faire 
une  arme  ,  en  fe  prévalant  de  mon  nom 
pour  furprendre  mes  leéteurs. 

Je  mefentois  mourant  ;  j'ai  peine  à  com- 
prendre comment  cette  extravagance  ne 
m'acheva  pas  :  tant  l'idée  de  ma  mémoire 
déshonorée  après  moi  ,  dans  mon  plus 
digne  &  meilleur  livre  ,  m'étoic  effroyable. 
Jamais  je  n'ai  tant  craint  de  mourir;  &je 
crois  que  ,  fij'étois  mort  dans  ces  circonf- 
tances  ,  je  ferois  mort  défefpéré.  Aujour- 
d'hui même ,  que  je  vois  marcher  fans  obf- 
tacle  à  fon  exécution  ,  le  plus  noir  ,  le  plus 
affreux  complot  qui  jamais  ait  été  tramé 
contre  la  mémoire  d'un  homme  ,  je  mour- 
rai beaucoup  plus  tranquille  ,  certain  de 
jaiffer  dans  mes  écrits  un  témoignage  de 
moi ,  qui  triomphera  tôt  ou  tard  des  com- 
plots des  hommes. 

M.  de  M s  ,  témoin  &;  confident 


24^  Les  Confessions. 
de  mes  agitations ,  Te  donna  pour  les  cal- 
mer ,  des  foins  qin  prouvent  fon  jnépui- 
fable  bonté  de  cœur.  Mad.  de  Luxem- 
boure  concourut  à  cette  bonne  œuvre  ,  & 
fut  pJuiieurs  fois  chez  Duchefne  ,  pour 
favoir  à  quoi  en  étoit  cette  édition.  Enfin  , 
rimpreinon  fut  reprife  &  marcha  plus 
rondement  ,  fans  que  jamais  j'aie  pu  fa- 
voir pourquoi  elle  avoit  été  fufpendue. 

M.  de  M s  prit  la  peine  de  venir 

à  Montmorency  pour  me  tranquillifcr  :  il 
en  vint  à  bout  ;  &  ma  parfaite  confiance 
en  fa  droiture,  l'ayant  emporté  fur  l'éga- 
rement de  ma  pauvre  tète  ,  rendit  efficace- 
tout  ce  qu'il  fit  pour  m'en  ramener.  Aprè.-t 
ce  qu'il  avoit  vu  de  mes  angoiffcs  Se  d\i 
mon  délire  ,  il  étoit  naturel  qu'il  me  trou- 
vât très  à  plaindre  :  auffi  fit-il.  Les  propos 
inceflamment  rebattus  de  la  cabale  phi- 
lofophique  qui  l'entouroit ,  lui  revinrent 
à  l'efpnt.  Quand  j'allai  vivre  à  THermi' 
tage  ,  ils  publièrent  ,  comme  je  l'ai  dcj:i 
dit ,  que  je  n'y  tiendiois  pas  long-temps. 
Quand  ils  virent  que  je  perfévérois  ,  ]!>. 
dirent  que   c'ctoit  par   obflination  ,  par 

oro  uci] , 


Livre     XL  241 

orgueil ,  par  honte  de  m'en  dédire  ;  mais 
que  je  m'y  ennuyois  à  périr ,  &  que  j'y  vi^ 

vois  très- malheureux.  M.  de  M. s  le 

crut  &  me  l'écrivit  ;  fennble  à  cetce  erreur 
dans  un  homme  pour  ({ui  j'avois  tantd'ef- 
time  ,  je  lui  écrivis  quatre  lettres  confécu- 
tives  ,  où  lui  expofant  les  vrais  motifs  de 
ma  conduite  ,  je  lui  décrivis  fidèlement 
mes  goûts  ,  mes  penchans ,  mon  caraélere , 
&  tout  ce  qui  fe  pafifoit  dans  mon  cœur. 
Ces  quatre  lettres  faites  fans  brouillon, 
rapidement  ,  à  trait  de  plume  ,  &  fans 
même  avoir  été  relues  ,  font  peut-être  la 
feule  choie  que  j'aie  écrite  avec  facilité 
dans  toute  ma  vie  ,  &  ,  ce  qui  efi;  bien  éton- 
nant,  au  milieu  de  mes  fouffrances  &  de 
3'extrême  abattement  où  j'étois.  Je  gémif- 
fois  en  me  fentant  défaillir ,  de  penfer  que 
je  laiiïbis  dans  l'efprit  des  honnêtes  gens  , 
une  opinion  de  moi  fi  peu  jufle  ;  &  par 
refquiflfe  tracée  à  la  hâte  dans  ces  quatre 
lettres  ,  je  tâchois  de  fuppléer  en  quelque 
forte  aux  mémoires  que  j'avois  projetés. 

Ces  lettres  qui  plurent  à  M.  de  M s, 

êi,  qu'il  montra  dans  Paris  ,  font  en  quel- 
Tome  IF,  Q, 


542    Les    Confessions," 

que  façon ,  le  fommaire  de  ce  que  j'expofff 
ici  plus  en  détail  ,  &  méritent  à  ce  titre 
d'être  confervées.  On  trouvera  parmi  mes 
■papiers ,  la  copie  qu'il  en  fit  faire  à  ma 
prière ,  &  qu'il  m'envoya  quelques  années 
après. 

La  feule  chofe  qui  m'affligeoit  défor- 
mais ,  dans  l'opinion  de  ma  mort  pro- 
chaine ,  étoit  de  n'avoir  aucun  homme 
lettré  de  confiance  ,  entre  les  mains  duquel 
je  pufle  dépofer  mes  papiers  ,  pour  en  faire 
après  moi  le  triage.  Depuis  mon  voyage 
de  Genève  ,  je  m'étois  lié  d'amitié  avec 
IVI....U;  j'avois  de  l'inclination  pour  ce 
jeune  homme  ,  &  j'aurois  defiré  qu'il  vînt 
me  fermer  les  yeux.  Je  lui  marquai  ce 
defir  ;  &  je  crois  qu'il  auroit  fait  avec 
plaifir  cet  aéle  d'humanité  ,  fi  fes  affaires 
&  fa  famille  le  lui  euffent  permis.  Privé 
■de  cette  confolation  ,  je  voulus  du  moins 
lui  marquer  ma  confiance ,  en  lui  envoyant 
la  profeffion  de  foi  du  Vicaire  avant  la 
pubhcation.  Il  en  fut  content  ;  mais  il  ne 
me  parut  pas  dans  fa  réponfe  partager  la 
fécurité  avec  laquelle  j'en  attendois  poui 


L    I   V  R   E      X  î.  245 

lors  l'effet.  Il  defira  d'avoir  de  moi ,  quel- 
que morceau  que  n'eût  perfonne  autre. 
Je  lui  en\oyai  une  Oraifoii  funèbre  du 
feu  duc  d'Orléans,  que  j'avois  faite  pour 
l'abbé  Darty  ,  &  qui  ne  fut  pas  pronon- 
cée ,  parce  que  ,  contre  fon  attente  ,  ce  ne 
fut  pas  lui  qui  en  fut  chargé. 

L'impreffion  ,  après  avoir  été  reprife  , 
fe  continua  ,  s'acheva  même  affez  tran- 
quillement ,  &  j'y  remarquai  ceci  de  fm- 
gulier  ,  qu'après  les  cartons  qu'on  avoit 
févérement  exigés  pour  les  deux  premiers 
volumes  ,  on  paffa  les  deux  derniers  fans 
rien  dire  ,  &  fans  que  leur  contenu  fit  au- 
cun obflacle  à  fa  publication.  J'eus  pour- 
tant encore  quelque  inquiétude  que  je  ne 
dois  pas  palier  fous  fiience.  Après  avoir 
eu  peur  des  Jéfuites  ,  j'eus  peur  des  jan- 
féniftes  &  des  philofophes.  Ennemi  de 
tout  ce  qui  s'appelle  parti  ,  faclion  ,  ca- 
bale ,  je  n'ai  jamais  rien  attendu  de  bon 
des  gens  qui  en  font.  Les  Commères  SLVoient 
depuis  un  temps  quitté  leur  ancienne  de- 
meure ,  &  s'étoient  établis  tout  à  côté  de 
moi  i  enforte  que  de  leur  chambre ,  on 


244    I-  E  s    Confessions. 

entendoit  tout   ce  qui  fe    difait  dans  \b 
mienne  &  fur  ma  terrafie  ,  &  que  de  leur 
jardin  on  pouvoit  très-aifément  efcalader 
te  petit  mur  qui  le  féparoit  de  mon  don- 
jon. J'avois  fait  de  ce  donjon  mon  cabinet 
de  travail ,  enforte  que  j'y  avois  une  table 
couverte  d'épreuves  &  de  feuilles  de  l'E- 
mile &  du  Contrat  Social  ;  &  brochant  ces 
feuilles  à  mefure  qu'on  me  les  envoyoit, 
j'avois  là  tous  mes  volumes  long -temps 
avant  qu'on  les  publiât.  Mon  étourderie^ 
ma  négligence  ,  ma  confiance  en  M.  Ma- 
thas  ,  dans  le  jardin   duquel  j'étois  clos, 
faifoient  que  fouvent,  oubliant  de  fermer 
le  foir  mon  donjon  ,  je  le  trouvois  le  ma- 
tin tout  ouvert  ;  ce  qui  ne  m'eût  guère 
inquiété ,  fi  je  n'avois  cru  remarquer  du 
dérangement   dans    mes   papiers.    Après 
avoir  fait  plufieurs  fois  cette  remarque , 
je  devins  plus  foigneuxde  fermer  le  don- 
jon. La  ferrure  étoit  mauvaife  ,  la  clef  ne 
fermoit  qu'à  demi-tour.  Devenu  plus  at- 
tentif,  je  trouvai  un  plus  grand  dérange- 
ment  encore  que  quand  je    lailTois  tout 
touvert.  Enfin  ,  un  de  mes  volumes   fe 


245 

trouva  éclîpfé  pendant  un  jour  Se  deux 
nuits  ,  fans  qu'il  me  fût  pofTible  de  favoir 
ce  qu'il   étoit  devenu  jufqu'au  matin  du 
troifiemejour  ,  que  je  le  retrouvai  fur  ma 
table.  Je  n'eus  ni  n'ai  jamais  eu  de  foup- 
çon  fur  M.  Math  as  ,  ni  fur  fon  neveu  , 
JVL  Dumoulin  ,  fâchant  qu'ils  m'aimoient 
l'un  &  l'autre ,  &  prenant  en  eux  toute  con- 
fiance. Je  commençois  d'en  avoir  moins 
<dans  les  Commères.  Je  favois  que  ,  quoique 
janféniftes  ,  ils   avoient   quelque  liaifon 
avec  d'Alcrnbert&logeoient  dans  la  même 
inaifon.   Cela  me  donna  quelque  inquié- 
tude &  me  rendit  plus  attentif.  Je  retirai 
mes  papiers  dans  ma  chambre  ,  &  je  ceffai 
tout-à-fait  de  voir  ces  gens  là  ,  ayant  fu 
d'ailleurs  qu'ils  avoient  fait  parade  dans 
plufieurs  maifons  ,  du  premier  volume  de 
l'Emile  ,  que  j'avois  eu  l'imprudence  de 
leur  prêter.  Quoiqu'ils  continua  fient  d'ê- 
tre mes  voifms  jufqu'à  mon  départ ,  je  n':  i 
plus  eu  de  communication  avec  eux  de- 
puis lors. 

Le  Contrat  Social  parut  un  mois  ou 
fà\iux  avantl'Emile.  Rey,  dont  j'avois  tou- 

Q.    3 


246  Les  Confessions. 
jours  exigé  qu'il  n'introduiroit  jamais  fur- 
tivement en  France  aucun  de  mes  livres, 
s'adreffa  au  magiflrat  pour  obtenir  la  per- 
îîîifïion  de  faire  entrer  celui-ci  par  Rouen, 
où  il  fit  par  mer  fon  envoi.  Rey  n'eut 
aucune  réponfe  :  fes  ballots  refterent  à 
Rouen  plufieurs  mois  ,  au  bout  defquels 
on  les  lui  renvoya  ,  après  avoir  tent-é  de 
les  confifquer  ;  mais  il  fit  tant  de  bruit, 
qu'on  les  lui  rendit.  Des  curieux  en  tirè- 
rent d'Amfterdam ,  quelques  exemplaires 
qui  circulèrent  avec  peu  de  bruit.  Mau- 
léon  ,  qui  en  avoit  ouï  parler  &  qui  même 
en  avoit  vu  quelque  chofe  ,  m'en  parla 
d'un  ton  myftéricux  qui  me  furprit  ,  & 
qui  m'eût  inquiété  même ,  fi ,  certain  d'être 
en  règle  à  tous  égards  &  de  n'avoir  nul 
reproche  à  me  faire  ,  je  ne  m'étois  tran- 
quillifé  par  ma  grande  maxime.  Je  ne  dou- 
tois  pas  même  que  M.  de  Choifeul ,  déjà 
bien  difpofé  pour  moi  ,  &  fenfible  à  l'é- 
loge que  mon  efiime  pour  lui  m'en  avoit 
fait  faire  dans  cet  ouvrage ,  ne  me  foutînt 
en  cette  occafion,  contre  la  malveillance 
deMad.  de  P.,.....r. 


Livre    XI.  24? 

J'avois  aflurément  lieu  de  compter  alors , 
autant  que  jamais ,  fur  les  bontés  de  M. 
de  Luxembourg  &  fur  fon  appui  dans  le 
befoin  :  car  jamais  il  ne  me  donna  de  mar- 
ques d'amitié  ,  ni  plus  fréquentes ,  ni  plus 
touchantes.  Au  voyage  de  pâques ,  mon 
trifte  état  ne  me  permettant  pas  d'aller  au 
château  ,  il  ne  manqua  pas  un  feul  jour  de 
me  venir  voir  ;  8c  enfin  me  voyant  fouf- 
frir  fans  relâche  ,  il  fit  tant  qu'il  me  déter- 
mina avoir  le  frère  Côme  ,  l'envoya  cher- 
cher ,  me  l'afnena  lui-même  ,  &  eut  le 
courage  ,  rare  certes  &  méritoire  dans  un 
grand  feigneur  ,  de  refter  chez  moi  du- 
rant l'opération  ,  qui  fut  cruelle  &  longue. 
Il  n'étoit  pourtant  queftion  que  d'être 
fondé  ;  mais  je  n'avois  jamais  pu  l'être  , 
même  par  Morand  qui  s'y  prit  à  plufieurs 
fois  ,  &  toujours  fans  fuccès.  Le  frère 
Côme  ,  qui  avoit  la  main  d'une  adreiïe 
&  d'une  légèreté  fans  égale,  vint  à  bout 
enfin  d'introduire  un  très -petit  algali  , 
après  m'avoir  beaucoup  fait  fouftrir  pen- 
dant plus  de  deux  heures  ,  durant  lefquel- 
les  je  m'efforçai  de  retenir  les  plaintes, 

Q.   4 


^4^  Les  Confessions 
pour  ne  pas  déchirer  le  cœur  fenfible  du 
bon  Maréchal.  Au  premier  examen  ,  le 
frère  Côme  crut  trouv'er  une  grofle  pierre  , 
&  me  le  dit  ;  au  fécond  ,  il  ne  la  trouva 
plus.  Après  avoir  recommencé  une  fé- 
conde &  une  troifieme  fois  ,  avec  un  foin 
&  une  exaditude  qui  me  firent  trouver 
le  temps  fort  long  ,  il  déclara  qu'il  n'y 
avoitpoint  de  pierre  ,  mais  que  la  proftate 
étoit  fquirreufe  &  d'une  grolfeur  furna- 
turelle  ;  il  trouva  la  veffie  grande  &  en 
bon  état  ,  &  finit  par  me  déclarer  que  je 
fouffrirois  beaucoup  ,  &  que  je  vivrois 
long-temps.  Si  la  féconde  prédidlion  s'ac- 
'complit  aufli  bien  que  la  première  ,  mes 
maux  ne  font  pas  prêts  à  finir. 

C'eft  ainfi  qu'après  avoir  été  traité  fuc- 
ceffivement  pendant  tant  d'années,  pour 
des  maux  que  je  n'avois  pas  ,  je  finis  par 
favoir  que  ma  maladie  incurable  fans  être 
mortelle  ,  dureroit  autant  que  moi.  Mon 
imagination  ,  réprimée  par  cette  ccnnoif- 
fance ,  ne  me  fit  plus  voir  en  perfpeélive , 
une  mort  cruelle  dans  les  douleurs  du 
calcul.  Je  ceflai  de  craindre  qu'un  bout  de 


Livre   .XL  249 

-bougie  ,  qui  s'étoit  rompu  dans  l'urechre  ,  il 
y  avoit  long -temps  ,  n'eût  fait  le  noyau 
d'une  pierre.  Délivré  des  maux  imaginai- 
res ,  plus  cruels  pour  moi  que  les  maux, 
réels  ,  j'endurai  plus  paifiblement  ces  der- 
niers. Il  efl  confiant  que  depuis  ce  temps  , 
j'ai  beaucoup  moins  fouffert  de  ma  mala- 
die que  je  n'avois  fait  jufqu'alors  ;  &  je  ne 
me  rappelle  jamais  que  je  dois  ce  foula- 
gement  à  M.  de  Luxembourg ,  fans  m'at- 
tendrir  de  nouveau  fur  fa  mémoire. 

Revenu  ,  pour  ainfi  dire  ,  à  la  vie ,  6c 
plus  occupé  que  jamais  du  plan  fur  lequel 
j'en  voulois  pafTer  le  refle  ,  je  n'attendois  , 
pour  l'exécuter  ,  que  la  publication  de  l'E- 
mile. Je  fongeois  à  la  Touraine ,  où  j'avois 
déjà  été  ,  &  qui  me  plaifoit  beaucoup  , 
.tant  pour  la  douceur  du  climat,  que  pour 
celle  des  habitans. 

La  terra  molle  lieia  e  dilettofa 
Simile  a  fe  t licbitator  producc. 

J'avois  déjà  parlé  de  mon  projet  à  M. 
;de  Luxembourg  ,  qui  m'en  avoit  voulu 
détourner  ;  je    lui    en   reparlai  derechef 


250  Les  Confessions. 
comme  d'une  chofc  réfolue.  Alors  il  me 
propofa  le  château  de  Merlou  ,  à  quinze 
lieues  de  Paris  ,  comme  un  afyle  qui  pou- 
voit  me  convenir  ,  &  dans  lequel  ils  fe 
îeroient  l'un  &  l'autre  un  plaifir  de  m'é- 
tablir.  Cette  propofition  me  toucha  &  ne 
me  déplut  pas.  Avant  toute  chofe  ,  il  fal- 
loit  voir  le  lieu  ;  nous  convînmes  du  jour 
où  M.  le  Maréchal  enverroit  fon  valet- 
de-chambre  avec  une  voiture  ,  pour  m'y 
conduire.  Je  me  trouvai  ce  jour -là  fort 
incommodé  ;  il  fallut  remettre  la  partie  , 
&  les  contretemps  qui  furvinrent  m'empê- 
chèrent de  l'exécuter.  Ayant  appris  de- 
puis ,  que  la  terre  de  Merlou  n'étoit  pas  à 
M.  le  Maréchal ,  mais  à  Madame ,  je  m'en 
confolai  plus  aifément  de  n'y  être  pas  allé. 
L'Emile  parut  enfin  ,  fans  que  j'enten- 
diiïe  plus  parler  de  cartons  ni  d'aucune 
difficulté.  Avant  fa  publication  ,  M.  le 
Maréchal  me  redemanda  toutes  les  let- 
tres de  M.  de  M s ,  qui  fe  rappor- 

toient  à  cet  ouvrage.  Ma  grande  con- 
fiance en  tous  les  deux,  ma  profonde  fé- 
curité  m'empêchèrent  de  réfléchir  à  ce  qu'il 


Livre    XI.  251 

y  avoit  d'extraordinaire  &  même  d'inquié- 
tant dans  cette  demande.  Je  rendis  les  let- 
tres ,  hors  une  ou  deux,  qui  par  mégarde 
étoient  refiées  dans  des  livres.  Quelque 

temps  auparavant ,  M.  de  JVI s 

m'avoit  marqué  qu'il  retireroit  les  lettres 
quej'avois  écrites  à  Duchefne  durant  mes 
alarmes  au  fujet  des  Jéfuites  ,  Se  il  faut 
avouer  que  ces  lettres  ne  faifoient  pas 
grand  honneur  à  ma  raifon.  Mais  je  lui 
marquai  qu'en  nulle  chofe  ,  je  ne  voulois 
paffer  pour  meilleur  que  je  n'étois  ,  &  qu'il 
pouvoit  lui  laifTer  les  lettres.  J'ignore  ce 
qu'il  a  fait. 

La  publication  de  ce  livre  ne  fe  fit 
point  a\-ec  cet  éclat  d'applaudiffemens 
qui  fuivoit  celle  de  tous  mes  écrits.  Jamais 
ouvrage  n'eut  de  fi  grands  éloges  particu- 
liers ,  ni  fi  peu  d'approbation  publique. 
Ce  que  m'en  dirent,  ce  que  m'en  écrivi- 
rent les  gens  les  plus  capables  d'en  juger, 
me  confirma  que  c'étoit  là  le  meilleur  de 
mes  écrits  ,  ainfi  que  le  plus  important. 
Mais  tout  cela  fut  dit  avec  les  précautions 
les  plus  bizarres  ,  comme  s'il  eût  importé 


2:52    Les    Confessions. 

de  garder  Je  fecret  du  bien  q»i^  ''on  en 

penfoit.  Mad.  de  B. s  ,  qiM   ne  i  larqua 

que  l'auteur  de  ce  livre  méritoit  des  fta- 
tues  &  les  hommages  de  tous  ies  humains , 
me  pria  fans  façon ,  à  la  nn  de  fcn  billet,  de 
le  lui  renvoyer.  D'Aleuibert ,  qui  m'éci^i- 
vit  que  cet  ouvrage  décidoit  de  ma  fupé- 
riorité  ,  &  devoit  me  mettre  à  la  tête  de 
tous  les  gens  de  lettres ,  ne  figna  point  fa 
lettre  ,  quoiqu'il  eut  fignc  toutes    celles 
qu'il  m'avoit  écrites  jufqu'alors.  Duclos, 
ami  fur  ,  homme  vrai ,  mais  circonfpe(fl , 
&  qui  faifoit  cas  de  ce  livre  ,  évita  de  m'en 
parler  par  écrit  :  la  Condamine  fe  jeta  fur 
la  profeflîon  de  foi ,  &  battit  la  campagne; 
Clairaut  fe  borna  ,  dans  fa  lettre  ,  au  même 
morceau  ;  mais  il  ne  craignit  pas  d'expri- 
mer l'émotion   que  fa  leéture    lui  avoit 
donnée ,  &  il  me  marqua  en  propres  ter- 
mes ,  que  cette  ledure  avoit  réchauffé  fa 
vieille  ame  :  de  tous  ceux  à  qui  j'avois 
envoyé  mon  livre  ,  il  fut  le  feul  qui  dit 
hautement  &  librement  à  tout  le  monde 
tpnt  le  bien  qu'il  en  penfoit. 

Mathas ,  à  qui  j'en  avois  aufTi  donji^ 


Livre    XÎ.  25:3 

tin  exemplaire  avant,  qu'il  fût  en  vente  , 
le  prêta  à  M.  de  Biaire ,  confeifier  au  par- 
lement ,  père  de  l'intendant  de  Strasbourg. 
iVI.  de  Blaire  avoit  une  maifon  de  campa- 
gne à  St.  Gratien  ,   &  Mathas  ,   fon  an- 
cienne connoifTance  ,  l'y  alloit  voir  quel- 
quefois quand  il  pouvoit  aller.  Il  lui  fit  lire 
l'Emile  avant  qu'il  fut  public.  En  le  lui 
rendant,  M.  de  Blaire  lui  dit  ces  propres 
mots ,  qui  me  furent  rendus  le  même  jour  : 
"  M.  Mathas  ,  voilà  un  fort  beau  livre , 
mais  dont  i-1  fera  parlé  dans  peu  ,  plus  qu'it 
ne  feroit  à  defirer  pour  l'auteur.  „  Quand 
jl  me  rapporta  ce  propos  ,  je  ne  fis  qu'en 
rire  ,  &  je  n'y  vis  que  l'importance  d'un 
homme  de  robe ,  qui   met  du  m.yftere  à 
tout.  Tous  les  propos  inquiétans  qui  me 
revinrent,  ne  me  firent  pas  plus  d'impref- 
fion  ;  &  loin  de  prévoir  en  aucnne  forte 
la    cataftrophe    à  laquelle    ie    touchois , 
Certain  de  l'utilité  ,  de  la  beauté  de  mon 
ou\Tage ,   certain  d'être  en  règle  à  tous 
égards  ,  certain  ,  comme  je  croyois  l'être, 
de  tout  le  crédit  de  Mad.  de  Luxembourg 
fe  de  la  faveur  du  miniftere  ,  je  m'applau- 


254  Les  Confessions.' 
dififois  du  parti  que  j'avois  pris ,  de  me  re- 
tirer au  milieu  de  mes  triomphes  ,  &  lorf- 
que  je  venois  d'écrafer  tous  mes  envieux. 
Une  feule  chofe  m'alarmoit  dans  la 
publication  de  ce  livre  ,  &  cela  ,  moin.s 
pour  ma  fureté  que  pour  l'acquit  de  mon 
cœur.  A  l'Hermitage  ,  à  Montmorency, 
î'avois  vu  de  près  &  avec  indignation  ,  les 
vexations  qu'un  foin  jaloux  des  plaifirs 
des  princes  fait  exercer  fur  les  malheu- 
reux payfans  ,  forcés  de  fouffrir  le  dégât 
que  le  gibier  fait  dans  leurs  champs  ,  fans 
ofer  fe  défendre  qu'à  force  de  bruit  ,  & 
forcés  de  paffer  les  nuits  dans  leurs  fèves 
&  leurs  pois ,  avec  des  chauderons  ,  des 
tambours  ,  des  fon nettes ,  pour  écarter  les 
fangliers.  Témoin  de  la  dureté  barbare, 

avec  laquelle  M.  le  comte  de  C s 

faifoit  traiter  ces  pauvres  gens  ,  j'avois 
fait ,  vers  la  fin  de  l'Emile  ,  une  fortie  fur 
cette  cruauté.  Autre  infraélion  à  mes  ma- 
ximes ,  qui  n'eft  pas  reftée  impunie.  J'ap- 
pris que  les  officiers  de  M.  le  prince  de 
Conti  n'en  ufoient  guère  moins  durement 
fur  feg  terres  j  je  tremblois  que  ce  prince, 


L  I  V  Fs  E    XL  255 

pour  lequel  j'étois  pénétré  de  refpedt  & 
de  reconnoiiïance ,  ne  prît  pour  lui  ce  que 
l'humanité  révoltée  m'avoit  fait  dire  pour 
fon  oncle  ,  &  ne  s'en  tînt  offenfé.  Cepen- 
dant ,  comme  ma  confcience  me  rafTuroic 
pleinement  fur  cet  article  ,  je  me  tranquil- 
lifai  fur  fon  témoignage  ,  &  je  fis  bien.  Du 
moins  ,  je  n'ai  jamais  appris  que  ce  grand 
prince  ait  fait  la  moindre  attention  à  ce 
pafTage ,  écrit  long-temps  avant  que  j'eufTe 
l'honneur  d'être  connu  de  lui. 

Peu  de  jours  avant  ou  après  la  publica- 
tion de  mon  livre  ,  car  je  ne  me  rappelle 
pas  bien  exaélement  le  temps ,  parut  ua 
autre  ouvrage  fur  le  même  fujet ,  tiré  mot 
à  mot  de  mon  premier  volume  ,  hors 
quelques platifes  dont  on  avoit  entre-mêlé 
cet  extrait.  Ce  livre  portoit  le  nom  d'ua 
Cenevois  ,  appelle  Balexfert  ;  &  il  étoit 
dit  dans  le  titre ,  qu'il  avoit  remporté  le 
prix  k  l'académie  de  Harlem.  Je  compris 
aifément  que  cette  académie  &  ce  prix 
étoientd'une  création  toute  nouvelle,  pour 
déguifer  le  plagiat  aux  yeux  du  public ^ 
mais  je  vis  auffi  qu'il  y  avoit  à  cela  quei^ 


556  Les  Confessions. 
que  intrigue  antérieure  ,  à  laquelle  je  ne 
comprenois  rien  ;  foit  par  la  communica- 
tion de  mon  mainifcrit  ,  fans  quoi  ce  vol 
n'auroit  pu  fe  faire  ;  foit  pour  bâtir  l'hif- 
toire  de  ce  prétendu  prix  ,  à  laquelle  il 
avoit  bien  fallu  donner  quelque  fonde- 
ment. Ce  n'eft  que  bien  des  années  après  , 
que  fur  un  mot  échappé  à  d'Ivernois  ,  j'ai 
pénétré  le  myftere  &  entrevu  ceux  qui 
avoient  mis  en  jeu  le  fieur  Balexfert. 

Les  fourds  mugiflemens  qui  précèdent 
l'orage ,  commen<jOient  àfe  faire  entendre  ,• 
&  tous  les  gens  un  peu  pénétrans  virent 
bien  qu'il  fe  couvoit  au  fujet  de  mon  livre 
&  de  moi  ,  quelque  complot  qui  ne  tar- 
deroit  pas  d'éclater.  Pour  moi  ,  ma  fécir- 
fité  ,  ma  ftupidité  fut  telle  que  ,  loin  de 
prévoir  mon  malheur  ,  je  n'en  foupçon- 
îlaî  pas  même  la  caufe  ,  après  en  avoir 
reffenti  l'effet.  On  commença  par  répan- 
dre avec  allez  d'adreiTe  ,  qu'en  féviffant 
contre  les  Jéfuites  ,  on  ne  pou  voit  marquer 
Une  indulgence  partiale  pour  les  livres 
&  les  auteurs  qui  attaquoient  la  religion. 
On  me  reprochoit  d'avoir  mis  mon  nom 


'Livre    XL  257 

a  l'Emile  ,  comme  fije  ne  l'avois  pas  misa 
tous  mes  autres  écrits  ,  auxquels  on  n'a- 
voitrien  dit.  Il  fembloit  qu'on  craignît  de 
fe  voir  forcé  à  quelques  démarches  qu'on 
feroit  à  regret ,  mais  que  les  circonftances 
rendoient  nécefiaires  ,  &  auxquelles  mon 
imprudence  avoit  donné  lieu.  Ces  bruits 
me  parvinrent  &  ne  m'inquiétèrent  guère  : 
il  ne  me  vint  pas  même  à  l'cfpric  qu'il  pût 
j  avoir  dans  toute  cet.e  aftaire ,  la  moindre 
chofe  qui  me  regardât  perfonnellement, 
moi  qui  mefentois  fi  parfaitement  irrépro- 
chable ,  fi  bien  appuyé  ,  li  bien  en  règle  à 
tous  égards  ,  &  qui  ne  craignoi.s  pas  que 
IVlad.  de  Luxembourg  me  laifTat  dans 
l'embarras  ,  pour  un  tort  qui,  s'il  exifloit, 
étoit  tout  entier  à  elle  feule.  Mais  fâchant 
en  pareil  cas  comme  les  chofes  fe  pafTent, 
&  que  l'ufage  eft  de  févir  contre  Iqs  librai- 
res, en  ménageant  les  auteurs  ,  je  n'étois 
pas  fans   inquiétude  pour  le  pauvre  Du- 

chefne  ,  Ci  JVT.  de  M s  venoit  à 

l'abandonner. 

Je  reftai  tranquille.  Les  bruits  augmen- 
t,erent,  &  changèrent  bientôt  de  ton.  Le 
Tome  IV.  R 


258  Les  Confessions. 
public  &  fur-tout  le  parlement  fembloient 
s'irriter  par  ma  tranquillité.  Au  bout  de 
quelques  jours ,  la  fermentation  devint  ter- 
rible; &  les  menaces  changeant  d'objet, 
s'adrefferent  directement  à  moi.  On  enten- 
doit  dire  tout  ouvertement  aux  parlemen- 
taires, qu'on  n'avançoit  rien  à  brûler  les 
livres  ,  &  qu'il  falloit  brûler  les  auteurs. 
Pour  les  libraires ,  on  n'en  parloit  point.  La 
première  fois  que  ces  propos,  plus  dignes 
d'un  inquifiteur  de  Goa  (|ue  d'un  fénateur , 
me  revinrent ,  je  ne  doutai  point  que  ce 

ne  fût  une  invention  des  H s  ,  pour 

tâcher  de  m'effrayer ,  &  de  m'exciter  à  fuir. 
Je  ris  de  cette  puérile  rufe  ,  &  je  me  di- 
fois  en  me  moquant  d'eux ,  que  s'ils  avoienc 
fu  la  vérité  des  chofes  ,  ils  auroient  cher- 
ché quelque  autre  moyen  de  me  faire 
peur  :  mais  la  rumeur  enhn  devint  telle, 
qu'il  fut  clair  que  c'étoit  tout  de  bon. 
.M.  &  Mad.  de  Luxembourg  avoicnt  cette 
année  ,  avancé  leur  fécond  voyage  de 
Montmorency  ,  de  forte  qu'ils  y  étoient 
au  commencement  de  juin.  J'y  entendis 
^■ès-peu  piu"ler  de  mes  nouveaux  livres. 


Livre     XL  25^ 

malgré  le  bruit  qu'ils  faiXoient  àParis ,  & 
les  maîtres  de  la  maifoii  ne  m'en  parloient 
point  du  tout.  Un  matin  cependant  ,  que 
j'étois  feul  avec  M.  de  Luxembourg  ,  il 
me  dit  :  Avez  vous  parlé  mal  de  JVI.  de 
Choifeul  dans  le  Contrat  Social  ?  Moi! 
lui  dis-je  en  reculant  de  furprife,  non,  je 
vous  jure  ;  mais  j'en  ai  fait  en  revanche  , 
&  d'une  plume  qui  n'eft  pas  louangeufe, 
le  plus  bel  éloge  que  jamais  miniftre  ait 
reçu.  Et  tout  de  fuite  je  lui  rapportai  le 
paffage.  Et  dans  l'Emile  ?  reprit- il.  Pas 
un  mot ,  répondis-je  ;  il  n'y  a  pas  un  feul 
mot  qui  le  regarde.  Ahî  dit-il  avec  plus 
de  vivacité  qu'il  n'en  avoit  d'ordinaire  , 
il  falloit  faire  la  même  chofe  dans  l'autre 
livre,  ou  être  plus  clair!  J'ai  cru  l'être, 
ajoutai-je  ;  je  l'eflimois  affez  pour  cela.  Il 
alloit  reprendre  la  parole  ;  je  le  vis  prêta 
s'ouvrir  ;  il  fc  retint  &  fe  tut.  Malheureufe 
politique  de  courtifan  ,  qui  dans  les  meil- 
leurs cœurs  domme  l'amitié  même  ! 

Cette  converfation ,  quoique  courte  , 
m'éclaira  fur  ma  fituation  ,  du  moins  k 
certain  égard ,  &  me  fit  comprendre,  qvie 

R    2 


z6ô  Les  Confession 's. 
c'étoit  bien  à  moi  qu'on  en  voùloit.  Je 
déplorai  cette  inouïe  fatalité ,  qui  tournoit 
à  mon  préjudice  tout  ce  que  je  difois  & 
faifois  de  bien.  Cependant ,  me  fentanc 
J)Our  plaflron  dans  cette  affaire,  Mad.  de 

Luxembourg  &  M.  de  M s  ,  je 

fie  voyois  pas  comment  on  pou  voit  s'y 
prendre  pour  les  écarter  &  venir  jufqu'à 
moi  :  car  d'ailleurs  ,  je  fentis  bien  dès  lors , 
tju'il  ne  feroit  plus  queftion  d'équité  ,  ni 
de  juflice  ,  &  qu'on  ne  s'embarraffcroic 
pas  d'examiner  fi  j'avois  réellement  tort 
ou  non.  L'orage  ,  cependant  ,  grondoit 
de  plus  en  plus.  Il  n'y  avoit  pas  jufqu'à 
Néaulme  ,  qui  ,  dan«  la  diffufion  de  fon 
bavardage,  ne  me  montrât  du  regret  de 
s'être  mêlé  de  cet  ouvrage  ,  &  la  certitude 
où  il  paroifibit  être  du  fort  qui  menaçoit 
le  livre  &  l'auteur.  Une  chofe  pourtant 
rne  raffuroit  toujours  :  je  voyois  Mad.  de 
Lax'emboUrg  fi  tranquille  ,  fi  contente  ,  (i 
riante  même  ,  qu'il  falloit  bien  qu'elle  fût 
fûre  de  fon  fait ,  pour  n'avoir  pas  la  moin- 
dre inquiétude  h  mon  fujet,  pour  ne  pas 
nie  dire  un  feul  mot  de  commiféiation  ni 


L    I  'V  K.   E       XI.  26£ 

cî'excufe,  pour  voir  le  tour  que  prendrok 
cette  afl'aire,  avec  autant  de  fang-froid. 
que  fi  elle  ne  s'en  fût  point  mêlée  ,  & 
qu'elle  n'eût  pas  pris  à  moi  le  moindre 
intérêt.  Ce  qui  me  furprenoit,  étoit  qu'elle 
ne  me  difoit  rien  du  tout.  Il  me  fembloit 
qu'elle  auroit  dû  me  dire  quelque  chofe. 

IVTad.   de  B s  paroi iToit  moins 

tranquille.  Elle  alloit  &  venoit  avec  un 
air  d'agitation  ,  fe  donnant  beaucoup  de 
mouvement ,  &  m'alTurant  que  M.  le 
prince  de  Conti  s'en  donnoit  beaucoup 
au0î ,  pour  parer  le  coup  qui  m'étoit  pré- 
paré ,  &  qu'elle  attribuoit  toujours  aux 
circonftances  préfentes ,  dans  lefquelles  il 
importoit  au  parlement  de  ne  pas  fe  laifler 
accufer  par  les  Jéfuites  ,  d'indifférence  fur 
]a  religion.  Elle  paroiffoit ,  cependant  , 
peu  compter  fur  le  fuccès  des  démarches 
du  prince  &  des  Tiennes.  Ses  converfa- 
tions  ,  plus  alarmantes  que  ralTurantes, 
tendoient  toutes  à  m'engager  à  la  retraite  , 
8c  elle  me  confeilloit  toujours  l'Angleterre, 
où  elle  m'offroit  beaucoup  d'amis ,  entre 
jiutres  Iç  célèbre  Hume,  qui  étoit  le  fiea 

K.    3 


fi62  Les  Confessions- 
depuis  long- temps.  Voyant  que  je  peiTif- 
tois  à  refter  tranquille  ,  elle  prit  un  toui' 
plus  capable  de  m'ébranler.  Elle  me  fit 
entendre  que  fi  j'étois  arrêté  &  interrogé  , 
je  me  mettois  dans  la  néceffité  de  nommer 
ÎVIad.  de  Luxembourg  ,  &  que  fon  amitié 
pour  moi  méritoit  bien  que  je  ne  m'ex- 
pofaffe  pas  à  la  compromettre.  Je  répondis 
qu'en  pareil  cas  ,  elle  pouvoit  refier  tran- 
quille ,  &  que  je  ne  la  compromettrois 
point.  Elle  répliqua  que  cette  réfolution 
étoit  plus  facile  à  prendre  qu'à  exécuter  ^ 
&  en  cela  elle  avoit  raifon  ,  fur -tout  pour 
Tnoi ,  bien  déterminé  à  ne  jamais  me  par- 
jurer ni  mentir  devant  les  juges  ,  quelque 
rifque  qu'il  pu!  y  avoir  à  dire  la  vérité: 
Voyant  que  cette  réflexion  m'avoit  fait 
quelque  imprefîion  ,  fans  cependant  que 
je  puffe  me  réfoudre  à  fuir,  elle  me  parla 
de  la  Baftille  pour  quelques  femaines  , 
comme  d'un  moyen  de  me  fouftraire  à  la 
jurifdidion  du  parlement ,  qui  ne  fe  mêle 
pas  des  prifonniers  d'état.  Je  n'objedai 
rien  contre  cette  fvnguliere  grâce  ,  pourvu 
qu'elle  ne  fut  pas  follicitée  en  mon  nom. 


Livre    XI.  263 

Comme  elle  ne  m'en  parla  plus  ,  j'ai  jugé 
dans  la  fuite,  qu'elle  n'avoit  propofé cette 
idée  que  pour  me  fonder  ,  &  qu'on  n'a- 
voit pas  voulu  d'un  expédient  qui  finiiToit 
tout. 

Peu  de  jours  après  ,  M.  le  Maréchal 
reçut  du  curé  de  Deuil ,  ami  de  G ... .  & 

de  Mad.  D' y  ,  une  lettre  portant 

l'avis ,  qu'il  difoit  avoir  eu  de  bonne  part, 
que  le  parlement  devoit  procéder  contre 
moi  avec  la  dernière  févérité  ,  &  que  tel 
jour ,  qu'il  marqua  ,  je  fcrois  décrété  dé 
prife  de  corps.  Je  jugeai  cet  avis  de  fabri- 
que H e  ;  je  favois  que  le  parle- 
ment étoit  très -attentif  aux  formes  ,  8c 
que  c'étoit  toutes  les  enfreindre  que  dé 
commencer  en  cette  occafion  ,  par  un  dé- 
cret de  prife  de  corps  ,  avant  de  favoir 
juridiquement  ù  j'avouois  le  livre,  &  11 
réellement  j'en  étois   l'auteur.  Il   n'y  a  , 

difois-je    à  Mad.    de   B s,   que 

les  crimes  qui  portent  atteinte-  à  la  fureté 
publique  ,  dont  fur  le  fimple  indiee ,  ont 
décrète  les  accufés  de  prife  de  corps  » 
de  peur  qu'ils  n'échappent  au  châtiment, 

R    4. 


204    Les     C  o  n  F  F.  f:  s  I  o  k  s.    , 
IVIai5  quand  on  veut  punir   un  délie  tel 
que  le  mien  ,  qui  mérite  des  honneurs  <Sc 
des  récompenfes,  on  procède    contre  le 
livre  ,  &  l'on  évite  autant  qu'on  peut,  de 
i>  en  prendre  a.  l'auteur.  Elle  me  fit  à  cela 
une  diftinélion  fubtile  ,  que  j'ai  oubliée  , 
pour  me  prouver  que  c  etoit  par  faveur 
qu'on  me  décrétoit  de  prife  de  corps  ,  au 
lieu  de  m'afïigner  pour  être  ouï.  Le  len- 
demain je  reçus  une  lettre  de  Guy,  qui 
nie  marquoit  que  s'étant  trouvé  le  même 
jour    chez   M.  le  procureur  -  général ,  il 
avoit  vu  fur  fon  bureau ,  le  brouillon  d'un 
requifitoire  contre  l'Emile  &  fon  auteur. 
Notez   que  ledit  Guy  étoit  l'affocié    de 
Duchefne  qui  avoit  imprimé  l'ouvrage  ; 
lequel ,  fort  tranquille    pour  fon  propre 
compte,  donnoit  par  charité  cet   avis    à 
i'auteur.  On  peut  juger  combien  tout  cela 
me  parut  croyable  !  Il  étoit  fi  fimple  ,  fi 
naturel ,  qu'un  libraire  admis  à  l'audience 
de  M.  le  procureur  -  général ,  lût  tranquil- 
lement les  manufcrits  &  brouillons  épars 
fur  le  bureau  de  ce  magiftrat  !  ]\Tad.  de 
B  .......  s  &  d'autres  me  confirmèrent  la 


Livre    XI.  265 

'même  chofe.  Sur  les  abfurdités  dont  011 
me  lebattoit  inceiïamment  les  oreilles  , 
j'étois  tenté  de  croire  que  tout  le  monde 
étoit  de^•enu  fou. 

Sentant  bien  qu'il  y  avoitfous  tout  cela 
<]uelque  myftere  qu'on  ne  vouloit  pas  me 
dire  ,  j'attendois  tranquillement  Tévéne- 
men;: ,  me  repofant  fur  ma  droiture  &  mon 
innocence  en  toute  cette  affaire ,  &  trop 
heureux  ,  quelque  perfécution  qui  dût 
m'attendre  ,  d'être  appelle  à  l'honneur  de 
fouffrir  pour  la  vérité.  Loin  de  craindre 
&  de  me  tenir  caché  ,  j'allai  tous  les  jours 
au  château ,  &jefaifois  les  après  -  midi  ma 
promenade  ordinaire.  Le  8  juin  ,  veille 
du  décret,  je  la  fis  avec  deux  profeffeurs 
oratoriens  ,  le  P.  Alamanni  &  le  P.  I\Ian- 
dard.  Nous  portâmes  aux  Champeaux  un 
petit  goûté  que  nous  mangeâmes  de  grand 
appétit.  Nous  avions  oublié  des  verres  : 
nous  y  fuppléàm.es  par  des  chalumeaux 
de  feigle  ,  avec  lefquelo  nous  afpirions  le 
vin  dans  la  bouteille  ,  nous  piquant  de 
choifir  des  tuyaux  bien  larges,  pour  pom- 
per à  qui  mieux  mieux.  Je  n'ai  dz  ma  vie 
été  fi  <îai. 


266    Les    Confessions. 

j'ai  conté  comment  je  perdis  le  fommeiî 
dans  ma  jeunelTe.  Depuis  lors  j'avois  pris 
riiabitude  de  lire  tous  les  foirs  dans  mon 
lit,  jufqu'à  !  t.  que  je  fentiffe  mes  yeux 
s'appefanti,.  Alors  j'éteignois  ma  bougie, 
&  ]e  tâchois  de  ra'affoupir  quelques  inftans 
qui  ne  duroient  guère.  Ma  iecflurc  ordi- 
naire du  loir  étoit  la  Bible,  &  je  l'ai  lue 
entière  au  moins  cinq  ou  fix  fois  de  fuite 
de  cette  '^on.  Ce  foir  là,  me  trouvant 
plus  éveillé  qu'à  l'ordinaire ,  je  prolongeai 
plus  long -temps  ma  lecture,  &je  lus  tout 
entier,  le  livre  qui  finit  par  le  Lévite  d'E- 
phramn  ,  &  qui ,  fi  je  ne  me  trompe  ,  eft  le 
livre  des  Juges  ,  car  je  ne  l'ai  pas  revu 
depuis  ce  temps -là.  Cette  hifloire  m'af- 
feéla  beaucoup  ,  &  j'en  étois  occupé  dans 
une  efpece  de  rêve  ,  quand  tout  -  à  -  coup 
j'en  fus  tiré  par  du  bruit  &  de  la  lumière. 
Thérefe ,  qui  la  portoit ,  éclairoit  I\L  la 
Roche  ,  qui  me  voyant  leverbrufquement 
fur  mon  féant ,  me  dit  :  Ne  vous  alarmez 
pas  ;  c'eft  de  la  part  de  Mad.  la  I\La- 
récbale  ,  qui  vous  écrit  &  vous  envoie 
une  lettre  de  M.  le  prince  de  Conti.  En 


Livre    XI.  ^i^j 

effet,  dans  la  lettre  de  Mad.  de  Luxem- 
bourg, je  trouvai  celle  qu'un  exprès  de 
ce  prince  venoit  de  lui  apporter,  portant 
avis  que ,  malgré  tous  fes  efforts  ,  on  étoit 
déterminé  à  procéder  contre  moi  à  toute 
rigueur.  La  fermentation ,  lui  mârquoit- 
il ,  eft  extrême  ;  rien  ne  peut  parer  le 
coup  ;  la  cour  l'exige ,  le  parlement  le 
veut  ;  à  fept  heures  du  iTlatin ,  il  fera  dé- 
crété de  prife  de  corps ,  &  Ton  enverra 
fur-le -champ  le  faifir:  j'ai  obtenu  qu'on 
ne  le  pourfuivra  pas  s'il  s'éloigne  ;  mais 
s'il  perfifte  à  vouloir  fe  laifTer  prendre,  ii 
fera  pris.  La  Roche  me  conjura  ,  de  la  part 
de  Mad.  la  Maréchale  ,  de  me  lever  & 
d'aller  conférer  avec  elle.  Il  étoit  deux 
heures  ;  elle  venoit  de  fe  coucher.  Elle 
vous  attend,  ajouta-t-il ,  &  ne  veut  pas 
s'endormir  fans  vous  avoir  vu.  Je  m'ha- 
billai à  la  hâte  ,  &  j'y  courus. 

Elle  me  parut  agitée.  C'étoit  la  pre- 
mière fois.  Son  trouble  me  toucha.  Dans 
ce  moment  de  fuVprJfe ,  au  milieu  de  la 
nuit,  je  n'étois  pas  m.oi-même  exempt 
d'émotion  :  maia  en  -la  voyant ,  je  m'ou- 


268    Les    Confessions. 

bliai  moi-même ,  pour  ne  penfer  qu'a  elle  , 
&  au  triile  rôle  qu'elle  alloit  jouer  ,  fi  je 
me  laiffois  prendre  :  car  ,  me  feiitant  adez 
de  courage  pour  ne  dire  jamais  que  la 
vérité,  dût -elle  me  nuire  &  me  perdre, 
je  ne  me  fentois  ni  afTez  de  préfence  d'éf- 
prit,  ni  allez  d'adreffe  ,  ni  peut  -  être  aflez 
de  fermeté  pour  éviter  de  la  compromettre 
fij'étois  vivement  preffé.  Cela  me  décida 
àfacrifier  ma  gloire  à  fa  tranquillité ,  à  faire 
pour  elle  ,  en  cette  occafion  ,  ce  que  rien 
ne  m'eût  fait  faire  pour  moi.  Dans  l'inftant 
que  ma  réfolution  fut  prife  ,  je  la  lui  dé> 
durai ,  ne  voulant  point  gâter  le  prix  de 
mon  facrifice  en  le  lui  faifant  acheter.  Je 
fuis  certain  qu'elle  ne  put  fe  tromper  fur 
mon  motif;  cependant,  elle  ne  me  dit  pas 
un  mut  qui  marquât  qu'elle  y  fût  fenfible. 
Je  fus  choqué  de  cette  indifférence  ,  au 
point  de    balancer  à  me  rétracter:  mai? 

j[\T.  le  Maréchal  furvint;  Mad.  de  B s 

arriva  de  Paris  quelques  momens  après. 
Ils  firent  ce  qu'auroit  dû  faire  Mad.  de 
Luxembourg.  Je  me  laiffai  flatter  ;  j'eus 
honte  de  mç  dédire ,  &  il  ne  fut  plus  queÇ- 


L  i  V  R  E     XI.  ^6^ 

lion  que  du  lieu  de  ma  retraite,  &da  temps 
dé  mon  départ.  M.  de  Luxembourg  me 
prôpofade  refter  chez  lui  quelques  jours 
incognito  ,  pour  délibérer  &  prendre  mes 
tnefures  plus  à  loifir  ;  je  n  y  confentis  point, 
non  plus  qu'à  la  propofition  d'aller  fecré- 
tement  au  Temple.  Je  m'obftinai  à  vou- 
loir partir  dès  le  même  ]Our,  plutôt  que 
de  refter  caché  où  que  ce  pût  être. 

Sentant  qiie  j'avois  des  ennemis  fecretS 
Se  puifTans  dansleroyaume,  je  jugeai  que, 
malgré  moiT  attachement  pour  la  France  , 
j'en  devois  lortir  pour  affurer  ma  tran- 
quillité. Mon  premier  mouvement  fut  de 
me  retirer  à  Genève  ;  mais  un  inftant  de 
réHexion  fuffit  pour  me  difTuader  de  faire 
cette  fottife.  Je  ûivois  que  le  miniftere  de 
France  ,  encore  plus  puuTant  à  Genève 
qu'à  Paris,  ne  ae  laii^eroit  pas  plus  en 
paix  dans  une  de  ces  villes  que  dans 
l'autre ,  s'il  avoit  réfolu  de  me  tourmen- 
ter. Je  favoi?  que  le  Difcours  fur  l'inégalité 
avoit  eT:cicé  contre  moi  ,  dans  le  confeil, 
une  h  une  d'autant  plus  dangereufe  qu'il 
n'ofoit  la  manifefter.  Je  favois  qu'en  der- 


270    Les     Confessions. 
nier  lieu,  quand  la  Nouvelle  Héloïfe  parut, 
il  s'étoit  prcffc  de  la  défendre  ,  à  la  follici- 

tation  du  dodeur  T n  ;  mais  voyanr. 

que  perfonne  ne  l'imitoit  ,  pas  même  à 
Paris ,  il  eut  hoi>te  de  cette  étourderie  , 
&  retira  la  dclenfe.  Je  ne  doutois  pas  que  , 
trouvant  ici  l'occafion  plus  favorable  ,  il 
n'eût  grand  foin  d'en  profiter.  Je  favois 
que  ,  malgré  tous  les  beaux  femblans,  il 
régnoit  contre  moi  dans  tous  les  cœurs 
Genevois,  une  fecrete  jaloufie  ,  qui  n'at- 
tendoit  que  l'occafion  d€  s'afibuvir.  Néan- 
moins ,  l'amour  de  la  patrie  me  rappelloit 
dans  la  mienne;  &fij'avois  pu  me  flatter 
d'y  vivre  en  paix  ,je  n'auroispas  balancé: 
mais  l'honneur  ni  la  raifon  ne  me  permet- 
tant pas  de  m'y  réfugier  comme  un  fugitif, 
je  pris  le  parti  de  m'en  rapprocher  feule- 
ment ,  &  d'aller  attendre  en  SuilTe  ,  celui 
qu'on  prendroit  à  Genev^e  à  mon  égard. 
On  verra  bientôt  que  cette  incertitude  ne 
dura  pas  long -temps. 

Mad.  de  B s  défapprouva  beau 

coup  cette  réfolution  ,  &  fit  de  nouveaux 
cliorts  pour  m'cngager  à  pafTer  en  Angle- 


Livre    XI.  zji 

terre.  Elle  ne  m'ébranla  pas.  Je  n'ai  jamais 
aimé  l'Angleterre  ni  les  Aiiglois  j  &  toute 

l'éloquence   de   Mad.  de   B s  , 

loin  de  vaincre  ma  répugnance  ,  fcmbloit 
l'augmenter  ,  fans  que  je  fufre  pourquoi. 

Décidé  à  partir  le  même  jour ,  je  fus 
dès  le  matin  parti  pouç  tout  le  monde  ; 
8c  la  Roche,  par  qui  j'envoyai  chercher 
mes  papiers ,  ne  voulut  pas  dire  à  Thé- 
refe  elle-même,  fi  je  l'étois  ou  ne  l'étois 
pas.  Depuis  que  j'avois  réfolu  d'écrire 
un  jour  mes  Mémoires,  j'avois  accumulé 
beaucoup  de  lettres  &  autres  papiers,  de 
forte  qu'il  fallut  plufieurs  voyages.  Unç 
partie  de  ces  papiers  déjà  triés ,  furent  mis 
à  part,  &  je  m'occupai  le  refle  de  la  mati- 
née à  trier  les  autres,  afin  de  n'emporter 
que  ce  qui  pouvoit  m'être  utile  ,  &  brûler 
le  rcfte.  M.  de  Luxembourg  voulut  bien 
m'aider  à  ce  travail ,  qui  fe  trouva  fi  long 
que  nous  ne  pûmes  achever  dans  la  mati- 
née ,  &  je  n'eus  le  temps  de  rien  brûler. 
M.  le  Maréchal  m'oifrit  de  fe  charger  du 
refte  du  triage  ,  de  brûler  le  rebut  lui- 
lîiêm^; ,  fans  !>'e.n  Kipportçr  à  qui  que  ce 


272     Les    Confessions. 
fût ,  &  de  m'envoyer  tout  ce  qui  aufoît 
été  mis  à  part.  J'acceptai  l'offre,  fort  aife 
d'être  délivré  de  ce;  foin  ,   pour  pouvoir 
pafTer  le  peu  d'heures  qui  me  reftoient, 
avec  des  perfonnes  fi  chères ,  que  ]'aIlois 
quitter  pour  jamais.  Il  prit  la  clef  de  la 
chambre  où  je  laifTois    ces  papiers  ,  &  k 
mon  inffcante  prière  ,  il  envoya  chercher 
ma  pauvre  tante  qui  fe  confumoit  dans  la 
perplexité  mortelle  de  ce  que  j'étois  de- 
venu ,  &  de  ce  qu'elle  alloit  devenir,  & 
attendant  à  chaque  infiant  les  huiffiers  , 
fans  favoir  comment  fe  conduire  &  que 
leur  répondre.  La  Roche  l'amena  au  châ- 
teau ,  fans  lui  rien  dire  ;  elle  me  croyoit 
déjà  bien  loin  :    en  m'appercevant ,  elle, 
perça  l'air  de  fes  cris  ,  Se  fe  précipita  dans 
mes  bras.  O  amitié  ,  rapport  des  cœurs  , 
habitude ,  intimité  !  Dans  ce  doux  &  cruel 
moment ,  fe  rafïemblerent  tous  les  jours  de 
bonheur,  de  tendreffe  &  de  paix,  pafTés 
énfemble,  pour  me  faire  mieux  fentir  le 
déchirement  d'une  première  féparation  , 
âpres  nous  être  à  peine  perdus  de  vue  un 
feul  jour  pendant  près  de  dix-fept  ans. 

^e 


Livre     XÎ,  273 

ie  Maréchal ,  témoin   de  cet   embrafle- 

ment,  ne  put  retenir  fes  larmes.  Il  nous 

laiffa.  Thérefe  ne  vouloit  plus  me  quitter. 

Je  lui  fis  fentir  l'inconvénient  quelle  me 

fuivît  en  ce  moment,  &  la  nécefiité  qu'elle 

reftât  pour  liquider  mes  effets  &  recueillir 

inon' argent.  Ouand  on  décrète  un  homme 

de  prife   de  corps  ,  l'uflîge   eft  de  laifir 

fes  papiers  ,  de  mettre   le  fcellé  fur   fes 

effets,   ou  d'en  faire  l'inventaire,  &.d'y 

nommer  un  gardien.  Il  falloit  bien  qu'elle 

feftât  pour  veiller  à  ce  qui  fe  pafferoit ,  & 

tirer  de  tout  le  meilleur  parti  poffible.  Je 

,lui    promis  qu'elle  me   rejoindroit  dans 

peu  :  M.  le  Maréchal  confirma  ma  pro- 

meffe  ;  mais  je  ne  voulus  jamais  lui  dire 

où  j'allois  ,  afin  qu'interrogée  par   ceux 

<^ui  viendroient  me  faifir ,  elle  pût  protefter 

avec  vérité ,  de  fon  ignorance  fur  cet  ara- 

cle.  En  rembraffant  au  moment  de  nous 

quitter  ,  je  fentis  en  moi  -même  un  mou^ 

vement  très  -  extraordinaire  ,  &  je  lui  dis 

dans  un   tranfport  ,   hélas!  trop  prophé* 

tique  :   Mon  enfant ,  il  faut   t'armer   de 

courage.  Tu  as  partagé  la  profpérité  de 

Tome  IV.  S 


274  Les  Confessions. 
mes  beaux  jours  ;  il  te  refte  ,  puifque  tn  le 
veux  ,  à  partager  mes  miferes.  N.'attends 
plus  qu'affronts  &  calamités  à  ma  fuite. 
Le  fort  que  ce  trifte  jour  commence  pour 
moi ,  me  pourfuivra  jufqu'à  ma  dernière 
heure. 

Il  ne  me  reftoit  plus  qu'à  fongcr  au 
départ.  Les  huifîiers  avoient  dû  venir  à 
dix  heures.  Il  en  étoit  quatre  après  midi 
quand  je  partis  ,  &  ils  n'étoient  pas  encore 
arrivés.  Il  avoit  été  décidé  que  je  pren- 
drois  la  pofbe.  Je  n'avois  point  de  chaife  ; 
3VI.  le  Maréchal  me  fitpréfent  d'un  cabrio- 
let ,  &  me  prêta  des  chevaux  &  un  poftillon 
jufqu'à  la  première  pofte ,  où ,  par  les  me- 
fures  qu'il  avoit  prifes ,  on  ne  fit  aucune 
difficulté  de  me  fournir  des  chevaux. 

Comme  je  n'avois  poiilt  dîné  à  table  , 
&  ne  m'étois  pas  montré  dans  le  château  , 
les  dames  vinrent  me  dire  adieu  dans  l'en- 
tre-fol  ,  où  j'avois  paiTé  la  journée.  Mad. 
la  Maréchale  m'embraffa  plufieurs  fois 
d'un  airaffez  trifte;  mais  je  ne  fentis  plus 
dans  ces  embraffemens  ,  les  étreintes  de 
ceux  qu'elle  m'avoit  prodigués  ,  il  y  avoit 


Livre    5CÎ. 
^eux  ou  trois  ans.  Mad.  de  B. .;.,..  s 

jn'embraiTa  auffi ,  &  me  dit  de  fort  belles 
chofes.  Un  embraiïement  qui  me  furprit 
davantage  ,  fut  celui  de  Mad.  de  M......  x  ; 

car  elle  étoit  auiîi  là.  Mad.  la  maréchale 
de  M. ....  .X  eft  une  perfônne  extrême*. 

ment  froide  ,  décente  &  référvée  ,  &  ne 
me  paroît  pas  tout- à -fait  exempte  de  la 
hauteur  naturelle  à  la  maifon  de  Lorraine. 
Elle  ne  m'avoit  jamais  témoigné  beaucoup 
d'attention.  Soit  que  ,  flatté  d'un  honneur 
auquel  je  ne  m'attendois  pas ,  je  cherchafTe 
à  m'en  augmenter  le  prix  ,  foit  qu'en  effet 
tlle  eût  mis  dans  cet  embralTement,  un 
peu  de  cette  commifération  naturelle  aux 
cœurs  généreux ,  je  trouvai  dans  fon  mou-» 
vement  &  dans  fon  regard  ,  je  ne  fais  quoi 
d'énergique  qui  me  pénétra.  Souvent  en 
y  repenfimt ,  j'ai  foupçonné  dans  la  fuite 
que  )  n'ignorant  pas  à  quel  fort  j'étois  con- 
damné ,  elle  n'avoit  pu  fe  défendre  d'un 
moment  d'attendriffement  fur  ma  deflinée. 
M.  le  Maréchal  n'ouvroit  pas  la  bou- 
che ;  il  étoit  pâle  comme  un  mort.  Il  vou» 
lutabfolument  m'accompagner  jufqu'à  m^ 

S    » 


576  Les  Confessiotn^s. 
ehaife  qui  m'attendoit  à  l'abreuvoir.  Nous 
tïaverfàmes  tout  le  jardin  fans  dire  un  feuî 
mot.  J'avois  une  clef  du  parc  ,  dont  je  me 
fervis  pour  ouvrir  la  porte  ;  après  quoi , 
au  lieu  de  remettre  la  clef  dans  ma  poche , 
je  la  lui  tendis  fans  mot  dire.  Il  la  prit  avec 
Une  vivacité  furprenante  ,  à  laquelle  je 
n'ai  pu  m'empêcher  de  penfer  fouvent 
depuis  ce  temps -là.  Je  n'ai  guère  eu  dans 
ma  vie ,  d'inftant  plus  amer  que  celui  de 
cette  féparation.  L'embraflement  fut  long 
&  muet  :  nous  fentîmes  l'un  &  l'autre  , 
que  cet  embraflernent  étoit  un  dernier 
adieu. 

Entre  la  Barre  &  Montmorency,  je 
rencontrai  dans  un  carroiïe  de  remife  , 
quatre  hommes  en  noir  ,  qUi  me  faluerent 
en  fouriant.  Sur  ce  que  Thérefe  m'a  rap- 
jJorté  dans:  la  fuite  ,  de  la  figure  des  huif- 
fiers ,  de  l'heure  de  leur  arrivée,  &  de  la 
façon  dont  ils  fe  comportèrent ,  je  n'ai 
point  douté  que  ce  ne  fuïïent  eux;  fur- 
tout  ayant  appris  dans  la  fuite  ,  qu'au  lieu 
d'être  décrété  à  fept  heures ,  comme  on 
ïne  l'avait  annoncé  ,  je  ne  l'avois  été  qu-'»- 


Livre    XI.  27^ 

midi.    Il  fallut  traverfer  tout  Paris.  On 
n'eft  pas  fort  caché  dans  un  .cabriolet  tout 
•ouvert.  Je  vis  dans  les  rues  pluficurs  per- 
fonnes  qui  me  faluerent  d'un  air  de  con- 
noiffance  ,  mais  je  n'en  reconnus  aucune. 
Le  même  foir  je  me  détournai  pour  pafler 
à  Villeroy.  A  Lyon  ,  les  couriers  doivent 
être  menés  au  commandant.  Cela  pouvoit 
.être  embarraffantpour  un  homme  qui  ne 
■vouloit  ni  mentir,  ni  changer  fon  nom. 
.J'allois  avec  une  lettre  de  Mad.  de  Luxem« 
bourg  ,  prier  M.  de  Villeroy  de  faire  en- 
jTorteque  je  fulTe  exempté  de  cette  corvée. 
2VI.  de  Villeroy  me  donna  une  lettre  dont 
je  ne  fis  point  ufage ,  parce  que  je  nepaflai 
pas  à  Lyon.  Cette  lettre  eft  reftée  encore 
cachetée  parmi  mes  papiers.  M.  le  duc  me 
prefTa  beaucoup  de  coucher  à  Villeroy  , 
mais  j'aimai  mieux   reprendre  la  grande 
route  ,  &je  fis  encore  deux  pofles  le  même 
jour. 

Ma  chaife  étoit  rude  ,  &  j'étois  trop 
incommodé  pour  pouvoir  marcher  à  gran- 
des journées.  D'ailleurs  ,  je  n'avois  pas 
î'air  afiez  impofant  pour  me  faire  bien 

.s  3 


3^8    Les    Confessions- 

fervir,  &  l'on  fait  qu'en  France,  les  cïie- 
vaux  de  pofte  ne  fentent  la  gaule  que  fur 
les  épaules  du  poftillon.  En  payant  graf- 
fement  les  guides ,  je  crus  fuppléer  à  la 
mine  &  au  propos  ;  ce  fut  encore  pis.  Ils 
xne  prirent  pour  un  pied-plat,  qui  mar- 
choit  par  commiflion  ,  &  qui  couroit  la 
pofte  pour  la  première  fois  de  fa  vie. 
Dès  lors  je  n'eus  plus  que  des  roffes  ,  & 
je  devins  le  jouet  des  poftillons.  Je  finis, 
comme  j'aurois  dû  commencer  ,  par  pren- 
dre patience  .j  ne  rien  dire  ,  &  aller  comme 
âJ  leur  plut. 

J'avois  de  quoi  ne  pas  m'ennuyer  en 
route  ,  en  me  livrant  aux  réflexions  qui 
fe  préfentoient  fur  tout  ce  qui  venoit  de 
m'arriver  ;  mais  ce  n'étoit  là  ni  mon  tour 
d'efprit,  ni  la  pente  de  mon  cœur.  Il  efl 
ctonnant  avec  quelle  facilité  j'oublie  le 
/nal  pafTé ,  quelque  récent  qu'il  puiffe  être. 
Autant  fil  prévoyance  m'effraie  &  me 
trouble ,  tant  que  je  le  vois  dans  l'ave- 
nir ,  autant  fon  fouvenir  mç  revient  foi-p 
blement  &  s'éteint  fans  peine  ,  auiTi-tôt 
qu'il  eft  arrivé.  Ma  cruelle  imagination  j 


Livre    XL  ^^9 

qui  fe  tourmente  fans  ceffe  à  prévenir  les 
maux  qui  ne  font  point  encore ,  fait  diver- 
fion  à  ma  mémoire ,  &  m'empêche  de  me 
rappeller  ceux  qui  ne  font  plus.  Contre 
ce  qui  eft  fait ,  iJ  n'y  a  plus  de  précautions 
à  prendre ,  &  il  eft  inutile  de  s'en  occuper. 
J'épuife  en  quelque  façon  mon  malheur 
d'avance:  plus  j'ai  fouffert  à  le  prévoir^ 
plus  j'ai  de  facilité  à  l'oublier  ;  tandis  qu'au 
contraire ,  fans  ceiïe  occupé  de  mon  bon- 
heur paffé  ,  je  le  rappelle  &  le  rumine, 
pour  ainfi  dire  ,  au  point  d'en  jouir  dere- 
chef quand  je  veux.  C'eft  à  cette  heureufe 
difpofition  ,  je  le  fens  ,  que  je  dois  de' n'a- 
voir jamais  connu  cette  humeur  rancu- 
nière qui  fermente  dans  un  cœur  vindi- 
catif, parle  fouvenir  continuel  dcsoffen- 
fes  reçues ,  &  qui  le  tourmente  lui-même, 
de  tout  le  mal  qu'il  voudroit  faire  à  fon 
ennemi.  Naturellement  emporté ,  j'ai  fenti 
la  colère  ,  la  fureur  même  dans  les  pre- 
miers mouvemens;  mais  jamais  un  defir 
de  vengeance  ne  prit  racine  au -dedans 
de  moi.  Je  m'occupe  trop  peu  de  i'offenfe, 
pour  m'occupcr  beaucoup  de  l'offenfeur. 

S    4 


aSo  Les  Confessions. 
Je  ne  penfe  au  mal  que  j'en  ai  re<^u  ,  qu'à 
caufe  de  celui  que  j'en  peux  recevoir 
encore;  &  fi  j'étois  fur  qu'il  ne  hi'en  fît 
plus ,  celui  qu'il  m'a  fait  feroit  à  l'inftant 
oublié.  On  nous  prêche  beaucoup  le  par- 
don des  offenfes.  C'eft  une  fort  belle  vertti 
fans  doute  ,  mais  qui  n'eflpas  à  mon  ufage. 
J'ignore  fi  mon  cœur  fauroit  dominer  fa 
haine  ,  car  il  n'en  a  jamais  fenti  ,  &  je 
penfe  trop  peu  à  mes  ennemis,  pour  avoir 
le  mérite  de  leur  pardonner.  Je  ne  dirai 
pas  à  quel  point,  pour  me  tourmenter,  ils 
fe  tourmentent  eux-mêmes.  Je  fuis  à  leur 
merci ,  ils  ont  tout  pouvoir  ,  ils  en  ufent. 
Il  n'y  a  qu'une  feule  chofe  au-defîus  de 
leur  puiffance,  &  dont  je  les  déiie  :  c'eft 
en  fe  tourmenrant  de  moi,  de  me  forcer 
à  me  tourmenter  d'eux. 

Dès  le  lendemain  de  mon  départ ,  j'ou- 
bliai û  parfaitement  tout  ce  qui  venoit 
de  fe  paffer,  &  le  parlement ,  &  Mad.  de 

P .  r ,   &  M.   de   C 1  ,   & 

G  ....  ,  &  d'Alembert  ,  &  leurs  com- 
plets ,  &  leurs  complices  ,  que  je  n'y 
aurois  pas   même  repenfé  de  tout  mon 


L    I   V   R    E       XL  2S£ 

.voyage  ,  fans  les  précautions  dont  j'étois 
X)bligé  d'ufer.  Un  fou  venir  qui  me  vint 
au  lieu  de  tout  cela,  fut  celui  de  ma  der- 
nière leclure,  la  veille  de  mon  départ.  Je 
jne  rappellai  auffi  les  Idylles  de  GelTner, 
que  fon  tradudeur  Hubner  m'avoit  eur 
voyées ,  il  y  avoit  quelque  temps.  Ces 
deux  idées  me  revinrent  fi  bien  (Se  fe  mêlè- 
rent de  telle  forte  dans  mon  efprit,  que 
je  voulus  eiïayer  de  les  réunir,  en  traitant 
à  la  manière  de  GelTner  ,  le  fujet  du  Lévite 
d'Ephraïm.  Ce  {ïy\&  champêtre  &  naïf 
ne  paroifToit  guère  propre  à  un  fu]et  fx 
atroce,  &  il  n'étoit  guère  à  préfumer  que 
ma  fituation  préfente  me  fournît  des  idées 
bien  riantes  pour  l'égayer.  Je  tentai  tou- 
tefois la  cbofe,  uniquement  pour  m'amu- 
fer  dans  ma  chaife  &  fans  aucun  efpoir  de 
fuccès.  A  peine  eus -je  effayé,  que  je  fus 
étonné  de  l'aménité  de  mes  idées,  &  de 
Ja  facilité  que  j'éprouvois  à  les  rendre.  Je 
jRs  en  trois  jours ,  hs  trois  premiers  chants 
de  ce  petit  poëme ,  que  j'achevai  dans  la 
iuite  à  Motiers  ;  &  je  fuis  fur  de  n'avoir 
,  jien  fait  en  ma  vie  ,  où  règne  une  douceur 


282    Les    Confessions, 

fîe  mœurs  plus  attendriffante,  un  colons 
plus  frais ,  des  peintures  plus  naïves  ,  un 
coflume  plus  exad:  ,  une  plus  antique 
fimplicité  en  toute  chofe,  &  tout  cela, 
malgré  l'horreur  du  fujet  ,  qui  dans  le 
fond  eft  abominable  ;  de  forte  qu'outre 
tout  le  refte,  j'eus  encore  le  mérite  de  la 
difficulté  vaincue.  Le  Lévite  d'P'phraïm , 
s'il  n'eft  pas  le  meilleur  de  mes  ouvrages  , 
en  fera  toujours  le  plus  chéri.  Jamais  je 
ne  l'ai  relu,  jamais  je  ne  le  relirai ,  fans 
fentir  en -dedans,  l'applaudilTement  d'un 
cœur  fans  fiel,  qui  loin  de  s'aigrir  par  fes 
malheurs,  s'en  confole  avec  lui-même, 
&  trouve  en  foi  de  quoi  s'en  dédommager. 
Qu'on  raffemble  tous  ces  grands  philofo- 
phes  ,  fi  fupérieurs  dans  leurs  livres  ,  à 
l'advcrfité  qu'ils  n'éprouvèrent  jamais  ; 
qu'on  les  m.ette  dans  une  pofition  pareille 
à  la  mienne  ,  &  que  dans  la  première  indi- 
gnation de  l'honneur  outragé ,  on  leur 
donne  un  pareil  ouvrage  à  faire  :  on  verra 
comment  ils  s'en  tireront. 

En  partant  de  Montmorency  pour  la 
Suiffe  ,  j'avois  pris  la  réfolution  d'aller 


Livre    XI.  283 

m' arrêter  à  Yverdon  ,  chez  mon  boa 
vieux  ami  M.  Roguin  ,  qui  s'y  étoit  retiré 
depuis  quelques  années ,  &  qui  m'avoit 
même  invité  à  l'y  aller  voir.  J'appris  en 
route  ,  que  Lyon  faifoit  un  détour  ;  cela 
m'évita  d'y  paffer.  Mais  en  revanche ,  il 
falloit  paffer  par  Befançon  ,  place  de 
guerre  ,  &  par  conféquent  fujette  au, 
même  inconvénient.  Je  m'avifai  de  gau^ 
chir ,  &  de  pafTer  par  Salins  ,  fous  prétexte- 
d'aller  voir  M.  de  Mairan  ,  neveu  de 
3\L  D  . . .  n  ,  qui  avoit  un  emploi  à  la 
faline  ,  &  qui  m'avoit  fait  jadis  force  invi- 
tations de  l'y  aller  voir.  L'expédient  mç 
xéufïit  ;  je  ne  trouvai  point  M.  de  Mairan: 
fort  aife  d'être  difpenfé  de  m'arrêter ,  je 
continuai  ma  route  fans  que  perfonne  me 
dît  un  mot. 

En  entrant  fur  le  territoire  de  Berne, 
je  fis  arrêter  ;  je  defcendis,  je  me  prot 
ternai ,  j'embrafTai ,  je  baifai  la  terre ,  & 
m'écriai  dans  mon  tranfport  :  Ciel,  pro- 
teéleur  de  la  vertu  ,  je  te  loue  ,  je  touche 
une  terre  de  liberté  !  C'efl;  ainfi ,  qu'a- 
veugle &  confiant  dans  mes  efpérances , 


«84  I-Es  Confessions. 
je  me  fuis  toujours  paffionné  pour  ce  qui 
devoit  faire  mon  malheur.  Mon  poftillon 
furpris  me  crut  fou  ;  je  remontai  dans  ma 
chaife  ,  &  peu  d'heures  après  ,  j'eus  la  joie 
auffi  pure  que  vive ,  de  me  fentir  prcffé 
dans  les  bras  du  refpedable  Roguin.  Ah, 
refpirons  quelques  inftans  chez  ce  digne 
hôte  !  J'ai  befoin  d'y  reprendre  du  courage 
&  des  forces  ;  je  trouverai  bientôt  à  les 
employer. 

Ce  n'eft  pas  fans  raifon  que  je  me  fuis 
étendu  ,  dans  le  récit  que  je  viens  de  faire , 
fur  toutes  les  circonflances  que  j'ai  pu 
me  rappeller.  Quoiqu'elles  ne  paroiiTent 
pas  fort  lumineufes,  quand  on  tient  une 
fois  le  fil  delà  trame,  elles  peuvent  jeter 
du  jour  fur  fa  marche  ;  &  par  exemple  , 
fans  donner  la  première  idée  du  problème 
que  je  vais  propofer  ,  elles  aident  beau- 
.coup  à  le  réfoudre. 

Suppofons  que  ,  pour  l'exécution  du 
complot  dont  j'étois  l'objet,  mon  éloi- 
gnement  fût  abfolument  néceflaire  ,  tout 
devoit,  pour  l'opérer,  fe  paffer  à  peu  près 
comme  il  fe  pafTa  j  mais  fi ,  fans  me  lailTer 


Livre    XI.  sgg 

épouvanter  par  rambafï:ide  nodurne  de 
Mad.  de  Luxembourg  &  troubler  par  fes 
alarmes,  j'avois  continué  de  t^nir  ferme  , 
comme  j'avois  commencé ,  &  qu'au  lieu 
de  refter  au  château  ,  je  m'en  fuiïe  retourné 
dans  mon  lit ,  dormir  tranquillement  la 
fraîche  matinée  ,  aurois-je  également  été 
décrété  ?  Grande  queftion ,  d'où  dépend 
îa  folution  de  beaucoup  d'autres  ,  &  pour 
l'examen  de  laquelle  l'heure  du  décret 
comminatoire  &  celle  du  décret  réel  ne 
font  pas  inutiles  à  remarquer.  Exemple 
groiTier ,  mais  fenfible  ,  de  l'importance 
des  moindres  détails  ,  dans  l'expofé  des 
laits  dont  on  cherche  les  caufes  fecretes, 
pour  les  découvrir  par  induélion. 


«V^ 


2^0    L  i:  8    Confessions: 
LIVRE     DOUZIEME. 


I 


CI  commence  l'œuvre  de  ténèbres ,  dans 
lequel  ,  depuis  huit  ans  ,  je  me  trouve  en- 
feveli ,  fans  que  ,  de  quelque  façon  que  je 
m'y  fois  pu  prendre  ,  il  m'ait  été  poffiblé 
d'en  percer  l'effrayante  obfcurité.  Dans 
l'abyme  de  maux  où  je  fuis  fubmergé, 
je  fens  les  atteintes  des  coups  qui  me  font 
portés  ,  j'en  apperçois  î'inftrument  immé- 
diat ;  mais  je  ne  puis  voir  ni  la  main  qui  le 
dirige  ,  ni  les  moyens  qu'elle  met  en  œu- 
vre. L'opprobre  &  les  malheurs  tombent 
fur  moi  comme  d'eux-mêmes ,  &  fans  qu'il 
y  paroifle.  Quand  mon  cœur  déchiré  laiflTe 
échapper  des  gémiffemens  ,  j'ai  l'air  d'un 
homme  qui  fe  plaint  fans  fujet,  &  les  au- 
teurs de  ma  ruine  ont  trouvé  l'art  incon- 
cevable de  rendre  le  public  complice  de 
.leur  complot  ,  fans  qu'il  s'en  doute  lui- 
ïïiême  ,  &  fans  qu'il  en  apperçoive  l'effet, 
£n  oawànt  donc  le$  événemeas  qui  me 


Livre    XII.  2,2,7 

regardent ,  les  traitemens  que  j'ai  foufferts , 
&  tout  ce  qui  m'eft  arrivé  ,  je  fuis  hors 
d'état  de  remonter  à  la  main  motrice ,  & 
d'affignerlescaufes  en  difant  les  faits.  Ces 
caufes  primitives  font  toutes  marquées 
dans  les  trois  précédens  livres  ;  tous  les 
intérêts  relatifs  à  moi  ,  tous  les  motifs 
fecrets  y  font  expofés.  I\Iais  dire  en  quoi 
ces  diverfes  caufes  fe  combinent  pour 
opérer  les  étranges  événemens  de  ma  vie, 
voilà  ce  qu'il  m'eft  impoflible  d'expliquer, 
même  par  conjecture.  Si  parmi  mes  lec- 
teurs il  s'en  trouve  d'affez  généreux  pour 
vouloir  approfondir  ces  myfteres  ,  &  dé- 
couvrir la  vérité  ,  qu'ils  relifent  avec  foin 
les  trois  précédens  livres  ,  qu'enfuite  à 
chaque  fait  qu'ils  liront  dans  les  fuivans  , 
ils  prennent  les  informations  qui  feront 
à  leur  portée  ,  qu'ils  remontent  d'intrigue 
en  intrigue  &  d'agent  en  agent  jufqu'aux 
premiers  moteurs  de  tout ,  je  fais  certain 
nement  à  quel  terme  aboutiront  leurs  re- 
cherches ;  mais  je  me  perds  dans  la  route 
obfcure  &  tortueufe  des  fouterrains  qui 
les  y  conduiront. 


s88    Les     C  o  n  f  e  s  s  i  o  î;  s. 

Durant  mon  féjour  à  Yverdon  ,  yf 
lis  connoiiïance  avec  toute  la  famiJle  de 
M.  Roguin ,  &  entr'autres  avec  fa  nièce 
Mad.  Boy  de  Ja  Tour  &  fes  filles  ,  dont , 
comme  je  crois  l'avoir  dit ,  j'avois  autre- 
fois connu  le  père  à  Lyon.  Elle  étoit  ve- 
nue à  Yverdon  voir  fon  oncle  &  fes  fœurs  ; 
fa  fille  ainée  ,  âgée  d'environ  quinze  ans, 
m'encfianta  par  fon  grand  fens  &  fon  ex- 
cellent caradére.  Je  m'attachai  de  l'amitié 
la  plus  tendre  à  la  mère  &  à  la  fille.  Cette 
dernière  étoit  deftinée  par  M.  Roguin, 
au  colonel  fon  neveu  ,  déjà  d'un  certain 
âge  ,  §i.  qui'  me  témoignoit  auITi  la  plus 
grande  affêdion  ;  mais  ,  quoique  l'oncle 
fût  paffionné  pour  ce  mariage  ,  que  le  ne- 
veu  le  defirât  fort  aufli ,  &  que  je  prifle  un: 
intérêt  très-vif  à~  la  fatisfaélion  de  l'un  & 
de  l'autre  ,  la  grande  dîfproportion  d'âge 
Si  l'extrême  répugnance  de  la  jeune  per-' 
fonne  me  firent  concourir  avec  la  mère  , 
à  détourner  ce  mariage,  qui  ne  fe  fit  point. 
Le  colonel  époufa  depuis  ,  mademoifelle 
Dillan  fa  parente,  d'un  caractère  &  d'une 
beauté  bien  félon  mon  cœur  ,  &  qui  l'a 

rendo 


Livre    XII.  2^^ 

rendu  le  plus  heureux  des  maris  &  des 
pères.  Malgré  cela  ,  M.  Roguin  n'a  pu 
oublier  que  j'aie  en  cette  occafion  con- 
trarié fes  defirs.^Je  m'en  fuis  cOnfolé  par 
la  certitude  d'avoir  rempli  ,  tant  envers 
lui  qu'envers  fa  famille  ,  le  devoir  de  la 
plus  faintc  amitié  ,  qui  n'eft  pas  de  fe  ren- 
dre toujours  agréable  ,  mais  de  confeiller 
toujours  pour  le  mieux. 

Je  ne  fus  pas  long-temps  eri  doute  fur 
l'accueil  qui  m'attendojt  à  Genève  ,  au 
cas  que  j'euffe  envie  d'y  retourner.  Mou 
Jivre  y  fut  brûlé  ,  &  j'y  fus  décrété  le  rS 
juin  ,  c'eft-à-dire  ,  neuf  jours  après  l'a»- 
voir  été  à  Paris.  Tant  d'incroyables  ab- 
furdités  étoient  cumulées  dans  ce  fécond 
décret ,  &  fédit  ecclénaftique  y  étoit  fi 
formellement  violé,  que  je  refufai  d'ajou- 
ter foi  aux  premières  nouvelles  qui  m'en 
vinrent  ,  &  que  ,  quand  elles  furent  bien 
confirmées  ,  je  tremblai  qu'une  fi  mani* 
fefte  &  criante  infraction  de  toutes  les  loix , 
à  commencer  par  celle  du  bon  fens  ,  ne 
mît  Genève  fens-defifus-denbus.  J'eus  de 
quoi  me  railurer  ;  tout  refla  tranquille.  S'il 
Tome  IV,  T 


290  Les  Confessions. 
s'émut  quelque  rumeur  dans  la  populace,' 
elle  ne  fut  que  contre  moi  ,  &  je  fus  traité 
publiquement  par  toutes  les  caillettes  & 
ïpar  tous  \çs  cuiftres  ,  comme  un  écolier 
qu'on  menaceroit  du  fouet ,  pour  n'avoir 
pas  bien  dit  fon  catéchifme. 

Gés  deux  décrets  furent  le  fignal  du 
eri  de  malédidion  qui  s'éleva  contre  moi 
dans  toute  l'Europe  ,-  avec  une  fureur  qui 
n'eut  jamais  d'exemple.  Toutes  les  gazet- 
tes ,  tous  les   journaux  ,  toutes    les  bro- 
chures fonnerent  le  plus  terrible- tocfin. 
Les  François  fur-tout ,  ce  peuple  fi  doux , 
fi  poli ,  fi  généreux ,  qui  fe  pique  fi  fort  de 
bienféance  Se  d'égards   pour  les  maiheu- 
jeux  ,  oubliant  tout  d'un  coup  fes  vertus 
favorites  ,  fe  fignala  par  le  nombre  &  la 
violence  de^  ou tràgei;  doiU  il  m'accabloit 
îî  Tenvi.  J'étoisun  impie  ,  un  athée-,  un 
forcené  ,  un  enragé  ,  une  bête  féroce ,  un 
loup.  Le  continuateur  du  Journal  de  Tré- 
voux fit  fur  ma  prétendue  lycanthropic, 
un  écart  qui  montroit  affez  bien  la  fienne. 
Enfin  ,  vous  enfliez  dit  qu'on  craignoità 
Paris  5  de  fe  faire  une  affaire  avec  la  police. 


LïVRE      XII.  29 1 

fi  ,  publiant  un  écrit  fur  quelque  fujet 
que  ce  pût  être  ,  on  manquoit  d'y  larder 
quelque  infulte  contre  moi.  En  cherchant 
A-aincment  la  caufe  de  cette  unanime  ani- 
iriolké  ,  je  fus  prêt  à  croire  que  tout  ie 
monde  étoit  devenu  fou.  Quoi!  le  rédac- 
teur de  la  Paix  perpétuelle  fouffle  la  dif- 
corde  ;  l'éditeur  du  Vicaire  Savoyard  eft 
lin  impie  ;  l'auteur  delà  Nouvelle  Héloïfe 
eft  un  loup  ;  celai  de  l'Emile  eft  un  enra- 
gé !  Eh  ,  mon  Dieu ,  qu'aurois-ie  donc  été , 
fi  j'avois  publié  le  livre  de  i'Efprit ,  ou  quel- 
qu'autre  ouvrage  fem.blable  ?  Et  pourtant 
dans  l'orage  qui  s'éleva  contre  l'auteur  de 
ce  livre  ,  le  public ,  loin  de  joindre  fa  voix 
il  celle  de  fes  perfécuteurs ,  le  vengea  d'eux 
par  fes  éloges.  Que  l'on  compare  fon  livre 
&  les  miens  ,  l'accueil  différent  qu'ils  one 
reçu  ,  les  traitemens  faits  aux  deux  auteurs 
dans  les  divers  états  de  l'Europe  ;  qu'on 
trouve  à  ces  différences  ,  des  eau  fes  qui 
puiffent  contenter  un  homme  fenfé:  voilà 
tout  ce  que  je  demande  ,  &  je  me  tais. 

Je  me  trouvois  fi  bien  du  féjour  d'Y- 
Vcrdon  ,  que  je  pris  la  réfolution  d'y  ref» 

T    2^ 


2^2  Les  Confessions. 
ter  ,  à  la  vive  follicitation  de  M.  Ro^um 
&  de  toute  fa  famille.  M.  de  Moify  de? 
Gingins  ,  baillif  de  cette  ville  ,  m'encou- 
rageoit  aùffi  par  fes  bontés  ,  à  refter  dan.^ 
fon  gouvernement.  Le  colôneî  me  preflâ 
fi  fort  d'accepter  Thabitation  d'en  petit 
pavillon  qu'il  avoit  dans  fa  maifon  ,  entre 
cour  &  jardin  ,  que  j'y  confentis;  &  aulïi'- 
tôt  il  s'emprefla  de  le  meubler  &  garnir 
de  tout  ce  qui  étoit  néceflaire  pour  mon 
petit  ménage.  Le  banneret  Rogum  ,  des 
plus  empreffés  autour  de  moi ,  ne  me  quit- 
toit  pas  de  la  journée.  J'étois  toujours  très- 
fenfible  à  tant  de  careffes  ,  mais  j'en  étois 
quelquefois  bien  importuné.  Le  jour  dt 
mon  emménagement  étoit  déjà  marqué , 
'&  j'avois  écrit  à  Thérefe  de  me  venir  join- 
dre ,  quand  tout-à-coup  j'appris  qu'il  s'é- 
levoità  Berne  un  orage  contre  moi ,  qu'ont 
attribuoit  aux  dévots  ,  &  dont  je  n'ai  ja- 
linais  pu  pénétrer  la  première  caufe.  Le 
fénat  excité  ,  fans  qu'on  fût  par  qui  ,  pa- 
roiffoit  ne  vouloir  pas  me  laifTer  tranquille 
■dans  ma  retraite.  Au  premier  avis  qu'eut 
î\^.  le  baillif  de  cette  fermentation  ^  il  écn- 


L   î  V   R    E      XII,  *93 

■vit  en  ma  faveur  à  plufieurs  membres  du 
gouvernement ,  leur  reprochant  leur  aveu- 
gle intolérance  ,  &  leur  faifant  honte  de 
vouloir  refufer  à  un  liomme  de  mérite 
-opprimé ,  i'afyle  que  tant  de  bandits  trou- 
voient  dans  leurs  états.  Des  gens  fenfés 
ont  préfumé  que  la  chaleur  de  fes  repro- 
ches avoit  plus  aigri  qu'adouci  les  efprits. 
Quoi  qu'il  en  foit ,  fon  crédit  ni  fon  élo- 
quence ne  purent  parer  le  coup.  Prévenu 
xle  l'ordre  qu'il  devoit  me  fignifier  ,  il 
m'en  avertit  d'avance  ;  &  pour  ne  pas  at- 
tendre cet  ordre  ,  je  réfolus  de  partir  dès 
le  lendemain.  La  difficulté  étoi.t  de  favoir 
où  aller ,  voyant  que  Genève  &  la  France 
xn'étoient  fermées  ,  &  prévoyant  bien  que 
dans  cette  affaire,  chacun  s'emprefferoit 
d'imiter  fon  ^'oifln. 

Mad.  Boy  de  la  Tour  me  propofa  d'ajler 
rn'établir  dans  une  maifon  vuide  ,  mais 
toute  meublée  ,  qui  appartenoit  h  fon  fils  , 
au  village  de  Motiers  ,  dans  Je  Val  -  de- 
Travers  ,  comté  de  Neuchatel.  Il  n'y  avoit 
-qu'une  montagne  à  traverfer  pour  m'y 
•j.ç.n.dre.    L'offre   venoit    d'autant  plus  k 

T    3 


294  Les  Confessions, 
propos  ,  que  dans  les  états  du  roi  de  Prufie 
je  devois  naturellement  être  à  l'abri  des 
perfécutions  ,  &  qu'an  ir.oins  la  religion 
n'y  pouvoit  guère  fervir  de  prétexte.  Mais 
une  fecrete  difficulté  ,  qu'il  ne  me  conve- 
riolt  pas  de  dire  ,  avoit  bien  de  quoi  me 
faire  héfiter.  Cet  amour  inné  de  la  juftice , 
qui  dévora  toujours  mon  cœur  ,  joint  à 
mon  penchant  fecret  pour  la  France ,  m'a- 
voit  infpiré  de  l'averfion  pour  le  roi  de 
Pruffe  ,  qui  me  paroilToit  ,  par  fes  maxi- 
mes &  par  fa  conduite  ,  fouler  aux  pieds 
tout  lefpeél  pour  la  loi  naturelle  &  pour 
tous  les  dei'oirs  humains.  Parmi  les  eftam- 
pes  encadrées  ,  dont  j'avois  orné  moiï 
donjon  à  Montmorency  ,  étoit  un  portrait 
de  ce  prince  ,  au-deffous  duquel  étoit  un 
diftique  qui  finiffoit  ainfi  : 

Il  pcnfe  en  philofophe ,  &  fe  conduit  en  roi. 

Ce  vers  qui ,  fous  toute  autre  plume ,  eût 
•faitunalTez  bel  éloge  ,  avoit  fous  la  mienne 
lïn  fens  qui  n'étoit  pas  équi\'oque  .  & 
qu'expliquoit  d'ailleurs  trop  clairement  le 
>'ers  précédent.  Ce  diftique  a^^oit  été  vu 


Livre    XII.  295 

de  tous  ceux  qui  venoient  me  voir  ,  &  qui 
n'étoient  pas  en  petit  nombre.  Le  cheva- 
lier de  Lorenzy  Tav^oit  même  écrit  pour 
Je  donner  à  d'Alembert  ,  &  je  ne  doutois 
pas  que  d'Alembert'xi'eûtpris  le  foin  d'ea 
faire  ma  cour  à  ce  prince.  J'avois  encofe 
aggravé  ce  premier  tort  par  un  paffage 
de  l'Emile,  où,  fous  le  nomd'Adrafle  ,  roi 
des  Dauniens  ,  on  voyoit  affez  qui  j'avois 
en  vue  ;  &  la  remarque  n'avoit  pas  échappé 

aux  épilogueurs  ,  puifque  Mad.  deB s 

m'avoit  mis  plufieurs  fois  fur  cet  article^ 
Ainfi  j'étois  bien  fur  d'être  infcrit  en  encre 
rouge  fur  les  regiftres  du  roi  de  Pruffe; 
&  fnppofant  d'ailleurs  qu'il  eût  les  prin- 
cipes que  j'avois  ofé  lui  attribuer  ,  mes 
écrits  &  leur  auteur  ne  pouvoient  par  cela 
feul  que  lui  déplaire  :  car  on  fait  que  les 
méchans  &  les  tyrans  m'ont  toujours  pris 
dans  la  plus  mortelle  haine  ,  même  fans 
me  connoître  ,  &  fur  la  feule  lev.'lure  de 
mes  écrits. 

J'ofai  pourtant  me  mettre  à  fa  merci  , 
&  je  crus  courir  peu  de  rifquc.  Je  favois 
que  lespaffions  balles  ne  fubjuguent  guère 

1     ^\. 


agô  Les  Confessions. 
que  les  hommes  foibles  ,  &  ont  peu  de 
prife  fur  les  âmes  d'une  forte  trempe  j 
telles  que  j'avois  toujours  reconnu  la 
fienne.  Je  jugeois  que  dans  fon  art  de 
régner  il  entroit  de  fe  montrer  magna- 
nime en  pareille  occafion  ,  &  qu'il  n'étoit 
pas  au-deffus  de  fon  carad;ere  de  l'être  en 
effet.  Je  jugeai  qu'une  vile  &  facile  ven^ 
geance  ne  balanceroit  pas  un  moment  erx 
lui  l'amour  de  la  gloire  ;  &  me  mettant  à 
fa  place  ,  je  ne  crus  pas  impoffible  qu'il  fe 
prévalût  de  la  circonftance  pour  accabler 
du  poids  de  fa  générofité  ,  l'homme  qui 
avoit  ofé  mal  penfer  de  lui.  J'alJai  donc 
m'établir  à  Motiers  ,  avec  une  confiance 
dont  je  le  crus  fait  pour  fentir  le  prix; 
j&  je  me  dis  :  Quand  Jean -Jaques  s'élève 
à  côté  de  Coriolan  ,  Frédéric  fen>t-il  au- 
deHous  du  général  des  Volfques? 

Le  colonel  Roguin  voulut  abfolument 
paffer  avec  moi  la  montagne  ,  &  venir 
m'inftaller  à  Motiers.  Une  bejle-fœur  dç 
Mad.  Bo.y  de  la  Tour  ,  appellée  IVTad. 
Girardier  ,  à  qui  la  maifon  que  j'allois  oc- 
cuper étoit  très  -  c.oiiiraodc  ,  ne  me  vit  pas 


L  î  V  R  E     Xii.  .29f 

arriver  avec  un  certain  plaifir;  cependant 
elle  me  mit  de  bonne  grâce  en  poflelïion 
çie  mon  logement  ^  &  je  mangeai  chez  elle 
en  attendant  que  Thérefe  fût  venue  ,  & 
que  mon  petit  ménage  fût  établi. 

Depuis  mon  départ  de  Montmorency, 
fcntantbien  que  je  ferois  déformais  fugitif 
fur  la  terre  ,  j'héfitois  à  permettre  qu'elle 
vînt  me  joindre ,  &  partager  la  vie  errante 
à  laquelle  je  me  vo.yois  condamné.  Je  fcn- 
tois  que  par  cette  cataftrophe  ,  nos  rela- 
tions alloient  changer  ,  &  que  ce  qui 
jufqu'alors  avoit  été  faveur  &  bienfait  da 
ma  part ,  le  feroit  déformais  de  la  fienne. 
Si  fon  attachement  refloit  à  l'épreuve  dç 
pies  malheurs ,  elle  en  feroit  déchirée  ,  & 
fa  douleur  ajouteroit  à  mes  maux.  Si  ma 
difgracc  attiédiffoit  fon  cœur  ,  elle  me  fe- 
joit  valoir  fa  conftance  comme  un  facri- 
fiCe  ;  &  au  lieu  de  fentir  le  plaifir  que 
j'avois  à  partager  avec  tllc  mon  dernier 
morceau  de  pain  ,  elle  ne  fentiroit  que  le 
mérite  qu'elle  auroit  de  vouloir  bien  me 
fuivre  par-tout  où  le  fort  me  forçoit  d'aller. 

Il  faut  tout  dire  :  je  n'ai  diflimulé  ni  les 


298    Les     Confessions. 

vices  de  ma  pauvre  maman  ,  ni  les  miens  ; 
je  ne  dois  pas  faire  plus  de  grâce  à  Thé- 
refe  ;  &  quelque  plaiOr  que  je  prenne  à 
rendre  honneur  à  une  perfonnc  qui  m'efi: 
f]  chère,  je  ne\xnix  pas  non  plus  déguifer 
fes  torts  ,  û  tant  eft  même  qu'un  change- 
ment involontaire  dans  les  afiedlions  du 
cœur  foit  un  vrai  tort.  Depuis  long-temps 
je  m'appercevois  de  l'attiédiflement  du 
fien.  Je  fentois  qu'elle  n'ctoit  plus  pour 
iViOi  ce  qu'elle  fut  dans  nos  belles  années , 
&  je  le  fentois  d'autant  mieux  que  j'étois 
le  jiîême  pour  elle  toujours.  Je  retombai 
dans  le  même  inconvénient  dont  j'avois 
fenti  l'effet  auprès  de  maman  ,  &  cet  effet 
fut  le  même  auprès  de  Thérefc.  N'allons 
pas  chercher  des  perfeélions  hors  de  la 
nature  ;  il  feroit  le  même  auprès  de  quel- 
que femme  que  ce  fût.  Le  parti  que  j'a- 
vois pris  à  l'égard  de  mes  enfans ,  quelque 
bien  raifonné  qu'il  m'eut  paru  ,  ne  m'avoit 
pas  toujours  laifTé  le  cœur  tranquille.  En 
méditant  mon  Traité  de  l'éducation  ,  je 
fentis  que  j'avois  négligé  des  devoirs 
dont  rien  ne  ponyoic  me  difpenfcr.  Le 


Livre    XI  T.  299 

remords  enfin  devint  fi  vif  ,  qu'il  m'arra- 
cha prefque  l'aveu  public  de  ma  faute  au 
commencement  de  l'Emile  ;  &  le  trait 
même  eft  fi  clair  ,  qu'après  un  tel  paffage 
il  eft  furprenant  qu'on  ait  eu  le  courage 
de  me  la  reprocher.  Ma  fituation  ,  cepen- 
dant ,  étoit  alors  la  même  ,  &  pire  encore 
])ar  l'animofité  de  mes  ennemis  ,  qui  ne 
cherchoient  qu'à  me  prendre  en  faute.  Je 
craignis  la  récidive  ;  &  n'en  voulant  pas 
courir  le  rifque  ,  3'aimal  mieux  me  con- 
damner à  l'abftinence  ,  que  d'expofer  Thé- 
refe  à  fe  voir  derechef  dans  le  même  cas, 
J'avois  d'ailleurs  remarqué  que  l'habita- 
tion des  femmes  empiroit  fenfiblement 
mon  état:  cette  double  raifon  m'avoit  fait 
former  des  réfolutions  que  j'avois  quelque- 
fois afiez  mal  tenues  ,  m.ais  dans  lefquelles 
je  perfiftois  avec  plus  de  confiance  de- 
puis trois  ou  quatre  ans  ;  c'étoit  aulTi  de- 
puis ce-te  époque ,  que  j'avois  remarqué 
du  refroidiffement  dans  Thcrefe  :  qUc 
avoit  pour  moi  le  même  attachement  par 
devoir  ,  mais  elle  n'en  avoit  plus  par 
amour.  Cela  jetoit  nécefîairement  moins 


joci  Les  Confessions. 
.d'agrément  dans  notre  commerce  ,  &. 
j'imaginai  que  ,  fùre  de  Ja  continuation  de 
mes  foins  où  qu'elle  p  :t  être  ,  elle  aime- 
aoit peut-être  mieux  refterà  Paris  que  d'er- 
rer avec  moi.  Cependant  elle  avoitmar- 
jqué  tantde  douleur  à  n  ireféparation  ,  elle 
avoit  exigé  de  moi  des  promeffes  fi  pofi- 
tivesde  nous  rejoindre  ,  elle  en  exprimoit 
fi  vivement  le  delir  depuis  mon  départ, 
tant  à  M.  le  prince  de  Conti  qu'à  M.  de 
Luxembourg ,  que  loin  d'avoir  le  courage 
de  lui  parler  de  féparation  ,  j'eus  à  peine 
celui  d'y  penfer  moi-même  ;  &  après  avoir 
fenti  dans  mon  cœur  combien  il  m'ctoit 
impoffible  de  me  palier  d'elle  ,  je  ne  fou- 
geai  plus  qu'à  la  rappeller  inceffamment. 
Je  lui  écrivis  donc  de  partir  ;  elle  vint, 
A  peine  y  avoit-il  deux  mois  que  je  l'avois 
quittée  ;  mais  c'étoit,  depuis  tant  d'années, 
notre  première  féparation.  Nous  l'avions 
fentie  bien  cruellement  l'un  &  l'autre. 
Q^uel  faififfement  en  nous  embraffant  !  O 
que  les  larmes  de  tendreffe  &  de  joie  foiît 
douces  î  Comme  mon  cœur  s'en  abreuve  î 
Pourquoi  m'a -t- on  fait  verfer  fi  peu  d.e 
celles-là? 


Livre    XIÏ.  301 

En  arrivant  à  Motiers  ,  j'avois  écrit  à 
milord  Keith  ,  maréchal  d^EcofTe  ,  gou- 
verneur de  Ncuchatel  ,  pour  lui  donner 
avis  de  ma  retraite  dans  les  états  de  fa  ma- 
jefté  ,  &  pour  lui  demander  fa  protedion. 
Il  me  répondit  avec  la  générofité  qu'on 
lui  connoît  &  que  j'attendois  de  lui.  Il 
m'invita  à  l'aller  voir.  J'y  fus  avec  M.  Mar- 
tinet ,  châtelain  du  Val -de -Travers  ,  qui 
étoit  en  grande  faveur  auprès  de  fon  ex- 
cellence. L'afpeét  vénérable  de  cet  illuflrc 
&  vertueux  Ecoffois  m'émut  puiffamment 
le  cœur  ,  &  dès  l'inftant  même  commença 
entre  lui  &  moi  ce  vif  attachement  qui 
de  ma  part  eft  toujours  demeuré  le  même , 
&  qui  le  feroit  toujours  de  la  Tienne  ,  fi  les 
traîtres  qui  m'ont  ôté  toutes  les  confola- 
tions  de  la  vie  ,  n'euffent  profité  de  mon. 
éloignement  pour  abufer  fa  vieilleffe  & 
me  défigurer  à  fes  yeux.  « 

George  Keith ,  maréchal  héréditaire  d'& 
cofTe  ,  Si  frère  du  célèbre  général  Keith-, 
qui  vécut  glorieufement  &  mourut  au  lit 
d'honneur  ,  avoit  quitté  fon  pays  dans  fa 
jieuneffe  ,  &  y  fut  profcrit  pour  s'être  atu> 


3,o2  Les  Confessions. 
ché  à  la  maifon  Siiiarf ,  dont  il  fe  dégoûta 
bientôt,  par  l'efprit  in]ufi:e  &  tyrannique 
qu'il  y  remarqua  ,  &  qui  en  fit  toujours  le 
caradiere  dominant.  Il  demeura  long-temps 
en  Efpagne  ,  dont  le  climat  lui  plaifoit 
beaucoup  ,  &  finit  par  s'attacher  ,  ainfi 
que  fon  frère  ,  au  roi  de  PrufTe  ,  qui  fe 
connoilToit  en  hommes  ,  &  les  accueillit 
comme  ils  le  méritoient.  Il  fut  bien  pavé 
de  cet  accueil ,  par  les  grands  fervices  que 
lui  rendit  le  maréchal  Keith  ,  &  par  une 
chofe  bien  plus  précieufe  encore  ,  la  fm- 
cere  amitié  de  milord  maréchal.  La  grande 
ame  de  ce  digne  homme  ,  toute  républi- 
caine &  fiere ,  ne  pouvoit  fe  plier  que  fous 
le  ]Oug  de  l'amitié  ;  mais  elle  s'y  plioit  fi 
parfaitement  ,  qu'avec  des  maximes  bien 
différentes  ,  il  ne  vit  plus  que  Frédéric, 
du  moment  qu'il  lui  fut  attaché.  Le  roi  le 
chargea  d'affaires  importantes  ,  l'envoya 
à  Paris  ,  en  Efpagne  ;  &  enfin  le  voyant 
déjà  vieux  ,  avoir  befoin  de  repos  ,  lui 
donna  pour  retraite,  le  gouvernement  de 
Neuchatel  ,  avec  la  délicieufe  occupation 
Hti'y  pafler  le  rcfte  de  fa  vie  ,  à  rendre  ce 
petit  peuple  heureux. 


Livre    XII.  303 

Les  Neuchatelois  ,  qui  n'aiment  que  la 
prctintaille  &  Je  clinquant ,  qui  ne  fe  con- 
noiffent  point  en  véritable  étoffe  ,  &  met- 
tent l'efprit  dans  les  longues  phrafes  ^ 
voyant  un  homme  froid  &  fans  façon  , 
prirent  fa  implicite  pour  de  la  hauteur  ,  fa 
franchife  pour  de  la  rufticité  ,  fon  laco- 
nifme  pour  de  la  bècife  ;  fe  cabrèrent  con- 
tre fcs  foins  bienfaifans  ,  parce  que  vou- 
lant être  utile  &  non  cajoleur  ,  il  ne  favoit 
point  flatter  les  gens  qu'il  n'eftimoit  pas. 
Dans  la  ridicule  affaire  du  minière  Petit- 
pierre  ,  qui  fut  chaffé  par  fes  confrères, 
pour  n'avoir  pas  voulu  qu'ils  fuffent  dam- 
nés éternellement ,  milord  s'étant  oppofé 
aux  ufurpations  des  minilères  ,  vit  foule- 
ver  contre  lui  tout  le  pays  ,  dont  il  prenoit 
le  parti  ;  &  quand  j'y  arrivai ,  ce  ihipide 
murmure  n'étoit  pas  éteint  encore.  Il  paf- 
foit  au  moins  pour  un  homme  qui  fe  laif- 
foit  prévenir  ;  &  de  toutes  les  imputations 
dont  il  fut  chargé  ,  c'étoit  peut-être  la 
moins  injufte.  Mon  premier  mouvement , 
en  voyant  ce  vénérable  vieillard,  fut  de 
ïp'attendrir  fur  la  maigreur  de  fon  corps  ^ 


3:cr4    î-  E  s     C  o  w  r  E  S  s  ï  o  N  s. 

déjà  décharné  par  les  ans  ;■  mais  en  levant 
les  yeux  fur  fa  phyfionomie  animée  ,  ou- 
verte &  noble  ,  je  me  fentis  farfi  d'un  ref- 
peél  mêlé  de  confiance,  qui  l'emporta  fur 
tout  autre  fentiment.  Au  compliment  très- 
eourt  que  je  lui  fis  en  l'abordant ,  il  répon- 
dit en  parlant  d'autre  chofe  ,  comme  fi 
j'eufFe  été  là  depuis  huitjours.il  ne  nous 
dit  pas  même  de  nous  affeoir.  L'empefé 
châtelain  refta  debout.  Pour  moi ,  je  vis 
dans  l'œil  perçant  &  fin  de  milord  ,  je  ne 
fais  quoi  de  fi  carefiant ,  que  me  fentant 
d'abord  à  mon  aife  ,  j'allai  fans  façon  par- 
tager fon  fopha  ,  &  m'affeoir  a  côté  de  lui. 
Au  ton  familier  qu'il  prit  à  l'inftant  ,  je 
fentis  que  cette  liberté  lui  faifoit  plaifir,- 
&  qu'il  fe  difoit  en  lui-même:  celui -cî 
n'eft  pas  un  Neuchatelois. 

Effet  fmgulierdela  grande  convenance 
des  caraéteres  !  Dans  un  âge  où  le  cœur 
a  déjà  perdu  fa  chaleur  naturelle ,  celui  de 
ce  bon  viellard  fe  réchauffa  pour  moi , 
d'une  façon  qui  furprit  tout  le  monde,  ti 
vint  me  voir  à  Motiers  ,  fous  prétexte  de 
iirer  des  cailles  ,  &  y  paffa  deux  jours  faïis 

toucher 


Livre    XII.  50^ 

toucher  un  fufil.  Il  s'établit  entre  nous  une 
telle  amitié  ,  car  c'eft  le  mot  ,  que  nouï 
lie  pouvions  nous  palier  l'un  de  l'autre. 
Le  château  de  Colombier ,  qu'il  habitoit 
J'été  ,  étoit  à  fix  lieues  de  JMotiers  ;  j'allois 
tous  les  quinze  jours  au  plus  tard  y  paffer 
vingt-quatre  heures  ,  puis  je  revenois  de 
même  en  pélerni ,  le  cœur  toujours  plein 
de  lui.  L'émotion  que  j'éprouvois  jadis  , 
dans  mes  courfes  de  l'Hermitage  à  Eau- 
bonne  ,  étoit  bien  différente  aflurément; 
mais  elle  n'étoit  pas  plus  douce  que  celle 
avec  laquelle  j'approchois  de  Colombier. 
Que  de  larmes  d'attendriffement  j'ai  fou- 
vent  vcrfées  dans  ma  route ,  en  penfant  aux 
bontés  paternelles  ,  aux  vertus  aimables, 
à  la  douce  philofophic  de  ce  refpeclable 
vieillard  !  Je  l'appel  lois  mon  père ,  il  m'ap- 
pelloit  fon  enfant.  Ces  doux  noms  rendent 
en  partie  l'idée  de  l'attachement  qui  nous 
unifToit  ,  mais  ils  ne  rendent  pas  encore 
celle  du  befoin  que  nous  avions  l'un  de 
l'autre,  &  du  defir  continuel  de  nous  rap- 
procher. Il  vouloit  abfolument  me  loger 
au  château  de  Colombier  ,  &  me  prejOÇa 
Tome  ir,  V 


3o6  Les  Confessions. 
long-temps  d'y  prendre  à  demeure  l'appar- 
tement que  i'occupois-.  Je  lui  dis  enfin ,  que 
j'étois  plus  libre  chez  moi,  &  que  j'aimois 
mieux  paffer  ma  vie  à  le  venir  voir.  Il  ap- 
prouva cette  franchifc ,  &  ne  m'en  parla 
plus.  O  bon  milord  î  ô  mon  digne  pcre  ! 
que  mon  cœur  s'émeut  encore  en  penfant 
;\  vous  !  Ah  ,  les  barbares  !  quel  coup  ils 
m'ont  porté  en  vous  détachant  de  moi  î 
Pliais  non  ,  non  ,  grand  homme  ,  vous 
êtes  &  ferez  toujours  le  même  pour  moi, 
qui  fuis  le  même  toujours.  Ils  vous  ont; 
trompé  ,  mais  ils  ne  vous  ont  pas  changé, 
iVlîlord  maréchal  n'eft  pas  fan?  défaut; 
c  eft  un  fage  ,  mais  c'eft  un  homme.  Avec 
i'efprit  le  plus  pénétrant  ,  avec  le  taél  le 
plus  fin  qu'il  foit  polTible  d'avoir,  avec  la 
plus  profonde  connoiOance  des  hommes, 
il  fe  îaiffe  abufer  quelquefois  ,  &  n'en  re- 
vient pas.  Il  a  l'humeur  fmguliere  ,  quel- 
que chofe  de  bizarre  &  d'étranger  dans 
fon  tour  d'efprit.  Il  paroît  oublier  les  gens 

-qu'il  voit  tous  les  jours  ,  &  fc  fou  viens; 
d'eux    au    moment    qu'il»   )'  penfcnt   le 

-moirô  :  fes  atteiitions  paroiffent  hor?  de 


Livre    XII.  30^ 

propos;  fes  cadeaux  font  de  fantaifie  ,  & 
non  de  convenance.  Il  donne  ou  envoie 
à  l'inftant,  ce  qui  lui  pafTe  par  la  tête  ,  de 
grand  prix  ou  de  nulle  valeur  indifférem- 
ment. Un  jeune  Genevois  defirant  entrer 
au  fervice  du  roi  de  Pruffe  ,  fe  préfente  à 
lui  :  milord  lui  donne  ,  au  lieu  de  lettre ,  un 
petit  fachet  plein  de  pois  ,  qu'il  le  charge 
de  remettre  au  roi.  En  recevant  cette  fin- 
gulicre  recommandation  ,  le  roi  place  11 
î'inftant  celui  qui  la  porte.  Ces  génies  éle- 
vés ont  entre  eux  un  langage  que  les  ef- 
prits  vulgaires  n'entendront  jamais.  Ces 
petites  bizarreries  ,  femblables  aux  capri- 
ces d'une  jolie  femme  ,  ne  me  rendoient 
ïnilord  maréchal  que  plus  intéreffant.  J'é- 
tois  bien  fur,  &j'ai  bien  éprouvé  dans  Li 
fuite  ,  qu'elles  n'influoient  pas  fur  les  fen- 
timens  ,  ni  fur  les  foins  que  lui  prcfcrit 
J 'amitié  dans  les  occafions  férieufes.  Mais 
il  eft  vrai  que  dans  fa  façon  d'obliger  ,  il 
met  encore  la  même  fmgularité  que  dans 
fes  manières.  Je  n'en  citerai  qu'un  feu! 
trait  fur  une  bagatelle.  Comme  la  journée 
-de  Motiers  à  Colombier  étoit  trop  fortç 

V    5 


3o8  Les  Confessions. 
pour  moi ,  je  la  partageois  d'ordinaire,  en 
partant  après  diné  &  couchant  à  Brot ,  à 
moitié  chemin.  L'hôte  ,  appelle  Sandoz  , 
ayant  à  foiliciter  k  Berlin  une  grâce  qui 
lui  importoit  extrêmement  ,  me  pria  de 
demander  à  fon  excellence  de  la  deman- 
der pour  lui.  Volontiers.  Je  le  mené  avec 
moi  ;  je  le  laifle  dans  l'anti-chambre  ,  &  je 
parle  de  fon  afiaire  à  niiiord  ,  qui  ne  me 
répond  rien,  La  matinée  fe  paffe  j  en  tra- 
verfant  la  falle  pour  aller  dîner ,  je  vois  le 
pauvre  Sasidoz  qui  le  morfondoit  d'atten- 
dre. Croyant  que  milord  l'avoit  oublié , 
je  lui  en  reparle  avant  de  nous  iPiCttre  à 
table  ;  mot ,  comme  auparavant.  Je  trouvai 
cette  manière  de  me  faire  fentir  combien 
je  l'importunois ,  un  peu  dure  ,  &  je  me  tus 
■en  plaignant  tout  bas  le  pauvre  Sandoz. 
En  m'en  retournant  le  lendemain  ,  je  fus 
bien  furpris  du  remerciement  qu'il  me  fit, 
du  bon  accueil  &  du  bon  diné  qu  il  avoit 
eus  chez  S.  E.  qui  de  plus  avoit  reçu  fon 
papier.  Trois  femaines  après ,  milord  lui 
envoya  le  refcrit  qu'il  avoit  demandé  ,  ex- 
|)édié  paj:  le  miixiftre  &  figné  du  roi ,  Si 


Livre    XîI.  309 

cela  ,  fans  m'avoir  jamais  voulu  dire  ni 
répondre  un  feu]  mot ,  ni  à  lui  non  plus  , 
fur  cette  affaire  ,  dont  je  crus  qu'il  ne  \'ou- 
loit  pas  fe  charger. 

Je  voucirois  ne  pas  ceffer  de  parler  de 
George  Keith  :  c'eft  de  lui  que  me  viennent 
mes  derniers  fouvenirs  heureux  ;  tout  le 
refte  de  ma  vie  n'a  plus  été  qu'aftiiélions 
&  ferremens  de  cœur.  La  mémoire  en  efh 
fi  trifte  ,  &  m'en  vient  fi  confufément, 
qu'il  ne  m'efl  pas  poiïible  de  mettre  aucun 
ordre  dans  mes  récits  :  je  ferai  forcé  défor- 
mais de  les  arranger  au  liafard  &,  coram.e 
ils  fe  préfenteront. 

Je  ne  tardiii  pas  d'être  tiré  d'inquiétud-.î 
fur  mon  afyle  ,  par  la  réponfe  du  roi  à 
milord  maréchal,  en  qui,  comme  on  j)eut 
croire ,  j'avois  trouvé  un  bon  avocat. 
Non -feulement  S.  M.  approuva  ce  qu'il 
avoit  fait ,  mais  elle  le  chargea  ,  car  il  faut 
tout  dire  ,  de  me  donner  douze  louis.  Lo 
bon  milord  ,  embarrafié  d'une  pareill'î 
Gommiflion ,  &  ne  fâchant  comment  s'en 
acquitter  honnêtement  ,  tâcha  d'en  exté- 
nuer l'infukc  3  en  transformant,  cet  argent 


310    Les    Confessions. 

en  nature  de  provifions,  &  me  marquant 
qu'il  avoit  ordre  de  me  fournir  du  boîs  & 
du  charbon  poru'  commencer  mon  petit 
ménage;  il  ajouta  même,  &  peut-être 
de  fon  chef,  que  le  roi  me  feroit  volontiers 
bâtir  une  petite  maifon  à  ma  fantaifie  ,  fi 
j'en  voulois  choifir  l'emplacement.  Cette 
dernière  offre  me  toucha  fort,  &  me  fit 
oublier  la  mefquincrie  de  l'autre.  Sans 
accepter  aucune  des  deux  ,  je  regardai 
Frédenc  comme  mon  bienfaiteur  &  mon 
protecteur,  &  je  m'attachai  fi  fmcérement 
à  lui  ,  que  je  pris  dès  lors  autant  d'intérêt 
à  fa  gloire  ,  que  j'avois  trouvé  jufqu'alors 
d'injuftice  à  fes  fuccès.  A  la  paix  qu'il  fit 
])eu  de  temps  après ,  je  témoignai  ma 
joie  par  une  illumination  de  très  -  bon 
goût  :  c'étoit  un  cordon  de  guirlandes  , 
dont  j'ornai  la  maifon  que  j'habitois ,  & 
où  j'eus,  il  efi  vrai,  la  fierté  vindicati\'e 
de  dépenfer  prefquc  autant  d'argent  qu'il 
m'en  avoit  voulu  donner.  La  paix  con- 
clue,  je  crus  que  fa  gloire  militaire  & 
politique  étant  au  comble ,  il  alloit  s'en 
donner  une  d'une  autre  cfpece  ,  en  revivi- 


Livre    Xlî.  gn 

^antfes  états,  en  y  faifant  régner  le  com- 
merce, Taenculture  ,  en  y  créant  un  nou- 
veau fol  ,  en  le  couvrant  d'un  nouveau 
peuple,  en  maintenant  la  paix  chez  tous 
fes  voifins,  en  fe  faifimt  l'arbitre  cfe  l'Eu- 
rope ,  après  en  avoir  été  la  terreur.  îi 
pouvoit  fans  rifque  pofer  l'épée  ,  bien 
fur  qu'on  ne  l'obligeroit  pas  à  la  repren- 
dre. Voyant  qu'il  ne  défarmoit  pas  ,  j& 
craignis  qu'il  ne  profitât  mal  de  fes  avan- 
tages ,  &  qu'il  ne  fût  grand  qu'à  demi. 
J'ofai  lui  écrire  à  ce  fujet ,  &  prenr-nt  le 
ton  familier,  fait  pour  plaire  aux  hommes 
de  fa  trempe ,  porter  jufqu'à  lui  cette  famte' 
voix  de  la  vérité  ,  que  fi  peu  de  rois  font 
faits  pour.entendre.  Ce  ne  fut  qu'en  fecret 
&  de  moi  à  lui ,  que  je  pris  cette  liberté.  Je 
n'en  fis  pas  même  participant  milord  ma- 
réchal ,  ô:  je  lui  envoyai  ma  lettre  au  roi,, 
toute  cachetée.  Milord  envoya  la  lettre  , 
fans  s'informer  de  fon  contenu.  Le  roi 
n'y  fit  aucune  réponfe;  &  quelque  temps 
après  ,  milord  maréchal  étant  ailé  à  Berlin  , 
il  lui  dit  feulement  que  je  1  avois  bien 
-grondé.  Je  compris  par  là,  que  ma  lettre 

V     4 


312  Les  Confessions. 
-avoit  été  mal  reçue  ,  &  que  ]a  franchife 
de  mon  zèle  avoit  paffe  pour  la  rufticité 
d'un  pédant.  Dans  le  fond  ,  cela  pouvoit 
très -bien  être;  peut-être  ne  dis -je  pas 
ce  qu'il  falloit  dire,  &  ne  pris -je  pas  le 
ton  qu'il  falloit  prendre.  Je  ne  puis  repon- 
dre que  du  fentiment  qui  m'avoit  mis  la 
plume  à  la  main. 

Peu  de  temps  après  mon  établiiïcment 
à  Motiers  -  Travers ,  ayant  toutes  les  affu- 
rances  poffibles  qu'on  m'y  laifferôit  tran- 
quille ,  je  pris  l'habit  arménien.  Ce  n'étoit 
pas  une  idée  nouvelle  ;  elle  m'étoit  venue 
diverfes  fois  dans  le  cours  de  ma  vie ,  & 
elle  me  revint  fouvent  à  Montmorency, 
où  le  fréquent  ufage  des  fondes  ,  me  con- 
damnant à  refter  louvent  dans  ma  chani- 
bre  ,  me  fit  mieux  fentir  tous  les  avantages 
de  l'habit  long.  La  commodité  d'un  tail- 
leur Arménien  ,  qui  venoit  fouvent  voir 
im  parent  qu'il  avoit  à  Montmorency  , 
me  tenta  d'en  profiter  pour  prendre  ce 
nouvel  «équipage  ,  au  rifque  du  qu'en 
dira -t- on,  dont  je  m^  fouciois  très-peu. 
Cependant,  avant  d'adopter  cette  nou- 


Livre    XII.  313 

yc]\e  parure ,  je  voulus  avoir  l'avis  de. 
J\Iad.  de  Luxembourg  ,  qui  me  confeilla 
Tort  de  la  prendre.  Je  me  fis  donc  une  pe- 
tite garde-robe  arménienne  ;  mais  l'orage, 
excité  contre  moi ,  m'en  fit  remettre  Tufage 
à  des  temps  plus  tranquilles  ,  &  ce  ne  fut 
que  quelques  mois  après,  que  ,  forcé  par 
de  nouvelles  attaques  de  recourir  aux 
fondes  ,  je  crus  pon\'oir ,  fans  aucun  rif- 
que  ,  prendre  ce  nouvel  habillement  à 
Motiers  ,  fur  -  tout  après  avoir  confulté 
lepafteur  du  lieu,  qui  me  dit  que  je  pou- 
vois  le  porter  au  temple  m.ême  fans  fcan- 
dale.  Je  pris  donc  la  vefte  ,  le  caffetan  ,  le 
bonnet  fourré  ,  la  ceinture;  &  après  avoir 
affifté  dans  cet  équipage  au  fervice  divin  , 
je  ne  vis  point  d  inconvénient  à  le  porter 
chez  milord  maréchal.  S.  E.  me  voyant 
ainfi  vêtu  ,  me  dit  pour  tout  compliment , 
falamalckii  après  quoi  tout  fut  fini,  &  je 
ne  portai  plus  d'autre  habit. 

Ayant  quitté  tout -à  -fait  la  littérature  , 
le  ne  fongeai  plus  qu'à  mener  une  vie 
tranquille  &  douce  ,  autant  qu'il  dépen- 
droit  de  moi.  Seul ,  je  n'ai  jamais  conm) 


314  Les  Coîïfessions. 
l'ennui ,  même  dans  le  plus  parfait  défpu- 
vrement  :  mon  imagination  rempliflant 
tous  les  vuides ,  fuffit  feule  pour  m'occu- 
per.  Il  n'y  a  que  le  bavardage  inaclif  de 
chambre,  aflis  les  uns  vis-à-vis  des  au- 
tres à  ne  mouvoir  que  la  langue  ,  que 
jamais  je  n'ai  pu  fupporter.  Quand  on 
ïiiarche  ,  qu'on  fe  promené  ,  encore  paffe  ; 
les  pieds  &  les  yeux  fon  t  au  moins  quelque 
chofe  :  mais  refter  là  les  bras  croifés  ,  à 
parler  du  temps  qu'il  fait  &  des  mouches 
qui  volent,  ou  ,  qui  pis  eft ,  à  s'entre-faire 
des  cômplimens ,  cela  m'efl;  un  fupplice 
infupportable.  Je  m'avifai ,  pour  ne  pas 
vivre  en  fauvage ,  d'apprendre  à  faire  des 
lacets.  Je  portois  mon  couffin  dans  mes 
vifites  ,  ou  j'allois,  comme  les  femmes  , 
travailler  à  ma  porte  &  caufer  avec  les 
paffans.  Cela  me  faifoit  fupporter  l'ina- 
r.ité  du  babillage ,  &:  paOTcr  mon  temps 
fans  ennui  chez  mes  voifuies  ,  dont  plu- 
fieurs  étoient  affez  aimables  ,  &  ne  man- 
quoient  pas  d'efprit.  Une  entr'autres,  ap- 
pelée Ifabelle  d'Ivernois  ,  fille  du  pro- 
cursiii- gênerai  de  Neuchatel ,  ise  paruf 


Livre     XII.  315 

afTez  eftiraabie  pour  me  lier  avec  elle  d'une 
amitié  particulière,  dont  elle  ne  s'eft  pas 
mal  trouvée  ,  par  les  confeils  utiles  que 
je  lui  ai  donnés ,  &  par  les  foins  que  je  lui 
ai  rendus  dans  des  occafions  effentielles  ; 
de  forte  que  maintenant ,  digne  &  ver- 
tueufe  mère  de  famille  ,  elle  me  doit  peut- 
être  fa  raifon  ,  fou  mari ,  fa  vie  &  fon  bon- 
heur. De  mon  côté  ,  je  lui  dois  des  confo- 
lations  très- douces  ,  &  fur- tout  durantun 
bien  trifte  hiver  ,  où  dans  le  fort  de  me$ 
maux  &de  mes  peines  ,  elle  venoit  pafler 
avec  Thérefe  &  moi,  de  longues  foirées 
qu'elle  favoitnous  rendre  bien  courtes  par 
l'agrément  de  fon  efprit ,  &  par  les  mutuels 
rpanchemens  de  nos  cœurs.  Elle  m'appel- 
loit  fon  papa ,  je  l'appellois  ma  fille  ;  &  ces 
noms  que  nous  nous  donnons  encore  , 
ne  céderont  point ,  je  l'efpere,  de  lui  être 
aufll  chers  qu'à  moi.  Pour  rendre  mes  la- 
cets bons  à  quelque  choie  ,  j'en  faifois 
préfent  à  mes  jeunes  amies  a  leur  mariage , 
à  condition  qu'elles  nourriroient  leur."- 
enfans.  Sa  fœur  ainéeen  eut  un  à  ce  titre  , 
&  l'a  mérité  :  Ifabeiie  en  eut  un  de  même, 


3î6    Les     Confessions. 

&.  ne  l'a  pas  moins  mérité  par  l'intention  ; 
mais  elle  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  pou- 
voir faire  fa  volonté.  En  leur  envoyant 
ces  lacets  ,  j'écrivis  à  l'une  &  à  l'autre ,  des 
lettres  dont  la  première  a  couru  le  mon- 
de ;  mais  tant  d'éclat  n'alloit  pas  k  la 
féconde  :  l'amitié  ne  marche  pas  avec  fi 
grand  bruit. 

Parmi  les  liaifons  que  ^e  fis  à  mon  voi- 
finage  ,  &  dans  le  détail  defquelles  je  n'en- 
trerai pas,  je  dois  noter  celle  du  colonel 
Pury  ,  qui  avoit  une  maifon  fur  la  mon- 
tagne ,  où  il  venoitpaffe>-  les  étés.  Je  n'étois 
pas  empreffé  de  fa  connoifTance ,  parce 
que  je  favois  qu'il  étoit  très -mal  à  la  cour 
&  auprès  de  milord  maréchal ,  qu'il  ne 
voyoit  point.  Cependant ,  comme  il  me 
vint  voir  &  me  fit  beaucoup  d'honnête- 
tés,  il  fallut  l'aller  voir  à  mon  tour;  cela 
continua  ,  &  nous  mangions  quelquefois 
l'un  chez  l'autre.  Je  fis  chez  lui  connoif- 
fance  avec  M.  du  Peyrou  ,  &  enfuite  une 
amitié  trop  intime  ,  pour  que  ]e  puiffe  me 
difpenfer  de  parler  de  lui. 

M.  du  Peyrou  étoit  américain  ,  filsd'ua 


Livre    XîI.  ^i^ 

commandant  de  Surinam  ,  dont  le  fuccef- 
fcur  ,  M.  le  Chambiier  ,  de  Neuchatel , 
époiifa  la  veuve.  Devenue  veuve  une 
féconde  fois  ,  elle  vint  avec  fon  fils  ,  s'é- 
tablir dans  le  pays  de  fon  fécond  mari.  {^) 
Du  Peyrou  ,  fils  unique  ,  fort  riche  ,  Se 
tendrement  aimé  de  fa  mère,  avoit  été 
élevé  avec  allez  de  foin  ,  &  fon  éducation 
jui  avoit  profité.  Il  avoit  acquis  beaucoup 
dedemi-connoiffances,  quelque  goût  pour 
les  arts  ,  &  il  fe  piquoit  fur -.tout  d'avoir 
xultivé  fa  raifon  :  fon  air  hollandois ,  froid 
&  phiiofophe,  fon  teint  bafané ,  fon  hu- 
meur filencieufe  &  cachée ,  favorifoient 
beaucoup  cette  opinion.  Il  étoit  fourd  & 
goutteux  ,  quoique  jeune  encore.  Cela 
rendoit  tous  fes  mouvemens  fort  pofés, 
fort  graves  ;  &  quoiqu'il  aimât  à  difputer, 
quelquefois  même  un   peu  longuement, 

(  *  )  L'auteur ,  mal  infornie ,  eft  ici  tombé  dans 
une  double  erreur;  le  premier  mari  de  la  dame, 
dont  il  fait  mention  ,  n'ayant  jamais  occupé  le 
pofte  de  commandant  de  Surinam  ;  &  fon  fécond 
mari  ayant  encore  vécu  neuf  ans  dans  fa  patrie, 
où  il  s'ctoit  retire  avec  elle.  (  Note  ils l'editein.} 


3i8    Les     Confessions. 
généralement  il  p.nloit  peu  ,  parce  qu'il 
n'entendoit  pas.  Tout  cet  extérieur  m'en 
impofa.  Je  me  dis:  voici  un  penfeur,  un 
homme  fage  ,  tel   qu'on    fcroit  heureux 
d'avoir    un   ami.    Pour   achever    de    me 
prendre,  il  m'adrefibit  fouvent  la  parole, 
fans  jamais  me  faire  aucun  compliment^ 
Il  me  parloit  peu   de  moi ,  peu  de  mes 
livres,  très -peu  de  lui;  il  n'étoit  pas  dé- 
pourvu d'idées ,  &  tout  ce  qu'il  difoit  étoit 
affez  jufte.  Cette  juftefie  &  cette  égalité 
m'attirèrent.   Il  n'avoit    dans  l'efprit  ,   ni 
l'élévation  ,  ni  la  finelTe  de  milord  maré- 
chal; mais  il  en  avoit  la  hmplicité  :  c'étoit 
toujours  le  repréfenter  en  quelque  chofc. 
Je  ne  m'engouai  pas  ;  mais  je  m'attachai 
par  l'eftime  ,    &  peu  à  peu  cette  eftime 
amena  l'amitié.  J'oubliai  totalement  avec 
lui  jl'objecTiion  quej'avois  faite  au  baron 

d'H k,   qu'il  étoit  trop  riche;  &  je 

crois  que  j'eus  tort.  J'ai  appris  à  douter 
qu'un  homme  jouiflant  d'une  grande  for- 
tune ,  quel  qu'il  puiffe  être  ,  puifTe  aimer 
fnicérement  mes  principes  &  leur  auteur. 
Pendant  aîTez  long -temps,  je  vis  peu 


Livre    XII.  319 

du  Peyrou  ,  parce  que  je  n'allois  point  k 
Neuchatel ,  &  qu'il  ne  \'enoit  qu'une  fois 
l'année  à  la  montagne  du  colonel  Puiy. 
Pourquoi  n*allois-je  point  à  Neuchatel  ? 
C'eft  un  enfantillage  qu'il  ne  faut  pas 
taire. 

Quoique  protégé  par  le  roi  de  Prufie 
8c  par  milord  maréchal  ,  fi  j'évitai  d'a- 
bord la  perfécution  dans  mon  afyle  ,  je 
n'évitai  pas  du  moins  les  murmures  du 
public  ,  des  magiftrats  municipaux  ,  des 
minières.  Après  le  branle  donné  par  la 
France ,  il  n'étoit  pas  du  bon  air  de  ne 
pas  me  faire  au  moins  quelque  infulte  : 
on  auroit  eu  peur  de  paroître  improuver 
mes  perfécuteurs  ,  en  ne  les  imitant  pas. 
La  clafle  de  Neuchatel  ,  c'eft- à -dire,  ia 
compagnie  des  mmiftres  de  cette  ville, 
donna  le  branle ,  en  tentant  d'émouvoir 
contre  moi  le  confeil  d'état.  Cette  tentative 
n'ayant  pas  réuJGG  ,  les  miniftres  s'adrelTe- 
rentau  magiftrat  municipal ,  qui  fit  aufîî- 
tôt  défendre  mon  livre  ,  Se  me  traitant  en 
toute  occalion  peu  honnêtement ,  faifoic 
ct^mpre^dre,  &;difoit  même  que  A  j'avois. 


320  Les  Confessions. 
voulu  m'établir  en  vjJle  ,  on  ne  m'y  auioit 
pas  fouffert.  Ils  remplirent  leur  Mercure 
d'inepties  &  du  plus  plat  cafFardage  ,  qui , 
tout  en  failant  rire  les  gens  fenfés ,  ne 
iaiffoit  pas  d'échauffer  le  peuple  &  de  l'a- 
nimer contre  moi.  Tout  cela  n'empècboit 
pas  qu'à  les  entendre ,  je  ne  dulfe  être 
très-reconnoiiïant  de  l'extrême  grâce  qu'ils 
me  faifoient  de  me  iaiffer  vivre  à  Motiers , 
où  ils  n'avoient  aucune  autorité  ;  ils  m'au- 
roient  volontiers  mefuré  l'air  à  la  pinte  ,  à 
condition  que  je  l'euffe  payé  bien  cher. 
Ils  vouloient  que  je  leur  fufle  obligé  de  la 
proteélion  que  le  roi  m'accordoit  malgré 
eux,  &  qu'ils  travailloient  fiins  relâche  à 
m'ôter.  Enfin,  n'y  pouvant  réuffir  ,  aprè-« 
in'avoir  fait  tout  le  tort  qu'ils  purent ,  & 
m' avoir  décrié  de  toiu  icur  pouvoir  ,  ilsfc 
firent  un  mérite  de  leur  impuilHince  ,  eu 
me  faifasit  valoir  la  bonté  qu'ils  avoicnt 
de  me  fouffrir  dans  leur  pays.  J'aurois  dû 
leur  rire  au  nez  pour  toute  réponfe  :  je  fu.-> 
affezbête  pour  me  piquer  ,  &;  j'eus  l'inep- 
tie de  ne  vouloir  point  aller  à  Neuchatel  ; 
iéfolution  que  je  tins  près  de  deux  ans, 

comme 


Livre    XÎL  321 

comme  fi  ce  n'étoit  pas  trop  honorer  de 
pareilles  efpcces,qiTe  défaire  attention  à 
leurs  procédés  ,  qui ,  bons  ou  mauvais  , 
ne  peuvent  leur  être  imputés  ,  puifqu'ils 
n'agiffent  jamais  que  par  impuliion.  D'ail- 
leurs ,  des  efprits  fans  culture  &  fans  lumiè- 
res ,  qui  ne  connoiffent  d'autre  objet  de 
leur  eftime ,  que  le  crédit ,  la  puiffance 
&  l'argent,  font  bien  éloignés  m.ême  de 
foupçonner  qu'on  doive  quelque  égard 
aux  talens  ,  &  qu'il  y  ait  du.  déshonneur  à 
les  outrager. 

Un  certain  maire  de  village ,  qui  pour  fes 
malverfations  avoit  été  caOé  ,  difoit  au 
lieutenant  du  Val  -  de- Travers  ,  mari  de 
mon  ïfabelle  :  On  dit  que  ce  RoitJJeau  a  tant 
defprit }  amenez- le  moi ,  que  je  voie  Jt  cela 
ejivrai.  AfTurément,  les  mécontentement 
d'un  homme  qui  prend  un  pareil  ton ,  doi* 
vent  peu  fâcher  ceux  qui  les  éprouvent. 

Sur  la  façon  dont  on  me  traitoit  à  Paris  , 
à  Genève  ,  à  Berne ,  à  Neuchatel  même  , 
je  ne  m'attendois  pas  à  plus  de  ména- 
gement de  la  part  du  pafteur  du  lieu.  Je 
lui  avois  cependant  été  recommandé  paf 
Tome  IF.  X 


^21  Les  Confessions.' 
Mad.  Boy  de  la  Tour ,  &  il  m'avoit  hh 
beaucoup  d'aecùeil  ;  mais  dans  ce  pays,  où 
l'on  flatte  également  tout  le  monde  ,  les  ca- 
reffesnefignifient  rien.  Cependant,  aprèa 
ma  réunion  folemnelle  à  l'églife  réformée  , 
vivant  en  pays  réformé,  je  ne  pouvois , 
fans  manquer  a  mes  engagcmens  &  àmoiï 
devoir  de  citoyen  ,  négliger  la  prôfeJGfioii 
publique  dû  culte  où  j'ctois  rentré  :  j'aflif- 
tois  donc  au  ferviee  divin.  D'un  autre 
côté  ,  je  craignôis  ,  en  me  préfentant  à  la 
table  facrée  ,  de  m'expofer  à  l'affront  d'un 
refus;  &il  n'étoit  nullement  probable  qu'a- 
près le  vacarme  fait  à  Genève  par  le  con^* 
feil ,  &  à  Neuchatel  par  la  claffe  ,  il  vou- 
Jût  m'adminiftrer  tranquillement  la  Cenc 
dans  fon  églife.  Voyant  donc  approcher  Ift 
temps  de  la  communion  ,  je  pris  le  parti 
d'écrire  à  M.  de  Montmollin  ,  c'étoit  le 
nom  du  miniftre  ,  pour  faire  adlô  de  bonne 
volonté ,  Si,  lui  déclarer  que  j'étois  toujours 
uni  de  cœur  à  l'églife  proteftante  ;  je  lui  di:i 
en  même  temps  ,  pour  éviter  des  chicanes 
fur  les  articles  de  foi ,  que  je  ne  voulois  au- 
cune explication  particulière  fur  le  dogme. 


Livre    XII.  325 

M'étant  ainfi  mis  en  règle  de  ce  côté  ,  je 
reftai  tranquille  ,  ne  doutant  pas  que  M.  de 
IMontmollin  nerefufâtde  m'admettre  fans 
la  diicuiîlon' préliminaire  ,  dont  je  ne  vou- 
^:.is  point,  &  qu'ainfi  tout  fût  fini  fans 
qu  il  y  eut  de  ma  faute.  Point  du  tout  :  au 
moment  où  je  m'y  attendois  le  moins  , 
M.  de  Montmollm  vint  me  déclarer,  non- 
feulement  qu'il  m'admettoit  à  la  commu- 
nion fous  la  claufe  que  j'y  avois  mife  , 
rnais  de  plus  ,  que  lui  &  fes  anciens  fe  fai- 
foient  un  grand  honneur  de  m'avoir  dans 
fon  troupeau.  Je  n'eus  de  mes  jours  pa- 
reille furprife  ,  ni  plus  confolante.  Tou- 
jours vivre  ifolé  fur  la  terre,  me  paroifToit 
un  dcftin  bien  trifte  ,  fur- tout  dans  l'ad- 
verfité.  Au  milieu  de  tant  de  profcrip- 
tions  &  de  perfécutions  ,  je  trouvois  une 
douceur  extrême  à  pouvoir  me  dire  :  au 
moins  je  fuis  parmi  mes  frères  ;  &  j'allai 
communier  avec  une  émotion  de  cœur  & 
des  larmes  d'attendriffement ,  qui  étoient 
peut-être  la  préparation  la  plus  agréable 
à  Dieu  ,  qu'on  y  pût  porter. 

(Quelque   temps  après  ,  milord   m'en- 

X    i? 


y 


3^4  Les  Confessions, 
voya  une  lettre  de.Mad.  de  B s,  Ve- 
nue ,  du  moins  je  le  préfumai ,  par  la  voie 
de  d'Alembert  ,  qui  connoifToit  mijord 
maréchal.  Dans  cette  lettre  ,  la  première 
que  cette  dame  m'eût  écrite  depuis  mon 
départ  de  Montmorency ,  elle  me  tançoit 
vivement  de  celle  que  j'avois  écrite  à 
M.  de  Montmoîlin  ,  &  fur -tout  d'avoir 
communié.  Je  compris  d'autant  moins  à 
qui  elle  en  avoit  avec  fa  mercuriale  ,  que 
depuis  mon  voyage  de  Genève  ,  je  m'é- 
tois  toujours  déclaré  hautement  protef- 
tant ,  &  que  j'avois  été  très-publiquement 
à  l'hôtel  de  Hollande,  fans  que  perfonnc 
au  monde  l'eût  trouvé  mauvais.  Il  me 
paroiffoit  plaifant  que  Mad.  la  comteffc 

de  B s  voulût  fe  mêler  de  diriger 

ma  confcience  en  fait  de  religion.  Toute- 
fois, comme  je  ne  doutois  pas  que  fon 
intention  ,  quoique  )e  n'y  compnfTe  rien  , 
ïïe  fût  la  meilleure  du  monde  ,  je  ne  m'of- 
fenfai  point  de  cette  fmguliere  fortie ,  & 
je  lui  répondis  fans  colère,  en  lui  difant" 
mes  raillons. 
Cependant  les  injures  imprimées  alloient 


Livre    XIL  325; 

^eur  train  ,  &  leurs  bénins  auteurs  rcpro- 
choient  aux  puifTances  de  me  traiter  trop 
doucement.    Ce    concours  d'aboiemens , 
«lont  les  moteurs  continuoient  d'agir  fous 
|e  voile ,  avoit  quelque  chofe  de  fmiftre 
ik  d'effrayant.    Pour  moi ,  je  laiflbis  dire 
fans    m'émouvoir.  On    m'affura   qu'il    y 
avoit  une  cenfure  de  la  Sorbonne.  Je  n'en 
crus  rien.   De  quoi  pouvoit  fe  mêler  la 
Sorbonne  dans  cette  affaire  ?  Vo.uloit-ellc 
affurer  que  je  n'étois  pas  catholique?  Tout 
ïe  monde  le  favoit.  Vouloit  -  elle  prouver 
que  je  n'étois  pas  bon  calvinifle?  Que  lui 
importoit  ?   C'étoit  prendre  un  foin  bien 
fmgulier;  c'étoit  fe  faire  les  fubftituts  de 
nos  miniftres.  Avant  que  d'avoir  vu  cet 
écrit ,  je  crus  qu'on  le  faifoit  courir  fou* 
le  nom  de  la  Sorbonne  ,  pour  fe  moquer 
d'elle  ;  je  le  crus  bien  plus  encore  après 
l'avoir  lu.  Enfin ,  quand  je  ne  pus  plu* 
douter  de  fon  authenticité  ,  tout  ce  que 
je  me  réduifis  à  croire ,  fut  qu'il   falloit 
jnettre  la  Sorbonne  aux  petites-maifons. 
Un   autre  écrit  m'affeéla  davantage  , 
jparee  qu'il  yenoit  d'un  homme  pour  qui 

X    3 


326  Les^  Confessions. 
j'eus  toujours  de  l'eftime,  &  dont  j'ad- 
mirois  la  confiance  ,  en  plaignant  foa 
aveuglement.  Je  parle  du  Mandement 
de  l'archevêque  de  Paris  contre  moi.  Je 
crus  que  je  me  devois  d'y  répondre.  Je  le 
pouvois  fans  m'avilir;  c'étoit  un  cas  à  peu 
près  femblable  à  celui  du  roi  de  Pologne. 
Je  n'ai  jamais  aimé  les  difputes  brutales  , 
à  la  Voltaire.  Je  ne  fais  me  battre  qu'avec 
dignité ,  &  je  veux  que  celui  qui  m'attaque 
ne  déshonore  pas  mes  coups  ,  pour  que  je 
daigne  me  défendre.  Je  ne  doutois  point 
que  ce  Mandement  ne  fût  de  la  façon  dçs 
Jéfuites  ;  &  quoiqu'ils  fuffent  alors  malheu- 
reux eux  -  mêmes  ,  j'y  reconnoiffois  tou- 
jours leur  ancienne  maxime  ,  d'écrafer  les 
malheureux.  Je  pouvois  donc  auffi  fuivre 
mon  ancienne  maxime ,  d'honorer  l'auteur 
titulaire,  &  de  foudroyer  l'ouvrage;  & 
c'eft  ce  que  je  crois  avoir  fait  avec  affez 
de  fuccès. 

Je  trouvai  le  féjour  de  Motiers  fort 
agréable;  &  pour  me  déterminer  à  y  finir 
mes  jours ,  il  ne  me  manquoit  qu'une 
fubfiftance  afiurée  :  mais  on  y  vit  affez 


Livre    XII.  527 

.eliéremcnt,  &  j'avois  vu  renverfer  tous 
mes  anciens  projets  par  la  diflblution  de 
mon  ménage  ,  par  l'établiffement  d'un 
nouveau ,  par  la  vente  ou  diflipation  de 
tous  mes  meubles  ,  &  par  les  dépenfes 
qu'il  m'avoit  fallu  faire  depuis  mon  départ 
de  Montmorency.  Je  voyois  diminuer 
journellement  le  petit  capital  que  j'avois 
devant  moi.  Deux  ou  trois  ans  fuffifoient 
pour  en  confumerle  refle,  fans  quejevifïc 
aucun  moyen  de  le  renouveller,  à  moins 
de  recommencer  à  faire  des  livres  ;  mé- 
tierfunefte ,  auquel  j'avois  déjà  renoncé. 
Perfuadé  que  tout  changeroit  bientôt 
à  mon  égard,  &  que  le  public  revenu  de 
fa  frénéfie  ,  en  feroit  rougir  les  puifiances  , 
je  ne  cherchois  qu'à  prolonger  mes  ref- 
fources  jufqu'à  cet  heureux  changement , 
qui  me  laiiïeroit  plus  en  état  de  choifir 
parmi  celles  qui  pourroient  s'offrir.  Pour 
cela,  je  repris  mon  DicT:ionnaire  de  mufi- 
que ,  que  dix  ans  de  travail  avoient  déjà 
fort  avancé ,  &  auquel  il  ne  manquoic 
que  la  dernière  main  &  d'être  mis  au  net. 
Mes  livres  ,  qui  m'avoient  été  envoyés 

X    4 


32K    Les    Confessions. 
depuis  peu,   me   fournirent  les   m.oyeh^ 
d'achev.er  cet  ouvrage  ;  mes  papiers ,  qui 
me  furent  envoyés  en  même  temps ,  mç 
mirent  en  état  de  com.mencer  l'entreprife 
de  mes  Mémoires  ,  dontje  voulois  unique- 
ment m'occuper  déformais.  Je  commençai 
par  tranfcrire  des  lettres  dans  un  recueil 
qui  pût  guider  ma  mémoire  dans  l'ordre 
(\gs  faits  &  des  temps.  J'avois  déjà  fait  iç 
triage  de  celles  que  je  vcujois  conferver 
pour  cet  effet,  &  la  fuite  depuis  près  de 
dix  ans  ,  n'en    étoit  point  interrompue. 
Cependant ,  en  les  arrangeant   pour    Ic^ 
iranfcrire  ,  j'y  trouvai  une  lacune  qui  mç 
Jui-prit.  Cette  lacune  étoit  de  près  de  fiX 
mois,  depuis  oélobre  1756  jufqu'au  mois 
de  mars  fuivant.  Je  me  louvenois  p,?:rf"t- 
tement  d'avoir  mis  dans  mon  triage ,  nom- 
bre de  lettres  de  Diderot,  de  DeLeyre^, 

de  Mad.  D' y,  de  Mad.  de  C.........X,, 

&C.  qui  rempliiïbient cette  lacune,  &  qui 
ne  fe  trouvèrent  plus.  Q^u'étoient- elles 
devenues  ?  (Quelqu'un  avoit-il  m.is  la 
main  fur  mes  papiers  ,  pendant  quelque^ 
mois  qu'ils  étoient  refiés  à  l'hôtel  de  Lu- 


Livre     XII.  32^ 

xerabourg  ?  Cela  n'étoit  pas  concevable , 
&  j'avois  vu  M.  le  Maréchal  prendre  la 
clef  de  la  cliambre  où  je  les  avois  dépofés. 
Cornrne.  plufieurs  lettres  de  femmes  & 
toutes  celles  de  Diderot  étoient  fans  dates  , 
&  que  j'avois  été  forcé  de  remplir  ces 
dates  de  mémoire  &  en  tâtonnant,  pour 
ranger  ces  lettres  dans  leur  ordre  ,  je  crus 
d'abord  avoir  fait  des  erreurs  de  dates , 
&  je  paffai  en  revue  toutes  les  lettres  qui 
n'en  avoient  point ,  ou  auxquelles  je  les 
avois  fuppléées ,  pour  voir  fi  je  n'y  trou- 
-verois  point  celles  qui  dévoient  remplir 
ce.vuide.  Cet  efTai  ne  réuflit  point  ;  je  vis 
que  je  vuide  étoitbien  réel ,  &  que  les  let- 
trés avoient  bien  certainement  été  enle-^ 
vécs.  Par  qui ,  &  pourquoi  ?  Voilà  ce  qui 
m-Q  paiToit.  Ces  lettres  ,  antérieures  à 
mes  grandes  querelles,  &  du  temps  de 
ma  première  ivr.effc  de  la  Julie  ,  ne  pou- 
yoient  iutéreffer  perfonne.  C'étoient  tout 
au  plus  quelques  tracafleries  de  Diderot, 
quelques    perfifflages  de    DeLeyre  ,    des 

témoignages  d'amitié  de  Mad.  de  C x 

j£;  nicmc  de  Mad.  D'. . . , .  y ,  avec  laquelle 


33^  Les  Confessions. 
j'étois  alors  le  mieux  du  monde.  A  qui 
pouvoient  importer  ces  lettres  ?  Qu'en 
vouloit-on  faire  ?  Ce  n'eft  que  fept  ans 
après ,  que  j'ai  foupçonné  l'affreux  objet 
de  ce  vol. 

Ce  déficit  bien  avéré,  me  fit  chercher 
parmi  mes  brouillons  ,  fi  j'en  découvri- 
rois  quelque  autre.  J'en  trouvai  quelques* 
uns  qui ,  vu  mon  défaut  de  mémoire  , 
m'en  firent  fuppofer  d'autres  dans  la  mul- 
titude de  mes  papiers.  Ceux  que  je  remar- 
quai ,  furent  le  brouillon  de  la  Morale 
fenfitive  ,  &  celui  de  l'extrait  des  Aven- 
tures de  milord  Edouard.  Ce  dernier, jg 
l'avoue  ,  me  donna  des  foupçons  fur 
IVIad.  de  Luxembourg.  C'étoit  la  Roche 
fon  valet  -  de  -  chambre ,  qui  m'avoit  expé- 
dié ces  papiers  ,  &  je  n^imaginai  qu'elle 
au  monde  ,  qui  pût  prendre  intérêt  à  ce 
chiffon  ;  mais  quel  intérêt  pouvoit-elle 
prendre  à  l'autre  ,  &  aux  lettres  enlevées, 
dont ,  même  avec  de  mauvais  deffeins  , 
on  ne  pouvoit  faire  aucun  ufage  qui  pût 
me  nuire,  à  moins  de  les  falfifier  ?  Pour 
M.,  le  Maréchal ,  dont  J£  connoiffois  la 


Livre    XII.  531 

droiture  invariable  &  la  vérité  de  fou 
amitié  pour  moi,  je  ne  pus  le  foupçonner 
im  moment.  Je  ne  pus  même  arrêter  ce 
foupçon  fur  Mad.  la  Maréchale.  Tout 
ce  qui  me  vint  de  plus  raifonnable  à  l'ef- 
prit,  après  m'être  fatigué  long- temps  à 
chercher  l'auteur  de  ce  vol ,  fut  de  l'im- 
puter à  d'Alembert,  qui  déjà  faufilé  chez 
ÎVIad.  de  Luxembourg,  avoit  pu  trouver 
le  moyen  de  fureter  ces  papiers  &  d'en 
enlever  ce  qu'il  lui  avoit  plu ,  tant  en  ma- 
nufcrits  qu'en  lettres  ;  foit  pour  chercher  à 
me  fufciter  quelque  tracafferie ,  foit  pour 
s'approprier  ce  qui  lui  pouvoit  convenir. 
Je  fuppofai  qu'abufé  par  le  titre  de  la 
IVloraie  fenfitive,  il  avoit  cru  trousser  le 
plan  d:'un  vrai  traité  de  matérialifme ,  dont 
il  auroit  tiré  contre  moi ,  le  parti  qu'on 
peut  bien  s'imaginer.  Sûr  qu'il  feroit  bien- 
tôt détrompé  par  l'examen  du  brouillon , 
&  déterminé  à  quitter  tout-à-fait  la  litté- 
rature, je  m'inquiétai  peu  de  ces  larcins, 
qui  n'étoient  pas  les  premiers  de  la  même 
main,(*j  que  j'avois  endurés  fans  m'en 

(*)  J'avois  trouve,  dans  fes  Ek'niens  de  mu^ 


332  Les  Confessions, 
plaindre.  Bientôt  je  ne  fongeai  pas  plus 
à  cette  infidélité  que  fi  l'on  ne  m'en  eut 
fait  aucune,  &.  je  me  mis  à  raflembler  les 
matériaux  qu'on  m'avoit  laiiïes ,  pour  tra- 
vailler à  mes  Confeffions. 

J'avois  long- temps  cru  qu'à  Genève^ 
îa  comp:!gnie  des  miniftres,  ou  du  moins 
les  citoyens  &  bourgeois,  réclameroient 
contre  l'infraction  de  l'Edit  dans  le  décret 
porté  contre  moi.  Tout  refta  tranquille, 
du  moins  à  l'extérieur  ;  car  il  y  avoit  un 
mécontentement  général ,  qui  n'attendoit 
qu'une  occafion  pour  fe  manifefter.  Mes 
amis,  ou  foi-difans  tels,  m'écrivoient  let- 
tres fur  lettres  ,  pour  m'exhorter  à  venir 
me  mettre  à  leur  tête ,  m'affurant  d'une 
réparation  publique  de  la  part  du  confcil. 

Jtque  5  beaucoup  de  chofes  tirées  de  ce  que  j'avois 
écrit  fur  cet  art  pour  l'Encyclopédie  ,  &  qui  lui 
fut  remis  plufieurs  années  avant  .la  publication 
de  fes  Èlémens.  J'ignore  la  part  qu'il  a  pu  avoir 
à  un  livre  intitulé  :  Diclionnaire  des  beaux-arts  ^ 
ïnais  j'y  ai  trouvé  des  articles  tranfcrits  des  miens 
mot  à  mot ,  &  cela  long-tems  avant  que  ces  mêmes 
articles  fuffent  imprimés  dans  l'Encyclopédie. 


1  I  V  R  E     XII.  333 

La  crainte  du  défordre  &  des  troubles  que 
Mia  préfence  pouvoit  caufer,  m'empêcha 
d'acquiefcer  à  leurs  inftanccs  ;  &  fidelle 
au  ferment  que  j'avois  fait  autrefois,  de 
ne  jamais  tremper  dans  aucune  diffentioii 
civile  dans  mon  pays,  j'aimai  mieux  laif- 
fer  fubfifter  l'offenfe  ,  &  me  bannir  pour 
jamais  de  ma  patrie  ,  que  d'y  rentrer  par 
des  moyens  violens  &  dangereux.  Il  eft 
Vrai  que  je  m'étois  attendu ,  de  la  part  de 
îabourgeoifie  ,  à  des  repréfentations  léga- 
les &  paifibles ,  contre  une  infradlion  qui 
rintéreffoit  extrêmement.  Il  n'y  en  eut 
point.  Ceux  qui  la  conduiloient,  cher- 
choient  moins  le  vrai  redreffement  des 
griefs,  que  l'occafion  de  fe  rendre  néceffai- 
res.  Oncabaloit,  mais  on  gardoitle  filen- 
ce ,  &  on  laiffoit  clabauder  les  caillettes 
&  les  caffaids  ou  foi-difans  tels,  que  le 
confeil  mettoit  en -avant  pour  me  rendre 
odieux  à-  la  populace ,  &  faire  attribuer 
fon  incartade  au  zele  de  la  religion. 

Après  avoir  attendu  vainement  plus 
d'un  an  que  quelqu'un  réclamât  contre 
une  procédure  illégale ,  je  pris  enfin  mon 


334  Les  Confessions. 
parti  ;  &  me  voyant  abandonné  de  mer 
concitoyens  ,  jeme  déterminai  à  renoncer 
imon  ingrate  patrie, où  je  n'avois  jamais 
vécu ,  dont  je  n'avois  re(^u  ni  bien  ni  fer- 
vice  ,  &  dont,  pour  prix  de  l'honneur  que 
j'avois  tâché  de  lui  rendre  ,  je  me  voyois 
fi  indignement  traité  d'un  confentement 
unanime  ,puifque  ceux  qui  dévoient  par- 
ler n'avoient  rien  dit.  J'écrivis  donc  au 
premier  fyndic  de  cette  année  là ,  qui ,  je 
crois,  étôit  M.  Favre,  une  lettre  par  la- 
quelle j'abdiquois  folemnellement  mon 
droit  de  bourgeoifie,  &  dans  laquelle,  au 
relie ,  j'obfervai  la  décence  &  la  modéra- 
tion que  j'ai  toujours  mifes  aux  aclcs  de 
jfierté  que  la  cruauté  de  mes  ennemis  m'a 
fouvent  arrachés  dans  mes  malheurs. 

Cette  démarche  ouvrit  enfin  les  yeux 
aux  citoyens  :  fentant  qu'ils  avoient  (;ii 
tort  pour  leur  propre  intérêt,  d'abandon- 
ner ma  défenfe  ,  ils  la  prirent  quand  il  n'é- 
toit  plus  temps.  Ils  avoient  d'autres  griefs 
qu'ils  joignirent  à  celui-là  .  &  ils  en  firent- 
la  matière  de  plufieurs  repréfentations 
très  -  bien  raifonnées,  qu'ils  étendirent  & 


Livre    XII.  33^ 

iènforcerent  à  mefure  que  les  durs  &  rebu- 
fans  refus  du  confeil  ,  qui  fe  fentoit  fou- 
tenU  par  le  miniftere  de  France ,  leur  firent 
mieux  fentir  le  projet  formé  de  les  affervir. 
Ces  altercations  produiiirent  diverfes  bro- 
ehures  qui  ne  décidoient  rien  ,  jufqu'àce 
♦5ue  parurent  tout  d'un  coup,  \qs  Lettres 
écrites  de  la  campagne  ,  ouvrage  écrit  en 
faveur  du  confeil,  avec  un  art  infini,  & 
par  lequel  le  parti  repréfentant,  réduit  au 
filence  ,  fut  pour  un  temps  écrafé.  Cette 
pièce ,  monument  durable  des  rares  talens 
de  fon  auteur  ,  étoit  du  procureur-général 

T n ,  homme  d'efprit ,  homme  éclairé , 

très-vcrfé  dans  les  loix  &  le  gouvernement 
de  la  république.  Siluit  terra. 

Les  repréfentans  ,  revenus  de  leur  pre- 
mier abattement  ,  entreprirent  une  ré- 
ponfe  ,  &  s'en  tirèrent  pafiablement  avec 
le  temps.  Mais  tous  jetèrent  les  yeux  fur 
înoi ,  comme  fur  le  feul  qui  pût  entrer  en 
lice  contre  un  tel  adverfaire ,  avec  efpoir 
de  le  terrafTer.  J'avoue  que  je  penfai  de 
même  ;  &  poufîé  par  mes  anciens  conci- 
toyens qui  me  faifoi'ent  un  devoir  de  le? 


3»36    Les     Confessions. 
aider  de  ma  plume ,  dans  un  embarras  dont 
j'avois  été  foccafion  ,  j'entrepris  la  réfuta- 
tion des  Lettres  écrites  de  la  campagne ,  & 
j'en  parodiai  le  titre  par  celui  de  Lettres 
écrites  de  la  montagne  ,  que  je  mis  aux  mien- 
nes. Je  fis  &  j'exécutai  cette  entreprife  fi 
fecrétcment  ,  que  dans  un  rendez -vous 
que  j  eus  à  Thonon,  avec  les  chefs  des 
repréfentans  ,  pour  parler  de  leurs  affaires , 
&  où  \h  me  montrèrent  refquiffe  de  leur 
réponfe  ,  je  ne  leur  dis  pas  un  mot  de  la 
mienne  qui  ctoit  déjà  faite  ,  craignant  qu'il 
ne  furvînt  quelque  obfèacle  à  i'imprefîion  , 
s'il  en  parvenoit  le  moindre  vent ,  foit  aux 
magiflrats ,  foit  à  mes  ennemis  particuliers. 
Je  n'évitai  pourtant  pas  que  cet  ouvrage 
jie  fût  connu  en  France  avant  la  publica- 
tion ;  mais  on  aima  mieux  le  lailTer  paroî- 
tre  ,  que   de  me  faire   trop   comprendre 
comment  on  avoit  découvert  mon  fecret. 
Je  dirai  là-defius  ce  que  j'ai  fu  ,  qui  fe 
borne  à  très-peu  de  chofe  ;  je  me  tairai  fur 
ce  que  j'ai  conjeéluré. 

J'avois  à  Motiers ,  prefque  autant  de 
vifites  que  j'en  avois  eu  à  l'Hermitage  & 

à 


Livre    XII.  g^jr 

à  Montmorency  ;  mais  elles  étoient  la  plu- 
part ,  d'une  efpece  fort  différente. Ceux  qui 
m'étoient  venus  voir  jufqu'alors  ,  étoienc 
des  gens  qui ,  ayant  avec  moi  des  rapport* 
de  talons  ,  dégoûts,  de  maximes  ,  les  allé- 
guoient  pour  caufe  de  leurs  vifites  ,  &  me 
mettoient  d'abord  fur  des  matières  dont 
je  pouvois  m'entretenir  avec  eux.  A  Mo- 
tiers ,  ce  n'étoit  plus  cela  j  fur-tout  du  côte 
de  France.  Côtoient  des  officiers ,  ou  d'au- 
tres gens  qui  n'avoient  aucun  goût  pour 
la  littérature  ,  qui  même  ,  pour  la  plupart , 
n'avoient  jamais  lu  mes  écrits  ,  &  qui  ne 
laiflbient  pas  ,  à  ce  qu'ils  difoicnt  ,  d'a- 
voir fait  trente  ,  quarante  ,  foixante  ,  cent 
lieues  ,  pour  me   venir  voir  &   admirer 
l'homme  illuflre,  célèbre,  très -célèbre,  le 
?rand  homme  ,  &c.  Car  dès  lors  on  n'a 
cefféde  me  jeter  grolïiérement  àlaface,  les 
plus  impudentes  flagorneries  ,  dont  l'ef- 
time  de  ceux  qui  m'abordoient ,  m'avoit 
ç^aranti  jufqu'alors.. Comme  la  plupart  de 
cesfurvenans  nedaignoientnife  nommer, 
ni  me  dire  leur  état ,  que  leurs  connoiffan- 
ces  &les  miennes  nç  tomboicnt pas  furies 
Tome  IF.  Y 


'S3S  Les  Confessions. 
mêmes  objets  ,  &  qu'ils  n'avoient  ni  lu  ni 
parcouru  mes  ouvrages  ,  je  ne  fav^ois  de 
quoi  leur  parler  :  j'attendois  qu'ils  parlaf- 
fent  eux-mêmes  ,  pujfque  c'étoit  à  eux  à 
favoir  &  à  me  dire  pourquoi  ils  me  ve- 
noicnt  voir.  On  fent  que  cela  ne  faifoit 
pas  pour  moi  ,  des  converfations  bien  in- 
térelTaotes  ,  quoiqu'elles puflentl'être  pour 
eux,ifelon  ce  qu'ils  vouloient lavoir  :  car, 
comme  j'étois  fans  défiance  ,  je  m'expri- 
j3iois  fans  referve  fur  toutes  les  queftions 
qu'ils  jugeoient  à  propos  de  me  faire  ,  ik. 
iiss'icn  retournoieiît  pour  l'ordinaire  ,  aulîi, 
tivans  que  moi  fur  tous  les  détail»  de  mx 
iituation. 

J'eus ,  par  exemple  ,  de  cette  façon  I\L 
de  Feins  ,  ccuyer  de  la  reine  &  capitaine 
decavalcii-e  dans  le  régiment  de  la  Reine, 
lequel  eut  la  conftance  de  paffer  plufieur> 
jours  à  Motiers  ,  &  même  de  me  fuivre 
pédeftrement  jufqu'à  la  Ferriere,  menanq 
fon  cheval  par  la  bridç  ,  fans  avoir  avec 
moi  d'autre  point  de  rcsnion  ,  finon  que 
rîous  cormoiffions  tous  deux  Tvllle.  Fel ,  Si 
^ç  iàOU»  jQiùoiis  ÏUQ.  &  i'âiitrç  au  biJbo*^ 


Livre    XIL  339 

quet.  J'eus  avant  &  après  M.  de  Feins  ,  une 
autre  vifite  bien  plus  extraordinaire.  Deux; 
hommes  arriv^ent  à  pied  ,  conduifant  cha- 
cun un  mulet  chargé  de  fon  petit  bagage , 
logent  à  l'auberge  ,  panfent  leurs  mulets 
eux-mêmes ,  &.  demandent  à  me  venir  voir. 
A  l'équipage  de  ces  muletiers  ,  on  les  prit 
pour  des  contrebandiers  ,  &  la  nouvelle 
courut  auiïi-tôt  que  des  contrebandiers 
venoient  me  rendre  vifite.  Leur  feule  fa- 
<^on  de  m'aborder  ,  m'apprit  que  c'étoient 
des  gens  d'une  autre  étoffe  ;  mais  fans  être 
des  contrebandiers ,  ce  pouvoient  être  des 
aventuriers  ,  &  ce  doute  me  tint  quelque 
temps  en  garde.  Ils  ne  tardèrent  pas  à  me 
tranquillifer.  L'un  étoit  M.  de  IVlontau- 
ban  ,  appelle  le  comte  de  la  Tour-du-Pin, 
gentilhomme  du  Dauphiné  ;  l'autre  étoit 
IVL  Dallier  ,  de  Carpentras  ,  ancien  mili- 
taire ,  qui  avoit  mis  fa  croix  de  S.  Louis 
dans  fa  poche  ,  ne  pouvant  pas  l'étaler. 
Ces  meilleurs  ,  tous  deux  très -aimables, 
avoient  tous  deux  beaucoup  d'efprit;  leur 
converfation  étoit  agréable  &intéreffante; 
leur  manière  de  voyager  fi  bien  dansmoQ 

Y   * 


34^  Les  Confessions. 
goût  &  û  peu  dans  celui  des  gentilshom- 
mes François  ,  me  donna  pour  eux  une 
forte  d'attachement  que  leur  commerce 
ne  pouvoit  qu'aftermir.  Cette  connoif- 
fancc  même  ne  finit  pas  là  ,  puifqu'elle 
dure  encore  ,  &  qu'ils  me  font  re\"enus 
voir  diverfes  fois ,  non  plus  à  pied  cepen- 
dant, cela  étoit  bon  pour  le  début;  mais 
plus  j'ai  vu  ces  meffieurs ,  moins  j'ai  trouvé 
de  rapports  entre  leurs  goûts  &  les  miens  , 
moins  j'ai  fenti  que  leurs  maximes  fuffent 
les  miennes  ,  que  mes  écrits  leur  fuffcnt 
familiers  ,  qu'il  y  eût  aucune  véritable 
fympathie  entre  eux  &  moi.  Que  me  vou- 
]oient-ils  donc  ?  Pourquoi  me  venir  voir 
-dans  cet  équipage  ?  Pourquoi  refter  plu- 
fieurs  jours?  Pourquoi  revenir  plufieurs 
fois  ?  Pourquoi  délirer  fi  fort  de  m'avoir 
pour  hôte  ?  Je  ne  m'avifai  pas  alors  de  me 
faire  ces  queftions.  Je  me  les  fuis  faites 
quelquefois  depuis  ce  temps -là. 

Touché  de  leurs  avances  ,  mon  cœur 
le  livroit  fans  raifonner  ,  fur-tout  à  M. 
Daftier,  dont  l'air  plus  ouvert  me  plaifoit 
id;iv.'intage.  Je  demeurai  même  en  concr* 


Livre  XIL  541 
poncîance  avec  lui  ;  &  quand  je  voulus 
faire  imprimer  les  Lettres  de  la  montagne , 
je  fongeai  à  m'adreffer  à  lui,  pour  donner 
le  change  à  ceux  qui  attcndoient  mon  pa- 
quet fur  la  route  de  Hollande.  II  m'avoit 
parlé  beaucoup  ,  &  peut-être  à  defTein  ,  de 
]a  liberté  de  la  prefTe  à  Avignon  ;  il  m'a- 
voit offert  fes  foins  ,  fi  j'avois  quelque  chofe- 
à  Y  faire  imprimer.  Je  me  prévalus  de  cette 
ofire  ,  &  je  lui  adreffai  fucceiTivement  par 
ia  poftc  ,  mes  premiers  cahiers.  Après  le5 
avoir  gardés  affez  long-temps  ,  il  me  les 
renvoya  ,  en  me  marquant  qu'aucun  li- 
braire n'avoit  ofé  s'en  charger  ;  &  ie  fus 
contraint  de  revenir  à  Rey  ,  prenant  foin 
de  n'envoyer  mes  cahiers  que  l'un  après 
l'autre ,  &  de  ne  lâcher  les  fuivans  qu'après 
avoir  eu  avis  de  la  réception  des  premiers. 
Avant  la  publication  de  l'ouNTage  ,  je  fus 
qu'il  avoit  été  vu  dans  les  bureaux  des 
miniftres  ;  &  d'Efcherny  ,  de  Neuehatel , 
me  parla  d'un  livre  de  l'homme  de  la  monta- 
gne, que  d'H k  lui  avoit  dit  être  de  moi. 

Je  l'atfurai ,  comme  il  étoit  vrai  ,  n'avoin 
jamais  fait  de  livre  qui  eût  ce  titre.  Q^uanii 

Y    3 


342  Les  Confessi'ons. 
les  lettres  parurent  ,  il  étoit  furieux  ,  & 
m'accufa  de  menfonge  ,  quoique  je  ne  lui 
eulTe  dit  que  Ja  vérité.  Voilà  comment 
j'eus  l'affurrance  que  mon  raanufcnt  étoit 
connu.  Sur  de  la  fidélité  de  Rey  ,  je  fu.s 
forcé  de  porter  ailleurs  mes  conjeélures; 
&  celle  à  laquelle  j'aimai  le  mieux  m'arrê- 
ter  ,  fut  que  mes  paquets  avoient  été  ou- 
verts à  la  pofte. 

Une  autre  connoifiance  à  peu  près  du 
inême  temps  ,  mais  que  je  fis  d'abord  feu- 
lement par  lettres  ,  fut  celle  d'un  M.  L d , 

de  Nîmes  ,  lequel  m'écrivit  de  Paris  ,  pour 
use  prier  de  lui  envoyer  mon  profil  à  la 
filhouette  ,  dont  il  avoit,  difoit-il,  befoin 
pour  mon  bufte  en  marbre  ,  qu'il  faifoit 
faire  par  LeMoine  ,  pour  le  placer  dans 
fa  bibliothèque  ,  Si  c'étoit  une  cajolerie 
inventée  pour  m'apprivoifer  ,  elle  réufîît 
preinement.  Je  jugeai  qu'un  homme  qui 
vouloit  avoir  mon  bufle  en  marbre  dans 
fa  bibliothèque  ,  étoit  plein  de  mes  ouvra- 
ges ,  par  conféquent ,  de  mes  principes  , 
&  qu'il  ra'aimoit ,  parce  que  fon  ame  étoit 
au  ton  de  la  mienne.  Il  étoit  difficile  que 


Livre    XI  L  545 

cette  idée  ne  me  féduisît  pas.  J'ai  vu  I\T. 

L d  dans  la  fuite.  Je  l'ai  trouvé  très-zélé 

pour  me  rendre  beaucoup  de  petits  fervi- 
ces  ,  pour  s'entre -mêler  beaucoup  dàu» 
mes  petites  affaires.  Mais  ,  au  refte  ,  je 
doute  qu'aucun  de  mes  écrits  ait  été  du 
petit  nombre  des  livres  qu'il  a  lus  en  fa 
vie.  J'ignore  s'il  a  une  bibliothèque  ,  8c  ù 
c'eft  un  meublé  à  fon  ufage  ;  &  quant  au 
bufte  ,  il  s'eft  borné  à  une  maui^aife  efquiffe 
en  terre  ,  faite  par  LeMoine  ,  fur  laquelle 
il  a  fait  graver  un  portrait  hideux  ,  qui  ne 
iaifle  pas  de  courir  fous  mon  nom ,  comme 
s'il  avoit  avec  moi  quelque  reffcmblance. 
Le  feul  Fran<^ois  qui  parut  me  venir 
voir  par  goût  pour  mes  fentimens  &  pour 
mes  ouvrages  ,  fut  un  jeune  officier  du 

régiment  de  Limoufm ,  appelle  l\ï.  S r 

de  St.  B n  ,  qu'on  a  vu  &  qu'on  voit 

peut-être  encore  briller  à  Paris  &  dans  le 
monde,  par  des  talens  affez  aimables,  &: 
par  des  prétentions  au  bel  -  efprit..  Il 
m'étoit  venu  voiràlVlontraorency,!  hiver 
qui  précéda  ma  cataftrophe.  Je  lui  tpouvai 
une  vivacité  de  fentiment  qni  me  pi--^ 

Y    ^ 


344  Les  Confessions. 
Il  m'écrivit  dans  la  fuite  à  JVIotiers  ;  &foit 
qu'il  voulût  me  cajoler  ,  ou  que  réellement 
la  tête  iui  tournât  de  l'Emile,  il  m'apprit 
qu'il  quittoit  le  fervice  pour  vivre  indé- 
pendant ,  &  qu'il  apprenoit  le  métier  de 
inenuifier.  Il  avoit  un  frère  aine,  capitaine 
dans  le  même  régiment,  pour  lequel  étoit 
toute  la  prédiledlion  de  la  mère,  qui,  dé- 
vote outrée  ,  &  dirigée  par  je  ne  fais  quel 
abbé  Tartufie  ,  en  ufoit  très -mal  avec  le 
cadet  ,  qu'elle  accufoit  d'irréligion  ,  & 
même  du  crime  irrémifïible  d'avoir  des 
îiaifons  avec  moi.  Voilà  les  griefs  fur  lef- 
quels  il  voulut  rompre  avec  fa  mère  ,  & 
prendre  le  parti  dont  je  viens  de  parler  ; 
le  tout ,  pour  faire  le  petit  Emile. 

Alarmé  de  cette  pétulance ,  je  me  hâtai 
de  lui  écrire  pour  le  faire  changer  de  réfo- 
lution  ,  &je  mis  âmes  exhortations,  toute 
3a  force  dont  j'étois  capable  :  elles  furent 
écoutées.  Il  rentra  dans  fon  devoir  vis-à- 
vis  de  fa  mère  ,  &  il  retira  des  mains  de 
fon  colonel,  fa  démiffion  qu'il  lui  avoit 
donnée  ,  &  dont  celui-ci  a\'oit  eu  la  pru- 
deiice  de  ne  faire  aucun  iifage  ,  pour  Im 


Livre    XII.  345 

laîfTer   le  temps  d'y  mieux  réfléchir.   St. 

B Il ,  revenu  de  fes  folies  ,  en  fit  une  un 

peu  moins  choquante  ,  mais  qui  n'étoit 
guère  plus  de  mon  goût:  ce  fut  de  fe  faire 
auteur.  II  donna  coup  fur  coup ,  deux  ou 
trois  brochures  qui  n'annonçoient  pas  un 
homme  fans  talens  ,  mais  fur  lefqueiles  je 
n'aurai  pas  à  me  reprocher  de  lui  avoir: 
donné  des  éloges  bien  encourageans  pour 
pourfuivre  cette  carrière. 

Quelque  temps  après,  il  me  vint  voir, 
&  nous  fîmes  enfemble  le  pèlerinage  de 
Vislt  de  St.  Pierre.  Je  le  trouvai  dans  ce 
voyage  ,  différent  de  ce  que  je  l'avois  vu. 
à  IVlontmorency.  II  avoit  je  ne  fais  quoi 
d'afifeclé  ,  qui  d'abord  ne  me  choqua  pas 
beaucoup  ,  mais  qui  m'efl  revenu  fouvent 
en  mémoire  depuis  ce  temps-là.  Il  me  vint 
voir  encore  une  fois  à  l'hôtel  de  St.  Simon , 
à  mon  paffage  à  Paris  pour  aller  en  An- 
gleterre. J'appris  là,  ce  qu'il  ne  m'avoit 
pas  dit  ,  qu'il  vivoit  dans  les  grandes  fo- 
ciétés  ,  &  qu'il  voyoit  atiez  fouv^ent  Mad.- 
de  Luxembourg.  Il  ne  me  donna  aucun 
figue  de  vie  à  Trye ,  &  ne  me  fit  rien  dire 


34^    Les    Confessions, 

par  fa  parente  MJie.  Séguier ,  qui  étoit  ma 
voifine  ,  &  qui  ne  m'a  jamais  paru  bien 
favorablement  difpofée  pour  moi.  En  un 

mot ,  l'engouement  de  M.  de  St.  B n 

finit  tout  d'un  coup  ,  comme  la  liaifon  de 
JVI.  de  Feins  :  mais  celui-ci  ne  me  devoit 
rien  ,  &  l'autre  me  devoit  quelque  chofe  , 
à  moins  que  les  fottifes  que  je  l'avois  em- 
pêché de  faire  ,  n'euffent  été  qu'un  jeu  de 
fa  part  :  ce  qui  dans  le  fond  pourroit  très- 
bien  être. 

J'eus  auffi  des  vifites  de  Genève  tant 
Se  plus.  Les  D...C  père  &  fils  me  choifirent 
fucceffivement  pour  leur  garde  -  malade  : 
le  père  tomba  malade  en  route  ;  le  fils  Té- 
toit  en  partant  de  Genève  ;  tous  deux  vin- 
rent fe  rétablir  chez  moi.  Des  miniftres  , 
des  parens  ,  des  cagots  ,  des  quidams  de 
toute  efpece  venoient  de  Genève  Se  de 
Suiffe  ,  non  pas  comme  ceux  de  France , 
pour  m'admirer  &  raeperfifPier,  mais  pour 
me  tancer  &.  catéchifcr.  Le  feul  qui  me  fit 
plaifir,  fut  Moultou  ,  qui  vint  paffer  trois 
ou  quatre  jours  avec  moi ,  &  que  j'y  aurois 
bien   voulu  retenir  davantage.    Le  pliis 


Livre    XII.  347 

ronflant  de  tous  ,  celui  qui  s'onlniâtra  le 
plus  ,  &  qui  me  fubjugua  à  force  d'impor- 

tunités  ,  fut  un  M.  d'I ">  ,  commerçant 

de  Genève  ,  françois  réfugie  ,  &  parent 
du  procureur- général  de  Neuchatel.  Ce 

Î\I.  d'I s  de  Genève  palToit  à  Motiers 

deux  fois  l'an  ,  tout  exprès  pour  m'y  venir 
voir,  reftoit  chez  moi  du  matin  au  foir plu- 
fieurs  jours  de  fuite  ,  fe  mettoit  de  mes  pro- 
menades, m'apportoit  mille  fortes  de  pe- 
tits cadeaux,  s'infinuoit  malgré  moi  dans 
ma  confidence  ,  fe  mêloit  de  toutes  mes 
affaires  ,  fans  qu'il  y  eût  entre  lui  &  moi 
aucune  communion  d'idées ,  ni  d'inclina- 
tions ,  ni  de  fentimens ,  ni  de  connoiffan- 
ces.  Je  doute  qu'il  ait  lu  dans  toute  fa  vie  , 
un  livre  entier  d'aucune  efpece  ,  &  qu'il  fâ- 
che même  de  quoi  traitent  les  miens. Quand 
je  commençai  dlierborifer  ,  il  me  fuivit 
dans  mes  courfes  de  botanique  ,  fans  goût 
pour  cet  amufemcnt,  fans  avoir  rien  à  me 
dire  ,  ni  moi  à  lui.  Il  eut  même  le  courage 
de  paffer  avec  moi  trois  jours  entiers 
tête-à-tête  ,  dans  un  cabaret  à  Goumoins  , 
d'où  j'civois    cru  le  chalTcr ,  à  force  de 


348    Les     Confessions. 
l'ennuyer  &  de  lui  faire  fentir    combien 
il  m'ennuyoït  ;  &  tout  cela  fans  qu  il  m'ait 
été  poffible  jamais  de  rebuter  fon  incroya- 
ble confiance  ,  ni  d'en  pénétrer  le  motif. 
Parmi  toutes  ces  liaifons ,  que  je  ne  lis 
&  n'entretins  que  par  force  ,  je  ne  dois  pas 
omettre  la  feule  qui  m'ait  été  agréabJe  , 
Si  à  laquelle  j'aie  mis  un  véritable  intérêt 
de  cœur  :  c'eft  celle  d'un  jeune  Hongrois 
qui  vint  fe  fixer  à  Neucliatel  ,  &  de  là  à 
TVlotiers  ,  quelques  mois  après  que  j'y  fus 
établi  moi-même.  On  l'appel loit  dans  le 
pays ,  le  baron  de  Sauttern  ,  nom  fous  le- 
quel il  avoit  été  recommandé  de  Zurich. 
Il  étoit  grand  &  bien  fait  ,  d'une  figure 
agréable  ,  d'une  fociété  liante  &  douce.  Il 
dit  à  tout  le  monde  &  me  fit  entendre  à 
moi-même  ,  qu'il  n'étoit  venu  à  Neucha- 
tel  qu'à  caufe  de  moi  ,  &  pour  former  fa 
jeunefle  à  la  vertu  par  mon  commerce. 
Sa  phyfionomie  ,  fon  ton  ^  fes  manières 
me  parurent  d'accord  avec  fes  difcours  ; 
&  j'aurois  cru  manquer  à  l'un  des   plus 
grands  devoirs  ,  en  éconduifant  un  jeune 
homme  eu  qui  je  ne  voyoïs  rien  que  d'ai- 


Livre    XII.  349 

mable  ,  &  qui  me  recherchoit  par  un  n  rcf- 
pectable  motif.  Mon  cœur  ne  fait  point  fe 
livrer  à  demi.  Bientôt  il  eut  toute  mon 
amitié  ,  toute  ma  confiance  ;  nous  devîn- 
ines  inféparables.  Il  étoit  de  toutes  mes 
courfes  pédeftres  ,  il  y  prenoit  goût.  Je  le 
menai  chez  milord  maréchal  ,  qui  lui  fit 
mille  carefl'es.  Comme  il  ne  pouv  oit  encore 
s'exprimer  en  françois  ,  il  ne  me  parloit 
&  ne  m'écrivoit  qu'en  latin  :  je  lui  répon- 
^ois  en  françois  ,  &  ce  mélange  des  deux 
langues  ne  rcndoit  nos  entretiens  ni  moins 
€Oulans  ,  ni  moins  vifs  à  tous  égards.  Il 
me  parla  de  fa  famille  ,  de  fes  affaires  ,  de 
fes  aventures  ,  de  la  cour  de  Vienne,  dont 
il  paroiffbit  bien  connoître  les  détails  do- 
meitjques.  Enfin ,  pendant  près  de  deux 
ans  que  nous  paffàmes  dans  la  plu- grande 
mtUTiitéjje  ne  lui  trou\'ai  qu  une  douceur 
de  caracl:ere  à  toute  épreuve  ,  des  mœurs 
non -feulement  honnêtes  ,  mais  élégantes, 
une  grande  propreté  fur  fa  perfonne  ,  une 
décence  extrême  dans  tous  fes  difcours, 
enfin  toutes  les  marques  d'un  homme  biea 
né  ,  qui  me  le  rendirent  trop  eflimable 
pour  ne  pas  rnc  le  rendre  cher, 


350    Les     Confessions. 

Dans  le  fort  de  mes  liaifons  avec  iui  , 

d'I s  de  Genève  m'écrivit  que  je  priBc 

garde  au  jeune  Hongrois  qui  étoit  venu 
s'établir  auprès  de  moi  ;  qu'on  l'avoit  al- 
furé  que  c'étoit  un  efpion  que  ie  minif- 
tere  de  France  avoit  mis  auprès  de  moi. 
Cet  avis  pouvoit  paroître  d'autant  plus 
inquiétant  ,  que  dans  le  pays  où  j'étois, 
tout  le  monde  m'avertiifoit  de  me  tenir 
fur  mes  garde9  ,  qu'on  me  guettoit  ,  Se 
qu'on  cherchoit  à  m'attirer  fur  le  terri- 
toire de  France,  pour  m'y  faire  un  mau- 
vais parti. 

Four  fermer  la  bouche  une  fois  pour 
toutes  à  ces  ineptes  donneurs  d'avis  ,  je 
propofai  à  Sauttern  ,  fans  le  prévenir  de 
rien  ,  une  promenade  pédeftre  à  Pontar- 
lier  ;  il  y  confentit.  Quand  nous  fûmes 
arrivés  à  Pontarlier  ,  je  lui  donnai  à  lire 

la  lettre  de  iïl s  ;  <^  puis  l'embraffant 

avec  ardeur  ,  je  lui  dis  :  Sauttern  n'a  p:i- 
befoin  que  je  lui  prouve  ma  confiance  ; 
mais  le  public  a  befoni  que  je  lui  prouve 
que  je  la  fais  bien  placer.  Cet  embralfe- 
îïicat  fut;  ])ien  doux  ;  ce  fut  un  de  ces  pla.^ 


Livre    XII.  351 

fiisderame,  que  les  perfécuteurs  ne  fau- 
roient  connoître  ,  ni  les  oter  aux  opprimés. 
Je  ne  croirai  jamais  que  Sauttern  fut  un 
efpion  ,  ni  qu'il  m'ait  trahi  ;  mais  il  m'a 
trompé.  Quand  j'épanchois  avec  lui  mon 
eœur  fans  rélerve ,  il  eut  le  courage  de  me 
fermer  conftamment  le  fien  ,  &  de  m'abu- 
fer  par  des  menfonges.  Il  me  controuv'a 
je  ne  fais  quelle  hiftoire  ,  qui  me  fit  juger 
f[UQ  fa  préfence  étoit  nécefifaire  dans  foa 
pays.  Je  l'exhortai  de  partir  au  plus  vite: 
il  partit  ;  &  quand  je  le  croyois  déjà  en 
Hongrie  ,  j'appris  qu'il  étoit  à  Strasbourg. 
Ce  n'étoit  pas  la  première  fois  qu'il  y  avoit 
été.  Il  y  avoit  jeté  du  défordre  dans  un 
ménage:  le  mari  fâchant  que  je  le  voyois, 
m'avoit  écrit.  Je  n^avois  omis  aucun  foin 
pour  ramener  la  jeune  femme  à  la  vertu  , 
&  Sauttern  à  fon  devoir.  Quand  je  les 
croyois  parfaitement  détachés  l'un  de  l'au- 
tre ,  ils  s'étoient  rapprochés  ,  &  le  mari 
même  eut  la  complaifance  de  reprendre 
Je  jeune  homme  dans  fa  maifon  •  dès  lors 
3e  n'eus  plus  rien  à  dire.  J'appris  que  le 
prétendu  baron  m'en  avcit  impofé  pa^r 


352  Les  Confessions. 
un  tas  de  menfonges.  Il  ne  s'appelloit  poiuc 
Sauttern  ,  il  s'appelloit  Sauttershaim,  A 
l'égard  dû  titre  de  baron  ,  qu'on  lui  dcn- 
iioit  en  Suifïe  ,  je  ne  pouvois  le  lui  repro- 
cher ,  parce  qu'il  ne  l'avoit  jamais  pris  : 
mais  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  fût  bien 
gentilhomme  ;  &  milord  maréchal  ,  qui  fe 
ccnnoiiToit  en  hommes,  &  qui  avoit  été 
dans  fcn  pays  ,  l'a  toujours  regardé  & 
traité  comme  tel. 

Si-tôt  qu'il  fut  parti ,  la  fervante  de  l'au- 
berge où  il  mangeoit  à  Motiers  ,  fe  dé- 
clara groffe  de  fon  fait.  C'étoit  une  fi  vi- 
laine falope  ,  8c  Sauttern  ,  généralement 
eftimé  &  confideré  dans  tout  le  pays  par 
fa  conduite  &  fes  mœurs  honnêtes  ,  fe 
piquoit   û  fort   de    propreté  ,  que  cette 
impudence  choqua  tout  le  monde.  Les 
plus  aimables  perfonnes  du  pays  ,  qui  lui 
avoient  inutilement  prodigué  leurs  aga- 
ceries, étoientfurieufes  :  j'étois  outré  d'in- 
dignation. Je  fis  tous  mes  efforts  pour  faire 
arrêter  cette  effrontée  ,  offrant  de  payer 
tous  les  frais  &  de  cautionner   Sautters- 
haim. Je  lui  écrivis,  dans  la  forte  perfua* 

fion , 


Livre    XIÎ.  ggg 

/ion  ,  non  feulement  que  cette  groITeffe 
n'étoit  pas  de  fon  fait ,  mais  qu'elle  étoiu 
feinte  ,  Se  que  tout  cela  n'étoit  qu'un  jeu 
joué  par  fes  ennemis  &  les  miens.  Je  vou- 
lois  qu'il  revint  dans  le  pays  ,  pour  con- 
fondre cette  coquine  ,  &  ceux  qui  la  fai- 
foient  parler.  Je  fus  furpris  de  la  molleffe 
de  fa  rcponfe.  Il  écrivit  au  pafleur,  dont 
Jafalope  étoit  paroiffienne,  &  fit  enforte 
d'affoupir  l'aifaire  :  ce  que  voyant  ,  je 
ceflai  de  m'en  mêler  ,  fort  étonné  qu'un 
homme  auffi  crapuleux  eût  pu  être  affez 
maître  de  lui-même  ,  pour  m'en  impofer 
par  fa  réferve ,  dans  la  plus  intime  fami- 
liarité. 

De  Strasbourg ,  Sa-uttershaim  fut  à  Paris 
chercher  fortune  ,  &  n'y  trouva  que  de  la 
mifere.  Il  m'écrivit  en  dif^mt  fon  peccavi. 
IVles  entrailles  s'émurent  au  fouvenir  de 
notre  ancienne  amitié  ;je  lui  envoyai  quel- 
que argent.  L'année fuivante,  à  mon  paf- 
fage  à  Paris  ,  je  le  revis  à  peu  près  dans  le 

même  état  ;  mais  grand  ami  de  M.  L d  , 

fans   que  j'aie  pu  favoir  d'où  lui  venoit 
Tome  IF.  Z 


3d4  Les  Confessions. 
cette  connoiflance,  &fielle  étoit  ancienne 
Ou  nouvelle.  Deux  ans  après  ,  Sautters- 
haim  retourna  à  Strasbourg,  d'où  il  m'é- 
crivit ,  &  où  il  efl;  mort.  Voilà  l'hiftoirc 
abrégée  de  nos  liaifons  ,  Se  ce  que  je  fais 
de  fes  aventures  :  mais  en  déplorant  le 
fort  de  ce  malheureux  jeune  homme  ,  je 
ne  eefferai  jamais  de  croire  qu'il  étoit  bien 
né  ,  &  que  tout  le  défordre  de  fa  conduite 
fut  l'effet  des  fituations  où  il  s'efi;  trouvé. 

Telles  furent  les  acquifitrons  que  je  fis  i\ 
Motiers  ,  en  fait  de  liaifons  &  de  connoif- 
fances.  Qu'il  en  auroit  fallu  de  pareilles 
pour  compenfer  les  cruelles  pertes  que  je 
ils  dans  le  même  temps  ! 

La  première  fut  celle  de  M.  de  Luxem- 
bourg qui ,  après  avoir  été  tourmenté  long- 
temps par  les  médecins  ,  fut  enfin  leur 
vidime ,  traité  de  la  goutte  qu'ils  ne  vou- 
lurent point  reconnoître  ,  com.me  d'un  mal 
qu'ils  pouvoient  guérir. 

Si  l'on  doit  s'en  rapporter  là-deffus  li 
la  relation  que  m'en  écrivit  la  Roche  , 
fhomrae  de  confiance  de  Mad.  la  Maré- 
chale ,   c'eft  bien  par  cet  exemple ,  auffi 


Livre    XÏL  35^ 

éauel  que  mémorable,  qu'il  faut  déplorer 
îes  miferes  de  la  grandeur. 

La  perte  de  ce  bon  feigneur  me  fut 
d'autant  plus  fenfible  ,  que  c'était  lefeui 
ami  vrai  que  j'euiïe  en  France  ;  &  la  dou- 
éeur  de  fon  caracftere  étoit  telle  ,  qu'elle 
m'avoit  fait  oublier  tout-à-fait  fon  rang , 
pour  m'attacher  à  lui  comme  à  mon  égal. 
Nos  liaifons  ne  cefferent  point  par  ma  re- 
traite ,  &  il  continua  de  m'écrire  comme 
auparavant.  Je  crus  pourtant  remarquer 
que  l'abfence  ou  mon  malheur  avoit  at- 
tiédi fon  affeélion.  Il  eft  bien  diiïicile  qu'un 
courtifan  garde  lemême attachement  pour 
<][uelqu'un  qu'il  fait  être  dans  la  difgrace 
des  puifTances.  J'ai  jugé  d'ailleurs ,  que  le 
grand  afcendant  qu'avoit  fur  lui  Mad.  de 
Luxembourg  ,  ne  m'avoit  pas  été  favora- 
ble ,  &  qu'elle  avoit  profité  de  mon  éloi-* 
gnement ,  pour  me  nuire  dans  fon  efprit. 
Pour  elle  ,  malgré  quelques  démonftra- 
tions  affedées  &  toujours  plus  rares  ,  elle 
cacha  moins  de  jour  en  jour  fon  change- 
ment à  mon  égard.  Elle  m'écrivit  quatre 
©u  cinq  fois  en  SiiifTe  ,  de  temps  à  autre  . 

Z     12, 


35^  Les  Confessions, 
après  quoi  elle  ne  m'écrivit  plus  du  tout^ 
&  il  falloit  toute  la  prévention  ,  toute  ].< 
confiance  ,  tout  l'aveuglement  où  j'étoi* 
encore  ,  pour  ne  pas  voir  en  elle  plus  que 
du  refroidiffement  envers  moi. 

Le  libraire  Guy ,  affocié  de  Duchefne , 
qui  depuis  moi  fréqiientoit  beaucoup  l'hô- 
tel de  Luxembourg ,  m'écrivit  que  j'étois 
fur  le  teftament  de  M.  le  Maréchal.  Il  n'y 
avoit  rien  là  que  de  très-naturel  &  de  très- 
croyable  ;  ainfi  je  n'en  doutai  pas.  Cela  me 
fit  délibérer  en  moi  -  même  ,  comment  je 
ine  comporterois  fur  ce  legs.  Tout  bien 
pefé  ,  je  réfolus  de  l'accepter  ,  quel  qu'il 
pût  être  ,  &  de  rendre  cet  honneur  à  un 
iionnête  homme  qui  ,  dans  un  rang  où  l'a- 
mitié  ne  pénètre  guère  ,  en  avoit  eu  une 
véritable  pour  moi.  J'ai  été  difpenfé  de  ce 
<levoir ,  n'ayant  plus  entendu  parler  de  ce 
legs  vrai  ou  faux  ;  &  en  vérité ,  j'aurois  été 
peiné  de  blefier  une  des  grandes  max'mes 
de  ma  morale  ,  en  profitant  de  que'quc 
chofe ,  à  la  mort  de  quelqu'un  qui  m'avoit 
été  cher.  Durant  la  dernière  maladie  de 
notre  ami  JVIuflard  ,  Lenieps  me  propofa 


Livre    XÎI.  35;^ 

de  profiter  de  la  fenfibilké  qu'il  marquoit 
à  nos  foins  ,  pour  lui  infmuer  quelques 
difpofitions  en  notre  faveur.  Ah  î  cher 
Lenieps  ,  lui  dis-je  ,  ne  fouillons  pas  par 
des  idées  d'intérêt,  les  triftes  maisfacrés 
devoirs  que  nous  rendons  à  notre  ami 
mourant.  J'efpere  n'être  jamais  dans  le 
teftament  de  perfonne  ,  &jannais  du  moins 
dans  celui  d'aucun  de  mes  amis.  Ce  fut  à 
peu  près  dans  ce  même  temps -ci  ,  que 
milord  maréchal  me  parla  du  ùtn  ,  de  ce 
qu'il  avoit  deffein  d'y  faire  pour  moi ,  Se 
que  je  lui  fis  la  réponfe  dontj'ai  parlé  dans 
ma  première  partie. 

Ma  féconde  perte  ,  plus  fenfiblc  encore 
&  bien  plus  irréparable  ,  fut  celle  de  la 
meilleure  des  femmes  &  des  mères,  qui, 
déjà  chargée  d'ans  &  furchargée  d'infir- 
mités &  de  miferes  ,  quitta  cette  vallée  de 
larmes  pour  paffer  dans  le  féjour  des  bons, 
où  l'aimable  fouvenir  du  bien  que  l'on  a 
fait  ici  bas  ,  en  fait  l'éternelle  récompenfé^ 
Allez,  ame  douce  &  biênfaifante,  auprès 
des  Fcnelon  ,  des  Bernex  ,  des  Catinat, 
^  de  ceux  qui  dans  un  état  plus  humble^ 

Z    3 


35^  Les  Confessions. 
ont  ouvert  comme  eux ,  leurs  cœurs  à  la 
charité  véritable  ;  allez  goûter  le  fruit  dç 
la  vôtre  ,  &  préparer  à  votre  élevé  la  place 
qu'il  efpere  un  jour  occuper  près  de  vous  ! 
Heureufe  dans  vos  infortunes  ,  que  le  ciel 
en  les  terminant,  vous  ait  épargné  le  cruel 
fpeétacle  des  Tiennes  !  Craignant  de  con- 
trifter  fon  cœur  par  le  récit  de  mes  pre- 
miers défaftres  ,  je  ne  lui  avois  point  écrit 
depuis  mon  arrivée  en  Suiffe  ;  mais  j'écri- 
vis à  M.  de  Conzié  pour  m'inforraer  d'elle , 
&  ce  fut  lui  qui  m'apprit  qu'elle  avoit  ceffé 
defoulager  ceux  qui  fouffroient,  &defouf- 
frir  elle-même.  Bientôt  je  cefTerai  de  fouf- 
frir  auffi  ;  mais  fi  je  croyois  ne  la  pas  revoir 
dans  l'autre  vie  ,  ma  foible  imagination 
fe  refuferoit  à  l'idée  du  bonheur  parfait 
que  je  m'y  promets. 

IVIa  troifieme  perte  &  la  dernière  ,  car 
depuis  lors  il  ne  m'eft  plus  refté  d'amis  à 
perdre,  fut  celle  de  milord  maréchal.  Il 
jie  mourut  pas  ;  mais  las  de  fervir  de§ 
ingrats  ,  il  quitta  Neuchatel  ,  &  depui? 
Jors  je  ne  l'ai  pas  revu.  Il  vit  &  me  fur- 
ylvra,  je  l'efpere  :  il  vit,  &  grâces  àlui  , 


Livre    XI  L  55^ 

tous  mes  attachemens  ne  font  pas  rompys. 
fur  la  terre:  il  y  refte  encore  un  homme 
digne  de  mon  amitié  ;  car  fon  vrai  prix  efl 
encore  plus  dans  celle  qu'on  fent,  que  dans, 
celle  qu'on  infpire  :  mais  j'ai  perdu  les 
douceurs  que  la  Tienne  me  prodiguoit,  Se 
je  ne  peux  plus  le  mettre  qu'au  rang  de 
ceux  que  j'aime  encore,  mais  avec  qui  je 
n'ai  plus  de  iiaifon.  Il  alloit  en  Angleterre 
recevoir  fa  grâce  du  roi,  &.  racheter  fes 
biens  jadis  confifqués.  Nous  ne  nous  fé-. 
parâmes  point  fans  des  projets  de  réunion , 
qui  paroiiïbient  prefque  auffi  doux  pour 
lui  que  pour  moi.  Il  vouloit  fe  fixer  à  fon 
château  de  Keith  -  Hall ,  près  d'Aberdeen, 
&:je  devois  m'y  rendre  auprès  de  lui  ;  mais 
ce  projet  me  flattoit  trop  pour  que  j'ea 
puflé  efpérer  le  fuccès.  Il  ne  refta  point 
en  Ecoffe.  Les  tendres  fallicitations  du 
roi  de  Pruffe  le  rappellerent  à  Berlin ,  & 
Ton  verra  bientôt  comment  je  fus  empê- 
ché de  l'y  aller  joindre. 

Avant  fon  départ,  prévoyant  l'orage 
<^ue  l'on  commençoit  à  fufciter  contre 
moi,  il  m'envoya  de  fon  propre  moii- 

Z   4 


360    Les     Confessions. 

vement ,  des  lettres  de  naturalité  ,  qui  fem- 
bloicntêtre  une  précaution  très -fûre pour 
qu'on  ne  pût  pas  me  chafier  du  pays.  La 
/:ommunauté  de  Couvet  dans  le  Val -de- 
Travers  ,  imita  l'exemple  du  gouverneur , 
&  me  donna  des  lettres  de  cummimicr  gra- 
tuites, comme  les  premières.  Ainfi,  devenu 
de  tout  poïnt  citoyen  du  pays ,  j'étois  à 
l'abri  de  toute  expuifion  légale  ,  même  de 
la  part  du  prince  :  mais  ce  n'a  jamais  été 
par  des  voies  légitimes  ,  qu'on  a  pu  perfé- 
cuter  celui  de  tous  les  hommes  qui  a  tou- 
jours le  plus  refpecté  les  loix. 

Je  ne  crois  pas  devoir  compter  au  nom- 
bre des  pertes  que  je  fis  en  ce  même  temps , 
cellede  Tabbé  deMably.  Ayant  demeuré 
chez  fon  frère  ,  j'avois  eu  quelques  liaifons 
avec  lui ,  mais  jamais  bien  intimes  ,  &  j'ai 
quelque  lieu  de  croire  que  fcs  fe'ntimens  à 
mon  égard  avoient  changé  de  nature  de- 
puis que  j'avois  acquis  plus  de  célébrité 
^ue  lui.  Mais  ce  fut  à  la  piiblication  des 
Lettres  de  la  montagne,  que  j'eus  le  pre- 
mier figne  de  fa  mauvaife  volonté  pour 
pioi.  On  fit  courir  dans  Genève ,  uiie  lettra 


Livre    XII.  3<xi 

h.  Mad.  Saladin  ,  qui  lui  étoit  attribuée  . 
&  dans  laquelle  ilparloit  de  cet  ouvrage, 
comme  des  clameurs  féditieufes  d'un  dé- 
magogue effréné.  L'eftimequej'avoispoui 
l'abbé  de  Mably ,  &  le  cas  que  je  faifoi.-. 
de  fes  lumières  ne  me  permirent  pas  un 
inllant  de  croire  que  cette  extravagante 
lettre  fût  de  lui.  Je  pris  là-deffus  le  parti 
que  m'infpira  mafranchife.  Je  lui  envoyai 
une  copie  de  la  lettre  ,  en  l'avertiffant 
qu'on  la  lui  attribuoit.  Il  ne  m€  fit  au- 
cune réponfe.  Ce  filence  m'étonna  ;  mais 
qu'on  juge  do-  ma  furprife,  quand  IVIad.  de 

C X  me  manda  que  la  lettre  étoic 

réellement  de  labbé,  &  que  la  mienne 
^a^•oit  fort  embarraffé.  Car  enfin  ,  quand 
il  auroit  eu  raifon  ,  comment  pouvoit-il 
excufer  une  démarche  éclatante  &  pu- 
blique ,  faite  de  gaieté  de  cœur  ,  fans 
obligation  ,  fans  néceffité ,  à  l'unique  fin 
d'accabler  au  plus  fort  de  fes  malheurs  , 
un  homme  auquel  il  avoit  toujours  mar- 
qué de  la  bienveillance  ,  &  qui  n'avoit 
jamais  démérité  de  lui  ?  Quelque  temps 
îyrès ,  parurent  les  Dialogues  dePhocion  , 


362     Les     Confessions. 

où  je  ne  vis  qu'une  compilation  de  mes 
écrits  ,  faite  fans  retenue  &  fans  honte. 
Je  fentis  ,  à  la  lecliure  de  ce  livre  ,  que 
l'auteur  avoit  pris  fon  parti  à  mon  égard  , 
&  que  je  n'aurois  point  déformais  de  pire 
ennemi.  Je  crois  qu'il  ne  m'a  pardonné 
ni  le  Contrat  Social,  trop  au-deffus  de 
fcs  forces  ,  ni  la  Paix  perpétuelle  ;  &  qu'il 
n'avoit  paru  defirer  que  je  fifïe  un  extrait 
de  l'abbé  de  St.  Pierre ,  qu'en  fuppofant 
que  je  ne  m'en  tirerois  pas  fi  bien. 

Plus  j'avance  dans  mes  récits ,  moins 
j'y  puis  mettre  d'ordre  &  de  fuite.  L'agi- 
tation du  reftc  de  ma  vie  n'a  pas  laifle  aux 
cvénemens,le  temps  de  s'arranger  dans  ma 
tête.  Ils  ont  été  trop  nombreux ,  trop  mê- 
lés, trop  défagréables  ,  pour  pouvoir  être 
narrés  fans  confufion.  La  feule  impreffioii 
forte  qu'ils  m'ont  laiflée  ,  eft;  celle  de  l'hor- 
rible myftere  qui  couvre  leur  caufe,  &  de 
l'état  déplorable  où  ils  m'ont  réduit.  Mon 
récit  ne  peut  plus  marcher  qu'à  l'aventure, 
&  félon  que  les  idées  me  reviendront  dans 
l'efprit.  Je  me  rappelle  que  dans  le  temps 
dont  je  parle,  tout  occupé  de  mes  Confef- 


Livre    XII.  363 

^lons  ,  j'en  parlois  très  -  imprudemment  à 
tout  le  monde  ,  n'imaginant  pas  même 
que  perfonne  eût  intérêt,  ni  volonté  ,  ni 
pouvoir  de  mettre  obftacle  à  cette  entre- 
prife  ;  &  quand  je  i'aurois  cru  ,  je  n'en 
aurois  guère  été  plus  difcret,  par  l'impof- 
fibilité  totale  oùje  fuis  par  mon  naturel,  de 
tenir  caché  rien  de  ce  que  je  fens  &  de 
ce  que  je  penfe.  Cette  entreprife  connue 
fut  ,  autant  que  j'en  puis  juger,  la  vé- 
ritable caufe  de  l'orage  qu'on  excita 
pour  m'expulfer  de  la  SuifTe  ,  &  me  livrer 
entre  des  mains  qui  m'empêchaffent  de 
l'exécuter. 

J'en  avois  une  autre  qui  n'étoit  gucrc 
vue  de  meilleur  œil  par  ceux  qui  crai- 
gnoient  la  première  ;  c'étoit  celle  d'une 
édition  générale  de  mes  écrits.  Cette  édi- 
tion me  paroilToi-t  néceflfaire  pour  conflater 
ceux  des  livres  portant  mon  nom ,  qui 
étoient  véritablement  de  moi ,  &  mettre 
le  public  en  état  de  les  diflingucr  de  ce? 
écrits  pfeudonymes,  que  mes  ennemis  me 
prêtoient  pour  me  décréditer  &  m'avilir. 
Putrecela,  cette  édition  étoit  un  moyen 


364  Les  Confessions. 
fimple  &  honnête  de  m'afTiirer  du  pain  : 
&  c'étoit  le  feiil  ;  puifqu'ayant  renoncé  à 
faire  des  livres ,  mes  Mémoires  ne  pou- 
X'ant paroître  de  mon  vivant,  ne  gagnant 
pas  un  fol  d'aucune  autre  manière,  &  dé- 
penfant  toujours  ,  je  voyois  la  fin  de  mes 
reffources  ;  dans  celle  du  produit  de  mes 
derniers  écrits.  Cette  raifon  m'avoitpreffé 
de  donner  mon  Did;ionnaire  de  mufique 
encore  informe.  Il  m'avoit  valu  cent  louis 
comptant,  &  cent  écus  de  rente  viagère; 
mais  encore  devoit- on  voir  bientôt  la  fin 
de  cent  louis ,  quand  on  en  dépenfoit  an- 
nuellement plus  de  foixante  ;  &  cent  écus 
de  rente  etoient  comme  rien  ,  pour  un 
homme  fur  qui  les  quidams  &  les  gueux 
venoientinceffamment  fondre  comme  des 
étourneaux. 

Il  fe  préfenta  une  compagnie  de  négo- 
cians  de  Neuchatel  ,  pour  l'entreprife  de 
mon  édition  générale  ;  &  un  imprimeur 
on  libraire  de  Lyon,  appelle  Reguillat, 
vint  je  ne  fais  comment  fe  fourrer  parmi 
eux  pour  la  diriger.  L'accord  fe  fit  fur  un 
pied  raifonnabie ,  &  fuffifant  pour  bien 


Livre     XII.  365 

/emplir  mon  objet.  J'avois  ,  tant  en  ouvra- 
ges imprimés  qu'en  pièces  encore  manuf- 
crices  ,  de  quoi  fournir  fîx  volumes  in- 
quarto  ;  je  m'engageai  de  plus  à  veiller 
lur  l'édition  :  au  moyen  de  quoi ,  ils  dé- 
voient me  faire  une  penfion  viagère  de 
feize  cents  livres  de  France,  &  un  préfent 
de  mille  écus  une  fois  payés. 

Le  traité  étoit  conclu  ,  non  encore  fjgné , 
quand  les  Lettres  écrites  de  la  montagne 
parurent.  La  terrible  explofion  qui  fe  fît 
contre  cet  infernal  ouvrage  ,  &  contre  fon 
abominable  auteur  ,  épouvanta  la  compa- 
gnie ,  &  l'entreprife  s'évanouit.  Je  com- 
parerois  l'effet  de  ce  dernier  ouvrage  à 
celui  de  la  Lettre  fur  la  mufique  françoife  , 
fi  cette  lettre  ,  en  m'attirant  Ja  haine  & 
m'expofant  au  péril  ,  ne  m'eût  laifTé  du 
moins  la  confidération  &  Teftime.  Mais 
après  ce  dernier  ouvrage ,  on  parut  s'éton- 
ner à  Genève  &:à  Verfailles  ,  qu'on  laifTàt 
refpirer  un  monftre  tel  que  m,oi.  Le  petit 

confeil ,  excité  par  le  R t  de  F , 

8c  dirigé  par  le  procureur -général,  donna 
une  déclaration  fur  mou  ouvragée  ,  par  la* 


366  Les  Confessions. 
quelle ,  avec  les  qualifications  les  plus  atro- 
ces ,  il  le  déclare  indigne  d'être  brûlé  par 
le  bourreau  ,  &  ajoute  avec  une  adrefid 
qui  tient  du  burlcfque ,  qu'on  ne  peut, 
fans  fe  déshonorer  ,  y  répondre ,  ni  même 
tn  faire  aucune  mention.  Je  voudrois  pou- 
voir tranfcrire  ici  cette  cûrieufe  pièce  ; 
mais  malheureufement  je  ne  l'ai  pas  ,  8c  ne 
m'en  fouviens pas  d'un feul  mot.  Je  defue 
ardemment  que  quelqu'un  de  mes  lec- 
teurs ,  animé  du  zèle  de  la  vérité  &  de 
l'équité,  veuille  relire  en  entier  les  Lettres 
écrites  de  la  montagne:  il  fentira,  j'ofe  le 
dire ,  la  ftoïque  modération  qui  règne 
dans  cet  ouvrage  ,  après  les  fenfibles  & 
cruels  outrages  dont  on  venoit  à  l'envi 
d'accabler  l'auteur.  Mais  ne  pouvant  ré- 
pondre aux  injures  ,  parce  qu'il  n'y  en 
avoit  point ,  ni  aux  raifons  ,  parce  qu'elles 
étoient  fans  réponfe  ,  ils  prirent  le  parti 
de  paroître  trop  courroucés  pour  vouloir 
répondre  ;  &  il  eft  vrai  que  s'ils  prenoienc 
les  argumcns  invincibles  pour  des  injures  , 
ils  dévoient  fe  tenir  fort  injuriés. 

Les  repréfentans  ,  loin  de  faire  aucune 


Livre     XIÎ.  gô^r 

plainte  fur  cette  odieufe  déclaration,  fui- 
virent  la  rome  qu'elle  leur  tr:içoit  ;  &  au 
jieu  défaire  trophée  des  Lettres  de  la  mon- 
tagne, qu'ils  voilèrent  pour  s'en  faire  un 
bouclier ,  ils  eurent  la  lâcheté  de  ne  rendre 
ni  honneur  ni  juftice  à  cet  écrit,  fait  pour 
leur  défenfe  &  à  leur  follicitation  ,  ni  le 
citer ,  ni  le  nommer ,  quoiqu'ils  en  tiraffent 
tacitement  tous  leurs  argumens  ,  &   que 
fcxaditude  avec  laquelle  ils  ont  fuivi  le 
eonfeil  par  lequel  finit  cet  ouvrage  ,  ait  été 
la  feule  caufe  de  leur  falut  &  de  leur  vic- 
toire. Ils  m'avoient  impofé  ce  devoir;  je 
Tavois  rempli ,  j^avois  jufqu'au  bout  fervi 
la  patrie  &  leur  caufe.  Je  les  priai  d'aban- 
donner la  mienne ,  &  de  ne  fonger  qu'à  eux: 
dans  leurs  démêlés.  Ils  me  prirent  au  mot, 
&  je  ne  me  fuis  plus  mêlé  de  leurs  affaires* 
que  pour  les  exhorter  fans  cefle  à  la  paix^ 
ne  doutant  pas  que  s'ils  s'obftinoient,  ils 
ne  fufient  écrafcs  par  la  France.  Cela  n'eft 
pas  arrivé  ;  j'en  comprends  la  raifon  ,  mais 
ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  de  la  dire. 

L'effet  des  Lettres  de  la  montagne,  à 
Neuchatel ,  fut  d'abord  très-  paifibie.  J'e«. 


g68  Les  Confessions. 
,  envoyai  un  exemplaire  à  I\I.  de  Mont- 
mollin  ;  il  le  reçut  bien  ,  &  le  lut  fans 
objeclion.  Il  étoit  malade,  auiïi  bien  que 
moi;  il  me  vint  voir  amicalement  quand 
il  fut  rétabli ,  &  ne  me  parla  de  rien.  Ce- 
pendant la  rumeur  commençoit  ;  on  brûla, 
le  livre  je  ne  fais  où.  De  Genève  ,  de 
Berne  ,  &  de  Verfailles  peut-être  ,  le  foyer 
de  l'effervefcence  paffa  bientôt  à  Neu- 
chatel ,  &  fur -tout  au  Val  -  de  -  Travers  , 
où  ,  avant  même  que  la  claffe  eût  fait 
aucun  mouvement  apparent ,  on  avoit 
commencé  d'ameuter  le  peuple  par  des 
pratiques  fouterraines.  Je  devois ,  j'ofe  le 
dire  ,  être  aimé  du  peuple  dans  ce  pays- 
là  ,  comme  je  l'ai  été  dans  tous  ceux  où 
j'ai  vécu  ,  verfant  les  aumônes  à  pleines 
mams ,  ne  laiffant  iàns  alTiftance  aucun 
indigent  autour  de  moi  ,  ne  refufant  à 
perfonne  aucun  fervice  que  je  puffe  ren- 
dre Se  qui  fût  dans  la  juftiee ,  me  familiari- 
fant  trop  peut-être  avec  tout  le  monde  , 
Se  me  dérobant  de  tout  mon  pouvoir  à 
toute  diflinclion  qui  pût'exciter  lajalou- 
fie.  Tout  cela  n'empêcha  pas  que  la  popu- 
lace, 


L  I  V  K  E      XII.  369 

îacc ,  foule vée  iecrétement  je  ne  fais  par 
qui ,  ne  s'animât  contre  nioi  par  degrés 
jufqu'à  la  fureur  ,    qu'elle  ne   m'infukât 
publiquement  en  plein  jour  ,  non -feule- 
ment dans  la  campagne  &  dans  les  che- 
mins ,   mais  en   pleine  rue.  Ceux  à  qui 
j'avois  fait  le  plus  de  bien ,  étoient  les  plus 
acharnés  ;  &  des  gens  même ,  à  qui  je  con- 
tinuels d'en  faire  ,  n'ofant  fe  montrer,  ex- 
citoient  les  autres  ,  &  fembloient  vouloir 
,fe  venger  ainfi  de  l'humiliation  de  m'êtrc 
ob'igés.    IVIontmollin   paroifloit    ne   rien 
voir  ,  &  ne  fe  montroit  pas  encore  ;  mais 
comme    on    approchoit    d'un  temps    de 
.communion  ,  il  vint  chez  moi  pour  me 
confeiller  de  m'abftenir  de  m'y  préfenter; 
m'affurant  que  du  refte  il  ne  m'en  vouloit 
point,  &  qu'il  me  laifferoit  tranquille.  Je 
trouvai  le  compliment  bizarre  ;  il  me  rap- 

pelloit  la  lettre  de  Mad.  de  B s  ,  & 

je  ne  pouvois  concevoir  à  qui  donc  il 
importoit  fi  fort  que  je  communiaffe  ou 
non.  Comme  je  regardois  cette  condef- 
cendance  de  ma  part  comme  un  acte  de 
lâcheté ,  &  que  d'ailleurs  je  ne  voulois 
Tome.  IV.  A  a 


37°  Les  Confessions. 
pas  donner  au  peuple  ce  nouveau  pré- 
texte de  crier  h  Timpie ,  je  refufai  net  le 
iTiiniftre;  &  il  s'en  retourna  mécontent  , 
me  faifant  entendre  que  je  m'en  repen- 
tirojs. 

Il  ne  pOlU'oit  pas  m'interdire  la  corn- 
inunionde  fafeule  autorité:  il  faîloit  celle 
<îa  confifloire  qui  m'avoit  admis  ;  &  tant 
(\nQ  le  confiftoire  n'avoit  rien  dit,  je  pou- 
vois  me  préfenter  hardiment ,  fans  crainte 
de  refus.  Montmollin  fe  fit  donner  par  la 
claffe.,  lacommiffion  de  me  citer  au  con- 
iiftoire  pour  y  rendre  compte  de  ma  foi  , 
j&  de  m'excommunier  en  cas  de  refus. 
Cette  excommunication  ne  pouvoit  no:i 
plus  fe  faire  que  par  le  confiftoire  &  à  la 
pluralité  des  voix.  Mais  Its  payfans  qui, 
fous  le  nom  d'anciens,  compofoient cette 
aflemblée  ,  préfidés  &  ,  comme  on  com- 
prend bien  ,  gouvernés  par  leur  miniftre  , 
ne  dévoient  pas  naturellement  être  d'un 
iiutre  avis  que  le  lien ,  principalement  fur 
des  matières  théologiques ,  qu'ils  enten- 
doient  encore  m.oins  que  lui.  Je  fus  donc 
cité  j  &  je  réfoius  de  çomparoîtue. 


Livre    XîI.  3^$ 

Quelle  ciiconftance  heureufc,  &  quel- 
triomphe  pour  moi ,  fi  j'avois  fu  parler,  & 
que  j'eufTe  eu  ,  pour  ainfi  dire  ,  ma  plume 
dans  ma  bouche  !  Avec  quelle  fupériorité , 
avec  quelle  facilité,  j'auroi^  terralfé  ce  pau- 
vre miniftre  au  milieu  de  fes  fix  payfans  ! 
L'avidité  de  dominer  ayant  fait  oublier 
au  clergé  proteftant  tous  les  principes  de 
la  réformation,  je  n'avois ,  pour  l'y  rappel- 
lera; le  réduire  au  filence ,  qu'à  commenter 
mes  premières  Lettres  de  la  montagne,  fur 
lefquelles  ils  avoient  la  bêcife  de  m'cpijo- 
guer.  Mon  texte  étoit  tout  iàk  ,  je  n'avois 
qu'à  l'étendre ,  &  mon  homme  étoit  con- 
fondu. Je  n'aurois  pas  été  aiïéz  fot  pour- 
me  tenir  fur  la  défenfive;  il  m'étoit  aifé 
de  devenir  agreffeur,  f;uis  même  qu'il  s'en 
apperçût ,  ou  qu'il  pût  s'en  garantir.  Les 
preftolets  de  la  claffe  ,■  non  moins  étourdis 
qu'ignorans  ,  m'avoient  mis  eux-mêmes 
dans  la  pofition  la  plus  heureufe  que  j'au- 
rois  pu  defirer,  pour  les  écrafer  à  plaifir. 
Mais  quoi!  il  falloit parler ,  &  parler  fur- 
ie-champ, trouver  les  idées  ,  les  tours  ,  les 
mots  au  moment  du  befoin  ,   avoir  tou-» 

Aa    2i 


372    Les    Confessions. 

jours  l'efprit  préfent ,  être   toujours  de  fen? 
froid,   ne  janiais  me  troubler  un  moments 
Qiie   pouvois-'je  efpérer  de  moi ,  qui  fen- 
tois  fi  bien  mon  inaptitude  à  m'exprimer 
in  -  promptu  ?  J'avois  été  réduit  au  filence 
le  plus  humiliant  à  Genève,  devant  une 
affemblée  toute  en  ma  faveur,  &déjà  réfo^ 
lue  de  tout  approuver.  Ici ,  c'étoit  tout  le 
contraire  :  j'avois  à  faire  à  un  tracaffier , 
qui  mettoit  l'afluce  à  la  place  du  favoir, 
qui  me  tendroit  cent  pièges  avant  que  j'en 
apperçuiïe  un  ,   &  tout  déterminé  à  me 
prendre  en  faute  à  quelque  prix  que  ce 
fût.  Plus  j'examinai  cette  pofition  ,  plus 
elle  me  parut  périlleufe  ;  &  fentant  l'im- 
poffibilité  de  m'en  tirer  avec  fuccès  ,j'ima= 
ginai  un  autre  expédient.  Je   méditai  un 
difcours   à    prononcer  devant  le   confif- 
toire,  pour  le  récufer  &  me  difpenfer  de 
répondre.  La  ehofe  étoit  très -facile:  j'écri- 
vis ce  difcours  ,  &  me  mis  à  l'étudier  par 
cœur  av^ec  une  ardeur  fans  égale.  Thérefe 
fe  moquoit  de  moi,  en  m'entendant  mar- 
mot:jer  &  répéter  inceffamment  les  mêmes 
J)hrafes ,  pour  tâcher  de  les  fourrer  dans 


Livre    XII.  g^g 

yciéi  tête.  J'efpérois  tenir  enfin  mon  dif- 
cours  j  je  favois  que  le  châtelain ,  comme 
officier  du  prince  ,  affifteroit  au  confif- 
toire  ;  que  ma]2;ré  les  manœuvres  &  les 
bouteilles  de  Montmollin  ,  la  plupart  des 
anciens  étoient  bien  difpofés  pour  moi.: 
j'avois  en  ma  faveur ,  la  raifon  ,  la  vérité  , 
îa  juftice  ,  la  proteélion  du  roi  ,  l'auto- 
rité du  conleil  d'état,  les  vœux  de  tous  les 
■bons  patriotes  qu'intérefToit  rétabliffement 
de  cette  inquifition  ;  tout  contribuoit  k 
in'encourager. 

La  veille  du  jour  marqué,  je  favois  mon 
difcours  par  cœur  ;  je  le  récitai  fans  faute. 
Je  le  remémorai  toute  la  nuit  dans  ma  tête  ; 
le  matin  je  ne  le  favois  plus  ;  j'héfite  à  cha- 
que mot ,  je  me  crois  déjà  dans  l'illuflre 
affemblée ,  je  me  trouble  ,  je  balbutie  ,  ma 
tête  fe  perd  ;  enfin  ,  prefque  au  moment 
d'aller ,  le  courage  me  manque  totalement  ; 
je  refte  chez  moi ,  &  je  prends  le  parti  d'é- 
crire au  confiftoire  ,  en  difant  me.s  raifons  à 
iahâte,  &  prétextant  mes  incommodités 
•^ui ,  véritablement  dans  l'état  où  j'étoi§ 

A  a    3 


3f  4    Les     C  o  n  t  k  s  s  i  o  n  s. 
alors,  m'aiiroienc  diîTiciiement  laifie  fou- 
tenir  Ja  féance  entière. 

Le  miniftre,  embarraiïe  de  ma  lettre, 
remit  l'affaire  à  une  autre  féance.  Dans 
l'intervalle,  il  fe  donna  par  lui-même  & 
par  fes  créatures  ,  mille  mouvemens  pour 
féduire  ceux  des  anciens  qui ,  fuivant  les 
infpirations  de  leur  confcience  plutôt  que 
les  Tiennes ,  n'opinoient  pas  au  gré  de  la 
clafle  &  au  fien.  Quelque  puiiïans  que  fes 
i^rgumens  tirés  de  fa  cave,  dulTentêrre  far 
ces  fortes  de  gens  ,  il  n'en  put  gagner  au- 
cun autre  que  les  deux  ou  trois  qui  lui 
étoient  déjà  dévoués ,  &  qu'on  appelloit 
fes  âmes  damnées.  L'officier  du  prince  8^ 
le  colonel  Pui'y,  qui  fe  porta  dans  cette 
affaire  avec  beaucoup  de  zèle  ,  maintin- 
3  ent  les  autres  dans  leur  devoir  ;  &  quand 
ce  Montmollin  voulut  procéder  à  l'ex- 
communication ,  fon  confiftoire  à  la  plu- 
ralité des  voix  le  rcfufa  tout  à  plat.  Réduit 
alors  au  dernier  expédient  d'ameuter  la 
populace  ,  il  fc  mit,  avec  fes  confrères  & 
d'autiTs  gens  ,  à  y  travailler  ouvertement 
&  avec  un  tel  fuccès ,  que  malgré  les  forts 


Livre    Xlt  g^g 

&  fréquens  refcrits  du  roi ,  malgré  tous  les 
ordres  du  confeil  d'état,  je  fus  enfin  forcé 
de  quitter  le  pays  ,  pour  ne  pas  expofer 
l'officier  du  prince  à  s'y  faire  aiïalïiner  lui- 
même  en  me  défendant. 

Je  n'ai  qu'un  fouvenir  ù  confus  de  toute 
cette  affaire  ,  qu'il  m'efl  impoiîible  de  met- 
tre aucun  ordre ,  aucune  liaifon  dans  les 
idées  qui  m'en  reviennent,  &  que  je  ne  les 
puis  rendre  qu'éparfes  &  ifolées,  comme 
elles  fe  préfenteut  à  mon  efprit.  Je  me 
rappelle  qu'il  y  avoit  eu  avec  la  clade , 
quelque  efpece  de  négociation  ,  dont 
JVIontmollin  avoit  été  l'entremetteur.  îl 
avoit  feint  qu'on  craignoit  que  par  mes 
écrits ,  je  ne  troublaffe  le  repos  du  pays  » 
à  qui  l'on  s'en  prendroit  de  ma  liberté 
d'écrire.  Il  m'avoit  fait  entendre  que,  fï' 
je  m'engageois  à  quitter  la  plume ,  on 
feroit  coulant  fur  le  paffé.  J'avois  déjà 
pris  cet  engagement  avec  moi-même  ;  je 
ne  balançai  point  à  le  prendre  avec  Ja. 
claffe ,  mais  conditionnel,  &  feulement 
quant  aux  matières  de  religion.  Il  trouva 
le  moyen  d'avoir  cet  écrit  à  double  ^  fur 

Aa  4 


5/6  Les  Confession  5. 
quelque  changement  qu'il  exigea.  La  con- 
dition ayant  été  rejetée  par  la  clafle  ,  je 
redemandai  mon  écrit  :  il  me  rendit  un 
des  doubles  &  garda  Tautre  ,  prétextant 
qu'il  l'avoit  égaré.  Après  cela  ,  le  peuple 
ou\'ertement  excité  par  les  miniftres  ,  fe 
moqua  des  refcrits  du  roi ,  des  ordres  du 
confeil  d'état,  &  ne  connut  plus  de  frein, 
«je  fus  prêché  en  chaire  ,  nommé  l'Ante- 
chrift ,  &  pourfuivi  dans  la  campagnç 
comme  un  loup  -garou.  Mon  habit  d'Ar- 
ménien fervoit  de  renfeignement  à  la. 
populace  :  j'en  fentois  cruellement  l'in- 
convénient ;  mais  le  quitter  dans  ces  cir- 
conftances ,  me  fembloit  une  lâcheté.  Je 
iie  pus  m'y  réfoudre,  &  je  me  prom.enois 
tranquillement  dans  le  pays  avec  mon 
caffetan  &  mon  bonnet  fourré,  entouré 
des  huées  de  la  canaille  &  quelquefois  de 
fes  cailloux.  Plufieurs  fois  ,  en  paffant  dcr 
vant  des  maifons  ,  j'entendois  dire  à  ceux 
qui  les  habitoient  :  apportez  -  moi  m. on 
fufil ,  que  je  lui  tire  deffus.  Je  n'en  allois 
pas  plus  vite  :  ils  n'en  étoient  que  plus 
iuriçux ,  mais  ils  s'en  tinrent  toujours  aux 


Livre    XIL  "  37/ 

?aienaces  ,  du  moins  pour  l'article  des  ar- 
mes à  feu. 

Durant  toute  cette  fermentation  ,  je 
ne  laiffai  pas  d'avoir  deux  fort  grands 
plaifirs ,  auxquels  je  fus  bien  fenfible.  Le 
premier  fut ,  de  pouvoir  faire  un  acte  de 
leconnoifTance  par  le  canal  de  milord 
maréchal.  Tous  les  honnêtes  gens  de 
Neuchatel,  indignés  des  traitemens  que 
jeffuyois,  &  des  manœuvres  dont  j'étois 
la  victime,  avoient  les  miniftres  en  exé- 
cration ,  fentant  bien  qu'ils  fuivoient  des 
impulfions  étrangères,  &  qu'ils  n'étoient 
que  les  fatellites  d'autres  gens  qui  fe  ca- 
choient  en  les  faifant  agir,  &  craignant 
que  mon  exemple  ne  tirât  à  conféquence 
pour  l'établiffement  d'une  véritable  in- 
quifition.  Les  magiftrats ,  &  fur  -  tout 
i\T.  IVIeuron  qui  avoit  fuccédé  à  IM.  d'L 
vernois  dans  la  charge  de  procureur- 
général  ,  faifoient  tous  leurs  efforts  pour 
me  défendre.  Le  colonel  Pury  ,  quoique 
fimple  particulier  ,  en  f;t  davantage  & 
îéuflit  mieux.  Ce  fut  lui  qui  trouva  le 
jTiQyeA  de  fg,ire  bouquer  MontmoUin  dan* 


57Î?    Les    Confessions. 

fon  eonfiftcire,  en  retenant  les  anciens 
dans  leur  devoir.  Comme  il  avoit  du 
crédit ,  il  l'employa  tant  qu'il  put  pour 
arrêter  la  fëdition  ;  mais  il  n'avoit  que 
l'autorité  des  loix ,  de  la  juftice  &  de  la 
raifon  à  oppofer  à  celle  de  l'argent  &  du 
vin.  La  partie  n'étoit  pas  égale ,  &  dans  ce 
point ,  Montmollin  triompha  de  lui.  Ce- 
pendant ,  fenfible  à  fes  foins  &  à  fon  zele  , 
j'aurojs  voulu  pouvoir  lui  rendre  bon  of- 
fice pour  bon  office  ,  &  pouvoir  m'acquit- 
ter  avec  lui  de  quelque  façon.  Je  favois  qu'il 
convoitoit  fort  une  place  de  confeiller  d'é- 
tat ;  mais  s'étant  mal  conduit  au  gré  de  la 
cour  dans  l'affaire  du  miniftre  Petitpierre , 
il  étoit  en  difgrace  auprès  du  prince  >S:  du 
gouverneur.  Je  rifquai  pourtant  d'écrire  eu 
fa  faveur  à  milord  maréchal;  j'ofai  même 
parler  de  l'emploi  qu'il  defiroit,  &  fi  heu- 
reufement  que,  contre  l'attente  de  tout  le 
monde  ,  il  lui  futprcfque  auJDTi  -tôt  conféré 
par  le  roi.  C  eftainfi  que  le  fort,  qui  m'd 
toujours  mis  en  même  temps  trop  haut  & 
trop  bas,  continuoit  à  me  ballotter  d'une 
exaêmiLc  ù  l'autre  j  &  tandis  que  la  popu-^ 


Livre     XIL  379 

lace  me  rouvroit  de  fange,  je  faifois  un 
confeilJer  d'état. 

Mon  autre  grand  piaifir  fut  une  viTitc 

que  vint  me  faire  Mad.  de  V n  a\ec 

fa  fille  ,  qu'elle  avoit  menée  aux  bains  de 
Bourbonne  ,  d'où  elle  pouffa  jufqu'à  Mo- 
tiers ,  &  logea  chez  moi  deux  ou  trois 
jours.  A  force  d'attentions  &  de  foins ,  elle 
a\oit  enlin  furmonté  ma  longue  répu- 
gnance; &  mon  cœur,  vaincu  par  fes 
careffes,  Im  rendoit  toute  l'amitié  qu'elle 
m'avoit  fi  long  -  temps  témoignée.  Je  fus 
touché  de  ce  voyage,  fur -tout  dans  la 
circonftance  où  je  me  trouvois  ,  &  où 
j'avois  grand  befoin ,  pourfoutenir  mort 
courage  ,  des  confolations  de  l'amitié.  Je 
craignois  qu'elle  ne  s'affeélât  des  infultes 
que  je  recevois  de  la  populace  ,  &  j'aurois 
voulu  lui  en  dérober  le  fpeélacle  ,  pour 
ne  pas  contrifter  fon  cœur:  mais  cela  ne 
me  fut  pas  poffible;  &  quoique  fa  pré-' 
feace  contînt  un  peu  les  infolens  dans  nos 
promenades ,  elle  en  vit  affez  pour  juger 
de  ce  qui  fe  paffbit  dans  les  autres  temps, 
Çc  fut  même  durant  fan  féjour  chez  moi^ 


gSo  Les  Confessions. 
que  je  continuai  d'être  attaqué  de  nuit, 
dans  ma  propre  habitation.  Sa  femme-de- 
cliambre  trouva  ma  fenêtre  couverte  un 
matin,  des  pierres  qu'on  y  avoit  jetées  pen- 
dant la  nuit.  Un  banc  très-maffif ,  qui  étoit 
dans  la  rue  à  côté  de  ma  porte  &  forte- 
ment attaché,  fut  détaché,  enlevé  &  pofé 
debout  contre  la  porte  ;  de  forte  que  ,  fi 
l'on  ne  s'en  fût  apperçu  ,  le  premier  qui 
pour  fortir  auroit  ouvert  la  porte  d'entrée , 
devoit  naturellement  être  alTommé.  Mad. 

<îe  V n  n'ignoroit  rien  de  ce  qui  fe 

paffoit;  car  outre  ce  qu^elle  voyoit  elle- 
même,  fon  domeftique,  homme  de  con- 
fiance, étoit  très-répandu  dans  le  village,  y 
accoftoit  tout  lemonde,  &  onlevitmême 
en  conférence  avec  Montmollin.  Cepen- 
dant elle  ne  parut  faire  aucune  attention 
à  rien  de  ce  qui  m'arrivoit,  ne  me  parla 
ni  de  Montmollin  ,  ni  de  perfonne ,  & 
répondit  peu  de  chofe  à  ce  que  je  lui  en 
dis  quelquefois.  Seulement,  paroifiant  per- 
i'uadée  que  le  féjour  de  l'Angleterre  me 
convenoit  plus  qu'aucun  autre,  elle  me 
paria  beaucoup  de  M.  Hume   qui  étoi;^ 


Livre    XIL  381 

tîors  à  Paris,  de  fon  amitié  pour  moi, 
du  defir  qu'il  avoit  de  m'être  utile  dans 
fon  pays.  Il  eil  temps  de  dire  quelque 
chofe  de  M.  Hume. 

Il  s'étoit  acquis  une  grande  réputation 
en  France  ,  &  fur -tout  parmi  les  encyclo- 
pédiftes,  parles  traités  de  commerce  &  de 
politique,  &  en  dernier  lieu  par  fon  hif- 
toire  de  la  maifon  de  Stuart ,  le  feul  de  fes 
écrits  dont  j'avois  lu  quelque  chofe  dans 
la  traduction  de  l'abbé  Prévôt.  Faute 
d'avoir  lu  fes  autres  ouvrages  ,  j'étois 
perfuadé ,  fur  ce  qu'on  m'avoit  dit  de  lui  y 
que  M.  Hume  affocioit  une  ame  très- 
républicaine  aux  paradoxes  anglois  en 
faveur  du  luxe.  Sur  cette  opinion  ,  je  re* 
gardois  toute  fon  apologie  de  Charles  I , 
comme  un  prodige  d'impartialité,  &j'a-» 
vois  une  auffi  grande  idée  de  fa  vertu  que 
de  fon  génie.  Le  defir  de  connoître  cet 
homme  rare  &  d'obtenir  fon  amitié ,  avoife 
beaucoup  augmenté  les  tentations  de  paffer 
en  Angleterre  ,  que  me  donnoient  les  fol- 

licitations  de  Mad.  de  B s  ,  intime 

amie  de  M.  Hume.  Arriyé  en  Suifie ,  j'y 


382  Les  Confessions. 
reçus  de  lui ,  par  hi  voie  de  cette  dame  , 
une  lettre  extrêmement  flatteufe  ,  dans  la- 
quelle aux  plus  grandes  louanges  fur  mon 
génie,  il  joignoit  la  prelTante  invitation 
de  paffer  en  Angleterre  ,  &  l'offre  de  tout 
fon  crédit  &  de  tous  fes  amis  pour  m'en 
rendre  le  féjour  agréable.  Je  trouvai  fur 
les  lieux,  milord  maréchal ,  le  compatriote 
&  Tami  de  M.  Hume,  qui  me  confirma 
tout  le  bien  que  j'en  penfois  ,  &  qui  m'ap- 
prit même  à  fon  fujet,  une  anecdote  litté- 
raire qui  l'avoit  beaucoup  frappé  &  qui 
me  frappa  de  même.  Vallace  ,  qui  avoit 
écrit  contre  Hume  au  fnjet  de  la  popula- 
tion des  anciens  ,  étoitabfent  tandis  qu'on 
imprimoit  fon  ouvrage.  Hume  fe  chargea 
de  revoir  les  épreuves  &  de  veiller  à  l'édi- 
tion. Cette  conduite  étoit  dans  mon  tour 
d'efprit.  C'effc  ainfi  que  j'avois  débité  de$ 
capies  à  fix  fols  pièce  ,  d'une  chanfoti 
qu'on  avoit  faite  contre  moi.  J'avojs 
donc  toute   forte  de  préjugés  en  faveur 

de  Hume  ,  quand  Mad.   de  V a 

vint  me  parler  vivement  de  l'amitié  qu'il 
difoit  avoir  pour  moi ,  &,  de  fon  empref- 


Livre    XIÎ.  383 

îementà  me  faire  les  honneurs  de  l'Angle- 
terre ;  car  c'eft  ainii  qu'elle  s'exprimoit. 
Elle  me  preffa  beaucoup  de  profiter  de  ce 
zèle,  &  d'écrire  à  M.  Hume.  Comme  je 
ji'avois  pas  naturellement  de  penchant 
pour  l'Angleterre,  &  que  je  ne  voulois 
prendre  ce  parti  qu'à  l'extrémité  ,  je  refufai 
d'écrire  &  de  promettre  ;  mais  je  la  laifTiii 
la  maîtreffe  de  faire  tout  ce  qu'elle  ]uge- 
roit  à  propos  ,  pour  maintenir  M.  Hume 
dans  fes  bonnes  difpofitions.  En  quittant 
Motiers ,  gUq  me  îaifTa  perfuadé  par  tout 
ce  qu'elle  m'avoit  dit  de  cet  homme  illuf- 
tre  ,  qu'il  étoit  de  mes  amis  ,  &;  qu'elle 
étoit  encore  plus  de  fes  amies.  /J 

Après  fon  départ ,  Montmollin  pouffa 
fes  manœuvres,  &  la  populace  ne  connut 
plus  de  frein.  Je  continuois  cependant  à 
me  promener  tranquillement  au  milieu 
des  huées;  &  le  goût  de  la  botanique j, 
que  l'avois  commencé  de  prendre  auprès 
du  dodeur  d'Ivernois,  donnant  un  nou- 
vel intérêt  à  mes  promenades,  me  faifoit 
parcourir  le  pays  en  herborifant,  fans 
j;p'édi9uvoir  des  clameurs  de  toute  cette 


384  Les  Confessions. 
canaille,  dont  ce  fang- froid  ne  faifort 
qu'irriter  la  fureur.  Une  des  chofes  qui 
m'affeûerent  le  plus  ,  fut  devoir  les  famil- 
les de  mes  amis  (  *) ,  ou  des  gens  qui  por- 
toient  ce  nom ,  entrer  aiïez  ouvertement 
dans  la  ligue  de  mes  perfécuteurs  ;  comme 

les  (il s  ,  fans  en  excepter  même 

Je  père  &  le  frère  de  mon  Ifabelle  ,  B  .  . 

(*)  Cette  fatalité  avoic  commencé  dès  moa 
féjour  à  Yverdoii  :  car  le  banneret  E. . . .  n  étant 
mort  un  an  ou  deux  après  mon  départ  de  cette 
ville ,  le  vieux  papa  R. . . .  n  eut  la  bonne-  foi  de 
nie  marquer ,  avec  douleur  ,  qu'on  avoit  trouve 
dans  les  papiers  de  fon  parent ,  des  preuves  qu'fl 
étoit  entré  dans  le  complot  pour  m'expulfer 
d'Yverdon  &  de  l'état  de  Berne.  Cela  prouvoit 
bien  clairement  que  ce  complot  n'étoitpas ,  comme 
on  vûuloit  le  faire  croire  ,  une  affaire  de  cago- 
tifme  ,  puifque  le  banneret  R. . . .  n  ,  loin  d'être  un 
dévot ,  poufifoit  le  matérialifme  &  l'incrédulité 
jufqu'à  l'intolérance  &  au  fanatifme.  Au  refte, 
perfohiie  à  Yverdon  ne  s'étoit  fi  fort  emparé  de 
moi,  ne  m'avoit  tant  prodigué  de  carefTes ,  de 
louanges  &  de  flatterie  ,  que  ledit  banneret  R....ri'. 
Il  fuivoit  fidèlement  le  plan  chéri  de  mes  perfé- 
fiuteurs.  .     _     ; 

âù 


Livre     XH.  3^5 

êp  la  T.  .  .  ,  parent  de  l'amie  chez   qui 

j'étois  logé ,  &  Mad.  G r  f a  belle- 

fœur.  Ce  Pierre  B  .  .  étoit  fi  butor  ,  fi 
bête  ,  &  fe  comporta  fi  brutalement  que  , 
pour  ne  pas  me  mettre  en  colère ,  je  me 
permis  de  le  plaifanter  ;  &  je  fis  dans  le 
goût  du  petit  prophète  ,  une  petite  bro- 
chure de  quelques  pages  ,  intitulée  ,  la 
Vijloti  de  Pierre  de  la  montagne ,  dit  le  Voyant  j 
dans  laquelle  je  trouvai  le  moyen  de  tirer 
allez  plaifamment  fur  les  miracles,  qui 
faifoient  alors  le  grand  prétexte  de  ma 
perfécution.  Du  Peyrou  fit  imprimer  à 
Genève  ce  chiffon ,  qui  n'eut  dans  le 
pa)  s  qu'un  fuccès  médiocre  ;  les  Neu- 
chatelois  ,  avec  tout  leur  efprit,  ne  Ten- 
tant guère  le  fel  attique ,  ni  la  plaifan- 
terie  ,  û-tôt  qu'elle  cft  un  peu  fine. 

Je  mis  un  peu  plus  de  foin  à  un  autre 
écrit  du  même  temps ,  dont  on  trouvera 
le  manufcrit  parmi  mes  papiers,  &  dont 
il  faut  dire  ici  le  fujet. 

Dans  la  plus  grande  fureur  des  décrets 
&,  de  la  perfécution,  les  Genevois  s'é- 
toientparticuliéremeat  fignalés ,  en  criant 
Tome  IV.  Bb 


3S6    Les    Confessions, 
îiaro   de   toute  leur   force,    &  mon   amt 

V entr'autres,  avec  une  générofité 

vraiment    théologique  ,    choifit    précifé- 
rnent  ce    temps- là  ,  pour  publier  contre 
moi ,  des  lettres  où  il  prétendoit  prouver 
que  je  n'étois  pas  chrétien.  Ces  lettres  , 
écrites   avec  un   ton  de  fuflifance  ,  n'en 
étoient  pas  meilleures,  quoiqu'on  afîurât 
que  le  naturalifte  B  ,  .  .  .  t  y  avoit  mis  la 
main  :  car  ledit  B  , .  .  .  t ,  quoique  maté- 
rialifte ,  ne  laiffe  pas  d'être  d'une  ortho- 
doxie très  -  intolérante  ,  fi- tôt  qu'il  s'agit 
de  moi.  Je  ne  fus  alTurément  pas  tenté  de 
répondre  à  cet  ouvrage  :  mais  l'occafion 
s'étant  préientée  d'en  dire  un  mot  dans 
]es  Lettres  delà  montagne  ,  j'y  inférai  une 
petite   note    aflez   dédaigneufe  ,  qui  mit 
V.  ....  en  fureur.  Il  remplit  Genève  des 

cris  de  fa  rage  ,  &  d'I .  .  .  .  .  .  s  me  marqua 

qu'il  ne  fe  poffédoit  pas.  Quelque  temps 
riprès,  parut  une  feuille  anonyme ,  quifem- 
hloit  écrite,  au  lien  d^encre ,  avec  J'eau 
du  Phlégéton.  On  m'accufoit,  dans  cette 
lettre  ,  d'avoir  expôfé  mes  enfans  dans  les 
rues  5  de  traîner  après  mai  unt:  coureufe 


Livre  XII.  387 
de  corps -de -garde,  d'.être  ufé  dp  débau- 
che , ,  &  d'autre<;  g,en- 

tillefles  fembJabJes.  Il  ne  oie  fut  pas  diffi- 
cile de  reconnoître  pion  homme.  INTa 
première  idée ,  à  la  ledure  de  ce  libelle  , 
fut  de  mettre  à  fon  vrai  prix  tout  ce  qu'où 
appelle  renorniTi.ée  ,8{.  réputation  parmi  les 
hommes ,  en  voyant   traiter  de   coureur 

(ie  b un  homme  qui  n'y  fut  de  fa  vie  , 

&  dont  le  pl.us  grand  défaut  fut  toujours 
d'être  timide ,  &  honteux  comme  unç 
vierge  ,  &  en  me  voyant  pafTer  pour 
être ,  moi ,  qui  non- 
feulement  n'eus  de  mes  jQ.urs  la  moindre 
atteinte  d'aucun  mal  de  cette  efpece  ,  mai> 
que  des  gens  de  l'art  ont  même  cru  con- 
formé de  manière  à  n'en  pouvoir  con- 
traéler.  Tout  bien  pefc ,  je  crus  ne  pou- 
voir mieux  réfuter  ce  libelle,  qu'en  le  fai- 
fant  imprimer  dans  la  ville  où  j'avois  le 
plus  vécu  ;  &  je  l'envoyai  à  Duchefne 
pour  le  faire  imprimer  tel  qu'il  étoit,  avec 

un  avertiffement  où  je  nommois  M.  V ,' 

&  quelques  courtes  notes  pour  réclairciX- 
femcnt  des  faits.  Non  content  d'avoir  fait 

Bb    2 


j^S  Les  Cok  fessions, 
imprimer  cette  feuille  ,  je  l'envoyai  à  plu^ 
fieurs  perfonnes ,  &  entr' autres  à  M.  le? 
prince  Louis  de  Wirtemberg,  qui  m'a-^ 
Voit  fait  des  avances  très  -  honnêtes ,  & 
avec  lequel  j'étois  alors  en  correfpondan- 
ce.  Ce  prince ,  du  Peyrou  &  d'autres  pa- 
rurent douter  que  V fût  l'auteur  du 

î'ibelle  ,  &  me  blâmèrent  de  l'avoir  nommé 
trop  légèrement.  Surleursrepréfentations , 
lé  fcrupule  me  prit ,  &  j'écrivis  à  Duchefne 
de  fupprimer  cette  feuille.  Guy  m'écri- 
vit l'avoir  fupprimée  ;  je  ne  fais  pas  s'il  Ta 
fait; je  l'ai  trouvé  menteur  en  tant  d'oc- 
cafions  ,  que  celle -là  de  plus  neferoit  pas 
une  merveille  ;  &  dès  lors  j'étois  enve- 
loppé de  ces  profondes  ténèbres ,  à  travers 
lefquelles  il  m'eft  impoffible  de  pénétrer 
aucune  forte  de  vérité. 

M.  V fupporta  cette  imputation 

avec  une  modération  plus  qu'étonnante 
dans  un  homme  qui  ne  l'auroit  pas  méri- 
tée, après  la  fureur  qu'il  avoit  montrée 
auparavant.  Il  m'écrivit  deux  ou  trois 
lettres  très-mefurées  ,  dont  le  but  me 
parut  être  de  tâcher  de  pénétrer,  par  mes 


Livre     XIL  38.9 

4"éponfes  ,  à  quel  point  j'étois  inftruit ,  & 
û  j'avois  quelque  preuve  contre  lui.  Je  lui 
fis  deux  réponfes  courtes ,  feches ,  dures 
dans  le  fens ,  mais  Jfans  malhonnêteté  dans 
les  termes,  &.  dont  il  ne  fe  fâcha  point.  A 
fa  troifieme  lettre,  voyant  qu'il  vouloit 
lier  une  efpece  de  correfpondance  ,  je  ne 
jépondis  plus  :  il  me  fit  parler  par  d'Iver- 
nois.  Mad.  Cramer  écrivit  à  du  Peyrou 
qu'elle  étoit  fùre  que  le  libelle  n'étoit  pas 

de  V Tout  cela  n'ébranla  point  nia 

perfuafion  ;  mais  comme  enfin  je  pouvois 
me  tromper ,  &  qu'en  ce  cas  ,  je  devois 

à  V une  réparation  authentique  ,  je 

lui  fis  dire  par  d'I s  que  je  la  lui 

ferois  telle  qu'il  en  feroit  content ,  s'il  pou- 
voit  m'indiquer  le  véritable  auteur  du 
libelle ,  ou  me  prouver  du  moins  qu'il  ne 
. i'étoit  pas.  Je  fis  plus  :  fentant  bien  qu'a- 
près tout,  s'il  n'étoit  pas  coupable,  je  n'a- 
vois  pas  droit  d'exiger  qu'il  me  prouvât 
rien ,  je  pris  le  parti  d'écrire  dans  un  mé- 
moire afiez  ample,  les  raifons  de  ma  per- 
fuafion ,  &  de  les  foumettre  au  jugement 

ffun  arbitre  que  V ne  pût  récufer, 

Bb    3 


^^9©    Les^^oîîfessions. 

On  ne  dèvlrièfok  pas  qiiel  fut  cet  arbitre 
que  je  cho'iïïs.  Jb  déclarai  à  la  fin  du  mé- 
inoire  ,  que  fi  ,  après  l'ivBir  examiné  & 
fait  l'es  pei-quifitibiis  qu'il  ju^efoit  nécef- 
faires ,  &  qu'il  ëtoit  bien  à  portée  de  faire 
avec  fuccès ,  lé    cbhfeil  proriBnçoit   que 

IM.  V n'étbit  ^ds  l'auteur  du  libelle, 

dès  l'inftant  je  ceffcrois  fmcérement  de 
croire  qu'il  l'eil:,  je  partirois  pour  m'aller 
jeter  à  fe^^  pieds,  &  lui  deniabdfet  .pardon 
jufqù'à  ce  que  je  TeufTe  obtenu.  J'ofe  le 
dire ,  jamais  itiôii  zeïe  ardentpour  l'équité , 
jamais  ïà  di-oi'tnfe ,  la  générofi'té  de  mon 
ame ,  jamais  ima  confiance  dans  cet  amour 
delàjliftic'e^înné  dan^  tous  les  cœurs,  ne 
fc  montrèrent  plus  Islfein'eiiî'ent,  plus  fen- 
fiblement  que  dans  Ce  fàge  &;  touchant 
ttîériidii'e ,  où  jepi^en'ôis  fans  héfiter,  mes 
plus  implacables  ennemis  pour  arbitrés 
entre  le  calomniateur  &  moi.  Je  lus  cet 
écrit  à  du  Peyroii  :  il  fut  d'avis  de  le  fup- 
primer,  &  je  le  fuppfimaj.  Il  me  confeilla 

d'attendre  les  preuves  que  V pro- 

iTiettoït.  Je  les  attendis,  &  je  les  attends 
fencoie  :  il  mb  conreilia  de  iv.'i  tiiire  ea 


Livre    XÏI.  gçt 

attendant  j  je  me  tus  &  me  tairai  le  reRo 

<ie  ma  vie  ,  bJâmé  d'avoir  chargé  V 

d'une  imputation  grave  ,    fauiïe  &  fans 

preuve ,  quoique  je  refte  intérieurement: 

pcrfuadé  ,   convaincu  ,    comme    de    ma 

propre  exiftencc  ,   qu'il   eft  l'auteur    du 

libelle.  Mon  mémoire  eft  entre  les  mains 

de  M.  du  Peyrou.  Si  jamais  il  voit  le  jour  , 

on  y  trouvera  mes  raifons,  &  l'on  y  con- 

noîtra ,  je  l'efpere  ,  l'ame  de  Jean-  Jaques , 

que  mes  contemporains  ont  fi  peu  voulu 

connoître.  { "^  ) 

Il  eft  temps  d'en  venir  à  ma  cataftro- 
■»  II.... 

(*)  Ce  pafTage  des  Confefrions  m'a  fait  une 
néceiïité  indifpenfable  de  publier  ce  mémoire. 
On  le  trouvera  donc  ci  après,  &,  comme  l'é- 
quité le  prefcrivoit  ,  avec  des  notes  fournies 
par  M.  Vernes ,  pour  fa  défenfe.  On  trouvera 
auHi.la  petite  pièce  dont  l'auteur  vient  de  parler 
plus  haut,  intitulée  ,  la  Vifion  de  Pierre  de  la. 
monfogne ,  dit  le  Voyant.  Quant  aux  autres  ma- 
nufcrics  ,  dont  il  fait  mention  dans  le  cours  de 
cet  ouvrage,  &  qu'il  indique  entre  mes  mains, 
ils  ont  tous  été  publiés  dans  la  colleclio-n  de  fcs 
ceuvres  éditée  à  Genève  en  1782. 

(  'Note  de  M.  du  Pei/reu-  > 
Bb    4 


39^  Les  Confessions. 
phe  de  Motiers  ,  &  à  mon  départ  du  Vdi- 
dC' Travers,  après  deux  ans  &  demi  de 
féjour ,  &  huit  mois  d'une  confiance  iné- 
branlable à  fouffrir  les  plus  indignes  trai- 
temens.  II  m'eft  impoflible  de  me  rap- 
peller  nettement  les  détails  de  cette  défa.- 
•  gréable  époque  ;  mais  on  les  trouvera 
.  dans  la  relation  qu'en  publia  du  Peyrou  , 
&;  dont  j'aurai  à  parler  dans  la  fuite. 

Depuis  le  départ  de  Mad.  de  V n  , 

la  fermentation  devenoit  plus  vive;  & 
malgré  les  refcrits  réitérés  du  roi ,  maigre 
les  ordres  fréquens  du  confeil  d'état,  mal- 
gré les  foins  du  châtelain  &;des  magiflrats 
du  lieu  ,  le  peuple  me  regardant  tout  (je 
bon  comme  l'Antechrift ,  &  voyant  tou- 
tes fes  clameurs  inutiles  ,  parut  enfin 
vouloir  en  venir  aux  voies  de  fait  ;  déjà 
dans  les  chemins  les  cailloux  commen- 
çoient  à  rouler  après  moi ,  lancés  cepen- 
dant encore  d'un  peu  trop  loin  pour  pou- 
voir m'atteindre.  Enfin  la  nuit  de  la  foiie 
de  Motiers,  qui  eft  au  commencement 
de  feptembre  ,  je  fus  attaqué  dans  ina 
demeure ,  de  manière  à  mettre  en  danger 
la  vie  de  ceux  qui  l'habitoient. 


Livre    XII.  393 

A  minuit ,  j'entendis    un  'grand  bruit 
dans  la  galerie  qui  régnoit  fur  le  derrière 
de  la  maifon.  Une  grêle  de  cailloux  lancés 
contre  la  fenêtre  &  la  porte  qui  donnoient 
fur  cette  galerie,  y  tombèrent  avec  tant 
de  fracas,  que  mon  chien  qui   couchoi-c 
dans  la  galerie  ,  &  qui  avoit  commencé 
par  aboyer ,  fe  tut  de  frayeur ,  &  fe  fauva 
dans   un  recoin ,  rongeant  Se  grattant  les 
planches  pour  tâcher  de  fuir.  Je  me  levé 
au  bruit;  j'allois  fortir  de   ma  chambre 
pour  paffer   dans  la  cuifme  ,   quand  un 
caillou    lancé    d'une    main    viçourcufc , 
traverfa  la  cuifme  après  en  avoir  cafTé  la 
fenêtre,  vint  ouvrir  la  porte  de  ma  cham- 
bre &  tomber  au  pied  de  mon  lit  ;  de  forte 
que  fi   ]e   m'ctois  preffé  d'une  féconde, 
•}  'avois  le  caillou  dans  l'eftomac.  Je  jugeai 
que  le  bruit  avoit  été  fait  pour  m'attirer  , 
&  le  caiiîou  lancé  pour  m'accueillir  à  ma 
fortie.  Je  ùute  dans  la  cuifme.  Je  trouve 
■Thércfe  ,    qui  s'étoit  aufli  levée,  Se  qui 
toute  tremblante  accouroit  à  moi.  Nous 
nous  rangeons  contre  un   mur  ,  hors  de 
la  direction  de  la  fenêtre  ,  pour  éviter  l'at- 


394  Les  Confessions. 
teinte  des  pierres ,  &.  délibérer  fur  ce  que 
nous  avions  à  faire  :  car  fortir  pour  appel- 
1er  du  fecours ,  étoit  le  moyen  de  nous 
faire  affommer.  Heureufement,  la  fer  vante 
d'un  vieux  bon -homme  qui  logeoit  au- 
deffous  de  moi ,  fe  kva  au  bruit ,  &  cou- 
ri't  appeller  M.  le  châtelain  ,  dont  nous 
étions  porte  à  porte.  Il  faute  de  fon  lit , 
prend  fa  robe  de  chambre  à  la  hâte ,  & 
vient  à  l'inflant  avec  la  garde,  qui,  :i 
caufe  de  la  foire  ,  faifoit  la  ronde  cette 
nuit-là,  &  fe  trouva  tout  à  portée.  Le 
châtelain  vit  le  dégât  avec  un  tel  effroi , 
qu'il  en  pâlit;  &  à  la  vue  des  cailloux 
dont  la  galerie  étoit  pleine  ,  il  s'écria  r 
ÎVlon  Dieu  !  c'eft  une  carrière  !  En  vifi- 
tant  le  bas  ,  on  trouva  que  la  porte  d'une 
petite  cour  avoit  été  forcée ,  &  qu'on 
avoit  tenté  de  pénétrer  dans  la  maifon 
par  la  galerie.  En  recherchant  pourquoi 
la  garde  n'avoit  point  apperçu  ou  empê- 
ché le  défordre ,  il  fe  trouva  que  ceux 
de  Motiers  s'étoient  obltinés  à  vouloir 
faire  cette  garde  hors  de  leur  rang,  quoi- 
que ce  fût  le  tour  d'un  autre  village,  Lî: 


Livre    Xlî.  395 

lendemain ,  Ife  châtelain  envoya  fon  rap- 
port au  conféil  d'état,  qui  deux  jours 
après ,  lui  envoya  l'ordre  d'informer  fur 
cette  affaire,  de  promettre  une  récom- 
penfe  iSc  le  fecret  à  ceux  qui  dénonceroient 
les  coupables  j  &  de  mettre  en  attendant , 
aiix  frais  dti  priiice  ,  des  gardes  à  ma  mai- 
fon  &  à  celle  du  châtelain  qui  la  touchoit. 
Le  lendemain  ,  le  colonel  Pury,  le  procu- 
reur-général  Meuroh,  le  châtelain  Mar- 
tinet,  le  receveur  Guyenet,  le  tréforier 
d'Ivernois  &  fon  père  ,  en  un  mot  tout 
ce  qu'il  y  avoit  de  gens  diftingués  dans 
le  pays ,  vinrent  rtie  voir ,  &  réunirent  leurs 
follicitations  pour  m'engager  à  céder  à 
l'orage ,  &  à  fortir  au  lïioins  pour  un  temps, 
d'une  paroifle  où  je  ne  pouvois  plus  vivre 
en  ïureté  ni  avec  honneur.  Je  m'apperçus 
mèm'e  que  le  châtelain  ,  efl^^iayé  des  fureurs 
de  ce  peuple  forcené ,  &  craignant  qu'el- 
les ne  s'étendifTeht  jufqu'à  lui  ,  auroit  été 
bien  aife  de  m'en  voir  partir  a'u  plus  vite  ^ 
pour  n'avoir  plus  l'embaifas  de  in'y  pro- 
téger,  &  pouvoir  îe  quitter  lui-même, 
com-me  il  Ht  ^près  mon  dépiirt.  Je  ccd«(i 


39^    Les     Confessions. 
donc,  &  même  avec  peu  de  peine  ;  car  le 
fpecflacle  de  la  haine  du  peuple  me  caufoit 
un  déchirement  de  cœur  que  je  ne  pou- 
vois  plus  fupporter. 

J'avois   plus   d'une    retraite  à    choifir. 

Depuis  le  retour  de  Mad.  de  V n 

à  Paris  ,  elle  m'avoit  parlé  dans  plufieurs 
ïettres ,  d'un  M.  Walpole  qu'elle  appel- 
loit  milord,  lequel  pris  d'un  grand  zelc 
en  ma  faveur  ,  me  propofoit  dans  une 
de  fes  terres  ,  un  afyle  dont  elle  me  faifoit 
les  defcriptions  les  plus  agréables  ,  entrant 
par  rapport  au  logement  &  à  la  fubfif- 
tance,dans  des  détails  qui  marquoient  à 
quel  point  ledit  milord  Walpole  s'occu- 
poit  avec  elle  de  ce  projet.  Milord  ma- 
réchal m'avoit  toujours  confeillé  l'Angle- 
terre ou  l'Ecoffe,  &  m'y  oftroit  aufîi  un 
afyle  dans  fes  terres  ;  mais  il  m'en  oifroit 
un  qui  me  tentoit  beaucoup  davantage  à 
Potzdam  ,  auprès  de  lui.  Il  venoit  de  me 
faire  part  d'un  propos  que  le  roi  lui  avojt 
tenu  à  mon  fujet,  &  qui  étoit  une  efpece 
d'invitation  à  m'y  rendre  ;  &  I\Iad.  la 
ducheffede  Saxe 'Gotha  comptoicfi  bien 


Livre    XÎI.  g^r 

fur  ce  voyage ,  qu'elle  m'écrivit  pour  me 
preiïer  d'aller  la  voir  en  pailant,  &  de 
m'arrêter  quelque  temps  auprès  d'elle  j 
mais  j'avois  un  tel  attachement  pour  hï 
SuifTe  ,  que  je  nepouvois  me  réfoudre  i 
la  quitter,  tant  qu'il  me  feroit  poffible  d'y 
vivre  ;  &  je  pris  ce  temps  pour  exécuter 
un  projet  dont  j'étois  occupé  depuis  quel- 
ques mois,  &  dont  je  n'ai  pu  parler  encore, 
pour  ne  pas  couper  le  fiî  de  mon  récit. 

Ce  projet  confiftoit  à  m'aller  établir 
dans  l'isle  de  St.  Pierre  ,  domaine  de  l'hô- 
pital de  Berne  ,  au  milieu  du  lac  de  Bienne. 
Dans  un  pèlerinage  pédeftre  ,  que  j'avois 
fait  l'été  précédent  avec  du  Peyrou,  nous 
avions  viuté  cette  isle  ;  &  j'en  avois  été 
tellement  enchanté  ,  que  je  n'avois  ceflTé 
depuis  ce  temps-là  de  fonger  aux  moyens 
d'y  faire^ma  demeure.  Le  plus  grand  obf- 
tacle  étoit  ,  que  l'isle  appartenoit  aux 
Bernois  qui  ,  trous  ans  auparavant ,  m'a- 
voient  vilainement  clîafTé  de  chez  eux  ; 
&  outre  que  ma  fierté  pàtilToit  à  retourner 
chez  des  gens  qui  m'avoient  fi  mal  reçu  , 
j'avois  lieu  de  craindre  qu'ils  ne  me  laif- 


398  Les  Confessions. 
faffent  pas  plus  en  repos  dans  cette  jsic 
qu'ils  n'avoJent  fait  à  \vcrdon.  J'avois 
confuké  là- deffus  ,  milord  inaréchal  qui., 
penfant  comme  moi ,  que  les  Bernois  bien 
aifes  de  n?e  voir  relégué  dans  cette  isle 
&  de  m  y  tenir  en  otage  ,  pour  les  écrits 
que  je  pourrois  être  tenté  de  faire  ,  avoit 
fait  fonder là-deffus, leurs  difpofitions  par 
lin  M.  Sturler  ,  fon  ancien  voiHn  de  Co- 
lombier. M.  Sturler  s'adrefTa  à  des  chefs 
de  l'état ,  &  fur  leur  réponfe  ,  affuramilord 
maréchal  que  les  Bernois  ,  honteux  de 
]eur  conduite  pafiTée ,  np  demandoient  pas 
mieux  que  de  me  voir  domicilié  dans  l'isle 
de  St.  Pierre,  &  de  m'y  laifler  tranquille. 
Pour  furcroît  de  précaution  ,  avant  de 
rifquer  d'y  aljer  réfid^r  ,  je  fis  prendre 
de  nouvelles  informations  par  le  colonel 
Chaillet,  qui  me  confirma  les  mêmes  cho- 
fes  ;  &  le  rece^'eur  de  l'i.^^Ie  ayant  reçu  de 
fes  maîtres  la  permiflion  de  m'y  loger  ,  je 
crus  ne  rien  rifquer  d'aller  m'établif  chez 
Jui ,  avec  l'agrément  tacite ,  tant  du  fouvc- 
^ain  que  des  propriétaires  ;  car  je  ne  jiou- 
v.ois  dpér.er  que  IVIIVÎ.  i^e  Berne  recon-» 


Livre    XIL  399 

lîufTent  ouvertement  l'injurtice  qu'ils  m'a- 
voient  faite  ,  &  péchaffent  ainli  contre  la 
plus  inviolable  maxime  de  tous  les  Ibu- 
verains. 

L'isle  de  St.  Pierre  ,  appellée  à  Neu- 
chatel  l'isle  de  la  Motte  ,  au  milieu  du  lac 
de  Bienne  ,  a  environ  une  demi-lieue  de 
tour;  mais  dans  ce  petit  efpace,elle  four- 
nit toutes  les  priaicipales  productions  nc- 
«eiïaires  à  la  vie.  Elle  a  des  champs ,  des 
prés  ,  des  vergers  ,  des  bois ,  des  vignes  ; 
&,  le  tout ,  à  la  faveur  d'un  terrain  varié  & 
montagneux,  forme  une  diftribution  d'au- 
tant plus  agréable  ,  que  fes  parties  ne  fc 
découvrant  pas  toutes  enfemble ,  fe  font  va- 
loir mutuellement ,  &  font  juger  l'isle  plus 
grande  qu'elle  n'eft  en  effet.  Une  terraiïe 
fort  élevée  en  forme  la  partie  occidentale 
qui  regarde  GlereRe  &  Bonneville.  On  a 
planté  cette  terraffe,  d'une  longue  allée 
qu'on  a  coupée  dans  fon  milieu  par  un. 
grand  fallon  ,  où  durant  les  vendanges, 
on  ie  raflemble  les  dimanches  de  tous  les 
rivages  voilîns ,  pour  danfer  &  fe  réjouir.  Il 
n'y  a  dans  l'isk  qu'une  feule  maifo^ ,  mais 


400    Les     Confessions. 
vafte  &  commode  ,  où  loge  le  receveur, 
&  fituée  dans  un  enfoncement  qui  la  tient 
k  Tabri  des  vents. 

A  cinq  ou  fix  cents  pas  de  l'isle,  eft  du 
côté  du  fud ,  une  autre  isle  beaucoup  plus 
petite  ,  inculte  &  déferte ,  qui  paroîtavoit 
été  détachée  autrefois  de  la  grande  par  les 
orages  ,  &  ne  produit  parmi  fcs  graviers  , 
que  des  faules  &  des  perficaires  ,  mais  où 
eft  cependant  un  tertre  élevé  ,  bien  ga- 
zonné  &  très -agréable.  La  forme  de  ce  lac 
eft  un  ovale  prefque  régulier.  Ses  rives , 
moins  riches  que  celles  des  lacs  de  Genève 
&  de  Neuchatel ,  ne  laiffent  pas  de  former 
une  affez  belle  décoration  ,  fur-tout  dans 
la  partie  occidentale  ,  qui  eft  très-peuplée  , 
&  bordée  de  vignes  au  pied  d'une  chaîne 
de  montagnes  ,  à  peu  près  comme  à  Côte- 
rôtie  ,  mais  qui  ne  donnent  pas  d'auiU 
bon  vin.  On  y  trouve ,  en  allant  du  fud  au 
nord ,  le  bailliage  de  St.  Jean ,  Bonneville  , 
Bienne  &  Nidau  à  l'extrémité  du  lac  ;  le 
tout  entre-mêlé  de  villages  très-agréables. 

Tel  étoit  Tafyle  que  je  m'étois  ménagé , 
&;  où  je  réfolus  d'aller  m'établir  en  quit- 
tant 


L  1  ^  k  E    XL  4ôf. 

fafiile  Val-de-Travers.  (*)  Ce  choix  étoit 
û  conforme  à  mon  goût  pacifique,  à  mon 
Immeur  folitaire  &  pareffeufe  ,  que  je  le 
compte  parmi  les  douces  rêveries  donc 
je  me  fuis  le  plus  vivement  paffionné.  11 
rne  fembloit  que  dans  cette  isle  ,  je  feroi.^ 
plus  féparé  des  hommes  ,  plus  à  l'abri  de 
leurs  outrages  ,  plus  oublié  d'eux  ,  plus 
livré ,  en  un  mot,  aux  douceurs  du  défœu- 
vrement  &  de  la  vie  contemplative.  Jaa- 
lois  voulu  être  tellement  confiné  dans 
cette  isle,  que  je  n'eulfeplus  de  commerce 
avec  les  mortels  ;  &  il  eft  certain  que  je 
pris  toutes  les  mefures  imaginables  pour 
me  fouftraire  àla  néceffité  d'en  entretenir. 

(*)  Il  n'eft  peut-être  pas  inutile  d'avertir  que 
j'y  laiiïbis  un  ennemi  particulier  dans  un  M.  du 

T X  ,  maire  des  Verrrieres ,  en  très-  médiocre 

eftinie  dans  le  pays  ,  mais  qui  a  un  frère  qu'on 
dit  honnête  homme,  dans  les  bureaux  de  M.  de 
St.  Florentin.  Le  maire  l'étoic  allé  voir  quelque 
temps  avant  mon  aventure.  Les  petites  remarques 
de  cette  efpece,  qui  par  elle-mêmes  ne  font  rien , 
peuvent  mener  dans  la  fuite,  à  l-a  découverte  de 
bien  des  fouterrains, 

Tome  IF.  Cç 


402    Les     Confessions. 

Il  s'agiffoit  de  fubfifter  ;  &  tant  par  la. 
cherté  des  denrées  que  par  la  difficulté 
des  tranfports  ,  la  fubfiftance  eft  cherc 
dans  cette  isle  ,  où  d'ailleurs  on  efl  à  la 
difcrétion  du  receveur.  Cette  difficulté  fut 
levée  par  un  arrangement  que  du  Peyrou 
voulut  bien  prendre  avec  moi ,  en  fe  fubf- 
tituant  à  la  place  de  la  compagnie  qui 
avoit  entrepris  &c  abandonné  mon  édition 
ç:énér_ale.  Je  lui  rerais  tous  les  matériaux 
de  cette  édition.  J'en  fis  l'arrangement  & 
la  diftrîbution.  J'y  joignis  l'engagement 
de  lui  remettre  les  mémoires  de  ma  vie  , 
&  je  le  fis  dépofitaire  généralement  de 
tous  mes  papiers  ,  avec  la  condition  ex- 
prefTe  de  n'en  faire  ufage  qu'après  ma 
mort ,  ayant  à  cœur  d'achever  tranquille- 
ment ma  carrière ,  fans  plus  faire  fouvenii* 
le  public  de  moi.  Au  moyen  de  cela  ,  la 
penfion  viagère  qu'il  fe  chargeoit  de  me 
paver ,  fuffifoit  pour  ma  fubfiftance.Milord 
maréchal  ayant  recouvré  tous  fes  biens, 
in'en  avoit  offert  une  de  douze  cents  francs^ 
que  je  n'avois  acceptée  qu'en  laréduifant 
à  la  moitié.  Il  m'en  voulut  envoyer  le  capi- 
tal 3  que  je  rcfufai  ,  par  l'embarras  de  le 


Livre    XIî.  403 

|>lacer.  Il  fit  paffer  ce  capital  à  da  Peyrou  j 
entre  les  mains  de  qui  il  eft  relié  ,  &  qui 
ïTi'en  paie  la  rente  viagère  fur  le  pied  con- 
venu avec  le  conftituant.  Joignant  donc 
zTion  traité  avec  du  Peyrou  ,  la  penfio.i 
de  milord  maréchal,  dont  les  deux  tiers 
étoient  reverfibles  à  Thcrefe  après  ma 
îiiort ,  Se  la  rente  de  300  francs  que  j'avois 
fur  Duchefne  ,  je  pouvois  compter  fur 
une  fubfiflance  honnête  ,  &  pour  moi ,  & 
après  moi  pour  Thérefe  ,  à  qui  je  laiflois 
fept  cents  francs  de  rente  ,  tant  de  la  peii- 
fion  de  Rey ,  que  de  celle  de  milord  ma- 
réchal :  ainfi  je  n'avois  plus  à  craindre  que 
le  pain  lui  manquât ,  non  plus  qu'à  m.oi. 
Mais  il  étoit  écrit  que  l'honneur  me  ior- 
ceroit  de  repouffer  toutes  les  reftburces 
que  la  fortune  &  mon  travail  mettroient 
à  ma  portée  ,  &  que  je  mourrois  aufïi  pau- 
vre que  j'ai  vécu.  On  jugera  fi ,  à  moins 
d'être  le  dernier  des  infâmes ,  j'ai  pu  tenir 
des  arrangemens  qu'on  a  toujours  pris 
foin  de  me  rendre  ignominieux  ,  en  m'ô* 
tant  avec  foin  toute  autre  relfourcc  ,  pour 
me  forcerdeconfeutir  k  mon  déshonneur, 

C  c    :5 


404    Les    Confessions. 

Comment  fe  feroient-ils  douté  du  parti 
que  je  prendrois  dans  cette  alternative  ? 
Ils  ont  toujours  jugé  de  mon  eœur  par  les 
leurs. 

En  repos  du  côté  de  la  fabfiftance , 
j'étois  fans  fouci  de  tout  autre.  Quoique 
j'abandonnafTe  dans  le  monde  le  champ 
libre  à  mes  ennemis  ,  je  laiftois  dans  le 
noble  enthoufiafme  quri  avoit  diclé  mes 
écrits  ,  &  dans  la  confiante  uniformité  dt 
mes  principes  ,  un  témoignage  de  mon 
ame  qui  répondoit  à  celui  que  toute  ma 
conduite  rendoit  de  mon  naturel.  Je  n'a- 
voispas  befoin  d'une  autre  défenfe  contre 
mes  calomniateurs.  Ils  pou\'oient  peindre 
fous  mon  nom  ,  un  autre  bommc  ;  mais 
ils  ne  pouvoient  tromper  que  ceux  qu-i 
vouloient  être  trompés.  Je  pouvois  leur 
donner  ma  vie  à  épiloguer  d'un  bout  à 
l'autre  :  j'étois  fur  qu'à  travers  mes  fautes 
&  mes  foiblefies  ,  à  travers  mon  inapti- 
tude à  fiipporter  aucun  ]Oug ,  on  trouve- 
ïoit  toujours  un  homme  jufte  ,  bon  ,  fans 
fiel  ,  fans  haine  ,  fansjaloufie  ,  prompt  à 
r  connoître  fes  propres  torts ,  plus  prompt 
à  oublier  ceux  d'autrui  ,  cherchant  toute 


Livre    Xil.  40g 

fa  félicité  dans  les  paffions  aimantes  & 
douces  ,  &  portant  en  toute  chofe  la  fm- 
-cérité  jufqu'à  l'imprudence  ,  jufqu'au  plu* 
incroyable  défmtéreiïement. 

Je  prenois  donc  en  quelque  forte  ,  congç 
«de  mon  fiecle  &  de  mes  contemporains, 
&  je  faifois  mes  adieux  au  monde  ,  en  me 
-confinant  dans  cette  isle  pour  le  refte  dç 
îîies  jours  ;  car  telle  étoit  ma  réfolution  , 
&  c' étoit  là  que  je  comptois  exécuter  enfin 
le  grand  projet  de  cette  vie  oifeufe  ,  au- 
quel j'avois  inutilement  confacré  jufqu'a- 
iors  tout  le  peu  d'adivité  que  le  ciel  m'a- 
voit  départie.  Cette  isle  aUoit  devenir 
pour  moi ,  celle  de  Papimanie  ,  ce  biea- 
lieureux  pays  ,  où  l'on  dort; 

Où  l'on  fait  plus ,  où  l'on  fait  nulle  chofe. 

Ce  plus  étoit  tout  pour  moi  ,  car  j'ai 
toujours  peu  regretté  le  fommeil  ;  l'oifi- 
veté  me  fuffit;  &  pourvu  que  je  ne  faflç 
3t"ien  ,  j'aime  encore  mieux  rêver  éveillé 
.qu'en  fonge.  L'âge  des  projets  romanef- 
ques  étant  paffé  ,  &  la  fumée  de  la  gloriole 
ina' ayant  plus  étourdi  que  flatté  ,  il  i;ie  mç 

C  c    3 


4o6  Les  Confessions. 
reffcoit  ,  pour  dernière  efpérance  ,  que 
celle  de  vivre  fans  gêne  ,  dans  un  loifir 
éternel.  C'efl;  la  vie  des  bienheureux  dans 
l'autre  monde  ,  8c  j'en  faifois  déformais 
ïnon  bonheur  fuprême  dans  celui-ci. 

Ceux  qui  me  reprochent  tant  de  con- 
traditions,  nemanquerontpasicide  m'en 
reprocher  encore  une.  J'ai  dit  que  l'oifi- 
veté  des  cercles  me  les  rendoit  infuppor- 
*ables,  &  me  voilà  recherchant  la  folitude 
imiquement  pour  m'y  livrer  à  J'oifiveté.. 
Ceft  pourtant  ainfi  que  je  fuis  ;  s'il  y  a 
là  de  la  contradidtion  ,  elle  effc  du  fait  de 
la  nature  ,  &  non  pas  du  mien:  mais  iî: 
y  en  a  fi  peu  ,  que  ceft  par -là  précifé- 
iraent  que  je  fuis  toujours  moi.  L'oifiveté 
des  cercles  eft  tuante  ,  parce  qu'elle  eft 
de  néceffité  :  celle  de  la  folitude  eft  char- 
înante  ,  parce  qu'elle  eft  libre  &  de  vo- 
lonté. Dans  une  compagnie  ,  il  m'eft  cruel 
«de  ne  rien  faire,  parce  que  j'y  fuis  forcé. 
Il  faut  que  je  refte  là  cloué  fur  une  chaife 
«ti  debout ,  planté  comme  un  piquet ,  fans 
remuer  ni  pied  ni  patte  ,  n'ofimt  ni  cou- 
tir  j  ni  fauter  ,  ni  chanter  ^  ni  crier  ,  ni 


Livre    XI  L  407 

gefliculer  quand  j'en  ai  envie  ,  n'ofant 
pas  même  rêver  ;  ayant  à  la  fois  tout  l'en- 
nui de  roihveté  &  tout  Je  tourment  de  la 
contrainte  ;  obligé  d'être  attentif  à  toutes 
les  fottifes  qui  fe  difent  &  à  tous  les  com- 
plimens  qui  fe  font ,  &  de  fatiguer  inccf- 
fiimment  ma  minerve  ,  pour  ne  pas  man- 
quer de  placer  à  mon  tour  mon  rébus  & 
mon  menfonge.  Et  vous  appeliez  cela  de 
i'oifiveté  !  C'eft  un  travail  de  forçat. 

L'oifiveté  que  j'aime  ,  n'eft  pas  celle  d'ua 
fainéant  qui  refte  là  les  bras  croifés  dan? 
une  inaélion  totale  ,  &  ne  penfe  pas  plus 
qu'il  n'agit.  C'eft  à  la  fois  celle  d'un  en- 
fant qui  eft  fans  cefife  en  mouvement  pour  ' 
lie  rien  faire  ,  &  celle  d'un  radoteur  qui 
bat  la  campagne  ,  tandis  que  fes  bras  foni: 
en  repos.  J'aime  à  m'occuper  à  faire  des 
riens  ,  à  commencer  cent  chofes  ,  &  n'en 
achever  aucune  ,  à  aller  &  venir  comme 
la  tête  me  chante  ,  à  changer  à  chaque 
inftant  de  projet  ,  à  fuivre  une  mouche 
dans  toutes  fes  allures  ,  à  vouloir  déra- 
ciner un.  rocher  pour  voir  ce  qui  cft  def- 
fo'.is ,  à  entreprendre  avec  ardeur  un  ira» 

C  C      A- 


'4oS  Les  Confessions. 
vail  de  dix  ans  ,  &  à  l'abandonner  fans 
regrets  au  bout  de  dix  ininutes  ,  à  mufer 
enfin  toute  la  journée  fans  ordre  &  faut 
fuite  ,  &  à  ne  fuivrc  en  toute  chofe  que 
îe  caprice  du  moment. 

La  botanique,  telle  que  je  l'ai  toujours 
confidérée  ,  &  tellç  qu'elle  commençoit  à 
devenir  paffion  pour  m.oi ,  étoit  précifé- 
rnent  une  étude  oifeufe  ,  propre  à  remplir 
tout  le  vuide  de  mes  loifirs  ,  fans  y  laiffer 
place  au  délire  de  l'imagination  ,  ni  à  l'en- 
nui d'un  dcfœuvrement  total.  Errer  non- 
chalamment dans  les  bois  &  dans  la  cam- 
pagne ,  prendre  machinalement  çà  &  là, 
tantôt  une  fieur ,  tantôt  un  rameau,  brou- 
ter mon  foin  prefque  au  hafard  ,  obferver 
mille  &  mille  fois  les  mêmes  chofes  ,  8c 
toujours  avec  le  même  intérêt,  parce  que 
je  les  oubliois  toujours  ,  étoit  de  quoi 
paiTer  l'éternité  fans  pouvoir  m'ennuyer 
un  moment.  Quelque  élégante  ,  quelque 
admirable  ,  quelque  diverfe  que  foit  la 
ftrudure  des  végétaux  ,  elle  ne  frappe  pas 
-affez  un  oeil  ignorant,  pour  l'intérelfer. 
•  Ceae  Gonflante  analogie ,  &  j;30ur-tant  cettt 


Livre    XII.  409 

variété  prodigieufe  qui  règne  dans  leur 
organifation  ,  ne  tranfporte  que  ceux  qui 
ont  déjà  quelque  idée  du  fyftême  végétal. 
Les  autres  n'ont  ,  à  l'afped;  de  tous  ces 
tréfors  de  la  nature  ,  qu'une  admiration 
ftupide  &  monotone.  Ils  ne  voient  rien 
en  détail ,  parce  j:iu'ils  ne  favent  pas  même 
ce  qu'il  faut  regarder  ;  &  ils  ne  voient 
pas  non  plus  l'enfemble  ,  parce  qu'ils  n'ont 
aucune  idée  de  cette  chaîne  de  rapports 
&  de  combinaifons  ,  qui  accable  de  fes 
merveilles  l'efprit  de  l'obfervatcur.  J'é- 
tois ,  &  mon  défaut  de  mémoire  me  devoit 
tenir  toujours  ,  dans  cet  heureux  point 
d'en  favoir  aflez  peu  pour  que  tout  me 
fût  nouveau  ,  &  affcz  pour  que  tout  me 
fût  fenfible.  Les  divers  fols  dans  lefquels 
l'isle  ,  quoique  petite  ,  étoit  partagée  , 
m'oifroient  une  fuffifante  variété  de  plan- 
tes pour  l'étude  &  pour  l'amufement  de 
toute  ma  vie.  Je  n'y  voulois  pas  laiHer  un 
poil  d'herbe  fans  analyfe  ,  &  je  m'arran- 
geois  déjà  pour  faire,  avec  un  recueil  im- 
inenfe  d'obfervations  curieufes  ,  la  Flora 
iPétrinfularii. 


'4T0    Les     Confessions. 

Je  fis  venir  Thérefe  avec  mes  livres 
&  mes  effets.  Nous  nous  mimes  e.Ji  pen- 
fion  chez  ]e  receveur  de  l'isle.  Sa  femme 
a\oit  à  Nidau  ,  fes  fœurs  qui  la  venoient 
voir  tour-à-tour  ,  &  qui  faifoient  à  Thé- 
refe une  compagnie.  Je  fis  là ,  l'efTai  d'une 
douce  vie ,  dans  laquelle  j'aurois  voulu 
pafler  la  mienne  ,  <k  dont  le  goût  que  j'y 
pris ,  ne  fervit  qu'à  me  faire  mieux  fentir 
l'am.ertume  de  celle  qui  devoit  fi  promp- 
tement  y  fuccéder. 

J'ai  toujours  aimé  l'eau  pafiionnément , 
&  fa  vue  me  jette  dans  une  rêverie  deli- 
cJeufe  ,  quoique  fouvent  fans  objet  déter- 
miné. Je  ne  manquois  point  à  mon  lever, 
2orfqu'iI  faifoit  beau  ,  de  courir  fur  la  ter- 
raffe  humer  l'air  falubre  &  frais  du  matin  , 
&  planer  des  yeux  fur  l'horizon  de  ce 
beau  lac  ,  dont  les  rives  &  les  montagnes 
qui  le  bordent,  enchantoient  ma  \'ue.  Je 
ne  trouve  point  de  plus  digne  hommage 
à  la  Divinité ,  que  cette  admiration  muette 
qu'excite  la  contemplation  de  fes  œuvres , 
&  qui  ne  s'exprime  point  par  des  aéles 
développés.  Je  comprends  comment  le$^ 


Livre    XTL  411 

habitant  des  villes  ,  qui  ne  voient  que 
(les  murs  ,  des  rues  &  des  crimes  ,  ont 
peu  de  foi  ;  mais  je  ne  puis  comprendre 
comment  des  campagnards  ,  &  fur -tout 
des  folitaires  ,  peuvent  n'en  point  avoir. 
Comment  leur  ame  ne  s'éleve-t-elle  pas 
cent  fois  le  jour  avec  extafe  à  l'Auteur  des 
merveilles  qui  les  frappent  ?  Pour  moi , 
c'eft  fur-totit  à  mon  lever  ,  affaiffé  par  mes 
infomnies  ,  qu'une  longue  habitude  me 
porte  à  ces  élévations  de  cœur  qui  n'im- 
pofent  point  la  fatigue  de  penfer.  Mais  il 
faut  pour  cela  ,  que  mes  yeux  foient  frap- 
pés du  raviiïant  fpeclacle  de  la  nature. 
Dans  ma  chambre  ,  je  prie  plus  rarement 
6c  plus  féchement  :  mais  à  l'afpedl  d'un 
beau  payfage  ,  je  me  fens  ému  fans  pou- 
voir dire  de  quoi.  J'ai  lu  qu'un  fage  évê- 
que,  dans  la  vifite  de  fon  diocefe  ,  trouva 
une  vieille  femme  qui ,  pour  toute  prière , 
ne  favoit  dire  que  0  !  il  lui  dit  :  Bonne 
mère,  continuez  de  prier  toujours  ainfi  ; 
votre  pnere  vaut  mieux  que  les  nôtres. 
Cette  meilleure  prière  eft  auffi  la  mienne. 
Après  le  déjeuner ,  je  i.ivz  hntoi$  d'écrire 


4î2     Les    Confessions. 

en  rechignant ,  quelques  malheureufes  let- 
tres ,  afpirant  avec  ardeur  à  l'heureux  mor 
ment  de  n'en  plus  écrire  du  tout.  Je  tra- 
.caffois   quelques   inftans   autour  de  mes 
livres  &  papiers  ,  pour  les  déballer  &  arran- 
ger ,  plutôt  que  pour  les  lire;  &  cet  arran- 
gement ,  qui  devenoit  pour  moi  l'œuvrç 
de  Pénélope  ,  me  donnoit  le   plaifir  de 
mufer  quelques   momens  ,  après  quoi  je 
m'en  ennuj/ois  &  le  qî.iittois  ,  pour  paffer 
les  trois  ou  quatre  heures  qui  me  reftoient 
de  la  matinée,  à  l'étude  de  la  botanique^ 
&  fur-tout  du  fyftême  de  Linnarus  ,  pour 
lequel  j.e  pris  une  paffion  dont  je  n'ai  pu 
bien  me  guérir  ,  même   après    en  avoir 
fenti  le  vuide.  Ce  grand  obfervateur  eft 
à  mon  gré  le  feul  avec  Ludwig,  qui  ait  vu 
jufqu'ici  la  botanique  en  naturalise  &  en 
philofophe  ;  mais  il  l'a  trop  étudiée  dans 
des  "herbiers  &  dans  des  jardins,  &  pas 
afîez  dans  la  nature  elle-même.  Pour  moi , 
qui  prenois  pour  jardin  l'isle  entière  ,  fi- 
tôt  que  j'avois  befoin  de  faire  ou  vérifier 
quelque  obfervation  ,  je  courois  dans  les 
"bois  ou  dans  les  prés ,  mon  livre  fous  Jf 


L   I  \'    R   E      Xll.  413 

bras  :  là  ,  je  me  couchois  par  terre ,  auprès 
de  la  plante  en  queftion  ,  pour  l'examiner 
fur  pied  tout  à  mon  aife.  Cette  méthode 
m'a  beaucoup  fervi  pour  connoitre  les 
végétaux  dans  leur  état  naturel  ,  avant 
qu'ils  aient  été  cultivés  &  dénaturés  par 
la  main  des  hommes.  On  dit  que  Fagon  , 
premier  médecin  de  Louis  XIV ,  qui  nom- 
moit  &  connoiflbit  parfaitement  toutes 
les  plantes  du  Jardin -royal  ,  étoit  d'une 
telle  ignorance  dans  la  campagne  ,  qu'il 
n'y  connoiffoit  plus  rien.  Je  fuis  précifé- 
ment  le  contraire  :  je  connois  quelque 
chofe  à  l'ouvrage  de  la  nature  ,  mais  rier» 
à  celui  du  jardinier. 

Pour  les  après-dînés  ,  je  les  livrois  tota- 
lement à  mon  humeur  oifeufe  &  noncha- 
lante ,  &  k  fuivre  fans  règle  l'impulfioa 
du  moment.  Souvent,  quand  l'air  étoit 
calme  ,  j'allois  immédiatement  en  fortant 
de  table  ,  me  jeter  feul  dans  un  petit  ba-r 
teau  ,  que  le  receveur  m'avoit  appris  à 
mener  avec  une  feule  rame  ;  je  m'avan- 
çois  en  pleine  eau.  Le  moment  où  je  dé« 
rivois ,  me  donnoit  une  joie  qui  alloit  juf* 


4T4  Les  Confessions. 
qu'au  trefraillement ,  &  dont  il  mVft  im- 
poffible  de  dire  ni  de  bien  comprendie 
la  caufe  ,  Ci  ce  n'étoit  peut-être  une  féiici- 
tation  fecrete  d'être  en  cet  état,  hors  de 
l'atteinte  des  méchans.  J'errois  cnfuite  feul 
dans  ce  lac  ,  approchant  quelquefois  du 
rivage ,  mais  n'y  abordant  jamais.  Souvent 
Jaiflant  aller  mon  bateau  à  la  merci  de 
l'air  &  de  l'eau  ,  je  me  livrois  à  des  rêve- 
ries fans  objet,  &  qui  ,  pour  êtreftupides  , 
n'en  étoient  pas  moins  douces.  Je  m'é- 
criois  par  fois  avec  attendiffement:  O  na- 
ture !  ô  ma  mère  !  me  voici  fous  ta  feule 
garde  ;  il  n'y  a  ponit  ici  d'homme  adroit 
&  fourbe  ,  qui  s'interpofe  entre  toi  &  moi. 
Je  m'éloignois  ainfi  jufqu'à  demi-lieue  de 
terre  ;  j'aurois  voulu  que  ce  lac  eût  été 
Tocéan.  Cependant  ,  pour  complaire  à 
mon  pauvre  chien  ,  qui  n'aimoit  pas  au- 
tant que  moi  de  fi  longues  flations  fur 
l'eau  ,  je  fuivois  d'ordinaire  un  but  de 
promenade  ;  c'étoit  d'aller  débarquer  à  ia 
petite  isie  ,  de  m'y  promener  une  heure 
ou  deux  ,  ou  de  m'étendre  au  fommetdu 
tertre  fur  le  gazon  ,  pour  m'ufibuvir  du 


Livre    XII.  415 

plaifir  d'admirer  ce  lac  &  fes  environs, 
pour  examiner  &  difléquer  toutes  les  her- 
bes qui  fe  trouvoient  à  ma  portée ,  &  pour 
me  bâtir  ,  comme  un  autre  Robinibn  , 
une  demeure  imaginaire  dans  cette  petite 
isle.  Je  m'affectionnai  fortement  à  cette 
butte.  Quand  j'y  pouvois  mener  prome- 
ner Thérefe  avec  la  receveufe  &  fes  fœurs , 
comme  j'étois  fier  d'être  leur  pilote  &  leur 
guide  !  Nous  y  portâmes  en  pompe ,  des 
lapins  pour  la  peupler.  Autre  fête  pour 
Jean-Jaques.  Cette  peuplade  me  rendit  la, 
petite  isle  encore  plus  intéreflante.  .l'y 
allois  plus  fouvent  &  avec  plus  de  plaifir 
depuis  ce  temps-là  ,  pour  rechercher  des 
traces  du  progrès  des  nouveaux  habitans. 
A  ces  amufemens  ,  j'en  joignois  un  qui 
me  rappelloit  la  douce  vie  des  Charmet- 
tes  ,  &  auquel  la  faifon  m'invitoit  parti- 
culièrement. C'étoit  un  détail  de  foins 
ruftiques  pour  la  récolte  de§  légumes  & 
des  fruits  ,  &  que  nou.î  nous  faifions  un 
plaifir  ,  Thérefe  &  moi ,  de  partager  avec 
la  receveufe  &  fa  famille.  Je  me  fouviens 
qu'un  Bernois ,  iioijjméiM.  lurkebergher^, 


41 6  Les  Cox  fessions. 
m'étant  venu  voir  ,  me  trouva  perché  fu> 
un  grand  arbre  ,  un  foc  attaché  autour 
de  ma  ceinture  ,  &  déjà  fi  plein  de  pom- 
mes, que  je  ne  pouvois  plus  me  remuer. 
Je  ne  fus  pas  fâché  de  cette  rencontre  & 
de  quelques  autres  pareilles,  J'efpérois 
que  les  Bernois  ,  témoins  de  l'emploi  de 
mes  loifirs  ,  ne  fongeroient  plus  à  en  trou- 
bler la  tranquillité  ,  &  me  laifferoient  eiT 
paix  dans  ma  folitude.  J'aurois  bien  mieux 
aimé  y  être  confiné  par  leur  volonté  que 
par  la  mienne  :  j'aurois  été  plus  afliiré  de 
n'y  point  voir  troubler  mon  repos. 

Voici  encore  un  de  ces  aveux  fur  lef- 
quels  je  fuis  fur  d'avance  ,  de  l'incrédulité 
des  lecteurs  ,  obftinés  à  juger  toujours  de 
moi  par  eux-mêmes  ,  quoiqu'ils  aient  été 
forcés  de  voir  dans  tout  le  cours  de  ma: 
vie  ,  mille  affections  internes  qui  ne  ref- 
fembloient  point  aux  leurs.  Ce  qu'il  y  a; 
de  plus  bizarre  eft  ,  qu'en  me  refufimt 
tous  les  fentimens  bons  ou  indifféf ens 
qu'ils  n'ont  pas  ,  ils  font  toujours  prêts 
à  m'en  prêter  de  fi  mauvais  ,  qu'ils  ne 
fauroient    même    entrer    dans    un    cœur 

d'homme  : 


Livre    XII.  4.1^ 

^*homme  :  ils  trouvent  alors  tout  fimple 
de  me  mettre  en  contradidion  avec  la 
nature  ,  &  de  faire  de  moi  un  monRre  tel 
qu'il  n'en  peut  même  exifter.  Rien  d'ab- 
furde  ne  leur  paroît  incroyable  ,  dès  qu'il 
tend  à  me  noircir  ;  rien  d'extraordinaire 
ne  leur  paroît  polîible  ,  dès  qu'il  tend  à 
m'honorer. 

Mais  quoi  qu'ils  en  puilTent  croire  ou 
dire  ,  je  n'en  continuerai  pas  moins  d'ex- 
pofer  fidèlement  ce  que  fut ,  fit ,  &  penfa 
J.  J.  Rouffeau  ,  fans  expliquer  ni  juftifier 
les  fingularités  de  fes  fentimens  &  de  fes 
idées  ,  ni  rechercher  fi  d'autres  ont  penfé 
comme  lui.  Je  pris  tant  de  goût  à  l'isle  de 
St.  Pierre  ,  &  fon  féjour  me  convenoit  (i 
fort ,  qu'à  force  d'infcrire  tous  mes  deûrs 
dans  cette  isle  ,  je  formai  celui  de  n'eu 
point  fcrtir.  Les  vifites  que  j'avois  à  ren*. 
dre  au  voifinage ,  les  courfes  qu'il  me  fau- 
droit  faire  à  Neuchatel ,  àBienne,  à  Yver-« 
don  ,  à  Nidau  ,  fatiguoient  déjà  mon  ima,< 
glnation.  Un  jour  à  paffer  hors  de  l'isle,' 
me  paroiffoit  retranché  de  mon  bonheur; 
&  fortir  de  l'enceinte  de  ce  lac  ,  étoit  pout 
Tome  IV,  D  d 


4i8  Les  Confessions^ 
moi ,  foitir  de  mon  clément.  D'ailleurs 
l'expérience  du  paiïe  m'avoit  rendu  crain- 
tif. Il  fuffifoit  que  quelque  bien  flattâe 
mon  cœur,  pour  que  je  duffe  m'attendra 
à  le  perdre  ;  &  l'ardent  defir  de  finir  mes 
jours  dans  cette  isle  ,  étoit  infcparable  de 
3a  crainte  d'être  forcé  d'en  fortir.  J'avois 
pris  l'habitude  d'aller  les  foirs ,  m'affeoir 
fur  la  grève  ,  fur -tout  quand  le  lac  étoit 
agité.  Je  fentois  un  plaihr  fmgulier  à  voir 
les  flots  fe  brifer  à  mes  pieds.  Je  m'en  fai- 
fois  l'image  du  tumulte  du  monde ,  &  de 
3a  paix  de  mon  habitation  ;  &  je  m'atten- 
driflois  quelquefois  à  cette  douce  idée, 
jufqu  à  fentir  des  larmes  couler  de  mes 
yeux.  Ce  repos  ,  dont  je  jouiflois  avec  paf- 
iion  ,  n'étoit  troublé  que  par  l'inquiétude 
tie  le  perdre  ;  mais  cette  inquiétude  alloit 
nu  point  d'en  altérer  la  douceur.  Je  fen- 
tois ma  fituation  fi  précaire  ,  que  je  n'oiois 
y  compter.  Ah  ,  que  je  changerois  volon- 
tiers ,  me  difois-je ,  la  liberté  de  fortir  d'ici , 
dont  je  ne  me  foucie  point ,  avec  raffii-, 
lance  d'y  pouvoir  refter  toujours  !  Au  lieu 
d'Y  être  fouffert  par  grâce  ,  que  n'y  fuis» 


Livre    XIL  4r(> 

je  détenu  par  force  !  Ceux  qui  ne  font 
que  m'y  fouffrir ,  peuvent  à  chaque  inftane 
m'en  chaffer;  &  puis-je  efpérer  que  mes 
perfécuteurs  m'y  voyant  heureux  ,  m'y 
Jaiflent  continuer  de  l'être?  Ah  !  c'eft  peu 
qu'on  me  permette  d'y  vivre  ;  je  voudrois 
qu'on  m'y  condamnât,  &  je  voudrois  être 
contraint  d'y  relier,  pour'ne  l'être  pas  d'en 
fortir.  Je  jetois  un  œil  d'envie  fur  l'heu- 
reux Micheli  DuCrêt  qui  ,  tranquille  au 
château  d'Arbourg  ,  n'avoit  eu  qu'à  vou- 
loir être  heureux  ,  pour  l'être.  Enfin  ,  h 
force  de  me  livrer  à  ces  réflexions  &  aux 
preflentimens  inquiétans  des  nouveaux 
orages  toujours  prêts  à  fondre  fur  moi , 
j'en  vins  à  defirer  ,  mais  avec  une  ardeur 
incroyable  ,  qu'au  lieu  de  tolérer  feule- 
ment mon  habitation  dans  cette  isle  ,  on 
me  la  donnât  pour  prifon  perpétuelle  ;  & 
je  puis  jurer,  que  s'il  n'eût  tenu  qu'à  moi 
de  m'y  faire  condamner  ,  je  l'aurois  fait 
avec  la  plus  grande  joie  ,  préférant  mille 
fois  la  néceffité  d'y  pafTer  le  refte  de  ma 
vie ,  au  danger  d'en  être  expulfé. 

Cette   crainte  ne    demeura  pas   lon^^-» 

Dd     2^ 


420    Les    Confessions," 

temps  vaine.  Au  moment  où  je  m'y  atteti' 
dois  ]e  moins  ,  je  reçus  une  lettre  de  M. 
le  baillif  de  Nidau  ,  dans  le  gouvernement 
duquel  ctoit  l'isle  de  St.  Pierre  :  par  cette 
lettre  il  m'intimoit  de  la  part  de  LL.  EE. 
l'ordre  de  fortir  de  l'isle  &  de  leurs  états. 
Je  crus  rêver  en  la  lifant.  Rien  de  moins 
naturel ,  de  moins  raifonnable  ,  de  moins 
prévu  qu'un  pareil  ordre  :  car  j'avois  plu- 
tôt regardé  mes  preiïentimens  comme  les 
inquiétudes  d'un  homme  effarouché  par 
fes  malheurs  ,  que  comme  une  prévoyance 
qui  pût  avoir  le  moindre  fondement.  Les 
mefures  que  j'avois  prifes  pour  m'affurer 
de  l'agrément  tacite  du  fouverain  ,  la  tran- 
quillité avec    laquelle  on    m'avoit    laiffc 
faire   mon  établiflement  ,   les  vifites   de 
plufieurs  Bernois  &  du  baillif  lui-même, 
qui  m'avoit  comblé  d'amJtiés  &   de  pré- 
venances ,  la  rigueur  de  la  faifon  ,  dans 
laquelle   il    étoit    barbare    d'expulfcr   un 
homme  infirme  ,  tout  me  fit  croire  avec 
"beaucoup  de  gens  ,  qu'il  y  avoit  quelque 
mal -entendu  dans  cet  ordre  ,  &  que  les 
iïial- intentionnés  avoient  pri*  exprès  le 


Livre    XII.  421 

temps  des  vendanges  &  de  finfréqucnce 
du  fénat  ,  pour  me  porter  brufquement 
ce  coup. 

Si  j'avois  écouté  ma  première  indigna- 
tion ,  je  ferois  parti  fur -le -champ.  Mais 
où  aller  ?  Que  devenir  à  l'entrée  de  l'hi-i 
ver  ,  fans  but ,  fans  préparatif ,  fans  con- 
ducteur ,  fans  voiture  ?  A  moins  de  laiffejr 
tout  à  l'abandon  ,  mes  papiers,  mes  effets  , 
toutes  mes  affaires  ,  il  me  falloit  du  temps 
pour  y  pourvoir  ,  &  il  n'étoit  pas  dit  dans 
l'ordre  ,  fi  on  m'en  laiffoit  ou  non.  La  con». 
tinuité  des  malheurs  commençoit  d'affaif- 
fer  mon  courage.  Pour  la  première  fois 
je  fentis  ma  fierté  naturelle  fléchir  fous 
le  joug  de  la  uécefTité  ;  &  malgré  les  mur- 
mures de  mon  cœur  ,  il  fallut  m'abaideF 
à  demander  un  délai.  G'étoit  à  JVI.  de 
Graffenried  ,  qui  m'avoit  envoyé  l'ordre, 
que  je  m'adreffai  pour  le  faire  interpréter;. 
Sa  lettre  portoit  une  très -vive  improba- 
tion  de  ce  même  ordre  ,  qu'il  ne  m'inti- 
moit  qu'avec  le  plus  grand  regret  ;  &  les 
témoignages  de  douleur  &  d'eftime  ,  dont 
elle  étoit  remplie ,  me  fembloieiit  autar4.. 

Dd 


C^ 


422  Les  Confessions. 
d'invitations  bien  douces  de  liîi  parler 
à  cœur  ouvert  ;  je  Je  fis.  Je  ne  doutois  pas 
même  que  ma  lettre  ne  fît  ouvrir  les  yeux 
à  ces  hommes  iniques  fur  leur  barbarie, 
&  que  fi  l'on  ne  révoquoit  pas  un  ordre 
fi  cruel  ,  on  ne  m'accordât  du  moins  un 
délai  raifonnable  ,  &  peut-  être  l'hiver  en- 
tier ,  pour  me  préparer  à  la  retraite  &  pour 
çn  choifir  le  lieu. 

En  attendant  la  réponfe  ,  je  me  mis  à 
réfléchir  fur  ma  fituation,  &  à  délibérer 
fur  le  parti  que  j'avois  à  prendre.  Je  vis 
tant  de  difficultés  de  toutes  parts ,  le  cha- 
grin m'avoit  fi  fort  affeélé ,  &  ma  fanté 
en  ce  momertt  étoit  fi  mauvaife  ,  que  je  me 
îaiiTai  tout- à -fait  abattre,  &  que  l'effet 
de  mon  découragem.ent  fut  de  m'ôtcr  le 
peu  de  reffources  qui  pouvoient  merefter 
dans  l'efprit,  pour  tirer  le  meilleur  parti 
poffible  de  ma  trifte  fituation.  En  quelque 
afyle  que  je  voululfe  me  réfugier,  il  étoit 
clair  que  je  ne  pouvois  m'y  fouflraire  à 
aucune  des  deux  manières  qu'on  avoit 
prifes  de  m'expulfer:  l'une,  en  foulevant 
contre  moi  la  populace  par  des  manoeu- 


Livre    XIT  423^ 

Vres  fouterraines  ;  l'autre  ,  en  me  cîiafTant 
à  force  ouverte  ,  fans  en  dire  aucune 
raifon.  Je  ne  pouvois  donc  compter  fur 
aucune  retraite  afifurée  ,  à  moins  de  l'aller 
chercher  plus  loin  que  mes  forces  &  la 
faifon  ne  fembloient  me  le  permettre. 
Tout  cela  me  ramenant  aux  idées  dont 
je  venois  de  m'occuper,  j'ofai  defirer  & 
propofer  qu'on  voulût  plutôt  difpofer  de 
moi  dans  une  captivité  perpétuelle ,  que 
de  me  faire  errer  inceffamment  fur  la  terre  , 
enm'expulfantfucceiïivement  de  tous  les 
afyles  que  j'aurois  choifis.  Deux  jours 
après  ma  première  lettre  ,  j'en  écrivis  une 
féconde  à  M.  de  Graffenried  ,  pour  le  prier 
d'en  faire  la  propofition  à  LL.  EE.  La  ré- 
ponfe  de  Berne  à  l'une  &  à  l'autre ,  fut  un 
ordre  conçu  dans  les  termes  les  plus  for- 
mels &  les  plus  durs  ,  de  fortir  de  l'isle  & 
de  tout  le  territoire  médiat  &  immédiat 
de  la  république ,  dans  l'efpace  de  vingt- 
quatre  heures,  &  de  n'y  rentrer  jamais, 
fous  les  plus  grieves  peines. 

Ce  moment  fut  affreux.  Je  me  fuis  trouvé 
depuis  dans  de  pires  angoiffes ,  jamais  dan* 

Dd    4, 


4^4    Les     C'o  n  f  e  s  s  i  o  n  s. 

un  plus  grand  embarras.  Mais  ce  qui  m'af- 
fligea le  plus  ,  fut  d'être  forcé  de  renoncer 
au  projet  qui  m'avoit  fait  defirer  de  palTer 
î  hiver  dans  l'isle.  Il  eft  temps  de  rapporter 
l'anecdote  fatale  qui  a  mis  le  comble  à 
mes  défaftres  ,  &  qui  a  entraîné  dans  ma 
ruine  un  peuple  infortuné  ,  dont  les  naif- 
fantes  vertus  promettoient  déjà  d'égaler 
\\n  jour   celles    de  Sparte    &  de  Rome, 
J'avois  parlé  des  Corfes  dans  le  Contrat 
Social,  comme  d'un  peuple  neuf,  le  feul 
de  l'Europe  qui  ne  fût  pas  ufé  pour  la 
législation  ,  &  j'avois  marqué  la  grande 
efpérance   qu'on   devoit  avoir   d'un   tel 
peuple  ,  s'il  avoit  le  bonheur  de  trouver 
lui   fage    inftituteur.  Mon    ouvrage   fut 
lu  par  quelques  Corfes,  qui  furent  fenfi- 
bles  k  la  manière  honorable  dont  je  parlois 
d'eux  ;  &  le  cas  où  ils  fe  trouvoient  de  tra- 
vailler à  l'établifTeraent  de  leur  république , 
fit  penfer  à  leurs  chefs  ,  de  me  demander 
mes  idées  fur  cet  important  ouvrage.  Uii 
M.  ButtafuocQ  ,  d'une  des  premières  fa- 
milles  du  pays  ,  &  capitaine  en  France 
,daus  Royal -Italien  3  m'écrivit  à  ce  fujet 


Livre    XII.  42^ 

8c  me  fournit  plufieiirs  pièces  que  je  lui 
avois  demandées  ,  pour  me  mettre  au  fait 
de  i'hiftoire  de  la  nation  &  de  l'état  du  pays. 
J\I.  Pacli  m'écrivit  auffi  plufieurs  fois  ;  & 
quoique  je  fentifle  une  pareille  entreprifc 
au-deffus  de  mes  forces  ,  je  crus  ne  poti- 
voir  les  refufer  ,  pour  concourir  à  une  fi 
grande  &  belle  œuvre  ,  lorfque  j'aurois 
pris  toutes  les  inftruélions  dont  j'avois 
befoin  pour  cela.  Ce  fut  dans  ce  fens 
que  je  répondis  à  l'un  &  à  l'autre ,  &  cette 
correfpondance  continua  jufqu'à  mon  dé- 
part. 

Précifément  dans  le  même  temps ,  j'ap- 
pris que  la  France  envoyoitdes  troupes  en 
Corfe ,  &  qu'elle  avoit  fait  un  traité  avec 
les  Génois.  Ce  traité,  cet  envoi  de  troupes 
m'inquiétèrent;  &fansm'imaginer  encore 
avoir  aucun  rapport  à  tout  cela,  jejugeois 
impoffible  &  ridicule  de  travailler  à  un 
ouvrage  qui  demande  un  auiïi  profond 
aepos  que  l'inflitutiou  d'un  peuple,  au 
moment  où  il  alloit  peut-être  être  fubju- 
gué.  Je  ne  cachai  pas  mes  inquiétudes  k 
M.  Buttafuoco,  qui  me  ralTura  par  la  cci- 


426  Les  Confessions. 
titude  que  ,  s'il  y  uvoit  dans  ce  traité  ,  des 
chofes  contraires  à  la  liberté  de  fa  nation  , 
lin  auffi  bon  citoyen  que  lui  ne  refteroit 
pas ,  comme  il  faifoit ,  au  fervice  de  France. 
En  eftet  ,  fon  zèle  pour  la  législatioft 
des  Corfes  ,  Se  fes  étroites  liaifons  avec 
I\'l.  Paoli,  ne  pouvoient  me  lailTer  aucun 
foupcon  fur  fon  compte  ;  &  quand  j'appris 
qu'il  faifoit  de  fréquens  voyages  à  Ver- 
failles  &  à  Fontainebleau  ,  &  qu'il  avoit 
des  relations  avec  M.  de  Choifeuf ,  je  n'en 
conclus  autre  chofe,  fmon  qu'il  avoit  fur 
les  véritables  intentions  de  la  cour  de 
France  ,  desfûretés  qu'il  me  laiflbit  enten- 
dre, mais  fur  lefquelles  il  ne  vouloit  pas 
s'expliquer  ouvertement  par  lettres. 

Tout  cela  me  raffuroit  en  partie.  Ce- 
pendant, ne  comprenant  rien  à  cet  envoi 
de  troupes  françoifes  ;  ne  pouvant  rai- 
fonnablement  penfer  qu'elles  fuiïent  là 
pour  protéger  la  liberté  des  Corfes ,  qu'ils 
étoienttrès  en  état  de  défendre  feuls  con^ 
tre  les  Génois  ,  je  ne  pouvoisme  tranquil- 
lifer  parfaitement,  ni  me  mêler  tout  dt 
"bon  de  la  législation  propofée  ,  jufqu  à  ce 


Livre     XII.  427 

..que  j'eufle  des  preuves  Iblides  que  tout 
cela  n'étoitpas  un  jeu  pour  me  perfiffler. 
J'aurois  extrêmement  defiré  une  entrevue 
avec  M.  Buttafuoco;  c'étoit  le  vrai  moyen 
d'en  tirer  les  éclairciffemens  dont  j'avois 
befoin.  Il  me  la  fit  efpérer  ,  &  je  l'atten- 
dois  avec  la  plus  grande  impatience.  Pour 
lui ,  je  ne  fais  s'il  en  a\'oit  véritable- 
ment le  projet  ;  mais  quand  il  l'auroit  eu  , 
mes  défaftres  m'auroient  empêché  d'en 
profiter. 

Plus  je  méditois  fur  Tentreprife  propo- 
fée  ,  plus  j'avançois  dans  l'examen  des 
pièces  que  j'avois  entre  les  mains  ,  &  plus 
je  fentois  la  néceffité  d'étudier  de  près  , 
&  le  peuple  à  inftituer ,  &  le  fol  qu'il  habi- 
toit,  &  tous  les  rapports  par  lefquels  il 
lui  falloit  approprier  cette  inftitution.  Je 
comprenois  chaque  jour  davantage  ,  qu'il 
m'étoit  impoITible  d'acquérir  de  loin  toutes 
les  lumières  néceffaires  pour  me  guider. 
Je  récrivis  à  Buttafuoco  :  il  le  fentit  lui- 
même  ;  &  fi  je  ne-formai  pas  précifément 
la  réfolution  de  paffer  en  Corfe  ,  je  m'oc- 
cupai beaucoup  des  moyens  de  faire  ce 


'428    Les    Con  fessions; 

voyage.  J'en  parlai  à  M.  Daftier,  quF  ^ 
ayant  autrefois  fervi  dans  cette  isie  fous 
IV1.  de  Maillebois  ,  devoit  la  connoîtrc. 
Il  n'épargna  rien  pour  me  détourner  de 
ce  deffein  ;  &  j'avoue  que  la  peinture 
affreufe  qu'il  me  fit  des  Corfes  &  de  leur 
pays  ,  refroidit  beaucoup  le  defir  que  j'a- 
vois  d'aJler  vivTe  au  milieu  d'eux. 

Mais  quand  les  perfécutions  de  Mo- 
tiers  me  firent  fonger  à  quitter  la  SuilTe, 
ce  defir  fe  ranima  par  l'efpoir  de  tron\'er 
enfin  chez  ces  infulaires  ,  ce  repos  qu'on  ne 
vouloit  me  laifTer  nulle  part.  Une  chofe 
feulement  m'effaroucboit  fur  ce  voyage; 
c'étoit  l'inaptitude  &  l'averfion  que  j'eus 
toujours  pour  la  vie  adive ,  à  laquelle  j'ai- 
lois  être  condamné.  Fait  pour  méditer  à 
loifir  dans  la  folitude  ,  je  ne  l'étois  point 
pour  parler  ,  agir  ,  traiter  d'affaires  parmi 
les  hommes.  La  nature  qui  m'avoit  donné 
le  premier  talent,  m'avoit  refufé  l'autre. 
Cependant  je  fentois  que  ,  fans  prendre 
part  direélement  aux  affaires  publiques, 
je  ferois  nécefTité,  fi-tôt  que  je  ferois  en 
Corfe  ,  de  me  livrer  à  l'emprcffcment  du 


Livre    XII.  429I 

peuple ,  &  de  conférer  très  -  fouvent  avec 
les  chefs.  L'ob)et  même  de  mon  voyage 
exigeoit  qu'au  lieu  de  chercher  la  retraite  , 
je  cherchafTe ,  au  fein  de  la  nation  ,  les 
lumières  dont  j'avois  befoin.  Il  étoit  clair 
«[ue  je  ne  pourrois  plus  difpofer  de  moi- 
même,  &  qu'entraîné  malgré  moi  dans 
un  tourbillon  pour  lequel  je-n'étois  point 
jaé  ,  j'y  menerois  une  vie  toute  contraire 
à  mon  goût ,  &  ne  m'y  montrerois  qu'à 
mon  défavantage.  Je  prévoyois  que  ,  fou- 
tenant  mal  par  ma  préfence  ,  l'opinion  de 
capacité  qu'avoient  pu  leur  donner  mes 
livres  ,  je  me  décréditerois  chez  les  Cor- 
îts  ,  &  perdrois  ,  autant  à  leur  préjudice 
qu'au  mien  ,  la  confiance  qu'ils  m'avoient 
donnée  ,  &  fans  laquelle  je  ne  pouvois 
faire  avecfuccès  l'œuvre  qu'ils  attendoient 
de  moi.  J'étois  fur  qu'en  fortant  ainfi  de 
ma  fphere  ,  je  leur  de\'iendrois  inutile  & 
me  rendrois  malheureux. 

Tourmenté  ,  battu  d'orages  de  toute 
efpece,  fatigué  de  voyages  8c  de  perfécu- 
tions  depuis  plufieurs  années,  je  fentois 
yi.verne;it  le  befgi/i  ^u  repos ,  çlpnt  mes 


430    Les    Confessions. 

barbares  ennemis  fe  faifoient  uq  jeu  de 
me  priver;  je  foupirois  plus  que  jamais 
après  cette  aimable  oiiiveté ,  après  cette 
douce  quiétude  d'efprit  &  de  corps  ,  que 
j'avois  tant  convoitée  ,  &  à  laquelle  ,  re- 
venu des  chimères  de  l'amour  &  de  l'ami- 
tié ,  mon  cœur  bornoit  fa  félicité  fuprême. 
Je  n'envifageois  qu'avec  effroi  les  travaux 
que  j'allois  entreprendre,  la  vie  tumul- 
tueufe  à  laquelle  j'allois  me  livrer  j  &  fi  la 
grandeur,  la  beauté,  l'utilité  de  l'objet 
animoient  mon  courage,  l'impolTibilité  de 
payer  de  ma  perfonne  avec  fuccès,  me 
l'ôtoit  abfolument.  Vingt  ans  de  médita- 
tion profonde ,  à  part  moi  >  m'auroient 
moins  coûté  que  fix  mois  d'une  vie  adive , 
au  milieu  des  hommes  &  des  affaires  ,  & 
certain  d'y  mal  réuffir. 

Je  m'avifai  d'un  expédient  qui  me  parut 
propre  à  tout  concilier.  Pourfuivi  dan^s 
tous  m.es  refuges  par  les  menées  foutcr- 
laines  de  mes  fecrets  perfécuteurs  ,  &  ne- 
voyant  plus  que  la  Corfe  où  je  puffe  efpé- 
rer,  pour  mes  vieux  jours  ,  le  repos  qu'ils 
ne  vouloient  me  laiffer  nulle  part ,  je  rélb- 


Livre    XII.  455 

Jits  de  m'y  rendre ,  avec  Jes  diredions  de 
Buttafuoco,  auiïi-tôt  que  j'en  aurois  la 
poffibilité;  mais  pour  y  vivre  tranquille, 
de  renoncer,  du  moins  en  appurence  ,  au 
travail  de  la  législation  ,  &  de  me  borner  , 
pour  payer  en  quelque  forte  à  mes  hôtes 
leur  hofpitalité  ,  à  écrire  fur  les  lieux  leur 
hiftoire ,  fauf  à  prendre  fans  bruit  les  inf-. 
truclions  néceffaires  pour  leur  devenir 
plus  utile ,  fi  je  voyois  jour  à  y  réuffir. 
En  commençant  ainfi  par  ne  m'engager 
à  rien.,  j'efpérois  être  en  état  de  méditer 
en  fecret  &  plus  à  mon  aife ,  un  plan  qui 
pût  leur  convenir ,  &  cela  fans  renoncer 
beaucoup  à  ma  chère  folitude  ,  ni  me  fou- 
mettre  à  un  genre  de  vie  qui  m'étoit  infup- 
portable,  &  dont  je  n'avois  pas  le  talent. 

Mais  ce  voyage  dans  ma  fituation  ,  n'é- 
toit  pas  une  chofe  aifée  à  exécuter.  A  la 
manière  dont  M.  Daftier  m'avoit  parlé 
de  la  Corfe  ,  je  n'y  de\ois  trouver,  des 
plus  hmples  commodités  de  la  vie,  que 
celles  que  j'y  porterois  :  linge  ,  habits  , 
vailfelle  ,  batterie  de  cuifine,  papier,  li- 
vres ,  il  fajlqit  tout  portée  avec  foi.  four 


432    Les     Confessions. 

m'y  tranfplanter  avec  ma  gouvernante  ," 
il  falloit  franchir  les  Alpes  ,  &  dans  un 
trajet  de  deux  cents  lieues ,  traîner  à  ma 
fuite  tout  un  baeage;  il  falloit  paffer  à 
travers  les  états  de  plufieurs  fouverains  ; 
&  fur  le  ton  donné  par  toute  l'Europe,  je 
devois  naturellement  m'atteixdre  ^  après 
mes  malheurs,  à  trouver  par-tout  des 
obfbacles  &  à  voir  chacun  fe  faire  un  hon- 
neur de  m'accabler  de  quelque  nouvelle 
difgrace  ,  &  violer  avec  moi  tous  les  droits 
des  gens  &  de  l'humanité.  Les  frais  im- 
menfes ,  les  fatigues  ,  les  rifques  d'un  pa- 
reil voyage  m'obligeoient  d'en  prévoir 
d'avance  &  d'en  bien  pefer  toutes  les  diffi- 
cultés. L'idée  de  me  trouver  enfin  feul, 
fans  refTource  à  mon  âge ,  &  loin  de  toutes 
mes  connoiffances,  à  la  merci  decepeupic 
barbare  &  féroce ,  tel  que  me  le  peignoic 
IVI.  Daftier,  étoit  bien  propre  à  me  faire 
rêver  fur  une  pareille  réfolution  ,  avant 
de  l'exécuter.  Je  defirois  paflionnément 
l'entrevue  que  Buttafuoco  m'avoit  fait 
efpérer,  &j'en  attendoJs  l'effet  pour  pren- 
dre tout-à-iait  mon  parti. 

Tandis 


Livré    XIL  4^3 

Tandis  que  je  balançois  ainfi ,  vinrent 
}es  perfécutions  de  Motiers  ,  qui  me  for- 
«:erent  à  la  retraite.  Je  n'étois  pas  prêt  pour 
un  long  voyage,  &  fur -tout  pour  celui 
de  Corfe.  J'attendois  des  nouvelles  de 
Buttafuoco  ;  je  me  réfugiai  dans  l'isle  de 
St.  Pierre  ,  d'où  je  fus  chafTé  à  Tentrée 
de  l'hiver,  comme  j'ai  dit  ci'- devant.  Les 
Alpes  couvertes  de  nefge  rendoient  alors 
pour  moi  cette  émigration  impraticable  , 
fur -tout  a\ec  la  précipitation  qu'on  me 
prefcrivoit.  Il  eft  vrai  que  l'extravagance 
d'un  pareil  ordre  le  rendoit  impoiïible  à 
exécuter:  car  du  milieu  de  cette  folitude 
enfermée  au  milieu  des  eaux  ,  n'ayant 
que  vingt -quatre  heures  depuis  l'mtima- 
tion  de  l'ordre  pour  me  préparer  au  dé- 
part ,  pour  trouver  bateaux  &  voitures 
pour  fortir  de  l'isle  &  de  tout  le  territoire  ; 
quand  j'aurois  eu  des  ailes  ,  j'aurois  eu 
peine  à  pouvoir  obéir.  Je  l'écrivis  à  M.  le 
baillif  de  Nidau  ,  en  répondant  à  fa  lettre , 
&je  m'empreiïai  de  fortir  de  ce  pays  d'ini- 
quité. Voilà  comment  il  fallut  renoncera 
mon  projet  chéri ,  &  comment  n'ayaotpu 
Tome  IV.  E  e 


434  Les  Confessions. 
dans  mon  découragement  obtenir  qu'on 
difpofàt  de  moi ,  je  me  déterminai ,  fur  l'in- 
vitation de  milord  maréchal ,  au  voyage 
de  Berlin  ,  laifiant  Thérefe  hiverner  à 
l'isle  de  St.  Pierre  ,  avec  mes  effets  & 
mes  livres  ,  &  dépofant  mes  papiers  dans 
les  mains  de  du  Peyrou.  Je  fis  une  telle 
diJigence,  que  dès  le  lendemain  matin, 
]e  partis  de  fisle  &  me  rendis  à  Bienne 
encore  avant  midi.  Peu  s'en  falJut  que 
]e  n'y  terminaffe  mon  voyage ,  par  un  inci- 
dent dont  le  récit  ne  doit  pas  être  omJs, 
Si-tôt  que  le  bruit  s'étoit  répandu  que 
j'avois  ordre  de  quitter  mon  afyle  ,  j'eus 
une  affluence  de  vifites  du  voifniagc  ,  & 
fur -tout  de  Bernois  qui  venoient  avec 
la  plus  déteflable  fauffeté  me  flagorner , 
m'adoucir  &  me  protefter  qu'on  avoifc 
pris  le  moment  des  vacances  &  de  l'infré- 
quence  du  fénat,pour  minuter  &  m'inti- 
mer  cet  ordre,  contre  lequel ,  difoient- 
iJs  ,  tout  le  Deux -cent  étoit  indigné.  Par- 
mi ce  tas  de  confolateurs ,  i]  en  vint  quel* 
ques-uns  de  la  ville  de  Bienne,  petit 
état  libre  ,  enclavé  dans  celui  de  Berne, 


Livre    YAL  435 

^  èntr'autres  un  jeune  homme ,  appelle 
Wildfemet,  dont  la  famille  tenoit  le  pre- 
inier  rang  &  avoit  le  principal  crédit 
dans  cette  petite  ville.  Wildremet  me 
conjura  vivement,  au  nom  de  fes  con- 
titoyens ,  de  chôinr  ma  retraite  au  milieu" 
d'eux  ;  m'afTurant  qu'ils  defiroient  avec 
èmpreflement  de  m'y  recevoir  ;  qu'ils  fc 
fercient  une  gloire  &  un  devoir  de  m'y 
faire  oublier  les  perfécutions  que  j'avois 
foufiertes  ;  que  je  n'avois  à  craindre  chez 
eux  aucune  influence  des  Bernois  ;  que 
Bienne  étoit  une  ville  libre,  qui  ne  rece- 
i'oit  des  loix  de  perfonne  ,  &  que  tous  les 
èitoyens  étoient  unanimement  déterminés 
à  n'écouter  aucune  follicitation  qui  me 
fût  contraire. 

Wildremet  voyant  qu'il  ne  m'ébfanloit 
pas ,  fe  fit  appuyer  de  plufieurs  autres 
perfonnes  ,  tant  de  Bienne  &  des  envi- 
rons ,  que  de  Berne  même ,  &  cntr'autres 
du  même  Kirkeberguer  ,  dont  j'ai  parlé  7 
qui  m'avoit  recherché  depuis  ma  retraite 
en  Suiffe  ,  &  que  fes  talens  &  fes  principes 
ïncrcndoicnt  intéreflant.  Mais  des  foll'ci« 

E  e    3 


430    Les    Confessions. 

tations  moins  prévues  &  plus  pondérante^ 
furent  celles  de  M.  Barthès ,  fecretaire 
d'ambafifade  de  France,  qui  vint  me  voir 
avec  Wildremet,  m'exhorta  fort  de  me 
rendre  à  fon  invitation ,  &  m'étonna  par 
l'intérêt  vif  &  tendre  qu'il  paroiiïbit  pren- 
dre à  moi.  Je  ne  connoiffois  point  du 
tout  M.  Barthès  ;  cependant  je  le  voyois 
mettre  à  fes  difcours ,  la  chaleur,  le  zel© 
de  l'amitié,  &  je  voyois  qu'il  lui  tenoit 
véritablement  au-  cœur,  de  me  perfuader 
de  m'établir  àBienne.  Il  me  fit  l'éloge  le 
plus  pompeux  de  cette  ville  &  de  fes  habi-? 
tans  ,  avec  lefquels  il  fe  montroit  fi  inti- 
mement lié ,  qu'il  les  appella  plufieurs 
fois  devant  moi ,  fes  patrons  &  fes  peres. 
Cette  démarche  de  Barthès  me  dérouta 
dans  toutes  mes  conjeétures.  J'avois  tou- 
jours foupçonné  M.  de  C 1  d'être 

fauteur  caché  de  toutes  les  perfécutions 
quej'éprouvois  en  Suifie.  La  conduite  du 
réfident  de  France  à  Genève  ,  celle  de 
l'ambaffadeur  àSoleure,  ne  confirmoient 
que  trop  ces  foupçons  ;  je  voyois  la  France 
influer  en  fecret  fur  tout  ce  qui  m'arri- 


Livre    XII.  437 

voit  à  Berne ,  à  Genève  ,  à  Ncuchatci , 
&  je  ne  croyois  avoir  en  France  aucun 

ennemi  puilTant  que  le  feul  duc  de  C 1. 

Oue  pouvois-je  donc  penfer  de  la  vifttc 
de  Barthès  &du  tendre  intérêt  qu'il  paroif- 
foit  prendre  à  mon  fort  ?  Mes  malheurs 
n'avoient  pas  encore  détruit  cette  con- 
fiance naturelle  à  mon  cœur ,  &  l'expé- 
rience ne  m'avoitpas  encore  appris  à  voir 
par-tout  des  embûches  fous  les  carefies.  Je 
cherchois  avecfurprife,  la  raifon  de  cette 
bienveillance  de  Barthès  :  je  n'étois  pas 
allez  fot  pour  croire  qu'il  fit  cette  démar- 
che de  fon  chef;  j'y  voyois  une  publicité", 
&  même  une  afFeélation  quimarquoit  une 
intention  cachée,  &  j'étois  bien  éloigné 
d'avoir  jamais  trouvé  dans  tous  ces  petits 
agens  fubalternes,  cette  intrépidité géné- 
reufe  qui,  dans  un  pofte  femblable  ,  avoit 
fouvent  fait  bouillonner  mon  cœur. 

J'avois  autrefois  un  peu  connu  le  che- 
valier de  Beauteville  chez  M.  de  Luxem- 
bourg ;  il  m'avoit  témoigné  quelque  bien- 
veillance ;  depuis  fon  ambaffade ,  il  m'a- 
voit  encore  donné  quelques  figncsdefoL^ 

Ee    3 


458  Les  Confessions. 
venir,  &  m'avoit  môme  fait  invitera  l'aî^ 
ier  voir  à  Soleure  :  invitation  dont,  fans 
m  y  rendre ,  j'avojs  été  touché ,  n'ayant 
'oas  accoutumé  d'être  traité  fi  honnête- 
ment  par  les  gens  en  place.  Je  préfumai 
.donc  que  M.  de  Beauteville  ,  forcé  de 
fuivre  fes  inftruclions  en  ce  qui  regardoit 
les  affaires  de  Genève ,  me  plaignant  ce- 
pendant dans  mes  malheurs,  m'avoit  mé- 
nagé ,  par  des  foins  particuliers  ,  cet  afyle 
de  Bienne  pour  y  pouvoir  vivre  tranquille 
fous  fes  aufpices*  Je  fus  fenfible  à  cette 
attention  ,  mais  fans  en  vouloir  profiter  j 
&  déterminé  tout- à-fait  au  voyage  de 
Berlin  ,  j'afpirois  avec  ardeur  au  moment 
.de  rejoindre  milord  maréchal ,  perfuadé 
que  ce  n'étoit  plus  qu'auprès  de  lui  que 
je  trouverois  un  vrai  repos  &  un  bonheur 
.durable.;. 

A  mon  départ  de  l'isle ,  Kirkeberguer 
m'accompagna  jufqu'à  Bienne.  J'y  trou- 
vai Wildremet  &  quelques  autres  Bien- 
nois  qui  m'attendoient  à  la  defcente  du 
bateau.  Nous  dinàm*es  tous  enfemble  à 
l'auberge  ;  &  en  y  arrivant ,  mon  prenaier 


Livre    XIL  43»^ 

foin  fut  de  faire  chercher  une  chaife  ,  vou- 
lant partir  dès  le  lendemain  matin.  Pciî- 
dant  le  dîner  ,  ces  meflieurs  reprirent 
leurs  infiances  pour  me  retenir  parmi  eux", 
&ce]a  avec  tant  de  chaleur  &  des  p rote fta- 
tions  fi  touchantes ,  que  malgré  toutes  mes 
réfolutions,  mon  cœur  qui  n'a  jamais  fu 
réfifter  aux  caredes ,  fe  lai  (Ta  émouvoir  aux 
jeurs  :  fi-tôt  qu'ils  me  virent  ébranlé,  ils 
redoublèrent  fi  bien  leurs  efforts ,  qu'en- 
fin je  me  laifTai  vaincre,  &  confentis  de 
refier  à  Bienne ,  au  moins  jufqu'au  prin- 
temps prochain. 

.  Auiïi-tôt  Wildremet  fe  preffa  de  me 
pourvoir  d'un  logement  ,  &  me  vanta 
comme  une  trouvaille,  une  vilaine  petite 
chambre  fur  un  derrière  ,  au  troifieme 
€tage,  donnant  fur  une  cour  ,  où  j'avois 
pour  régal  l'étalage  des  peaux  puantes 
d'un  chamoifeur.  IVÎon  hôte  étoit  un  petit 
homme  de  bafle  mine  &  paflablement 
frippon  ,  que  j'appris  le  lendemain  être 
débauché  ,  joueur,  &  en  fort  mauvais  pré- 
dicament  dans  le  quartier  ;  il  n'avoit  ni 
femme,  ni  enfans ,   ni   domefliques  ;  & 

E  e    4 


440    Les     C  o  n  f  e  s  s  i  ,o  n  s.^ 

triftement  reclus  dans  ma  chambre  fo]f- 
taire  ,  j'étois,  dans  le  plus  riant  pays  du 
monde,  logé  de  manière  à  périr  de  mé- 
lancolie en  peu  de  jours.  Ce  qui  m'affec1:a 
le  plus  ,  malgré  tout  ce  qu'on  m'avoit 
dit  de  l'emprefTement  des  habitans  à  me 
recevoir  ,  fut  de  n'appercevoir  en  paffant 
dans  les  rues  ,  rien  d'honnête  envers  moi 
dans  leurs  manières  ,  ni  d'obligeant  dans 
leurs  regards.  J'étois  pourtant  tout  déter- 
miné à  refter  là  ,  quand  j'appris  ,  vis  ,  & 
fentis  même  dès  le  jour  fuivant,  qu'il  y 
avoitdans  la  ville  une  fermentation  terri- 
ble à  mon  égard.  Plufieurs  emprefles  vin- 
rent obligeamment  m'avertir  qu'on  de- 
voit  dès  le  lendemain  me  fignifierle  plus 
durement  qu'on  pourroit ,  un  ordre  de 
ibrtir  fur-le-champ  de  l'état,  c'eft-à-dire 
de  la  ville.  Je  n'avois  perfonne  à  qui  me 
confier  ;  tous  ceux  qui'm'avoient  retenu  , 
s'étoient  éparpillés.  Wildremet  avoit  dif- 
paru  ,  je  n'entendis  plus  parler  de  Bar- 
thès ,  &  il  ne  parut  pas  que  fa  recomman- 
dation m'eût  mis  en  grande  faveur  auprès 
despatrons  &desperes  qu il s'étoit donnée 


Livre    XÏI.  441- 

devant  moi.  Un  M.  de  Vau  -  Travers , 
Bernois,  qui  avoit  une  jolie  maifon  pro- 
che la  ville ,  m'y  offrit  cependant  un  afyle  , 
çfpérant ,  me  dit  -  il ,  que  j'y  pourrois  évi- 
ter d'être  lapidé.  L'avantage  ne  me  parut 
pas  allez  flatteur  pour  me  tenter  de  pro- 
longer mon  féjour  chez  ce  peuple  hof- 
pitalier. 

Cependant ,  ayant  perdu  trois  jours  à 
e.ç  retard  ,  j'avois  déjà  pafle  de  beaucoup 
les  vingt -quatre  heures  que  les  Bernois 
m'avoient  données  pour  fortir  de  tous 
leurs  états  ,  &  je  ne  laiffois  pas ,  connoif- 
fant  leur  dureté ,  d'être  en  quelque  peine 
fur  la  manière  dont  ils  me  les  laifferoient 
traverfer ,  quand  M.  le  baillif  de  Nidau 
vint  tout  à  propos  me  tirer  d'embarras. 
Comme  il  avoit  hautement  improuvé  le 
violent  procédé  de  LL.  EE.il  crut  dans 
fa  générofité,  me  devoir  un  témoignage 
public  ,  qu'il  n'y  prenoit  aucune  part ,  & 
ce  craignit  pas  de  fortir  d-e  fon  bailhage 
pour  venir  me  faire  une  vifite  à  Bienne, 
îi  vint  la  veille  de  mon  départ;  &  loin 
de  vçnii   incognito,  il  nffeéla  même  du 


44«    Les    Confessions. 

cérémonial,  vint  in  focchi dans  foncarofTc 
avec  fon  fecretaire  ,  &  m'apporta  un  pafTe- 
port  en  fon  nom  ,  pour  traverfer  l'état  de 
Berne  à  mon  aife  &  fans  crainte  d'être 
inquiété.  La  vifite  me  toucha  plus  que 
le  pafTe-port.  Je  n'y  aurois  guère  été 
moins  fenfible  ,  quand  elle  auroit  eu  pour 
objet  un  autre  que  moi.  Je  ne  connois 
rien  de  fi  puilTant  fur  mon  coeur ,  qu'un 
aéle  de  courage  fait  à  propos  ,  en  faveur 
du  foible  injuftement  opprimé. 

Enfin  ,  après  m'être  avec  peine  procuré 
une  chaife  ,  je  partis  le  lendemain  matin 
de  cette  terre  homicide ,  avant  l'arrivée 
de  la  députation  dont  on  devoit  m'hono- 
rer ,  avant  même  d'avoir  pu  revoir  Thé- 
1  efe ,  à  qui  j'avois  marqué  de  me  venir 
joindre ,  quand  j'avois  cru  m'arrêter  à 
Bienne  ,  &  que  j'eus  à  peine  le  temps  de 
contre-mander  par  un  mot  de  lettre  ,  en 
lui  marquant  mon  nouveau  défaftre.  On 
verra  dans  ma  troifieme  partie  ,  fi  jamais 
j'ai  la  force  de  l'écrire  ,  comment,  croyant 
partir  pour  Berlin  ,  je  partis  en  effet  pour 
TAnorleterre  ,&  comment  les  deux  dames' 


Livre    XII.  443 

qui  vouloient  djfpofer  de  moi  ,  après 
m'avoir ,  à  force  d'intrigues  ,  clnifTé  de  la 
Suifle  ,  où  je  n'étois  pas  affez  en  leur  pou- 
voir, parvinrent  enfin  à  me  livrera  leur 
ami. 

J'ajoutai  ce  qui  fuit  dans  la  leclure  que 
je  fis  de  cet  écrit  à  M.  &  INIad,  la«com= 
tefle  d'Egmont ,  à  M.  le  prince  Pigna- 
telli ,  à  Mad.  la  marquife  de  I\Tefme  & 
à  lyi.  le  marquis  de  Juigné. 

J'ai  dit  la  vérité  :  Ci  quelqu'un  fait  des 
cliofes  contraires  à  ce  que  je  viens  d'ex- 
pofer,  fufTent- elles  mille  fois  prouvées, 
il  fait  des  mbnfonges  &  des  impoftures  ; 
&  s'il  refufe  de  les  approfondir  &  de  les 
cclaircir  avec  moi,  tandis  que  je  fuis  en 
vie,  il  n'aime  ni  la  juftice  ni  la  vérité. 
Pour  moi,  je  le  déclare  hautement  &  fans 
crainte  :  quiconque ,  même  fans  avoir  lu 
mes  écrits  ,  examinera  par  fes  propres 
yeux  mon  naturel,  m.on  caractère,  mes 
mœurs  ,  mes  penchans  ,  mes  plaifirs,  mes 
îiabitudes  ,  &  pourra  me  croire  un  mal- 
honnête homme,  efllui- même  un  homme 
^  étouffer. 


444    Les    Confessions. 

J'achevai  ainfi  ma  ledure ,  Se  tout  le 
monde  fe  tut.  Mad.  d'Egmont  fut  la  feule 
qui  me  parut  émue  :  elle  treffaillit  vifible- 
inent;  mais  elle  fe  remit  bien  vite ,  &  gar- 
da le  filence ,  ainfi  que  toute  la  compa- 
gnie. Tel  fut  le  fruit  que  je  tirai  de  cette 
ïeéture  &  de  ma  déclaration. 


Fin  des  Confejîons, 


Livre    XII.  44g 


DÉCLARATION  trouvée  dans  les  papiers  dû 
r auteur.  (*) 


lUAND  m.  RoulTeau  traita  de  fort 
ouvrage  iutitulé  ,  Emile  ou  de  t éducation  , 
Ceux  avec  qui  il  conclut  fon  marché  ,  lui 
dirent  que  leur  intention  étoit  de  le  faire 
imprimer  en  Hollande.  Un  li  jraire  ,  de- 
venu poneffeur  du  manufcrit  ,  demanda 
ia  permiffion  de  le  faire  imprimer  en 
France  ,  fans  en  avertir  l'auteur.  On  lui 
nomma  un  cenfeur.  Le  cenfeur  ayant 
examiné  les  premiers  cahiers  ,  donna  une 
lifte  de  quelques  changemens  qu'il  croyoit 
néceffaires.  Cette  lifte  fut  communiquée 
à  M.  Rondeau  ,  à  qui  on  avoit  appris 
quelque  temps  auparavant ,  qu'on  avoit 


(*)  Cette  déclaration  ,  qui  a  été  fournie  à 
l'auteur,  par  le  célèbre  magiftrat  qui  l'a  fignée, 
potir  lui  fervir  de  pièce  juftificative  ,  a  paru  tro|> 
importante  poui;  ne  pas  l'inférer  ici. 


44^      t.  ES      C  0  N  F  E  s  s  I  O  K  s, 
commencé    à  imprimer   ion    ouvrage  z 
Paris. 

Il  déclara  au  magiftrat  chargé  de  la 
librairie  ,  qu'il  étoit  inutile  de  faire  des 
ehangemens  aux  premiers  cahiers  ,  parce 
que  la  leélure  de  la  fuite  feroit  connoître 
que  l'ouvrage  entier  ne  pourroit  jamais 
être  permis  en  France.  Il  ajouta  qu'il  ne 
vouloit  rien  faire  en  fraude  des  loix  ,  & 
qu'il  n'avoit  fait  fon  livre  que  pour  être 
imprimé  en  Hollande  ,  où  il  eroyoit  qu'il 
pouvoit  paroître  ,  fans  contrevenir  à  Li 
loi  du  pays. 

Ce  fut  d'après  cette  déclaration  ,  faite 
par  M.  RoufTeau  lui-même  ,  que  le  cen- 
feur  eut  ordre  de  difcontinuer  l'examen  , 
&  qu'on  dit  au  libraire  qu'il  n'auroit  ja- 
mais de  permiffion.  D'après  ces  faits  qui 
ibnt  très- certains  &  qui  ne  feront  point 
défavôucs  ,  M.  Rouffeau  peut  affurer  que 
fi  le  livre  intitulé  ,  Emile  ou  de  téducaticn  .. 
a  été  imprimé  à  Paris  malgré  les  défenfes  , 
c'eft  fans  fon  confentement  ,  c'efl  à  fon 
infu  ,  &  même  qu'il  a  fait  ce  qui  dépen- 
doit  de  lui  pour  l'empêcher.- 


Livre    XÏI.  44;? 

Les  faits   contenus  dans  ce  mémoire  ^ 

font  exac'leraent    vrais  ;  &    puifque    JVI. 

Roufleau  defire  que  je  le  lui  certifie  ,  c'eft 

une  fatisfadion  que  je  ne  peux  lui  refufer. 

A  Paris  le  31  janvier  1766. 

De  Lamoignon  de  Mâles  herbes» 


I 


t^* 


^. 


•  ^*