Te
PTER SANS SON HOTE B
PROTERRE
Jt lfelle AUGl-STINE BROHAN
Joué pour la preniiti
1 des Enfants pauvres de la Ville de Paris
dans les salons de l'Hôtel Porbin Janson
mars 1849
«D M CK1IFIT DE I II
PIU\ : 2 FlUMs
PARIS
'ERROT1N, LIBRAIRE- ÉDITEUR
PO DOYENNÉ, 3, ET BOULEVARD MONTMARTRE, 22
1849
•~ -.rCCft
Qi^yyo
c<^5
$ COMPTER SANS SON HOTE V
PKOVEKKE
PAR M'11 AUGl'STINE BROIIAIV
Joué pour la premM i
néfice des Enfants pauwes de la Ville de Paris
dans les salons de l'Hôtel Porbln Janaon
mars i»49
SF. VEM> Al' l'HDFH :
PRIX : 2 FIU\i;s
PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE -EDITEUR
PLACE PU DOYENNÉ, 3, ET iiOULEVARD MONTMARTRE, 22
1849
iQ^x^-
--^q^M
1222
.A3
COMPTER SANS SON HOTE
DE I, I.MIMUMEIIIE DE CKAI'ELLT
COMPTER SANS SON HOTE
PROVERBE
PAR M "< AUGUSTIXE BROHAA
1.,, favriii ili la raiion , fai:i
î-^>
PARIS
PERROT1N , LIBUAIRE-ÉD1TEUR
l'LACE DU IMiV, ;\M. S. ET BOULEVARD MOXTMA RTRE , 23
18-49
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/comptersanssonhOObroh
COMPTER SANS SON HOTE
LA DUCHESSE DE PRADINES. M,fc Bbohak.
LE MARQUIS. M. le comte df N.
LUC Y. M"e Bertin.
COMPTER SANS SON HOTE.
(La scène se passe dans un château de l'Anjou j
IVtii salon : causeuse an coin de la cheminée; feu; piano ouvcrl
une glace sur le piano; une fenêtre
SCENE PREMIERE.
LA DUCHESSE, LE MARQUIS
Ils entrant nu fond.
I A DUCHESSE.
Je suis veuve , marquis ; j'ai vingt-cinq ans ,
et je veux bien vous avertir que vous entrepre-
nez une tâche difficile. Je ne saurais aimer à
cette heure; mon mari m'a guéri des premières
illusions, la vingt-cinquième année m'a guérie
tout à fait. En un mot, celui-là sera bien habile
qui me surprendra hors de mes remparts.
IF H1BQUTS.
Madame la duc!. esse, votre sécurité est un
piége qui tournera contre vous; prenez-y garde.
COMPTER SANS SON HOTE.
LA DUCHESSE.
Grand merci du conseil ; niais je ne puis en
lionne conscience vous faire plus effrayant que
vous ne l'êtes.
LE MARQUIS.
Oh ! vous ne nie comprenez point , madame :
ce n'est vraiment pas moi qui suis à craindre ,
mais l'ennui, leyV? ne sais quoi, les circonstances,
le hasard , vous êtes veuve...
LA DUCHESSE.
Grâce au ciel !...
LE MARQUIS.
Grâce au ciel?... Comme vous dites cela du
fond de l'âme... C'était donc un affreux tyran,
ce pauvre duc ?...
LA DUCHESSE.
Fi donc!... qu'est-ce que cela... un tyran?...
C'était, comme vous vous intitulez fièrement, vous
autres hommes , un homme h bonnes fortunes ;
nous autres femmes nous appelons cela d'un
mot plus vrai : ce pauvre duc... était un cou-
reur. . .
LE MARQUIS.
.l'entends; et à force d'avoir couru , l'infortuné
vous a laissée veuve. Grâce au ciel !
LA DUCHESSE
Pour cela. . . bon !
5< EXE I.
LE MARQUIS.
Oui— da ? à vingt-quatre ans, veuve, libre,
belle, un peu esseulée, et par-dessus le marché
une solide fortune; comme qui dirait une houle
de neige de successions.
LA DUCHESSE.
Oui, Dieu merci; mais où voulez-vous en
venir?. ..
LE MAUOllS.
Moi? à rien; j'en suis où vous en êtes. ><>us
disions donc : grâce au ciel , vous êtes veuve et,
Dieu merci , vous êtes riche; est-ce cela?
LA DUCHESSE.
Ah çà!... marquis... quelle est cette nouvelle
entrée de jeu?... Me voulez-vous faire passer
pour anthropophage? avec votre Dieu merci...
l'accent que vous y mettez ne me convient pas...
Je dis : Dieu merci, et non pas, Dieu merci!!!
Voulez-vous pas que j'aille pleurer quelques
vieux parents que je n'avais jamais vus...
LE MARQUIS.
Mais, voilà une querelle d'Allemand. Et qui
parle de vous reprocher quoi que ce soit?...
Je dis comme vous, et avec vous : vous êtes
veuve , grâce au ciel ! et riche , Dieu merci !
Pour comble de bonheur, je ne vois personne
qui ait droit d'assiduité auprès de votre veu-
6 COMPTER SANS SON HOTE,
vage , sinon moi; et... suivez-moi bien ! à force
de voir toujours le même visage, vous en pren-
drez l'habitude, et de façon à ne plus savoir
vous en passer. Ce cpii fait, qu'un jour ou l'au-
tre, sans le savoir, sans le vouloir, sans résis-
tance, sans façons et sans remords, vous vous
direz à vous-même : Ma foi , à tout prendre ,
cet homme- là est plus aimable que je ne pen-
sais.
I.A DUCHESSE.
La chute est jolie... C'est donc là que vous en
vouliez venir?... Ah! bon Dieu! quelle idée
avez -vous de moi ; vous êtes mon parent, par
malheur; les convenances m'ordonnent de vous
recevoir, mais mon cœur, ce pauvre cœur, dont
vous faites le but de vos soupirs et de vos bons
mots, est tout entier où vous n'êtes guère ; dans
le monde, au bal, au spectacle. Ce soir, par
exemple , ce cœur volage occupe , bel et bien ,
une grande loge aux avant-scènes de l'Opéra,
pour la pièce nouvelle. Vous ne voyez ici, dans
ce reste de deuil, qu'une pâle copie de moi-même,
le moi, qui n'est pas moi, pendant que le vrai
moi , en grande toilette, en grande parure , des
fleurs à la main, admirée, enviée, prête une
oreille attentive et charmée, au Prophète de
Meyerbeer. Vous jouez avec une illusion ; ma vie
n'est point ici, marquis, c'est mon ombre.
SCÈNE I. 7
LE HARQ1 is.
En ce cas , permettez-vous que je baise l'om-
bre de tes jolis doigts, qui agitent l'éventail à
lavant-scène et qui déchirent, ici même, cette
ombre de mouchoir?
la m < HESSI
Déchirent... déchirent... où voyez-vous cela?
Ce sont des jouis que j'agrandis — par préoc-
cupation.
LE M ABOI 1S.
Cela se voit de reste , mais le pauvre mou-
choir finira par passer, tout entier, à traversées
jours.
LA DUCHESSE.
Que vous importe ?
LE MARQt IS.
Au fait!... Mais que vous êtes de maussade
humeur!... Adieu, duchesse!
LA DUCHESSE.
Nous êtes intelligent, marquis...
LE MARQUIS.
N oilà un mot qui me fâcherait s'il était vrai.
Ma seule prétention, c'est d'être intelligent de
façon à me faire rappeler, après un tour ou dnux
dans votre parc.
LA DUCHESSE.
Comment ! vous sortez comme cela, à pied, par
8 COMPTER SANS SON HOTE.
honte pour messieurs vos chevaux?... vous êtes
une bonne âme...
IF. MARQUIS.
Encore un compliment que je n'accepte pas;
je vais à pied parce que c'est plus tôt fait, et parce
que je sais fort bien que je n'irai pas loin , si
vous entendez vos intérêts.
LA nUCHKsSK.
^les intérêts?
LK MARQUIS.
Eh! oui, car, en me promenant, je vais pas-
ser en revue tous vos défauts.
LA DUCHESSK.
N'avais-je pas raison de dire que vous alliez
vous fatiguer ?
LK MARQUIS.
Je suis tvop galant homme pour en convenir.
SCENE ir.
LA DUCHESSE ,..„>,
Il s'en va; il a le dernier... mais aussi, c'esl
ma faute; tontes les femmes qui restent chez
elles, pour être veuves, ont quelque ouvrage
d'étiquette, noir, blanc ou gris de lin, qui leur
donne une contenance; voilà une précaution que
j'ai négligée; cela m'embarrasse de causer avec
le marquis, sans rien dans les mains. Que faire ?
Commencer un travail de longue haleine, quel-
que broderie à la Pénélope. .. il n'est plus temps !
et ce serait à désespérer tout le monde ! Bon. . . je
vais prendre un livre bien savantas! n'ai-je pas
quelque part, dans mon chiffonnier, un livre de
Elle rbrrrlir iluns ni m.-. ,1.1..
M. de Humboldt?. . . voyons... non... qui me l'a
pris donc? mon Dieu, où ai-je pu mettre ce
chaos? Le marquis va revenir... ah! voilà mon
(Elle l'ouvre.
garde-fon. Bon Dieu , comme cela doit être en-
f File s'assied et lit.
nuyeux!... Allons, un peu de courage !... ah ça,
' Elle lelil ri la, lie.)
il ne revient pas. Il est charmant! il parle de
10 COMPTER SANS SON HOTE,
passer la revue de mes défauts, comme si jeu
avais un régiment. C'est décidément un mal-ap-
pris. Mon père avait bien affaire d'être son oncle !
Je l'ai sur les bras pour toute ma vie. Mais c'est
( Elle relit , puis jclle le livre sur la table. )
qu'il ne revient pas. Bon Dieu, qu'est-ce que
tout cela méfait?... Ce pauvre marquis, c'est qu'il
m'aime tout de bon! Sans cela serait-il ici?
Pour un homme du monde est-il rien de triste
comme ce vieux château , au fond de ce vieil
Anjou, qu'il est venu habiter là tout prés de moi,
sous prétexte de surveiller des réparations! Je
ne suis pas dupe, cousin , vous êtes venu sécher
les larmes que j'aurais dû verser, et me distraire
un peu de mon rôle de pleureuse. Je vous en sais
gré au fond, et je vous aimerais, si l'amour ne
conduisait pas au mariage. Mais à quoi bon com-
mencer un roman pour arriver rie à rac à l'c-
charpe de M. le maire! Une fois mariée , adieu
l'empire, adieu la fête de dire oui ou non ! Une
lois marié, vous seriez tout bonnement un mari ,
( Elle se levé et va à la fenêtre. )
cousin; un mari, c'est tout dire... Oui-da, le
( Parlant de la fenètn .;
voilà qui se promène ; il s'arrête ! Aon , non ,
marquis, je ne vous rappelle pas; le fat! Allons,
je vais jouer du piano et chanter.
Elli i.e met au piano et cl.aute.)
SCÈNE II. il
Air : Dv ta Sirène, d'Aulier.
De nos mêmes années ,
Tendre et doux souvenir,
Les mêmes destinées
Doivent nous réunir.
Toujours pure et fidèle
le t'ai gardé ma foi.
Reviens, ma voix t'appelle;
Reviens, ou près de toi
Rappelle-moi.
lu \ iens.. .
SCENE III.
LA DUCHESSE, LE MARQUIS.
(Le marquis outre et se place derrière elle )
LA DUCHESSE res-ant de riianter.
Je vous préviens, marquis, que je vous vois
dans la glace.
LE MARQUIS.
Ma parole d'honneur je ne me cachais pas. Je
suis enchanté que vous me voyiez, vous pouvez
juger de mon empressement à me rendre à votre
appel .
I A DUCHESSE.
Quelle est cette nouvelle Impertinence?... je
ne vous ai point appelé, que je sache?
LE MARQUIS.
Et cette romance, duchesse : Reviens, reviens,
ma voix t'appelle, en mi-bémol!
LA DUCHESSE.
Cette romance , marquis , c'est la Sirène.
LE MARQUIS.
Parfaitement approprié à la circonstance , si-
SCENE 111. 13
rêne, car vous m'avez charme, dans le vrai sens
(lis quittent le piano et reviennent pies de la table; la duebessr prend
le livre; le marquis la regaidant.]
du mot. Mais,qu'avez-vous là?... Un Monde! al i !
ah ! comme vous y allez, madame la duchesse !
du Humholdl , du bel Humboldt, franco-alle-
mand. Comment ! ma précieuse cousine, voilà vos
joujoux? Vous n'avez pas d'autre tête— à-téte ?
Du grec! Ah! pour l'amour du grec, souffrez...
Là, vraiment, vous m'etonnez ; mais c'est bien
de votre part... M. de Humboldt...
LA DUCHESSB
Eh bien, oui, M. de Humboldt, cela vaut bien
vos madrigaux, monsieur mon beau cousin.
LE MARQUIS.
Sérieusement, madame, vous vous êtes jetée,
la tète la première , dans ce puits d'érudition ?
en ce cas, parlez-moi de M. de Humboldt, ex-
pliquez-moi le Cosmos.
LA DUCHESSE embarrassée.
Mais , sans doute ; c'est là un beau talent , et
je... Eh bien, marquis, vous êtes donc revenu ù
propos ?
LE MARQUIS.
Ne m'avez-vous pas appelé ?. . .
LA DUCHESSE.
Voyons, dites-moi, de grâce! pourquoi vous
devenez insupportable à ce point-là ?
li COMPTER SANS SON HOTE.
LE MARQUIS.
Je vous aime passionnément. Est-ce un bon
motif?
LA DUCHESSE.
Il est bon , mais il ne faut pas en abuser.
LE MARQUIS.
Quoi! duchesse, pas un ne saura donc vous
toucher?
LA DICHESSE.
Touchée !... moi touchée. Si c'est là votre élo-
quence, n'y comptez pas, mon cher cousin.
LE MARQUIS.
Si vous saviez, madame, quelle douce folie
est mon amour! vous seriez plus indulgente. Oui,
s'il vous était possible de ne pas rire, même quand
vous n'avez pas envie de rire, vous verriez si je
suis touché , en effet , et vous seriez saisie d'une
telle pitié , que vous deviendriez charitable pour
un amour qui ne demande presque rien !
LA DUCHESSE.
Peu de chose, en effet, mon cœur et nia
main !
LE MARQUIS.
Duchesse! c'est ma vie que j'offre en échange.
LA DUCHESSE.
Tenez, mon cousin, de bonne foi, vous m'ini-
SCÈNE III. 18
patientez; mais comme, après tout, je n'ai d'au-
tre distraction ici que ma volière, il faut bien
que je vous supporte. Ainsi, avez donc, je vous
prie, l'extrême obligeance de faire quelques frais
d'amabilité, et puisque vous voilà revenu du
parc, qu'il fait froid, et que nous avons bon feu,
assevons-nous et causons , comme de bons amis .
de choses et d'autres : les seules intéressante^
pour de braves gens, qui ne songent point a
mal, ni à mariage, par conséquent; mettez de
côté votre galanterie, elle vous servira un autre
jour, quand vous aurez quelque belle daine a
épouser ou à séduire, et que la dame ne deman-
dera pas mieux que de vous suivre en croupe ,
ou de marcher tout droit à l'autel... Pour ma
part, je n'en suis ni là, ni là.
LE MARQUIS.
Vous avez grand air, cousine, à me parler
comme vous faites... prenons donc, ici, place
comme vous souhaitez .. et causons comme
deux conseillers à la cour de cassation.
LA DI CHESSK.
Eh bien ! soit.
( Ils s'asseoient. )
LE MARQ1 IS.
Mais enfin, je voudrais bien savoir qui vous
rend si forte... Sans me vanter, je ne suis pas
déjà si mal tourne... je ne suis pas un sot, un
16 COMPTER SANS SON HOTE,
niais encore moins, . . mes intentions sont bonnes,
ma tendresse est vraie; j'ai pour moi les conve-
nances, l'usage, les bruits et le consentement du
monde... le voisinage, li parenté; j'ai votre iso-
lement, j'ai votre jeunesse, tout enfin... et je ne
vois pas pourquoi vous êtes à me rire au nez,
comme si j'étais vieux... sot... bète... insipide,
bossu... et sur le retour du retour!
LA DUCHESSE.
Ali ! li ! voilà que vous brûlez vos vaisseaux.
Monsieur qui fait son apologie ! Monsieur qui se
trouve charmant!... Il n'y a rien de pareil dans
le Cosmos de M. de Humboldt.
LE MARQUIS.
Moi ! un fat!... non. Pas plus que vous n'êtes
Celimène je ne suis Oronte... Moi, un fat!...
Autant vaudrait dire que vous êtes une coquette. . .
et vous avez beau faire, vous ne l'êtes pas!
I. V DUCHESSE.
Que dites-vous donc ? Toutes les femmes le
sont un peu.
LE MARQUIS.
Ah ! vous êtes mieux que cela. Une coquette
veut plaire à tout le monde. Vous ne cherchez
à plaire à personne. Je vous connais depuis
longtemps... Du temps où vous étiez laide, à
seize ans.
SCÈNE III IT
LA DUCHESSE.
Qu'est-ce que cela prouve?
LE MxRQIlS.
Rien absolument, sinon qu'à force d'art , d'es-
prit, d'habileté, de bonheur, peu à peu, et
chaque jour vous avez gagné une grâce nouvelle,
chaque matin vous donnait une beauté de plus;. . .
en même temps, plus vous étiez belle , plus vous
étiez hère. Vous aviez l'air de nous dire :
Tant pis pour vous , ma beauté est mon ou-
vrage ; c'est l'œuvre de ma patience, démon
étude, de mon génie. Je ne dois rien à personne ,
je dois tout à moi-même. Aimez-moi, si cela vous
amuse, mais que m'importe? — Voilà votre intime
pensée , madame la duchesse. Vous êtes fière
d'être belle, comme d'autres en sont heureux ..
Moi qui vous parle, par exemple, où est le
mérite que je sois beau comme Adonis? C'est le
bon Dieu qui m'a fait ainsi , et mon talent n'a
rien à y voir; je suis beau, parce que je suis
beau, par hasard , et si je m'en vante, c'est parce
qu'il n'y a pas de quoi se vanter.
LA DUCHESSE.
Ah ! nous en sommes là, déjà... Ah ! vous voilà
en train de- chanter vos propres merveilles et
de vous dire , à vous même , tout bonnement :
charmant marquis, bonjour ; bonjour, marquis
charmant.
■18 COMPTER SANS SON HOTE.
LK MARQUIS.
Tout bonnement. . . je suis beau comme l'oiseau
chante, et vous vous êtes belle comme chante la
Grisi. L'oiseau ne se doute pas de ses mérites, la
Grisi en est fière ; ils ont raison tous les deux .
LA DLCHKSSE.
Vous raillez , et moi je dis sérieusement ,
sans exagération , car exagérer c'est s'appuyer
sur de mauvaises raisons, faute de bonnes : en un
mot comme en cent, que l'amour ne me convient
pas, ne me plaît pas, ne m'amuse pas... est-ce
clair? Je sais ce cpie je sais... chacun de nous a
ses moyens de défense. Vous avez vos beaux
yeux, j'ai mon expérience. J'ai souffert et je me
souviens... J'avais vingt ans, on m'a donne un
mari presque laid et certainement vieux ; je
commençais à être jolie, il finissait d'être un des
hommes les plus disgraciés du royaume, et je
pleurais d'en être délaissée. O mes larmes! mes
pauvres larmes... Je n'en veux plus répandre.
Etre libre, être à soi, s'aimer un peu soi-même,
et si le bonheur vous échappe , n'avoir à s'en
prendre qu'à soi-même! c'est-à-dire point de re-
grets, point de remords ! Jamais je ne me par-
donnerai ce premier mariage, et vous pensez bien
(pie je n'irai pas, de gaieté de cœur, m' exposer
de nouveau, à tant de reproches. Donc, mar-
quis, touchez là... vous n'aurez point ma main.
SCÈNE 111. 19
l.K M u;>H IN 1,., prenant la main.
J'accepte, en attendant mieux.
LA Dl chessi .
Quel mieux ?
i.K m vnoi is.
(Hic sait-on? je crois an petit dieu malin,
comme disait maître Demoustier, de son vivant.
LA Dl CHESSE.
De son vivant... c'est-à-dire que le petit dieu
est mort. Mais quel pathos dites-vous là, mar-
quis?... Le petit dieu malin est mort... les
petits marquis l'ont enterre... De profundis !
LE MARQl IS.
Mais, en lin de compte, il faut à un jeune cœur
autre chose que de la liberté. Prenez-y garde,
vous avez beau dire et vous avez beau faire, on
peut fondre les ylaces de votre cœur, et alors,
songez-y bien, en vain vous me cacherez l'aveu
en question , vous serez trahie par un rien, un
mot, un geste , un regard , un silence , et voilà
une femme dont le secret s'envole... coure/
après si vous pouvez.
LA DUCHESSE.
Fort bien , marquis... Je consens à cela. Eh
bien , dans ce cas, ma fierté demanderait grâce
et merci, et je dirais, bien confuse, au vainqueur,
laissez-moi fuir ce danger que j'ignorais, laissez-
20 COMPTER SANS SON HOTE.
moi par grâce sortir de cette épreuve ! Oui ,
mais avant d'en arriver à cette confusion,
marquis, voyant ma raison faibli)-, et s'affoler
mon cœur, je prendrais cette petite chose que
( Elle prend une sonnette placée sur la cheminer,]
vous voyez là, et en agitant seulement la main
comme ceci, j'appellerais à mon aide un auxi-
liaire infaillible, qui sous un prétexte quel-
conque ne manquerait pas de me faire revenir
du pays des songes pour rentrer dans la vie
réelle. — Voilà ce que je ferais. N'en préjugez
(Lucy entre; l.i duchesse ayant sonné.)
rien, toutefois, si j'ai joint l'exemple au pré-
cepte... C'est tout simplement que je veux, à
mon tour, prendre l'air, que j'ai besoin d'une
pelisse pour n'avoir pas froid, et que je veux
surtout vous laisser ici , rêvant aux glaces de
mon cœur !
( Lnry revient avec un niant, au qu'elle un l su, le, épaules île la duclll S5I
LE MARQUIS.
Duchesse, laissez-moi vous suivre.
LA DUCHESSE soi tant.
Marquis, essayez de l'absence, qui sait si ce
n'est pas là le meilleur moyen de me plaire?
(Elle son
SCENE IV
LE MARQUIS ,eui.
Quel entêtement ! Elle ne conviendra pas
qu'elle m'aime, et pourtant, voici bien les fleurs
que je lui ai données , elle les a soigneusement
Il prend lr mouchoir de la tlo
gardées, là, dans ce coin brodé. Elle n'en con-
viendra pas! Alors, à quoi hou cette retraite
absolue, quand son deuil finit, quand Paris
l'attend et l'appelle?... Elle m'aime, j'en suis
sûr, mais elle veut être vaincue... Les femmes
ii \ entendent rien ; elles bataillent toujours pour
se laisser prendre, quand on leur saurait si bon
gré de se donner. Vous n'en verrez jamais une
vous dire d'une voix naturelle : Eb bien oui, je
vous aime, ne me le demandez pas deux fois, c'est
perdre du temps. La plus sensée et la plus hon-
nête va exiger une cour de deux mois, quatre
mois, six mois, l'éternité !... Elles veulent céder,
pied à pied, le terrain perdu , et arrivées au bout
du sentier, elles ne voient pas que c'est de l'ha-
bileté dépensée en pure perte. Elles se sont fati-
guées à courir, nous à les suivre, elles à la de-
12 COMPTER SANS SON HOTE,
fense, nous à l'attaque, et pourquoi? pour Unir
par se rendre en louvoyant. La duchesse m'aime,
cela n'est pas douteux. Elle est libre... pourquoi
tous ces retards, pourquoi ces choses de l'autre
monde? O femmes! gracieux caprice de Dieu!
chef-d'œuvre de la création ! c'est sûrement le
diable qui vous a gâtées ainsi!...
SCENE V.
LE MARQUIS, LUCY.
lia.
One vous a donc fait le diable , monsieur le
marquis, que vous semblezsi courrouce contrelui?
IF. M4RQIIS.
Ce qu'il m'a fait?... Mais il m'a fait, sans au-
cun doute, tes yeux noirs, et ce joli visage, qui
me damnerait, mon enfant , si je n'y prenais
garde...
I I (Y.
Allons donc , monsieur le marquis... si ma
maîtresse vous entendait. . .
LE MARQUIS observant.
De bonne foi, Lucy, cela lui déplairait-il pa«>
un peu?
I.ICY gravement.
Sans aucun doute, monsieur... Madame la
ducbesse tient à la décence de sa maison.
LE MARQIIS.
Miss Lucy, comme une vraie femme que vous
2i COMPTER SANS SON HOTE,
êtes , vous allez user votre esprit à jouer au fin
contre vous-même. — Oui, tu vas perdre ton
temps à médire mille choses oiseuses, quand tu
pourrais, d'un mot, compter avec moi. Voyons,
expliquons-nous... Mademoiselle Lucy veut-elle
être une femme de chambre inutile... alors, va...
range... fais ta besogne... je te présente mes
respects... Au contraire, veux-tu me rendre un
grand service et te faire un ami d'un voisin de
campagne, je te prie de rester... et je reste. —
Ah! Lucy, s'il ne fallait qu'un baiser et vingt
louis !...
LUCY.
Eh ! quel dommage, le baiser a gâte tout le
reste... Monsieur le marquis, l'argent suffisait
sans le baiser... le baiser suffisait sans l'argent !
LE MARQUIS.
Enfin , parle toujours , nous réglerons plus
tard... voyons, Lucy, qu'a fait ta maîtresse, ce
matin ?
LUCY
Madame la duchesse, en s'éveillant, a envoyé
chez monsieur le marquis pour l'inviter à dîner.
LE MARQT IS.
Après ?
Il a ■
Après?... Madame la duchesse m'a appelée
pour que je la coiffe.
SCENE Y. 25
Il M UiOl |s
Et ne s'est-elle pas fait coiffer. . - mieux que
d'habitude?... rappelle-toi.
LUCY.
Dam, monsieur, madame la duchesse s'est fail
onder.
l.t M U.OI IS.
Ah ! fort bien... ensuite elle a déjeune . sans
doute?
1 1 « ^
Mais, pas trop... madame a émietté son pain
et l'a porte aux oiseaux de la volière.
r.K HARQUIS.
Très- bien... s'est-elle un peu occupée i\u
dîner?
LUCY.
Oui, monsieur, à mon grand étonne ment, ma-
dame a fait venir le maître d'hôtel et s'est in-
formée de ce cpfon servirait... puis madame a
été, elle-même, dans les serres, et a désigné les
Heurs à mettre dans les vases.
I F. M W.OI IS ;, paît.
(Ihiiil.
Elle m'aime , c'est très-évident. Dis-moi ,
I.ucy, ta maîtresse lit-elle souvent?
LUCY.
Oh ! pas beaucoup, monsieur.
26 COMPTER SANS SON HOTE.
LE MARQUIS.
Mais encore... quels livres?
i.i <y.
Je puis vous le dire, monsieur, car je les ouvre
souvent pendant que madame est à la promenade,
c'est très-amusant ; il y a d'abord M. Alfred
de Musset , X Imitation de Jésus-Christ et 1rs
M \ stères de Paris.
LE MARQI IS i ra t.
Aie ! aïe! que nous voilà bien loin du Cosmos
Il IUt.]
de M. de Humboldt. C'est bien , Lucy, que te
faut-il, nia belle, est-ce le baiser ou.. . ?
I.I CY un |>. ii embarrassée.
Monsieur le marquis , si cela vous est égal , ji
préfère une honnêteté en or.
LF. MARQI IS.
Voilà ma bourse, mon enfant... La neige
tombe... ta maîtresse va rentier... sauve-toi...
et merci.
Il IVnibraw; elle m- sauv(
Il MARQUIS seul
A nous deux maintenant, madame la sour-
noise; tâchons de vous ennuyer et surtout de
vous étonner
Il s'assii : 5111 U (.in |i el lai: m mblanl île dormir
SCENE VI.
LE MARQUIS, LA DUCHESSE.
LA DUCHESSE entrant vivement
Quel froid, hou Dieu ! Marquis, je vous dois
encore de m'étre enrhumée; sans \ o> conversa-
tions saugrenues, je n'aurais sûrement pas songé
à quitter ce feu... et je ne me serais pas expo-
sée à... Eh hien , il dort!... Qu'on dise encore
que lus amoureux ont de ['instinct! Certainement
lr marquis est fou d'amour, cela n'est pas dou-
teux, et il doit !... Il dort les yeux fermés quand
il pourrait me voir !... Hum ! hum !
I.F. MARQUIS s:,-,, ouvrir 1rs yrux.
Je vois ce que c'est . .
LA DUCHESSE.
Est-ce qu'il va rêver, maintenant? Oh ! comme
je détesterais un homme qui rêverait tout haut. ..
LF. MARQUIS.
Je vois ce que c'est , duchesse : vous aurez
pris froid , c'est pour cela que vous toussez...
28 COMPTER SANS SON" HOTE.
LA DUCHESSE.
Vous êtes d'une grande lucidité , marquis ,
quand vous donnez. Oui , sans doute , je tousse
parce que j'ai pris froid... et si vous n'étiez pas
là, encombrant mon canapé , j'aurais quelque
chance de pouvoir me chauffer les pieds.
LE MARQUIS se levant.
Duchesse, vous me maltraitez trop, et je m'en
vais tout de bon, cette fois...
LA DUCHESSE.
Sérieusement?
LE MARQUIS.
Sérieusement.
LA DUCHESSE.
Mais il neige...
LE MARQUIS.
J'affronterais toutes les tempêtes du ciel , cou-
sine , pour échapper à celle que je vois s'amon-
celer sur votre front.
LA DUCHESSE.
Vous ne croyez donc pas à l'arc-en-ciel?
IF. MARQUIS.
Si fait , cousine ; mais la foudre! je n'aurais
qu'à mourir pendant l'orage...
LA DUCHESSE.
Mourir !
LE MARQUIS.
C'est une figure, duchesse... J'entends que
SCENE VI. 29
je pourrais perdre vos bonnes grâces, et je aous
sais si fantasque et si impressionnable, que je vous
crois Dès-capable de prendre au sérieux ce que
vous dites, et de m'en vouloir réellement des
torts que vous me prêtez...
LA DUOHESS1
Me prenez-vous pour une folle, marquis?
LF. M IRQ1 [S.
Mon Dieu , comme vous me rudoyez aujour-
d'hui ! Ne puis-je parler de vos caprices, qui
sont un de vos charme», madame, suis vous
sembler grossier et mal -appris?...
LA DLCHFSSF. à put.
Il me faut tout mon sang-froid pour ne pas lui
dire de méchantes choses. Rl'aime-t-il réelle-
(llaui.)
nient ?. . . Marquis, je ne sais à quoi cela tient, mais
le fait est que nous ne nous entendons pas le
moins du monde ! Il s'est glissé entre nous une
humeur piquante, dont je ferais bon marché,
pour ma part , si vous vouliez...
LE MARQUIS.
Ah ! ah ! duchesse... vous avez peur '
LA DUCHF.SSK.
De vous, n'est-ce pas?
I.F. MARQUIS.
Pourquoi donc pas.'
30 COMPTER SANS SON HOTE.
LA DUCHESSE.
Parce que... ma fierté...
LE MARQUIS.
Et ma passion...
LA DUCHESSE.
Votre passion, toujours votre passion, mêlée
de menaces , de piqueries , de colère , de som-
meil , de nuages. Cela me fatigue et m'ennuie
à la tin.
LE MARQUIS.
Bon! prenez garde, je vous avertis, comme
aux échecs; voilà déjà que je vous ennuie...
LA DUCHESSE.
Oui, oui , vous m'ennuyez, marquis , el il y
a longtemps encore; mais je ne vous en aime p. in
plus pour cela.
LE MARQUIS.
N'importe; notez, je vous prie , ce premier
point : je vous ennuie.
LA DUCHESSE.
C'est noté ; mais , croyez-moi , votre système
est pitoyable; renoncez-y.
LE MARQUIS.
Y renoncer ! . . . Et l'égoïsme, la vanité, l'amour-
propre , toutes mes vertus ?
LA DUCHESSE.
Les aimables défauts ! les trois gracieux défauts !
Égoïste et vaniteux, où cela vous mène-t-il ?
SCENE VI. 3ï
LE MARQUIS.
L'égoïsme : à sacrifier votre plaisir au mien !
la vanité: à me croire airr.é de vous! l'amour-
propre : à vous en faire convenir.
LA DUCHESSE.
Voilà de la franchise. Faut-il rire ou me fâ-
cher ?
j r m u.m is.
Vous fâcher certainement. Si vous riez, vous
serez désarmée, et moi aussi.
LA DUCHESSE.
Mais si je me fâche , je dois vous mettre à la
porte , et il neige...
LE HAEQUIS.
Que vous importe la neige, si vous ne m'aimez
pas?... — Vous ne reconnaissez pas votre cœur,
et cet excès d'attention...
LA DUCHESSE après un silenre
L'affreux temps! Que faites-vous donc, mon
cousin ?
LE MiRQUIS.
Duchesse, je vous haise la main pour faire la
paix . . .
LA DUCHESSE.
Nous ne sommes point en guerre ; votre plai-
santerie est un peu maussade , il est vrai , mais
chacun fait de son mieux..
32 COMPTER SANS SON HOTt.
LE MARQUIS.
Sérieusement , je vous adore , et il faudra
bien que vous m'aimiez.
LA DUCHESSE.
Sérieusement, vous devenez insupportable...
allez-vous-en.
LE MARQUIS.
Désespérez-moi , vous en avez le droit. Je suis
bien malheureux! mais je ne veux pas vous fa-
liguer de mes plaintes. C'en est fait! vous né
m'aimerez jamais. Adieu! adieu! ayez un regret
pour l'amant fidèle, pour l'ami sincère que vous
repoussez si cruellement , adieu !
LA DUCHESSE un pni émue
Adieu! rèvez-vous? vous dînez ici, ce me
semble. Voyons, ne dites rien , et ne partez pas
tout à fait. Laissez-moi quelques instants seule-
ment, que je reprenne baleine ; en vérité, vous
me tourmentez trop. Là, vraiment, laissez-moi,
et dites, je vous prie, à l'antichambre qu'on
m'apporte du bois.
SCENE VII
LA DUCHESSE wa) . ,
Pauvre homme, connue il souffre! Il dit vrai,
c'est un ami sincère... un amanl fidèle, et quoi-
qu'il dorme dans le jour, ce qui est un horrible
défaut, j'aimerais mieux épouser lui que tout
autre; mais, quand à peine je suis veuve et libre...
I.I1- v,i s',i>scoir sur le canapé.
J'en suis fâchée pour vous, mon cousin... vous
attendre/.... Si votre amour est robuste il survi-
vra ; sinon ce sera autant de gagne...
SCENE VIII.
LA DUCHESSE „*,. LUCY.
LA DUCHESSE .1 Lurj qui npp rie du
Où donc est le marquis?
LUCY mettant du lim- au feu
Monsieur le marquis, madame? Il est sur le
grand bassin; il patine...
LA DUCHESSE ircs-surpriso.
Comment, il patine?
LUCT.
Oui, madame...
LA DUCHESSE.
Lui y soi 1
Allez le chercher... Celui-là est trop fort, par
exemple. Se moque-t-il de moi, ce marquis de
malheur? Il ne m'aime pas, rien n'est plus clair!
Je vais le congédier.
SCENE IX.
LE MARQUIS, LA DUCHESSE.
I \ Di <llr-»i
Ali ! vous voilà, monsieur; vous patiniez, a cfl
qu'on dit?...
LE M AI, o LIS.
Oui, duchesse.
I. V 1)1 CHESSE.
C'est sentimental !
LE HA&Ql is.
Non, duchesse... mais cela réchauffe.
LA DUCHESSE.
Monsieur, quand on est renvoyé par la femme
qu'on dit aimer, on a froid, on yèle, on se dé-
sole, on se met en colère, mais on ne patine pas...
Patiner!... cela s'est-il jamais vu?...
LE MARQUIS.
C'était par fierté, duchesse ! Pour que vous
ne vous réjouissiez pas de ce que je souffre.
LA DUCHESSE après un temps
Je ne sais que faire de vous, en vérité !
3G COMPTER SANS SON HOTE.
LE MiROI IS.
Épousez-moi. ..
LA DUCHESSK.
Ali bien oui , vous épouser! un homme qui
dort, qui rêve tout haut, qui patine! Cherchez
vos victimes ailleurs, monsieur... Ah bien oui,
me marier avec vous! Une fois marié, savez-
vous ce que deviendrait ce bel amour?... Ce
bel amour aurait encore quelques éclairs, pen-
dant les six premiers mois, et je vous traite en
amie! Bientôt monsieur irait à la chasse, pour
commencer... après la chasse viendraient les
devoirs du monde, et monsieur me dirait : C'est
bien fatigant, le monde, si vous restiez chez
vous ce soir? Ou bien, si par bonne fortune, et
je serais une heureuse femme, vous me faites
la grâce de rester dans votre maison , il faudra
vous aller trouver au chenil, à l'écurie, que
^.ais-je ? Vous me ferez essayer quelque jument
qui me jettera à terre, et me cassera le cou.
l'en aurai de l'humeur si j'en réchappe, et si
j'en meurs, vous en aurez des remords éternels.
C'est ma vie, marquis, que je défends ici , en-
tendez-vous. Non , non , point de mariage ! — Et
le tabac que j'oublie, le tabac, cet ennemi mortel
de l'amour, comme dit Byron. Pour ne pas me
quitter, vous fumerez chez moi, dans mon cabi-
net; vous empesterez tout, vous noircirez mes
SCÈNE IX. 31
rideaux el me donnerez nue bronchite... à moins
que je ne vous mette à la porte, où vous reste-
rez patiemment, pour l'amour de vos chers ci-
gares. Quelle agréable perspective ! la jolie
chose que le mariage ! Non , non, ennuyez-moi
tout à votre aise, mieux vaut à présent que plus
tard. Je ne vous épouserai pas, marquis! Certes,
je ne suis pas coquette; cependant je ne veux
pas renoncer au plaisir de vous voir ainsi, les
veux levés au plafond par amour! — Oh! vous
les baissez, marquis, mais ils y étaient. — La
bouche en cœur, la moustache parfumée et la
tenue irréprochable, comme il convient a tout
homme faisant sa cour. Vous épouser, marquis,
allons donc! VOUS me feriez paver tons ces pe-
tits sacrifices que vous me faites depuis trois
mois.
Je vous paierai, lui dit-elle.
Avant l'août, foi d'animal!
Intérêt et principal.
U MARQUIS.
Sur ma parole d'honneur, ma cousine, si en
effet vous ne m'aimez pas plus que vous ne le
dites, vous êtes la femme la plus horriblement
coquette qui se soit jamais rencontrée, de la
rue de Grenelle à la rue Saint-Honore, en
passant par la Chaussée -d'Antin.
38 COMPTER SANS SON HOTE.
LA DUCHESSE.
Bon ! voilà que vous parlez comme un om-
nibus... Mais en quoi suis-je coquette, je vous
prie?
LE MARQUIS.
En ce que vous faites tout ce que vous pouvez
pour me rendre fou d'amour.
LA DUCHESSE.
Mais encore, où voyez-vous cela?
LE MARQUIS.
Oh ! à mille choses : d'abord vous ctes parte. . .
LA DUCHESSE.
Allons donc, marquis ! Je me pare pour mon
cocher, quand je sors en voiture...
LE MARQUIS.
Duchesse, je sais ce que je dis; je vous ai sur-
prise souvent au coin de votre feu... et d'abord
vous n'aviez pas ces cheveux-là... vous êtes
ondée, duchesse.
LA DUCHESSE.
Qu'est-ce que cela prouve?
LE MARQUIS.
Que vous m'attendiez.
LA DUCHESSE.
Oui , sans doute , je vous attendais , puisque
je vous ai fait prier de dîner avec moi.
SCÈNE IX. 39
LK HABQ1 ls.
Oui, mais, là... VOUS m'attendiez... d'une cer-
taine façon, comme qui dirait sur le qui-vive?
LA Ul CUESSl
Ah cà ! perdez-vous la tète?...
LE MARQUIS.
Ensuite vous avez essavé d'autres séductions ;
vous avez pris un livre de M. de Humboldt...
pour me faire croire à votre amour des sciences
que je vous ai dit souvent être un charme chez
une femme.
LA DUCHESSE.
Décidément, marquis, vous m'ennuyez trop.
LK M W.oi [£
Pas encore assez , madame... pas autant (pie
M de Humboldt !
LA Ul CBESSl
Encore! Pourquoi cette insistance1 Voici une
heure que vous m'irritez à plaisir... Pourquoi
me dire de ces choses qui déplairaient à toutes
les femmes?
LE MARQ1 1^.
Parce que je puis vous les dire sans vous of-
fenser... Toutes les femmes ont de ces petites
faiblesses-là... et si on ne leur en dit rien, c'est
qu'on les sait trop peu habiles. pour en convenir,
ou qu'on les estime trop peu pour s'en occuper.
40 COMPTER SANS SON HOTE.
Mais avec vous, ma cousine , c'est tout différent.
AI. de Humboldt, par exemple, vous a sûrement
ennuyée; lisons-le ensemble, et cela vous plaira
fort, car vous avez tout autant de sérieux dans
l'esprit qu'il en faut pour apprécier les choses
sérieuses, dites sérieusement.
L\ DUCHESSE.
Voici maintenant que vous allez me démon-
trer par A plus B comme quoi il faut, absolu-
ment, que je vous épouse, si je veux comprendre
M. de Humboldt.
LE MARQUIS.
Non, non, ma chère cousine, épousez-moi,
pour avoir dans la vie un abri, un soutien, un
refuge, un devoir même. Vous vous calomniez;
il faut à votre cœur non pas les distractions du
moment , mais une affection vive, qui y prenne
la meilleure place. Vous avez été éprouvée ,
sans doute, et votre mariage ne vous a guère
réussi; mais pouve/.-vous comparer un seul in-
stant l'égoïsme de M. de Pradines et mon
dévouement absolu? Me connaissez-vous d'hier
seulement , et ne vous souvient-il pas que
depuis votre première enfance ma sollicitude
\ous a partout suivie? Piassurez-vous sur les
nouvelles craintes qui vous arrivent , et qui ne
sont excusables que par la défiance où vous a
jeter votre premier mariage. Si je vous quitte
SCÈNE IX. ii
pour la chasse, ce sera donc que vous aurez
quelque grave conférence avec votre couturière,
et si je fume mon cigare à votre porte, il faudra
que quelque préparatif de bal ou de fête m'ait
chasse de votre toilette... Allons, allons, un bon
mouvement; aimez -moi, cousine, épousez-
moi... Où trouverez-yous jamais un cœur plus
épris, une affection plus sincère et plus vive?
i.\ m cm SSE.
Mon cousin! mon cousin ! vous plaide/ bien ;
pourquoi faut-il que la cause soit mauvaise.'
LE MAKQUIS.
I ne mauvaise cause, à moi, quand \ous êtes
le juge suprême ? Ah ! ne dites pas cela , ma
cousine ; il v a dans votre cœur un écho qui vous
ledit les tristesses du mien. D'un mot vous pou-
vez tout changer en joie ; vous voyez bien que
je l'espère, que je l'attends !
I.l C.V un plal .l'a, fini a l.i main.
Madame, voici M. le louvetier Restaud Mon-
dragon de Céricourt, qui fait demander l'hon-
neur de dîner avec madame la duchesse.
I.A DUCHESSE.
Dîner... ici... aujourd'hui?...
Il Ci .
Oui, madame; M. le louvetier demande aussi
Thonneur de présenter à madame la duchesse,
une patte de loup.
42 COMPTER SANS SON HOTE.
l.K MARQUIS.
Une patte tle loup?
Il c> .
Sur un plat d'argent.
I.K MARQUIS.
« Madame, il fait grand vent, et j'ai tué six loups. »
LA DUCHESSE.
Ah! mon Dieu! M. le louvetier Restaud
Mondragoh de Concourt... tout est perdu , et
voilà vos menaces accomplies...
I.K MARQUIS.
Qu'y a-t-il? quelles menaces ?
LA DUCHESSE.
Oui, vous aviez raison, et comme vous le
disiez tantôt... je ne puis faire qu'un mariage
par ennui ; or, j'en suis bien fàcliee pour vous,
vous avez beau faire, vous êtes encore moins
ennuyeux que le louvetier Restaud Mondragon
de Céricourt avec sa patte de loup...
LE MARQUIS.
Sur un plat d'argent. ..Et cette patte-là... au-
rait votre main , ma duchesse?
LA DUCHESSE.
Il le faut bien, si je ne veux pas faire mentir
votre prédiction... et puis j'ai rêvé de ce Res-
taud la nuit passée ; et puis il est mon voisin. Il
a même un coin de forêt qui entre dans mes
bois; si bien que l'on dirait, si je vous épousais :
SCÈNE IX 43
Bon, voilà le louvetier qui chasse sur les terres
de M. le marquis. Enfin! enfin, le sort en est
jeté, je serai par ennui, par nécessite, par
voisinage , madame Restaud de Mondragot) de
Céricourt...
II H LBQ1 Is.
N'est-ce que cela ? Le louvetier n'est plus vi-
tre louvetier ; votre voisin n'est plus votre \ oisin,
■%a forêt n'est plus sa foret ; j'ai acheté ce matin
même la baronnie de Céricourt, et pour peu
que cela vous plaise, une fois par an, le jeudi
gras , sans sortir de chez vous , vous serez ma-
dame la louvetière, baronne de Mondragon t.\v
Céricourt.
LA Dl CHESSE lui (lointain la
Oh ! pour le coup, voilà qui me décide tout à
fait; que ne le disie/.-vous plus tôt, marquis?
LE MARQUIS lui l.aisant la main.
Duchesse, il ne faut pas compter sut.- son
hôte.
70
"3 oc
-oci
a
■
3
â
K2^»
">oo
-c^X^
s