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Full text of "Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence"

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U  dVof  OTTAWA 

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39003002691169 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/considrationsOOmont 


I  £x/    J-^    i-1  ro 


CONSIDÉRATIONS 


SUR     LES     CAUSES 


DE    LA   GRANDEUR 


DES     ROMAINS 


DE    LEUR    DÉCADENCE 


BîBL\OTH£CA 


Ottavl«ïï 


s^V 


J.    CHARVET 

Origines  du  pouvoir  temporel  des  papes,  précisées 
par  la  numismatique,  avec  dissertation  de  Le- 
blanc         10  fr- 

Même  ouvrage,  grand  papier 2  5  fr. 

Description  des  collections  de  sceaux-matrices  de 
M.E.  DoNGÉ.  Un  fort  volume  in-8°,  orné  de  loobois 
et  de  7  planches.  (Papier  de  Hollande)..       20  fr. 

Considérations  sur  les  causes  de  la  grandeur  des 
Romains  et  de  leur  décadence,  avec  commentaires 
et  notes  de  Frédéric  le  Grand,  i"  édition  colla- 
tionnée  sur  le  texte  de  1734.  —1  volume  in-S»,  sur 
papier  de  Hollande 25  fr. 

Papier  de  couleur  ou  Whatman 40  fr. 

Exemplaire  sur  vélin 1000  fr. 

Du  Cleuziou.  —  La  poterie  gauloisf,  étude  sur  la 
collection  Charvet,  volume  in-8»  orné  de  210  bois 
dans  le  texte 12  fr . 

Exemplaire  sur  parchemin 3oo  fr 


Pour  paraître  fin   mai   1879 

LA  VERRERIE  ANTIQUE 

Description  de  la  collection  Charvet,  par  M.W.Frœh- 
NER,  un  volume  grand  in-folio  avec  84  planches 
coloriées  et  un  grand  nombre  de  vignettes,  tiré  à 
i5o  exemplaires,  portant  chacun  le  nom  du  sous- 
cripteur      25o  fr. 

(Cet  ouvrage  n'étant  pas  mis  dans  le  commerce,  les 
souscriptions  devront  être  adressées  au  Pecq. 
(Seine-et-Oise). 


IMPRIMERIE     D.      BARDIN,      A      S  A  1  N  T  -  G  E  R  M  A  I  N. 


J.PESkPOdilttX 


cMOU^TESQUlEU 


CONSIDERATIONS 

SUK     LES     CAUSES 

DE    LA    GRANDEUR 

DES    ROMAINS 


DE  LEUR  DÉCADENCE 

oAvec    Commentaires    &    T^otes 

DE 

FREDERIC-LE-GRAND 

ÉDITION     COI.LATIONNÉE     SUR     LE     TEXTE     DE      1 734 


^VfiWJ 


PARIS 

25,     QUAI    VOLTAIRE 
187g 


Si  0 


Château  de  la  Brtde 


INTRODUCTION 


I 

L  y  a  peu  d'années,  un  heu- 
reux hasard  fit  tomber  entre 
mes  mains  le  trésor  httéraire 
que  je  publie  aujourd'hui. 
Cest  un  exemplaire  de  l'édition  stéréo- 


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Introduction. 


type  des  Considérations  de  Montesquieu 
(imprimerie  Didot,  an  XI,  1802),  un  petit 
volume  in-8°,  après  le  titre  duquel  se 
trouve  la  mention  suivante  : 

«  Avec  des  notes  manuscrites  de  Frédéric-le» 
«  Grand,  copiées  avec  son  orthographe  sur  un 
«  exemplaire  pris  par  Bonaparte  dans  la  Biblio- 
((  thèque  de  Sans-Souci;  prêté  à  M.  Mollien, 
«  qui  me  l'a  prêté.  —  Signé  de  l'initiale  B.  » 

Les  notes  du  grand  Frédéric  étant  res- 
tées inédites,  j'ai  voulu  faire  connaître  cette 
production  essentiellement  littéraire,  et 
publier  une  nouvelle  édition  de  Touvrage 
de  Montesquieu  avec  les  Annotations^ 
édition  qui,  par  son  luxe,  pût  rivaliser  avec 
la  qualité  du  personnage  et  Tintérêt  des 
Notes. 

Je  ne  veux  point  essayer  de  refaire  ici 
la  biographie  du  Royal  Annotateur  de 
Montesquieu;  mais,  dans  la  conviction 
que  les  hommes  illustres  à  quelque  nation 
qu'ils  appartiennent  sont  de  tous  les  siè- 


Introduction. 


des  et  de  tous  les  pays,  je  demande  qu'il 
me  soit  permis  d'esquisser  en  quelques 
lignes  et  sans  parti  pris  un  portrait  qui 
fasse  ressortir  la  nature  et  le  caractère  des 
Réflexions  de  ce  Guerrier- Philosophe  et 
Littérateur*,  Réflexions  d'autant  plus  fran- 
ches et  d'autant  plus  libres  que  le  Prince 
qui  les  a  écrites  ne  pensait  pas  qu'elles  se- 
raient publiées  un  jour,  et  telles  qu'on  les 
croirait  difficilement  dictées  par  l'autocrate 
du  Duché  de  Brandebours. 

Quelques  mots  sur  Frédéric-le- 
Grand,  considéré  au  double  point  de  vue 
physique  et  du  caractère,  ont,  ce  me  sem- 
ble, leur  place  marquée  en  tête  de  ce  vo- 
lume : 

Sa  taille  était  au-dessous  de  la  moyenne, 
son  regard  reflétait  la  pénétration  et  l'es- 
prit. Il  avait  les  yeux  bleus  très-vifs,  quoi- 
quMl  fût  d'une  myopie  extrême.  Ses  traits, 
qui  étaient  agréables  dans  sa  jeunesse, 
acquirent  par  la  suite  un  haut  degré  d'ex- 


IV  Introduction. 


pression  et  de  vivacité  lorsqu'il  parlait. 
Mais  avec  l'âge  sa  figure  changea;  pendant 
longtemps,  cette  maladie  terrible,  qu'on 
appelle  la  goutte,  lui  ayant  fait  subir  mille 
tortures.  Si  vous  ajoutez  à  cela  ses  nom- 
breux travaux  et  les  fatigues  du  corps,  les 
études  sérieuses  du  cabinet,  ainsi  que  les 
soucis  des  affaires,  vous  ne  serez  plus 
étonné  que,  sur  la  fin  de  sa  vie,  Frédéric 
fût  courbé  et  que  sa  tête  penchât  constam- 
ment d'un  côté. 

Dans  la  conversation ,  peu  de  voix 
étaient  aussi  sonores  et  aussi  agréables  que 
la  sienne  ;  aussi,  bien  qu'il  parlât  beaucoup 
et  facilement,  ceux  qui  l'écoutaient  regret- 
taient qu'il  ne  parlât  pas  davantage. 

Le  portrait  moral  de  Frédéric  ne  le 
cède  en  rien  à  son  portrait  physique. 

Ce  Prince  avait  reçu  de  la  nature  un  goût 
naturel  pour  les  Lettres,  les  Sciences  et  les 
Arts,  lequel,  développé  encore  par  l'éduca- 
tion toute  française  qu'on  lui  avait  donnée 


1  NTRODUCTION. 


dans  sa  jeunesse,  lui  rendit  insupportable 
la  cour  de  son  père  Guillaume  P%  qui  n'ai- 
mait ni  les  savants  ni  les  poètes;  —  aussi 
quitta-t-il  Berlin  en  lySo  pour  voyager  en 
Allemagne. 

Comme  tous  les  hommes  éminents,  Fré- 
déric fut  en  butte  aux  calomnies  et  aux 
sarcasmes  de  ses  contemporains.  —  Pre- 
mier grief  :  Frédéric  aimait  la  France; 
il  ne  parlait  de  cette  nation  qu'avec  enthou- 
siasme, et  se  servait  de  notre  langue  bien 
plus  souvent  que  de  la  sienne  propre.  Un 
tort,  plus  grave  encore  aux  yeux  de  ses 
sujets  :  il  ne  se  contentait  pas  seulement 
d'employer  la  langue  française  dans  la 
conversation,  mais  il  avait  également  re- 
cours à  elle  pour  la  publication  de  ses  nom- 
breux ouvrages. 

—  Sous  son  règne,  le  commerce,  la  jus- 
tice et  les  arts  furent  florissants.  S'il 
regardait,  au  plus  fort  de  la  bataille,  la 
moi-t  avec  le  calme  d'un  Philosophe,  il 


VI  Introduction. 

sut    souvent  aussi   l'affronter  en   Héros! 

Le  Code  qui  porte  son  nom,  fondé  sur 
le  droit  et  la  raison,  est  parfaitement  ap- 
proprié aux  peuples  pour  lesquels  il  a  été 
rédigé.  —  Pour  rétablir,  Frédéric  a  em- 
prunté au  droit  Romain  ce  qu'il  avait  de 
meilleur,  Ta  disposé  dans  un  ordre  naturel, 
en  retranchant  les  lois  étrangères  et  en 
abrégeant  les  procédures,  afin  d'enlever 
tout  prétexte  à  la  chicane.  Il  a  créé  ainsi 
pour  ses  sujetsundroit  certain  et  universel. 

Ses  principaux  ouvrages  sont  :  L'Anii- 
Machiavel.  —  Les  Mémoires  pour  servir 
à  la  Maison  de  Brandebourg.  —  Les 
Poésies  du  Philosophe  de  Sans-Souci.  — 
UHistoire  de  mon  temps.  —  Histoire 
de  la  Guerre  de  sept  ans.  —  Sa  Corres- 
pondance. —  Le  tout  écrit  en  langue  fran- 
çaise et  formant  2  3  volumes  in-8,  recueillis 
et  édités  à  Amsterdam  en  1790.  —  Lors 
du  centième  anniversaire  de  l'avènement 
de  Frédéric. au  trône,  le  Gouvernement 


Introduction.  vir 


Prussien  a  fait  publier  à  ses  frais  une 
édition  complète  de  ces  Œuvres. 

Mais  Frédéric,  Écrivain,  ne  fit  point 
tort  au  Roi  de  Prusse,  Stratégiste  ;  et,  si 
son  génie  éclate,  c'est  surtout  dans  son 
Poème  sur  VArt  de  la  Guerre.  On  sent 
qu'il  connaît  à  fond  la  matière  qu'il  traite  ; 
et  s'il  ne  Torne  pas  toujours,  il  sait  du 
moins  la  rendre  constamment  intéressante, 
autant  par  les  exemples  qu'il  cite  que  par 
les  leçons  qu'il  donne. 

Ses  Mémoires  de  Brandebourg  sont  ex- 
trêmement remarquables  \  le  coloris  des 
portraits  ne  le  cède  en  rien  à  la  variété  des 
faits,  et  la  justesse  des  réflexions  égale  le 
charme  du  style.  Au  point  de  vue  humani- 
taire, on  peutfairele  mêmeélogede  V Anti- 
Machiavel^  cette  réfutation  si  pleine  d'à- 
propos  d'un  ouvrage  de  parti  pris  et 
dangereux. 

N'est-ce  pas  ce  Prince  que  Sainte-Beuve 
a  défini  ainsi  :  «  Un  grand  écrivain  du  plus 


Introduction. 


«  grand  mérite,  dont  la  trempe  n'est  qu'à 
«  lui,  mais  qui,  par  Thabitude  et  le  tour  de 
<(  la  pensée,  tient  à  la  fois  de  Polybe,  de 
«  Lucrèce  et  de  Bayle.  » 

Un  trait  que  nous  trouvions  dans  le  pre- 
mier volume  de  Y  Histoire  littéraire  de 
Voltaire,  par  le  marquis  de  Luchet,  ou- 
vrage édité  à  Gassel  en  1781,  suffira,  je 
pense,  pour  peindre  en  son  entier  le  carac- 
tère de  Frédéric,  mieux  que  tout  ce  que  je 
pourrais  ajouter  : 

Voltaire^  plein  du  souvenir  de  la  perte 
de  madame  du  Châtelet^  vient  pour  la 
deuxième  fois  d'arriver  à  Berlin  ;  nous 
sommes  à  la  moitié  de  juillet  \-bo.  Peu 
de  jours  après  son  installation  à  la  Cour, 
une  lettre  de  madame  Denis^  sa  nièce, 
rinformait  que  son  départ  de  France  avait 
été  jugé  sévèrement,  que  ses  amis  avaient 
vu  dans  son  éloignement  une  infidélité  à 
sa  patrie,  et  que  ses  ennemis  ne  lui  épar- 
gnaient pas  «  les  réflexions  les  plus  jfta- 


Introduction. 


«  lignes  et  les  prophéties  les  plus  déso- 
«  bligeantes.  » 

Cette  lettre  tomba,  on  ne  sait  comment, 
entre  les  mains  de  Frédéric,  et  voici  de 
quelle  manière  il  le  fit  savoir  à  Voltaire  : 

«  J'ai  vu  la  lettre  que  votre  nièce  vous  écrit 
((  de  Paris.  L'amitié  qu'elle  a  pour  vous  lui 
t(  attire  mon  estime.  Si  j'étais  madame  Denis,  je 
«  penserais  de  même;  mais,  étant  ce  que  je  suis, 
((  je  pense  autrement. 

«  Je  serais  au  désespoir  d'être  cause  du  mal- 
((  heur  de  mon  ennemi  ;  comment  pourrais-je 
((  vouloir  l'infortune  d'un  homme  que  j'estime, 
u  que  j'aime,  qui  me  sacrifie  sa  patrie  et  tout  ce 
«  que  l'humanité  a  de  plus  cher...  Non,  mon 
((  cher  Voltaire^  si  je  pouvais  prévoir  que  vo- 
«  tre  transplantation  pût  tourner  le  moins  du 
((  monde  à  votre  désavantage,  je  serais  le  premier 
«  à  vous  en  dissuader...  Oui,  je  préférerais  votre 
i(  bonheur  au  plaisir  extrême  que  j'ai  de  vous 
«  avoir.  Mais  vous  êtes  philosophe,  je  le  suis 
((  moi-même,  qu'y  a-t-il  de  plus  naturel,  de  plus 
«  simple  et  de  plus  dans  l'ordre,  que  les  philoso- 
"  phes,  faits  pour  vivre  ensemble,  réunis  par  la 
«  même  étude,  par  le  même  goiàt,  et  par  une 
«  façon  de  penser  semblable,  se  donnent  cette 
((  satisfaction?  —  Je  vous  respecte  comme  mon 
*t  maître  en   éloquence  et   en   savoir.  —   Quel 


X  Introduction. 

«  esclavage,  quel  changement,  quelle  incons- 
<(  tance  de  fortune  y  a-t-il  à  craindre  dans  un 
«  pays  où  l'on  vous  estime  autant  que  dans 
«  votre  patrie  et  chez  un  ami  au  cœur  recon- 
((  naissant? 

«  Je  n'ai  point  la  folle  présomption  de  croire 
«  QUE  Berlin  vaut  Paris.  Si  le  bon  goût  se  trouve 
«  dans  un  endroit  du  monde,  je  sais  etj'encon- 
<(  viens  que  t  c'est  a  Paris;  »  mais,  vous,  ne 
u  portez-vous  pas  ce  goût  partout  où  vous  êtes  ? 
«  Quoi,  parce  que  je  suis  votre  ami,  je  serais 
((  votre  tyran?  — Je  vous  avoue  que  je  n'entends 
«  pas  cette  loglque-là;  je  suis  fermement  per- 
<(  suadé  que  vous  serez  fort  heureux  ici,  tant 
«  que  je  vivrai  ;  que  vous  serez  regardé  comme 
((  le  père  des  Lettres  et  des  gens  de  goût  et  que 
«  vous  trouverez  en  moi  toutes  les  consolations 
«  qu'un  homme  de  votre  mérite  peut  attendre 
«  de  quelqu'un  qui  l'estime.   » 

Ce  tableau  ne  pourrait-il  pas  s'intituler  : 
Frédéric  peint  par  lui-même? 

Inutile  de  faire  remarquer,  en  terminant, 
que  le  Philosophe  de  Sans-Souci  n'était 
pas  seulenient  Tami  de  la  France  et  un 
grand  écrivain,  mais  qu'il  fut  aussi  un  ca- 
pitaine du  premier  ordre,  et  que  Napo- 
léon I",  qui  sY  connaissait  (on  voudra 


Introduction. 


bien  en  convenir),  ne  faisait  nulle  difficulté 
de  lui  décerner  ce  titre. 

Monté  sur  le  trône  en  1740,  Frédéric 
mourut  le  17  août  1786,  à  Page  de  76  ans, 
avec  la  réputation  d'un  des  plus  grands 
Rois  des  temps  modernes. 

Voltaire  a  dit  de  lui  : 

«  Héros  dans  les  malheurs,  prompt  à  les  réparer, 
«  Au  plus  terrible  orage  opposant  son  génie  : 
«  Il  voit  l'Europe  réunie 
«  Pour  le  combattre  et  l'admirer!   » 


Sans-Souci 


II 


ERS    la    fin     d'octobre  1806, 
"  après    la    bataille    d'Auer- 
((  staedt,    TEmpereur    Napo- 
«  LÉON  se  rendit  à  Berlin.  Il  visita,  cela 


Introduction. 


«  va  sans  dire,  le  Palais  de  Sans- 
«  Souci^  si  renommé  alors  parmi  les 
«  philosophes  et  les  lettrés  du  monde 
«  entier,  resta  deux  jours  à  Potsdam^ 
«  qu'il  examina  avec  le  plus  grand  intérêt, 
«  et  se  fit  expliquer,  pendant  cet  examen, 
«  avec  les  moindres  détails,  le  séjour  que 
«  le  grand  Frédéric  y  avait  fait.  » 

«  Il  y  avait  dans  la  plupart  des  pièces 
«  un  bureau  presque  toujours  taché  d'en- 
«  cre.  La  chambre  à  coucher  du  Roi  avait 
«  une  immense  alcôve  dans  un  coin  de  la- 
«  quelle  ce  Prince  couchait  sur  un  petit  lit. 
«  Il  s'y  trouvait  plusieurs  pupitres  mobiles 
«  qui  servaient  aux  concerts  dans  lesquels 
«  il  jouait  lui-même  de  la  flûte,  et  exécu- 
<'  tait  avec  ses  concertants  des  pièces  de 
«  musique  de  sa  composition.  ;> 

«  Tout  respirait  dans  l'ameublement  de 
«  ce  château  le  dédain  du  luxe  et  du  faste 
«  qui  distinguait  ce  grand  Prince.  )> 

«  Rien  n'avait  été  déplacé.  L'Empereur 


Introduction. 


«  y  trouva  Tépée  du  Roi,  sa  ceinture  de 
«  Général  et  son  cordon  de  l'Aigle  noir. 
«  —  Il  s'en  saisit  avec  empressement,  re- 
(I  gardant  ces  trophées  comme  sans  prix. 
«  Nous  vîmes  l'appartement  qu'avait  oc- 
"  cupé  Voltaire.  Le  salon  ou  cabinet  était 
M  tendu  d'une  toile  peinte  et  vernie,  repré- 
«  sentant  des  singes  et  des  perroquets  per- 
«  chés  sur  des  treillages, —  Le  commandant 
«  du  château  nous  dit  que  cette  tenture 
<i  était  la  même  que  celle  qui  tapissait  les 
«  murs  de  cette  chambre  quand  Voltaire 
«  l'habitait,  et  que  le  Roi  l'y  avait  fait  pla- 
<«  cer  par  malice.  » 

«  Dans  la  Bibliothèque  de  Potsdam, 
«  l'ouvrage  de  M.  Chastenet  de  Puységur 
«  sur  l'art  de  la  guerre  était  encore  ou- 
«  vert  à  la  page  où  le  Roi  avait  cessé  sa 
«  lecture.  » 

«  Sur  une  table  de  la  bibliothèque  se 
«  trouvait  un  petit  volume  d'un  format 
«  in-8  bâtard ,    imprimé    en   Hollande , 


Introduction. 


<(  relié  en  maroquin  rouge  et,  sur  la  cou- 
if  verture,  marqué  d'un  P,  comme  tous  les 
«  livres  de  cette  bibliothèque. 

«  C'était  un  ouvrage  de  Montesquieu 
«  intitulé  :  Grandeur  et  Décadence  des 
«  Romains.  Ce  volume  contenait,  presque 
«  à  chaque  page,  des  notes  marginales, 
«  écrites  de  la  main  de  Frédéric.  Je  portai 
«  ce  livre  à  l'Empereur,  qui  le  garda  pour 
«  sa  Bibliothèque.  » 

«  M.  de  Tallejrand,  qui  en  avait  en- 
«  tendu  parler,  me  le  demanda  un  jour, 
«  à  Saint-Cloud.  Je  le  lui  remise  mais, 
«  malgré  mes  réclamations  fréquentes,  je 
«  ne  pus,  jamais,  en  obtenir  la  restitu- 
«  tion.  « 

Ainsi  parle  le  secrétaire  de  Napoléon  I  % 
le  baron  Claude  François  de  Mènerai., 
dans  ses  Souvenirs  historiques.,  datés  de 
1845,  tome  III,  page  160. 

Or,  de  ce   témoignage    résulte    d'une 


Introduction. 


façon  absolument  certaine  la  preuve  : 
d'une  part  que  Frédéric-le-Grand  a  an- 
noté de  sa  main  et  couvert  de  notes  margi- 
nales les  Considérations  de  Montesquieu 
sur  les  causes  de  la  Grandeur  et  de  la 
Décadence  des  Romains;  d'autre  part, 
que  cet  exemplaire  original  pris  par  Napo- 
léon P'  dans  la  Bibliothèque  de  Sans- 
Souci  et  emporté  d'après  ses  ordres  à 
Saint-Cloud,  pour  enrichir  sa  propre  Bi- 
bliothèque, fut  prêté  à  M.  de  Talleyrand 
qui  ne  le  rendit  jamais.  Enfin,  la  note  ma- 
nuscrite qui  se  trouve  placée  en  tête  du 
volume  que  je  possède  et  que  j'ai  citée  plus 
haut,  nous  apprend  qu'un  certain  M.  B^** 
(qui  pourrait  bien  être  le  général  Ber- 
trand) ayant  emprunté  à  M.  Mollien, 
qui  le  tenait  lui-même  de  M.  de  Talley- 
rand, le  précieux  exemplaire  original  an- 
noté par  le  Roi-Philosophe^  se  hâta  de 
copier  au  plus  vite,  et  en  respectant  l'or- 
thographe, toutes  les  Notes  qu'il  contenait. 


Introduction. 


Un  autre  témoignage  qui  doit  avoir, 
aux  yeux  de  tous,  une  grande  valeur  et  une 
réelle  importance,  c'est  celui  de  M.  Preuss, 
l'historiographe  de  Brandebourgs  qui 
affirme  avoir  fait  inutilement  les  recher- 
ches les  plus  minutieuses  dans  la  famille 
de  Talleyrand,  pour  découvrir  l'exem- 
plaire original  annoté  par  le  Royal  Écri- 
vain, des  Œuvres  duquel  il  a  donné,  en 
1 840,  une  édition  complète  et  dans  laquelle 
il  lui  fut  impossible,  malgré  son  vif  désir, 
d'insérer  les  Notes  intéressantes  que  je 
publie  aujourd'hui. 

«  Les  notes  marginales  de  Frédéric, 
«  dans  votre  exemplaire  de  Montesquieu, 
«  sur  la  Grandeur  et  la  Décadence  des 
«  Romains^  écrivait-il  en  mars  i86i,m'in- 
•1  téressent  beaucoup,  et  je  les  taxe  avoir 
«  été  copiées  soigneusement  et  exacte- 
«  ment  d'après  les  autographes  même 
«  du   Roi 

b 


Introduction. 


«  Je  ne  doute  pas,  Mon- 

«  sieur,  que  le  public  vous  votât  des  ac- 
«  clamations  si  vous  vouliez  lui  en  donner 
«  une  Édition  de  votre  Édition,  avec  les 
«  notes  telles  qu'elles  sont  copiées.  » 


w 


III 


EUX   questions  qui    ont   cha- 
cune leur  intérêt  et  leur  im- 
portance se  présentent  main- 
tenant à  Tesprit  du  lecteur  : 

1°  Quelle  édition  Frédéric  avait-il  entre 
les  mains  pour  lire  l'ouvrage  de  Montes- 
quieu ?  —  En  quelle  année  avait  été  im- 
primé le  fameux  exemplaire  annoté,  que 
Napoléon  I"  confia  avec  tant  de  sollici- 
tude au  baron  de  IMeneval,  et  dont  le 
nôtre  est  la  copie  authentique  ? 

2°  A  quelle  date  ces  notes  marginales 


Introduction. 


ont-elles  été  écrites?  —  Fut-ce  avant  la 
fondation  de  la  Bibliothèque  de  Potsdam, 
c'est-à-dire  avant  la  paix  de  Dresde?  — 
Fut-ce,  au  contraire,  après  ;  le  Roi  s'étant 
dès  lors  livré  à  des  études  plus  sérieuses 
que  par  le  passé? 

Sur  le  premier  point,  il  nous  paraît 
presque  certain  que  Frédéric  avait  entre 
les  mains  l'édition  de  1734,  c'est-à-dire  la 
première  publiée  par  Montesquieu,  et  que 
c'est  à  celle-là  que  fait  allusion  le  baron  de 
Meneval,  bien  qu'il  ne  nous  dise  pas  la 
date  de  ce  petit  volume  imprimé  en  Hol- 
lande. 

Le  détail  suivant  vient  corroborer  notre 
hypothèse  et  lui  donner  pour  ainsi  dire  la 
valeur  d'une  certitude.  Cestque  le  dernier 
paragraphe  du  chapitre  XII,  relatif  au 
suicide,  que  Montesquieu  condamna  lui- 
même  en  le  supprimant  dès  l'année  sui- 
vante dans  l'édition  de  1735,  a  été  annoté 
et  souligné  par  Frédéric.  Donc  ce  Prince 


Introduction. 


ne  pouvait  avoir  entre  les  mains  que  l'édi- 
tion originale,  puisque  cet  alinéa  a  été 
supprimé  dans  toutes  les  autres.  C'est  pour- 
quoi notre  édition  a  été  copiée  textuelle- 
ment sur  celle  de  1734;  elle  est  comme  un 
fac-simile  de  l'exemplaire  annoté  par 
Frédéric-le-Grand. 

Quant  à  la  date  de  la  rédaction  des  notes 
marginales,  il  est  fort  probable  qu'on  doit 
la  placer  avant  1748,  —  Supposer  leur 
conception  et  leur  rédaction  à  une  époque 
plus  éloignée  de  la  publication  des  Prin- 
cipes Généraux  de  la  Guerre,  serait  ad- 
mettre une  impossibilité.  Nos  données  sont 
probantes  à  cet  égard,  et  parmi  les  lettrés 
qui  nous  liront,  aucun  ne  défendra,  nous 
l'espérons  du  moins,  une  opinion  contraire. 

En  effet,  si  le  séjour  préféré  de  Frédéric- 
le-Grand  fut  Sans-Souci^  il  se  plut  aussi 
à  écrire  et  à  méditer  au  Château  de  Rheins- 
berg,  appelé,  à  juste  titre,  le  séjour  des 
Muses. 


Introduction. 


Il  est  hors  de  doute,  que  les  Considéra- 
tions sur  les  causes  de  la  Grandeur  et  de 
la  Décadence  des  Romains^  qui  parurent 
sans  nom  d'auteur,  chez  Jacques  Desbor- 
des, à  Amsterdam,  en  1734,  petit  in-8  de 
227  pages,  étaient  déjà  connues  de  Frédé- 
ric à  répoque  où  il  habitait  le  château  de 
Rheinsberg.  Nous  en  trouvons  la  preuve 
dans  une  lettre  adressée  par  lui  à  Madame 
DU  Chatelet,  en  date  du  8  mars  i73g,  et 
dans  laquelle  il  cite  la  comparaison  faite 
par  Montesquieu  entre  Caton  et  Gicéron, 
dans  le  douzième  chapitre  de  ce  livre. 

Cette  preuve,  quoique  concluante,  n'est 
point  la  seule.  Dans  le  premier  paragra- 
phe des  Pîincipes  généraux  de  la  Guerre^ 
ouvrage  paru  en  1748,  Frédéric  a  écrit  la 
phrase  suivante  :  «  Il  faut  que  la  guerre 
«  nous  soit  une  méditation  et  la  paix  un 
«  exercice.  »  N'est-ce  pas  là  une  réminis- 
cence manifeste  du  second  chapitre  des 
Considérations  où  se  trouvent  ces  mots 


Introduction.  xxiii 


caractéristiques  sur  Fart  de  la  Guerre  chez 
les  Romains,  d'après  la  citation  tirée  par 
Montesquieu  de  Flavius-Joseph? 

Enfin  ses  historiographes  nous  mon- 
trent Frédéric  relisant  toujours  avec  le  plus 
vif  plaisir  ce  volume  des  Considérations, 
et  faisant  de  ce  livre,  en  quelque  sorte,  son 
vade  meciim. 

Or,  quiconque  a  fait  attention  à  la  ma- 
nière de  lire  de  Frédéric  doit  se  souvenir 
que  lors  d'une  deuxième  lecture,  le  Roi 
avait  l'habitude  de  faire  des  annotations 
marginales  sur  les  ouvrages  qu'il  trouvait 
intéressants.  L'édition  que  nous  publions, 
aujourd'hui,  n'en  est-elle  pas  un  nouvel 
exemple  et  un  des  plus  frappants  ? 


IV 


RÉDÉRic,    sans     doute,    n'eut 
J^;|// jamais,  à  vrai  dire,  avec  Fau- 


teur de  VEsprit  des  lois  (nd 
en  1619  et  mort  en  lySS)  les  mêmes  rap- 
ports littéraires  qu'avec  Voltaire,  bien 
que  Montesquieu  fît  de  très  bonne  heure 
partie  de  la  pléiade  des  écrivains  dont 
Frédéric  aimait  à  faire  sa  lecture  favorite. 
Ce  Prince,  en  véritable  critique  et  en 
réel  historien  qu'il  était,  ne  laissait  échap- 
per aucune  occasion  de  déclarer,  de  la 
façon   la  plus  formelle,  que  les  Lettres 


Introduction. 


Persanes^  VEsprit  des  Lois  et  les  Consi- 
dérations étaient  des  ouvrages  classiques. 
Il  mettait  leur  auteur  sur  la  même  ligne 
que  Tacite,  et  son  dédain  connu  pour  la 
langue  de  son  pays  lai  faisait  dire  que  ces 
deux  grands  écrivains  n'étaient  pas  suscep- 
tibles d'être  jamais  traduits  en  allemand. 

En  1784,  c'est-à-dire  deux  ans  seulement 
avant  sa  mort,  Frédéric  réclamait  encore 
de  son  libraire  un  nouvel  exemplaire  des 
Lettres  Persa^ies. 

Montesquieu,  de  son  côté,  n'ignorait 
nullement  que  Frédéric  fût  un  de  ses  lec- 
teurs et  de  ses  fervents  admirateurs  ;  et  lors- 
qu'il disait  que  les  Rois  ne  le  liraient  sans 
doute  jamais,  ou  que  tout  au  moins  ils 
seraient  les  derniers  à  le  lire,  il  ajoutait 
aussitôt  :  «  Je  sais  cependant  qu'il  en  est 
«  un  dans  le  monde  qui  m'a  lu,  et  M.  de 
«  Maupertuis  m'a  mandé  qu'il  avait  dit 
«  qu'il  avait  trouvé  des  choses  où  il  n'était 
«  pas  de  mon  avis.  Je  lui  ai  répondu  que 


Introduction. 


<i  je  parierais  bien  mettre  le  doigt  sur  ces 
«  choses.  » 

Ajoutons  avec  M.  Aiiger  que  ces  deux 
hommes  de  génie  devaient  naturellement 
s'entendre,  soit  que  leur  opinion  fût  sem- 
blable, soit  même  que  leur  différence  d'état 
et  de  position  produisît  une  différence  dans 
leur  manière  de  penser. 

Le  3o  juin  1 746,  Montesquieu  ayant  été 
agrégé  à  l'Académie  Royale  des  sciences 
et  belles-lettres  de  Berlin,  en  reçut  la  nou- 
velle avec  une  vive  satisfaction;  et  nous 
trouvons  la  preuve  qu'il  fut  très-sensible  à 
cet  honneur  en  même  temps  que  très- 
flatté  de  cette  distinction,  dans  la  lettre 
suivante  qu'il  écrivait  le  2  5  novembre  1 746 

à  M.  de  Maupertuis 

«  Je  ne  saurais  vous 

(I  dire  avec  quel  respect,  avec  quels  senti- 
«  ments  de  reconnaissance  et,  si  j'ose  le 
«  dire,  avec  quelle  joie,  j'apprends  par 
«  votre  lettre,  que  V Académie  de  Berlin 


Introduction. 


<i  m'a  fait  Thonneur  de  me  nommer  un 
((  de  ses  membres  ^  il  n'y  a  que  votre  ami- 
«  tié  qui  ait  pu  lui  persuader  que  Je  pouvais 
«  aspirer  à  cette  place  ;  cela  va  me  donner 
«  de  l'émulation  pour  valoir  mieux  que  je 
«  ne  vaux,  et  il  y  a  longtemps  que  vous 
((  auriez  vu  mon  ambition  si  je  n'avais  pas 
«  craint  de  tourmenter  votre  amitié  en  la 
«  faisant  paraître. 

« Si  vous  pouve\  dans 

«  quelque  conversation  parler  au  Roi  de 
«  ma  reconnaissance,  et  que  cela  soit  à 
«  pi^opos^  je  vous  prie  de  le  faire.  Je  ne 
"  puis  offrir  à  ce  Grand  Prince  que  de 
*<  Vadmiration.,  et  en  cela  7?îême  Je  n'ai 
<t  rien  qui  puisse  presque  nié  distinguer 
«  des  autres  hommes.  » 

Ce  fragment  ne  nous  montre-t-il  pas 
suffisamment  quels  étaient  les  sentiments 
et  l'opinion  de  Montesquieu  à  l'égard  de 
son  Royal  Annotateur,  et  ne  nous  dis- 


xxviii  Introduction. 

pense-t-il  pas  de  plus  longues  réflexions  à 
ce  sujet? 

Mais,  si  Montesquieu  considérait  comme 
un  honneur  de  faire  partie  de  cette  Acadé- 
mie, celle-ci,  de  son  côté,  n'était  pas  moins 
fière  de  le  compter  dans  son  sein.  —  Elle 
le  fit  bien  voir  du  reste,  lors  de  la  mort  du 
grand  écrivain,  quand,  dérogeant  à  l'usage 
constant  qu'elle  avait  de  ne  pas  recevoir 
l'Éloge  des  Associés  étrangers,  elle  acclama 
celui  de  ^^Iontesquieu  prononcé  par  ce 
même  M.  de  Maupertuis,  qui,  tout  ma- 
lade qu'il  était,  voulut  rendre  lui-même  ce 
dernier  devoir  à  son  ami,  et  ne  se  reposer 
sur  personne  d'un  soin  si  cher  et  si  triste. — 

«  Une  étude  suivie  et  complète  de  l'his- 
«  toire,  3^  dit-il,  en  parlant  des  Considéra- 
it tions^  l'avait  conduit  à  ces  réflexions. 
"  Ce  n'était  que  de  la  suite  la  plus  exacte 
»  des  Événements  qu'il  tirait  les  consé- 
«  quences  les  plus  justes.  Son  Ouvrage,  si 


Introduction. 


«  rempli  de  raisonnements  profonds,  est 
«  en  même  temps  un  Abrégé  de  l'Histoire 
«  romaine  capable  de  réparer  ce  qui  nous 
«  manque  de  Tacite.  En  transposant  les 
«  temps  de  ces  deux  grands  hommes  et  les 
«  accidents  arrivés  à  leurs  ouvrages,  Je  ne 
«  sais  si  Tacite  nous  aurait  tout  aussi  bien 
«  dédommagé  de  ce  qui  nous  manquerait 
«  de  Montesquieu.  » 

«  Il  regarda,  ajoutait-il,  son  association 
«  à  notre  Académie  comme  une  faveur 
«  des  plus  précieuses  pour  Tadmiration 
«  qu'il  avait  pour  le  Monarque  qui  la  pro- 
«  tège  et  qui  Tanime.  » 

Qu'y  a-t-il,  dès  lors,  de  surprenant  que 
le  Grand  Frédéric  ait  trouvé  dans  la  lec- 
ture des  ouvrages  de  Montesquieu  en 
général,  et  notamment  de  celui  que  d'ALEM- 
BERT  appelait  «  VHistoire  romaine  à 
l'usage  des  hommes  d'État  et  des  Philo- 
sophes, »  une  ample  matière  à  exercer  son 


Introduction. 


esprit  philosophique,  et  qu'il  ait  consigné 
en  marge  quelques-unes  des  réflexions 
intimes  que  lui  suggéra  la  lecture  de  ces 
aperçus  nouveaux  et  hardis  sur  la  politi- 
que, la  religion  et  la  morale  ? 

Quoi  de  plus  naturel  que  Tadmiration  du 
Roi  pour  celui  qui  fut,  nous  dit  M.  Vil- 
lemain^  le  peintre  le  plus  exact  et  le  plus 
piquant  modèle  de  TEsprit  du  XVIII^  siè- 
cle \  l'historien  et  le  juge  des  Romains,  l'in- 
terprète des  lois  de  tous  les  peuples  ? 

Qu'3'-a-t-il  d'extraordinaire  que  la  lecture 
de  cet  ouvrage,  dont  la  postérité  ne  peut 
deviner  l'époque,  et  oii  elle  ne  voit  que  le 
génie  du  penseur,  ait  suggéré  des  Réflexions 
comme  celles  qu'on  va  lire,  à  «  ce  monar- 
«  que  si  bien  fait  pour  sentir  les  pertes  de 
0  la  philosophie  et  pour  l'en  consoler?  » 

Toutes  ces  Notes,  ainsi  que  le  lecteur 
ne  tardera  pas  à  s'en  convaincre,  sont  mo- 
rales, politiques  et  religieuses.  Les  idées 
qu'elles  expriment  montrent,  par  leur  éru- 


Introduction. 


dition  profonde  et  par  les  aperçus  qui  s'en 
dégagent,  qu'elles  sont  dignes  de  Touvrage 
de  Montesquieu,  si  neuf  et  si  remarqua- 
ble lui-même  dans  les  endroits  oiî  il  a  traité 
ces  difficiles  questions. 

J.  GHARVET. 


La  Source,  avril  18/6. 


CONSIDERATIONS 

SUR    LES    CAUSES 

DE  LA 

GRANDEUR 


.ROMAINS 

ET    DE    LEUR 

DECADENCE 


A    AMSTERDAM 

Chez   JACQUES    DESBORDES 


M..DCC...XXXIV 


TA  B  LE 

DES    CHAPITRES 


CnAP.  1".  —  I  .Commencemens  de  Rome.  2.  Ses 

Guerres i 

Chap.  II.  —  De  l'Art  de  la  Guerre  che:^  les 

Romains i  5 

Chap.  III.  —  Comment  les  Romains  purent  s'a- 
grandir          23 

Chap.  IV.  —  /.  Des  Gaulois.   1.  Di  Pyrrhus. 

3,  Parallèle  de  Cart liage  &  de  Rome. 

4.  Guerre  d'Annibal 29 

Chap.  V.  —  De  l'Etat  de  la  Grèce,  de  la  Ma- 
cédoine, de  la  Syrie  &  de  l'Egypte,  après 
Vabaiffement  des  Carthaginois 45 

Chap.  VI.  —  De  la  conduite  que  les  Romains 

tinrent  pour  foumettre  tous  les  Peuples.        61 

Chap.  VII.   —  Comment  Mithridate  put   leur 

réftjler 79 

Chap.  VIII.  —  Des  divifions  qui  furent  tou- 
jours dans  la  Ville 85 


Table  des  Chapitres. 


Chap.  IX.  —  Deux  caufes  de  la  perte  de  Rome.  97 
Chap.  X.  —  De  la  corruption  des  Romains...  107 
Chap.  XI.  —  i .  De  Sylla.  2.  De  Pompée  &  de 

Céfar . .       1 1 3 

Chap.  XII.  —  De  l'Etat  de  Rome  après  la  mort 

de  Céfar 1 3 1 

Chap.  XIII.  —  Augujle 141 

Chap.  XIV.  —  Tibère i55 

Chap.  XV.  — Des  Empereurs  depuis  Caïus  Ca- 

ligula,  jufqu'à  A  ntonin 1 63 

Chap.  XM.  —  De  l'Etat  de  l'empire    depuis 

A  ntonin  jufqu'à  Probus 17g 

Chap.  XVII,  —  Changemens  dans  l'Etat igS 

Chap.  XVIII.  —  Nouvelles  Maximes  pr  if  es  par 

les  Romains 209 

Chap.  XIX.  —  /.  Grandeur  d'Attila.  2.  Caufes 

de  l'établiffement  des  Barbares.  3.  Rai- 

fons  pourquoi  l'Empire  d'Occident  fut  le 

premier  abattu 219 

Chap.  XX.  —  /.  Des  Conquêtes  de  Justinien. 

2 .  De  fon  gouvernement i3>i 

Chap.  XXI.  —  Défordres  de  l'Empire  d'Orient.  245 
Chap.  XXII.  —  Foibleffe  de  l'empire  d'Orient.  255 
Chap.  XXIII  &  dernier,  —  Raifon  de  la  durée 

de  l'Empire  d'Orient.  2.  Sa  deflrudion..      275 


CONSIDERATIONS 

SUR   LES    CAUSES 

DE  LA  GRANDEUR 

DES   ROMAINS 

ET   DE 

LEUR  DECADENCE 


CHAPITRE  I. 
I.  Commenceniens  de  Rome.  2,  Ses  guerres. 


L  ne  faut  pas  prendre  de  la  Ville  de 
Rome  dans  fes  Commencemens, 
l'idée  que  nous  donnent  les  Villes 
que  nous  voyons  aujourd'hui,  à 
moins  que  ce  ne  foit  de  celles  de  la  Crimée  faites 
pour  renfermer  le  butin,  les  befliaux,  &  les  fruits 

I 


2  De  la  Grandeur  des  Romains, 

de  la  Campagne.  Les  noms  anciens  des  princi- 
paux lieux  de  Rome  ont  tous  du  raport  à  cet 
ufage. 

La  Ville  n'avoit  pas  même  de  rues,  fi  l'orr 
n'apelle  de  ce  nom  la  continuation  des  Chemins 
qui  y  aboutiflbient.  Les  maifons  étoient  placées 
sans  ordre,  &  très  petites,  car  les  hommes  tou- 
jours au  travail  ou  dans  la  Place  publique  ne  fe 
tenoient  gueres  dans  les  maifons. 

RoMULus,  &  ses  SuccelTeurs  furent  prefque 
toujours  en  guerre  avec  leurs  voifins  pour  avoir 
des  Citoyens,  des  Femmes,  ou  des  Terres  :  ils 
revenoient  dans  la  Ville  avec  les  dépouilles  des 
Peuples  vaincus,  c'étoient  des  gerbes  de  bled  & 
des  troupeaux;  cela  y  caufoit  une  grande  joye; 
voilà  l'origine  des  Triomphes  qui  furent  dans  la 
fuite  la  principale  caufe  des  Grandeurs  où  cette 
Ville  parvint. 

Les  forces  de  Rome  faccrurent  beaucoup  par 
fon  union  avec  les  Sabins,  Peuple  dur  &  belli- 
queux, comme  les  Lacedemoniens,  dont  il  étoit 
defcendu.  Romulus  (x)  prit  la  façon  de  leur  Bou- 
clier,  qui   étoit  large,  au  lieu  du  petit  Bouclier 

(i)  Plutarquc,  Vie  de  Romulus. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE. 


Argien  dont  il  fétoit  fervi  jufqu'alors  :  &  on  doit 
remarquer  que  ce  qui  a  le  plus  contribué  à 
rendre  les  Romains  les  maîtres  du  Monde,  c'eft 
qu'ayant  combattu  fucceffivement  contre  tous  les 
Peuples,  ils  ont  toujours  renoncé  à  leurs  ufages 
fi-tôt  qu'ils  en  ont  trouvé  de  meilleurs. 

Le  Règne  de  N  uma  long  &  pacifique  étoit  très- 
propre  à  laifler  Rome  dans  fa  médiocrité;  &  si 
elle  eût  eu  dans  ce  tems-là  un  territoire  moins 
borné,  &  une  puilTance  plus  grande,  il  y  a  apa- 
rence  que  fa  fortune  eût  été  fixée  pour  jamais. 

Sextus  filsdeTARQuiN,en  violant  Lucrèce, 
fit  une  chofe  qui  a  prefque  toujours  fait  chalTer 
les  Tyrans  des  Villes  où  ils  ont  commandé  ;  car 
le  peuple,  à  qui  une  aclion  pareille  fait  fi  bien 
fentir  fa  fervitude,  prend  d'abord  une  refolution 
extrême. 

Un  peuple  peut  aifément  souffrir  qu'on  exige 
de  lui  de  nouveaux  tributs,  il  ne  fait  pas  fil  ne 
retirera  point  quelque  utilité  de  l'emploi  qu'on 
fera  de  l'argent  qu'on  lui  demande  :  mais  quand 
on  lui  fait  un  aff"ront,  il  ne  fent  que  fon  malheur, 
&  il  y  ajoute. l'idée  de  tous  les  maux  qui  font 
poffibles. 

Il  efi  pourtant  vrai  que  la  mort  de  Lucrèce  ne 


4  De  la  Grandeur  des  Romains, 

fut  que  l'occasion  de  la  révolution  qui  arriva; 
car  un  Peuple  fier,  entreprenant,  hardi,  &  ren- 
fermé dans  des  murailles  doit  necellairement 
fecouer  le  joug,  ou  adoucir  fes  mœurs. 

Il  devoit  arriver  de  deux  chofes  l'une  :  ou  que 
Rome  changeroit  fon  gouvernement,  ou  refteroit 
une  petite  &  pauvre  Monarchie. 

L'Hiftoire  moderne  nous  fournit  un  exemple 
de  ce  qui  arriva  pour  lors  à  Rome,  et  ceci  eft 
bien  remarquable;  car  comme  les  hommes  ont 
eu  dans  tous  les  tems  les  mêmes  pafTions,  les 
occafions  qui  produifent  les  grands  changemens, 
font  différentes,  mais  les  caufes  font  toujours  les 
mêmes. 

Comme   Henri  VII,  Roi  d'Angleterre,  aug- 
menta le  pouvoir  des  Communes  pour  avilir  les 
Grands,    Servius  Tullius,   avant  lui ,   avoit 
étendu  les  Privilèges  du   Peuple  pour  abaifler  le 
Sénat  ;  mais  le  Peuple  devenu  d'abord  plus  hardi, 
renverfa  l'une  &  l'autre  Monarchie. 
Tarquin  f.ou-       Le  portrait  de  Tarquin  n'a  point  été  ftatté  , 
voit  avoir  avec   fon  nom  n'a  échapé  à  aucun  des  Orateurs  qui  ont 
un  esprit  supé-    ^^  ^  parler  contre  la  Tyrannie  ;  mais  fa  conduite 
rieur,  toutes  les   ^^^^^^  ^^^  malheur  que  l'on  voit  qu'il  prevoyoit, 

vertus  qui  cons-  r    ,-,         ^^    ■ 

tituent  le  héros;   ^  douceur  pour  les  Peuples  vamcus,  fa  libéralité 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE. 


envers  les  Soldats,  cet  art  qu'il  eut  d'interefler  //  m  lui  man- 
tant  de  gens  à  fa  confervation,  fcs  Ouvrages  quoit que  les  ver. 
publics,   fon  courage  à  la  guerre,  fa  conftance   '"^  ""'  "'    ^' 

quité  et  l'hiima- 

dans   fon    malheur,    une    guerre   de   vint   ans      .  ,  , 

°  nite.Lespremte- 

qu'il  fit  ou  fit  faire  au    Peuple    Romain,   fans   ^^^  y^n/  Vhome 

Royaume   &    fans   biens,    fes   continHelles    ref-   brillant,  tes  se- 

fources,  font  bien  voir  que  ce  n'étoit  pas  un   coudes f ont  l' ho- 

homme  méprifable.  me  juste. 

Les  Places  que  la  pofterité  donne,  font  fujetes 
comme  les  autres  aux  caprices  de  la  fortune  : 
Malheur  à  la  réputation  de  tout  Prince  qui  eft 
opprimé  par  un  parti  qui  devientle  dominant,  ou 
qui  a  tenté  de  détruire  un  préjugé  qui  lui  furvit. 

Rome  ayant  chaffé  les  Rois  établit  des  Confuls 

annuels  ;   c'eft  encore  ce  qui  la  porta  à  ce  haut 

degré  de  puillance.  Les  Princes  ont  dans  leur  vie      Les  princes  ne 

des  périodes  d'ambition  ;  après  quoi  d'autres  paf-    travaillent  pour 

fions,  &  l'oifiveté  même  fuccedent;   mais  la  Ré-        ^ '«^""^    q'^c 

pour    la   gloire 
publique  ayant  des  Chefs  qui  changeoient  tous    ^^,  ^^^^^   ,, 

les  ans,  &  qui  cherchoient  à  fignaler  leur  Magif-  et  pour  l'ordi- 
trature  pour  en  obtenir  de  nouvelles,  il  n'y  avoit  "''''"<?  i^^  se  cou- 
pas un  moment   de  perdu  pour  l'ambition  ;   ils   tentent  de  quel- 

,      _  ,  ^  .  ^         .      ,       qun  de  CCS  coups 

engageoient  le  Sénat  a  propofer  au  Peuple  la    ^,,  , 

'       ^  ^  d  éclat  qui   eta- 

guerre,  &  lui  montroient  tous  les  jours  de  nou-  dissent  la  répu- 
veaux  Ennemis.  tation.  Ils  ven- 


6  De  la  Grandeur  des  Romains, 

cent  corne  Pir-  Ce  Corps  y  ctoit  déjà  aflez  porté  Je  lui-même, 
rus  :  après  que  car  étant  fatigué  fans  cefTe  par  les  plaintes  et  les 
nous  aurons  tout   demandes  du  Peuple,  il  cherchoit  à  le  diltraire 

conquis,     disait     ,     r      ■  ■         i        „    »  ,,  •     ,    , 

de  les  inquiétudes  &  a  loccuper  au  dehors. 
ce  prince,  nous 

jouirons  de  la  ^^'  ^^  guerre  étoit  prefque  toujours  agréable 
paix  et  des  plai-  au  Peuple,  parceque  par  la  fage  diftribution  du 
^irs.  butin,  on  avoit  trouvé  le  moyen  de  la  lui  rendre 

utile. 

Rome  étant  une  Ville  fans  Commerce  &  prefque 
fans  Arts,  le  pillage  étoit  le  feul  moyen  que  les 
particuliers  euffent  pour  fenrichir. 

On  avoit  donc  mis  de  la  difcipline,  dans  la 
manière  de  piller,  &  on  y  obfervoit  à  peu  près  le 
même  ordre  qui  fe  pratique  aujourd'hui  chez  les 
petits  Tartares. 

Le  butin  étoit  mis  en  commun  (i),  &  on  le 
diftribuoit  aux  Soldats,  rien  n'étoit  perdu  parce- 
que chacun  avoit  juré,  avant  de  partir,  de  ne 
détourner  rien  à  fon  profit,  &  que  les  Romains 
étoient  le  Peuple  du  monde  le  plus  religieux  fur 
le  ferment  qui  fut  toujours  le  nerf  de  leur  difci- 
pline militaire. 

Enfin  les  Citoyens  qui  reftoient  dans  la  Ville 

(i)  Voyez  Polybe,  1.  lo. 


ET  DE  LEUR  Décadence. 


jouïUbient  auffi  des  fruits  de  la  Victoire  ;  o;i  con- 
fifquoit  une  partie  des  Terres  du  Peuple  vaincu 
dont  on  faifoit  deux  parts;  l'une  se  vendoit  au 
profit  du  public;  l'autre  étoit  diftribuée  aux 
pauvres  Citoyens  fous  la  charge  d'une  rente  en 
aveur  de  la  République. 

Les  Consuls  ne  pouvant  obtenir  l'honneur  du 
Triomphe  que  par  une  Conquête  ou  une  Vic- 
toire, faifoient  la  guerre  avec  une  impetuofité 
extrême,  on  alloit  droit  à  l'ennemi,  &  la  force 
décidait  d'abord. 

Rome  étoit  donc  dans  une  guerre  éternelle  & 
toujours  violente  :  Or  une  Nation  (i)  toujours  en 
guerre  &  par  principe  de  Gouvernement  devoit 
neceflairement  périr,  ou  venir  à  bout  de  toutes 
les  autres,  qui,  tantôt  en  guerre,,  tantôt  en  paix, 
n'étoient  jamais  fi  propres  à  attaquer,  ni  fi  pré- 
parées à  fe  defFendre. 

Par-là  les  Romains  acquirent  une  profonde 
connoifïance  de  l'Art  militaire  :  dans  les  guerres 
palTageres  la  plupart  des  exemples  font  perdus; 

(i)  Les  Romains  regardoient  les  Etrangers  comme 
des  Ennemis  :  Hojîis,  félon  Varron  de  Luigiia  Lat., 
V.  3.,  fignifioit  au  commencement  un  Etranger  qui 
vivoit  fous  fes  propres  Loix. 


8  De  la  Grandeur  des  Romains, 

la  paix  donne  d'autres  idées,  &  on  oublie  fes 
fautes,  &  fes  vertus  même. 

Une  autre  fuite  du  principe  de  la  guerre  con- 
tinuelle fut  que  les  Romains  ne  firent  jamais  la 
paix  que  vainqueurs  :  en  effet,  à  quoi  bon  faire 
une  paix  honteuse  avec  un  Peuple  pour  en  aller 
attaquer  un  autre  ? 

Dans  cette  idée  ils  augmentoient  toujours 
leurs  prétentions  à  mefure  de  leurs  défaites;  par- 
là  ils  confternoient  les  Vainqueurs,  &  fimpo- 
foient  à  eux-mêmes  une  plus  grande  neceffité  de 
vaincre. 

Toujours  expofés  aux  plus  affreufes  vangeances, 
la  Constance  &  la  Valeur  leur  devinrent  des 
vertus  necelTaires  ;  et  elles  ne  purent  être  diftin- 
guées  chez  eux  de  l'amour  de  foi-même,  de  fa 
famille,  de  fa  patrie,  &  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
cher  parmi  les  hommes. 

Il  étoit  arrivé  à  l'Italie  ce  que  l'Amérique  a 
éprouvé  de  nos  jours;  les  naturels  du  pavs 
foibles,  &  difperfés  ayant  cédé  leurs  terres  à  de 
nouveaux  habitans  ;  elle  étoit  peuplée  par  trois 
différentes  Nations,  les  Tofcans  (i),  les  Gaulois 

(a)  On  ne  fait   pas  bien  fils  étoient  du  pays,  ou 


ET   DE    LEUR    DECADENCE. 


&  les  Grecs.  Les  Gaulois  n'avoient  aucune  rela- 
tion avec  les  Grecs  ni  avec  les  Tofcans  ;  ceux-ci 
compofoient  une  aflbciation  qui  avoit  une 
Langue,  des  manières,  &  des  mœurs  particu- 
lières; &  les  Colonies  Grecques  qui  tiroient  leur 
origine  de  differens  Peuples  fouvent  Ennemis, 
avoient  des  intérêts  affés  feparés. 

Le  monde  de  ce  tems-là  n'étoit  pas  comme 
notre  monde  d'aujourd'hui  :  les  Voyages,  les 
Conquêtes,  le  Commerce,  l'établiffement  des 
grands  Etats,  les  Inventions  des  Portes,  de  la 
Bouffole,  &  de  l'Imprimerie,  une  certaine  Police 
générale,  ont  facilité  les  communications,  &  éta- 
bli parmi  nous  un  Art  qu'on  apelle  la  Poli-  ' 
tique;  chacun  voit  d'un  coup  d'œil  tout  ce  qui 
fe  remue  dans  l'Univers,  &  pour  peu  qu'un 
Peuple  montre  d'ambition ,  il  effraye  d'abord 
tous  les  autres. 

Les  Peuples  d'Italie  n'avoient  aucun  (i)  ufage 
des   machines  propres  à  faire  les  fieges;   &,  de 

venus  d'ailleurs  :  Denis  d'HalicarnalTe  les  croit  na- 
turels d'Italie.  1.  i. 

(i)  Denis  d'Halicarnaffe  ledit  formellement  1.  g,& 
cela  paroît  par  l'Hiftoire  :  ils  tâchoient  avec  des 
échelles  de  prendre  les  villes  par  efcalade. 


;o         De  la  Grandeur  des  Romains, 

plus,  les  Soldats  n'ayant  point  de  paye,  on  ne 
pouvoit  pas  les  retenir  long  tems  devant  une 
place  :  ainfi  peu  de  leurs  guerres  étoient  deci- 
fives;  on  le  battoit  pour  avoir  le  pillage  du  Camp 
Ennemi,  ou  de  fes  Terres  ;  après  quoi  le  Vain- 
queur &  le  Vaincu  fe  retiroient  chacun  dans  fa 
Ville  ;  c'est  ce  qui  fit  la  reliftance  des  Peuples 
d'Italie,  &  en  même  tems  l'opiniâtreté  des 
Romains  à  les  fubjuguer;  c'eft  ce  qui  donna  à 
ceux-ci  des  victoires  qui  ne  les  corrompirent 
point,  &  qui  leur  laiflèrent  toute  leur  pauvreté. 

S'ils  avoient  rapidement  conquis  toutes  les 
Villes  voifines,  ils  fe  feroient  trouvés  dans  la 
décadence  à  l'arrivée  de  Pyrrhus,  des  Gaulois, 
&  d'ANNiBAL;  &  par  la  deftinée  de  prefque  tous 
les  Etats  du  Monde,  ils  auroient  parte  trop  vite 
de  la  pauvreté  aux  richefles,  &  des  richeflés  à  la 
corruption. 

Mais  Rome  faifant  toujours  des  efforts,  &  trou- 
vant toujours  des  obflaclcs ,  faifoit  fentir  la 
puillance  fans  pouvoir  l'étendre,  &  dans  une  cir- 
conférence très-petite,  elle  f 'exerçoit  à  des  vertus 
qui  dévoient  être  fi  fatales  à  l'Univers. 

Tous  les  peuples  d'Italie  n'étoient  pas  égale- 
ment belliqueux  :   Ceux  qui  tenoient  la  partie 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE. 


Orientale  comme  les  Tarentins,  &  les  Capouans, 
toutes  les  Villes  de  la  Campanie,  &  de  la  grande 
Grèce  languiflbient  dans  l'oiliveté,  &  dans  les 
plaifirs;  mais  les  Latins,  les  Herniques,  les  Sa- 
bins,  les  Eques  et  les  Volfques  aimoient  palTion- 
nement  la  guerre;  ils  étoient  autour  de  Rome, 
ils  lui  firent  une  refiftance  inconcevable.  &  furent 
fes  maîtres  en  fait  d'opiniâtreté. 

Les  Villes  Latines  étoient  des  Colonies  d'Albe 
qui  furent  fondées  (i)  par  Latinus  Sylvius  : 
outre  une  origine  commune  avec  les  Romains, 
elles  avoient  encore  des  Rites  communs,  &  Ser- 
vius  TuLLius  (2)  les  avoit  engagées  à  faire  bâtir 
un  Temple  dans  Rome  pour  être  le  centre  de 
l'union  des  deux  Peuples.  Ayant  perdu  une 
grande  bataille  auprès  du  Lac  Regille,  elles  furent 
foumifes  à  une  Alliance  &  une  Société  (3)  de 
guerres  avec  les  Romains. 

On  vit  manifeftement,  pendant  le  peu  de  tems 
que  dura  la  Tyrannie  des  Decemvirs,  à  quel  point 


(1;  Comme  on  le  voit  dans  le  Traité  intitulé  Origo 
Gentis  Romanœ,  qu'on  croit  être  d'Aurelius  Victor. 

(2)  Denis  d'Halicarnaffe,  1.  4. 

(3)  Voyez  dans  Denis  d'Halicarnaffe,  1.  6,  un  des 
Traités  faits  avec  eux. 


12         De  la  Grandeur  des  Romains, 

ragrandiflèmentde  Rome  dependoit  de  fa  Liberté. 
L'Etat  fembla  avoir  perdu  (i)  l'ame  qui  le  faifoit 
mouvoir. 

Il  n'y  eut  plus  dans  la  Ville  que  deux  fortes  de 
gens,  ceux  qui  fouffroient  la  fervitude,  &  ceux 
qui  pour  leurs  intérêts  particuliers  cherchoient 
à  la  faire  fouffrir.  Les  Sénateurs  fe  retirèrent  de 
Rome  comme  d'une  ville  étrangère,  &  les  Peu- 
ples voifins  ne  trouvèrent  de  refiftance  nulle 
part. 

Le  Sénat  ayant  eu  le  moyen  de  donner  une 
folde  aux  Soldats,  le  fiege  de  Veïes  fut  entrepris; 
il  dura  dix  ans;  on  vit  un  nouvel  Art  chez  les 
Romains,  &  une  autre  manière  de  faire  la  guerre  ; 
leurs  fuccès  furent  plus  éclatans,  ils  profitèrent 
mieux  de  leurs  victoires,  ils  firent  de  plus 
grandes  Conquêtes,  ils  envoyèrent  plus  de  Colo- 
nies, enfin  la  prife  de  Veïes  fut  une  efpece  de  ré- 
volution. 

Mais  les  travaux  ne  furent  pas  moindres  :  fils 
portèrent  de  plus  rudes  coups  aux  Tcfcans,  aux 


(i)  Sous  prétexte  de  donner  au  Peuple  des  Loix 
écrites  ils  se  faifirent  du  Gouvernement.  Voy.  Denis 
d'Halicarnaffe,  1.  1 1. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE. 


i3 


Eques,  &  aux  Volfques,  cela  même  fit  que  les 
Latins  &  les  Berniques  leurs  alliés,  qui  avoient 
les  mêmes  armes,  et  la  même  difcipline  qu'eux, 
les  abandonnèrent;  que  des  Ligues  fe  formèrent 
chez  les  Tokans,  &  que  les  Samnites,  les  plus 
belliqueux  de  tous  les  Peuples  de  l'Italie,  leur 
firent  la  guerre  avec  fureur. 

La  prife  de  Rome  par  les  Gaulois  ne  lui  ôta 
rien  de  fes  forces;  l'Armée,  plus  diffipéc  que 
vaincue,  fe  retira  prefque  entière  à  Veïes,  le  Feu- 
pie  fe  fauva  dans  les  Villes  voifmes,  &  l'incendie 
de  la  Ville  ne  fut  que  l'incendie  de  quelques  Ca- 
banes de  pafteurs. 


CHAPITRE  II. 
'De  l'Art  de  la  guerre  che:{  les  Romains. 


ES  Romains  fe  deftinant  à  la  guerre, 
&  la  regardant  comme  le  feul  Art, 
mirent  toutleur  efprit&  toutesleurs 
penfées  à  la  perfeclionner;  c'eft  sans 

doute  un  Dieu,  dit  Vegece  (i),  qui  leur  infpirala 

Légion. 
Ils  jugèrent  qu'il  faloit  donner  aux  Soldats  de 

la  Légion  des  Armes  offenfives  &  deffenfives  plus 

fortes  &  plus  (2)  pefantes  que  celles  de  quelque 

autre  Peuple  que  ce  fût. 

ri)  L.  2.  Ch.  I. 

(2)  Voyez  dans  Polybe,  &  dans  Josephe  de  Bello 
Judaico,  1.  3,  quelles  étoient  les  armes  du  Soldat  Ro- 
main. Il  y  a  peu  de  différence,  dit  ce  dernier,  entre 
un  Soldat  Romain,  &  un  cheval  chargé. 


i6        De  la  GiiANDEUR  DES  Romains, 

Mais  comme  il  y  a  des  chofes  à  faire  dans  la 
guerre  dont  un  Corps  pefant  n'elt  pas  capable, 
ils  voulurent  que  la  Légion  contînt  dans  fon 
fein  une  troupe  légère,  qui  pût  en  fortir  pour 
engager  le  Combat,  &  fi  la  neccflité  l'exigeoit,  Py 
retirer;  qu'elle  eût  encore  de  la  Cavalerie,  des 
hommes  de  trait,  &  des  Frondeurs  pour  pourfui- 
vre  les  fuyards,  &  achever  la  vicloire  ;  qu'elle  fût 
deffenduë  par  toute  forte  de  machines  de  guerre, 
qu'elle  trainoit  avec  elle  ;  que  chaque  soir  elle  fe 
retranchât,  &  fût,  comme  dit  Vegece  (0,  une  ef- 
pece  de  place  de  guerre. 

Pour  qu'ils  puflent  avoir  des  armes  plus  pe- 
fantes  que  celles  des  autres  hommes,  il  faloit 
qu'ils  fe  rendilTent  plus  qu'hommes;  c'eft  ce 
qu'ils  firent  par  un  travail  continuel  qui  aug- 
mentoit  leur  force,  &  par  des  exercices  qui  leur 
donnoient  de  l'adreflè,  laquelle  n'efl  autre  chofe 
qu'une  jufte  difpenfation  des  forces  que  l'on  a. 
Nous  remarquons  aujourd'hui  que  nos  Armées 
perillent  beaucoup  par  le  travail  (2)  immodéré 
des  Soldats;  &  cependant  c'étoit  par  un  travail 


(i)  Lib.  2.  Cap.  25. 

(2)  Sur-tout  par  le  fouilleraent  des  terres. 


ET    DE   LEUR    DeCADENCE. 


immenle,  que  les  Romains  fe  conlervoient.  La 
raifon  en  eft,  je  crois,  que  leurs  fatigues  étoient 
continuelles,  au  lieu  que  nos  Soldats  paflentfans 
cefle  d'un  travail  extrême  à  une  extrême  oifîveté, 
ce  qui  eft  la  chofe  du  monde  la  plus  propre  à  les 
faire  périr. 

Il  faut  que  je  raporte  ici  ce  que  les  Auteurs  (i) 
nous  difent  de  l'éducation  des  Soldats  Romains. 
On  les  accoutumoit  à  aller  le  pas  militaire,  c'eft- 
à-dire,  à  faire  en  cinq  heures  vint  milles,  & 
quelques  fois  vint-quatre.  Pendant  ces  marches 
on  leur  faifoit  porter  des  poids  de  foixante  livres  ; 
on  les  entretenoit  dans  l'habitude  de  courir  &  de 
fauter  tout  armés;  ils  prenoient  (2)  dans  leurs 
exercicesdesEpées,  des  Javelots,  des  flèches  d'une 
pefanteur  double  des  Armes  ordinaires,  &  ces 
exercices  étoient  continuels. 


(i)  Voyez  Vegece,  1.  i.  Voy.  dans  Tite  Lire,  1.  26. 
c.  5 1,  les  exercices  que  Scipion  l'Afriquain  faifoit  faire 
aux  Soldats  après  la  prife  de  Carthage  la  neuve 
Marius,  malgré  sa  vieillefTe  alloit  tous  les  jours  au 
Champ  de  Mars,  Pompée  à  l'âge  de  58  ans  alloit 
combattre  tout  armé  avec  les  jeunes  gens,  il  montoit 
à  cheval,  couroit  à  bride  abatuë  &  lançait  fes  Jave- 
lots. Plutarque,  Vie  de  Marius  S-  dfi  Pompée. 

(2)  Voyez  Vegece,  1.  i.  c.  lo. 

2 


i8         De  la  Grand kur  drs  Romains, 

Ce  n'ctoit  pas  feulement  dans  le  Camp  qu'étoit 
l'Ecole  militaire,  il  y  avoit  dans  la  Ville  un  lieu, 
où  les  citoyens  alloient  fexercer  (c'étoit  le  Champ 
de  Mars)  ;  après  le  travail  (i)  il  fe  jettoient  dans 
leTybrepour  s'entretenir  dans  l'habitude  de  na- 
ger, &  nettoyer  la  poufliere  &  la  fueur. 

Toutes  les  fois  que  les  Romains  fe  crurent  en 
danger,  ou  qu'ils  voulurent  reparer  quelque 
perte,  ce  fut  une  pratique  confiante  chez  eux 
d'affermir  la  Difcipline  militaire.  Ont-ils  à  faire 
la  guerre  aux  Latins,  Peuple  aufTi  aguerri 
qu'eux-mêmes?  Manlius  fonge  à  augmenter  la 
force  du  Commandement,  &  fait  mourir  fon 
fils,  qui  avoit  vaincu  fans  son  ordre.  Sont-ils 
battus  à  Numance?  Sgipion  Emi  lien  les  prive 
d'abord  de  tout  ce  qui  les  avoit  àmolis.  Les  Lé- 
gions Romaines  ont-elles  pafTé  fous  le  joug  en 
Numidie?  Metellus  repare  cette  honte  dès 
qu'il  leur  a  fait  reprendre  les  inflitutions  ancien- 
nes. Mari  us  pour  battre  les  Cimbres  &  les 
Teutons  commence  par  détourner  les  fleuves;  & 
Sylla  fait   fi   bien  (2)  travailler  les  Soldats  de 


(i)  Vegece  1.  :.  /:.  10. 

(2)  Frontin.  Stratagem.  L.  i.  Ch.   11  et 


ET  DE  LEUR  Décadence.  ig 

•son  Armée  effrayée  de  la  guerre  contre  M  ith ri- 
date,  qu'ils  lui  demandent  le  combat  comme  la 
fin  de  leurs  peines. 

PuBLius  Nasica  fans  befoin  leur  fit  con- 
Itruire  une  Armée  Navale  ;  on  craignoit  plus 
i'oifiveté  que  les  Ennemis. 

Dans  nos  combats  d'aujourd'hui  un  particulier 
n'a  gueres  de  confiance  qu'en  la  multitude;  mais 
chaque  Romain  plus  robufte  &  plus  aguerri  que 
son  Ennemi,  comptoit  toujours  sur  lui-même  ; 
il  avoit  naturellement  du  courage,  c'eft-à-dire, 
de  cette  vertu  qui  efl  le  sentiment  de  fes  propres 
forces. 

Ces  hommes  fi  endurcis  étoient  ordinairement 
fains  :  on  ne  remarque  pas  dans  les  Auteurs  que 
les  Armées  Romaines,  qui  faifoient  la  guerre  en 
tant  de  Climats,  périflent  beaucoup  par  les  mala- 
dies; au  lieu  qu'il  arrive  prefque  continuellement 
aujourd'hui,  que  des  Armées,  fans  avoir  combattu, 
fe  fondent,  pour  ainfi  dire,  dans  une  Campagne. 

Parmi  nous  les  déferlions  font  fréquentes, 
parce  que  les  Soldats  font  la  plus  vile  partie  de 
chaque  Nation,  &  qu'il  n'y  en  a  aucune  qui  ait 
ou  croye  avoir  un  certain  avantage  sur  les  au- 
tres. Chez  les  Romains  elles  étoient  plus  rares  : 


20         De  la  Grandeur  des  Romains,    . 

des  Soldats  tirés  du  fein  d'un  Peuple  fi  fier,  fi 
orgueilleux,  fi  sûr  de  commander  aux  autres,  ne 
pouvoient  gueres  penser  à  favilir  jusqu'à  ceffer 
d'être  Romains. 

Comme  leurs  Armées  n'étoient  pas  nombreu- 
ses, il  étoit  aifé  de  pourvoir  à  leur  subfiftance  ; 
le  Chef  pouvoit  mieux  les  connoître,  &  voyoit 
plus  ailément  les  fautes  &  les  violations  de  la 
Difcipline. 

Leurs  troupes  étant  toujours  les  mieux  difci- 
plinées,  il  étoit  difficile  que  dans  le  combat  le 
plus  malheureux,  quelques  Romains  ne  fe  ral- 
liaffent  quelque  part;  ou  que  le  defordre  ne  fe 
mît  aufli  quelque  part  chez  les  Ennemis;  auffi. 
es  voit-on  continuellement  dans  les  Histoires, 
quoique  furmontés  dans  le  commencement  par 
le  nombre  ou  par  l'ardeur  des  Ennemis,  arra- 
cher enfin  la  victoire  de  leurs  mains. 

Leur  principale  attention  étoit  d'examiner  en 
quoi  leur  Ennemi  pouvoit  avoir  de  la  fuperiorité 
fur  eux,  &  d'abord  ils  y  mettoient  ordre  :  les 
Epées(i)  tranchantes  des  Gaulois,  les  Elephans 

(i)  Les  Romains  préfentoient  leurs  Javelots  qui 
recevoient  les  coups  des  Epées  Gauloises  ifc  les  émouf- 
foient. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


de  Pyrrhus  ne  les  furprirent  qu'une  fois;  ils 
supléerent  à  la  foiblefl'e  de  leur  Cavalerie  (i) 
d'abord  en  ôtantles  brides  des  Chevaux,  afin  que 
l'impetuofité  en  fût  irrévocable;  enfuite  en  y 
mêlant  des  Velites  (2)  :  ils  éludèrent  la  science 
des  Pilotes  par  l'invention  d'une  machine  que 
Polybe  nous  a  décrite:  enfin,  comme  dit  Jose- 
phe  (3),  la  guerre  étoit  pour  eux  une  méditation, 
la  paix  un  exercice. 

Si  quelque  Nation  eut  de  la  nature  ou  de  ion 
inftitution  quelque  avantage  particulier,  ils  en 
firent  d'abord  ufage;  ils  n'oublièrent  rien  pour 
avoir  des  Chevaux  Numides,  des  Archers  Cre- 


(i)  Lorfqu'ils  tirent  la  guerre  aux  petits  Peuples 
d'Italie,  leur  Cavalerie  fe  trouva  encore  meilleure 
que  celle  de  leurs  Ennemis:  c'eft  qu'on  prenoit  pour 
la  Cavalerie  les  meilleurs  hommes  &  les  plus  conlî- 
derables  Citoyens,  à  qui  le  public  entretenoit  un 
Cheval;  quand  ils  mettoient  pied  à  terre  il  n'y  avoit 
point  d'infanterie  plus  redoutable,  &  très  fouvent  ils 
déterminoient  la  vicloire. 

(2)  C'étoient  de  Jeunes  hommes  légèrement  armés, 
&  les  plus  agiles  de  la  Légion,  qui  au  moindre  fignal 
fautoient  fur  la  croupe  des  Chevaux  ou  combattoient 
à  pied.  Valere  Maxime  1.  2.  chap.  3.  Tite  Live  1.  2(3. 
chap.  4. 

(3)  De  btllo  Judaico  lib.  3.  c.  6. 


22         De  la  Grandeur  des  Romains, 

tois,  des  Frondeurs  Baléares,  des  Vaiffeaux  Rho- 
diens. 

Enfin  jamais  Nation  ne  prépara  la  guerre 
avec  tant  de  prudence,  &  ne  la  fit  avec  tant  de 
hardiefle. 


CHAPITRE  III. 
Comment  les  Romains  purent  s  agrandir. 


OMME  les  Peuples  de  notre  Europe 
,9  ont  à  peu  près  les  mêmes  Arts,  les 
iXNJ&^^J'l  mêmes  Armes,  la  même  Difcipline, 
^^i^^^^^^  &  la  même  maniera  de  faire  la 
guerre,  la  prodigieufe  fortune  des  Romains  nous 
paroît  inconcevable.  D'ailleurs  il  y  a  aujour- 
d'hui une  telle  difproportion  dans  la  puiflance, 
qu'il  n'eft  pas  poflible  qu'un  petit  Etat  forte  par 
fes  propres  forces  de  l'abaiflement  où  la  Provi- 
dence l'a  mis. 

Ceci  demande  qu'on  y  reflechiffe,  fans  quoi 
nous  verrions  des  évenemens  fans  les  compren- 
dre, &  ne  fentant  pas  bien  la  différence  des 
lituations,  nous  croirions  en  lifant  l'Histoire  an- 
cienne voir  d'autres  hommes  que  nous. 


24        De  la  Grandeur  oes  Romains, 

Une  expérience  continuelle  a  pu  faire  connoî- 
tre  en  Europe  qu'un  Prince  qui  a  un  million  de 
Sujets,  ne  peut,  fans  fe  détruire  lui-naême,  en- 
tretenir plus  de  dix  mille  hommes  de  troupes  : 
il  n'y  a  donc  que  les  grandes  Nations  qui  ayent 
des  Armées. 

Il  n'en  étoit  pas  de  même  dans  les  anciennes 
Républiques;  car  cette  proportion  des  Soldats  au 
refte  du  Peuple  qui  eft  aujourd'hui  comme  d'un 
à  cent,  y  pouvoit  être  à  peu  près  comme  d'un  à 
huit. 

Les  Fondateurs  des  anciennes  Républiques 
avoient  également  partagé  les  Terres  :  cela  seul 
faifoit  un  Peuple  puiflant,  c'e(l-à-dire,  une  So- 
ciété bien  réglée;  cela  faifoit  aufTi  une  bonne 
Armée,  chacun  ayant  un  égal  intérêt  &  très- 
grand  à  deffendre  fa  patrie. 

Quand  les  Loix  n'étoient  plus  rigidement  ob- 
servées, les  chofes  revenoient  au  point  où  elles 
font  à  préfent  parmi  nous  :  l'avarice  de  quel- 
ques particuliers,  &  la  prodigalité  des  autres  fai- 
foient  paffer  les  fonds  de  terre  dans  peu  de 
mains;  &  d'abord  les  Arts  s'introduifoient  pour 
les  befoins  mutuels  des  riches  et  des  pauvres  : 
cela  faisoit  qu'il  n'y  avoit  prefque  plus  de  Ci- 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  25 

toyens  ni  de  Soldats;  car  les  fonds  de  terre  em- 
ployés auparavant  à  l'entretien  de  ces  derniers, 
ne  fervoient  plus  qu'à  celui  des  Efclaves  &  des 
Artifans,  inftrumens  du  luxe  des  nouveaux  pof- 
fefleurs;  fans  quoi  l'Etat,  qui  malgré  fon  dérègle- 
ment doit  subfifter,  auroit  péri;  &  ces  fortes 
de  gens  ne  pouvoient  être  de  bons  Soldats  ; 
ils  étoient  lâches,  &  déjà  corrompus  par  le  luxe 
des  Villes,  &  fouvent  par  leur  Art  même  : 
outre  que,  comme  ils  n'avoient  point  propre- 
ment de  patrie,  &  qu'ils  jouïflbient  de  leur  in- 
duftrie  par-tout,  ils  avoient  peu  à  perdre  ou  à 
conferver. 

Les  Rois  (i)  Agis  &  Cleo  menés  voyant 
qu'au  lieu  de  trente  mille  Citoyens  qui  étoient  à 
Sparte  du  tems  de  Lycurgue,  il  n'y  en  avoit 
plus  que  fept  cens,  dont  à  peine  cent  polfedoient 
des  Terres,  &  que  tout  le  refle  n'étoit  qu'une 
populace  fans  courage,  ils  entreprirent  de  réta- 
blir les  Loix  à  cet  égard,  &  dès  ce  moment  Lace- 
demone  reprit  fa  première  puiflance,  &  redevint 
formidable  à  tous  les  Grecs. 

Ce  fut  le  partage  égal  des  Terres  qui   rendit 

(i)  Voyez  Plutarque  dans  la  Vie  de  Cleomenes. 


26        De  la  Grandeur  des  Romains, 


Rome  capable  de  fortir  d'abord  de  fon  abaifle- 
ment,  &  cela  se  feniit  bien  quand  elle  fut  corrom- 
pue. 

Elle  ctoit  une  petite  République  lorfque  les 
Latins  ayant  refufé  le  fecours  de  troupes  (i) 
qu'ils  étoient  obligés  de  donner,  on  leva  sur  le 
champ  dix  Légions  dans  la  Ville  :  à  peine  à  pre- 
fent,  dit  Tite  Live,  Rome  que  le  Monde  entier 
ne  peut  contenir,  en  pourroit-clle  faire  autant, 
fi  un  Ennemi  paroillbit  tout  à  coup  devant  fes 
murailles;  marque  certaine  que  nous  ne  nous 
fommes  point  agrandis,  &  que  nous  n'avons  fait 
qu'augmenter  le  luxe  &  les  richell'es  qui  nous^ 
travaillent. 

Dites-moi,  disoit  Tiberius  (2)  Gracchus 
aux  Nobles,  qui  vaut  mieux  d'un  Citoyen,  ou 
d'un  Efclave  perpétuel?  Qui  eft-ce  qui  eft  plus 
utile,  un  Soldat,  ou  un  homme  impropre  à  la 
guerre?  Voulez-vous  pour  avoir  quelquesarpens 
de  terre  plus  que  les  autres   Citovcns.  renoncer 


(i)  Tite-Live  :  I.  Dcade.  1.  7.  ch.  25.  Ce  fut  quelque 
tems  après  la  prife  de  Rome,  fous  le  Confulat  de  L. 
Furius  Camillus,  &  de  Ap.  Claudius  CralTus. 

(2)  .\ppian.  de  la  guerre  Civile,  1.  i,  ch.  1 1. 


ET    DE    LEL'fl    DeCADENCE. 


27 


à  l'efperance  de  la  conquête  du  refle  du  monde, 
ou  vous  mettre  en  danger  de  vous  voir  enlever 
par  les  Ennemis  ces  terres  que  vous  nous  re- 
fufez? 


CHAPITRE  IV. 

I.  Des  Gaulois.  2.  De  Pyrrhus.  3.  Paral- 
lèle de  Cartilage  &  de  Rome.  4.  Guerre 
d'Annibal. 


ES  Romains  eurent  bien  des  guerres 
avec  les  Gaulois  :  l'amour  de  la 
gloire,  le  mépris  de  la  mort,  l'obfti- 
nation  pour  vaincre  étoient  les 
mêmes  dans  les  deux  Peuples;  mais  les  armes 
étoient  différentes  :  le  bouclier  des  Gaulois  étoit 
petit,  &  leur  Epée  mauvaise  ;  auffi  furent-ils 
traités  à  peu  près  comme  dans  les  derniers  fiecles 
les  Mexiquains  l'ont  été  par  les  Efpagnols;  & 
ce  qu'il  y  a  de  furprenant,  c'eft  que  ces  Peuples 
que  les  Romains  rencontrèrent  dans  presque 
tous  les  lieux,  &  dans  prefque  tous  les  tems,  se 
laiilerent  détruire  les  uns  après  les  autres  fans 


3o         De  la  g r a n d k u k  des  Romains, 

jamais  connoitre,  chercher,  ni  prévenir  la  caufe 
de  leurs  malheurs. 

Pyrrhus  vint  faire  la  guerre  au\  Romains 
dans  le  tems  qu'ils  étoient  en  état  de  lui  refifter 
&  de  s'inftruire  par  fes  Victoires  ;  il  leur  aprit  à  fe 
retrancher,  à  choifir,  &  à  disposer  un  Camp;  il 
les  accoutuma  aux  Elephans,  &  les  prépara  pour 
de  plus  grandes  guerres. 

La  grandeur  de  Pyrrhus  ne  confiftoit  que 
dans  fes  qualités  perfonnelles  :  Plutarque  (i) 
nous  dit  qu'il  fut  obligé  de  faire  la  guerre  de  Ma- 
cédoine, parce  qu'il  ne  pouvoit  entretenir  fix 
mille  hommes  de  pied,  &  cinq  cens  chevaux  qu'il 
avoit.  Ce  Prince,  maître  d'un  petit  Etat  dont  on 
n'a  plus  entendu  i^arler  après  lui,  étoitun  Avantu- 
rier  qui  faifoit  des  entreprifes  continuelles,  parce 
qu'il  ne  pouvoit  fubfifter  qu'en  entreprenant. 

Carthage  devenue  riche  plutôt  que  Rome, 
avoit  aufli  été  plutôt  corrompue  :  ainfi  pendant 
qu'à  Rome  les  emplois  publics  ne  s'obtenoient 
que  par  la  vertu,  &  ne  donnoient  d'utilité  que 
l'honneur,  &  une  préférence  aux  fatigues,  tout 
ce  que  le  public  peut  donner  aux  Particuliers  fe 

(i)  Vie  de  Pyrrhus. 


KT    OF.    LEUR    DECAI>ENCf;.  3 1 

vendoit  à  Carthage,  &  tout  fervice  rendu  par  les 
Particuliers  y  étoit  payé  par  le  public. 

La  Tyrannie  d'un  Prince  ne  met  pas  un  Etat 
plus  près  de  fa  ruine  que  l'indifférence  pour  le 
bien  commun  n'y  met  une  République.  L'avan- 
tage d'un  Etat  libre  elt  que  les  revenus  y  font 
mieux  adminiftrés;  mais  lorfqu'ils  le  font  plus 
mal?  L'avantage  d'un  Etat  libre  eft  qu'il  n'y  a 
point  de  favoris:  mais  quand  cela  n'efl  pas  & 
qu'au  lieu  des  Amis  &  des  parens  du  Prince,  il 
faut  faire  la  fortune  des  Amis  &  des  parens 
de  tous  ceux  qui  ont  part  au  Gouvernement? 
tout  eft  perdu  ;  les  Loix  font  éludées  plus 
dangereufement  qu'elles  ne  font  violées  par  un 
Prince  qui  étant  toujours  le  plus  grand  Ci- 
toyen de  l'Etat,  a  le  plus  d'intérêt  à  fa  conserva- 
tion. 

Des  anciennes  mœurs,  un  certain  ufage  de  la 
pauvreté  rendoient  à  Rome  les  fortunes  à  peu 
près  égales;  mais  à  Carthage,  des  Particuliers 
avoient  les  richefles  des  Rois. 

De  deux  factions  qui  regnoient  à  Carthage, 
l'une  vouloit  toujours  la  paix,  &  l'autre  toujours 
la  guerre;  de  façon  qu'il  étoit  impoflible  d'y 
jouïr  de  l'une,  ni  d'y  bien  faire  l'autre. 


02         De  la  Grandeur  des  Romains, 

Pendant  qu'à  Rome  (i)  la  guerre  réuniflbit 
d'abord  tous  les  intérêts,  elle  les  feparoit  encore 
plus  à  Carthage. 

Dans  les  Etats  gouvernés  par  un  Prince  les 
divifions  s'apaifent  aifément,  parce  qu'il  a  dans 
fes  mains  une  puiflance  coërcive  qui  ramené 
les  deux  partis  ;  mais  dans  une  République  elles 
font  plus  durables  parce  que  le  mal  attaque 
ordinairement  la  puiflance  même  qui  pourroit 
la  guérir. 

A  Rome  gouvernée  par  les  Loix  le  Peuple 
fouffroit  que  le  Sénat  eût  la  direction  des  affai- 
res. A  Carthage  gouvernée  par  des  abus,  le  Peu- 
ple vouloit  tout  faire  par  lui-même. 

Carthage  qui  faifoit  la  guerre  avec  son  opu- 
lence contre  la  pauvreté  Romaine,  avoit  par  cela 
même  du  defavantage;  l'or  &  l'argent  s'épuifent, 
mais  la  vertu,  la  confiance,  la  force  &  la  pauvreté 
ne  s'épuifent  jamais. 

(i)  La  prefence  d'Annibal  fit  ceffer  parmi  les  Ro- 
mains toutes  les  divifions;  mais  la  prefence  de  Sci- 
pion  aigrit  celles  qui  étoient  déjà  parmi  les  Cartha- 
ginois, elle  lia  les  forces  de  la  Ville;  les  Généraux, 
le  Sénat,  les  Grands  devinrent  plus  fufpeds  au 
Peuple,  &  le  peuple  devint  plus  furieux.  Voyez  dans 
Appien  toute  cette  guerre  du  premier  Scipion. 


etokleurOecadenck.  33 

Les  Romains  étoient  ambitieux  par  orgueil  ; 
&  les  Carthaginois  par  avarice;  les  uns  vouloient 
commander,  les  autres  vouloient  acquérir,  &  ces 
derniers  avec  un  efprit  mercantile,  calculant  fans 
celle  la  recette  &  la  dépense,  firent  toujours  la 
guerre  fans  l'aimer. 

Des  batailles  perdues,  la  diminution  du  peuple, 
l'affolbliflement  du  commerce,  l'épuifcment  du 
Trésor  public,  le  soulèvement  des  Nations  voi- 
fines  pouvoient  faire  accepter  à  Carthage  les  con- 
ditions de  paix  les  plus  dures  ;  mais  Rome  ne  se 
conduifoit  point  par  le  fentiment  des  biens  &  des 
maux,  elle  ne  se  déterminoit  que  par  fa  gloire; 
&  comme  elle  n'imaginoit  point  qu'elle  pût  être 
fi  elle  ne  commandoit  pas,  il  n'y  avoit  point 
d'elperance  ni  de  crainte  qui  pût  l'obligera  faire 
une  paix  qu'elle  n'auroit  point  impofee. 

11  n'y  a  rien  de  fi  puiifant  qu'une  République 
où  l'on  obferve  les  Loix.  non  pas  par  crainte,  non 
pas  par  raifon,  mais  par  paffions,  comme  furent 
Rome  &  Lacedemone,  car  pour  lors  il  fe  joint  à 
la  fagelle  d'un  bon  Gouvernement  toute  la  force 
que  pourroit  avoir  une  faclion. 

Les  Carthaginois  fe  fervoient  de  troupes  étran- 
gères, &   les    Romains    employoient   les  leurs. 

3 


34-        De  la  Grandeur  des  Romains, 


Comme  ces  derniers  n'avoient  jamais  regardé  les 
vaincus  que  comme  des  inftrumens  pour  des 
triomphes  futurs;  ils  avoient  rendu  Soldats  tous 
les  Peuples  qu'ils  avoient  foumis,  &  plus  ils 
eurent  de  peine  à  les  vaincre,  plus  ils  les  jugèrent 
propres  à  être  incorporés  dans  leur  République. 
Ainfi  nous  voyons  les  Samnites  qui  ne  furent 
fubjugués  qu'après  vingt-quatre  triomphes  (i> 
devenir  les  auxiliaires  des  Romains;  &  quelque 
tems  avant  la  féconde  guerre  Punique  ils  tirè- 
rent d'eux  (2)  &  de  leurs  Alliés,  c'eft-à-dire,  d'un 
pays  qui  n'étoit  gueres  plus  grand  que  les  Etats 
du  Pape  &  de  Naples;  fept  cens  mille  hommes 
de  pied,  &  foixante  &  dix  mille  de  Cheval  pour 
oppofer  aux  Gaulois. 

Dans  le  fort  de  la  féconde  guerre  Punique, 
Rome  eut  toujours  fur  pied  de  vint-deux  à  vint- 
qualre  Légions;  cependant  il  paroit  par  Tite 
Live  que  le  Cens  n'étoit  pour  lors  que  d'environ 
cent  trente  fept  mille  Citoyens. 

Carthage  employoit  plus  de  forces  pour  atta- 


(i)  Flor.  1.  I.  ch.  lô. 

(2)  Voyez  Polybe.  Le  Sommaire  de  Florus  dit  qu'ils 
levèrent  trois  cens  mille  hommes  dans  la  Ville  & 
chez  les  Latins. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  35 

quer,  Rome  pour  fe  deffendre  :  elle  arma,  comme 
nous  venons  de  dire,  un  nombre  d'hommes  pro- 
digieux, contre  les  Gaulois  &  Annibal  qui  l'atta- 
quoient,  &  elle  n'envoya  que  deux  Légions 
contre  les  plus  grands  Rois  ;  ce  qui  rendit  les 
forces  éternelles. 

L'établiflement  de  Carihage  dans  l'on  pays, 
étoit  moins  folide  que  celui  de  Rome  dans  le  fien  : 
cette  dernière  avoit  trente  Colonies  (i)  autour 
d'elle  qui  en  étoient  comme  les  remparts.  Avant  la 
bataille  de  Cannes,  aucun  Allié  ne  l'avoit  aban- 
donnée; c'elt  que  les  Samnitcs,  &  les  autres  Peu- 
ples d'Italie  étoient  accoutumés  à  fa  domination. 

La  plupart  des  Villes  d'Afrique  étant  peu  forti- 
fiées fe  rendoient  d'abord  à  quiconque  fe  prefen- 
toit  pour  les  prendre;  aufll  tous  ceux  qui  y 
débarquèrent,  Agatocle,  Regulus,  Scipion, 
mirent-ils  d'abord  Carthage  au  defefpoir. 

On  ne  peutgueres  attribuer  qu'à  un  mauvais 
gouvernement  ce  qui  leur  arriva  dans  toute  la 
guerre  que  leur  fit  le  premier  Scipion;  leur 
Ville  (2),  &  leurs  Armées  même  étoient  affamées, 

(i)  Tite  Live,  i.  27.  chap.  ()  &  lo. 
(2)  V.  Appien,   liber  Libyens,  seu   de  Rébus  Pu- 
nicis.  c.  25. 


3b         De  la  Grandeur  des  Romains, 

tandis  que  les  Romains  étoient  dans  l'abon  Jance 
de  toutes  chofes. 

Chez  les  Carthaginois,  les  Armées  qui  avoient 
été  battues  devcnoient  plus  infolentes;  quelque- 
fois elles  mettoient  en  croix  leurs  Généraux,  & 
les  punilToient  de  leur  propre  lâcheté.  Chez  les 
Romains  le  Conful  decimoit  les  troupes  qui 
avoient  fui,  &  les  ramenoit  contre  les  Ennemis. 

Le  Gouvernement  des  Carthaginois  (i)  étoit 
très-dur  :  ils  avoient  fi  fort  tourmenté  les  Peuples 
d'Efpagne,  que  lorfquc  les  Romains  y  arrivèrent, 
ils  furent  regardés  comme  des  Libérateurs  ;  &  fi 
l'on  fait  attention  aux  fommes  immenfes  qu'il 
leur  en  coûta  pour  y  foutenir  une  guerre  où  ils 
succombèrent,  on  verra  bien  que  l'Injurtice  ed 
une  mauvaife  ménagère,  &  ne  tient  pas  tout  ce 
qu'elle  promet. 

La  fondation  d'Alexandrie  avoit  beaucoup  di- 
minué le  commerce  de  Carthage.  Dans  les  pre- 
miers tems  la  fuperftition  baniffoit  en  quelque 
façon  les  étrangers  de  l'Egypte  ;  &  lorfque  les 
Perfes  l'eurent  conqilife,  ils  n'avoient  fongé  qu'à 
alïbiblir  leurs   nouveaux   Sujets;    mais  fous  les 

(i)  Voyez  ce  que  Polybe  dit  de  leurs  exaclions.  L.  9. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  3/ 

Rois  Grecs  l'Egypte  fit  prefque  tout  le  Commerce 
du  monde,  &  celui  de  Carthage  commença  à 
déchoir. 

Les  Puifl'ances  établies  par  le  Commerce  peu- 
vent fubfifter  long  tems  dans  leur  médiocrité; 
mais  leur  grandeur  eft  de  peu  de  durée  :  elles 
s'élèvent  peu-à-peu,  &  fans  que  perfonne  s'en 
aperçoive,  car  elles  ne  font  aucun  acte  particu- 
lier qui  faffe  du  bruit,  &  fignale  leur  puiflance  : 
mais  lorfque  la  chofe  eft  venue  au  point  qu'on 
ne  peut  plus  s'empêcher  de  la  voir,  chacun 
cherche  à  priver  cette  Nation  d'un  avantage 
qu'elle  n'a  pris,  pour  ainfi  dire,  que  par  furprife. 

La  Cavalerie  Carthaginoife  valoit  mieux  que 
la  Romaine  par  deux  raifons  :  l'une  que  les  Che- 
vaux Numides  &  Espagnols  étoient  meilleurs 
que  ceux  d'Italie,  &  l'autre  que  la  Cavalerie  Ro- 
maine étoit  mal  armée;  car  ce  ne  fut  que  dans 
les  Guerres  que  les  Romains  firent  en  Grèce 
qu'ils  changèrent  de  manière,  comme  nous 
l'aprenons  de  (i)  Polybe. 

Dans  la  première  guerre  Punique,  Regulus 
fut  battu  dès  que  les  Carthaginois  choifirent  les 

(I)  Livre  6.  c.  ib. 


38         De  la  Grandeur  des  Romains, 

plaines  pour  faire  combattre  leur  Cavalerie  ;  & 
dans  la  féconde  (i)  Annibal  dut  à  fes  Numides 
fes  principales  Victoires. 

SciPioN  ayant  conquis  l'Efpagne  &  fait  al- 
liance avec  Massinisse,  ôta  aux  Carthaginois 
cette  supériorité;  ce  fut  la  Cavalerie  Numide  qui 
gagna  la  bataille  de  Zama,  &  finit  la  guerre. 

Les  Carthaginois  avoient  plus  d'expérience  fur 
la  mer,  &  connoiffoient  mieux  la  manœuvre  que 
les  Romains  :  mais  il  me  femble  que  cet  avan- 
tage n'étoit  pas  pour  lors  fi  grand  qu'il  le  feroit 
aujourd'hui. 

Les  Anciens  n'ayant  pas  la  Bouffole  ne  pou- 
voient  gueres  naviger  que  fur  les  Côtes  ;  auffi  ils 
ne  fe  fervoient  que  de  bâtimens  à  rames  petits 
&  plats  ;  prefque  toutes  les  rades  étoient  pour 
eux  des  Ports,  la  fcience  des  Pilotes  étoit  très- 
bornée  ,  &  leur  manœuvre  très-peu  de  chofes. 
Leur  Art  même  étoit  fi  imparfait  qu'ils  ne  fai- 
foient  avec  mille  rames  que  ce  que  l'on  fait  au- 
jourd'hui avec  cent. 

(i)  Ce  qui  fit  que  les  l^omains  commencèrent  à 
refpirer  dans  la  féconde  guerre  Puniques,  c'eil  que 
des  Corps  entiers  de  Cavalerie  Numide  pallerenl  de 
leur  côté  en  Sicile  &  en  Italie. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  Sg 

Les  grands  Vaiffeaux  étoient  defavantageux,  en 
ce  qu'étant  difficilement  mus  par  la  Chiourme, 
ils  ne  pouvoient  pas  faire  les  Evolutions  necef- 
faires.  Antoine  en  fit  à  Aclium  une  funefte 
expérience,  fes  navires  ne  pouvoient  fe  remuer 
pendant  que  ceux  d'AuGusTE  plus  légers  les 
attaquoient  de  toutes  parts. 

Les  Vaiffeaux  anciens  étant  à  rames,  les  plus 
légers  brifoient  aifément  celles  des  plus  grands 
qui  pour  lors  n'étoient  plus  que  des  machines 
immobiles,  comme  sont  aujourd'hui  nos  Vaif- 
feaux démâtés. 

Depuis  l'invention  de  la  bouffole  on  a  change 

de  manière,  on  a  (i)  abandonné  les  rames,  on 

a  fui  les  Côtes,  on  a  conftruit  de  gros  Vaiffeaux, 

la   machine  efl:  devenue   plus  composée,   &   les      Entre  i  et 

pratiques  le  font   multipliées.  ""''''   '^"*''   •^'^ 

L'invention   de  la    Poudre  a  fait    une  chofe    ^^^    '^"^  "  "'" 
,  .  '  ventionsnesedc- 

qu  on    nauroit   pas    foupconnée;    c'eft   que   la 

^  r  1^  t  1  n  couvriront  pas. 

force   des  Armées   navales  a  plus   que    jamais 
confifté  dans  l'art;  car  pour  refifter  à  la  vio- 

(i)  En  quoi  on  peut  juger  de  l'imperfeclion  de  la 
Marine  des  Anciens,  puifque  nous  avons  abandonné 
une  pratique  dans  laquelle  nous  avions  tant  de  fupe- 
riorité  fur  eux. 


40        De  la  Grandeur  des  Romains. 

lence  du  Canon  &  ne  pas  efluyer  un  feu  fupe- 
rieur,  il  a  falu  de  gros  navires  ;  mais  à  la 
grandeur  de  la  machine  on  a  dû  proportionner 
la  puiflance  de  l'art. 

Les  petits  vaifleaux  d'autrefois  faccrochoient 
foudain,  &  les  Soldats  combattoient  des  deux 
parts;  on  mettoit  fur  une  Flotte  toute  une  Ar- 
mée de  terre  :  dans  la  bataille  navale  que  Regu- 
Lus  &  fon  Collègue  gagnèrent,  on  vit  combattre 
cent  trente  mille  Romains  contre  cent  cinquante 
mille  Carthaginois  :  pour  lors  les  Soldats  éioient 
pour  beaucoup,  &  les  gens  de  l'Art  pour  peu  ;  à 
prefent  les  Soldats  sont  pour  rien,  ou  pour  peu, 
&  les  gens  de  l'Art  pour  beaucoup. 

Une  grande  preuve  de  la  différence,  c'eil  la 
vicloire  que  gagna  le  Conful  Duillius  :  les  Ro- 
mains n'avoient  aucune  connoillance  de  la  navi- 
gation :  une  Galère  Carthaginoife  échoua  fur 
leurs  Côtes,  ils  fe  fervirent  de  ce  modèle  pour  en 
bâtir;  en  trois  mois  de  tems  leurs  Matelots  furent 
dreffés,  leur  Flotte  fut  conftruite,  équipée,  elle 
mit  à  la  mer,  elle  trouva  l'Armée  navale  des  Car- 
thaginois, &  la  battit. 

A  peine  à  présent  toute  une  vie  fuffit-elle  à  un 
Prince  pour  former  une  Flotte  capable  de  pa- 


ET    DE    LEUR    DECADENCE.  4I 

roître  devant  une  Puillance  qui  a  déjà  l'empire 
de  la  Mer  :  c'eft  peut-être  la  feule  chofe  que  l'ar- 
gent feul  ne  peut  pas  faire  ;  et  fi  de  nos  jours  un 
grand  (i)  Prince  léuffit  d'abord,  l'expérience  a 
fait  voir  à  d'autres  (2)  que  c'eft  un  exemple  qui 
peut  être  plus  admiré  que  fuivi. 

La  féconde  guerre  Punique  eft  fi  fameuse  que 
tout  le  monde  la  fait  :  quand  on  examine  bien 
cette  foule  d'obltacles  qui  se  prefenterent  devant 
Annibal,  &  que  cet  homme  extraordinaire  fur- 
monta  tous,  on  a  le  plus  beau  fpeclacle  que  nous 
ait  fourni  l'antiquité. 

Rome  fut  un  prodige  de  conftance  après  les      Unpiain  tm- 

journéesdu  Tefin,  de  Trebics  &  de  Thrafymenc  ;  jours  suivi  pied 

après  celle  de  Cannes  plus  funellc  encore,  aban-  à  pied  doit  con- 

,       ^        ,        ,,,1-        11      duire  tout  Etat 

donnée  de  nrefque  tous  les  Peuples  d  Italie,  elle 

'        ^  a  la  nécessite  des 

ne  demanda  point  la  paix,  c'eft  que  le  Sénat  ne  ^^^^  ^^^^.^ ,^,  ^^.^^_ 

fe  departoit  jamais  des   maximes  anciennes  ;    il  j^.çjg 
agiifoit  avec  Annmbal,  comme  il  avoit  agi  autre- 
fois avec.  Pyrrhus,  à  qui  il  avoit  refufé  de  faire 
aucun  accommodement    tandis  qu'il  feroit  en 
Italie;  &  je  trouve  dans  Denis  d'Halicarnaflé  (3) 

(i)  Louis  XIV. 

(2)  L'iilpai^ne  et  la  Mofcovie. 


(3)  Antiq.  Hum.  1,  8. 


42         De  la  Grandeur  des  Romains, 

que  lors  de  lanegotiation  de  Coriolan,  le  Sénat 
déclara  qu'il  ne  violeroit  point  fes  Coutumes 
anciennes,  que  le  Peuple  Romain  ne  pouvoit 
point  faire  de  paix  tandis  que  les  Ennemis 
étoicnt  fur  fes  terres  ;  mais  que  fi  les  Volfques 
fe  retiroient,  on  accorderoit  tout  ce  qui  feroit 
jufle. 

Rome  fut  fauvée  par  la  force  de  son  inftitution, 
après  la  bataille  de  Cannes,  il  ne  fut  pas  permis 
aux  femmes  même  de  verfer  des  larmes  ;  le 
Sénat  refufa  de  racheter  les  prifonniers,  &  en- 
voya les  miferables  refle'^  de  l'Armée  faire  la 
guerre  en  Sicile,  fans  recompenfe  ni  aucun  hon- 
neur militaire,  jusqu'à  ce  qu'AwNiBAL  fut  chaflé 
d'Italie. 

D'un  autre  côté  le  Conful  Terentius  Var- 
RON  avoit  fui  honteufcment  jufqu'à  Venoufe  : 
cet  homme  de  la  plus  bafle  naiflance  n'avoit  été 
élevé  au  Confulat  que  pour  mortifier  la  Noblelle  ; 
mais  le  Sénat  ne  voulut  pas  joiiir  de  ce  malheu- 
reux triomphe;  il  vit  combien  il  étoit  néceflaire 
qu'il  s'attirât  dans  cette  occafion  la  confiance  du 
Peuple,  il  alla  au  devant  de  Varron,  &  le  re- 
mercia de  ce  qu'il  n'avoit  pas  defefperé  de  la  Ré- 
publique. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  40, 

Ce  n'eft  pas  ordinairement  la  perte  réelle  que       ^'■"'  '''"   ''^ 

l'on  fait  dans  une  bataille,  (c'efl-à-dire  celle  de  ''''''^''-  '^'""''«'- 

; — — : — -— ; nation  frapée  du 

quelques  milliers  d'hommes)  qui  eit  tunelie  à  ua 

i J i_2 soldat     est     un 

Etat,  mais  la  perte  imaginaire  &  le  décourage-    fantôme  imao-i- 
ment,  qui  le  prive  des  forces  mêmes  que  la  for-    naire  qui  gagne 

tune  lui  avoit  laiflëes.  A''"«  '^^  batailles 

Ti  1         ;     7  ,  1       ,•  '?"<?     ^''      force 

Il  y  a  des  choies  que  tout  le  monde  dit  parce 

réelle  ou  la  supé- 

qu'elles  ont  été  dites  une  fois  :  on  croit  qu'An-      .    -,  -v  „ 

^  T  non  te  di'  i  ene- 

nibal  fit  une  faute  infigne  de  n'avoir  point  été  ,„/, 
aflieger  Rome  après  la  bataille  de  Cannes  :  il  eit 
vrai  que  d'abord  la  frayeur  y  fut  extrême;  mais 
il  n'en  efl  pas  de  la  conflernation  d'un  l^euple 
belliqueux  qui  fe  tourne  toujours  en  courage, 
comme  de  celle  d'une  vile  populace  qui  ne  fent 
que  fa  foibleffe  :  une  preuve  qu'ANNiBAL  n'au- 
roit  pas  réuiïi,  c'eft  que  les  Romains  fe  trou- 
vèrent encore  en  état  d'envoyer  par  tout  du 
fecours. 

On  dit  encore  qu'ÂNNiBAL  fit  une  grandefaute 
de  mener  son  Armée  à  Capouëoù  elles'amolit  : 
mais  l'on  ne  considère  point  que  l'on  ne  remonte 
pas  à  la  vraye  caufe  ;  les  Soldats  de  cette  Armée 
devenus  riches  après  tant  de  Vicloires  n'au- 
roient-ils  pas  trouvé  partout  Capouë?  Alexan- 
dre qui  commandoit  à  fes  propres  Sujets  prit 


44        De  la  Grandeur  des  Romains, 

dans  une  occafion  pareille  un  expédient  qu'Aw- 
NiBAL  qui  n'avoit  que  des  troupes  mercenaires  ne 
pouvoit  pas  prendre,  il  fit  mettre  le  feu  au  bagage 
de  fes  Soldats  &  brûla  toutes  leurs  richeffes  & 
les  Tiennes. 

Ce  furent  les  Conquêtes  mêmes  d'ANNiBAL 
qui  commencèrent  à  changer  1a  fortune  de  cette 
guerre;  il  ne  recevoit  point  de  secours  de  Car- 
thage  foit  par  la  jaloufie  d'un  parti,  Ibit  par  la 
trop  grande  confiance  de  l'autre  :  pendant  qu'il 
refta  avec  fon  Armée  enfemble  il  battit  les  Ro- 
mains; mais  lorfqu'il  falut  qu'il  mît  des  garni- 
fons  dans  les  Villes,  qu'il  dcffendît  fes  Alliés,  qu'il 
afllegeât  les  places,  ou  qu'il  les  empêchât  d'être 
alliegées,  fes  forces  fe  trouvèrent  trop  petites;  & 
il  perdit  en  détail  une  grande  partie  de  fon  Ar- 
,.„,     .^     mée  :  les   Conquêtes   font   aifées  à   faire,   parce 

Louis  XIV  qui  jtt  ! ■ 

mpidemeni     la    qi-^'on  l^s  fait  avec  toutes  fes  forces;   elles  font 

conquête  de   la    dithciles  à  conferver,  parce  qu'on  ne  les  deflend 

Holandc,  et  qui   qu'avec  une  partie  de  fes  forces. 

fut  obligé   d'à- 

bandonner      les  ___ 

villes   avec    au-  i^f-^-??^  ^^^  '  ■"  '^'u 

tant  Je  presipi- 

tation,  qu'il  les 

avait  prises  avec 

promptitude . 


Témoins 


CHAPITRE  V. 

*I>e  l'état  de  la  Grèce,  de  la  Macédoine,  de 
la  Syrie  &  de  l'Egypte  après  Vabaijfement 
des  Carthaginois. 


OMME  les  Carthaginois  en  Espagne, 
en  Sicile,  en  Sardaigne  n'opofoient 
aucune  Armée  qui  ne  fût  malheu- 
reufe,  Annmbal  dont  les  Ennemis fe 
fortifioient  fans  celle,  &  qui  ne  rccevoit  que  peu 
de  fecours,  fut  réduit  à  une  guerre  deffenfue  ; 
cela  donna  aux  Romains  la  penfée  de  porter  la 
guerre  en  Afrique:  Scipion  y  defcendit;  les 
fuccès  qu'il  y  eut  obligèrent  les  Carthaginois  à 
rapeler  d'Italie  An  ni  bal,  qui  pleura  de  douleur 
en  cédant  aux  Romains  cette  Terre,  où  il  les 
avoit  tant  de  fois  vaincus. 
Tout  ce  que  peut  faire  un  grand  homme  d'E- 


46         De  la  Grandeur  des  Romains, 

tat  &  Lin  grand  Capitaine,  Annibal  le  tit  pour 
fauver  fa  patrie  :  n'ayant  pu  porter  Se i  pion  à  la 
paix,  il  donna  une  bataille  où  la  fortune  fembla 
prendre  plaifir  à  confondre  fon  habileté,  fon  ex- 
périence &  fon  bon  fens. 

Carthage  reçut  la  paix  non  pas  d'un  Ennemi, 
mais, d'un  maître;  elle  s'oBligea  de  payer  dix 
mille  talens  en  cinquante  années,  à  donner  des 
Otages,  à  livrer  fes  vailfeaux  &  fes  Eléphants,  à 
ne  faire  la  guerre  à  perfonne  fans  le  consente- 
ment du  Peuple  Romain  ;  &  pour  la  tenir  tou- 
jours humiliée,  on  augmenta  la  puillance  de 
M  ASsiNissE  son  Ennemi  éternel. 

Après  rabailfement  des  Carthaginois,  Rome 
n'eut  prefque  plus  que  de  petites  guerres  &  de 
grandes  Victoires,  au  lieu  qu'auparavant  elle 
avoiteude  petites  Victoires  &  de  grandes  guerres. 

Il  y  avoit  dans  ces  tems-là  comme  deux  Mon- 
des feparés  ;  dans  l'un  combattoient  les  Cartha- 
ginois &  les  Romains,  l'autre  étoit  agité  par  des 
querellesqui  duroient  depuis  la  mort  d'ALEXAN- 
D  RE  :  on  n'y  pensoit  (i)  point  à  ce  qui  fe  paflbit 


(i)  11  efl  furprenant,  comme  Jofephe  le  remarque 
dans  le  livre  contre  Appion,  1.  i,  c.  4,  qu'Hérodote  ni 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE. 


47 


en  Occident;  car  quoique  Philippe  Roi  de  Ma- 
cédoine eût  fait  un  Traité  avec  Annibal,  il 
n'eut  prefque  point  de  fuite  ;  &  ce  Prince  qui  n'ac- 
corda aux  Carthaginois  que  de  très-foibles  fecours 
ne  fit  que  témoigner  aux  Romains  une  mauvaife 
volonté  inutile. 

Lorfqu'on  voit  deux  grands  Peuples  fe  faire 
une  guerre  longue  &  opiniâtre,  c'eft  fouvent  une 
mauvaise  Politique  de  penfer  qu'on  peut  demeu- 
rer Spectateur  tranquille;  car  celui  des  deux 
Peuples  qui  efl  le  Vainqueur  entreprend  d'abord 
de  nouvelles  guerres,  &  une  Nation  de  Soldats 
va  combattre  contre  des  Peuples  qui  ne  font  que 
Citoyens. 

Ceci  parut  bien  clairement  dans  ces  tems-là, 
car  les  Romains  eurent  à  peine  dompté  les  Car- 
thaginois, qu'ils  attaquèrent -de  nouveaux  Peu- 
ples, &  parurent  dans  toute  la  Terre  pour  tout 
envahir. 

Il  n'y  avoit  pour  lors  dans  l'Orient  que  quatre 
Puiflances  capables  de  refifter  aux  Romains,  la 
Grèce,  et  les  Royaumes  de  Macédoine,  de  Syrie 


Thucydide  n'ayent  jamais  parle  des  Romains,  quoi- 
qu'ils euflent  fait  de  si  grandes  guerres. 


48         De  la  Grandeur  des  Romains, 

&  d'Egypte  :  il  faut  voir  quelle  étoit  la  fituation 
de  ces  deux  premières  PuifTances,  parce  que  les 
Romains  commencèrent  par  les  foumettre. 

Il  y  avoit  dans  la  Grèce  trois  Peuples  confide- 
rables,  les  Etoliens,  les  Achaïens  &  les  Béotiens  : 
c'étoient  des  alïbciations  de  Villes  libres  qui 
avoient  des  Affemblées  générales  &  des  Magif- 
trats  communs  :  les  Etoliens  étoient  belliqueux, 
hardis,  téméraires,  avides  du  gain,  toujours  li- 
bres de  leur  parole  &  de  leurs  sermens,  enfin 
faifant  la  guerre  fur  la  terre  comme  les  Pirates 
la  font  fur  la  mer.  Les  Achaïens  étoient  fans 
cefl'e  fatigués  par  des  voifîns  ou  des  deffenfeurs 
incommodes.  Les  Béotiens,  les  plus  épais  de 
tous  les  Grecs,  mais  les  plus  fages,  vivoient  or- 
dinairement en  paix,  uniquement  conduits  par 
le  fentiment  du  bien  &  du  mal  ;  ils  n'avoient  pas 
aflës  d'efprit  pour  que  des  Orateurs  les  agitaf- 
fent,  &  puflént  leur  deguifer  leurs  véritables 
intérêts. 

Lacedemone  avoit  confervé  fa  puiflance;  c'efl- 
à-dire  cet  esprit  belliqueux  que  lui  Jonnoient 
les  inftitutions  de  Lycurgue.  Les  Thellaliens 
étoient  en  quelque  façon  affervis  par  les  Macé- 
doniens. Les  Rois  d'IUyr-ie  avoient  déjà  été  extrê- 


ET  DE  LEUR  Décadence.  40 

mement  abbattus  par  les  Romains.  Les  Acarna- 
niens  &  les  Athamanes  étoient  ravagés  tour  à 
tour  par  les  forces  de  la  Macédoine  &  de  l'Etolie. 
Les  Athéniens  fans  force  par  eux-mêmes  &  fans 
Alliés  (i)  n'étonnoient  plus  le  monde  que  par 
leurs  flatteries  envers  les  Rois,  &  l'on  ne  montoit 
plus  fur  la  Tribune  où  avoit  parlé  Demofthène, 
que  pour  propofer  les  Décrets  les  plus  lâches  & 
les  plus  fcandaleux. 

D'ailleurs  la  Grèce  étoit  redoutable  par  sa  fitua- 
tion,  fa  force,  la  multitude  de  fes  Villes,  le  nombre 
de  fes  Soldats,  fa  Police,  fes  Moeurs,  fes  Loix  : 
elle  aimoit  la  guerre,  elle  en  connoiffoit  l'art,  et 
elle  auroit  été  invincible  fi  elle  avoit  été  unie. 

Elle  avoir  bien  été  étonnée  par  le  premier 
Philippe,  Alexandre  ,  &  Antipater,  mais 
non  pas  fubjuguée  ;  &  les  Rois  de  Macédoine  qui 
ne  pouvoient  fe  refoudre  à  abandonner  leurs 
prétentions  &  leurs  efperances,  s'obflinoient  à 
travailler  à  l'aflervir. 

La  Macédoine  étoit  prefque  entourée  de  mon- 
tagnes inacceffibles,  les  Peuples  en  étoient  très- 
propres  à  la  guerre,  courageux,  obéiffans,  induf- 

(i)  Us  n'avoient  aucune  alliance  avec  les  autres 
Peuples  de  la  Grèce.  Polybe,  1.  8. 


5o         De  la  Grandeur  des  Romains, 

trieux,  infatigables  ;  &  il  faloit  bien  qu'ils  tinflent 
ces  qualités-là  du  Climat,  puifqu'encore  aujour- 
d'hui les  hommes  de  ces  Contrées  font  les  meil- 
leurs Soldats  de  l'Empire  des  Turcs. 

La  Grèce  fe  maintenoit  par  une  efpece  de  ba- 
lance :  les  Lacedemoniens  étoient  pour  l'ordi- 
naire alliés  des  Etoliens  &  les  Macédoniens 
l'étoient  des  Achaïens;  mais  par  rarri\ée  des 
Romains  tout  équilibre  fut  rompu. 

Comme  les  Rois  de  Macédoine  ne  pouvoient 
pas  entretenir  un  grand  nombre  de  troupes,  le 
moindre  échec  étoit  de  confequence  :  d'ailleurs 
ils  pouvoient  difficilement  s'agrandir,  parce  que 
leurs  delleins  n'étant  pas  inconnus,  on  avoit  tou- 
jours les  yeux  ouverts  fur  leurs  démarches;  & 
les  fuccès  qu'ils  avoient  dans  les  guerres  entre- 
prifes  pour  leurs  Alliés,  étoient  un  mal  que  ces 
mêmes  Alliés  cherchoient  d'abord  à  reparer. 
Ces   Rois  de       Mais  les  Rois  de  Macédoine  étoient  ordinaire- 
Macedoine      é-  ment  des  Princes  habiles  ;  leur  Monarchie  n'étoit 
toient  ce  quejl  ^^^  j^  nombre  de  celles  qui  vont  par  une  efpece 

un  Roy  de  Prusse    —-— ; ; ; ; '■ — — 

d  allure  donnée  dans  le  commencement  :  conti- 
ez   un    Roy    de    — 

Sardai°-ne      de   nuellement    inftruits    par  les  périls   &    par    les 

nosjoîirs.  affaires,  embarallés  dans   tous  les   démêlés  des 

Grecs,   il  leur  faloit  gagner  les  principaux  des 


ET  DE  LEUR  Décadence.  5i 


Villes,  éblouir  les  Peuples,  divifer  ou  réunir  les 
intérêts,  entin  ils  étoient  obligés  de  payer  de  leur 
personne  à  chaque  inftant. 

Philippe  qui  dans  le  commencement  de  fon 
Règne  s'étoit  attiré  l'amour  &  la  confiance  des 
Grecs  par  fa  modération,  changea  tout  a  coup  ; 
il  devint  (i)  un  cruel  Tyran  dans  un  tems  où  il 
auroit  dû  être  jufte  par  politique  &  par  ambition  : 
il  voyoit,  quoique  de  loin,  les  Romains  dont  les 
forces  étoient  immenfes,  il  avoit  fini  la  guerre  à 
l'avantage  de  fes  Alliés,  &  s'étoit  reconcilié  avec 
les  Etoliens;  il  étoit  naturel  qu'il  penfât  à  unir 
toute  la  Grèce  avec  lui  pour  empêcher  les  Ro- 
mains de  s'y  établir  :  mais  il  l'irrita  au  contraire 
par  de  petites  ufurpations,  &  s'amufant  à  difcuter 
de  petits  intérêts  quand  il  s'agiffoit  de  son  exif- 
tence  :  par  trois  ou  quatre  mauvaifes  actions  il 
fc  rendit  odieux  &  deteftable  à  tous  les  Grecs. 

Les  Etoliens  furent  les  plus  irrités,  &  les 
Romains  faififfant  l'occafion  de  leur  reflenti- 
ment,  ou  plutôt  de  leur  folie,  firent  alliance  avec 
eux,  entrèrent  dans  la  Grèce  et  l'armèrent  contre 


(i)  Voyez  dans  Polybe  les  injultices&  les  cruautés 
par  iefquelles  Philippe  se  decredita. 


02         De  la  Grandeur  des  Romains, 

Philippe.  Ce  Prince  fut  vaincu  à  la  Journée  des 
Cynocéphales,  &  cette  Victoire  fut  due  en  partie 
à  la  valeur  des  Etoliens  :  il  fut  fi  fort  confterné 
qu'il  fe  reJuifit  à  un  Traité  qui  étoit  moins  une 
paix  qu'un  abandon  de  fes  propres  forces;  il  fit 
fortir  fes  Garnisons  de  toute  la  Grèce,  livra  fes 
vailTeaux,  &  s'obligea  de  payer  mille  talens  en 
dix  années. 

Polybe  avec  fon  bon  fens  ordinaire,  compare 
l'Ordonnance  des  Romains  avec  celle  des  Macé- 
doniens (i),  qui  fut  prife  par  tous  les  Rois  Suc- 
celîeurs  d'ALEx  andre  ;  il  fait  voir  les  avantages 
&  les  inconveniens  de  la  Phalange  &  de  la  Lé- 
gion ;  il  donne  la  préférence  à  l'Ordonnance 
Romaine,  &  il  y  a  apparence  qu'il  a  raifon,  car 
l'expérience  le  montra  pour  lors  par  tout. 

Le  fuccès  que  les  Romains  eurent  contre  Phi- 
lippe, fut  le  plus  grand  de  tous  les  pas  qu'ils 
firent  pour  la  Conquête  générale  :  pour  s'alTurer 

(i)  Ce  qui  avoit  beaucoup  contribué  à  mettre  les 
Romains  en  péril  dans  la  féconde  guerre  Punique, 
c'eit  qu'Annibal  arma  d'abord  fes  Soldats  à  la  Ro- 
maine; mais  les  Grecs  ne  changèrent  ni  leurs  armes 
ni  leur  manière  de  combattre,  il  ne  put  leur  venir 
dans  l'efprit  de  renoncer  à  des  ufages  avec  lefquels 
ils  avoient  fait  de  fi  grandes  chofes.' 


ET   DE    LEUR    DECADENCE.  53 

de  la  Grèce  ils  abaiflerent  par  toutes  fortes  de 
voyes  les  Etoliens  qui  les  avoient  aides  à  vaincre  ; 
de  plus  ils  ordonnèrent  que  chaque  Ville  Grecque, 
qui  avoit  été  à  Philippe  ou  à  quelque  autre 
Prince,  fe  gouverneroit  dorefnavant  par  fes  pro- 
pres Loix. 

On  voit  bien  que  ces  petites  Républiques  ne 
pouvoient  être  que  dépendantes  :  les  Grecs  se 
livrèrent  à  une  joye  ftupide,  &  crurent  être  libres 
en  eflfet,  parce  que  les  Romains  les  declaroient 
tels. 

Les  Etoliens  qui  s'étoient  imaginés  qu'ils  do- 
mineroient  dans  la  Grèce  ;  voyant  qu'ils  n'avoient 
fait  que  fe  donner  des  maîtres,  furent  au  defef- 
poir;  &  comme  ils  prenoient  toujours  des  relb- 
lutions  extrêmes,  voulant  corriger  leurs  folies  par 
leurs  folies,  ils  appellerent  dans  la  Grèce  Antio- 
CHUS  Roi  de  Syrie,  comme  ils  y  avoient  appelle 
les  Romains. 

Les  Rois  de  Syrie  étoient  les  plus  puiffans  des 
Succeffeurs  d'ALEXANDRE,  car  ils  poffedoient 
prefquetous  les  Etats  de  Darius  à  l'Egypte  près; 
mais  il  étoit  arrivé  des  chofes  qui  avoient  fait 
que  leur  puiffance  s'ètoit  beaucoup  affaiblie. 

S E LE u eus  qui  avoit  fondé  l'Empire  de  Syrie, 


54        ^)^:  LA  Grandeur  des  Romains, 


avoir  à  la  fin  de  fa  vie  détruit  le  Royaume  de 
Lysimaque.  Dans  la  confufion  des  chofes  plu- 
fieurs  Provinces  fefouleverent;  les  Royaumes  de 
Pergame,  de  Cappadoce,  &  de  Bithynie  fe  for- 
mèrent ;  mais  ces  petits  Etats  timides  regardèrent 
toujours  l'humiliation  de  leurs  anciens  maîtres 
comme  une  fortune  pour  eux. 

Comme  les  Rois  de  Syrie  virent  toujours  avec 
une  envie  extrême  la  félicité  du  Royaume 
d'Egypte,  ils  ne  fongerent  qu'à  le  conquérir  ;  ce 
qui  fit  qire  négligeant  l'Orient  ils  y  perdirent  plu- 
fieurs  Provinces,  &  furent  fort  mal  obéis  dans  les 
autres. 

Enfin  les  Rois  de  Syrie  tenoient  la  haute  &  la 
balle  Afie  ;  mais  l'expérience  a  fait  voir  que  dans 
ce  cas  lorsque  la  Capitale  &  les  principales  forces 
font  dans  les  Provinces  balles  de  l'Afie,  on  ne 
peut  pas  conferver  les  hautes,  &  que  quand  le 
fiege  de  l'Empire  eft  dans  les  hautes,  ons'affoiblit 
en  voulant  garder  les  ball'es.  L'Empire  des  Perfes 
&  celui  de  Syrie  ne  furent  jamais  fi  forts  que 
celui  des  Parthes  qui  n'avoit  qu'une  partie  des 
Provinces  des  deux  premiers.  Si  Cyrus  n'avoit 
pas  conquis  le  Royaume  de  Lydie,  fi  Seleucus 
étoit  relié  à  Babylone,  &  avoit  laiflë  les  Provinces 


ET    DE    LEIK     DfCADENCE.  55 

maritimes  aux  Succefl'eurs  cI'Antigone,  l'Em- 
pire des  Perfes  auroit  été  invincible  pour  les 
Grecs,  &  celui  de  Seleucus  pour  les  Romains  : 
il  y  a  de  certaines  bornes  que  la  nature  a  don- 
nées aux  Etats  pour  mortilier  l'ambition  des 
hommes;  lorfque  les  Romains  les  pallercnt,  les 
Parthes  u)  les  firent  prefque  toujours  périr; 
quand  les  Parthes  oferent  les  palier,  ils  furent 
d'abord  obligés  de  revenir;  &  de  nos  jours  les 
Turcs  qui  ont  avancé  au-delà  de  ces  limites,  ont 
été  contraints  d'y  rentrer. 

Les  Rois  de  Syrie  &  d'Egypte  avoient  dans 
leur  pays  deux  fortes  de  Sujets,  les  Peuples  con- 
querans,  &  les  Peuples  conquis  :  ces  premiers 
encore  pleins  de  l'idée  de  leur  origine,  étoient 
très  difficilement  gouvernés,  ils  n'avoient  point 
cet  efprit  d'indépendance  qui  nous  porte  à  fecouifr 
le  joug,  mais  cette  impatience  qui  nous  fait  defi- 
rer  de  changer  de  maître. 

Mais  la  foiblefle  principale  du  Royaume  de  Sy- 
rie venoit  de  celle  de  la  Cour  où  regnoient  des 
Succeffcursde  Darius  &  non  pas  d'ALEXANDRE. 

(i)  J'en  ai  dit  les  raifons  au  Chap.  XV,  tirées  en 
partie  de  la  difpofition  Géographique  des  deux  Em- 
pires. 


56         De  la  Grandeur  des  Romains, 

Le  luxe,  la  vanité,  &  la  molefle,  qui  en  aucun  fiecle 
n'a  quitté  les  Cours  d'Afie,  regnoicnt  furtoutdans 
celle-ci;  le  mal  palTa  au  Peuple  &  aux  Soldats, 
&  devint  contagieux  pour  les  Romains  même, 
puifque  la  guerre  qu'ils  firent  contre  Antiochus 
eft  la  vraye  Epoque  de  leur  corruption. 

Telle  étoit  la  fituation  du  Royaume  de  Syrie, 

lorfqu'ANTiocHus    qui   avoit   fait   de    grandes 

chofes,   entreprit  la  guerre  contre  les  Romains  : 

mais  il  ne  fe  conduifit  pas  même  avec  la  sagefi'e 

que  l'on   employé  dans   les  affaires  ordinaires  : 

Annibal  vouloit  qu'on  renouvellât  la  guerre  en 

Italie  &  qu'on   gagnât   Philippe,   ou  qu'on  le 

rendît  neutre  ;  il  ne  fit  rien  de  cela  :  il  fe  montra 

dans  la  Grèce  avec  une  petite  partie  de  fe5  forces, 

&  comme  s'il  avoit  voulu  y  voir  la  guerre  &  non 

pas  la  faire,  il  ne  fut  occupé  que  de  fes  plaifirs  ;  il 

fut  battu,  s'enfuit  en  Afie  plus  effrayé  que  vaincu. 

Philippe  dans  cette  guerre  entraîné  par  les 

Romains  comme  par  un  torrent  les  fervit  de  tout 

C'est     lorii-   ^^^'^  pouvoir,  &  devint  l'instrument  de  leurs  Vic- 

naire  des  génies  toires  :  le  plaifîr   de   fe   vanger   &  de   ravager 

borné;  et  des  es-   l'Etolie,   la  promcffe    qu'on  lui  diminueroit  le 

prits  timides.        tribut,   &  qu'on   lui  laifleroit    quelques  Villes, 

quelque  jaloufie  perfonelle  d'ANTiocH  us,  enfin 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  b"] 


de  petits  motifs  le  déterminèrent  ;  &  n'oûint  con- 
cevoir  la  pensée  de  fecouer  le  joug,  il  ne  longea 
qu'à  l'adoucir 

Antiochus  jugea  fi  mal  des  affaires  qu'il  s'i- 
magina que  les  Romains  le  laifferoient  tranquille 
en  Afie  :  mais  ils  l'y  fuivirent  ;  il  fut  vaincu  en- 
core, &  dans  fa  confternation  il  consentit  au 
Traité  le  plus  infâme  qu'un  grand  Prince  ait  ja- 
mais fait. 

Je  ne  fâche  rien  de  fi  magnanime  que  la  réso- 
tion  que  prit  un  Monarque  qui  a  régné  de  nos 
jours  (i)  de  s'enfevelir  plutôt  fous  les  débris  du      ^'^^^  bienpen- 

Trône,   que   d'accepter  des   propofitions  qu'un   '^''''     ^ 

grand       Prince 

Roi  ne  doit  pas  entendre  :   il  avoit  lame  trop       .        ^     ^ 

! — L    qutenmemetems 

tière  pour  defcendre  plus  bas  que  fcs  malheurs  ^^,^^1  s'oposer  à 

ne  l'avoient  mis,  &  il  favoit  bien  que  le  courage   ses  enemis ;  mais 

peut  raffermir  une  Couronne.  &  que  l'mfamie  ne  "'^  Prince  infe- 

',     '7~.     '.  :  ^  rieur  en  force  et 

le  rait  jamais. 

en  puissencedoit 

C'eft  une  chofe  commune  de  voir  des  Princes  ^^o„,j^^  queiaue 
qui  favent  donner  une  bataille  ;  il  y  en  a  bien   chose  au  tems  et 
peu  qui  fâchent  faire  une  guerre,  qui  foient  éga-   '^"^  conjectures. 
lement  capables  de  fe  fervir  de  la  fortune  &  de 
l'attendre,  &  qui  avec  cette  difpofition  d'efprit 

(i)  Louis  XIV. 


58         De  la  Grandeur  des  Romains, 


qui  donne  de  la  méfiance  avant  que  d'entrepren- 
dre, ayent  celle  de  ne  craindre  plus  rien  après 
avoir  entrepris. 


Après  l'abaiflement  d'ANTiocHus  il  ne  refloit 
plus  que  de  petites  Puifl'ances,  fi  Ton  en  excepte 
l'Egypte,  qui  par  fa  fituation,  fa  fécondité,  fon 
Commerce,  le  nombre  de  fes  habitans,  fes  forces 
de  mer  &  de  terre,  auroit  pu  être  formidable  : 
mais  la  cruauté  de  fes  Rois,  leur  lâcheté,  leur 
avarice,  leur  imbécillité,  leurs  affreufes  voluptés 
les  rendirent  fi  odieux  à  leurs  Sujets,  qu'ils  ne  fe 
foutinrent  la  plupart  du  tems  que  par  la  protec- 
tion des  Romains. 

C'étoit  en  quelque  façon  une  Loi  fondamentale 
de  la  Couronne  d'Egypte,  que  les  fœurs  fucce- 
doient  avec  les  frères;  &  afin  de  maintenir  l'unité 
dans  le  Gouvernement,  on  marioit  le  frère  avec 
la  fœur.  Or  il  eft  difficile  de  rien  imaginer  de 
plus  pernicieux  dans  la  Politique  qu'un  pareil 
ordre  de  succeflion;  car  tous  les  petits  démêlés 
domelliques  devenant  des  defordres  dans  l'Etat, 
celui  des  deux  qui  avoit  le  moindre  chagrin,  fou- 
levoit  d'abord  contre  l'autre  le  peuple  d'Alexan- 
drie, populace  immenfe,  toujours  prête  à  fe. 
joindre  au  premier  de  fes  Rois  qui  vouloit  l'agi- 


ET  DE  LEUR  Décadence.  Sq 

ter;  de  façon  qu'il  y  avoit  toujours  des  Princes 
regnans,  &  des  pretendans  à  la  Couronne  ;  & 
comme  les  Royaumes  de  Cyrene  &  de  Chypre 
étoient  prefque  toujours  entre  les  mains  d'autres 
Princes  de  cette  Maifon  avec  des  prétentions 
refpeclives  fur  le  tout,  il  arrivoit  que  ces  Rois 
étoient  toujours  fur  un  Trône  chancelant,  &  que 
mal  établis  au  dedans,  ils  étoient  fans  pouvoir  au 
dehors. 

Les  forces  des  Rois  d'Egypte  comme  celles  des 
autres  Rois  d'Afie  confiftoient  dans  leurs  auxi- 
liaires Grecs.  Outre  l'efprit  de  liberté,  d'honneur 
&  de  gloire  qui  animoit  les  Grecs,  ils  s'occupoient 
fans  ceffe  à  toutes  fortes  d'exercices  du  Corps  : 
ils  avoient  dans  leurs  principales  Villes  des  Jeux 
établis,  où  les  Vainqueurs  obtenoient  des  Cou- 
ronnes aux  yeux  de  toute  la  Grèce,  ce  qui  don- 
noit  une  émulation  générale.  Or  dans  un  tems 
où  l'on  combattoit  avec  des  armes  dont  le  fuccès 
dépendoit  de  la  force  &  de  l'adrelfe  de  celui  qui 
s'en  fervoit,  on  ne  peut  douter  que  des  gens  ainfi 
exercés  n'eulTent  de  grands  avantages  sur  cette 
foule  de  Barbares  pris  indifFeremment,  &  menés 
fans  choix  à  la  guerre,  comme  les  Armées  de 
Darius  le  firent  bien  voir. 


6o 


De  la  Grandeur  des  Romains, 


Les  Romains,  pour  priver  les  Rois  d'une  telle 
milice,  &  leur  ôter  fans  bruit  leurs  principales 
forces,  firent  deux  chofes  ;  premièrement  ils  éta- 
blirent peu  à  peu  comme  une  maxime  chez  les 
Villes  Grecques  qu'elles  ne  pouvoient  avoir 
aucune  Alliance,  accorder  du  fecours,  ou  faire  la 
guerre  à  qui  que  ce  fût  fans  leur  confentement  ; 
de  plus  dans  leurs  Traités  avec  les  (i)  Rois,  ils 
leur  défendirent  de  faire  aucunes  levées  chez  les 
Alliés  des  Romains,  ce  qui  les  reduifit  à  leurs 
troupes  nationales. 


(i)  Ils  avoient  déjà  eu  cette  Politique  avec  les  Car- 
thaginois qu'ils  obligèrent  par  le  Traité  à  ne  plus 
fe  fervir  de  troupes  auxiliaires,  comme  on  le  voit 
dans  un  fragment  de  Dion. 


CHAPITRE  VI. 

'De  la  conduite  que  les  Romains  tinrent 
pour  fownettre  tous  les  Peuples. 


ANS  le  cours  de  tant  de  profperités 
^^  I  où  l'on  fe  néglige  pour  l'ordinaire, 
le  Sénat  agiffoit  toujours  avec  la 
même  profondeur,  &  pendant  que 
les  Armées  conflernoient  tout,  il  tenoit  à  terre 
ceux  qu'il  trouvoit  abattus. 

Il  s'érigea  en  Tribunal  qui  jugea  tous  les  Peu- 
ples; à  la  fin  de  chaque  guerre  il  décidoit  des 
peines  &  des  récompenfes  que  chacun  avoit  mé- 
ritées; il  ôtoit  une  partie  des  terres  du  Peuple 
vaincu  pour  les  donner  aux  Alliés,  en  quoi  il 
faifoit  deux  choses  ;  il  attachoit  à  Rome  des  Rois 
dont  elle  avoit  peu  à  craindre,  &  beaucoup  à 


Ô2        De  la  Grandeur  des  Romains, 


efperer,  &  il  en  affoiblifïbit  d'autres  dont  elle  n'a- 
voit  rien  à  efperer,  &  tout  à  craindre. 

On  fe  fervoit  des  Alliés  pour  faire  la  guerre  à 
un  Ennemi,  mais  d'abord  on  detruifoit  les  def- 
trucleurs  :  Philippe  fut  vaincu  par  le  moyen 
des  Etoliens  qui  furent  anéantis  d'abord  après 
pour  s'être  joints  à  Antiochus  :  Antiochus 
fut  vaincu  par  le  fecours  des  Rhodiens ,  mais 
après  qu'on  leur  eut  donne  des  recompenfes  écla- 
tantes, on  les  humilia  pour  jamais,  fous  prétexte 
qu'ils  avoient  demandé  qu'on  fit  la  paix  avec 
Persée. 

Quand  ils  avoient  plufieurs  Ennemis  fur  les 
bras,  ils  accordoient  une  trêve  au  plus  foible  qui 
fe  croyoit  heureux  de  l'obtenir,  comptant  pour 
beaucoup  d'avoir  différé  sa  ruine. 

Lorfque  l'on  étoit  occupé  à  une  grande  guerre, 
le  Sénat  diflimuloit  toutes  sortes  d'injures,  &  at- 
tendoit  dans  le  filence  que  le  tems  de  la  punition 
fût  venu;  que  fi  quelque  peuple  lui  envoyoit  des 
coupables,  il  refufoit  de  les  punir,  aimant  mieux 
tenir  toute  la  Nation  pour  criminelle,  &  fe  refer- 
ver  une  vangeance  utile. 

Comme  ils  faifoient  à  leurs  Ennemis  des  maux 
inconcevables,  il  ne  se  formoit  gueres  de  ligues 


ET  DE  LEUR  Décadence.  63 

contre  eux;  car  celui  qui  étoit  le  plus  éloigné  du 
péril,  ne  vouloir  point  en  aprocher. 

Par-là  ils  recevoient  rarement  la  guerre,  mais 
la  faifoient  toujours  dans  le  tems,  de  la  manière, 
■&  avec  ceux  qu'il  leur  convenoit  ;  &  de  tant  de 
Peuples  qu'ils  attaquèrent,  il  y  en  a  bien  peu  qui 
n'euflent  fouffert  toutes  fortes  d'injures,  fi  Ton 
avoit  voulu  les  lailler  en  paix. 

Leur  coutume  étant  de  parler  toujours  en 
maîtres,  les  Amball'adeurs  qu'il  envoyoient  chez 
les  Peuples  qui  n'avoient  point  encore  senti  leur 
puiflance,  étoient  furement  maltraités,  ce  qui 
étoit  un  prétexte  sûr  (i)  pour  faire  une  nouvelle 
guerre. 

Comme  ils  ne  faifoient  jamais  la  paix  de  bonne 
foi,  &  que  dans  le  defléin  d'envahir  tout,  leurs 
Traités  n'étoient  proprement  que  des  fuspenfions 
de  guerre,  ils  y  mettoient  des  conditions  qui 
commençoient  toujours  la  ruine  de  l'Etat  qui  les 
acceptoit;  ils  faifoient  fortir  les  garnifons  des 
Places  fortes,  ou  bornoient  le  nombre  des  troupes 
de  terre  ou  se  faifoient  livrer  les  chevaux  ou  les 


(i)  Un  des  exemples  de  cela  c'eft  leur  guerre  contre 
les  Dalmates.  Voyez  Polybe. 


64        De  la  Grandeur  des  Romains, 

éléphans;  &  fi  ce  Peuple  étoit  puiflant  sur  la 
mer,  ils  l'obligeoient  de  brûler  fes  vaifleaux,  & 
quelquefois  d'aller  habiter  plus  avant  dans  les 
terres. 

Après  avoir  détruit  les  Armées  d'un  Prince, 
ils  ruïnoient  fes  finances,  en  le  mulclant  par  un 
tribut  ou  des  taxes  exceffives,  fous  prétexte  de 
lui  faire  payer  les  frais  de  la  guerre  :  nouveau 
genre  de  tyrannie  qui  le  forçoit  d'opprimer  fes 
Sujets,  &  de  perdre  leur  amour. 

Lorfqu'ils  accordoient  la  paix  à  quelque  Prince, 
ils  prenoient  quelqu'un  de  fes  frères  ou  de  fes 
enfans  en  otage,  ce  qui  leur  donnoit  le  moyen 
de  troubler  fon  Royaume  à  leur  fantaifie  ;  quand 
ils  avoient  le  plus  proche  héritier,  ils  intimidoient 
le  pofTefl'eur;  s'ils  n'avoient  qu'un  Prince  d'un 
degré  éloigné,  ils  s'en  fervoient  pour  animer  les 
révoltes  des  Peuples. 

Quand  quelque  Prince  ou  quelque  peuple 
s'étoient  souftraits  de  l'obeïflance  de  fon  Sou- 
verain ,  ils  lui  accordoient  d'abord  le  titre  (1) 
d'Allié  du  Peuple  Romain  &  par  là  ils  le  ren- 


(i)  A'oyez  fur-tout  leur  Traité  avec  les  Juifs,  au  i. 
livrai  des  Machabées,  Ch;  8.  v.  25.   . 


ET  DE  LEUR  Décadence.  65 

doient  facré  &  inviolable,  de  manière  qu'il  n'y 
avoir  point  de  Roi,  quelque  grand  qu'il  fût,  qui 
pût  un  moment  être  fur  de  fes  Sujets,  ni  même 
de  fa  famille. 

Quoique  le  titre  de  leur  Allié  fût  une  efpece 
de  fervitude,  il  étoit  (i)  néanmoins  très  recher- 
ché; car  on  étoit  fur  que  l'on  ne  recevroit  d'in- 
jures que  d'eux,  &  l'on  avoit  fujet  d'efperer 
qu'elles  feroient  moindres;  ainfi  il  n'y  avoit 
point  de  fervices  que  les  Peuples  &  les  Rois  ne 
fuffent  prêts  de  rendre,  ni  de  baffeffes  qu'ils  ne 
fiflent  pour  l'obtenir. 

Ils  avoient  plufieurs  fortes  d'Alliés;  les  uns 
leur  étoient  unis  par  des  Privilèges,  &  une  parti- 
cipation de  leur  grandeur,  comme  les  Latins  & 
lesHerniques;  d'autres  par  l'établifTementmême, 
comme  leurs  Colonies;  quelques-uns  par  les 
bienfaits,  comme  furent  MaffinifTe,  Eumenés  & 
Attalus  qui  tenoient  d'eux  leur  Royaume,  ou 
leur  agrandissement;  d'autres  par  des  Traités 
libres,  &  ceux-là  devenoient  Sujets  par  un  long 
ufage   de  l'Alliance,  comme  les   Rois  d'Egypte, 

(i)  Ariarathe  fit  un  facri lice  aux  Dieux,  dit  Polybe, 
pour  les  remercier  de  ce  qu'il  avoit  obtenu  cette  al- 
liance. 


66         De  la  Grandeur  des  Romains, 

de  Bithynie,  de  Cappadoce,  &  la  plupart  des 
Villes  Grecques;  plusieurs  enfin  par  des  Traités 
forcés,  &par  la  loi  de  leur  fujettion,  comme  Phi- 
lippe, &  Antiochus  :  car  ils  n'accordoient  point  de 
paix  à  un  Ennemi  qui  ne  contînt  une  Alliance, 
c'est-à-dire,  qu'ils  ne  foumettoient  point  de 
Peuple,  qui  ne  leur  fervît  à  en  abaifl'er  d'autres. 

Lorfqu'ils  laiflbient  la  liberté  à  quelques  Vil- 
les, ils  y  faifoient  d'abord  naître  deux  factions  (i ); 
l'une  deffendoit  les  Loix  &  la  Liberté  du  pays, 
l'autre  foutenoit  qu'il  n'y  avoit  de  Loi  que  la 
volonté  des  Romains;  &  comme  cette  dernière 
faction  étoit  toujours  la  plus  puiflante,  on  voit 
bien  qu'une  pareille  Liberté  n'étoit  qu'un  nom. 

Quelquefois  ils  se  rendoient  maîtres  d'un  pays 
fous  prétexte  de  succession  :  ils  entrèrent  en  Afie, 
en  Bithynie,  en  Lydie  par  les  Teftamens  d'Attalus, 
de  Nicomede  {2)  &  d'Appion;  &  l'Egypte  fut  en- 
chaînée par  celui  du  Roi  de  Cyrene. 

Pour  tenir  les  grands  Princes  toujours  foibles, 
ils  ne  vouloient  pas  qu'ils  reçulTent  dans  leur 
Alliance  ceux  à  qui  ils  avoient  accordé  laleur (3); 

(i)  Voyez  Polybe  fur  les  Villes  de  Grèce. 

(2)  Fils  de  Philopator. 

(3)  Ce  .fut  le  cas  d'Antiochus. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  6? 


&  comme  ils  ne  la  refufoient  à  aucun  des  voi- 
fins  d'un  Prince  puilïant,  cette  condition  mife 
dans  un  Traité  de  paix  ne  lui  laifTait  plus  d'Al- 
liés. 

De  plus  lorsqu'ils  avoient  vaincu  quelque 
Prince  confiderable,  ils  mettoient  dans  le  Traité 
qu'il  ne  pourroit  faire  la  guerre  pour  ses  diffé- 
rens  avec  les  Alliés  des  Romains  (c'elt-à-dire  or- 
dinairement avec  tous  fes  voifins),  mais  qu'il  les 
mettroit  en  arbitrage,  ce  qui  lui  ôtoit  pour  l'a- 
venir la  puiffance  militaire. 

Et  pour  _fe  la  referver  toute,  ils  en  privoient 
leurs  Alliés  même;  dès  que  ceux-ci  avoient  le 
moindre  démêlé,  ils  envoyoient  des  AmbalTa- 
deurs  qui  les  obligeoient  de  faire  la  paix  ;  il  n'y  a 
qu'à  voir  comme  ils  terminèrent  les  guerres 
d'Attalus  &  de  Prufias. 

Quand  quelque  Prince  avoit  fait  une  Conquête 
qui  fouvent  l'avoit  épuifé,  un  Ambassadeur  Ro- 
main furvenoit  d'abord  qui  la  lui  arrachoit  des 
mains  ;  entre  mille  exemples  on  peut  fe  rapeller 
comment  avec  une  parole  ils  chaflèrent  d'Egypte 
Antiochus. 

Sachant  combien  les  Peuples  d'Europe  étoient 
propres  à  la  guerre,  ils  établirent  comme  une 


68        De  la  Grandeur  des  Romains, 

Loi,  qu'il  ne  feroit  permis  (i)  à  aucun  Roi 
d'Asie  d'entrer  en  Europe,  &  d'y  attaquer  quel- 
que Peuple  que  ce  fût.  Le  principal  motif  de  la 
guerre  qu'ils  firent  à  Mithridate  (2)  fut  que 
contre  cette  deffenfe  il  avoit  fournis  quelques 
Barbares. 

Lorfqu'ils  voyoient  que  deux  Peuples  étoient 
en  guerre,  quoiqu'ils  n'euffent  aucune  Alliance, 
ni  rien  à  démêler  avec  l'un  ni  avec  l'autre,  ils 
ne  laiffoient  pas  de  paroîtrc  sur  la  Scène,  & 
comme  nos  Chevaliers  errans,  ils  prenoient  le 
parti  du  plus  foible  :  c'étoit,  dit  Denys  d'Halicar- 
nafle  (3),  une  ancienne  Coutume  des  Romains 
d'accorder  toujours  leur  fecours  à  quicorique  ve- 
noit  l'implorer. 

Ces  Coutumes  des  Romains  n'étoient  point 
quelques  faits  particuliers  arrivés  au  hazard  ; 
c'étoient  des  principes  toujours  conftans;  &  cela 
fe  peut  voir  aifément,  car  les  maximes  dont  ils 


(i)  La  deffenfe  faite  à  Antiochus  même  avant  la 
guerre  de  paffer  en  Europe  devint  générale  contre  les 
autres  Rois. 

(2)  Appian  de  bello  Mithrid.  cap.  i3, 

(3)  Fragment  de  Denis  tiré  de  l'extrait  des  Ambaf- 
fades  fait  par  Conftantin  Porpliyrogenete. 


ETDE  LEUR  Décadence.  69 

firent  ufage  contre  les  plus  grands  Monarques 
furent  precifement  celles  qu'ils  avoient  employées 
dans  les  commencemens  contre  les  petites  Villes 
qui  étoient  autour  d'eux. 

lisse  fervirent  d'EuMENES  &  de  Massinisse 
pour  fubjuguer  Philippe  &  Antiochus, 
comme  ils  s'étoient  fervis  des  Latins  &  des  Her- 
niques  pour  fubjuguer  les  Volfques  et  les  Tos- 
cans ;  ils  fe  firent  livrer  les  Flottes  des  Carthagi- 
nois &  des  Rois  d'Asie,  comme  ils  s'étoient  fait 
donner  les  barques  d'Antium. 

Lorfqu'il  y  avoit  quelque  difpute  dans  un 
Etat,  ils  jugeoient  d'abord  l'affaire,  &  par-là 
étoient  fûrs  de  n'avoir  contre  eux  que  la  partie 
qu'ils  avoient  condamnée.  Si  c'étoit  des  Princes 
du  même  fang  qui  se  difputoient  la  Couronne, 
ils  les  déclaroient  quelquefois  tous  deux  Rois,  & 
anéantiflbient  par- là  le  pouvoir  de  l'un  &  de 
l'autre;  fi  l'un  des  deux  étoit  en  bas  (i)  âge,  ils 
fe  déclaroient  pour  lui.  &  en  prenoient  la  tutéle 

(i)  Pour  pouvoir  ruiner  la  Syrie,  en  qualiti  de  Tu- 
teurs ils  fe  déclarèrent  pour  le  fils  d'Antiochus  encore 
enfant  contre  Demetrius  qui  étoit  chez  eux  en  otage 
&  qui  les  conjuroit  de  lui  rendre  juftice,  difant  que 
Rome  étoit  fa  mère  &  les  Sénateurs  fes  pères. 


70         De  la  Grandeur  des  Romains, 

comme  protecteurs  de  l'Univers;  car  ilsavoient 
porté  les  chofes  au  point  que  les  Peuples  &  les  Rois 
étoient  leurs  Sujets,  fans  favoir  precifément  par 
quel  titre  ;  étant  établi  que  c'étoit  afléz  d'avoir 
ouï  parler  d'eux  pour   devoir  leur  être  fournis. 

Lorfque  quelque  Etat  formoit  un  Corps  trop 
redoutable  par  fa  fituation,  ou  par  fon  union,  ils 
ne  manquoient  jamais  de  le  divifer.  La  Répu- 
blique d'Achaïe  étoit  formée  par  une  aflbciation 
de  Villes  libres;  le  Sénat  déclara  que  chaque 
Ville  fe  gouverneroit  dorefnavant  par  fes  propres 
Loix  fans  dépendre  d'une  autorité  commune. 

La  République  des  Béotiens  étoit  pareillement 
une  Ligue  de  plusieurs  Villes;  mais  comme  dans 
la  guerre  contre  Persée,  les  unes  fuivirent  le 
parti  de  ce  Prince,  les  autres  celui  des  Romains, 
ceux-ci  les  reçurent  en  grâce  moyennant  la  dif- 
folution  de  l'Alliance  commune. 

La  Macédoine  étoit  entourée  de  montagnes 
inaccelTibles,  le  Sénat  la  partagea  en  quatre  par- 
ties, les  déclara  libres,  deffendit  toutes  sortes  de 
liaifons  entre  elles-mêmes  par  mariage,  fit  tranf- 
porter  les  Nobles  en  Italie,  &  par-là  réduifit  à 
rien  cette  Puiffance. 

Si  un  grand  Prince  qui  a  régné  de  nos  jours, 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  7I 


avoir  suivi  ces  iMaximes  lorfqu'il  vit  un  Je  fes  voi- 
fins  déthroné,  il  auroit  employé  de  plus  grandes 
forces  pour  le  soutenir,  &  le  borner  dans  l'Ile  qui 
lui  refta  fidelle.  En  divisant  la  seule  Puiffance  qui 
pût  s'oppofer  à  fes  defleins,  il  auroit  tiré  d'im- 
menfes  avantages  du  malheur  même  defon  Allié. 

Ils  ne  faifoient  jamais  de  guerres  éloignées 
fans  s'être  procuré  quelque  Allié  auprès  de  l'En- 
nemi qu'ils  attaquoient,  qui  pût  joindre  fes 
troupes  à  l'Armée  qu'ils  envoyoient;  &  comme 
elle  n'étoit  jamais  confidérable  par  le  nombre, 
ils  obfervoient  toujours  d'en  (i)  tenir  une  autre 
dans  la  Province  la  plus  voifine  de  l'Ennemi,  & 
une  troifiéme  dans  Rome  toujours  prête  à  mar- 
cher. Ainfî  ils  n'expofoient  jamais  qu'une  petite 
partie  de  leurs  forces,  pendant  que  leur  Ennemi 
mettoit  au  hazard  toutes  les  Tiennes. 

Quelquefois  ils  abufoient  de  la  fubtilité  des 
termes  de  leur  Langue  :  ils  détruifirent  Carthage, 
difant  qu'ils  avoient  promis  de  conferver  la  Cité, 
&non  pas  la  Ville.  On  fait  comment  les  Etoliens 
qui  s'étoient  abandonnés  à  leur  foi,  furent  trom- 


(i)  C'étoit  une  pratique  confiante  comme  on  peut 
voir  par  l'Hiftoire. 


72        De  la  Grandeur  des  Romains, 

pés;  les  Romains  prétendirent  que  la  fignifica- 
tion  de  ces  mots,  s  abandoiiner  à  la  foi  d'un  En- 
nemi, emportoit  la  perte  de  toutes  fortes  de  cho- 
ses, des  perfonnes,  des  Terres,  des  Villes,  des 
Temples,  &  des  lepultures  mêmes. 

Ils  pouvoient  même  donner  à  un  Traité  une 
interprétation  arbitraire  :  ainfi  lorfqu'ils  voulu- 
rent abaiffer  les  Rhodiens,  ils  dirent  qu'ils  ne 
leur  avoient  pas  donné  autrefois  la  Lycie  comme 
préfent,  mais  comme  amie  &  Alliée. 

Lcrfqu'un  de  leurs  Généraux  faifoit  la  paix 
pour  fauver  fon  Armée  prête  à  périr,  le  Sénat  qui 
ne  la  ratitioit  point  profitoit  de  cette  paix  &  con- 
tinuoit  la  guerre.  Ainfi  quand  Jugurtha  eut 
enferméuneArmée  Romaine,  &  qu'il  l'eut  laiflee 
aller  fous  la  foi  d'un  Traité,  on  fe  fervit  contre 
lui  des  troupes  mêmes  qu'il  avoit  fauvées; 
&  lorsque  les  Numantins  eurent  réduit  vint 
mille  Romains  prêts  à  mourir  de  faim  à  de- 
mander la  paix,  cette  paix  qui  avoit  fauve  tant 
de  Citoyens  fut  rompue  à  Rome,  &  l'on  éluda  la 
foi  publique  (i)  en  envoyant  le  Conful  qui  l'a- 
voit  fignée. 

(ij  Quand  Claiidius  Glycias  eut  donné  la  paix  aux 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  yS 

Quelquefois  ils  traitoient  de  la  paix  avec  un 
Prince  fous  des  conditions  raifonnables,  &  lorf- 
qu'ils  les  avoit  exécutées,  ils  en  ajoutoient  de 
telles  qu'il  étoit  forcé  de  recommencer  la  guerre. 
Ainfi  quand  ils  fe  furent  fait  livrer  (i)  par  Ju- 
GURTHA  fes  Elephans,  fes  Chevaux,  fes  Tréfors, 
fes  Transfuges,  ils  lui  demandèrent  de  livrer  fa 
perfonne,  chofe  qui  étant  pour  un  Prince  le  der- 
nier des  malheurs,  ne  peut  jamais  faire  une  con- 
dition de  paix. 

Enfin  ils  jugèrent  les  Rois  pour  leurs  fautes  & 
leurs  crimes  particuliers;  ils  écoutèrent  les  plain- 
tes de  tous  ceux  qui  avoient  quelques  démêlés 
avec  Philippe;  ils  envoyèrent  des  Députés 
pour  pourvoir  à  leur  fureté,  &  ils  firent  accufer 
Persée  devant  eux  pour  quelques  meurtres,  & 
quelques  querelles  avec  des  Citoyens  des  Villes 
alliées. 


Peuples  de  Corfe,  le  Sénat  ordonna  qu'on  leur  feroit 
encore  la  guerre,  &  fit  livrer  Glycias  aux  habitants 
de  rifle  qui  ne  voulurent  pas  le  recevoir.  On  fait  ce 
qui  arriva  aux  fourches  Caudines. 

(i)  Us  en  agirent  de  même  avec  Viriate  :  après 
lui  avoir  fait  rendre  les  Transfuges,  on  lui  demanda 
qu'il  rendît  les  armes,  à  quoi  ni  lui  ni  les  fiens  ne 
purent  confentir.  Fragment  de  Dion. 


74        De  la  Gra^jdeur  des  Romains, 

Commeon  jugeoitde  la  gloire  d'un  Général  par 
la  quantité  de  l'or  &  de  l'argent  qu'on  portait  à 
fon  Triomphe,  il  ne  laiflbit  rien  à  l'Ennemi  vain- 
cu. Rome  s'enrichiflbit  toujours,  &  chaque  guerre 
la  mettoit  en  état  d'en  entreprendre  une  autre. 

Les  Peuples  qui  étoient  amis  ou  alliés  se  ruï- 
noient  (i)  tous  par  les  presens  immenses  qu'ils 
faifoient  pour  conserver  la  faveur,  ou  l'obtenir 
plus  grande;  &  la  moitié  de  l'argent  qui  fut  en- 
voyé pour  ce  fujetaux  Romains  auroit  fuffi  pour 
les  vaincre. 

Maîtres  de  l'Univers  ils  s'en  attribuèrent  tous 
les  thresors,  ravifleurs  moins  injuftes  en  qualité 
de  Conquerans  qu'en  qualité  de  Legiflateurs. 
Ayant  fu  que  Ptolomée  Roi  de  Chypre  avoit 
des  richeffes  immenfes,  ils  firent  (2)  une  Loi  sur 
la  propofition  d'un  Tribun  par  laquelle  ils  fe 
donnèrent  l'hérédité  d'un  homme  vivant,  &  la 
confifcation  d'un  Prince  Allié. 


(i)  Les  prefens  que  le  Sénat  envoyoit  aux  Rois 
n'étoient  que  des  bagatelles,  comme  une  chaife  &  un 
bâton  d'yvoire,  ou  quelque  Robe  de  Magiftrature. 

(2)  Divitiarum  tanta  fama  erat,à\X.  Florus,  ut  viâor 
Geiitium  populus,  et  donare  Régna  confiœtus,  Socii 
vivique  Régis  confifcationem  viandcverit,  1.  3.   c.  9. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  yS 

Bientôt  la  cupidité  des  Particuliers  acheva 
d'enlever  ce  qui  avoir  échapé  à  l'avarice  publi- 
que; les  Magiilrats,  &  les  Gouverneurs  ven- 
doient  aux  Rois  leurs  injuftices  :  deux  Compé- 
titeurs fe  ruinoient  à  l'envie  pour  acheter  une 
protection  toujours  douteufe  contre  un  Rival 
qui  n'étoit  pas  entièrement  épuifé  :  car  on  n'a- 
voit  pas  même  cette  juftice  des  brigands  qui  por- 
tent une  certaine  probité  dans  l'exercice  du 
crime.  Enfin  les  droits  légitimes  ou  ufurpés  ne 
fe  foutenant  que  par  de  l'argent,  les  Princes  pour 
en  avoir  dépouilloient  les  Temples,  confifquoient 
les  biens  des  plus  riches  Citoyens;  on  faifoit 
mille  crimes  pour  donner  aux  Romains  tout  l'ar- 
gent du  monde. 

Mais  rien  ne  servit  mieux  Rome  que  le  rel- 
pecl  qu'elle  imprima  à  la  terre  ;  elle  mit  d'abord 
les  Rois  dans  le  filence,  &  les  rendit  comme  ftu- 
pides;  il  ne  s'agilïbit  pas  du  degré  de  leur  puif- 
fance,  mais  leur  perfonne  propre  étoit  attaquée  ; 
rifquer  une  guerre,  c'étoit  s'expofer  à  la  capti- 
vité, à  la  mort,  à  l'infamie  du  Triomphe.  Ainfi 
des  Rois  qui  vivoient  dans  le  fafte  &  dans  les 
délices  n'ofoient  jetter  des  regards  fixes  fur  le 
Peuple   Romain,   &   perdant  le  courage,  atten- 


70        De  la  Grandeur  des  Romains, 

doient  de  leur  patience  &  de  leurs  bafTefles 
quelque  délai  aux  miferes  dont  ils  étoient  me- 
nacés. 

Remarquez,'  je  vous  prie,  la  conduite  des  Ro- 
mains. Après  la  défaite  d'AxTiocHUS  ils  étoient 
maîtres  de  l'Afrique,  de  l'Afie  et  delà  Grèce,  fans 
y  avoir  prefque  de  Villes  en  propre  :  il  sembloit 
qu'ils  ne  conquiflent  que  pour  donner;  mais 
ils  reftoient  û  bien  les  maîtres  que  lorfqu'ils 
faifoient  la  guerre  â  quelque  Prince,  ils  Tacca- 
bloient,  pour  ainfi  dire,  du  poids  de  tout  l'Uni- 
vers. 

Il  n'étoit  pas  tems  encore  de  s'emparer  des 
pays  conquis;  s'ils  avoient  gardé  les  Villes  pri- 
fes  à  Philippe,  ils  auroient  fait  ouvrir  les  yeux 
aux  Grecs  :  lî  après  la  féconde  guerre  Punique 
ou  celle  contre  Antiochus,  ils  avoient  pris  des 
terres  (i)  en  Afrique  ou  en  Afie,  ils  n'auroient 
pu  conserver  des  Conquêtes  fi  peu  solidement 
établies. 

(i)  Ils  n'oferent  y  expofer  leurs  Colonies  :  ils  aimè- 
rent mieux  mettre  une  jaloufie  éternelle  entre  les 
Carthaginois  &  MaffinifTe,  &  fe  fervir  du  fecours  des 
uns  &  des  autres  pour  soumettre  la  Macédoine  &  la 
Grèce. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  77 

Il  faloit  attendre  que  toutes  les  Nations  fuflent 
accoutumées  à  obéir  comme  libres,  &  comme 
Alliées,  avant  de  leur  commander  comme  Sujet- 
tes, &  qu'elles  euffent  été  fe  perdre  peu  à  peu 
dans  la  République  Romaine. 

C'étoit  une  manière  lente  de  conquérir  :  on 
vainquoit  un  Peuple,  &  on  fe  contentoit  de 
l'afFolblir;  on  lui  impofoit  des  conditions  qui  le 
minoient  infenfiblement;  s'il  fe  relevoit,  on  l'a- 
baiffoit  encore  davantage,  &  il  devenoit  Sujet 
fans  qu'on  pût  donner  une  Epoque  de  fa  fujet- 
tion. 


Ainfi  Rome  n'étoit  pas  proprement  une  Mo- 
narchie, ou  une  République,  mais  la  Tête  du 
Corps  formé  par  tous  les  peuples  du  monde. 

Si  les  Efpagnols  après  la  Conquête  du  Mexi- 
que &  du-  Pérou,  avoient  fuivi  ce  plan,  ils  n'au- 
roient  pas  été  obligés  de  tout  détruire  pour  tout 
conferver. 

C'efl  la  folie  des  Conquerans  de  vouloir  don- 
ner à  tous  les  Peuples  leurs  Loix  &  leurs  Coutu- 
mes; cela  n'efl  bon  à  rien;  car  dans  toute  forte 
de  Gouvernement  on  efl  capable  d'obéir. 

Mais  Rome  n'impofant  aucunes  Loix  géné- 
rales, les  Peuples  n'avoient  point  entr'eux  de 


7^        De  la  Grandeur  des  Romains, 

liaifons  dangereufes;  ils  ne  faifoient  un  Corps 
que  par  une  obéiffance  commune  ;  &  fans  être 
Compatriotes  ils  étoient  tous  Romains. 

On  objectera  peut-être  que  les  Empires  fondés 
fur  les  Loix  des  Fiefs  n'ont  jamais  été  durables, 
ni  puiffans.  Mais  il  n'y  a  rien  au  monde  de  fi 
contradictoire  que  le  plan  des  Romains  &  celui 
des  Goths;  &  pour  n'en  dire  qu'un  mot,  le  pre- 
mier étoit  l'ouvrage  de  la  force,  l'autre  de  la  foi- 
blelTe;  dans  l'un  la  fujettion  étoit  extrême,  dans 
l'autre  l'indépendance  :  dans  les  Etats  Gothiques 
le  pouvoir  étoit  dans  la  main  des  Vaflaux,  le  droit 
seulement  dans  la  main  du  Prince  ;  c'étoit  tout 
le  contraire  chez  les  Romains. 


^^ 


(V' 


-~:     "   Ï^STo 


PP 


CHAPITRE  VII. 
Comment  Mitliridate  put  leur  refifter. 


E  tous  les  Rois  que  les  Romains 
attaquèrent,  Mithridate  feul  fe 
defiendit  avec  courage,  &  les  mit 
en  péril, 

La  fituation  de  fes  Etats  étoit  admirable  pour 
leur  faire  la  guerre  ;  ils  touchoient  au  pays  inac- 
ceffible  du  Caucafe  rempli  de  Nations  féroces 
dont  on  pouvoit  fe  fervir;  de  là  ils  s'étendoient 
fur  la  mer  du  Pont,  Mithridate  la  couvroit  de 
fes  valfTeaux,  &  alloit  continuellement  acheter 
de  nouvelles  Armées  de  Scythes;  l'Afie  étoit 
ouverte  à  fes  invafions,  il  étoit  riche  parce  que 
fes  Villes  fur  le  Pont  Euxin  faifoient  un  Com- 


8o         De  la  Grandeur  des  Romains, 

merce  avantageux  avec  des  Nations  moins  in- 
duftrieufes  qu'elles. 

Les  profcriptions  dont  la  coutume  commença 
dans  ces  tems-là,  obligèrent  plufieurs  Romains 
de  quitter  leur  patrie.  ^Mithridate  les  reçut 
à  bras  ouverts,  il  forma  des  Légions  (i)  où  il  les 
fit  entrer,  qui  furent  fes  meilleures  troupes. 

D'un  autre  côté  Rome  travaillée  par  fes  dif- 
fentions  civiles,  occupée  de  maux  plus  prelTans, 
négligea  les  affaires  d'Afie,  &  laiffa  Mithridate 
fuivre  fes  Victoires,  ou  refpirer  après  fes  défaites. 

Rien  n'avoit  plus  perdu  la  plupart  des  Rois  que 
le  defir  manifefte  qu'ils  témoignoient  de  la  paix, 
ils  avoient  détourné  par-là  tous  les  autres  Peu- 
ples de  partager  avec  eux  un  péril  dont  ils  vou- 
loient  tant  fortir  eux  mêmes;  mais  Mithridate 
fit  d'abord  fentir  à  toute  la  terre  qu'il  étoit  En- 
nemi des  Romains,  &  qu'il  le  feroit  toujours. 

(i)  Frontin,  Stratagem.  1.  2.  c.  3,  ex.  27.  <.:\i  qu'.A.r- 
chelaûs,  lieutenant  de  Mithridate  combattai.c  contre 
Sylla,  mit  au  premier  rang  fes  Chariots  à  faux,  au 
fécond  fa  Phalange,  au  troifiéme,  les  auxiliaires  armés 
à  la  Romaine,  mixtis  fugitivis  Italiœ  quorum  pervi- 
caciœ  multum  fidebat.  Mithridate  fit  même  une  Al- 
liance avec  Sertorius.  Voye^  aafli  Plutarque,  Vie 
de  Lucullus. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  8i 

Enfin  les  Villes  de  Grèce  &  d'Afie  voyant  que 
le  joug  des  Romains  s'apefantiffoit  tous  les  jours 
fur  elles,  mirent  leur  confiance  dans  ce  Roi  bar- 
bare qui  les  apelloit  à  la  Liberté. 

Cette  difpofition  des  chofes  produifit  trois 
grandes  guerres  qui  forment  un  des  beaux  mor- 
ceaux de  l'Hiftoire  Romaine,  parce  qu'on  n'y 
voit  pas  des  Princes  déjà  vaincus  par  les  délices 
&  l'orgueil,  comme  Antiochus  &  Tigrane, 
ou  par  la  crainte,  comme  Philippe,  Persée,  & 
Jugurtha;  maisunRoi  magnanime  qui  dans 
les  adverfités,  tel  qu'un  lion  qui  regarde  fes  blel- 
fures,  n'en  étoit  que  plus  indigné. 

Elles  font  fingulieres,  parce  que  les  révolutions 
y  font  continuelles  &  toujours  inopinées  :  car  fi 
MiTHRiDATE  pouvoit  aïfément  reparer  fes  ar- 
mées, il  arrivoit  aufTi  que  dans  les  revers  où  l'on 
a  plus  befoin  d'obeïfTance  &  de  difcipline,  fes 
troupes  barbares  l'abandonnoienl  :  s'il  avoit  l'art 
de  folliciter  les  Peuples  &  de  faire  révolter  les 
Villes,  il  éprouvoit  à  fon  tour  des  perfidies  de  la 
part  de  fes  Capitaines,  de  fes  enfants  &  de  fes 
femmes  :  enfin  s'il  eut  alTaire  à  des  Généraux  Ro- 
mains malhabiles,  on  envoya  contre  lui  en  divers 
tems  Sylla,  Lucullus,  &  Pompée. 

6 


^'2        De  la  Grandeur  des  Romains, 

Ce  Prince  après  avoir  battu  les  Géncraux  Ro- 
mains, &  fait  la  conquête  de  l'Alie,  de  In  Macé- 
doine, &  de  la  Grèce,  ayant  été  vaincu  -À  ion  tour 
par  Svlla,  réduit  par  un  "I  raité  à  fe>  anciennes 
limites,  fatigué  par  les  Généraux  Romains,  de- 
venu encore  une  fois  leur  Vainqueur,  &  le  Con- 
quérant de  l'Alie,  challé  par  Lucullus,  fuivi 
dans  fon  propre  pav>.  obligé  de  se  retirer  chez 
TiGRANE,  vaincu  avec  lui  ;  voyant  ce  Roi  perdu 
fans  rellburce,  ne  comptant  plus  que  fur  lui- 
même,  il  le  réfugia  dans  fes  propres  Etats,  &  s'y 
rétablit. 


Pompée  fucceda  à  Lucullus,  &  Mithri- 
date  en  fut  accablé,  il  fuit  de  fes  Etats,  &  paf- 
fant  l'Araxe  il  marcha  de  péril  en  péril  par  le 
pays  des  Laziens,  &  ramaflant  dans  fon  chemin 
ce  qu'il  trouva  de  Barbares,  il  parut  dans  le  Bof- 
phorc  devant  son  fils  Macchares  (i)  qui  avoit 
fait  fa  paix  avec  les  Romains. 

Dans  l'abîme  où  il  étoit  (2)  il  forma  le  defléin 
de  porter  la  guerre  en  Italie,  &  d'aller  à  Rome 

(i)  Mithridate  l'avoit  fait  Roi  du  Bofpliore  :  fur 
la  nouvelle  de  l'arrivée  de  fon  père,  il  fe  donna  la 
mort. 

{2)  Voyez  Appian  de  bello  Mithridatico,  c.  109. 


ET   DE   LEUR    DeCADEN'CE.  83 

avec  les  mêmes  Nations  qui  l'afTervirent  quelques 
Siècles  après,  &  par  le  même  chemin  qu'elles 
tinrent. 

Trahi  par  Pharnace  un  autre  de  fes  fils,  & 
par  une  Armée  effrayée  de  la  grandeur  de  fes  en- 
treprifes,  &  par  des  hazards  qu'il  alloit  chercher, 
il  mourut  en  Roi. 

Ce  fut  alors  que  Pompée  dans  la  rapidité  de 
fes  Victoires  acheva  le  pompeux  ouvrai^e  de  la 
grandeur  de  Rome;  il  unit  au  Corps  de  fon 
Empire  des  pays  infinis,  ce  qui  fervit  plus 
au  fpectacle  de  la  magnificence  Romaine  qu'à 
fa  vraye  puifl'ance;  &  quoiqu'il  parût  par  les 
Ecriteaux  portés  ù  fon  triomphe  qu'il  avoit  aug- 
menté le  revenu  du  Fifc  (i)  de  plus  d'un  tiers,  le 
pouvoir  n'augmenta  pas,  &  la  Liberté  publique 
n'en  fut  que  plus  expofée. 

(i")  Voyez  Plutarque  dans  la  Vie  de  Pompée,  & 
Zonaras,  1.  2. 


CHAPITRE  VIII. 

Des  divifions  qui  furent  toiyoïirs  dans 
la  Ville. 


ENDANT  que  Rome  conqueroit  l'U- 
nivers, il  y  avoit  dans  fes  murailles 
une  guerre  cachée;  c'étoient  des 
feux  comme  ceux  de  cesVolcansqui 
fortent  fi-tôt  que  quelque  matière  vient  en  aug- 
menter la  fermentation. 

Après  l'expulsion  des  Rois,  le  Gouvernement 
étoit  devenu  Aristocratique  :  les  Familles  Patri- 
ciennes obtenoient  feules  toutes  (i)  les  Magiftra- 


(i)  Les  Patriciens  avoient  même  en  quelque  façon 
un  caractère  facré,  il  n'y  avoit  qu'eux  qui  puiïent 
prendre  les  Auspices.  Voyez  dans  Tite-Live  1.  6.  c.  40. 
&4I  la  Harangue  d'Appius  Claudius. 


86        De  la  Grandeur  des  Romains, 

tures,  toutes  les  Dignités.  &  par  confequent  tous 
les  (i)  honneurs  militaires  &  civils. 

Les  Patriciens  voulant  empêcher  le  retour  des 
Rois,  cherchèrent  à  augmenter  le  mouvement 
qui  étoit  dans  l'efprit  du  peuple;  mais  ils  firent 
plus  qu'ils  ne  voulurent  ;  à  force  de  lui  donner  de 
la  haine  pour  les  Rois  ils  lui  donnèrent  un  defir 
immodéré  de  la  Liberté.  Comme  l'autorité  Royale 
avoit  pallé  toute  entière  entre  les  mains  des 
Consuls,  le  Peuple  fentit  que  cette  Liberté  dont 
on  vouloit  lui  donner  tant  d'amour,  il  ne  l'avoir 
pas;  il  chercha  donc  à  abaiffer  le  Confulat, 
à  avoir  des  Magiftrats  Plébéiens,  &  partager  avec 
les  Nobles  les  Magiftratures  Curules.  Les  Patri- 
ciens furent  forcés  de  lui  accorder  tout  ce  qu'il 
demanda  ;  car  dans  une  ville  où  la  Pauvreté  étoit 
la  vertu  publique,  où  les  richefies,  cette  voye 
lourde  pour  acquérir  la  puilTance,  étoient  mepri- 
fées,  la  naiffance  &  les  dignités  ne  pouvoient  pas 
donner  de  grands  avantages  ;  la  puilTance  devoit 
donc  neceflairement  revenir  au  plus  grand  nom- 


(i)  Par  exemple,  il  n'y  avoit  qu'eux  qui  puffent 
triompher,  puifqu'il  n'y  avoit  qu'eux  qui  puffent 
être  Confuls  et  commander  les  Armées. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  87 

bre,  &  l'Ariftocratie  fe  changer  peu  à  peu  en  un 
Etat  populaire. 

Ceux  qui  obeïflènt  à  un  Roi  font  moins  tour- 
mentés d'envie  &  de  jaloufie  que  ceux  qui  vivent 
dans  une  Ariftocratie  héréditaire  :  le  Prince  eft 
fîloin  de  fes  Sujets  qu'il  n"en  eft  prefque  pas  vu, 
&  il  efl  fi  fort  au  delTus  d'eux  qu'ils  ne  peuvent 
imaginer  aucun  raport  qui  puilTe  les  choquer  : 
mais  les  Nobles  qui  gouvernent  font  fous  les  yeux 
de  tous,  et  ne  font  pas  fi  élevés,  que  des  compa- 
raifons  odieufes  ne  fe  faffent  fans  cefTe;  aufli 
a-t-on  YÛ  de  tout  tems,  &  le  voit-on  encore, 
le  Peuple  detefler  les  Sénateurs.  Les  Républi- 
ques où  la  naifl'ance  ne  donne  aucune  part  au 
Gouvernement  font  à  cet  égard  les  plus  heu- 
reufes;  car  le  peuple  peut  moins  envier  une 
autorité  qu'il  donne  à  qui  il  veut,  &.  qu'il  reprend 
à  fa  fantaifie. 

Le  Peuple  mécontent  des  Patriciens  fe  retira 
fur  le  mont  facré,  on  lui  envoya  des  Députés  qui 
l'appaiferent,  &  comme  chacun  fe  promit  fecours 
l'un  à  l'autre  en  cas  que  les  Patriciens  ne  tinf- 
fent  (i)  pas  les  paroles  données,  ce  qui  eût  caufé 

(i)  Zonaras  1.  2. 


88         De  la  Grandeur  des  Romains, 

à  tous  les  inftans  des  féditions,  &  auroit  troublé 
toutes  les  fondions  des  Magiilrats,  On  jugea  qu'il 
valoit  mieux  créer  une  Magiflrature  (i)  qui  pût 
empêcher  les  injuflices  faites  à  un  Plebeïen  : 
mais  par  une  maladie  éternelle  des  hommes,  les 
Plebeïens  qui  avoient  obtenu  des  Tribuns  pour 
les  deffendre,  s'en  fervirent  pour_  attaquer  ;  ils 
enlevèrent  peu  à  peu  toutes  les  prérogatives  des 
Patriciens  :  cela  produilit  des  difputes  conti- 
nuelles; le  Peuple  étoitfoutenu,  ou  plutôt  animé 
par  fes  Tribuns,  &  les  Patriciens  étoient  deffen- 
dus  par  le  Sénat,  qui  étoit  presque  tout  compofé 
de  Patriciens ,  qui  étoit  plus  porté  pour  les 
maximes  anciennes,  &  qui  craignoit  que  la  popu- 
lace n'élevât  à  la  Tyrannie  quelque  Tribun. 

Le  Peuple  employoit  pour  lui  fes  propres  for- 
ces, &  fa  supériorité  dans  les  fuffrages,  fes  refus 
d'aller  à  la  guerre,  fes  menaces  de  fe  retirer,  la 
partialité  de  fes  Loix,  enfin  fes  jugemens  contre 
ceux  qui  lui  avoient  fait  trop  de  refiftance  : 
le  Sénat  fe  deffendoit  par  fa  fageffe,  fa  juftice,  & 
Tamour  qu'il  inspiroit  pour  la  patrie,  par  fes 
bienfaits,  &  une  fage  difperifation  des  trefors  de 

(i)  Origine  des  Tribuns  du  Peuple. 


ET   DE   LEUR    DECADENCE.  89 

la  République,  par  le  refpecl  que  le  Peuple  avoit 
pour  la  gloire  des  principales  (i)  Familles,  & 
la  vertu  des  grands  Personnages,  par  la  Religion 
même,  les  inftitutions  anciennes,  &  la  fupreflîon 
des  jours  d'Affemblée  fous  prétexte  que  les  Auf- 
pices  n'avoient  pas  été  favorables,  par  fes  Clients, 
par  l'oppolition  d'un  tribun  à  un  autre,  par  la 
création  d'un  (2)  Diélateur,  les  occupations  d'une 

(i)  Le  Peuple  avoit  tant  de  refpecl  pour  les  prin- 
cipales Familles,  que  quoiqu'il  eût  obtenu  le  droit 
de  faire  des  Tribuns  militaires  Plebeïens  qui  avoient 
la  même  puiffance  que  les  Confuls,  cependant  il  éle- 
voit  toujours  à  cette  Charge  des  Patriciens  :  il  fut 
obligé  de  fe  lier  les  mains,  &  d'établir  qu'il  y  auroit 
toujours  un  Conful  Plebeïen,  &  quand  quelques  Fa- 
milles Plébéiennes  entrèrent  dans  les  Charges,  elles 
y  furent  enfuite  continuellement  portées;  c'étoit  avec 
peine  que  le  Peuple  dans  le  défir  continuel  d'abailTer 
la  Nobleffe,  l'abaifToit  en  effet,  &  quand  il  éleva  aux 
honneurs  quelque  homme  de  néant,  comme  Varron 
&  Marius,  ce  fut  une  Vitloire  qu'il  gagna  fur  lui- 
même. 

(2)  Les  Patriciens  pour  fe  deffendre  avoient  cou- 
tume de  créer  un  Dictateur,  ce  qui  leur  réuffilToit 
admirablement  bien  ;  mais  les  Plébéiens  ayant  obtenu 
de  pouvoir  être  élus  Confuls  purent  auffi  être  élus 
Di£lateurs,  ce -qui  déconcerta  les  Patriciens.  Voyez 
dans  Tite-Live  1.  S.chap.  12,  comment  Publilius  Philo 
les  abaiffa  dans  fa  Dictature;  il  fit  trois  Loix  qui  leur 
furent  très-préjudiciables. 


90         De  la  Grandeur  des  Romains, 

nouvelle  guerre,  ou  les  malheurs  qui  réuniflbient 
tous  les  intérêts,  enfin  par  une  condefcendance 
paternelle  à  accorder  au  peuple  une  partie  de  fes 
demandes  pour  lui  faire  abandonner  les  autres, 
&  cette  maxime  confiante  de  préférer  la  confer- 
vation  de  la  République  aux  prérogatives  de 
quelque  Ordre,  ou  de  quelque  Magiftrature  que 
ce  fût. 

Dans  la  fuite  des  tems,  lorfque  les  Plébéiens 
eurent  tellement  abaifTé  les  Patriciens  que  cette 
diflindion  (i)  de  Familles  devint  vaine,  &  que  les 
unes  &  les  autres  furent  indifféremment  élevées 
aux  honneurs,  il  y  eut  de  nouvelles  difputes  entre 
le  bas  Peuple  agité  par  fes  Tribuns,  &  les  Prin- 
cipales Familles  Patriciennes,  ou  Plébéiennes 
qu'on  appellales  Nobles,  &  qui  avoient  pour  elles 
le  Sénat  qui  en  étoit  compofé.  Mais  comme  les 
mœurs  anciennes  n'étoient  plus,  que  des  particu- 
liers avoient  des  richefTes  immenfes,  &  qu'il  eft 
impoffible  que  les  richeflés  ne  donnent  du  pou- 
voir, les  Nobles  refifterent  avec  plus  de  force  que 


(i)  Les  Patriciens  ne  conferverent  que  quelques 
Sacerdoces,  &  le  droit  de  créer  un  Magistrat  qu'on 
appelloit  Entreroi. 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE.  ql 

les  Patriciens  n'avoient  fait,  ce  qui  fut  caufe  de 
la  mort  des  Gracches,  &  de  plusieurs  de  ceux  (i) 
qui  travaillèrent  fur  leur  plan. 

Il  faut  que  je  parle  d'une  Magiftrature  qui 
contribua  beaucoup  à  maintenir  le  gouverne- 
ment de  Rome  ;  ce  fut  celle  des  Cenfeurs  :  ils  fai- 
foient  le  dénombrement  (2)  du  Peuple;  &  de 
plus  comme  la  force  de  la  République  confiftoit 
dans  la  difcipline,  l'auflérité  des  mœurs,  &  l'ob- 
fervation  confiante  de  certaines  coutumes;  ils 
corrigeoient  les  abus  que  la  Loi  n'avoit  pas  pré- 
vus, ou  que  le  iMagiftrat  (3)  ordinaire  ne  pouvoit 
pas  punir.  Il  y  a  de  mauvais  exemples  qui  font 
pires  que  les  crimes  ;  &  plus  d'Etats  ont  péri 
parce  qu'on  a  violé  les  mœurs,  que  parce  qu'on 

(i)  Comme  Saturninus  &  Glaucias. 

(2)  Le  Cens  en  lui-même  ou  le  dénombrement  des 
Citoyens  étoit  une  chofe  très  fage  :  c'étoit  une  recon- 
noilTance  de  l'état  de  fes  affaires  &  un  examen  de 
fa  puifTance  ;  il  fut  établi  par  Servius  Tullius;  avant 
lui,  dit  Eutrope,  1.  i.  le  Cens  étoit  inconnu  dans  le 
monde. 

(3)  On  peut  voir  comme  ils  dégradèrent  ceux  qui 
après  la  bataille  de  Cannes  avoient  été  d'avis  d'aban- 
donner l'Italie;  ceux  qui  s'étoient  rendus  à  Annibal; 
ceux  qui  par  une  mauvaife  interprétation  lui  avoient 
manqué  de  parole. 


92         De  la  Grandeur  des  Romains, 

a  violé  les  Lois  :  à  Rome  tout  ce  qui  pouvoit 
introduire  des  nouveautés  dangereufes,  changer 
le  cœur  ou  l'efprit  du  Citoyen,  &  en  empêcher, 
fi  j'ofe  me  fervir  de  ce  terme,  la  perpétuité,  les 
defordres  domeftiques  ou  publics  étoient  refor- 
més par  les  Cenfeurs  ;  ils  pouvoient  chaffer  du 
Sénat  qui  ils  vouloient,  ôter  à  un  Chevalier  le 
Cheval  qui  lui  étoit  entretenu  par  le  public,  ré- 
duire un  Citoyen  au  nombre  de  ceux  qui  payoient 
les  charges  de  la  Ville  fans  avoir  part  à  fes  Pri- 
vilèges ;  enfin  ils  jettoient  les  yeux  fur  la  fituation 
actuelle  de  la  République,  &  diftribuoient  de  ma- 
nière le  Peuple  (i)  dans  fes  diverfes  Tribus  que 


(i)  Les  Plébéiens  obtinrent  contre  les  Patriciens 
que  les  Loix  &  les  Elections  des  Magistrats  fe  fe- 
roient  par  le  Peuple  affemblé  par  Tribus  &  non  pas 
par  Centuries  :  il  yavoic35  Tribus  qui  donnoient  cha- 
cune leur  voix,  quatre  de  la  \'il!e  et  3  i  de  la  Cam- 
pagne. Comme  il  n'yavoit  chez  les  Romains  que  deux 
profcffîons  en  honneur,  la  Guerre  &  l'Agriculture, 
les  Tribus  de  la  Campagne  furent  les  plus  confiderées, 
&  les  quatre  autres  reçurent  cette  vile  partie  de  Ci- 
toyens qui  n'ayant  pas  de  Terres  à  cultiver  n'étoient, 
pour  ainfi  dire.  Citoyens  qu'à  demi  ;  la  plupart 
n'alloient  pas  même  à  la  guerre,  car  pour  faire  les 
enrôlemens,  on  fuivoit  la  divifion  par  Centuries,  & 
ceux  qui  étoient  dans  les  quatre  Tribus  de  la  Ville 


ET    DE   LEUR    DeCADENCE.  gS 


les  Tribuns  &  les  ambitieux  ne  puflënt  pas  fe 
rendre  maîtres  des  fuffrages,  &  que  le  Peuple  ne 
pût  pas  abufer  de  fon  pouvoir. 

M.  Livius  (i)  nota  le  Peuple  même,  &  de 
trente-cinq  Tribus  il  en  mit  trente-quatre  au 
ranjî  de  ceux  qui  n'avoient  point  de  part  aux 
Privilèges  de  la  Ville  ;  car,  difoit-il,  après  m'avoir 
condamné,  vous  m'avez  fait  Conful  &  Cenfeur, 
il  faut  donc  que  vous  ayiez  prevariqué  une  fois 
en  m'infligeant  une  peine,  ou  deux  fois  en  me 
créant  Conful,  &  enfuite  Cenfeur. 


étoient  à  peu  près  les  mêmes  qui  dans  la  divifion 
par  Centuries  e'toient  de  la  fixième  ClafTe,  dans  la- 
quelle on  n'enroloit  personne;  ainfi  il  étoit  difficile 
que  les  fuffrages  fuffent  entre  les  mains  du  bas 
Peuple  qui  étoit  enfermé  dans  fes  quatre  Tribus; 
mais  comme  chacun  faifoit  mille  fraudes  pour  en 
fortir,  tous  les  cinq  ans  les  Cenfeurs  pouvoient  cor- 
riger ce  defordre,  &  ils  mettoient  dans  telle  Tribu 
qu'ils  vouloient  non  feulement  un  Citoyen,  mais 
aulfi  des  Corps,  &  des  Ordres  entiers.  Voyez  la  Re- 
marque qui  eft  la  première  du  Chapitre  XI.  Voyez 
auiïi  Tite-Live.  Decad.  i.  1.  i.  où  les  différentes  divi- 
fions  du  Peuple  faites  par  Servius  Tullius  font  très- 
bien  expliquées  :  c'étoit  le  même  Corps  du  Peuple, 
mais  divisé  fous  divers  égards, 
(i)  Tite  Live  1.  29.  ch.  37. 


94        De  la  Grandeur  des  Romains, 

M.  DuRONius  (i)  Tribun  du  Peuple  fut  chafle 
du  Sénat  par  les  Cenfeurs,  parce  que  pendant  fa 
Magistrature  il  avoit  abrogé  la  Loi  qui  bornoit 
les  depenfes  des  feftins. 

C'étoit  une  inflitution  bien  fage  ;  ils  ne  pou- 
voient  ôîer  à  perfonne  une  (2)  Magiftrature,  parce 
que  cela  auroit  troublé  l'exercice  de  la  puiffance 
publique,  mais  ils  faifoient  decheoir  de  l'ordre  & 
du  rang,  &  privoient,  pour  ainfi  dire,  un  Citoyen 
de  fa  Noblelle  particulière. 

Le  Gouvernement  de  Rome  fut  admirable  en 
ce  que  depuis  fa  nailTance  fa  Conftitution  fe 
trouva  telle,  foit  par  l'esprit  du  Peuple,  la  force 
du  Sénat,  ou  l'autoritée  de  certains  Magiftrats 
que  tout  abus  du  pouvoir  y  pût  toujours  être 
corrigé.  Carthage  périt  parce  que  lorfqu'il  falut 
retrancher  les  abus,  elle  ne  put  souffrir  la  main 
de  fon  Annibal  même.  Athènes  tomba  parce 
que  fes  erreurs  lui  parurent  fi  douces  qu'elle  ne 
voulut  pas  en  guérir  :  &  parmi  nous  les  Répu- 
bliques d'Italie,   qui  fe  vantent  de  la  perpétuité 


(i)  Valere  Maxime  1.  2,  ch.  0,  art.  5. 
(2)  La  dignité  de  Sénateur  n"étoit  pas  une  Magis- 
trature. 


ET    DE   LEUR    DECADENCE. 


95 


de  leur  Gouvernement,  ne  doivent  fe  vanter  que 
de  la  perpétuité  de  leurs  abus;  aufTi  n'ont-elles 
pas  plus  (i)  de  liberté  que  Rome  n'en  eut  du 
tems  des  Decemvirs. 

Le  Gouvernement  d'Angleterre  eft  un  des  plus 
fages  de  l'Europe  parce  qu'il  y  a  un  Corps  qui 
l'examine  continuellement,  &  qui  s'examine  con- 
tinuellement lui-môme  ;  &  telles  font  fes  erreurs 
qu'elles  ne  font  jamais  longues,  &  que  par  l'efprit 
d'attention  qu'elles  donnent  à  la  Nation  elles  font 
souvent  utiles. 

En  un  mot  un  Gouvernement  libre,  c'eft-à- 
dire,  toujours  agité,  ne  fauroit  fe  maintenir,  s'il 
n'eft  par  fes  propres  Loix  capable  de  correclion. 

(i)  Ni  même  plus  de  puilïance. 


-^>- 


CHAPITRE  IX. 
Deux  cciiifes  de  la  perte  de  Rome. 


ORSQUE  la  Domination  de  Rome 
étoit  bornée  dans  l'Italie,  la  Répu- 
blique pouvoit  facilement  fubfifter, 
*â  tout  Soldat  étoit  également  Ci- 
toyen; chaque  Conful  levoit  une  Armée,  & 
d'autres  Citoyens  alloient  à  la  guerre  fous  celui 
qui  fuccedoit  ;  le  nombre  de  troupes  n'étant  pas 
exceflîf,  on  avoit  attention  à  ne  recevoir  dans  la 
Milice  que  des  (i)  gens  qui  euffent  affez  de  bien 


(i)  Les  Affranchis  &  ceux  qu'on  apelloit  capite 
Cenji,  parce  qu'ayant  très-peu  de  bien  ils  n'étoient 
taxés  que  pour  leur  tête,  ne  furent  point  d'abord  en- 
rôlés dans  la  milice  de  terre,  excepté  dans  les  cas 
preffans;  Servius  Tullius  les  avoit  mis  dans  la 
fixieme  claffe,  &.  on  ne  prenoit  des  Soldats  que  dans 


98        De  la  Grandeur  des  Romains, 

pour  avoir  intérêt  à  la  confervation  de  la  Ville, 
le  Sénat  voyoit  de  près  la  conduite  des  Généraux, 
&  leur  ôtoit  la  penfée  de  rien  faire  contre  leur 
.devoir. 

Mais  lorfque  les  Légions  pafferent  les  Alpes  & 
la  mer,  les  gens  de  guerre  qu'on  étoit  obligé  de 
laiffer  pendant  plufieurs  Campagnes  dans  les 
pays  que  l'on  foumettoit,  perdirent  peu  à  peu 
l'efprit  de  Citoyens,  &  les  Généraux  qui  difpo- 
ferent  des  Armées  &  des  Royaumes  fentirent  leur 
force,  &  ne  purent  plus  obeïr. 

Les  Soldats  commencèrent  donc  à  ne  recon- 
noître  que  leur  Général,  à  fonder  fur  lui  toutes 
leurs  efperances,  &  à  regarder  de  loin  la  Ville;  ce 
ne  furent  plus  les  Soldats  de  la  République,  mais 
de  Sylla.  de.MARius,  de  Pompée,  de  Cé- 
sar. Rome  ne  put  plus  favoir  fi  celui  qui  étoit  à 
la  tête  d'une  Armée  dans  une  Province,  étoit  fon 
Général  ou  fon  Ennemi. 

Tandis  que  le   peuple   de    Rome  ne  fut  cor- 

les  cinq  premières  :  mais  Marins  partant  contre  Ju- 
gurtha,  enrôla  indifféremment  tout  le  monde,  milites 
fcribere,  dit  Sallufle,  non  more  ynajorum  neque  ex 
Clajfïbus,  fed  uti  ciijufqiie  libido  erat  capite  Cenfos 
plerofque  :  De  bello  Jugurthin. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


99 


rompu  que  par  fes  Tribuns,  à  qui  il  ne  pouvoir 
accorder  que  fa  puiflance  même,  le  Sénat  put 
aifément  fe  deflfendre,  parce  qu'il  agilToit  conf- 
tamment;  au  lieu  que  la  populace  paflbit  fans 
cefle  de  l'extrémité  de  la  fougue  à  l'extrémité  de 
la  foiblefle  ;  mais  lorfqu'il  put  donnera  fes  fa- 
voris une  formidable  autorité  au  dehors,  toute 
la  fageffe  du  Sénat  devint  inutile,  &  la  Répu- 
blique fut  perdue. 

Ce  qui  fait  que  les  Etats  libres  durent  moins 
que  les  autres,  c'eft  que  les  malheurs  &  les  fuccès 
qui  leur  arrivent  kur  font  prefque  toujours 
perdre  la  Liberté,  au  lieu  que  les  fuccès  &  les 
malheurs  d'un  Etat  où  le  Peuple  eft  foumis. 
confirment  également  fa  fervitude.  Une  Répu- 
blique fage  ne  doit  rien  bazarder  qui  l'expofe  à 
la  bonne  ou  à  la  mauvaise  fortune  ;  le  feul  bien 
auquel  elle  doit  afpirer,  c'eft  à  la  perpétuité  de 
fon  Etat. 

Si  la  grandeur  de  l'Empire  perdit  la  Répu- 
blique, la  grandeur  de  la  Ville  ne  la  perdit  pas 
moins. 

Rome  avoit  foumis  tout  l'Univers  avec  le  fe- 
cours  des  Peuples  d'Italie,  aufquels  elle  avoit 
donné  en  differens  tems  divers  Privilèges  :  la 


100      De  la  Grandeur  des  Romains, 

plupart  de  ces  Peuples  ne  s'étoient  pas  d'abord 
fort  fouciés  du  droit  de  bourgeoifie  chez  les  Ro- 
mains, &  quelques-uns  (i)  aimèrent  mieux  garder 
leurs  ufages  :  mais  lorfque  ce  droit  fut  celui  de 
la  Souveraineté  univerfelle,  qu'on  ne  fut  rien 
dans  le  monde,  fi  l'on  n'étoit  Citoyen  Romain,  & 
qu'avec  ce  titre  on  étoit  tout,  les  Peuples  d'Italie 
refolurent  de  périr  ou  d'être  Romains;  ne  pou- 
vant en  venir  à  bout  par  leurs  brigues  &  par 
leurs  prières,  ils  prirent  la  voye  des  armes,  ils  fe 
révoltèrent  dans  tout  ce  côté  qui  regarde  la  mer 
Ionienne  (2),  les  autres  Alliés  alloient  les  fuivre  : 
Rome  obligée  de  combattre  contre  ceux  qui 
étoient,  pour  ainfi  dire,  les  mains  avec  lefquelles 
elle  enchainoit  l'Univers,  étoit  perdue,  elle  alloit 
être  réduite  à  fes  murailles,  elle  accorda  ce  droit 


(i)  Les  Eques  difoientdans  leurs  Aiîemblées,  ceux 
qui  ont  pu  choifir  ont  préféré  leurs  Loix  au  droit 
de  la  Cité  Romaine  qui  a  été  une  peine  neceffaire 
pour  ceux  qui  n'ont  pu  s'en  deffendre.  Tite  Live 
1.  9,  ch.  45. 

(2)  Les  Afculans,  les  Marfes,  les  Veftins,  les  Mar- 
rucins,  les  Ferentans,  les  Hirpins,  les  Pompeïans, 
les  Venufiens,  les  Japiges,  les  Lucaniens,  les  Sam- 
mites  &  autres.  Appian  de  la  guerre  Civile,  I.  i , 
ch.  3o. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  IOI 

(ant  defiré  aux  Alliés  qui  n'avoient  pas  (i)  en- 
core ceffé  d'être  fidelles,  &  peu  à  peu  elle  l'ac- 
corda à  tous. 

Pour  lors  Rome  ne  fut  plus  cette  Ville  dont 
le  Peuple  n'avoit  eu  qu'un  même  efprit,  un 
même  amour  pour  la  Liberté,  une  même  haine 
pour  la  Tyrannie,  où  cette  jaloufie  du  pouvoir 
du  Sénat  &  des  prérogatives  des  Grands  tou- 
jours mêlée  de  resped,  n'étoit  qu'un  amour  de 
l'égalité.  Les  Peuples  (2)  d'Italie  étant  devenus 
fes  Citoyens,  chaque  Ville  y  aporta  fon  génie, 
fes  intérêts  particuliers,  &  fa  dépendance  de 
quelque  grand  protecteur,  la  Ville  déchirée  ne 
forma  plus  un  tout  enfemble;  &  comme  on  n'en 
étoit  Citoyen  que  par  une  efpece  de  fiélion,  qu'on 
n'avoit  plus  les  mêmes  Magiftrats,  les  mêmes 
murailles,  les  mêmes  Dieux,  les  mêmes  Temples, 
les  mêmes  fepultures,  on  ne  vit  plus  Rome  des 


(i)  Les  Tofcans,  les  Umbriens,  les  Latins.  Cela 
porta  quelques  peuples  à  fe  foumettre,  &  comme  on 
les  fit  auffi  Citoyens,  d'autres  poferent  encore  les 
armes,  &  enfin  il  ne  refta  que  les  Samnites  qui  furent 
exterminés. 

(2)  Qu'on  s'imagine  cette  tête  monftrueufe  des  peu- 
ples d'Italie  qui  par  le  fuffrage  de  chaque  homme 
conduifoit  le  refte  du  monde. 


102       De  la  Grandeur  des  Romains, 

mêmes  yeux,  on  n'eut  plus  le  même  amour  pour 
la  patrie,  &  les  fentimens  Romains  ne  furent 
plus. 

Les  ambitieux  firent  venir  à  Rome  des  Villes 
&des  Nations  entières  pour  troubler  les  fuffrages, 
ou  fe  les  faire  donner  ;  les  Aflemblées  furent  de 
véritables  Conjurations;  on  apella  Co?»/ce5  une 
troupe  de  quelques  feditieux;  l'autorité  du  Peu- 
ple, fes  Loix,  lui-même  devinrent  des  chofes  chi- 
mériques. &  l'Anarchie  fut  telle  qu'on  ne  put 
plus  lavoir  fi  le  Peuple  avoit  fait  une  Ordon- 
nance, ou  s'il  ne  l'avoit  point  faite. 

On  n'entend  parler  dans  les  Auteurs  que  des 
divifions  qui  perdirent  Rome;  maison  ne  ^oit 
pas  que  ces  divifions  y  étoient  neceffaires,  qu'elles 
y  avoient  toujours  été,  &  qu'elles  y  dévoient 
toujours  être.  Ce  fut  uniquement  la  grandeur 
de  la  République  qui  fit  le  mal,  &  changea  en 
guerres  Civiles  les  tumultes  populaires.  Il  faioit 
bien  qu'il  y  eût  à  Rome  des  divifions,  &  ces 
Guerriers  fi  fiers,  fi  audacieux,  fi  terribles  au 
dehors,  ne  pouvoient  pas  être  bien  modérés  au 
dedans.  Demander  dans  un  Etat  libre  des  gens 
hardis  dans  la  guerre,  &  timides  dans  la  paix, 
c'eft  vouloir  des  choies  impoflibles  ;  &  pour  règle 


ET    DE   LEUR    DECADENCE.  Io3 

générale,  toutes  les  fois  qu'on  verra  tout  le 
monde  tranquille  dans  un  Etat  qui  se  donne  le 
nom  de  République,  on  peut  être  alïuré  que  la 
Liberté  n'y  eft  pas. 

Ce  qu'on  appelle  union  dans  un  Corps  Politi- 
que, ell  une  chofe  très-équivoque  ;  la  vraye  eft 
une  union  d'harmonie,  qui  fait  que  toutes  les 
parties,  quelque  oppofées  qu'elles  nous  paroif- 
fent,  concourent  au  bien  général  de  la  Société, 
comme  des  diflbnances  dans  la  Mufique  concou- 
rent à  l'accord  total.  Il  peut  y  avoir  de  l'union 
dans  un  Etat  où  l'on  ne  croit  voir  que  du  trouble, 
c'eft-à-dire,  une  harmonie  d'où  refulte  le  bon- 
heur qui  feul  eft  la  vraye  paix;  il  en  eft  comme 
des  parties  de  cet  Univers  éternellement  liées 
par  l'action  des  unes,  &  la  réaction  des  autres. 

Mais  dans  l'accord  du  Defpotifme  Afiatique, 
c'eft-à-dire,  de  tout  Gouvernement  qui  n'eft  pas 
modéré,  il  y  a  toujours  une  divifion  réelle,  le 
Laboureur,  l'Homme  de  guerre,  le  Negotiant^  le 
Magiftrat,  le  Noble,  ne  font  joints  que  parce  que 
les  uns  oppriment  les  autres  fans  refiftance  ;  & 
quand  il  y  a  de  l'union,  ce  ne  font  pas  des  Ci- 
toyens qui  font  unis,  mais  des  Corps  morts  enfe 
velis  les  uns  auprès  des  autres. 


104      De  la  Grandeur  des  Romains, 

Il  efl  vrai  que  les  Loix  de  Rome  devinrent 
impuiffantes  pour  gouverner  la  République  : 
mais  c'eft  une  chofe  qu'on  a  vu  toujours  que  de 
bonnes  Loix  qui  ont  fait  qu'une  petite  Répu- 
blique devient  grande,  lui  deviennent  à  charge 
lorfqu'elle  s'eft  agrandie,  parce  qu'elles  étoient 
telles  que  leur  effet  naturel  étoit  de  faire  un 
grand  Peuple,  &  non  pas  de  le  gouverner. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  les  Loix 
bonnes  &  les  Loix  convenables,  celles  qui  font 
qu'un  Peuple  fe  rend  maître  des  autres,  &  celles 
qui  maintiennent  fa  puifTance  lorfqu'il  l'a  ac- 
quife. 

Il  y  a  à  préfent  dans  le  monde  une  Républi- 
que (i)  que  prefque  perfonne  ne  connoît,  &  qui 
dans  le  fecret  &  dans  le  filence  augmente  fes 
forces  chaque  jour.  II  eft  certain  que  fi  elle  par- 
vient jamais  à  l'état  de  grandeur  où  fa  fageffe  la 
defline,  elle  changera  neceffairement  fes  Loix, 
&  ce  ne  fera  point  l'ouvrage  d'un  Légiflateur, 
mais  celui  de  la  corruption  même. 

Rome  étoit  faite  pour  s'agrandir,  &  fes  Loix(2) 

(i)  Le  Canton  de  Berne. 

(2)  Il  y  a  de5  gens  qui  ont  regardé  le  Gouverne- 
ment de  Rome  comme  vicieux,  parce  qu'il  étoit  un 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  105 

étoient  admirables  pour  cela;  aufli  dans  quelque 
Gouvernement  qu'elle  ait  été  sous  le  pouvoir  des 
Rois,  ou  dans  l'Ariftocratie,  ou  dans  l'Etat  po- 
pulaire, elle  n'a  jamais  celTé  de  faire  des  entre - 
prifes  qui  demandoient  de  la  conduite,  &  y  a 
réufli;  elle  ne  s'efl  pas  trouvée  plus  fage  que  tous 
les  autres  Etats  de  la  Terre  en  un  jour,  mais 
continuellement,  elle  a  foutenu  une  petite,  une 
médiocre,  une  grande  fortune  avec  la  même 
fuperiorité,  &  n'a  point  eu  de  profperités  dont 
elle  n'ait  profité,  ni  de  malheurs  dont  elle  ne  fe 
foit  fervie. 

Elle   perdit  fa    Liberté,  parce  qu'elle  acheva 
trop-tôt  fon  ouvrage. 

mélange  de  la  Monarchie,  de  l'Ariftocratie  &  de  l'Etat 
populaire.  Mais  la  perfection  d'un  Gouvernement  ne 
confifte  pas  à  fe  raporter  à  une  des  efpeces  de  Police 
qui  fe  trouvent  dans  les  Livres  des  Politiques,  mais 
à  repondre  aux  vues  que  tout  Légiflateur  doit  avoir, 
qui  font  la  grandeur  d'un  Peuple  ou  fa  félicité.  Le 
Gouvernement  de  Lacedemone  n'étoit-il  pas  auffi 
compofé  des  trois  ': 


CHAPITRE  X. 
De  la  corruption  des  Romains. 


E  crois  que  la  Secle  (i)  d'EpicuRE 
0)  qui  s'introduifit  à  Rome  fur  la  fin 
de  la  République  contribua  beau- 
coup à  gâter  le  cœur  &  l'efprit  des 
Les  Grecs  en  avoient  été  infatués 
avant  eux;  auffi  avoient-ils  été  plutôt  corrompus. 
Polybe  nous  (2)  dit  que  de  fon  tems  les  fermons 


(i)  Cyneas  en  ayant  difcouru  à  la  Table  de  Pyrrhus, 
Fabricius  fouhaita  que  les  Ennemis  de  RomepulTent 
tous  prendre  les  principes  d'une  pareille  Secle.  Plu- 
tarque,  Vie  de  Pyrrhus.  Tom.  4,  p.  178. 

(2)  Si  vous  prêtez  aux  Grecs  un  talent  avec  dix 
promefles,  dix  cautions,  autant  de  témoins,  il  eft 
impollible  qu'ils  gardent  leur  foi;  mais  parmi  les 
Romains  foit  qu'on  doive  rendre  compte  des  deniers 


io8      De  la  Grandeur  des  Romains, 

ne  pouvoient  donner  de  la  confiance  pour  un 
Grec;  au  lieu  qu'un  Romain  en  étoit,  pour  ainfi 
dire,  enchaîné. 

Il  y  a  un  fait  dans  les  Lettres  de  Ciceron  (i)  à 
Atticus  qui  fait  bien  voir  combien  les  Romains 
avoient  changé  à  cet  égard  depuis  le  tems  de 
Polybe. 

Memmius,  dit-il,  vient  de  communiquer  au 
Sénat  l'accord  que  fon  Compétiteur  &  lui  avoient 
fait  avec  les  Confuls,  par  lequel  ceux  ci  s'étoient 
engagés  de  les  favorifer  dans  la  pourfuite  du 
Confulat  pour  l'année  fuivante,  &  eux  de  leur 
côté  s'obligeoient  de  payer  aux  Confuls  quatre 
cens  mille  fefterces,  s'ils  ne  leur  fourniffoient 
trois  Augures  qui  déclareroient  qu'ils  étoient  pre- 
fens  lorfque  le  Peuple  avoit  fait  (2)  la  Loi  Cwr/a^e, 
quoiqu'il  n'en  eût  point  fait  ;  &  deux  Confulaires 
qui  affirmeroient  qu'ils  avoient  aflifté  à  la  signa- 
ture du  Senatus-Confidte  qui  regloit  l'état  de 

publics  ou  de  ceux  des  particuliers,  on  eft  fidèle  à 
caufe  du  ferment  que  l'on  a  fait.  On  a  donc  fagement 
établi  la  crainte  des  enfers,  &  c'eft  fans  raison  qu'on 
la  combat  aujourd'hui.  Polybe  1.  6,  ch.  56. 

(i)  Livre  4.  Lettre  18. 

(2)  La  Loi  Curiate  donnoit  la  puiiïance  militaire, 
&  le  SenatusConfulte  regloit  les  troupes,  l'argent,  les 


ET    DE   LEUR    DeCADENCE.  IOQ 


leurs  Provinces,  quoiqu'il  n'y  en  eût  point  eu. 
Que  de  malhonnêtes  gens  dans  un  feul  Contrat! 
Outre  que  la  religion  eft  toujours  le  meilleur 
garant  que  l'on  puiffe  avoir  des  mœurs  des 
hommes,  il  y  avoit  ceci  de  particulier  chez  les 
Romains,  qu'ils  mêloient  quelque  fentiment  re- 
ligieux à  l'amour  qu'ils  avoient  pour  leur  patrie; 
cette  Ville  fondée  fous  les  meilleurs  Aufpices, 
ce  Romulus  leur  Roi  &  leur  Dieu,  ce  Capitole 
éternel  comme  la  Ville,  &  la  Ville  éternelle 
comme  fon  Fondateur,  avoient  fait  autrefois  fur 
l'Efprit  des  Romains  une  impreffion  qu'il  eût 
été  à  fouhaiter  qu'il  euffent  confervée. 

La  grandeur  de  l'État  fit  la  grandeur  des  for- 
tunes particulières;  mais  comme  l'opulence  eft 
dans  les  mœurs  &  non  pas  dans  les  richefl'es, 
celles  des  Romains  qui  ne  laifloient  pas  d'avoir 
des  bornes  produifirent  un  luxe  &  des  profu- 
fions  qui  n'en  avoient  point.  Ceux  qui  avoient 
d'abord  été  corrompus  par  leurs  richefles  le 
furent  enfuite  par  leur  pauvreté  avec  des  biens 


officiers  que  devoit  avoir  le  Gouverneur  :  Or  les  Con- 
fuls  pour  que  tout  cela  fût  fait  à  leur  fantaifie  vou- 
loient  fabriquer  une  fauffe  Loi  &  un  faux  Senatus- 
Confulte. 


110       De  la  Grandeur  des  Romains, 

au-defl'us  d'une  condition  privée  ;  il  fut  difficile 
d'être  un  bon  Citoyen  avec  les  defirs  &  les  re- 
grets d'une  grande  fortune  ruinée,  on  fut  prêt  à 
tous  les  attentats,  &  comme  dit  Sallufte  (i),  on 
vit  une  génération  de  gens  qui  ne  pouvoient 
avoir  de  patrimoine,  ni  foulïVir  que  d'autres  en 
eullént. 


Cependant  quelle  que  fût  la  corruption  de 
Rome,  tous  les  malheurs  ne  s'y  étoient  pas  in- 
troduits, car  la  force  de  fon  inftitution  avoit  été 
telle  qu'elle  avoit  confervé  une  valeur  héroïque, 
&  toute  fon  aplication  à  la  guerre  au  milieu 
des  richeffes,  de  la  moleffe,  &  de  la  volupté;  ce 
qui  n'eft,  je  croi,  arrivé  à  aucune  Nation  du 
monde. 

Le  Peuple  Romain  ne  cultivoit  point  le  Com- 
merce &  les  Arts,  il  les  regardoit  comme  des 
occupations  (2)  d'Efclave;  s'il  y  a  quelques  ex- 

(  /  )  Ut  merito  dicatiir  genitos  ejfe,  qui  nec  ipsi  habere 
poffent  res  familiares ,  nec  alios  pati.  Fragment  de 
l'Hiltoire  de  Salufte  qui  eft  perdue,  cité  dans  le  livre 
de  la  Cité  de  Dieu  I.  2.0.  18. 

(2)  Ciceron  1.  i  c.  42.  des  Offices,  dit  :  Illiberales  & 
fordidi quœjlus Mercenariorum  omnium  quorum  aperce, 
non  quorum  artes  emuntur  :  ejl  enim  illis  ipfa  merces 
audoramentumfervitutis.  »  Les  Marchands,  ^Jo^<fe-^^7, 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


ceptions,  ce  n'étoient  gueres  que  quelques  Af- 
franchis qui  continuoient  leur  première  induf- 
trie.  Mais  en  général  ils  ne  connoiffoient  que 
l'Art  de  la  guerce,  qui  étoit  la  feule  voye  pour 
aller  aux  Magiflratures  &  aux  honneurs  (i); 
ainli  les  vertus  guerrières  refterent  après  qu'on 
eut  perdu  toutes  les  autres. 

«  ne  font  aucun  protit  s'ils  ne  mentent...  L'Agricul- 
«  ture  eft  le  plus  beau  de  tous  les  Arts  &  le  plus 
«  digne  d'un  homme  libre.  » 

(i)  Il  faloit  avoir  fervi  dix  années  entre  l'âge  de 
i6  ans  &  celui  de  47.  Voyez  Polybe,  Livre  6.  c.  19. 


CHAPITRE  XI. 
I.  De  Sylla.  2.  De  Pompée  &  Cefar. 


Ie  fuplie  qu'on  me  permette  de  de- 
I  tourner  mes  yeux  des  horreurs  des 
guerres  de  Marius  &  de  Sylla; 
on  en  trouvera  dans  Appien  l'épou- 
vantable Hiftoire  :  outre  la  jaloufie,  l'ambition,  & 
la  cruauté  des  deux  Chefs,  chaque  Romain  étoit 
furieux,  les  (i)  nouveaux  Citoyens  &  les  anciens 
ne  fe  regardoient  plus  comme  les  Membres  d'une 

(i  )  Comme  Marius,  pour  fe  faire  donner  la  Commif- 
fion  de  la  guerre  contre  Mithridate  au  préjudice  de 
Sylla,  avoit  par  le  fecours  du  Tribun  Sulpitius  ri- 
pandu  les  huit  nouvelles  Tribus  des  Peuples  d'Italie 
dans  les  anciennes,  ce  qui  rendoit  les  Italiens  maîtres 
des  fuffrages,  ils  étoient  la  plupart  du  parti  de  Marius, 
pendant  que  le  Sénat  &  les  anciens  Citoyens  étoient 
du  parti  de  Sylla. 

8 


114       De  la  Grandeur  des  Romains, 

même  République,  &  l'on  fe  faifoit  une  guerre 
qui  par  un  caraélere  particulier  étoit  en  même 
tems  civile  &  étrangère. 

Sylla  fit  d'affez  bonnes  Loix,  il  diminua  la 
puiflance  des  Tribuns  ;  &  la  modération,  ou  la 
fantaifie  qui  lui  fit  quitter  la  Didature  rétablit 
pour  un  tems  le  Sénat  ",  mais  dans  la  fureur  de 
fes  fuccès  il  avoit  fait  deux  chofes  qui  dans  la 
fuite  mirent  Rome  dans  l'impolTibilité  de  confer- 
ver  fa  Liberté. 

Il  donna  (i)  les  terres  des  Citoyens  aux  Sol- 
dats, &  par-là  il  les  corrompit  pour  jamais,  car 
dès  ce  moment  il  n'y  eut  plus  un  homme  de 
guerre  qui  n'attendît  une  occalion  qui  pût  mettre 
les  biens  de  fes  Concitoyens  entre  fes  mains. 

Il  inventa  les  profcriptions  ;  &  mit  à  prix  la 
tête  de  tous  ceux  qui  n'étoient  pas  de  fon  parti; 
dès  lors  (2)  il  fut  impoflible  de  s'attacher  davan- 

(i)  On  diltribua  bien  au  commencement  une  partie 
des  terres  des  Ennemis  vaincus,  mais  Sylla  donna 
celle  des  Citoyens. 

(2)  Il  vint  après  lui  un  homme  qui  dans  une  caufe 
impie  &  une  Victoire  encore  plus  honteufe,  ne  con- 
fifqua  pas  feulement  les  biens  des  Particuliers,  mais 
enveloppa  dans  la  même  calamité  des  Provinces  en- 
tières. Ciceron,  des  Offices,  I.  2.  c.  8. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  Ii5 

tage  à  la  République  :  car  parmi  deux  hommes 
ambitieux  &  qui  fe  disputoient  la  victoire,  ceux 
qui  étoient  neutres,  &  pour  le  parti  delà  Liberté, 
étoient  sûrs  d'être  profcrits  par  celui  des  deux 
qui  feroit  le  Vainqueur  ;  il  étoit  donc  de  la  pru- 
dence de  s'attacher  à  l'un  des  d'eux. 

La  République  devant  necefîairement  périr,  il 
n'étoit  plus  quellion  que  de  favoir  comment,  & 
par  qui  elle  devait  être  abattue. 

Deux  hommes  également  ambitieux,  excepté 
que  l'un  ne  favait  pas  aller  à  fon  but  fi  direcle- 
ment  que  l'autre,  effacèrent  par  leur  crédit,  par 
leurs  exploits,  par  leurs  vertus  tous  les  autres 
Citoyens;  Pompée  parut  le  premier,  &  Cesar 
le  fuivit  de  près. 

Pompée  pour  s'attirer  la  faveur  fit  caffer  les 
Loix  de  Sylla  qui  bornoient  le  pouvoir  du 
Peuple  ;&  quand  il  eut  fait  à  fon  ambition  un 
facrifice  des  Loix  les  plus  falutaires  de  fa  patrie, 
il  obtint  tout  ce  qu'il  voulut,  &  la  témérité  du 
Peuple  fut  fans  bornes  à  fon  égard. 

Les  Loix  de  Rome  avoient  fagement  divifé  la 
puiflance  publique  en  un  grand  nombre  de  Ma- 
giftratures  qui  fe  foutenoient,  s'arrêtoient,  &  fe 
temperoient  l'une  l'autre,  &  comme  elles  n'a- 


ii6      De  la  Grandeur  des  Romains, 

voient  toutes  qu'un  pouvoir  borné,  chaque  Ci- 
toyen étoit  bon  pour  y  parvenir;   &  le   Peuple 

,  voyant  paffer  devant  lui  plufieurs  perfonages  l'un 

après  l'autre,  ne  s'accoutumoit  à  aucun  d'eux  : 
mais  dans  ces  tems-ci  le  fyftème  de  la  Répu- 
blique changea  ;  les  plus  puiflans  fe  firent  don- 
ner par  le  Peuple  des  Commiffions  extraordi- 
naires, ce  qui  anéantit  l'autorité  des  Magiftrats, 
&  mit  toutes  les  grandes  affaires  dans  les  mains 
d'un  feul,  ou  de  peu  de  gens. 

n'y  a  qu'à        Falut-il  faire  la   guerre  à  Sertorius?  on  en 

a    a  mo  e  ^Jqj^j^^  1^  Qo^ij-niiTion  à  Pompée.  Falut-il  la  faire 

r  le  mondes . — — ; : 

,     ,  a  M  iTHRiDATE  r  Tout  le  monde  cria  Pompke. 

i.rlebonhcur  _^ 

vlaire  et  Eut-on  befoin  de  faire  venir  des  bleds  à  Rome  ? 
r  fait  quel-  Le  Peuple  croit  être  perdu  fi  on  n'en  charge 
jctioncapa-    PoMPÉE.  \'eut-on  détruire  les  Pirates?  Il  n'v  a 

ef éblouir.    ^^^  Pompée  :  &  lorfque  Cesar  menace  d'enva- 

j  le  malheur    — ; — :      r— 7  -       — 7— 

hir,  le  Sénat  crie  a  ion  tour.   &   n  elpere  pins 

ue  les  modes    . 

eut  et   que    qu'en  Pompée. 

onnenepeut  Je  croibien  (difoit  M  argus  (i)  au  Peuple)  que 
oenter  .da-  PoMPÉE  que  les  Nobles  attendent  aimera  mieux 
joui  long-  gffm-er  votre  Liberté  que  leur  domination  ;  mais 
il  y  a  eu  un  tems  où  chacun  de  vous  avoit  la 

(i)  Fragment  de  l'Hifioire  de  Sallufle. 


ndecepréa- 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  II7 

proteclion  deplufieurs,  &  non  pas  tous  la  pro- 
tection d'un  feul,  &  où  il  étoit  inouï  qu'un  mor- 
tel pût  donner  ou  ôter  de  pareilles  chofes. 

A  Rome  faite  pour  s'agrandir  il  avoit  falu 
réunir  dans  les  mémos  perfonnes  les  honneurs  & 
la  puifl'ance,  ce  qui  dans  des  tems  de  trouble 
pouvoit  fixer  l'admiration  du  Peuple  fur  un  feul 
Citoyen. 

Quand  on  accorde  des  honneurs,  on  fait  pré- 
cifément  ce  que  l'on  donne  ;  mais  quand  on  y 
joint  le  pouvoir,  on  ne  peut  dire  à  quel  point  il 
pourra  être  porté. 

Des  préférences  exceflives  données  à  un  Ci- 
toyen dans  une  République  ont  toujours  des 
effets  neceffaires,  elles  font  naitre  l'envie  du 
Peuple,  ou  elles  augmentent  fans  mefure  fon 
amour. 

Deux  fois  Pompée  retournant  à  Rome  maître 
d'opprimer  la  République,  eut  la  modération  de 
congédier  fes  Armées  avant  que  d'y  entrer,  &  d'y 
paroître  en  fimple  Citoyen  ;  ces  actions  qui  le 
comblèrent  de  gloire,  firent  que  dans  la  fuite 
quelque  chofe  qu'il  eût  fait  au  préjudice  des 
Lois,  le  Sénat  fe  déclara  toujours  pour  lui. 
Pompée  avoit  une  ambition  plus  lente  &  plus 


ii8      De  la  Grandeur  des  Romains, 


douce  que  celle  de  César;  celui-ci  vouloir  aller 
à  la  Souveraine  puiflance  les  armes  à  la  main, 
comme  Sylla  ;  cette  façon  d'opprimer  ne  plai- 
foit  pointa  Pompée  ;  il  afpiroit  à  la  Diclature, 
mais  par  les  fuffrages  du  Peuple  ;  il  ne  pouvoir 
confentir  à  ufurper  la  puiffance,  mais  il  auroir 
voulu  qu'on  la  lui  remîr  enrre  les  mains. 

Comme  la  faveur  du  Peuple  n'efl  jamais 
conftanre,  il  y  eur  des  rems  où  Pompée  vir  di- 
minuer (i)  fon  crédit  ;  &  ce  qui  le  roucha  bien 
fenfiblement,  des  gens  qu'il  méprifoit,  augmen- 
tèrent le  leur,  &  s'en  fervirent  contre  lui. 

Cela  lui  fit  faire  trois  chofes  également  fu- 
neftes  ;  il  corrompit  le  Peuple  à  force  d'argent, 
&  mit  dans  les  Elections  un  prix  aux  fuffrages  de 
chaque  Ciroyen. 

De  plus,  il  fe  fervir  de  la  plus  vile  populace 
pour  rroubler  lesMagiflrars  dans  leurs  fondions, 
efperanr  que  les  gens  fages  laffés  de  vivre  dans 
l'Anarchie,  le  créeroienr  Didareur  par  defef- 
poir. 
Tent  il  est  Enfin  il  s'unir  d'inrerêrs  avec  Cesar  &  Cras- 
dangereux  de  se   SUS  :  Caton  difoit  que  ce  n'eroir  pas  leur  ini- 

cotifiei-  sans  ré-     

serve  à  un   ami         ,   ^   -t-  m    »  tz-     j     n 

(i)   \  oyez  Plutarque,  Vie  de  Fompee. 

qu'aucun    autre 


ET  nE  LEUR  Décadence.  119 


mitié  qui  avoit  perdu  la  République,   mais   leur  lien  ne  vous  at- 

union  ;  en  effet  elle  étoit  en  ce  malheureux  état  ^'^'^''^  ^"^  "^^'^ 

.  ,,.  ,  ^-  de  la  politique 

qu'elle  étoit  moins   accablée  par  les  guerres  Ci-  Q^^.^nj^^^^nel- 

viles  que  par  la  paix,  qui  réuniffant  les  vues  &  les  lementdesexem- 

intérêts  des  principaux   ne    faifoit   plus  qu'une  pies  que  de  pa- 

Tyrannie.  reilsamis  se  tra- 

T-,  ,  «.  ^  r  J-»  »  hissent,  qu'ils  se 

Pompée  ne  prêta  pas  proprement  Ion  crédit  a  ^ 

..,,,.,  .  décellent,   qu'ils 

César,  mais  fans  le  favoiril  le  lui  facrifia  :  bien-  ,    , 

'  se  persécutent  a- 

tôt  César  employa  contre  lui  les  forces  qu'il  lui  près  avoir  parus 

avoit  données  &  fes  artifices  même,  il  troubla  la  indisolublement 

Ville  par  fes  Emiflaires,  &  fe  rendit  maître  des  ataché^  les  uns 

Elections.    Confuls,    Prêteurs,  Tribuns,    furent  """"  ^"''■"-  ^^ 

....  ^  n'étoitpasl'ami- 

achetcs  au  prix  qu  ils  mirent  eux-mêmes. 

tyé  qui  les  uni- 

Le   Sénat  qui  vit   clairement   les  deffeins  de  ^^-^  ç'étoiti'in- 

Cesar,   eut  recours  à    Pompée,  il  le  pria  de  téret,  et  disque 

prendre  la  défenfe  de  la  République,  fi  l'on  pou-  cet  intérêt  n'a- 

voit  apeller  de  ce  nom  un  Gouvernement  qui  de-  ''°'^  -^'"^  heux, 
j-.i             »T.-         il         j/-/-^-  on    secouait    le 

mandoit  la  protection  d  un  de  fes  Citoyens. 

joue  du  prétexte 

Je  crois  que  ce  qui  perdit  fur  tout  Pompée,  ^^  ^n  suivoit  le 

fut  la  honte  qu'il   eut  de  penfer   qu'en  élevant  princippc 
Cesar  comme  il  avoit  fait,  il  eût  manqué  de  pré- 
voyance ;  il  s'accoutuma  le  plus  tard  qu'il  put  à 
cette  idée  ;  il  ne  fe  mettoit  point  en  défenfe  pour       Voila  une  ex- 

ne   point   avouer   qu'il  le  fût  mis  en  danger;  il  preiion  naturel- 

foutenoit  au  Sénat  que  Cesar  n'oferoit  faire  la  '^   ^'    rentable 
de  Meurs,  corn- 


ii 


120      De  la  Grandeur  des  Romains, 

bien  de  gens  ca.  guerre,  &  parce  qu'il  l'avoit  dit  tant  de  fois,  il  le 

pritieux  se  pre-         7^7~-  ^ ' 

^  rediioit  touiours. 

sipitent    plustot 

dans  linfortune  ^^  femble  qu'une  chose  avoit  mis  César  en  état 

que    ddvouer  de  tout  entreprendre  ;  c'eftque  par  une  malheu- 

leur  tort?  Corn-  reufe  conformité  de  noms,  on  avoit  joint  à  fon 

biens  de  Pont-  Gouvernement  de  la  Gaule  Cifalpine  celui  de  la 

pées  ne  voit-on    /-.      ,      j,        j    i»   j        »i 

Gaule  d  au  delà  des  Alpes, 

pas  de  nos  jour  s, 

ne  soutenir  une  ^  Politique  n'avoit  point  permis  qu'il  y  eût 

opignion.     que  ^^^  Armées  auprès  de  Rome,  mais  elle  n'avoit 

parce  qu'ils  l'ont  pas  foutfert  non  plus  que  l'Italie  fût  entièrement 

avancée.  Apara-  dégarnie  de  troupes  :  cela  fit  qu'on  tint  des  forces 

.  ons:   confiderables  dans  la  Gaule  Cilalpine,  c'eft-à-dire, 
de  Sint^ouder,  a 
voui     ■    ■/       ~   dans  le  pays  qui   eft   depuis  le   Rubicon   petit 

Viene  la    con~   Acuve  de  la  Romagne  jufqu'aux  Alpes.  Mais  pour 

duiie  que  Pom-   affûrer  la  Ville  de  Rome  contre  ces  troupes,  on 

Fée  tint  à  Rome,   fl^  \q  célèbre   Senatus-Confulte,   que  Ton   voit 

encore  gravé  fur  le  chemin  de  Rimini  à  Cefene, 

par  lequel  on  devouoit  aux  Dieux  infernaux,  & 

l'on  déclaroit  facrilege  &   parricide  quiconque 

avec  une  Légion,  avec  une  armée,  ou  avec  une 

Cohorte  pafleroit  le  Rubicon. 

A  un  Gouvernement  fi  important  qui  tenoit  la 

Ville  en  échec,  on  en  joignit  un  autre  plus  con- 

fiderable  encore,  c'étoit  celui  de  la  Gaule  Tranf- 

alpine  qui  comprenoit  les  pays  du  Midi  de   la 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE. 


France,  qui  ayant  donné  à  César  l'occafion  de 
faire  la  guerre  pendant  plufîeurs  années  à  tous 
les  Peuples  qu'il  voulut,  fit  que  fes  foldats  vieil- 
lirent avec  lui,  &  qu'il  ne  les  conquit  pas  moins 
que  les  Barbares.  Si  César  n'avoit  point  eu  le 
Gouvernement  de  la  Gaule  Tranfalpine,  il  n'au- 
roit  pas  corrompu  fes  Soldats,  ni  fait  refpeder 
fon  nom  par  tant  de  Vidoires.  S'il  n'avoit  pas  eu 
celui  delà  Gaule  Cifalpine,  Pompée  auroit  pu 
l'arrêter  au  paflage  des  Alpes,  au  lieu  que  dès  le 
commencement  de  la  guerre  il  fut  obligé  d'aban- 
donner l'Italie  ;  ce  qui  fit  perdre  à  fon  parti  la 
réputation,  qui  dans  les  Guerres  Civiles  eft  la 
puiflance  même. 

La  même  frayeur  qu 'Annie al  porta  dans 
Rome  après  la  bataille  de  Cannes,  César  l'y  ré- 
pandit lorfqu'il  pafla  le  Rubicon.  Pompée  éper- 
du ne  vit,  dans  les  premiers  momens  de  la 
guerre,  de  parti  à  prendre  que  celui  qui  relie 
dans  les  affaires  defefperées  :  il  ne  fut  que  céder 
&  que  fuir;  il  fortit  de  Rome,  y  laifla  le  Trefor 
public,  il  ne  put  nulle  part  retarder  le  Vain- 
queur, il  abandonna  une  partie  de  fes  troupes, 
toute  l'Italie,  &  pafla  la  mer. 

On  parle  beaucoup  de  la  fortune  de  Cefar  ; 


122       De  la  Grandkur  des  Romains, 

mais  cet  homme  extraordinaire  avoit  tant  de 
grandes  qualités  fahs  pas  un  défaut,  quoiqu'il 
eût  bien  des  vices,  qu'il  eût  été  bien  difficile  que 
•  quelque  Armée  qu'il  eût  commandée,  il  n'eût 
été  Vainqueur,  &  qu'en  quelque  République 
qu'il  fût  né,  il  ne  l'eût  gouvernée. 

Cesar  après  avoir  défait  les  Lieutenans  de 
Pompée  en  Efpagne,  alla  en  Grèce  le  chercher 
lui-même  :  Pompée,  qui  avoit  la  côte  de  la  mer 
&  des  forces  fuperieures,  étoit  fur  le  point  de 
voir  l'Armée  de  Cesar  détruite  par  la  mifere  et 
la  faim  :  mais  comme  il  avoit  fouverainement  le 
foible  de  vouloir  être  aprouvé,  il  ne  pouvoit 
s'empêcher  de  (i)  prêter  l'oreille  aux  vains  dis- 
cours de  fesgens  qui  le  railloient  ou  l'accusoient 
fans  cefTe  ;  il  veut,  difoit  l'un,  fe  perpétuer  dans 
le  Commandement,  &  être  comme  Agamemnon 
le  Roi  des  Rois  :  je  vous  avertis,  difoit  un  autre, 
que  nous  ne  mangerons  pas  encore  cette  année 
des  figues  de  Tufculum.  Quelques  succès  parti- 
culiers qu'il  eut  achevèrent  de  tourner  la  tête  à 
cette  troupe  Sénatoriale  :  ainfî  pour  n'être  pas 
blâmé,  il  fit  une  chofe  que  la  pofterité  blâmera 

(i)  \'oyez  Plutarque,  Vie  de  Pompée. 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE. 


toujours,  de  facrifier  tant  d'avantages  pour  aller 
avec  des  troupes  nouvelles  combattre  une  Armée 
qui  avoit  vaincu  tant  de  fois. 

Lorfque  les  reftes  de  Pharfale  fe  furent  retirés 
en  Afrique,  Scipion  qui  les  commandoit,  ne 
voulut  jamais  fuivre  l'avis  de  Caton  de  traîner 
la  guerre  en  longueur  ;  enflé  de  quelques  avan- 
tages il  rifqua  tout,  &  perdit  tout;  &  lorfque 
Brutus  &  Cassius  rétablirent  ce  parti,  la 
même  précipitation  (i)  perdit  la  République  une 
troifiéme  fois. 

Vous  remarquerez  que  dans  ces  Guerres  Civi- 
les qui  durèrent  fi  longtems,  la  puiffance  de 
Rome  s'accrut  fans  cefle  au  dehors  fous  M  a  ri  us, 
Sylla,  Pompée,  César,  Antoine,  Au- 
guste ;  Rome  toujours  plus  terrible  acheva  de 
détruire  tous  les  Rois  qui  reftoient  encore. 

Il  n'y  a  point  d'Etat  qui  menace  fi  fort  les 
autres  d'une  Conquête  que  celui  qui  eft  dans  les 
horreurs  de  la  guerre  civile  ;  tout  le  monde, 
Noble,  Bourgeois,  Artifan,  Laboureur  y  devient 
Soldat;  &  lorfque  par  la  paix  les  forces  font  réu- 

(i)  Cela  eft  bien  expliqué  dans  Appien,  de  la  guerre 
Civile  1.  4.  L'Armée  d'Oclave  &  d'Antoine  auroit 
péri  de  faim  fi  Ton  n'avoit  pas  donné  la  bataille. 


124      I^E  LA  Grandeur  des  Romains, 

nies,  cet  Etat  a  de  grands  avantages  fur  Tes  autres 

qui  n'ont  gueres  que  des  Citoyens  ;   d'ailleurs 

dans  les  guerres  civiles  il  fe  forme  toujours  de 

Don  Carlos  ne   Grands  Hommes,  parce  que  dans  la  confufion 

brilleroit      pas    ceux  qui  ont  du  mérite  fe  font  jour,  chacun   fe 

dans  les  guerres    ~T~~.    TT          ,  .  r                         T                  ]         T" 
=■             place,  &  le  met  a  Ion  rang  ;  au  heu  que   dans  les 
civiles  :  Combien — — — — 

autres  tems  on  eft  placé,  &  on  l'eft  nrefque  tou- 
peu  de  personnes    L '        " 

de  condition  y  jours  tout  de  travers;  &  pour  pafTer  de  l'exemple 

feraient  foriU'  des  Romains  à  d'autres  plus  recens,  les  François 

ne  :  Il  est  bien  n'ont  jamais  été  fi  redoutables  au  dehors  qu'après 

hiureux pour  les  i^g  querelles  des  Maifons  de  Bourgogne  &  d'Or- 

incapables  que  la  ,  ,      ,  .1        j      i      t  •  .     1 

leans,  après  les  troubles  de  la  Lieue,  après  les 
fortune  aveugle 

veuille  bien  pr  en-  Guerres  Civiles  de  la  minorité  de  Louis  XIII 

dresoin  de  leur    &  celle  de  Louis  XIV.  L'Angleterre  n'a  jamais 
destinée.  été   fi   refpeclée  que  fous   Cromwel  après  les 

guerres  du  long  Parlement.  Les  Allemans  n'ont 
pris  la  fuperiorité  fur  les  Turcs  qu'après  les 
Guerres  Civiles  d'Allemagne.  Les  Efpagnols  fous 
Philippe  V  d'abord  après  les  Guerres  Ci\iles 
pour  la  fucceflion  ont  montré  en  Sicile  une  force 
qui  a  étonné  l'Europe  ;  &  nous  voyons  aujour- 
d'hui la  Perfe  renaître  des  cendres  de  la  Guerre 
Civile,  &  humilier  les  Turcs. 

Enfin  la  République  fut  opprimée,  &  il  n'en 
faut  pas  accufer  l'ambition  de  quelques  Particu- 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  125 


liers,  il  en  faut  accufer  l'Homme  toujours  plus  ^ 

avide  du  pouvoir  à  mefure  qu'il  en  a  davantage, 
&  qui  ne  defire  tout,  que  parce  qu'il  pofTede 
beaucoup. 

Si  César  &  Pompée  avoient  penfé  comme 
Caton,  d'autres  auroient  penfc  comme  firent 
Cesar&  Pompée,  &  la  République,  deftinée  à 
périr,  auroit  été  entrainée  au  précipice  par  une 
autre  main. 

César  pardonna  à  tout  le  monde;  mais  il  me      Ceci  est  d'un 
femble  que  la  modération  que  l'on  montre  après  <^''''''?"^    o'^iré. 

,  j        Silla,  le  barbare 

qu'on  a  tout  ufurpe,  ne  mente  pas  de  grandes 

"  ^   '  r  ^  Sj//a,   tien,   usa 

louanges.  ^^5  ^j,^c  autens 

Quoique  l'on  ait  dit  de  fa  diligence  après  Phar-   de    modération 

fale,  CiGERON  l'accufe  de  lenteur  avec  raifon  ;    que  César:  une 

il  dit  à  Cassius  (i)  qu'ils  n'auroient  jamais  cru  '^'«^   ^""'^^   ^«'' 

-    r'        •      •       1      -  aurait  pu  se  ven- 
que  le  parti  de  Pompée  fe  fut  ainsi  relevé  en 

H  r^  ger       lauroil 

Efpagne,  &  en  Afrique,  &  que  s'ils  avoient  pû  ^^^^^^^^  ^^.^^_ 

prévoir  que  César  fe  fût  amufé  à  fa  guerre  Mais  César  ne 
d'Alexandrie,  ils  n'auroient  pas  fait  leur  paix,  sait  que  par- 
ai auroient  fuivi  S  ci  pion  &  Caton  en  Afrique  ;   donêr.liest  tou- 

jours    beau    de 
ainfi  un  fol  amour  lui  fit  efTuyer  quatre  guerres,  ^^^^^^.^  ^^^^^^ 

&  en  ne  prévenant  pas  les  deux  dernières,  il   ^imeonnapius 

— ■ • rien  à  craindre. 

(i)  Epltrcs  familières,  1.  i5,  lettre  i5. 


120       De  la  Grandeur  des  Romains, 

remit  en  queftion  ce  qui  avoit  été  décidé  à 
Pharfale. 
CESARgouverna  d'abord  fous  des  titres  de  Ma- 
,  giftrature;  caries  hommes  ne  font  gueres  tou- 
chés que  des  noms,  &  comme  les  Peuples  d'Afie 
abhorroient  ceux  de  Conful  &  de  Proconful,  les 
Peuples  d'Europe  deteftoient  celui  de  Roi,  de 
forte  que  dans  ces  tems-là  ces  deux  noms  fai- 
foient  le  bonheur,  ou  le  defefpoir  de  toute  la 
terre.  11  ne  lailfa  pas  de  tenter  de  fe  faire  mettre 
le  Diadème  fur  la  tête  ;  mais  voyant  que  le 
Peuple  ceflbit  fes  acclamations,  il  le  rejetta  ;  il 
fit  encore  d'autres  tentatives  (i),  &  je  ne  puis 
comprendre  qu'il  pût  croire  que  les  Romains 
Usé:;    Baille,   pour  le  fouffrir  Tyran  aimaflent  pour  cela  la 

Vie  de    César,  'f yrannie,  ou  cruffent  avoir  fait  ce  qu'ils  avoient 

vous  y  trouverez  _  . 

■'     •  fait. 
des  raisons  cu- 

■  Un  jour  que  le  Sénat  lui  deferoit  de  certains 

C'est  la   vrai  honneurs,  il  négligea  de  fe  lever,  &  pour  lors  les 

cause   du   ^elie  plus  graves  de  ce  Corps  achevèrent  de  perdre 

.jue  le  peuple  a  patience. 

pour  sa  religion;  q^  n'offenfe  jamais  plus  les  hommes  que  lorf- 

ily  est  acoutumé.         ,  ,  ,  /^  ■    ■  •       o    i  r 

qu  on  choque  leurs  Cérémonies  &  leurs  ulages  ; 

//  suit  son  che- 
min qui  le  mené  \ 
au  ciel;  et  il  l'a       (i)  ^  caffa  les  Tribuns  du  Peuple. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  127 


cherchez  à  les  opprimer,  c'eft  quelquefois   une   cheminé  déjà  de- 

""^ ! — • puis     longtems. 

preuve  de  l'eftime  que  vous  en  faites;  choquez   ^..^^^ pourquoi  il 

1enr   Coutumes,    c'ell  toujours  une  marque  dl    le  veut  cheminer 

. ^ encore,  et  il  veut 

mépris.  f^s  qu'on  sima- 

Cesar  de  tout  tems  ennemi  du  Sénat  ne  put   gin^  ^^f  sa  ma- 

^'^  .     niere  de  se  sau- 

cacher  le  mépris  qu'il  conçut  pour  ce  Corps  qui  j,^^    est    moins 

étoit  devenu   prefque   ridicule  (i)    depuis  qu'il  ^;^"^/^2"' ""'" 

n'avoit  plus  de   puillance  ;   par-là  fa  clémence 

même  fut  infultante;  on  regarda  qu  il   ne  par-  Cette    reflex- 

donnoit  pas,  mais  qu'il  dedaignoit  de  punir.  ^'«"  ^«^  o"''"'^'^' 

■ ; ;                   ;              T  et   a  juger    des 

On  peut   voir  dans  les  Lettres   de   quelques 

wii    ^v.ut    >w                                                        IX  homes  avec  cette 

grands  hommes  de  ce  tems-là  (2),  qu'on  a  mifes  „i^.,ne  rigueur, il 

fous  le  nom  de  Ciceron,  parce  que  la  plupart  ^y  en  a  aucune 

font  de  lui,  l'abattement  &  le  defefpoir  des  pre-  de  héroïque,  (^ui 

prouve  trop    ne 

(1)  César  faisoit  lui-même  les  Sénatus-Confultes,  &  prouve  iien. 
les  foufcrivoit  du  nom  des  premiers  Sénateurs  qui 
lui  venoient  dans  l'efprit  :  Ciceron,  Lettres  fami- 
lières, 1.  9.  lettre  i5,  dit,  <(  J'aprens  quelquefois 
«  qu'un  Sénatus-Confulte  paffé  à  mon  avisa  été  porté 
«  en  Syrie  &  en  Arménie  avant  que  j'aye  fu  qu'il  ait 
w  été  fait,  &  plufieurs  Princes  m'ont  écrit  des  Lettres 
«  de  remerciement  fur  ce  que  j'avois  été  d'avis  qu'on 
a  leur  donnât  le  titre  de  Rois,  que  non  feulement  je 
«  ne  savois  pas  être  Rois,  mais  même  qu'ils  fuffent 
«  au  monde.  » 

(2)  Voyez  les  Lettres  de  Ciceron  &  de  Servius  Sul- 
pitius. 


128       De  la  Grandeur  des  Romains, 

miers  hommes  de  la  République  à  cette  révolu- 
tion fubite,  qui  les  priva  de  leurs  honneurs  & 
de  leurs  occupations  mêmes,  lorfque  le  Sénat 
étant  fans  fondions  ce  crédit  qu'ils  avoient  eu 
par  toute  la  terre,  ils  ne  purent  plus  l'efperer 
que  dans  le  cabinet  d'un  feul,  &  cela  fe  voit  bien 
mieux  dans  ces  Lettres  que  dans  les  difcours  des 
Hiftoriens  ;  elles  font  le  Chef-d'œuvre  de  la 
naïveté  de  gens  unis  par  une  douleur  commune, 
&  d'un  fiecle  oîi  la  faufle  politeffe  n'avoit  pas 
mis  le  menfonge  par-tout  ;  enfin  on  n'y  voit 
point  comme  dans  la  plupart  de  nos  Lettres 
modernes  des  gens  qui  veulent  fe  tromper,  mais 
des  amis  malheureux  qui  cherchent  à  fe  tout 
dire. 

Il  étoit  bien  difficile  que  César  pût  defïendre 
fa  vie,  la  plupart  des  Conjurés  (i)  étoient  de  fon 
parti,  ou  avoient  été  par  lui  comblés  de  bienfaits, 
&  la  raifon  en  eft  bien  naturelle,  ils  avoient 
trouvé  de  grands  avantages  dans  fa  Vidoire, 
mais  plus  leur  fortune  devenoit  meilleure,  plus 
ils  commençoient  à  avoir  part  au  malheur  com- 

(i)  Decimus  Brutus,  Caïus  Cafca,  Trebonius,  Tul- 
lius  Cimber,  Minutius  Bafillus  étoient  amis  de  Gesar. 
Appian,  de  bello  civili,  1.  2.  cap.  ii3. 


ET    DE   LEUR    DeCADENCE.  I29 

mun  ;  car  à  un  homme  qui  n'a  rien,  il  importe 
aflez  peu  à  certains  égards  en  quel  Gouvernement 
il  vive. 

De  plus,  il  y  avoit  un  certain  Droit  des  gens, 
une  opinion  établie  dans  toutes  les  Républiques 
de  Grèce  &  d'Italie,  qui  faifoit  regarder  comme 
un  homme  vertueux  raflalTm  de  celui  qui  avoit 
ufurpé  la  Souveraine  puiflance;  à  Rome  fur-tout 
depuis  l'expulfion  des  Rois,  la  Loi  étoit  précife, 
les  exemples  reçus,  la  République  armoit  le  bras 
de  chaque  Citoyen,  le  faifoit  Magiftrat  pour  le 
moment,  &  l'avouoit  pour  fa  défenfe. 

Bru  TUS  (i)  ofe  bien  dire  à  les  amis  que  quand 
fon  père  reviendroit  fur  la  terre,  il  le  tueroit  tout 
de  même,  &  quoique  par  la  continuation  de  la 
Tyrannie,  cet  efprit  de  liberté  fe  perdit  peu  à 
peu,  les  conjurations  au  commencement  du 
Règne  d'AuGusTE  renaiffoient  toujours. 

G'étoit  un  amour  dominant  pour  la  patrie  qui 
fortant  des  Régies  ordinaires  des  Crimes  &  des 
Vertus,  n'écoutoit  que  lui  feul,  &  ne  vovoit  ni 
Citoyen,  ni  ami,  ni  bienfaiteur,  ni  père  ;  la  \'ertu 


(i)  Lettre  de  Brutus  dans  le  Recueil  de  celles  de 
Ciceron.  Lettre  i6. 


i3o       De  la  Grandeur  des  Romains,  etc. 


On  pouroit  di- 
re beaucoup  de 
choses  poiir  ex- 
cuser  César.  Je 

n'aléserai 
qu'une  raison  qui 
est  que  la  situji- 
îion  de  la  Repu- 
blique était  si 
violente  quelle 
ne  pouvait  pas 
être  sauvée  au- 
trement des 
guerres  intesti- 
nes qui  ladèchi- 
royent  qu'en 
tombant  sous  le 
pouvoir  d'un  seul 
chef. 


fembloit  s'oublier  pour  fe  furpafler  elle-même, 
&  l'action  qu'on  ne  pouvoir  d'abord  aprouver 
parce  qu'elle  étoit  atroce,  elle  la  faifoit  admirer 
comme  divine. 

En  effet  le  crime  de  César  qui  vivoit  dans  un 
Gouvernement  libre,  n'étoit-il  pas  de  s'être  mis 
hors  d'état  d'être  puni  autrement  que  par  un 
affalTinat  ?  &  demander  pourquoi  on  ne  l'avoit 
pas  pourstiivi  par  la  force  ouverte,  ou  par  les 
Loix,  n'étoit-ce  pas  demander  railbn  de  fes 
Crimes  i' 


CHAPITRE  XII. 
De  Vétcit  de  Rome  après  la  mort  de  Cefar 


L  étoit  tellement  impofTible  que  la 
République  pût  fe  rétablir  qu'il 
arriva  ce  qu'on  n'avoit  jamais  en- 
core vu,  qu'il  n'y  eut  plus  de  Tyran , 
&  qu'il  n'y  eut  pas  de  liberté  ;  car  les  Caufes,  qui 
l'avoient  détruite,  fubfiftoient  toujours. 

Les  Conjurés  n'avoient  formé  de  plan  que 
pour  la  Conjuration,  &  n'en  avoient  point  fait 
pour  la  foutenir. 

Après  l'aflion  faite  ils  fe  retirèrent  au  Capitole, 
le  Sénat  ne  s'aflémbla  pas,  &  le  lendemain  Lepi- 
Dus  qui  cherchoit  le  trouble,  fe  faifit  avec  des 
gens  armés  de  la  Place  Romaine. 

Les  Soldats  Vétérans  qui  craignoient  qu'on  ne 
répétât   les  dons  immenfes  qu'ils  avoient  reçus, 


i32       De  la  Grandeur  des  Romains, 

entrèrent  dans  Rome,  cela  fit  que  le  Sénat 
aprouva  tous  les  actes  de  César,  &  que  conci- 
liant les  extrêmes,  il  accorda  une  Amniftie  aux 
Conjurés,  ce  qui  produifit  une  faufle  paix. 

Cesar  avant  fa  mort  fe  préparante  fon  expé- 
dition contre  les  Parthes  avoit  nommé  des 
Magiftrats  pour  plufieurs  années,  afin  qu'il  eût 
des  gens  à  lui  qui  maintinfl'ent  dans  fon  abfence 
la  tranquilité  de  fon  Gouvernement  ;  ainfi  après 
la  mort  ceux  de  fon  parti  fe  fentirent  des  reflbur- 
ces  pour  longtems. 

Comme  le  Sénat  avoit  aprouvé  tous  les  acT;es 
de  Cesar  fans  reftriclion,  &  que  l'exécution  en 
fut  donnée  aux  Confuls,  Antoine  qui  l'étoit  fe 
faifit  du  livre  de  raifon  de  Cesar,  gagna  fon  Se- 
crétaire, &  y  fit  écrire  tout  ce  qu'il  voulut,  de 
manière  que  le  Dictateur  regnoit  plus  imperieu- 
fement  que  pendant  fa  vie  ;  car  ce  qu'il  n'auroit 
jamais  fait,  Antoine  le  faifoit,  l'argent  qu'il 
n'auroit  jamais  donné,  Antoine  le  donnoit^  & 
tout  homme  qui  avoit  de  mauvaifes  intentions 
contre  la  République,  trouvoit  foudain  une  re- 
compenfe  dans  les  livres  de  Cesar. 

Par  un  nouveau  malheur  Cesar  avoit  amaflé 
pour  fon  expédition  des  femmes  immenfes  qu'il 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  I  33 

avoir  mifes  dans   le  Temple  d'Ops,   Antoine 
avec  fon  livre  en  difpofa  à  fa  fantaifie. 

Les  Conjurés  avoient  d'abord  réfolu  de  jette r 
le  Corps  (i)  de  César  dans  le  Tibre,  ils  n'y 
auroient  trouvé  nul  obftacle,  car  dans  ces  mo- 
mens  d'étonnement  qui  fuivent  une  action  ino- 
pinée, il  eft  facile  de  faire  tout  ce  qu'on  peut  ofer  ; 
cela  ne  fut  point  exécuté,  &  voici  ce  qui  en  arriva. 

Le  Sénat  fe  crut  obligé  de  permettre  qu'on  fît 
les  obfequesde  Cesar,  &  effectivement  dès  qu'il 
ne  l'avoit  pas  déclaré  Tyran,  il  ne  pouvoit  lui 
refufer  la  fepulture  :  Or  c'étoitune  Coutume  des 
Romains  fi  vantée  par  Polybe  de  porter  dans  les 
funérailles  les  Images  des  Ancêtres,  &  de  faire 
enfuite  l'Oraison  funèbre  du  défunt,  Antoine 
qui  la  fit  montra  au  Peuple  la  Robe  enfanglantée 
de  Cesar,  lui  lut  fon  Teftament  où  il  lui  faifoit 
de  grandes  largeffes,  &  l'agita  au  point  qu'il  mit 
le  feu  aux  maifons  des  Conjurés. 

Nous  avons  un  aveu  (2)  de  Ciceron  qui  gou- 

(i)  Cela  n'auroit  pas  été  fans  exemple;  après  que 
Tiberius  Gracchus  eut  été  tué,  Lucretius  Edile,  qui 
fut  depuis  appelé  Vefpillo,  jetta  fon  Corps  dans  le 
Tibre.  Aurel.  Vicl.  de  viris  Illujl.  cap.  64. 

(2)  Lettres  à  Atticus,  1.  14.  1.  9 


i34       De  la  Grandeur  des  Romains, 


verna  le  Sénat  dans  toute  cette  affaire,  qu'il  au- 
roit  mieux  valu  agir  avec  vigueur,  &  f'expofer 
à  périr,  &  que  même  on  n'auroit  point  péri  ; 
mais  il  le  difcujpe  fur  ce  que  lorfque  le  Sénat 
fut  affemblé,  il  n'étoit  plus  tems,  &  ceux  qui 
favent  le  prix  d'un  moment  dans  des  affaires 
où  le  Peuple  a  tant  de  part,  n'en  feront  pas 
étonnés. 

Voici  un  autre  accident  :  pendant  qu'on  faifoit 
des  Jeux  en  l'honneur  de  César,  une  Comète  à 
longue  chevelure  parut  pendant  fept  jours,  le 
Peuple  crut  que  fon  ame  avoit  été  reçue  dans  le 
Ciel. 

C'étoit  bien  une  Coutume  des  Peuples  de 
Grèce  &  d'Afie  de  bâtir  (i)  des  Temples  aux 
Rois  &  même  aux  Proconfuis  qui  les  avoient 
gouvernés;  on  leur  laiffbit  faire  ces  chofes  comme 
le  témoignage  le  plus  fort  qu'ils  puffent  donner 
de  leur  fervitude  :  les  Romains  même  pouvoient 
dans  des  Laraires  ou  des  Temples  particuliers 
rendre  des  honneurs  divins  à  leurs  ancê;res  ; 
mais  je  ne    vois  pas  que  depuis  Romulus  juf- 


(i)  Vo3'ez  là-delïus  les  Lettres  de  Ciceron  à  Atti- 
cus,  1.  5  &  la  remarque  de  Mr.  l'Abbé  de  Mongaut. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


<ju'à  César  aucun  Romain  ait  (i)  été  mis  au 
nombre  des  Divinités  publiques. 

Le  Gouvernement  de  la  Macédoine  étoit  échu 
à  Antoine,  il  voulut  au  lieu  de  celui-là  avoir 
celui  des  Gaules,  on  voit  bien  par  quel  motif; 
Decimus  Brutus  qui  avoit  la  Gaule  Cifalpine 
ayant  refuie  de  la  lui  remettre,  il  voulut  l'en 
chaffer,  cela  produifit  une  guerre  Civile,  dans 
laquelle  le  Sénat  déclara  Antoine  ennemi  de  la 
patrie. 

CiCERON  pour  perdre  Antoine  fon  ennemi 
particulier,  avoit  pris  le  mauvais  parti  de  tra- 
vailler à  l'élévation  d'OcTAVE;  &  au  lieu  de 
chercher  à  faire  oublier  au  Peuple  César,  il  le 
lui  avoit  remis  devant  les  yeux. 

Octave  fe  conduifit  avec  Ciceron  en 
homme  habile,  il  le  flatta,  le  loua,  le  confulta, 
&  employa  tous  ces  artifices,  dont  la  vanité  ne  fe 
défie  jamais. 

Ce  qui  gâte  prefque  toutes  les  affaires,  c'efl 
qu'ordinairement    ceux   qui  les   entreprennent, 

(i)  Dion  dit  que  les  Triumvirs  qui  efperoient  tous 
d'avoir  quelque  jour  la  place  de  Cefar,  tirent  tout  ce 
qu'ils  purent  pour  augmenter  les  honneurs  qu'on  lui 
rendoit,  1.  47. 


i36       De  la  Grandeur  des  Romains, 

outre  la  réuffite  principale,  cherchent  encore  de 
■    certains  petits   fuccès    particuliers  qui    flattent 

leur  amour  propre  &  les  rendent  contens  d'eux. 

Pourvue  qu'un         -,  -  r    r^  ^  >     ■         r       ■  i 

Je  crois  que  li  Caton  s  etoit  relerve  pour  la 

cilorcin  contri- 

,     "      ,.  République,  il  auroit  donné  aux  choies  tout  un 

bue  au  bien  pu-  '■  ^      ' 

biic   s'il  le  fait  ^'^^^^  tour.  CiCERox  avec  des  parties  admirables 

par    le   plaisir  pour  un  fecond  rôle,  étoit  incapable  du  premier  ; 

seul    de     bien  [[  avoit  un  beau  génie,  mais  une  ame  fouvent 

jaire,ii  est  d'au-  commune;  l'acceflbire  chez  Giceron  c'étoit  la 
tans  plus  loua-  , ,     .      ,        ,    .  _, 

.    ,    „.  vertu,  chez  Caton  (i)cetoit  la  sloire;GiCE- 

bles;  s  il  le  fait  '  ^  ^  .' 

pour  l'amour  de  ^°^  ^^  voyoit  toujours  le  premier,  Gaton  s'ou- 
id  gloire  le  prin-  blioit  toujours;  celui-ci  vouloit  fauver  la  Répu- 
cipe  n'est  pas  si  blique  pour  elle-même,  celui-là  pour  s'en  vanter. 
beau,  mais  l'effet  j^  pQ^p^ois  continuer  le  parallèle  en  difant 
est  le  vti^jne.  ,     /-,  '      •       /^ 

que  quand    Caton  prevoyoït,   Ciceron  crai- 

gnoit  ;  que  là  où  Caton  efperoit,  Giceron  fe 
confioit  ;  que  le  premier  voyoit  toujours  les 
chofes  de  fang  froid,  l'autre  au  travers  de  cent 
petites  paflions. 

Antoine  fut  défait  à  Modêne,  les  deux  Gon- 
fuls  Hirtius  &  Pansa  y  périrent,  le  Sénat  qui 
fe  crut  au  deflus  de  fes  affaires  fongea  à  abaifler 

(i)  Effe  quam  videri  bonus  malebat;  itaque  quo- 
minùs  gloriam  petebat,  eo  magis  illam  affequebatw. 
Sallufl.  bell.,  Catil.  Cap.  54. 


ET    DE   LEUR    DeCADENCE.  I  87 

Octave,  qui  de  fon  côté  cefla  d'agir  contre 
Antoine,  mena  fon  Armée  à  Rome,  &  fe  fit 
déclarer  Conful. 

Voila  comment  Ciceron  qui  fe  vantoit  que 
fa  Robe  avoit  détruit  les  Armées  d'ANTOiNE, 
donna  à  la  République  un  Ennemi  plus  dange- 
reux parce  que  fon  nom  étoit  plus  cher,  &  fes 
droits  en  aparence(i}  plus  légitimes. 

Antoine  de  fait  s'étoit  réfugié  dans  la  Gaule 
Tranfalpine,  où  il  avoit  été  reçu  par  Lepidus; 
ces  deux  hommes  convinrent  avec  Octave, 
&  ils  fe  donnèrent  l'un  à  l'autre  la  vie  de  leurs 
amis  (2)  &  de  leurs  ennemis;  Lepide  relia  à 
Rome,  &  les  deux  autres  allèrent  chercher  B  ru- 
Tus  &  Cassius,  &  ils  les  trouvèrent  dans  ces 
lieux  où  l'on  combattit  trois  fois  pour  l'Empire 
du  Monde. 

Brutus  &  Cassius  fe  tuèrent  avec  une  pré- 
cipitation qui  n'elt  pas  excufable  ;  &  l'on  ne  peut 
lire  cet  endroit  de  leur  vie  fans  avoir  pitié  de  la 

(i)  11  étoit  héritier  de  Celar  &  son  tils  par  adop- 
tion. 

(2)  Leur  cruauté  fut  fi  infenfée,  qu'ils  ordonnè- 
rent que  chacun  eût  à  se  réjouir  des  profcriptions 
fous  peine  de  la  vie.  Voyez  Dion. 


i38      De  la  Grandeur  des  Romains, 
Cestunrcmc-   République  qui    fut  ainfi  abandonnée,  Caton 

de  qu'il  ne  faut  .  ,  

S  etoit  donne   la  mort  a  la  fin   de   la  Tragédie, 

employer     que      2. . 

dans  les  extrc-   ^^^'^-^^  '^  commencèrent  en  quelque  façon  par 
mes,  la  raison  en    leur  mort. 

est  qu'on  ne  peut  On  peut  donner  plufieurs  caufes  de  cette  Cou- 
s-enservir qu'une  ^^^^^^^  ç^  générale  des  Romains  de  le  donner  la 
mort  ;  le  progrès  de  la  Sede  Stoïque  qui  y  en- 
courageoit  ;  l'établiffement  des  Triomphes  &  de 
l'Efclavage,  qui  firent  penfer  à  plufieurs  grands 
hommes  qu'il  ne  faloit  pas  furvivre  à  une  défaite  ; 
l'avantage  que  les  accufés  avoient  de  fe  donner 
la  mort  plutôt  que  de  fubir  un  jugement  par  le- 
quel leur  mémoire  devoit  être  flétrie  (i),  &  leurs 
biens  confifqués,  une  efpece  de  point  d'honneur 
peut-être  plus  raifonnable  que  celui  qui  nous 
porte  aujourd'hui  à  égorger  notre  ami  pour  un 
Tout  acte  qui   gefie   OU  une  parole;  enfin  (2)  une  grande  com- 

se  fait  avec  le  j^-^^^j^é  pour  le  Héroïfme,  chacun  faifant  finir  la 

consentement       ~ 

des    parties    est ■ 

Lffa  ,   OÏL,    CCS  [i)Eorumqiddefestatuebanthumabantiircorpora 

que  je  resous  de  „j^„g^^„^    Teftamenta ,    pretium     fejîinandi.    Tacit. 

m-oter  la  vie  J'y  p^^^^^^_  ^    g_  cap.  29. 

donne  mon  con-  (2)  Si  Charles  I",  fi  Jacques  II  avoient  ve'cu  dans 

sentement^  donc  une   Religion  qui  leur  eût   permis  de  fe   tuer,   ils 

ce    n'est    point  n'auroient  pas  eu  à  soutenir,  l'un  une  telle  mort, 

une  violence,  et  l'autre  une  telle  vie. 


ET    DE  «LEUR    DECADENCE.  I  3q 


pièce  qu'il  jouoit  dans  le  monde  à  l'endroit  où  il  c'est  un  acte  vo- 

vouloit.  lontairequi  par 

— ~ .        .     ^       ■                       ,,.,.,,  cela    même   de- 

On  pourroit   aputer  une  grande  lacihte  dans 

vient  juste. 

l'exécution  ;    l'ame    toute    occupée   de    l'aclion  ^,^  religion  a 

qu'elle  va  faire,  du  motif  qui  la  détermine,  du  biauconp  énervé 

péril  qu'elle  va  éviter,  ne  voit  point  proprement  le    courage  des 

la  mort,  parce  que  la  paffion  fait  fentir,  &  jamais  P-"pi'-'s  ou  elle  a 

été  annoncée  Un 
voir. 

home  qict  craint 

L'amour  propre,   l'amour  de  notre  conferva-  .         ,         ,  ., 

I-       t       1  de  se  tuer  doit 

tion  fe  transforme  en  tant  de  manières,  &  agit  craindre  la  mort 

par  des  principes  fi  contraires,  qu'il  nous   porte  et  qui  craint  la 

à  facritier  notre    Etre    pour  l'amour    de   notre  "^^'"'    "'-'    F<''"i 

Etre;  &  tel  eft  le  cas  que  nous  faifons  de  nous-  "'"''''    ""  '""'"' 

.         ,,.       ,        .  héroïque. 
mêmes,  que    nous  contentons  a  celler  de  vivre 

'  ^  De  plus  la  te- 

par  un  inftincl  naturel  &  obfcur  qui  fait  que  nous  ,.^,,^^  ^^  ^^,^  j,^. 

nous  aimons  plus  que  notre  vie  même.  gemens  de  Pro- 

II   efl;  certain  que  les  hommes  font  devenus  serpine  Canoni- 

moins    libres,    moins    courageux,  moins  portés  s- î^/'"^ '''<-''"* '^'^ 

] 7Z ;7; ~ — : ; — ~ meinte  home  qui 

aux  grandes  entrepriles  qu  ils  n  etoient,  lorlque 
2 £- 3 2 —  sans   cet  article 

par  cette  puilTance  qu'on  prenoit  fur  foi-même,  ^^^  ^^j-  ^„^   „;^;. 

on   pouvoit  à  tous  les  inltans  échaper   à  toute  connu  la  crainte. 
autre  puillance. 


C^i^ 


CHAPITRE  XIII. 
Auguste. 


EXTUS Pompée  tenoit  la  Sicile  &  la 
^  Sardaigne,  il  étoit  maître  de  la  mer, 
&  il  avoit  avec  lui  une  infinité  de 
fugitifs  &  de  profcrits,  qui  combat- 
toient  pour  leurs  dernières  efperances  ;  Octave 
lui  fit  deux  guerres  très  laborieuses,  &  après 
bien  des  mauvais  fucces  il  le  vainquit  par  l'habi- 
leté d'ÀGRIPPA. 

Les  Conjurés  avoient  prefque  tous  fini  mal- 
heureufement  leur  vie;  &  il  étoit  bien  naturel 
que  des  gens  qui  étoient  à  la  tête  d'un  parti 
abattu  tant  de  fois  dans  des  guerres  oij  l'on  ne 
fe  faifoit  aucun  quartier,  euffent  péri  de  mort 
violente.  De  là  cependant  on  tira  laconféquence 


142       De  la  Grandeur  des  Romains, 

d'une  Vangeance  celefte,  qui  punifToit  les  meur- 
triers de  César,  &  profcrivoit  leur  caufe. 

Octave  gagna  les  Soldats  de  Lepidus,  &  le 
dépouilla  de  la  puiffance  du  Triumvirat,  il  lui 
envia  même  la  confolation  de  mener  une  vie 
obfcure,&  le  força  de  fe  trouver  comme  homme 
privé  dans  les  affemblées  du  Peuple. 

On  eft  bien  aife  de  voir  l'humiliation  de  ce 
Lepidus;  c'étoit  le  plus  méchant  Citoyen  qui 
fût  dans  la  République,  toujours  le  premier  à 
commencer  les  troubles,  formant  fans  ceffe  des 
projets  funeftes,  où  il  étoit  obligé  d'aflbcier  de 
plus  habiles  gens  que  lui:  un  Auteur  moderne  (i) 
s'eft  plû  à  en  faire  l'éloge,  &  cite  Antoine  qui 
dans  une  de  fes  Lettres  lui  donne  la  qualité 
C'est    qu'En-    d'honnête  homme  ;   mais    un    honnête  homme 

'oine  se  gardoit    pour  Antoine  ne  devoit  guère  l'être  pour  les 
>;■(?«  de  condam- 

autres. 

lér  ses  propres    

■isses.et  ûuicon-       Je  crois qu'OcTA VE  efl  lefeuldetous  les  Capi- 

jm  suivait  son   taines  Romains    qui    ait    gagné  Taffeclion  des 

mrti  étoit  hon't   Soldats  en  leur  donnant  fans  cefle  des  marques 

lome  as  s  yeux,    J'^J^g  lâcheté    naturelle.    Dans  ces  tems-là    les 

l  qui  suivait  un 

,     .      Soldats  faifoient  plus  de  cas  de  la  libéralité  de 

larti    contraire  ^ 

toit  un  scélérat 

■son avis.  (j)  L'abbé  de  St.  Real. 


ET   DE   LEUR    DECADENCE.  143 

leur  Général  que  de  fa  valeur  ;  peut-être  même 
que  ce  fut  un  bonheur  pour  lui  de  n'avoir  eu 
aucune  des  qualités  qui  pouvoient  lui  procurer 
l'Empire,  &  que  cela  même  l'y  porta,  on  le  crai- 
gnit moins  ;  il  n'est  pas  impoffible  que  les  chofes 
qui  le  déshonorèrent  le  plus  ayent  été  celles  qui 
le  fervirent  le  mieux  ;  s'il  avoit  d'abord  montré 
une  grande  ame,  tout  le  monde  fe  leroit  méfié 
de  lui,  &  s'il  eût  eu  de  la  hardieffe,  il  n'auroit 
pas  donné  à  Antoine  le  tems  de  faire  toutes 
les  extravagances  qui  le  perdirent. 

Antoine  fe  préparant  contre  Octave  jura 
à  fes  Soldats  que  deux  mois  après  fa  Victoire 
il  rétabliroit  la  République  ;  ce  qui  fait  bien  voir 
que  les  Soldats  mêmes  étoient  jaloux  de  la  Li- 
berté de  leur  patrie,  quoiqu'ils  la  détruififlent 
fans  celle,  n'y  ayant  rien  de  fi  aveugle  qu'une 
Armée. 

La  bataille  d'Aclium  fe  donna,  Cleopatre 
fuit,  &  entraîna  A  NT  o  IN  E  avec  elle  :  il  eft  certain 
que- dans  la  fuite  (i)  elle  le  trahit  :  peut-être  que 
pîir  cet  efprit  de  coquetterie  inconcevable  des 
femmes,   elle  avoit   formé  le   defléin   de  mettre 

(i)  Voyez  Dion,  1.  5i. 


144       De  la  Grandeur  des  Romains, 

encore  à  fes  pieds  untroifième  Maître  du  Monde. 

Ce  qu'il  y  a  de  furprenant  dans  ces  guerres, 
c'efl:  qu'une  bataille  décidoit  prefque  tou- 
jours l'affaire,  &  qu'une  défaite  ne  fe  reparoit 
pas. 

Les  Soldats  Romains  n'avoient  point  propre- 
ment d'efprit  de  parti  ;  ils  ne  combattoient  point 
pour  une  certaine  chofe,  mais  pour  une  certaine 
perfonne  ;  ils  ne  connoiffoient  que  leur  Chef  qui 
les  engageoit  par  des  efperances  immenfes  :  mais 
le  Chef  battu  n'étant  plus  en  état  de  remplir  fes 
promefïes,  ils  fe  tournoient  d'un  autre  côté.  Les 
Provinces  n'entroient  point  non  plus  fîncerement 
dans  la  querelle,  car  il  leur  importoit  fort  peu 
qui  eût  le  deffus  du  Sénat  ou  du  Peuple  :  ainfi 
fi-tôt  qu'un  des  Chefs  étoit  battu,  elles  fe  don- 
noient  (i)  à  l'autre  ;  car  il  faloit  que  chaque  Ville 
fongeât  à  fe  juftifier  devant  le  Vainqueur,  qui 
ayant  des  promeffes  immenfes  à  tenir  aux  Sol- 
dats, devoit  leur  facrifier  les  pays  les  plus  cou- 
■  pables. 

(i)  Il  n'y  avoit  point  de  garnifons  dans  les  Villes 
pour  les  contenir,  &  les  Romains  n'avoient  eu  befoin 
d'affurer  leur  empire  que  par  des  Armées  ou  des  Co- 
lonies. 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE.  145 

Nous  avons  eu  en  France  deux  fortes  de  guerres 
Civiles;  les  unes  avoient  pour  prétexte  la  Reli- 
gion, &  elles  ont  duré,  parce  que  le  motif  fub- 
fiftoit  après  la  Vicloire  :  les  autres  n'avoient  pas 
proprement  de  motif,  mais  étoient  excitées  par 
la  légèreté  ou  l'ambition  de  quelques  Grands,  & 
elles  étoient  d'abord  étouffées. 

Auguste  (c'eft  le  nom  que  la  flatterie  donna 
à  Oclave)  établit  l'ordre,  c'eft-à-dire  une   fer\  i-  -V.  B. 

tude  durable;  car  dans  un  Etat  libre  où  Ton 
vient  d'ufurper  la  Souveraineté,  on  appelle  Régie 
tout  ce  qui  peut  fonder  l'autorité  fans  bornes 
d'un  feul,  &  on  nomme  trouble,  diffenfion,  mau- 
vais Gouvernement  tout  ce  qui  peut  maintenir 
l'honnête  liberté  des  Sujets. 

Tous  les  gens  qui  avoient  eu  des  projets  am- 
bitieux avoient  travaillé  à  mettre  une  efpece  d'a- 
narchie dans  la  République,  Pompée,  Crassus 
&  César  y  réuffirent  à  merveille;  ils  établirent 
une  impunité  de  tous  les  crimes  publics;  tout  ce 
qui.pouvoit  arrêter  la  corruption  des  mœurs, 
touc  ce  qui  pouvoit  faire  une  bonne  Police,  ils 
l'abolirent;  &  comme  les  bons  Legiflateurs  cher- 
chent à  rendre  leurs  Concitoyens  meilleurs, 
ceux-ci  travailloient  aies  rendre  pires  :  ils  intro- 

lO 


146       De  la  Grandeur  des  Romains, 

duifirent  donc  la  coutume  de  corrompre  le  Peuple 
à  prix  d'argent,  &  quand  on  étoit  accufé  de  bri- 
gues, on  corrompoit  aulïi  les  Juges:  ils  firent 
troubler  les  Elections  par  toutes  fortes  de  vio- 
lences, &  quand  on  étoit  mis  en  Juflice,  on  inti- 
midoit  encore  les  Juges;  l'autorité  même  du 
Peuple  étoit  anéantie,  témoin  (i)  GABiNius,qui 
après  avoir  rétabli  malgré  le  Peuple  Ptolomée 
à  main  armée,  vint  froidement  demander  le 
Triomphe. 

Ces  premiers  hommes  de  la  République  cher- 
choient  à  dégoûter  le  Peuple  de  fon  pouvoir,  & 
à  devenir  néceffaires  en  rendant  extrêmes  les  in- 
conveniens  du  Gouvernement  Républicain  :  mais 
lorfqu'AuGusTE  fut  une  fois  le  maître,  la  Poli- 
tique le  fit  travailler  à  rétablir  l'ordre  pour  faire 
fentir  le  bonheur  du  Gouvernement  d'un  feul. 

Lorfqu'AuGUSTE  avoit  les  armes  à  la  main,  il 
craignoit  les  révoltes  des  Soldats,  &  non  pas  les 
Conjurations  des  Citoyens  ;  c'eft  pour  cela  qu'il 
ménagea  les  premiers,  &  fut  fi  cruel  aux  autres  ; 
lorfqu'il  fut  en  paix  il  craigni  les  Conjurations, 

(i)  Cefar  fit  la  Guerre  aux  Gaulois,  &  Craffus  aux 
Parthes  fans  qu'il  y  eût  eu  aucune  délibération  du 
Sénat,  ni  aucun  Décret  du  Peuple.  Voyez  Dion. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  147 

&  ayant  toujours  devant  les  yeux  le  deftin  de 
César  pour  éviter  fon  fort,  il  fongea  à  s'éloigner 
de  fa  conduite;  voilà  la  clef  de  toute  la  vie  d'Au- 
GusTE  :  il  porta  dans  le  Sénat  une  Cuiraffe  fous 
fa  Robe,  il  refufa  le  nonj  de  Dictateur  ;  &  au  lieu 
que  César  difoit  infolemment  que  la  Répu- 
blique n'étoit  rien,  &  que  fes  paroles  étoient  des 
Loix,  Auguste  ne  parla  que  de  la  dignité  du 
Sénat,  &  de  fon  refpeél  pour  la  République.  Il 
fongea  donc  à  établir  le  Gouvernement  le  plus 
capable  de  plaire  qui  fût  poflible  fans  choquer 
fes  intérêts,  &  il  en  fit  un  Ariftocratique  par  ra- 
port  au  Civil,  &  Monarchique  par  raport  au  Mi- 
litaire :  Gouvernement  ambigu,  qui  n'étant  pas 
foutenu  par  fes  propres  forces,  ne  pouvoit  fub- 
fifter  que  tandis  qu'il  plairoit  au  Monarque,  & 
étoit  entièrement  Monarchique  par  conféquent. 
On  a  mis  en  queftion  fi  Auguste  avoit  eu  vé- 
ritablement le  deflein  de  fe démettre  de  l'Empire: 
mais  qui  ne  voit  que  s'il  l'eût  voulu,  il  étoit  im- 
poffible  qu'il  n'y  eût  réuffi?  Ce  qui  fait  voir  que 
c'étoit  un  jeu,  c'efl  qu'il  demanda  tous  les  dix 
ans  qu'on  le  foulageât  de  ce  poids,  &  qu'il  le  porta 
toujours  ;  c'étoient  de  petites  fineflés  pour  fe  faire 
encore  donner  ce  qu'il  ne  croyoit  pas  avoir  affez 


148       De  la  Grandeur  des  Romains, 

acquis.  Je  me  détermine  par  toute  la  vie  d'Au- 
GusTE  ;  &  quoique  les  hommes  foient  fort  bi- 
zarres, cependant  il  arrive  très  rarement  qu'ils 
renoncent  dans  un  moment  à  ce  à  quoi  ils  ont 
réfléchi  pendant  toute  leur  vie.  Toutes  les  actions 
d'AuGusTE,  tous  fes  Reglemens  tendoient  vifi- 
blement  à  l'établiffement  de  la  Monarchie  : 
Sylla  fe  défait  de  la  Dictature  ;  mais  dans  toute 
la  vie  de  Sylla,  au  milieu  de  fes  violences  on 
voit  un  efprit  Républicain  ;  tous  fes  Reglemens 
quoique  tyranniquement  exécutés  tendent  tou- 
jours à  une  certaine  forme  de  République  : 
C'eft  que  l'un   gyLLA  homme  emporté    mené   violemment  les 

^        Romams  a  la  Liberté,   Auguste  rule  1  yran  (i) 

cions  d'un  natii-   ^ :^ : 

les  conduit  doucement  a   la  Servitude.  Pendant 
rel  franc  et  in- 

capable  de fein-  4^^  ^^^^  Sylla  la  République  reprenoit  des 
dre,  et  Vautra  forces,  tout  le  monde  crioit  à  la  Tyrannie,  & 
prêtait  à  ses  des-  pendant  que  fous  Auguste  la  Tyrannie  fe  for- 

seints  dangereux     ■  f~    ■  i-^  jt-u.- 

°  tifioit,  on  ne  parloit  que  de  Liberté. 

toutes   L's   cou- 

leursde  la  Vertu  ^j^  J'employe  ici  ce  mot  dans  le  fens  des  Grecs  & 
et  de  la  Justice,  ^gg  Romains  qui  donnoient  ce  nom  à  tous  ceux  qui 
avoient  renverfc  la  Démocratie;  car  d'ailleurs  depuis 
la  Loi  du  Peuple,  Auguste  étoit  devenu  prince  lé- 
gitime, Lege  Regiâ  quœ  de  ejus  imperio  lata  eft, 
Popidus  ei  &  in  eum  omne  imperium  tranjlulit.  Infti- 
tutes,  1.  I. 


;t  de  leur  Décadence.  149 


La  Coutume  des  Triomphes  qui  avoient  tant 
contribué  à  la  grandeur  de  Rome,  fe  perdit  fous 
Auguste,  ou  plutôt  cet  honneur  devint  un 
privilège  (i)  delà  Souveraineté.  La  plupart  des 
chofes  qui  arrivèrent  fous  les  Empereurs  avoient 
leur  origine  dans  la  République  (2),  &  il  faut  les 
raprocher:  celui-là  feul  avoit  droit  de  deman- 
der (3)  le  Triomphe  fous  les  aufpices  duquel  la 
guerre  s'étoit  faite;  or  elle  se  faifoit  toujours 
fous  les  aufpices  du  Chef,  &  par  conféquent 
de  l'Empereur,  qui  étoit  le  Chef  de  toutes  les 
Armées. 

Comme  du  tems  de  la  République  on  eut  pour 
principe  de  faire  continuellement  la  guerre,  fous 


(i)  On  ne  donna  plus  aux  Particuliers  que  les 
Ornemens  triomphaux.  Dion  in  Aug. 

(2)  Les  Romains  ayant  changé  de  Gouvernement 
fans  avoir  été  envahis,  les  mêmes  Coutumes  reliè- 
rent après  le  changement  du  Gouvernement,  dont  la 
forme  même  relia  à  l'effentiel  près. 

(3)  Dion  in  Aug.  1.  54.  dit  qu'Agrippa  négligea  par 
modeftie  de  rendre  compte  au  Sénat  de  fon  expédi- 
tion contre  les  Peuples  du  Bofphore,  &  refufa  même 
le  Triomphe,  &  que  depuis  lui  perfonne  de  fes  pareils 
ne  triompha;  mais  c'étoit  une  grâce  qu'Auguste  vou- 
loit  faire  à  Agrippa,  &  qu'Antoine  ne  fit  point  à  Ven- 
tidius  la  première  fois  qu'il  vainquit  les  Parthes. 


i5o       De  la  Grandeur  des  Romains, 


les  Empereurs  la  maxime  fut  d'entretenir  la  paix  : 
les  Victoires  ne  furent  regardées  que  comme  des 
fujets  d'inquiétude  avec  des  Armées  qui  pou- 
voient  mettre  leurs  fervices  à  trop  haut  prix. 
Ceux  qui  eurent  quelque  Commandement  crai- 
gnirent d'entreprendre  de  trop  grandes  chofes  ; 
XB.   -    Cejl    il  falut  modérer  fa  gloire,  de  façon  qu'elle  ne  re- 


iin^      maxime 


veillât  que  l'attention,  &   non  pas  la  jaloufie  du 

.jn'on  est  obligé    -     .     ■- . 

detractiqueren-    P""ce,  &  ne  point  paroître   devant  lui  avec  un 

core  de  nos  jours,    éclat  que  les  veux  ne  pouvoient  fouffrir. 

comme f il n'étoit       AuGusTE  fut   fort  retenu   (i)  à   accorder  le 

p.is    indiférent    Jroit  de  Bourgeoifie  Romaine,  il  fit  des  Loix  (2) 

au    bien    public  ^  -,  ,  ,    _  ,  »  ,,„^ 

^  pour  empêcher   qu'on    n'affranchît    trop   d'Ef- 

de  qui  il  vient  et 

de  ju-liemain  il    ^'^'^^^  (^)'  '^  recommanda  par  fon  Tellament  que 
efl  cimenté.  ^  o'"'  gardât  ces  deux  maximes,  &  qu'on  ne  cher- 

chât point  à  étendre  l'Empire  par  de  nouvelles 
guerres. 

Ces  trois  chofes  étoient  très-bien  liées  enfem- 
ble  ;  dès  qu'il  n'y   avoit  plus  de  guerres,   il  ne 
-faloit  plus  de  Bourgeoifie  nouvelle,  ni  d'affran- 
chiflemens. 


(i)  Suétone  in  Aug. 

(2)  Inftitutes  de  Juftinien.  1.   i,  tit.  4,  &  Suet.   in- 
Aug. 

(i)  Dion  in  Aug. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  i5i 


Lorfque  Rome  avoit  des  guerres  continuelles, 
il  faloit  qu'elle  reparât  continuellement  fes  habi- 
tans  :  dans  les  commencemens  on  y  mena  une 
partie  du  Peuple  de  la  ville  vaincue  ;  dans  la  fuite 
plufieurs  Citoyens  des  villes  voifines  y  vinrent 
pour  avoir  part  au  droit  de  fuffrage,  &  ils  s'y 
établirent  en  fi  grand  nombre,  que  fur  les 
plaintes  des  Alliés  on  fut  fom'ent  obligé  de  les 
leur  renvoyer  ;  enfin  on  y  arriva  en  foule  des 
Provinces  ;  les  Loix  favoriferent  les  Mariiiges,  & 
même  les  rendirent  néceflaires  :  Rome  lit  dans 
toutes  fes  guerres  un  nombre  d'Efclaves  prodi- 
gieux ;  &  lorfque  fes  Citoyens  furent  comblés  de 
richeflés,  ils  en  achetèrent  de  toutes  parts,  mais 
ils  les  affranchirent  fans  (i)  nombre,  par  géné- 
rofité,  par  avarice,  par  foibleflé  ;  les  unsvouloient 
recompenfer  des  Efclaves  fidelles  ;  les  autres 
vouloient  recevoir  en  leur  nom  le  bled  que  la 
République  diftribuoit  aux  pauvres  Citoyens; 
d'autres  enfin  defiroient  d'avoir  à  leur  pompe 
funèbre  beaucoup  de  gens  qui  la  fuiviffent  avec 
un  chapeau  de  fleurs.  Le  Peuple  fut  prefque 
compofé  d'Affranchis  de  façon  que  ces  maîtres  du 


(i)  Denis  d'Halicarnaffej  1.  4. 


i52       De  la  Grandeur  des  Romains, 

monde,  non  feulement  dans  les  commencemens, 
mais  dans  tous  les  tems  furent  pour  la  plupart 
d'origine  fervile. 

Le  nombre  du  petit  peuple  prefque  tout  com- 
pofé  d'Affranchis,  ou  de  fils  d'Affranchis  deve- 
nant incommode,  on  en  fit  des  Colonies  par  le 
moyen  defquelles  on  s'afTûra  de  la  fidélité  des 
Provinces;  c'étoit  une  circulation  des  hommes 
de  tout  r Univers,  Rome  les  recevoit  Efclaves,  & 
les  renvoyoit  Romains. 

Sous  prétexte  de  quelques  tumultes  arrivés 
dans  les  élections,  Auguste  mit  dans  la  Ville  un 
Gouverneur  &  une  Garnifon,  il  rendit  les  Corps 
des  Légions  éternels,  les  plaça  fur  les  frontières, 
&  établit  des  fonds  particuliers  pour  les  payer  : 
enfin  il  ordonna  que  les  Vétérans  recevroient 
leurrecompenfe(i)en  argent  &  non  pas  en  terres. 

11  refultoit  plufieurs  mauvais  effets  de  cette 
diflribution  de  terres  que  l'on  faifoit  depuis 
Sylla,  la  propriété  des  biens  des  Citoyens  étoit 
rendue  incertaine.  Si  on  ne  menoit  pas  dans  un 

(i)  Il  régla  que  les  Soldats  Prétoriens  auroient  cinq 
mille  Drachmes,  deux  mille  après  i6  ans  de  fervice, 
&  les  autres  trois  mille  Drachmes  après  vingt  ans. 
Dion  in  Aiig. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


même  lieu  les  Soldats  d'une  Cohorte  ils  fe  degou- 
toient  de  leur  établiffement,  laiffoient  les  terres 
incultes  &  devenoient  de  dangereux  Citoyens; 
mais  fi  on  les  diftribuoit  par  Légions  les  ambi- 
tieux pouvoient  trouver  contre  la  République 
des  Armées  dans  un  moment. 

Auguste  fit  des  établiflemens  fixes  pour  la 
Marine  ;  avant  lui  les  Romains  n'en  avoient 
point  eu  :  comme  ils  étoient  maîtres  de  la  Médi- 
terranée, &  qu'on  ne  navigeoit  dans  ces  tems-là 
que  dans  cette  Mer  ils  n'avoient  aucun  ennemi  à 
craindre. 

Dion  remarque  très-bien  que  depuis  les  Em- 
pereurs il  fui  plus  difficile  d'écrire  l'Hiftoire,  tout 
devint  fecret,  toutes  les  Dépêches  des  Provinces 
furent  portées  dans  le  Cabinet  des  Empereurs, 
on  ne  fut  plus  que  ce  que  la  folie  &  la  hardieffe 
des  Tyrans  ne  voulut  point  cacher,  ou  ce  que  les 
Hiftoriens  conjedurerent. 


CHAPITRE  XIV. 
Tibère. 


lOMME  on  voit  un  fleuve  miner  lente- 
ment &  fans  bruit  les  digues  qu'on 
lui  oppofe,  &  enfin  les  renverfer  dans 
un  moment,  &  couvrir  les  Campa- 
gnes qu'elles  confervoient,  ainfî  la  Puiflance 
Souveraine  fous  Auguste  agit  infenfiblement, 
&  renverfa  fous  Tibère  avec  violence. 

Il  y  avoit  une  Loi  de  Majejlé  contre  ceux  qui 
conimettoient  quelque  attentat  contre  le  Peuple 
Romain.  Tibère  fe  faifit  de  cette  Loi  &  l'appli- 
qua non  pas  aux  cas  pour  lefquels  elle  avoit  été 
faite,  mais  à  tout  ce  qui  put  fervir  fa  haine  ou  fes 
défiances  ;  ce  n'étoient  pas  feulement  les  aclions 
qui  tomboient  dans  le  cas  de  cette  Loi  :  mais  des 
paroles,  des  fignes,  &  des  penfées  mêmes;  car  ce 


i56      De  la  Grandeur  des  Romains, 


qui  fe  dit  dans  ces  épanchemens  de  cœur  que  la 

converfation  produit  entre  deux  amis,  ne  peut 

être  regardé  que  comme  des  penfées  :  il  n'y  eut 

donc  plus  de  liberté  dans  les  feflins,  de  confiance 

dans  les  parentés,  de  fidélité  dans  les  Efclaves; 

Tant  les  homes    la  diiïimulation  &  la  triftefle  du  Prince  fe  com- 

fe    refemblent     rnuniquant  par-tout,  l'amitié  fut  regardée  comme 

ans     out    les   ^^  écueil,  l'ingénuité  comme  une   imprudence, 

fiecles. . : : 

la  vertu  comme  une  atiectation  qui  pouvoit  rap- 

peller  dans  l'efprit  des   Peuples  le  bonheur  des 

tems  precedens. 

Un  Tiranfpi-       H   n'y  ^   point  de  plus  cruelle  Tyrannie  que 

rituel eji  un  ani.   celle  que  l'on  exerce  à  l'ombre  des  Loix,  &  avec 

mal   bien  dan-   j^^  couleurs  de  la  Jullice,  lorfqu'on  va,  pourainfi 

*"         '  dire,  noyer  des  malheureux  fur  la  planche  même 

contente  pas  d'o-    . — — 

primer,  mais   il    fur  laquelle  ils  s'étoient  fauves. 

veut  encore  que        Et  comme  il  n'ell  jamais  arrivé  qu'un  Tyran  ait 

le  peufle  benise    manqué  d'inflruments  de  fa  Tyrannie,  Tibère 

la   main  qui  le    ^^^^^.^   toujours  le  Sénat  prêt  à  condamner  (i) 

autant    de  gens   qu'il  en   put  foupçonner  :  ce 

Corps  tomba  dans  un  état  de  baflelTe  qui  ne  peut 


foulle  et  le  per- 
fécute. 


(i)  Avant  les  Empereurs  le  Sénat  occupé  desaffaires 
publiques  ne  jugeoit  point  en  corps  les  affaires  des 
particuliers. 


ET   DE    LEUR    DECADENCE.  iSj 

s'exprimer;  les  Sénateurs  alloient  au  devant  de 
la  fervituJe  fous  la  faveur  de  Sejan;  les  plus 
illuflres  d'entr'eux  faifoient  le  métier  de  délateurs. 

Il  me  femble  que  je  vois  plufieurs  caufes  de  cet 
efprit  de  fervitude  qui  regnoit  pour  lors  dans  le 
Sénat.  Après  que  Cesar  eut  vaincu  le  parti  de  la 
République,  les  Amis  &  les  Ennemis  qu'il  avoit 
dans  le  Sénat  concoururent  également  à  ôter 
toutes  les  bornes  que  les  Loix  avoient  mifes  à  fa 
puifTance,  &  à  lui  déférer  des  honneurs  exceffifs  ; 
les  uns  cherchoient  à  lui  plaire,  les  autres  à  le 
rendre  odieux;  Dion  nous  dit  que  quelques-uns 
allèrent  jufqu'à  propofer  qu'il  lui  fût  permis 
de  jouir  de  toutes  les  femmes  qu'il  luiplairoit; 
cela  fit  qu'il  ne  fe  défia  point  du  Sénat,  &  qu'il  y 
fut  aflaffiné  ;  mais  cela  fit  aufli  que  dans  les  Rè- 
gnes fuivans  il  n'y  eut  point  de  flatterie  qui  fût 
fans  exemple,  &  qui  pût  révolter  les  efprits. 

Avant  que  Rome  fût  gouvernée  par  un  feul, 
les  richeffes  des  principaux  Romains  étoient  im- 
menfes,  quelles  que  fulTent  les  voyes  qu'ils  em- 
ployoient  pour  les  acquérir  ;  elles  furent  prefque 
toutes  ôtées  fous(i)  les  Empereurs  ;  les  Sénateurs 


(i)  Les  Grands  de  Rome  étoient  déjà  pauvres  du 


l58       De  la  Grandeur  des  Romains, 

n'avoient  plus  ces  grands  Cliens  qui  les  com- 
bloient  de  biens;  on  ne  pouvoit  guéres  rien 
prendre  dans  les  Provinces  que  pour  Cesar, 
fur-tout  lorfque  fes  Procurateurs,  qui  étoient  à 
peu  près  comme  font  aujourd'hui  nos  Inten- 
dans,  y  furent  établis.  Cependant  quoique  la 
fource  des  richeffes  fût  coupée,  les  dépenses  fub- 
lîiloient  toujours,  le  train  de  vie  étoit  pris,  &  on 
ne  pouvoit  plus  le  foutenir  que  par  la  faveur  de 
l'Empereur. 

Auguste  avoit  ôté  au  Peuple  la  puiflance  de 
faire  des  LtdIx,  &  celle  de  juger  les  crimes  pu- 
blics; mais  il  lui  avoit  laiffé,  ou  du  moins  avoit 
paru  lui  laifler  celle  d'élire  lesMagiftrats.  Tibère 
qui  craignoit  les  aflemblées  d'un  Peuple  fi  nom- 
breux, lui  ôta  encore  ce  privilège,  &  le  donna 
au  (i)  Sénat,  c'eft-à-dire  à  lui-même  :  or  on  ne 
fauroit  croire  combien  cette  décadence  du  pou- 
voir du  Peuple  avilit  l'ame  des  Grands;  lorfque 
le  Peuple  difpofoit  des   dignités,  les  Magiftrats 

tems  d'Augufte,  on  ne  vouloit  plus  être  Edile  ni  Tri- 
bun du  Peuple,  beaucoup  même  ne  le  foucioient  pas 
d'être  Sénateurs. 

(i)  Tacit,  Ann.  1.  i,  ch.  i5.  Dion  1.  54.  Çaligula 
rétablit  les  Comices  &  les  ôta  enfuite. 


ET   DE   LEUR    DECADENCE.  i5q 

qui   les  briguoient  faifoient  bien  des   baflefles, 

mais  elles  étoient  jointes  à  une  certaine  magni- 

ticence  qui  les  cachoient,  par  exemple  de  donner 

des  Jeux,  ou  bien   de  certains  repas  au  Peuple, 

de   lui   diftribuer   de    l'argent,    ou   des  grains  ; 

quoique  le  motif  fût  bas,  le  moyen  avoit  quelque 

chofe  de  noble,  parce  qu'il  convient  toujours  à 

un  grand  homme  d'obtenir  par  des  libéralités  la 

faveur  du  Peuple  :  mais  lorfque  le  Peuple  n'eut      Le  Souverain 

plus  rien  à  donner,  &  que  le  Prince  au  nom  du    ^-ft  ""  mouiiesia- 

Sénat  difpofa  de  tous  les  emplois,  on    les  de-     '^'^"       ^'' 

longueur     du 

manda,  &  on  les  obtint  par  des  voyes  indignes,    ,       .  ^         , 

'  f  j  a        1     tems  Je  forme  la 

la  flatterie,  l'infamie,  les  crimes  furent  des  arts  /ason  de  penfer 
nécefTaires  pour  y  parvenir.  de  tout  fes  fu- 

II  ne  paroît  pourtant  point  queTiBERE  voulût  •''•'^*' 
avilir  le  Sénat  ;  il  ne  fe  plaignoit  de  rien  tant 
que  du  panchant  qui  entraînoit  ce  Corps  à  la 
lerv'itude,  toute  fa  vie  efl  pleine  de  fes  dégoûts  là- 
deffus  :  mais  il  étoit  comme  la  plupart  des 
hommes,  il  vouloit  des  chofes  contradictoires  :  la 
Politique  générale  n'étoit  point  d'accord  avec  fes 
paffions  particulières  ;  il  auroit  défiré  un  Sénat 
libre,  &  capable  de  faire  refpecler  fon  Gouverne- 
ment ;  mais  il  vouloit  aufTi  un  Sénat  qui  iatisfît  à 
tous  les   momens  fes  craintes,  fes  jaloufies,  fes 


i6o      De  la  Grandeur  des  Romains, 

haines  ;  enfin  l'Homme  d'État  cédoit  continuelle- 
ment à  l'Homme. 

Nous  avons  dit  que  le  Peuple  avoit  autrefois 
obtenu  des  Patriciens  qu'il  auroit  des  Magiftrats 
de  fon  Corps  qui  le  défendroient  contre  les  in- 
fuites  &  les  injuftices  qu'on  pourroit  lui  faire; 
afin  qu'ils  fuffent  en  état  d'exercer  ce  pouvoir  on 
les  déclara  facrés  &  inviolables,  &  on  ordonna 
que  quiconque  maltraiteroit  un  Tribun  de  fait 
ou  par  paroles,  feroit  fur  le  champ  puni  de 
mort.  Or  les  Empereurs  étant  revêtus  de  la  puif- 
fance  des  Tribuns,  ils  en  obtinrent  les  privi- 
lèges ;  &  c'eft  fur  ce  fondement  qu'on  fit  mourir 
tant  de  gens,  que  les  délateurs  purent  faire  leur 
métier  tout  à  leur  aife,  &  que  l'accufation  de  leze 
Majefté,  ce  crime,  dit  Pline,  de  ceux  à  qui  on  ne 
peut  point  imputer  de  crime,  fut  étendue  à  ce 
qu'on  voulut. 

Je  crois  pourtant  que  quelques-uns  de  ces  titres 
d'accufation  n'étoient  pas  fi  ridicules  qu'ils  nous 
paroiflent  aujourd'hui  ;  &  je  ne  puis  penfer  que 
Tibère  eût  fait  accufer  un  homme  pour  avoir 
vendu  avec  fa  maifon  la  ftatuë  de  l'Empereur  : 
que  Domitien  eût  fait  condamner  à  mort  une 
femme  pour  s'être  deshabillée  devant  fon  Image, 


ET   DE   LEUR    DeCAHENCE.  i6i 

&  un  Citoyen  parce  qu'il  avoit  la  defcription  de 
toute  la  Terre  peinte  fur  les  murailles  de  fa 
Chambre,  fi  ces  actions  n'avoient  reveillé  dans 
l'efprit  des  Romains  que  l'idée  qu'elles  nous 
donnent  à  préfent  ;  je  crois  qu'une  partie  de 
cela  eft  fondé  fur  ce  que  Rome  ayant  changé  de 
Gouvernement,  ce  qui  ne  nous  paroît  pas  de 
conféquence  pouvoir  l'être  pour  lors,  j'en  juge 
par  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui  chez  une 
Nation  qui  ne  peut  pas  être  foupçonnée  de 
Tyrannie,  où  c'eft  un  Crime  capital  de  boire  à 
la  fanté  d'une  certaine  perfonne. 

Je  ne  puis  rien  paflér  qui  ferve  à  faire  connoî- 
tre  le  génie  du  Peuple  Romain  ;  il  s'étoit  fi  fort 
accoutumé  à  obéir,  &  à  faire  toute  fa  félicité  de 
la  différence  de  fes  maîtres,  qu'après  la  mort 
de  Germanicus  il  donna  des  marques  de  deuil, 
de  regret,  &  de  defefpoir,  que  l'on  ne  trouve 
plus  parmi  nous;  il  faut  voir  les  Hifloriens  dé- 
crire (i)  la  defolation  publique  fi  grande,  fi 
longue,  fi  peu  modérée  ;  &  cela  n'étoit  point 
joué,  car  le  Corps  entier  du  Peuple  n'affecle,  ne 
flatte,  ni  ne  diffimule. 

(i)  Voyez  Tacite,  1.  2,  c.  8. 


102     De  la  Grandeur  des  Romains,  etc. 

Le  Peuple  Romain  qui  n'avoit  plus  de  part  au 
Gouvernement,  compofé  prefque  d'Affranchis, 
ou  de  gens  fans  induftrie  qui  vivoient  aux  dé- 
pens du  Tréfor  public,  ne  fentoit  que  son 
impuiffance  ;  il  s'affligeoit  comme  les  enfans 
&  les  femmes  qui  fe  désolent  par- le  fentiment  de 
leur  foiblefle,  il  étoit  mal,  il  plaça  fes  craintes 
&  fes  efperances  fur  la  perfonne  de  Germa- 
Nicus,  &  cet  objet  lui  étant  enlevé,  il  tomba 
dans  le  defefpoir. 

Il  n'y  a  point  de  gens  qui  craignent  fi  fort  les 
malheurs  que  ceux  que  la  mifere  de  leur  condi- 
tion pourroit  raflurer,  &  qui  devroient  dire  avec 
Andromaque,  Plut  à  Dieu  que  je  craigniffe  !  Il 
y  a  aujourd'hui  à  Naples cinquante  mille  hommes 
qui  ne  vivent  que  d'herbes,  &  n'ont  pour  tout 
bien  que  la  moitié  d'un  habit  de  toile,  ces  gens- 
là  les  plus  malheureux  de  la  terre  tombent  dans 
un  abattement  affreux  à  la  moindre  fumée  du 
Vefuve,  ils  ont  la  fotife  de  craindre  de  devenir 
malheureux. 


©a^ 


CHAPITRE  XV. 

Des  Empereurs  depuis  Caïus  Caligula 
jufquà  Antonix. 


ALIGULA    fuCCéda    à    TiBERE   :    On 

difoit  de  lui  qu'il  n'y  avoit  jamais 
eu  un  meilleur  Efclave  ni  un  plus 
méchant  Maître  ;  ces  deux  chofes 
font  affez  liées  ;  car  la  même  difpofition  d  efprit 
qui  fait  qu'on  a  été  vivement  frapé  de  la  puif- 
fance  illimitée  de  celui  qui  commande  fait  qu'on 
ne  l'efl:  pas  moins  lorfque  l'on  vient  à  comman- 
der foi-méme. 


Galigula  rétablit  les  Comices  que  Tibère 
avoit  ôtées,  &  abolit  ce  crime  arbitraire  de  leze 
Majellé  qu'il  avoit  établi,  par  où  l'on  peut  juger 
que  le  commencement  du  Règne  des  mauvais 
Princes  eft  fouvent  comme  la  fin  de  celui  des 


Faiblesse  toute 
pure  qui  nous 
fait  admirer 
avec  extafe  ceux 
qui  tiennent  un 
rang  elleve  dans 
le  monde.  Nos 
yeux  sont  é- 
bllouis  de  l'ap- 
pareil l  de  leur 
charge  et  de  leur 
pui/ance,  ce  qui 
fait  qu'on  Jap~ 
laudit  foi-même  ■ 


164       De  la  Grandeur  des  Romains, 


^ua7id  on  fc  voit  bons,  parce  que  par  un  efprit  de  contradidiion 

Jans  un  poste  fm-  j^  conduite  de  ceux  à  qui  ils  fuccedent, 
ju'on  a  tant  re-    .,  ^  .  ,  ^ 

ils  peuvent  faire  ce  que  les  autres  font  par  vertu, 
Jouté    et    qu'on 

aurait  bien  vou-  ^  ^'^^  ^  '^^^    ^^P""^^  '^^  contradidion  que  nous 

lupofeder  il  y  a  devons  bien  de  bons  Reglemens,  &  bien  des  mau- 

longtems.  vais  aufli. 

Leshomesfont  Qu'y  gagna-t-on?   Galigula  ôta   les   accu- 

conji  e)     eu)  f^^^^Q^s  des  crimes  de  leze  Majefté,  mais  il  faifoit 

bonheur  en  par-  •,■     • 

,.  _,  ,,.,.  mourir  militairement  tous  ceux  qui  lui  déplai- 
tie    dans    l  idée  ^  ^ 

que  le  vulgaire  foient,  &  ce  n'étoit  pas  à  quelques  Sénateurs 
feu  forme .  &  qu'il  en  vouloit,  il  tenoit  le  glaive  fufpendu 
pourvu  qu'on  les   ^^J.  jg   Sénat  qu'il  menaçoit  d'exterminer  tout 

croye     heureux 

■'  entier. 

ils     Je     imtent 

Cette  épouvantable  Tyrannie  des  Empereurs 
guerre  en  penne  t-  j  r 

de  l'être  réelle-  venoit  de  l'efprit  général  des  Romains  ;  comme 
ment  :  Ils  font  ils  tombèrent  tout-à-coup  fous  un  Gouverne- 
charmés  de  sa-    ];nent  arbitraire,  &  qu'il  n'y  eut  prefque  point 

voir     qu'on    les  ,,.  n       l  .  j       »   r       • 

^  d  intervalle  chez  eux  entre  commander  &  fervir, 

craind    puifque  ...  .  ,         ,     .  ^  , 

,     ,         ,.  ils  ne  furent  point  prépares  a  ce  pallaee  par  des 
cela  leur    dune  '^  '■      '^  r        o    r 

uneidéedesupé-  mœurs   douces,  l'humeur  féroce   refta,  les   Ci- 

riorité  de  leur  toyens  furent  traités  comme  ils  avoient  traité 

personne^     et  eux-mêmes  les  Ennemis  vaincus,  &  furent  gou- 

qui  les  egaiie  en  y^j-nés  fur  le  même  plan:  Sylla  entrant  dans 

quelque  sorte  au    ^  ^  ^  <^ 

Rome  ne  fut  pas  un  autre  homme  que  Sylla 
Tout-Fuisfant. 

entrant  dans  Athènes,  il  exerça  le  même  droit 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE.  i65 

des  gens.  Pour  nous  qui  n'avons  été  fournis 
qu'infenfiblement,  lorfque  les  Loix  nous  man- 
quent nous  fommes  encore  gouvernés  par  les 
mœurs. 

La  vue  continuelle  des  Combats  des  Gladia- 
teurs rendoit  les  Romains  extrêmement  féroces  : 
on  remarqua  que  Claude  devint  plus  porté  à 
répandre  le  fang  à  force  de  voir  ces  fortes  de 
fpeflacles  ;  l'exemple  de  cet  Empereur  qui  étoit 
d'un  naturel  doux,  &  qui  fit  tant  de  cruautés, 
fait  bien  voir  que  l'éducation  de  fon  tems  étoit 
différente  de  la  nôtre. 

Les  Romains  accoutumés  à  fe  jouer  de  la  na- 
ture humaine  dans  (i)  la  perfonne  de  leurs  En- 
fans  &  de  leurs  Efclaves,  ne  pouvoient  gueres 
connoître  cette  vertu  que  nous  appelions  Huma- 
nité. D'où  peut  venir  cette  férocité  que  nous 
trouvons  dans  les  habitans  de  nos  Colonies,  que 
de  cet  ufage  .continuel  des  châtim.ens  fur  une 
malheureufe  partie  du  Genre  humain  ?  Lorfque 
l'on  eft  cruel  dans  l'état  Civil,  que  peut-on 
attendre  de  la  douceur  &  de  la  juftice  naturelle  i^ 

(i)  Voyez  le  i.  livre  des  Inftitutes  de  Jurtinien  fur 
la  puiffance  des  Pères  &  celle  des  Maîtres. 


i66       De  la  Grandeur  des  Romains, 

On  efl:  fatigué  de  voir  dans  l'Hiftoire  des  Em- 
pereurs le  nombre  infini  de  gens  qu'ils  firent 
mourir  pour  confifquer  leurs  biens;  nous  ne 
trouvons  rien  de  femblable  dans  nos  Hifioires 
modernes;  cela,  comme  nous  venons  de  dire, 
doit  être  attribué  à  des  mœurs  plus  douces,  &  à 
une  Religion  plus  reprimante  ;  &  de  plus  on  n'a 
point  à  dépouiller  les  familles  de  ces  Sénateurs, 
qui  avoient  ravagé  le  monde,  nous  tirons  cet 
avantage  de  la  médiocrité  de  nos  fortunes  qu'elles 
font  plus  fùres  ;  nous  (i)  ne  valons  pas  la  peine 
qu'on  nous  ravilTe  nos  biens. 

Le  peuple  de  Rome,  ce  que  l'on  appelloit 
Plebs,  ne  haïflbit  pas  les  plus  mauvais  Empe- 
reurs; depuis  qu'il  n'avoiî  plus  l'Empire  &  qu'il 
n'étoit  plus  occupé  à  la  guerre,  il  étoit  devenu 
le  plus  vil  de  tous  les  Peuples,  il  regardoit  le 
Commerce  &  les  Arts  comme  des  chofes  propres 
aux  feuls  Efclaves,  &  les  diftributions  de  bled 
qu'il  recevoit  lui  faifoient  négliger  les  terres  : 
on  l'avoit  accoutumé  aux  Jeux  &  aux  Speclacles  ; 
depuis  qu'il  n'eut  plus    de  Tribuns  à   écouter 

(i)  Le  Duc  de  Bragance  avoit  des  biens  immenfes 
dans  le  Portugal  :Iorfqu'il  fe  révolta  on  félicita  le  Roi 
d'Efpagne  de  la  riche  confifcation  qu'il  alloit  avoir. 


ET   DE   LEUR    DECADENCE.  167 


ni  de  Magiftrats  à  élire,  ces  chofes  qu'on  ne 
faifoit  que  fouflfrir  lui  devinrent  néceffaires,  & 
fon  oifiveté  lui  en  augmenta  le  goût;  or  Cali- 
GULA,  Néron,  Commode,  Caracalla,  étoient 
regretés  du  Peuple  à  caufe  de  leur  folie  même,  . 
car  ils  aimoient  avec  fureur  ce  que  le  Peuple 
aimoit,  &  contribuoient  de  tout  leur  pouvoir  & 

Des     qii  un 

même  de  leur  perfonne  à  fes  plaisirs  ;  ils  prodi-  ^^.^^^^  ^^  ^^^^^_ 

guoient  pour  lui  toutes  les  Richefles  de  l'Em-  „„  ^j  ^^^^^^  j^^^^ 

pire,  &  quand  elles  étoient  épuifées,  le  Peuple  des    fondemens 

voyoit  fans  peine  dépouiller  toutes  les  grandes  solides;  de  son 

Familles,  il  iouïffoit  des  fruits  de  la  Tyrannie,  <i^nour-propre, 

.     .      il  passe  facille- 

&  il  en  jouïffoit  purement;   car  il  trouvoit  fa   „^^„,  ,  ^„^  .^,^ 
fureté  dans  fa  bafTelTe  :  de  tels  Princes  haïfïbient     d-infaiiiibiiiié 
naturellement  les  gens  de  bien,  car  ils  favoient  qui  ensuite   lui 
certainement  qu'ils  n'en  étoient   pas  aprouvés  ;  f^i'-  prendre  en 
indignés   de   la  contradidion  ou  (i)   du   filence    ^^'-''f^on  ceux  gui 

— ; ; Trz       ofent     revoqiier 

d'un  Citoyen  auftère,  enyvres  des   applaudiUe-         ,    ,    ,     . 
i '         ^ — en  doute  le  sim- 

mens  de  la  populace,  ils   parvenoient   à  s'ima-    toile  de  ses  per- 
giner  que  leur  Gouvernement  faifoit  la  félicité  fedions. 


(i)  Comme  autrefois  l'auftérité  des  mœurs  n'avoit 
pu  fouffrir  la  licence  &  les  dereglemens  du  Théâtre, 
il  étoit  refté  dans  l'efprit  des  honnêtes  gens  un  mé- 
pris pour  ceux  qui  en  exerçoient  la  profeffion. 


i68       De  la  Grandeur  des  Romains, 

publique,  &  qu'il  n'y  avoit  que  des  gens  mal 
intentionnés  qui  puflent  le  cenfurer. 

Lorfqu'un  Empereur  fit  voir  fa  force  &  fon 
adrefle,  comme  quand  (i)  Commode  tua  devant 
le  Peuple  tant  de  bêtes  à  coups  de  trait  avec 
une  facilité  fi  fingulière,  il  devoit  s'attirer  l'ad- 
miration du  Peuple  &  des  Soldats,  parce  que 
l'adreffe  &  la  force  étoient  des  qualités  nécef- 
faires  pour  l'Art  militaire  de  ces  tems  là. 

Nous  n'avons  plus  une  juste  idée  des  exercices 
du  Corps;  un  homme  qui  s'y  applique  trop  nous 
paroît  méprifable,  par  la  raifon  que  la  plupart 
de  ces  exercices  n'ont  plus  d'autre  objet  que  les 
agrémcns  ;  au  lieu  que  chez  les  Anciens  tout 
jufqu'à  la  Danse  faifoit  partie  de  l'Art  militaire. 

(i)  Quoique  ks  Gladiateurs  euffent  la  plus  infâme 
origine  &  la  plus  infâme  profefïïon  qu'il  y  ait  jamais 
eu,  car  c'étoient  des  Efclaves  ou  des  Criminels  qu'on 
obligeoit  de  fe  dévouer  &  de  combattre  jusqu'à  la 
mort  aux  funérailles  des  Grands,  cependant  la  paflion 
pour  leurs  exercices,  qui  avoient  tant  de  rapport  à 
ceux  de  la  guerre,  devint  telle  qu'on  ne  fauroit  la 
regarder  que  comme  une  fureur,  les  Empereurs,  les 
Sénateurs,  les  Grands,  les  femmes  mêmes  parurent 
fur  l'arène,  necvirorummodo pugnasfed&feminarum. 
Suétone  in  Domit.  Les  Romains  n'avoient  pas  moins 
de  goût  pour  les  Athlètes. 


ET   DE    LEUR    DECADENCE.  I  69 


11  eft  même  arrivé  parmi  nous,  qu'une  adreffe 
trop  recherchée  dans  l'ufage  des  armes  dont 
nous  nous  fervons  à  la  guerre,  efl  devenue 
ridicule,  parce  que  depuis  l'introduclion  de  la 
Coutume  des  combats  finguliers,  l'efcrime  a  été 
regardée  comme  la  Science  des  querelleurs  ou 
des  poltrons. 

Ceux  qui  critiquent  Homère  de  ce  qu'il  relevé 
ordinairement  dans  fes  Héros  la  force,  l'adrefFe, 
ou  l'agilité  du  Corps,  devroient  trouver  Sallufte 
bien  ridicule  qui  loue  (i)  Pompée  de  ce  qu'il 
couroit,  fautoit,  &  portoit  un  fardeau  auffi  bien 
qu'homme  de  fon  tems. 

Galigula  étoit  un  vrai  Sophifte  dans  fa 
cruauté  ;  comme  il  defcendoit  également  d'AN- 
TOiNE  &  d'AuGUSTE,  il  difoit  qu'il  puniroit  les 
Confuls  s'ils  célébroient  le  jour  de  rejouïfTance 
établi  en  mémoire  de  la  victoire  d'Aclium ,  & 
qu'il  les  puniroit  s'ils  ne  le  célébroient  pas;  & 
Drusille  à  qui  il  accorda  des  honneurs  divins, 
étant  morte,  c'étoit  un  crime  de  la  pleurer  parce 


(1)  Cum  alacribus  faltu,  cum  velocibus  curfii,  cum 
validis  recie  certabat.  Fragment  de  Sallufte  raporté 
par  Vegece,  1.  i,  c.  g. 


ijo      De  la  Grandeur  des  Romains, 

qu'elle  étoit  Déeffe,  &  de  ne  la  pas  pleurer,  parce 
qu'elle  étoit  fa  Sœur. 

C'eft  ici  qu'il  faut  fe   donner  le  fpeclacle  des 

chofes  humaines:  qu'on  voye  dans  l'Hiftoire  de 

Rome  tant  de  guerres  entreprifes,  tant  de  fang 

Cejiquenoji-e  répandu,  tant  de  Peuples  détruits,  tant  de  gran- 

prudence ejî  bor-  des  actions,  tant  de  triomphes,  tant  de  politique, 

née   nous  ne  co-    ~,      7       ^7       ^  "%  ~,  77  7 

de  laseile,  de  prudence,  de  conltance,  de  cou- 

noifons point  l'a- 

venir, et nosyeiix  rage,  ce  projet  d'envahir  tout  fi   hien  formé,  fi 

Je  Taupe  ne por-  bien  foutenu,  fi  bien  fini,  à  quoi  aboutit-il,  qu'à 

tent  que  de  loin,  affouvir  le  bonheur  de  cinq  ou   fix   monftres  ? 

et    noftre   pre-  q^q[  ]  ^e  Sénat  n'avoit  fait   évanouir  tant  de 

voyetice    n'étent    ^    .  i        i    •        '-  'i  i         i 

Rois  que  pour  tomber  lui-même    dans  le  plus 

qu  un    art   con- 
jectural    lia     ^^^    Efclavage    de    quelques-uns    de    fes    plus 

point  de  princi-   indignes  Citoyens,  &  s'exterminer  par  fes  propres 

pes  fixes  ce  qui  Arrêts  ?  On  n'élevé  donc  fa  puiflance  que  pour 

fait  que  les  con-  ^^  ^qjj.  mieux  renverféc  ?  Les  hommes  ne  tra- 

séquences     sont         ...»  ,  •  , 

vaillent  a  augmenter  leur  pouvoir  que  pour  le 

également     in- 

voir  tomber   contre  eux-mêmes   dans   de   plus 
connues    et   va- 

rient  ai  infini.      heureufes  mains? 

Caligula  ayant  été  tué,  le  Sénat  s'alTembla 
pour  établir  une  forme  de  Gouvernement;  dans 
le  tems  qu'il  déliberoit,  quelques  Soldats  en- 
trèrent dans  le  Palais  pour  piller  -,  ils  trouvèrent 
dans  un  lieu  obfcur  un  homme  tremblant   de 


ET   DE    LEUR    DECADENCE.  17I 

peur,  c'étoit  Claude;  ils  le  faluerent  Empe- 
reur. 

Claude  acheva  de  perdre  les  anciens  ordres 
en  donnant  à  fes  officiers  le  droit  de  rendre  la 
Juftice  :  les  guerres  de  Marius  (i)  &  de  Sylla 
ne  fe  faifoient  principalement  que  pour  favoir 
qui  auroit  ce  droit,  des  Sénateurs  ou  des  Cheva- 
liers ;  une  fantaisie  d'un  imbecille  l'ôta  aux  uns  Cela  refembu 
&  aux  autres  :  étrange  fuccès  d'une  difpute  qui    ^^n  peu  à  la  fable 

:        '.                   T    TT-                  7^-    '■           i  ■ie  l'iUtrc;  Po u r- 
avoit  mis  en  combultion  tout  1  Univers  1 

• quoi  le  Sénat  et 

II  n'y   a   point   d'autorité   plus   absolue  que    ,^^     chevaillers 

celle  du.  Prince   qui  fuccede  à  la  République,    nefaccordoient- 

car    il    fe  trouve  avoir  toute  la  puilfance  du    Us  pas  non  plus 

Peuple    qui    n'avoit    pu   fe   limiter  lui-même  ;    <?"^'-''"*^^    •    ^^ 
,-r-  •  1,1      •    1       T-,    •      j     T^  Rai/on  et  la  Sa- 

aulii  voyons-nous  au purd  hui  les  Rois  de  Dan- 

o^^  veulent 
nemarc  exercer    le   pouvoir    le    plus  arbitraire       .^^   ^^    -.^^^ 

qu'il  y  ait  en  Europe.  jamais  naître  au 

Le  Peuple  ne  fut  pas  moins  avili  que  le  Sénat  ;    Tirans  des  nca- 

nous  avons   vu  que  jusques   aux  Empereurs  il  -^^'^  '"'  ''^  P'"~ 
.    ,    ^    ,     ,,.  ,  .         ,  ,         fint    manifejier 

avoit  ete  fi  belliqueux,  que  les  Armées  qu  on 

leurs  injujlices. 

levoitdans  la  Ville  fe  difciplinoient  fur  le  champ, 
&  alloient  droit  à  l'Ennemi.  Dans  les  guerres 
Civiles  de  VixELLius&de  VespasiExS,  Rome 

({)  N'oyez  Tacit.  .\nnal  1.  12,0.34. 


172       De  la  Grandeur  des  Romains, 


en  proye  à  tous  les  ambitieux  &  pleine  de  Bour- 
geois timides,  trembloit  devant  la  première 
bande  de  Soldats  qui  pouvoit  s'en  approcher. 

La  condition  des  Empereurs  n'étoit  pas  meil- 
leure ;  comme  ce  n'étoit  pas  une  feule  Armée 
qui  eût  le  droit  ou  la  hardiefle  d'en  élire  un, 
c'étoit  afi'ez  que  quelqu'un  fût  élu  par  une 
Armée  pour  devenir  desagréable  aux  autres,  qui 
lui  nommoient  d'abord  un  Compétiteur. 

Ainfi  comme    la  grandeur   de   la  République 
fut   fatale    au    Gouvernement    Républicain,    la 
grandeur  de   l'Empire  le  fut  à  la  vie  des  Empe- 
reurs. S'ils  n'avoient  eu  qu'un  pais  médiocre  à 
//  ejl  pourtant  ,  .,        ,  .  ... 

,     défendre,   us  n  auroient   eu   qu  une    prmcipale 

étrange   que    le  1                 r            1 

corjps  de  l'Hif-  Armée,  qui   les  ayant   une  fois   élus,  auroit  ref- 

toire     Romaine  peclé  l'ouvrage  de  fes  mains. 

nous    fournijfe  Galba,    Othon  (i),    ViTELLius   ne   firent 

un   catalogue  ^^^  pafTer  ;  Vespasien  fut  élu  comme  eux  par 

tvès     îiojtzbfcux 

les  Soldats  :  il   ne  fongea  dans  tout  le  tems  de 

de   grands   ho- 

mes,     et     que   ^^^  Règne  qu'à  rétablir  l'Empire   qui  avoit  été 

l'Hijtoire  des  fuccefTivement  occupé  par  fix  Tyrans  également 
Empereurs     ne 
Jemble  fourmil- 

1er  que  de  Mon/-  (i)  Sufcepêre   duo   Manipulares  Imperium  Populi 

très.  N'y  auroit-  Romani  transferendum,  &  iranftulerunt.  T'ac/Y.  I.  i. 

il   pas    quelque  c.  25. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  lyS 

cruels,  prefque  tous  furieux,  fouvent  imbecilles,       exagération 

&  pour  comble  de  malheur,  prodigues  jufques  à   ^^«s   '^s  '«'i^'- 

; — tt:  vaifes     qualités 

la  tolie.  ■' 

■  .    ^           .       ^      ,         ,  -,•          1      T-.           qu'on  atribiie  à 

TiTE  qui  lui  fucceda,  fut  les  délices  du  Peu- 

^  '                                                       ses    Empereurs, 

pie   Romain;    Domitien   fit   voir   un  nouveau    ou  bien  ne  fa- 

monftre  plus  cruel  ou  du  moins  plus  implacable    loit-il   conAtve 

que  ceux  qui  l'avoient  précédé,  parce  qu'il  étoit     '^^     Romains 

pour  les  ejliiner, 

plus  timide. 

^  en  Corps  et  non 

Les  affranchis  les  plus  chers,  &,  à  ce  que  quel-   ^^^.^^^  ^^^  dctail? 

ques-uns  ont  dit,  fa  femme  même,  voyant  qu'il 
étoit  aufli  dangereux  dans  fes  amitiés  que  dans 
fes  haines,  &  qu'il  ne  mettoit  aucunes  bornes  à 
fes  méfiances  ni  à  fes  accufations,  s'en  défirent  ; 
avant  défaire  le  coup  ils  jetrérent  les  yeux  fur 
un  Succeffeur,  &  choisirent  Nerva,  vénérable 
Vieillard. 

Nerva  adopta  Traj  an,  Prince  le  plus  accom- 
pli dont  l'Hiftoire  ait  jamais  parlé  ;  ce  fut  un 
bonheur  d'être  né  fous  fon  Règne  ;  il  n'y  en  eut 
point  de  fi  heureux  ni  de  fi  glorieux  pour  le 
Peuple  Romain,  Grand-homme  d'Etat,  grand  XB.  —  Que  de 
Capitaine,  ayant  un  cœur  bon  qui  le  portoit  au  '<•''  princes  font 
r     .      .   ,    ■    ,        •  ,    •  •  ^   1  -1       rares  :  il  Jeroit 

bien,  un  efprit  éclaire  qui  lui  montroit  le  meil- 

'  àfouhaiter  pour 

leur,  une  ame  noble,  grande,  belle  avec  toutes   ^^  ^^^,^^^^^.  ^^^ 

les   vertus,  n'étant  extrême   fur    aucune,   enfin    humains,  que  la 


174      De  la  Grandeur  des  Romains, 
nature  en  fut  un  phomme  le  plus  propre   à   honorer  la   Nature 

peu    plus    pro-  '- : ; — -rr-. 

humaine,  &  reprelenter  la  divine. 
digue.  i. . 

Il  exécuta  le  projet  de  César,  &  fit  avec  fuccès 
la  Guerre  aux.  Parthes  ;  tout  autre  auroit  fuc- 
conabé  dans  une  entreprife  où  les  dangers  étoient 
toujours  préfens,  &  les  reflburces  éloignées,  où 
il  falloit  abfolument  vaincre,  &  où  il  n'étoit  pas 
fur  de  ne  pas  périr  après  avoir  vaincu. 

La  difficulté  confiftoit  &  dans  la  fituation  des 
deux  Empires,  &  dans  la  manière  de  faire  la 
Guerre  des  deux  Peuples  :  prenoit-on  le  chemin 
de  l'Arménie  vers  les  fources  du  Tigre  &  de 
l'Euphrate  ?  On  trouvoit  un  Païs  montueux  & 
difficile,  où  l'on  ne  pouvoit  mener  de  convois, 
de  façon  que  l'Armée  étoit  demi  ruinée  avant 
d'arriver  en  Medie  (i).  Entroit-on  plus  bas  vers 
le  Midi  par  Nifibe?  On  trouvoit  un  défert  affireux 
qui  féparoit  les  deux  Empires.  Vouloit-on  pafler 
plus  bas  encore  &  aller  par  la  Mefopotamie?  On 
traverfoit  un  Païs  en  partie  inculte,  en  partie 
fubmergé,   &  le   Tigre  &  l'Euphrate  allant  du 


(i)  Le  Païs  ne  fourniffoit  pas  d'affez grands  arbres 
pour  faire  des  machines  pour  aiïieger  les  places. 
Plut.  Vie  d'Antoine. 


ET   DE   LEUR    DECADENCE.  IjS 

Nord  au  Midi,  on  ne  pouvoit  pénétrer  dans  le 

Pais  fans  quitter  ces  Fleuves,  ni  guéres  quitter 

ces  Fleuves  fans  périr. 
Quant  à  la  manière  de  faire  la  Guerre  des  deux 

Nations,  la  force  des  Romains  confiftoit    dans 

leur  Infanterie,  la  plus  forte,  la  plus  ferme,  &  la 

mieux  difciplinée  du  monde. 

Les  Parthes  n'avoient  point  d'Infanterie,  mais 
une  Cavalerie  admirable,  ils  combattoient  de 
loin,  &  hors  de  la  portée  des  armes  Romaines, 
le  Javelot  pouvoit  rarement  les  atteindre  ;  leurs 
armes  étoient  l'Arc,  &  des  Flèches  redoutables, 
ils  affiegeoient  une  Armée  plutôt  qu'ils  ne  la 
combattoient,  inutilement  pourfuivis  parce  que 
chez  eux  fuir  c'étoit  combattre  ;  ils  tranfpor- 
toient  les  Peuples  devant  les  Romains,  &  ne 
laifToient  dans  les  Places  que  les  Garnifons,  & 
lorfqu'on  les  avoit  prifes,  on  étoit  obligé  de  les 
détruire  ;  ils  brûloient  avec  art  tout  le  Pais  au- 
tour de  l'Armée  Ennemie,  &  lui  ôtoient  jufques 
à  l'herbe  même  ;  enfin  ils  faifoient  à  peu  près  la 
Guerre  comme  on  la  fait  encore  aujourd'hui  fur 
les  mêmes  frontières. 

D'ailleurs  les  Légions  d'illyrie  &  de  Germanie 
qu'on  tranfportoit  dans  cette  Guerre,  n'y  étoient 


176       De  la  Grandeur  des  Romains, 

pas(i)  propres,  les  Soldats  accoutumés  à  manger 
beaucoup  dans  leur  Pais  y  periflant  prefque 
tous. 

Ainfi  ce  qu'aucune  Nation  n'avoit  pas  encore 
fait  d'éviter  le  joug  des  Romains,  celle  des  Par- 
thes  le  fit,  non  pas  comme  invincible,  mais 
comme  inacceflible. 

Adrien  abandonna  lesConquêtes  de  Trajan, 
&  borna  l'Empire  à  l'Euphrate,  &  il  eft  admirable 
qu'après  tant  de  Guerres,  les  Romains  n'euf- 
fent  perdu  que  ce  qu'ils  avoient  voulu  quitter, 
comme  la  mer  qui  n'ell  moins  étendue  que  lors- 
qu'elle fe  retire  d'elle-même. 

La  conduite  d'AoRiEN  caufa  beaucoup  de 
murmures;  onlifoit  (2)  dans  les  Livres  facrés  des 
Romains  que  lorfque  Tarquin  voulut  bâtir  le 
Capitole,  il  trouva  que  la  place  la  plus  conve- 
nable étoit  occupée  par  les  Statues  de  beaucoup 
d'autres  Divinités,  il  s'enquit  parla  fcience  qu'il 
avoit  dans  les  Augures,  fi  elles  voudroient  céder 
leur  place  à  Jupiter,  toutes  y  confentirent  à  la 
referve   de    Mars,  de   la   Jeunefle,  &  du  Dieu 


(i)  Voyez  Herodien,  Vie  d'Alexandre. 

(2)  St.  Aug.  de  la  cité  de  Dieu,  1.  4,  c.  23  &  29. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


177 


Terme.  Là  deffus  s'établirent  trois  opinions  reli- 
gieufes,  que  le  Peuple  de  Mars  ne  céderoit  à 
perfonne  le  lieu  qu'il  occupoit,  que  la  JeunelTe 
Romaine  ne  feroit  point  furmontée,  &  qu'enfin 
le  Dieu  Terme  des  Romains  ne  reculeroit  ja- 
mais; ce  qui  arriva  pourtant  fous  Adrien. 


CHAPITRE  XVÎ. 

De  VEtat  de  l Empire  depuis  Antonin 
jiifquà  Probus. 


ANS  ces  tems-là  la  Secle  des  Stoï- 
ciens s'étendoit&s'accreditoit  dans 
l'Empire  ;  il  fembloit  que  la  Nature 
y  humaine  eût  fait  un  effort  pour 
produire  d'elle-même  cette  Secle  admirable,  qui 
étoit  comme  ces  Plantes  que  la  Terre  fait  naître 
dans  des  lieux  que  le  Ciel  n'a  jamais  vus. 

Les  Romains  lui  diàrent  leurs  meilleurs  Em- 
pereurs; rien  n'eft  capable  de  faire  oublier  le 
premier  Antonin  que  Marc  Aurele  qu'il 
adopta  ;  on  fent  en  foi-même  un  plaifir  fecret 
lorfqu'on  parle  de  cet  Empereur,  on  ne  peut 
lire  fa  Vie  fans  une  efpece  d'attendriffement  ;  tel 
eit  l'effet  qu'elle  produit  qu'on  a  meilleure  opi- 


Dans  une  lon- 
gue fuite  d'Em- 
pereurs .  il  ne 
s'en  trouve  que 
finq  qui  méritent 

''approbation 
entière  des  lio- 

netes  gens  : 
c'ejl  bien  peu  de 
clioffe  pour  un  fi 
grand  nombre. 
E/que  le  fort 
dona  ces  mé- 
dians Empe- 
reurs à  l'Empire 


i8o      De  la  Grandeur  des  Romains, 


pour  relever  la  nion  de  foi-même,  parce  qu'on  a  meilleure  opi- 

gloire  des  bons  ?  ~         T~    T 

°  mon  des  nommes. 

ou  dona-t-il  les 


,        „  La  Sagefle  de  Nerva,  la  eloire  de  Trajan, 

bons  Empereurs  ^  i         »  i 

pour  faire  sen-   ^^  valeur  d'ADRiEN,  la  vertu  des  deux  Anto- 

tir  la    cruauté   NiNs  fe  firent  refpeder  des  Soldats;  mais  lorfque 

des  inàchans?     Je  nouveaux  monftrcs  prirent  leur  place,  l'abus 

.se;  et  Juge:;.      ^^  Gouvernement  militaire  parut  dans  tout  fon 

excès,  &  les  Soldats  qui  avoient  vendu  l'Empire 

aflaflinérent   les   Empereurs   pour  en  avoir  un 

nouveau  prix. 

On  dit  qu'il  y  a  un  prince  dans  le  monde  qui 
travaille  depuis  quinze  ans  à  abolir  dans  fes  Etats 
le  Gouvernement  Civil  pour  y  établir  le  Gou- 
vernement militaire.  Je  ne  veux  point  faire  des 
réflexions  odieufes  lur  ce  deftein,  je  dirai  feule- 
ment que  par  la  nature  des  chofes  deux-cens 
Gardes  peuvent  mettre  la  vie  d'un  Prince  en 
fureté,  &  non  pas  quatre-vint  mille:  outre  qu'un 
Peuple  armé  eft  plus  dangereufement  opprimé 
qu'un  autre  qui  ne  l'eft  pas. 

Commode  fuccéda  à  Marc  Aurele  fon 
Père  :  c'étoit  un  monftre  qui  fuivoit  toutes  les 
paflions,  &  toutes  celles  de  fes  Minières  &  de 
fes  Courtifans  ;  ceux  qui  en  délivrèrent  le  monde 
mirent  en  fa  place  Pertinax,  vénérable  Vieillard 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  i8| 

que  les  Soldats  Prétoriens  maflacrerent  d'abord. 

Ils  mirent  l'Empire  à  l'enchère,  &  Didius 
Julien  l'emporta  par  fes  promefTes;  cela  fouleva 
tout  le  monde,  car  quoique  l'Empire  eût  été 
fouvent  acheté,  il  n'avoit  pas  encore  été  mar- 
chandé, Pescennius  Niger,  Severe,&Albin 
furent  falués  Empereurs,  &  Julien  n'ayant  pu 
payer  les  fommes  immenfes  qu'il  avoit  promifes, 
fut  abandonné  par  fes  Soldats. 

Severe  défit  Niger  &  Albin;  il  avoit  de 
grandes  qualités,   mais    la   douceur,    cette  prc-  Erreur. 

mière  vertu  des  Princes,  lui  manquoit. 

La  malheureufe  coutume  de  profcrire  intro- 
duite par  Sylla  continua  fous  les  Empereurs, 
&  il  falloit  même  qu'un  Prince  eût  quelque  vertu 
pour  ne  la  pas  fuivre;  car  comme  fes  Miniftres 
&  fes  Favoris  jettoient  d'abord  les  yeux  fur  tant 
de  Confifcations,  ils  ne  lui  parloient  que  de  la 
neceflité  de  punir,  &  des  périls  de  la  Clémence. 

Il  faut  remarquer  que  la  puiffance  des  Empe- 
reurs pouvoit  plus  aifément  paroître  tyrannique 
que  celle  des  Princes  de  nos  jours;  comme  leur 
dignité  étoit  un  aflemblage  de  toutes  les  Magif- 
tratures  Romaines,  que  Dictateurs  fous  le  nom 
d'Empereurs,  Tribuns  du  Peuple,   Proconfuls, 


i82       De  la  Grandeur  des  Romains, 

Cenfeurs,  grands  Pontifes,  &  quand  ils  vouloient 
Confuls,  ils  exerçoientfouvent  la  juflice  diftribu- 
tive,  ils  pouvoient  aifément  faire  foupçonner 
que  ceux  qu'ils  avoient  condamnés  ils  les  avoient 
opprimés,  le  Peuple  jugeant  ordinairement  de 
l'abus  de  la  puiffance  par  la  grandeur  de  la  puif- 
fance  ;  au  lieu  que  les  Rois  d'Europe  Legilla- 
teurs  &  non  pas  exécuteurs  des  Loix,  Princes  & 
non  pas  Juges,  fe  font  déchargés  de  cette  partie 
de  l'autorité  qui  peut  être  odieufe,  &  faifant  eux- 
mêmes  les  grâces  ont  commis  à  des  Magiftrats 
particuliers  la  diftribution  des  peines. 

Il  n'y  a  guéres  eu  d'Empereurs  plus  jaloux  de 
leur  autorité  que  Tibère  &  Severe,  cependant 
ils  fe  laiflerent  gouverner,  l'un  parSejan,  l'autre 
par  Plautien  d'une  manière  miferable. 

Les  profcriptions  de  Severe  firent  que  plu- 
fieurs  Soldats  de  Niger  (i)  fe  retirèrent  chez 
les  Parthes  (2),  ils  leur  aprirent  ce  qui  manquoit 


(i)  Herodien,  Vie  de  Severe. 

(2)  Le  mal  continua  fous  Alexandre.  Artaxerxès  qui 
rétablit  l'Empire  des  Perfes  fe  rendit  formidable  aux 
Romains,  parce  que  leurs  Soldats  par  caprice  ou  par 
libertinage  déferlèrent  en  foule  vers  lui.  Abrégé  de 
Xiphilin  du  livre  80  de  Dion. 


ET   DE    LEUR    DECADENCE.  1  83 

à  leur  Art  militaire,  à  faire  ufage  des  armes  Ro- 
maines, &  même  à  en  fabriquer,  ce  qui  fit  que 
ces  Peuples  (i)  qui  s'étoient  ordinairement  con- 
tentés de  fe  défendre,  furent  dans  la  fuite  prefque 
toujours  aggrefleurs. 

Il  efl  remarquable  que  dans  cette  fuite  de 
Guerres  Civiles  qui  s'élevèrent  continuellement, 
ceux  qui  avoient  les  Légions  d'Europe  vain- 
quirent prefque  toujours  ceux  qui  avoient  les 
Légions  d'Afie,  &  l'on  trouve  dans  l'Hiftoire  de 
Severe  qu'il  ne  pût  prendre  la  Ville  d'Atra  en 
Arabie,  parce  que  les  Légions  d'Europe  s'étant 
mutinées  il  fut  obligé  de  fe  fervir  de  celles  de 
Syrie. 

On  fentit  cette  différence  depuis  qu'on  com- 
mença (2)  à  faire  des  levées  dans  les  Provinces, 

(:)  C'est-à-dire  les  Perfes  qui  les  fuivirent. 

(2)  Augulte  rendit  les  Légions  des  Corps  fixes,  & 
les  plaça  dans  les  Provinces;  dans  les  premiers  tems 
on  ne  faifoit  de  levées  qu'à  Rome,  enfuite  chez  les 
Latins,  après  dans  l'Italie,  enfin  dans  les  Provinces. 
Ciceron  étant  dans  fon  Gouvernement  écrivoit  au 
Sénat  :  «Vous  ne  pouvez  compter  fur  les  levées  faites 
«  dans  ce  Païs-ci,  Bibulus  ayant  une  Commiffion 
«  pour  en  taire  en  Afie  n'en  a  rien  voulu  faire.  » 
Vefpafien  proclamé  Empereur  par  les  Armées  de 
Syrie  &  de  Judée  ne  fif  la  Guerre  à  Viteliius  qu'avec 


184      De  la  Grandeur  des  Romains, 

&  elle  fut  telle  entre  les  Légions  qu'elle  étoit 
entre  les  Peuples  mêmes,  qui  par  la  nature  & 
par  l'éducation  font  plus  ou  moins  propres  pour 
la  Guerre. 

Ces  levées  faites  dans  les  Provinces  produifirent 
un  autre  effet,  c'efl  que  les  Empereurs  pris  ordi- 
nairement dans  la  Milice  furent  prefque  tous 
étrangers  &  quelquefois  Barbares  ;  Rome  ne  fut 
plus  la  Maîtresse  du  Monde,  mais  elle  reçut  des 
Loix  de  tout  l'Univers. 

Chaque  Empereur  y  porta  quelque  chofe  de 
fon  Pais,  ou  pour  les  manières  ou  pour  les 
mœurs,  ou  pour  la  Police,  ou  pour  le  Culte,  & 
H  EL10GABALE  alla  jufqu'à  vouloir  détruire  tous 
les  objets  de  la  vénération  de  Rome,  &  ôter  tous 
les  Dieux  de  leurs  Temples  pour  y  placer  le  fien. 

Ceci  indépendamment  des  voyes  fecrettes  que 
Dieu  employa  &  que  lui  feul  connoît,  fervit 
beaucoup  à  l'établiflement  de  la  Religion  Chré- 
tienne, car  il  n'y  avoit  plus  rien  d'étranger  dans 
l'Empire,  &  l'on  y  étoit  préparé  à  recevoir  toutes 


les  Légions  de  Mœsie,  de  Pannonie  &  de  Dalmatie. 
Severe  défit  les  Légions  Afiatiques  de  Niger.  Conf- 
tantin  celles  de  Licinius. 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE.  i85 

les  Coutumes  qu'un  Empereur  y  voudroit  intro- 
duire. 

On  fait  que  les  Romains  reçurent  dans  leur 
Ville  les  Dieux  des  autres  Pais,  mais  ils  les  re- 
çurent en  Conquerans,  les  faifant  porter  dans  les 
Triomphes;   mais  lorfque  les  Etrangers  vinrent  ; 

eux-mêmes  les  établir,   on  les  reprima  d'abord. 
On  fait  de  plus    que  les  Romains  avoient  cou-  i 

tume   de  donner  aux   Divinités  étrangères  les  || 

noms  de  celles  des  leurs  qui  y  avoient  le  plus  de 
rapport  ;    mais   lorfque  les   Prêtres   des    autres  1 

Païs  voulurent  faire  adorer  à  Rome  leurs  Divi-  9 

nités  fous  leurs  propres  noms,  ils  ne  furent  pas 
foufferts,  &  ce  fut  un  des  grands  obltacles  que      s'il   y    avoit 
trouva  la  Religion  Chrétienne.  quelque  chofeau 

On  pourroit  appeller  Caracalla,  qui  fuc-    '"°"^^    ^^^^*'^ 

.  ,     ^  c  T-  ■     ,      ,    r  de  faire  douter 

céda  a  Severe,  non  pas  un  Tyran,  mais  le  def- 

de  la  Providence 

trucleur  des    hommes;    Caligula,  Néron  &      jiyj„e    c'eft 

DoMiTiEN  bornoient  leurs  cruautés  dans  Rome,     qu'elle    cornet 

celui-ci    alloit    promener    fa  fureur   dans    tout  fouvent  le  foin 

r Univers.  ^^^  ^'""  ^  '^^^ 

7-  1-1  ^.  ,,  Monflres  que  la    1 

Severe    avoit    employé    les    exactions   d  un  ! 

nature    à    vomi    ■ 

long    Règne  &    les   profcriptions    de    ceux   qui  ,       -r- 

<=>  o  f  f  n         sur     ta      Terre 

avoient  fuivi  le  parti  de  fes  Concurrens  à  amaflèr   comme  pour  s'en  i 
des  Tréfors  immenfes.  purger. 


i86       De  la  Grandeur  des  Romains, 

Caracalla  ayant  commencé  fon  Règne  par 
tuer  de  fa  propre  main  Geta  fon  frère,  elnplo.ya 
ces  richelTes  à  faire  fouffrir  fon  crime  aux  Sol- 
dats qui  aimoient  Geta,  &  difoient  qu'ils 
avoientfait  ferment  aux  deux  enfans  de  Severe, 
non  pas  à  un  feul. 

Ces  Trésors  amaflës  par  des  Princes  n'ont 
prefque  jamais  que  des  effets  funeftes,  ils  cor- 
rompent le  Succefleur  qui  en  efl  éblouï,  &  s'ils 
ne  gâtent  pas  fon  cœur,  ils  gâtent  fon  efprit  ;  il 
forme  d'abord  de  grandes  entreprifes  avec  une 
puiffance  qui  efl  d'accident,  qui  ne  peut  pas 
durer,  qui  n'efl  pas  naturelle,  &  qui  eft  plutôt 
enflée  qu'agrandie. 

Caracalla  pour  diminuer  l'horreur  de 
fon  adion  mit  Geta  au  rang  des  Dieux,  &  ce 
qu'il  y  a  de  fingulier,  c'eft  que  cela  lui  fut  exac- 
tement rendu  par  Macrin,  qui  après  l'avoir  fait 
poignarder,  voulant  apaifer  les  Soldats  Préto- 
riens qui  regretoient  ce  Prince  qui  leur  avoit 
tant  donné,  lui  fit  bâtir  un  Temple  &  y  établit 
des  Prêtres  Flamines  en  fon  honneur. 

Cela  fit  que  fa  mémoire  (i)  ne  fut  pas  flétrie, 

(I)  ^'Elius  Lampridius  ir.  Vit.  Alexand.  Scveri. 


ET    DE   LEUR    DECADENCE.  1F7 

&  que  le  Sénat  n'ofant  pas  le  juger,  il  ne  fut  pas 
mis  au  rang  des  Tyrans,  comme  Commode  qui 
ne  le  méritoit  pas  plus  que  lui. 

De  deux  grands  (i)  Empereurs  Adrien  &  Sé- 
vère, l'un  établit  la  Difcipline  militaire,  & 
l'autre  la  relâcha  ;  les  effets  répondirent  très- 
bien  aux  caufes,  les  Règnes  qui  suivirent  celui 
d'AoRiEN  furent  heureux  &  tranquilles,  après 
S  EVE  RE  on  vit  régner  toutes  les  horreurs. 

Les  profufions  de  Caracall.a.  envers  les  Sol- 
dats avoient  été  immenfes,  &  il  avoit  très-bien 
fuivi  le  confeil  que  fon  père  lui  avoit  donné  en 
mourant,  d'enrichir  les  gens  de  guerre,  &  de  ne 
s'embarafler  pas  des  autres. 

Mais  cette  Politique  n'étoit  gueres  bonne  que 
pour  un  Règne  ;  car  le  fucceffeur  ne  pouvant 
plus  faire  les  mêmes  dépenfes,  étoit  d'abord  maf- 
facré  par  l'Armée,  de  façon  qu'on  voyoit  tou- 
jours les  Empereurs  fages  mis  à  mort  par  les 
Soldats,  &  les  méchans  par  des  confpirations,  ou 
des  Arrêts  du  Sénat. 

Quand   un   Tyran  qui  fe  livroit  aux  gens  de 


(i)  Voye;^  l'Abrégé  de  Xiphilin,  Vie  d'Hadrien,  & 
Herodien,  Vie  de  Severe. 


j88       De  la  Grandeur  des  Romains. 

guerre  avoit  laiflë  les  Citoyens  exposés  à  leurs 
violences  &  à  leurs  rapines,  cela  ne  pouvoit  non 
plus  durer  qu'un  Règne,  car  les  Soldats  à  force 
de  détruire  alloient  jufqu'à  s'ôter  à  eux-mêmes 
leur  folde  ;  il  faloit  donc  fonger  à  rétablir  la  Dif- 
cipline  militaire,  entreprife  qui  coûtoit  toujours 
la  vie  à  celui  qui  ofoit  la  tenter. 

Quand  Caracalla  eut  été  tué  par  les  em- 
bûches de  Macrin,  les  Soldats  defesperés  d'avoir 
perdu  un  Prince  qui  donnoit  fans  mefure, élurent 
Heliogabale  ;  &  quand  ce  dernier,  qui  n'étant 
occupé  que  de  fes  fales  voluptés  les  lailToit  vivre 
à  leur  fantaifie,  ne  put  plus  être  fouffert,  ils  le 
maflacrerent  ;  ils  tuèrent  de  même  Alexandre 
qui  vouloit  rétablir  la  DifciplinejS:  parloit  de  les 
punir. 

Ainfi  un  Tyran   (i)   qui  ne  s'afTûroit  point  la 


(i)  Ces  libéralités  faites  aux  Soldats  venoient  d'une 
pratique  ancienne  dans  la  République,  celui  qui 
triomphoit  diftribuoit  quelques  deniers  à  chaque  Sol- 
dat de  l'argent  pris  fur  les  Ennemis,  c'étoit  peu  de 
chofe.  Dans  les  guerres  civiles  les  Soldats  &  le  Chef 
étant  également  corrompus,  ces  dons  devinrent  im- 
menfes  quoiqu'ils  fuffent  pris  fur  les  biens  des 
Citoyens,  &  les  Soldats  vouloient  un  partage  là  où  il 
n'y  avoit  pas  de  butin  ;  Cefar,  Octave,  Antoine  don- 


ET    DE   LEUR    DeCADENCE.  1 89 

vie^  mais  le  pouvoir  de  faire  des  crimes,  périf- 
foit  avec  ce  funefle  avantage  que  celui  qui  vou- 
droit  faire  mieux  périroit  après  lui. 

Après  Alexandre  on  élut  Maximin  qui  fut 
le  premier  Empereur  d'une  origine  Barbare.  Sa 
taille  gigantefque'&  la  force  de  fon  corps  l'avoit 
fait  connoîlre. 

11  fut  tué  avec  fon  fils  par  fes  foldats.  Les  deux 
premiers  Gordiens  périrent  en  Afrique.  Ma- 
xime, Balbin  &  le  troifième  Gordien  furent 
maflacrés;  Philippe  qui  avoit  fait  tuer  le  jeune 
Gordien  fut  tué  lui-même  avec  fon  fils,  & 
Dece  qui  fut  élu  en  fa  place  périt  à  fon  tour  par 
la  trahifon  de  (i)  Gallus. 
Ce  qu'on  appeloit  l'Empire  Romain  dans  ce 

nerent  fouvent  jufqu'à  cinq  mille  deniers  au  fimple 
Soldat,  le  double  aa  Chef  de  file,  aux  autres  à  pro- 
portion; un  denier  Romain  valoit  dix  afles,  ou  dix 
livres  de  cuivre. 

(i)  Cafaubon  remarque  fur  YHiJloire  Augujîe,  que 
dans  les  160  années  qu'elle  contient  il  y  eut  foixante- 
dix  perfonnes  qui  eurent  juftement  ou  injultement  le 
titre  de  Cefar.  Adeo  erant  in  illo  Principatu,  qiiem 
tamen  omnes  mirantur,  Comitia  Imperii  femper  in- 
certa.  Ce  qui  fait  bien  voir  la  différence  de  ce  Gou- 
vernement à  celui  de  France,  où  ce  Royaume  n'a  eu 
en  douze  cens  ans  de  tems  que  63.  Rois. 


igo       De  la  Grandeur  des  Romains, 

fiecle-là  étoit  une  efpece  de  République  irrégu- 
liere,  telle  à  peu  près  que  TAriflocratie  d'Alger, 
où  la  Milice  qui  a  la  puiffance  Souveraine,  fait 
&  défait  un  Magiftrat  qu'on  appelle  le  Dey  ;  & 
peut-être  eft-ce  une  Règle  affez  générale  que  le 
Gouvernement  militaire  eft  plutôt  Républicain 
que  Monarchique  à  certains  égards. 

Et  qu'on  ne  dife  pas  que  les  Soldats  ne  pre- 
noient  de  part  au  Gouvernement  que  par  leur 
defobéiffance  &  leurs  révoltes,  les  Harangues  que 
les  Empereurs  leur  faifoient,  ne  furent-elles  pas 
à  la  fin  du  genre  de  celles  que  les  Consuls  &  les 
Tribuns  avoient  faites  autrefois  au  Peuple  ?  Et 
quoi  que  les  Armées  n'euflent  pas  un  lieu  parti- 
culier pour  s'aflémbler,  qu'elles  ne  fe  conduifif- 
fent  point  par  de  certaines  formes,  qu'elles  ne 
fuffent  ordinairement  de  fang  froid,  délibérant 
peu  &  agiffant  beaucoup ,  ne  difposoient-elles 
pas  en  Souveraines  de  la  Fortune  publique  ?  Et 
qu'étoit-ce  qu'un  Empereur,  que  le  Miniltre 
d'un  Gouvernement  violent,  élu  pour  l'utilité 
particulière  des  Soldats  ? 

Quand   l'Armée  (i)  aflbcia  à    l'Empire  Phi- 

(i)  Voyez  Jules- Capitolin. 


ET  DE  LEUR  Decadexce.  rgi 

LIPPE,  qui  étoit  Préfet  du  Prétoire  du  troifieme 
Gordien,  celui  ci  demanda  qu'on  lui  laiffàt  le 
Commandement  entier,  &  il  ne  put  l'obtenir  ;  il 
harangua  l'Armée,  pour  que  la  Puiflance  fût 
égale  entr'eux,  &  il  ne  l'obtint  pas  non  plus  ;  il 
fupplia  qu'on  lui  laiflât  le  titre  de  Cefar,  &  on  le 
lui  refufa  ;  il  demanda  d'être  Préfet  du  Prétoire, 
&  on  re;etta  fes  prières  ;  enfin  il  parla  pour  fa 
vie.  L'Armée  dans  fes  divers  jugemens  exercoit 
la  iMagiflrature  fuprême. 

Les  Barbares  au  commencement  inconnus  aux 
Romains,  ensuite  feulement  incommodes,  leur 
étoient  devenus  redoutables  par  un  événement 
qui  n'avoit  jamais  eu,  &  qui  peut-être  n'aura 
jamais  de  pareil.  Rome  avoit  fi  bien  anéanti 
tous  les  Peuples  que  lorfqu'elle  fut  vaincue  elle- 
même,  il  fembla  que  la  Terre  en  eiit  enfanté  de 
nouveaux  pour  la  détruire. 

Les  Princes  des  grands  Etats  ont  ordinaire- 
ment peu  de  païs  voifins  qui  puifTent  être  l'ob- 
jet de  leur  ambition  ;  s'il  y  en  avoit  eu  de  tels  ils 
auroient  été  envelopés  dans  le  cours  de  la  con- 
quête ;  ils  font  donc  bornés  par  des  Mers,  des 
Montagnes  &  de  vafles  Deferts  que  leur  pau- 
vreté fait  méprifer;   aufTi  les  Romains  laillérent 


192       De  la  Grandeur  des  Romains, 

ils  les  Germains  dans  leurs  forêts  &  les  Peuples 
du  Nord  dans  leurs  Glaces,  &  il  s'y  conferva,  ou 
même  s'y  forma  des  Nations  qui  enfin  les  alTer- 
virent  eux-mêmes. 

Sous  le  Règne  de  Gallus  un  grand  nombre 
de  Nations  qui  fe  rendirent  enfuite  plus  célèbres, 
ravagèrent  l'Europe,  &  les  Perfes  ayant  envahi  la 
Syrie,  ne  quittèrent  leurs  Conquêtes  que  pour 
conferver  leur  butin. 

L'affreux  defordre  qui  étoit  dans  la  fucceflion 
à  l'Empire  étant  venu  à  fon  comble,  on  vit  pa- 
rortre  fur  la  fin  du  Règne  de  Valerien  &  pen- 
dant celui  de  G  a  L  L I E  N  fon  fils  trente  prétendants 
divers,  qui  s'étant  la  plupart  entredétruits,  ayant 
eu  un  Règne  très-court,  furent  nommés  Tyrans. 

Valerien  ayant  été  pris  par  les  Perfes,  & 
Gallien  fon  fils  négligeant  les  affaires,  les  Bar- 
bares pénétrèrent  par-tout;  l'Empire  fe  trouva 
dans  cet  état  où  il  fut  environ  un  fîecle  après  en 
Occident  (i),  &  il  auroit  dès  lors  été  détruit  fans 
un  concours  heureux  de  circonflances  qui  le 
relevèrent. 


(i)  Cent  cinquante   ans    après  fous   Honorius,  les 
Barbares  l'envahirent. 


ET    DE    LEUR    DECADENCE.  IqS 

Odenat  Prince  de  Palmyre,  allié  des  Ro- 
mains, chafla  les  Perfes  qui  avoient  envahi  pref- 
que  toute  l'Afie  ;  la  Ville  de  Rome  fit  une  Armée 
de  fes  Citoyens  qui  écarta  les  Barbares  qui  ve- 
noient  la  piller;  une  Armée  innombrable  de 
Scythes  qui  palloit  la  mer  avec  fix  mille  vaifTeaux 
périt  par  les  naufrages,  la  mifere,  la  faim,  &  fa 
grandeur  même;  &  Gallien  ayant  été  tué, 
Claude,  Aurelien,  Tacite  &  Probus, 
quatre  grands  hommes  qui  par  un  grand  bonheur 
lui  fuccederent,  rétablirent  l'Empire  prêt  à  périr. 


CHAPITRE  XVII. 
Changement  dans  l'Etat. 


^j  oui<  prévenir  les  trahifons  conti- 
f^  nuelles  des  Soldats,  les  Empereurs 
^^^^i,  s'aflbcierent  des  perlonnes  en  qui 
ils  avoient  confiance,  &  Diocle- 
TiEN  fous  prétexte  de  la  grandeur  des  aflFaires, 
régla  qu'il  y  auroit  toujours  deux  Empereurs  & 
deux  Céfars  ;  il  jugea  que  les  quatre  principales 
Armées  étant  occupées  par  ceux  qui  auroient 
part  à  l'Empire,  elles  s'intimideroient  les  unes 
les  autres  ;  que  les  autres  Armées  n'étant  pas 
aflez  fortes  pour  entreprendre  de  faire  leur  Chef 
Empereur,  elles  perdroient  peu  à  peu  la  coutume 
d'élire,  &  qu'enfin  la  dignité  de  Cefar  étant  tou- 
jours fubordonnée,  la  puiflance  partagée  entre 


196      Of:  la  Grandeur  des  Romains, 


quatre  pour  la  fureté  du  Gouvernement,  ne  fe- 
roit  pourtant  dans  toute  fon  étendue  qu'entre 
■    les  mains  de  deux. 

Mais  ce  qui  contint  encore  plus  les  gens  de 
c^uerre.  c'eft  que  les  richefles  des  Particuliers  & 
la  fortune  publique  ayant  diminué,  les  Empe- 
reurs ne  purent  plus  leur  faire  des  dons  fi  confi- 
derables,  de  manière  que  la  recompenfe  ne  fut 
plus  proportionnée  au  danger  de  faire  une  nou- 
velle Election. 

D'ailleurs  les  Préfets  du  Prétoire,  qui  pour  le 
pouvoir  &  pour  les  fonctions  étoient  à  peu  près 
comme  les  Grands  Vifirs  de  ces  tems-là,  &  fai- 
foient  à  leur  gré  maflacrer  les  Empereurs  pour 
fe  mettre  en  leur  place,  furent  fort  abaifles  par 
CoNSTAXTiN,  qui  ne  leur  laillaque  les  fondions 
Civiles,  &  en  fit  quatre  au  lieu  de  deux. 

La  vie  des  Empereurs  commença  donc  à  être 

plus  affùrée,  ils  purent  mourir  dans  leur  lit,  & 

cela  fembla  avoir  un  peu  adouci  leurs,  mœurs  ; 

ils  ne  verferent  plus  le  fang  avec  tant  de  férocité  ; 

La     Tiranic  mais  comme  il  falloit  que  ce  pouvoir  immenfe 

changea  de  for-   ^ebordàt  quelque  part,  on  vit  un  autre  genre  de 

'"-'lii"^''-'"  "^'^  Tyrannie,  mais  plus  fourde  ;  ce  ne  furent  plus 

'J irans groJJTiers,     _: — . : ; .    .  , 

ils  devinrent  des  des  maflacres,  mais  des  Jugemens  iniques,  des 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  I97 


formes   de  Juftice  qui    fembloient   n'éloigner  la    Tirans  habilles. 

mort  que  pour  flétrir  la  vie,  la  Cour  fut  gouver-  ^"  ^^  '^"'^  ^« 

— — ; —  ~  effet      beaucoup 

née  &  gouverna  par  plus  d  artihces.  par  des  arts 

lZ . • viieux  que  vous 

plus  exquis,  avec  un  plus  grand  filence  ;  enfin  au    r^chie-? 
lieu  de  cette  hardieffe  à  concevoir  une  mauvaife 
aclion,  &  de  cette  impetuofité  à  la  commettre, 
on  ne    vit  plus   régner  que  les   vices  des  âmes 
foibles,  &  des  crimes  réfléchis. 


Il  s'établit  un  nouveau  genre  de  corruption  ; 
les  premiers  Empereurs  aimoient  les  plailîrs  ; 
ceux-ci  la  molefle,  ils  fe  montrèrent  moins  aux 
gens  de  guerre,  ils  furent  plus  oiiîfs,  plus  livrés 
à  leurs  domeftiques,  plus  attachés  à  leurs  palais, 
&  plus  feparés  de  l'Empire. 

Le  poifon  de  la  Cour  augmenta  fa  force  à 
mefure  qu'il  fut  plus  feparé;  on  ne  dit  rien,  on 
infinua  tout,  les  grandes  réputations  furent 
toutes  attaquées,  &  les  Miniftres  (i)  &  les  Ofli- 
ciers  de  guerre  furent  mis  fans  cefle  à  la  difcre- 
tion  de  cette  forte  de  gens  qui  ne  peuvent  fervir 
l'Etat,  ni  fouflrir  qu'on  le  ferve  avec  gloire. 

Enfin  cette  affabilité  des  premiers  Empereurs 


(1)  Voyez  ce  que   les  Auteurs  nous   difent   de   la 
Cour  &  de  Conftantius,  de  \'alens,  &c. 


igS       Df;  la  Gi^andf, un  des  Romains, 

qui  feule  pouvoir  leur  donner  le  moyen  de  con- 

noître  leurs  affaires,  fut  entièrement  bannie,  le 

Prince   ne  fut  plus  rien   que  fur  le   raport   de 

//  pcroit  que  quelques    Confidens,    qui  toujours  de   concert, 

cette     rufe     ejl    r  ^       ^         i      r       ~\     r       îTi    '■      T~-  T^      ^ 

•'       ■'     louvent  même  loriqu  ils  lembloient  être  d  opi- 

d'anciettne  dat-    —, \ .         ; 

nion  contraire,   ne  taifoient  auprès    de  lui  que 
te,  &  cependant    ■. ■ — . 

elle  n'a  pas  per-    l'office  d'un  feul. 

du  encore  de  fa       Le  fejour  de  plufieurs  Empereurs  en  Afie  & 

validité;   il  en   igm-  perpétuelle  rivalité  avec  les  Rois  de   Perfe 

efl  comme  ^de  firent  qu'ils  voulurent  être  adorés  comme  eux, 
certains  remèdes         ^  ,,  ...  _  ,, 

&  DiocLETiEN,  dautrcs  diient  Galère,  1  or- 
en    médecine  ; 

comme  les  pur-    '^^^'^^  P^^  ""  ^dlt. 

gâtions  dont  on  Ce  faite  &  cette  pompe  Afiatique  ayant  été 
Je  fervira  tant  établis,  les  yeux  s'y  accoutumèrent  d'abord,  & 
que      l  Univers  ^oj-fq^e   JuLiEN  voulut   mettre  de  la  fimplicité 

supfijlera.  ,     .  ,    n-       ,  r  ■  n 

&  de  la  modeltie  dans  les  manières,  on  appeila 

oubli  de  la  dignité  ce  qui  n'étoit  que  la  mémoire 

des  anciennes  mœurs. 

Quoique  depuis  Marc  Aurele  il  y  eût  eu 
plufieurs  Empereurs,  il  n'y  avoit  eu  qu'un  Em- 
pire, &  l'autorité  de  tous  étant  reconnut  dans 
les  Provinces,  c'étoit  une  puilïance  unique  exer- 
cée par  plufieurs. 

Mais.GALERE   (i)    &    Constance    Chlore 

(i)  Voyez  Orofe,  1.  7,  &  Aurelius  Viclor. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  1 99 

n'ayant  pu  s'accorder,  ils  partagèrent  réellement 
l'Empire,  &  par  cet  exemple  qui  fut  dans  la 
fuite  fuivi  par  Consta  ntin  qui  prit  le  plan  de 
Galère  &  non  pas  celui  de  Diocletien,  il 
s'introduifit  une  Coutume  qui  fut  moins  un 
Changement  qu'une  Révolution. 

Déplus  l'envie  qu'eut  Constantin  de  faire 
une  Ville  nouvelle,  la  vanité  de  lui  donner  fon 
nom,  le  détermina  à  porter  en  Orient  le  Siège 
de  l'Empire.  Quoique  l'enceinte  de  Rome  ne  fût 
pas  à  beaucoup  près  fi  grande  qu'elle  eft  à  pre- 
fent,  les  Faubourgs  en  étoient  prodigieufement 
étendus;  l'Italie  pleine  de  Maifons  de  plaifance 
n'étoit  proprement  que  le  Jardin  de  Rome  ;  les 
Laboureurs  étoient  en  Sicile,  en  Afrique  (i),  en 
Egypte,  &  les  Jardiniers  en  Italie;  les  Terres 
n'étoient  prefque  cultivées  que  par  les  Efclaves 
des  Citoyens  Romains  ;  mais  lorfque  le  Siège  de 
l'Empire   fut  établi   en   Orient,    Rome  prefque 


(i)  On  portoit  autrefois  d'Italie,  dit  Tacite,  du  bled 
dans  les  Provinces  reculées,  &  elle  n'eft  pas  encore 
fterile  ;  mais  nous  cultivons  plutôt  l'Afrique  & 
l'Egypte,  &  nous  aimons  mieux  expofer  aux  accidents 
la  vie  du  Peuple  Romain.  Annal.,  1.  12,  c.  43. 


200      De  la  Grandeur  des  Romains, 

entière  y  pafla,  les  Grands  y  menèrent  leurs 
Efclaves,  c'eft-à-dire  prefque  tout  le  Peuple, 
&  l'Italie  fut  privée  de  fcs  habitans. 

Pour  que  la  nouvelle  Ville  ne  cédât  en  rien  à 
l'ancienne,  Constantin  voulut  qu'on  y  diftri- 
buâtauffi  du  bled,  &  ordonna  que  celui  d'Egypte 
feroit  envoyé  à  Conflantinople,  &  celui  de 
l'Afrique  à  Rome,  ce  qui,  me  semble,  n'étoi:  pas 
fort  fenfé. 

Dans  le  tems  de  la  République  le  Peuple  Ro- 
main Souverain  de  tous  les  autres  devoir  naturel- 
lement avoir  part  aux  tributs  ;  cela  fit  que  le 
Sénat  lui  vendit  d'abord  du  bled  à  bas  prix,  & 
enfuite  le  lui  donna  pour  rien.  Lorfque  le  Gou- 
vernement fut  devenu  Monarchique  cela  fubfifta 
contre  les  principes  de  la  Monarchie  ;  on  laiffoit 
cet  abus  à  caufe  des  inconveniens  qu'il  y  auroit 
eu  à  le  changer,  mais  Constantin  fondant 
une  Ville  nouvelle  l'y  établit  fans  aucune  bonne 
raifon. 

Lorfqu'AuGusTE  eut  conquis  l'Egypte  il 
aporta  à  Rome  le  tréfor  des  Ptolomées,  cela  y 
fit  à  peu  près  la  même  Révolution  que  la  décou- 
verte des  Indes  a  fait  depuis  en  Europe,  &  que 
de  certains   Syftêmes  ridicules  ont  fait  de  nos 


ET   DE    LEUR    DECADENCE. 


jours  ;  les  fonds  (i)  doublèrent  à  Rome,  & 
comme  Rome  continua  d'attirer  à  elle  les  Ri- 
chefles  d'Alexandrie  qui  recevoit  elle-même  celles 
de  l'Afrique  &  de  l'Orient,  l'or  &  l'argent  de- 
vinrent très-communs  en  Europe,  ce  qui  mit 
les  Peuples  en  état  de  payer  des  impôts  très- 
conliderables  en  efpèces. 

Mais  lorfque  l'Empire  eut  été  divifé,  ces  ri- 
chefles  allèrent  à  Conftantinople  ;  on  fait  d'ail- 
leurs que  les  Mines  d'Allemagne  n'étoient  point 
encore  (2)  ouvertes,  qu'il  y  en  avoit  très-peu  en 
Italie  &  dans  les  Gaules,  que  les  Mines  d'Ef- 
pagne  n'étoient  gueres  plus  travaillées  depuis  les 
Carthaginois,  ou  du  moins  n'étoient  plus  fi 
riches,  l'Italie  qui  n'avoit  plus  que  des  Jardins 
abandonnés  ne  pouvoit  par  aucun  moyen  atti- 
rer l'argent  de  l'Orient,  pendant  que  l'Occident 
pour  avoir  de  fes  Marchandifesy  envoyoit  le  lien. 
L'Or  &  l'Argent  devinrent  donc   extrêmement 


(i)  Suétone  in  Aiig.  Orofe,  Livre  6.  Les  thréfors  de 
Macédoine  qu'on  y  avoit  aportés  auparavant  avoient 
fait  celTer  tous  les  tributs  :  unius  Imperatoris prœda 
finem  attulit  tributorum.  Ciceron,  des  Offices,  1.  2. 

{2)  Tacite  de  moribus  Germanorum  le  dit  formel- 
lement. 


202       De  la  Grandeur  des  Romains, 


axime  exclu- 


Siiii  se  )■( 


rares  en  Europe,  mais  les  Empereurs  y  voulurent 

exiger  les  mêmes  tributs;  ce   qui   perdit   tout. 
dnit  à  ncjama  s         t       r         i    /-^ 

,        .                   Lorique  le  Gouvernement  a  une  certaine  forme 
changer    rien  — ■ 2 

dans  un  troiiver-   établie,  &  que  les  chofes  fe  font  mifes  dans  une 
nement   avens     fituation,  il  ell:  prefque  toujours  de  la  prudence 

que  de /avoir  par   de  les   y  laiffer,   parce  que   les    raifons  fouvent 

l'expérience     ce  r        '■        1    '■  '■    7  ;  ~, 

^.  compliquées  &  inconnues   qui  font  qu  un  pareil 

quipottroit  con- — — — — ^ 

.    .  ,               Etat  a  fubliué.  fontqu  il  le  maintiendra  encore: 
venir  a  la  nature 2 ^ 

de  cet  État  ou   i^'iis  quand  on  change  le  Syftcme  total,   on  ne 

ce  qui  lui  pou-   peut  remédier  qu'aux  inconveniens  qui  le  pre- 

roit    être    con-  fentent  dans  la  Théorie,  &  on  en  laille  d'autres 

laire.    Ae    Je   que  la  pratique  feule  peut  faire  découvrir. 

point  préocuper    — — — : : t;t: ! — -"r: 

Ainli  quoique  1  Empire  ne  lut  deia  que  trop 
pour  ou  contre  -i        ^  i  >     -i.  i 

ce  qui  ejl  établi;  S^'^nd,  la  divifion  qu'on  en  fit  le  ruina,  parce  que 

voir  tout  par  fes  toutes  les  parties  de  ce  grand  Corps  depuis  long- 

yeux,  juger  par  tems  enfemble  s'étoient,  pour  ainfi  dire,  ajuftées 

joi-nvjme.&nin-  pour  y  refter,  &  dépendre  les  unes  des  autres. 

troduire  en/uitc  ,  .  ..  .     ^      . 

Constantin  (i)  après  avoir  arloibli  la  Capi- 
que  ce  que  la  rai- 

jhn  veut   qu'on   ^^^^  ^^"^P^  ^^"^  ^^^^^  '^'^"P   ^^'"  ^^^    Frontières,  il 


change  ou  qu  on 
corige. 


(i)  Dans  ce  qu'on  dit  de  Conllantin  on  ne  choque 
point  les  Auteurs  Ecclefialtiques  qui  déclarent  qu'ils 
n'entendent  parler  que  des  actions  de  ce  Prince  qui 
ont  du  raport  à  la  piété  &  non  de  celles  qui  en  ont 
au  gouvernement  de  l'Etat.  Eufebe,  Vie  de  Conjl., 
1.  I,  c.  9.  Socrate,  1.  i.  c.  i. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  2o3 


ôta  les  Légions  qui  croient  fur  le  bord  des 
grands  fleuves,  &  les  difperfa  dans  les  Provinces, 
ce  qui  produifit  deux  maux,  l'un  que  la  barrière 
qui  contenoit  tant  de  Nations,  fut  ôtée,  &  l'autre 
que  (i)  les  Soldats  vécurent  &  s'amolirent  dans 
le  Cirque  &  dans  les  (2)  Théâtres. 

Lorfque  Constantjus  envoya  Julien  dans 
les  Gaules,  il  trouva  que  cinquante  Villes  le  long 
du  Rhin  (3)  avoient  été  prifes  par  les  Barbares, 
que  les  Provinces  avoient  été  faccagées,  qu'il  n'y 
avoit  plus  que  l'ombre  d'une  Armée  Romaine 
que  le  feul  nom  des  Ennemis  faifoit  fuir. 

Ce  Prince  par  fa  (4)  fogefle,  ût  conftance,  fon 

(i)  Zofime,  1.2. 

(2)  Depuis  rétablilïement  du  Chriftianifme  les 
combats  des  Gladiateurs  devinrent  rares,  Conllantin 
delïendit  d'en  donner;  mais  cette  barbare  coutume 
ne  fut  entièrement  abolie  que  fous  Honorius, comme 
il  paroît  par  Theodoret  &  Othon  de  Frifingue,  les 
Romains  ne  retinrent  de  leurs  anciens  fpeclacles  que 
ce  qui  pouvoit  affoiblir  les  courages  &  avoit  attrait 
à  la  volupté.  Dans  les  tems  précedens,  avant  que  les 
Soldats  partiffent  pour  l'Armée,  on  leur  donnoit  un 
combat  de  Gladiateurs  pour  les  accoutumer  à  voir 
le  fang,  le  fer  &  les  bleffures,  &  à  ne  pas  craindre 
l'ennemi.  Jules  Capit.  Vie  de  Maxime  &  de  Balbin. 

(3)  Ammien  Marcellin.  1.  lô.  17  &  i8. 

(4)  Ammien  Marcellin.  ibid. 


204       De  la  Grandeur  des  Romains, 

(Economie,  fa  conduite,  fa  valeur,  &  une  fuite 
continuelle  d'actions  héroïques  rechalTa  les  Bar- 
bares, &  la  terreur  de  fon  nom  les  contint  (i) 
tant  qu'il  vécut. 

Valentinien  fentit  plus  que  perfonne  la  né- 
ceflité  de  l'ancien  plan,  il  employa  toute  fa  vie  à 
fortifier  les  bords  du  Rhein,  à  y  faire  des  levées, 
y  bâtir  des  Châteaux,  y  placer  des  Troupes,  leur 
donner  le  moyen  d'y  subfifter;  mais  il  arriva 
dans  le  monde  un  Evénement  qui  détermina 
Val  en  s  fon  frère  à  ouvrir  le  Danube,  &  eut 
d'effroyables  fuites. 

Dans  le  pais  qui  elt  entre  les  Palus  Meotides, 
les  Montagnes  du  Caucase,  &  la  Mer  Cafpienne 
il  y  avoit  plufieurs  Peuples  qui  étoient  la  plu- 
part de  la  Nation  des  Huns  ou  de  celle  des 
Alains  ;  leurs  terres  étoient  extrêmement  fertiles, 
ils  aimoient  la  guerre  &  le  brigandage,  ils  étoient 
prefque  toujours  à  cheval  ou  fur  leurs  Chariots, 
&  erroient  dans  le  païs  oîi  ils  étoient  enfermés, 
ils  faifoient  bien  quelques  ravages  fur  les  fron- 
tières de  Perie  &  d'Arménie,  mais  on  gardoit  ai- 


(i)  Voyez  le  magnifique  Eloge  qu'Ammien   Mar- 
cellin  fait  de  ce  Prince,  1.  25. 


ET   DE    LEUR    DECADENCE.  2o5 


lement  les  Portes  Cafpiennes,  &  ils  pouvoient 
difficilement  pénétrer  dans  la  Perfe  par  ailleurs  ; 
comme  ils  (i)  n'imaginoient  point  qu'il  fût  pof- 
fible  de  traverfer  les  Palus  Meotides,  ils  ne  con- 
naifloient  pas  les  Romains,  de  façon  que  pen- 
dant que  d'autres  Barbares  ravageoient  l'Empire, 
ils  reftoient  dans  les  limites  que  leur  ignorance 
leur  avoit  données. 

Quelques-uns  ont  dit  (2)  que  le  limon  que  le 
Tanaïs  avoit  aporté,  avoit  formé  une  efpece  de 
croûte  fur  le  Bofphore  Cimmerien,  fur  laquelle 
ils  avoient  palTé  ;  d'autres  (3),  que  deux  jeunes 
Scythes  pourfuivant  une  biche  qui  traverfa  ce 
bras  de  mer,  le  traverferent  aulîi,  ils  furent 
étonnés  de  voir  un  nouveau  Monde,  &  retour- 
nant dans  l'ancien  ils  aprirent  à  leurs  Compa- 
triotes (4)  les  nouvelles  Terres,  &  fi  j'ofe  me  fer- 
vir  de  ce  terme,  les  Indes  qu'ils  avoient  décou- 
vertes. 

D'abord   des    Armées  innombrables  de  Huns 

(i)  Procope,  Hijloire  mêlée. 

(2)  Zofime,  1.  4. 

(3)  Jornandes,  de  rébus  Geticis.  Hijl,  mêlée  de  Pro- 
cope. 

(4)  Voyez  Sozomene,  1.  6. 


2o'3      De  la  Grandeur  des  Romains, 

paflèrent,  &  rencontrant  les  Gots  les  premiers, 
les  chafferent  devant  eux  ;  il  fembloit  que  ces 
Nations  fe  précipitafTent  les  unes  fur  les  autres, 
&  que  l'Afie  pour  pefer  fur  l'Europe  eût  acquis 
un  nouveau  poids. 

Les  Gots  eflrayés  fe  préfenterent  fur  les  bords 
du  Danube,  &  les  mains  jointes  demandèrent 
une  retraite.  Les  (i)  flateurs  de  Valens  faifirent 
cette  occafion,  &  la  lui  repréfenterent  comme 
une  Conquête  heureufe  d'un  nouveau  Peuple 
qui  venoit  deffendre  l'Empire,  &  l'enrichir. 

Valens  ordonna  qu'ils  paiïeroient  fans  ar- 
mes (2),  mais  pour  -de  l'argent  fes  officiers  leur 
en  lailTerent  tant  qu'ils  voulurent;  il  leur  fit 
diflribuer  des  terres,  mais  à  la  différence  des 
Huns,   les   Gots   (3)  n'en  cultivoient  point  ;    on 

(i)  Ammien  Marcellin,  1.  2y. 

(2)  De  ceux  qui  avoient  reçu  ces  ordres  celui-ci 
conçut  un  amour  infâme,  celui-là  fut  épris  de  la 
beauté  d'une  femme  Barbare  &  devint  efclave  d'une 
femme  efclave,  les  autres  furent  corrompus  par  des 
prefens,  des  habits  de  lin  &  des  couvertures  brodées 
de  franges,  on  n'eut  ti  autre  foin  que  de  remplir  fa 
maison  d'efclaves  &  fes  fermes  de  bétail.  Hijloire  de 
Dexipe. 

(3)  Voyez  l'Hiftoire  Gotique  de  Prifcus  où  cette 
différence  efl  bien  établie. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  7.0J 

les  priva  même  du  bled  qu'on  leur  avoit  promis; 
ils  mouroient  de  faim,  &  ils  étoient  au  milieu 
d'un  païs  riche,  ils  étoient  armes,  &  on  leur  fai- 
loit  des  injuftices.  Ils  ravagèrent  tout  depuis 
le  Danube  jufqu'au  Bofphore,  exterminèrent 
Valens  &  fon  Armée,  &  ne  repafferent  le  Da- 
nube que  pour  abandonner  l'affrcufe  (i)folitude 
qu'ils  avoient  faite.    . 

On  demandera  peut-être  comment  des  Nations  qui 
ne  cultivoient  point  les  Terres  pouvoient  devenir  fi 
puilïantes,  tandis  que  celles  de  l'Amérique  font  fi 
petites?  C'est  que  les  Peuples  pafieurs  ont  une  fub- 
fiftance  bien  plus  affurée  que  les  Peuples  chafTeurs. 

II  paroît  par  Ammien  Marcellin  que  les  Huns  dans 
leur  première  demeure  ne  labouroient  point  les 
champs,  ils  ne  vivoient  que  de  leurs  troupeaux  dans 
un  païs  abondant  en  pâturages  &  arrosé  par  quantité 
de  fleuves,  comme  font  encore  aujourd'hui  les  petits 
Tartares  qui  habitent  une  partie  du  niême  païs.  Il 
y  a  apparence  que  les  Peuples  depuis  leur  départ 
ayant  habité  des  lieux  moins  propres  à  la  nourri- 
ture des  troupeaux  commencèrent  à  cultiver  les 
terres. 

(i)  Voyez  Zofime,  1.  4;  voyez  aulTi  Dexipe  dans 
l'extrait  des  AmbalTades  de  Conftantin  Porphyro- 
genete. 


CHAPITRE  XVIII. 

Nouvelles  Maximes  prifes  par  les  Romains. 


P  uELQUEFoisla  làchcté  des  Empe- 
reurs, fou^ent  la  foibleffe  de  T Em- 
pire firent  que  l'on  chercha  à  ap- 
paifer  par  de  l'argent  les  Peuples 
qui  menaçoient  d'envahir.  Mais  la  paix  ne  peut 
point  s'acheter,  parce  que  celui  qui  la  vendue, 
n'en  efl  que  plus  en  état  de  la  faire  acheter  en- 
core. 

Il  vaut  mieux  courir  le  rifque  de  faire  une 
guerre  malheureufe,  que  de  donner  de  l'argent 
pour  avoir  la  paix  ;  car  on  rcfpecle  toujours  un 
Prince,  lorfqu'on  fait  qu'on  ne  le  vaincra'qu'a- 
près  une  longue  refiftance. 

D'ailleurs  ces  fortes  de  gratifications  fe  chan- 
geoient  en  tributs,  &  libres  au  commencement 

14 


2IO       De  la  Grandeur  des  Romains, 


devenoient  néceflaires  ;  elles  furent  regardées 
comme  des  droits  acquis,  &  lorfqu'un  Empereur 
les  refufa  à  quelques  Peuples,  ou  voulut  donner 
moins,  ils  devinrent  de  mortels  Ennemis.  Entre 
mille  exemples  l'Armée  que  Julien  (i)  mena 
contre  les  Perfes  fut  pourfuivie  dans  fa  retraite 
par  des  Arabes  à  qui  il  avoit  refufé  le  tribut  ac- 
coutumé; &  d'abord  après  fous  l'Empire  de  Va- 
LENTiNiEN  (2)  ks  Allemaus,  à  qui  on  avoit  offert 
des  prefens  moins  confidérables  qu'à  l'ordinaire, 
s'en  indignèrent,  &  ces  Peuples  du  Nord  déjà  gou- 
vernés par  le  point  d'Honneur,  fe  vangerent  de 
cette  infulte  prétendue  par  une  cruelle  guerre. 

Toutes  ces  Nations  qui  entouroient  l'Empire 
en  Europe  &  en  Afie,  abforberent  peu  à  peu  les 
richefles  des  Romains,  &  comme  ils  s'étoient 
agrandis  parce  que  l'or  &  l'argent  de  tous  les 
Rois  étoient  portés  chez  eux  (3),  ils  s'affoiblirent 

(i)  Amniien  Marcellin,  1.  25. 

(2)  Ammien  Marcellin,  1.  26. 

{'5)  «  Vous  voulez  des  richelTes,  difoit  un  Empe- 
reur à  fon  Armée  qui  murmwoit,  »  Voilà  le  pais  de 
«  Perfe,  allons-en  chercher,  croyez-moi,  de  tant  de 
«  threfors  que  poffedoit  la  République  Romaine,  il 
«  ne  refte  plus  rien,  &  le  mal  vient  de  ceux  qui  ont 
«  apris  aux  Princes  à  acheter  la  paix  des  Barbares, 


ET    DE   LEUR    DeCADENCE. 


parce  que  leur  or  &  leur  argent  fut  porté  chez 
les  autres. 

Les  fautes  que  font  les  hommes  d'Etat  ne  font 
pas  toujours  libres,  fouvent  ce  font  des  fuites 
néceflaires  de  la  fituation  où  l'on  efl,  &  les  in- 
convéniens  ont  fait  naître  les  inconveniens. 

La  Milice,  comme  on  a  déjà  vu,  étoit  devenue 
très  à  charge  à  l'Etat,  les  Soldats  avoient  trois 
fortes  d'avantages,  la  paye  ordinaire,  la  récom- 
penfe  après  le  fervice,  &  les  libéralités  d'accident 
qui  devenoient  fès-fouvent  des  droits  pour  des 
gens  qui  aveient  le  Peuple  &  le  Prince  entre 
leurs  mains. 

L'impuiflance  où  Ton  fe  trouva  de  payer  ces 
charges  fit  que  l'on  prit  une  Milice  moins  chère. 
On  fit  des  Traités  avec  des  Nations  Barbares  qui 
n'avoient  ni  le  luxe  des  Soldats  Romains,  ni  le 
même  efprit,  ni  les  mêmes  prétentions. 

Il  y  avoit  une  autre  commodité  à  cela  :  comme 
les  Barbares  tomboient  tout  à  coup  fur  un  pais, 

«  nos  Finances  l'ont  épuifées,  nos  Villes  détruites, 
«  nos  Provinces  ruinées.  Un  Empereur  qui  ne  con- 
«  noit  d'autres  biens  que  ceux  de  l'âme,  n'a  pas  honte 
«  d'avouer  une  pauvreté  honnête.  Amtn.  Marcell, 
a  1.  24.  » 


2  12       De  la  Grandeur  des  Romains, 

n'y  ayant  point  chez  eux  de  préparatifs  après  la  ' 
refolution  de  partir,  il  étoit  difficile  de  faire  des 
levées  à  temps  dans  les  Provinces.  On  prenoit 
donc  un  aulre  corps  de  Barbares  toujours  prêt  à 
recevoir  de  l'argent,  à  piller  &  à  fe  battre.  On 
étoit  fervi  pour  le  moment,  mais  dans  la  fuite, 
on  avoit  autant  de  peine  a  réduire  les  auxiliaires 
que  les  ennemis. 

Les  premiers  Romains  ne  mettoient  point  dans 
leurs  Armées  un  plus  grand  nombre  de  troupes 
(i)  auxiliaires  que  de  Romaines,  &  quoique  leurs 
Alliés  fuflént  proprement  des  Sujets,,  ils  ne  vou- 
loient  point  avoir  pour  Sujets  des  Peuples  plus 
belliqueux  qu'eux-mêmes. 

Mais  dans  les  derniers  temps,  non  feulement 
ils  n'obferverent  pas  cette  proportion  des  troupes 
auxiliaires  ;  mais  même,  ils  remplirent  de  Sol- 
dats Barbares  les  Corps  de  troupes  nationales. 

Ainfi  ils  établiflbient  des  ufages  tout  con- 
traires à  ceux  qui  les  avoient  rendus  maîtres  de 
tout  :  &  comme  autrefois  leur  Politique  conf- 
tante  fut  de  fe  referver  l'Art  militaire  &  d'en 

(i)  Celt  une  obfervatioii  de  Vegece,  &.  il  paroît  par 
Tite-Live  que  h  le  nombre  des  auxiliaires  excéda 
quelquefois,  ce  fut  de  bien  peu. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE. 


priver  lous  leurs  voifins,  ils  le  détruifoient  pour 
lors  chez  eux,  &  l'ctablilloient  chez  les  autres. 

Voici  en  un  mot  rHiftoire  des  Romains,  ils 
vainquirent  tous  les  Peuples  par  leurs  Maximes; 
mais  lorfqu'ils  y  furent  parvenus,  leur  Répu- 
blique ne  put  fubfifter  ;  il  falut  changer  de  Gou- 
vernement ;  &  des  maximes  contraires  aux 
premières  employées  dans  ce  Gouvernement 
nouveau,  firent  tomber  leur  Grandeur. 

Ce  n'eft  pas  la  Fortune  qui  domine  le  Monde, 
on  peut  le  demander  aux   Romains  qui  eurent       Tantilejl.c;)- 
une  fuite  continuelle  de  profperités  quand  ils  fe   ''"'«  que  tout  les 

;  TT  ~-         i  ô  r"777!    événements    ont 

gouvernèrent  lur  un  certain  plan,    &   une  luite 

\ ; ; — - — — — ——    leurs  raifons  en 

non  interrompue  de  revers  lorlqu  ils  le  condui-        *   .  , 
1 2 ce  qui  les  a  pr:- 

firent  fur  un  autre.  Il  y  a  des  caufes  générales,  ceJé-. 
foit  morales,  foit  phyfiques,  qui  agiffent  dans 
chaque  Monarchie,  l'élevent,  la  maintiennent, 
ou  la  précipitent;  tous  les  accidens  font  fournis 
à  ces  caufes,  &  fî  le  hazard  d'une  bataille,  c'eft- 
à-dire  une  caufe  particulière,  a  ruïné  un  Etat,  il 
y  avoit  une  caufe  générale,  qui  faifoit  que  cet 
Etat  devoit  périr  par  une  feule  bataille  :  en  un 
mot  l'allure  principale  entraîne  avec  elle  tous  les 
accidens  particuliers. 

Nous  voyons  que  depuis  près  de  deux  fiecles. 


2  14       De  la  Grandeur  des  Romains, 

les  troupes  de  terre  de  Dannemarc  ont  prefque 
toujours  été  batues  par  celles  de  Suéde  ;  il  faut 
qu'independemment  dix  courage  des  deux  Na- 
tions &  du  fort  des  armes,  il  y  ait  dans  le  Gou- 
vernement Danois  militaire  ou  civil  un  vice  in- 
térieur qui  ait  produit  cet  effet,  &  je  ne  le  crois 
point  difficile  à  découvrir. 

Enfin  les  Romains  perdirent  leur  Difcipline 
militaire,  ils  abandonnèrent  jufqu'à  leurs  propres 
armes.  Vegece  (  i  )  dit  que  les  Soldats  les  trouvant 
trop  pefantes  ils  obtinrent  de  l'Empereur  Gra- 
TiEN  de  quitter  leur  cuirafle  &  enfuite  leur 
cafque,  de  façon  qu'expofés  aux  coups  fansdé- 
fenfe  ils  ne  fongerent  plus  qu'à  fuir. 

Jl  ajoute  qu'ils  avoient  perdu  la  coutume  de 
fortifier  leur  camp,  &  que  par  cette  négligence 
leurs  Armées  furent  enlevées  par  la  Cavalerie 
des  Barbares. 

Les  Romains  parvinrent  à  commander  à  tous 
les  Peuples,  non  feulement  par  l'art  de  la  guerre, 
mais  aufli  par  leur  prudence,  leur  fagefl'e,  leur 
confiance,  leur  amour  pour  la  gloire  &  pour  la 
patrie.   Lorfque  fous  les  Empereurs  toutes  ces 

(i)  De  re  militari,  1.  i,  c.  lo. 


KT  DE  LEUR  Décadence.  2i5 

vertus  s'évanouirent,  l'Art  militaire  leur  reita, 
avec  lequel,  malgré  la  foiblelTe  &  la  tyrannie  de 
leurs  Princes,  ils  conferverent  ce  qu'ils  avoient 
acquis  :  mais  lorfque  la  corruption  fe  mit  dans 
la  Milice  même,  ils  devinrent  la  proye  de  tous 
les  Peuples. 

Un  Empire  fondé  par  les  armes  a  befoin  de  fe 
foutenir  par  les  armes  :  mais  comme  lorfqu'un 
Etat  efl  dans  le  trouble,  on  n'imagine  pas  com- 
ment il  peut  en  fortir,  de  même  lorfqu'il  eft  en 
paix  &  qu'on  refpecle  fa  puiflance,  il  ne  vient 
point  dans  l'efprit  comment  cela  peut  changer, 
il  néglige  donc  la  Milice  dont  il  croit  n'avoir 
rien  à  efpércr  &  tout  à  craindre,  &  fouvent 
môme  il  cherche  à  l'affoiblir. 

C'étoit  une  règle  inviolable  des  premiers  Ro- 
mains, que  quiconque  avoit  abandonné  fonpofte, 
ou  laiflé  fes  armes  dans  le  combat  étoit  puni  de 
mort.  Julien  &  Val  en  ti  ni  en  avoient  à  cet 
égard  rétabli  les  anciennes  peines,  mais  les  Bar- 
bares pris  à  la  folde  des  Romains  (i),  accoutumés 
à  faire  la  guerre  comme  la  font  aujourd'hui  les 

(i)  Ils  ne  vouloient  pas  s'alTujetir  aux  travaux  des 
Soldats  Romains.  Voyez  Ammien  Marcellin,  1.  i8, 
qui  dit  comme  une  chofe  extraordinaire  qu'ils  s'y 


2  I  C)  D  E    L  A    G  R  A  N  D  E  U  R    H  E  S    R  O  M  A  I  N  S  , 

Tartares,  à  fuir  pour  combatre  encore,  à  cher- 
cher le  pillage  plus  que  l'honneur,  étoient  inca- 
pables d'une  pareille  Difcipline. 

Telle  étoitla  Difcipline  des  premiers  Romains 
qu'on  y  avoit  vu  des  Généraux  condamner  à 
mourir  leurs  enfans  pour  avoir  fans  leur  ordre 
gagné  la  victoire  :  mais  quand  ils  furent  mêlés 
parmi  les  Barbares,  ils  y  contractèrent  un  efprit 
d'indépendance  qui  faifoit  le  caractère  de  ces 
Nations  ;  &  fi  l'on  lit  les  guerres  de  Belifaire 
contre  les  Gots,  on  verra  un  Général  prefque 
toujours  défobéi  par  fes  Officiers. 

Sylla  &  Sertorius  dans  la  fureur  des  guerres 
civiles  aimoient  mieux  périr  que  de  faire  quelque 
chofe  dont  Mitkridate  put  tirer  avantage; 
mais  dans  les  temps  qui  fuivirent,  dès  qu'un 
Miniflre  (i)  ou  quelque  Grand  crut  qu'il  impor- 

foumirent  en  une  occafion  pour  plaire  à  Julien  qui 
vouloit  mettre  des  Places  en  état  de  deflenfe. 

(i)  Cela  n'étoit  pas  étonnant  dans  ce  mélange  avec 
des  Nations  qui  avoient  été  errantes,  qui  ne  connoif- 
foient  point  de  patrie,  &  où  souvent  des  Corps  en- 
tiers de  troupes  prenoient  part  pour  l'ennemi  qui 
les  avoit  vaincus  contre  leur  Nation  même.  Voyez 
dans  Procope  ce  que  c'étoit  que  les  Gots  fous  Vi- 
tigès. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  217 

toit  à  fou  avarice,  à  fa  vangeance,  à  fon  ambi- 
tion de  faire  entrer  les  Barbares  dans  l'Empire, 
i-l  le  leur  donna  d'abord  à  ravager. 

Il  n'y  a  point  d'Etat  où  l'on  ait  plus  befoin  de 
tributs  que  dans  ceux  qui  s'affoiblilïent,  de  forte 
que  l'on  eft  obligé  d'augmenter  les  charges  à 
mefure  que  l'on  eft  moins  en  état  de  les  porter 
bientôt  ;  dans  les  Provinces  Romaines,  les  tributs 
devinrent  intolérables. 

Il  faut  lire  dans  (i)  Salvien  les  horribles  exac- 
tions que  l'on  faifoit  fur  les  Peuples.  Les  Citoyens 
pourfuivis  par  les  traitans  n'avoient  d'autre  ref- 
fource  que  de  fe  réfugier  chez  les  Barbares,  ou 
de  donner  leur  liberté  au  premier  qui  la  vouloit 
prendre. 

(2)  Ceci  fervira  à  expliquer  dans  notre  Hiftoire 
Françoife  cette  patience  avec  laquelle  les  Gaulois 
fouffrirent  la  révolution  qui  devoit  établir  cette 
différence  accablante,  entre  une  Nation  noble  & 


(i)  Voyez  tout  le  5.  livre  De  Gubernatione  Dei. 
Voyez  auffi  dans  l'Ambaffade  écrite  par  Prifcus  le 
Difcours  d'un  Romain  établi  parmi  les  Huns  fur  la 
félicité  dans  ce  pais-là. 

(z)  Les  Barbares  n'introduifirent  guère  rien  qui 
n'eût  été  plus  cruellement  exercé  avant  eux.  Voyez 
encore  Salvien,  1.  5. 


2iS    Dk  la  Grandeur  des  Romains,  etc. 

une  Nation  roturière  ;  une  Nation  qui  fe  refer- 
voit  la  Liberté  &  l'exercice  des  armes,  &  une 
autre  deftinée  par  la  loi  de  fa  fervitude  à  cultiver 
les  champs,  auxquels  chaque  Particulier  devoir 
être  attaché  pour  jamais. 


\^;>^^,^^ 


hm. 


iPjjaj, 


CHAPITRE  XIX. 

I.  Grandeur  d' Attila.  2.  Caiife  de  TEta- 
blij/ement  des  Barbares.  3.  Raifons  pour- 
quoi l'Empire  d'Occident  fut  le  premier 
abbattu. 


OMME  dans  le  temps  que  l'Empire 
'f^  s'afibibliflbit,  la  Religion  Chrc- 
/Av^'i:^'/!^  tienne  s'établilloit,  les  Chrétiens 
'^'^  reprochoient  aux  Payens  cette  dé- 
cadence, &  ceux-ci  en  demandoient  compte  à  la 
Religion  Chrétienne;  les  Chrétiens  (i)  difoient 
que  DiocLETiEN  avoir  perdu  l'Empire  en  s'af- 
fociant  trois  Collègues,  parce  que  chaque  Empe- 
reur vouloit  faire  d'auffi  grandes  dépenfes  &  en- 
tretenir d'aufli  fortes  Armées  que  s'il  avoit  été 


(\)  Lactancc,  de  la  mort  des  Perfcciiteurs. 


220       De  la  Grandeur  des  Romains, 


I 


On    trouvera  fg^l  ;   que  par-là  le  nombre  de  ceux  qui  rece- 

gue     dans     les    ,.^-   „»      >   „      T  '■       '■  ; T 

soient   n  étant   pas  proportione  au  nombre  de 

Etats  les  mieux    ' — ^ 

réglé; le  nombre  ^^"^  q^i    donnoient.    les   charges  devmrent  Ti 

de  ceux  qui  re-  gf^^des  que  les  Terres  furent  abandonnées  par 

foivent  n'eji pas  les  Laboureurs  &  fe  changèrent  en  forêts;  les 

p-oporcioné  à     Payens  au  contraire  ne  ceflbient  de  crier  contre 

\   qui    don-   un  Culte  nouveau  inouï  jufqu'alors  ;   &  comme 

7  „  autrefois  dans  Rome  floriflante  on  attribuoit  les 

L'eft  que     les 

mes  font  inté-   'iebofdemens  du  Tybre  &  les  autres  effets  de  la 

/l's,  avares  &   Nature  à  la  colère  des  Dieux,  de  même  dans 

>.iigues.  Rome  mourante  on  imputoit  les  malheurs  à  un 

nouveau  Culte.   &  au  renverfement  des  anciens 

Autels. 

Ce  fut  le  Préfecl  Symmaque,    qui  dans  une 

,  Lettre   écrite   (ij    aux   Empereurs  au   fujet   de 

l'Autel  de  la  Vicloire,  fit  le  plus  valoir  contre  la 

Religion  Chrétienne  des    raifons   populaires  & 

par  conféquent  très-capables  de  feduire. 

Quelle  chofe  peut  mieux  nous  conduire  à  la 
connoifTance  des  Dieux,  difoit-il,  que  l'expé- 
rience de  nos  profperités  paflees  ?  Nous  devons 
être  fidèles  à  tant  de  fiecles  &  fuivre  nos  Pères 
qui  ont  fuivi  fi   heureufement  les  leurs.  Penfez 

(i)  Lettres  de  Simmaque.  1.  lo.  L;  34. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  221 


que  Rome  vous  parle  &vous  dit  :  Grands  Princes, 
Pères  de  la  Patrie,  refpeclez  mes  années  pendant 
lefquelles  j'ai  toujours  observé  les  Cérémonies 
de  mes  Ancêtres.  Ce  Culte  a  fournis  l'Univers  à 
mes  Loix.  C'eft  par-là  qu'AwNiBAL  a  été  re- 
poussé de  mes  murailles,  &  que  les  Gaulois  l'ont 
été  du  Capitole.  C'eft  pour  les  Dieux  de  la 
Patrie  que  nous  demandons  !a  paix,  nous  la  de- 
mandons pour  les  Dieux  Indigetes.  Nous  n'en- 
trons point  dans  des  difputes  qui  ne  conviennent 
qu'à  des  gens  oififs,  &  nous  voulons  offrir  des 
prières  &  non  pas  des  combats. 

Trois  Auteurs  célèbres  répondirent  à  Symma- 
que.  Orofe  compofa  fon  Hiftoire  pour  prouver 
qu"il  y  avoit  toujours  eu  dans  le  monde  d'aulTi 
grands  malheurs  que  ceux  dont  fe  plaignoient 
les  Payens.  Saîvien  fit  fon  Livre  (i)  où  il  fou- 
tint  que  c'étoient  les  déreglemens  des  Chrétiens 
qui  avoient  attiré  les  ravages  des  Barbares,  & 
faint  (2)  Auguftin  fit  voir  que  la  Cité  du  Ciel 
étoit  différente  de  cette  Cité  de  la  Terre,  oii  les 
anciens  Romains  pour  quelques  vertus  humaines 


(O  Du  Gouvernement  de  Dieu. 
(2)  De  la  Cité  de  Dieu. 


2  22       De  la  Grandeur  des  Romains, 

avoient  reçu  des  recompenfcs  aulTi  vaines  que 
ces  vertus. 

Nous  avons  dit  que  dans  les  premiers  temps  la 
Politique  des  Romains  fut  de  divifer  toutes  les 
PuilTances  qui  leur  faifoient  ombrage;  dans  la 
fuite  ils  n'y  purent  réuflir.  11  falut  souffrir 
qu'AxTiLA  fournît  toutes  les  Nations  du  Nord, 
il  s'étendit  depuis  le  Danube  jufqu'ati  Rhein, 
détruifit  tous  les  Forts  &  tous  les  Ouvrages  qu'on 
avoit  faits  fur  ces  fleuves  &  rendit  les  deux  Em- 
pires tributaires. 

Theodose,  difoit-il  (i)  infolemment,  efl  fils 
d'un  père  très-noble  aufTi  bien  que  moi  ;  mais  en 
me  payant  le  tribut  il  ell  déchu  de  fa  nobleflfe,  & 
ell  devenu  mon  efclave,  il  n'eft  pas  jufle  qu'il 
dreffe  des  embûches  à  fon  Maître,  comme  un 
efclave  méchant. 

11  ne  convient  pas  à  l'Empereur,  difoit-il  dans 
une  autre  occafion,  d'être  menteur,  il  a  promis 
à  un  de  mes  Sujets  de  lui  donner  en  mariage  la 
fille  de  Saturnilus,  s'il  ne  veut  pas  tenir  fa  pa- 
role, je  lui  déclare  la  guerre;  s'il  ne  le  peut  pas 

(i)  Hiltoire  Gottique  &  Relation  de  l'AmbiilT.  écrite 
par  Prifjus.  C'étoit  Theodofe  le  jeune. 


ET   DE    LEUR    DkCADENCE.  223 

&  qu'il  foit  dans  cet  état  qu'on  oie  lui  delbbéir, 
je  marche  à  fon  fecours. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  filt  par  modération 
qu'ATTiLA  laifla  fubfifter  les  Romains,  il  fuivoit 
les  mœurs  de  fa  Nation  qui  le  portoient  à  fou- 
mettre  les  Peuples,  &  non  pas  à  les  conquérir. 
Ce  prince  dans  fa  Maifon  de  bois  où  nous  le  re- 
prefente  Prifcus  (i),  Maître  de  toutes  les  Nations 
Barbares,  &  en  (2)  quelque  façon  de  prefque  tou- 
tes celles  qui  étoient  policées  étoit  un  des  grands 
Monarques  dont  l'Histoire  ait  jamais  parlé. 

On  voyoit  à  fa  Cour  les  Ambafladeurs  des  Ro- 
mains d'Orient,  &  de  ceux  d'Occident,  qui  ve- 
noient  recevoir  fes  Loix  ou  implorer  fa  clémence; 
tantôt  il  demandoit  qu'on  lui  rendît  les  Huns 
transfuges,  ou  les  efclaves  Romains  qui  s'étoient 
évadés;  tantôt  il  vouloit  qu'on  lui  livrât  quelque 
Miniftre  de  l'Empereur  :  il  avoit  mis  fur  l'Empire 
d'Orient  un  tribut  de  deux  mille  cent  livres  d'or, 
il  recevoit  les  apointemens  de  Général  (îes  Ar- 


(t)  Hilt.  Gottique  :  Hœ  fedes  Régis  Barbariem 
totam  tenentis  hœc  captis  Civitatibus  habitacula  prce- 
ponebat.  Jornandes  de  Reb.  Geticis. 

(2)  Il  paroît  par  la  Relation  de  Prifcus  qu'on  pen- 
foit  à  la  Cour  d'Attila  à  foumettre  encore  les  Pcrfes. 


224      C*E  LA  Grandeur  des  Romains, 


mées  Romaines,  il  envoyoit  à  Conftantinople, 
ceux  qu'il  vouloit  recompenfer  afin  qu'on  les 
comblàtde  biens,  faifant  un  trafic  continuel  de  la 
fraveur  des  Romains. 


Il  (i)  éioit  craint  de  les  Sujets,  &  il  ne  paroît 
pas  qu'il  en  fût  haï.  Prodigieufement  fier  et  ce- 
pendant rufé,  ardent  dans  fa  colère,  mais  fâchant 
pardonner  ou  différer  la  punition  fuivant  qu'il 
convenoit  à  fes  intérêts,  ne  faifant  jamais  la 
guerre  quand  la  paix  pouvoit  lui  donner  aflez 
d'avantages,  fidèlement  fervi  des  Rois  même  qui 
étoient  fous  fa  dépendance,  il  avoit  gardé  pour 
lui  feul  l'ancienne  fimplicité  des  moeurs  des 
Huns  :  du  refle  on  ne  peut  guère  louer  fur  la 
bravoure  le  Chef  d'une  Nation  où  les  enfans  en- 
iroient  en  fureur  au  récit  des  beaux  faits  d'armes 
de  leurs  pères,  &  où  les  pères  verfoient  des  lar- 
mes parce  qu'ils  ne  pouvoient  pas  imiter  leurs 
enfans. 

Après  fa  mort  toutes  les  Nations  Barbares  fe 
rediviferent,  mais  les  Romains  étoient  fi  foibL's 
qu'il  n'y  avoit  pas  de  fi  petit  Peuple  qui  ne  pût 
leur  nuire. 

(i)  11  faut  conlulter  fur  le  caractère  de  ce  Prince  & 
les  mœurs  de  fa  Cour,  Jornandes  &  Prifcus. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


Ce  ne  fut  pas  une  certaine  invafion  qui  perdit 
l'Empire,  ce  furent  toutes  les  invafions  depuis 
celle  qui  fut  fi  générale  fous  Ga  llus  ;  il  fembla 
rétabli  parce  qu'il  n'avoit  point  perdu  de  terrein, 
mais  il  alla  de  degrés  en  degrés  de  la  décadence 
à  fa  chute  jufqu'à  ce  qu'il  s'afaifla  tout  à  coup 

fous   ArCADIUS   &    HONORIUS. 

En  vain  on  avoit  rechafïe  les  Barbares  dans 
leur  pais,  ils  y  feroient  tout  de  même  rentrés 
pour  y  raporter  leurs  dépouilles.  En  vain  on  les 
extermina,  les  (i)  Villes  n'étoient  pas  moins  fac- 
cagées,  les  villages  brûlés,  les  familles  tuées  ou 
difperfées. 

Lorfqu'une  Province  avoit  été  ravagée,  les 
Barbares  qui  fuccedoient  n'y  trouvant  plus  rien, 
dévoient  paiïer  à  une  autre.  On  ne  ravagea  au 
commencement  que  laThrace,la  Myfie,  la  Pan- 
nonie;  quand  ces  Pays  furent  dévaftés,  on  ruina 
la  Macédoine,  la  Theflalie,  la  Grèce  ;  de  là  il 
falut  aller  aux  Noriques  ;  l'Empire,  c'elt  à  dire. 


(i)  C'étoit  une  Nation  bien  deftrudrice  que  celle  des 
Gots,  ilsavoient  détruit  tous  les  Laboureurs  dans  la 
Thrace  &  coupé  les  mains  à  tous  ceux  qui  menoient 
les  chariots.  Hijl.  By^^ant.  de  Malchus  dans  l'extrait 
des  Ambalî. 

i5 


220       De  la  Grandeur  des  Romains, 

le  pays  habité,  fe  retreciflbit  toujours,  &  l'Italie 
devenoit  Frontière. 

La  raifon  pourquoi  il  ne  fe  fit  point  fous 
Gallus  &  Gallien,  d'établiffement  de  Bar- 
bares, c'eft  qu'ils  trouvoient  encore  de  quoi  piller. 

Ainfi  lorfque  les  Normans,  images  des  Conque- 
rans  de  l'Empire,  eurent^  pendant  plufieurs  fic- 
elés, ravagé  la  France,  ne  trouvant  plus  rien  à 
prendre  ils  acceptèrent  une  Province  qui  étoit 
entièrement  deferte,  &  fe  la  partagèrent. 

La  Scythie  dans  ces  temps-là  étant  prefque  (i) 
toute  inculte,  les  Peuples  y  étoient  fujets  à  des 
famines  fréquentes,  ils  fubfiftoient  en  partie  par 
un  commerce  avec  les  (2)  Romains  qui  leur  por- 
toient  des  vivres  des  Provinces  voifines  du  Da- 
nube. Les  Barbares  donnoient  en  retour  les  cho- 
fes   qu'ils  avoient  pillées,   les  prifonniers  qu'ils 

(i)  Les  Gots,  comme  nous  l'avons  dit,  ne  cultivoient 
point  la  terre. 

Les  Vandales  les  appelloient  Trulles  du  nom  d'une 
petite  mefure,  parce  que  dans  une  famine,  ils  leur 
vendirent  fort  cher  une  pareille  mefure  de  bled. 
Olympiodore  dans  la  Bibliothèque  de  Photius,  I.  3o. 

(2)  On  voit  dans  l'Hiftoire  de  Prifcus  qu'il  y  avoit 
des  marchés  établis,  par  les  Traités,  fur  les  bords 
du  Danube. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  227 

avoient  faits,  l'or  &  l'argent  quïls  recevoient 
pour  la  paix.  Mais  (i)  lorfqu'on  ne  peut  plus 
leur  payer  des  tributs  allez  forts  pour  les  faire 
fubfiftcr,   ils  furent  forcés  de  s'établir. 

L'Empire  d'Occident  fut  le  premier  abattu  :  en 
voici  les  raifons. 

Les  Barbares  ayant  paffé  le  Danube,  trou- 
voient  à  leur  gauche  le  Bofphore,  Conftantino- 
ple  &  toutes  les  forces  de  l'Empire  d'Orient  qui 
les  arrêtoient,  cela  faifoit  qu'ils  fe  tournoient  à 
main  droite  du  côté  de  l'Illyrie  &  fe  pouflbient 
vers  l'Occident.  Il  fe  fit  un  reflux  de  Nations  & 
un  tranfport  de  Peuples  de  ce  côté-là;  les  partages 
de  l'Asie  étant  mieux  gardés,  tout  refouloit  vers 
l'Europe,  au  lieu  que  dans  la  première  invafion 
les  forces  des  Barbares  fe  partagèrent. 

L'Empire  ayant  été   réellement  (2)  divifé,  les 

(i)  Quand  les  Gots  envoyèrent  prier  Zenon  de 
recevoir  dans  fon  alliance  Theudei-ic  fils  de  Triarius, 
aux  conditions  qu'il  avoit  accordées  à  Theuderic  fils 
de  Balamer  le  Sénat  confulté  répondit  que  les  re- 
venus de  l'Etat  n'étoient  pas  fuffifans  pour  nourrir 
deux  Peuples  Gots  &  qu'il  falloit  -choifir  de  l'amitié 
de  l'un  des  deux.  Hijl.  de  Malchiis  dans  l'extrait  des 
AmbatTades. 

(2)  Cette   divifion  de  l'Adminillration  de  l'Empire 


228       De  la  Grandeur  des  Romains, 

Empereurs  d'Orient  qui  avoient  des  alliances  (i) 
avec  les  Barbares  ne  voulurent  pas  les  rompre 
pour  fecourir  ceux  d'Occident  ;  &  comme  ceux- 
ci  (2)  n'avoient  point  de  forces  de  mer  qui  étoient 
toutes  en  Orient,  en  Egypte,  Chypre,  Phénicie, 
lonie,  Grèce,  feuls  pays  où  il  y  avoit  alors  quel- 
que commerce,  les  Vandales  (3)  &  d'autres  Peu- 
ples attaquèrent  les  côtes  d'Occident  partout. 

Les  Orientaux  firent  bien  pis;  voulant  fe  fou- 
lager  des  Barbares,  ils  les  engagèrent  à  aller  por- 
ter leurs  conquêtes  en  Occident.  Ainfi  Zenon 
pour  fe  défaire  de  Theodoric  le  perfuada  d'aller 
attaquer  l'Italie,  qu'Alaric  avoit  déjà  ravagée. 

Rome  étoit,   pour  ainfi   dire,  une  Ville  fans 

fut  très  préjudiciable  aux  affaires  des  Romains  d'Oc- 
cident, dit  Prisfcus,  1.  2. 

(i)  Honorius  apprit  que  les  Vifigots,  après  avoir 
fait  alliance  avec  Arcadius,  e'toient  entrés  en  Occi- 
dent; il  s'enfuit  à  Ravenne.  Procope,  de  la  Guerre 
des  Vandales. 

(2)  Ayant  demandé  une  Armée  navale  aux  Romains 
d'Orient,  ceux-ci  les  retuferent  à  caufe  de  leur  al- 
liance avec  Genferic.  Prifcus,  1.  2. 

(3;  Il  vint  une  Ambaflade  à  Conftantinople  de  la 
part  des  Italiens  pour  faire  favoir  qu'il  étoit  impof- 
fible  que  les  affaires  fe  foûtinfTent  fans  une  reconci- 
linatio  avec  les  Vandales.  Prifcus,  1.  2. 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  229 

défenfe,  elle  pouvoir  être  aifément  affamée,  l'é- 
tendue de  fes  murailles  faifoit  qu'il  étoit  très- 
difficile  de  les  garder;  comme  elle  étoit  fituée 
dans  une  plaine,  on  pouvoit  aifément  la  forcer, 
d'ailleurs  il  n'y  avoir  point  de  reffources  dans  le 
Peuple  qui  en  étoit  extrêmement  diminué,  de 
façon  que  les  Empereurs  furent  obligés  de  fe 
retirer  à  Ravenne,  Ville  autrefois  défendue  par 
la  Mer,  comme  Venise  l'eft  aujourd'hui.  Le 
Peuple  Romain  prefque  toujours  abandonné  de 
fes  Souverains,  commença  à  le  devenir  &  à  faire 
des  Traités  (i)  pour  fa  confervation  ;  ce  qui  eft 
le  moyen  le  plus  légitime  d'acquérir  la  Souve- 
raine puiffance. 

Telle  fut  la  fin  de  l'Empire  d'Occident.  Rome 
s'éloit  agrandie  parce  qu'elle  n'avoit  eu  que 
des  guerres  fuccelTives,  chaque  Nation  par  un 
bonheur  inconcevable,  ne  l'attaquant  que  quand 


(i)  Du  tems  d'Honorius,  Alaric  qui  affiegeoit 
Rome,  obligea  cette  Ville  à  prendre  fon  alliance 
même  contre  l'Empereur  qui  ne  put  s'y  oppofer.  Pro- 
cope.  Guerre  des  Gots,  1.  i.  Voyez  Zojîme,  1.  6. 

L'Armorique  &  la  Bretagne  fe  voyant  abandonnées 
commencèrent  auiïî  à  vivre  fous  leurs  propres  Loix. 
Voyez  Zofime,  l.  6. 


■3o     De  la  Grandeur  des   Romain 


s,     ETC. 


l'autre  avoit  été  ruinée.  Rome  fat  détruite  parce 
que  toutes  les  Nations  l'attaquèrent  à  la  fois  & 
pénétrèrent  par-tout. 


CHAPITRE  XX. 

I.  Des  Conquêtes  de  Justinien. 
2.  De/on  Gouvernement. 


OMME  tous  ces  Peuples  entroient 
pêle-mêle  dans  l'Empire,  ils  s'in- 
commodoient  réciproquement,  & 
toute  la  Politique  de  ces  tems-là 
fut  de  les  armer  les  uns  contre  les  autres,  ce  qui 
étoit  aifé,  à  caufe  de  leur  férocité  &.  de  leur  ava- 
rice ;  ils  s'entredétruifirent  pour  la  plupart 
avant  d'avoir  pu  s'établir,  &  cela  fit  que  l'Empire 
d'Orient  fubfîfta  encore  du  tems. 

D'ailleurs  le  Nord  s'épuifa  lui-même,  &  l'on 
n'en  vit  plus  fortir  ces  Armées  innombrables  qui 
parurent  d'abord  :  car  après  les  premières  inva- 
fions  des  Gots  &  des  Huns,  furtout  depuis  la 


2  32       De  la  Grandeur  des  Romains, 

mort  d'Attila,  ceux-ci  &  les  Peuples  qui  les  fui- 
virent,  attaquèrent  avec  moins  de  forces. 

Lorfque  ces  Nations  qui  s'étoient  aflèmblées 
en  Corps  d'Armée  fe  furent  difperfées  en  Peuple, 
elles  s'affoiblirent  beaucoup  :  répandues  dans  les 
divers  lieux  de  leur  conquête,  elles  furent  elles- 
mêmes  expofées  aux  invafions. 

Ce  fut  dans  ces  circonftances  que  Justinien 
entreprit  de  reconquérir  l'Afrique  &  l'Italie  &fit 
ce  que  nos  François  exécutèrent  aufli  heureufe- 
ment  contre  les  Vifigots,  les  Bourguignons,  les 
Lombards  &  les  Sarrafins. 

Lorfque  la  Religion  Chrétienne  fut  apportée 
aux  Barbares,  la  Secle  Arienne  étoit  en  quelque 
façon  dominante  dans  l'Empire.  Valens  leur 
envoya  des  Prêtres  Ariens  qui  furent  leurs  pre- 
miers Apôtres.  Or  dans  l'intervalle  qu'il  y  eut 
entre  leur  converfion  &  leur  établiffement,  cette 
Secle  fut  en  quelque  façon  détruite  chez  les  Ro- 
mains; ce  qui  fit  que  les  Barbares  Ariens  ayant 
trouvé  tout  le  païs  Orthodoxe,  n'en  purent  jamais 
gagner  l'affection,  &  qu'il  fut  facile  aux  Empe- 
reurs de  les  troubler. 

D'ailleurs  ces  Barbares  dont  l'art  &  le  génie 
n'étoit   guère    d'attaquer    les  Villes,  &  encore 


ET  DE  LEUR  Décadence.  233 

moins  de  les  défendre  en  lailîerent  tomber  les 
murailles  en  ruine.  Procope  nous  apprend  que 
Belifaire  trouva  celles  d'Italie  en  cet  état  ;  pour 
celles  d'Afrique,  elles  avoient  été  démantelées 
par  Genferic  (i)  dans  l'idée  de  s'aflurer  des  habi- 
tans. 

La  plupart  de  ces  Peuples  du  Nord  établis 
dans  les  Pais  du  Midi  en  prirent  d'abord  la 
moleffe  &  devinrent  incapables  des  fatigues  de 
la  guerre  ;  (2)  les  Vandales  languifToient  dans  la 
volupté,  une  table  délicate,  des  habits  efféminés, 
des  Bains,  la  Mufique,  la  Danfe,  les  Jardins,  les 
Théâtres  leur  étoient  devenus  nécefTaires. 

Ils  ne  (3)  donnoient  plus  d'inquiétude  aux 
Romains,  dit  (4)  Malchus,  depuis  qu'ils  avoient 
ceflë  d'entretenir  les  Armées  que  Genferic  tenoit 
toujours  prêtes  avec  lefquelles  il  prévenoit  fes 
ennemis  &  étonnoit  tout  le  monde  par  la  facilité 
de  fes  entreprifes, 

La  Cavalerie  des   Romains    &   des  (5)   Huns 


(i)  Procope,  Guerre  des  Vandales,  1.  i. 

(2)  Procope,  Guerre  des  Vandales,  1.  2. 

(3)  Du  temps  d'Honoric. 

(4)  Hijl.  By^ant,  dans  l'extrait  des  Ambaff. 

(5)  Jultinien  tira  de  grands  fervices  des  Huns  Peu- 


234       ÎDe  la  Grandeur  des  Romains, 

leurs  auxiliaires  ctoit  très-exercée  à  tirer  de 
l'arc  :  mais  celle  des  Gots  (i)  &  des  Vandales  ne 
fe  fervoit  que  de  l'épée  &  de  la  lance  &  ne  pou- 
voit  combattre  de  loin,  c'efl  (2)  à  cette  différence 
que  Belifaire  attribuoit  une  partie  de  fes  fuccès. 
JusTiNiEN  ne  put  équiper  contre  les  Vandales 
que  cinquante  vaiffeaux,  &  'quand  Belifaire  dé- 
barqua  il    n'avoit  que    cinq   mille  (3)    Soldats. 

pics  dont  étoient  fortis  les  Parthes  &  qui  combat- 
toient  comme  eux  :  depuis  qu'ils  eurent  perdu  leur 
puiffance  par  les  divifions  que  le  grand  nombre  des 
enfans  d'Attila  fit  naître,  ils  fervirent  les  Romains  en 
qualité  d'auxiliaires  &  formèrent  leur  meilleure  Ca- 
valerie. Toutes  ces  Nations  Barbares  fe  diitinguoient 
chacune  par  leur  manière  particulière  de  combattre 
&  de  s'armer;  les  Gots  &  les  Vandales  étoient  redou- 
tables l'épée  à  la  main,  les  Huns  étoient  des  Archers 
admirables,  les  Sueves  de  bons  hommes  d'Infanterie, 
les  Alains  étoient  pefamment  armés,  &  les  Herules 
étoient  une  troupe  légère. 

(i)  Voyez  Procope,  Guerre  des  Vandales,  1.  i,  &  le 
même  Auteur  Guerre  des  Gots,  l.  i.  Les  Archers  Gots 
étoient  à  pied,  ils  étoient  peu  inltruits. 

(2)  Les  Romains  a3'ant  lailTé  affoiblir  leur  Infan- 
terie mirent  toute  leur  force  dans  leur  Cavalerie, 
d'autant  mieux  qu'il  falloit  qu'ils  fe  portafTent  promp- 
tement  de  tous  côtés  pour  arrêter  les  incurfions  des 
Barbares. 

(3)  Procope,  Guerre  des  Gots,  1.  2. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  235 

C'ctoit  une  entreprile  bien  hardie,  &  Léon,  qui 
avoir  autrefois  envoyé  contre  eux  une  Flotte 
compofée  de  tous  les  Vaifleaux  d'Orient  fur 
laquelle  il  avoit  cent  mille  hommes,  n'avoit  pas 
conquis  l'Afrique  &  avoit  penfé  perdre  l'Empire. 

Ces  grandes  Flottes,  non  plus  que  les  grandes 
Armées  de  terre,  n'ont  gueres  jamais  réuffi  ; 
comme  elles  épuifent  un  état,  fi  l'expédition  efl 
longue,  ou  que  quelque  malheur  leur  arrive, 
elles  ne  peuvent  être  fecourues,  ni  reparées  ;  fi 
une  partie  fe  perd,  ce  qui  refte  n'elt  rien,  parce 
que  les  Vaifleaux  de  guerre,  ceux  de  tranfport, 
la  Cavalerie,  l'Infanterie,  les  munitions,  enfin 
chaque  partie  dépend  du  tout  enfemble  ;  la  len- 
teur de  l'entreprife  fait  qu'on  trouve  toujours  des 
ennemis  préparés,  outre  qu'il  efl  rare  que  l'ex- 
pédition fe  faflé  jamais  dans  une  faifon  com- 
mode, on  tombe  dans  le  tems  des  orages,  tant 
de  chofes  n'étant  prefque  jamais  prêtes  que  quel- 
ques mois  plus  tard  qu'on  ne  fe  l'étoit  promis. 

Belifaire  envahit  l'Afrique,  &  ce  qui  lui  fervit 
beaucoup,  c'eft  qu'il  tira  de  Sicile  beaucoup  de 
provifîons  en  conféquence  d'un  Traité  fait  avec 
Amalasonte  Reine  des  Gots.  Lorfqu'il  fut  en- 
voyé pour  attaquer  l'Italie,  voyant  que  les  Gots 


236       De  la  Grandeur  des  Romains, 

tiroientleur  fubliftance  de  la  Sicile,  il  commença 
par  la  conquérir,  &  par  là  il  affama  fes  ennemis 
&  fe  trouva  dans  l'abondance  de  toutes  chofes. 

Belifaire  prit  Carthage,  Rome  &  Ravenne,  & 
envoya  les  Rois  des  Gots  &  des  Vandales  captifs 
à  Conftantinople  où  l'on  vit  après  tant  de  tems 
les  anciens  (i)  triomphes  renouvelles. 

On  peut  trouver  dans  les  qualités  de  ce  grand 

homme  (2)  les  principales  caufes  de  fes  fuccès. 

Avec  un  Général  qui  avoit  toutes  les  maximes 

des  premiers  Romains,  il  fe  forma  une  Armée 

telle  que  les  anciennes  Armées  Romaines. 

NB.  Ilejl  bien        Les  grandes  vertus  fe  cachent  ou  fe  perdent 

iijicille  de confi-  ordinairement  dans  la  fervitude,  mais  le  Gouver- 

'ier   le  defir  de  : ■ — r 

,  .  ,  nement  tvrannique  de  J  usTiNiEN  ne  put  oppn- 

a  gloire  avec  le  : i . 1_! — 

oiic  de  la  fervi-    '^^'"  ^^  grandeur  de  cette  ame  ni  la  fuperiorité 

iide,  &  de  pcti-    de  ce  génie. 

•ér    à    s'élever       L'Eunuque  Narfès  fut  encore  donné  à  ce  règne 

orfqii'on  eji  o-  ^^^^  j^  ,.gj^jj.g  iHuf^re.  Elevé  dans  le  Palais  il 
avoit  plus  la  confiance  de  l'Empereur,  car  les 
Princes  regardent  toujours  leurs  Courtifahs 
comme  leurs  plus  fidèles  Sujets. 

(i)  Jultinien  ne   lui  accorda  que   le   triomphe  de 
l'Afrique. 
(2)  Voyez  Suidas  à  l'Article  Be  lis  aire. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  237 

Mais  la  mauvaife  conduite  de  Justinien,  fes 
profufions,  fes  vexations,  fes  rapines,  fa  fureur 
de  bâtir,  de  changer,  de  reformer,  fon  inconf- 
tance  dans  fes  deffeins,  un  règne  dur  &  foible, 
devenu  plus  incommoJe  par  une  longue  vieil- 
lefle,  furent  des  malheurs  réels,  mêlés  à  des 
fuccès  inutiles  &  une  gloire  vaine. 

Ces  conquêtes  qui  avoient  pour  caufe  non  la 
force  de  l'Empire,    mais   de   certaines  circonf-  |: 

tances  particulières,  perdirent  tout,  pendant 
qu'on  y  occupoit  les  Armées,  de  nouveaux  Peuples  !; 

pafTerent  le  Danube,  defolerent  l'Illyrie,  la  Ma- 
cédoine, &  la  Grèce,  &  les  Perfes  dans  q.uatre 
invafions  firent  à  l'Orient  des  plaves  incurables.  || 

Plus  ces  conquêtes  furent  rapides,  moins  elles 
eurent  un  établiffement  folide,  l'Italie  &  l'Afri- 
que furent  à  peine  conquifes  qu'il  fallut  les  recon- 
quérir. 

Justinien   avoit  pris  fur  le  Théâtre  fi)  une       Tout  gouver 
femme  qui  s'y  étoit  long-tems  prollituee,  elle  le 
gouverna  avec  un  empire  qui  n'a  point  d'exem- 
ple dans  les  Hifloires,  &  mettant  fans  celle  dans    ^^^    femes. 
les  atïaires,   les  palîions  &  les  fantaifies  de  fon    rejfentira    ton 

(i)  L'Impératrice  Theodora. 


nement  ou  U 
homes  ont  la  le 
cheté  de   mek 


t38       De  la  Grandeur  des  Romain; 


iours   de   leurs   fexe.  elle  corrompit  les  victoires,  &  les  fuccès  les 


oqfions & di  leur    ^i^^  heureux. 
fantaifies. 


En  Orient,  on  a  de  tout  tems  multiplié  l'ufage 
des  femmes  pour  leur  ôter  l'afcendant  prodi- 
gieux qu'elles  ont  fur  nous,  dans  ces  climats; 
mais  à  Conftantinople,  la  loi  d'une  feule  femme 
donna  à  ce  fexe  l'Empire,  c'eft-à-dire  mit  dans 
le  Gouvernement  une  foiblelTe  naturelle. 

Il  Le   Peuple    de  Conftantinople    étoit  de   tout 

tems  divifé  en  deux  factions,  celle  des  Bleus  & 
'  celle  des  Verds,  elles  tiroient  leur  origine  de  l'af- 

fection que   Ton  prend  dans  les  Théâtres  pour 
de  certain?  Acteurs  plutôt  que  pour   d'autres  ; 
''  dans   les   Jeux  du  Cirque  les  Chariots  dont  les 

I  Cochers  étoient  habillés  de  verd,  difputoient  le 

prix  à  ceux  qui  étoient  habillés  de  bleu,  &  cha- 
i  cun  y  prenoit  intérêt  jufqu'à  la  fureur. 

■<  Ces  deux  factions  répandues  dans  toutes  les 

'■  Villes    de  l'Empire   étoient  plus  ou  moins  fu- 

rieufes,  à  proportion  de  la  grandeur  des  Villes  -, 
c'e(t-à-dire  de  l'oifiveté  d'une  grande  partie  du 
Peuple. 

Mais  les  divifions  toujours  néceflaires  dans  un 
Gouvernement  républicain  pour  le  maintenir,  ne 
pouvoient  être  que  fatales  à  un  Gouvernement 


ET  DE  LEUR  Décadence.  289 

defpotique,  parce  qu'elles  ne  pou\  oient  produire 
que  le  changement  du  Souverain,  &  non  le  réta- 
bliffement  des  Loix  &  la  ceflation  des  abus. 

JusTiNiEN  qui(i)  favorisa  les  Bleus  &  refuia 
toute  jullice  aux  Vcrds,  aigrit  les  deux  fadions, 
&  par  conféquent  les  fortifia. 


Elles  allèrent  jufqu'à  anéantir  l'autorité  des 
Magirtrats,  les  Bleus  ne  craignoient  point  les 
Loix,  parce  que  l'Empereur  les  protegeoit  contre 
elles,  les  Verds  (2)  ceflerent  de  les  refpecler, 
parce  qu'elles  ne  pouvoient  plus  les  défendre. 

Tous  les  liens  d'amitié,  de  parenté,  de  devoir, 
de  reconnoiffance  furent  ôtés,  les  ftimilles  s'entre- 
détruifirent,  tout  fcelerat  qui  voulut  faire  un 
crime  fut  de  la  fadion  des  Bleus,  tout  homme 
qui  fut  volé  ou  aflafliné  fut  de  celle  des  Verds. 

Un  Gouvernement  fi  peu  fenfé  étoit  encore 
plus  cruel  ;  l'Empereur  non  content  de  faire  à 
fes  Sujets    une   injuflicc  générale  en   les  acca- 

(i)  Cette  maladie  étoit  ancienne.  Suétone  dit  que 
Caligula  attaché  à  la  faction  des  Verds  haïlToit  le 
Peuple  parce  qu'il  applaudiffoit  à  l'autre. 

(2)  Pour  prendre  une  ide'e  de  l'Efprit  de  ces  tems-là, 
il  faut  voir  Theophanès  qui  raporte  une  longue  con- 
verfation  qu'il  y  eut  au  Théâtre  entre  les  Verds  & 
l'Empereur. 


240       De  la  Grandeur  des  Romains, 

blant  d'impôts  exceflifs,  les  defoloit  par  toutes 
fortes  de  tyrannies  dans  leurs  affaires  particu- 
lières. 

Je  ne  ferois  point  naturellement  porté  à  croire 
tout  ce  que  Procope  nous  dit  là-delTus  dans  fon 
Hiftoirefecrete,  parce  que  les  Eloges  magnifiques 
qu'il  a  fait  de  ce  Prince  dans  fes  autres  ouvrages 
affoibliffent  fon  témoignage  dans  celui-ci,  où  il 
nous  le  dépeint  comme  le  plus  flupide  &  le  plus 
cruel  des  Tyrans. 

Mais  j'avoue  que  deux  chofes  font  que  je  fuis 
pour  l'Hiftoire  fecrete.  La  première,  c'eft  qu'elle 
eft  mieux  liée  avec  l'étonnante  foibleffe  où  fe 
trouva  cet  Empire  à  la  fin  de  ce  Règne  &  dans 
les  fuivans. 

L'autre  elt  un  monument  qui  exifte  encore 
parmi  nous,  ce  font  les  Loix  de  cet  Empereur, 
où  l'on  voit  dans  le  cours  de  quelques  années  la 
Jurifprudence  varier  davantage  qu'elle  n'a  fait 
dans  les  trois  cens  dernières  années  de  notre 
Monarchie. 

Ces  (i)  variations  font  la  plupart  fur  des  chofes 
de  fi  petite    importance  qu'on  ne   voit  aucune 

(i)  Voyez  les  Novelles  de  Justinien. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  24 1 

raifon  qui  eût  dû  porter  un  Legillateur  à  les 
faire,  à  moins  qu'on  n'explique  ceci  par  l'Hif- 
toire  fecrete,  &  qu'on  ne  dife  que  ce  Prince  ven- 
doit  également  fes  Jugements  &  fes  Loix, 

Mais  ce  qui  fit  le  plus  de  tort  à  l'Etat  poli- 
tique du  Gouvernement,  fut  le  projet  qu'il  con- 
çut de  réduire  tous  les  hommes  à  une  même 
opmion  fur  les  matières  de  religion  dans  des 
circonftances  qui  rendoient  fon  zèle  entièrement 
indifcret. 

Comme  les  anciens  Romains  fortifièrent  leur 
Empire  en  y  laiflant  toute  forte  de  Culte,  dans 
la  fuite  on  le  réduifit  à  rien,  en  coupant  l'une 
après  l'autre  les  Secles  qui  ne  dominoient  pas. 

Ces  Secles  étoient  des  Nations  entières.  Les 
unes,  après  qu'elles  avoient  été  conquifes  par  les 
Romains,  avoient  confervé  leur  ancienne  Reli- 
gion, comme  les  Samaritains  &  les  Juifs.  Les 
autres  s'étoient  répandues  dans  un  pais,  comme 
les  Sectateurs  de  Montan  dans  la  Phrygie,  les 
Manichéens,  les  Sabatiens,  les  Ariens  dans 
d'autres  Provinces;  outre  qu'une  grande  partie 
des  gens  de  la  Campagne  étoient  encore  Ido- 
lâtres, &  entêtés  d'une  Religion  groffiere  comme 
eux-mêmes. 

16 


242       De  i,.v  Grandkuk  des  Romains, 

JusTiNiEN  qui  détruifit  ces  Sectes  par  l'épée 

ou  par  fes  Loix.  &  qui  les  obligeant  à  fe  révolter, 

s'obligea  à  les  exterminer,  rendit  incultes  plu- 

Tel  les  font  les   fieurs    Provinces,    il    crut   avoir    augmenté    le 

fuites    fioiejtes    nombre  des  fidèles,  il  n'avoit  fait  que  diminuer 

d'un  fau  -.elle,    celui  des  hommes. 

Illc  fait  oublier         ^^I  ,  1      ]    n.       i- 

Procope  nous  apprend  que  par  la  deltruction 

l'humanité     qui 

,    ,    ,    ,  des  Samaritains,  la  Paleftine  devint  déferte,  &  ce 

de  toute  les  ver-  '  ' 

tîts  ejt  la  pre-  'i^^  rend  ce  fait  fingulier,  c'est  qu'on  afFoiblit 
miere,  &  au  lieu  l'Empire  par  le  zélé  pour  la  Religion  du  côté  par 
de  mètre  unevc-   q^  quelques  règnes  après,  les  Arabes  pénétrèrent 

rite  en  évidence,  ,      ,- 

pour  la  détruire. 

ile  introduit  les 

.  Ce  qu'il  y  avoit  de  defefperant,  c'ell  que  pen- 

dogmes  du  per-  ~i         j  r  î  n        r 

fécuteur  par  la  dant  que  l'Empereur  portoit  fi  loin  l'Intolérance, 
vioiance&par  la  il  ne  convenoit  pas  lui-même  avec  l'Impératrice 
contrainte.    I  n   f^j.  y^^  points  les  plus   efTentiels  ;    il  fuivoit  le 

homme  qui  vou-     „         -i      j     /^    1      j    ■  «    m  ■       r  ■/•  ■ 

^  Concile  de  Calcédoine,  &  llmperatrice  favonfoit 

droit    que    tout 

,      ..       ,         ceux  qui  y  étoient  oppofés,  foit  qu'ils  fufTent  de 

les  vtjagesje  re-  n       7  t  f         i  ~i 

femblafent     ne   bonne  foi,  dit  (i)  Evagre,  foit  qu'ils  le  fifTent  à 

feroit   pas  plus    deflein. 

ridiculie  que  ce-       Lorfqu'on  lit  Procope  fur  les  Edifices  de  lus- 

lui  qui  veut  une  „  ,  •      1       t^,  „    1       t- 

TiNiEN,  &  qu  on  voit  les  Places  &  les  Forts  que 
iiniformilé  d'o- 

vi-^nions  '"^  Prince  fit  élever  par-tout  ;  il  vient  toujours 

(i)  L.  4,  ch.  10. 


KT    DK    I.EUU    OhCADENCE.  248 


dans  l'efprit  une  idée,  mais  bien  fauffe,  d'un 
Etat  floriflant. 

D'abord  les  Romains  n'avoient  point  de  Places, 
ils  mettoient  toute  leur  confiance,  dans  leurs 
Armées  qu'ils  plaçoient  le  long  des  Fleuves  où 
ils  élcvoient  des  tours  de  diftance  en  diflance 
pour  loger  les  Soldats. 

Mais  lorlqu'on  n'eut  plus  que  de  mauvaifes 
Armées  &  fouvent  point  du  tout,  la  Frontit;re  (  i  ) 
ne  défendant  plus  l'intérieur,  il  fallut  le  fortifier, 
&  alors  on  eut  plus  de  Places  &  moins  de  force, 
plus  de  retraites  &  moins  de  fureté  ;  la  Campagne 
n'étant  plus  habitable  qu'autour  des  Places 
fortes,  on  en  bâtit  de  toutes  parts.  Il  en  étoit 
comme  de  la  France  du  tems  des  Normands  (2), 

(i)  Augufte  avoit  ctabli  neuf  pareilles  Frontières  ou 
Marches,  le  nombre  en  augmenta  fous  les  Empereurs 
fuivans,  les  Barbares  paroiffant  de  plus  d'endroits,  & 
Dion,  1.  55.  rapporte  que  de  son  tems  fous  l'Empire 
d'Alexandre,  il  y  en  avoit  treize.  Par  la  Notice  de 
l'Empire  écrite  depuis  Arcadius  &  Honorius,  il  paroit 
qu'il  y  en  avoit  quinze  dans  le  feul  Empire  d'Orient  ; 
cequi  augmenta  toujours  :  la  Pamphylie,  la  Lycaonie, 
la  l'ifidie  devinrent  des  Marches,  &  tout  l'Empire  fut 
couvert  de  fortifications.  Enfin  il  faiut  qu'Aurelien 
fortifiât  Rome. 

(2)  Et  des  Anglois. 


244       De  la  Grandeur  des  Romains, 

qui  n'a  jamais   été  fi  foible  que  lorfque  tous  fes 
Villages  étoient  entourés  de  murs. 

Ainfi  toute  cette  lifte  de  noms  des  Forts  que 
JusTiNiEN  fit  bâtir  dont  Procope  couvre  des 
pages  entières,  ne  font  que  des  monumens  de  la 
foiblelTe  de  l'Empire. 


CHAPITRE  XXI. 
De/ordres  de  V Empire  d'Orient. 


ANS  ce  tems-là  les  Perfes  étoient 
dans  une  fituation  plus  heureufe 
que  les  Romains,  ilscraignoientpeu 
les  Peuples  (i)  du  Nord  parce 
qu'une  partie  du  Mont  Taurus  entre  la  Mer  Caf- 
pienne  &  le  Pont  Euxin  les  en  feparoit  &  qu'ils 
gardoient  un  paflage  fort  étroit  (2)  fermé  par  une 
Porte  qui  étoit  le  feul  endroit  par  où  la  Cavalerie 
pouvoit  pafTer  :  par-tout  ailleurs,  ces  Barbares  (3) 
étoient  obligés  de  defcendre  par  des  précipices,  & 
de  quitter  leurs  chevaux  qui  faifoient  toute  leur 

(i)  Les  Huns. 

(2)  Les  Portes  Cafpiennes. 

(3)  Procope  Guerre  des  Perfes,  1.  i. 


:4tJ       Dr:  i.a  Grandeur  des  Romains, 


force;  mais  ils  étoient  encore  arrêtés  par  l'Araxe, 
rivière  profonde,  qui  coule  de  l'Ouefl:  à  l'Eft,  & 
dont  on  deffendoit  aifément  les  pallages. 

De  plus  les  Perfes  étoient  tranquiles  du  côté 
de  l'Orient.  Au  Midi  ils  étoient  bornés  par  la 
mer,  les  Princes  Arabes  dont  une  partie  étoient 
leurs  Alliés,  les  autres  l'étoient  des  Romains,  fe 
contenoient  réciproquement  &  ne  fongeoient 
qu'à  fe  piller.  Ils  n'avoient  donc  proprement 
d'Ennemis  que  les  Romains.  Nous  favons,  difoit 
un  Ambailadeur  de  Hormifdas  (i)  que  les  Ro- 
mains font  occupés  à  plufieurs  guerres,  &  ont  à 
combattre  contre  prefque  toutes  les  Nations,  ils 
favent  au  contraire  que  nous  n'avons  de  guerre 
que  contre  eux. 

Autant  que  les  Romains  avoient  négligé  l'Art 
militaire,  autant  les  Perfes  l'avoient-ils  cultivé. 
Belifaire  difoit  à  fes  Soldats  :  les  l'erfes  ne  vous 
furpaflént  point  en  courage,  ils  n'ont  far  vous 
que  l'avantage  de  la  Difcipline. 

Ils  prirent  dans  les  négociations  la  même  fu- 
periorité  que  dans  la  guerre.  Sous  prétexte  qu'ils 
tenoient  une  garnifon  aux  Portes  Cafpiennes,  ils 

(i)  Ambiillades  de  Menandrc. 


KT  T>v.  i.RUR  Décadence,.  247 

demandoient  un  tribut  aux  Romains,  comme  fi 
chaque  Peuple  n'avoit  pas  fes  frontières  à  gar- 
der, ils  fe  faifoient  payer  pour  la  paix,  pour  les 
trêves,  pour  les  fufpenfions  d'Armes,  pour  le 
tems  qu'on  employoit  à  négocier,  pour  celui 
qu'on  a  voit  pafle  à  faire  la  guerre. 

Les  Avares  ayant  traverfé  le  Danube,  les  Ro- 
mains qui  la  plupart  du  tems  n'avoient  point 
de  troupes  à  leur  oppofer,  occupés  contre  les 
Perfes,  lorfqu'il  auroit  falu  combatre  les  Avares, 
&  contre  les  Avares  quand  il  auroit  falu  arrêter 
les  Perfes,  furent  encore  forcés  de  fe  foumettre 
à  un  tribut,  &  la  Majefté  de  l'Empire  fut  flétrie       Les pafions en- 

chez  toutes  les  Nations.  '     "'"'^'"^  "^^^  P'^''- 

Z  ~  ~~  , ,  ...  ticuillers     dans 

Justin,    1  ibère  &    Maurice  travaillèrent    ^     _,,,    , 

des  de/ordres  in- 

avec  foin  à  défendre  l'Empire  ;  ce  dernier  avoit  a„/5^  „2^/^  /^^ 
des  vertus,  mais  elles  étoient  ternies  par  une  princes  en  font 
avarice    prefque     inconcevable    dans    un    grand    ^efentir  les trif- 

.  peuples     entiers 

Le  Roi  des  Avares  offrit  à   -M.vurice  de  lui    ^        r       ,■ 

&  en  font  Jou- 

renJre  les  prifonniers  qu'il  avoit  faits,  moyen-   vent  les  vidimes 
nant  une  demie  pièce  d'argent  par  tête:  fur  fon    eux-mêmes. 
refus  il  les  fit  égorger.  L'Armée  Romaine  indi- 
gnée fe  révolta  &  les  Verds  s'étant  foulevés   en 
même  tems,  un  Centenier  nommé  Phoc.\s  fut 


248       De  la  Grandeur  des  Romains, 

élevé  à  l'Empire,  &  lit  tuer  Maurice  &  fes 
Enfans. 

L'Hiftoire  de  l'Empire  Grec,  c'eft  ainfi  que 
nous  nommerons  dorefnavant  l'Empire  Romain, 
n'efl  plus  qu'un  tilTu  de  révoltes,  de  feditions  & 
de  perfidies.  Les  Sujets  n'avoient  pas  feulement 
ridée  de  la  fidélité  que  Ton  doit  aux  Princes,  & 
la  fucceflion  des  Empereurs  fut  fi  interrompue 
que  le  titre  de  Porphyrogenete^  c'ell-à-dire,  né 
dans  l'apartement  où  accouchoient  les  Impéra- 
trices, fut  un  titre  diftinclif  que  peu  de  Princes 
des  diverfes  Familles  Impériales  purent  porter. 

Toutes  les  voyes  furent  bonnes  pour  parvenir 
à  l'Empire,  on  y  alla  par  les  Soldats,  par  le 
Clergé,  par  le  Sénat,  par  les  Païfans,  parle  Peu- 
ple de  Conltantinople,  par  celui  des  Villes  des 
Provinces. 

La  Religion  Chrétienne  étant  devenue  domi- 
nante dans  l'Empire,  il  s'éleva  fucceflîvement 
plufieurs  Héréfies  qu'il  falut  condamner.  Arius 
ayant  nié  la  Divinité  du  Verbe,  les  Macédoniens 
celle  du  S.  Efprit,  Neftorius  l'unité  de  la  Per- 
fonne  de  Jéfus-Chr'.ft,  Eutychès  fes  deux  Na- 
tures, les  Monothelites  fes  deux  Volontés,  il  falut 
affembler  des  Conciles  contre  eux;  mais  les  dé- 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  249 

cilions  n'en  ayant  pas  été  d'abord  univerfelle- 
ment  reçues,  plufieurs  Empereurs  feduits  revin- 
rent aux  erreurs  condamnées;  &  comme  il  n'y  a 
jamais  eu  de  Nation  qui  ait  porté  une  haine  fi 
violente  aux  Hérétiques  que  les  Grecs,  qui  fe 
croyoient  fouillés  lorfqu'ils  parloient  à  un  Héré- 
tique, ou  habitoient  avec  lui,  il  arriva  que  plu- 
fieurs Empereurs  perdirent  l'afieclion  de  leurs 
Sujets,  &  les  Peuples  s'accoutumèrent  à  penfer 
que  des  Princes  fi  Ibuvent  rebelles  à  Dieu,  n'a-      Voiffi  les  fruits 

voient  pu  être  choilis  parla  Providence  pour  les    -7"'-'    p^'^'iult   le 

'  ît'/Ze  aveuglé  des 

gouverner.  ^             ° 

'' .             .    .             .  ...      peuple.  Rien  de 

Une  certaine  opinion  prife  de  cette  idée  qu'il      ,       , 

'               '^  ^           plus   dangereux 

ne  faloit  pas  répandre  le  fang  des  Chrétiens,  la-    ^^„^  ^^.,  doiier  un 

quelle  s'établit  de  plus  en  plus  lorfque  les  Ma-    trop  grand  af- 

hometans  eurent  paru,   fit  que  les  crimes   qui   J'^n-'i'^nt auxprc- 

n'intereflbient    pas  directement  la   Religion  fu-     "^•^  ■/"'     '-JP'^ 

des  peuples  :  les 

rent  foiblement   punis,    on  fe  contenta  de    cre-    ,.  .        , 

'  '  Jouverains     de- 

ver  (0  les  yeux,  ou  de  couper  le  nez  ou  les  che-   vienent    tôt   ou 
veux,  ou   de  mutiler  de   quelque  manière  ceux    tard  leurs efela- 

qui  avoient  excité  quelque  révolte,  ou  attenté  à    ^'^*"'  Ce  font  al- 

lors  les  écléfiaf- 

tiques     qui     les 

(i)  Zenon  contribua  beaucoup  à  établir  ce  relâ-  dépofent  &  qui 
chement.  Voyez  Malchus, //(/?.  iî'j^ffJH^  dans  l'extrait  les  font  parve- 
dcs  .Ambalï.  nirfur  le  Trône. 


2  5o       I)  K  LA  Grandeur  des  Romains, 

Monf:deMoi2/-   la  perfonne  du  Prince,   des  adions  pareilles  pu- 

tefquiou    apella   rent   le    commettre    fans    dani^er    &   même  fans 

foible   punition    courage. 

d'être  mutillé  ou         T^T  ,   •  r      t.  i  t 

Ln  certain  relpect  pour  les   ornemens  Impe- 
d' avoir  les  yeux      .  .  .,  ,        ,  , 

.,    .    ,   riaux  ht  que  1  on  letta  d  abord  les  yeux  fur  ceux 
creve\^    il  faut  ^  '  -' 

aue  fa  vue  fjit  l'-^i  oferent  s'en  vêtir;  c'étoit  un  crime  de  porter 

fortmauvaife,&  OU  d'avoir  chez  foi  des  étoffes  de  pourpre,    mais 

qv' il  aye  guerre  dès  qu'un  homme   s'en  vétiffoit  il  étoit  d'abord 

'  '   ^"°'  F^^^J^  fuivi,  parce  que  le  refpecl  étoit  plus  attaché  à 

dun  autre  coté.    ...     ,  .  ,,   ,  - 

1  habit  qu  a  la  perlonne. 
J'eus quoiiln  au- 
rait vas  treté  en        L'ambition  étoit   encore   irritée   par  l'étrange 
Bagatelle  le  dé-   manie  de  ces  tems-Ià,  n'y  ayant  guère  d'homme 
membrement      confiderable    qui  n'eût  par  devers  lui   quelque 

d  organes    flus   pj-ediclion  qui  lui  promettoit  l'Empire. 
vrecieux  que  la  ,     .  ^  .  , 

Comme  les  maladies  de  l'Elpnt  ne  fe  gueril- 
:ie  îneme.  '  ^ 

*  lent  guère   (i),  l'Aftrologie  judiciaire  &.  l'Art  de 

prédire  par  les  objets  vus  dans  l'eau  d'un  baffin 

avoient  fuccédé  chez  les  Chrétiens  aux   Divina- 

„  „     .    ,  ,      tions,  par  les  entrailles  des  Victimes  ou  le  vol  des 
1  elles  Jont  les  '  ^ 

fuites  de  la  fu-  oifeaux,  abolies  avec  le  Paganifme,  des  promef- 

perjlition  ;   Ja-  fes  vaines  furent  le  motif  de  la   plupart  des  en- 

mais l'increduli-  ^lepi-ifes    téméraires    des     Particuliers,     comme 

té  &  le  Pironifme  '                                                                                  ' 


n'admetroitilde 


femblable  abfur- 

^j^^,  (r)  Voyez  Nicetas,  Vie  d'Andronic  Comnene. 


ET  DE  i,EUR  Décadence.  25i 


elles  devinrent  la  fagefle  du  Conseil  des  Princes. 

Les  malheurs  de  l'i-.mpire  croilHint  tous  les 
jours,  on  fut  naturellement  porté  à  attribuer  les 
mauvais  fuccès  dans  la  guerre,  &  les  Traités 
honteux  dans  la  paix,  à  la  mauvaife  conduite  de 
ceux  qui  gouvernoient. 

Les  révolutions  mêmes  firent  les  révolutions, 
&  l'effet  devint  lui  même  la  caufe  ;  comme  les 
Grecs  avoient  vu  paflér  fuccefïïvement  tant  de 
diverfes  familles  fur  leThrône,  ils  n'étoient  atta- 
chés à  aucune,  &  la  fortune  ayant  pris  des  Em- 
pereurs dans  toutes  les  conditions,  il  n'y  avoit 
pas  de  naiflance  affez  baffe,  ni  de  mérite  fi  mince 
qui  pût  ôter  l'efperance. 

Plufieurs  exemples  reçus  dans  la  Nation  en 
formèrent  l'efprit  général,  &  firent  les  mœurs 
qui  régnent  auffi  imperieufement  que  les  Loix. 

Il  femble  que  les  grandes  entreprifes  foient 
parmi  nous,  plus  difficiles  à  mener  que  chez  les 
Anciens;  il  eft  difficile  de  les  cacher,  parce  que 
la  communication  eft  telle  aujourd'hui,  entre  les 
Nations,  que  chaque  Prince  a  des  Miniftres  dans 
toutes  les  Cours  &  peut  avoir  des  traîtres  dans 
tous  les  Cabinets. 

L'invention  des  Portes  fait  que  les  Nouvelles 


252       De  la  Grandeur  des  Romains, 

volent,  pour  ainfi  dire.  &  viennent  de  toutes 
parts. 

Comme  les  grandes  entreprifes  ne  peuvent  fe 
faire  fans  argent,  &  que  depuis  l'invention  des 
Lettres  de  change  les  Negocians  en  font  les 
maîtres,  leurs  affaires  font  toujours  liées  avec  les 
fecrets  de  l'Etat,  &  ils  ne  négligent  rien  pour  les 
pénétrer. 

Des  variations  dans  le  change  fans  caufe  con- 
nue, font  que  bien  des  gens  la  cherchent  &  la 
trouvent  à  la  fin. 

L'invention  de  l'Imprimerie  qui  a  mis  les 
Livres  dans  les  mains  de  tout  le  monde;  celle 
de  la  Gravure  qui  a  rendu  les  Cartes  Géographi- 
ques fi  communes,  enfin  l'établiflement  des  Pa- 
piers politiques,  font  afléz  connaître  à  chacun  les 
intérêts  généraux  pour  pouvoir  plus  aifément 
être  éclaircis  fur  les  faits  fecrets. 

Les  confpirations  dans  l'État  font  devenues 
difficiles,  parce  que  depuis  l'invention  des  Portes, 
tous  les  fecrets  des  Particuliers  font  dans  le  pou- 
voir du  Public. 

Les  Princes  peuvent  agir  avec  promptitude, 
parce  qu'ils  ont  les  forces  de  l'Etat  dans  leurs 
mains;  les  confpirateurs  font  obligés  d'agir  len- 


ET    DE    LEUR    DECADENCE. 


t53 


tement,  parce  que  tout  leur  manque  ;  mais  à 
prefent  que  tout  s'éclaircit  avec  plus  de  facilité 
&  de  promptitude,  pour  peu  que  ceux-ci  perdent 
de  tems  à  s'arranger,  ils  font  découverts. 


CHAPITRE  XXII. 
Foiblejfe  de  l'Empire  d'Orient. 


"  HOCAS  dans  la  confufion  des  cho- 

fes  étant  mal  affermi,  Heraclius 


%  vint  d'Afrique  &  le  fit  mourir,  il 
trouva  les  Provinces  envahies  &  les 
Légions  détruites, 

A  peine  avoit-il  donné  quelque  remède  à  ces 
maux  que  les  Arabes  fortirent  de  leurs  païs  pour 
étendre  la  Religion  &  l'Empire  que  Mahomet 
avoit  fondé  d'une  même  main. 

Jamais  on  ne  vit  des  progrès  fi  rapides,  ils 
conquirent  d'abord  la  Syrie,  la  Paleftine,  l'E- 
gy}>te,  l'Afrique  &  envahirent  la  Perfe. 

Dieu  permit  que  fa  Religion  ceflat   en  tant  de 


256       De  la  Grandeur  des  Romains, 

lieux  d'être  dominante,  non  pas  qu'il  l'eût  aban- 
donnée, mais  parce  que  qu'elle  foit  dans  la  gloire 
ou  dans  l'humiliation  extérieure,  elle  efl  toujours 
également  propre  à  produire  fon  effet  naturel 
qui  eft  de  fanclifier. 

La  profperité  de  la  Religion  eft  différente  de 
celle  des  Empires;  un  Auteur  célèbre  difoit  qu'il 
étoit  bien  aife  d'être  malade,  parce  que  la  mala- 
die eft  le  vrai  état  du  Chrétien.  On  pourroit  dire 
de  même  que  les  humiliations  de  l'Eglife,  fa 
difperfion,  la  deftrudion  de  fes  Temples,  les 
foufîrances  de  fes  Martyrs  font  le  tems  de  fa 
gloire,  &  que  lorfqu'aux  yeux  du  monde,  elle 
paroît  triompher,  c'ell  le  tems  ordinaire  de  fon 
abaiffement. 

Pour  expliquer  cet  événement  fameux  de  la 
conquête  de  tant  de  païs,  par  les  Arabes,  il  ne 
faut  pas  avoir  recours  au  fenl  enthoufiafme  ;  les 
Sarrafins  étoient  depuis  long-tems  diilingués 
parmi  les. auxiliaires  des  Romains  &  des  Perfes; 
les  Ofroiiniens  &  eux  étoient  les  meilleurs  hom- 
mes de  trait  qu'il  y  eut  au  monde;  Alex  and  re.- 
Severe,  &  Maximin  en  avoient  engagé  à  leur 
fervice  autant  qu'ils  avoient  pu,  &  s'en  étoient 
fervis  avec  un  grand  fuccès  contre  les  Germains 


ET   DE   LEUR    DECADENCE.  257 

qu'ils  defoloient  de  loin.  Sous  Valens  les  (i) 
Gots  ne  pouvoient  leur  réfifter,  enfin  ils  faifoient 
dans  ces  tems-là  la  meilleure  Cavalerie'  du 
monde. 

Nous  avons  dit  que  chez  les  Romains  les  Lé- 
gions d'Europe  valoient  mieux  que  celles  d'Afie, 
c'étoit  tout  le  contraire  pour  la  Cavalerie,  je 
parle  de  celle  des  Parthes,  des  Ofroëniens  &  des 
Sarrafins,  &  c'efl  ce  qui  arrêta  les  conquêtes  des 
Romains,  parce  que  depuis  Antiochus  un 
nouveau  Peuple  Tartare  dont  la  Cavalerie  étoit 
la  meilleure  du  monde,  s'empara  de  la  haute 
Afie. 

Cette  Cavalerie  étoit  pefante  (2),  &  celle  d'Eu- 
rope étoit  légère  ;  c'eft  aujourd'hui  tout  le  con- 
traire. La  Hollande  &  la  Frise  n'étoient  point, 
pour  ainfi  dire,  encore  faites  (3),  &  l'Allemagne 
étoit  pleine  de  bois,  de  lacs  &  de  marais,  où  la 
Cavalerie  étoit  peu  utile. 

(  i)  Zofime,  1.  4. 

(2)  Voyez  ce  que  dit  Zofime,  1.  i,  fur  la  Cavalerie 
d'Aurelien  &  celle  de  Palmyre.  Voyez  auffî  Ammien 
Marcellin  fur  la  Cavalerie  des  Perfes. 

(3)  C'étoit  pour  la  plupart  des  terres  fubmergées 
que  l'art  a  rendues  propres  à  être  la  demeure  des 
hommes. 


258      De  la  Grandeur  des  Romains, 

Depuis  qu'on  a  donné  un  cours  aux  grands 
fleuves,  ces  marais  fe  font  diflipés  &  l'Allemagne 
a  changé  de  face.  Les  ouvrages  de  (i)  Valen- 
tinien  fur  le  Neker,  &  ceux  des  Romains  fur 
le  Rhin  ont  fait  bien  des  changemens,  &  le  com- 
merce s'étant  établi,  des  pays  (2)  qui  ne  produi- 
foient  point  de  chevaux,  en  ont  donné  &  on  en 
a  fait  ufage. 

Constantin  (3), fils  d'HERACLius, ayant  été 
empoifonné  &  fon  fils  Constant  tué  en  Sicile, 
Constantin  le  Barbu,  fon  fils  aîné,  lui  fuc- 
ceda  ;  les  Grands  des  Provinces  d'Orient  s'étant 
aflemblés,  ils  voulurent  couronner  fes  deux 
autres  frères,  foutenant  que  cornme  il  faut  croire 
en  la  Trinité,  aufli  étoit-il  raifonnable  d'avoir 
trois  Empereurs. 

L'Hiftoire  Grecque  eft  pleine  de  traits  pareils, 
&  le  petit  efprit  étant  parvenu  à  faire  le  carac- 
tère de  la  Nation,  il  n'y  eut  plus  de  fagefle  dans 
les  entreprifes,  &  l'on  vit  des  troubles  fans  caufe 
&  des  révolutions  fans  motifs. 

(i)  Voyez  Ammien  Marcellin,  1.  27. 

(2)  Cefar  dit  que  les  Chevaux  des  Germains  étoient 
vilains  &  petits. 

(3)  Zonaras,  Vie  de  Conjlantin  le  Barbu. 


ET  DE  LEUR  Décadence.  259 

Une  bigotterie  universelle  abattit  les  courages 
&  engourdit  tout  l'Empire.  Conftantinople  eft 
à  proprement  parler,  le  feul  pais  d'Orient  où  la 
Religion  Chrétienne  ait  été  dominante  :  où  cette 
lâcheté,  cette  pareffe,  cette  molefle  des  Nations 
d'Afie  fe  mêlèrent  dans  la  dévotion  même.  Entre 
mille  exemples  je  ne  veux  que  Philippicus  Gé-  N.B.  N'a-t-on 
néral  de  Maurice,  qui,  étant  prêt  de  donner   ^'^^  *'"   '^'^  "°^ 

jours  le  pKCtCTÎ  — 

bataille  fe  mit  à  (i)  pleurer  dans  la  confidera-     , 

■^  dent  pleurer  fort 

tion  du  grand  nombre  de  gens  qui  alloient  être   dévotement  fur 

tués.  les    côtes  d'É- 

Ce  font  bien  d'autres  larmes,  celles  de  ces  Ara-   <:ofe,  au  lieu  de 

bes  (2)  qui  pleurèrent  de  douleur  de  ce  que  leur   '^o^^^ttre  :  Un 

/^--i  •/•■  rr^   ^  -,  -,•      bigot  ne  feraque 

General  avoit  fait  une  Trêve  qui  les  empechoit 

des   adions    de 
de  répandre  le  fang  des  Chrétiens.  ^^g^^.  „^^.^  ^„ 

C'eft  que  la    différence  eft  totale   entre  une   home  d'honneur 

Armée  fanatique  &  une  Armée  bigote  ;  on  le  vit  Juivra   toujours 

dans  nos  tems  modernes  dans   une  révolution    ''^  gloire. 

fameufe,   lorlque  l'Armée   de    Cromwel   étoit 

comme  celle  des  Arabes,  &  les  Armées  d'Irlande 

&  d'Ecofl'e  comme  celle  des  Grecs. 

(i)  Theophylacle,  1.  2,  ch.  3.  Bifî.  de  VEmp.  Ma- 
riée. 

(2)  Hifloire  de  la  conquête  de  la  Syrie,  de  la  Perfe 
â  de  l'Egypte  par  les  Sarrafins,  par  M.  Ockley. 


200       De  la  Grandeur  des  Romains, 

Une(i)fuperitition  grofliere,  quiabaiffe  l'efprit 
autant  que  la  Religion  l'élevé,  plaça  toute  la 
vertu  &  toute  la  confiance  des  hommes  dans  une 
ignorante  ftupidité  pour  les  Images, ôcTon  vit  des 
Généraux  lever  un  fiege  (2),  &  perdre  une  Ville  (3) 
pour  avoir  une  Relique. 

La  Religion  Chrétienne  dégénéra  fous  l'Em- 
pire Grec,  au  point  où  elle  étoit  de  nos  jours 
chez  les  Mofcovites  avant  que  le  Czar  Pierre 
premier  eût  fait  renaître  cette  Nation,  &  intro- 
duit  plus    de  changemens  dans  un   Etat   qu'il 


(i)  On  peut  aifément  croire  que  les  Grecs  tombèrent 
dans  ridolâtrie.  Voici  mon  raifonnement  :  on  ne  foup- 
çonnera  pas  les  Italiens  ni  les  Allemans  de  ce  tems- 
là  d'avoir  été  peu  attachés  au  Culte  extérieur;  cepen- 
dant lorfque  les  Hiftoriens  Grecs  parlent  du  mépris 
des  premiers  pour  les  Reliques  &  les  Images,  on 
dirait  que  ce  font  nos  Controverfiftes  qui  s'échauffent 
contre  Calvin.  Quand  les  Allemans  pafferent  pour 
aller  dans  la  Terre  fainte,  Nicetas  dit  que  les  Armé- 
niens les  reçurent  comme  amis  parce  qu'ils  n'ado- 
roient  pas  les  Images  :  or  fi  dans  la  manière  de  penfer 
des  Grecs,  les  Italiens  &  les  Allemans  ne  rendoient 
pas  allez  de  culte  aux  Images,  quelle  devoit  être 
l'énormité  du  leur  ? 

(2)  Zonare,  Vie  de  Romain  Lacapene. 

(3)  Nicetas,  Vie  de  Jean  Comnene. 


ET  UE  LEUR  Décadence.  261 

gouvernoit,  que  les  Conquerans  n'en  font  dans 
ceux  qu'ils  ufurpent. 

Il  penfa  bien  y  avoir  en  Orient  à  peu  près  la 
même  révolution  qui  arriva  il  y  a  environ  deux 
fiecles  en  Occident,  lorfqu'au  renouvellement 
des  Lettres,  comme  on  commença  à  fentir  les 
abus  -Se  les  déreglemens  où  l'on  étoit  tombé, 
tout  le  monde  cherchant  un  remède  au  mal,  des 
gens  hardis  &troppeu  dociles  déchirèrent  l'Eglife 
au  lieu  de  la  reformer. 

Léon  VIfaiirien ,  Constantin  Copronyme^ 
Léon  fon  fils,  firent  la  guerre  aux  Images,  & 
après  que  le  culte  en  eut  été  rétabli  par  l'Impé- 
ratrice Irène,  Léon  l'Arménien,  Michel  le 
Begiie  &  Théophile  les  abolirent  encore,  ces 
Princes  crurent  n'en  pouvoir  modérer  le  culte 
qu'en  le  détruifant  ;  ils  firent  la  guerre  aux 
Moines  (i)  qui  incommodoient  l'Etat,  &  prenant 
toujours  les  voyes  extrêmes,  ils  voulurent  les 
exterminer  par  le  glaive,  au  lieu  de  chercher  à 
les  régler. 

(i)  Long-temps  avant,  Valcns  avoit  fait  une  Loi, 
pour  les  obliger  d'aller  à  la  guerre,  &  fit  tuer  tous 
ceux  qui  n'obéirent  pas.  Jorn.  de  regn.  Succejf.  &  la 
1.  26.  Cod.  de  decur. 


2  02       De  la  Grandeur  des  Romains, 

Les  Moines  (i)  accufés  d'Idolâtrie  par  les  par- 
tifans  des  nouvelles  opinions,  leur  donnèrent  le 
change  en  les  accufant  à  leur  tour  de  Magie  (2), 
&  montrant  au  Peuple  les  Eglises  dénuées 
d'Images  &  de  tout  ce  qui  avoit  fait  jufques-là 
l'objet  de  fa  vénération,  ils  ne  lui  laifferent  point 
imaginer  qu'elles  puflent  fervir  à  d'autre  ufage 
qu'à  facrifier  aux  Démons. 

Ce  qui  rendoit  la  querelle  fur  les  Images  fi 

vive  &  fit  que  dans  la  fuite  les  gens  fenfés  ne 

pouvoient  pas  propofer  un  culte   modéré,  c'eft 

qu'elle   étoit  liée  à  des  chofes  bien  tendres,  il 

N.B.  —  Lin-   étoit  queftion   de   la  puiflance,   &    les  Moines 

téret,'  ce  grand   l'ayant  ufurpée,ils  ne  pouvoient  l'augmenter  ou  la 
mobille  des  cho- 


fes humaines,  ejt 


foutenir,  qu'en  ajoutant  fans  cefle  au  culte  exte- 


,,     .        .,    ,  rieur  dont  ils  faifoient  eux-mêmes  partie.  Voilà 

/  unique  decalo-  L 

gue des  Ecléfiaf-  pourquoi  les  guerres  contre  les  Images  furent 

tiques.  toujours  des  guerres  contre   eux,  &  quand    ils 


(i)  Tout  ce  qu'on  verra  ici  fur  les  Moines  Grecs  ne 
porte  point  fur  leur  état;  car  on  ne  peut  pas  dire 
qu'une  chofe  ne  foit  pas  bonne,  parce  que  dans  de 
certains  tems  ou  dans  quelques  Paîs  on  en  a  abufé. 

(2)  Léon  le  Grammairien,  Vie  de  Léon  l'Arménien. 
Ibid.  Vie  de  Théophile.  Voyez  Suidas  à  Tarticle  Con- 
ftantinfils  de  Léon. 


ET    DE    LEUR    DECADENCE.  203 


eurent  gagné  ce  point,  leur  pouvoir  n'eut  plus  N.B.   C'ejl je 

de  bornes.  difpuler  pour  la 

Il  arriva  pour  lors   ce  que  l'on  vit  quelques  ^''''^'^    "     '^^^' 

'  car  que  veut  air. 

fiecles  après  dans  la  querelle  qu'eurent  Barlaam  ^^^^^  /„„„-ere  in- 

&  Acyndine  contre  les  Moines,  &  qui  tourmenta  ^,.^;^j.9 

cet  Empire  jufqu'à  fa   deftruction.  On  difputoit  Pour  moi.  fa- 

fila  Lumière  qui  aparutautourdeJESUs-CHRisT  voiie que  je  nai 

7 ; — "ZZ, — ; '.     '■           ~            '  ■         '  -       j          i„  P-*s  l'efprit  aujji 

fur  le  Thabor  etoit  créée  ou   increee;  dans  le  r       jj-        jj 

— ■  Jup tille  que  Mef- 

fond  les  Moines  ne  fe  foucioient  pas  plus  qu  elle  ^^,„^^^^^  ,^^^.„^^^ 

fût  l'un  que  l'autre;   mais  comme   Barlaam   les  qu,jique   janss 

attaquoit  direflement  eux-mêmes,  il   faloit  ne-  trop    d'amour- 

ceflairement  que  cette  Lumière  fut  incréée.  propre,  je  pou- 

^ — ; z:r                    r             1   (x       1/  rois   les   acufer 

La  euerre  que  les  Empereurs  Iconoclaites  de- 

o              ^                      »^  i^'avoir  une  obj- 

clarerent  aux  Moines  fit  que  l'on  reprit  un  peu  ^„^,-^^;y,,/;o;^^j_ 

les  Principes  du  Gouvernement,  que  l'on  employa  gue&impénétra- 

en  faveur  du  public  les  revenus  publics,  &  qu'en-  blés  dans    leur 

fin  on  ôta  au  Corps  de  l'Etat  fes  entraves.  <-'fprit  qu'ilcom- 

Quandje  penfe  à  l'ignorance   profonde   dons  ^nunique  à  toute 

— r  les  matière  au- 

laquelle  le  Clergé  Grec  plongea  les  Laïques,  ]e  ^^^^^  .^^  ^^^^_ 

ne  puis  m'empécher  de  les  comparer  à  ces  Scythes  chent.&quirand 

dont  parle  (i)  Hérodote,  qui  crevoient  les  yeux  inintelligibles 

à  leurs  efclaves  afin  que  rien  ne  pût  les  diftraire  des  clwjes,  qui 

1 7      vi     û     Z~-      Z~\          i~~^T               '  pri/Tes  naturelle- 

lorfqu  ils  battoient  leur  lait.  ^  ■" 

— — ment  .^     peuvent 

s'entendre. 
(i)  Livre  4.  , 


204       De  la  Grandeur  des  Romains, 


Plus  le  peuple       L'Impératrice  The  ODORA  rétablit  les  Images, 

ejl    ig?torent    £■     g     t        %,    ■ 

L     .,         .,        «  les  Moines    recommencèrent  à  abufer  de  la 
Jtuptde,  meileur 

marché  que  les  P'^^^  publique,  ils  parvinrent   jufques  à  oppri- 

pretres  ontde  la  ™£r  ^^  Clergé  Séculier  même,  ils  occupèrent  tous 

crédulité.  Il  eft  les  grands  Sièges  (i),  &  exclurent  peu  à  peu  tous 

plus  fafille  d-en  les   Ecclefiaftiques  de   l'Epifcopat;  c'eft  ce  qui 

impofer    à    une  ,•  ^,         ,  .        ,        ,  ,  „     . 

•^  •'  rendit  ce  Cierge  intolérable,  &  fi  l'on  en  fait  le 

bette     qu  a     un 

home    qui  fait   V^^^'^^^^^  a^'^c  le  Clergé  Latin,  fi  l'on  compare  la 

nous  faire  des   conduite  de  nos  Papes  avec  celle  des  Patriarches 

objedions.  de  Conftantinople,  on  verra  des  gens  auffi  fages 

que  les  autres  étoient  peu  fenfés. 

Voici  une  étrange  contradiction  de  l'efprit  hu- 
main; les  iMiniflres  de  la  Religion  chez  les  pre- 
miers Romains  n'étant  pas  exclus  des  charges 
&  de  la  fociété  civile,  s'embarafTerent  peu  de  fes 
affaires  :  lorfque  la  Religion  Chrétienne  fut  éta- 
blie, les  Ecclefiaftiques  qui  étoient  plus  feparez 
des  affaires  du  monde,  s'en  mêlèrent  avec  mode- 
ration  ;  mais  lorfque  dans  la  décadence  de  l'Em- 
pire, les  Moines  furent  le  feul  Clergé,  ces  gens 
deftinés  par  une  profeflion  plus  particulière  à 
fuir  &  à  craindre  les  affaires,  embrafferent  toutes 
les  occafions  qui  purent  leur  y  donner  part,  ils 

(i)  Voyez  Pachymere,  1.-8. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  205 

ne  cefferent  de  faire  du  bruit  par-tout,  &  d'agiter 
ce  monde  qu'ils  avoient  quitté. 

Aucune  affaire  d'Etat,  aucune  paix,  aucune 
guerre,  aucune  trêve,  aucune  négotiation,  aucun 
mariage  ne  fe  traita  que  par  le  miniftere  des 
Moines  ;  les  Confeils  du  Prince  en  furent  rem- 
plis, &  les  AlTemblées  delà  Nation  prefque  toutes 
compofées. 

On  ne  fauroit  croire  quel  mal  il  en  refulta  ; 
ils  affoiblirent  l'efprit  des  Princes,  &  leur  firent 
faire  imprudemment  même  les  chofes  bonnes. 
Pendant  (i)  que  Basile  occupoit  les  Soldats  de 
fon  Armée  de  mer  à  bâtir  une  Eglife  à  Saint 
Michel,  il  laifTa  piller  la  Sicile  par  les  Sarrafins, 
&  prendre  Syracufe,  &  Léon,  fon  SuccefTeur 
qui  employa  fa  Flotte  au  même  ufage^  leur  laifla 
occuper  Tauromenie  &  l'Ille  de  Lemnos. 

Andronic  (2}  Paleologue  abandonna  la 
Marine  parce  qu'on  l'affura  que  Dieu  étoit  fi 
content  de  fon  zèle  pour  la  paix  de  l'Eglife  que 
fes  ennemis  n'oferoient  l'attaquer.  Le  même 
craignoit  que  Dieu  ne  lui  demandât  compte  du 

(i)  Zonaras,   Vie  de  Bafile  &  de  Léon.  Nicephor, 
Vie  de  Bafile  &  de  Léon. 
(2)  Pachymere,  1.  7. 


206       De  la  Grandeur  des  Romains, 

tems   qu'il  employoit  à  gouverner  fon  Etat  & 
qu'il  deroboit  aux  affaires  fpirituelles. 

Les  Grecs  grands  Parleurs,  grands  Difputeurs, 
naturellement   grands  Sophiftes ,    ne    cellerent 
d'embrouiller  la  Religion  par  des  Controverfes  ; 
comme  les  Moines  avoient  un  grand  crédit  à  la 
Cour,  toujours  d'autant  plus  foible  qu'elle  étoit 
plus  corrompue,  il  arrivoit  que  les  Moines  &  la 
Cour  fe  gâtoient  réciproquement,  &  que  le  mal 
étoit  dans  tous  les  deux;  d'oii  ilfuivoit  que  toute 
l'attention  des  Empereurs  étoit  occupée  quelque- 
La  difputedes  fois  à  calmer,  fouvent  à  irriter  des  Difputes  Theo- 
Capuchons    en     logiques,  qu'on  a  toujours    remarqué     devenir 
•^      ■  frivoles  à  mefure  qu'elles  font  plus  vives. 

Michel  Paleologue(i)  dont  le  règne  fut 
tant  agité  par  des  difputes  fur  la  Religion,  voyant 
les  atîVeux  ravages  des  Turcs  dans  l'Afie,  difoit 
en  foupirani  que  le  zèle  téméraire  de  certaines 
perfonnes,  qui,  en  décriant  fa  conduite  avoient 
foule vé  fes  Sujets  contre  lui,  l'avoient  obligé 
d'appliquer  tous  fes  foins  à  fa  propre  conferva- 
tion,  &  de  négliger  la  ruine  des  Provinces.  Je  me 


(i)  Pachymere,  1.  ô,  ch.  2g.  On  a  employé  la  Tra- 
duction de  M.  le  Prefident  Coufin. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  267 


fuis  contenté,  difoit-il,  de  pourvoir  à  ces  parties 
éloignées  par  le  miniflere  des  Gouverneurs  qui 
m'en  ont  diflimulé  les  befoins,  foit  qu'ils  fuflent 
gagnés  par  argent,  foit  qu'ils  appréhendallent 
d'être  punis. 

Les  Patriarches  de  Conltantinople  avoient  un 
pouvoir  immenfe  :  conîme  dans  les  tumultes 
populaires  les  Empereurs  &  les  Grands  de  l'Etat 
fe  retiroient  dans  les  Eglifes,  que  le  Patriarche 
étoit  maître  de  les  livrer  ou  non,  &  exerçoit  ce 
droit  à  fa  fantaifie,  il  fe  trouvoit  toujours,  quoi- 
qu'indireclement,  arbitre  de  toutes  les  affaires 
publiques. 

Lorfque  le  vieux  Andronique  (i)  fit  dire  au 
Patriarche  qu'il  fe  mêlât  des  affaires  de  l'Eglile 
&  le  laiflat  gouverner  celles  de  l'Empire;  c'efl, 
lui  répondit  le  Patriarche,  comme  fi  le  Corps 
difoit  à  l'Ame,  je  ne  prétens  avoir  rien  de  com- 
mun avec  vous,  &  je  n'ai  que  faire  de  votre  fe- 
cours  pour  exercer  mes  fondions. 

De  fi  monftrueufes  prétentions  étant  infupor- 
tables  aux  Princes,  les  Patriarches  furent  très- 


Ci)  Paleologue.  Voyez  YHiJloire  des  deux  Androni- 
ques,  écrite  par  Cantacuzene,  1.  i,  ch.  5o. 


2Ô8       De  la  Grandeur  des  Romains, 

fouvent  chafles  de  leur  Siège.  Mais  chez  une  Na- 
tion fuperftiiieufe  où  l'on  croyoit  abominables 
toutes  les  fonctions  Ecclefiafliques  qu'avoit  pu 
faire  un  Patriarche  qu'on  croyoit  intrus  ;  cela 
produifit  des  Schifmes  continuels,  chaque  Pa- 
triarche, l'ancien,  le  nouveau,  le  plus  nouveau, 
ayant  chacun  leurs  Sectateurs. 

C-es  fortes  de  querelles  étoient  bien  plus  trilles 
que  celles  qu'on  pouvoit  avoir  fur  le  Dogme, 
parce  qu'elles  étoient  comme  une  hydre  qu'une 
nouvelle  depolltion  pouvoit  toujours  reproduire. 

La  fureur  des  difputes  devint  un  état  11  natu- 
rel aux  Grecs  que  lorfque  Cantacuzene  (i)  prit 
Conftantinople,  il  trouva  l'Empereur  Jean  & 
l'Impératrice  Anne  occupés  à  un  Concile  contre 
quelques  ennemis  des  Moines;  &  quand  Maho- 
met fécond  (2)  l'afliegea,  il  ne  put  fufpendre  les 
haines  Theologiques  &  on  y  étoit  (3)  plus  occupé 

^ij  Cantacuzene,  1.  3,  ch.  99. 

(3)  Ducas,  Hijloire  des  derniers  Paleologues. 

(2)  On  fe  demandoit  fi  on  avoit  entendu  la  Mefle 
d'un  Prêtre  qui  eût  confenti  à  l'union,  on  l'auroit 
fui  comme  le  feu  :  on  regardoit  la  grande  Eglife 
comme  un  Temple  profane.  Le  Moine  Gennadius 
lançoit  fes  Anathêmes  fur  tous  ceux  qui  defiroient  la 
paix.  Ducas,  Hijloire  des  derniers  Paleologues. 


ET    DE   LEUR    DECADENCE.  269 

duConcile  de  Florence  que  de  l'Armée  desTurcs. 

Dans  les  Difputes  ordinaires,  comme  chacun 
fent  qu'il  peut  fe  tromper,  l'opiniâtreté  &  l'ob- 
ftination  ne  font  pas  extrêmes,  mais  dans  celles 
que  nous  avons  fur  la  Religion,  comme  par  la 
nature  de  la  chofe,  chacun  croit  être  sûr  que  fon 
opinion  eft  vraie,  nous  nous  indignons  contre 
ceux  qui  au  lieu  de  changer  eux-mêmes,  s'obfti- 
nent  à  nous  faire  changer. 

Ceux  qui  liront  l'Hiiloire  de  Pachymere  con- 
naîtront bien  l'impuiflance  où  étoient  &  où  fe- 
ront toujours  les  Théologiens  par  eux  mêmes 
d'accommoder  jamais  leurs  differens.  On  y  voit 
un  Empereur  (i)  qui  paffe  fa  vie  à  les  alTembler, 
à  les  écouter,  à  les  rapprocher;  on  voit  de  l'au- 
tre une  Hydre  de  difputes  qui  renaiffent  fans 
cefle,  &  l'on  fent  qu'avec  la  même  méthode,  la 
même  patience,  les  mêmes  efperances,  la  même 
envie  de  finir,  la  même  fimplicité  pour  leurs  in- 
trigues, le  même  refpecT:  pour  leurs  haines,  ils 
ne  fe  feroient  jamais  accommodés  jufqu'à  la  fin 
du  Monde. 

En  voici  un  exemple  bien  remarquable  :  A  la 

(i)  Andronic  Paleologue. 


270       De  la  Grandeur  des  Romains, 


follicitation  de  l'Empereur  (i),  les  Partifans  du 
Patriarche  Arfene  firent  une  convention  avec 
ceux  qui  fuivoient  le  Patriarche  Jofeph,  qui  por- 
toit  que  les  deux  Partis  écriroient  leurs  préten- 
tions, chacun  fur  un  papier,  qu'on  jetteroit  les 
deux  papiers  dans  un  brafier,  que  fi  l'un  des  deux 
demeuroit  entier,  le  jugement  de  Dieu  feroit 
fuivi,  &  que  fi  tous  les  deux  étoient  confumés, 
ils  renonceroient  à  leurs  differens.  Le  feu  dévora 
les  deux  papiers,  les  deux  Partis  fe  réunirent,  la 
paix  dura  un  jour;  mais  le  lendemain  ils  dirent 
que  leur  changement  auroit  dû  dépendre  d'une 
perfuafion  intérieure,  &  non  pas  du  hazard; 
&  la  guerre  recommença  plus  vive  que  jamais. 
On  doit  donner  une  grande  attention  aux  dil- 
putes  des  Théologiens,  mais  il  faut  la  cacher 
autant  qu'il  eft  poffible,  la  peine  qu'on  paroît 
prendre  à  les  calmer  les  accréditant  toujours  en 
faifant  voir  que  leur  manière  de  penfér  eft  fi  im- 
portante qu'elle  décide  du  repos  de  l'Etat  &  de  la 
fureté  du  Prince. 
Ocupafion  auft  On  ne  peut  pas  plus  finir  leurs  affaires  en 
eu  digne  d'un    écoutant  leurs  fubtilités  qu'on  ne  pourroit  abolir 

(ij  Pachymere,  1.  i. 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE.  27I 


telligible. 


les  Duels  en  établilTant  des  écoles  où  l'on  rafine-   Prince   que   de 

roit  fur  le  point  d'honneur.  '""^  ^°'"^  '■'^'" 

f.es  Empereurs   Grecs  eurent  fi  peu  de  pru-   ■^''"^*'''     ^"''"' 
1  1  1        ,r  'i^i^^  ces  homes 

dence  que  quand  les  difputes  furent  endormies,       uinteffen/ier 

ils  eurent  la  rage  de  les  reveiller.  Léon,  Justi-   jes  mots&  em- 

NiEN,   Héraclius,  Manuel  Comnene  pro-   brouiiiiér    par 

poferent  des  points  de  foi  à  leur  Clergé  &  à  leur   ^^"     explica- 

Peuple    qui  auroit  méconnu  la  Vérité  dans  leur    ^'°'''  "  "^"^  "^ 

fera  jamais  in- 
bouche  quand  même  ils  l'auroient  trouvée.  Ainfi 

péchant  toujours  dans  la  forme  &  ordinairement 

dans  le  fond,  voulant  faire  voir  leur  pénétration, 

qu'ils  auroient  pu  fi    bien   montrer  dans  tant 

d'autres  affaires   qui   leur  étoient    confiées,   ils 

entreprirent  des  difputes  vaines  fur  la  nature  de 

Dieu,  qui,  fe  cachant  aux    Savans  parce   qu'ils 

font  orgueilleux,  ne  fe   montre  pas  mieux  aux 

Grands  de  la  Terre. 

C'eft  une  erreur  de  croire  qu'il  y  ait  dans   le 

monde  une  autorité  humaine  à  tous  les  égards 

defpotique,  il  n'y  en  a  jamais  eu  &  il  n'y  en  aura 

jamais;  le  pouvoir  le  plus  immenfe  eft  toujours 

borné  par  quelque  coin.  Que  le  Grand  Seigneur 

mette  un  nouvel  impôt  à  Conftantinople,  un  cri 

général  lui  fait  d'abord  trouver  des  limites  qu'il 

n'avoit  pas  connues.  Un  Roi  de  Perfe  peut  bien 


272       De  la  Grandeur  des  Romains, 

contraindre  un  fils  de  tuer  fon  père,  ou  un  père 
de  tuer  fon  nls;  mais  obliger  fes  Sujets  de  boire 
du  vin,  ilnele  peut  pas.  Il  y  a  dans  chaque  Nation 
un  efprit  général  fur  lequel  la  puiffance  même 
eft  fondée  ;  quand  elle  choque  cet  efprit,  elle 
fe  choque  elle-même  &  elle  s'arrête  néceffaire- 
ment. 

La  fource  la  plus  empoifonnée  de  tous  les  mal- 
heurs des  Grecs,  c'efl  qu'ils  ne  connurent  jamais 
la  nature  ni  les  bornes  de  la  Puiflance  Ecclefiaf- 
tique  &  de  la  Séculière;  ce  qui  fit  que  l'on 
tomba  de  part  &  d'autre  dans  des  égaremens  con- 
tinuels. 

Cette  grande  diftinclion,  qui  eft  la  bafe  fur  la- 
quelle pofe  la  tranquillité  des  Peuples,  eft  fondée 
non  feulement  fur  la  Religion,  mais  encore  fur 
la  Raifon  &  la  Nature  qui  veulent  que  des 
chofes  réellement  féparées  &  qui  ne  peuvent 
fubfiftcr  que  féparées,  ne  foient  jamais  confon- 
dues. 

Quoique  chez  les  anciens  Romains  le  Clergé 
ne  fît  pas  un  Corps  féparé,  cette  diftinction  y 
étoit  aufli  connue  que  parmi  nous.  Clodius  avoit 
confacré  à  la  Liberté  la  iMaifon  de  Ciceron,  le- 
quel revenu  de  fon  exil  la  redemanda  ;  les  Pon- 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE. 


273 


tifes  décidèrent  que  fi  elle  avoit  été  confacrée 
fans  un  ordre  exprès  du  Peuple,  on  pouvoit  la  lui 
rendre  fans  blefler  la  Religion.  Ils  ont  déclaré, 
dit  Ciceron  (i)  qu'ils  n'avoient  examiné  que  la 
validité  de  la  confecration  &  non  la  Loi  faite  par 
le  Peuple,  qu'ils  avoient  jugé  le  premier  chef 
comme  Pontifes,  &  qu'ils  jugeoient  le  fécond 
comme  Sénateurs. 


(1)  Lettres  à  Atticus,  1.  4. 


■  iS- 


CHAPITRE  XXIII. 

I .  Rai/on  de  la  Durée  de  l' Empire  d'Orient. 
2.  Sa  Dejîruâion. 


PRÈS  ce  que  je  viens  de  dire  de 
l'Empire  Grec,  il  eft  naturel  de  de- 
mander comment  il  a  pu  fubfifler 
fi  long-tems.  Je  crois  pouvoir  en 
donner  les  raifons. 

Les  Arabes  l'ayant  attaqué  &  en  ayant  conquis 
quelques  Provinces,  leurs  Chefs  fe  difputerent  le 
Caliphat,  &  le  feu  de  leur  premier  zèle  ne  pro- 
duifit  plus  que  des  difcordes  civiles. 

Les  mêmes  Arabes  ayant  conquis  la  Perfe  & 
s'y  étant  divifés  &  affoiblis,  les  Grecs  ne  furent 
plus  obligés  de  tenir  fur  l'Euphrate  les  princi- 
pales forces  de  leur  Empire. 

Un    architecte   nommé   Callinique,  qui  étoit 


276       De  la  Grandeur  des  Romains, 

venu  de  Syrie  à  Conftantinople,  ayant  trouvé  la 
compofition  d'un  feu  que  l'on  fouffloit  par  un 
tuyau  &  qui  étoit  tel  que  l'eau  &  tout  ce  qui 
éteint  les  feux  ordinaires  ne  faifoit  qu'en  aug- 
menter la  violence,  les  Grecs  qui  en  firent  ufage 
furent  en  pofleflion,  pendant  plufieurs  fiecles,  de 
briàler  toutes  les  Flottes  de  leurs  ennemis,  fur- 
tout  celles  des  Arabes  qui  venoient  d'Afrique  ou 
de  Syrie  les  attaquer  jufqu'à  Conftantinople. 

Ce  feu  fut  mis  au  rang  des  fecrets  de  l'Etat,  & 
Constantin  Porphyrogenete,  dans fon Ou- 
vrage dédié  à  Romain,  fon  fils,  fur  l'adminîftra- 
tion  de  l'Empire,  l'avertit  que  lorfque  les  Barba- 
res lui  demanderont  du  Feu  Grégeois^  il  doit 
leur  répondre  qu'il  ne  lui  efl  pas  permis  de  leur 
en  donner,  parce  qu'un  Ange  qui  l'aporta  à  l'Em- 
pereur Constantin,  défendit  de  le  communi- 
quer aux  autres  Nations,  &  que  ceux  qui  avoient 
ofé  le  faire  avoient  été  dévorés  par  le  feu  du  Ciel 
dès  qu'ils  étoient  entrés  dans  l'Eglife. 

Conftantinople  faifoit  le  plus  grand  &  prefque 
le  feul  commerce  du  monde  dans  un  tems  où  les 
Nations  Gotiques  d'un  côté  &  les  Arabes  de  l'au- 
tre, avoient  ruïné  le  commerce  &  l'indultrie  par- 
tout ailleurs;  les  manufactures  de  foye  y  avoient 


ET    DK    LEUR    DeCADENCE.  277 

paffé  de  Perfe,  &  depuis  l'invalion  des  Arabes 
elles  furent  fort  négligées  dans  la  Perfe  même  ; 
d'ailleurs  les  Grecs  étoient  maîtres  de  la  Mer,  cela 
mit  dans  l'rltat  d'immenfes  richefles,  &  par  con- 
féquent  de  grandes  refïburces,  &  fi-tôt  qu'il  eut 
quelque  relâche,  on  vit  d'abord  reparoître  la 
profperité  publique. 

En  voici  un  grand  exemple.  Quoique  le  vieux 
Andronic  CoMNENE  fût  leNERONdes  Grecs, 
comme  parmi  tous  fes  vices  il  avoit  une  fermeté 
admirable  pour  empêcher  les  injuftices  &  les 
vexations  des  Grands,  on  (i)  remarqua  que  pen- 
dant trois  ans  qu'il  régna,  plufieurs  Provinces  fe 
rétablirent. 

Enfin  les  Barbares  qui  habitoient  les  bords  du 
Danube,  s'étant  établis,  ils  ne  furent  plus  fi  re- 
doutables, &  fervirent  même  de  barrière  contre 
d'autres  Barbares. 

Ainfi  pendant  que  l'Empire  étoit  affaiflë  fous 
un  mauvais  gouvernement,  des  caufes  particu- 
lières le  foutenoient.  C'eft  ainfi  que  nous  voyons 
aujourd'hui  l'Efpagne  &  le  Portugal  fe  mainte- 
nir malgré  leur  foiblefl'e  par  les  tréfors  des  Indes; 

(i)  Nicetas,  Vie  d'Audronic  Commue,  1.  2. 


27S       De  la  Grandeur  des  Romains, 

les  Etats  temporels  du  Pape  par  le  refpecl:  que 
l'on  a  pour  le  Souverain,  &  les  Corfaires  de  Bar- 
barie par  l'empêchement  qu'ils  mettent  (i)  au 
commerce  des  petites  Nations  ;  ce  qui  les  rend 
utiles  aux  grandes. 

L'Empire  des  Turcs  ell  à  prefent  à  peu  près 
dansée  même  degré  de  foibleffe  où  étoit  autrefois 
celui  des  Grecs,  mais  il  fubfiftera  long-tems,  car 
(2)  fi  quelque  Prince  que  ce  fût  mettoit  cet  Em- 
pire en  péril  en  pourfuivant  fes  conquêtes,  les 
trois  Puiflances  commerçantes  de  l'Europe  con- 
noissent  trop  leurs  affaires  pour  n'en  pas  pren- 
dre la  défenfe  fur  le  champ. 

C'eft  leur  félicité  que  Dieu  ait  permis  qu'il  y  ait 
dans  le  monde  des  Turcs  &  des  Espagnols,  les 


(i)  Ils  troublent  la  navigation  des  Italiens  dans  la 
Mediterrane'e. 

(2)  Ainfi  les  projets  contre  le  Turc,  comme  celui 
qui  fut  fait  fous  le  Pontificat  de  Léon  X,  par  lequel 
l'Empereur  devoit  fe  rendre  par  la  Bofnie  àConftan- 
tinople,  le  Roi  de  France  par  l'Albanie  &-  la  Grèce, 
d'autres  Princes  s'embarquer  dans  leurs  ports;  ces 
projets,  dis-je,  n'étoient  pas  ferieux,  ou  étoient  faits 
par  des  gens  qui  ne  voyoient  pas  l'intérêt  de  l'Eu- 
rope. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE.  279 

hommes  du  monde  les  plus  propres  à  polTeder 
inutilement  un  grand  Empire. 

Dans  le  tems  de  Basile  Porph  yrogexete 
la  puiflance  des  Arabes  fut  détruite  en  Perfe. 
Mahomet(i),  filsdeSAMBRAEL,  qui  yregnoit, 
appella  du  Nord  trois  mille  Turcs  en  qualité 
d'Auxiliaires.  Sur  quelque  mécontentement  il 
envoya  une  Armée  contre  eux,  mais  ils  la  mirent 
en  fuite.  Mahomet,  indigné  contre  fes  Soldats, 
ordonna  qu'ils  pafferoient  devant  lui  vêtus  en 
robes  de  femmes,  mais  ils  fejoignirentaux  Turcs, 
qui  d'abord  allèrent  ôter  la  Garnifon  qui  gar- 
doit  le  pont  de  l'Araxe  &  ouvrirent  le  paflage  à 
une  multitude  innombrable  de  leurs  Compa- 
triotes. 

Après  avoir  conquis  la  Perfe  ils  fe  répandirent 
d'Orient  en  Occident  fur  les  terres  de  l'Empire, 
&  Romain  Dioge.xe  ayant  voulu  les  arrêter,  ils 
le  prirent  prifonnier  &  fournirent  prefque  tout 
ce  que  les  Grecs  avoient  en  Afie  jufqu'au  Bos- 
phore. 

Quelque  tems  après,  fous  le  règne  d'ALExis 
Comnene,  les  Latins  attaquèrent  l'Occident.  Il 

(i)  Hiftoire  e'crite  par  Nicephore  Bryene.  Cefar, 
Vie  de  Conjlantin  Ducas  &  Romain  Diogene. 


28o       De  la  Grandeur  des  Romains, 

y  avoir  long-tems  qu'un  malheureux  Schifme 
avoit  mis  une  haine  implacable  entre  les  Nations 
des  deux  Rites,  &  elle  auroit  éclaté  plutôt  fi  les 
Italiens  n'avoient  plus  penfé  à  reprimer  les  Em- 
pereurs d'Allemagne  qu'ils  craignoient,  que  les 
Empereurs  Grecs  qu'ils  ne  faifoient  que  haïr. 

On  étoit  dans  ces  circonflances  lorfque  tout  à 
coup  il  fe  répandit  en  Europe  une  opinion  reli- 
gieufe  que  les  lieux  où  J.  G.  étoit  né,  ceux  où  il 
avoit  fouffert  étant  profanés  par  les  Infidèles,  le 
moyen  d'effacer  fes  péchés  étoit  de  prendre  les 
armes  pour  les  en  chaflér.  L'Europe  étoit  pleine 
de  gens  qui  aimoient  la  guerre,  qui  avoient 
beaucoup  de  crimes  à  expier,  &  qu'on  leur  pro- 
pofoit  d'expier  en  fuivant  leur  paflion  domi- 
nante, tout  le  monde  prit  donc  la  Croix  et  les 
armes. 

LesCroifés  étant  arrivés  en  Orient  alTiegerent 
Nicée  &  la  prirent;  ils  la  rendirent  aux  Grecs,  & 
dans  la  confternation  des  infidèles,  Alexis  & 
Jean  Comnene  rechalTerent  les  Turcs  jufqu'à 
l'Euphrate. 

Mais  quel  que  fut  l'avantage  que  les  Grecs 
puffent  tirer  des  expéditions  des  Croisés,  il  n'y 
avoit  pas  d'Empereur  qui  ne  frémît  du  péril  de 


ET   DE    LEUR    DeCADENCE.  2S1 

voir  paffer  au  milieu  de  fes  Etats,  &  fe  fucceder 
des  Héros  fi  fiers  &  de  fi  grandes  Armées. 

Ils  cherchèrent  donc  à  dégoûter  l'Europe  de 
ces  Entreprifes,  &  les  Croifés  trouvèrent  par  tout 
des  trahifons,  delà  perfidie  &  tout  ce  qu'on  peut 
attendre  d'un  ennemi  timide. 

Il  faut  avouer  que  les  François  qui  avoient 
commencé  ces  expéditions  n'avoient  rien  fait 
pour  fe  faire  fouffrir.  Au  travers  des  invecti- 
ves (i)  d'ANNE  Comnene  contre  nous,  on  voit 
dans  le  fond  que  chez  une  Nation  étrangère  nous 
ne  nous  contraignions  point  &  que  nous  avions 
pour  lors  les  défauts  qu'on  nous  reproche  au- 
jourd'hui. 

Un  Comte  François  alla  fe  mettre  fur  le  Thrône 
de  l'Empereur,!  le  Comte  Baudouin  le  tira  par 
le  bras  &  lui  dit  :  Vous  devez  favoir  que  quand 
on  efi;  dans  un  pais  il  en  faut  fuivre  les  ufages. 
Vraiment,  voilà  un  beau  païfan,  repondit-il,  de 
s'afl'eoir  ici,  tandis  que  tant  de  Capitaines  font 
debout  1 

Les  Allemans  qui  paflerent  enfuite  &  qui 
étoient  (2)  les  meilleurs  gens  du  monde,  firent 

(i)  Hiftoire  d'Alexis  fon  père,  1.  10  &  1 1. 
(2)  Nicetas,  Hijl.  de  Manuel  Comnene,  1.  i. 


282       De  la  Grandeur  des  Romains, 

une  rude  pénitence  de  nos  étourderies  &  trou- 
vèrent par-tout  des  efprits  que  nous  avions  ré- 
voltés. 

Enfin  la  haine  fut  portée  au  dernier  comble  & 
quelques  mauvais  traitemens  faits  à  des  Mar- 
chands Vénitiens,  l'ambition,  l'avarice,  un  faux 
zèle  déterminèrent  les  François  &  les  Vénitiens 
à  fe  croifer  contre  les  Grecs. 

Ils  les  trouvèrent  aufli  peu  aguerris  que  dans 
ces  derniers  tems  les  Tartares  trouvèrent  les 
Chinois.  Les  (i)  François  fe  moquoient  de  leurs 
habillemens  efféminés;  ils  fe  promenoient  dans 
les  rues  de  Conflantinople,  revêtus  de  leurs  ro- 
bes peintes,  ils  portoient  à  la  main  une  Ecritoire 
&  du  papier  par  derifion  pour  cette  Nation  qui 
avait  renoncé  à  la  profefTion  des  armes,  &  après 
la  guerre  ils  refuferent  de  recevoir  dans  leurs 
troupes  quelque  Grec  que  ce  fût. 

Ils  prirent  toute  la  partie  d'Occident  &  y  élu- 
rent Empereur  le  Comte  de  Flandres  dont  les 
Etats  éloignés  ne  pouvoient  donner  aucune  ja- 
loufie  aux  Italiens.  Les  Grecs  fe  maintinrent  dans 


(i)  Mcetas^  Hijl.  après  la prife  de  Conjtant.  ch.  3, 


ET  DE  LKUR  Décadence.  283 

l'Orient  feparés  des  Turcs  par  les  montagnes,  & 
des  Latins  par  la  mer. 

Les  Latins  qui  n'avoient  pas  trouvé  d'obfta- 
cles  dans  leurs  conquêtes,  en  ayant  trouvé  une 
infinité  dans  leur  établiflement,  les  Grecs  repaf- 
ferent  d'Asie  en  Europe,  reprirent  Conflantino- 
ple  &  prefque  tout  l'Occident. 

Mais  ce  nouvel  Empire  ne  fut  que  le  Fantôme 
du  premiar,  &  n'en  eut  ni  les  relTources  ni  la 
puiflance. 

Il  ne  poffeda  guère  en  Asie  que  les  Provinces 
qui  font  en  deçà  du  Méandre  &  du  Sangare,  &  la 
plupart  de  celles  d'Europe  furent  divifées  en  de 
petites  Souverainetés. 

De  plus,  pendant  foixante  ans  que  Conftanti- 
nople  refta  entre  les  mains  des  Latins,  les  vain- 
cus étant  difperfés  &  les  Conquerans  occupés  à 
la  guerre,  le  Commerce  pafïa  entièrement  aux 
Villes  d'Italie,  &  Conftantinople  fut  privée  de 
fes  richeffes. 

Le  Commerce  même  de  l'intérieur  fe  fit  par 
les  Latins.  Les  (i)  Grecs  nouvellement  rétablis 
&  qui  craignoient  tout  voulurent  fe  concilier  les 


(ij  CantacLizene,  1.  4. 


284       De  la  Grandeur  des  Romains, 


Génois  en  leur  accordant  la  liberté  de  trafiquer 
fans  payer  de  droits  ;  &  les  Vénitiens  qui  n'ac- 
ceptèrent point  de  paix,  mais  quelques  Trêves, 
&  qu'on  ne  voulut  pas  irriter,  n'en  payèrent  pas 
non  plus. 

Quoiqu'avant  la  prife  de  Conftantinople  M  a- 
NUEL  CoMNENE  cût  laiffé  tomber  la  Marine, 
cependant  comme  le  Commerce  fubfiftoit  en- 
core, on  pouvoit  facilement  la  rétablir  ;  mais 
quand  dans  le  nouvel  Empire  on  l'eut  abandon- 
née, le  mal  fut  fans  remède,  parce  que  l'impuif- 
fance  augmenta  toujours. 

Cet  Etat,  qui  dominoit  fur  plufieurs  Tfles,  qui 
étoit  partagé  par  la  Mer  &qui  en  étoit  environné 
en  tant  d'endroits,  n'avoit  point  de  vaifléaux 
pour  y  naviguer.  Les  Provinces  n'eurent  plus 
de  communication  entre  elles,  on  (i)  obligea  les 
Peuples  de  fe  réfugier  plus  avant  dans  les  Terres 
pour  éviter  les  Pirates,  &  quand  ils  l'eurent  fait, 
on  leur  ordonna  de  fe  retirer  dans  les  Fortereflés 
pour  fe  fauver  des  Turcs. 

Les  Turcs  faifoient  pour  lors  aux  Grecs  une 
guerre  fmguliere  ;  ils  alloient   proprement  à  la 

(i)  Pacliymere,  1.  7. 


ET   DE   LEUR    DeCADENCE.  285 

chafle  des  hommes,  ils  traverfoient  quelquefois 
deux  cens  lieues  de  pais  pour  faire  leurs  rava- 
ges. Comme  ils  étoient(i)  divifés  fous  plufieurs 
Sultans^  on  ne  pouvoit  pas  par  des  prefens  faire 
la  paix  avec  tous,  &  il  étoit  inutile  de  la  faire 
avec  quelques-uns;  ils  s'étoient  faits  Mahome- 
tans  &  le  zèle  pour  leur  Religion  les  engageoit 
merveilleufement  à  ravager  les  Terres  des  Chré- 
tiens ;  d'ailleurs  comme  c'étoient  les  Peuples 
les  (2)  plus  laids  de  la  Terre,  leurs  femmes 
étoient  affreufes  comme  eux,  &  dès  qu'ils  eurent 
vu  des  Greques,  ils  n'en  purent  plus  foufirir 
d'autres    (3).  Cela  les  porta  à  des   enlevemens 

(i)  Cantacuzene.  1.  3,  ch.  gô,  &  Pachymere,  1.  ii, 
ch.  9. 

(2)  Cela  donna  lieu  à  cette  tradition  du  Nord  ra- 
portée  par  le  Got  Jornandès,  que  Philimer  Roi  des 
Gots  entrant  dans  les  Terres  Gotiques,  y  ayant 
trouvé  des  femmes  forcieres,  il  les  chalTa  loin  de  fon 
Armée,  qu'elles  errèrent  dans  les  deferts  où  des  Dé- 
mons incubes  s'accouplèrent  avec  elles,  d'où  vint 
la  Nation  des  Huns.  Genits  ferocijftmiirn  quod  fuit 
primum  inter  paludes,  mimitum,  tetrum,  atque  exile, 
nec  alid  voce  notum  nifi  qiiœ  hiimani  fermonis  ima~ 
ginem  ajfignabat. 

(3)  Michel  Ducas,  Hijl.  de  Jean  Manuel,  Jean  & 
Conjlantin,  ch.  9.  Conllantin  Porphyrogenete  au  com- 
mencement de   fon  extrait   des   Ambafl'ades  avertit 


28b       De  la  Grandeur  des  Romains, 

continuels.  Enfin,  ils  avoient  été  de  tout  tems 
adonnés  aux  brigandages,  &c'étoit  ces  mêmes(i) 
Huns  qui  avoient  autrefois  caufé  tant  de  maux  à 
l'Empire  Romain. 

Les  Turcs  inondant  tout  ce  qui  reftoit  à 
l'Empire  Grec  en  Afie,  les  habitans  qui  purent 
leur  échaper  fuirent  devant  eux  jufqu'au  Bof- 
phore,  &  ceux  qui  trouvèrent  des  VailTeaux  fe 
réfugièrent  dans  la  partie  de  l'Empire  qui  étoit 
en  Europe;  ce  qui  augmenta  confiderablement 
le  nombre  de  fes  habitans,  mais  il  diminua  bien- 
tôt ;  il  y  eut  des  guerres  civiles  fi  furieufes  que 
les  deux  factions  appellerent  divers  Sultans 
Turcs,  fous  cette  '2)  condition,  aufQ  extrava- 
gante que  barbare,  que  tous  les  habitans  qu'ils 
prendroient  dans  les  Païs  du  parti  contraire 
feroient  menés  en  efclavage;  &  chacun  dans  la 
vue  de  ruiner  fes  ennemis  concourut  à  détruire 
la  Nation. 

que  quand  les  Barbares  viennent  à  Conftantinople, 
les  Romains  doivent  bien  fe  garder  de  leur  montrer 
la  grandeur  de  leurs  richefles  ni  la  beauté  de  leurs 
femmes, 
(i)  Voyez  la  deuxième  note  de  la  page  précédente, 
(2)  Voj^ez  l'Hiftoire  des  Empereurs  Jean  Paleo- 
logue  &  Jean  Cantacuzene,  écrite  par  Cantacuzene. 


ET    DE    LEUR    DeCADENCE. 


287 


Bajazet  ayant  fournis  tous  les  autres  Sul- 
tans, les  Turcs  auroient  fait  pour  lors  ce  qu'ils 
firent  fous  M  aho^ikt  fécond^  s'ils  n'avoient  pas 
été  eux-mêmes  fur  le  point  d'être  exterminés 
par  les  Tartares. 

Je  n'ai  pas  le  courage  de  parler  des  miferes 
qui  fuivirent,  je  dirai  feulement  que,  fous  les 
derniers  Empereurs,  l'Empire,  réduit  aux  Faux- 
bourgs  de  Conftantinople,  finit  comme  le  Rhin, 
qui  n'eft  plus  qu'un  ruifleau  lorlqu'il  fe  perd 
dans  rOcean. 


FIDSQ 


IMPRIMERIE    D.     BARDIN,     A     SAINT-GEKMAIN 


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1'^ 


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Échéance 


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UOûÊt  0  5  2008 


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2  Z  2û03 


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CE    DG       0210 

.M77    187^> 

COO       f^CNTESQUIEU,    CCNST  DER  AT  I  0; 

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