U dVof OTTAWA
illllll
39003002691169
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/considrationsOOmont
I £x/ J-^ i-1 ro
CONSIDÉRATIONS
SUR LES CAUSES
DE LA GRANDEUR
DES ROMAINS
DE LEUR DÉCADENCE
BîBL\OTH£CA
Ottavl«ïï
s^V
J. CHARVET
Origines du pouvoir temporel des papes, précisées
par la numismatique, avec dissertation de Le-
blanc 10 fr-
Même ouvrage, grand papier 2 5 fr.
Description des collections de sceaux-matrices de
M.E. DoNGÉ. Un fort volume in-8°, orné de loobois
et de 7 planches. (Papier de Hollande).. 20 fr.
Considérations sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence, avec commentaires
et notes de Frédéric le Grand, i" édition colla-
tionnée sur le texte de 1734. —1 volume in-S», sur
papier de Hollande 25 fr.
Papier de couleur ou Whatman 40 fr.
Exemplaire sur vélin 1000 fr.
Du Cleuziou. — La poterie gauloisf, étude sur la
collection Charvet, volume in-8» orné de 210 bois
dans le texte 12 fr .
Exemplaire sur parchemin 3oo fr
Pour paraître fin mai 1879
LA VERRERIE ANTIQUE
Description de la collection Charvet, par M.W.Frœh-
NER, un volume grand in-folio avec 84 planches
coloriées et un grand nombre de vignettes, tiré à
i5o exemplaires, portant chacun le nom du sous-
cripteur 25o fr.
(Cet ouvrage n'étant pas mis dans le commerce, les
souscriptions devront être adressées au Pecq.
(Seine-et-Oise).
IMPRIMERIE D. BARDIN, A S A 1 N T - G E R M A I N.
J.PESkPOdilttX
cMOU^TESQUlEU
CONSIDERATIONS
SUK LES CAUSES
DE LA GRANDEUR
DES ROMAINS
DE LEUR DÉCADENCE
oAvec Commentaires & T^otes
DE
FREDERIC-LE-GRAND
ÉDITION COI.LATIONNÉE SUR LE TEXTE DE 1 734
^VfiWJ
PARIS
25, QUAI VOLTAIRE
187g
Si 0
Château de la Brtde
INTRODUCTION
I
L y a peu d'années, un heu-
reux hasard fit tomber entre
mes mains le trésor httéraire
que je publie aujourd'hui.
Cest un exemplaire de l'édition stéréo-
Rn^W
m
Wi
■
^tm
Introduction.
type des Considérations de Montesquieu
(imprimerie Didot, an XI, 1802), un petit
volume in-8°, après le titre duquel se
trouve la mention suivante :
« Avec des notes manuscrites de Frédéric-le»
« Grand, copiées avec son orthographe sur un
« exemplaire pris par Bonaparte dans la Biblio-
(( thèque de Sans-Souci; prêté à M. Mollien,
« qui me l'a prêté. — Signé de l'initiale B. »
Les notes du grand Frédéric étant res-
tées inédites, j'ai voulu faire connaître cette
production essentiellement littéraire, et
publier une nouvelle édition de Touvrage
de Montesquieu avec les Annotations^
édition qui, par son luxe, pût rivaliser avec
la qualité du personnage et Tintérêt des
Notes.
Je ne veux point essayer de refaire ici
la biographie du Royal Annotateur de
Montesquieu; mais, dans la conviction
que les hommes illustres à quelque nation
qu'ils appartiennent sont de tous les siè-
Introduction.
des et de tous les pays, je demande qu'il
me soit permis d'esquisser en quelques
lignes et sans parti pris un portrait qui
fasse ressortir la nature et le caractère des
Réflexions de ce Guerrier- Philosophe et
Littérateur*, Réflexions d'autant plus fran-
ches et d'autant plus libres que le Prince
qui les a écrites ne pensait pas qu'elles se-
raient publiées un jour, et telles qu'on les
croirait difficilement dictées par l'autocrate
du Duché de Brandebours.
Quelques mots sur Frédéric-le-
Grand, considéré au double point de vue
physique et du caractère, ont, ce me sem-
ble, leur place marquée en tête de ce vo-
lume :
Sa taille était au-dessous de la moyenne,
son regard reflétait la pénétration et l'es-
prit. Il avait les yeux bleus très-vifs, quoi-
quMl fût d'une myopie extrême. Ses traits,
qui étaient agréables dans sa jeunesse,
acquirent par la suite un haut degré d'ex-
IV Introduction.
pression et de vivacité lorsqu'il parlait.
Mais avec l'âge sa figure changea; pendant
longtemps, cette maladie terrible, qu'on
appelle la goutte, lui ayant fait subir mille
tortures. Si vous ajoutez à cela ses nom-
breux travaux et les fatigues du corps, les
études sérieuses du cabinet, ainsi que les
soucis des affaires, vous ne serez plus
étonné que, sur la fin de sa vie, Frédéric
fût courbé et que sa tête penchât constam-
ment d'un côté.
Dans la conversation , peu de voix
étaient aussi sonores et aussi agréables que
la sienne ; aussi, bien qu'il parlât beaucoup
et facilement, ceux qui l'écoutaient regret-
taient qu'il ne parlât pas davantage.
Le portrait moral de Frédéric ne le
cède en rien à son portrait physique.
Ce Prince avait reçu de la nature un goût
naturel pour les Lettres, les Sciences et les
Arts, lequel, développé encore par l'éduca-
tion toute française qu'on lui avait donnée
1 NTRODUCTION.
dans sa jeunesse, lui rendit insupportable
la cour de son père Guillaume P% qui n'ai-
mait ni les savants ni les poètes; — aussi
quitta-t-il Berlin en lySo pour voyager en
Allemagne.
Comme tous les hommes éminents, Fré-
déric fut en butte aux calomnies et aux
sarcasmes de ses contemporains. — Pre-
mier grief : Frédéric aimait la France;
il ne parlait de cette nation qu'avec enthou-
siasme, et se servait de notre langue bien
plus souvent que de la sienne propre. Un
tort, plus grave encore aux yeux de ses
sujets : il ne se contentait pas seulement
d'employer la langue française dans la
conversation, mais il avait également re-
cours à elle pour la publication de ses nom-
breux ouvrages.
— Sous son règne, le commerce, la jus-
tice et les arts furent florissants. S'il
regardait, au plus fort de la bataille, la
moi-t avec le calme d'un Philosophe, il
VI Introduction.
sut souvent aussi l'affronter en Héros!
Le Code qui porte son nom, fondé sur
le droit et la raison, est parfaitement ap-
proprié aux peuples pour lesquels il a été
rédigé. — Pour rétablir, Frédéric a em-
prunté au droit Romain ce qu'il avait de
meilleur, Ta disposé dans un ordre naturel,
en retranchant les lois étrangères et en
abrégeant les procédures, afin d'enlever
tout prétexte à la chicane. Il a créé ainsi
pour ses sujetsundroit certain et universel.
Ses principaux ouvrages sont : L'Anii-
Machiavel. — Les Mémoires pour servir
à la Maison de Brandebourg. — Les
Poésies du Philosophe de Sans-Souci. —
UHistoire de mon temps. — Histoire
de la Guerre de sept ans. — Sa Corres-
pondance. — Le tout écrit en langue fran-
çaise et formant 2 3 volumes in-8, recueillis
et édités à Amsterdam en 1790. — Lors
du centième anniversaire de l'avènement
de Frédéric. au trône, le Gouvernement
Introduction. vir
Prussien a fait publier à ses frais une
édition complète de ces Œuvres.
Mais Frédéric, Écrivain, ne fit point
tort au Roi de Prusse, Stratégiste ; et, si
son génie éclate, c'est surtout dans son
Poème sur VArt de la Guerre. On sent
qu'il connaît à fond la matière qu'il traite ;
et s'il ne Torne pas toujours, il sait du
moins la rendre constamment intéressante,
autant par les exemples qu'il cite que par
les leçons qu'il donne.
Ses Mémoires de Brandebourg sont ex-
trêmement remarquables \ le coloris des
portraits ne le cède en rien à la variété des
faits, et la justesse des réflexions égale le
charme du style. Au point de vue humani-
taire, on peutfairele mêmeélogede V Anti-
Machiavel^ cette réfutation si pleine d'à-
propos d'un ouvrage de parti pris et
dangereux.
N'est-ce pas ce Prince que Sainte-Beuve
a défini ainsi : « Un grand écrivain du plus
Introduction.
« grand mérite, dont la trempe n'est qu'à
« lui, mais qui, par Thabitude et le tour de
<( la pensée, tient à la fois de Polybe, de
« Lucrèce et de Bayle. »
Un trait que nous trouvions dans le pre-
mier volume de Y Histoire littéraire de
Voltaire, par le marquis de Luchet, ou-
vrage édité à Gassel en 1781, suffira, je
pense, pour peindre en son entier le carac-
tère de Frédéric, mieux que tout ce que je
pourrais ajouter :
Voltaire^ plein du souvenir de la perte
de madame du Châtelet^ vient pour la
deuxième fois d'arriver à Berlin ; nous
sommes à la moitié de juillet \-bo. Peu
de jours après son installation à la Cour,
une lettre de madame Denis^ sa nièce,
rinformait que son départ de France avait
été jugé sévèrement, que ses amis avaient
vu dans son éloignement une infidélité à
sa patrie, et que ses ennemis ne lui épar-
gnaient pas « les réflexions les plus jfta-
Introduction.
« lignes et les prophéties les plus déso-
« bligeantes. »
Cette lettre tomba, on ne sait comment,
entre les mains de Frédéric, et voici de
quelle manière il le fit savoir à Voltaire :
« J'ai vu la lettre que votre nièce vous écrit
(( de Paris. L'amitié qu'elle a pour vous lui
t( attire mon estime. Si j'étais madame Denis, je
« penserais de même; mais, étant ce que je suis,
(( je pense autrement.
« Je serais au désespoir d'être cause du mal-
(( heur de mon ennemi ; comment pourrais-je
(( vouloir l'infortune d'un homme que j'estime,
u que j'aime, qui me sacrifie sa patrie et tout ce
« que l'humanité a de plus cher... Non, mon
(( cher Voltaire^ si je pouvais prévoir que vo-
« tre transplantation pût tourner le moins du
(( monde à votre désavantage, je serais le premier
« à vous en dissuader... Oui, je préférerais votre
i( bonheur au plaisir extrême que j'ai de vous
« avoir. Mais vous êtes philosophe, je le suis
(( moi-même, qu'y a-t-il de plus naturel, de plus
« simple et de plus dans l'ordre, que les philoso-
" phes, faits pour vivre ensemble, réunis par la
« même étude, par le même goiàt, et par une
« façon de penser semblable, se donnent cette
(( satisfaction? — Je vous respecte comme mon
*t maître en éloquence et en savoir. — Quel
X Introduction.
« esclavage, quel changement, quelle incons-
<( tance de fortune y a-t-il à craindre dans un
« pays où l'on vous estime autant que dans
« votre patrie et chez un ami au cœur recon-
(( naissant?
« Je n'ai point la folle présomption de croire
« QUE Berlin vaut Paris. Si le bon goût se trouve
« dans un endroit du monde, je sais etj'encon-
<( viens que t c'est a Paris; » mais, vous, ne
u portez-vous pas ce goût partout où vous êtes ?
« Quoi, parce que je suis votre ami, je serais
(( votre tyran? — Je vous avoue que je n'entends
« pas cette loglque-là; je suis fermement per-
<( suadé que vous serez fort heureux ici, tant
« que je vivrai ; que vous serez regardé comme
(( le père des Lettres et des gens de goût et que
« vous trouverez en moi toutes les consolations
« qu'un homme de votre mérite peut attendre
« de quelqu'un qui l'estime. »
Ce tableau ne pourrait-il pas s'intituler :
Frédéric peint par lui-même?
Inutile de faire remarquer, en terminant,
que le Philosophe de Sans-Souci n'était
pas seulenient Tami de la France et un
grand écrivain, mais qu'il fut aussi un ca-
pitaine du premier ordre, et que Napo-
léon I", qui sY connaissait (on voudra
Introduction.
bien en convenir), ne faisait nulle difficulté
de lui décerner ce titre.
Monté sur le trône en 1740, Frédéric
mourut le 17 août 1786, à Page de 76 ans,
avec la réputation d'un des plus grands
Rois des temps modernes.
Voltaire a dit de lui :
« Héros dans les malheurs, prompt à les réparer,
« Au plus terrible orage opposant son génie :
« Il voit l'Europe réunie
« Pour le combattre et l'admirer! »
Sans-Souci
II
ERS la fin d'octobre 1806,
" après la bataille d'Auer-
(( staedt, TEmpereur Napo-
« LÉON se rendit à Berlin. Il visita, cela
Introduction.
« va sans dire, le Palais de Sans-
« Souci^ si renommé alors parmi les
« philosophes et les lettrés du monde
« entier, resta deux jours à Potsdam^
« qu'il examina avec le plus grand intérêt,
« et se fit expliquer, pendant cet examen,
« avec les moindres détails, le séjour que
« le grand Frédéric y avait fait. »
« Il y avait dans la plupart des pièces
« un bureau presque toujours taché d'en-
« cre. La chambre à coucher du Roi avait
« une immense alcôve dans un coin de la-
« quelle ce Prince couchait sur un petit lit.
« Il s'y trouvait plusieurs pupitres mobiles
« qui servaient aux concerts dans lesquels
« il jouait lui-même de la flûte, et exécu-
<' tait avec ses concertants des pièces de
« musique de sa composition. ;>
« Tout respirait dans l'ameublement de
« ce château le dédain du luxe et du faste
« qui distinguait ce grand Prince. )>
« Rien n'avait été déplacé. L'Empereur
Introduction.
« y trouva Tépée du Roi, sa ceinture de
« Général et son cordon de l'Aigle noir.
« — Il s'en saisit avec empressement, re-
(I gardant ces trophées comme sans prix.
« Nous vîmes l'appartement qu'avait oc-
" cupé Voltaire. Le salon ou cabinet était
M tendu d'une toile peinte et vernie, repré-
« sentant des singes et des perroquets per-
« chés sur des treillages, — Le commandant
« du château nous dit que cette tenture
<i était la même que celle qui tapissait les
« murs de cette chambre quand Voltaire
« l'habitait, et que le Roi l'y avait fait pla-
<« cer par malice. »
« Dans la Bibliothèque de Potsdam,
« l'ouvrage de M. Chastenet de Puységur
« sur l'art de la guerre était encore ou-
« vert à la page où le Roi avait cessé sa
« lecture. »
« Sur une table de la bibliothèque se
« trouvait un petit volume d'un format
« in-8 bâtard , imprimé en Hollande ,
Introduction.
<( relié en maroquin rouge et, sur la cou-
if verture, marqué d'un P, comme tous les
« livres de cette bibliothèque.
« C'était un ouvrage de Montesquieu
« intitulé : Grandeur et Décadence des
« Romains. Ce volume contenait, presque
« à chaque page, des notes marginales,
« écrites de la main de Frédéric. Je portai
« ce livre à l'Empereur, qui le garda pour
« sa Bibliothèque. »
« M. de Tallejrand, qui en avait en-
« tendu parler, me le demanda un jour,
« à Saint-Cloud. Je le lui remise mais,
« malgré mes réclamations fréquentes, je
« ne pus, jamais, en obtenir la restitu-
« tion. «
Ainsi parle le secrétaire de Napoléon I %
le baron Claude François de Mènerai.,
dans ses Souvenirs historiques., datés de
1845, tome III, page 160.
Or, de ce témoignage résulte d'une
Introduction.
façon absolument certaine la preuve :
d'une part que Frédéric-le-Grand a an-
noté de sa main et couvert de notes margi-
nales les Considérations de Montesquieu
sur les causes de la Grandeur et de la
Décadence des Romains; d'autre part,
que cet exemplaire original pris par Napo-
léon P' dans la Bibliothèque de Sans-
Souci et emporté d'après ses ordres à
Saint-Cloud, pour enrichir sa propre Bi-
bliothèque, fut prêté à M. de Talleyrand
qui ne le rendit jamais. Enfin, la note ma-
nuscrite qui se trouve placée en tête du
volume que je possède et que j'ai citée plus
haut, nous apprend qu'un certain M. B^**
(qui pourrait bien être le général Ber-
trand) ayant emprunté à M. Mollien,
qui le tenait lui-même de M. de Talley-
rand, le précieux exemplaire original an-
noté par le Roi-Philosophe^ se hâta de
copier au plus vite, et en respectant l'or-
thographe, toutes les Notes qu'il contenait.
Introduction.
Un autre témoignage qui doit avoir,
aux yeux de tous, une grande valeur et une
réelle importance, c'est celui de M. Preuss,
l'historiographe de Brandebourgs qui
affirme avoir fait inutilement les recher-
ches les plus minutieuses dans la famille
de Talleyrand, pour découvrir l'exem-
plaire original annoté par le Royal Écri-
vain, des Œuvres duquel il a donné, en
1 840, une édition complète et dans laquelle
il lui fut impossible, malgré son vif désir,
d'insérer les Notes intéressantes que je
publie aujourd'hui.
« Les notes marginales de Frédéric,
« dans votre exemplaire de Montesquieu,
« sur la Grandeur et la Décadence des
« Romains^ écrivait-il en mars i86i,m'in-
•1 téressent beaucoup, et je les taxe avoir
« été copiées soigneusement et exacte-
« ment d'après les autographes même
« du Roi
b
Introduction.
« Je ne doute pas, Mon-
« sieur, que le public vous votât des ac-
« clamations si vous vouliez lui en donner
« une Édition de votre Édition, avec les
« notes telles qu'elles sont copiées. »
w
III
EUX questions qui ont cha-
cune leur intérêt et leur im-
portance se présentent main-
tenant à Tesprit du lecteur :
1° Quelle édition Frédéric avait-il entre
les mains pour lire l'ouvrage de Montes-
quieu ? — En quelle année avait été im-
primé le fameux exemplaire annoté, que
Napoléon I" confia avec tant de sollici-
tude au baron de IMeneval, et dont le
nôtre est la copie authentique ?
2° A quelle date ces notes marginales
Introduction.
ont-elles été écrites? — Fut-ce avant la
fondation de la Bibliothèque de Potsdam,
c'est-à-dire avant la paix de Dresde? —
Fut-ce, au contraire, après ; le Roi s'étant
dès lors livré à des études plus sérieuses
que par le passé?
Sur le premier point, il nous paraît
presque certain que Frédéric avait entre
les mains l'édition de 1734, c'est-à-dire la
première publiée par Montesquieu, et que
c'est à celle-là que fait allusion le baron de
Meneval, bien qu'il ne nous dise pas la
date de ce petit volume imprimé en Hol-
lande.
Le détail suivant vient corroborer notre
hypothèse et lui donner pour ainsi dire la
valeur d'une certitude. Cestque le dernier
paragraphe du chapitre XII, relatif au
suicide, que Montesquieu condamna lui-
même en le supprimant dès l'année sui-
vante dans l'édition de 1735, a été annoté
et souligné par Frédéric. Donc ce Prince
Introduction.
ne pouvait avoir entre les mains que l'édi-
tion originale, puisque cet alinéa a été
supprimé dans toutes les autres. C'est pour-
quoi notre édition a été copiée textuelle-
ment sur celle de 1734; elle est comme un
fac-simile de l'exemplaire annoté par
Frédéric-le-Grand.
Quant à la date de la rédaction des notes
marginales, il est fort probable qu'on doit
la placer avant 1748, — Supposer leur
conception et leur rédaction à une époque
plus éloignée de la publication des Prin-
cipes Généraux de la Guerre, serait ad-
mettre une impossibilité. Nos données sont
probantes à cet égard, et parmi les lettrés
qui nous liront, aucun ne défendra, nous
l'espérons du moins, une opinion contraire.
En effet, si le séjour préféré de Frédéric-
le-Grand fut Sans-Souci^ il se plut aussi
à écrire et à méditer au Château de Rheins-
berg, appelé, à juste titre, le séjour des
Muses.
Introduction.
Il est hors de doute, que les Considéra-
tions sur les causes de la Grandeur et de
la Décadence des Romains^ qui parurent
sans nom d'auteur, chez Jacques Desbor-
des, à Amsterdam, en 1734, petit in-8 de
227 pages, étaient déjà connues de Frédé-
ric à répoque où il habitait le château de
Rheinsberg. Nous en trouvons la preuve
dans une lettre adressée par lui à Madame
DU Chatelet, en date du 8 mars i73g, et
dans laquelle il cite la comparaison faite
par Montesquieu entre Caton et Gicéron,
dans le douzième chapitre de ce livre.
Cette preuve, quoique concluante, n'est
point la seule. Dans le premier paragra-
phe des Pîincipes généraux de la Guerre^
ouvrage paru en 1748, Frédéric a écrit la
phrase suivante : « Il faut que la guerre
« nous soit une méditation et la paix un
« exercice. » N'est-ce pas là une réminis-
cence manifeste du second chapitre des
Considérations où se trouvent ces mots
Introduction. xxiii
caractéristiques sur Fart de la Guerre chez
les Romains, d'après la citation tirée par
Montesquieu de Flavius-Joseph?
Enfin ses historiographes nous mon-
trent Frédéric relisant toujours avec le plus
vif plaisir ce volume des Considérations,
et faisant de ce livre, en quelque sorte, son
vade meciim.
Or, quiconque a fait attention à la ma-
nière de lire de Frédéric doit se souvenir
que lors d'une deuxième lecture, le Roi
avait l'habitude de faire des annotations
marginales sur les ouvrages qu'il trouvait
intéressants. L'édition que nous publions,
aujourd'hui, n'en est-elle pas un nouvel
exemple et un des plus frappants ?
IV
RÉDÉRic, sans doute, n'eut
J^;|// jamais, à vrai dire, avec Fau-
teur de VEsprit des lois (nd
en 1619 et mort en lySS) les mêmes rap-
ports littéraires qu'avec Voltaire, bien
que Montesquieu fît de très bonne heure
partie de la pléiade des écrivains dont
Frédéric aimait à faire sa lecture favorite.
Ce Prince, en véritable critique et en
réel historien qu'il était, ne laissait échap-
per aucune occasion de déclarer, de la
façon la plus formelle, que les Lettres
Introduction.
Persanes^ VEsprit des Lois et les Consi-
dérations étaient des ouvrages classiques.
Il mettait leur auteur sur la même ligne
que Tacite, et son dédain connu pour la
langue de son pays lai faisait dire que ces
deux grands écrivains n'étaient pas suscep-
tibles d'être jamais traduits en allemand.
En 1784, c'est-à-dire deux ans seulement
avant sa mort, Frédéric réclamait encore
de son libraire un nouvel exemplaire des
Lettres Persa^ies.
Montesquieu, de son côté, n'ignorait
nullement que Frédéric fût un de ses lec-
teurs et de ses fervents admirateurs ; et lors-
qu'il disait que les Rois ne le liraient sans
doute jamais, ou que tout au moins ils
seraient les derniers à le lire, il ajoutait
aussitôt : « Je sais cependant qu'il en est
« un dans le monde qui m'a lu, et M. de
« Maupertuis m'a mandé qu'il avait dit
« qu'il avait trouvé des choses où il n'était
« pas de mon avis. Je lui ai répondu que
Introduction.
<i je parierais bien mettre le doigt sur ces
« choses. »
Ajoutons avec M. Aiiger que ces deux
hommes de génie devaient naturellement
s'entendre, soit que leur opinion fût sem-
blable, soit même que leur différence d'état
et de position produisît une différence dans
leur manière de penser.
Le 3o juin 1 746, Montesquieu ayant été
agrégé à l'Académie Royale des sciences
et belles-lettres de Berlin, en reçut la nou-
velle avec une vive satisfaction; et nous
trouvons la preuve qu'il fut très-sensible à
cet honneur en même temps que très-
flatté de cette distinction, dans la lettre
suivante qu'il écrivait le 2 5 novembre 1 746
à M. de Maupertuis
« Je ne saurais vous
(I dire avec quel respect, avec quels senti-
« ments de reconnaissance et, si j'ose le
« dire, avec quelle joie, j'apprends par
« votre lettre, que V Académie de Berlin
Introduction.
<i m'a fait Thonneur de me nommer un
(( de ses membres ^ il n'y a que votre ami-
« tié qui ait pu lui persuader que Je pouvais
« aspirer à cette place ; cela va me donner
« de l'émulation pour valoir mieux que je
« ne vaux, et il y a longtemps que vous
(( auriez vu mon ambition si je n'avais pas
« craint de tourmenter votre amitié en la
« faisant paraître.
« Si vous pouve\ dans
« quelque conversation parler au Roi de
« ma reconnaissance, et que cela soit à
« pi^opos^ je vous prie de le faire. Je ne
" puis offrir à ce Grand Prince que de
*< Vadmiration., et en cela 7?îême Je n'ai
<t rien qui puisse presque nié distinguer
« des autres hommes. »
Ce fragment ne nous montre-t-il pas
suffisamment quels étaient les sentiments
et l'opinion de Montesquieu à l'égard de
son Royal Annotateur, et ne nous dis-
xxviii Introduction.
pense-t-il pas de plus longues réflexions à
ce sujet?
Mais, si Montesquieu considérait comme
un honneur de faire partie de cette Acadé-
mie, celle-ci, de son côté, n'était pas moins
fière de le compter dans son sein. — Elle
le fit bien voir du reste, lors de la mort du
grand écrivain, quand, dérogeant à l'usage
constant qu'elle avait de ne pas recevoir
l'Éloge des Associés étrangers, elle acclama
celui de ^^Iontesquieu prononcé par ce
même M. de Maupertuis, qui, tout ma-
lade qu'il était, voulut rendre lui-même ce
dernier devoir à son ami, et ne se reposer
sur personne d'un soin si cher et si triste. —
« Une étude suivie et complète de l'his-
« toire, 3^ dit-il, en parlant des Considéra-
it tions^ l'avait conduit à ces réflexions.
" Ce n'était que de la suite la plus exacte
» des Événements qu'il tirait les consé-
« quences les plus justes. Son Ouvrage, si
Introduction.
« rempli de raisonnements profonds, est
« en même temps un Abrégé de l'Histoire
« romaine capable de réparer ce qui nous
« manque de Tacite. En transposant les
« temps de ces deux grands hommes et les
« accidents arrivés à leurs ouvrages, Je ne
« sais si Tacite nous aurait tout aussi bien
« dédommagé de ce qui nous manquerait
« de Montesquieu. »
« Il regarda, ajoutait-il, son association
« à notre Académie comme une faveur
« des plus précieuses pour Tadmiration
« qu'il avait pour le Monarque qui la pro-
« tège et qui Tanime. »
Qu'y a-t-il, dès lors, de surprenant que
le Grand Frédéric ait trouvé dans la lec-
ture des ouvrages de Montesquieu en
général, et notamment de celui que d'ALEM-
BERT appelait « VHistoire romaine à
l'usage des hommes d'État et des Philo-
sophes, » une ample matière à exercer son
Introduction.
esprit philosophique, et qu'il ait consigné
en marge quelques-unes des réflexions
intimes que lui suggéra la lecture de ces
aperçus nouveaux et hardis sur la politi-
que, la religion et la morale ?
Quoi de plus naturel que Tadmiration du
Roi pour celui qui fut, nous dit M. Vil-
lemain^ le peintre le plus exact et le plus
piquant modèle de TEsprit du XVIII^ siè-
cle \ l'historien et le juge des Romains, l'in-
terprète des lois de tous les peuples ?
Qu'3'-a-t-il d'extraordinaire que la lecture
de cet ouvrage, dont la postérité ne peut
deviner l'époque, et oii elle ne voit que le
génie du penseur, ait suggéré des Réflexions
comme celles qu'on va lire, à « ce monar-
« que si bien fait pour sentir les pertes de
0 la philosophie et pour l'en consoler? »
Toutes ces Notes, ainsi que le lecteur
ne tardera pas à s'en convaincre, sont mo-
rales, politiques et religieuses. Les idées
qu'elles expriment montrent, par leur éru-
Introduction.
dition profonde et par les aperçus qui s'en
dégagent, qu'elles sont dignes de Touvrage
de Montesquieu, si neuf et si remarqua-
ble lui-même dans les endroits oiî il a traité
ces difficiles questions.
J. GHARVET.
La Source, avril 18/6.
CONSIDERATIONS
SUR LES CAUSES
DE LA
GRANDEUR
.ROMAINS
ET DE LEUR
DECADENCE
A AMSTERDAM
Chez JACQUES DESBORDES
M..DCC...XXXIV
TA B LE
DES CHAPITRES
CnAP. 1". — I .Commencemens de Rome. 2. Ses
Guerres i
Chap. II. — De l'Art de la Guerre che:^ les
Romains i 5
Chap. III. — Comment les Romains purent s'a-
grandir 23
Chap. IV. — /. Des Gaulois. 1. Di Pyrrhus.
3, Parallèle de Cart liage & de Rome.
4. Guerre d'Annibal 29
Chap. V. — De l'Etat de la Grèce, de la Ma-
cédoine, de la Syrie & de l'Egypte, après
Vabaiffement des Carthaginois 45
Chap. VI. — De la conduite que les Romains
tinrent pour foumettre tous les Peuples. 61
Chap. VII. — Comment Mithridate put leur
réftjler 79
Chap. VIII. — Des divifions qui furent tou-
jours dans la Ville 85
Table des Chapitres.
Chap. IX. — Deux caufes de la perte de Rome. 97
Chap. X. — De la corruption des Romains... 107
Chap. XI. — i . De Sylla. 2. De Pompée & de
Céfar . . 1 1 3
Chap. XII. — De l'Etat de Rome après la mort
de Céfar 1 3 1
Chap. XIII. — Augujle 141
Chap. XIV. — Tibère i55
Chap. XV. — Des Empereurs depuis Caïus Ca-
ligula, jufqu'à A ntonin 1 63
Chap. XM. — De l'Etat de l'empire depuis
A ntonin jufqu'à Probus 17g
Chap. XVII, — Changemens dans l'Etat igS
Chap. XVIII. — Nouvelles Maximes pr if es par
les Romains 209
Chap. XIX. — /. Grandeur d'Attila. 2. Caufes
de l'établiffement des Barbares. 3. Rai-
fons pourquoi l'Empire d'Occident fut le
premier abattu 219
Chap. XX. — /. Des Conquêtes de Justinien.
2 . De fon gouvernement i3>i
Chap. XXI. — Défordres de l'Empire d'Orient. 245
Chap. XXII. — Foibleffe de l'empire d'Orient. 255
Chap. XXIII & dernier, — Raifon de la durée
de l'Empire d'Orient. 2. Sa deflrudion.. 275
CONSIDERATIONS
SUR LES CAUSES
DE LA GRANDEUR
DES ROMAINS
ET DE
LEUR DECADENCE
CHAPITRE I.
I. Commenceniens de Rome. 2, Ses guerres.
L ne faut pas prendre de la Ville de
Rome dans fes Commencemens,
l'idée que nous donnent les Villes
que nous voyons aujourd'hui, à
moins que ce ne foit de celles de la Crimée faites
pour renfermer le butin, les befliaux, & les fruits
I
2 De la Grandeur des Romains,
de la Campagne. Les noms anciens des princi-
paux lieux de Rome ont tous du raport à cet
ufage.
La Ville n'avoit pas même de rues, fi l'orr
n'apelle de ce nom la continuation des Chemins
qui y aboutiflbient. Les maifons étoient placées
sans ordre, & très petites, car les hommes tou-
jours au travail ou dans la Place publique ne fe
tenoient gueres dans les maifons.
RoMULus, & ses SuccelTeurs furent prefque
toujours en guerre avec leurs voifins pour avoir
des Citoyens, des Femmes, ou des Terres : ils
revenoient dans la Ville avec les dépouilles des
Peuples vaincus, c'étoient des gerbes de bled &
des troupeaux; cela y caufoit une grande joye;
voilà l'origine des Triomphes qui furent dans la
fuite la principale caufe des Grandeurs où cette
Ville parvint.
Les forces de Rome faccrurent beaucoup par
fon union avec les Sabins, Peuple dur & belli-
queux, comme les Lacedemoniens, dont il étoit
defcendu. Romulus (x) prit la façon de leur Bou-
clier, qui étoit large, au lieu du petit Bouclier
(i) Plutarquc, Vie de Romulus.
ET DE LEUR DeCADENCE.
Argien dont il fétoit fervi jufqu'alors : & on doit
remarquer que ce qui a le plus contribué à
rendre les Romains les maîtres du Monde, c'eft
qu'ayant combattu fucceffivement contre tous les
Peuples, ils ont toujours renoncé à leurs ufages
fi-tôt qu'ils en ont trouvé de meilleurs.
Le Règne de N uma long & pacifique étoit très-
propre à laifler Rome dans fa médiocrité; & si
elle eût eu dans ce tems-là un territoire moins
borné, & une puilTance plus grande, il y a apa-
rence que fa fortune eût été fixée pour jamais.
Sextus filsdeTARQuiN,en violant Lucrèce,
fit une chofe qui a prefque toujours fait chalTer
les Tyrans des Villes où ils ont commandé ; car
le peuple, à qui une aclion pareille fait fi bien
fentir fa fervitude, prend d'abord une refolution
extrême.
Un peuple peut aifément souffrir qu'on exige
de lui de nouveaux tributs, il ne fait pas fil ne
retirera point quelque utilité de l'emploi qu'on
fera de l'argent qu'on lui demande : mais quand
on lui fait un aff"ront, il ne fent que fon malheur,
& il y ajoute. l'idée de tous les maux qui font
poffibles.
Il efi pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne
4 De la Grandeur des Romains,
fut que l'occasion de la révolution qui arriva;
car un Peuple fier, entreprenant, hardi, & ren-
fermé dans des murailles doit necellairement
fecouer le joug, ou adoucir fes mœurs.
Il devoit arriver de deux chofes l'une : ou que
Rome changeroit fon gouvernement, ou refteroit
une petite & pauvre Monarchie.
L'Hiftoire moderne nous fournit un exemple
de ce qui arriva pour lors à Rome, et ceci eft
bien remarquable; car comme les hommes ont
eu dans tous les tems les mêmes pafTions, les
occafions qui produifent les grands changemens,
font différentes, mais les caufes font toujours les
mêmes.
Comme Henri VII, Roi d'Angleterre, aug-
menta le pouvoir des Communes pour avilir les
Grands, Servius Tullius, avant lui , avoit
étendu les Privilèges du Peuple pour abaifler le
Sénat ; mais le Peuple devenu d'abord plus hardi,
renverfa l'une & l'autre Monarchie.
Tarquin f.ou- Le portrait de Tarquin n'a point été ftatté ,
voit avoir avec fon nom n'a échapé à aucun des Orateurs qui ont
un esprit supé- ^^ ^ parler contre la Tyrannie ; mais fa conduite
rieur, toutes les ^^^^^^ ^^^ malheur que l'on voit qu'il prevoyoit,
vertus qui cons- r ,-, ^^ ■
tituent le héros; ^ douceur pour les Peuples vamcus, fa libéralité
ET DE LEUR DeCADENCE.
envers les Soldats, cet art qu'il eut d'interefler // m lui man-
tant de gens à fa confervation, fcs Ouvrages quoit que les ver.
publics, fon courage à la guerre, fa conftance '"^ ""' "' ^'
quité et l'hiima-
dans fon malheur, une guerre de vint ans . , ,
° nite.Lespremte-
qu'il fit ou fit faire au Peuple Romain, fans ^^^ y^n/ Vhome
Royaume & fans biens, fes continHelles ref- brillant, tes se-
fources, font bien voir que ce n'étoit pas un coudes f ont l' ho-
homme méprifable. me juste.
Les Places que la pofterité donne, font fujetes
comme les autres aux caprices de la fortune :
Malheur à la réputation de tout Prince qui eft
opprimé par un parti qui devientle dominant, ou
qui a tenté de détruire un préjugé qui lui furvit.
Rome ayant chaffé les Rois établit des Confuls
annuels ; c'eft encore ce qui la porta à ce haut
degré de puillance. Les Princes ont dans leur vie Les princes ne
des périodes d'ambition ; après quoi d'autres paf- travaillent pour
fions, & l'oifiveté même fuccedent; mais la Ré- ^ '«^""^ q'^c
pour la gloire
publique ayant des Chefs qui changeoient tous ^^, ^^^^^ ,,
les ans, & qui cherchoient à fignaler leur Magif- et pour l'ordi-
trature pour en obtenir de nouvelles, il n'y avoit "''''"<? i^^ se cou-
pas un moment de perdu pour l'ambition ; ils tentent de quel-
, _ , ^ . ^ . , qun de CCS coups
engageoient le Sénat a propofer au Peuple la ^,, ,
' ^ ^ d éclat qui eta-
guerre, & lui montroient tous les jours de nou- dissent la répu-
veaux Ennemis. tation. Ils ven-
6 De la Grandeur des Romains,
cent corne Pir- Ce Corps y ctoit déjà aflez porté Je lui-même,
rus : après que car étant fatigué fans cefTe par les plaintes et les
nous aurons tout demandes du Peuple, il cherchoit à le diltraire
conquis, disait , r ■ ■ i „ » ,, • , ,
de les inquiétudes & a loccuper au dehors.
ce prince, nous
jouirons de la ^^' ^^ guerre étoit prefque toujours agréable
paix et des plai- au Peuple, parceque par la fage diftribution du
^irs. butin, on avoit trouvé le moyen de la lui rendre
utile.
Rome étant une Ville fans Commerce & prefque
fans Arts, le pillage étoit le feul moyen que les
particuliers euffent pour fenrichir.
On avoit donc mis de la difcipline, dans la
manière de piller, & on y obfervoit à peu près le
même ordre qui fe pratique aujourd'hui chez les
petits Tartares.
Le butin étoit mis en commun (i), & on le
diftribuoit aux Soldats, rien n'étoit perdu parce-
que chacun avoit juré, avant de partir, de ne
détourner rien à fon profit, & que les Romains
étoient le Peuple du monde le plus religieux fur
le ferment qui fut toujours le nerf de leur difci-
pline militaire.
Enfin les Citoyens qui reftoient dans la Ville
(i) Voyez Polybe, 1. lo.
ET DE LEUR Décadence.
jouïUbient auffi des fruits de la Victoire ; o;i con-
fifquoit une partie des Terres du Peuple vaincu
dont on faifoit deux parts; l'une se vendoit au
profit du public; l'autre étoit diftribuée aux
pauvres Citoyens fous la charge d'une rente en
aveur de la République.
Les Consuls ne pouvant obtenir l'honneur du
Triomphe que par une Conquête ou une Vic-
toire, faifoient la guerre avec une impetuofité
extrême, on alloit droit à l'ennemi, & la force
décidait d'abord.
Rome étoit donc dans une guerre éternelle &
toujours violente : Or une Nation (i) toujours en
guerre & par principe de Gouvernement devoit
neceflairement périr, ou venir à bout de toutes
les autres, qui, tantôt en guerre,, tantôt en paix,
n'étoient jamais fi propres à attaquer, ni fi pré-
parées à fe defFendre.
Par-là les Romains acquirent une profonde
connoifïance de l'Art militaire : dans les guerres
palTageres la plupart des exemples font perdus;
(i) Les Romains regardoient les Etrangers comme
des Ennemis : Hojîis, félon Varron de Luigiia Lat.,
V. 3., fignifioit au commencement un Etranger qui
vivoit fous fes propres Loix.
8 De la Grandeur des Romains,
la paix donne d'autres idées, & on oublie fes
fautes, & fes vertus même.
Une autre fuite du principe de la guerre con-
tinuelle fut que les Romains ne firent jamais la
paix que vainqueurs : en effet, à quoi bon faire
une paix honteuse avec un Peuple pour en aller
attaquer un autre ?
Dans cette idée ils augmentoient toujours
leurs prétentions à mefure de leurs défaites; par-
là ils confternoient les Vainqueurs, & fimpo-
foient à eux-mêmes une plus grande neceffité de
vaincre.
Toujours expofés aux plus affreufes vangeances,
la Constance & la Valeur leur devinrent des
vertus necelTaires ; et elles ne purent être diftin-
guées chez eux de l'amour de foi-même, de fa
famille, de fa patrie, & de tout ce qu'il y a de plus
cher parmi les hommes.
Il étoit arrivé à l'Italie ce que l'Amérique a
éprouvé de nos jours; les naturels du pavs
foibles, & difperfés ayant cédé leurs terres à de
nouveaux habitans ; elle étoit peuplée par trois
différentes Nations, les Tofcans (i), les Gaulois
(a) On ne fait pas bien fils étoient du pays, ou
ET DE LEUR DECADENCE.
& les Grecs. Les Gaulois n'avoient aucune rela-
tion avec les Grecs ni avec les Tofcans ; ceux-ci
compofoient une aflbciation qui avoit une
Langue, des manières, & des mœurs particu-
lières; & les Colonies Grecques qui tiroient leur
origine de differens Peuples fouvent Ennemis,
avoient des intérêts affés feparés.
Le monde de ce tems-là n'étoit pas comme
notre monde d'aujourd'hui : les Voyages, les
Conquêtes, le Commerce, l'établiffement des
grands Etats, les Inventions des Portes, de la
Bouffole, & de l'Imprimerie, une certaine Police
générale, ont facilité les communications, & éta-
bli parmi nous un Art qu'on apelle la Poli- '
tique; chacun voit d'un coup d'œil tout ce qui
fe remue dans l'Univers, & pour peu qu'un
Peuple montre d'ambition , il effraye d'abord
tous les autres.
Les Peuples d'Italie n'avoient aucun (i) ufage
des machines propres à faire les fieges; &, de
venus d'ailleurs : Denis d'HalicarnalTe les croit na-
turels d'Italie. 1. i.
(i) Denis d'Halicarnaffe ledit formellement 1. g,&
cela paroît par l'Hiftoire : ils tâchoient avec des
échelles de prendre les villes par efcalade.
;o De la Grandeur des Romains,
plus, les Soldats n'ayant point de paye, on ne
pouvoit pas les retenir long tems devant une
place : ainfi peu de leurs guerres étoient deci-
fives; on le battoit pour avoir le pillage du Camp
Ennemi, ou de fes Terres ; après quoi le Vain-
queur & le Vaincu fe retiroient chacun dans fa
Ville ; c'est ce qui fit la reliftance des Peuples
d'Italie, & en même tems l'opiniâtreté des
Romains à les fubjuguer; c'eft ce qui donna à
ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent
point, & qui leur laiflèrent toute leur pauvreté.
S'ils avoient rapidement conquis toutes les
Villes voifines, ils fe feroient trouvés dans la
décadence à l'arrivée de Pyrrhus, des Gaulois,
& d'ANNiBAL; & par la deftinée de prefque tous
les Etats du Monde, ils auroient parte trop vite
de la pauvreté aux richefles, & des richeflés à la
corruption.
Mais Rome faifant toujours des efforts, & trou-
vant toujours des obflaclcs , faifoit fentir la
puillance fans pouvoir l'étendre, & dans une cir-
conférence très-petite, elle f 'exerçoit à des vertus
qui dévoient être fi fatales à l'Univers.
Tous les peuples d'Italie n'étoient pas égale-
ment belliqueux : Ceux qui tenoient la partie
ET DE LEUR DeCADENCE.
Orientale comme les Tarentins, & les Capouans,
toutes les Villes de la Campanie, & de la grande
Grèce languiflbient dans l'oiliveté, & dans les
plaifirs; mais les Latins, les Herniques, les Sa-
bins, les Eques et les Volfques aimoient palTion-
nement la guerre; ils étoient autour de Rome,
ils lui firent une refiftance inconcevable. & furent
fes maîtres en fait d'opiniâtreté.
Les Villes Latines étoient des Colonies d'Albe
qui furent fondées (i) par Latinus Sylvius :
outre une origine commune avec les Romains,
elles avoient encore des Rites communs, & Ser-
vius TuLLius (2) les avoit engagées à faire bâtir
un Temple dans Rome pour être le centre de
l'union des deux Peuples. Ayant perdu une
grande bataille auprès du Lac Regille, elles furent
foumifes à une Alliance & une Société (3) de
guerres avec les Romains.
On vit manifeftement, pendant le peu de tems
que dura la Tyrannie des Decemvirs, à quel point
(1; Comme on le voit dans le Traité intitulé Origo
Gentis Romanœ, qu'on croit être d'Aurelius Victor.
(2) Denis d'Halicarnaffe, 1. 4.
(3) Voyez dans Denis d'Halicarnaffe, 1. 6, un des
Traités faits avec eux.
12 De la Grandeur des Romains,
ragrandiflèmentde Rome dependoit de fa Liberté.
L'Etat fembla avoir perdu (i) l'ame qui le faifoit
mouvoir.
Il n'y eut plus dans la Ville que deux fortes de
gens, ceux qui fouffroient la fervitude, & ceux
qui pour leurs intérêts particuliers cherchoient
à la faire fouffrir. Les Sénateurs fe retirèrent de
Rome comme d'une ville étrangère, & les Peu-
ples voifins ne trouvèrent de refiftance nulle
part.
Le Sénat ayant eu le moyen de donner une
folde aux Soldats, le fiege de Veïes fut entrepris;
il dura dix ans; on vit un nouvel Art chez les
Romains, & une autre manière de faire la guerre ;
leurs fuccès furent plus éclatans, ils profitèrent
mieux de leurs victoires, ils firent de plus
grandes Conquêtes, ils envoyèrent plus de Colo-
nies, enfin la prife de Veïes fut une efpece de ré-
volution.
Mais les travaux ne furent pas moindres : fils
portèrent de plus rudes coups aux Tcfcans, aux
(i) Sous prétexte de donner au Peuple des Loix
écrites ils se faifirent du Gouvernement. Voy. Denis
d'Halicarnaffe, 1. 1 1.
ET DE LEUR DeCADENCE.
i3
Eques, & aux Volfques, cela même fit que les
Latins & les Berniques leurs alliés, qui avoient
les mêmes armes, et la même difcipline qu'eux,
les abandonnèrent; que des Ligues fe formèrent
chez les Tokans, & que les Samnites, les plus
belliqueux de tous les Peuples de l'Italie, leur
firent la guerre avec fureur.
La prife de Rome par les Gaulois ne lui ôta
rien de fes forces; l'Armée, plus diffipéc que
vaincue, fe retira prefque entière à Veïes, le Feu-
pie fe fauva dans les Villes voifmes, & l'incendie
de la Ville ne fut que l'incendie de quelques Ca-
banes de pafteurs.
CHAPITRE II.
'De l'Art de la guerre che:{ les Romains.
ES Romains fe deftinant à la guerre,
& la regardant comme le feul Art,
mirent toutleur efprit& toutesleurs
penfées à la perfeclionner; c'eft sans
doute un Dieu, dit Vegece (i), qui leur infpirala
Légion.
Ils jugèrent qu'il faloit donner aux Soldats de
la Légion des Armes offenfives & deffenfives plus
fortes & plus (2) pefantes que celles de quelque
autre Peuple que ce fût.
ri) L. 2. Ch. I.
(2) Voyez dans Polybe, & dans Josephe de Bello
Judaico, 1. 3, quelles étoient les armes du Soldat Ro-
main. Il y a peu de différence, dit ce dernier, entre
un Soldat Romain, & un cheval chargé.
i6 De la GiiANDEUR DES Romains,
Mais comme il y a des chofes à faire dans la
guerre dont un Corps pefant n'elt pas capable,
ils voulurent que la Légion contînt dans fon
fein une troupe légère, qui pût en fortir pour
engager le Combat, & fi la neccflité l'exigeoit, Py
retirer; qu'elle eût encore de la Cavalerie, des
hommes de trait, & des Frondeurs pour pourfui-
vre les fuyards, & achever la vicloire ; qu'elle fût
deffenduë par toute forte de machines de guerre,
qu'elle trainoit avec elle ; que chaque soir elle fe
retranchât, & fût, comme dit Vegece (0, une ef-
pece de place de guerre.
Pour qu'ils puflent avoir des armes plus pe-
fantes que celles des autres hommes, il faloit
qu'ils fe rendilTent plus qu'hommes; c'eft ce
qu'ils firent par un travail continuel qui aug-
mentoit leur force, & par des exercices qui leur
donnoient de l'adreflè, laquelle n'efl autre chofe
qu'une jufte difpenfation des forces que l'on a.
Nous remarquons aujourd'hui que nos Armées
perillent beaucoup par le travail (2) immodéré
des Soldats; & cependant c'étoit par un travail
(i) Lib. 2. Cap. 25.
(2) Sur-tout par le fouilleraent des terres.
ET DE LEUR DeCADENCE.
immenle, que les Romains fe conlervoient. La
raifon en eft, je crois, que leurs fatigues étoient
continuelles, au lieu que nos Soldats paflentfans
cefle d'un travail extrême à une extrême oifîveté,
ce qui eft la chofe du monde la plus propre à les
faire périr.
Il faut que je raporte ici ce que les Auteurs (i)
nous difent de l'éducation des Soldats Romains.
On les accoutumoit à aller le pas militaire, c'eft-
à-dire, à faire en cinq heures vint milles, &
quelques fois vint-quatre. Pendant ces marches
on leur faifoit porter des poids de foixante livres ;
on les entretenoit dans l'habitude de courir & de
fauter tout armés; ils prenoient (2) dans leurs
exercicesdesEpées, des Javelots, des flèches d'une
pefanteur double des Armes ordinaires, & ces
exercices étoient continuels.
(i) Voyez Vegece, 1. i. Voy. dans Tite Lire, 1. 26.
c. 5 1, les exercices que Scipion l'Afriquain faifoit faire
aux Soldats après la prife de Carthage la neuve
Marius, malgré sa vieillefTe alloit tous les jours au
Champ de Mars, Pompée à l'âge de 58 ans alloit
combattre tout armé avec les jeunes gens, il montoit
à cheval, couroit à bride abatuë & lançait fes Jave-
lots. Plutarque, Vie de Marius S- dfi Pompée.
(2) Voyez Vegece, 1. i. c. lo.
2
i8 De la Grand kur drs Romains,
Ce n'ctoit pas feulement dans le Camp qu'étoit
l'Ecole militaire, il y avoit dans la Ville un lieu,
où les citoyens alloient fexercer (c'étoit le Champ
de Mars) ; après le travail (i) il fe jettoient dans
leTybrepour s'entretenir dans l'habitude de na-
ger, & nettoyer la poufliere & la fueur.
Toutes les fois que les Romains fe crurent en
danger, ou qu'ils voulurent reparer quelque
perte, ce fut une pratique confiante chez eux
d'affermir la Difcipline militaire. Ont-ils à faire
la guerre aux Latins, Peuple aufTi aguerri
qu'eux-mêmes? Manlius fonge à augmenter la
force du Commandement, & fait mourir fon
fils, qui avoit vaincu fans son ordre. Sont-ils
battus à Numance? Sgipion Emi lien les prive
d'abord de tout ce qui les avoit àmolis. Les Lé-
gions Romaines ont-elles pafTé fous le joug en
Numidie? Metellus repare cette honte dès
qu'il leur a fait reprendre les inflitutions ancien-
nes. Mari us pour battre les Cimbres & les
Teutons commence par détourner les fleuves; &
Sylla fait fi bien (2) travailler les Soldats de
(i) Vegece 1. :. /:. 10.
(2) Frontin. Stratagem. L. i. Ch. 11 et
ET DE LEUR Décadence. ig
•son Armée effrayée de la guerre contre M ith ri-
date, qu'ils lui demandent le combat comme la
fin de leurs peines.
PuBLius Nasica fans befoin leur fit con-
Itruire une Armée Navale ; on craignoit plus
i'oifiveté que les Ennemis.
Dans nos combats d'aujourd'hui un particulier
n'a gueres de confiance qu'en la multitude; mais
chaque Romain plus robufte & plus aguerri que
son Ennemi, comptoit toujours sur lui-même ;
il avoit naturellement du courage, c'eft-à-dire,
de cette vertu qui efl le sentiment de fes propres
forces.
Ces hommes fi endurcis étoient ordinairement
fains : on ne remarque pas dans les Auteurs que
les Armées Romaines, qui faifoient la guerre en
tant de Climats, périflent beaucoup par les mala-
dies; au lieu qu'il arrive prefque continuellement
aujourd'hui, que des Armées, fans avoir combattu,
fe fondent, pour ainfi dire, dans une Campagne.
Parmi nous les déferlions font fréquentes,
parce que les Soldats font la plus vile partie de
chaque Nation, & qu'il n'y en a aucune qui ait
ou croye avoir un certain avantage sur les au-
tres. Chez les Romains elles étoient plus rares :
20 De la Grandeur des Romains, .
des Soldats tirés du fein d'un Peuple fi fier, fi
orgueilleux, fi sûr de commander aux autres, ne
pouvoient gueres penser à favilir jusqu'à ceffer
d'être Romains.
Comme leurs Armées n'étoient pas nombreu-
ses, il étoit aifé de pourvoir à leur subfiftance ;
le Chef pouvoit mieux les connoître, & voyoit
plus ailément les fautes & les violations de la
Difcipline.
Leurs troupes étant toujours les mieux difci-
plinées, il étoit difficile que dans le combat le
plus malheureux, quelques Romains ne fe ral-
liaffent quelque part; ou que le defordre ne fe
mît aufli quelque part chez les Ennemis; auffi.
es voit-on continuellement dans les Histoires,
quoique furmontés dans le commencement par
le nombre ou par l'ardeur des Ennemis, arra-
cher enfin la victoire de leurs mains.
Leur principale attention étoit d'examiner en
quoi leur Ennemi pouvoit avoir de la fuperiorité
fur eux, & d'abord ils y mettoient ordre : les
Epées(i) tranchantes des Gaulois, les Elephans
(i) Les Romains préfentoient leurs Javelots qui
recevoient les coups des Epées Gauloises ifc les émouf-
foient.
ET DE LEUR DeCADENCE.
de Pyrrhus ne les furprirent qu'une fois; ils
supléerent à la foiblefl'e de leur Cavalerie (i)
d'abord en ôtantles brides des Chevaux, afin que
l'impetuofité en fût irrévocable; enfuite en y
mêlant des Velites (2) : ils éludèrent la science
des Pilotes par l'invention d'une machine que
Polybe nous a décrite: enfin, comme dit Jose-
phe (3), la guerre étoit pour eux une méditation,
la paix un exercice.
Si quelque Nation eut de la nature ou de ion
inftitution quelque avantage particulier, ils en
firent d'abord ufage; ils n'oublièrent rien pour
avoir des Chevaux Numides, des Archers Cre-
(i) Lorfqu'ils tirent la guerre aux petits Peuples
d'Italie, leur Cavalerie fe trouva encore meilleure
que celle de leurs Ennemis: c'eft qu'on prenoit pour
la Cavalerie les meilleurs hommes & les plus conlî-
derables Citoyens, à qui le public entretenoit un
Cheval; quand ils mettoient pied à terre il n'y avoit
point d'infanterie plus redoutable, & très fouvent ils
déterminoient la vicloire.
(2) C'étoient de Jeunes hommes légèrement armés,
& les plus agiles de la Légion, qui au moindre fignal
fautoient fur la croupe des Chevaux ou combattoient
à pied. Valere Maxime 1. 2. chap. 3. Tite Live 1. 2(3.
chap. 4.
(3) De btllo Judaico lib. 3. c. 6.
22 De la Grandeur des Romains,
tois, des Frondeurs Baléares, des Vaiffeaux Rho-
diens.
Enfin jamais Nation ne prépara la guerre
avec tant de prudence, & ne la fit avec tant de
hardiefle.
CHAPITRE III.
Comment les Romains purent s agrandir.
OMME les Peuples de notre Europe
,9 ont à peu près les mêmes Arts, les
iXNJ&^^J'l mêmes Armes, la même Difcipline,
^^i^^^^^^ & la même maniera de faire la
guerre, la prodigieufe fortune des Romains nous
paroît inconcevable. D'ailleurs il y a aujour-
d'hui une telle difproportion dans la puiflance,
qu'il n'eft pas poflible qu'un petit Etat forte par
fes propres forces de l'abaiflement où la Provi-
dence l'a mis.
Ceci demande qu'on y reflechiffe, fans quoi
nous verrions des évenemens fans les compren-
dre, & ne fentant pas bien la différence des
lituations, nous croirions en lifant l'Histoire an-
cienne voir d'autres hommes que nous.
24 De la Grandeur oes Romains,
Une expérience continuelle a pu faire connoî-
tre en Europe qu'un Prince qui a un million de
Sujets, ne peut, fans fe détruire lui-naême, en-
tretenir plus de dix mille hommes de troupes :
il n'y a donc que les grandes Nations qui ayent
des Armées.
Il n'en étoit pas de même dans les anciennes
Républiques; car cette proportion des Soldats au
refte du Peuple qui eft aujourd'hui comme d'un
à cent, y pouvoit être à peu près comme d'un à
huit.
Les Fondateurs des anciennes Républiques
avoient également partagé les Terres : cela seul
faifoit un Peuple puiflant, c'e(l-à-dire, une So-
ciété bien réglée; cela faifoit aufTi une bonne
Armée, chacun ayant un égal intérêt & très-
grand à deffendre fa patrie.
Quand les Loix n'étoient plus rigidement ob-
servées, les chofes revenoient au point où elles
font à préfent parmi nous : l'avarice de quel-
ques particuliers, & la prodigalité des autres fai-
foient paffer les fonds de terre dans peu de
mains; & d'abord les Arts s'introduifoient pour
les befoins mutuels des riches et des pauvres :
cela faisoit qu'il n'y avoit prefque plus de Ci-
ET DE LEUR DeCADENCE. 25
toyens ni de Soldats; car les fonds de terre em-
ployés auparavant à l'entretien de ces derniers,
ne fervoient plus qu'à celui des Efclaves & des
Artifans, inftrumens du luxe des nouveaux pof-
fefleurs; fans quoi l'Etat, qui malgré fon dérègle-
ment doit subfifter, auroit péri; & ces fortes
de gens ne pouvoient être de bons Soldats ;
ils étoient lâches, & déjà corrompus par le luxe
des Villes, & fouvent par leur Art même :
outre que, comme ils n'avoient point propre-
ment de patrie, & qu'ils jouïflbient de leur in-
duftrie par-tout, ils avoient peu à perdre ou à
conferver.
Les Rois (i) Agis & Cleo menés voyant
qu'au lieu de trente mille Citoyens qui étoient à
Sparte du tems de Lycurgue, il n'y en avoit
plus que fept cens, dont à peine cent polfedoient
des Terres, & que tout le refle n'étoit qu'une
populace fans courage, ils entreprirent de réta-
blir les Loix à cet égard, & dès ce moment Lace-
demone reprit fa première puiflance, & redevint
formidable à tous les Grecs.
Ce fut le partage égal des Terres qui rendit
(i) Voyez Plutarque dans la Vie de Cleomenes.
26 De la Grandeur des Romains,
Rome capable de fortir d'abord de fon abaifle-
ment, & cela se feniit bien quand elle fut corrom-
pue.
Elle ctoit une petite République lorfque les
Latins ayant refufé le fecours de troupes (i)
qu'ils étoient obligés de donner, on leva sur le
champ dix Légions dans la Ville : à peine à pre-
fent, dit Tite Live, Rome que le Monde entier
ne peut contenir, en pourroit-clle faire autant,
fi un Ennemi paroillbit tout à coup devant fes
murailles; marque certaine que nous ne nous
fommes point agrandis, & que nous n'avons fait
qu'augmenter le luxe & les richell'es qui nous^
travaillent.
Dites-moi, disoit Tiberius (2) Gracchus
aux Nobles, qui vaut mieux d'un Citoyen, ou
d'un Efclave perpétuel? Qui eft-ce qui eft plus
utile, un Soldat, ou un homme impropre à la
guerre? Voulez-vous pour avoir quelquesarpens
de terre plus que les autres Citovcns. renoncer
(i) Tite-Live : I. Dcade. 1. 7. ch. 25. Ce fut quelque
tems après la prife de Rome, fous le Confulat de L.
Furius Camillus, & de Ap. Claudius CralTus.
(2) .\ppian. de la guerre Civile, 1. i, ch. 1 1.
ET DE LEL'fl DeCADENCE.
27
à l'efperance de la conquête du refle du monde,
ou vous mettre en danger de vous voir enlever
par les Ennemis ces terres que vous nous re-
fufez?
CHAPITRE IV.
I. Des Gaulois. 2. De Pyrrhus. 3. Paral-
lèle de Cartilage & de Rome. 4. Guerre
d'Annibal.
ES Romains eurent bien des guerres
avec les Gaulois : l'amour de la
gloire, le mépris de la mort, l'obfti-
nation pour vaincre étoient les
mêmes dans les deux Peuples; mais les armes
étoient différentes : le bouclier des Gaulois étoit
petit, & leur Epée mauvaise ; auffi furent-ils
traités à peu près comme dans les derniers fiecles
les Mexiquains l'ont été par les Efpagnols; &
ce qu'il y a de furprenant, c'eft que ces Peuples
que les Romains rencontrèrent dans presque
tous les lieux, & dans prefque tous les tems, se
laiilerent détruire les uns après les autres fans
3o De la g r a n d k u k des Romains,
jamais connoitre, chercher, ni prévenir la caufe
de leurs malheurs.
Pyrrhus vint faire la guerre au\ Romains
dans le tems qu'ils étoient en état de lui refifter
& de s'inftruire par fes Victoires ; il leur aprit à fe
retrancher, à choifir, & à disposer un Camp; il
les accoutuma aux Elephans, & les prépara pour
de plus grandes guerres.
La grandeur de Pyrrhus ne confiftoit que
dans fes qualités perfonnelles : Plutarque (i)
nous dit qu'il fut obligé de faire la guerre de Ma-
cédoine, parce qu'il ne pouvoit entretenir fix
mille hommes de pied, & cinq cens chevaux qu'il
avoit. Ce Prince, maître d'un petit Etat dont on
n'a plus entendu i^arler après lui, étoitun Avantu-
rier qui faifoit des entreprifes continuelles, parce
qu'il ne pouvoit fubfifter qu'en entreprenant.
Carthage devenue riche plutôt que Rome,
avoit aufli été plutôt corrompue : ainfi pendant
qu'à Rome les emplois publics ne s'obtenoient
que par la vertu, & ne donnoient d'utilité que
l'honneur, & une préférence aux fatigues, tout
ce que le public peut donner aux Particuliers fe
(i) Vie de Pyrrhus.
KT OF. LEUR DECAI>ENCf;. 3 1
vendoit à Carthage, & tout fervice rendu par les
Particuliers y étoit payé par le public.
La Tyrannie d'un Prince ne met pas un Etat
plus près de fa ruine que l'indifférence pour le
bien commun n'y met une République. L'avan-
tage d'un Etat libre elt que les revenus y font
mieux adminiftrés; mais lorfqu'ils le font plus
mal? L'avantage d'un Etat libre eft qu'il n'y a
point de favoris: mais quand cela n'efl pas &
qu'au lieu des Amis & des parens du Prince, il
faut faire la fortune des Amis & des parens
de tous ceux qui ont part au Gouvernement?
tout eft perdu ; les Loix font éludées plus
dangereufement qu'elles ne font violées par un
Prince qui étant toujours le plus grand Ci-
toyen de l'Etat, a le plus d'intérêt à fa conserva-
tion.
Des anciennes mœurs, un certain ufage de la
pauvreté rendoient à Rome les fortunes à peu
près égales; mais à Carthage, des Particuliers
avoient les richefles des Rois.
De deux factions qui regnoient à Carthage,
l'une vouloit toujours la paix, & l'autre toujours
la guerre; de façon qu'il étoit impoflible d'y
jouïr de l'une, ni d'y bien faire l'autre.
02 De la Grandeur des Romains,
Pendant qu'à Rome (i) la guerre réuniflbit
d'abord tous les intérêts, elle les feparoit encore
plus à Carthage.
Dans les Etats gouvernés par un Prince les
divifions s'apaifent aifément, parce qu'il a dans
fes mains une puiflance coërcive qui ramené
les deux partis ; mais dans une République elles
font plus durables parce que le mal attaque
ordinairement la puiflance même qui pourroit
la guérir.
A Rome gouvernée par les Loix le Peuple
fouffroit que le Sénat eût la direction des affai-
res. A Carthage gouvernée par des abus, le Peu-
ple vouloit tout faire par lui-même.
Carthage qui faifoit la guerre avec son opu-
lence contre la pauvreté Romaine, avoit par cela
même du defavantage; l'or & l'argent s'épuifent,
mais la vertu, la confiance, la force & la pauvreté
ne s'épuifent jamais.
(i) La prefence d'Annibal fit ceffer parmi les Ro-
mains toutes les divifions; mais la prefence de Sci-
pion aigrit celles qui étoient déjà parmi les Cartha-
ginois, elle lia les forces de la Ville; les Généraux,
le Sénat, les Grands devinrent plus fufpeds au
Peuple, & le peuple devint plus furieux. Voyez dans
Appien toute cette guerre du premier Scipion.
etokleurOecadenck. 33
Les Romains étoient ambitieux par orgueil ;
& les Carthaginois par avarice; les uns vouloient
commander, les autres vouloient acquérir, & ces
derniers avec un efprit mercantile, calculant fans
celle la recette & la dépense, firent toujours la
guerre fans l'aimer.
Des batailles perdues, la diminution du peuple,
l'affolbliflement du commerce, l'épuifcment du
Trésor public, le soulèvement des Nations voi-
fines pouvoient faire accepter à Carthage les con-
ditions de paix les plus dures ; mais Rome ne se
conduifoit point par le fentiment des biens & des
maux, elle ne se déterminoit que par fa gloire;
& comme elle n'imaginoit point qu'elle pût être
fi elle ne commandoit pas, il n'y avoit point
d'elperance ni de crainte qui pût l'obligera faire
une paix qu'elle n'auroit point impofee.
11 n'y a rien de fi puiifant qu'une République
où l'on obferve les Loix. non pas par crainte, non
pas par raifon, mais par paffions, comme furent
Rome & Lacedemone, car pour lors il fe joint à
la fagelle d'un bon Gouvernement toute la force
que pourroit avoir une faclion.
Les Carthaginois fe fervoient de troupes étran-
gères, & les Romains employoient les leurs.
3
34- De la Grandeur des Romains,
Comme ces derniers n'avoient jamais regardé les
vaincus que comme des inftrumens pour des
triomphes futurs; ils avoient rendu Soldats tous
les Peuples qu'ils avoient foumis, & plus ils
eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent
propres à être incorporés dans leur République.
Ainfi nous voyons les Samnites qui ne furent
fubjugués qu'après vingt-quatre triomphes (i>
devenir les auxiliaires des Romains; & quelque
tems avant la féconde guerre Punique ils tirè-
rent d'eux (2) & de leurs Alliés, c'eft-à-dire, d'un
pays qui n'étoit gueres plus grand que les Etats
du Pape & de Naples; fept cens mille hommes
de pied, & foixante & dix mille de Cheval pour
oppofer aux Gaulois.
Dans le fort de la féconde guerre Punique,
Rome eut toujours fur pied de vint-deux à vint-
qualre Légions; cependant il paroit par Tite
Live que le Cens n'étoit pour lors que d'environ
cent trente fept mille Citoyens.
Carthage employoit plus de forces pour atta-
(i) Flor. 1. I. ch. lô.
(2) Voyez Polybe. Le Sommaire de Florus dit qu'ils
levèrent trois cens mille hommes dans la Ville &
chez les Latins.
ET DE LEUR DeCADENCE. 35
quer, Rome pour fe deffendre : elle arma, comme
nous venons de dire, un nombre d'hommes pro-
digieux, contre les Gaulois & Annibal qui l'atta-
quoient, & elle n'envoya que deux Légions
contre les plus grands Rois ; ce qui rendit les
forces éternelles.
L'établiflement de Carihage dans l'on pays,
étoit moins folide que celui de Rome dans le fien :
cette dernière avoit trente Colonies (i) autour
d'elle qui en étoient comme les remparts. Avant la
bataille de Cannes, aucun Allié ne l'avoit aban-
donnée; c'elt que les Samnitcs, & les autres Peu-
ples d'Italie étoient accoutumés à fa domination.
La plupart des Villes d'Afrique étant peu forti-
fiées fe rendoient d'abord à quiconque fe prefen-
toit pour les prendre; aufll tous ceux qui y
débarquèrent, Agatocle, Regulus, Scipion,
mirent-ils d'abord Carthage au defefpoir.
On ne peutgueres attribuer qu'à un mauvais
gouvernement ce qui leur arriva dans toute la
guerre que leur fit le premier Scipion; leur
Ville (2), & leurs Armées même étoient affamées,
(i) Tite Live, i. 27. chap. () & lo.
(2) V. Appien, liber Libyens, seu de Rébus Pu-
nicis. c. 25.
3b De la Grandeur des Romains,
tandis que les Romains étoient dans l'abon Jance
de toutes chofes.
Chez les Carthaginois, les Armées qui avoient
été battues devcnoient plus infolentes; quelque-
fois elles mettoient en croix leurs Généraux, &
les punilToient de leur propre lâcheté. Chez les
Romains le Conful decimoit les troupes qui
avoient fui, & les ramenoit contre les Ennemis.
Le Gouvernement des Carthaginois (i) étoit
très-dur : ils avoient fi fort tourmenté les Peuples
d'Efpagne, que lorfquc les Romains y arrivèrent,
ils furent regardés comme des Libérateurs ; & fi
l'on fait attention aux fommes immenfes qu'il
leur en coûta pour y foutenir une guerre où ils
succombèrent, on verra bien que l'Injurtice ed
une mauvaife ménagère, & ne tient pas tout ce
qu'elle promet.
La fondation d'Alexandrie avoit beaucoup di-
minué le commerce de Carthage. Dans les pre-
miers tems la fuperftition baniffoit en quelque
façon les étrangers de l'Egypte ; & lorfque les
Perfes l'eurent conqilife, ils n'avoient fongé qu'à
alïbiblir leurs nouveaux Sujets; mais fous les
(i) Voyez ce que Polybe dit de leurs exaclions. L. 9.
ET DE LEUR Décadence. 3/
Rois Grecs l'Egypte fit prefque tout le Commerce
du monde, & celui de Carthage commença à
déchoir.
Les Puifl'ances établies par le Commerce peu-
vent fubfifter long tems dans leur médiocrité;
mais leur grandeur eft de peu de durée : elles
s'élèvent peu-à-peu, & fans que perfonne s'en
aperçoive, car elles ne font aucun acte particu-
lier qui faffe du bruit, & fignale leur puiflance :
mais lorfque la chofe eft venue au point qu'on
ne peut plus s'empêcher de la voir, chacun
cherche à priver cette Nation d'un avantage
qu'elle n'a pris, pour ainfi dire, que par furprife.
La Cavalerie Carthaginoife valoit mieux que
la Romaine par deux raifons : l'une que les Che-
vaux Numides & Espagnols étoient meilleurs
que ceux d'Italie, & l'autre que la Cavalerie Ro-
maine étoit mal armée; car ce ne fut que dans
les Guerres que les Romains firent en Grèce
qu'ils changèrent de manière, comme nous
l'aprenons de (i) Polybe.
Dans la première guerre Punique, Regulus
fut battu dès que les Carthaginois choifirent les
(I) Livre 6. c. ib.
38 De la Grandeur des Romains,
plaines pour faire combattre leur Cavalerie ; &
dans la féconde (i) Annibal dut à fes Numides
fes principales Victoires.
SciPioN ayant conquis l'Efpagne & fait al-
liance avec Massinisse, ôta aux Carthaginois
cette supériorité; ce fut la Cavalerie Numide qui
gagna la bataille de Zama, & finit la guerre.
Les Carthaginois avoient plus d'expérience fur
la mer, & connoiffoient mieux la manœuvre que
les Romains : mais il me femble que cet avan-
tage n'étoit pas pour lors fi grand qu'il le feroit
aujourd'hui.
Les Anciens n'ayant pas la Bouffole ne pou-
voient gueres naviger que fur les Côtes ; auffi ils
ne fe fervoient que de bâtimens à rames petits
& plats ; prefque toutes les rades étoient pour
eux des Ports, la fcience des Pilotes étoit très-
bornée , & leur manœuvre très-peu de chofes.
Leur Art même étoit fi imparfait qu'ils ne fai-
foient avec mille rames que ce que l'on fait au-
jourd'hui avec cent.
(i) Ce qui fit que les l^omains commencèrent à
refpirer dans la féconde guerre Puniques, c'eil que
des Corps entiers de Cavalerie Numide pallerenl de
leur côté en Sicile & en Italie.
ET DE LEUR DeCADENCE. Sg
Les grands Vaiffeaux étoient defavantageux, en
ce qu'étant difficilement mus par la Chiourme,
ils ne pouvoient pas faire les Evolutions necef-
faires. Antoine en fit à Aclium une funefte
expérience, fes navires ne pouvoient fe remuer
pendant que ceux d'AuGusTE plus légers les
attaquoient de toutes parts.
Les Vaiffeaux anciens étant à rames, les plus
légers brifoient aifément celles des plus grands
qui pour lors n'étoient plus que des machines
immobiles, comme sont aujourd'hui nos Vaif-
feaux démâtés.
Depuis l'invention de la bouffole on a change
de manière, on a (i) abandonné les rames, on
a fui les Côtes, on a conftruit de gros Vaiffeaux,
la machine efl: devenue plus composée, & les Entre i et
pratiques le font multipliées. ""'''' '^"*'' •^'^
L'invention de la Poudre a fait une chofe ^^^ '^"^ " "'"
, . ' ventionsnesedc-
qu on nauroit pas foupconnée; c'eft que la
^ r 1^ t 1 n couvriront pas.
force des Armées navales a plus que jamais
confifté dans l'art; car pour refifter à la vio-
(i) En quoi on peut juger de l'imperfeclion de la
Marine des Anciens, puifque nous avons abandonné
une pratique dans laquelle nous avions tant de fupe-
riorité fur eux.
40 De la Grandeur des Romains.
lence du Canon & ne pas efluyer un feu fupe-
rieur, il a falu de gros navires ; mais à la
grandeur de la machine on a dû proportionner
la puiflance de l'art.
Les petits vaifleaux d'autrefois faccrochoient
foudain, & les Soldats combattoient des deux
parts; on mettoit fur une Flotte toute une Ar-
mée de terre : dans la bataille navale que Regu-
Lus & fon Collègue gagnèrent, on vit combattre
cent trente mille Romains contre cent cinquante
mille Carthaginois : pour lors les Soldats éioient
pour beaucoup, & les gens de l'Art pour peu ; à
prefent les Soldats sont pour rien, ou pour peu,
& les gens de l'Art pour beaucoup.
Une grande preuve de la différence, c'eil la
vicloire que gagna le Conful Duillius : les Ro-
mains n'avoient aucune connoillance de la navi-
gation : une Galère Carthaginoife échoua fur
leurs Côtes, ils fe fervirent de ce modèle pour en
bâtir; en trois mois de tems leurs Matelots furent
dreffés, leur Flotte fut conftruite, équipée, elle
mit à la mer, elle trouva l'Armée navale des Car-
thaginois, & la battit.
A peine à présent toute une vie fuffit-elle à un
Prince pour former une Flotte capable de pa-
ET DE LEUR DECADENCE. 4I
roître devant une Puillance qui a déjà l'empire
de la Mer : c'eft peut-être la feule chofe que l'ar-
gent feul ne peut pas faire ; et fi de nos jours un
grand (i) Prince léuffit d'abord, l'expérience a
fait voir à d'autres (2) que c'eft un exemple qui
peut être plus admiré que fuivi.
La féconde guerre Punique eft fi fameuse que
tout le monde la fait : quand on examine bien
cette foule d'obltacles qui se prefenterent devant
Annibal, & que cet homme extraordinaire fur-
monta tous, on a le plus beau fpeclacle que nous
ait fourni l'antiquité.
Rome fut un prodige de conftance après les Unpiain tm-
journéesdu Tefin, de Trebics & de Thrafymenc ; jours suivi pied
après celle de Cannes plus funellc encore, aban- à pied doit con-
, ^ , ,,,1- 11 duire tout Etat
donnée de nrefque tous les Peuples d Italie, elle
' ^ a la nécessite des
ne demanda point la paix, c'eft que le Sénat ne ^^^^ ^^^^.^ ,^, ^^.^^_
fe departoit jamais des maximes anciennes ; il j^.çjg
agiifoit avec Annmbal, comme il avoit agi autre-
fois avec. Pyrrhus, à qui il avoit refufé de faire
aucun accommodement tandis qu'il feroit en
Italie; & je trouve dans Denis d'Halicarnaflé (3)
(i) Louis XIV.
(2) L'iilpai^ne et la Mofcovie.
(3) Antiq. Hum. 1, 8.
42 De la Grandeur des Romains,
que lors de lanegotiation de Coriolan, le Sénat
déclara qu'il ne violeroit point fes Coutumes
anciennes, que le Peuple Romain ne pouvoit
point faire de paix tandis que les Ennemis
étoicnt fur fes terres ; mais que fi les Volfques
fe retiroient, on accorderoit tout ce qui feroit
jufle.
Rome fut fauvée par la force de son inftitution,
après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis
aux femmes même de verfer des larmes ; le
Sénat refufa de racheter les prifonniers, & en-
voya les miferables refle'^ de l'Armée faire la
guerre en Sicile, fans recompenfe ni aucun hon-
neur militaire, jusqu'à ce qu'AwNiBAL fut chaflé
d'Italie.
D'un autre côté le Conful Terentius Var-
RON avoit fui honteufcment jufqu'à Venoufe :
cet homme de la plus bafle naiflance n'avoit été
élevé au Confulat que pour mortifier la Noblelle ;
mais le Sénat ne voulut pas joiiir de ce malheu-
reux triomphe; il vit combien il étoit néceflaire
qu'il s'attirât dans cette occafion la confiance du
Peuple, il alla au devant de Varron, & le re-
mercia de ce qu'il n'avoit pas defefperé de la Ré-
publique.
ET DE LEUR DeCADENCE. 40,
Ce n'eft pas ordinairement la perte réelle que ^'■"' '''" ''^
l'on fait dans une bataille, (c'efl-à-dire celle de ''''''^''- '^'""''«'-
; — — : — -— ; nation frapée du
quelques milliers d'hommes) qui eit tunelie à ua
i J i_2 soldat est un
Etat, mais la perte imaginaire & le décourage- fantôme imao-i-
ment, qui le prive des forces mêmes que la for- naire qui gagne
tune lui avoit laiflëes. A''"« '^^ batailles
Ti 1 ; 7 , 1 ,• '?"<? ^'' force
Il y a des choies que tout le monde dit parce
réelle ou la supé-
qu'elles ont été dites une fois : on croit qu'An- . -, -v „
^ T non te di' i ene-
nibal fit une faute infigne de n'avoir point été ,„/,
aflieger Rome après la bataille de Cannes : il eit
vrai que d'abord la frayeur y fut extrême; mais
il n'en efl pas de la conflernation d'un l^euple
belliqueux qui fe tourne toujours en courage,
comme de celle d'une vile populace qui ne fent
que fa foibleffe : une preuve qu'ANNiBAL n'au-
roit pas réuiïi, c'eft que les Romains fe trou-
vèrent encore en état d'envoyer par tout du
fecours.
On dit encore qu'ÂNNiBAL fit une grandefaute
de mener son Armée à Capouëoù elles'amolit :
mais l'on ne considère point que l'on ne remonte
pas à la vraye caufe ; les Soldats de cette Armée
devenus riches après tant de Vicloires n'au-
roient-ils pas trouvé partout Capouë? Alexan-
dre qui commandoit à fes propres Sujets prit
44 De la Grandeur des Romains,
dans une occafion pareille un expédient qu'Aw-
NiBAL qui n'avoit que des troupes mercenaires ne
pouvoit pas prendre, il fit mettre le feu au bagage
de fes Soldats & brûla toutes leurs richeffes &
les Tiennes.
Ce furent les Conquêtes mêmes d'ANNiBAL
qui commencèrent à changer 1a fortune de cette
guerre; il ne recevoit point de secours de Car-
thage foit par la jaloufie d'un parti, Ibit par la
trop grande confiance de l'autre : pendant qu'il
refta avec fon Armée enfemble il battit les Ro-
mains; mais lorfqu'il falut qu'il mît des garni-
fons dans les Villes, qu'il dcffendît fes Alliés, qu'il
afllegeât les places, ou qu'il les empêchât d'être
alliegées, fes forces fe trouvèrent trop petites; &
il perdit en détail une grande partie de fon Ar-
,.„, .^ mée : les Conquêtes font aifées à faire, parce
Louis XIV qui jtt ! ■
mpidemeni la qi-^'on l^s fait avec toutes fes forces; elles font
conquête de la dithciles à conferver, parce qu'on ne les deflend
Holandc, et qui qu'avec une partie de fes forces.
fut obligé d'à-
bandonner les ___
villes avec au- i^f-^-??^ ^^^ ' ■" '^'u
tant Je presipi-
tation, qu'il les
avait prises avec
promptitude .
Témoins
CHAPITRE V.
*I>e l'état de la Grèce, de la Macédoine, de
la Syrie & de l'Egypte après Vabaijfement
des Carthaginois.
OMME les Carthaginois en Espagne,
en Sicile, en Sardaigne n'opofoient
aucune Armée qui ne fût malheu-
reufe, Annmbal dont les Ennemis fe
fortifioient fans celle, & qui ne rccevoit que peu
de fecours, fut réduit à une guerre deffenfue ;
cela donna aux Romains la penfée de porter la
guerre en Afrique: Scipion y defcendit; les
fuccès qu'il y eut obligèrent les Carthaginois à
rapeler d'Italie An ni bal, qui pleura de douleur
en cédant aux Romains cette Terre, où il les
avoit tant de fois vaincus.
Tout ce que peut faire un grand homme d'E-
46 De la Grandeur des Romains,
tat & Lin grand Capitaine, Annibal le tit pour
fauver fa patrie : n'ayant pu porter Se i pion à la
paix, il donna une bataille où la fortune fembla
prendre plaifir à confondre fon habileté, fon ex-
périence & fon bon fens.
Carthage reçut la paix non pas d'un Ennemi,
mais, d'un maître; elle s'oBligea de payer dix
mille talens en cinquante années, à donner des
Otages, à livrer fes vailfeaux & fes Eléphants, à
ne faire la guerre à perfonne fans le consente-
ment du Peuple Romain ; & pour la tenir tou-
jours humiliée, on augmenta la puillance de
M ASsiNissE son Ennemi éternel.
Après rabailfement des Carthaginois, Rome
n'eut prefque plus que de petites guerres & de
grandes Victoires, au lieu qu'auparavant elle
avoiteude petites Victoires & de grandes guerres.
Il y avoit dans ces tems-là comme deux Mon-
des feparés ; dans l'un combattoient les Cartha-
ginois & les Romains, l'autre étoit agité par des
querellesqui duroient depuis la mort d'ALEXAN-
D RE : on n'y pensoit (i) point à ce qui fe paflbit
(i) 11 efl furprenant, comme Jofephe le remarque
dans le livre contre Appion, 1. i, c. 4, qu'Hérodote ni
ET DE LEUR DeCADENCE.
47
en Occident; car quoique Philippe Roi de Ma-
cédoine eût fait un Traité avec Annibal, il
n'eut prefque point de fuite ; & ce Prince qui n'ac-
corda aux Carthaginois que de très-foibles fecours
ne fit que témoigner aux Romains une mauvaife
volonté inutile.
Lorfqu'on voit deux grands Peuples fe faire
une guerre longue & opiniâtre, c'eft fouvent une
mauvaise Politique de penfer qu'on peut demeu-
rer Spectateur tranquille; car celui des deux
Peuples qui efl le Vainqueur entreprend d'abord
de nouvelles guerres, & une Nation de Soldats
va combattre contre des Peuples qui ne font que
Citoyens.
Ceci parut bien clairement dans ces tems-là,
car les Romains eurent à peine dompté les Car-
thaginois, qu'ils attaquèrent -de nouveaux Peu-
ples, & parurent dans toute la Terre pour tout
envahir.
Il n'y avoit pour lors dans l'Orient que quatre
Puiflances capables de refifter aux Romains, la
Grèce, et les Royaumes de Macédoine, de Syrie
Thucydide n'ayent jamais parle des Romains, quoi-
qu'ils euflent fait de si grandes guerres.
48 De la Grandeur des Romains,
& d'Egypte : il faut voir quelle étoit la fituation
de ces deux premières PuifTances, parce que les
Romains commencèrent par les foumettre.
Il y avoit dans la Grèce trois Peuples confide-
rables, les Etoliens, les Achaïens & les Béotiens :
c'étoient des alïbciations de Villes libres qui
avoient des Affemblées générales & des Magif-
trats communs : les Etoliens étoient belliqueux,
hardis, téméraires, avides du gain, toujours li-
bres de leur parole & de leurs sermens, enfin
faifant la guerre fur la terre comme les Pirates
la font fur la mer. Les Achaïens étoient fans
cefl'e fatigués par des voifîns ou des deffenfeurs
incommodes. Les Béotiens, les plus épais de
tous les Grecs, mais les plus fages, vivoient or-
dinairement en paix, uniquement conduits par
le fentiment du bien & du mal ; ils n'avoient pas
aflës d'efprit pour que des Orateurs les agitaf-
fent, & puflént leur deguifer leurs véritables
intérêts.
Lacedemone avoit confervé fa puiflance; c'efl-
à-dire cet esprit belliqueux que lui Jonnoient
les inftitutions de Lycurgue. Les Thellaliens
étoient en quelque façon affervis par les Macé-
doniens. Les Rois d'IUyr-ie avoient déjà été extrê-
ET DE LEUR Décadence. 40
mement abbattus par les Romains. Les Acarna-
niens & les Athamanes étoient ravagés tour à
tour par les forces de la Macédoine & de l'Etolie.
Les Athéniens fans force par eux-mêmes & fans
Alliés (i) n'étonnoient plus le monde que par
leurs flatteries envers les Rois, & l'on ne montoit
plus fur la Tribune où avoit parlé Demofthène,
que pour propofer les Décrets les plus lâches &
les plus fcandaleux.
D'ailleurs la Grèce étoit redoutable par sa fitua-
tion, fa force, la multitude de fes Villes, le nombre
de fes Soldats, fa Police, fes Moeurs, fes Loix :
elle aimoit la guerre, elle en connoiffoit l'art, et
elle auroit été invincible fi elle avoit été unie.
Elle avoir bien été étonnée par le premier
Philippe, Alexandre , & Antipater, mais
non pas fubjuguée ; & les Rois de Macédoine qui
ne pouvoient fe refoudre à abandonner leurs
prétentions & leurs efperances, s'obflinoient à
travailler à l'aflervir.
La Macédoine étoit prefque entourée de mon-
tagnes inacceffibles, les Peuples en étoient très-
propres à la guerre, courageux, obéiffans, induf-
(i) Us n'avoient aucune alliance avec les autres
Peuples de la Grèce. Polybe, 1. 8.
5o De la Grandeur des Romains,
trieux, infatigables ; & il faloit bien qu'ils tinflent
ces qualités-là du Climat, puifqu'encore aujour-
d'hui les hommes de ces Contrées font les meil-
leurs Soldats de l'Empire des Turcs.
La Grèce fe maintenoit par une efpece de ba-
lance : les Lacedemoniens étoient pour l'ordi-
naire alliés des Etoliens & les Macédoniens
l'étoient des Achaïens; mais par rarri\ée des
Romains tout équilibre fut rompu.
Comme les Rois de Macédoine ne pouvoient
pas entretenir un grand nombre de troupes, le
moindre échec étoit de confequence : d'ailleurs
ils pouvoient difficilement s'agrandir, parce que
leurs delleins n'étant pas inconnus, on avoit tou-
jours les yeux ouverts fur leurs démarches; &
les fuccès qu'ils avoient dans les guerres entre-
prifes pour leurs Alliés, étoient un mal que ces
mêmes Alliés cherchoient d'abord à reparer.
Ces Rois de Mais les Rois de Macédoine étoient ordinaire-
Macedoine é- ment des Princes habiles ; leur Monarchie n'étoit
toient ce quejl ^^^ j^ nombre de celles qui vont par une efpece
un Roy de Prusse —-— ; ; ; ; '■ — —
d allure donnée dans le commencement : conti-
ez un Roy de —
Sardai°-ne de nuellement inftruits par les périls & par les
nosjoîirs. affaires, embarallés dans tous les démêlés des
Grecs, il leur faloit gagner les principaux des
ET DE LEUR Décadence. 5i
Villes, éblouir les Peuples, divifer ou réunir les
intérêts, entin ils étoient obligés de payer de leur
personne à chaque inftant.
Philippe qui dans le commencement de fon
Règne s'étoit attiré l'amour & la confiance des
Grecs par fa modération, changea tout a coup ;
il devint (i) un cruel Tyran dans un tems où il
auroit dû être jufte par politique & par ambition :
il voyoit, quoique de loin, les Romains dont les
forces étoient immenfes, il avoit fini la guerre à
l'avantage de fes Alliés, & s'étoit reconcilié avec
les Etoliens; il étoit naturel qu'il penfât à unir
toute la Grèce avec lui pour empêcher les Ro-
mains de s'y établir : mais il l'irrita au contraire
par de petites ufurpations, & s'amufant à difcuter
de petits intérêts quand il s'agiffoit de son exif-
tence : par trois ou quatre mauvaifes actions il
fc rendit odieux & deteftable à tous les Grecs.
Les Etoliens furent les plus irrités, & les
Romains faififfant l'occafion de leur reflenti-
ment, ou plutôt de leur folie, firent alliance avec
eux, entrèrent dans la Grèce et l'armèrent contre
(i) Voyez dans Polybe les injultices& les cruautés
par iefquelles Philippe se decredita.
02 De la Grandeur des Romains,
Philippe. Ce Prince fut vaincu à la Journée des
Cynocéphales, & cette Victoire fut due en partie
à la valeur des Etoliens : il fut fi fort confterné
qu'il fe reJuifit à un Traité qui étoit moins une
paix qu'un abandon de fes propres forces; il fit
fortir fes Garnisons de toute la Grèce, livra fes
vailTeaux, & s'obligea de payer mille talens en
dix années.
Polybe avec fon bon fens ordinaire, compare
l'Ordonnance des Romains avec celle des Macé-
doniens (i), qui fut prife par tous les Rois Suc-
celîeurs d'ALEx andre ; il fait voir les avantages
& les inconveniens de la Phalange & de la Lé-
gion ; il donne la préférence à l'Ordonnance
Romaine, & il y a apparence qu'il a raifon, car
l'expérience le montra pour lors par tout.
Le fuccès que les Romains eurent contre Phi-
lippe, fut le plus grand de tous les pas qu'ils
firent pour la Conquête générale : pour s'alTurer
(i) Ce qui avoit beaucoup contribué à mettre les
Romains en péril dans la féconde guerre Punique,
c'eit qu'Annibal arma d'abord fes Soldats à la Ro-
maine; mais les Grecs ne changèrent ni leurs armes
ni leur manière de combattre, il ne put leur venir
dans l'efprit de renoncer à des ufages avec lefquels
ils avoient fait de fi grandes chofes.'
ET DE LEUR DECADENCE. 53
de la Grèce ils abaiflerent par toutes fortes de
voyes les Etoliens qui les avoient aides à vaincre ;
de plus ils ordonnèrent que chaque Ville Grecque,
qui avoit été à Philippe ou à quelque autre
Prince, fe gouverneroit dorefnavant par fes pro-
pres Loix.
On voit bien que ces petites Républiques ne
pouvoient être que dépendantes : les Grecs se
livrèrent à une joye ftupide, & crurent être libres
en eflfet, parce que les Romains les declaroient
tels.
Les Etoliens qui s'étoient imaginés qu'ils do-
mineroient dans la Grèce ; voyant qu'ils n'avoient
fait que fe donner des maîtres, furent au defef-
poir; & comme ils prenoient toujours des relb-
lutions extrêmes, voulant corriger leurs folies par
leurs folies, ils appellerent dans la Grèce Antio-
CHUS Roi de Syrie, comme ils y avoient appelle
les Romains.
Les Rois de Syrie étoient les plus puiffans des
Succeffeurs d'ALEXANDRE, car ils poffedoient
prefquetous les Etats de Darius à l'Egypte près;
mais il étoit arrivé des chofes qui avoient fait
que leur puiffance s'ètoit beaucoup affaiblie.
S E LE u eus qui avoit fondé l'Empire de Syrie,
54 ^)^: LA Grandeur des Romains,
avoir à la fin de fa vie détruit le Royaume de
Lysimaque. Dans la confufion des chofes plu-
fieurs Provinces fefouleverent; les Royaumes de
Pergame, de Cappadoce, & de Bithynie fe for-
mèrent ; mais ces petits Etats timides regardèrent
toujours l'humiliation de leurs anciens maîtres
comme une fortune pour eux.
Comme les Rois de Syrie virent toujours avec
une envie extrême la félicité du Royaume
d'Egypte, ils ne fongerent qu'à le conquérir ; ce
qui fit qire négligeant l'Orient ils y perdirent plu-
fieurs Provinces, & furent fort mal obéis dans les
autres.
Enfin les Rois de Syrie tenoient la haute & la
balle Afie ; mais l'expérience a fait voir que dans
ce cas lorsque la Capitale & les principales forces
font dans les Provinces balles de l'Afie, on ne
peut pas conferver les hautes, & que quand le
fiege de l'Empire eft dans les hautes, ons'affoiblit
en voulant garder les ball'es. L'Empire des Perfes
& celui de Syrie ne furent jamais fi forts que
celui des Parthes qui n'avoit qu'une partie des
Provinces des deux premiers. Si Cyrus n'avoit
pas conquis le Royaume de Lydie, fi Seleucus
étoit relié à Babylone, & avoit laiflë les Provinces
ET DE LEIK DfCADENCE. 55
maritimes aux Succefl'eurs cI'Antigone, l'Em-
pire des Perfes auroit été invincible pour les
Grecs, & celui de Seleucus pour les Romains :
il y a de certaines bornes que la nature a don-
nées aux Etats pour mortilier l'ambition des
hommes; lorfque les Romains les pallercnt, les
Parthes u) les firent prefque toujours périr;
quand les Parthes oferent les palier, ils furent
d'abord obligés de revenir; & de nos jours les
Turcs qui ont avancé au-delà de ces limites, ont
été contraints d'y rentrer.
Les Rois de Syrie & d'Egypte avoient dans
leur pays deux fortes de Sujets, les Peuples con-
querans, & les Peuples conquis : ces premiers
encore pleins de l'idée de leur origine, étoient
très difficilement gouvernés, ils n'avoient point
cet efprit d'indépendance qui nous porte à fecouifr
le joug, mais cette impatience qui nous fait defi-
rer de changer de maître.
Mais la foiblefle principale du Royaume de Sy-
rie venoit de celle de la Cour où regnoient des
Succeffcursde Darius & non pas d'ALEXANDRE.
(i) J'en ai dit les raifons au Chap. XV, tirées en
partie de la difpofition Géographique des deux Em-
pires.
56 De la Grandeur des Romains,
Le luxe, la vanité, & la molefle, qui en aucun fiecle
n'a quitté les Cours d'Afie, regnoicnt furtoutdans
celle-ci; le mal palTa au Peuple & aux Soldats,
& devint contagieux pour les Romains même,
puifque la guerre qu'ils firent contre Antiochus
eft la vraye Epoque de leur corruption.
Telle étoit la fituation du Royaume de Syrie,
lorfqu'ANTiocHus qui avoit fait de grandes
chofes, entreprit la guerre contre les Romains :
mais il ne fe conduifit pas même avec la sagefi'e
que l'on employé dans les affaires ordinaires :
Annibal vouloit qu'on renouvellât la guerre en
Italie & qu'on gagnât Philippe, ou qu'on le
rendît neutre ; il ne fit rien de cela : il fe montra
dans la Grèce avec une petite partie de fe5 forces,
& comme s'il avoit voulu y voir la guerre & non
pas la faire, il ne fut occupé que de fes plaifirs ; il
fut battu, s'enfuit en Afie plus effrayé que vaincu.
Philippe dans cette guerre entraîné par les
Romains comme par un torrent les fervit de tout
C'est lorii- ^^^'^ pouvoir, & devint l'instrument de leurs Vic-
naire des génies toires : le plaifîr de fe vanger & de ravager
borné; et des es- l'Etolie, la promcffe qu'on lui diminueroit le
prits timides. tribut, & qu'on lui laifleroit quelques Villes,
quelque jaloufie perfonelle d'ANTiocH us, enfin
ET DE LEUR DeCADENCE. b"]
de petits motifs le déterminèrent ; & n'oûint con-
cevoir la pensée de fecouer le joug, il ne longea
qu'à l'adoucir
Antiochus jugea fi mal des affaires qu'il s'i-
magina que les Romains le laifferoient tranquille
en Afie : mais ils l'y fuivirent ; il fut vaincu en-
core, & dans fa confternation il consentit au
Traité le plus infâme qu'un grand Prince ait ja-
mais fait.
Je ne fâche rien de fi magnanime que la réso-
tion que prit un Monarque qui a régné de nos
jours (i) de s'enfevelir plutôt fous les débris du ^'^^^ bienpen-
Trône, que d'accepter des propofitions qu'un '^'''' ^
grand Prince
Roi ne doit pas entendre : il avoit lame trop . ^ ^
! — L qutenmemetems
tière pour defcendre plus bas que fcs malheurs ^^,^^1 s'oposer à
ne l'avoient mis, & il favoit bien que le courage ses enemis ; mais
peut raffermir une Couronne. & que l'mfamie ne "'^ Prince infe-
', '7~. '. : ^ rieur en force et
le rait jamais.
en puissencedoit
C'eft une chofe commune de voir des Princes ^^o„,j^^ queiaue
qui favent donner une bataille ; il y en a bien chose au tems et
peu qui fâchent faire une guerre, qui foient éga- '^"^ conjectures.
lement capables de fe fervir de la fortune & de
l'attendre, & qui avec cette difpofition d'efprit
(i) Louis XIV.
58 De la Grandeur des Romains,
qui donne de la méfiance avant que d'entrepren-
dre, ayent celle de ne craindre plus rien après
avoir entrepris.
Après l'abaiflement d'ANTiocHus il ne refloit
plus que de petites Puifl'ances, fi Ton en excepte
l'Egypte, qui par fa fituation, fa fécondité, fon
Commerce, le nombre de fes habitans, fes forces
de mer & de terre, auroit pu être formidable :
mais la cruauté de fes Rois, leur lâcheté, leur
avarice, leur imbécillité, leurs affreufes voluptés
les rendirent fi odieux à leurs Sujets, qu'ils ne fe
foutinrent la plupart du tems que par la protec-
tion des Romains.
C'étoit en quelque façon une Loi fondamentale
de la Couronne d'Egypte, que les fœurs fucce-
doient avec les frères; & afin de maintenir l'unité
dans le Gouvernement, on marioit le frère avec
la fœur. Or il eft difficile de rien imaginer de
plus pernicieux dans la Politique qu'un pareil
ordre de succeflion; car tous les petits démêlés
domelliques devenant des defordres dans l'Etat,
celui des deux qui avoit le moindre chagrin, fou-
levoit d'abord contre l'autre le peuple d'Alexan-
drie, populace immenfe, toujours prête à fe.
joindre au premier de fes Rois qui vouloit l'agi-
ET DE LEUR Décadence. Sq
ter; de façon qu'il y avoit toujours des Princes
regnans, & des pretendans à la Couronne ; &
comme les Royaumes de Cyrene & de Chypre
étoient prefque toujours entre les mains d'autres
Princes de cette Maifon avec des prétentions
refpeclives fur le tout, il arrivoit que ces Rois
étoient toujours fur un Trône chancelant, & que
mal établis au dedans, ils étoient fans pouvoir au
dehors.
Les forces des Rois d'Egypte comme celles des
autres Rois d'Afie confiftoient dans leurs auxi-
liaires Grecs. Outre l'efprit de liberté, d'honneur
& de gloire qui animoit les Grecs, ils s'occupoient
fans ceffe à toutes fortes d'exercices du Corps :
ils avoient dans leurs principales Villes des Jeux
établis, où les Vainqueurs obtenoient des Cou-
ronnes aux yeux de toute la Grèce, ce qui don-
noit une émulation générale. Or dans un tems
où l'on combattoit avec des armes dont le fuccès
dépendoit de la force & de l'adrelfe de celui qui
s'en fervoit, on ne peut douter que des gens ainfi
exercés n'eulTent de grands avantages sur cette
foule de Barbares pris indifFeremment, & menés
fans choix à la guerre, comme les Armées de
Darius le firent bien voir.
6o
De la Grandeur des Romains,
Les Romains, pour priver les Rois d'une telle
milice, & leur ôter fans bruit leurs principales
forces, firent deux chofes ; premièrement ils éta-
blirent peu à peu comme une maxime chez les
Villes Grecques qu'elles ne pouvoient avoir
aucune Alliance, accorder du fecours, ou faire la
guerre à qui que ce fût fans leur confentement ;
de plus dans leurs Traités avec les (i) Rois, ils
leur défendirent de faire aucunes levées chez les
Alliés des Romains, ce qui les reduifit à leurs
troupes nationales.
(i) Ils avoient déjà eu cette Politique avec les Car-
thaginois qu'ils obligèrent par le Traité à ne plus
fe fervir de troupes auxiliaires, comme on le voit
dans un fragment de Dion.
CHAPITRE VI.
'De la conduite que les Romains tinrent
pour fownettre tous les Peuples.
ANS le cours de tant de profperités
^^ I où l'on fe néglige pour l'ordinaire,
le Sénat agiffoit toujours avec la
même profondeur, & pendant que
les Armées conflernoient tout, il tenoit à terre
ceux qu'il trouvoit abattus.
Il s'érigea en Tribunal qui jugea tous les Peu-
ples; à la fin de chaque guerre il décidoit des
peines & des récompenfes que chacun avoit mé-
ritées; il ôtoit une partie des terres du Peuple
vaincu pour les donner aux Alliés, en quoi il
faifoit deux choses ; il attachoit à Rome des Rois
dont elle avoit peu à craindre, & beaucoup à
Ô2 De la Grandeur des Romains,
efperer, & il en affoiblifïbit d'autres dont elle n'a-
voit rien à efperer, & tout à craindre.
On fe fervoit des Alliés pour faire la guerre à
un Ennemi, mais d'abord on detruifoit les def-
trucleurs : Philippe fut vaincu par le moyen
des Etoliens qui furent anéantis d'abord après
pour s'être joints à Antiochus : Antiochus
fut vaincu par le fecours des Rhodiens , mais
après qu'on leur eut donne des recompenfes écla-
tantes, on les humilia pour jamais, fous prétexte
qu'ils avoient demandé qu'on fit la paix avec
Persée.
Quand ils avoient plufieurs Ennemis fur les
bras, ils accordoient une trêve au plus foible qui
fe croyoit heureux de l'obtenir, comptant pour
beaucoup d'avoir différé sa ruine.
Lorfque l'on étoit occupé à une grande guerre,
le Sénat diflimuloit toutes sortes d'injures, & at-
tendoit dans le filence que le tems de la punition
fût venu; que fi quelque peuple lui envoyoit des
coupables, il refufoit de les punir, aimant mieux
tenir toute la Nation pour criminelle, & fe refer-
ver une vangeance utile.
Comme ils faifoient à leurs Ennemis des maux
inconcevables, il ne se formoit gueres de ligues
ET DE LEUR Décadence. 63
contre eux; car celui qui étoit le plus éloigné du
péril, ne vouloir point en aprocher.
Par-là ils recevoient rarement la guerre, mais
la faifoient toujours dans le tems, de la manière,
■& avec ceux qu'il leur convenoit ; & de tant de
Peuples qu'ils attaquèrent, il y en a bien peu qui
n'euflent fouffert toutes fortes d'injures, fi Ton
avoit voulu les lailler en paix.
Leur coutume étant de parler toujours en
maîtres, les Amball'adeurs qu'il envoyoient chez
les Peuples qui n'avoient point encore senti leur
puiflance, étoient furement maltraités, ce qui
étoit un prétexte sûr (i) pour faire une nouvelle
guerre.
Comme ils ne faifoient jamais la paix de bonne
foi, & que dans le defléin d'envahir tout, leurs
Traités n'étoient proprement que des fuspenfions
de guerre, ils y mettoient des conditions qui
commençoient toujours la ruine de l'Etat qui les
acceptoit; ils faifoient fortir les garnifons des
Places fortes, ou bornoient le nombre des troupes
de terre ou se faifoient livrer les chevaux ou les
(i) Un des exemples de cela c'eft leur guerre contre
les Dalmates. Voyez Polybe.
64 De la Grandeur des Romains,
éléphans; & fi ce Peuple étoit puiflant sur la
mer, ils l'obligeoient de brûler fes vaifleaux, &
quelquefois d'aller habiter plus avant dans les
terres.
Après avoir détruit les Armées d'un Prince,
ils ruïnoient fes finances, en le mulclant par un
tribut ou des taxes exceffives, fous prétexte de
lui faire payer les frais de la guerre : nouveau
genre de tyrannie qui le forçoit d'opprimer fes
Sujets, & de perdre leur amour.
Lorfqu'ils accordoient la paix à quelque Prince,
ils prenoient quelqu'un de fes frères ou de fes
enfans en otage, ce qui leur donnoit le moyen
de troubler fon Royaume à leur fantaifie ; quand
ils avoient le plus proche héritier, ils intimidoient
le pofTefl'eur; s'ils n'avoient qu'un Prince d'un
degré éloigné, ils s'en fervoient pour animer les
révoltes des Peuples.
Quand quelque Prince ou quelque peuple
s'étoient souftraits de l'obeïflance de fon Sou-
verain , ils lui accordoient d'abord le titre (1)
d'Allié du Peuple Romain & par là ils le ren-
(i) A'oyez fur-tout leur Traité avec les Juifs, au i.
livrai des Machabées, Ch; 8. v. 25. .
ET DE LEUR Décadence. 65
doient facré & inviolable, de manière qu'il n'y
avoir point de Roi, quelque grand qu'il fût, qui
pût un moment être fur de fes Sujets, ni même
de fa famille.
Quoique le titre de leur Allié fût une efpece
de fervitude, il étoit (i) néanmoins très recher-
ché; car on étoit fur que l'on ne recevroit d'in-
jures que d'eux, & l'on avoit fujet d'efperer
qu'elles feroient moindres; ainfi il n'y avoit
point de fervices que les Peuples & les Rois ne
fuffent prêts de rendre, ni de baffeffes qu'ils ne
fiflent pour l'obtenir.
Ils avoient plufieurs fortes d'Alliés; les uns
leur étoient unis par des Privilèges, & une parti-
cipation de leur grandeur, comme les Latins &
lesHerniques; d'autres par l'établifTementmême,
comme leurs Colonies; quelques-uns par les
bienfaits, comme furent MaffinifTe, Eumenés &
Attalus qui tenoient d'eux leur Royaume, ou
leur agrandissement; d'autres par des Traités
libres, & ceux-là devenoient Sujets par un long
ufage de l'Alliance, comme les Rois d'Egypte,
(i) Ariarathe fit un facri lice aux Dieux, dit Polybe,
pour les remercier de ce qu'il avoit obtenu cette al-
liance.
66 De la Grandeur des Romains,
de Bithynie, de Cappadoce, & la plupart des
Villes Grecques; plusieurs enfin par des Traités
forcés, &par la loi de leur fujettion, comme Phi-
lippe, & Antiochus : car ils n'accordoient point de
paix à un Ennemi qui ne contînt une Alliance,
c'est-à-dire, qu'ils ne foumettoient point de
Peuple, qui ne leur fervît à en abaifl'er d'autres.
Lorfqu'ils laiflbient la liberté à quelques Vil-
les, ils y faifoient d'abord naître deux factions (i );
l'une deffendoit les Loix & la Liberté du pays,
l'autre foutenoit qu'il n'y avoit de Loi que la
volonté des Romains; & comme cette dernière
faction étoit toujours la plus puiflante, on voit
bien qu'une pareille Liberté n'étoit qu'un nom.
Quelquefois ils se rendoient maîtres d'un pays
fous prétexte de succession : ils entrèrent en Afie,
en Bithynie, en Lydie par les Teftamens d'Attalus,
de Nicomede {2) & d'Appion; & l'Egypte fut en-
chaînée par celui du Roi de Cyrene.
Pour tenir les grands Princes toujours foibles,
ils ne vouloient pas qu'ils reçulTent dans leur
Alliance ceux à qui ils avoient accordé laleur (3);
(i) Voyez Polybe fur les Villes de Grèce.
(2) Fils de Philopator.
(3) Ce .fut le cas d'Antiochus.
ET DE LEUR DeCADENCE. 6?
& comme ils ne la refufoient à aucun des voi-
fins d'un Prince puilïant, cette condition mife
dans un Traité de paix ne lui laifTait plus d'Al-
liés.
De plus lorsqu'ils avoient vaincu quelque
Prince confiderable, ils mettoient dans le Traité
qu'il ne pourroit faire la guerre pour ses diffé-
rens avec les Alliés des Romains (c'elt-à-dire or-
dinairement avec tous fes voifins), mais qu'il les
mettroit en arbitrage, ce qui lui ôtoit pour l'a-
venir la puiffance militaire.
Et pour _fe la referver toute, ils en privoient
leurs Alliés même; dès que ceux-ci avoient le
moindre démêlé, ils envoyoient des AmbalTa-
deurs qui les obligeoient de faire la paix ; il n'y a
qu'à voir comme ils terminèrent les guerres
d'Attalus & de Prufias.
Quand quelque Prince avoit fait une Conquête
qui fouvent l'avoit épuifé, un Ambassadeur Ro-
main furvenoit d'abord qui la lui arrachoit des
mains ; entre mille exemples on peut fe rapeller
comment avec une parole ils chaflèrent d'Egypte
Antiochus.
Sachant combien les Peuples d'Europe étoient
propres à la guerre, ils établirent comme une
68 De la Grandeur des Romains,
Loi, qu'il ne feroit permis (i) à aucun Roi
d'Asie d'entrer en Europe, & d'y attaquer quel-
que Peuple que ce fût. Le principal motif de la
guerre qu'ils firent à Mithridate (2) fut que
contre cette deffenfe il avoit fournis quelques
Barbares.
Lorfqu'ils voyoient que deux Peuples étoient
en guerre, quoiqu'ils n'euffent aucune Alliance,
ni rien à démêler avec l'un ni avec l'autre, ils
ne laiffoient pas de paroîtrc sur la Scène, &
comme nos Chevaliers errans, ils prenoient le
parti du plus foible : c'étoit, dit Denys d'Halicar-
nafle (3), une ancienne Coutume des Romains
d'accorder toujours leur fecours à quicorique ve-
noit l'implorer.
Ces Coutumes des Romains n'étoient point
quelques faits particuliers arrivés au hazard ;
c'étoient des principes toujours conftans; & cela
fe peut voir aifément, car les maximes dont ils
(i) La deffenfe faite à Antiochus même avant la
guerre de paffer en Europe devint générale contre les
autres Rois.
(2) Appian de bello Mithrid. cap. i3,
(3) Fragment de Denis tiré de l'extrait des Ambaf-
fades fait par Conftantin Porpliyrogenete.
ETDE LEUR Décadence. 69
firent ufage contre les plus grands Monarques
furent precifement celles qu'ils avoient employées
dans les commencemens contre les petites Villes
qui étoient autour d'eux.
lisse fervirent d'EuMENES & de Massinisse
pour fubjuguer Philippe & Antiochus,
comme ils s'étoient fervis des Latins & des Her-
niques pour fubjuguer les Volfques et les Tos-
cans ; ils fe firent livrer les Flottes des Carthagi-
nois & des Rois d'Asie, comme ils s'étoient fait
donner les barques d'Antium.
Lorfqu'il y avoit quelque difpute dans un
Etat, ils jugeoient d'abord l'affaire, & par-là
étoient fûrs de n'avoir contre eux que la partie
qu'ils avoient condamnée. Si c'étoit des Princes
du même fang qui se difputoient la Couronne,
ils les déclaroient quelquefois tous deux Rois, &
anéantiflbient par- là le pouvoir de l'un & de
l'autre; fi l'un des deux étoit en bas (i) âge, ils
fe déclaroient pour lui. & en prenoient la tutéle
(i) Pour pouvoir ruiner la Syrie, en qualiti de Tu-
teurs ils fe déclarèrent pour le fils d'Antiochus encore
enfant contre Demetrius qui étoit chez eux en otage
& qui les conjuroit de lui rendre juftice, difant que
Rome étoit fa mère & les Sénateurs fes pères.
70 De la Grandeur des Romains,
comme protecteurs de l'Univers; car ilsavoient
porté les chofes au point que les Peuples & les Rois
étoient leurs Sujets, fans favoir precifément par
quel titre ; étant établi que c'étoit afléz d'avoir
ouï parler d'eux pour devoir leur être fournis.
Lorfque quelque Etat formoit un Corps trop
redoutable par fa fituation, ou par fon union, ils
ne manquoient jamais de le divifer. La Répu-
blique d'Achaïe étoit formée par une aflbciation
de Villes libres; le Sénat déclara que chaque
Ville fe gouverneroit dorefnavant par fes propres
Loix fans dépendre d'une autorité commune.
La République des Béotiens étoit pareillement
une Ligue de plusieurs Villes; mais comme dans
la guerre contre Persée, les unes fuivirent le
parti de ce Prince, les autres celui des Romains,
ceux-ci les reçurent en grâce moyennant la dif-
folution de l'Alliance commune.
La Macédoine étoit entourée de montagnes
inaccelTibles, le Sénat la partagea en quatre par-
ties, les déclara libres, deffendit toutes sortes de
liaifons entre elles-mêmes par mariage, fit tranf-
porter les Nobles en Italie, & par-là réduifit à
rien cette Puiffance.
Si un grand Prince qui a régné de nos jours,
ET DE LEUR DeCADENCE. 7I
avoir suivi ces iMaximes lorfqu'il vit un Je fes voi-
fins déthroné, il auroit employé de plus grandes
forces pour le soutenir, & le borner dans l'Ile qui
lui refta fidelle. En divisant la seule Puiffance qui
pût s'oppofer à fes defleins, il auroit tiré d'im-
menfes avantages du malheur même defon Allié.
Ils ne faifoient jamais de guerres éloignées
fans s'être procuré quelque Allié auprès de l'En-
nemi qu'ils attaquoient, qui pût joindre fes
troupes à l'Armée qu'ils envoyoient; & comme
elle n'étoit jamais confidérable par le nombre,
ils obfervoient toujours d'en (i) tenir une autre
dans la Province la plus voifine de l'Ennemi, &
une troifiéme dans Rome toujours prête à mar-
cher. Ainfî ils n'expofoient jamais qu'une petite
partie de leurs forces, pendant que leur Ennemi
mettoit au hazard toutes les Tiennes.
Quelquefois ils abufoient de la fubtilité des
termes de leur Langue : ils détruifirent Carthage,
difant qu'ils avoient promis de conferver la Cité,
&non pas la Ville. On fait comment les Etoliens
qui s'étoient abandonnés à leur foi, furent trom-
(i) C'étoit une pratique confiante comme on peut
voir par l'Hiftoire.
72 De la Grandeur des Romains,
pés; les Romains prétendirent que la fignifica-
tion de ces mots, s abandoiiner à la foi d'un En-
nemi, emportoit la perte de toutes fortes de cho-
ses, des perfonnes, des Terres, des Villes, des
Temples, & des lepultures mêmes.
Ils pouvoient même donner à un Traité une
interprétation arbitraire : ainfi lorfqu'ils voulu-
rent abaiffer les Rhodiens, ils dirent qu'ils ne
leur avoient pas donné autrefois la Lycie comme
préfent, mais comme amie & Alliée.
Lcrfqu'un de leurs Généraux faifoit la paix
pour fauver fon Armée prête à périr, le Sénat qui
ne la ratitioit point profitoit de cette paix & con-
tinuoit la guerre. Ainfi quand Jugurtha eut
enferméuneArmée Romaine, & qu'il l'eut laiflee
aller fous la foi d'un Traité, on fe fervit contre
lui des troupes mêmes qu'il avoit fauvées;
& lorsque les Numantins eurent réduit vint
mille Romains prêts à mourir de faim à de-
mander la paix, cette paix qui avoit fauve tant
de Citoyens fut rompue à Rome, & l'on éluda la
foi publique (i) en envoyant le Conful qui l'a-
voit fignée.
(ij Quand Claiidius Glycias eut donné la paix aux
ET DE LEUR DeCADENCE. yS
Quelquefois ils traitoient de la paix avec un
Prince fous des conditions raifonnables, & lorf-
qu'ils les avoit exécutées, ils en ajoutoient de
telles qu'il étoit forcé de recommencer la guerre.
Ainfi quand ils fe furent fait livrer (i) par Ju-
GURTHA fes Elephans, fes Chevaux, fes Tréfors,
fes Transfuges, ils lui demandèrent de livrer fa
perfonne, chofe qui étant pour un Prince le der-
nier des malheurs, ne peut jamais faire une con-
dition de paix.
Enfin ils jugèrent les Rois pour leurs fautes &
leurs crimes particuliers; ils écoutèrent les plain-
tes de tous ceux qui avoient quelques démêlés
avec Philippe; ils envoyèrent des Députés
pour pourvoir à leur fureté, & ils firent accufer
Persée devant eux pour quelques meurtres, &
quelques querelles avec des Citoyens des Villes
alliées.
Peuples de Corfe, le Sénat ordonna qu'on leur feroit
encore la guerre, & fit livrer Glycias aux habitants
de rifle qui ne voulurent pas le recevoir. On fait ce
qui arriva aux fourches Caudines.
(i) Us en agirent de même avec Viriate : après
lui avoir fait rendre les Transfuges, on lui demanda
qu'il rendît les armes, à quoi ni lui ni les fiens ne
purent confentir. Fragment de Dion.
74 De la Gra^jdeur des Romains,
Commeon jugeoitde la gloire d'un Général par
la quantité de l'or & de l'argent qu'on portait à
fon Triomphe, il ne laiflbit rien à l'Ennemi vain-
cu. Rome s'enrichiflbit toujours, & chaque guerre
la mettoit en état d'en entreprendre une autre.
Les Peuples qui étoient amis ou alliés se ruï-
noient (i) tous par les presens immenses qu'ils
faifoient pour conserver la faveur, ou l'obtenir
plus grande; & la moitié de l'argent qui fut en-
voyé pour ce fujetaux Romains auroit fuffi pour
les vaincre.
Maîtres de l'Univers ils s'en attribuèrent tous
les thresors, ravifleurs moins injuftes en qualité
de Conquerans qu'en qualité de Legiflateurs.
Ayant fu que Ptolomée Roi de Chypre avoit
des richeffes immenfes, ils firent (2) une Loi sur
la propofition d'un Tribun par laquelle ils fe
donnèrent l'hérédité d'un homme vivant, & la
confifcation d'un Prince Allié.
(i) Les prefens que le Sénat envoyoit aux Rois
n'étoient que des bagatelles, comme une chaife & un
bâton d'yvoire, ou quelque Robe de Magiftrature.
(2) Divitiarum tanta fama erat,à\X. Florus, ut viâor
Geiitium populus, et donare Régna confiœtus, Socii
vivique Régis confifcationem viandcverit, 1. 3. c. 9.
ET DE LEUR DeCADENCE. yS
Bientôt la cupidité des Particuliers acheva
d'enlever ce qui avoir échapé à l'avarice publi-
que; les Magiilrats, & les Gouverneurs ven-
doient aux Rois leurs injuftices : deux Compé-
titeurs fe ruinoient à l'envie pour acheter une
protection toujours douteufe contre un Rival
qui n'étoit pas entièrement épuifé : car on n'a-
voit pas même cette juftice des brigands qui por-
tent une certaine probité dans l'exercice du
crime. Enfin les droits légitimes ou ufurpés ne
fe foutenant que par de l'argent, les Princes pour
en avoir dépouilloient les Temples, confifquoient
les biens des plus riches Citoyens; on faifoit
mille crimes pour donner aux Romains tout l'ar-
gent du monde.
Mais rien ne servit mieux Rome que le rel-
pecl qu'elle imprima à la terre ; elle mit d'abord
les Rois dans le filence, & les rendit comme ftu-
pides; il ne s'agilïbit pas du degré de leur puif-
fance, mais leur perfonne propre étoit attaquée ;
rifquer une guerre, c'étoit s'expofer à la capti-
vité, à la mort, à l'infamie du Triomphe. Ainfi
des Rois qui vivoient dans le fafte & dans les
délices n'ofoient jetter des regards fixes fur le
Peuple Romain, & perdant le courage, atten-
70 De la Grandeur des Romains,
doient de leur patience & de leurs bafTefles
quelque délai aux miferes dont ils étoient me-
nacés.
Remarquez,' je vous prie, la conduite des Ro-
mains. Après la défaite d'AxTiocHUS ils étoient
maîtres de l'Afrique, de l'Afie et delà Grèce, fans
y avoir prefque de Villes en propre : il sembloit
qu'ils ne conquiflent que pour donner; mais
ils reftoient û bien les maîtres que lorfqu'ils
faifoient la guerre â quelque Prince, ils Tacca-
bloient, pour ainfi dire, du poids de tout l'Uni-
vers.
Il n'étoit pas tems encore de s'emparer des
pays conquis; s'ils avoient gardé les Villes pri-
fes à Philippe, ils auroient fait ouvrir les yeux
aux Grecs : lî après la féconde guerre Punique
ou celle contre Antiochus, ils avoient pris des
terres (i) en Afrique ou en Afie, ils n'auroient
pu conserver des Conquêtes fi peu solidement
établies.
(i) Ils n'oferent y expofer leurs Colonies : ils aimè-
rent mieux mettre une jaloufie éternelle entre les
Carthaginois & MaffinifTe, & fe fervir du fecours des
uns & des autres pour soumettre la Macédoine & la
Grèce.
ET DE LEUR DeCADENCE. 77
Il faloit attendre que toutes les Nations fuflent
accoutumées à obéir comme libres, & comme
Alliées, avant de leur commander comme Sujet-
tes, & qu'elles euffent été fe perdre peu à peu
dans la République Romaine.
C'étoit une manière lente de conquérir : on
vainquoit un Peuple, & on fe contentoit de
l'afFolblir; on lui impofoit des conditions qui le
minoient infenfiblement; s'il fe relevoit, on l'a-
baiffoit encore davantage, & il devenoit Sujet
fans qu'on pût donner une Epoque de fa fujet-
tion.
Ainfi Rome n'étoit pas proprement une Mo-
narchie, ou une République, mais la Tête du
Corps formé par tous les peuples du monde.
Si les Efpagnols après la Conquête du Mexi-
que & du- Pérou, avoient fuivi ce plan, ils n'au-
roient pas été obligés de tout détruire pour tout
conferver.
C'efl la folie des Conquerans de vouloir don-
ner à tous les Peuples leurs Loix & leurs Coutu-
mes; cela n'efl bon à rien; car dans toute forte
de Gouvernement on efl capable d'obéir.
Mais Rome n'impofant aucunes Loix géné-
rales, les Peuples n'avoient point entr'eux de
7^ De la Grandeur des Romains,
liaifons dangereufes; ils ne faifoient un Corps
que par une obéiffance commune ; & fans être
Compatriotes ils étoient tous Romains.
On objectera peut-être que les Empires fondés
fur les Loix des Fiefs n'ont jamais été durables,
ni puiffans. Mais il n'y a rien au monde de fi
contradictoire que le plan des Romains & celui
des Goths; & pour n'en dire qu'un mot, le pre-
mier étoit l'ouvrage de la force, l'autre de la foi-
blelTe; dans l'un la fujettion étoit extrême, dans
l'autre l'indépendance : dans les Etats Gothiques
le pouvoir étoit dans la main des Vaflaux, le droit
seulement dans la main du Prince ; c'étoit tout
le contraire chez les Romains.
^^
(V'
-~: " Ï^STo
PP
CHAPITRE VII.
Comment Mitliridate put leur refifter.
E tous les Rois que les Romains
attaquèrent, Mithridate feul fe
defiendit avec courage, & les mit
en péril,
La fituation de fes Etats étoit admirable pour
leur faire la guerre ; ils touchoient au pays inac-
ceffible du Caucafe rempli de Nations féroces
dont on pouvoit fe fervir; de là ils s'étendoient
fur la mer du Pont, Mithridate la couvroit de
fes valfTeaux, & alloit continuellement acheter
de nouvelles Armées de Scythes; l'Afie étoit
ouverte à fes invafions, il étoit riche parce que
fes Villes fur le Pont Euxin faifoient un Com-
8o De la Grandeur des Romains,
merce avantageux avec des Nations moins in-
duftrieufes qu'elles.
Les profcriptions dont la coutume commença
dans ces tems-là, obligèrent plufieurs Romains
de quitter leur patrie. ^Mithridate les reçut
à bras ouverts, il forma des Légions (i) où il les
fit entrer, qui furent fes meilleures troupes.
D'un autre côté Rome travaillée par fes dif-
fentions civiles, occupée de maux plus prelTans,
négligea les affaires d'Afie, & laiffa Mithridate
fuivre fes Victoires, ou refpirer après fes défaites.
Rien n'avoit plus perdu la plupart des Rois que
le defir manifefte qu'ils témoignoient de la paix,
ils avoient détourné par-là tous les autres Peu-
ples de partager avec eux un péril dont ils vou-
loient tant fortir eux mêmes; mais Mithridate
fit d'abord fentir à toute la terre qu'il étoit En-
nemi des Romains, & qu'il le feroit toujours.
(i) Frontin, Stratagem. 1. 2. c. 3, ex. 27. <.:\i qu'.A.r-
chelaûs, lieutenant de Mithridate combattai.c contre
Sylla, mit au premier rang fes Chariots à faux, au
fécond fa Phalange, au troifiéme, les auxiliaires armés
à la Romaine, mixtis fugitivis Italiœ quorum pervi-
caciœ multum fidebat. Mithridate fit même une Al-
liance avec Sertorius. Voye^ aafli Plutarque, Vie
de Lucullus.
ET DE LEUR DeCADENCE. 8i
Enfin les Villes de Grèce & d'Afie voyant que
le joug des Romains s'apefantiffoit tous les jours
fur elles, mirent leur confiance dans ce Roi bar-
bare qui les apelloit à la Liberté.
Cette difpofition des chofes produifit trois
grandes guerres qui forment un des beaux mor-
ceaux de l'Hiftoire Romaine, parce qu'on n'y
voit pas des Princes déjà vaincus par les délices
& l'orgueil, comme Antiochus & Tigrane,
ou par la crainte, comme Philippe, Persée, &
Jugurtha; maisunRoi magnanime qui dans
les adverfités, tel qu'un lion qui regarde fes blel-
fures, n'en étoit que plus indigné.
Elles font fingulieres, parce que les révolutions
y font continuelles & toujours inopinées : car fi
MiTHRiDATE pouvoit aïfément reparer fes ar-
mées, il arrivoit aufTi que dans les revers où l'on
a plus befoin d'obeïfTance & de difcipline, fes
troupes barbares l'abandonnoienl : s'il avoit l'art
de folliciter les Peuples & de faire révolter les
Villes, il éprouvoit à fon tour des perfidies de la
part de fes Capitaines, de fes enfants & de fes
femmes : enfin s'il eut alTaire à des Généraux Ro-
mains malhabiles, on envoya contre lui en divers
tems Sylla, Lucullus, & Pompée.
6
^'2 De la Grandeur des Romains,
Ce Prince après avoir battu les Géncraux Ro-
mains, & fait la conquête de l'Alie, de In Macé-
doine, & de la Grèce, ayant été vaincu -À ion tour
par Svlla, réduit par un "I raité à fe> anciennes
limites, fatigué par les Généraux Romains, de-
venu encore une fois leur Vainqueur, & le Con-
quérant de l'Alie, challé par Lucullus, fuivi
dans fon propre pav>. obligé de se retirer chez
TiGRANE, vaincu avec lui ; voyant ce Roi perdu
fans rellburce, ne comptant plus que fur lui-
même, il le réfugia dans fes propres Etats, & s'y
rétablit.
Pompée fucceda à Lucullus, & Mithri-
date en fut accablé, il fuit de fes Etats, & paf-
fant l'Araxe il marcha de péril en péril par le
pays des Laziens, & ramaflant dans fon chemin
ce qu'il trouva de Barbares, il parut dans le Bof-
phorc devant son fils Macchares (i) qui avoit
fait fa paix avec les Romains.
Dans l'abîme où il étoit (2) il forma le defléin
de porter la guerre en Italie, & d'aller à Rome
(i) Mithridate l'avoit fait Roi du Bofpliore : fur
la nouvelle de l'arrivée de fon père, il fe donna la
mort.
{2) Voyez Appian de bello Mithridatico, c. 109.
ET DE LEUR DeCADEN'CE. 83
avec les mêmes Nations qui l'afTervirent quelques
Siècles après, & par le même chemin qu'elles
tinrent.
Trahi par Pharnace un autre de fes fils, &
par une Armée effrayée de la grandeur de fes en-
treprifes, & par des hazards qu'il alloit chercher,
il mourut en Roi.
Ce fut alors que Pompée dans la rapidité de
fes Victoires acheva le pompeux ouvrai^e de la
grandeur de Rome; il unit au Corps de fon
Empire des pays infinis, ce qui fervit plus
au fpectacle de la magnificence Romaine qu'à
fa vraye puifl'ance; & quoiqu'il parût par les
Ecriteaux portés ù fon triomphe qu'il avoit aug-
menté le revenu du Fifc (i) de plus d'un tiers, le
pouvoir n'augmenta pas, & la Liberté publique
n'en fut que plus expofée.
(i") Voyez Plutarque dans la Vie de Pompée, &
Zonaras, 1. 2.
CHAPITRE VIII.
Des divifions qui furent toiyoïirs dans
la Ville.
ENDANT que Rome conqueroit l'U-
nivers, il y avoit dans fes murailles
une guerre cachée; c'étoient des
feux comme ceux de cesVolcansqui
fortent fi-tôt que quelque matière vient en aug-
menter la fermentation.
Après l'expulsion des Rois, le Gouvernement
étoit devenu Aristocratique : les Familles Patri-
ciennes obtenoient feules toutes (i) les Magiftra-
(i) Les Patriciens avoient même en quelque façon
un caractère facré, il n'y avoit qu'eux qui puiïent
prendre les Auspices. Voyez dans Tite-Live 1. 6. c. 40.
&4I la Harangue d'Appius Claudius.
86 De la Grandeur des Romains,
tures, toutes les Dignités. & par confequent tous
les (i) honneurs militaires & civils.
Les Patriciens voulant empêcher le retour des
Rois, cherchèrent à augmenter le mouvement
qui étoit dans l'efprit du peuple; mais ils firent
plus qu'ils ne voulurent ; à force de lui donner de
la haine pour les Rois ils lui donnèrent un defir
immodéré de la Liberté. Comme l'autorité Royale
avoit pallé toute entière entre les mains des
Consuls, le Peuple fentit que cette Liberté dont
on vouloit lui donner tant d'amour, il ne l'avoir
pas; il chercha donc à abaiffer le Confulat,
à avoir des Magiftrats Plébéiens, & partager avec
les Nobles les Magiftratures Curules. Les Patri-
ciens furent forcés de lui accorder tout ce qu'il
demanda ; car dans une ville où la Pauvreté étoit
la vertu publique, où les richefies, cette voye
lourde pour acquérir la puilTance, étoient mepri-
fées, la naiffance & les dignités ne pouvoient pas
donner de grands avantages ; la puilTance devoit
donc neceflairement revenir au plus grand nom-
(i) Par exemple, il n'y avoit qu'eux qui puffent
triompher, puifqu'il n'y avoit qu'eux qui puffent
être Confuls et commander les Armées.
ET DE LEUR Décadence. 87
bre, & l'Ariftocratie fe changer peu à peu en un
Etat populaire.
Ceux qui obeïflènt à un Roi font moins tour-
mentés d'envie & de jaloufie que ceux qui vivent
dans une Ariftocratie héréditaire : le Prince eft
fîloin de fes Sujets qu'il n"en eft prefque pas vu,
& il efl fi fort au delTus d'eux qu'ils ne peuvent
imaginer aucun raport qui puilTe les choquer :
mais les Nobles qui gouvernent font fous les yeux
de tous, et ne font pas fi élevés, que des compa-
raifons odieufes ne fe faffent fans cefTe; aufli
a-t-on YÛ de tout tems, & le voit-on encore,
le Peuple detefler les Sénateurs. Les Républi-
ques où la naifl'ance ne donne aucune part au
Gouvernement font à cet égard les plus heu-
reufes; car le peuple peut moins envier une
autorité qu'il donne à qui il veut, &. qu'il reprend
à fa fantaifie.
Le Peuple mécontent des Patriciens fe retira
fur le mont facré, on lui envoya des Députés qui
l'appaiferent, & comme chacun fe promit fecours
l'un à l'autre en cas que les Patriciens ne tinf-
fent (i) pas les paroles données, ce qui eût caufé
(i) Zonaras 1. 2.
88 De la Grandeur des Romains,
à tous les inftans des féditions, & auroit troublé
toutes les fondions des Magiilrats, On jugea qu'il
valoit mieux créer une Magiflrature (i) qui pût
empêcher les injuflices faites à un Plebeïen :
mais par une maladie éternelle des hommes, les
Plebeïens qui avoient obtenu des Tribuns pour
les deffendre, s'en fervirent pour_ attaquer ; ils
enlevèrent peu à peu toutes les prérogatives des
Patriciens : cela produilit des difputes conti-
nuelles; le Peuple étoitfoutenu, ou plutôt animé
par fes Tribuns, & les Patriciens étoient deffen-
dus par le Sénat, qui étoit presque tout compofé
de Patriciens , qui étoit plus porté pour les
maximes anciennes, & qui craignoit que la popu-
lace n'élevât à la Tyrannie quelque Tribun.
Le Peuple employoit pour lui fes propres for-
ces, & fa supériorité dans les fuffrages, fes refus
d'aller à la guerre, fes menaces de fe retirer, la
partialité de fes Loix, enfin fes jugemens contre
ceux qui lui avoient fait trop de refiftance :
le Sénat fe deffendoit par fa fageffe, fa juftice, &
Tamour qu'il inspiroit pour la patrie, par fes
bienfaits, & une fage difperifation des trefors de
(i) Origine des Tribuns du Peuple.
ET DE LEUR DECADENCE. 89
la République, par le refpecl que le Peuple avoit
pour la gloire des principales (i) Familles, &
la vertu des grands Personnages, par la Religion
même, les inftitutions anciennes, & la fupreflîon
des jours d'Affemblée fous prétexte que les Auf-
pices n'avoient pas été favorables, par fes Clients,
par l'oppolition d'un tribun à un autre, par la
création d'un (2) Diélateur, les occupations d'une
(i) Le Peuple avoit tant de refpecl pour les prin-
cipales Familles, que quoiqu'il eût obtenu le droit
de faire des Tribuns militaires Plebeïens qui avoient
la même puiffance que les Confuls, cependant il éle-
voit toujours à cette Charge des Patriciens : il fut
obligé de fe lier les mains, & d'établir qu'il y auroit
toujours un Conful Plebeïen, & quand quelques Fa-
milles Plébéiennes entrèrent dans les Charges, elles
y furent enfuite continuellement portées; c'étoit avec
peine que le Peuple dans le défir continuel d'abailTer
la Nobleffe, l'abaifToit en effet, & quand il éleva aux
honneurs quelque homme de néant, comme Varron
& Marius, ce fut une Vitloire qu'il gagna fur lui-
même.
(2) Les Patriciens pour fe deffendre avoient cou-
tume de créer un Dictateur, ce qui leur réuffilToit
admirablement bien ; mais les Plébéiens ayant obtenu
de pouvoir être élus Confuls purent auffi être élus
Di£lateurs, ce -qui déconcerta les Patriciens. Voyez
dans Tite-Live 1. S.chap. 12, comment Publilius Philo
les abaiffa dans fa Dictature; il fit trois Loix qui leur
furent très-préjudiciables.
90 De la Grandeur des Romains,
nouvelle guerre, ou les malheurs qui réuniflbient
tous les intérêts, enfin par une condefcendance
paternelle à accorder au peuple une partie de fes
demandes pour lui faire abandonner les autres,
& cette maxime confiante de préférer la confer-
vation de la République aux prérogatives de
quelque Ordre, ou de quelque Magiftrature que
ce fût.
Dans la fuite des tems, lorfque les Plébéiens
eurent tellement abaifTé les Patriciens que cette
diflindion (i) de Familles devint vaine, & que les
unes & les autres furent indifféremment élevées
aux honneurs, il y eut de nouvelles difputes entre
le bas Peuple agité par fes Tribuns, & les Prin-
cipales Familles Patriciennes, ou Plébéiennes
qu'on appellales Nobles, & qui avoient pour elles
le Sénat qui en étoit compofé. Mais comme les
mœurs anciennes n'étoient plus, que des particu-
liers avoient des richefTes immenfes, & qu'il eft
impoffible que les richeflés ne donnent du pou-
voir, les Nobles refifterent avec plus de force que
(i) Les Patriciens ne conferverent que quelques
Sacerdoces, & le droit de créer un Magistrat qu'on
appelloit Entreroi.
ET DE LEUR DeCADENCE. ql
les Patriciens n'avoient fait, ce qui fut caufe de
la mort des Gracches, & de plusieurs de ceux (i)
qui travaillèrent fur leur plan.
Il faut que je parle d'une Magiftrature qui
contribua beaucoup à maintenir le gouverne-
ment de Rome ; ce fut celle des Cenfeurs : ils fai-
foient le dénombrement (2) du Peuple; & de
plus comme la force de la République confiftoit
dans la difcipline, l'auflérité des mœurs, & l'ob-
fervation confiante de certaines coutumes; ils
corrigeoient les abus que la Loi n'avoit pas pré-
vus, ou que le iMagiftrat (3) ordinaire ne pouvoit
pas punir. Il y a de mauvais exemples qui font
pires que les crimes ; & plus d'Etats ont péri
parce qu'on a violé les mœurs, que parce qu'on
(i) Comme Saturninus & Glaucias.
(2) Le Cens en lui-même ou le dénombrement des
Citoyens étoit une chofe très fage : c'étoit une recon-
noilTance de l'état de fes affaires & un examen de
fa puifTance ; il fut établi par Servius Tullius; avant
lui, dit Eutrope, 1. i. le Cens étoit inconnu dans le
monde.
(3) On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui
après la bataille de Cannes avoient été d'avis d'aban-
donner l'Italie; ceux qui s'étoient rendus à Annibal;
ceux qui par une mauvaife interprétation lui avoient
manqué de parole.
92 De la Grandeur des Romains,
a violé les Lois : à Rome tout ce qui pouvoit
introduire des nouveautés dangereufes, changer
le cœur ou l'efprit du Citoyen, & en empêcher,
fi j'ofe me fervir de ce terme, la perpétuité, les
defordres domeftiques ou publics étoient refor-
més par les Cenfeurs ; ils pouvoient chaffer du
Sénat qui ils vouloient, ôter à un Chevalier le
Cheval qui lui étoit entretenu par le public, ré-
duire un Citoyen au nombre de ceux qui payoient
les charges de la Ville fans avoir part à fes Pri-
vilèges ; enfin ils jettoient les yeux fur la fituation
actuelle de la République, & diftribuoient de ma-
nière le Peuple (i) dans fes diverfes Tribus que
(i) Les Plébéiens obtinrent contre les Patriciens
que les Loix & les Elections des Magistrats fe fe-
roient par le Peuple affemblé par Tribus & non pas
par Centuries : il yavoic35 Tribus qui donnoient cha-
cune leur voix, quatre de la \'il!e et 3 i de la Cam-
pagne. Comme il n'yavoit chez les Romains que deux
profcffîons en honneur, la Guerre & l'Agriculture,
les Tribus de la Campagne furent les plus confiderées,
& les quatre autres reçurent cette vile partie de Ci-
toyens qui n'ayant pas de Terres à cultiver n'étoient,
pour ainfi dire. Citoyens qu'à demi ; la plupart
n'alloient pas même à la guerre, car pour faire les
enrôlemens, on fuivoit la divifion par Centuries, &
ceux qui étoient dans les quatre Tribus de la Ville
ET DE LEUR DeCADENCE. gS
les Tribuns & les ambitieux ne puflënt pas fe
rendre maîtres des fuffrages, & que le Peuple ne
pût pas abufer de fon pouvoir.
M. Livius (i) nota le Peuple même, & de
trente-cinq Tribus il en mit trente-quatre au
ranjî de ceux qui n'avoient point de part aux
Privilèges de la Ville ; car, difoit-il, après m'avoir
condamné, vous m'avez fait Conful & Cenfeur,
il faut donc que vous ayiez prevariqué une fois
en m'infligeant une peine, ou deux fois en me
créant Conful, & enfuite Cenfeur.
étoient à peu près les mêmes qui dans la divifion
par Centuries e'toient de la fixième ClafTe, dans la-
quelle on n'enroloit personne; ainfi il étoit difficile
que les fuffrages fuffent entre les mains du bas
Peuple qui étoit enfermé dans fes quatre Tribus;
mais comme chacun faifoit mille fraudes pour en
fortir, tous les cinq ans les Cenfeurs pouvoient cor-
riger ce defordre, & ils mettoient dans telle Tribu
qu'ils vouloient non feulement un Citoyen, mais
aulfi des Corps, & des Ordres entiers. Voyez la Re-
marque qui eft la première du Chapitre XI. Voyez
auiïi Tite-Live. Decad. i. 1. i. où les différentes divi-
fions du Peuple faites par Servius Tullius font très-
bien expliquées : c'étoit le même Corps du Peuple,
mais divisé fous divers égards,
(i) Tite Live 1. 29. ch. 37.
94 De la Grandeur des Romains,
M. DuRONius (i) Tribun du Peuple fut chafle
du Sénat par les Cenfeurs, parce que pendant fa
Magistrature il avoit abrogé la Loi qui bornoit
les depenfes des feftins.
C'étoit une inflitution bien fage ; ils ne pou-
voient ôîer à perfonne une (2) Magiftrature, parce
que cela auroit troublé l'exercice de la puiffance
publique, mais ils faifoient decheoir de l'ordre &
du rang, & privoient, pour ainfi dire, un Citoyen
de fa Noblelle particulière.
Le Gouvernement de Rome fut admirable en
ce que depuis fa nailTance fa Conftitution fe
trouva telle, foit par l'esprit du Peuple, la force
du Sénat, ou l'autoritée de certains Magiftrats
que tout abus du pouvoir y pût toujours être
corrigé. Carthage périt parce que lorfqu'il falut
retrancher les abus, elle ne put souffrir la main
de fon Annibal même. Athènes tomba parce
que fes erreurs lui parurent fi douces qu'elle ne
voulut pas en guérir : & parmi nous les Répu-
bliques d'Italie, qui fe vantent de la perpétuité
(i) Valere Maxime 1. 2, ch. 0, art. 5.
(2) La dignité de Sénateur n"étoit pas une Magis-
trature.
ET DE LEUR DECADENCE.
95
de leur Gouvernement, ne doivent fe vanter que
de la perpétuité de leurs abus; aufTi n'ont-elles
pas plus (i) de liberté que Rome n'en eut du
tems des Decemvirs.
Le Gouvernement d'Angleterre eft un des plus
fages de l'Europe parce qu'il y a un Corps qui
l'examine continuellement, & qui s'examine con-
tinuellement lui-môme ; & telles font fes erreurs
qu'elles ne font jamais longues, & que par l'efprit
d'attention qu'elles donnent à la Nation elles font
souvent utiles.
En un mot un Gouvernement libre, c'eft-à-
dire, toujours agité, ne fauroit fe maintenir, s'il
n'eft par fes propres Loix capable de correclion.
(i) Ni même plus de puilïance.
-^>-
CHAPITRE IX.
Deux cciiifes de la perte de Rome.
ORSQUE la Domination de Rome
étoit bornée dans l'Italie, la Répu-
blique pouvoit facilement fubfifter,
*â tout Soldat étoit également Ci-
toyen; chaque Conful levoit une Armée, &
d'autres Citoyens alloient à la guerre fous celui
qui fuccedoit ; le nombre de troupes n'étant pas
exceflîf, on avoit attention à ne recevoir dans la
Milice que des (i) gens qui euffent affez de bien
(i) Les Affranchis & ceux qu'on apelloit capite
Cenji, parce qu'ayant très-peu de bien ils n'étoient
taxés que pour leur tête, ne furent point d'abord en-
rôlés dans la milice de terre, excepté dans les cas
preffans; Servius Tullius les avoit mis dans la
fixieme claffe, &. on ne prenoit des Soldats que dans
98 De la Grandeur des Romains,
pour avoir intérêt à la confervation de la Ville,
le Sénat voyoit de près la conduite des Généraux,
& leur ôtoit la penfée de rien faire contre leur
.devoir.
Mais lorfque les Légions pafferent les Alpes &
la mer, les gens de guerre qu'on étoit obligé de
laiffer pendant plufieurs Campagnes dans les
pays que l'on foumettoit, perdirent peu à peu
l'efprit de Citoyens, & les Généraux qui difpo-
ferent des Armées & des Royaumes fentirent leur
force, & ne purent plus obeïr.
Les Soldats commencèrent donc à ne recon-
noître que leur Général, à fonder fur lui toutes
leurs efperances, & à regarder de loin la Ville; ce
ne furent plus les Soldats de la République, mais
de Sylla. de.MARius, de Pompée, de Cé-
sar. Rome ne put plus favoir fi celui qui étoit à
la tête d'une Armée dans une Province, étoit fon
Général ou fon Ennemi.
Tandis que le peuple de Rome ne fut cor-
les cinq premières : mais Marins partant contre Ju-
gurtha, enrôla indifféremment tout le monde, milites
fcribere, dit Sallufle, non more ynajorum neque ex
Clajfïbus, fed uti ciijufqiie libido erat capite Cenfos
plerofque : De bello Jugurthin.
ET DE LEUR DeCADENCE.
99
rompu que par fes Tribuns, à qui il ne pouvoir
accorder que fa puiflance même, le Sénat put
aifément fe deflfendre, parce qu'il agilToit conf-
tamment; au lieu que la populace paflbit fans
cefle de l'extrémité de la fougue à l'extrémité de
la foiblefle ; mais lorfqu'il put donnera fes fa-
voris une formidable autorité au dehors, toute
la fageffe du Sénat devint inutile, & la Répu-
blique fut perdue.
Ce qui fait que les Etats libres durent moins
que les autres, c'eft que les malheurs & les fuccès
qui leur arrivent kur font prefque toujours
perdre la Liberté, au lieu que les fuccès & les
malheurs d'un Etat où le Peuple eft foumis.
confirment également fa fervitude. Une Répu-
blique fage ne doit rien bazarder qui l'expofe à
la bonne ou à la mauvaise fortune ; le feul bien
auquel elle doit afpirer, c'eft à la perpétuité de
fon Etat.
Si la grandeur de l'Empire perdit la Répu-
blique, la grandeur de la Ville ne la perdit pas
moins.
Rome avoit foumis tout l'Univers avec le fe-
cours des Peuples d'Italie, aufquels elle avoit
donné en differens tems divers Privilèges : la
100 De la Grandeur des Romains,
plupart de ces Peuples ne s'étoient pas d'abord
fort fouciés du droit de bourgeoifie chez les Ro-
mains, & quelques-uns (i) aimèrent mieux garder
leurs ufages : mais lorfque ce droit fut celui de
la Souveraineté univerfelle, qu'on ne fut rien
dans le monde, fi l'on n'étoit Citoyen Romain, &
qu'avec ce titre on étoit tout, les Peuples d'Italie
refolurent de périr ou d'être Romains; ne pou-
vant en venir à bout par leurs brigues & par
leurs prières, ils prirent la voye des armes, ils fe
révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la mer
Ionienne (2), les autres Alliés alloient les fuivre :
Rome obligée de combattre contre ceux qui
étoient, pour ainfi dire, les mains avec lefquelles
elle enchainoit l'Univers, étoit perdue, elle alloit
être réduite à fes murailles, elle accorda ce droit
(i) Les Eques difoientdans leurs Aiîemblées, ceux
qui ont pu choifir ont préféré leurs Loix au droit
de la Cité Romaine qui a été une peine neceffaire
pour ceux qui n'ont pu s'en deffendre. Tite Live
1. 9, ch. 45.
(2) Les Afculans, les Marfes, les Veftins, les Mar-
rucins, les Ferentans, les Hirpins, les Pompeïans,
les Venufiens, les Japiges, les Lucaniens, les Sam-
mites & autres. Appian de la guerre Civile, I. i ,
ch. 3o.
ET DE LEUR DeCADENCE. IOI
(ant defiré aux Alliés qui n'avoient pas (i) en-
core ceffé d'être fidelles, & peu à peu elle l'ac-
corda à tous.
Pour lors Rome ne fut plus cette Ville dont
le Peuple n'avoit eu qu'un même efprit, un
même amour pour la Liberté, une même haine
pour la Tyrannie, où cette jaloufie du pouvoir
du Sénat & des prérogatives des Grands tou-
jours mêlée de resped, n'étoit qu'un amour de
l'égalité. Les Peuples (2) d'Italie étant devenus
fes Citoyens, chaque Ville y aporta fon génie,
fes intérêts particuliers, & fa dépendance de
quelque grand protecteur, la Ville déchirée ne
forma plus un tout enfemble; & comme on n'en
étoit Citoyen que par une efpece de fiélion, qu'on
n'avoit plus les mêmes Magiftrats, les mêmes
murailles, les mêmes Dieux, les mêmes Temples,
les mêmes fepultures, on ne vit plus Rome des
(i) Les Tofcans, les Umbriens, les Latins. Cela
porta quelques peuples à fe foumettre, & comme on
les fit auffi Citoyens, d'autres poferent encore les
armes, & enfin il ne refta que les Samnites qui furent
exterminés.
(2) Qu'on s'imagine cette tête monftrueufe des peu-
ples d'Italie qui par le fuffrage de chaque homme
conduifoit le refte du monde.
102 De la Grandeur des Romains,
mêmes yeux, on n'eut plus le même amour pour
la patrie, & les fentimens Romains ne furent
plus.
Les ambitieux firent venir à Rome des Villes
&des Nations entières pour troubler les fuffrages,
ou fe les faire donner ; les Aflemblées furent de
véritables Conjurations; on apella Co?»/ce5 une
troupe de quelques feditieux; l'autorité du Peu-
ple, fes Loix, lui-même devinrent des chofes chi-
mériques. & l'Anarchie fut telle qu'on ne put
plus lavoir fi le Peuple avoit fait une Ordon-
nance, ou s'il ne l'avoit point faite.
On n'entend parler dans les Auteurs que des
divifions qui perdirent Rome; maison ne ^oit
pas que ces divifions y étoient neceffaires, qu'elles
y avoient toujours été, & qu'elles y dévoient
toujours être. Ce fut uniquement la grandeur
de la République qui fit le mal, & changea en
guerres Civiles les tumultes populaires. Il faioit
bien qu'il y eût à Rome des divifions, & ces
Guerriers fi fiers, fi audacieux, fi terribles au
dehors, ne pouvoient pas être bien modérés au
dedans. Demander dans un Etat libre des gens
hardis dans la guerre, & timides dans la paix,
c'eft vouloir des choies impoflibles ; & pour règle
ET DE LEUR DECADENCE. Io3
générale, toutes les fois qu'on verra tout le
monde tranquille dans un Etat qui se donne le
nom de République, on peut être alïuré que la
Liberté n'y eft pas.
Ce qu'on appelle union dans un Corps Politi-
que, ell une chofe très-équivoque ; la vraye eft
une union d'harmonie, qui fait que toutes les
parties, quelque oppofées qu'elles nous paroif-
fent, concourent au bien général de la Société,
comme des diflbnances dans la Mufique concou-
rent à l'accord total. Il peut y avoir de l'union
dans un Etat où l'on ne croit voir que du trouble,
c'eft-à-dire, une harmonie d'où refulte le bon-
heur qui feul eft la vraye paix; il en eft comme
des parties de cet Univers éternellement liées
par l'action des unes, & la réaction des autres.
Mais dans l'accord du Defpotifme Afiatique,
c'eft-à-dire, de tout Gouvernement qui n'eft pas
modéré, il y a toujours une divifion réelle, le
Laboureur, l'Homme de guerre, le Negotiant^ le
Magiftrat, le Noble, ne font joints que parce que
les uns oppriment les autres fans refiftance ; &
quand il y a de l'union, ce ne font pas des Ci-
toyens qui font unis, mais des Corps morts enfe
velis les uns auprès des autres.
104 De la Grandeur des Romains,
Il efl vrai que les Loix de Rome devinrent
impuiffantes pour gouverner la République :
mais c'eft une chofe qu'on a vu toujours que de
bonnes Loix qui ont fait qu'une petite Répu-
blique devient grande, lui deviennent à charge
lorfqu'elle s'eft agrandie, parce qu'elles étoient
telles que leur effet naturel étoit de faire un
grand Peuple, & non pas de le gouverner.
Il y a bien de la différence entre les Loix
bonnes & les Loix convenables, celles qui font
qu'un Peuple fe rend maître des autres, & celles
qui maintiennent fa puifTance lorfqu'il l'a ac-
quife.
Il y a à préfent dans le monde une Républi-
que (i) que prefque perfonne ne connoît, & qui
dans le fecret & dans le filence augmente fes
forces chaque jour. II eft certain que fi elle par-
vient jamais à l'état de grandeur où fa fageffe la
defline, elle changera neceffairement fes Loix,
& ce ne fera point l'ouvrage d'un Légiflateur,
mais celui de la corruption même.
Rome étoit faite pour s'agrandir, & fes Loix(2)
(i) Le Canton de Berne.
(2) Il y a de5 gens qui ont regardé le Gouverne-
ment de Rome comme vicieux, parce qu'il étoit un
ET DE LEUR DeCADENCE. 105
étoient admirables pour cela; aufli dans quelque
Gouvernement qu'elle ait été sous le pouvoir des
Rois, ou dans l'Ariftocratie, ou dans l'Etat po-
pulaire, elle n'a jamais celTé de faire des entre -
prifes qui demandoient de la conduite, & y a
réufli; elle ne s'efl pas trouvée plus fage que tous
les autres Etats de la Terre en un jour, mais
continuellement, elle a foutenu une petite, une
médiocre, une grande fortune avec la même
fuperiorité, & n'a point eu de profperités dont
elle n'ait profité, ni de malheurs dont elle ne fe
foit fervie.
Elle perdit fa Liberté, parce qu'elle acheva
trop-tôt fon ouvrage.
mélange de la Monarchie, de l'Ariftocratie & de l'Etat
populaire. Mais la perfection d'un Gouvernement ne
confifte pas à fe raporter à une des efpeces de Police
qui fe trouvent dans les Livres des Politiques, mais
à repondre aux vues que tout Légiflateur doit avoir,
qui font la grandeur d'un Peuple ou fa félicité. Le
Gouvernement de Lacedemone n'étoit-il pas auffi
compofé des trois ':
CHAPITRE X.
De la corruption des Romains.
E crois que la Secle (i) d'EpicuRE
0) qui s'introduifit à Rome fur la fin
de la République contribua beau-
coup à gâter le cœur & l'efprit des
Les Grecs en avoient été infatués
avant eux; auffi avoient-ils été plutôt corrompus.
Polybe nous (2) dit que de fon tems les fermons
(i) Cyneas en ayant difcouru à la Table de Pyrrhus,
Fabricius fouhaita que les Ennemis de RomepulTent
tous prendre les principes d'une pareille Secle. Plu-
tarque, Vie de Pyrrhus. Tom. 4, p. 178.
(2) Si vous prêtez aux Grecs un talent avec dix
promefles, dix cautions, autant de témoins, il eft
impollible qu'ils gardent leur foi; mais parmi les
Romains foit qu'on doive rendre compte des deniers
io8 De la Grandeur des Romains,
ne pouvoient donner de la confiance pour un
Grec; au lieu qu'un Romain en étoit, pour ainfi
dire, enchaîné.
Il y a un fait dans les Lettres de Ciceron (i) à
Atticus qui fait bien voir combien les Romains
avoient changé à cet égard depuis le tems de
Polybe.
Memmius, dit-il, vient de communiquer au
Sénat l'accord que fon Compétiteur & lui avoient
fait avec les Confuls, par lequel ceux ci s'étoient
engagés de les favorifer dans la pourfuite du
Confulat pour l'année fuivante, & eux de leur
côté s'obligeoient de payer aux Confuls quatre
cens mille fefterces, s'ils ne leur fourniffoient
trois Augures qui déclareroient qu'ils étoient pre-
fens lorfque le Peuple avoit fait (2) la Loi Cwr/a^e,
quoiqu'il n'en eût point fait ; & deux Confulaires
qui affirmeroient qu'ils avoient aflifté à la signa-
ture du Senatus-Confidte qui regloit l'état de
publics ou de ceux des particuliers, on eft fidèle à
caufe du ferment que l'on a fait. On a donc fagement
établi la crainte des enfers, & c'eft fans raison qu'on
la combat aujourd'hui. Polybe 1. 6, ch. 56.
(i) Livre 4. Lettre 18.
(2) La Loi Curiate donnoit la puiiïance militaire,
& le SenatusConfulte regloit les troupes, l'argent, les
ET DE LEUR DeCADENCE. IOQ
leurs Provinces, quoiqu'il n'y en eût point eu.
Que de malhonnêtes gens dans un feul Contrat!
Outre que la religion eft toujours le meilleur
garant que l'on puiffe avoir des mœurs des
hommes, il y avoit ceci de particulier chez les
Romains, qu'ils mêloient quelque fentiment re-
ligieux à l'amour qu'ils avoient pour leur patrie;
cette Ville fondée fous les meilleurs Aufpices,
ce Romulus leur Roi & leur Dieu, ce Capitole
éternel comme la Ville, & la Ville éternelle
comme fon Fondateur, avoient fait autrefois fur
l'Efprit des Romains une impreffion qu'il eût
été à fouhaiter qu'il euffent confervée.
La grandeur de l'État fit la grandeur des for-
tunes particulières; mais comme l'opulence eft
dans les mœurs & non pas dans les richefl'es,
celles des Romains qui ne laifloient pas d'avoir
des bornes produifirent un luxe & des profu-
fions qui n'en avoient point. Ceux qui avoient
d'abord été corrompus par leurs richefles le
furent enfuite par leur pauvreté avec des biens
officiers que devoit avoir le Gouverneur : Or les Con-
fuls pour que tout cela fût fait à leur fantaifie vou-
loient fabriquer une fauffe Loi & un faux Senatus-
Confulte.
110 De la Grandeur des Romains,
au-defl'us d'une condition privée ; il fut difficile
d'être un bon Citoyen avec les defirs & les re-
grets d'une grande fortune ruinée, on fut prêt à
tous les attentats, & comme dit Sallufte (i), on
vit une génération de gens qui ne pouvoient
avoir de patrimoine, ni foulïVir que d'autres en
eullént.
Cependant quelle que fût la corruption de
Rome, tous les malheurs ne s'y étoient pas in-
troduits, car la force de fon inftitution avoit été
telle qu'elle avoit confervé une valeur héroïque,
& toute fon aplication à la guerre au milieu
des richeffes, de la moleffe, & de la volupté; ce
qui n'eft, je croi, arrivé à aucune Nation du
monde.
Le Peuple Romain ne cultivoit point le Com-
merce & les Arts, il les regardoit comme des
occupations (2) d'Efclave; s'il y a quelques ex-
( / ) Ut merito dicatiir genitos ejfe, qui nec ipsi habere
poffent res familiares , nec alios pati. Fragment de
l'Hiltoire de Salufte qui eft perdue, cité dans le livre
de la Cité de Dieu I. 2.0. 18.
(2) Ciceron 1. i c. 42. des Offices, dit : Illiberales &
fordidi quœjlus Mercenariorum omnium quorum aperce,
non quorum artes emuntur : ejl enim illis ipfa merces
audoramentumfervitutis. » Les Marchands, ^Jo^<fe-^^7,
ET DE LEUR DeCADENCE.
ceptions, ce n'étoient gueres que quelques Af-
franchis qui continuoient leur première induf-
trie. Mais en général ils ne connoiffoient que
l'Art de la guerce, qui étoit la feule voye pour
aller aux Magiflratures & aux honneurs (i);
ainli les vertus guerrières refterent après qu'on
eut perdu toutes les autres.
« ne font aucun protit s'ils ne mentent... L'Agricul-
« ture eft le plus beau de tous les Arts & le plus
« digne d'un homme libre. »
(i) Il faloit avoir fervi dix années entre l'âge de
i6 ans & celui de 47. Voyez Polybe, Livre 6. c. 19.
CHAPITRE XI.
I. De Sylla. 2. De Pompée & Cefar.
Ie fuplie qu'on me permette de de-
I tourner mes yeux des horreurs des
guerres de Marius & de Sylla;
on en trouvera dans Appien l'épou-
vantable Hiftoire : outre la jaloufie, l'ambition, &
la cruauté des deux Chefs, chaque Romain étoit
furieux, les (i) nouveaux Citoyens & les anciens
ne fe regardoient plus comme les Membres d'une
(i ) Comme Marius, pour fe faire donner la Commif-
fion de la guerre contre Mithridate au préjudice de
Sylla, avoit par le fecours du Tribun Sulpitius ri-
pandu les huit nouvelles Tribus des Peuples d'Italie
dans les anciennes, ce qui rendoit les Italiens maîtres
des fuffrages, ils étoient la plupart du parti de Marius,
pendant que le Sénat & les anciens Citoyens étoient
du parti de Sylla.
8
114 De la Grandeur des Romains,
même République, & l'on fe faifoit une guerre
qui par un caraélere particulier étoit en même
tems civile & étrangère.
Sylla fit d'affez bonnes Loix, il diminua la
puiflance des Tribuns ; & la modération, ou la
fantaifie qui lui fit quitter la Didature rétablit
pour un tems le Sénat ", mais dans la fureur de
fes fuccès il avoit fait deux chofes qui dans la
fuite mirent Rome dans l'impolTibilité de confer-
ver fa Liberté.
Il donna (i) les terres des Citoyens aux Sol-
dats, & par-là il les corrompit pour jamais, car
dès ce moment il n'y eut plus un homme de
guerre qui n'attendît une occalion qui pût mettre
les biens de fes Concitoyens entre fes mains.
Il inventa les profcriptions ; & mit à prix la
tête de tous ceux qui n'étoient pas de fon parti;
dès lors (2) il fut impoflible de s'attacher davan-
(i) On diltribua bien au commencement une partie
des terres des Ennemis vaincus, mais Sylla donna
celle des Citoyens.
(2) Il vint après lui un homme qui dans une caufe
impie & une Victoire encore plus honteufe, ne con-
fifqua pas feulement les biens des Particuliers, mais
enveloppa dans la même calamité des Provinces en-
tières. Ciceron, des Offices, I. 2. c. 8.
ET DE LEUR DeCADENCE. Ii5
tage à la République : car parmi deux hommes
ambitieux & qui fe disputoient la victoire, ceux
qui étoient neutres, & pour le parti delà Liberté,
étoient sûrs d'être profcrits par celui des deux
qui feroit le Vainqueur ; il étoit donc de la pru-
dence de s'attacher à l'un des d'eux.
La République devant necefîairement périr, il
n'étoit plus quellion que de favoir comment, &
par qui elle devait être abattue.
Deux hommes également ambitieux, excepté
que l'un ne favait pas aller à fon but fi direcle-
ment que l'autre, effacèrent par leur crédit, par
leurs exploits, par leurs vertus tous les autres
Citoyens; Pompée parut le premier, & Cesar
le fuivit de près.
Pompée pour s'attirer la faveur fit caffer les
Loix de Sylla qui bornoient le pouvoir du
Peuple ;& quand il eut fait à fon ambition un
facrifice des Loix les plus falutaires de fa patrie,
il obtint tout ce qu'il voulut, & la témérité du
Peuple fut fans bornes à fon égard.
Les Loix de Rome avoient fagement divifé la
puiflance publique en un grand nombre de Ma-
giftratures qui fe foutenoient, s'arrêtoient, & fe
temperoient l'une l'autre, & comme elles n'a-
ii6 De la Grandeur des Romains,
voient toutes qu'un pouvoir borné, chaque Ci-
toyen étoit bon pour y parvenir; & le Peuple
, voyant paffer devant lui plufieurs perfonages l'un
après l'autre, ne s'accoutumoit à aucun d'eux :
mais dans ces tems-ci le fyftème de la Répu-
blique changea ; les plus puiflans fe firent don-
ner par le Peuple des Commiffions extraordi-
naires, ce qui anéantit l'autorité des Magiftrats,
& mit toutes les grandes affaires dans les mains
d'un feul, ou de peu de gens.
n'y a qu'à Falut-il faire la guerre à Sertorius? on en
a a mo e ^Jqj^j^^ 1^ Qo^ij-niiTion à Pompée. Falut-il la faire
r le mondes . — — ; :
, , a M iTHRiDATE r Tout le monde cria Pompke.
i.rlebonhcur _^
vlaire et Eut-on befoin de faire venir des bleds à Rome ?
r fait quel- Le Peuple croit être perdu fi on n'en charge
jctioncapa- PoMPÉE. \'eut-on détruire les Pirates? Il n'v a
ef éblouir. ^^^ Pompée : & lorfque Cesar menace d'enva-
j le malheur — ; — : r— 7 - — 7—
hir, le Sénat crie a ion tour. & n elpere pins
ue les modes .
eut et que qu'en Pompée.
onnenepeut Je croibien (difoit M argus (i) au Peuple) que
oenter .da- PoMPÉE que les Nobles attendent aimera mieux
joui long- gffm-er votre Liberté que leur domination ; mais
il y a eu un tems où chacun de vous avoit la
(i) Fragment de l'Hifioire de Sallufle.
ndecepréa-
ET DE LEUR DeCADENCE. II7
proteclion deplufieurs, & non pas tous la pro-
tection d'un feul, & où il étoit inouï qu'un mor-
tel pût donner ou ôter de pareilles chofes.
A Rome faite pour s'agrandir il avoit falu
réunir dans les mémos perfonnes les honneurs &
la puifl'ance, ce qui dans des tems de trouble
pouvoit fixer l'admiration du Peuple fur un feul
Citoyen.
Quand on accorde des honneurs, on fait pré-
cifément ce que l'on donne ; mais quand on y
joint le pouvoir, on ne peut dire à quel point il
pourra être porté.
Des préférences exceflives données à un Ci-
toyen dans une République ont toujours des
effets neceffaires, elles font naitre l'envie du
Peuple, ou elles augmentent fans mefure fon
amour.
Deux fois Pompée retournant à Rome maître
d'opprimer la République, eut la modération de
congédier fes Armées avant que d'y entrer, & d'y
paroître en fimple Citoyen ; ces actions qui le
comblèrent de gloire, firent que dans la fuite
quelque chofe qu'il eût fait au préjudice des
Lois, le Sénat fe déclara toujours pour lui.
Pompée avoit une ambition plus lente & plus
ii8 De la Grandeur des Romains,
douce que celle de César; celui-ci vouloir aller
à la Souveraine puiflance les armes à la main,
comme Sylla ; cette façon d'opprimer ne plai-
foit pointa Pompée ; il afpiroit à la Diclature,
mais par les fuffrages du Peuple ; il ne pouvoir
confentir à ufurper la puiffance, mais il auroir
voulu qu'on la lui remîr enrre les mains.
Comme la faveur du Peuple n'efl jamais
conftanre, il y eur des rems où Pompée vir di-
minuer (i) fon crédit ; & ce qui le roucha bien
fenfiblement, des gens qu'il méprifoit, augmen-
tèrent le leur, & s'en fervirent contre lui.
Cela lui fit faire trois chofes également fu-
neftes ; il corrompit le Peuple à force d'argent,
& mit dans les Elections un prix aux fuffrages de
chaque Ciroyen.
De plus, il fe fervir de la plus vile populace
pour rroubler lesMagiflrars dans leurs fondions,
efperanr que les gens fages laffés de vivre dans
l'Anarchie, le créeroienr Didareur par defef-
poir.
Tent il est Enfin il s'unir d'inrerêrs avec Cesar & Cras-
dangereux de se SUS : Caton difoit que ce n'eroir pas leur ini-
cotifiei- sans ré-
serve à un ami , ^ -t- m » tz- j n
(i) \ oyez Plutarque, Vie de Fompee.
qu'aucun autre
ET nE LEUR Décadence. 119
mitié qui avoit perdu la République, mais leur lien ne vous at-
union ; en effet elle étoit en ce malheureux état ^'^'^''^ ^"^ "^^'^
. ,,. , ^- de la politique
qu'elle étoit moins accablée par les guerres Ci- Q^^.^nj^^^^nel-
viles que par la paix, qui réuniffant les vues & les lementdesexem-
intérêts des principaux ne faifoit plus qu'une pies que de pa-
Tyrannie. reilsamis se tra-
T-, , «. ^ r J-» » hissent, qu'ils se
Pompée ne prêta pas proprement Ion crédit a ^
..,,,., . décellent, qu'ils
César, mais fans le favoiril le lui facrifia : bien- , ,
' se persécutent a-
tôt César employa contre lui les forces qu'il lui près avoir parus
avoit données & fes artifices même, il troubla la indisolublement
Ville par fes Emiflaires, & fe rendit maître des ataché^ les uns
Elections. Confuls, Prêteurs, Tribuns, furent """" ^"''■"- ^^
.... ^ n'étoitpasl'ami-
achetcs au prix qu ils mirent eux-mêmes.
tyé qui les uni-
Le Sénat qui vit clairement les deffeins de ^^-^ ç'étoiti'in-
Cesar, eut recours à Pompée, il le pria de téret, et disque
prendre la défenfe de la République, fi l'on pou- cet intérêt n'a-
voit apeller de ce nom un Gouvernement qui de- ''°'^ -^'"^ heux,
j-.i »T.- il j/-/-^- on secouait le
mandoit la protection d un de fes Citoyens.
joue du prétexte
Je crois que ce qui perdit fur tout Pompée, ^^ ^n suivoit le
fut la honte qu'il eut de penfer qu'en élevant princippc
Cesar comme il avoit fait, il eût manqué de pré-
voyance ; il s'accoutuma le plus tard qu'il put à
cette idée ; il ne fe mettoit point en défenfe pour Voila une ex-
ne point avouer qu'il le fût mis en danger; il preiion naturel-
foutenoit au Sénat que Cesar n'oferoit faire la '^ ^' rentable
de Meurs, corn-
ii
120 De la Grandeur des Romains,
bien de gens ca. guerre, & parce qu'il l'avoit dit tant de fois, il le
pritieux se pre- 7^7~- ^ '
^ rediioit touiours.
sipitent plustot
dans linfortune ^^ femble qu'une chose avoit mis César en état
que ddvouer de tout entreprendre ; c'eftque par une malheu-
leur tort? Corn- reufe conformité de noms, on avoit joint à fon
biens de Pont- Gouvernement de la Gaule Cifalpine celui de la
pées ne voit-on /-. , j, j i» j »i
Gaule d au delà des Alpes,
pas de nos jour s,
ne soutenir une ^ Politique n'avoit point permis qu'il y eût
opignion. que ^^^ Armées auprès de Rome, mais elle n'avoit
parce qu'ils l'ont pas foutfert non plus que l'Italie fût entièrement
avancée. Apara- dégarnie de troupes : cela fit qu'on tint des forces
. ons: confiderables dans la Gaule Cilalpine, c'eft-à-dire,
de Sint^ouder, a
voui ■ ■/ ~ dans le pays qui eft depuis le Rubicon petit
Viene la con~ Acuve de la Romagne jufqu'aux Alpes. Mais pour
duiie que Pom- affûrer la Ville de Rome contre ces troupes, on
Fée tint à Rome, fl^ \q célèbre Senatus-Confulte, que Ton voit
encore gravé fur le chemin de Rimini à Cefene,
par lequel on devouoit aux Dieux infernaux, &
l'on déclaroit facrilege & parricide quiconque
avec une Légion, avec une armée, ou avec une
Cohorte pafleroit le Rubicon.
A un Gouvernement fi important qui tenoit la
Ville en échec, on en joignit un autre plus con-
fiderable encore, c'étoit celui de la Gaule Tranf-
alpine qui comprenoit les pays du Midi de la
ET DE LEUR DeCADENCE.
France, qui ayant donné à César l'occafion de
faire la guerre pendant plufîeurs années à tous
les Peuples qu'il voulut, fit que fes foldats vieil-
lirent avec lui, & qu'il ne les conquit pas moins
que les Barbares. Si César n'avoit point eu le
Gouvernement de la Gaule Tranfalpine, il n'au-
roit pas corrompu fes Soldats, ni fait refpeder
fon nom par tant de Vidoires. S'il n'avoit pas eu
celui delà Gaule Cifalpine, Pompée auroit pu
l'arrêter au paflage des Alpes, au lieu que dès le
commencement de la guerre il fut obligé d'aban-
donner l'Italie ; ce qui fit perdre à fon parti la
réputation, qui dans les Guerres Civiles eft la
puiflance même.
La même frayeur qu 'Annie al porta dans
Rome après la bataille de Cannes, César l'y ré-
pandit lorfqu'il pafla le Rubicon. Pompée éper-
du ne vit, dans les premiers momens de la
guerre, de parti à prendre que celui qui relie
dans les affaires defefperées : il ne fut que céder
& que fuir; il fortit de Rome, y laifla le Trefor
public, il ne put nulle part retarder le Vain-
queur, il abandonna une partie de fes troupes,
toute l'Italie, & pafla la mer.
On parle beaucoup de la fortune de Cefar ;
122 De la Grandkur des Romains,
mais cet homme extraordinaire avoit tant de
grandes qualités fahs pas un défaut, quoiqu'il
eût bien des vices, qu'il eût été bien difficile que
• quelque Armée qu'il eût commandée, il n'eût
été Vainqueur, & qu'en quelque République
qu'il fût né, il ne l'eût gouvernée.
Cesar après avoir défait les Lieutenans de
Pompée en Efpagne, alla en Grèce le chercher
lui-même : Pompée, qui avoit la côte de la mer
& des forces fuperieures, étoit fur le point de
voir l'Armée de Cesar détruite par la mifere et
la faim : mais comme il avoit fouverainement le
foible de vouloir être aprouvé, il ne pouvoit
s'empêcher de (i) prêter l'oreille aux vains dis-
cours de fesgens qui le railloient ou l'accusoient
fans cefTe ; il veut, difoit l'un, fe perpétuer dans
le Commandement, & être comme Agamemnon
le Roi des Rois : je vous avertis, difoit un autre,
que nous ne mangerons pas encore cette année
des figues de Tufculum. Quelques succès parti-
culiers qu'il eut achevèrent de tourner la tête à
cette troupe Sénatoriale : ainfî pour n'être pas
blâmé, il fit une chofe que la pofterité blâmera
(i) \'oyez Plutarque, Vie de Pompée.
ET DE LEUR DeCADENCE.
toujours, de facrifier tant d'avantages pour aller
avec des troupes nouvelles combattre une Armée
qui avoit vaincu tant de fois.
Lorfque les reftes de Pharfale fe furent retirés
en Afrique, Scipion qui les commandoit, ne
voulut jamais fuivre l'avis de Caton de traîner
la guerre en longueur ; enflé de quelques avan-
tages il rifqua tout, & perdit tout; & lorfque
Brutus & Cassius rétablirent ce parti, la
même précipitation (i) perdit la République une
troifiéme fois.
Vous remarquerez que dans ces Guerres Civi-
les qui durèrent fi longtems, la puiffance de
Rome s'accrut fans cefle au dehors fous M a ri us,
Sylla, Pompée, César, Antoine, Au-
guste ; Rome toujours plus terrible acheva de
détruire tous les Rois qui reftoient encore.
Il n'y a point d'Etat qui menace fi fort les
autres d'une Conquête que celui qui eft dans les
horreurs de la guerre civile ; tout le monde,
Noble, Bourgeois, Artifan, Laboureur y devient
Soldat; & lorfque par la paix les forces font réu-
(i) Cela eft bien expliqué dans Appien, de la guerre
Civile 1. 4. L'Armée d'Oclave & d'Antoine auroit
péri de faim fi Ton n'avoit pas donné la bataille.
124 I^E LA Grandeur des Romains,
nies, cet Etat a de grands avantages fur Tes autres
qui n'ont gueres que des Citoyens ; d'ailleurs
dans les guerres civiles il fe forme toujours de
Don Carlos ne Grands Hommes, parce que dans la confufion
brilleroit pas ceux qui ont du mérite fe font jour, chacun fe
dans les guerres ~T~~. TT , . r T ] T"
=■ place, & le met a Ion rang ; au heu que dans les
civiles : Combien — — — —
autres tems on eft placé, & on l'eft nrefque tou-
peu de personnes L ' "
de condition y jours tout de travers; & pour pafTer de l'exemple
feraient foriU' des Romains à d'autres plus recens, les François
ne : Il est bien n'ont jamais été fi redoutables au dehors qu'après
hiureux pour les i^g querelles des Maifons de Bourgogne & d'Or-
incapables que la , , , .1 j i t • . 1
leans, après les troubles de la Lieue, après les
fortune aveugle
veuille bien pr en- Guerres Civiles de la minorité de Louis XIII
dresoin de leur & celle de Louis XIV. L'Angleterre n'a jamais
destinée. été fi refpeclée que fous Cromwel après les
guerres du long Parlement. Les Allemans n'ont
pris la fuperiorité fur les Turcs qu'après les
Guerres Civiles d'Allemagne. Les Efpagnols fous
Philippe V d'abord après les Guerres Ci\iles
pour la fucceflion ont montré en Sicile une force
qui a étonné l'Europe ; & nous voyons aujour-
d'hui la Perfe renaître des cendres de la Guerre
Civile, & humilier les Turcs.
Enfin la République fut opprimée, & il n'en
faut pas accufer l'ambition de quelques Particu-
ET DE LEUR DeCADENCE. 125
liers, il en faut accufer l'Homme toujours plus ^
avide du pouvoir à mefure qu'il en a davantage,
& qui ne defire tout, que parce qu'il pofTede
beaucoup.
Si César & Pompée avoient penfé comme
Caton, d'autres auroient penfc comme firent
Cesar& Pompée, & la République, deftinée à
périr, auroit été entrainée au précipice par une
autre main.
César pardonna à tout le monde; mais il me Ceci est d'un
femble que la modération que l'on montre après <^''''''?"^ o'^iré.
, j Silla, le barbare
qu'on a tout ufurpe, ne mente pas de grandes
" ^ ' r ^ Sj//a, tien, usa
louanges. ^^5 ^j,^c autens
Quoique l'on ait dit de fa diligence après Phar- de modération
fale, CiGERON l'accufe de lenteur avec raifon ; que César: une
il dit à Cassius (i) qu'ils n'auroient jamais cru '^'«^ ^""'^^ ^«''
- r' • • 1 - aurait pu se ven-
que le parti de Pompée fe fut ainsi relevé en
H r^ ger lauroil
Efpagne, & en Afrique, & que s'ils avoient pû ^^^^^^^^ ^^.^^_
prévoir que César fe fût amufé à fa guerre Mais César ne
d'Alexandrie, ils n'auroient pas fait leur paix, sait que par-
ai auroient fuivi S ci pion & Caton en Afrique ; donêr.liest tou-
jours beau de
ainfi un fol amour lui fit efTuyer quatre guerres, ^^^^^^.^ ^^^^^^
& en ne prévenant pas les deux dernières, il ^imeonnapius
— ■ • rien à craindre.
(i) Epltrcs familières, 1. i5, lettre i5.
120 De la Grandeur des Romains,
remit en queftion ce qui avoit été décidé à
Pharfale.
CESARgouverna d'abord fous des titres de Ma-
, giftrature; caries hommes ne font gueres tou-
chés que des noms, & comme les Peuples d'Afie
abhorroient ceux de Conful & de Proconful, les
Peuples d'Europe deteftoient celui de Roi, de
forte que dans ces tems-là ces deux noms fai-
foient le bonheur, ou le defefpoir de toute la
terre. 11 ne lailfa pas de tenter de fe faire mettre
le Diadème fur la tête ; mais voyant que le
Peuple ceflbit fes acclamations, il le rejetta ; il
fit encore d'autres tentatives (i), & je ne puis
comprendre qu'il pût croire que les Romains
Usé:; Baille, pour le fouffrir Tyran aimaflent pour cela la
Vie de César, 'f yrannie, ou cruffent avoir fait ce qu'ils avoient
vous y trouverez _ .
■' • fait.
des raisons cu-
■ Un jour que le Sénat lui deferoit de certains
C'est la vrai honneurs, il négligea de fe lever, & pour lors les
cause du ^elie plus graves de ce Corps achevèrent de perdre
.jue le peuple a patience.
pour sa religion; q^ n'offenfe jamais plus les hommes que lorf-
ily est acoutumé. , , , /^ ■ ■ • o i r
qu on choque leurs Cérémonies & leurs ulages ;
// suit son che-
min qui le mené \
au ciel; et il l'a (i) ^ caffa les Tribuns du Peuple.
ET DE LEUR Décadence. 127
cherchez à les opprimer, c'eft quelquefois une cheminé déjà de-
""^ ! — • puis longtems.
preuve de l'eftime que vous en faites; choquez ^..^^^ pourquoi il
1enr Coutumes, c'ell toujours une marque dl le veut cheminer
. ^ encore, et il veut
mépris. f^s qu'on sima-
Cesar de tout tems ennemi du Sénat ne put gin^ ^^f sa ma-
^'^ . niere de se sau-
cacher le mépris qu'il conçut pour ce Corps qui j,^^ est moins
étoit devenu prefque ridicule (i) depuis qu'il ^;^"^/^2"' ""'"
n'avoit plus de puillance ; par-là fa clémence
même fut infultante; on regarda qu il ne par- Cette reflex-
donnoit pas, mais qu'il dedaignoit de punir. ^'«" ^«^ o"''"'^'^'
■ ; ; ; T et a juger des
On peut voir dans les Lettres de quelques
wii ^v.ut >w IX homes avec cette
grands hommes de ce tems-là (2), qu'on a mifes „i^.,ne rigueur, il
fous le nom de Ciceron, parce que la plupart ^y en a aucune
font de lui, l'abattement & le defefpoir des pre- de héroïque, (^ui
prouve trop ne
(1) César faisoit lui-même les Sénatus-Confultes, & prouve iien.
les foufcrivoit du nom des premiers Sénateurs qui
lui venoient dans l'efprit : Ciceron, Lettres fami-
lières, 1. 9. lettre i5, dit, <( J'aprens quelquefois
« qu'un Sénatus-Confulte paffé à mon avisa été porté
« en Syrie & en Arménie avant que j'aye fu qu'il ait
w été fait, & plufieurs Princes m'ont écrit des Lettres
« de remerciement fur ce que j'avois été d'avis qu'on
a leur donnât le titre de Rois, que non feulement je
« ne savois pas être Rois, mais même qu'ils fuffent
« au monde. »
(2) Voyez les Lettres de Ciceron & de Servius Sul-
pitius.
128 De la Grandeur des Romains,
miers hommes de la République à cette révolu-
tion fubite, qui les priva de leurs honneurs &
de leurs occupations mêmes, lorfque le Sénat
étant fans fondions ce crédit qu'ils avoient eu
par toute la terre, ils ne purent plus l'efperer
que dans le cabinet d'un feul, & cela fe voit bien
mieux dans ces Lettres que dans les difcours des
Hiftoriens ; elles font le Chef-d'œuvre de la
naïveté de gens unis par une douleur commune,
& d'un fiecle oîi la faufle politeffe n'avoit pas
mis le menfonge par-tout ; enfin on n'y voit
point comme dans la plupart de nos Lettres
modernes des gens qui veulent fe tromper, mais
des amis malheureux qui cherchent à fe tout
dire.
Il étoit bien difficile que César pût defïendre
fa vie, la plupart des Conjurés (i) étoient de fon
parti, ou avoient été par lui comblés de bienfaits,
& la raifon en eft bien naturelle, ils avoient
trouvé de grands avantages dans fa Vidoire,
mais plus leur fortune devenoit meilleure, plus
ils commençoient à avoir part au malheur com-
(i) Decimus Brutus, Caïus Cafca, Trebonius, Tul-
lius Cimber, Minutius Bafillus étoient amis de Gesar.
Appian, de bello civili, 1. 2. cap. ii3.
ET DE LEUR DeCADENCE. I29
mun ; car à un homme qui n'a rien, il importe
aflez peu à certains égards en quel Gouvernement
il vive.
De plus, il y avoit un certain Droit des gens,
une opinion établie dans toutes les Républiques
de Grèce & d'Italie, qui faifoit regarder comme
un homme vertueux raflalTm de celui qui avoit
ufurpé la Souveraine puiflance; à Rome fur-tout
depuis l'expulfion des Rois, la Loi étoit précife,
les exemples reçus, la République armoit le bras
de chaque Citoyen, le faifoit Magiftrat pour le
moment, & l'avouoit pour fa défenfe.
Bru TUS (i) ofe bien dire à les amis que quand
fon père reviendroit fur la terre, il le tueroit tout
de même, & quoique par la continuation de la
Tyrannie, cet efprit de liberté fe perdit peu à
peu, les conjurations au commencement du
Règne d'AuGusTE renaiffoient toujours.
G'étoit un amour dominant pour la patrie qui
fortant des Régies ordinaires des Crimes & des
Vertus, n'écoutoit que lui feul, & ne vovoit ni
Citoyen, ni ami, ni bienfaiteur, ni père ; la \'ertu
(i) Lettre de Brutus dans le Recueil de celles de
Ciceron. Lettre i6.
i3o De la Grandeur des Romains, etc.
On pouroit di-
re beaucoup de
choses poiir ex-
cuser César. Je
n'aléserai
qu'une raison qui
est que la situji-
îion de la Repu-
blique était si
violente quelle
ne pouvait pas
être sauvée au-
trement des
guerres intesti-
nes qui ladèchi-
royent qu'en
tombant sous le
pouvoir d'un seul
chef.
fembloit s'oublier pour fe furpafler elle-même,
& l'action qu'on ne pouvoir d'abord aprouver
parce qu'elle étoit atroce, elle la faifoit admirer
comme divine.
En effet le crime de César qui vivoit dans un
Gouvernement libre, n'étoit-il pas de s'être mis
hors d'état d'être puni autrement que par un
affalTinat ? & demander pourquoi on ne l'avoit
pas pourstiivi par la force ouverte, ou par les
Loix, n'étoit-ce pas demander railbn de fes
Crimes i'
CHAPITRE XII.
De Vétcit de Rome après la mort de Cefar
L étoit tellement impofTible que la
République pût fe rétablir qu'il
arriva ce qu'on n'avoit jamais en-
core vu, qu'il n'y eut plus de Tyran ,
& qu'il n'y eut pas de liberté ; car les Caufes, qui
l'avoient détruite, fubfiftoient toujours.
Les Conjurés n'avoient formé de plan que
pour la Conjuration, & n'en avoient point fait
pour la foutenir.
Après l'aflion faite ils fe retirèrent au Capitole,
le Sénat ne s'aflémbla pas, & le lendemain Lepi-
Dus qui cherchoit le trouble, fe faifit avec des
gens armés de la Place Romaine.
Les Soldats Vétérans qui craignoient qu'on ne
répétât les dons immenfes qu'ils avoient reçus,
i32 De la Grandeur des Romains,
entrèrent dans Rome, cela fit que le Sénat
aprouva tous les actes de César, & que conci-
liant les extrêmes, il accorda une Amniftie aux
Conjurés, ce qui produifit une faufle paix.
Cesar avant fa mort fe préparante fon expé-
dition contre les Parthes avoit nommé des
Magiftrats pour plufieurs années, afin qu'il eût
des gens à lui qui maintinfl'ent dans fon abfence
la tranquilité de fon Gouvernement ; ainfi après
la mort ceux de fon parti fe fentirent des reflbur-
ces pour longtems.
Comme le Sénat avoit aprouvé tous les acT;es
de Cesar fans reftriclion, & que l'exécution en
fut donnée aux Confuls, Antoine qui l'étoit fe
faifit du livre de raifon de Cesar, gagna fon Se-
crétaire, & y fit écrire tout ce qu'il voulut, de
manière que le Dictateur regnoit plus imperieu-
fement que pendant fa vie ; car ce qu'il n'auroit
jamais fait, Antoine le faifoit, l'argent qu'il
n'auroit jamais donné, Antoine le donnoit^ &
tout homme qui avoit de mauvaifes intentions
contre la République, trouvoit foudain une re-
compenfe dans les livres de Cesar.
Par un nouveau malheur Cesar avoit amaflé
pour fon expédition des femmes immenfes qu'il
ET DE LEUR DeCADENCE. I 33
avoir mifes dans le Temple d'Ops, Antoine
avec fon livre en difpofa à fa fantaifie.
Les Conjurés avoient d'abord réfolu de jette r
le Corps (i) de César dans le Tibre, ils n'y
auroient trouvé nul obftacle, car dans ces mo-
mens d'étonnement qui fuivent une action ino-
pinée, il eft facile de faire tout ce qu'on peut ofer ;
cela ne fut point exécuté, & voici ce qui en arriva.
Le Sénat fe crut obligé de permettre qu'on fît
les obfequesde Cesar, & effectivement dès qu'il
ne l'avoit pas déclaré Tyran, il ne pouvoit lui
refufer la fepulture : Or c'étoitune Coutume des
Romains fi vantée par Polybe de porter dans les
funérailles les Images des Ancêtres, & de faire
enfuite l'Oraison funèbre du défunt, Antoine
qui la fit montra au Peuple la Robe enfanglantée
de Cesar, lui lut fon Teftament où il lui faifoit
de grandes largeffes, & l'agita au point qu'il mit
le feu aux maifons des Conjurés.
Nous avons un aveu (2) de Ciceron qui gou-
(i) Cela n'auroit pas été fans exemple; après que
Tiberius Gracchus eut été tué, Lucretius Edile, qui
fut depuis appelé Vefpillo, jetta fon Corps dans le
Tibre. Aurel. Vicl. de viris Illujl. cap. 64.
(2) Lettres à Atticus, 1. 14. 1. 9
i34 De la Grandeur des Romains,
verna le Sénat dans toute cette affaire, qu'il au-
roit mieux valu agir avec vigueur, & f'expofer
à périr, & que même on n'auroit point péri ;
mais il le difcujpe fur ce que lorfque le Sénat
fut affemblé, il n'étoit plus tems, & ceux qui
favent le prix d'un moment dans des affaires
où le Peuple a tant de part, n'en feront pas
étonnés.
Voici un autre accident : pendant qu'on faifoit
des Jeux en l'honneur de César, une Comète à
longue chevelure parut pendant fept jours, le
Peuple crut que fon ame avoit été reçue dans le
Ciel.
C'étoit bien une Coutume des Peuples de
Grèce & d'Afie de bâtir (i) des Temples aux
Rois & même aux Proconfuis qui les avoient
gouvernés; on leur laiffbit faire ces chofes comme
le témoignage le plus fort qu'ils puffent donner
de leur fervitude : les Romains même pouvoient
dans des Laraires ou des Temples particuliers
rendre des honneurs divins à leurs ancê;res ;
mais je ne vois pas que depuis Romulus juf-
(i) Vo3'ez là-delïus les Lettres de Ciceron à Atti-
cus, 1. 5 & la remarque de Mr. l'Abbé de Mongaut.
ET DE LEUR DeCADENCE.
<ju'à César aucun Romain ait (i) été mis au
nombre des Divinités publiques.
Le Gouvernement de la Macédoine étoit échu
à Antoine, il voulut au lieu de celui-là avoir
celui des Gaules, on voit bien par quel motif;
Decimus Brutus qui avoit la Gaule Cifalpine
ayant refuie de la lui remettre, il voulut l'en
chaffer, cela produifit une guerre Civile, dans
laquelle le Sénat déclara Antoine ennemi de la
patrie.
CiCERON pour perdre Antoine fon ennemi
particulier, avoit pris le mauvais parti de tra-
vailler à l'élévation d'OcTAVE; & au lieu de
chercher à faire oublier au Peuple César, il le
lui avoit remis devant les yeux.
Octave fe conduifit avec Ciceron en
homme habile, il le flatta, le loua, le confulta,
& employa tous ces artifices, dont la vanité ne fe
défie jamais.
Ce qui gâte prefque toutes les affaires, c'efl
qu'ordinairement ceux qui les entreprennent,
(i) Dion dit que les Triumvirs qui efperoient tous
d'avoir quelque jour la place de Cefar, tirent tout ce
qu'ils purent pour augmenter les honneurs qu'on lui
rendoit, 1. 47.
i36 De la Grandeur des Romains,
outre la réuffite principale, cherchent encore de
■ certains petits fuccès particuliers qui flattent
leur amour propre & les rendent contens d'eux.
Pourvue qu'un -, - r r^ ^ > ■ r ■ i
Je crois que li Caton s etoit relerve pour la
cilorcin contri-
, " ,. République, il auroit donné aux choies tout un
bue au bien pu- '■ ^ '
biic s'il le fait ^'^^^^ tour. CiCERox avec des parties admirables
par le plaisir pour un fecond rôle, étoit incapable du premier ;
seul de bien [[ avoit un beau génie, mais une ame fouvent
jaire,ii est d'au- commune; l'acceflbire chez Giceron c'étoit la
tans plus loua- , , . , , . _,
. , „. vertu, chez Caton (i)cetoit la sloire;GiCE-
bles; s il le fait ' ^ ^ .'
pour l'amour de ^°^ ^^ voyoit toujours le premier, Gaton s'ou-
id gloire le prin- blioit toujours; celui-ci vouloit fauver la Répu-
cipe n'est pas si blique pour elle-même, celui-là pour s'en vanter.
beau, mais l'effet j^ pQ^p^ois continuer le parallèle en difant
est le vti^jne. , /-, ' • /^
que quand Caton prevoyoït, Ciceron crai-
gnoit ; que là où Caton efperoit, Giceron fe
confioit ; que le premier voyoit toujours les
chofes de fang froid, l'autre au travers de cent
petites paflions.
Antoine fut défait à Modêne, les deux Gon-
fuls Hirtius & Pansa y périrent, le Sénat qui
fe crut au deflus de fes affaires fongea à abaifler
(i) Effe quam videri bonus malebat; itaque quo-
minùs gloriam petebat, eo magis illam affequebatw.
Sallufl. bell., Catil. Cap. 54.
ET DE LEUR DeCADENCE. I 87
Octave, qui de fon côté cefla d'agir contre
Antoine, mena fon Armée à Rome, & fe fit
déclarer Conful.
Voila comment Ciceron qui fe vantoit que
fa Robe avoit détruit les Armées d'ANTOiNE,
donna à la République un Ennemi plus dange-
reux parce que fon nom étoit plus cher, & fes
droits en aparence(i} plus légitimes.
Antoine de fait s'étoit réfugié dans la Gaule
Tranfalpine, où il avoit été reçu par Lepidus;
ces deux hommes convinrent avec Octave,
& ils fe donnèrent l'un à l'autre la vie de leurs
amis (2) & de leurs ennemis; Lepide relia à
Rome, & les deux autres allèrent chercher B ru-
Tus & Cassius, & ils les trouvèrent dans ces
lieux où l'on combattit trois fois pour l'Empire
du Monde.
Brutus & Cassius fe tuèrent avec une pré-
cipitation qui n'elt pas excufable ; & l'on ne peut
lire cet endroit de leur vie fans avoir pitié de la
(i) 11 étoit héritier de Celar & son tils par adop-
tion.
(2) Leur cruauté fut fi infenfée, qu'ils ordonnè-
rent que chacun eût à se réjouir des profcriptions
fous peine de la vie. Voyez Dion.
i38 De la Grandeur des Romains,
Cestunrcmc- République qui fut ainfi abandonnée, Caton
de qu'il ne faut . ,
S etoit donne la mort a la fin de la Tragédie,
employer que 2. .
dans les extrc- ^^^'^-^^ '^ commencèrent en quelque façon par
mes, la raison en leur mort.
est qu'on ne peut On peut donner plufieurs caufes de cette Cou-
s-enservir qu'une ^^^^^^^ ç^ générale des Romains de le donner la
mort ; le progrès de la Sede Stoïque qui y en-
courageoit ; l'établiffement des Triomphes & de
l'Efclavage, qui firent penfer à plufieurs grands
hommes qu'il ne faloit pas furvivre à une défaite ;
l'avantage que les accufés avoient de fe donner
la mort plutôt que de fubir un jugement par le-
quel leur mémoire devoit être flétrie (i), & leurs
biens confifqués, une efpece de point d'honneur
peut-être plus raifonnable que celui qui nous
porte aujourd'hui à égorger notre ami pour un
Tout acte qui gefie OU une parole; enfin (2) une grande com-
se fait avec le j^-^^^j^é pour le Héroïfme, chacun faifant finir la
consentement ~
des parties est ■
Lffa , OÏL, CCS [i)Eorumqiddefestatuebanthumabantiircorpora
que je resous de „j^„g^^„^ Teftamenta , pretium fejîinandi. Tacit.
m-oter la vie J'y p^^^^^^_ ^ g_ cap. 29.
donne mon con- (2) Si Charles I", fi Jacques II avoient ve'cu dans
sentement^ donc une Religion qui leur eût permis de fe tuer, ils
ce n'est point n'auroient pas eu à soutenir, l'un une telle mort,
une violence, et l'autre une telle vie.
ET DE «LEUR DECADENCE. I 3q
pièce qu'il jouoit dans le monde à l'endroit où il c'est un acte vo-
vouloit. lontairequi par
— ~ . . ^ ■ ,,.,.,, cela même de-
On pourroit aputer une grande lacihte dans
vient juste.
l'exécution ; l'ame toute occupée de l'aclion ^,^ religion a
qu'elle va faire, du motif qui la détermine, du biauconp énervé
péril qu'elle va éviter, ne voit point proprement le courage des
la mort, parce que la paffion fait fentir, & jamais P-"pi'-'s ou elle a
été annoncée Un
voir.
home qict craint
L'amour propre, l'amour de notre conferva- . , , .,
I- t 1 de se tuer doit
tion fe transforme en tant de manières, & agit craindre la mort
par des principes fi contraires, qu'il nous porte et qui craint la
à facritier notre Etre pour l'amour de notre "^^'"' "'-' F<''"i
Etre; & tel eft le cas que nous faifons de nous- "'"'''' "" '""'"'
. ,,. , . héroïque.
mêmes, que nous contentons a celler de vivre
' ^ De plus la te-
par un inftincl naturel & obfcur qui fait que nous ,.^,,^^ ^^ ^^,^ j,^.
nous aimons plus que notre vie même. gemens de Pro-
II efl; certain que les hommes font devenus serpine Canoni-
moins libres, moins courageux, moins portés s- î^/'"^ '''<-''"* '^'^
] 7Z ;7; ~ — : ; — ~ meinte home qui
aux grandes entrepriles qu ils n etoient, lorlque
2 £- 3 2 — sans cet article
par cette puilTance qu'on prenoit fur foi-même, ^^^ ^^j- ^„^ „;^;.
on pouvoit à tous les inltans échaper à toute connu la crainte.
autre puillance.
C^i^
CHAPITRE XIII.
Auguste.
EXTUS Pompée tenoit la Sicile & la
^ Sardaigne, il étoit maître de la mer,
& il avoit avec lui une infinité de
fugitifs & de profcrits, qui combat-
toient pour leurs dernières efperances ; Octave
lui fit deux guerres très laborieuses, & après
bien des mauvais fucces il le vainquit par l'habi-
leté d'ÀGRIPPA.
Les Conjurés avoient prefque tous fini mal-
heureufement leur vie; & il étoit bien naturel
que des gens qui étoient à la tête d'un parti
abattu tant de fois dans des guerres oij l'on ne
fe faifoit aucun quartier, euffent péri de mort
violente. De là cependant on tira laconféquence
142 De la Grandeur des Romains,
d'une Vangeance celefte, qui punifToit les meur-
triers de César, & profcrivoit leur caufe.
Octave gagna les Soldats de Lepidus, & le
dépouilla de la puiffance du Triumvirat, il lui
envia même la confolation de mener une vie
obfcure,& le força de fe trouver comme homme
privé dans les affemblées du Peuple.
On eft bien aife de voir l'humiliation de ce
Lepidus; c'étoit le plus méchant Citoyen qui
fût dans la République, toujours le premier à
commencer les troubles, formant fans ceffe des
projets funeftes, où il étoit obligé d'aflbcier de
plus habiles gens que lui: un Auteur moderne (i)
s'eft plû à en faire l'éloge, & cite Antoine qui
dans une de fes Lettres lui donne la qualité
C'est qu'En- d'honnête homme ; mais un honnête homme
'oine se gardoit pour Antoine ne devoit guère l'être pour les
>;■(?« de condam-
autres.
lér ses propres
■isses.et ûuicon- Je crois qu'OcTA VE efl lefeuldetous les Capi-
jm suivait son taines Romains qui ait gagné Taffeclion des
mrti étoit hon't Soldats en leur donnant fans cefle des marques
lome as s yeux, J'^J^g lâcheté naturelle. Dans ces tems-là les
l qui suivait un
, . Soldats faifoient plus de cas de la libéralité de
larti contraire ^
toit un scélérat
■son avis. (j) L'abbé de St. Real.
ET DE LEUR DECADENCE. 143
leur Général que de fa valeur ; peut-être même
que ce fut un bonheur pour lui de n'avoir eu
aucune des qualités qui pouvoient lui procurer
l'Empire, & que cela même l'y porta, on le crai-
gnit moins ; il n'est pas impoffible que les chofes
qui le déshonorèrent le plus ayent été celles qui
le fervirent le mieux ; s'il avoit d'abord montré
une grande ame, tout le monde fe leroit méfié
de lui, & s'il eût eu de la hardieffe, il n'auroit
pas donné à Antoine le tems de faire toutes
les extravagances qui le perdirent.
Antoine fe préparant contre Octave jura
à fes Soldats que deux mois après fa Victoire
il rétabliroit la République ; ce qui fait bien voir
que les Soldats mêmes étoient jaloux de la Li-
berté de leur patrie, quoiqu'ils la détruififlent
fans celle, n'y ayant rien de fi aveugle qu'une
Armée.
La bataille d'Aclium fe donna, Cleopatre
fuit, & entraîna A NT o IN E avec elle : il eft certain
que- dans la fuite (i) elle le trahit : peut-être que
pîir cet efprit de coquetterie inconcevable des
femmes, elle avoit formé le defléin de mettre
(i) Voyez Dion, 1. 5i.
144 De la Grandeur des Romains,
encore à fes pieds untroifième Maître du Monde.
Ce qu'il y a de furprenant dans ces guerres,
c'efl: qu'une bataille décidoit prefque tou-
jours l'affaire, & qu'une défaite ne fe reparoit
pas.
Les Soldats Romains n'avoient point propre-
ment d'efprit de parti ; ils ne combattoient point
pour une certaine chofe, mais pour une certaine
perfonne ; ils ne connoiffoient que leur Chef qui
les engageoit par des efperances immenfes : mais
le Chef battu n'étant plus en état de remplir fes
promefïes, ils fe tournoient d'un autre côté. Les
Provinces n'entroient point non plus fîncerement
dans la querelle, car il leur importoit fort peu
qui eût le deffus du Sénat ou du Peuple : ainfi
fi-tôt qu'un des Chefs étoit battu, elles fe don-
noient (i) à l'autre ; car il faloit que chaque Ville
fongeât à fe juftifier devant le Vainqueur, qui
ayant des promeffes immenfes à tenir aux Sol-
dats, devoit leur facrifier les pays les plus cou-
■ pables.
(i) Il n'y avoit point de garnifons dans les Villes
pour les contenir, & les Romains n'avoient eu befoin
d'affurer leur empire que par des Armées ou des Co-
lonies.
ET DE LEUR DeCADENCE. 145
Nous avons eu en France deux fortes de guerres
Civiles; les unes avoient pour prétexte la Reli-
gion, & elles ont duré, parce que le motif fub-
fiftoit après la Vicloire : les autres n'avoient pas
proprement de motif, mais étoient excitées par
la légèreté ou l'ambition de quelques Grands, &
elles étoient d'abord étouffées.
Auguste (c'eft le nom que la flatterie donna
à Oclave) établit l'ordre, c'eft-à-dire une fer\ i- -V. B.
tude durable; car dans un Etat libre où Ton
vient d'ufurper la Souveraineté, on appelle Régie
tout ce qui peut fonder l'autorité fans bornes
d'un feul, & on nomme trouble, diffenfion, mau-
vais Gouvernement tout ce qui peut maintenir
l'honnête liberté des Sujets.
Tous les gens qui avoient eu des projets am-
bitieux avoient travaillé à mettre une efpece d'a-
narchie dans la République, Pompée, Crassus
& César y réuffirent à merveille; ils établirent
une impunité de tous les crimes publics; tout ce
qui.pouvoit arrêter la corruption des mœurs,
touc ce qui pouvoit faire une bonne Police, ils
l'abolirent; & comme les bons Legiflateurs cher-
chent à rendre leurs Concitoyens meilleurs,
ceux-ci travailloient aies rendre pires : ils intro-
lO
146 De la Grandeur des Romains,
duifirent donc la coutume de corrompre le Peuple
à prix d'argent, & quand on étoit accufé de bri-
gues, on corrompoit aulïi les Juges: ils firent
troubler les Elections par toutes fortes de vio-
lences, & quand on étoit mis en Juflice, on inti-
midoit encore les Juges; l'autorité même du
Peuple étoit anéantie, témoin (i) GABiNius,qui
après avoir rétabli malgré le Peuple Ptolomée
à main armée, vint froidement demander le
Triomphe.
Ces premiers hommes de la République cher-
choient à dégoûter le Peuple de fon pouvoir, &
à devenir néceffaires en rendant extrêmes les in-
conveniens du Gouvernement Républicain : mais
lorfqu'AuGusTE fut une fois le maître, la Poli-
tique le fit travailler à rétablir l'ordre pour faire
fentir le bonheur du Gouvernement d'un feul.
Lorfqu'AuGUSTE avoit les armes à la main, il
craignoit les révoltes des Soldats, & non pas les
Conjurations des Citoyens ; c'eft pour cela qu'il
ménagea les premiers, & fut fi cruel aux autres ;
lorfqu'il fut en paix il craigni les Conjurations,
(i) Cefar fit la Guerre aux Gaulois, & Craffus aux
Parthes fans qu'il y eût eu aucune délibération du
Sénat, ni aucun Décret du Peuple. Voyez Dion.
ET DE LEUR DeCADENCE. 147
& ayant toujours devant les yeux le deftin de
César pour éviter fon fort, il fongea à s'éloigner
de fa conduite; voilà la clef de toute la vie d'Au-
GusTE : il porta dans le Sénat une Cuiraffe fous
fa Robe, il refufa le nonj de Dictateur ; & au lieu
que César difoit infolemment que la Répu-
blique n'étoit rien, & que fes paroles étoient des
Loix, Auguste ne parla que de la dignité du
Sénat, & de fon refpeél pour la République. Il
fongea donc à établir le Gouvernement le plus
capable de plaire qui fût poflible fans choquer
fes intérêts, & il en fit un Ariftocratique par ra-
port au Civil, & Monarchique par raport au Mi-
litaire : Gouvernement ambigu, qui n'étant pas
foutenu par fes propres forces, ne pouvoit fub-
fifter que tandis qu'il plairoit au Monarque, &
étoit entièrement Monarchique par conféquent.
On a mis en queftion fi Auguste avoit eu vé-
ritablement le deflein de fe démettre de l'Empire:
mais qui ne voit que s'il l'eût voulu, il étoit im-
poffible qu'il n'y eût réuffi? Ce qui fait voir que
c'étoit un jeu, c'efl qu'il demanda tous les dix
ans qu'on le foulageât de ce poids, & qu'il le porta
toujours ; c'étoient de petites fineflés pour fe faire
encore donner ce qu'il ne croyoit pas avoir affez
148 De la Grandeur des Romains,
acquis. Je me détermine par toute la vie d'Au-
GusTE ; & quoique les hommes foient fort bi-
zarres, cependant il arrive très rarement qu'ils
renoncent dans un moment à ce à quoi ils ont
réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions
d'AuGusTE, tous fes Reglemens tendoient vifi-
blement à l'établiffement de la Monarchie :
Sylla fe défait de la Dictature ; mais dans toute
la vie de Sylla, au milieu de fes violences on
voit un efprit Républicain ; tous fes Reglemens
quoique tyranniquement exécutés tendent tou-
jours à une certaine forme de République :
C'eft que l'un gyLLA homme emporté mené violemment les
^ Romams a la Liberté, Auguste rule 1 yran (i)
cions d'un natii- ^ :^ :
les conduit doucement a la Servitude. Pendant
rel franc et in-
capable de fein- 4^^ ^^^^ Sylla la République reprenoit des
dre, et Vautra forces, tout le monde crioit à la Tyrannie, &
prêtait à ses des- pendant que fous Auguste la Tyrannie fe for-
seints dangereux ■ f~ ■ i-^ jt-u.-
° tifioit, on ne parloit que de Liberté.
toutes L's cou-
leursde la Vertu ^j^ J'employe ici ce mot dans le fens des Grecs &
et de la Justice, ^gg Romains qui donnoient ce nom à tous ceux qui
avoient renverfc la Démocratie; car d'ailleurs depuis
la Loi du Peuple, Auguste étoit devenu prince lé-
gitime, Lege Regiâ quœ de ejus imperio lata eft,
Popidus ei & in eum omne imperium tranjlulit. Infti-
tutes, 1. I.
;t de leur Décadence. 149
La Coutume des Triomphes qui avoient tant
contribué à la grandeur de Rome, fe perdit fous
Auguste, ou plutôt cet honneur devint un
privilège (i) delà Souveraineté. La plupart des
chofes qui arrivèrent fous les Empereurs avoient
leur origine dans la République (2), & il faut les
raprocher: celui-là feul avoit droit de deman-
der (3) le Triomphe fous les aufpices duquel la
guerre s'étoit faite; or elle se faifoit toujours
fous les aufpices du Chef, & par conféquent
de l'Empereur, qui étoit le Chef de toutes les
Armées.
Comme du tems de la République on eut pour
principe de faire continuellement la guerre, fous
(i) On ne donna plus aux Particuliers que les
Ornemens triomphaux. Dion in Aug.
(2) Les Romains ayant changé de Gouvernement
fans avoir été envahis, les mêmes Coutumes reliè-
rent après le changement du Gouvernement, dont la
forme même relia à l'effentiel près.
(3) Dion in Aug. 1. 54. dit qu'Agrippa négligea par
modeftie de rendre compte au Sénat de fon expédi-
tion contre les Peuples du Bofphore, & refufa même
le Triomphe, & que depuis lui perfonne de fes pareils
ne triompha; mais c'étoit une grâce qu'Auguste vou-
loit faire à Agrippa, & qu'Antoine ne fit point à Ven-
tidius la première fois qu'il vainquit les Parthes.
i5o De la Grandeur des Romains,
les Empereurs la maxime fut d'entretenir la paix :
les Victoires ne furent regardées que comme des
fujets d'inquiétude avec des Armées qui pou-
voient mettre leurs fervices à trop haut prix.
Ceux qui eurent quelque Commandement crai-
gnirent d'entreprendre de trop grandes chofes ;
XB. - Cejl il falut modérer fa gloire, de façon qu'elle ne re-
iin^ maxime
veillât que l'attention, & non pas la jaloufie du
.jn'on est obligé - . ■- .
detractiqueren- P""ce, & ne point paroître devant lui avec un
core de nos jours, éclat que les veux ne pouvoient fouffrir.
comme f il n'étoit AuGusTE fut fort retenu (i) à accorder le
p.is indiférent Jroit de Bourgeoifie Romaine, il fit des Loix (2)
au bien public ^ -, , , _ , » ,,„^
^ pour empêcher qu'on n'affranchît trop d'Ef-
de qui il vient et
de ju-liemain il ^'^'^^^ (^)' '^ recommanda par fon Tellament que
efl cimenté. ^ o'"' gardât ces deux maximes, & qu'on ne cher-
chât point à étendre l'Empire par de nouvelles
guerres.
Ces trois chofes étoient très-bien liées enfem-
ble ; dès qu'il n'y avoit plus de guerres, il ne
-faloit plus de Bourgeoifie nouvelle, ni d'affran-
chiflemens.
(i) Suétone in Aug.
(2) Inftitutes de Juftinien. 1. i, tit. 4, & Suet. in-
Aug.
(i) Dion in Aug.
ET DE LEUR Décadence. i5i
Lorfque Rome avoit des guerres continuelles,
il faloit qu'elle reparât continuellement fes habi-
tans : dans les commencemens on y mena une
partie du Peuple de la ville vaincue ; dans la fuite
plufieurs Citoyens des villes voifines y vinrent
pour avoir part au droit de fuffrage, & ils s'y
établirent en fi grand nombre, que fur les
plaintes des Alliés on fut fom'ent obligé de les
leur renvoyer ; enfin on y arriva en foule des
Provinces ; les Loix favoriferent les Mariiiges, &
même les rendirent néceflaires : Rome lit dans
toutes fes guerres un nombre d'Efclaves prodi-
gieux ; & lorfque fes Citoyens furent comblés de
richeflés, ils en achetèrent de toutes parts, mais
ils les affranchirent fans (i) nombre, par géné-
rofité, par avarice, par foibleflé ; les unsvouloient
recompenfer des Efclaves fidelles ; les autres
vouloient recevoir en leur nom le bled que la
République diftribuoit aux pauvres Citoyens;
d'autres enfin defiroient d'avoir à leur pompe
funèbre beaucoup de gens qui la fuiviffent avec
un chapeau de fleurs. Le Peuple fut prefque
compofé d'Affranchis de façon que ces maîtres du
(i) Denis d'Halicarnaffej 1. 4.
i52 De la Grandeur des Romains,
monde, non feulement dans les commencemens,
mais dans tous les tems furent pour la plupart
d'origine fervile.
Le nombre du petit peuple prefque tout com-
pofé d'Affranchis, ou de fils d'Affranchis deve-
nant incommode, on en fit des Colonies par le
moyen defquelles on s'afTûra de la fidélité des
Provinces; c'étoit une circulation des hommes
de tout r Univers, Rome les recevoit Efclaves, &
les renvoyoit Romains.
Sous prétexte de quelques tumultes arrivés
dans les élections, Auguste mit dans la Ville un
Gouverneur & une Garnifon, il rendit les Corps
des Légions éternels, les plaça fur les frontières,
& établit des fonds particuliers pour les payer :
enfin il ordonna que les Vétérans recevroient
leurrecompenfe(i)en argent & non pas en terres.
11 refultoit plufieurs mauvais effets de cette
diflribution de terres que l'on faifoit depuis
Sylla, la propriété des biens des Citoyens étoit
rendue incertaine. Si on ne menoit pas dans un
(i) Il régla que les Soldats Prétoriens auroient cinq
mille Drachmes, deux mille après i6 ans de fervice,
& les autres trois mille Drachmes après vingt ans.
Dion in Aiig.
ET DE LEUR DeCADENCE.
même lieu les Soldats d'une Cohorte ils fe degou-
toient de leur établiffement, laiffoient les terres
incultes & devenoient de dangereux Citoyens;
mais fi on les diftribuoit par Légions les ambi-
tieux pouvoient trouver contre la République
des Armées dans un moment.
Auguste fit des établiflemens fixes pour la
Marine ; avant lui les Romains n'en avoient
point eu : comme ils étoient maîtres de la Médi-
terranée, & qu'on ne navigeoit dans ces tems-là
que dans cette Mer ils n'avoient aucun ennemi à
craindre.
Dion remarque très-bien que depuis les Em-
pereurs il fui plus difficile d'écrire l'Hiftoire, tout
devint fecret, toutes les Dépêches des Provinces
furent portées dans le Cabinet des Empereurs,
on ne fut plus que ce que la folie & la hardieffe
des Tyrans ne voulut point cacher, ou ce que les
Hiftoriens conjedurerent.
CHAPITRE XIV.
Tibère.
lOMME on voit un fleuve miner lente-
ment & fans bruit les digues qu'on
lui oppofe, & enfin les renverfer dans
un moment, & couvrir les Campa-
gnes qu'elles confervoient, ainfî la Puiflance
Souveraine fous Auguste agit infenfiblement,
& renverfa fous Tibère avec violence.
Il y avoit une Loi de Majejlé contre ceux qui
conimettoient quelque attentat contre le Peuple
Romain. Tibère fe faifit de cette Loi & l'appli-
qua non pas aux cas pour lefquels elle avoit été
faite, mais à tout ce qui put fervir fa haine ou fes
défiances ; ce n'étoient pas feulement les aclions
qui tomboient dans le cas de cette Loi : mais des
paroles, des fignes, & des penfées mêmes; car ce
i56 De la Grandeur des Romains,
qui fe dit dans ces épanchemens de cœur que la
converfation produit entre deux amis, ne peut
être regardé que comme des penfées : il n'y eut
donc plus de liberté dans les feflins, de confiance
dans les parentés, de fidélité dans les Efclaves;
Tant les homes la diiïimulation & la triftefle du Prince fe com-
fe refemblent rnuniquant par-tout, l'amitié fut regardée comme
ans out les ^^ écueil, l'ingénuité comme une imprudence,
fiecles. . : :
la vertu comme une atiectation qui pouvoit rap-
peller dans l'efprit des Peuples le bonheur des
tems precedens.
Un Tiranfpi- H n'y ^ point de plus cruelle Tyrannie que
rituel eji un ani. celle que l'on exerce à l'ombre des Loix, & avec
mal bien dan- j^^ couleurs de la Jullice, lorfqu'on va, pourainfi
*" ' dire, noyer des malheureux fur la planche même
contente pas d'o- . — —
primer, mais il fur laquelle ils s'étoient fauves.
veut encore que Et comme il n'ell jamais arrivé qu'un Tyran ait
le peufle benise manqué d'inflruments de fa Tyrannie, Tibère
la main qui le ^^^^^.^ toujours le Sénat prêt à condamner (i)
autant de gens qu'il en put foupçonner : ce
Corps tomba dans un état de baflelTe qui ne peut
foulle et le per-
fécute.
(i) Avant les Empereurs le Sénat occupé desaffaires
publiques ne jugeoit point en corps les affaires des
particuliers.
ET DE LEUR DECADENCE. iSj
s'exprimer; les Sénateurs alloient au devant de
la fervituJe fous la faveur de Sejan; les plus
illuflres d'entr'eux faifoient le métier de délateurs.
Il me femble que je vois plufieurs caufes de cet
efprit de fervitude qui regnoit pour lors dans le
Sénat. Après que Cesar eut vaincu le parti de la
République, les Amis & les Ennemis qu'il avoit
dans le Sénat concoururent également à ôter
toutes les bornes que les Loix avoient mifes à fa
puifTance, & à lui déférer des honneurs exceffifs ;
les uns cherchoient à lui plaire, les autres à le
rendre odieux; Dion nous dit que quelques-uns
allèrent jufqu'à propofer qu'il lui fût permis
de jouir de toutes les femmes qu'il luiplairoit;
cela fit qu'il ne fe défia point du Sénat, & qu'il y
fut aflaffiné ; mais cela fit aufli que dans les Rè-
gnes fuivans il n'y eut point de flatterie qui fût
fans exemple, & qui pût révolter les efprits.
Avant que Rome fût gouvernée par un feul,
les richeffes des principaux Romains étoient im-
menfes, quelles que fulTent les voyes qu'ils em-
ployoient pour les acquérir ; elles furent prefque
toutes ôtées fous(i) les Empereurs ; les Sénateurs
(i) Les Grands de Rome étoient déjà pauvres du
l58 De la Grandeur des Romains,
n'avoient plus ces grands Cliens qui les com-
bloient de biens; on ne pouvoit guéres rien
prendre dans les Provinces que pour Cesar,
fur-tout lorfque fes Procurateurs, qui étoient à
peu près comme font aujourd'hui nos Inten-
dans, y furent établis. Cependant quoique la
fource des richeffes fût coupée, les dépenses fub-
lîiloient toujours, le train de vie étoit pris, & on
ne pouvoit plus le foutenir que par la faveur de
l'Empereur.
Auguste avoit ôté au Peuple la puiflance de
faire des LtdIx, & celle de juger les crimes pu-
blics; mais il lui avoit laiffé, ou du moins avoit
paru lui laifler celle d'élire lesMagiftrats. Tibère
qui craignoit les aflemblées d'un Peuple fi nom-
breux, lui ôta encore ce privilège, & le donna
au (i) Sénat, c'eft-à-dire à lui-même : or on ne
fauroit croire combien cette décadence du pou-
voir du Peuple avilit l'ame des Grands; lorfque
le Peuple difpofoit des dignités, les Magiftrats
tems d'Augufte, on ne vouloit plus être Edile ni Tri-
bun du Peuple, beaucoup même ne le foucioient pas
d'être Sénateurs.
(i) Tacit, Ann. 1. i, ch. i5. Dion 1. 54. Çaligula
rétablit les Comices & les ôta enfuite.
ET DE LEUR DECADENCE. i5q
qui les briguoient faifoient bien des baflefles,
mais elles étoient jointes à une certaine magni-
ticence qui les cachoient, par exemple de donner
des Jeux, ou bien de certains repas au Peuple,
de lui diftribuer de l'argent, ou des grains ;
quoique le motif fût bas, le moyen avoit quelque
chofe de noble, parce qu'il convient toujours à
un grand homme d'obtenir par des libéralités la
faveur du Peuple : mais lorfque le Peuple n'eut Le Souverain
plus rien à donner, & que le Prince au nom du ^-ft "" mouiiesia-
Sénat difpofa de tous les emplois, on les de- '^'^" ^''
longueur du
manda, & on les obtint par des voyes indignes, , . ^ ,
' f j a 1 tems Je forme la
la flatterie, l'infamie, les crimes furent des arts /ason de penfer
nécefTaires pour y parvenir. de tout fes fu-
II ne paroît pourtant point queTiBERE voulût •''•'^*'
avilir le Sénat ; il ne fe plaignoit de rien tant
que du panchant qui entraînoit ce Corps à la
lerv'itude, toute fa vie efl pleine de fes dégoûts là-
deffus : mais il étoit comme la plupart des
hommes, il vouloit des chofes contradictoires : la
Politique générale n'étoit point d'accord avec fes
paffions particulières ; il auroit défiré un Sénat
libre, & capable de faire refpecler fon Gouverne-
ment ; mais il vouloit aufTi un Sénat qui iatisfît à
tous les momens fes craintes, fes jaloufies, fes
i6o De la Grandeur des Romains,
haines ; enfin l'Homme d'État cédoit continuelle-
ment à l'Homme.
Nous avons dit que le Peuple avoit autrefois
obtenu des Patriciens qu'il auroit des Magiftrats
de fon Corps qui le défendroient contre les in-
fuites & les injuftices qu'on pourroit lui faire;
afin qu'ils fuffent en état d'exercer ce pouvoir on
les déclara facrés & inviolables, & on ordonna
que quiconque maltraiteroit un Tribun de fait
ou par paroles, feroit fur le champ puni de
mort. Or les Empereurs étant revêtus de la puif-
fance des Tribuns, ils en obtinrent les privi-
lèges ; & c'eft fur ce fondement qu'on fit mourir
tant de gens, que les délateurs purent faire leur
métier tout à leur aife, & que l'accufation de leze
Majefté, ce crime, dit Pline, de ceux à qui on ne
peut point imputer de crime, fut étendue à ce
qu'on voulut.
Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres
d'accufation n'étoient pas fi ridicules qu'ils nous
paroiflent aujourd'hui ; & je ne puis penfer que
Tibère eût fait accufer un homme pour avoir
vendu avec fa maifon la ftatuë de l'Empereur :
que Domitien eût fait condamner à mort une
femme pour s'être deshabillée devant fon Image,
ET DE LEUR DeCAHENCE. i6i
& un Citoyen parce qu'il avoit la defcription de
toute la Terre peinte fur les murailles de fa
Chambre, fi ces actions n'avoient reveillé dans
l'efprit des Romains que l'idée qu'elles nous
donnent à préfent ; je crois qu'une partie de
cela eft fondé fur ce que Rome ayant changé de
Gouvernement, ce qui ne nous paroît pas de
conféquence pouvoir l'être pour lors, j'en juge
par ce que nous voyons aujourd'hui chez une
Nation qui ne peut pas être foupçonnée de
Tyrannie, où c'eft un Crime capital de boire à
la fanté d'une certaine perfonne.
Je ne puis rien paflér qui ferve à faire connoî-
tre le génie du Peuple Romain ; il s'étoit fi fort
accoutumé à obéir, & à faire toute fa félicité de
la différence de fes maîtres, qu'après la mort
de Germanicus il donna des marques de deuil,
de regret, & de defefpoir, que l'on ne trouve
plus parmi nous; il faut voir les Hifloriens dé-
crire (i) la defolation publique fi grande, fi
longue, fi peu modérée ; & cela n'étoit point
joué, car le Corps entier du Peuple n'affecle, ne
flatte, ni ne diffimule.
(i) Voyez Tacite, 1. 2, c. 8.
102 De la Grandeur des Romains, etc.
Le Peuple Romain qui n'avoit plus de part au
Gouvernement, compofé prefque d'Affranchis,
ou de gens fans induftrie qui vivoient aux dé-
pens du Tréfor public, ne fentoit que son
impuiffance ; il s'affligeoit comme les enfans
& les femmes qui fe désolent par- le fentiment de
leur foiblefle, il étoit mal, il plaça fes craintes
& fes efperances fur la perfonne de Germa-
Nicus, & cet objet lui étant enlevé, il tomba
dans le defefpoir.
Il n'y a point de gens qui craignent fi fort les
malheurs que ceux que la mifere de leur condi-
tion pourroit raflurer, & qui devroient dire avec
Andromaque, Plut à Dieu que je craigniffe ! Il
y a aujourd'hui à Naples cinquante mille hommes
qui ne vivent que d'herbes, & n'ont pour tout
bien que la moitié d'un habit de toile, ces gens-
là les plus malheureux de la terre tombent dans
un abattement affreux à la moindre fumée du
Vefuve, ils ont la fotife de craindre de devenir
malheureux.
©a^
CHAPITRE XV.
Des Empereurs depuis Caïus Caligula
jufquà Antonix.
ALIGULA fuCCéda à TiBERE : On
difoit de lui qu'il n'y avoit jamais
eu un meilleur Efclave ni un plus
méchant Maître ; ces deux chofes
font affez liées ; car la même difpofition d efprit
qui fait qu'on a été vivement frapé de la puif-
fance illimitée de celui qui commande fait qu'on
ne l'efl: pas moins lorfque l'on vient à comman-
der foi-méme.
Galigula rétablit les Comices que Tibère
avoit ôtées, & abolit ce crime arbitraire de leze
Majellé qu'il avoit établi, par où l'on peut juger
que le commencement du Règne des mauvais
Princes eft fouvent comme la fin de celui des
Faiblesse toute
pure qui nous
fait admirer
avec extafe ceux
qui tiennent un
rang elleve dans
le monde. Nos
yeux sont é-
bllouis de l'ap-
pareil l de leur
charge et de leur
pui/ance, ce qui
fait qu'on Jap~
laudit foi-même ■
164 De la Grandeur des Romains,
^ua7id on fc voit bons, parce que par un efprit de contradidiion
Jans un poste fm- j^ conduite de ceux à qui ils fuccedent,
ju'on a tant re- ., ^ . , ^
ils peuvent faire ce que les autres font par vertu,
Jouté et qu'on
aurait bien vou- ^ ^'^^ ^ '^^^ ^^P""^^ '^^ contradidion que nous
lupofeder il y a devons bien de bons Reglemens, & bien des mau-
longtems. vais aufli.
Leshomesfont Qu'y gagna-t-on? Galigula ôta les accu-
conji e) eu) f^^^^Q^s des crimes de leze Majefté, mais il faifoit
bonheur en par- •,■ •
,. _, ,,.,. mourir militairement tous ceux qui lui déplai-
tie dans l idée ^ ^
que le vulgaire foient, & ce n'étoit pas à quelques Sénateurs
feu forme . & qu'il en vouloit, il tenoit le glaive fufpendu
pourvu qu'on les ^^J. jg Sénat qu'il menaçoit d'exterminer tout
croye heureux
■' entier.
ils Je imtent
Cette épouvantable Tyrannie des Empereurs
guerre en penne t- j r
de l'être réelle- venoit de l'efprit général des Romains ; comme
ment : Ils font ils tombèrent tout-à-coup fous un Gouverne-
charmés de sa- ];nent arbitraire, & qu'il n'y eut prefque point
voir qu'on les ,,. n l . j » r •
^ d intervalle chez eux entre commander & fervir,
craind puifque ... . , , . ^ ,
, , ,. ils ne furent point prépares a ce pallaee par des
cela leur dune '^ '■ '^ r o r
uneidéedesupé- mœurs douces, l'humeur féroce refta, les Ci-
riorité de leur toyens furent traités comme ils avoient traité
personne^ et eux-mêmes les Ennemis vaincus, & furent gou-
qui les egaiie en y^j-nés fur le même plan: Sylla entrant dans
quelque sorte au ^ ^ ^ <^
Rome ne fut pas un autre homme que Sylla
Tout-Fuisfant.
entrant dans Athènes, il exerça le même droit
ET DE LEUR DeCADENCE. i65
des gens. Pour nous qui n'avons été fournis
qu'infenfiblement, lorfque les Loix nous man-
quent nous fommes encore gouvernés par les
mœurs.
La vue continuelle des Combats des Gladia-
teurs rendoit les Romains extrêmement féroces :
on remarqua que Claude devint plus porté à
répandre le fang à force de voir ces fortes de
fpeflacles ; l'exemple de cet Empereur qui étoit
d'un naturel doux, & qui fit tant de cruautés,
fait bien voir que l'éducation de fon tems étoit
différente de la nôtre.
Les Romains accoutumés à fe jouer de la na-
ture humaine dans (i) la perfonne de leurs En-
fans & de leurs Efclaves, ne pouvoient gueres
connoître cette vertu que nous appelions Huma-
nité. D'où peut venir cette férocité que nous
trouvons dans les habitans de nos Colonies, que
de cet ufage .continuel des châtim.ens fur une
malheureufe partie du Genre humain ? Lorfque
l'on eft cruel dans l'état Civil, que peut-on
attendre de la douceur & de la juftice naturelle i^
(i) Voyez le i. livre des Inftitutes de Jurtinien fur
la puiffance des Pères & celle des Maîtres.
i66 De la Grandeur des Romains,
On efl: fatigué de voir dans l'Hiftoire des Em-
pereurs le nombre infini de gens qu'ils firent
mourir pour confifquer leurs biens; nous ne
trouvons rien de femblable dans nos Hifioires
modernes; cela, comme nous venons de dire,
doit être attribué à des mœurs plus douces, & à
une Religion plus reprimante ; & de plus on n'a
point à dépouiller les familles de ces Sénateurs,
qui avoient ravagé le monde, nous tirons cet
avantage de la médiocrité de nos fortunes qu'elles
font plus fùres ; nous (i) ne valons pas la peine
qu'on nous ravilTe nos biens.
Le peuple de Rome, ce que l'on appelloit
Plebs, ne haïflbit pas les plus mauvais Empe-
reurs; depuis qu'il n'avoiî plus l'Empire & qu'il
n'étoit plus occupé à la guerre, il étoit devenu
le plus vil de tous les Peuples, il regardoit le
Commerce & les Arts comme des chofes propres
aux feuls Efclaves, & les diftributions de bled
qu'il recevoit lui faifoient négliger les terres :
on l'avoit accoutumé aux Jeux & aux Speclacles ;
depuis qu'il n'eut plus de Tribuns à écouter
(i) Le Duc de Bragance avoit des biens immenfes
dans le Portugal :Iorfqu'il fe révolta on félicita le Roi
d'Efpagne de la riche confifcation qu'il alloit avoir.
ET DE LEUR DECADENCE. 167
ni de Magiftrats à élire, ces chofes qu'on ne
faifoit que fouflfrir lui devinrent néceffaires, &
fon oifiveté lui en augmenta le goût; or Cali-
GULA, Néron, Commode, Caracalla, étoient
regretés du Peuple à caufe de leur folie même, .
car ils aimoient avec fureur ce que le Peuple
aimoit, & contribuoient de tout leur pouvoir &
Des qii un
même de leur perfonne à fes plaisirs ; ils prodi- ^^.^^^^ ^^ ^^^^^_
guoient pour lui toutes les Richefles de l'Em- „„ ^j ^^^^^^ j^^^^
pire, & quand elles étoient épuifées, le Peuple des fondemens
voyoit fans peine dépouiller toutes les grandes solides; de son
Familles, il iouïffoit des fruits de la Tyrannie, <i^nour-propre,
. . il passe facille-
& il en jouïffoit purement; car il trouvoit fa „^^„, , ^„^ .^,^
fureté dans fa bafTelTe : de tels Princes haïfïbient d-infaiiiibiiiié
naturellement les gens de bien, car ils favoient qui ensuite lui
certainement qu'ils n'en étoient pas aprouvés ; f^i'- prendre en
indignés de la contradidion ou (i) du filence ^^'-''f^on ceux gui
— ; ; Trz ofent revoqiier
d'un Citoyen auftère, enyvres des applaudiUe- , , , .
i ' ^ — en doute le sim-
mens de la populace, ils parvenoient à s'ima- toile de ses per-
giner que leur Gouvernement faifoit la félicité fedions.
(i) Comme autrefois l'auftérité des mœurs n'avoit
pu fouffrir la licence & les dereglemens du Théâtre,
il étoit refté dans l'efprit des honnêtes gens un mé-
pris pour ceux qui en exerçoient la profeffion.
i68 De la Grandeur des Romains,
publique, & qu'il n'y avoit que des gens mal
intentionnés qui puflent le cenfurer.
Lorfqu'un Empereur fit voir fa force & fon
adrefle, comme quand (i) Commode tua devant
le Peuple tant de bêtes à coups de trait avec
une facilité fi fingulière, il devoit s'attirer l'ad-
miration du Peuple & des Soldats, parce que
l'adreffe & la force étoient des qualités nécef-
faires pour l'Art militaire de ces tems là.
Nous n'avons plus une juste idée des exercices
du Corps; un homme qui s'y applique trop nous
paroît méprifable, par la raifon que la plupart
de ces exercices n'ont plus d'autre objet que les
agrémcns ; au lieu que chez les Anciens tout
jufqu'à la Danse faifoit partie de l'Art militaire.
(i) Quoique ks Gladiateurs euffent la plus infâme
origine & la plus infâme profefïïon qu'il y ait jamais
eu, car c'étoient des Efclaves ou des Criminels qu'on
obligeoit de fe dévouer & de combattre jusqu'à la
mort aux funérailles des Grands, cependant la paflion
pour leurs exercices, qui avoient tant de rapport à
ceux de la guerre, devint telle qu'on ne fauroit la
regarder que comme une fureur, les Empereurs, les
Sénateurs, les Grands, les femmes mêmes parurent
fur l'arène, necvirorummodo pugnasfed&feminarum.
Suétone in Domit. Les Romains n'avoient pas moins
de goût pour les Athlètes.
ET DE LEUR DECADENCE. I 69
11 eft même arrivé parmi nous, qu'une adreffe
trop recherchée dans l'ufage des armes dont
nous nous fervons à la guerre, efl devenue
ridicule, parce que depuis l'introduclion de la
Coutume des combats finguliers, l'efcrime a été
regardée comme la Science des querelleurs ou
des poltrons.
Ceux qui critiquent Homère de ce qu'il relevé
ordinairement dans fes Héros la force, l'adrefFe,
ou l'agilité du Corps, devroient trouver Sallufte
bien ridicule qui loue (i) Pompée de ce qu'il
couroit, fautoit, & portoit un fardeau auffi bien
qu'homme de fon tems.
Galigula étoit un vrai Sophifte dans fa
cruauté ; comme il defcendoit également d'AN-
TOiNE & d'AuGUSTE, il difoit qu'il puniroit les
Confuls s'ils célébroient le jour de rejouïfTance
établi en mémoire de la victoire d'Aclium , &
qu'il les puniroit s'ils ne le célébroient pas; &
Drusille à qui il accorda des honneurs divins,
étant morte, c'étoit un crime de la pleurer parce
(1) Cum alacribus faltu, cum velocibus curfii, cum
validis recie certabat. Fragment de Sallufte raporté
par Vegece, 1. i, c. g.
ijo De la Grandeur des Romains,
qu'elle étoit Déeffe, & de ne la pas pleurer, parce
qu'elle étoit fa Sœur.
C'eft ici qu'il faut fe donner le fpeclacle des
chofes humaines: qu'on voye dans l'Hiftoire de
Rome tant de guerres entreprifes, tant de fang
Cejiquenoji-e répandu, tant de Peuples détruits, tant de gran-
prudence ejî bor- des actions, tant de triomphes, tant de politique,
née nous ne co- ~, 7 ^7 ^ "% ~, 77 7
de laseile, de prudence, de conltance, de cou-
noifons point l'a-
venir, et nosyeiix rage, ce projet d'envahir tout fi hien formé, fi
Je Taupe ne por- bien foutenu, fi bien fini, à quoi aboutit-il, qu'à
tent que de loin, affouvir le bonheur de cinq ou fix monftres ?
et noftre pre- q^q[ ] ^e Sénat n'avoit fait évanouir tant de
voyetice n'étent ^ . i i • '- 'i i i
Rois que pour tomber lui-même dans le plus
qu un art con-
jectural lia ^^^ Efclavage de quelques-uns de fes plus
point de princi- indignes Citoyens, & s'exterminer par fes propres
pes fixes ce qui Arrêts ? On n'élevé donc fa puiflance que pour
fait que les con- ^^ ^qjj. mieux renverféc ? Les hommes ne tra-
séquences sont ...» , • ,
vaillent a augmenter leur pouvoir que pour le
également in-
voir tomber contre eux-mêmes dans de plus
connues et va-
rient ai infini. heureufes mains?
Caligula ayant été tué, le Sénat s'alTembla
pour établir une forme de Gouvernement; dans
le tems qu'il déliberoit, quelques Soldats en-
trèrent dans le Palais pour piller -, ils trouvèrent
dans un lieu obfcur un homme tremblant de
ET DE LEUR DECADENCE. 17I
peur, c'étoit Claude; ils le faluerent Empe-
reur.
Claude acheva de perdre les anciens ordres
en donnant à fes officiers le droit de rendre la
Juftice : les guerres de Marius (i) & de Sylla
ne fe faifoient principalement que pour favoir
qui auroit ce droit, des Sénateurs ou des Cheva-
liers ; une fantaisie d'un imbecille l'ôta aux uns Cela refembu
& aux autres : étrange fuccès d'une difpute qui ^^n peu à la fable
: '. T TT- 7^- '■ i ■ie l'iUtrc; Po u r-
avoit mis en combultion tout 1 Univers 1
• quoi le Sénat et
II n'y a point d'autorité plus absolue que ,^^ chevaillers
celle du. Prince qui fuccede à la République, nefaccordoient-
car il fe trouve avoir toute la puilfance du Us pas non plus
Peuple qui n'avoit pu fe limiter lui-même ; <?"^'-''"*^^ • ^^
,-r- • 1,1 • 1 T-, • j T^ Rai/on et la Sa-
aulii voyons-nous au purd hui les Rois de Dan-
o^^ veulent
nemarc exercer le pouvoir le plus arbitraire .^^ ^^ -.^^^
qu'il y ait en Europe. jamais naître au
Le Peuple ne fut pas moins avili que le Sénat ; Tirans des nca-
nous avons vu que jusques aux Empereurs il -^^'^ '"' ''^ P'"~
. , ^ , ,,. , . , , fint manifejier
avoit ete fi belliqueux, que les Armées qu on
leurs injujlices.
levoitdans la Ville fe difciplinoient fur le champ,
& alloient droit à l'Ennemi. Dans les guerres
Civiles de VixELLius&de VespasiExS, Rome
({) N'oyez Tacit. .\nnal 1. 12,0.34.
172 De la Grandeur des Romains,
en proye à tous les ambitieux & pleine de Bour-
geois timides, trembloit devant la première
bande de Soldats qui pouvoit s'en approcher.
La condition des Empereurs n'étoit pas meil-
leure ; comme ce n'étoit pas une feule Armée
qui eût le droit ou la hardiefle d'en élire un,
c'étoit afi'ez que quelqu'un fût élu par une
Armée pour devenir desagréable aux autres, qui
lui nommoient d'abord un Compétiteur.
Ainfi comme la grandeur de la République
fut fatale au Gouvernement Républicain, la
grandeur de l'Empire le fut à la vie des Empe-
reurs. S'ils n'avoient eu qu'un pais médiocre à
// ejl pourtant , ., , . ...
, défendre, us n auroient eu qu une prmcipale
étrange que le 1 r 1
corjps de l'Hif- Armée, qui les ayant une fois élus, auroit ref-
toire Romaine peclé l'ouvrage de fes mains.
nous fournijfe Galba, Othon (i), ViTELLius ne firent
un catalogue ^^^ pafTer ; Vespasien fut élu comme eux par
tvès îiojtzbfcux
les Soldats : il ne fongea dans tout le tems de
de grands ho-
mes, et que ^^^ Règne qu'à rétablir l'Empire qui avoit été
l'Hijtoire des fuccefTivement occupé par fix Tyrans également
Empereurs ne
Jemble fourmil-
1er que de Mon/- (i) Sufcepêre duo Manipulares Imperium Populi
très. N'y auroit- Romani transferendum, & iranftulerunt. T'ac/Y. I. i.
il pas quelque c. 25.
ET DE LEUR DeCADENCE. lyS
cruels, prefque tous furieux, fouvent imbecilles, exagération
& pour comble de malheur, prodigues jufques à ^^«s '^s '«'i^'-
; — tt: vaifes qualités
la tolie. ■'
■ . ^ . ^ , , -,• 1 T-. qu'on atribiie à
TiTE qui lui fucceda, fut les délices du Peu-
^ ' ses Empereurs,
pie Romain; Domitien fit voir un nouveau ou bien ne fa-
monftre plus cruel ou du moins plus implacable loit-il conAtve
que ceux qui l'avoient précédé, parce qu'il étoit '^^ Romains
pour les ejliiner,
plus timide.
^ en Corps et non
Les affranchis les plus chers, &, à ce que quel- ^^^.^^^ ^^^ dctail?
ques-uns ont dit, fa femme même, voyant qu'il
étoit aufli dangereux dans fes amitiés que dans
fes haines, & qu'il ne mettoit aucunes bornes à
fes méfiances ni à fes accufations, s'en défirent ;
avant défaire le coup ils jetrérent les yeux fur
un Succeffeur, & choisirent Nerva, vénérable
Vieillard.
Nerva adopta Traj an, Prince le plus accom-
pli dont l'Hiftoire ait jamais parlé ; ce fut un
bonheur d'être né fous fon Règne ; il n'y en eut
point de fi heureux ni de fi glorieux pour le
Peuple Romain, Grand-homme d'Etat, grand XB. — Que de
Capitaine, ayant un cœur bon qui le portoit au '<•'' princes font
r . . , ■ , • , • • ^ 1 -1 rares : il Jeroit
bien, un efprit éclaire qui lui montroit le meil-
' àfouhaiter pour
leur, une ame noble, grande, belle avec toutes ^^ ^^^,^^^^^. ^^^
les vertus, n'étant extrême fur aucune, enfin humains, que la
174 De la Grandeur des Romains,
nature en fut un phomme le plus propre à honorer la Nature
peu plus pro- '- : ; — -rr-.
humaine, & reprelenter la divine.
digue. i. .
Il exécuta le projet de César, & fit avec fuccès
la Guerre aux. Parthes ; tout autre auroit fuc-
conabé dans une entreprife où les dangers étoient
toujours préfens, & les reflburces éloignées, où
il falloit abfolument vaincre, & où il n'étoit pas
fur de ne pas périr après avoir vaincu.
La difficulté confiftoit & dans la fituation des
deux Empires, & dans la manière de faire la
Guerre des deux Peuples : prenoit-on le chemin
de l'Arménie vers les fources du Tigre & de
l'Euphrate ? On trouvoit un Païs montueux &
difficile, où l'on ne pouvoit mener de convois,
de façon que l'Armée étoit demi ruinée avant
d'arriver en Medie (i). Entroit-on plus bas vers
le Midi par Nifibe? On trouvoit un défert affireux
qui féparoit les deux Empires. Vouloit-on pafler
plus bas encore & aller par la Mefopotamie? On
traverfoit un Païs en partie inculte, en partie
fubmergé, & le Tigre & l'Euphrate allant du
(i) Le Païs ne fourniffoit pas d'affez grands arbres
pour faire des machines pour aiïieger les places.
Plut. Vie d'Antoine.
ET DE LEUR DECADENCE. IjS
Nord au Midi, on ne pouvoit pénétrer dans le
Pais fans quitter ces Fleuves, ni guéres quitter
ces Fleuves fans périr.
Quant à la manière de faire la Guerre des deux
Nations, la force des Romains confiftoit dans
leur Infanterie, la plus forte, la plus ferme, & la
mieux difciplinée du monde.
Les Parthes n'avoient point d'Infanterie, mais
une Cavalerie admirable, ils combattoient de
loin, & hors de la portée des armes Romaines,
le Javelot pouvoit rarement les atteindre ; leurs
armes étoient l'Arc, & des Flèches redoutables,
ils affiegeoient une Armée plutôt qu'ils ne la
combattoient, inutilement pourfuivis parce que
chez eux fuir c'étoit combattre ; ils tranfpor-
toient les Peuples devant les Romains, & ne
laifToient dans les Places que les Garnifons, &
lorfqu'on les avoit prifes, on étoit obligé de les
détruire ; ils brûloient avec art tout le Pais au-
tour de l'Armée Ennemie, & lui ôtoient jufques
à l'herbe même ; enfin ils faifoient à peu près la
Guerre comme on la fait encore aujourd'hui fur
les mêmes frontières.
D'ailleurs les Légions d'illyrie & de Germanie
qu'on tranfportoit dans cette Guerre, n'y étoient
176 De la Grandeur des Romains,
pas(i) propres, les Soldats accoutumés à manger
beaucoup dans leur Pais y periflant prefque
tous.
Ainfi ce qu'aucune Nation n'avoit pas encore
fait d'éviter le joug des Romains, celle des Par-
thes le fit, non pas comme invincible, mais
comme inacceflible.
Adrien abandonna lesConquêtes de Trajan,
& borna l'Empire à l'Euphrate, & il eft admirable
qu'après tant de Guerres, les Romains n'euf-
fent perdu que ce qu'ils avoient voulu quitter,
comme la mer qui n'ell moins étendue que lors-
qu'elle fe retire d'elle-même.
La conduite d'AoRiEN caufa beaucoup de
murmures; onlifoit (2) dans les Livres facrés des
Romains que lorfque Tarquin voulut bâtir le
Capitole, il trouva que la place la plus conve-
nable étoit occupée par les Statues de beaucoup
d'autres Divinités, il s'enquit parla fcience qu'il
avoit dans les Augures, fi elles voudroient céder
leur place à Jupiter, toutes y confentirent à la
referve de Mars, de la Jeunefle, & du Dieu
(i) Voyez Herodien, Vie d'Alexandre.
(2) St. Aug. de la cité de Dieu, 1. 4, c. 23 & 29.
ET DE LEUR DeCADENCE.
177
Terme. Là deffus s'établirent trois opinions reli-
gieufes, que le Peuple de Mars ne céderoit à
perfonne le lieu qu'il occupoit, que la JeunelTe
Romaine ne feroit point furmontée, & qu'enfin
le Dieu Terme des Romains ne reculeroit ja-
mais; ce qui arriva pourtant fous Adrien.
CHAPITRE XVÎ.
De VEtat de l Empire depuis Antonin
jiifquà Probus.
ANS ces tems-là la Secle des Stoï-
ciens s'étendoit&s'accreditoit dans
l'Empire ; il fembloit que la Nature
y humaine eût fait un effort pour
produire d'elle-même cette Secle admirable, qui
étoit comme ces Plantes que la Terre fait naître
dans des lieux que le Ciel n'a jamais vus.
Les Romains lui diàrent leurs meilleurs Em-
pereurs; rien n'eft capable de faire oublier le
premier Antonin que Marc Aurele qu'il
adopta ; on fent en foi-même un plaifir fecret
lorfqu'on parle de cet Empereur, on ne peut
lire fa Vie fans une efpece d'attendriffement ; tel
eit l'effet qu'elle produit qu'on a meilleure opi-
Dans une lon-
gue fuite d'Em-
pereurs . il ne
s'en trouve que
finq qui méritent
''approbation
entière des lio-
netes gens :
c'ejl bien peu de
clioffe pour un fi
grand nombre.
E/que le fort
dona ces mé-
dians Empe-
reurs à l'Empire
i8o De la Grandeur des Romains,
pour relever la nion de foi-même, parce qu'on a meilleure opi-
gloire des bons ? ~ T~ T
° mon des nommes.
ou dona-t-il les
, „ La Sagefle de Nerva, la eloire de Trajan,
bons Empereurs ^ i » i
pour faire sen- ^^ valeur d'ADRiEN, la vertu des deux Anto-
tir la cruauté NiNs fe firent refpeder des Soldats; mais lorfque
des inàchans? Je nouveaux monftrcs prirent leur place, l'abus
.se; et Juge:;. ^^ Gouvernement militaire parut dans tout fon
excès, & les Soldats qui avoient vendu l'Empire
aflaflinérent les Empereurs pour en avoir un
nouveau prix.
On dit qu'il y a un prince dans le monde qui
travaille depuis quinze ans à abolir dans fes Etats
le Gouvernement Civil pour y établir le Gou-
vernement militaire. Je ne veux point faire des
réflexions odieufes lur ce deftein, je dirai feule-
ment que par la nature des chofes deux-cens
Gardes peuvent mettre la vie d'un Prince en
fureté, & non pas quatre-vint mille: outre qu'un
Peuple armé eft plus dangereufement opprimé
qu'un autre qui ne l'eft pas.
Commode fuccéda à Marc Aurele fon
Père : c'étoit un monftre qui fuivoit toutes les
paflions, & toutes celles de fes Minières & de
fes Courtifans ; ceux qui en délivrèrent le monde
mirent en fa place Pertinax, vénérable Vieillard
ET DE LEUR DeCADENCE. i8|
que les Soldats Prétoriens maflacrerent d'abord.
Ils mirent l'Empire à l'enchère, & Didius
Julien l'emporta par fes promefTes; cela fouleva
tout le monde, car quoique l'Empire eût été
fouvent acheté, il n'avoit pas encore été mar-
chandé, Pescennius Niger, Severe,&Albin
furent falués Empereurs, & Julien n'ayant pu
payer les fommes immenfes qu'il avoit promifes,
fut abandonné par fes Soldats.
Severe défit Niger & Albin; il avoit de
grandes qualités, mais la douceur, cette prc- Erreur.
mière vertu des Princes, lui manquoit.
La malheureufe coutume de profcrire intro-
duite par Sylla continua fous les Empereurs,
& il falloit même qu'un Prince eût quelque vertu
pour ne la pas fuivre; car comme fes Miniftres
& fes Favoris jettoient d'abord les yeux fur tant
de Confifcations, ils ne lui parloient que de la
neceflité de punir, & des périls de la Clémence.
Il faut remarquer que la puiffance des Empe-
reurs pouvoit plus aifément paroître tyrannique
que celle des Princes de nos jours; comme leur
dignité étoit un aflemblage de toutes les Magif-
tratures Romaines, que Dictateurs fous le nom
d'Empereurs, Tribuns du Peuple, Proconfuls,
i82 De la Grandeur des Romains,
Cenfeurs, grands Pontifes, & quand ils vouloient
Confuls, ils exerçoientfouvent la juflice diftribu-
tive, ils pouvoient aifément faire foupçonner
que ceux qu'ils avoient condamnés ils les avoient
opprimés, le Peuple jugeant ordinairement de
l'abus de la puiffance par la grandeur de la puif-
fance ; au lieu que les Rois d'Europe Legilla-
teurs & non pas exécuteurs des Loix, Princes &
non pas Juges, fe font déchargés de cette partie
de l'autorité qui peut être odieufe, & faifant eux-
mêmes les grâces ont commis à des Magiftrats
particuliers la diftribution des peines.
Il n'y a guéres eu d'Empereurs plus jaloux de
leur autorité que Tibère & Severe, cependant
ils fe laiflerent gouverner, l'un parSejan, l'autre
par Plautien d'une manière miferable.
Les profcriptions de Severe firent que plu-
fieurs Soldats de Niger (i) fe retirèrent chez
les Parthes (2), ils leur aprirent ce qui manquoit
(i) Herodien, Vie de Severe.
(2) Le mal continua fous Alexandre. Artaxerxès qui
rétablit l'Empire des Perfes fe rendit formidable aux
Romains, parce que leurs Soldats par caprice ou par
libertinage déferlèrent en foule vers lui. Abrégé de
Xiphilin du livre 80 de Dion.
ET DE LEUR DECADENCE. 1 83
à leur Art militaire, à faire ufage des armes Ro-
maines, & même à en fabriquer, ce qui fit que
ces Peuples (i) qui s'étoient ordinairement con-
tentés de fe défendre, furent dans la fuite prefque
toujours aggrefleurs.
Il efl remarquable que dans cette fuite de
Guerres Civiles qui s'élevèrent continuellement,
ceux qui avoient les Légions d'Europe vain-
quirent prefque toujours ceux qui avoient les
Légions d'Afie, & l'on trouve dans l'Hiftoire de
Severe qu'il ne pût prendre la Ville d'Atra en
Arabie, parce que les Légions d'Europe s'étant
mutinées il fut obligé de fe fervir de celles de
Syrie.
On fentit cette différence depuis qu'on com-
mença (2) à faire des levées dans les Provinces,
(:) C'est-à-dire les Perfes qui les fuivirent.
(2) Augulte rendit les Légions des Corps fixes, &
les plaça dans les Provinces; dans les premiers tems
on ne faifoit de levées qu'à Rome, enfuite chez les
Latins, après dans l'Italie, enfin dans les Provinces.
Ciceron étant dans fon Gouvernement écrivoit au
Sénat : «Vous ne pouvez compter fur les levées faites
« dans ce Païs-ci, Bibulus ayant une Commiffion
« pour en taire en Afie n'en a rien voulu faire. »
Vefpafien proclamé Empereur par les Armées de
Syrie & de Judée ne fif la Guerre à Viteliius qu'avec
184 De la Grandeur des Romains,
& elle fut telle entre les Légions qu'elle étoit
entre les Peuples mêmes, qui par la nature &
par l'éducation font plus ou moins propres pour
la Guerre.
Ces levées faites dans les Provinces produifirent
un autre effet, c'efl que les Empereurs pris ordi-
nairement dans la Milice furent prefque tous
étrangers & quelquefois Barbares ; Rome ne fut
plus la Maîtresse du Monde, mais elle reçut des
Loix de tout l'Univers.
Chaque Empereur y porta quelque chofe de
fon Pais, ou pour les manières ou pour les
mœurs, ou pour la Police, ou pour le Culte, &
H EL10GABALE alla jufqu'à vouloir détruire tous
les objets de la vénération de Rome, & ôter tous
les Dieux de leurs Temples pour y placer le fien.
Ceci indépendamment des voyes fecrettes que
Dieu employa & que lui feul connoît, fervit
beaucoup à l'établiflement de la Religion Chré-
tienne, car il n'y avoit plus rien d'étranger dans
l'Empire, & l'on y étoit préparé à recevoir toutes
les Légions de Mœsie, de Pannonie & de Dalmatie.
Severe défit les Légions Afiatiques de Niger. Conf-
tantin celles de Licinius.
ET DE LEUR DeCADENCE. i85
les Coutumes qu'un Empereur y voudroit intro-
duire.
On fait que les Romains reçurent dans leur
Ville les Dieux des autres Pais, mais ils les re-
çurent en Conquerans, les faifant porter dans les
Triomphes; mais lorfque les Etrangers vinrent ;
eux-mêmes les établir, on les reprima d'abord.
On fait de plus que les Romains avoient cou- i
tume de donner aux Divinités étrangères les ||
noms de celles des leurs qui y avoient le plus de
rapport ; mais lorfque les Prêtres des autres 1
Païs voulurent faire adorer à Rome leurs Divi- 9
nités fous leurs propres noms, ils ne furent pas
foufferts, & ce fut un des grands obltacles que s'il y avoit
trouva la Religion Chrétienne. quelque chofeau
On pourroit appeller Caracalla, qui fuc- '"°"^^ ^^^^*'^
. , ^ c T- ■ , , r de faire douter
céda a Severe, non pas un Tyran, mais le def-
de la Providence
trucleur des hommes; Caligula, Néron & jiyj„e c'eft
DoMiTiEN bornoient leurs cruautés dans Rome, qu'elle cornet
celui-ci alloit promener fa fureur dans tout fouvent le foin
r Univers. ^^^ ^'"" ^ '^^^
7- 1-1 ^. ,, Monflres que la 1
Severe avoit employé les exactions d un !
nature à vomi ■
long Règne & les profcriptions de ceux qui , -r-
<=> o f f n sur ta Terre
avoient fuivi le parti de fes Concurrens à amaflèr comme pour s'en i
des Tréfors immenfes. purger.
i86 De la Grandeur des Romains,
Caracalla ayant commencé fon Règne par
tuer de fa propre main Geta fon frère, elnplo.ya
ces richelTes à faire fouffrir fon crime aux Sol-
dats qui aimoient Geta, & difoient qu'ils
avoientfait ferment aux deux enfans de Severe,
non pas à un feul.
Ces Trésors amaflës par des Princes n'ont
prefque jamais que des effets funeftes, ils cor-
rompent le Succefleur qui en efl éblouï, & s'ils
ne gâtent pas fon cœur, ils gâtent fon efprit ; il
forme d'abord de grandes entreprifes avec une
puiffance qui efl d'accident, qui ne peut pas
durer, qui n'efl pas naturelle, & qui eft plutôt
enflée qu'agrandie.
Caracalla pour diminuer l'horreur de
fon adion mit Geta au rang des Dieux, & ce
qu'il y a de fingulier, c'eft que cela lui fut exac-
tement rendu par Macrin, qui après l'avoir fait
poignarder, voulant apaifer les Soldats Préto-
riens qui regretoient ce Prince qui leur avoit
tant donné, lui fit bâtir un Temple & y établit
des Prêtres Flamines en fon honneur.
Cela fit que fa mémoire (i) ne fut pas flétrie,
(I) ^'Elius Lampridius ir. Vit. Alexand. Scveri.
ET DE LEUR DECADENCE. 1F7
& que le Sénat n'ofant pas le juger, il ne fut pas
mis au rang des Tyrans, comme Commode qui
ne le méritoit pas plus que lui.
De deux grands (i) Empereurs Adrien & Sé-
vère, l'un établit la Difcipline militaire, &
l'autre la relâcha ; les effets répondirent très-
bien aux caufes, les Règnes qui suivirent celui
d'AoRiEN furent heureux & tranquilles, après
S EVE RE on vit régner toutes les horreurs.
Les profufions de Caracall.a. envers les Sol-
dats avoient été immenfes, & il avoit très-bien
fuivi le confeil que fon père lui avoit donné en
mourant, d'enrichir les gens de guerre, & de ne
s'embarafler pas des autres.
Mais cette Politique n'étoit gueres bonne que
pour un Règne ; car le fucceffeur ne pouvant
plus faire les mêmes dépenfes, étoit d'abord maf-
facré par l'Armée, de façon qu'on voyoit tou-
jours les Empereurs fages mis à mort par les
Soldats, & les méchans par des confpirations, ou
des Arrêts du Sénat.
Quand un Tyran qui fe livroit aux gens de
(i) Voye;^ l'Abrégé de Xiphilin, Vie d'Hadrien, &
Herodien, Vie de Severe.
j88 De la Grandeur des Romains.
guerre avoit laiflë les Citoyens exposés à leurs
violences & à leurs rapines, cela ne pouvoit non
plus durer qu'un Règne, car les Soldats à force
de détruire alloient jufqu'à s'ôter à eux-mêmes
leur folde ; il faloit donc fonger à rétablir la Dif-
cipline militaire, entreprife qui coûtoit toujours
la vie à celui qui ofoit la tenter.
Quand Caracalla eut été tué par les em-
bûches de Macrin, les Soldats defesperés d'avoir
perdu un Prince qui donnoit fans mefure, élurent
Heliogabale ; & quand ce dernier, qui n'étant
occupé que de fes fales voluptés les lailToit vivre
à leur fantaifie, ne put plus être fouffert, ils le
maflacrerent ; ils tuèrent de même Alexandre
qui vouloit rétablir la DifciplinejS: parloit de les
punir.
Ainfi un Tyran (i) qui ne s'afTûroit point la
(i) Ces libéralités faites aux Soldats venoient d'une
pratique ancienne dans la République, celui qui
triomphoit diftribuoit quelques deniers à chaque Sol-
dat de l'argent pris fur les Ennemis, c'étoit peu de
chofe. Dans les guerres civiles les Soldats & le Chef
étant également corrompus, ces dons devinrent im-
menfes quoiqu'ils fuffent pris fur les biens des
Citoyens, & les Soldats vouloient un partage là où il
n'y avoit pas de butin ; Cefar, Octave, Antoine don-
ET DE LEUR DeCADENCE. 1 89
vie^ mais le pouvoir de faire des crimes, périf-
foit avec ce funefle avantage que celui qui vou-
droit faire mieux périroit après lui.
Après Alexandre on élut Maximin qui fut
le premier Empereur d'une origine Barbare. Sa
taille gigantefque'& la force de fon corps l'avoit
fait connoîlre.
11 fut tué avec fon fils par fes foldats. Les deux
premiers Gordiens périrent en Afrique. Ma-
xime, Balbin & le troifième Gordien furent
maflacrés; Philippe qui avoit fait tuer le jeune
Gordien fut tué lui-même avec fon fils, &
Dece qui fut élu en fa place périt à fon tour par
la trahifon de (i) Gallus.
Ce qu'on appeloit l'Empire Romain dans ce
nerent fouvent jufqu'à cinq mille deniers au fimple
Soldat, le double aa Chef de file, aux autres à pro-
portion; un denier Romain valoit dix afles, ou dix
livres de cuivre.
(i) Cafaubon remarque fur YHiJloire Augujîe, que
dans les 160 années qu'elle contient il y eut foixante-
dix perfonnes qui eurent juftement ou injultement le
titre de Cefar. Adeo erant in illo Principatu, qiiem
tamen omnes mirantur, Comitia Imperii femper in-
certa. Ce qui fait bien voir la différence de ce Gou-
vernement à celui de France, où ce Royaume n'a eu
en douze cens ans de tems que 63. Rois.
igo De la Grandeur des Romains,
fiecle-là étoit une efpece de République irrégu-
liere, telle à peu près que TAriflocratie d'Alger,
où la Milice qui a la puiffance Souveraine, fait
& défait un Magiftrat qu'on appelle le Dey ; &
peut-être eft-ce une Règle affez générale que le
Gouvernement militaire eft plutôt Républicain
que Monarchique à certains égards.
Et qu'on ne dife pas que les Soldats ne pre-
noient de part au Gouvernement que par leur
defobéiffance & leurs révoltes, les Harangues que
les Empereurs leur faifoient, ne furent-elles pas
à la fin du genre de celles que les Consuls & les
Tribuns avoient faites autrefois au Peuple ? Et
quoi que les Armées n'euflent pas un lieu parti-
culier pour s'aflémbler, qu'elles ne fe conduifif-
fent point par de certaines formes, qu'elles ne
fuffent ordinairement de fang froid, délibérant
peu & agiffant beaucoup , ne difposoient-elles
pas en Souveraines de la Fortune publique ? Et
qu'étoit-ce qu'un Empereur, que le Miniltre
d'un Gouvernement violent, élu pour l'utilité
particulière des Soldats ?
Quand l'Armée (i) aflbcia à l'Empire Phi-
(i) Voyez Jules- Capitolin.
ET DE LEUR Decadexce. rgi
LIPPE, qui étoit Préfet du Prétoire du troifieme
Gordien, celui ci demanda qu'on lui laiffàt le
Commandement entier, & il ne put l'obtenir ; il
harangua l'Armée, pour que la Puiflance fût
égale entr'eux, & il ne l'obtint pas non plus ; il
fupplia qu'on lui laiflât le titre de Cefar, & on le
lui refufa ; il demanda d'être Préfet du Prétoire,
& on re;etta fes prières ; enfin il parla pour fa
vie. L'Armée dans fes divers jugemens exercoit
la iMagiflrature fuprême.
Les Barbares au commencement inconnus aux
Romains, ensuite feulement incommodes, leur
étoient devenus redoutables par un événement
qui n'avoit jamais eu, & qui peut-être n'aura
jamais de pareil. Rome avoit fi bien anéanti
tous les Peuples que lorfqu'elle fut vaincue elle-
même, il fembla que la Terre en eiit enfanté de
nouveaux pour la détruire.
Les Princes des grands Etats ont ordinaire-
ment peu de païs voifins qui puifTent être l'ob-
jet de leur ambition ; s'il y en avoit eu de tels ils
auroient été envelopés dans le cours de la con-
quête ; ils font donc bornés par des Mers, des
Montagnes & de vafles Deferts que leur pau-
vreté fait méprifer; aufTi les Romains laillérent
192 De la Grandeur des Romains,
ils les Germains dans leurs forêts & les Peuples
du Nord dans leurs Glaces, & il s'y conferva, ou
même s'y forma des Nations qui enfin les alTer-
virent eux-mêmes.
Sous le Règne de Gallus un grand nombre
de Nations qui fe rendirent enfuite plus célèbres,
ravagèrent l'Europe, & les Perfes ayant envahi la
Syrie, ne quittèrent leurs Conquêtes que pour
conferver leur butin.
L'affreux defordre qui étoit dans la fucceflion
à l'Empire étant venu à fon comble, on vit pa-
rortre fur la fin du Règne de Valerien & pen-
dant celui de G a L L I E N fon fils trente prétendants
divers, qui s'étant la plupart entredétruits, ayant
eu un Règne très-court, furent nommés Tyrans.
Valerien ayant été pris par les Perfes, &
Gallien fon fils négligeant les affaires, les Bar-
bares pénétrèrent par-tout; l'Empire fe trouva
dans cet état où il fut environ un fîecle après en
Occident (i), & il auroit dès lors été détruit fans
un concours heureux de circonflances qui le
relevèrent.
(i) Cent cinquante ans après fous Honorius, les
Barbares l'envahirent.
ET DE LEUR DECADENCE. IqS
Odenat Prince de Palmyre, allié des Ro-
mains, chafla les Perfes qui avoient envahi pref-
que toute l'Afie ; la Ville de Rome fit une Armée
de fes Citoyens qui écarta les Barbares qui ve-
noient la piller; une Armée innombrable de
Scythes qui palloit la mer avec fix mille vaifTeaux
périt par les naufrages, la mifere, la faim, & fa
grandeur même; & Gallien ayant été tué,
Claude, Aurelien, Tacite & Probus,
quatre grands hommes qui par un grand bonheur
lui fuccederent, rétablirent l'Empire prêt à périr.
CHAPITRE XVII.
Changement dans l'Etat.
^j oui< prévenir les trahifons conti-
f^ nuelles des Soldats, les Empereurs
^^^^i, s'aflbcierent des perlonnes en qui
ils avoient confiance, & Diocle-
TiEN fous prétexte de la grandeur des aflFaires,
régla qu'il y auroit toujours deux Empereurs &
deux Céfars ; il jugea que les quatre principales
Armées étant occupées par ceux qui auroient
part à l'Empire, elles s'intimideroient les unes
les autres ; que les autres Armées n'étant pas
aflez fortes pour entreprendre de faire leur Chef
Empereur, elles perdroient peu à peu la coutume
d'élire, & qu'enfin la dignité de Cefar étant tou-
jours fubordonnée, la puiflance partagée entre
196 Of: la Grandeur des Romains,
quatre pour la fureté du Gouvernement, ne fe-
roit pourtant dans toute fon étendue qu'entre
■ les mains de deux.
Mais ce qui contint encore plus les gens de
c^uerre. c'eft que les richefles des Particuliers &
la fortune publique ayant diminué, les Empe-
reurs ne purent plus leur faire des dons fi confi-
derables, de manière que la recompenfe ne fut
plus proportionnée au danger de faire une nou-
velle Election.
D'ailleurs les Préfets du Prétoire, qui pour le
pouvoir & pour les fonctions étoient à peu près
comme les Grands Vifirs de ces tems-là, & fai-
foient à leur gré maflacrer les Empereurs pour
fe mettre en leur place, furent fort abaifles par
CoNSTAXTiN, qui ne leur laillaque les fondions
Civiles, & en fit quatre au lieu de deux.
La vie des Empereurs commença donc à être
plus affùrée, ils purent mourir dans leur lit, &
cela fembla avoir un peu adouci leurs, mœurs ;
ils ne verferent plus le fang avec tant de férocité ;
La Tiranic mais comme il falloit que ce pouvoir immenfe
changea de for- ^ebordàt quelque part, on vit un autre genre de
'"-'lii"^''-'" "^'^ Tyrannie, mais plus fourde ; ce ne furent plus
'J irans groJJTiers, _: — . : ; . . ,
ils devinrent des des maflacres, mais des Jugemens iniques, des
ET DE LEUR DeCADENCE. I97
formes de Juftice qui fembloient n'éloigner la Tirans habilles.
mort que pour flétrir la vie, la Cour fut gouver- ^" ^^ '^"'^ ^«
— — ; — ~ effet beaucoup
née & gouverna par plus d artihces. par des arts
lZ . • viieux que vous
plus exquis, avec un plus grand filence ; enfin au r^chie-?
lieu de cette hardieffe à concevoir une mauvaife
aclion, & de cette impetuofité à la commettre,
on ne vit plus régner que les vices des âmes
foibles, & des crimes réfléchis.
Il s'établit un nouveau genre de corruption ;
les premiers Empereurs aimoient les plailîrs ;
ceux-ci la molefle, ils fe montrèrent moins aux
gens de guerre, ils furent plus oiiîfs, plus livrés
à leurs domeftiques, plus attachés à leurs palais,
& plus feparés de l'Empire.
Le poifon de la Cour augmenta fa force à
mefure qu'il fut plus feparé; on ne dit rien, on
infinua tout, les grandes réputations furent
toutes attaquées, & les Miniftres (i) & les Ofli-
ciers de guerre furent mis fans cefle à la difcre-
tion de cette forte de gens qui ne peuvent fervir
l'Etat, ni fouflrir qu'on le ferve avec gloire.
Enfin cette affabilité des premiers Empereurs
(1) Voyez ce que les Auteurs nous difent de la
Cour & de Conftantius, de \'alens, &c.
igS Df; la Gi^andf, un des Romains,
qui feule pouvoir leur donner le moyen de con-
noître leurs affaires, fut entièrement bannie, le
Prince ne fut plus rien que fur le raport de
// pcroit que quelques Confidens, qui toujours de concert,
cette rufe ejl r ^ ^ i r ~\ r îTi '■ T~- T^ ^
•' ■' louvent même loriqu ils lembloient être d opi-
d'anciettne dat- —, \ . ;
nion contraire, ne taifoient auprès de lui que
te, & cependant ■. ■ — .
elle n'a pas per- l'office d'un feul.
du encore de fa Le fejour de plufieurs Empereurs en Afie &
validité; il en igm- perpétuelle rivalité avec les Rois de Perfe
efl comme ^de firent qu'ils voulurent être adorés comme eux,
certains remèdes ^ ,, ... _ ,,
& DiocLETiEN, dautrcs diient Galère, 1 or-
en médecine ;
comme les pur- '^^^'^^ P^^ "" ^dlt.
gâtions dont on Ce faite & cette pompe Afiatique ayant été
Je fervira tant établis, les yeux s'y accoutumèrent d'abord, &
que l Univers ^oj-fq^e JuLiEN voulut mettre de la fimplicité
supfijlera. , . , n- , r ■ n
& de la modeltie dans les manières, on appeila
oubli de la dignité ce qui n'étoit que la mémoire
des anciennes mœurs.
Quoique depuis Marc Aurele il y eût eu
plufieurs Empereurs, il n'y avoit eu qu'un Em-
pire, & l'autorité de tous étant reconnut dans
les Provinces, c'étoit une puilïance unique exer-
cée par plufieurs.
Mais.GALERE (i) & Constance Chlore
(i) Voyez Orofe, 1. 7, & Aurelius Viclor.
ET DE LEUR DeCADENCE. 1 99
n'ayant pu s'accorder, ils partagèrent réellement
l'Empire, & par cet exemple qui fut dans la
fuite fuivi par Consta ntin qui prit le plan de
Galère & non pas celui de Diocletien, il
s'introduifit une Coutume qui fut moins un
Changement qu'une Révolution.
Déplus l'envie qu'eut Constantin de faire
une Ville nouvelle, la vanité de lui donner fon
nom, le détermina à porter en Orient le Siège
de l'Empire. Quoique l'enceinte de Rome ne fût
pas à beaucoup près fi grande qu'elle eft à pre-
fent, les Faubourgs en étoient prodigieufement
étendus; l'Italie pleine de Maifons de plaifance
n'étoit proprement que le Jardin de Rome ; les
Laboureurs étoient en Sicile, en Afrique (i), en
Egypte, & les Jardiniers en Italie; les Terres
n'étoient prefque cultivées que par les Efclaves
des Citoyens Romains ; mais lorfque le Siège de
l'Empire fut établi en Orient, Rome prefque
(i) On portoit autrefois d'Italie, dit Tacite, du bled
dans les Provinces reculées, & elle n'eft pas encore
fterile ; mais nous cultivons plutôt l'Afrique &
l'Egypte, & nous aimons mieux expofer aux accidents
la vie du Peuple Romain. Annal., 1. 12, c. 43.
200 De la Grandeur des Romains,
entière y pafla, les Grands y menèrent leurs
Efclaves, c'eft-à-dire prefque tout le Peuple,
& l'Italie fut privée de fcs habitans.
Pour que la nouvelle Ville ne cédât en rien à
l'ancienne, Constantin voulut qu'on y diftri-
buâtauffi du bled, & ordonna que celui d'Egypte
feroit envoyé à Conflantinople, & celui de
l'Afrique à Rome, ce qui, me semble, n'étoi: pas
fort fenfé.
Dans le tems de la République le Peuple Ro-
main Souverain de tous les autres devoir naturel-
lement avoir part aux tributs ; cela fit que le
Sénat lui vendit d'abord du bled à bas prix, &
enfuite le lui donna pour rien. Lorfque le Gou-
vernement fut devenu Monarchique cela fubfifta
contre les principes de la Monarchie ; on laiffoit
cet abus à caufe des inconveniens qu'il y auroit
eu à le changer, mais Constantin fondant
une Ville nouvelle l'y établit fans aucune bonne
raifon.
Lorfqu'AuGusTE eut conquis l'Egypte il
aporta à Rome le tréfor des Ptolomées, cela y
fit à peu près la même Révolution que la décou-
verte des Indes a fait depuis en Europe, & que
de certains Syftêmes ridicules ont fait de nos
ET DE LEUR DECADENCE.
jours ; les fonds (i) doublèrent à Rome, &
comme Rome continua d'attirer à elle les Ri-
chefles d'Alexandrie qui recevoit elle-même celles
de l'Afrique & de l'Orient, l'or & l'argent de-
vinrent très-communs en Europe, ce qui mit
les Peuples en état de payer des impôts très-
conliderables en efpèces.
Mais lorfque l'Empire eut été divifé, ces ri-
chefles allèrent à Conftantinople ; on fait d'ail-
leurs que les Mines d'Allemagne n'étoient point
encore (2) ouvertes, qu'il y en avoit très-peu en
Italie & dans les Gaules, que les Mines d'Ef-
pagne n'étoient gueres plus travaillées depuis les
Carthaginois, ou du moins n'étoient plus fi
riches, l'Italie qui n'avoit plus que des Jardins
abandonnés ne pouvoit par aucun moyen atti-
rer l'argent de l'Orient, pendant que l'Occident
pour avoir de fes Marchandifesy envoyoit le lien.
L'Or & l'Argent devinrent donc extrêmement
(i) Suétone in Aiig. Orofe, Livre 6. Les thréfors de
Macédoine qu'on y avoit aportés auparavant avoient
fait celTer tous les tributs : unius Imperatoris prœda
finem attulit tributorum. Ciceron, des Offices, 1. 2.
{2) Tacite de moribus Germanorum le dit formel-
lement.
202 De la Grandeur des Romains,
axime exclu-
Siiii se )■(
rares en Europe, mais les Empereurs y voulurent
exiger les mêmes tributs; ce qui perdit tout.
dnit à ncjama s t r i /-^
, . Lorique le Gouvernement a une certaine forme
changer rien — ■ 2
dans un troiiver- établie, & que les chofes fe font mifes dans une
nement avens fituation, il ell: prefque toujours de la prudence
que de /avoir par de les y laiffer, parce que les raifons fouvent
l'expérience ce r '■ 1 '■ '■ 7 ; ~,
^. compliquées & inconnues qui font qu un pareil
quipottroit con- — — — — ^
. . , Etat a fubliué. fontqu il le maintiendra encore:
venir a la nature 2 ^
de cet État ou i^'iis quand on change le Syftcme total, on ne
ce qui lui pou- peut remédier qu'aux inconveniens qui le pre-
roit être con- fentent dans la Théorie, & on en laille d'autres
laire. Ae Je que la pratique feule peut faire découvrir.
point préocuper — — — : : t;t: ! — -"r:
Ainli quoique 1 Empire ne lut deia que trop
pour ou contre -i ^ i > -i. i
ce qui ejl établi; S^'^nd, la divifion qu'on en fit le ruina, parce que
voir tout par fes toutes les parties de ce grand Corps depuis long-
yeux, juger par tems enfemble s'étoient, pour ainfi dire, ajuftées
joi-nvjme.&nin- pour y refter, & dépendre les unes des autres.
troduire en/uitc , . .. . ^ .
Constantin (i) après avoir arloibli la Capi-
que ce que la rai-
jhn veut qu'on ^^^^ ^^"^P^ ^^"^ ^^^^^ '^'^"P ^^'" ^^^ Frontières, il
change ou qu on
corige.
(i) Dans ce qu'on dit de Conllantin on ne choque
point les Auteurs Ecclefialtiques qui déclarent qu'ils
n'entendent parler que des actions de ce Prince qui
ont du raport à la piété & non de celles qui en ont
au gouvernement de l'Etat. Eufebe, Vie de Conjl.,
1. I, c. 9. Socrate, 1. i. c. i.
ET DE LEUR DeCADENCE. 2o3
ôta les Légions qui croient fur le bord des
grands fleuves, & les difperfa dans les Provinces,
ce qui produifit deux maux, l'un que la barrière
qui contenoit tant de Nations, fut ôtée, & l'autre
que (i) les Soldats vécurent & s'amolirent dans
le Cirque & dans les (2) Théâtres.
Lorfque Constantjus envoya Julien dans
les Gaules, il trouva que cinquante Villes le long
du Rhin (3) avoient été prifes par les Barbares,
que les Provinces avoient été faccagées, qu'il n'y
avoit plus que l'ombre d'une Armée Romaine
que le feul nom des Ennemis faifoit fuir.
Ce Prince par fa (4) fogefle, ût conftance, fon
(i) Zofime, 1.2.
(2) Depuis rétablilïement du Chriftianifme les
combats des Gladiateurs devinrent rares, Conllantin
delïendit d'en donner; mais cette barbare coutume
ne fut entièrement abolie que fous Honorius, comme
il paroît par Theodoret & Othon de Frifingue, les
Romains ne retinrent de leurs anciens fpeclacles que
ce qui pouvoit affoiblir les courages & avoit attrait
à la volupté. Dans les tems précedens, avant que les
Soldats partiffent pour l'Armée, on leur donnoit un
combat de Gladiateurs pour les accoutumer à voir
le fang, le fer & les bleffures, & à ne pas craindre
l'ennemi. Jules Capit. Vie de Maxime & de Balbin.
(3) Ammien Marcellin. 1. lô. 17 & i8.
(4) Ammien Marcellin. ibid.
204 De la Grandeur des Romains,
(Economie, fa conduite, fa valeur, & une fuite
continuelle d'actions héroïques rechalTa les Bar-
bares, & la terreur de fon nom les contint (i)
tant qu'il vécut.
Valentinien fentit plus que perfonne la né-
ceflité de l'ancien plan, il employa toute fa vie à
fortifier les bords du Rhein, à y faire des levées,
y bâtir des Châteaux, y placer des Troupes, leur
donner le moyen d'y subfifter; mais il arriva
dans le monde un Evénement qui détermina
Val en s fon frère à ouvrir le Danube, & eut
d'effroyables fuites.
Dans le pais qui elt entre les Palus Meotides,
les Montagnes du Caucase, & la Mer Cafpienne
il y avoit plufieurs Peuples qui étoient la plu-
part de la Nation des Huns ou de celle des
Alains ; leurs terres étoient extrêmement fertiles,
ils aimoient la guerre & le brigandage, ils étoient
prefque toujours à cheval ou fur leurs Chariots,
& erroient dans le païs oîi ils étoient enfermés,
ils faifoient bien quelques ravages fur les fron-
tières de Perie & d'Arménie, mais on gardoit ai-
(i) Voyez le magnifique Eloge qu'Ammien Mar-
cellin fait de ce Prince, 1. 25.
ET DE LEUR DECADENCE. 2o5
lement les Portes Cafpiennes, & ils pouvoient
difficilement pénétrer dans la Perfe par ailleurs ;
comme ils (i) n'imaginoient point qu'il fût pof-
fible de traverfer les Palus Meotides, ils ne con-
naifloient pas les Romains, de façon que pen-
dant que d'autres Barbares ravageoient l'Empire,
ils reftoient dans les limites que leur ignorance
leur avoit données.
Quelques-uns ont dit (2) que le limon que le
Tanaïs avoit aporté, avoit formé une efpece de
croûte fur le Bofphore Cimmerien, fur laquelle
ils avoient palTé ; d'autres (3), que deux jeunes
Scythes pourfuivant une biche qui traverfa ce
bras de mer, le traverferent aulîi, ils furent
étonnés de voir un nouveau Monde, & retour-
nant dans l'ancien ils aprirent à leurs Compa-
triotes (4) les nouvelles Terres, & fi j'ofe me fer-
vir de ce terme, les Indes qu'ils avoient décou-
vertes.
D'abord des Armées innombrables de Huns
(i) Procope, Hijloire mêlée.
(2) Zofime, 1. 4.
(3) Jornandes, de rébus Geticis. Hijl, mêlée de Pro-
cope.
(4) Voyez Sozomene, 1. 6.
2o'3 De la Grandeur des Romains,
paflèrent, & rencontrant les Gots les premiers,
les chafferent devant eux ; il fembloit que ces
Nations fe précipitafTent les unes fur les autres,
& que l'Afie pour pefer fur l'Europe eût acquis
un nouveau poids.
Les Gots eflrayés fe préfenterent fur les bords
du Danube, & les mains jointes demandèrent
une retraite. Les (i) flateurs de Valens faifirent
cette occafion, & la lui repréfenterent comme
une Conquête heureufe d'un nouveau Peuple
qui venoit deffendre l'Empire, & l'enrichir.
Valens ordonna qu'ils paiïeroient fans ar-
mes (2), mais pour -de l'argent fes officiers leur
en lailTerent tant qu'ils voulurent; il leur fit
diflribuer des terres, mais à la différence des
Huns, les Gots (3) n'en cultivoient point ; on
(i) Ammien Marcellin, 1. 2y.
(2) De ceux qui avoient reçu ces ordres celui-ci
conçut un amour infâme, celui-là fut épris de la
beauté d'une femme Barbare & devint efclave d'une
femme efclave, les autres furent corrompus par des
prefens, des habits de lin & des couvertures brodées
de franges, on n'eut ti autre foin que de remplir fa
maison d'efclaves & fes fermes de bétail. Hijloire de
Dexipe.
(3) Voyez l'Hiftoire Gotique de Prifcus où cette
différence efl bien établie.
ET DE LEUR DeCADENCE. 7.0J
les priva même du bled qu'on leur avoit promis;
ils mouroient de faim, & ils étoient au milieu
d'un païs riche, ils étoient armes, & on leur fai-
loit des injuftices. Ils ravagèrent tout depuis
le Danube jufqu'au Bofphore, exterminèrent
Valens & fon Armée, & ne repafferent le Da-
nube que pour abandonner l'affrcufe (i)folitude
qu'ils avoient faite. .
On demandera peut-être comment des Nations qui
ne cultivoient point les Terres pouvoient devenir fi
puilïantes, tandis que celles de l'Amérique font fi
petites? C'est que les Peuples pafieurs ont une fub-
fiftance bien plus affurée que les Peuples chafTeurs.
II paroît par Ammien Marcellin que les Huns dans
leur première demeure ne labouroient point les
champs, ils ne vivoient que de leurs troupeaux dans
un païs abondant en pâturages & arrosé par quantité
de fleuves, comme font encore aujourd'hui les petits
Tartares qui habitent une partie du niême païs. Il
y a apparence que les Peuples depuis leur départ
ayant habité des lieux moins propres à la nourri-
ture des troupeaux commencèrent à cultiver les
terres.
(i) Voyez Zofime, 1. 4; voyez aulTi Dexipe dans
l'extrait des AmbalTades de Conftantin Porphyro-
genete.
CHAPITRE XVIII.
Nouvelles Maximes prifes par les Romains.
P uELQUEFoisla làchcté des Empe-
reurs, fou^ent la foibleffe de T Em-
pire firent que l'on chercha à ap-
paifer par de l'argent les Peuples
qui menaçoient d'envahir. Mais la paix ne peut
point s'acheter, parce que celui qui la vendue,
n'en efl que plus en état de la faire acheter en-
core.
Il vaut mieux courir le rifque de faire une
guerre malheureufe, que de donner de l'argent
pour avoir la paix ; car on rcfpecle toujours un
Prince, lorfqu'on fait qu'on ne le vaincra'qu'a-
près une longue refiftance.
D'ailleurs ces fortes de gratifications fe chan-
geoient en tributs, & libres au commencement
14
2IO De la Grandeur des Romains,
devenoient néceflaires ; elles furent regardées
comme des droits acquis, & lorfqu'un Empereur
les refufa à quelques Peuples, ou voulut donner
moins, ils devinrent de mortels Ennemis. Entre
mille exemples l'Armée que Julien (i) mena
contre les Perfes fut pourfuivie dans fa retraite
par des Arabes à qui il avoit refufé le tribut ac-
coutumé; & d'abord après fous l'Empire de Va-
LENTiNiEN (2) ks Allemaus, à qui on avoit offert
des prefens moins confidérables qu'à l'ordinaire,
s'en indignèrent, & ces Peuples du Nord déjà gou-
vernés par le point d'Honneur, fe vangerent de
cette infulte prétendue par une cruelle guerre.
Toutes ces Nations qui entouroient l'Empire
en Europe & en Afie, abforberent peu à peu les
richefles des Romains, & comme ils s'étoient
agrandis parce que l'or & l'argent de tous les
Rois étoient portés chez eux (3), ils s'affoiblirent
(i) Amniien Marcellin, 1. 25.
(2) Ammien Marcellin, 1. 26.
{'5) « Vous voulez des richelTes, difoit un Empe-
reur à fon Armée qui murmwoit, » Voilà le pais de
« Perfe, allons-en chercher, croyez-moi, de tant de
« threfors que poffedoit la République Romaine, il
« ne refte plus rien, & le mal vient de ceux qui ont
« apris aux Princes à acheter la paix des Barbares,
ET DE LEUR DeCADENCE.
parce que leur or & leur argent fut porté chez
les autres.
Les fautes que font les hommes d'Etat ne font
pas toujours libres, fouvent ce font des fuites
néceflaires de la fituation où l'on efl, & les in-
convéniens ont fait naître les inconveniens.
La Milice, comme on a déjà vu, étoit devenue
très à charge à l'Etat, les Soldats avoient trois
fortes d'avantages, la paye ordinaire, la récom-
penfe après le fervice, & les libéralités d'accident
qui devenoient fès-fouvent des droits pour des
gens qui aveient le Peuple & le Prince entre
leurs mains.
L'impuiflance où Ton fe trouva de payer ces
charges fit que l'on prit une Milice moins chère.
On fit des Traités avec des Nations Barbares qui
n'avoient ni le luxe des Soldats Romains, ni le
même efprit, ni les mêmes prétentions.
Il y avoit une autre commodité à cela : comme
les Barbares tomboient tout à coup fur un pais,
« nos Finances l'ont épuifées, nos Villes détruites,
« nos Provinces ruinées. Un Empereur qui ne con-
« noit d'autres biens que ceux de l'âme, n'a pas honte
« d'avouer une pauvreté honnête. Amtn. Marcell,
a 1. 24. »
2 12 De la Grandeur des Romains,
n'y ayant point chez eux de préparatifs après la '
refolution de partir, il étoit difficile de faire des
levées à temps dans les Provinces. On prenoit
donc un aulre corps de Barbares toujours prêt à
recevoir de l'argent, à piller & à fe battre. On
étoit fervi pour le moment, mais dans la fuite,
on avoit autant de peine a réduire les auxiliaires
que les ennemis.
Les premiers Romains ne mettoient point dans
leurs Armées un plus grand nombre de troupes
(i) auxiliaires que de Romaines, & quoique leurs
Alliés fuflént proprement des Sujets,, ils ne vou-
loient point avoir pour Sujets des Peuples plus
belliqueux qu'eux-mêmes.
Mais dans les derniers temps, non feulement
ils n'obferverent pas cette proportion des troupes
auxiliaires ; mais même, ils remplirent de Sol-
dats Barbares les Corps de troupes nationales.
Ainfi ils établiflbient des ufages tout con-
traires à ceux qui les avoient rendus maîtres de
tout : & comme autrefois leur Politique conf-
tante fut de fe referver l'Art militaire & d'en
(i) Celt une obfervatioii de Vegece, &. il paroît par
Tite-Live que h le nombre des auxiliaires excéda
quelquefois, ce fut de bien peu.
ET DE LEUR DeCADENCE.
priver lous leurs voifins, ils le détruifoient pour
lors chez eux, & l'ctablilloient chez les autres.
Voici en un mot rHiftoire des Romains, ils
vainquirent tous les Peuples par leurs Maximes;
mais lorfqu'ils y furent parvenus, leur Répu-
blique ne put fubfifter ; il falut changer de Gou-
vernement ; & des maximes contraires aux
premières employées dans ce Gouvernement
nouveau, firent tomber leur Grandeur.
Ce n'eft pas la Fortune qui domine le Monde,
on peut le demander aux Romains qui eurent Tantilejl.c;)-
une fuite continuelle de profperités quand ils fe ''"'« que tout les
; TT ~- i ô r"777! événements ont
gouvernèrent lur un certain plan, & une luite
\ ; ; — - — — — —— leurs raifons en
non interrompue de revers lorlqu ils le condui- * . ,
1 2 ce qui les a pr:-
firent fur un autre. Il y a des caufes générales, ceJé-.
foit morales, foit phyfiques, qui agiffent dans
chaque Monarchie, l'élevent, la maintiennent,
ou la précipitent; tous les accidens font fournis
à ces caufes, & fî le hazard d'une bataille, c'eft-
à-dire une caufe particulière, a ruïné un Etat, il
y avoit une caufe générale, qui faifoit que cet
Etat devoit périr par une feule bataille : en un
mot l'allure principale entraîne avec elle tous les
accidens particuliers.
Nous voyons que depuis près de deux fiecles.
2 14 De la Grandeur des Romains,
les troupes de terre de Dannemarc ont prefque
toujours été batues par celles de Suéde ; il faut
qu'independemment dix courage des deux Na-
tions & du fort des armes, il y ait dans le Gou-
vernement Danois militaire ou civil un vice in-
térieur qui ait produit cet effet, & je ne le crois
point difficile à découvrir.
Enfin les Romains perdirent leur Difcipline
militaire, ils abandonnèrent jufqu'à leurs propres
armes. Vegece ( i ) dit que les Soldats les trouvant
trop pefantes ils obtinrent de l'Empereur Gra-
TiEN de quitter leur cuirafle & enfuite leur
cafque, de façon qu'expofés aux coups fansdé-
fenfe ils ne fongerent plus qu'à fuir.
Jl ajoute qu'ils avoient perdu la coutume de
fortifier leur camp, & que par cette négligence
leurs Armées furent enlevées par la Cavalerie
des Barbares.
Les Romains parvinrent à commander à tous
les Peuples, non feulement par l'art de la guerre,
mais aufli par leur prudence, leur fagefl'e, leur
confiance, leur amour pour la gloire & pour la
patrie. Lorfque fous les Empereurs toutes ces
(i) De re militari, 1. i, c. lo.
KT DE LEUR Décadence. 2i5
vertus s'évanouirent, l'Art militaire leur reita,
avec lequel, malgré la foiblelTe & la tyrannie de
leurs Princes, ils conferverent ce qu'ils avoient
acquis : mais lorfque la corruption fe mit dans
la Milice même, ils devinrent la proye de tous
les Peuples.
Un Empire fondé par les armes a befoin de fe
foutenir par les armes : mais comme lorfqu'un
Etat efl dans le trouble, on n'imagine pas com-
ment il peut en fortir, de même lorfqu'il eft en
paix & qu'on refpecle fa puiflance, il ne vient
point dans l'efprit comment cela peut changer,
il néglige donc la Milice dont il croit n'avoir
rien à efpércr & tout à craindre, & fouvent
môme il cherche à l'affoiblir.
C'étoit une règle inviolable des premiers Ro-
mains, que quiconque avoit abandonné fonpofte,
ou laiflé fes armes dans le combat étoit puni de
mort. Julien & Val en ti ni en avoient à cet
égard rétabli les anciennes peines, mais les Bar-
bares pris à la folde des Romains (i), accoutumés
à faire la guerre comme la font aujourd'hui les
(i) Ils ne vouloient pas s'alTujetir aux travaux des
Soldats Romains. Voyez Ammien Marcellin, 1. i8,
qui dit comme une chofe extraordinaire qu'ils s'y
2 I C) D E L A G R A N D E U R H E S R O M A I N S ,
Tartares, à fuir pour combatre encore, à cher-
cher le pillage plus que l'honneur, étoient inca-
pables d'une pareille Difcipline.
Telle étoitla Difcipline des premiers Romains
qu'on y avoit vu des Généraux condamner à
mourir leurs enfans pour avoir fans leur ordre
gagné la victoire : mais quand ils furent mêlés
parmi les Barbares, ils y contractèrent un efprit
d'indépendance qui faifoit le caractère de ces
Nations ; & fi l'on lit les guerres de Belifaire
contre les Gots, on verra un Général prefque
toujours défobéi par fes Officiers.
Sylla & Sertorius dans la fureur des guerres
civiles aimoient mieux périr que de faire quelque
chofe dont Mitkridate put tirer avantage;
mais dans les temps qui fuivirent, dès qu'un
Miniflre (i) ou quelque Grand crut qu'il impor-
foumirent en une occafion pour plaire à Julien qui
vouloit mettre des Places en état de deflenfe.
(i) Cela n'étoit pas étonnant dans ce mélange avec
des Nations qui avoient été errantes, qui ne connoif-
foient point de patrie, & où souvent des Corps en-
tiers de troupes prenoient part pour l'ennemi qui
les avoit vaincus contre leur Nation même. Voyez
dans Procope ce que c'étoit que les Gots fous Vi-
tigès.
ET DE LEUR Décadence. 217
toit à fou avarice, à fa vangeance, à fon ambi-
tion de faire entrer les Barbares dans l'Empire,
i-l le leur donna d'abord à ravager.
Il n'y a point d'Etat où l'on ait plus befoin de
tributs que dans ceux qui s'affoiblilïent, de forte
que l'on eft obligé d'augmenter les charges à
mefure que l'on eft moins en état de les porter
bientôt ; dans les Provinces Romaines, les tributs
devinrent intolérables.
Il faut lire dans (i) Salvien les horribles exac-
tions que l'on faifoit fur les Peuples. Les Citoyens
pourfuivis par les traitans n'avoient d'autre ref-
fource que de fe réfugier chez les Barbares, ou
de donner leur liberté au premier qui la vouloit
prendre.
(2) Ceci fervira à expliquer dans notre Hiftoire
Françoife cette patience avec laquelle les Gaulois
fouffrirent la révolution qui devoit établir cette
différence accablante, entre une Nation noble &
(i) Voyez tout le 5. livre De Gubernatione Dei.
Voyez auffi dans l'Ambaffade écrite par Prifcus le
Difcours d'un Romain établi parmi les Huns fur la
félicité dans ce pais-là.
(z) Les Barbares n'introduifirent guère rien qui
n'eût été plus cruellement exercé avant eux. Voyez
encore Salvien, 1. 5.
2iS Dk la Grandeur des Romains, etc.
une Nation roturière ; une Nation qui fe refer-
voit la Liberté & l'exercice des armes, & une
autre deftinée par la loi de fa fervitude à cultiver
les champs, auxquels chaque Particulier devoir
être attaché pour jamais.
\^;>^^,^^
hm.
iPjjaj,
CHAPITRE XIX.
I. Grandeur d' Attila. 2. Caiife de TEta-
blij/ement des Barbares. 3. Raifons pour-
quoi l'Empire d'Occident fut le premier
abbattu.
OMME dans le temps que l'Empire
'f^ s'afibibliflbit, la Religion Chrc-
/Av^'i:^'/!^ tienne s'établilloit, les Chrétiens
'^'^ reprochoient aux Payens cette dé-
cadence, & ceux-ci en demandoient compte à la
Religion Chrétienne; les Chrétiens (i) difoient
que DiocLETiEN avoir perdu l'Empire en s'af-
fociant trois Collègues, parce que chaque Empe-
reur vouloit faire d'auffi grandes dépenfes & en-
tretenir d'aufli fortes Armées que s'il avoit été
(\) Lactancc, de la mort des Perfcciiteurs.
220 De la Grandeur des Romains,
I
On trouvera fg^l ; que par-là le nombre de ceux qui rece-
gue dans les ,.^- „» > „ T '■ '■ ; T
soient n étant pas proportione au nombre de
Etats les mieux ' — ^
réglé; le nombre ^^"^ q^i donnoient. les charges devmrent Ti
de ceux qui re- gf^^des que les Terres furent abandonnées par
foivent n'eji pas les Laboureurs & fe changèrent en forêts; les
p-oporcioné à Payens au contraire ne ceflbient de crier contre
\ qui don- un Culte nouveau inouï jufqu'alors ; & comme
7 „ autrefois dans Rome floriflante on attribuoit les
L'eft que les
mes font inté- 'iebofdemens du Tybre & les autres effets de la
/l's, avares & Nature à la colère des Dieux, de même dans
>.iigues. Rome mourante on imputoit les malheurs à un
nouveau Culte. & au renverfement des anciens
Autels.
Ce fut le Préfecl Symmaque, qui dans une
, Lettre écrite (ij aux Empereurs au fujet de
l'Autel de la Vicloire, fit le plus valoir contre la
Religion Chrétienne des raifons populaires &
par conféquent très-capables de feduire.
Quelle chofe peut mieux nous conduire à la
connoifTance des Dieux, difoit-il, que l'expé-
rience de nos profperités paflees ? Nous devons
être fidèles à tant de fiecles & fuivre nos Pères
qui ont fuivi fi heureufement les leurs. Penfez
(i) Lettres de Simmaque. 1. lo. L; 34.
ET DE LEUR DeCADENCE. 221
que Rome vous parle &vous dit : Grands Princes,
Pères de la Patrie, refpeclez mes années pendant
lefquelles j'ai toujours observé les Cérémonies
de mes Ancêtres. Ce Culte a fournis l'Univers à
mes Loix. C'eft par-là qu'AwNiBAL a été re-
poussé de mes murailles, & que les Gaulois l'ont
été du Capitole. C'eft pour les Dieux de la
Patrie que nous demandons !a paix, nous la de-
mandons pour les Dieux Indigetes. Nous n'en-
trons point dans des difputes qui ne conviennent
qu'à des gens oififs, & nous voulons offrir des
prières & non pas des combats.
Trois Auteurs célèbres répondirent à Symma-
que. Orofe compofa fon Hiftoire pour prouver
qu"il y avoit toujours eu dans le monde d'aulTi
grands malheurs que ceux dont fe plaignoient
les Payens. Saîvien fit fon Livre (i) où il fou-
tint que c'étoient les déreglemens des Chrétiens
qui avoient attiré les ravages des Barbares, &
faint (2) Auguftin fit voir que la Cité du Ciel
étoit différente de cette Cité de la Terre, oii les
anciens Romains pour quelques vertus humaines
(O Du Gouvernement de Dieu.
(2) De la Cité de Dieu.
2 22 De la Grandeur des Romains,
avoient reçu des recompenfcs aulTi vaines que
ces vertus.
Nous avons dit que dans les premiers temps la
Politique des Romains fut de divifer toutes les
PuilTances qui leur faifoient ombrage; dans la
fuite ils n'y purent réuflir. 11 falut souffrir
qu'AxTiLA fournît toutes les Nations du Nord,
il s'étendit depuis le Danube jufqu'ati Rhein,
détruifit tous les Forts & tous les Ouvrages qu'on
avoit faits fur ces fleuves & rendit les deux Em-
pires tributaires.
Theodose, difoit-il (i) infolemment, efl fils
d'un père très-noble aufTi bien que moi ; mais en
me payant le tribut il ell déchu de fa nobleflfe, &
ell devenu mon efclave, il n'eft pas jufle qu'il
dreffe des embûches à fon Maître, comme un
efclave méchant.
11 ne convient pas à l'Empereur, difoit-il dans
une autre occafion, d'être menteur, il a promis
à un de mes Sujets de lui donner en mariage la
fille de Saturnilus, s'il ne veut pas tenir fa pa-
role, je lui déclare la guerre; s'il ne le peut pas
(i) Hiltoire Gottique & Relation de l'AmbiilT. écrite
par Prifjus. C'étoit Theodofe le jeune.
ET DE LEUR DkCADENCE. 223
& qu'il foit dans cet état qu'on oie lui delbbéir,
je marche à fon fecours.
Il ne faut pas croire que ce filt par modération
qu'ATTiLA laifla fubfifter les Romains, il fuivoit
les mœurs de fa Nation qui le portoient à fou-
mettre les Peuples, & non pas à les conquérir.
Ce prince dans fa Maifon de bois où nous le re-
prefente Prifcus (i), Maître de toutes les Nations
Barbares, & en (2) quelque façon de prefque tou-
tes celles qui étoient policées étoit un des grands
Monarques dont l'Histoire ait jamais parlé.
On voyoit à fa Cour les Ambafladeurs des Ro-
mains d'Orient, & de ceux d'Occident, qui ve-
noient recevoir fes Loix ou implorer fa clémence;
tantôt il demandoit qu'on lui rendît les Huns
transfuges, ou les efclaves Romains qui s'étoient
évadés; tantôt il vouloit qu'on lui livrât quelque
Miniftre de l'Empereur : il avoit mis fur l'Empire
d'Orient un tribut de deux mille cent livres d'or,
il recevoit les apointemens de Général (îes Ar-
(t) Hilt. Gottique : Hœ fedes Régis Barbariem
totam tenentis hœc captis Civitatibus habitacula prce-
ponebat. Jornandes de Reb. Geticis.
(2) Il paroît par la Relation de Prifcus qu'on pen-
foit à la Cour d'Attila à foumettre encore les Pcrfes.
224 C*E LA Grandeur des Romains,
mées Romaines, il envoyoit à Conftantinople,
ceux qu'il vouloit recompenfer afin qu'on les
comblàtde biens, faifant un trafic continuel de la
fraveur des Romains.
Il (i) éioit craint de les Sujets, & il ne paroît
pas qu'il en fût haï. Prodigieufement fier et ce-
pendant rufé, ardent dans fa colère, mais fâchant
pardonner ou différer la punition fuivant qu'il
convenoit à fes intérêts, ne faifant jamais la
guerre quand la paix pouvoit lui donner aflez
d'avantages, fidèlement fervi des Rois même qui
étoient fous fa dépendance, il avoit gardé pour
lui feul l'ancienne fimplicité des moeurs des
Huns : du refle on ne peut guère louer fur la
bravoure le Chef d'une Nation où les enfans en-
iroient en fureur au récit des beaux faits d'armes
de leurs pères, & où les pères verfoient des lar-
mes parce qu'ils ne pouvoient pas imiter leurs
enfans.
Après fa mort toutes les Nations Barbares fe
rediviferent, mais les Romains étoient fi foibL's
qu'il n'y avoit pas de fi petit Peuple qui ne pût
leur nuire.
(i) 11 faut conlulter fur le caractère de ce Prince &
les mœurs de fa Cour, Jornandes & Prifcus.
ET DE LEUR DeCADENCE.
Ce ne fut pas une certaine invafion qui perdit
l'Empire, ce furent toutes les invafions depuis
celle qui fut fi générale fous Ga llus ; il fembla
rétabli parce qu'il n'avoit point perdu de terrein,
mais il alla de degrés en degrés de la décadence
à fa chute jufqu'à ce qu'il s'afaifla tout à coup
fous ArCADIUS & HONORIUS.
En vain on avoit rechafïe les Barbares dans
leur pais, ils y feroient tout de même rentrés
pour y raporter leurs dépouilles. En vain on les
extermina, les (i) Villes n'étoient pas moins fac-
cagées, les villages brûlés, les familles tuées ou
difperfées.
Lorfqu'une Province avoit été ravagée, les
Barbares qui fuccedoient n'y trouvant plus rien,
dévoient paiïer à une autre. On ne ravagea au
commencement que laThrace,la Myfie, la Pan-
nonie; quand ces Pays furent dévaftés, on ruina
la Macédoine, la Theflalie, la Grèce ; de là il
falut aller aux Noriques ; l'Empire, c'elt à dire.
(i) C'étoit une Nation bien deftrudrice que celle des
Gots, ilsavoient détruit tous les Laboureurs dans la
Thrace & coupé les mains à tous ceux qui menoient
les chariots. Hijl. By^^ant. de Malchus dans l'extrait
des Ambalî.
i5
220 De la Grandeur des Romains,
le pays habité, fe retreciflbit toujours, & l'Italie
devenoit Frontière.
La raifon pourquoi il ne fe fit point fous
Gallus & Gallien, d'établiffement de Bar-
bares, c'eft qu'ils trouvoient encore de quoi piller.
Ainfi lorfque les Normans, images des Conque-
rans de l'Empire, eurent^ pendant plufieurs fic-
elés, ravagé la France, ne trouvant plus rien à
prendre ils acceptèrent une Province qui étoit
entièrement deferte, & fe la partagèrent.
La Scythie dans ces temps-là étant prefque (i)
toute inculte, les Peuples y étoient fujets à des
famines fréquentes, ils fubfiftoient en partie par
un commerce avec les (2) Romains qui leur por-
toient des vivres des Provinces voifines du Da-
nube. Les Barbares donnoient en retour les cho-
fes qu'ils avoient pillées, les prifonniers qu'ils
(i) Les Gots, comme nous l'avons dit, ne cultivoient
point la terre.
Les Vandales les appelloient Trulles du nom d'une
petite mefure, parce que dans une famine, ils leur
vendirent fort cher une pareille mefure de bled.
Olympiodore dans la Bibliothèque de Photius, I. 3o.
(2) On voit dans l'Hiftoire de Prifcus qu'il y avoit
des marchés établis, par les Traités, fur les bords
du Danube.
ET DE LEUR DeCADENCE. 227
avoient faits, l'or & l'argent quïls recevoient
pour la paix. Mais (i) lorfqu'on ne peut plus
leur payer des tributs allez forts pour les faire
fubfiftcr, ils furent forcés de s'établir.
L'Empire d'Occident fut le premier abattu : en
voici les raifons.
Les Barbares ayant paffé le Danube, trou-
voient à leur gauche le Bofphore, Conftantino-
ple & toutes les forces de l'Empire d'Orient qui
les arrêtoient, cela faifoit qu'ils fe tournoient à
main droite du côté de l'Illyrie & fe pouflbient
vers l'Occident. Il fe fit un reflux de Nations &
un tranfport de Peuples de ce côté-là; les partages
de l'Asie étant mieux gardés, tout refouloit vers
l'Europe, au lieu que dans la première invafion
les forces des Barbares fe partagèrent.
L'Empire ayant été réellement (2) divifé, les
(i) Quand les Gots envoyèrent prier Zenon de
recevoir dans fon alliance Theudei-ic fils de Triarius,
aux conditions qu'il avoit accordées à Theuderic fils
de Balamer le Sénat confulté répondit que les re-
venus de l'Etat n'étoient pas fuffifans pour nourrir
deux Peuples Gots & qu'il falloit -choifir de l'amitié
de l'un des deux. Hijl. de Malchiis dans l'extrait des
AmbatTades.
(2) Cette divifion de l'Adminillration de l'Empire
228 De la Grandeur des Romains,
Empereurs d'Orient qui avoient des alliances (i)
avec les Barbares ne voulurent pas les rompre
pour fecourir ceux d'Occident ; & comme ceux-
ci (2) n'avoient point de forces de mer qui étoient
toutes en Orient, en Egypte, Chypre, Phénicie,
lonie, Grèce, feuls pays où il y avoit alors quel-
que commerce, les Vandales (3) & d'autres Peu-
ples attaquèrent les côtes d'Occident partout.
Les Orientaux firent bien pis; voulant fe fou-
lager des Barbares, ils les engagèrent à aller por-
ter leurs conquêtes en Occident. Ainfi Zenon
pour fe défaire de Theodoric le perfuada d'aller
attaquer l'Italie, qu'Alaric avoit déjà ravagée.
Rome étoit, pour ainfi dire, une Ville fans
fut très préjudiciable aux affaires des Romains d'Oc-
cident, dit Prisfcus, 1. 2.
(i) Honorius apprit que les Vifigots, après avoir
fait alliance avec Arcadius, e'toient entrés en Occi-
dent; il s'enfuit à Ravenne. Procope, de la Guerre
des Vandales.
(2) Ayant demandé une Armée navale aux Romains
d'Orient, ceux-ci les retuferent à caufe de leur al-
liance avec Genferic. Prifcus, 1. 2.
(3; Il vint une Ambaflade à Conftantinople de la
part des Italiens pour faire favoir qu'il étoit impof-
fible que les affaires fe foûtinfTent fans une reconci-
linatio avec les Vandales. Prifcus, 1. 2.
ET DE LEUR DeCADENCE. 229
défenfe, elle pouvoir être aifément affamée, l'é-
tendue de fes murailles faifoit qu'il étoit très-
difficile de les garder; comme elle étoit fituée
dans une plaine, on pouvoit aifément la forcer,
d'ailleurs il n'y avoir point de reffources dans le
Peuple qui en étoit extrêmement diminué, de
façon que les Empereurs furent obligés de fe
retirer à Ravenne, Ville autrefois défendue par
la Mer, comme Venise l'eft aujourd'hui. Le
Peuple Romain prefque toujours abandonné de
fes Souverains, commença à le devenir & à faire
des Traités (i) pour fa confervation ; ce qui eft
le moyen le plus légitime d'acquérir la Souve-
raine puiffance.
Telle fut la fin de l'Empire d'Occident. Rome
s'éloit agrandie parce qu'elle n'avoit eu que
des guerres fuccelTives, chaque Nation par un
bonheur inconcevable, ne l'attaquant que quand
(i) Du tems d'Honorius, Alaric qui affiegeoit
Rome, obligea cette Ville à prendre fon alliance
même contre l'Empereur qui ne put s'y oppofer. Pro-
cope. Guerre des Gots, 1. i. Voyez Zojîme, 1. 6.
L'Armorique & la Bretagne fe voyant abandonnées
commencèrent auiïî à vivre fous leurs propres Loix.
Voyez Zofime, l. 6.
■3o De la Grandeur des Romain
s, ETC.
l'autre avoit été ruinée. Rome fat détruite parce
que toutes les Nations l'attaquèrent à la fois &
pénétrèrent par-tout.
CHAPITRE XX.
I. Des Conquêtes de Justinien.
2. De/on Gouvernement.
OMME tous ces Peuples entroient
pêle-mêle dans l'Empire, ils s'in-
commodoient réciproquement, &
toute la Politique de ces tems-là
fut de les armer les uns contre les autres, ce qui
étoit aifé, à caufe de leur férocité &. de leur ava-
rice ; ils s'entredétruifirent pour la plupart
avant d'avoir pu s'établir, & cela fit que l'Empire
d'Orient fubfîfta encore du tems.
D'ailleurs le Nord s'épuifa lui-même, & l'on
n'en vit plus fortir ces Armées innombrables qui
parurent d'abord : car après les premières inva-
fions des Gots & des Huns, furtout depuis la
2 32 De la Grandeur des Romains,
mort d'Attila, ceux-ci & les Peuples qui les fui-
virent, attaquèrent avec moins de forces.
Lorfque ces Nations qui s'étoient aflèmblées
en Corps d'Armée fe furent difperfées en Peuple,
elles s'affoiblirent beaucoup : répandues dans les
divers lieux de leur conquête, elles furent elles-
mêmes expofées aux invafions.
Ce fut dans ces circonftances que Justinien
entreprit de reconquérir l'Afrique & l'Italie &fit
ce que nos François exécutèrent aufli heureufe-
ment contre les Vifigots, les Bourguignons, les
Lombards & les Sarrafins.
Lorfque la Religion Chrétienne fut apportée
aux Barbares, la Secle Arienne étoit en quelque
façon dominante dans l'Empire. Valens leur
envoya des Prêtres Ariens qui furent leurs pre-
miers Apôtres. Or dans l'intervalle qu'il y eut
entre leur converfion & leur établiffement, cette
Secle fut en quelque façon détruite chez les Ro-
mains; ce qui fit que les Barbares Ariens ayant
trouvé tout le païs Orthodoxe, n'en purent jamais
gagner l'affection, & qu'il fut facile aux Empe-
reurs de les troubler.
D'ailleurs ces Barbares dont l'art & le génie
n'étoit guère d'attaquer les Villes, & encore
ET DE LEUR Décadence. 233
moins de les défendre en lailîerent tomber les
murailles en ruine. Procope nous apprend que
Belifaire trouva celles d'Italie en cet état ; pour
celles d'Afrique, elles avoient été démantelées
par Genferic (i) dans l'idée de s'aflurer des habi-
tans.
La plupart de ces Peuples du Nord établis
dans les Pais du Midi en prirent d'abord la
moleffe & devinrent incapables des fatigues de
la guerre ; (2) les Vandales languifToient dans la
volupté, une table délicate, des habits efféminés,
des Bains, la Mufique, la Danfe, les Jardins, les
Théâtres leur étoient devenus nécefTaires.
Ils ne (3) donnoient plus d'inquiétude aux
Romains, dit (4) Malchus, depuis qu'ils avoient
ceflë d'entretenir les Armées que Genferic tenoit
toujours prêtes avec lefquelles il prévenoit fes
ennemis & étonnoit tout le monde par la facilité
de fes entreprifes,
La Cavalerie des Romains & des (5) Huns
(i) Procope, Guerre des Vandales, 1. i.
(2) Procope, Guerre des Vandales, 1. 2.
(3) Du temps d'Honoric.
(4) Hijl. By^ant, dans l'extrait des Ambaff.
(5) Jultinien tira de grands fervices des Huns Peu-
234 ÎDe la Grandeur des Romains,
leurs auxiliaires ctoit très-exercée à tirer de
l'arc : mais celle des Gots (i) & des Vandales ne
fe fervoit que de l'épée & de la lance & ne pou-
voit combattre de loin, c'efl (2) à cette différence
que Belifaire attribuoit une partie de fes fuccès.
JusTiNiEN ne put équiper contre les Vandales
que cinquante vaiffeaux, & 'quand Belifaire dé-
barqua il n'avoit que cinq mille (3) Soldats.
pics dont étoient fortis les Parthes & qui combat-
toient comme eux : depuis qu'ils eurent perdu leur
puiffance par les divifions que le grand nombre des
enfans d'Attila fit naître, ils fervirent les Romains en
qualité d'auxiliaires & formèrent leur meilleure Ca-
valerie. Toutes ces Nations Barbares fe diitinguoient
chacune par leur manière particulière de combattre
& de s'armer; les Gots & les Vandales étoient redou-
tables l'épée à la main, les Huns étoient des Archers
admirables, les Sueves de bons hommes d'Infanterie,
les Alains étoient pefamment armés, & les Herules
étoient une troupe légère.
(i) Voyez Procope, Guerre des Vandales, 1. i, & le
même Auteur Guerre des Gots, l. i. Les Archers Gots
étoient à pied, ils étoient peu inltruits.
(2) Les Romains a3'ant lailTé affoiblir leur Infan-
terie mirent toute leur force dans leur Cavalerie,
d'autant mieux qu'il falloit qu'ils fe portafTent promp-
tement de tous côtés pour arrêter les incurfions des
Barbares.
(3) Procope, Guerre des Gots, 1. 2.
ET DE LEUR Décadence. 235
C'ctoit une entreprile bien hardie, & Léon, qui
avoir autrefois envoyé contre eux une Flotte
compofée de tous les Vaifleaux d'Orient fur
laquelle il avoit cent mille hommes, n'avoit pas
conquis l'Afrique & avoit penfé perdre l'Empire.
Ces grandes Flottes, non plus que les grandes
Armées de terre, n'ont gueres jamais réuffi ;
comme elles épuifent un état, fi l'expédition efl
longue, ou que quelque malheur leur arrive,
elles ne peuvent être fecourues, ni reparées ; fi
une partie fe perd, ce qui refte n'elt rien, parce
que les Vaifleaux de guerre, ceux de tranfport,
la Cavalerie, l'Infanterie, les munitions, enfin
chaque partie dépend du tout enfemble ; la len-
teur de l'entreprife fait qu'on trouve toujours des
ennemis préparés, outre qu'il efl rare que l'ex-
pédition fe faflé jamais dans une faifon com-
mode, on tombe dans le tems des orages, tant
de chofes n'étant prefque jamais prêtes que quel-
ques mois plus tard qu'on ne fe l'étoit promis.
Belifaire envahit l'Afrique, & ce qui lui fervit
beaucoup, c'eft qu'il tira de Sicile beaucoup de
provifîons en conféquence d'un Traité fait avec
Amalasonte Reine des Gots. Lorfqu'il fut en-
voyé pour attaquer l'Italie, voyant que les Gots
236 De la Grandeur des Romains,
tiroientleur fubliftance de la Sicile, il commença
par la conquérir, & par là il affama fes ennemis
& fe trouva dans l'abondance de toutes chofes.
Belifaire prit Carthage, Rome & Ravenne, &
envoya les Rois des Gots & des Vandales captifs
à Conftantinople où l'on vit après tant de tems
les anciens (i) triomphes renouvelles.
On peut trouver dans les qualités de ce grand
homme (2) les principales caufes de fes fuccès.
Avec un Général qui avoit toutes les maximes
des premiers Romains, il fe forma une Armée
telle que les anciennes Armées Romaines.
NB. Ilejl bien Les grandes vertus fe cachent ou fe perdent
iijicille de confi- ordinairement dans la fervitude, mais le Gouver-
'ier le defir de : ■ — r
, . , nement tvrannique de J usTiNiEN ne put oppn-
a gloire avec le : i . 1_! —
oiic de la fervi- '^^'" ^^ grandeur de cette ame ni la fuperiorité
iide, & de pcti- de ce génie.
•ér à s'élever L'Eunuque Narfès fut encore donné à ce règne
orfqii'on eji o- ^^^^ j^ ,.gj^jj.g iHuf^re. Elevé dans le Palais il
avoit plus la confiance de l'Empereur, car les
Princes regardent toujours leurs Courtifahs
comme leurs plus fidèles Sujets.
(i) Jultinien ne lui accorda que le triomphe de
l'Afrique.
(2) Voyez Suidas à l'Article Be lis aire.
ET DE LEUR Décadence. 237
Mais la mauvaife conduite de Justinien, fes
profufions, fes vexations, fes rapines, fa fureur
de bâtir, de changer, de reformer, fon inconf-
tance dans fes deffeins, un règne dur & foible,
devenu plus incommoJe par une longue vieil-
lefle, furent des malheurs réels, mêlés à des
fuccès inutiles & une gloire vaine.
Ces conquêtes qui avoient pour caufe non la
force de l'Empire, mais de certaines circonf- |:
tances particulières, perdirent tout, pendant
qu'on y occupoit les Armées, de nouveaux Peuples !;
pafTerent le Danube, defolerent l'Illyrie, la Ma-
cédoine, & la Grèce, & les Perfes dans q.uatre
invafions firent à l'Orient des plaves incurables. ||
Plus ces conquêtes furent rapides, moins elles
eurent un établiffement folide, l'Italie & l'Afri-
que furent à peine conquifes qu'il fallut les recon-
quérir.
Justinien avoit pris fur le Théâtre fi) une Tout gouver
femme qui s'y étoit long-tems prollituee, elle le
gouverna avec un empire qui n'a point d'exem-
ple dans les Hifloires, & mettant fans celle dans ^^^ femes.
les atïaires, les palîions & les fantaifies de fon rejfentira ton
(i) L'Impératrice Theodora.
nement ou U
homes ont la le
cheté de mek
t38 De la Grandeur des Romain;
iours de leurs fexe. elle corrompit les victoires, & les fuccès les
oqfions & di leur ^i^^ heureux.
fantaifies.
En Orient, on a de tout tems multiplié l'ufage
des femmes pour leur ôter l'afcendant prodi-
gieux qu'elles ont fur nous, dans ces climats;
mais à Conftantinople, la loi d'une feule femme
donna à ce fexe l'Empire, c'eft-à-dire mit dans
le Gouvernement une foiblelTe naturelle.
Il Le Peuple de Conftantinople étoit de tout
tems divifé en deux factions, celle des Bleus &
' celle des Verds, elles tiroient leur origine de l'af-
fection que Ton prend dans les Théâtres pour
de certain? Acteurs plutôt que pour d'autres ;
'' dans les Jeux du Cirque les Chariots dont les
I Cochers étoient habillés de verd, difputoient le
prix à ceux qui étoient habillés de bleu, & cha-
i cun y prenoit intérêt jufqu'à la fureur.
■< Ces deux factions répandues dans toutes les
'■ Villes de l'Empire étoient plus ou moins fu-
rieufes, à proportion de la grandeur des Villes -,
c'e(t-à-dire de l'oifiveté d'une grande partie du
Peuple.
Mais les divifions toujours néceflaires dans un
Gouvernement républicain pour le maintenir, ne
pouvoient être que fatales à un Gouvernement
ET DE LEUR Décadence. 289
defpotique, parce qu'elles ne pou\ oient produire
que le changement du Souverain, & non le réta-
bliffement des Loix & la ceflation des abus.
JusTiNiEN qui(i) favorisa les Bleus & refuia
toute jullice aux Vcrds, aigrit les deux fadions,
& par conféquent les fortifia.
Elles allèrent jufqu'à anéantir l'autorité des
Magirtrats, les Bleus ne craignoient point les
Loix, parce que l'Empereur les protegeoit contre
elles, les Verds (2) ceflerent de les refpecler,
parce qu'elles ne pouvoient plus les défendre.
Tous les liens d'amitié, de parenté, de devoir,
de reconnoiffance furent ôtés, les ftimilles s'entre-
détruifirent, tout fcelerat qui voulut faire un
crime fut de la fadion des Bleus, tout homme
qui fut volé ou aflafliné fut de celle des Verds.
Un Gouvernement fi peu fenfé étoit encore
plus cruel ; l'Empereur non content de faire à
fes Sujets une injuflicc générale en les acca-
(i) Cette maladie étoit ancienne. Suétone dit que
Caligula attaché à la faction des Verds haïlToit le
Peuple parce qu'il applaudiffoit à l'autre.
(2) Pour prendre une ide'e de l'Efprit de ces tems-là,
il faut voir Theophanès qui raporte une longue con-
verfation qu'il y eut au Théâtre entre les Verds &
l'Empereur.
240 De la Grandeur des Romains,
blant d'impôts exceflifs, les defoloit par toutes
fortes de tyrannies dans leurs affaires particu-
lières.
Je ne ferois point naturellement porté à croire
tout ce que Procope nous dit là-delTus dans fon
Hiftoirefecrete, parce que les Eloges magnifiques
qu'il a fait de ce Prince dans fes autres ouvrages
affoibliffent fon témoignage dans celui-ci, où il
nous le dépeint comme le plus flupide & le plus
cruel des Tyrans.
Mais j'avoue que deux chofes font que je fuis
pour l'Hiftoire fecrete. La première, c'eft qu'elle
eft mieux liée avec l'étonnante foibleffe où fe
trouva cet Empire à la fin de ce Règne & dans
les fuivans.
L'autre elt un monument qui exifte encore
parmi nous, ce font les Loix de cet Empereur,
où l'on voit dans le cours de quelques années la
Jurifprudence varier davantage qu'elle n'a fait
dans les trois cens dernières années de notre
Monarchie.
Ces (i) variations font la plupart fur des chofes
de fi petite importance qu'on ne voit aucune
(i) Voyez les Novelles de Justinien.
ET DE LEUR DeCADENCE. 24 1
raifon qui eût dû porter un Legillateur à les
faire, à moins qu'on n'explique ceci par l'Hif-
toire fecrete, & qu'on ne dife que ce Prince ven-
doit également fes Jugements & fes Loix,
Mais ce qui fit le plus de tort à l'Etat poli-
tique du Gouvernement, fut le projet qu'il con-
çut de réduire tous les hommes à une même
opmion fur les matières de religion dans des
circonftances qui rendoient fon zèle entièrement
indifcret.
Comme les anciens Romains fortifièrent leur
Empire en y laiflant toute forte de Culte, dans
la fuite on le réduifit à rien, en coupant l'une
après l'autre les Secles qui ne dominoient pas.
Ces Secles étoient des Nations entières. Les
unes, après qu'elles avoient été conquifes par les
Romains, avoient confervé leur ancienne Reli-
gion, comme les Samaritains & les Juifs. Les
autres s'étoient répandues dans un pais, comme
les Sectateurs de Montan dans la Phrygie, les
Manichéens, les Sabatiens, les Ariens dans
d'autres Provinces; outre qu'une grande partie
des gens de la Campagne étoient encore Ido-
lâtres, & entêtés d'une Religion groffiere comme
eux-mêmes.
16
242 De i,.v Grandkuk des Romains,
JusTiNiEN qui détruifit ces Sectes par l'épée
ou par fes Loix. & qui les obligeant à fe révolter,
s'obligea à les exterminer, rendit incultes plu-
Tel les font les fieurs Provinces, il crut avoir augmenté le
fuites fioiejtes nombre des fidèles, il n'avoit fait que diminuer
d'un fau -.elle, celui des hommes.
Illc fait oublier ^^I , 1 ] n. i-
Procope nous apprend que par la deltruction
l'humanité qui
, , , , des Samaritains, la Paleftine devint déferte, & ce
de toute les ver- ' '
tîts ejt la pre- 'i^^ rend ce fait fingulier, c'est qu'on afFoiblit
miere, & au lieu l'Empire par le zélé pour la Religion du côté par
de mètre unevc- q^ quelques règnes après, les Arabes pénétrèrent
rite en évidence, , ,-
pour la détruire.
ile introduit les
. Ce qu'il y avoit de defefperant, c'ell que pen-
dogmes du per- ~i j r î n r
fécuteur par la dant que l'Empereur portoit fi loin l'Intolérance,
vioiance&par la il ne convenoit pas lui-même avec l'Impératrice
contrainte. I n f^j. y^^ points les plus efTentiels ; il fuivoit le
homme qui vou- „ -i j /^ 1 j ■ « m ■ r ■/• ■
^ Concile de Calcédoine, & llmperatrice favonfoit
droit que tout
, .. , ceux qui y étoient oppofés, foit qu'ils fufTent de
les vtjagesje re- n 7 t f i ~i
femblafent ne bonne foi, dit (i) Evagre, foit qu'ils le fifTent à
feroit pas plus deflein.
ridiculie que ce- Lorfqu'on lit Procope fur les Edifices de lus-
lui qui veut une „ , • 1 t^, „ 1 t-
TiNiEN, & qu on voit les Places & les Forts que
iiniformilé d'o-
vi-^nions '"^ Prince fit élever par-tout ; il vient toujours
(i) L. 4, ch. 10.
KT DK I.EUU OhCADENCE. 248
dans l'efprit une idée, mais bien fauffe, d'un
Etat floriflant.
D'abord les Romains n'avoient point de Places,
ils mettoient toute leur confiance, dans leurs
Armées qu'ils plaçoient le long des Fleuves où
ils élcvoient des tours de diftance en diflance
pour loger les Soldats.
Mais lorlqu'on n'eut plus que de mauvaifes
Armées & fouvent point du tout, la Frontit;re ( i )
ne défendant plus l'intérieur, il fallut le fortifier,
& alors on eut plus de Places & moins de force,
plus de retraites & moins de fureté ; la Campagne
n'étant plus habitable qu'autour des Places
fortes, on en bâtit de toutes parts. Il en étoit
comme de la France du tems des Normands (2),
(i) Augufte avoit ctabli neuf pareilles Frontières ou
Marches, le nombre en augmenta fous les Empereurs
fuivans, les Barbares paroiffant de plus d'endroits, &
Dion, 1. 55. rapporte que de son tems fous l'Empire
d'Alexandre, il y en avoit treize. Par la Notice de
l'Empire écrite depuis Arcadius & Honorius, il paroit
qu'il y en avoit quinze dans le feul Empire d'Orient ;
cequi augmenta toujours : la Pamphylie, la Lycaonie,
la l'ifidie devinrent des Marches, & tout l'Empire fut
couvert de fortifications. Enfin il faiut qu'Aurelien
fortifiât Rome.
(2) Et des Anglois.
244 De la Grandeur des Romains,
qui n'a jamais été fi foible que lorfque tous fes
Villages étoient entourés de murs.
Ainfi toute cette lifte de noms des Forts que
JusTiNiEN fit bâtir dont Procope couvre des
pages entières, ne font que des monumens de la
foiblelTe de l'Empire.
CHAPITRE XXI.
De/ordres de V Empire d'Orient.
ANS ce tems-là les Perfes étoient
dans une fituation plus heureufe
que les Romains, ilscraignoientpeu
les Peuples (i) du Nord parce
qu'une partie du Mont Taurus entre la Mer Caf-
pienne & le Pont Euxin les en feparoit & qu'ils
gardoient un paflage fort étroit (2) fermé par une
Porte qui étoit le feul endroit par où la Cavalerie
pouvoit pafTer : par-tout ailleurs, ces Barbares (3)
étoient obligés de defcendre par des précipices, &
de quitter leurs chevaux qui faifoient toute leur
(i) Les Huns.
(2) Les Portes Cafpiennes.
(3) Procope Guerre des Perfes, 1. i.
:4tJ Dr: i.a Grandeur des Romains,
force; mais ils étoient encore arrêtés par l'Araxe,
rivière profonde, qui coule de l'Ouefl: à l'Eft, &
dont on deffendoit aifément les pallages.
De plus les Perfes étoient tranquiles du côté
de l'Orient. Au Midi ils étoient bornés par la
mer, les Princes Arabes dont une partie étoient
leurs Alliés, les autres l'étoient des Romains, fe
contenoient réciproquement & ne fongeoient
qu'à fe piller. Ils n'avoient donc proprement
d'Ennemis que les Romains. Nous favons, difoit
un Ambailadeur de Hormifdas (i) que les Ro-
mains font occupés à plufieurs guerres, & ont à
combattre contre prefque toutes les Nations, ils
favent au contraire que nous n'avons de guerre
que contre eux.
Autant que les Romains avoient négligé l'Art
militaire, autant les Perfes l'avoient-ils cultivé.
Belifaire difoit à fes Soldats : les l'erfes ne vous
furpaflént point en courage, ils n'ont far vous
que l'avantage de la Difcipline.
Ils prirent dans les négociations la même fu-
periorité que dans la guerre. Sous prétexte qu'ils
tenoient une garnifon aux Portes Cafpiennes, ils
(i) Ambiillades de Menandrc.
KT T>v. i.RUR Décadence,. 247
demandoient un tribut aux Romains, comme fi
chaque Peuple n'avoit pas fes frontières à gar-
der, ils fe faifoient payer pour la paix, pour les
trêves, pour les fufpenfions d'Armes, pour le
tems qu'on employoit à négocier, pour celui
qu'on a voit pafle à faire la guerre.
Les Avares ayant traverfé le Danube, les Ro-
mains qui la plupart du tems n'avoient point
de troupes à leur oppofer, occupés contre les
Perfes, lorfqu'il auroit falu combatre les Avares,
& contre les Avares quand il auroit falu arrêter
les Perfes, furent encore forcés de fe foumettre
à un tribut, & la Majefté de l'Empire fut flétrie Les pafions en-
chez toutes les Nations. ' "'"'^'"^ "^^^ P'^''-
Z ~ ~~ , , ... ticuillers dans
Justin, 1 ibère & Maurice travaillèrent ^ _,,, ,
des de/ordres in-
avec foin à défendre l'Empire ; ce dernier avoit a„/5^ „2^/^ /^^
des vertus, mais elles étoient ternies par une princes en font
avarice prefque inconcevable dans un grand ^efentir les trif-
. peuples entiers
Le Roi des Avares offrit à -M.vurice de lui ^ r ,■
& en font Jou-
renJre les prifonniers qu'il avoit faits, moyen- vent les vidimes
nant une demie pièce d'argent par tête: fur fon eux-mêmes.
refus il les fit égorger. L'Armée Romaine indi-
gnée fe révolta & les Verds s'étant foulevés en
même tems, un Centenier nommé Phoc.\s fut
248 De la Grandeur des Romains,
élevé à l'Empire, & lit tuer Maurice & fes
Enfans.
L'Hiftoire de l'Empire Grec, c'eft ainfi que
nous nommerons dorefnavant l'Empire Romain,
n'efl plus qu'un tilTu de révoltes, de feditions &
de perfidies. Les Sujets n'avoient pas feulement
ridée de la fidélité que Ton doit aux Princes, &
la fucceflion des Empereurs fut fi interrompue
que le titre de Porphyrogenete^ c'ell-à-dire, né
dans l'apartement où accouchoient les Impéra-
trices, fut un titre diftinclif que peu de Princes
des diverfes Familles Impériales purent porter.
Toutes les voyes furent bonnes pour parvenir
à l'Empire, on y alla par les Soldats, par le
Clergé, par le Sénat, par les Païfans, parle Peu-
ple de Conltantinople, par celui des Villes des
Provinces.
La Religion Chrétienne étant devenue domi-
nante dans l'Empire, il s'éleva fucceflîvement
plufieurs Héréfies qu'il falut condamner. Arius
ayant nié la Divinité du Verbe, les Macédoniens
celle du S. Efprit, Neftorius l'unité de la Per-
fonne de Jéfus-Chr'.ft, Eutychès fes deux Na-
tures, les Monothelites fes deux Volontés, il falut
affembler des Conciles contre eux; mais les dé-
ET DE LEUR DeCADENCE. 249
cilions n'en ayant pas été d'abord univerfelle-
ment reçues, plufieurs Empereurs feduits revin-
rent aux erreurs condamnées; & comme il n'y a
jamais eu de Nation qui ait porté une haine fi
violente aux Hérétiques que les Grecs, qui fe
croyoient fouillés lorfqu'ils parloient à un Héré-
tique, ou habitoient avec lui, il arriva que plu-
fieurs Empereurs perdirent l'afieclion de leurs
Sujets, & les Peuples s'accoutumèrent à penfer
que des Princes fi Ibuvent rebelles à Dieu, n'a- Voiffi les fruits
voient pu être choilis parla Providence pour les -7"'-' p^'^'iult le
' ît'/Ze aveuglé des
gouverner. ^ °
'' . . . . ... peuple. Rien de
Une certaine opinion prife de cette idée qu'il , ,
' '^ ^ plus dangereux
ne faloit pas répandre le fang des Chrétiens, la- ^^„^ ^^., doiier un
quelle s'établit de plus en plus lorfque les Ma- trop grand af-
hometans eurent paru, fit que les crimes qui J'^n-'i'^nt auxprc-
n'intereflbient pas directement la Religion fu- "^•^ ■/"' '-JP'^
des peuples : les
rent foiblement punis, on fe contenta de cre- ,. . ,
' ' Jouverains de-
ver (0 les yeux, ou de couper le nez ou les che- vienent tôt ou
veux, ou de mutiler de quelque manière ceux tard leurs efela-
qui avoient excité quelque révolte, ou attenté à ^'^*"' Ce font al-
lors les écléfiaf-
tiques qui les
(i) Zenon contribua beaucoup à établir ce relâ- dépofent & qui
chement. Voyez Malchus, //(/?. iî'j^ffJH^ dans l'extrait les font parve-
dcs .Ambalï. nirfur le Trône.
2 5o I) K LA Grandeur des Romains,
Monf:deMoi2/- la perfonne du Prince, des adions pareilles pu-
tefquiou apella rent le commettre fans dani^er & même fans
foible punition courage.
d'être mutillé ou T^T , • r t. i t
Ln certain relpect pour les ornemens Impe-
d' avoir les yeux . . ., , , ,
., . , riaux ht que 1 on letta d abord les yeux fur ceux
creve\^ il faut ^ ' -'
aue fa vue fjit l'-^i oferent s'en vêtir; c'étoit un crime de porter
fortmauvaife,& OU d'avoir chez foi des étoffes de pourpre, mais
qv' il aye guerre dès qu'un homme s'en vétiffoit il étoit d'abord
' ' ^"°' F^^^J^ fuivi, parce que le refpecl étoit plus attaché à
dun autre coté. ... , . ,, , -
1 habit qu a la perlonne.
J'eus quoiiln au-
rait vas treté en L'ambition étoit encore irritée par l'étrange
Bagatelle le dé- manie de ces tems-Ià, n'y ayant guère d'homme
membrement confiderable qui n'eût par devers lui quelque
d organes flus pj-ediclion qui lui promettoit l'Empire.
vrecieux que la , . ^ . ,
Comme les maladies de l'Elpnt ne fe gueril-
:ie îneme. ' ^
* lent guère (i), l'Aftrologie judiciaire &. l'Art de
prédire par les objets vus dans l'eau d'un baffin
avoient fuccédé chez les Chrétiens aux Divina-
„ „ . , , tions, par les entrailles des Victimes ou le vol des
1 elles Jont les ' ^
fuites de la fu- oifeaux, abolies avec le Paganifme, des promef-
perjlition ; Ja- fes vaines furent le motif de la plupart des en-
mais l'increduli- ^lepi-ifes téméraires des Particuliers, comme
té & le Pironifme ' '
n'admetroitilde
femblable abfur-
^j^^, (r) Voyez Nicetas, Vie d'Andronic Comnene.
ET DE i,EUR Décadence. 25i
elles devinrent la fagefle du Conseil des Princes.
Les malheurs de l'i-.mpire croilHint tous les
jours, on fut naturellement porté à attribuer les
mauvais fuccès dans la guerre, & les Traités
honteux dans la paix, à la mauvaife conduite de
ceux qui gouvernoient.
Les révolutions mêmes firent les révolutions,
& l'effet devint lui même la caufe ; comme les
Grecs avoient vu paflér fuccefïïvement tant de
diverfes familles fur leThrône, ils n'étoient atta-
chés à aucune, & la fortune ayant pris des Em-
pereurs dans toutes les conditions, il n'y avoit
pas de naiflance affez baffe, ni de mérite fi mince
qui pût ôter l'efperance.
Plufieurs exemples reçus dans la Nation en
formèrent l'efprit général, & firent les mœurs
qui régnent auffi imperieufement que les Loix.
Il femble que les grandes entreprifes foient
parmi nous, plus difficiles à mener que chez les
Anciens; il eft difficile de les cacher, parce que
la communication eft telle aujourd'hui, entre les
Nations, que chaque Prince a des Miniftres dans
toutes les Cours & peut avoir des traîtres dans
tous les Cabinets.
L'invention des Portes fait que les Nouvelles
252 De la Grandeur des Romains,
volent, pour ainfi dire. & viennent de toutes
parts.
Comme les grandes entreprifes ne peuvent fe
faire fans argent, & que depuis l'invention des
Lettres de change les Negocians en font les
maîtres, leurs affaires font toujours liées avec les
fecrets de l'Etat, & ils ne négligent rien pour les
pénétrer.
Des variations dans le change fans caufe con-
nue, font que bien des gens la cherchent & la
trouvent à la fin.
L'invention de l'Imprimerie qui a mis les
Livres dans les mains de tout le monde; celle
de la Gravure qui a rendu les Cartes Géographi-
ques fi communes, enfin l'établiflement des Pa-
piers politiques, font afléz connaître à chacun les
intérêts généraux pour pouvoir plus aifément
être éclaircis fur les faits fecrets.
Les confpirations dans l'État font devenues
difficiles, parce que depuis l'invention des Portes,
tous les fecrets des Particuliers font dans le pou-
voir du Public.
Les Princes peuvent agir avec promptitude,
parce qu'ils ont les forces de l'Etat dans leurs
mains; les confpirateurs font obligés d'agir len-
ET DE LEUR DECADENCE.
t53
tement, parce que tout leur manque ; mais à
prefent que tout s'éclaircit avec plus de facilité
& de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent
de tems à s'arranger, ils font découverts.
CHAPITRE XXII.
Foiblejfe de l'Empire d'Orient.
" HOCAS dans la confufion des cho-
fes étant mal affermi, Heraclius
% vint d'Afrique & le fit mourir, il
trouva les Provinces envahies & les
Légions détruites,
A peine avoit-il donné quelque remède à ces
maux que les Arabes fortirent de leurs païs pour
étendre la Religion & l'Empire que Mahomet
avoit fondé d'une même main.
Jamais on ne vit des progrès fi rapides, ils
conquirent d'abord la Syrie, la Paleftine, l'E-
gy}>te, l'Afrique & envahirent la Perfe.
Dieu permit que fa Religion ceflat en tant de
256 De la Grandeur des Romains,
lieux d'être dominante, non pas qu'il l'eût aban-
donnée, mais parce que qu'elle foit dans la gloire
ou dans l'humiliation extérieure, elle efl toujours
également propre à produire fon effet naturel
qui eft de fanclifier.
La profperité de la Religion eft différente de
celle des Empires; un Auteur célèbre difoit qu'il
étoit bien aife d'être malade, parce que la mala-
die eft le vrai état du Chrétien. On pourroit dire
de même que les humiliations de l'Eglife, fa
difperfion, la deftrudion de fes Temples, les
foufîrances de fes Martyrs font le tems de fa
gloire, & que lorfqu'aux yeux du monde, elle
paroît triompher, c'ell le tems ordinaire de fon
abaiffement.
Pour expliquer cet événement fameux de la
conquête de tant de païs, par les Arabes, il ne
faut pas avoir recours au fenl enthoufiafme ; les
Sarrafins étoient depuis long-tems diilingués
parmi les. auxiliaires des Romains & des Perfes;
les Ofroiiniens & eux étoient les meilleurs hom-
mes de trait qu'il y eut au monde; Alex and re.-
Severe, & Maximin en avoient engagé à leur
fervice autant qu'ils avoient pu, & s'en étoient
fervis avec un grand fuccès contre les Germains
ET DE LEUR DECADENCE. 257
qu'ils defoloient de loin. Sous Valens les (i)
Gots ne pouvoient leur réfifter, enfin ils faifoient
dans ces tems-là la meilleure Cavalerie' du
monde.
Nous avons dit que chez les Romains les Lé-
gions d'Europe valoient mieux que celles d'Afie,
c'étoit tout le contraire pour la Cavalerie, je
parle de celle des Parthes, des Ofroëniens & des
Sarrafins, & c'efl ce qui arrêta les conquêtes des
Romains, parce que depuis Antiochus un
nouveau Peuple Tartare dont la Cavalerie étoit
la meilleure du monde, s'empara de la haute
Afie.
Cette Cavalerie étoit pefante (2), & celle d'Eu-
rope étoit légère ; c'eft aujourd'hui tout le con-
traire. La Hollande & la Frise n'étoient point,
pour ainfi dire, encore faites (3), & l'Allemagne
étoit pleine de bois, de lacs & de marais, où la
Cavalerie étoit peu utile.
( i) Zofime, 1. 4.
(2) Voyez ce que dit Zofime, 1. i, fur la Cavalerie
d'Aurelien & celle de Palmyre. Voyez auffî Ammien
Marcellin fur la Cavalerie des Perfes.
(3) C'étoit pour la plupart des terres fubmergées
que l'art a rendues propres à être la demeure des
hommes.
258 De la Grandeur des Romains,
Depuis qu'on a donné un cours aux grands
fleuves, ces marais fe font diflipés & l'Allemagne
a changé de face. Les ouvrages de (i) Valen-
tinien fur le Neker, & ceux des Romains fur
le Rhin ont fait bien des changemens, & le com-
merce s'étant établi, des pays (2) qui ne produi-
foient point de chevaux, en ont donné & on en
a fait ufage.
Constantin (3), fils d'HERACLius, ayant été
empoifonné & fon fils Constant tué en Sicile,
Constantin le Barbu, fon fils aîné, lui fuc-
ceda ; les Grands des Provinces d'Orient s'étant
aflemblés, ils voulurent couronner fes deux
autres frères, foutenant que cornme il faut croire
en la Trinité, aufli étoit-il raifonnable d'avoir
trois Empereurs.
L'Hiftoire Grecque eft pleine de traits pareils,
& le petit efprit étant parvenu à faire le carac-
tère de la Nation, il n'y eut plus de fagefle dans
les entreprifes, & l'on vit des troubles fans caufe
& des révolutions fans motifs.
(i) Voyez Ammien Marcellin, 1. 27.
(2) Cefar dit que les Chevaux des Germains étoient
vilains & petits.
(3) Zonaras, Vie de Conjlantin le Barbu.
ET DE LEUR Décadence. 259
Une bigotterie universelle abattit les courages
& engourdit tout l'Empire. Conftantinople eft
à proprement parler, le feul pais d'Orient où la
Religion Chrétienne ait été dominante : où cette
lâcheté, cette pareffe, cette molefle des Nations
d'Afie fe mêlèrent dans la dévotion même. Entre
mille exemples je ne veux que Philippicus Gé- N.B. N'a-t-on
néral de Maurice, qui, étant prêt de donner ^'^^ *'" '^'^ "°^
jours le pKCtCTÎ —
bataille fe mit à (i) pleurer dans la confidera- ,
■^ dent pleurer fort
tion du grand nombre de gens qui alloient être dévotement fur
tués. les côtes d'É-
Ce font bien d'autres larmes, celles de ces Ara- <:ofe, au lieu de
bes (2) qui pleurèrent de douleur de ce que leur '^o^^^ttre : Un
/^--i •/•■ rr^ ^ -, -,• bigot ne feraque
General avoit fait une Trêve qui les empechoit
des adions de
de répandre le fang des Chrétiens. ^^g^^. „^^.^ ^„
C'eft que la différence eft totale entre une home d'honneur
Armée fanatique & une Armée bigote ; on le vit Juivra toujours
dans nos tems modernes dans une révolution ''^ gloire.
fameufe, lorlque l'Armée de Cromwel étoit
comme celle des Arabes, & les Armées d'Irlande
& d'Ecofl'e comme celle des Grecs.
(i) Theophylacle, 1. 2, ch. 3. Bifî. de VEmp. Ma-
riée.
(2) Hifloire de la conquête de la Syrie, de la Perfe
â de l'Egypte par les Sarrafins, par M. Ockley.
200 De la Grandeur des Romains,
Une(i)fuperitition grofliere, quiabaiffe l'efprit
autant que la Religion l'élevé, plaça toute la
vertu & toute la confiance des hommes dans une
ignorante ftupidité pour les Images, ôcTon vit des
Généraux lever un fiege (2), & perdre une Ville (3)
pour avoir une Relique.
La Religion Chrétienne dégénéra fous l'Em-
pire Grec, au point où elle étoit de nos jours
chez les Mofcovites avant que le Czar Pierre
premier eût fait renaître cette Nation, & intro-
duit plus de changemens dans un Etat qu'il
(i) On peut aifément croire que les Grecs tombèrent
dans ridolâtrie. Voici mon raifonnement : on ne foup-
çonnera pas les Italiens ni les Allemans de ce tems-
là d'avoir été peu attachés au Culte extérieur; cepen-
dant lorfque les Hiftoriens Grecs parlent du mépris
des premiers pour les Reliques & les Images, on
dirait que ce font nos Controverfiftes qui s'échauffent
contre Calvin. Quand les Allemans pafferent pour
aller dans la Terre fainte, Nicetas dit que les Armé-
niens les reçurent comme amis parce qu'ils n'ado-
roient pas les Images : or fi dans la manière de penfer
des Grecs, les Italiens & les Allemans ne rendoient
pas allez de culte aux Images, quelle devoit être
l'énormité du leur ?
(2) Zonare, Vie de Romain Lacapene.
(3) Nicetas, Vie de Jean Comnene.
ET UE LEUR Décadence. 261
gouvernoit, que les Conquerans n'en font dans
ceux qu'ils ufurpent.
Il penfa bien y avoir en Orient à peu près la
même révolution qui arriva il y a environ deux
fiecles en Occident, lorfqu'au renouvellement
des Lettres, comme on commença à fentir les
abus -Se les déreglemens où l'on étoit tombé,
tout le monde cherchant un remède au mal, des
gens hardis &troppeu dociles déchirèrent l'Eglife
au lieu de la reformer.
Léon VIfaiirien , Constantin Copronyme^
Léon fon fils, firent la guerre aux Images, &
après que le culte en eut été rétabli par l'Impé-
ratrice Irène, Léon l'Arménien, Michel le
Begiie & Théophile les abolirent encore, ces
Princes crurent n'en pouvoir modérer le culte
qu'en le détruifant ; ils firent la guerre aux
Moines (i) qui incommodoient l'Etat, & prenant
toujours les voyes extrêmes, ils voulurent les
exterminer par le glaive, au lieu de chercher à
les régler.
(i) Long-temps avant, Valcns avoit fait une Loi,
pour les obliger d'aller à la guerre, & fit tuer tous
ceux qui n'obéirent pas. Jorn. de regn. Succejf. & la
1. 26. Cod. de decur.
2 02 De la Grandeur des Romains,
Les Moines (i) accufés d'Idolâtrie par les par-
tifans des nouvelles opinions, leur donnèrent le
change en les accufant à leur tour de Magie (2),
& montrant au Peuple les Eglises dénuées
d'Images & de tout ce qui avoit fait jufques-là
l'objet de fa vénération, ils ne lui laifferent point
imaginer qu'elles puflent fervir à d'autre ufage
qu'à facrifier aux Démons.
Ce qui rendoit la querelle fur les Images fi
vive & fit que dans la fuite les gens fenfés ne
pouvoient pas propofer un culte modéré, c'eft
qu'elle étoit liée à des chofes bien tendres, il
N.B. — Lin- étoit queftion de la puiflance, & les Moines
téret,' ce grand l'ayant ufurpée,ils ne pouvoient l'augmenter ou la
mobille des cho-
fes humaines, ejt
foutenir, qu'en ajoutant fans cefle au culte exte-
,, . ., , rieur dont ils faifoient eux-mêmes partie. Voilà
/ unique decalo- L
gue des Ecléfiaf- pourquoi les guerres contre les Images furent
tiques. toujours des guerres contre eux, & quand ils
(i) Tout ce qu'on verra ici fur les Moines Grecs ne
porte point fur leur état; car on ne peut pas dire
qu'une chofe ne foit pas bonne, parce que dans de
certains tems ou dans quelques Paîs on en a abufé.
(2) Léon le Grammairien, Vie de Léon l'Arménien.
Ibid. Vie de Théophile. Voyez Suidas à Tarticle Con-
ftantinfils de Léon.
ET DE LEUR DECADENCE. 203
eurent gagné ce point, leur pouvoir n'eut plus N.B. C'ejl je
de bornes. difpuler pour la
Il arriva pour lors ce que l'on vit quelques ^''''^'^ " '^^^'
' car que veut air.
fiecles après dans la querelle qu'eurent Barlaam ^^^^^ /„„„-ere in-
& Acyndine contre les Moines, & qui tourmenta ^,.^;^j.9
cet Empire jufqu'à fa deftruction. On difputoit Pour moi. fa-
fila Lumière qui aparutautourdeJESUs-CHRisT voiie que je nai
7 ; — "ZZ, — ; '. '■ ~ ' ■ ' - j i„ P-*s l'efprit aujji
fur le Thabor etoit créée ou increee; dans le r jj- jj
— ■ Jup tille que Mef-
fond les Moines ne fe foucioient pas plus qu elle ^^,„^^^^^ ,^^^.„^^^
fût l'un que l'autre; mais comme Barlaam les qu,jique janss
attaquoit direflement eux-mêmes, il faloit ne- trop d'amour-
ceflairement que cette Lumière fut incréée. propre, je pou-
^ — ; z:r r 1 (x 1/ rois les acufer
La euerre que les Empereurs Iconoclaites de-
o ^ »^ i^'avoir une obj-
clarerent aux Moines fit que l'on reprit un peu ^„^,-^^;y,,/;o;^^j_
les Principes du Gouvernement, que l'on employa gue&impénétra-
en faveur du public les revenus publics, & qu'en- blés dans leur
fin on ôta au Corps de l'Etat fes entraves. <-'fprit qu'ilcom-
Quandje penfe à l'ignorance profonde dons ^nunique à toute
— r les matière au-
laquelle le Clergé Grec plongea les Laïques, ]e ^^^^^ .^^ ^^^^_
ne puis m'empécher de les comparer à ces Scythes chent.&quirand
dont parle (i) Hérodote, qui crevoient les yeux inintelligibles
à leurs efclaves afin que rien ne pût les diftraire des clwjes, qui
1 7 vi û Z~- Z~\ i~~^T ' pri/Tes naturelle-
lorfqu ils battoient leur lait. ^ ■"
— — ment .^ peuvent
s'entendre.
(i) Livre 4. ,
204 De la Grandeur des Romains,
Plus le peuple L'Impératrice The ODORA rétablit les Images,
ejl ig?torent £■ g t %, ■
L ., ., « les Moines recommencèrent à abufer de la
Jtuptde, meileur
marché que les P'^^^ publique, ils parvinrent jufques à oppri-
pretres ontde la ™£r ^^ Clergé Séculier même, ils occupèrent tous
crédulité. Il eft les grands Sièges (i), & exclurent peu à peu tous
plus fafille d-en les Ecclefiaftiques de l'Epifcopat; c'eft ce qui
impofer à une ,• ^, , . , , , „ .
•^ •' rendit ce Cierge intolérable, & fi l'on en fait le
bette qu a un
home qui fait V^^^'^^^^^ a^'^c le Clergé Latin, fi l'on compare la
nous faire des conduite de nos Papes avec celle des Patriarches
objedions. de Conftantinople, on verra des gens auffi fages
que les autres étoient peu fenfés.
Voici une étrange contradiction de l'efprit hu-
main; les iMiniflres de la Religion chez les pre-
miers Romains n'étant pas exclus des charges
& de la fociété civile, s'embarafTerent peu de fes
affaires : lorfque la Religion Chrétienne fut éta-
blie, les Ecclefiaftiques qui étoient plus feparez
des affaires du monde, s'en mêlèrent avec mode-
ration ; mais lorfque dans la décadence de l'Em-
pire, les Moines furent le feul Clergé, ces gens
deftinés par une profeflion plus particulière à
fuir & à craindre les affaires, embrafferent toutes
les occafions qui purent leur y donner part, ils
(i) Voyez Pachymere, 1.-8.
ET DE LEUR DeCADENCE. 205
ne cefferent de faire du bruit par-tout, & d'agiter
ce monde qu'ils avoient quitté.
Aucune affaire d'Etat, aucune paix, aucune
guerre, aucune trêve, aucune négotiation, aucun
mariage ne fe traita que par le miniftere des
Moines ; les Confeils du Prince en furent rem-
plis, & les AlTemblées delà Nation prefque toutes
compofées.
On ne fauroit croire quel mal il en refulta ;
ils affoiblirent l'efprit des Princes, & leur firent
faire imprudemment même les chofes bonnes.
Pendant (i) que Basile occupoit les Soldats de
fon Armée de mer à bâtir une Eglife à Saint
Michel, il laifTa piller la Sicile par les Sarrafins,
& prendre Syracufe, & Léon, fon SuccefTeur
qui employa fa Flotte au même ufage^ leur laifla
occuper Tauromenie & l'Ille de Lemnos.
Andronic (2} Paleologue abandonna la
Marine parce qu'on l'affura que Dieu étoit fi
content de fon zèle pour la paix de l'Eglife que
fes ennemis n'oferoient l'attaquer. Le même
craignoit que Dieu ne lui demandât compte du
(i) Zonaras, Vie de Bafile & de Léon. Nicephor,
Vie de Bafile & de Léon.
(2) Pachymere, 1. 7.
206 De la Grandeur des Romains,
tems qu'il employoit à gouverner fon Etat &
qu'il deroboit aux affaires fpirituelles.
Les Grecs grands Parleurs, grands Difputeurs,
naturellement grands Sophiftes , ne cellerent
d'embrouiller la Religion par des Controverfes ;
comme les Moines avoient un grand crédit à la
Cour, toujours d'autant plus foible qu'elle étoit
plus corrompue, il arrivoit que les Moines & la
Cour fe gâtoient réciproquement, & que le mal
étoit dans tous les deux; d'oii ilfuivoit que toute
l'attention des Empereurs étoit occupée quelque-
La difputedes fois à calmer, fouvent à irriter des Difputes Theo-
Capuchons en logiques, qu'on a toujours remarqué devenir
•^ ■ frivoles à mefure qu'elles font plus vives.
Michel Paleologue(i) dont le règne fut
tant agité par des difputes fur la Religion, voyant
les atîVeux ravages des Turcs dans l'Afie, difoit
en foupirani que le zèle téméraire de certaines
perfonnes, qui, en décriant fa conduite avoient
foule vé fes Sujets contre lui, l'avoient obligé
d'appliquer tous fes foins à fa propre conferva-
tion, & de négliger la ruine des Provinces. Je me
(i) Pachymere, 1. ô, ch. 2g. On a employé la Tra-
duction de M. le Prefident Coufin.
ET DE LEUR DeCADENCE. 267
fuis contenté, difoit-il, de pourvoir à ces parties
éloignées par le miniflere des Gouverneurs qui
m'en ont diflimulé les befoins, foit qu'ils fuflent
gagnés par argent, foit qu'ils appréhendallent
d'être punis.
Les Patriarches de Conltantinople avoient un
pouvoir immenfe : conîme dans les tumultes
populaires les Empereurs & les Grands de l'Etat
fe retiroient dans les Eglifes, que le Patriarche
étoit maître de les livrer ou non, & exerçoit ce
droit à fa fantaifie, il fe trouvoit toujours, quoi-
qu'indireclement, arbitre de toutes les affaires
publiques.
Lorfque le vieux Andronique (i) fit dire au
Patriarche qu'il fe mêlât des affaires de l'Eglile
& le laiflat gouverner celles de l'Empire; c'efl,
lui répondit le Patriarche, comme fi le Corps
difoit à l'Ame, je ne prétens avoir rien de com-
mun avec vous, & je n'ai que faire de votre fe-
cours pour exercer mes fondions.
De fi monftrueufes prétentions étant infupor-
tables aux Princes, les Patriarches furent très-
Ci) Paleologue. Voyez YHiJloire des deux Androni-
ques, écrite par Cantacuzene, 1. i, ch. 5o.
2Ô8 De la Grandeur des Romains,
fouvent chafles de leur Siège. Mais chez une Na-
tion fuperftiiieufe où l'on croyoit abominables
toutes les fonctions Ecclefiafliques qu'avoit pu
faire un Patriarche qu'on croyoit intrus ; cela
produifit des Schifmes continuels, chaque Pa-
triarche, l'ancien, le nouveau, le plus nouveau,
ayant chacun leurs Sectateurs.
C-es fortes de querelles étoient bien plus trilles
que celles qu'on pouvoit avoir fur le Dogme,
parce qu'elles étoient comme une hydre qu'une
nouvelle depolltion pouvoit toujours reproduire.
La fureur des difputes devint un état 11 natu-
rel aux Grecs que lorfque Cantacuzene (i) prit
Conftantinople, il trouva l'Empereur Jean &
l'Impératrice Anne occupés à un Concile contre
quelques ennemis des Moines; & quand Maho-
met fécond (2) l'afliegea, il ne put fufpendre les
haines Theologiques & on y étoit (3) plus occupé
^ij Cantacuzene, 1. 3, ch. 99.
(3) Ducas, Hijloire des derniers Paleologues.
(2) On fe demandoit fi on avoit entendu la Mefle
d'un Prêtre qui eût confenti à l'union, on l'auroit
fui comme le feu : on regardoit la grande Eglife
comme un Temple profane. Le Moine Gennadius
lançoit fes Anathêmes fur tous ceux qui defiroient la
paix. Ducas, Hijloire des derniers Paleologues.
ET DE LEUR DECADENCE. 269
duConcile de Florence que de l'Armée desTurcs.
Dans les Difputes ordinaires, comme chacun
fent qu'il peut fe tromper, l'opiniâtreté & l'ob-
ftination ne font pas extrêmes, mais dans celles
que nous avons fur la Religion, comme par la
nature de la chofe, chacun croit être sûr que fon
opinion eft vraie, nous nous indignons contre
ceux qui au lieu de changer eux-mêmes, s'obfti-
nent à nous faire changer.
Ceux qui liront l'Hiiloire de Pachymere con-
naîtront bien l'impuiflance où étoient & où fe-
ront toujours les Théologiens par eux mêmes
d'accommoder jamais leurs differens. On y voit
un Empereur (i) qui paffe fa vie à les alTembler,
à les écouter, à les rapprocher; on voit de l'au-
tre une Hydre de difputes qui renaiffent fans
cefle, & l'on fent qu'avec la même méthode, la
même patience, les mêmes efperances, la même
envie de finir, la même fimplicité pour leurs in-
trigues, le même refpecT: pour leurs haines, ils
ne fe feroient jamais accommodés jufqu'à la fin
du Monde.
En voici un exemple bien remarquable : A la
(i) Andronic Paleologue.
270 De la Grandeur des Romains,
follicitation de l'Empereur (i), les Partifans du
Patriarche Arfene firent une convention avec
ceux qui fuivoient le Patriarche Jofeph, qui por-
toit que les deux Partis écriroient leurs préten-
tions, chacun fur un papier, qu'on jetteroit les
deux papiers dans un brafier, que fi l'un des deux
demeuroit entier, le jugement de Dieu feroit
fuivi, & que fi tous les deux étoient confumés,
ils renonceroient à leurs differens. Le feu dévora
les deux papiers, les deux Partis fe réunirent, la
paix dura un jour; mais le lendemain ils dirent
que leur changement auroit dû dépendre d'une
perfuafion intérieure, & non pas du hazard;
& la guerre recommença plus vive que jamais.
On doit donner une grande attention aux dil-
putes des Théologiens, mais il faut la cacher
autant qu'il eft poffible, la peine qu'on paroît
prendre à les calmer les accréditant toujours en
faifant voir que leur manière de penfér eft fi im-
portante qu'elle décide du repos de l'Etat & de la
fureté du Prince.
Ocupafion auft On ne peut pas plus finir leurs affaires en
eu digne d'un écoutant leurs fubtilités qu'on ne pourroit abolir
(ij Pachymere, 1. i.
ET DE LEUR DeCADENCE. 27I
telligible.
les Duels en établilTant des écoles où l'on rafine- Prince que de
roit fur le point d'honneur. '""^ ^°'"^ '■'^'"
f.es Empereurs Grecs eurent fi peu de pru- ■^''"^*''' ^"''"'
1 1 1 ,r 'i^i^^ ces homes
dence que quand les difputes furent endormies, uinteffen/ier
ils eurent la rage de les reveiller. Léon, Justi- jes mots& em-
NiEN, Héraclius, Manuel Comnene pro- brouiiiiér par
poferent des points de foi à leur Clergé & à leur ^^" explica-
Peuple qui auroit méconnu la Vérité dans leur ^'°''' " "^"^ "^
fera jamais in-
bouche quand même ils l'auroient trouvée. Ainfi
péchant toujours dans la forme & ordinairement
dans le fond, voulant faire voir leur pénétration,
qu'ils auroient pu fi bien montrer dans tant
d'autres affaires qui leur étoient confiées, ils
entreprirent des difputes vaines fur la nature de
Dieu, qui, fe cachant aux Savans parce qu'ils
font orgueilleux, ne fe montre pas mieux aux
Grands de la Terre.
C'eft une erreur de croire qu'il y ait dans le
monde une autorité humaine à tous les égards
defpotique, il n'y en a jamais eu & il n'y en aura
jamais; le pouvoir le plus immenfe eft toujours
borné par quelque coin. Que le Grand Seigneur
mette un nouvel impôt à Conftantinople, un cri
général lui fait d'abord trouver des limites qu'il
n'avoit pas connues. Un Roi de Perfe peut bien
272 De la Grandeur des Romains,
contraindre un fils de tuer fon père, ou un père
de tuer fon nls; mais obliger fes Sujets de boire
du vin, ilnele peut pas. Il y a dans chaque Nation
un efprit général fur lequel la puiffance même
eft fondée ; quand elle choque cet efprit, elle
fe choque elle-même & elle s'arrête néceffaire-
ment.
La fource la plus empoifonnée de tous les mal-
heurs des Grecs, c'efl qu'ils ne connurent jamais
la nature ni les bornes de la Puiflance Ecclefiaf-
tique & de la Séculière; ce qui fit que l'on
tomba de part & d'autre dans des égaremens con-
tinuels.
Cette grande diftinclion, qui eft la bafe fur la-
quelle pofe la tranquillité des Peuples, eft fondée
non feulement fur la Religion, mais encore fur
la Raifon & la Nature qui veulent que des
chofes réellement féparées & qui ne peuvent
fubfiftcr que féparées, ne foient jamais confon-
dues.
Quoique chez les anciens Romains le Clergé
ne fît pas un Corps féparé, cette diftinction y
étoit aufli connue que parmi nous. Clodius avoit
confacré à la Liberté la iMaifon de Ciceron, le-
quel revenu de fon exil la redemanda ; les Pon-
ET DE LEUR DeCADENCE.
273
tifes décidèrent que fi elle avoit été confacrée
fans un ordre exprès du Peuple, on pouvoit la lui
rendre fans blefler la Religion. Ils ont déclaré,
dit Ciceron (i) qu'ils n'avoient examiné que la
validité de la confecration & non la Loi faite par
le Peuple, qu'ils avoient jugé le premier chef
comme Pontifes, & qu'ils jugeoient le fécond
comme Sénateurs.
(1) Lettres à Atticus, 1. 4.
■ iS-
CHAPITRE XXIII.
I . Rai/on de la Durée de l' Empire d'Orient.
2. Sa Dejîruâion.
PRÈS ce que je viens de dire de
l'Empire Grec, il eft naturel de de-
mander comment il a pu fubfifler
fi long-tems. Je crois pouvoir en
donner les raifons.
Les Arabes l'ayant attaqué & en ayant conquis
quelques Provinces, leurs Chefs fe difputerent le
Caliphat, & le feu de leur premier zèle ne pro-
duifit plus que des difcordes civiles.
Les mêmes Arabes ayant conquis la Perfe &
s'y étant divifés & affoiblis, les Grecs ne furent
plus obligés de tenir fur l'Euphrate les princi-
pales forces de leur Empire.
Un architecte nommé Callinique, qui étoit
276 De la Grandeur des Romains,
venu de Syrie à Conftantinople, ayant trouvé la
compofition d'un feu que l'on fouffloit par un
tuyau & qui étoit tel que l'eau & tout ce qui
éteint les feux ordinaires ne faifoit qu'en aug-
menter la violence, les Grecs qui en firent ufage
furent en pofleflion, pendant plufieurs fiecles, de
briàler toutes les Flottes de leurs ennemis, fur-
tout celles des Arabes qui venoient d'Afrique ou
de Syrie les attaquer jufqu'à Conftantinople.
Ce feu fut mis au rang des fecrets de l'Etat, &
Constantin Porphyrogenete, dans fon Ou-
vrage dédié à Romain, fon fils, fur l'adminîftra-
tion de l'Empire, l'avertit que lorfque les Barba-
res lui demanderont du Feu Grégeois^ il doit
leur répondre qu'il ne lui efl pas permis de leur
en donner, parce qu'un Ange qui l'aporta à l'Em-
pereur Constantin, défendit de le communi-
quer aux autres Nations, & que ceux qui avoient
ofé le faire avoient été dévorés par le feu du Ciel
dès qu'ils étoient entrés dans l'Eglife.
Conftantinople faifoit le plus grand & prefque
le feul commerce du monde dans un tems où les
Nations Gotiques d'un côté & les Arabes de l'au-
tre, avoient ruïné le commerce & l'indultrie par-
tout ailleurs; les manufactures de foye y avoient
ET DK LEUR DeCADENCE. 277
paffé de Perfe, & depuis l'invalion des Arabes
elles furent fort négligées dans la Perfe même ;
d'ailleurs les Grecs étoient maîtres de la Mer, cela
mit dans l'rltat d'immenfes richefles, & par con-
féquent de grandes refïburces, & fi-tôt qu'il eut
quelque relâche, on vit d'abord reparoître la
profperité publique.
En voici un grand exemple. Quoique le vieux
Andronic CoMNENE fût leNERONdes Grecs,
comme parmi tous fes vices il avoit une fermeté
admirable pour empêcher les injuftices & les
vexations des Grands, on (i) remarqua que pen-
dant trois ans qu'il régna, plufieurs Provinces fe
rétablirent.
Enfin les Barbares qui habitoient les bords du
Danube, s'étant établis, ils ne furent plus fi re-
doutables, & fervirent même de barrière contre
d'autres Barbares.
Ainfi pendant que l'Empire étoit affaiflë fous
un mauvais gouvernement, des caufes particu-
lières le foutenoient. C'eft ainfi que nous voyons
aujourd'hui l'Efpagne & le Portugal fe mainte-
nir malgré leur foiblefl'e par les tréfors des Indes;
(i) Nicetas, Vie d'Audronic Commue, 1. 2.
27S De la Grandeur des Romains,
les Etats temporels du Pape par le refpecl: que
l'on a pour le Souverain, & les Corfaires de Bar-
barie par l'empêchement qu'ils mettent (i) au
commerce des petites Nations ; ce qui les rend
utiles aux grandes.
L'Empire des Turcs ell à prefent à peu près
dansée même degré de foibleffe où étoit autrefois
celui des Grecs, mais il fubfiftera long-tems, car
(2) fi quelque Prince que ce fût mettoit cet Em-
pire en péril en pourfuivant fes conquêtes, les
trois Puiflances commerçantes de l'Europe con-
noissent trop leurs affaires pour n'en pas pren-
dre la défenfe fur le champ.
C'eft leur félicité que Dieu ait permis qu'il y ait
dans le monde des Turcs & des Espagnols, les
(i) Ils troublent la navigation des Italiens dans la
Mediterrane'e.
(2) Ainfi les projets contre le Turc, comme celui
qui fut fait fous le Pontificat de Léon X, par lequel
l'Empereur devoit fe rendre par la Bofnie àConftan-
tinople, le Roi de France par l'Albanie &- la Grèce,
d'autres Princes s'embarquer dans leurs ports; ces
projets, dis-je, n'étoient pas ferieux, ou étoient faits
par des gens qui ne voyoient pas l'intérêt de l'Eu-
rope.
ET DE LEUR DeCADENCE. 279
hommes du monde les plus propres à polTeder
inutilement un grand Empire.
Dans le tems de Basile Porph yrogexete
la puiflance des Arabes fut détruite en Perfe.
Mahomet(i), filsdeSAMBRAEL, qui yregnoit,
appella du Nord trois mille Turcs en qualité
d'Auxiliaires. Sur quelque mécontentement il
envoya une Armée contre eux, mais ils la mirent
en fuite. Mahomet, indigné contre fes Soldats,
ordonna qu'ils pafferoient devant lui vêtus en
robes de femmes, mais ils fejoignirentaux Turcs,
qui d'abord allèrent ôter la Garnifon qui gar-
doit le pont de l'Araxe & ouvrirent le paflage à
une multitude innombrable de leurs Compa-
triotes.
Après avoir conquis la Perfe ils fe répandirent
d'Orient en Occident fur les terres de l'Empire,
& Romain Dioge.xe ayant voulu les arrêter, ils
le prirent prifonnier & fournirent prefque tout
ce que les Grecs avoient en Afie jufqu'au Bos-
phore.
Quelque tems après, fous le règne d'ALExis
Comnene, les Latins attaquèrent l'Occident. Il
(i) Hiftoire e'crite par Nicephore Bryene. Cefar,
Vie de Conjlantin Ducas & Romain Diogene.
28o De la Grandeur des Romains,
y avoir long-tems qu'un malheureux Schifme
avoit mis une haine implacable entre les Nations
des deux Rites, & elle auroit éclaté plutôt fi les
Italiens n'avoient plus penfé à reprimer les Em-
pereurs d'Allemagne qu'ils craignoient, que les
Empereurs Grecs qu'ils ne faifoient que haïr.
On étoit dans ces circonflances lorfque tout à
coup il fe répandit en Europe une opinion reli-
gieufe que les lieux où J. G. étoit né, ceux où il
avoit fouffert étant profanés par les Infidèles, le
moyen d'effacer fes péchés étoit de prendre les
armes pour les en chaflér. L'Europe étoit pleine
de gens qui aimoient la guerre, qui avoient
beaucoup de crimes à expier, & qu'on leur pro-
pofoit d'expier en fuivant leur paflion domi-
nante, tout le monde prit donc la Croix et les
armes.
LesCroifés étant arrivés en Orient alTiegerent
Nicée & la prirent; ils la rendirent aux Grecs, &
dans la confternation des infidèles, Alexis &
Jean Comnene rechalTerent les Turcs jufqu'à
l'Euphrate.
Mais quel que fut l'avantage que les Grecs
puffent tirer des expéditions des Croisés, il n'y
avoit pas d'Empereur qui ne frémît du péril de
ET DE LEUR DeCADENCE. 2S1
voir paffer au milieu de fes Etats, & fe fucceder
des Héros fi fiers & de fi grandes Armées.
Ils cherchèrent donc à dégoûter l'Europe de
ces Entreprifes, & les Croifés trouvèrent par tout
des trahifons, delà perfidie & tout ce qu'on peut
attendre d'un ennemi timide.
Il faut avouer que les François qui avoient
commencé ces expéditions n'avoient rien fait
pour fe faire fouffrir. Au travers des invecti-
ves (i) d'ANNE Comnene contre nous, on voit
dans le fond que chez une Nation étrangère nous
ne nous contraignions point & que nous avions
pour lors les défauts qu'on nous reproche au-
jourd'hui.
Un Comte François alla fe mettre fur le Thrône
de l'Empereur,! le Comte Baudouin le tira par
le bras & lui dit : Vous devez favoir que quand
on efi; dans un pais il en faut fuivre les ufages.
Vraiment, voilà un beau païfan, repondit-il, de
s'afl'eoir ici, tandis que tant de Capitaines font
debout 1
Les Allemans qui paflerent enfuite & qui
étoient (2) les meilleurs gens du monde, firent
(i) Hiftoire d'Alexis fon père, 1. 10 & 1 1.
(2) Nicetas, Hijl. de Manuel Comnene, 1. i.
282 De la Grandeur des Romains,
une rude pénitence de nos étourderies & trou-
vèrent par-tout des efprits que nous avions ré-
voltés.
Enfin la haine fut portée au dernier comble &
quelques mauvais traitemens faits à des Mar-
chands Vénitiens, l'ambition, l'avarice, un faux
zèle déterminèrent les François & les Vénitiens
à fe croifer contre les Grecs.
Ils les trouvèrent aufli peu aguerris que dans
ces derniers tems les Tartares trouvèrent les
Chinois. Les (i) François fe moquoient de leurs
habillemens efféminés; ils fe promenoient dans
les rues de Conflantinople, revêtus de leurs ro-
bes peintes, ils portoient à la main une Ecritoire
& du papier par derifion pour cette Nation qui
avait renoncé à la profefTion des armes, & après
la guerre ils refuferent de recevoir dans leurs
troupes quelque Grec que ce fût.
Ils prirent toute la partie d'Occident & y élu-
rent Empereur le Comte de Flandres dont les
Etats éloignés ne pouvoient donner aucune ja-
loufie aux Italiens. Les Grecs fe maintinrent dans
(i) Mcetas^ Hijl. après la prife de Conjtant. ch. 3,
ET DE LKUR Décadence. 283
l'Orient feparés des Turcs par les montagnes, &
des Latins par la mer.
Les Latins qui n'avoient pas trouvé d'obfta-
cles dans leurs conquêtes, en ayant trouvé une
infinité dans leur établiflement, les Grecs repaf-
ferent d'Asie en Europe, reprirent Conflantino-
ple & prefque tout l'Occident.
Mais ce nouvel Empire ne fut que le Fantôme
du premiar, & n'en eut ni les relTources ni la
puiflance.
Il ne poffeda guère en Asie que les Provinces
qui font en deçà du Méandre & du Sangare, & la
plupart de celles d'Europe furent divifées en de
petites Souverainetés.
De plus, pendant foixante ans que Conftanti-
nople refta entre les mains des Latins, les vain-
cus étant difperfés & les Conquerans occupés à
la guerre, le Commerce pafïa entièrement aux
Villes d'Italie, & Conftantinople fut privée de
fes richeffes.
Le Commerce même de l'intérieur fe fit par
les Latins. Les (i) Grecs nouvellement rétablis
& qui craignoient tout voulurent fe concilier les
(ij CantacLizene, 1. 4.
284 De la Grandeur des Romains,
Génois en leur accordant la liberté de trafiquer
fans payer de droits ; & les Vénitiens qui n'ac-
ceptèrent point de paix, mais quelques Trêves,
& qu'on ne voulut pas irriter, n'en payèrent pas
non plus.
Quoiqu'avant la prife de Conftantinople M a-
NUEL CoMNENE cût laiffé tomber la Marine,
cependant comme le Commerce fubfiftoit en-
core, on pouvoit facilement la rétablir ; mais
quand dans le nouvel Empire on l'eut abandon-
née, le mal fut fans remède, parce que l'impuif-
fance augmenta toujours.
Cet Etat, qui dominoit fur plufieurs Tfles, qui
étoit partagé par la Mer &qui en étoit environné
en tant d'endroits, n'avoit point de vaifléaux
pour y naviguer. Les Provinces n'eurent plus
de communication entre elles, on (i) obligea les
Peuples de fe réfugier plus avant dans les Terres
pour éviter les Pirates, & quand ils l'eurent fait,
on leur ordonna de fe retirer dans les Fortereflés
pour fe fauver des Turcs.
Les Turcs faifoient pour lors aux Grecs une
guerre fmguliere ; ils alloient proprement à la
(i) Pacliymere, 1. 7.
ET DE LEUR DeCADENCE. 285
chafle des hommes, ils traverfoient quelquefois
deux cens lieues de pais pour faire leurs rava-
ges. Comme ils étoient(i) divifés fous plufieurs
Sultans^ on ne pouvoit pas par des prefens faire
la paix avec tous, & il étoit inutile de la faire
avec quelques-uns; ils s'étoient faits Mahome-
tans & le zèle pour leur Religion les engageoit
merveilleufement à ravager les Terres des Chré-
tiens ; d'ailleurs comme c'étoient les Peuples
les (2) plus laids de la Terre, leurs femmes
étoient affreufes comme eux, & dès qu'ils eurent
vu des Greques, ils n'en purent plus foufirir
d'autres (3). Cela les porta à des enlevemens
(i) Cantacuzene. 1. 3, ch. gô, & Pachymere, 1. ii,
ch. 9.
(2) Cela donna lieu à cette tradition du Nord ra-
portée par le Got Jornandès, que Philimer Roi des
Gots entrant dans les Terres Gotiques, y ayant
trouvé des femmes forcieres, il les chalTa loin de fon
Armée, qu'elles errèrent dans les deferts où des Dé-
mons incubes s'accouplèrent avec elles, d'où vint
la Nation des Huns. Genits ferocijftmiirn quod fuit
primum inter paludes, mimitum, tetrum, atque exile,
nec alid voce notum nifi qiiœ hiimani fermonis ima~
ginem ajfignabat.
(3) Michel Ducas, Hijl. de Jean Manuel, Jean &
Conjlantin, ch. 9. Conllantin Porphyrogenete au com-
mencement de fon extrait des Ambafl'ades avertit
28b De la Grandeur des Romains,
continuels. Enfin, ils avoient été de tout tems
adonnés aux brigandages, &c'étoit ces mêmes(i)
Huns qui avoient autrefois caufé tant de maux à
l'Empire Romain.
Les Turcs inondant tout ce qui reftoit à
l'Empire Grec en Afie, les habitans qui purent
leur échaper fuirent devant eux jufqu'au Bof-
phore, & ceux qui trouvèrent des VailTeaux fe
réfugièrent dans la partie de l'Empire qui étoit
en Europe; ce qui augmenta confiderablement
le nombre de fes habitans, mais il diminua bien-
tôt ; il y eut des guerres civiles fi furieufes que
les deux factions appellerent divers Sultans
Turcs, fous cette '2) condition, aufQ extrava-
gante que barbare, que tous les habitans qu'ils
prendroient dans les Païs du parti contraire
feroient menés en efclavage; & chacun dans la
vue de ruiner fes ennemis concourut à détruire
la Nation.
que quand les Barbares viennent à Conftantinople,
les Romains doivent bien fe garder de leur montrer
la grandeur de leurs richefles ni la beauté de leurs
femmes,
(i) Voyez la deuxième note de la page précédente,
(2) Voj^ez l'Hiftoire des Empereurs Jean Paleo-
logue & Jean Cantacuzene, écrite par Cantacuzene.
ET DE LEUR DeCADENCE.
287
Bajazet ayant fournis tous les autres Sul-
tans, les Turcs auroient fait pour lors ce qu'ils
firent fous M aho^ikt fécond^ s'ils n'avoient pas
été eux-mêmes fur le point d'être exterminés
par les Tartares.
Je n'ai pas le courage de parler des miferes
qui fuivirent, je dirai feulement que, fous les
derniers Empereurs, l'Empire, réduit aux Faux-
bourgs de Conftantinople, finit comme le Rhin,
qui n'eft plus qu'un ruifleau lorlqu'il fe perd
dans rOcean.
FIDSQ
IMPRIMERIE D. BARDIN, A SAINT-GEKMAIN
R7C iS ^
1'^
Lo Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
^<
UOûÊt 0 5 2008
4^B
\ s Bit
4 i 1 4 Qs^i
uojk
40l/T
0
2 Z 2û03
The Library
University of Ottawa
Date due
a39003 002691 1 69b
CE DG 0210
.M77 187^>
COO f^CNTESQUIEU, CCNST DER AT I 0;
ACC# 1075867 '