BIBLIOTHEQUE CONTEMPORAINE
GEORGE SAND
Œ l V RE S COHPL È T K S
CONTES DU NE GRAX I) MERE
LE
CHÊNE PARLANT
LE CHIEN i: I LA F I. E I K SACRE]
L'ORGUE I) l l I 1 \ N — CE QUE I» 1 S i \ i LES FLEUR!
LE MARTEAU ROUGE
LA FÉE POUSSIÈRE — LE GNOME lus HUITRES
LA 1 L i: A l \ ii nos \ i; i \
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GEORGE SAND
CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
ŒUVRES COMPLETES
DE
GEORGE SAND
FORMAT GRAND IN- 18
Les Amours de l'âge d'or. 1
Andriani 1
André 1
Antonia 1
Autour de la table.... 1
Le Beau Laurence 1
Les Beaux Messieurs de
Bois-Doré 3
Cad io 1
césarine dletrich i
le chateau des désertes. 1
Le Château de Pigtordu. 1
Le Chêne parlant 1
Le Compagnon du tour
de France 2
La Comtesse de Rudols-
tadt 2
La Confession d'une
jeune fill^ S
Constance Verrier 1
Consuelo 3
Correspondance 3
Correspondance entre
George Sand et Gus-
tave Flaubert
Contes d'une grand mère.
La Coupe
Les Dames vertes
La Daniella
La Dernière Aldini
Le Dernier Amour,
Dernières pages
Les Deux Frères
Le Diable aux champs.,
Elle et Lui
La Famille de German
dr :
La Filleule ,
Flamarande
Flavie
Francia
François le Champi. . ..
Histoire DE MA VIE
Un Hiver a Majorque -
Spiridioo
L'Homme de neige
11 l ■••>:
Impressions et Souve
ki s
Imdia.ha
ISIDORA.. .
JACQUES
Jean de la Roche
Jean Zisxa — Gabriel..
vol.
Jeanne
Journal d'un voyageur
pendant la guerre....
Laura
Légendes rustiques
Lélia — Métella — Cora.
Lettres d'un Voyageur.
Lucrezia-Floriani - Lavi-
NIA
Mademoiselle La Quin-
tinie
Mademoiselle Merquem.
Les Maîtres mosaïstes.
Les Maîtres sonneurs..
Malgrétout
La Mare au Diable
Le Marquis de Yillemer.
Ma Sœur Jeanne
Mauprat
Le Meunier d'Angibault.
Monsieur Sylvestre....
Mont-Revêche
Nanon
Narcisse
Nouvelles
Nouvelles lettres d'un
Voyageur
Pauline
La Petite Fadette
Le Péché de M. Antoine.
Le Piccinino
Pierre qui roule
Promenades autour d'un
village
Questions d'art et de
littérature
Questions politiques et
sociales
Le Secrétaire intime...
Les sept Cordes
Lyre
Simon
Souvenirs de 1848
Tamaris
Tever ino— Leone Léoni . .
Thévtre complet
Thé\tre de Nohant
La Toub de Percemont.
— Marianne
L'Uscoque
Valentine
Valvèdre
La Ville noire
1 vol.
1 —
1 —
1 —
-2 —
1 —
1 —
1 —
1 —
1 —
1 —
1 —
1 -
1 —
1 —
1 —
1 -
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1 —
1 —
1 —
1 —
1 —
2 —
2 —
1 —
1 —
1 —
1 —
EMILE COLIN ET C
IMPRIMERIE DE LAGNY
CONTES D'UNE GRANDMERE
LE
CHÊNE PARLANT
LE CEIEN ET LA FLEUR SACRÉE
L'ORGUE DU TITAN — CE QUE DISENT LES FLEURS
LE MARTEAU ROUGE
LA FÉE POUSSIÈBE — LE GNOME DES HUITRBS
LA FÉE AUX GROS YEUX
GEORGE SAND
J)
»
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
Droits de reproduction et de traduction réservée.
On»vers.;fa^^.
• C3
note
CONTES
D'UNE GRAND'MÈRE
LE CHÊNE PARLANT
À MADEMOISELLE BLANCHE AMIC
Il y avait autrefois en la forêt de Cernas un
gros vieux chêne qui pouvait bien avoir cinq
cents ans. La foudre l'avait frappé plusieurs
fois, et il avait dû se faire une tête nouvelle, un
peu écrasée, mais épaisse et verdoyante.
Longtemps ce chêne avait eu une mauvaise
réputation. Les plus vieilles gens du village voisin
disaient encore que, dans leur jeunesse, ce chêne
parlait ei menaçait ceux qui voulaient se reposer
sous son ombrage. Ils racontaient que deux
1
2 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
voyageurs, y cherchant un abri, avaient été fou-
droyés. L'un d'eux était mort sur le coup; l'autre
s'était éloigné à temps et n'avait été qu'étu
parce qu'il avait été averti par une voix qui lui
criait :
— Va-t'en vite !
L'histoire était si ancienne qu'on n'y croya t
plus guère, et, bien que cet arbre portât encore
le nom de chêne parlant, les pâtours s'en appro-
chaient sans trop de crainte. Pourtant le mo.
vint où il fut plus que jamais réputé sorcier
après l'aven lure d'Emmi.
Emmi était un pauvre petit gardeurde cochons,
orphelin et très-malheureux, non-seulement parce
qu'il était mal logé, mal nourri et mal vêtu, mais
encore parce. qu'il détestait les bêtes que la mi-
sé iv le forçait à soigner. Il en avait peur, et ces
animaux, qui sont plus lins qu'ils n'en ont l'air,
sentaient bien qu'il n'était pas le maître avec
eux. Il s'en allait dès le matin, les conduisant à
la glandee, dans la forêt. Le soir, il les ramenait
à la terme, et c'était pitié de le voir, couvei
méchants haillons, la tête nue, ses cheveux hem-
LE CHÊNE PARLANT 3
ses par le vent, sa pauvre petite figure pâle, maigre,
terreuse, l'air triste, effrayé, souffrant, chassant
devant lui ce troupeau de bêtes criardes, au regard
oblique, à la tête baissée, toujours menaçante. À
le voir ainsi courir à leur suite sur les sombres
bruyères, dans la vapeur rouge du premier crépus-
cule, on eût dit d'un follet des landes chassé par
une rafale.
11 eût pourtant été aimable et joli, ce pauvre
petit porcher, s'il eût été soigné, propre, heureux
comme vous autres, mes chers enfants qui me
lisez. Lui ne savait pas lire, il ne savait rien, et
c'est tout au plus s'il savait parler assez pour
demander le nécessaire, et, comme il était craintif,
il ne le demandait pas toujours, c'était tant pis
pour lui si on l'oubliait.
Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à
l'étable, et le porcher ne parut pas à l'heure du
souper. On n'y fit attention que quand la soupe
aux raves fut mangée, et la fermière envoya un de
ses gars pour appeler Emmi. Le gars revint dire
qu'Emmi n'était ni à l'étable, ni dans le grsnier,
où il couchait sur la paflle. On pensa qu'il était
4 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE
allé voir sa tante, qui demeurait aux environs,
et on se coucha sans plus songer à lui.
Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on
s'étonna d'apprendre qu'Emmi n'avait point passé
la nuit chez elle. Il n'avait pas reparu au village
depuis la veille. On s'enquit de lui aux alen-
tours, personne ne l'avait vu. On le chercha en
vain dans la forêt. On pensa que les sangliers
et les loups l'avaient mangé. Pourtant on ne
retrouva ni sa sarclette, — sorte de houlette à
manche court dont se servent les porchers, —
ni aucune loque de son pauvre vêtement; on en
conclut qu'il avait quitté le pays pour vivre en
vagabond, et le fermier dit que ce n'était pas
un grand dommage, que l'enfant n'était bon à
rien, n'aimant pas ses bêtes et n'ayant pas su
s'en faire aimer.
Un nouveau porcher fut loué pour le reste de
l'année, mais la disparition d'Emrai effrayait tous
les gars du pays; la dernière fois qu'un l'avait
vu, il allait du côté du chêne parlant, et c'était
ia Gdns doute qu'il lui était arrivé malheur. Le
nouveau porcher eut bien soin de n'y jamais
LE CHÊNE PARLANT 5
conduire son troupeau et les autres enfants se
gardèrent d'aller jouer de ce côté-là.
Vous me demandez ce qu'Emmi était devenu.
Patience, je vais vous le dire.
La dernière fois qu'il était allé à la forêt avec
ses bêtes, il avait avisé à quelque distance du
gros chêne une touffe de favasses en fleurs. La
favasse ou féverole, c'est cette jolie papilionacée
à grappes roses que vous connaissez, la gesse
tubéreuse; les tubercules sont gros comme une
noisette, un peu âpres quoique sucrés. Les enfants
pauvres en sont friands; c'est une nourriture
qui ne coûte rien et que les pourceaux, qui en
sont friands aussi, songent seuls à leur disputer.
Quand on parle des anciens anachorètes vivant
de racines, on peut être certain que le mets
le plus recherché de leur austère cuisine était,
dans nos pays du centre, le tubercule de cette
gesse.
Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient
pas encore être bonnes à manger, car on n'était
qu'au commencement de l'automne, mais il vou-
lait marquer l'endroit pour venir fouiller la terre
6 CONTES D'UNE GRA.ND"MÈRE
quand la tige et la fleur seraient desséchées. II
fut suivi par un jeune pore qui se mit à fouiller
et qui menaçait de tout détruire, lorsque Emmi,
impatienté de voir le ravage inutile de cette bête
vorace, lui allongea un coup de sa sarclette sur le
groin. Le fer de la sarclette était fraîchement
repassé et coupa légèrement le nez du porc, qui
jeta un cri d'alarme. Vous savez comm • es ani-
maux se soutiennent entre eux, et comme certains
de leurs appels de détresse les mettent tous en
fureur contre l'ennemi commun; d'ailleurs, ils en
voulaient depuis longtemps à Emmi, qui ne leur
prodiguait jamais ni caresses ni compliments.
Ils se rassemblèrent en criant à qui mieux mieux
et l'entourèrent pour le dévorer. Le pauvre enfant
prit la fuite, ils le poursuivirent ; ces bêtes ont,
vous le savez, l'allure effroyablement prompte;
il n'eut que le temps d'atteindre le gros chêne,
d'en escalader les aspérités et de se réfugier dans
les 1 i Le farouche troupeau resta au pied,
hurlant, men:. ayant de fouir pour abattre
l'arbre Naû le chêne parlant avait de formida-
bles racines qui se moquaient bien d'un troupeau
LE CHENE PARLANT T
de cochons, Les assaillants ne renoncèrent pour-
tant à leur entreprise qu'après le coucher du
soleil. Alors, ils se décidèrent à regagner la ferme,
et le petit Emrni, certain qu'ils le dévoreraient
s'il y allait avec eux, résolut de n'y retourner
jamais.
Il savait bien que le chêne passait pour être un
arbre enchanté, mais il avait trop à se plaindre
des vivants pour craindre beaucoup les esprits.
Il n'avait vécu que de misère et de coups ; sa
tante était très-dure pour lui : elle l'obligeait à
garder les porcs, lui qui en avait toujours eu hor-
reur. Il était né comme cela, elle lui en faisait un
crime, et, quand il venait la voir en la suppliant
de le reprendre avec elle, elle le recevait, comme
on dit, avec une volée de bois vert. Il la craignait
donc beaucoup, et tout son désir eût été de gar-
der les moutons dans une autre ferme où les
gens eussent été moins avares et moins mauvais
pour lui.
Dans le premier moment après le départ des
pourceaux, il ne sentit que le plaisir d'être débar-
rassé de leurs cris farouches et de leurs menaces,
8 CONTES D'UNE GRAND'. MÈRE
et il résolut de passer la nuit où il était. 11 avait
encore du nain dans son sac de toile bise, car,
durant le siège qu'il avait soutenu, il n'avait pas
eu envie de manger. Il en mangea la moitié,
réservant le reste pour son déjeuner; après cela,
à la grâce de Dieu!
Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi
ne dormait guère. Il était malingre, souvent fié-
vreux, et rêvait plutôt qu'il ne se reposait l'es-
prit durant son sommeil. 11 s'installa du mieux
qu'il put entre deux maîtresses branches garnies
de mousse, et il eut grande envie de dormir;
mais le vent qui faisait mugir le feuillage et grin-
cer les branches l'effraya, et il se mit à songer
aux mauvais esprits, tant et si bien qu'il s'ima-
gina entendre une voix grêle et fâchée qui lui
disait à plusieurs reprises :
— Va-t'en, va-t'en d'ici!
D'abord Emmi, tremblant et la gorge serrée,
ne songea point à répondre; mais, comme, en
même temps que le vent s'apaisait, la voix du
chêne s'adoucissait et semblait lui murmurer à
L'oreille d'un ton maternel et caressant : a Va-t'en,
LE CHÊNE PARLANT 9
Emmi, va-t'en! » Emmi se sentit le courage
de répondre :
— Chêne, mon beau chêne, ne me renvoie
pas. Si je descends, les loups qui courent la nuit
me mangeront.
— Va, Emmi, va! reprit la voix encore plus
radoucie.
— Mon bon chêne parlant, reprit aussi Emmi
d'un ton suppliant, ne m'envoie pas avec les
loups. Tu m'as sauvé des porcs, tu as été doux
pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre en ■
tant malheureux, et je ne puis ni ne voudrais
te faire aucun mal : garde-moi cette nuit; si
tu l'ordonnes, je m'en irai demain matin.
La voix ne répliqua plus, et la lune argenta
faiblement les feuilles. Emmi en conclut qu'il lui
était permis de rester, ou bien qu'il avait rêvé
les paroles qu'il avait cru entendre. Il s'endormit
et, cho<e étrange, il ne rêva plus et ne fit plus
qu'un somme jusqu'au jour. Il descendit alors et
secoua la rosée qui pénétrait son pauvre vêtement.
— Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au
village, je dirai à ma tante que mes porcs ont
1.
10 COUTES D'UNE GRAND" MÈRE
voulu me manger, que j'ai été obligé de coucher
sur un arbre, et elle me permettra d'aller cher-
cher une autre condition.
Il mangea le reste de son pain; mais, au
moment de se remettre en route, il voulut remer-
cier le chêne qui l'avait protégé le jour et la nuit.
— Adieu et merci, mon bon chêne, dit-il en bai-
sant l'écorce, je n'aurai plus jamais peur de toi,
et je reviendrai te voir pour te remercier encore.
Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la
chaumière de sa tante, lorsqu'il entendit parler
derrière le mur du jardin de la ferme.
— Avec tout ça, disait un des gars, notre por-
cher n'est pas revenu, on ne l'a pas vu chez sa
tante, et il a abandonné son troupeau. C'est un
sans-cœur et un paresseux à qui je donnerai
une jolie roulée de coups de sabot, pour le punir
de me faire men^r ses bêtes aux champs aujour-
d'hui à sa place.
— Qu'est-ce que ça te fait, de mener les porcs?
dit l'autre gars.
— C'e.-t une honte à mon âge, reprit le pre-
mier : cela convient à un enfant de dix ans ,
LE CHENE PARLANT |f
comme le petit Emmi ; mais , quand on en a
douze, on a droit à garder les vaches ou tout
au moins les veaux.
Les deux gars furent interrompus par. leur
père.
— Allons vite, dit-il, à l'ouvrage! Quant à
ce porcher de malheur, si les loups l'ont
mangé, c'est tant pis pour lui ; mais, si je le
retrouve vivant, je l'assomme. Il aura beau aller
pleurer chez sa tante, elle est décidée à le faire
coucher avec les cochons pour lui apprendre à
faire le fier et le dégoûté.
Emmi, épouvanté de cette menace, se le tint
pour dit. Il se cacha dans une meule de blé, où
il passa la journée. Vers le soir, une chèvre qui
rentrait à l'étable, et qui s'attardait à lécher je
ne sais quelle herbe, lui permit de la traire.
Quand il eut rempli et avalé deux ou trois fois
le contenu de sa sébile de bois, il se renfonça
dans les gerbes jusqu'à la nuit. Quand il fit
tout à fait sombre et que tout le monde fut cou-
ché, il se glissa jusqu'à son grenier et y prit
diverses choses qui lui appartenaient, quelques
12 CONTES DUNE GRASDMEBE
écus gagnés par lui que le fermier lui avait remis
la veille et dont sa tante n'avait pas encore eu le
temps de le dépouiller, une peau de chèvre et
une peau de mouton dont il se servait l'hiver, un
couteau neuf, un petit pot de terre, un peu de
linge fort déchiré. IJ mit le tout dans son sac,
descendit dans la cour, escalada la barrière et s'en
alla à petits pas pour ne pas faire de bruit; mais,
comme il passait près de l'étable à porcs, ces mau-
dites bêtes le sentirent ou l'entendirent et se prirent
à crier avec fureur. Alors, Emmi, craignant que
les fermiers, réveillés dans leur premier sommeil,
ne se missent à ses trousses, prit sa course et ne
s'arrêta qu'au pied du chêne parlant.
— Me voilà revenu, mon bon ami, lui dit-il.
Permets-moi de passer encore une nuit dans tes
branches. Dis si tu le veux!
Le chêne ne répondit pas. Le temps était
calme, pas une feuille ne bougeait. Emmi pensa
que qui ne dit mot consent. Tout chargé qu'il
était, il se hissa adroitement jusqu'à la grosse
enfourchure où il avait passé la nuit précédente,
et il y dormit parfaitement bien.
LE CHÊNE PARLANT 13
Le jour venu, il se mit en quête d'un endroit
convenable pour cacher son argent et son bagage,
car il n'était encore décidé à rien sur les moyens
de s'éloigner du pays sans être vu et ramené
de force à la ferme. Il grimpa au-dessus de la
place où il se trouvait. Il découvrit alors dans
le tronc principal du gros arbre un trou noir
fait par la foudre depuis bien longtemps, car le
bois avait formé tout autour un gros bourrelet
d'écorce. Au fond de cette cachette, il y avait
de la cendre et de menus éclats de bois hachés
pa? le tonnerre.
— Vraiment, se dit l'enfant, voilà un lit très-
doux et très-chaud où je dormirai sans risque de
tomber en rêvant. Il n'est pas grand, mais il
l'est assez pour moi. Voyons pourtant s'il n'est
pas habité par quelque méchante bête.
Il fureta tout l'intérieur de ce refuge, et vit
qu'il était percé par en haut, ce qui devait ame-
ner un peu d'humidité dans les temps de pluie.
Il se dit qu'il était bien facile de boucher ce trou
avec de la mousse. Une chouette avait fait son
nid dans le conduit.
14 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
— Je ne te dérangerai pas, pensa Emmi, mais
je fermerai la communication. Comme cela, nous
serons chacun chez nous.
Quand il eut préparé son nid pour la nuit
suivante et installé son bagage en sûreté, il s'as-
sit dans son trou, les jambes dehors appuyées
sur une branche, et se mit à songer vaguement
à la possibilité de vivre dans un arbre ; mais il
eût souhaité que cet arbre fût au cœur de la
forêt au lieu d'être auprès de la lisière, expose
aux regards des bergers et porchers qui y ame-
naient leurs troupeaux. Il ne pouvait prévoir
que, par suite de sa disparition, l'arbre devien-
drait un objet de crainte, et que personne n'en
approcherait plus.
La faim commençait à se faire sentir, et, bien
qu'il fût très-petit mangeur, il se ressentait bien
dr n'avoir rien pris de solide la veille. Irait-il
dé! errer les favasses encore vertes qu'il avait
remarquées à quelques pas de là? ou irait-il
jusqu'aux châtaigniers qui poussaient plus avant
dans la forêt?
Comme il se préparait à descendre, il vit que
LE CHESE PARLANT 15
la branche sur laquelle reposaient ses pieds
n'appartenait pas à son chêne, G'était celle d'un
arbre „isin qui entre-croisait ses belles et for-
tes ramures avec celles du chêne parlant. Emmi
se hasarda sur cette branche et gagna le chêne
voisin qui avait, lui aussi, pour proche voisin
un autre arbre facile à atteindre. Emmi, léger
comme un écureuil, s'aventura ainsi d'arbre en
arbre jusqu'aux châtaigniers où il fit une bonne
récolte. Les châtaignes étaient encore petites et
pas très-mûres ; mais il n'y regardait pas de bien
près, et il mit comme qui dirait pied à terre
pour les faire cuire dans un endroit bien désert
et bien caché où les charbonniers avaient fait
autrefois une fournée. Le rond marqué par le
feu était entouré de jeunes arbres qui avaient
repoussé depuis : il y avait beaucoup de menus
déchets à demi brûlés. Emmi n'eut pas de peine
a en faire un tas et à y mettre le feu au moyen
d'un caillou qu'il battit du dos de son couteau,
et il iv-cuei lit l'étincelle avec des feuilles sèches,
tout en se promettant de faire provision d'ama-
dou sur les arbres décrépits, qui ne manquaient
16 CONTES D'UNE GRAND' MERE
pas dans la foret. L'eau d'une rigole lui permit
de faire cuire ses châtaignes dans son petit pot
de terre, à couvercle percé, destiné à cet
usage. C'est un meuble dont en ce pays-là tout
pâtour est nanti.
Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir à
la ferme, à cause de la grande distance où il
devait mener ses bêtes, était donc habitué à se
nourrir lui-même, et il ne fut pas embarrassé
de cueillir son dessert de framboises et de mûres
sauvages sur les buissons de la petite clairière.
— Voilà, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle à
manger trouvées.
Et il se mit à nettoyer le cours du filet d'eau
qu'il avait à sa portée. Avec sa sarclette, il enleva
les herbes pourries, creusa un petit réservoir,
débarrassa un petit saut que l'eau faisait dans
la glaise et l'épura avec du sable et des cailloux.
Cet ouvrage l'occupa jusque vers le coucher du
soleil. Il ramassa son pot et sa houlette, et, re-
montant sur les branches dont il avait éprouvé
la solidité, il retrouva son chemin d'écureuil,
grimpant et sautant d'arbre en arbre jusqu'à son
LE CHÊNE PARLANT 17
chêne. Il rapportait une épaisse brassée de fougère
et de mousse bien sèche dont il fit son lit dans
le trou déjà nettoyé. Il entendit bien la chouette
sa voisine qui s'inquiétait et grognait au-dessus
de sa tête.
— Ou elle délogera, pensa-t-il, ou elle s'y ha-
bituera. Le bon chêne ne lui appartient pas plus
qu'à moi.
Habitué à vivre seul, Emmi ne s'ennuya pas.
Être débarrassé de la compagnie des pourceaux
fut même pour lui une source de bonheur pen-
dant plusieurs jours, Il s'accoutuma à entendre
hurler les loups. Il savait qu'ils restaient au cœur
de la forêt et n'approchaient guère de la région
où il se trouvait. Les troupeaux n'y venant plus,
les compères ne s'en approchaient plus du tout.
Et puis Emmi apprit à connaître leurs habitudes.
En pleine forêt, il n'en rencontrait jamais dans
les journées claires. Ils n'avaient de hardiesse
que dans les temps de brouillard, et encore cette
hardiesse n'était-elle pas grande. Ils suivaient
quelquefois Emmi à distance, mais il lui suffi-
sait de se retourner et d'imiter le bruit d'un
18 COMTES D'UNE GRANDMERE
fusil qu'on arme en frappant son couteau contre
le fer de sa sarclettepour les mettre en fui te. Quant
aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois,
il ne les voyait jamais ; ce sont des animaux
mystérieux qui n'attaquent jamais les premiers.
Quand il vit approcher l'époque de la cueil-
lette des châtaignes, il fit sa provision qu'il cacha
dans un autre arbre creux à peu de distance
de son chêne; mais les rats et les mulots les
lui disputèrent si bien, qu'il dut les enterrer
dans le sable, où elles se conservèrent jusqu'au
printemps. D'ailleurs, Emmi avait largement de
quoi se nourrir. La lande étant devenue absolu-
ment déserte, il put s'aventurer la nuit jusqu'aux
endroits cultivés et y déterrer des pommes de
terre et des raves ; mais c'était voler et la chose
lui répugnait. Il amassa quantité de favasses
dans les jachères et fit des lacets pour prendre
des alouettes en ramassant deçà et delà des
crins labsés aux buissons par les chevaux au
pâturage. Les pâtours savent tirer parti de tout
et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez
de flocons de laine sur les épines des chMuies
LE CHÊNE PARLANT 19
pour se faire une espèce d'oreiller; plus tarJ, il
se fabriqua une quenouille et un fuseau et apprit
tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter
avec du fil de fer qu'il trouva à une barrière
mal raccommodée, qu'on répara encore et qu'il
dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets
à prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des
bas et à manger de la viande. 11 devint un chas-
seur des plus habiles; épiant jour et nuit toutes
les habitudes du gibier, initié à tous les mystères
de la lande et de la forêt, il tendit ses pièges à
coup sûr et se trouva dans l'abondance,
Il eut même du pain à discrétion, grâce à
une vieille mendiante idiote, qui, toutes les se-
maines, passait au pied du chêne et y déposait
sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la
guettait, descendait de son arbre, la tête cou-
verte de sa peau de chèvre, et lui donnait une
pièce de gibier en échange d'une partie de son
pain. Si elle avait peur de lui, sa peur ne se
manifestait que par un rire stupide et une obéis-
sance dont elle n'avait du reste point à se re-
pentir.
20 CONTES DUNE GRAND'. MERE
Ainsi se passa l'hiver, qui fut très-doux, et
l'été suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi
eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la fou-
dre frappa plusieurs fois des arbres assez pro-
ches du sien ; mais il remarqua que le chêne
parlant, ayant été écimé longtemps auparavant
et s'étant refait une cime en parasol, n'at
plus le fluide, qui s'attaquait à des arbres plus
élevés et de forme conique. Il finit par dormir
aux roulements et aux éclats du ton»
plus de souci que la chouette sa voisine.
Dans cette solitude, Emmi, absorbé par 1. soin
incessant d'assurer sa vie et de préserver sa li-
berté, n'eut pas le temps de connaître l'ennui.
On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien,
lui, qu'il avait plus de mal à se donner pour
vivre seul que s'il fût resté à la ferme. Il acqué-
rait aussi plus d'intelligence, de courage et de
prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant,
quand cette vie exceptionnelle fut r<_ ,
hait et qu'elle exigea moins de temps et de souci,
il commença à réfléchir et à sentir sa petite
conscience lui adresser certaines questions em-
LE CHÊNE PARLANT 21
barrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux
dépens de la forêt sans servir personne et sans
contenter aucun de ses semblables? Il s'était pris
d'une espèce d'amitié pour la vieille Catiche,
l'idiote qui lui cédait son pain en échange de
ses lapins et de ses chapelets d'alouettes. Gomme
elle n'avait pas de mémoire, ne parlait presque
pas et ne racontait par conséquent à personne
ses entrevues avec lui, il était arrivé à se mon-
trer à eile à visage découvert, et elle ne le crai-
gnait plus. Ses rires hébétés laissaient deviner
une expression de plaisir quand elle le voyait
descendre de son arbre. Emmi s'étonnait lui-même
de partager ce plaisir; il ne se disait pas, mais
il sentait que la présence d'une créature humaine,
si dégradée qu'elle soit, est une sorte de bienfait
pour celui qui s'est condamné à vivre seul. Un
jour qu'elle lui semblait moins abrutie que de
coutume, il essaya de lui parler et de lui de-
mander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup
de rire, et lui dit d'une voix nette et d'un ton
sérieux :
— Veux-tu venir avec moi, ^etit?
32 CONTES D UNE GRAND MÈRE
— Où?
— Dans ma maison; si tu veux être mon fils,
je te rendrai riche et heureux.
Emmi s'étonna beaucoup d'entendre parler
distinctement et raisonnablement la vieille Ca-
tiche. La curiosité lui donnail quelque envie de
la croire, mais un coup de vent agita les brandies
au-dessus de sa tête, et il entendit la voix du
chêne lui dire :
— N'y va pas!
— Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille;
mon arbre ne veut pas que je le quitte.
— Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutôt
c'est toi qui es une bête de croire à la parole
des arbres.
— Vous croyez que les arbres ne parlent pas ?
Vous vous trompez bien!
— Tous les arbres parlent quand le veut se
met après eux, mais ils ne savent pas ce qu'ils
disent; c'est comme s'ils ne disaient rienr.
Emmi fut taché de cette explication positive
d'un fait merveilleux. 11 répondit à Catiche
— C'est vous qui radotez, la vieille. Si tuub les
LE CHÊNE PARLANT 23
arbres font comme vous, mon chêne du moins
sait ce qu'il veut et ce qu'il dit.
La vieille haussa les épaules, ramassa sa besace
et s'éloigna en reprenant son rire d'idiote.
Emmi se demanda si elle jouait un rôle ou si
elle avait des moments lucides. Il la laissa partir
et la suivit, en se glissant d'arbre en arbre sans
qu'elle s'en aperçût. Elle n'allait pas vite et mar-
chait le dos courbé, la tête en avant, la bouche
entrouverte, l'œil fixé droit devant elle; mais
cet air exténué ne l'empêchait pas d'avancer tou-
jours sans se presser ni se ralentir, et elle tra-
versa ainsi la forêt pendant trois bonnes heures
de marche, jusqu'à un pauvre hameau perché
sur une colline derrière laquelle d'autres bois
s'étendaient à perte de vue. Emmi la vit entrer
dans une méchante cahute isolée des autres
habitations, qui, pour paraître moins misé-
rables, n'en étaient pas moins un assemblage
de quelques douzaines de taudis. Il n'osa pas
s'aventurer plus loin que les derniers arbres de
la forêt et revint sur ses pas, bien convaincu
que, si la Catiche avait un chez elle, il était
24 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
plus pauvre et plus laid qje le trou de l'arbre
parlant.
Il regagna son logis du grand chêne et n'y
arriva que vers le soir, harassé de fatigue, mais
content de se retrouver chez lui. Il avait gagné
à ce voyage de connaître l'étendue de la forêt
et la proximité d'un village; mais ce village
paraissait bien plus mal partagé que celui de
Cernas, où Emmi avait été élevé. C'était tout pays
de landes sans trace de culture, et les rares bes-
tiaux qu'il avait vus paître autour des maisons
n'avaient que la peau sur les os. Au delà, il n'avait
aperçu que les sombres horizons des forêts. Ce
n'est donc pas de ce côté-là qu'il pouvait son-
ger à trouver une condition meilleure que la
sienne.
Au bout de la semaine, la Catiche arriva à
l'heure ordinaire. Elle revenait de Cernas, et il
lui demanda des nouvelles de sa tante pour voir
si cette vieille aurait le pouvoir et la volonté
de lui répondre comme la dernière fois. Elle
répondit très-nettement :
— La grand'Nanette est remariée, et, si tu
LE CHÊNE PARLANT 25
retournes chez elle, elle tâchera de te faire mourir
pour se débarrasser de toi.
— Parlez-vous raisonnablement? dit Emmi, et
me dites-vous la vérité?
— Je te dis la vérité. Tu n'as plus qu'à te
rendre à ton maître pour vivre avec les cochons,
ou à chercher ton pain avec moi, ce qui te vau-
drait mieux que tu ne penses. Tu ne pourras pas
toujours vivre dans la forêt. Elle est vendue, et
sans doute on va abattre les vieux arbres. Ton
chêne y passera comme les autres. Crois-moi,
petit. On ne peut vivre nulle part sans gagner de
l'argent. Viens avec moi, tu m'aideras à en gagner
beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai
celui que j'ai.
Emmi était si étonné d'entendre causer et
raisonner l'idiote, qu'il regarda son arbre et prêta
l'oreille comme s'il lui demandait conseil.
— Laisse donc cette vieille bûche tranquille,
reprit la Catiche. Ne sois pas si sot et viens avec
moi.
Comme l'arbre ne disait mot, Emmi suivit la
vieille, qui, chemin faisant, lui révéla son secret.
2
26 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
o — Je suis venue au monde loin d'ici, pauvre
:omrne toi et orpheline. J'ai été élevée dans la
misère il les coups. J'ai gardé aussi les cochons,
et, comme toi, j'en avais peur. Gomme toi. je
me suis sauvée ; mais, en traversant une rivière
sur un vieux pont décrépit, je suis tombée à l'eau
d'où on m'a retirée comme morte. Un bon mé-
decin chez qui on m'a portée m'a fait revenir à
la vie; mais j'étais idiote, sourde, et ne pouvant
presque plus parler. Il m'a gardée par charité,
et. comme il n'était pas riche, le curé de l'en-
droit a fait des quêtes pour moi, et les dames
m'ont apporté des habits, du vin, des douceurs,
tout ce qu'il me fallait. Je commençais à me por-
ter mieux, j'étais si bien soignée! Je mangeais
de la bonne viande, je buvais du bon vin sucré,
j'avais l'hiver du feu dans ma chambre, j'étais
comme un- princesse, elle médecin était content.
Il disait :
» — La voilà qui entend ce qu'on lui dit.
Elle retrouve les mots pour parler. Dans déni
ou trois mois d'ici, elle pourra travailler et ga-
gner honnêtement sa vie.
LE CHENE PARLANT 27
» Et toutes les belles dames se disputaient à
qui me prendrait chez elle.
» Je ne fus donc pas embarrassée pour trouver
une place aussitôt que je fus guérie; mais je
n'avais pas le goût du travail, et on ne fut pas
content de moi. J'aurais voulu être fille «le
chambre, mais je ne savais ni coudre ni coiffer;
on me faisait tirer de l'eau au puits et plumer
la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai l'endroit,
croyant être mieux ailleurs. Ce fut encore pire,
on me traitait de malpropre et de paresseuse.
Mon vieux médecin était mort. On me chassa de
maison en maison, et, après avoir été l'enfant
chéri de tout le monde, je dus quitter le pays
comme j'y étais venue, en mendiant mon pain;
mais j'étais plus misérable qu'auparavant. J'avais
pris le goût d'être heureuse, et on me donnait
si peu, que j'avais à peine de quoi manger. On
me trouvait trop grande et de trop bonne mine
pour mendier. On me disait :
» — Va travailler, grande fainéante! c'est une
honte à ton âge de courir les chemins quand on
peut épierrer les champs à six sous par jour.
28 CONTES D'UNE GRANDMÊRE
» Alors, je fis la boiteuse pour donner à croire
que je ne pouvais pas travailler; on trouva que
j'étais encore trop forte pour ne rien faire, et
je dus me rappeler le temps où tout le monde
avait pitié de moi, parce que j'étais idiote. Je sus
retrouver l'air que j'avais dans ce temps-là, mon
habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis
si bien mon personnage, que les sous et les
miches recommencèrent à pleuvoir dans ma
besace. C'est comme cela que je cours depuis
une quarantaine d'années, sans jamais essuyer
de refus. Ceux qui ne peuvent me donner d'ar-
gent me dorment du fromage, des fruits et du
pain plus que je n'en peux porter. Avec ce que
j'ai de trop pour moi, j'élève des poulets que
j'envoie au marché et qui me rapportent gros.
J'ai une bonne maison dans un village où je
vais te conduire. Le pays est malheureux, mais
les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous
mendiants et infirmes , ou soi-disant tels , et
chacun fait sa tournée dans un endroit où les
autres sont convenus de ne pas aller ce jour-là.
Comme ça, chacun fait ses affaires comme il
LE CHÊNE PARLANT 29
veut; mais personne ne les fait aussi bien que
moi, car je m'entends mieux que personne à
paraître incapable de gagner ma vie. »
— Le fait est, répondit Emmi, que jamais je
ne vous aurais crue capable de parler comme
vous faites.
— Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as
voulu m' attraper et m'effrayer en descendant de
ton arbre, coiffé en loup-garou , pour avoir du
pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais
je te reconnaissais bien et je me disais : « Voilà
un pauvre gars qui viendra quelque jour à Our-
sines-les-BoiSy et qui sera bien content de man-
ger ma soupe. »
En devisant ainsi, Emmi et la Catiche arri-
vèrent à Oursines-les-Bois ; c'était le nom de l'en-
droit où demeurait la fausse idiote et qu'Emmi
avait déjà vu.
Il n'y avait pas une âme dans ce triste hameau.
Les animaux paissaient çà et là, sans être gar-
dés, sur une lande fertile en chardons, qui était
toute la propriété communale des habitants. Une
malpropreté révoltante dans les chemins boueux
2.
30 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE
qui servaient de rues, une odeur infecte s'exha-
lant de toutes les maisons, du linge déchiré
séchant sur des buissons souillés par la volaille,
toits de chaume pourri, où poussaient des
orties, un air d'abandon cynique, de pauvreté
simulée ou volontaire, c'était de quoi soulever de
dégoût le cœur d'Emmi, habitué aux verdures
rierges et aux bonnes sei le la foret. Il
suivit pourtant la vieille Catiche, qui le lit entrei
dans sa hutte de terre battue, plus semblât)]
•table à porcs qu'à une habitation. L'inté-
rieur était tout différent: les murs étaient garnis
de paillassons, et le lit avait matelas et couver-
tures de bonne laine. Une quantité de provisions
de toute sorte : blé, lard, légumes et fruits, tonnes
de vin et même bouteilles cachetées. Il y avait
de tout, et, dans l'arrière-cour, l'épinette était
remplie de grasses volailles et de canards gorgés
son.
— Tu vois, dit la Catiche à Ennui . que Je suis
autrement riche que ta tante; elle me fait l'au-
mône ton :,si je voulais, je por-
terais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu
LE CHÊNE PARLANT 3î
voir mes armoires? Rentrons, et, comme tu dois
avoir faim, je vas te faire manger un souper
comme tu n'en as goûté de ta vie.
En effet, tandis qu'Emmi admirait le contenu
des armoires, la vieille alluma le feu et tira de
sa besace une tête de chèvre, qu'elle fricassa
avec des rogatons de toute sorte et où elle n'é-
pargna ni le sel, ni le beurre rance, ni les légu-
mes avariés, produit de la dernière tournée. Elle
en lit je ne sais quel plat, qu'Emmi mangea avec
plus d'étonnement que de plaisir et qu'elle le
força d'arroser d'une demi-bouteille de vin bleu.
Il n'avait jamais bu de vin, il ne le trouva pas
bon, mais il but quand même, et, pour lui donner
l'exemple, la vieille avala une bouteille entière,
se grisa et devint tout à fait expansive. Elle se
vanta de savoir voler encore mieux que mendier
et alla jusqu'à lui montrer sa bourse, qu'elle en-
terrait sous une pierre du foyer et qui contenait
des pièces d'or à toutes les effigies du siècle. Il
y en avait bien pour deux mille francs. Emmi,
qui ne savait pas compter, n'apprécia pas autant
qu'elle l'eût voulu l'opulence de la mendiante
32 CONTES D'UNE GRAND UÊRE
Quand elle lui eut tout montré :
— A présent, lui dit-elle, je pense que tu ne
voudras plus me quitter. J'ai besoin d'un gars,
et, si tu veux être à mon service, je te ferai mon
héritier.
— Merci , répondit l'enfant ; je ne veux pas
mendier.
— Eh bien, soit, tu voleras pour moi.
Emmi eut envie de se fâcher, mais la vieille
avait parlé de le conduire le lendemain à Mau-
ve rt, où se tenait une grande foire, et, comme
il avait envie de voir du pays et de connaître
les endroits où on peut gagner sa vie honnête-
ment, il répondit sans montrer de colère :
— Je ne saurais pas voler, je n'ai jamais appris.
— Tu mens, reprit Catiche, tu voles très-ha-
bi]ement à la forêt de Cernas son gibier et ses
fruits. Crois-tu donc que ces choses-là n'appar-
tiennent à personne? Ne sais-tu pas que celui
qui ne travaille pas ne peut vivre qu'aux dépens
d'au'vui ? Il y a longtemps que cette forêt est
q^asi abandonnée. Le propriétaire était un vieux
riche qui ne s'occupait plus de rien et ne la
LE CHÊNE PARLANT 33
faisait pas seulement garder. A présent qu'il est
mort, tout ça va changer et tu auras beau te
cacher comme un rat dans des trous d'arbres,
on te mettra la main sur le collet et on te con-
duira en prison.
— Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi
voulez-vous m'enseigner à voler pour vous?
— Parce que, quand on sait, on n'est jamais
pris. Tu réfléchiras, il se fait tard, et il faut nous
lever demain avec le jour pour aller à la foire.
Je vais t' arranger un lit sur mon coffre, un bon
lit avec une couette et une couverture. Pour la
première fois de ta vie, tu dormiras comme un
prince.
Emmi n'osa résister. Quand la vieille Catiche
ne faisait plus l'idiote, elle avait quelque chose
d'effrayant dans le regard et dans la voix. Il se
coucha et s'étonna d'abord de se trouver si bien ;
mais, au bout d'un instant, il s'étonna de se
trouver si mal. Ce gros coussin de plumes l'é-
touffait, la couverture, le manque d'air libre, la
mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu'il avait
bu, lui donnaient la fièvre. Il se leva tout effaré
34 CONTES D'UNE GRÀND'MÈRE
en disant qu'il voulait dormir dehors, et qu'il
mourrait s'il lui fallait passer la nuit enfermé.
La Catiche ronflait, et la porte était barrica-
dée. Emmi se résigna à dormir étendu sur la
table, regrettant fort son lit de mousse dans le
chêne.
Le lendemain, la Catiche lui confia un panier
d'oeufs et six poules à vendre, en lui ordonnant
de la suivre à distance et de n'avoir pas l'air de
la connaître.
— Si on savait que je vends, lui dit-elle, on
ne me donnerait plus rien.
Elle lui fixa le prix qu'il devait atteindre avant
de livrer sa marchandise, tout en ajoutant qu'elle
ne le perdrait pas de vue, et que, s'il ne lui
rapportait pas fidèlement l'argent, elle saurait
le forcer à le lui rendre.
— Si vous vous défiez de moi, répondit Emmi
offensé, portez votre marchandise vous-même et
/-moi m'en aller.
— N'essaye pas de iuir, dit la vieille, je saurai
trouver n'importe où; ne réplique pas et
obéis.
LE CHENE PARLANT 35
Il la suivit à distance comme elle l'exigeait,
et vit bientôt le chemin couvert de mendiants
plus affreux les uns que les autres. C'étaient les
habitants d'Oursines, qui, ce jour-là, allaient
tous ensemble se faire guérir à une fontaine
miraculeuse. Tous étaient estropiés ou couverts
de plaies hideuses. Tous sortaient de la fontaine
sains et allègres. Le miracle n'était pas difficile
à expliquer, tous leurs maux étant simulés et les
reprenant au bout de quelques semaines, pour
être guéris le jour de la fête suivante.
Emmi vendit ses œufs et ses poules, en re-
porta vite l'argent à la vieille, et, lui tournant
le dos, s'en fut à travers la foule, les yeux écar-
quillés, admirant tout et s'étonnant de tout. Il
vit des saltimbanques faire des tours surprenants,
et il s'était même un peu attardé à contempler
leurs maillots pailletés et leurs bandeaux dorés,
lorsqu'il entendit à côté de lui un singulier dia-
logue; C'était la voix de la Catiche qui s'entre-
tenait avec la voix rauque du chef des saltim-
banques. Ils n'étaient séparés de lui que par la
toile de la baraque.
36 CONTES DUNE GRAND'MÈRE
— Si vous voulez lui faire boire du vin, disait
la Caliche, vous lui persuaderez tout co que
vous voudrez. C'est un petit innocent qui ne peut
me servir à rien et qui prétend vivre tout seul
dans la forêt, où il perche depuis un au dans un
vieux arbre. Il est aussi leste et aussi adroit qu'un
singe, il ne pèse pas plus qu'un chevreau, et
vous lui ferez faire les tours les plus difficiles.
— Et vous dites qu'il n'est pas intéressé? re-
prit le saltimbanque.
— Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous
le nourrirez, et il n'aura pas l'esprit d'en deman-
der davantage.
— Mais il voudra se sauver?
— Bah! avec des coups, vous lui en ferez
passer l'envie.
— Allez me le chercher, je veux le voir.
— Et vous me donnerez vingt francs?
— Oui, s'il me convient.
La (îatich* sortit de la baraque et se trouva
lace à face avec Emmi, à qui elle fit signe de
la suivre.
— Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre mar-
LE CHÊNE ÇARLANT 37
ché. Je ne suis pa^ si innocent que vous croyez.
Je ne veux pas aller avec ces gens-là pour
être battu.
— Tu y viendras , pourtant , répondit la Ca-
tiche en lui prenant le poignet avec une main
de fer et en l'attirant vers la baraque.
— Je ne veux pas, je ne veux pas! cria l'en-
fant en se débattant et en s'accrochant de la
main restée libre à la blouse d'un homme qui
était près de lui et qui regardait le spectacle.
L'homme se retourna, et, s'adressant à la
Catiche, lui demanda si ce petit était à elle.
— Non, non, s'écria Emmi, elle n'est pas ma
mère, elle ne m'est rien, elle veut me vendre
un louis d'or à ces comédiens!
— Et toi, tu ne veux pas?
— Non, je ne veux pas! sauvez-moi de ses
griffes. Voyez ! elle me met en sang.
— Qu'est-ce qu'il y a de cette femme et de
cet enfant? dit le beau gendarme Érarobert,
attiré par les cris d'Emmi et les vociférations de
là Catiche.
— Bah! ça n'est riet répondit le paysan
3
38 CONTES DTNE GRAN'D'MÈRE
qu'Emmi tenait toujours par sa blouse. C'est
une pauvresse qii veut vendre un gars aux sau-
teurs de corde; mais on l'empêchera bien,
gendarme, on n'a pas besoin de vous.
— On a toujours besoin de la gendarmerie,
mon ami. Je veux savoir ce quM y aè cette
bistoire-là.
Et, s'adressant à Emmi :
— Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire
A la vue du gendarme, la vieille Catiche
avait lâché Emmi et avait essayé de fuir; mais
le majestueux Érambert l'avait saisie par le bras,
et vite elle s'était mise à rire et à grimacer en
reprenant sa figure d'idiote. Pourtant, au moment
où Emmi allait répondre, elle lui lança un
regard suppliant où se peignait un grand effroi.
Emmi avait été élevé dans la crainte des gen-
darmes, et il s'imagina que, s'il accusait la
vieille, Érambert allait lui trancher la tête avec
son grand sabre. Il eut pitié d'elle et répondit :
— Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle
et imbécile qui m'a fait peur, mais qui ne vou-
lait pas me faire de mal.
LE CHÊNE PARLANT S*
— La connaissez-vous? n'est-ce pas la Catiche?
une tëmme qui fait semblant de ce qu'elle n'est
pas? Dites la vérité.
Un nouveau regard de la mendiante donna à
Emnii le courage de mentir pour lui sauver la vie.
— Je la connais, dit-il, c'est une innocente.
— Je saurai de ce qui en est, répondit le beau
gendarme en laissant aller la Catiche. Circulez,
vieille femme, mais n'oubliez pas que depuis long-
temps j'ai l'œil sur vous.
La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'éloigna.
Emmi, qui avait eu encore plus peur de lui que
de la vieille, tenait toujours la blouse du père
Vincent. C'était le nom du paysan qui s'était
trouvé là pour le protéger, et qui avait une
bonne figure douce et gaie.
— Ah çà ! petit, dit ce bonhomme à Emmi,
tu vas me lâches à la fin? Tu n'as plus rien à
craindre ; qu'tst-ce que tu veux de moi ? cher-
ches-tu ta vie? veux-tu un sou?
— Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur à
présent de tout ce monde où me voilà seul sanp
savoir de quel côté me tourner.
40 CONTES DUNE GRAXD'MÈRE
— Et où voudrais-tu aller?
— /o voudrais retourner dans ma forêt de
Cernas sans passer par Oursines-les-Bois.
— Tu demeures à Cernas? C'est Dien aisé de
t'y mener, puisque de ce pas je m'en vas dans
la forêt. Tu n'auras qu'à me suivre; j'entre souper
sous la ramée, attends-moi au pied de cette croix,
je reviendrai te prendre.
Emmi trouva que la croix du village était
encore trop près de la baraque des saltimbanques ;
il aima mieux suivre le père Vincent sous la
ramée, d'autant plus qu'il avait besoin de se res-
taurer avant de se mettre en route.
— Si vous n'avez pas honte de moi, lui dit-il,
permettez-moi de manger mon pain et mon fro-
mage à côté de vous. J'ai de quoi payer ma dé-
pense : tenez, voilà ma bourse, vous payerez pour
nous deux, car je souhaite payer aussi votre dîner.
— Diable ! s'écria en riant le père Vincent,
voilà un gars bien honnête et bien généreux;
mais j'ai l'estomac creux, et ta bourse n'est guère
remplie. Viens, et mets-toi là. Reprends ton
argent, petit, j'en ai assez pour nous deux.
LE CHÊNE PARLANT 41
Tout en mangeant ensemble, Vincent fit racon-
ter à Emmi toute son histoire. Quand ce fut
terminé, il lui dit :
— Je vois que tu as bonne tête et bon cœur,
puisque tu ne t'es pas laissé tenter par les louis
d'or de cette Catiche, et que pourtant tu n'as pas
voulu l'envoyer en prison. Oublie-la et ne quitte
plus ta forêt, puisque tu y es bien. Il ne tient
qu'à toi de ne plus y être tout à fait seul. Tu
sauras que j'y vais pour préparer les logements
d'une vingtaine d'ouvriers qui se disposent à abat-
tre le taillis entre Cernas et la Planchette.
— Ah! vous allez abattre la forêt? dit Emmi
consterné.
— Non ! nous faisons seulement une coupe
dans une partie qui ne touche point à ton refuge
du chêne parlant, et je sais qu'on ne touchera
ni aujourd'hui, ni demain, à la région des vieux
arbres. Sois donc tranquille, on ne te dérangera
pas ; mais, si tu m'en crois, mon petit, tu vien-
dras travailler avec nous. Tu n'es pas assez fort
pour manier la serpe et la cognée ; mais, si tu es
adroit, tu pourras très-bien préparer les liens
42 CONTES DUNE GRANDMERE
et t'occuper au fagotage, tout en servant les ou-
vriers, qui ont toujours besoin d'un gars pour
faire leurs commissions et porter leurs repas.
C'est moi qui ai l'entreprise de cette coupe. Les
ouvriers sont à leurs pièces, c'est-à-dire qu'on
les paye en raison du travail qu'ils font. Je te
propose de t'en rapporter à moi pour juger de
ce qu'il sera raisonnable de te donner, et je
te conseille d'accepter. La vieille Catiche a eu
laieoo de te dire que, quand on ne veut pas
travailler, il faut être voleur ou mendiant, et,
comme tu ne veux être ni l'un ni l'autre,
prends vite le travail que je t'offre, l'occasion
est bonne.
Emmi accepta avec joie. Le père Vincent lui
inspirait une confiance absolue. Il se mit à sa
disposition, et ils prirent ensemble le chemin de
la forêt.
Il faisait nuit quand ils y arrivèrent, et, quoi-
que le père Vincent connût bien les chemins, il
eût été embarrassé de trouver dans l'obscurité
la taille des buttes, si Emmi, qui s'était habitué
à voir la nuit comme les chats, ne l'eût conduit
LE CHÊNE PARLANT 43
par le plus court. Ils trouvèrent un abri déjà
préparé par les ouvriers, qui y étaient venus dès
la veille. Cela consistait en perches placées en
pignon avec leurs branchages, et recouvertes de
grandes plaques de mousse et de gazon. Emmi
fut présenté aux ouvriers et bien accueilli. Il
mangea la soupe bien chaude et dormit de tout
son cœur.
Le lendemain, il fit son apprentissage : allumer
le feu, faire la cuisine, laver les pots, aller cher-
cher de l'eau, et le reste du temps aider à la
construction de nouvelles cabanes pour les vingt
autres bûcherons qu'on attendait. Le père Vincent,
qui commandait et surveillait tout, fut émerveillé
de l'intelligence, de l'adresse et de la prompti-
tude d'Emmi. Ce n'est pas lui qui apprenait à
tout faire avec rien ; c'est lui qui l'apprenait
aux plus malins, et tous s'écrièrent que ce n'était
pas un gars, mais un esprit follet que les bons
diables de la forêt avaient mis à leur service
Comme, avec tous ses talents et industries,
Emmi était obéissant et modeste, il fut pris en
amitié, et les plus rudes de ces bûcherons lui
44 CCLN'ÎES D'UNE GRAND'MÊRE
parlèrent avec douceur et lui commandèrent avec
discrétion.
Au bout de cinq jours, Emmi demanda au
père Vincent s'il était libre d'aller faire son di-
manche où bon lui semblerait.
— Tu es libre, lui répondit le brave homme;
mais, si tu veux m'en croire, tu iras revoir ta
tante et les gens de ton village. S'il est vrai
que ta tante ne se soucie pas de te reprendre,
elle sera contente de te savoir en position de
gagner ta vie sans qu'elle s'en mêle, et, si tu
penses qu'on te battra à la ferme pour avoir
quitté ton troupeau, j'irai avec toi pour apaiser
les gens et te protéger. Sois sûr, mon enfant,
que le travail est le meilleur des passe-ports et
qu'il purifie tout.
Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit.
Sa tante, qui le croyait mort, eut peur en le
voyant; mais, sans lui raconter ses aventures,
Emmi lui fit savoir qu'il travaillait avec les bû-
cherons r-r ,ja'il ne serait plus jamais à sa charge.
Le père Vincent confirma son dire, et déclara
qu'il regardait l'enfant comme sien et en faisait
LE CHÊNE PARLANT 45
grande estime. Il parla de même à la ferme,
où on les obligea de boire et de manger. La
grand'Nannette y vint pour embrasser Emmi
devant le monde et faire la bonne âme en lui
apportant quelques hardes et une demi douzaine
de fromages. Bref, Emmi s'en revint avec le
vieux bûcheron, réconcilié avec tout le monde,
dégagé de tout blâme et de tout reproche.
Quand ils eurent traversé la lande, Emmi
dit à Vincent :
— Ne m'en voudrez-vous point si je vais passer
la nuit dans mon chêne? Je vous promets d'être
à la taille des buttes avant soleil levé.
— Fais comme tu veux, répondit le bûcheron;
c'est donc une idée que tu as comme ça de
percher ?
Emmi lui fit comprendre qu'il avait pour ce
chêne une amitié fidèle, et l'autre l' écouta en
souriant, un peu étonné de son idée, mais porté
à le croire et à le comprendre. Il le suivit jus-
que-là et voulut voir sa cachette. Il eut de la
peine à grimper assez haut pour l'apercevoir. Il
était encore agile et fort, mais le passage entre
3
46 CONTES D'UNE trllÀNDMÈRE
les branches était trop étroit pour lui. Ernmi
seul pouvait se glisser partout.
— C'est bien et c'est gentil, dit le bonhomme
en redescendant; mais tu ne pourras pas cou-
cher là longtemps : l'écorce. en grossissant et en
se roulant, finira par boucher l'ouverture, et toi,
tu ne seras pas toujours mince comme un fétu.
Apres ça, si tu y tiens, on peut élargir la fente
avec une serpe ; je te ferai cet ouvrage-là, si tu
le souhaites.
— Oh non! s'écria Emmi, tailler dans mon
chêne, pour le faire mourir î
— II ne mourra pas ; un arbre bien taillé dans
ses parties malades ne s'en porte que mieux.
— Eh bien, nous verrons plus tard, répondit
Emmi.
Ils se souhaitèrent la bonne nuit et se sépa-
rèrent.
Comme Emmi se trouva heureux de reprendre
possession de son gîte! Il lui semblait l'avoir
quitté depuis un an. Il pensait à l'affreuse nuit
qu'il avait passée chez la Catiche et faisait main-
tenant des réflexions très-justes sur la différence
LE CHÊNE PARLANT 47
des goûts et le choix des habitudes. Il pensait à
tous ces gueux d'Oursines-les-Bois, qui se croyaient
riches parce qu'ils cachaient des louis d'or dans
leurs paillasses et qui vivaient dans la honte et
l'infection, tandis que lui tout seul, sans mendier,
il avait dormi plus d'une année dans un palais
de feuillage, au parfum des violettes et des méli-
tes, au chant des rossignols et des fauvettes, sans
souffrir de rien, sans être humilié par personne,
sans disputes, sans maladies, sans rien de faux et
de mauvais dans le cœur.
— Tous ces gens d'Oursines, à commencer par
la Gatiche, se disait-il, ont plus d'argent qu'il
ne leur en faudrait pour se bâtir de bonnes pe-
tites maisons, cultiver de gentils jardins, élever
du bétail sain et propre; mais la paresse les
empêche de jouir de ce qu'ils ont, ils se laissent
croupir dans l'ignominie. Ils sont comme fiers
du dégoût et du mépris qu'ils inspirent, ils se
moquent des braves gens qui ont pitié d'eux, ils
volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans
se plaindre. Ils se cachent pour compter leur
argent et périssent de misère. Quelle folie triste
48 COMES DUNE GRAND'MERE
et honteuse, et comme le père Vincent a raison
de dire que le travail est ce qui garde et purifie
le plaisir de vivre!
Une heure avant le jour, Emmi, qui s'était
commandé à lui-même de ne pas dormir trop
serré, s'éveilla et regarda autour de lui. La lune
s'était levée tard et n'était pas couchée. Les
oiseaux ne disaient rien encore. La chouette fai-
sait sa ronde et n'était pas rentrée. Le silence est
une belle chose, il est rare dans une forêt, où
il y a toujours quelque être qui grimpe ou quel-
que chose qui tombe. Emmi but ce beau silence
comme un rafraîchissement en se rappelant le
vacarme étourdissant de la foire, le tam-tam et
la grosse caisse des saltimbanques, les disputes
des acheteurs et des vendeurs, le grincement des
vielles et le mugissement des cornemuses, les
cris des animaux ennuyés ou effrayés, les rau-
ques chansons des buveurs, tout ce qui l'avait
tour à tour étonné, amusé, épouvanté. Quelle
différence avec les voix mystérieuses, discrètes
ou imposantes de la forêt! Une faible brise s'éleva
avec l'aube et fit frissonner mélodieusement la
LE CHÊNE PARLANT 49
cime des arbres. Celle du chêne semblait dire :
— Reste tranquille, Emmi; sois tranquille et
content, petit Emmi.
« Tous les arbres parlent, » lui avait dit la Ca-
tiche.
— C'est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix
et leur manière de gémir ou de chanter ; mais ils
ne savent ce qu'ils disent; à ce que prétend cette
sorcière. Elle ment : les arbres se plaignent ou
se réjouissent innocemment. Elle ne peut pas
les comprendre, elle qui ne pense qu'au mal!
Emmi fut aux coupes à l'heure dite et y tra-
vailla tout l'été et tout l'hiver suivant. Tous les
samedis soir, il allait coucher dans son chêne. Le
dimanche, il faisait une courte visite aux habitants
de Cernas et revenait à son gîte jusqu'au lundi
matin. Il grandissait et restait mince et léger,
mais se tenait très-proprement et avait une jolie
petite mine éveillée et aimable qui plaisait à tout
le monde. Le père Vincent lui apprenait à lire
et à compter. On faisait cas de son esprit, et sa
tante, qui n'avait pas d'enfants, eût souhaité le
retenir auprès d'elle pour lui faire honneur et
50 CONTES D'UNE GRA>*D'.MÊRE
profit, car il était de bon conseil et paraissait
s'entendre à tout.
Mais Emmi n'aimait que les bois. Il en était
venu à y voir, à y entendre des choses que n'en-
tendaient ni ne voyaient les autres. Dans les
longues nuits d'hiver, il aimait surtout la région
des pins, où la neige amoncelée dessinait, le long
des rameaux noirs, de grandes belles formes
blanches mollement couchées, qui, parfois balan-
cées par la brise, semblaient se mouvoir et s'en-
tretenir mystérieusement. Le plus souvent elles
paraissaient dormir, et il les regardait avec un
respect mêlé de frayeur. Il eût craint de dire un
mot, de faire un mouvement qui eût réveillé ces
belles fées de la nuit et du silence. Dans la demi-
obscurité des nuits claires où les étoiles scintil-
laient comme des yeux, de diamant en l'absence
de la lune, il croyait saisir les formes de ces
êtres fantastiques, les plis de leurs robes, les
ondulations de leurs chevelures d'argent. Aux
approches du dégel, elles changeaient d'aspect et
d'attitude, et il les entendait tomber des branches
avec un bruit trais et léger, comme si, en touchant
LE CHÊNE PARLANT 51
la nappe neigeuse au soi, elles eussent pris un
souple élan pour s'envoler ailleurs.
Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau,
il la cassait pour boire, mais avec précaution,
pour ne pas abîmer l'édifice de cristal que for-
mai!: sa petite chute. 11 aimait à regarder le long
des chemins de la forêt les girandoles du r
et les stalactites irisées par le soleil levant.
Il y avait des soirs où l'architecture transpa-
rente des arbres privés de feuilles se dessinait
lie noire sur le ciel rouge ou sur le fond
s ftuagos éclairés par la lune. Et, ï
les chaudes rumeurs, quels eon; seaux
sous ie feuillage: 11 faisait aux r>mgeurs
et aux hretean Enaa Is ; : «Js ou des petits
dans les nids. Il s ;riqué un arc et des
Bèchtc . s'était rendu très- tuer les
s ' Des ;ou-
r la mou.- eureuils,
qui ne viven: - amandes du pin, si adroi-
tement extraites par eux de leur cône.
Il avait si bien | 5 :.;mbreux habitants
52 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
de son vieux chêne que tous le connaissaient et
le laissaient circuler au milieu d'eux. Il s'imagi-
nait comprendre le rossignol le remerciant d'a-
voir sauvé sa nichée et disant tout exprès pour
lui ses plus beaux airs. Il ne permettait pas aux
fourmis de s'établir dans son voisinage ; mais il
laissait le pivert travailler dans le bois pour en
retirer les insectes rongeurs qui le détériorent.
Il chassait les chenilles du feuillage. Les hanne-
tons voraces ne trouvaient pas grâce devant lui.
Tous les dimanches; il faisait à son cher arbre
une toilette complète, et en vérité jamais le chêne
ne s'était >i bien porté et n'avait étalé une si riche
et si fraîche verdure. Emmi ramassait les glands
les plus sains et allait les semer sur la lande voi-
sine où il soignait leur première enfance en empê-
chant la bruyère et la cuscute de les étouffer.
Il avait pris les lièvres en amitié et n'en vou-
lait plus détruire pour sa nourriture. De son
arbiv, il les voyait danser sur le serpolet, se
coucher sur le flanc comme des chiens fatigués,
et tout à coup, au bruit d'une feuille sèche qui
se détache, bondir avec une grâce comique, et
LE CHÊNE PARLANT 53
s'arrêter court, comme pour réfléchir après avoir
cédé à la peur. Si, en se promenant par les
chaudes journées, il se sentait le besoin de faire
une sieste, il grimpait dans le premier arbre
venu, et, choisissant son gîte, il entendait les
ramiers le bercer de leurs grasseyements mono-
tones et caressants; mais il était délicat pour son
coucher et ne dormait tout à fait bien que dans
son chêne.
Il fallut pourtant quitter cette chère forêt quand
la coupe fat terminée et enlevée. Emmi suivit
le père Vincent, qui s'en allait à cinq lieues de là,
du côté d'Oursines, pour entreprendre une autre
coupe dans une autre propriété.
Depuis le jour de la foire, Emmi n'était pas
retourné dans ce vilain endroit et n'avait pas
aperçu la Catiche. Était-elle morte, était-elle en
prison? Personne n'en savait rien. Beaucoup de
mendiants disparaissent comme cela sans qu'on
puisse dire ce qu'ils sont devenus. Personne ne
les cherche ni ne les regrette.
Emmi était très-bon. Il n'avait pas oublié le
temps de solitude absolue où, la croyant idiote
54 CONTES DUNE GRAM) MKRK
et misérable, il l'avait vue chaque semaine au
pied de son r*hêne lui apportant le pain dont il
était privé et lui faisant entendre le son de la
voix humaine. Il confia au père Vincent le désir
qu'il avait d'avoir de ses nouvelles, et ils s'arrê-
tèrent à Oursines pour en demander. C'était jour
de fête dans cette cour des miracles. On trinquait
et on chantait en choquant les pots. Deux femmes
décoiffées, et les cheveux au vent se battaient
devant une porte, les enfants barbotaient dans
une mare infecte. Sitôt que les deux voyageurs
parurent, les enfants s'envolèrent comme une
bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de
proche en proche les habitants. Tout bruit cessa,
et les portes se fermèrent. La volaille effarouchée
se cacha dans les buissons.
— Puisque ces gens ne veulent pas qu'on
voie leurs ébats, dit le père Vincent, et puisque
tu connais le logis de la Catiche, allons-y tout
droit.
Ils y frappèrent plusieurs fois sans qu'on leur
répondît. Enfin une voix cassée cria d'entrer, et
ils poussèrent la porte. La Catiche, pâle, maigre,
LE CHENE PARLANT 55
effrayante, était assise sur une grande chaise
auprès du feu, ses mains desséchées collées sur
les genoux. En reconnaissant Emmi, elle eut
une expression de joie.
— Enfin, dit-elle, te voilà, et je peux mourir
tranquille !
Elle leur expliqua qu'elle était paralytique et
que ses voisines venaient la lever le matin, la
coucher le soir et la faire manger à ses heures.
— Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j'ai
un grand souci. C'est mon pauvre argent qui est
là, sous cette pierre où je pose mes pieds. Cet
argent, je le destine à Emmi, qui est un bon
cœur et qui m'a sauvée de la prison au moment
où je voulais le vendre à de mauvaises gens ;
mais, sitôt que je serai morte, mes voisines
fouilleront partout et trouveront mon trésor:
c'est cela qui m'empêche de dormir et de me
faire soigner convenablement. 11 faut prendre
cet argent, Emmi, et l'emporter loin d'ici. Si
je meurs, garde-le, je te le donner ne te l'avais-
je pas promis ? Si je reviens à la santé, tu me
le rapporteras ; tu es honnête, je te connais. Il
56 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
sera toujours à toi, mais j'aurai le plaisir de le
voir et de le compter jusqu'à ma dernière heure.
Emmi refusa d'abord. C'était de l'argent volé
qui lui répugnait; mais le père Vincent offrit à
la Catiche de s'en charger pour le lui rendre à
sa première réclamation, ou pour le placer au
nom d'Emmi, si elle venait à mourir sans le ré-
clamer. Le père Vincent était connu dans tout
le pays pour un homme juste qui avait honnê-
tement amassé du bien, et la Catiche, qui rôdait
partout et entendait tout, n'était pas sans savoir
qu'on devait se fier à lui. Elle le pria de bien
fermer les huisseries de sa cabane, puis de re-
culer sa chaise, car elle ne pouvait se mouvoir,
et de soulever la pierre du foyer. Il y avait bien
plus qu'elle n'avait montré la première fois à
Emmi. Il y avait cinq bourses de peau et environ
cinq mille francs en or. Elle ne voulut garder
que trois cents francs en argent pour payer les
soins de ses voisins et se faire enterrer.
Et, comme Emmi regardait ce trésor avec
dédain :
— Tu sauras plus tard; lui dit la Catiche, que
LE CHÊNE PARLANT 57
ia misère est un méchant mal. Si je n'étais pas
née dans ce mal, je n'aurais pas fait ce que j'ai
fait.
— Si vous vous en repentez, lui dit le père
Vincent, Dieu vous le pardonnera.
— Je m'en repens, répondit-elle, depuis que je
mis paralytique, parce que je meurs dc.ns l'ennui
et la solitude. Mes voisins me déplaisent autant
que je leur déplais. Je pense à cette heure que
j'aurais mieux fait de vivre autrement.
Emmi lui promit de revenir la voir et suivit
le père Vincent dans son. no a veau travail. Il
regretta bien un peu sa. forêt de Cernas, mais il
avait l'idée du devoir et fit le sien fidèlement.
Au bout de huit jours, il retourna vers la Gatiche.
Il arriva comme on emportait sa bière sur
une petite charrette traînée par un âne. Emmi
la suivit jusqu'à la paroisse, qui était distante
d'un quart de lieue, et assista à son enterrement.
Au retour, il vit que tout chez elle était au pillage
et qu'on se battait à qui aurait ses nippes. Il ne
se repentit plus d'avoir soustrait à ces mau-
vaises gens le trésor de la vieille.
58 CONTES D DUE GRAND "MÊB.E
Quand il fut de retour à la coupe, le porc
Vincent lui dit :
— Tu es trop jeune pour avoir cet argent-là.
Tu n'en saurais pas tirer parti, ou tu te laisserais
volec Si tu m'agrées pour tuteur, je le placerai
pour le mieux, et je t'en servirai la rente jusqu'à
ta majorité.
— Faites-en ce qu'il vous plaira, répondit
Emmi ; je m'en rapporte à \ous. Pourtant, si
c'est de l'argtnt volé, comme la vieille s'en
vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le
rendre?
— Le rendre à qui ? C'a été volé sou par sou,
puisque cette femme obtenait la charité en
trompant le monde et en chipant deçà et delà
on ne sait à qui, des choses que nous ne
savons pas, et que personne ne songe plus à
réclamer. L'argent n'est pas coupable, la honte
est pour ceux qui en font mauvais emploi. La
Catiche était une champie, elle n'avait pas de
famille, elle n'a pas laissé d'héritier; elle te
duiine son bien, non pas pour te remercier
d'avoir fait quelque chose de mal, mais au con-
LE CHÊNE PARLANT 59
traire parce que tu lui as pardonné celui qu'elle
voulait te faire. J'estime donc que c'est pour toi
un héritage bien acquis, et qu'en te le donnant
cette vieille a fait la seule bonne action de sa
vie. Je ne veux pas te cacher qu'avec le revenu
que je te servirai, tu as le moyen de ne pas
travailler beaucoup ; mais, si tu es, comme je le
crois, un vrai bon sujet, tu continueras à tra-
vailler de tout ton cœur, comme si tu n'avais
rien.
— Je ferai comme vous me conseillez, répon-
dit Emmi. Je ne demande qu'à rester avec vous
et à suivre vos commandements.
Le brave garçon n'eut point à se repentir de
la confiance et de l'amitié qu'il sentait pour son
maître. Celui-ci le regarda toujours comme son
fils et le traita en bon père. Quand Emmi fut en
âge d'homme, il épousa une des petites-filles du
vieux bûcheron, et, comme il n'avait pas touché
à son capital, que les intérêts de chaque année
avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan
de ce temps-là. Sa femme était jolie, courageuse
et benne; on faisait grand cas, dans tout le
60 CONTES D'UNE GRAND MERE
pa\s, de ce jeune ménage, et, comme Emmi
avait acquis quelque savoir et montrait beaucoup
d'intelligence dans sa partie, le propriétaire de
la forêt de Cernas le choisit pour son garde
général et lui fit bâtir une jolie maison dans le
plus bel endroit de la vieille futaie, tout auprès
du chêne parlant.
La prédiction du père Vincent s'était facile-
ment réalisée. Emmi était devenu trop grand
pour occuper son ancien gîte, et le chêne avait
refait tant d'écorce, que la logette s'était presque
refermée. Quand Emmi, devenu vieux, vit que la
fente allait bientôt se fermer tout à fait, il
écrivit avec une pointe d'acier, sur une plaque
de cuivre, son nom, la date de son séjour dans
l'arbre et les principales circonstances de son
histoire, avec cette prière à Ja fin : a Feu du
ciel et vent de la montagne, épargnez mon ami
le vieux chêne. Faites qu'il voie ehcore grandir
mes petits-enfants et leurs descendants aussi.
Vieux chêne qui m'as parlé, dis-leur aussi quel-
quefois une bonne parole pour qu'ils t'aiment
toujours comme je t'ai aimé. »
LE CHÊNE PARLANT M
Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux
où il avait longtemps dormi et songé.
La fente s'est refermée tout à fait. Emmi a fini
de vivre, et l'arbre vit toujours. Il ne parle plu*,
ou, s'il parle, il n'y a plus d'oreilles capables
de le comprendre. On n'a plus peur de lui, mais
l'histoire d'Emmi s'est répandue, et, grâce au
bon souvenir que l'homme a laissé, le chêne
est toujours respecté et béni.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE
PREMIÈRE PARTIE
LE CHIEN
A GABRIELLE S AND
Nous avions jadis pour voisin de campagne
un homme dont le nom prêtait souvent à rire :
il s'appelait M. Lechien. Il en plaisantait le pre-
mier et ne paraissait nullement contrarié quand
les enfants l'appelaient Médor ou Azor.
C'était un homme très-bon, très-doux, un peu
froid de manières, mais très-estimé pour la droi-
ture et l'aménité de son caractère. Rien en lui,
hormis son nom, ne paraissait bizarre : aussi
nous étonn,î-t-il beaucoup, un jour où son chien
64 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
avait fait une sottise au milieu du dîner. Au
lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa,
d'un ton froid et en le regardant fixement, cette
étrange mercuriale :
— Si vous agissez ainsi, monsieur, il se pas-
sera du temps avant que vous cessiez d'être chien.
Je l'ai été, moi qui vous parle, et il m'est arrivé
quelquefois d'être entraîné par la gourmandise,
au point de m'emparer d'un mets qui ne m'était
pas destiné; mais je n'avais pas comme vous
l'âge de raison, et d'ailleurs sachez, monsieur,
que je n'ai jamais cassé l'assiette.
Le chien écouta ce discours avec une attention
soumise ; puis il fit entendre un bâillement mé-
lancolique, ce qui, au dire de son maître, n'est
pas un signe d'ennui, mais de tristesse chez les
chiens; après quoi, il se coucha, le museau
allongé sur ses pattes de devant, et parut plongé
dans de pénibles réflexions.
Nous crûmes d'abord que, faisant allusion à
son nom, notre voisin avait voulu montrer sim-
plement de l'esprit pour nous divertir; mair son
air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 65
lorsqu'il nous demanda si nous n'avions aucun
souvenir de nos existences antérieures.
— Aucun! fut la réponse générale.
M. Lechien ayant fait du regard le tour de la
table, et, nous voyant tous incrédules, s'avisa de
regarder un domestique qui venait d'entrer pour
remettre une lettre et qui n'était nullement au
courant de la conversation.
— Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous
de ce que vous avez été avant d'être homme?
Sylvain était un esprit railleur et sceptique.
— Monsieur, répondit-il sans se déconeerters
depuis que je suis homme j'ai toujours été co-
cher : il est bien probable qu'avant d'être cocher,
j'ai été cheval!
— Bien répondu ! s'écria-t-on.
Et Sylvain se retira aux applaudissements des
joyeux convives.
— Cet vxomme a du sens et de l'esprit, reprit
notre voisin; il est bien probable, pour parler
comme lui, que, dans sa prochaine existence, il
ne sera plus cocher, il deviendra maître.
— Et il battra ses gens, répondit un de nous,
4.
66 CONTES DUNE GRANDMÈRE
comme, étant cocher, il aura battu ses chevaux.
— Je gage tout ce que voudrez, repartit notre
ami, que Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de
même que je ne bats jamais mon chien. Si Syl-
vain était brutal et cruel, il ne serait pas devenu
bon cocher et ne serait pas destiné à devenir
maître. Si je battais mon chien, je prendrais le
ehemin de redevenir chien après ma mort.
On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa
le voisin de la développer.
— C'est bien simple, reprit-il, et je le dirai en
peu de mots. L'esprit, la vie de l'esprit, si vous vou-
lez, a ses lois comme la matière organique qu'il revêt
a les siennes. On prétend que l'esprit et le corps
ont souvent dos tendances opposées; je le nie, du
moins je prétends que ces tendances arrivent tou-
jours, après un combat quelconque, à se mettre
d'accord pour pousser l'animal qui est le théâtre de
cette lutte à reculer ou à avancer dans l'échelle des
êtres. Ce n'est pas l'un qui a vaincu l'autre. La
vie animale n'est pas si pernicieuse que Ton croit.
La vie intellectuelle n'est pas si indépendante
que Ton dit. L'être est un ; chez lui, les besoins
LE CHIEN ET LÀ FLEUR SACRÉE 67
répondent aux aspirations, et réciproquement.
Il y a une loi plus forte que ces deux lois, un
troisième terme qui concilie l'antithèse établie
dans la vie de l'individu ; c'est la loi de la vie
générale, et cette loi divine, c'est la progression.
Les pas en arrière confirment la vérité de la
marche ascendante. Tout être éprouve donc à •
son insu le besoin d'une transformation hono-
rable, et mon chien, mon cheval, tous les ani-
maux que l'homme a associés de près à sa vie
l'éprouvent plus sciemment que les bêtes qui
vivent en liberté. Voyez le chien ! cela est plus
sensible chez lui que chez tous les autres ani-
maux. Il cherche sans cesse à s'identifier à moi ;
il aime ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma
voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je le
lui permettais ; il entend ma voix, il la connaît, '
il comprend ma parole. En ce moment, il sait
parfaitement que je parle de lui. Vous pouvez
observer le mouvement de ses oreilles.
— Il ne comprend que deux ou trois mots, lui
dis-je; quand vous prononcez le mot chien, il
tressaille, c'est vrai, mais le développement de
68 COUTES D UNE GRANDMÈRE
votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.
— Pas tant que vous croyez ! Il sait qu'il en
est cause, il se souvient d'avoir commis une faute,
et à chaque instant il me demande du regard si
je compte le punir ou l'absoudre. Il a l'intelli-
gence d'un enfant qui ne parle pas encore.
— Il vous plaît de supposer tout cela, parce
que vous avez de l'imagination.
— Ce n'est pas de l'imagination que j'ai, c'est
de la mémoire.
— Ah! voilà! s'écria-t-on autour de nous. Il
prétend se souvenir! Alors qu'il raconte ses exis-
tences antérieures, vite! nous écoutons.
— Ce serait, répondit M. Lechien, une inter-
minable histoire, et des plus confuses, car je n'ai
pas la prétention de me souvenir de tout, du
commencement du monde jusqu'à aujourd'hui.
La mort a cela d'excellent qu'elle brise le lien
entre l'existence qui finit et celle qui lui succède.
Elle étend un nuage épais où le moi s'évanouit
pour se transformer sans que nous ayons con-
science de l'opération. Moi qui, par exception, à
ce qu'il paraît, ai conservé un peu la mémoire
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 69
du passé, je n'ai pas de notions assez nettes pour
mettre de Tordre dans mes souvenirs. Je ne
saurais vous dire si j'ai suivi l'échelle de pro-
gression régulièrement, sans franchir quelques
degrés, ni si j'ai recommencé plusieurs fois les
diverses stations de ma métempsycose. Cela,
vraiment, je ne le sais pas; mais j'ai dans l'esprit
des images vives et soudaines qui me font appa-
raître certains milieux traversés par moi à une
époque qu'il m'est impossible de déterminer, et
alors je retrouve les émotions et les sensations
que j'ai éprouvées dans ce temps-là. Par exemple,
je me retrace depuis peu une certaine rivière où
j'ai été poisson. Quel poisson? Je ne sais pas!
Une truite peut-être, car je me rappelle mon hor-
reur pour les eaux troubles et mon ardeur in-
cessante à remonter les courants. Je ressens
encore l'impression délicieuse du soleil traçant
des filets déliés ou des arabesques de diamants
mobiles sur les flots brisés. Il y avait... je ne sais
où ! — les choses alors n'avaient pas de nom
pour moi, — une cascade charmante où la lune
se jouait en fusées d'argent. Je passais là des
70 CONTES DUNE GRÂND'MÈRK
heures entières à lutter contre le flot qui me
repoussait. Le jour, il y avait sur le rivage des
mouches d'or et d'émeraude qui voltigeaient sur
les herbes et que je saisissais avec une merveil-
leuse adresse, me faisant ^ cette cnasse un jeu
folâtre plutôt qu'une satisfaction de voracité.
Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues m'ef-
fleuraient de leur voi. Des plantes admirables
semblaient vouloir m'enlacer dans leurs vertes
chevelures; mais la passion du mouvement et
de la liberté me reportait toujours vers les eaux
libres et rapides. Agir, nager, vite, toujours plus
vite, et sans jamais me reposer, ah! c'était une
ivresse! Je me suis rappelé ce bon temps l'autre
jour en me baignant dans votre rivière, et à pré-
sent je ne l'oublierai plus!
— Encore, encore, s'écrièrent les enfants, qui
écoutaient de toutes leurs oreilles. Avez-vous été
grenouille, lézard, papillon?
— Lézard, je ne sais pas, grenouille proba-
blement y mais papillon, je m'en souviens à mer-
veille. J'étais fleur, une jolie fleur blanche déli-
catement découpée, probablement une sorte de
LE CHIEN ET LÀ FLEUR SACRÉE Tl
saxifrage sarmenteuse pendant sur le bord d'une
source, et j'avais toujours soif, toujours soif. Je
me penchais sur l'eau sans pouvoir l'atteindre,
un vent frais me secouait sans cesse. Le désir
est une puissance dont on ne connaît pas la
limite. Un matin, je me détachai de ma tige, je
flottai soutenue par la brise. J'avais des ailes,
j'étais libre et vivant. Les papillons ne sont que
des fleurs envolées un jour de fête où la nature
était en veine d'invention et de fécondité.
— Très-joli, lui dis-je, mais c'est de la poésie!
— Ne l'empêchez pas d'en faire, s'écrièrent
les jeunes gens; il nous amuse!
Et, s'adressant à lui :
— Pouvez-vous nous dire à quoi vous songiez
quand vous étiez une pierre?
— Une pierre est une chose et ne pense pas,
répondit-il ; je ne me rappelle pas mon existence
minérale; pourtant, je l'ai subie comme vous tous
et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique
soit nut à fait inerte. Je ne m'étends jamais sur
une roche sans ressentir à son contact quelque
chose de particulier qui m'affirme les antique*
11 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
rapports que j'ai dû avoir avec elle. Toute chose
est un élément de transformation. La plus gros-
sière a encore sa vitalité latente dont les sourdes
pulsations appellent la lumière et le mouvement :
l'homme désire, l'animal et la plante aspirent,
le minéral attend. Mais, pour me soustraire aux
questions embarrassantes que vous m'adressez, je
vais choisir une de mes existences que je me
retrace le mieux, et vous dire comment j'ai vécu,
c'est-à-dire agi et pensé la dernière fois que
j'ai 6lè chien. Ne vous attendez pas à des aven-
tures dramatiques, à des sauvetages miraculeux ;
chaque animal a son caractère personnel. C'est
une étude de caractère que je vais vous commu-
niquer.
On apporta les flambeaux, on renvoya les do-
mestiques, on fit silence, et rétrange narrateur
parla ainsi :
— J'étais un joli petit bouledogue, un ratier
de pure race. Je ne me rappelle ni ma mère,
dont je fus séparé très-jeune, ni la cruelle opé-
ration qui trancha ma queue et effila mes oreilles.
On me trouva beau ainsi mutilé, et de bonne
LE CHIEN ET LÀ FLEUR SACRÉE 73
heure j'aimai les compliments. Du plus loin que
je me souvienne j'ai compris le sens des mots
beau chien, joli chien; j'aimais aussi le mot blanc.
Quand les enfants, pour me faire fête, m'appe-
laient lapin blanc, j'étais enchanté. J'aimais à
prendre des bains ; mais, comme je rencontrais
souvent des eaux bourbeuses où la chaleur me
portait à me plonger, j'en sortais tout terreux, et
on m'appelait lapin jaune ou lapin noir, ce qui
m'humiliait beaucoup. Le déplaisir que j'en
éprouvai mainte fois m'amena à faire une dis-
tinction assez juste des couleurs.
» La première personne qui s'occupa de mon
éducation morale fut une vieille dame qui avait
ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je fusse ce
qu'on appelle dressé. Elle n'exigea pas que j'eusse
le talent de rapporter et de donner la patte. Elle
disait qu'un chien n'apprenait pas ces choses sans
être battu. Je comprenais très-bien ce mot-là, car
le domestique me battait quelquefois à l'insu de
sa maîtresse. J'appris donc de bonne heure que
j'étais protégé, et qu'en me réfugiant auprès d'elle,
je n'aurais jamais que des caresses et des encou-
5
74 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
ragements. J'étais jeune et j'étais fou. J'aimais à
tirer à moi et à ronger les bâtons. C'est une rage
que j'ai conservée pendant toute ma vie de chien
et qui tenait à ma race, à la force de ma mâchoire
et à l'ouverture énorme de ma gueule. Évidem-
ment la nature avait fait de moi un dévorant.
Instruit à respecter les poules et les canards, j'avais
besoin de me battre avec quelque chose et de dé-
penser la force de mon organisme. Enfant comme
je l'étais, je faisais grand mal dans le petit jardin de
la vieille dame ; j'arrachais les tuteurs des plantes
et souvent la plante avec. Le jardinier voulait
me corriger, ma maîtresse l'en empêchait, et, me
prenant à part, elle me parlait très-sérieusement.
Elle me répétait à plusieurs reprises, en me tenant
la tête et en me regardant bien dans les yeux :
» — Ce que vous avez fait est mal; très-mal, on
ne peut plus mal !
» Alors, elle plaçait un bâton devant moi et m6
défendait d'y toucher. Quand j'avais obéi, elle
disait :
» — - C'est bien, très-bien, vous êtes un bon
chien.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 75
» Il n'en fallut pas davantage pour l'aire éclore
en moi ce trésor inappréciable de la conscience
que l'éducation communique au chien quand il
est bien doué et qu'on ne Ta pas dégradé par les
coups et les injures.
» J'acquis donc ainsi très-jeune le sentiment de
la dignité, sans lequel la véritable intelligence
ne se révèle ni à l'animal, ni à l'homme. Celui
qui n'obéit qu'à la crainte ne saura jamais se
commander à lui-même.
» J'avais dix-huit mois, et j'étais dans toute la
fleur de la jeunesse et de ma beauté, quand ma
maîtresse changea de résidence et m'amena à la
campagne qu'elle devait désormais habiter avec
sa famille. Il y avait un grand parc, et je con-
nus les ivresses de la liberté. Dès que je vis le
fils de la vieille dame, je compris, à la manière
dont ils s'embrassèrent et à l'accueil qu'il me fit,
que c'était là le maître de la maison, et que je
devais me mettre à ses ordres. Dès le premier jour,
j'emboîtai le pas derrière lui d'un air si raison-
nable et si convaincu, qu'il me prit en amitié,
me caressa et me fit coucher dans son cabinet. Sa
76 CONTES D'UNE GRAND'MERE
jeune femme n'aimait pas beaucoup les chiens
et se fût volontiers passée de moi; mais j'obtins
grâce devant elle par ma sobriété, ma discrétion
et ma propreté. On pouvait me laisser seul en
compagnie des plats les plus alléchants ; il m'arriva
biin rarement d'y goûter du bout de la langue.
Outre que je n'étais pas gourmand et n'aimais pas
les friandises, j'avais un grand respect de la pro-
priété. On m'avait dit, car on me parlait comme
à une personne :
» — Voici ton ass:.ette, ton écuelle à eau, ton
coussin et ton tapis.
i Je savais que ces choses étaient à moi, et il
n'eût pas fait bon me les disputer; mais jamais
je ne songeai à empiéter sur le bien des autres.
» J'avais aussi une qualité qu'on appréciait beau-
coup. Jamais je ne mangeai de ces immondices
dont presque tous les chiens sont friands, et je
ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir cou-
ché sur le charbon ou m'être roulé sur la terre,
j'avais noirci ou jauni ma robe blanche, on pouvait
être sûr que je ne m'étais souillé à aucune chose
malpropre.
LE CHIEN El LA FLEUR SACRÉE 71
» Je montrai aussi une qualité dont on me tint
compte. Je n'aboyai jamais et ne mordis jamais
personne. L'aboiement est une menace et une
injure. J'étais trop intelligent pour ne pas com-
prendre que les personnes saluées et accueillies
par mes maîtres devaient être reçues poliment
par moi, et, quant aux démonstrations de ten-
dresse et de joie qui signalaient le retour d'un
ancien ami, j'y étais fort attentif. Dès lors, je
lui témoignais ma sympathie par des caresses.
Je faisais mieux encore, je guettais le réveil de
ces hôtes aimés, pour leur faire les honneurs
de la maison et du jardin. Je les promenais
ainsi avec courtoisie jusqu'à ce que mes maî-
tres vinssent me remplacer. On me sut toujours
gré de cette notion d'hospitalité que personne
n'eût songé à m'enseigner et que je trouvai
tout seul.
» Quand il y eut des enfants dans la maison,
je fus véritablement heureux. A la première nais-
sance, on fut un peu inquiet de la curiosité avec
laquelle je flairais le bébé. J'étais encore impétueux
et brusque, on craignait que je ne fusse brutal
78 CONTES DUNE GRAND'MERE
ou jaloux. Alors, ma vieille maîtresse prit l'en-
fant sur ses genoux en disant :
» — Il faut faire la morale à Fadet; ne craignez
rien, il comprend ce qu'on lui dit. — Voyez, me
dit-elle, voyez ce cher poupon, c'est ce qu'il y
a de plus précieux dans la maison. Aimez-le bien,
touchez-y doucement, ayez-en le plus grand soin.
Vous m'entendez bien, Fadet, n'est-ce pas? Vous
aimerez ce cher enfant.
» Et, devant moi, elle le baisa et le serra
doucement contre son cœur.
t> J'avais parfaitement compris. Je demandai
par mes regards et mes manières à baiser aussi
cette chère créature. La grand'mère approcha de
moi sa petite main en me disant encore :
» — Bien doucement, Fadet, bien doucement!
» Je léchai la petite main et trouvai l'enfant
si joli, que je ne pus me défendre d'effleurer sa
joue rose avec ma langue, mais ce fut si délica-
tement qu'il n'eut pas peur de moi, et c'est moi
qui, un peu plus tard, obtins son premier sourire.
» Un autre enfant vint deux ans après, c'étaient
akrs deux petites tilles. L'aînée me chérissait déjà.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 79
La seconde fit de même, et on me permettait de
me rouler avec elle sur les tapis. Les parents crai-
gnaient un peu ma pétulance, mais la grand'mère
m'honorait d'une confiance que j'avais à cœur de
mériter. Elle me répétait de temps en temps :
» — Bien doucement, Fadet, bien doucement!
» Aussi n'eut-on jamais le moindre reproche à
m'adresser. Jamais, dans mes plus grandes gaietés,
je ne mordillai leurs mains jusqu'à les rougir,
jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne
leur mis mes pattes dans la figure. Et pourtant
Dieu sait que, dans leur jeune âge, elles abusèrent
souvent de ma bonté, jusqu'à me faire souffrir. Je
compris qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient,
et ne me fâchai jamais. Elles imaginèrent un
jour de m'atteler à leur petite voiture de jardi-
nage et d'y mettre leurs poupées! Je me laissai
harnacher et atteler, Dieu sait comme, et je traî-
nai raisonnablement la voiture et les poupées
aussi longtemps qu'on voulut. J'avoue qu'il y
avait un peu de vanité dans mon fait parce
que les domestiques étaient émerveillés de ma
docilité.
80 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
» — Ce n'est pas un chien, disaîent-ils, c'est
un cheval!
» Et toute la journée les petites filles m'appe-
lèrent cheval blanc, ce qui, je dois le confesser,
me flatta infiniment.
» On me sut d'autant plus de gré de ma raison
et de ma douceur avec les enfants que je ne sup-
portais ni injures ni menaces de la part des
autres. Quelque amitié que j'eusse pour mon
mai ire, je lui prouvai une fois combien j'avais à
cœur de conserver ma dignité. J'avais commis
une faute contre la propreté par paresse de sortir,
et il me menrça de son fouet. Je me révoltai et
m'élançai au-devant des coups en montrant les
dents. Il était philosophe, il n'insista pas pour me
punir, et, comme quelqu'un lui disait qu'il n'eût
pas dû me pardonner cette révolte, qu'un chien
rebelle doit être roué de coups, il répondit :
» — Non! Je le connais, il est intrépide et
entêté au combat, il ne céderait pas; je serais
forcé de le tuer, et le plus puni serait moi.
» Il me pardonna donc, et je l'en aimai d'au-
tant plus.
LE CHIEN ET LÀ FLEUR SACRÉE 81
» J'ai passé une vie bien douce et bien heureuse
dans cette maison bénie. Tous m'aimaient, les
serviteurs étaient doux et pleins d'égards pour
moi ; les enfants, devenus grands, m'adoraient
et me disaient les choses les plus tendres et les
plus flatteuses; mes maîtres avaient réellement
de l'estime pour mon caractère et déclaraient que
mon affection n'avait jamais eu pour mobile la
gourmandise ni aucune passion basse. J'aimais
leur société, et, devenu vieux, moins démonstra-
tif par conséquent, je leur témoignais mon ami-
tié en dormant à leurs pieds ou à leur porte
quand ils avaient oublié de me l'ouvrir. J'étais
d'une discrétion et d'un savoir-vivre irréprocha-
bles, bien que très -indépendant et nullement
surveillé. Jamais je ne grattai à une porte, jamais
je ne fis entendre de gémissements importuns.
Quand je sentis les premiers rhumatismes, on
me traita comme une personne. Chaque soir,
mon maître m'enveloppait dans mon tapis ; s'il
tardait un peu à y songer, je wie plantais près
de lui en le regardant, mais sans le tirailler ni
l'ennuyer de mes obsessions.
5
82 CONTES D'UNE GRAXD'MÈRE
» La seule chose que j'aie à me reprocher dans
mon existence canine, c'est mon peu de bienveil-
lance pour les autres chiens Était-ce pressenti-
ment de ma prochaine séparation d'espèce, était-
ce crainte de retarder ma promotion à un grade
plus élevé, qui me faisait haïr leurs grossièretés
et leurs vices? Redoutais-je de redevenir trop
chien dans leur sociélé, avais-je l'orgueil du mé-
pris pour leur infériorité intellectuelle et morale?
Je les ai réellement houspiliés toute ma vie, et
on déclara souvent que j'étais terriblement mé-
chant avec mes semblables. Pourtant je dois dire
à ma décharge que je ne lis jamais de mal aux
faibles et aux petits. Je m'attaquais aux plus
gros et aux plus forts avec une audace héroïque.
Je revenais harassé, couvert de blessures, et, à
peine guéri, je recommençais.
» J'étais ainsi avec ceux qui ne m'étaient pas
présentés.
» Quand un ami de la maison amenait son
chien, on me faisait un discours sérieux en
m'engageant à la politesse et en me rappelant
les devoirs de l'hospitalité. On me disait son nom,
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 83
on approchait sa figure de la mienne. On apai-
sait mes premiers grognements avec de bonnes
paroles qui me rappelaient au respect de moi-
même. Alors, c'était fini pour toujours, il n'y avait
plus de querelles, ni même de provocations; mais
je dois dire que, sauf Moutonne, la chienne du
berger, pour laquelle j'eus toujours une grande
amitié et qui me défendait contre les chiens
ameutés contre moi, je ne me liai jamais avec
aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous
trop inférieurs à moi, même les beaux chiens de
chasse et les petits chiens savants qui avaient été
forcés par les châtiments à maîtriser leurs instincts
Moi qu'on avait toujours raisonné avec douceur,
si j'étais, comme eux, esclave de mes passions à
certains égards où je n'avais à risquer que moi -
même, j'étais obéissant et sociable avec l'homme,
parce qu'il me plaisait d'être ainsi et que j'eusse
rougi d'être autrement.
» Une seule fois je parus ingrat, et j'éprouvai
un grand chagrin. Une maladie épidémique rava-
geait le pays, toute la famille partit emmenant
les enfants, et, comme on craignait mes larmes,
84 CONTES D'UNE GRANDMÊRB
on ne m'avertit de rien. Un matin, je me trouvai
seul avec le domestique, qui prit grand soin de
moi, mais qui; préoccupé pour lui-même, ne s'ef-
força pas de me consoler, ou ne sut pas s'y
prendre. Je tombai dans le désespoir, cette mai-
son déserte par un froid rigoureux était pour moi
comme un tombeau. Je n'ai jamais été gros
mangeur, mais je perdis complètement l'appétit
et je devins si maigre, que l'on eût pu voir à
travers mes côtes. Enfin, après un temps qui me
parut bien long, ma vieille maîtresse revint pour
préparer le retour de la famille, et je ne com-
pris pas pourquoi elle revenait seule; je crus
que son fils et les enfants ne reviendraient
jamais, et je n'eus pas le courage de lui faire
la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans
sa chambre et m'appela en m'invitant à me
chauffer; puis elle se mit à écrire pour donner
des ordres et j'entendis qu'elle disait en parlant
de moi :
» — Vous ne l'avez donc pas nourri? Il est
d'une maigreur effrayante; allez me chercher du
pain et de la soupe.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 86
» Mais je refusai de manger. Le domestique
parla de mon chagrin. Elle me caressa beaucoup
et ne put me consoler, elle eût dû me dire que
les enfants se portaient bien et allaient revenir
avec leur père. Elle n'y songea pas, et s'éloigna
en se plaignant de ma froideur, qu'elle n'avait
pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime
quelque jours après, lorsqu'elle revint avec la
famille. Les tendresses que je fis aux enfants sur-
tout lui prouvèrent bien que j'avais le cœur fidèle
et sensible.
» Sur mes vieux jours, un rayon de soleil
embellit ma vie. On amena dans la maison la
petite chienne Lisette, que les enfants se dispu-
tèrent d'abord, mais que l'aînée céda à sa sœur
en disant qu'elle préférait un vieux ami comme
moi à toutes les nouvelles connaissances. Lisette
fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance égaya
mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique;
elle me mordait cruellement les oreilles. Je criais
et ne me fâchais pas, elle était si gracieuse dans
ses impétueux ébats ! Elle me forçait à courir et
à bondir avec elle. Mais ma grande affection
86 CONTES DUNE GRANDMÊRE
était, en somme, pour la petite fille qui me
préférait à Lisette et qui me parlait raison,
sentiment et moralité , comme avait fait sa
grand'mère.
» Je n'ai pas souvenir de mes dernières années
et de ma mort. Je crois que je m'éteignis dou-
cement au milieu des soins et des encourage-
ments. On avait certainement compris que je
méritais d'être homme, puisqu'on avait toujours
dit qu'il ne me manquait que la parole. J'ignore
pourtant si mon esprit franchit d'emblée cet abîme.
J'ignore la forme et l'époque de ma renaissance;
je crois pourtant que je n'ai pas recommencé
l'existence canine, car celle que je viens de vous
raconter me paraît dater d'hier. Les costumes,
les habitudes, les idées que je vois aujourd'hui
ne diffèrent pas essentiellement de ce que j'ai vu
et observé étant chien... »
Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé
nous avait forcés de l'écouter avec attention et
déférence. Il nous avait étonnés et intéressés.
Nous le priâmes de nous raconter quelque autre
de ses existences.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRE*, 87
— C'est assez pour aujourd'hui, nous dit— il ;
je tâcherai de ras«embhr mes souvenirs, et peut-
être plus tard vous ferai-je le récit d'une autre
phase de ma vie antérieure.
DEUXIÈME PARTIE
LA FLEUR SACREE
A AURORE S AND
Quelques jours après que M. Lechien nous eux
raconté son histoire, nous nous retrouvions avec
lui chez un Anglais riche qui avait beaucoup
voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des
choses intéressantes et curieuses qu'il avait vues.
Comme il nous disait la manière dont on chasse
les éléphants dans le Laos, M. Lechien lui de-
manda s'il n'avait jamais tué lui-même un de ces
animaux.
— Jamais! répondit sir William. Je ne me
le serais point pardonné. L'éléphant m'a tou-
jours paru si près de l'homme par l'intelligence
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 89
et le raisonnement que j'aurais craint d'inter-
rompre la carrière d'une âme en voie de trans-
formation.
— Au fait, lui dit quelqu'un, vous ave2 long-
temps vécu dans l'Inde, vous devez partager les
idées de migration des âmes que monsieur nous
exposait l'autre jour d'une manière plus ingé-
nieuse que scientifique.
— La science est la science, répondit l'Anglais.
Je la respecte infiniment, mais je crois que,
quand elle veut trancher affirmativement ou
négativement la question des âmes, elle sort
de son domaine et ne peut rien prouver. Ce
domaine est l'examen des faits palpables, d'où
elle conclut à des lois existantes. Au delà, elle
n'a plus de certitude. Le foyer d'émission de ces
lois échappe à ses investigations, et je trouve
qu'il est également contraire à la vraie doctrine
scientifique de vouloir prouver Y existence ou la
non-existence d'un principe quelconque. En
dehors de sa démonstration spéciale, le savant
est libre de croire ou de ne pas croire ; mais la
recherche de ce principe appartient mieux
90 CONTÉS D'UNE GRANDMÈRE
aux hommes de logique, de sentiment et d'i-
magination. Les raisonnements et les hypothèses
de ceux-ci n'ont, il est vrai, de valeur qu'au-
tant qu'ils respectent ce que la science a vérifié
dans l'ordre des faits; mais là où la science
est impuissante à nous éclairer, nous sommes
tous libres de donner aux faits ce que vous
appelez une interprétation ingénieuse, ce qui,
selon moi, signifie une explication idéaliste
fondée sur la déduction, la logique et le senti-
ment du juste dans l'équilibre et l'ordonnance
de l'univers.
— Ainsi, reprit celui qui avait interpellé sir
William, vous êtes bouddhiste?
— D'une certaine façon, répondit l'Anglais;
mais nous pourrions trouver un sujet de conver-
sation plus récréatif pour les enfants qui nous
écoutent.
— Moi, dit une des petites tilles, cela m'inté-
resse et me plaît. Pourriez-vous me dire ce que
j'ai Hé avant d'être une petite li11e?
— Vous avez été un petit ange, répondit sir
William.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 91
— Pas de compliments ! reprit l'enfant. Je crois
que j'ai été tout bonnement un oiseau, car il me
semble que je regrette toujours le temps où je
volais sur les arbres et ne faisais que ce que je
voulais.
— Eh bien, reprit sir William, ce regret serait
une preuve de souvenir. Chacun de nous a une
préférence pour un animal quelconque et se sent
porté à s'identifier à ses impressions comme s'il
les avait déjà ressenties pour son propre compte.
— Quel est votre animal de prédilection? lui
demandai-je.
— Tant que j'ai été Anglais, répondit-il, j'ai
mis le cheval au premier rang. Quand je suis
devenu Indien, j'ai mis l'éléphant au-dessus de
tout.
— Mais, dit un jeune garçon, est-ce que l'élé-
phant n'est pas très-laid?
— Oui, selon nos idées sur l'esthétique. Nous
prenons pour type du quadrupède le cheval ou
l? cerf; nous aimons l'harmonie dans la propor-
tion, parce qu'au fond nous avons toujours dans
l'esprit le type humain comme type suprême de
92 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
cette harmonie; mais, quand on quitte les régions
tempérées et qu'on se trouve en face d'une na-
ture exubérante, le goût change, les yeux s'atta-
chent à d'autres lignes, l'esprit se reporte à un
ordre de création antérieure plus grandiose, et le
côté fruste de cette création ne choque plus nos
regards et nos pensées. L'Indien, noir, petit,
grêle, ne donne pas l'idée d'un roi de la création.
L'Anglais, rouge et massif, paraît là plus impo-
sant que chez lui ; mais l'un et l'autre, qu'ils
aient pour cadre une cabane de roseaux ou un
palais de marbre, sont encore effacés comme de
vulgaires détails dans l'ensemble du tableau que
présente la nature environnante. Le sens artiste
éprouve le besoin de formes supérieures à celles
de l'homme, et il se sent pris de respect pour
les êtres capables de se développer fièrement sous
cet ardent soleil qui étiole la race humaine. Là
où les roches sont formidables, les végétaux
effrayants d'aspect, les déserts inaccessible, le
pouvoir humain perd son prestige, et le monstre
surgit à nos yeux comme la suprême combinai-
son harmonique d'un monde prodigieux. Les an-
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 93
ciens habitants de cette terre redoutable l'avaient
bien compris. Leur art consistait dans la repro-
duction idéalisée des formes monstrueuses. Le
buste de l'éléphant était le couronnement prin-
cipal de leurs parthénons. Leurs dieux étaient
des monstres et des colosses. Leur architecture
pesante, surmontée de tours d'une hauteur déme-
surée, semblait chercher le beau dans l'absence
de ces proportions harmoniques qui ont été l'i-
déal des peuples de l'Occident. Ne vous étonnez
donc pas de m'entendre dire qu'après avoir
trouvé cet art barbare et ces types effrayants,
je m'y suis habitué au point de les admirer
et de trouver plus tard nos arts froids et nos
types mesquins. Et puis tout, dans l'Inde,
concourt à idéaliser l'éléphant. Son culte est
partout dans le passé, sous une forme ou sous
une autre. Les reproductions de son type om
une variété d'intentions surprenante, car, selon
la pensée de l'artiste, il représente la force me-
naçante ou la bénigne douceur de la divinité
qu'il encadre. Je ne crois pas qu'il ait été jamais,
quoi qu'en aient dit les anciens voyageurs, adoré
94 CONTES D'UNE GRANDMÊRI
personnellement comme un dieu ; mais il a été,
il est encore regardé comme un symbole et un
palladium. L'éléphant blanc des temples de Siara
est toujours considéré comme un animal sacré.
— Parlez-nous de cet éléphant blanc, s'écriè-
rent tous les enfants. Est-il vraiment blanc? l'a-
vez-vous vu?
— Je l'ai vu, et, en le contemplant au milieu
des fêtes triomphales qu'il semblait présider, il
m'est arrivé une chose singulière.
— Quoi ? reprirent les enfants.
— Une chose que j'hésite à vous dire, — non
pas que je craigne la raillerie en un sujet si
grave, mais en vérité je crains de ne pas vous
convaincre de ma sincérité et d'être accusé d'im-
proviser un roman pour rivaliser a^ec l'édifiante
et sérieuse histoire de M. Lechien.
— Dites toujours, dites toujours! Nous ne cri-
tiquerons pas, nous écouterons bien sagement.
— Eh bien, mes enfants, reprit l'Anglais, voici
ce qui est arrivé. En contemplant la majesté de
l'éléphant sacré marchant d'un pas mesuré au
son des instruments et marquant le rhjthme avec
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE 95
sa trompe, tandis que les Indiens, qui semblaient
être bien réellement les esclaves de ce monar-
que, balançaient au-dessus de sa tête des parasols
rouge et or, j'ai fait un effort d'esprit pour sai-
sir sa pensée dans son œil tranquille, et tout à
coup il m'a semblé qu'une série d'existences pas-
sées, insaisissables à la mémoire de l'homme,
venait de rentrer dans la mienne.
— Gomment! vous croyez...?
— Je crois que certains animaux nous semblent
pensifs et absorbés parce qu'ils se souviennent.
Où serait l'erreur de la Providence? L'homme
oublie, parce qu'il a trop à faire pour que le
souvenir lui soit bon. Il termine la série des ani-
maux contemplatifs, il pense réellement et cesse
de rêver. A peine né, il devient la proie de la
loi du progrès, l'esclave de la loi du travail.
11 faut qu'il rompe avec les images du passé pour
se porter tout entier vers la conception de l'avenir.
La loi qui lui a fait cette destinée ne serait pas
juste, si elle ne lui retirait pas la faculté de re-
garder en arrière et de perdre son énergie dans
de vains regrets et de stériles comparaisons.
96 CONTES D UNE GRAND MÈRE
— Quoi qu'il en soit, dit vivement M. Lechien,
racontez vos souvenirs; il m'importe beaucoup
de savoir qu'une fois en votre vie vous avez
éprouré le phénomène que j'ai subi plusieurs fois.
— J'y consens, répondit sir ^Yilliam, car j'a-
voue que votre exemple et vos affirmations m'é-
branlent et m'impressionnent beaucoup. Si c'est
un simple rêve qui s'est emparé de moi pendant la
cérémonie que présidait l'éléphant sacré, il a été
si précis et si frappant, que je n'en ai pas oublié
la moindre circonstance. Et moi aussi, j'avais été
éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant
sacré par conséquent, et je revoyais mon existence
entière à partir de ma première enfance dans les
jungles et les forêts de la presqu'île de Malacca.
« C'est dans ce pays, alors si peu connu des
Européens, que se reportent mes premiers souve-
nirs, à une époque qui doit remonter aux temps
les plus florissants de l'établissement du boud-
dhisme, longtemps avant la domination euro-
péenne. Je vivais dans ce désert étrange, dans cette
Chersonèse d'or des anciens, une presqu'île de trois
cent soixante lieues de longueur, large en moyenne
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE 97
de trente lieues. Ce n'est, à vrai dire, qu'une
chaîne de montagnes projetée sur la mer et cou-
ronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas très-
hautes. La principale, le mont Ophir, n'égale pas
le puy de Dôme; mais, par leur situation isolée
entre deux mers, elles sont imposantes. Les ver-
sants sont paifois inaccessibles à l'homme. Les
habitants des côtes, Malais et autres, y font pour-
tant aujourd'hui une guerre archarnée aux ani-
maux sauvages, et vous avez à bas prix l'ivoire
et les autres produits si facilement exportés de
ces régions redoutables. Pourtant, l'homme n'y
est pas encore partout le maître et il ne l'était
pas du tout au temps dont je vous parle. Je gran-
dissais heureux et libre sur les hauteurs, dans
le sublime rayonnement d'un ciel ardent et pur,
rafraîchi par l'élévation du sol et la brise de mer.
Qu'elle était belle, cette mer de la Malaisie a vue
ses milliers d'îles vertes comme l'émeraude e.
d*écueiis blancs comme l'albâtre, sur le bleu som-
bre des flots ! Quel horizon s'ouvrait à nos regards
quand, du haut de nos sanctuaires de rochers,
nous embrassions de tous côtés l'horizon sans
6
98 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
limites! Dans la saison des pluies, nous savourions,
à l'abri des arbres géants, la chaude humidité
du feuillage. C'était la saison douce où le recueil-
lement de la nature nous remplissait d'une sereine
quiétude. Les plantes vigoureuses, à peine abat-
tues par l'été torride, semblaient partager notre
bien-être et se retremper à la source de la vie.
Les belles lianes de diverses espèces poussaient
leurs festons prodigieux et les enlaçaient aux
branches des cinnamomes et des gardénias en
tleurs. Nous dormions à l'ombre parfumée des
mangliers, des bananiers, des baumiers et des
cannelliers. Nous avions plus de plantes qu'il ne
nous en fallait pour satisfaire notre vaste et fru-
gal appétit. Nous méprisions les carnassiers per-
fides; nous ne permettions pas aux tigres d'ap-
procher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx,
ies singes re2herchaient notre protection. Des
oiseaux admirables venaient se poser ï-ur nous par
bandes pour nous aider à notre toilette. Le noc-
ariamy l'oiseau géant, peut-être disparu aujour-
d'hui, s'approchait de nous sans crainte pour
partager nos récoltes.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 99
» Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous
mêlant pas aux troupes nombreuses des éléphants
vulgaires, plus petits et d'un pelage différent du
nôtre. Étions-nous d'une race différente? Je ne
l'ai jamais su. L'éléphant blanc est si rare, qu'on
le regarde comme une anomalie, et les Indiens
le considèrent comme une incarnation divine.
Quand un de ceux qui vivent dans les temples
d'une nation hindoue cesse de vivre, on lui rend
les mêmes honneurs funéraires qu'aux rois, et
souvent de longues années s'écoulent avant qu'on
lui trouve un successeur.
» Notre haute taille effrayait-elle les autres élé-
phants? Nous étions de ceux qu'on appelle soli-
taires et qui ne font partie d'aucun troupeau sous
les ordres d'un guide de leur espèce. On ne nous
disputait aucune place, et nous nous transpor-
tions d'une région à l'autre, changeant de climat
sur cette arête de montagnes, selon notre caprice
et les besoins de notre nourriture. Nous préférions
la sérénité des sommets ombragés aux sombres
embûches de la jungle peuplée de serpents
monstrueux, hérissée de cactus et d'autres plantes
100 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
épineuses où vivent des insectes irritants. En
cherchant la canne à sucre sous des bambous
d'une hauteur colossale, nous nous arrêtions
quelquefois pour jeter un coup d'œil sur les pa-
létuviers des rivages; mais ma mère, défiante,
semblait deviner que nos robes blanches pouvaient
attirer le regard des hommes, et nous retournions
vite à la région des aréquiers et des cocotiers,
ces grandes vigies plantées au-dessus des jungles
comme pour balancer librement dans un air plus
pur leurs éventails majestueux et leurs palmes
de cinq mètres de longueur.
» Ma noble mère me chérissait, me menait par-
tout avec elle et ne vivait que pour moi. Elle
m'enseignait à adorer le soleil et à m'agenouiller
chaque matin à son apparition glorieuse, en rele-
vant ma trompe blanche et satinée, comme pour
saluer le père et le roi de la terre; en ces mo-
ments-là, l'aube pourprée teignait de rose mon
fin pelage, et ma mère me regardait avec admi-
ration. Nous n'avions que de hautes pensées, et
notre cœur se dilatait dans la tendresse et l'in-
nocence. Jours heureux, trop tôt envolés! Un
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE mi
matin, la soif nous força de descendre le lit d'un
des torrents qui , du haut de la montagne, vont
en bonds rapides ou gracieux se déverser dans
la mer; c'était vers la fin de la saison sèche.
La source qui filtre du sommet de l'Ophir ne
distillait plus une seule goutte dans sa coupe
de mousse. Il nous fallut gagner le pied de la
jungle où le torrent avait formé une suite de
petits lacs, pâles diamants semés dans la verdure
glauque des nopals. Tout à coup nous sommes
surpris par des cris étranges, et des êtres incon-
nus pour moi, des hommes et des chevaux se
précipitent sur nous. Ces hommes bronzés qui
ressemblaient à des singes ne me firent point
peur, les animaux qu'ils montaient n'approchaient
de nous qu'avec effroi. D'ailleurs, nous n'étions
pas en danger de mort. Nos robes blanches in-
spiraient le respect, même à ces Malais farouches
et cruels; sans doute ils voulaient nous capturer,
mais ils n'osaient se servir de leurs armes. Ma
mère les repoussa d'abord fièrement et sans co-
lère, elle savait qu'ils ne pourraient pas la prendre;
alors, ils jugèrent qu'en raison de mon jeune
102 CONTES D'UNE GRAND'MÈRK
âge, ils pourraient facilement s'emparer de moi
et ils essayèrent de jeter des lassos autour de
mes jamDes -, ma mère se plaça entre eux et
moi, et fit une défense désespérée. Les chasseurs,
voyant qu'il fallait la tuer pour m'avoir, lui lan-
cèrent une grêle de javelots qui s'enfoncèrent
dans ses vastes flancs, et je vis avec horreur sa
robe blanche se rayer de fleuves de sang.
» Je voulais la défendre et la venger, elle m'en
empêcha, me tint de force derrière elle, et, pré-
sentant le flanc comme un rempart pour me
couvrir, immobile de douleur et stoïquement
muette pour faire croire que sa vie était à l'é-
preuve de ces flèches mortelles, elle resta là,
criblée de traits, jusqu'à ce que, le cœur trans-
percé cessant de battre, elle s'affaissât comme
une montagne. La terre résonna sous son poids.
Les assassins s'élancèrent pour me garrotter, et
je ne fis aucune résistance. Stupéfait devant le
cadavre de ma mère, ne comprenant rien à la
mort, je la caressais en garnissant, en la sup-
pliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne
respirait plus, mais des îlots de larmes coulaient
LE CHIEN ET LA. FLEUR SACRÉE 103
encore de ses yeux éteints. On me jeta une
natte épaisse sur la tête, je ne vis plus rien, mes
quatre jambes étaient prises dans quatre cordes
de cuir d'élan. Je ne voulais plus rien savoir, je
ne me débattais pas, je pleurais, je sentais ma
mère près de moi, je ne voulais pas m'éloigner
d'elle, je me couchai. On m'emmena je ne sais
comment et je ne sais où. Je crois qu'on attela
tous les chevaux pour me traîner sur le sable
en pente du rivage jusqu'à une sorte de fosse où
on me laissa seul.
d Je ne me rappelle pas combien de temps je
restai là, privé de nourriture, dévoré par la soif
et par les mouches avides de mon sang. J'étais
déjà fort, j'aurais pu démolir cette cave avec
mes pieds de devant et me frayer un sentier,
comme ma mère m'avait enseigné à le faire dans
les versants rapides. Je fus longtemps sans m'en
aviser. Sans connaître la mort, je haïssais l'exis-
tence et ne songeais pas à la conserver. Enfin, je
cédai à l'instinct et je jetai des cris farouches.
On m'apporta aussitôt des cannes à sucre et de
l'eau. Je vis des têtes inquiètes se pencher sur
IOÏ CONTES D'UNE GRANDMERE
les bords chi silo où j'étais enseveli. On parut se
réjouir de me voir manger et boire; mais, dès
que j'eus repris des forces, j'entrai en lureur et
je remplis la terre et le ciel des éclats retentis-
sants de ma voix. Alors, on s'éloigna, me lais-
sant démolir la berge verticale de ma prison, et
je me crus en liberté; mais j'étais dans un parc
formé de tiges de bambous monstrueux, reliés
les uns aux autres par des lianes si bien serrées
que je ne pus en ébranler un seul. Je passai
encore plusieurs jours à essayer obstinément ce
vain travail, auquel résistait le perfide et savant
travail de l'homme. On m'apportait mes aliments
et on me parlait avec douceur. Je n'écoutais
rien, je voulais fondre sur mes adversaires, je
frappais de mon front avec un bruit affreux les
murailles de ma prison sans pouvoir les ébran-
ler; mais, quand j'étais seul, je mangeais. La
loi impérieuse de la vie l'emportait sur mon dés-
espoir, et , le sommeil domptant mes forces , je
dormais sur les herbes fraîches dont on avait
jonché ma cage.
» Enfin, un jour, un petit homme noir, vêtu seu-
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 105
lement d'un sarong ou caleçon blanc, entra seul
et résolument dans ma prison en portant une
auge de farine de riz salé et mélangé à un corps
huileux. Il me la présenta à genoux en me di-
sant d'une voix douce des paroles où je distinguai
je ne sais quelle intention affectueuse et cares-
sante. Je le laissai me supplier jusqu'au moment
où, vaincu par ses prières, je mangeai devant
lui. Pendant que je savourais ce mets rafraî-
chissant, il m'éventait avec une feuille de palmier
et me chantait quelque chose de triste que j'é-
coutais avec étonnement. 11 revint un peu plus
tard et me joua sur une petite flûte de roseau
je ne sais quel air plaintif qui me fit comprendre
la pitié que je lui inspirais. Je le laissai baiset
mon front et mes oreilles. Peu à peu, je lui
permis de me laver, de me débarrasser des
épines qui me gênaient et de s'asseoir entre mes
jambes. Enfin, au bout d'un temps que je ne
puis préciser, je sentis qu'il m'aimait et que je
l'aimais aussi. Dès lors, je fus dompté le passé
s'effaça de ma mémoire, et je consentis à le
suivre sur le rivage sans songer à m'échapper.
106 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
» Je vécus, je crois, deux ans seul avec lui. Il
avait pour moi des soins si tendres, qu'il rem-
plaçait ma mère et que je ne pensai plus jamais
à le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas.
La tribu qui s'était emparée de moi devait se par-
tager le prix qui serait offert par les plus riches
radjahs de l'Inde dès qu'ils seraient informés de
mon existence. On avait donc fait un arrange-
ment pour tirer de moi le meilleur parti possible.
La tribu avait envoyé des députés dans toutes
les cours des deux péninsules pour me vendre
au plus offrant, et, en attendant leur retour,
j'étais confié à ce jeune homme, nommé Aor,
qui était réputé le plus habile de tous dans l'art
d'apprivoiser et de soigner les êtres de mon es-
pèce. Il n'était pas chasseur, il n'avait pas aidé
au meurtre de ma mère. Je pouvais l'aimer sans
remords.
» Bientôt je compris la parole humaine, qu'à
toute heure il me faisait entendre. Je ne me ren-
dais pas compte des mots, mais l'inflexion de
chaque syllabe me révélait sa pensée aussi clai-
rement que si j'eusse appris sa langue. Plus tard,
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 107
je compris de même cette musique de la parole
humaine en quelque langue qu'elle arrivât à
mon oreille. Quand c'était de la musique chantée
par la voix ou les instruments, je comprenais
encore mieux.
» J'arrivai donc à savoir de mon ami que je
devais me dérober aux regards des hommes parce
que quiconque me verrait serait tenté de m' em-
mener pour me vendre après l'avoir tué. Nous
habitions alors la province de Tenasserim, dans
la partie la plus déserte des monts Moghs, en
face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions
cachés tout le jour dans les rochers, et nous
ne sortions que la nuit. Aor montait sur mon
cou et me conduisait au bain sans crainte des
alligators et des crocodiles, dont je savais le pré-
server en enterrant nonchalamment dans le
sable leur tête, qui se brisait sous mon pied. Après
le bain, nous errions dans les hautes forêts, où
je choisissais les branches dont j'étais friand et
où je cueillais pour Aor des fruits que je lui
passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma pro-
vision de verdure pourlaiournée. J'aimais surtout
108 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
les écorces fraîches et j'avais une adresse mer-
veilleuse pour les détacher de la tige jusqu'au
plus petit brin ; mais il me fallait du temps pour
dépouiller ainsi le bois, et je m'approvisionnais
de branches pour les loisirs de la journée, en
prévision des heures où je n'j dormais pas, heures
assez courtes, je dois le dire: l'éléphant livré à
lui-même est noctambule de préférence.
» Mon existence était douce et tout absorbée
dans le présent, je ne me représentais pac l'ave-
nir. Je commençai à réfléchir sur moi-même un
jour que les hommes de la tribu amenèrent dans
mon parc de bambous une troupe d'éléphants
sauvages qu'ils avaient chassés aux flambeaux
avec un grand bruit de tambours et de cymbales
pour les forcer à se réfugier dans ce piège. On
y avait amené d'avance des éléphants apprivoi-
sés qui devaient aider les chasseurs à dompter
les captifs, et qui les aidèrent en effet avec une
intelligence extraordinaire à lier les quatre jambes
l'une après l'autre; mais quelques mâles sau-
vages, les solitaires surtout, étaient si furieux,
qu'on crut devoir m'adjoindre aux chasseurs
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 109
pour en venir à bout. On força mon cher Aor
à me monter, et il essaya d'obéir, bien qu'avec
une vive répugnance. Je sentis alors le senti-
ment du juste se révéler à moi, et j'eus horreur
de ce que l'on prétendait me faire faire. Ces
éléphants sauvages étaient sinon mes égaux, du
moins mes semblables ; les éléphants soumis qui
aidaient à consommer l'esclavage de leurs frères
me parurent tout à fait inférieurs à eux et à
moi. Saisi de mépris et d'indignation, je m'at-
taquai à eux seuls et me portai à la défense des
prisonniers si énergiquement, que l'on dut re-
noncer à m'avilir. On me fit sortir du parc, et
mon cher Aor me combla d'éloges et de caresses.
» — Vous voyez bien, disait-il à ses compa-
gnons, que celui-ci est un ange et un saint,
amais éléphant blanc n'a été employé aux tra-
vaux grossiers ni aux actes de violence. Il n'est
fait ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour
porter des fardeaux, ni pour servir de monture
dans les voyages. Les rois eux-mêmes ne se per-
mettent pas de s'asseoir sur lui, et vous voulez
qu'il s'abaisse à vous aider au domptage? Non,
7
110 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
vous ne comprenez pas sa grandeur et vous ou-
tragez son rang ! Ce que vous avez tenté de faire
attirera sur vous la puissance des mauvais esprits.
» Et, comme on remontrait à mon ami qu'il
avait lui-même travaillé à me dompter :
» — Je ne l'ai dompté, répondait-il, qu'avec
mes douces paroles et le son de ma flûte. S'il
me permet de le monter, c'est qu'il a reconnu
en moi son serviteur fidèle, son mahout dévoué.
Sachez bien que le jour où l'on nous séparerait,
Fun de nous mourrait ; et souhaitez que ce soit
moi, car du salut de la Fleur sacrée dépendent
la richesse et la gloire de votre tribu.
» La Fleur sacrée était le nom qu'il m'avait
donné et que nul ne songeait à me contester.
Les paroles de mon mahout m'avaient profon-
dément pénétré. Je sentis que sans lui on m'eût
avili, et je devins d'autant plus fier et plus in-
dépendant. Je résolus (et je ne tins parole) de
ne jamais agir que par son conseil, et tous deux
d'accord nous éloignâmes de nous quiconque ne
nous traitait pas avec un profond respect. On
lui avait offert de me donner peur société les
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 111
éléphants les plus beaux et les mieux dressés.
Je refusai absolument de les admettre auprès de
ma personne, et, seul avec Aor, je ne m'ennuyai
jamais.
» J'avais environ quinze ans, et ma taille dépas-
sait déjà de beaucoup celle des éléphants adultes
de l'Inde, lorsque nos députés revinrent annon-
çant que, le radjah des Birmans ayant fait les plus
belles offres, le marché était conclu. On avait agi
avec prudence. On ne s'était adressé à aucun des
souverains du royaume de Siam, parce qu'ils
eussent pu me revendiquer comme étant né sur
leurs terres et ne vouloir rien payer pour ni'ac-
quérir. Je fus donc adjugé au roi de Pagham et
conduit de nuit très-mystérieusement le long
des côtes de Tenasserim jusqu'à Martaban, d'où,
après avoir traversé les monts Karens, nous
gagnâmes les rives du beau fleuve Iraouaddy.
» 11 m'en avait coûté de quitter ma patrie et
mes forêts; je n'y eusse jamais consenti, si Aor ne
m'eût dit sur sa flûte que la gloire et le bonheur
m'attendaient sur d'autres rivages. Durant la
route, je ne voulus pas le quitter un seul instant.
112 CONTES DUNE GRÀND'MÊRE
Je lui permettais à peine de descendre de mon
cou, et aux heures du sommeil, pour me préserver
d'une poignante inquiétude, il dormait entre mes
jambes. J'étais jaloux, et ne voulais pas qu'il
reçût d'autre nourriture que celle que je lui pré-
sentais; je choisissais pour lui les meilleurs
fruits, et je lui tendais avec ma trompe le vase
que je remplissais moi-même de l'eau la plus pure.
Je l'éventais avec de larges feuilles; en traversant
les bois et les jungles, j'abattais sans m'arrêter
les arbustes épineux qui eussent pu l'atteindre et
le déchirer. Je faisais enfin, mais mieux que tous
les autres, tout ce que font les éléphants bien
dressés, et je le faisais de ma propre volonté, non
d'une manière banale, mais pour mon seul ami.
» Dès que nous eûmes atteint la frontière
birmane, une députation du souverain vint au-
devant de moi. Je fus inquiet du cérémonial qui
m'entourait. Je vis que l'on donnait de l'or et
des présents aux chasseurs malais qui m'avaient
accompagné et qu'on les congédiait. Allait-on
me séparer d'Aor? Je montrai une agitation
effrayante, et je menaçai les hauts personnages
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 113
qui approchaient de moi avec respect. Aor, qui
me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur
dit que, séparé de lui, je ne consentirais jamais
à les suivre. Alors, un des ministres chargés de
ma réception, et qui était resté sous une tente,
ôta ses sandales, et vint à moi pour me présenter
à genoux une lettre du roi des Birmans, écrite
en bleu sur une longue feuille de palmier dorée.
Il s'apprêtait à m'en donner lecture lorsque je
la pris de ses mains et la passai à mor mahout
pour qu'il me la traduisît. Il n'avait pas le droit,
lui qui appartenait à une caste inférieure, de
toucher à cette feuille sacrée. Il me pria de la
rendre au seigneur ministre de Sa Majesté, ce
que je fis aussitôt pour marquer ma déférence et
mon amitié pour Aor. Le ministre reprit la lettre,
sur laquelle on déplia une ombrelle d'or, et il lut :
« Très-puissant, très-aimé et très-vénéré élé-
» phant, du nom de Fleur sacrée, daignez venir
» résider dans la capitale de mon empire, où un
» palais digne de vous est déjà préparé. Par la pré-
» sente lettre royale, moi, le roi des Birmans, je
» vous alloue un fief qui vous appartiendra en
114 CONTES D'UNE GRAND'MERE
» propre, un ministre pour vous obéir, une maison
» de deux cents personnes, une suite de cinquante
» éléphants, autant de chevaux et de bœufs que
» nécessitera votre service, six ombrelles d'or, un
» corps de musique, et tous les honneurs qui sont
» dus à l'éléphant sacré, joie et gloire des peuples. »
» On me montra le sceau royal, et, comme je
restais impassible et indifférent, on dut demander
à mon mahout si j'acceptais les offres du souve-
rain. Aor répondit qu'il fallait me promettre de
ne jamais me séparer de lui, et le ministre, après
avoir consulté ses collègues, jura ce que j'exigeais.
Alors, je montrai une grande joie en caressant
la lettre royale, l'ombrelle d'or et un peu le
visage du ministre, qui se déclara très-heureux
de m'avoir satisfait.
» Quoique très -fatigué d'un long voyage, je
témoignai que je voulais me mettre en marche
pour voir ma nouvelle résidence et faire connais-
sance avec mon collègue et mon égal, le roi de
Birmanie. Ce fut une marche triomphale tout le
'ong du fleuve que nous remontions. Ce fleuve
Iraouaddy était d'une beauté sans égale. Il coulait,
LE CH1ES ET LA FLEUR SACRÉE 115
tantôt nonchalant, tantôt rapide, entre des rochers
couverts d'une végétation toute nouvelle pour moi,
car nous nous avancions vers le nord, et l'air était
plus frais, sinon plus pur que celui de mon pays.
Tout était différent. Ce n'était plus le silence et
la majesté du désert. C'était un monde de luxe et
de fêtes ; partout sur le fleuve des barques à la
poupe élevée en îorme de croissant, garnies de
banderoles de soie lamée d'or, suivies de barques
de pêcheurs ornées de feuillage et de fleurs. Sur
le rivage, des populations riches sortaient de leurs
habitations élégantes pour venir s'agenouiller sur
mon passage et m'offrir des parfums. Des bandes
de musiciens et de prêtres accourus de toutes les
pagodes mêlaient leurs chants aux sons de l'or-
chestre qui me précédait.
» Nous avancions à très-petites journées dans
la crainte de me fatiguer, et deux ou trois fois
par jour on s'arrêtait pour mon bain. Le fleuve
n'était pas toujours guéable sur les rives. Aor me
laissait sonder avec ma trompe. Je ne voulais me
risquer que sur le sable le plus fin et dans l'eau
la plus pure. Une fois sûr de mon point de départ,
116 CONTES D UNE GRAND MÈRE
je m'élançais dans le courant, si rapide et si pro-
fond qu'il pût être, portant toujours sur mon cou
le confiant Aor, qui prenait autant de plaisir
que moi à cet exercice et qui, aux endroits dif-
ficiles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma
force en jouant sur sa flûte un chant de notre
pays, tandis que mon cortège et la foule pressée
sur les deux rives exprimaient leur anxiété ou
leur admiration par des cris, des prosternations
et des invocations de bras tendus vers moi. Les
ministres, inquiets de l'audace d' Aor, délibéraient
entre eux s'ils ne devaient pas m'interdire d'ex-
poser ainsi ma vie précieuse au salut de l'empire;
mais Aor jouant toujours de la flûte sur ma tête
au ras du flot et ma trompe relevée comme le
cou d'un paon gigantesque témoignaient de
notre sécurité. Quand nous revenions lentement
et paisiblement au rivage, tous accouraient vers
moi avec des génuflexions ou des cris de triomphe,
et mon orchestre déchirait les airs de ses fanfares
éclatantes. Cet orchestre ne me plut pas le pre-
mier jour. Il se composait de trompettes au son
aigu, de trompes énormes, de gongs effroyables,
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 117
de castagnettes de bambou et de tambours portés
par des éléphants de service. Ces tambours étaient
formés d'une cage ronde richement travaillée
au centre de laquelle un homme accroupi sur
ses jambes croisées frappait tour à tour avec deux
baguettes sur une gamme de cymbales sonores.
Une autre cage, semblable extérieurement, était
munie de timbales de divers métaux, et le
musicien, également assis au centre et porté par
un éléphant, en tirait de puissants accords. Ce
grand bruit d'instruments terribles choqua d'a-
bord mon oreille délicate. Je m'y habituai pour-
tant, et je pris plaisir aux étranges harmonies
qui proclamaient ma gloire aux quatre vents
du ciel. Mais je préférai toujours la musique de
salon, la douce harpe birmane, gracieuse imita-
tion des jonques de l'Iraouaddy, le caïman, har-
monica aux touches d'acier, dont les sons ont une
pureté angélique, et par -dessus tout la suave
mélodie que me faisait entendre Aor sur sa flûte
de roseau.
» L'n jour qu'il jouait sur un certain rhythme
saccadé, au milieu du fleuve, nous fûmes entou-
7.
118 CONTES DUNE GRAXD'MERE
rés d'une foule innombrable de gros poissons
dorés à la manière des pagodes qui dressaient
leur tête hors de l'eau comme pour nous implo-
rer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait
toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils mani-
festèrent une grand joie et nous accomp gnèrent
jusqu'au rivage, et, comme la foule se récriait,
je pris délicatement un de ces poissons et le pré-
sentai au premier minière, qui le baisa et or-
donna que sa dorure fût vite rehaussée d'une
nouvelle couche; après quoi, on le remit dans
l'eau avec respect. J'appris ainsi que c'étaient les
poissons sacrés de l'Iraouaddy, qui résident en
un seul point du fleuve et qui viennent à l'appel
de la voix humaine, n'ayant jamais eu rien à
redouter de l'homme.
» Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de
quatre à cinq lieues d'étendue le Long du fleuve.
Le spectacle que présentait cette vallée de palais,
de temples, de pagodes, de villas et da jardins
me causa un tel étonnement, que je m'arrêtai
comme pour demander à mon mahout si ce n'é-
tait pas un rêve. Il n'était pas moins ébloui que
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 1»
moi. et, posant ses mains sur mon front que ses
caresses pétrissaient sans cesse :
» — Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les
forêts et- les jungles, te voici dans un monde
d'or et de pierreries !
» C'était alors un monde enchanté en effet.
Tout était ruisselant d'or et d'argent, de la base
au faîte des mille temples et pagodes qui remplis-
saient l'espace et se perdaient dans les splendeurs
de l'horizon. Le bouddhisme ayant respecté les
monuments de l'ancien culte, la diversité était
infinie. C'étaient des masses imposantes, les unes
trapues, les autres élevées comme des montagnes
à pic, des coupoles immenses en forme de clo-
ches, des chapelles surmontées d'un œuf mons-
trueux, blanc comme la neige, enchâssé dans une
base dorée, des toits longs superposés sur des
piliers à jour autour desquels se tordaient des
dragons étincelants, dont les écailles de verre
de toutes couleurs semblaient faites de pierres
précieuses ; des pyramides formées d'autres toits
laqués d'or vert; bleu, rouge, étages en dimi-
nuant jusqu'au faîte, d'où s'élançait une flèche
120 CONTES DUNE GRAND'MÈRE
d'or immense terminée par un bouton de cristal,
qui resplendissait comme un diamant monstre
aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices éle-
vés sur le flanc du ravin avaient des perrons de
trois et quatre cents marches avec des terrasse-
ments d'une blancheur éclatante qui semblaient
taillés dans un seul bloc du plus beau marbre.
C'étaient des revêtements de collines entières fai-
tes d'un ciment de corail blanc et de nacre piles.
Aux flancs de certains édifices, sur les faîtières,
à tous les angles des toits, des monstres fantasti-
ques en bois de santal, tout bossues d'or et d'é-
mail, semblaient s'élancer dans le vide ou vouloir
mordre le ciel. Ailleurs, des édifices de bambous,
tout à jour et d'un travail exquis. C'était un en-
tassement de richesses folles, de caprices déréglés;
la morne splendeur des grands monastères noirs,
d'un style antique et farouche, faisait ressortir
l'éclat scintillant des constructions modernes.
Aujourd'hui, ces magnificences inouïes ne sont
plus; alors, c'était un rêve d'or, une fable des
contes orientaux réalisée par l'industrie humaine.
» Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 121
le roi et toute la cour. Le monarque descendit
de cheval et vint me saluer, puis on me fît entrer
dans un édifice où l'on procéda à ma toilette de
cérémonie, que le roi avait apportée dans un
grand coffre de bois de cèdre incrusté d'ivoire,
porté par le plus beau et le plus paré de ses élé-
phants; mais comme j'éclipsai ce luxueux subal-
terne quand je parus dans mon costume d'appa-
rat ! Aor commença par me laver et me parfumer
avec grand soin, puis on me revêtit de longues
bandes écarlates, tissées d'or et de soie, qui se
drapaient avec art autour de moi sans cacher la
beauté de mes iormes et la blancheur sacrée de
mon pelage. On mit sur ma tête une tiare en
drap écarlate ruisselante de gros diamants et de
merveilleux rubis, on ceignit mon front des
neuf cercles de pierres précieuses, ornement con-
sacré qui conjure l'influence des mauvais esprits.
Entre mes yeux brillait un croissant de pierre-
ries et une plaque d'or où se lisaient tous mes
titres. Des glands d'argent du plus beau travail
furent suspendus à mes oreilles, des anneaux d'or
et d'émeraudes, saphirs et diamants, furent passés
1_: CONTES D'UNE GRAND MÈRE
dans mes défenses, dont la blancheur et le bril-
lant attestaient ma jeunesse et ma pureté. Deux
larges boucliers d'or massif couvrirent mes épau-
les, enfin un coussin de pourpre fut placé sur
mon cou, et je vis avec joie que mon cher Aor
avait un sarong de soie blanche brochée d'ar-
gent, des bracelets de bras et de jambes en or
fin et un léger châle du cachemire blanc le plus
moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi était
lavé et parfumé. Ses furmes étaient plus fines et
mieu^ modelées que celles des Birmans, son teint
était plus sombre, ses yeux plus beaux. Il était
jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour
me conduire une baguette toute incrustée de
perles fines et toute cerclée de rubis, je fus fier
de lui et l'enlaçai avec amour. On voulut lui pré-
senter la légère échelle de bambou qui sert à
escalader les montures de mon espèce et qu'on
leur attache ensuite au flanc pour être à même
d'en descendre à volonté. Je repoussai cet em-
blème de servitude, je me couchai et j'étendis
ma tête de manière que mon ami pût s'y asseoir
sans rien déranger à ma parure, puis je me re-
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 123
levai si fier et si imposant, que le roi lui-même
fut frappé de ma dignité, et déclara que jamais
éléphant sacré si noble et si beau n'avait attesté
et assuré la prospérité de son empire.
» Notre défilé jusqu'à mon palais dura plus de
trois heures; le sol était jonché de verdure et
de fleurs. De dix pas en dix pas, des cassolettes
placées sur mon passage répandaient de suaves
parfums, l'orchestre du roi jouait en même
temps que le mien, des troupes de bayadères
admirables me précédaient en dansant. De chaque
rue qui s'ouvrait sur la rue principale débou-
chaient des cortèges nouveaux composés de tous
les grands de la ville et du pays, qui m'appor-
taient de nouveaux présents et me suivaient sur
deux files. L'air chargé de parfums à la fumée
bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert
le bruit du tonnerre. C'était le rugissement
d'une tempête au milieu d'un épanouissement
de délices. Tjutes les maisons étaient pavoisées
de riches tapis et d'étoffes merveilleuses. Beau-
coup étaient reliées par de légers arcs de
triomphe, ouvrages en rotin improvisés et pa-
124 CONTES D'UiNK GRAXD'MÈRE
voisés aussi avec une rare élégance. Du haut de
ces portes à jour, des mains invisibles faisaient
pleuvoir sur moi une neige odorante de fleurs
de jasmin et d'oranger.
» On s'arrêta sur une grande place palissadée
en arène pour me faire assister aux jeux et aux
danses. Je pris plaisir à tout ce qui était agréable
et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'a-
nimaux, et, en voyant deux éléphants, rendus
furieux par une nourriture et un entraînement
particuliers, tordre avec rage leurs trompes enla
cées et se déchirer avec leurs défenses, je quittai
la place d'honneur que j'occupais et m'élançai
au milieu de l'arène pour séparer les combat-
tants. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir,
et des cris de désespoir s'élevèrent de toutes parts
On craignait que les adversaires ne fondissen
sur moi ; mais à peine me virent-il près d'eux
que leur rage tomba comme par enchantement
et qu'ils s'enfuirent éperdus et humilies. Aor,
qui m'avait lestement rejoint, déclara que je ne
pouvais supporter la vue du sang et que d'ail-
leurs, après un voyage de plus de cinq cents lieues,
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 125
j'avais absolument besoin de repos. Le peuple
fut très-ému de ma conduite, et les sages du pays
se prononcèrent pour moi, affirmant que le Boud-
dha condamnait les jeux sanglants et les combats
d'animaux. J'avais donc exprimé sa volonté, et
on renonça pour plusieurs années a ces cruels
divertissements.
» On me conduisit à mon palais, situé au delà
de la ville, dans un ravin délicieux au bord du
fleuve. Ce palais était aussi grand et aussi riche
que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans
mon jardin un vaste bassin d'eau courante pour
mes ablutions de chaque instant. J'étais fatigué.
Je me plongeai dans le bain et me retirai dans
la salle qui devait me servir de chambre à cou-
cher, où je restai seul avec Aor, après avoir té-
moigné que j'avais assez de musique et ne voulais
d'autre société que celle de mon ami.
» Cette salle de repos était une coupole impo-
sante, soutenue par une double colonnade de mar-
bre rose. Des étoffes du plus grand prix fermaient
les issues et retombaient en gros plis sur le par-
quet de mosaïque. Mon lit était un amas odorant
136 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
de bois de santal réduit en fine poussière. Mon
ange était une vasque d'argent massif où quatre
personnes se fussent baignées à l'aise. Mon râte-
lier était une étagère de laque dorée couverte des
fruits les plus succulents. Au milieu de la salle,
un vase colossal en porcelaine du Japon laissait
retomber en cascade un courant d'eau pure qui
se perdait dans une corbeille de lotus. Sur le
bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or et
d'argent émaillés de mille couleurs chatoyantes
semblaient se pencher pour boire. Des guirlandes
de spathes, de pandanus odorant se balançaient
au-dessus de ma tête. Un immense éventail, le
pendjab des palais de l'Inde, mis en mouvement
par des mains invisibles, m'envoyait un air frais
sans cesse renouvelé du haut de la coupole.
» A mon réveil, on fit entrer divers animaux
apprivoisés, de petits singes, des écureuils, des
cigognes, des pb/nicoptères, des colombes, des
cerfs et des biches de cette jolie espèa qui n'a
pas plus d'une coudée de haut. Je m'amusai un
instant de cette société enjouée; mais je préférais
k fraîcheur et la propreté immaculée de mon
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 1»
appartement à toutes ces visites, et je fis connaître
quo la société des hommes convenait mieux à la
gravité de mon caractère.
» Je vécus ainsi de longues années dans la
splendeur et les délices avec mon cher Aor ; nous
étions de toutes les cérémonies et de toutes les
fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs
étrangers. Nul sujet n'approchait de moi que les
pieds nus et le front dans la poussière. J'étais
comblé de présents, et mon palais était un des
plus riches musées de l'Asie. Les prêtres les plus
savants venaient me voir et converser avec iloî,
car ils trouvaient ma vaste intelligence à la hau-
teur de leurs plus beaux préceptes, et préten-
daient lire dans ma pensée à travers mon large
front toujours empreint d'une sérénité sublime.
Aucun temple ne m'était fermé, et j'aimais à
pénétrer dans ces hautes et sombres chapelles
où la figure colossale de Gautama, ruisselante
d'or, se dressait comme un soleil au fond des
niches éclairées d'en haut. Je croyais revoir le
soleil de mon désert et je m'agenouillais devant
lui, donnant ainsi l'exemple aux croyants, édifiés
128 CONTES DUNE GRAND'MÈRE
de ma piété. Je savais même présenter des
offrandes à l'idole vénérée, et balancer devant
elle l'encensoir d'or. Le roi me chérissait et
veillait avec soin à ce que ma maison fût toujours
tenue sur le même pied que la sienne.
» Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer.
Ce digne souverain s'engagea dans une guerre
funeste contre un État voisin. Il [fut vaincu et
détrôné. L'usurpateur le relégua dans l'exil et
m lui permit pas de m'emmener. 11 me garda
comme un signe de sa puissance et un gage de
son alliance avec le Bouddha ; mais il n'avait
pour moi ni amitié ni vénération, et mon service
fut bientôt négligé. Aor s'en affecta et s'en plai-
gnit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent
en haine et résolurent de se défaire de lui. Un
soir, comme nous dormions ensemble, ils péné-
trèrent sans bruit chez moi et le frappèrent
d'un poignard. Éveillé par ses cris, je fondis
sur les assassins, qui prirent la fuite. 31 on pauvre
Aor était évanoui, son sarong était taché de sang.
Je pris dans le bassin d'argent toute l'eau dont
je l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 129
me souvins du médecin qui était toujours de
service dans la pièce voisine, j'allai l'éveiller et
je l'amenai auprès d'Aor. Mon ami fut bien
soigné et revint à la vie; mais il resta longtemps
affaibli par la perte de son sang, et je ne voulus
plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur
m'accablait, je refusais de manger; toujours
couché près de lui, je versais des larmes et lui
parlais avec mes yeux et mes oreilles pour le
supplier de guérir.
» On ne rechercha pas les assassins; on pré-
tendit que j'avais blessé Aor par mégarde avec
une de mes défenses, et on parla de me les
scier. Aor s'indigna et jura qu'il avait été frappé
avec un stylet. Le médecin, qui savait bien à
quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la vérité. Il
conseilla même à mon ami de se taire, s'il ne
voulait hâter le triomphe des ennemis qui avaient
juré sa perte.
» Alors, un profond chagrin s'empara de moi,
et la vie civilisée à laquelle on m'avait initié
me parut la plus amère des servitudes. Mon
bonheur dépendait du caprice d'un prince qui
130 CONTES D'UNE GRAND'MERE
ne savait ou ne voulait pas protéger les jours de
mon meilleur ami. Je pris en dégoût les honneurs
hypocrites qui m'étaient encore rendus pour la
forme, je reçus les visites officielles avec humeur,
je chassai les bayadères et les musiciens qui
troublaient le faible et pénible sommeil de mon
ami. Je me privai le plus possible de dormir
pour veiller sur lui.
» J'avais le pressentiment d'un nouveau mal-
heur, et dans cette surexcitation du sentiment je
subis un phénomène douloureux, celui de retrou-
ver la mémoire de mes jeunes années. Je revis
dans mes rêves troublés l'image longtemps effacée
de ma mère assassinée en me couvrant de son
corps percé de flèches. Je revis aussi mon désert,
mes arbres splendides, mon fleuve Tenasserim,
ma montagne d'Ophir, et ma vaste mer étince-
lante à l'horizon. La nostalgie s'empara de moi
et une idée fixe, l'idée de fuir, domina impérieu-
sement mes rêveries. Mais je voulais fuir avec
Aor, et le pauvre Aor, couché sur le flanc,
pouvait à peine se soulever pour baiser mon
front penché vers lui.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 131
» Une nuit, malade moi-même, épuisé de veilles
et succombant à la fatigue, je dormis profondé-
ment durant quelques heures. A mon réveil, je
ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en
vain. Éperdu, je sortis dans le jardin, je cherchai
au bord de l'étang. Mon odorat me fit savoii
qu'Aor n'était point là et qu'il n'y était pas venu
récemment. Grâce à la négligence qui avait
gagné mes serviteurs, je pus ouvrir moi-même
les portes de l'enclos et sortir des palissades.
Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'élan-
çai dans un bois de tamarins qui tapissait la
colline. A une courte distance, j'entendis un cri
plaintif et je me précipitai dans un fourré où je
vis Aor lié à un arbre et entouré de scélérats
prêts à le frapper. D'un bond, je les renversai
tous, je les foulai aux pieds sans pitié. Je rompis
les liens qui retenaient Aor, je le saisis délica-
tement, je l'aidai à se placer sur mon cou, et,
prenant l'allure rapide et silencieuse de l'éléphant
en fuite, je m'enfonçai au hasard dans les forêts.
» A cette époque, la partie de l'Inde où nous
nous trouvions offrait le contraste heurté des
132 CONTES D'CNE GRAND MÈRE
civilisations luxueuses à deux pas des déserts
inexplorables. J'eus donc bientôt gagné les soli-
tudes sauvages des monts Karens, et, quand, à
bout de forces, je me couchai sur les bords d'un
fleuve plus direct et plus rapide que Hraouaddy,
nous étions déjà à trente lieues de la ville bir-
mane. Aor me dit :
— Où allons-nous? Ah! je le vois dans tes re-
gards, tu veux retourner dans nos montagnes;
mais tu crois y être déjà, et tu t'abuses. Nous en
sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y
arriver sans être découverts et repris. D'ailleurs,
quand nous échapperions aux hommes, nous ne
pourrions aller loin sans que, malade comme je
suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu
sans moi dans cette route lointaine? Laisse-moi ici,
car c'est à moi seul qu'on en veut, et retourne
à Pagham, où personne n'osera te menacer.
» Je lui témoignai que je ne voulais ni le
quitter ni retourner chez les Birmans; que, s'il
mourait, je mourrais aussi; qu'avec de la pa-
tience et du courage, nous pouvions redevenir
heureux.
LE CHIEN ET LÀ FLEUR SACRÉE 133
» Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous
nous remîmes en route. Au bout de quelques
jours de voyage, nous avions recouvré tous deux
la santé, l'espoir et la force. L'air libre de la soli-
tude, l'austère parfum des forêts, la saine cha-
leur des rochers, nous guérissaient mieux que
toutes les douceurs du faste et tous les remèdes
des médecins. Cependant, Aor était parfois effrayé
de la tâche que je lui imposais. Enlever un élé-
phant sacté, c'était, en cas d'insuccès, se dévouer
aux plus atroces supplices. 11 me disait ses
craintes sur une flûte de roseau qu'il s'était
faite et dont il jouait mieux que jamais. J'étais
arrivé à un exercice de la pensée presque égal
à celui de l'homme; je lui fis comprendre ce
qu'il fallait faire, en me couvrant d'une vase
noire qui s'étalait au bord du fleuve et dont je
m'aspergeais avec adresse. Frappé de ma péné-
tration, il recueillit divers sucs de plantes dont
il connaissait bien les propriétés. Il en lit une
teinture qui me rendit, sauf la taille, entièrement
semblable aux éléphants vulgaires. Je lai indi-
quai que cela ne suffisait pas et qu'il fallait,
8
134 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE
pour me rendre méconnaissable, scier mes dé-
fenses. 11 ne s'y résigna pas. J'étais à ma sirène
dentition, et il craignait que mes crochets ne
pussent repousser. Il Jugea que j'étais suffisam-
ment déguisé, et nous nous remîmes en route.
» Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de
montagnes, ce fut miracle que d'échapper aux
dangers de notre entreprise. Jamais nous n'y
fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans
l'union intime de l'intelligence humaine avec
une grande force animale, une puissance excep-
tionnelle s'improvise. Si les hommes avaient su
s'identifier aux animaux assez complètement
pour les amener à s'identifier à eux, ils n'au-
raient pas trouvé en eux des esclaves parfois
U a et dangereux, souvent surmenés et in-
suffisants. Ils auraient eu d'admirables amis et ils
eussent résolu le problème de la force consciente
sans avoir recours aux forces aveugles de la
machine, animal plus redoutable et plus féroce
que les bêtes du désert.
» A force de prudence et de persévérance,
quelquefois harcelés par des bandits que je -us
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 135
mettre en fuite et dont je ne craignais ni les
lances ni les flèches, revêtu que j'étais d'une
légère armure en écailles de bois de fer qu'Aor
avait su me fabriquer, nous parvînmes au fleuve
Tenasserim. Notre direction n'avait pas été diffi-
cile à suivre. Outre que nous nous rappelions
très-bien l'un et l'autre ce voyage que nous avions
déjà fait, la construction géologique de l'Indo-
Chine est très-simple. Les longues arêtes de
montagnes, séparées par des vallées profondes
et de larges fleuves, se ramifient médiocrement
et s'inclinent sans point d'arrêt sensible jusqu'à
la mer. Les monts Karens se relient aux monts
Moghs en ligne presque droite. Nous fîmes très-
rarement fausse route, et nos erreurs furent rapi-
dement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux,
j'étais toujours le plus prompt à retrouver la
vraie direction.
» Nous n'approchâmes de nos anciennes demeu-
res qu'avec circonspection. Il nous fallait vivre
seuls et en liberté complète. Nous fûmes servis
à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma
personne à l'ancien roi des Birmans, avait quitté
136 CONTES DUNE GRAND'MÈRE
ses villages de roseaux, et nos forêts, dépeuplées
d'animaux à la suite d'une terrible sécheresse,
avaient été abandonnées par les chasseurs. Nous
pûmes y faire un établissement plus libre et plus
sûr encore que par le passé. Aor ne possédait
absolument rien et ne regrettait rien de notre
splendeur évanouie. Sans amis, sans famille, il
ne connaissait et n'aimait plus que moi sur la
terre. Je n'avais jamais aimé que ma mère et
lui. Une si longue intimité avait détruit entre
nous l'obstacle apporté par la nature à notre
assimilation. Nous conversions ensemble comme
deux êtres de même espèce. Ma pantomime était
devenue si réfléchie, si sobre, si expressive,
qu'il lisait dans ma pensée comme moi dans la
sienne. Il n'avait même plus besoin de me par-
ier. Je le sentais triste ou gai selon le mode et
les inflexions de sa flûte, et, notre destinée étant
commune, je me reportais avec lui dans les sou-
venirs du passé, ou je me plongeais dans la
béate extase du présent.
d Nous passâmes de longues années dans les
délices de la délivrance. Aor était devenu boud-
LE CHIEIN ET LÀ FLEUR SACRÉE 137
dhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que
de végétaux. Notre subsistance était assurée, et
nous ne connaissions plus ni la souffrance ni la
maladie.
» Mais le temps marchait, et Aor était devenu
vieux. J'avais vu ses cheveux blanchir et ses
forces décroître. 11 me fit comprendre les effets
de l'âge et m'annonça qu'il mourrait bientôt. Je
prolongeai sa vie en lui épargnant toute fatigue
et tout soin, Un moment vint où il ne put pour-
voir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture
et je construisais ses abris. 11 perdit la Valeur
du sang, et, pour se réchauffer, il ne quittait plus
le contact de mon corps. Un jour, il me pria
de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait
mourir. J'obéis, il s'y coucha sur un lit d'her-
bages, enlaça ses bras autour de ma trompe et me
dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta
immobile, et son corps se raidit.
» Il n'était plus. Je recouvris la fosse comme
il me l'avait commandé, et je me couchai dessus.
Avais-je bien compris la mort? Je le pense, et
pourtant je ne me demandai pas si la longévité
138 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
de ma race me condamnait à lui survivre beau-
coup. Je ne pris pas la résolution de mourir
aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand la
nuit fut passée, je n'eus aucune idée d'aller au
bain ni de me mouvoir. Je restai plongé dans un
accablement absolu. La nuit suivante me trouva
inerte et in liftèrent. Le soleil revint encore une
fois et me trouva mort.
» L'âme fidèle et généreuse d'Aor avait-elle
passé en moi? Peut-être. J'ai appris dans d'autres
existences qu'après ma disparition l'empire birman
avait éprouvé de grands revers. La royale ville
de Pagbam fut abandonnée par le conseil des prê-
tres de Gautama. Le Bouddha était irrité du peu
de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite témoignait
de son mécontentement. Les riches emportèrent
leurs trésors et se bâtirent de nouveaux palais sur
le territoire d'Ava; plus tard, ils abandonnèrent
encore cette ville somptueuse pour Amarapoura.
Les pauvres emportèrent à dos de chameau leurs
maisons de rotin pour suivre les maîtres du pays
loin de la cité maudit.'. Pagham avait été le
séjour et L'orgueil de quarante-cinq rois consécu-
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 139
tifs, je l'avais condamnée en la quittant, elle
n'est plus aujourd'hui qu'un grandiose amas de
ruines.
— Votre histoire m'a amusée, dit alors à sir
William la petite fille qui lui avait déjà parlé;
mais à présent, puisque nous avons tous été des
bêtes avant d'être des personnes; je voudrais
savoir ce que nous serons plus tard, car enlm
tout ce que l'on raconte aux enfants doit avoir
une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la
vôtre.
— Ma sœur a raison, dit un jeune homme qui
avait écouté sir William avec intérêt. Si c'est une
récompense d'être homme après avoir été chien
honnête ou éléphant vertueux, l'homme hon-
nête et vertueux doit avoir aussi la sienne en ce
monde.
— Sans aucun doute, répondit sir William. La
personnalité humaine n'est pas le dernier mot de
la création sur notre planète. Les savants les
plus modernes sont convaincus que l'intelligence
progresse d'elle-même par la loi qui régit la
matière. Je n'ai pas besoin d'entrer dans cet
140 CONTES DUNE GRÂND'MÊRK
ordre d'idées pour vous dire qu'esprit et matière
progressent de compagnie. Ce qu'il y a de cer-
tain pour moi, c'est que tout être aspire à se
perfectionner et que, de tous les êtres, l'homme
est le plus jaloux de s'élever au-dessus de lui-
même. Il y est merveilleusement aidé par l'éten-
due de son intelligence et par l'ardeur de son
sentiment. Il sent qu'il est un produit encore très-
incomplet de la nature et qu'une race plus par-
faite doit lui succéder par voie ininterrompue de
son propre développement.
— Je ne comprends pas bien, reprit la petite
fille; deviendrons-nous des anges avec des ailes
et des robes d'or?
— Parfaitement, répondit sir 'William. Les
robes d'or sont des emblèmes de richesse et de
pureté; nous deviendrons tous riches et purs;
les ailes , nous saurons les trouver : la science
nous les donnera pour traverser les airs; comme
2lle nous a donné les nageoires pour traverser les
mers.
— Oh ! nous voilà retombés dans les machines
que vous maudissiez tout à l'heure.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 141
— Les machines feront leur temps comme nous
ferons le nôtre, repartit sir William, l'animalité
fera le sien et progressera en même temps que
nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi
puissants que les ballons et aussi dociles que les
chevaux ne surgira pas pour s'associer aux
voyages aériens de l'homme futur? Est-ce une
simple fantaisie poétique que ces dieux de l'an-
tiquité portés ou traînés par des lions, des dau-
phins ou des colombes? N'est-ce pas plutôt une
sorte de vue prophétique de la domestication
de toutes les créatures associées à l'homme divi-
nisé de l'avenir? Oui, l'homme doit dès ce monde
devenir ange, si par ange vous entendez un type
d'intelligence et de grandeur morale supérieur au
nôtre. Il ne faut pas un miracle païen, il ne faut
qu'un miracle naturel, comme ceux qui se sont
déjà tant de fois accomplis sur la terre, pour que
l'homme voie changer ses besoins et ses organes
en vue d'un milieu nouveau. J'ai vu des races
entières s'abstenir de manger la chair des ani-
maux, un grand progrès de la race entière sera
de devenir frugivore, et les carnassiers disparaî-
142 CONTES D'UNE GRAND'MÈRR
tront. Alors fleurira !a grande association univer-
selle, l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune
Bacchus, l'éléphant sera l'ami cb l'homme, les
oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos
chars ovoïdes, la baleine transportera nos messa-
ges. Que tout devient possible sur notre
planète dès que nous supprimons le carnage et
la guerre. Toutes les forces intelligentes d
nature, au lieu de s'entre- dévorer, s'organisent
fraternellement pour soumettre et féconier la
matière inorganique... Mais j'ai tort de vous
esquisser ces merveilles; vous êtes plus à même
que moi, jeunes esprits qui m'interrogez, d'en
évoquer les riantes et sublimes images. Il suffît
que, du monde réel, je vous aie lancés dans le
monde du rêve. Rêvez, imaginez, faites du mer-
veilleux, vous ne risquez pas d'aller trop loin,
car l'avenir du monde idéal auquel nous devons
croire dépassera encore de beaucoup les aspira-
tions du nos âmes timides et incomplètes.
L'ORGUE DU TITAN
Un soir , l'improvisation musicale du vieux et
illustre maître Angelin nous passionnait comme
de coutume, lorsqu'une corde de piano vint à
se briser avec une vibration insignifiante pour
nous , mais qui produisit sur les nerfs surexcités
de l'artiste l'effet d'un coup de foudre. Il recula
brusquement sa chaise, frotta ses mains, comme
si, chose impossible, la corde les eût cinglées,
et laissa échapper ces étranges paroles :
— Diable de titan, va !
Sa modestie bien connue ne nous permettait
pas de penser qu'il se comparât à un titan. Son
émotion nous parut extraordinaire. Il nous dit
que ce serait trop long à expliquer.
144 CONTES D'UNE GRAND MÈKE
— Ceci ra'arrive quelquefois, nous dit-il, quand
je joue le motif sur lequel je viens d'improviser.
Un bruit imprévu me trouble et il me semble
que mes mains s'allongent. C'est une sensation
douloureuse et qui me reporte à un moment tra-
gique et pourtant heureux dans mon existence.
Pressé de s'expliquer , il céda et nous raconta
ce qui suit :
*
* *
Vous savez que je suis de l'Auvergne, né
dans une très-pauvre condition et que je n'ai
pas connu mes parents. Je fus élevé par la cha-
rité publique et recueilli par M. Jansiré, que l'or
appelait par abréviation maître Jean, professeur
de musique et organiste de la cathédrale de
Clermont. J'étais son élève en qualité d'enfant
de chœur. En outre, il prétendait m'ensei^ner le
solfège et le clavecin.
C'était un homme terriblement bizarre que
maître Jean, un véritable type de musicien clas-
sique, avec toutes les excentricités que l'on nous
attribue, que quelques-uns de nous aliectent
L'ORGUE DU TITAN 145
encore, et qui, chez lui, étaient parfaitement
naïves, par conséquent redoutables,
Il n'était pas sans talent, bien que ce talent
fût très au-dessous de l'importance qu'il lui attri-
buait. Il était bon musicien, avait des leçonj en
ville et m'en donnait à moi-même à ses moments
perdus, car j'étais plutôt son domestique que
son élève et je faisais mugir les soufflets de
l'orgue plus souvent que je n'en essayais les
touches.
Ce délaissement ne m'empêchait pas d'aimer
la musique et d'en rêver sans cesse; à tous
autres égards, j'étais un véritable idiot, comme
vous allez voir.
Nous allions quelquefois à la campagne, soit
pour rendre visite à des amis du maître, soit
pour réparer les épinettes et clavecins de sa
clientèle; car, en ce temps-là, — je vous parle du
commencement du siècle, — il y avait fort peu
de pianos dans nos provinces, et le professeur
organiste ne dédaignait pas les petits profits du
luthier et de l'accordeur.
Un jour, maître Jean me dit :
146 CONTES Dl'NE GRAND*. MÈRE
— Petit, vous vous lèverez demain avec le
jour. Vous ferez manger l'avoine à Bibi, vous
lui mettrez la selle et le portemanteau et vous
viendrez avec moi. Emportez vos souliers neufs
et votre habit vert billard. Nous allons passer
deux jours de vacances chez mon frère le curé
de Chanturgue.
Bibi était un petit cheval maigre, mais vigou-
reux, qui avait l'habitude de porter maître Jean
avec moi en croupe.
Le curé de Chanturgue était un bon vivant et
un excellent homme que j'avais vu quelquefois
chez son frère. Quant à Chanturgue, c'était une
paroisse éparpillée dans les montagnes et dont
je n'avais non plus d'idée que si l'on m'eût parlé
de quelque tribu perdue dans les déserts du nou-
veau monde.
11 fallait être ponctuel avec maître Jean. A
trois heures du matin, j'étais debout; à quatre,
nous étions sur la route des montagnes; à midi,
nous prenions quelque repos et nous déjeunions
dans une petite maison d'auberge bien noire
et bit n froide, située à la limite d'un désert de
L'ORGUE DU TITAN 147
bruyères et de laves ; à trois heures, nous repar-
tions à travers ce désert.
La route était si ennuyeuse, que je m'endor-
mis à phisieurs reprises. J'avais étudié très con-
sciencieusement la manière de dormir en croupe
sans que le maître s'en aperçût. Bibi ne portait
pas seulement l'homme et l'enfant, il avait encore
à l'arrière- train, presque sur la queue, un porte-
manteau étroit, assez élevé, une sorte de petite
caisse en cuir où ballottaient pêle-mêle les outils
de maître Jean et ses nippes de rechange. C'est
sur ce portemanteau que je me calais, de ma-
nière qu'il ne sentît pas sur son dos l'alourdisse-
meat de ma personne et sur son épaule le balan-
cement de ma tête. Il avait beau consulter le
profil que nos ombres dessinaient sur les endroits
aplanis du chemin ou sur les talus de rochers;
j'avais étudié cela aussi, et j'avais, une fois pour
toutes, adopté une pose en raccourci, dont il
ne pouvait saisir nettement l'intention. Quel-
quefois pourtant, il soupçonnait quelque chose
et m'allongeait sur les jambes un coup de sa
cravache à pomme d'argent, en disant :
148 CONTES D'UNE GRAXD'MÈRE
— Attention, petit! on ne dort pas dans la
montagne!
Comme nous traversions un pays plat et que
les précipices étaient encore loin, je crois que
ce jour-là il dormit pour son compte. Je m'é-
veillai dans un lieu qui me parut sinistre. C'était
encore un sol plat couvert de bruyères et de
buissons de sorbiers nains. De sombres collines
tapissées de petits sapins s'élevaient sur ma
droite et fuyaient derrière moi ; à mes pieds, un
petit lac, rond comme un verre de lunette, — c'est
vous dire que c'était un ancien cratère, — reflétait
un ciel bas et nuageux. L'eau, d'un gris bleuâtre,
à pâles reflets métalliques, ressemblait à du plomb
en fusion. Les berges unies de cet étang circu-
laire cachaient pourtant l'horizon, d'où l'on pou-
vait conclure que nous étions sur un plan très-
élevé; mais je ne m'en rendis point compte et
j'eus une sorte d'étonnement craintif en voyant
les nuages ramper si près de nos têtes, que,
selon moi, le ciel menaçait de nous écraser.
Maître Jean ne fit nulle attention à ma mélan-
colie.
L'ORGUE DD TITAN 149
— Laisse brouter Bibi, me dit-il en mettant
pied à terre ; il a besoin de souffler. Je ne suis
pas sûr d'avoir suivi le bon chemin, je vais voir.
Il s'éloigna et disparut dans les buissons ; Bibi
se mit à brouter les fines herbes et les jolis œil-
lets sauvages qui foisonnaient avec mille autres
fleurs dans ce pâturage inculte. Moi, j'essayai
de me réchauffer en battant la semelle. Bien
que nous fussions en plein été, l'air était glacé.
Il me sembla que les recherches du maître du-
raient un siècle. Ce lieu désert devait servir de
refuge à des bandes de loups, et, malgré sa
maigreur, Bibi eût fort bien pu les tenter. J'étais
en ce temps-là plus maigre encore que lui; je
ne me sentis pourtant pas rassuré pour moi-mê-
me. Je trouvais le pays affreux et ce que le
maître appelait une partie de plaisir s'annonçait
pour moi comme une expédition grosse de dan-
gers. Était-ce un pressentiment?
Enfin il reparut, disant que c'était le bon
chemin et nous repartîmes au petit trot de Bibi,
qui ne paraissait nullement démoralisé d'entrer
dans la montagne.
150 CONTES D UNE GRÀND'MÈRE
Aujourd'hui, de belles routes sillonnent ces
sites sauvages, en partie cultivés déjà; nais, à
l'époque où je les vis pour la première fois, les
voies étroites, inclinées ou relevées dans tous
les sens, allant au plus court n'importe au prix
de quels efforts, n'étaient point faciles à suivre.
Elles n'étaient empierrées que par les écroule-
ments fortuits des montagnes, et, quand elles tra-
versaient ces plaines disposées en terrasses, il
arrivait que l'herbe recouvrait fréquemment les
traces des petites roues de chariot et des pieds
non ferrés des chevaux qui les traînaient.
Quand nous eûmes descendu jusqu'aux rives
déchirées d'un torrent d'hiver, à sec pendant
l'été, nous remontâmes rapidement, et, en tour-
nant le massif exposé au nord, nous nous retrou-
vâmes vers le midi dans un air pur et brillant.
Le soleil sur son déclin enveloppait le pa\
d'une splendeur extraordinaire et ce paysage était
• les plus belles choses que j'ai vues de ma
vie. Le chemin tournant, tout bordé d'un buis-
son épais d'épilobes roses, dominait un plan ra-
viné au flanc duquel surgissaient deux puissantes
L'ORGUE DU TITAN 151
roches de basalte d'aspect monumental, portant
à leur cime des aspérités volcaniques qu'on eût
pu prendre pour des ruines de forteresses.
J'avais déjà vu les combinaisons prismatiques
du basalte dans mes promenades autour de
Germon t, mais jamais avec cette régularité et
dans cette proportion. Ce que l'une de ces roches
avait d'ailleurs de particulier, c'est que les
prismes étaient contournés en spirale et sem-
blaient être l'ouvrage à la fois grandiose et
coquet d'une race d'hommes gigantesques.
Ces deux roches paraissaient, d'où nous étions,
fort voisines l'une de l'autre; mais en réalité
elles étaient séparées par un ravin à pic au fond
duquel coulait une rivière. Telles qu'elles se
présentaient, elles servaient de repoussoir aune
gracieuse perspective de montagnes marbrées de
prairies vertes comme l'émeraude, et coupées
de ressauts charmants formés de lignes rocheuses
et de forêts. Dans tous les endroits adoucis, on
saisissait au loin les chalets et les troupeaux de
vaches, brillantes comme de fauves étincelles au
reflet du couchant. Puis, au bout de cette per-
152 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
spective, par-dessus l'abîme des vallées profondes
noyées dans la lumière, l'horizon se relevait en
dentelures bleues, et les monts Dômes profilaient
dans le ciel leurs pyramides tronquées, leurs
ballons arrondis ou leurs masses isolées , droites
comme des tours.
La chaîne de montagnes où nous entrions
avait des formes bien différentes, plus sauvages
et pourtant plus suaves. Les bois de hêtres jetés
en pente rapide, avec leurs mille cascatelles au
frais murmure, les ravins à pic tout tapissés de
plantes grimpantes, les grottes où le suinte-
ment des sources entretenait le revêtement épais
des mousses veloutées, les gorges étroites brus-
quement fermées à la vue par leurs coudes mul-
tipliés, tout cela était bien plus alpestre et plus
mystérieux que les lignes froides et nues des
volcans de date plus récente.
Depuis ce jour, j'ai revu l'entrée solennelle
que les deux roches basaltiques placées à la limite
du désert font à la chaîne du mom Dore, et j'ai
pu me rendre compte du vague éblouissement
que j'en reçus quand je les vis pour la première
L'ORGUE DU TITAN 153
fois. Personne ne m'avait encore appris en quoi
consiste le be?.u dans la nature. Je le sentis pour
ainsi dire physiquement, et, comme j'avais mis
pied à terre pour faciliter la montée au petit
cheval, je re rtai immobile, oubliant de suivre le
cavalier.
— Eh bien , eh bien , me cria maître Jean,
que faites-vous là-bas, imbécile?
Je me hâtai de le rejoindre et de lui demander
le nom de l'endroit si drôle, où nous étions.
— Apprenez, drôle vous-même, répondit-il,
que cet endroit est un des plus extraordinaires et
des plus effrayants que vous verrez jamais. Il
n'a pas de nom que je sache, mais les deux
pointes que vous voyez là, c'est la roche Sana-
doire et la roche Tuilière. Allons, remontez , et
faites attention à vous.
Nous avions tourné les roches et devant nous
s'ouvrait l'abîme vertiginieux qui les sépare. De
cela, je ne fus point effrayé. J'avais fravi assez
souvent les pyramides escarpées des monts Dômes
pour ne pas connaître l'éblouissement de l'espace.
Maître Jean, qui n'était pas né dans la montagne
9.
154 CONTES D'UNE GBAND'MÈRE
et qui n'était venu en Auvergne qu'à l'âge d'hom-
me, était moins aguerri que moi.
Je commençai, ce jour-là, à faire quelques
réflexions sur les puissants accidents de la nature
au milieu desquels j'avais grandi sans m'en éton-
ner, et, au bout d'un instant de silence, me re-
tournant vers la roche Sanadoire, je demandai
à mon maître qu'est-ce qui avait fait ces choses-là.
— C'est Dieu qui a fait toutes choses, répondit-
il, vous le savez bien.
— Je sais; mais pourquoi a-t-il fait des endroits
qu'on dirait tout cassés, comme s'il avait voulu
les défaire après les avoir faits?
La question était fort embarrassante pour
maître Jean, qui n'avait aucune notion des lois
naturelles de la géologie et qui, comme la plu-
part des gens de ce temps-là, mettait encore en
doute l'origine volcanique de l'Auvergne. Cepen-
dant, il ne lui convenait pas d'avouer son igno-
rance, car il avait la prétention d'être instruit
et beau parleur. Il tourna donc b difficulté en
se jetant dans la mythologie et me répondit
emphatiquement :
L'ORGUE DU TITAN 155
— Ce que vous voyez là, c'est l'effort que
firent les titans pour escalader le ciel.
— Les titans! qu'est-ce que c'est que cela?
m'écriai-je voyant qu'il était en humeur de
déclamer.
— C'était, répondit-il, des géants effroyables
qui prétendaient détrôner Jupiter et qui entassè-
rent roches sur roches, monts sur monts, pour
arriver jusqu'à lui ; mais il les foudroya, et ces
montagnes brisées, ces autres éventrées, ces abî-
mes, tout cela, c'est l'effet de la grande bataille.
— Est-ce qu'ils sont tous morts? demandai-je.
— Qui ça? les titans?
— Oui ; est-ce qu'il y en a encore ?
Maître Jean ne put s'empêcher de rire de ma
simplicité, et, voulant s'en amuser, il répondit :
— Certainement, il en est resté quelques-uns.
— Bien méchants?
— Terribles!
— Est-ce que nous en verrons dans ces mon-
tagnes-ci?
— Eh! eh! cela se pourrait bien.
— Est-ce qu'ils pourraient nous faire du mal?
156 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
— Peut-être ! mais, si tu en rencontres, tu te
dépêcheras d'ôter ton chapeau et de saluer bien
bas.
— Qu'à cela ne tienne! répondis-je gaiement.
Maître Jean crut que j'avais compris son ironie
et songea à autre chose. Quant à moi, je n'étais
point rassuré, et, comme la nuit commençait à se
faire, je jetais des regards méfiants sur toute roche
ou surtout gros arbre d'apparence suspecte,
jusqu'à ce que, me trouvant tout près, je pusse
m'assurer qu'il n'y avait pas là forme humaine.
Si vous me demandiez où est située la paroisse
de Chanturgue, je serais bien empêché de vous
le dire. Je n'y suis jamais retourné depuis et je
l'ai en vain cherchée sur les cartes et dans les
itinéraires. Comme j'étais impatient d'arriver, la
peur me gagnant de plus en plus, il me sembla
que c'était fort loin de la roche Sanadoire. En
réalité, c'était fort près, car il ne faisait pas nuit
noire quand nous y arrivâmes. Nous avions fait
beaucoup de détours en côtoyant les méandres
du torrent. Selon toute probabilité, nous avions
passé derrière les montagnes que j'avais vues de
L ORGUE DU TITAN 157
la roehe Sanadoire et nous étions de nouveau à
l'exposition du midi, puisqu'à plusieurs centaines
de mètres au-dessous de nous croissaient quel-
ques maigres vignes.
Je me rappelle très-bien l'église et le presby-
tère avec les trois maisons qui composaient le
village. C'était au sommet d'une colline adoucie
que des montagnes plus hautes abritaient du
vent. Le chemin raboteux était très-large et sui-
vait avec une sage lenteur les mouvements de la
colline. Il était bien battu, car la paroisse, com-
posée d'habitations éparses et lointaines, comp-
tait environ trois cents habitants que l'on voyait
arriver tous les dimanches, en famille, sur leurs
chars à quatre roues, étroits et longs comme
des pirogues et traînés par des vaches. Excepté
ce jour-là, on pouvait se croire dans le désert;
les maisons qui eussent pu être en vue se trou-
vaient cachées sous l'épaisseur des arbres au fond
des ravins, et celles des bergers, situées en haut,
étaient abritées dans les plis des grosses roches.
Malgré son isolement et la sobriété de son
ordinaire, le curé de Chanturgue était gros, gras
158 CONTES D UNE GRAND MÈRE
et fleuri comme les plus beaux chanoines d'une
cathédrale. Il avait le caractère aimable et gai.
Il n'avait pas été trop tourmenté par la Révo-
lution. Ses paroissiens l'aimaient parce qu'il
était humain, tolérant, et prêchait en langage
du pays.
Il chérissait son frère Jean, et, Don pour tout
le monde, il me reçut et me traita comme si
j'eusse été son neveu. Le souper fut agréai/
le lendemain s'écoula gaiement. Le pays, ouvert
d'un côté sur les vallées, n'était point triste ; de
l'autre, il était enfoui et sombre, mais les bois
de hêtres et de sapins pleins de fleurs et de fruits
sauvages, coupés par des prairies humi'des d'une
fraîcheur - 5, n'avaient rien qui me rappelât
ite terrible de la roche Sana loire ; les fan-
tômes de titans qui m'avaient gâté le souvenir
de ce bel endroit s'effacèrent de mon esprit.
On me laissa courir où je voulus, et je fis con-
naissance avec les bûcherons et les btrgers, qui
me chantèrent beaucoup de chansons. Le curé,
qui voulait fêter son frère et qui l'attendait, s'était
approvisionné de son mieux, mais lui et moi fai-
L'ORGUE DU TITAN 159
sions .seuls honneur au festin. Maître Jean avait
un médiocre appétit, comme les gens qui boivent
sec. Le curé lui servit à discrétion le vin du cru,
noir comme de l'encre, âpre au goût, mais vierge
de tout alliage malfaisant, et, selon lui, incapable
de faire mal à l'estomac.
Le jour suivant, je péchai des truites avec le
sacristain dans un petit réservoir que formait la
rencontre de deux torrents et je m'amusai énor-
mément à écouler une mélodie naturelle que l'eau
avait trouvée en se glissant dans une pierre creuse.
Je la fis remarquer au sacristain, mais il ne l'en-
tendit pas et crut que je rêvais.
Enfin, le troisième jour, on se disposa à la sépa-
ration. Maître Jean voulait partir de bonne heure,
disant que la route était longue, et l'on se mit
à déjeuner avec le projet de manger vite et de
boire peu.
Mais le curé prolongeait Je service, ne pouvant
se résoudre à nous laisser partir sans être bien
lestés.
— Qui vous presse tant? disait-il. Pourvu que
vous soyez sortis en plein jour de la montagne,
160 CONTES DUNE GRANDMÈRE
à partir le la descente de la roche Sanadoire vous
rentrez en pays plat et plus vous approchez de
Clermont, meilleure est la route. Avec cela, la lune
est au plein et il n'y a pas un nuage au ciel. Voyons,
voyons, frère Jean, encore un verre de ce vin, de
ce bon petit vin de Chante-orgue!
— Pourquoi Chante- orgue? dit maître Jean.
— Eh! ne vois-tu pas que Chanturgue vient
de Chante-orgue? C'est clair comme le jour et je
n'ai pas été long à en découvrir l'étymologie.
— Il y a donc des orgues dans vos vignes ?
demandai-je avec ma stupidité accoutumée.
— Certainement, répondit le bon curé. Il y
en a plus d'un quart de lieue de long.
— Avec des tuyaux ?
— Avec des tuyaux tout droits comme à ton
orgue de la cathédrale.
— Et qu'est-ce qui en joue?
— Oh! les vignerons avec leurs pioches.
— Qu'est-ce donc qui les a faites, ces orgues?
— Les titans! dit maître Jean en reprenant
son ton railleur et doctoral.
— En effet, c'est bien dit, reprit le curé, émer-
L'ORGUE DU TITAN 161
veillé du génie de son frère. On peut dire que
c'est l'œuvre des titans ï
J'ignorais que l'on donnât le nom de jeux
d'orgues aux cristallisations du basalte quand elles
offrent de la régularité. Je n'avais jamais ouï
parler des célèbres orgues basaltiques d'Espaly
en Velay, ni de plusieurs autres très-connues au-
jourd'hui et dont personne ne s'étonne plus. Je
pris au pied de la lettre l'explication de M. le
curé et je me félicitai de n'être point descendu
à la vigne, car toutes mes terreurs me reprenaient.
Le déjeuner se prolongea indéfiniment et devint
un dîner, presque un souper. Maîlre Jean était
enchanté de l'étymologie de Chanturgue et ne se
lassait pas de répéter :
— Chante-orgue! Joli vin, joli nom! On l'a
fait pour moi qui touche l'orgue, et agréablement,
je m'enflatte! Chante, petit vin, chante dans mon
verre ! chante aussi dans ma tête ! Je te sens gros de
fugues et de motets qui couleront de mes doigts
comme tu coules de la bouteille ! A ta santé, frère !
Vivent les grandes orgues de Chanturgue! vive
mon petit orgue de la cathédrale; qui, tout de
162 CONTES D'USE GRA>TD"MÈRE
même, est aussi puissant sous ma main qu'il le
serait sous celle d'un titan! Bah! je suis un titan
aussi, moi ! Le génie grandit l'homme et chaque
fois qu<' j'entonne le Gloria in excelsis, j'escalade
le ciel!
Le bon curé prenait sérieusement son frère
pour un grand homme et il ne le grondait pas
de ses accès de vanité délirante. Lui-même fêtait
le vin de Chante-orgue avec l'attendrissement d'un
frère qui reçoit les adieux prolongés de son frère
bien-aimé ; si bien que le soleil commençait à
baisser quand on m'ordonna d'aller habiller Bibi
Je ne répondrais pas que j'en fusse bien capable.
L'hospitalité avait rempli bien souvent mon verre
et la politesse m'avait fait un devoir de ne pas
le laisser plein. Heureusement le sacristain m'aida,
et, après de longs et tendres embrassements, toi
deux frères baignés de larmes se quittèrent au
bas de la colline. Je montai en trébuchant sur
l'échiné de Bibi.
— Est-ce que, par hasard, monsieur serait ivre?
dit maître Jean en caressant mes oreilles de sa
terrible cravache.
L'ORGUE DU TITAN 163
Mais il ne me frappa point. 11 avait le bras
singulièremen. mou et les jambes très-lourdes,
car on eut beaucoup de peine à équilibrer ses
étriers, dont l'un se trouvait alternativement plus
long que l'autre.
Je ne sais point ce qui se passa jusqu'à la nuit.
Je crois bien que je ronflais tout haut sans que
le maître s'en aperçût. Bibi était si raisonnable
que j'étais sans inquiétude. Là où il vait passé
une fois, il s'en souvenait toujours.
Je m'éveillai en le sentant s'arrêter brusque-
ment et il me sembla que mon ivresse était tout
à fait dissipée, car je me rendis fort vite compte
de la situation. Maître Jean n'avait pas dormi,
ou bien il s'était malheureusement réveillé à temps
pour contrarier l'instinct de sa monture. Il l'avait
engagée dans un faux chemin. Le docile Bibi avait
obéi sans résistance; mais voilà qu'il sentait le
terrain manquer devant lui et qu'il se rejetait
en arrière pour ne pas se précipiter avec nous
dans l'a! îme.
Je fus vite sur mes pieds, et je vis au-dessus
de nous, à droite, la roche Sanadoire toute bleue
164 CONTES D'UNE GKAND'MERE
au reflet de la lune, avec son jeu d'orgues con-
tourné et sa couronne dentelée. Sa sœur jumelle,
la roche Tuilière, était à gauche, de l'autre côté
du ravin, l'abîme entre deux; et nous, au lieu
de suivre le chemin d'en haut, nous avions pris
le sentier à mi-côte.
— Descendez, descendez ! criai-je au professeur
de musique. Vous ne pouvez point passer là ! c'est
un sentier pour les chèvres.
— Allons donc, poltron, répondit-il d'une
voix forte, Bibi n'est-il point une chèvre?
— Non, non, maître, c'est un cheval; ne rêvez
pas! Il ne peut pas et il ne veut pas!
Et, d'un violent effort, je retirai Bibi du dan-
ger, mais non sans l'abattre un peu sur ses jarrets,
ce qui força le maître à descendre plus vite qu'il
n'eût vouru.
Ceci le mit dans une grande colère, bien qu'il
n'eût aucun mal, et, sans tenir compte de l'en-
droit dangereux où nous nous trouvions, il cher-
cha sa cravache pour m'administrer une de ces
corrections qui n'étaient pas toujours anodines.
J'avais tout mon sang-froid. Je ramassai la cra-
L'ORGUE DU TITAN 165
vache avant lui, et, sans respect pour la pomme
d'argent, je la jetai dans le ravin.
Heureusement pour moi, maître Jean ne s'en
aperçut pas. Ses idées se succédèrent trop rapi-
dement.
— Ah! Bibi ne veut pas! disait-il, et Bibi ne
peut pas ! Bibi n'est pas une chèvre ! Eh bien ,
moi, je suis une gazelle!
Et, en parlant ainsi, il se prit à courir devant
lui, se dirigeant vers le précipice
Malgré l'aversion qu'il m'inspirait dans ses
accès de colère, je fus épouvanté et m'élançai sur
ses traces. Mais, au bout d'un instant, je me tran-
quillisai. Il n'y avait point là de gazelle. Rien
ne ressemblait moins à ce gracieux quadrupède
que le professeur à ailes de pigeon dont la queue,
ficelée d'un ruban noir, sautait d'une épaule à
l'autre avec une rapidité convulsive lorsqu'il était
ému. Son habit gris à longues basques, ses cu-
lottes de nankin et ses bottes molles le faisaient
plutôt ressembler à un oiseau de nuit
Je le vis bientôt s'agiter au-dessus de moi; il
avait quitté le sentier à pic, il lui restait assez
166 CONTES D'UNE GRAN'D'MÈRE
de raison pour ne pas songer à descendre ; il
remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire,
et, bien que le talus lut rapide, il n'était pas dan-
gereux.
Je pris Bibi par la bride et l'aidai à virer de
bord, ce qui n'était pas facile. Puis je remontai
avec lui le sentier pour regagner la route ; je comp-
tais y retrouver maître Jean, qui avait pris cette
direction .
Je ne l'y trouvai pas, et, laissant le fidèle Bibi
sur sa bonne foi, je redescendis à pied, en droite
ligne, jusqu'à la roche Sanadoire. La lune éclai-
rait vivement. J'y voyais comme en plein jour. Je ne
fus donc pas longtemps sans découvrir maître
Jean assis sur un débris, les jambes pendantes
et reprenant haleine.
— Ah! ah! c'est toi, petit malheureux! me
dit-il. Qu'as-tu fait de mon pauvre cheval?
— Il est là, maître, il vous attend, répon-
dis-je.
— Quoi ! tu Tas sauvé? Fort bien, mor
Mais comment as-tu fait pour te sauver toi-même?
Quelle effroyable chute, hein ?
L'ORGUE DU TITA.X 167
— Mais, monsieur le professeur, nous n'avons
pas fait de chute !
— Pas de chute? L'idiot ne s'en est pas aperçu !
Ce que c'est que le vin! le vin!... 0 vin! vin de
Chanturgue, vin de Chante-orgue... beau petit vin
musical! J'en boirais bien encore un verre! Ap-
porte, petit! Viens çà, doux sacristain! Frère, à
ta santé! A la santé des titans! A la santé du
diable !
J'étais un bon croyant. Les paroles du maître
me firent frémir.
— Ne dites pas cela, maître, m'écriai -je. Reve-
nez à vous, voyez où vous êtes !
— Où je suis? reprit-il en promenant autour
de lui ses yeux agrandis, d'où jaillissaient les
éclairs du délire; où je suis? où dis-tu que je
suis? Au fond du torrent? Je ne vois pas le
moindre poisson!
— Vous êtes au pied de cette grande roche
Sanadoire qui surplombe de tous les côtés. Il
pleut des pierres ici, voyez, la terre en est cou-
verte. N'y restons pas, maître. C'est un vilain
endroit.
168 CONTES D'UNE GRAND'MERE
— Roche Sanadoire ! reprit le maître en cher-
chant à soulever sur son front son chapeau qu'il
avait sous le bras. Roche Sonatoire, oui, c'est
là ton vrai nom, je te salue entre toutes les
roches! Tu es le plus beau jeu d'orgues de la
création. Tes tuyaux contournés doivent rendre
des sons étranges, et la main d'un titan peut
seule te faire chanter! Mais ne suis-je pas un
titan, moi? Oui, j'en suis un, et, si un autre
géant me dispute le droit de faire ici de la mu-
sique, qu'il se montre!... Ah! ah! oui-dal Ma
cravache, petit? où est ma cravache?
— Quoi donc, maître? lui répondis-je épou-
vanté, qu'en voulez- vous faire? est-ce que vous
voyez?...
— Oui, je vois, je le vois, le brigand! le
monstre! ne le vois-tu pas aussi?
— Non, où donc?
— Eh parbleu! là-haut, assis sur la dernier?
pointe de la fameuse roche Sonatoire, comme tu
dis!
Je ne disais rien et ne voyais rien qu'une grosse
pierre jaunâtre rongée par une mousse desséchée
L'ORGUE DU TITAN 169
Mais l'hallucination est contagieuse et celle du
professeur me gagna d'autant mieux que j'avais
ptur de voir ce qu'il voyait.
— Oui, oui, lui dis-je, au bout d'un instant
d'angoisse inexprimable, je le vois, il ne bouge
pas, il dort ! Allons-nous-en ! Attendez ! Non, non,
ne bougeons pas et taisons-nous, je le vois à pré-
sent qui remue!
— Mais je veux qu'il me voie! je veux surtout
qu'il m'entende! s'écria le professeur en se levant
avec enthousiasme. Il a beau être là, perché sur
son orgue, je prétends lui enseigner la musique,
à ce barbare! — Oui, attends, brute! Je vais te
régaler d'un Introït de ma façon. — A moi, petit!
où es- tu? Vite au soufflet! Dépêche!
— Le soufflet? Quel soufflet? Je ne vois pas...
— Tu ne vois rien ! là, là, te dis-je!
Et il me montrait une grosse tige d'arbrisseau
qui sortait de la roche un peu au-dessous des
tuyaux, c'est-à-dire des prismes du basalte. On
sait que ces colonnettes de pierre sont souvent
fendues et comme craquelées de distance en dis-
tance, et qu'elles se détachent avec une grande
10
170 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
facilité si elles reposent sur une base friable qui
vienne à leur manquer.
Les flancs de la roche Sanadoire étaient revêtus
de gazon et de plantes qu'il n'était pas prudent
d'ébranler. Mais ce danger réel ne me préoc-
cupait nullement, j'étais tout entier au péril
imaginaire d'éveiller et d'irriter le titan. Je
refusai net d'obéir. Le maître s'emporta, et, me
prenant au collet avec une force vraiment sur-
humaine, il me plaça devant une pierre natu-
rellement taillée en tablette qu'il lui plaisait
d'appeler le clavier de l'orgue.
— Joue mon Introït, me cria-t-il aux oreilles,
joue-le, tu le sais! Moi, je vais souffler, puisque
tu n'en as pas le courage!
Et il s'élança, gravit la base herbue de la roche
et se hissa jusqu'à l'arbrisseau qu'il se mit à ba-
lancer de haut en bas comme si c'eût été le
manche d'un soufflet, *m me criant:
— Allons, commence, et ne nous trompons
pas! Allegro, mille tonnerres! allegro risoluto!
— Et toi, orfme, chante! chante, orgue l chante
uryuel...
L'ORGUE DU TITAN 171
Jusque-là, pensant, par moments, qu'il avait
le vin gai et se moquait de moi, j'avais eu quel-
que espoir de l'emmener. Mais, le voyant souffler
son orgue imaginaire avec une ardente convic-
tion, je perdis tout à fait l'esprit, j'entrai dans
son rêve que le vin de Chanturgue largement fêté
rendait peut-être essentiellement musical. La peur
fit place à je ne sais quelle imprudente curiosité
comme on l'a dans les songes, j'étendis mes mains
sur le prétendu clavier et je remuai les doigts.
Mais alors quelque chose de vraiment extraor-
dinaire se passa en moi. Je vis mes mains grossir,
grandir et prendre des proportions colossales.
Cette transformation rapide ne se fit pas sans
me causer une souffrance telle que je ne l'ou-
blierai de ma vie. Et, à mesure que mes mains
devenaient celles d'un titan, le chant de l'orgue
que je croyais entendre acquérait une puissance
effroyable. Maître Jean croyait l'entendre aussi,
car il me criait :
— Ce n'est pas Y Introït! Qu'est-ce que c'est? Je
ne sais pas ce que c'est, mais ce doit être de moi,
c'est sublime!
172 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
— Ce n'est pas de vous, lui répondis-je, car
nos voix devenues titanesques couvraient les ton-
nerres de l'instrument fantastisque; non, ce n'est
pas de vous, c'est de moi.
Et je continuais à développer le motif étrange,
sublime ou stupide, qui surgissait dans mon cer-
veau. Maître Jean soufflait toujours avec fureur
et je jouais toujours avec transport; l'orgue rugis-
sait, le titan ne bougeait pas ; j'étais ivre d'or-
gueil et de joie, je me croyais à l'orgue de la
cathédrale de Clermont, charmant une foule en-
thousiaste, lorsqu'un bruit sec et strident comme
celui d'une vitre brisée m'arrêta net. Un fracas
épouvantable et qui n'avait plus rien de musical,
se produisit au-dessus de moi, il me sembla que
la roche Sanadoire oscillait sur sa base. Le clavier
reculait et le sol se dérobait sous mes pieds.
Je tombai à la renverse et je roulai au milieu
d'une pluie de pierres. Les basaltes s'écroulaient,
maître Jean, lancé avec l'arbuste qu'il avait déra-
ciné, disparaissait sous les débris : nous étions
foudroyés.
Ne me demandez pas ce que je pensai et ce
L'ORGUE DU TITAN 173
que je fis pendant les deux ou trois heures qui
suivirent: j'étais fort blessé à la tête et mon sang
m'aveuglait. Il me semblait avoir les jambes écra-
sées et les reins brisés. Pourtant, je n'avais rien de
grave, puisque, après m'être traîné sur les mains
et les genoux, je me trouvai insensiblement debout
et marchant devant moi. Je n'avais qu'une idée
dont j'aie gardé souvenir, chercher maître Jean;
mais je ne pouvais l'appeler, et, s'il m'eût ré-
pondu, je n'eusse pu l'entendre. J'étais sourd et
muet dans ce moment-là.
Ce fut lui qui me retrouva et m'emmena. Je
ne recouvrai mes esprits qu'auprès de ce petit
lac Servières où nous nous étions arrêtés trois
jours auparavant. J'étais étendu sur le sable du
rivage. Maître Jean lavait mes blessures et les
siennes, car il était fort maltraité aussi. Bibi brou-
tait aussi philosophiquement que de coutume,
sans s'éloigner de nous.
Le froid avait dissipé les dernières influences
du fatal vin de Chanturgue.
— Eh bien, mon pauvre petit, me dit le pro-
fesseur en étanchant mon front avec son mouchoir
10.
♦74 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
trempé dans l'eau glacée du lac, commences-tu
à te ravoir? peux-tu parler à présent?
— Je me sens bien, répondis-je. Et vous, maître
tous n'étiez donc pas mort?
— Apparemment ; j'ai du mal aussi, mais ce
Be sera rien. Nous l'avons échappé belle!
En essayant de rassembler mes souvenirs con-
fus, je me mis à chanter.
— Que diable chantes-tu là? dit maître Jean
surpris. Tu as une singulière manière d'être
malade, toi! Tout à l'heure, tu ne pouvais ni
parler ni entendre, et à présent monsieur siffle
comme un merle ! Qu'est-ce que c'est que cette
musique-là ?
— Je ne sais pas, maître.
— Si fait; c'est une chose que tu sais, puis-
que tu la chantais quand la roche s'e>t ruée sur
nous.
— Je chantais dans ce moment-là ? Mais non,
je jouais l'orgue, le grand orgue du titan !
— Allons, bon ! te voilà fou, à présent? As-tu pu
prendre au sérieux la plaisanterie que je t'ai faite?
La mémoire me revenait très-nette.
L'ORGUE DU TITAN 175
— C'est vous qui ne vous souvenez pas, lui dis-
je ; vous ne plaisantiez pas du tout. Vous souf-
fliez l'orgue comme un beau diable!
Maître Jean avait été si réellement ivre, qu'il
ne se rappelait et ne se rappela jamais rien de
l'aventure. Il n'avait été dégrisé que par l'écrou-
lement d'un pan de la roche Sanadoire, le danger
que nous avions couru et les blessures que nous
avions reçues. Il n'avait conscience que du motif,
inconnu à lui, que j'avais chanté et de la manière
étonnante dont ce motif avait été redit cinq fois
par les échos merveilleux mais bien connus de
la roche Sanadoire. Il voulut se persuader que
c'était la vibration de ma voix qui avait provo-
qué l'écroulement; à quoi je lui répondis que
c'était la rage obstinée avec laquelle il avait secoué
et déraciné l'arbuste qu'il avait pris pour un
manche de soufflet. Il soutint que j'avais rêvé,
mais il ne put jamais expliquer comment, au lieu
de chevaucher tranquillement sur la route, nous
étions descendus à mi-côte du ravin pour nous
amuser à folâtrer autour de la roche Sanadoire.
Quand nous eûmes bandé nos plaies et bu assez
176 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
d'eau pour bien enterrer le vin de Chanturgue,
nous reprîmes notre route; mais nous étions
si las et si affaiblis, que nous dûmes nous arrêter
à la petite auberge au bout du désert. Le len-
demain, nous étions si courbatus, qu'il nous fallut
garder le lit. Le soir, nous vîmes arriver le bon
curé de Chanturgue fort effrayé ; on avait trouvé
le chapeau de maître Jean et des traces de sang
sur les débris fraîchement tombés de la roche
Sanadoire. A ma grande satisfaction, le torrent
avait emporté la cravache.
Le digne homme nous soigna fort bien. Il vou-
lait nous ramener chez lui, mais l'organiste ne
pouvait manquer à la grand'messe du dimanche
et nous revînmes à Clermont le jour suivant.
Il avait la tête encore affaiblie ou troublée
quand il se retrouva devant un orgue plus inof-
fensif que celui de la Sanadoire. La mémoire lui
manqua deux ou trois fois et il dut improviser,
ce qu'il faisait de son propre aveu très-médio-
crement, bien qu'il se piquât de composer des
chefs-d'œuvre à tête reposée.
A l'élévation, il se sentit pris de faiblesse et
L'ORGUE DU TITAN 177
me fît signe de m'asseoir à sa place. Je n'avais
jamais joué que devant lui et je n'avais aucune
idée de ce que je pourrais devenir en musique.
Maître Jean n'avait jamais terminé une leçon sans
décréter que j'étais un âne. Un moment je fus
presque aussi ému que je l'avais été devant l'or-
gue du titan. Mais l'enfance a ses accès de con-
fiance spontanée; je pris courage, je jouai le motif
qui avait frappé le maître au moment de la cas-
tastrophe et qui, depuis ce moment-là, n'était
pas sorti de ma tête.
Ce fut un succès qui décida de toute ma vie,
vous allez voir comment.
Après la messe, M. le grand vicaire, qui était
un mélomane très-érudit en musique sacrée, fit
mander maître Jean dans la salle du chapitre.
— Vous avez du talent, lui dit-il, mais il ne
faut point manquer de discernement. Je vous ai
déjà blâmé d'improviser ou de composer des
motifs qui ont du mérite, mais que vous placez
hors de saison, tendres ou sautillants quand ils
doivent être sévères, menaçants et comme irrités
quand ils doivent être humbles et suppliants.
«8 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
Ainsi, aujourd'hui, à l'élévation, vous nous avez
fait entendre un véritable chant de guerre. C'était
fort beau, je dois l'avouer, mais c'était un sabbat
et non un Adoremus.
J'étais derrière maître Jean pendant que le
grand vicaire lui parlait, et le cœur me battait
bien fort. L'organiste s'excusa naturellement en
disant qu'il s'était trouvé indisposé, et qu'un
enfant de chœur, son élève, avait tenu l'orgue à
l'élévation.
— Est-ce vous, mon petit ami? dit le vicaire
en voyant ma figure émue.
— C'est lui, répondit maître Jean, c'est ce
petit âne!
— Ce petit âne a fort bien joué, reprit le grand
Ticaire en riant. Mais pourriez-vous me dire,
mon enfant, quel est ce motif qui m'a frappé?
J'ai bien vu que c'était quelque chose de remar-
quable, mais je ne saurais dire où cela existe.
— Cela n'existe que dans ma tête. is-je
avec assurance. Cela m'est venu, dans la mon-
tagne.
— T'en est-il venu a'autr
L'ORGUE DU TITAN 179
— Non, c'est la première fois que quelque
chose m'est venu.
— Pourtant...
— Ne faites pas attention, reprit l'organiste*
il ne sait ce qu'il dit, c'est une réminiscence!
— C'est possible, mais de qui?
— De moi probablement; on jette tant d'idées
au hasard quand on compose! le premier venu
ramasse les bribes!
— Vous auriez dû ne pas laisser perdre cette
bribe-là, reprit le grand vicaire avec malice ; elle
vaut une grosse pièce.
Il se retourna vers moi en ajoutant
— Viens chez moi demain après ma messe
basse, je veux t'examiner.
Je fus exact. 11 avait eu le temps de faire sec
recherches. Nulle part il n'avait trouvé mon
motif. Il avait chez lui un beau piano et me fit
improviser. D'abord je fus troublé et il ne me
vint que du gâchis ; puis, peu à peu, mes idéee
s'éclair cirent et le prélat fut si content de moi,
qu'il manda maître Jean et me recommanda è,
lui comme son protégé tout spécial. C'était lui
180 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
dire que mes leçons lui seraient bien payées. Le
professeur me retira donc de la cuisine et de
l'écurie, me traita avec plus de douceur et, en
peu d'années, m'enseigna tout ce qu'il savait.
Mon protecteur vit bien alors que je pouvais
aller plus loin et que le petit âne était plus
laborieux et mieux doué que son maître. Il m'en-
voya à Paris, où je fus, très-jeune encore, en état
de donner des leçons et de puer dans les con-
certs. Mais ce n'est pas l'histoire de ma vie entière
que je vous ai promise; ce serait trop long, et
vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir*
comment une grande frayeur, à la suite d'un
accès d'ivresse, développa en moi une faculté
refoulée par la rudesse et le dédain du maître
qui eût dû la développer. Je n'en bénis pas
moins son souvenir. Sans sa vanité et son ivro-
gnerie, qui exposèrent ma raison et ma vie à la
roche Sanadoire, ce qui couvait en moi n'en fût
peut-être jamais sorti. Cette folle aventure qui
m'a fait éclore, m'a pourtant laissé une suscep-
tibilité nerveuse qui est une souffrance. Parfois,
en improvisant, j'imagine entendre l'écroulement
LORGUE DU TITAN 181
du roc sur ma tête et sentir mes mains grossir
comme celles du Moïse de Michel-Ange. Cela ne
dure qu'un instant, mais cela ne s'est point guéri
entièrement, et vous voyez que l'âge ne m'en a
pas débarrassé.
*
* *
— Mais, dit le docteur au maestro quand il
eut terminé son récit, à quoi attribuez-vous cette
dilatation fictive de vos mains, cette souffrance
qui vous saisit à la roche Sanadoire avant son
trop réel écroulement?
— Je ne peux l'attribuer, répondit le maestro,
qu'à des orties ou à des ronces qui poussaient
sur le prétendu clavier. Vous voyez, mes amis,
que tout est symbolique dans mon histoire. La
révélation de mon avenir fut complète : des illu-
sions, du bruit... et des épines!
il
CE QUE DISENT LES FLEURS
Quand j'étais enfant, ma chère Aurore, j'étais
très-tourmentée de ne pouvoir saisir ce que les
fleurs se disaient entre elles. Mon professeur de
botanique m'assurait qu'elles ne disaient rien ;
soit qu'il fût sourd, soit qu'il ne voulût pas me
dire la vérité, il jurait qu'elles ne disaient rien
du tout.
Je savais bien le contraire. Je les entendais
babiller confusément, surtout à la rosée du soir;
mais elles parlaient trop bas pour que je pusse
distinguer leurs paroles; et puis elles étaient
méfiantes, et, quand je passais près des plates-
bandes du jardin ou sur le sentier du pré, elle*
s'avertissaient par une espèce de psitt, qui cou-
1&4 CONTES DUNE GRAXDMÊRE
rait de l'une à l'autre. C'était comme si Fon eût
dit sur toute la ligne : a Attention, taisons-nous!
voilà l'entant curieux qui nous écoute. »
Je m'y obstinai. Je m'exerçai à marcher si
doucement, sans frôler le plus petit brin d'herbe,
qu'elles ne m'entendirent plus et que je pus
m'avancer tout près, tout près; alors-, en me
baissant sous l'ombre des arbres pour qu'elles
ne vissent pas la mienne, je saisis enfin des
paroles articulées.
Il fallait beaucoup d'attention : c'était de si
petites voix, si douces, si fines, que la moindre
brise les emportait et que le bourdonnement des
sphinx et des noctuelles les couvrait absolument.
Je ne s>is pas quelle langue elles parlaient. Ce
n'était ni le français, ni le latin qu'on m'appre-
nait alors ; mais il se trouva que je comprenais
fort bien. Il me sembla même que je compre-
nais mieux ce langage que tout ce que j'avais
entendu jusqu'alors.
Un soir, je réussis à me coucher sur le sable
et à ne plus rien perdre de ce qui se disait
auprès de moi dans un coin bien abrité du par-
CE QUE DISENT LES FLEURS 185
terre. Comme tout le monde parlait dans tout le
jardin, il ne fallait pas s'amuser à vouloir sur-
prendre plus d'un secret en une fois. Je me tms
donc là bien tranquille, et voici ce que j'entendis
dans les coquelicots :
— Mesdames et messieurs , il est temps d'en
finir avec cette platitude. Toutes les plantes sont
également nobles; notre famille ne le cède à
aucune autre, et, accepte qui voudra la royauté
de la rose, je déclare que j'en ai assez et que je
ne reconnais à personne le droit de se dire
mieux né et plus titré que moi.
A quoi les marguerites répondirent toutes
ensemble que l'orateur coquelicot avait raison.
Une d'elles, qui était plus grande que les autres
et fort belle, demanda la parole et dit :
— Je n'ai jamais compris les grands airs
que prend la famille des roses. En quoi, je vous
le demande, une rose est-elle plus jolie et
mieux faite que moi? La nature et l'art se
sont entendus pour multiplier le nombre de nos
pétales et l'éclat de nos couleurs. Nous sommes
même beaucoup plus riches, car la plus bolle
186 COMES DUNE GRAND'MÈRE
rose n'a guère plus de deux cents pt taies et nous
en avons jusqu'à cinq cents. Quant aux couleurs,
nous avons le violet et presque le bleu pur que
la rose ne trouvera jamais.
— Moi, dit un grand pied d'alouette vivace,
moi le prince Delphinium, j'ai l'azur des cieux
dans ma corolle, et mes nombreux parents ont
toutes les nuances du rose. La prétendue reine
des fleurs a donc beaucoup à nous envier, et,
quant à son parfum si vanté..
— Ne parlez pas de cela, reprit vivement le
coquelicot. Les hâbleries du parfum me portent
sur les nerfs. Qu'est-ce, je vous prie, que le
parfum? Une convention établie par les jardiniers
et les papillons. Moi, je trouve que la rose sent
mauvais et que c'est moi qui embaume.
— Nous ne sentons rien, dit la marguerite, et
je crois que par là nous faisons preuve de tenue
et de bon goût. Les odeurs sont des indiscrétions
ou des vanteries. Une plante qui s te ne
s'annonce point par des émanations. Sa beauté
doit lui suffire.
— Je ne suis pas de votre avis, s'écria uu
CE QUE DISENT LES FLEURS 187
gros pavot qui sentait très-fort. Les odeurs an-
noncent l'esprit et la santé.
Les rires couvrirent la voix du gros pavot.
Les œillets s'en tenaient les côtes et les résédas
se pâmaient. Mais, au lieu de se fâcher, il se
remit à critiquer la forme et la couleur de la
rose qui ne pouvait répondre ; tous les rosiers
venaient d'être taillés et les pousses remontantes
n'avaient encore que de petits boutons bien
serrés dans leurs langes verts. Une pensée fort
richement vêtue critiqua amèrement les fleurs
doubles, et, comme celles-ci étaient en majorité
dans le parterre, on commença à se fâcher. Mais
il y avait tant de jalousie contre la rose, qu'on
se réconcilia pour la railler et la dénigrer. La
pensée eut même du succès quand elle compara
la rose à un gros chou pommé, donnant la pré-
férence à celui-ci à cause de sa taille et de son
utilité. Les sottises que j'entendais m'exaspérèrent
et, tout à coup, parlant leur langue :
— Taisez -vous, m'écriai -je en donnant un
coup de pied à ces sottes fleurs. Vous ne dites
rien qui vaille. Moi qui m'imaginais entendre
188 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
ici des merveilles de poésie, quelle déception
vous me causez avec vos rivalités, vos vanités et
votre basse envie î
Il se fit un profond silence et je sortis du par-
terre.
— Voyons donc, me disais-je, si les plantes
rustiques ont plus de bon sens que ces péronnelles
cultivées, qui, en recevant de nous une beauté
d'emprunt, semblent avoir pris nos préjugés et
nos travers.
Je me glissai dans l'ombre de la haie touffue,
me dirigeant vers la prairie ; je voulais savuir si
les spirées qu'on appelle reine des prés avaient
aussi de l'orgueil et de l'envie. Mais je m'arrêtai
auprès d'un grand églantier dont toutes les fleurs
parlaient ensemble.
— Tâchons de savoir, pensai-je, si la rose sau-
vage dénigre la rose à cent feuilles et méprise la
rose pompon.
Il faut vous dire que, dans mon enfance, on
n'avait pas créé toutes ces variétés de roses que
les jardiniers savants ont réussi à produire depuis,
par la greffe et les semis. La nature n'en était
CE QUE DISENT LES FLEURS 189
pas plus pauvre pour cela. Nos buissons étaient
remplis de variétés nombreuses de roses à l'état
rustique : la canina, ainsi nommée parce qu'on
la croyait un remède contre la morsure des chiens
enragés ; la rose canelle, la musquée, la rubigi-
nosa ou rouillée, qui est une des plus jolies ; la
rose pimprenelle, la tomentosa ou cotonneuse, la
rose alpine, etc., etc. Puis, dans les jardins, nous
avions des espèces charmantes à peu près perdues
aujourd'hui, une panachée rouge et blanc qui
n'était pas très-fournie en pétales, mais qui mon-
trait sa couronne d'étamines d'un beau jaune vif
et qui avait le parfum de la bergamotte. Elle
était rustique au possible, ne craignant ni les étés
secs ni les hivers rudes; la rose pompon, grand
et petit modèle, qui est devenue excessivement
rare ; la petite rose de mai, la plus précoce et
peut-être la plus parfumée de toutes, qu'on de-
manderait en vain aujourd'hui dans le commerce,
la rose de Damas ou de Provins que nous savions
utiliser et qu'on est obligé, à présent, de deman-
der au midi de la France ; enfin, la rose à cent
feuilles ou, pour mieux dire, à cent pétales, dont
II.
190 COUTES D'UNE GRAND'MÈRE
la patrie est inconnue et que l'on attribue géné-
ralement à la culture.
C'est cette rose centifolia qui était alors, pour
noi comme pour tout le monde, l'idéal de la
rose, et je n'étais pas persuadée, comme L'était
mon précepteur, quelle fût un monstre dû à la
science des jardiniers. Je lisais dans mes p
que la rose était de toute antiquité le type de la
beauté et du parfum. A coup sûr, ils ne connais-
ttt pas nos roses thé qui ne sentent plus la
rose, el toutes ces variétés charmantes qui, de
nos jours, ont diversifié à l'infini, mais en l'al-
térant essentiellement, le vrai type de la rose.
On m'enseignait alors la botanique. Je n'y mor-
dais qu'à ma façon. J'avais l'odorat fin et je vou-
lais que le parfum fût un des caractères essen-
tiels de la plante; mon professeur, qui prenait
du tabac, ne m'accordait pas ce critérium de
classification. 11 ne sentait plus que le tabac, et,
quand il flairait une autre plante, il lui commu-
niquait des propriétés sternutatoires tout à fait
avilissantes. J'écoutai donc de toutes mes oreilles
ce que disaient les églantiers au-dessus de ma
CE QUE DISENT LES FLEURS 191
tête, car, dès les premiers mots que je pus saisir,
je vis qu'ils parlaient des origines de la rose.
— Reste ici, doux zéphyr, disaient-ils, nous
sommes fleuris. Les belles roses du parterre dor-
ment encore dans leurs boutons verts. Vois, nous
sommes fraîches et riantes, et, si tu nous berces
un peu, nous allons répandre des parfums aussi
suaves que ceux de notre illustre reine.
J'entendis alors le zéphyr qui disait :
— Taisez- vous, vous n'êtes que des enfants du
Nord. Je veux bien causer un instant avec vous,
mais n'ayez pas l'orgueil de vous égaler à la reine
des fleurs.
— Cher zéphyr, nous la respectons et nous
l'adorons, répondirent les fleurs de l'églantier ;
nous savons comme les autres fleurs du jardin
en sont jalouses. Elles prétendent qu'elle n'est
rien de plus que nous, qu'elle est fille de l'églan-
tier et ne doit sa beauté qu'à la greffe et à la
culture. Nous sommes des ignorantes et ne savons
pas répondre. Dis-nous, toi qui es plus ancien
que nous sur la terre, si tu connais la véritable
origine de la rose.
192 CONTES DUNE GRAND'MËRE
— Je vous la dirai, car c'est ma propre histoire;
écoutez-la, et ne l'oubliez jamais.
Et le zéphyr raconta ceci :
— Au temps où les êtres et les choses de
l'univers parlaient encore la langue des dieux,
j'étais le fils aîné du roi des orages. Mes ailes
noires touchaient les deux extrémités des plus
vastes horizons, ma chevelure immense s'em-
mêlait aux nuages. Mon aspect était épouvan-
table et sublime, j'avais le pouvoir de rassem-
bler les nuées du couchant et de les étendre
comme un voile impénétrable entre la terre et
le soleil.
» Longtemps je régnai avec mon père et mes
frères sur la planète inféconde. Notre mission
était de détruire et de bouleverser. Mes frères et
moi, déchaînés sur tous les points de ce misérable
petit monde, nous semblions ne devoir jamais
permettre à la vie de paraître sur cette scorie
informe que nous appelons aujourd'hui la terre
des vivants. J'étais le plus robuste et ie plus fu-
rieux de tous. Quand le roi mon père était las,
il s'étendait sur le sommet des nuées et se repo-
CE QUE DISENT LES FLEURS 193
sait sur moi du soin de continuer l'œuvre de
l'implacable destruction. Mais, au sein de cette
terre, inerte encore, s'agitait un esprit, une divi-
nité puissante, l'esprit de la vie, qui voulait être,
et qui, brisant les montagnes, comblant les mers,
entassant les poussières, se mit un jour à surgir
de toutes parts. Nos efforts redoublèrent et ne
servirent qu'à hâter l'éclosion d'une foule d'êtres
qui nous échappaient par leur petitesse ou nous
résistaient par leur faiblesse même ; d'humbles
plantes flexibles, de minces coquillages flottants
prenaient place sur la croûte encore tiède de
l'écorce terrestre, dans les limons, dans les eaux,
dans les détritus de tout genre. Nous roulions
en vain les flots furieux sur ces créations ébau-
chées. La vie naissait et apparaissait sans cesse
sous des formes nouvelles, comme si le génie
patient et inventif de la création eût résolu
d'adapter les organes et les besoins de tous
les êtres au milieu tourmenté que nous leur
faisions.
» Nous commencions à nous lasser de cette
résistance passive en apparence, irréductible en
194 CONTES D'UNE GRAND'YlÉRE
réalité. Nous détruisions des races entières d'êtres
vivants, d'autres apparaissaient organisés pour
nous subir sans mourir. Nous étions épuisés de
rage. Nous nous retirâmes sur le sommet des
nuées pour délibérer et demander à notre père
des forces nouvelles.
» Pendant qu'il nous donnait de nouveaux
ordres, la terre un instant délivrée de nos
fureurs se couvrit de plantes innombrables où
des myriades d'animaux ingénieusement confor-
més dans leurs différents types, cherchèrent leur
abri et leur nourriture dans d'immenses forêts
ou sur les flancs de puissantes montagnes, ainsi
que dans les eaux épurées de lacs immenses.
» — Allez, nous dit mon père, le roi des orages,
voici la terre qui s'est parée comme une fiancée
pour épouser le soleil. Mettez- vous entre eux.
Entassez les nuées énormes, mugissez, et que
v.>tre souffle renverse les forêts, aplanisse les
monts et déchaîne les mers. Allez, et ne revenez
pas, tant qu'il y aura encore un être vivant, une
plante debout sur cette arène maudite où la vie
prétend s'établir en dépit de nous
CE QUE DISENT LES FLEURS 195
d Nous nous dispersâmes comme une semence
de mort sur les deux hémisphères, et moi, fen-
dant comme un aigle fe rideau des nuages, je
m'abattis sur les antiques contrées de l'extrême
Orient, là où de profondes dépressions du haut
plateau asiatique s'abaissant vers la mer sous un
ciel de feu, font éclore, au sein d'une humidité
énergique, les plantes gigantesques et les ani-
maux redoutables. J'étais reposé des fatigues su-
bies, je me sentais doué d'une force incommen-
surable, j'étais fier d'apporter le désordre et la
mort à tous ces faibles qui semblaient me braver.
D'un coup d'aile, je rasais toute une contrée; d'un
souffle, j'abattais toute une forêt, et je sentais en
moi une joie aveugle, enivrée, la joie d'être plus
fort que toutes les forces de la nature.
» Tout à coup un parfum passa en moi comme
par une aspiration inconnue à mes organes, et,
surpris d'une sensation si nouvelle, je m'arrêtai
pour m'en rendre compte. Je vis alors pour la
première fois un être qui était apparu sur la
terre en mon absence, un être frais, délicat, im-
perceptible, la rose !
196 COHTKS D'UNE GRAND 'MÈRE
» Je fondis sur elle pour l'écraser. Elle plia,
se coucha sur l'herbe et me dit :
» — Prends pitié! je suis si belle et si douce!
respire-moi, tu m'épargneras.
j> Je la respirai et une ivresse soudaine abattit
ma fureur. Je me couchai sur l'herbe et je m'en-
dormis auprès d'elle.
» Quand je m'éveillai, la rose s'était relevée
et se balançait mollement, bercée par mon ha-
leine apaisée.
» — Sois mon ami, me dit-elle. Ne me quitte
plus. Quand tes ailes terribles sont pliées, je
t'aime et te trouve beau. Sans doute tu es le roi
de la forêt. Ton souffle adouci est un chant dé-
licieux. Reste avec moi, ou prends-moi avec toi,
afin que j'aille voir de plus près le soleil et les
nuages.
» Je mis la rose dans mon sein et je m'envo-
lai avec elle. Mais bientôt il me sembla qu'elle
se flétrissait; alanguie, elle ne pouvait plus me
parler ; son panum, cependant, continuait à me
charmer, et moi, craignant de l'anéantir, je vo-
lais doucement, je caressais la cime des arbres,
CE QUE DISENT LES FLEURS 197
j'évitais le moindre choc. Je remontai ainsi avec
précaution jusqu'au palais de nuées sombres
où m'attendait mon père.
» — Que veux-tu ? me dit-il, et pourquoi as-tu
laissé debout cette forêt que je vois encore sur
les rivages de l'Inde? Retourne l'exterminer au
plus vite.
» — Oui, répondis-je en lui montrant la rose,
mais laisse-moi te confier ce trésor que je veux
sauver.
» — Sauver! s'écria-t-il en rugissant de colère;
tu veux sauver quelque chose?
» Et, d'un souffle, il arracha de ma main la
rose, qui disparut dans l'espace en semant ses
pétales flétries.
» Je m'élançai pour ressaisir au moins un ves-
tige; mais le roi, irrité et implacable, me saisit à
mon tour, me coucha, la poitrine sur son genou,
et, avec violence , m'arracha mes ailes, dont le3
plumes allèrent dans l'espace rejoindre les feuilles
dispersées de la rose.
» — Misérable enfant, me dit-iî, tu as connu la
pitié, tu n'es plus mon fils. Va -t'en rejoindre
198 CONTES D'UNE GRAND'MERE
sur la terre le funeste esprit de la vie qui me
brave, nous verrons s'il fera de toi quelque
chose, à présent que, grâce à moi, tu n'es
plus rien.
« Et, me lançant dans les abîmes du vide, il
m'oublia à jamais.
9 Je roulai jusqu'à la clairière et me trouvai
anéanti à côté de la rose, plus riante et plus
embaumée que jamais.
» — Quel est ce prodige? Je te croyais morte et
je te pleurais. As-tu le don de renaître après
la mort?
» — Oui, répondit-elle, comme toutes les
créatures que l'esprit de vie féconde. Vois
boutons qui m'environnent. Ce soir, j'aurai
perdu mon éclat et je travaillerai à mon renou-
vellement, tandis que mes sœurs te charmeront
de leur beauté et te verseront les parfums de
]eur journée de fête. Reste avec nous ; n'es-tu
pas notre compagnon et notre ami ?
» J'étais si humilié de ma déchéance, que j'ar-
rosais de mes larmes cette terre à laquelle je me
sentais à jamais rivé, [/esprit de la vie sentit
CE QUE DISENT LES FLEURS 199
mes pleurs et s'en émut. Il m'apparut sous la
forme d'un ange radieux et me dit :
» — Tu as connu la pitié, tu as eu pitié de la
rose, je veux avoir "pitié de toi. Ton père est
puissant, mais je le suis plus que lui, car il
peut détruire et, moi, je peux créer.
» En parlant ainsi, l'être brillant me toucha
et mon corps devint celui d'un bel enfant avec
un visage semblable au coloris de la rose. Des
ailes de papillon sortirent de mes épaules et je
me mis à voltiger avec délices.
» — Reste avec les fleurs, sous le frais abri
des forêts, me dit la fée. A présent, ces dômes de
verdure te cacheront et te protégeront. Plus
tard, quand j'aurai vaincu la rage des éléments, tu
pourras parcourir la terre, où tu seras béni par
les hommes et chanté par les poètes. — Quant
à toi, rose charmante qui, la première as su
désarmer la fureur par la beauté, sois le signe
de la future réconciliation des forces aujourd'hui
ennemies de la nature. Tu seras aussi l'enseigne-
ment des races futures, car ces races civilisées
voudront faire servir toutes choses à leurs besoins.
200 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
Mes dons les plus précieux, la grâce, la douceur et
la beauté risqueront de leur sembler d'une moin-
dre valeur que la richesse et la force. Apprends-
leur, aimable rose, que la plus grande et la
plus légitime puissance est celle qui charme et
réconcilie. Je te donne ici un titre que les siè-
cles futurs n'oseront pas t'ôter. Je te proclame
reine des fleurs; les royautés que j'institue sont
divines et n'ont qu'un moyen d'action, le charme.
» Depuis ce jour, j'ai vécu en paix avec le ciel,
chéri des hommes, des animaux et des plantes;
ma libre et divine origine me laisse le choix
de résider où il me plaît, mais je suis trop l'ami
de la terre et le serviteur de la vie à laquelle
mon souffle bienfaisant contribue, pour quitter
cette terre chérie où mon premier et éternel
amour me retient. Oui, mes chères petites, je
suis le fidèle amant de la rose et par conséquent
votre frère et votre ami. »
— En ce cas, s'écrièrent toutes les petites
roses de l'églantier, donne-nous le bal et réjouis-
sons-nous en chantant les louanges de madame
la reine, la rose à cent feuilles de l'Orient.
CE QUE DISENT LES FLEURS 201
Le zéphyr agita ses jolies ailes et ce fut au-
dessus de ma tête une danse effrénée, accom-
pagnée de frôlements de branches et de claque-
ment de feuilles en guise de timbales et de
castagnettes : il arriva bien à quelques petites
folles de déchirer leur robe de bal et de semer
leurs pétales dans mes cheveux; mais elles n'y
firent pas attention et dansèrent de plus belle
en chantant :
— Vive la belle rose dont la douceur a vaincu le
fils des orages! vive le bon zéphyr qui est resté
l'ami des fleurs!
Quand je racontai à mon précepteur ce que
j'avais entendu, il déclara que j'étais malade et
qu'il fallait m'administrer un purgatif. Mais ma
grand'mère m'en préserva en lui disant :
— Je vous plains si vous n'avez jamais entendu
ce que disent les roses. Quant à moi, je regrette
le temp" où je l'entendais. C'est une faculté de
l'enfance. Prenez garde de confondre les facultés
avec les maladies!
LE MARTEAU ROUGE
J'ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du
vent et des roses. Je vais vous raconter mainte-
nant l'histoire d'un caillou. Mais je vous trom-
perais si je vous disais que les cailloux parlent
comme les fleurs. S'ils disent quelque chose,
lorsqu'on les frappe, nous ne pouvons l'entendre
que comme un bruit sans paroles. Tout dans la
nature a une voix, mais nous ne pouvons attri-
buer la parole qu'aux êtres. Une fleur est un
être pourvu d'organes et qui participe largement
à la vie universelle. Les pierres ne vivent pas,
elles ne sont que les ossements d'un grand corps,
qui est la planète, et, ce grand corps, on peut le
considérer comme un être ; mais les fragments
204 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
de son ossature ne sont pas plus des êtres par
eux-mêmes qu'une phalange de nos doigts ou
une portion de notre crâne n'est un être humain.
C'était pourtant un beau caillou, et ne croyez
pas que vous eussiez pu le mettre dans votre
poche, car il mesurait peut-être un mètre sur
toutes ses faces. Détaché d'une roche de cornaline,
il était cornaline lui-même, non pas de la couleur
de ces vulgaires silex sang de bœuf qui jonchent
nos chemins, mais d'un rose chair veiné de pai lies
ambrées, et transparent comme un cristal. Vitri-
fication splendide, produite par l'action des feux
plutoniens sur l'écorce siliceuse de la terre, il
avait été séparé de sa roche par une dislocation,
et il brillait au soleil, au milieu des herbes, tran-
quille et silencieux depuis des siècles dont je
ne sais pas le compte. La fée Hydrocharis vint
enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis
(beauté des eaux) était amoureuse des ruisseaux
clairs et tranquilles, parce qu'elle y faisait pousser
ses plantes favorites, que je ne vous nommerai
pas, vu que vous les connaissez maintenant et
que vous les chérissez aussi.
LE MARTEAU ROUGE 205
La fée avait du dépit, car, après une fonte de
neiges assez considérable sur les sommets de
montagnes, Je ruisseau avait ensablé de ses eaux
troublées et grondeuses les tapis de fleurs et de
verdure que la fée avait caressés et bénis la
veille. Elle s'assit sur le gros caillou et, contem-
plant le désastre, elle se fit ce raisonnement :
— La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me
chassera de cette région, comme elle m'a chas-
sée déjà des régions qui sont au-dessus et qui,
maintenant, ne sont plus que des amas de ruines.
Ces roches entraînées par les glaces, ces moraines
stériles où la fleur ne s'épanouit plus, où l'oiseau
ne chante plus, où le froid et la mort régnent
stupidement, menacent de s'étendre sur mes
riants herbages et sur mes bosquets embaumés.
Je ne puis résister, le néant veut triompher ici
de la vie, le destin aveugle et sourd est contre
moi. Si je connaissais, au moins, les projets de
l'ennemi, j'essayerais de lutter. Mais ces secrets
ne sont confiés qu'aux ondes fougueuses dont les
mille voix confuses me sont inintelligibles. Dès
qu'elles arrivent à mes lacs et à mes étangs, elles
12
206 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE
se taisent, et. sur mes pentes sinueuses, elles se
laissent glisser sans bruit. Comment les décider
à parler de ce qu'elles savent des hautes régions
d'où elles descendent et ou il m'est interdit de
pénétrer?
La fée se leva, réfléchit encore, regarda au-
tour d'elle et accorda enfin son attention au caillou
qu'elle avait jusque-là méprisé comme une chose
inerte et stérile. Il lui vint alors une idée, qui
était de placer ce caillou sur le passage incliné
du ruisseau. Elle ne prit pas la peine de pousser
le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en
travers de l'eau courante, debout sur le sable
où il s'enfonça par son propre poids, de manière
à y demeurer solidement fixé. Alors, la fée regarda
et écouta.
Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer
cet obstacle, le frappa d'abord brutalement pour
le chasser de son chemin ; puis il le contourna
et se pressa sur ses flancs jusqu'à ce qu'i
réussi à se creuser une rigole de chaque côté,
et il se précipita dans ces rigoles en exhalant une
sourde plainte.
LE MARTEAU ROUGE 207
— Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la
fée, mais je vais t'emprisonner si bien que je
te forcerai de me répondre.
Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de
cornaline qui se fendit en quatre. C'est si puis-
sant un doigt de fée! L'eau, rencontrant quatre
murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bon-
dissant de tous côtés en ruisselets entrecoupés,
11 se mit à babiller comme un fou , jetant ses
paroles si vite, que c'était un bredouillage insensé,
impossible.
La fée cassa encore une fois le bloc et des
quatre morceaux en fit huit qui, divisant encore
le cours de l'eau, la forcèrent à se calmer et à
murmurer discrètement. Alors, elle saisit son lan-
gage, et, comme les ruisseaux sont de nature
indiscrète et babillarde, elle apprit que la reine
des glaciers avait résolu d'envahir son domaine
et de la chasser encore plus loin.
Hydrocharis prit alors toutes ses pkntes chéries
dans sa robe t issue de rayons de soleil, et s'éloi-
gna, oubliant au milieu ds l'eau les pauvres dé-
bris du gros caillou, qui restèrent là jusqu'à ce
208 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
que les eaux obstinées les eussent emportés ou
broyés.
Rien n'est philosophe et résigné comme un
caillou. Celui dont j'essaye de vous dire l'histoire
n'était plus représenté un peu dignement que
par un des huit morceaux, lequel était encore
gros comme votre tête, et, à peu près aussi rond,
vu que les eaux qui avaient émietté les autres,
l'avaient roulé longtemps. Soit qu'il eût eu plus
de chance, soit qu'on eût eu des égards pour lui,
il était arrivé beau; luisant et bien poli jusqu'à
la porte d'une hutte de roseaux où vivaient
d'étranges personnages.
C'était des hommes sauvages, vêtus de peaux
de bêtes, portant de longues barbes et de longs
cheveux, faute de ciseaux pour les couper, ou
parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-
être n'avaient-ils pas tort. Mais, s'ils n'avaient
pas encore inventé les ciseaux, ce dont je ne suis
pas sûr, ces hommes primitifs n'en étaient pas
moins d'habiles couteliers. Celui qui habitait la
hutte était même un armurier recommandable.
Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux
LE MARTEAU ROUGE 209
grossiers devenaient entre ses mains des outils
de travail ingénieux ou des armes redoutables.
C'est vous dire que ces gens appartenaient à
la race de l'âge de pierre qui se confond dans la
nuit des temps avec les premiers âges de l'occu-
pation celtique. Un des enfants de l'armurier
trouva sous ses pieds le beau caillou amené par
le ruisseau, et, croyant que c'était un des nom-
breux éclats ou morceaux de rebut jetés çà et là
autour de l'atelier de son père, il se mit à jouer
avec et à le faire rouler. Mais le père, frappé de
la vive couleur et de la transparence de cet échan-
tillon, le lui ôta des mains et appela ses autres
enfants et apprentis pour l'admirer. On ne con-
naissait dans le pays environnant aucune roche
d'où ce fragment pût provenir. L'armurier recom-
manda à son monde de bien surveiller les cail-
loux que charriait le ruisseau ; mais ils eurent
beau chercher et attendre, ils n'en trouvèrent pas
d'autre et celui-ci resta dans l'atelier comme un
objet des plus rares et des plus précieux.
A quelques jours de là, un homme bleu des-
cendit de la colline et somma l'armurier de lu*
12.
210 CONTES D'UNE GRAND'. MÈRE
liYrer sa commande. Cet homme bleu, qui était
blanc en dessous, avait la figure et le corps peints
avec le suc d'une plante qui fournissait aux chefs
et aux guerriers ce que les Indiens d'aujourd'hui
appellent encore leur peinture de guerre. Il était
donc de la tête aux pieds d'un beau bleu d'azur
et la famille de l'armurier le contemplait avec
admiration et respect.
11 avait commandé une hache de silex, la plus
lourd plus tranchante qui eût été jamais
fabriquée depuis l'âge du renne, et cette arme
formidable lui fut livrée, moyennant le prix de
deux peaux d'ours, selon qu'il avait été convenu.
L'homme bleu ayant payé, allait se retirer, lors-
que l'armurier lui montra son caillou de corna-
line en lui proposant de le façonner pour lui en
hache ou en casse-tête. L'homme bleu, émer-
veillé de la beauté de la matière, demanda
un casse-tête qui serait en même temps un cou-
teau propre à dépecer les animaux après les
avoir assommés. On lui fabriqua donc avec ce
caillou merveilleux un outil admirable auquel, à
force de patience, on put même doaner le poli
LE MARTEAU ROUGE 211
jusqu'alors inconnu à une industrie encore privée
de meules; et, pour porter au comble la satis-
faction de l'homme bleu, un des fils de l'armu-
rier, enfant très-adroit et très-artiste, dessina
avec une pointe faite d'un éclat, la figure d'un
daim sur un des côtés de la lame. Un autre,
apprenti très-habile au montage, enchâssa l'arme
dans un manche de bois fendu par le milieu et
assujetti aux extrémités par des cordes de fibres
végétales très-finement tressées et d'une solidité
a toute épreuve.
L'homme bleu donna douze peaux de daim
pour cette merveille et l'emporta, triomphant,
dans sa mardelle immense, car il était un grand
chef de clan, enrichi à la chasse et souvent vic-
torieux à la guerre.
Vous savez ce qu'est une mardelle : vous ave2
vu ces grands trous béants au milieu de nos
champ, saujourd'hui cultivés, jadis couverts
d'étangs et de forêts. Plusieurs ont de l'eau au
fond tandis qu'à un niveau plus élevé, on a trouvé
des cendres, des os, des débris de poteries et
des pierres disposées en fi. yer.
212 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
On peut croire que les peuples primitifs aimaient
à demeurer sur l'eau, témoins les cités lacustres
trouvées en si grand nombre ot dont vous avez
entendu beaucoup parler.
Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine
comme les nôtres, où l'eau est rare, on creusr.it
le plus profondément possible, et, autant que
possible, aussi dans le voisinage d'une source. On
détournait au besoin le cours d'un faible ruisseau
et on l'emmagasinait dans ces profonds réspr-
voirs, puis l'on bâtissait sur pilotis une spacieuse
demeure, qui s'élevait comme un îlot dans un
entonnoir et dont les toits inaperçus ne s'élevaient
pas au-dessus du niveau du sol, toutes conditions
de sécurité contre le parcours des bêtes sauvages
ou l'invasion des hordes ennemies.
Quoi qu'il en soit, l'homme bleu résidait dans
une grande mardelle (on dit aussi margelle),
entourée de beaucoup d'autres plus petites et
moins profondes, où plusieurs familles s'étaient
établies pour obéir à ses ordres en bénéficiant
de sa protection. L'homme bleu fit le tour de
toutes ces citernes habitées, franchit, pour entrer
LE MARTEAU ROUGE 213
chez ses clients, les arbres jetés en guise de ponts,
se chauffa à tous les foyers, causa amicalement
avec tout le monde, montrant sa merveilleuse
hache rose, et laissant volontiers croire qu'il
l'avait reçue en présent de quelque divinité. Si
on le crut, ou si l'on feignit de le croire, je
l'ignore ; mais la hache rose fut regardée comme
un talisman d'une invincible puissance, et, lors-
que l'ennemi se présenta pour envahir la tribu,
tous se portèrent au combat avec une confiance
exaltée. La confiance fait la bravoure et la
bravoure fait la force. L'ennemi fut écrasé, la
hache rose du grand chef devint pourpre dans
le sang des vaincus. Une gloire nouvelle cou-
ronna les anciennes gloires de l'homme bleu, et,
dans sa terreur, l'ennemi lui donna le nom de
Marteau-Rouge, que sa tribu et ses descendants
portèrent après lui.
Ce marteau lui porta bonheur car il fut vain-
queur dans toutes ses guerres comme dans toutes
ses chasses, et mourut, plein de jours, sans avoir
été victime d'aucun des hasards de sa vie belli-
queuse. On l'enterra sous une énorme butte de
214 CONTES D'UNE GRAND". MÈRE
terre et de sable suivant la coutume du temps,
et, malgré le désir effréné qu'avaient ses héri-
tiers de posséder le marteau rouge, on enterra
le marteau rouge avec lui. Ainsi le voulait la loi
religieuse conservatrice du respect dû aux morts.
Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant
des ténèbres après une courte période de gloire
et d'activité. La tribu du Marteau-Rouge eut lieu
de regretter la sépulture donnée au talisman, car
les tribus ennemies, longtemps épouvantées par
la vaillance du grand chef, revinrent en nombre
et dévasterait les pays de chasse, enlevèrent les
troupeaux et ravagèrent même les habitations.
Ces malheurs décidèrent un des descendants
de Marteau-Rouge Ier à violer la sépulture de
son aïeul, à pénétrer la nuit dans son caveau
et à enlever secrètement le talisman, qu'il cacha
avec soin dans sa mardelle. Comme il ne pou-
vait avouer à personne cette profanation, il ne
pouvait se servir de cette arme excellente et
ranimer le courage de son clan, en la faisant
briller au soleil des batailles. N'étant plus secouée
par un bras énergique et vaillant, — le nouveau
LE MARTEAU ROUGE 215
possesseur était plus superstitieux que brave, —
elle perdit sa vertu, et la tribu, vaincue, dis-
persée, dut aller chercher en d'autres lieux des
établissements nouveaux. Ses raardelles conquises
furent occupées par le vainqueur, et des siècles
s'écoulèrent sans que le fameux marteau enterré
entre deux pierres fût exhumé. Qa l'oublia si
bien, que, le jour où une vieille femme, en pour-
suivant un rat dans sa cuisine, le retrouva intact,
p rsonne ne put lui dire à quoi ce couteau de
pierre avait pu servir. L'usage de ces outils
s'était perdu. On avait appris à fondre et à façon-
ner le bronze, et, comme ces peuples n'avaient
pas d'histoire, ils ne se souvenaient pas des ser-
vices que le silex leur avait rendus.
Toutefois, la vieille femme trouva le marteau
joli et l'essaya pour râper les racines qu'elle met-
tait dans sa soupe. Elle le trouva commode,
bien que le temps et l'humidité l'eussent privé
de son beau manche à cordelettes. Il était encore
coupant. ËUe en fit son couteau de prédilection.
Mais, après elle, des enfants voulurent s'en servir
et l'ébrêchèrent outrageusement.
215 CONTES D UNE GRAND'MÈRE
Quand vint l'âge du fer, cet ustensile méprisé
fut oublié sur le bord de la margelle tarie et à
demi comblée. On construisait de nouvelles habi-
tations à fleur de terre avec des cultures autour.
On connaissait la bêche et la cognée, on parlait,
on agissait, on pensait autrement que par le passé.
Le glorieux marteau rouge redevint simple cail-
lou et reprit son sommeil impassible dans l'herbe
des prairies.
Bien des siècles se passèrent encore lorsqu'un
paysan chasseur qui poursuivait un lièvre réfu-
gié dans la mardelle, et qui, pour mieux courir,
avait quitté ses sabots, se coupa l'orteil sur une
des faces encore tranchantes du marteau rouge.
Il le ramassa, pensant en faire des pierres
pour son fusil, et l'apporta chez lui, où il l'ou-
blia dans un coin. A l'époque des vendanges,
il s'en servit pour caler sa cuve ; après quoi, il
le jeta dans son jardin, où les choux, ces fiers
occupants d'une terre longtemps abandonnée à
eh i- même, le couvrirent de leur ombre et lui
permirent de dormir encore à l'abri du caprice
de /homme.
LE MARTEAU ROUGE 217
Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra
sous sa bêche, et, comme le jardin du paysan
s'était fondu dans un parc seigneurial, ce jar-
dinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui
disant :
— Ma foi, monsieur le comte, je crois bien
que j'ai trouvé dans mes planches d'asperges
un de ces marteaux anciens dont vous êtes
curieux.
M. le comte complimenta son jardinier sur son
œil d'antiquaire et fit grand cas de sa découverte.
Le marteau rouge était un des plus beaux spé-
cimens de l'antique industrie de nos pères, et,
malgré les outrages du temps, il portait la trace
indélébile du travail de l'homme à un degré
remarquable. Tous les amis de la maison et tous
les antiquaires du pays l'admirèrent. Son âge
devint un sujet de grande discussion. Il était en
partie dégrossi et taillé au silex comme les spé-
cimens des premiers âges, en partie façonné et
poli comme ceux d'un temps moins barbare. Il
appartenait évidemment à un temps de transi-
tion, peut-être avait -il été apporté par des
n
218 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
émigrants; à coup sûr. dirent les géologues,
il n'a pas été fabriqué dans le pays, car il
n'y a pas de trace de cornaline bien loin à la
ronde.
Les géologues n'oublièrent qu'une chose, c'est
que les eaux sont des conducteurs de minéraux
de toute sorte, et les antiquaires ne songèrent
pas à se demander si l'histoire des faits indus-
triels n'étaient pas démentie à chaque instant
par des tentatives personnelles dues au caprice
ou au génie de quelque artisan mieux doué que
les autres. La figure tracée sur la lame présen-
tait encore quelques linéaments qui furent soi-
gneusement examinés. On y voyait bien encore
l'intention de représenter un animal. Mais était-
ce un cheval, un cerf, un ours des cavernes ou
an mammouth ?
Quand on eut bien examiné et interrogé le
marteau rouge, on le plaça sur un coussinet
de velours. C'était la plus curieuse pièce de
la collection de M. le comte. Il eut la place
d'honneur et la conserva pendant une dizaine
d'années.
LE MARTEAU ROUGE 219
Mais M. le comte vint à mourir sans enfants,
et madame la comtesse trouva que le défunt avait
dépensé pour ses collections beaucoup d'argent
qu'il eût mieux employé à lui acheter des den-
telles et à renouveler ses équipages. Elle fit
vendre toutes ces antiquailles, pressée qu'elle
était d'en débarrasser les chambres de son châ-
teau. Elle ne conserva que quelques gemmes
gravées et quelques médailles d'or qu'elle pou-
vait utiliser pour sa parure, et, comme le mar-
teau rouge était tiré d'une cornaline particu-
lièrement belle, elle le confia à un lapidaire
chargé de le tailler en plaques destinées à un
fermoir de ceinture.
Quand les fragments du marteau rouge furent
taillés et montés, madame trouva la chose fort
laide et la donna à sa petite nièce âgée de six
ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou trop
lourd et trop grand ne lui plut pas longtemps
et elle imagina d'en faire de la soupe. Oui vrai-
ment, mes enfants, de la soupe pour les poupées.
Vous savez mieux que moi que la soupe aux pou-
se compose de choses très-variées : des fleurs,
220 CONTES D CNE GRAND'MÈRE
de: graines, des coquilles, des haricots blancs et
rouges, tout est bon quand cela est cuit à point
dans un petit vase de fer-blanc sur un feu ima-
ginaire. La petite nièce manquant de carottes
pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur
de la cornaline, et, à l'aide d'un fer à repasser,
elle la broya en mille petits morceaux qui don-
nèrent très -bonne mine à la soupe et que la
poupée eût dû trouver succulente.
Si le marteau rouge eût été un être, c'est-
à-dire s'il eût pu penser, quelles réflexions n'eût-
il pas faites sur son étrange destinée? Avoir été
montagne, et puis bloc; avoir servi sous cette
forme à l'œuvre mystérieuse d'une fée, avoir forcé
un ruisseau à révéler les secrets du génie des
cimes glacées ; avoir été, plus tard, le palladium
d'une tribu guerrière, la gloire d'un peuple,
le sceptre d'un homme bleu ; être descendu à
l'humble condition de couteau de cuisine jusqu'à
ratisser, Dieu sait quels légumes, chez un peuple
encore sauvage ; avoir retrouvé une sorte de
gloire dans les mains d'un antiquaire, jusqu'à
se pavaner sur un socle de velours auv yeux des
LE MARTEAU ROUGE 221
amateurs émerveillés : et tout cela pour devenir
carotte fictive dans les mains d'un enfant, sans
pouvoir seulement éveiller l'appétit dédaigneux
d'une poupée!
Le marteau rouge n'était pourtant pas abso-
lument anéanti. Il en était resté un morceau
gros comme une noix que le valet de chambre
ramassa en balayant et qu'il vendit cinquante
centimes au lapidaire. Avec ce dernier fragment,
le lapidaire fit trois bagues qu'il vendit un franc
chacune. C'est très-joli, une bague de cornaline,
mais c'est vite cassé et perdu. Une seule existe
encore, elle a été donnée à une petite fille soi-
gneuse qui la conserve précieusement sans se
douter qu'elle possède la dernière parcelle du
fameux marteau rouge, lequel n'était lui-même
qu'une parcelle de la roche aux fées.
Tel est le sort des choses. Elles n'existent que
par le prix que nous y attachons, elles n'ont
point d'âme qui les fasse renaître, elles devien-
nent poussière; mais, sous cette forme, tout ce
qui possède la vie les utilise encore. La vie se
sert de tout, et ce que le temps et l'homme
22r CONTES DUNE GRAND MÈRE
détruisent renaît sous des formes nouvelles, grâce
à cette fée qui ne laisse rien perdre, qui répare
tout et qui recommence tout ce qui est défait.
Cette reine des fées, vous la connaissez fort bien :
c'est la nature.
LA FÉE POUSSIÈRE
Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers
enfants, j'étais jeune et j'entendais souvent les
gens se plaindre d'une importune petite vieille
qui entrait par les fenêtres quand on l'avait
chassée par les portes. Elle était si fine et si
menue, qu'on eût dit au'elle flottait au Heu de
marcher, et mes parents la comparaient à une
petite fée. Les domestiques la détestaient et la
renvoyaient à coups de plumeau, mais on ne
l'avait pas plus tôt délogée d'une place qu'elle
reparaissait à une autre.
Elle portait toujours une vilaine robe grise
traînante et une sorte de voile pâle que le
224 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
moindre vent faisait voltiger autour de sa tête
ébouriffée en mèches jaunâtres.
A force d'être persécutée, elle me faisait pitié
et je la laissais volontiers se reposer dans mon
petit jardin, bien qu'elle abimât beaucoup me*
fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pou-
voir tirer une parole qui eût le sens com-
mun. Elle voulait toucher à tout, disant qu'elle
ne faisait que du bien. On me reprochait de
la tolérer, et, quand je l'avais laissée s'appro-
cher de moi, on m'envoyait laver et changer,
en me menaçant de me donner le nom qu'elle
portait.
C'était un vilain nom que je redoutais beau-
coup. Elle était si malpropre qu'on prétendait
qu'elle couchait dans les balayures des maisons
et des rues, et, à cause de cela, on la nommait
la fée Poussière.
— Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse? lui
dis-je, un jour qu'elle voulait m'embrasser.
— Tu es une sotte de me craindre, répondit-
elle alors d'un ton railleur : tu m'appartiens, et
tu me ressembles plus que tu ne penses. Mais
LÀ FÉE POUSSIÈRE 225
tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je
perdrais mon temps à te le démontrer.
— Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir
parler raison pour la première A)is. Expliquez-
moi vos paroles^
— Je ne puis te parler ici, répondit-elle. Jen
ai trop long à te dire, et, sitôt que je m'installe
quelque part chez vous, on me balaye avec
mépris; mais, si tu veux savoir qui je suis,
appelle-moi par trois fois cette nuit, aussitôt que
tu seras endormie.
Là-dessus, elle s'éloigna en poussant un grand
éclat de rire, et il me sembla la voir se dissou-
dre et s'élever en grande traînée d'or, rougi
par le soleil couchant.
Le même soir, j'étais dans mon lit et je pen-
sais à elle en commençant à sommeiller.
— J'ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien
cette petite vieille est une vraie folle. Com-
ment me serait-il possible de l'appeler en dor-
mant ?
Je m'endormis, et tout aussitôt je rêvai que je
l'appelais. Je ne suis même pas sûre de n'avoir
13.
226 CONTES D'UNE GR1NDMÈRE
pas crié tout haut par trois fois : « Fée Poussière !
fée Poussière! fée Poussière! i
A l'instant même, je fus transportée dans un
immense jardin au milieu duquel s'élevait un
palais enchanté, et sur le seuil de cette merveil-
leuse demeure, une dame resplendissante de
jeunesse et de beauté m'attendait dans de magni-
fiques habits de fête.
Je courus à elle et elle m'embrassa en me
disant :
— Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée
Poussière?
— Non, pas du tout, madame, répondis-je,
et je pense que vous vous moquez de moi.
— Je ne me moque point, reprit-elle; maïs,
comme tu ne saurais comprendre mes paroles,
je vais te faire assister à un spectacle qui te
paraîtra étrange et que je rendrai aussi court
que possible. Suis-moi.
Elle me conduisit dans le plus bel endroit de
sa résidence. C'était un petit lac limpide qui
ressemblait à un diamant vert enchâssé dans
un anneau de fleurs, et où se jouaient des pois-
LA FÉE POUSSIÈRE 227
sons de toutes les nuances de l'orange et de la
cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre,
des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques
vêtues de pierreries, et, au fond de l'eau, des
coquillages de nacre et de pourpre, des sala-
mandres aux vives couleurs et aux panaches
dentelés, enfin tout un monde de merveilles
vivantes glissant et plongeant sur un lit de sable
argenté, où poussaient des herbes fines, plus
fleuries et plus jolies les unes que les autres.
Autour de ce vaste bassin s'arrondissait sur plu-
sieurs rangs une colonnade de porphyre à cha-
piteaux d'albâtre. L'entablement, fait des miné-
raux les plus précieux, disparaissait presque sous
les clématites, les jasmins, les glycines, les bryones
et les chèvrefeuilles où mille oiseaux faisaient
leurs nids. Des buissons de roses de toutes
nuances et de tous parfums, se miraient dans
l'eau, ainsi que le fût des colonnes et les belles
statues de marbre de Paros placées sous les ar-
cades. Au milieu du bassin jaillissait en raille
fusées de diamants et de perles un jet d'eau qui
retombait dans de colossales vasques de nacre.
228 CONTES DUNE GRANL UÈRE
Le fond de l'amphithéâtre d'architecture s'ou-
vrait sur de riants parterres qu'ombrageaient
des arbres géants couronnés de fleurs et de fruits,
et dont les tiges enlacées de pampres formaient,
au delà de la colonnade de porphyre, une colon-
nade de verdure et de fleurs.
La fée me fit asseoir avec elle au seuil d'une
grotte d'où s'élançait une cascade mélodieuse et
que tapissaient les beaux rubans des scolopen-
dres et le velours des mousses fraîches diamantée?
de gouttes d'eau.
— Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est
mon ouvrage. Tout cela est fait de poussière ;
c'est en secouant ma robe dans les nuages que
j'ai fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon
ami le feu qui les avait lancés dans les airs,
les a repris pour les recuire, les cristalliser ou
les agglomérer après que mon serviteur le vent
les a eu promenés dans l'humidité et dans l'élec-
trické des nues, et rabattus sur la terre; ce
grand plateau solidifié s'est revêtu alors de na
substance féconde et la pluie en a fait des sables
et des engrais, après en avoir fait des granits,
LÀ FÉE POUSSIÈRE 2Î9
des porphyres, des marbres, des métaux et des
roches de toute sorte.
J'écoutais sans comprendre et je pensais que
la fée continuait à me mystifier. Qu'elle eût pu
faire de la terre avec de la poussière, passe en-
core ; mais qu'elle eût fait avec cela du marbre,
des granits et d'autres minéraux, qu'en se se-
couant elle aurait fait tomber du ciel, je n'en
croyais rien. Je n'osais pas lui donner un dé-
menti, mais je me retournai involontairement
vers elle pour voir si elle disait sérieusement
une pareille absurdité.
Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver
derrière moi ! mais j'entendis sa voix qui partait
de dessous terre et qui m'appelait. En même
temps, je m'enfonçai sous terre aussi, sans
pouvoir m'en défendre, et je me trouvai dans
un lieu terrible où tout était feu et flamme
On m'avait parlé de l'enfer, je crus que c'é-
tait cela. Des lueurs rouges, bleues, vertes,
blanches, violettes, tantôt livides, tantôt éblouis-
santes, remplaçaient le jour, et, si le soleil
pénétrait en cet endroit; les vapeurs qui s'exha-
230 CONTES DUNE GRAND'.MÈRE
laient de la fournaise le rendaient tout à fait
invisible.
Des bruits formidables, des sifflements aigus,
des explosions, des éclats de tonnerre remplis-
saient cette caverne de nuages noirs où je me
sentais enfermée.
Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite
fée Poussière qui avait repris sa face terreuse
et son sordide vêtement incolore. Elle allait et
venait, travaillant, poussant, tassant, brassant,
versant je ne sais quels acides, se livrant en un
mot à des opérations incompréhensibles.
— N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix
qui dominait les bruits assourdissants de ce
Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne
connais-ta pas la chimie?
— Je n'en sais pas un mot, m'écriai-je, et ne
désire pas l'apprendre en un pareil endroit.
— Tu as voulu savoir, il faut te résigner à
regarder. Il est bien commode d'habiter la sur-
face de la terre, de vivre avec les fleurs, les
oiseaux et les animaux apprivoisés; de se bai-
gner dans les eaux tranquilles, de manger des
LA FÉE POUSSIÈRE 231
fruits savoureux en marchant sur des tapis de
gazon et de marguerites. Tu t'es imaginée que
la vie humaine avait subsisté de tout temps ainsi,
dans des conditions bénies. Il est temps de t'avi-
ser du commencement des choses et de la puis
sance de la fée Poussière, ton aïeule, ta mère et
ta nourrice.
En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler
avec elle au plus profond de l'abîme à travers
les flammes dévorantes, les explosions effroyables,
les acres fumées noires, les métaux en fusion,
les laves au vomissement hideux et toutes les
terreurs de l'éruption volcanique.
— Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le
sous- sol où s'élaborent mes provisions. Tu vois,
il fait bon ici pour un esprit débarrassé de cette
caparaee qu'on appelle un corps. Tu as laissé
le tien dans ton lit et ton esprit seul est avec
moi. Donc, tu peux toucher et brasser la ma-
tière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais
pas encore de quoi cette matière est faite, ni par
quelle opération mystérieuse ce qui apparaît ici
sous l'aspect de corps solides provient d'un corps
232 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE
gazeux qui a lui dans l'espace comme une né-
buleuse et qui plus tard a brilM comme un so-
leil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier
aux grands secrets de la création et il se pas-
sera encore du temps avant que tes professeurs
les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire
voir les produits de mon art culinaire. Tout est
ici un peu confus ponr toi. Remontons d'un
étage. Prends l'échelle et suis-moi.
Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni
la base ni le faîte, se présentait en effet devant
nous. Je suivis la fée et me trouvai avec elle
dans les ténèbres, mais je m'aperçus alors qu'elle
était toute lumineuse et rayonnait comme un
flambeau. Je vis donc des dépôts énormes d'une
pâte rosée, des blocs d'un cristal blanchâtre et
des lames immenses d'une matière vitreuse noire
et brillante que la fée se mit à écraser sous ses
doigts ; puis elle pila le cristal en petits morceaux
et mêla le tout avec la pâte rose, qu'elle porta
sur ce qu'il lui plaisait d'appeler un feu doux.
— Quel plat faites- vous donc là? lui deman-
dai-je.
LA FÉE POUSSIÈRE 233
— Un plat très-nécessaire à ta pauvre petite
existence, répondit-elle ; je fais du granit, c'est-
à-dire qu'avec de la poussièie je fais la plus dure
et la plus résistante des pierres. Il faut bien
cela, pour enfermer le Cocyte et le Phlégéthon.
Je fais aussi des mélanges variés des mêmes élé-
ments. Voici ce qu'on t'a montré sous des noms
barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschis-
tes, les micaschistes, etc. De tout cela, qui pro-
vient de mes poussières, je ferai plus tard d'au-
tres poussières avec des éléments nouveaux, et
ce seront alors des ardoises, des sables et des
grès. Je suis habile et patiente, je pulvérise sans
cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau
n'est-elle pas la farine? Quant à présent, j'em-
prisonne mes fourneaux en leur ménageant tou-
tefois quelques soupiraux nécessaires pour qu'ils
ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus
haut ce qui se passe. Si tu es fatiguée, tu peux
faire un somme, car il me faut un peu de temps
pour cet ouvrage.
Je perdis la notion du temps, et, quand la fée
m'éveilla :
334 CONTES D'UNE GRAND'.MÈRE
— Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre
d3 siècles!
— Combien donc, madame la fée?
— Tu demanderas cela à tes professeurs, ré-
pondit-elle en ricanant; reprenons l'échelle.
Elle me fit monter plusieurs étages de divers
dépôts, où je la vis manipuler des rouilles de
métaux dont elle fit du calcaire, des marnes, des
argiles, des ardoises, des jaspes; et, comme je
l'interrogeais sur l'origine des métaux :
— Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos
chercheurs peuvent expliquer beaucoup de phé-
nomènes par l'eau et par le feu. Mais peuvent-
ils savoir ce qui s'est passé entre terre et ciel
quand toutes mes pouzzolanes, lancées par le vent
de l'abîme, ont formé des nuées solides, que les
nuages d'eau ont roulées dans leurs tourbillons
d'orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants
mystérieux et que les vents supérieurs ont rabat-
tues sur ia surface terrestre en pluies torren-
tielles? C'est 14 l'origine des premiers depuis.
Tu vas assister à leurs merveilleuses transfor-
mations.
LA FÉE POUSSIÈRE 235
Nous montâmes plus haut et nous vîmes des
craies, des marbres et des bancs de pierre cal-
caire, de quoi bâtir une ville aussi grande que
le globe entier. Et, comme j'étais émerveillée de
ce qu'elle pouvait produire par le sassement,
l'agglomération, le métamorphisme et la cuisson,
elle me dit :
— Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien
autre chose! tu vas voir la vie déjà éclose au
milieu de ces pierres.
Elle s'approcha d'un bassin grand comme une
mer, et, y plongeant le bras, elle en retira
d'abord des plantes étranges, puis des animaux
plus étranges encore, qui étaient encore à moitié
plantes; puis des êtres libres, indépendants les
uns des autres, des coquillages vivants, puis
enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant :
— Voilà ce que dame Poussière sait pro-
duire quand elle se dépose au fond des eaux.
Mais il y a mieux; retourne-toi et regarde le
rivage.
Je me retournai : le calcaire et tous ses com-
posés, mêlés à la silice et à l'argile, avaient formé
236 CONTES D'UNE GRAND'MÈRK
à leur surface une fine poussière brune et grasse
où poussaient des plantes chevelues fort singu-
lières.
— Voici la terre végétale, dit la fée, attends
un peu, tu verras pousser des arbres.
En effet, je vis une végétation arborescente
s'élever rapidement et se peupler de reptiles et
d'insectes, tandis que sur les rivages s'agitaient
des êtres inconnus qui me causèrent une véritable
terreur.
— Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre
de l'avenir, dit la fée. Ils sont destinés à l'en-
graisser de leurs dépouilles. Il n'y a pas encore
ici d'hommes pour les craindre.
— Attendez! m'écriai-je, voici un luxe de
monstres qui me scandalise! Voici votre terre
qui appartient à ces dévorants qui vivent les
uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres
et toutes ces stupidités pour nous faire un fumier?
Je comprends qu'ils ne soient pas bons à autre
chose, mais je ne comprends pas une création si
exubérante de formes animées, pour ne rien faire
et ne rien laisser qui vaille.
La FEE POUSSIÈRE 2:7
— L'engrais est quelque chose, si 3e n'est pas
tout, répondit la fée. Les conditions que celui-
ci va créer seront proprices à des êtres différents
qui succéderont à ceux-ci,
— Et qui disparaîtront à leur tour, je sais
cela. Je sais que la création se perfectionnera
jusqu'à l'homme, du moins on me l'a dit et je le
crois. Mais je ne m'étais pas encore représenté
cette prodigalité de vie et de destruction qui
m'effraye et me répugne. Ces formes hideuses,
ces amphibies gigantesques, ces crocodiies mons-
trueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes
qui ne semblent vivre que pour se servir de
leurs dents et dévorer les autres...
Mon indignation divertit beaucoup la fée Pous-
sière.
— La matière est la matière, répondit-elle,
elle est toujours logique dans ses opérations.
L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la preuve,
toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une
foule de créatures plus belles et plus intelligentes
que celles-ci. Est-ce à moi de Rapprendre qu'il
n'y a point de production possible sans destruc-
238 CONTES D'UNE GRAND MERE
tion permanente, et veux-tu renverser Tordre de
la nature?
— Oui, je le voudrais, je voudrais que tout
fut bieu, dès le premier jour. Si la nature est
une grande fée, elle pouvait bien se passer de
tous ces essais abominables, et faire un monde
où nous serions des anges, vivant par l'esprit,
au sein d'une création immuable et toujours belle.
— La grande fée Nature a de plus hautes
visées, répondit dame Poussière. Elle ne prétend
pas s'arrêter aux choses que tu connais. Elle
travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne
connaît pas la suspension de la vie, le repos
serait la mort. Si les choses ne changeaient pas,
l'œuvre du roi des génies serait terminée et ce
rui, qui est l'activité incessante et suprême, fini-
rait avec son œuvre. Le monde où tu vis et où
tu vas retourner tout à l'heure quand ta vision
du passé se dissipera, — ce monde de l'homme
que tu crois meilleur que celui des animaux
anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas satis-
fait, puisque tu voudrais y vivre éternellement
à l'état de pur esprit, cette pauvre planète
LA FÉE POUSSIÈRE 239
encore enfant, est destinée à se transformer indé-
finiment. L'avenir fera de vous tous et de vous
toutes, faibles créatures humaines, des fées et
des génies qui posséderont la science, la raison
et la bonté; vois ce que je te fais voir, et sache
que ces premières ébauches de la vie résumée
dans l'instinct sont plus près de toi que tu ne
l'es de ce que sera, un jour, le règne de l'esprit
sur la terTP, que tu habites. Les occupants de ce
monde futur seront alors en droit de te mépriser
aussi profondément que tu méprises aujourd'hui
le monde des grands sauriens.
* — A la bonne heure, répondis-je, si tout ce
que je vois du passé doit me faire aimer l'avenir,
continuons à voir du nouveau.
— Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons
pas trop, ce passé, afin de ne pas commettre
l'ingratitude de mépriser le présent. Quand le
grand esprit de la vie se sert des matériaux que
je lui fournis, il fait des merveilles dès le premier
jour. Regarde les yeux de ce prétendu monstre
que vos savants ont nommé Tichtliyosaure.
— Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.
240 CONTES D'UNE GRAND'.MÈRE
— Ils sont très-supérieurs aux tiens. Ils sont
à la fois myopes et presbytes à volonté. Ils voient
la proie à des distances considérables comme
avec un télescope, et, quand elle est tout près,
par un simple changement de fonction, ils la
voient parfaitement à sa véritable distance sans
avoir besoin de lunettes. A ce moment de la
création, la nature n'a qu'un but : faire un animal
pensant. Elle lui donne des organes merveilleu-
sement appropriés à ses besoins. C'est un joli
commencement : n'en es-tu pas frappée? — Il
en sera ainsi, et de mieux en mieux, de tous les
êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui te
paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore
des prodiges d'adaptation au milieu où ils devront
se manifester.
— Et comme ceux-ci, ils ne songeront pour-
tant qu'à se nourrir?
— A quoi veux-tu qu'ils songent ? La terre
n'éprouve pas le besoin d'être admirée. Le ciel
subsistera aujourd'hui et toujours s^ms que les
aspirations et les prières des créatures ajoutent
rien à son éclat et à la majesté de ses lois. La
LA FÉE POUSSIÈRE 241
fée de ta petite planète connaît la grande cause,
n'en doute pas; mais, si elle est chargée de faire
un être qui pressente ou devine cette cause, elle
est soumise à la loi du temps, cette chose dont
vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce
que vous vivez trop peu pour en apprécier les
opérations. Vous les croyez lentes, et elles sont
d'une rapidité foudroyante. Je vais affranchir
ton esprit de son infirmité et faire passer devant
toi les résultats de siècles innombrables. Regarde
et n'ergote plus. Mets à proût ma complaisance
pour toi.
Je sentis que la fée avait raison et je regar-
dai, de tous mes yeux, la succession des aspects
de la terre. Je vis naître et mourir des végétaux
et des animaux de plus en plus ingénieux par
l'instinct et de plus en plus agréables ou impo-
sants par la forme. A mesure que le sol s'em-
bellissait de productions plus ressemblantes à
celles de nos jours, les habitants de ce grand
jardin que de grands accidents transformaient
sans cesse, me parurent moins avides pour eux-
mêmes et plus soucieux de leur progéniture. Je
14
242 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
les vis construire des demeures à l'usage de leur
famille et montrer de l'attachement pour Jeur
localité. Si bien que, de moment en moment, je
voyais s'évanouir un monde et surgir un monde
nouveau, comme les actes d'une féerie.
— Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de
parcourir beaucoup de milliers de siècles, sans
t'en douter, et monsieur l'homme va naître à
son tour quand le règne de monsieur le singe
sera accompli.
Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand
je m'éveillai, je me trouvai au milieu d'un grand
bal dans le palais de la fée, redevenue jeune,
belle et parée.
— Tu vois toutes ces belles choses et tout ce
beau mon le, me dit-elle. Eh bien, mon enfant,
poussière que tout cela ! Ces parois de porphyre
et de marbre, c'est de la poussière de molécules
pétrie et cuite à point. Ces murailles de pierres
taillées, c'est de la poussière de chaux ou de
granit amenée à bien par les mêmes procédés.
Ces lustres et ces cristaux, c'est du sable tin cuit
par la main des hommes en imitation du travail
LA FÉE POUSSIÈRE 243
de la nature. Ces porcelaines et ces faïences,
c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont
les Chinois nous ont fait trouver l'emploi. Ces
diamants qui parent les danseuses, c'est de la
poudre de charbon qui s'est cristallisée. Ces
perles, c'est le phosphate de chaux que l'huître
suinte dans sa coquille. L'or et tous les métaux
n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien
tassé, bien manipulé, bien fondu, bien chauffé
et bien refroidi, de molécules infinitésimales.
Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair,
ces lis tachetés, ces gardénias qui embaument
l'atmosphère, sont nés de la poussière que je
leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sou-
rient au son des instruments, ces vivants par
excellence qu'on appelle des personnes, eux aussi,
ne t'en déplaise, sont nés de moi et retourneront
à moi.
Comme elle disait cela, la fête et le palais
disparurent. Je me trouvai avec la fée dans un
champ où il poussait du blé. Elle se baissa et
ramassa une pierre où il y avait un coquillage
incrusté.
244 CONTES D'UNE GRANDMÈRE
— Voilà, me dit-elle, à l'état fossile, un être
que je t'ai montré vivant aux premiers âges de
la vie. Qu'est-ce que c'est, à présent? Du phos-
phate de chaux. On le réduit en poussière et on
en fait de l'engrais pour les terres trop siliceuses.
Tu vois, l'homme commence à s'aviser d'une
chose, c'est que le seul maître à étudier, c'est
la nature.
Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en
sema la poudre sur le sol cultivé, en disant :
— Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la
destruction pour faire pousser le germe. Il en
est ainsi de toutes les poussières, qu'elles aient
été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la
mort après avoir été la vie, et cela n'a rien de
triste, puisqu'elles recommencent toujours, grâce
à moi, à être la vie après avoir été la mort.
Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de
moi. Tu admires beaucoup ma robe de bal. En
voici un petit morceau que tu examineras à
loisir.
Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je
me retrouvai dans mon lit. Le soleil était levé
LA FÉE POUSSIÈRE 245
et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le
bout d'étoffe que la fée m'avait mis dans la main.
Ce n'était qu'un petit tas de fine poussière, mais
mon esprit était encore sous le charme du rêve
et il communiqua à mes sens le pouvoir de
distinguer les moindres atomes de cette poussière.
Je fus émerveillée ; il y avait de tout : de l'air,
de l'eau, du soleil, de l'or, des diamants, de la
cendre, du pollen de fleur, des coquillages, des
perles, de la poussière d'ailes de papillon, du
fil, de la cire, du fer, du bois; et beaucoup de
cadavres microscopiques ; mais, au milieu de ce
mélange de débris imperceptibles, je vis fermenter
je ne sais quelle vie d'êtres insaisissables qui
paraissaient chercher à se fixer quelque part
pour éclore ou pour se transformer, et qui se
fondirent en nuags d'or dans le rayon rose du
soleil levant.
LE GNOME DES HUITRES
Un original de nos amis, grand amateur d'huî-
tres, eut la fantaisie, l'an dernier, d'aller dégus-
ter sur place les produits des bancs les plus
renommés, afin de les comparer et d'être édifié
une fois pour toutes sur leurs différents mérites.
11 alla donc à Cancale, à Ostende, à Marennes,
et autres localités recommandables. Il revint per-
suadé que Paris est le port de mer où l'on
trouve les meilleurs produits maritimes.
Vous connaissez cet ami, mes chères petites,
vous savez qu'il est fantaisiste, et que, qu^nd il
raconte, son imagination lui fait dépasser le
vraisemblable. L'autre soir, il était en tram de
nous narrer son voyage, lorsque l'homme au
248 CONTES D'UNE GRÀN'D'MÊRE
sable a passé. Vous avez résisté le mieux pos-
sible; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir à
la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse
histoire, si je ne l'eusse transcrite fidèlement
pour vous, le soir même. La voici telle que je
1 ai entendue. C'est notre ami qui parle :
Vous savez aussi bien que moi, mes chers
amis, qu'on peut habiter les bords de la mer et
n'y manger de poissons, de crustacés et de co-
quillages que lorsqu'on en demande à Paris.
Ces* là que tout s'engouffre, et vous vous sou-
venez que, sur les rives de la Manchp, nous n'en
goûtions que quand les propriétaires des grands
hôtels de bains en faisaient venir de la Halle.
Bien que averti, je voulus, l'an dernier, expéri-
menter la chose par moi-même. Je restai vingt-
quatre heures à Marennes avant d'obtenir une
demi-douzaine d'huîtres médiocres que je payai
fort cher. Ailleurs, je n'en obtins pas du tout.
Dans certains villages, on m'offrit des colimaçons.
Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient
LE GNOME DES HUITRES 249
passables et le vin blanc de l'auberge excellent.
Je me trouvai à table à côté d'un tout petit
vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu,
qui me parut fort laid et avec qui pourtant je
liai conversation, parce qu'il me sembla être le
seul qui attachât de l'importance à la qualité
des huîtres. Il les examinait sérieusement, les
retournant de tous côtés.
— Est-ce que vous cherchez des perles? lui
demandai-je.
— Non, répondit-il; je compare cette espèce,
ou plutôt cette variété à toutes celles que je
connais déjà.
— Ah! vraiment? vous êtes amateur?
— Oui, monsieur; comme vous, sans doute?
— Moi? je voyage exclusivement pour les
huîtres.
— Bravo! nous pourrons nous entendre. Je
me mets absolument à votre service.
— Parfait! Avalons encore quelques-uns de
ces mollusques et nous causerons. — Garçon!
apportez-nous encore quatre douzaines d'huîtres.
— Voilà, monsieur! dit le garçon en posant
250 CONTES D UNE GRANDMÈRE
sur la table quatre bouteilles de vin de Sauterne.
— Que voulez-vous que nous fassions de tout
ce vin? demanda d'un ton bourru le petit
homme.
— Une bouteille par douzaine, est-ce trop?
dit le garçon en me regardant.
— On verra, répondis-je. Vos huîtres sont
diablement salées. N'importe, pourvu qu'il y en
ait à discrétion...
Le garçon sortit. Je vidai une bouteille avec
le petit vieux, qui me parut ne pas se faire prier,
du moment où il comprit que je payais. Le gar-
çon rentra.
— Monsieur, dit-il, il n'y a plus d'huîtres
très-grasses. Mais monsieur n'a qu'à commander
ce qu'il en veut pour demain.
— Allez au diable ! j'ai cru tomber ici sur une
mine inépuisable...
— Il y en a, monsieur, il y en a en quantité,
mais il faut les pêcher.
— Eh bien, j'irai les pêcher moi-même. Ap-
portez le déjeuner.
Le déjeuner fut bon et nous y fîmes honneur.
LE GNOME DES HUIThES 251
Les soles étaient excellentes, le vin était sans re-
proche. Mais le dépit de n'avoir point d'huîtres
m'empêcha de savourer ce qu'on m'offrait. Je
bus et mangeai sans discernement, causant tou-
jours avec mon petit vieux, qui semblait compatir
à ma peine et prendre intérêt à mon exploration
manquée.
Si bien qu'à la fin du repas je ne saisissais
plus très-clairement le sens de ses paroles ni la
vue des objets environnants. Le gnome, car il
avait réellement l'aspect d'un gnome, me parai:-
sait un peu ému aussi, car il passa son bras
sous le mien avec une familiarité touchante en
m'appelant son cher ami, et en jurant qu'il allait
me révéler tous les secrets de la nature concer-
nant les huîtres.
Je le suivis sans savoir où j'allais. La viva-
cité de l'air achevait de m'éblouir, et je me
trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de
cave ou de chambre sombre, où étaient entassés
des monceaux de coquillages.
— Voioi ma collection, me dit-il d'un air
triomphant: je ne la montre pas au premier
252 CONTES DUNE GRAND'MÈRE
venu; mais, puisque vous êtes un véritable
amateur,... tenez, voici la première des huîtres!
ostrea matercula de l'étage permien.
— Voyons! m'écriai-je en saisissant l'huître
et en la portant à mes lèvres.
— Vous voulez la manger? fit le gnome en
m'arrêtant: y songez-vous?
— Pardon ! j'ai cru que vous me l'offriez pour
cela.
— Mais, monsieur, c'est un échantillon pré-
cieux. On ne le trouve qu'en Russie, dans les
calcaires cuivreux.
— Cuivreux? merci! Vous avez bien fait de
m'arrêter! Mon déjeuner ne me gêne point et je
ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise
de dessert. Passons. Ces ostrea, comme vous les
appelez, ne me feront pas faire le voyage de Russie.
— Pourtant, monsieur, dit le gnome en repre-
nant son huître, elle est bien intéressante, cette
représentante des premiers âges de la vie! Au
temps où elle apparut dans les mers, il n'exis-
tait ni hommes ni quadrupèdes sur la terre.
— Alors, que faisait- elle dans le inonde?
LE GNOME DES HUITRES 253
— Elle essayait d'exister, monsieur, et elle
existait! Allez-vous dire du mal des premières
huîtres, sous prétexte que vous n'étiez pas
encore né pour les manger?
Je vis que j'avais fâché le gnome et je le priai
de passer à une série plus récente.
— Procédons avec ordre, reprit-il ; voici ostrea
marcignyana, des arkoses et des grès du Keuper.
— Elle n'a pas bonne mine, elle est toute
plissée et doit manquer de chair.
— Les animaux de son temps ne la dédai-
gnaient pas, soyez-en sûr. Aimez-vous mieux
ostrea arcuata, autrement la gryphée arquée du
lias inférieur?
— Je la trouve jolie, elle ressemble à une
lampe antique, mais quel goût a-t-elle?
— Je n'en sais rien, répondit le gnome en
haussant les épaules. Je n'ai pas vécu de son
temps. Il y a deux cent cinq espèces principales
d'huîtres fossiles avec leurs variétés et sous-
variétés, ce qui forme un joli total. Je puis vous
montrer la variété à! ostrea arcuata. Tenez!
mangez-la, si le cœur vous en dit!
15
254 CONTES DUNE GRÀND'MERE
— Oh ! oh ! à la benne heure ! Celle-ci est
belle, et, dans nies meilleurs jours d'appétit, je
pense qu'une douzaine me suffirait.
— Aussi nous l'appelons gigantea. En voulez-
vous de plus petites? Voici un< prétendue variété
que je ne crois pas être autre chose que Yar-
cuata dans son âge tendre. En voulez-vous un
plat? On la trouve à foison dans le sinémurien.
— Merci ! il me faudrait un cure-dent pour
les tirer de leur coquille et trente-six heures a
table pour m'en rassasier.
— Eh bien, voici Yostrea cymbium, du lias
moyen.
— C'est trop gros, ce doit être coriace.
— Aimez-vous mieux marshii cristagalli, du
bajocien?
— Efle est jolie; mais le moyen d'ouvrir tou-
tes ces dentelures en crête de coq? Vraiment,
tout ce que vous me montrez ne vaut pas le
diable !
— Monsieur n'est pas content de mes échan-
tillons? Voici pourtant la gregaria, dont la
telure est merveilleuse, et que vous auriez pu
LE GNOME DES HUITRES 255
trouver dans les falaises de marne du Calvados.
Mais passons quelques espèces, puisque vous
êtes pressé. Traversons l'oolithe. N'accorderez-
vous pas pourtant un regard à ostrea virgula,
du kimmeridge clay?
— Pas de virgule! m'écriai-je impatienté de
ces noms barbares. Passez, passez !
— Eh bien, monsieur, nous yoici dans les
terrains créncés. Voici ostrea couloni, des grès
verts, une belle huître, celle-là, j'espère! Voici
aquila (du gault) encore plus grosse; flabellata
frons, carinata, avec sa longue carène. Mangeriez-
vous bien la douzaine? J'en passe, et des meil-
leures; mais voici la merveille, c'est Y ostrea
pes-leo?iis de la craie blanche. Celle-ci ne vous
dit-elle rien?
Il me tendait un mollusque énorme, tout den-
telé, tout plissé, et revêtu d'un test d'aspect
cristallin qui avait réellement bonne mine.
— Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je; que
ceci soit une huître!
— Pardon, c'est une véritable huître, monsieur!
— Huître vous-même! m'écriai-je furieux.
256 COUTES D'UNE GRANDMÈRE
J'avais reçu de sa petite patte maigre le mol-
lusque nacré sans me douter de son poids. Il
était tel, que, ne m'attendant à rien, je le laissai
tomber sur mon pied, ce qui, ajouté à l'ennui
que me causait la nomenclature pédanti sque du
gnome, me mit, je l'avoue, dans une véritable
colère; et, comme il riait méchamment, sans
paraître offensé le moins du monde d'être traité
d'huître, je voulus lui jeter quelque chose à la
tète. Je ne suis pas cruel, même dans la colère,
je l'aurais tué avec l'huître pied de lion ; je me
contentai de lui lancer dans la figure une poi-
gnée de menue mitraille que je trouvai sous ma
main et qui ne lui fit pas grand mal.
Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un
pas, il saisit un gros marteau d'acier qu'il
brandit d'une main convulsive.
— Vous n'êtes pas une huître, vous! s'écria-
t-il d'une voix glapissante comme la vague qui
se brise sur les galets. Non! vous n'êtes pas à la
hauteur de ce doux mollusque, oslrta œdulis
des temps modernes, qui ne fait de mal à
personne et dont vous n'appréciez le mérite
LE GNOME DES HUITRES 257
que lorsqu'il est victime de votre voracité. Vous
êtes un Welche, un barbare! vous touchez sans
respect à mes fossiles, vous brise? indignement
mes charmantes petites columbœ de la craie
blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et
d'amour! Quoi! je vous invite à voir la plus
belle collection qui existe dans le pays, une
collection à laquelle ont contribué tous les
savants de l'Europe, et, non content de vouloir
tout avaler comme un goinfre ignorant, vous
détériorez mes précieux spécimens ! Je vais vous
traiter comme vous le méritez et vous faire sen-
tir ce que pèse le marteau d'un géologue!
Le danger que je courais dissipa à l'instant
même les fumées du vin blanc, et, voyant que
j'étais entouré de fossiles et non de comestibles,
je saisis à temps le bras du gnome et lui arra-
chai son arme; mais il s'élança sur moi et s'y
attacha comme un poulpe. Cette étreinte d'un
affreux bossu me causa une telle répugnance,
que je me sentis pris de nausées et le menaçai
de tout briser dans son musée d'huîtres s'il ne
me lâchait.
258 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le
gnome était d'une force surhumaine; je me
trouvai étendu par terre, et, alors, ne me con-
naissant plus, je ramassai la redoutable ostrea
pes-leonis pour la lui lancer.
Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me
hâtai de sortir de l'espèce d'antre qu'il appelait
son musée, et je me trouvai sur le bord de \t
mer, face à face avec le garçon de l'hôtel où
j'avais déjeuné.
— Si monsieur désire des huîtres, me dit-il,
nous en aurons à dîner. On m'en a promis
douze douzaines.
— Au diable les huîtres! m'écriai-je. Qu'on
ne m'en parle plus jamais! Oui, que le diable
les emporte toutes, depuis la matercuîa des
terres cuivreuses jusqu'à Yœdulis des temps
modernes !
Le garçon me regarda d'un air stupéfait. Puis,
d'un ton de sérénité philosophique :
— Je vois ce q , dit-il. Le ^autcrne
était un peu fort; ce soir, on servira du chablis
à monsieur.
LE GNOME DES HUITRES 259
Et, comme j'allais me fâcher, il ajouta gra-
cieusement;
— Monsieur a été sobre, mais il a déjeuné
en compagnie, d'un fou, et c'est cela qui a porté
à la tête de monsieur.
— En compagnie d'un fou? Oui, certes, répon-
disse ; comment appelez-vous ce gnome?
— Monsieur l'appelle par son vrai nom, car
c'est ainsi qu'on le désigne dans le pays. Le
gnome, c'est-à-dire le poulpiquet des huîtres. Ce
n'est pas un méchant homme, mais c'est un
maniaque qui, en fait d'huîtres, ne se soucie que
de l'écaillé. On le tient pour sorcier: mof,je le
crois bête! Monsieur a eu à se plaindre de ses
manières?
Je ne voulus pas raconter à ce garçon d'hôtel
ma ridicule aventure, et je m'éloignai, résolu
à faire une bonne promenade sur le rivage,
afin de regagner l'appétit nécessaire pour le
dîner.
Mais je n'allai pas loin. Un invincible besoin
de dormir s'empara de moi, et je dus m'étendre
sur le sable en un coin abrité. Quand j'ouvris
260 CONTES D'UNE GRAND'MÉRE
les yeux, la nuit était venue et la mer montait.
Il n'était que temps d'aller dîner et je marchai
avec peine sur les mille débris que rapporte sur
la grève la marée qui lèche les rivages, vieux
souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, débris
d'embarcation couverts d'anatifes gâtés et in-
fects, chapelets de petites moules, cadavres de
méduses sur lesquels le pied glisse à chaque pas.
Je me hâtais, saisi d'un dégoût que la mer ne
m'avait jamais inspiré, lorsque je vis errer autour
de moi dans l'ombre une forme vague qui, d'a-
près son exiguïté, ne pouvait être que celle du
gnome. J'avais l'esprit frappé. Je ramassai un pieu
apporté par les eaux, et me mis à sa poursuite.
Je le vis ramper dans la vase et chercher à me
saisir les jambes. Un coup vigoureusement appli-
qué sur l'échiné lui fit jeter un cri si étrange, et
il devint si petit, si petit, que je le vis entrer dans
une énorme coquille qui bâillait a ^es pieds. Je
voulus m'en emparer: horreur! mes mains ne
saisirent qu'une peau velue, tandis qu'une lan-
gue froide se promenait sur mon visage. J'allais
lancer le monstre à la mer, lorsque je reconnus
LE GNOME DES HUITRES 261
mon bon chien Tom, que j'avais enfermé dans
ma chambre, à l'hôtel, et qui avait réussi à s'é-
chapper pour venir à ma rencontre.
Je rentrai alors tout à fait en moi-même et jt
m'en allai dîner à l'hôtel, où l'on me servit d'ex-
cellentes huîtres à discrétion. J'avoue que je les
mangeai sans appétit. J'avais la tête troublée, et
m'imaginais voir le gnome s'échapper de chaque
coquille et gambader sur la table en se moquant
de moi.
Le lendemain , comme je m'apprêtais à dé-
jeuner, je vis tout à coup le gnome en personne
s'asseoir à mes côtés.
— Je vous demande pardon, me dit-il, de vous
avoir ennuyé beaucoup hier avec mes fossiles.
J'avais encore à vous en montrer quelques-uns
des terrains crétacés, entre autres Yostrea spinosa,
qui est fort curieuse. L'étage de la craie blanche
est fort riche en espèces différentes. Après cela,
nous serions arrivés aux terrains tertiaires, où
nous aurions trouvé la bellovacina et la longi-
rostris, qui se rapprochent beaucoup des huîtres
contemporaines Yœdulis et la perlière.
15.
262 CONTES DUNE GRAND MÈRE
— Est-ce fini? m'écriai-je, et puis-je espérei
qu'aujourd'hui, du moins, vous me
manger en paix Yœdulis cancalis, sans m'assas-
siner avec vos fossiles tesl
— Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l'étudt
géologique de l'huître. Elle caractérise admira-
blement les étages géologiques ; elle est, comme
l'a dit un savant, la médaille comme morative des
qui n'ont point d'histoire : elle marque,
par ses transformations successives, le lent el
continuel changement des milieux auxquels sa
forme a su se plier. Les unes sont taillées pour
la flottaison comme arcuata et carinaîa. D'autres
ont vécu attachées aux roches, comme gregnria
et deltoiclca. En général, l'huître, par sa ten-
dance à l'agglomération, peut servir de modèle
aux sociétés humaines.
— Exemple trop suivi, monsieur! repris-je
avec humeur. Je vous conseille, en vérité, de
prêcher l'union des partis, à l'état de bancs
d'huîtres !
— Ne parlons pas politique, monsieur, dit le
gnome en souriant. La science ne s'égare pas
LE &NOMB DES HUITRES 263
sur ce terrain-là. C'est l'étage supérieur des ter-
rains modernes, qu'on pourrait appeler le corner-
vator-bank.
— Si l'on peut rire avec vous, à la bonne
heure! repris-je. Vous me paraissez mieux dis-
posé qu'hier.
— Hier ! Aurais-je manqué à la politesse et à
l'hospitalité? J'en serais désolé! Vous m'aviez lait
boire beaucoup de sauterne et je suis habitué
au cidre. Je me rappelle un peu confusément...
— Vous ne vous souvenez pas d'avoir voulu
m'assassiner?
— Moi? Dieu m'en garde! Comment un pauvre
petit vieux contrefait comme je le suis, eût- il
pu songer à se mesurer avec un gaillard de
votre apparence ?
— Vous vous êtes pourtant jeté sur moi et
vous m'avez même terrassé un instant!
— Terrassé, moi! Ne serait-ce pas plutôt...? ii
était fort, le sauterne ! Vous vouliez tout casser
chez moi! Mais, puisque nous ne nous souvenons
pas bien ni l'un ni l'autre, achevons d'oublier nos
discordes en déjeunant ensemble de bonne ami-
264 CONTES D'UNE GRAXD'MÈRE
tié. Je suis venu ici pour vous prier d'accepter
le repas que vous m'avez forcé d'accepter hier.
Je vis alors que le gnome était un aimable
homme, car il me fit servir un vrai festin où je
m'observai sagement à l'endroit des vins et où
il ne fut plus question d'huîtres que pour les
déguster. Je repartais à midi, il m'accompagna
jusqu'au chemin de fer en me laissant sa carte :
il s'appelait tout bonnement M. Gaume.
LA FÉE AUX GROS YEUX
Elsie avait une gouvernante irlandaise fort sin-
gulière. C'était la meilleure personne qui fût au
monde, mais quelques animaux lui étaient anti-
pathiques à ce point qu'elle entrait dans de
véritables fureurs contre eux. Si une chauve-
souris pénétrait le soir dans l'appartement, elle
faisait des cris ridicules et s'indignait contre les
personnes qui ne couraient pas sus à la pauvre
bête. Comme beaucoup de gens éprouvent de la
répugnance pour les chauves-souris , on n'eût
pas fait grande attention à la sienne, si elle ne
se fût étendue à de charmants oiseaux, les fau-
vettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres
266 CONTES D'UNE GRAXD MÈRE
insectivores, sans en excepter les rossignols,
qu'elle traitait de cruelles bêtes. Elle s'appelait
miss Barbara ***, mais on lui avait donné le
surnom de fée aux gros yeux; fée, parce qu'elle
était très-savante et très-mystérieuse ; aux gros
yeux, parce qu'elle avait d'énormes yeux clairs
saillants et bombés, que la malicieuse 1
comparait à des bouchons de carafe.
Elsie ne détestait pourtant pas sa gouvernante,
qui était pour elle l'indulgence et la patience
mêmes : seulement, elle s'amusait de ses bizar-
reries et surtout de sa prétention à voir mieux
que les autres, bien qu'elle eût pu gagner le
grand prix de myopie au concours de la con-
scription. Elle ne se doutait pas de la présence
des objets, à moins qu'elle ne les touchât avec
son nez, qui par malheur était des plus courts.
Ln jour qu'elle avait donné du front dans
une porte à demi ouverte, la mère d'EIsie lui
avait dit :
— Vraiment, à quelque jour, vous vous ferez
grand mal! Je vous a$s!iiv, ma chère Barbara,
que vous devriez porter des lunettes.
LA F£E AUX GROS YEUX 267
Barbara lui avait répondu avec vivacité :
— Des lunettes, moi? Jamais! je craindrais
de me gâter la vue !
Et, comme on essayait de lui faire comprendre
que sa vue ne pouvait pas devenir plus mauvaise,
elle avait répliqué, sur un ton de conviction
triomphante, qu'elle ne changerait avec qui que
ce soit les trésors de sa vision. Elle voyait les
plus petits objets comme les autres avec les
loupes les plus fortes; ses yeux étaient deux
lentilles de microscope qui lui révélaient à
chaque instant des merveilles inappréciables aux
autres. Le fait est qu'elle comptait Jes fils de la
plus fine batiste et les mailles des tissus les
plus déliés, là où Elsie, qui avait ce qu'on appelle
de bons yeux, ne voyait absolument rien.
Longtemps on l'avait surnommée miss Frog
(grenouille), et puis on l'appela miss Maybug
(hanneton), parce qu'elle se cognait partout;
enfin, le nom de fée aux gros yeux prévalut,
p-ïrce qu'elle était trop instruite et trop intelli-
gente pour être comparée à une bete, et aussi
parce que tout le monde, en voyant les décou-
268 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE
pures et les broderies merveilleuses qu'elle savait
faire, disait :
— C'est une véritable fée!
Barbara ne semblait pas indifférente à ce
compliment, et elle avait coutume de répondre :
— Qui sait? Peut-être! peut-être!
Un jour, Elsie lui demanda si elle disait sérieu-
sement une pareille chose, et miss Barbara
répéta d'un air malin :
— Peut-être, ma chère enfant, peut-être!
Il n'en fallut pas davantage pour exciter la
curiosité d'Elsie; elle ne croyait plus aux tées,
car elle était déjà grandelette, elle avait bien
douze ans. Mais elle regrettait fort de n'y plus
croire, et il n'eût pas fallu la prier beaucoup
pour qu'elle y crût encore.
Le fait est que miss Barbara avait d'étranges
habitudes. Elle ne mangeait presque rien et ne
dormait presque pas. On n'était même pas bien
certain qu'elle dormît, car on n'avait jamais vu
son lit défait. Elle disait qu'elle le refaisait elle-
même chaque jour, de grand matin, en s'éveil-
lant, parce qu'elle ne pouvait dormir que dans
LA FEE AUX GROS YEUX B89
un lit dressé à sa guise. Le soir, aussitôt qu'Elsie
quittait le salon en compagnie de sa bonne qui
couchait auprès d'elle, miss Barbara se retirait avec
empressement dans le pavillon qu'elle avait choisi
et demandé pour logement, et on assurait qu on
y voyait de la lumière jusqu'au jour. On préten-
dait même que, la nuit, elle se promenait avec
une petite lanterne en parlant tout haut avec
des êtres invisibles.
La bonne d'Elsie en disait tant, qu'un beau
soir, Elsie éprouva un irrésistible désir de savoir
ce qui se passait chez sa gouvernante et de sur-
prendre les mystères du pavillon.
Mais comment oser aller la nuit dans un
pareil endroit? Il fallait faire au moins deux,
cents pas à travers un massif de lilas que cou-
vrait un grand cèdre, suivre sous ce double
ombrage une allée étroite, sinueuse et toute noire!
— Jamais, pensa Elsie, je n'aurai ce courage-là.
Les sots propos des bonnes l'avaient rendue
peureuse. Aussi ne s'y hasarda-t-elte pas Mais elle
se risqua pourtant le lendemain à questionner
Barbara sur l'emploi de ses longues veillées.
27Ô CONTES D'UNE GRANDMÈRE
— Je m'occupe, répondit tranquillement la fée
aux gros y^jux. Ma journée entière vous est con-
sacrée; le soir m'appartient. Je l'emploie à tra-
vailler pour mon compte.
— Vous ne savez donc pas tout, que vous
étudiez toujours?
— Plus on étudie, mieux on voit qu'on n
sait rien encore.
— Mais qu'est-ce que vous étudiez donc tant?
Le latin c: le grec ?
— Je sais le grec et le latin. C'est autre chose
qui m'occupe.
— Quoi donc? Vous ne voulez pas le dire?
— Je regarde ce que moi seule je peux
voir.
— Vous voyez quoi ?
— Permettez-moi de ne pas vous le dire; vous
voudriez le voir aussi, et vous ne pourriez pas
ou vous le verriez mal, ce qui serait un chagrin
pour vous.
— C'est donc bien beau, ce que \
— Plus beau que tout ce que vous avez vu
et verrez jamais de beau dans vos rêves.
LA FÉE AUX GROS YEUX 27i
— Ma chère miss Barbara, faites-le-moi voir,
je vous en supplie!
— Non, mon enfant, jamais! Cela ne dépend
pas de moi.
— Eh bien, je le verrai ! s'écria Elsie dépitée
J'irai la nuit chez vous, et tous ne me mettrez
pas dehors.
— Je ne crains pas votre visite. Vous n'ose-
riez jamais venir!
— Il faut donc du courage pour assister à vos
sabbats ?
— Il faut de la patience et vous en manquez
absolument.
Elsie prit de l'humeur et parla d'autre chose.
Puis elle revint à la charge et tourmenta si bien
la fée, que celle-ci promit de la conduire le soir
à son pavillon, mais 'en l'avertissant qu'elle ne
verrait rien ou ne comprendrait rien à ce qu'elle
verrait.
Voir! voir quelque chose de nouveau, d'in-
connu, quelle soif, quelle émotion pour une petite
fille curieuse ! Elsie n'eut pas d'appétit à dîner,
elle bondissait involontairement sur sa chaise,
272 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
elle comptait les heures, les minutes. Enfin,
après les occupations de la soirée, elle obtint de
sa mère la permission de se rendre au pavillon
avec sa gouvernante.
A peine étaient-elles dans le jardin qu'elles
firent une rencontre dont miss Barbara parut
fort émue. C'était pourtant un homme d'appa-
rence très-inoffensive que M. Bat, le précepteur
des frères d'Elsie. Il n'était pas beau : maigre,
très-brun, les oreilles et le nez pointus, et tou-
jours vêtu de noir de la tête aux pieds, avec
des habits à longues basques, très-pointues aussi.
Il était timide, craintif même; hors de ses leçons,
il disparaissait comme s'il eût éprouvé le besoin
de se cacher. Il ne parlait jamais à table, et le
soir, en attendant l'heure de présider au coucher
de ses élèves, il se promenait en rond sur la
terrasse du jardin, ce qui ne faisait de mal à
personne, mais paraissait être l'indice d'une tête
sans réflexion livrée à une oisiveté stupide. Miss
Barbara ifen jugeait pas ainsi. Elle mît M. Bat
en horreur, d'abord à cause de son nom qui
signifie chauve-souris en anglais. Elle prétendait
LÀ FEE AUX GROS YEUX 273
que, quand on a le malheur de porter un pareil
nom , il faut s'expatrier afin de pouvoir s'en
attribuer un autre en pays étranger. Et puis
elle avait toute sorte de préventions contre lui,
elle lui en voulait d'être de bon appétit, elle le
croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses
bizarres promenades en rond dénotaient les plus
funestes inclinations et cachaient les plus sinis-
tres desseins.
Aussi, lorsqu'elle le vit sur la terrasse, elle
frissonna. Elsie sentit trembler son bras auquel
le sien s'était accroché. Qu'y avait-il de surpre-
nant à ce que M. Bat, qui aimait le grand air,
fût dehors jusqu'au moment de la retraite de ses
élèves, qui se couchaient plus tard qu'Elsie, la
plus jeune des trois? Miss Barbara n'en fut pas
moins scandalisée, et, en passant près de lui,
elle ne put se retenir de lui dire d'un ton sec :
— Est-ce que vous comptez rester là toute la
uit?
M. Bat fît un mouvement pour s'enfuir ; mais,
craignant d'être impoli, il s'efforça pour répon-
dre et répondit sous forme de question :
274 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
— Est-ce que ma pré.-.ence gêne quelqu'un,
et désire-t-on que je rentre?
— Je n'ai pas d'ordres à vous donner, reprit Bar-
bara avec aigreur, mais il m'est permis de c
que vous seriez mieux au parloir avec la famille.
— Je suis mal au parloir, répondit mod
ment le précepteur, mes pauvres yeux y souf-
frent cruellement de la chaleur et de la vive
clarté des lampes.
— Ah! vos yeux crai£..ient la lumière? J'en
yàie! Il vous faut tout au plus le crépus-
cule? Vous voudriez pouvoir voler en rond toute
la nuit?
— Naturellement! répondit le précepteur en
a'effûiçant de rire pour paraître aimable : ne
suis-je pas une bat?
— Il n'y a pas de quoi se vanter ! s'écria
Barbara en frémissant de colère.
Et elle entraîna Elsie interdite, dans l'on,
épaisse de la petite allée.
— Ses yeux, ses pauvres yeux 1 îepétait Bar-
bara en haussant convulsivement les
aûs que je te plaigne, animal féroce!
LA FÉE AUX GROS YEUX 275
— Vous êtes bien dure pour ce pauvre homme,
dit Elsie. Il a vraiment la vue sensible au point
de ne plus voir du tout aux lumières.
— Sans doute, sans doute! Mais comme il
prend sa revanche dans l'obscurité! C'est un
nyctalope et, qui plus est, un presbyte.
Elsie ne comprit pas ces épithètes, qu'elle crut
déshonorantes et dont elle n'osa pas demai
l'explication. Elle était encore dans l'ombre de
l'allée qui ne lui plaisait nullement et voyait
enfin s'ouvrir devant elle le sombre berceau au
fond duquel apparaissait le pavillon blanchi par
un clair regard de la lune à son lever, lorsqu'elle
recula en forçant miss Barbara à reculer aussi.
— Qu'y a-t-il? dit la dame aux gros yeux, qui
ne voyait rien du tout.
— Il y a... il n'y a rien, répondit Elsie embar-
rassée. Je voyais un homme noir devant nous,
et, à présent, je distingue M. Bat qui passe
devant la porte du pavillon. C'est lui qui se
promène dans votre parterre.
— Ah! s'écria miss Barbara indignée, je
devais m'y attendre. Il me poursuit, il m'épie,
276 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
il prétend dévaster mon ciel! Mais ne craignez
rienj chère Elsie, je vais le traiter comme il le
mérite.
Elle s'élança en avant.
— Ah çà! monsieur, dit-elle en s' adressant à
un gros arbre sur lequel la lune projetait l'om-
bre des objets, quand cessera la persécution dont
vous m'obsédez?
Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie
l'interrompit en l'entraînant vers la porte du
pavillon et en lui disant :
— Chère miss Barbara, vous vous trompez,
vous croyez parler à M. Bat et vous parlez à
votre ombre. M. Bat est déjà loin, je ne le vois
plus et je ne pense pas qu'il ait eu l'idée de nous
suivre.
— Je pense le contraire, moi, répondit la
gouvernante. Comment vous expliquez-vous qu'il
soit arrivé ici avant nous, puisque nous l'avions
laissé derrière et ne l'avons ni vu ni entendu
passer à nos côtés?
— Il aura marché à travers les plates-bandes,
reprit Elsie; c'est le plus court chemin et c'est
LA FÉE AUX GROS YEÛI 277
i*5iui que je prends souvent quand le jardinier
ne me regarde pas.
— Non, non ! dit miss Barbara avec angoisse,
il a pris par-dessus les arbres. Tenez, vous qui
voyez loin, regardez au-dessus de votre tête ! Je
parie qu'il rôde devant mes fenêtres !
Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais,
au bout d'un instant, elle vit l'ombre mouvante
d'une énorme chauve-souris passer et repasser
sur les murs du pavillon. Elle n'en voulut rien
dire à miss Barbara, dont les manies l'impatien-
taient en retardant la satisfaction de sa curiosité.
Elle la pressa d'entrer chez elle en lui disant
qu'il n'y avait ni chauve-souris ni précepteur
pour les épier.
— D'ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le
petit parloir du rez-de-chaussée, si vous êtes
inquiète, nous pourrons fort bien fermer la
fenêtre et les rideaux.
— Voilà qui est impossible! répondit Barbara.
Je donne un bal et c'est par la fenêtre que mes
invités do /vent se présenter chez moi.
— Un bal! s'écria Elsie stupéfaite, un bal dans
16
278 CONTES D'UNE GRAND' MÈRE
ce petit appartement? des invités qui doivent
entrer par la fenêtre ? Vous vous moquez de moi,
miss Barbara.
— Je dis un bal, un grand bal, répondit Bar-
bara en allumant une 'ampe qu'elle posa sur le
bord de la fenêtre; des toilettes magnifiques, un
luxe inouï!
— Si cela est, dit Elsie ébranlée par l'assu-
rance de sa gouvernante, je ne puis rester ici
dans le pauvre costume où je suis. Vous eussiez
dû m'avertir, j'aurais mis ma robe rose et mon
collier de perles.
— Oh! ma chère, répondit Barbara en pla-
çant une corbeille de fleurs à côté de la lampe,
vous auriez beau vous couvrir d'or et de pier-
reries, vous ne feriez pas le moindre effet à côté
de mes invités.
Elsie un peu mortifiée garda le silence et at-
tendit. Miss Barbara mit de l'eau et du miel dans
une soucoupe en disant :
— Je prépare les rafraîchissements
Puis, tout à coup, elle s'écria :
— En voici un! c'est la princesse nepticula
LA FÉE AUX GROS ÏEUX 279
marginicollella avec sa tunique de velours noir
traversée d'une large bande d'or. Sa robe est
en dentelle noire avec une lorgue frange. Pré-
sentons-lui une feuille d'orme, c'est le palais de
ses ancêtres où elle a vu le jour. Attendez!
Donnez-moi cette feuille de pommier pour sa
cousine germaine, la belle malella, dont la
vobe noire a des lames d'argent et dont la jupe
frangée est d'un blanc nacré. Donnez-moi du
genêt en fleurs, pour réjouir les yeux de ma chère
cemiostoma spartifoliella, qui approche avec sa
toilette blanche à ornements noir et or. Voici
des roses pour vous, marquise nepticula cent if o-
liella. Regardez, chère Elsieî admirez cette tu-
nique grenat bordée d'argent. Et ces deux illus-
tres lavernides : linneella, qui porte sur sa robe
une écharpe orange brodée d'or, tandis que
schranckella a l'écharpe orange lamée d'argent.
Quel goût, quelle harmonie dans ces couleurs
voyantes adoucies par le velouté des étoffes, la
transparence des franges soyeuses et l'heureuse
répartition des quantités ! L'adélide panzerdla
est toute en drap d'or bordé de noir, sa jupe
280 CONTES D'UNE GRAND MÈRE
est lilas à frange d'or. Enfin, la pyrale rosella,
que voici et qui est une des plus simples, a la
robe de dessus d'un rose vif teintée de blanc sur
les bords. Quel heureux effet produit sa robe de
dessous d'un brun clair ! Elle n'a qu'un défaut,
c'est d'être un peu grande ; mais voici venir une
troupe de véritables mignonnes exquises. Ce
sont des tinéines vêtues de brun et semées de
diamants, d'autres blanches avec des perles sur
de la gaze. Dispmictella a dix gouttes d'or sur
sa robe d'argent. Voici de très-grands personnages
d'une taille relativement imposante : c'est la fa-
mille des adélides avec leurs antennes vingt fois
plus longues que leur corps, et leur vêtement
d'or vert à reflets rouges ou violets qui rappellent
la parure des plus beaux colibris. Et, à présent,
voyez! voyez la foule qui se presse! il en viendra
encore, et toujours ! et vous, vous ne saurez la-
quelle de ces reines du soir admirer le plus pour
la splendeur de son costume et le goût exquis
de sa toilette. Les moindres détails du corsage,
des antennes et des pattes sont d'une délicatesse
inouïe et je ne pense pas que vous ayez jamais
LA FÉE AUX GROS YEUX 281
vu nulle part de créatures aussi parfaites. A pré-
sent, remarquez la grâce de leurs mouvements,
la folle et charmante précipitation de leur vol,
la souplesse de leurs antennes qui est un lan-
gage, la gentillesse de leurs attitudes. N'est-ce
pas, Elsie, que c'est là une fête inénarrable,
et que toutes les autres créatures sont laides,
monstrueuses et méchantes en comparaison de
celles-ci?
— Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous
faire plaisir, répondit Elsie désappointée, mais
la vérité est que je ne vois rien ou presque rien
de ce que vous me décrivez avec tant d'enthou-
siasme. J'aperçois bien autour de ces fleurs et
de cette lampe, des vols de petits papillons mi-
croscopiques, mais je distingue à peine des points
brillants et des points noirs, et je crains que
vous ne puisiez dans votre imagination les splen-
deurs dont il vous plaît de les revêtir.
— Elle ne voit pas ! elle ne distingue pas !
s'écria douloureusement la fée aux gros yeux.
Pauvre petite! j'en étais sûre! Je vous l'avais
bien dit, que votre infirmité vous prkerait des
16.
282 CONTES D'UNE GRAN'DMERE
joies que je savoure! Heureusement, j'ai su com-
patir à la débilité de vos organes ; voici un in-
strument dont je ne me sers jamais, moi, et que
j'ai emprunté pour vous à vos parents. Prenez
et regardez.
Elle offrait à Elsie une forte loupe, dont, faute
d'habitude, Elsie eut quelque peine à se servir.
Enfin, elle réussit, après une certaine fatigue, à
distinguer la réelle et surprenante beauté d'un
de ces petits êtres; elle en fixa un autre et vit
que miss Barbara ne Pavait pas trompée: l'or,
la pourpre, l'améthyste, le grenat, l'orange, les
perles et les roses se condensaient en ornements
symétriques sur les manteaux et les robes de ces
imperceptibles personnages. Elsie demandait naï-
vement pourquoi tant de richesse et de beauté
étaient prodiguées à des êtres qui vivent tout
au plus quelques jours et qui volent la nuit,
à peine saisissables au regard de l'homme.
— Ah ! voilà ! répondit en riant la fée aux gros
yeux Toujours la même question! Ma pauvre
Elsie, les grandes personnes la font aui>si, c'est-
à-dire qu'elles n'ont, pas plus que les enfants,
LÀ FÉE AUX GROS YEUX 283
l'idée saine des lois de l'univers. Elles croient
que tout a été créé pour l'homme et que ce qu'il
ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas
exister. Mais moi, la fée aux gros yeux, comme
on m'appelle, je sais que ce qui est simplement
beau est aussi important que ce que l'homme
utilise, et je me réjouis quand je contemple des
choses ou des êtres merveilleux dont personne
ne songe à tirer parti Mes chers petits papillons
sont répandus par milliers de milliards sur la
terre, ils vivent modestement en famille sur une
petite feuille, et personne n'a encore eu l'idée de
les tourmenter.
— Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les
fauvettes, les rossignols s'en nourrissent, sans
compter les chauves-souris!
— Les chauves-souris! Ah! vous m'y faites
songer ! La lumière qui attire mes pauvres petits
amis et qui me permet de les contempler, attire
aussi ces horribles bêtes qui rôdent des nuits en-
tières, la gueule ouverte, avalant tout ce qu'elles
rencontrent. Allons, le bal est fini, éteignons
cette lampe. Je vais allumer ma lanterne, car
284 CONTES D'UNE GRAND'MERE
la lune est couchée, et je vais vous reconduire
au château.
Comme elles descendaient les marches du pe-
tit perron du pavillon :
— Je vous l'avais bien dit, Elsie, ajouta miss
Barbara, vous avez été déçue dans votre attente,
vous n'avez vu qu'imparfaitement mes petites
fées de la nuit et leur danse fantastique autour
de mes fleurs. Avec une loupe, on ne voit qu'un
objet à la fois, et, quand cet objet est un être
vivant, on ne le voit qu'au repos. Moi, je vois
tout mon cher petit monde à la fois, ie ne
perds rien de ses allures et de ses fantaisies. Je
vous en ai montré fort peu aujourd'hui. La
soirée était trop fraîche et le vent ne donnait
pas du bon côté. C'est dans les nuits d'orage
que j'en vois des milliers se réfugier chez moi,
ou que je les surprends dans leurs abris de feuil-
lage et de fleurs. Je vous en ai nommé quel-
ques-uns, mais il y en a une multitude d'autres
qui, selon la saison, éclosent à une courte exis-
tence d'ivresse, de parure et de fêtes. On ne
les connaît pas tous, bien que certaines person-
LA FEE AUX GROS YEUX 285
nés savantes et patientes les étudien* jvec soin
et que l'on ait publié de gros livres où ils sont
admirablement représentés avec un fort grossis-
sement pour les yeux faibles ; mais ces livres ne
suffisent pas, et chaque personne bien douée et
bien intentionnée peut grossir le catalogue acquis
à la science par des découvertes et des observa-
tions nouvelles. Pour ma part, j'en ai trouvé
un grand nombre qui n'ont encore ni leurs
noms ni leurs portraits publiés, et je m'ingénie
à réparer à leur profit l'ingratitude ou le dédain
de la science. Il est vrai qu'ils sont si petits,
si petits; que peu de personnes daigneront les
observer.
— Est-ce qu'il y en a de plus petits que
ceux que vous m'avez montrés? dit Elsie, qui
voyant miss Barbara arrêtée sur le perron, s'était
appuyée sur la rampe.
Elsie avait veillé plus tard que de coutume,
elle n'avait pas eu toute la surprise et tout le
plaisir qu'elle se promettait et le sommeil com-
mençait à la gagner.
— Il y a de* êtres infiniment petits, dont on
286 CONTES D'UNE GRANDMERE
ne devrait pas parler sans respect, répliqua miss
Barbara, qui ne faisait pas attention à la fatigue
de son élève. 11 y en a qui échappent au regard
de l'homme et aux plus forts grossissements des
instruments. Du moins je le présume et je le
crois, moi qui en vois plus que la plupart des
gens n'en peuvent voir. Qui peut dire à quelles
dimensions, apparentes pour nous, s'arrête la vie
Jui nous prouve que les puces n'ont
pas des puces, lesquelles nourrissent à leur
tour des puces qui en nourrissent d'autres, et ainsi
jusqu'à l'infini? Quant aux papillons, puisque les
plus petits que nous puissions apercevoir sont
in: ntestablement plus beaux que les gros, il
n'y a pas de raison pour qu'il n'en existe pas
une foule d'autres encore plus beaux et plus
p ils dont les savants ne soupçonneront jamais
l'existence.
Miss h dbara en était là de sa démonstration,
sans *e douter qu'Elsie, qui s'était laissée glisser
sur les marches du perron, dormait i& tout son
cœur, lorsqu'un choc inattendu enleva brusque-
ment la petite lanterne des mains de la gouver-
LÀ FËE AUX GROS YEUX 287
nante et H tomber cet objet sur les genoux
d'Elsie réveillée en sursaut.
— Une chauve-souris! une chauve-souris!
s'écria Barbara éperdue en cherchant à ramasser
la lanterne éteinte et brisée.
Elsie s'était vivement levée sans savoir où elle
était.
— Là! là! criait Barbara, sur votre jupe,
rhorrible bête est tombée aussi, je l'ai vue tom-
ber, elle est sur vous!
Elsie n'avait pas peur des chauves-souris, mais
elle savait que, si un choc léger les étourdit,
elles ont de bonnes petites dents pour mordre,
quand on veut les prendre, et, avisant un point
noir sur sa robe, elle le saisit dans son mou-
choir en disant :
— Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara,
je la tiens bien !
— Tuez-la, étouffez-la, Elsie I Serrez bien
fort, étouffez ce mauvais génie, cet affreux pré-
cepteur qui me persécute!
Elsie ne comprenait plus rien à la folie de sa
gouvernante; elle n'aiuiait pas à tuer et trouvait
28- CONTES D'UNE GRANDMÈRK
les chauves-souris fort utiles, vu qu'elles détrui-
sent une multitude de cousins et d'insectes nui-
sibles. Elle secoua son mouchoir instinctivement
pour faire échapper le pauvre animal; mais
quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur en
voyant M. Bat s'échapper du mouchoir et s'élan-
cer sur miss Barbara, comme s'il eût voulu la
dévorer !
Elsie s'enfuit à travers les plates-bandes, en
proie à une terreur invincible. Mais, au bout de
quelques instants, elle fut prise de remords, se
retourna et revint sur ses pas pour porter
secours à son infortunée gouvernante. Miss Bar-
bara avait disparu et la chauve-souris volait en
rond autour du pavillon.
— Mon Dieu! s'écria Elsie désespérée, cette
bête cruelle a avalé ma pauvre fée! Ah! si
j'avais su, je ne lui aurais pas sauvé la vie!
La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva
devant Elsie.
— Ma chère enfant, lui dit-il, c'est bien et
c'est raisonnable de sauver la vie à de pauvres
persécutés. Ne vous repentez pas d'une bonne
LA FÉE AUX GROS YEUX 289
action, miss Barbara n'a eu aucun mal. En
l'entendant crier, j'étais accouru, vous croyant
l'une et l'autre menacées de quelque danger
sérieux. Votre gouvernante s'est réfugiée et
barricadée chez elle en m' accablant d'injures
que je ne mérite pas. Puisqu'elle vous abandonne
à ce qu'elle regarde comme un grand péril, vou-
lez-vous me permettre de vous reconduire à
votre bonne, et n'aurez-vous point peur de moi?
— Vraiment, je n'ai jamais eu peur de vous,
monsieur Bat, répondit Elsie, vous n'êtes point
méchant, mais vous êtes fort singulier.
— Singulier, moi? Qui peut vous faire penser
que j'aie une singularité quelconque?
— Mais... je vous ai tenu dans mon mouchoir
tout à l'heure, monsieur Bat, et permettez-moi
de vous dire que vous vous exposiez beaucoup,
car, si j'avais écouté miss Barbara, c'était fait de
vous !
— Chère miss Elsie, repondit le précepteur en
riant, je comprends maintenant ce. qui s'est pas-
sé et je vous bénis de m'avoir soustrait à la haine
de cette pauvre fée, qui n'est pas méchante non
17
290 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
plus, mais qui est bien plus singulière que moP.
Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort
invraisemblable que M. Bat eût le pouvoir de
devenir homme ou bête à volonté. A déjeuner, elle
remarqua qu'il avalait avec délices des tranches
de bœuf saignant, tandis que miss Barbara ne
prenait que du thé. Elle en conclut que le pré-
cepteur n'était pas homme à se régaler de micros,
et que la gouvernante suivait un régime propre
à entretenir ses vapeurs.
FIN
TABLE
LE CHÊNE PARLANT -. e , , . 1
le chien et la fleur sacrée 63
l'orgue du titan 143
ce que disent les pleurs 183
le marteau rouge 203
la fée toussière , 223
le gnome des huitres 4 . 247
LA FÉE kC\X GROS TKUX 265
EMILE COLIN ET C,e — IMPRIMERIE DE LAGNY — 13675-3-06-
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