Skip to main content

Full text of "Contes d'une grand'mère"

See other formats


BIBLIOTHEQUE    CONTEMPORAINE 


GEORGE    SAND 


Œ l    V  RE  S     COHPL È T K  S 


CONTES     DU  NE     GRAX  I)   MERE 


LE 


CHÊNE   PARLANT 


LE     CHIEN      i:  I    LA      F  I.  E  I    K     SACRE] 

L'ORGUE     I)  l        l  I  1    \  N      —     CE     QUE      I»  1  S  i    \   i      LES     FLEUR! 

LE     MARTEAU     ROUGE 

LA     FÉE     POUSSIÈRE   —   LE     GNOME     lus     HUITRES 

LA     1   L  i:     A  l   \     ii  nos      \  i;  i    \ 


PARIS 

CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 
3,    RUE    AUBER,    3 


ŒUVRES    COMPLÈTES 

DE 

GEORGE     SAND 


CONTES    D'UNE    GRAND'MÈRE 


CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 


ŒUVRES     COMPLETES 
DE 

GEORGE    SAND 


FORMAT  GRAND   IN- 18 


Les  Amours  de  l'âge  d'or.    1 

Andriani 1 

André 1 

Antonia 1 

Autour  de  la  table....     1 

Le  Beau  Laurence 1 

Les  Beaux  Messieurs  de 

Bois-Doré 3 

Cad  io 1 

césarine  dletrich i 

le  chateau  des  désertes.    1 
Le  Château  de  Pigtordu.     1 

Le  Chêne  parlant 1 

Le  Compagnon   du  tour 

de  France 2 

La  Comtesse  de  Rudols- 

tadt 2 

La      Confession      d'une 

jeune  fill^ S 

Constance  Verrier 1 

Consuelo 3 

Correspondance 3 

Correspondance  entre 
George  Sand  et  Gus- 
tave Flaubert 

Contes  d'une  grand  mère. 

La  Coupe 

Les  Dames  vertes 

La  Daniella 

La  Dernière  Aldini 

Le  Dernier  Amour, 

Dernières  pages 

Les   Deux  Frères 

Le  Diable  aux  champs., 

Elle  et  Lui 

La  Famille  de  German 
dr  : 

La  Filleule , 

Flamarande 

Flavie 

Francia 

François  le  Champi.  . .. 

Histoire  DE  MA  VIE 

Un  Hiver  a  Majorque  - 
Spiridioo 

L'Homme   de  neige 

11  l    ■••>: 

Impressions  et  Souve 
ki  s 

Imdia.ha 

ISIDORA..     .     

JACQUES 

Jean  de  la  Roche 

Jean  Zisxa  —  Gabriel.. 


vol. 


Jeanne 

Journal    d'un    voyageur 
pendant  la  guerre.... 

Laura 

Légendes  rustiques 

Lélia  —  Métella  —  Cora. 
Lettres  d'un  Voyageur. 
Lucrezia-Floriani  -  Lavi- 

NIA 

Mademoiselle    La  Quin- 

tinie 

Mademoiselle  Merquem. 
Les  Maîtres  mosaïstes. 
Les  Maîtres  sonneurs.. 

Malgrétout 

La  Mare  au  Diable 

Le  Marquis  de  Yillemer. 

Ma  Sœur  Jeanne 

Mauprat 

Le  Meunier  d'Angibault. 
Monsieur   Sylvestre.... 

Mont-Revêche 

Nanon 

Narcisse 

Nouvelles 

Nouvelles  lettres  d'un 

Voyageur 

Pauline 

La   Petite   Fadette 

Le  Péché  de  M.  Antoine. 

Le  Piccinino 

Pierre   qui  roule 

Promenades  autour  d'un 

village 

Questions     d'art    et    de 

littérature 

Questions  politiques  et 

sociales 

Le  Secrétaire  intime... 
Les    sept  Cordes 

Lyre 

Simon 

Souvenirs  de  1848 

Tamaris 

Tever  ino—  Leone  Léoni . . 

Thévtre  complet 

Thé\tre  de  Nohant 

La  Toub  de  Percemont. 

—  Marianne 

L'Uscoque 

Valentine 

Valvèdre 

La  Ville  noire 


1  vol. 

1  — 

1  — 

1  — 

-2  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  - 

1  — 

1  — 

1  — 

1  - 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

1  — 

2  — 
2  — 
1  — 

1  — 

1  — 


1     — 


EMILE   COLIN   ET   C 


IMPRIMERIE    DE   LAGNY 


CONTES  D'UNE  GRANDMERE 


LE 


CHÊNE  PARLANT 


LE  CEIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE 

L'ORGUE  DU  TITAN  —  CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS 

LE  MARTEAU  ROUGE 

LA  FÉE  POUSSIÈBE  —  LE  GNOME  DES  HUITRBS 

LA  FÉE  AUX  GROS  YEUX 


GEORGE    SAND 


J) 


» 


PARIS 

CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 

3,    RUE    AUBER,     3 
Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservée. 


On»vers.;fa^^. 


•  C3 

note 


CONTES 

D'UNE  GRAND'MÈRE 


LE  CHÊNE  PARLANT 

À    MADEMOISELLE    BLANCHE    AMIC 

Il  y  avait  autrefois  en  la  forêt  de  Cernas  un 
gros  vieux  chêne  qui  pouvait  bien  avoir  cinq 
cents  ans.  La  foudre  l'avait  frappé  plusieurs 
fois,  et  il  avait  dû  se  faire  une  tête  nouvelle,  un 
peu  écrasée,  mais  épaisse  et  verdoyante. 

Longtemps  ce  chêne  avait  eu  une  mauvaise 
réputation.  Les  plus  vieilles  gens  du  village  voisin 
disaient  encore  que,  dans  leur  jeunesse,  ce  chêne 
parlait  ei  menaçait  ceux  qui  voulaient  se  reposer 
sous   son   ombrage.    Ils   racontaient   que   deux 

1 


2  CONTES   D'UNE   GRAND  MÈRE 

voyageurs,  y  cherchant  un  abri,  avaient  été  fou- 
droyés. L'un  d'eux  était  mort  sur  le  coup;  l'autre 
s'était  éloigné  à  temps  et  n'avait  été  qu'étu 
parce  qu'il  avait  été  averti  par  une  voix  qui  lui 
criait  : 

—  Va-t'en  vite  ! 

L'histoire  était  si  ancienne  qu'on  n'y  croya  t 
plus  guère,  et,  bien  que  cet  arbre  portât  encore 
le  nom  de  chêne  parlant,  les  pâtours  s'en  appro- 
chaient sans  trop  de  crainte.  Pourtant  le  mo. 
vint  où  il  fut  plus  que  jamais  réputé  sorcier 
après  l'aven lure  d'Emmi. 

Emmi  était  un  pauvre  petit  gardeurde  cochons, 
orphelin  et  très-malheureux,  non-seulement  parce 
qu'il  était  mal  logé,  mal  nourri  et  mal  vêtu,  mais 
encore  parce. qu'il  détestait  les  bêtes  que  la  mi- 
sé iv  le  forçait  à  soigner.  Il  en  avait  peur,  et  ces 
animaux,  qui  sont  plus  lins  qu'ils  n'en  ont  l'air, 
sentaient  bien  qu'il  n'était  pas  le  maître  avec 
eux.  Il  s'en  allait  dès  le  matin,  les  conduisant  à 
la  glandee,  dans  la  forêt.  Le  soir,  il  les  ramenait 
à  la  terme,  et  c'était  pitié  de  le  voir,  couvei 
méchants  haillons,  la  tête  nue,  ses  cheveux  hem- 


LE  CHÊNE  PARLANT  3 

ses  par  le  vent,  sa  pauvre  petite  figure  pâle,  maigre, 
terreuse,  l'air  triste,  effrayé,  souffrant,  chassant 
devant  lui  ce  troupeau  de  bêtes  criardes,  au  regard 
oblique,  à  la  tête  baissée,  toujours  menaçante.  À 
le  voir  ainsi  courir  à  leur  suite  sur  les  sombres 
bruyères,  dans  la  vapeur  rouge  du  premier  crépus- 
cule, on  eût  dit  d'un  follet  des  landes  chassé  par 
une  rafale. 

11  eût  pourtant  été  aimable  et  joli,  ce  pauvre 
petit  porcher,  s'il  eût  été  soigné,  propre,  heureux 
comme  vous  autres,  mes  chers  enfants  qui  me 
lisez.  Lui  ne  savait  pas  lire,  il  ne  savait  rien,  et 
c'est  tout  au  plus  s'il  savait  parler  assez  pour 
demander  le  nécessaire,  et,  comme  il  était  craintif, 
il  ne  le  demandait  pas  toujours,  c'était  tant  pis 
pour  lui  si  on  l'oubliait. 

Un  soir,  les  pourceaux  rentrèrent  tout  seuls  à 
l'étable,  et  le  porcher  ne  parut  pas  à  l'heure  du 
souper.  On  n'y  fit  attention  que  quand  la  soupe 
aux  raves  fut  mangée,  et  la  fermière  envoya  un  de 
ses  gars  pour  appeler  Emmi.  Le  gars  revint  dire 
qu'Emmi  n'était  ni  à  l'étable,  ni  dans  le  grsnier, 
où  il  couchait  sur  la  paflle.  On  pensa  qu'il  était 


4  CONTES   D'UNE   GRAND'MÊRE 

allé  voir  sa  tante,  qui  demeurait  aux  environs, 
et  on  se  coucha  sans  plus  songer  à  lui. 

Le  lendemain  matin,  on  alla  chez  la  tante,  et  on 
s'étonna  d'apprendre  qu'Emmi  n'avait  point  passé 
la  nuit  chez  elle.  Il  n'avait  pas  reparu  au  village 
depuis  la  veille.  On  s'enquit  de  lui  aux  alen- 
tours, personne  ne  l'avait  vu.  On  le  chercha  en 
vain  dans  la  forêt.  On  pensa  que  les  sangliers 
et  les  loups  l'avaient  mangé.  Pourtant  on  ne 
retrouva  ni  sa  sarclette,  —  sorte  de  houlette  à 
manche  court  dont  se  servent  les  porchers,  — 
ni  aucune  loque  de  son  pauvre  vêtement;  on  en 
conclut  qu'il  avait  quitté  le  pays  pour  vivre  en 
vagabond,  et  le  fermier  dit  que  ce  n'était  pas 
un  grand  dommage,  que  l'enfant  n'était  bon  à 
rien,  n'aimant  pas  ses  bêtes  et  n'ayant  pas  su 
s'en  faire  aimer. 

Un  nouveau  porcher  fut  loué  pour  le  reste  de 
l'année,  mais  la  disparition  d'Emrai  effrayait  tous 
les  gars  du  pays;  la  dernière  fois  qu'un  l'avait 
vu,  il  allait  du  côté  du  chêne  parlant,  et  c'était 
ia  Gdns  doute  qu'il  lui  était  arrivé  malheur.  Le 
nouveau  porcher  eut  bien  soin  de  n'y  jamais 


LE  CHÊNE  PARLANT  5 

conduire  son  troupeau  et  les  autres  enfants  se 
gardèrent  d'aller  jouer  de  ce  côté-là. 

Vous  me  demandez  ce  qu'Emmi  était  devenu. 
Patience,  je  vais  vous  le  dire. 

La  dernière  fois  qu'il  était  allé  à  la  forêt  avec 
ses  bêtes,  il  avait  avisé  à  quelque  distance  du 
gros  chêne  une  touffe  de  favasses  en  fleurs.  La 
favasse  ou  féverole,  c'est  cette  jolie  papilionacée 
à  grappes  roses  que  vous  connaissez,  la  gesse 
tubéreuse;  les  tubercules  sont  gros  comme  une 
noisette,  un  peu  âpres  quoique  sucrés.  Les  enfants 
pauvres  en  sont  friands;  c'est  une  nourriture 
qui  ne  coûte  rien  et  que  les  pourceaux,  qui  en 
sont  friands  aussi,  songent  seuls  à  leur  disputer. 
Quand  on  parle  des  anciens  anachorètes  vivant 
de  racines,  on  peut  être  certain  que  le  mets 
le  plus  recherché  de  leur  austère  cuisine  était, 
dans  nos  pays  du  centre,  le  tubercule  de  cette 
gesse. 

Emmi  savait  bien  que  les  favasses  ne  pouvaient 
pas  encore  être  bonnes  à  manger,  car  on  n'était 
qu'au  commencement  de  l'automne,  mais  il  vou- 
lait marquer  l'endroit  pour  venir  fouiller  la  terre 


6  CONTES   D'UNE   GRA.ND"MÈRE 

quand  la  tige  et  la  fleur  seraient  desséchées.  II 
fut  suivi  par  un  jeune  pore  qui  se  mit  à  fouiller 
et  qui  menaçait  de  tout  détruire,  lorsque  Emmi, 
impatienté  de  voir  le  ravage  inutile  de  cette  bête 
vorace,  lui  allongea  un  coup  de  sa  sarclette  sur  le 
groin.  Le  fer  de  la  sarclette  était  fraîchement 
repassé  et  coupa  légèrement  le  nez  du  porc,  qui 
jeta  un  cri  d'alarme.  Vous  savez  comm  •  es  ani- 
maux se  soutiennent  entre  eux,  et  comme  certains 
de  leurs  appels  de  détresse  les  mettent  tous  en 
fureur  contre  l'ennemi  commun;  d'ailleurs,  ils  en 
voulaient  depuis  longtemps  à  Emmi,  qui  ne  leur 
prodiguait  jamais  ni  caresses  ni  compliments. 
Ils  se  rassemblèrent  en  criant  à  qui  mieux  mieux 
et  l'entourèrent  pour  le  dévorer.  Le  pauvre  enfant 
prit  la  fuite,  ils  le  poursuivirent  ;  ces  bêtes  ont, 
vous  le  savez,  l'allure  effroyablement  prompte; 
il  n'eut  que  le  temps  d'atteindre  le  gros  chêne, 
d'en  escalader  les  aspérités  et  de  se  réfugier  dans 
les  1  i  Le  farouche  troupeau  resta  au  pied, 

hurlant,  men:.  ayant  de  fouir  pour  abattre 

l'arbre  Naû  le  chêne  parlant  avait  de  formida- 
bles racines  qui  se  moquaient  bien  d'un  troupeau 


LE   CHENE  PARLANT  T 

de  cochons,  Les  assaillants  ne  renoncèrent  pour- 
tant à  leur  entreprise  qu'après  le  coucher  du 
soleil.  Alors,  ils  se  décidèrent  à  regagner  la  ferme, 
et  le  petit  Emrni,  certain  qu'ils  le  dévoreraient 
s'il  y  allait  avec  eux,  résolut  de  n'y  retourner 
jamais. 

Il  savait  bien  que  le  chêne  passait  pour  être  un 
arbre  enchanté,  mais  il  avait  trop  à  se  plaindre 
des  vivants  pour  craindre  beaucoup  les  esprits. 
Il  n'avait  vécu  que  de  misère  et  de  coups  ;  sa 
tante  était  très-dure  pour  lui  :  elle  l'obligeait  à 
garder  les  porcs,  lui  qui  en  avait  toujours  eu  hor- 
reur. Il  était  né  comme  cela,  elle  lui  en  faisait  un 
crime,  et,  quand  il  venait  la  voir  en  la  suppliant 
de  le  reprendre  avec  elle,  elle  le  recevait,  comme 
on  dit,  avec  une  volée  de  bois  vert.  Il  la  craignait 
donc  beaucoup,  et  tout  son  désir  eût  été  de  gar- 
der les  moutons  dans  une  autre  ferme  où  les 
gens  eussent  été  moins  avares  et  moins  mauvais 
pour  lui. 

Dans  le  premier  moment  après  le  départ  des 
pourceaux,  il  ne  sentit  que  le  plaisir  d'être  débar- 
rassé de  leurs  cris  farouches  et  de  leurs  menaces, 


8  CONTES  D'UNE   GRAND'. MÈRE 

et  il  résolut  de  passer  la  nuit  où  il  était.  11  avait 
encore  du  nain  dans  son  sac  de  toile  bise,  car, 
durant  le  siège  qu'il  avait  soutenu,  il  n'avait  pas 
eu  envie  de  manger.  Il  en  mangea  la  moitié, 
réservant  le  reste  pour  son  déjeuner;  après  cela, 
à  la  grâce  de  Dieu! 

Les  enfants  dorment  partout.  Pourtant  Emmi 
ne  dormait  guère.  Il  était  malingre,  souvent  fié- 
vreux, et  rêvait  plutôt  qu'il  ne  se  reposait  l'es- 
prit durant  son  sommeil.  11  s'installa  du  mieux 
qu'il  put  entre  deux  maîtresses  branches  garnies 
de  mousse,  et  il  eut  grande  envie  de  dormir; 
mais  le  vent  qui  faisait  mugir  le  feuillage  et  grin- 
cer les  branches  l'effraya,  et  il  se  mit  à  songer 
aux  mauvais  esprits,  tant  et  si  bien  qu'il  s'ima- 
gina entendre  une  voix  grêle  et  fâchée  qui  lui 
disait  à  plusieurs  reprises  : 

—  Va-t'en,  va-t'en  d'ici! 

D'abord  Emmi,  tremblant  et  la  gorge  serrée, 
ne  songea  point  à  répondre;  mais,  comme,  en 
même  temps  que  le  vent  s'apaisait,  la  voix  du 
chêne  s'adoucissait  et  semblait  lui  murmurer  à 
L'oreille  d'un  ton  maternel  et  caressant  :  a  Va-t'en, 


LE  CHÊNE  PARLANT  9 

Emmi,  va-t'en!   »    Emmi  se  sentit   le  courage 
de  répondre  : 

—  Chêne,  mon  beau  chêne,  ne  me  renvoie 
pas.  Si  je  descends,  les  loups  qui  courent  la  nuit 
me  mangeront. 

—  Va,  Emmi,  va!  reprit  la  voix  encore  plus 
radoucie. 

—  Mon  bon  chêne  parlant,  reprit  aussi  Emmi 
d'un  ton  suppliant,  ne  m'envoie  pas  avec  les 
loups.  Tu  m'as  sauvé  des  porcs,  tu  as  été  doux 
pour  moi,  sois-le  encore.  Je  suis  un  pauvre  en  ■ 
tant  malheureux,  et  je  ne  puis  ni  ne  voudrais 
te  faire  aucun  mal  :  garde-moi  cette  nuit;  si 
tu  l'ordonnes,  je  m'en  irai  demain  matin. 

La  voix  ne  répliqua  plus,  et  la  lune  argenta 
faiblement  les  feuilles.  Emmi  en  conclut  qu'il  lui 
était  permis  de  rester,  ou  bien  qu'il  avait  rêvé 
les  paroles  qu'il  avait  cru  entendre.  Il  s'endormit 
et,  cho<e  étrange,  il  ne  rêva  plus  et  ne  fit  plus 
qu'un  somme  jusqu'au  jour.  Il  descendit  alors  et 
secoua  la  rosée  qui  pénétrait  son  pauvre  vêtement. 

—  Il  faut  pourtant,  se  dit-il,  que  je  retourne  au 
village,  je  dirai  à  ma  tante  que  mes  porcs  ont 

1. 


10  COUTES  D'UNE   GRAND"  MÈRE 

voulu  me  manger,  que  j'ai  été  obligé  de  coucher 
sur  un  arbre,  et  elle  me  permettra  d'aller  cher- 
cher une  autre  condition. 

Il  mangea  le  reste  de  son  pain;  mais,  au 
moment  de  se  remettre  en  route,  il  voulut  remer- 
cier le  chêne  qui  l'avait  protégé  le  jour  et  la  nuit. 

—  Adieu  et  merci,  mon  bon  chêne,  dit-il  en  bai- 
sant l'écorce,  je  n'aurai  plus  jamais  peur  de  toi, 
et  je  reviendrai  te  voir  pour  te  remercier  encore. 

Il  traversa  la  lande,  et  il  se  dirigeait  vers  la 
chaumière  de  sa  tante,  lorsqu'il  entendit  parler 
derrière  le  mur  du  jardin  de  la  ferme. 

—  Avec  tout  ça,  disait  un  des  gars,  notre  por- 
cher n'est  pas  revenu,  on  ne  l'a  pas  vu  chez  sa 
tante,  et  il  a  abandonné  son  troupeau.  C'est  un 
sans-cœur  et  un  paresseux  à  qui  je  donnerai 
une  jolie  roulée  de  coups  de  sabot,  pour  le  punir 
de  me  faire  men^r  ses  bêtes  aux  champs  aujour- 
d'hui à   sa  place. 

—  Qu'est-ce  que  ça  te  fait,  de  mener  les  porcs? 
dit  l'autre  gars. 

—  C'e.-t  une  honte  à  mon  âge,  reprit  le  pre- 
mier :  cela   convient   à   un  enfant  de   dix  ans , 


LE  CHENE  PARLANT  |f 

comme  le  petit  Emmi  ;  mais ,  quand  on  en  a 
douze,  on  a  droit  à  garder  les  vaches  ou  tout 
au  moins  les  veaux. 

Les  deux  gars  furent  interrompus  par.  leur 
père. 

—  Allons  vite,  dit-il,  à  l'ouvrage!  Quant  à 
ce  porcher  de  malheur,  si  les  loups  l'ont 
mangé,  c'est  tant  pis  pour  lui  ;  mais,  si  je  le 
retrouve  vivant,  je  l'assomme.  Il  aura  beau  aller 
pleurer  chez  sa  tante,  elle  est  décidée  à  le  faire 
coucher  avec  les  cochons  pour  lui  apprendre  à 
faire  le  fier  et  le  dégoûté. 

Emmi,  épouvanté  de  cette  menace,  se  le  tint 
pour  dit.  Il  se  cacha  dans  une  meule  de  blé,  où 
il  passa  la  journée.  Vers  le  soir,  une  chèvre  qui 
rentrait  à  l'étable,  et  qui  s'attardait  à  lécher  je 
ne  sais  quelle  herbe,  lui  permit  de  la  traire. 
Quand  il  eut  rempli  et  avalé  deux  ou  trois  fois 
le  contenu  de  sa  sébile  de  bois,  il  se  renfonça 
dans  les  gerbes  jusqu'à  la  nuit.  Quand  il  fit 
tout  à  fait  sombre  et  que  tout  le  monde  fut  cou- 
ché, il  se  glissa  jusqu'à  son  grenier  et  y  prit 
diverses  choses  qui  lui  appartenaient,  quelques 


12  CONTES   DUNE  GRASDMEBE 

écus  gagnés  par  lui  que  le  fermier  lui  avait  remis 
la  veille  et  dont  sa  tante  n'avait  pas  encore  eu  le 
temps  de  le  dépouiller,  une  peau  de  chèvre  et 
une  peau  de  mouton  dont  il  se  servait  l'hiver,  un 
couteau  neuf,  un  petit  pot  de  terre,  un  peu  de 
linge  fort  déchiré.  IJ  mit  le  tout  dans  son  sac, 
descendit  dans  la  cour,  escalada  la  barrière  et  s'en 
alla  à  petits  pas  pour  ne  pas  faire  de  bruit;  mais, 
comme  il  passait  près  de  l'étable  à  porcs,  ces  mau- 
dites bêtes  le  sentirent  ou  l'entendirent  et  se  prirent 
à  crier  avec  fureur.  Alors,  Emmi,  craignant  que 
les  fermiers,  réveillés  dans  leur  premier  sommeil, 
ne  se  missent  à  ses  trousses,  prit  sa  course  et  ne 
s'arrêta  qu'au  pied  du  chêne  parlant. 

—  Me  voilà  revenu,  mon  bon  ami,  lui  dit-il. 
Permets-moi  de  passer  encore  une  nuit  dans  tes 
branches.  Dis  si  tu  le  veux! 

Le  chêne  ne  répondit  pas.  Le  temps  était 
calme,  pas  une  feuille  ne  bougeait.  Emmi  pensa 
que  qui  ne  dit  mot  consent.  Tout  chargé  qu'il 
était,  il  se  hissa  adroitement  jusqu'à  la  grosse 
enfourchure  où  il  avait  passé  la  nuit  précédente, 
et  il  y  dormit  parfaitement  bien. 


LE  CHÊNE  PARLANT  13 

Le  jour  venu,  il  se  mit  en  quête  d'un  endroit 
convenable  pour  cacher  son  argent  et  son  bagage, 
car  il  n'était  encore  décidé  à  rien  sur  les  moyens 
de  s'éloigner  du  pays  sans  être  vu  et  ramené 
de  force  à  la  ferme.  Il  grimpa  au-dessus  de  la 
place  où  il  se  trouvait.  Il  découvrit  alors  dans 
le  tronc  principal  du  gros  arbre  un  trou  noir 
fait  par  la  foudre  depuis  bien  longtemps,  car  le 
bois  avait  formé  tout  autour  un  gros  bourrelet 
d'écorce.  Au  fond  de  cette  cachette,  il  y  avait 
de  la  cendre  et  de  menus  éclats  de  bois  hachés 
pa?  le  tonnerre. 

—  Vraiment,  se  dit  l'enfant,  voilà  un  lit  très- 
doux  et  très-chaud  où  je  dormirai  sans  risque  de 
tomber  en  rêvant.  Il  n'est  pas  grand,  mais  il 
l'est  assez  pour  moi.  Voyons  pourtant  s'il  n'est 
pas  habité  par  quelque  méchante  bête. 

Il  fureta  tout  l'intérieur  de  ce  refuge,  et  vit 
qu'il  était  percé  par  en  haut,  ce  qui  devait  ame- 
ner un  peu  d'humidité  dans  les  temps  de  pluie. 
Il  se  dit  qu'il  était  bien  facile  de  boucher  ce  trou 
avec  de  la  mousse.  Une  chouette  avait  fait  son 
nid  dans  le  conduit. 


14  CONTES  D'UNE  GRAND  MÈRE 

—  Je  ne  te  dérangerai  pas,  pensa  Emmi,  mais 
je  fermerai  la  communication.  Comme  cela,  nous 
serons  chacun  chez  nous. 

Quand  il  eut  préparé  son  nid  pour  la  nuit 
suivante  et  installé  son  bagage  en  sûreté,  il  s'as- 
sit dans  son  trou,  les  jambes  dehors  appuyées 
sur  une  branche,  et  se  mit  à  songer  vaguement 
à  la  possibilité  de  vivre  dans  un  arbre  ;  mais  il 
eût  souhaité  que  cet  arbre  fût  au  cœur  de  la 
forêt  au  lieu  d'être  auprès  de  la  lisière,  expose 
aux  regards  des  bergers  et  porchers  qui  y  ame- 
naient leurs  troupeaux.  Il  ne  pouvait  prévoir 
que,  par  suite  de  sa  disparition,  l'arbre  devien- 
drait un  objet  de  crainte,  et  que  personne  n'en 
approcherait  plus. 

La  faim  commençait  à  se  faire  sentir,  et,  bien 
qu'il  fût  très-petit  mangeur,  il  se  ressentait  bien 
dr  n'avoir  rien  pris  de  solide  la  veille.  Irait-il 
dé! errer  les  favasses  encore  vertes  qu'il  avait 
remarquées  à  quelques  pas  de  là?  ou  irait-il 
jusqu'aux  châtaigniers  qui  poussaient  plus  avant 
dans  la  forêt? 

Comme  il  se  préparait  à  descendre,  il  vit  que 


LE  CHESE   PARLANT  15 

la  branche  sur  laquelle  reposaient  ses  pieds 
n'appartenait  pas  à  son  chêne,  G'était  celle  d'un 
arbre  „isin  qui  entre-croisait  ses  belles  et  for- 
tes ramures  avec  celles  du  chêne  parlant.  Emmi 
se  hasarda  sur  cette  branche  et  gagna  le  chêne 
voisin  qui  avait,  lui  aussi,  pour  proche  voisin 
un  autre  arbre  facile  à  atteindre.  Emmi,  léger 
comme  un  écureuil,  s'aventura  ainsi  d'arbre  en 
arbre  jusqu'aux  châtaigniers  où  il  fit  une  bonne 
récolte.  Les  châtaignes  étaient  encore  petites  et 
pas  très-mûres  ;  mais  il  n'y  regardait  pas  de  bien 
près,  et  il  mit  comme  qui  dirait  pied  à  terre 
pour  les  faire  cuire  dans  un  endroit  bien  désert 
et  bien  caché  où  les  charbonniers  avaient  fait 
autrefois  une  fournée.  Le  rond  marqué  par  le 
feu  était  entouré  de  jeunes  arbres  qui  avaient 
repoussé  depuis  :  il  y  avait  beaucoup  de  menus 
déchets  à  demi  brûlés.  Emmi  n'eut  pas  de  peine 
a  en  faire  un  tas  et  à  y  mettre  le  feu  au  moyen 
d'un  caillou  qu'il  battit  du  dos  de  son  couteau, 
et  il  iv-cuei  lit  l'étincelle  avec  des  feuilles  sèches, 
tout  en  se  promettant  de  faire  provision  d'ama- 
dou sur  les  arbres  décrépits,  qui  ne  manquaient 


16  CONTES  D'UNE   GRAND' MERE 

pas  dans  la  foret.  L'eau  d'une  rigole  lui  permit 
de  faire  cuire  ses  châtaignes  dans  son  petit  pot 
de  terre,  à  couvercle  percé,  destiné  à  cet 
usage.  C'est  un  meuble  dont  en  ce  pays-là  tout 
pâtour  est  nanti. 

Emmi,  qui  ne  rentrait  souvent  que  le  soir  à 
la  ferme,  à  cause  de  la  grande  distance  où  il 
devait  mener  ses  bêtes,  était  donc  habitué  à  se 
nourrir  lui-même,  et  il  ne  fut  pas  embarrassé 
de  cueillir  son  dessert  de  framboises  et  de  mûres 
sauvages  sur  les  buissons  de  la  petite  clairière. 

—  Voilà,  pensa-t-il,  ma  cuisine  et  ma  salle  à 
manger  trouvées. 

Et  il  se  mit  à  nettoyer  le  cours  du  filet  d'eau 
qu'il  avait  à  sa  portée.  Avec  sa  sarclette,  il  enleva 
les  herbes  pourries,  creusa  un  petit  réservoir, 
débarrassa  un  petit  saut  que  l'eau  faisait  dans 
la  glaise  et  l'épura  avec  du  sable  et  des  cailloux. 
Cet  ouvrage  l'occupa  jusque  vers  le  coucher  du 
soleil.  Il  ramassa  son  pot  et  sa  houlette,  et,  re- 
montant sur  les  branches  dont  il  avait  éprouvé 
la  solidité,  il  retrouva  son  chemin  d'écureuil, 
grimpant  et  sautant  d'arbre  en  arbre  jusqu'à  son 


LE  CHÊNE  PARLANT  17 

chêne.  Il  rapportait  une  épaisse  brassée  de  fougère 
et  de  mousse  bien  sèche  dont  il  fit  son  lit  dans 
le  trou  déjà  nettoyé.  Il  entendit  bien  la  chouette 
sa  voisine  qui  s'inquiétait  et  grognait  au-dessus 
de  sa  tête. 

—  Ou  elle  délogera,  pensa-t-il,  ou  elle  s'y  ha- 
bituera. Le  bon  chêne  ne  lui  appartient  pas  plus 
qu'à  moi. 

Habitué  à  vivre  seul,  Emmi  ne  s'ennuya  pas. 
Être  débarrassé  de  la  compagnie  des  pourceaux 
fut  même  pour  lui  une  source  de  bonheur  pen- 
dant plusieurs  jours,  Il  s'accoutuma  à  entendre 
hurler  les  loups.  Il  savait  qu'ils  restaient  au  cœur 
de  la  forêt  et  n'approchaient  guère  de  la  région 
où  il  se  trouvait.  Les  troupeaux  n'y  venant  plus, 
les  compères  ne  s'en  approchaient  plus  du  tout. 
Et  puis  Emmi  apprit  à  connaître  leurs  habitudes. 
En  pleine  forêt,  il  n'en  rencontrait  jamais  dans 
les  journées  claires.  Ils  n'avaient  de  hardiesse 
que  dans  les  temps  de  brouillard,  et  encore  cette 
hardiesse  n'était-elle  pas  grande.  Ils  suivaient 
quelquefois  Emmi  à  distance,  mais  il  lui  suffi- 
sait de  se  retourner  et  d'imiter  le  bruit  d'un 


18  COMTES  D'UNE  GRANDMERE 

fusil  qu'on  arme  en  frappant  son  couteau  contre 
le  fer  de  sa  sarclettepour  les  mettre  en  fui  te.  Quant 
aux  sangliers,  Emmi  les  entendait  quelquefois, 
il  ne  les  voyait  jamais  ;  ce  sont  des  animaux 
mystérieux  qui  n'attaquent  jamais  les  premiers. 
Quand  il  vit  approcher  l'époque  de  la  cueil- 
lette des  châtaignes,  il  fit  sa  provision  qu'il  cacha 
dans  un  autre  arbre  creux  à  peu  de  distance 
de  son  chêne;  mais  les  rats  et  les  mulots  les 
lui  disputèrent  si  bien,  qu'il  dut  les  enterrer 
dans  le  sable,  où  elles  se  conservèrent  jusqu'au 
printemps.  D'ailleurs,  Emmi  avait  largement  de 
quoi  se  nourrir.  La  lande  étant  devenue  absolu- 
ment déserte,  il  put  s'aventurer  la  nuit  jusqu'aux 
endroits  cultivés  et  y  déterrer  des  pommes  de 
terre  et  des  raves  ;  mais  c'était  voler  et  la  chose 
lui  répugnait.  Il  amassa  quantité  de  favasses 
dans  les  jachères  et  fit  des  lacets  pour  prendre 
des  alouettes  en  ramassant  deçà  et  delà  des 
crins  labsés  aux  buissons  par  les  chevaux  au 
pâturage.  Les  pâtours  savent  tirer  parti  de  tout 
et  ne  laissent  rien  perdre.  Emmi  ramassa  assez 
de  flocons  de  laine   sur  les  épines   des  chMuies 


LE   CHÊNE  PARLANT  19 

pour  se  faire  une  espèce  d'oreiller;  plus  tarJ,  il 
se  fabriqua  une  quenouille  et  un  fuseau  et  apprit 
tout  seul  à  filer.  Il  se  fit  des  aiguilles  à  tricoter 
avec  du  fil  de  fer  qu'il  trouva  à  une  barrière 
mal  raccommodée,  qu'on  répara  encore  et  qu'il 
dépouilla  de  nouveau  pour  fabriquer  des  collets 
à  prendre  les  lapins.  Il  réussit  donc  à  se  faire  des 
bas  et  à  manger  de  la  viande.  11  devint  un  chas- 
seur des  plus  habiles;  épiant  jour  et  nuit  toutes 
les  habitudes  du  gibier,  initié  à  tous  les  mystères 
de  la  lande  et  de  la  forêt,  il  tendit  ses  pièges  à 
coup  sûr  et  se  trouva  dans  l'abondance, 

Il  eut  même  du  pain  à  discrétion,  grâce  à 
une  vieille  mendiante  idiote,  qui,  toutes  les  se- 
maines, passait  au  pied  du  chêne  et  y  déposait 
sa  besace  pleine,  pour  se  reposer.  Emmi,  qui  la 
guettait,  descendait  de  son  arbre,  la  tête  cou- 
verte de  sa  peau  de  chèvre,  et  lui  donnait  une 
pièce  de  gibier  en  échange  d'une  partie  de  son 
pain.  Si  elle  avait  peur  de  lui,  sa  peur  ne  se 
manifestait  que  par  un  rire  stupide  et  une  obéis- 
sance dont  elle  n'avait  du  reste  point  à  se  re- 
pentir. 


20  CONTES   DUNE   GRAND'. MERE 

Ainsi  se  passa  l'hiver,  qui  fut  très-doux,  et 
l'été  suivant,  qui  fut  chaud  et  orageux.  Emmi 
eut  d'abord  grand'peur  du  tonnerre,  car  la  fou- 
dre frappa  plusieurs  fois  des  arbres  assez  pro- 
ches du  sien  ;  mais  il  remarqua  que  le  chêne 
parlant,  ayant  été  écimé  longtemps  auparavant 
et  s'étant  refait  une  cime  en  parasol,  n'at 
plus  le  fluide,  qui  s'attaquait  à  des  arbres  plus 
élevés  et  de  forme  conique.  Il  finit  par  dormir 
aux  roulements  et  aux  éclats  du  ton» 
plus  de  souci  que  la  chouette  sa  voisine. 

Dans  cette  solitude,  Emmi,  absorbé  par  1.  soin 
incessant  d'assurer  sa  vie  et  de  préserver  sa  li- 
berté, n'eut  pas  le  temps  de  connaître  l'ennui. 
On  pouvait  le  traiter  de  paresseux,  il  savait  bien, 
lui,  qu'il  avait  plus  de  mal  à  se  donner  pour 
vivre  seul  que  s'il  fût  resté  à  la  ferme.  Il  acqué- 
rait aussi  plus  d'intelligence,  de  courage  et  de 
prévision  que  dans  la  vie  ordinaire.  Pourtant, 
quand  cette  vie  exceptionnelle  fut  r<_  , 
hait  et  qu'elle  exigea  moins  de  temps  et  de  souci, 
il  commença  à  réfléchir  et  à  sentir  sa  petite 
conscience  lui  adresser  certaines  questions  em- 


LE   CHÊNE  PARLANT  21 

barrassantes.  Pourrait-il  vivre  toujours  ainsi  aux 
dépens  de  la  forêt  sans  servir  personne  et  sans 
contenter  aucun  de  ses  semblables?  Il  s'était  pris 
d'une  espèce  d'amitié  pour  la  vieille  Catiche, 
l'idiote  qui  lui  cédait  son  pain  en  échange  de 
ses  lapins  et  de  ses  chapelets  d'alouettes.  Gomme 
elle  n'avait  pas  de  mémoire,  ne  parlait  presque 
pas  et  ne  racontait  par  conséquent  à  personne 
ses  entrevues  avec  lui,  il  était  arrivé  à  se  mon- 
trer à  eile  à  visage  découvert,  et  elle  ne  le  crai- 
gnait plus.  Ses  rires  hébétés  laissaient  deviner 
une  expression  de  plaisir  quand  elle  le  voyait 
descendre  de  son  arbre.  Emmi s'étonnait  lui-même 
de  partager  ce  plaisir;  il  ne  se  disait  pas,  mais 
il  sentait  que  la  présence  d'une  créature  humaine, 
si  dégradée  qu'elle  soit,  est  une  sorte  de  bienfait 
pour  celui  qui  s'est  condamné  à  vivre  seul.  Un 
jour  qu'elle  lui  semblait  moins  abrutie  que  de 
coutume,  il  essaya  de  lui  parler  et  de  lui  de- 
mander où  elle  demeurait.  Elle  cessa  tout  à  coup 
de  rire,  et  lui  dit  d'une  voix  nette  et  d'un  ton 
sérieux  : 
—  Veux-tu  venir  avec  moi,  ^etit? 


32      CONTES  D  UNE  GRAND  MÈRE 

—  Où? 

—  Dans  ma  maison;  si  tu  veux  être  mon  fils, 
je  te  rendrai  riche  et  heureux. 

Emmi  s'étonna  beaucoup  d'entendre  parler 
distinctement  et  raisonnablement  la  vieille  Ca- 
tiche.  La  curiosité  lui  donnail  quelque  envie  de 
la  croire,  mais  un  coup  de  vent  agita  les  brandies 
au-dessus  de  sa  tête,  et  il  entendit  la  voix  du 
chêne  lui  dire  : 

—  N'y  va  pas! 

—  Bonsoir  et  bon  voyage,  dit-il  à  la  vieille; 
mon  arbre  ne  veut  pas  que  je  le  quitte. 

—  Ton  arbre  est  un  sot,  reprit-elle,  ou  plutôt 
c'est  toi  qui  es  une  bête  de  croire  à  la  parole 
des  arbres. 

—  Vous  croyez  que  les  arbres  ne  parlent  pas  ? 
Vous  vous  trompez  bien! 

—  Tous  les  arbres  parlent  quand  le  veut  se 
met  après  eux,  mais  ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils 
disent;  c'est  comme  s'ils  ne  disaient  rienr. 

Emmi  fut  taché  de  cette  explication  positive 
d'un  fait  merveilleux.  11  répondit  à  Catiche 

—  C'est  vous  qui  radotez,  la  vieille.  Si  tuub  les 


LE  CHÊNE   PARLANT  23 

arbres  font  comme  vous,  mon  chêne  du  moins 
sait  ce  qu'il  veut  et  ce  qu'il  dit. 

La  vieille  haussa  les  épaules,  ramassa  sa  besace 
et  s'éloigna  en  reprenant  son  rire  d'idiote. 

Emmi  se  demanda  si  elle  jouait  un  rôle  ou  si 
elle  avait  des  moments  lucides.  Il  la  laissa  partir 
et  la  suivit,  en  se  glissant  d'arbre  en  arbre  sans 
qu'elle  s'en  aperçût.  Elle  n'allait  pas  vite  et  mar- 
chait le  dos  courbé,  la  tête  en  avant,  la  bouche 
entrouverte,  l'œil  fixé  droit  devant  elle;  mais 
cet  air  exténué  ne  l'empêchait  pas  d'avancer  tou- 
jours sans  se  presser  ni  se  ralentir,  et  elle  tra- 
versa ainsi  la  forêt  pendant  trois  bonnes  heures 
de  marche,  jusqu'à  un  pauvre  hameau  perché 
sur  une  colline  derrière  laquelle  d'autres  bois 
s'étendaient  à  perte  de  vue.  Emmi  la  vit  entrer 
dans  une  méchante  cahute  isolée  des  autres 
habitations,  qui,  pour  paraître  moins  misé- 
rables, n'en  étaient  pas  moins  un  assemblage 
de  quelques  douzaines  de  taudis.  Il  n'osa  pas 
s'aventurer  plus  loin  que  les  derniers  arbres  de 
la  forêt  et  revint  sur  ses  pas,  bien  convaincu 
que,   si  la  Catiche  avait  un  chez  elle,  il  était 


24  CONTES  D'UNE   GRAND  MÈRE 

plus  pauvre  et  plus  laid  qje  le  trou  de  l'arbre 
parlant. 

Il  regagna  son  logis  du  grand  chêne  et  n'y 
arriva  que  vers  le  soir,  harassé  de  fatigue,  mais 
content  de  se  retrouver  chez  lui.  Il  avait  gagné 
à  ce  voyage  de  connaître  l'étendue  de  la  forêt 
et  la  proximité  d'un  village;  mais  ce  village 
paraissait  bien  plus  mal  partagé  que  celui  de 
Cernas,  où  Emmi  avait  été  élevé.  C'était  tout  pays 
de  landes  sans  trace  de  culture,  et  les  rares  bes- 
tiaux qu'il  avait  vus  paître  autour  des  maisons 
n'avaient  que  la  peau  sur  les  os.  Au  delà,  il  n'avait 
aperçu  que  les  sombres  horizons  des  forêts.  Ce 
n'est  donc  pas  de  ce  côté-là  qu'il  pouvait  son- 
ger à  trouver  une  condition  meilleure  que  la 
sienne. 

Au  bout  de  la  semaine,  la  Catiche  arriva  à 
l'heure  ordinaire.  Elle  revenait  de  Cernas,  et  il 
lui  demanda  des  nouvelles  de  sa  tante  pour  voir 
si  cette  vieille  aurait  le  pouvoir  et  la  volonté 
de  lui  répondre  comme  la  dernière  fois.  Elle 
répondit  très-nettement  : 

—  La  grand'Nanette  est  remariée,   et,   si  tu 


LE   CHÊNE   PARLANT  25 

retournes  chez  elle,  elle  tâchera  de  te  faire  mourir 
pour  se  débarrasser  de  toi. 

—  Parlez-vous  raisonnablement?  dit  Emmi,  et 
me  dites-vous  la  vérité? 

—  Je  te  dis  la  vérité.  Tu  n'as  plus  qu'à  te 
rendre  à  ton  maître  pour  vivre  avec  les  cochons, 
ou  à  chercher  ton  pain  avec  moi,  ce  qui  te  vau- 
drait mieux  que  tu  ne  penses.  Tu  ne  pourras  pas 
toujours  vivre  dans  la  forêt.  Elle  est  vendue,  et 
sans  doute  on  va  abattre  les  vieux  arbres.  Ton 
chêne  y  passera  comme  les  autres.  Crois-moi, 
petit.  On  ne  peut  vivre  nulle  part  sans  gagner  de 
l'argent.  Viens  avec  moi,  tu  m'aideras  à  en  gagner 
beaucoup,  et,  quand  je  mourrai,  je  te  laisserai 
celui  que  j'ai. 

Emmi  était  si  étonné  d'entendre  causer  et 
raisonner  l'idiote,  qu'il  regarda  son  arbre  et  prêta 
l'oreille  comme  s'il  lui  demandait  conseil. 

—  Laisse  donc  cette  vieille  bûche  tranquille, 
reprit  la  Catiche.  Ne  sois  pas  si  sot  et  viens  avec 
moi. 

Comme  l'arbre  ne  disait  mot,  Emmi  suivit  la 

vieille,  qui,  chemin  faisant,  lui  révéla  son  secret. 

2 


26  CONTES  D'UNE    GRAND  MÈRE 

o  —  Je  suis  venue  au  monde  loin  d'ici,  pauvre 
:omrne  toi  et  orpheline.  J'ai  été  élevée  dans  la 
misère  il  les  coups.  J'ai  gardé  aussi  les  cochons, 
et,  comme  toi,  j'en  avais  peur.  Gomme  toi.  je 
me  suis  sauvée  ;  mais,  en  traversant  une  rivière 
sur  un  vieux  pont  décrépit,  je  suis  tombée  à  l'eau 
d'où  on  m'a  retirée  comme  morte.  Un  bon  mé- 
decin chez  qui  on  m'a  portée  m'a  fait  revenir  à 
la  vie;  mais  j'étais  idiote,  sourde,  et  ne  pouvant 
presque  plus  parler.  Il  m'a  gardée  par  charité, 
et.  comme  il  n'était  pas  riche,  le  curé  de  l'en- 
droit a  fait  des  quêtes  pour  moi,  et  les  dames 
m'ont  apporté  des  habits,  du  vin,  des  douceurs, 
tout  ce  qu'il  me  fallait.  Je  commençais  à  me  por- 
ter mieux,  j'étais  si  bien  soignée!  Je  mangeais 
de  la  bonne  viande,  je  buvais  du  bon  vin  sucré, 
j'avais  l'hiver  du  feu  dans  ma  chambre,  j'étais 
comme  un-  princesse,  elle  médecin  était  content. 
Il  disait  : 

»  —  La  voilà  qui  entend  ce  qu'on  lui  dit. 
Elle  retrouve  les  mots  pour  parler.  Dans  déni 
ou  trois  mois  d'ici,  elle  pourra  travailler  et  ga- 
gner honnêtement  sa  vie. 


LE  CHENE  PARLANT  27 

»  Et  toutes  les  belles  dames  se  disputaient  à 
qui  me  prendrait  chez  elle. 

»  Je  ne  fus  donc  pas  embarrassée  pour  trouver 
une  place  aussitôt  que  je  fus  guérie;  mais  je 
n'avais  pas  le  goût  du  travail,  et  on  ne  fut  pas 
content  de  moi.  J'aurais  voulu  être  fille  «le 
chambre,  mais  je  ne  savais  ni  coudre  ni  coiffer; 
on  me  faisait  tirer  de  l'eau  au  puits  et  plumer 
la  volaille,  cela  m'ennuyait.  Je  quittai  l'endroit, 
croyant  être  mieux  ailleurs.  Ce  fut  encore  pire, 
on  me  traitait  de  malpropre  et  de  paresseuse. 
Mon  vieux  médecin  était  mort.  On  me  chassa  de 
maison  en  maison,  et,  après  avoir  été  l'enfant 
chéri  de  tout  le  monde,  je  dus  quitter  le  pays 
comme  j'y  étais  venue,  en  mendiant  mon  pain; 
mais  j'étais  plus  misérable  qu'auparavant.  J'avais 
pris  le  goût  d'être  heureuse,  et  on  me  donnait 
si  peu,  que  j'avais  à  peine  de  quoi  manger.  On 
me  trouvait  trop  grande  et  de  trop  bonne  mine 
pour  mendier.  On  me  disait  : 

»  —  Va  travailler,  grande  fainéante!  c'est  une 
honte  à  ton  âge  de  courir  les  chemins  quand  on 
peut  épierrer  les  champs  à  six  sous  par  jour. 


28  CONTES  D'UNE   GRANDMÊRE 

»  Alors,  je  fis  la  boiteuse  pour  donner  à  croire 
que  je  ne  pouvais  pas  travailler;  on  trouva  que 
j'étais  encore  trop  forte  pour  ne  rien  faire,  et 
je  dus  me  rappeler  le  temps  où  tout  le  monde 
avait  pitié  de  moi,  parce  que  j'étais  idiote.  Je  sus 
retrouver  l'air  que  j'avais  dans  ce  temps-là,  mon 
habitude  de  ricaner  au  lieu  de  parler,  et  je  fis 
si  bien  mon  personnage,  que  les  sous  et  les 
miches  recommencèrent  à  pleuvoir  dans  ma 
besace.  C'est  comme  cela  que  je  cours  depuis 
une  quarantaine  d'années,  sans  jamais  essuyer 
de  refus.  Ceux  qui  ne  peuvent  me  donner  d'ar- 
gent me  dorment  du  fromage,  des  fruits  et  du 
pain  plus  que  je  n'en  peux  porter.  Avec  ce  que 
j'ai  de  trop  pour  moi,  j'élève  des  poulets  que 
j'envoie  au  marché  et  qui  me  rapportent  gros. 
J'ai  une  bonne  maison  dans  un  village  où  je 
vais  te  conduire.  Le  pays  est  malheureux,  mais 
les  habitants  ne  le  sont  pas.  Nous  sommes  tous 
mendiants  et  infirmes ,  ou  soi-disant  tels ,  et 
chacun  fait  sa  tournée  dans  un  endroit  où  les 
autres  sont  convenus  de  ne  pas  aller  ce  jour-là. 
Comme  ça,  chacun   fait   ses  affaires   comme  il 


LE  CHÊNE  PARLANT  29 

veut;  mais  personne  ne  les  fait  aussi  bien  que 
moi,  car  je  m'entends  mieux  que  personne  à 
paraître  incapable  de  gagner  ma  vie.  » 

—  Le  fait  est,  répondit  Emmi,  que  jamais  je 
ne  vous  aurais  crue  capable  de  parler  comme 
vous  faites. 

—  Oui,  oui,  reprit  la  Catiche  en  riant,  tu  as 
voulu  m' attraper  et  m'effrayer  en  descendant  de 
ton  arbre,  coiffé  en  loup-garou ,  pour  avoir  du 
pain.  Moi,  je  faisais  semblant  d'avoir  peur,  mais 
je  te  reconnaissais  bien  et  je  me  disais  :  «  Voilà 
un  pauvre  gars  qui  viendra  quelque  jour  à  Our- 
sines-les-BoiSy  et  qui  sera  bien  content  de  man- 
ger ma  soupe.   » 

En  devisant  ainsi,  Emmi  et  la  Catiche  arri- 
vèrent à  Oursines-les-Bois  ;  c'était  le  nom  de  l'en- 
droit où  demeurait  la  fausse  idiote  et  qu'Emmi 
avait  déjà  vu. 

Il  n'y  avait  pas  une  âme  dans  ce  triste  hameau. 
Les  animaux  paissaient  çà  et  là,  sans  être  gar- 
dés, sur  une  lande  fertile  en  chardons,  qui  était 
toute  la  propriété  communale  des  habitants.  Une 
malpropreté  révoltante  dans  les  chemins  boueux 

2. 


30  CONTES  D'UNE  GRAND'MÊRE 

qui  servaient  de  rues,  une  odeur  infecte  s'exha- 
lant  de  toutes  les  maisons,  du  linge  déchiré 
séchant  sur  des  buissons  souillés  par  la  volaille, 
toits  de  chaume  pourri,  où  poussaient  des 
orties,  un  air  d'abandon  cynique,  de  pauvreté 
simulée  ou  volontaire,  c'était  de  quoi  soulever  de 
dégoût  le  cœur  d'Emmi,  habitué  aux  verdures 
rierges   et  aux  bonnes  sei  le  la  foret.  Il 

suivit  pourtant  la  vieille  Catiche,  qui  le  lit  entrei 
dans  sa  hutte  de  terre  battue,  plus  semblât)] 

•table  à  porcs  qu'à  une  habitation.  L'inté- 
rieur était  tout  différent:  les  murs  étaient  garnis 
de  paillassons,  et  le  lit  avait  matelas  et  couver- 
tures de  bonne  laine.  Une  quantité  de  provisions 
de  toute  sorte  :  blé,  lard,  légumes  et  fruits,  tonnes 
de  vin  et  même  bouteilles  cachetées.  Il  y  avait 
de  tout,  et,  dans  l'arrière-cour,  l'épinette  était 
remplie  de  grasses  volailles  et  de  canards  gorgés 
son. 
—  Tu  vois,  dit  la  Catiche  à  Ennui .  que  Je  suis 
autrement  riche  que  ta  tante;  elle  me  fait  l'au- 
mône ton  :,si  je  voulais,  je  por- 
terais de  meilleurs  habits  que  les  siens.  Veux-tu 


LE  CHÊNE   PARLANT  3î 

voir  mes  armoires?  Rentrons,  et,  comme  tu  dois 
avoir  faim,  je  vas  te  faire  manger  un  souper 
comme  tu  n'en  as  goûté  de  ta  vie. 

En  effet,  tandis  qu'Emmi  admirait  le  contenu 
des  armoires,  la  vieille  alluma  le  feu  et  tira  de 
sa  besace  une  tête  de  chèvre,  qu'elle  fricassa 
avec  des  rogatons  de  toute  sorte  et  où  elle  n'é- 
pargna ni  le  sel,  ni  le  beurre  rance,  ni  les  légu- 
mes avariés,  produit  de  la  dernière  tournée.  Elle 
en  lit  je  ne  sais  quel  plat,  qu'Emmi  mangea  avec 
plus  d'étonnement  que  de  plaisir  et  qu'elle  le 
força  d'arroser  d'une  demi-bouteille  de  vin  bleu. 
Il  n'avait  jamais  bu  de  vin,  il  ne  le  trouva  pas 
bon,  mais  il  but  quand  même,  et,  pour  lui  donner 
l'exemple,  la  vieille  avala  une  bouteille  entière, 
se  grisa  et  devint  tout  à  fait  expansive.  Elle  se 
vanta  de  savoir  voler  encore  mieux  que  mendier 
et  alla  jusqu'à  lui  montrer  sa  bourse,  qu'elle  en- 
terrait sous  une  pierre  du  foyer  et  qui  contenait 
des  pièces  d'or  à  toutes  les  effigies  du  siècle.  Il 
y  en  avait  bien  pour  deux  mille  francs.  Emmi, 
qui  ne  savait  pas  compter,  n'apprécia  pas  autant 
qu'elle  l'eût  voulu  l'opulence  de  la  mendiante 


32  CONTES   D'UNE   GRAND  UÊRE 

Quand  elle  lui  eut  tout  montré  : 

—  A  présent,  lui  dit-elle,  je  pense  que  tu  ne 
voudras  plus  me  quitter.  J'ai  besoin  d'un  gars, 
et,  si  tu  veux  être  à  mon  service,  je  te  ferai  mon 
héritier. 

—  Merci ,  répondit  l'enfant  ;  je  ne  veux  pas 
mendier. 

—  Eh  bien,  soit,  tu  voleras  pour  moi. 
Emmi  eut  envie  de  se  fâcher,  mais   la  vieille 

avait  parlé  de  le  conduire  le  lendemain  à  Mau- 
ve rt,  où  se  tenait  une  grande  foire,  et,  comme 
il  avait  envie  de  voir  du  pays  et  de  connaître 
les  endroits  où  on  peut  gagner  sa  vie  honnête- 
ment, il  répondit  sans  montrer  de  colère  : 

—  Je  ne  saurais  pas  voler,  je  n'ai  jamais  appris. 

—  Tu  mens,  reprit  Catiche,  tu  voles  très-ha- 
bi]ement  à  la  forêt  de  Cernas  son  gibier  et  ses 
fruits.  Crois-tu  donc  que  ces  choses-là  n'appar- 
tiennent à  personne?  Ne  sais-tu  pas  que  celui 
qui  ne  travaille  pas  ne  peut  vivre  qu'aux  dépens 
d'au'vui  ?  Il  y  a  longtemps  que  cette  forêt  est 
q^asi  abandonnée.  Le  propriétaire  était  un  vieux 
riche  qui   ne    s'occupait   plus  de  rien  et  ne  la 


LE   CHÊNE   PARLANT  33 

faisait  pas  seulement  garder.  A  présent  qu'il  est 
mort,  tout  ça  va  changer  et  tu  auras  beau  te 
cacher  comme  un  rat  dans  des  trous  d'arbres, 
on  te  mettra  la  main  sur  le  collet  et  on  te  con- 
duira en  prison. 

—  Eh  bien,  alors,  reprit  Emmi,  pourquoi 
voulez-vous  m'enseigner  à  voler  pour  vous? 

—  Parce  que,  quand  on  sait,  on  n'est  jamais 
pris.  Tu  réfléchiras,  il  se  fait  tard,  et  il  faut  nous 
lever  demain  avec  le  jour  pour  aller  à  la  foire. 
Je  vais  t' arranger  un  lit  sur  mon  coffre,  un  bon 
lit  avec  une  couette  et  une  couverture.  Pour  la 
première  fois  de  ta  vie,  tu  dormiras  comme  un 
prince. 

Emmi  n'osa  résister.  Quand  la  vieille  Catiche 
ne  faisait  plus  l'idiote,  elle  avait  quelque  chose 
d'effrayant  dans  le  regard  et  dans  la  voix.  Il  se 
coucha  et  s'étonna  d'abord  de  se  trouver  si  bien  ; 
mais,  au  bout  d'un  instant,  il  s'étonna  de  se 
trouver  si  mal.  Ce  gros  coussin  de  plumes  l'é- 
touffait,  la  couverture,  le  manque  d'air  libre,  la 
mauvaise  odeur  de  la  cuisine  et  le  vin  qu'il  avait 
bu,  lui  donnaient  la  fièvre.  Il  se  leva  tout  effaré 


34  CONTES   D'UNE    GRÀND'MÈRE 

en  disant  qu'il  voulait  dormir  dehors,  et  qu'il 
mourrait  s'il  lui  fallait  passer  la  nuit  enfermé. 

La  Catiche  ronflait,  et  la  porte  était  barrica- 
dée. Emmi  se  résigna  à  dormir  étendu  sur  la 
table,  regrettant  fort  son  lit  de  mousse  dans  le 
chêne. 

Le  lendemain,  la  Catiche  lui  confia  un  panier 
d'oeufs  et  six  poules  à  vendre,  en  lui  ordonnant 
de  la  suivre  à  distance  et  de  n'avoir  pas  l'air  de 
la  connaître. 

—  Si  on  savait  que  je  vends,  lui  dit-elle,  on 
ne  me  donnerait  plus  rien. 

Elle  lui  fixa  le  prix  qu'il  devait  atteindre  avant 

de  livrer  sa  marchandise,  tout  en  ajoutant  qu'elle 

ne  le   perdrait  pas  de   vue,  et  que,  s'il  ne   lui 

rapportait  pas  fidèlement  l'argent,  elle  saurait 

le  forcer  à  le  lui  rendre. 

—  Si  vous  vous  défiez  de  moi,  répondit  Emmi 
offensé,  portez  votre  marchandise  vous-même  et 

/-moi  m'en  aller. 

—  N'essaye  pas  de  iuir,  dit  la  vieille,  je  saurai 
trouver   n'importe  où;    ne  réplique  pas  et 

obéis. 


LE   CHENE   PARLANT  35 

Il  la  suivit  à  distance  comme  elle  l'exigeait, 
et  vit  bientôt  le  chemin  couvert  de  mendiants 
plus  affreux  les  uns  que  les  autres.  C'étaient  les 
habitants  d'Oursines,  qui,  ce  jour-là,  allaient 
tous  ensemble  se  faire  guérir  à  une  fontaine 
miraculeuse.  Tous  étaient  estropiés  ou  couverts 
de  plaies  hideuses.  Tous  sortaient  de  la  fontaine 
sains  et  allègres.  Le  miracle  n'était  pas  difficile 
à  expliquer,  tous  leurs  maux  étant  simulés  et  les 
reprenant  au  bout  de  quelques  semaines,  pour 
être  guéris  le  jour  de  la  fête  suivante. 

Emmi  vendit  ses  œufs  et  ses  poules,  en  re- 
porta vite  l'argent  à  la  vieille,  et,  lui  tournant 
le  dos,  s'en  fut  à  travers  la  foule,  les  yeux  écar- 
quillés,  admirant  tout  et  s'étonnant  de  tout.  Il 
vit  des  saltimbanques  faire  des  tours  surprenants, 
et  il  s'était  même  un  peu  attardé  à  contempler 
leurs  maillots  pailletés  et  leurs  bandeaux  dorés, 
lorsqu'il  entendit  à  côté  de  lui  un  singulier  dia- 
logue;  C'était  la  voix  de  la  Catiche  qui  s'entre- 
tenait avec  la  voix  rauque  du  chef  des  saltim- 
banques. Ils  n'étaient  séparés  de  lui  que  par  la 
toile   de   la  baraque. 


36  CONTES  DUNE   GRAND'MÈRE 

—  Si  vous  voulez  lui  faire  boire  du  vin,  disait 
la  Caliche,  vous  lui  persuaderez  tout  co  que 
vous  voudrez.  C'est  un  petit  innocent  qui  ne  peut 
me  servir  à  rien  et  qui  prétend  vivre  tout  seul 
dans  la  forêt,  où  il  perche  depuis  un  au  dans  un 
vieux  arbre.  Il  est  aussi  leste  et  aussi  adroit  qu'un 
singe,  il  ne  pèse  pas  plus  qu'un  chevreau,  et 
vous  lui  ferez  faire  les  tours  les  plus  difficiles. 

—  Et  vous  dites  qu'il  n'est  pas  intéressé?  re- 
prit le  saltimbanque. 

—  Non,  il  ne  se  soucie  pas  de  l'argent.  Vous 
le  nourrirez,  et  il  n'aura  pas  l'esprit  d'en  deman- 
der davantage. 

—  Mais  il  voudra  se  sauver? 

—  Bah!  avec  des  coups,  vous  lui  en  ferez 
passer  l'envie. 

—  Allez  me  le  chercher,  je  veux  le  voir. 

—  Et  vous  me  donnerez  vingt  francs? 

—  Oui,  s'il  me  convient. 

La  (îatich*  sortit  de  la  baraque  et  se  trouva 
lace  à  face  avec  Emmi,  à  qui  elle  fit  signe  de 
la  suivre. 

—  Non  pas,  lui  dit-il,  j'ai  entendu  votre  mar- 


LE    CHÊNE   ÇARLANT  37 

ché.  Je  ne  suis  pa^  si  innocent  que  vous  croyez. 
Je  ne  veux  pas  aller  avec  ces  gens-là  pour 
être  battu. 

—  Tu  y  viendras ,  pourtant ,  répondit  la  Ca- 
tiche  en  lui  prenant  le  poignet  avec  une  main 
de  fer  et  en  l'attirant  vers  la  baraque. 

—  Je  ne  veux  pas,  je  ne  veux  pas!  cria  l'en- 
fant en  se  débattant  et  en  s'accrochant  de  la 
main  restée  libre  à  la  blouse  d'un  homme  qui 
était  près  de  lui  et  qui  regardait  le  spectacle. 

L'homme  se  retourna,  et,  s'adressant  à  la 
Catiche,  lui  demanda  si  ce  petit  était  à  elle. 

—  Non,  non,  s'écria  Emmi,  elle  n'est  pas  ma 
mère,  elle  ne  m'est  rien,  elle  veut  me  vendre 
un  louis  d'or  à  ces  comédiens! 

—  Et  toi,  tu  ne  veux  pas? 

—  Non,  je  ne  veux  pas!  sauvez-moi  de  ses 
griffes.  Voyez  !  elle  me  met  en  sang. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  cette  femme  et  de 
cet  enfant?  dit  le  beau  gendarme  Érarobert, 
attiré  par  les  cris  d'Emmi  et  les  vociférations  de 
là  Catiche. 

—  Bah!    ça  n'est   riet    répondit  le  paysan 

3 


38  CONTES   DTNE  GRAN'D'MÈRE 

qu'Emmi  tenait  toujours  par  sa  blouse.  C'est 
une  pauvresse  qii  veut  vendre  un  gars  aux  sau- 
teurs de  corde;  mais  on  l'empêchera  bien, 
gendarme,  on  n'a  pas  besoin  de  vous. 

—  On  a  toujours  besoin  de  la  gendarmerie, 
mon  ami.  Je  veux  savoir  ce  quM  y  aè  cette 
bistoire-là. 

Et,  s'adressant  à  Emmi  : 

—  Parle,  jeune  homme,  explique-moi  l'affaire 
A  la    vue   du   gendarme,   la    vieille    Catiche 

avait  lâché  Emmi  et  avait  essayé  de  fuir;  mais 
le  majestueux  Érambert  l'avait  saisie  par  le  bras, 
et  vite  elle  s'était  mise  à  rire  et  à  grimacer  en 
reprenant  sa  figure  d'idiote.  Pourtant,  au  moment 
où  Emmi  allait  répondre,  elle  lui  lança  un 
regard  suppliant  où  se  peignait  un  grand  effroi. 
Emmi  avait  été  élevé  dans  la  crainte  des  gen- 
darmes, et  il  s'imagina  que,  s'il  accusait  la 
vieille,  Érambert  allait  lui  trancher  la  tête  avec 
son  grand  sabre.  Il  eut  pitié  d'elle  et  répondit  : 

—  Laissez-la,  monsieur,  c'est  une  femme  folle 
et  imbécile  qui  m'a  fait  peur,  mais  qui  ne  vou- 
lait pas  me  faire  de  mal. 


LE   CHÊNE  PARLANT  S* 

—  La  connaissez-vous?  n'est-ce  pas  la  Catiche? 
une  tëmme  qui  fait  semblant  de  ce  qu'elle  n'est 
pas?  Dites  la  vérité. 

Un  nouveau  regard  de  la  mendiante  donna  à 
Emnii  le  courage  de  mentir  pour  lui  sauver  la  vie. 

—  Je  la  connais,  dit-il,  c'est  une  innocente. 

—  Je  saurai  de  ce  qui  en  est,  répondit  le  beau 
gendarme  en  laissant  aller  la  Catiche.  Circulez, 
vieille  femme,  mais  n'oubliez  pas  que  depuis  long- 
temps j'ai  l'œil  sur  vous. 

La  Catiche  s'enfuit,  et  le  gendarme  s'éloigna. 
Emmi,  qui  avait  eu  encore  plus  peur  de  lui  que 
de  la  vieille,  tenait  toujours  la  blouse  du  père 
Vincent.  C'était  le  nom  du  paysan  qui  s'était 
trouvé  là  pour  le  protéger,  et  qui  avait  une 
bonne  figure  douce  et  gaie. 

—  Ah  çà  !  petit,  dit  ce  bonhomme  à  Emmi, 
tu  vas  me  lâches  à  la  fin?  Tu  n'as  plus  rien  à 
craindre  ;  qu'tst-ce  que  tu  veux  de  moi  ?  cher- 
ches-tu ta  vie?  veux-tu  un  sou? 

—  Non,  merci,  dit  Emmi,  mais  j'ai  peur  à 
présent  de  tout  ce  monde  où  me  voilà  seul  sanp 
savoir  de  quel  côté  me  tourner. 


40  CONTES  DUNE   GRAXD'MÈRE 

—  Et  où  voudrais-tu  aller? 

—  /o  voudrais  retourner  dans  ma  forêt  de 
Cernas  sans  passer  par  Oursines-les-Bois. 

—  Tu  demeures  à  Cernas?  C'est  Dien  aisé  de 
t'y  mener,  puisque  de  ce  pas  je  m'en  vas  dans 
la  forêt.  Tu  n'auras  qu'à  me  suivre;  j'entre  souper 
sous  la  ramée,  attends-moi  au  pied  de  cette  croix, 
je  reviendrai  te  prendre. 

Emmi  trouva  que  la  croix  du  village  était 
encore  trop  près  de  la  baraque  des  saltimbanques  ; 
il  aima  mieux  suivre  le  père  Vincent  sous  la 
ramée,  d'autant  plus  qu'il  avait  besoin  de  se  res- 
taurer avant  de  se  mettre  en  route. 

—  Si  vous  n'avez  pas  honte  de  moi,  lui  dit-il, 
permettez-moi  de  manger  mon  pain  et  mon  fro- 
mage à  côté  de  vous.  J'ai  de  quoi  payer  ma  dé- 
pense :  tenez,  voilà  ma  bourse,  vous  payerez  pour 
nous  deux,  car  je  souhaite  payer  aussi  votre  dîner. 

—  Diable  !  s'écria  en  riant  le  père  Vincent, 
voilà  un  gars  bien  honnête  et  bien  généreux; 
mais  j'ai  l'estomac  creux,  et  ta  bourse  n'est  guère 
remplie.  Viens,  et  mets-toi  là.  Reprends  ton 
argent,  petit,  j'en  ai  assez  pour  nous  deux. 


LE  CHÊNE   PARLANT  41 

Tout  en  mangeant  ensemble,  Vincent  fit  racon- 
ter à  Emmi  toute  son  histoire.  Quand  ce  fut 
terminé,  il  lui  dit  : 

—  Je  vois  que  tu  as  bonne  tête  et  bon  cœur, 
puisque  tu  ne  t'es  pas  laissé  tenter  par  les  louis 
d'or  de  cette  Catiche,  et  que  pourtant  tu  n'as  pas 
voulu  l'envoyer  en  prison.  Oublie-la  et  ne  quitte 
plus  ta  forêt,  puisque  tu  y  es  bien.  Il  ne  tient 
qu'à  toi  de  ne  plus  y  être  tout  à  fait  seul.  Tu 
sauras  que  j'y  vais  pour  préparer  les  logements 
d'une  vingtaine  d'ouvriers  qui  se  disposent  à  abat- 
tre le  taillis  entre  Cernas  et  la  Planchette. 

—  Ah!  vous  allez  abattre  la  forêt?  dit  Emmi 
consterné. 

—  Non  !  nous  faisons  seulement  une  coupe 
dans  une  partie  qui  ne  touche  point  à  ton  refuge 
du  chêne  parlant,  et  je  sais  qu'on  ne  touchera 
ni  aujourd'hui,  ni  demain,  à  la  région  des  vieux 
arbres.  Sois  donc  tranquille,  on  ne  te  dérangera 
pas  ;  mais,  si  tu  m'en  crois,  mon  petit,  tu  vien- 
dras travailler  avec  nous.  Tu  n'es  pas  assez  fort 
pour  manier  la  serpe  et  la  cognée  ;  mais,  si  tu  es 
adroit,  tu  pourras  très-bien  préparer   les  liens 


42  CONTES  DUNE   GRANDMERE 

et  t'occuper  au  fagotage,  tout  en  servant  les  ou- 
vriers, qui  ont  toujours  besoin  d'un  gars  pour 
faire  leurs  commissions  et  porter  leurs  repas. 
C'est  moi  qui  ai  l'entreprise  de  cette  coupe.  Les 
ouvriers  sont  à  leurs  pièces,  c'est-à-dire  qu'on 
les  paye  en  raison  du  travail  qu'ils  font.  Je  te 
propose  de  t'en  rapporter  à  moi  pour  juger  de 
ce  qu'il  sera  raisonnable  de  te  donner,  et  je 
te  conseille  d'accepter.  La  vieille  Catiche  a  eu 
laieoo  de  te  dire  que,  quand  on  ne  veut  pas 
travailler,  il  faut  être  voleur  ou  mendiant,  et, 
comme  tu  ne  veux  être  ni  l'un  ni  l'autre, 
prends  vite  le  travail  que  je  t'offre,  l'occasion 
est  bonne. 

Emmi  accepta  avec  joie.  Le  père  Vincent  lui 
inspirait  une  confiance  absolue.  Il  se  mit  à  sa 
disposition,  et  ils  prirent  ensemble  le  chemin  de 
la  forêt. 

Il  faisait  nuit  quand  ils  y  arrivèrent,  et,  quoi- 
que le  père  Vincent  connût  bien  les  chemins,  il 
eût  été  embarrassé  de  trouver  dans  l'obscurité 
la  taille  des  buttes,  si  Emmi,  qui  s'était  habitué 
à  voir  la  nuit  comme  les  chats,  ne  l'eût  conduit 


LE   CHÊNE   PARLANT  43 

par  le  plus  court.  Ils  trouvèrent  un  abri  déjà 
préparé  par  les  ouvriers,  qui  y  étaient  venus  dès 
la  veille.  Cela  consistait  en  perches  placées  en 
pignon  avec  leurs  branchages,  et  recouvertes  de 
grandes  plaques  de  mousse  et  de  gazon.  Emmi 
fut  présenté  aux  ouvriers  et  bien  accueilli.  Il 
mangea  la  soupe  bien  chaude  et  dormit  de  tout 
son  cœur. 

Le  lendemain,  il  fit  son  apprentissage  :  allumer 
le  feu,  faire  la  cuisine,  laver  les  pots,  aller  cher- 
cher de  l'eau,  et  le  reste  du  temps  aider  à  la 
construction  de  nouvelles  cabanes  pour  les  vingt 
autres  bûcherons  qu'on  attendait.  Le  père  Vincent, 
qui  commandait  et  surveillait  tout,  fut  émerveillé 
de  l'intelligence,  de  l'adresse  et  de  la  prompti- 
tude d'Emmi.  Ce  n'est  pas  lui  qui  apprenait  à 
tout  faire  avec  rien  ;  c'est  lui  qui  l'apprenait 
aux  plus  malins,  et  tous  s'écrièrent  que  ce  n'était 
pas  un  gars,  mais  un  esprit  follet  que  les  bons 
diables  de  la  forêt  avaient  mis  à  leur  service 
Comme,  avec  tous  ses  talents  et  industries, 
Emmi  était  obéissant  et  modeste,  il  fut  pris  en 
amitié,  et  les  plus  rudes  de   ces  bûcherons  lui 


44  CCLN'ÎES  D'UNE  GRAND'MÊRE 

parlèrent  avec  douceur  et  lui  commandèrent  avec 
discrétion. 

Au  bout  de  cinq  jours,  Emmi  demanda  au 
père  Vincent  s'il  était  libre  d'aller  faire  son  di- 
manche où  bon  lui  semblerait. 

—  Tu  es  libre,  lui  répondit  le  brave  homme; 
mais,  si  tu  veux  m'en  croire,  tu  iras  revoir  ta 
tante  et  les  gens  de  ton  village.  S'il  est  vrai 
que  ta  tante  ne  se  soucie  pas  de  te  reprendre, 
elle  sera  contente  de  te  savoir  en  position  de 
gagner  ta  vie  sans  qu'elle  s'en  mêle,  et,  si  tu 
penses  qu'on  te  battra  à  la  ferme  pour  avoir 
quitté  ton  troupeau,  j'irai  avec  toi  pour  apaiser 
les  gens  et  te  protéger.  Sois  sûr,  mon  enfant, 
que  le  travail  est  le  meilleur  des  passe-ports  et 
qu'il  purifie  tout. 

Emmi  le  remercia  du  bon  conseil,  et  le  suivit. 
Sa  tante,  qui  le  croyait  mort,  eut  peur  en  le 
voyant;  mais,  sans  lui  raconter  ses  aventures, 
Emmi  lui  fit  savoir  qu'il  travaillait  avec  les  bû- 
cherons r-r  ,ja'il  ne  serait  plus  jamais  à  sa  charge. 
Le  père  Vincent  confirma  son  dire,  et  déclara 
qu'il  regardait  l'enfant  comme  sien  et  en  faisait 


LE   CHÊNE  PARLANT  45 

grande  estime.  Il  parla  de  même  à  la  ferme, 
où  on  les  obligea  de  boire  et  de  manger.  La 
grand'Nannette  y  vint  pour  embrasser  Emmi 
devant  le  monde  et  faire  la  bonne  âme  en  lui 
apportant  quelques  hardes  et  une  demi  douzaine 
de  fromages.  Bref,  Emmi  s'en  revint  avec  le 
vieux  bûcheron,  réconcilié  avec  tout  le  monde, 
dégagé  de  tout  blâme  et  de  tout  reproche. 

Quand  ils  eurent  traversé  la  lande,  Emmi 
dit   à  Vincent  : 

—  Ne  m'en  voudrez-vous  point  si  je  vais  passer 
la  nuit  dans  mon  chêne?  Je  vous  promets  d'être 
à  la  taille  des  buttes  avant  soleil  levé. 

—  Fais  comme  tu  veux,  répondit  le  bûcheron; 
c'est  donc  une  idée  que  tu  as  comme  ça  de 
percher  ? 

Emmi  lui  fit  comprendre  qu'il  avait  pour  ce 
chêne  une  amitié  fidèle,  et  l'autre  l' écouta  en 
souriant,  un  peu  étonné  de  son  idée,  mais  porté 
à  le  croire  et  à  le  comprendre.  Il  le  suivit  jus- 
que-là et  voulut  voir  sa  cachette.  Il  eut  de  la 
peine  à  grimper  assez  haut  pour  l'apercevoir.  Il 
était  encore  agile  et  fort,  mais  le  passage  entre 

3 


46  CONTES  D'UNE  trllÀNDMÈRE 

les  branches   était  trop   étroit  pour  lui.  Ernmi 
seul  pouvait  se  glisser  partout. 

—  C'est  bien  et  c'est  gentil,  dit  le  bonhomme 
en  redescendant;  mais  tu  ne  pourras  pas  cou- 
cher là  longtemps  :  l'écorce.  en  grossissant  et  en 
se  roulant,  finira  par  boucher  l'ouverture,  et  toi, 
tu  ne  seras  pas  toujours  mince  comme  un  fétu. 
Apres  ça,  si  tu  y  tiens,  on  peut  élargir  la  fente 
avec  une  serpe  ;  je  te  ferai  cet  ouvrage-là,  si  tu 
le  souhaites. 

—  Oh  non!  s'écria  Emmi,  tailler  dans  mon 
chêne,  pour  le  faire  mourir  î 

—  II  ne  mourra  pas  ;  un  arbre  bien  taillé  dans 
ses  parties  malades  ne  s'en  porte  que  mieux. 

—  Eh  bien,  nous  verrons  plus  tard,  répondit 
Emmi. 

Ils  se  souhaitèrent  la  bonne  nuit  et  se  sépa- 
rèrent. 

Comme  Emmi  se  trouva  heureux  de  reprendre 
possession  de  son  gîte!  Il  lui  semblait  l'avoir 
quitté  depuis  un  an.  Il  pensait  à  l'affreuse  nuit 
qu'il  avait  passée  chez  la  Catiche  et  faisait  main- 
tenant des  réflexions  très-justes  sur  la  différence 


LE   CHÊNE   PARLANT  47 

des  goûts  et  le  choix  des  habitudes.  Il  pensait  à 
tous  ces  gueux  d'Oursines-les-Bois,  qui  se  croyaient 
riches  parce  qu'ils  cachaient  des  louis  d'or  dans 
leurs  paillasses  et  qui  vivaient  dans  la  honte  et 
l'infection,  tandis  que  lui  tout  seul,  sans  mendier, 
il  avait  dormi  plus  d'une  année  dans  un  palais 
de  feuillage,  au  parfum  des  violettes  et  des  méli- 
tes,  au  chant  des  rossignols  et  des  fauvettes,  sans 
souffrir  de  rien,  sans  être  humilié  par  personne, 
sans  disputes,  sans  maladies,  sans  rien  de  faux  et 
de  mauvais  dans  le  cœur. 

—  Tous  ces  gens  d'Oursines,  à  commencer  par 
la  Gatiche,  se  disait-il,  ont  plus  d'argent  qu'il 
ne  leur  en  faudrait  pour  se  bâtir  de  bonnes  pe- 
tites maisons,  cultiver  de  gentils  jardins,  élever 
du  bétail  sain  et  propre;  mais  la  paresse  les 
empêche  de  jouir  de  ce  qu'ils  ont,  ils  se  laissent 
croupir  dans  l'ignominie.  Ils  sont  comme  fiers 
du  dégoût  et  du  mépris  qu'ils  inspirent,  ils  se 
moquent  des  braves  gens  qui  ont  pitié  d'eux,  ils 
volent  les  vrais  pauvres,  ceux  qui  souffrent  sans 
se  plaindre.  Ils  se  cachent  pour  compter  leur 
argent  et  périssent  de  misère.  Quelle  folie  triste 


48  COMES  DUNE   GRAND'MERE 

et  honteuse,  et  comme  le  père  Vincent  a  raison 
de  dire  que  le  travail  est  ce  qui  garde  et  purifie 
le  plaisir  de  vivre! 

Une  heure  avant  le  jour,   Emmi,  qui   s'était 
commandé  à  lui-même  de  ne  pas  dormir  trop 
serré,  s'éveilla  et  regarda  autour  de  lui.  La  lune 
s'était  levée   tard    et  n'était    pas   couchée.  Les 
oiseaux  ne  disaient  rien  encore.  La  chouette  fai- 
sait sa  ronde  et  n'était  pas  rentrée.  Le  silence  est 
une  belle  chose,  il  est  rare  dans  une  forêt,  où 
il  y  a  toujours  quelque  être  qui  grimpe  ou  quel- 
que chose  qui  tombe.  Emmi  but  ce  beau  silence 
comme  un  rafraîchissement  en  se  rappelant  le 
vacarme  étourdissant  de  la  foire,  le  tam-tam  et 
la  grosse  caisse  des  saltimbanques,  les  disputes 
des  acheteurs  et  des  vendeurs,  le  grincement  des 
vielles  et    le  mugissement  des  cornemuses,   les 
cris  des  animaux  ennuyés  ou  effrayés,  les  rau- 
ques  chansons  des  buveurs,  tout  ce  qui  l'avait 
tour  à  tour  étonné,   amusé,  épouvanté.   Quelle 
différence  avec   les  voix  mystérieuses,    discrètes 
ou  imposantes  de  la  forêt!  Une  faible  brise  s'éleva 
avec  l'aube  et  fit  frissonner  mélodieusement  la 


LE  CHÊNE  PARLANT  49 

cime  des  arbres.  Celle  du  chêne  semblait  dire  : 

—  Reste  tranquille,  Emmi;  sois  tranquille  et 
content,  petit  Emmi. 

«  Tous  les  arbres  parlent,  »  lui  avait  dit  la  Ca- 
tiche. 

—  C'est  vrai,  pensait-il,  ils  ont  tous  leur  voix 
et  leur  manière  de  gémir  ou  de  chanter  ;  mais  ils 
ne  savent  ce  qu'ils  disent;  à  ce  que  prétend  cette 
sorcière.  Elle  ment  :  les  arbres  se  plaignent  ou 
se  réjouissent  innocemment.  Elle  ne  peut  pas 
les  comprendre,  elle  qui  ne  pense  qu'au  mal! 

Emmi  fut  aux  coupes  à  l'heure  dite  et  y  tra- 
vailla tout  l'été  et  tout  l'hiver  suivant.  Tous  les 
samedis  soir,  il  allait  coucher  dans  son  chêne.  Le 
dimanche,  il  faisait  une  courte  visite  aux  habitants 
de  Cernas  et  revenait  à  son  gîte  jusqu'au  lundi 
matin.  Il  grandissait  et  restait  mince  et  léger, 
mais  se  tenait  très-proprement  et  avait  une  jolie 
petite  mine  éveillée  et  aimable  qui  plaisait  à  tout 
le  monde.  Le  père  Vincent  lui  apprenait  à  lire 
et  à  compter.  On  faisait  cas  de  son  esprit,  et  sa 
tante,  qui  n'avait  pas  d'enfants,  eût  souhaité  le 
retenir  auprès   d'elle  pour  lui  faire  honneur  et 


50  CONTES  D'UNE  GRA>*D'.MÊRE 

profit,  car  il  était  de  bon  conseil   et   paraissait 
s'entendre  à  tout. 

Mais  Emmi  n'aimait  que  les  bois.  Il  en  était 
venu  à  y  voir,  à  y  entendre  des  choses  que  n'en- 
tendaient ni  ne  voyaient  les  autres.  Dans  les 
longues  nuits  d'hiver,  il  aimait  surtout  la  région 
des  pins,  où  la  neige  amoncelée  dessinait,  le  long 
des  rameaux  noirs,  de  grandes  belles  formes 
blanches  mollement  couchées,  qui,  parfois  balan- 
cées par  la  brise,  semblaient  se  mouvoir  et  s'en- 
tretenir mystérieusement.  Le  plus  souvent  elles 
paraissaient  dormir,  et  il  les  regardait  avec  un 
respect  mêlé  de  frayeur.  Il  eût  craint  de  dire  un 
mot,  de  faire  un  mouvement  qui  eût  réveillé  ces 
belles  fées  de  la  nuit  et  du  silence.  Dans  la  demi- 
obscurité  des  nuits  claires  où  les  étoiles  scintil- 
laient comme  des  yeux,  de  diamant  en  l'absence 
de  la  lune,  il  croyait  saisir  les  formes  de  ces 
êtres  fantastiques,  les  plis  de  leurs  robes,  les 
ondulations  de  leurs  chevelures  d'argent.  Aux 
approches  du  dégel,  elles  changeaient  d'aspect  et 
d'attitude,  et  il  les  entendait  tomber  des  branches 
avec  un  bruit  trais  et  léger,  comme  si,  en  touchant 


LE   CHÊNE  PARLANT  51 

la  nappe  neigeuse  au  soi,  elles  eussent  pris  un 
souple  élan  pour  s'envoler  ailleurs. 

Quand  la  glace  emprisonnait  le  petit  ruisseau, 
il  la  cassait  pour  boire,  mais  avec  précaution, 
pour  ne  pas  abîmer  l'édifice  de  cristal  que  for- 
mai!: sa  petite  chute.  11  aimait  à  regarder  le  long 
des  chemins  de  la  forêt  les  girandoles  du  r 
et  les  stalactites  irisées  par  le  soleil  levant. 

Il  y  avait  des  soirs  où  l'architecture   transpa- 
rente des  arbres  privés   de  feuilles  se  dessinait 
lie  noire  sur  le  ciel  rouge  ou  sur  le  fond 
s  ftuagos  éclairés  par  la  lune.  Et,  ï 
les  chaudes  rumeurs,  quels  eon;  seaux 

sous  ie  feuillage:  11  faisait  aux  r>mgeurs 

et  aux  hretean  Enaa  Is      ;    : «Js  ou  des  petits 
dans  les  nids.  Il  s  ;riqué  un   arc   et   des 

Bèchtc     .    s'était    rendu    très-  tuer  les 

s   '    Des  ;ou- 

r  la  mou.-  eureuils, 
qui  ne  viven:  -  amandes  du  pin,  si  adroi- 
tement extraites  par  eux  de  leur  cône. 
Il  avait  si  bien  |  5  :.;mbreux  habitants 


52  CONTES  D'UNE   GRAND  MÈRE 

de  son  vieux  chêne  que  tous  le  connaissaient  et 
le  laissaient  circuler  au  milieu  d'eux.  Il  s'imagi- 
nait comprendre  le  rossignol  le  remerciant  d'a- 
voir sauvé  sa  nichée  et  disant  tout  exprès  pour 
lui  ses  plus  beaux  airs.  Il  ne  permettait  pas  aux 
fourmis  de  s'établir  dans  son  voisinage  ;  mais  il 
laissait  le  pivert  travailler  dans  le  bois  pour  en 
retirer  les  insectes  rongeurs  qui  le  détériorent. 
Il  chassait  les  chenilles  du  feuillage.  Les  hanne- 
tons voraces  ne  trouvaient  pas  grâce  devant  lui. 
Tous  les  dimanches;  il  faisait  à  son  cher  arbre 
une  toilette  complète,  et  en  vérité  jamais  le  chêne 
ne  s'était  >i  bien  porté  et  n'avait  étalé  une  si  riche 
et  si  fraîche  verdure.  Emmi  ramassait  les  glands 
les  plus  sains  et  allait  les  semer  sur  la  lande  voi- 
sine où  il  soignait  leur  première  enfance  en  empê- 
chant la  bruyère  et  la  cuscute  de  les  étouffer. 

Il  avait  pris  les  lièvres  en  amitié  et  n'en  vou- 
lait plus  détruire  pour  sa  nourriture.  De  son 
arbiv,  il  les  voyait  danser  sur  le  serpolet,  se 
coucher  sur  le  flanc  comme  des  chiens  fatigués, 
et  tout  à  coup,  au  bruit  d'une  feuille  sèche  qui 
se  détache,  bondir  avec  une  grâce  comique,  et 


LE   CHÊNE   PARLANT  53 

s'arrêter  court,  comme  pour  réfléchir  après  avoir 
cédé  à  la  peur.  Si,  en  se  promenant  par  les 
chaudes  journées,  il  se  sentait  le  besoin  de  faire 
une  sieste,  il  grimpait  dans  le  premier  arbre 
venu,  et,  choisissant  son  gîte,  il  entendait  les 
ramiers  le  bercer  de  leurs  grasseyements  mono- 
tones et  caressants;  mais  il  était  délicat  pour  son 
coucher  et  ne  dormait  tout  à  fait  bien  que  dans 
son  chêne. 

Il  fallut  pourtant  quitter  cette  chère  forêt  quand 
la  coupe  fat  terminée  et  enlevée.  Emmi  suivit 
le  père  Vincent,  qui  s'en  allait  à  cinq  lieues  de  là, 
du  côté  d'Oursines,  pour  entreprendre  une  autre 
coupe  dans  une  autre  propriété. 

Depuis  le  jour  de  la  foire,  Emmi  n'était  pas 
retourné  dans  ce  vilain  endroit  et  n'avait  pas 
aperçu  la  Catiche.  Était-elle  morte,  était-elle  en 
prison?  Personne  n'en  savait  rien.  Beaucoup  de 
mendiants  disparaissent  comme  cela  sans  qu'on 
puisse  dire  ce  qu'ils  sont  devenus.  Personne  ne 
les  cherche  ni  ne  les  regrette. 

Emmi  était  très-bon.  Il  n'avait  pas  oublié  le 
temps  de  solitude  absolue  où,  la  croyant  idiote 


54  CONTES  DUNE   GRAM)  MKRK 

et  misérable,  il  l'avait  vue  chaque  semaine  au 
pied  de  son  r*hêne  lui  apportant  le  pain  dont  il 
était  privé  et  lui  faisant  entendre  le  son  de  la 
voix  humaine.  Il  confia  au  père  Vincent  le  désir 
qu'il  avait  d'avoir  de  ses  nouvelles,  et  ils  s'arrê- 
tèrent à  Oursines  pour  en  demander.  C'était  jour 
de  fête  dans  cette  cour  des  miracles.  On  trinquait 
et  on  chantait  en  choquant  les  pots.  Deux  femmes 
décoiffées,  et  les  cheveux  au  vent  se  battaient 
devant  une  porte,  les  enfants  barbotaient  dans 
une  mare  infecte.  Sitôt  que  les  deux  voyageurs 
parurent,  les  enfants  s'envolèrent  comme  une 
bande  de  canards  sauvages.  Leur  fuite  avertit  de 
proche  en  proche  les  habitants.  Tout  bruit  cessa, 
et  les  portes  se  fermèrent.  La  volaille  effarouchée 
se  cacha  dans  les  buissons. 

—  Puisque  ces  gens  ne  veulent  pas  qu'on 
voie  leurs  ébats,  dit  le  père  Vincent,  et  puisque 
tu  connais  le  logis  de  la  Catiche,  allons-y  tout 
droit. 

Ils  y  frappèrent  plusieurs  fois  sans  qu'on  leur 
répondît.  Enfin  une  voix  cassée  cria  d'entrer,  et 
ils  poussèrent  la  porte.  La  Catiche,  pâle,  maigre, 


LE   CHENE  PARLANT  55 

effrayante,  était  assise  sur  une  grande  chaise 
auprès  du  feu,  ses  mains  desséchées  collées  sur 
les  genoux.  En  reconnaissant  Emmi,  elle  eut 
une  expression  de  joie. 

—  Enfin,  dit-elle,  te  voilà,  et  je  peux  mourir 
tranquille  ! 

Elle  leur  expliqua  qu'elle  était  paralytique  et 
que  ses  voisines  venaient  la  lever  le  matin,  la 
coucher  le  soir  et  la  faire  manger  à  ses   heures. 

—  Je  ne  manque  de  rien,  ajouta-t-elle,  mais  j'ai 
un  grand  souci.  C'est  mon  pauvre  argent  qui  est 
là,  sous  cette  pierre  où  je  pose  mes  pieds.  Cet 
argent,  je  le  destine  à  Emmi,  qui  est  un  bon 
cœur  et  qui  m'a  sauvée  de  la  prison  au  moment 
où  je  voulais  le  vendre  à  de  mauvaises  gens  ; 
mais,  sitôt  que  je  serai  morte,  mes  voisines 
fouilleront  partout  et  trouveront  mon  trésor: 
c'est  cela  qui  m'empêche  de  dormir  et  de  me 
faire  soigner  convenablement.  11  faut  prendre 
cet  argent,  Emmi,  et  l'emporter  loin  d'ici.  Si 
je  meurs,  garde-le,  je  te  le  donner  ne  te  l'avais- 
je  pas  promis  ?  Si  je  reviens  à  la  santé,  tu  me 
le  rapporteras  ;  tu   es  honnête,  je  te  connais.  Il 


56  CONTES  D'UNE   GRANDMÈRE 

sera  toujours  à  toi,  mais  j'aurai  le  plaisir  de  le 
voir  et  de  le  compter  jusqu'à  ma  dernière  heure. 

Emmi  refusa  d'abord.  C'était  de  l'argent  volé 
qui  lui  répugnait;  mais  le  père  Vincent  offrit  à 
la  Catiche  de  s'en  charger  pour  le  lui  rendre  à 
sa  première  réclamation,  ou  pour  le  placer  au 
nom  d'Emmi,  si  elle  venait  à  mourir  sans  le  ré- 
clamer. Le  père  Vincent  était  connu  dans  tout 
le  pays  pour  un  homme  juste  qui  avait  honnê- 
tement amassé  du  bien,  et  la  Catiche,  qui  rôdait 
partout  et  entendait  tout,  n'était  pas  sans  savoir 
qu'on  devait  se  fier  à  lui.  Elle  le  pria  de  bien 
fermer  les  huisseries  de  sa  cabane,  puis  de  re- 
culer sa  chaise,  car  elle  ne  pouvait  se  mouvoir, 
et  de  soulever  la  pierre  du  foyer.  Il  y  avait  bien 
plus  qu'elle  n'avait  montré  la  première  fois  à 
Emmi.  Il  y  avait  cinq  bourses  de  peau  et  environ 
cinq  mille  francs  en  or.  Elle  ne  voulut  garder 
que  trois  cents  francs  en  argent  pour  payer  les 
soins  de  ses  voisins  et  se  faire  enterrer. 

Et,  comme  Emmi  regardait  ce  trésor  avec 
dédain  : 

—  Tu  sauras  plus  tard;  lui  dit  la  Catiche,  que 


LE  CHÊNE   PARLANT  57 

ia  misère  est  un  méchant  mal.  Si  je  n'étais  pas 
née  dans  ce  mal,  je  n'aurais  pas  fait  ce  que  j'ai 
fait. 

—  Si  vous  vous  en  repentez,  lui  dit  le  père 
Vincent,  Dieu  vous  le  pardonnera. 

—  Je  m'en  repens,  répondit-elle,  depuis  que  je 
mis  paralytique,  parce  que  je  meurs  dc.ns  l'ennui 
et  la  solitude.  Mes  voisins  me  déplaisent  autant 
que  je  leur  déplais.  Je  pense  à  cette  heure  que 
j'aurais  mieux  fait  de  vivre  autrement. 

Emmi  lui  promit  de  revenir  la  voir  et  suivit 
le  père  Vincent  dans  son.  no  a  veau  travail.  Il 
regretta  bien  un  peu  sa.  forêt  de  Cernas,  mais  il 
avait  l'idée  du  devoir  et  fit  le  sien  fidèlement. 
Au  bout  de  huit  jours,  il  retourna  vers  la  Gatiche. 
Il  arriva  comme  on  emportait  sa  bière  sur 
une  petite  charrette  traînée  par  un  âne.  Emmi 
la  suivit  jusqu'à  la  paroisse,  qui  était  distante 
d'un  quart  de  lieue,  et  assista  à  son  enterrement. 
Au  retour,  il  vit  que  tout  chez  elle  était  au  pillage 
et  qu'on  se  battait  à  qui  aurait  ses  nippes.  Il  ne 
se  repentit  plus  d'avoir  soustrait  à  ces  mau- 
vaises gens  le  trésor  de  la  vieille. 


58  CONTES  D  DUE   GRAND "MÊB.E 

Quand  il  fut  de  retour  à  la  coupe,  le  porc 
Vincent  lui  dit  : 

—  Tu  es  trop  jeune  pour  avoir  cet  argent-là. 
Tu  n'en  saurais  pas  tirer  parti,  ou  tu  te  laisserais 
volec  Si  tu  m'agrées  pour  tuteur,  je  le  placerai 
pour  le  mieux,  et  je  t'en  servirai  la  rente  jusqu'à 
ta  majorité. 

—  Faites-en  ce  qu'il  vous  plaira,  répondit 
Emmi  ;  je  m'en  rapporte  à  \ous.  Pourtant,  si 
c'est  de  l'argtnt  volé,  comme  la  vieille  s'en 
vantait,  ne  vaudrait-il  pas  mieux  essayer  de  le 
rendre? 

—  Le  rendre  à  qui  ?  C'a  été  volé  sou  par  sou, 
puisque  cette  femme  obtenait  la  charité  en 
trompant  le  monde  et  en  chipant  deçà  et  delà 
on  ne  sait  à  qui,  des  choses  que  nous  ne 
savons  pas,  et  que  personne  ne  songe  plus  à 
réclamer.  L'argent  n'est  pas  coupable,  la  honte 
est  pour  ceux  qui  en  font  mauvais  emploi.  La 
Catiche  était  une  champie,  elle  n'avait  pas  de 
famille,  elle  n'a  pas  laissé  d'héritier;  elle  te 
duiine  son  bien,  non  pas  pour  te  remercier 
d'avoir  fait  quelque  chose  de  mal,  mais  au  con- 


LE   CHÊNE   PARLANT  59 

traire  parce  que  tu  lui  as  pardonné  celui  qu'elle 
voulait  te  faire.  J'estime  donc  que  c'est  pour  toi 
un  héritage  bien  acquis,  et  qu'en  te  le  donnant 
cette  vieille  a  fait  la  seule  bonne  action  de  sa 
vie.  Je  ne  veux  pas  te  cacher  qu'avec  le  revenu 
que  je  te  servirai,  tu  as  le  moyen  de  ne  pas 
travailler  beaucoup  ;  mais,  si  tu  es,  comme  je  le 
crois,  un  vrai  bon  sujet,  tu  continueras  à  tra- 
vailler de  tout  ton  cœur,  comme  si  tu  n'avais 
rien. 

—  Je  ferai  comme  vous  me  conseillez,  répon- 
dit Emmi.  Je  ne  demande  qu'à  rester  avec  vous 
et  à  suivre  vos  commandements. 

Le  brave  garçon  n'eut  point  à  se  repentir  de 
la  confiance  et  de  l'amitié  qu'il  sentait  pour  son 
maître.  Celui-ci  le  regarda  toujours  comme  son 
fils  et  le  traita  en  bon  père.  Quand  Emmi  fut  en 
âge  d'homme,  il  épousa  une  des  petites-filles  du 
vieux  bûcheron,  et,  comme  il  n'avait  pas  touché 
à  son  capital,  que  les  intérêts  de  chaque  année 
avaient  grossi,  il  se  trouva  riche  pour  un  paysan 
de  ce  temps-là.  Sa  femme  était  jolie,  courageuse 
et   benne;  on  faisait    grand   cas,  dans  tout  le 


60  CONTES   D'UNE   GRAND  MERE 

pa\s,  de  ce  jeune  ménage,  et,  comme  Emmi 
avait  acquis  quelque  savoir  et  montrait  beaucoup 
d'intelligence  dans  sa  partie,  le  propriétaire  de 
la  forêt  de  Cernas  le  choisit  pour  son  garde 
général  et  lui  fit  bâtir  une  jolie  maison  dans  le 
plus  bel  endroit  de  la  vieille  futaie,  tout  auprès 
du  chêne  parlant. 

La  prédiction  du  père  Vincent  s'était  facile- 
ment réalisée.  Emmi  était  devenu  trop  grand 
pour  occuper  son  ancien  gîte,  et  le  chêne  avait 
refait  tant  d'écorce,  que  la  logette  s'était  presque 
refermée.  Quand  Emmi,  devenu  vieux,  vit  que  la 
fente  allait  bientôt  se  fermer  tout  à  fait,  il 
écrivit  avec  une  pointe  d'acier,  sur  une  plaque 
de  cuivre,  son  nom,  la  date  de  son  séjour  dans 
l'arbre  et  les  principales  circonstances  de  son 
histoire,  avec  cette  prière  à  Ja  fin  :  a  Feu  du 
ciel  et  vent  de  la  montagne,  épargnez  mon  ami 
le  vieux  chêne.  Faites  qu'il  voie  ehcore  grandir 
mes  petits-enfants  et  leurs  descendants  aussi. 
Vieux  chêne  qui  m'as  parlé,  dis-leur  aussi  quel- 
quefois une  bonne  parole  pour  qu'ils  t'aiment 
toujours  comme  je  t'ai  aimé.  » 


LE    CHÊNE    PARLANT  M 

Emmi  jeta  cette  plaque  écrite  dans  le  creux 
où  il  avait  longtemps  dormi  et  songé. 

La  fente  s'est  refermée  tout  à  fait.  Emmi  a  fini 
de  vivre,  et  l'arbre  vit  toujours.  Il  ne  parle  plu*, 
ou,  s'il  parle,  il  n'y  a  plus  d'oreilles  capables 
de  le  comprendre.  On  n'a  plus  peur  de  lui,  mais 
l'histoire  d'Emmi  s'est  répandue,  et,  grâce  au 
bon  souvenir  que  l'homme  a  laissé,  le  chêne 
est  toujours  respecté  et  béni. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE 


PREMIÈRE     PARTIE 


LE  CHIEN 


A   GABRIELLE    S  AND 


Nous  avions  jadis  pour  voisin  de  campagne 
un  homme  dont  le  nom  prêtait  souvent  à  rire  : 
il  s'appelait  M.  Lechien.  Il  en  plaisantait  le  pre- 
mier et  ne  paraissait  nullement  contrarié  quand 
les  enfants  l'appelaient  Médor  ou  Azor. 

C'était  un  homme  très-bon,  très-doux,  un  peu 
froid  de  manières,  mais  très-estimé  pour  la  droi- 
ture et  l'aménité  de  son  caractère.  Rien  en  lui, 
hormis  son  nom,  ne  paraissait  bizarre  :  aussi 
nous  étonn,î-t-il  beaucoup,  un  jour  où  son  chien 


64  CONTES  D'UNE   GRAND'MÈRE 

avait  fait  une  sottise  au  milieu  du  dîner.  Au 
lieu  de  le  gronder  ou  de  le  battre,  il  lui  adressa, 
d'un  ton  froid  et  en  le  regardant  fixement,  cette 
étrange  mercuriale  : 

—  Si  vous  agissez  ainsi,  monsieur,  il  se  pas- 
sera du  temps  avant  que  vous  cessiez  d'être  chien. 
Je  l'ai  été,  moi  qui  vous  parle,  et  il  m'est  arrivé 
quelquefois  d'être  entraîné  par  la  gourmandise, 
au  point  de  m'emparer  d'un  mets  qui  ne  m'était 
pas  destiné;  mais  je  n'avais  pas  comme  vous 
l'âge  de  raison,  et  d'ailleurs  sachez,  monsieur, 
que  je  n'ai  jamais  cassé  l'assiette. 

Le  chien  écouta  ce  discours  avec  une  attention 
soumise  ;  puis  il  fit  entendre  un  bâillement  mé- 
lancolique, ce  qui,  au  dire  de  son  maître,  n'est 
pas  un  signe  d'ennui,  mais  de  tristesse  chez  les 
chiens;  après  quoi,  il  se  coucha,  le  museau 
allongé  sur  ses  pattes  de  devant,  et  parut  plongé 
dans  de  pénibles  réflexions. 

Nous  crûmes  d'abord  que,  faisant  allusion  à 
son  nom,  notre  voisin  avait  voulu  montrer  sim- 
plement de  l'esprit  pour  nous  divertir;  mair  son 
air  grave  et  convaincu  nous  jeta  dans  la  stupeur 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE  65 
lorsqu'il  nous  demanda  si  nous  n'avions  aucun 
souvenir  de  nos  existences  antérieures. 

—  Aucun!  fut  la  réponse  générale. 

M.  Lechien  ayant  fait  du  regard  le  tour  de  la 
table,  et,  nous  voyant  tous  incrédules,  s'avisa  de 
regarder  un  domestique  qui  venait  d'entrer  pour 
remettre  une  lettre  et  qui  n'était  nullement  au 
courant  de  la  conversation. 

—  Et  vous,  Sylvain,  lui  dit-il,  vous  souvenez-vous 
de  ce  que  vous  avez  été  avant  d'être  homme? 

Sylvain  était  un   esprit  railleur  et  sceptique. 

—  Monsieur,  répondit-il  sans  se  déconeerters 
depuis  que  je  suis  homme  j'ai  toujours  été  co- 
cher :  il  est  bien  probable  qu'avant  d'être  cocher, 
j'ai  été  cheval! 

—  Bien  répondu  !  s'écria-t-on. 

Et  Sylvain  se  retira  aux  applaudissements  des 
joyeux  convives. 

—  Cet  vxomme  a  du  sens  et  de  l'esprit,  reprit 
notre  voisin;  il  est  bien  probable,  pour  parler 
comme  lui,  que,  dans  sa  prochaine  existence,  il 
ne  sera  plus  cocher,  il  deviendra  maître. 

—  Et  il  battra  ses  gens,  répondit  un  de  nous, 

4. 


66  CONTES  DUNE  GRANDMÈRE 

comme,  étant  cocher,  il  aura  battu  ses  chevaux. 

—  Je  gage  tout  ce  que  voudrez,  repartit  notre 
ami,  que  Sylvain  ne  bat  jamais  ses  chevaux,  de 
même  que  je  ne  bats  jamais  mon  chien.  Si  Syl- 
vain était  brutal  et  cruel,  il  ne  serait  pas  devenu 
bon  cocher  et  ne  serait  pas  destiné  à  devenir 
maître.  Si  je  battais  mon  chien,  je  prendrais  le 
ehemin  de  redevenir  chien  après  ma  mort. 

On  trouva  la  théorie  ingénieuse,  et  on  pressa 
le  voisin  de  la  développer. 

—  C'est  bien  simple,  reprit-il,  et  je  le  dirai  en 
peu  de  mots.  L'esprit,  la  vie  de  l'esprit,  si  vous  vou- 
lez, a  ses  lois  comme  la  matière  organique  qu'il  revêt 
a  les  siennes.  On  prétend  que  l'esprit  et  le  corps 
ont  souvent  dos  tendances  opposées;  je  le  nie,  du 
moins  je  prétends  que  ces  tendances  arrivent  tou- 
jours, après  un  combat  quelconque,  à  se  mettre 
d'accord  pour  pousser  l'animal  qui  est  le  théâtre  de 
cette  lutte  à  reculer  ou  à  avancer  dans  l'échelle  des 
êtres.  Ce  n'est  pas  l'un  qui  a  vaincu  l'autre.  La 
vie  animale  n'est  pas  si  pernicieuse  que  Ton  croit. 
La  vie  intellectuelle  n'est  pas  si  indépendante 
que  Ton  dit.  L'être  est  un  ;  chez  lui,  les  besoins 


LE  CHIEN  ET  LÀ  FLEUR  SACRÉE    67 

répondent  aux  aspirations,  et  réciproquement. 
Il  y  a  une  loi  plus  forte  que  ces  deux  lois,  un 
troisième  terme  qui  concilie  l'antithèse  établie 
dans  la  vie  de  l'individu  ;  c'est  la  loi  de  la  vie 
générale,  et  cette  loi  divine,  c'est  la  progression. 
Les  pas  en  arrière  confirment  la  vérité  de  la 
marche  ascendante.  Tout  être  éprouve  donc  à  • 
son  insu  le  besoin  d'une  transformation  hono- 
rable, et  mon  chien,  mon  cheval,  tous  les  ani- 
maux que  l'homme  a  associés  de  près  à  sa  vie 
l'éprouvent  plus  sciemment  que  les  bêtes  qui 
vivent  en  liberté.  Voyez  le  chien  !  cela  est  plus 
sensible  chez  lui  que  chez  tous  les  autres  ani- 
maux. Il  cherche  sans  cesse  à  s'identifier  à  moi  ; 
il  aime  ma  cuisine,  mon  fauteuil,  mes  amis,  ma 
voiture.  Il  se  coucherait  dans  mon  lit,  si  je  le 
lui  permettais  ;  il  entend  ma  voix,  il  la  connaît,  ' 
il  comprend  ma  parole.  En  ce  moment,  il  sait 
parfaitement  que  je  parle  de  lui.  Vous  pouvez 
observer  le  mouvement  de  ses  oreilles. 

—  Il  ne  comprend  que  deux  ou  trois  mots,  lui 
dis-je;  quand  vous  prononcez  le  mot  chien,  il 
tressaille,  c'est  vrai,  mais  le   développement  de 


68  COUTES  D  UNE   GRANDMÈRE 

votre  idée  reste  pour  lui  un  mystère  impénétrable. 

—  Pas  tant  que  vous  croyez  !  Il  sait  qu'il  en 
est  cause,  il  se  souvient  d'avoir  commis  une  faute, 
et  à  chaque  instant  il  me  demande  du  regard  si 
je  compte  le  punir  ou  l'absoudre.  Il  a  l'intelli- 
gence d'un  enfant  qui  ne  parle  pas  encore. 

—  Il  vous  plaît  de  supposer  tout  cela,  parce 
que  vous  avez  de  l'imagination. 

—  Ce  n'est  pas  de  l'imagination  que  j'ai,  c'est 
de  la  mémoire. 

—  Ah!  voilà!  s'écria-t-on  autour  de  nous.  Il 
prétend  se  souvenir!  Alors  qu'il  raconte  ses  exis- 
tences antérieures,  vite!  nous  écoutons. 

—  Ce  serait,  répondit  M.  Lechien,  une  inter- 
minable histoire,  et  des  plus  confuses,  car  je  n'ai 
pas  la  prétention  de  me  souvenir  de  tout,  du 
commencement  du  monde  jusqu'à  aujourd'hui. 
La  mort  a  cela  d'excellent  qu'elle  brise  le  lien 
entre  l'existence  qui  finit  et  celle  qui  lui  succède. 
Elle  étend  un  nuage  épais  où  le  moi  s'évanouit 
pour  se  transformer  sans  que  nous  ayons  con- 
science de  l'opération.  Moi  qui,  par  exception,  à 
ce  qu'il  paraît,  ai  conservé  un  peu  la  mémoire 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE  69 

du  passé,  je  n'ai  pas  de  notions  assez  nettes  pour 
mettre  de  Tordre  dans  mes  souvenirs.  Je  ne 
saurais  vous  dire  si  j'ai  suivi  l'échelle  de  pro- 
gression régulièrement,  sans  franchir  quelques 
degrés,  ni  si  j'ai  recommencé  plusieurs  fois  les 
diverses  stations  de  ma  métempsycose.  Cela, 
vraiment,  je  ne  le  sais  pas;  mais  j'ai  dans  l'esprit 
des  images  vives  et  soudaines  qui  me  font  appa- 
raître certains  milieux  traversés  par  moi  à  une 
époque  qu'il  m'est  impossible  de  déterminer,  et 
alors  je  retrouve  les  émotions  et  les  sensations 
que  j'ai  éprouvées  dans  ce  temps-là.  Par  exemple, 
je  me  retrace  depuis  peu  une  certaine  rivière  où 
j'ai  été  poisson.  Quel  poisson?  Je  ne  sais  pas! 
Une  truite  peut-être,  car  je  me  rappelle  mon  hor- 
reur pour  les  eaux  troubles  et  mon  ardeur  in- 
cessante à  remonter  les  courants.  Je  ressens 
encore  l'impression  délicieuse  du  soleil  traçant 
des  filets  déliés  ou  des  arabesques  de  diamants 
mobiles  sur  les  flots  brisés.  Il  y  avait...  je  ne  sais 
où  !  —  les  choses  alors  n'avaient  pas  de  nom 
pour  moi,  —  une  cascade  charmante  où  la  lune 
se  jouait  en  fusées  d'argent.  Je  passais  là  des 


70  CONTES  DUNE   GRÂND'MÈRK 

heures  entières  à  lutter  contre  le  flot  qui  me 
repoussait.  Le  jour,  il  y  avait  sur  le  rivage  des 
mouches  d'or  et  d'émeraude  qui  voltigeaient  sur 
les  herbes  et  que  je  saisissais  avec  une  merveil- 
leuse adresse,  me  faisant  ^  cette  cnasse  un  jeu 
folâtre  plutôt  qu'une  satisfaction  de  voracité. 
Quelquefois  les  demoiselles  aux  ailes  bleues  m'ef- 
fleuraient de  leur  voi.  Des  plantes  admirables 
semblaient  vouloir  m'enlacer  dans  leurs  vertes 
chevelures;  mais  la  passion  du  mouvement  et 
de  la  liberté  me  reportait  toujours  vers  les  eaux 
libres  et  rapides.  Agir,  nager,  vite,  toujours  plus 
vite,  et  sans  jamais  me  reposer,  ah!  c'était  une 
ivresse!  Je  me  suis  rappelé  ce  bon  temps  l'autre 
jour  en  me  baignant  dans  votre  rivière,  et  à  pré- 
sent je  ne  l'oublierai  plus! 

—  Encore,  encore,  s'écrièrent  les  enfants,  qui 
écoutaient  de  toutes  leurs  oreilles.  Avez-vous  été 
grenouille,  lézard,  papillon? 

—  Lézard,  je  ne  sais  pas,  grenouille  proba- 
blement y  mais  papillon,  je  m'en  souviens  à  mer- 
veille. J'étais  fleur,  une  jolie  fleur  blanche  déli- 
catement découpée,  probablement  une   sorte  de 


LE  CHIEN  ET  LÀ  FLEUR  SACRÉE    Tl 

saxifrage  sarmenteuse  pendant  sur  le  bord  d'une 
source,  et  j'avais  toujours  soif,  toujours  soif.  Je 
me  penchais  sur  l'eau  sans  pouvoir  l'atteindre, 
un  vent  frais  me  secouait  sans  cesse.  Le  désir 
est  une  puissance  dont  on  ne  connaît  pas  la 
limite.  Un  matin,  je  me  détachai  de  ma  tige,  je 
flottai  soutenue  par  la  brise.  J'avais  des  ailes, 
j'étais  libre  et  vivant.  Les  papillons  ne  sont  que 
des  fleurs  envolées  un  jour  de  fête  où  la  nature 
était  en  veine  d'invention  et  de  fécondité. 

—  Très-joli,  lui  dis-je,  mais  c'est  de  la  poésie! 

—  Ne  l'empêchez  pas  d'en  faire,  s'écrièrent 
les  jeunes  gens;  il  nous  amuse! 

Et,  s'adressant  à  lui  : 

—  Pouvez-vous  nous  dire  à  quoi  vous  songiez 
quand  vous  étiez  une  pierre? 

—  Une  pierre  est  une  chose  et  ne  pense  pas, 
répondit-il  ;  je  ne  me  rappelle  pas  mon  existence 
minérale;  pourtant,  je  l'ai  subie  comme  vous  tous 
et  il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  vie  inorganique 
soit  nut  à  fait  inerte.  Je  ne  m'étends  jamais  sur 
une  roche  sans  ressentir  à  son  contact  quelque 
chose  de  particulier  qui  m'affirme  les  antique* 


11  CONTES  D'UNE  GRAND  MÈRE 

rapports  que  j'ai  dû  avoir  avec  elle.  Toute  chose 
est  un  élément  de  transformation.  La  plus  gros- 
sière a  encore  sa  vitalité  latente  dont  les  sourdes 
pulsations  appellent  la  lumière  et  le  mouvement  : 
l'homme  désire,  l'animal  et  la  plante  aspirent, 
le  minéral  attend.  Mais,  pour  me  soustraire  aux 
questions  embarrassantes  que  vous  m'adressez,  je 
vais  choisir  une  de  mes  existences  que  je  me 
retrace  le  mieux,  et  vous  dire  comment  j'ai  vécu, 
c'est-à-dire  agi  et  pensé  la  dernière  fois  que 
j'ai  6lè  chien.  Ne  vous  attendez  pas  à  des  aven- 
tures dramatiques,  à  des  sauvetages  miraculeux  ; 
chaque  animal  a  son  caractère  personnel.  C'est 
une  étude  de  caractère  que  je  vais  vous  commu- 
niquer. 

On  apporta  les  flambeaux,  on  renvoya  les  do- 
mestiques, on  fit  silence,  et  rétrange  narrateur 
parla  ainsi  : 

—  J'étais  un  joli  petit  bouledogue,  un  ratier 
de  pure  race.  Je  ne  me  rappelle  ni  ma  mère, 
dont  je  fus  séparé  très-jeune,  ni  la  cruelle  opé- 
ration qui  trancha  ma  queue  et  effila  mes  oreilles. 
On  me  trouva  beau  ainsi  mutilé,  et  de  bonne 


LE  CHIEN  ET  LÀ  FLEUR  SACRÉE    73 

heure  j'aimai  les  compliments.  Du  plus  loin  que 
je  me  souvienne  j'ai  compris  le  sens  des  mots 
beau  chien,  joli  chien;  j'aimais  aussi  le  mot  blanc. 
Quand  les  enfants,  pour  me  faire  fête,  m'appe- 
laient lapin  blanc,  j'étais  enchanté.  J'aimais  à 
prendre  des  bains  ;  mais,  comme  je  rencontrais 
souvent  des  eaux  bourbeuses  où  la  chaleur  me 
portait  à  me  plonger,  j'en  sortais  tout  terreux,  et 
on  m'appelait  lapin  jaune  ou  lapin  noir,  ce  qui 
m'humiliait  beaucoup.  Le  déplaisir  que  j'en 
éprouvai  mainte  fois  m'amena  à  faire  une  dis- 
tinction assez  juste  des  couleurs. 

»  La  première  personne  qui  s'occupa  de  mon 
éducation  morale  fut  une  vieille  dame  qui  avait 
ses  idées.  Elle  ne  tenait  pas  à  ce  que  je  fusse  ce 
qu'on  appelle  dressé.  Elle  n'exigea  pas  que  j'eusse 
le  talent  de  rapporter  et  de  donner  la  patte.  Elle 
disait  qu'un  chien  n'apprenait  pas  ces  choses  sans 
être  battu.  Je  comprenais  très-bien  ce  mot-là,  car 
le  domestique  me  battait  quelquefois  à  l'insu  de 
sa  maîtresse.  J'appris  donc  de  bonne  heure  que 
j'étais  protégé,  et  qu'en  me  réfugiant  auprès  d'elle, 
je  n'aurais  jamais  que  des  caresses  et  des  encou- 

5 


74      CONTES  D'UNE  GRANDMÈRE 

ragements.  J'étais  jeune  et  j'étais  fou.  J'aimais  à 
tirer  à  moi  et  à  ronger  les  bâtons.  C'est  une  rage 
que  j'ai  conservée  pendant  toute  ma  vie  de  chien 
et  qui  tenait  à  ma  race,  à  la  force  de  ma  mâchoire 
et  à  l'ouverture  énorme  de  ma  gueule.  Évidem- 
ment la  nature  avait  fait  de  moi  un  dévorant. 
Instruit  à  respecter  les  poules  et  les  canards,  j'avais 
besoin  de  me  battre  avec  quelque  chose  et  de  dé- 
penser la  force  de  mon  organisme.  Enfant  comme 
je  l'étais,  je  faisais  grand  mal  dans  le  petit  jardin  de 
la  vieille  dame  ;  j'arrachais  les  tuteurs  des  plantes 
et  souvent  la  plante  avec.  Le  jardinier  voulait 
me  corriger,  ma  maîtresse  l'en  empêchait,  et,  me 
prenant  à  part,  elle  me  parlait  très-sérieusement. 
Elle  me  répétait  à  plusieurs  reprises,  en  me  tenant 
la  tête  et  en  me  regardant  bien  dans  les  yeux  : 

» —  Ce  que  vous  avez  fait  est  mal;  très-mal,  on 
ne  peut  plus  mal  ! 

»  Alors,  elle  plaçait  un  bâton  devant  moi  et  m6 
défendait  d'y  toucher.  Quand  j'avais  obéi,  elle 
disait  : 

»  — -  C'est  bien,  très-bien,  vous  êtes  un  bon 
chien. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE    75 

»  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  l'aire  éclore 
en  moi  ce  trésor  inappréciable  de  la  conscience 
que  l'éducation  communique  au  chien  quand  il 
est  bien  doué  et  qu'on  ne  Ta  pas  dégradé  par  les 
coups  et  les  injures. 

»  J'acquis  donc  ainsi  très-jeune  le  sentiment  de 
la  dignité,  sans  lequel  la  véritable  intelligence 
ne  se  révèle  ni  à  l'animal,  ni  à  l'homme.  Celui 
qui  n'obéit  qu'à  la  crainte  ne  saura  jamais  se 
commander  à  lui-même. 

»  J'avais  dix-huit  mois,  et  j'étais  dans  toute  la 
fleur  de  la  jeunesse  et  de  ma  beauté,  quand  ma 
maîtresse  changea  de  résidence  et  m'amena  à  la 
campagne  qu'elle  devait  désormais  habiter  avec 
sa  famille.  Il  y  avait  un  grand  parc,  et  je  con- 
nus les  ivresses  de  la  liberté.  Dès  que  je  vis  le 
fils  de  la  vieille  dame,  je  compris,  à  la  manière 
dont  ils  s'embrassèrent  et  à  l'accueil  qu'il  me  fit, 
que  c'était  là  le  maître  de  la  maison,  et  que  je 
devais  me  mettre  à  ses  ordres.  Dès  le  premier  jour, 
j'emboîtai  le  pas  derrière  lui  d'un  air  si  raison- 
nable et  si  convaincu,  qu'il  me  prit  en  amitié, 
me  caressa  et  me  fit  coucher  dans  son  cabinet.  Sa 


76  CONTES   D'UNE   GRAND'MERE 

jeune  femme  n'aimait  pas  beaucoup  les  chiens 
et  se  fût  volontiers  passée  de  moi;  mais  j'obtins 
grâce  devant  elle  par  ma  sobriété,  ma  discrétion 
et  ma  propreté.  On  pouvait  me  laisser  seul  en 
compagnie  des  plats  les  plus  alléchants  ;  il  m'arriva 
biin  rarement  d'y  goûter  du  bout  de  la  langue. 
Outre  que  je  n'étais  pas  gourmand  et  n'aimais  pas 
les  friandises,  j'avais  un  grand  respect  de  la  pro- 
priété. On  m'avait  dit,  car  on  me  parlait  comme 
à  une  personne  : 

»  —  Voici  ton  ass:.ette,  ton  écuelle  à  eau,  ton 
coussin  et  ton  tapis. 

i  Je  savais  que  ces  choses  étaient  à  moi,  et  il 
n'eût  pas  fait  bon  me  les  disputer;  mais  jamais 
je  ne  songeai  à  empiéter  sur  le  bien  des  autres. 
»  J'avais  aussi  une  qualité  qu'on  appréciait  beau- 
coup. Jamais  je  ne  mangeai  de  ces  immondices 
dont  presque  tous  les  chiens  sont  friands,  et  je 
ne  me  roulais  jamais  dessus.  Si,  pour  avoir  cou- 
ché sur  le  charbon  ou  m'être  roulé  sur  la  terre, 
j'avais  noirci  ou  jauni  ma  robe  blanche,  on  pouvait 
être  sûr  que  je  ne  m'étais  souillé  à  aucune  chose 
malpropre. 


LE  CHIEN  El   LA  FLEUR  SACRÉE  71 

»  Je  montrai  aussi  une  qualité  dont  on  me  tint 
compte.  Je  n'aboyai  jamais  et  ne  mordis  jamais 
personne.  L'aboiement  est  une  menace  et  une 
injure.  J'étais  trop  intelligent  pour  ne  pas  com- 
prendre que  les  personnes  saluées  et  accueillies 
par  mes  maîtres  devaient  être  reçues  poliment 
par  moi,  et,  quant  aux  démonstrations  de  ten- 
dresse et  de  joie  qui  signalaient  le  retour  d'un 
ancien  ami,  j'y  étais  fort  attentif.  Dès  lors,  je 
lui  témoignais  ma  sympathie  par  des  caresses. 
Je  faisais  mieux  encore,  je  guettais  le  réveil  de 
ces  hôtes  aimés,  pour  leur  faire  les  honneurs 
de  la  maison  et  du  jardin.  Je  les  promenais 
ainsi  avec  courtoisie  jusqu'à  ce  que  mes  maî- 
tres vinssent  me  remplacer.  On  me  sut  toujours 
gré  de  cette  notion  d'hospitalité  que  personne 
n'eût  songé  à  m'enseigner  et  que  je  trouvai 
tout  seul. 

»  Quand  il  y  eut  des  enfants  dans  la  maison, 
je  fus  véritablement  heureux.  A  la  première  nais- 
sance, on  fut  un  peu  inquiet  de  la  curiosité  avec 
laquelle  je  flairais  le  bébé.  J'étais  encore  impétueux 
et  brusque,  on  craignait  que  je  ne  fusse  brutal 


78  CONTES   DUNE    GRAND'MERE 

ou  jaloux.  Alors,  ma  vieille  maîtresse  prit  l'en- 
fant sur  ses  genoux  en  disant  : 

»  —  Il  faut  faire  la  morale  à  Fadet;  ne  craignez 
rien,  il  comprend  ce  qu'on  lui  dit.  —  Voyez,  me 
dit-elle,  voyez  ce  cher  poupon,  c'est  ce  qu'il  y 
a  de  plus  précieux  dans  la  maison.  Aimez-le  bien, 
touchez-y  doucement,  ayez-en  le  plus  grand  soin. 
Vous  m'entendez  bien,  Fadet,  n'est-ce  pas?  Vous 
aimerez  ce  cher  enfant. 

»  Et,  devant  moi,  elle  le  baisa  et  le  serra 
doucement  contre  son  cœur. 

t>  J'avais  parfaitement  compris.  Je  demandai 
par  mes  regards  et  mes  manières  à  baiser  aussi 
cette  chère  créature.  La  grand'mère  approcha  de 
moi  sa  petite  main  en  me  disant  encore  : 

»  — Bien  doucement,  Fadet,  bien  doucement! 

»  Je  léchai  la  petite  main  et  trouvai  l'enfant 
si  joli,  que  je  ne  pus  me  défendre  d'effleurer  sa 
joue  rose  avec  ma  langue,  mais  ce  fut  si  délica- 
tement qu'il  n'eut  pas  peur  de  moi,  et  c'est  moi 
qui,  un  peu  plus  tard,  obtins  son  premier  sourire. 

»  Un  autre  enfant  vint  deux  ans  après,  c'étaient 
akrs  deux  petites  tilles.  L'aînée  me  chérissait  déjà. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE  79 

La  seconde  fit  de  même,  et  on  me  permettait  de 
me  rouler  avec  elle  sur  les  tapis.  Les  parents  crai- 
gnaient un  peu  ma  pétulance,  mais  la  grand'mère 
m'honorait  d'une  confiance  que  j'avais  à  cœur  de 
mériter.  Elle  me  répétait  de  temps  en  temps  : 

»  —  Bien  doucement,  Fadet,  bien  doucement! 

»  Aussi  n'eut-on  jamais  le  moindre  reproche  à 
m'adresser.  Jamais,  dans  mes  plus  grandes  gaietés, 
je  ne  mordillai  leurs  mains  jusqu'à  les  rougir, 
jamais  je  ne  déchirai  leurs  robes,  jamais  je  ne 
leur  mis  mes  pattes  dans  la  figure.  Et  pourtant 
Dieu  sait  que,  dans  leur  jeune  âge,  elles  abusèrent 
souvent  de  ma  bonté,  jusqu'à  me  faire  souffrir.  Je 
compris  qu'elles  ne  savaient  ce  qu'elles  faisaient, 
et  ne  me  fâchai  jamais.  Elles  imaginèrent  un 
jour  de  m'atteler  à  leur  petite  voiture  de  jardi- 
nage et  d'y  mettre  leurs  poupées!  Je  me  laissai 
harnacher  et  atteler,  Dieu  sait  comme,  et  je  traî- 
nai raisonnablement  la  voiture  et  les  poupées 
aussi  longtemps  qu'on  voulut.  J'avoue  qu'il  y 
avait  un  peu  de  vanité  dans  mon  fait  parce 
que  les  domestiques  étaient  émerveillés  de  ma 
docilité. 


80  CONTES   D'UNE   GRAND  MÈRE 

»  —  Ce  n'est  pas  un  chien,  disaîent-ils,  c'est 
un  cheval! 

»  Et  toute  la  journée  les  petites  filles  m'appe- 
lèrent cheval  blanc,  ce  qui,  je  dois  le  confesser, 
me  flatta  infiniment. 

»  On  me  sut  d'autant  plus  de  gré  de  ma  raison 
et  de  ma  douceur  avec  les  enfants  que  je  ne  sup- 
portais ni  injures  ni  menaces  de  la  part  des 
autres.  Quelque  amitié  que  j'eusse  pour  mon 
mai  ire,  je  lui  prouvai  une  fois  combien  j'avais  à 
cœur  de  conserver  ma  dignité.  J'avais  commis 
une  faute  contre  la  propreté  par  paresse  de  sortir, 
et  il  me  menrça  de  son  fouet.  Je  me  révoltai  et 
m'élançai  au-devant  des  coups  en  montrant  les 
dents.  Il  était  philosophe,  il  n'insista  pas  pour  me 
punir,  et,  comme  quelqu'un  lui  disait  qu'il  n'eût 
pas  dû  me  pardonner  cette  révolte,  qu'un  chien 
rebelle  doit  être  roué  de  coups,  il  répondit  : 

»  —  Non!  Je  le  connais,  il  est  intrépide  et 
entêté  au  combat,  il  ne  céderait  pas;  je  serais 
forcé  de  le  tuer,  et  le  plus  puni  serait  moi. 

»  Il  me  pardonna  donc,  et  je  l'en  aimai  d'au- 
tant plus. 


LE  CHIEN  ET  LÀ  FLEUR  SACRÉE         81 

»  J'ai  passé  une  vie  bien  douce  et  bien  heureuse 
dans  cette  maison  bénie.  Tous  m'aimaient,  les 
serviteurs  étaient  doux  et  pleins  d'égards  pour 
moi  ;  les  enfants,  devenus  grands,  m'adoraient 
et  me  disaient  les  choses  les  plus  tendres  et  les 
plus  flatteuses;  mes  maîtres  avaient  réellement 
de  l'estime  pour  mon  caractère  et  déclaraient  que 
mon  affection  n'avait  jamais  eu  pour  mobile  la 
gourmandise  ni  aucune  passion  basse.  J'aimais 
leur  société,  et,  devenu  vieux,  moins  démonstra- 
tif par  conséquent,  je  leur  témoignais  mon  ami- 
tié en  dormant  à  leurs  pieds  ou  à  leur  porte 
quand  ils  avaient  oublié  de  me  l'ouvrir.  J'étais 
d'une  discrétion  et  d'un  savoir-vivre  irréprocha- 
bles, bien  que  très -indépendant  et  nullement 
surveillé.  Jamais  je  ne  grattai  à  une  porte,  jamais 
je  ne  fis  entendre  de  gémissements  importuns. 
Quand  je  sentis  les  premiers  rhumatismes,  on 
me  traita  comme  une  personne.  Chaque  soir, 
mon  maître  m'enveloppait  dans  mon  tapis  ;  s'il 
tardait  un  peu  à  y  songer,  je  wie  plantais  près 
de  lui  en  le  regardant,  mais  sans  le  tirailler  ni 
l'ennuyer  de  mes  obsessions. 

5 


82  CONTES   D'UNE  GRAXD'MÈRE 

»  La  seule  chose  que  j'aie  à  me  reprocher  dans 
mon  existence  canine,  c'est  mon  peu  de  bienveil- 
lance pour  les  autres  chiens  Était-ce  pressenti- 
ment de  ma  prochaine  séparation  d'espèce,  était- 
ce  crainte  de  retarder  ma  promotion  à  un  grade 
plus  élevé,  qui  me  faisait  haïr  leurs  grossièretés 
et  leurs  vices?  Redoutais-je  de  redevenir  trop 
chien  dans  leur  sociélé,  avais-je  l'orgueil  du  mé- 
pris pour  leur  infériorité  intellectuelle  et  morale? 
Je  les  ai  réellement  houspiliés  toute  ma  vie,  et 
on  déclara  souvent  que  j'étais  terriblement  mé- 
chant avec  mes  semblables.  Pourtant  je  dois  dire 
à  ma  décharge  que  je  ne  lis  jamais  de  mal  aux 
faibles  et  aux  petits.  Je  m'attaquais  aux  plus 
gros  et  aux  plus  forts  avec  une  audace  héroïque. 
Je  revenais  harassé,  couvert  de  blessures,  et,  à 
peine  guéri,  je  recommençais. 

»  J'étais  ainsi  avec  ceux  qui  ne  m'étaient  pas 
présentés. 

»  Quand  un  ami  de  la  maison  amenait  son 
chien,  on  me  faisait  un  discours  sérieux  en 
m'engageant  à  la  politesse  et  en  me  rappelant 
les  devoirs  de  l'hospitalité.  On  me  disait  son  nom, 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE         83 

on  approchait  sa  figure  de  la  mienne.  On  apai- 
sait mes  premiers  grognements  avec  de  bonnes 
paroles  qui  me  rappelaient  au  respect  de  moi- 
même.  Alors,  c'était  fini  pour  toujours,  il  n'y  avait 
plus  de  querelles,  ni  même  de  provocations;  mais 
je  dois  dire  que,  sauf  Moutonne,  la  chienne  du 
berger,  pour  laquelle  j'eus  toujours  une  grande 
amitié  et  qui  me  défendait  contre  les  chiens 
ameutés  contre  moi,  je  ne  me  liai  jamais  avec 
aucun  animal  de  mon  espèce.  Je  les  trouvais  tous 
trop  inférieurs  à  moi,  même  les  beaux  chiens  de 
chasse  et  les  petits  chiens  savants  qui  avaient  été 
forcés  par  les  châtiments  à  maîtriser  leurs  instincts 
Moi  qu'on  avait  toujours  raisonné  avec  douceur, 
si  j'étais,  comme  eux,  esclave  de  mes  passions  à 
certains  égards  où  je  n'avais  à  risquer  que  moi  - 
même,  j'étais  obéissant  et  sociable  avec  l'homme, 
parce  qu'il  me  plaisait  d'être  ainsi  et  que  j'eusse 
rougi  d'être  autrement. 

»  Une  seule  fois  je  parus  ingrat,  et  j'éprouvai 
un  grand  chagrin.  Une  maladie  épidémique  rava- 
geait le  pays,  toute  la  famille  partit  emmenant 
les  enfants,  et,  comme  on  craignait  mes  larmes, 


84  CONTES  D'UNE  GRANDMÊRB 

on  ne  m'avertit  de  rien.  Un  matin,  je  me  trouvai 
seul  avec  le  domestique,  qui  prit  grand  soin  de 
moi,  mais  qui;  préoccupé  pour  lui-même,  ne  s'ef- 
força pas  de  me  consoler,  ou  ne  sut  pas  s'y 
prendre.  Je  tombai  dans  le  désespoir,  cette  mai- 
son déserte  par  un  froid  rigoureux  était  pour  moi 
comme  un  tombeau.  Je  n'ai  jamais  été  gros 
mangeur,  mais  je  perdis  complètement  l'appétit 
et  je  devins  si  maigre,  que  l'on  eût  pu  voir  à 
travers  mes  côtes.  Enfin,  après  un  temps  qui  me 
parut  bien  long,  ma  vieille  maîtresse  revint  pour 
préparer  le  retour  de  la  famille,  et  je  ne  com- 
pris pas  pourquoi  elle  revenait  seule;  je  crus 
que  son  fils  et  les  enfants  ne  reviendraient 
jamais,  et  je  n'eus  pas  le  courage  de  lui  faire 
la  moindre  caresse.  Elle  fit  allumer  du  feu  dans 
sa  chambre  et  m'appela  en  m'invitant  à  me 
chauffer;  puis  elle  se  mit  à  écrire  pour  donner 
des  ordres  et  j'entendis  qu'elle  disait  en  parlant 
de  moi  : 

»  —  Vous  ne  l'avez  donc  pas  nourri?  Il  est 
d'une  maigreur  effrayante;  allez  me  chercher  du 
pain  et  de  la  soupe. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE    86 

»  Mais  je  refusai  de  manger.  Le  domestique 
parla  de  mon  chagrin.  Elle  me  caressa  beaucoup 
et  ne  put  me  consoler,  elle  eût  dû  me  dire  que 
les  enfants  se  portaient  bien  et  allaient  revenir 
avec  leur  père.  Elle  n'y  songea  pas,  et  s'éloigna 
en  se  plaignant  de  ma  froideur,  qu'elle  n'avait 
pas  comprise.  Elle  me  rendit  pourtant  son  estime 
quelque  jours  après,  lorsqu'elle  revint  avec  la 
famille.  Les  tendresses  que  je  fis  aux  enfants  sur- 
tout lui  prouvèrent  bien  que  j'avais  le  cœur  fidèle 
et  sensible. 

»  Sur  mes  vieux  jours,  un  rayon  de  soleil 
embellit  ma  vie.  On  amena  dans  la  maison  la 
petite  chienne  Lisette,  que  les  enfants  se  dispu- 
tèrent d'abord,  mais  que  l'aînée  céda  à  sa  sœur 
en  disant  qu'elle  préférait  un  vieux  ami  comme 
moi  à  toutes  les  nouvelles  connaissances.  Lisette 
fut  aimable  avec  moi,  et  sa  folâtre  enfance  égaya 
mon  hiver.  Elle  était  nerveuse  et  tyrannique; 
elle  me  mordait  cruellement  les  oreilles.  Je  criais 
et  ne  me  fâchais  pas,  elle  était  si  gracieuse  dans 
ses  impétueux  ébats  !  Elle  me  forçait  à  courir  et 
à  bondir  avec   elle.   Mais  ma  grande    affection 


86  CONTES  DUNE   GRANDMÊRE 

était,  en  somme,  pour  la  petite  fille  qui  me 
préférait  à  Lisette  et  qui  me  parlait  raison, 
sentiment  et  moralité ,  comme  avait  fait  sa 
grand'mère. 

»  Je  n'ai  pas  souvenir  de  mes  dernières  années 
et  de  ma  mort.  Je  crois  que  je  m'éteignis  dou- 
cement au  milieu  des  soins  et  des  encourage- 
ments. On  avait  certainement  compris  que  je 
méritais  d'être  homme,  puisqu'on  avait  toujours 
dit  qu'il  ne  me  manquait  que  la  parole.  J'ignore 
pourtant  si  mon  esprit  franchit  d'emblée  cet  abîme. 
J'ignore  la  forme  et  l'époque  de  ma  renaissance; 
je  crois  pourtant  que  je  n'ai  pas  recommencé 
l'existence  canine,  car  celle  que  je  viens  de  vous 
raconter  me  paraît  dater  d'hier.  Les  costumes, 
les  habitudes,  les  idées  que  je  vois  aujourd'hui 
ne  diffèrent  pas  essentiellement  de  ce  que  j'ai  vu 
et  observé  étant  chien...  » 

Le  sérieux  avec  lequel  notre  voisin  avait  parlé 
nous  avait  forcés  de  l'écouter  avec  attention  et 
déférence.  Il  nous  avait  étonnés  et  intéressés. 
Nous  le  priâmes  de  nous  raconter  quelque  autre 
de  ses  existences. 


LE  CHIEN  ET  LA   FLEUR  SACRE*,  87 

—  C'est  assez  pour  aujourd'hui,  nous  dit— il  ; 
je  tâcherai  de  ras«embhr  mes  souvenirs,  et  peut- 
être  plus  tard  vous  ferai-je  le  récit  d'une  autre 
phase  de  ma  vie  antérieure. 


DEUXIÈME    PARTIE 

LA  FLEUR  SACREE 

A    AURORE    S AND 

Quelques  jours  après  que  M.  Lechien  nous  eux 
raconté  son  histoire,  nous  nous  retrouvions  avec 
lui  chez  un  Anglais  riche  qui  avait  beaucoup 
voyagé  en  Asie,  et  qui  parlait  volontiers  des 
choses  intéressantes  et  curieuses  qu'il  avait  vues. 

Comme  il  nous  disait  la  manière  dont  on  chasse 
les  éléphants  dans  le  Laos,  M.  Lechien  lui  de- 
manda s'il  n'avait  jamais  tué  lui-même  un  de  ces 
animaux. 

—  Jamais!  répondit  sir  William.  Je  ne  me 
le  serais  point  pardonné.  L'éléphant  m'a  tou- 
jours paru  si  près  de  l'homme  par  l'intelligence 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE    89 

et  le  raisonnement  que  j'aurais  craint  d'inter- 
rompre la  carrière  d'une  âme  en  voie  de  trans- 
formation. 

—  Au  fait,  lui  dit  quelqu'un,  vous  ave2  long- 
temps vécu  dans  l'Inde,  vous  devez  partager  les 
idées  de  migration  des  âmes  que  monsieur  nous 
exposait  l'autre  jour  d'une  manière  plus  ingé- 
nieuse que  scientifique. 

—  La  science  est  la  science,  répondit  l'Anglais. 
Je  la  respecte  infiniment,  mais  je  crois  que, 
quand  elle  veut  trancher  affirmativement  ou 
négativement  la  question  des  âmes,  elle  sort 
de  son  domaine  et  ne  peut  rien  prouver.  Ce 
domaine  est  l'examen  des  faits  palpables,  d'où 
elle  conclut  à  des  lois  existantes.  Au  delà,  elle 
n'a  plus  de  certitude.  Le  foyer  d'émission  de  ces 
lois  échappe  à  ses  investigations,  et  je  trouve 
qu'il  est  également  contraire  à  la  vraie  doctrine 
scientifique  de  vouloir  prouver  Y  existence  ou  la 
non-existence  d'un  principe  quelconque.  En 
dehors  de  sa  démonstration  spéciale,  le  savant 
est  libre  de  croire  ou  de  ne  pas  croire  ;  mais  la 
recherche    de    ce    principe    appartient    mieux 


90  CONTÉS  D'UNE  GRANDMÈRE 

aux  hommes  de  logique,  de  sentiment  et  d'i- 
magination. Les  raisonnements  et  les  hypothèses 
de  ceux-ci  n'ont,  il  est  vrai,  de  valeur  qu'au- 
tant qu'ils  respectent  ce  que  la  science  a  vérifié 
dans  l'ordre  des  faits;  mais  là  où  la  science 
est  impuissante  à  nous  éclairer,  nous  sommes 
tous  libres  de  donner  aux  faits  ce  que  vous 
appelez  une  interprétation  ingénieuse,  ce  qui, 
selon  moi,  signifie  une  explication  idéaliste 
fondée  sur  la  déduction,  la  logique  et  le  senti- 
ment du  juste  dans  l'équilibre  et  l'ordonnance 
de  l'univers. 

—  Ainsi,  reprit  celui  qui  avait  interpellé  sir 
William,  vous  êtes  bouddhiste? 

—  D'une  certaine  façon,  répondit  l'Anglais; 
mais  nous  pourrions  trouver  un  sujet  de  conver- 
sation plus  récréatif  pour  les  enfants  qui  nous 
écoutent. 

—  Moi,  dit  une  des  petites  tilles,  cela  m'inté- 
resse et  me  plaît.  Pourriez-vous  me  dire  ce  que 
j'ai  Hé  avant  d'être  une  petite  li11e? 

—  Vous  avez  été  un  petit  ange,  répondit  sir 
William. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE    91 

—  Pas  de  compliments  !  reprit  l'enfant.  Je  crois 
que  j'ai  été  tout  bonnement  un  oiseau,  car  il  me 
semble  que  je  regrette  toujours  le  temps  où  je 
volais  sur  les  arbres  et  ne  faisais  que  ce  que  je 
voulais. 

—  Eh  bien,  reprit  sir  William,  ce  regret  serait 
une  preuve  de  souvenir.  Chacun  de  nous  a  une 
préférence  pour  un  animal  quelconque  et  se  sent 
porté  à  s'identifier  à  ses  impressions  comme  s'il 
les  avait  déjà  ressenties  pour  son  propre  compte. 

—  Quel  est  votre  animal  de  prédilection?  lui 
demandai-je. 

—  Tant  que  j'ai  été  Anglais,  répondit-il,  j'ai 
mis  le  cheval  au  premier  rang.  Quand  je  suis 
devenu  Indien,  j'ai  mis  l'éléphant  au-dessus  de 
tout. 

—  Mais,  dit  un  jeune  garçon,  est-ce  que  l'élé- 
phant n'est  pas  très-laid? 

—  Oui,  selon  nos  idées  sur  l'esthétique.  Nous 
prenons  pour  type  du  quadrupède  le  cheval  ou 
l?  cerf;  nous  aimons  l'harmonie  dans  la  propor- 
tion, parce  qu'au  fond  nous  avons  toujours  dans 
l'esprit  le  type  humain  comme  type  suprême  de 


92  CONTES  D'UNE  GRAND  MÈRE 

cette  harmonie;  mais,  quand  on  quitte  les  régions 
tempérées  et  qu'on  se  trouve  en  face  d'une  na- 
ture exubérante,  le  goût  change,  les  yeux  s'atta- 
chent à  d'autres  lignes,  l'esprit  se  reporte  à  un 
ordre  de  création  antérieure  plus  grandiose,  et  le 
côté  fruste  de  cette  création  ne  choque  plus  nos 
regards  et  nos  pensées.  L'Indien,  noir,  petit, 
grêle,  ne  donne  pas  l'idée  d'un  roi  de  la  création. 
L'Anglais,  rouge  et  massif,  paraît  là  plus  impo- 
sant que  chez  lui  ;  mais  l'un  et  l'autre,  qu'ils 
aient  pour  cadre  une  cabane  de  roseaux  ou  un 
palais  de  marbre,  sont  encore  effacés  comme  de 
vulgaires  détails  dans  l'ensemble  du  tableau  que 
présente  la  nature  environnante.  Le  sens  artiste 
éprouve  le  besoin  de  formes  supérieures  à  celles 
de  l'homme,  et  il  se  sent  pris  de  respect  pour 
les  êtres  capables  de  se  développer  fièrement  sous 
cet  ardent  soleil  qui  étiole  la  race  humaine.  Là 
où  les  roches  sont  formidables,  les  végétaux 
effrayants  d'aspect,  les  déserts  inaccessible,  le 
pouvoir  humain  perd  son  prestige,  et  le  monstre 
surgit  à  nos  yeux  comme  la  suprême  combinai- 
son harmonique  d'un  monde  prodigieux.  Les  an- 


LE  CHIEN  ET   LA  FLEUR  SACRÉE  93 

ciens  habitants  de  cette  terre  redoutable  l'avaient 
bien  compris.  Leur  art  consistait  dans  la  repro- 
duction idéalisée  des  formes  monstrueuses.  Le 
buste  de  l'éléphant  était  le  couronnement  prin- 
cipal de  leurs  parthénons.  Leurs  dieux  étaient 
des  monstres  et  des  colosses.  Leur  architecture 
pesante,  surmontée  de  tours  d'une  hauteur  déme- 
surée, semblait  chercher  le  beau  dans  l'absence 
de  ces  proportions  harmoniques  qui  ont  été  l'i- 
déal des  peuples  de  l'Occident.  Ne  vous  étonnez 
donc  pas  de  m'entendre  dire  qu'après  avoir 
trouvé  cet  art  barbare  et  ces  types  effrayants, 
je  m'y  suis  habitué  au  point  de  les  admirer 
et  de  trouver  plus  tard  nos  arts  froids  et  nos 
types  mesquins.  Et  puis  tout,  dans  l'Inde, 
concourt  à  idéaliser  l'éléphant.  Son  culte  est 
partout  dans  le  passé,  sous  une  forme  ou  sous 
une  autre.  Les  reproductions  de  son  type  om 
une  variété  d'intentions  surprenante,  car,  selon 
la  pensée  de  l'artiste,  il  représente  la  force  me- 
naçante ou  la  bénigne  douceur  de  la  divinité 
qu'il  encadre.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  été  jamais, 
quoi  qu'en  aient  dit  les  anciens  voyageurs,  adoré 


94  CONTES  D'UNE   GRANDMÊRI 

personnellement  comme  un  dieu  ;  mais  il  a  été, 
il  est  encore  regardé  comme  un  symbole  et  un 
palladium.  L'éléphant  blanc  des  temples  de  Siara 
est  toujours  considéré  comme  un  animal  sacré. 

—  Parlez-nous  de  cet  éléphant  blanc,  s'écriè- 
rent tous  les  enfants.  Est-il  vraiment  blanc?  l'a- 
vez-vous  vu? 

—  Je  l'ai  vu,  et,  en  le  contemplant  au  milieu 
des  fêtes  triomphales  qu'il  semblait  présider,  il 
m'est  arrivé  une  chose  singulière. 

—  Quoi  ?  reprirent  les  enfants. 

—  Une  chose  que  j'hésite  à  vous  dire,  —  non 
pas  que  je  craigne  la  raillerie  en  un  sujet  si 
grave,  mais  en  vérité  je  crains  de  ne  pas  vous 
convaincre  de  ma  sincérité  et  d'être  accusé  d'im- 
proviser un  roman  pour  rivaliser  a^ec  l'édifiante 
et  sérieuse  histoire  de  M.  Lechien. 

—  Dites  toujours,  dites  toujours!  Nous  ne  cri- 
tiquerons pas,  nous  écouterons  bien  sagement. 

—  Eh  bien,  mes  enfants,  reprit  l'Anglais,  voici 
ce  qui  est  arrivé.  En  contemplant  la  majesté  de 
l'éléphant  sacré  marchant  d'un  pas  mesuré  au 
son  des  instruments  et  marquant  le  rhjthme  avec 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE         95 

sa  trompe,  tandis  que  les  Indiens,  qui  semblaient 
être  bien  réellement  les  esclaves  de  ce  monar- 
que, balançaient  au-dessus  de  sa  tête  des  parasols 
rouge  et  or,  j'ai  fait  un  effort  d'esprit  pour  sai- 
sir sa  pensée  dans  son  œil  tranquille,  et  tout  à 
coup  il  m'a  semblé  qu'une  série  d'existences  pas- 
sées, insaisissables  à  la  mémoire  de  l'homme, 
venait  de  rentrer  dans  la  mienne. 

—  Gomment!  vous  croyez...? 

—  Je  crois  que  certains  animaux  nous  semblent 
pensifs  et  absorbés  parce  qu'ils  se  souviennent. 
Où  serait  l'erreur  de  la  Providence?  L'homme 
oublie,  parce  qu'il  a  trop  à  faire  pour  que  le 
souvenir  lui  soit  bon.  Il  termine  la  série  des  ani- 
maux contemplatifs,  il  pense  réellement  et  cesse 
de  rêver.  A  peine  né,  il  devient  la  proie  de  la 
loi  du  progrès,  l'esclave  de  la  loi  du  travail. 
11  faut  qu'il  rompe  avec  les  images  du  passé  pour 
se  porter  tout  entier  vers  la  conception  de  l'avenir. 
La  loi  qui  lui  a  fait  cette  destinée  ne  serait  pas 
juste,  si  elle  ne  lui  retirait  pas  la  faculté  de  re- 
garder en  arrière  et  de  perdre  son  énergie  dans 
de  vains  regrets  et  de  stériles  comparaisons. 


96      CONTES  D  UNE  GRAND  MÈRE 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  dit  vivement  M.  Lechien, 
racontez  vos  souvenirs;  il  m'importe  beaucoup 
de  savoir  qu'une  fois  en  votre  vie  vous  avez 
éprouré  le  phénomène  que  j'ai  subi  plusieurs  fois. 

—  J'y  consens,  répondit  sir  ^Yilliam,  car  j'a- 
voue que  votre  exemple  et  vos  affirmations  m'é- 
branlent  et  m'impressionnent  beaucoup.  Si  c'est 
un  simple  rêve  qui  s'est  emparé  de  moi  pendant  la 
cérémonie  que  présidait  l'éléphant  sacré,  il  a  été 
si  précis  et  si  frappant,  que  je  n'en  ai  pas  oublié 
la  moindre  circonstance.  Et  moi  aussi,  j'avais  été 
éléphant,  éléphant  blanc,  qui  plus  est,  éléphant 
sacré  par  conséquent,  et  je  revoyais  mon  existence 
entière  à  partir  de  ma  première  enfance  dans  les 
jungles  et  les  forêts  de  la  presqu'île  de  Malacca. 

«  C'est  dans  ce  pays,  alors  si  peu  connu  des 
Européens,  que  se  reportent  mes  premiers  souve- 
nirs, à  une  époque  qui  doit  remonter  aux  temps 
les  plus  florissants  de  l'établissement  du  boud- 
dhisme, longtemps  avant  la  domination  euro- 
péenne. Je  vivais  dans  ce  désert  étrange,  dans  cette 
Chersonèse  d'or  des  anciens,  une  presqu'île  de  trois 
cent  soixante  lieues  de  longueur,  large  en  moyenne 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE    97 

de  trente  lieues.  Ce  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une 
chaîne  de  montagnes  projetée  sur  la  mer  et  cou- 
ronnée de  forêts.  Ces  montagnes  ne  sont  pas  très- 
hautes.  La  principale,  le  mont  Ophir,  n'égale  pas 
le  puy  de  Dôme;  mais,  par  leur  situation  isolée 
entre  deux  mers,  elles  sont  imposantes.  Les  ver- 
sants sont  paifois  inaccessibles  à  l'homme.  Les 
habitants  des  côtes,  Malais  et  autres,  y  font  pour- 
tant aujourd'hui  une  guerre  archarnée  aux  ani- 
maux sauvages,  et  vous  avez  à  bas  prix  l'ivoire 
et  les  autres  produits  si  facilement  exportés  de 
ces  régions  redoutables.  Pourtant,  l'homme  n'y 
est  pas  encore  partout  le  maître  et  il  ne  l'était 
pas  du  tout  au  temps  dont  je  vous  parle.  Je  gran- 
dissais heureux  et  libre  sur  les  hauteurs,  dans 
le  sublime  rayonnement  d'un  ciel  ardent  et  pur, 
rafraîchi  par  l'élévation  du  sol  et  la  brise  de  mer. 
Qu'elle  était  belle,  cette  mer  de  la  Malaisie  a  vue 
ses  milliers  d'îles  vertes  comme  l'émeraude  e. 
d*écueiis  blancs  comme  l'albâtre,  sur  le  bleu  som- 
bre des  flots  !  Quel  horizon  s'ouvrait  à  nos  regards 
quand,  du  haut  de  nos  sanctuaires  de  rochers, 
nous  embrassions  de  tous   côtés   l'horizon  sans 

6 


98  CONTES  D'UNE   GRANDMÈRE 

limites!  Dans  la  saison  des  pluies,  nous  savourions, 
à  l'abri  des  arbres  géants,  la  chaude  humidité 
du  feuillage.  C'était  la  saison  douce  où  le  recueil- 
lement de  la  nature  nous  remplissait  d'une  sereine 
quiétude.  Les  plantes  vigoureuses,  à  peine  abat- 
tues par  l'été  torride,  semblaient  partager  notre 
bien-être  et  se  retremper  à  la  source  de  la  vie. 
Les  belles  lianes  de  diverses  espèces  poussaient 
leurs  festons  prodigieux  et  les  enlaçaient  aux 
branches  des  cinnamomes  et  des  gardénias  en 
tleurs.  Nous  dormions  à  l'ombre  parfumée  des 
mangliers,  des  bananiers,  des  baumiers  et  des 
cannelliers.  Nous  avions  plus  de  plantes  qu'il  ne 
nous  en  fallait  pour  satisfaire  notre  vaste  et  fru- 
gal appétit.  Nous  méprisions  les  carnassiers  per- 
fides; nous  ne  permettions  pas  aux  tigres  d'ap- 
procher de  nos  pâturages.  Les  antilopes,  les  oryx, 
ies  singes  re2herchaient  notre  protection.  Des 
oiseaux  admirables  venaient  se  poser  ï-ur  nous  par 
bandes  pour  nous  aider  à  notre  toilette.  Le  noc- 
ariamy  l'oiseau  géant,  peut-être  disparu  aujour- 
d'hui, s'approchait  de  nous  sans  crainte  pour 
partager  nos  récoltes. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE    99 

»  Nous  vivions  seuls,  ma  mère  et  moi,  ne  nous 
mêlant  pas  aux  troupes  nombreuses  des  éléphants 
vulgaires,  plus  petits  et  d'un  pelage  différent  du 
nôtre.  Étions-nous  d'une  race  différente?  Je  ne 
l'ai  jamais  su.  L'éléphant  blanc  est  si  rare,  qu'on 
le  regarde  comme  une  anomalie,  et  les  Indiens 
le  considèrent  comme  une  incarnation  divine. 
Quand  un  de  ceux  qui  vivent  dans  les  temples 
d'une  nation  hindoue  cesse  de  vivre,  on  lui  rend 
les  mêmes  honneurs  funéraires  qu'aux  rois,  et 
souvent  de  longues  années  s'écoulent  avant  qu'on 
lui  trouve  un  successeur. 

»  Notre  haute  taille  effrayait-elle  les  autres  élé- 
phants? Nous  étions  de  ceux  qu'on  appelle  soli- 
taires et  qui  ne  font  partie  d'aucun  troupeau  sous 
les  ordres  d'un  guide  de  leur  espèce.  On  ne  nous 
disputait  aucune  place,  et  nous  nous  transpor- 
tions d'une  région  à  l'autre,  changeant  de  climat 
sur  cette  arête  de  montagnes,  selon  notre  caprice 
et  les  besoins  de  notre  nourriture.  Nous  préférions 
la  sérénité  des  sommets  ombragés  aux  sombres 
embûches  de  la  jungle  peuplée  de  serpents 
monstrueux,  hérissée  de  cactus  et  d'autres  plantes 


100  CONTES  D'UNE   GRANDMÈRE 

épineuses  où  vivent  des  insectes  irritants.  En 
cherchant  la  canne  à  sucre  sous  des  bambous 
d'une  hauteur  colossale,  nous  nous  arrêtions 
quelquefois  pour  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  pa- 
létuviers des  rivages;  mais  ma  mère,  défiante, 
semblait  deviner  que  nos  robes  blanches  pouvaient 
attirer  le  regard  des  hommes,  et  nous  retournions 
vite  à  la  région  des  aréquiers  et  des  cocotiers, 
ces  grandes  vigies  plantées  au-dessus  des  jungles 
comme  pour  balancer  librement  dans  un  air  plus 
pur  leurs  éventails  majestueux  et  leurs  palmes 
de  cinq  mètres  de  longueur. 

»  Ma  noble  mère  me  chérissait,  me  menait  par- 
tout avec  elle  et  ne  vivait  que  pour  moi.  Elle 
m'enseignait  à  adorer  le  soleil  et  à  m'agenouiller 
chaque  matin  à  son  apparition  glorieuse,  en  rele- 
vant ma  trompe  blanche  et  satinée,  comme  pour 
saluer  le  père  et  le  roi  de  la  terre;  en  ces  mo- 
ments-là, l'aube  pourprée  teignait  de  rose  mon 
fin  pelage,  et  ma  mère  me  regardait  avec  admi- 
ration. Nous  n'avions  que  de  hautes  pensées,  et 
notre  cœur  se  dilatait  dans  la  tendresse  et  l'in- 
nocence. Jours    heureux,  trop   tôt   envolés!  Un 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE   mi 

matin,  la  soif  nous  força  de  descendre  le  lit  d'un 
des  torrents  qui ,  du  haut  de  la  montagne,  vont 
en  bonds  rapides  ou  gracieux  se  déverser  dans 
la  mer;  c'était  vers  la  fin  de  la  saison  sèche. 
La  source  qui  filtre  du  sommet  de  l'Ophir  ne 
distillait  plus  une  seule  goutte  dans  sa  coupe 
de  mousse.  Il  nous  fallut  gagner  le  pied  de  la 
jungle  où  le  torrent  avait  formé  une  suite  de 
petits  lacs,  pâles  diamants  semés  dans  la  verdure 
glauque  des  nopals.  Tout  à  coup  nous  sommes 
surpris  par  des  cris  étranges,  et  des  êtres  incon- 
nus pour  moi,  des  hommes  et  des  chevaux  se 
précipitent  sur  nous.  Ces  hommes  bronzés  qui 
ressemblaient  à  des  singes  ne  me  firent  point 
peur,  les  animaux  qu'ils  montaient  n'approchaient 
de  nous  qu'avec  effroi.  D'ailleurs,  nous  n'étions 
pas  en  danger  de  mort.  Nos  robes  blanches  in- 
spiraient le  respect,  même  à  ces  Malais  farouches 
et  cruels;  sans  doute  ils  voulaient  nous  capturer, 
mais  ils  n'osaient  se  servir  de  leurs  armes.  Ma 
mère  les  repoussa  d'abord  fièrement  et  sans  co- 
lère, elle  savait  qu'ils  ne  pourraient  pas  la  prendre; 
alors,  ils  jugèrent  qu'en    raison  de  mon   jeune 


102  CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRK 

âge,  ils  pourraient  facilement  s'emparer  de  moi 
et  ils  essayèrent  de  jeter  des  lassos  autour  de 
mes  jamDes  -,  ma  mère  se  plaça  entre  eux  et 
moi,  et  fit  une  défense  désespérée.  Les  chasseurs, 
voyant  qu'il  fallait  la  tuer  pour  m'avoir,  lui  lan- 
cèrent une  grêle  de  javelots  qui  s'enfoncèrent 
dans  ses  vastes  flancs,  et  je  vis  avec  horreur  sa 
robe  blanche  se  rayer  de  fleuves  de  sang. 

»  Je  voulais  la  défendre  et  la  venger,  elle  m'en 
empêcha,  me  tint  de  force  derrière  elle,  et,  pré- 
sentant le  flanc  comme  un  rempart  pour  me 
couvrir,  immobile  de  douleur  et  stoïquement 
muette  pour  faire  croire  que  sa  vie  était  à  l'é- 
preuve de  ces  flèches  mortelles,  elle  resta  là, 
criblée  de  traits,  jusqu'à  ce  que,  le  cœur  trans- 
percé cessant  de  battre,  elle  s'affaissât  comme 
une  montagne.  La  terre  résonna  sous  son  poids. 
Les  assassins  s'élancèrent  pour  me  garrotter,  et 
je  ne  fis  aucune  résistance.  Stupéfait  devant  le 
cadavre  de  ma  mère,  ne  comprenant  rien  à  la 
mort,  je  la  caressais  en  garnissant,  en  la  sup- 
pliant de  se  relever  et  de  fuir  avec  moi.  Elle  ne 
respirait  plus,  mais  des  îlots  de  larmes  coulaient 


LE   CHIEN  ET   LA.  FLEUR  SACRÉE        103 

encore  de  ses  yeux  éteints.  On  me  jeta  une 
natte  épaisse  sur  la  tête,  je  ne  vis  plus  rien,  mes 
quatre  jambes  étaient  prises  dans  quatre  cordes 
de  cuir  d'élan.  Je  ne  voulais  plus  rien  savoir,  je 
ne  me  débattais  pas,  je  pleurais,  je  sentais  ma 
mère  près  de  moi,  je  ne  voulais  pas  m'éloigner 
d'elle,  je  me  couchai.  On  m'emmena  je  ne  sais 
comment  et  je  ne  sais  où.  Je  crois  qu'on  attela 
tous  les  chevaux  pour  me  traîner  sur  le  sable 
en  pente  du  rivage  jusqu'à  une  sorte  de  fosse  où 
on  me  laissa  seul. 

d  Je  ne  me  rappelle  pas  combien  de  temps  je 
restai  là,  privé  de  nourriture,  dévoré  par  la  soif 
et  par  les  mouches  avides  de  mon  sang.  J'étais 
déjà  fort,  j'aurais  pu  démolir  cette  cave  avec 
mes  pieds  de  devant  et  me  frayer  un  sentier, 
comme  ma  mère  m'avait  enseigné  à  le  faire  dans 
les  versants  rapides.  Je  fus  longtemps  sans  m'en 
aviser.  Sans  connaître  la  mort,  je  haïssais  l'exis- 
tence et  ne  songeais  pas  à  la  conserver.  Enfin,  je 
cédai  à  l'instinct  et  je  jetai  des  cris  farouches. 
On  m'apporta  aussitôt  des  cannes  à  sucre  et  de 
l'eau.  Je  vis  des   têtes  inquiètes  se  pencher  sur 


IOÏ  CONTES  D'UNE   GRANDMERE 

les  bords  chi  silo  où  j'étais  enseveli.  On  parut  se 
réjouir  de  me  voir  manger  et  boire;  mais,  dès 
que  j'eus  repris  des  forces,  j'entrai  en  lureur  et 
je  remplis  la  terre  et  le  ciel  des  éclats  retentis- 
sants de  ma  voix.  Alors,  on  s'éloigna,  me  lais- 
sant démolir  la  berge  verticale  de  ma  prison,  et 
je  me  crus  en  liberté;  mais  j'étais  dans  un  parc 
formé  de  tiges  de  bambous  monstrueux,  reliés 
les  uns  aux  autres  par  des  lianes  si  bien  serrées 
que  je  ne  pus  en  ébranler  un  seul.  Je  passai 
encore  plusieurs  jours  à  essayer  obstinément  ce 
vain  travail,  auquel  résistait  le  perfide  et  savant 
travail  de  l'homme.  On  m'apportait  mes  aliments 
et  on  me  parlait  avec  douceur.  Je  n'écoutais 
rien,  je  voulais  fondre  sur  mes  adversaires,  je 
frappais  de  mon  front  avec  un  bruit  affreux  les 
murailles  de  ma  prison  sans  pouvoir  les  ébran- 
ler; mais,  quand  j'étais  seul,  je  mangeais.  La 
loi  impérieuse  de  la  vie  l'emportait  sur  mon  dés- 
espoir, et ,  le  sommeil  domptant  mes  forces ,  je 
dormais  sur  les  herbes  fraîches  dont  on  avait 
jonché  ma  cage. 

»  Enfin,  un  jour,  un  petit  homme  noir,  vêtu  seu- 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE   105 

lement  d'un  sarong  ou  caleçon  blanc,  entra  seul 
et  résolument  dans  ma  prison  en  portant  une 
auge  de  farine  de  riz  salé  et  mélangé  à  un  corps 
huileux.  Il  me  la  présenta  à  genoux  en  me  di- 
sant d'une  voix  douce  des  paroles  où  je  distinguai 
je  ne  sais  quelle  intention  affectueuse  et  cares- 
sante. Je  le  laissai  me  supplier  jusqu'au  moment 
où,  vaincu  par  ses  prières,  je  mangeai  devant 
lui.  Pendant  que  je  savourais  ce  mets  rafraî- 
chissant, il  m'éventait  avec  une  feuille  de  palmier 
et  me  chantait  quelque  chose  de  triste  que  j'é- 
coutais avec  étonnement.  11  revint  un  peu  plus 
tard  et  me  joua  sur  une  petite  flûte  de  roseau 
je  ne  sais  quel  air  plaintif  qui  me  fit  comprendre 
la  pitié  que  je  lui  inspirais.  Je  le  laissai  baiset 
mon  front  et  mes  oreilles.  Peu  à  peu,  je  lui 
permis  de  me  laver,  de  me  débarrasser  des 
épines  qui  me  gênaient  et  de  s'asseoir  entre  mes 
jambes.  Enfin,  au  bout  d'un  temps  que  je  ne 
puis  préciser,  je  sentis  qu'il  m'aimait  et  que  je 
l'aimais  aussi.  Dès  lors,  je  fus  dompté  le  passé 
s'effaça  de  ma  mémoire,  et  je  consentis  à  le 
suivre  sur  le  rivage  sans  songer  à  m'échapper. 


106     CONTES  D'UNE  GRANDMÈRE 

»  Je  vécus,  je  crois,  deux  ans  seul  avec  lui.  Il 
avait  pour  moi  des  soins  si  tendres,  qu'il  rem- 
plaçait ma  mère  et  que  je  ne  pensai  plus  jamais 
à  le  quitter.  Pourtant  je  ne  lui  appartenais  pas. 
La  tribu  qui  s'était  emparée  de  moi  devait  se  par- 
tager le  prix  qui  serait  offert  par  les  plus  riches 
radjahs  de  l'Inde  dès  qu'ils  seraient  informés  de 
mon  existence.  On  avait  donc  fait  un  arrange- 
ment pour  tirer  de  moi  le  meilleur  parti  possible. 
La  tribu  avait  envoyé  des  députés  dans  toutes 
les  cours  des  deux  péninsules  pour  me  vendre 
au  plus  offrant,  et,  en  attendant  leur  retour, 
j'étais  confié  à  ce  jeune  homme,  nommé  Aor, 
qui  était  réputé  le  plus  habile  de  tous  dans  l'art 
d'apprivoiser  et  de  soigner  les  êtres  de  mon  es- 
pèce. Il  n'était  pas  chasseur,  il  n'avait  pas  aidé 
au  meurtre  de  ma  mère.  Je  pouvais  l'aimer  sans 
remords. 

»  Bientôt  je  compris  la  parole  humaine,  qu'à 
toute  heure  il  me  faisait  entendre.  Je  ne  me  ren- 
dais pas  compte  des  mots,  mais  l'inflexion  de 
chaque  syllabe  me  révélait  sa  pensée  aussi  clai- 
rement que  si  j'eusse  appris  sa  langue.  Plus  tard, 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE  107 
je  compris  de  même  cette  musique  de  la  parole 
humaine  en  quelque  langue  qu'elle  arrivât  à 
mon  oreille.  Quand  c'était  de  la  musique  chantée 
par  la  voix  ou  les  instruments,  je  comprenais 
encore  mieux. 

»  J'arrivai  donc  à  savoir  de  mon  ami  que  je 
devais  me  dérober  aux  regards  des  hommes  parce 
que  quiconque  me  verrait  serait  tenté  de  m' em- 
mener pour  me  vendre  après  l'avoir  tué.  Nous 
habitions  alors  la  province  de  Tenasserim,  dans 
la  partie  la  plus  déserte  des  monts  Moghs,  en 
face  de  l'archipel  de  Merghi.  Nous  demeurions 
cachés  tout  le  jour  dans  les  rochers,  et  nous 
ne  sortions  que  la  nuit.  Aor  montait  sur  mon 
cou  et  me  conduisait  au  bain  sans  crainte  des 
alligators  et  des  crocodiles,  dont  je  savais  le  pré- 
server en  enterrant  nonchalamment  dans  le 
sable  leur  tête,  qui  se  brisait  sous  mon  pied.  Après 
le  bain,  nous  errions  dans  les  hautes  forêts,  où 
je  choisissais  les  branches  dont  j'étais  friand  et 
où  je  cueillais  pour  Aor  des  fruits  que  je  lui 
passais  avec  ma  trompe.  Je  faisais  aussi  ma  pro- 
vision de  verdure  pourlaiournée.  J'aimais  surtout 


108  CONTES   D'UNE    GRAND  MÈRE 

les  écorces  fraîches  et  j'avais  une  adresse  mer- 
veilleuse pour  les  détacher  de  la  tige  jusqu'au 
plus  petit  brin  ;  mais  il  me  fallait  du  temps  pour 
dépouiller  ainsi  le  bois,  et  je  m'approvisionnais 
de  branches  pour  les  loisirs  de  la  journée,  en 
prévision  des  heures  où  je  n'j  dormais  pas,  heures 
assez  courtes,  je  dois  le  dire:  l'éléphant  livré  à 
lui-même  est  noctambule  de  préférence. 

»  Mon  existence  était  douce  et  tout  absorbée 
dans  le  présent,  je  ne  me  représentais  pac  l'ave- 
nir. Je  commençai  à  réfléchir  sur  moi-même  un 
jour  que  les  hommes  de  la  tribu  amenèrent  dans 
mon  parc  de  bambous  une  troupe  d'éléphants 
sauvages  qu'ils  avaient  chassés  aux  flambeaux 
avec  un  grand  bruit  de  tambours  et  de  cymbales 
pour  les  forcer  à  se  réfugier  dans  ce  piège.  On 
y  avait  amené  d'avance  des  éléphants  apprivoi- 
sés qui  devaient  aider  les  chasseurs  à  dompter 
les  captifs,  et  qui  les  aidèrent  en  effet  avec  une 
intelligence  extraordinaire  à  lier  les  quatre  jambes 
l'une  après  l'autre;  mais  quelques  mâles  sau- 
vages, les  solitaires  surtout,  étaient  si  furieux, 
qu'on   crut   devoir   m'adjoindre   aux    chasseurs 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        109 

pour  en  venir  à  bout.  On  força  mon  cher  Aor 
à  me  monter,  et  il  essaya  d'obéir,  bien  qu'avec 
une  vive  répugnance.  Je  sentis  alors  le  senti- 
ment du  juste  se  révéler  à  moi,  et  j'eus  horreur 
de  ce  que  l'on  prétendait  me  faire  faire.  Ces 
éléphants  sauvages  étaient  sinon  mes  égaux,  du 
moins  mes  semblables  ;  les  éléphants  soumis  qui 
aidaient  à  consommer  l'esclavage  de  leurs  frères 
me  parurent  tout  à  fait  inférieurs  à  eux  et  à 
moi.  Saisi  de  mépris  et  d'indignation,  je  m'at- 
taquai à  eux  seuls  et  me  portai  à  la  défense  des 
prisonniers  si  énergiquement,  que  l'on  dut  re- 
noncer à  m'avilir.  On  me  fit  sortir  du  parc,  et 
mon  cher  Aor  me  combla  d'éloges  et  de  caresses. 
»  —  Vous  voyez  bien,  disait-il  à  ses  compa- 
gnons, que  celui-ci  est  un  ange  et  un  saint, 
amais  éléphant  blanc  n'a  été  employé  aux  tra- 
vaux grossiers  ni  aux  actes  de  violence.  Il  n'est 
fait  ni  pour  la  chasse,  ni  pour  la  guerre,  ni  pour 
porter  des  fardeaux,  ni  pour  servir  de  monture 
dans  les  voyages.  Les  rois  eux-mêmes  ne  se  per- 
mettent pas  de  s'asseoir  sur  lui,  et  vous  voulez 
qu'il  s'abaisse  à  vous  aider  au  domptage?  Non, 

7 


110     CONTES  D'UNE  GRANDMÈRE 

vous  ne  comprenez  pas  sa  grandeur  et  vous  ou- 
tragez son  rang  !  Ce  que  vous  avez  tenté  de  faire 
attirera  sur  vous  la  puissance  des  mauvais  esprits. 

»  Et,  comme  on  remontrait  à  mon  ami  qu'il 
avait  lui-même  travaillé  à  me  dompter  : 

»  —  Je  ne  l'ai  dompté,  répondait-il,  qu'avec 
mes  douces  paroles  et  le  son  de  ma  flûte.  S'il 
me  permet  de  le  monter,  c'est  qu'il  a  reconnu 
en  moi  son  serviteur  fidèle,  son  mahout  dévoué. 
Sachez  bien  que  le  jour  où  l'on  nous  séparerait, 
Fun  de  nous  mourrait  ;  et  souhaitez  que  ce  soit 
moi,  car  du  salut  de  la  Fleur  sacrée  dépendent 
la  richesse  et  la  gloire  de  votre  tribu. 

»  La  Fleur  sacrée  était  le  nom  qu'il  m'avait 
donné  et  que  nul  ne  songeait  à  me  contester. 
Les  paroles  de  mon  mahout  m'avaient  profon- 
dément pénétré.  Je  sentis  que  sans  lui  on  m'eût 
avili,  et  je  devins  d'autant  plus  fier  et  plus  in- 
dépendant. Je  résolus  (et  je  ne  tins  parole)  de 
ne  jamais  agir  que  par  son  conseil,  et  tous  deux 
d'accord  nous  éloignâmes  de  nous  quiconque  ne 
nous  traitait  pas  avec  un  profond  respect.  On 
lui  avait  offert  de  me   donner  peur  société  les 


LE  CHIEN  ET  LA   FLEUR  SACRÉE       111 

éléphants  les  plus  beaux  et  les  mieux  dressés. 
Je  refusai  absolument  de  les  admettre  auprès  de 
ma  personne,  et,  seul  avec  Aor,  je  ne  m'ennuyai 
jamais. 

»  J'avais  environ  quinze  ans,  et  ma  taille  dépas- 
sait déjà  de  beaucoup  celle  des  éléphants  adultes 
de  l'Inde,  lorsque  nos  députés  revinrent  annon- 
çant que,  le  radjah  des  Birmans  ayant  fait  les  plus 
belles  offres,  le  marché  était  conclu.  On  avait  agi 
avec  prudence.  On  ne  s'était  adressé  à  aucun  des 
souverains  du  royaume  de  Siam,  parce  qu'ils 
eussent  pu  me  revendiquer  comme  étant  né  sur 
leurs  terres  et  ne  vouloir  rien  payer  pour  ni'ac- 
quérir.  Je  fus  donc  adjugé  au  roi  de  Pagham  et 
conduit  de  nuit  très-mystérieusement  le  long 
des  côtes  de  Tenasserim  jusqu'à  Martaban,  d'où, 
après  avoir  traversé  les  monts  Karens,  nous 
gagnâmes  les  rives  du  beau  fleuve  Iraouaddy. 

»  11  m'en  avait  coûté  de  quitter  ma  patrie  et 
mes  forêts;  je  n'y  eusse  jamais  consenti,  si  Aor  ne 
m'eût  dit  sur  sa  flûte  que  la  gloire  et  le  bonheur 
m'attendaient  sur  d'autres  rivages.  Durant  la 
route,  je  ne  voulus  pas  le  quitter  un  seul  instant. 


112  CONTES  DUNE  GRÀND'MÊRE 

Je  lui  permettais  à  peine  de  descendre  de  mon 
cou,  et  aux  heures  du  sommeil,  pour  me  préserver 
d'une  poignante  inquiétude,  il  dormait  entre  mes 
jambes.  J'étais  jaloux,  et  ne  voulais  pas  qu'il 
reçût  d'autre  nourriture  que  celle  que  je  lui  pré- 
sentais; je  choisissais  pour  lui  les  meilleurs 
fruits,  et  je  lui  tendais  avec  ma  trompe  le  vase 
que  je  remplissais  moi-même  de  l'eau  la  plus  pure. 
Je  l'éventais  avec  de  larges  feuilles;  en  traversant 
les  bois  et  les  jungles,  j'abattais  sans  m'arrêter 
les  arbustes  épineux  qui  eussent  pu  l'atteindre  et 
le  déchirer.  Je  faisais  enfin,  mais  mieux  que  tous 
les  autres,  tout  ce  que  font  les  éléphants  bien 
dressés,  et  je  le  faisais  de  ma  propre  volonté,  non 
d'une  manière  banale,  mais  pour  mon  seul  ami. 
»  Dès  que  nous  eûmes  atteint  la  frontière 
birmane,  une  députation  du  souverain  vint  au- 
devant  de  moi.  Je  fus  inquiet  du  cérémonial  qui 
m'entourait.  Je  vis  que  l'on  donnait  de  l'or  et 
des  présents  aux  chasseurs  malais  qui  m'avaient 
accompagné  et  qu'on  les  congédiait.  Allait-on 
me  séparer  d'Aor?  Je  montrai  une  agitation 
effrayante,  et  je  menaçai  les  hauts  personnages 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        113 

qui  approchaient  de  moi  avec  respect.  Aor,  qui 
me  comprenait,  leur  expliqua  mes  craintes,  et  leur 
dit  que,  séparé  de  lui,  je  ne  consentirais  jamais 
à  les  suivre.  Alors,  un  des  ministres  chargés  de 
ma  réception,  et  qui  était  resté  sous  une  tente, 
ôta  ses  sandales,  et  vint  à  moi  pour  me  présenter 
à  genoux  une  lettre  du  roi  des  Birmans,  écrite 
en  bleu  sur  une  longue  feuille  de  palmier  dorée. 
Il  s'apprêtait  à  m'en  donner  lecture  lorsque  je 
la  pris  de  ses  mains  et  la  passai  à  mor  mahout 
pour  qu'il  me  la  traduisît.  Il  n'avait  pas  le  droit, 
lui  qui  appartenait  à  une  caste  inférieure,  de 
toucher  à  cette  feuille  sacrée.  Il  me  pria  de  la 
rendre  au  seigneur  ministre  de  Sa  Majesté,  ce 
que  je  fis  aussitôt  pour  marquer  ma  déférence  et 
mon  amitié  pour  Aor.  Le  ministre  reprit  la  lettre, 
sur  laquelle  on  déplia  une  ombrelle  d'or,  et  il  lut  : 
«  Très-puissant,  très-aimé  et  très-vénéré  élé- 
»  phant,  du  nom  de  Fleur  sacrée,  daignez  venir 
»  résider  dans  la  capitale  de  mon  empire,  où  un 
»  palais  digne  de  vous  est  déjà  préparé.  Par  la  pré- 
»  sente  lettre  royale,  moi,  le  roi  des  Birmans,  je 
»  vous  alloue  un  fief  qui  vous  appartiendra  en 


114     CONTES  D'UNE  GRAND'MERE 

»  propre,  un  ministre  pour  vous  obéir,  une  maison 
»  de  deux  cents  personnes,  une  suite  de  cinquante 
»  éléphants,  autant  de  chevaux  et  de  bœufs  que 
»  nécessitera  votre  service,  six  ombrelles  d'or,  un 
»  corps  de  musique,  et  tous  les  honneurs  qui  sont 
»  dus  à  l'éléphant  sacré,  joie  et  gloire  des  peuples.  » 

»  On  me  montra  le  sceau  royal,  et,  comme  je 
restais  impassible  et  indifférent,  on  dut  demander 
à  mon  mahout  si  j'acceptais  les  offres  du  souve- 
rain. Aor  répondit  qu'il  fallait  me  promettre  de 
ne  jamais  me  séparer  de  lui,  et  le  ministre,  après 
avoir  consulté  ses  collègues,  jura  ce  que  j'exigeais. 
Alors,  je  montrai  une  grande  joie  en  caressant 
la  lettre  royale,  l'ombrelle  d'or  et  un  peu  le 
visage  du  ministre,  qui  se  déclara  très-heureux 
de  m'avoir  satisfait. 

»  Quoique  très -fatigué  d'un  long  voyage,  je 
témoignai  que  je  voulais  me  mettre  en  marche 
pour  voir  ma  nouvelle  résidence  et  faire  connais- 
sance avec  mon  collègue  et  mon  égal,  le  roi  de 
Birmanie.  Ce  fut  une  marche  triomphale  tout  le 
'ong  du  fleuve  que  nous  remontions.  Ce  fleuve 
Iraouaddy  était  d'une  beauté  sans  égale.  Il  coulait, 


LE  CH1ES  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        115 

tantôt  nonchalant,  tantôt  rapide,  entre  des  rochers 
couverts  d'une  végétation  toute  nouvelle  pour  moi, 
car  nous  nous  avancions  vers  le  nord,  et  l'air  était 
plus  frais,  sinon  plus  pur  que  celui  de  mon  pays. 
Tout  était  différent.  Ce  n'était  plus  le  silence  et 
la  majesté  du  désert.  C'était  un  monde  de  luxe  et 
de  fêtes  ;  partout  sur  le  fleuve  des  barques  à  la 
poupe  élevée  en  îorme  de  croissant,  garnies  de 
banderoles  de  soie  lamée  d'or,  suivies  de  barques 
de  pêcheurs  ornées  de  feuillage  et  de  fleurs.  Sur 
le  rivage,  des  populations  riches  sortaient  de  leurs 
habitations  élégantes  pour  venir  s'agenouiller  sur 
mon  passage  et  m'offrir  des  parfums.  Des  bandes 
de  musiciens  et  de  prêtres  accourus  de  toutes  les 
pagodes  mêlaient  leurs  chants  aux  sons  de  l'or- 
chestre qui  me  précédait. 

»  Nous  avancions  à  très-petites  journées  dans 
la  crainte  de  me  fatiguer,  et  deux  ou  trois  fois 
par  jour  on  s'arrêtait  pour  mon  bain.  Le  fleuve 
n'était  pas  toujours  guéable  sur  les  rives.  Aor  me 
laissait  sonder  avec  ma  trompe.  Je  ne  voulais  me 
risquer  que  sur  le  sable  le  plus  fin  et  dans  l'eau 
la  plus  pure.  Une  fois  sûr  de  mon  point  de  départ, 


116      CONTES  D  UNE  GRAND  MÈRE 

je  m'élançais  dans  le  courant,  si  rapide  et  si  pro- 
fond qu'il  pût  être,  portant  toujours  sur  mon  cou 
le  confiant  Aor,  qui  prenait  autant  de  plaisir 
que  moi  à  cet  exercice  et  qui,  aux  endroits  dif- 
ficiles et  dangereux,  ranimait  mon  ardeur  et  ma 
force  en  jouant  sur  sa  flûte  un  chant  de  notre 
pays,  tandis  que  mon  cortège  et  la  foule  pressée 
sur  les  deux  rives  exprimaient  leur  anxiété  ou 
leur  admiration  par  des  cris,  des  prosternations 
et  des  invocations  de  bras  tendus  vers  moi.  Les 
ministres,  inquiets  de  l'audace  d' Aor,  délibéraient 
entre  eux  s'ils  ne  devaient  pas  m'interdire  d'ex- 
poser ainsi  ma  vie  précieuse  au  salut  de  l'empire; 
mais  Aor  jouant  toujours  de  la  flûte  sur  ma  tête 
au  ras  du  flot  et  ma  trompe  relevée  comme  le 
cou  d'un  paon  gigantesque  témoignaient  de 
notre  sécurité.  Quand  nous  revenions  lentement 
et  paisiblement  au  rivage,  tous  accouraient  vers 
moi  avec  des  génuflexions  ou  des  cris  de  triomphe, 
et  mon  orchestre  déchirait  les  airs  de  ses  fanfares 
éclatantes.  Cet  orchestre  ne  me  plut  pas  le  pre- 
mier jour.  Il  se  composait  de  trompettes  au  son 
aigu,  de  trompes  énormes,  de  gongs  effroyables, 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        117 

de  castagnettes  de  bambou  et  de  tambours  portés 
par  des  éléphants  de  service.  Ces  tambours  étaient 
formés  d'une  cage  ronde  richement  travaillée 
au  centre  de  laquelle  un  homme  accroupi  sur 
ses  jambes  croisées  frappait  tour  à  tour  avec  deux 
baguettes  sur  une  gamme  de  cymbales  sonores. 
Une  autre  cage,  semblable  extérieurement,  était 
munie  de  timbales  de  divers  métaux,  et  le 
musicien,  également  assis  au  centre  et  porté  par 
un  éléphant,  en  tirait  de  puissants  accords.  Ce 
grand  bruit  d'instruments  terribles  choqua  d'a- 
bord mon  oreille  délicate.  Je  m'y  habituai  pour- 
tant, et  je  pris  plaisir  aux  étranges  harmonies 
qui  proclamaient  ma  gloire  aux  quatre  vents 
du  ciel.  Mais  je  préférai  toujours  la  musique  de 
salon,  la  douce  harpe  birmane,  gracieuse  imita- 
tion des  jonques  de  l'Iraouaddy,  le  caïman,  har- 
monica aux  touches  d'acier,  dont  les  sons  ont  une 
pureté  angélique,  et  par -dessus  tout  la  suave 
mélodie  que  me  faisait  entendre  Aor  sur  sa  flûte 
de  roseau. 

»  L'n  jour  qu'il  jouait  sur  un  certain  rhythme 
saccadé,  au  milieu  du  fleuve,  nous  fûmes  entou- 

7. 


118  CONTES   DUNE   GRAXD'MERE 

rés  d'une  foule  innombrable  de  gros  poissons 
dorés  à  la  manière  des  pagodes  qui  dressaient 
leur  tête  hors  de  l'eau  comme  pour  nous  implo- 
rer. Aor  leur  jeta  un  peu  de  riz  dont  il  avait 
toujours  un  petit  sac  dans  sa  ceinture.  Ils  mani- 
festèrent une  grand  joie  et  nous  accomp  gnèrent 
jusqu'au  rivage,  et,  comme  la  foule  se  récriait, 
je  pris  délicatement  un  de  ces  poissons  et  le  pré- 
sentai au  premier  minière,  qui  le  baisa  et  or- 
donna que  sa  dorure  fût  vite  rehaussée  d'une 
nouvelle  couche;  après  quoi,  on  le  remit  dans 
l'eau  avec  respect.  J'appris  ainsi  que  c'étaient  les 
poissons  sacrés  de  l'Iraouaddy,  qui  résident  en 
un  seul  point  du  fleuve  et  qui  viennent  à  l'appel 
de  la  voix  humaine,  n'ayant  jamais  eu  rien  à 
redouter  de  l'homme. 

»  Nous  arrivâmes  enfin  à  Pagham,  une  ville  de 
quatre  à  cinq  lieues  d'étendue  le  Long  du  fleuve. 
Le  spectacle  que  présentait  cette  vallée  de  palais, 
de  temples,  de  pagodes,  de  villas  et  da  jardins 
me  causa  un  tel  étonnement,  que  je  m'arrêtai 
comme  pour  demander  à  mon  mahout  si  ce  n'é- 
tait pas  un  rêve.  Il  n'était  pas  moins  ébloui  que 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE    1» 

moi.  et,  posant  ses  mains  sur  mon  front  que  ses 
caresses  pétrissaient  sans  cesse  : 

»  —  Voilà  ton  empire,  me  dit-il.  Oublie  les 
forêts  et-  les  jungles,  te  voici  dans  un  monde 
d'or  et  de  pierreries  ! 

»  C'était  alors  un  monde  enchanté  en  effet. 
Tout  était  ruisselant  d'or  et  d'argent,  de  la  base 
au  faîte  des  mille  temples  et  pagodes  qui  remplis- 
saient l'espace  et  se  perdaient  dans  les  splendeurs 
de  l'horizon.  Le  bouddhisme  ayant  respecté  les 
monuments  de  l'ancien  culte,  la  diversité  était 
infinie.  C'étaient  des  masses  imposantes,  les  unes 
trapues,  les  autres  élevées  comme  des  montagnes 
à  pic,  des  coupoles  immenses  en  forme  de  clo- 
ches, des  chapelles  surmontées  d'un  œuf  mons- 
trueux, blanc  comme  la  neige,  enchâssé  dans  une 
base  dorée,  des  toits  longs  superposés  sur  des 
piliers  à  jour  autour  desquels  se  tordaient  des 
dragons  étincelants,  dont  les  écailles  de  verre 
de  toutes  couleurs  semblaient  faites  de  pierres 
précieuses  ;  des  pyramides  formées  d'autres  toits 
laqués  d'or  vert;  bleu,  rouge,  étages  en  dimi- 
nuant jusqu'au  faîte,  d'où  s'élançait  une  flèche 


120  CONTES  DUNE   GRAND'MÈRE 

d'or  immense  terminée  par  un  bouton  de  cristal, 
qui  resplendissait  comme  un  diamant  monstre 
aux  feux  du  soleil.  Plusieurs  de  ces  édifices  éle- 
vés sur  le  flanc  du  ravin  avaient  des  perrons  de 
trois  et  quatre  cents  marches  avec  des  terrasse- 
ments d'une  blancheur  éclatante  qui  semblaient 
taillés  dans  un  seul  bloc  du  plus  beau  marbre. 
C'étaient  des  revêtements  de  collines  entières  fai- 
tes d'un  ciment  de  corail  blanc  et  de  nacre  piles. 
Aux  flancs  de  certains  édifices,  sur  les  faîtières, 
à  tous  les  angles  des  toits,  des  monstres  fantasti- 
ques en  bois  de  santal,  tout  bossues  d'or  et  d'é- 
mail, semblaient  s'élancer  dans  le  vide  ou  vouloir 
mordre  le  ciel.  Ailleurs,  des  édifices  de  bambous, 
tout  à  jour  et  d'un  travail  exquis.  C'était  un  en- 
tassement de  richesses  folles,  de  caprices  déréglés; 
la  morne  splendeur  des  grands  monastères  noirs, 
d'un  style  antique  et  farouche,  faisait  ressortir 
l'éclat  scintillant  des  constructions  modernes. 
Aujourd'hui,  ces  magnificences  inouïes  ne  sont 
plus;  alors,  c'était  un  rêve  d'or,  une  fable  des 
contes  orientaux  réalisée  par  l'industrie  humaine. 
»  Aux  portes  de  la  ville,  nous  fûmes  reçus  par 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE       121 

le  roi  et  toute  la  cour.  Le  monarque  descendit 
de  cheval  et  vint  me  saluer,  puis  on  me  fît  entrer 
dans  un  édifice  où  l'on  procéda  à  ma  toilette  de 
cérémonie,  que  le  roi  avait  apportée  dans  un 
grand  coffre  de  bois  de  cèdre  incrusté  d'ivoire, 
porté  par  le  plus  beau  et  le  plus  paré  de  ses  élé- 
phants; mais  comme  j'éclipsai  ce  luxueux  subal- 
terne quand  je  parus  dans  mon  costume  d'appa- 
rat !  Aor  commença  par  me  laver  et  me  parfumer 
avec  grand  soin,  puis  on  me  revêtit  de  longues 
bandes  écarlates,  tissées  d'or  et  de  soie,  qui  se 
drapaient  avec  art  autour  de  moi  sans  cacher  la 
beauté  de  mes  iormes  et  la  blancheur  sacrée  de 
mon  pelage.  On  mit  sur  ma  tête  une  tiare  en 
drap  écarlate  ruisselante  de  gros  diamants  et  de 
merveilleux  rubis,  on  ceignit  mon  front  des 
neuf  cercles  de  pierres  précieuses,  ornement  con- 
sacré qui  conjure  l'influence  des  mauvais  esprits. 
Entre  mes  yeux  brillait  un  croissant  de  pierre- 
ries et  une  plaque  d'or  où  se  lisaient  tous  mes 
titres.  Des  glands  d'argent  du  plus  beau  travail 
furent  suspendus  à  mes  oreilles,  des  anneaux  d'or 
et  d'émeraudes,  saphirs  et  diamants,  furent  passés 


1_:  CONTES  D'UNE   GRAND  MÈRE 

dans  mes  défenses,  dont  la  blancheur  et  le  bril- 
lant attestaient  ma  jeunesse  et  ma  pureté.  Deux 
larges  boucliers  d'or  massif  couvrirent  mes  épau- 
les, enfin  un  coussin  de  pourpre  fut  placé  sur 
mon  cou,  et  je  vis  avec  joie  que  mon  cher  Aor 
avait  un  sarong  de  soie  blanche  brochée  d'ar- 
gent, des  bracelets  de  bras  et  de  jambes  en  or 
fin  et  un  léger  châle  du  cachemire  blanc  le  plus 
moelleux  roulé  autour  de  la  tête.  Lui  aussi  était 
lavé  et  parfumé.  Ses  furmes  étaient  plus  fines  et 
mieu^  modelées  que  celles  des  Birmans,  son  teint 
était  plus  sombre,  ses  yeux  plus  beaux.  Il  était 
jeune  encore,  et,  quand  je  le  vis  recevoir  pour 
me  conduire  une  baguette  toute  incrustée  de 
perles  fines  et  toute  cerclée  de  rubis,  je  fus  fier 
de  lui  et  l'enlaçai  avec  amour.  On  voulut  lui  pré- 
senter la  légère  échelle  de  bambou  qui  sert  à 
escalader  les  montures  de  mon  espèce  et  qu'on 
leur  attache  ensuite  au  flanc  pour  être  à  même 
d'en  descendre  à  volonté.  Je  repoussai  cet  em- 
blème de  servitude,  je  me  couchai  et  j'étendis 
ma  tête  de  manière  que  mon  ami  pût  s'y  asseoir 
sans  rien  déranger  à  ma  parure,  puis  je  me  re- 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        123 

levai  si  fier  et  si  imposant,  que  le  roi  lui-même 
fut  frappé  de  ma  dignité,  et  déclara  que  jamais 
éléphant  sacré  si  noble  et  si  beau  n'avait  attesté 
et  assuré  la  prospérité  de  son  empire. 

»  Notre  défilé  jusqu'à  mon  palais  dura  plus  de 
trois  heures;  le  sol  était  jonché  de  verdure  et 
de  fleurs.  De  dix  pas  en  dix  pas,  des  cassolettes 
placées  sur  mon  passage  répandaient  de  suaves 
parfums,  l'orchestre  du  roi  jouait  en  même 
temps  que  le  mien,  des  troupes  de  bayadères 
admirables  me  précédaient  en  dansant.  De  chaque 
rue  qui  s'ouvrait  sur  la  rue  principale  débou- 
chaient des  cortèges  nouveaux  composés  de  tous 
les  grands  de  la  ville  et  du  pays,  qui  m'appor- 
taient de  nouveaux  présents  et  me  suivaient  sur 
deux  files.  L'air  chargé  de  parfums  à  la  fumée 
bleue  retentissait  de  fanfares  qui  eussent  couvert 
le  bruit  du  tonnerre.  C'était  le  rugissement 
d'une  tempête  au  milieu  d'un  épanouissement 
de  délices.  Tjutes  les  maisons  étaient  pavoisées 
de  riches  tapis  et  d'étoffes  merveilleuses.  Beau- 
coup étaient  reliées  par  de  légers  arcs  de 
triomphe,  ouvrages  en  rotin  improvisés  et  pa- 


124  CONTES   D'UiNK   GRAXD'MÈRE 

voisés  aussi  avec  une  rare  élégance.  Du  haut  de 
ces  portes  à  jour,  des  mains  invisibles  faisaient 
pleuvoir  sur  moi  une  neige  odorante  de  fleurs 
de  jasmin  et  d'oranger. 

»  On  s'arrêta  sur  une  grande  place  palissadée 
en  arène  pour  me  faire  assister  aux  jeux  et  aux 
danses.  Je  pris  plaisir  à  tout  ce  qui  était  agréable 
et  fastueux;  mais  j'eus  horreur  des  combats  d'a- 
nimaux, et,  en  voyant  deux  éléphants,  rendus 
furieux  par  une  nourriture  et  un    entraînement 
particuliers,  tordre  avec  rage  leurs  trompes  enla 
cées  et  se  déchirer  avec  leurs  défenses,  je  quittai 
la   place  d'honneur  que  j'occupais  et  m'élançai 
au  milieu  de  l'arène  pour  séparer  les  combat- 
tants. Aor  n'avait  pas  eu  le  temps  de  me  retenir, 
et  des  cris  de  désespoir  s'élevèrent  de  toutes  parts 
On  craignait  que  les  adversaires  ne  fondissen 
sur  moi  ;  mais  à  peine  me  virent-il  près  d'eux 
que  leur  rage  tomba  comme  par  enchantement 
et  qu'ils  s'enfuirent  éperdus  et  humilies.  Aor, 
qui  m'avait  lestement  rejoint,  déclara  que  je  ne 
pouvais  supporter  la  vue  du  sang  et  que  d'ail- 
leurs, après  un  voyage  de  plus  de  cinq  cents  lieues, 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        125 

j'avais  absolument  besoin  de  repos.  Le  peuple 
fut  très-ému  de  ma  conduite,  et  les  sages  du  pays 
se  prononcèrent  pour  moi,  affirmant  que  le  Boud- 
dha condamnait  les  jeux  sanglants  et  les  combats 
d'animaux.  J'avais  donc  exprimé  sa  volonté,  et 
on  renonça  pour  plusieurs  années  a  ces  cruels 
divertissements. 

»  On  me  conduisit  à  mon  palais,  situé  au  delà 
de  la  ville,  dans  un  ravin  délicieux  au  bord  du 
fleuve.  Ce  palais  était  aussi  grand  et  aussi  riche 
que  celui  du  roi.  Outre  le  fleuve,  j'avais  dans 
mon  jardin  un  vaste  bassin  d'eau  courante  pour 
mes  ablutions  de  chaque  instant.  J'étais  fatigué. 
Je  me  plongeai  dans  le  bain  et  me  retirai  dans 
la  salle  qui  devait  me  servir  de  chambre  à  cou- 
cher, où  je  restai  seul  avec  Aor,  après  avoir  té- 
moigné que  j'avais  assez  de  musique  et  ne  voulais 
d'autre  société  que  celle  de  mon  ami. 

»  Cette  salle  de  repos  était  une  coupole  impo- 
sante, soutenue  par  une  double  colonnade  de  mar- 
bre rose.  Des  étoffes  du  plus  grand  prix  fermaient 
les  issues  et  retombaient  en  gros  plis  sur  le  par- 
quet de  mosaïque.  Mon  lit  était  un  amas  odorant 


136  CONTES  D'UNE   GRAND  MÈRE 

de  bois  de  santal  réduit  en  fine  poussière.  Mon 
ange  était  une  vasque  d'argent  massif  où  quatre 
personnes  se  fussent  baignées  à  l'aise.  Mon  râte- 
lier était  une  étagère  de  laque  dorée  couverte  des 
fruits  les  plus  succulents.  Au  milieu  de  la  salle, 
un  vase  colossal  en  porcelaine  du  Japon  laissait 
retomber  en  cascade  un  courant  d'eau  pure  qui 
se  perdait  dans  une  corbeille  de  lotus.  Sur  le 
bord  de  la  vasque  de  jade,  des  oiseaux  d'or  et 
d'argent  émaillés  de  mille  couleurs  chatoyantes 
semblaient  se  pencher  pour  boire.  Des  guirlandes 
de  spathes,  de  pandanus  odorant  se  balançaient 
au-dessus  de  ma  tête.  Un  immense  éventail,  le 
pendjab  des  palais  de  l'Inde,  mis  en  mouvement 
par  des  mains  invisibles,  m'envoyait  un  air  frais 
sans  cesse  renouvelé  du  haut  de  la  coupole. 

»  A  mon  réveil,  on  fit  entrer  divers  animaux 
apprivoisés,  de  petits  singes,  des  écureuils,  des 
cigognes,  des  pb/nicoptères,  des  colombes,  des 
cerfs  et  des  biches  de  cette  jolie  espèa  qui  n'a 
pas  plus  d'une  coudée  de  haut.  Je  m'amusai  un 
instant  de  cette  société  enjouée;  mais  je  préférais 
k  fraîcheur  et  la  propreté  immaculée  de  mon 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE   1» 

appartement  à  toutes  ces  visites,  et  je  fis  connaître 
quo  la  société  des  hommes  convenait  mieux  à  la 
gravité  de  mon  caractère. 

»  Je  vécus  ainsi  de  longues  années  dans  la 
splendeur  et  les  délices  avec  mon  cher  Aor  ;  nous 
étions  de  toutes  les  cérémonies  et  de  toutes  les 
fêtes,  nous  recevions  la  visite  des  ambassadeurs 
étrangers.  Nul  sujet  n'approchait  de  moi  que  les 
pieds  nus  et  le  front  dans  la  poussière.  J'étais 
comblé  de  présents,  et  mon  palais  était  un  des 
plus  riches  musées  de  l'Asie.  Les  prêtres  les  plus 
savants  venaient  me  voir  et  converser  avec  iloî, 
car  ils  trouvaient  ma  vaste  intelligence  à  la  hau- 
teur de  leurs  plus  beaux  préceptes,  et  préten- 
daient lire  dans  ma  pensée  à  travers  mon  large 
front  toujours  empreint  d'une  sérénité  sublime. 
Aucun  temple  ne  m'était  fermé,  et  j'aimais  à 
pénétrer  dans  ces  hautes  et  sombres  chapelles 
où  la  figure  colossale  de  Gautama,  ruisselante 
d'or,  se  dressait  comme  un  soleil  au  fond  des 
niches  éclairées  d'en  haut.  Je  croyais  revoir  le 
soleil  de  mon  désert  et  je  m'agenouillais  devant 
lui,  donnant  ainsi  l'exemple  aux  croyants,  édifiés 


128  CONTES  DUNE  GRAND'MÈRE 

de  ma  piété.  Je  savais  même  présenter  des 
offrandes  à  l'idole  vénérée,  et  balancer  devant 
elle  l'encensoir  d'or.  Le  roi  me  chérissait  et 
veillait  avec  soin  à  ce  que  ma  maison  fût  toujours 
tenue  sur  le  même  pied  que  la  sienne. 

»  Mais  aucun  bonheur  terrestre  ne  peut  durer. 
Ce  digne  souverain  s'engagea  dans  une  guerre 
funeste  contre  un  État  voisin.  Il  [fut  vaincu  et 
détrôné.  L'usurpateur  le  relégua  dans  l'exil  et 
m  lui  permit  pas  de  m'emmener.  11  me  garda 
comme  un  signe  de  sa  puissance  et  un  gage  de 
son  alliance  avec  le  Bouddha  ;  mais  il  n'avait 
pour  moi  ni  amitié  ni  vénération,  et  mon  service 
fut  bientôt  négligé.  Aor  s'en  affecta  et  s'en  plai- 
gnit. Les  serviteurs  du  nouveau  prince  le  prirent 
en  haine  et  résolurent  de  se  défaire  de  lui.  Un 
soir,  comme  nous  dormions  ensemble,  ils  péné- 
trèrent sans  bruit  chez  moi  et  le  frappèrent 
d'un  poignard.  Éveillé  par  ses  cris,  je  fondis 
sur  les  assassins,  qui  prirent  la  fuite.  31  on  pauvre 
Aor  était  évanoui,  son  sarong  était  taché  de  sang. 
Je  pris  dans  le  bassin  d'argent  toute  l'eau  dont 
je  l'aspergeai  sans  pouvoir  le  ranimer.  Alors,  je 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE       129 

me  souvins  du  médecin  qui  était  toujours  de 
service  dans  la  pièce  voisine,  j'allai  l'éveiller  et 
je  l'amenai  auprès  d'Aor.  Mon  ami  fut  bien 
soigné  et  revint  à  la  vie;  mais  il  resta  longtemps 
affaibli  par  la  perte  de  son  sang,  et  je  ne  voulus 
plus  sortir  ni  me  baigner  sans  lui.  La  douleur 
m'accablait,  je  refusais  de  manger;  toujours 
couché  près  de  lui,  je  versais  des  larmes  et  lui 
parlais  avec  mes  yeux  et  mes  oreilles  pour  le 
supplier  de  guérir. 

»  On  ne  rechercha  pas  les  assassins;  on  pré- 
tendit que  j'avais  blessé  Aor  par  mégarde  avec 
une  de  mes  défenses,  et  on  parla  de  me  les 
scier.  Aor  s'indigna  et  jura  qu'il  avait  été  frappé 
avec  un  stylet.  Le  médecin,  qui  savait  bien  à 
quoi  s'en  tenir,  n'osa  pas  affirmer  la  vérité.  Il 
conseilla  même  à  mon  ami  de  se  taire,  s'il  ne 
voulait  hâter  le  triomphe  des  ennemis  qui  avaient 
juré  sa  perte. 

»  Alors,  un  profond  chagrin  s'empara  de  moi, 
et  la  vie  civilisée  à  laquelle  on  m'avait  initié 
me  parut  la  plus  amère  des  servitudes.  Mon 
bonheur  dépendait  du  caprice   d'un  prince  qui 


130  CONTES  D'UNE   GRAND'MERE 

ne  savait  ou  ne  voulait  pas  protéger  les  jours  de 
mon  meilleur  ami.  Je  pris  en  dégoût  les  honneurs 
hypocrites  qui  m'étaient  encore  rendus  pour  la 
forme,  je  reçus  les  visites  officielles  avec  humeur, 
je  chassai  les  bayadères  et  les  musiciens  qui 
troublaient  le  faible  et  pénible  sommeil  de  mon 
ami.  Je  me  privai  le  plus  possible  de  dormir 
pour  veiller  sur  lui. 

»  J'avais  le  pressentiment  d'un  nouveau  mal- 
heur, et  dans  cette  surexcitation  du  sentiment  je 
subis  un  phénomène  douloureux,  celui  de  retrou- 
ver la  mémoire  de  mes  jeunes  années.  Je  revis 
dans  mes  rêves  troublés  l'image  longtemps  effacée 
de  ma  mère  assassinée  en  me  couvrant  de  son 
corps  percé  de  flèches.  Je  revis  aussi  mon  désert, 
mes  arbres  splendides,  mon  fleuve  Tenasserim, 
ma  montagne  d'Ophir,  et  ma  vaste  mer  étince- 
lante  à  l'horizon.  La  nostalgie  s'empara  de  moi 
et  une  idée  fixe,  l'idée  de  fuir,  domina  impérieu- 
sement mes  rêveries.  Mais  je  voulais  fuir  avec 
Aor,  et  le  pauvre  Aor,  couché  sur  le  flanc, 
pouvait  à  peine  se  soulever  pour  baiser  mon 
front  penché  vers  lui. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        131 

»  Une  nuit,  malade  moi-même,  épuisé  de  veilles 
et  succombant  à  la  fatigue,  je  dormis  profondé- 
ment durant  quelques  heures.  A  mon  réveil,  je 
ne  vis  plus  Aor  sur  sa  couche  et  je  l'appelai  en 
vain.  Éperdu,  je  sortis  dans  le  jardin,  je  cherchai 
au  bord  de  l'étang.  Mon  odorat  me  fit  savoii 
qu'Aor  n'était  point  là  et  qu'il  n'y  était  pas  venu 
récemment.  Grâce  à  la  négligence  qui  avait 
gagné  mes  serviteurs,  je  pus  ouvrir  moi-même 
les  portes  de  l'enclos  et  sortir  des  palissades. 
Alors,  je  sentis  le  voisinage  de  mon  ami  et  m'élan- 
çai dans  un  bois  de  tamarins  qui  tapissait  la 
colline.  A  une  courte  distance,  j'entendis  un  cri 
plaintif  et  je  me  précipitai  dans  un  fourré  où  je 
vis  Aor  lié  à  un  arbre  et  entouré  de  scélérats 
prêts  à  le  frapper.  D'un  bond,  je  les  renversai 
tous,  je  les  foulai  aux  pieds  sans  pitié.  Je  rompis 
les  liens  qui  retenaient  Aor,  je  le  saisis  délica- 
tement, je  l'aidai  à  se  placer  sur  mon  cou,  et, 
prenant  l'allure  rapide  et  silencieuse  de  l'éléphant 
en  fuite,  je  m'enfonçai  au  hasard  dans  les  forêts. 

»  A  cette  époque,  la  partie  de  l'Inde  où  nous 
nous   trouvions   offrait  le   contraste  heurté  des 


132  CONTES  D'CNE   GRAND  MÈRE 

civilisations  luxueuses  à  deux  pas  des  déserts 
inexplorables.  J'eus  donc  bientôt  gagné  les  soli- 
tudes sauvages  des  monts  Karens,  et,  quand,  à 
bout  de  forces,  je  me  couchai  sur  les  bords  d'un 
fleuve  plus  direct  et  plus  rapide  que  Hraouaddy, 
nous  étions  déjà  à  trente  lieues  de  la  ville  bir- 
mane. Aor  me  dit  : 

—  Où  allons-nous?  Ah!  je  le  vois  dans  tes  re- 
gards, tu  veux  retourner  dans  nos  montagnes; 
mais  tu  crois  y  être  déjà,  et  tu  t'abuses.  Nous  en 
sommes  bien  loin,  et  nous  ne  pourrons  jamais  y 
arriver  sans  être  découverts  et  repris.  D'ailleurs, 
quand  nous  échapperions  aux  hommes,  nous  ne 
pourrions  aller  loin  sans  que,  malade  comme  je 
suis,  je  meure,  et  alors  comment  te  dirigeras-tu 
sans  moi  dans  cette  route  lointaine?  Laisse-moi  ici, 
car  c'est  à  moi  seul  qu'on  en  veut,  et  retourne 
à  Pagham,  où  personne  n'osera  te  menacer. 

»  Je  lui  témoignai  que  je  ne  voulais  ni  le 
quitter  ni  retourner  chez  les  Birmans;  que,  s'il 
mourait,  je  mourrais  aussi;  qu'avec  de  la  pa- 
tience et  du  courage,  nous  pouvions  redevenir 
heureux. 


LE  CHIEN  ET  LÀ  FLEUR  SACRÉE        133 

»  Il  se  rendit,  et,  après  avoir  pris  du  repos,  nous 
nous  remîmes  en  route.  Au  bout  de  quelques 
jours  de  voyage,  nous  avions  recouvré  tous  deux 
la  santé,  l'espoir  et  la  force.  L'air  libre  de  la  soli- 
tude, l'austère  parfum  des  forêts,  la  saine  cha- 
leur des  rochers,  nous  guérissaient  mieux  que 
toutes  les  douceurs  du  faste  et  tous  les  remèdes 
des  médecins.  Cependant,  Aor  était  parfois  effrayé 
de  la  tâche  que  je  lui  imposais.  Enlever  un  élé- 
phant sacté,  c'était,  en  cas  d'insuccès,  se  dévouer 
aux  plus  atroces  supplices.  11  me  disait  ses 
craintes  sur  une  flûte  de  roseau  qu'il  s'était 
faite  et  dont  il  jouait  mieux  que  jamais.  J'étais 
arrivé  à  un  exercice  de  la  pensée  presque  égal 
à  celui  de  l'homme;  je  lui  fis  comprendre  ce 
qu'il  fallait  faire,  en  me  couvrant  d'une  vase 
noire  qui  s'étalait  au  bord  du  fleuve  et  dont  je 
m'aspergeais  avec  adresse.  Frappé  de  ma  péné- 
tration, il  recueillit  divers  sucs  de  plantes  dont 
il  connaissait  bien  les  propriétés.  Il  en  lit  une 
teinture  qui  me  rendit,  sauf  la  taille,  entièrement 
semblable  aux  éléphants  vulgaires.  Je  lai  indi- 
quai que  cela  ne  suffisait   pas  et   qu'il   fallait, 

8 


134  CONTES  D'UNE   GRAND'MÊRE 

pour  me  rendre  méconnaissable,  scier  mes  dé- 
fenses. 11  ne  s'y  résigna  pas.  J'étais  à  ma  sirène 
dentition,  et  il  craignait  que  mes  crochets  ne 
pussent  repousser.  Il  Jugea  que  j'étais  suffisam- 
ment déguisé,  et  nous  nous  remîmes  en  route. 

»  Quelque  peu  fréquenté  que  fût  ce  chemin  de 
montagnes,  ce  fut  miracle  que  d'échapper  aux 
dangers  de  notre  entreprise.  Jamais  nous  n'y 
fussions  parvenus  l'un  sans  l'autre;  mais,  dans 
l'union  intime  de  l'intelligence  humaine  avec 
une  grande  force  animale,  une  puissance  excep- 
tionnelle  s'improvise.  Si  les  hommes  avaient  su 
s'identifier  aux  animaux  assez  complètement 
pour  les  amener  à  s'identifier  à  eux,  ils  n'au- 
raient pas  trouvé  en  eux  des  esclaves  parfois 
U  a  et  dangereux,  souvent  surmenés  et  in- 
suffisants. Ils  auraient  eu  d'admirables  amis  et  ils 
eussent  résolu  le  problème  de  la  force  consciente 
sans  avoir  recours  aux  forces  aveugles  de  la 
machine,  animal  plus  redoutable  et  plus  féroce 
que  les  bêtes  du  désert. 

»  A   force  de  prudence  et   de  persévérance, 
quelquefois  harcelés  par  des  bandits  que  je  -us 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        135 

mettre  en  fuite  et  dont  je  ne  craignais  ni  les 
lances  ni  les  flèches,  revêtu  que  j'étais  d'une 
légère  armure  en  écailles  de  bois  de  fer  qu'Aor 
avait  su  me  fabriquer,  nous  parvînmes  au  fleuve 
Tenasserim.  Notre  direction  n'avait  pas  été  diffi- 
cile à  suivre.  Outre  que  nous  nous  rappelions 
très-bien  l'un  et  l'autre  ce  voyage  que  nous  avions 
déjà  fait,  la  construction  géologique  de  l'Indo- 
Chine  est  très-simple.  Les  longues  arêtes  de 
montagnes,  séparées  par  des  vallées  profondes 
et  de  larges  fleuves,  se  ramifient  médiocrement 
et  s'inclinent  sans  point  d'arrêt  sensible  jusqu'à 
la  mer.  Les  monts  Karens  se  relient  aux  monts 
Moghs  en  ligne  presque  droite.  Nous  fîmes  très- 
rarement  fausse  route,  et  nos  erreurs  furent  rapi- 
dement rectifiées.  Je  dois  dire  que,  de  nous  deux, 
j'étais  toujours  le  plus  prompt  à  retrouver  la 
vraie  direction. 

»  Nous  n'approchâmes  de  nos  anciennes  demeu- 
res qu'avec  circonspection.  Il  nous  fallait  vivre 
seuls  et  en  liberté  complète.  Nous  fûmes  servis 
à  souhait.  La  tribu,  enrichie  par  la  vente  de  ma 
personne  à  l'ancien  roi  des  Birmans,  avait  quitté 


136  CONTES  DUNE   GRAND'MÈRE 

ses  villages  de  roseaux,  et  nos  forêts,  dépeuplées 
d'animaux  à  la  suite  d'une  terrible  sécheresse, 
avaient  été  abandonnées  par  les  chasseurs.  Nous 
pûmes  y  faire  un  établissement  plus  libre  et  plus 
sûr  encore  que  par  le  passé.  Aor  ne  possédait 
absolument  rien  et  ne  regrettait  rien  de  notre 
splendeur  évanouie.  Sans  amis,  sans  famille,  il 
ne  connaissait  et  n'aimait  plus  que  moi  sur  la 
terre.  Je  n'avais  jamais  aimé  que  ma  mère  et 
lui.  Une  si  longue  intimité  avait  détruit  entre 
nous  l'obstacle  apporté  par  la  nature  à  notre 
assimilation.  Nous  conversions  ensemble  comme 
deux  êtres  de  même  espèce.  Ma  pantomime  était 
devenue  si  réfléchie,  si  sobre,  si  expressive, 
qu'il  lisait  dans  ma  pensée  comme  moi  dans  la 
sienne.  Il  n'avait  même  plus  besoin  de  me  par- 
ier. Je  le  sentais  triste  ou  gai  selon  le  mode  et 
les  inflexions  de  sa  flûte,  et,  notre  destinée  étant 
commune,  je  me  reportais  avec  lui  dans  les  sou- 
venirs du  passé,  ou  je  me  plongeais  dans  la 
béate  extase  du  présent. 

d  Nous  passâmes  de  longues  années  dans  les 
délices  de  la  délivrance.  Aor  était  devenu  boud- 


LE  CHIEIN  ET  LÀ  FLEUR  SACRÉE        137 

dhiste  fervent  en  Birmanie  et  ne  vivait  plus  que 
de  végétaux.  Notre  subsistance  était  assurée,  et 
nous  ne  connaissions  plus  ni  la  souffrance  ni  la 
maladie. 

»  Mais  le  temps  marchait,  et  Aor  était  devenu 
vieux.  J'avais  vu  ses  cheveux  blanchir  et  ses 
forces  décroître.  11  me  fit  comprendre  les  effets 
de  l'âge  et  m'annonça  qu'il  mourrait  bientôt.  Je 
prolongeai  sa  vie  en  lui  épargnant  toute  fatigue 
et  tout  soin,  Un  moment  vint  où  il  ne  put  pour- 
voir à  ses  besoins,  je  lui  apportais  sa  nourriture 
et  je  construisais  ses  abris.  11  perdit  la  Valeur 
du  sang,  et,  pour  se  réchauffer,  il  ne  quittait  plus 
le  contact  de  mon  corps.  Un  jour,  il  me  pria 
de  lui  creuser  une  fosse  parce  qu'il  se  sentait 
mourir.  J'obéis,  il  s'y  coucha  sur  un  lit  d'her- 
bages, enlaça  ses  bras  autour  de  ma  trompe  et  me 
dit  adieu.  Puis  ses  bras  retombèrent,  il  resta 
immobile,  et  son  corps  se  raidit. 

»  Il  n'était  plus.  Je  recouvris  la  fosse  comme 
il  me  l'avait  commandé,  et  je  me  couchai  dessus. 
Avais-je  bien  compris  la  mort?  Je  le  pense,  et 
pourtant  je  ne  me  demandai  pas  si  la  longévité 


138      CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

de  ma  race  me  condamnait  à  lui  survivre  beau- 
coup. Je  ne  pris  pas  la  résolution  de  mourir 
aussi.  Je  pleurai  et  j'oubliai  de  manger.  Quand  la 
nuit  fut  passée,  je  n'eus  aucune  idée  d'aller  au 
bain  ni  de  me  mouvoir.  Je  restai  plongé  dans  un 
accablement  absolu.  La  nuit  suivante  me  trouva 
inerte  et  in  liftèrent.  Le  soleil  revint  encore  une 
fois  et  me  trouva  mort. 

»  L'âme  fidèle  et  généreuse  d'Aor  avait-elle 
passé  en  moi?  Peut-être.  J'ai  appris  dans  d'autres 
existences  qu'après  ma  disparition  l'empire  birman 
avait  éprouvé  de  grands  revers.  La  royale  ville 
de  Pagbam  fut  abandonnée  par  le  conseil  des  prê- 
tres de  Gautama.  Le  Bouddha  était  irrité  du  peu 
de  soin  qu'on  avait  eu  de  moi,  ma  fuite  témoignait 
de  son  mécontentement.  Les  riches  emportèrent 
leurs  trésors  et  se  bâtirent  de  nouveaux  palais  sur 
le  territoire  d'Ava;  plus  tard,  ils  abandonnèrent 
encore  cette  ville  somptueuse  pour  Amarapoura. 
Les  pauvres  emportèrent  à  dos  de  chameau  leurs 
maisons  de  rotin  pour  suivre  les  maîtres  du  pays 
loin  de  la  cité  maudit.'.  Pagham  avait  été  le 
séjour  et  L'orgueil  de  quarante-cinq  rois  consécu- 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE       139 

tifs,  je  l'avais  condamnée  en  la  quittant,  elle 
n'est  plus  aujourd'hui  qu'un  grandiose  amas  de 
ruines. 

—  Votre  histoire  m'a  amusée,  dit  alors  à  sir 
William  la  petite  fille  qui  lui  avait  déjà  parlé; 
mais  à  présent,  puisque  nous  avons  tous  été  des 
bêtes  avant  d'être  des  personnes;  je  voudrais 
savoir  ce  que  nous  serons  plus  tard,  car  enlm 
tout  ce  que  l'on  raconte  aux  enfants  doit  avoir 
une  moralité  à  la  fin,  et  je  ne  vois  pas  venir  la 
vôtre. 

—  Ma  sœur  a  raison,  dit  un  jeune  homme  qui 
avait  écouté  sir  William  avec  intérêt.  Si  c'est  une 
récompense  d'être  homme  après  avoir  été  chien 
honnête  ou  éléphant  vertueux,  l'homme  hon- 
nête et  vertueux  doit  avoir  aussi  la  sienne  en  ce 
monde. 

—  Sans  aucun  doute,  répondit  sir  William.  La 
personnalité  humaine  n'est  pas  le  dernier  mot  de 
la  création  sur  notre  planète.  Les  savants  les 
plus  modernes  sont  convaincus  que  l'intelligence 
progresse  d'elle-même  par  la  loi  qui  régit  la 
matière.  Je  n'ai   pas  besoin  d'entrer   dans  cet 


140  CONTES  DUNE   GRÂND'MÊRK 

ordre  d'idées  pour  vous  dire  qu'esprit  et  matière 
progressent  de  compagnie.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain pour  moi,  c'est  que  tout  être  aspire  à  se 
perfectionner  et  que,  de  tous  les  êtres,  l'homme 
est  le  plus  jaloux  de  s'élever  au-dessus  de  lui- 
même.  Il  y  est  merveilleusement  aidé  par  l'éten- 
due de  son  intelligence  et  par  l'ardeur  de  son 
sentiment.  Il  sent  qu'il  est  un  produit  encore  très- 
incomplet  de  la  nature  et  qu'une  race  plus  par- 
faite doit  lui  succéder  par  voie  ininterrompue  de 
son  propre  développement. 

—  Je  ne  comprends  pas  bien,  reprit  la  petite 
fille;  deviendrons-nous  des  anges  avec  des  ailes 
et  des  robes  d'or? 

—  Parfaitement,  répondit  sir  'William.  Les 
robes  d'or  sont  des  emblèmes  de  richesse  et  de 
pureté;  nous  deviendrons  tous  riches  et  purs; 
les  ailes ,  nous  saurons  les  trouver  :  la  science 
nous  les  donnera  pour  traverser  les  airs;  comme 
2lle  nous  a  donné  les  nageoires  pour  traverser  les 
mers. 

—  Oh  !  nous  voilà  retombés  dans  les  machines 
que  vous  maudissiez  tout  à  l'heure. 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACRÉE        141 

—  Les  machines  feront  leur  temps  comme  nous 
ferons  le  nôtre,  repartit  sir  William,  l'animalité 
fera  le  sien  et  progressera  en  même  temps  que 
nous.  Qui  vous  dit  qu'une  race  d'aigles  aussi 
puissants  que  les  ballons  et  aussi  dociles  que  les 
chevaux  ne  surgira  pas  pour  s'associer  aux 
voyages  aériens  de  l'homme  futur?  Est-ce  une 
simple  fantaisie  poétique  que  ces  dieux  de  l'an- 
tiquité portés  ou  traînés  par  des  lions,  des  dau- 
phins ou  des  colombes?  N'est-ce  pas  plutôt  une 
sorte  de  vue  prophétique  de  la  domestication 
de  toutes  les  créatures  associées  à  l'homme  divi- 
nisé de  l'avenir?  Oui,  l'homme  doit  dès  ce  monde 
devenir  ange,  si  par  ange  vous  entendez  un  type 
d'intelligence  et  de  grandeur  morale  supérieur  au 
nôtre.  Il  ne  faut  pas  un  miracle  païen,  il  ne  faut 
qu'un  miracle  naturel,  comme  ceux  qui  se  sont 
déjà  tant  de  fois  accomplis  sur  la  terre,  pour  que 
l'homme  voie  changer  ses  besoins  et  ses  organes 
en  vue  d'un  milieu  nouveau.  J'ai  vu  des  races 
entières  s'abstenir  de  manger  la  chair  des  ani- 
maux, un  grand  progrès  de  la  race  entière  sera 
de  devenir  frugivore,  et  les  carnassiers  disparaî- 


142     CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRR 

tront.  Alors  fleurira  !a  grande  association  univer- 
selle, l'enfant  jouera  avec  le  tigre  comme  le  jeune 
Bacchus,  l'éléphant  sera  l'ami  cb  l'homme,  les 
oiseaux  de  haut  vol  conduiront  dans  les  airs  nos 
chars  ovoïdes,  la  baleine  transportera  nos  messa- 
ges. Que  tout  devient  possible  sur  notre 
planète  dès  que  nous  supprimons  le  carnage  et 
la  guerre.  Toutes  les  forces  intelligentes  d 
nature,  au  lieu  de  s'entre- dévorer,  s'organisent 
fraternellement  pour  soumettre  et  féconier  la 
matière  inorganique...  Mais  j'ai  tort  de  vous 
esquisser  ces  merveilles;  vous  êtes  plus  à  même 
que  moi,  jeunes  esprits  qui  m'interrogez,  d'en 
évoquer  les  riantes  et  sublimes  images.  Il  suffît 
que,  du  monde  réel,  je  vous  aie  lancés  dans  le 
monde  du  rêve.  Rêvez,  imaginez,  faites  du  mer- 
veilleux, vous  ne  risquez  pas  d'aller  trop  loin, 
car  l'avenir  du  monde  idéal  auquel  nous  devons 
croire  dépassera  encore  de  beaucoup  les  aspira- 
tions du  nos  âmes  timides  et  incomplètes. 


L'ORGUE   DU   TITAN 


Un  soir ,  l'improvisation  musicale  du  vieux  et 
illustre  maître  Angelin  nous  passionnait  comme 
de  coutume,  lorsqu'une  corde  de  piano  vint  à 
se  briser  avec  une  vibration  insignifiante  pour 
nous ,  mais  qui  produisit  sur  les  nerfs  surexcités 
de  l'artiste  l'effet  d'un  coup  de  foudre.  Il  recula 
brusquement  sa  chaise,  frotta  ses  mains,  comme 
si,  chose  impossible,  la  corde  les  eût  cinglées, 
et  laissa  échapper  ces   étranges  paroles  : 

—  Diable  de  titan,  va  ! 

Sa  modestie  bien  connue  ne  nous  permettait 
pas  de  penser  qu'il  se  comparât  à  un  titan.  Son 
émotion  nous  parut  extraordinaire.  Il  nous  dit 
que  ce  serait  trop  long  à  expliquer. 


144  CONTES  D'UNE  GRAND  MÈKE 

—  Ceci  ra'arrive  quelquefois,  nous  dit-il,  quand 
je  joue  le  motif  sur  lequel  je  viens  d'improviser. 
Un  bruit  imprévu  me  trouble  et  il  me  semble 
que  mes  mains  s'allongent.  C'est  une  sensation 
douloureuse  et  qui  me  reporte  à  un  moment  tra- 
gique et  pourtant  heureux  dans  mon  existence. 

Pressé  de  s'expliquer ,  il  céda  et  nous  raconta 
ce  qui  suit  : 


* 
*  * 


Vous  savez  que  je  suis  de  l'Auvergne,  né 
dans  une  très-pauvre  condition  et  que  je  n'ai 
pas  connu  mes  parents.  Je  fus  élevé  par  la  cha- 
rité publique  et  recueilli  par  M.  Jansiré,  que  l'or 
appelait  par  abréviation  maître  Jean,  professeur 
de  musique  et  organiste  de  la  cathédrale  de 
Clermont.  J'étais  son  élève  en  qualité  d'enfant 
de  chœur.  En  outre,  il  prétendait  m'ensei^ner  le 
solfège  et  le  clavecin. 

C'était  un  homme  terriblement  bizarre  que 
maître  Jean,  un  véritable  type  de  musicien  clas- 
sique, avec  toutes  les  excentricités  que  l'on  nous 
attribue,  que   quelques-uns   de    nous   aliectent 


L'ORGUE   DU   TITAN  145 

encore,  et  qui,  chez  lui,  étaient  parfaitement 
naïves,  par  conséquent  redoutables, 

Il  n'était  pas  sans  talent,  bien  que  ce  talent 
fût  très  au-dessous  de  l'importance  qu'il  lui  attri- 
buait. Il  était  bon  musicien,  avait  des  leçonj  en 
ville  et  m'en  donnait  à  moi-même  à  ses  moments 
perdus,  car  j'étais  plutôt  son  domestique  que 
son  élève  et  je  faisais  mugir  les  soufflets  de 
l'orgue  plus  souvent  que  je  n'en  essayais  les 
touches. 

Ce  délaissement  ne  m'empêchait  pas  d'aimer 
la  musique  et  d'en  rêver  sans  cesse;  à  tous 
autres  égards,  j'étais  un  véritable  idiot,  comme 
vous  allez  voir. 

Nous  allions  quelquefois  à  la  campagne,  soit 
pour  rendre  visite  à  des  amis  du  maître,  soit 
pour  réparer  les  épinettes  et  clavecins  de  sa 
clientèle;  car,  en  ce  temps-là, — je  vous  parle  du 
commencement  du  siècle,  —  il  y  avait  fort  peu 
de  pianos  dans  nos  provinces,  et  le  professeur 
organiste  ne  dédaignait  pas  les  petits  profits  du 
luthier  et  de  l'accordeur. 

Un  jour,  maître  Jean  me  dit  : 


146  CONTES  Dl'NE  GRAND*. MÈRE 

—  Petit,  vous  vous  lèverez  demain  avec  le 
jour.  Vous  ferez  manger  l'avoine  à  Bibi,  vous 
lui  mettrez  la  selle  et  le  portemanteau  et  vous 
viendrez  avec  moi.  Emportez  vos  souliers  neufs 
et  votre  habit  vert  billard.  Nous  allons  passer 
deux  jours  de  vacances  chez  mon  frère  le  curé 
de  Chanturgue. 

Bibi  était  un  petit  cheval  maigre,  mais  vigou- 
reux, qui  avait  l'habitude  de  porter  maître  Jean 
avec  moi  en  croupe. 

Le  curé  de  Chanturgue  était  un  bon  vivant  et 
un  excellent  homme  que  j'avais  vu  quelquefois 
chez  son  frère.  Quant  à  Chanturgue,  c'était  une 
paroisse  éparpillée  dans  les  montagnes  et  dont 
je  n'avais  non  plus  d'idée  que  si  l'on  m'eût  parlé 
de  quelque  tribu  perdue  dans  les  déserts  du  nou- 
veau monde. 

11  fallait  être  ponctuel  avec  maître  Jean.  A 
trois  heures  du  matin,  j'étais  debout;  à  quatre, 
nous  étions  sur  la  route  des  montagnes;  à  midi, 
nous  prenions  quelque  repos  et  nous  déjeunions 
dans  une  petite  maison  d'auberge  bien  noire 
et  bit  n  froide,  située  à  la  limite  d'un   désert   de 


L'ORGUE  DU  TITAN  147 

bruyères  et  de  laves  ;  à  trois  heures,  nous  repar- 
tions à  travers  ce  désert. 

La  route  était  si  ennuyeuse,  que  je  m'endor- 
mis à  phisieurs  reprises.  J'avais  étudié  très  con- 
sciencieusement la  manière  de  dormir  en  croupe 
sans  que  le  maître  s'en  aperçût.  Bibi  ne  portait 
pas  seulement  l'homme  et  l'enfant,  il  avait  encore 
à  l'arrière- train,  presque  sur  la  queue,  un  porte- 
manteau étroit,  assez  élevé,  une  sorte  de  petite 
caisse  en  cuir  où  ballottaient  pêle-mêle  les  outils 
de  maître  Jean  et  ses  nippes  de  rechange.  C'est 
sur  ce  portemanteau  que  je  me  calais,  de  ma- 
nière qu'il  ne  sentît  pas  sur  son  dos  l'alourdisse- 
meat  de  ma  personne  et  sur  son  épaule  le  balan- 
cement de  ma  tête.  Il  avait  beau  consulter  le 
profil  que  nos  ombres  dessinaient  sur  les  endroits 
aplanis  du  chemin  ou  sur  les  talus  de  rochers; 
j'avais  étudié  cela  aussi,  et  j'avais,  une  fois  pour 
toutes,  adopté  une  pose  en  raccourci,  dont  il 
ne  pouvait  saisir  nettement  l'intention.  Quel- 
quefois pourtant,  il  soupçonnait  quelque  chose 
et  m'allongeait  sur  les  jambes  un  coup  de  sa 
cravache  à  pomme  d'argent,  en  disant  : 


148  CONTES  D'UNE   GRAXD'MÈRE 

—  Attention,  petit!  on  ne  dort  pas  dans  la 
montagne! 

Comme  nous  traversions  un  pays  plat  et  que 
les  précipices  étaient  encore  loin,  je  crois  que 
ce  jour-là  il  dormit  pour  son  compte.  Je  m'é- 
veillai dans  un  lieu  qui  me  parut  sinistre.  C'était 
encore  un  sol  plat  couvert  de  bruyères  et  de 
buissons  de  sorbiers  nains.  De  sombres  collines 
tapissées  de  petits  sapins  s'élevaient  sur  ma 
droite  et  fuyaient  derrière  moi  ;  à  mes  pieds,  un 
petit  lac,  rond  comme  un  verre  de  lunette, — c'est 
vous  dire  que  c'était  un  ancien  cratère, — reflétait 
un  ciel  bas  et  nuageux.  L'eau,  d'un  gris  bleuâtre, 
à  pâles  reflets  métalliques,  ressemblait  à  du  plomb 
en  fusion.  Les  berges  unies  de  cet  étang  circu- 
laire cachaient  pourtant  l'horizon,  d'où  l'on  pou- 
vait conclure  que  nous  étions  sur  un  plan  très- 
élevé;  mais  je  ne  m'en  rendis  point  compte  et 
j'eus  une  sorte  d'étonnement  craintif  en  voyant 
les  nuages  ramper  si  près  de  nos  têtes,  que, 
selon  moi,  le  ciel  menaçait  de  nous  écraser. 

Maître  Jean  ne  fit  nulle  attention  à  ma  mélan- 
colie. 


L'ORGUE  DD  TITAN  149 

—  Laisse  brouter  Bibi,  me  dit-il  en  mettant 
pied  à  terre  ;  il  a  besoin  de  souffler.  Je  ne  suis 
pas  sûr  d'avoir  suivi  le  bon  chemin,  je  vais  voir. 

Il  s'éloigna  et  disparut  dans  les  buissons  ;  Bibi 
se  mit  à  brouter  les  fines  herbes  et  les  jolis  œil- 
lets sauvages  qui  foisonnaient  avec  mille  autres 
fleurs  dans  ce  pâturage  inculte.  Moi,  j'essayai 
de  me  réchauffer  en  battant  la  semelle.  Bien 
que  nous  fussions  en  plein  été,  l'air  était  glacé. 
Il  me  sembla  que  les  recherches  du  maître  du- 
raient un  siècle.  Ce  lieu  désert  devait  servir  de 
refuge  à  des  bandes  de  loups,  et,  malgré  sa 
maigreur,  Bibi  eût  fort  bien  pu  les  tenter.  J'étais 
en  ce  temps-là  plus  maigre  encore  que  lui;  je 
ne  me  sentis  pourtant  pas  rassuré  pour  moi-mê- 
me. Je  trouvais  le  pays  affreux  et  ce  que  le 
maître  appelait  une  partie  de  plaisir  s'annonçait 
pour  moi  comme  une  expédition  grosse  de  dan- 
gers. Était-ce  un  pressentiment? 

Enfin  il  reparut,  disant  que  c'était  le  bon 
chemin  et  nous  repartîmes  au  petit  trot  de  Bibi, 
qui  ne  paraissait  nullement  démoralisé  d'entrer 
dans  la  montagne. 


150  CONTES  D  UNE   GRÀND'MÈRE 

Aujourd'hui,  de  belles  routes  sillonnent  ces 
sites  sauvages,  en  partie  cultivés  déjà;  nais,  à 
l'époque  où  je  les  vis  pour  la  première  fois,  les 
voies  étroites,  inclinées  ou  relevées  dans  tous 
les  sens,  allant  au  plus  court  n'importe  au  prix 
de  quels  efforts,  n'étaient  point  faciles  à  suivre. 
Elles  n'étaient  empierrées  que  par  les  écroule- 
ments fortuits  des  montagnes,  et,  quand  elles  tra- 
versaient ces  plaines  disposées  en  terrasses,  il 
arrivait  que  l'herbe  recouvrait  fréquemment  les 
traces  des  petites  roues  de  chariot  et  des  pieds 
non  ferrés  des  chevaux  qui  les  traînaient. 

Quand  nous  eûmes  descendu  jusqu'aux  rives 
déchirées  d'un  torrent  d'hiver,  à  sec  pendant 
l'été,  nous  remontâmes  rapidement,  et,  en  tour- 
nant le  massif  exposé  au  nord,  nous  nous  retrou- 
vâmes vers  le  midi  dans  un  air  pur  et  brillant. 
Le  soleil  sur  son  déclin  enveloppait  le  pa\ 
d'une  splendeur  extraordinaire  et  ce  paysage  était 
•  les  plus  belles  choses  que  j'ai  vues  de  ma 
vie.  Le  chemin  tournant,  tout  bordé  d'un  buis- 
son épais  d'épilobes  roses,  dominait  un  plan  ra- 
viné au  flanc  duquel  surgissaient  deux  puissantes 


L'ORGUE  DU  TITAN  151 

roches  de  basalte  d'aspect  monumental,  portant 
à  leur  cime  des  aspérités  volcaniques  qu'on  eût 
pu  prendre  pour  des  ruines  de  forteresses. 

J'avais  déjà  vu  les  combinaisons  prismatiques 
du  basalte  dans  mes  promenades  autour  de 
Germon t,  mais  jamais  avec  cette  régularité  et 
dans  cette  proportion.  Ce  que  l'une  de  ces  roches 
avait  d'ailleurs  de  particulier,  c'est  que  les 
prismes  étaient  contournés  en  spirale  et  sem- 
blaient être  l'ouvrage  à  la  fois  grandiose  et 
coquet  d'une  race  d'hommes  gigantesques. 

Ces  deux  roches  paraissaient,  d'où  nous  étions, 
fort  voisines  l'une  de  l'autre;  mais  en  réalité 
elles  étaient  séparées  par  un  ravin  à  pic  au  fond 
duquel  coulait  une  rivière.  Telles  qu'elles  se 
présentaient,  elles  servaient  de  repoussoir  aune 
gracieuse  perspective  de  montagnes  marbrées  de 
prairies  vertes  comme  l'émeraude,  et  coupées 
de  ressauts  charmants  formés  de  lignes  rocheuses 
et  de  forêts.  Dans  tous  les  endroits  adoucis,  on 
saisissait  au  loin  les  chalets  et  les  troupeaux  de 
vaches,  brillantes  comme  de  fauves  étincelles  au 
reflet  du  couchant.  Puis,  au  bout  de   cette  per- 


152  CONTES  D'UNE   GRAND  MÈRE 

spective,  par-dessus  l'abîme  des  vallées  profondes 
noyées  dans  la  lumière,  l'horizon  se  relevait  en 
dentelures  bleues,  et  les  monts  Dômes  profilaient 
dans  le  ciel  leurs  pyramides  tronquées,  leurs 
ballons  arrondis  ou  leurs  masses  isolées ,  droites 
comme  des  tours. 

La  chaîne  de  montagnes  où  nous  entrions 
avait  des  formes  bien  différentes,  plus  sauvages 
et  pourtant  plus  suaves.  Les  bois  de  hêtres  jetés 
en  pente  rapide,  avec  leurs  mille  cascatelles  au 
frais  murmure,  les  ravins  à  pic  tout  tapissés  de 
plantes  grimpantes,  les  grottes  où  le  suinte- 
ment des  sources  entretenait  le  revêtement  épais 
des  mousses  veloutées,  les  gorges  étroites  brus- 
quement fermées  à  la  vue  par  leurs  coudes  mul- 
tipliés, tout  cela  était  bien  plus  alpestre  et  plus 
mystérieux  que  les  lignes  froides  et  nues  des 
volcans  de  date  plus  récente. 

Depuis  ce  jour,  j'ai  revu  l'entrée  solennelle 
que  les  deux  roches  basaltiques  placées  à  la  limite 
du  désert  font  à  la  chaîne  du  mom  Dore,  et  j'ai 
pu  me  rendre  compte  du  vague  éblouissement 
que  j'en  reçus  quand  je  les  vis  pour  la  première 


L'ORGUE  DU  TITAN  153 

fois.  Personne  ne  m'avait  encore  appris  en  quoi 
consiste  le  be?.u  dans  la  nature.  Je  le  sentis  pour 
ainsi  dire  physiquement,  et,  comme  j'avais  mis 
pied  à  terre  pour  faciliter  la  montée  au  petit 
cheval,  je  re  rtai  immobile,  oubliant  de  suivre  le 
cavalier. 

—  Eh  bien ,  eh  bien ,  me  cria  maître  Jean, 
que  faites-vous  là-bas,  imbécile? 

Je  me  hâtai  de  le  rejoindre  et  de  lui  demander 
le  nom  de  l'endroit  si  drôle,  où  nous  étions. 

—  Apprenez,  drôle  vous-même,  répondit-il, 
que  cet  endroit  est  un  des  plus  extraordinaires  et 
des  plus  effrayants  que  vous  verrez  jamais.  Il 
n'a  pas  de  nom  que  je  sache,  mais  les  deux 
pointes  que  vous  voyez  là,  c'est  la  roche  Sana- 
doire  et  la  roche  Tuilière.  Allons,  remontez ,  et 
faites  attention  à  vous. 

Nous  avions  tourné  les  roches  et  devant  nous 
s'ouvrait  l'abîme  vertiginieux  qui  les  sépare.  De 
cela,  je  ne  fus  point  effrayé.  J'avais  fravi  assez 
souvent  les  pyramides  escarpées  des  monts  Dômes 
pour  ne  pas  connaître  l'éblouissement  de  l'espace. 
Maître  Jean,  qui  n'était  pas  né  dans  la  montagne 

9. 


154  CONTES   D'UNE   GBAND'MÈRE 

et  qui  n'était  venu  en  Auvergne  qu'à  l'âge  d'hom- 
me, était  moins  aguerri  que  moi. 

Je  commençai,  ce  jour-là,  à  faire  quelques 
réflexions  sur  les  puissants  accidents  de  la  nature 
au  milieu  desquels  j'avais  grandi  sans  m'en  éton- 
ner, et,  au  bout  d'un  instant  de  silence,  me  re- 
tournant vers  la  roche  Sanadoire,  je  demandai 
à  mon  maître  qu'est-ce  qui  avait  fait  ces  choses-là. 

—  C'est  Dieu  qui  a  fait  toutes  choses,  répondit- 
il,  vous  le  savez  bien. 

—  Je  sais;  mais  pourquoi  a-t-il  fait  des  endroits 
qu'on  dirait  tout  cassés,  comme  s'il  avait  voulu 
les  défaire  après  les  avoir  faits? 

La  question  était  fort  embarrassante  pour 
maître  Jean,  qui  n'avait  aucune  notion  des  lois 
naturelles  de  la  géologie  et  qui,  comme  la  plu- 
part des  gens  de  ce  temps-là,  mettait  encore  en 
doute  l'origine  volcanique  de  l'Auvergne.  Cepen- 
dant, il  ne  lui  convenait  pas  d'avouer  son  igno- 
rance, car  il  avait  la  prétention  d'être  instruit 
et  beau  parleur.  Il  tourna  donc  b  difficulté  en 
se  jetant  dans  la  mythologie  et  me  répondit 
emphatiquement  : 


L'ORGUE  DU  TITAN  155 

—  Ce  que  vous  voyez  là,  c'est  l'effort  que 
firent  les  titans  pour  escalader  le  ciel. 

—  Les  titans!  qu'est-ce  que  c'est  que  cela? 
m'écriai-je  voyant  qu'il  était  en  humeur  de 
déclamer. 

—  C'était,  répondit-il,  des  géants  effroyables 
qui  prétendaient  détrôner  Jupiter  et  qui  entassè- 
rent roches  sur  roches,  monts  sur  monts,  pour 
arriver  jusqu'à  lui  ;  mais  il  les  foudroya,  et  ces 
montagnes  brisées,  ces  autres  éventrées,  ces  abî- 
mes, tout  cela,  c'est  l'effet  de  la  grande  bataille. 

—  Est-ce  qu'ils  sont  tous  morts?  demandai-je. 

—  Qui  ça?  les  titans? 

—  Oui  ;  est-ce  qu'il  y  en  a  encore  ? 

Maître  Jean  ne  put  s'empêcher  de  rire  de  ma 
simplicité,  et,  voulant  s'en  amuser,  il  répondit  : 

—  Certainement,  il  en  est  resté  quelques-uns. 

—  Bien  méchants? 

—  Terribles! 

—  Est-ce  que  nous  en  verrons  dans  ces  mon- 
tagnes-ci? 

—  Eh!  eh!  cela  se  pourrait  bien. 

—  Est-ce  qu'ils  pourraient  nous  faire  du  mal? 


156  CONTES   D'UNE    GRAND  MÈRE 

—  Peut-être  !  mais,  si  tu  en  rencontres,  tu  te 
dépêcheras  d'ôter  ton  chapeau  et  de  saluer  bien 
bas. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne!  répondis-je  gaiement. 
Maître  Jean  crut  que  j'avais  compris  son  ironie 

et  songea  à  autre  chose.  Quant  à  moi,  je  n'étais 
point  rassuré,  et,  comme  la  nuit  commençait  à  se 
faire,  je  jetais  des  regards  méfiants  sur  toute  roche 
ou  surtout  gros  arbre  d'apparence  suspecte, 
jusqu'à  ce  que,  me  trouvant  tout  près,  je  pusse 
m'assurer  qu'il  n'y  avait  pas  là  forme  humaine. 
Si  vous  me  demandiez  où  est  située  la  paroisse 
de  Chanturgue,  je  serais  bien  empêché  de  vous 
le  dire.  Je  n'y  suis  jamais  retourné  depuis  et  je 
l'ai  en  vain  cherchée  sur  les  cartes  et  dans  les 
itinéraires.  Comme  j'étais  impatient  d'arriver,  la 
peur  me  gagnant  de  plus  en  plus,  il  me  sembla 
que  c'était  fort  loin  de  la  roche  Sanadoire.  En 
réalité,  c'était  fort  près,  car  il  ne  faisait  pas  nuit 
noire  quand  nous  y  arrivâmes.  Nous  avions  fait 
beaucoup  de  détours  en  côtoyant  les  méandres 
du  torrent.  Selon  toute  probabilité,  nous  avions 
passé  derrière  les  montagnes  que  j'avais  vues  de 


L  ORGUE  DU  TITAN  157 

la  roehe  Sanadoire  et  nous  étions  de  nouveau  à 
l'exposition  du  midi,  puisqu'à  plusieurs  centaines 
de  mètres  au-dessous  de  nous  croissaient  quel- 
ques maigres  vignes. 

Je  me  rappelle  très-bien  l'église  et  le  presby- 
tère avec  les  trois  maisons  qui  composaient  le 
village.  C'était  au  sommet  d'une  colline  adoucie 
que  des  montagnes  plus  hautes  abritaient  du 
vent.  Le  chemin  raboteux  était  très-large  et  sui- 
vait avec  une  sage  lenteur  les  mouvements  de  la 
colline.  Il  était  bien  battu,  car  la  paroisse,  com- 
posée d'habitations  éparses  et  lointaines,  comp- 
tait environ  trois  cents  habitants  que  l'on  voyait 
arriver  tous  les  dimanches,  en  famille,  sur  leurs 
chars  à  quatre  roues,  étroits  et  longs  comme 
des  pirogues  et  traînés  par  des  vaches.  Excepté 
ce  jour-là,  on  pouvait  se  croire  dans  le  désert; 
les  maisons  qui  eussent  pu  être  en  vue  se  trou- 
vaient cachées  sous  l'épaisseur  des  arbres  au  fond 
des  ravins,  et  celles  des  bergers,  situées  en  haut, 
étaient  abritées  dans  les  plis  des  grosses  roches. 
Malgré  son  isolement  et  la  sobriété  de  son 
ordinaire,  le  curé  de  Chanturgue  était  gros,  gras 


158     CONTES  D  UNE  GRAND  MÈRE 

et  fleuri  comme  les  plus  beaux  chanoines  d'une 
cathédrale.  Il  avait  le  caractère  aimable  et  gai. 
Il  n'avait  pas  été  trop  tourmenté  par  la  Révo- 
lution. Ses  paroissiens  l'aimaient  parce  qu'il 
était  humain,  tolérant,  et  prêchait  en  langage 
du  pays. 

Il  chérissait  son  frère  Jean,  et,  Don  pour  tout 
le  monde,  il  me  reçut  et  me  traita  comme  si 
j'eusse  été  son  neveu.  Le  souper  fut  agréai/ 
le  lendemain  s'écoula  gaiement.  Le  pays,  ouvert 
d'un  côté  sur  les  vallées,  n'était  point  triste  ;  de 
l'autre,  il  était  enfoui  et  sombre,  mais  les  bois 
de  hêtres  et  de  sapins  pleins  de  fleurs  et  de  fruits 
sauvages,  coupés  par  des  prairies  humi'des  d'une 
fraîcheur  -  5,  n'avaient  rien  qui  me  rappelât 

ite  terrible  de  la  roche  Sana  loire  ;  les  fan- 
tômes de  titans  qui  m'avaient  gâté  le  souvenir 
de  ce  bel  endroit  s'effacèrent  de  mon  esprit. 

On  me  laissa  courir  où  je  voulus,  et  je  fis  con- 
naissance avec  les  bûcherons  et  les  btrgers,  qui 
me  chantèrent  beaucoup  de  chansons.  Le  curé, 
qui  voulait  fêter  son  frère  et  qui  l'attendait,  s'était 
approvisionné  de  son  mieux,  mais  lui  et  moi  fai- 


L'ORGUE  DU  TITAN  159 

sions  .seuls  honneur  au  festin.  Maître  Jean  avait 
un  médiocre  appétit,  comme  les  gens  qui  boivent 
sec.  Le  curé  lui  servit  à  discrétion  le  vin  du  cru, 
noir  comme  de  l'encre,  âpre  au  goût,  mais  vierge 
de  tout  alliage  malfaisant,  et,  selon  lui,  incapable 
de  faire  mal  à  l'estomac. 

Le  jour  suivant,  je  péchai  des  truites  avec  le 
sacristain  dans  un  petit  réservoir  que  formait  la 
rencontre  de  deux  torrents  et  je  m'amusai  énor- 
mément à  écouler  une  mélodie  naturelle  que  l'eau 
avait  trouvée  en  se  glissant  dans  une  pierre  creuse. 
Je  la  fis  remarquer  au  sacristain,  mais  il  ne  l'en- 
tendit pas  et  crut  que  je  rêvais. 

Enfin,  le  troisième  jour,  on  se  disposa  à  la  sépa- 
ration. Maître  Jean  voulait  partir  de  bonne  heure, 
disant  que  la  route  était  longue,  et  l'on  se  mit 
à  déjeuner  avec  le  projet  de  manger  vite  et  de 
boire  peu. 

Mais  le  curé  prolongeait  Je  service,  ne  pouvant 
se  résoudre  à  nous  laisser  partir  sans  être  bien 
lestés. 

—  Qui  vous  presse  tant?  disait-il.  Pourvu  que 
vous  soyez  sortis  en  plein  jour  de  la  montagne, 


160  CONTES  DUNE   GRANDMÈRE 

à  partir  le  la  descente  de  la  roche  Sanadoire  vous 
rentrez  en  pays  plat  et  plus  vous  approchez  de 
Clermont,  meilleure  est  la  route.  Avec  cela,  la  lune 
est  au  plein  et  il  n'y  a  pas  un  nuage  au  ciel.  Voyons, 
voyons,  frère  Jean,  encore  un  verre  de  ce  vin,  de 
ce  bon  petit  vin  de  Chante-orgue! 

—  Pourquoi  Chante- orgue?  dit  maître  Jean. 

—  Eh!  ne  vois-tu  pas  que  Chanturgue  vient 
de  Chante-orgue?  C'est  clair  comme  le  jour  et  je 
n'ai  pas  été  long  à  en  découvrir  l'étymologie. 

—  Il  y  a  donc  des  orgues  dans  vos  vignes  ? 
demandai-je  avec  ma  stupidité  accoutumée. 

—  Certainement,  répondit  le  bon  curé.  Il  y 
en  a  plus  d'un  quart  de  lieue  de  long. 

—  Avec  des  tuyaux  ? 

—  Avec  des  tuyaux  tout  droits  comme  à  ton 
orgue  de  la  cathédrale. 

—  Et  qu'est-ce  qui  en  joue? 

—  Oh!  les  vignerons  avec  leurs  pioches. 

—  Qu'est-ce  donc  qui  les  a  faites,  ces  orgues? 

—  Les  titans!  dit  maître  Jean  en  reprenant 
son  ton  railleur  et  doctoral. 

—  En  effet,  c'est  bien  dit,  reprit  le  curé,  émer- 


L'ORGUE  DU  TITAN  161 

veillé  du  génie  de  son  frère.  On  peut  dire  que 
c'est  l'œuvre  des  titans  ï 

J'ignorais  que  l'on  donnât  le  nom  de  jeux 
d'orgues  aux  cristallisations  du  basalte  quand  elles 
offrent  de  la  régularité.  Je  n'avais  jamais  ouï 
parler  des  célèbres  orgues  basaltiques  d'Espaly 
en  Velay,  ni  de  plusieurs  autres  très-connues  au- 
jourd'hui et  dont  personne  ne  s'étonne  plus.  Je 
pris  au  pied  de  la  lettre  l'explication  de  M.  le 
curé  et  je  me  félicitai  de  n'être  point  descendu 
à  la  vigne,  car  toutes  mes  terreurs  me  reprenaient. 

Le  déjeuner  se  prolongea  indéfiniment  et  devint 
un  dîner,  presque  un  souper.  Maîlre  Jean  était 
enchanté  de  l'étymologie  de  Chanturgue  et  ne  se 
lassait  pas  de  répéter  : 

—  Chante-orgue!  Joli  vin,  joli  nom!  On  l'a 
fait  pour  moi  qui  touche  l'orgue,  et  agréablement, 
je  m'enflatte!  Chante,  petit  vin,  chante  dans  mon 
verre  !  chante  aussi  dans  ma  tête  !  Je  te  sens  gros  de 
fugues  et  de  motets  qui  couleront  de  mes  doigts 
comme  tu  coules  de  la  bouteille  !  A  ta  santé,  frère  ! 
Vivent  les  grandes  orgues  de  Chanturgue!  vive 
mon   petit  orgue  de  la  cathédrale;  qui,  tout  de 


162  CONTES  D'USE    GRA>TD"MÈRE 

même,  est  aussi  puissant  sous  ma  main  qu'il  le 
serait  sous  celle  d'un  titan!  Bah!  je  suis  un  titan 
aussi,  moi  !  Le  génie  grandit  l'homme  et  chaque 
fois  qu<'  j'entonne  le  Gloria  in  excelsis,  j'escalade 
le  ciel! 

Le  bon  curé  prenait  sérieusement  son  frère 
pour  un  grand  homme  et  il  ne  le  grondait  pas 
de  ses  accès  de  vanité  délirante.  Lui-même  fêtait 
le  vin  de  Chante-orgue  avec  l'attendrissement  d'un 
frère  qui  reçoit  les  adieux  prolongés  de  son  frère 
bien-aimé  ;  si  bien  que  le  soleil  commençait  à 
baisser  quand  on  m'ordonna  d'aller  habiller  Bibi 
Je  ne  répondrais  pas  que  j'en  fusse  bien  capable. 
L'hospitalité  avait  rempli  bien  souvent  mon  verre 
et  la  politesse  m'avait  fait  un  devoir  de  ne  pas 
le  laisser  plein.  Heureusement  le  sacristain  m'aida, 
et,  après  de  longs  et  tendres  embrassements,  toi 
deux  frères  baignés  de  larmes  se  quittèrent  au 
bas  de  la  colline.  Je  montai  en  trébuchant  sur 
l'échiné  de  Bibi. 

— Est-ce  que,  par  hasard,  monsieur  serait  ivre? 
dit  maître  Jean  en  caressant  mes  oreilles  de  sa 
terrible  cravache. 


L'ORGUE  DU  TITAN  163 

Mais  il  ne  me  frappa  point.  11  avait  le  bras 
singulièremen.  mou  et  les  jambes  très-lourdes, 
car  on  eut  beaucoup  de  peine  à  équilibrer  ses 
étriers,  dont  l'un  se  trouvait  alternativement  plus 
long  que  l'autre. 

Je  ne  sais  point  ce  qui  se  passa  jusqu'à  la  nuit. 
Je  crois  bien  que  je  ronflais  tout  haut  sans  que 
le  maître  s'en  aperçût.  Bibi  était  si  raisonnable 
que  j'étais  sans  inquiétude.  Là  où  il  vait  passé 
une  fois,  il  s'en  souvenait  toujours. 

Je  m'éveillai  en  le  sentant  s'arrêter  brusque- 
ment et  il  me  sembla  que  mon  ivresse  était  tout 
à  fait  dissipée,  car  je  me  rendis  fort  vite  compte 
de  la  situation.  Maître  Jean  n'avait  pas  dormi, 
ou  bien  il  s'était  malheureusement  réveillé  à  temps 
pour  contrarier  l'instinct  de  sa  monture.  Il  l'avait 
engagée  dans  un  faux  chemin.  Le  docile  Bibi  avait 
obéi  sans  résistance;  mais  voilà  qu'il  sentait  le 
terrain  manquer  devant  lui  et  qu'il  se  rejetait 
en  arrière  pour  ne  pas  se  précipiter  avec  nous 
dans  l'a!  îme. 

Je  fus  vite  sur  mes  pieds,  et  je  vis  au-dessus 
de  nous,  à  droite,  la  roche  Sanadoire  toute  bleue 


164  CONTES   D'UNE   GKAND'MERE 

au  reflet  de  la  lune,  avec  son  jeu  d'orgues  con- 
tourné et  sa  couronne  dentelée.  Sa  sœur  jumelle, 
la  roche  Tuilière,  était  à  gauche,  de  l'autre  côté 
du  ravin,  l'abîme  entre  deux;  et  nous,  au  lieu 
de  suivre  le  chemin  d'en  haut,  nous  avions  pris 
le  sentier  à  mi-côte. 

—  Descendez,  descendez  !  criai-je  au  professeur 
de  musique.  Vous  ne  pouvez  point  passer  là  !  c'est 
un  sentier  pour  les  chèvres. 

—  Allons  donc,  poltron,  répondit-il  d'une 
voix  forte,  Bibi  n'est-il  point  une  chèvre? 

—  Non,  non,  maître,  c'est  un  cheval;  ne  rêvez 
pas!  Il  ne  peut  pas  et  il  ne  veut  pas! 

Et,  d'un  violent  effort,  je  retirai  Bibi  du  dan- 
ger, mais  non  sans  l'abattre  un  peu  sur  ses  jarrets, 
ce  qui  força  le  maître  à  descendre  plus  vite  qu'il 
n'eût  vouru. 

Ceci  le  mit  dans  une  grande  colère,  bien  qu'il 
n'eût  aucun  mal,  et,  sans  tenir  compte  de  l'en- 
droit dangereux  où  nous  nous  trouvions,  il  cher- 
cha sa  cravache  pour  m'administrer  une  de  ces 
corrections  qui  n'étaient  pas  toujours  anodines. 
J'avais  tout  mon  sang-froid.  Je  ramassai  la  cra- 


L'ORGUE  DU   TITAN  165 

vache  avant  lui,  et,  sans  respect  pour  la  pomme 
d'argent,  je  la  jetai  dans  le  ravin. 

Heureusement  pour  moi,  maître  Jean  ne  s'en 
aperçut  pas.  Ses  idées  se  succédèrent  trop  rapi- 
dement. 

—  Ah!  Bibi  ne  veut  pas!  disait-il,  et  Bibi  ne 
peut  pas  !  Bibi  n'est  pas  une  chèvre  !  Eh  bien , 
moi,  je  suis  une  gazelle! 

Et,  en  parlant  ainsi,  il  se  prit  à  courir  devant 
lui,  se  dirigeant  vers  le  précipice 

Malgré  l'aversion  qu'il  m'inspirait  dans  ses 
accès  de  colère,  je  fus  épouvanté  et  m'élançai  sur 
ses  traces.  Mais,  au  bout  d'un  instant,  je  me  tran- 
quillisai. Il  n'y  avait  point  là  de  gazelle.  Rien 
ne  ressemblait  moins  à  ce  gracieux  quadrupède 
que  le  professeur  à  ailes  de  pigeon  dont  la  queue, 
ficelée  d'un  ruban  noir,  sautait  d'une  épaule  à 
l'autre  avec  une  rapidité  convulsive  lorsqu'il  était 
ému.  Son  habit  gris  à  longues  basques,  ses  cu- 
lottes de  nankin  et  ses  bottes  molles  le  faisaient 
plutôt  ressembler  à  un  oiseau  de  nuit 

Je  le  vis  bientôt  s'agiter  au-dessus  de  moi;  il 
avait  quitté  le  sentier  à  pic,  il  lui  restait  assez 


166  CONTES  D'UNE    GRAN'D'MÈRE 

de  raison  pour  ne  pas  songer  à  descendre  ;  il 
remontait  en  gesticulant  vers  la  roche  Sanadoire, 
et,  bien  que  le  talus  lut  rapide,  il  n'était  pas  dan- 
gereux. 

Je  pris  Bibi  par  la  bride  et  l'aidai  à  virer  de 
bord,  ce  qui  n'était  pas  facile.  Puis  je  remontai 
avec  lui  le  sentier  pour  regagner  la  route  ;  je  comp- 
tais y  retrouver  maître  Jean,  qui  avait  pris  cette 
direction . 

Je  ne  l'y  trouvai  pas,  et,  laissant  le  fidèle  Bibi 
sur  sa  bonne  foi,  je  redescendis  à  pied,  en  droite 
ligne,  jusqu'à  la  roche  Sanadoire.  La  lune  éclai- 
rait vivement.  J'y  voyais  comme  en  plein  jour.  Je  ne 
fus  donc  pas  longtemps  sans  découvrir  maître 
Jean  assis  sur  un  débris,  les  jambes  pendantes 
et  reprenant  haleine. 

—  Ah!  ah!  c'est  toi,  petit  malheureux!  me 
dit-il.  Qu'as-tu  fait  de  mon  pauvre  cheval? 

—  Il  est  là,  maître,  il  vous  attend,  répon- 
dis-je. 

—  Quoi  !  tu  Tas  sauvé?  Fort  bien,  mor 

Mais  comment  as-tu  fait  pour  te  sauver  toi-même? 
Quelle  effroyable  chute,  hein  ? 


L'ORGUE  DU  TITA.X  167 

—  Mais,  monsieur  le  professeur,  nous  n'avons 
pas  fait  de  chute  ! 

—  Pas  de  chute?  L'idiot  ne  s'en  est  pas  aperçu  ! 
Ce  que  c'est  que  le  vin!  le  vin!...  0  vin!  vin  de 
Chanturgue,  vin  de  Chante-orgue... beau  petit  vin 
musical!  J'en  boirais  bien  encore  un  verre!  Ap- 
porte, petit!  Viens  çà,  doux  sacristain!  Frère,  à 
ta  santé!  A  la  santé  des  titans!  A  la  santé  du 
diable  ! 

J'étais  un  bon  croyant.  Les  paroles  du  maître 
me  firent  frémir. 

—  Ne  dites  pas  cela,  maître,  m'écriai -je.  Reve- 
nez à  vous,  voyez  où  vous  êtes  ! 

—  Où  je  suis?  reprit-il  en  promenant  autour 
de  lui  ses  yeux  agrandis,  d'où  jaillissaient  les 
éclairs  du  délire;  où  je  suis?  où  dis-tu  que  je 
suis?  Au  fond  du  torrent?  Je  ne  vois  pas  le 
moindre  poisson! 

—  Vous  êtes  au  pied  de  cette  grande  roche 
Sanadoire  qui  surplombe  de  tous  les  côtés.  Il 
pleut  des  pierres  ici,  voyez,  la  terre  en  est  cou- 
verte. N'y  restons  pas,  maître.  C'est  un  vilain 
endroit. 


168     CONTES  D'UNE  GRAND'MERE 

—  Roche  Sanadoire  !  reprit  le  maître  en  cher- 
chant à  soulever  sur  son  front  son  chapeau  qu'il 
avait  sous  le  bras.  Roche  Sonatoire,  oui,  c'est 
là  ton  vrai  nom,  je  te  salue  entre  toutes  les 
roches!  Tu  es  le  plus  beau  jeu  d'orgues  de  la 
création.  Tes  tuyaux  contournés  doivent  rendre 
des  sons  étranges,  et  la  main  d'un  titan  peut 
seule  te  faire  chanter!  Mais  ne  suis-je  pas  un 
titan,  moi?  Oui,  j'en  suis  un,  et,  si  un  autre 
géant  me  dispute  le  droit  de  faire  ici  de  la  mu- 
sique, qu'il  se  montre!...  Ah!  ah!  oui-dal  Ma 
cravache,  petit?  où  est  ma  cravache? 

—  Quoi  donc,  maître?  lui  répondis-je  épou- 
vanté, qu'en  voulez- vous  faire?  est-ce  que  vous 
voyez?... 

—  Oui,  je  vois,  je  le  vois,  le  brigand!  le 
monstre!  ne  le  vois-tu  pas  aussi? 

—  Non,  où  donc? 

—  Eh  parbleu!  là-haut,  assis  sur  la  dernier? 
pointe  de  la  fameuse  roche  Sonatoire,  comme  tu 
dis! 

Je  ne  disais  rien  et  ne  voyais  rien  qu'une  grosse 
pierre  jaunâtre  rongée  par  une  mousse  desséchée 


L'ORGUE  DU  TITAN  169 

Mais  l'hallucination  est  contagieuse  et  celle  du 
professeur  me  gagna  d'autant  mieux  que  j'avais 
ptur  de  voir  ce  qu'il  voyait. 

—  Oui,  oui,  lui  dis-je,  au  bout  d'un  instant 
d'angoisse  inexprimable,  je  le  vois,  il  ne  bouge 
pas,  il  dort  !  Allons-nous-en  !  Attendez  !  Non,  non, 
ne  bougeons  pas  et  taisons-nous,  je  le  vois  à  pré- 
sent qui  remue! 

—  Mais  je  veux  qu'il  me  voie!  je  veux  surtout 
qu'il  m'entende!  s'écria  le  professeur  en  se  levant 
avec  enthousiasme.  Il  a  beau  être  là,  perché  sur 
son  orgue,  je  prétends  lui  enseigner  la  musique, 
à  ce  barbare!  —  Oui,  attends,  brute!  Je  vais  te 
régaler  d'un  Introït  de  ma  façon.  — A  moi,  petit! 
où  es- tu?  Vite  au  soufflet!  Dépêche! 

—  Le  soufflet?  Quel  soufflet?  Je  ne  vois  pas... 

—  Tu  ne  vois  rien  !  là,  là,  te  dis-je! 

Et  il  me  montrait  une  grosse  tige  d'arbrisseau 
qui  sortait  de  la  roche  un  peu  au-dessous  des 
tuyaux,  c'est-à-dire  des  prismes  du  basalte.  On 
sait  que  ces  colonnettes  de  pierre  sont  souvent 
fendues  et  comme  craquelées  de  distance  en  dis- 
tance, et  qu'elles  se  détachent  avec  une  grande 

10 


170  CONTES   D'UNE    GRAND  MÈRE 

facilité  si  elles  reposent  sur  une  base  friable  qui 
vienne  à  leur  manquer. 

Les  flancs  de  la  roche  Sanadoire  étaient  revêtus 
de  gazon  et  de  plantes  qu'il  n'était  pas  prudent 
d'ébranler.  Mais  ce  danger  réel  ne  me  préoc- 
cupait nullement,  j'étais  tout  entier  au  péril 
imaginaire  d'éveiller  et  d'irriter  le  titan.  Je 
refusai  net  d'obéir.  Le  maître  s'emporta,  et,  me 
prenant  au  collet  avec  une  force  vraiment  sur- 
humaine, il  me  plaça  devant  une  pierre  natu- 
rellement taillée  en  tablette  qu'il  lui  plaisait 
d'appeler  le  clavier  de  l'orgue. 

—  Joue  mon  Introït,  me  cria-t-il  aux  oreilles, 
joue-le,  tu  le  sais!  Moi,  je  vais  souffler,  puisque 
tu  n'en  as  pas  le  courage! 

Et  il  s'élança,  gravit  la  base  herbue  de  la  roche 
et  se  hissa  jusqu'à  l'arbrisseau  qu'il  se  mit  à  ba- 
lancer de  haut  en  bas  comme  si  c'eût  été  le 
manche  d'un  soufflet,  *m  me  criant: 

—  Allons,  commence,  et  ne  nous  trompons 
pas!  Allegro,  mille  tonnerres!  allegro  risoluto! 
—  Et  toi,  orfme,  chante!  chante,  orgue l  chante 
uryuel... 


L'ORGUE  DU  TITAN  171 

Jusque-là,  pensant,  par  moments,  qu'il  avait 
le  vin  gai  et  se  moquait  de  moi,  j'avais  eu  quel- 
que espoir  de  l'emmener.  Mais,  le  voyant  souffler 
son  orgue  imaginaire  avec  une  ardente  convic- 
tion, je  perdis  tout  à  fait  l'esprit,  j'entrai  dans 
son  rêve  que  le  vin  de  Chanturgue  largement  fêté 
rendait  peut-être  essentiellement  musical.  La  peur 
fit  place  à  je  ne  sais  quelle  imprudente  curiosité 
comme  on  l'a  dans  les  songes,  j'étendis  mes  mains 
sur  le  prétendu  clavier  et  je  remuai  les  doigts. 

Mais  alors  quelque  chose  de  vraiment  extraor- 
dinaire se  passa  en  moi.  Je  vis  mes  mains  grossir, 
grandir  et  prendre  des  proportions  colossales. 
Cette  transformation  rapide  ne  se  fit  pas  sans 
me  causer  une  souffrance  telle  que  je  ne  l'ou- 
blierai de  ma  vie.  Et,  à  mesure  que  mes  mains 
devenaient  celles  d'un  titan,  le  chant  de  l'orgue 
que  je  croyais  entendre  acquérait  une  puissance 
effroyable.  Maître  Jean  croyait  l'entendre  aussi, 
car  il  me  criait  : 

—  Ce  n'est  pas  Y  Introït!  Qu'est-ce  que  c'est?  Je 
ne  sais  pas  ce  que  c'est,  mais  ce  doit  être  de  moi, 
c'est  sublime! 


172  CONTES   D'UNE   GRAND  MÈRE 

—  Ce  n'est  pas  de  vous,  lui  répondis-je,  car 
nos  voix  devenues  titanesques  couvraient  les  ton- 
nerres de  l'instrument  fantastisque;  non,  ce  n'est 
pas  de  vous,  c'est  de  moi. 

Et  je  continuais  à  développer  le  motif  étrange, 
sublime  ou  stupide,  qui  surgissait  dans  mon  cer- 
veau. Maître  Jean  soufflait  toujours  avec  fureur 
et  je  jouais  toujours  avec  transport;  l'orgue  rugis- 
sait, le  titan  ne  bougeait  pas  ;  j'étais  ivre  d'or- 
gueil et  de  joie,  je  me  croyais  à  l'orgue  de  la 
cathédrale  de  Clermont,  charmant  une  foule  en- 
thousiaste, lorsqu'un  bruit  sec  et  strident  comme 
celui  d'une  vitre  brisée  m'arrêta  net.  Un  fracas 
épouvantable  et  qui  n'avait  plus  rien  de  musical, 
se  produisit  au-dessus  de  moi,  il  me  sembla  que 
la  roche  Sanadoire  oscillait  sur  sa  base.  Le  clavier 
reculait  et  le  sol  se  dérobait  sous  mes  pieds. 
Je  tombai  à  la  renverse  et  je  roulai  au  milieu 
d'une  pluie  de  pierres.  Les  basaltes  s'écroulaient, 
maître  Jean,  lancé  avec  l'arbuste  qu'il  avait  déra- 
ciné, disparaissait  sous  les  débris  :  nous  étions 
foudroyés. 

Ne  me  demandez  pas  ce  que  je  pensai  et  ce 


L'ORGUE  DU  TITAN  173 

que  je  fis  pendant  les  deux  ou  trois  heures  qui 
suivirent:  j'étais  fort  blessé  à  la  tête  et  mon  sang 
m'aveuglait.  Il  me  semblait  avoir  les  jambes  écra- 
sées et  les  reins  brisés.  Pourtant,  je  n'avais  rien  de 
grave,  puisque,  après  m'être  traîné  sur  les  mains 
et  les  genoux,  je  me  trouvai  insensiblement  debout 
et  marchant  devant  moi.  Je  n'avais  qu'une  idée 
dont  j'aie  gardé  souvenir,  chercher  maître  Jean; 
mais  je  ne  pouvais  l'appeler,  et,  s'il  m'eût  ré- 
pondu, je  n'eusse  pu  l'entendre.  J'étais  sourd  et 
muet  dans  ce  moment-là. 

Ce  fut  lui  qui  me  retrouva  et  m'emmena.  Je 
ne  recouvrai  mes  esprits  qu'auprès  de  ce  petit 
lac  Servières  où  nous  nous  étions  arrêtés  trois 
jours  auparavant.  J'étais  étendu  sur  le  sable  du 
rivage.  Maître  Jean  lavait  mes  blessures  et  les 
siennes,  car  il  était  fort  maltraité  aussi.  Bibi  brou- 
tait aussi  philosophiquement  que  de  coutume, 
sans  s'éloigner  de  nous. 

Le  froid  avait  dissipé  les  dernières  influences 
du  fatal  vin  de  Chanturgue. 

—  Eh  bien,  mon  pauvre  petit,  me  dit  le  pro- 
fesseur en  étanchant  mon  front  avec  son  mouchoir 

10. 


♦74  CONTES   D'UNE   GRAND'MÈRE 

trempé  dans  l'eau  glacée  du  lac,  commences-tu 
à  te  ravoir?  peux-tu  parler  à  présent? 

—  Je  me  sens  bien,  répondis-je.  Et  vous,  maître 
tous  n'étiez  donc  pas  mort? 

—  Apparemment  ;  j'ai  du  mal  aussi,  mais  ce 
Be  sera  rien.  Nous  l'avons  échappé  belle! 

En  essayant  de  rassembler  mes  souvenirs  con- 
fus, je  me  mis  à  chanter. 

—  Que  diable  chantes-tu  là?  dit  maître  Jean 
surpris.  Tu  as  une  singulière  manière  d'être 
malade,  toi!  Tout  à  l'heure,  tu  ne  pouvais  ni 
parler  ni  entendre,  et  à  présent  monsieur  siffle 
comme  un  merle  !  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette 
musique-là  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  maître. 

—  Si  fait;  c'est  une  chose  que  tu  sais,  puis- 
que tu  la  chantais  quand  la  roche  s'e>t  ruée  sur 
nous. 

—  Je  chantais  dans  ce  moment-là  ?  Mais  non, 
je  jouais  l'orgue,  le  grand  orgue  du  titan  ! 

—  Allons,  bon  !  te  voilà  fou,  à  présent?  As-tu  pu 
prendre  au  sérieux  la  plaisanterie  que  je  t'ai  faite? 

La  mémoire  me  revenait  très-nette. 


L'ORGUE  DU  TITAN  175 

—  C'est  vous  qui  ne  vous  souvenez  pas,  lui  dis- 
je  ;  vous  ne  plaisantiez  pas  du  tout.  Vous  souf- 
fliez l'orgue  comme  un  beau  diable! 

Maître  Jean  avait  été  si  réellement  ivre,  qu'il 
ne  se  rappelait  et  ne  se  rappela  jamais  rien  de 
l'aventure.  Il  n'avait  été  dégrisé  que  par  l'écrou- 
lement d'un  pan  de  la  roche  Sanadoire,  le  danger 
que  nous  avions  couru  et  les  blessures  que  nous 
avions  reçues.  Il  n'avait  conscience  que  du  motif, 
inconnu  à  lui,  que  j'avais  chanté  et  de  la  manière 
étonnante  dont  ce  motif  avait  été  redit  cinq  fois 
par  les  échos  merveilleux  mais  bien  connus  de 
la  roche  Sanadoire.  Il  voulut  se  persuader  que 
c'était  la  vibration  de  ma  voix  qui  avait  provo- 
qué l'écroulement;  à  quoi  je  lui  répondis  que 
c'était  la  rage  obstinée  avec  laquelle  il  avait  secoué 
et  déraciné  l'arbuste  qu'il  avait  pris  pour  un 
manche  de  soufflet.  Il  soutint  que  j'avais  rêvé, 
mais  il  ne  put  jamais  expliquer  comment,  au  lieu 
de  chevaucher  tranquillement  sur  la  route,  nous 
étions  descendus  à  mi-côte  du  ravin  pour  nous 
amuser  à  folâtrer  autour  de  la  roche  Sanadoire. 

Quand  nous  eûmes  bandé  nos  plaies  et  bu  assez 


176  CONTES   D'UNE    GRAND  MÈRE 

d'eau  pour  bien  enterrer  le  vin  de  Chanturgue, 
nous  reprîmes  notre  route;  mais  nous  étions 
si  las  et  si  affaiblis,  que  nous  dûmes  nous  arrêter 
à  la  petite  auberge  au  bout  du  désert.  Le  len- 
demain, nous  étions  si  courbatus,  qu'il  nous  fallut 
garder  le  lit.  Le  soir,  nous  vîmes  arriver  le  bon 
curé  de  Chanturgue  fort  effrayé  ;  on  avait  trouvé 
le  chapeau  de  maître  Jean  et  des  traces  de  sang 
sur  les  débris  fraîchement  tombés  de  la  roche 
Sanadoire.  A  ma  grande  satisfaction,  le  torrent 
avait  emporté  la  cravache. 

Le  digne  homme  nous  soigna  fort  bien.  Il  vou- 
lait nous  ramener  chez  lui,  mais  l'organiste  ne 
pouvait  manquer  à  la  grand'messe  du  dimanche 
et  nous  revînmes  à  Clermont  le  jour  suivant. 

Il  avait  la  tête  encore  affaiblie  ou  troublée 
quand  il  se  retrouva  devant  un  orgue  plus  inof- 
fensif que  celui  de  la  Sanadoire.  La  mémoire  lui 
manqua  deux  ou  trois  fois  et  il  dut  improviser, 
ce  qu'il  faisait  de  son  propre  aveu  très-médio- 
crement, bien  qu'il  se  piquât  de  composer  des 
chefs-d'œuvre  à  tête  reposée. 

A  l'élévation,  il  se  sentit  pris  de  faiblesse  et 


L'ORGUE  DU  TITAN  177 

me  fît  signe  de  m'asseoir  à  sa  place.  Je  n'avais 
jamais  joué  que  devant  lui  et  je  n'avais  aucune 
idée  de  ce  que  je  pourrais  devenir  en  musique. 
Maître  Jean  n'avait  jamais  terminé  une  leçon  sans 
décréter  que  j'étais  un  âne.  Un  moment  je  fus 
presque  aussi  ému  que  je  l'avais  été  devant  l'or- 
gue du  titan.  Mais  l'enfance  a  ses  accès  de  con- 
fiance spontanée;  je  pris  courage,  je  jouai  le  motif 
qui  avait  frappé  le  maître  au  moment  de  la  cas- 
tastrophe  et  qui,  depuis  ce  moment-là,  n'était 
pas  sorti  de  ma  tête. 

Ce  fut  un  succès  qui  décida  de  toute  ma  vie, 
vous  allez  voir  comment. 

Après  la  messe,  M.  le  grand  vicaire,  qui  était 
un  mélomane  très-érudit  en  musique  sacrée,  fit 
mander  maître  Jean  dans  la  salle  du  chapitre. 

—  Vous  avez  du  talent,  lui  dit-il,  mais  il  ne 
faut  point  manquer  de  discernement.  Je  vous  ai 
déjà  blâmé  d'improviser  ou  de  composer  des 
motifs  qui  ont  du  mérite,  mais  que  vous  placez 
hors  de  saison,  tendres  ou  sautillants  quand  ils 
doivent  être  sévères,  menaçants  et  comme  irrités 
quand   ils  doivent   être  humbles  et  suppliants. 


«8  CONTES  D'UNE   GRAND  MÈRE 

Ainsi,  aujourd'hui,  à  l'élévation,  vous  nous  avez 
fait  entendre  un  véritable  chant  de  guerre.  C'était 
fort  beau,  je  dois  l'avouer,  mais  c'était  un  sabbat 
et  non  un  Adoremus. 

J'étais  derrière  maître  Jean  pendant  que  le 
grand  vicaire  lui  parlait,  et  le  cœur  me  battait 
bien  fort.  L'organiste  s'excusa  naturellement  en 
disant  qu'il  s'était  trouvé  indisposé,  et  qu'un 
enfant  de  chœur,  son  élève,  avait  tenu  l'orgue  à 
l'élévation. 

—  Est-ce  vous,  mon  petit  ami?  dit  le  vicaire 
en  voyant  ma  figure  émue. 

—  C'est  lui,  répondit  maître  Jean,  c'est  ce 
petit  âne! 

—  Ce  petit  âne  a  fort  bien  joué,  reprit  le  grand 
Ticaire  en  riant.  Mais  pourriez-vous  me  dire, 
mon  enfant,  quel  est  ce  motif  qui  m'a  frappé? 
J'ai  bien  vu  que  c'était  quelque  chose  de  remar- 
quable, mais  je  ne  saurais  dire  où  cela  existe. 

—  Cela  n'existe  que  dans  ma  tête.  is-je 
avec  assurance.  Cela  m'est  venu,  dans  la  mon- 
tagne. 

—  T'en  est-il  venu  a'autr 


L'ORGUE  DU  TITAN  179 

—  Non,  c'est  la  première  fois  que  quelque 
chose  m'est  venu. 

—  Pourtant... 

—  Ne  faites  pas  attention,  reprit  l'organiste* 
il  ne  sait  ce  qu'il  dit,  c'est  une  réminiscence! 

—  C'est  possible,  mais  de  qui? 

—  De  moi  probablement;  on  jette  tant  d'idées 
au  hasard  quand  on  compose!  le  premier  venu 
ramasse  les  bribes! 

—  Vous  auriez  dû  ne  pas  laisser  perdre  cette 
bribe-là,  reprit  le  grand  vicaire  avec  malice  ;  elle 
vaut  une  grosse  pièce. 

Il  se  retourna  vers  moi  en  ajoutant 

—  Viens  chez  moi  demain  après  ma  messe 
basse,  je  veux  t'examiner. 

Je  fus  exact.  11  avait  eu  le  temps  de  faire  sec 
recherches.  Nulle  part  il  n'avait  trouvé  mon 
motif.  Il  avait  chez  lui  un  beau  piano  et  me  fit 
improviser.  D'abord  je  fus  troublé  et  il  ne  me 
vint  que  du  gâchis  ;  puis,  peu  à  peu,  mes  idéee 
s'éclair cirent  et  le  prélat  fut  si  content  de  moi, 
qu'il  manda  maître  Jean  et  me  recommanda  è, 
lui  comme  son  protégé  tout  spécial.  C'était  lui 


180  CONTES  D'UNE   GRAND  MÈRE 

dire  que  mes  leçons  lui  seraient  bien  payées.  Le 
professeur  me  retira  donc  de  la  cuisine  et  de 
l'écurie,  me  traita  avec  plus  de  douceur  et,  en 
peu  d'années,  m'enseigna  tout  ce  qu'il  savait. 
Mon  protecteur  vit  bien  alors  que  je  pouvais 
aller  plus  loin  et  que  le  petit  âne  était  plus 
laborieux  et  mieux  doué  que  son  maître.  Il  m'en- 
voya à  Paris, où  je  fus,  très-jeune  encore,  en  état 
de  donner  des  leçons  et  de  puer  dans  les  con- 
certs. Mais  ce  n'est  pas  l'histoire  de  ma  vie  entière 
que  je  vous  ai  promise;  ce  serait  trop  long,  et 
vous  savez  maintenant  ce  que  vous  vouliez  savoir* 
comment  une  grande  frayeur,  à  la  suite  d'un 
accès  d'ivresse,  développa  en  moi  une  faculté 
refoulée  par  la  rudesse  et  le  dédain  du  maître 
qui  eût  dû  la  développer.  Je  n'en  bénis  pas 
moins  son  souvenir.  Sans  sa  vanité  et  son  ivro- 
gnerie, qui  exposèrent  ma  raison  et  ma  vie  à  la 
roche  Sanadoire,  ce  qui  couvait  en  moi  n'en  fût 
peut-être  jamais  sorti.  Cette  folle  aventure  qui 
m'a  fait  éclore,  m'a  pourtant  laissé  une  suscep- 
tibilité nerveuse  qui  est  une  souffrance.  Parfois, 
en  improvisant,  j'imagine  entendre  l'écroulement 


LORGUE  DU  TITAN  181 

du  roc  sur  ma  tête  et  sentir  mes  mains  grossir 
comme  celles  du  Moïse  de  Michel-Ange.  Cela  ne 
dure  qu'un  instant,  mais  cela  ne  s'est  point  guéri 
entièrement,  et  vous  voyez  que  l'âge  ne  m'en  a 
pas  débarrassé. 


* 

*  * 


—  Mais,  dit  le  docteur  au  maestro  quand  il 
eut  terminé  son  récit,  à  quoi  attribuez-vous  cette 
dilatation  fictive  de  vos  mains,  cette  souffrance 
qui  vous  saisit  à  la  roche  Sanadoire  avant  son 
trop  réel  écroulement? 

—  Je  ne  peux  l'attribuer,  répondit  le  maestro, 
qu'à  des  orties  ou  à  des  ronces  qui  poussaient 
sur  le  prétendu  clavier.  Vous  voyez,  mes  amis, 
que  tout  est  symbolique  dans  mon  histoire.  La 
révélation  de  mon  avenir  fut  complète  :  des  illu- 
sions, du  bruit...  et  des  épines! 


il 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS 


Quand  j'étais  enfant,  ma  chère  Aurore,  j'étais 
très-tourmentée  de  ne  pouvoir  saisir  ce  que  les 
fleurs  se  disaient  entre  elles.  Mon  professeur  de 
botanique  m'assurait  qu'elles  ne  disaient  rien  ; 
soit  qu'il  fût  sourd,  soit  qu'il  ne  voulût  pas  me 
dire  la  vérité,  il  jurait  qu'elles  ne  disaient  rien 
du  tout. 

Je  savais  bien  le  contraire.  Je  les  entendais 
babiller  confusément,  surtout  à  la  rosée  du  soir; 
mais  elles  parlaient  trop  bas  pour  que  je  pusse 
distinguer  leurs  paroles;  et  puis  elles  étaient 
méfiantes,  et,  quand  je  passais  près  des  plates- 
bandes  du  jardin  ou  sur  le  sentier  du  pré,  elle* 
s'avertissaient  par  une  espèce  de  psitt,  qui  cou- 


1&4  CONTES  DUNE   GRAXDMÊRE 

rait  de  l'une  à  l'autre.  C'était  comme  si  Fon  eût 
dit  sur  toute  la  ligne  :  a  Attention,  taisons-nous! 
voilà  l'entant  curieux  qui  nous  écoute.  » 

Je  m'y  obstinai.  Je  m'exerçai  à  marcher  si 
doucement,  sans  frôler  le  plus  petit  brin  d'herbe, 
qu'elles  ne  m'entendirent  plus  et  que  je  pus 
m'avancer  tout  près,  tout  près;  alors-,  en  me 
baissant  sous  l'ombre  des  arbres  pour  qu'elles 
ne  vissent  pas  la  mienne,  je  saisis  enfin  des 
paroles  articulées. 

Il  fallait  beaucoup  d'attention  :  c'était  de  si 
petites  voix,  si  douces,  si  fines,  que  la  moindre 
brise  les  emportait  et  que  le  bourdonnement  des 
sphinx  et  des  noctuelles  les  couvrait  absolument. 

Je  ne  s>is  pas  quelle  langue  elles  parlaient.  Ce 
n'était  ni  le  français,  ni  le  latin  qu'on  m'appre- 
nait alors  ;  mais  il  se  trouva  que  je  comprenais 
fort  bien.  Il  me  sembla  même  que  je  compre- 
nais mieux  ce  langage  que  tout  ce  que  j'avais 
entendu  jusqu'alors. 

Un  soir,  je  réussis  à  me  coucher  sur  le  sable 
et  à  ne  plus  rien  perdre  de  ce  qui  se  disait 
auprès  de  moi  dans  un  coin  bien  abrité  du  par- 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  185 

terre.  Comme  tout  le  monde  parlait  dans  tout  le 
jardin,  il  ne  fallait  pas  s'amuser  à  vouloir  sur- 
prendre plus  d'un  secret  en  une  fois.  Je  me  tms 
donc  là  bien  tranquille,  et  voici  ce  que  j'entendis 
dans  les  coquelicots  : 

—  Mesdames  et  messieurs ,  il  est  temps  d'en 
finir  avec  cette  platitude.  Toutes  les  plantes  sont 
également  nobles;  notre  famille  ne  le  cède  à 
aucune  autre,  et,  accepte  qui  voudra  la  royauté 
de  la  rose,  je  déclare  que  j'en  ai  assez  et  que  je 
ne  reconnais  à  personne  le  droit  de  se  dire 
mieux  né  et  plus  titré  que  moi. 

A  quoi  les  marguerites  répondirent  toutes 
ensemble  que  l'orateur  coquelicot  avait  raison. 
Une  d'elles,  qui  était  plus  grande  que  les  autres 
et  fort  belle,   demanda   la  parole  et  dit  : 

—  Je  n'ai  jamais  compris  les  grands  airs 
que  prend  la  famille  des  roses.  En  quoi,  je  vous 
le  demande,  une  rose  est-elle  plus  jolie  et 
mieux  faite  que  moi?  La  nature  et  l'art  se 
sont  entendus  pour  multiplier  le  nombre  de  nos 
pétales  et  l'éclat  de  nos  couleurs.  Nous  sommes 
même  beaucoup  plus  riches,  car  la  plus  bolle 


186  COMES  DUNE  GRAND'MÈRE 

rose  n'a  guère  plus  de  deux  cents  pt taies  et  nous 
en  avons  jusqu'à  cinq  cents.  Quant  aux  couleurs, 
nous  avons  le  violet  et  presque  le  bleu  pur  que 
la  rose  ne  trouvera  jamais. 

—  Moi,  dit  un  grand  pied  d'alouette  vivace, 
moi  le  prince  Delphinium,  j'ai  l'azur  des  cieux 
dans  ma  corolle,  et  mes  nombreux  parents  ont 
toutes  les  nuances  du  rose.  La  prétendue  reine 
des  fleurs  a  donc  beaucoup  à  nous  envier,  et, 
quant  à  son  parfum  si  vanté.. 

—  Ne  parlez  pas  de  cela,  reprit  vivement  le 
coquelicot.  Les  hâbleries  du  parfum  me  portent 
sur  les  nerfs.  Qu'est-ce,  je  vous  prie,  que  le 
parfum?  Une  convention  établie  par  les  jardiniers 
et  les  papillons.  Moi,  je  trouve  que  la  rose  sent 
mauvais  et  que  c'est  moi  qui  embaume. 

—  Nous  ne  sentons  rien,  dit  la  marguerite,  et 
je  crois  que  par  là  nous  faisons  preuve  de  tenue 
et  de  bon  goût.  Les  odeurs  sont  des  indiscrétions 
ou  des  vanteries.  Une  plante  qui  s  te  ne 
s'annonce  point  par  des  émanations.  Sa  beauté 
doit  lui  suffire. 

—  Je   ne  suis  pas  de  votre  avis,   s'écria  uu 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  187 

gros  pavot  qui  sentait  très-fort.  Les  odeurs  an- 
noncent l'esprit  et  la  santé. 

Les  rires  couvrirent  la  voix  du  gros  pavot. 
Les  œillets  s'en  tenaient  les  côtes  et  les  résédas 
se  pâmaient.  Mais,  au  lieu  de  se  fâcher,  il  se 
remit  à  critiquer  la  forme  et  la  couleur  de  la 
rose  qui  ne  pouvait  répondre  ;  tous  les  rosiers 
venaient  d'être  taillés  et  les  pousses  remontantes 
n'avaient  encore  que  de  petits  boutons  bien 
serrés  dans  leurs  langes  verts.  Une  pensée  fort 
richement  vêtue  critiqua  amèrement  les  fleurs 
doubles,  et,  comme  celles-ci  étaient  en  majorité 
dans  le  parterre,  on  commença  à  se  fâcher.  Mais 
il  y  avait  tant  de  jalousie  contre  la  rose,  qu'on 
se  réconcilia  pour  la  railler  et  la  dénigrer.  La 
pensée  eut  même  du  succès  quand  elle  compara 
la  rose  à  un  gros  chou  pommé,  donnant  la  pré- 
férence à  celui-ci  à  cause  de  sa  taille  et  de  son 
utilité.  Les  sottises  que  j'entendais  m'exaspérèrent 
et,  tout  à  coup,  parlant  leur  langue  : 

—  Taisez -vous,  m'écriai -je  en  donnant  un 
coup  de  pied  à  ces  sottes  fleurs.  Vous  ne  dites 
rien  qui   vaille.  Moi  qui   m'imaginais  entendre 


188  CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

ici  des  merveilles  de  poésie,  quelle  déception 
vous  me  causez  avec  vos  rivalités,  vos  vanités  et 
votre  basse  envie  î 

Il  se  fit  un  profond  silence  et  je  sortis  du  par- 
terre. 

—  Voyons  donc,  me  disais-je,  si  les  plantes 
rustiques  ont  plus  de  bon  sens  que  ces  péronnelles 
cultivées,  qui,  en  recevant  de  nous  une  beauté 
d'emprunt,  semblent  avoir  pris  nos  préjugés  et 
nos  travers. 

Je  me  glissai  dans  l'ombre  de  la  haie  touffue, 
me  dirigeant  vers  la  prairie  ;  je  voulais  savuir  si 
les  spirées  qu'on  appelle  reine  des  prés  avaient 
aussi  de  l'orgueil  et  de  l'envie.  Mais  je  m'arrêtai 
auprès  d'un  grand  églantier  dont  toutes  les  fleurs 
parlaient  ensemble. 

—  Tâchons  de  savoir,  pensai-je,  si  la  rose  sau- 
vage dénigre  la  rose  à  cent  feuilles  et  méprise  la 
rose  pompon. 

Il  faut  vous  dire  que,  dans  mon  enfance,  on 
n'avait  pas  créé  toutes  ces  variétés  de  roses  que 
les  jardiniers  savants  ont  réussi  à  produire  depuis, 
par  la  greffe  et  les  semis.  La  nature  n'en   était 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  189 

pas  plus  pauvre  pour  cela.  Nos  buissons  étaient 
remplis  de  variétés  nombreuses  de  roses  à  l'état 
rustique  :  la  canina,  ainsi  nommée  parce  qu'on 
la  croyait  un  remède  contre  la  morsure  des  chiens 
enragés  ;  la  rose  canelle,  la  musquée,  la  rubigi- 
nosa  ou  rouillée,  qui  est  une  des  plus  jolies  ;  la 
rose  pimprenelle,  la  tomentosa  ou  cotonneuse,  la 
rose  alpine,  etc.,  etc.  Puis,  dans  les  jardins,  nous 
avions  des  espèces  charmantes  à  peu  près  perdues 
aujourd'hui,  une  panachée  rouge  et  blanc  qui 
n'était  pas  très-fournie  en  pétales,  mais  qui  mon- 
trait sa  couronne  d'étamines  d'un  beau  jaune  vif 
et  qui  avait  le  parfum  de  la  bergamotte.  Elle 
était  rustique  au  possible,  ne  craignant  ni  les  étés 
secs  ni  les  hivers  rudes;  la  rose  pompon,  grand 
et  petit  modèle,  qui  est  devenue  excessivement 
rare  ;  la  petite  rose  de  mai,  la  plus  précoce  et 
peut-être  la  plus  parfumée  de  toutes,  qu'on  de- 
manderait en  vain  aujourd'hui  dans  le  commerce, 
la  rose  de  Damas  ou  de  Provins  que  nous  savions 
utiliser  et  qu'on  est  obligé,  à  présent,  de  deman- 
der au  midi  de  la  France  ;  enfin,  la  rose  à  cent 
feuilles  ou,  pour  mieux  dire,  à  cent  pétales,  dont 

II. 


190     COUTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

la  patrie  est  inconnue  et  que  l'on  attribue  géné- 
ralement à  la  culture. 

C'est  cette  rose  centifolia  qui  était  alors,  pour 
noi  comme  pour  tout  le  monde,  l'idéal  de  la 
rose,  et  je  n'étais  pas  persuadée,  comme  L'était 
mon  précepteur,  quelle  fût  un  monstre  dû  à  la 
science  des  jardiniers.  Je  lisais  dans  mes  p 
que  la  rose  était  de  toute  antiquité  le  type  de  la 
beauté  et  du  parfum.  A  coup  sûr,  ils  ne  connais- 
ttt  pas  nos  roses  thé  qui  ne  sentent  plus  la 
rose,  el  toutes  ces  variétés  charmantes  qui,  de 
nos  jours,  ont  diversifié  à  l'infini,  mais  en  l'al- 
térant essentiellement,  le  vrai  type  de  la  rose. 
On  m'enseignait  alors  la  botanique.  Je  n'y  mor- 
dais qu'à  ma  façon.  J'avais  l'odorat  fin  et  je  vou- 
lais que  le  parfum  fût  un  des  caractères  essen- 
tiels de  la  plante;  mon  professeur,  qui  prenait 
du  tabac,  ne  m'accordait  pas  ce  critérium  de 
classification.  11  ne  sentait  plus  que  le  tabac,  et, 
quand  il  flairait  une  autre  plante,  il  lui  commu- 
niquait des  propriétés  sternutatoires  tout  à  fait 
avilissantes.  J'écoutai  donc  de  toutes  mes  oreilles 
ce  que  disaient  les    églantiers  au-dessus  de  ma 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  191 

tête,  car,  dès  les  premiers  mots  que  je  pus  saisir, 
je  vis  qu'ils  parlaient  des  origines  de  la  rose. 

—  Reste  ici,  doux  zéphyr,  disaient-ils,  nous 
sommes  fleuris.  Les  belles  roses  du  parterre  dor- 
ment encore  dans  leurs  boutons  verts.  Vois,  nous 
sommes  fraîches  et  riantes,  et,  si  tu  nous  berces 
un  peu,  nous  allons  répandre  des  parfums  aussi 
suaves  que  ceux  de  notre  illustre  reine. 

J'entendis  alors  le  zéphyr  qui  disait  : 

—  Taisez- vous,  vous  n'êtes  que  des  enfants  du 
Nord.  Je  veux  bien  causer  un  instant  avec  vous, 
mais  n'ayez  pas  l'orgueil  de  vous  égaler  à  la  reine 
des  fleurs. 

—  Cher  zéphyr,  nous  la  respectons  et  nous 
l'adorons,  répondirent  les  fleurs  de  l'églantier  ; 
nous  savons  comme  les  autres  fleurs  du  jardin 
en  sont  jalouses.  Elles  prétendent  qu'elle  n'est 
rien  de  plus  que  nous,  qu'elle  est  fille  de  l'églan- 
tier et  ne  doit  sa  beauté  qu'à  la  greffe  et  à  la 
culture.  Nous  sommes  des  ignorantes  et  ne  savons 
pas  répondre.  Dis-nous,  toi  qui  es  plus  ancien 
que  nous  sur  la  terre,  si  tu  connais  la  véritable 
origine  de  la  rose. 


192  CONTES  DUNE   GRAND'MËRE 

—  Je  vous  la  dirai,  car  c'est  ma  propre  histoire; 
écoutez-la,  et  ne  l'oubliez  jamais. 

Et  le  zéphyr  raconta  ceci  : 

—  Au  temps  où  les  êtres  et  les  choses  de 
l'univers  parlaient  encore  la  langue  des  dieux, 
j'étais  le  fils  aîné  du  roi  des  orages.  Mes  ailes 
noires  touchaient  les  deux  extrémités  des  plus 
vastes  horizons,  ma  chevelure  immense  s'em- 
mêlait aux  nuages.  Mon  aspect  était  épouvan- 
table et  sublime,  j'avais  le  pouvoir  de  rassem- 
bler les  nuées  du  couchant  et  de  les  étendre 
comme  un  voile  impénétrable  entre  la  terre  et 
le  soleil. 

»  Longtemps  je  régnai  avec  mon  père  et  mes 
frères  sur  la  planète  inféconde.  Notre  mission 
était  de  détruire  et  de  bouleverser.  Mes  frères  et 
moi,  déchaînés  sur  tous  les  points  de  ce  misérable 
petit  monde,  nous  semblions  ne  devoir  jamais 
permettre  à  la  vie  de  paraître  sur  cette  scorie 
informe  que  nous  appelons  aujourd'hui  la  terre 
des  vivants.  J'étais  le  plus  robuste  et  ie  plus  fu- 
rieux de  tous.  Quand  le  roi  mon  père  était  las, 
il  s'étendait  sur  le  sommet  des  nuées  et  se  repo- 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  193 

sait  sur  moi  du  soin  de  continuer  l'œuvre  de 
l'implacable  destruction.  Mais,  au  sein  de  cette 
terre,  inerte  encore,  s'agitait  un  esprit,  une  divi- 
nité puissante,  l'esprit  de  la  vie,  qui  voulait  être, 
et  qui,  brisant  les  montagnes,  comblant  les  mers, 
entassant  les  poussières,  se  mit  un  jour  à  surgir 
de  toutes  parts.  Nos  efforts  redoublèrent  et  ne 
servirent  qu'à  hâter  l'éclosion  d'une  foule  d'êtres 
qui  nous  échappaient  par  leur  petitesse  ou  nous 
résistaient  par  leur  faiblesse  même  ;  d'humbles 
plantes  flexibles,  de  minces  coquillages  flottants 
prenaient  place  sur  la  croûte  encore  tiède  de 
l'écorce  terrestre,  dans  les  limons,  dans  les  eaux, 
dans  les  détritus  de  tout  genre.  Nous  roulions 
en  vain  les  flots  furieux  sur  ces  créations  ébau- 
chées. La  vie  naissait  et  apparaissait  sans  cesse 
sous  des  formes  nouvelles,  comme  si  le  génie 
patient  et  inventif  de  la  création  eût  résolu 
d'adapter  les  organes  et  les  besoins  de  tous 
les  êtres  au  milieu  tourmenté  que  nous  leur 
faisions. 

»  Nous  commencions  à  nous  lasser  de  cette 
résistance  passive  en  apparence,  irréductible  en 


194  CONTES   D'UNE   GRAND'YlÉRE 

réalité.  Nous  détruisions  des  races  entières  d'êtres 
vivants,  d'autres  apparaissaient  organisés  pour 
nous  subir  sans  mourir.  Nous  étions  épuisés  de 
rage.  Nous  nous  retirâmes  sur  le  sommet  des 
nuées  pour  délibérer  et  demander  à  notre  père 
des  forces  nouvelles. 

»  Pendant  qu'il  nous  donnait  de  nouveaux 
ordres,  la  terre  un  instant  délivrée  de  nos 
fureurs  se  couvrit  de  plantes  innombrables  où 
des  myriades  d'animaux  ingénieusement  confor- 
més dans  leurs  différents  types,  cherchèrent  leur 
abri  et  leur  nourriture  dans  d'immenses  forêts 
ou  sur  les  flancs  de  puissantes  montagnes,  ainsi 
que  dans  les  eaux  épurées  de  lacs  immenses. 

»  — Allez,  nous  dit  mon  père,  le  roi  des  orages, 
voici  la  terre  qui  s'est  parée  comme  une  fiancée 
pour  épouser  le  soleil.  Mettez- vous  entre  eux. 
Entassez  les  nuées  énormes,  mugissez,  et  que 
v.>tre  souffle  renverse  les  forêts,  aplanisse  les 
monts  et  déchaîne  les  mers.  Allez,  et  ne  revenez 
pas,  tant  qu'il  y  aura  encore  un  être  vivant,  une 
plante  debout  sur  cette  arène  maudite  où  la  vie 
prétend  s'établir  en  dépit  de  nous 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  195 

d  Nous  nous  dispersâmes  comme  une  semence 
de  mort  sur  les  deux  hémisphères,  et  moi,  fen- 
dant comme  un  aigle  fe  rideau  des  nuages,  je 
m'abattis  sur  les  antiques  contrées  de  l'extrême 
Orient,  là  où  de  profondes  dépressions  du  haut 
plateau  asiatique  s'abaissant  vers  la  mer  sous  un 
ciel  de  feu,  font  éclore,  au  sein  d'une  humidité 
énergique,  les  plantes  gigantesques  et  les  ani- 
maux redoutables.  J'étais  reposé  des  fatigues  su- 
bies, je  me  sentais  doué  d'une  force  incommen- 
surable, j'étais  fier  d'apporter  le  désordre  et  la 
mort  à  tous  ces  faibles  qui  semblaient  me  braver. 
D'un  coup  d'aile,  je  rasais  toute  une  contrée;  d'un 
souffle,  j'abattais  toute  une  forêt,  et  je  sentais  en 
moi  une  joie  aveugle,  enivrée,  la  joie  d'être  plus 
fort  que  toutes  les  forces  de  la  nature. 

»  Tout  à  coup  un  parfum  passa  en  moi  comme 
par  une  aspiration  inconnue  à  mes  organes,  et, 
surpris  d'une  sensation  si  nouvelle,  je  m'arrêtai 
pour  m'en  rendre  compte.  Je  vis  alors  pour  la 
première  fois  un  être  qui  était  apparu  sur  la 
terre  en  mon  absence,  un  être  frais,  délicat,  im- 
perceptible, la  rose  ! 


196  COHTKS  D'UNE   GRAND 'MÈRE 

»  Je  fondis  sur  elle  pour  l'écraser.  Elle  plia, 
se  coucha  sur  l'herbe  et  me  dit  : 

»  —  Prends  pitié!  je  suis  si  belle  et  si  douce! 
respire-moi,  tu  m'épargneras. 

j>  Je  la  respirai  et  une  ivresse  soudaine  abattit 
ma  fureur.  Je  me  couchai  sur  l'herbe  et  je  m'en- 
dormis auprès  d'elle. 

»  Quand  je  m'éveillai,  la  rose  s'était  relevée 
et  se  balançait  mollement,  bercée  par  mon  ha- 
leine apaisée. 

»  —  Sois  mon  ami,  me  dit-elle.  Ne  me  quitte 
plus.  Quand  tes  ailes  terribles  sont  pliées,  je 
t'aime  et  te  trouve  beau.  Sans  doute  tu  es  le  roi 
de  la  forêt.  Ton  souffle  adouci  est  un  chant  dé- 
licieux. Reste  avec  moi,  ou  prends-moi  avec  toi, 
afin  que  j'aille  voir  de  plus  près  le  soleil  et  les 
nuages. 

»  Je  mis  la  rose  dans  mon  sein  et  je  m'envo- 
lai avec  elle.  Mais  bientôt  il  me  sembla  qu'elle 
se  flétrissait;  alanguie,  elle  ne  pouvait  plus  me 
parler  ;  son  panum,  cependant,  continuait  à  me 
charmer,  et  moi,  craignant  de  l'anéantir,  je  vo- 
lais doucement,  je  caressais  la  cime  des  arbres, 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  197 

j'évitais  le  moindre  choc.  Je  remontai  ainsi  avec 
précaution  jusqu'au  palais  de  nuées  sombres 
où  m'attendait  mon  père. 

»  —  Que  veux-tu  ?  me  dit-il,  et  pourquoi  as-tu 
laissé  debout  cette  forêt  que  je  vois  encore  sur 
les  rivages  de  l'Inde?  Retourne  l'exterminer  au 
plus  vite. 

»  —  Oui,  répondis-je  en  lui  montrant  la  rose, 
mais  laisse-moi  te  confier  ce  trésor  que  je  veux 
sauver. 

»  —  Sauver!  s'écria-t-il  en  rugissant  de  colère; 
tu  veux  sauver  quelque  chose? 

»  Et,  d'un  souffle,  il  arracha  de  ma  main  la 
rose,  qui  disparut  dans  l'espace  en  semant  ses 
pétales  flétries. 

»  Je  m'élançai  pour  ressaisir  au  moins  un  ves- 
tige; mais  le  roi,  irrité  et  implacable,  me  saisit  à 
mon  tour,  me  coucha,  la  poitrine  sur  son  genou, 
et,  avec  violence ,  m'arracha  mes  ailes,  dont  le3 
plumes  allèrent  dans  l'espace  rejoindre  les  feuilles 
dispersées  de  la  rose. 

»  —  Misérable  enfant,  me  dit-iî,  tu  as  connu  la 
pitié,  tu  n'es  plus  mon  fils.  Va -t'en  rejoindre 


198  CONTES   D'UNE   GRAND'MERE 

sur  la  terre  le  funeste  esprit  de  la  vie  qui  me 
brave,  nous  verrons  s'il  fera  de  toi  quelque 
chose,  à  présent  que,  grâce  à  moi,  tu  n'es 
plus  rien. 

«  Et,  me  lançant  dans  les  abîmes  du  vide,  il 
m'oublia  à  jamais. 

9  Je  roulai  jusqu'à  la  clairière  et  me  trouvai 
anéanti  à  côté  de  la  rose,  plus  riante  et  plus 
embaumée  que  jamais. 

»  —  Quel  est  ce  prodige?  Je  te  croyais  morte  et 
je  te  pleurais.  As-tu  le  don  de  renaître  après 
la  mort? 

»  —  Oui,  répondit-elle,  comme  toutes  les 
créatures  que  l'esprit  de  vie  féconde.  Vois 
boutons  qui  m'environnent.  Ce  soir,  j'aurai 
perdu  mon  éclat  et  je  travaillerai  à  mon  renou- 
vellement, tandis  que  mes  sœurs  te  charmeront 
de  leur  beauté  et  te  verseront  les  parfums  de 
]eur  journée  de  fête.  Reste  avec  nous  ;  n'es-tu 
pas  notre  compagnon  et  notre  ami  ? 

»  J'étais  si  humilié  de  ma  déchéance,  que  j'ar- 
rosais de  mes  larmes  cette  terre  à  laquelle  je  me 
sentais  à  jamais  rivé,  [/esprit  de  la  vie  sentit 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  199 

mes  pleurs  et  s'en  émut.  Il  m'apparut  sous  la 
forme  d'un  ange  radieux  et  me  dit  : 

»  —  Tu  as  connu  la  pitié,  tu  as  eu  pitié  de  la 
rose,  je  veux  avoir  "pitié  de  toi.  Ton  père  est 
puissant,  mais  je  le  suis  plus  que  lui,  car  il 
peut  détruire  et,  moi,  je  peux  créer. 

»  En  parlant  ainsi,  l'être  brillant  me  toucha 
et  mon  corps  devint  celui  d'un  bel  enfant  avec 
un  visage  semblable  au  coloris  de  la  rose.  Des 
ailes  de  papillon  sortirent  de  mes  épaules  et  je 
me  mis  à  voltiger  avec  délices. 

»  —  Reste  avec  les  fleurs,  sous  le  frais  abri 
des  forêts,  me  dit  la  fée.  A  présent,  ces  dômes  de 
verdure  te  cacheront  et  te  protégeront.  Plus 
tard,  quand  j'aurai  vaincu  la  rage  des  éléments,  tu 
pourras  parcourir  la  terre,  où  tu  seras  béni  par 
les  hommes  et  chanté  par  les  poètes.  —  Quant 
à  toi,  rose  charmante  qui,  la  première  as  su 
désarmer  la  fureur  par  la  beauté,  sois  le  signe 
de  la  future  réconciliation  des  forces  aujourd'hui 
ennemies  de  la  nature.  Tu  seras  aussi  l'enseigne- 
ment des  races  futures,  car  ces  races  civilisées 
voudront  faire  servir  toutes  choses  à  leurs  besoins. 


200  CONTES   D'UNE   GRANDMÈRE 

Mes  dons  les  plus  précieux,  la  grâce,  la  douceur  et 
la  beauté  risqueront  de  leur  sembler  d'une  moin- 
dre valeur  que  la  richesse  et  la  force.  Apprends- 
leur,  aimable  rose,  que  la  plus  grande  et  la 
plus  légitime  puissance  est  celle  qui  charme  et 
réconcilie.  Je  te  donne  ici  un  titre  que  les  siè- 
cles futurs  n'oseront  pas  t'ôter.  Je  te  proclame 
reine  des  fleurs;  les  royautés  que  j'institue  sont 
divines  et  n'ont  qu'un  moyen  d'action,  le  charme. 

»  Depuis  ce  jour,  j'ai  vécu  en  paix  avec  le  ciel, 
chéri  des  hommes,  des  animaux  et  des  plantes; 
ma  libre  et  divine  origine  me  laisse  le  choix 
de  résider  où  il  me  plaît,  mais  je  suis  trop  l'ami 
de  la  terre  et  le  serviteur  de  la  vie  à  laquelle 
mon  souffle  bienfaisant  contribue,  pour  quitter 
cette  terre  chérie  où  mon  premier  et  éternel 
amour  me  retient.  Oui,  mes  chères  petites,  je 
suis  le  fidèle  amant  de  la  rose  et  par  conséquent 
votre  frère  et  votre  ami.  » 

—  En  ce  cas,  s'écrièrent  toutes  les  petites 
roses  de  l'églantier,  donne-nous  le  bal  et  réjouis- 
sons-nous en  chantant  les  louanges  de  madame 
la  reine,  la  rose  à  cent  feuilles  de  l'Orient. 


CE  QUE  DISENT  LES  FLEURS  201 

Le  zéphyr  agita  ses  jolies  ailes  et  ce  fut  au- 
dessus  de  ma  tête  une  danse  effrénée,  accom- 
pagnée de  frôlements  de  branches  et  de  claque- 
ment de  feuilles  en  guise  de  timbales  et  de 
castagnettes  :  il  arriva  bien  à  quelques  petites 
folles  de  déchirer  leur  robe  de  bal  et  de  semer 
leurs  pétales  dans  mes  cheveux;  mais  elles  n'y 
firent  pas  attention  et  dansèrent  de  plus  belle 
en  chantant  : 

—  Vive  la  belle  rose  dont  la  douceur  a  vaincu  le 
fils  des  orages!  vive  le  bon  zéphyr  qui  est  resté 
l'ami  des  fleurs! 

Quand  je  racontai  à  mon  précepteur  ce  que 
j'avais  entendu,  il  déclara  que  j'étais  malade  et 
qu'il  fallait  m'administrer  un  purgatif.  Mais  ma 
grand'mère  m'en  préserva  en  lui  disant  : 

—  Je  vous  plains  si  vous  n'avez  jamais  entendu 
ce  que  disent  les  roses.  Quant  à  moi,  je  regrette 
le  temp"  où  je  l'entendais.  C'est  une  faculté  de 
l'enfance.  Prenez  garde  de  confondre  les  facultés 
avec  les  maladies! 


LE  MARTEAU  ROUGE 


J'ai  trahi  pour  vous,  mes  enfants,  le  secret  du 
vent  et  des  roses.  Je  vais  vous  raconter  mainte- 
nant l'histoire  d'un  caillou.  Mais  je  vous  trom- 
perais si  je  vous  disais  que  les  cailloux  parlent 
comme  les  fleurs.  S'ils  disent  quelque  chose, 
lorsqu'on  les  frappe,  nous  ne  pouvons  l'entendre 
que  comme  un  bruit  sans  paroles.  Tout  dans  la 
nature  a  une  voix,  mais  nous  ne  pouvons  attri- 
buer la  parole  qu'aux  êtres.  Une  fleur  est  un 
être  pourvu  d'organes  et  qui  participe  largement 
à  la  vie  universelle.  Les  pierres  ne  vivent  pas, 
elles  ne  sont  que  les  ossements  d'un  grand  corps, 
qui  est  la  planète,  et,  ce  grand  corps,  on  peut  le 
considérer  comme  un  être  ;  mais  les  fragments 


204     CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

de  son  ossature  ne  sont  pas  plus  des  êtres  par 
eux-mêmes  qu'une  phalange  de  nos  doigts  ou 
une  portion  de  notre  crâne  n'est  un  être  humain. 
C'était  pourtant  un  beau  caillou,  et  ne  croyez 
pas  que  vous  eussiez  pu  le  mettre  dans  votre 
poche,  car  il  mesurait  peut-être  un  mètre  sur 
toutes  ses  faces.  Détaché  d'une  roche  de  cornaline, 
il  était  cornaline  lui-même,  non  pas  de  la  couleur 
de  ces  vulgaires  silex  sang  de  bœuf  qui  jonchent 
nos  chemins,  mais  d'un  rose  chair  veiné  de  pai  lies 
ambrées,  et  transparent  comme  un  cristal.  Vitri- 
fication splendide,  produite  par  l'action  des  feux 
plutoniens  sur  l'écorce  siliceuse  de  la  terre,  il 
avait  été  séparé  de  sa  roche  par  une  dislocation, 
et  il  brillait  au  soleil,  au  milieu  des  herbes,  tran- 
quille et  silencieux  depuis  des  siècles  dont  je 
ne  sais  pas  le  compte.  La  fée  Hydrocharis  vint 
enfin  un  jour  à  le  remarquer.  La  fée  Hydrocharis 
(beauté  des  eaux)  était  amoureuse  des  ruisseaux 
clairs  et  tranquilles,  parce  qu'elle  y  faisait  pousser 
ses  plantes  favorites,  que  je  ne  vous  nommerai 
pas,  vu  que  vous  les  connaissez  maintenant  et 
que  vous  les  chérissez  aussi. 


LE   MARTEAU   ROUGE  205 

La  fée  avait  du  dépit,  car,  après  une  fonte  de 
neiges  assez  considérable  sur  les  sommets  de 
montagnes,  Je  ruisseau  avait  ensablé  de  ses  eaux 
troublées  et  grondeuses  les  tapis  de  fleurs  et  de 
verdure  que  la  fée  avait  caressés  et  bénis  la 
veille.  Elle  s'assit  sur  le  gros  caillou  et,  contem- 
plant le  désastre,  elle  se  fit  ce  raisonnement  : 

—  La  fée  des  glaciers,  ma  cruelle  ennemie,  me 
chassera  de  cette  région,  comme  elle  m'a  chas- 
sée déjà  des  régions  qui  sont  au-dessus  et  qui, 
maintenant,  ne  sont  plus  que  des  amas  de  ruines. 
Ces  roches  entraînées  par  les  glaces,  ces  moraines 
stériles  où  la  fleur  ne  s'épanouit  plus,  où  l'oiseau 
ne  chante  plus,  où  le  froid  et  la  mort  régnent 
stupidement,  menacent  de  s'étendre  sur  mes 
riants  herbages  et  sur  mes  bosquets  embaumés. 
Je  ne  puis  résister,  le  néant  veut  triompher  ici 
de  la  vie,  le  destin  aveugle  et  sourd  est  contre 
moi.  Si  je  connaissais,  au  moins,  les  projets  de 
l'ennemi,  j'essayerais  de  lutter.  Mais  ces  secrets 
ne  sont  confiés  qu'aux  ondes  fougueuses  dont  les 
mille  voix  confuses  me  sont  inintelligibles.  Dès 
qu'elles  arrivent  à  mes  lacs  et  à  mes  étangs,  elles 

12 


206     CONTES  D'UNE  GRAND'MÊRE 

se  taisent,  et.  sur  mes  pentes  sinueuses,  elles  se 
laissent  glisser  sans  bruit.  Comment  les  décider 
à  parler  de  ce  qu'elles  savent  des  hautes  régions 
d'où  elles  descendent  et  ou  il  m'est  interdit  de 
pénétrer? 

La  fée  se  leva,  réfléchit  encore,  regarda  au- 
tour d'elle  et  accorda  enfin  son  attention  au  caillou 
qu'elle  avait  jusque-là  méprisé  comme  une  chose 
inerte  et  stérile.  Il  lui  vint  alors  une  idée,  qui 
était  de  placer  ce  caillou  sur  le  passage  incliné 
du  ruisseau.  Elle  ne  prit  pas  la  peine  de  pousser 
le  bloc,  elle  souffla  dessus,  et  le  bloc  se  mit  en 
travers  de  l'eau  courante,  debout  sur  le  sable 
où  il  s'enfonça  par  son  propre  poids,  de  manière 
à  y  demeurer  solidement  fixé.  Alors,  la  fée  regarda 
et  écouta. 

Le  ruisseau,  évidemment  irrité  de  rencontrer 
cet  obstacle,  le  frappa  d'abord  brutalement  pour 
le  chasser  de  son  chemin  ;  puis  il  le  contourna 
et  se  pressa  sur  ses  flancs  jusqu'à  ce  qu'i 
réussi  à  se  creuser  une  rigole  de  chaque  côté, 
et  il  se  précipita  dans  ces  rigoles  en  exhalant  une 
sourde  plainte. 


LE  MARTEAU   ROUGE  207 

—  Tu  ne  dis  encore  rien  qui  vaille,  pensa  la 
fée,  mais  je  vais  t'emprisonner  si  bien  que  je 
te  forcerai  de  me  répondre. 

Alors,  elle  donna  une  chiquenaude  au  bloc  de 
cornaline  qui  se  fendit  en  quatre.  C'est  si  puis- 
sant un  doigt  de  fée!  L'eau,  rencontrant  quatre 
murailles  au  lieu  d'une,  s'y  laissa  choir,  et,  bon- 
dissant de  tous  côtés  en  ruisselets  entrecoupés, 
11  se  mit  à  babiller  comme  un  fou  ,  jetant  ses 
paroles  si  vite,  que  c'était  un  bredouillage  insensé, 
impossible. 

La  fée  cassa  encore  une  fois  le  bloc  et  des 
quatre  morceaux  en  fit  huit  qui,  divisant  encore 
le  cours  de  l'eau,  la  forcèrent  à  se  calmer  et  à 
murmurer  discrètement.  Alors,  elle  saisit  son  lan- 
gage, et,  comme  les  ruisseaux  sont  de  nature 
indiscrète  et  babillarde,  elle  apprit  que  la  reine 
des  glaciers  avait  résolu  d'envahir  son  domaine 
et  de  la  chasser  encore  plus  loin. 

Hydrocharis  prit  alors  toutes  ses  pkntes  chéries 
dans  sa  robe  t issue  de  rayons  de  soleil,  et  s'éloi- 
gna, oubliant  au  milieu  ds  l'eau  les  pauvres  dé- 
bris du  gros  caillou,  qui  restèrent  là  jusqu'à  ce 


208  CONTES  D'UNE   GRAND'MÈRE 

que  les  eaux  obstinées  les  eussent  emportés  ou 
broyés. 

Rien  n'est  philosophe  et  résigné  comme  un 
caillou.  Celui  dont  j'essaye  de  vous  dire  l'histoire 
n'était  plus  représenté  un  peu  dignement  que 
par  un  des  huit  morceaux,  lequel  était  encore 
gros  comme  votre  tête,  et,  à  peu  près  aussi  rond, 
vu  que  les  eaux  qui  avaient  émietté  les  autres, 
l'avaient  roulé  longtemps.  Soit  qu'il  eût  eu  plus 
de  chance,  soit  qu'on  eût  eu  des  égards  pour  lui, 
il  était  arrivé  beau;  luisant  et  bien  poli  jusqu'à 
la  porte  d'une  hutte  de  roseaux  où  vivaient 
d'étranges  personnages. 

C'était  des  hommes  sauvages,  vêtus  de  peaux 
de  bêtes,  portant  de  longues  barbes  et  de  longs 
cheveux,  faute  de  ciseaux  pour  les  couper,  ou 
parce  qu'ils  se  trouvaient  mieux  ainsi,  et  peut- 
être  n'avaient-ils  pas  tort.  Mais,  s'ils  n'avaient 
pas  encore  inventé  les  ciseaux,  ce  dont  je  ne  suis 
pas  sûr,  ces  hommes  primitifs  n'en  étaient  pas 
moins  d'habiles  couteliers.  Celui  qui  habitait  la 
hutte  était  même  un  armurier  recommandable. 

Il  ne  savait  pas  utiliser  le  fer,  mais  les  cailloux 


LE   MARTEAU   ROUGE  209 

grossiers  devenaient  entre  ses  mains  des  outils 
de  travail  ingénieux  ou  des  armes  redoutables. 
C'est  vous  dire  que  ces  gens  appartenaient  à 
la  race  de  l'âge  de  pierre  qui  se  confond  dans  la 
nuit  des  temps  avec  les  premiers  âges  de  l'occu- 
pation celtique.  Un  des  enfants  de  l'armurier 
trouva  sous  ses  pieds  le  beau  caillou  amené  par 
le  ruisseau,  et,  croyant  que  c'était  un  des  nom- 
breux éclats  ou  morceaux  de  rebut  jetés  çà  et  là 
autour  de  l'atelier  de  son  père,  il  se  mit  à  jouer 
avec  et  à  le  faire  rouler.  Mais  le  père,  frappé  de 
la  vive  couleur  et  de  la  transparence  de  cet  échan- 
tillon, le  lui  ôta  des  mains  et  appela  ses  autres 
enfants  et  apprentis  pour  l'admirer.  On  ne  con- 
naissait dans  le  pays  environnant  aucune  roche 
d'où  ce  fragment  pût  provenir.  L'armurier  recom- 
manda à  son  monde  de  bien  surveiller  les  cail- 
loux que  charriait  le  ruisseau  ;  mais  ils  eurent 
beau  chercher  et  attendre,  ils  n'en  trouvèrent  pas 
d'autre  et  celui-ci  resta  dans  l'atelier  comme  un 
objet  des  plus  rares  et  des  plus  précieux. 

A  quelques  jours  de  là,  un  homme  bleu  des- 
cendit de  la  colline  et  somma  l'armurier  de  lu* 

12. 


210  CONTES  D'UNE   GRAND'. MÈRE 

liYrer  sa  commande.  Cet  homme  bleu,  qui  était 
blanc  en  dessous,  avait  la  figure  et  le  corps  peints 
avec  le  suc  d'une  plante  qui  fournissait  aux  chefs 
et  aux  guerriers  ce  que  les  Indiens  d'aujourd'hui 
appellent  encore  leur  peinture  de  guerre.  Il  était 
donc  de  la  tête  aux  pieds  d'un  beau  bleu  d'azur 
et  la  famille  de  l'armurier  le  contemplait  avec 
admiration  et  respect. 

11  avait  commandé  une  hache  de  silex,  la  plus 
lourd  plus  tranchante  qui  eût  été  jamais 

fabriquée  depuis  l'âge  du  renne,  et  cette  arme 
formidable  lui  fut  livrée,  moyennant  le  prix  de 
deux  peaux  d'ours,  selon  qu'il  avait  été  convenu. 
L'homme  bleu  ayant  payé,  allait  se  retirer,  lors- 
que l'armurier  lui  montra  son  caillou  de  corna- 
line en  lui  proposant  de  le  façonner  pour  lui  en 
hache  ou  en  casse-tête.  L'homme  bleu,  émer- 
veillé de  la  beauté  de  la  matière,  demanda 
un  casse-tête  qui  serait  en  même  temps  un  cou- 
teau propre  à  dépecer  les  animaux  après  les 
avoir  assommés.  On  lui  fabriqua  donc  avec  ce 
caillou  merveilleux  un  outil  admirable  auquel,  à 
force  de  patience,  on  put  même  doaner  le  poli 


LE  MARTEAU   ROUGE  211 

jusqu'alors  inconnu  à  une  industrie  encore  privée 
de  meules;  et,  pour  porter  au  comble  la  satis- 
faction de  l'homme  bleu,  un  des  fils  de  l'armu- 
rier, enfant  très-adroit  et  très-artiste,  dessina 
avec  une  pointe  faite  d'un  éclat,  la  figure  d'un 
daim  sur  un  des  côtés  de  la  lame.  Un  autre, 
apprenti  très-habile  au  montage,  enchâssa  l'arme 
dans  un  manche  de  bois  fendu  par  le  milieu  et 
assujetti  aux  extrémités  par  des  cordes  de  fibres 
végétales  très-finement  tressées  et  d'une  solidité 
a  toute  épreuve. 

L'homme  bleu  donna  douze  peaux  de  daim 
pour  cette  merveille  et  l'emporta,  triomphant, 
dans  sa  mardelle  immense,  car  il  était  un  grand 
chef  de  clan,  enrichi  à  la  chasse  et  souvent  vic- 
torieux à  la  guerre. 

Vous  savez  ce  qu'est  une  mardelle  :  vous  ave2 
vu  ces  grands  trous  béants  au  milieu  de  nos 
champ,  saujourd'hui  cultivés,  jadis  couverts 
d'étangs  et  de  forêts.  Plusieurs  ont  de  l'eau  au 
fond  tandis  qu'à  un  niveau  plus  élevé,  on  a  trouvé 
des  cendres,  des  os,  des  débris  de  poteries  et 
des  pierres  disposées  en  fi.  yer. 


212  CONTES   D'UNE   GRAND  MÈRE 

On  peut  croire  que  les  peuples  primitifs  aimaient 
à  demeurer  sur  l'eau,  témoins  les  cités  lacustres 
trouvées  en  si  grand  nombre  ot  dont  vous  avez 
entendu  beaucoup  parler. 

Moi,  j'imagine  que,  dans  les  pays  de  plaine 
comme  les  nôtres,  où  l'eau  est  rare,  on  creusr.it 
le  plus  profondément  possible,  et,  autant  que 
possible,  aussi  dans  le  voisinage  d'une  source.  On 
détournait  au  besoin  le  cours  d'un  faible  ruisseau 
et  on  l'emmagasinait  dans  ces  profonds  réspr- 
voirs,  puis  l'on  bâtissait  sur  pilotis  une  spacieuse 
demeure,  qui  s'élevait  comme  un  îlot  dans  un 
entonnoir  et  dont  les  toits  inaperçus  ne  s'élevaient 
pas  au-dessus  du  niveau  du  sol,  toutes  conditions 
de  sécurité  contre  le  parcours  des  bêtes  sauvages 
ou  l'invasion  des  hordes  ennemies. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'homme  bleu  résidait  dans 
une  grande  mardelle  (on  dit  aussi  margelle), 
entourée  de  beaucoup  d'autres  plus  petites  et 
moins  profondes,  où  plusieurs  familles  s'étaient 
établies  pour  obéir  à  ses  ordres  en  bénéficiant 
de  sa  protection.  L'homme  bleu  fit  le  tour  de 
toutes  ces  citernes  habitées,  franchit,  pour  entrer 


LE  MARTEAU  ROUGE  213 

chez  ses  clients,  les  arbres  jetés  en  guise  de  ponts, 
se  chauffa  à  tous  les  foyers,  causa  amicalement 
avec  tout  le  monde,  montrant  sa  merveilleuse 
hache  rose,  et  laissant  volontiers  croire  qu'il 
l'avait  reçue  en  présent  de  quelque  divinité.  Si 
on  le  crut,  ou  si  l'on  feignit  de  le  croire,  je 
l'ignore  ;  mais  la  hache  rose  fut  regardée  comme 
un  talisman  d'une  invincible  puissance,  et,  lors- 
que l'ennemi  se  présenta  pour  envahir  la  tribu, 
tous  se  portèrent  au  combat  avec  une  confiance 
exaltée.  La  confiance  fait  la  bravoure  et  la 
bravoure  fait  la  force.  L'ennemi  fut  écrasé,  la 
hache  rose  du  grand  chef  devint  pourpre  dans 
le  sang  des  vaincus.  Une  gloire  nouvelle  cou- 
ronna les  anciennes  gloires  de  l'homme  bleu,  et, 
dans  sa  terreur,  l'ennemi  lui  donna  le  nom  de 
Marteau-Rouge,  que  sa  tribu  et  ses  descendants 
portèrent  après  lui. 

Ce  marteau  lui  porta  bonheur  car  il  fut  vain- 
queur dans  toutes  ses  guerres  comme  dans  toutes 
ses  chasses,  et  mourut,  plein  de  jours,  sans  avoir 
été  victime  d'aucun  des  hasards  de  sa  vie  belli- 
queuse. On  l'enterra  sous  une  énorme  butte  de 


214  CONTES  D'UNE  GRAND". MÈRE 

terre  et  de  sable  suivant  la  coutume  du  temps, 
et,  malgré  le  désir  effréné  qu'avaient  ses  héri- 
tiers de  posséder  le  marteau  rouge,  on  enterra 
le  marteau  rouge  avec  lui.  Ainsi  le  voulait  la  loi 
religieuse  conservatrice  du  respect  dû  aux  morts. 

Voilà  donc  notre  caillou  rejeté  dans  le  néant 
des  ténèbres  après  une  courte  période  de  gloire 
et  d'activité.  La  tribu  du  Marteau-Rouge  eut  lieu 
de  regretter  la  sépulture  donnée  au  talisman,  car 
les  tribus  ennemies,  longtemps  épouvantées  par 
la  vaillance  du  grand  chef,  revinrent  en  nombre 
et  dévasterait  les  pays  de  chasse,  enlevèrent  les 
troupeaux  et  ravagèrent  même  les  habitations. 

Ces  malheurs  décidèrent  un  des  descendants 
de  Marteau-Rouge  Ier  à  violer  la  sépulture  de 
son  aïeul,  à  pénétrer  la  nuit  dans  son  caveau 
et  à  enlever  secrètement  le  talisman,  qu'il  cacha 
avec  soin  dans  sa  mardelle.  Comme  il  ne  pou- 
vait avouer  à  personne  cette  profanation,  il  ne 
pouvait  se  servir  de  cette  arme  excellente  et 
ranimer  le  courage  de  son  clan,  en  la  faisant 
briller  au  soleil  des  batailles.  N'étant  plus  secouée 
par  un  bras  énergique  et  vaillant,  — le  nouveau 


LE   MARTEAU   ROUGE  215 

possesseur  était  plus  superstitieux  que  brave, — 
elle  perdit  sa  vertu,  et  la  tribu,  vaincue,  dis- 
persée, dut  aller  chercher  en  d'autres  lieux  des 
établissements  nouveaux.  Ses  raardelles  conquises 
furent  occupées  par  le  vainqueur,  et  des  siècles 
s'écoulèrent  sans  que  le  fameux  marteau  enterré 
entre  deux  pierres  fût  exhumé.  Qa  l'oublia  si 
bien,  que,  le  jour  où  une  vieille  femme,  en  pour- 
suivant un  rat  dans  sa  cuisine,  le  retrouva  intact, 
p  rsonne  ne  put  lui  dire  à  quoi  ce  couteau  de 
pierre  avait  pu  servir.  L'usage  de  ces  outils 
s'était  perdu.  On  avait  appris  à  fondre  et  à  façon- 
ner le  bronze,  et,  comme  ces  peuples  n'avaient 
pas  d'histoire,  ils  ne  se  souvenaient  pas  des  ser- 
vices que  le  silex  leur  avait  rendus. 

Toutefois,  la  vieille  femme  trouva  le  marteau 
joli  et  l'essaya  pour  râper  les  racines  qu'elle  met- 
tait dans  sa  soupe.  Elle  le  trouva  commode, 
bien  que  le  temps  et  l'humidité  l'eussent  privé 
de  son  beau  manche  à  cordelettes.  Il  était  encore 
coupant.  ËUe  en  fit  son  couteau  de  prédilection. 
Mais,  après  elle,  des  enfants  voulurent  s'en  servir 
et  l'ébrêchèrent  outrageusement. 


215  CONTES  D  UNE   GRAND'MÈRE 

Quand  vint  l'âge  du  fer,  cet  ustensile  méprisé 
fut  oublié  sur  le  bord  de  la  margelle  tarie  et  à 
demi  comblée.  On  construisait  de  nouvelles  habi- 
tations à  fleur  de  terre  avec  des  cultures  autour. 
On  connaissait  la  bêche  et  la  cognée,  on  parlait, 
on  agissait,  on  pensait  autrement  que  par  le  passé. 
Le  glorieux  marteau  rouge  redevint  simple  cail- 
lou et  reprit  son  sommeil  impassible  dans  l'herbe 
des  prairies. 

Bien  des  siècles  se  passèrent  encore  lorsqu'un 
paysan  chasseur  qui  poursuivait  un  lièvre  réfu- 
gié dans  la  mardelle,  et  qui,  pour  mieux  courir, 
avait  quitté  ses  sabots,  se  coupa  l'orteil  sur  une 
des  faces  encore  tranchantes  du  marteau  rouge. 
Il  le  ramassa,  pensant  en  faire  des  pierres 
pour  son  fusil,  et  l'apporta  chez  lui,  où  il  l'ou- 
blia dans  un  coin.  A  l'époque  des  vendanges, 
il  s'en  servit  pour  caler  sa  cuve  ;  après  quoi,  il 
le  jeta  dans  son  jardin,  où  les  choux,  ces  fiers 
occupants  d'une  terre  longtemps  abandonnée  à 
eh i- même,  le  couvrirent  de  leur  ombre  et  lui 
permirent  de  dormir  encore  à  l'abri  du  caprice 
de  /homme. 


LE  MARTEAU   ROUGE  217 

Cent  ans  plus  tard,  un  jardinier  le  rencontra 
sous  sa  bêche,  et,  comme  le  jardin  du  paysan 
s'était  fondu  dans  un  parc  seigneurial,  ce  jar- 
dinier porta  sa  trouvaille  au  châtelain,  en  lui 
disant  : 

—  Ma  foi,  monsieur  le  comte,  je  crois  bien 
que  j'ai  trouvé  dans  mes  planches  d'asperges 
un  de  ces  marteaux  anciens  dont  vous  êtes 
curieux. 

M.  le  comte  complimenta  son  jardinier  sur  son 
œil  d'antiquaire  et  fit  grand  cas  de  sa  découverte. 
Le  marteau  rouge  était  un  des  plus  beaux  spé- 
cimens de  l'antique  industrie  de  nos  pères,  et, 
malgré  les  outrages  du  temps,  il  portait  la  trace 
indélébile  du  travail  de  l'homme  à  un  degré 
remarquable.  Tous  les  amis  de  la  maison  et  tous 
les  antiquaires  du  pays  l'admirèrent.  Son  âge 
devint  un  sujet  de  grande  discussion.  Il  était  en 
partie  dégrossi  et  taillé  au  silex  comme  les  spé- 
cimens des  premiers  âges,  en  partie  façonné  et 
poli  comme  ceux  d'un  temps  moins  barbare.  Il 
appartenait  évidemment  à  un  temps  de  transi- 
tion, peut-être  avait -il   été   apporté    par    des 

n 


218  CONTES   D'UNE   GRAND'MÈRE 

émigrants;  à  coup  sûr.  dirent  les  géologues, 
il  n'a  pas  été  fabriqué  dans  le  pays,  car  il 
n'y  a  pas  de  trace  de  cornaline  bien  loin  à  la 
ronde. 

Les  géologues  n'oublièrent  qu'une  chose,  c'est 
que  les  eaux  sont  des  conducteurs  de  minéraux 
de  toute  sorte,  et  les  antiquaires  ne  songèrent 
pas  à  se  demander  si  l'histoire  des  faits  indus- 
triels n'étaient  pas  démentie  à  chaque  instant 
par  des  tentatives  personnelles  dues  au  caprice 
ou  au  génie  de  quelque  artisan  mieux  doué  que 
les  autres.  La  figure  tracée  sur  la  lame  présen- 
tait encore  quelques  linéaments  qui  furent  soi- 
gneusement examinés.  On  y  voyait  bien  encore 
l'intention  de  représenter  un  animal.  Mais  était- 
ce  un  cheval,  un  cerf,  un  ours  des  cavernes  ou 
an  mammouth  ? 

Quand  on  eut  bien  examiné  et  interrogé  le 
marteau  rouge,  on  le  plaça  sur  un  coussinet 
de  velours.  C'était  la  plus  curieuse  pièce  de 
la  collection  de  M.  le  comte.  Il  eut  la  place 
d'honneur  et  la  conserva  pendant  une  dizaine 
d'années. 


LE  MARTEAU  ROUGE  219 

Mais  M.  le  comte  vint  à  mourir  sans  enfants, 
et  madame  la  comtesse  trouva  que  le  défunt  avait 
dépensé  pour  ses  collections  beaucoup  d'argent 
qu'il  eût  mieux  employé  à  lui  acheter  des  den- 
telles et  à  renouveler  ses  équipages.  Elle  fit 
vendre  toutes  ces  antiquailles,  pressée  qu'elle 
était  d'en  débarrasser  les  chambres  de  son  châ- 
teau. Elle  ne  conserva  que  quelques  gemmes 
gravées  et  quelques  médailles  d'or  qu'elle  pou- 
vait utiliser  pour  sa  parure,  et,  comme  le  mar- 
teau rouge  était  tiré  d'une  cornaline  particu- 
lièrement belle,  elle  le  confia  à  un  lapidaire 
chargé  de  le  tailler  en  plaques  destinées  à  un 
fermoir  de  ceinture. 

Quand  les  fragments  du  marteau  rouge  furent 
taillés  et  montés,  madame  trouva  la  chose  fort 
laide  et  la  donna  à  sa  petite  nièce  âgée  de  six 
ans  qui  en  orna  sa  poupée.  Mais  ce  bijou  trop 
lourd  et  trop  grand  ne  lui  plut  pas  longtemps 
et  elle  imagina  d'en  faire  de  la  soupe.  Oui  vrai- 
ment, mes  enfants,  de  la  soupe  pour  les  poupées. 
Vous  savez  mieux  que  moi  que  la  soupe  aux  pou- 
se  compose  de  choses  très-variées  :  des  fleurs, 


220  CONTES  D  CNE   GRAND'MÈRE 

de:  graines,  des  coquilles,  des  haricots  blancs  et 
rouges,  tout  est  bon  quand  cela  est  cuit  à  point 
dans  un  petit  vase  de  fer-blanc  sur  un  feu  ima- 
ginaire. La  petite  nièce  manquant  de  carottes 
pour  son  pot-au-feu,  remarqua  la  belle  couleur 
de  la  cornaline,  et,  à  l'aide  d'un  fer  à  repasser, 
elle  la  broya  en  mille  petits  morceaux  qui  don- 
nèrent très -bonne  mine  à  la  soupe  et  que  la 
poupée  eût  dû  trouver  succulente. 

Si  le  marteau  rouge  eût  été  un  être,  c'est- 
à-dire  s'il  eût  pu  penser,  quelles  réflexions  n'eût- 
il  pas  faites  sur  son  étrange  destinée?  Avoir  été 
montagne,  et  puis  bloc;  avoir  servi  sous  cette 
forme  à  l'œuvre  mystérieuse  d'une  fée,  avoir  forcé 
un  ruisseau  à  révéler  les  secrets  du  génie  des 
cimes  glacées  ;  avoir  été,  plus  tard,  le  palladium 
d'une  tribu  guerrière,  la  gloire  d'un  peuple, 
le  sceptre  d'un  homme  bleu  ;  être  descendu  à 
l'humble  condition  de  couteau  de  cuisine  jusqu'à 
ratisser,  Dieu  sait  quels  légumes,  chez  un  peuple 
encore  sauvage  ;  avoir  retrouvé  une  sorte  de 
gloire  dans  les  mains  d'un  antiquaire,  jusqu'à 
se  pavaner  sur  un  socle  de  velours  auv  yeux  des 


LE   MARTEAU   ROUGE  221 

amateurs  émerveillés  :  et  tout  cela  pour  devenir 
carotte  fictive  dans  les  mains  d'un  enfant,  sans 
pouvoir  seulement  éveiller  l'appétit  dédaigneux 
d'une  poupée! 

Le  marteau  rouge  n'était  pourtant  pas  abso- 
lument anéanti.  Il  en  était  resté  un  morceau 
gros  comme  une  noix  que  le  valet  de  chambre 
ramassa  en  balayant  et  qu'il  vendit  cinquante 
centimes  au  lapidaire.  Avec  ce  dernier  fragment, 
le  lapidaire  fit  trois  bagues  qu'il  vendit  un  franc 
chacune.  C'est  très-joli,  une  bague  de  cornaline, 
mais  c'est  vite  cassé  et  perdu.  Une  seule  existe 
encore,  elle  a  été  donnée  à  une  petite  fille  soi- 
gneuse qui  la  conserve  précieusement  sans  se 
douter  qu'elle  possède  la  dernière  parcelle  du 
fameux  marteau  rouge,  lequel  n'était  lui-même 
qu'une  parcelle  de  la  roche  aux  fées. 

Tel  est  le  sort  des  choses.  Elles  n'existent  que 
par  le  prix  que  nous  y  attachons,  elles  n'ont 
point  d'âme  qui  les  fasse  renaître,  elles  devien- 
nent poussière;  mais,  sous  cette  forme,  tout  ce 
qui  possède  la  vie  les  utilise  encore.  La  vie  se 
sert  de  tout,   et  ce  que   le  temps  et  l'homme 


22r  CONTES  DUNE  GRAND  MÈRE 

détruisent  renaît  sous  des  formes  nouvelles,  grâce 
à  cette  fée  qui  ne  laisse  rien  perdre,  qui  répare 
tout  et  qui  recommence  tout  ce  qui  est  défait. 
Cette  reine  des  fées,  vous  la  connaissez  fort  bien  : 
c'est  la  nature. 


LA   FÉE   POUSSIÈRE 


Autrefois,  il  y  a  bien  longtemps,  mes  chers 
enfants,  j'étais  jeune  et  j'entendais  souvent  les 
gens  se  plaindre  d'une  importune  petite  vieille 
qui  entrait  par  les  fenêtres  quand  on  l'avait 
chassée  par  les  portes.  Elle  était  si  fine  et  si 
menue,  qu'on  eût  dit  au'elle  flottait  au  Heu  de 
marcher,  et  mes  parents  la  comparaient  à  une 
petite  fée.  Les  domestiques  la  détestaient  et  la 
renvoyaient  à  coups  de  plumeau,  mais  on  ne 
l'avait  pas  plus  tôt  délogée  d'une  place  qu'elle 
reparaissait  à  une  autre. 

Elle  portait  toujours  une  vilaine  robe  grise 
traînante   et   une    sorte   de    voile    pâle   que    le 


224  CONTES  D'UNE  GRAND  MÈRE 

moindre  vent  faisait  voltiger  autour  de  sa  tête 
ébouriffée  en  mèches  jaunâtres. 

A  force  d'être  persécutée,  elle  me  faisait  pitié 
et  je  la  laissais  volontiers  se  reposer  dans  mon 
petit  jardin,  bien  qu'elle  abimât  beaucoup  me* 
fleurs.  Je  causais  avec  elle,  mais  sans  en  pou- 
voir tirer  une  parole  qui  eût  le  sens  com- 
mun. Elle  voulait  toucher  à  tout,  disant  qu'elle 
ne  faisait  que  du  bien.  On  me  reprochait  de 
la  tolérer,  et,  quand  je  l'avais  laissée  s'appro- 
cher de  moi,  on  m'envoyait  laver  et  changer, 
en  me  menaçant  de  me  donner  le  nom  qu'elle 
portait. 

C'était  un  vilain  nom  que  je  redoutais  beau- 
coup. Elle  était  si  malpropre  qu'on  prétendait 
qu'elle  couchait  dans  les  balayures  des  maisons 
et  des  rues,  et,  à  cause  de  cela,  on  la  nommait 
la  fée  Poussière. 

—  Pourquoi  donc  êtes-vous  si  poudreuse?  lui 
dis-je,  un  jour  qu'elle  voulait  m'embrasser. 

—  Tu  es  une  sotte  de  me  craindre,  répondit- 
elle  alors  d'un  ton  railleur  :  tu  m'appartiens,  et 
tu  me  ressembles  plus  que  tu  ne  penses.  Mais 


LÀ  FÉE   POUSSIÈRE  225 

tu  es  une  enfant  esclave  de   l'ignorance,  et  je 
perdrais  mon  temps  à  te  le  démontrer. 

—  Voyons,  repris-je,  vous  paraissez  vouloir 
parler  raison  pour  la  première  A)is.  Expliquez- 
moi  vos  paroles^ 

—  Je  ne  puis  te  parler  ici,  répondit-elle.  Jen 
ai  trop  long  à  te  dire,  et,  sitôt  que  je  m'installe 
quelque  part  chez  vous,  on  me  balaye  avec 
mépris;  mais,  si  tu  veux  savoir  qui  je  suis, 
appelle-moi  par  trois  fois  cette  nuit,  aussitôt  que 
tu  seras  endormie. 

Là-dessus,  elle  s'éloigna  en  poussant  un  grand 
éclat  de  rire,  et  il  me  sembla  la  voir  se  dissou- 
dre et  s'élever  en  grande  traînée  d'or,  rougi 
par  le  soleil  couchant. 

Le  même  soir,  j'étais  dans  mon  lit  et  je  pen- 
sais à  elle  en  commençant  à  sommeiller. 

—  J'ai  rêvé  tout  cela,  me  disais-je,  ou  bien 
cette  petite  vieille  est  une  vraie  folle.  Com- 
ment me  serait-il  possible  de  l'appeler  en  dor- 
mant ? 

Je  m'endormis,  et  tout  aussitôt  je  rêvai  que  je 
l'appelais.  Je  ne  suis  même  pas  sûre  de  n'avoir 

13. 


226  CONTES  D'UNE  GR1NDMÈRE 

pas  crié  tout  haut  par  trois  fois  :  «  Fée  Poussière  ! 
fée  Poussière!  fée  Poussière!  i 

A  l'instant  même,  je  fus  transportée  dans  un 
immense  jardin  au  milieu  duquel  s'élevait  un 
palais  enchanté,  et  sur  le  seuil  de  cette  merveil- 
leuse demeure,  une  dame  resplendissante  de 
jeunesse  et  de  beauté  m'attendait  dans  de  magni- 
fiques habits  de  fête. 

Je  courus  à  elle  et  elle  m'embrassa  en  me 
disant  : 

—  Eh  bien,  reconnais-tu,  à  présent,  la  fée 
Poussière? 

—  Non,  pas  du  tout,  madame,  répondis-je, 
et  je  pense  que  vous  vous  moquez  de  moi. 

—  Je  ne  me  moque  point,  reprit-elle;  maïs, 
comme  tu  ne  saurais  comprendre  mes  paroles, 
je  vais  te  faire  assister  à  un  spectacle  qui  te 
paraîtra  étrange  et  que  je  rendrai  aussi  court 
que  possible.  Suis-moi. 

Elle  me  conduisit  dans  le  plus  bel  endroit  de 
sa  résidence.  C'était  un  petit  lac  limpide  qui 
ressemblait  à  un  diamant  vert  enchâssé  dans 
un  anneau  de  fleurs,  et  où  se  jouaient  des  pois- 


LA  FÉE   POUSSIÈRE  227 

sons  de  toutes  les  nuances  de  l'orange  et  de  la 
cornaline,  des  carpes  de  Chine  couleur  d'ambre, 
des  cygnes  blancs  et  noirs,  des  sarcelles  exotiques 
vêtues  de  pierreries,  et,  au  fond  de  l'eau,  des 
coquillages  de  nacre  et  de  pourpre,  des  sala- 
mandres aux  vives  couleurs  et  aux  panaches 
dentelés,  enfin  tout  un  monde  de  merveilles 
vivantes  glissant  et  plongeant  sur  un  lit  de  sable 
argenté,  où  poussaient  des  herbes  fines,  plus 
fleuries  et  plus  jolies  les  unes  que  les  autres. 
Autour  de  ce  vaste  bassin  s'arrondissait  sur  plu- 
sieurs rangs  une  colonnade  de  porphyre  à  cha- 
piteaux d'albâtre.  L'entablement,  fait  des  miné- 
raux les  plus  précieux,  disparaissait  presque  sous 
les  clématites,  les  jasmins,  les  glycines,  les  bryones 
et  les  chèvrefeuilles  où  mille  oiseaux  faisaient 
leurs  nids.  Des  buissons  de  roses  de  toutes 
nuances  et  de  tous  parfums,  se  miraient  dans 
l'eau,  ainsi  que  le  fût  des  colonnes  et  les  belles 
statues  de  marbre  de  Paros  placées  sous  les  ar- 
cades. Au  milieu  du  bassin  jaillissait  en  raille 
fusées  de  diamants  et  de  perles  un  jet  d'eau  qui 
retombait  dans  de  colossales  vasques  de  nacre. 


228  CONTES  DUNE  GRANL  UÈRE 

Le  fond  de  l'amphithéâtre  d'architecture  s'ou- 
vrait sur  de  riants  parterres  qu'ombrageaient 
des  arbres  géants  couronnés  de  fleurs  et  de  fruits, 
et  dont  les  tiges  enlacées  de  pampres  formaient, 
au  delà  de  la  colonnade  de  porphyre,  une  colon- 
nade de  verdure  et  de  fleurs. 

La  fée  me  fit  asseoir  avec  elle  au  seuil  d'une 
grotte  d'où  s'élançait  une  cascade  mélodieuse  et 
que  tapissaient  les  beaux  rubans  des  scolopen- 
dres et  le  velours  des  mousses  fraîches  diamantée? 
de  gouttes  d'eau. 

—  Tout  ce  que  tu  vois  là,  me  dit-elle,  est 
mon  ouvrage.  Tout  cela  est  fait  de  poussière  ; 
c'est  en  secouant  ma  robe  dans  les  nuages  que 
j'ai  fourni  tous  les  matériaux  de  ce  paradis.  Mon 
ami  le  feu  qui  les  avait  lancés  dans  les  airs, 
les  a  repris  pour  les  recuire,  les  cristalliser  ou 
les  agglomérer  après  que  mon  serviteur  le  vent 
les  a  eu  promenés  dans  l'humidité  et  dans  l'élec- 
trické  des  nues,  et  rabattus  sur  la  terre;  ce 
grand  plateau  solidifié  s'est  revêtu  alors  de  na 
substance  féconde  et  la  pluie  en  a  fait  des  sables 
et  des  engrais,  après  en  avoir  fait  des  granits, 


LÀ   FÉE   POUSSIÈRE  2Î9 

des  porphyres,  des  marbres,  des  métaux  et  des 
roches  de  toute  sorte. 

J'écoutais  sans  comprendre  et  je  pensais  que 
la  fée  continuait  à  me  mystifier.  Qu'elle  eût  pu 
faire  de  la  terre  avec  de  la  poussière,  passe  en- 
core ;  mais  qu'elle  eût  fait  avec  cela  du  marbre, 
des  granits  et  d'autres  minéraux,  qu'en  se  se- 
couant elle  aurait  fait  tomber  du  ciel,  je  n'en 
croyais  rien.  Je  n'osais  pas  lui  donner  un  dé- 
menti, mais  je  me  retournai  involontairement 
vers  elle  pour  voir  si  elle  disait  sérieusement 
une  pareille  absurdité. 

Quelle  fut  ma  surprise  de  ne  plus  la  trouver 
derrière  moi  !  mais  j'entendis  sa  voix  qui  partait 
de  dessous  terre  et  qui  m'appelait.  En  même 
temps,  je  m'enfonçai  sous  terre  aussi,  sans 
pouvoir  m'en  défendre,  et  je  me  trouvai  dans 
un  lieu  terrible  où  tout  était  feu  et  flamme 
On  m'avait  parlé  de  l'enfer,  je  crus  que  c'é- 
tait cela.  Des  lueurs  rouges,  bleues,  vertes, 
blanches,  violettes,  tantôt  livides,  tantôt  éblouis- 
santes, remplaçaient  le  jour,  et,  si  le  soleil 
pénétrait  en  cet  endroit;  les  vapeurs  qui  s'exha- 


230  CONTES  DUNE  GRAND'.MÈRE 

laient  de  la  fournaise  le  rendaient  tout  à  fait 
invisible. 

Des  bruits  formidables,  des  sifflements  aigus, 
des  explosions,  des  éclats  de  tonnerre  remplis- 
saient cette  caverne  de  nuages  noirs  où  je  me 
sentais  enfermée. 

Au  milieu  de  tout  cela,  j'apercevais  la  petite 
fée  Poussière  qui  avait  repris  sa  face  terreuse 
et  son  sordide  vêtement  incolore.  Elle  allait  et 
venait,  travaillant,  poussant,  tassant,  brassant, 
versant  je  ne  sais  quels  acides,  se  livrant  en  un 
mot  à  des  opérations  incompréhensibles. 

—  N'aie  pas  peur,  me  cria-t-elle  d'une  voix 
qui  dominait  les  bruits  assourdissants  de  ce 
Tartare.  Tu  es  ici  dans  mon  laboratoire.  Ne 
connais-ta  pas  la  chimie? 

—  Je  n'en  sais  pas  un  mot,  m'écriai-je,  et  ne 
désire  pas  l'apprendre  en  un  pareil  endroit. 

—  Tu  as  voulu  savoir,  il  faut  te  résigner  à 
regarder.  Il  est  bien  commode  d'habiter  la  sur- 
face de  la  terre,  de  vivre  avec  les  fleurs,  les 
oiseaux  et  les  animaux  apprivoisés;  de  se  bai- 
gner dans  les  eaux  tranquilles,  de   manger  des 


LA   FÉE   POUSSIÈRE  231 

fruits  savoureux  en  marchant  sur  des  tapis  de 
gazon  et  de  marguerites.  Tu  t'es  imaginée  que 
la  vie  humaine  avait  subsisté  de  tout  temps  ainsi, 
dans  des  conditions  bénies.  Il  est  temps  de  t'avi- 
ser  du  commencement  des  choses  et  de  la  puis 
sance  de  la  fée  Poussière,  ton  aïeule,  ta  mère  et 
ta  nourrice. 

En  parlant  ainsi,  la  petite  vieille  me  fit  rouler 
avec  elle  au  plus  profond  de  l'abîme  à  travers 
les  flammes  dévorantes,  les  explosions  effroyables, 
les  acres  fumées  noires,  les  métaux  en  fusion, 
les  laves  au  vomissement  hideux  et  toutes  les 
terreurs  de  l'éruption  volcanique. 

—  Voici  mes  fourneaux,  me  dit-elle,  c'est  le 
sous- sol  où  s'élaborent  mes  provisions.  Tu  vois, 
il  fait  bon  ici  pour  un  esprit  débarrassé  de  cette 
caparaee  qu'on  appelle  un  corps.  Tu  as  laissé 
le  tien  dans  ton  lit  et  ton  esprit  seul  est  avec 
moi.  Donc,  tu  peux  toucher  et  brasser  la  ma- 
tière première.  Tu  ignores  la  chimie,  tu  ne  sais 
pas  encore  de  quoi  cette  matière  est  faite,  ni  par 
quelle  opération  mystérieuse  ce  qui  apparaît  ici 
sous  l'aspect  de  corps  solides  provient  d'un  corps 


232     CONTES  D'UNE  GRAND'MÊRE 

gazeux  qui  a  lui  dans  l'espace  comme  une  né- 
buleuse et  qui  plus  tard  a  brilM  comme  un  so- 
leil. Tu  es  une  enfant,  je  ne  peux  pas  t'initier 
aux  grands  secrets  de  la  création  et  il  se  pas- 
sera encore  du  temps  avant  que  tes  professeurs 
les  sachent  eux-mêmes.  Mais  je  peux  te  faire 
voir  les  produits  de  mon  art  culinaire.  Tout  est 
ici  un  peu  confus  ponr  toi.  Remontons  d'un 
étage.  Prends  l'échelle  et  suis-moi. 

Une  échelle,  dont  je  ne  pouvais  apercevoir  ni 
la  base  ni  le  faîte,  se  présentait  en  effet  devant 
nous.  Je  suivis  la  fée  et  me  trouvai  avec  elle 
dans  les  ténèbres,  mais  je  m'aperçus  alors  qu'elle 
était  toute  lumineuse  et  rayonnait  comme  un 
flambeau.  Je  vis  donc  des  dépôts  énormes  d'une 
pâte  rosée,  des  blocs  d'un  cristal  blanchâtre  et 
des  lames  immenses  d'une  matière  vitreuse  noire 
et  brillante  que  la  fée  se  mit  à  écraser  sous  ses 
doigts  ;  puis  elle  pila  le  cristal  en  petits  morceaux 
et  mêla  le  tout  avec  la  pâte  rose,  qu'elle  porta 
sur  ce  qu'il  lui  plaisait  d'appeler  un  feu  doux. 

—  Quel  plat  faites- vous  donc  là?  lui  deman- 
dai-je. 


LA  FÉE   POUSSIÈRE  233 

—  Un  plat  très-nécessaire  à  ta  pauvre  petite 
existence,  répondit-elle  ;  je  fais  du  granit,  c'est- 
à-dire  qu'avec  de  la  poussièie  je  fais  la  plus  dure 
et  la  plus  résistante  des  pierres.  Il  faut  bien 
cela,  pour  enfermer  le  Cocyte  et  le  Phlégéthon. 
Je  fais  aussi  des  mélanges  variés  des  mêmes  élé- 
ments. Voici  ce  qu'on  t'a  montré  sous  des  noms 
barbares,  les  gneiss,  les  quartzites,  les  talcschis- 
tes,  les  micaschistes,  etc.  De  tout  cela,  qui  pro- 
vient de  mes  poussières,  je  ferai  plus  tard  d'au- 
tres poussières  avec  des  éléments  nouveaux,  et 
ce  seront  alors  des  ardoises,  des  sables  et  des 
grès.  Je  suis  habile  et  patiente,  je  pulvérise  sans 
cesse  pour  réagglomérer.  La  base  de  tout  gâteau 
n'est-elle  pas  la  farine?  Quant  à  présent,  j'em- 
prisonne mes  fourneaux  en  leur  ménageant  tou- 
tefois quelques  soupiraux  nécessaires  pour  qu'ils 
ne  fassent  pas  tout  éclater.  Nous  irons  voir  plus 
haut  ce  qui  se  passe.  Si  tu  es  fatiguée,  tu  peux 
faire  un  somme,  car  il  me  faut  un  peu  de  temps 
pour  cet  ouvrage. 

Je  perdis  la  notion  du  temps,  et,  quand  la  fée 
m'éveilla  : 


334  CONTES  D'UNE  GRAND'.MÈRE 

—  Tu  as  dormi,  me  dit-elle,  un  joli  nombre 
d3  siècles! 

—  Combien  donc,  madame  la  fée? 

—  Tu  demanderas  cela  à  tes  professeurs,  ré- 
pondit-elle en  ricanant;  reprenons  l'échelle. 

Elle  me  fit  monter  plusieurs  étages  de  divers 
dépôts,  où  je  la  vis  manipuler  des  rouilles  de 
métaux  dont  elle  fit  du  calcaire,  des  marnes,  des 
argiles,  des  ardoises,  des  jaspes;  et,  comme  je 
l'interrogeais  sur  l'origine  des  métaux  : 

— Tu  en  veux  savoir  beaucoup,  me  dit-elle.  Vos 
chercheurs  peuvent  expliquer  beaucoup  de  phé- 
nomènes par  l'eau  et  par  le  feu.  Mais  peuvent- 
ils  savoir  ce  qui  s'est  passé  entre  terre  et  ciel 
quand  toutes  mes  pouzzolanes,  lancées  par  le  vent 
de  l'abîme,  ont  formé  des  nuées  solides,  que  les 
nuages  d'eau  ont  roulées  dans  leurs  tourbillons 
d'orage,  que  la  foudre  a  pénétrées  de  ses  aimants 
mystérieux  et  que  les  vents  supérieurs  ont  rabat- 
tues sur  ia  surface  terrestre  en  pluies  torren- 
tielles? C'est  14  l'origine  des  premiers  depuis. 
Tu  vas  assister  à  leurs  merveilleuses  transfor- 
mations. 


LA   FÉE   POUSSIÈRE  235 

Nous  montâmes  plus  haut  et  nous  vîmes  des 
craies,  des  marbres  et  des  bancs  de  pierre  cal- 
caire, de  quoi  bâtir  une  ville  aussi  grande  que 
le  globe  entier.  Et,  comme  j'étais  émerveillée  de 
ce  qu'elle  pouvait  produire  par  le  sassement, 
l'agglomération,  le  métamorphisme  et  la  cuisson, 
elle  me  dit  : 

—  Tout  ceci  n'est  rien,  et  tu  vas  voir  bien 
autre  chose!  tu  vas  voir  la  vie  déjà  éclose  au 
milieu  de  ces  pierres. 

Elle  s'approcha  d'un  bassin  grand  comme  une 
mer,  et,  y  plongeant  le  bras,  elle  en  retira 
d'abord  des  plantes  étranges,  puis  des  animaux 
plus  étranges  encore,  qui  étaient  encore  à  moitié 
plantes;  puis  des  êtres  libres,  indépendants  les 
uns  des  autres,  des  coquillages  vivants,  puis 
enfin  des  poissons,  qu'elle  fit  sauter  en  disant  : 

—  Voilà  ce  que  dame  Poussière  sait  pro- 
duire quand  elle  se  dépose  au  fond  des  eaux. 
Mais  il  y  a  mieux;  retourne-toi  et  regarde  le 
rivage. 

Je  me  retournai  :  le  calcaire  et  tous  ses  com- 
posés, mêlés  à  la  silice  et  à  l'argile,  avaient  formé 


236  CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRK 

à  leur  surface  une  fine  poussière  brune  et  grasse 
où  poussaient  des  plantes  chevelues  fort  singu- 
lières. 

—  Voici  la  terre  végétale,  dit  la  fée,  attends 
un  peu,  tu  verras  pousser  des  arbres. 

En  effet,  je  vis  une  végétation  arborescente 
s'élever  rapidement  et  se  peupler  de  reptiles  et 
d'insectes,  tandis  que  sur  les  rivages  s'agitaient 
des  êtres  inconnus  qui  me  causèrent  une  véritable 
terreur. 

—  Ces  animaux  ne  t'effrayeront  pas  sur  la  terre 
de  l'avenir,  dit  la  fée.  Ils  sont  destinés  à  l'en- 
graisser de  leurs  dépouilles.  Il  n'y  a  pas  encore 
ici  d'hommes  pour  les  craindre. 

—  Attendez!  m'écriai-je,  voici  un  luxe  de 
monstres  qui  me  scandalise!  Voici  votre  terre 
qui  appartient  à  ces  dévorants  qui  vivent  les 
uns  des  autres.  Il  vous  fallait  tous  ces  massacres 
et  toutes  ces  stupidités  pour  nous  faire  un  fumier? 
Je  comprends  qu'ils  ne  soient  pas  bons  à  autre 
chose,  mais  je  ne  comprends  pas  une  création  si 
exubérante  de  formes  animées,  pour  ne  rien  faire 
et  ne  rien  laisser  qui  vaille. 


La  FEE  POUSSIÈRE  2:7 

—  L'engrais  est  quelque  chose,  si  3e  n'est  pas 
tout,  répondit  la  fée.  Les  conditions  que  celui- 
ci  va  créer  seront  proprices  à  des  êtres  différents 
qui  succéderont  à  ceux-ci, 

—  Et  qui  disparaîtront  à  leur  tour,  je  sais 
cela.  Je  sais  que  la  création  se  perfectionnera 
jusqu'à  l'homme,  du  moins  on  me  l'a  dit  et  je  le 
crois.  Mais  je  ne  m'étais  pas  encore  représenté 
cette  prodigalité  de  vie  et  de  destruction  qui 
m'effraye  et  me  répugne.  Ces  formes  hideuses, 
ces  amphibies  gigantesques,  ces  crocodiies  mons- 
trueux, et  toutes  ces  bêtes  rampantes  ou  nageantes 
qui  ne  semblent  vivre  que  pour  se  servir  de 
leurs  dents  et  dévorer  les  autres... 

Mon  indignation  divertit  beaucoup  la  fée  Pous- 
sière. 

—  La  matière  est  la  matière,  répondit-elle, 
elle  est  toujours  logique  dans  ses  opérations. 
L'esprit  humain  ne  l'est  pas  et  tu  en  es  la  preuve, 
toi  qui  te  nourris  de  charmants  oiseaux  et  d'une 
foule  de  créatures  plus  belles  et  plus  intelligentes 
que  celles-ci.  Est-ce  à  moi  de  Rapprendre  qu'il 
n'y  a  point  de  production  possible  sans  destruc- 


238  CONTES  D'UNE  GRAND  MERE 

tion  permanente,  et  veux-tu  renverser  Tordre  de 
la  nature? 

—  Oui,  je  le  voudrais,  je  voudrais  que  tout 
fut  bieu,  dès  le  premier  jour.  Si  la  nature  est 
une  grande  fée,  elle  pouvait  bien  se  passer  de 
tous  ces  essais  abominables,  et  faire  un  monde 
où  nous  serions  des  anges,  vivant  par  l'esprit, 
au  sein  d'une  création  immuable  et  toujours  belle. 

—  La  grande  fée  Nature  a  de  plus  hautes 
visées,  répondit  dame  Poussière.  Elle  ne  prétend 
pas  s'arrêter  aux  choses  que  tu  connais.  Elle 
travaille  et  invente  toujours.  Pour  elle,  qui  ne 
connaît  pas  la  suspension  de  la  vie,  le  repos 
serait  la  mort.  Si  les  choses  ne  changeaient  pas, 
l'œuvre  du  roi  des  génies  serait  terminée  et  ce 
rui,  qui  est  l'activité  incessante  et  suprême,  fini- 
rait avec  son  œuvre.  Le  monde  où  tu  vis  et  où 
tu  vas  retourner  tout  à  l'heure  quand  ta  vision 
du  passé  se  dissipera,  —  ce  monde  de  l'homme 
que  tu  crois  meilleur  que  celui  des  animaux 
anciens,  ce  monde  dont  tu  n'es  pourtant  pas  satis- 
fait, puisque  tu  voudrais  y  vivre  éternellement 
à   l'état   de   pur  esprit,    cette    pauvre    planète 


LA   FÉE   POUSSIÈRE  239 

encore  enfant,  est  destinée  à  se  transformer  indé- 
finiment. L'avenir  fera  de  vous  tous  et  de  vous 
toutes,  faibles  créatures  humaines,  des  fées  et 
des  génies  qui  posséderont  la  science,  la  raison 
et  la  bonté;  vois  ce  que  je  te  fais  voir,  et  sache 
que  ces  premières  ébauches  de  la  vie  résumée 
dans  l'instinct  sont  plus  près  de  toi  que  tu  ne 
l'es  de  ce  que  sera,  un  jour,  le  règne  de  l'esprit 
sur  la  terTP,  que  tu  habites.  Les  occupants  de  ce 
monde  futur  seront  alors  en  droit  de  te  mépriser 
aussi  profondément  que  tu  méprises  aujourd'hui 
le  monde  des  grands  sauriens. 
*  —  A  la  bonne  heure,  répondis-je,  si  tout  ce 
que  je  vois  du  passé  doit  me  faire  aimer  l'avenir, 
continuons  à  voir  du  nouveau. 

—  Et  surtout,  reprit  la  fée,  ne  le  méprisons 
pas  trop,  ce  passé,  afin  de  ne  pas  commettre 
l'ingratitude  de  mépriser  le  présent.  Quand  le 
grand  esprit  de  la  vie  se  sert  des  matériaux  que 
je  lui  fournis,  il  fait  des  merveilles  dès  le  premier 
jour.  Regarde  les  yeux  de  ce  prétendu  monstre 
que  vos  savants  ont  nommé  Tichtliyosaure. 

— Ils  sont  plus  gros  que  ma  tête  et  me  font  peur. 


240  CONTES  D'UNE   GRAND'.MÈRE 

—  Ils  sont  très-supérieurs  aux  tiens.  Ils  sont 
à  la  fois  myopes  et  presbytes  à  volonté.  Ils  voient 
la  proie  à  des  distances  considérables  comme 
avec  un  télescope,  et,  quand  elle  est  tout  près, 
par  un  simple  changement  de  fonction,  ils  la 
voient  parfaitement  à  sa  véritable  distance  sans 
avoir  besoin  de  lunettes.  A  ce  moment  de  la 
création,  la  nature  n'a  qu'un  but  :  faire  un  animal 
pensant.  Elle  lui  donne  des  organes  merveilleu- 
sement appropriés  à  ses  besoins.  C'est  un  joli 
commencement  :  n'en  es-tu  pas  frappée?  —  Il 
en  sera  ainsi,  et  de  mieux  en  mieux,  de  tous  les 
êtres  qui  vont  succéder  à  ceux-ci.  Ceux  qui  te 
paraîtront  pauvres,  laids  ou  chétifs  seront  encore 
des  prodiges  d'adaptation  au  milieu  où  ils  devront 
se  manifester. 

—  Et  comme  ceux-ci,  ils  ne  songeront  pour- 
tant qu'à  se  nourrir? 

—  A  quoi  veux-tu  qu'ils  songent  ?  La  terre 
n'éprouve  pas  le  besoin  d'être  admirée.  Le  ciel 
subsistera  aujourd'hui  et  toujours  s^ms  que  les 
aspirations  et  les  prières  des  créatures  ajoutent 
rien  à  son  éclat  et  à  la  majesté  de  ses  lois.  La 


LA   FÉE   POUSSIÈRE  241 

fée  de  ta  petite  planète  connaît  la  grande  cause, 
n'en  doute  pas;  mais,  si  elle  est  chargée  de  faire 
un  être  qui  pressente  ou  devine  cette  cause,  elle 
est  soumise  à  la  loi  du  temps,  cette  chose  dont 
vous  ne  pouvez  pas  vous  rendre  compte,  parce 
que  vous  vivez  trop  peu  pour  en  apprécier  les 
opérations.  Vous  les  croyez  lentes,  et  elles  sont 
d'une  rapidité  foudroyante.  Je  vais  affranchir 
ton  esprit  de  son  infirmité  et  faire  passer  devant 
toi  les  résultats  de  siècles  innombrables.  Regarde 
et  n'ergote  plus.  Mets  à  proût  ma  complaisance 
pour  toi. 

Je  sentis  que  la  fée  avait  raison  et  je  regar- 
dai, de  tous  mes  yeux,  la  succession  des  aspects 
de  la  terre.  Je  vis  naître  et  mourir  des  végétaux 
et  des  animaux  de  plus  en  plus  ingénieux  par 
l'instinct  et  de  plus  en  plus  agréables  ou  impo- 
sants par  la  forme.  A  mesure  que  le  sol  s'em- 
bellissait de  productions  plus  ressemblantes  à 
celles  de  nos  jours,  les  habitants  de  ce  grand 
jardin  que  de  grands  accidents  transformaient 
sans  cesse,  me  parurent  moins  avides  pour  eux- 
mêmes  et  plus  soucieux  de  leur  progéniture.  Je 

14 


242  CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

les  vis  construire  des  demeures  à  l'usage  de  leur 
famille  et  montrer  de  l'attachement  pour  Jeur 
localité.  Si  bien  que,  de  moment  en  moment,  je 
voyais  s'évanouir  un  monde  et  surgir  un  monde 
nouveau,  comme  les  actes  d'une  féerie. 

—  Repose-toi,  me  dit  la  fée,  car  tu  viens  de 
parcourir  beaucoup  de  milliers  de  siècles,  sans 
t'en  douter,  et  monsieur  l'homme  va  naître  à 
son  tour  quand  le  règne  de  monsieur  le  singe 
sera  accompli. 

Je  me  rendormis,  écrasée  de  fatigue,  et,  quand 
je  m'éveillai,  je  me  trouvai  au  milieu  d'un  grand 
bal  dans  le  palais  de  la  fée,  redevenue  jeune, 
belle  et  parée. 

—  Tu  vois  toutes  ces  belles  choses  et  tout  ce 
beau  mon  le,  me  dit-elle.  Eh  bien,  mon  enfant, 
poussière  que  tout  cela  !  Ces  parois  de  porphyre 
et  de  marbre,  c'est  de  la  poussière  de  molécules 
pétrie  et  cuite  à  point.  Ces  murailles  de  pierres 
taillées,  c'est  de  la  poussière  de  chaux  ou  de 
granit  amenée  à  bien  par  les  mêmes  procédés. 
Ces  lustres  et  ces  cristaux,  c'est  du  sable  tin  cuit 
par  la  main  des  hommes  en  imitation  du  travail 


LA  FÉE   POUSSIÈRE  243 

de  la  nature.  Ces  porcelaines  et  ces  faïences, 
c'est  de  la  poudre  de  feldspath,  le  kaolin  dont 
les  Chinois  nous  ont  fait  trouver  l'emploi.  Ces 
diamants  qui  parent  les  danseuses,  c'est  de  la 
poudre  de  charbon  qui  s'est  cristallisée.  Ces 
perles,  c'est  le  phosphate  de  chaux  que  l'huître 
suinte  dans  sa  coquille.  L'or  et  tous  les  métaux 
n'ont  pas  d'autre  origine  que  l'assemblage  bien 
tassé,  bien  manipulé,  bien  fondu,  bien  chauffé 
et  bien  refroidi,  de  molécules  infinitésimales. 
Ces  beaux  végétaux,  ces  roses  couleur  de  chair, 
ces  lis  tachetés,  ces  gardénias  qui  embaument 
l'atmosphère,  sont  nés  de  la  poussière  que  je 
leur  ai  préparée,  et  ces  gens  qui  dansent  et  sou- 
rient au  son  des  instruments,  ces  vivants  par 
excellence  qu'on  appelle  des  personnes,  eux  aussi, 
ne  t'en  déplaise,  sont  nés  de  moi  et  retourneront 
à  moi. 

Comme  elle  disait  cela,  la  fête  et  le  palais 
disparurent.  Je  me  trouvai  avec  la  fée  dans  un 
champ  où  il  poussait  du  blé.  Elle  se  baissa  et 
ramassa  une  pierre  où  il  y  avait  un  coquillage 
incrusté. 


244  CONTES  D'UNE   GRANDMÈRE 

—  Voilà,  me  dit-elle,  à  l'état  fossile,  un  être 
que  je  t'ai  montré  vivant  aux  premiers  âges  de 
la  vie.  Qu'est-ce  que  c'est,  à  présent?  Du  phos- 
phate de  chaux.  On  le  réduit  en  poussière  et  on 
en  fait  de  l'engrais  pour  les  terres  trop  siliceuses. 
Tu  vois,  l'homme  commence  à  s'aviser  d'une 
chose,  c'est  que  le  seul  maître  à  étudier,  c'est 
la  nature. 

Elle  écrasa  sous  ses  doigts  le  fossile  et  en 
sema  la  poudre  sur  le  sol  cultivé,  en  disant  : 

—  Ceci  rentre  dans  ma  cuisine.  Je  sème  la 
destruction  pour  faire  pousser  le  germe.  Il  en 
est  ainsi  de  toutes  les  poussières,  qu'elles  aient 
été  plantes,  animaux  ou  personnes.  Elles  sont  la 
mort  après  avoir  été  la  vie,  et  cela  n'a  rien  de 
triste,  puisqu'elles  recommencent  toujours,  grâce 
à  moi,  à  être  la  vie  après  avoir  été  la  mort. 
Adieu.  Je  veux  que  tu  gardes  un  souvenir  de 
moi.  Tu  admires  beaucoup  ma  robe  de  bal.  En 
voici  un  petit  morceau  que  tu  examineras  à 
loisir. 

Tout  disparut,  et,  quand  j'ouvris  les  yeux,  je 
me  retrouvai  dans  mon  lit.   Le  soleil  était  levé 


LA   FÉE    POUSSIÈRE  245 

et  m'envoyait  un  beau  rayon.  Je  regardai  le 
bout  d'étoffe  que  la  fée  m'avait  mis  dans  la  main. 
Ce  n'était  qu'un  petit  tas  de  fine  poussière,  mais 
mon  esprit  était  encore  sous  le  charme  du  rêve 
et  il  communiqua  à  mes  sens  le  pouvoir  de 
distinguer  les  moindres  atomes  de  cette  poussière. 
Je  fus  émerveillée  ;  il  y  avait  de  tout  :  de  l'air, 
de  l'eau,  du  soleil,  de  l'or,  des  diamants,  de  la 
cendre,  du  pollen  de  fleur,  des  coquillages,  des 
perles,  de  la  poussière  d'ailes  de  papillon,  du 
fil,  de  la  cire,  du  fer,  du  bois;  et  beaucoup  de 
cadavres  microscopiques  ;  mais,  au  milieu  de  ce 
mélange  de  débris  imperceptibles,  je  vis  fermenter 
je  ne  sais  quelle  vie  d'êtres  insaisissables  qui 
paraissaient  chercher  à  se  fixer  quelque  part 
pour  éclore  ou  pour  se  transformer,  et  qui  se 
fondirent  en  nuags  d'or  dans  le  rayon  rose  du 
soleil  levant. 


LE  GNOME  DES  HUITRES 


Un  original  de  nos  amis,  grand  amateur  d'huî- 
tres, eut  la  fantaisie,  l'an  dernier,  d'aller  dégus- 
ter sur  place  les  produits  des  bancs  les  plus 
renommés,  afin  de  les  comparer  et  d'être  édifié 
une  fois  pour  toutes  sur  leurs  différents  mérites. 
11  alla  donc  à  Cancale,  à  Ostende,  à  Marennes, 
et  autres  localités  recommandables.  Il  revint  per- 
suadé que  Paris  est  le  port  de  mer  où  l'on 
trouve  les  meilleurs  produits  maritimes. 

Vous  connaissez  cet  ami,  mes  chères  petites, 
vous  savez  qu'il  est  fantaisiste,  et  que,  qu^nd  il 
raconte,  son  imagination  lui  fait  dépasser  le 
vraisemblable.  L'autre  soir,  il  était  en  tram  de 
nous   narrer  son    voyage,  lorsque  l'homme    au 


248  CONTES  D'UNE  GRÀN'D'MÊRE 

sable  a  passé.  Vous  avez  résisté  le  mieux  pos- 
sible; mais  enfin  il  vous  a  fallu  dire  bonsoir  à 
la  compagnie,  et  vous  auriez  perdu  cette  curieuse 
histoire,  si  je  ne  l'eusse  transcrite  fidèlement 
pour  vous,  le  soir  même.  La  voici  telle  que  je 
1  ai  entendue.  C'est  notre  ami  qui  parle  : 


Vous  savez  aussi  bien  que  moi,  mes  chers 
amis,  qu'on  peut  habiter  les  bords  de  la  mer  et 
n'y  manger  de  poissons,  de  crustacés  et  de  co- 
quillages que  lorsqu'on  en  demande  à  Paris. 
Ces*  là  que  tout  s'engouffre,  et  vous  vous  sou- 
venez que,  sur  les  rives  de  la  Manchp,  nous  n'en 
goûtions  que  quand  les  propriétaires  des  grands 
hôtels  de  bains  en  faisaient  venir  de  la  Halle. 
Bien  que  averti,  je  voulus,  l'an  dernier,  expéri- 
menter la  chose  par  moi-même.  Je  restai  vingt- 
quatre  heures  à  Marennes  avant  d'obtenir  une 
demi-douzaine  d'huîtres  médiocres  que  je  payai 
fort  cher.  Ailleurs,  je  n'en  obtins  pas  du  tout. 
Dans  certains  villages,  on  m'offrit  des  colimaçons. 

Enfin,  je  gagnai  Cancale,  où  les  huîtres  étaient 


LE  GNOME  DES  HUITRES  249 

passables  et  le  vin  blanc  de  l'auberge  excellent. 
Je  me  trouvai  à  table  à  côté  d'un  tout  petit 
vieillard  bossu,  ratatiné  et  sordidement  vêtu, 
qui  me  parut  fort  laid  et  avec  qui  pourtant  je 
liai  conversation,  parce  qu'il  me  sembla  être  le 
seul  qui  attachât  de  l'importance  à  la  qualité 
des  huîtres.  Il  les  examinait  sérieusement,  les 
retournant  de  tous  côtés. 

—  Est-ce  que  vous  cherchez  des  perles?  lui 
demandai-je. 

—  Non,  répondit-il;  je  compare  cette  espèce, 
ou  plutôt  cette  variété  à  toutes  celles  que  je 
connais  déjà. 

—  Ah!  vraiment?  vous  êtes  amateur? 

—  Oui,  monsieur;  comme  vous,  sans  doute? 

—  Moi?  je  voyage  exclusivement  pour  les 
huîtres. 

—  Bravo!  nous  pourrons  nous  entendre.  Je 
me  mets  absolument  à  votre  service. 

—  Parfait!  Avalons  encore  quelques-uns  de 
ces  mollusques  et  nous  causerons.  —  Garçon! 
apportez-nous  encore  quatre  douzaines  d'huîtres. 

—  Voilà,  monsieur!  dit  le  garçon   en  posant 


250  CONTES  D  UNE   GRANDMÈRE 

sur  la  table  quatre  bouteilles  de  vin  de  Sauterne. 

—  Que  voulez-vous  que  nous  fassions  de  tout 
ce  vin?  demanda  d'un  ton  bourru  le  petit 
homme. 

—  Une  bouteille  par  douzaine,  est-ce  trop? 
dit  le  garçon  en  me  regardant. 

—  On  verra,  répondis-je.  Vos  huîtres  sont 
diablement  salées.  N'importe,  pourvu  qu'il  y  en 
ait  à  discrétion... 

Le  garçon  sortit.  Je  vidai  une  bouteille  avec 
le  petit  vieux,  qui  me  parut  ne  pas  se  faire  prier, 
du  moment  où  il  comprit  que  je  payais.  Le  gar- 
çon rentra. 

—  Monsieur,  dit-il,  il  n'y  a  plus  d'huîtres 
très-grasses.  Mais  monsieur  n'a  qu'à  commander 
ce  qu'il  en  veut  pour  demain. 

—  Allez  au  diable  !  j'ai  cru  tomber  ici  sur  une 
mine  inépuisable... 

—  Il  y  en  a,  monsieur,  il  y  en  a  en  quantité, 
mais  il  faut  les  pêcher. 

—  Eh  bien,  j'irai  les  pêcher  moi-même.  Ap- 
portez le  déjeuner. 

Le  déjeuner  fut  bon  et  nous  y  fîmes  honneur. 


LE  GNOME  DES  HUIThES  251 

Les  soles  étaient  excellentes,  le  vin  était  sans  re- 
proche. Mais  le  dépit  de  n'avoir  point  d'huîtres 
m'empêcha  de  savourer  ce  qu'on  m'offrait.  Je 
bus  et  mangeai  sans  discernement,  causant  tou- 
jours avec  mon  petit  vieux,  qui  semblait  compatir 
à  ma  peine  et  prendre  intérêt  à  mon  exploration 
manquée. 

Si  bien  qu'à  la  fin  du  repas  je  ne  saisissais 
plus  très-clairement  le  sens  de  ses  paroles  ni  la 
vue  des  objets  environnants.  Le  gnome,  car  il 
avait  réellement  l'aspect  d'un  gnome,  me  parai:- 
sait  un  peu  ému  aussi,  car  il  passa  son  bras 
sous  le  mien  avec  une  familiarité  touchante  en 
m'appelant  son  cher  ami,  et  en  jurant  qu'il  allait 
me  révéler  tous  les  secrets  de  la  nature  concer- 
nant les  huîtres. 

Je  le  suivis  sans  savoir  où  j'allais.  La  viva- 
cité de  l'air  achevait  de  m'éblouir,  et  je  me 
trouvai  avec  lui  dans  une  sorte  de  grotte,  de 
cave  ou  de  chambre  sombre,  où  étaient  entassés 
des  monceaux  de  coquillages. 

—  Voioi  ma  collection,  me  dit-il  d'un  air 
triomphant:  je  ne  la  montre  pas  au  premier 


252  CONTES  DUNE  GRAND'MÈRE 

venu;  mais,  puisque  vous  êtes  un  véritable 
amateur,...  tenez,  voici  la  première  des  huîtres! 
ostrea  matercula  de  l'étage  permien. 

—  Voyons!  m'écriai-je  en  saisissant  l'huître 
et  en  la  portant  à  mes  lèvres. 

—  Vous  voulez  la  manger?  fit  le  gnome  en 
m'arrêtant:  y  songez-vous? 

—  Pardon  !  j'ai  cru  que  vous  me  l'offriez  pour 
cela. 

—  Mais,  monsieur,  c'est  un  échantillon  pré- 
cieux. On  ne  le  trouve  qu'en  Russie,  dans  les 
calcaires  cuivreux. 

—  Cuivreux?  merci!  Vous  avez  bien  fait  de 
m'arrêter!  Mon  déjeuner  ne  me  gêne  point  et  je 
ne  recherche  pas  les  oxydes  de  cuivre  en  guise 
de  dessert.  Passons.  Ces  ostrea,  comme  vous  les 
appelez,  ne  me  feront  pas  faire  le  voyage  de  Russie. 

—  Pourtant,  monsieur,  dit  le  gnome  en  repre- 
nant son  huître,  elle  est  bien  intéressante,  cette 
représentante  des  premiers  âges  de  la  vie!  Au 
temps  où  elle  apparut  dans  les  mers,  il  n'exis- 
tait ni  hommes  ni  quadrupèdes  sur  la  terre. 

—  Alors,  que  faisait- elle  dans  le  inonde? 


LE   GNOME   DES  HUITRES  253 

—  Elle  essayait  d'exister,  monsieur,  et  elle 
existait!  Allez-vous  dire  du  mal  des  premières 
huîtres,  sous  prétexte  que  vous  n'étiez  pas 
encore  né  pour  les  manger? 

Je  vis  que  j'avais  fâché  le  gnome  et  je  le  priai 
de  passer  à  une  série  plus  récente. 

—  Procédons  avec  ordre,  reprit-il  ;  voici  ostrea 
marcignyana,  des  arkoses  et  des  grès  du  Keuper. 

—  Elle  n'a  pas  bonne  mine,  elle  est  toute 
plissée  et  doit  manquer  de  chair. 

—  Les  animaux  de  son  temps  ne  la  dédai- 
gnaient pas,  soyez-en  sûr.  Aimez-vous  mieux 
ostrea  arcuata,  autrement  la  gryphée  arquée  du 
lias  inférieur? 

—  Je  la  trouve  jolie,  elle  ressemble  à  une 
lampe  antique,  mais  quel  goût  a-t-elle? 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondit  le  gnome  en 
haussant  les  épaules.  Je  n'ai  pas  vécu  de  son 
temps.  Il  y  a  deux  cent  cinq  espèces  principales 
d'huîtres  fossiles  avec  leurs  variétés  et  sous- 
variétés,  ce  qui  forme  un  joli  total.  Je  puis  vous 
montrer  la  variété  à! ostrea  arcuata.  Tenez! 
mangez-la,  si  le  cœur  vous  en  dit! 

15 


254  CONTES  DUNE  GRÀND'MERE 

—  Oh  !  oh  !  à  la  benne  heure  !  Celle-ci  est 
belle,  et,  dans  nies  meilleurs  jours  d'appétit,  je 
pense  qu'une  douzaine  me  suffirait. 

—  Aussi  nous  l'appelons  gigantea.  En  voulez- 
vous  de  plus  petites?  Voici  un<  prétendue  variété 
que  je  ne  crois  pas  être  autre  chose  que  Yar- 
cuata  dans  son  âge  tendre.  En  voulez-vous  un 
plat?  On  la  trouve  à  foison  dans  le  sinémurien. 

—  Merci  !  il  me  faudrait  un  cure-dent  pour 
les  tirer  de  leur  coquille  et  trente-six  heures  a 
table  pour  m'en  rassasier. 

—  Eh  bien,  voici  Yostrea  cymbium,  du  lias 
moyen. 

—  C'est  trop  gros,  ce  doit  être  coriace. 

—  Aimez-vous  mieux  marshii  cristagalli,  du 
bajocien? 

—  Efle  est  jolie;  mais  le  moyen  d'ouvrir  tou- 
tes ces  dentelures  en  crête  de  coq?  Vraiment, 
tout  ce  que  vous  me  montrez  ne  vaut  pas  le 
diable  ! 

—  Monsieur  n'est  pas  content  de  mes  échan- 
tillons? Voici  pourtant  la  gregaria,  dont  la 
telure  est  merveilleuse,  et  que   vous   auriez  pu 


LE  GNOME   DES  HUITRES  255 

trouver  dans  les  falaises  de  marne  du  Calvados. 
Mais  passons  quelques  espèces,  puisque  vous 
êtes  pressé.  Traversons  l'oolithe.  N'accorderez- 
vous  pas  pourtant  un  regard  à  ostrea  virgula, 
du  kimmeridge  clay? 

—  Pas  de  virgule!  m'écriai-je  impatienté  de 
ces  noms  barbares.  Passez,  passez  ! 

—  Eh  bien,  monsieur,  nous  yoici  dans  les 
terrains  créncés.  Voici  ostrea  couloni,  des  grès 
verts,  une  belle  huître,  celle-là,  j'espère!  Voici 
aquila  (du  gault)  encore  plus  grosse;  flabellata 
frons,  carinata,  avec  sa  longue  carène.  Mangeriez- 
vous  bien  la  douzaine?  J'en  passe,  et  des  meil- 
leures; mais  voici  la  merveille,  c'est  Y  ostrea 
pes-leo?iis  de  la  craie  blanche.  Celle-ci  ne  vous 
dit-elle  rien? 

Il  me  tendait  un  mollusque  énorme,  tout  den- 
telé, tout  plissé,  et  revêtu  d'un  test  d'aspect 
cristallin  qui  avait  réellement  bonne  mine. 

—  Vous  ne  me  ferez  pas  croire,  lui  dis-je;  que 
ceci  soit  une  huître! 

—  Pardon, c'est  une  véritable  huître,  monsieur! 

—  Huître  vous-même!  m'écriai-je  furieux. 


256  COUTES  D'UNE  GRANDMÈRE 

J'avais  reçu  de  sa  petite  patte  maigre  le  mol- 
lusque nacré  sans  me  douter  de  son  poids.  Il 
était  tel,  que,  ne  m'attendant  à  rien,  je  le  laissai 
tomber  sur  mon  pied,  ce  qui,  ajouté  à  l'ennui 
que  me  causait  la  nomenclature  pédanti  sque  du 
gnome,  me  mit,  je  l'avoue,  dans  une  véritable 
colère;  et,  comme  il  riait  méchamment,  sans 
paraître  offensé  le  moins  du  monde  d'être  traité 
d'huître,  je  voulus  lui  jeter  quelque  chose  à  la 
tète.  Je  ne  suis  pas  cruel,  même  dans  la  colère, 
je  l'aurais  tué  avec  l'huître  pied  de  lion  ;  je  me 
contentai  de  lui  lancer  dans  la  figure  une  poi- 
gnée de  menue  mitraille  que  je  trouvai  sous  ma 
main  et  qui  ne  lui  fit  pas  grand  mal. 

Mais  alors  il  entra  en  fureur,  et,  reculant  d'un 
pas,  il  saisit  un  gros  marteau  d'acier  qu'il 
brandit  d'une  main  convulsive. 

—  Vous  n'êtes  pas  une  huître,  vous!  s'écria- 
t-il  d'une  voix  glapissante  comme  la  vague  qui 
se  brise  sur  les  galets.  Non!  vous  n'êtes  pas  à  la 
hauteur  de  ce  doux  mollusque,  oslrta  œdulis 
des  temps  modernes,  qui  ne  fait  de  mal  à 
personne   et    dont   vous   n'appréciez   le    mérite 


LE   GNOME  DES   HUITRES  257 

que  lorsqu'il  est  victime  de  votre  voracité.  Vous 
êtes  un  Welche,  un  barbare!  vous  touchez  sans 
respect  à  mes  fossiles,  vous  brise?  indignement 
mes  charmantes  petites  columbœ  de  la  craie 
blanche,  que  j'ai  recueillies  avec  tant  de  soin  et 
d'amour!  Quoi!  je  vous  invite  à  voir  la  plus 
belle  collection  qui  existe  dans  le  pays,  une 
collection  à  laquelle  ont  contribué  tous  les 
savants  de  l'Europe,  et,  non  content  de  vouloir 
tout  avaler  comme  un  goinfre  ignorant,  vous 
détériorez  mes  précieux  spécimens  !  Je  vais  vous 
traiter  comme  vous  le  méritez  et  vous  faire  sen- 
tir ce  que  pèse  le  marteau  d'un  géologue! 

Le  danger  que  je  courais  dissipa  à  l'instant 
même  les  fumées  du  vin  blanc,  et,  voyant  que 
j'étais  entouré  de  fossiles  et  non  de  comestibles, 
je  saisis  à  temps  le  bras  du  gnome  et  lui  arra- 
chai son  arme;  mais  il  s'élança  sur  moi  et  s'y 
attacha  comme  un  poulpe.  Cette  étreinte  d'un 
affreux  bossu  me  causa  une  telle  répugnance, 
que  je  me  sentis  pris  de  nausées  et  le  menaçai 
de  tout  briser  dans  son  musée  d'huîtres  s'il  ne 
me  lâchait. 


258  CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

Je  ne  sais  trop  alors  ce  qui  se  passa.  Le 
gnome  était  d'une  force  surhumaine;  je  me 
trouvai  étendu  par  terre,  et,  alors,  ne  me  con- 
naissant plus,  je  ramassai  la  redoutable  ostrea 
pes-leonis  pour  la  lui  lancer. 

Il  prit  la  fuite  et  fit  bien.  Je  me  relevai  et  me 
hâtai  de  sortir  de  l'espèce  d'antre  qu'il  appelait 
son  musée,  et  je  me  trouvai  sur  le  bord  de  \t 
mer,  face  à  face  avec  le  garçon  de  l'hôtel  où 
j'avais  déjeuné. 

—  Si  monsieur  désire  des  huîtres,  me  dit-il, 
nous  en  aurons  à  dîner.  On  m'en  a  promis 
douze  douzaines. 

—  Au  diable  les  huîtres!  m'écriai-je.  Qu'on 
ne  m'en  parle  plus  jamais!  Oui,  que  le  diable 
les  emporte  toutes,  depuis  la  matercuîa  des 
terres  cuivreuses  jusqu'à  Yœdulis  des  temps 
modernes  ! 

Le  garçon  me  regarda  d'un  air  stupéfait.  Puis, 
d'un  ton  de  sérénité  philosophique  : 

—  Je  vois  ce  q  ,  dit-il.  Le  ^autcrne 
était  un  peu  fort;  ce  soir,  on  servira  du  chablis 
à  monsieur. 


LE    GNOME   DES   HUITRES  259 

Et,  comme  j'allais  me  fâcher,  il  ajouta  gra- 
cieusement; 

—  Monsieur  a  été  sobre,  mais  il  a  déjeuné 
en  compagnie,  d'un  fou,  et  c'est  cela  qui  a  porté 
à  la  tête  de  monsieur. 

—  En  compagnie  d'un  fou?  Oui,  certes,  répon- 
disse ;  comment  appelez-vous  ce  gnome? 

—  Monsieur  l'appelle  par  son  vrai  nom,  car 
c'est  ainsi  qu'on  le  désigne  dans  le  pays.  Le 
gnome,  c'est-à-dire  le  poulpiquet  des  huîtres.  Ce 
n'est  pas  un  méchant  homme,  mais  c'est  un 
maniaque  qui,  en  fait  d'huîtres,  ne  se  soucie  que 
de  l'écaillé.  On  le  tient  pour  sorcier:  mof,je  le 
crois  bête!  Monsieur  a  eu  à  se  plaindre  de  ses 
manières? 

Je  ne  voulus  pas  raconter  à  ce  garçon  d'hôtel 
ma  ridicule  aventure,  et  je  m'éloignai,  résolu 
à  faire  une  bonne  promenade  sur  le  rivage, 
afin  de  regagner  l'appétit  nécessaire  pour  le 
dîner. 

Mais  je  n'allai  pas  loin.  Un  invincible  besoin 
de  dormir  s'empara  de  moi,  et  je  dus  m'étendre 
sur  le  sable  en  un  coin   abrité.  Quand  j'ouvris 


260  CONTES  D'UNE  GRAND'MÉRE 

les  yeux,  la  nuit  était  venue  et  la  mer  montait. 
Il  n'était  que  temps  d'aller  dîner  et  je  marchai 
avec  peine  sur  les  mille  débris  que  rapporte  sur 
la  grève  la  marée  qui  lèche  les  rivages,  vieux 
souliers,  vieux  chapeaux,  varechs  gluants,  débris 
d'embarcation  couverts  d'anatifes  gâtés  et  in- 
fects, chapelets  de  petites  moules,  cadavres  de 
méduses  sur  lesquels  le  pied  glisse  à  chaque  pas. 
Je  me  hâtais,  saisi  d'un  dégoût  que  la  mer  ne 
m'avait  jamais  inspiré,  lorsque  je  vis  errer  autour 
de  moi  dans  l'ombre  une  forme  vague  qui,  d'a- 
près son  exiguïté,  ne  pouvait  être  que  celle  du 
gnome.  J'avais  l'esprit  frappé.  Je  ramassai  un  pieu 
apporté  par  les  eaux,  et  me  mis  à  sa  poursuite. 
Je  le  vis  ramper  dans  la  vase  et  chercher  à  me 
saisir  les  jambes.  Un  coup  vigoureusement  appli- 
qué sur  l'échiné  lui  fit  jeter  un  cri  si  étrange,  et 
il  devint  si  petit,  si  petit,  que  je  le  vis  entrer  dans 
une  énorme  coquille  qui  bâillait  a  ^es  pieds.  Je 
voulus  m'en  emparer:  horreur!  mes  mains  ne 
saisirent  qu'une  peau  velue,  tandis  qu'une  lan- 
gue froide  se  promenait  sur  mon  visage.  J'allais 
lancer  le  monstre  à  la  mer,  lorsque  je  reconnus 


LE   GNOME  DES   HUITRES  261 

mon  bon  chien  Tom,  que  j'avais  enfermé  dans 
ma  chambre,  à  l'hôtel,  et  qui  avait  réussi  à  s'é- 
chapper pour  venir  à  ma  rencontre. 

Je  rentrai  alors  tout  à  fait  en  moi-même  et  jt 
m'en  allai  dîner  à  l'hôtel,  où  l'on  me  servit  d'ex- 
cellentes huîtres  à  discrétion.  J'avoue  que  je  les 
mangeai  sans  appétit.  J'avais  la  tête  troublée,  et 
m'imaginais  voir  le  gnome  s'échapper  de  chaque 
coquille  et  gambader  sur  la  table  en  se  moquant 
de  moi. 

Le  lendemain ,  comme  je  m'apprêtais  à  dé- 
jeuner, je  vis  tout  à  coup  le  gnome  en  personne 
s'asseoir  à  mes  côtés. 

—  Je  vous  demande  pardon,  me  dit-il,  de  vous 
avoir  ennuyé  beaucoup  hier  avec  mes  fossiles. 
J'avais  encore  à  vous  en  montrer  quelques-uns 
des  terrains  crétacés,  entre  autres  Yostrea  spinosa, 
qui  est  fort  curieuse.  L'étage  de  la  craie  blanche 
est  fort  riche  en  espèces  différentes.  Après  cela, 
nous  serions  arrivés  aux  terrains  tertiaires,  où 
nous  aurions  trouvé  la  bellovacina  et  la  longi- 
rostris,  qui  se  rapprochent  beaucoup  des  huîtres 
contemporaines  Yœdulis  et  la  perlière. 

15. 


262  CONTES  DUNE  GRAND  MÈRE 

—  Est-ce  fini?  m'écriai-je,  et  puis-je  espérei 
qu'aujourd'hui,  du    moins,  vous    me 
manger  en  paix  Yœdulis  cancalis,  sans  m'assas- 
siner  avec  vos  fossiles  tesl 

—  Vous  avez  tort,  reprit-il,  de  mépriser  l'étudt 
géologique  de  l'huître.  Elle  caractérise  admira- 
blement les  étages  géologiques  ;  elle  est,  comme 
l'a  dit  un  savant,  la  médaille  comme morative  des 

qui  n'ont  point  d'histoire  :  elle  marque, 
par  ses  transformations  successives,  le  lent  el 
continuel  changement  des  milieux  auxquels  sa 
forme  a  su  se  plier.  Les  unes  sont  taillées  pour 
la  flottaison  comme  arcuata  et  carinaîa.  D'autres 
ont  vécu  attachées  aux  roches,  comme  gregnria 
et  deltoiclca.  En  général,  l'huître,  par  sa  ten- 
dance à  l'agglomération,  peut  servir  de  modèle 
aux  sociétés  humaines. 

—  Exemple  trop  suivi,  monsieur!  repris-je 
avec  humeur.  Je  vous  conseille,  en  vérité,  de 
prêcher  l'union  des  partis,  à  l'état  de  bancs 
d'huîtres  ! 

—  Ne  parlons  pas  politique,  monsieur,  dit  le 
gnome  en  souriant.  La   science  ne   s'égare  pas 


LE   &NOMB  DES  HUITRES  263 

sur  ce  terrain-là.  C'est  l'étage  supérieur  des  ter- 
rains modernes,  qu'on  pourrait  appeler  le  corner- 
vator-bank. 

—  Si  l'on  peut  rire  avec  vous,  à  la  bonne 
heure!  repris-je.  Vous  me  paraissez  mieux  dis- 
posé qu'hier. 

—  Hier  !  Aurais-je  manqué  à  la  politesse  et  à 
l'hospitalité?  J'en  serais  désolé!  Vous  m'aviez  lait 
boire  beaucoup  de  sauterne  et  je  suis  habitué 
au  cidre.  Je  me  rappelle  un  peu  confusément... 

—  Vous  ne  vous  souvenez  pas  d'avoir  voulu 
m'assassiner? 

—  Moi? Dieu  m'en  garde!  Comment  un  pauvre 
petit  vieux  contrefait  comme  je  le  suis,  eût- il 
pu  songer  à  se  mesurer  avec  un  gaillard  de 
votre  apparence  ? 

—  Vous  vous  êtes  pourtant  jeté  sur  moi  et 
vous  m'avez  même  terrassé  un  instant! 

—  Terrassé,  moi!  Ne  serait-ce  pas  plutôt...?  ii 
était  fort,  le  sauterne  !  Vous  vouliez  tout  casser 
chez  moi!  Mais,  puisque  nous  ne  nous  souvenons 
pas  bien  ni  l'un  ni  l'autre,  achevons  d'oublier  nos 
discordes  en  déjeunant  ensemble  de  bonne  ami- 


264     CONTES  D'UNE  GRAXD'MÈRE 

tié.  Je  suis  venu  ici  pour  vous  prier  d'accepter 
le  repas  que  vous  m'avez  forcé  d'accepter  hier. 

Je  vis  alors  que  le  gnome  était  un  aimable 
homme,  car  il  me  fit  servir  un  vrai  festin  où  je 
m'observai  sagement  à  l'endroit  des  vins  et  où 
il  ne  fut  plus  question  d'huîtres  que  pour  les 
déguster.  Je  repartais  à  midi,  il  m'accompagna 
jusqu'au  chemin  de  fer  en  me  laissant  sa  carte  : 
il  s'appelait  tout  bonnement  M.  Gaume. 


LA  FÉE  AUX  GROS  YEUX 


Elsie  avait  une  gouvernante  irlandaise  fort  sin- 
gulière. C'était  la  meilleure  personne  qui  fût  au 
monde,  mais  quelques  animaux  lui  étaient  anti- 
pathiques à  ce  point  qu'elle  entrait  dans  de 
véritables  fureurs  contre  eux.  Si  une  chauve- 
souris  pénétrait  le  soir  dans  l'appartement,  elle 
faisait  des  cris  ridicules  et  s'indignait  contre  les 
personnes  qui  ne  couraient  pas  sus  à  la  pauvre 
bête.  Comme  beaucoup  de  gens  éprouvent  de  la 
répugnance  pour  les  chauves-souris ,  on  n'eût 
pas  fait  grande  attention  à  la  sienne,  si  elle  ne 
se  fût  étendue  à  de  charmants  oiseaux,  les  fau- 
vettes, les  rouges-gorges,  les  hirondelles  et  autres 


266  CONTES  D'UNE  GRAXD  MÈRE 

insectivores,  sans  en  excepter  les  rossignols, 
qu'elle  traitait  de  cruelles  bêtes.  Elle  s'appelait 
miss  Barbara  ***,  mais  on  lui  avait  donné  le 
surnom  de  fée  aux  gros  yeux;  fée,  parce  qu'elle 
était  très-savante  et  très-mystérieuse  ;  aux  gros 
yeux,  parce  qu'elle  avait  d'énormes  yeux  clairs 
saillants  et  bombés,  que  la  malicieuse  1 
comparait  à  des  bouchons  de  carafe. 

Elsie  ne  détestait  pourtant  pas  sa  gouvernante, 
qui  était  pour  elle  l'indulgence  et  la  patience 
mêmes  :  seulement,  elle  s'amusait  de  ses  bizar- 
reries et  surtout  de  sa  prétention  à  voir  mieux 
que  les  autres,  bien  qu'elle  eût  pu  gagner  le 
grand  prix  de  myopie  au  concours  de  la  con- 
scription. Elle  ne  se  doutait  pas  de  la  présence 
des  objets,  à  moins  qu'elle  ne  les  touchât  avec 
son  nez,  qui  par  malheur  était  des  plus  courts. 

Ln  jour  qu'elle  avait  donné  du  front  dans 
une  porte  à  demi  ouverte,  la  mère  d'EIsie  lui 
avait  dit  : 

—  Vraiment,  à  quelque  jour,  vous  vous  ferez 
grand  mal!  Je  vous  a$s!iiv,  ma  chère  Barbara, 
que  vous  devriez  porter  des  lunettes. 


LA    F£E   AUX   GROS   YEUX  267 

Barbara  lui  avait  répondu  avec  vivacité  : 

—  Des  lunettes,  moi?  Jamais!  je  craindrais 
de  me  gâter  la  vue  ! 

Et,  comme  on  essayait  de  lui  faire  comprendre 
que  sa  vue  ne  pouvait  pas  devenir  plus  mauvaise, 
elle  avait  répliqué,  sur  un  ton  de  conviction 
triomphante,  qu'elle  ne  changerait  avec  qui  que 
ce  soit  les  trésors  de  sa  vision.  Elle  voyait  les 
plus  petits  objets  comme  les  autres  avec  les 
loupes  les  plus  fortes;  ses  yeux  étaient  deux 
lentilles  de  microscope  qui  lui  révélaient  à 
chaque  instant  des  merveilles  inappréciables  aux 
autres.  Le  fait  est  qu'elle  comptait  Jes  fils  de  la 
plus  fine  batiste  et  les  mailles  des  tissus  les 
plus  déliés,  là  où  Elsie,  qui  avait  ce  qu'on  appelle 
de  bons  yeux,  ne  voyait  absolument  rien. 

Longtemps  on  l'avait  surnommée  miss  Frog 
(grenouille),  et  puis  on  l'appela  miss  Maybug 
(hanneton),  parce  qu'elle  se  cognait  partout; 
enfin,  le  nom  de  fée  aux  gros  yeux  prévalut, 
p-ïrce  qu'elle  était  trop  instruite  et  trop  intelli- 
gente pour  être  comparée  à  une  bete,  et  aussi 
parce  que  tout  le  monde,  en  voyant  les  décou- 


268     CONTES  D'UNE  GRAND'MÊRE 

pures  et  les  broderies  merveilleuses  qu'elle  savait 
faire,  disait  : 

—  C'est  une  véritable  fée! 

Barbara  ne  semblait  pas  indifférente  à  ce 
compliment,  et  elle  avait  coutume  de  répondre  : 

—  Qui  sait?  Peut-être!  peut-être! 

Un  jour,  Elsie  lui  demanda  si  elle  disait  sérieu- 
sement une  pareille  chose,  et  miss  Barbara 
répéta  d'un  air  malin  : 

—  Peut-être,  ma  chère  enfant,  peut-être! 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  exciter  la 
curiosité  d'Elsie;  elle  ne  croyait  plus  aux  tées, 
car  elle  était  déjà  grandelette,  elle  avait  bien 
douze  ans.  Mais  elle  regrettait  fort  de  n'y  plus 
croire,  et  il  n'eût  pas  fallu  la  prier  beaucoup 
pour  qu'elle  y  crût  encore. 

Le  fait  est  que  miss  Barbara  avait  d'étranges 
habitudes.  Elle  ne  mangeait  presque  rien  et  ne 
dormait  presque  pas.  On  n'était  même  pas  bien 
certain  qu'elle  dormît,  car  on  n'avait  jamais  vu 
son  lit  défait.  Elle  disait  qu'elle  le  refaisait  elle- 
même  chaque  jour,  de  grand  matin,  en  s'éveil- 
lant,  parce  qu'elle  ne  pouvait  dormir  que  dans 


LA  FEE  AUX   GROS  YEUX  B89 

un  lit  dressé  à  sa  guise.  Le  soir,  aussitôt  qu'Elsie 
quittait  le  salon  en  compagnie  de  sa  bonne  qui 
couchait  auprès  d'elle,  miss  Barbara  se  retirait  avec 
empressement  dans  le  pavillon  qu'elle  avait  choisi 
et  demandé  pour  logement,  et  on  assurait  qu  on 
y  voyait  de  la  lumière  jusqu'au  jour.  On  préten- 
dait même  que,  la  nuit,  elle  se  promenait  avec 
une  petite  lanterne  en  parlant  tout  haut  avec 
des  êtres  invisibles. 

La  bonne  d'Elsie  en  disait  tant,  qu'un  beau 
soir,  Elsie  éprouva  un  irrésistible  désir  de  savoir 
ce  qui  se  passait  chez  sa  gouvernante  et  de  sur- 
prendre les  mystères  du  pavillon. 

Mais  comment  oser  aller  la  nuit  dans  un 
pareil  endroit?  Il  fallait  faire  au  moins  deux, 
cents  pas  à  travers  un  massif  de  lilas  que  cou- 
vrait un  grand  cèdre,  suivre  sous  ce  double 
ombrage  une  allée  étroite,  sinueuse  et  toute  noire! 

—  Jamais,  pensa  Elsie,  je  n'aurai  ce  courage-là. 

Les  sots  propos  des  bonnes  l'avaient  rendue 
peureuse.  Aussi  ne  s'y  hasarda-t-elte  pas  Mais  elle 
se  risqua  pourtant  le  lendemain  à  questionner 
Barbara  sur  l'emploi  de  ses  longues  veillées. 


27Ô     CONTES  D'UNE  GRANDMÈRE 

—  Je  m'occupe,  répondit  tranquillement  la  fée 
aux  gros  y^jux.  Ma  journée  entière  vous  est  con- 
sacrée; le  soir  m'appartient.  Je  l'emploie  à  tra- 
vailler pour  mon  compte. 

—  Vous  ne  savez  donc  pas  tout,  que  vous 
étudiez  toujours? 

—  Plus  on  étudie,  mieux  on  voit   qu'on    n 
sait  rien  encore. 

—  Mais  qu'est-ce  que  vous  étudiez  donc  tant? 
Le  latin  c:  le  grec  ? 

—  Je  sais  le  grec  et  le  latin.  C'est  autre  chose 
qui  m'occupe. 

—  Quoi  donc?  Vous   ne  voulez  pas  le  dire? 

—  Je  regarde  ce  que  moi  seule  je  peux 
voir. 

—  Vous  voyez  quoi  ? 

—  Permettez-moi  de  ne  pas  vous  le  dire;  vous 
voudriez  le  voir  aussi,  et  vous  ne  pourriez  pas 
ou  vous  le  verriez  mal,  ce  qui  serait  un  chagrin 
pour  vous. 

—  C'est  donc  bien  beau,  ce  que  \ 

—  Plus  beau  que  tout  ce  que  vous  avez  vu 
et  verrez  jamais  de  beau  dans  vos  rêves. 


LA  FÉE  AUX  GROS  YEUX  27i 

—  Ma  chère  miss  Barbara,  faites-le-moi  voir, 
je  vous  en  supplie! 

—  Non,  mon  enfant,  jamais!  Cela  ne  dépend 
pas  de  moi. 

—  Eh  bien,  je  le  verrai  !  s'écria  Elsie  dépitée 
J'irai  la  nuit  chez  vous,  et  tous  ne  me  mettrez 
pas  dehors. 

—  Je  ne  crains  pas  votre  visite.  Vous  n'ose- 
riez jamais  venir! 

—  Il  faut  donc  du  courage  pour  assister  à  vos 
sabbats  ? 

—  Il  faut  de  la  patience  et  vous  en  manquez 
absolument. 

Elsie  prit  de  l'humeur  et  parla  d'autre  chose. 
Puis  elle  revint  à  la  charge  et  tourmenta  si  bien 
la  fée,  que  celle-ci  promit  de  la  conduire  le  soir 
à  son  pavillon,  mais  'en  l'avertissant  qu'elle  ne 
verrait  rien  ou  ne  comprendrait  rien  à  ce  qu'elle 
verrait. 

Voir!  voir  quelque  chose  de  nouveau,  d'in- 
connu, quelle  soif,  quelle  émotion  pour  une  petite 
fille  curieuse  !  Elsie  n'eut  pas  d'appétit  à  dîner, 
elle  bondissait   involontairement  sur  sa  chaise, 


272  CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

elle  comptait  les  heures,  les  minutes.  Enfin, 
après  les  occupations  de  la  soirée,  elle  obtint  de 
sa  mère  la  permission  de  se  rendre  au  pavillon 
avec  sa  gouvernante. 

A  peine  étaient-elles  dans  le  jardin  qu'elles 
firent  une  rencontre  dont  miss  Barbara  parut 
fort  émue.  C'était  pourtant  un  homme  d'appa- 
rence très-inoffensive  que  M.  Bat,  le  précepteur 
des  frères  d'Elsie.  Il  n'était  pas  beau  :  maigre, 
très-brun,  les  oreilles  et  le  nez  pointus,  et  tou- 
jours vêtu  de  noir  de  la  tête  aux  pieds,  avec 
des  habits  à  longues  basques,  très-pointues  aussi. 
Il  était  timide,  craintif  même;  hors  de  ses  leçons, 
il  disparaissait  comme  s'il  eût  éprouvé  le  besoin 
de  se  cacher.  Il  ne  parlait  jamais  à  table,  et  le 
soir,  en  attendant  l'heure  de  présider  au  coucher 
de  ses  élèves,  il  se  promenait  en  rond  sur  la 
terrasse  du  jardin,  ce  qui  ne  faisait  de  mal  à 
personne,  mais  paraissait  être  l'indice  d'une  tête 
sans  réflexion  livrée  à  une  oisiveté  stupide.  Miss 
Barbara  ifen  jugeait  pas  ainsi.  Elle  mît  M.  Bat 
en  horreur,  d'abord  à  cause  de  son  nom  qui 
signifie  chauve-souris  en  anglais.  Elle  prétendait 


LÀ  FEE   AUX   GROS   YEUX  273 

que,  quand  on  a  le  malheur  de  porter  un  pareil 
nom ,  il  faut  s'expatrier  afin  de  pouvoir  s'en 
attribuer  un  autre  en  pays  étranger.  Et  puis 
elle  avait  toute  sorte  de  préventions  contre  lui, 
elle  lui  en  voulait  d'être  de  bon  appétit,  elle  le 
croyait  vorace  et  cruel.  Elle  assurait  que  ses 
bizarres  promenades  en  rond  dénotaient  les  plus 
funestes  inclinations  et  cachaient  les  plus  sinis- 
tres desseins. 

Aussi,  lorsqu'elle  le  vit  sur  la  terrasse,  elle 
frissonna.  Elsie  sentit  trembler  son  bras  auquel 
le  sien  s'était  accroché.  Qu'y  avait-il  de  surpre- 
nant à  ce  que  M.  Bat,  qui  aimait  le  grand  air, 
fût  dehors  jusqu'au  moment  de  la  retraite  de  ses 
élèves,  qui  se  couchaient  plus  tard  qu'Elsie,  la 
plus  jeune  des  trois?  Miss  Barbara  n'en  fut  pas 
moins  scandalisée,  et,  en  passant  près  de  lui, 
elle  ne  put  se  retenir  de  lui  dire  d'un  ton  sec  : 

—  Est-ce  que  vous  comptez  rester  là  toute  la 

uit? 

M.  Bat  fît  un  mouvement  pour  s'enfuir  ;  mais, 
craignant  d'être  impoli,  il  s'efforça  pour  répon- 
dre et  répondit  sous  forme  de  question  : 


274  CONTES  D'UNE  GRAND  MÈRE 

—  Est-ce  que  ma  pré.-.ence  gêne  quelqu'un, 
et  désire-t-on  que  je  rentre? 

— Je  n'ai  pas  d'ordres  à  vous  donner,  reprit  Bar- 
bara avec  aigreur,  mais  il  m'est  permis  de  c 
que  vous  seriez  mieux  au  parloir  avec  la  famille. 

—  Je  suis  mal  au  parloir,  répondit   mod 
ment  le  précepteur,  mes  pauvres  yeux  y  souf- 
frent cruellement  de   la   chaleur  et  de  la  vive 
clarté  des  lampes. 

—  Ah!  vos  yeux   crai£..ient  la  lumière?  J'en 
yàie!  Il  vous  faut  tout  au  plus  le  crépus- 
cule? Vous  voudriez  pouvoir  voler  en  rond  toute 
la  nuit? 

—  Naturellement!  répondit  le  précepteur  en 
a'effûiçant  de  rire  pour  paraître  aimable  :  ne 
suis-je  pas  une  bat? 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi  se  vanter  !  s'écria 
Barbara  en  frémissant  de  colère. 

Et  elle  entraîna  Elsie  interdite,  dans  l'on, 
épaisse  de  la  petite  allée. 

—  Ses  yeux,  ses  pauvres  yeux  1  îepétait  Bar- 
bara en   haussant   convulsivement   les 

aûs  que  je  te  plaigne,  animal  féroce! 


LA    FÉE   AUX   GROS    YEUX  275 

—  Vous  êtes  bien  dure  pour  ce  pauvre  homme, 
dit  Elsie.  Il  a  vraiment  la  vue  sensible  au  point 
de  ne  plus  voir  du  tout  aux  lumières. 

—  Sans  doute,  sans  doute!  Mais  comme  il 
prend  sa  revanche  dans  l'obscurité!  C'est  un 
nyctalope  et,  qui  plus  est,  un  presbyte. 

Elsie  ne  comprit  pas  ces  épithètes,  qu'elle  crut 
déshonorantes  et  dont  elle  n'osa  pas  demai 
l'explication.  Elle  était  encore  dans  l'ombre  de 
l'allée  qui  ne  lui  plaisait  nullement  et  voyait 
enfin  s'ouvrir  devant  elle  le  sombre  berceau  au 
fond  duquel  apparaissait  le  pavillon  blanchi  par 
un  clair  regard  de  la  lune  à  son  lever,  lorsqu'elle 
recula  en  forçant  miss  Barbara  à  reculer  aussi. 

—  Qu'y  a-t-il?  dit  la  dame  aux  gros  yeux,  qui 
ne  voyait  rien  du  tout. 

—  Il  y  a...  il  n'y  a  rien,  répondit  Elsie  embar- 
rassée. Je  voyais  un  homme  noir  devant  nous, 
et,  à  présent,  je  distingue  M.  Bat  qui  passe 
devant  la  porte  du  pavillon.  C'est  lui  qui  se 
promène  dans  votre  parterre. 

—  Ah!  s'écria  miss  Barbara  indignée,  je 
devais  m'y  attendre.  Il  me  poursuit,  il  m'épie, 


276      CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

il  prétend  dévaster  mon  ciel!  Mais  ne  craignez 
rienj  chère  Elsie,  je  vais  le  traiter  comme  il  le 
mérite. 
Elle  s'élança  en  avant. 

—  Ah  çà!  monsieur,  dit-elle  en  s' adressant  à 
un  gros  arbre  sur  lequel  la  lune  projetait  l'om- 
bre des  objets,  quand  cessera  la  persécution  dont 
vous  m'obsédez? 

Elle  allait  faire  un  beau  discours,  lorsque  Elsie 
l'interrompit  en  l'entraînant  vers  la  porte  du 
pavillon  et  en  lui  disant  : 

—  Chère  miss  Barbara,  vous  vous  trompez, 
vous  croyez  parler  à  M.  Bat  et  vous  parlez  à 
votre  ombre.  M.  Bat  est  déjà  loin,  je  ne  le  vois 
plus  et  je  ne  pense  pas  qu'il  ait  eu  l'idée  de  nous 
suivre. 

—  Je  pense  le  contraire,  moi,  répondit  la 
gouvernante.  Comment  vous  expliquez-vous  qu'il 
soit  arrivé  ici  avant  nous,  puisque  nous  l'avions 
laissé  derrière  et  ne  l'avons  ni  vu  ni  entendu 
passer  à  nos  côtés? 

—  Il  aura  marché  à  travers  les  plates-bandes, 
reprit  Elsie;  c'est  le  plus  court  chemin  et  c'est 


LA   FÉE   AUX   GROS    YEÛI  277 

i*5iui  que  je  prends  souvent  quand  le  jardinier 
ne  me  regarde  pas. 

—  Non,  non  !  dit  miss  Barbara  avec  angoisse, 
il  a  pris  par-dessus  les  arbres.  Tenez,  vous  qui 
voyez  loin,  regardez  au-dessus  de  votre  tête  !  Je 
parie  qu'il  rôde  devant  mes  fenêtres  ! 

Elsie  regarda  et  ne  vit  rien  que  le  ciel,  mais, 
au  bout  d'un  instant,  elle  vit  l'ombre  mouvante 
d'une  énorme  chauve-souris  passer  et  repasser 
sur  les  murs  du  pavillon.  Elle  n'en  voulut  rien 
dire  à  miss  Barbara,  dont  les  manies  l'impatien- 
taient en  retardant  la  satisfaction  de  sa  curiosité. 
Elle  la  pressa  d'entrer  chez  elle  en  lui  disant 
qu'il  n'y  avait  ni  chauve-souris  ni  précepteur 
pour  les  épier. 

—  D'ailleurs,  ajouta-t-elle,  en  entrant  dans  le 
petit  parloir  du  rez-de-chaussée,  si  vous  êtes 
inquiète,  nous  pourrons  fort  bien  fermer  la 
fenêtre  et  les  rideaux. 

—  Voilà  qui  est  impossible!  répondit  Barbara. 
Je  donne  un  bal  et  c'est  par  la  fenêtre  que  mes 
invités  do /vent  se  présenter  chez  moi. 

—  Un  bal!  s'écria  Elsie  stupéfaite,  un  bal  dans 

16 


278  CONTES  D'UNE  GRAND' MÈRE 

ce  petit  appartement?  des  invités  qui  doivent 
entrer  par  la  fenêtre  ?  Vous  vous  moquez  de  moi, 
miss  Barbara. 

—  Je  dis  un  bal,  un  grand  bal,  répondit  Bar- 
bara en  allumant  une  'ampe  qu'elle  posa  sur  le 
bord  de  la  fenêtre;  des  toilettes  magnifiques,  un 
luxe  inouï! 

—  Si  cela  est,  dit  Elsie  ébranlée  par  l'assu- 
rance de  sa  gouvernante,  je  ne  puis  rester  ici 
dans  le  pauvre  costume  où  je  suis.  Vous  eussiez 
dû  m'avertir,  j'aurais  mis  ma  robe  rose  et  mon 
collier  de  perles. 

—  Oh!  ma  chère,  répondit  Barbara  en  pla- 
çant une  corbeille  de  fleurs  à  côté  de  la  lampe, 
vous  auriez  beau  vous  couvrir  d'or  et  de  pier- 
reries, vous  ne  feriez  pas  le  moindre  effet  à  côté 
de  mes  invités. 

Elsie  un  peu  mortifiée  garda  le  silence  et  at- 
tendit. Miss  Barbara  mit  de  l'eau  et  du  miel  dans 
une  soucoupe  en  disant  : 

—  Je  prépare  les  rafraîchissements 
Puis,  tout  à  coup,  elle  s'écria  : 

—  En    voici  un!  c'est  la  princesse  nepticula 


LA  FÉE  AUX  GROS   ÏEUX  279 

marginicollella  avec  sa  tunique  de  velours  noir 
traversée  d'une  large  bande  d'or.  Sa  robe  est 
en  dentelle  noire  avec  une  lorgue  frange.  Pré- 
sentons-lui une  feuille  d'orme,  c'est  le  palais  de 
ses  ancêtres  où  elle  a  vu  le  jour.  Attendez! 
Donnez-moi  cette  feuille  de  pommier  pour  sa 
cousine  germaine,  la  belle  malella,  dont  la 
vobe  noire  a  des  lames  d'argent  et  dont  la  jupe 
frangée  est  d'un  blanc  nacré.  Donnez-moi  du 
genêt  en  fleurs,  pour  réjouir  les  yeux  de  ma  chère 
cemiostoma  spartifoliella,  qui  approche  avec  sa 
toilette  blanche  à  ornements  noir  et  or.  Voici 
des  roses  pour  vous,  marquise  nepticula  cent  if o- 
liella.  Regardez,  chère  Elsieî  admirez  cette  tu- 
nique grenat  bordée  d'argent.  Et  ces  deux  illus- 
tres lavernides  :  linneella,  qui  porte  sur  sa  robe 
une  écharpe  orange  brodée  d'or,  tandis  que 
schranckella  a  l'écharpe  orange  lamée  d'argent. 
Quel  goût,  quelle  harmonie  dans  ces  couleurs 
voyantes  adoucies  par  le  velouté  des  étoffes,  la 
transparence  des  franges  soyeuses  et  l'heureuse 
répartition  des  quantités  !  L'adélide  panzerdla 
est  toute  en  drap  d'or  bordé  de  noir,  sa  jupe 


280  CONTES  D'UNE  GRAND  MÈRE 

est  lilas  à  frange  d'or.  Enfin,  la  pyrale  rosella, 
que  voici  et  qui  est  une  des  plus  simples,  a  la 
robe  de  dessus  d'un  rose  vif  teintée  de  blanc  sur 
les  bords.  Quel  heureux  effet  produit  sa  robe  de 
dessous  d'un  brun  clair  !  Elle  n'a  qu'un  défaut, 
c'est  d'être  un  peu  grande  ;  mais  voici  venir  une 
troupe  de  véritables  mignonnes  exquises.  Ce 
sont  des  tinéines  vêtues  de  brun  et  semées  de 
diamants,  d'autres  blanches  avec  des  perles  sur 
de  la  gaze.  Dispmictella  a  dix  gouttes  d'or  sur 
sa  robe  d'argent.  Voici  de  très-grands  personnages 
d'une  taille  relativement  imposante  :  c'est  la  fa- 
mille des  adélides  avec  leurs  antennes  vingt  fois 
plus  longues  que  leur  corps,  et  leur  vêtement 
d'or  vert  à  reflets  rouges  ou  violets  qui  rappellent 
la  parure  des  plus  beaux  colibris.  Et,  à  présent, 
voyez!  voyez  la  foule  qui  se  presse!  il  en  viendra 
encore,  et  toujours  !  et  vous,  vous  ne  saurez  la- 
quelle de  ces  reines  du  soir  admirer  le  plus  pour 
la  splendeur  de  son  costume  et  le  goût  exquis 
de  sa  toilette.  Les  moindres  détails  du  corsage, 
des  antennes  et  des  pattes  sont  d'une  délicatesse 
inouïe  et  je  ne  pense  pas  que  vous  ayez  jamais 


LA  FÉE  AUX  GROS  YEUX  281 

vu  nulle  part  de  créatures  aussi  parfaites.  A  pré- 
sent, remarquez  la  grâce  de  leurs  mouvements, 
la  folle  et  charmante  précipitation  de  leur  vol, 
la  souplesse  de  leurs  antennes  qui  est  un  lan- 
gage, la  gentillesse  de  leurs  attitudes.  N'est-ce 
pas,  Elsie,  que  c'est  là  une  fête  inénarrable, 
et  que  toutes  les  autres  créatures  sont  laides, 
monstrueuses  et  méchantes  en  comparaison  de 
celles-ci? 

—  Je  dirai  tout  ce  que  vous  voudrez  pour  vous 
faire  plaisir,  répondit  Elsie  désappointée,  mais 
la  vérité  est  que  je  ne  vois  rien  ou  presque  rien 
de  ce  que  vous  me  décrivez  avec  tant  d'enthou- 
siasme. J'aperçois  bien  autour  de  ces  fleurs  et 
de  cette  lampe,  des  vols  de  petits  papillons  mi- 
croscopiques, mais  je  distingue  à  peine  des  points 
brillants  et  des  points  noirs,  et  je  crains  que 
vous  ne  puisiez  dans  votre  imagination  les  splen- 
deurs dont  il  vous  plaît  de  les  revêtir. 

—  Elle  ne  voit  pas  !  elle  ne  distingue  pas  ! 
s'écria  douloureusement  la  fée  aux  gros  yeux. 
Pauvre  petite!  j'en  étais  sûre!  Je  vous  l'avais 
bien  dit,  que  votre  infirmité  vous  prkerait  des 

16. 


282  CONTES  D'UNE  GRAN'DMERE 

joies  que  je  savoure!  Heureusement,  j'ai  su  com- 
patir à  la  débilité  de  vos  organes  ;  voici  un  in- 
strument dont  je  ne  me  sers  jamais,  moi,  et  que 
j'ai  emprunté  pour  vous  à  vos  parents.  Prenez 
et  regardez. 

Elle  offrait  à  Elsie  une  forte  loupe,  dont,  faute 
d'habitude,  Elsie  eut  quelque  peine  à  se  servir. 
Enfin,  elle  réussit,  après  une  certaine  fatigue,  à 
distinguer  la  réelle  et  surprenante  beauté  d'un 
de  ces  petits  êtres;  elle  en  fixa  un  autre  et  vit 
que  miss  Barbara  ne  Pavait  pas  trompée:  l'or, 
la  pourpre,  l'améthyste,  le  grenat,  l'orange,  les 
perles  et  les  roses  se  condensaient  en  ornements 
symétriques  sur  les  manteaux  et  les  robes  de  ces 
imperceptibles  personnages.  Elsie  demandait  naï- 
vement pourquoi  tant  de  richesse  et  de  beauté 
étaient  prodiguées  à  des  êtres  qui  vivent  tout 
au  plus  quelques  jours  et  qui  volent  la  nuit, 
à  peine  saisissables  au  regard  de  l'homme. 

—  Ah  !  voilà  !  répondit  en  riant  la  fée  aux  gros 
yeux  Toujours  la  même  question!  Ma  pauvre 
Elsie,  les  grandes  personnes  la  font  aui>si,  c'est- 
à-dire  qu'elles  n'ont,  pas   plus  que   les    enfants, 


LÀ   FÉE  AUX   GROS  YEUX  283 

l'idée  saine  des  lois  de  l'univers.  Elles  croient 
que  tout  a  été  créé  pour  l'homme  et  que  ce  qu'il 
ne  voit  pas  ou  ne  comprend  pas,  ne  devrait  pas 
exister.  Mais  moi,  la  fée  aux  gros  yeux,  comme 
on  m'appelle,  je  sais  que  ce  qui  est  simplement 
beau  est  aussi  important  que  ce  que  l'homme 
utilise,  et  je  me  réjouis  quand  je  contemple  des 
choses  ou  des  êtres  merveilleux  dont  personne 
ne  songe  à  tirer  parti  Mes  chers  petits  papillons 
sont  répandus  par  milliers  de  milliards  sur  la 
terre,  ils  vivent  modestement  en  famille  sur  une 
petite  feuille,  et  personne  n'a  encore  eu  l'idée  de 
les  tourmenter. 

—  Fort  bien,  dit  Elsie,  mais  les  oiseaux,  les 
fauvettes,  les  rossignols  s'en  nourrissent,  sans 
compter  les  chauves-souris! 

—  Les  chauves-souris!  Ah!  vous  m'y  faites 
songer  !  La  lumière  qui  attire  mes  pauvres  petits 
amis  et  qui  me  permet  de  les  contempler,  attire 
aussi  ces  horribles  bêtes  qui  rôdent  des  nuits  en- 
tières, la  gueule  ouverte,  avalant  tout  ce  qu'elles 
rencontrent.  Allons,  le  bal  est  fini,  éteignons 
cette  lampe.  Je  vais  allumer   ma  lanterne,  car 


284  CONTES  D'UNE  GRAND'MERE 

la  lune  est  couchée,  et  je  vais  vous  reconduire 
au  château. 

Comme  elles  descendaient  les  marches  du  pe- 
tit perron  du  pavillon  : 

—  Je  vous  l'avais  bien  dit,  Elsie,  ajouta  miss 
Barbara,  vous  avez  été  déçue  dans  votre  attente, 
vous  n'avez  vu  qu'imparfaitement  mes  petites 
fées  de  la  nuit  et  leur  danse  fantastique  autour 
de  mes  fleurs.  Avec  une  loupe,  on  ne  voit  qu'un 
objet  à  la  fois,  et,  quand  cet  objet  est  un  être 
vivant,  on  ne  le  voit  qu'au  repos.  Moi,  je  vois 
tout  mon  cher  petit  monde  à  la  fois,  ie  ne 
perds  rien  de  ses  allures  et  de  ses  fantaisies.  Je 
vous  en  ai  montré  fort  peu  aujourd'hui.  La 
soirée  était  trop  fraîche  et  le  vent  ne  donnait 
pas  du  bon  côté.  C'est  dans  les  nuits  d'orage 
que  j'en  vois  des  milliers  se  réfugier  chez  moi, 
ou  que  je  les  surprends  dans  leurs  abris  de  feuil- 
lage et  de  fleurs.  Je  vous  en  ai  nommé  quel- 
ques-uns, mais  il  y  en  a  une  multitude  d'autres 
qui,  selon  la  saison,  éclosent  à  une  courte  exis- 
tence d'ivresse,  de  parure  et  de  fêtes.  On  ne 
les  connaît  pas  tous,  bien  que  certaines  person- 


LA  FEE  AUX  GROS   YEUX  285 

nés  savantes  et  patientes  les  étudien*  jvec  soin 
et  que  l'on  ait  publié  de  gros  livres  où  ils  sont 
admirablement  représentés  avec  un  fort  grossis- 
sement pour  les  yeux  faibles  ;  mais  ces  livres  ne 
suffisent  pas,  et  chaque  personne  bien  douée  et 
bien  intentionnée  peut  grossir  le  catalogue  acquis 
à  la  science  par  des  découvertes  et  des  observa- 
tions nouvelles.  Pour  ma  part,  j'en  ai  trouvé 
un  grand  nombre  qui  n'ont  encore  ni  leurs 
noms  ni  leurs  portraits  publiés,  et  je  m'ingénie 
à  réparer  à  leur  profit  l'ingratitude  ou  le  dédain 
de  la  science.  Il  est  vrai  qu'ils  sont  si  petits, 
si  petits;  que  peu  de  personnes  daigneront  les 
observer. 

—  Est-ce  qu'il  y  en  a  de  plus  petits  que 
ceux  que  vous  m'avez  montrés?  dit  Elsie,  qui 
voyant  miss  Barbara  arrêtée  sur  le  perron,  s'était 
appuyée  sur  la  rampe. 

Elsie  avait  veillé  plus  tard  que  de  coutume, 
elle  n'avait  pas  eu  toute  la  surprise  et  tout  le 
plaisir  qu'elle  se  promettait  et  le  sommeil  com- 
mençait à  la  gagner. 

—  Il  y  a  de*  êtres  infiniment  petits,  dont  on 


286  CONTES  D'UNE   GRANDMERE 

ne  devrait  pas  parler  sans  respect,  répliqua  miss 
Barbara,  qui  ne  faisait  pas  attention  à  la  fatigue 
de  son  élève.  11  y  en  a  qui  échappent  au  regard 
de  l'homme  et  aux  plus  forts  grossissements  des 
instruments.  Du  moins  je  le  présume  et  je  le 
crois,  moi  qui  en  vois  plus  que  la  plupart  des 
gens  n'en  peuvent  voir.  Qui  peut  dire  à  quelles 
dimensions,  apparentes  pour  nous,  s'arrête  la  vie 
Jui  nous  prouve  que  les  puces  n'ont 
pas  des  puces,  lesquelles  nourrissent  à  leur 
tour  des  puces  qui  en  nourrissent  d'autres,  et  ainsi 
jusqu'à  l'infini?  Quant  aux  papillons,  puisque  les 
plus  petits  que  nous  puissions  apercevoir  sont 
in:  ntestablement  plus  beaux  que  les  gros,  il 
n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'il  n'en  existe  pas 
une  foule  d'autres  encore  plus  beaux  et  plus 
p  ils  dont  les  savants  ne  soupçonneront  jamais 
l'existence. 

Miss  h  dbara  en  était  là  de  sa  démonstration, 
sans  *e  douter  qu'Elsie,  qui  s'était  laissée  glisser 
sur  les  marches  du  perron,  dormait  i&  tout  son 
cœur,  lorsqu'un  choc  inattendu  enleva  brusque- 
ment la  petite  lanterne  des  mains  de  la  gouver- 


LÀ  FËE  AUX   GROS   YEUX  287 

nante  et  H  tomber  cet  objet   sur  les  genoux 
d'Elsie  réveillée  en  sursaut. 

—  Une  chauve-souris!  une  chauve-souris! 
s'écria  Barbara  éperdue  en  cherchant  à  ramasser 
la  lanterne  éteinte  et  brisée. 

Elsie  s'était  vivement  levée  sans  savoir  où  elle 
était. 

—  Là!  là!  criait  Barbara,  sur  votre  jupe, 
rhorrible  bête  est  tombée  aussi,  je  l'ai  vue  tom- 
ber, elle  est  sur  vous! 

Elsie  n'avait  pas  peur  des  chauves-souris,  mais 
elle  savait  que,  si  un  choc  léger  les  étourdit, 
elles  ont  de  bonnes  petites  dents  pour  mordre, 
quand  on  veut  les  prendre,  et,  avisant  un  point 
noir  sur  sa  robe,  elle  le  saisit  dans  son  mou- 
choir en  disant  : 

—  Je  la  tiens,  tranquillisez-vous,  miss  Barbara, 
je  la  tiens  bien  ! 

—  Tuez-la,  étouffez-la,  Elsie I  Serrez  bien 
fort,  étouffez  ce  mauvais  génie,  cet  affreux  pré- 
cepteur qui  me  persécute! 

Elsie  ne  comprenait  plus  rien  à  la  folie  de  sa 
gouvernante;  elle  n'aiuiait  pas  à  tuer  et  trouvait 


28-  CONTES  D'UNE  GRANDMÈRK 

les  chauves-souris  fort  utiles,  vu  qu'elles  détrui- 
sent une  multitude  de  cousins  et  d'insectes  nui- 
sibles. Elle  secoua  son  mouchoir  instinctivement 
pour  faire  échapper  le  pauvre  animal;  mais 
quelle  fut  sa  surprise,  quelle  fut  sa  frayeur  en 
voyant  M.  Bat  s'échapper  du  mouchoir  et  s'élan- 
cer sur  miss  Barbara,  comme  s'il  eût  voulu  la 
dévorer  ! 

Elsie  s'enfuit  à  travers  les  plates-bandes,  en 
proie  à  une  terreur  invincible.  Mais,  au  bout  de 
quelques  instants,  elle  fut  prise  de  remords,  se 
retourna  et  revint  sur  ses  pas  pour  porter 
secours  à  son  infortunée  gouvernante.  Miss  Bar- 
bara avait  disparu  et  la  chauve-souris  volait  en 
rond  autour  du  pavillon. 

—  Mon  Dieu!  s'écria  Elsie  désespérée,  cette 
bête  cruelle  a  avalé  ma  pauvre  fée!  Ah!  si 
j'avais  su,  je  ne  lui  aurais  pas  sauvé  la  vie! 

La  chauve-souris  disparut  et  M.  Bat  se  trouva 
devant  Elsie. 

—  Ma  chère  enfant,  lui  dit-il,  c'est  bien  et 
c'est  raisonnable  de  sauver  la  vie  à  de  pauvres 
persécutés.  Ne  vous  repentez  pas  d'une  bonne 


LA  FÉE  AUX  GROS   YEUX  289 

action,  miss  Barbara  n'a  eu  aucun  mal.  En 
l'entendant  crier,  j'étais  accouru,  vous  croyant 
l'une  et  l'autre  menacées  de  quelque  danger 
sérieux.  Votre  gouvernante  s'est  réfugiée  et 
barricadée  chez  elle  en  m' accablant  d'injures 
que  je  ne  mérite  pas.  Puisqu'elle  vous  abandonne 
à  ce  qu'elle  regarde  comme  un  grand  péril,  vou- 
lez-vous me  permettre  de  vous  reconduire  à 
votre  bonne,  et  n'aurez-vous  point  peur  de  moi? 

—  Vraiment,  je  n'ai  jamais  eu  peur  de  vous, 
monsieur  Bat,  répondit  Elsie,  vous  n'êtes  point 
méchant,  mais  vous  êtes  fort  singulier. 

—  Singulier,  moi?  Qui  peut  vous  faire  penser 
que  j'aie  une  singularité  quelconque? 

—  Mais...  je  vous  ai  tenu  dans  mon  mouchoir 
tout  à  l'heure,  monsieur  Bat,  et  permettez-moi 
de  vous  dire  que  vous  vous  exposiez  beaucoup, 
car,  si  j'avais  écouté  miss  Barbara,  c'était  fait  de 
vous  ! 

—  Chère  miss  Elsie,  repondit  le  précepteur  en 
riant,  je  comprends  maintenant  ce.  qui  s'est  pas- 
sé et  je  vous  bénis  de  m'avoir  soustrait  à  la  haine 
de  cette  pauvre  fée,  qui  n'est  pas  méchante  non 

17 


290  CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 

plus,  mais  qui  est  bien  plus  singulière  que  moP. 
Quand  Elsie  eut  bien  dormi,  elle  trouva  fort 
invraisemblable  que  M.  Bat  eût  le  pouvoir  de 
devenir  homme  ou  bête  à  volonté.  A  déjeuner,  elle 
remarqua  qu'il  avalait  avec  délices  des  tranches 
de  bœuf  saignant,  tandis  que  miss  Barbara  ne 
prenait  que  du  thé.  Elle  en  conclut  que  le  pré- 
cepteur n'était  pas  homme  à  se  régaler  de  micros, 
et  que  la  gouvernante  suivait  un  régime  propre 
à  entretenir  ses  vapeurs. 


FIN 


TABLE 


LE    CHÊNE    PARLANT -.     e     ,    ,    .  1 

le  chien  et  la  fleur  sacrée 63 

l'orgue  du  titan 143 

ce  que  disent  les  pleurs 183 

le  marteau  rouge 203 

la  fée  toussière , 223 

le  gnome  des  huitres 4   .  247 

LA    FÉE    kC\X    GROS    TKUX 265 


EMILE    COLIN    ET    C,e    —    IMPRIMERIE    DE    LAGNY    —    13675-3-06- 


ICUVRES     i.mMII.; 
DE 

GEORGE    SAND 


FORMAT   OH AND    IN-LS 


LUS  A  JOURS  RE  ,.    . 

1   vol. 

Jeanne 

AXDIUAM 

1    — 

Journal    d 

Ah  DR  K 

AXTOXIA 

1    — 
1   — 

VENDANT    LA    GUERRE 

La  Lit  a 

1     — 
1     — 

LA    T.MJLE.  .  .  . 

1    — 

Léger 

1     — 

Le  Beau  Laurerce.  .   .   . 

1    — 

Léi.i  \ 

-»    — 

Lvs  Beaux  Messieurs  de 

Lettres  n'un    Voyageur. 

1     — 

2     — 

LicriEziA-1 

Cadio 

1     — 
1     - 

NIA 

Mademoiseli  e    I. 

1     — 

ETR1CH 

1     - 

TIRIE 

1     

ITBAU  DE  P. 

1     — 

Mademoiselle    M- 

1     - 

Le  Chère  parlakt 

1     - 

1     - 

••• 

Li  s  Maii  ri 

1     — 



2    — 

Malgri  roc  i 

1     — 

iill><»LS- 

La  Mare  ai 

1     — 



o    

Le  Marquis  dk  Vili.emer. 

1     - 

L\                                                    1)  UNE 

Ma  Sii  un   Jeakn 

1     — 

î     — 

Mauprat... 

Le  Meunii  r  d  Axgiradlt. 

1     — 
1     — 

KLO 

3    - 

Monsieur   svi  \  es 

1     — 



3     — 

Most-Ke»  t  ■  .  i 

1     — 

CORRI  - 

Nanon  

1     — 



:    _ 

t.we  Flaubert.  . 

1     — 

i    — 

HE GRAND  MÈRE. 

1     — 

Nouvelles   letti 



1     — 
1     — 

LES    1  »AMES    VEiO  ;  - 

Fallu 

La  Dahiella 

2    — 

La  Pi 

i    — 

La  Derrii 

1     — 

•j   — 

Le  Dernier  Amour 

1     — 

1 .  •     l 'ICCI N I  NO    

1     — 

)    — 

1     — 

Prom                       iun  d'un 

UAMPS.  . 

1     — 



i    — 

j 

■A  HT      El       DE 
LITTF                                 

La  Famille   de   <■ 

i    - 

1     — 

Questions   i*oui 

La  Filleule 

1     — 



-j   

Flamararde. 

1     — 

MME... 

i    - 

Flavie 

1     — 

Les   s                    -    de   la 

Frakcia.. 

Frari                       mm   ... 

1     — 
1     — 

i    — 
i    — 





E 

. 

i    — 

t   N    HlTBH     1 

Ta  m  -, 

i    - 

SpiridioD  

1     — 

i    — 

I.  Homme    i 

:<    — 

Thé\                            

i   — 

i    — 

i    - 

La  Tour  di    . 

l    - 



i    — 

In i.i  \ 

i    _ 



i    — 

- 

IIK 

i    - 

i    - 

La  N  ii  i.k  n..     ■     . 

i    - 

l    - 

La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 
University  of  Ottaw 


Dote  due 


QEC 121985 


APRÎ  51987 

APR15198ft 

N0V1A1987 


8w| 


!  6AVR.  M 


a_3  90j0  3  0023^6020b 


CE  PC   240  1 

.C3  1906  V001 

CÛÛ   SANO,  GEORGE  CCNTES  D'UNE 

ACC#  122^719