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2 ^ f - ^'/o^\/h
Il Contes -î- *:- -î- -:• -i-
I ^ + Surhumains |
DU MEME AUTEUR
La Porte d'Or poèmes] ouvrage ayant obtenu le prix
Sully Prudhomme l'année de sa fondation (2« édition,
librairie OUendorff .
L'Esotérisme dans l'Art ^esthétique épuisé.
Contes Aventureux, couronnés par l'Académie fran-
çaise [librairie Guillemoto).
Florizel et Perdita, pièce lyrique en 4 actes, imitée du
Conte d'hiver de Shakespeare, musique de A. Rabuteau
imprimée hors commerce par la Ville de Paris).
POUR l'ARAITRE PROCHAINEMENT
L'Espoîr Merveilleux [poèmes).
La Possédée tragédie).
JUIL 2 41972
VICTOR ÉMILE-MICHELET
CONTES
SURHUMAINS
I-^i'oiilispicc d'Aii/^uste Rociin
NOUVELLE EDITION
— K)07 —
BIBLIOTHEQUE GENERALE D'ÉDITION
— 78, rue Taitbout —
"TTpjversitag
^ PARIS
BIBLIOTHECA
TO
1.90 7
UT INIUET
IN COMMUMUNE.M
DIVORUM POETAHUM
ET IN CATENAM
HEUMETIS FILIOKUM,
INTERCEDANT
SEPTEM
LUDOVICUS-CLAUDIL'S DE SAINT MARTIN,
EDC.ARDUS POE,
(iERARDUS DE NERVAL,
CA ROLLS BAUDELAIRE,
ELIPHAS LEVI,
AUGUSTUS VILLIERS DE L'ISLE-ADAM,
P.F.G. LACURIA,
PRO
MINORE FRATRE
VICTORE .EMILIO-MICHELET.
Tri
LAMoru EX i:iii{ia u
.1 Paul Bourf/ef
Ma chèrt', mon adorable, ma bicn-aimée
Lena, ton cœur sait absoudre toute défaillance.
Tu me pardonneras, tu m'as déjà pardonné si,
à riieure présente, j'accueille une pensée autre
que notre amour et notre mort. Que dis-je? tu
m'approuves d'écrire ces pages. Car il faut
qu'elles soient. Peut-être auront-elles la vertu
de ramener des amants dans une voie de salut
dont nous sommes cbassés, nous deux, nous
victimes d'une initiale erreur.
Lena, tu les liras, ces pages. Elles n'auront
pour toi nulle révélation. Car entre nous ne
8 CONTES SURHUMAINS
sourd aucun secret. Mais d'anxieux silences
s'écoulent entre nos âmes comme des fleuves
morts. Certes, pour nous entendre, les paroles
sont inutiles, autant que la parure des roses
dans tes cheveux cendrés. Pourtant comme
nous en avons souffert, de ces silences inter-
ceptant le baiser de nos pensées I
Nous avons toujours vécu, Lena et moi, oc-
cupés l'un de l'autre. Si des années ont séparé
nos corps, nos esprits jumeaux furent indis-
solublement liés du berceau à la tombe. Lena,
tu fus eng^endrée pour moi d'un baiser de la
douleur à la joie. Nos premiers regards se
sont caressés. Lena ne connut ni sa mère ni
son père, et comme elle je naquis orphelin.
Or, peu de vivants eurent une enfance aussi
heureuse.
Nos dix-huit premières années s'écoulèrent
dans la paix et la félicité. Que la terre soit
légère au doux vieillard qui nous recueillit
pour nous élever ainsi ! Nous grandîmes côte
à côte, Lena et moi, entre cet excellent homme,
Envel, et sa vieille servante Michelle. Comment
le solitaire philosophe assuma-t-il nos deux
enfances? Il garda là-dessus un silence dont
nous ne désirâmes jamais le délier. Que nous
importaient nos origines? Son cœur avait toutes
L AMOUR EN ERHEIR ».
les tendresses et son intelligence toutes les for-
ces. Il avait pt'nétré les plus mystérieux arca-
nes de la vie. Il savait 1 homme, la nature et les
dieux. Auprès de lui, auprès delabonneMichelle,
n os yeux candides ne connurent pas les larmes.
Nous vécûmes ainsi dix-huit ans sans quit-
ter notre belle vallée verte, notre terre de
joie. Notre maison dominait la petite rivière,
serpentant dans les prairies vers la mer pro-
chaine. Des futaies touffues couronnaient les
horizons circulaires des coteaux ; elle vent de la
terre et le vent de la mer. au frôler des cimes de
hêtres et de pins, renonçaient leur violence pour
descendre en douceur musicale dans notre
vallée. Le refuge était choisi pour que la na-
ture oubliât de nous blesser. Hormis trois mois
d'hiver, nous vivions sur un onduleux tapis
vert et or. De compactes floraisons se succé-
daient autour de nous. Des fleurs, partout des
fleurs jaunes, violettes et rousses. Nos yeux
s'ouvrirent à leur beauté. Peut-êtFe le reflet
constant de ces fleurs solaires se perpétue-t-i^
encore dans les prunelles de topaze de Lena.
La terre nous offrit d'abord ce qu'elle crée de
plus charmant et de plus innocent. Insensés !
plus tard nous lui avons demandé l'angoisse.
Elle ne la refuse jamais.
1.
10 CONTES SURHUMAINS
Nos âmes gcmellées s'olargissaiont là dans
la plénitude. Je ne me souviens pas qu'un dé-
sir ait jailli de l'esprit de Lena sans qu'un
identique désir ait jailli du mien. Nos paisi-
bles rêves planaient parallèles. Nous ne soup-
çonnions pas la désharmonie, entre nous ni
dans le monde. Et quand, le soir, après l'ai-
mable journée de jeux dans les prairies, la
barbe blanche d'Envel se penchait vers nos
fronts, le tendre sourire du vieillard écartait
de nos poitrines les maléfices de la nuit.
Sa voix, si limpidement sonore que sans
doute elle n'eut jamais le pouvoir de blesser,
nous révélait l'allégorie de la vie. Il nous par-
lait de la nature et des dieux, rarement des
hommes. Leur histoire, les annales de leurs
désirs, de leurs souffrances, de leurs luttes et
de leurs crimes, il ne jugea pas bon de nous
en préoccuper. Mais sa parole nous enseigna
l'essentielle réalité, nous évoqua les esprits des
choses dont nos yeux fidèles pénétraient la
beauté. Et notre chère vallée nous ouvrit la pers-
pective de ses plans sprirituels. Derrière l'écorce
des chênes, nous savions les vcrteshamadryades.
Sous la terre que foulaient nos pieds joyeux,
nous devinions le travail incessant des gnomes.
Quand, dans notre rivière, Lena et moi, nous
LAMUllt KN KRHKIH 11
nag^ions de conserve, nous percevions glisser
au long (le nos chairs nues et chastes, de même
que les truites «'Ifarécs, les esprits suhtilsdes
eaux, les naïades toujoursjeunes. Et l'àme des
Heurs dorées ne frémissait pas dans le silence
des soirs sans que la nôtre communiât en elle.
Les esprits des choses, les divinités secondaires
de notre vallée nous étaient familiers comme
nos chiens.
Par-delà nos horizons, plus loin que nos prai-
ries florescentes et nos forêts d'érables et de
termbles, existait-il un autre monde? Nulle cu-
riosité n'accompagnait nos suppositions; au-
cun désir ne nous tentait de connaître les villes,
de voir l'agitation de la foule humaine. Parfois
dans un canot nous descendions la rivière sau-
màtre et basse jusqu'à la mer, jusqu'à la mer
d'où nous revenions plus émus.
Ainsi l'adolescence nous couvrit de ses ailes
claires. Nos cœurs devenaient plus graves et nos
rires plus éclatants. Nous sentions la beauté s'é-
panouir en nous comme en les iris de notre
vallée, l'amour nous envelopper comme l'air
perpétuel.
Quand la douce tête de Lena, lasse, s'appe-
santissait sur mon épaule, sa chère tète, la
rose de sa pensée, somptueuse toujours de l'é-
12 CONTES SURHUMAINS
clat des roses sous Taurore, je la contemplais
sans pensée, sans désir, sans rcve, ah ! sans
nie douter qu'un jour je souffrirais, plus que
d'atroces blessures, de ses candides yeux jaunes,
habités aussi d'une égale douleur. L'ovale per-
lide de son visage se carminait légèrement
sous mes lèvres. Nos caresses pures ignoraient
encore les troubles sensuels. Nos cœurs gémi-
nés battaient selon une telle eurythmie d'amour
que les effluves de nos chairs nubiles n'enfié-
vraient pas notre sang. Oui, le bonheur aurait
pu nous accompagner jusqu'à la tombe. Notre
amour aurait eu la douceur de l'inceste. Quel-
que jour, notre étreinte se fût exaltée selon le
vœu de la terre. Et nous en serions morts
peut-être ; car les anges de la lune viennent
chercher les couples d'âmes qui se fondent en-
tièrement en une seule âme androgyne dans
une extase aus&i divine qu'eût été la nôtre.
Cependant, un soir, Envel prononça de mys-
térieuses paroles. Il nous embrassa plus ten-
drement encore que de coutume, et le lende-
main, il ne se réveilla plus. Nous versâmes nos
premières larmes. La vieille MichcUe ne tarda
pas à suivre son maître dans le cimetière fleu-
ri. Les seuls êtres qui nous aimaient s'effa-
çaient de notre horizon. Notre amour demeu-
l/ AMOUR K.N ERRKLH 13
rait une fleur solitaire. Et bien qu'Envel nous
eût accoutumés à considérer la mort comme
une modification simple de la vie, une tristesse
serpentait entre notre ingénuité.
N'accusons ni les destins ni les hommes :
Hélas ! Le péril ou le malheur viennent de nous-
mêmes.
Le soir oij nous trouvâmes dans la forêt le
vieux chemineau évanoui, le monde se révéla
sous un aspect nouveau. L'homme caduc était
tombé de lassitude, de misère et de désespé-
rance. Nous l'emportâmes en notre maison, et,
durant quinze jours, nos jeunesses veillèrent
sur sa débilité. Il nous conta, de sa parole
simple et rude, la vie de souffrance. Puis un
jour, il reprit son bâton et s'en alla, — vers
quelles routes ? Mais les clairs yeux de Lena
demeurèrent plus pensifs sous mes lèvres moins
certaines.
Oui, notre juvénile félicité ne s'épanouissait
plus selon la candeur des roses. La douleur de
la terre avait franchi le cercle de nos horizons
pour forcer la virginité de notre joie. Aucun
sentiment ne pénétrait le sein de Lena sans en-
vahir le mien ; car nous avions la même âme
14 CONTKS SlRllUMAINS
SOUS deux formes. Une ombre croissait eiitro
nos baisers, venue d'au-delà notre atmosphère ;
une ombre pesait sur la sponUincitc de nos
rêves.
La chère tète blonde de Lena se penchait sur
ma poitrine, et sa bouche adorée exprimait
notre même pensée :
— Mon aimé, nous irons vers les hommes.
La voix impérieuse de leur souiTrance nous
appelle. Elle chante à notre sohtaire bonheur
une incantation délétère, et nos oreilles l'ont
reçue comme une flèche empoisonnée. A nous,
riches de jeunesse, de beauté et d'amour, la
détresse du monde nous crie au secours. »
Et nous avons marché, dans l'enthousiasme
et le tourment, vers le monde des hommes.
Toujours, toujours, je me souviendrai de ce
matin d'été, de ce matin sombre d'été où nous
franchîmes, pour la première fois, le seuil d'une
ville. Au bord de la ville un large fleuve gisait.
Le fleuve s'écoulait vers la mer inconnue, et
nous nous en allions vers l'angoisse prochaine.
D'un ciel tourdille le soleil naissant descendait
sur les eaux lentes. Des pêcheurs mornes s'a-
bandonnaient dans des barques délabrées. Nous
traversâmes le pont par lequel arrivaient les
gens pour se disperser entre les murs malingres.
l'aMOIR KN KIIUELH 15
Au bord de l'eau s'espaçaient les tristes maisons
des prostituées. Et sur la route marchaient,
cariatides informes, les paysannes portant de
lourds paniers sur la tète. Elle passait aussi, la
belle fille avec qui lu coucheras demain, ô jeune
homme insoucieux que j'envie, mon semblable
et pourtant si diilerent! Des hommes défilaient
courbés, des rouliers menant de pauvres chevau.x
lassés. Des chiens efflanqués liraient des attelages
pesants : et des mendiants tortueux clopinaient
vers les rues. Tous ces corps étaient doulou-
reux, déformés par la vie pénible et stérile.
Toutes ces faces étaient entaillées de souffrance.
La cité nous apparaissait dolente et maudite.
Lena, c'est la ville où pour la première fois
furent déchirés nos cœurs.
Le désespoir enserra notre sein. Nous nous
étreignimes, oppressés et défaillants. Lena ré-
pétait, de ses lèvres haussées vers mes yeux :
— Nous sommes riches de jeunesse, de
beauté et d'amour.
Des années ont passé, sept sinistres années
de séparation, ah! nous le savons maintenant,
sept années de mort. Nous nous sommes re-
trouvés à travers le monde. Nous sommes re-
16 CONTES SURHUMAINS
venus dans notre vallée. Et nous voici tous
deux, jeunes encore, éperdus dans notre amour
blessé, et vainement nous usant le coeur à le
laver de nos souvenirs.
Le jour où nous nous séparâmes, la terre se
dérobait sous nos corps émus de notre dernier
baiser. Mais l'image d'un fallacieux devoir exi-
geait de nos esprits novices cette séparation.
Ah! le vrai devoir, c'était de créer sur le monde
la vertu d'un magnifique et solitaire amour.
Mais l'entiiousiasme du sacrifice, la folie du
renoncement emplissaient nos poitrines. Le
sort insidieux triomphait.
Qu'ai-jefait durantces septannées maudites?
J'ai tenté d'agir selon de nobles et pures pen-
sées. Comme tous les hommes, j'ai montré des
faiblesses. Mes bras n'ont pas réalisé l'ambition
de mon désir, et la gloire de mes espoirs a dé-
failli sous mes étreintes. Mais, j'en puis jurer
par le tendre front de Lena, aucune autre as-
piration que celle des justes ne guida mes pas.
J'ai marché vers la misère humaine avec la
volonté de la soulager ou d'en périr. Non, je
n'étais pas né pour cet effort. Il m'en a man-
qué la foi violente. Selon mon pouvoir, j'ai
employé mes forces. J'ai servi l'harmonie,
la paix, la justice. Mais l'ignominie des oppres-
I/AMOIR EN ERRFXR 17
seurs, la lâcheté des opprimés, la faiblesse de
tous m'induisirent au sens de la révolte ; et j'ai
invoqué la colère comme une loi généreuse.
J'ai jeté des clameurs dont l'écho enveloppe
encore mon nom, mon nom qui fut même, pour
quelques cœurs simples, un flamboiement d'es-
poir. Ah ! comme ils furent déçus, ceux-là ! —
Hélas, comme tous ceux qui espèrent ! Mon
effort mal né n'engendra que des désastres, ne
frappa que le pôle noir de son but lumineux.
N'avais-je pas rêvé de passer dans la foule,
beau semeur d'amour à pleines mains 1 j'ai dé-
muselé plus de haine. Malheur à l'œuvre avortée
du passant impuissant!
Que de fois, lutteur découragé, j'ai laissé
tomber mon front dans mes mains lasses ! Mais
les dernières paroles de Lena vivaient en mon
sein : « Nous sommes riches de jeunesse, de
beauté et d'amour ». Je redressais ma taille.
Pourtant, l'angoisse ne quittait pas mon om-
bre, et avec elle, endolorie d'absence, l'image
de ma bien-aimée Lena.
Un soir de déroute, — car j'étais allé combat-
tre pour un courageux petit peuple défendant
sa liberté et son existence, — j'étais resté sur
le champ de bataille, blessé. Sous la clarté
glaciale des étoiles, des mains très douces de
18 CONTES SURHUMAINS
femme s'imposèrent à mon front fiévreux. Dans
l'exaltation de l'heure, mes lèvres murmurè-
rent un nom. toujours le môme : Lena t
C'était elle. Ayant appris que je faisais partie
de cette armée, elle était venue, infirmière, et
m'avait trouvé sur le sol sanglant. Et nous som-
mes revenus dans notre vallée d'enfance, jurant
de ne plus nous quitter désormais, ah ! jamais
plus.
Oui, l'asile de nos enfances a reçu béni-
g-nement nos jeunesses troublées. Parmi les
fleurs dorées flottent encore les souriants fantô-
mes de nos joies adolescentes. L'àme de nos bai-
sers d'autroi"ois palpite autour des branches, et
la voix des brises dans les pins chante l'hymne de
nos émotions révolues. Notre amour a grandi
commeles arbres. La vie, si dure aux hommes,
oftVc des trêves aux amants extasiés. Hélas!
Lena, de cruelles ombres passent entre ta beauté
loyale et la flamme de mon amour. Quel dia-
dème d'angoisses à tes cheveux d'or pâle t Et
sur tes seins parfumés mes lèvres n'ont pas goûté
qu'une saveur de joie.
La nuit solennelle oij notre amour s'exalta
dans la chair a-t-elle triomphé de nos tourments?
LAMorit 1:N KIUIFX'H 19"
Que ne pouvions-nous lui en donner la puissance !
L(''na, je suis entré, vierge, dans ton étreinte.
Nulle autre femme ne troubla mon sein d'un
désir. L'homme hanté d'un unique amour est
aimanté d'un irradiant prestige où court s'é-
clairer le cœur tén(''hrcux des ftîmmes. Combien
sont venues effleurer ma trace de leur ombre
chaude. Elles ont jjassé, tentatrices vaine-
ment.
Or, durant les sept années d'absence, ma bien
aimée, quel fut ton destin? Du moindre évé-
nement ayant frôlé ton front, rien ne m'est caché,
non plus qu'aucun de tes rêves. Nos heures passées
nous apparaissent aussi transparentes que le
cristal. D'ailleurs, quand bien même j'ignorerais
les faits évanouis, en pourrais-tu moins souffrir,
pauvre, pauvre chère dolente?
Sur des plans différents, mon aventure fut la
tienne. Oij ma volonté juste, où mon énergie
militante, passèrent néfastes, ainsi ta beauté et
ta tendresse enfantèrent du malheur. Et c'est à
cela quenous pensons toujours, et c'est de cela
que nous languissons sans répit, et la fleur morte
du souvenir exhale à jamais sa vénéneuse halei-
ne. Lena, quand ta beauté se pencha sur la souf-
france des hommes, elle blessa des âmes. Vers
<dle des hommes ont désespérément crié d'à-
20 r.ONTKS SURHUMAINS
mour. Et tu la leur as donnée comme tu aurais
donné tout ton sang...
Je sais ton (}ue amour me fut toujours voué sans
partage. Je sais tes larmes, tes désespoirs. Ah!
je sais tout trop bien ! Et le souci ne quitte plus
ta poitrine, et l'obsession des choses d'autrefois
nous ronge et nous déchire. 0 le cercle d'ombre
autour de tes yeux trop brillants, et la pâleur
de tes chères lèvres!
Oui, le passé n'est jamais qu'une image atta-
chée à notre atmosphère personnelle, une image
vivante et nourrie de notre essentielle sub-
stance. Ne pouvons-nous la détruire? Ne pou-
vons-nous tuer, bête malfaisante, la création
obsédante dontnotre faiblesse même entretient
l'existence ? La main n'a-t-elle pas le pouvoir
d'effacer une image inscrite dans la lumière, où
nos yeux anxieux s'exaspèrent de la contempler ?
JjB fleuve duLéthé ne coule pas quepourles morts,
l'eau lustrale de l'oubli. Mais nulle âme n'y at-
teint, nullencs'y plonge poury dissoudre l' obses-
sion rivée à l'épaule sans y avoir été conduite
par une puissante et intacte volonté. A Junon
seule le privilège de baigner chaque année ses
beaux flancs dans la fontaine de Kanathé pour
en sortir vierge de corps et d'âme. Nous, notre
volonté, enchaînée par la passion, a perdu cette
l'amour en erreur 21'
fière liberté de son geste, qui balaierait do notre
horizon les spectres hallucinants des événements
révolus.
Ah! spectres voraces, souvenirs vampirisés
dont la gueule fouille notre amour pour en ar-
racher la joie, nous portons votre poids farouche
à nos reins. Qui nous délivrera? Qui nous ren-
dra la sérénité, la force pacifique de l'amour
initial? Qui? La mort peut-être.
0 mort, libératrice aux doigts pâles, refuge
de ceux à qui la vie fut erreur et tourment, oui,
comme tant d'autres, nous avons évoqué tes
pas de visiteuse suprême. Tant d'amants avant
nous ont forcé ta venue, par le fer et le feu, par
l'eau elle poison. Furent-ils si déments de fuirla
douce lumière, autour d'eux épaissie de cruauté?
Nul couple en amour ne s'est jeté dans les bras
de la mort pour y chercher le néant. Tous y
voulurent saisir l'espoir de l'union définitive et
parfaite. 0 mort, ils ont désiré ta nuit comme la
j)ius belle des nuits d'amour. Ils n'ont pas im-
ploré la destruction de la vie, mais sa multi-
plication sous ta loi. Carie sûr instinct des cœurs
blessés d'aimer soulève le voile des plus mys-
érieux arcanes.
Mourir? si souvent après l'éphémère enthou-
siamedes voluptés sacrées, impuissant, hélas!
22 CONTES SURHUMAINS
à délivrer de son tourment notre triste amour,
si souvent, dans son pâle visage, les yeux dorés
de Lena, cernés d'angoisse plus que de délices,
m'implorèrent vers le seuil du tombeau I Là se
dissoudrait le poids nous attachant au malheur,
le poids délicieux et fatal de ton corps, de ton
corps trop aimé qui fut en des bras d'homme. Et
libre et léger, notre amour poursuivrait dans la
pureté des ombres son essor rédimé.
Puis la grave image d'Envel surgit au bord
de notre rêve exitial. Envel? Il savait de loin-
tains secrets, lourds aux hommes, mais dont sa
tête blanche portait le faix en souriant. Des cy-
cles qu'elle a franchis, son ombre pouvait s'ap-
procher sans trouble de nos fronts tristes t Et
nous avons appelé doucement cette chère mé-
moire à notre aide. Oui, sa pensée est descendue
en nous comme un fleuve ami.
« Ceux qui, suggéra-t-elle, se donnent à la
mort, provoquent sur leurs têtes une réaction
proportionnelle à leur tentative. La norme vio-
lée prend d'autant plus fortement possession de
son violateur. L'état de ton être que tu renonces
te ressaisira d'une étreinte de fer, proie vaine-
ment réfractaire. Par ton saut hors de la terre,
tu n'éluderas pas ta souffrance, preuve et con-
science de ta vie. Elle t'enserrera de bras invinci-
l'amouh kn khhel'r 23
hlt's. Ta volonté t'en pourrait-elle délier? Puis-
(ju'clle fut vaincue déjà par ta seule désespé-
rance, aura-t-elie la puissance de triompiier de
ton désespoir corroboré par l'effort de ta fuite,
en réversibilité? Ta mort volontaire est un pacte
d'alliance avec la fatalité. Tu n'en briseras pas
les conséquences. Qui se rueàlesclavage, attein-
dra-t-il la liberté? L'instinct à demi lucide des
ainantslcsavertit quelamortest le niultiplicalour
delà vie, oui, mais d(! la \iv telle qu'ils la quittent.
Etouffée par la passion, leur volonté inerme n'at-
ténuera pas, derrière le tombeau, la rigueur du
destin par elle évoqué. Au plan correspondant dr
la spire vitale, une fatale main de ténèbres leur
présentera, plus amère encore, la coupe d'an-
goisse qu'avaient rejetée leurs doigts défail-
lants. »
Cette révélation nous pénétrait, haletants et
pensifs. Puis la voix insonore, la chère voix
autrefois familière que percevaient nos sens
plus subtils que nos oreilles, continua, plus
tendre :
« Enfants, enfants choisis, votre voie, tra-
cée par mon espoir, s'est dérobée à vos pas.
Pour vous traduire à l'erreur, l'insidieux ser-
pent qui rôde autour des amants heureux a
vêtu la plus noble forme. Son fort attract as-
24 CONTES SURHUMAINS
pira votre élan essentiel. Enfants, s'il eût su
résister au vertige de la chute, votre amour eût
enfanté pour le monde la vertu d'un Signe. La
beauté de ce solitaire amour épanchait son par-
fum dans la douleur de la terre. Toute beauté
est créatrice de joie. Deux êtres s'aimant su-
blimement du berceau à la tombe, dans la
profondeur d'une vallée inconnue, apportent,
plus que d'illusoires sacrifices, une irradiation
bénéfique dans la vie universelle. Enfants, pau-
vres enfants ! j'aurai parlé trop tard ! Et si
j'avais parlé plus tôt, vous n'auriez pu com-
prendre. »
Hélas! Oui, nous avons compris trop tard.
C.hers yeux douloureux de ma Lena, verrez-vous
un jour l'horizon pur de la joie?
Que l'amour clément nous pardonne et nous
aide !
L'ILE DE LA JOIE
LILr: DK LA JOIH
.! Catulle MemU'S
ai tu cueilles sur la terre la fleur Je tou
espoir, elle te sera vénéneuse et mortelle.
L'air était suave comme un amour naissant,
en celte première aube de mai, et la lune amie
entrait dans sa troisième maison. Le jeune
homme marchait depuis des heures vers l'oc-
cident. Il avait vi igt ans peut-être, et nul ne
savait si bien que lui les choses des temps an-
ciens. Des goutti'S de rosée constellaient ses
cheveux blonds. Il traversa de profondes val-
lées vertes oij des iris iantliins fleurissaient à
l'ombre des chênes, et des coteaux rocailleux
où des ajoncs égratignaient sa culotte en peau
de chien. Ses pus épeuraient des couleuvres
bleues comme ses prunelles et secouaient, aux
pointes épineuses des tiges, des toiles d'arai-
gnée alourdies de gouttelettes adamantines d'ai-
guail. Il arriva au pied d'un rocher abrupte et
28 CONTES SURHUMAINS
très élevé dont les flancs tendaient aux colères
du vent d'Ouest quelques sapins étriqués. Le
cœur du jeune homme battit plus fort en son
sein. Il escalada le rocher. Au sommet, il s'ar-
rêta. Cette cime formait un plateau surplom-
bant un paysage dont Fliorizon circulaire abor-
nait un ciel lointain. Le jeune homme regarda
vers le Nord. L'aspect des choses ne répondit
pas à l'appel de ses yeux, qui étudièrent lon-
guement l'espace. Enfin, vers le levant, ils pro-
jetèrent un rayonnement de joie, et ses bras,
d'instinct lancés vers le mirage d'un désir, se
croisèrent sur sa poitrine, tandis qu'il s'exta-
siait de voir.
D'immémoriales paroles, au cœur de la con-
trée, racontaient la vision qui lors enchantait le
juvénile passant. Elles évoquaient l'eiî^istence
énigmatique d'un lac dont les eaux ne pou-
vaient être aperçues que du faîte d'un rocher.
Un seul jour de l'année, chaque printemps,
une conjonction d'astres permettait, par la
projection d'une mystérieuse lueur, de voir un
paysage d'ordinaire invisible. Et d'étranges
rumeurs serpentaient sur ce lac d'apparition.
Les vieilles du pays, en épuisant les quenouillées
durant les veillées d'hiver, divulguaient aux
enfances les prestiges de l'incertaine nappe d'eau
l'île dk la joie 29
qu'elles avaient vue, elles ou des aïeules oubliées .
Bien des yeux s'étaient émerveillés de ce rêve.
Le plus assuré, c'est qu'au-dessus de ces eaux
jamais oiseau n'avait volé. Quand les bergeron-
nettes par bandes émigraient, elles faisaient
un long détour pour éviter ces approches. Au
milieu du lac toujours enveloppé d'une brume
violacée, on découvrait à grand peine une
masse confuse, une île peut-être. Parfois, la
brise qui soufflait de la montagne opposée
apportait sur les eaux calmes des chants déli-
cieux envolés de l'île. Et d'avoir entendu les
murmures de cette musique épars dans la nuit,
déjeunes bergers des alentours étaient restés
longtemps taciturnes et pâles. Mais jamais la
barque d'un homme n'avait ouvert la surface
de ces ondes, et ciierché cette île fallacieuse
011 ne pouvaient vivre que des créatures d'au-
tres mondes.
Et c'étaient ces eaux mystérieuses que le
jeune passant du matin découvrait sous la
lointaine brume au cœur de laquelle se voilait
une masse obscure. Certes, toujours les ondes,
fdies de la lune attractive., ont enveloppé de
leur vertige les désirs vacillants des âmes. Au-
delà de leurs vagues, existe-t-il une patrie oij
nos intimes espérances s'incarnent en de glo-
30 CONTES SURHUMAINS
rieuses formes pour nous exalter de leurs
étreintes ? 11 est des eaux léthéennes qui lavent
le passé de ses souillures et de ses peines, et
des eaux d'Hippocrène qui versent au sein l'en-
thousiasme et la force. Le prince des ondins
offre aux hommes un pacte mystérieux. L'ha-
leine de ces eaux envahissait d'une angoisse le
jeune homme qu'autrefois avaient assailli, sans
le troubler des périls et des séductions. Il fer-
ma les paupières pour ne plus voir que son
âme et se recueillit pour invoquer, comme aux
heures solennelles de la vie, les influences
souriantes à son destin.
Quelques instants plus tard, le solitaire pas-
sant marchait dans une galerie souterraine. De
l'heure précédente, il conservait le souvenir
confus d'un rêve: Une pierre tournante, un
coup de poignard dans un poitrail de bête squa-
meuse, gardienne de seuil, puis une descente
éperdue dans des ténèbres. Il marchait, trébu-
chant sur des animaux de l'ombre et de la terre.
Des souffles glacés dévoraient la sueur de ses
membres. Une voix qui semblait venir du cœur
de la terre dit: « Les gnomes sont dominés. Mais
1,'lI.E Di: LA JOIF, ;^ I
les eggrégores du respirsoni moins redoutables
encore que ton pr )pre désir. »
Combien de h ;:ips dura cette marche talon-
nante? Le jeunt' lioinni»' ne le sut jamais. Mais
il aspira la délivrj-.nce aux premières lueurs du
jour. Devant ses yeux éblouis s'étendaient les
«•aux majestueuses. Il sauta dans une barque
ancrée là. Parmi le silence éperdu sur les
ondes où ne chantait pas même une vibration
de brise, une voix qui semblait venir du cœur
!es eaux dit :
« Les ondins sont dominés. Mais les eggré-
gores du respir sont moins redoutables encore
que ton propre désir.»
*
Il y avait, dans le jardin de délices, une as-
semblée heureuse. Le jeune homme aperçut
sept belles jeunes femmes. Elles étaient nues
divinement. L'une se détacha du g-roupe et
vint à sa rencontic. Il lui semblait se souvenir
lie l'avoir aimée toujours.
— Jeune hom/ue, demanda-t-elle,que viens-
tu chercher dans notre retraite?
Le timbre de sa voix évoquait des heures de
iiiie. Il répondit, troublé:
— Je crois qu«' je suis venu pour te voir.
.N'es-tu pas cette Marie-Morgane, la chanteuse
32 CONTES SURHUMAINS
de la mer dont les hommes murmurent inquiets
le nom merveilleux?
Elle sourit comme l'espoir :
— Oui, tu reconnais Morgane. Nos races
diffèrent, : je ne suis pas née d'une femme. Des
pécheurs, dit-on sur la terre, me virent surgir
de l'écume des vagues, et la planète cupridée
respire au rhythme de mon sein. Tu vins près
de nous parce que tu fus élu. Nous attendions
tes pas.
Le jeune homme la regardait avec des yeux
de violent désir. Elle rit comme une femme.
— Nous ne sommes pas, dit-elle, au pays
d'oii tu sors. Puisque te voici notre hôte, veux-
tu te soumettre à nos coutumes?
— Ma volonté sera la fille obéissante de la
tienne.
Toutes les gracieuses créatures du jardin
entouraient le jeune étranger. Morgane cueillit
une fleur somptueuse :
— Tu respireras, dans le calice bleu de cette
fleur, l'oubli de tes désirs superflus et de tous
les événements qui, dans le passé, heurtèrent de
blessures l'expansion de ton être. As-tu souf-
fert? A cause devoir ta jeunesse, tu n'as connu,
diraient les hommes, que des peines d'enfant.
Peut-être furent-elles cruellement aiguës. Quand
" l/lLK DE LA JOIE 33
même tes jours auraient été vêtus d'exception-
nelle bénédiction, ils s'écoulaient dans l'atmos-
]»hère de la terre où palpite l'universelle dou-
leur de la vie. Tes yeux d'enfant ont pleuré.
Ton cœur adolescent s'est gor.flé. Ton âme
d'homme fut lésée par les attentes de l'avenir
brandissant, parmi le faisceau de ses conjec-
turales menaces, ces certitudes : la décadence
et la mort. Aspire, ami, dans la fleur bleue,
l'oubli d'avoir soulï'crt. Aspire encore l'oubli,
— ah ! si précieux aussi ! — d'avoir distrait
les forces de ton âme vers de furtives con-
tingences, étrangères à ton idéal. Aspire,
ami, avec l'oubli, la puissance de vivre uni-
quement pour ton désir essentiel. Alors tu mar-
cheras ici dans la joie et dans le plénitude.
Mais je ne puis te donner que la vertu d'un
oubli momentané. Je t'offre une trêve dans la
conscience de ton destin. Je ne puis, sans tarir
une source de ta vie, t'inculqucr l'oubli de ton
instinct natal. Des liens de ton antériorité t'at-
taclient, incrustés en toi si profondément que
je ne saurais les briser sans déchirer ta chair.
Donc, un jour tu nous quitteras.
— Quel fou renoncerait la patrie de sa joie?
— Tous les hommes ; car nul ne pourrait
demeurer fidèle au miracle de son idéal conquis.
34 CONTES SURHUMAINS
Tu partiras quand lu voudras. Nous te deman-
dons seulement de ne rien emporter hors de
notre insulaira patrie : pas une fleur, pas un
brin d'herbe. En fais-tu serment?
— Je le jurel Paroles d'ailleurs superflues,
car jamais je ne partirai de mon gré.
— Nous ne sommes pas, vois-tu, du monde delà
terre. Ce qui nous entoure ne doit pas y pénétrer.
La belle créature, d'un doux geste, tsndait
la fleur bleue, du bleu des mers lointainement
vierges, et le jeune homme s'enivra du parfum.
La fleur se flétrit.
— Mourrais-tu de mon baiser, fleur amie?
s'écria-t-il. Oh ! fleur adorable dont l'haleine a
mondé mon âme, fleur lustrale de l'oubli, fleur
salvatrice de la primordiale ingénuité, que ne
sais-je encore pleurer pour honorer ta perte 1
— On meurt de donnersonâme, ditMorgane,
et tout amour est une mort partielle. Au cœur
de l'initiatique corolle tu puisas la naissance à
notre vie. Pour nous, tu dates de l'instant où
tu aspiras sa suprême effluence. Reçois le nom
qui signe ta nouvelle âme : tu t'appelleras
Adgan (1), car tu es rené.
(1) Adgan en cellique ; même signification (|nelo latin
renatus.
l'île de la joie 3o
Les jours s'écoulaient, fleuris d'égale joie. Or,
Adgan s'étonnait d'être heureux.
La belle Mary-Morgane eut un sourire lointain.
— Les hommes ne sont pas nés pour le
bonheur, dit-elle. Tous ceux à qui nous l'avons
donné l'ont porté comme un fardeau,
— Pour moi c'est le poids d'une rose.
— Pourtant tu fus élu robuste parmi les
liommes, et d'àmo plus forte. Mais non plus
tu porterais une rose une heure durant au bout
de ton bras tendu, non plus ton sein ne renfer-
merait longtemps sans haleter la sérénité par-
faite. L'air léger des cimes vierges oppresse
la poitrine des enfants des hommes.
Appuyant son osculation irisée sur les tiges
llourii's du jardin, un arc-en-ciel perdait sa
corne dans la lointaine limpidité du ciel.
— Vois ! dit Morgane étendant sa main dia-
pliane. C'est l'arche somptueuse du pont qui
conduit nos désirs au rivage de leur épanouis-
sement.
Elle était délicieusement grave, comme la fé-
li'.'ité. Des perles rosées s'entortillaient aux
ondes sombres de sa chevelure, avivant la
chaude matité de sa chair, vaisseau d'un sang
36 CONTES SURHUMAINS
merveilleux. Une gaze cuivreuse révélait son
jeune corps, émanant de mystérieux arômes.
Fleur féminine d'un monde suprême, Adgan la
contemplait de son regard heureux ; et, bien
que l'atmosplière de cette contrée eût aboli en
lui l'effort de la pensée, il se demandait, en sou-
venance éparse d'un passé perdu, quelle était
pour lui cette créature et son domaine.
— Je ne suis peut-être, énonça Morgane,
que le diapason de ton espoir.
Le jeune homme tressaillit. Son silence était
donc entendu de l'étrange promeneuse, dont nul
souci ne pouvait obombrer le rayonnement lim-
pide, et qui poursuivit :
— Que t'étonnes-tu, ami? Il n'est pas diffi-
cile d'entendre, silencieuse ou sonore, la pen-
sée des hommes. Car la cage est étroite où se
heurtent ses ailerons. Toi, comme les autres, ne
peux-tu donc accueillir ta joie sans en chercher
les causes? Du fleuve qui te berce dans le dé-
lice de ses ondes, que t'importe la source? Ame
inquiète encore, regarde autour de toi. Un
cercle occulte t'entoure que ne franchissent pas,
morbides vampires, les entités de l'ombre géné-
rées par tes pensées d'autrefois, tes irrévoca-
bles pensées oubliées. Le satellite obscur qui
suivait tes pas d'homme, frère diminué de celui
L ii.i: i)K i.A JOII-:
37
(jui contrisle dans les cicux le sillage de la
terre, dut suspendre sa lourde lidélité à ta trace.
Ali! respire voluptueusement l'air libre de ces
journées. Que tu regretteras plus tard la pos-
session de ces heures présentes !
— Pardonne, amie délicieuse et bonne. Les
hommes n'ont pas raccoutumance de la joie.
Elle m'étonne autant qu'elle m'enivre.
— Et tu rêves de son secret, «''auvre songeur,
(ju'en ferais-tu? Penses-tu donc, autour de ce
point, pouvoir créer par ta seule force le monde
adéquat à toi-même?
Elle indiqua, sur les frondaisons d'arbustes,
une Heur éclatante et solitaire, qui s'élangait
plus majestueuse (jue celle des tulipiers. Ses
grands pétales nacrés flamboyaient comme des
prunelles d amoureuses. Nul homme ne l'eût
aperçue sans frissonner.
— Vois cette fleur. Elle cache au profond de
son calice le secret merveilleux. Le parfum
qu'elle évapore ne diminue pas l'intensité du
mystère enclos en son co'ur. Elle est ici le sym-
bole de la joie. Celui qui la cueillerait pour l'em-
porter sur la terre ne trouverait plus dans sa
main qu'une tige effritée. Ici, vois avec quelle
grâces heureuse «die s allie aux formes ({ui l'en-
tourent. Ne st'us-tu pas «ju'ici. commr elle, tu
3
38 CONTES SURHUMAINS
te mires dans ta propre correspondance? Le
bonheur que nous t'ofl'rons, mes so'urs et moi,
c'est un monde pareil à toi-même. Vois conmie
l'aspect des choses est selon ta beauté. La joie
appartient à llionmie assez fort pour invoquer
un monde fidèle à son juste idéal. Enfant, ta
main débile n'a pas la puissance d'une telle
œuvre. Nous, les sœurs mystérieuses, nous t'a-
vons recueilli, abandonné de toi-même, passif
passant, pour t'introduire dans la création sou-
riant à tes vœux primordiaux. N'y contemples-
tu pas, charmé, la beauté multipliée de ton àme.
sous tes yeux épanouie?
Elle se tut. Ses yeux somptueux suivaient
des visions. Des voix légères chantèrent, dans
l'atmosphère tendre, l'hymne exaltant les pa-
roles de la belle songeuse. Adgan sentait sur
ses épaules un manteau de joie.
Si jamais tes pieds abordent à l'île heureuse,
passant, puisses-tu contempler longtemps sans
fatigue le reflet de tes propres beautés! Seuls,
sur le sol des hommes, les héros donnent cet
effort.
Une nuit, Adgan errait dans le jardin mer-
veilleux. Une molle lumière révélait le paysage
LII.K I)K l.A JOIK 30
silcMcii'UX cl [larluiii»''. L«'s llcurs s'érigeaient
altirantt's comme Jes amanlcs nocturnes. Ad-
gan passa devant la Heur majestueuse, forte
d'un enivrant secret, dont l«'s grands pétales
nacrt's (laniboyaient sous la lune pâle. 11 la re-
garda, la lleui" farouche d«' la joie. Vers elle se
tendait sa main audacieuse. Un soupir montait
de son sein. D'un coup sec, il hrisa la lige, puis
s'enfuit dans la nuit furlivc*.
Dans le lointain violet, une voi.K triste et sur-
liumaine clianlail : « Si tu cueilles pour la terre
la Heur de ton espoir, elle te sera vénéneuse et
mortelle. »
Un jour, sur le sol des hommes, des pas-
sants trouvèrent gisant un blême jeune homme
hlond serrant une lige pourrie dans ses doigts
crispés. 11 s'éveilla, regarda vaguement sa main
droite et la Heur décomposée. 11 ne sut plus par-
ler ; il lU' sut |)lus sourire. Une année durant,
on laperyut, taciturne insensé dont le geste tré-
buchait. Puis un soir, des enfants de la contrée
s'efl'rayèrenl de heurter le cadavre du fou fami-
lier. On conte (jualors une étf'ange lueur auréo-
lait son beau visage calmé. La mort aussi peut
conduire à 1 ile de la joie, comme à locéan du
désespoir et de l'angoisse.
LA DKTRKSSE D UKRCrLE
LA DKTIîKSSl-: I) IIKKCl LK
.1 Lf'Oti Dier.r
Le horos juvt!'nile avait caché son front
Dans le sein flonri de l'amante.
Et celle-ci disait : « Quelle tourmente
A chassé de nos cci'urs le bonheur vagabond ?
Vuici qu'un lourd fardeau dangoisses imprévues
Tombe surnotre pauvre amour et le corrompt.
Les ailes des baisers ne montent plus aux. nues,
Kt latleur de la joie est morte entre nos seins.
Chère àme, l'éternel ennemi, le Destin,
A mystérieusement dévasté nos Ames.
Kn la mienne la cendre a recouvert les flammes;
Et désespérément, parfois encor, j'étrcins,
.Morte que mes baisers n'auront pas ravivée,
La chimère d'amour en mes bras étouffée.
Il ne nous a laissé que d'immortels chagrins,
Notre intime passé, prometteur de beaux songes...
J'ai tant aimé tes yeux, plus doux que mes mensonges ! »
Et le Héros, dont les pensers suivaient leur voie,
Une voie npre et désolante, répondait:
(i A toi qui fus l'Amour, h toi qui fus la joie.
Je n'aurai pas une parole qui rudoie.
44 CONÏKS SURHUMAINS
l'ourtant j'ai perdu l'étoile'qui me guidait.
La voix qui m'appelait vers l'avenir se tait ;
Ce qui chantait en moi de divine espérance
Se tait, et m'abandonne seul cl sans défense
Dans l'ile du Désir où je languis, perdu.
Je suis le survivant du Héros que je fus.
Car j'étais né superbe et fier. Je ne suis plus
Qu'une âme autrefois grande, et tant diminuée
Pour avoir trop souffert auprès de tes beaux seins.
Dans mes yeux, des regards étoiles sont éteints;
Et ma force terrible est lasse, exténuée
D'avoir combattu la renaissante ruée
Des vautours du Destin, acharnés sur nos rêves !
Omphale
Sur les heures de joie, hélas! toujours si brèves,
Les ailes du malheur planent grandes ouvertes.
Les tortures que tu auras par moi souffertes
Sont un principe essentiel de ta beauté.
Plus haut surgit ton front d'avoir été dompté
Parle baiser de la détresse et de la femme.
Et je te vois ainsi d'un cœur épouvanté.
Car j'ai senti, confusément, vivre en ton âme,
Une force effrayant ma faiblesse de femme.
J'ai peur de ta parole comme de la mer.
J'ai peur d'entrer dans ta pensée intérieure,
Abîme inconnaissable où mon être se perd,
Monde mystérieux au fond duquel demeure
Une vie abondante et bouillonnant si fort
Qu'elle est aussi vertigineuse que la mort.
Ton intime idéal, que je ne puis comprendre.
Troubla mon frêle amour de toute sa hauteur.
LA DKTKliSSK ll'lIKHCLI.E 45
El je crois sentir, quand ta belle tOte tendre
Sur mon sein, qu'elle sut charmer, revient s'étendre.
Le fardeau d'un soleil iiio tomber sur le cœur.
Hercule
0 fleur de mon désir épanouie en femme,
Ton corps fut pour mes yeux la forme de l'espoir.
L'espoir est mort. La force est morte. Mon vouloir.
Puissant jadis, est mort. Kt la détresse entame
Mun triste amour (jui fut ma dernière beauté.
Au verliye de ton respir. j'avais sculpté
Dans le rêve de l'aimer la cariatide
Qui supporte sur la façade du destin
Le poids de ma vie. Kt tout a coule soudain.
Sur mon cœur aveuglé planait l'esprit lucide :
Et je me sais mourir, cadavre partiel,
D'avoir modelé sur un idéal mortel
Le désir immortel qui me brûla le flanc.
Omphale
Je vivais de ton souffle, et je suis une morte.
Et ton àme elle-même n'est pas assez forte
Pour ressusciter <\ l'amour mon âme morte.
Cadavre où le regret seul encore est vivant.
C'est une chaîne de mort qui lierait nos flancs.
Mais le lys de ton rêve est demeuré candide :
Ne va pas le flétrir sous mon haleine aride.
Va, pars, las de verser l'eau sainte de l'amour
Et delà vie au cœur mort-né, trop faible pour
Naître à ton baiser. Va ! Vers le soleil persiste
L'envol de l'aigle ayant la flèche à l'aileron!
Dresse ton sein puissant, asile des fronts tristes,
46 CONTKS SURHUMAINS
OÙ j'aii rai seule en vain cache mon triste front.
Dresse sa silhouette à l'horizon du monde,
Comme un temple enfermant en sa beauté profonde
Ton idéal irradiant aux cœurs l'espoir ! »
Et le Héros dans la solitude du soir
Marcha, la main remise à la garde du glaive.
11 disait, lançant au ciel ses regards blessés:
« Je sais que viendra l'heure où j'étreindrai mon rêve,
Mais avpc des bras morts peut-être, ou si lassés ! »
SAUDAXAIVM.E
SAHDANAPALK
A Josè-Maria de Hérêdia
Pendant un grand nombre d'étés comme ces petits gar-
çons qui nagent avec des vessies, je me suis aventuré sur un
océan de gloire, a une distance où j'ai perdu pied.
Shakespeare
(Paroles à la hien-aiméf)
Mo plier aux formes de la vie, peut-iHre y
.sui.s-je impuissant!
Pour m'adaptrr à une ambiance, pour me
faire une bète d'un troupeau, pour devenir un
personnag^e considt'rt' de ses eonlcmporains, je
ne saurais renoncer mon idéal. (Juc d'autres
paraissent: moi, je suis!
Des passants me fnjlent ; quelques uns me
parlent et je leur réponds. Mais je suis loin
deux. Je vis hors du temps. Je suis un étran-
ger dans toutes les patries.
J'aurais pu assigner à mon existence un but
unique et l'atteindre. Conquérir une partie du
monde, comme Alexandre ou Napoléon ; créer
oO CONTES SURHUMAINS
un éternel chef-d'œuvro, coninic Dante; assem-
bler un or talisniani(jue, comiTi(> Flaniel. Certes,
Tun de ces efforts, j'aurais pu le fournir. Mais,
usant à réalisin- un seulidéal toutes leurs éner-
gies concentrées, Napoléon ou Dante ou Fla-
mel ne perçurent la vie que sous l'une de ses
faces. J'ai souhaité davantage.
Quoi encore ? Commander au ca>ur des femmes
comme don Juan ? Commander aux forces de
la nature, comme Apollonius de Thyane? Je
de ne doute point qu'il me soit possible d'ac-
complir ce que put accomplir un autre homme,
mon semblable et mon égal. Car j'étais né pour
m'asseoir au conseil des Héros.
Voilà pourquoi je n'aurai pas daigné choisir,
parmi mes rêves, celui dont je piédestalerais
la statue sur le sol de la terre. Ils sont trop
nombreux, et beaux diversement.
Du moins la vie aura-t-elle offert à mon as-
pir des fleurs multiples et passagères. D'elle
j'aurai entrevu des aspects infiniment variés.
Je fus le Bohémien nomade qui n'a bâti de toit
dans nul paysage.
Parmi les souvenirs dont je suis opulent, il
en est un qu<; je te veux conter. Je fus un jour
un roi lassé, cruel et triste. Maintenant que je
suis entré dans le refuge de tes bras, je ta-
SAHDANAPALE 51
(•lierai à te jx'iiidrc. à loi la pui'otr rnèiiie, Win
de mos ivves mauvais. Ki fcllc liistoiic (jiii
rii'advinl, jo Iccris poui" distraii'e, ({uclquc soir
de spleen, les yeux de invsière el la chère pen-
s«'e.
SCÈNE 1
SAIlI)A^APAI,K. loNA
A Niniae, au temps de sa gloire. La salle du
palais royal est vaste et haute, d' un faste pro-
fond et pensif . Les murs pobj chromes repré-
sentent des allégories dirines. C'est, dun bleu
de mer joyeuse, l'arbre mystirjue aux sept
branches dont un héros cuirassé d'or cueille
dun bras calme les fruits pineaux: c'est, sur
une autre paroi, le génie dont les deux larges
ailes, l'une ascendante^ l'autre descendante,
symbolisent le double courant de la vie uni-
verselle.
Des tapis diaprés jonchent les dalles.
A la tête d'un lit mauve où dort le roi, un
Khéroub colossal en sérancolin éploie ses ailes
52 CONTES SURHUMAINS
hiératiques. Le monstre sybillin dont la tète
humaine^ les flancs de taureau, les pattes de
lion, le pennage d aigle allégorisent le quater-
naire de V éternelle connaissance, doit être le
tutélaire gardien d'Assur.
Aux lueurs d'un matin qui caresse le clair
horizon des bois tachetés de fleurs roses, le roi
s'éveille.
Sardanapale est un homme d'une trentaine
d'années, d' une puissante beauté. Aucun vête-
ment n'attente à la noble liberté de son corps.
Au premier aspect, il apparaît Véclosion d'une
magnifique humanité. Etudiée dans ses détails,
sa forme révèle un développement harmonique
tel que seuls l atteignirent , parmi les hoînmes,
de très rares élus. Type dont l'art métaphysi-
que de l'Orient a transmis la synthèse, inconnu
de la statuaire ionique dont le souvenir op-
prime, chez les Occidentaux, l'idéal de la
beauté virile, il diffère encore du modèle sep-
tentrional que ne surent immortaliser dans la
pierre des races inattentives aux grâces de la
plasticité. Moins téréte que la figure grecque,
la forme de cet homme ne projette pas les mé-
plats bossues du modèle du nord.
La stature moyenne du juvénile souverain
s'élance avec la soxiple élégance des tiges de lo-
SARDANAPALK 53
tus sculptées parmi iei< hiéroglyphes immémo-
riaux. Sur le haasin fui. le torse monte en sé-
largissant vers la jumelle carrure des pecto-
raux, où s' insèrent légèrement les attaches des
épaules. Cette musculature pj^écise est d'un être
parvenu à l'épanouissement somptueux de ses
énergies. Ce corps très mâle a le geste féminin.,
le geste velouté du chat.
Ce cont rasle suggère le sou jiçon d'une imper-
fection dans Vàme que symbolise cette chair
respirant la force hautaine. Les bras, d'un
modelé merveilleux, se terminent par des
mains élargies à la base du pouce. Mais dans
son élancement héroïque, le pouce, ce révéla-
teur de la volonté, s'arrête. La peau du jeune
roi est d'un fin tissu blanc sous lequel trans-
parait, aux attaches, un subtil réseau rose.
La tête est pâle, entre les boucles d'un noir
léger et la barbe annelée, — beauté d'un ciel
nocturne par une clarté d'étoiles. L' impression
aquiline émanant d'elle décèle V envergure du
désir grand-voilier. Dominant la ligne pas-
sionnée du nez, des lacs d'indifférence s'éta-
lent dans les yeux sombres, comme d un aigle
aux ailes blessées que la.<i.<ie l'effort de mar-
cher sur la terre. La bouche, grande, d'une
volupté grave, est, plus que les autres timits.
o4 C.ONTKS SUKHUMAINS
scellée de l'influx planétaire d'Ischtar.
Le roi porte sur la gorge, maintenu par un
collier d'or, l'un des sept talismans sur les-
quels fuirent appelés^ par la force des incan-
tations, les énergies des sept planètes sacrées.
Sur la couche que vient de quitter Sarda-
îiapale, repose un juvénile corps de femme en-
sommeillé. C'est une créature de grâce et de
volupt}, une fleur d allégresse dont l haleine
semble légère au respir, par quelque soir de
vie lourde. Une atmosphère de délices émajie
de sa chair dorée, de ses seins joyeux, de son
ventre souriant.
Les yeux du jeune homme , attardés sur cette
forme charmante, regardent sa?is voir.
SARDANAPALE
Tu es pourtant, ma jolie bestiole endormie,
ce qui me réjouit encore peut-être, puisqu'elle
n'est pas venue, l'unique femme vers laquelle
appela le rêve auguste de mon adolescence. Qu'il
est léger, le sommeil qui possède ta poitrine !
Vers quelle proie s'envole-t-il, le colibri de ton
désir? Vers quelle fleur rose ou quel ruban vo-
lage? Ironie de vivre! toi une enfant, pas beau-
coup plus qu'une cbose sans àme, tu peux lier
une lieure de mon orgueil de la chaîne de tes
SAUDANAI'AI.K OO ,
bras frt'los, et ma vie siiKjuiote à l'espoir d'an
spasme sur ta cliair ! Repose, petit corps, comme
un lac don'' pai- la lunr. Tu es le lac où s'attarde
le vaisseau de mon nHe, jadis parti pour
atteindre les étoiles de l'horizon, et maintenant
en panne sur l'étang- où s'épanouit le lotus rose
de ton baiser. Repose dans l'auréole de ta vic-
toire. Pourtant, as-tu droit à quelque orgueil?
Un être n'a d'autre gloire que celle de l'idée
dont il incarne le symbole, — mais en son vol
fugace, l'aigle montre la fierté d'être empour-
pré par le soleil coucliant. Toi, tu es l'autre pôle
de tout ce que j'ai renoncé. Tu es un peu de
mon désastre !
('Au fort âpre de ces dernières paroles, lofia,
la jeune femme, séceille. D'un joli geste fjui
semble poursuivre Venvolement du songe,
elle enlace le roi.)
ION A
Avez-vous bien dormi, mon doux maître, à
mon côté? Montrez vos yeux, que j'y voie se
refléter la mémoire de vos pensées récentes.
Hélas, vos yeux pour moi n'ont pas de sourire,
et votre front est obsédé d'un cliagrin({ue j'ignore.
SARDANAPAI.K
Oh ! ne va pas troubler du miroitement de
5() CONTKS SURHUMAINS
mes soucis la limpidité de ton cœur enfantin !
Et ne dépouille pas le voile doré de ta joie na-
tive, si tu veux en garder un peu pour en enve-
lopper ma tête.
lONA
Je voudrais que ma présence te fût un per-
pétuel baiser. Puisque tu m'as élue parmi les
jeunes femmes pour m'enivrer de tes caresses,
puisque ta royale beauté je la possède, mon
seul rêve est de te sembler un nid de voluptés
assez chaud pour consumer le démon qui te
hante. Ah! si jeté savais heureux, je vivrais
dans un ciel à jamais rosé par le souvenir de
tes lèvres.
SARDANAPALE
Toi qui parles ainsi comme une esclave douce^
comme une fleur devenue femme afin d'être
amante, — ma parole n'a pas de vertu sur les
destins. Mais je veux que mon souhait s'épande
sur ta vie comme l'ombre fraîche d'un palmier.
lONA
Ma vie, tu l'as parfumée de joie en la traver-
sant. Je voudrais, mon beau roi, qu'elle ne t'ap-
partînt pas, afin de pouvoir te la donner.
SAKDANAPALE 57
SARDANAPALE
Prends garde à des vœux lérni^raires ! Savons-
nous ce que je ferais de toi ? Prétends-tu me
connaître? Enfant, enfant, mon co'urest obscur
âmes yeux d'aip-le : n'y cherclie pas avoir!
J'aurais aimé passer près des êtres en gardant
la voix innocente et les mains pures. Mais il
dort peut-être en moi des chimères féroces dont
les ongles s'éploiraient parfois sur des cœurs.
(Le roi s'est étendu sur le vaste lit mauve,
le corps allongé, la tête appuyée sur la main
droite. Il parle comme si, à son insu, sa pen-
sée revêtait lenvelopjpe sonore de la voix ; et
ses i/eu.r ne voient pas lona qui le regarde,
inquiète, jnais poursuivant de la force de sa
féminine intuition la songerie ténébreuse
de ramant.)
SARDANAPALE
Des marchands iraniens m'ont apporté sou-
vent des lions captifs. Et j'ai vu si semblables
à moi les regards des magnih'(|ues animaux —
Ah ! ces regards où frémissait le reflet d'invi-
sibles horizons ! — quej'ai rendu aux tristes lions
la beauté du désert et les libres horizons sur-
chargés de Acrtiges. Mais moi. moi, qui me dé-
58 CONTES SURHUMAINS
livrera'? Quel homme, ou quel archange in'ou-
vrira les portes par où je ni évaderai vers les
rives pressenties? Ah! vivre une vie autre,
puissante et douée, comme je l'ai soupçonnée
en de fugitifs éclairs de vision ! Autrefois, j'ai
désiré changer les apparences de ma vie. Mais
il ne m'intéri'sse plus d'amuser de ce jeu une
minute de ma fantaisie... A cette heure, sur un
point de la terre, un homme va, nu, puissant et
calme, ne possédant que sa force et sa fierté.
Sur sa face insoucieuse resplendit la joie de
vivre fidèle à son instinct, harmonieux parmi
l'harmonie du monde, ahandonné au rhythme
des belles apparences. Cet homme, je pourrais
l'être. Mon vouloir ne saurait-il rejeter le passé,
comme un arbre se livre au vent pour secouer
ses fruits gâtés? Cet homme, oui, je pourrais
l'être. Mais je demeurerais encore un homme. Et
la llèche de mon désir vise une plus lointaine
cible. .
(Brusque le roi se tourne vers la jeune
femme qui tâche à suivre, de ses blondes pru-
nelles attendries, l'imagination roijalc.)
Si je mettais ma vie entre tes mains, (^u'en
ferais-tu ?
SAIU>.\N APM.K o9
lONA
J\'n forais tua joie, [)Our (ciller d'eu faire la
tienne.
SARDANAPALE
Parle-moi ! Parle-moi ! J'ai Ix^soin souvent
d'entcndro un i)ahil clianleur de femme qui
caresse, vol léger d'abeilles, la noire efllores-
cence de ma pensée.
lONA
Ecoute alors, 6 mon amant triste, car je ne
sais plus si c'est moi qui parle. En la vie de
chaque femme, une heure advient oh se mani-
feste à la clarté soudaine tout le trésor téné-
breux de son être. Et je sens (juc voici sonner
cette heure de mon destin. Regarde-moi, mon
bien-aimé, car il s'évanouira pour jamais, ce
moment fugitif de ma beauté. Certains arbres
meurent après leur unicjue floraison. Or, en ce
solennel passage du temps, sens-tu pas toute la
Heur de moi exhaler vers ton cœur son suprê-
me parfum? Dans ma voix qui m'étonne, en-
tends chanter (juehjue invisible dc-mon, joyeux
et tendre, dont je ne suis, aux autres heures de
mon existence, que l'esclave inconsciente et
pâle. A toi, prince de mes puissances, je suis
GO CONTKS SURHUMAINS
pour apporter le mystère de la volupté. Re-
garde-moi : mon corps est désirable et fuyant
comme la lune. Ecoute-moi : ma voix murmure
aussi câline que les brises du midi dans les
palmiers pâmés, aussi dominatrice que les in-
cantations des mages. Respire-moi : de mes
seins émane un arôme insinuant comme ceux
des pays dont on rêve. Enveloppe-moi de tes
bras : mon étreinte est chaude comme un soleil.
Et viens goûter sur mes lèvres une saveur
plus violente que les fruits de l'arbre mystique
aux sept branches. Viens vers mes flancs dorés
comme vers ta patrie !
(Immobile en son attitude de fauve au re-
pos chez qui seuls les yeux s'é?neuvent, Sar-
danapale a simultanément suivi sa pensée,
et la musique de ces paroles, venues de plus
loin que la gracieuse bouche qui les profère et
que l'âme aimable qu'elles ont sillonnée.)
SARDANAPALE
Le Destin, le dieu dont le souffle courbe les
flammes vers le sol, engendre sur terre des
filles aux voix douces.
lONA
Viens vers mon enlacement oiî tout souci se
SAKhA.NAl'Al.i: 1
iiu'Uil. Vii'iis : lu vivras If long; triomphe de ta
jeunesse et de la force, et lu seras le vrai roi
saci"é par dt.'S baisei's !
sAHD.vNAPAi.K (.^la'nautfuil eii une soudaine
détente de tout lui-)nènie.)
Tais-loi ! je ne puis plus parler qu'avec des
dieux !
UN HOMME (entré sur ces mots.)
Soil ! je l'écoute.
SCÈNE II
Sauka.nai'aij:. \h\u-\yoy: puis lehoujjon llAunou
(Cet homme, le prince des mages ninivites,
Arad-Anou, est dans la vi(/ueur de l'âge. Il ap-
parat t fait pour If demeurer toujours. On di-
rait d'une représentation humaine de la force
sans cesse renouvelée. Une robe de soie blanche^
coupée de larges franges d'or qui s'etiroulent^
capréolées, autour de ses Jambes et de ses //ancs,
srrre son corp>< affranchi des gestes superflus.
4
Cy'2 CONTES SURHUMAINS
// a des yeu.r d'une tranrjuille audace et d'une
invincible Jeufiesse r/ue ne lassa pas V effort
d'ax'oir contemplé la lueur de mystérieuses
idées.
A l'entrée de ce personnage, le roi a tres-
sailli comme un cheval de guerre àV éclat sou-
dain des fanfares. lona s'est enfuie, colombe
effarouchée par un vol d'aigle.)
ARAD-ANOU
Ton jeune orgueil bondit comme une chè-
vre enivrée. Mais ses audaces plaisent à ceux
qui osent au-delà de l'orgueil.
SARDANAPALE
Orgueilleux, moi! Sais-je seulement si je le
suis? Ma vision de moi-même est tantôt rouge
et tantôt grise. Je m'admire et je me déplore.
Mais nul ne m'aime
ARAD-ANOU
Enfant, pour tadmirer, quel effort as-tu fait ?
SARDANAPALE
Celui de vivre.
SAKIU.NAPAI.K ()3
VRAD-ANOr
(ilorifit'-loi doiif duno (ruvro éf^'^Jilonionl jh-
toinyilic par les lioininos ol les pourct-aux !
SAIIDANAPAI.E
Ne pouiTais-jc «Hrc «ic-jà un iiiorl. si je ro-
nonrais mon tlrriiior espoir?
ARAD-ANOU
Ta dernière heure est grav«'e sur la laide du
destin. Crois-tu donc pouvoir la ralui'er de hni
y-este débile. LiioniMiee si tué par son vice.Tcu'.
tu uiinirras par l'orgueil.
SAIIDANAPALK
Me pi'eruis-tu pour en enlaut (ju'un spectre
«'pouvante? Ah ! doù îju'elle vienne \'ers mon
scdn. avee (juelle joie je la saluerai, la mort !
ARAD-ANOr
S'ils ne savaient mourir, que leur reslerail-il
donc, à ceux «jui sont inhahile.-; à vi\'i"u ?
SARDA.NAPALK
Tu mecoimais. maître, nn'eux(jue je ne mecon-
naîti'ai jamais. Je n'étais pas né pour vivre. Ah !
t|uand bien même des déesses tendres eussent
64 CO.NTKS SURHUMAINS
baigné mon ccrur d'une atinosphèro de hon-
iieur... Mais saurais-jo jamais qui je suis ?
A1«AI»-AIN0U
Si tu te connaissais loi-inènie, tu connaîtrais
également l'univers et les dieux jusqu'à leur
source elle-même.
SARDANAPALE
Souvent, je me vois magnifique et surhumain,
ivre d'avoir conquis sur la double hostilité de
la vie et de la mort un idéal fland)oyant d'éter-
nité. Puis, par instants, je me sens un enfant
débile qu'anéantirait le souffle d'un pâle soir. A
cette heure où m'afflue au front l'ivresse
d'être, écoute: Je suis la fleur d'une race. Dans
les ténèbres des siècles, des générations lentes
ont nourri de leurs larmes la sève dont jailli-
rait ma présence. Ah ! comme ils peinèrent,
ces tristes aïeux devenus poussière^ afin (jue
leur effort projette sur la terre leur obscur
idéal révélé dans ma beauté ! Et me voici sur-
gissant sur h'ur passé d'angoisses comme un
conquérant armure d'or sur la chair sanglante
des batailles.
ARAD-ANOU
Si des volontés mvstérieuses, humaines et
SAIIDANAPALE 0")
surliuiiiaiiu's, l'urcnl j»ro[)ii'('s à l';i\ èiicmciil
(le fa gloire, si elles lii-«Mit de loi, non quehjue
l'oi vulgaire d'inie (•onlr(''(' limitée, mais un prince
rt''r| parmi les honnnes. crois-ln donc (jn'rdles
ne (r demanderont qne d«' le contempler dans
Ir nnroir au ilamheau vacillant de ton orgueil?
SARKANAPAI.i:
N'est-ce donc j)as assez que d'apparaître ici-
l»as. nind)é du rellet des forces di\ines. Dans
Il balance où 1<'S archanges ptjsent les incidences
humaines, l'essentielle fierté de ma jeunesse
lemporle sur un amoncellement de laiileurs
et d ignominies. ,Ic \ois en ma beauté la ré-
ileinption des hideurs (''trangères dont je souf-
iVc. Regarde-moi. loi <jui pénètres le langage
des l'ormrs. Sur mon corps juvénile et fort tu
\ erras. — \ cstiges d'elfrayants baisers. — le
souvenir des splendides idées (ju'appela mon
incantation, .lai fait de mon sein l'arche d'un
magnifique rè\ e. etj'ai lancé l'armée tunmltueuse
de mes désirs à la conquête d un absolu. Le
Kh('M"0ub enchaîné suit mes pas dans le désert
du monde ; car. de par une prédestination loin-
taine. [(^ ne connnande pas seulement à des
peuples d'hounnt'S. J'ordoime au (juaternaire
di'S forces, et j'entends la voi\ du silence. Dans
4.
66 CONTES SURHUMAINS
r(''t(M'iU'I miroir ofi demeure ù jamais le rellel
(les èlres. ai-je pas iiicrusié mon image comiiio
d'un type humain rayonnant de gloire ?
ARAD-ANOU
Enfant, continue, je suis indulgent.
SAUUANAPALE
Tu as donc souffert?
ARAD-ANOU
Je ne jn'en souviens plus.
SARDANAPALE
Ail ! Quand les eaux de la mort me laveront
le cœur, suffiront-elles à en effacer toutes les
morsures des souffrances passées? Ta parole a
des pouvoir étranges, maître. Elle m'a foudroyé
sur le sommet oii m'emportait mon orgueil.
Ah ! misère ! me voici redevenu l'enfant triste,
apeuré du destin et méprisé de ton regard. Et
si tu ne détournes pas de l'audacieux songeur
ton front qui loge la sérénité conquise, que
t'importent pourtant nu>s faiblesses !
ARAD-ANOU
A ceux (jui ont franciii les sept cercles de
SAHDA.NAPALK tt7
r;mi:(»iss('. l'iiKjiiit'linl*' il Un Iioimiih' est sucim'c.
SAHDANAl'ALK
Mais toi-mômc, sais-tu touU' lasoullVance qui
peut ronger une poitrine autre (jue la tienne?
Sais-tu toute l'anf^oisse de mes nuits sans som-
meil "? Ce (ju'il y a dans mon âme. le peux-tu
mesurer"? Non plus iju'un lionmie n'abordera
vivant aux rives blafardes de la lune, non plus
il pénétrera dans le mystère d'un autre homme.
Sais-tu...
AHAU-ANOU
Je sais tout ce que disent les yeux, tout ce que
chantent les formes.
SAUDA.NAPAI.E
Klans brisés ; efforts d'ailes brutalement cas-
sées par le bâton de l'indicible Adversaire; expan-
sions résorbées; puissances trucidées; forces
vaines; c'est votre lamentable théorie qui j^uidc
ma vie vers son devenir, comme un troupeau de
lions mutilés précéderait son pasteur triste.
Qu'importe! ceux-là seuls sont foudroyés qui
tentèrent les cimes. Mon passé ne compte que des
défaites. Mais le destin n"est-il pas un ennemi
sous lequel un bomiiie jieut tomber sans honte?
IJ8 C.ONTKS SUUHUMAINS
ARAD-ANOU
Tu n'eus d'autre ennemi que toi-nième. Elle
esl douloureuse, la voie (jui mène à la surhu-
manité, douloureuse et semée de gouffres. Tu
as asccndu le versant de la montagne sacrée.
Debout sur" le sommet, regarde la pente qui te
ramènera, prince du surhumain secret, vers ta
place définitive parmi la vie humaine. Tu n'es
pas né, enfant, pour la perpétuelle solitude. Tu
t'y laisserais envahir de ténèbres, flambeau trop
pâle! Les planètes qui sourirent à ta naissance
ne t'ont pas voué à la tranquilité du sage, mais
à l'assaut des passions; il t'appartient de les con-
duire, troupeau frémissant de beauté, vers la
conquête de ton idéal, dont le rellet pourra
charmer les hommes. Ton passé, lils du destin,
pèse lourdement à ton épaule. Secoue ce far-
deau pour tendre ta main libre à ton avenir, en-
gendré d'un baiser de ton vouloir à la bouche
d'une providence. Recrée ton verbe initial et
jette le dans la balance du monde! Songe que do
ton nom tu peux faire un talisman investissant
d'une force la bouche qui le proférera. Songe
que tu peux à toutes tes virtuelles fiertés don-
ner des corps somptueux, dont le cortège t'em-
porterait haut dans les cieuxcertains de l'espoir
éternel.
SAltDA.NAl'AI.K ()î)
sAnnANAPAi.r-:
Ta parole veiserait-olle la vie à ma volont('
ag-onisanlo? Hélas! non. Nous sommes tous
doux hors la vie. Moi passionné fatal, je vis
dans mon (lernierespoireommedans un tombeau.
Toi, nuig^»', tu vis hors nature, par dcdà le tour-
billon des apparences, par delà l'efilorescence
des formes adorables, immanente statue nichée
dans un orbe d'éternité. Est- il encore un cœur
en ton sein, un cœur dont le verbe me sauverait
peut-être /
A H AD- A. N 01)
Tun'aîTd'aulre sauveur (jue toi-mC'mc. I']vade-
loi de ton orgueil incomplet, puisque, demi-dieu
intermittent, tune saurais te maintenir au calice
igné de l'orgueil suprême. Il est, dans les races
déchues, des femmes dont l'orgueil refuse le
geste auguste du baiser, tristes femmes, mau-
dites dans leurs lianes (jui ne donneront pas la
vie. ('omme elles, te voilà stérile et lamentable,
parce que ton orgueil a perdu laudace de con-
(|uérir sa place exacte dans l'harmonie du monde.
Etoile désorbitée, qui va perdre sa lueur en sa
chute!
70 CONTES SURHUMAINS
SARDANAPALE
Du moins me restera-t- il une beauté de ténè-
bres. Ob! vous, révoltés, dont la glorieuse écliine
fut brisée, au refus de se coui'bei-, rebelles éche-
lonnés sur tous les degrés montant de la terre
aux cieux, archanges déchus, demi-dieux fou-
droyés, héros aggresseurs de fatalités, hommes
contempteurs de la vie, vous tous ayant
l'agonie pour compagne, vous en qui je sens de
tristes frère? , vous dont les fières angoisses
résonnent au fond de mes entrailles, serai-je
toujours semblable à vous, solitaires vaincus
du destin! 0 nobles bouches qui projetèrent tour
à tour vers la nuit divine la pure haleine de
l'hymne et le crachat du blasphème, n'ai-jepas
senti sur ma chair une robe de feu tissée de vos
fraternels baisers!
(D'un geste véhément, le roi saisit à pleines
77iaiîis crispées la chair de sa poitrine, comme
pour 671 arracher un dévora7il €7iveloppement
de flam77ies. Puis à gra7ids pas rapides, il va,
se frola7it aux 7nurailles, co77i77ie d7i7ie priso7i
doit la fuite parait ii7ipossihle . Mai7ite7ia7it , les
épaules so7it enveloppées d'une longue robe de
soie vert céladon sur. laquelle des filigranes de
cuivre brodent des caractères occultes. A hau-
SARDANAPALK 71
tcur de l'entre-scins une lourde agrafe d or
ti(juetée descarfjoucles^ dessine un hiérofjbjphe
solaire.)
Au dehors^ léchant d'une roiœ ai(/ue el jo-
viale se rapproche.
I.A VOIX DU BOUFFON RABITOU
Tâche à faire de tun ànie
La niaqiiorelle <lo ton envic^
Et saclie baiser la vie
Comme une lenime.
SARDANAPALE
Voix d «'Il bas, voix qui railles et (jui souilles,
comme tu sais chanter à l'heure complice! Dia-
bolique ciiaiison (lu boulfoii l^aiouarit la beauté,
comme tu viens toujours remuer en mon sein
(les fanges stagnantes ! Rire, sinistre rire, fils
l)oiteux (lu désaccord, persécuteur surgissant
(juand disparaît Ibarmonie, tels accourent les
cauchemars après la fuite de la lumière, rire
triste de feindre la joie, que de fois tu m'as blessé
l'ânK^ !
LE BOUFFON RAinxOU
Ta jolie petite putain d'àme, qui passe sa vie
à se regarder dans le miroir, désires-tu que je
la fasse comparaître à tes yeux fiers?
7 CONTES SURHUMAINS
SARDANAPALE ù (lui-nuhne.)
Si lu voulus plus haut monter, tu retomberas
d'autant plus bas. Si ton envol poursuivit les
étoiles, gare à ta chute prochaine en quelque
profondeur de boue. Norme de réaction, en quel
gouffre me jetteras-tu?
LE BOUFFON RABITOU
La voici, mon petit lils aimable, la voici, la
ribaude que tu chéris, ton image et ton essence.
Oh ! je la connais va, comme la nourrice connaît
son poupon embrené ; je la flaire comme sur
les vieilles maquillées les chiens sentent la puan-
teur du tombeau. Oui, mon fils, as-tu vu quelque
antique catin sepomponner pour une fête? C'est
ça ton âme, ta chère petite pétasse d'âme et
ton idolâtrie. Perruque rousse sur crâne chauve,
émail sur la peau déjetéc d'outre vide, et noir
autour des yeux, et carmin sur la bouche
rehaussée d'une mouche, et corset de fer étayant
les tétasses pendouillant sur le ventre en cascades .
Ainsi attifée va-t-elle minauder devant son mi-
roir où ses lèvres lâches se veulent éperdument
baiser elles-mêmes, dans un heurt sonore de
l'or du râtelier à l'argent du miroir. El voilà
l'icastique syml)ole de la belle âme de mon sou-
SAMDANAPAI.K 73
vorain seigneur, n'est-ce pas, Monsieur le grand
muge Arad-Anou ?
ARAD-ANou (à Sardanapale)
Tu peux l'écouter. La face même d'un dieu
peut se rélléciiir en grimace sur l'illusion d'un
ciel désordonné. La vérité se différencie en
erreur, la beauté en laideur à travers le prisme
des esprits faibles.
(Il sort.)
SARDANAPALE
Oui, va toujours, boull'on, va ton ciiemin
tors. Ta voix verse la joie amère des poisons
déprimants. Sauvage volupté de voir son intime
débilité multipliée dans la bassesse d'autrui,
d'entendre sa propre voix délormée dans les
saccades d'un écho pervers, de sentir l'odeur de
son bel idéal pourrie dans une baleine ignoble !
LE BOUFFON RABITOU
Pourrie, mon baleine, mon petit fils : alors
la tienne aussi, de quebjue gangrène puisée à
la môme source, au même intérieur de femelle.
Il faut vraiment qu'un pauvre bouffon soit bien
patient pour supporter tous les jours tes alga-
rades de toqué prétentieux et ton humeur de
74 t:ONT s SURHUMAINS
COCU mélancolieux 1 Sais-tu que le contact royal
est fâcheux pour la modestie des bouffons. Au-
près de toi, je finirai pur troquer la gaîté de
mon état pour l'orgueil fastidieux du tien. Et
je deviendrai fier de favoriser quelquefois l'en-
tente des messieurs acheteurs et des jolies
dames vendeuses, autant que toi d'encourager
l'entrée des jeunes gens dans les lupanars,
de la pauvre argent du pauvre dans l'escarcelle
du riche et des lames d'acier dans la viande
humaine, ce qui constitue incontestablement la
triple fonction fondamentale de tout pouvoir
royal, impérial, sacerdotal ou républicain.
Mais va, rassure-toi, je ne m'infatue de rien,
pas même de ce que tu n'es pas mon cousin ;
car si je devenais orillant et pompeux, je de-
viendrais ennuyeux comme ton auguste et so-
lennelle personne, ce pourquoi tu projetterais
loin d'ici la mienne à coup de pied au cul, at-
tendu que rien n'est fastidieux comme de re-
trouver dans autrui sa propre ressemblance.
SARDANAPALE
N'aie cette peur, vil drôle. Tu te sais lié à
moi par une chaîne solide : l'évocation du
monde mauvais où grouillent les brutaux,
les moqueurs elles vulgaires. Nul cortège de
SAKDA.NAPALli 7'j
Ik^'Ios n'a passé sur la Iltic sans contcinplour
(J licroïsme. et ta présence m'est amèrement
nécessaire, peut-être, comme celle des génies
mérliHiits ef <K'S funestes conseillers.
HABITOC
Ainsi, une fois dans ta vie, tu auras dit une
parole sensée. A hanter les fous, les honunes
deviennent sages. Sorti des fadaises métaphy-
siques, tu pimrrais te montrer un honorahle
<uistre. Oui, nous sonnni;s de vieux alliés, de
vieux complices. Tiens, prends ton sceptre, ton
fier hàton de pasteur des hommes.
SARDAN.VPALE
Penses-tu que je le déshonorerais jusijuà
t Cn chàliei' l'épaule"?
RABITOU
Pas si vite, mon petit fils. Prends ton scep-
tre. Voici dans ma droite ma marotte ; et tous
deux nous ferons un assaut de bâton, de nos
bâtons dont nous tapons sur le monde pour
sempilernellement. Vois celte marotte, et salue-
la courtoisement de ton sceptre. La hampe est
d'un Itois plus dur qu'un p.'iallus de ^ing^t ans.
La j>0U[)ée (jui la surmonte seiijupoime de soie
76 CONTES SU HUMAINS
mi-parlié quercitrine et zinzolino, «'gayée de
grelots tintant aussi joyeusement que le rire
d'une femme qui vient d'encorner son mari. Si
ton sceptre frappe ma marotte dans la ren-
contre d'une parade, tu l'entendras plus vive,
l'obsédante sonnaille dont l'écho se prolonge
au-delà de tes oreilles pour railler ton effort, ton
énergie, ton attaque et ta défense. Tête, ban-
derole ou flanconade ? Ya, les coups du bouf-
fon porteront toujours. Sa marotte est une mas-
sue tintinnabulante, et le jour oii ses grelots
perdraient leur sonorité claire, ce serait le
deuil de la terre et la fin du monde.
SARDANAPALE
La fin du monde! Elle viendrait quand nulle
âme n'aurait d'amour.
RABITOU
Ou plutôt quand, disparus les rieurs comme
moi, il ne resterait plus que des philosophes
connne toi. D'ailleurs, tu m'agaces un peu à
traiter mon rire par dessous la jambe. A te
picoter les ouïes, il dégonfle l'enflure de ton
orgueil. Malgré tes rêves ambitieux, tu n'es
que semblable aux autres. Si le bouffon ne se
trouvait là pour rire de toi et de tous, le monde
S.VRDA.NAI'AI.K / l
ilt'vit'iidrail trop sol, Iroj) jin-lciitioux et trop
lude, — excès (jui le conduirait à sa fin. Mais
songe donc comme vous vous ennuieriez tous,
si je n'étais pas. Imagines-tu un pays dont tous
les passants seraient des outres où s'empileraient
la hètise du soldat, la canaillf^ie du juge, l'hy-
pocrisie du prêtre, édulcon'es encore avec la
solennité de riiipjjopolaiiic du niin'Irc d'école et
delà mère-ahhessede lupanar. Les gens sont des
abcès (ju(» le rire crèxc et c'est pour (;a qu'on
crè\e de rire.
SAKDA.NAPALK (à lin-tui'me)
La parole ignohl»' conlluerail (hjnc ave<' la pa-
role sublime, par la magie du Ncrhe proféré. Ain-
si ce qui est en bas parlerait comuu'cequi est
en haut, pour le miracle dune même réalisa-
tion. Eu l)as du fuuu'er. eu haut l'haleine du
sob'il : c'est de là (jue nait la splendeur de la
rose. Et la voix du bouli'on éveille en ma mémoire
celle du mage: « Ton enthousiasme ne te sera
(|u une force de destruction si tu ne sais le si-
tuer dans l'harmonie unisei'selle. A (|uoi bon
créer n\\ dieu en loi si tu ne peux lui assigiu;r
sa j)lace au pied du dieu primordial?)) Ah ! j ai
tr'op écouté le battement de nujn cu'ur pour <'n-
tendre le rhvliune de la vie. Or, voici que ce
78 CONTES SURHUMAINS
misrrabic bon lion mo révélerait l'Iiuinilité.
LE BOUFFON RABITOU
Me piTUils-tu donc pour un cuistre ? Mon naïf
plaisir de l'engueuler serait gâté s'il te plaisait
(le la'accorder en ton esprit licence de pédago-
gue. J'appelle cuistre tout homme qui imagine
une utilité au bout de rôle (ju'il vient jouer en
ce monde, à la panne qu'il bafouille en cabotin
de hasard. Ma gloire est d'être une inutilité,
comnu^ un chant de rossignol, une Heur sans
sexe ou une belle fille morte pucelle. Quand on
clouera ma carcasse entre quatre planches, on
écrira par-dessus :« Ci-gît un fou. » et sur la
tienne : « Ci-gît un roi, un maître des hommes ! »
Et avec ea un long panégyrique suffisamment
mensonger. Car, mon pauvre petit enfant, tu
n'auras rien su faire, pas même du feu, puisque
pour manier la flamme, il faut être fou, ,pbilo-
sophe ou amoureux, ou encore poète, c'est-à-dire
posséder à la fois ces trois qualités, dont tu
t'efforces en Aain d'acquérir la moindre. Puis
les honnnes t'estimeront peut-être un fou. Ainsi
te fleurira leur bêtise illimitée d'un honneur
imméi'ilé'.
SAKDWAPAI.K 79
SCKNE m
SARDANAPALE, LE POÈTE
SARDA.NAPAI.K
Viens, jeune homme invt;sti dr llialeine so-
laire, viens bienvf'nu, car, pour vivre, le mondo
;i l)esoin de ta parole, écho de sa propre cons-
cience. Et je ne suis pas, hélaa! plus fort que le
monde. Parle, toi dont la voix inspire la force
et jette has les prisons où languit la faihlesse
humaine. Parle, toi qui fus initié non j)ardo6
houïmes.mais par des dieux, toi dont la lan^i^uo
est hénie de la sincérité divine. Jai trouvé dans
tes chants lesvihrations multipliées de monètre.
Ta voix a réveillé des ang^es en moi endormis.
En de suhlimes soirs, j ai vécu l'enchantement
d'emhrasser la catholicité invoquée par tes
rhythnies, le mystère frémissant de s'incarner
dans une foinie de heauté ; et ta j)ensée me
posséda l'àme, comnu' un amant possède une
femme et la féconde. C'«'8t l'esprit des dieux,
c'est le verbe éternel qui chante pas tes lèvres.
Tes veux grands ouverts voient l'intégral secret
80 CONTES SURHUMAINS
et tu poins la vision dont tu (lemcures ébloui.
Du monde la tourbe iiumaine ne perçoit (jue les
fugitives apparences ; toi seulpénètres sa réalité,
son mobile et son essence. Il semble tel que le
conçoit la foule : il est tel que tu le chantes, et
voici pourquoi le vulgaire te crie halluciné. La
taupe nie la vue du lynx . Je ne suis qu'un roi
puissant, seigneur des corps, prince des choses
vaines. Tu es, toi, empereur des âmes, et je t'é-
couterai, maître, avec la joie frémissante desen-
fants prédestinés. Comme tout vivant, et parmi
les plus impétueux, j'ai clamé vers le bonheur
avec les fougueux poumons de ma jeunesse. Je
promis la moitié de mon empire à qui apporterait
la joie plénière au monde ,afin que j'en prenne
ma part, puisqu'il n'est pas d'individuel bon-
heur. Toi qui peux vêtir les poitrines d'un man-
teau d'enthousiasme, me diras-tu pas le secret
d'être heureux?
LE POÈTE
As-tu donc tout oublié? La vertu d'un secret
s'évanouit avec son nimbe de silence, s'évapore
au vent de la divulgation, parfum d'un flacon
débouché. Un arcaneest une fleur des ténèbres
qui meurt au premier baiser du soleil. Si je te
SAHIIA.NAI'ALI-: 81
11' donnais, Ir supi-ènic secret d èfre heureux,
(ju'en saurais-tu faire?
SAHDANAPAI.E
Tu parles comme ini roi. J'ai parlé comme un
enfant. C'est quelquefois un étranger que j'en-
tends en la voix é\adée de mes lèvres. Ton
front exhale la sérénité des forts. Contre le dé-
goût d'être, de (juej idéal as-tu cuirassé ton
sein
LK POKTK
Je Tai gardt' nu. mais plein d';imour.
SARDANAPALF-:
Pour mie femme ?
LF, POÈTR
Encore fjue horni' par les bras d'une femme,
l'amour sullit cala gloire d'une vie. De toutes les
coupes auxqucdles l'honnne tend les lèvres,
l'anïour de la femme <'st une des plus pures,
puis(|u'il y boit la souffrance.
SARD.^NAPALE
Soit. C'est une des lanières avec laqufdle je
me suis flagellé l'âme.
82 CONTKS SURHUMAINS
LE POÈTE
R('v('ill(', en le silence de la mémoire, l'ado-
rable soir où te fut révélé le mystère du baisor.
Si tu n'aimais pas celle qui première ouvrit
à ta jeunesse le sanctuaire de ses flancs, songe
(ju(dle eût été ton extase alors d'étreindre l'é-
ternelle fiancée de ton rêve. Sans doute au-
rais-tu senti, parmi le vertige de cette heure,
g-lisser sur ton front l'aile de la moi't qui plane
sur toute g;rande joie.
SARDANAPALE
Ah! toi, l'as-tu donc connue cette indicible
extase vers laquelle désespérément se t<'ndirent
mes bras ?
LE POÈTE
Regarde-moi donc. Tu verrais sur ma face
un autre ravonnement. Si je l'avais goûtée,
cette extase, me parlerais-tu maintenant? Elle
eût seuh' peuplé ma vie. 0 rêve éblouissant des
soirs adolescents, je me résignai précoce à re-
noncer ta possession.
SARDANAPALE
Alors, je te plains : car renoncer son désir,
SAHDANAP.VLK H 3
c'rst cxposrr soii ((l'iir aux inoisiircs plus vio-
Iciiti's (Je 00 mèiiic désir. Si tu \oulus mourir,
ascèt»', à la joie il<' vivre, c'ost (ju'clli' brûlait
ton sang du mirage de ses lointaines tlammrs.
Le renoncement n'est que le geste d'une passion
forcenée. Tu ne résistes au vertige que s'il
t'attir»'.
LE POKTE
Le phénix meurt pour revi\if j)lus glorieuse-
ment. Si j ai renoncé 1«'S joies de la terre, c'est
afin «l'en boire plus fortement l'essence. Toutes
les beautés du monde, que n'eti'arouche nul effort
de mes bras vers leur étreinte, viennent ins-
crire puissamment leur reflet en mon âme,
connue le ciel se réiléchit plus intense dans la
mer.
SARDANAPAI.E
Peut-être n'es-tu qu'un pauvre honnne inha-
l>ileàvivre, réfugié dans l'ilot stérile de ta
rêverie et dévoré de la fringale des fruits de la
terre mûris loin de ta main faible. Tu charme'S
d'un air de flûte le regret de n'avoir démuselé
les passions vers les proies d'ici-bas ? Tu vas
chantant ta vie. Veux-tu la vivre ? Veux-tu t'en-
velopper d'un pan de mon manteau royal, et
»4 CONTES SURHUMAINS
veux-tu toutes les joies que tu n'as pas mor-
dues et dont je suis triste?
LE POÈTE
Offre donc une poussière de diamant à qui
possède une étoile. Des trois bonheurs que la
vie tolère: la fennne aimée, l'idée conçue ou
la force d'enthousiasme, lequel as-tu pouvoir
de donner ?
SARDANAPALE
Ah ! nul vivant, nul vivant ne peut donner
un bonheur à son semblable ! Ah ! roi de car-
naval et poète de mascarade ! Dérision de deux
augurâtes majestés confrontées à la plus
anxieuse impuissance ! Tu ne me communique-
ras pas l'arcane du bonheur. Je ne te conférerai
nulle joie. Ah! solitude, solitude de tous! D'un
être à un autre s'étend un infranchissable désert,
et qu'est-ce qu'une âme pourrait pour une
autre âme ?
LE POÈTE
Elle peut l'amour.
SARDANAPALE
Quand elle est surhumaine.
SAHDANAPAI.K 85
LK POKTK
Siiiii)l('iii('nt quand cllr est vivante.
SARDANAPALE
Ami. la iniciuic est niortc. La puissance per-
manente daimer nhahite qu'un sein royal,
(^-elle flont je fus lintermittent dc'positaire m'a-
handonna. Une aire ofi ne niehe plus d'aij,^le
n'est (ju'un Irou dans une pierre. Un lionniie,
vidé d'amour n'est qu'un eadavre. Me crois-tu
vivant?
I.E POÈTE
Oui. |)uis(juelu souHres.
SAHltANAPALE
Tes yeux ne voient pas. Je te dis que mon
âme est morte. Le monde ne peut être poui"
(die que les six parois d'un tombeau. Elle est
morlo, t<' dis-je. et vain tliéurg-e dont les mains
tremblent, le dernier espoir enfanté d'i lie in-
cnnte sa scabreuse résurrection.
LE POÈTE
Los morts ressuscitent. Ils ont cliano:é la
forme de leur vie. Nulle mort n'est une fin.
80 C.OISÏES SURHUMAINS
DEUXIÈME PARTIE
( Sardanapale est seul sur une terrasse du
palais. La nuit chaude tombe sur la ville.
Des lueurs .^'avivent aux plans divers des
ténèbres. La terre souffle une haleine de vo-
lupté. Le silence des étoiles s'écoule sur les
hommes. A l'Ouest, des feux fascés Jaillis-
sent du temple d'Ischtar universelle. Lumières
et ?nusi(/ues viennent de là, car, sur une des
terrasses, les courtisanes sacrées chantent un
hymne à la Luxure:)
0 Luxure,
Toi dont l'haleino de flainiiie pénètre les
corps comme l'emprise de hi foudre ; Reine
des lianes féconds, reine des lianes stériles ;
mère dont le cœur émane, inextinguibles, les
baisers qui font crier, les caresses qui font
mourir; sœur consolatrice aux détrt^sses de
vivre ; déesse aux yeux d'abîme, amante aux
seins de lave. Luxure, soit bénie dans le temps
et l'espace !
SARDANAPALK 87
U Liixiirt'.
Les homnu'S vont. cluTchant 1«> l)onli('iir
p.'U'dcs \oi('s (Ji\tTS('s. Toutes iiiùncnt au p^ouf-
IVr (le riiujiossil)l(% liors loi. Luxure aug'usle.
Les bras tendus vers les eieux uélreindront
jamais les rêves. Mais ils ('treij^nent. é[)erdus
de seiitii' un tlux de llainnie en leurs veines, les
chairs pantelantes et erisp(''es. Les plus purs
entliousiasnies vont hriseï- leui' vol au roc du
désesj)oir. Seul le \ertiy,e des sp;ismes emporte
les àines au cœur des Dieux.
0 Luxure,
Luxure saen'e. lu l'è^nes sur 1<'S candides
animaux (jui, magnili(jues d'ohéir à ta force,
t'ont les gestes d'amour sous les yeux du so-
leil. Les momies sexués forni(juent dans l'étlier.
Les ctéïs bleus des étoil«>s béent N'ers les phal-
lus des soleils sans nombre, tressaillants connue
les pistils des lys sous la pluie doré-e du pollen.
U Luxur»'.
Il n'est pas de dieux sans blasphèmes.
(JuehjiifS uns t'iusulleiil. et foulent aux pieds
ta couronm' de sanglantes roses. Mais la haine
n'est que la rébellion de l'amour. Les pâles
asctMes et les lilles (jui meur'ent dans le froid
parfum de la \ irginité no ton! renoncée (ju'à
cause d'ôtre éperdus de ton vertif^e. VA leur
88 (.ONTES SURHUMAINS
rêve négateur est fasciné de ton image en feu.
0 Luxure,
Ah ! soit maudit qui t'a maudite, ô juaîtresse
des iiommes, seule Heur cueillie sur la prairie
des désirs ! Toi, bergère des vivants, tu les con-
duis vers la mort par des chemins de joie. Tu
portes l'infini dans tes mains frémissantes, et
tes lèvres sont la coupe de flamme offrant la
gloire d'exister en forces multipliées.
0 Luxure,
Les ignorants du Mystère croient que la
mort les délivrera de ton joug. Vain espoir! Tu
domines plus àprement la patrie des morts, ô
déesse pareille à la mort. Les sept zones pre-
mières que traversent les défunts de la terre
en désir de réintégrer rimmémoriale Unité, tu
les tiens en ta droite. Les tourbillons de l'astra-
lité roulent des effluves sexuels d'une irré-
sistible véhémence ; et l'honniie qui, vivant,
chercha Dieu dans les flancs delà ft'umie, mort
le clierchera dans la matrice des Lamies.
0 Luxure,
Dis-nous, déesse: Avons-nous pénétré tous
tes arcanes ? Les aïeux ont-ils légué toutes les
sciences de tes vertus ? Est-il encore, en tes
sanctuaires, des mystères inviolés ? A ton culte
éternel esl-il de nouv<>aux rites ? Oh ! Parle?
S.vni)A.\APAl,K 80
(iOnnais-tu des péclirs (jue la [orvr n'ait pas
roiiiinis?Nous pnsoifrnoras-tu des ('trcintcs plus
rliauiics et des baisere jilus forts ?
0 Luxure,
Toi doni l'Iialeinc de llaimiic jx'iirlrr les corps
romnie l'emprise de la foudre ; Heine des flancs
ft^conds, reine des flancs stériles ; mère dont le
(•(pur émane, inextinguibles, les baisers qui font
crier, les caresses qui font mourir; scrur con-
solatrice aux détresses de vivre; déesse aux
veux d'abîme, amante aux seins <le lave.
Luxure, sois bénie dans le temps et l'espace!
SARIJANAPALE
Ah! voix menteuses! tu mens comme elle, ô
Luxure, toi le plus décevant îles sourires, al-
chimiste malfaisant qui transmutes en tristesse
les promesses de tes joies ! Combien de mes
frères antérieurs, nobles entre les fils de la
femme, ont rué désespérément leur àmc vers
ton sourire ! (Complice du désert, ton mirage
invite en vain mon regard. (Ihaudes voix de
la nuit, vous déferlez en vain vers ma poitrine.
Ah! plutôt dépouillez donc le mensonge de
votre extase! Pleurez l'impuissante Luxure,
pleurez encore cette efTort imposteur des
honnnes, et que vos hymnes sanglotantes
1)0 CONTES SURHUMAINS
avouent loyalement aux rtoiles l'avortenient
d'un bel espoir de la terre !
LKS VOIX DES covRTiiyX^R^ (repre/inenf au lointain:)
Apparais don(! nue comme la vérité, ù
Luxure ! Et nous arracherons de ta chevelure
Ion diadème, et nous déchirerons les mailles
légères d'orfroi à travers lesquelles nos lèvres
désirèrent les Heurs de ta poitrine et la toison
d'or de ton ventre. Sois nue, ù Luxure, connue
le squelette dépouillé de sa chair. Ainsi tu n"es
pas belle! Et cela, nous l'avons su dès ton pre-
mier contact. Nous ne t'avons aimée qu'en
désespoir, ù reine sombre dont la face réelle
est rêche au baiser. Ta force, nous nous sonnnes
enivrées de la chanter, et, anéantissant l'écho
de nos voix, le silence sacré nous enseignait
notre imposture. Mais qu(d sacerdoce n'a pas
induit son pontife à l'imposture? Heureux ({ui
donne au monde un mensonge nouveau !
SARDANAPAI.E
Et malheureux (jui lui apporte une éternelle
vérité! Mais que m'importent ces chants sophis-
li(juésl Vais-je pas, enfant troublé, laisser en-
trer en moi des \ oix étrangères ! Suis-je pas
né trop solitaire pour qu'une parole d'autrui
SARDA.NAPAI.K IH
puisse se rt'^pcrcutci' on moi. Ilomiiir. [)auNrr
hoiiimr de peu dr force, tâche à vivre (a vie et
la iiiorl selon loi-riièine, et rassemble, pour
l'incantation de ton essentiel espoir, les der-
nières forces qui te restent. Ah! si mon âme a
puissance d'enjîondror, si mon ombre peuls'ins-
crii'e sui" ir uujr du destin, si mon sein s'ai-
mantiî encore d'un peu de force étoilée, ijue
la projection de ma voix monle comme une
eau-forle le cuivre du futur! 0 femme que
j'aimerai, tu dois pourtant entendre mon appel.
Pourquoi n'es-tu pas encore venue? Pourquoi
n'es-tu pas là? Je sais que tu viendras vers ton
amant, vers celui qui tournoie dans le désir et
la douleur, ilans le désespoir et l'espoir, et qui
vivrait de ton baiser comme d'autres en sont
morts.
Tu viendras comme si tu étais la forme de
mon désir frémissant et multiforme, comme si
fa chair était pétrie de iiwa larmes, de mes
sueurs et de mon sang^.
Tu viendras comme si tu étais l'incarnation
étonnée de tout ce que j'ai aimé dans la vie;
comme si, derrière loi s'élargissait à l'inlini un
sillage de toutes les beautés dont eni\ rèrent
mes yeux le monde visible et le monde invi-
sible; comme si. de tes deux seins, l'un était
92 CONTKS SURHUMAINS
r éternelle Beauh'. l'autre réternelle Justice.
Tu viendras comme si tu étais le bonheur
lui-même, le bonheur dont le baiser trop fort
laisserait peut-être à nos faibles âmes une sa-
veur amère.
Tu viendras comme si ton cœur était d'acier,
et comme si mon sein était la montagne d'ai-
mant qui s'élève au pôle du monde. Tu viendras
quand tu devrais marcher, pieds nus, sur des
pointes de fer rouge; quand tu devrais frayer
ta voie par la force, par la ruse ou par le crime;
quand tu devrais mentir à ton idéal ou tuer le
chien qui t'aime.
Tu viendras comme si tous ceux qui sont
morts d'amour, depuis l'enfance de la terre,
sortaient du tombeau pour te jeter vers mes
bras.
Tu viendras comme si tu étais le spectre
souriant d'un amour assassiné par sa propre
violence.
Tu viendras connue si tu étais la statue
même de la mort désirée, comme si tu étais,
par delà la mort, une immortalité d'angoisse,
de torture et de désespoir.
(Aux dernières vibrations de ses paroles^ le
jeune ho/n?ne a tressailli. Au pro/'o?id de son
SAilDAN APALE
93
être, lin choc 'in retour l'avertit que son incan-
tation n'a pas i'branlé en vain les ondes stel-
laires de la nuit.
(Or, depuis cette soirée, des Jours ont coulé
sur le front du roi. Leur nombre ^! Qu'importe !
Seules valent les heures de détresse ou d'espoir.
Iladvint que rinconnuequil appelait est venue.
Comment* Qu importe t Les êtres marchent les
uns vers les autres selon l'élan d inéluctables
affinités.)
SAUDANAl'Al.r,
A\anl la wnue.j avais cru vi\r('. I|j;noi'aiu-('!
Au balcon de la mort je reç^ardais passer la
\ ie. Je me souviens encore, en ce si«'cle, sur
celle terre; en d'aiilres à<ies, sur d'autres
mondes, de hallenienls d'ailes dans une caverne,
delà, ce lut moi.
HKLIBAH
Je ne connais d'auti'e pens«'e (jue d'axoir
.iltcmlu les bras. J'i'lais une princesse emloi'mie
d un iuMurmorial sonnncil. Tes Irvrcs m'ont
é\ cilliM'.
94 CONTES SURHUMAIINS
SAUDAÎVAl'ALK
Tu parles Je ton passt'. 11 fut mon exil et
nui soutiranec. On se rencontre toujours trop
tard. Avant que je ne t'aie vue, tout ce qui t'ef-
fleura m'a blessé, tout ce (jui te lit mal m'op-
prime encore. Songe ({ue ma seule jalousie
attaque dos choses d'autrefois. Car je suis
jaloux des roses (jui t'ont charmée, jaloux des
heures de joie qui gonflèrent ton sein, jaloux
delà douleur, qui t'a baisé la bouche avec sa
gueule en fer rougi. Ah! que rien au monde
ne t'ait touchée, enfant délicieuse ! Que nulle
paupière n'ait palpité de volupté sous la caresse
de ton apparition! Que tu sois sortie de limbes
solitaires pour entrer aussitôt dans mes bras!
HKLIBAH
Il fut des années de moi que tu ignores.
Les transfigurations de ma beauté, les succes-
sives apparences de mon être demeureront in-
connues à tes yeux d'amour. ïu n'auras pas
vu mon enfance rose et mon adolescence mauve.
Mon passé n'est qu'un lys mort dont l'inutile
parfum s'est évaporé dans un orbe de soli-
tude.
SARDANAPALE
Parfum que d'occultes brises m'apportaient
SAlUt.V.NAl'Al.K 9!>
eu hoiillV'cs (l"t'sjtt''r;iru't'. Va, dans laroriir Jcs
nuits dt-lt'', par (juoi devient sensible à nos
pditrines le respir de la terre, j'ai reconnu
riialeine de la vie. de la forle et rayonnante
vie, concentration de nies attentes.
HÉI.IBAH
Il est, au profond de l'océan, des Heurs nier-
veilli'uses dont nul œil humain ne soupçonne
la jj^loire. Ainsi sous le monotone déferlage des
heures, de moi des splendeurs s ellleurirent,
voui'es an secri't. Je fus, dans une forme h»*-
rohjue. une àmc d'élection. Mais ma .jeauté
chantait un hynnie trop puissant pour que les
hommes l'entendent. Les ailes de ma pensée
leur eussent donné le vertige ; et ma vie n'a pas
révélé le mystère de mes aspirations, la force
demesvirtualites.il me send)lait que mes lèvres
et mon C(r ur ne devaient s'ouvrir qu'au
baiser d'un dieu. Je n'ai pas marché nue. même
dans le désert : et mon âme s'i'st envtdoppée du
silencieux orgueil d'exister. Hélas ! mon bien
aimé, ces épanouissements de moi te fun-ul
perdus.
S.A.RDAN.\PALE
Non. car je te rêvais.
96 CONTKS SURHUMAINS
HKLlIiAH
En moi tu no trouveras pas une amante de
joie. Lurne de mon C(rur est toute fragranle
de mélancolies. Et dans le ravissem(>nt de tes
bras, je t'apporte le regret de st«''riles autrefois.
J'aurais tant voulu quaucime heure ne nous eût
touchés sans nous jeter lun vers lautre, (jue
ta vie et la mienne eussent été confondues de
la naissance à la mort, comme nos èlres sont
pendant le baiser de nos chairs.
SARDANAPALE
Oui, malgré nos efforts, nos cœurs sont lourds
du passé. Notre vie sur la terre, nos antérieures
vies oubliées en d'autres cycles, sur d'autres
mon(les,jettentlepoidsde leurs chaînes sur nos
essors. Toi, chère tète, peut-être peux-tu encore
vers l'amour le voldes grandes frégates vers l'ac-
calmie. Jai peur dètre pour l'amour connue pour
toutes les !)eautés, un aigle éclamé.
HÉLIRAH
Ne sens-tu pas en moi la force de lier et de
délier? Va, je te délivrerai de toutes entraves.
Je ne me souviens que de t'avoir espéré. Je ne
saurais te perdre. Et je t'emporterai, dans mes
SARUA.NAPALK 97
forts Itras de iiMiiinc. jusqu'aux étoiles (le ton
désir.
SARUANAPAI.K
Oui, tu ne projetteras, quoique femme, sur
mon ascendant nulle ombre, puisque tu émanes
de la lumière. Oui, dès ton approche, dès ton
premier pas vers mon sein, j'ai senti ton rayon-
nement exaller en moi, — suprême espoir ! —
la beauté qui y sonnneillr. Oui, toi, toi seule
au monde, parmi les êtres, les choses et les rê-
ves, ne fus ni inférieure à mon désir, ni supé-
rieure à ma puissance. Salut à celle de ma hau-
teur! Et ton baiser reste l'unique rose que j'au-
rai cueillie dans le jardin des beaux songes.
Aux lointains horizons de tes yeux clairs, j'ai
découvert le pays où Tair mest léger, où les
sources me sont fraîches.
HÉLIBAH
Ainsi tu sens monter en toi la foi définitive
en mon œuvre d'amour, pour lacjuclle je naquis.
Oui, nous donnerons à notre baiser la force
conquérante, la force égale aux dieux.
SAHUANAPAI.K -^
Ton l)aisers'appuierasurune image. Car pour
6
98 CONTES SURHUMAINS
le recevoir, je deviendrai Tlioninie adéquat à
son rêve essentiel, la statue de mon idéal.
HÉLIBAH
L'amour n'étreint jamais que des images. 11
s'exalte d'envelopper sa propre création. Je
t'aime, je t'ai créé.
SARDANAPALE
Tu m'as créé tel que je devrais être. Merci! Si je
ne le pus dans l'air de la terre, du moins au
monde de ton cœur j'aurai été moi-même. Au
miroir de tes yeux délicieux, je me vois vêtu de
gloire, et tes flancs de joie sont le socle d'où
jaillit ma figure panthée. Que m'importe de n'a-
voir jeté sur la boue de cette planète l'ombre
exacte de ma stature ! Au palais de ton cœur je
me sens roi. Partout ailleurs je fus le solitaire
étranger poursuivi par l'hostilité des regards,
par l'incompréhension des âmes.
HÉLIBAH
Saurai-je demeurer à liauteur de ton rêve ?
Toute fleur de beauté se fane; toute flamme s'é-
teint. L'amour a la durée d'un baiser de la vie
à la mort. Au palais de mon cœur, fragile cœur
de femme, tu seras peut-être un jour le men-
diant errant parmi les ruines. Et le soir, le
SAUhANAPALK
î)0
Iristr soir de \ivrt', Ncrra nos ombres, paii-
Mcs (niibrcs coiirhées, cliorchcr, clicrchcr en-
core les <lt'l)ris de nos beaux soiiNeiiii's jxxir en
l)àtn" noire (b-nnei' nl)ri.
SARDANAPAI.K
Qu'importe! (Juimporle, si dr \a gangue in-
linie (b- réierniti' nous avons extrail l'or déro-
rant noire \ ie ! ^'a. les beiires aibnnanlines (b'
suliJimilu ne s ellacenl pas. vaines esclaves du
lemj)s. Toute beauté est imptM-issal)b'. car elle
inscrit son reflet dans la lumière inunortelle,
HÉIJBAH
Alors (jue nous reste-t-ii à demandera la vie
(b' la tei're. sinon la décbéance de notre extase?
Alteudi'e la menace de l'ennemi, c'est jjn'senter
le ilanc à ses coups. L'amoui" ne r<'eoit de
couronnes (jue de sa so'ur la nioi-t.
SARDANAPALE
0 terrestre existence ! Elle n'est ])as le jar-
din de (b'dices qu'en elle cbercbent les insensés
du troupeau bumain. Elle ne peut donner à ses
favoris le boubeurni sa menue moimaie la joie.
Seuls sont saj^^es ceux (|ui lui demandent la
souffrance. Elle ne saurait ollVir autre larf^esse.
BIBLIOTHECA
100 CONTES SURHUMAINS
Et piiis(ju"('lh' nous attribua la boautr do cette
heure, nous la quitterons, coHirs reconnaissants.
La mort nous appelle de sa forte voix surnatu-
relle.
HÉLIBAH
Et nous franchirons enlacés la porte qu'elle
nous ouvre, la seule assez haute pour nos fronts
exaltt's de baisers.
SARDANAPALE
Et puisque nous n'atteignons pas la sublime
humilité d'accepter la vie, que notre mort jette
sur la terre une lueur éblouissante et perdura-
ble ! Songe, ma bien-aiuiée, pour notre suprê-
me hymen, aux flamboiements d un baiser
(juapercevraient les étoiles!
HÉLIBAH
Couples d'amour qui souffrez sur la terre,
couples d'amour enlacés sur les sphères loin-
taines, veuillez accueillir d'un sourire de salut
le royal incendit^ voilant de flammes notre der-
nier baiser! Tout de nous sera transformé : Nos
chairs en cendres, notre amour en union plus
profonde.
S.VHDANAI'AI.K 101
SA1U)ANAP\LK
Ainsi suil-il !
(Lea voix des amafits s'évanouissent dans le
tnurtiiurc du baiser.
( h\ cette nuit-là^ les pasteurs épars sur la
plaine et les ino?its s'étonnèrent d'un prodi-
gieuj' paniboiemenf dissipant les ténèbres.
L haleine du vent emportait, avec les houles
d'étincelles, l'odeur résineuse des cèdres et des
pins: La lueur colossale du bxXcher montait
vers les étoiles avec les âmes des deux amants.
Elle couve encore sous cette cendre qu est la
mémoire des hommes... cendre, suprême pa-
rure attribuée à tout orgueil.)
LE MYSTÈRE DUNE INCARNATION
U-: .MVSTKRK DINK LXCAUXATIOX
Et mine et semper dilecrœ dicatum
A cette «'poque, dans un accès vj^'hémont de
misantliropio, je m'étais retint dans une baie
faroucht' de la côte bretonne. Le cbarme d'un
jiclit villauc drlicieuseraent assis devant la mer
avait arrrtr- mes pas de voyag'<'ur. Le groupe
de sombres cbaumirres oh de pauvres gens
\ ivaient p«''niblemt'iil de la ptHlie n'avait certes
aucune originalit»'- spt'ciale. Mais l'âme de ce
site enveloppait de douceur Tàme attristée du
passanl. Di's bois d(; cbènes et d'ormes iso-
laient de riiorizon terrestre le fouillis des ca-
Itancs dont les ouvertures béaient vers ces
IVonilaisoiis protégées du vent d'ouest par un
rempart de buttes abruptes de granit.
A cet endroit, le paysage se divisait en deux
parts de caractères antitbéti([ues. A l'Est, s'en-
fonçjant dans les terres, il étalait la joie d'une
végétation drue et somptueuse; à l'ouest, le sol
106 MONTES SURHUMAINS
onlrant en promontoire dans l'Atlantique
consistait en une série d'énormes masses grani-
tiques d'une sauvagerie violente. Campé dans
ce village, je pouvais contempler à la fois les
deux aspects les plus contraires de la multi-
forme nature, son plus câlin sourire et sa plus
effroyable convulsion.
Adjacent au village, un tout pelit cimetière
descendait en pente douce vers une grève formant
une courte solution de continuité entre les fa-
laises béantes de la côte. Dans les grandes
marées, le flux venait affleurer les tombes les
plus proches. Je n'oublierai jamais l'impres-
sion que me causa ma première visite à cette
nécropole menue. Enclose d'un mur à hauteur
d'appui, on y pénétrait, comme dans presque
tous les cimetières des campagnes bretonnes,
en franchissant un échalier taillé dans le gra-
nit. Un soleil ardent mirait la mer bleue. Des
pierres tombales festonnées de ronces et de lierres
pesaient sur la terre lourde et jaune. Entre
elles avaient poussé de vieux pins dont le s
maigres troncs nus s'en allaient porter très
haut dans le ciel les cimes sphéroïdales, nuages
opaques, oij gazouillaient quelques mésanges.
Ah! l'adorable cimetière! Comme il s'y repo-
serait délicieusement, le corps las, immortel-
LE MYSTÈRE d'uNE INCARNATION 107
lemcnl hcrcé parle cliant des va^^ues. A la sé-
jiulluio grandiose de Cliàteauhriand dans son
solitaire îlot, j'aurais j)référé un coin dans ce
champ funéraire où ranj:;e de la mort, (juand
il y passait, devait sourire.
Sur des croix je lus des noms celtes. Quelques
inscriptions étaient analogues à celle-ci : « A
la mémoire de Jean-Vvon Guivarec'h perdu
t'ii nii-r.». Ainsi, jilusieurs de ces sépultures
citaient le nom de cadavres qu'elles n'avaient
jamais reçus, et ((ue les Ilots roulaient toujours
sur des lits dalgues roses. Mais ces trépassés-
là, assurent les vieillards, reviennent chaque
année passer le jour des morts dans la tombe
ordinairement vide, afin d'entendre les prières
dites pour leur âme par des voix aimées.
Une tombe fleurie de superbes roses rouges,
et d'aspect dillV'reiil des autres me frappa. Elle
portait une croix ansée, sculptée dans le granit,
et chargée de l'inscription suivante:
MiHiAME Hélène
23 novembre ... — 3 février
Irhauiat haec anim.^ meam
Celle dont la dépouille reposait là n'avait
donc pas vécu deux mois ! Quel inconnaissable
destinjetleces êtres dans un monde qu'ils déser-
1 CONTES SURHUMAINS
lent aussittM? Quelque chose m'attirait vers ce
sépulcre de petitcnfant. Pourquoi, dans ce cime-
tière de marins, Tétrange mysticité de cette ins-
cription latine? Puis était-ce, ou non, par
hasard que cette croix ansée érigeait là sa forme,
inusitée en pays chrétiens et dont les théolo-
giens, sauf peut-être TertuUien, n'ont pas en-
trevu le très antique symholisme ?
Rentré àl'auberge, mon premier soin fut de
questionner l'hôtesse sur ce tombeau. Précisé-
ment se trouvait là une bonne femme du village,
la vieille Katell, renommée dans les environs
pour ce qu'elle parlait admirablenient le fran-
çais. Katell, heureuse de montrer son talent
de conteuse à un « monsieur delà ville » me fît,
de sa voix chantante et mélopéenne un prolixe
récit d'oii je parvins à démêler les faits princi-
paux.
Le petit être endormi dans la tombe depuis près
de cinquante ans était la fille d'un vieil original qui
habitait à un kilomètre du village, sur la côte,
une maison isolée. Autrefois, — c'était alors,
audiredeKatell, un jeune « monsieur » — il avait
fait bâtir cette demeure pour y venir, avec sa
jeune femme et une hllette qui venait de naître.
— Ah! monsieur, affirmait Katell, le bel en-
fant! Mais tous le.* '%'ns disaient qu'elle ne vi-
I.K MYSTKItK n'iNF. INCARNATION 109
vrail pdiiit. j)arc'c (jn'clle l'Iait |)liis bt'llccjue les
anj^os (lu l)on Dieu ! Si vous l'aviez vue quand
elle souriait ! Ah ! ma Doué, bien sûr qu'elle
eiit('ii(lait les anges l'appeler !
De cet enfant qu ellf a\ ait apeivu quelques
instants il y a\ait presque un demi-siècle, la
vieille femme semblait conserver un sou\ enir
toujours présent. Je ne m'en étonnais pas, sa-
chant avec quelle indestructible énergie la mé-
moire de ces êtres simples retient les images
qu'elle reçoit au courant d'une vie monotone.
(Ju«'lques semaines après l'arrivée, l'enfant,
mourut.
— Monsieur, dit Katell. \ ous n'allez pas me
croire. Des fois j'ai raconté la chose à des mes-
sieurs peintres qui passaient par ici, et j'ai
bien vu (|U ils me prenaient pour une vieille
folle. Mais tout de mèmr il faut que je vous le
dise! Sur la terre qui recouvrait le pauvre pe-
tit corps, les parents mirent des fleurs en bras-
sées. De belles Heurs monsieur, comme il n'en
pousse pas chez nous. Il y avait des roses en plein
février. C'étaient des roses fleuries dans des
serres comme on en voit <lans les châteaux.
Eh bien, pendant plus d'un mois, monsieur,
les roses restèrent aussi fraîches (jue si l'on
venait de les cueillir. Pourtant, cet hivcr-là, il
1 1 0 TONTES SURHUMAINS
lit (les froids cl des pluies comme on n'en con-
naît g-uère. Six semaines après^ il y avait encore
des fleurs fraîches. Ce n'était pourtant pas de
nouvelles fleurs car aucun de nous dans le pays
n'aurait pu trouver des roses en février, et les
parents étaient partis pour Paris. Demandez si
je mens à Jean-Marie Elias, le fossoyeur, qui
est bien vieux, mais qui se rappelle encore tout
ce que je vous explique là. Et toi, Charlotte,
ajouta-t-elle en breton à l'hôtesse qui mettait le
couvert, tu es trop jeune pour avoir vu ça,
mais ta défunte mère a dû te le raconter.
— la. répondit Charlotte qui ne parlait pas
français, ma mère m"a dit souvent qu'une fois
mon frère aîné, Lomic, celui qui navigue à
l'État en ce moment, était bien malade quand il
était tout petit. Le médecin prétendait qu'il n'y
avait plus d'espoir. Ma mère, porta Lomic sur
la tombe de la petite fille et fit des prières ; et
mon frère fut guéri dans les trois jours.
Ames candides, pensai-je, pour lesquelles
tous les événements conservent leur nimbe de
mystère; âmes heureuses dont la floraison ne
fut pas desséchée par l'haleine des villes tris-
tes et du siècle mauvais.
— Mais, demandai-je à KatelL les parents,
que sont-ils devenus?
I.K MYSTKIIK l) INK INi;aUNATIO\ I I 1
— La iiirre est iiiorU', Monsieur. Le père
habite toujours la maison dont vous apercevez-
la toiture d'ici. Il vif là tout seul, servi parla nour-
rice de la petite fille, une ôtrauf/ère du pays
de Paimpol, qui, depuis les temps, nu jamais
quitté son maître. Ah ! le pauvre Monsieur. «I
a eu hien du chag^rin. Un si bon homme! Il
n'y ajamais eu quehjuun de malheureux dans
le pays sans que le Monsieur ne lui ait fait du
bien. Malgré ça on a un peu peur de lui. Il a
une faeon si drôle de \ous regarder! Sa maison
est pleine de livres qu'il passe son temps à lire
quand il ne se promène pas sur la cùte.
— Il y a longtemps qu'il vit ainsi ?
— Des ans et des ans, Monsieur. Autrefois,
quand il était plus jeune, il partait souvent en
voyage. Maintenant, il ne quitte plus le pays.
Pendant mon déjeuner dans la salle d'au-
berge, Katell^ tout en tricotant, me narra, sur le
vieillard, une foule d'anecdotes pour lu plupart
oiseuses.
— Cette chose-là, Monsieur, défunt mon
homme vous la raconterait bien s'il était en-
core de ce monde, le pauvre cher. Il avait été
quartier-maître et savait lire connne un prêtre.
Un jour, — ah ! il y a longtemps de ça, — le
monsieur vint chez nous : «Pierre, dit-il à mon
112 CONTKS SLUHUMAINS
homme, vouk'z-vous venir prendre un verre de
rhum à la maison? jui un service à vous de-
mander. » — « Je suis tout à vous, Monsieur »
répondit mon homme. Ah! il s'était passé une
drôle de chose! Monsieur le vicomte de X., le
maître du château de X.. qui était alors un heau
garçon de vingt-deux ans, était venu passer
quelques jours dans le pays. 11 s'amusait à tirer
les goélands avec son fusil, tout le long de la
côte. Le Monsieur aimait les oiseaux, et ça le
chagrinait quand on leur faisait du mal. Il
écrivit au vicomte une lettre très jolie pour le
prier de ne plus tirer les oiseaux de mer. Le
vicomte n'en continua pas moins à chasser.
Alors le Monsieur lui parla, et il se disputèrent.
C'est pour ça que le Monsieur venait cliercher
mon homme. « Le Monsieur m'a demandé
d'être son témoin, me dit Pierre en rentrant, il
va se battre en duel avec Monsieur le vicomte. »
3Ia Doué., si ce n'est pas effrayant que les
hommes se massacrent ainsi ! Les deux Mes-
sieurs se sont tiré des coups de pistolet dans la
lande de Bizien, que vous voyez là-has. Le vicomte
tira le premier sur le Monsieur sans l'atteindre.
Le Monsieur lui dit : « Monsieur, je vous en
prie, voulez-vous me promettre de ne plus tuer
les oiseaux du pays? » — « Monsieur, fit le
I.K MYSIÈUK DLNK INCAILN/.ÏION 1 I ."i
\ icoiiile. je répomlrai pciit-èti'c quand vous
aurez fait l'eu. » Le inonsieui" dil à mon lionime
qui était plus éloigné de lui (jue le vicomte:
a Pierrr, élevez votre chapeau au bout de votre
bâton, et ne bougez pas! » Et il il tira dans
le chapeau qui fut traversé par la halle. Alors
le vicomlf lui lendit la m lin en dis;uit: « Mon-
sieur, je \ ous promets de laisser en paix les
oiseaux que nous aimez. ))
Le verbiage de Katell. tous les détails quelle
me donna sur 1 » vie extérieure dr ce solitaire
piquèrent au vif ma curiosité.
Dans m<'S promenades au long de la côte, je
rencontrai souvent ce singulier personnage.
C'était un vieillard agile et maigre, dont la
tète, encadrée de sa barbe et de ses cheveux
blancs, brunie par le hàle comme celh' des ma-
rins, était belle encore. Les yeux, très jeunes,
brillaient d'un éclat humide assez semblable à
celui que j'avais remarqué chez certains végé-
tariens ou chez quelques mondaines habituées
aux piqûres d'atropine.
Certes j'avais désiré connaître de près cet
homme; mais il semblait peu ili.sposé à laisser
attenter à sa farouche solitude; et quelquefois,
il n'avait pu refréner un regard quelque peu
hostile au passant dont la silhouette impor-
H4 CONTKS SUUHUMAINS
tunail sa rêverie. Une circonstancié foi'luite
l'obligea de sortir Je sa réserve; et bientôt, un
courant de sympatbio nous ayant liés, je me
trouvai admis à Tintimité intellectuelle du
vieillard. Jamais il ne fit allusion à un événe-
ment quelconque de sa vie. Ayant scellé son
cœur, il n'entrebâillait que sa pensée. Je re-
connus vite, à la puissance des idées, un de
ces liommes de génie, plus nombreux qu'on ne
croit, qui pour une raison ou pour une autre,
dédaig'nèrent de faire œuvre, et concentrèrent
toutes leurs énergies vers l'épanouissement so-
litaire de leur personnalité.
Rappelé à Paris, je demeurai environ un an
sans nouvelles du vieillard dont la magnifique
intelligence avait ébloui ma jeunesse. Puis, un
jour, je retins un paquet contenant un manus-
crit et une lettre ainsi conçue :
« Quand vous lirez ces lignes, j'aurai (juitté
la terre. Je vous lègue le secret de douleur
qui étrejg-nit ma vie. Ah ! bien longtemps je me
jurai de détruire les pages oùje tentai cette
révélation. Elles sont certes indignes de l'être
dontellesévo(juent la noble apparittion. Qu'elles
aillent en vos mains ! je vous ai élu mon con-
fident pour des raisons que vous ne compren-
driez pas peut-être. Pardonnez-moi de vous
LK MVMKIti: It'l.NK INCAMNAIKIN Ilo
parirr ainsi : J ai pris l'Iiahitiule de deviner
dans la llcur pn'senle le fruit futur, el je \)v6-
vois à votre esprit une edlorescence dont vous
ne souproiinez pas vous-niènie la possibilité.
Vous portez au front le sceau des prédestinés
qui perçoivent le rayonnement de la Lumière.
L3S dernières lueurs de mon Couchant saluent
votre Aurore. »
Je m'informai : On avait trouvé, un soir d'octo-
bre, le vieillard mort sur la tombe de son enfant-
Quant au manuscrit, je crois déférer au désir
(le son auteur en le publiant dans son intégrité :
LE MYSTÈRE d'uNE INCARNATION
L'ineffable événement qui déchira ma vie en
tii'ux parts, je me suis souvent demandé avec
angoisse si je devais le raconter.
Devrais-je pas enfouir en mon cœur, comme
<lans un inviolable tabernacle, le souvenir de
l'être qui vint à'moi des profoiideui's de l'Ab-
solu. Cette émanation di\ inc dont je pleure à
jamais l'évanouissement, vais-je pas, d'une
plume sacrilèg-e, en livrer une description au
|jrofane troupeau des hommes.
Quant à ce qui est de moi, que m'importe!
Pour avoir fait pieusement e.xacl le récit d'une
réalité dont laperceplion dépasse leur enlen-
H6 CONTES SURHUMAINS
dément, que je sois traité soit d'imposteur, soit
de visionnaire ou de fou, je ne saurais m'at-
tarder à en prendre souci. Je n'ai pas coutume
d'écouter les bégaiements de l'ignorance hu-
maine. Que d'autres, plus hauts dans la hiérar-
chie spirituelle, m'attribuent le charme d'une
imagination menteuse et le futile souhait d'une
gloriole littéraire, leur opinion ne saurait at-
tenter à mon indifférence.
Mais j'hésite à livrer aux commentaires igna-
res, grossiers ou méchants, la mémoire sacrée
d'un être dont la mystérieuse venue ne pour-
rait être sentie que de quelques âmes rares.
Ah I frêle enfant, oisellc qui t'es posée une
heure sur l'arbre de la vie, ange dont l'aile de
lumière effleura ma sombre jeunesse, con-
seille-moi ! J'ai cru discerner la réponse :
« Agis toujours pour les nobles âmes. Les
autres, n'y songe que pour leur donner ta pitié.
N'y eùt-il sur terre qu'un juste ou qu'un
génie, pense à celui-là remémore-toi que tu lui
dois la révélation de ce que tu connais. Parle:
ta voix ira vers les oreilles destinées à t'enten-
dre. Quand à la foule humaine, une âme grande
ne peut la tenir en dédain. Toute parole de Vé-
rité ou de Beauté est un soleil dont chacun est
bénéficié selon sa puissance: l'aigle seul le con-
I.K MYSTKIIK DINK INCAUN.VÏlON I 17
temple, mais le moineau se réchaulle à son
rayon. Parle! Pourquoi redouteiais-tu l'insulte
à l'objet de ton culte. Ln blasphème n'atteint
que ci'lui qui le profi^TC. Et ne sais-tu pas que
la foroe postiiume des martyrs s'accroît en pro-
portion directe des malédictions lancées par les
persécuteurs? Que serait la gloire des saints
si le mal n'existait pas ? Parle ! »
J'obéis.
Au cours de ma longue existence, j'ai né-
gligé l'action apparente. Comme tous les hommes
dont rinlellecl éploya son vol hors du temps,
à la stérile agitation des occidentaux en mon
siècle je ne pouvais accorder qu'une commi-
sération dédaigneuse. Ma vie fut uniquement
sentimentale et conceptuelle; et je n'ai affaité le
faucon de ma volonté que pour le lancer au
gouffre du Mystère. Depuis un demi-siècle
environ, au mépris de toutes fins mortelles,
seul l'effort vers le Divin hanta ma pensée.
Par suite de contingences qu'il est supei'flu
d'énumérer, ma jeunesse se trouva très-mèlée
au monde. En citant ce détail, je désire établir
que je ne fus pas un ennite contemplatif dont
la solitude déforma la vision. A vingt-cintj ans
^1 m'avait été donné d'acquérir une expérience
des hommes pouvant défier celle de ces misé-
7.
118 CONTKS SUIUIUMAINS
rahlcs vieillards (jui durant de longues aimées
se eomplurent à la vanité de l'intrigue so-
ciale.
J'avais vingt-six ans quand m'arriva l'évé-
nement qui décida de ma vie postérieure : Ma
femme devint enceinte.
Hélène comptait alors vingt trois ans. Elle
rappelait le type de Vierge que chérissent
certains Primitifs du Nord conune Mem-
ling et Jean Van Eyck. La loi des attractions
nous avait poussés l'un vers l'autre: mais son
esprit, bien qu'évoluant, sous l'impulsion na-
tive, dans la sphère d'idées où Je m'élançais,
conserva son originalité tout en s'épanouissant
au contact du mien. Assurément il s'imprégna
des émanations de ma pensée, mais sans perdre
le charme de son parfum initial. Son âme pro-
fonde, merveilleux clavier oii les doigts des
anges, en s'y jouant, éveillaient d'harmonieuses
intuitions, se révélait dans ses candides yeux
noirs et dans le caractère archaïque de sa beauté
attestant ce phénomène d'hérédité, nommé par
les physiologistes modernes « le retour an-
cestral », grâce auquel un être ressemble à
quelque ascendant, prototype de sa race. Mais
l'énergie aggressive de l'aïeul, un guerroyeur
de la Renaissance, un maréchal de France
IKMYSTKIŒ I) INK I.NCAUNAIIO.N IIU
fameux donl la famille, en dos siècles lointains
posséda la couronne de Bretagne, s'était trans-
formée, chez lajcune femme, en une force de
mélancoliijuo douceur.
A la certitude dt; sa maternité, Hélène fut
prise d'une inquiètude(i ue je partageai. Appeler,
du fond de l'Inconnu, une âme à la vie, c'était
une responsabilitt' qui' notre jeunesse n'enxi-
sageait pas sans trembler.
— Soit, affirma la jeune mère, cet ei\fant, ce
sera mon chef-<euvre, à moi. Ivre du Beau,
mon esprit est un oiseau qui voleparmi des mon-
des dont il revient ébloui sans pouvoir en rap-
porter, pour témoignage, la moindre fleur en son
bec rosé. Si j'étais homme, je subirais la tor-
ture des poètes impuissants à réaliserleur vision.
La faculté d'expression me fut refusée : etquel-
(juefois je m'attristai de me sentir artiste sté-
rile. Oui, cet enfant sera mon chef-d'(ruvre. Je
veu.x créer un être sublinn*, un être de Lumière
et de Beauté. Et l'idéal que j'entrevois derrière
un voile de brume, il le contemplera de ses
yeux d'aigle, <lans une intégrale splendeur, avec
la scit'ine limpidité du génie.
Dès lors, il fut convenu que nous unirions
nos forces afin d'éveillerà la vie un magnifique
modèle humain?
120 CONTES SURHUMAINS
— Mais, dis-jo à Hélène, co n'est pas aujour-
criiui que commence ce travail. Chaque effort
(l'élévation, chaque minute d'exaltation vers le
Divin perçu sous l'une de ses manifestations
multiples, chaque coup d'aile vers le triangle du
Beau, du Vrai et du Juste, chacune de ces
volitions disparues qui constituent la partie no-
ble de notre passé, tout cela n'est pas perdu,
— non plus hélas ! que le fardeau de nos dé-
faillances et de nos erreurs. Et c'est parce que tu
es natalement pure qu'il te sera permis de don-
ner la vie à un être supérieur.
Hélène se livra toute entière à son œuvre de
création avec une constante énergie, en suivant
scrupuleusement mes indications successives.
Cette arrivée d'un enfant au monde terrestre,
ce mystère de l'incarnation qui déconcerte les
hommes, je pus lui en révéler certaines pha-
ses, et sa merveilleuse intuition pénétra d'un
coup des arcanes sur lesquels a longuement
peiné la méditation d'admirables penseurs.
A la lumière puisée dans mes études je pouvais
soulever quelques-uns des voiles, dont le secret
du Verbe fait chair est enveloppé par la science
moderne qui connaît seulement les modifica-
tions des phénomènes d'embryologie, et parles
religions, qui, toulcs, dans le symbolisme de la
LK .MYSI'KUK I) INK INCAIiNA I ION 121 .
Cliulo t't de la Rt'tk'inption enseignent, à qui
la peut entendn-, une part de l'éternolle Vrrité.
La science exot('i'i(jue, sur le plan ]jliysi(jne
où le borne son investigation, a entrevu, très
incomplètement d'ailleurs, sous le nom d'Evolu-
tion l'une des lois primordiales qui ordonnent
le monde. Elle n'a pas encore compris que
cette Loi est mystiquement énoncée, sous le
titre de Rédemption, par toutes les théologies.
Mais elle ignore, — et sans doute elle ignorera
toujours, — au pôle opposé, la loi d'Involution,
que les religions appellent la Chute, et selon la-
quelle s'opèrent les naissances.
Comment une âme, émanation de l'Absolu des-
cendant la spirale de l'Involution, entre-t-elle
dans la matière? Comment est-elle emportée par
le vertige de la Chute, vers la matrice de la
femme, premier tombeau delhonniie"? sur ce
mystère, je ne puis lever ici qu'un coin de voile :
Par l'Amour, par l'étreinte auguste de leur
chair, le couple humain attache aune parcellede
matière un principe de la Vie Universelle. Ainsi
crée-t-ilun centre d'attraction dont la puissance
rayonne versles splièresoù circulent les esprits
en désir d'incarnation. Le Verbe d'un couple
appelle une âme de sa race. Plus haut s'élance-
t-il vers le zénith de l'Infini, plus belle et plus
\'2'2 <:(».Ni'i:s suiinuMAiNs
noble est-elle, celle qui répond à Finvocalion
cliarnelle. Mais il se peut que l'aile Je l'Amour
emporte, quelque jour, uu-d'^.là sa sphère d'at-
traction accoutumée, la virtualité génératrice
d'un couple vulgaire ; et c'est pourquoi une
femme de beauté, un pur génie quelquefois
naquirent d'une paire de bourgeois un instant
magniliés par l'extase d'un spasme.
Les esprits en attente de vêtir la forme cor-
porelle obéissent, comme tout au monde, à la
loi de Hiérarchie. C'est un esprit élémentaire qui
entrera dans la peau d'un rustre : c'est un
esprit déjà fleuri d'un antérieur développement
qui habitera le cerveau d'un Dante. « Tout être
créé est une Révélation dans la Chair », disent
tous les mystiques par la voix de iNovalis. Et la
plus haute révélation s'incarne dans les Héros,
types suprêmes de l'humanité que jadis la pieuse
Helladeproclamaitdemi-dieux : Phidias, Shakes-
peare, Léonard de Vinci, Platon, saint Jean,
Jacob ïiœhme...
— Je veux, dit Hélène, être la mère d'un en-
fant de cette beauté.
— Prends garde! Toute grandeur s'expie par
une douleur. Les sept glaives sont réservés au
cœur des mères glorieuses.
— Souvent aussi, hélas! à celui des humbles
LK MYSTKUi: \)\SE I.NCAII.NATION 1:^3
m<'n's. La oroyanco populaire afïirmo que pen-
dant la grossesse, les sentiments de la mère in-
flent sur l'enfant.
— Elle a raison. L'ànie populaire est le puits
où s'est croupie l'eau pure de la Vérité. La
Grèce anti(jue connaissait u!i art ignoré des mo-
dernes, ces contein[)t('urs de la B«'auté : la cal-
lipédie. ou l'art de créer de beaux enfants.
— Cet art, ami, peux-tu le reconstituer?
— Nous pouvons y tâcher.
— Mais d'abord il faudrait sasoir le sexe de
l'enfant.
— C'est facile. iNous contrôlerons l'un par
l'autre deux procédés: C(dui des pliysiologistes
contemporains et C(dui des sages anciens.
En attendant, nous aurons recours à la lu-
cidité magnétique. Toutes les formes sont ins-
crites. — hors du temps, — dans la lumière
sidi'-rale connue dans une succession d'épreuves
photograj)hi<iues instantanées. L'homme luagné-
tisé dont le corps sidéral, est mis eu rapj)ort
avec cet universrd réceptacle des reflets, perçoit
ces form«'S inaccessibles à ([ui n'es! j)as en l'Iat
de A'oyance.
J'endormis une jeune lille dont j'a\ais anté-
rieurement éprouvé la lucidité :
— C'est une fille, dit-elle. Oh! (ju'elle est
124 CO.NTES SURHUMAINS
1)L'11(' ! Elle naîtra dans ia proniièro quinzaine de
décembre, un samedi, avant minuit. 11 mest
impossible de lire la date exacte, d'en savoir da-
rantage. Réveillez-moi.
Le sexe «'tant connu, il fallait donner à Ten-
fant un nom.
Noîiiiner un être, c'est le vouer, c'est le vêtir
d'une chape de soie ou d'une robe de Nessus,
c'est attacher à son col un talisman d'or ou de
ploml). Certes, rien n'est indifférent à une des-
tinée huiniine, et les éventuilités que le vul-
gaire attribue à un absurde hasard se mani-
festent comme les effets de causes inconnues.
Mais la volonté qui associe à la sonorité de
quelques syllabes l'individualité d'un être fait
une inconsciente incantation dont les vibrations,
réfractées par le bouclier du Destin, viennent
r»'tomber sur la tète de ce vivant en ondes de
maléhces ou de gloire, de tristesse ou de féli-
cité. Sur cette vérité, la divination des grands
poètes habitués à manier la vertu évocatoire
des paroles s'accorde avec la science des Pro-
phètes. Il est dit dans les Védas : « Tu donneras à
ta fille un nom sonore, abondant en voyelles,
et doux à voltiger sur les lèvres de riiomme. »
Au berceau des princes de légende, les fées mar-
raines investissent les frêles filleuls de syllabes
LE MYSTKHK D INE I.NCAU.NATION 12;i
heureuses, et ce n'est pas iulileinciit (|uelt's re-
ligions baptisent les )iouveaux-n«''S de noms quil-
lustrèrent priinilivenient. martyrs ou saints, des
êtres il'une humanité supt'rieurc et que niniba
dune force occulte la vénération postérieure
des races.
L'enfant reçut les noms de Miriame Ih'lène,
exprimant chacun l'idéal féminin d'une civili-
sation. Le vocable hébraïque Miriame, dont je
n'ai pas à commenter ici le mystère hiéroglvplii-
(|ue. désigne la femme dont le front est cou-
ronné du septénaire d'étoiles et dont les pieds
foulent le Serpent de la lumière astrale.
Dans le mythe homérique, Hélène, la fennne
dont les vieillards troyens suivent extasiés le
sillage charmant, porte un nom qui précédé
«l'un nouveau hiérogramme, est attaché à l'éclat
de la lune (Séléné), et dont la racine El ap-
j)elle innnuablement, dans les initiales langues
dOrient, — restes de la langue-mère — toute
conception de splendeur, de gloire, de magni-
ficence. Si c'est pour quelques rares voyants
que le nom d'Hélène éveille la révélation mé-
tapliysique enfermée dans sa suave sonorité, du
moins griîce à l'énergie dune longue tradition,
représente-t-il aux imaginations moins pro-
fondes d un [dus grand nombre lidée de la su-
l^t) CONTES SUUHUMAINS
prènio beaiitô. dv la plus rayonnanlc i'oniic d'hu-
inanité que la nature ait fait jaillir de sa ma-
trice.
Un nom contient en lui la représentation de
l'ensemble de pensées dont il appelle les corres-
pondances chez l'honHiie ([ui le prononce. Il
réunit donc à sa vertu essentielle celle qui lui
est attribuée par la tradition d'une collectivité
bumaine, et celle dont il est aimantée par le
vouloir qui en cbape un être. Le nom est le
symbole vivant de l'être qu'il désigne.
Portant dans ses flancs un être inconnu que
sa maternité appellait du c(eur de l'Infini, Hé-
lène se considérait comme un temple que ne
devait profaner ni une pensée vile ni une vi-
sion de laideur.
— Esprit de mon enfant, tant que ta forme
obscure emplira mon ventre, tu vivras en moi
comme dans un palais splendi<le où le génie des
grands artistes a peint les murs à fresque ! Je
ne penserai jamais à toi, jamais à une partie
de toi sans y associer quelque idée de beauté...
Mais, me demanda-t-(dle, l'àme de l'enfant est-
ell(^ entrée en lui pendant <jue la mère le
porte ?
— D'après la doctrine secrète, l'àme ne com-
mence à s'attacber au belus (jue lorsqu'il a un
LK MYSTKIIK l> INK IM.AUN A lldN 127
('rr\(';iu, c't'st à «lirr. suivant les doiinres de
rt'iuhrvolog^ic. vers le luiilirinr mois. Mais cllr
lldttc alors autour Je lui. (l'est srulwnicnt à l'ins-
tant df la naissance (juCllc le pénètre on même
temps (jue la première houllV-e d'air, connue à
la mort, elle s'exale avec le dernier sout'tle.
D'ailleurs, l'àme «'ssenlicUe ne s'allie jamais
aussi étroitement au corps <jue l'enseignent
exotéri(|uement certains théolo<i;-i(uis. Irréduc-
til)le à l'emprisonnement ciiarnel. elle est
raur(''ole où baig^ne la forme. Ton àme, c'est
ton idéal !
Le peuple qui apparut, missionnaire adorable,
pour donner à notre monde la plus magnifique
révélation de la beauté, la Grèce, installait au.x"
demeures de ses femmes de nobles (euvres d'art
alin (jue l'œil des mères, liante d'une perpétuelle
vision de vé'nust(''. imaginât des fils charmants
comme des dieu.x. Comme ces génitrices, Hé-
lène s'entoura d'une atmosphère de beauté. \ i-
vant à Paris la période de sa gestation, elle pas-
sait les journées au Louvre.
Les modernes ne conijirennent rien à lliar-
monie du corps humain. Connnent une race
habituée à considérer la lunlilé connue une boule
ent<'ndrait-(dle le merveilleux poème de la plas-
ticité'? Celte sacrilège ignoram-e de son plus ad-
128 CUNTKS SURHUMAINS
mirablo cliof-d'cruvre, la juste nature la cliàtie
dans la chair même de ces hypocrites brutes.
Elle les façonne en torses grotesques, en ventres
immondes, en liideux membres, et les lance à
l'ironie de la lumière, tas de viande amorphe,
alin qu'un jour quehjue puissant veng^eur, quel-
que Daumier farouche fouaille pour innnortel-
lement leur turpide apparence.
Triomphatrice du temps, la statuaire grecque
les insulte de sa gloire et transporte de pures
joies cette élite humaine, toujours renouvelée,
à qui le destin assigna mission de conserver
la flamme sur l'autel de la divine Beauté.
Des chefs-d'œuvre helléniques, celui qui
avait inspiré à Hélène la plus intense émotion,
celui qui aA'ait tordu d'un frémissement toutes
ses fibres, et couvert son jeune visage de cette
pâleur sacrée que donne un beau vers à des
poètes adolescents, c'est la victoire de Sanio-
thrace. Ah! maudite soit la cause qui mutila ce
corps sublime! Certes la grande main qui t'a
taillée dans le marbre, ù Victoire, àme pétri-
fiée, n'a pas voulu faire de toi l'allégorie mons-
trueuse de regorgement d'une armée par une
autre, l'apothéose du meurtre et de la brutalité.
0 forme auguste, je sais le désir dont vibrent
tes pieds sur ton rostre de pierre. Tu es la vie-
LK MYSTKKK DINK INCARNATION 129
toire de l'Iiumanité sur reiifVr, le Iriomplic du
Triang^lr d'en haut sur le Triangle d'en bas. de
la vérité sur l'erreur, du bien sur le mal, du
beau sur le laid ; et lélancement lyrique de tes
lianes, l'essor fougueux de tes larges ailes, t'em-
portent tout droit vers le climat de ta patrie,
vers le mystère de ton rêve, vers le sein des dieux!
Comme tous les artistes aimant le caractère
spiritualisé de la forme. Hélène reprocbait au
corps normal de la femme la lourdeur des cuisses,
colonnes génudlées supportant l'entablement
trop puissant du bassin et de la croupe, mas-
sive architecture dont le poids écrase les tiges
frêles des chevilles. Ainsi la femme apparaît-
elle un superbe animal de reproduction, dont
toutes les énergies se concentrent au ventre,
vaste temple de la fécondité. -Voilant ce défaut,
l'auteur (le la \'éiuis ^'i(■trix dut entourer dune
draperie les jambes et le genou levt'. alin de
faire jaillir d'une hampe isopérimètre la fleur
du torse adorable.
La jeune mère évoquait à l'horizon de son
inuiginalion un plus svelte idéal dv plasticité fé-
minine, ennobli de l'élégance virile de l'ado-
lescent, et proche de celui qui tenta les sta-
tuaires des ffermaplirodiles étendus, au Lou\re,
sur leurs coussins di' marbre.
130 CONTES SraHUMAINS
Jour par jour, elle peupla la méinoirc de ses
prunelles des plus radieuses tètes que caressa
la main des grands nuiîtres. Les Vierges des
Primitifs italiens, rovale élancé de ces visages
dont chaque trait révèle une énergie de ten-
dresse et d'amour, la sereine cand«'ur de ces
fronts dorés, avaient envahi sa vision comme
des portraits aimés. C'était à ces types, peu va-
riés, de beauté féminine que son esprit vouait
son sonoral baiser ; aux fenmies des Florentins
et des Ombriens, à celles dont Sandro Botticelli
adora la mélancolie voluptueuse, à celles môme
dont Péiugin anima les joues roses d'une joie
païenne de vivre. Mais surtout une magnétique
attirance appelait Hélène aux femmes du su-
prême Héros de la peinture, du divin Léonard
de Vinci. Comme elle aspira la grâce profonde,
i'énigmatique douceur de ces profils qui sourient
de cotinaître les arcanes de la mort et de la vie !
Parmi ces créatures de beauté, avait-elle
choisi un prototype d'après lequel sa pensée vo-
lontaire tenterait de modeler dans ses entrailles
le visage de son enfant? Elle se souvint qu'un
jour, à V Académie de Florence, devant l'ar-
change essorant, glaive au poing, dans le Tobie
de Boticelli, elle s'était écriée en un élan d'ad-
miration passionnée :
I.K MVSTKHK 1) I NK INCAKN ATK» 131
— Ah î si j'avais un Mis. je \ oudrais qii il
lui resscmlilàt !
Je trou\ai iiiic rt'productioii de la tète de l'ar-
change : D'épaisses houcles somhres, enca-
(IraTitla piin-trdu galhe griial. avivent la chaude
nullité d'un teint égal où s'affirme une intrin-
sèque ardeur dirigée par la volonté; des yeux
d'un tranquille héro'ismo. unt; bouche née pour
la volupté' de baiser des idé(is ; — masque d'un
être capable de gester son rè\e après l'avoir
conquis dans un domaine surhumain. Quelle
(jue soit sa douceur, celte figure est mâle. Hé-
lène la féminisait en son imagination. C'est sur
cette fleur d'humanité archangélisée que se po-
sait le plus souvent 1«' papillon de sa songerie.
Mais, artiste sans œuvre, elle préférait avant
tout l'idéal personnel de beauté qui surgissait
parmi la solitaire intimité de sa \ision. et
qu'elle \ oulait réaliser dans la chair.
Toute forme est révélatrice d'une âme. Pour
influer sur la forme d'un \i\ant,il faut d'abord
influer sur son àme. Hélène tendait vers l'àme
de sa fille sa pensée chargée du génie des grands
poètes et de la nmsique divinatrice. Elle .s'abî-
mait éperdumint dans le rêve des plus hauts
esprits. Celle d'origine, «die dédaignait la mé-
diocrité du génie français qui, jusqu'à l'aurore
132 GO.XTI'IS SURHUMAINS
du dix-ncuvièino sièch', n'avait pas pu donner
au inonde un seul grand poète. Shakespeare,
Dante, les romantiques français régnaient sur
son ambiance; mais surtout elle s'attardait aux
lyriques dontlerève frémit d'un vertige occulte,
dont le chaste idéal s'élance coiiune un lys d'or
iiors dun gouffre d'ondire, dont l'auiour s'en-
vole à des femmes d'essence angélique; tels
Edgar Poë et Charles Baudelaire. Autour
d'elle marchaient, compagnes évoquées de son
élection, les Lénore, les Sigeïa, les Morella de
Poë, la Sérapiiita de Balzac, la reine Mab de
Shfdley, toutes héroïn(^s sur lesquels toudje l'in-
ilux de la Lune, dispensatrice de la mélancolie.
Cette exaltation que la jeune fennne buvait
comuK^ un vin consacré, ces forces spirituelles
dont elle armait son imagination, il faiblit les
concentrer vers le but unique : il fallait les con-
traindre à envelopper l'àme de l'enfant d'une
sphère de somptueuse idéalité. Quel talisman
aurait la puissance de l'Etoile Flamboyante, du
magique Pentagramme?
Les modernes ignorent la vertu des Signes.
Ils ne savent pas que tout symbole contient,
vivante et multipliée , ridée qu'il représente,
et par l'énergie de laquelle il peut agir sur la
nature. Comprendront-ils jamais qu'un homme
I.K MYSTKRi: d'lNK I.NCAHNATKl.N 133
peut charger un Sigiu' du fluide de sa vo-
lonté?
Ilt'lène s'absorlniit souvent dans la con-
templation du signe invigorateur. Partout
le dessin <le l'Etoile aux cinq pointes bril-
lait devant sa pensée qu'elle conduisait vers
la forme future de l'enfant, comme, dans la
légende occulte, elle guidait les trois Mages
d'Orient vers l'enfant de Betidéhem.
Abeille d(^ sublimité, Iiél«'ne avait butiné
sur les plus pures lle'urs du génie humain.
Songeait-elle à quelque trait du visage
(ju'idle Noulait à sa fille, aussitôt elle appelait
sur h' miroir de son imagination la beauté
spéciale de ce trait. Par exemple, songeait-
elle aux yeux : elle les voyait, tandis que
chantaient dans sa mémoire, sonore accom-
pagnement d'up Verbe réalisé, ces vers
])rof()iids :
(irands yawx <le mon enfant, arcanes adorés.
Vous ressemblez beaucoup k ces grottes magiques
f)ii, derrière lamas des ombres léthargiques,
Scintillent vaguement des trésors ignorés.
Nous décidâmes de placer nos efforts sous
l'invocation d'un intercesseur élu parmi les
grands maîtres du Verbe, parmi les doux Héros
8
134 CONTES SURHUMAINS
que suivent, charmés, l'homme, le lion, Faighj
elle taureau. L'àme de ce mort, fidèle à notre
appel, eût veillé sur notre œuvre et caressé de
son souffle de flamme le front de notre en-
fant.
Notre ciioix se fixa sur Apollonius de Tyane-
Le grand Mage païen est vivant dans une gloire
qui ne fut pas profanée du vulgaire. Seuls les
initiés vétièrent sa mémoire que n'a pas salie
la vase de l'universelle renommée. Messie
ohscur, nulle infamie humaine ne fut commise
en ton nom immortellement pur ! Dans l'em-
pyrée des Prophètes où tu trônes près de tes
frères sacrés, près de Gautama le Bouddha,
près de Moliamed, au-dessous de Jésus le
Christ, ton flanc comme le leur ne saigne pas.
Et ta sérénité les plaint et les console. Car la
vérité, caria justice, que leur main généreuse
tenta d'apporter aux hommes, les hommes les
transmutèrent en mensonge et en iniquité. Leurs
noms divins décorent l'ignominie sociale, et
c'est pourquoi, Apollonius, fils de Dieu, je t'aj
préféré à tes trères sacrés.
Miriame apparut au monde le deuxième sa-
LK MYSIKItK DL'NK INCARNATION li};")
iiiodi (lo Ji'ciMiibrc, — ainsi (juo l'avait annonce''
la voyante'.
A qui sait pénétrer le niysIt'Te dos formes,
tout enfant révèle l'être (ju'il sera dans la ma-
turité de son développement. Le nouveau-né,
non plus que l'adulte, ne caciie son âme écrite
dans la chair.
Si nous avions été seuls, Hélène et moi, à
lonstater l'étrange beauté de notre enfant,
certes je n'insiteraispas, inquiet peut-être de
l'avoir vue avec la partialité d'un père. Mais
nul étranger, quelque indifférent fùt-il au pres-
tige de l'idéal, n'a passé près d'elle sans attester
une admiration, comme si quelque force secrète,
émanant de ce petit corps, eut contraint ces pas-
sants à monter vers un domaine plus haut i\uv
leurs habituelles pensées.
A contempler sa fille, Hélène s'enorgueil-
lissait de la joie triomphale des créateurs. Elle
l'avait telle qu'elle la voulait. Elle avait œuvré
son idéal ; elle l'avait réalisé dans la vie ; et ce
chef-d'œuvre était un être qui éploierait une âme,
— ah! tout le prouvait! — une grande âme
humaine, une de celles qui participent le j)lus
directement de l'àme divine.
Certes je n'ai jamais vu, ni parmi les vivants,
ni parmi les figures appelées à l'existence vir-
[:](} GOiNTKS SURHUMAINS
tiR'llt' de Id'uvrc (l'art, créature aussi l)elle
(|ue l'était Miriame un mois après sa naissance.
CJiacun (le ses traits avait une individualité
très accentiiée; et pourtant l'ensemble n'était
nullement marqué de ce caractère vieillot géné-
ralement dévolu aux nouveaux-nés dont le vi-
sage est moins flou que d'ordinaire.
Une profondeur insolite à la beauté féminine,
un charme de mâle douceur auréolaient ce
front dont les plans admirables annonçaient la
rare harmonie des puissances équilibrées. Le
type artistique avec lequel le profd de Miriame
présentait le plus de ressemblance, c'était le
type féminin cher à Léonard de Vinci. Mais
l'expression de l'enfant était plus surhumaine.
Une splendeur nocturne émanait de cette
chair mate à reflets d'or, casquée d'épais che-
veux d'un noir de corbeau. L'ovale s'allongeait
avec une élégance telle que n'en connut pas
même Van Dyck. Vainement on eût cherclié
quelque imperfection à l'un de ses traits. La
bouche d'une sombre pourpre était dessinée si
purement qu'elle send^lait fiancée au baiser
d'un dieu ; le nez, d'un modèle fier, révélait un
désir de suave autorité; les yeux, les grands
yeux, sous les charmantes arcades des sourcils,
creusaient un double et vaste abîme de ténè-
I.K MYSIKIU; d'iNK INCAIINATIO.V 137
hres oclairr parfois (l'un scintillciiioiit don'.
Miriaiiu' avait un mois quand nous nous dé-
cidànics à \ enir habiter notre maison de Bre-
tagne afin d élever celte petite Parisienne dans
de meilleurs conditions. Les femmes de ma-
rins, les rudes et fécondes Bretonnes étaient
fascinées par cette enfant. Et leur naïve extase,
leur admiration relig^ieuse, leur candide in-
tuition de contempler en elle un être mys-
térieux, m'étonnèrent. Dans la l'onction de son
respir sidéral, toute persomie humaine dé-
gage une aura, une atmosphère magnétique
perceptible seulement par ses elfets, — tout au
moins à qui n'a pas développé en soi la faculté
de voyance que Paracelse nomme le sixième
sens. Miriame était ainsi auréolée d'un extra-
ordinaire pouvoir d'attirance et de bénéfique
<lomination.
L'étrange précocité de cette enfant m'épou-
vantait. On me taxera d'hallucination parter-
nelle. Que m'importe ! Aux méthodes de mon
temps, au frôler de tous les mondes parisiens,
j'avais puisé une habitude d'observation ana-
lytique dont laplus intense émotion ne pouvait
troubler le fonctionnement machinal. Et le
témoignage de (juiconque avu notre fille corro-
bore le mien.
8.
138 CONTES SURHUMAINS
Je me souviens d'un fait invraiseniblal)l(; : Mi-
riame s'éveillait alors au sixième jour de son
existence. Elle reposait dans un berceau adja-
cent au lit de sa mère. Comme tous les nou-
veaux-nés, elle faisait quelquefois ces grimaces
nerveuses en lesquelles l'illusion des mères salue
joyeusement la première manifestation d'une
conscience. Mais cette fois — nulle erreur nétait
possible, — ce ne fut pas une grimace. Ce fut
ce que le langage du peuple, toujours si juste-
ment imagé, nomme le sourire aux anges. Tout
le visage de l'enfant s'éclaira : il passa sur sa bou-
che et sur ses yeux un sourire d'une expression
si extatique, si insondable, qu'Hélène, le cœur
soudain traversé d'une sibylline angoisse, jeta
un cri véhément, un cri d'entrailles, comme pour
rappeler d'un monde inconnu cette frôle àme
aventureuse.
Un mois plus tard, lorsque sa mère la prenait
dans ses bras, l'enfant récognitive saluait sa
créatrice de ce sourire, atténué d'une sereine
expression d'humanité ; et tendant vers elle
l'augurule beauté de ses mains, elle s'exclamait
dans un pénible effort vers la parole.
Alors la souffrance s'abattit sur cette proie lé-
gère. Une pneumonieetune gastro-entérite s'uni-
rent pour la torturer. Ah! j'ai toujours dans le
I.K MYSTKUK I) r.M". INCAHNAllON \'M)
copur cotte paie lôte (louloureme. ce long ovale
éiiiacit' cl les sombres antres des yeux rayon-
nant, sous le crêpe des cils, de la sourde ma-
jesté du martyre. Ali petite àme de mon amour
désespéré, pourcjuoi donc as-tu tant soufï'ert"?
A quoi bon ma vaine science, qui n'a pas su te
garder?
Depuis trois jours, il fallait s'attendre à la lin.
Il était septiieuresdu malin, un jeudi de février;
— les moindn'S détails de cette journée vivent
à jamais en moi; — 'la lune s'effaçait. Miriame,
au dernier degré de la faiblesse, fui toucbée de
l'aile de la mort. Ali ! nous sentions que son
àme s'échappait de ses lèvres. Vainement j'avais
tenté le miracle des théurges. C'était la minute
suprême. Alors Hélène, au paroxysme de la
douleur humaine, saisissant les mains de sa
lille jeta un appel d'une étrange puissance :
«Miriame » ! Comme la sonorité de ce cri frémit
encore à mon oreille ! — L'enfant mourante,
— ah ! morte dj'jà, — ouvrit les yeux. Une ex-
pression inidl'able passa dans ce regard. Et la vie
revint en elle comme en la fille de Jaïr à la voix
du Maître de Galilée. Les deux petites mains
serraient de tout le pouvoir de leur faiblesse, les
pouces de la mère, pour y puiser la vitalité. Et
si Hélène tentait un "•este, une retraite de
140 CONTKS SUUHUMALN'S
ses mains, renfant se cramponiiait aux pouces
avec une énergie imprévue, en même temps
que ses yeux, ah! ces yeux de prière et d'amour...
Depuis sept heures du matin j usqu'à trois heures
du soir, Hélène resta sans interruption penchée
sur le berceau, les pouces dans les mains de sa
fille, imposant à ce tendre corps agonisant le
magnétisme de la vitalité. Elle était là,, insen-
sible, isolée du monde, toutes les forces de son
être tendues vers une invincible volonté: le sa-
lut de son enfant. Et près d'elle, mpn vouloir
corroborait le sien.
Vers quatre heures, le médecin arriva. Il ne
s'était point hâté, certain de trouver la mort
dans la maison, 11 inspecta l'enfant avec stu-
peur.
— Elle est sauvée; s'écria-t-il. La nature fait
quelquefois des miracles, mais celui-ci, je ne
cherche même pas à y comprendre quelque
ciiose.
Aurait-il pu conprendre , pauvre cervelle uni-
quement emplie d'une maigre science d'école
et de quelques observations personnelles, que
l'amour est plus fort que la mort, et que celui
d'Hélène avait rappelé au corps de la mourante,
de la morte, les principes animiques? Thauma-
turge d'intuition, la mère désespérée avait
LE MYSTÈUF. DLNK INCAIl.N AÏION 141
trioiiiplialciMeiil iiiaiiit'' la \"«'r(ii iiiyslrricus»' de
la\oix l't la Iraiisinissioii (le lu force vitale par
les Joignis et les yeux.
Miriaino re\enail h la santé. L'espoir chan-
tait en nous, mais les ailes du malheur planent
grandes ouvertes. Brusquement, trois jours plus
tai'd, — c'était encore exactement àsept heures
du matin, un dimanche, quanti la lune s'effaçait ,
— l'enfant mourut.
Pendant troisjours et trois nuits je n'ai pas
(juitté le berceau on le cher petit corps gisait
parmi les roses. La sérénité de la mort avait
effacé sur le masque pâle le souvenir de l'agonie.
Qu'elle était belle ainsi dans l'immobilité invio-
lable, — ah! si tristement belle! Je la verrai éter-
nellement, cette tète de cire à refletd'or blêmi, et
les vastes profondeurs des yeux que je ne voulus
pas fermer, et la bouche, l'adorable bouche oii
resplendissait toujours cette hère couleur de
pourpre sombre. Si tu avais grandi, o surhu-
maine créature, si la terre t'avait vue femme,
que! homme eût été digne de ton amour? Tu
devais être la fiancée d'un dieu!
De cet être mystérieux, un détail inexplicable
142 CONTES SURHUMAINS
me trouljla pour jamais. Nous avions voulu que
son admirable forme fut entourée de fleurs. Les
ileurs, ces existences de beauté, d'innocence et
do parfum, c'étaient en ce monde les seuls
objets méritant la caresse de ses mains. Pour
fortifierde la vertu d'un signe cette àme disparue,
Hélène voulut faire elle-même une croix de
fleurs. Sur deux croisillons égaux, disposés en
forme de croix grecque, ses doigts attachèrent
des rose, des jacinthes et des viornes. Au centre,
elle mitune énorme rose-thé, pour le symbolisme
occulte de la Rose et de la Croix. Quand, par
un dur froid de février, la dernière pelletée de
terre fut tombée, lugubre sur le petit corps, la
€roix fleurie fut couchée, par-dessus des bras-
sées de fleurs, à cette place du cimetière depuis
lors si familière à mes genoux. Six semaines
plus tard, hors du monceau des fleurs pourries,
la rose-thé du centre crucial surgissait encoi'e
aussi fraîche que si elle venait de s'épanouir sur
l'arbuste. Les gelées, les pluies, les tourmentes
avaient passé sur ses pétales sans les faner.
Comment? Pourquoi? Cet étrange phénonène
se renouvela plusieurs fois. L'hiver suivant,
des chrysanthèmes demeuraientsur cette tombe
deuxmois sans se flétrir. Il émanait donc de toi
douce créature de surhumanité, une sipuissanto
I>K MYSTKRE DUNK I.NCAn.NATION 143
vorhi, une l)('n('fi('('n('o si profondo, quotaseule
proxiiniU'" einljaumaiLduiie rnergic do vivre les
clirysanliièmcs et les roses, les fleurs, belles
coiuint' loi, comme toi si passagères ! Puisque
en Irurfaveur tu charmais l'ange delaniort, ah !
pounjuoi te laissas-tu emporter dans ses bras?
Miriame était née en une année régie par la
lune, le (|ualrièine jour de la nouvelle lune,.
Elle mourut, après deux mois synodiques, Je
quatrième jour de la nouvelle lune. Plusieurs
fois jai constaté sur elle la maligne influence
séléni(|ue. Et de longs calculs, plus tard, me
donnèrent des révélations...
Que de fois j'ai maudit le destin ! Fille de
ma chair et de ma pensée, pour(juoi donc es-tu
venue sur terre pour t'envoler si tôt ? Elle,
est vraie, la croyance .mystique des anciens
Initiés : Ceux qui meurent j(mnes sont aimés
des Dieux. Il a raison le solitaire Voyant de Scan-
dinavie : Il est des âmes si pures que pour elles
le temps "d'épreuve terrestre est borné à quel-
(|ues jours. Celle-là ne font qu'effleurer la terre ;
elles ne sauraient s'y enliser. Elles remontent
d'un élan immédiat à la spirale involulive qui
conduit vers la Lumière incréée, \ers l'entélé-
chie divine. Dès la Chute, elles s'essorent à la
Rédemption.
144 CONTES SURHUMAINS
Pourtant, je me suis révolté. Ma chair a crié
vers taprésemce, ô mon enfant. Je n'ai pas joui
(le te voir, je ne t'ai pas vue dans le (L'-veloppe-
ment liarmoni([ue de tes forces et de tes grâces.
Ta mystérieuse puissance que révélait ta for-
me enfantine, je l'ai pressentie sans jamais la
connaître épanouie dans une triomphale jeu-
nesse de femme. J'ai tant pénétré Fàme de ta
beauté ! Dis qu'apportais-tu danstes belles mains
de prophétesse? Peut-être les bénédictions
d'une Rédemptrice telle que l'infini d'âge en
âge en délègue à l'humanité. Tu aurais consolé
l'exil de nobles âmes. Pauvre humanité, elle
ignorera toujours la perte qu'elle fit en toi.
D'ailleurs, a-t-elle jamais compris ses pertes?
Quand Shakespeare est mort, combien ont
pleuré? Au Golgotha, combien étaient-ils à
pleurer sur Jésus ? Qui donc, hors moi, pourrait
se souvenir de ta grandeur avortée, ta gran-
deur à moi seul manifestée ?
Un tourment longtemps m'a hanté : Ta mort
fut-elle mon châtiment? Ai-je été téméraire en
voulant manier les forces redoutables du Verbe,
envoûtant, homme, créer comme un Dieu? Quoi-
qu'il en soit, j'ai subi le supplice de Prométhée.
Ma fille, sur ta pierre tombale oii mes flancs sont
rivés, le vautour du regret a déchiré mon foie.
L MYSTKHK l/lNE INCAHNATION [i")
Dans la vie. jo sens ton àme éclairer la mienne
d'un intérieur rayonnement. Irradiât hœc
anima ?neam. Et j'attends l'heure exitiale où
tu viendras me cherclier pour le niyslère du
Devenir, l'heure où tes mains, tes belles mains
de tliéoi>iiaiiie, avec un geste tutrlaire, ouvriront
à l'àme de ton père la suprême Porte d'or. »
EMUE TOUS LES HEGARDS
KNTIŒ TOUS LES REGARDS
,1 Ennemond Faye
Es-lu prince parmi les Sages? As-tu su de-
venir le majestueux solitaire que sa volonté lu-
mineuse abrite du respir de la foule ? As-tu forgé,
pour ton sein trempé sept fois dans l'Absolu,
Tarmure adamantine contre laquelle se brisent
les poignards du destin ? Demeuras-tu sans dé-
faillance fidèle au quadruple serment de savoir
t'abstenir, souffrir, mourir et pardonner ? Si tu
marchas si loin dans la voie surhumaine, je te
«alue, maître: Intercède, dans l'Invisible, pour
ton frère attardé !
Car ma vie n'est pas délivrée encore des in-
fluences ambiantes. Les eflluves des êtres, vi-
vants ou morts ou virtuels, assaillent ma poi-
trine de leurautorité. Quelquefois j'ai senti des
regards projeter vers mon ombre leur tenace
vertu. Oui. par les yeux surtout, ces déhiscences
de son plus réel pouvoir, l'homme rayonne sur
150 CONTES SURHUMAINS
la destinée de son prochain. Le peuple, instinc-
tif gardien veillant le trésor des notions les plus
profondes, exprime son trouLle sous les regards
de haine : « Ah ! Si ces yeux-là étaient des pis-
tolets, je ne serais plus debout! » Certaines pru-
nelles de conscients jettators pourraient lancer
la mort, comme celles du basilic et du catoble-
pas. Passant, tu recevrais sans péril une œil-
lade, si ton cœur est pur ou si ton âme est vail-
lante. Réverbérée, elle frappera, plus meurtrière,
son auteur. Penses-tu que des regards de ten-
dresse et d'amour n'ont pas dompté la mort?
Si tu viens des bras d'une amante sincère, tu
peuxcourirdédaigneux vers la menace des épées;
car le regard qu'exhala vers toi son âme, à l'ins-
tant de ton départ, te cuirasse efficacement.
Entre tous les regards qui croisèrent les
miens, j'en revois plusieurs dont la projection
passagère enveloppa mon sein d'un perma-
nent réseau. Parfois, sur la voie oià j'ac-
complis le pèlerinage du tombeau, il m'advient
de sentir autour de moi la présence de quel-
qu'un de ces vivaccs regards de jadis. Appa-
remment, les êtres qui me versèrent ainsi de
leurs prunelles un respir de leur âme ne frô-
lèrent ma vie qu'en hasardeux passants. Nul
contact, nulle parole ne les lie à ma mémoire.
ENTRK TOUS LKS HKGARDS 151
Femmes dont j'ignore le baiser, liommcs dont
je ne serrai la main ni parai l'épce, enfants
dont je ne caressai le front préordonné, ils sur-
girent au coin de ma route et s'eflacèrent. Je ne
les rencontrerai plus sans doute.
Pourtant, à certaines heures de songeuse luci-
dité, leur souvenir monte en mon esprit comme
une huée matinale dans la prairie. Regards de
passantes, vous avez l'attrait mélancolique des
destinées sans accomplissement...
Certes, ce soir-là, je ne comptais pas allerau
bal de l'Opéra. Une succession d'incidents m'a-
mena à passer, vers une heure du matin, en
frac, devant le monument. Fut-cela ruée joyeuse,
vers les portes, des dominos étincelants ; le ja-
cassement gracieux des voix féminines aiguisées
sous le masque, qui m'induisit à entrer? Je n'ai
pas démêlé la force obscure qui lors me con-
seilla. Depuis une demi-heure, j'errais dans le
bal sans que rien en moi n'eût pénétré de cette
multitude enivrée. La joie des foules, d'ordi-
naire, agit sur l'individu qui la coudoie selon
deux modes différents et polaires. Ou bien elle
submerge sa personnalité et la roule dans ses
152 CONTES SURHUMAINS
puissantes ondes comme un fleuve en dt^mence
charrie les épaves, ou, si elle a rencontré en lui
un germe de tristesse, elle le développe par une
force de réaction ; en sorte que Thomme ne
sort jamais d'une foule sans emporter soit Tin-
térieur écho d'une exaltation, s'il s'est ahan
donné au sentiment collectif, soit, s'il a résisté,
une perdurable dépression. Mais, ce soir-là, je
ne sentais, entre mon âme solitaire et celle de
la fouledélirante,Tiiune communion ni une lutte-
Il semblait qu'une mystérieuse épée avait tracé
autour de mes pieds le cercle magique infran-
chissable aux inlluences extérieures. Seuls mes
yeux se réjouissaient de l'aspect éclatant de la
scène, pourtant prête à séduire un jeune homme
que nulle passion impérieuse ne blessait. Dans
la salle, j'avais longuement suivi, à travers
l'atmosphère dorée de poussière, le tournoiment
chatoyant des oripeaux embellis jtar la feérie
de la lumière. 11 m'amusait de voir, aux balcons
fleuris des loges, de jolies silhouettes féminines
offrant aux désirs, au dessous de la dentelle du
loup, l'épanouissement de leurs gorges, de leurs
seins jailhs du corsage dans l'ardeur du mo-
ment, et de leurs bras nus bombardant de touffes
de violettes, de jacinthes et de camélias leshabits
noirs qui ripostaient en souriant. Au sortir du
ENTHK TOUS LES REC.ARDS 153
foyer, où le drlilé froufroutant des clairs do-
minos s'écoulait avec la grâce d'un serpent
merveilleux, coupant de cris gais et de rires
tamisés par les cagoules satinées ou les man-
tilles l'airalourdi d'haleines et de parfums, j'allai
m'accouder sur l'une des balustrades en encor-
bellement qui dominent le célèbre escalier. J'é-
tais là depuis un instant, quand le sentiment
d'une présence toute proche me nécessita à me
retourner.
Alors je perçus monter en moi cette pâleur
que donnent également la mort et les grandes
commotions d'amour. Une jeune femme était là,
dont le regard avait appelé mystérieusement le
mien ; et tous deux, nous eûmes une minute
de vie extraordinaire.
Tandis que le couple qui l'accompagnait au
bal masqué, une sœur, pensai-je, car les deux
femmes se ressemblaient d'attitudes et de vê"
ture, et un gracieux jeune homme, se penchait
sur la balustrade pour assister à la pimpante
montée des arrivants, elle se tenait un peu en
arrière, proie de cette force inconnue qui nous
liait l'un à l'autre parle faisceau de nos regards.
Sous la mantille de Bruges qui voilait rigou-
reusement son visage, ne laissant à découvert,
comme aux musulmanes, que ses yeux som-
9.
154 CONTES SURHUMAINS
bres d'où semblait jaillir du feu, je devinai sa
pâleur aussi, et le mouvement oppressé de sa
gorge. Plus tard, je reconstituai tous les dé-
tails de sa personne qui lors furent pénétrés
peut-être par une partie dédoublée de mon es-
prit; car tant que dura son apparition, je fus
uniquement son possédé.
Sa robe de satin crème, tout en accompagnant
d'une élégance la souple beauté de son corps,
ne constituait pas, avec les accessoires de sa
toilette, cet ensemble parfaitement harmonieux
qui révèle la Parisienne suprême. Certaines
notes d'arrangement, excluant l'originalité sans
tradition de l'étrangère et la redondance de la
provinciale, indiquait l'élégance classique et ti-
morée de la Parisienne de la rive gauche.
D'ailleurs, en cette solennelle minute, rien de
cette femme ne m'était caché. La lueur anormale
de ses yeux m'éclairait toutes les ténèbres en-
veloppant sa vie devant les indifférents. A tra-
vers la dentelle, l'ovale élancé de son visage
m'apparaissait comme à travers les tissus son
noble corps, comme à travers les voiles du temps
le solitaire passé de son cœur. Moment de plé-
nitude où nos doux individualités se fondirent
aussi harmonieusement que sous l'élan de la
plus intime étreinte I
ENTUE TOUS LES HEdARDS 153
— Viens-tu? » dit à la jeune femme, en quit-
tant son accoudoir, sa compagne jusqu'alors
attentive à l'entrée de la fêle.
Et celle qui m'ouvrait l'horizon de son regard
passa son bras sous celui de sa sœur et partit
avec le gracieux couple. Je fis un pas pour
suivre sa trace : Car n'étions-nous pas à jamais
liés? Elle se retourna vers moi. Le verbe de
ses yeux m'arrêta;
— Ne viens pas! chantaient ses pruntdles
profondes. Tu ne le dois pas. Quelle joie de
baisers s'égalerait à l'intensité de l'instant que
nous venons de vivre ? Les orbes de nos de^ix
destinées se sont croisés au point unique de
l'espace et du temps qui leur fut assigné. Ni
toi ni moi ne saurionsjainais oublier celte heure.
Nous en porterons lindébile enveloppe, le char-
me secret. Allons cliacun vers notre fin. A
d'autres hommes seront dévolus mes lianes.
D'autres femmes frémiront dans tes bras. Ac-
cepte-moi pour ce que je te suis: Tannonciatrice
de la promesse d'amour. »
Je la laissai disparaître.
J'arrivai, à l'aube n:iissante, dans la \ ieilhi
ville espagnole, sentinelle féoilale de granit rose
156 CONTES SURHUMAINS
dressant au bord de l'océan sa merveilleuse sil-
iiouette archaïque. A peine descendu de bicy-
clelte pour gravir la rue à pic qui conduit au
donjon médiéval, les architectures puissantes
m'avaient pénétré de leurs esprits occultes.
Aux crépuscules du matin et du soir, les cités,
avant leur éveil ou leur sommeil, se recueillent
en une conscience plus profonde de leur pro-
pre vie. A ces heures oii va se préciser leur grâce
diurne, leur beauté nocturne, tandis que les
arômes s'élèvent plus forts de leurs campagnes,
les villes respirent plus abondamment leur mys-
térieuse haleine. L'àme solitaire et concentrée de
cette citadelle d'Espagne prenait possession de
son hôte d'un matin. Son histoire farouche, que
j'ignorais en franchissant le seuil de sa poterne,
s'imposait à ma mémoire avec une croissante
autorité. L'harmonie absolue de cette rude na-
ture, de ces hommes et de cette œuvre hu-
maine avait effacé toute distance entre la ville
ancienne et le passant étranger. Cette forte-
resse perchée, nid d'aigles, emmi la monta-
gne et la mer, me versait violemment l'intui-
tion de son passé tragique, et me persuadait
que j'avais longtemps vécu dans le cercle étroit
de ses remparts, parmi ses manoirs angustiés,
contre le frôlement de ses habitants aux faces
ENTRE TOUS LES REGARDS lo7
doses. Et seule dans l'auroral silence, la ni(''lo-
j)ée gutlurale du petit cordier dévidant son tou-
vv[ au pied du mur d'enceinte me semblait une
chanson familière.
Une série d'impressions violentes m'était ré-
S(!rvée sur ce coin de terre. .Vu sommet du
donjon, j'avais reçu l'émotion d'une solennelle
beauté : un fougueux baiser de l'océan à la
montagne sous la bénédiction du ciel rose et
devant la couronne taciturne de cette ville d'au-
trefois. Puis, dans la cour ruinée du château,
entre les hautes murailles fuligineuses, une sé-
culaire odeur de crimes, de tortures et de lu.xure,
m'opprima le sein, et contre mon épaule pesa
le souffle lourd et certain de très anciens fan-
tômes. L'évocation rédivive de féroces amours
et l'indestructible souvenance du sang m'étrei-
gnirent. Je me retrouvai dehors avec un soupir
de soulagement.
Dans la cal^e ma>/or, les femmes descen-
daient vers Tt-glise pour une messe en commé-
moration d'un mort. Leurs lentes et graves sil-
houettes, dont le masque seul saillait de l'uni-
forme voile noir tombant du crâne aux reins,
glissaient au long des murailles avec la majesté
des bas-reliefs antiques. J'entrai derrière elles
dans l'église surchargée d'ombres, de lumières
138 CONTES SURHUMAINS
et de dorures, temple ténébreux étoile de
flammes de cierges et de fleurs d'or, étoufi"ant
comme un vaste tombeau oiî vibreraient, au
delà de la mort, les convulsions d'amours véhé-
mentes et de sensualités désespérées. Vers quel
dieu tragique et jaloux s'envolaient ici les
prières ?
Le noir troupeau des femmes priaient, age-
nouillées, avec une placidité révélant que la mort
créaitune atmosphère agréable à leurs poitrines,
la mort, compagne d'anciennes luxures. Au-
près de chacune, un long cierge tortillé brû-
lait par les deuxbouts, éclairant delueurs rousses
leurs dos noirs courbés.
Au sortir de la sombre messe, une jeune fille
encapuchonnée de deuil, qui marchait devant
moi, se retourna sur le parvis pour m'offrir
l'eau bénite. Le bref effleurement de nos doigts
nous émut d'un frisson. Une accumulation d'an-
térieurs désirs dont nous étions chargés l'un et
l'autre rencontrait son expansion fulgurale. Par
nos regards croisés, l'échange magnétique par-
courut nos corps immobilisés.
Elle n'avait pas vingt ans, l'ardente fille
d'anciennes races, mais les passions émrnées
de ce ciel, de ce sol et de cette ville aimantaient
sa voluptueuse beauté. Je me souviens de ses
KNTRK TOUS LES nE(;Anns loO
lourdes prunelles mordorées comme de ces nuits
chaudr»s emportant autour de la terre le pollen
des fleurs et les soupirs pubères. Certes nou,
ce n'était pas là le banal appel d'une belle fille
au passage désirée. Le charme qu'elle irradiait
conduisait au seuil de l'alliance de la volupté
et de la mort, et le baiser de sa bouche ar-quée,
fleur éclatante dans la chair mate, évoquait de
désastreuses joies.
Pourquoi ce regard de jeune fille, entre tant
d'autres, me traduisait-il avec une telle force
au mystère gémcllé de l'amour et de la mort?
Il n'est pas de hasard. Comme celles des élé-
ments, les rencontres dos êtres sont irrévo-
cables.
La g-oëleltc filait dans le lit de la brise douce
qui soutenait si légèrement sa toile, dehors
toute, que la coque sillait presque sans tangage
les courtes lames murmurant dans la nuit. De-
puis plusieurs heures, nous serrions la côte
pour en admirer, sous la lune, la grâce alan-
guie. Penché sur le bordage,je regardais ce pa-
norama méditerranéen. Les terrains, étages en
plans très précisés par la clarté stellaire, mon-
160 CONTES SURHUMAINS
taient lentement vers l'iiorizon lointain, cou-
verts çà et là de larges nappes de frondaisons
assombries. Puis, de loin en loin, dévalaient vers
la grève, des villages de pêcheurs, maisonnettes
dont fleurissaient vaguement dans la lumière
argentée les vives couleurs italiennes. Beau
paysage de paix, de silence et de sécurité.
— Oh! prononça sur le pont une voix de
femme, oh! capitaine, abordez là!...
Ce caprice joli d'une passagère séduite par
la beauté de l'heure allait être vite satisfait.
Une yole nous débarqua dans une anse
étroite, bordées de falaises crayeuses éclatant
sous la pâle limpidité de l'air. Nous nous propo-
sions d'atteindre le faîte des collines, escarpées
en amphithéâtre, qui, du bord, nous avait char-
més.
L'odeur capiteuse de la côte italienne, mêlée
d'oranger, de myrte, de résine et de sel, en-
trait délicieusement dans nos poitrines. Notre
petite caravane d'individus nés sous des cli-
mats divers avait déposé tout fardeau de pensée
personnelle pour s'investir du prestige de cette
marche lunaire qui nous emportait vers les
limites extrêmes du domaine de la sensation,
au bord du monde oii le sentiment humain
reçoit le baiser de l'àme de la terre.
F..\THt TOUS LES REGARDS iGl
Nous traversâmes un ('•pais bois de pins où
la brise ciiantait, et je me souviens que dans le
silence fidèle, une voix de matelot s'écria:
— Alit ca ! où donc que nous sommes?
Puis, quelques pas plus loin, une autre,
protonde et jeune, dit en italien :
— La joie est morte 1
Le tressaillement de cette parole brisa l'har-
monie qui me liait à mes compagnons; et, sous
le poids d'impressions confuses, je ralentis le
pas, en sorte qu'une demi-heure plus tard, je
me trouvai seul dans une étoile du bois. Je m'é-
tendis sur le sol. La nuit pleurait dans les bran-
ches les soleils perdus. Dormais-jeou demeurais-
je éveillé? Je ne sais plus. Mon corps resta
sous les pins: mais moi, je partis ailleurs —
en quel point de l'espace, en quel âge du temps?
Que de fois, depuis cette nuit de rêve, elle
s'est imposée à ma mémoire, cette indélébile
vision des yeux de mon esprit, plus forts et
plus sensibles que ceux de ma chair! Dans
une lamentable guérite, carcasse de bois vêtue
de serpillières en loques, nichait une espèce de
Maure lépreux, enveloppé de toile bleue. De-
vant lui, sur une tablette en planches, un plat
de métal étalait quelques pièces de monnaie
arrachées à la pitié des passants.
U]'2 CONTES SURHUMAINS
E(ait-ce un hoinine, ce monstre informe,
cette œuvre hideuse d'un démiurge désordonné !
Aux trous do ses haillons jaillissaient des gib-
bosités fuligineuses, chair naguère. Les moi-
gnons luisants, gonflés, en pinces de crabes,
mains autrefois, se croisaient sur un cha-
pelet. Mains humaines, sublime instrument
de tout œuvre, de la création et de la caresse,
floraison du geste, paumes héroïques des forts,
doigts pâles d'amantes, si chers au baiser, ces
choses vous avaient ressemblé! Et ce fut un
visage, ce chaos de cavernes osseuses et de
bouffissures bistrées, ce masque d'empouse
encadré de chiffons ! Oui, car môme de cette
horreur rayonnait le souvenir d'une beauté.
— Ave Maria ! » clamait la voix dure du.
Maure, « Acj Mcr'cL! :)
Et ses yeux me regardaient, beaux comme
la lumière. Tels les esprits du soleil enfermés
dans la houille, une puissance de gloire se ré-
vélait par ces grands yeux noirs, intacts et
flamboyants, forts d'une étrange juvénililé. J'ai
pénétré dans ce regard comme dans un abîme
d'angoisse et son vertige me gagne encore. Il
m'emporta au mystère de la souffrance hu-
maine, au monde des larmes et des désespoirs,
au ca^ur de l'Erèbe. Il m'initia à l'arcane d'une
ENTHK nus LF.S HKIIARDS lf)3
suprême «''motion. Après ce regard, j'ai connu
(les secr«'ts d'enfer, cl je ne les puis oublier.
(.)ui, toute la sérénité de ma p<'nsée en de-
Fueure blessée. Comme une balle restée dans
une chair généreuse, ce regar 1 du Maurt; dé-
monial est ficlié dans mon âme, dans mon âme
pourtant lavée du doute et si (ière de sa renais-
sance à la vie certaine...
D'autres yeux me regarderont-ils un jour,
des yeux divinement purs ?
LA RÉDEMPTRICE
LA KÉDE.MPÏH1CE
A Madame H. Ago pian-Pacha
Ex un grand Signe apparut
dans le ciel., la Fiuicf enve-
loppée du Soleil, et la Lune
reposait sous ses pieds, et
sur sa tète il y avait un
diadème de douze étoiles,
(HK^, Apocalypse, XII, 1-2)
Ah! fleur dorée de mon idéal, tu t'épanouis
trop haut pour que ma main te cueille ja-
mais !
Certes, mes regards ne t'ont jamais quittée,
mais c'est avec un irrémissible désespoir que
d'en bas, — d'en bas pour toujours ! — je
vois flambloyer ta silhouette à l'horizon de
mon rêve.
Et je vais, je vais dans la vie, tâtonnant aux
obstacles, coudoyant des hommes-dont je Jé-
dai^nie la natale bassesse. Je marche dans des
ténèbres dont ladensité m'opprime et m'étouffe.
168 CONTES S HUMAINS
Et je sens que ces ténèbres ne s'éclairciront
plus, que c'en est fait, que je tourne sur moi-
même dans l'obscurité d'un caveau funéraire.
Certains kabbalistes prétendent que bien des
hommes sont morts qu'on croit vivants parce
qu'ils ont conservé les apparences de la vie. Je
suis un de ces liommes peut-être. Mon âme est
partie avec ELLE, quand elle a disparu. Ah! j'ai
senti ce jour-là, ce jour oii je l'ai vue pour la
dernière fois, j'ai senti sur mon front passer
l'aile de la détresse. Depuis je suis un mort qui
marche.
Comment pourrais-je parler d'ELLEl Comment
exprimer avec des mots l'impression que me
donna sa présence ! Ce fut la fête de ma vie
Son aspect multipliait mes énergies. Existan
dans son atmosphère, j'avais conscience d'ha-
biter un monde oii l'âme s'épanouit dans la béa-
titude. Sa personne suggérait la joie, la certi-
tude et la force. En la voyant, j'ai compris ce
que les théologiens appellent la présence réelle.
J'ai vécu. Maintenant je suis presque vieux.
Or, d'avoir connu cette créature, quel merci ne
dois-je pas au destin. Souvent, avant que le
bonheur de la voir ait illuminé mon sombre
cœur, souvent j'ai envié les hommes à qui les
puissances permirent de marcher dans l'orbite
LA RÉDEMP ICK 169
d'un être sublime. Vivre dans le rayonnement
d'un héros ; èlre un disciple aveuglément fié à
un maître tranquille et fort; être un frêle Jean
dont la tète s'appuie à la sereine épaule d'un
Jésus, combien de fois ai-je soupiré vers cette
possibilité! Je vous ai enviés, vous pauvres pê-
cheurs de poissons à qui le seul geste du Maître
Nazarien ouvrit la porte d'or de la totale Con-
naissance.
Car moi-même je ne suis pas un demi-dieu.
Si mon idéal est plus haut que les hommes,
moi, je demeure à leur niveau. J'étais un goé-
land dont les ailes sans plumes se tendent vers
l'immensité sans pouvoir y planer.
Or, ELLE est apparue. Je l'ai approchée. Et
toutes les forces en moi embryonnaires s'efflcu-
rirent. Mes virtualités les plus obscures se
manifestèrent en actes. Je n'imagine pas une
intensité égale à celle que j'ai vécue dans son
rayonnement. Oui, je vous le dis, ma sensi-
bilité eut la joie; mon intelligence, la certitude;
ma volonté, la force. Qui était-elle? Une in-
carnation, une apparence humaine irradiant le
Bonheur.
En vérité, pour me souvenir de l'homme que
j'étais avant sa venue, il me faut un pénible
effort. Car je date du frcMer de sa robe sur ma
10
170 CONTES SURHUMAINS
vie. J'avais beaucoup souffert, j'avais beaucoup
étudié. Je savais toute la science des savants,
c'est-à-dire rien.
Je dois noter comment, pour la première fois,
ma pensée fut occupée d'ELLE. De quelle façon
parviendrai-] e à rpe faire entendre? Pour moi
qu'ELLE a daigné initier d'un regard aux'plus invio-
lables arcanes de lavie et de la mort, pour moi
devant qui sa mansuétude ouvrit les cinquante
Portes de lumière par quoi l'on va dans le monde
des Causes, pour moi, tous les événements con-
tingents à sa mystérieuse existence apparaissent
dans la lucidité de la logique absolue. Mais les
hommes me comprendront-ils? Je me sens près
d'eux comme un frère aîné, qui fait à un petit
enfant le portrait de l'adorable mère défunte que
son adolescence a connue. N'importe 1 Je dirai
comment, pour la première fois, ma pensée fut
occupée d'ELLE.
Ce futuneannonciation desavenue. Une nuit,
j'avais veillé sur un vieux in-folio d'une science
anxieuse.Deuxheures venaient de sonner à l'hor-
loge Notre-Dame-des-Champs, dont ma maison
était voisine. Il faisait un temps d'orage, pesant
et oppressif. J'avais laissé la fenêtre fermée. De
lourdes tentures d'Orient pendaient au long
des quatre parois de ma chambre, afin d'isoler
LA RKDEMPTRFCE 171
(lu monde extérieur mes fréquentes méditations.
A co moment, j'avais repoussé mon livre pour
écrire des notes. J'entendis un crissement léger
et continu.
— C'est une phalène, me dis-je^ qui sera entrée
pendant que la fenêtre était ouverte.
Je haussai ma lampe pour éclairer toute la
pièce. N'ayant rien aperçu, je me remis à écrire.
(Juandje relevai la télo, la stupeur me tint
immohile sur mou fauteuil. Devant moi, dansla
lumière de la lampe, une extraordinaire vision
avait envahi ma chambre. Vnà femme nue, de-
bout sur un sphinx. De ce phantasme soudain je
perçus tous les détails avec une extraordinaire
précision. Le sphinx paraissait un animal vivant,
d'un volume à peu près égal à celui d'un cheval.
Ah! c'était bien la sybilline bète dont la grille
opprima la courageusepoitrine d'CEdipe. Il évo-
luait dans l'airj ses deux vastes ailes d'aigle éplo-
yées avec la grâce de la force. Son corps, blanc
comme lesmarbres, frémissaitd'énergiedomptée
Mon imagination, accoutumée à se représenter
ce monstre allégorique dans la sereine immo-
bilité que lui attribuèrent les statuaires de l'an-
cienne Egypte, s'étonna tout d'abord de voir la
vibration dune vie surnaturellement intense
dans cet être, dans cette tète humaine, d'une
17 CONTES SURHUMAINS
douloureuse et tranquille beauté, dans ses flancs
de taureau, dans ses pattes de lion, dans ses ailes
d'aigle qui se heurtaient aux murailles de ma
chambre, comme impatientes d'espace, illimités.
Sur cette monture la jeune femme se dressait,
calme. Ah I l'étrange beauté I L'élancement de
son corps, l'ovale merveilleux de son visage, et,
parmi les sombres ondes de sa chevelure, la
matité dorée de sa carnation ! Une expression
de surhumaine énergie épanouie dans une di-
vine douceur, une audace de domination inno-
cente rayonnaient de cette tète, des profon-
deurs noires des yeux, delà sinuosité des lè-
vres, et du galbe héroïque du menton.
L'Advenue, de ses pieds paisibles, effleurait
le dos du sphinx, comme une déesse caresse
d'un orteil indulgent la pâle sphéricité d'un
monde. Ecuyère sidérale, elle domptait d'un cil-
lement la superbe du hiérogrammatique animal
qui, abjurant toute tentative d'estrapade, toute
velléité de révolte, s'apprêtait à porter dans
l'infini, d'un essor de ses larges ailes soumises,
le mystère de cette victorieuse volonté.
Cette conquérante beauté envahit toute mon
âme avec une irrésistible et suave véhémence. Elle
ne me semblait pas une femme Sa nudité magni-
fique n'éveillait en moi ni l'amour ni le désir. Ah !
LA RÉUEMPTRICrC 173
je nie souviens qu'en cette minute une intime
r(5voIution clianf^ea la fai'o de mon être. Immé-
dialcnu'nt, je sentis abolies mes facultés ana-
lytiques dont j'avais tiré vanité. Mon intelligence
s'éveillait dans une renaissance. Mon âme était
lavée d'une eau lustrale, qui rimprég-nait d'en-
tliousiasme, de puissance et de plénitude.
La vie l'enveloppait comme une mante dia-
phane.
Certes, cette apparition, qui devait avoir sur
ma destinée une iniluence définitive, constituait
ce que le vulgaire nomme une hallucination.
Mais qu'est-ce qu'une hallucination, sinon la pro-
jection, sur le plan visible, d'une réalité invi-
sible obéissant à l'appel de notre imagination?
Ma pensée crée ce qu'elle affirme ; et les plato-
niciens n'ont-ils pas raison déconsidérer comme
vivantes les idées et les images, filles immor-
telles de l'esprit, émanations du verbe éternel?
D'ailleurs, la distinction qu'on a coutume de
faire entre la réalité et l'irréalité me semble
l'effort vers la subtilité d'intelligences tellement
grossières que je ne daignerai point m'y attar-
d«'r. La réalité n'est-elle pas une création sub-
jective de l'esprit qui la perçoit I Ah! quoique
tu fus, vision exaltante, ta seule proximité avait
bouleversé mon être.
10.
174 CONTES SURHUMAINS
'0 dominatrice,
Tu es entrée, triomphale et douce, dans mon
àme extasiée, comme un roi bien-aimé dans
une ville en fête. Dès la révélation de ta possi-
bilité, dès la caresse de ton imag-c, dès l'an-
nonciation de toi, j'ai crié vers toi, du fond de
ma détresse. Un geste de ta droite avait ouvert
mes yeux. Au champ de mon esprit tu jetas
le germe d'un monde. Tu étais la royauté, la
goire et la force.
0 libératrice,
Tu es entrée, triomphale et douce, dans mon
àme extasiée, comme un guerrier sauveur dans
une ville esclave. Dans les ténèbres ou languis-
sait mon servage, tu portas, des flambeaux et
des lueurs d'étoile. Le daimon du doute qui ron-
geait ma poitrine, tu le chassas d'un sign(!; et
ta main vénérée a brisé mes entraves. Tu appe-
las mon front à la Lumière. Tu étais la Vérité,
la Voie et la Vie.
0 consolatrice,
Tu es entrée triompliale et douce, dans mon
âme extasiée, comme un héros béni dans une
ville en transe. L'ivresse de marcher dans le
sillage de ta robe a charmé tous mes maux. Ton
LA RKDF.MPTRICE
regard a fondu le faix du passé douloureux qui
pesait à mon épaule. Ton sourire est la fleur
(jui eonfinne do vivre. Tu étais la Joie, l'Espé-
rajicc et lAmour.
Du jour où Mi'advint cette vision, je n'eus
plus qu'un désir : voir cotte créature que je
pressentais exister en ce monde. La voir et
rn'attîiclier à ses pas. Le but de la vie flambo-
vait devant mon àme. Le but de la vie, c'était
marcher dans le cercle do ses regards, c'était
s'imprégner de son rayonnement, c'était respi-
rer son émanation.
L'irrésistible impulsion qui me projetait vers
celte femme, ah! ce n'était pas l'amour sexuel.
En la fougue de ma jeunesse. l'amour m'avait
abreuvé de toutes ses délices et do toutes ses
.ngoisses. Mais cette Inconnue m'avait envahi
d'un sentiment analogue à celui des croyants
pour leur dieu, à celui de Madeleine pour Jésus
à celui de sainte Thérèse pour lo Crucifié, Elle
était pour moi le Divin fait cliair. Elle était un
nbîme de lumière oii je roulais éperdument.
Où la verrais-je? Car sûrement elle était.
Dans quel lieu du monde me sorait-il donné
d'approcher sa sublime silhouette ? Parfois,
176 CONTES SURHUMAINS
une angoisse horrible me saisissait. Si je ne
devais jamais la voir! Si elle s'était ainsi mani-
festée à moi pour uniquement ! Entrevoir un
instant ce mystérieux mirage, comprendre dans
la certitude ([u'elle existait, et que jamais je
ne contemplerais ses pieds sacrés ! Peut-être
n'étais-je pas digne, de sa présence! Je passais
par toutes les alternatives graduées de l'espé-
rance et du désespoir.
A tout hasard, et bien qu'une voix intime
m'ait crié qu'une telle créature se riait de la
distance, qu'elle n'était asservie, comme nous
autres, aux normes de l'Espace, je fus toujours
préparé â partir; je fus toujours prêt à courir,
de toute la vitesse des moyens actuels de loco-
motion, vers la contrée qui posséderait son as-
pect.
Un matin, je reçus une invitation à un thé
intime chez M'^^ X. Le nom m'était inconnu.
Je jetai avec indifférence la lettre sur ma table,
avec l'intention d'envoyer ma carte à cette
femme. J'avais complètement oublié cet inci-
dent d'ordre mondain, lorsqu'arrivale soir fixé.
Un irrésistible besoin m'envahit alors de me
rendre à cet invitation. Je m'habillai en hâte.
l.\ UKDEMPTRICE 177
et, une heure plus tard, j'arrivais dans le petit
hôtel qu'liabilait M'"'' X...,tout près des frondai-
sons du Bois de Boulogne.
Dès qile j'eus franchi le seuil du salon, une
émotion s'empara de moi. Elle était là. Oui
cette fois c'était bien elle, vivante et semblable
à l'apparition (jui m'avait bouleversé. Comme
le soir de l'annonciation, je sentis en moi l'épa-
nouissement surhumain, l'exaltation héroïque
de tout mon être. En moins d'une seconde, je
perçus tout ce qui se passait dans ce salon, et
j'en pénétrai le mystère. Pourquoi faut-il que,
pour essayer d'en donner idée aujourd'hui, je
ne puisse user (jue de la fioide et impuissante
succession des mots?
Isi\H, ton souille a vivifié mon sein . Pour par-
ler de Tof. pour évO(juer ton essence, donne à
ton fidcMe la force du génie et le verbe des Pro-
phètes! Pour confier au monde une pâle notion
exotérique de ce que fut leur doux Maître, les
quatre évangélisles. le (juaternaire des disciples
qu'accompagnent le Lion, l'Ange, l'Aigle et le
Taureau, ont vêtu de simplicité l'allégorie éso-
térique de leur récit. Seul à Patmos, Jean a ré-
vélé, sous le voile d'un symbolisme altier, la
J78 CONTES SURHUMAINS
fulgurante Parole qui seuls entendent les Ini-
tiés. Isiah, pour que ton règ-ne arrive, d'autres
annonceront, sous la forme due, Ta Parole. Moi,
je dirai simplement ce que tu fis en moi.
Isiah parlait, debout, dans une cercle d'audi-
teurs avides de sa voix.
Elle était habillée d'une robe blanche en
crêpe de Chine dont l'admirable ordonnance,
l'esthématique profonde eussent découragé les
plus géniales couturières parisiennes. Sur la
jupe droite, pressée d'un froncis très léger, s'é-
coulaient les plis d'un corsage garni de brode-
ries d'argent, dont l'arrangement moderne évo-
quait un souvenir de peplos. Entr'ouvertes dé-
licatement sur la mate beauté de la gorge, les
plissures ondées de ce corsage permettant au
corps de la femme la somptueuse liberté des
attitudes, semblaient maintenues, par une cor-
delière d'argent, autour de la taille dont elles ac-
compagnaient la courbe pour aller mourir au
long delà jupe.
■ Avecla lucidité soudaine que m'inspirait la
proximité de cette créature, je compris le sym-
bolisme de cette toilette de soir, mariant les
formes vestimentales d'Orient et d'Occident, et
LA RÉUEMl'THICK 179
chargée (l'argent, le nx^'lai lunaire et féminin.
Un regard sur les assistants m'avertit de
toute leur idiosyncrasie. Il y avait là des hom-
mes et des femmes, une vingtaine, ayant ap-
partenu à des catégories sociales différentes. Il
y avait, parmi le luxe de ce salon, des hommes
du peuple, et aussi de ces êtres que le monde
appelle des déclassés. Fronts trop hauts pour
passer sous les portes basses qui mènent aux
étahles de la médiocrité florissante, poitrines
gonflées d'un idéal qui n'en sort que par des
sanglots t Toutes faces scellées de souffrance.
Et je sentis que ces gens étaient mes frères.
Cœurs désolés : les uns, au seuil d'une ma-
turité chagrine, avaient été ballotés durement
par les houles de la vie. D'autres, au franchir
de leur adolescence, avaient résorbé leur flo-
raison, effarés d'une peur sacrée par l'intuition
des douleurs de vivre. Ahl comme le mien, ils
avaient gémi vers la sérénité d'une foi ; tous ils
avaient palpité vers un maître qui oriente-
rait définitivement la noblesse de leurs élans
essentiels, qui guiderait vers un ciel inconnu
les ailes frémissantes de Leur volonté. Il
y avait de tristes jeunes femmes. Il y avait une
courtisane lasse dont nul n'avait sondé l'âme, et
qu'ennoblissait la charité d'avoir offert à des
180 CONTES SURHUMAINS
malheureux la fleur consolatrice de sa beauté. Il
y avait une noble vierge, lamentable do n'avoir
pas roncontré sur terre l'élu de son rêve; puis
une femme éperdue de porter au flanc la bles-
sure immortelle de son amour trahi. Il y avait
une mère dont la tombe avait rongé les sept
enfants. Et, parmi elles, la maîtresse de céans,
M"**^ X... C'était une femme d'une trentaine d'an-
nées, d'une élégance maladive. Je lus dans ses
prunelles bleu-mourant le secret douloureux de
son passé, et je m'inclinai pour baiser sa main
maigre.
Une gloire d^ deuil magnifiait le front des
liommes, que le destin avait différemment trai-
tés. Les uns étaient des simples, accoutumés à
l'effort quotidien du labeur. Il y avait un pâtre
aux yeux agrandis par le baiser des étoiles, un
mineur Iiàve dont le corps déformé développait
le geste gauche des bêtes nocturnes, un matelot
dont le masque rude resplendissait de cette no-
blesse qu'imprime l'habitude du danger bravé.
Enfants de la mer, de la terre et du ciel ; corps
lassés, cœurs candides, tètes neuves ; nulle hy-
pocrisie sociale, nulle conventionnelle bassesse»
nulle éducation fallacieuse n'avaient attenté à
la liberté auguste de leur instinct. N'ayant
connu d'autres maîtres (jue la nature et la peine,
L.V RKDF.MPTniCr. 181
leur àme intacte était apte à tout comprendre.
Il y avait un tribun, généreux homéliaste de
révolte qui, secouant la résignation du pauvre
et de l'opprimé» avait clamé vers une vision de
justice, avait tendu la colère de ses poings vi-
brants vers Tignominie du riche et du puissant.
Il y avait un très jeune rêveur dont l'admirable
beauté solaire rayonnait de génie. D'autres
enfin, que la vie avait déçus, troupeau d'âmes
saignantes en quête d'un pasteur aux mains
salvatrices. Nous étions vingt et un autour
d'Isiah, tous jeunes encore.
A!i ! ce soir de ma vie m'embaumait d'éter-
nité; j'avais le sentiment d'être, dans une chair
glorieuse, une àme divine. Et comme moi les
vingt compagnons de mon extase. Une revi-
viscence totale avait effacé les angoisses de na-
guère, comme si la main magnifique d'Isiah eût
tendu vers leurs narines ardentes lafteur azuréo
du néponthès où l'on aspire l'oubli. Tous ai-
mantés d'une existence illuminative, nous étions
affranchis du Temps, du Nombre et de l'Espace,
et nous planions dans l'Eternel avec le vertige
d'aiglons essayant leurs ailes parmi la liberté
des cieux.
Et j'entendis >a voix, son silence dt'-j'i épan-
dait sur moi, avec une force torrentielle, sa
11
i8'2 CONTES SURHUMAINS
pensée infinie. Mais la musique de cette pensée,
cette parole adorable, éveillait en moi la plé-
nitude d'un monde ensommeillé. Et je voyais
SON corps, radieux symbole de son âme. Elle
avait donné à nos lèvres sa main sceptrale, une
main sculptée pour la puissance et la surhu-
maine audace. Alors je compris le charme dont
elle enveloppait les êtres. En elle rien n'était
qui ne fût selon le Rythme parfait, le rythme,
expression la plus directe du Verbe. Elle était
tout harmonie, et sa grâce réalisait l'immuable
logique de ses potentialités.
Il y avait dans le hall un orgue. Isiah s'as-
sit devant le clavier, et j'eus la révélation de
la Musique, cet angélique langage capable de
concentrer dans une formule définitive les plus
mystérieuses vibrations de l'homme et des
mondes. Car la musique est à la parole ce que
l'Amour est à la Pensée, ce que l'aigle est au
grillon. Par-delà la parole, étroite chape tail-
lée pour vêtir une seule idée corsetée de pré-
cision, elle est un manteau assez vaste pour
abriter l'aspiration illimitée de l'être ; elle est
Ja voix monstrueuse qui chante l'exégèse de l'in-
fini.
Mais toutes les musiques que j'avais connues,
qu'était-ce? Un bégaiement enfantin I La véhé-
LA RÉDEMPTRICE 1H3
inenlc ferveur «le Bach, la sombre inquiétude
de Beethoven, la passion de Wagner, et tous ces
beaux cris du génie en parturilion d'un rêve,
comme ils mapparaissent grêles et glacés !
En ce soir ineffable, mon âme, envolée dans
l'orbe mystérienx des sonorités, a perçu la Ré-
vélation totale. — Oui j'ai vécu l'harmonie. Le
rythme m'emporta, Corybante éperdu, dans la
sphère des anges, et, les yeux éblouis de
lumières farouches, j'ai roulé dans l'œuf d'or
où involuent les dieux !
A peine Isiah eut-elle promené ses doigt sur
les touches, nous nous sentîmes tous parcourus
d'un frisson solennel et vertigineux. Cette
musique nouvelle nous baignait, nous lavait
du passé, nous enveloppait de renaissance.
Pour nous découvrir ^'emblée l'horizon sans
borne de son âme, Isiah nous parlait cette langue
séraphique où se parabolisait le mystère de
son essence. Sur les joues de mes compagnons,
pâles d'une pâleur sacrée, coulaient des larmes
lentes, rosée d'une aurore spirituelle. Qui donc
aurait la dérisoire prétention d'analyser cet
hymne ? il chantait dabord, formidablement,
^outes nos souffrances passées, intimement pré-
cisées et tout ensemble fondues dans l'immen-
sité de la douleur humaine. Mais, pour nous en
184 ONTES HUMAINS
montrer le marcescenl souvenir, il nous trans-
portait sur une montagne de béatitude, comme
des prisonniers contempleraient, du haut d'un
sommet ensoleillé de liberté, la sombre ville oii
se dresse la prison d'hier. Puis, élancés de ce
monde noir pour monter vers un monde de
blancheur, nous avions la sensation d'un essor,
esprits grands-voiliers, parles cycles de l'éternel
bonheur, qu'elle emplissait de sa présence
triomphale.
Le (înaie vibrait en nous quand Isiah se leva,
Toute émotion d'amour est faite d'un délice et
d'une angoisse. Dans nos esprits ravis une an-
goisse pointait: allait-ELLE nous quitter! Après
s'être manifestée, soleil dans les ténèbres, phare
dans la tempête, source dans le désert, allait-
elle pas s'évanouir, laissant à nos prunelles
charmées le regret de la vision adorée ? Car
nul de nous ne concevait plus la vie sans elle.
or ELLE calma d'un sourire notre crainte et
parla :
— Amis, nous irons vivre ensemble, dans un
pays solitaire où nul bruit du monde ne trou-
blera notre paix. Vous serez avertis quand les
temps seront venus. Que la sérénité soit en vous,
et la force, car vous êtes les élus d'un mysté-
rieux destin.
LA RÉDEMPTRICE i^-J
Un geste de ses mains clairos, et je ne la vis
plus. Dans le hall, nous demeu?ions muets, mais
la bén(*Jiction de cette créatur'> vivait en nous.
(It'licieuse.
Un souper nous attendait. Nu n'osait élever
la voix.de peur d'effaroucher le Mlence plein du
rêve de L'avoir connue. Je v jIus interroger
jyjrao X... Elle me regarda de ses yeux consolés
:^ans répondre.
Lo chemin de fer nous déposa, par une soirée
légère <lc printemps, à Torée d'une haute forêt
étalée sur lo flanc d'une colline. Nous nous re-
trouvions, les vingt et un compagnons du soir
mémorable, dans l'allégresse de notre secret
commun, et nous échangeâmes le baiser de nos
regards. Il fallait, nous le savions, traverser la
forêt. Nous marchâmes sur la longueur d'une
torlillère, d'un pas allègre, sans prononcer une
parole. Vibrant tous du même sentiment, il
n'était pas nécessaire d'en éveiller l'écho débile.
Et nous avions l'intuition d'être une soûle âme
collective vivant là mèmr- pensée, absorbant le
même amour.
L'ombre nous enveloppait. Les voi.x némorales
dont, au cours de ries juvéniles promenades.
/
186 CONTES SURHUMAINS
j'avais ouï en frissonnant le bourdonnement
sinistre, ces voix intermittentes ou s'(?parpillent
le frisselis des feuilles, le craquement des tiges,
le bruissement des bestioles nocturnes, accom-
pagnaient le battement de notre cœur. Et nous
levions la tète dans l'attente de voir, entre les
masses noires des frondai sons, descendre l'étoile
flamboyante qui guiderait notre marche vers
ELLE.
Nous atteignîmes le sommet de la colline,
d'oij nous entendions gronder la mer. Il y avait
une maison parmi les arbres. C'était là. Une porte
s'ouvrit d'elle-même, et nous pénétrâmes dans
le refuge espéré, en secouant avec la terre de
nos semelles, toutes les angoisse du passé
évanescent.
Misère, misère de l'aspiration humaine! Quand
Psyché possédait son Erôs dans le mystère noc-
turne, elle avait le bonheur. Ah! qu'importait
toute curiosité dérisoire! Non, il fallait que son
cœur en fête, elle l'abandonnât à l'insidieux
démonde l'inquiétude. Et moi, moi, quenesuis-
je, de par l'impulsion natale, une âme simple?
Pourquoi les étoiles qui scintillèrent sur mon
LA HÉDEMPTRICK 1S7
berceau in'ont-ellos dépouillé de la candeur
héroïque et crédule?
Isi.vH, quand mon sein respluiidissait sous Ion
regardcornme un heaume d'acier sous les feux du
soleil, j'occupais la paix suprême, la paix promise
aux hommes debonne volonté. Mais ton absence,
c'était le retour à la ténèbre. Dans les heures où
je nesentais plus sur moïTinflux de ta volonté.
je cédais au fantôme de la détresse curieuse. Je
désirais savoir le mot de cette énigme divine qui
était Toi. J'ai laissé entamer l'armure de ma foi.
Et c'est pourquoi j'ai perdu la lueur de ta trace I
Ce fut au repas du matin, le lendemain de notre
arrivée dans cette maison bénie. Nous étions
réunis autour d'une vaste table. Dans le
cadre des fenêtres, nous apercevions la mer
ensoleillée. Il nous semblait que nous aurions
pu, derrière elle, marcher sur ces flots jusqu'à
l'horizon au delà duquel peut-être resplendis-
sait la patrie de nos espoirs.
Elle portait une robe bleu-pàle, en tissu de
lin, dont les plis flottants nous émettaient de la
quiétude. Le bleu, la couleur del'Amour, inspire
le calme aux âmes malades. Une ceinture d'or
montait vers ses seins. Elle exerçait avec sa
188 CONTES SURHUMAINS
grâce souveraine son hospitalité. A sa droite
était assis Croaz, le matelot; à sa gauche Héliel,
le beau poète juvénile, dont les^ yeux dorés
reflélaienl le rêve éperdu d'être enchaînés au
geste d'Isiah.
Il planait sur nous un silence heureux. Qui
doïic eût osé de sa voix rompre le charme épars
en noire confianre? Et nous mangions le pain
comme si ses lèvres avaient dit « Mangez, ceci
est ma chair! »
Une méditation impénétrable embrumait le
beau front d'Isiah, mais sans ternir ce rayonne
ment d'or que nos sens aiguisés percevaient
autour de sa sombre chevelure. Une larme se
suspendit au velours de ses cils, et ce fut sur
nous le vol lourd d'une détresse. La souffrance
pouvait donc mordre dans le marbre de cette
poitrine oij vivait notre force !
Elle eut un sourire divinement triste ;
— Amis, dit-elle, enfants de mon élection, j''
souliVe votre souffrance. Pardonnez à mon fror.'
d'être morose. Je lui ai tressé une couronne de
toutes les épines qui vous blessèrent. Je pleur»
votre future douleur de me perdre.. Car vou.i
perdrez mon apparence. Ilélas ! Votre curio-
sité m'aura chassée de vous. Ainsi le veut 1;
Loi.
I. \ nrDRMinnir.i ISÎI
Nous lVissomiùiin.'S. llt-liel laissa tomber sur
la tahie ses mnins désespérées.
— Ail î (lit-il, jo croyais à l'éternilé de te
voir!
Il rxprimait noln; sonlinient. Carnes cœurs
vibraient à l'unisson, et nous étions chacun la
corde d'une lyre unique dont le doigt d'Isiah
réveillait l'àni'e liarnioni«'Use.
— iléliel ! Oael nuage enveloppe ton génie?
As-lu donc oul)lié pourquoi tu es ici? Poète,
doux missionnaire du Verbe, sache supporter
l'amertume de l'exil en un monde où lu n'es
pas entendu. Ta voix révèle la beauté et l'a-
mour, deux d'entre les plus hautes manifesta-
tions des dieux. Et puisqu'elle annonce la parole
des dieux, qui donc la comprendrait parmi des
hommes ayant renoncé l'énergie de la croyance ?
N'importe, tu feras ton devoir de Héros. Tu
chanteras, comme ton frère Orphée, parmi les
bètes ; tu réfléchiras, fils du Soleil, la lumière
s'jr les sombres enfants de Saturne.
— Isiah! non, je ne puis plus oublier les Cau-
ses. Je fus appelé vers ta présence poiir qu'un
enthousiasme embrase, inextinguible, ma vie
d'apôtre.
— Aucun de nos gestes n est sans cause,
comme aucun sans effet. Si chacun de vous lut
II.
190 CONTES SURHUMAINS
choisi pour vonir près de moi, c'est en vertu de rai-
sons immémoriales dont je sais les origines. Chez
vous tous, la douleur exalta la vie. Or chacun
de vous est un anneau de la chaîne qui m'attache
encore à la terre. J'y suis envoyée pour une mis-
sion. Le fleuve de vos volontés alliées, j'en di-
rigerai le cours vers l'océan du mystère.
— Isiah ! demandai-je tremblant comme un
enfant, Jésus de Nazareth était le fils de
Dieu. Hélas! nous ne savons plus adorer les
pieds sanglants de Jésus. Isiah! Es-tu, toi, la
fille de Dieu ?
— Jésus, mon frère suprême, a dit : « Je vous
enseigne en me servant des paroles de la terre,
et vous ne m'entendez pas; si je parlais le lan-
gage du ciel, comment pourriez-vous ma com-
prendre ? )) Et je vous dis : Tout homme est fils
de Dieu ; toute chair vivante est le symbole
d'une pensée divine. Tout homme est un Adam
appelé à devenir un Ghristos, Il est trois
Adams. Méditez, vous qui entendez le sens des
paroles ! Or, il naît des êtres qui sont une
révélation plus profonde de la Vérité Ils arrivent
sur terre, d'âge en âge, délégués et sanctifiés,
afin de montrer aux hommes la Lumière in-
créée. Ils ne lacèrent pas tous les voiles dont
les destins la couvrent, car les yeux mortels se
LA HKUn.MPmiCK 101
brilleraient à son éclat. Quand Moïse descendit
du Sinaï, ayant conitcmpl6 la Lumière incrt'ée,
il savait que les hommes n'en pourraient
supporter l'éblouissant reflet sur son front, et
il se cacha la face d'un pan de son m.inleau. Les
Révélateurs, ses frères sacrés, les Bouddha,
Mahomet, Bab et tou3 les Messies lèvent sur
le monde, dans leurs poings prédestinés, le
(lambeau que chacun deux alluma au même
resplendissant foyer. Mais s'ils dévoilaient la
gloire toute nue du foyer lui-mcmo, ils en aveu-
gleraient la prunelle des races. A la Vérité
unique et éternelle ils bâtissent des sanctuaires
d'architectures différentes. Us chantent le même
hymne en des langues diverses. Et quand ils
expirent, victimes volontaires, leur dernier
souffle balaie un des nuages interposés entre
la planète et l'Absolu. La suprême haleine du
Crucifié déchire le voile qui couvre le Temple.
Ca il a donné à une partie du monde les clefs
de l'Initiation. »
Sa voix nous emportait comme un fleuve de
force. Elle reprit, ayant reposé sur une vision
la lueur do ses yeux.
— Je suis venue vers vous pour vous mettre
en la voie. Puis je retournerai.
Sa tête se pencha vers son épaule. Sa beauté
192 CONTES SURHUMAINS
nous semblait plus profonde que les cieux. Nos
mains sejoignirent, tendues vers elle. De notre
groupe, des sanglots montaient :
— Isiahl Isiah! ne nous quille pas!
Sa voix nous caressa :
— Amis, ce sera mon boniieur de soulhir
pour vous. La Loi est inéluctable : l'initiateur
périt par Tinitié.
Son sourire fondit notre angoisse. Un en-
thousiasme s'irruait en nous, plus vaste que la
mer bleue dont, par la fenêtre, nous apercevions
les vagues. Ah vivre, vivre cette heure... Les
mondes étaient pour nous transparents comme
des globes de cristal, et nous existions dans la
puissance.
La voix d'Héliel formula notre pensée, notrr
gratitude et notre espérance :
« 0 Révélatrice,
Je te salue hors du Temps, car je te connais
dans l'Eternel. Tu es, ô fille de Dieu, ô symbole
suprême de la féminité. L'Ancien dos jours est
ton père et tu fus engendrée dans les lianes de la
Mère Divine. Salut, tu es la coupe d'argent oij
s'abreuve mon âme charmée.
lA rki)Kmpthii;k 193
0 Salvatrice,
Je to salue, tu viens à nous les mains pleines
de grâces, et les doigts étendus pour des béné-
dictions portvnt l'anneau d'amour et Tanneau
'l'oubli (ju'avait forgés Moïse. Sur ta gorge re-
posant, pendus à ton collier d'argent, les sept
talismans que caressa la vapeur des parfums
«•nvolés vers le septénaire des Planètes. Et tes
yeux sont plus doux aux blessures que l'huile
''t que le vin.
0 Rédemptrice,
Je te salue. En déchiraiit à nos regards le
voile qui caciiait la lumière, tu chargeas ton
beau front de nos pesants péchés. Toutes les
défaillances de nos frôles volontés, tu les assu-
mes adorable affamée de sacrifice; et le plus pâle
de nos sourires à Satlian est une flèche qui va
percer ton sein. Triomphatrice de la souffrance,
je te salue dans l'éternité glorieuse on tu trônes,
près d'Horus, h la gauche d'Isis.
Ton Nom est un Mystère. Ton Age est un
Mystère. Ta comptes trote-trois ans. Car tu as
médité durant les </o?/re heures, et tu as accompli
les douze travaux. Dansla calme palais de ta poi-
trine se sont rués les c/;2y tourments infernaux:
'Amertume, le Gémissement, la Ténèbre, TAr-
[rur inextinguible et la Puanteur pénétrante! Et
19i- GONÏKS SURHUMAINS
souriante tu foulas de ton pied victorieux les
quatre daimons des éléments qui hurlent aux
quatre coins du monde : Samaël, prince des
Salamandres; Azazel prince des Sylphes; Azacl
prince des Ondins; iVlahazahel, prince des Gno-
mes.
Toi, lu es un Mystère. Tu sors du cœur de Dieu
pour nous y ramener. Fils de la Chute, enfants
en exil, nous remonterons dans ton sillage vers
le sein de notre père. Les yeux sur la lumière de
ta gloire, nous évoluerons, par les cycles su-
pracélestes, ayant méprisé les embûches des
serpents, des chiens et du feu. Le Dragon Na-
hasch qui g'arde les portes du ciel, tu nous don-
neras la force de le vaincre ; et nous passe-
rons, vêtus de joie, à travers les sonores en-
volées des Anges, des Ciiérubins et des Séra-
phins, vers le trône des gemnes musicales oîitu
règnes, contemplant le repos des cohortes du
Feu. »
Les heures ont passé, caressantes comme des
mères. Les heures I Quel mépris n'avions-nous
pas pour cette conception liabituelleauxhommes !
Le temps, cette divisionlamentable de l'éternité,
nous étions délivrés de son étreinte. Nos esprits
LA HÉDEMPTRICK 193
se mouvaient dans la liberté sans limites, et nos
yeux savaient voir les eflets dans les causes.
Sa pn^sence nous enveloppait de bonheur.
Que l'air était doux à nos poitrines pendant
ces promenades au bord des (lots, tandis que sa
voix enchantait nos âmes ! A tenter d'évoquer
notre béatitude, je peinerais en vain. Le bon-
heur est indescriptible. Moi qui l'ai connu,
qui l'ai vécu, je n'en saurais éveiller le plus
pâle reflet dans le miroir des mots que je pré-
sente aux hommes. Les plus lumineux poètes,
les plus vertigineux musiciens ont heurté leur
génie à cette impossibilité. Si magnifiquement
ils traduisirent le cri de la douleur; et nul
d'entre eux ne put jeter à la face du soleil
riiymne triomphal du bonheur 1 La chaîne est
mystérieuse qui retient leur envolée dans le
chant de la félicité. Si le plus sublime de ces
héros parvenait à incarnerdans le vivant corps
d'un poème l'idée du bonheur enfermée au
cœur de l'infini, si ce Prométhée dérobait cette
flamme au sein des dieux, la terre enivrée
posséderait, enchaînée dans la forme, l'âme
même du bonheur, et l'humanité déserterait la
voie de souffrances oi!i les destins la forcent.
Un jour, nous nous promenions, à la tombée
du crépuscule. La brise de mer soufflait fraîche.
196 CONTKS SLHHL'MAINS
et la lune, pâle encore, surgissait dans une
brume adoucissant le contour des choses. Je
donnais le bras â l'une de nos compagnes, une
admirable rousse dont la jeunesse avait pleuré
la beauté inutile. Nous marchions tous par
groupes, derrière Isiah, dont nous respections
la méditation. Nos yeux ne quittaient pas cette
silhouette dont la juvénile magnificence s'en-
veloppait d'un manteau vague enéolienne lilas;
et, dans le soir bleu-cendré, le scintillement
pâli de paillettes d'or piquées dans la mante de
(lentelles caressant sa chevelure d'ombre m'ap-
paraissait la lueur d'une étoile sainte sur le
chemin sinistre.'
Nous arrivions dans un ravin planté d'ar-
bustes et de ronces. Isiah s'était assise sur un
coin de roche. Nous nous étendîmes alentour
de ses pieds. Un trouble me hantait. Mais je
n'osais parler. Elle m'enveloppa de ses tendres
prunelles :
— Toi, tu seras un jour guéri de ton mal,
tu souffris pour avoir, dès ta naissance, respii'é
l'air environnant.
— Isiah, ta main sur mon front, a chassé
tout mon mal.
— Apprenezla Foi! Apprenez l'Amour ! Appre ^
nez à vous agrandir. Hélas! vous comptez trop
i..\ HKDE.MPTRICE 197
sur moi, amis, et vos faibles cœurs se suspen-
dent à mes lèvres. Vous espérez que mon doigt,
frappant le roclier, fera jaillir la source où
vous boirez l'eau vive. Et vous ne tendez pas
vos forces vers l'effort dû. Mais mes ailos ne
vous porteront pas endormis, dans le ciel de
vos aspirations. Nul n'est rédimd que par
lui-même. Nul n'atteindra, sans avoir ensan-
glanté ses pieds aux pierres de la route, le
sommet de la vie universelle. Moi, je vous
montre la voie. Marcliez! Amis, créez votre at-
osplièrc de paradis.
Nos yeux la suppliaient. Elle regardait la
voûte nocturne où s'allumaient les étoiles.
— Je suis pour apporter la force à vos poi-
trines. Vous avez souffert d'avoir vécu en un
temps do lâcheté. Car l'incroyance, car l'ab-
sence d'amour sont filles de la lâcheté. Tout
"pticismc est une défaillance, vile comme une
pour. Toute Foi. tout Amour sont le courage de
la volonté en parturition de son devenir divin.
Osiris est un Dieu noir; mais vous, vous serez
dieux, si vous voulez.
Elle s'était levée. Maintenant elle se déta-
chait, silhouette mystérieuse, sur le velours
de la nuit. Sa voix avait la force suave de la
"iisique qu'elle avait révélée :
198 CONTES SBIHUMAINS
■ — Ayez l'Amour, vous entendrez le Nombre.
Au jour fixé par les destins, quand un Signe
nouveau règ-nera sur la terre, quand au Quatre
aura succédé le Cm^r; quand sur la sphcreso lè-
vera l'Étoile Flamboyante à la place de la Croix,
alors les hommes auront dédaigné, pour l'évi-
dent Amour, la vanité de penser. Ils posséde-
ront l'Amour qui donne la Voyance, et ils ver-
ront et ils entendront! Et des courants encein-
dront la planète qui charrieront l'Amour. Amis,
vous à qui j'ai décelé la voie surhumaine, élan-
cez-vous dans l'amour, éperdument. L'Amour,
créateur des mondes, se manifeste par deux
puissances, la Croyance et la Prière, les deux
suprêmes énergies de la volonté. Celui en qui
vit la Prière marchera, vêtu de joie, sur les sept
Sphères, et sa chair se fera verbe. La Prière est
l'action de la Volonté sur le monde. Elle dirige
les forces, commande aux éléments ; elle manie
les foudres connues des seuls Voyants. Mais
ceux là seuls posséderont la Prière au sanc-
tuaire de leurs poitrines, qui accompliront le
quadruple devoir annoncé par le Sphinx : Sa-
voir, oser, vouloir^ se taire. Ceux-là, la Prière
les guide, de son fulgurant éclat, dans le som-
bre temple du mystère. 0 frères de mon élec-
tion, aimez, croyez, priez ! Vous êtes vingt
LA RÉDKMPTRICK 199
et un et nous sommes vingt-deux. II est vingt-
deux Arcanes. Unissez-vous dans l'Amour, et
vous serez la chaîne qui attachera au monde le
Signe que j'apporte, en mes mains vouées. Car
l'humanité est conduite vers ses lins par la vertu
des Signes qu'elle ignore.
Pendant une pause, le visage de la révéla-
trice s'abîma dans unr iiéroïque angoisse. Un
combat mystérieux se livrait aux profondeurs
de son silence. Une intuition aigiïe me traversa
le cœur comme un coup d'épée : il nous sembla
que les souffles du soir nous apportaient, du
cœur de l'Invisible oij se conserve tout ce qui
fut, la totale compréhension de cette indicible
douleur dont fut témoin, sous le voile d'un soir
pâle, le solitaire jardin des Oliviers. Ah ! toute
la majesté d'une angélique souffrance auréo-
lait la beauté de cette créature. Aux lueurs des
étoiles, les nuances infiniment subtiles de sa
chair s'étaient effacées. Nos regards ne perce-
vaient que le velours noir des yeux parmi la
blancheur assombrie du profil dont le pur des-
sin, superbe au nez légèrement aqutlin. auda-
cieux à la bouche, souverainement fort au
menton, se découpait dans une gloire dorée
baignant la chevelure. Ce fut la durée d'un en-
volement d'aigle. Le triompiie de la volonté
200 <;ONTES SURHUMAINS
revêtit de splendeur cette noble tète, et ces
mains, ces mains d'apparition...
— Voici venir l'heure où vous ne me verrez
plus. Frères, donnez vos fronts; que mes mains
y appellent le caresse de la vie, la clémence de
la mort et l'emprise de l'éternité. Adieu, cœurs
aimés, cœurs humains que la douleur a lavés
de ses ondes con-osivcs. Que ne m'est-il donné
d'effacer à jamais les blessures passées? Que
mon sang soit l'eau lustrale, l'eau vive dont
vous sortirez pénétrés d'invincible espérance!
Adieu, cœurs rénovés ! Je bénis en vous des
Orients rosés où surgit le soleil de l'universel
amour.
» Vous êtes de belles pensées de la terre, de
cette terre qui est une belle pensée de l'Eter-
nel. Adieu, tiérre où je passe! Puisse ma trace
demeurer sur tes flancs, lumineuse comme un
phare indiquant le port à tes enfants meurtris !
Adieu, terre où je vins souffrir! Puissc-tu dres-
ser sur ton horizon le Signe vivifiant que j'ai
mission de te révéler, arrosé de mon sang
comme s'il était arraché de mon cœur !
» Adieu terre ! tu parais une patrie souillée :
sur ta face, le génie est bafoué, le juste déchiré,
le faibleécrasé, la beauté insultée, les dieux blas-
phémés. L'écho de tes montagnes renvoie aux
LA RKDEMPTRICE 201
saintes étoileslaclameur du poète étouffé,du saint
flag^ellé, de la vierge violée, du pauvre affamé.
Tu es pourtant, terre, une chaste patrie. Tu
nourris des âmes de dévouement. Je te salue
dans tes prophètes, dans tes victimes, dans tes
martyrs. Tu es une noble patrie. Car à ceux
qui naissent sur ton sol tu peux donner la cou-
ronne du génie, de la beauté, du sacrifice et
de la douleur. L'héroïsme de quelques-uns de
tes fils intercède pour toi dans l'invisible ; et
moi, avec mes frères mystérieux qui mouru-
rent en croix, j'appellerai, de mes mains bles-
sées, l'infini de la Lumière incréée sur ton sein
épanoui. Adieu, fieur de l'infini dont j'apporte,
les parfums aux pieds de Dieu ! »
Le lendemain de cette soirée, nous n'es-
sayâmes pas de L\ chercher. Nous savions son
apparence abolie. Nousécliangions des regards
d'une sereine tristesse. Ah ! c'était pour nous
que sans doute, en quelque désert, sa chair
adorable souffrait. Hélas ! notre âme commune,
l'âme même de nos vingt et une formes, avec
(juello volupté nous l'aurions offerte à d'infer-^
naux tourments pour sauver un cheveu de su
douce Irlc! \i)n>; îio la voyions phi>;. rnnis sa
202 CONTES SURHUMAINS
présence vivait en nous comme un astre de
force.
Nous errions, àmcs en joie et en peine, sur
le sable de la grève.
Or ce fut le troisième matin.
Nous vîmes, oui, nous vîmes, de nos yeux des-
sillés, de nos yeux de Voyants. Le soleil se
levait sur la mer, un soleil vaporeux et doré.
La plaine des vagues tranquilles s'étalait, im-
mensité d'or pâle qui se volatilisait à l'horizon
vers la voûte légère du ciel. Sur le disque ru-
tilant et lointain de l'astre, oh! vision de ter-
reur.... Oh! sa belle tête penchée vers l'épaule,
blémie par la douleur ! sa chevelure, mante de
deuil fluant vers ses pieds exangues ! Et son
corps, ce corps admirable, cloué sur une croix,
blessé, brisé, taché de sang pâle, défaillant sous
les coups de la torture et de la mort !
« •
Lentement la cruciale apparition s'abîma
dans les flots.
Maintenant, dans sa solennelle ascension au
zénith, le cercle entier du soleil émergeait,
flamboyant d'or rouge.
Et ce fut une seconde vision.
Inscrite dans le disque affleurant l'horizon
LA KKDEMPTRICK 203
marin, parut une majestueuse étoile d'argent
à ciiKj pointes, conmic une pièce d'un blason
(le mvslère. L'étoile avait une pointe en haut,
doux en bas. une à droite, une à gauche. Et
sur ce Signe elle saillait, verticale, tendant
horizontalement vers les deux pointes de l'étoile
ses mains merveilleuses. Et le soleil se faisait
l'auréole de sa chair glorieuse, de sa nudité
sacrée. Sa tète, — ah! si lumineusement belle
dans sa chevelure de nuit, — sa tète se redres-
sait, irradiant le triomphe, embrasée de ses
regards vers ce ciel dont elle possédait tous les
arcanes, vers cet infini des mondes, son éter-
nelle patrie.
Étoile du divin bonheur...
Et depuis lors, je vis, je marche, passant
nostalgique de cette planète; et j'attends tou-
jours, j'attends...
MAGIES D'AMOUR
MAGIKS D'AMOUR
A Oc f ave Mirbeau
Vivre le monde uniquement rëel de l'Idée.
RICHARD WAGNER.
Accoudés à la halustrade de la terrasse, ils
L^coulaienl tous deux le bruit alangui du Ilot
monter dans le charme de la nuit d'été.
Mais inaltcntif aux conseils de béatitude éma-
nant de la douceur nocturne, le jeune honmie
regardait fixement, aux lueurs pâles des étoiles
violettes, le front de sa compagne bien-aimée.
11 voulut rompre le mutisme songeur de leurs
bouches.
— Chère fleur d'amour, vous n'ignorez pas
quetoujours l'entend votre silence : à cette heure,
mon esprit suit anxieusement dans toutes ses
évolutions lo souci qui répand son ombre dans
votre cœur, et pourtant je souffre que vous ne
m'en ayez pas fait l'aveu.
208 aOî<TF,S SURHOIALSS
Jalouse d'éviter à cette sollicitude fidèle le
chagrin qu'elley sentait naître, elle tourna vers
son ami son visage éclairé d'un tranquille sou-
rire.
— Ami, votre tendresse s'in({uièle trop aisé-
ment. Nul souci ne me hante, et je vous aime.
11 l'enlaça, gardant une mélancolie, puis len-
tement approcha les cils longs de la jeune femme
.sous la constante ardeur de ses lèvres.
— Grerberte, votre tendresse généreuse s'ef-
force à m'inspirer l'illusion d'une sérénité qui
n'est pas en vous ; mais vos sentiments peu-
ytnt-il m'ètre inconnus ?
— Oui pardon ! Je sais que dans l'ampleur de
votre pensée puissante mes humbles impres-
sions de femmes vibrent, immensément agran-
dies, comme la chute légère d'une perle dans
une coupe de cristal fin. Pardon si pour la pre-
mière fois j'ai tenté de vous cacher quelque
chose de moi !
— La peine qui t'effleure, vague encore, tu
n'en peux déterminer les causes. Ecoute : si boau
que soit notre amour dont s'émerveilleraient
les couples vulgaires, il n'a su pourtant donner
h ton âme supérieure tout ce qu'elle lui de-
mandait... Ohl n'essaye pas de t'en défendre,
innocente victime d'une loi mvstérieuse ; la n'-
rtAl.(K> I) A.M*U 209
alisatioii, quoique surhu maine presque, de-
meure, par sa rnouolonio, en deçà de ton rêve
avide. Voilà pourquoi tout à l'Iieure tes yeux in-
terrogeaient, inconscients, cette mer sur laquelle
ils souhaitaient advenir quelque inconnu, et ces
étoiles qu'ils pressentaient des séjours inouïs.
Mais je ne m'estimerais pas digne d'avoir ému
ta chère poitrine, et j'aurais renoncé, malgré
mon immortel désespoir, à l'unique honheur de
posséder .ta chère vie, si, sondant sincèrement
mes forces, je ne m'étais cru capable de satis-
faire,dès son éveil, le plus lointain de tes désirs.
Va, cette ombre de tritesse que, pour la pre-
mière fois depuis notre amour, j'ai vu passé
sur la limpidité de ton visage, je le chasserai!
Va, tu promèneras, triomphante, comme de
beaux lévriers soumis, tes rêves exaucés parmi
desEdens apparemment impossibles! Viens, re-
garde-moi dans les yeux longuement...
Fière d'obéir, la jeune femme appuya, comme
pour une valse, sa main frêle sur l'épaule de
l'aimé, puis ofiVit aux yeux brillants qui l'appe-
laient ses claires prunelles d'agate oi^i mourai
un confiant sourire.
Ainsi demeurèrent-ils quelques instants. Le
paupières do Gerberte battirent, pareilles à des
ailes d'oiseaux blessés, et restèrent enfin bais-
12.
210 CONTES SURHUMAINS
sées, tandis qu'elle murmurait, d'une voix dont
s'assourdissait étrangement la musique ordi-
naire :
— Pierre !... c'est singulier... que veux-tu
donc?
Sans répondre, il l'enleva sur ses bras et la
déposa, non sans mille précautions, dans le ha-
mac de soie tendu entre deux des acacias de la
terrasse.
A cette couche souple oii des clartés d'étoiles
indiquaient mollement la grâce du jeune corps,
il imprima un balancement aussi léger qu'un rou-
lis dejonque sur un fleuve lent. Et là, inaccessible
aux voix de la nuit d'été continuant son cours
pacifique, de môme qu'à l'orgueil de dominer
ainsi ce charmant être ensommeillé, il contem-
plait, avec des préoccupations fiévreuses, l'im-
mobile amante.
— Va! dit-il.
Et pendant ce temps, sur l'ordre mental du
jeune homme, l'esprit de Gerberte endormie
s'envolait vers des contrées lointaines, en des
temps abolis. Il s'en allait, habitant des rives lé-
gendaires, s'incarner en des personnages dont
l'existence était une félicité.
MAGIES d'amour 2 h
Ce fut (l'abord dans les mystères de l'Inde
immémoriale. Et Gerberte se sentait vivre, vi-
vait, reine glorieuse, au brasd'un souverain qu
était son Pierre bien aimé.
Sur un trône d'or supporté par quatre dragons
de bronze aux gueules monstrueuses, elle sié-
geait, extasiée devant la royale beauté de son
amant. Autour d'eux des colonnes jaspées aux
cannelures d'argent se dressaient sur l'horizon
d'azur; et devant les degrés en porphyre fauve
de lestrade où reposaient leurs orteils, des
peuples arrivaient saluer leur gloire. Des souve-
rains domptés qu'apportaient les paspesantsdes
éléphants charmarrés d'or se prosternaient de-
vant les pieds immobiles des amants triom-
phaux, et derrièreles foules bigarrées des na-
tions vassales accouraient silencieuses, ouvrant
respectueusement passage aux riiapsodes chan-
tant la clémence immortelle du couple royal, aux
groupes de jeunes filles admirablement belles
s'éployant, chevelures éparses, en des danses
savantes pour la joie des yeux.
Lasse un peu de contempler le spectacle avec la
rigidité des dieux métalliques encastrés dans les
pagodes, la jeune reine fit un signe, et les foules
s'évanouirent. Elle demeura seule près du con-
quérant de son élection, et se jouant encore d'en-
212 CONTES SURHUMAINS "
foncer sa babouche dor dans la crinière d'un
lion familier.
En face du palais ajouré, le soleil éteignait
ses flammes; et, après cette apparition de la vie
multiforme venant les saluer, tous deux sen-
taient descendre sur leur cher isolement la paix
du soir. Seuls jasaient quelques oiseaux écarla-
tes cherchant l'abri nocturne parmi les verdures
géantes des bananiers; seul le bruit frais des
cascatelles pleurant dans les vasques ; et parfois
le rugissement d'un tigre en maraude.
Et Gerberte s'exaltait de contempler à ses
genoux ce beau domp^teur de patries-dont le re-
doutable cimeterre à poignée adamantine s'offrait
pour jouet lourd <àses mains pâles de femme. Il
lui tendait les bras, les yeux pleins d'une passion
jamais extinguible. Le heurt léger de leur en-
lacement fit résonner les rivières d'émeraudes
sur leurs poitrines. Puis l'inconscience d'une
béatitude totale les saisit dès la jonction de
leuis lèvres.. .
iJi-ptMidanl, sur la terrasse bordant la mer,
l'aube apâlissait déjà les étoiles.
Quand la jeune femme s'éveilla dans le hamac
MAGIES d'amour 213
•le soie, ses prunelles étonnées aperçurent, de-
bout à son côté, attentif à ses gestes, celui
qu'elle aimait.
Après un étroit pour recouvrer l'ordinaire
limpidité de sa pensée, elle ouvrit les lèvres
|)0ur une interrogation.
Une caresse lui scella la bouche.
— Avez-vous connu, celte nuit, d'aimables
heures, Gerberte?
Il reprit :
— Cette vision que se complut à vous offrir
mon imrigination, oubliez-la ! Elle n'est pas
digne d'occuper une minute de plus votre cœur,
etjenel'ai conçue qu'afin de vous distraire
.un instant. Pour vous, noble créature, qui,
méprisant les vanités précieuses aux humains
inférieurs, avez cru que seul le dévou«'ment à
un impérissable amour valait de faire battre
Hre sang, ces dominations et ces gloires que
NOUS vciîez de posséder ne sont, vous le savez,
(|ue de pué'rils hochets dont vite se lasseraient
'S mains frél(}s. J'ai seulement \ oulu vous
amuser, une heure, delà splendeur d'un néant;
et vous avez laissé vos désirs ailiers se reposer
surles pompes despotiques conmie un hiérophan-
te se réjouirait un moment d'une exoli<[ue babio-
Ifv Les paradis ^tificiels, moins grossiers, où
214 CONTES SURHUMAINS
voudrait errer l'essor de votre âmo, je les puis
concevoir, grâce à vous qui m'en avez ouvert
les routes, de même que Béatrice conduisait
mystiquement les pas de FAlighieri.
— Ami, j'entends, sans la comprendre, votre
voix, car je demeure éblouie d'avoir vécu
quelque conte invraisemblable.
— Et, s'il vous agrée, vous en verrez plus
d'un millier, car nous explorons le seul domaine
dont les bornes soient lointaines.
Le lendemain, la volonté du jeune liomme
emmena l'amante endormie dans l'île fortunée
d'Avalon, en des temps antérieurs au règne
idéal du roi Arthus. Et là, elle s'enivra, devant
la mer sacrée, sous les floraisons d'or des
arbres inconnus, d'une idylle dont rien ne bles-
sait la constante unité. Le cerveau de Pierre
était assez poétiquement fort pour investir
l'esprit de la jeune femme de la candeur oubliée
des jeunes siècles terrestres. Joie suprême I
elle connut cette passion inaccessible à tout
choc violateur des êtres et des choses. Cette
plénitude que vainement tous deux avaient re-
cherchée par un volontaire exil du monde
MAGIES d'aMOUK 2i5
contemporain conlre los invasions duquel ils
avaient élevé, barrière pourtant solide, l'au-
guste égoïsme de leur mutuel amour, mainte-
nant Gerherte la possédait. Pour la première
fois elle savait la volupté invulnérée de l'esprit
que nul souille importun ne dévoie de son but,
et son unique pensée, toute dt' tendresse, en 1 ilc
fortunée d'Avalon, s'épanouissait, rose que
nulle brise ne froisse...
Et ce fut ainsi durant des jours.
Sur les traces de son guide puissant, Ger-
berte habitait des mondes imaginaires, et s'in-
carnait en des personnages dont elle avait
envié la légendaire existence. Et Pierre s'in-
géniait à déployer, comme un tapis triomphal
pour les pieds petits delà fennne aimée, les
plus parfaites conceptions. Il créait des poèmes
d'idéalité magnifique pour offrir à l'amante
l'illusion de les vivre, comme d'autres hommes
offrent des fleurs.
Les visions d'Orients fastueux alternaient
avec les mystiques extases ; et Gerberte connut
tout ce que peuvent souhaiter, en ce temps mo-
rose, les êtres languissant de nobles ou curieuses
nostalgies.
216 CONTES SURHUMAINS
Elle traversa, secouée d'émotions, des idylles
des épopées et des drames, parmi les fastes
fantastiques des décors. Et de môme que son
buste s'enrichissait d'ornements variés^ son
âme revêtait les différentes manières de senlir et
de penser. Tantôt insoucieuse fille de Bohême
jetant aux églantiers des routes les sonores
éclats de son tambour de basqur. et de ses rires;
tantôt.amoureuse illuminée dans les patries nei-
geuses oiî s'ébattent les -cygnes ; tantôt idole
parée recevant, en la profondeur d'un temple,
avec les parfums brûlés dans les cassolettes,
l'adorati.on des foules prosternées.
Ainsi s'enivrait-elle du mirage de la vie hé-
roïque et sentimentale que sa première jeunesse
avait cru naturellemsnt possible. Seulement
-comme une loi mystérieuse châtie quiconque
renie l'ordre contumier des choses pour aborder
aux Paradis artificiels, comme chaque heure
de factice bonheur porte en elle-même le germe
d'un mal alternatif, Gerberte, en ses moments
d'éveil, trébuchait contre la réalité dont elle
perdait le sens. Ainsi Michel-Ange quand il des-
cendait de la coupole oii s'ébauchait sa fresque
de la Sixtine.
Et peut-être, do son côté, Pierre allait-il plus
douloureux de ne participer qu'à demi à des
MAGIES d'amouk 217
félicilrs par lui cHM-es. Pt'ul-ôti'e tous di'ux on
sonl-ils venus à sentir sous leurs pas jumeaux
s'tîU'onclrer lesol mémo de leur volontaire il-
lusion...
— Chère âme, — dit un jour, en sa féminine
d«'licatosse, la jeune femme, — ces mondes
que me donne votre puissance, c'est votre seule
imago t\iii les habite avec moi, non vous-même.
Voici que je viens d'y songer; et ne savez-vous
pas qu'il ne peut exister pour moi nulle joie
dont vous n'ayez pas la moitié ?
43
LIXQUIÉTANTE ROSE
L'INQUIÉTAxXTE ROSE
A Madame Berthe Paye
Toute crt-ature, tout objet ne peut être pour
nous qu'un symbole susceptible de générer
une émotion. Nous vivons parmi les êtres et
les choses cuirassés d'accoutumance contre leur
sig^nification, comme dans sa ville natale un
homme qui n'aurait jamais voyagé. Celui-ci ne
pDssède pas une vision juste de sa cité, puis-
qu'il ne Ja saurait comparer à nulle autre.
.\insi faudrait-il avoir connu d'autres mondes
que celui des apparences oiî nous nous débat-
tons pour percevoir toutes les choses sous leur
caractère réel et unique de Signes.
Avez-vous constaté avec quelle diversité dé-
concertante les objets jouent pour chacun de
nous le rôle qui leur est assigné? Certains ont
éveillé en moi des émotions bien dliférentes de
celles qu'ils inspirent d'ordinaire. Je me souviens
que la chose par quoi me tut révélée non la
222 CONTES SURHUMAINS
peur, mais cette horreur sacrée envahissant nos
cœurs à l'heure où le mystère dû vivre nous ap-
paraît plus oppressif, fut une rose, — c h ! une
rayonnante et délicieuse rose.
J'étais alors un sauvage et solitaire adoles-
cent qui partageait ses heures entre de vieux
livres et de juvéniles vagabondages sur la
terre et la mer aux alentours d'un très petit port
pêcheur de Bretagne Jai tort d'avoir dit soli-
taire, car un fidèle compagnon ne me quittait
amais: mon chien Nello, un grand limier noir
aux yeux dorés. Peu d'amitiés furent aussi
parfaites que celle unissant Nello et moi. Un
instinct m'avertissait que le bon chien était plus
proche de mon esprit que les hommes épars
autour de moi. L'amour est, comme la foi ou
la raison, un mode d'accession à la connais-
sance. A la lueur de m'aimer, l'animal péné-
trait dans la ténébreuse forêt vierge de ma
pensée, et j'aimais Nello de sentir confusément
que sa droite ingénuité de hôte était la sœur
de ma trouble méditation précoce.
Que de fois, avec lui, je promenait ma rêve
rie, entre la mer et les étoiles, dans un petit ba-
teau aventureux, le 3Imar ! Nello était devenu
marin. Il savait border une écoute avec sa
gueule et même tenir la barre avec ses pattes.
l/lNuriKTANTK ROSK 223
— La barre au vent, Nello !
Et (l'un geste preste et sûr, mon ami quadru-
pède faisait sa besogne de timonier, tandis que
je suivais en paix le vol de ma pensée dans le
libre espace.
Nous étions partis tous deux ainsi en prome-
nade un tiède jour de juin. Une frêle brise por-
tait doucement le Mhiar au large. Nous ran-
geâmes une sorte d'ilot formé d'un seul rocher,
distant de la sauvage côté de cinq ou six milles,
qu'on appelait la Génisse pour sa forme vague-
ment bovine. Je n"ai jamais su pourquoi les
marins des environs répugnaient à s'approcher
de ce « caillou ». Il s'élevait pourtant à pic sur
une assez grande profondeur d'eau, et nul bri-
sant n'en héris aitles abords.
Cette fois, une fantaisie me prit de visiter ce
rocher, plus habitué à servir de station aux
cormorans que de piédestal à une silhouette
humaine. Je l'arrondis pour chercher si quelque
escalier de chèvre, formé par les aspérités du gra-
nit, ne me permettrait pas d'escalader la croupe,
élevée de cinq à six brasses au-dessus de la
haute mer et sur laquelle j'apercevais une flore
de casse-pierre et de chiendents. Mais jamais un
chat n'aurait pu grimper contre ces parois ac-
cores. J'avais une corde à crampon. La mer
224 CONTES SURHUMAINS
étant d'une extrême cU)uceur, je pus affourcher
le bateau près de la pierre sans risque d'avarie,
et, ayant pris pied sur une saillie, je lançai mon
crampon sur le sommet. Après deux ou trois
tentatives infructueuses, ses becs croclièrent
dans quelque fissure. Je hâlai surlacandelette:
elle était solidement retenue là-haut, oii me
hisser serait un jeu pour mes jeunes muscles.
Nello, se sentant impuissant à me suivre,
gémissait. Je l'attachai à mes épaules, et nous
ne fûmes pas long-temps à nous retrouver de-
bout sur la croupe de l'ilot. Elle mesurait une
centaine de mètres de tour, et la vie généreuse
y avait semé quelques plantes à l'épreuve de
l'embrun : chardons bleus et myrtes sauvages.
Je m'attardais à contempler le soleil s'abî-
mer dans la mer en la couvrant toute, de l'Ouest
à l'Est, d'une moire mi-partie citrine et violette.
D'instant en instant se succédaient, au dôme
céleste comme à la plaine marine, les incandes-
cences s'atténuant sous la tombée des voiles
mauves du crépuscule. Et sentant monter en
moi cette mélancolie que donne toujours l'effa-
cement d'une beauté, je me préparai à partir.
Je regardai ma montre : il était exactement sept
heures quarante cinq.
Soudain, je vis Nello en arrêt, les regards
l'i.N\»UI ÉTANTE itosi: 225
fixés au sol, les pattes tremblantes et le poil
hérissé. Je me penchai, et je ramassai sur le
roc une merveilleuse rose, une rose jaune dans
toute la splendeur de son épanouissement. Je
considérais la fleur avec stupeur : elle était
tout fraîchement cueillie. A la cassure très
nette de la tige, la sève exhalait encore son hu-
midité; des gouttes d'aiguail perlaient sur la
chair des pétales, cette chair d'or moelleux et
mat dont les roses de cette espèce partagent la
gloire avec quelques gorgesdc très jeunes filles.
Comment cette belle fleur de la terre heu-
reuse était-elle venue sur ce rocher désolé? Un
rosier n'y vivrait pas trois jours, fût-ce avec
les soins d'un prodigieux jardinier. Même là-bas,
sur « la grande terre », je n'avais jamais vu
cet arbuste à moins d'un kilomètre de la fa-
rouche falaise. Une main humaine avait donc
déposé ou laissé tomber cette rose. Mais com-
ment?
Nous n'étions certes pas là sur le parquet
d'une salle de bal où les fleurs s'abattent, tièdes
encore d'habiter l'entre-seins des jeunes temmes.
Quelque passante avait-elle, touriste audacieuse
au bras d'un agile compagnon, escaladé le gia-
nit à pic, et semé là ce gracieux souvenir d'une
heure aimable? Avant d'envoyer ma corde à
13.
226 CONTES SURHUMAINS
crampon sur le plateau de l'îlot, j'avais minu-
tieusement cherché une suite d'aspérités per-
mettant l'ascension d'un gymnaste. Il était bien
impossible d'ac.-éder là autrement qu'avec une
échelle ou une corde. Du pont d'un bâtiment,
quelqu'un avait-il eul'idée jolie de jeter au pas-
sage cette fleur à cetécueil, comme sur la route
une coquette mondaine enverrait de sa voiture
un sourire à quelque rude chemineau? En ad-
mettant que le bateau serrât le roc d'assez près
pour permettre ce geste, une rose est un pro-
jectile trop léger pour être lancé à cette hauteur.
Un caillou oui; une fleur, non.
Il n'était pourtant pas impossible qu'une main
humaine eût jeté là cette rose sur ce sol, puis-
qu'un homme s'y trouvait. Mais où l'eùt-elle
cueillie? La terre laplus voisine était distante de
quatre lieues, et ce n'est pas sur uneâpre côte
rocailleuse battue par tous les vents que les ro-
siers épanouissent leur gloire. Or la rose venait
d'être cueillie : la fraîcheur de ses pétales em-
perlés de rosée, la cassure tout humide de sa
tige le prouvaient irréfutablement.
Et je m'enivrais de respirer la suave haleine
de la fleur, en cherchant à deviner l'énigme de
son arrivée.
— Que je suis sot ! pensai-je enfin. Ici aura
l,'l.N\)llKTA.\TK ROSE 227
passé quelque luxueux yacht à bord duquel une
femme so plaît à voir des plantes fleuries à tra-
vers les vllres d'unL> s'^rre. Voilà l'explication.
D'ailleurs j'en aurais le cœur net : Au plus pro-
chain sémaphore le guetteur me lira quels ba-
teaux sont venus par ici.
Et tandis qu'un sTipir gonflait ma poitrine
adolescente au songer que là-bas, sur la terre,
était loin, oh! bien loin de moi, le corsage (jui
palpiterait plus fort si ma main le parait de cette
rose adorable, je passai la fleur à la boutonnière
de ma vareuse, et je m'apprêtai à quitter ce bloc
de granit qui m'avait oll'ert un charmant eténi-
gmatique souvenir.
Le soir tombait. La lumière défaillante don-
nait son dernier effort, plus puissante derrière
les silhouettes fortement contournées des cho-
ses; car c'était l'heure oii le duel de la lumière
et de l'ombre devient tragique et solennel.
Nello m'avait quitté, s'était couché sur une
pointe du rocher. Je voulus le prendre pour l'at-
tachera mes épaules et descendre ainsi au long
de la corde, comme j'étais monté. Mais le bon
chien, si obéissant toujours, se déroba. Il pleura
quand je le touchai ; je dus l'empoigner de force.
Je faisais route pour rentrer au port, quand
j'aperçus dans le crépuscule le bateau du pilote
228 CONTES SURHUMAINS
gagnant le large. Je l'élongeai pour satisfaire
ma curiosité :
— Pilote, demandai-je après les paroles de
bon souhait, est-il passé beaucoup de navires
par ici depuis quelques jours ?
— Voilà longtemps qu'on n'en avu.Au séma-
phore, depuis troisjours on n'a rien aperçu, ni
une voile ni une fumée. Je vais « espérer » un
dundee dcBayonnequi arrivera peut-être cette
nuit. Mais ni vous ni moi ne serons rentrés
avant demain. Nous allons avoir calme plat,
et le jusant sera contre vous.
Ainsi aucun bateau n'avait approché l'écueil
depuis trois joursl Mais alors, ce n'était donc pas
une main humaine qui y avait jeté cette rose! Je
contemplais la rose fleurissant ma poitrine. Sa
chair avait l'éclat velouté des boutons qui sous
l'aurore s'entr'ouvrent au rosier. Je sentis sur
elle le poids d'un anxieux regard, celui deNello
qui, réfugié sur l'étrave, immobile, semblait la
proie d'une inexplicable terreur.
L'instinct des bêtes prévoit le danger. Nello
n'était-il pas averti d'un coup de mer? J'in-
terrogeai le ciel et l'onde : aucun mauvais
symptôme.
Cependant ma pensée peinait sur l'origine de
la mystérieuse rose, et je me plus à imaginer
!/lN\)riKTANTK HOSK 229
qu'une mouette l'avait apportée de terre au bout
de son bec clair, comme la colombe de l'arche
le rameau d'olivier.
0 nuit amoureusement belle. Le pilote avait
justement annoncé calme plat. Le sein des voiles
pendaitflasquo comme celui d'une vieille femme.
La mer piiosphorescente s'étalait au.ssi polieque
du mercure Le globe rouge de la lune, lancé
brusquement derrière une falaise avec l'élan
d'un ballon incandescent, montait vers le zénith
en traînant surles eaux un sillage d'or fauve et
dans les airs une vaste lumière blonde.
Autourdu J/ma/'couraient surlamjire argen-
tée de l'onde des feux follets de la mer, ces
rapides lumières fuyantes, chargées d'augura'es
menaces selon li'S marins de nos côtes qui les
nomment des « beuliers )),etselonles navigateurs
anciens, qui étonnés de voir des étoiles descendre
du ciel pour folâtrer sur les flots par couples
capricieux, les nommaient Castor et Pollux,
comme les Gémeaux du zodiaque. Je m'amusai
àsuivreles méandres de ces flammes vagabondes
dont Nello accompagnait d'un grognement sourd
le scintillant sillage
Brusquement, une risée arriva du large, si
violente que sans un instinctif coup de barre,
\cMinar eût chaviré. Puis la mer enfla d'un
230 CONTES SURHUMAINS
coup. Il devenaiturg-cnt de diminuer la voilure.
— Ici, Nello ! criai-je. A la barre I
Le chien, d'ordinaire si obéissant, si con-
formé à mes désirs, ne bougea pas, et répondit
par ce hurlement prolongé, toujours sinistre
dans la nuit. Evidemment, il lui répugnait de
m'approcher. Mais j'avais autre chose à faire
qu'approfondir les causes de son humeur. Je
parvins à amener la trinquette et à arriser la
grand' voile. Et la frêle barque bourlingua
comme elle put sur la lourde mer, qui s'arrio-
lait au perpétuel refus des vents afTolés passant
par toutes les aires.
Certes, je tiens en grande pitié ces concep-
tions niaises des modernes, considérant les
forces de la nature comme sans intelligence et
sans àme. L'instinct du peuple et ses immé-
moriales traditions, plus sûrs que les hypothèses
des cuistres, savent deviner l'entité mysté-
rieuse, la personnalité des esprits des éléments
que connaissait si profondément la science des
Anciens. Quiconque fut au péril de la mer a
senti autour de soi les desseins conscients des
vents, les manœuvres hostiles des uns, favo-
rables des autres. Cette nuit-là, dans le tour-
billon des vents acharnés, mon intuition, pour-
tant aiguisée par le dang-er', ne percevait nulle
L'iNgUlKTANTK ROSE 281
haleine île secours. Nulle aide humaine à es-
p(f'rer : pas une embarcation en vue. J'étais bien
seul sur cette mer féroce. Et, entre les folles
embardées de mon courageux bateau,je regar-
daisdésépérément à l'horizon les lueurs des pha-
res, tandis que Nello jetait dans le vacarme ses
lamentables hurlements.
Subitement, la bourrasque s'accalmit: une
brise franche nous conduisit au port. Mes yeux
songèrent à chercher la rose à ma boutonnière.
Elle n'y était plus. Je ne la voyais pas dans
le bateau.
— Cherche, Nello, cherche la rose !
Le chien ne bougea pas, apeuré toujours et
le poil hérissé. Il grognait et haletait En sui-
vant la direction de son regard, je retrouvai la
fleur. Je me sentis pâle: La rose, dans la lu-
mière du matin naissant, était aussi fraîche,
aussi belle qu'à l'instant où je l'avais trouvée
sur le rocher. La cassure de la tige commençait
à sécher, mais la cliair moelleuse des pétales
conservait sa rayonnante suavité. Ainsi, les
vents, les embruns, les paquets d'écume et
d'eau saline n'avaient pu entamier la fraîclieur
de cette étrange rose ! Je sentais venir d'elle en
moi je ne sais quelle lointaine et ténébreuse
horreur.
232 CONTES SURHUMAINS
A la maison, un télégramme m'attendait
depuis le soir. Je frémis avant de l'ouvrir. Je
lus :
« Eisa est morte subitement ce soir à sept
heures quarante cinq » .
Sept heures quarante cinq ! L'heure précise
où je ramassais la fatale rose sur le rocher.
Eisa ! Eisa si pleine de vie et de beauté ! Mon
Eisa bien aimée!... Je tombai sans connais-
sance.
J'appris plus tard que, dans cette sinistre
journée, elle avaitporté, durant toute la ressiée,
une rose jaune au corsage.
LE JOUR DE LA GLORIFICATION
LE JOl U \)K \A GLOUIKICATION
A Auguste Rodin
I>es esprits n'ont la touche du Beau que
pour |>roiiuire le Beau.
siiAKtsPKAHR : Mtsurc poiir Tnfsuri' .
La cité s'éveillait dans l'aurore printanière.
Sortie du repos nocturne pour s'abandonner
à l'imprévu de la journée nouvelle, la vie bé-
gayait ses premières rumeurs matinales : un
bourdonnement léger s'élevait des maisons
blanches vers la sèche clarté du ciel.
Déjà des silhouettes d'habitants se croisaient
sur la place publique. Ce serait une journée
douce à vivre, en cette ville calme. La place,
un hémicycle dont la corde s'approchait du ri-
vage, était ceinte de petits palais cubiques,
flanqués de fins pilastres corinthiens suppor-
tant l'entablement des terrasses. Au fond du
demi cercle, un temple monoplère de proportions
236 CONTES SURHUMAINS
heureuses avec un fronton sculpté d'un chœur
de Muses.
De la place, on aperçoit tout le golfe au creux
duquel s'étage la ville. La mer d'un bleu violent
roulait ses lames assoupies dans le port où
l'on découvre les pointes des mâtures. Au long
des bordures du golfe, qui s'élancent en deux
cornes aiguës, des collines apparaissaient, vio-
lettes encore sous la rosée vaporisée par le
soleil. A l'occident, un mont couvert de myrtes
sur les flancs, tandis qu'autour de sa base s'es-
pacent des tamaris et des lauriers-roses en
fleurs.
Dans la campagne, le sol doré alterne avec
les masses trapues des mûriers, des orangers,
des cyprès et des vignes.
Les maisons basses se groupent autour des
temples dominateurs comme des moutons se
pressent contre leurs pasteurs. Ces demeures
négligées sont bien d'hommes à qui la clémence
du climat permet une libre vie sous le ciel,
une vie de loisirs et de sensations, exempte
d'efl'orts et de convoitises. On ne pénètre au
delà des seuils que pour le sommeil.
Les magnificences d'une architecture hiéra-
tique encore sont réservées aux dieux. Les tem-
ples, d'un caractère homogène, mais d'une or-
LE JOUR DE LA GLORIFICATION 237
donnance variée selon leur consécration, ren-
ft-rmont les merveilles d'un art conscient du
grand symbolisme qu il exalte : au dedans, des
fresques mythiques d'un coloris audacieux et
assuré; au dehors, des sculptures d'une grâce
héroïque. La ville entière est parsemée de sta-
tues d'une souveraine beauté.
Aucun vestige de barbarie, et pourtant au-
cun indice de mollesse. La cité est demeurée à
mi-chemin entre ces deux étapes. On dirait
d'une Corinthe ignorant la veulerie des déca-
dences.
Sur la place publique, le peuple est arrivé.
C'est jour de fête solennelle. Sur une platefor-
me àlaquelle on accède par des degrés de marbre,
les magistrats et les prêtres viendront siéger,
sur des stalles de porphyre rose dont les mon-
tants sont taillés en sphinx.
Cette population appartient à une race insoli-
tement belle. Où. ces être ont-ils appris cette
noblesse des attitudes, ce rythme des gestes
cette élégance de la démarclie ? Certes, une
multiple hérédité de beauté, corroborée par
une éducation esthétique, a façonné ces corps
si souples sous les ondulations harmonieuses
des draperies qui les revêtent.
Des hommes aux regards d'une sénéritécons-
238 CONTES SURHUMAINS
tante circulent en causant. Leurs bras émer-
geant nus des tuniques rouges ou blanche, ont
des musculatures robustes qu'aucune lourdeur
ne déshonore. Les femmes passent avec une
eurythmie de port comme aux Panathénées :
courtisanes dontles formes transparaissent sous
la subtile gaze de Céos; leurs cheveux flottants
caressent leurs seins dévoilés, et des chèvres
familières les suivent comme des chiens ; jeunes
filles au masque délicieusement carné, dont le
sourire se pare de gravité pour avoir aperçu les
jeunes hommes qui les implorèrent d'amour.
A gauche, à la fontaine oii des chimères pleu-
rent l'eau dans une vasque blanche, des groupes
de servantes jasent en emplissant des urnes ; et
des enfants nusles agacent, excitant contre elles
de grands chiens sveltes.
Un mouvement parcourut l'assemblée. Surla
plateforme qui fait face à la mer, des théories
d'hommes et de jeunes femmes se rangeaint
symétriquement. C'étaient les personnages les
plus honorés de la cité : les prêtres, les poètes,
les sculpteurs, les peintre^, les musiciens et les
gymnasiarques. Ces jeunes femmes en peplos de
laine blanche, aux admirables chevelures
ceintes de bandelettes tramées d'or, c'étaient
les prêtresses d'Aphrodite qui entouraient la
LE JOUR DK LA GLORIFICATION 231*
statue de leur divinité essorant, d'un frémisse-
ment de ses puissantes ailes, au-dessus d'une
sphère qu'elle effleurait du pied.
Le vieux sculpteur Karitès s'était assis sur un
trépied dominant la foule. A lui appartenait le
devoir de présider la solennelle fête. Après avoir
peuplé sa patrie de chefs-d'œuvre, Karitès sen-
tant que l'âge refrénait son essor de créateur,
s'était refusé à déchoir. Avec une sérénité d'ou-
vrier satisfait de la tâche achevée, il avait jeté
à la mer son ciseau et ses limes et renoncé à
tailler le marbre d'une main alourdie par les
années. Maintenant Karitès, nommé agonothète,
avait mission, avec des poètes, des artistes et
des prêtres, de veiller au normal développement
de la beauté humaine dans la cité. Il était le
grand conservateur de la vénustéde la race.
On fit silence, quand le vieillard se leva.
— Ainsi que chaque année, nous voici ré-
unis, selon le rite des aïeux, pour offrir la con-
sécration de nos hommages aux deux plus hautes
apparitions de la gloire humaine, au Génie ctà
la Beauté. Patrie réelle, race frissonnante de-
vant le mystère auguste des couleurs et des for-
mes, collectivité exceptionnellement libérée de
barbarie, foule d'élection apte à deviner, dans la
splendeur mythique des choses et des êtres,
240 CONTES SURHUMAINS
l'âme éparse des dieux, salut f Salut! Aujour-
d'hui nous t'énoncerons ce que nous avons dé-
cidé, en l'introublée sénérité de nos âmes, nous
qu'investit de l'unique puissance la conscience
de notre supérieure méditation.
Voici le jour où, fidèles à notre loi, nous de-
vons désignerl'homme etla femmedontnous vou-
lonsimmortaliserles apparences. Nous devons
nommer cette jeune fille et ce jeune homme di-
gnes, l'une par sa beauté, l'autre par son génie,
que notre grand sculpteur Lysidias fasse émerger
du marbre leurs effigies. Quels sont donc ces
deux êtres à qui nous élèverons des statues ?
Toute Tannée, d'un zèle constant, nous,
ministres du culte du Beau, nous avons visité
les gymnastes, contemplé des œuvres d'art, ouï
des hymnes et lu des poèmes. Nous nous som-
mes réjouis de voir des éphèbes élancés et des
vierges gracieuses, de pénétrer de nobles œu-
vres, fleurs d'àmes suprêmes. Enfin nous avons
jugé. Voici :
« Afin que sa forme éphémère laisse son im.
périssable et tangible souvenir à la terre qu'elle
orna, afin que ne soient effacées du monde sen-
sible sa jeunesse el sa grâce comme un char-
mant rêve fugace, afm que sa gloire soit à ja-
mais sacrée même aux yeux des postérités
LE JOUR DE LA GLORIFICATION 24 1
barbares, la jeune fille qui, celte année, nous
sembla la plus belle sera sculptée parLysidias.
Cette jeune fille, c'est Antbéis, et la voici ! »
Sur un geste de Karitès, deux jeunes
femmes élevèrent sur un s'ocle triangulaire, en
vue du peuple, une radieuse créature. L'une
dénoua la bandelette serpentant sur la tète de
la vierge, l'autre fit sauter les deux agrafes
légères qui maintenaient sa robe lâche. Les
voiles s'abattirent à ses pieds, en même temps
qu'une chevelure dorée flua jusqu'à ses reins.
Confuse, les bras s'entrelaçant, près de la
gorge palpitante, en geste d'une fierté pleine
de grâce, Anthéis apparut dans le rayonnement
de sa beauté. Vers elle les prêtresses jetaient
à pleines mains des roses et des fleurs de
troëne, des enfants thuriféraires chassaient
une vapeur bleue d'aromates calcinés; et la
foule, charmée, cria.
Répercutée par le firmament et la mer, une
lumière argentée caressait le jeune corps,
comme si les forces naturelles, les dieux in-
connus, avaient voulu envelopper de leur mys-
térieuse tendresse cette œuvre parfaite de la
Vie, celte créature définitive, dont l'aspect
consolait de tant d'ébauches avortées ; et ce fut
une minute triomphale.
It
242 CONTES SURHUMAINS
Lysidias, le maître sculpteur, contemplait
son modèle futur avec des yeux d'extase.
— Voilà, proclama Karitès, cette Anthéis,
dont nous souhaitons vouer la forme à l'immor-
talité. Avons-nous bien jugé?
Et, promenant ses regards interrogateurs sur
le peuple, ilajouta:
— Quelqu'un s'oppose-t-il?
— Moi I répondit une voix.
Un jeune homme bondit sur la plate-forme
et se planta devant Karitès.
Au son de cette voix, Anthéis, tressaillante,
avait sauté à bas du socle et s'était voilée.
— Qui es-tu, jeune homme, demanda Ka-
ritès au nouveau venu, et sur quelle autorité
appuies-tu ta prétention ?
— Je suis le fiancé d' Anthéis. Mon droit,
c'est celui de l'amour. Elle est à moi, la beauté
de cette enfant, par la force des serments ex-
pirés entre les baisers. Ce corps où palpite son
âme promise, je ne veux pas qu'il soit perpétuel
pour les délices d'hommes inconnus. Vouse
tous qui l'avez un instant contemplé, vous n'en
possédez plus déjà qu'un brumeux souvenir.
Vaine illusion, vision évanouie ! A moi seul,
à moi dont la vie est suspendue à ses lèvres,
Anthéis a juré d'être le vivant rêve dans le
LE JOUR DE LA GLORIFICATION 243
mystère (les soirs nuptiaux. Quoi, tandis qu'elle
et moi, couple rapide, nous aurions disparu
de ce monde où nous passâmes, tandis que
moi, son bien-aimé, son maître, je ne la verrais
plus, je ne l'aurais plus, alors des hommes des
autres siècles, contemplant l'imag-e radieuse de
celle qui fut mon Anthéis, enivreraient leur
rêverie de la beauté dont je serais séparé 1 Ils
la verraient, ceux-là ; peut-être ils lui voue-
raient la foi de leur amour halluciné ! Non, je
ne veux pas I Je veux qu'Anthéis, dédaigneuse
de laisser ce reflet immortel d'elle-même, des-
cende entière, au jour fatal, dans l'une des
urnes jumelles qui recevront nos cendres.
Un murmure monta de la foule oij l'on discuta
les paroles du jeune homme. Sur leurs sièges,
les vieillards avaient écouté d'un air indulgent.
Karitès échangea d'une voix basse quelques
phrases avec son voisin en souriant :
— Enfant, déclara-t-il, la naïveté de ta jalou-
sie n'est pas pour nous déplaire, à nous qui
connûmes la fièvre des passions. Ce droit absolu
dont tu te vantes, sur la beauté d'une créature,
la foi d'Anthéis t'en investit, mais non les dieux.
Certes elle a le droit, cette enfant privilégiée,
d'enfouir la notion de son charme dans le sein
de riiommo entre tous préféré. Certes, elle
244 CONTES SURHUMAINS
peut attribuer à un unique vivant ce don subli-
me : le souvenir même de sa jeune splendeur.
Mais son devoir ineffaçable, c'est de faire, à
ceux qui rêvent, cette aumône: une vision de
sa beauté. Les dieux, en créant Anthéis telle,
n'ont-ils songé qu'à elle, qu'à toi? Quand nous
allumons des lampes, est-ce donc pour elles-
mêmes? Que dirais-tu, jeune homme, du musi-
cien qui, créateur d'une œuvre consolatrice aux
nobles âmes meurtries, brûlerait aux pieds
d'une femme sa musique irrévélée, — sacrilège
hommage? Nous n'exaucerons pas ta prière,
enfant jaloux! Écoute, un homme va paraître
dont la parole enchante les poitrines. Écoute-le,
puis tu diras si tu persistes dans l'égoïsme de
ta résolution.
Karitès se tourna vers le peuple approbateur :
— Il nous reste à nommer l'homme dont
nous désirons glorifier le génie. Car, pour éri-
ger une statue à quelque sublime personnage,
nous n'attendons pas que la mort ait aboli sa
forme, nous n'attendons pas que les années
aient flétri son visage et déshonoré ses membres .
La vie est courte : nous laissons aux barbares
l'attente des hypothétiques lendemains. Fidèles
aux conseils de la nature, nous nous efforçons
à cueillir, comme un fruit mûr, l'instant
LE JOUR DE LA (iLOHIFICATIO.N 245
rapide. Et c'est rapparence de la jeunesse puis-
sante et féconde ({ue nous voulons fixer dans
la rnafirrc K-nte à disparaître. C'est à l'heure
où nous le voyons Irionipliant du développe-
ment iiarnionitjuedc ses forces que nous payons
à un homme le trihui de nas admirations.
)> Un poète s'est révélé parmi nous, grand et
nohle. Pour cette éclosion chère, que soit fête
dans la cité entière comme dans l'intimité de nos
esprits.
» Et c'est pourquoi nous avons déci<lé que le
ciseau de Lysidias exi''culerait l'image du poète
Mylittès pour que les postérités aient tout connu
de l'hommi^ dont les poèmes lui auront donné
de belles heures.
»> Mylittès nous est inconnu : ses vers nous
furent chantés par des lèvres amies. S'il est ici,
qu'il vienne à nous ! Nos vierges poseront des
couronnes à son front oij nos sages appelleront
le haiser des étoiles. »
Un jeune homme surgit delà foule et se pré-
senta :
— Je suis celui dont vous avez aimé les
vers.
Les veillards se levèrent de leurs sièges et
s'inclinèrent respectueux. Une mélancolie calme
planait sur son front. Et pieusement les jeunes
14.
246 CONTES SURHUMAINS
filles lui portèrent des fleurs, douces aux âmes
tristes.
— Vous m'avez élu, poète solitaire à qui
vous voulez élever une statue. Maintenant
vous m'avez vu. Cet honneur que m'attri-
buait votre intention, ce serait pour moi une
honte : je suis laid.
Il pleura. Une anxiété passait sur ce peuple
silencieux. Une femme baisa le bas de son man-
teau.
— Maître, dit Karitès, redresse-toi : tu n'as
pas droit à la défaillance, génie !
— Hélas ! l'urne est disgracieuse qui ren-
ferme le parfum ! La beauté dont je m'extasie,
je n'en fus pas doué. J'ai médité, rêveur triste,
près des flots sonores, tandis que les autres
jeunes hommes, dans les palestres et les gym-
nases, poursuivaient en souriant l'eurytlimique
épanouissement de leurs forme fières J'ou-
bliais mon corps alors que s'envolait ma
pensée vers l'infini. Et maintenant me voici,
homme inharmonique, âme belle dans une
forme triste. Les jeunes femmes qui me frôlent
accourent vers d'autres bras plus beaux, sans
voir la flamme plus ardente de mes yeux. Et
si je leur chante mes poèmes d'amour, l'émo-
tion qui s'éveille en leurs cœurs palpite sur le
LE JOUR DE LA GLORIFICATION 247
souvenir de fiancés étrangers. Cependant, j(,'
n'eus jamais de liaine ni d'envie.
— Que te lamentes-tu? interrompit Karitès;
la paît est la meilleure. Tues celui qui dans des
existences jette des heures heureuses. 0 conso-
lateur, le bonheur, c'est de vivre des intensités
d'émotions. Et tu donnes ces intensités Laisse-
nous t'offrir le témoignage de notre gratitude.
— Eh bien ! qu'un de vous m'accorde une
grâce! Assez longtemps, la durée d'une vie, j'au-
rais subi le déshonneur de n'être pas beau!
Que du moins la mort me fasse renaître de mes
cendres immortellement splendide ! Il est des
mensonges nécessaires et sublimes : vous le sa-
vez, mes pairs, initiés qui dissimulez les cer-
iitjdes profond sous le charme cajoleur des
mythes. Eh bien, je demande à mentir aux
hommes futurs. Ecoutez-moi : s'il est unéphèbe
dont les yeux ont pleuré sous l'ivresse de mes
vers, si celui-là m'aime qu'il vienne ! Il sera le
modèle de Lysidias; et sous la statue créée d'a-
près sa forme, on inscrira mon nom.
Un jeune homme enthousiaste devança tous
les autres : il était souverainement beau.
— Maître, demanda-t-il en frémissant à My-
littès, me juges-tu digne d'èi ii molèle sou-
haité?
248 CONTES SURHUMAINS
— Frère, merci ! Tu me fais le plus grand
des sacrifices ; tu te dépouilles de la gloire de ta
beauté pour m'en parer. Grâce à ton dévoue-
ment, les génératiens successives auront un
souvenir resplendissant de mon apparence mor-
telle.
Une voix inconnue s'éleva de la foule :
— Nul n'a droit de mentir ; nul n'a droit
d'usurper ce que lui refusa la nature !Tu cèdes
à ta vanité, Mylittès !
— Qui dit cela? Je pardonne à l'ignorant.
Mon devoir, c'est d'enchanter les âmes. Cette
duperie lancée aux postérités, je la dois. Je
plains celui qui n'en comprit pas la grandeur.
Et il ne peut y avoir en cause ici de vanité, —
petitesse qu'ignorent ceux qui possèdent l'or-
gueil sacré. Missionnaire du Vtirbc, je dois tous
mes efforts pour qu'en moi, immble, soient res-
pectés les dieux parlant par mes lèvres !
Anthéis, la vierge de beauté, s'approcha; elle
appuya son poignet léger sur l'épaule du poète.
Une larme roulait sur la joue de Mylittès : An-
théis la but dans un baiser.
— Couple saint, s'écria Karitès, toi, la
Beauté, toi, le Génie, vous incarnez les deux
entités les plus proches des dieux. Nous vous
décrétons d'immortalité à l'heure de votre jeune
L'i JOUK DK LA GLORIFICATION 241)
énergie. Allez dans la légitime fierté de votre
gloire ! On admirera votre grâce, exprimée par
le marbre, la tienne, Antliéis, selon la vérité;
la tienne, Mylittès, en vertu d'un mensonge né-
cessaire et correcteur d'une erreurde la nature.
Et devant ta statue d'homme radieux, poète,
les jeunes femmes rêveront du rêveur dont la
forme fut si belle, aussi belle que l'âme. Nous
qui créons des idéalitée, nous avons le droit et
le devoir de recréer les êtres tels qu'ils devraient
apparaître. La nature oublia de te donner la
beauté passagère. Nous te la donnons immor-
telle. Notre mensonge est divin.
Il se tut. Au loin les flots chantaient sous la
brise aromale, et les cieux avaient un immense
sourire de mystère. La nature continuait son
mouvement, indifférente peut-être aux deux
chefs-d'œuvre qu'elle avait enfantés, et que glo-
rifiaient des hommes. EtMylittès songea, en une
minute aiguë, qu'elle jetait, d'une force cons-
tante, des germes insoupçonnés dans la matrice
de ses formes... Anthéis sentait une mélancolie
voltiger sur son sourire...
Ils se regardaient, inquiets... Ils avaient
rofiscience de rirre.
LA MORT DES AMANTS
LA MORT DES AMANTS
A Maxime Maufra
Comme chacune des jeunes femmes pré-
sentes avait dit son mot sur la fin fatale de
tout amour, mot mélancolique révélant d'an-
ciens souvenirs, Jean Songère, qui jusqu'alors
avait écouté en silence, laissa tomber ces pa-
roles:
— Il n'y a pour l'amour qu'un beau dé-
nouement.
— Lequel? demandèrent plusieurs voix.
— Une mort mystérieuse emportant les
deux amants enlacés. Le hasard m'a fait témoin
ou à peu près, d'une mort ainsi venue sceller
un baiser.
Il fut sommé de conter l'aventure et com-
mença :
*
» »
« Daoulas, le peintre des puissants paysages
(jut> vous admirez, m "avait or., mené en Ecosse,
254 CONTES SURHUMAINS
OÙ il voulait peindre les grandes montagnes
smaragdines qui s'entourent de lignes surna-
turelles dans la lumière de l'aube et du soir.
Et nous avions décidé de passer quelque temps
dans un petit port de mer autour duquel Daou-
las avait trouvé les sites âpres et sauvages qui
conviennent à son art audacieux. Cette côte
de hautes falaises bleuâtres, découpée en mi-
nutieux zigzags, hérissée de récifs terribles,
aussi sinistrcnient belle par calme que par tem-
pête, l'avait enthousiasmé.
Elle est fort dangereuse, et les perfides roches
sous-marines qui en parsèment les abords ne
se contentent pas de créer des remous toujours
entièrement blancs d'écume ; chacune d'elles
pourrait dénombrer les bateaux qu'elle a éven-
trés depuis des siècles.
Nous avions loué un petit bateau de plaisance
la Daisy, un sloop agile et ardent, construit
pour la course avec une telle précision qu'un
seul homme pouvait l'avoir en mains comme
un écuyer tient un cheval bien confirmé. Dans
ce bateau, nous explorions les dentelles en
granit bleu de côte, et de temps en temps Daou-
las prenait rapidement sur son album, en vio-
lents coups de pinceau, les notes nécessaires aux
tableaux futurs.
LA MORT DES AMANTS 255
— Si lu voux, dit-il un jour, nous irons de-
main aux lies de For.
Les îles de Fer sont un archipel de rochers, à
une vingtaine de milles de la côte.
Le lendemain, nous débarquions à File Saint-
Patrik, la plus vaste de ces îles, qui a bien
deux kilomètres de tour et seule est habitée
par une population s'élevant à six personnes.
Uaoulas avait pris son fusil, el nous explorâmes
lîlol. Nous étions arrivés aune suite de petites
grèves enserrées dans des anses. D'un coin de
roche, je vis un spectacle qui me lit tourner
en arrière pour reconnnander le silence à mon
compagnon marchant derrière moi. Il se pré-
parait à tirer un imprudent courlis, peu habi-
tué à rencontrer des hommes sur son domaine.
Vivement je relevai le canon de son arme.
— Pas de bruit, lui dis-je, et regarde !
L'heure était paisiblement belle. A quelques
pas, dans l'eau d'azur, si limpide que nous aper-
cevions le pied bleu sombre des roches plon-
geantes, nigcaient de conserve deux belles créa-
tures nues, un jeunt^ homme et une jeune
femme.
Du trou de granit où nous nous étions glissés,
nous ne pouvions distinguer les traits de leurs
visages. Nous admirions leur beauté, d'un
256 CONTES SURHUJIAINS
rythme si parfaitement harmonisé avec la splen-
deur simple du décor.
Le sourire de cette matinée d'été, réjouissant
ce farouche coin de nature dont la tempête sem-
blait devoir être le fatal accompagnateur,
n'était, eût-on pensé, que pour illustrer la
grâce de ces deux êtres, gracieux comme la
jeunesse et l'amour.
La tète casquée d'or pâle de la jeuue femme
s'éloignait, puis se rapprochait de la tête brune
de son amant, tels deux alcyons jouant sur
l'eau calme. La beauté de la carnation humaine
transparaissant sous l'onde glauque, cette beauté
qui fait l'un des attraits mystérieux prêtés par
la légende aux sirènes, était le complément
heureux de la beauté de ce paysage, et ces deux
jeunes gens, nus et simples, parmi la mer et les
roches, représentaient l'humanité dans toute sa
force, en plein amour.
Cependant, le couple de nageurs reprit pied
et sortit de l'eau, se rapprochant sans hâte de
notre cachette. Leurs formes étaient nobles
comme leurs attitudes. Daoulas, émerveillé
prenait un croquis de la scène. Nous étions,
certes bien dissimulés par la pointe de roc qui
nous abritait. Pourtant je crus discerner, après
un regard dans notre direction, un soudain
LA MOIIT DKS AMANTS 257
mouvement de gène chez la blonde baigneuse.
Puis la disposition des terrains la déroba, avec
son compagnon, à nos yeux encore charmés.
L'île Saint-Patrik possédait six habitants.
Un ménage de fermiers y cultivait quelques
mètres de terre aride, et occupait une maison-
nette au toît bas, contre lequel s'appuyait le seul
arbre dcTile. un figuier poussé là sous l'haleine
tiède d'un courant marin. Leurs enfants em-
ployaient leurs journées à jouer avec une vache
et deux chèvres.
Les deux autres indigènes étaient aubergistes.
Il semble bizarre de trouver une auberge sur
ce rocher sauvage. Du couple qui tenait là hôtel,
le mari était chargé de surveiller un énorme
vivier construit par un mareyeur pour y gar-
der des homards. Souvent les pécheurs des
côtes venaient apporter leur pèche au vivier,
ou simplement trouvaient dans cet archipel de
rochers un petit havre oii se réfugier quand ils
étaient surpris au large par un gros temps.
Le refuge des hommes était la bonne auberge
où, pendant que hurlait la tempête, ils repre-
naient, dans un verre d'eau-de-vie, l'énergie
joyeuse qui lutte contre la fatigue et le danger.
238 GOiNTES SURHUMAINS
La patronne de l'auberge, une accorte pe-
tite femme rousse, encore jeune, nous fit cuire
quelques poissons, et nous nous attablâmes
pour déjeuner. Bientôt^ le jeune homme et la
jeune femme dont nous avions [surpris le bain
entrèrent dans la salle. En nous voyant, ils
eurent le mouvement de contrariété de deux
êtres dont on viole l'iiabituelle solitude. Mais
ils firent contre fortune bon cœur, et s'assi-
rent à la petite table qui les attendait.
J'avais cru voir, à notre aspect, une fugitive
rougeur envahir les joues de la jeune femme.
Maintenant, je la voyais de profil, et je pouvais
détailler sa beauté.
Elle donnait une impression de blondeur do-
rée. Les boucles annelées qui tournoyaient au-
tour de son front, la clarté de sa juvénile car-
nation semblaient exhaler une lumière blonde
autour de son fin et tendre visage, où les yeux
pers concentraient la vie. C'était vraiment une
créature délicieuse, dont les gestes élancés et
vifs révélaient la souplesse et la force.
Son compagnon, en qui je reconnus immé-
diatement un Français, n'avait pas atteint la
trentaine. Ses vêtements n'atténuaient pas le
caractère de force que montrait son corps. Il
était grave et d'une constante pâleur.
LA MORT DES AMANTS 259
Le couple amoureux, sans faire attention à
nous, causait à voix hasso. Il me sembla qu'une
ombre triste errait sur leur solitaire bonlieur.
Quand il fut parti, la loquace aubergiste, se
dédommageant du silence forcé auquel la con-
damnait souvent son séjour dans une île dé-
serte, nous raconta tout ce qu'elle savait de ses
deux pensionnaires : La jeune femme était
américaine. Je m'en étais douté k son accent et
à lénergie du geste qu'ont les filles de l'Amé-
rique du Nord. Le jeune homme était Français.
Ils étaient venus un jour visiter l'îlot en tou-
ristes, et, le séjour leur plaisant, ils avaient
résolu d'y passer quelque temps.
Depuis trois mois ils vivaient là, loin du
monde, dont ils semblaient avoir tout oublié.
Ils se donnaient entiers à leur amour, indiffé-
rents à toute autre pensée, à tout autre rêve.
Ils avaient coutume de faire des promenades
sur mer, seuls dans un petit bateau avec lequel
ils avaient abordé là. Et les pêcheurs qui les
rencontraient à l'aventure de leurs courses sui-
vaient dun œil indulgent ce gracieux couple
irradiant l'amour.
Plusieurs fois, nous aussi, dans nos excur-
260 CONTES SUKHUMAINS
sions, nous croisâmes le petit cotre oii ces deux
jeunes gens se tenaient enlacés.
Une nuit, Daoulas et moi, nous étions encore
assez loin de notre port. La brise était tombée;
pas un souffle dans la voilure flasque.
— Qui nous force à revenir à terre? dis-je à
Daoulas qui prenait les avirons; profitons plutôt
de voir long-temps cette nuit admirable.
En effet, le spectacle était féerique. La lune
emplissait d'argent .clair l'atmosphère légère.
Comme souvent après une journée très chaude,
la mer était phosphorescente. Notre sloop avan-
çant à peine au gré du courant, dessinait un
sillage de diamants, dans le cercle d'eau dont
nous étions toujours le centre, le cercle de mer
morte par l'immobilité, mais d'un éclat si pas-
sionnément vibrant. Un papillottement de perles
s'agitait autour de nous ; chaque goutte d'eau
remuée était une étincelle, et des myriades de
lueurs s'égoutelaient à chaque coup d'aviron.
Seules, au lointain, les lumières rougeâtres des
phares me rappelaient que la terre existait, et
la vie, la dure vie des hommes.
— Tiens, s'écria Daoulas, voici les amoureux
des îles de Fer.
— Rien ne manquera donc plus à cette nuit,
dis-je, car quelque dieu l'a faite pour deux êtres
LA MOBT DES AMANTS 261
qui s'aiment. Prenons les avirons le plus dou-
cement possible, et passons près d'eux.
Bientôt, nous nous trouvâmes bord à bord
avec le cotre à peu près immobile. Il glissait
sous le vent à nous, et, dissimulés par notre
voilure, nous pouvions à loisir voir les gracieux
amants. Ils étaient enlacés au pied dumàt;
leurs silhouettes élégantes se détachaient vigou-
reusement sur la lumière argentée : la jeune
femme avait renversé sa nuque sur le sein de
son amant, et le halo doré qu'exalait sa beauté
blonde devenait plus intense parmi l'éclat per-
lidede la nuit.
Le jeune homme avait abandonné la barre et
je crus remarquer autour de la taille du beau
couple enlacé, un cordage les liant. Pourquoi?
— Hé ! Monsieur, cria la voix de Daoulas,
rompant le charme du silence, reprenez votre
barre. Il y a ici des courants perfides qui vous
drosseraient vite contre un récif !
Du cotre ne vint nulle réponse, et nous con-
tinuâmes notre route. Tenaient-ils en dédain,
les hardis amants, les hommes, comme ils te-
naient la mort : Longtemps, nous pûmes suivre
des yeux la fine silhouette de leur bateau
rayant d'une ombre claire la mer nacrée. Quoi
donc emportait-il, glissant avec la majesté si-
16.
2<)2 (:o^TEs surhumains
lencieuse d'un cygne grisâtre : l'amour lieurcux,
l'amour assez fort pour tuer tout souvenir
étranger à lui, quelque fût ce souvenir, regret
ou remords ? L'amour premier, ingénu et défi-
nitif, ou l'amour inquiet d'une menace plus pré-
cise que celle ordinaire du destin?
Peu à peu, le petit cotre chargé de ce beau
fardeau passionné s'efïaca des clartés assourdies
de notre horizon.
Quelques jours plus tard, nous apprîmes
qu'on avait trouvé à la côte les cadavres des
deux jeunes gens, enlacés, liés par un cor-
dage.
Dans la nuit où nous les avions rencontrés,
un douanier avait aperçu leur cotre courant en
dérive vers un endroit semé de roches. Il avait
crié de toutes ses forces, tiré des coups de fu-
sil pour attirer l'attention des imprudents. Rien
n'avait bougé dans le bateau qui s'était abîmé
sous les yeux du douanier. Les remous avaient
englouti cet amour et sauvegardé son mystère.
Ces deux êtres avaient-ils glissé vers la mort
inconscients ou volontaires, ou encore indiffé-
rents à l'état de vie ou de mort ?
On ignora leurs noms. L'aubergiste de l'île
LA MORTDKS A.MAMS 263
Saint-Patrik no savait Je ses pensionnaires que
ce qu'elle nous avait dit.
Quand, en présence des familles de. marins
pieusement venues, le fossoyeureùt jeté la der-
nière pelletée de terre sur la bière oij reposait
le couple inséparable, nous jonchâmes de fleurs
des côtes, d'œillets de mer et d'immortelles le
sol remué; et, sur la croix anonyme, j'écrivis
ces simples mots : « Passant, si tu as aimé,
prie ici pour deux êtres qui moururent en s'ai-
mant ».
INCANTATION
PAR LES DIX NOMS DIVINS
INCANTATION
PAR LKS DIX NOMS DIVINS
A Edmond Hnraufourt
Ai.nsoph! manteau de nuit que nulle prunelle ne
contempla, seuil d'ombre oii se brisèrent, las
d'avoir enfoncé les quarante-neuf portes précé-
dentes, Apollonius et Moïse! Un jour, éblouis-
sants de gloire, nous pénétrerons en ton abîme
avec la confiance d'aborder aux rives de la pa-
trie. Que le vertige de s'acheminer vers toi, par
les voies de la peine, attire nos flancs meurtris
d'efforts et blessés de flèches ! Essence de
toutes choses, qui couronne d'éternité les heures
du temps, d'infini les zones de l'espace et les
nmltiplicités du nombre, quelle que soit mon
ivresse d'avoir soupçonné ton mystère, je ne
blasphémerai pas jusqu'à projeter ma vaine
voix d'homme vers ton silence. Je te sais trop
loin de moi, ô modalité primordiale de l'Etre, toi
dont la différenciation, source de ma vie et
268 CONTES SURHUMAINS
source du mal universel, ne fut peut-être, —
et c'est là les limites de l'épouvante ! — qu'un
immémorial accident ! Mais par les dix fais-
ceaux de lumière que projette ton ombre cen-
trale, par les dix conducteurs de tes vibrations,
parles dix délégataires de ton Amour, j'appelle
les vertus de tes principielles émanations. Or-
ganes d'un corps dont tu es le cœur invisible,
je veux que chacun d'eux à ma voix tressaille
et réponde par uneaffusion de ses énergies vers
mon sein. Ma force leur commande et ma fai-
blesse les supplie.
I
Eheie ! L'œil n'a jamais vu ta simple majesté
trôner dans l'Empyrée, ni dans ton long visage
ceint de la couronne d'éclairs, ta bouche qui
ordonne aux Animaux Saints les courses ver-
tigineuses au tréfonds du mobile premier, et
profère les noms signifiant les choses. Je
veux que le Prince aux faces de sérénité in-
troduise devant ta face adombrée la théorie
bariolée de mes violents désirs, qui vers toi
gravirent, maudits etflagellés, les neufs degrés
de l'échelle des cieux.
II
Iah! Mon imagination de poète, humanisant
JNCA.NTATIUN 2GÎ)
le mirage de Ion essence, et le nichant en la
coque de TEspace, entrevit le geste de tes
mains dans une nuit peuplée d'étoiles, au delà
de l'orbe des planètes dont notre soleil est le
centre. Les races dont je suis issu crurent voir
ton reflet dans les yeux doux d'un homme aux
cheveux roux qui, né dans une élahlo, entre le
bœuf et l'àne, fut cloué sur une croix; et des
femmes adorèrent autour du front sanglant de
ce jeune homme ton reflet pâli. Ton sein vêtu
de la Sagesse sort de la semence d'un père.
Que tes mains occupées à jongler avec les
Roues, avec les sphères symbolisant tes idées,
revêtent de lucidité les troubles de mes vœux !
L'esprit humain sombre facilement dans le
chaos. Que Raziel, ton génie confident, fasse
entendre sa voix dans le buisson ardent qui
teinte mes désirs d'un reflet de flamme !
III
JoDHiiVAUHÉ ! J'ai vu de l'horizon un rayon
de soleil illuminer d'une rougeur fauve le ventre
blanc de la colombe incrustant sur le ciel, par
la perpendicularité de ses ailes éployées, une
apparence cruciale. Ainsi tu lustres d'une vi-
bration de ton intelligence la vie manifestée. De
ton sein les Anges Grands et Forts vont investir
270 CONTES SURHUMAINS
le vieillard Saturne du pouvoir de commander
la crt^alion et l'effacement des formes. En chape
noire constellée de grenats, le front diadème
de plomb triste, me voici brûlant la fleur de
soufre, afin que tu m'emportes en esprit, ô fu-
mée d'azur, jusqu'aux limites suprêmes du do-
maine sidéral, au bord du monde empyréen. Tu
me guideras, Zapliiel, dans les ténèbres du Mys-
tère où s'engouffre mon audace, et tu m'auréo-
leras d'immortalité, en dépit du sinistre démon
Zazel, qui ricane de bientôt conduire à la décré-
pitude, puis à la pourriture définitive ma forme
et mon sang.
IV
El ! En ta droite le sceptre aux trois branches,
et l'index rigide comme un juvénile phallus,
c'est toi qu'Orphée distingue sur le sommet
Olympe, magnifique et miséricordieux, proje-
tant l'essaim lumineux des Dominations vers
la sphère de Jupiter. Le bois d'aloès et la mus-
cade consumés dans les cassolettes ennuagent
de leurs fumées mon front cerclé d'étain, mes
membres à l'aise sous la robe bleu-clair mou-
chetée de topazes. Tu m'apportes le sceptre,
Zadkiel, le bâton du commandement. Inacces-
sible aux suggestions d'Hismaël, je ne le bran-
INCANTATION 27 1
dirai qu'au nom de la justice et de la miséri-
corde adorable.
V
Eloiiim Ghibor ! Car les dieux aussi, comme les
hommes et les génies planétaires, ont un corps
taillé dans la beauté de la matière. En ta chair
fauve coule un sang merveilleux, ô dispensa-
teur de la force ! Père des cœurs héroïques,
au baiser des Puissances que tu lui délègues.
Mars reprend la force pour les luttes. Voici:
casqué d'acier, en gonelle ponceau qu'enflamme
un scintillement de rubis, les vapeurs de storax
dilatent mes narines. Samaël, archange dont
on entrevoit le menton robuste aux lueurs
brusques de l'épée, sur mes reins ceints de
cuir tu verseras l'huile de la force, et tu don-
neras l'énergie aggressive et la résistance pour
le combat perpétuel de vivre, pour la révolte
sainte ot la juste colère. Et contre Barzabel,
le violent démon de la brutalité, de la haine et
du ravage, j'étendrai la pointe du glaive con-
sacré.
IV
Eloha ! Tu médites le songe lunn'neux de la
beauté. Sur les ailes des Rois de la Splendeur
tes regards arrivent à travers le brasier vital
272 CONTES SURHUMAINS
du soleil jusqu'au front du poète aurt^-olé d'or.
Parmi le radial chœur des Apollonides, ô
Beaut6, j'étais né pour adorer ta face ! Sur mes
cheveux, la tiare d'or à triple étage, en chape
d'orfroi ocellée d'escarboucles, voici que jejette
sur les charbons ardents les larmes du mastic
et les fleurs du laurier. Raphaël ou Phoibos, ô
prince de gloire, tu rempliras mon sein de la
joie d'être au monde. Depuis le sensuel fré-
missement devant les grâces de la forme et les
séductions des couleurs jusqu'à l'extase envolé
vers d'inattingibles entéléchies, j'ascends dans
ton sillage vers le sommet où resplendit la
beauté absolue. Beauté, quelle brute t'a dite
périssable? Ton essence immarcessible, comme
ton apparence mortelle, la Lumière qui les
procréa propage leurs reflets dans la sphère
d'éternité. Pour les yeux des Voyants, il n'est
pas de splendeur éteinte. Je te conjure, So-
rath !
VII
loDHÉVAUHÉ TsEBAOTii ! C'cst par la victoire que
tu te manifestes, par 'la victoire de la vie sur
la mort. Ta semence suscite les Elohim vers la
sphère sourieuse de Vénus, génitrice de l'amour.
En simarre céladon tiquetée d'émeraudes, les
INCANTATION 273
tempes enserrées du torlil de cuivre rouge
fleuri de verveines et de roses, enivré par les
efiïuences du musc et du safran, je t'invoque
Anaël, à l'heure où ton corps planétaire vient
charmer de sa beauté le Taureau du Zodiaque.
La violente extase de l'amour emportant l'àme
hors de la vie, au bord de la mort, — car pos-
séder un idéal, c'est modifier la forme de sa vie
aussi profondément que par la mort, — l'extase
de l'amour, tu la peux verser de la coupe que
détient ta main charmante. L'amante qui me fut
destinée, avant la terre, la moitié perdue de
l'androgyne que je fus, tu l'enverras vers mon
baiser. Empêche, je t'en supplie, les reines des
stryges Lilith et Nahémah de la retenir captive
en la nuit inconnue. Mets en la matrice de la
femme aimée la vibration d'amour qui va se
perpétuant, à travers la moelle des Elohim,
jusqu'au cœur même de Dieu! Et neutralisede
ton haleine embaumante les maléfices du démon
jaloux des beaux couples heureux, Antéros ou
Kédémel !
VIII
Eloiiim Tsebaoth ! Sur la colonne gauche tu
t'ériges dans un nimbe de gloire et de là tes
serviteurs l:\s Fils des Dieux s'essorent vers
274 CONTES SURHUMAINS
l'agile planète Mercure. Sur ma nuque repose
une couronne d'hydragyre ; j'ai revêtu la tuni-
celle mauve tavelée de cristal, d'où sortent nus
mes bras d'ouvrier. Dans une fumée do geniè-
vre et de cannelle, te voici, Michaël, toi qui
conseillais Salomon, le roi du Mystère! Par toi
je veux la pénétration des ressorts cachés, je
veux fabriquer la clé qui viole les serrures de
l'Occulte. Tu ne troubleras pas, Taphthartlia-
ralh, le bon ouvrier penché sur la tâche !
IX
Shadai I Tes pieds s'appuient sur le Fonde-
ment, et tes doigts font les signes aux minis-
tres du Feu qui suivent la course de la lune
autour de notre terre. J'ai placé dans ma che-
velure un croissant d'argent fin ; drapé de la
blanche dalmatique cannetillée qu'étoilent des
argyrolithes et des saphirs, je brûle la myrrhe
en proférant les mots qui forcent les vouloirs.
Tu te penches vers moi, Gabriel, comme Arté-
mis triforme à l'appel dEndymion. Ame de la
lune, ton regard investit d'un ange gardien
chacun des enfants delà femme et verse le feu
sombre du génie dans les poitrines prédestinées;
ton respir nous fait croître, ton aspir dépérir,
et l'odeur de ton haleine attire, à travers l'hor-
INCANTATION 275
reur des torrents aouriques, l'esprit des morts
que nous aimons, l'imagination des poètes et
des femmes. Miroir qui réfléchis sur nos fronts
les rayons venus de tous les plans de Tabîme,
choisis avec amour ceux que tu projetteras vers
mes flancs. Au frisson de l'incantation, prolongé
dans les ondes spirituelles, dépouille, je te l'or-
donne, l'indifférence de ta fréquente neutralité,
afin que, vivant, mes regards de Voyant s'élan-
cent au delà de ton domaine. Et quand me tou-
chera le baiser de la mort bienvenue, je ne
serai pas roulé par les tourmentes astrales, en
proie à Tinfernale étreinte des servantes d'Has-
modaï, les Lémures et les Larves.
X
Adonaï Melech I Tu l'as réalisé, le songe in-
sondable du Long Visage que l'œil n'a point
vu ! Le lointain Macroprosope couronné, tu Tas
établi sur le royaume des formes que harcèle
le fouet du perpétuel Devenir. Grand Architecte
vénéré des maçons, tu as construit le Temple.
Depuis ton œuvre, l'Etre peut se mirer dans le
symbole qui manifeste ses virtualités. L'ombre
a un corps. Le grand Pan est vivant. A ton
commandement, les Intelligences de gloire
offrent aux Maîtres d'entre les hommes le vin
276 CONT s SURHUMAINS
de la Connaissance, de la Gnose intégrale, que
seuls peuvent goûter les forts et les audacieux-
Je sais que la saveur en est amère et mortelle.
Mais à la coupe je puis poser ma lèvre, car dans
le souterrain d'Eleusis j'ai mangé le tambour et
bu la cymbale.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
L Amulu en Erreur ^
L'ii-K DE LA Joie "^'^
La Détresse u'Heucile "*»
Sardanapale "*'
Le Mystère d'une Incarnation '»"«*
Entre tous les Regards 147
La Rédemptrice 165
Magies d'Amour 205
L'inquiétante Ross 219
Le Jour de la (îlorification 235
La Mort des Amants 251
Incantation par les dix ^'oMS divins .... 205
FJUiATA
Page ligne listz
a {'1 d'érables et de treniljles
45 12 cl tout a croulé soudain
50 i() je ne doute
lt)4 18 de "■eiuines
Il a été tiré de cette édition :
3 exein[)laires sur Jajx)!! à i5 l'r
5 — Watinan à . . . . lo iV
i5 — Hollande à . . . . G fr.
IVlil.- |.ii|.iiiM.-i ..■ V.;i I— ri
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