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Full text of "Contes surhumains"

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• 


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Il  Contes  -î-  *:-  -î-  -:•  -i- 
I  ^  +  Surhumains  | 


DU  MEME  AUTEUR 


La  Porte  d'Or  poèmes]  ouvrage  ayant  obtenu  le  prix 
Sully  Prudhomme  l'année  de  sa  fondation  (2«  édition, 
librairie  OUendorff  . 

L'Esotérisme  dans  l'Art  ^esthétique  épuisé. 

Contes  Aventureux,  couronnés  par  l'Académie  fran- 
çaise [librairie  Guillemoto). 

Florizel  et  Perdita,  pièce  lyrique  en  4  actes,  imitée  du 
Conte  d'hiver  de  Shakespeare,  musique  de  A.  Rabuteau 
imprimée  hors  commerce  par  la  Ville  de  Paris). 


POUR    l'ARAITRE    PROCHAINEMENT 


L'Espoîr  Merveilleux  [poèmes). 


La  Possédée   tragédie). 


JUIL  2  41972 
VICTOR  ÉMILE-MICHELET 


CONTES 


SURHUMAINS 


I-^i'oiilispicc  d'Aii/^uste  Rociin 


NOUVELLE   EDITION 


—    K)07    — 
BIBLIOTHEQUE    GENERALE     D'ÉDITION 

—  78,  rue  Taitbout  — 

"TTpjversitag 

^  PARIS 

BIBLIOTHECA 


TO 


1.90  7 


UT  INIUET 

IN  COMMUMUNE.M 

DIVORUM  POETAHUM 

ET  IN  CATENAM 
HEUMETIS  FILIOKUM, 
INTERCEDANT 
SEPTEM 

LUDOVICUS-CLAUDIL'S  DE  SAINT  MARTIN, 

EDC.ARDUS  POE, 

(iERARDUS  DE  NERVAL, 

CA ROLLS  BAUDELAIRE, 

ELIPHAS  LEVI, 

AUGUSTUS  VILLIERS  DE  L'ISLE-ADAM, 

P.F.G.  LACURIA, 

PRO 
MINORE  FRATRE 
VICTORE  .EMILIO-MICHELET. 


Tri 


LAMoru  EX  i:iii{ia  u 


.1  Paul  Bourf/ef 

Ma  chèrt',  mon  adorable,  ma  bicn-aimée 
Lena,  ton  cœur  sait  absoudre  toute  défaillance. 
Tu  me  pardonneras,  tu  m'as  déjà  pardonné  si, 
à  riieure  présente,  j'accueille  une  pensée  autre 
que  notre  amour  et  notre  mort.  Que  dis-je?  tu 
m'approuves  d'écrire  ces  pages.  Car  il  faut 
qu'elles  soient.  Peut-être  auront-elles  la  vertu 
de  ramener  des  amants  dans  une  voie  de  salut 
dont  nous  sommes  cbassés,  nous  deux,  nous 
victimes  d'une  initiale  erreur. 

Lena,  tu  les  liras,  ces  pages.  Elles  n'auront 
pour  toi   nulle  révélation.  Car  entre  nous    ne 


8  CONTES    SURHUMAINS 

sourd  aucun  secret.  Mais  d'anxieux  silences 
s'écoulent  entre  nos  âmes  comme  des  fleuves 
morts.  Certes,  pour  nous  entendre,  les  paroles 
sont  inutiles,  autant  que  la  parure  des  roses 
dans  tes  cheveux  cendrés.  Pourtant  comme 
nous  en  avons  souffert,  de  ces  silences  inter- 
ceptant le  baiser  de  nos  pensées  I 

Nous  avons  toujours  vécu,  Lena  et  moi,  oc- 
cupés l'un  de  l'autre.  Si  des  années  ont  séparé 
nos  corps,  nos  esprits  jumeaux  furent  indis- 
solublement liés  du  berceau  à  la  tombe.  Lena, 
tu  fus  eng^endrée  pour  moi  d'un  baiser  de  la 
douleur  à  la  joie.  Nos  premiers  regards  se 
sont  caressés.  Lena  ne  connut  ni  sa  mère  ni 
son  père,  et  comme  elle  je  naquis  orphelin. 
Or,  peu  de  vivants  eurent  une  enfance  aussi 
heureuse. 

Nos  dix-huit  premières  années  s'écoulèrent 
dans  la  paix  et  la  félicité.  Que  la  terre  soit 
légère  au  doux  vieillard  qui  nous  recueillit 
pour  nous  élever  ainsi  !  Nous  grandîmes  côte 
à  côte,  Lena  et  moi,  entre  cet  excellent  homme, 
Envel,  et  sa  vieille  servante  Michelle.  Comment 
le  solitaire  philosophe  assuma-t-il  nos  deux 
enfances?  Il  garda  là-dessus  un  silence  dont 
nous  ne  désirâmes  jamais  le  délier.  Que  nous 
importaient  nos  origines?  Son  cœur  avait  toutes 


L  AMOUR   EN   ERHEIR  ». 

les  tendresses  et  son  intelligence  toutes  les  for- 
ces. Il  avait  pt'nétré  les  plus  mystérieux  arca- 
nes de  la  vie.  Il  savait  1  homme,  la  nature  et  les 
dieux.  Auprès  de  lui,  auprès  delabonneMichelle, 
n  os  yeux  candides  ne  connurent  pas  les  larmes. 
Nous  vécûmes  ainsi  dix-huit  ans  sans  quit- 
ter notre  belle  vallée  verte,  notre  terre  de 
joie.  Notre  maison  dominait  la  petite  rivière, 
serpentant  dans  les  prairies  vers  la  mer  pro- 
chaine. Des  futaies  touffues  couronnaient  les 
horizons  circulaires  des  coteaux  ;  elle  vent  de  la 
terre  et  le  vent  de  la  mer.  au  frôler  des  cimes  de 
hêtres  et  de  pins, renonçaient  leur  violence  pour 
descendre  en  douceur  musicale  dans  notre 
vallée.  Le  refuge  était  choisi  pour  que  la  na- 
ture oubliât  de  nous  blesser.  Hormis  trois  mois 
d'hiver,  nous  vivions  sur  un  onduleux  tapis 
vert  et  or.  De  compactes  floraisons  se  succé- 
daient autour  de  nous.  Des  fleurs,  partout  des 
fleurs  jaunes,  violettes  et  rousses.  Nos  yeux 
s'ouvrirent  à  leur  beauté.  Peut-êtFe  le  reflet 
constant  de  ces  fleurs  solaires  se  perpétue-t-i^ 
encore  dans  les  prunelles  de  topaze  de  Lena. 
La  terre  nous  offrit  d'abord  ce  qu'elle  crée  de 
plus  charmant  et  de  plus  innocent.  Insensés  ! 
plus  tard  nous  lui  avons  demandé  l'angoisse. 
Elle  ne  la  refuse  jamais. 

1. 


10  CONTES    SURHUMAINS 

Nos  âmes  gcmellées  s'olargissaiont  là  dans 
la  plénitude.  Je  ne  me  souviens  pas  qu'un  dé- 
sir ait  jailli  de  l'esprit  de  Lena  sans  qu'un 
identique  désir  ait  jailli  du  mien.  Nos  paisi- 
bles rêves  planaient  parallèles.  Nous  ne  soup- 
çonnions pas  la  désharmonie,  entre  nous  ni 
dans  le  monde.  Et  quand,  le  soir,  après  l'ai- 
mable journée  de  jeux  dans  les  prairies,  la 
barbe  blanche  d'Envel  se  penchait  vers  nos 
fronts,  le  tendre  sourire  du  vieillard  écartait 
de  nos  poitrines  les  maléfices  de  la  nuit. 

Sa  voix,  si  limpidement  sonore  que  sans 
doute  elle  n'eut  jamais  le  pouvoir  de  blesser, 
nous  révélait  l'allégorie  de  la  vie.  Il  nous  par- 
lait de  la  nature  et  des  dieux,  rarement  des 
hommes.  Leur  histoire,  les  annales  de  leurs 
désirs,  de  leurs  souffrances,  de  leurs  luttes  et 
de  leurs  crimes,  il  ne  jugea  pas  bon  de  nous 
en  préoccuper.  Mais  sa  parole  nous  enseigna 
l'essentielle  réalité,  nous  évoqua  les  esprits  des 
choses  dont  nos  yeux  fidèles  pénétraient  la 
beauté.  Et  notre  chère  vallée  nous  ouvrit  la  pers- 
pective de  ses  plans  sprirituels.  Derrière  l'écorce 
des  chênes,  nous  savions  les  vcrteshamadryades. 
Sous  la  terre  que  foulaient  nos  pieds  joyeux, 
nous  devinions  le  travail  incessant  des  gnomes. 
Quand,  dans  notre  rivière,  Lena    et  moi,  nous 


LAMUllt    KN     KRHKIH  11 

nag^ions  de  conserve,  nous  percevions  glisser 
au  long  (le  nos  chairs  nues  et  chastes,  de  même 
que  les  truites  «'Ifarécs,  les  esprits  suhtilsdes 
eaux,  les  naïades  toujoursjeunes.  Et  l'àme  des 
Heurs  dorées  ne  frémissait  pas  dans  le  silence 
des  soirs  sans  que  la  nôtre  communiât  en  elle. 
Les  esprits  des  choses,  les  divinités  secondaires 
de  notre  vallée  nous  étaient  familiers  comme 
nos  chiens. 

Par-delà  nos  horizons,  plus  loin  que  nos  prai- 
ries florescentes  et  nos  forêts  d'érables  et  de 
termbles,  existait-il  un  autre  monde?  Nulle  cu- 
riosité n'accompagnait  nos  suppositions;  au- 
cun désir  ne  nous  tentait  de  connaître  les  villes, 
de  voir  l'agitation  de  la  foule  humaine.  Parfois 
dans  un  canot  nous  descendions  la  rivière  sau- 
màtre  et  basse  jusqu'à  la  mer,  jusqu'à  la  mer 
d'où  nous  revenions  plus  émus. 

Ainsi  l'adolescence  nous  couvrit  de  ses  ailes 
claires.  Nos  cœurs  devenaient  plus  graves  et  nos 
rires  plus  éclatants.  Nous  sentions  la  beauté  s'é- 
panouir en  nous  comme  en  les  iris  de  notre 
vallée,  l'amour  nous  envelopper  comme  l'air 
perpétuel. 

Quand  la  douce  tête  de  Lena,  lasse,  s'appe- 
santissait sur  mon  épaule,  sa  chère  tète,  la 
rose  de  sa  pensée,  somptueuse  toujours  de  l'é- 


12  CONTES    SURHUMAINS 

clat  des  roses  sous  Taurore,  je  la  contemplais 
sans  pensée,  sans  désir,  sans  rcve,  ah  !  sans 
nie  douter  qu'un  jour  je  souffrirais,  plus  que 
d'atroces  blessures,  de  ses  candides  yeux  jaunes, 
habités  aussi  d'une  égale  douleur.  L'ovale  per- 
lide  de  son  visage  se  carminait  légèrement 
sous  mes  lèvres.  Nos  caresses  pures  ignoraient 
encore  les  troubles  sensuels.  Nos  cœurs  gémi- 
nés battaient  selon  une  telle  eurythmie  d'amour 
que  les  effluves  de  nos  chairs  nubiles  n'enfié- 
vraient pas  notre  sang.  Oui,  le  bonheur  aurait 
pu  nous  accompagner  jusqu'à  la  tombe.  Notre 
amour  aurait  eu  la  douceur  de  l'inceste.  Quel- 
que jour,  notre  étreinte  se  fût  exaltée  selon  le 
vœu  de  la  terre.  Et  nous  en  serions  morts 
peut-être  ;  car  les  anges  de  la  lune  viennent 
chercher  les  couples  d'âmes  qui  se  fondent  en- 
tièrement en  une  seule  âme  androgyne  dans 
une  extase  aus&i  divine  qu'eût  été  la  nôtre. 

Cependant,  un  soir,  Envel  prononça  de  mys- 
térieuses paroles.  Il  nous  embrassa  plus  ten- 
drement encore  que  de  coutume,  et  le  lende- 
main, il  ne  se  réveilla  plus.  Nous  versâmes  nos 
premières  larmes.  La  vieille  MichcUe  ne  tarda 
pas  à  suivre  son  maître  dans  le  cimetière  fleu- 
ri. Les  seuls  êtres  qui  nous  aimaient  s'effa- 
çaient de  notre  horizon.  Notre  amour  demeu- 


l/ AMOUR  K.N    ERRKLH  13 

rait  une  fleur  solitaire.  Et  bien  qu'Envel  nous 
eût  accoutumés  à  considérer  la  mort  comme 
une  modification  simple  de  la  vie,  une  tristesse 
serpentait  entre  notre  ingénuité. 

N'accusons  ni  les  destins  ni  les  hommes  : 
Hélas  !  Le  péril  ou  le  malheur  viennent  de  nous- 
mêmes. 


Le  soir  oij  nous  trouvâmes  dans  la  forêt  le 
vieux  chemineau  évanoui,  le  monde  se  révéla 
sous  un  aspect  nouveau.  L'homme  caduc  était 
tombé  de  lassitude,  de  misère  et  de  désespé- 
rance. Nous  l'emportâmes  en  notre  maison,  et, 
durant  quinze  jours,  nos  jeunesses  veillèrent 
sur  sa  débilité.  Il  nous  conta,  de  sa  parole 
simple  et  rude,  la  vie  de  souffrance.  Puis  un 
jour,  il  reprit  son  bâton  et  s'en  alla,  —  vers 
quelles  routes  ?  Mais  les  clairs  yeux  de  Lena 
demeurèrent  plus  pensifs  sous  mes  lèvres  moins 
certaines. 

Oui,  notre  juvénile  félicité  ne  s'épanouissait 
plus  selon  la  candeur  des  roses.  La  douleur  de 
la  terre  avait  franchi  le  cercle  de  nos  horizons 
pour  forcer  la  virginité  de  notre  joie.  Aucun 
sentiment  ne  pénétrait  le  sein  de  Lena  sans  en- 
vahir le  mien  ;  car  nous  avions  la  même  âme 


14  CONTKS   SlRllUMAINS 

SOUS  deux  formes.  Une  ombre  croissait  eiitro 
nos  baisers,  venue  d'au-delà  notre  atmosphère  ; 
une  ombre  pesait  sur  la  sponUincitc  de  nos 
rêves. 

La  chère  tète  blonde  de  Lena  se  penchait  sur 
ma  poitrine,  et  sa  bouche  adorée  exprimait 
notre  même  pensée  : 

—  Mon  aimé,  nous  irons  vers  les  hommes. 
La  voix  impérieuse  de  leur  souiTrance  nous 
appelle.  Elle  chante  à  notre  sohtaire  bonheur 
une  incantation  délétère,  et  nos  oreilles  l'ont 
reçue  comme  une  flèche  empoisonnée.  A  nous, 
riches  de  jeunesse,  de  beauté  et  d'amour,  la 
détresse  du  monde  nous  crie  au  secours.  » 

Et  nous  avons  marché,  dans  l'enthousiasme 
et  le  tourment,  vers  le  monde  des  hommes. 

Toujours,  toujours,  je  me  souviendrai  de  ce 
matin  d'été,  de  ce  matin  sombre  d'été  où  nous 
franchîmes,  pour  la  première  fois,  le  seuil  d'une 
ville.  Au  bord  de  la  ville  un  large  fleuve  gisait. 
Le  fleuve  s'écoulait  vers  la  mer  inconnue,  et 
nous  nous  en  allions  vers  l'angoisse  prochaine. 
D'un  ciel  tourdille  le  soleil  naissant  descendait 
sur  les  eaux  lentes.  Des  pêcheurs  mornes  s'a- 
bandonnaient dans  des  barques  délabrées.  Nous 
traversâmes  le  pont  par  lequel  arrivaient  les 
gens  pour  se  disperser  entre  les  murs  malingres. 


l'aMOIR   KN   KIIUELH  15 

Au  bord  de  l'eau  s'espaçaient  les  tristes  maisons 
des  prostituées.  Et  sur  la  route  marchaient, 
cariatides  informes,  les  paysannes  portant  de 
lourds  paniers  sur  la  tète.  Elle  passait  aussi,  la 
belle  fille  avec  qui  lu  coucheras  demain,  ô  jeune 
homme  insoucieux  que  j'envie,  mon  semblable 
et  pourtant  si  diilerent!  Des  hommes  défilaient 
courbés,  des  rouliers  menant  de  pauvres  chevau.x 
lassés.  Des  chiens  efflanqués  liraient  des  attelages 
pesants  :  et  des  mendiants  tortueux  clopinaient 
vers  les  rues.  Tous  ces  corps  étaient  doulou- 
reux, déformés  par  la  vie  pénible  et  stérile. 
Toutes  ces  faces  étaient  entaillées  de  souffrance. 
La  cité  nous  apparaissait  dolente  et  maudite. 
Lena,  c'est  la  ville  où  pour  la  première  fois 
furent  déchirés  nos  cœurs. 

Le  désespoir  enserra  notre  sein.  Nous  nous 
étreignimes,  oppressés  et  défaillants.  Lena  ré- 
pétait, de  ses  lèvres  haussées    vers  mes  yeux  : 

—  Nous  sommes  riches  de  jeunesse,  de 
beauté  et  d'amour. 


Des  années  ont  passé,  sept  sinistres  années 
de  séparation,  ah!  nous  le  savons  maintenant, 
sept  années  de  mort.  Nous  nous  sommes  re- 
trouvés à  travers  le  monde.  Nous  sommes   re- 


16  CONTES    SURHUMAINS 

venus  dans  notre  vallée.  Et  nous  voici  tous 
deux,  jeunes  encore,  éperdus  dans  notre  amour 
blessé,  et  vainement  nous  usant  le  coeur  à  le 
laver  de  nos  souvenirs. 

Le  jour  où  nous  nous  séparâmes,  la  terre  se 
dérobait  sous  nos  corps  émus  de  notre  dernier 
baiser.  Mais  l'image  d'un  fallacieux  devoir  exi- 
geait de  nos  esprits  novices  cette  séparation. 
Ah!  le  vrai  devoir,  c'était  de  créer  sur  le  monde 
la  vertu  d'un  magnifique  et  solitaire  amour. 
Mais  l'entiiousiasme  du  sacrifice,  la  folie  du 
renoncement  emplissaient  nos  poitrines.  Le 
sort  insidieux  triomphait. 

Qu'ai-jefait  durantces  septannées  maudites? 
J'ai  tenté  d'agir  selon  de  nobles  et  pures  pen- 
sées. Comme  tous  les  hommes,  j'ai  montré  des 
faiblesses.  Mes  bras  n'ont  pas  réalisé  l'ambition 
de  mon  désir,  et  la  gloire  de  mes  espoirs  a  dé- 
failli sous  mes  étreintes.  Mais,  j'en  puis  jurer 
par  le  tendre  front  de  Lena,  aucune  autre  as- 
piration que  celle  des  justes  ne  guida  mes  pas. 
J'ai  marché  vers  la  misère  humaine  avec  la 
volonté  de  la  soulager  ou  d'en  périr.  Non,  je 
n'étais  pas  né  pour  cet  effort.  Il  m'en  a  man- 
qué la  foi  violente.  Selon  mon  pouvoir,  j'ai 
employé  mes  forces.  J'ai  servi  l'harmonie, 
la  paix,  la  justice.  Mais  l'ignominie  des  oppres- 


I/AMOIR  EN    ERRFXR  17 

seurs,  la  lâcheté  des  opprimés,  la  faiblesse  de 
tous  m'induisirent  au  sens  de  la  révolte  ;  et  j'ai 
invoqué  la  colère  comme  une  loi  généreuse. 
J'ai  jeté  des  clameurs  dont  l'écho  enveloppe 
encore  mon  nom,  mon  nom  qui  fut  même,  pour 
quelques  cœurs  simples,  un  flamboiement  d'es- 
poir. Ah  !  comme  ils  furent  déçus,  ceux-là  !  — 
Hélas,  comme  tous  ceux  qui  espèrent  !  Mon 
effort  mal  né  n'engendra  que  des  désastres,  ne 
frappa  que  le  pôle  noir  de  son  but  lumineux. 
N'avais-je  pas  rêvé  de  passer  dans  la  foule, 
beau  semeur  d'amour  à  pleines  mains  1  j'ai  dé- 
muselé plus  de  haine.  Malheur  à  l'œuvre  avortée 
du  passant  impuissant! 

Que  de  fois,  lutteur  découragé,  j'ai  laissé 
tomber  mon  front  dans  mes  mains  lasses  !  Mais 
les  dernières  paroles  de  Lena  vivaient  en  mon 
sein  :  «  Nous  sommes  riches  de  jeunesse,  de 
beauté  et  d'amour  ».  Je  redressais  ma  taille. 
Pourtant,  l'angoisse  ne  quittait  pas  mon  om- 
bre, et  avec  elle,  endolorie  d'absence,  l'image 
de  ma  bien-aimée  Lena. 

Un  soir  de  déroute,  —  car  j'étais  allé  combat- 
tre pour  un  courageux  petit  peuple  défendant 
sa  liberté  et  son  existence,  —  j'étais  resté  sur 
le  champ  de  bataille,  blessé.  Sous  la  clarté 
glaciale  des  étoiles,  des   mains  très  douces    de 


18  CONTES  SURHUMAINS 

femme  s'imposèrent  à  mon  front  fiévreux.  Dans 
l'exaltation  de  l'heure,  mes  lèvres  murmurè- 
rent un  nom.  toujours  le  môme  :  Lena  t 

C'était  elle.  Ayant  appris  que  je  faisais  partie 
de  cette  armée,  elle  était  venue,  infirmière,  et 
m'avait  trouvé  sur  le  sol  sanglant.  Et  nous  som- 
mes revenus  dans  notre  vallée  d'enfance,  jurant 
de  ne  plus  nous  quitter  désormais,  ah  !  jamais 
plus. 


Oui,  l'asile  de  nos  enfances  a  reçu  béni- 
g-nement  nos  jeunesses  troublées.  Parmi  les 
fleurs  dorées  flottent  encore  les  souriants  fantô- 
mes de  nos  joies  adolescentes.  L'àme  de  nos  bai- 
sers d'autroi"ois  palpite  autour  des  branches,  et 
la  voix  des  brises  dans  les  pins  chante  l'hymne  de 
nos  émotions  révolues.  Notre  amour  a  grandi 
commeles  arbres.  La  vie,  si  dure  aux  hommes, 
oftVc  des  trêves  aux  amants  extasiés.  Hélas! 
Lena,  de  cruelles  ombres  passent  entre  ta  beauté 
loyale  et  la  flamme  de  mon  amour.  Quel  dia- 
dème d'angoisses  à  tes  cheveux  d'or  pâle  t  Et 
sur  tes  seins  parfumés  mes  lèvres  n'ont  pas  goûté 
qu'une  saveur  de  joie. 

La  nuit  solennelle  oij  notre  amour  s'exalta 
dans  la  chair  a-t-elle  triomphé  de  nos  tourments? 


LAMorit    1:N   KIUIFX'H  19" 

Que  ne  pouvions-nous  lui  en  donner  la  puissance  ! 
L(''na,  je  suis  entré,  vierge,  dans  ton  étreinte. 
Nulle  autre  femme  ne  troubla  mon  sein  d'un 
désir.  L'homme  hanté  d'un  unique  amour  est 
aimanté  d'un  irradiant  prestige  où  court  s'é- 
clairer le  cœur  tén(''hrcux  des  ftîmmes.  Combien 
sont  venues  effleurer  ma  trace  de  leur  ombre 
chaude.  Elles  ont  jjassé,  tentatrices  vaine- 
ment. 

Or,  durant  les  sept  années  d'absence,  ma  bien 
aimée,  quel  fut  ton  destin?  Du  moindre  évé- 
nement ayant  frôlé  ton  front,  rien  ne  m'est  caché, 
non  plus  qu'aucun  de  tes  rêves.  Nos  heures  passées 
nous  apparaissent  aussi  transparentes  que  le 
cristal.  D'ailleurs,  quand  bien  même  j'ignorerais 
les  faits  évanouis,  en  pourrais-tu  moins  souffrir, 
pauvre,  pauvre  chère  dolente? 

Sur  des  plans  différents,  mon  aventure  fut  la 
tienne.  Oij  ma  volonté  juste,  où  mon  énergie 
militante,  passèrent  néfastes,  ainsi  ta  beauté  et 
ta  tendresse  enfantèrent  du  malheur.  Et  c'est  à 
cela  quenous  pensons  toujours,  et  c'est  de  cela 
que  nous  languissons  sans  répit,  et  la  fleur  morte 
du  souvenir  exhale  à  jamais  sa  vénéneuse  halei- 
ne. Lena,  quand  ta  beauté  se  pencha  sur  la  souf- 
france des  hommes,  elle  blessa  des  âmes.  Vers 
<dle  des  hommes    ont    désespérément  crié  d'à- 


20  r.ONTKS  SURHUMAINS 

mour.  Et  tu  la  leur  as  donnée  comme  tu  aurais 
donné  tout  ton  sang... 

Je  sais  ton  (}ue  amour  me  fut  toujours  voué  sans 
partage.  Je  sais  tes  larmes,  tes  désespoirs.  Ah! 
je  sais  tout  trop  bien  !  Et  le  souci  ne  quitte  plus 
ta  poitrine,  et  l'obsession  des  choses  d'autrefois 
nous  ronge  et  nous  déchire.  0  le  cercle  d'ombre 
autour  de  tes  yeux  trop  brillants,  et  la  pâleur 
de  tes  chères  lèvres! 

Oui,  le  passé  n'est  jamais  qu'une  image  atta- 
chée à  notre  atmosphère  personnelle,  une  image 
vivante  et  nourrie  de  notre  essentielle  sub- 
stance. Ne  pouvons-nous  la  détruire?  Ne  pou- 
vons-nous tuer,  bête  malfaisante,  la  création 
obsédante  dontnotre  faiblesse  même  entretient 
l'existence  ?  La  main  n'a-t-elle  pas  le  pouvoir 
d'effacer  une  image  inscrite  dans  la  lumière,  où 
nos  yeux  anxieux  s'exaspèrent  de  la  contempler  ? 
JjB  fleuve  duLéthé  ne  coule  pas  quepourles  morts, 
l'eau  lustrale  de  l'oubli.  Mais  nulle  âme  n'y  at- 
teint, nullencs'y  plonge  poury  dissoudre  l' obses- 
sion rivée  à  l'épaule  sans  y  avoir  été  conduite 
par  une  puissante  et  intacte  volonté.  A  Junon 
seule  le  privilège  de  baigner  chaque  année  ses 
beaux  flancs  dans  la  fontaine  de  Kanathé  pour 
en  sortir  vierge  de  corps  et  d'âme.  Nous,  notre 
volonté,  enchaînée  par  la  passion,  a  perdu  cette 


l'amour  en  erreur  21' 

fière  liberté  de  son  geste,  qui  balaierait  do  notre 
horizon  les  spectres  hallucinants  des  événements 
révolus. 

Ah!  spectres  voraces,  souvenirs  vampirisés 
dont  la  gueule  fouille  notre  amour  pour  en  ar- 
racher la  joie,  nous  portons  votre  poids  farouche 
à  nos  reins.  Qui  nous  délivrera?  Qui  nous  ren- 
dra la  sérénité,  la  force  pacifique  de  l'amour 
initial?  Qui?  La  mort  peut-être. 

0  mort,  libératrice  aux  doigts  pâles,  refuge 
de  ceux  à  qui  la  vie  fut  erreur  et  tourment,  oui, 
comme  tant  d'autres,  nous  avons  évoqué  tes 
pas  de  visiteuse  suprême.  Tant  d'amants  avant 
nous  ont  forcé  ta  venue,  par  le  fer  et  le  feu,  par 
l'eau  elle  poison.  Furent-ils  si  déments  de  fuirla 
douce  lumière,  autour  d'eux  épaissie  de  cruauté? 
Nul  couple  en  amour  ne  s'est  jeté  dans  les  bras 
de  la  mort  pour  y  chercher  le  néant.  Tous  y 
voulurent  saisir  l'espoir  de  l'union  définitive  et 
parfaite.  0  mort, ils  ont  désiré  ta  nuit  comme  la 
j)ius  belle  des  nuits  d'amour.  Ils  n'ont  pas  im- 
ploré la  destruction  de  la  vie,  mais  sa  multi- 
plication sous  ta  loi.  Carie  sûr  instinct  des  cœurs 
blessés  d'aimer  soulève  le  voile  des  plus  mys- 
érieux  arcanes. 

Mourir?  si  souvent  après  l'éphémère  enthou- 
siamedes  voluptés  sacrées,  impuissant,  hélas! 


22  CONTES    SURHUMAINS 

à  délivrer  de  son  tourment  notre  triste  amour, 
si  souvent,  dans  son  pâle  visage,  les  yeux  dorés 
de  Lena,  cernés  d'angoisse  plus  que  de  délices, 
m'implorèrent  vers  le  seuil  du  tombeau  I  Là  se 
dissoudrait  le  poids  nous  attachant  au  malheur, 
le  poids  délicieux  et  fatal  de  ton  corps,  de  ton 
corps  trop  aimé  qui  fut  en  des  bras  d'homme.  Et 
libre  et  léger,  notre  amour  poursuivrait  dans  la 
pureté  des  ombres  son  essor  rédimé. 

Puis  la  grave  image  d'Envel  surgit  au  bord 
de  notre  rêve  exitial.  Envel?  Il  savait  de  loin- 
tains secrets,  lourds  aux  hommes,  mais  dont  sa 
tête  blanche  portait  le  faix  en  souriant.  Des  cy- 
cles qu'elle  a  franchis,  son  ombre  pouvait  s'ap- 
procher sans  trouble  de  nos  fronts  tristes  t  Et 
nous  avons  appelé  doucement  cette  chère  mé- 
moire à  notre  aide.  Oui,  sa  pensée  est  descendue 
en  nous  comme  un  fleuve  ami. 

«  Ceux  qui,  suggéra-t-elle,  se  donnent  à  la 
mort,  provoquent  sur  leurs  têtes  une  réaction 
proportionnelle  à  leur  tentative.  La  norme  vio- 
lée prend  d'autant  plus  fortement  possession  de 
son  violateur.  L'état  de  ton  être  que  tu  renonces 
te  ressaisira  d'une  étreinte  de  fer,  proie  vaine- 
ment réfractaire.  Par  ton  saut  hors  de  la  terre, 
tu  n'éluderas  pas  ta  souffrance,  preuve  et  con- 
science de  ta  vie.  Elle  t'enserrera  de  bras  invinci- 


l'amouh  kn  khhel'r  23 

hlt's.  Ta  volonté  t'en  pourrait-elle  délier?  Puis- 
(ju'clle  fut  vaincue  déjà  par  ta  seule  désespé- 
rance, aura-t-elie  la  puissance  de  triompiier  de 
ton  désespoir  corroboré  par  l'effort  de  ta  fuite, 
en  réversibilité? Ta  mort  volontaire  est  un  pacte 
d'alliance  avec  la  fatalité.  Tu  n'en  briseras  pas 
les  conséquences.  Qui  se  rueàlesclavage,  attein- 
dra-t-il  la  liberté? L'instinct  à  demi  lucide  des 
ainantslcsavertit  quelamortest  le  niultiplicalour 
delà  vie,  oui,  mais  d(!  la  \iv  telle  qu'ils  la  quittent. 
Etouffée  par  la  passion,  leur  volonté  inerme  n'at- 
ténuera pas,  derrière  le  tombeau,  la  rigueur  du 
destin  par  elle  évoqué.  Au  plan  correspondant  dr 
la  spire  vitale,  une  fatale  main  de  ténèbres  leur 
présentera,  plus  amère  encore,  la  coupe  d'an- 
goisse qu'avaient  rejetée  leurs  doigts  défail- 
lants. » 

Cette  révélation  nous  pénétrait,  haletants  et 
pensifs.  Puis  la  voix  insonore,  la  chère  voix 
autrefois  familière  que  percevaient  nos  sens 
plus  subtils  que  nos  oreilles,  continua,  plus 
tendre  : 

«  Enfants,  enfants  choisis,  votre  voie,  tra- 
cée par  mon  espoir,  s'est  dérobée  à  vos  pas. 
Pour  vous  traduire  à  l'erreur,  l'insidieux  ser- 
pent qui  rôde  autour  des  amants  heureux  a 
vêtu  la  plus  noble  forme.   Son  fort  attract  as- 


24  CONTES    SURHUMAINS 

pira  votre  élan  essentiel.  Enfants,  s'il  eût  su 
résister  au  vertige  de  la  chute,  votre  amour  eût 
enfanté  pour  le  monde  la  vertu  d'un  Signe.  La 
beauté  de  ce  solitaire  amour  épanchait  son  par- 
fum dans  la  douleur  de  la  terre.  Toute  beauté 
est  créatrice  de  joie.  Deux  êtres  s'aimant  su- 
blimement  du  berceau  à  la  tombe,  dans  la 
profondeur  d'une  vallée  inconnue,  apportent, 
plus  que  d'illusoires  sacrifices,  une  irradiation 
bénéfique  dans  la  vie  universelle.  Enfants,  pau- 
vres enfants  !  j'aurai  parlé  trop  tard  !  Et  si 
j'avais  parlé  plus  tôt,  vous  n'auriez  pu  com- 
prendre. » 

Hélas!  Oui,  nous  avons  compris  trop  tard. 
C.hers  yeux  douloureux  de  ma  Lena,  verrez-vous 
un  jour  l'horizon  pur  de  la  joie? 

Que  l'amour  clément  nous  pardonne  et  nous 
aide  ! 


L'ILE  DE  LA  JOIE 


LILr:  DK  LA  JOIH 


.!    Catulle  MemU'S 

ai  tu   cueilles  sur  la  terre  la  fleur  Je  tou 
espoir,  elle  te  sera  vénéneuse  et  mortelle. 

L'air  était  suave  comme  un  amour  naissant, 
en  celte  première  aube  de  mai,  et  la  lune  amie 
entrait  dans  sa  troisième  maison.  Le  jeune 
homme  marchait  depuis  des  heures  vers  l'oc- 
cident. Il  avait  vi  igt  ans  peut-être,  et  nul  ne 
savait  si  bien  que  lui  les  choses  des  temps  an- 
ciens. Des  goutti'S  de  rosée  constellaient  ses 
cheveux  blonds.  Il  traversa  de  profondes  val- 
lées vertes  oij  des  iris  iantliins  fleurissaient  à 
l'ombre  des  chênes,  et  des  coteaux  rocailleux 
où  des  ajoncs  égratignaient  sa  culotte  en  peau 
de  chien.  Ses  pus  épeuraient  des  couleuvres 
bleues  comme  ses  prunelles  et  secouaient,  aux 
pointes  épineuses  des  tiges,  des  toiles  d'arai- 
gnée alourdies  de  gouttelettes  adamantines  d'ai- 
guail.  Il  arriva  au  pied  d'un  rocher  abrupte  et 


28  CONTES    SURHUMAINS 

très  élevé  dont  les  flancs  tendaient  aux  colères 
du  vent  d'Ouest  quelques  sapins  étriqués.  Le 
cœur  du  jeune  homme  battit  plus  fort  en  son 
sein.  Il  escalada  le  rocher.  Au  sommet,  il  s'ar- 
rêta. Cette  cime  formait  un  plateau  surplom- 
bant un  paysage  dont  Fliorizon  circulaire  abor- 
nait  un  ciel  lointain.  Le  jeune  homme  regarda 
vers  le  Nord.  L'aspect  des  choses  ne  répondit 
pas  à  l'appel  de  ses  yeux,  qui  étudièrent  lon- 
guement l'espace.  Enfin,  vers  le  levant,  ils  pro- 
jetèrent un  rayonnement  de  joie,  et  ses  bras, 
d'instinct  lancés  vers  le  mirage  d'un  désir,  se 
croisèrent  sur  sa  poitrine,  tandis  qu'il  s'exta- 
siait de  voir. 

D'immémoriales  paroles,  au  cœur  de  la  con- 
trée, racontaient  la  vision  qui  lors  enchantait  le 
juvénile  passant.  Elles  évoquaient  l'eiî^istence 
énigmatique  d'un  lac  dont  les  eaux  ne  pou- 
vaient être  aperçues  que  du  faîte  d'un  rocher. 
Un  seul  jour  de  l'année,  chaque  printemps, 
une  conjonction  d'astres  permettait,  par  la 
projection  d'une  mystérieuse  lueur,  de  voir  un 
paysage  d'ordinaire  invisible.  Et  d'étranges 
rumeurs  serpentaient  sur  ce  lac  d'apparition. 
Les  vieilles  du  pays,  en  épuisant  les  quenouillées 
durant  les  veillées  d'hiver,  divulguaient  aux 
enfances  les  prestiges  de  l'incertaine  nappe  d'eau 


l'île  dk  la  joie  29 

qu'elles  avaient  vue,  elles  ou  des  aïeules  oubliées . 
Bien  des  yeux  s'étaient  émerveillés  de  ce  rêve. 
Le  plus  assuré,  c'est  qu'au-dessus  de  ces  eaux 
jamais  oiseau  n'avait  volé.  Quand  les  bergeron- 
nettes par  bandes  émigraient,  elles  faisaient 
un  long  détour  pour  éviter  ces  approches.  Au 
milieu  du  lac  toujours  enveloppé  d'une  brume 
violacée,  on  découvrait  à  grand  peine  une 
masse  confuse,  une  île  peut-être.  Parfois,  la 
brise  qui  soufflait  de  la  montagne  opposée 
apportait  sur  les  eaux  calmes  des  chants  déli- 
cieux envolés  de  l'île.  Et  d'avoir  entendu  les 
murmures  de  cette  musique  épars  dans  la  nuit, 
déjeunes  bergers  des  alentours  étaient  restés 
longtemps  taciturnes  et  pâles.  Mais  jamais  la 
barque  d'un  homme  n'avait  ouvert  la  surface 
de  ces  ondes,  et  ciierché  cette  île  fallacieuse 
011  ne  pouvaient  vivre  que  des  créatures  d'au- 
tres mondes. 

Et  c'étaient  ces  eaux  mystérieuses  que  le 
jeune  passant  du  matin  découvrait  sous  la 
lointaine  brume  au  cœur  de  laquelle  se  voilait 
une  masse  obscure.  Certes,  toujours  les  ondes, 
fdies  de  la  lune  attractive.,  ont  enveloppé  de 
leur  vertige  les  désirs  vacillants  des  âmes.  Au- 
delà  de  leurs  vagues,  existe-t-il  une  patrie  oij 
nos  intimes  espérances  s'incarnent  en  de  glo- 


30  CONTES    SURHUMAINS 

rieuses  formes  pour  nous  exalter  de  leurs 
étreintes  ?  11  est  des  eaux  léthéennes  qui  lavent 
le  passé  de  ses  souillures  et  de  ses  peines,  et 
des  eaux  d'Hippocrène  qui  versent  au  sein  l'en- 
thousiasme et  la  force.  Le  prince  des  ondins 
offre  aux  hommes  un  pacte  mystérieux.  L'ha- 
leine de  ces  eaux  envahissait  d'une  angoisse  le 
jeune  homme  qu'autrefois  avaient  assailli,  sans 
le  troubler  des  périls  et  des  séductions.  Il  fer- 
ma les  paupières  pour  ne  plus  voir  que  son 
âme  et  se  recueillit  pour  invoquer,  comme  aux 
heures  solennelles  de  la  vie,  les  influences 
souriantes  à  son  destin. 


Quelques  instants  plus  tard,  le  solitaire  pas- 
sant marchait  dans  une  galerie  souterraine.  De 
l'heure  précédente,  il  conservait  le  souvenir 
confus  d'un  rêve:  Une  pierre  tournante,  un 
coup  de  poignard  dans  un  poitrail  de  bête  squa- 
meuse, gardienne  de  seuil,  puis  une  descente 
éperdue  dans  des  ténèbres.  Il  marchait,  trébu- 
chant sur  des  animaux  de  l'ombre  et  de  la  terre. 
Des  souffles  glacés  dévoraient  la  sueur  de  ses 
membres.  Une  voix  qui  semblait  venir  du  cœur 
de  la  terre  dit:  «  Les  gnomes  sont  dominés.  Mais 


1,'lI.E    Di:    LA    JOIF,  ;^  I 

les  eggrégores  du  respirsoni  moins  redoutables 
encore  que  ton  pr  )pre  désir.  » 

Combien  de  h  ;:ips  dura  cette  marche  talon- 
nante? Le  jeunt'  lioinni»'  ne  le  sut  jamais.  Mais 
il  aspira  la  délivrj-.nce  aux  premières  lueurs  du 
jour.  Devant  ses  yeux  éblouis  s'étendaient  les 
«•aux  majestueuses.  Il  sauta  dans  une  barque 
ancrée  là.  Parmi  le  silence  éperdu  sur  les 
ondes  où  ne  chantait  pas  même  une  vibration 
de  brise,  une  voix  qui  semblait  venir  du  cœur 
!es  eaux  dit  : 

«  Les  ondins  sont  dominés.  Mais  les  eggré- 
gores  du  respir  sont  moins  redoutables  encore 
que  ton  propre  désir.» 

* 

Il  y  avait,  dans  le  jardin  de  délices,  une  as- 
semblée heureuse.  Le  jeune  homme  aperçut 
sept  belles  jeunes  femmes.  Elles  étaient  nues 
divinement.  L'une  se  détacha  du  g-roupe  et 
vint  à  sa  rencontic.  Il  lui  semblait  se  souvenir 
lie  l'avoir  aimée  toujours. 

—  Jeune  hom/ue,  demanda-t-elle,que  viens- 
tu   chercher  dans  notre  retraite? 

Le  timbre  de  sa  voix  évoquait  des  heures  de 
iiiie.  Il  répondit, troublé: 

—  Je  crois  qu«'  je  suis  venu  pour  te  voir. 
.N'es-tu  pas  cette  Marie-Morgane,  la  chanteuse 


32  CONTES  SURHUMAINS 

de  la  mer  dont  les  hommes  murmurent  inquiets 
le  nom  merveilleux? 

Elle  sourit  comme  l'espoir  : 

—  Oui,  tu  reconnais  Morgane.  Nos  races 
diffèrent,  :  je  ne  suis  pas  née  d'une  femme.  Des 
pécheurs,  dit-on  sur  la  terre,  me  virent  surgir 
de  l'écume  des  vagues,  et  la  planète  cupridée 
respire  au  rhythme  de  mon  sein.  Tu  vins  près 
de  nous  parce  que  tu  fus  élu.  Nous  attendions 
tes  pas. 

Le  jeune  homme  la  regardait  avec  des  yeux 
de  violent  désir.  Elle  rit  comme  une  femme. 

—  Nous  ne  sommes  pas,  dit-elle,  au  pays 
d'oii  tu  sors.  Puisque  te  voici  notre  hôte,  veux- 
tu  te  soumettre  à  nos  coutumes? 

—  Ma  volonté  sera  la  fille  obéissante  de  la 
tienne. 

Toutes  les  gracieuses  créatures  du  jardin 
entouraient  le  jeune  étranger.  Morgane  cueillit 
une  fleur  somptueuse  : 

—  Tu  respireras,  dans  le  calice  bleu  de  cette 
fleur,  l'oubli  de  tes  désirs  superflus  et  de  tous 
les  événements  qui,  dans  le  passé,  heurtèrent  de 
blessures  l'expansion  de  ton  être.  As-tu  souf- 
fert? A  cause  devoir  ta  jeunesse,  tu  n'as  connu, 
diraient  les  hommes,  que  des  peines  d'enfant. 
Peut-être  furent-elles  cruellement  aiguës.  Quand 


"    l/lLK    DE    LA    JOIE  33 

même  tes  jours  auraient  été  vêtus  d'exception- 
nelle bénédiction,  ils  s'écoulaient  dans  l'atmos- 
]»hère  de  la  terre  où  palpite  l'universelle  dou- 
leur de  la  vie.  Tes  yeux  d'enfant  ont  pleuré. 
Ton  cœur  adolescent  s'est  gor.flé.  Ton  âme 
d'homme  fut  lésée  par  les  attentes  de  l'avenir 
brandissant,  parmi  le  faisceau  de  ses  conjec- 
turales menaces,  ces  certitudes  :  la  décadence 
et  la  mort.  Aspire,  ami,  dans  la  fleur  bleue, 
l'oubli  d'avoir  soulï'crt.  Aspire  encore  l'oubli, 
—  ah  !  si  précieux  aussi  !  —  d'avoir  distrait 
les  forces  de  ton  âme  vers  de  furtives  con- 
tingences, étrangères  à  ton  idéal.  Aspire, 
ami,  avec  l'oubli,  la  puissance  de  vivre  uni- 
quement pour  ton  désir  essentiel.  Alors  tu  mar- 
cheras ici  dans  la  joie  et  dans  le  plénitude. 
Mais  je  ne  puis  te  donner  que  la  vertu  d'un 
oubli  momentané.  Je  t'offre  une  trêve  dans  la 
conscience  de  ton  destin.  Je  ne  puis,  sans  tarir 
une  source  de  ta  vie,  t'inculqucr  l'oubli  de  ton 
instinct  natal.  Des  liens  de  ton  antériorité  t'at- 
taclient,  incrustés  en  toi  si  profondément  que 
je  ne  saurais  les  briser  sans  déchirer  ta  chair. 
Donc,  un  jour  tu  nous  quitteras. 

—  Quel  fou  renoncerait  la  patrie  de  sa  joie? 

—  Tous  les  hommes  ;    car  nul   ne  pourrait 
demeurer  fidèle  au  miracle  de  son  idéal  conquis. 


34  CONTES  SURHUMAINS 

Tu  partiras  quand  lu  voudras.  Nous  te  deman- 
dons seulement  de  ne  rien  emporter  hors  de 
notre  insulaira  patrie  :  pas  une  fleur,  pas  un 
brin  d'herbe.  En  fais-tu  serment? 

—  Je  le  jurel  Paroles  d'ailleurs  superflues, 
car  jamais  je  ne  partirai  de  mon  gré. 

— Nous  ne  sommes  pas,  vois-tu,  du  monde  delà 
terre.  Ce  qui  nous  entoure  ne  doit  pas  y  pénétrer. 

La  belle  créature,  d'un  doux  geste,  tsndait 
la  fleur  bleue,  du  bleu  des  mers  lointainement 
vierges,  et  le  jeune  homme  s'enivra  du  parfum. 
La  fleur  se  flétrit. 

—  Mourrais-tu  de  mon  baiser,  fleur  amie? 
s'écria-t-il.  Oh  !  fleur  adorable  dont  l'haleine  a 
mondé  mon  âme,  fleur  lustrale  de  l'oubli,  fleur 
salvatrice  de  la  primordiale  ingénuité,  que  ne 
sais-je  encore  pleurer  pour  honorer  ta  perte  1 

—  On  meurt  de  donnersonâme,  ditMorgane, 
et  tout  amour  est  une  mort  partielle.  Au  cœur 
de  l'initiatique  corolle  tu  puisas  la  naissance  à 
notre  vie.  Pour  nous,  tu  dates  de  l'instant  où 
tu  aspiras  sa  suprême  effluence.  Reçois  le  nom 
qui  signe  ta  nouvelle  âme  :  tu  t'appelleras 
Adgan  (1),  car  tu  es  rené. 

(1)  Adgan  en  cellique  ;  même  signification  (|nelo  latin 
renatus. 


l'île  de  la  joie  3o 


Les  jours  s'écoulaient,  fleuris  d'égale  joie.  Or, 
Adgan  s'étonnait  d'être  heureux. 

La  belle  Mary-Morgane eut  un  sourire  lointain. 

—  Les  hommes  ne  sont  pas  nés  pour  le 
bonheur,  dit-elle.  Tous  ceux  à  qui  nous  l'avons 
donné  l'ont  porté  comme  un  fardeau, 

—  Pour  moi  c'est  le  poids  d'une  rose. 

—  Pourtant  tu  fus  élu  robuste  parmi  les 
liommes,  et  d'àmo  plus  forte.  Mais  non  plus 
tu  porterais  une  rose  une  heure  durant  au  bout 
de  ton  bras  tendu,  non  plus  ton  sein  ne  renfer- 
merait longtemps  sans  haleter  la  sérénité  par- 
faite. L'air  léger  des  cimes  vierges  oppresse 
la  poitrine  des  enfants  des  hommes. 

Appuyant  son  osculation  irisée  sur  les  tiges 
llourii's  du  jardin,  un  arc-en-ciel  perdait  sa 
corne  dans  la  lointaine  limpidité  du  ciel. 

—  Vois  !  dit  Morgane  étendant  sa  main  dia- 
pliane.  C'est  l'arche  somptueuse  du  pont  qui 
conduit  nos  désirs  au  rivage  de  leur  épanouis- 
sement. 

Elle  était  délicieusement  grave,  comme  la  fé- 
li'.'ité.  Des  perles  rosées  s'entortillaient  aux 
ondes  sombres  de  sa  chevelure,  avivant  la 
chaude  matité  de  sa  chair,  vaisseau  d'un  sang 


36  CONTES    SURHUMAINS 

merveilleux.  Une  gaze  cuivreuse  révélait  son 
jeune  corps,  émanant  de  mystérieux  arômes. 
Fleur  féminine  d'un  monde  suprême,  Adgan  la 
contemplait  de  son  regard  heureux  ;  et,  bien 
que  l'atmosplière  de  cette  contrée  eût  aboli  en 
lui  l'effort  de  la  pensée,  il  se  demandait,  en  sou- 
venance éparse  d'un  passé  perdu,  quelle  était 
pour  lui  cette  créature  et  son  domaine. 

—  Je  ne  suis  peut-être,  énonça  Morgane, 
que  le  diapason  de  ton  espoir. 

Le  jeune  homme  tressaillit.  Son  silence  était 
donc  entendu  de  l'étrange  promeneuse,  dont  nul 
souci  ne  pouvait  obombrer  le  rayonnement  lim- 
pide, et  qui  poursuivit  : 

—  Que  t'étonnes-tu,  ami?  Il  n'est  pas  diffi- 
cile d'entendre,  silencieuse  ou  sonore,  la  pen- 
sée des  hommes.  Car  la  cage  est  étroite  où  se 
heurtent  ses  ailerons.  Toi,  comme  les  autres,  ne 
peux-tu  donc  accueillir  ta  joie  sans  en  chercher 
les  causes?  Du  fleuve  qui  te  berce  dans  le  dé- 
lice de  ses  ondes,  que  t'importe  la  source?  Ame 
inquiète  encore,  regarde  autour  de  toi.  Un 
cercle  occulte  t'entoure  que  ne  franchissent  pas, 
morbides  vampires,  les  entités  de  l'ombre  géné- 
rées par  tes  pensées  d'autrefois,  tes  irrévoca- 
bles pensées  oubliées.  Le  satellite  obscur  qui 
suivait  tes  pas  d'homme,  frère  diminué  de  celui 


L  ii.i:  i)K  i.A  JOII-: 


37 


(jui  contrisle  dans  les  cicux  le  sillage  de  la 
terre,  dut  suspendre  sa  lourde  lidélité  à  ta  trace. 
Ali!  respire  voluptueusement  l'air  libre  de  ces 
journées.  Que  tu  regretteras  plus  tard  la  pos- 
session de  ces  heures  présentes  ! 

—  Pardonne,  amie  délicieuse  et  bonne.  Les 
hommes  n'ont  pas  raccoutumance  de  la  joie. 
Elle  m'étonne  autant  qu'elle  m'enivre. 

—  Et  tu  rêves  de  son  secret,  «''auvre  songeur, 
(ju'en  ferais-tu?  Penses-tu  donc,  autour  de  ce 
point,  pouvoir  créer  par  ta  seule  force  le  monde 
adéquat  à  toi-même? 

Elle  indiqua,  sur  les  frondaisons  d'arbustes, 
une  Heur  éclatante  et  solitaire,  qui  s'élangait 
plus  majestueuse  (jue  celle  des  tulipiers.  Ses 
grands  pétales  nacrés  flamboyaient  comme  des 
prunelles  d  amoureuses.  Nul  homme  ne  l'eût 
aperçue  sans  frissonner. 

—  Vois  cette  fleur.  Elle  cache  au  profond  de 
son  calice  le  secret  merveilleux.  Le  parfum 
qu'elle  évapore  ne  diminue  pas  l'intensité  du 
mystère  enclos  en  son  co'ur.  Elle  est  ici  le  sym- 
bole de  la  joie.  Celui  qui  la  cueillerait  pour  l'em- 
porter sur  la  terre  ne  trouverait  plus  dans  sa 
main  qu'une  tige  effritée.  Ici,  vois  avec  quelle 
grâces  heureuse  «die  s  allie  aux  formes  ({ui  l'en- 
tourent. Ne   st'us-tu  pas  «ju'ici.    commr  elle,  tu 

3 


38  CONTES    SURHUMAINS 

te  mires  dans  ta  propre  correspondance?  Le 
bonheur  que  nous  t'ofl'rons,  mes  so'urs  et  moi, 
c'est  un  monde  pareil  à  toi-même.  Vois  conmie 
l'aspect  des  choses  est  selon  ta  beauté.  La  joie 
appartient  à  llionmie  assez  fort  pour  invoquer 
un  monde  fidèle  à  son  juste  idéal.  Enfant,  ta 
main  débile  n'a  pas  la  puissance  d'une  telle 
œuvre.  Nous,  les  sœurs  mystérieuses,  nous  t'a- 
vons recueilli,  abandonné  de  toi-même,  passif 
passant,  pour  t'introduire  dans  la  création  sou- 
riant à  tes  vœux  primordiaux.  N'y  contemples- 
tu  pas,  charmé,  la  beauté  multipliée  de  ton  àme. 
sous  tes  yeux  épanouie? 

Elle  se  tut.  Ses  yeux  somptueux  suivaient 
des  visions.  Des  voix  légères  chantèrent,  dans 
l'atmosphère  tendre,  l'hymne  exaltant  les  pa- 
roles de  la  belle  songeuse.  Adgan  sentait  sur 
ses  épaules  un  manteau  de  joie. 


Si  jamais  tes  pieds  abordent  à  l'île  heureuse, 
passant,  puisses-tu  contempler  longtemps  sans 
fatigue  le  reflet  de  tes  propres  beautés!  Seuls, 
sur  le  sol  des  hommes,  les  héros  donnent  cet 
effort. 

Une  nuit,  Adgan  errait  dans  le  jardin  mer- 
veilleux. Une  molle  lumière  révélait  le  paysage 


LII.K    I)K    l.A    JOIK  30 

silcMcii'UX  cl  [larluiii»''.  L«'s  llcurs  s'érigeaient 
altirantt's  comme  Jes  amanlcs  nocturnes.  Ad- 
gan  passa  devant  la  Heur  majestueuse,  forte 
d'un  enivrant  secret,  dont  l«'s  grands  pétales 
nacrt's  (laniboyaient  sous  la  lune  pâle.  11  la  re- 
garda, la  lleui"  farouche  d«'  la  joie.  Vers  elle  se 
tendait  sa  main  audacieuse.  Un  soupir  montait 
de  son  sein.  D'un  coup  sec,  il  hrisa  la  lige,  puis 
s'enfuit  dans  la  nuit  furlivc*. 

Dans  le  lointain  violet,  une  voi.K  triste  et  sur- 
liumaine  clianlail  :  «  Si  tu  cueilles  pour  la  terre 
la  Heur  de  ton  espoir,  elle  te  sera  vénéneuse  et 
mortelle.  » 

Un  jour,  sur  le  sol  des  hommes,  des  pas- 
sants trouvèrent  gisant  un  blême  jeune  homme 
hlond  serrant  une  lige  pourrie  dans  ses  doigts 
crispés.  11  s'éveilla,  regarda  vaguement  sa  main 
droite  et  la  Heur  décomposée.  11  ne  sut  plus  par- 
ler ;  il  lU'  sut  |)lus  sourire.  Une  année  durant, 
on  laperyut,  taciturne  insensé  dont  le  geste  tré- 
buchait. Puis  un  soir,  des  enfants  de  la  contrée 
s'efl'rayèrenl  de  heurter  le  cadavre  du  fou  fami- 
lier. On  conte  (jualors  une  étf'ange  lueur  auréo- 
lait son  beau  visage  calmé.  La  mort  aussi  peut 
conduire  à  1  ile  de  la  joie,  comme  à  locéan  du 
désespoir  et  de  l'angoisse. 


LA  DKTRKSSE  D  UKRCrLE 


LA  DKTIîKSSl-:  I)  IIKKCl  LK 


.1    Lf'Oti   Dier.r 

Le  horos  juvt!'nile  avait  caché  son  front 
Dans  le  sein  flonri  de  l'amante. 

Et  celle-ci  disait  :  «  Quelle  tourmente 
A  chassé  de  nos  cci'urs  le  bonheur  vagabond  ? 
Vuici  qu'un  lourd  fardeau  dangoisses  imprévues 
Tombe  surnotre  pauvre  amour  et  le  corrompt. 
Les  ailes  des  baisers  ne  montent  plus  aux.  nues, 
Kt  latleur  de  la  joie  est  morte  entre  nos  seins. 
Chère  àme,  l'éternel  ennemi,  le  Destin, 
A  mystérieusement  dévasté  nos  Ames. 
Kn  la  mienne  la  cendre  a  recouvert  les  flammes; 
Et  désespérément,  parfois  encor,  j'étrcins, 
.Morte  que  mes  baisers  n'auront  pas  ravivée, 
La  chimère  d'amour  en  mes  bras  étouffée. 
Il  ne  nous  a  laissé  que  d'immortels  chagrins, 
Notre  intime  passé,  prometteur  de  beaux  songes... 
J'ai  tant  aimé  tes  yeux,  plus  doux  que  mes  mensonges  !  » 

Et  le  Héros,  dont  les  pensers  suivaient  leur  voie, 
Une  voie  npre  et  désolante,  répondait: 

(i  A  toi  qui  fus  l'Amour,  h  toi  qui  fus  la  joie. 
Je  n'aurai  pas  une  parole  qui  rudoie. 


44  CONÏKS    SURHUMAINS 

l'ourtant  j'ai  perdu  l'étoile'qui  me  guidait. 

La  voix  qui  m'appelait  vers  l'avenir  se  tait  ; 

Ce  qui  chantait  en  moi  de  divine  espérance 

Se  tait,  et  m'abandonne  seul  cl  sans  défense 

Dans  l'ile  du  Désir  où  je  languis,  perdu. 

Je  suis  le  survivant  du  Héros  que  je  fus. 

Car  j'étais  né  superbe  et  fier.   Je  ne  suis  plus 

Qu'une  âme  autrefois  grande,  et  tant  diminuée 

Pour  avoir  trop  souffert  auprès  de  tes  beaux  seins. 

Dans  mes  yeux,  des  regards  étoiles  sont  éteints; 

Et  ma  force  terrible  est  lasse,  exténuée 

D'avoir  combattu  la  renaissante  ruée 

Des  vautours  du  Destin,  acharnés  sur  nos  rêves  ! 

Omphale 

Sur  les  heures  de  joie,  hélas!  toujours  si  brèves, 
Les  ailes  du  malheur  planent  grandes  ouvertes. 
Les  tortures  que  tu  auras  par  moi  souffertes 
Sont  un  principe  essentiel  de  ta  beauté. 
Plus  haut  surgit  ton  front  d'avoir  été  dompté 
Parle  baiser  de  la  détresse  et  de  la  femme. 
Et  je  te  vois  ainsi  d'un  cœur  épouvanté. 
Car  j'ai  senti,  confusément,  vivre  en  ton  âme, 
Une  force  effrayant  ma  faiblesse  de  femme. 
J'ai  peur  de  ta  parole  comme  de  la  mer. 
J'ai  peur  d'entrer  dans  ta  pensée  intérieure, 
Abîme  inconnaissable  où  mon  être  se  perd, 
Monde  mystérieux  au  fond  duquel  demeure 
Une  vie  abondante  et  bouillonnant  si  fort 
Qu'elle  est  aussi  vertigineuse  que  la  mort. 
Ton  intime  idéal,  que  je  ne  puis  comprendre. 
Troubla  mon  frêle  amour  de  toute  sa  hauteur. 


LA   DKTKliSSK  ll'lIKHCLI.E  45 

El  je  crois  sentir,  quand  ta  belle  tOte  tendre 

Sur  mon  sein,  qu'elle  sut  charmer,  revient  s'étendre. 

Le  fardeau  d'un  soleil  iiio  tomber  sur  le  cœur. 

Hercule 

0  fleur  de  mon  désir  épanouie  en  femme, 
Ton  corps  fut  pour  mes  yeux  la  forme  de  l'espoir. 
L'espoir  est  mort.  La  force  est  morte.  Mon  vouloir. 
Puissant  jadis,  est  mort.  Kt  la  détresse  entame 
Mun  triste  amour  (jui  fut  ma  dernière  beauté. 
Au  verliye  de  ton  respir.  j'avais  sculpté 
Dans  le  rêve  de  l'aimer  la  cariatide 
Qui  supporte  sur  la  façade  du  destin 
Le  poids  de  ma  vie.  Kt  tout  a  coule  soudain. 
Sur  mon  cœur  aveuglé  planait  l'esprit  lucide  : 
Et  je  me  sais  mourir,  cadavre  partiel, 
D'avoir  modelé  sur  un  idéal  mortel 
Le  désir  immortel  qui  me  brûla  le  flanc. 

Omphale 

Je  vivais  de  ton  souffle,  et  je  suis  une  morte. 
Et  ton  àme  elle-même  n'est  pas  assez  forte 
Pour  ressusciter  <\  l'amour  mon  âme  morte. 
Cadavre  où  le  regret  seul  encore  est  vivant. 
C'est  une  chaîne  de  mort  qui  lierait  nos  flancs. 
Mais  le  lys  de  ton  rêve  est  demeuré  candide  : 
Ne  va  pas  le  flétrir  sous  mon  haleine  aride. 
Va,  pars,  las  de  verser  l'eau  sainte  de  l'amour 
Et  delà  vie  au  cœur  mort-né,  trop  faible  pour 
Naître  à  ton  baiser.  Va  !  Vers  le  soleil  persiste 
L'envol  de  l'aigle  ayant  la  flèche  à  l'aileron! 
Dresse  ton  sein  puissant,  asile  des  fronts  tristes, 


46  CONTKS  SURHUMAINS 

OÙ  j'aii rai  seule  en  vain  cache  mon  triste  front. 
Dresse  sa  silhouette  à  l'horizon  du  monde, 
Comme  un  temple  enfermant  en  sa  beauté  profonde 
Ton  idéal  irradiant  aux  cœurs  l'espoir  !  » 

Et  le  Héros  dans  la  solitude  du  soir 
Marcha,  la  main  remise  à  la  garde  du  glaive. 
11  disait,  lançant  au  ciel  ses  regards  blessés: 
«  Je  sais  que  viendra  l'heure  où  j'étreindrai  mon  rêve, 
Mais  avpc  des  bras  morts  peut-être,  ou  si  lassés  !  » 


SAUDAXAIVM.E 


SAHDANAPALK 


A  Josè-Maria  de  Hérêdia 

Pendant  un  grand  nombre  d'étés  comme  ces  petits  gar- 
çons qui  nagent  avec  des  vessies,  je  me  suis  aventuré  sur  un 
océan  de  gloire,  a  une  distance  où  j'ai  perdu  pied. 

Shakespeare 

(Paroles  à  la  hien-aiméf) 

Mo  plier  aux  formes  de  la  vie,  peut-iHre  y 
.sui.s-je  impuissant! 

Pour  m'adaptrr  à  une  ambiance,  pour  me 
faire  une  bète  d'un  troupeau,  pour  devenir  un 
personnag^e  considt'rt'  de  ses  eonlcmporains,  je 
ne  saurais  renoncer  mon  idéal.  (Juc  d'autres 
paraissent:  moi,  je  suis! 

Des  passants  me  fnjlent  ;  quelques  uns  me 
parlent  et  je  leur  réponds.  Mais  je  suis  loin 
deux.  Je  vis  hors  du  temps.  Je  suis  un  étran- 
ger dans   toutes  les  patries. 

J'aurais  pu  assigner  à  mon  existence  un  but 
unique  et  l'atteindre.  Conquérir  une  partie  du 
monde,  comme  Alexandre  ou  Napoléon  ;  créer 


oO  CONTES    SURHUMAINS 

un  éternel  chef-d'œuvro,  coninic  Dante;  assem- 
bler un  or  talisniani(jue,  comiTi(>  Flaniel.  Certes, 
Tun  de  ces  efforts,  j'aurais  pu  le  fournir.  Mais, 
usant  à  réalisin-  un  seulidéal  toutes  leurs  éner- 
gies concentrées,  Napoléon  ou  Dante  ou  Fla- 
mel  ne  perçurent  la  vie  que  sous  l'une  de  ses 
faces.  J'ai  souhaité  davantage. 

Quoi  encore  ?  Commander  au  ca>ur  des  femmes 
comme  don  Juan  ?  Commander  aux  forces  de 
la  nature,  comme  Apollonius  de  Thyane?  Je 
de  ne  doute  point  qu'il  me  soit  possible  d'ac- 
complir ce  que  put  accomplir  un  autre  homme, 
mon  semblable  et  mon  égal.  Car  j'étais  né  pour 
m'asseoir  au  conseil  des  Héros. 

Voilà  pourquoi  je  n'aurai  pas  daigné  choisir, 
parmi  mes  rêves,  celui  dont  je  piédestalerais 
la  statue  sur  le  sol  de  la  terre.  Ils  sont  trop 
nombreux,  et  beaux  diversement. 

Du  moins  la  vie  aura-t-elle  offert  à  mon  as- 
pir  des  fleurs  multiples  et  passagères.  D'elle 
j'aurai  entrevu  des  aspects  infiniment  variés. 
Je  fus  le  Bohémien  nomade  qui  n'a  bâti  de  toit 
dans  nul  paysage. 

Parmi  les  souvenirs  dont  je  suis  opulent,  il 
en  est  un  qu<;  je  te  veux  conter.  Je  fus  un  jour 
un  roi  lassé,  cruel  et  triste.  Maintenant  que  je 
suis  entré  dans  le  refuge  de  tes    bras,  je  ta- 


SAHDANAPALE  51 

(•lierai  à  te  jx'iiidrc.  à  loi  la  pui'otr  rnèiiie,  Win 
de  mos  ivves  mauvais.  Ki  fcllc  liistoiic  (jiii 
rii'advinl,  jo  Iccris  poui"  distraii'e,  ({uclquc  soir 
de  spleen,  les  yeux  de  invsière  el  la  chère  pen- 
s«'e. 


SCÈNE  1 


SAIlI)A^APAI,K.     loNA 

A  Niniae,  au  temps  de  sa  gloire.  La  salle  du 
palais  royal  est  vaste  et  haute,  d' un  faste  pro- 
fond et  pensif  .  Les  murs  pobj chromes  repré- 
sentent des  allégories  dirines.  C'est,  dun  bleu 
de  mer  joyeuse,  l'arbre  mystirjue  aux  sept 
branches  dont  un  héros  cuirassé  d'or  cueille 
dun  bras  calme  les  fruits  pineaux:  c'est,  sur 
une  autre  paroi,  le  génie  dont  les  deux  larges 
ailes,  l'une  ascendante^  l'autre  descendante, 
symbolisent  le  double  courant  de  la  vie  uni- 
verselle. 

Des  tapis  diaprés  jonchent  les  dalles. 

A  la  tête  d'un  lit  mauve  où  dort  le  roi,  un 
Khéroub  colossal  en  sérancolin  éploie  ses  ailes 


52  CONTES  SURHUMAINS 

hiératiques.  Le  monstre  sybillin  dont  la  tète 
humaine^  les  flancs  de  taureau,  les  pattes  de 
lion,  le pennage  d aigle  allégorisent  le  quater- 
naire de  V éternelle  connaissance,  doit  être  le 
tutélaire  gardien  d'Assur. 

Aux  lueurs  d'un  matin  qui  caresse  le  clair 
horizon  des  bois  tachetés  de  fleurs  roses,  le  roi 
s'éveille. 

Sardanapale  est  un  homme  d'une  trentaine 
d'années,  d' une  puissante  beauté.  Aucun  vête- 
ment n'attente  à  la  noble  liberté  de  son  corps. 
Au  premier  aspect,  il  apparaît  Véclosion  d'une 
magnifique  humanité.  Etudiée  dans  ses  détails, 
sa  forme  révèle  un  développement  harmonique 
tel  que  seuls  l atteignirent ,  parmi  les  hoînmes, 
de  très  rares  élus.  Type  dont  l'art  métaphysi- 
que de  l'Orient  a  transmis  la  synthèse,  inconnu 
de  la  statuaire  ionique  dont  le  souvenir  op- 
prime, chez  les  Occidentaux,  l'idéal  de  la 
beauté  virile,  il  diffère  encore  du  modèle  sep- 
tentrional que  ne  surent  immortaliser  dans  la 
pierre  des  races  inattentives  aux  grâces  de  la 
plasticité.  Moins  téréte  que  la  figure  grecque, 
la  forme  de  cet  homme  ne  projette  pas  les  mé- 
plats bossues  du  modèle  du  nord. 

La  stature  moyenne  du  juvénile  souverain 
s'élance  avec  la  soxiple  élégance  des  tiges  de  lo- 


SARDANAPALK  53 

tus  sculptées  parmi  iei<  hiéroglyphes  immémo- 
riaux. Sur  le  haasin  fui.  le  torse  monte  en  sé- 
largissant  vers  la  jumelle  carrure  des  pecto- 
raux, où  s' insèrent  légèrement  les  attaches  des 
épaules.  Cette  musculature pj^écise  est  d'un  être 
parvenu  à  l'épanouissement  somptueux  de  ses 
énergies.  Ce  corps  très  mâle  a  le  geste  féminin., 
le  geste  velouté  du  chat. 

Ce  cont rasle  suggère  le  sou jiçon  d'une  imper- 
fection dans  Vàme  que  symbolise  cette  chair 
respirant  la  force  hautaine.  Les  bras,  d'un 
modelé  merveilleux,  se  terminent  par  des 
mains  élargies  à  la  base  du  pouce.  Mais  dans 
son  élancement  héroïque,  le  pouce,  ce  révéla- 
teur de  la  volonté,  s'arrête.  La  peau  du  jeune 
roi  est  d'un  fin  tissu  blanc  sous  lequel  trans- 
parait, aux  attaches,  un  subtil  réseau  rose. 

La  tête  est  pâle,  entre  les  boucles  d'un  noir 
léger  et  la  barbe  annelée,  —  beauté  d'un  ciel 
nocturne  par  une  clarté  d'étoiles.  L' impression 
aquiline  émanant  d'elle  décèle  V envergure  du 
désir  grand-voilier.  Dominant  la  ligne  pas- 
sionnée du  nez,  des  lacs  d'indifférence  s'éta- 
lent dans  les  yeux  sombres,  comme  d  un  aigle 
aux  ailes  blessées  que  la.<i.<ie  l'effort  de  mar- 
cher sur  la  terre.  La  bouche,  grande,  d'une 
volupté  grave,  est,  plus  que  les  autres  timits. 


o4  C.ONTKS  SUKHUMAINS 

scellée    de     l'influx     planétaire      d'Ischtar. 

Le  roi  porte  sur  la  gorge,  maintenu  par  un 
collier  d'or,  l'un  des  sept  talismans  sur  les- 
quels fuirent  appelés^  par  la  force  des  incan- 
tations, les  énergies  des  sept  planètes  sacrées. 

Sur  la  couche  que  vient  de  quitter  Sarda- 
îiapale,  repose  un  juvénile  corps  de  femme  en- 
sommeillé. C'est  une  créature  de  grâce  et  de 
volupt},  une  fleur  d allégresse  dont  l haleine 
semble  légère  au  respir,  par  quelque  soir  de 
vie  lourde.  Une  atmosphère  de  délices  émajie 
de  sa  chair  dorée,  de  ses  seins  joyeux,  de  son 
ventre  souriant. 

Les  yeux  du  jeune  homme ,  attardés  sur  cette 
forme  charmante,  regardent  sa?is  voir. 

SARDANAPALE 

Tu  es  pourtant,  ma  jolie  bestiole  endormie, 
ce  qui  me  réjouit  encore  peut-être,  puisqu'elle 
n'est  pas  venue,  l'unique  femme  vers  laquelle 
appela  le  rêve  auguste  de  mon  adolescence.  Qu'il 
est  léger,  le  sommeil  qui  possède  ta  poitrine  ! 
Vers  quelle  proie  s'envole-t-il,  le  colibri  de  ton 
désir?  Vers  quelle  fleur  rose  ou  quel  ruban  vo- 
lage? Ironie  de  vivre!  toi  une  enfant, pas  beau- 
coup plus  qu'une  cbose  sans  àme,  tu  peux  lier 
une    lieure  de  mon    orgueil  de  la  chaîne  de  tes 


SAUDANAI'AI.K  OO  , 

bras  frt'los,  et  ma  vie  siiKjuiote  à  l'espoir  d'an 
spasme  sur  ta  cliair  !  Repose,  petit  corps,  comme 
un  lac  don''  pai-  la  lunr.  Tu  es  le  lac  où  s'attarde 
le  vaisseau  de  mon  nHe,  jadis  parti  pour 
atteindre  les  étoiles  de  l'horizon,  et  maintenant 
en  panne  sur  l'étang-  où  s'épanouit  le  lotus  rose 
de  ton  baiser.  Repose  dans  l'auréole  de  ta  vic- 
toire. Pourtant,  as-tu  droit  à  quelque  orgueil? 
Un  être  n'a  d'autre  gloire  que  celle  de  l'idée 
dont  il  incarne  le  symbole,  —  mais  en  son  vol 
fugace,  l'aigle  montre  la  fierté  d'être  empour- 
pré par  le  soleil  coucliant.  Toi,  tu  es  l'autre  pôle 
de  tout  ce  que  j'ai  renoncé.  Tu  es  un  peu  de 
mon  désastre  ! 

('Au  fort  âpre  de  ces  dernières  paroles,  lofia, 
la  jeune  femme,  séceille.  D'un  joli  geste  fjui 
semble  poursuivre  Venvolement  du  songe, 
elle  enlace  le  roi.) 

ION  A 

Avez-vous  bien  dormi,  mon  doux  maître,  à 
mon  côté?  Montrez  vos  yeux,  que  j'y  voie  se 
refléter  la  mémoire  de  vos  pensées  récentes. 
Hélas,  vos  yeux  pour  moi  n'ont  pas  de  sourire, 
et  votre  front  est  obsédé  d'un  cliagrin({ue  j'ignore. 

SARDANAPAI.K 

Oh  !  ne  va    pas   troubler  du  miroitement   de 


5()  CONTKS  SURHUMAINS 

mes  soucis  la  limpidité  de  ton  cœur  enfantin  ! 
Et  ne  dépouille  pas  le  voile  doré  de  ta  joie  na- 
tive, si  tu  veux  en  garder  un  peu  pour  en  enve- 
lopper ma  tête. 

lONA 

Je  voudrais  que  ma  présence  te  fût  un  per- 
pétuel baiser.  Puisque  tu  m'as  élue  parmi  les 
jeunes  femmes  pour  m'enivrer  de  tes  caresses, 
puisque  ta  royale  beauté  je  la  possède,  mon 
seul  rêve  est  de  te  sembler  un  nid  de  voluptés 
assez  chaud  pour  consumer  le  démon  qui  te 
hante.  Ah!  si  jeté  savais  heureux,  je  vivrais 
dans  un  ciel  à  jamais  rosé  par  le  souvenir  de 
tes  lèvres. 

SARDANAPALE 

Toi  qui  parles  ainsi  comme  une  esclave  douce^ 
comme  une  fleur  devenue  femme  afin  d'être 
amante,  —  ma  parole  n'a  pas  de  vertu  sur  les 
destins.  Mais  je  veux  que  mon  souhait  s'épande 
sur  ta  vie  comme  l'ombre  fraîche  d'un  palmier. 

lONA 

Ma  vie,  tu  l'as  parfumée  de  joie  en  la  traver- 
sant. Je  voudrais,  mon  beau  roi,  qu'elle  ne  t'ap- 
partînt pas,  afin  de  pouvoir  te  la  donner. 


SAKDANAPALE  57 

SARDANAPALE 

Prends  garde  à  des  vœux  lérni^raires  !  Savons- 
nous  ce  que  je  ferais  de  toi  ?  Prétends-tu  me 
connaître? Enfant,  enfant,  mon  co'urest  obscur 
âmes  yeux  d'aip-le  :  n'y  cherclie  pas  avoir! 
J'aurais  aimé  passer  près  des  êtres  en  gardant 
la  voix  innocente  et  les  mains  pures.  Mais  il 
dort  peut-être  en  moi  des  chimères  féroces  dont 
les  ongles    s'éploiraient  parfois  sur  des  cœurs. 

(Le  roi  s'est  étendu  sur  le  vaste  lit  mauve, 
le  corps  allongé,  la  tête  appuyée  sur  la  main 
droite.  Il  parle  comme  si,  à  son  insu,  sa  pen- 
sée revêtait  lenvelopjpe  sonore  de  la  voix  ;  et 
ses  i/eu.r  ne  voient  pas  lona  qui  le  regarde, 
inquiète,  jnais  poursuivant  de  la  force  de  sa 
féminine  intuition  la  songerie  ténébreuse 
de  ramant.) 

SARDANAPALE 

Des  marchands  iraniens  m'ont  apporté  sou- 
vent des  lions  captifs.  Et  j'ai  vu  si  semblables 
à  moi  les  regards  des  magnih'(|ues  animaux  — 
Ah  !  ces  regards  où  frémissait  le  reflet  d'invi- 
sibles horizons  !  — quej'ai  rendu  aux  tristes  lions 
la  beauté  du  désert  et  les  libres  horizons  sur- 
chargés de  Acrtiges.  Mais  moi.  moi,  qui  me  dé- 


58  CONTES   SURHUMAINS 

livrera'?  Quel  homme,  ou  quel  archange  in'ou- 
vrira  les  portes  par  où  je  ni  évaderai  vers  les 
rives  pressenties?  Ah!  vivre  une  vie  autre, 
puissante  et  douée,  comme  je  l'ai  soupçonnée 
en  de  fugitifs  éclairs  de  vision  !  Autrefois,  j'ai 
désiré  changer  les  apparences  de  ma  vie.  Mais 
il  ne  m'intéri'sse  plus  d'amuser  de  ce  jeu  une 
minute  de  ma  fantaisie...  A  cette  heure,  sur  un 
point  de  la  terre,  un  homme  va,  nu,  puissant  et 
calme,  ne  possédant  que  sa  force  et  sa  fierté. 
Sur  sa  face  insoucieuse  resplendit  la  joie  de 
vivre  fidèle  à  son  instinct,  harmonieux  parmi 
l'harmonie  du  monde,  ahandonné  au  rhythme 
des  belles  apparences.  Cet  homme,  je  pourrais 
l'être.  Mon  vouloir  ne  saurait-il  rejeter  le  passé, 
comme  un  arbre  se  livre  au  vent  pour  secouer 
ses  fruits  gâtés?  Cet  homme,  oui,  je  pourrais 
l'être.  Mais  je  demeurerais  encore  un  homme.  Et 
la  llèche  de  mon  désir  vise  une  plus  lointaine 
cible.  . 

(Brusque  le  roi  se  tourne  vers  la  jeune 
femme  qui  tâche  à  suivre,  de  ses  blondes  pru- 
nelles attendries,  l'imagination  roijalc.) 

Si  je  mettais  ma  vie  entre  tes  mains,  (^u'en 
ferais-tu  ? 


SAIU>.\N  APM.K  o9 

lONA 

J\'n  forais  tua  joie,  [)Our  (ciller  d'eu  faire  la 
tienne. 

SARDANAPALE 

Parle-moi  !  Parle-moi  !  J'ai  Ix^soin  souvent 
d'entcndro  un  i)ahil  clianleur  de  femme  qui 
caresse,  vol  léger  d'abeilles,  la  noire  efllores- 
cence  de  ma  pensée. 

lONA 

Ecoute  alors,  6  mon  amant  triste,  car  je  ne 
sais  plus  si  c'est  moi  qui  parle.  En  la  vie  de 
chaque  femme,  une  heure  advient  oh  se  mani- 
feste à  la  clarté  soudaine  tout  le  trésor  téné- 
breux de  son  être.  Et  je  sens  (juc  voici  sonner 
cette  heure  de  mon  destin.  Regarde-moi,  mon 
bien-aimé,  car  il  s'évanouira  pour  jamais,  ce 
moment  fugitif  de  ma  beauté.  Certains  arbres 
meurent  après  leur  unicjue  floraison.  Or,  en  ce 
solennel  passage  du  temps,  sens-tu  pas  toute  la 
Heur  de  moi  exhaler  vers  ton  cœur  son  suprê- 
me parfum?  Dans  ma  voix  qui  m'étonne,  en- 
tends chanter  (juehjue  invisible  dc-mon,  joyeux 
et  tendre,  dont  je  ne  suis,  aux  autres  heures  de 
mon  existence,  que  l'esclave  inconsciente  et 
pâle.  A  toi,  prince  de   mes  puissances,  je   suis 


GO  CONTKS  SURHUMAINS 

pour  apporter  le  mystère  de  la  volupté.  Re- 
garde-moi :  mon  corps  est  désirable  et  fuyant 
comme  la  lune.  Ecoute-moi  :  ma  voix  murmure 
aussi  câline  que  les  brises  du  midi  dans  les 
palmiers  pâmés,  aussi  dominatrice  que  les  in- 
cantations des  mages.  Respire-moi  :  de  mes 
seins  émane  un  arôme  insinuant  comme  ceux 
des  pays  dont  on  rêve.  Enveloppe-moi  de  tes 
bras  :  mon  étreinte  est  chaude  comme  un  soleil. 
Et  viens  goûter  sur  mes  lèvres  une  saveur 
plus  violente  que  les  fruits  de  l'arbre  mystique 
aux  sept  branches.  Viens  vers  mes  flancs  dorés 
comme  vers  ta  patrie  ! 

(Immobile  en  son  attitude  de  fauve  au  re- 
pos chez  qui  seuls  les  yeux  s'é?neuvent,  Sar- 
danapale  a  simultanément  suivi  sa  pensée, 
et  la  musique  de  ces  paroles,  venues  de  plus 
loin  que  la  gracieuse  bouche  qui  les  profère  et 
que  l'âme  aimable  qu'elles  ont  sillonnée.) 

SARDANAPALE 

Le  Destin,  le  dieu  dont  le  souffle  courbe  les 
flammes  vers  le  sol,  engendre  sur  terre  des 
filles  aux  voix  douces. 

lONA 

Viens  vers  mon  enlacement  oiî  tout  souci  se 


SAKhA.NAl'Al.i:  1 

iiu'Uil.  Vii'iis  :  lu  vivras  If  long;  triomphe  de  ta 
jeunesse  et  de  la  force,  et  lu  seras  le  vrai  roi 
saci"é  par  dt.'S  baisei's  ! 

sAHD.vNAPAi.K    (.^la'nautfuil    eii    une    soudaine 
détente  de  tout  lui-)nènie.) 

Tais-loi  !    je    ne  puis  plus  parler  qu'avec  des 
dieux  ! 

UN  HOMME  (entré  sur  ces  mots.) 
Soil  !  je  l'écoute. 


SCÈNE  II 


Sauka.nai'aij:.  \h\u-\yoy: puis  lehoujjon  llAunou 

(Cet  homme,  le  prince  des  mages  ninivites, 
Arad-Anou,  est  dans  la  vi(/ueur  de  l'âge.  Il  ap- 
parat t  fait  pour  If  demeurer  toujours.  On  di- 
rait d'une  représentation  humaine  de  la  force 
sans  cesse  renouvelée.  Une  robe  de  soie  blanche^ 
coupée  de  larges  franges  d'or  qui  s'etiroulent^ 
capréolées,  autour  de  ses  Jambes  et  de  ses  //ancs, 
srrre  son  corp><  affranchi  des  gestes  superflus. 

4 


Cy'2  CONTES   SURHUMAINS 

//  a  des  yeu.r  d'une  tranrjuille  audace  et  d'une 
invincible  Jeufiesse  r/ue  ne  lassa  pas  V effort 
d'ax'oir  contemplé  la  lueur  de  mystérieuses 
idées. 

A  l'entrée  de  ce  personnage,  le  roi  a  tres- 
sailli comme  un  cheval  de  guerre  àV éclat  sou- 
dain des  fanfares.  lona  s'est  enfuie,  colombe 
effarouchée  par  un  vol  d'aigle.) 

ARAD-ANOU 

Ton  jeune  orgueil  bondit  comme  une  chè- 
vre enivrée.  Mais  ses  audaces  plaisent  à  ceux 
qui  osent  au-delà  de  l'orgueil. 

SARDANAPALE 

Orgueilleux,  moi!  Sais-je  seulement  si  je  le 
suis? Ma  vision  de  moi-même  est  tantôt  rouge 
et  tantôt  grise.  Je  m'admire  et  je  me  déplore. 
Mais  nul  ne  m'aime 

ARAD-ANOU 

Enfant, pour  tadmirer,  quel  effort  as-tu  fait  ? 

SARDANAPALE 

Celui  de  vivre. 


SAKIU.NAPAI.K  ()3 

VRAD-ANOr 

(ilorifit'-loi  doiif  duno  (ruvro  éf^'^Jilonionl  jh- 
toinyilic  par  les  lioininos  ol  les  pourct-aux  ! 

SAIIDANAPAI.E 

Ne  pouiTais-jc  «Hrc  «ic-jà  un  iiiorl.  si  je  ro- 
nonrais  mon  tlrriiior  espoir? 

ARAD-ANOU 

Ta  dernière  heure  est  grav«'e  sur  la  laide  du 
destin.  Crois-tu  donc  pouvoir  la  ralui'er  de  hni 
y-este  débile.  LiioniMiee  si  tué  par  son  vice.Tcu'. 
tu  uiinirras  par  l'orgueil. 

SAIIDANAPALK 

Me  pi'eruis-tu  pour  en  enlaut  (ju'un  spectre 
«'pouvante?  Ah  !  doù  îju'elle  vienne  \'ers  mon 
scdn.  avee  (juelle  joie  je  la   saluerai,  la  mort  ! 

ARAD-ANOr 

S'ils  ne  savaient  mourir,  que  leur  reslerail-il 
donc,   à  ceux  «jui    sont    inhahile.-;  à  vi\'i"u  ? 

SARDA.NAPALK 

Tu  mecoimais.  maître,  nn'eux(jue  je  ne  mecon- 
naîti'ai  jamais.  Je  n'étais  pas  né  pour  vivre.  Ah  ! 
t|uand  bien  même  des   déesses   tendres  eussent 


64  CO.NTKS  SURHUMAINS 

baigné   mon   ccrur   d'une    atinosphèro  de  hon- 
iieur...  Mais  saurais-jo  jamais  qui  je  suis  ? 

A1«AI»-AIN0U 

Si  tu  te  connaissais  loi-inènie,  tu  connaîtrais 
également  l'univers  et  les  dieux  jusqu'à  leur 
source  elle-même. 

SARDANAPALE 

Souvent,  je  me  vois  magnifique  et  surhumain, 
ivre  d'avoir  conquis  sur  la  double  hostilité  de 
la  vie  et  de  la  mort  un  idéal  fland)oyant  d'éter- 
nité. Puis,  par  instants,  je  me  sens  un  enfant 
débile  qu'anéantirait  le  souffle  d'un  pâle  soir.  A 
cette  heure  où  m'afflue  au  front  l'ivresse 
d'être,  écoute:  Je  suis  la  fleur  d'une  race.  Dans 
les  ténèbres  des  siècles,  des  générations  lentes 
ont  nourri  de  leurs  larmes  la  sève  dont  jailli- 
rait ma  présence.  Ah  !  comme  ils  peinèrent, 
ces  tristes  aïeux  devenus  poussière^  afin  (jue 
leur  effort  projette  sur  la  terre  leur  obscur 
idéal  révélé  dans  ma  beauté  !  Et  me  voici  sur- 
gissant sur  h'ur  passé  d'angoisses  comme  un 
conquérant  armure  d'or  sur  la  chair  sanglante 
des  batailles. 

ARAD-ANOU 

Si  des    volontés   mvstérieuses,   humaines    et 


SAIIDANAPALE  0") 

surliuiiiaiiu's,  l'urcnl  j»ro[)ii'('s  à  l';i\  èiicmciil 
(le  fa  gloire,  si  elles  lii-«Mit  de  loi,  non  quehjue 
l'oi  vulgaire  d'inie  (•onlr(''(' limitée,  mais  un  prince 
rt''r|  parmi  les  honnnes.  crois-ln  donc  (jn'rdles 
ne  (r  demanderont  qne  d«'  le  contempler  dans 
Ir  nnroir  au  ilamheau  vacillant  de  ton    orgueil? 

SARKANAPAI.i: 

N'est-ce  donc  j)as  assez  que  d'apparaître  ici- 
l»as.  nind)é  du  rellet  des  forces  di\ines.  Dans 
Il  balance  où  1<'S  archanges  ptjsent  les  incidences 
humaines,  l'essentielle  fierté  de  ma  jeunesse 
lemporle  sur  un  amoncellement  de  laiileurs 
et  d  ignominies.  ,Ic  \ois  en  ma  beauté  la  ré- 
ileinption  des  hideurs  (''trangères  dont  je  souf- 
iVc.  Regarde-moi.  loi  <jui  pénètres  le  langage 
des  l'ormrs.  Sur  mon  corps  juvénile  et  fort  tu 
\ erras.  —  \ cstiges  d'elfrayants  baisers.  —  le 
souvenir  des  splendides  idées  (ju'appela  mon 
incantation,  .lai  fait  de  mon  sein  l'arche  d'un 
magnifique  rè\  e.  etj'ai  lancé  l'armée  tunmltueuse 
de  mes  désirs  à  la  conquête  d  un  absolu.  Le 
Kh('M"0ub  enchaîné  suit  mes  pas  dans  le  désert 
du  monde  ;  car.  de  par  une  prédestination  loin- 
taine. [(^  ne  connnande  pas  seulement  à  des 
peuples  d'hounnt'S.  J'ordoime  au  (juaternaire 
di'S  forces,  et  j'entends  la  voi\  du  silence.  Dans 

4. 


66  CONTES  SURHUMAINS 

r(''t(M'iU'I  miroir  ofi  demeure  ù  jamais  le  rellel 
(les  èlres.  ai-je  pas  iiicrusié  mon  image comiiio 
d'un  type  humain  rayonnant  de  gloire  ? 

ARAD-ANOU 

Enfant,  continue,  je  suis  indulgent. 

SAUUANAPALE 

Tu  as  donc  souffert? 

ARAD-ANOU 

Je  ne  jn'en  souviens  plus. 

SARDANAPALE 

Ail  !  Quand  les  eaux  de  la  mort  me  laveront 
le  cœur,  suffiront-elles  à  en  effacer  toutes  les 
morsures  des  souffrances  passées?  Ta  parole  a 
des  pouvoir  étranges,  maître.  Elle  m'a  foudroyé 
sur  le  sommet  oii  m'emportait  mon  orgueil. 
Ah  !  misère  !  me  voici  redevenu  l'enfant  triste, 
apeuré  du  destin  et  méprisé  de  ton  regard.  Et 
si  tu  ne  détournes  pas  de  l'audacieux  songeur 
ton  front  qui  loge  la  sérénité  conquise,  que 
t'importent  pourtant  nu>s  faiblesses  ! 

ARAD-ANOU 

A  ceux    (jui  ont    franciii  les  sept    cercles  de 


SAHDA.NAPALK  tt7 

r;mi:(»iss('.  l'iiKjiiit'linl*'  il  Un  Iioimiih'  est  sucim'c. 


SAHDANAl'ALK 


Mais  toi-mômc,  sais-tu  touU'  lasoullVance  qui 
peut  ronger  une  poitrine  autre  (jue  la  tienne? 
Sais-tu  toute  l'anf^oisse  de  mes  nuits  sans  som- 
meil "?  Ce  (ju'il  y  a  dans  mon  âme.  le  peux-tu 
mesurer"?  Non  plus  iju'un  lionmie  n'abordera 
vivant  aux  rives  blafardes  de  la  lune,  non  plus 
il  pénétrera  dans  le  mystère  d'un  autre  homme. 
Sais-tu... 

AHAU-ANOU 

Je  sais  tout  ce  que  disent  les  yeux,  tout  ce  que 
chantent  les  formes. 

SAUDA.NAPAI.E 

Klans  brisés  ;  efforts  d'ailes  brutalement  cas- 
sées par  le  bâton  de  l'indicible  Adversaire;  expan- 
sions résorbées;  puissances  trucidées;  forces 
vaines; c'est  votre  lamentable  théorie  qui  j^uidc 
ma  vie  vers  son  devenir,  comme  un  troupeau  de 
lions  mutilés  précéderait  son  pasteur  triste. 
Qu'importe!  ceux-là  seuls  sont  foudroyés  qui 
tentèrent  les  cimes.  Mon  passé  ne  compte  que  des 
défaites.  Mais  le  destin  n"est-il  pas  un  ennemi 
sous  lequel  un  bomiiie  jieut  tomber  sans  honte? 


IJ8  C.ONTKS   SUUHUMAINS 

ARAD-ANOU 

Tu  n'eus  d'autre  ennemi  que  toi-nième.  Elle 
esl  douloureuse,  la  voie  (jui  mène  à  la  surhu- 
manité, douloureuse  et  semée  de  gouffres.  Tu 
as  asccndu  le  versant  de  la  montagne  sacrée. 
Debout  sur"  le  sommet,  regarde  la  pente  qui  te 
ramènera,  prince  du  surhumain  secret,  vers  ta 
place  définitive  parmi  la  vie  humaine.  Tu  n'es 
pas  né,  enfant,  pour  la  perpétuelle  solitude.  Tu 
t'y  laisserais  envahir  de  ténèbres,  flambeau  trop 
pâle!  Les  planètes  qui  sourirent  à  ta  naissance 
ne  t'ont  pas  voué  à  la  tranquilité  du  sage,  mais 
à  l'assaut  des  passions;  il  t'appartient  de  les  con- 
duire, troupeau  frémissant  de  beauté,  vers  la 
conquête  de  ton  idéal,  dont  le  rellet  pourra 
charmer  les  hommes.  Ton  passé,  lils  du  destin, 
pèse  lourdement  à  ton  épaule.  Secoue  ce  far- 
deau pour  tendre  ta  main  libre  à  ton  avenir,  en- 
gendré d'un  baiser  de  ton  vouloir  à  la  bouche 
d'une  providence.  Recrée  ton  verbe  initial  et 
jette  le  dans  la  balance  du  monde!  Songe  que  do 
ton  nom  tu  peux  faire  un  talisman  investissant 
d'une  force  la  bouche  qui  le  proférera.  Songe 
que  tu  peux  à  toutes  tes  virtuelles  fiertés  don- 
ner des  corps  somptueux,  dont  le  cortège  t'em- 
porterait haut  dans  les  cieuxcertains  de  l'espoir 
éternel. 


SAltDA.NAl'AI.K  ()î) 

sAnnANAPAi.r-: 

Ta  parole  veiserait-olle  la  vie  à  ma  volont(' 
ag-onisanlo?  Hélas!  non.  Nous  sommes  tous 
doux  hors  la  vie.  Moi  passionné  fatal,  je  vis 
dans  mon  (lernierespoireommedans  un  tombeau. 
Toi,  nuig^»',  tu  vis  hors  nature,  par  dcdà  le  tour- 
billon des  apparences,  par  delà  l'efilorescence 
des  formes  adorables,  immanente  statue  nichée 
dans  un  orbe  d'éternité.  Est-  il  encore  un  cœur 
en  ton  sein,  un  cœur  dont  le  verbe  me  sauverait 
peut-être  / 

A  H  AD- A. N  01) 

Tun'aîTd'aulre  sauveur  (jue  toi-mC'mc.  I']vade- 
loi  de  ton  orgueil  incomplet,  puisque,  demi-dieu 
intermittent,  tune  saurais  te  maintenir  au  calice 
igné  de  l'orgueil  suprême.  Il  est,  dans  les  races 
déchues,  des  femmes  dont  l'orgueil  refuse  le 
geste  auguste  du  baiser,  tristes  femmes,  mau- 
dites dans  leurs  lianes  (jui  ne  donneront  pas  la 
vie.  ('omme  elles,  te  voilà  stérile  et  lamentable, 
parce  que  ton  orgueil  a  perdu  laudace  de  con- 
(|uérir  sa  place  exacte  dans  l'harmonie  du  monde. 
Etoile  désorbitée,  qui  va  perdre  sa  lueur  en  sa 
chute! 


70  CONTES   SURHUMAINS 

SARDANAPALE 

Du  moins  me  restera-t-  il  une  beauté  de  ténè- 
bres. Ob!  vous,  révoltés,  dont  la  glorieuse  écliine 
fut  brisée,  au  refus  de  se  coui'bei-,  rebelles  éche- 
lonnés sur  tous  les  degrés  montant  de  la  terre 
aux  cieux,  archanges  déchus,  demi-dieux  fou- 
droyés, héros  aggresseurs  de  fatalités,  hommes 
contempteurs  de  la  vie,  vous  tous  ayant 
l'agonie  pour  compagne,  vous  en  qui  je  sens  de 
tristes  frère? ,  vous  dont  les  fières  angoisses 
résonnent  au  fond  de  mes  entrailles,  serai-je 
toujours  semblable  à  vous,  solitaires  vaincus 
du  destin!  0  nobles  bouches  qui  projetèrent  tour 
à  tour  vers  la  nuit  divine  la  pure  haleine  de 
l'hymne  et  le  crachat  du  blasphème,  n'ai-jepas 
senti  sur  ma  chair  une  robe  de  feu  tissée  de  vos 
fraternels  baisers! 

(D'un  geste  véhément,  le  roi  saisit  à  pleines 
77iaiîis  crispées  la  chair  de  sa  poitrine,  comme 
pour  671  arracher  un  dévora7il  €7iveloppement 
de  flam77ies.  Puis  à  gra7ids pas  rapides,  il  va, 
se  frola7it  aux  7nurailles,  co77i77ie  d7i7ie priso7i 
doit  la  fuite  parait  ii7ipossihle .  Mai7ite7ia7it ,  les 
épaules  so7it  enveloppées  d'une  longue  robe  de 
soie  vert  céladon  sur.  laquelle  des  filigranes  de 
cuivre  brodent  des  caractères  occultes.  A  hau- 


SARDANAPALK  71 

tcur  de  l'entre-scins  une  lourde    agrafe  d  or 
ti(juetée  descarfjoucles^  dessine  un  hiérofjbjphe 
solaire.) 

Au  dehors^  léchant  d'une  roiœ  ai(/ue  el  jo- 
viale se  rapproche. 

I.A    VOIX    DU     BOUFFON    RABITOU 

Tâche  à  faire  de  tun  ànie 
La  niaqiiorelle  <lo  ton  envic^ 
Et  saclie  baiser  la  vie 
Comme  une  lenime. 

SARDANAPALE 

Voix  d  «'Il  bas,  voix  qui  railles  et  (jui  souilles, 
comme  tu  sais  chanter  à  l'heure  complice!  Dia- 
bolique ciiaiison  (lu  boulfoii  l^aiouarit  la  beauté, 
comme  tu  viens  toujours  remuer  en  mon  sein 
(les  fanges  stagnantes  !  Rire,  sinistre  rire,  fils 
l)oiteux  (lu  désaccord,  persécuteur  surgissant 
(juand  disparaît  Ibarmonie,  tels  accourent  les 
cauchemars  après  la  fuite  de  la  lumière,  rire 
triste  de  feindre  la  joie,  que  de  fois  tu  m'as  blessé 
l'ânK^  ! 

LE  BOUFFON    RAinxOU 

Ta  jolie  petite  putain  d'àme,  qui  passe  sa  vie 
à  se  regarder  dans  le  miroir,  désires-tu  que  je 
la  fasse  comparaître  à  tes  yeux  fiers? 


7  CONTES  SURHUMAINS 

SARDANAPALE  ù  (lui-nuhne.) 

Si  lu  voulus  plus  haut  monter,  tu  retomberas 
d'autant  plus  bas.  Si  ton  envol  poursuivit  les 
étoiles,  gare  à  ta  chute  prochaine  en  quelque 
profondeur  de  boue.  Norme  de  réaction,  en  quel 
gouffre  me  jetteras-tu? 

LE  BOUFFON  RABITOU 

La  voici,  mon  petit  lils  aimable,  la  voici,  la 
ribaude  que  tu  chéris,  ton  image  et  ton  essence. 
Oh  !  je  la  connais  va,  comme  la  nourrice  connaît 
son  poupon  embrené  ;  je  la  flaire  comme  sur 
les  vieilles  maquillées  les  chiens  sentent  la  puan- 
teur du  tombeau.  Oui,  mon  fils,  as-tu  vu  quelque 
antique  catin  sepomponner  pour  une  fête?  C'est 
ça  ton  âme,  ta  chère  petite  pétasse  d'âme  et 
ton  idolâtrie.  Perruque  rousse  sur  crâne  chauve, 
émail  sur  la  peau  déjetéc  d'outre  vide,  et  noir 
autour  des  yeux,  et  carmin  sur  la  bouche 
rehaussée  d'une  mouche,  et  corset  de  fer  étayant 
les  tétasses  pendouillant  sur  le  ventre  en  cascades . 
Ainsi  attifée  va-t-elle  minauder  devant  son  mi- 
roir où  ses  lèvres  lâches  se  veulent  éperdument 
baiser  elles-mêmes,  dans  un  heurt  sonore  de 
l'or  du  râtelier  à  l'argent  du  miroir.  El  voilà 
l'icastique  syml)ole  de  la  belle  âme  de  mon  sou- 


SAMDANAPAI.K  73 

vorain  seigneur,  n'est-ce  pas,  Monsieur  le  grand 
muge  Arad-Anou  ? 

ARAD-ANou  (à  Sardanapale) 

Tu  peux  l'écouter.  La  face  même  d'un  dieu 
peut  se  rélléciiir  en  grimace  sur  l'illusion  d'un 
ciel  désordonné.  La  vérité  se  différencie  en 
erreur,  la  beauté  en  laideur  à  travers  le  prisme 
des  esprits  faibles. 

(Il  sort.) 

SARDANAPALE 

Oui,  va  toujours,  boull'on,  va  ton  ciiemin 
tors.  Ta  voix  verse  la  joie  amère  des  poisons 
déprimants.  Sauvage  volupté  de  voir  son  intime 
débilité  multipliée  dans  la  bassesse  d'autrui, 
d'entendre  sa  propre  voix  délormée  dans  les 
saccades  d'un  écho  pervers,  de  sentir  l'odeur  de 
son  bel  idéal  pourrie  dans  une  baleine  ignoble  ! 

LE    BOUFFON     RABITOU 

Pourrie,  mon  baleine,  mon  petit  fils  :  alors 
la  tienne  aussi,  de  quebjue  gangrène  puisée  à 
la  môme  source,  au  même  intérieur  de  femelle. 
Il  faut  vraiment  qu'un  pauvre  bouffon  soit  bien 
patient  pour  supporter  tous  les  jours  tes  alga- 
rades de  toqué    prétentieux  et  ton    humeur  de 


74  t:ONT  s  SURHUMAINS 

COCU  mélancolieux  1  Sais-tu  que  le  contact  royal 
est  fâcheux  pour  la  modestie  des  bouffons.  Au- 
près de  toi,  je  finirai  pur  troquer  la  gaîté  de 
mon  état  pour  l'orgueil  fastidieux  du  tien.  Et 
je  deviendrai  fier  de  favoriser  quelquefois  l'en- 
tente des  messieurs  acheteurs  et  des  jolies 
dames  vendeuses,  autant  que  toi  d'encourager 
l'entrée  des  jeunes  gens  dans  les  lupanars, 
de  la  pauvre  argent  du  pauvre  dans  l'escarcelle 
du  riche  et  des  lames  d'acier  dans  la  viande 
humaine,  ce  qui  constitue  incontestablement  la 
triple  fonction  fondamentale  de  tout  pouvoir 
royal,  impérial,  sacerdotal  ou  républicain. 
Mais  va,  rassure-toi,  je  ne  m'infatue  de  rien, 
pas  même  de  ce  que  tu  n'es  pas  mon  cousin  ; 
car  si  je  devenais  orillant  et  pompeux,  je  de- 
viendrais ennuyeux  comme  ton  auguste  et  so- 
lennelle personne,  ce  pourquoi  tu  projetterais 
loin  d'ici  la  mienne  à  coup  de  pied  au  cul,  at- 
tendu que  rien  n'est  fastidieux  comme  de  re- 
trouver dans  autrui  sa  propre  ressemblance. 

SARDANAPALE 

N'aie  cette  peur,  vil  drôle.  Tu  te  sais  lié  à 
moi  par  une  chaîne  solide  :  l'évocation  du 
monde  mauvais  où  grouillent  les  brutaux, 
les  moqueurs  elles  vulgaires.    Nul  cortège  de 


SAKDA.NAPALli  7'j 

Ik^'Ios  n'a  passé  sur  la  Iltic  sans  contcinplour 
(J  licroïsme.  et  ta  présence  m'est  amèrement 
nécessaire,  peut-être,  comme  celle  des  génies 
mérliHiits  ef  <K'S  funestes  conseillers. 

HABITOC 

Ainsi,  une  fois  dans  ta  vie,  tu  auras  dit  une 
parole  sensée.  A  hanter  les  fous,  les  honunes 
deviennent  sages.  Sorti  des  fadaises  métaphy- 
siques, tu  pimrrais  te  montrer  un  honorahle 
<uistre.  Oui,  nous  sonnni;s  de  vieux  alliés,  de 
vieux  complices.  Tiens,  prends  ton  sceptre,  ton 
fier  hàton  de  pasteur  des  hommes. 

SARDAN.VPALE 

Penses-tu  que  je  le  déshonorerais  jusijuà 
t Cn  chàliei'  l'épaule"? 

RABITOU 

Pas  si  vite,  mon  petit  fils.  Prends  ton  scep- 
tre. Voici  dans  ma  droite  ma  marotte  ;  et  tous 
deux  nous  ferons  un  assaut  de  bâton,  de  nos 
bâtons  dont  nous  tapons  sur  le  monde  pour 
sempilernellement.  Vois  celte  marotte,  et  salue- 
la  courtoisement  de  ton  sceptre.  La  hampe  est 
d'un  Itois  plus  dur  qu'un  p.'iallus  de  ^ing^t  ans. 
La  j>0U[)ée  (jui  la  surmonte   seiijupoime  de  soie 


76  CONTES  SU   HUMAINS 

mi-parlié  quercitrine  et  zinzolino,  «'gayée  de 
grelots  tintant  aussi  joyeusement  que  le  rire 
d'une  femme  qui  vient  d'encorner  son  mari.  Si 
ton  sceptre  frappe  ma  marotte  dans  la  ren- 
contre d'une  parade,  tu  l'entendras  plus  vive, 
l'obsédante  sonnaille  dont  l'écho  se  prolonge 
au-delà  de  tes  oreilles  pour  railler  ton  effort,  ton 
énergie,  ton  attaque  et  ta  défense.  Tête,  ban- 
derole ou  flanconade  ?  Ya,  les  coups  du  bouf- 
fon porteront  toujours.  Sa  marotte  est  une  mas- 
sue tintinnabulante,  et  le  jour  oii  ses  grelots 
perdraient  leur  sonorité  claire,  ce  serait  le 
deuil  de  la  terre  et  la  fin  du  monde. 

SARDANAPALE 

La  fin  du  monde!  Elle  viendrait  quand  nulle 
âme  n'aurait  d'amour. 

RABITOU 

Ou  plutôt  quand,  disparus  les  rieurs  comme 
moi,  il  ne  resterait  plus  que  des  philosophes 
connne  toi.  D'ailleurs,  tu  m'agaces  un  peu  à 
traiter  mon  rire  par  dessous  la  jambe.  A  te 
picoter  les  ouïes,  il  dégonfle  l'enflure  de  ton 
orgueil.  Malgré  tes  rêves  ambitieux,  tu  n'es 
que  semblable  aux  autres.  Si  le  bouffon  ne  se 
trouvait  là  pour  rire  de  toi  et  de  tous,  le  monde 


S.VRDA.NAI'AI.K  /  l 

ilt'vit'iidrail  trop  sol,  Iroj)  jin-lciitioux  et  trop 
lude, —  excès  (jui  le  conduirait  à  sa  fin.  Mais 
songe  donc  comme  vous  vous  ennuieriez  tous, 
si  je  n'étais  pas.  Imagines-tu  un  pays  dont  tous 
les  passants  seraient  des  outres  où  s'empileraient 
la  hètise  du  soldat,  la  canaillf^ie  du  juge,  l'hy- 
pocrisie du  prêtre,  édulcon'es  encore  avec  la 
solennité  de  riiipjjopolaiiic  du  niin'Irc  d'école  et 
delà  mère-ahhessede  lupanar.  Les  gens  sont  des 
abcès  (ju(»  le  rire  crèxc  et  c'est  pour  (;a  qu'on 
crè\e  de  rire. 

SAKDA.NAPALK  (à  lin-tui'me) 

La  parole  ignohl»' conlluerail  (hjnc  ave<'  la  pa- 
role sublime,  par  la  magie  du  Ncrhe  proféré.  Ain- 
si ce  qui  est  en  bas  parlerait  comuu'cequi  est 
en  haut,  pour  le  miracle  dune  même  réalisa- 
tion. Eu  l)as  du  fuuu'er.  eu  haut  l'haleine  du 
sob'il  :  c'est  de  là  (jue  nait  la  splendeur  de  la 
rose.  Et  la  voix  du  bouli'on  éveille  en  ma  mémoire 
celle  du  mage:  «  Ton  enthousiasme  ne  te  sera 
(|u  une  force  de  destruction  si  tu  ne  sais  le  si- 
tuer dans  l'harmonie  unisei'selle.  A  (|uoi  bon 
créer  n\\  dieu  en  loi  si  tu  ne  peux  lui  assigiu;r 
sa  j)lace  au  pied  du  dieu  primordial?))  Ah  ! j  ai 
tr'op  écouté  le  battement  de  nujn  cu'ur  pour  <'n- 
tendre  le    rhvliune  de   la    vie.  Or,    voici  que  ce 


78  CONTES  SURHUMAINS 

misrrabic    bon  lion    mo    révélerait     l'Iiuinilité. 


LE   BOUFFON   RABITOU 

Me  piTUils-tu  donc  pour  un  cuistre  ?  Mon  naïf 
plaisir  de  l'engueuler  serait  gâté  s'il  te  plaisait 
(le  la'accorder  en  ton  esprit  licence  de  pédago- 
gue. J'appelle  cuistre  tout  homme  qui  imagine 
une  utilité  au  bout  de  rôle  (ju'il  vient  jouer  en 
ce  monde,  à  la  panne  qu'il  bafouille  en  cabotin 
de  hasard.  Ma  gloire  est  d'être  une  inutilité, 
comnu^  un  chant  de  rossignol,  une  Heur  sans 
sexe  ou  une  belle  fille  morte  pucelle.  Quand  on 
clouera  ma  carcasse  entre  quatre  planches,  on 
écrira  par-dessus  :«  Ci-gît  un  fou.  »  et  sur  la 
tienne  :  «  Ci-gît  un  roi,  un  maître  des  hommes  !  » 
Et  avec  ea  un  long  panégyrique  suffisamment 
mensonger.  Car,  mon  pauvre  petit  enfant,  tu 
n'auras  rien  su  faire,  pas  même  du  feu,  puisque 
pour  manier  la  flamme,  il  faut  être  fou,  ,pbilo- 
sophe  ou  amoureux,  ou  encore  poète,  c'est-à-dire 
posséder  à  la  fois  ces  trois  qualités,  dont  tu 
t'efforces  en  Aain  d'acquérir  la  moindre.  Puis 
les  honnnes  t'estimeront  peut-être  un  fou.  Ainsi 
te  fleurira  leur  bêtise  illimitée  d'un  honneur 
imméi'ilé'. 


SAKDWAPAI.K  79 


SCKNE  m 


SARDANAPALE,  LE  POÈTE 

SARDA.NAPAI.K 

Viens,  jeune  homme  invt;sti  dr  llialeine  so- 
laire, viens  bienvf'nu,  car,  pour  vivre,  le  mondo 
;i  l)esoin  de  ta  parole,  écho  de  sa  propre  cons- 
cience. Et  je  ne  suis  pas,  hélaa!  plus  fort  que  le 
monde.  Parle,  toi  dont  la  voix  inspire  la  force 
et  jette  has  les  prisons  où  languit  la  faihlesse 
humaine.  Parle,  toi  qui  fus  initié  non  j)ardo6 
houïmes.mais  par  des  dieux,  toi  dont  la  lan^i^uo 
est  hénie  de  la  sincérité  divine.  Jai  trouvé  dans 
tes  chants  lesvihrations  multipliées  de  monètre. 
Ta  voix  a  réveillé  des  ang^es  en  moi  endormis. 
En  de  suhlimes  soirs,  j  ai  vécu  l'enchantement 
d'emhrasser  la  catholicité  invoquée  par  tes 
rhythnies,  le  mystère  frémissant  de  s'incarner 
dans  une  foinie  de  heauté  ;  et  ta  j)ensée  me 
posséda  l'àme,  comnu'  un  amant  possède  une 
femme  et  la  féconde.  C'«'8t  l'esprit  des  dieux, 
c'est  le  verbe  éternel  qui  chante  pas  tes  lèvres. 
Tes  veux  grands  ouverts  voient  l'intégral  secret 


80  CONTES    SURHUMAINS 

et  tu  poins  la  vision  dont  tu  (lemcures  ébloui. 
Du  monde  la  tourbe  iiumaine  ne  perçoit  (jue  les 
fugitives  apparences  ;  toi  seulpénètres  sa  réalité, 
son  mobile  et  son  essence.  Il  semble  tel  que  le 
conçoit  la  foule  :  il  est  tel  que  tu  le  chantes,  et 
voici  pourquoi  le  vulgaire  te  crie  halluciné.  La 
taupe  nie  la  vue  du  lynx  .  Je  ne  suis  qu'un  roi 
puissant,  seigneur  des  corps,  prince  des  choses 
vaines.  Tu  es,  toi,  empereur  des  âmes,  et  je  t'é- 
couterai,  maître,  avec  la  joie  frémissante  desen- 
fants prédestinés.  Comme  tout  vivant,  et  parmi 
les  plus  impétueux,  j'ai  clamé  vers  le  bonheur 
avec  les  fougueux  poumons  de  ma  jeunesse.  Je 
promis  la  moitié  de  mon  empire  à  qui  apporterait 
la  joie  plénière  au  monde  ,afin  que  j'en  prenne 
ma  part,  puisqu'il  n'est  pas  d'individuel  bon- 
heur. Toi  qui  peux  vêtir  les  poitrines  d'un  man- 
teau d'enthousiasme,  me  diras-tu  pas  le  secret 
d'être  heureux? 

LE  POÈTE 

As-tu  donc  tout  oublié?  La  vertu  d'un  secret 
s'évanouit  avec  son  nimbe  de  silence,  s'évapore 
au  vent  de  la  divulgation,  parfum  d'un  flacon 
débouché.  Un  arcaneest  une  fleur  des  ténèbres 
qui  meurt  au  premier  baiser  du  soleil.  Si  je  te 


SAHIIA.NAI'ALI-:  81 

11'  donnais,  Ir    supi-ènic   secret    d  èfre  heureux, 
(ju'en  saurais-tu  faire? 

SAHDANAPAI.E 

Tu  parles  comme  ini  roi.  J'ai  parlé  comme  un 
enfant.  C'est  quelquefois  un  étranger  que  j'en- 
tends en  la  voix  é\adée  de  mes  lèvres.  Ton 
front  exhale  la  sérénité  des  forts.  Contre  le  dé- 
goût   d'être,    de  (juej  idéal   as-tu    cuirassé    ton 


sein 


LK  POKTK 

Je  Tai  gardt' nu.  mais  plein  d';imour. 

SARDANAPALF-: 

Pour  mie  femme  ? 

LF,  POÈTR 

Encore  fjue  horni'  par  les  bras  d'une  femme, 
l'amour  sullit  cala  gloire  d'une  vie.  De  toutes  les 
coupes  auxqucdles  l'honnne  tend  les  lèvres, 
l'anïour  de  la  femme  <'st  une  des  plus  pures, 
puis(|u'il  y  boit  la  souffrance. 

SARD.^NAPALE 

Soit.  C'est  une  des  lanières  avec  laqufdle  je 
me  suis  flagellé  l'âme. 


82  CONTKS  SURHUMAINS 

LE  POÈTE 

R('v('ill(',  en  le  silence  de  la  mémoire,  l'ado- 
rable soir  où  te  fut  révélé  le  mystère  du  baisor. 
Si  tu  n'aimais  pas  celle  qui  première  ouvrit 
à  ta  jeunesse  le  sanctuaire  de  ses  flancs,  songe 
(ju(dle  eût  été  ton  extase  alors  d'étreindre  l'é- 
ternelle fiancée  de  ton  rêve.  Sans  doute  au- 
rais-tu senti,  parmi  le  vertige  de  cette  heure, 
g-lisser  sur  ton  front  l'aile  de  la  moi't  qui  plane 
sur  toute  g;rande  joie. 

SARDANAPALE 

Ah!  toi,  l'as-tu  donc  connue  cette  indicible 
extase  vers  laquelle  désespérément  se  t<'ndirent 
mes  bras  ? 

LE  POÈTE 

Regarde-moi  donc.  Tu  verrais  sur  ma  face 
un  autre  ravonnement.  Si  je  l'avais  goûtée, 
cette  extase,  me  parlerais-tu  maintenant? Elle 
eût  seuh' peuplé  ma  vie.  0  rêve  éblouissant  des 
soirs  adolescents,  je  me  résignai  précoce  à  re- 
noncer ta  possession. 

SARDANAPALE 

Alors,  je    te  plains  :  car  renoncer  son  désir, 


SAHDANAP.VLK  H  3 

c'rst  cxposrr  soii  ((l'iir  aux  inoisiircs  plus  vio- 
Iciiti's  (Je  00  mèiiic  désir.  Si  tu  \oulus  mourir, 
ascèt»',  à  la  joie  il<'  vivre,  c'ost  (ju'clli'  brûlait 
ton  sang  du  mirage  de  ses  lointaines  tlammrs. 
Le  renoncement  n'est  que  le  geste  d'une  passion 
forcenée.  Tu  ne  résistes  au  vertige  que  s'il 
t'attir»'. 

LE    POKTE 

Le  phénix  meurt  pour  revi\if  j)lus  glorieuse- 
ment. Si  j  ai  renoncé  1«'S  joies  de  la  terre,  c'est 
afin  «l'en  boire  plus  fortement  l'essence.  Toutes 
les  beautés  du  monde,  que  n'eti'arouche  nul  effort 
de  mes  bras  vers  leur  étreinte,  viennent  ins- 
crire puissamment  leur  reflet  en  mon  âme, 
connue  le  ciel  se  réiléchit  plus  intense  dans  la 
mer. 

SARDANAPAI.E 

Peut-être  n'es-tu  qu'un  pauvre  honnne  inha- 
l>ileàvivre,  réfugié  dans  l'ilot  stérile  de  ta 
rêverie  et  dévoré  de  la  fringale  des  fruits  de  la 
terre  mûris  loin  de  ta  main  faible.  Tu  charme'S 
d'un  air  de  flûte  le  regret  de  n'avoir  démuselé 
les  passions  vers  les  proies  d'ici-bas  ?  Tu  vas 
chantant  ta  vie.  Veux-tu  la  vivre  ?  Veux-tu  t'en- 
velopper  d'un   pan  de  mon  manteau  royal,   et 


»4  CONTES   SURHUMAINS 

veux-tu  toutes  les  joies    que  tu  n'as   pas  mor- 
dues et  dont  je  suis  triste? 

LE  POÈTE 

Offre  donc  une  poussière  de  diamant  à  qui 
possède  une  étoile.  Des  trois  bonheurs  que  la 
vie  tolère:  la  fennne  aimée,  l'idée  conçue  ou 
la  force  d'enthousiasme,  lequel  as-tu  pouvoir 
de  donner  ? 

SARDANAPALE 

Ah  !  nul  vivant,  nul  vivant  ne  peut  donner 
un  bonheur  à  son  semblable  !  Ah  !  roi  de  car- 
naval et  poète  de  mascarade  !  Dérision  de  deux 
augurâtes  majestés  confrontées  à  la  plus 
anxieuse  impuissance  !  Tu  ne  me  communique- 
ras pas  l'arcane  du  bonheur.  Je  ne  te  conférerai 
nulle  joie.  Ah!  solitude,  solitude  de  tous!  D'un 
être  à  un  autre  s'étend  un  infranchissable  désert, 
et  qu'est-ce  qu'une  âme  pourrait  pour  une 
autre  âme  ? 

LE  POÈTE 

Elle  peut  l'amour. 

SARDANAPALE 

Quand  elle  est  surhumaine. 


SAHDANAPAI.K  85 

LK  POKTK 

Siiiii)l('iii('nt  quand  cllr  est    vivante. 

SARDANAPALE 

Ami.  la  iniciuic  est  niortc.  La  puissance  per- 
manente daimer  nhahite  qu'un  sein  royal, 
(^-elle  flont  je  fus  lintermittent  dc'positaire  m'a- 
handonna.  Une  aire  ofi  ne  niehe  plus  d'aij,^le 
n'est  (ju'un  Irou  dans  une  pierre.  Un  lionniie, 
vidé  d'amour  n'est  qu'un  eadavre.  Me  crois-tu 
vivant? 

I.E  POÈTE 

Oui.  |)uis(juelu  souHres. 

SAHltANAPALE 

Tes  yeux  ne  voient  pas.  Je  te  dis  que  mon 
âme  est  morte.  Le  monde  ne  peut  être  poui" 
(die  que  les  six  parois  d'un  tombeau.  Elle  est 
morlo,  t<'  dis-je.  et  vain  tliéurg-e  dont  les  mains 
tremblent,  le  dernier  espoir  enfanté  d'i  lie  in- 
cnnte  sa  scabreuse  résurrection. 

LE  POÈTE 

Los  morts  ressuscitent.  Ils  ont  cliano:é  la 
forme  de  leur  vie.  Nulle  mort  n'est  une  fin. 


80  C.OISÏES   SURHUMAINS 


DEUXIÈME  PARTIE 


( Sardanapale  est  seul  sur  une  terrasse  du 
palais.  La  nuit  chaude  tombe  sur  la  ville. 
Des  lueurs  .^'avivent  aux  plans  divers  des 
ténèbres.  La  terre  souffle  une  haleine  de  vo- 
lupté. Le  silence  des  étoiles  s'écoule  sur  les 
hommes.  A  l'Ouest,  des  feux  fascés  Jaillis- 
sent du  temple d'Ischtar  universelle.  Lumières 
et  ?nusi(/ues  viennent  de  là,  car,  sur  une  des 
terrasses,  les  courtisanes  sacrées  chantent  un 
hymne  à  la  Luxure:) 

0  Luxure, 
Toi  dont  l'haleino  de  flainiiie  pénètre  les 
corps  comme  l'emprise  de  hi  foudre  ;  Reine 
des  lianes  féconds,  reine  des  lianes  stériles  ; 
mère  dont  le  cœur  émane,  inextinguibles,  les 
baisers  qui  font  crier,  les  caresses  qui  font 
mourir;  sœur  consolatrice  aux  détrt^sses  de 
vivre  ;  déesse  aux  yeux  d'abîme,  amante  aux 
seins  de  lave.  Luxure,  soit  bénie  dans  le  temps 
et  l'espace  ! 


SARDANAPALK  87 

U  Liixiirt'. 

Les  homnu'S  vont.  cluTchant  1«>  l)onli('iir 
p.'U'dcs  \oi('s  (Ji\tTS('s.  Toutes  iiiùncnt  au  p^ouf- 
IVr  (le  riiujiossil)l(%  liors  loi.  Luxure  aug'usle. 
Les  bras  tendus  vers  les  eieux  uélreindront 
jamais  les  rêves.  Mais  ils  ('treij^nent.  é[)erdus 
de  seiitii'  un  tlux  de  llainnie  en  leurs  veines,  les 
chairs  pantelantes  et  erisp(''es.  Les  plus  purs 
entliousiasnies  vont  hriseï-  leui'  vol  au  roc  du 
désesj)oir.  Seul  le  \ertiy,e  des  sp;ismes  emporte 
les  àines  au  cœur  des  Dieux. 
0  Luxure, 

Luxure  saen'e.  lu  l'è^nes  sur  1<'S  candides 
animaux  (jui,  magnili(jues  d'ohéir  à  ta  force, 
t'ont  les  gestes  d'amour  sous  les  yeux  du  so- 
leil. Les  momies  sexués  forni(juent  dans  l'étlier. 
Les  ctéïs  bleus  des  étoil«>s  béent  N'ers  les  phal- 
lus des  soleils  sans  nombre,  tressaillants  connue 
les  pistils  des  lys  sous  la  pluie  doré-e  du  pollen. 
U  Luxur»'. 

Il  n'est  pas  de  dieux  sans  blasphèmes. 
(JuehjiifS  uns  t'iusulleiil.  et  foulent  aux  pieds 
ta  couronm'  de  sanglantes  roses.  Mais  la  haine 
n'est  que  la  rébellion  de  l'amour.  Les  pâles 
asctMes  et  les  lilles  (jui  meur'ent  dans  le  froid 
parfum  de  la  \  irginité  no  ton!  renoncée  (ju'à 
cause  d'ôtre   éperdus  de   ton     vertif^e.    VA    leur 


88  (.ONTES  SURHUMAINS 

rêve  négateur  est  fasciné  de  ton  image  en    feu. 
0  Luxure, 

Ah  !  soit  maudit  qui  t'a  maudite,  ô  juaîtresse 
des  iiommes,  seule  Heur  cueillie  sur  la  prairie 
des  désirs  !  Toi,  bergère  des  vivants,  tu  les  con- 
duis vers  la  mort  par  des  chemins  de  joie.  Tu 
portes  l'infini  dans  tes  mains  frémissantes,  et 
tes  lèvres  sont  la  coupe  de  flamme  offrant  la 
gloire  d'exister  en  forces  multipliées. 
0  Luxure, 

Les  ignorants  du  Mystère  croient  que  la 
mort  les  délivrera  de  ton  joug.  Vain  espoir!  Tu 
domines  plus  àprement  la  patrie  des  morts,  ô 
déesse  pareille  à  la  mort.  Les  sept  zones  pre- 
mières que  traversent  les  défunts  de  la  terre 
en  désir  de  réintégrer  rimmémoriale  Unité,  tu 
les  tiens  en  ta  droite.  Les  tourbillons  de  l'astra- 
lité  roulent  des  effluves  sexuels  d'une  irré- 
sistible véhémence  ;  et  l'honniie  qui,  vivant, 
chercha  Dieu  dans  les  flancs  delà  ft'umie,  mort 
le  clierchera  dans  la  matrice  des  Lamies. 
0  Luxure, 

Dis-nous,  déesse:  Avons-nous  pénétré  tous 
tes  arcanes  ?  Les  aïeux  ont-ils  légué  toutes  les 
sciences  de  tes  vertus  ?  Est-il  encore,  en  tes 
sanctuaires,  des  mystères  inviolés  ?  A  ton  culte 
éternel   esl-il   de   nouv<>aux   rites  ?  Oh  !  Parle? 


S.vni)A.\APAl,K  80 

(iOnnais-tu  des  péclirs  (jue  la  [orvr  n'ait  pas 
roiiiinis?Nous  pnsoifrnoras-tu  des  ('trcintcs  plus 
rliauiics  et  des  baisere  jilus  forts  ? 
0  Luxure, 
Toi  doni  l'Iialeinc  de  llaimiic  jx'iirlrr  les  corps 
romnie  l'emprise  de  la  foudre  ;  Heine  des  flancs 
ft^conds,  reine  des  flancs  stériles  ;  mère  dont  le 
(•(pur  émane,  inextinguibles,  les  baisers  qui  font 
crier,  les  caresses  qui  font  mourir;  scrur  con- 
solatrice aux  détresses  de  vivre;  déesse  aux 
veux  d'abîme,  amante  aux  seins  <le  lave. 
Luxure,  sois  bénie  dans  le  temps  et  l'espace! 

SARIJANAPALE 

Ah!  voix  menteuses!  tu  mens  comme  elle,  ô 
Luxure,  toi  le  plus  décevant  îles  sourires,  al- 
chimiste malfaisant  qui  transmutes  en  tristesse 
les  promesses  de  tes  joies  !  Combien  de  mes 
frères  antérieurs,  nobles  entre  les  fils  de  la 
femme,  ont  rué  désespérément  leur  àmc  vers 
ton  sourire  !  (Complice  du  désert,  ton  mirage 
invite  en  vain  mon  regard.  (Ihaudes  voix  de 
la  nuit,  vous  déferlez  en  vain  vers  ma  poitrine. 
Ah!  plutôt  dépouillez  donc  le  mensonge  de 
votre  extase!  Pleurez  l'impuissante  Luxure, 
pleurez  encore  cette  efTort  imposteur  des 
honnnes,    et    que    vos     hymnes     sanglotantes 


1)0  CONTES  SURHUMAINS 

avouent   loyalement   aux    rtoiles    l'avortenient 
d'un  bel  espoir  de  la  terre  ! 

LKS  VOIX  DES  covRTiiyX^R^  (repre/inenf  au  lointain:) 

Apparais  don(!  nue  comme  la  vérité,  ù 
Luxure  !  Et  nous  arracherons  de  ta  chevelure 
Ion  diadème,  et  nous  déchirerons  les  mailles 
légères  d'orfroi  à  travers  lesquelles  nos  lèvres 
désirèrent  les  Heurs  de  ta  poitrine  et  la  toison 
d'or  de  ton  ventre.  Sois  nue,  ù  Luxure,  connue 
le  squelette  dépouillé  de  sa  chair.  Ainsi  tu  n"es 
pas  belle!  Et  cela,  nous  l'avons  su  dès  ton  pre- 
mier contact.  Nous  ne  t'avons  aimée  qu'en 
désespoir,  ù  reine  sombre  dont  la  face  réelle 
est  rêche  au  baiser.  Ta  force,  nous  nous  sonnnes 
enivrées  de  la  chanter,  et,  anéantissant  l'écho 
de  nos  voix,  le  silence  sacré  nous  enseignait 
notre  imposture.  Mais  qu(d  sacerdoce  n'a  pas 
induit  son  pontife  à  l'imposture?  Heureux  ({ui 
donne  au  monde  un  mensonge  nouveau  ! 

SARDANAPAI.E 

Et  malheureux  (jui  lui  apporte  une  éternelle 
vérité!  Mais  que  m'importent  ces  chants  sophis- 
li(juésl  Vais-je  pas,  enfant  troublé,  laisser  en- 
trer en  moi  des  \  oix  étrangères  !  Suis-je  pas 
né  trop   solitaire  pour    qu'une   parole   d'autrui 


SARDA.NAPAI.K  IH 

puisse  se  rt'^pcrcutci'  on  moi.  Ilomiiir.  [)auNrr 
hoiiimr  de  peu  dr  force,  tâche  à  vivre  (a  vie  et 
la  iiiorl  selon  loi-riièine,  et  rassemble,  pour 
l'incantation  de  ton  essentiel  espoir,  les  der- 
nières forces  qui  te  restent.  Ah!  si  mon  âme  a 
puissance  d'enjîondror,  si  mon  ombre  peuls'ins- 
crii'e  sui"  ir  uujr  du  destin,  si  mon  sein  s'ai- 
mantiî  encore  d'un  peu  de  force  étoilée,  ijue 
la  projection  de  ma  voix  monle  comme  une 
eau-forle  le  cuivre  du  futur!  0  femme  que 
j'aimerai,  tu  dois  pourtant  entendre  mon  appel. 
Pourquoi  n'es-tu  pas  encore  venue?  Pourquoi 
n'es-tu  pas  là?  Je  sais  que  tu  viendras  vers  ton 
amant,  vers  celui  qui  tournoie  dans  le  désir  et 
la  douleur,  ilans  le  désespoir  et  l'espoir,  et  qui 
vivrait  de  ton  baiser  comme  d'autres  en  sont 
morts. 

Tu  viendras  comme  si  tu  étais  la  forme  de 
mon  désir  frémissant  et  multiforme,  comme  si 
fa  chair  était  pétrie  de  iiwa  larmes,  de  mes 
sueurs  et  de  mon  sang^. 

Tu  viendras  comme  si  tu  étais  l'incarnation 
étonnée  de  tout  ce  que  j'ai  aimé  dans  la  vie; 
comme  si,  derrière  loi  s'élargissait  à  l'inlini  un 
sillage  de  toutes  les  beautés  dont  eni\  rèrent 
mes  yeux  le  monde  visible  et  le  monde  invi- 
sible; comme    si.  de    tes  deux  seins,  l'un  était 


92  CONTKS   SURHUMAINS 

r  éternelle   Beauh'.  l'autre    réternelle   Justice. 

Tu  viendras  comme  si  tu  étais  le  bonheur 
lui-même,  le  bonheur  dont  le  baiser  trop  fort 
laisserait  peut-être  à  nos  faibles  âmes  une  sa- 
veur amère. 

Tu  viendras  comme  si  ton  cœur  était  d'acier, 
et  comme  si  mon  sein  était  la  montagne  d'ai- 
mant qui  s'élève  au  pôle  du  monde.  Tu  viendras 
quand  tu  devrais  marcher,  pieds  nus,  sur  des 
pointes  de  fer  rouge;  quand  tu  devrais  frayer 
ta  voie  par  la  force,  par  la  ruse  ou  par  le  crime; 
quand  tu  devrais  mentir  à  ton  idéal  ou  tuer  le 
chien  qui  t'aime. 

Tu  viendras  comme  si  tous  ceux  qui  sont 
morts  d'amour,  depuis  l'enfance  de  la  terre, 
sortaient  du  tombeau  pour  te  jeter  vers  mes 
bras. 

Tu  viendras  comme  si  tu  étais  le  spectre 
souriant  d'un  amour  assassiné  par  sa  propre 
violence. 

Tu  viendras  connue  si  tu  étais  la  statue 
même  de  la  mort  désirée,  comme  si  tu  étais, 
par  delà  la  mort,  une  immortalité  d'angoisse, 
de  torture  et  de  désespoir. 

(Aux  dernières  vibrations  de  ses  paroles^  le 
jeune  ho/n?ne  a  tressailli.  Au  pro/'o?id  de  son 


SAilDAN  APALE 


93 


être,  lin  choc  'in  retour  l'avertit  que  son  incan- 
tation n'a  pas  i'branlé  en  vain  les  ondes  stel- 
laires  de  la  nuit. 


(Or,  depuis  cette  soirée,  des  Jours  ont  coulé 
sur  le  front  du  roi.  Leur  nombre  ^!  Qu'importe  ! 
Seules  valent  les  heures  de  détresse  ou  d'espoir. 
Iladvint  que  rinconnuequil  appelait  est  venue. 
Comment*  Qu  importe  t  Les  êtres  marchent  les 
uns  vers  les  autres  selon  l'élan  d  inéluctables 
affinités.) 

SAUDANAl'Al.r, 

A\anl  la  wnue.j  avais  cru  vi\r('.  I|j;noi'aiu-('! 
Au  balcon  de  la  mort  je  reç^ardais  passer  la 
\  ie.  Je  me  souviens  encore,  en  ce  si«'cle,  sur 
celle  terre;  en  d'aiilres  à<ies,  sur  d'autres 
mondes,  de  hallenienls  d'ailes  dans  une  caverne, 
delà,  ce  lut  moi. 

HKLIBAH 

Je  ne  connais  d'auti'e  pens«'e  (jue  d'axoir 
.iltcmlu  les  bras.  J'i'lais  une  princesse  emloi'mie 
d  un  iuMurmorial  sonnncil.  Tes  Irvrcs  m'ont 
é\  cilliM'. 


94  CONTES  SURHUMAIINS 

SAUDAÎVAl'ALK 

Tu  parles  Je  ton  passt'.  11  fut  mon  exil  et 
nui  soutiranec.  On  se  rencontre  toujours  trop 
tard.  Avant  que  je  ne  t'aie  vue,  tout  ce  qui  t'ef- 
fleura m'a  blessé,  tout  ce  (jui  te  lit  mal  m'op- 
prime encore.  Songe  ({ue  ma  seule  jalousie 
attaque  dos  choses  d'autrefois.  Car  je  suis 
jaloux  des  roses  (jui  t'ont  charmée,  jaloux  des 
heures  de  joie  qui  gonflèrent  ton  sein,  jaloux 
delà  douleur,  qui  t'a  baisé  la  bouche  avec  sa 
gueule  en  fer  rougi.  Ah!  que  rien  au  monde 
ne  t'ait  touchée,  enfant  délicieuse  !  Que  nulle 
paupière  n'ait  palpité  de  volupté  sous  la  caresse 
de  ton  apparition!  Que  tu  sois  sortie  de  limbes 
solitaires  pour  entrer  aussitôt  dans    mes  bras! 

HKLIBAH 

Il  fut  des  années  de  moi  que  tu  ignores. 
Les  transfigurations  de  ma  beauté,  les  succes- 
sives apparences  de  mon  être  demeureront  in- 
connues à  tes  yeux  d'amour.  ïu  n'auras  pas 
vu  mon  enfance  rose  et  mon  adolescence  mauve. 
Mon  passé  n'est  qu'un  lys  mort  dont  l'inutile 
parfum  s'est  évaporé  dans  un  orbe  de  soli- 
tude. 

SARDANAPALE 

Parfum  que    d'occultes  brises    m'apportaient 


SAlUt.V.NAl'Al.K  9!> 

eu  hoiillV'cs  (l"t'sjtt''r;iru't'.  Va,  dans  laroriir  Jcs 
nuits  dt-lt'',  par  (juoi  devient  sensible  à  nos 
pditrines  le  respir  de  la  terre,  j'ai  reconnu 
riialeine  de  la  vie.  de  la  forle  et  rayonnante 
vie,  concentration  de  nies   attentes. 

HÉI.IBAH 

Il  est,  au  profond  de  l'océan,  des  Heurs  nier- 
veilli'uses  dont  nul  œil  humain  ne  soupçonne 
la  jj^loire.  Ainsi  sous  le  monotone  déferlage  des 
heures,  de  moi  des  splendeurs  s  ellleurirent, 
voui'es  an  secri't.  Je  fus,  dans  une  forme  h»*- 
rohjue.  une  àmc  d'élection.  Mais  ma  .jeauté 
chantait  un  hynnie  trop  puissant  pour  que  les 
hommes  l'entendent.  Les  ailes  de  ma  pensée 
leur  eussent  donné  le  vertige  ;  et  ma  vie  n'a  pas 
révélé  le  mystère  de  mes  aspirations,  la  force 
demesvirtualites.il  me  send)lait  que  mes  lèvres 
et  mon  C(r ur  ne  devaient  s'ouvrir  qu'au 
baiser  d'un  dieu.  Je  n'ai  pas  marché  nue.  même 
dans  le  désert  :  et  mon  âme  s'i'st  envtdoppée  du 
silencieux  orgueil  d'exister.  Hélas  !  mon  bien 
aimé,  ces  épanouissements  de  moi  te  fun-ul 
perdus. 

S.A.RDAN.\PALE 

Non.  car  je  te  rêvais. 


96  CONTKS  SURHUMAINS 

HKLlIiAH 

En  moi  tu  no  trouveras  pas  une  amante  de 
joie.  Lurne  de  mon  C(rur  est  toute  fragranle 
de  mélancolies.  Et  dans  le  ravissem(>nt  de  tes 
bras, je  t'apporte  le  regret  de  st«''riles  autrefois. 
J'aurais  tant  voulu  quaucime  heure  ne  nous  eût 
touchés  sans  nous  jeter  lun  vers  lautre,  (jue 
ta  vie  et  la  mienne  eussent  été  confondues  de 
la  naissance  à  la  mort,  comme  nos  èlres  sont 
pendant  le  baiser  de  nos  chairs. 

SARDANAPALE 

Oui,  malgré  nos  efforts,  nos  cœurs  sont  lourds 
du  passé.  Notre  vie  sur  la  terre,  nos  antérieures 
vies  oubliées  en  d'autres  cycles,  sur  d'autres 
mon(les,jettentlepoidsde  leurs  chaînes  sur  nos 
essors. Toi,  chère  tète,  peut-être  peux-tu  encore 
vers  l'amour  le  voldes  grandes  frégates  vers  l'ac- 
calmie. Jai  peur  dètre  pour  l'amour  connue  pour 
toutes  les  !)eautés,  un  aigle  éclamé. 

HÉLIRAH 

Ne  sens-tu  pas  en  moi  la  force  de  lier  et  de 
délier?  Va,  je  te  délivrerai  de  toutes  entraves. 
Je  ne  me  souviens  que  de  t'avoir  espéré.  Je  ne 
saurais  te  perdre.  Et  je  t'emporterai,  dans  mes 


SARUA.NAPALK  97 

forts  Itras    de  iiMiiinc.  jusqu'aux  étoiles  (le  ton 
désir. 

SARUANAPAI.K 

Oui,  tu  ne  projetteras,  quoique  femme,  sur 
mon  ascendant  nulle  ombre,  puisque  tu  émanes 
de  la  lumière.  Oui,  dès  ton  approche,  dès  ton 
premier  pas  vers  mon  sein,  j'ai  senti  ton  rayon- 
nement exaller  en  moi,  —  suprême  espoir  !  — 
la  beauté  qui  y  sonnneillr.  Oui,  toi,  toi  seule 
au  monde,  parmi  les  êtres,  les  choses  et  les  rê- 
ves, ne  fus  ni  inférieure  à  mon  désir,  ni  supé- 
rieure à  ma  puissance.  Salut  à  celle  de  ma  hau- 
teur! Et  ton  baiser  reste  l'unique  rose  que  j'au- 
rai cueillie  dans  le  jardin  des  beaux  songes. 
Aux  lointains  horizons  de  tes  yeux  clairs,  j'ai 
découvert  le  pays  où  Tair  mest  léger,  où  les 
sources  me  sont  fraîches. 

HÉLIBAH 

Ainsi  tu  sens  monter  en  toi  la  foi  définitive 
en  mon  œuvre  d'amour,  pour  lacjuclle  je  naquis. 
Oui,  nous  donnerons  à  notre  baiser  la  force 
conquérante,  la  force  égale  aux  dieux. 

SAHUANAPAI.K       -^ 

Ton  l)aisers'appuierasurune  image.  Car  pour 

6 


98  CONTES   SURHUMAINS 

le  recevoir,  je  deviendrai   Tlioninie   adéquat  à 
son  rêve  essentiel,  la  statue  de  mon  idéal. 

HÉLIBAH 

L'amour  n'étreint  jamais  que  des  images.  11 
s'exalte  d'envelopper  sa  propre  création.  Je 
t'aime,  je  t'ai  créé. 

SARDANAPALE 

Tu  m'as  créé  tel  que  je  devrais  être.  Merci!  Si  je 
ne  le  pus  dans  l'air  de  la  terre,  du  moins  au 
monde  de  ton  cœur  j'aurai  été  moi-même.  Au 
miroir  de  tes  yeux  délicieux,  je  me  vois  vêtu  de 
gloire,  et  tes  flancs  de  joie  sont  le  socle  d'où 
jaillit  ma  figure  panthée.  Que  m'importe  de  n'a- 
voir jeté  sur  la  boue  de  cette  planète  l'ombre 
exacte  de  ma  stature  !  Au  palais  de  ton  cœur  je 
me  sens  roi.  Partout  ailleurs  je  fus  le  solitaire 
étranger  poursuivi  par  l'hostilité  des  regards, 
par  l'incompréhension  des  âmes. 

HÉLIBAH 

Saurai-je  demeurer  à  liauteur  de  ton  rêve  ? 
Toute  fleur  de  beauté  se  fane;  toute  flamme  s'é- 
teint. L'amour  a  la  durée  d'un  baiser  de  la  vie 
à  la  mort.  Au  palais  de  mon  cœur,  fragile  cœur 
de  femme,  tu  seras  peut-être  un  jour  le  men- 
diant errant  parmi  les  ruines.  Et  le    soir,   le 


SAUhANAPALK 


î)0 


Iristr  soir  de  \ivrt',  Ncrra  nos  ombres,  paii- 
Mcs  (niibrcs  coiirhées,  cliorchcr,  clicrchcr  en- 
core les  <lt'l)ris  de  nos  beaux  soiiNeiiii's  jxxir  en 
l)àtn"  noire  (b-nnei'  nl)ri. 

SARDANAPAI.K 

Qu'importe!  (Juimporle,  si  dr  \a  gangue  in- 
linie  (b-  réierniti'  nous  avons  extrail  l'or  déro- 
rant  noire  \  ie  !  ^'a.  les  beiires  aibnnanlines  (b' 
suliJimilu  ne  s  ellacenl  pas.  vaines  esclaves  du 
lemj)s.  Toute  beauté  est  imptM-issal)b'.  car  elle 
inscrit  son  reflet  dans  la    lumière    inunortelle, 

HÉIJBAH 

Alors  (jue  nous  reste-t-ii  à  demandera  la  vie 
(b'  la  tei're.  sinon  la  décbéance  de  notre  extase? 
Alteudi'e  la  menace  de  l'ennemi,  c'est  jjn'senter 
le  ilanc  à  ses  coups.  L'amoui"  ne  r<'eoit  de 
couronnes  (jue  de  sa  so'ur  la  nioi-t. 

SARDANAPALE 

0  terrestre  existence  !  Elle  n'est  ])as  le  jar- 
din de  (b'dices  qu'en  elle  cbercbent  les  insensés 
du  troupeau  bumain.  Elle  ne  peut  donner  à  ses 
favoris  le  boubeurni  sa  menue  moimaie  la  joie. 
Seuls  sont  saj^^es  ceux  (|ui  lui  demandent  la 
souffrance.  Elle  ne  saurait  ollVir  autre  larf^esse. 


BIBLIOTHECA 


100  CONTES  SURHUMAINS 

Et  piiis(ju"('lh'  nous  attribua  la  boautr  do  cette 
heure,  nous  la  quitterons,  coHirs  reconnaissants. 
La  mort  nous  appelle  de  sa  forte  voix  surnatu- 
relle. 

HÉLIBAH 

Et  nous  franchirons  enlacés  la  porte  qu'elle 
nous  ouvre,  la  seule  assez  haute  pour  nos  fronts 
exaltt's  de  baisers. 

SARDANAPALE 

Et  puisque  nous  n'atteignons  pas  la  sublime 
humilité  d'accepter  la  vie,  que  notre  mort  jette 
sur  la  terre  une  lueur  éblouissante  et  perdura- 
ble  !  Songe,  ma  bien-aiuiée,  pour  notre  suprê- 
me hymen,  aux  flamboiements  d  un  baiser 
(juapercevraient  les  étoiles! 

HÉLIBAH 

Couples  d'amour  qui  souffrez  sur  la  terre, 
couples  d'amour  enlacés  sur  les  sphères  loin- 
taines, veuillez  accueillir  d'un  sourire  de  salut 
le  royal  incendit^  voilant  de  flammes  notre  der- 
nier baiser!  Tout  de  nous  sera  transformé  :  Nos 
chairs  en  cendres,  notre  amour  en  union  plus 
profonde. 


S.VHDANAI'AI.K  101 

SA1U)ANAP\LK 

Ainsi  suil-il  ! 

(Lea  voix  des  amafits  s'évanouissent  dans  le 
tnurtiiurc  du  baiser. 


( h\  cette  nuit-là^  les  pasteurs  épars  sur  la 
plaine  et  les  ino?its  s'étonnèrent  d'un  prodi- 
gieuj'  paniboiemenf  dissipant  les  ténèbres. 
L haleine  du  vent  emportait,  avec  les  houles 
d'étincelles,  l'odeur  résineuse  des  cèdres  et  des 
pins:  La  lueur  colossale  du  bxXcher  montait 
vers  les  étoiles  avec  les  âmes  des  deux  amants. 
Elle  couve  encore  sous  cette  cendre  qu  est  la 
mémoire  des  hommes...  cendre,  suprême  pa- 
rure attribuée  à  tout  orgueil.) 


LE  MYSTÈRE  DUNE  INCARNATION 


U-:  .MVSTKRK  DINK  LXCAUXATIOX 


Et  mine  et  semper  dilecrœ  dicatum 

A  cette  «'poque,  dans  un  accès  vj^'hémont  de 
misantliropio,  je  m'étais  retint  dans  une  baie 
faroucht'  de  la  côte  bretonne.  Le  cbarme  d'un 
jiclit  villauc  drlicieuseraent  assis  devant  la  mer 
avait  arrrtr-  mes  pas  de  voyag'<'ur.  Le  groupe 
de  sombres  cbaumirres  oh  de  pauvres  gens 
\  ivaient  p«''niblemt'iil  de  la  ptHlie  n'avait  certes 
aucune  originalit»'-  spt'ciale.  Mais  l'âme  de  ce 
site  enveloppait  de  douceur  Tàme  attristée  du 
passanl.  Di's  bois  d(;  cbènes  et  d'ormes  iso- 
laient de  riiorizon  terrestre  le  fouillis  des  ca- 
Itancs  dont  les  ouvertures  béaient  vers  ces 
IVonilaisoiis  protégées  du  vent  d'ouest  par  un 
rempart  de  buttes  abruptes   de  granit. 

A  cet  endroit,  le  paysage  se  divisait  en  deux 
parts  de  caractères  antitbéti([ues.  A  l'Est,  s'en- 
fonçjant  dans  les  terres,  il  étalait  la  joie  d'une 
végétation  drue  et  somptueuse;  à  l'ouest,  le  sol 


106  MONTES  SURHUMAINS 

onlrant  en  promontoire  dans  l'Atlantique 
consistait  en  une  série  d'énormes  masses  grani- 
tiques d'une  sauvagerie  violente.  Campé  dans 
ce  village,  je  pouvais  contempler  à  la  fois  les 
deux  aspects  les  plus  contraires  de  la  multi- 
forme nature,  son  plus  câlin  sourire  et  sa  plus 
effroyable  convulsion. 

Adjacent  au  village,  un  tout  pelit  cimetière 
descendait  en  pente  douce  vers  une  grève  formant 
une  courte  solution  de  continuité  entre  les  fa- 
laises béantes  de  la  côte.  Dans  les  grandes 
marées,  le  flux  venait  affleurer  les  tombes  les 
plus  proches.  Je  n'oublierai  jamais  l'impres- 
sion que  me  causa  ma  première  visite  à  cette 
nécropole  menue.  Enclose  d'un  mur  à  hauteur 
d'appui,  on  y  pénétrait,  comme  dans  presque 
tous  les  cimetières  des  campagnes  bretonnes, 
en  franchissant  un  échalier  taillé  dans  le  gra- 
nit. Un  soleil  ardent  mirait  la  mer  bleue.  Des 
pierres  tombales  festonnées  de  ronces  et  de  lierres 
pesaient  sur  la  terre  lourde  et  jaune.  Entre 
elles  avaient  poussé  de  vieux  pins  dont  le  s 
maigres  troncs  nus  s'en  allaient  porter  très 
haut  dans  le  ciel  les  cimes  sphéroïdales,  nuages 
opaques,  oij  gazouillaient  quelques  mésanges. 
Ah!  l'adorable  cimetière!  Comme  il  s'y  repo- 
serait   délicieusement,  le  corps  las,  immortel- 


LE    MYSTÈRE  d'uNE  INCARNATION  107 

lemcnl  hcrcé  parle  cliant  des  va^^ues.  A  la  sé- 
jiulluio  grandiose  de  Cliàteauhriand  dans  son 
solitaire  îlot,  j'aurais  j)référé  un  coin  dans  ce 
champ  funéraire  où  ranj:;e  de  la  mort,  (juand 
il  y  passait,    devait   sourire. 

Sur  des  croix  je  lus  des  noms  celtes.  Quelques 
inscriptions  étaient  analogues  à  celle-ci  :  «  A 
la  mémoire  de  Jean-Vvon  Guivarec'h  perdu 
t'ii  nii-r.».  Ainsi,  jilusieurs  de  ces  sépultures 
citaient  le  nom  de  cadavres  qu'elles  n'avaient 
jamais  reçus,  et  ((ue  les  Ilots  roulaient  toujours 
sur  des  lits  dalgues  roses.  Mais  ces  trépassés- 
là,  assurent  les  vieillards,  reviennent  chaque 
année  passer  le  jour  des  morts  dans  la  tombe 
ordinairement  vide,  afin  d'entendre  les  prières 
dites  pour  leur  âme  par  des  voix  aimées. 

Une  tombe  fleurie  de  superbes  roses  rouges, 
et  d'aspect  dillV'reiil  des  autres  me  frappa.  Elle 
portait  une  croix  ansée,  sculptée  dans  le  granit, 
et  chargée  de  l'inscription  suivante: 

MiHiAME  Hélène 
23  novembre     ... — 3  février 
Irhauiat  haec  anim.^  meam 

Celle  dont  la  dépouille  reposait  là  n'avait 
donc  pas  vécu  deux  mois  !  Quel  inconnaissable 
destinjetleces  êtres  dans  un  monde  qu'ils  déser- 


1  CONTES  SURHUMAINS 

lent  aussittM?  Quelque  chose  m'attirait  vers  ce 
sépulcre  de  petitcnfant.  Pourquoi,  dans  ce  cime- 
tière de  marins,  Tétrange  mysticité  de  cette  ins- 
cription latine?  Puis  était-ce,  ou  non,  par 
hasard  que  cette  croix  ansée  érigeait  là  sa  forme, 
inusitée  en  pays  chrétiens  et  dont  les  théolo- 
giens, sauf  peut-être  TertuUien,  n'ont  pas  en- 
trevu le  très  antique  symholisme  ? 

Rentré  àl'auberge,  mon  premier  soin  fut  de 
questionner  l'hôtesse  sur  ce  tombeau.  Précisé- 
ment se  trouvait  là  une  bonne  femme  du  village, 
la  vieille  Katell,  renommée  dans  les  environs 
pour  ce  qu'elle  parlait  admirablenient  le  fran- 
çais. Katell,  heureuse  de  montrer  son  talent 
de  conteuse  à  un  «  monsieur  delà  ville  »  me  fît, 
de  sa  voix  chantante  et  mélopéenne  un  prolixe 
récit  d'oii  je  parvins  à  démêler  les  faits  princi- 
paux. 

Le  petit  être  endormi  dans  la  tombe  depuis  près 
de  cinquante  ans  était  la  fille  d'un  vieil  original  qui 
habitait  à  un  kilomètre  du  village,  sur  la  côte, 
une  maison  isolée.  Autrefois,  —  c'était  alors, 
audiredeKatell,  un  jeune  «  monsieur  »  —  il  avait 
fait  bâtir  cette  demeure  pour  y  venir,  avec  sa 
jeune  femme  et  une  hllette  qui  venait  de  naître. 

—  Ah!  monsieur,  affirmait  Katell,  le  bel  en- 
fant! Mais  tous  le.* '%'ns   disaient   qu'elle  ne  vi- 


I.K      MYSTKItK    n'iNF.  INCARNATION  109 

vrail  pdiiit.  j)arc'c  (jn'clle  l'Iait  |)liis  bt'llccjue  les 
anj^os  (lu  l)on  Dieu  !  Si  vous  l'aviez  vue  quand 
elle  souriait  !  Ah  !  ma  Doué,  bien  sûr  qu'elle 
eiit('ii(lait  les  anges  l'appeler  ! 

De  cet  enfant  qu  ellf  a\  ait  apeivu  quelques 
instants  il  y  a\ait  presque  un  demi-siècle,  la 
vieille  femme  semblait  conserver  un  sou\  enir 
toujours  présent.  Je  ne  m'en  étonnais  pas,  sa- 
chant avec  quelle  indestructible  énergie  la  mé- 
moire de  ces  êtres  simples  retient  les  images 
qu'elle  reçoit  au    courant  d'une  vie  monotone. 

(Ju«'lques  semaines  après  l'arrivée,  l'enfant, 
mourut. 

—  Monsieur,  dit  Katell.  \  ous  n'allez  pas  me 
croire.  Des  fois  j'ai  raconté  la  chose  à  des  mes- 
sieurs peintres  qui  passaient  par  ici,  et  j'ai 
bien  vu  (|U  ils  me  prenaient  pour  une  vieille 
folle.  Mais  tout  de  mèmr  il  faut  que  je  vous  le 
dise!  Sur  la  terre  qui  recouvrait  le  pauvre  pe- 
tit corps,  les  parents  mirent  des  fleurs  en  bras- 
sées. De  belles  Heurs  monsieur,  comme  il  n'en 
pousse  pas  chez  nous.  Il  y  avait  des  roses  en  plein 
février.  C'étaient  des  roses  fleuries  dans  des 
serres  comme  on  en  voit  <lans  les  châteaux. 
Eh  bien,  pendant  plus  d'un  mois,  monsieur, 
les  roses  restèrent  aussi  fraîches  (jue  si  l'on 
venait  de  les  cueillir.  Pourtant,  cet  hivcr-là,    il 


1 1  0  TONTES  SURHUMAINS 

lit  (les  froids  cl  des  pluies  comme  on  n'en  con- 
naît g-uère.  Six  semaines  après^  il  y  avait  encore 
des  fleurs  fraîches.  Ce  n'était  pourtant  pas  de 
nouvelles  fleurs  car  aucun  de  nous  dans  le  pays 
n'aurait  pu  trouver  des  roses  en  février,  et  les 
parents  étaient  partis  pour  Paris.  Demandez  si 
je  mens  à  Jean-Marie  Elias,  le  fossoyeur,  qui 
est  bien  vieux,  mais  qui  se  rappelle  encore  tout 
ce  que  je  vous  explique  là.  Et  toi,  Charlotte, 
ajouta-t-elle  en  breton  à  l'hôtesse  qui  mettait  le 
couvert,  tu  es  trop  jeune  pour  avoir  vu  ça, 
mais  ta  défunte  mère  a  dû  te  le  raconter. 

—  la.  répondit  Charlotte  qui  ne  parlait  pas 
français,  ma  mère  m"a  dit  souvent  qu'une  fois 
mon  frère  aîné,  Lomic,  celui  qui  navigue  à 
l'État  en  ce  moment,  était  bien  malade  quand  il 
était  tout  petit.  Le  médecin  prétendait  qu'il  n'y 
avait  plus  d'espoir.  Ma  mère,  porta  Lomic  sur 
la  tombe  de  la  petite  fille  et  fit  des  prières  ;  et 
mon  frère  fut  guéri  dans  les  trois  jours. 

Ames  candides,  pensai-je,  pour  lesquelles 
tous  les  événements  conservent  leur  nimbe  de 
mystère;  âmes  heureuses  dont  la  floraison  ne 
fut  pas  desséchée  par  l'haleine  des  villes  tris- 
tes et  du  siècle  mauvais. 

—  Mais,  demandai-je  à  KatelL  les  parents, 
que  sont-ils  devenus? 


I.K    MYSTKIIK  l)  INK   INi;aUNATIO\  I  I  1 

—  La  iiirre  est  iiiorU',  Monsieur.  Le  père 
habite  toujours  la  maison  dont  vous  apercevez- 
la  toiture  d'ici.  Il  vif  là  tout  seul,  servi  parla  nour- 
rice de  la  petite  fille,  une  ôtrauf/ère  du  pays 
de  Paimpol,  qui,  depuis  les  temps,  nu  jamais 
quitté  son  maître.  Ah  !  le  pauvre  Monsieur.  «I 
a  eu  hien  du  chag^rin.  Un  si  bon  homme!  Il 
n'y  ajamais  eu  quehjuun  de  malheureux  dans 
le  pays  sans  que  le  Monsieur  ne  lui  ait  fait  du 
bien.  Malgré  ça  on  a  un  peu  peur  de  lui.  Il  a 
une  faeon  si  drôle  de  \ous  regarder!  Sa  maison 
est  pleine  de  livres  qu'il  passe  son  temps  à  lire 
quand  il  ne  se  promène  pas  sur  la  cùte. 

—  Il  y  a  longtemps  qu'il  vit  ainsi  ? 

—  Des  ans  et  des  ans,  Monsieur.  Autrefois, 
quand  il  était  plus  jeune,  il  partait  souvent  en 
voyage.  Maintenant,  il  ne  quitte  plus  le  pays. 

Pendant  mon  déjeuner  dans  la  salle  d'au- 
berge, Katell^  tout  en  tricotant,  me  narra,  sur  le 
vieillard,  une  foule  d'anecdotes  pour  lu  plupart 
oiseuses. 

—  Cette  chose-là,  Monsieur,  défunt  mon 
homme  vous  la  raconterait  bien  s'il  était  en- 
core de  ce  monde,  le  pauvre  cher.  Il  avait  été 
quartier-maître  et  savait  lire  connne  un  prêtre. 
Un  jour,  —  ah  !  il  y  a  longtemps  de  ça,  —  le 
monsieur  vint  chez  nous  :  «Pierre,  dit-il  à  mon 


112  CONTKS  SLUHUMAINS 

homme,  vouk'z-vous  venir  prendre  un  verre  de 
rhum  à  la  maison?  jui  un  service  à  vous  de- 
mander. »  —  «  Je  suis  tout  à  vous,  Monsieur  » 
répondit  mon  homme.  Ah!  il  s'était  passé  une 
drôle  de  chose!  Monsieur  le  vicomte  de  X.,  le 
maître  du  château  de  X..  qui  était  alors  un  heau 
garçon  de  vingt-deux  ans,  était  venu  passer 
quelques  jours  dans  le  pays.  11  s'amusait  à  tirer 
les  goélands  avec  son  fusil,  tout  le  long  de  la 
côte.  Le  Monsieur  aimait  les  oiseaux,  et  ça  le 
chagrinait  quand  on  leur  faisait  du  mal.  Il 
écrivit  au  vicomte  une  lettre  très  jolie  pour  le 
prier  de  ne  plus  tirer  les  oiseaux  de  mer.  Le 
vicomte  n'en  continua  pas  moins  à  chasser. 
Alors  le  Monsieur  lui  parla,  et  il  se  disputèrent. 
C'est  pour  ça  que  le  Monsieur  venait  cliercher 
mon  homme.  «  Le  Monsieur  m'a  demandé 
d'être  son  témoin,  me  dit  Pierre  en  rentrant,  il 
va  se  battre  en  duel  avec  Monsieur  le  vicomte.  » 
3Ia  Doué.,  si  ce  n'est  pas  effrayant  que  les 
hommes  se  massacrent  ainsi  !  Les  deux  Mes- 
sieurs se  sont  tiré  des  coups  de  pistolet  dans  la 
lande  de  Bizien,  que  vous  voyez là-has.  Le  vicomte 
tira  le  premier  sur  le  Monsieur  sans  l'atteindre. 
Le  Monsieur  lui  dit  :  «  Monsieur,  je  vous  en 
prie,  voulez-vous  me  promettre  de  ne  plus  tuer 
les  oiseaux   du  pays?  »   —  «   Monsieur,    fit  le 


I.K    MYSIÈUK    DLNK    INCAILN/.ÏION  1  I  ."i 

\  icoiiile.  je  répomlrai  pciit-èti'c  quand  vous 
aurez  fait  l'eu.  »  Le  inonsieui"  dil  à  mon  lionime 
qui  était  plus  éloigné  de  lui  (jue  le  vicomte: 
a  Pierrr,  élevez  votre  chapeau  au  bout  de  votre 
bâton,  et  ne  bougez  pas!  »  Et  il  il  tira  dans 
le  chapeau  qui  fut  traversé  par  la  halle.  Alors 
le  vicomlf  lui  lendit  la  m  lin  en  dis;uit:  «  Mon- 
sieur, je  \  ous  promets  de  laisser  en  paix  les 
oiseaux  que  nous  aimez.  )) 

Le  verbiage  de  Katell.  tous  les  détails  quelle 
me  donna  sur  1  »  vie  extérieure  dr  ce  solitaire 
piquèrent  au  vif  ma  curiosité. 

Dans  m<'S  promenades  au  long  de  la  côte,  je 
rencontrai  souvent  ce  singulier  personnage. 
C'était  un  vieillard  agile  et  maigre,  dont  la 
tète,  encadrée  de  sa  barbe  et  de  ses  cheveux 
blancs,  brunie  par  le  hàle  comme  celh'  des  ma- 
rins, était  belle  encore.  Les  yeux,  très  jeunes, 
brillaient  d'un  éclat  humide  assez  semblable  à 
celui  que  j'avais  remarqué  chez  certains  végé- 
tariens ou  chez  quelques  mondaines  habituées 
aux  piqûres  d'atropine. 

Certes  j'avais  désiré  connaître  de  près  cet 
homme;  mais  il  semblait  peu  ili.sposé  à  laisser 
attenter  à  sa  farouche  solitude;  et  quelquefois, 
il  n'avait  pu  refréner  un  regard  quelque  peu 
hostile  au   passant  dont   la  silhouette    impor- 


H4  CONTKS   SUUHUMAINS 

tunail  sa  rêverie.  Une  circonstancié  foi'luite 
l'obligea  de  sortir  Je  sa  réserve;  et  bientôt,  un 
courant  de  sympatbio  nous  ayant  liés,  je  me 
trouvai  admis  à  Tintimité  intellectuelle  du 
vieillard.  Jamais  il  ne  fit  allusion  à  un  événe- 
ment quelconque  de  sa  vie.  Ayant  scellé  son 
cœur,  il  n'entrebâillait  que  sa  pensée.  Je  re- 
connus vite,  à  la  puissance  des  idées,  un  de 
ces  liommes  de  génie,  plus  nombreux  qu'on  ne 
croit,  qui  pour  une  raison  ou  pour  une  autre, 
dédaig'nèrent  de  faire  œuvre,  et  concentrèrent 
toutes  leurs  énergies  vers  l'épanouissement  so- 
litaire de  leur  personnalité. 

Rappelé  à  Paris,  je  demeurai  environ  un  an 
sans  nouvelles  du  vieillard  dont  la  magnifique 
intelligence  avait  ébloui  ma  jeunesse.  Puis,  un 
jour,  je  retins  un  paquet  contenant  un  manus- 
crit et  une  lettre  ainsi  conçue  : 

«  Quand  vous  lirez  ces  lignes,  j'aurai  (juitté 
la  terre.  Je  vous  lègue  le  secret  de  douleur 
qui  étrejg-nit  ma  vie.  Ah  !  bien  longtemps  je  me 
jurai  de  détruire  les  pages  oùje  tentai  cette 
révélation.  Elles  sont  certes  indignes  de  l'être 
dontellesévo(juent  la  noble apparittion.  Qu'elles 
aillent  en  vos  mains  !  je  vous  ai  élu  mon  con- 
fident pour  des  raisons  que  vous  ne  compren- 
driez pas    peut-être.    Pardonnez-moi    de  vous 


LK    MVMKIti:    It'l.NK  INCAMNAIKIN  Ilo 

parirr  ainsi  :  J  ai  pris  l'Iiahitiule  de  deviner 
dans  la  llcur  pn'senle  le  fruit  futur,  el  je  \)v6- 
vois  à  votre  esprit  une  edlorescence  dont  vous 
ne  souproiinez  pas  vous-niènie  la  possibilité. 
Vous  portez  au  front  le  sceau  des  prédestinés 
qui  perçoivent  le  rayonnement  de  la  Lumière. 
L3S  dernières  lueurs  de  mon  Couchant  saluent 
votre   Aurore.  » 

Je  m'informai  :  On  avait  trouvé,  un  soir  d'octo- 
bre, le  vieillard  mort  sur  la  tombe  de  son  enfant- 

Quant  au  manuscrit,  je  crois  déférer  au  désir 
(le  son  auteur  en  le  publiant  dans  son  intégrité  : 

LE    MYSTÈRE  d'uNE  INCARNATION 

L'ineffable  événement  qui  déchira  ma  vie  en 
tii'ux  parts,  je  me  suis  souvent  demandé  avec 
angoisse  si  je  devais  le  raconter. 

Devrais-je  pas  enfouir  en  mon  cœur,  comme 
<lans  un  inviolable  tabernacle,  le  souvenir  de 
l'être  qui  vint  à'moi  des  profoiideui's  de  l'Ab- 
solu. Cette  émanation  di\  inc  dont  je  pleure  à 
jamais  l'évanouissement,  vais-je  pas,  d'une 
plume  sacrilèg-e,  en  livrer  une  description  au 
|jrofane  troupeau  des  hommes. 

Quant  à  ce  qui  est  de  moi,  que  m'importe! 
Pour  avoir  fait  pieusement  e.xacl  le  récit  d'une 
réalité  dont    laperceplion    dépasse   leur    enlen- 


H6  CONTES   SURHUMAINS 

dément,  que  je  sois  traité  soit  d'imposteur,  soit 
de  visionnaire  ou  de  fou,  je  ne  saurais  m'at- 
tarder  à  en  prendre  souci.  Je  n'ai  pas  coutume 
d'écouter  les  bégaiements  de  l'ignorance  hu- 
maine. Que  d'autres,  plus  hauts  dans  la  hiérar- 
chie spirituelle,  m'attribuent  le  charme  d'une 
imagination  menteuse  et  le  futile  souhait  d'une 
gloriole  littéraire,  leur  opinion  ne  saurait  at- 
tenter à  mon  indifférence. 

Mais  j'hésite  à  livrer  aux  commentaires  igna- 
res, grossiers  ou  méchants,  la  mémoire  sacrée 
d'un  être  dont  la  mystérieuse  venue  ne  pour- 
rait être  sentie  que  de  quelques  âmes  rares. 
Ah  I  frêle  enfant,  oisellc  qui  t'es  posée  une 
heure  sur  l'arbre  de  la  vie,  ange  dont  l'aile  de 
lumière  effleura  ma  sombre  jeunesse,  con- 
seille-moi !  J'ai  cru  discerner  la  réponse  : 

«  Agis  toujours  pour  les  nobles  âmes.  Les 
autres,  n'y  songe  que  pour  leur  donner  ta  pitié. 
N'y  eùt-il  sur  terre  qu'un  juste  ou  qu'un 
génie,  pense  à  celui-là  remémore-toi  que  tu  lui 
dois  la  révélation  de  ce  que  tu  connais.  Parle: 
ta  voix  ira  vers  les  oreilles  destinées  à  t'enten- 
dre.  Quand  à  la  foule  humaine,  une  âme  grande 
ne  peut  la  tenir  en  dédain.  Toute  parole  de  Vé- 
rité ou  de  Beauté  est  un  soleil  dont  chacun  est 
bénéficié  selon  sa  puissance:  l'aigle  seul  le  con- 


I.K   MYSTKIIK   DINK    INCAUN.VÏlON  I  17 

temple,  mais  le  moineau  se  réchaulle  à  son 
rayon.  Parle!  Pourquoi  redouteiais-tu  l'insulte 
à  l'objet  de  ton  culte.  Ln  blasphème  n'atteint 
que  ci'lui  qui  le  profi^TC.  Et  ne  sais-tu  pas  que 
la  foroe  postiiume  des  martyrs  s'accroît  en  pro- 
portion directe  des  malédictions  lancées  par  les 
persécuteurs?  Que  serait  la  gloire  des  saints 
si  le  mal  n'existait  pas  ?   Parle  !  » 

J'obéis. 

Au  cours  de  ma  longue  existence,  j'ai  né- 
gligé l'action  apparente.  Comme  tous  les  hommes 
dont  rinlellecl  éploya  son  vol  hors  du  temps, 
à  la  stérile  agitation  des  occidentaux  en  mon 
siècle  je  ne  pouvais  accorder  qu'une  commi- 
sération dédaigneuse.  Ma  vie  fut  uniquement 
sentimentale  et  conceptuelle;  et  je  n'ai  affaité  le 
faucon  de  ma  volonté  que  pour  le  lancer  au 
gouffre  du  Mystère.  Depuis  un  demi-siècle 
environ,  au  mépris  de  toutes  fins  mortelles, 
seul  l'effort  vers  le  Divin  hanta  ma  pensée. 

Par  suite  de  contingences  qu'il  est  supei'flu 
d'énumérer,  ma  jeunesse  se  trouva  très-mèlée 
au  monde.  En  citant  ce  détail,  je  désire  établir 
que  je  ne  fus  pas  un  ennite  contemplatif  dont 
la  solitude  déforma  la  vision.  A  vingt-cintj  ans 
^1  m'avait  été  donné  d'acquérir  une  expérience 
des  hommes  pouvant  défier  celle  de  ces    misé- 

7. 


118  CONTKS   SUIUIUMAINS 

rahlcs  vieillards  (jui  durant  de  longues  aimées 
se  eomplurent  à  la  vanité  de  l'intrigue  so- 
ciale. 

J'avais  vingt-six  ans  quand  m'arriva  l'évé- 
nement qui  décida  de  ma  vie  postérieure  :  Ma 
femme  devint  enceinte. 

Hélène  comptait  alors  vingt  trois  ans.  Elle 
rappelait  le  type  de  Vierge  que  chérissent 
certains  Primitifs  du  Nord  conune  Mem- 
ling  et  Jean  Van  Eyck.  La  loi  des  attractions 
nous  avait  poussés  l'un  vers  l'autre:  mais  son 
esprit,  bien  qu'évoluant,  sous  l'impulsion  na- 
tive, dans  la  sphère  d'idées  où  Je  m'élançais, 
conserva  son  originalité  tout  en  s'épanouissant 
au  contact  du  mien.  Assurément  il  s'imprégna 
des  émanations  de  ma  pensée,  mais  sans  perdre 
le  charme  de  son  parfum  initial.  Son  âme  pro- 
fonde, merveilleux  clavier  oii  les  doigts  des 
anges,  en  s'y  jouant,  éveillaient  d'harmonieuses 
intuitions,  se  révélait  dans  ses  candides  yeux 
noirs  et  dans  le  caractère  archaïque  de  sa  beauté 
attestant  ce  phénomène  d'hérédité,  nommé  par 
les  physiologistes  modernes  «  le  retour  an- 
cestral  »,  grâce  auquel  un  être  ressemble  à 
quelque  ascendant,  prototype  de  sa  race.  Mais 
l'énergie  aggressive  de  l'aïeul,  un  guerroyeur 
de   la    Renaissance,    un    maréchal    de    France 


IKMYSTKIΠ   I)  INK   I.NCAUNAIIO.N  IIU 

fameux  donl  la  famille,  en  dos  siècles  lointains 
posséda  la  couronne  de  Bretagne,  s'était  trans- 
formée, chez  lajcune  femme,  en  une  force  de 
mélancoliijuo  douceur. 

A  la  certitude  dt;  sa  maternité,  Hélène  fut 
prise  d'une  inquiètude(i  ue  je  partageai.  Appeler, 
du  fond  de  l'Inconnu,  une  âme  à  la  vie,  c'était 
une  responsabilitt'  qui'  notre  jeunesse  n'enxi- 
sageait  pas  sans  trembler. 

—  Soit,  affirma  la  jeune  mère,  cet  ei\fant,  ce 
sera  mon  chef-<euvre,  à  moi.  Ivre  du  Beau, 
mon  esprit  est  un  oiseau  qui  voleparmi  des  mon- 
des dont  il  revient  ébloui  sans  pouvoir  en  rap- 
porter, pour  témoignage,  la  moindre  fleur  en  son 
bec  rosé.  Si  j'étais  homme,  je  subirais  la  tor- 
ture des  poètes  impuissants  à  réaliserleur  vision. 
La  faculté  d'expression  me  fut  refusée  :  etquel- 
(juefois  je  m'attristai  de  me  sentir  artiste  sté- 
rile. Oui,  cet  enfant  sera  mon  chef-d'(ruvre.  Je 
veu.x  créer  un  être  sublinn*,  un  être  de  Lumière 
et  de  Beauté.  Et  l'idéal  que  j'entrevois  derrière 
un  voile  de  brume,  il  le  contemplera  de  ses 
yeux  d'aigle,  <lans  une  intégrale  splendeur,  avec 
la  scit'ine  limpidité  du  génie. 

Dès  lors,  il  fut  convenu  que  nous  unirions 
nos  forces  afin  d'éveillerà  la  vie  un  magnifique 
modèle  humain? 


120  CONTES    SURHUMAINS 

—  Mais,  dis-jo  à  Hélène,  co  n'est  pas  aujour- 
criiui  que  commence  ce  travail.  Chaque  effort 
(l'élévation,  chaque  minute  d'exaltation  vers  le 
Divin  perçu  sous  l'une  de  ses  manifestations 
multiples,  chaque  coup  d'aile  vers  le  triangle  du 
Beau,  du  Vrai  et  du  Juste,  chacune  de  ces 
volitions  disparues  qui  constituent  la  partie  no- 
ble de  notre  passé,  tout  cela  n'est  pas  perdu, 
—  non  plus  hélas  !  que  le  fardeau  de  nos  dé- 
faillances et  de  nos  erreurs.  Et  c'est  parce  que  tu 
es  natalement  pure  qu'il  te  sera  permis  de  don- 
ner la  vie  à  un  être  supérieur. 

Hélène  se  livra  toute  entière  à  son  œuvre  de 
création  avec  une  constante  énergie,  en  suivant 
scrupuleusement  mes   indications    successives. 

Cette  arrivée  d'un  enfant  au  monde  terrestre, 
ce  mystère  de  l'incarnation  qui  déconcerte  les 
hommes,  je  pus  lui  en  révéler  certaines  pha- 
ses, et  sa  merveilleuse  intuition  pénétra  d'un 
coup  des  arcanes  sur  lesquels  a  longuement 
peiné  la  méditation  d'admirables  penseurs. 

A  la  lumière  puisée  dans  mes  études  je  pouvais 
soulever  quelques-uns  des  voiles,  dont  le  secret 
du  Verbe  fait  chair  est  enveloppé  par  la  science 
moderne  qui  connaît  seulement  les  modifica- 
tions des  phénomènes  d'embryologie,  et  parles 
religions,  qui,  toulcs,  dans  le  symbolisme  de  la 


LK    .MYSI'KUK    I)  INK   INCAIiNA  I  ION  121  . 

Cliulo  t't  de   la   Rt'tk'inption    enseignent,  à   qui 
la  peut  entendn-,  une  part  de  l'éternolle  Vrrité. 

La  science  exot('i'i(jue,  sur  le  plan  ]jliysi(jne 
où  le  borne  son  investigation,  a  entrevu,  très 
incomplètement  d'ailleurs,  sous  le  nom  d'Evolu- 
tion l'une  des  lois  primordiales  qui  ordonnent 
le  monde.  Elle  n'a  pas  encore  compris  que 
cette  Loi  est  mystiquement  énoncée,  sous  le 
titre  de  Rédemption,  par  toutes  les  théologies. 
Mais  elle  ignore, — et  sans  doute  elle  ignorera 
toujours, —  au  pôle  opposé,  la  loi  d'Involution, 
que  les  religions  appellent  la  Chute,  et  selon  la- 
quelle s'opèrent  les  naissances. 

Comment  une  âme,  émanation  de  l'Absolu  des- 
cendant la  spirale  de  l'Involution,  entre-t-elle 
dans  la  matière?  Comment  est-elle  emportée  par 
le  vertige  de  la  Chute,  vers  la  matrice  de  la 
femme,  premier  tombeau  delhonniie"?  sur  ce 
mystère,  je  ne  puis  lever  ici  qu'un  coin  de  voile  : 

Par  l'Amour,  par  l'étreinte  auguste  de  leur 
chair,  le  couple  humain  attache  aune  parcellede 
matière  un  principe  de  la  Vie  Universelle.  Ainsi 
crée-t-ilun  centre  d'attraction  dont  la  puissance 
rayonne  versles  splièresoù  circulent  les  esprits 
en  désir  d'incarnation.  Le  Verbe  d'un  couple 
appelle  une  âme  de  sa  race.  Plus  haut  s'élance- 
t-il  vers  le  zénith  de  l'Infini,  plus  belle    et  plus 


\'2'2  <:(».Ni'i:s  suiinuMAiNs 

noble  est-elle,  celle  qui  répond  à  Finvocalion 
cliarnelle.  Mais  il  se  peut  que  l'aile  Je  l'Amour 
emporte,  quelque  jour,  uu-d'^.là  sa  sphère  d'at- 
traction accoutumée,  la  virtualité  génératrice 
d'un  couple  vulgaire  ;  et  c'est  pourquoi  une 
femme  de  beauté,  un  pur  génie  quelquefois 
naquirent  d'une  paire  de  bourgeois  un  instant 
magniliés  par  l'extase  d'un   spasme. 

Les  esprits  en  attente  de  vêtir  la  forme  cor- 
porelle obéissent,  comme  tout  au  monde,  à  la 
loi  de  Hiérarchie.  C'est  un  esprit  élémentaire  qui 
entrera  dans  la  peau  d'un  rustre  :  c'est  un 
esprit  déjà  fleuri  d'un  antérieur  développement 
qui  habitera  le  cerveau  d'un  Dante.  «  Tout  être 
créé  est  une  Révélation  dans  la  Chair  »,  disent 
tous  les  mystiques  par  la  voix  de  iNovalis.  Et  la 
plus  haute  révélation  s'incarne  dans  les  Héros, 
types  suprêmes  de  l'humanité  que  jadis  la  pieuse 
Helladeproclamaitdemi-dieux  :  Phidias,  Shakes- 
peare, Léonard  de  Vinci,  Platon,  saint  Jean, 
Jacob  ïiœhme... 

—  Je  veux,  dit  Hélène,  être  la  mère  d'un  en- 
fant de  cette  beauté. 

—  Prends  garde!  Toute  grandeur  s'expie  par 
une  douleur.  Les  sept  glaives  sont  réservés  au 
cœur  des  mères  glorieuses. 

—  Souvent  aussi,  hélas!  à  celui  des  humbles 


LK  MYSTKUi:  \)\SE   I.NCAII.NATION  1:^3 

m<'n's.  La  oroyanco  populaire  afïirmo  que  pen- 
dant la  grossesse,  les  sentiments  de  la  mère  in- 
flent  sur  l'enfant. 

—  Elle  a  raison.  L'ànie  populaire  est  le  puits 
où  s'est  croupie  l'eau  pure  de  la  Vérité.  La 
Grèce  anti(jue  connaissait  u!i  art  ignoré  des  mo- 
dernes, ces  contein[)t('urs  de  la  B«'auté  :  la  cal- 
lipédie.  ou  l'art  de  créer  de  beaux  enfants. 

—  Cet  art,  ami,  peux-tu  le  reconstituer? 

—  Nous  pouvons  y  tâcher. 

—  Mais  d'abord  il  faudrait  sasoir  le  sexe  de 
l'enfant. 

—  C'est  facile.  iNous  contrôlerons  l'un  par 
l'autre  deux  procédés:  C(dui  des  pliysiologistes 
contemporains  et  C(dui  des  sages  anciens. 

En  attendant,  nous  aurons  recours  à  la  lu- 
cidité magnétique.  Toutes  les  formes  sont  ins- 
crites. —  hors  du  temps,  —  dans  la  lumière 
sidi'-rale  connue  dans  une  succession  d'épreuves 
photograj)hi<iues  instantanées.  L'homme  luagné- 
tisé  dont  le  corps  sidéral,  est  mis  eu  rapj)ort 
avec  cet  universrd  réceptacle  des  reflets,  perçoit 
ces  form«'S  inaccessibles  à  ([ui  n'es!  j)as  en  l'Iat 
de  A'oyance. 

J'endormis  une  jeune  lille  dont  j'a\ais  anté- 
rieurement éprouvé  la  lucidité  : 

—  C'est    une  fille,    dit-elle.   Oh!    (ju'elle  est 


124  CO.NTES  SURHUMAINS 

1)L'11(' !  Elle  naîtra  dans  ia  proniièro  quinzaine  de 
décembre,  un  samedi,  avant  minuit.  11  mest 
impossible  de  lire  la  date  exacte,  d'en  savoir  da- 
rantage.  Réveillez-moi. 

Le  sexe  «'tant  connu,  il  fallait  donner  à  Ten- 
fant  un  nom. 

Noîiiiner  un  être,  c'est  le  vouer,  c'est  le  vêtir 
d'une  chape  de  soie  ou  d'une  robe  de  Nessus, 
c'est  attacher  à  son  col  un  talisman  d'or  ou  de 
ploml).  Certes,  rien  n'est  indifférent  à  une  des- 
tinée huiniine,  et  les  éventuilités  que  le  vul- 
gaire attribue  à  un  absurde  hasard  se  mani- 
festent comme  les  effets  de  causes  inconnues. 
Mais  la  volonté  qui  associe  à  la  sonorité  de 
quelques  syllabes  l'individualité  d'un  être  fait 
une  inconsciente  incantation  dont  les  vibrations, 
réfractées  par  le  bouclier  du  Destin,  viennent 
r»'tomber  sur  la  tète  de  ce  vivant  en  ondes  de 
maléhces  ou  de  gloire,  de  tristesse  ou  de  féli- 
cité. Sur  cette  vérité,  la  divination  des  grands 
poètes  habitués  à  manier  la  vertu  évocatoire 
des  paroles  s'accorde  avec  la  science  des  Pro- 
phètes. Il  est  dit  dans  les  Védas  :  «  Tu  donneras  à 
ta  fille  un  nom  sonore,  abondant  en  voyelles, 
et  doux  à  voltiger  sur  les  lèvres  de  riiomme.  » 
Au  berceau  des  princes  de  légende,  les  fées  mar- 
raines investissent  les  frêles  filleuls  de  syllabes 


LE   MYSTKHK   D  INE  I.NCAU.NATION  12;i 

heureuses,  et  ce  n'est  pas  iulileinciit  (|uelt's  re- 
ligions baptisent  les  )iouveaux-n«''S  de  noms  quil- 
lustrèrent  priinilivenient.  martyrs  ou  saints,  des 
êtres  il'une  humanité  supt'rieurc  et  que  niniba 
dune  force  occulte  la  vénération  postérieure 
des  races. 

L'enfant  reçut  les  noms  de  Miriame  Ih'lène, 
exprimant  chacun  l'idéal  féminin  d'une  civili- 
sation. Le  vocable  hébraïque  Miriame,  dont  je 
n'ai  pas  à  commenter  ici  le  mystère  hiéroglvplii- 
(|ue.  désigne  la  femme  dont  le  front  est  cou- 
ronné du  septénaire  d'étoiles  et  dont  les  pieds 
foulent  le  Serpent  de  la  lumière  astrale. 

Dans  le  mythe  homérique,  Hélène,  la  fennne 
dont  les  vieillards  troyens  suivent  extasiés  le 
sillage  charmant,  porte  un  nom  qui  précédé 
«l'un  nouveau  hiérogramme,  est  attaché  à  l'éclat 
de  la  lune  (Séléné),  et  dont  la  racine  El  ap- 
j)elle  innnuablement,  dans  les  initiales  langues 
dOrient,  —  restes  de  la  langue-mère  —  toute 
conception  de  splendeur,  de  gloire,  de  magni- 
ficence. Si  c'est  pour  quelques  rares  voyants 
que  le  nom  d'Hélène  éveille  la  révélation  mé- 
tapliysique  enfermée  dans  sa  suave  sonorité,  du 
moins  griîce  à  l'énergie  dune  longue  tradition, 
représente-t-il  aux  imaginations  moins  pro- 
fondes d  un  [dus  grand  nombre  lidée  de  la  su- 


l^t)  CONTES    SUUHUMAINS 

prènio  beaiitô.  dv  la  plus  rayonnanlc  i'oniic  d'hu- 
inanité  que  la  nature  ait  fait  jaillir  de  sa  ma- 
trice. 

Un  nom  contient  en  lui  la  représentation  de 
l'ensemble  de  pensées  dont  il  appelle  les  corres- 
pondances chez  l'honHiie  ([ui  le  prononce.  Il 
réunit  donc  à  sa  vertu  essentielle  celle  qui  lui 
est  attribuée  par  la  tradition  d'une  collectivité 
bumaine,  et  celle  dont  il  est  aimantée  par  le 
vouloir  qui  en  cbape  un  être.  Le  nom  est  le 
symbole  vivant  de  l'être  qu'il  désigne. 

Portant  dans  ses  flancs  un  être  inconnu  que 
sa  maternité  appellait  du  c(eur  de  l'Infini,  Hé- 
lène se  considérait  comme  un  temple  que  ne 
devait  profaner  ni  une  pensée  vile  ni  une  vi- 
sion de  laideur. 

—  Esprit  de  mon  enfant,  tant  que  ta  forme 
obscure  emplira  mon  ventre,  tu  vivras  en  moi 
comme  dans  un  palais  splendi<le  où  le  génie  des 
grands  artistes  a  peint  les  murs  à  fresque  !  Je 
ne  penserai  jamais  à  toi,  jamais  à  une  partie 
de  toi  sans  y  associer  quelque  idée  de  beauté... 
Mais,  me  demanda-t-(dle,  l'àme  de  l'enfant  est- 
ell(^  entrée  en  lui  pendant  <jue  la  mère  le 
porte  ? 

—  D'après  la  doctrine  secrète,  l'àme  ne  com- 
mence à  s'attacber  au  belus  (jue  lorsqu'il  a  un 


LK    MYSTKIIK   l>  INK   IM.AUN A  lldN  127 

('rr\(';iu,  c't'st  à  «lirr.  suivant  les  doiinres  de 
rt'iuhrvolog^ic.  vers  le  luiilirinr  mois.  Mais  cllr 
lldttc  alors  autour  Je  lui.  (l'est  srulwnicnt  à  l'ins- 
tant df  la  naissance  (juCllc  le  pénètre  on  même 
temps  (jue  la  première  houllV-e  d'air,  connue  à 
la  mort,  elle  s'exale  avec  le  dernier  sout'tle. 
D'ailleurs,  l'àme  «'ssenlicUe  ne  s'allie  jamais 
aussi  étroitement  au  corps  <jue  l'enseignent 
exotéri(|uement  certains  théolo<i;-i(uis.  Irréduc- 
til)le  à  l'emprisonnement  ciiarnel.  elle  est 
raur(''ole  où  baig^ne  la  forme.  Ton  àme,  c'est 
ton  idéal  ! 

Le  peuple  qui  apparut,  missionnaire  adorable, 
pour  donner  à  notre  monde  la  plus  magnifique 
révélation  de  la  beauté,  la  Grèce,  installait  au.x" 
demeures  de  ses  femmes  de  nobles  (euvres  d'art 
alin  (jue  l'œil  des  mères,  liante  d'une  perpétuelle 
vision  de  vé'nust(''.  imaginât  des  fils  charmants 
comme  des  dieu.x.  Comme  ces  génitrices,  Hé- 
lène s'entoura  d'une  atmosphère  de  beauté.  \  i- 
vant  à  Paris  la  période  de  sa  gestation,  elle  pas- 
sait les  journées  au  Louvre. 

Les  modernes  ne  conijirennent  rien  à  lliar- 
monie  du  corps  humain.  Connnent  une  race 
habituée  à  considérer  la  lunlilé  connue  une  boule 
ent<'ndrait-(dle  le  merveilleux  poème  de  la  plas- 
ticité'? Celte  sacrilège  ignoram-e  de  son  plus  ad- 


128  CUNTKS  SURHUMAINS 

mirablo  cliof-d'cruvre,  la  juste  nature  la  cliàtie 
dans  la  chair  même  de  ces  hypocrites  brutes. 
Elle  les  façonne  en  torses  grotesques,  en  ventres 
immondes,  en  liideux  membres,  et  les  lance  à 
l'ironie  de  la  lumière,  tas  de  viande  amorphe, 
alin  qu'un  jour  quehjue  puissant  veng^eur,  quel- 
que Daumier  farouche  fouaille  pour  innnortel- 
lement  leur  turpide  apparence. 

Triomphatrice  du  temps,  la  statuaire  grecque 
les  insulte  de  sa  gloire  et  transporte  de  pures 
joies  cette  élite  humaine,  toujours  renouvelée, 
à  qui  le  destin  assigna  mission  de  conserver 
la  flamme  sur  l'autel  de  la  divine  Beauté. 

Des  chefs-d'œuvre  helléniques,  celui  qui 
avait  inspiré  à  Hélène  la  plus  intense  émotion, 
celui  qui  aA'ait  tordu  d'un  frémissement  toutes 
ses  fibres,  et  couvert  son  jeune  visage  de  cette 
pâleur  sacrée  que  donne  un  beau  vers  à  des 
poètes  adolescents,  c'est  la  victoire  de  Sanio- 
thrace.  Ah!  maudite  soit  la  cause  qui  mutila  ce 
corps  sublime!  Certes  la  grande  main  qui  t'a 
taillée  dans  le  marbre,  ù  Victoire,  àme  pétri- 
fiée, n'a  pas  voulu  faire  de  toi  l'allégorie  mons- 
trueuse de  regorgement  d'une  armée  par  une 
autre,  l'apothéose  du  meurtre  et  de  la  brutalité. 
0  forme  auguste,  je  sais  le  désir  dont  vibrent 
tes  pieds  sur  ton  rostre  de  pierre.  Tu  es  la  vie- 


LK    MYSTKKK     DINK    INCARNATION  129 

toire  de  l'Iiumanité  sur  reiifVr,  le  Iriomplic  du 
Triang^lr  d'en  haut  sur  le  Triangle  d'en  bas.  de 
la  vérité  sur  l'erreur,  du  bien  sur  le  mal,  du 
beau  sur  le  laid  ;  et  lélancement  lyrique  de  tes 
lianes,  l'essor  fougueux  de  tes  larges  ailes,  t'em- 
portent tout  droit  vers  le  climat  de  ta  patrie, 
vers  le  mystère  de  ton  rêve,  vers  le  sein  des  dieux! 

Comme  tous  les  artistes  aimant  le  caractère 
spiritualisé  de  la  forme.  Hélène  reprocbait  au 
corps  normal  de  la  femme  la  lourdeur  des  cuisses, 
colonnes  génudlées  supportant  l'entablement 
trop  puissant  du  bassin  et  de  la  croupe,  mas- 
sive architecture  dont  le  poids  écrase  les  tiges 
frêles  des  chevilles.  Ainsi  la  femme  apparaît- 
elle  un  superbe  animal  de  reproduction,  dont 
toutes  les  énergies  se  concentrent  au  ventre, 
vaste  temple  de  la  fécondité.  -Voilant  ce  défaut, 
l'auteur  (le  la  \'éiuis  ^'i(■trix  dut  entourer  dune 
draperie  les  jambes  et  le  genou  levt'.  alin  de 
faire  jaillir  d'une  hampe  isopérimètre  la  fleur 
du  torse  adorable. 

La  jeune  mère  évoquait  à  l'horizon  de  son 
inuiginalion  un  plus  svelte  idéal  dv  plasticité  fé- 
minine, ennobli  de  l'élégance  virile  de  l'ado- 
lescent, et  proche  de  celui  qui  tenta  les  sta- 
tuaires des  ffermaplirodiles étendus,  au  Lou\re, 
sur  leurs  coussins  di'  marbre. 


130  CONTES    SraHUMAINS 

Jour  par  jour,  elle  peupla  la  méinoirc  de  ses 
prunelles  des  plus  radieuses  tètes  que  caressa 
la  main  des  grands  nuiîtres.  Les  Vierges  des 
Primitifs  italiens,  rovale  élancé  de  ces  visages 
dont  chaque  trait  révèle  une  énergie  de  ten- 
dresse et  d'amour,  la  sereine  cand«'ur  de  ces 
fronts  dorés,  avaient  envahi  sa  vision  comme 
des  portraits  aimés.  C'était  à  ces  types,  peu  va- 
riés, de  beauté  féminine  que  son  esprit  vouait 
son  sonoral  baiser  ;  aux  fenmies  des  Florentins 
et  des  Ombriens,  à  celles  dont  Sandro  Botticelli 
adora  la  mélancolie  voluptueuse,  à  celles  môme 
dont  Péiugin  anima  les  joues  roses  d'une  joie 
païenne  de  vivre.  Mais  surtout  une  magnétique 
attirance  appelait  Hélène  aux  femmes  du  su- 
prême Héros  de  la  peinture,  du  divin  Léonard 
de  Vinci.  Comme  elle  aspira  la  grâce  profonde, 
i'énigmatique  douceur  de  ces  profils  qui  sourient 
de  cotinaître  les  arcanes  de  la  mort  et  de  la  vie  ! 

Parmi  ces  créatures  de  beauté,  avait-elle 
choisi  un  prototype  d'après  lequel  sa  pensée  vo- 
lontaire tenterait  de  modeler  dans  ses  entrailles 
le  visage  de  son  enfant?  Elle  se  souvint  qu'un 
jour,  à  V Académie  de  Florence,  devant  l'ar- 
change essorant,  glaive  au  poing,  dans  le  Tobie 
de  Boticelli,  elle  s'était  écriée  en  un  élan  d'ad- 
miration passionnée  : 


I.K    MVSTKHK    1)  I  NK    INCAKN ATK»  131 

—  Ah  î  si  j'avais  un  Mis.  je  \  oudrais  qii  il 
lui  resscmlilàt  ! 

Je  trou\ai  iiiic  rt'productioii  de  la  tète  de  l'ar- 
change :  D'épaisses  houcles  somhres,  enca- 
(IraTitla  piin-trdu  galhe  griial.  avivent  la  chaude 
nullité  d'un  teint  égal  où  s'affirme  une  intrin- 
sèque ardeur  dirigée  par  la  volonté;  des  yeux 
d'un  tranquille  héro'ismo.  unt;  bouche  née  pour 
la  volupté'  de  baiser  des  idé(is  ;  —  masque  d'un 
être  capable  de  gester  son  rè\e  après  l'avoir 
conquis  dans  un  domaine  surhumain.  Quelle 
(jue  soit  sa  douceur,  celte  figure  est  mâle.  Hé- 
lène la  féminisait  en  son  imagination.  C'est  sur 
cette  fleur  d'humanité  archangélisée  que  se  po- 
sait le  plus  souvent  1«'  papillon  de  sa  songerie. 
Mais,  artiste  sans  œuvre,  elle  préférait  avant 
tout  l'idéal  personnel  de  beauté  qui  surgissait 
parmi  la  solitaire  intimité  de  sa  \ision.  et 
qu'elle  \  oulait  réaliser  dans  la  chair. 

Toute  forme  est  révélatrice  d'une  âme.  Pour 
influer  sur  la  forme  d'un  \i\ant,il  faut  d'abord 
influer  sur  son  àme.  Hélène  tendait  vers  l'àme 
de  sa  fille  sa  pensée  chargée  du  génie  des  grands 
poètes  et  de  la  nmsique  divinatrice.  Elle  .s'abî- 
mait éperdumint  dans  le  rêve  des  plus  hauts 
esprits.  Celle  d'origine,  «die  dédaignait  la  mé- 
diocrité du  génie  français  qui,  jusqu'à  l'aurore 


132  GO.XTI'IS    SURHUMAINS 

du  dix-ncuvièino  sièch',  n'avait   pas  pu  donner 
au    inonde    un  seul  grand  poète.  Shakespeare, 
Dante,  les  romantiques   français  régnaient  sur 
son  ambiance;  mais  surtout  elle  s'attardait  aux 
lyriques  dontlerève  frémit  d'un  vertige  occulte, 
dont  le  chaste  idéal  s'élance  coiiune  un  lys  d'or 
iiors  dun  gouffre  d'ondire,  dont   l'auiour  s'en- 
vole à  des   femmes    d'essence  angélique;    tels 
Edgar    Poë    et    Charles    Baudelaire.     Autour 
d'elle  marchaient,  compagnes  évoquées  de  son 
élection,  les  Lénore,  les  Sigeïa,  les  Morella  de 
Poë,  la  Sérapiiita  de  Balzac,  la  reine    Mab   de 
Shfdley,  toutes  héroïn(^s  sur  lesquels  toudje  l'in- 
ilux  de  la  Lune,  dispensatrice  de  la  mélancolie. 
Cette  exaltation   que  la  jeune  fennne  buvait 
comuK^  un  vin   consacré,  ces  forces  spirituelles 
dont   elle  armait  son  imagination,  il  faiblit  les 
concentrer  vers  le  but  unique  :  il  fallait  les  con- 
traindre à  envelopper  l'àme  de  l'enfant   d'une 
sphère  de   somptueuse  idéalité.  Quel   talisman 
aurait  la  puissance  de  l'Etoile  Flamboyante,  du 
magique  Pentagramme? 

Les  modernes  ignorent  la  vertu  des  Signes. 
Ils  ne  savent  pas  que  tout  symbole  contient, 
vivante  et  multipliée  ,  ridée  qu'il  représente, 
et  par  l'énergie  de  laquelle  il  peut  agir  sur  la 
nature.  Comprendront-ils  jamais  qu'un  homme 


I.K   MYSTKRi:   d'lNK    I.NCAHNATKl.N  133 

peut  charger  un  Sigiu'  du  fluide  de  sa  vo- 
lonté? 

Ilt'lène  s'absorlniit  souvent  dans  la  con- 
templation du  signe  invigorateur.  Partout 
le  dessin  <le  l'Etoile  aux  cinq  pointes  bril- 
lait devant  sa  pensée  qu'elle  conduisait  vers 
la  forme  future  de  l'enfant,  comme,  dans  la 
légende  occulte,  elle  guidait  les  trois  Mages 
d'Orient    vers    l'enfant    de    Betidéhem. 

Abeille  d(^  sublimité,  Iiél«'ne  avait  butiné 
sur  les  plus  pures  lle'urs  du  génie  humain. 
Songeait-elle  à  quelque  trait  du  visage 
(ju'idle  Noulait  à  sa  fille,  aussitôt  elle  appelait 
sur  h'  miroir  de  son  imagination  la  beauté 
spéciale  de  ce  trait.  Par  exemple,  songeait- 
elle  aux  yeux  :  elle  les  voyait,  tandis  que 
chantaient  dans  sa  mémoire,  sonore  accom- 
pagnement d'up  Verbe  réalisé,  ces  vers 
])rof()iids  : 

(irands  yawx  <le  mon  enfant,  arcanes  adorés. 
Vous  ressemblez  beaucoup  k  ces  grottes  magiques 
f)ii,  derrière  lamas  des  ombres  léthargiques, 
Scintillent  vaguement  des  trésors  ignorés. 

Nous  décidâmes  de  placer  nos  efforts  sous 
l'invocation  d'un  intercesseur  élu  parmi  les 
grands  maîtres  du  Verbe,  parmi  les  doux  Héros 

8 


134  CONTES    SURHUMAINS 

que  suivent,  charmés,  l'homme,  le  lion,  Faighj 
elle  taureau.  L'àme  de  ce  mort,  fidèle  à  notre 
appel,  eût  veillé  sur  notre  œuvre  et  caressé  de 
son  souffle  de  flamme  le  front  de  notre  en- 
fant. 

Notre  ciioix  se  fixa  sur  Apollonius  de  Tyane- 
Le  grand  Mage  païen  est  vivant  dans  une  gloire 
qui  ne  fut  pas  profanée  du  vulgaire.  Seuls  les 
initiés  vétièrent  sa  mémoire  que  n'a  pas  salie 
la  vase  de  l'universelle  renommée.  Messie 
ohscur,  nulle  infamie  humaine  ne  fut  commise 
en  ton  nom  immortellement  pur  !  Dans  l'em- 
pyrée  des  Prophètes  où  tu  trônes  près  de  tes 
frères  sacrés,  près  de  Gautama  le  Bouddha, 
près  de  Moliamed,  au-dessous  de  Jésus  le 
Christ,  ton  flanc  comme  le  leur  ne  saigne  pas. 
Et  ta  sérénité  les  plaint  et  les  console.  Car  la 
vérité,  caria  justice,  que  leur  main  généreuse 
tenta  d'apporter  aux  hommes,  les  hommes  les 
transmutèrent  en  mensonge  et  en  iniquité.  Leurs 
noms  divins  décorent  l'ignominie  sociale,  et 
c'est  pourquoi,  Apollonius,  fils  de  Dieu,  je  t'aj 
préféré  à  tes  trères    sacrés. 


Miriame  apparut  au  monde  le  deuxième  sa- 


LK    MYSIKItK    DL'NK   INCARNATION  li};") 

iiiodi  (lo  Ji'ciMiibrc, —  ainsi  (juo  l'avait  annonce'' 
la   voyante'. 

A  qui  sait  pénétrer  le  niysIt'Te  dos  formes, 
tout  enfant  révèle  l'être  (ju'il  sera  dans  la  ma- 
turité de  son  développement.  Le  nouveau-né, 
non  plus  que  l'adulte,  ne  caciie  son  âme  écrite 
dans  la  chair. 

Si  nous  avions  été  seuls,  Hélène  et  moi,  à 
lonstater  l'étrange  beauté  de  notre  enfant, 
certes  je  n'insiteraispas,  inquiet  peut-être  de 
l'avoir  vue  avec  la  partialité  d'un  père.  Mais 
nul  étranger,  quelque  indifférent  fùt-il  au  pres- 
tige de  l'idéal,  n'a  passé  près  d'elle  sans  attester 
une  admiration,  comme  si  quelque  force  secrète, 
émanant  de  ce  petit  corps,  eut  contraint  ces  pas- 
sants à  monter  vers  un  domaine  plus  haut  i\uv 
leurs  habituelles  pensées. 

A  contempler  sa  fille,  Hélène  s'enorgueil- 
lissait de  la  joie  triomphale  des  créateurs.  Elle 
l'avait  telle  qu'elle  la  voulait.  Elle  avait  œuvré 
son  idéal  ;  elle  l'avait  réalisé  dans  la  vie  ;  et  ce 
chef-d'œuvre  était  un  être  qui  éploierait  une  âme, 
—  ah!  tout  le  prouvait!  —  une  grande  âme 
humaine,  une  de  celles  qui  participent  le  j)lus 
directement  de  l'àme  divine. 

Certes  je  n'ai  jamais  vu,  ni  parmi  les  vivants, 
ni  parmi  les  figures  appelées  à   l'existence  vir- 


[:](}  GOiNTKS  SURHUMAINS 

tiR'llt'  de  Id'uvrc  (l'art,  créature  aussi  l)elle 
(|ue  l'était  Miriame  un  mois  après  sa  naissance. 
CJiacun  (le  ses  traits  avait  une  individualité 
très  accentiiée;  et  pourtant  l'ensemble  n'était 
nullement  marqué  de  ce  caractère  vieillot  géné- 
ralement dévolu  aux  nouveaux-nés  dont  le  vi- 
sage est  moins  flou  que  d'ordinaire. 

Une  profondeur  insolite  à  la  beauté  féminine, 
un  charme  de  mâle  douceur  auréolaient  ce 
front  dont  les  plans  admirables  annonçaient  la 
rare  harmonie  des  puissances  équilibrées.  Le 
type  artistique  avec  lequel  le  profd  de  Miriame 
présentait  le  plus  de  ressemblance,  c'était  le 
type  féminin  cher  à  Léonard  de  Vinci.  Mais 
l'expression  de  l'enfant  était  plus  surhumaine. 

Une  splendeur  nocturne  émanait  de  cette 
chair  mate  à  reflets  d'or,  casquée  d'épais  che- 
veux d'un  noir  de  corbeau.  L'ovale  s'allongeait 
avec  une  élégance  telle  que  n'en  connut  pas 
même  Van  Dyck.  Vainement  on  eût  cherclié 
quelque  imperfection  à  l'un  de  ses  traits.  La 
bouche  d'une  sombre  pourpre  était  dessinée  si 
purement  qu'elle  send^lait  fiancée  au  baiser 
d'un  dieu  ;  le  nez,  d'un  modèle  fier,  révélait  un 
désir  de  suave  autorité;  les  yeux,  les  grands 
yeux,  sous  les  charmantes  arcades  des  sourcils, 
creusaient  un  double  et  vaste  abîme  de   ténè- 


I.K    MYSIKIU;  d'iNK    INCAIINATIO.V  137 

hres    oclairr   parfois    (l'un    scintillciiioiit   don'. 

Miriaiiu'  avait  un  mois  quand  nous  nous  dé- 
cidànics  à  \  enir  habiter  notre  maison  de  Bre- 
tagne afin  d  élever  celte  petite  Parisienne  dans 
de  meilleurs  conditions.  Les  femmes  de  ma- 
rins, les  rudes  et  fécondes  Bretonnes  étaient 
fascinées  par  cette  enfant.  Et  leur  naïve  extase, 
leur  admiration  relig^ieuse,  leur  candide  in- 
tuition de  contempler  en  elle  un  être  mys- 
térieux, m'étonnèrent.  Dans  la  l'onction  de  son 
respir  sidéral,  toute  persomie  humaine  dé- 
gage une  aura,  une  atmosphère  magnétique 
perceptible  seulement  par  ses  elfets, — tout  au 
moins  à  qui  n'a  pas  développé  en  soi  la  faculté 
de  voyance  que  Paracelse  nomme  le  sixième 
sens.  Miriame  était  ainsi  auréolée  d'un  extra- 
ordinaire pouvoir  d'attirance  et  de  bénéfique 
<lomination. 

L'étrange  précocité  de  cette  enfant  m'épou- 
vantait. On  me  taxera  d'hallucination  parter- 
nelle.  Que  m'importe  !  Aux  méthodes  de  mon 
temps,  au  frôler  de  tous  les  mondes  parisiens, 
j'avais  puisé  une  habitude  d'observation  ana- 
lytique dont  laplus  intense  émotion  ne  pouvait 
troubler  le  fonctionnement  machinal.  Et  le 
témoignage  de  (juiconque  avu  notre  fille  corro- 
bore   le  mien. 

8. 


138  CONTES  SURHUMAINS 

Je  me  souviens  d'un  fait  invraiseniblal)l(;  :  Mi- 
riame  s'éveillait  alors  au  sixième  jour  de  son 
existence.  Elle  reposait  dans  un  berceau  adja- 
cent au  lit  de  sa  mère.  Comme  tous  les  nou- 
veaux-nés, elle  faisait  quelquefois  ces  grimaces 
nerveuses  en  lesquelles  l'illusion  des  mères  salue 
joyeusement  la  première  manifestation  d'une 
conscience.  Mais  cette  fois  —  nulle  erreur  nétait 
possible,  —  ce  ne  fut  pas  une  grimace.  Ce  fut 
ce  que  le  langage  du  peuple,  toujours  si  juste- 
ment imagé,  nomme  le  sourire  aux  anges.  Tout 
le  visage  de  l'enfant  s'éclaira  :  il  passa  sur  sa  bou- 
che et  sur  ses  yeux  un  sourire  d'une  expression 
si  extatique,  si  insondable,  qu'Hélène,  le  cœur 
soudain  traversé  d'une  sibylline  angoisse,  jeta 
un  cri  véhément,  un  cri  d'entrailles,  comme  pour 
rappeler  d'un  monde  inconnu  cette  frôle  àme 
aventureuse. 

Un  mois  plus  tard,  lorsque  sa  mère  la  prenait 
dans  ses  bras,  l'enfant  récognitive  saluait  sa 
créatrice  de  ce  sourire,  atténué  d'une  sereine 
expression  d'humanité  ;  et  tendant  vers  elle 
l'augurule  beauté  de  ses  mains,  elle  s'exclamait 
dans  un  pénible  effort  vers  la  parole. 

Alors  la  souffrance  s'abattit  sur  cette  proie  lé- 
gère. Une  pneumonieetune  gastro-entérite  s'uni- 
rent pour  la  torturer.  Ah!  j'ai  toujours  dans  le 


I.K   MYSTKUK   I)  r.M".    INCAHNAllON  \'M) 

copur  cotte  paie  lôte  (louloureme.  ce  long  ovale 
éiiiacit'  cl  les  sombres  antres  des  yeux  rayon- 
nant, sous  le  crêpe  des  cils,  de  la  sourde  ma- 
jesté du  martyre.  Ali  petite  àme  de  mon  amour 
désespéré,  pourcjuoi  donc  as-tu  tant  soufï'ert"? 
A  quoi  bon  ma  vaine  science,  qui  n'a  pas  su  te 
garder? 

Depuis  trois  jours,  il  fallait  s'attendre  à  la  lin. 
Il  était  septiieuresdu  malin,  un  jeudi  de  février; 

—  les  moindn'S  détails  de  cette  journée  vivent 
à  jamais  en  moi; — 'la  lune  s'effaçait.  Miriame, 
au  dernier  degré  de  la  faiblesse,  fui  toucbée  de 
l'aile  de  la  mort.  Ali  !  nous  sentions  que  son 
àme  s'échappait  de  ses  lèvres.  Vainement  j'avais 
tenté  le  miracle  des  théurges.  C'était  la  minute 
suprême.  Alors  Hélène,  au  paroxysme  de  la 
douleur  humaine,  saisissant  les  mains  de  sa 
lille  jeta  un  appel  d'une  étrange  puissance  : 
«Miriame  »  !  Comme  la  sonorité  de  ce  cri  frémit 
encore  à  mon  oreille  !  —  L'enfant   mourante, 

—  ah  !  morte  dj'jà,  —  ouvrit  les  yeux.  Une  ex- 
pression inidl'able  passa  dans  ce  regard.  Et  la  vie 
revint  en  elle  comme  en  la  fille  de  Jaïr  à  la  voix 
du  Maître  de  Galilée.  Les  deux  petites  mains 
serraient  de  tout  le  pouvoir  de  leur  faiblesse,  les 
pouces  de  la  mère,  pour  y  puiser  la  vitalité.  Et 
si    Hélène  tentait     un     "•este,    une     retraite  de 


140  CONTKS    SUUHUMALN'S 

ses  mains,  renfant  se  cramponiiait  aux  pouces 
avec  une  énergie  imprévue,  en  même  temps 
que  ses  yeux,  ah!  ces  yeux  de  prière  et  d'amour... 
Depuis  sept  heures  du  matin  j  usqu'à  trois  heures 
du  soir,  Hélène  resta  sans  interruption  penchée 
sur  le  berceau,  les  pouces  dans  les  mains  de  sa 
fille,  imposant  à  ce  tendre  corps  agonisant  le 
magnétisme  de  la  vitalité.  Elle  était  là,,  insen- 
sible, isolée  du  monde,  toutes  les  forces  de  son 
être  tendues  vers  une  invincible  volonté:  le  sa- 
lut de  son  enfant.  Et  près  d'elle,  mpn  vouloir 
corroborait  le  sien. 

Vers  quatre  heures,  le  médecin  arriva.  Il  ne 
s'était  point  hâté,  certain  de  trouver  la  mort 
dans  la  maison,  11  inspecta  l'enfant  avec  stu- 
peur. 

—  Elle  est  sauvée;  s'écria-t-il.  La  nature  fait 
quelquefois  des  miracles,  mais  celui-ci,  je  ne 
cherche  même  pas  à  y  comprendre  quelque 
ciiose. 

Aurait-il  pu  conprendre  , pauvre  cervelle  uni- 
quement emplie  d'une  maigre  science  d'école 
et  de  quelques  observations  personnelles,  que 
l'amour  est  plus  fort  que  la  mort,  et  que  celui 
d'Hélène  avait  rappelé  au  corps  de  la  mourante, 
de  la  morte,  les  principes  animiques?  Thauma- 
turge   d'intuition,    la    mère   désespérée     avait 


LE  MYSTÈUF.    DLNK   INCAIl.N AÏION  141 

trioiiiplialciMeiil  iiiaiiit''  la  \"«'r(ii  iiiyslrricus»'  de 
la\oix  l't  la  Iraiisinissioii  (le  lu  force  vitale  par 
les  Joignis  et  les  yeux. 

Miriaino  re\enail  h  la  santé.  L'espoir  chan- 
tait en  nous,  mais  les  ailes  du  malheur  planent 
grandes  ouvertes.  Brusquement,  trois  jours  plus 
tai'd,  — c'était  encore  exactement  àsept  heures 
du  matin,  un  dimanche,  quanti  la  lune  s'effaçait , 
—  l'enfant  mourut. 


Pendant  troisjours  et  trois  nuits  je  n'ai  pas 
(juitté  le  berceau  on  le  cher  petit  corps  gisait 
parmi  les  roses.  La  sérénité  de  la  mort  avait 
effacé  sur  le  masque  pâle  le  souvenir  de  l'agonie. 
Qu'elle  était  belle  ainsi  dans  l'immobilité  invio- 
lable, —  ah!  si  tristement  belle!  Je  la  verrai  éter- 
nellement, cette  tète  de  cire  à  refletd'or  blêmi,  et 
les  vastes  profondeurs  des  yeux  que  je  ne  voulus 
pas  fermer,  et  la  bouche,  l'adorable  bouche  oii 
resplendissait  toujours  cette  hère  couleur  de 
pourpre  sombre.  Si  tu  avais  grandi,  o  surhu- 
maine créature,  si  la  terre  t'avait  vue  femme, 
que!  homme  eût  été  digne  de  ton  amour?  Tu 
devais  être  la  fiancée  d'un  dieu! 

De  cet  être  mystérieux,  un  détail  inexplicable 


142  CONTES    SURHUMAINS 

me  trouljla  pour  jamais.  Nous  avions  voulu  que 
son  admirable  forme  fut  entourée  de  fleurs.  Les 
ileurs,  ces  existences  de  beauté,  d'innocence  et 
do  parfum,  c'étaient  en  ce  monde  les  seuls 
objets  méritant  la  caresse  de  ses  mains.  Pour 
fortifierde  la  vertu  d'un  signe  cette  àme  disparue, 
Hélène  voulut  faire  elle-même  une  croix  de 
fleurs.  Sur  deux  croisillons  égaux,  disposés  en 
forme  de  croix  grecque,  ses  doigts  attachèrent 
des  rose,  des  jacinthes  et  des  viornes.  Au  centre, 
elle  mitune  énorme  rose-thé, pour  le  symbolisme 
occulte  de  la  Rose  et  de  la  Croix.  Quand,  par 
un  dur  froid  de  février,  la  dernière  pelletée  de 
terre  fut  tombée,  lugubre  sur  le  petit  corps,  la 
€roix  fleurie  fut  couchée,  par-dessus  des  bras- 
sées de  fleurs,  à  cette  place  du  cimetière  depuis 
lors  si  familière  à  mes  genoux.  Six  semaines 
plus  tard,  hors  du  monceau  des  fleurs  pourries, 
la  rose-thé  du  centre  crucial  surgissait  encoi'e 
aussi  fraîche  que  si  elle  venait  de  s'épanouir  sur 
l'arbuste.  Les  gelées,  les  pluies,  les  tourmentes 
avaient  passé  sur  ses  pétales  sans  les  faner. 
Comment?  Pourquoi?  Cet  étrange  phénonène 
se  renouvela  plusieurs  fois.  L'hiver  suivant, 
des  chrysanthèmes  demeuraientsur  cette  tombe 
deuxmois  sans  se  flétrir.  Il  émanait  donc  de  toi 
douce  créature  de  surhumanité,  une  sipuissanto 


I>K  MYSTKRE  DUNK   I.NCAn.NATION  143 

vorhi,  une  l)('n('fi('('n('o  si  profondo,  quotaseule 
proxiiniU'"  einljaumaiLduiie  rnergic  do  vivre  les 
clirysanliièmcs  et  les  roses,  les  fleurs,  belles 
coiuint'  loi,  comme  toi  si  passagères  !  Puisque 
en  Irurfaveur  tu  charmais  l'ange  delaniort,  ah  ! 
pounjuoi  te  laissas-tu   emporter  dans  ses  bras? 

Miriame  était  née  en  une  année  régie  par  la 
lune,  le   (|ualrièine  jour  de    la  nouvelle    lune,. 

Elle  mourut,  après  deux  mois  synodiques,  Je 
quatrième  jour  de  la  nouvelle  lune.  Plusieurs 
fois  jai  constaté  sur  elle  la  maligne  influence 
séléni(|ue.  Et  de  longs  calculs,  plus  tard,  me 
donnèrent  des  révélations... 

Que  de  fois  j'ai  maudit  le  destin  !  Fille  de 
ma  chair  et  de  ma  pensée,  pour(juoi  donc  es-tu 
venue  sur  terre  pour  t'envoler  si  tôt  ?  Elle, 
est  vraie,  la  croyance  .mystique  des  anciens 
Initiés  :  Ceux  qui  meurent  j(mnes  sont  aimés 
des  Dieux.  Il  a  raison  le  solitaire  Voyant  de  Scan- 
dinavie :  Il  est  des  âmes  si  pures  que  pour  elles 
le  temps  "d'épreuve  terrestre  est  borné  à  quel- 
(|ues  jours.  Celle-là  ne  font  qu'effleurer  la  terre  ; 
elles  ne  sauraient  s'y  enliser.  Elles  remontent 
d'un  élan  immédiat  à  la  spirale  involulive  qui 
conduit  vers  la  Lumière  incréée,  \ers  l'entélé- 
chie  divine.  Dès  la  Chute,  elles  s'essorent  à  la 
Rédemption. 


144  CONTES    SURHUMAINS 

Pourtant,  je  me  suis  révolté.  Ma  chair  a  crié 
vers  taprésemce,  ô  mon  enfant.  Je  n'ai  pas  joui 
(le  te  voir,  je  ne  t'ai  pas  vue  dans  le  (L'-veloppe- 
ment  liarmoni([ue  de  tes  forces  et  de  tes  grâces. 
Ta  mystérieuse  puissance  que  révélait  ta  for- 
me enfantine,  je  l'ai  pressentie  sans  jamais  la 
connaître  épanouie  dans  une  triomphale  jeu- 
nesse de  femme.  J'ai  tant  pénétré  Fàme  de  ta 
beauté  !  Dis  qu'apportais-tu  danstes  belles  mains 
de  prophétesse?  Peut-être  les  bénédictions 
d'une  Rédemptrice  telle  que  l'infini  d'âge  en 
âge  en  délègue  à  l'humanité.  Tu  aurais  consolé 
l'exil  de  nobles  âmes.  Pauvre  humanité,  elle 
ignorera  toujours  la  perte  qu'elle  fit  en  toi. 
D'ailleurs,  a-t-elle  jamais  compris  ses  pertes? 
Quand  Shakespeare  est  mort,  combien  ont 
pleuré?  Au  Golgotha,  combien  étaient-ils  à 
pleurer  sur  Jésus  ?  Qui  donc,  hors  moi,  pourrait 
se  souvenir  de  ta  grandeur  avortée,  ta  gran- 
deur à  moi  seul  manifestée  ? 

Un  tourment  longtemps  m'a  hanté  :  Ta  mort 
fut-elle  mon  châtiment?  Ai-je  été  téméraire  en 
voulant  manier  les  forces  redoutables  du  Verbe, 
envoûtant,  homme,  créer  comme  un  Dieu?  Quoi- 
qu'il en  soit,  j'ai  subi  le  supplice  de  Prométhée. 
Ma  fille,  sur  ta  pierre  tombale  oii  mes  flancs  sont 
rivés,  le  vautour  du  regret  a  déchiré  mon  foie. 


L      MYSTKHK    l/lNE   INCAHNATION  [i") 

Dans  la  vie.  jo  sens  ton  àme  éclairer  la  mienne 
d'un  intérieur  rayonnement.  Irradiât  hœc 
anima  ?neam.  Et  j'attends  l'heure  exitiale  où 
tu  viendras  me  cherclier  pour  le  niyslère  du 
Devenir,  l'heure  où  tes  mains,  tes  belles  mains 
de  tliéoi>iiaiiie,  avec  un  geste  tutrlaire,  ouvriront 
à  l'àme  de  ton  père  la  suprême  Porte  d'or.  » 


EMUE  TOUS  LES  HEGARDS 


KNTIΠ TOUS  LES  REGARDS 


,1    Ennemond  Faye 

Es-lu  prince  parmi  les  Sages?  As-tu  su  de- 
venir le  majestueux  solitaire  que  sa  volonté  lu- 
mineuse abrite  du  respir  de  la  foule  ?  As-tu  forgé, 
pour  ton  sein  trempé  sept  fois  dans  l'Absolu, 
Tarmure  adamantine  contre  laquelle  se  brisent 
les  poignards  du  destin  ?  Demeuras-tu  sans  dé- 
faillance fidèle  au  quadruple  serment  de  savoir 
t'abstenir,  souffrir,  mourir  et  pardonner  ?  Si  tu 
marchas  si  loin  dans  la  voie  surhumaine,  je  te 
«alue,  maître:  Intercède,  dans  l'Invisible,  pour 
ton  frère  attardé  ! 

Car  ma  vie  n'est  pas  délivrée  encore  des  in- 
fluences ambiantes.  Les  eflluves  des  êtres,  vi- 
vants ou  morts  ou  virtuels,  assaillent  ma  poi- 
trine de  leurautorité.  Quelquefois  j'ai  senti  des 
regards  projeter  vers  mon  ombre  leur  tenace 
vertu.  Oui.  par  les  yeux  surtout,  ces  déhiscences 
de  son  plus  réel  pouvoir,  l'homme  rayonne  sur 


150  CONTES    SURHUMAINS 

la  destinée  de  son  prochain.  Le  peuple,  instinc- 
tif gardien  veillant  le  trésor  des  notions  les  plus 
profondes,  exprime  son  trouLle  sous  les  regards 
de  haine  :  «  Ah  !  Si  ces  yeux-là  étaient  des  pis- 
tolets, je  ne  serais  plus  debout!  »  Certaines  pru- 
nelles de  conscients  jettators  pourraient  lancer 
la  mort,  comme  celles  du  basilic  et  du  catoble- 
pas.  Passant,  tu  recevrais  sans  péril  une  œil- 
lade, si  ton  cœur  est  pur  ou  si  ton  âme  est  vail- 
lante. Réverbérée,  elle  frappera,  plus  meurtrière, 
son  auteur.  Penses-tu  que  des  regards  de  ten- 
dresse et  d'amour  n'ont  pas  dompté  la  mort? 
Si  tu  viens  des  bras  d'une  amante  sincère,  tu 
peuxcourirdédaigneux  vers  la  menace  des  épées; 
car  le  regard  qu'exhala  vers  toi  son  âme,  à  l'ins- 
tant de  ton  départ,  te  cuirasse  efficacement. 

Entre  tous  les  regards  qui  croisèrent  les 
miens,  j'en  revois  plusieurs  dont  la  projection 
passagère  enveloppa  mon  sein  d'un  perma- 
nent réseau.  Parfois,  sur  la  voie  oià  j'ac- 
complis le  pèlerinage  du  tombeau,  il  m'advient 
de  sentir  autour  de  moi  la  présence  de  quel- 
qu'un de  ces  vivaccs  regards  de  jadis.  Appa- 
remment, les  êtres  qui  me  versèrent  ainsi  de 
leurs  prunelles  un  respir  de  leur  âme  ne  frô- 
lèrent ma  vie  qu'en  hasardeux  passants.  Nul 
contact,  nulle  parole  ne  les  lie  à  ma  mémoire. 


ENTRK  TOUS  LKS  HKGARDS  151 

Femmes  dont  j'ignore  le  baiser,  liommcs  dont 
je  ne  serrai  la  main  ni  parai  l'épce,  enfants 
dont  je  ne  caressai  le  front  préordonné,  ils  sur- 
girent au  coin  de  ma  route  et  s'eflacèrent.  Je  ne 
les  rencontrerai  plus  sans  doute. 

Pourtant,  à  certaines  heures  de  songeuse  luci- 
dité, leur  souvenir  monte  en  mon  esprit  comme 
une  huée  matinale  dans  la  prairie.  Regards  de 
passantes,  vous  avez  l'attrait  mélancolique  des 
destinées  sans  accomplissement... 


Certes,  ce  soir-là,  je  ne  comptais  pas  allerau 
bal  de  l'Opéra.  Une  succession  d'incidents  m'a- 
mena à  passer,  vers  une  heure  du  matin,  en 
frac,  devant  le  monument.  Fut-cela  ruée  joyeuse, 
vers  les  portes,  des  dominos  étincelants  ;  le  ja- 
cassement gracieux  des  voix  féminines  aiguisées 
sous  le  masque, qui  m'induisit  à  entrer?  Je  n'ai 
pas  démêlé  la  force  obscure  qui  lors  me  con- 
seilla. Depuis  une  demi-heure,  j'errais  dans  le 
bal  sans  que  rien  en  moi  n'eût  pénétré  de  cette 
multitude  enivrée.  La  joie  des  foules,  d'ordi- 
naire, agit  sur  l'individu  qui  la  coudoie  selon 
deux  modes  différents  et  polaires.  Ou  bien  elle 
submerge  sa  personnalité  et  la  roule  dans  ses 


152  CONTES  SURHUMAINS 

puissantes  ondes  comme  un  fleuve  en  dt^mence 
charrie  les  épaves,  ou,  si  elle  a  rencontré  en  lui 
un  germe  de  tristesse,  elle  le  développe  par  une 
force  de  réaction  ;  en  sorte  que  Thomme  ne 
sort  jamais  d'une  foule  sans  emporter  soit  Tin- 
térieur  écho  d'une  exaltation,  s'il  s'est  ahan 
donné  au  sentiment  collectif,  soit,  s'il  a  résisté, 
une  perdurable  dépression.  Mais,  ce  soir-là,  je 
ne  sentais,  entre  mon  âme  solitaire  et  celle  de 
la  fouledélirante,Tiiune  communion  ni  une  lutte- 
Il  semblait  qu'une  mystérieuse  épée  avait  tracé 
autour  de  mes  pieds  le  cercle  magique  infran- 
chissable aux  inlluences  extérieures.  Seuls  mes 
yeux  se  réjouissaient  de  l'aspect  éclatant  de  la 
scène,  pourtant  prête  à  séduire  un  jeune  homme 
que  nulle  passion  impérieuse  ne  blessait.  Dans 
la  salle,  j'avais  longuement  suivi,  à  travers 
l'atmosphère  dorée  de  poussière,  le  tournoiment 
chatoyant  des  oripeaux  embellis  jtar  la  feérie 
de  la  lumière.  11  m'amusait  de  voir,  aux  balcons 
fleuris  des  loges, de  jolies  silhouettes  féminines 
offrant  aux  désirs,  au  dessous  de  la  dentelle  du 
loup,  l'épanouissement  de  leurs  gorges,  de  leurs 
seins  jailhs  du  corsage  dans  l'ardeur  du  mo- 
ment, et  de  leurs  bras  nus  bombardant  de  touffes 
de  violettes,  de  jacinthes  et  de  camélias  leshabits 
noirs  qui  ripostaient  en    souriant.  Au   sortir  du 


ENTHK    TOUS    LES   REC.ARDS  153 

foyer,  où  le  drlilé  froufroutant  des  clairs  do- 
minos s'écoulait  avec  la  grâce  d'un  serpent 
merveilleux,  coupant  de  cris  gais  et  de  rires 
tamisés  par  les  cagoules  satinées  ou  les  man- 
tilles l'airalourdi  d'haleines  et  de  parfums,  j'allai 
m'accouder  sur  l'une  des  balustrades  en  encor- 
bellement qui  dominent  le  célèbre  escalier.  J'é- 
tais là  depuis  un  instant,  quand  le  sentiment 
d'une  présence  toute  proche  me  nécessita  à  me 
retourner. 

Alors  je  perçus  monter  en  moi  cette  pâleur 
que  donnent  également  la  mort  et  les  grandes 
commotions  d'amour.  Une  jeune  femme  était  là, 
dont  le  regard  avait  appelé  mystérieusement  le 
mien  ;  et  tous  deux,  nous  eûmes  une  minute 
de  vie  extraordinaire. 

Tandis  que  le  couple  qui  l'accompagnait  au 
bal  masqué,  une  sœur,  pensai-je,  car  les  deux 
femmes  se  ressemblaient  d'attitudes  et  de  vê" 
ture,  et  un  gracieux  jeune  homme,  se  penchait 
sur  la  balustrade  pour  assister  à  la  pimpante 
montée  des  arrivants,  elle  se  tenait  un  peu  en 
arrière,  proie  de  cette  force  inconnue  qui  nous 
liait  l'un  à  l'autre  parle  faisceau  de  nos  regards. 
Sous  la  mantille  de  Bruges  qui  voilait  rigou- 
reusement son  visage,  ne  laissant  à  découvert, 
comme    aux  musulmanes,  que    ses  yeux  som- 

9. 


154  CONTES    SURHUMAINS 

bres  d'où  semblait  jaillir  du  feu,  je  devinai  sa 
pâleur  aussi,  et  le  mouvement  oppressé  de  sa 
gorge.  Plus  tard,  je  reconstituai  tous  les  dé- 
tails de  sa  personne  qui  lors  furent  pénétrés 
peut-être  par  une  partie  dédoublée  de  mon  es- 
prit; car  tant  que  dura  son  apparition,  je  fus 
uniquement  son  possédé. 

Sa  robe  de  satin  crème,  tout  en  accompagnant 
d'une  élégance  la  souple  beauté  de  son  corps, 
ne  constituait  pas,  avec  les  accessoires  de  sa 
toilette,  cet  ensemble  parfaitement  harmonieux 
qui  révèle  la  Parisienne  suprême.  Certaines 
notes  d'arrangement,  excluant  l'originalité  sans 
tradition  de  l'étrangère  et  la  redondance  de  la 
provinciale,  indiquait  l'élégance  classique  et  ti- 
morée de  la  Parisienne  de  la  rive  gauche. 

D'ailleurs,  en  cette  solennelle  minute,  rien  de 
cette  femme  ne  m'était  caché.  La  lueur  anormale 
de  ses  yeux  m'éclairait  toutes  les  ténèbres  en- 
veloppant sa  vie  devant  les  indifférents.  A  tra- 
vers la  dentelle,  l'ovale  élancé  de  son  visage 
m'apparaissait  comme  à  travers  les  tissus  son 
noble  corps,  comme  à  travers  les  voiles  du  temps 
le  solitaire  passé  de  son  cœur.  Moment  de  plé- 
nitude où  nos  doux  individualités  se  fondirent 
aussi  harmonieusement  que  sous  l'élan  de  la 
plus  intime  étreinte  I 


ENTUE  TOUS  LES  HEdARDS  153 

—  Viens-tu?  »  dit  à  la  jeune  femme,  en  quit- 
tant son  accoudoir,  sa  compagne  jusqu'alors 
attentive  à  l'entrée  de  la  fêle. 

Et  celle  qui  m'ouvrait  l'horizon  de  son  regard 
passa  son  bras  sous  celui  de  sa  sœur  et  partit 
avec  le  gracieux  couple.  Je  fis  un  pas  pour 
suivre  sa  trace  :  Car  n'étions-nous  pas  à  jamais 
liés?  Elle  se  retourna  vers  moi.  Le  verbe  de 
ses  yeux  m'arrêta; 

—  Ne  viens  pas!  chantaient  ses  pruntdles 
profondes.  Tu  ne  le  dois  pas.  Quelle  joie  de 
baisers  s'égalerait  à  l'intensité  de  l'instant  que 
nous  venons  de  vivre  ?  Les  orbes  de  nos  de^ix 
destinées  se  sont  croisés  au  point  unique  de 
l'espace  et  du  temps  qui  leur  fut  assigné.  Ni 
toi  ni  moi  ne  saurionsjainais  oublier  celte  heure. 
Nous  en  porterons  lindébile  enveloppe,  le  char- 
me secret.  Allons  cliacun  vers  notre  fin.  A 
d'autres  hommes  seront  dévolus  mes  lianes. 
D'autres  femmes  frémiront  dans  tes  bras.  Ac- 
cepte-moi pour  ce  que  je  te  suis:  Tannonciatrice 
de  la  promesse  d'amour.  » 

Je  la  laissai  disparaître. 


J'arrivai,  à  l'aube   n:iissante,  dans  la  \  ieilhi 
ville  espagnole,  sentinelle  féoilale  de  granit  rose 


156  CONTES    SURHUMAINS 

dressant  au  bord  de  l'océan  sa  merveilleuse  sil- 
iiouette  archaïque.  A  peine  descendu  de  bicy- 
clelte  pour  gravir  la  rue  à  pic  qui  conduit  au 
donjon  médiéval,  les  architectures  puissantes 
m'avaient  pénétré  de  leurs  esprits  occultes. 

Aux  crépuscules  du  matin  et  du  soir,  les  cités, 
avant  leur  éveil  ou  leur  sommeil,  se  recueillent 
en  une  conscience  plus  profonde  de  leur  pro- 
pre vie.  A  ces  heures  oii  va  se  préciser  leur  grâce 
diurne,  leur  beauté  nocturne,  tandis  que  les 
arômes  s'élèvent  plus  forts  de  leurs  campagnes, 
les  villes  respirent  plus  abondamment  leur  mys- 
térieuse haleine.  L'àme  solitaire  et  concentrée  de 
cette  citadelle  d'Espagne  prenait  possession  de 
son  hôte  d'un  matin.  Son  histoire  farouche,  que 
j'ignorais  en  franchissant  le  seuil  de  sa  poterne, 
s'imposait  à  ma  mémoire  avec  une  croissante 
autorité.  L'harmonie  absolue  de  cette  rude  na- 
ture, de  ces  hommes  et  de  cette  œuvre  hu- 
maine avait  effacé  toute  distance  entre  la  ville 
ancienne  et  le  passant  étranger.  Cette  forte- 
resse perchée,  nid  d'aigles,  emmi  la  monta- 
gne et  la  mer,  me  versait  violemment  l'intui- 
tion de  son  passé  tragique,  et  me  persuadait 
que  j'avais  longtemps  vécu  dans  le  cercle  étroit 
de  ses  remparts,  parmi  ses  manoirs  angustiés, 
contre  le  frôlement  de  ses  habitants  aux    faces 


ENTRE  TOUS  LES  REGARDS  lo7 

doses.  Et  seule  dans  l'auroral  silence,  la  ni(''lo- 
j)ée  gutlurale  du  petit  cordier  dévidant  son  tou- 
vv[  au  pied  du  mur  d'enceinte  me  semblait  une 
chanson  familière. 

Une  série  d'impressions  violentes  m'était  ré- 
S(!rvée  sur  ce  coin  de  terre.  .Vu  sommet  du 
donjon,  j'avais  reçu  l'émotion  d'une  solennelle 
beauté  :  un  fougueux  baiser  de  l'océan  à  la 
montagne  sous  la  bénédiction  du  ciel  rose  et 
devant  la  couronne  taciturne  de  cette  ville  d'au- 
trefois. Puis,  dans  la  cour  ruinée  du  château, 
entre  les  hautes  murailles  fuligineuses,  une  sé- 
culaire odeur  de  crimes,  de  tortures  et  de  lu.xure, 
m'opprima  le  sein,  et  contre  mon  épaule  pesa 
le  souffle  lourd  et  certain  de  très  anciens  fan- 
tômes. L'évocation  rédivive  de  féroces  amours 
et  l'indestructible  souvenance  du  sang  m'étrei- 
gnirent.  Je  me  retrouvai  dehors  avec  un  soupir 
de  soulagement. 

Dans  la  cal^e  ma>/or,  les  femmes  descen- 
daient vers  Tt-glise  pour  une  messe  en  commé- 
moration d'un  mort.  Leurs  lentes  et  graves  sil- 
houettes, dont  le  masque  seul  saillait  de  l'uni- 
forme voile  noir  tombant  du  crâne  aux  reins, 
glissaient  au  long  des  murailles  avec  la  majesté 
des  bas-reliefs  antiques.  J'entrai  derrière  elles 
dans  l'église  surchargée  d'ombres,  de  lumières 


138  CONTES  SURHUMAINS 

et  de  dorures,  temple  ténébreux  étoile  de 
flammes  de  cierges  et  de  fleurs  d'or,  étoufi"ant 
comme  un  vaste  tombeau  oiî  vibreraient,  au 
delà  de  la  mort,  les  convulsions  d'amours  véhé- 
mentes et  de  sensualités  désespérées.  Vers  quel 
dieu  tragique  et  jaloux  s'envolaient  ici  les 
prières  ? 

Le  noir  troupeau  des  femmes  priaient,  age- 
nouillées, avec  une  placidité  révélant  que  la  mort 
créaitune  atmosphère  agréable  à  leurs  poitrines, 
la  mort,  compagne  d'anciennes  luxures.  Au- 
près de  chacune,  un  long  cierge  tortillé  brû- 
lait par  les  deuxbouts,  éclairant  delueurs  rousses 
leurs  dos  noirs  courbés. 

Au  sortir  de  la  sombre  messe,  une  jeune  fille 
encapuchonnée  de  deuil,  qui  marchait  devant 
moi,  se  retourna  sur  le  parvis  pour  m'offrir 
l'eau  bénite.  Le  bref  effleurement  de  nos  doigts 
nous  émut  d'un  frisson.  Une  accumulation  d'an- 
térieurs désirs  dont  nous  étions  chargés  l'un  et 
l'autre  rencontrait  son  expansion  fulgurale.  Par 
nos  regards  croisés,  l'échange  magnétique  par- 
courut nos  corps  immobilisés. 

Elle  n'avait  pas  vingt  ans,  l'ardente  fille 
d'anciennes  races,  mais  les  passions  émrnées 
de  ce  ciel,  de  ce  sol  et  de  cette  ville  aimantaient 
sa  voluptueuse  beauté.  Je  me  souviens  de   ses 


KNTRK  TOUS  LES  nE(;Anns  loO 

lourdes  prunelles  mordorées  comme  de  ces  nuits 
chaudr»s  emportant  autour  de  la  terre  le  pollen 
des  fleurs  et  les  soupirs  pubères.  Certes  nou, 
ce  n'était  pas  là  le  banal  appel  d'une  belle  fille 
au  passage  désirée.  Le  charme  qu'elle  irradiait 
conduisait  au  seuil  de  l'alliance  de  la  volupté 
et  de  la  mort,  et  le  baiser  de  sa  bouche  ar-quée, 
fleur  éclatante  dans  la  chair  mate,  évoquait  de 
désastreuses  joies. 

Pourquoi  ce  regard  de  jeune  fille,  entre  tant 
d'autres,  me  traduisait-il  avec  une  telle  force 
au  mystère  gémcllé  de  l'amour  et  de  la  mort? 
Il  n'est  pas  de  hasard.  Comme  celles  des  élé- 
ments, les  rencontres  dos  êtres  sont  irrévo- 
cables. 


La  g-oëleltc  filait  dans  le  lit  de  la  brise  douce 
qui  soutenait  si  légèrement  sa  toile,  dehors 
toute,  que  la  coque  sillait  presque  sans  tangage 
les  courtes  lames  murmurant  dans  la  nuit.  De- 
puis plusieurs  heures,  nous  serrions  la  côte 
pour  en  admirer,  sous  la  lune,  la  grâce  alan- 
guie.  Penché  sur  le  bordage,je  regardais  ce  pa- 
norama méditerranéen.  Les  terrains,  étages  en 
plans  très  précisés  par  la  clarté  stellaire,  mon- 


160  CONTES  SURHUMAINS 

taient  lentement  vers  l'iiorizon  lointain,  cou- 
verts çà  et  là  de  larges  nappes  de  frondaisons 
assombries.  Puis,  de  loin  en  loin,  dévalaient  vers 
la  grève,  des  villages  de  pêcheurs,  maisonnettes 
dont  fleurissaient  vaguement  dans  la  lumière 
argentée  les  vives  couleurs  italiennes.  Beau 
paysage  de  paix,  de  silence  et  de  sécurité. 

—  Oh!  prononça  sur  le  pont  une  voix  de 
femme,  oh!  capitaine,  abordez  là!... 

Ce  caprice  joli  d'une  passagère  séduite  par 
la  beauté  de  l'heure  allait  être  vite  satisfait. 

Une  yole  nous  débarqua  dans  une  anse 
étroite,  bordées  de  falaises  crayeuses  éclatant 
sous  la  pâle  limpidité  de  l'air.  Nous  nous  propo- 
sions d'atteindre  le  faîte  des  collines,  escarpées 
en  amphithéâtre,  qui,  du  bord,  nous  avait  char- 
més. 

L'odeur  capiteuse  de  la  côte  italienne,  mêlée 
d'oranger,  de  myrte,  de  résine  et  de  sel,  en- 
trait délicieusement  dans  nos  poitrines.  Notre 
petite  caravane  d'individus  nés  sous  des  cli- 
mats divers  avait  déposé  tout  fardeau  de  pensée 
personnelle  pour  s'investir  du  prestige  de  cette 
marche  lunaire  qui  nous  emportait  vers  les 
limites  extrêmes  du  domaine  de  la  sensation, 
au  bord  du  monde  oii  le  sentiment  humain 
reçoit  le  baiser  de  l'àme  de  la   terre. 


F..\THt  TOUS    LES  REGARDS  iGl 

Nous  traversâmes  un  ('•pais  bois  de  pins  où 
la  brise  ciiantait,  et  je  me  souviens  que  dans  le 
silence  fidèle,    une  voix  de    matelot    s'écria: 

—  Alit  ca  !  où  donc  que  nous  sommes? 
Puis,    quelques  pas   plus    loin,    une    autre, 

protonde  et  jeune,  dit  en  italien  : 

—  La  joie  est  morte  1 

Le  tressaillement  de  cette  parole  brisa  l'har- 
monie qui  me  liait  à  mes  compagnons;  et,  sous 
le  poids  d'impressions  confuses,  je  ralentis  le 
pas,  en  sorte  qu'une  demi-heure  plus  tard,  je 
me  trouvai  seul  dans  une  étoile  du  bois.  Je  m'é- 
tendis sur  le  sol.  La  nuit  pleurait  dans  les  bran- 
ches les  soleils  perdus. Dormais-jeou  demeurais- 
je  éveillé?  Je  ne  sais  plus.  Mon  corps  resta 
sous  les  pins:  mais  moi,  je  partis  ailleurs  — 
en  quel  point  de  l'espace,  en  quel  âge  du  temps? 

Que  de  fois,  depuis  cette  nuit  de  rêve,  elle 
s'est  imposée  à  ma  mémoire,  cette  indélébile 
vision  des  yeux  de  mon  esprit,  plus  forts  et 
plus  sensibles  que  ceux  de  ma  chair!  Dans 
une  lamentable  guérite,  carcasse  de  bois  vêtue 
de  serpillières  en  loques,  nichait  une  espèce  de 
Maure  lépreux,  enveloppé  de  toile  bleue.  De- 
vant lui,  sur  une  tablette  en  planches,  un  plat 
de  métal  étalait  quelques  pièces  de  monnaie 
arrachées  à  la  pitié  des  passants. 


U]'2  CONTES   SURHUMAINS 

E(ait-ce  un  hoinine,  ce  monstre  informe, 
cette  œuvre  hideuse  d'un  démiurge  désordonné  ! 
Aux  trous  do  ses  haillons  jaillissaient  des  gib- 
bosités  fuligineuses,  chair  naguère.  Les  moi- 
gnons luisants,  gonflés,  en  pinces  de  crabes, 
mains  autrefois,  se  croisaient  sur  un  cha- 
pelet. Mains  humaines,  sublime  instrument 
de  tout  œuvre,  de  la  création  et  de  la  caresse, 
floraison  du  geste,  paumes  héroïques  des  forts, 
doigts  pâles  d'amantes,  si  chers  au  baiser,  ces 
choses  vous  avaient  ressemblé!  Et  ce  fut  un 
visage,  ce  chaos  de  cavernes  osseuses  et  de 
bouffissures  bistrées,  ce  masque  d'empouse 
encadré  de  chiffons  !  Oui,  car  môme  de  cette 
horreur  rayonnait   le    souvenir    d'une  beauté. 

—  Ave  Maria  !  »  clamait  la  voix  dure  du. 
Maure,  «  Acj  Mcr'cL!  :) 

Et  ses  yeux  me  regardaient,  beaux  comme 
la  lumière.  Tels  les  esprits  du  soleil  enfermés 
dans  la  houille,  une  puissance  de  gloire  se  ré- 
vélait par  ces  grands  yeux  noirs,  intacts  et 
flamboyants,  forts  d'une  étrange  juvénililé.  J'ai 
pénétré  dans  ce  regard  comme  dans  un  abîme 
d'angoisse  et  son  vertige  me  gagne  encore.  Il 
m'emporta  au  mystère  de  la  souffrance  hu- 
maine, au  monde  des  larmes  et  des  désespoirs, 
au  ca^ur  de  l'Erèbe.  Il  m'initia  à  l'arcane  d'une 


ENTHK    nus  LF.S    HKIIARDS  lf)3 

suprême  «''motion.  Après  ce  regard,  j'ai  connu 
(les  secr«'ts  d'enfer,  cl  je  ne  les  puis  oublier. 
(.)ui,  toute  la  sérénité  de  ma  p<'nsée  en  de- 
Fueure  blessée.  Comme  une  balle  restée  dans 
une  chair  généreuse,  ce  regar  1  du  Maurt;  dé- 
monial  est  ficlié  dans  mon  âme,  dans  mon  âme 
pourtant  lavée  du  doute  et  si  (ière  de  sa  renais- 
sance à  la  vie  certaine... 

D'autres    yeux  me  regarderont-ils  un  jour, 
des  yeux  divinement  purs  ? 


LA  RÉDEMPTRICE 


LA  KÉDE.MPÏH1CE 


A  Madame  H.  Ago pian-Pacha 

Ex  un  grand  Signe  apparut 
dans  le  ciel.,  la  Fiuicf  enve- 
loppée du  Soleil,  et  la  Lune 
reposait  sous  ses  pieds,  et 
sur  sa  tète  il  y  avait  un 
diadème    de   douze  étoiles, 

(HK^,  Apocalypse,  XII, 1-2) 

Ah!  fleur  dorée  de  mon  idéal,  tu  t'épanouis 
trop  haut  pour  que  ma  main  te  cueille  ja- 
mais ! 

Certes,  mes  regards  ne  t'ont  jamais  quittée, 
mais  c'est  avec  un  irrémissible  désespoir  que 
d'en  bas,  —  d'en  bas  pour  toujours  !  —  je 
vois  flambloyer  ta  silhouette  à  l'horizon  de 
mon    rêve. 

Et  je  vais,  je  vais  dans  la  vie,  tâtonnant  aux 
obstacles,  coudoyant  des  hommes-dont  je  Jé- 
dai^nie  la  natale  bassesse.  Je  marche  dans  des 
ténèbres  dont ladensité  m'opprime  et  m'étouffe. 


168  CONTES   S      HUMAINS 

Et  je  sens  que  ces  ténèbres  ne  s'éclairciront 
plus,  que  c'en  est  fait,  que  je  tourne  sur  moi- 
même  dans  l'obscurité  d'un  caveau  funéraire. 

Certains  kabbalistes  prétendent  que  bien  des 
hommes  sont  morts  qu'on  croit  vivants  parce 
qu'ils  ont  conservé  les  apparences  de  la  vie.  Je 
suis  un  de  ces  liommes  peut-être.  Mon  âme  est 
partie  avec  ELLE,  quand  elle  a  disparu.  Ah!  j'ai 
senti  ce  jour-là,  ce  jour  oii  je  l'ai  vue  pour  la 
dernière  fois,  j'ai  senti  sur  mon  front  passer 
l'aile  de  la  détresse.  Depuis  je  suis  un  mort  qui 
marche. 

Comment  pourrais-je  parler  d'ELLEl  Comment 
exprimer  avec  des  mots  l'impression  que  me 
donna  sa  présence  !  Ce  fut  la  fête  de  ma  vie 
Son  aspect  multipliait  mes  énergies.  Existan 
dans  son  atmosphère,  j'avais  conscience  d'ha- 
biter un  monde  oii  l'âme  s'épanouit  dans  la  béa- 
titude. Sa  personne  suggérait  la  joie,  la  certi- 
tude et  la  force.  En  la  voyant,  j'ai  compris  ce 
que  les  théologiens  appellent  la  présence  réelle. 

J'ai  vécu.  Maintenant  je  suis  presque  vieux. 
Or,  d'avoir  connu  cette  créature,  quel  merci  ne 
dois-je  pas  au  destin.  Souvent,  avant  que  le 
bonheur  de  la  voir  ait  illuminé  mon  sombre 
cœur,  souvent  j'ai  envié  les  hommes  à  qui  les 
puissances  permirent  de  marcher  dans  l'orbite 


LA    RÉDEMP      ICK  169 

d'un  être  sublime.  Vivre  dans  le  rayonnement 
d'un  héros  ;  èlre  un  disciple  aveuglément  fié  à 
un  maître  tranquille  et  fort;  être  un  frêle  Jean 
dont  la  tète  s'appuie  à  la  sereine  épaule  d'un 
Jésus,  combien  de  fois  ai-je  soupiré  vers  cette 
possibilité!  Je  vous  ai  enviés,  vous  pauvres  pê- 
cheurs de  poissons  à  qui  le  seul  geste  du  Maître 
Nazarien  ouvrit  la  porte  d'or  de  la  totale  Con- 
naissance. 

Car  moi-même  je  ne  suis  pas  un  demi-dieu. 
Si  mon  idéal  est  plus  haut  que  les  hommes, 
moi,  je  demeure  à  leur  niveau.  J'étais  un  goé- 
land dont  les  ailes  sans  plumes  se  tendent  vers 
l'immensité  sans  pouvoir  y  planer. 

Or,  ELLE  est  apparue.  Je  l'ai  approchée.  Et 
toutes  les  forces  en  moi  embryonnaires  s'efflcu- 
rirent.  Mes  virtualités  les  plus  obscures  se 
manifestèrent  en  actes.  Je  n'imagine  pas  une 
intensité  égale  à  celle  que  j'ai  vécue  dans  son 
rayonnement.  Oui,  je  vous  le  dis,  ma  sensi- 
bilité eut  la  joie;  mon  intelligence,  la  certitude; 
ma  volonté,  la  force.  Qui  était-elle?  Une  in- 
carnation, une  apparence  humaine  irradiant  le 
Bonheur. 

En  vérité,  pour  me  souvenir  de  l'homme  que 
j'étais  avant  sa  venue,  il  me  faut  un  pénible 
effort.  Car  je  date  du  frcMer  de  sa  robe  sur  ma 

10 


170  CONTES    SURHUMAINS 

vie.  J'avais  beaucoup  souffert,  j'avais  beaucoup 
étudié.  Je  savais  toute  la  science  des  savants, 
c'est-à-dire  rien. 

Je  dois  noter  comment,  pour  la  première  fois, 
ma  pensée  fut  occupée  d'ELLE.  De  quelle  façon 
parviendrai-] e  à  rpe  faire  entendre?  Pour  moi 
qu'ELLE  a  daigné  initier  d'un  regard  aux'plus  invio- 
lables arcanes  de  lavie  et  de  la  mort,  pour  moi 
devant  qui  sa  mansuétude  ouvrit  les  cinquante 
Portes  de  lumière  par  quoi  l'on  va  dans  le  monde 
des  Causes,  pour  moi,  tous  les  événements  con- 
tingents à  sa  mystérieuse  existence  apparaissent 
dans  la  lucidité  de  la  logique  absolue.  Mais  les 
hommes  me  comprendront-ils?  Je  me  sens  près 
d'eux  comme  un  frère  aîné,  qui  fait  à  un  petit 
enfant  le  portrait  de  l'adorable  mère  défunte  que 
son  adolescence  a  connue.  N'importe  1  Je  dirai 
comment,  pour  la  première  fois,  ma  pensée  fut 

occupée  d'ELLE. 

Ce  futuneannonciation  desavenue.  Une  nuit, 
j'avais  veillé  sur  un  vieux  in-folio  d'une  science 
anxieuse.Deuxheures  venaient  de  sonner  à  l'hor- 
loge Notre-Dame-des-Champs,  dont  ma  maison 
était  voisine.  Il  faisait  un  temps  d'orage,  pesant 
et  oppressif.  J'avais  laissé  la  fenêtre  fermée.  De 
lourdes  tentures  d'Orient  pendaient  au  long 
des  quatre  parois  de  ma  chambre,  afin  d'isoler 


LA    RKDEMPTRFCE  171 

(lu  monde  extérieur  mes  fréquentes  méditations. 
A  co  moment,  j'avais  repoussé  mon  livre  pour 
écrire  des  notes.  J'entendis  un  crissement  léger 
et  continu. 

—  C'est  une  phalène,  me  dis-je^  qui  sera  entrée 
pendant  que  la  fenêtre  était  ouverte. 

Je  haussai  ma  lampe  pour  éclairer  toute  la 
pièce.  N'ayant  rien  aperçu,  je  me  remis  à  écrire. 

(Juandje  relevai  la  télo,  la  stupeur  me  tint 
immohile  sur  mou  fauteuil.  Devant  moi,  dansla 
lumière  de  la  lampe,  une  extraordinaire  vision 
avait  envahi  ma  chambre.  Vnà  femme  nue,  de- 
bout sur  un  sphinx.  De  ce  phantasme  soudain  je 
perçus  tous  les  détails  avec  une  extraordinaire 
précision.  Le  sphinx  paraissait  un  animal  vivant, 
d'un  volume  à  peu  près  égal  à  celui  d'un  cheval. 
Ah!  c'était  bien  la  sybilline  bète  dont  la  grille 
opprima  la courageusepoitrine  d'CEdipe.  Il  évo- 
luait dans  l'airj  ses  deux  vastes  ailes  d'aigle  éplo- 
yées  avec  la  grâce  de  la  force.  Son  corps,  blanc 
comme  lesmarbres,  frémissaitd'énergiedomptée 
Mon  imagination,  accoutumée  à  se  représenter 
ce  monstre  allégorique  dans  la  sereine  immo- 
bilité que  lui  attribuèrent  les  statuaires  de  l'an- 
cienne Egypte,  s'étonna  tout  d'abord  de  voir  la 
vibration  dune  vie  surnaturellement  intense 
dans  cet  être,  dans  cette  tète    humaine,  d'une 


17  CONTES  SURHUMAINS 

douloureuse  et  tranquille  beauté,  dans  ses  flancs 
de  taureau,  dans  ses  pattes  de  lion,  dans  ses  ailes 
d'aigle  qui  se  heurtaient  aux  murailles  de  ma 
chambre, comme  impatientes  d'espace,  illimités. 

Sur  cette  monture  la  jeune  femme  se  dressait, 
calme.  Ah  I  l'étrange  beauté  I  L'élancement  de 
son  corps,  l'ovale  merveilleux  de  son  visage,  et, 
parmi  les  sombres  ondes  de  sa  chevelure,  la 
matité  dorée  de  sa  carnation  !  Une  expression 
de  surhumaine  énergie  épanouie  dans  une  di- 
vine douceur,  une  audace  de  domination  inno- 
cente rayonnaient  de  cette  tète,  des  profon- 
deurs noires  des  yeux,  delà  sinuosité  des  lè- 
vres, et  du  galbe  héroïque  du  menton. 

L'Advenue,  de  ses  pieds  paisibles,  effleurait 
le  dos  du  sphinx,  comme  une  déesse  caresse 
d'un  orteil  indulgent  la  pâle  sphéricité  d'un 
monde.  Ecuyère  sidérale,  elle  domptait  d'un  cil- 
lement  la  superbe  du  hiérogrammatique  animal 
qui,  abjurant  toute  tentative  d'estrapade,  toute 
velléité  de  révolte,  s'apprêtait  à  porter  dans 
l'infini,  d'un  essor  de  ses  larges  ailes  soumises, 
le  mystère  de  cette  victorieuse  volonté. 

Cette  conquérante  beauté  envahit  toute  mon 
âme  avec  une  irrésistible  et  suave  véhémence.  Elle 
ne  me  semblait  pas  une  femme  Sa  nudité  magni- 
fique n'éveillait  en  moi  ni  l'amour  ni  le  désir.  Ah  ! 


LA  RÉUEMPTRICrC  173 

je  nie  souviens  qu'en  cette  minute  une  intime 
r(5voIution  clianf^ea  la  fai'o  de  mon  être.  Immé- 
dialcnu'nt,  je  sentis  abolies  mes  facultés  ana- 
lytiques dont  j'avais  tiré  vanité.  Mon  intelligence 
s'éveillait  dans  une  renaissance.  Mon  âme  était 
lavée  d'une  eau  lustrale,  qui  rimprég-nait  d'en- 
tliousiasme,  de  puissance  et  de  plénitude. 
La  vie  l'enveloppait  comme  une  mante  dia- 
phane. 

Certes,  cette  apparition,  qui  devait  avoir  sur 
ma  destinée  une  iniluence  définitive,  constituait 
ce  que  le  vulgaire  nomme  une  hallucination. 
Mais  qu'est-ce  qu'une  hallucination,  sinon  la  pro- 
jection, sur  le  plan  visible,  d'une  réalité  invi- 
sible obéissant  à  l'appel  de  notre  imagination? 
Ma  pensée  crée  ce  qu'elle  affirme  ;  et  les  plato- 
niciens n'ont-ils  pas  raison  déconsidérer  comme 
vivantes  les  idées  et  les  images,  filles  immor- 
telles de  l'esprit,  émanations  du  verbe  éternel? 
D'ailleurs,  la  distinction  qu'on  a  coutume  de 
faire  entre  la  réalité  et  l'irréalité  me  semble 
l'effort  vers  la  subtilité  d'intelligences  tellement 
grossières  que  je  ne  daignerai  point  m'y  attar- 
d«'r.  La  réalité  n'est-elle  pas  une  création  sub- 
jective de  l'esprit  qui  la  perçoit  I  Ah!  quoique 
tu  fus,  vision  exaltante,  ta  seule  proximité  avait 
bouleversé  mon  être. 

10. 


174  CONTES  SURHUMAINS 


'0  dominatrice, 

Tu  es  entrée,  triomphale  et  douce,  dans  mon 
àme  extasiée,  comme  un  roi  bien-aimé  dans 
une  ville  en  fête.  Dès  la  révélation  de  ta  possi- 
bilité, dès  la  caresse  de  ton  imag-c,  dès  l'an- 
nonciation  de  toi,  j'ai  crié  vers  toi,  du  fond  de 
ma  détresse.  Un  geste  de  ta  droite  avait  ouvert 
mes  yeux.  Au  champ  de  mon  esprit  tu  jetas 
le  germe  d'un  monde.  Tu  étais  la  royauté,  la 
goire  et  la  force. 

0  libératrice, 

Tu  es  entrée,  triomphale  et  douce,  dans  mon 
àme  extasiée,  comme  un  guerrier  sauveur  dans 
une  ville  esclave.  Dans  les  ténèbres  ou  languis- 
sait mon  servage,  tu  portas,  des  flambeaux  et 
des  lueurs  d'étoile.  Le  daimon  du  doute  qui  ron- 
geait ma  poitrine,  tu  le  chassas  d'un  sign(!;  et 
ta  main  vénérée  a  brisé  mes  entraves.  Tu  appe- 
las mon  front  à  la  Lumière.  Tu  étais  la  Vérité, 
la  Voie  et  la  Vie. 

0  consolatrice, 

Tu  es  entrée  triompliale  et  douce,  dans  mon 
âme  extasiée,  comme  un  héros  béni  dans  une 
ville  en  transe.  L'ivresse  de  marcher  dans  le 
sillage  de  ta  robe  a  charmé  tous  mes  maux.  Ton 


LA    RKDF.MPTRICE 


regard  a  fondu  le  faix  du  passé  douloureux  qui 
pesait  à  mon  épaule.  Ton  sourire  est  la  fleur 
(jui  eonfinne  do  vivre.  Tu  étais  la  Joie,  l'Espé- 
rajicc  et  lAmour. 


Du  jour  où  Mi'advint  cette  vision,  je  n'eus 
plus  qu'un  désir  :  voir  cotte  créature  que  je 
pressentais  exister  en  ce  monde.  La  voir  et 
rn'attîiclier  à  ses  pas.  Le  but  de  la  vie  flambo- 
vait  devant  mon  àme.  Le  but  de  la  vie,  c'était 
marcher  dans  le  cercle  do  ses  regards,  c'était 
s'imprégner  de  son  rayonnement,  c'était  respi- 
rer son  émanation. 

L'irrésistible  impulsion  qui  me  projetait  vers 
celte  femme,  ah!  ce  n'était  pas  l'amour  sexuel. 
En  la  fougue  de  ma  jeunesse.  l'amour  m'avait 
abreuvé  de  toutes  ses  délices  et  do  toutes  ses 
.ngoisses.  Mais  cette  Inconnue  m'avait  envahi 
d'un  sentiment  analogue  à  celui  des  croyants 
pour  leur  dieu,  à  celui  de  Madeleine  pour  Jésus 
à  celui  de  sainte  Thérèse  pour  lo  Crucifié,  Elle 
était  pour  moi  le  Divin  fait  cliair.  Elle  était  un 
nbîme  de  lumière  oii  je  roulais  éperdument. 

Où  la  verrais-je?  Car  sûrement  elle  était. 
Dans  quel  lieu  du  monde  me  sorait-il  donné 
d'approcher    sa    sublime    silhouette  ?   Parfois, 


176  CONTES  SURHUMAINS 

une  angoisse  horrible  me  saisissait.  Si  je  ne 
devais  jamais  la  voir!  Si  elle  s'était  ainsi  mani- 
festée à  moi  pour  uniquement  !  Entrevoir  un 
instant  ce  mystérieux  mirage,  comprendre  dans 
la  certitude  ([u'elle  existait,  et  que  jamais  je 
ne  contemplerais  ses  pieds  sacrés  !  Peut-être 
n'étais-je  pas  digne,  de  sa  présence!  Je  passais 
par  toutes  les  alternatives  graduées  de  l'espé- 
rance et  du  désespoir. 

A  tout  hasard,  et  bien  qu'une  voix  intime 
m'ait  crié  qu'une  telle  créature  se  riait  de  la 
distance,  qu'elle  n'était  asservie,  comme  nous 
autres,  aux  normes  de  l'Espace,  je  fus  toujours 
préparé  â  partir;  je  fus  toujours  prêt  à  courir, 
de  toute  la  vitesse  des  moyens  actuels  de  loco- 
motion, vers  la  contrée  qui  posséderait  son  as- 
pect. 


Un  matin,  je  reçus  une  invitation  à  un  thé 
intime  chez  M'^^  X.  Le  nom  m'était  inconnu. 
Je  jetai  avec  indifférence  la  lettre  sur  ma  table, 
avec  l'intention  d'envoyer  ma  carte  à  cette 
femme.  J'avais  complètement  oublié  cet  inci- 
dent d'ordre  mondain,  lorsqu'arrivale  soir  fixé. 
Un  irrésistible  besoin  m'envahit  alors  de  me 
rendre  à  cet  invitation.  Je  m'habillai  en  hâte. 


l.\    UKDEMPTRICE  177 

et,  une  heure  plus  tard,  j'arrivais  dans  le  petit 
hôtel  qu'liabilait  M'"''  X...,tout  près  des  frondai- 
sons du  Bois  de  Boulogne. 

Dès  qile  j'eus  franchi  le  seuil  du  salon,  une 
émotion  s'empara  de  moi.  Elle  était  là.  Oui 
cette  fois  c'était  bien  elle,  vivante  et  semblable 
à  l'apparition  (jui  m'avait  bouleversé.  Comme 
le  soir  de  l'annonciation,  je  sentis  en  moi  l'épa- 
nouissement surhumain,  l'exaltation  héroïque 
de  tout  mon  être.  En  moins  d'une  seconde,  je 
perçus  tout  ce  qui  se  passait  dans  ce  salon,  et 
j'en  pénétrai  le  mystère.  Pourquoi  faut-il  que, 
pour  essayer  d'en  donner  idée  aujourd'hui,  je 
ne  puisse  user  (jue  de  la  fioide  et  impuissante 
succession  des  mots? 


Isi\H,  ton  souille  a  vivifié  mon  sein  .  Pour  par- 
ler de  Tof.  pour  évO(juer  ton  essence,  donne  à 
ton  fidcMe  la  force  du  génie  et  le  verbe  des  Pro- 
phètes! Pour  confier  au  monde  une  pâle  notion 
exotérique  de  ce  que  fut  leur  doux  Maître,  les 
quatre  évangélisles.  le  (juaternaire  des  disciples 
qu'accompagnent  le  Lion,  l'Ange,  l'Aigle  et  le 
Taureau,  ont  vêtu  de  simplicité  l'allégorie  éso- 
térique  de  leur  récit.  Seul  à  Patmos,  Jean  a  ré- 
vélé, sous  le  voile  d'un   symbolisme   altier,  la 


J78  CONTES  SURHUMAINS 

fulgurante  Parole  qui  seuls  entendent  les  Ini- 
tiés. Isiah,  pour  que  ton  règ-ne  arrive,  d'autres 
annonceront,  sous  la  forme  due, Ta  Parole.  Moi, 
je  dirai  simplement  ce  que  tu  fis  en  moi. 


Isiah  parlait,  debout,  dans  une  cercle  d'audi- 
teurs avides  de  sa  voix. 

Elle  était  habillée  d'une  robe  blanche  en 
crêpe  de  Chine  dont  l'admirable  ordonnance, 
l'esthématique  profonde  eussent  découragé  les 
plus  géniales  couturières  parisiennes.  Sur  la 
jupe  droite,  pressée  d'un  froncis  très  léger,  s'é- 
coulaient les  plis  d'un  corsage  garni  de  brode- 
ries d'argent,  dont  l'arrangement  moderne  évo- 
quait un  souvenir  de  peplos.  Entr'ouvertes  dé- 
licatement sur  la  mate  beauté  de  la  gorge,  les 
plissures  ondées  de  ce  corsage  permettant  au 
corps  de  la  femme  la  somptueuse  liberté  des 
attitudes,  semblaient  maintenues,  par  une  cor- 
delière d'argent,  autour  de  la  taille  dont  elles  ac- 
compagnaient la  courbe  pour  aller  mourir  au 
long  delà  jupe. 

■  Avecla  lucidité  soudaine  que  m'inspirait  la 
proximité  de  cette  créature,  je  compris  le  sym- 
bolisme de  cette  toilette  de  soir,  mariant  les 
formes  vestimentales  d'Orient  et  d'Occident,  et 


LA    RÉUEMl'THICK  179 

chargée  (l'argent,  le  nx^'lai   lunaire  et  féminin. 

Un  regard  sur  les  assistants  m'avertit  de 
toute  leur  idiosyncrasie.  Il  y  avait  là  des  hom- 
mes et  des  femmes,  une  vingtaine,  ayant  ap- 
partenu à  des  catégories  sociales  différentes.  Il 
y  avait,  parmi  le  luxe  de  ce  salon,  des  hommes 
du  peuple,  et  aussi  de  ces  êtres  que  le  monde 
appelle  des  déclassés.  Fronts  trop  hauts  pour 
passer  sous  les  portes  basses  qui  mènent  aux 
étahles  de  la  médiocrité  florissante,  poitrines 
gonflées  d'un  idéal  qui  n'en  sort  que  par  des 
sanglots  t  Toutes  faces  scellées  de  souffrance. 
Et  je  sentis  que  ces  gens  étaient  mes  frères. 

Cœurs  désolés  :  les  uns,  au  seuil  d'une  ma- 
turité chagrine,  avaient  été  ballotés   durement 
par  les  houles  de  la  vie.  D'autres,  au  franchir 
de  leur  adolescence,  avaient  résorbé  leur  flo- 
raison, effarés  d'une   peur  sacrée  par  l'intuition 
des  douleurs  de  vivre.  Ahl  comme  le  mien,  ils 
avaient  gémi  vers  la  sérénité  d'une  foi  ;  tous  ils 
avaient   palpité     vers  un    maître  qui  oriente- 
rait définitivement  la  noblesse  de  leurs  élans 
essentiels,  qui  guiderait  vers  un  ciel    inconnu 
les    ailes    frémissantes    de    Leur    volonté.    Il 
y  avait  de  tristes  jeunes  femmes.  Il  y  avait  une 
courtisane  lasse  dont  nul  n'avait  sondé  l'âme,  et 
qu'ennoblissait  la  charité  d'avoir    offert  à   des 


180  CONTES  SURHUMAINS 

malheureux  la  fleur  consolatrice  de  sa  beauté.  Il 
y  avait  une  noble  vierge,  lamentable  do  n'avoir 
pas  roncontré  sur  terre  l'élu  de  son  rêve;  puis 
une  femme  éperdue  de  porter  au  flanc  la  bles- 
sure immortelle  de  son  amour  trahi.  Il  y  avait 
une  mère  dont  la  tombe  avait  rongé  les  sept 
enfants.  Et, parmi  elles,  la  maîtresse  de  céans, 
M"**^  X...  C'était  une  femme  d'une  trentaine  d'an- 
nées, d'une  élégance  maladive.  Je  lus  dans  ses 
prunelles  bleu-mourant  le  secret  douloureux  de 
son  passé,  et  je  m'inclinai  pour  baiser  sa  main 
maigre. 

Une  gloire  d^  deuil  magnifiait  le  front  des 
liommes,  que  le  destin  avait  différemment  trai- 
tés. Les  uns  étaient  des  simples,  accoutumés  à 
l'effort  quotidien  du  labeur.  Il  y  avait  un  pâtre 
aux  yeux  agrandis  par  le  baiser  des  étoiles,  un 
mineur  Iiàve  dont  le  corps  déformé  développait 
le  geste  gauche  des  bêtes  nocturnes,  un  matelot 
dont  le  masque  rude  resplendissait  de  cette  no- 
blesse qu'imprime  l'habitude  du  danger  bravé. 
Enfants  de  la  mer,  de  la  terre  et  du  ciel  ;  corps 
lassés,  cœurs  candides,  tètes  neuves  ;  nulle  hy- 
pocrisie sociale,  nulle  conventionnelle  bassesse» 
nulle  éducation  fallacieuse  n'avaient  attenté  à 
la  liberté  auguste  de  leur  instinct.  N'ayant 
connu  d'autres  maîtres  (jue  la  nature  et  la  peine, 


L.V  RKDF.MPTniCr.  181 

leur  àme  intacte  était  apte  à  tout  comprendre. 
Il  y  avait  un  tribun,  généreux  homéliaste  de 
révolte  qui,  secouant  la  résignation  du  pauvre 
et  de  l'opprimé»  avait  clamé  vers  une  vision  de 
justice,  avait  tendu  la  colère  de  ses  poings  vi- 
brants vers  Tignominie  du  riche  et  du  puissant. 
Il  y  avait  un  très  jeune  rêveur  dont  l'admirable 
beauté  solaire  rayonnait  de  génie.  D'autres 
enfin,  que  la  vie  avait  déçus,  troupeau  d'âmes 
saignantes  en  quête  d'un  pasteur  aux  mains 
salvatrices.  Nous  étions  vingt  et  un  autour 
d'Isiah,  tous  jeunes  encore. 

A!i  !  ce  soir  de  ma  vie  m'embaumait  d'éter- 
nité; j'avais  le  sentiment  d'être,  dans  une  chair 
glorieuse,  une  àme  divine.  Et  comme  moi  les 
vingt  compagnons  de  mon  extase.  Une  revi- 
viscence totale  avait  effacé  les  angoisses  de  na- 
guère, comme  si  la  main  magnifique  d'Isiah  eût 
tendu  vers  leurs  narines  ardentes  lafteur  azuréo 
du  néponthès  où  l'on  aspire  l'oubli.  Tous  ai- 
mantés d'une  existence  illuminative,  nous  étions 
affranchis  du  Temps,  du  Nombre  et  de  l'Espace, 
et  nous  planions  dans  l'Eternel  avec  le  vertige 
d'aiglons  essayant  leurs  ailes  parmi  la  liberté 
des  cieux. 

Et  j'entendis  >a  voix,  son  silence  dt'-j'i  épan- 
dait   sur  moi,   avec    une  force  torrentielle,   sa 

11 


i8'2  CONTES  SURHUMAINS 

pensée  infinie.  Mais  la  musique  de  cette  pensée, 
cette  parole  adorable,  éveillait  en  moi  la  plé- 
nitude d'un  monde  ensommeillé.  Et  je  voyais 
SON  corps,  radieux  symbole  de  son  âme.  Elle 
avait  donné  à  nos  lèvres  sa  main  sceptrale,  une 
main  sculptée  pour  la  puissance  et  la  surhu- 
maine audace.  Alors  je  compris  le  charme  dont 
elle  enveloppait  les  êtres.  En  elle  rien  n'était 
qui  ne  fût  selon  le  Rythme  parfait,  le  rythme, 
expression  la  plus  directe  du  Verbe.  Elle  était 
tout  harmonie,  et  sa  grâce  réalisait  l'immuable 
logique  de  ses  potentialités. 

Il  y  avait  dans  le  hall  un  orgue.  Isiah  s'as- 
sit devant  le  clavier,  et  j'eus  la  révélation  de 
la  Musique,  cet  angélique  langage  capable  de 
concentrer  dans  une  formule  définitive  les  plus 
mystérieuses  vibrations  de  l'homme  et  des 
mondes.  Car  la  musique  est  à  la  parole  ce  que 
l'Amour  est  à  la  Pensée,  ce  que  l'aigle  est  au 
grillon.  Par-delà  la  parole,  étroite  chape  tail- 
lée pour  vêtir  une  seule  idée  corsetée  de  pré- 
cision, elle  est  un  manteau  assez  vaste  pour 
abriter  l'aspiration  illimitée  de  l'être  ;  elle  est 
Ja  voix  monstrueuse  qui  chante  l'exégèse  de  l'in- 
fini. 

Mais  toutes  les  musiques  que  j'avais  connues, 
qu'était-ce?  Un  bégaiement  enfantin  I  La  véhé- 


LA    RÉDEMPTRICE  1H3 

inenlc  ferveur  «le  Bach,  la  sombre  inquiétude 
de  Beethoven,  la  passion  de  Wagner,  et  tous  ces 
beaux  cris  du  génie  en  parturilion  d'un  rêve, 
comme  ils  mapparaissent  grêles  et  glacés  ! 

En  ce  soir  ineffable,  mon  âme,  envolée  dans 
l'orbe  mystérienx  des  sonorités,  a  perçu  la  Ré- 
vélation totale.  —  Oui  j'ai  vécu  l'harmonie.  Le 
rythme  m'emporta,  Corybante  éperdu,  dans  la 
sphère  des  anges,  et,  les  yeux  éblouis  de 
lumières  farouches,  j'ai  roulé  dans  l'œuf  d'or 
où  involuent  les  dieux  ! 

A  peine  Isiah  eut-elle  promené  ses  doigt  sur 
les  touches,  nous  nous  sentîmes  tous  parcourus 
d'un  frisson  solennel  et  vertigineux.  Cette 
musique  nouvelle  nous  baignait,  nous  lavait 
du  passé,  nous  enveloppait  de  renaissance. 
Pour  nous  découvrir  ^'emblée  l'horizon  sans 
borne  de  son  âme,  Isiah  nous  parlait  cette  langue 
séraphique  où  se  parabolisait  le  mystère  de 
son  essence.  Sur  les  joues  de  mes  compagnons, 
pâles  d'une  pâleur  sacrée,  coulaient  des  larmes 
lentes,  rosée  d'une  aurore  spirituelle.  Qui  donc 
aurait  la  dérisoire  prétention  d'analyser  cet 
hymne  ?  il  chantait  dabord,  formidablement, 
^outes  nos  souffrances  passées,  intimement  pré- 
cisées et  tout  ensemble  fondues  dans  l'immen- 
sité de  la  douleur  humaine.  Mais,  pour  nous  en 


184  ONTES  HUMAINS 

montrer  le  marcescenl  souvenir,  il  nous  trans- 
portait sur  une  montagne  de  béatitude,  comme 
des  prisonniers  contempleraient,  du  haut  d'un 
sommet  ensoleillé  de  liberté,  la  sombre  ville  oii 
se  dresse  la  prison  d'hier.  Puis,  élancés  de  ce 
monde  noir  pour  monter  vers  un  monde  de 
blancheur,  nous  avions  la  sensation  d'un  essor, 
esprits  grands-voiliers,  parles  cycles  de  l'éternel 
bonheur,  qu'elle  emplissait  de  sa  présence 
triomphale. 

Le  (înaie  vibrait  en  nous  quand  Isiah  se  leva, 
Toute  émotion  d'amour  est  faite  d'un  délice  et 
d'une  angoisse.  Dans  nos  esprits  ravis  une  an- 
goisse pointait:  allait-ELLE  nous  quitter!  Après 
s'être  manifestée,  soleil  dans  les  ténèbres,  phare 
dans  la  tempête,  source  dans  le  désert,  allait- 
elle  pas  s'évanouir,  laissant  à  nos  prunelles 
charmées  le  regret  de  la  vision  adorée  ?  Car 
nul  de  nous  ne  concevait  plus  la  vie  sans  elle. 
or  ELLE  calma  d'un  sourire  notre  crainte  et 
parla  : 

—  Amis,  nous  irons  vivre  ensemble,  dans  un 
pays  solitaire  où  nul  bruit  du  monde  ne  trou- 
blera notre  paix.  Vous  serez  avertis  quand  les 
temps  seront  venus.  Que  la  sérénité  soit  en  vous, 
et  la  force,  car  vous  êtes  les  élus  d'un  mysté- 
rieux destin. 


LA    RÉDEMPTRICE  i^-J 

Un  geste  de  ses  mains  clairos,  et  je  ne  la  vis 
plus.  Dans  le  hall,  nous  demeu?ions  muets,  mais 
la  bén(*Jiction  de  cette  créatur'>  vivait  en  nous. 
(It'licieuse. 

Un  souper  nous  attendait.  Nu  n'osait  élever 
la  voix.de  peur  d'effaroucher  le  Mlence  plein  du 
rêve  de  L'avoir  connue.  Je  v  jIus  interroger 
jyjrao  X...  Elle  me  regarda  de  ses  yeux  consolés 
:^ans  répondre. 


Lo  chemin  de  fer  nous  déposa,  par  une  soirée 
légère  <lc  printemps,  à  Torée  d'une  haute  forêt 
étalée  sur  lo  flanc  d'une  colline.  Nous  nous  re- 
trouvions, les  vingt  et  un  compagnons  du  soir 
mémorable,  dans  l'allégresse  de  notre  secret 
commun,  et  nous  échangeâmes  le  baiser  de  nos 
regards.  Il  fallait,  nous  le  savions,  traverser  la 
forêt.  Nous  marchâmes  sur  la  longueur  d'une 
torlillère,  d'un  pas  allègre,  sans  prononcer  une 
parole.  Vibrant  tous  du  même  sentiment,  il 
n'était  pas  nécessaire  d'en  éveiller  l'écho  débile. 
Et  nous  avions  l'intuition  d'être  une  soûle  âme 
collective  vivant  là  mèmr-  pensée,  absorbant  le 
même  amour. 

L'ombre  nous  enveloppait.  Les  voi.x  némorales 
dont,  au  cours  de  ries   juvéniles   promenades. 


/ 

186  CONTES  SURHUMAINS 

j'avais  ouï  en  frissonnant  le  bourdonnement 
sinistre,  ces  voix  intermittentes  ou  s'(?parpillent 
le  frisselis  des  feuilles,  le  craquement  des  tiges, 
le  bruissement  des  bestioles  nocturnes,  accom- 
pagnaient le  battement  de  notre  cœur.  Et  nous 
levions  la  tète  dans  l'attente  de  voir,  entre  les 
masses  noires  des  frondai  sons,  descendre  l'étoile 
flamboyante  qui  guiderait    notre    marche  vers 

ELLE. 

Nous  atteignîmes  le  sommet  de  la  colline, 
d'oij  nous  entendions  gronder  la  mer.  Il  y  avait 
une  maison  parmi  les  arbres.  C'était  là.  Une  porte 
s'ouvrit  d'elle-même,  et  nous  pénétrâmes  dans 
le  refuge  espéré,  en  secouant  avec  la  terre  de 
nos  semelles,  toutes  les  angoisse  du  passé 
évanescent. 


Misère,  misère  de  l'aspiration  humaine!  Quand 
Psyché  possédait  son  Erôs  dans  le  mystère  noc- 
turne, elle  avait  le  bonheur.  Ah!  qu'importait 
toute  curiosité  dérisoire!  Non,  il  fallait  que  son 
cœur  en  fête,  elle  l'abandonnât  à  l'insidieux 
démonde  l'inquiétude.  Et  moi,  moi,  quenesuis- 
je,  de  par  l'impulsion  natale,  une  âme  simple? 
Pourquoi  les  étoiles  qui    scintillèrent    sur   mon 


LA    HÉDEMPTRICK  1S7 

berceau    in'ont-ellos    dépouillé   de  la    candeur 
héroïque  et  crédule? 

Isi.vH,  quand  mon  sein  respluiidissait  sous  Ion 
regardcornme  un  heaume  d'acier  sous  les  feux  du 
soleil,  j'occupais  la  paix  suprême,  la  paix  promise 
aux  hommes  debonne  volonté.  Mais  ton  absence, 
c'était  le  retour  à  la  ténèbre.  Dans  les  heures  où 
je  nesentais  plus  sur  moïTinflux  de  ta  volonté. 
je  cédais  au  fantôme  de  la  détresse  curieuse.  Je 
désirais  savoir  le  mot  de  cette  énigme  divine  qui 
était  Toi.  J'ai  laissé  entamer  l'armure  de  ma  foi. 
Et  c'est  pourquoi  j'ai  perdu  la  lueur  de  ta  trace  I 


Ce  fut  au  repas  du  matin,  le  lendemain  de  notre 
arrivée  dans  cette  maison  bénie.  Nous  étions 
réunis  autour  d'une  vaste  table.  Dans  le 
cadre  des  fenêtres,  nous  apercevions  la  mer 
ensoleillée.  Il  nous  semblait  que  nous  aurions 
pu,  derrière  elle,  marcher  sur  ces  flots  jusqu'à 
l'horizon  au  delà  duquel  peut-être  resplendis- 
sait la  patrie  de  nos  espoirs. 

Elle  portait  une  robe  bleu-pàle,  en  tissu  de 
lin,  dont  les  plis  flottants  nous  émettaient  de  la 
quiétude.  Le  bleu,  la  couleur  del'Amour,  inspire 
le  calme  aux  âmes  malades.  Une  ceinture  d'or 
montait  vers   ses    seins.  Elle  exerçait   avec   sa 


188  CONTES    SURHUMAINS 

grâce  souveraine  son  hospitalité.  A  sa  droite 
était  assis  Croaz,  le  matelot;  à  sa  gauche  Héliel, 
le  beau  poète  juvénile,  dont  les^  yeux  dorés 
reflélaienl  le  rêve  éperdu  d'être  enchaînés  au 
geste  d'Isiah. 

Il  planait  sur  nous  un  silence  heureux.  Qui 
doïic  eût  osé  de  sa  voix  rompre  le  charme  épars 
en  noire  confianre?  Et  nous  mangions  le  pain 
comme  si  ses  lèvres  avaient  dit  «  Mangez,  ceci 
est  ma  chair!  » 

Une  méditation  impénétrable  embrumait  le 
beau  front  d'Isiah,  mais  sans  ternir  ce  rayonne 
ment  d'or  que  nos  sens  aiguisés  percevaient 
autour  de  sa  sombre  chevelure.  Une  larme  se 
suspendit  au  velours  de  ses  cils,  et  ce  fut  sur 
nous  le  vol  lourd  d'une  détresse.  La  souffrance 
pouvait  donc  mordre  dans  le  marbre  de  cette 
poitrine  oij  vivait  notre  force  ! 

Elle  eut  un  sourire  divinement  triste  ; 

—  Amis,  dit-elle,  enfants  de  mon  élection,  j'' 
souliVe  votre  souffrance.  Pardonnez  à  mon  fror.' 
d'être  morose.  Je  lui  ai  tressé  une  couronne  de 
toutes  les  épines  qui  vous  blessèrent.  Je  pleur» 
votre  future  douleur  de  me  perdre..  Car  vou.i 
perdrez  mon  apparence.  Ilélas  !  Votre  curio- 
sité m'aura  chassée  de  vous.  Ainsi  le  veut  1; 
Loi. 


I. \  nrDRMinnir.i  ISÎI 

Nous  lVissomiùiin.'S.  llt-liel  laissa  tomber  sur 
la  tahie  ses  mnins  désespérées. 

—  Ail  î  (lit-il,  jo  croyais  à  l'éternilé  de  te 
voir! 

Il  rxprimait  noln;  sonlinient.  Carnes  cœurs 
vibraient  à  l'unisson,  et  nous  étions  chacun  la 
corde  d'une  lyre  unique  dont  le  doigt  d'Isiah 
réveillait  l'àni'e  liarnioni«'Use. 

—  iléliel  !  Oael  nuage  enveloppe  ton  génie? 
As-lu  donc  oul)lié  pourquoi  tu  es  ici?  Poète, 
doux  missionnaire  du  Verbe,  sache  supporter 
l'amertume  de  l'exil  en  un  monde  où  lu  n'es 
pas  entendu.  Ta  voix  révèle  la  beauté  et  l'a- 
mour, deux  d'entre  les  plus  hautes  manifesta- 
tions des  dieux.  Et  puisqu'elle  annonce  la  parole 
des  dieux,  qui  donc  la  comprendrait  parmi  des 
hommes  ayant  renoncé  l'énergie  de  la  croyance  ? 
N'importe,  tu  feras  ton  devoir  de  Héros.  Tu 
chanteras,  comme  ton  frère  Orphée,  parmi  les 
bètes  ;  tu  réfléchiras,  fils  du  Soleil,  la  lumière 
s'jr  les  sombres  enfants  de  Saturne. 

—  Isiah!  non,  je  ne  puis  plus  oublier  les  Cau- 
ses. Je  fus  appelé  vers  ta  présence  poiir  qu'un 
enthousiasme  embrase,  inextinguible,  ma  vie 
d'apôtre. 

—  Aucun  de  nos  gestes  n  est  sans  cause, 
comme  aucun  sans  effet.  Si  chacun  de  vous  lut 

II. 


190  CONTES    SURHUMAINS 

choisi  pour  vonir  près  de  moi,  c'est  en  vertu  de  rai- 
sons immémoriales  dont  je  sais  les  origines.  Chez 
vous  tous,  la  douleur  exalta  la  vie.  Or  chacun 
de  vous  est  un  anneau  de  la  chaîne  qui  m'attache 
encore  à  la  terre.  J'y  suis  envoyée  pour  une  mis- 
sion. Le  fleuve  de  vos  volontés  alliées,  j'en  di- 
rigerai le  cours  vers  l'océan  du  mystère. 

—  Isiah  !  demandai-je  tremblant  comme  un 
enfant,  Jésus  de  Nazareth  était  le  fils  de 
Dieu.  Hélas!  nous  ne  savons  plus  adorer  les 
pieds  sanglants  de  Jésus.  Isiah!  Es-tu,  toi,  la 
fille  de  Dieu  ? 

—  Jésus,  mon  frère  suprême,  a  dit  :  «  Je  vous 
enseigne  en  me  servant  des  paroles  de  la  terre, 
et  vous  ne  m'entendez  pas;  si  je  parlais  le  lan- 
gage du  ciel, comment  pourriez-vous  ma  com- 
prendre ?  ))  Et  je  vous  dis  :  Tout  homme  est  fils 
de  Dieu  ;  toute  chair  vivante  est  le  symbole 
d'une  pensée  divine.  Tout  homme  est  un  Adam 
appelé  à  devenir  un  Ghristos,  Il  est  trois 
Adams.  Méditez,  vous  qui  entendez  le  sens  des 
paroles  !  Or,  il  naît  des  êtres  qui  sont  une 
révélation  plus  profonde  de  la  Vérité  Ils  arrivent 
sur  terre,  d'âge  en  âge,  délégués  et  sanctifiés, 
afin  de  montrer  aux  hommes  la  Lumière  in- 
créée.  Ils  ne  lacèrent  pas  tous  les  voiles  dont 
les  destins  la  couvrent,  car  les  yeux  mortels  se 


LA    HKUn.MPmiCK  101 

brilleraient  à  son  éclat.  Quand  Moïse  descendit 
du  Sinaï,  ayant  conitcmpl6  la  Lumière  incrt'ée, 
il  savait  que  les  hommes  n'en  pourraient 
supporter  l'éblouissant  reflet  sur  son  front,  et 
il  se  cacha  la  face  d'un  pan  de  son  m.inleau.  Les 
Révélateurs,  ses  frères  sacrés,  les  Bouddha, 
Mahomet,  Bab  et  tou3  les  Messies  lèvent  sur 
le  monde,  dans  leurs  poings  prédestinés,  le 
(lambeau  que  chacun  deux  alluma  au  même 
resplendissant  foyer.  Mais  s'ils  dévoilaient  la 
gloire  toute  nue  du  foyer  lui-mcmo,  ils  en  aveu- 
gleraient la  prunelle  des  races.  A  la  Vérité 
unique  et  éternelle  ils  bâtissent  des  sanctuaires 
d'architectures  différentes.  Us  chantent  le  même 
hymne  en  des  langues  diverses.  Et  quand  ils 
expirent,  victimes  volontaires,  leur  dernier 
souffle  balaie  un  des  nuages  interposés  entre 
la  planète  et  l'Absolu.  La  suprême  haleine  du 
Crucifié  déchire  le  voile  qui  couvre  le  Temple. 
Ca  il  a  donné  à  une  partie  du  monde  les  clefs 
de  l'Initiation.  » 

Sa  voix  nous  emportait  comme  un  fleuve  de 
force.  Elle  reprit,  ayant  reposé  sur  une  vision 
la  lueur  do  ses  yeux. 

—  Je  suis  venue  vers  vous  pour  vous  mettre 
en  la  voie.  Puis  je  retournerai. 

Sa  tête  se  pencha  vers  son  épaule.  Sa  beauté 


192  CONTES     SURHUMAINS 

nous  semblait  plus  profonde  que  les  cieux.  Nos 
mains  sejoignirent,  tendues  vers  elle.  De  notre 
groupe,  des  sanglots  montaient  : 

—  Isiahl  Isiah!  ne  nous  quille  pas! 
Sa  voix  nous  caressa  : 

—  Amis,  ce  sera  mon  boniieur  de  soulhir 
pour  vous.  La  Loi  est  inéluctable  :  l'initiateur 
périt  par  Tinitié. 

Son  sourire  fondit  notre  angoisse.  Un  en- 
thousiasme s'irruait  en  nous,  plus  vaste  que  la 
mer  bleue  dont,  par  la  fenêtre,  nous  apercevions 
les  vagues.  Ah  vivre,  vivre  cette  heure...  Les 
mondes  étaient  pour  nous  transparents  comme 
des  globes  de  cristal,  et  nous  existions  dans  la 
puissance. 

La  voix  d'Héliel  formula  notre  pensée,  notrr 
gratitude  et  notre  espérance  : 


«  0  Révélatrice, 

Je  te  salue  hors  du  Temps,  car  je  te  connais 
dans  l'Eternel.  Tu  es,  ô  fille  de  Dieu,  ô  symbole 
suprême  de  la  féminité.  L'Ancien  dos  jours  est 
ton  père  et  tu  fus  engendrée  dans  les  lianes  de  la 
Mère  Divine.  Salut,  tu  es  la  coupe  d'argent  oij 
s'abreuve  mon    âme    charmée. 


lA  rki)Kmpthii;k  193 

0  Salvatrice, 

Je  to  salue,  tu  viens  à  nous  les  mains  pleines 
de  grâces,  et  les  doigts  étendus  pour  des  béné- 
dictions portvnt  l'anneau  d'amour  et  Tanneau 
'l'oubli  (ju'avait  forgés  Moïse.  Sur  ta  gorge  re- 
posant, pendus  à  ton  collier  d'argent,  les  sept 
talismans  que  caressa  la  vapeur  des  parfums 
«•nvolés  vers  le  septénaire  des  Planètes.  Et  tes 
yeux  sont  plus  doux  aux  blessures  que  l'huile 
''t  que  le  vin. 

0  Rédemptrice, 

Je  te  salue.  En  déchiraiit  à  nos  regards  le 
voile  qui  caciiait  la  lumière,  tu  chargeas  ton 
beau  front  de  nos  pesants  péchés.  Toutes  les 
défaillances  de  nos  frôles  volontés,  tu  les  assu- 
mes adorable  affamée  de  sacrifice;  et  le  plus  pâle 
de  nos  sourires  à  Satlian  est  une  flèche  qui  va 
percer  ton  sein.  Triomphatrice  de  la  souffrance, 
je  te  salue  dans  l'éternité  glorieuse  on  tu  trônes, 
près  d'Horus,  h  la  gauche  d'Isis. 

Ton  Nom  est  un  Mystère.  Ton  Age  est  un 
Mystère.  Ta  comptes  trote-trois  ans.  Car  tu  as 
médité  durant  les  </o?/re  heures,  et  tu  as  accompli 
les  douze  travaux.  Dansla  calme  palais  de  ta  poi- 
trine se  sont  rués  les c/;2y  tourments  infernaux: 
'Amertume,  le  Gémissement,  la  Ténèbre,  TAr- 
[rur  inextinguible  et  la  Puanteur  pénétrante!  Et 


19i-  GONÏKS     SURHUMAINS 

souriante  tu  foulas  de  ton  pied  victorieux  les 
quatre  daimons  des  éléments  qui  hurlent  aux 
quatre  coins  du  monde  :  Samaël,  prince  des 
Salamandres;  Azazel  prince  des  Sylphes;  Azacl 
prince  des  Ondins;  iVlahazahel,  prince  des  Gno- 
mes. 

Toi,  lu  es  un  Mystère.  Tu  sors  du  cœur  de  Dieu 
pour  nous  y  ramener.  Fils  de  la  Chute,  enfants 
en  exil,  nous  remonterons  dans  ton  sillage  vers 
le  sein  de  notre  père.  Les  yeux  sur  la  lumière  de 
ta  gloire,  nous  évoluerons,  par  les  cycles  su- 
pracélestes,  ayant  méprisé  les  embûches  des 
serpents,  des  chiens  et  du  feu.  Le  Dragon  Na- 
hasch  qui  g'arde  les  portes  du  ciel,  tu  nous  don- 
neras la  force  de  le  vaincre  ;  et  nous  passe- 
rons, vêtus  de  joie,  à  travers  les  sonores  en- 
volées des  Anges,  des  Ciiérubins  et  des  Séra- 
phins, vers  le  trône  des  gemnes  musicales  oîitu 
règnes,  contemplant  le  repos  des  cohortes  du 
Feu.  » 


Les  heures  ont  passé,  caressantes  comme  des 
mères.  Les  heures  I  Quel  mépris  n'avions-nous 
pas  pour  cette  conception  liabituelleauxhommes  ! 
Le  temps,  cette divisionlamentable  de  l'éternité, 
nous  étions  délivrés  de  son  étreinte.  Nos  esprits 


LA    HÉDEMPTRICK  193 

se  mouvaient  dans  la  liberté  sans  limites,  et  nos 
yeux  savaient  voir  les  eflets  dans  les  causes. 

Sa  pn^sence  nous  enveloppait  de  bonheur. 
Que  l'air  était  doux  à  nos  poitrines  pendant 
ces  promenades  au  bord  des  (lots,  tandis  que  sa 
voix  enchantait  nos  âmes  !  A  tenter  d'évoquer 
notre  béatitude,  je  peinerais  en  vain.  Le  bon- 
heur est  indescriptible.  Moi  qui  l'ai  connu, 
qui  l'ai  vécu,  je  n'en  saurais  éveiller  le  plus 
pâle  reflet  dans  le  miroir  des  mots  que  je  pré- 
sente aux  hommes.  Les  plus  lumineux  poètes, 
les  plus  vertigineux  musiciens  ont  heurté  leur 
génie  à  cette  impossibilité.  Si  magnifiquement 
ils  traduisirent  le  cri  de  la  douleur;  et  nul 
d'entre  eux  ne  put  jeter  à  la  face  du  soleil 
riiymne  triomphal  du  bonheur  1  La  chaîne  est 
mystérieuse  qui  retient  leur  envolée  dans  le 
chant  de  la  félicité.  Si  le  plus  sublime  de  ces 
héros  parvenait  à  incarnerdans  le  vivant  corps 
d'un  poème  l'idée  du  bonheur  enfermée  au 
cœur  de  l'infini,  si  ce  Prométhée  dérobait  cette 
flamme  au  sein  des  dieux,  la  terre  enivrée 
posséderait,  enchaînée  dans  la  forme,  l'âme 
même  du  bonheur,  et  l'humanité  déserterait  la 
voie  de  souffrances  oi!i  les  destins  la  forcent. 

Un  jour,  nous  nous  promenions,  à  la  tombée 
du  crépuscule.  La  brise  de  mer  soufflait  fraîche. 


196  CONTKS    SLHHL'MAINS 

et  la  lune,  pâle  encore,  surgissait  dans  une 
brume  adoucissant  le  contour  des  choses.  Je 
donnais  le  bras  â  l'une  de  nos  compagnes,  une 
admirable  rousse  dont  la  jeunesse  avait  pleuré 
la  beauté  inutile.  Nous  marchions  tous  par 
groupes,  derrière  Isiah,  dont  nous  respections 
la  méditation.  Nos  yeux  ne  quittaient  pas  cette 
silhouette  dont  la  juvénile  magnificence  s'en- 
veloppait d'un  manteau  vague  enéolienne  lilas; 
et,  dans  le  soir  bleu-cendré,  le  scintillement 
pâli  de  paillettes  d'or  piquées  dans  la  mante  de 
(lentelles  caressant  sa  chevelure  d'ombre  m'ap- 
paraissait  la  lueur  d'une  étoile  sainte  sur  le 
chemin  sinistre.' 

Nous  arrivions  dans  un  ravin  planté  d'ar- 
bustes et  de  ronces.  Isiah  s'était  assise  sur  un 
coin  de  roche.  Nous  nous  étendîmes  alentour 
de  ses  pieds.  Un  trouble  me  hantait.  Mais  je 
n'osais  parler.  Elle  m'enveloppa  de  ses  tendres 
prunelles  : 

—  Toi,  tu  seras  un  jour  guéri  de  ton  mal, 
tu  souffris  pour  avoir,  dès  ta  naissance,  respii'é 
l'air  environnant. 

—  Isiah,  ta  main  sur  mon  front,  a  chassé 
tout  mon  mal. 

— Apprenezla  Foi!  Apprenez  l'Amour  !  Appre  ^ 
nez  à  vous  agrandir.    Hélas!  vous  comptez  trop 


i..\     HKDE.MPTRICE  197 

sur  moi,  amis,  et  vos  faibles  cœurs  se  suspen- 
dent à  mes  lèvres.  Vous  espérez  que  mon  doigt, 
frappant  le  roclier,  fera  jaillir  la  source  où 
vous  boirez  l'eau  vive.  Et  vous  ne  tendez  pas 
vos  forces  vers  l'effort  dû.  Mais  mes  ailos  ne 
vous  porteront  pas  endormis,  dans  le  ciel  de 
vos  aspirations.  Nul  n'est  rédimd  que  par 
lui-même.  Nul  n'atteindra,  sans  avoir  ensan- 
glanté ses  pieds  aux  pierres  de  la  route,  le 
sommet  de  la  vie  universelle.  Moi,  je  vous 
montre  la  voie.  Marcliez!  Amis,  créez   votre  at- 

osplièrc  de   paradis. 

Nos  yeux  la  suppliaient.  Elle  regardait  la 
voûte  nocturne  où  s'allumaient  les  étoiles. 

—  Je  suis  pour  apporter  la  force  à  vos  poi- 
trines. Vous  avez  souffert  d'avoir  vécu  en  un 
temps  do  lâcheté.  Car  l'incroyance,  car  l'ab- 
sence  d'amour  sont  filles  de  la  lâcheté.  Tout 

"pticismc  est  une  défaillance,  vile  comme  une 

pour.  Toute  Foi.  tout  Amour  sont  le  courage  de 

la  volonté  en  parturition  de   son  devenir  divin. 

Osiris  est  un  Dieu  noir;  mais  vous,  vous  serez 

dieux,  si  vous  voulez. 

Elle  s'était  levée.  Maintenant  elle  se  déta- 
chait, silhouette  mystérieuse,  sur  le  velours 
de  la  nuit.  Sa  voix  avait  la  force  suave  de  la 
"iisique  qu'elle  avait  révélée  : 


198  CONTES  SBIHUMAINS 

■ —  Ayez  l'Amour,  vous  entendrez  le  Nombre. 
Au  jour  fixé  par  les  destins,  quand  un  Signe 
nouveau  règ-nera  sur  la  terre,  quand  au  Quatre 
aura  succédé  le  Cm^r;  quand  sur  la  sphcreso  lè- 
vera l'Étoile  Flamboyante  à  la  place  de  la  Croix, 
alors  les  hommes  auront  dédaigné,  pour  l'évi- 
dent Amour,  la  vanité  de  penser.  Ils  posséde- 
ront l'Amour  qui  donne  la  Voyance,  et  ils  ver- 
ront et  ils  entendront!  Et  des  courants  encein- 
dront  la  planète  qui  charrieront  l'Amour.  Amis, 
vous  à  qui  j'ai  décelé  la  voie  surhumaine,  élan- 
cez-vous dans  l'amour,  éperdument.  L'Amour, 
créateur  des  mondes,  se  manifeste  par  deux 
puissances,  la  Croyance  et  la  Prière,  les  deux 
suprêmes  énergies  de  la  volonté.  Celui  en  qui 
vit  la  Prière  marchera,  vêtu  de  joie,  sur  les  sept 
Sphères,  et  sa  chair  se  fera  verbe.  La  Prière  est 
l'action  de  la  Volonté  sur  le  monde.  Elle  dirige 
les  forces,  commande  aux  éléments  ;  elle  manie 
les  foudres  connues  des  seuls  Voyants.  Mais 
ceux  là  seuls  posséderont  la  Prière  au  sanc- 
tuaire de  leurs  poitrines,  qui  accompliront  le 
quadruple  devoir  annoncé  par  le  Sphinx  :  Sa- 
voir, oser,  vouloir^  se  taire.  Ceux-là,  la  Prière 
les  guide,  de  son  fulgurant  éclat,  dans  le  som- 
bre temple  du  mystère.  0  frères  de  mon  élec- 
tion, aimez,    croyez,    priez  !    Vous    êtes  vingt 


LA    RÉDKMPTRICK  199 

et  un  et  nous  sommes  vingt-deux.  II  est  vingt- 
deux  Arcanes.  Unissez-vous  dans  l'Amour,  et 
vous  serez  la  chaîne  qui  attachera  au  monde  le 
Signe  que  j'apporte,  en  mes  mains  vouées.  Car 
l'humanité  est  conduite  vers  ses  lins  par  la  vertu 
des  Signes  qu'elle  ignore. 

Pendant  une  pause,  le  visage  de  la  révéla- 
trice s'abîma  dans  unr  iiéroïque  angoisse.  Un 
combat  mystérieux  se  livrait  aux  profondeurs 
de  son  silence.  Une  intuition  aigiïe  me  traversa 
le  cœur  comme  un  coup  d'épée  :  il  nous  sembla 
que  les  souffles  du  soir  nous  apportaient,  du 
cœur  de  l'Invisible  oij  se  conserve  tout  ce  qui 
fut,  la  totale  compréhension  de  cette  indicible 
douleur  dont  fut  témoin,  sous  le  voile  d'un  soir 
pâle,  le  solitaire  jardin  des  Oliviers.  Ah  !  toute 
la  majesté  d'une  angélique  souffrance  auréo- 
lait la  beauté  de  cette  créature.  Aux  lueurs  des 
étoiles,  les  nuances  infiniment  subtiles  de  sa 
chair  s'étaient  effacées.  Nos  regards  ne  perce- 
vaient que  le  velours  noir  des  yeux  parmi  la 
blancheur  assombrie  du  profil  dont  le  pur  des- 
sin, superbe  au  nez  légèrement  aqutlin.  auda- 
cieux à  la  bouche,  souverainement  fort  au 
menton,  se  découpait  dans  une  gloire  dorée 
baignant  la  chevelure.  Ce  fut  la  durée  d'un  en- 
volement    d'aigle.    Le  triompiie  de  la   volonté 


200  <;ONTES  SURHUMAINS 

revêtit  de   splendeur  cette  noble   tète,  et  ces 
mains,  ces  mains  d'apparition... 

—  Voici  venir  l'heure  où  vous  ne  me  verrez 
plus.  Frères,  donnez  vos  fronts;  que  mes  mains 
y  appellent  le  caresse  de  la  vie,  la  clémence  de 
la  mort  et  l'emprise  de  l'éternité.  Adieu,  cœurs 
aimés,  cœurs  humains  que  la  douleur  a  lavés 
de  ses  ondes  con-osivcs.  Que  ne  m'est-il  donné 
d'effacer  à  jamais  les  blessures  passées?  Que 
mon  sang  soit  l'eau  lustrale,  l'eau  vive  dont 
vous  sortirez  pénétrés  d'invincible  espérance! 
Adieu,  cœurs  rénovés  !  Je  bénis  en  vous  des 
Orients  rosés  où  surgit  le  soleil  de  l'universel 
amour. 

»  Vous  êtes  de  belles  pensées  de  la  terre,  de 
cette  terre  qui  est  une  belle  pensée  de  l'Eter- 
nel. Adieu,  tiérre  où  je  passe!  Puisse  ma  trace 
demeurer  sur  tes  flancs,  lumineuse  comme  un 
phare  indiquant  le  port  à  tes  enfants  meurtris  ! 
Adieu,  terre  où  je  vins  souffrir!  Puissc-tu  dres- 
ser sur  ton  horizon  le  Signe  vivifiant  que  j'ai 
mission  de  te  révéler,  arrosé  de  mon  sang 
comme  s'il  était  arraché  de  mon  cœur  ! 

»  Adieu  terre  !  tu  parais  une  patrie  souillée  : 
sur  ta  face,  le  génie  est  bafoué,  le  juste  déchiré, 
le  faibleécrasé,  la  beauté  insultée,  les  dieux  blas- 
phémés. L'écho  de  tes  montagnes  renvoie  aux 


LA    RKDEMPTRICE  201 

saintes  étoileslaclameur  du  poète  étouffé,du  saint 
flag^ellé,  de  la  vierge  violée,  du  pauvre  affamé. 
Tu  es  pourtant,  terre,  une  chaste  patrie.  Tu 
nourris  des  âmes  de  dévouement.  Je  te  salue 
dans  tes  prophètes,  dans  tes  victimes,  dans  tes 
martyrs.  Tu  es  une  noble  patrie.  Car  à  ceux 
qui  naissent  sur  ton  sol  tu  peux  donner  la  cou- 
ronne du  génie,  de  la  beauté,  du  sacrifice  et 
de  la  douleur.  L'héroïsme  de  quelques-uns  de 
tes  fils  intercède  pour  toi  dans  l'invisible  ;  et 
moi,  avec  mes  frères  mystérieux  qui  mouru- 
rent en  croix,  j'appellerai,  de  mes  mains  bles- 
sées, l'infini  de  la  Lumière  incréée  sur  ton  sein 
épanoui.  Adieu,  fieur  de  l'infini  dont  j'apporte, 
les  parfums  aux  pieds   de  Dieu  !  » 


Le  lendemain  de  cette  soirée,  nous  n'es- 
sayâmes pas  de  L\  chercher.  Nous  savions  son 
apparence  abolie.  Nousécliangions  des  regards 
d'une  sereine  tristesse.  Ah  !  c'était  pour  nous 
que  sans  doute,  en  quelque  désert,  sa  chair 
adorable  souffrait.  Hélas  !  notre  âme  commune, 
l'âme  même  de  nos  vingt  et  une  formes,  avec 
(juello  volupté  nous  l'aurions  offerte  à  d'infer-^ 
naux  tourments  pour  sauver  un  cheveu  de  su 
douce  Irlc!  \i)n>;   îio  la  voyions  phi>;.  rnnis  sa 


202  CONTES    SURHUMAINS 

présence  vivait  en  nous  comme  un  astre  de 
force. 

Nous  errions,  àmcs  en  joie  et  en  peine,  sur 
le  sable  de  la  grève. 

Or  ce  fut  le  troisième  matin. 

Nous  vîmes,  oui,  nous  vîmes,  de  nos  yeux  des- 
sillés, de  nos  yeux  de  Voyants.  Le  soleil  se 
levait  sur  la  mer,  un  soleil  vaporeux  et  doré. 
La  plaine  des  vagues  tranquilles  s'étalait,  im- 
mensité d'or  pâle  qui  se  volatilisait  à  l'horizon 
vers  la  voûte  légère  du  ciel.  Sur  le  disque  ru- 
tilant et  lointain  de  l'astre,  oh!  vision  de  ter- 
reur.... Oh!  sa  belle  tête  penchée  vers  l'épaule, 
blémie  par  la  douleur  !  sa  chevelure,  mante  de 
deuil  fluant  vers  ses  pieds  exangues  !  Et  son 
corps,  ce  corps  admirable,  cloué  sur  une  croix, 
blessé,  brisé,  taché  de  sang  pâle,  défaillant  sous 
les  coups  de  la  torture  et  de  la  mort  ! 

«  • 

Lentement  la  cruciale  apparition  s'abîma 
dans  les  flots. 

Maintenant,  dans  sa  solennelle  ascension  au 
zénith,  le  cercle  entier  du  soleil  émergeait, 
flamboyant  d'or  rouge. 

Et  ce  fut  une  seconde  vision. 

Inscrite  dans  le   disque    affleurant   l'horizon 


LA    KKDEMPTRICK  203 

marin,  parut  une  majestueuse  étoile  d'argent 
à  ciiKj  pointes,  conmic  une  pièce  d'un  blason 
(le  mvslère.  L'étoile  avait  une  pointe  en  haut, 
doux  en  bas.  une  à  droite,  une  à  gauche.  Et 
sur  ce  Signe  elle  saillait,  verticale,  tendant 
horizontalement  vers  les  deux  pointes  de  l'étoile 
ses  mains  merveilleuses.  Et  le  soleil  se  faisait 
l'auréole  de  sa  chair  glorieuse,  de  sa  nudité 
sacrée.  Sa  tète,  —  ah!  si  lumineusement  belle 
dans  sa  chevelure  de  nuit,  —  sa  tète  se  redres- 
sait, irradiant  le  triomphe,  embrasée  de  ses 
regards  vers  ce  ciel  dont  elle  possédait  tous  les 
arcanes,  vers  cet  infini  des  mondes,  son  éter- 
nelle patrie. 

Étoile  du   divin  bonheur... 


Et  depuis  lors,  je  vis,  je  marche,  passant 
nostalgique  de  cette  planète;  et  j'attends  tou- 
jours, j'attends... 


MAGIES  D'AMOUR 


MAGIKS  D'AMOUR 


A  Oc f ave  Mirbeau 


Vivre  le  monde  uniquement  rëel  de  l'Idée. 

RICHARD   WAGNER. 


Accoudés  à  la  halustrade  de  la  terrasse,  ils 
L^coulaienl  tous  deux  le  bruit  alangui  du  Ilot 
monter  dans  le  charme  de  la  nuit  d'été. 

Mais  inaltcntif  aux  conseils  de  béatitude  éma- 
nant de  la  douceur  nocturne,  le  jeune  honmie 
regardait  fixement,  aux  lueurs  pâles  des  étoiles 
violettes,  le  front  de   sa  compagne  bien-aimée. 

11  voulut  rompre  le  mutisme  songeur  de  leurs 
bouches. 

—  Chère  fleur  d'amour,  vous  n'ignorez  pas 
quetoujours  l'entend  votre  silence  :  à  cette  heure, 
mon  esprit  suit  anxieusement  dans  toutes  ses 
évolutions  lo  souci  qui  répand  son  ombre  dans 
votre  cœur,  et  pourtant  je  souffre  que  vous  ne 
m'en  ayez  pas  fait  l'aveu. 


208  aOî<TF,S  SURHOIALSS 

Jalouse  d'éviter  à  cette  sollicitude  fidèle  le 
chagrin  qu'elley  sentait  naître,  elle  tourna  vers 
son  ami  son  visage  éclairé  d'un  tranquille  sou- 
rire. 

—  Ami,  votre  tendresse  s'in({uièle  trop  aisé- 
ment. Nul  souci  ne  me  hante,  et  je  vous  aime. 

11  l'enlaça,  gardant  une  mélancolie,  puis  len- 
tement approcha  les  cils  longs  de  la  jeune  femme 
.sous  la  constante  ardeur  de  ses  lèvres. 

—  Grerberte,  votre  tendresse  généreuse  s'ef- 
force à  m'inspirer  l'illusion  d'une  sérénité  qui 
n'est  pas  en  vous  ;  mais  vos  sentiments  peu- 
ytnt-il  m'ètre  inconnus  ? 

—  Oui  pardon  !  Je  sais  que  dans  l'ampleur  de 
votre  pensée  puissante  mes  humbles  impres- 
sions de  femmes  vibrent,  immensément  agran- 
dies, comme  la  chute  légère  d'une  perle  dans 
une  coupe  de  cristal  fin.  Pardon  si  pour  la  pre- 
mière fois  j'ai  tenté  de  vous  cacher  quelque 
chose  de  moi  ! 

—  La  peine  qui  t'effleure,  vague  encore,  tu 
n'en  peux  déterminer  les  causes.  Ecoute  :  si  boau 
que  soit  notre  amour  dont  s'émerveilleraient 
les  couples  vulgaires,  il  n'a  su  pourtant  donner 
h  ton  âme  supérieure  tout  ce  qu'elle  lui  de- 
mandait... Ohl  n'essaye  pas  de  t'en  défendre, 
innocente  victime  d'une  loi  mvstérieuse  ;  la  n'- 


rtAl.(K>     I)  A.M*U  209 

alisatioii,  quoique  surhu  maine  presque,  de- 
meure, par  sa  rnouolonio,  en  deçà  de  ton  rêve 
avide.  Voilà  pourquoi  tout  à  l'Iieure  tes  yeux  in- 
terrogeaient, inconscients, cette  mer  sur  laquelle 
ils  souhaitaient  advenir  quelque  inconnu,  et  ces 
étoiles  qu'ils  pressentaient  des  séjours  inouïs. 
Mais  je  ne  m'estimerais  pas  digne  d'avoir  ému 
ta  chère  poitrine,  et  j'aurais  renoncé,  malgré 
mon  immortel  désespoir,  à  l'unique  honheur  de 
posséder  .ta  chère  vie,  si,  sondant  sincèrement 
mes  forces,  je  ne  m'étais  cru  capable  de  satis- 
faire,dès  son  éveil,  le  plus  lointain  de  tes  désirs. 
Va,  cette  ombre  de  tritesse  que,  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  notre  amour,  j'ai  vu  passé 
sur  la  limpidité  de  ton  visage,  je  le  chasserai! 
Va,  tu  promèneras,  triomphante,  comme  de 
beaux  lévriers  soumis,  tes  rêves  exaucés  parmi 
desEdens  apparemment  impossibles!  Viens,  re- 
garde-moi dans  les  yeux  longuement... 

Fière  d'obéir,  la  jeune  femme  appuya,  comme 
pour  une  valse,  sa  main  frêle  sur  l'épaule  de 
l'aimé,  puis  ofiVit  aux  yeux  brillants  qui  l'appe- 
laient ses  claires  prunelles  d'agate  oi^i  mourai 
un  confiant  sourire. 

Ainsi  demeurèrent-ils  quelques  instants.  Le 
paupières  do  Gerberte  battirent,  pareilles  à  des 
ailes  d'oiseaux  blessés,  et  restèrent  enfin  bais- 

12. 


210  CONTES   SURHUMAINS 

sées,  tandis  qu'elle  murmurait,  d'une  voix  dont 
s'assourdissait  étrangement  la  musique  ordi- 
naire : 

—  Pierre  !...  c'est  singulier...  que  veux-tu 
donc? 

Sans  répondre,  il  l'enleva  sur  ses  bras  et  la 
déposa,  non  sans  mille  précautions,  dans  le  ha- 
mac de  soie  tendu  entre  deux  des  acacias  de  la 
terrasse. 

A  cette  couche  souple  oii  des  clartés  d'étoiles 
indiquaient  mollement  la  grâce  du  jeune  corps, 
il  imprima  un  balancement  aussi  léger  qu'un  rou- 
lis dejonque  sur  un  fleuve  lent.  Et  là,  inaccessible 
aux  voix  de  la  nuit  d'été  continuant  son  cours 
pacifique,  de  môme  qu'à  l'orgueil  de  dominer 
ainsi  ce  charmant  être  ensommeillé,  il  contem- 
plait, avec  des  préoccupations  fiévreuses,  l'im- 
mobile amante. 

—  Va!  dit-il. 


Et  pendant  ce  temps,  sur  l'ordre  mental  du 
jeune  homme,  l'esprit  de  Gerberte  endormie 
s'envolait  vers  des  contrées  lointaines,  en  des 
temps  abolis.  Il  s'en  allait,  habitant  des  rives  lé- 
gendaires, s'incarner  en  des  personnages  dont 
l'existence  était  une  félicité. 


MAGIES    d'amour  2  h 

Ce  fut  (l'abord  dans  les  mystères  de  l'Inde 
immémoriale.  Et  Gerberte  se  sentait  vivre,  vi- 
vait, reine  glorieuse,  au  brasd'un  souverain  qu 
était  son  Pierre  bien  aimé. 

Sur  un  trône  d'or  supporté  par  quatre  dragons 
de  bronze  aux  gueules  monstrueuses,  elle  sié- 
geait, extasiée  devant  la  royale  beauté  de  son 
amant.  Autour  d'eux  des  colonnes  jaspées  aux 
cannelures  d'argent  se  dressaient  sur  l'horizon 
d'azur; et  devant  les  degrés  en  porphyre  fauve 
de  lestrade  où  reposaient  leurs  orteils,  des 
peuples  arrivaient  saluer  leur  gloire.  Des  souve- 
rains domptés  qu'apportaient  les  paspesantsdes 
éléphants  charmarrés  d'or  se  prosternaient  de- 
vant les  pieds  immobiles  des  amants  triom- 
phaux, et  derrièreles  foules  bigarrées  des  na- 
tions vassales  accouraient  silencieuses,  ouvrant 
respectueusement  passage  aux  riiapsodes  chan- 
tant la  clémence  immortelle  du  couple  royal,  aux 
groupes  de  jeunes  filles  admirablement  belles 
s'éployant,  chevelures  éparses,  en  des  danses 
savantes  pour  la  joie  des  yeux. 

Lasse  un  peu  de  contempler  le  spectacle  avec  la 
rigidité  des  dieux  métalliques  encastrés  dans  les 
pagodes,  la  jeune  reine  fit  un  signe,  et  les  foules 
s'évanouirent.  Elle  demeura  seule  près  du  con- 
quérant de  son  élection,  et  se  jouant  encore  d'en- 


212  CONTES    SURHUMAINS    " 

foncer  sa  babouche  dor  dans  la  crinière  d'un 
lion  familier. 

En  face  du  palais  ajouré,  le  soleil  éteignait 
ses  flammes;  et,  après  cette  apparition  de  la  vie 
multiforme  venant  les  saluer,  tous  deux  sen- 
taient descendre  sur  leur  cher  isolement  la  paix 
du  soir.  Seuls  jasaient  quelques  oiseaux  écarla- 
tes  cherchant  l'abri  nocturne  parmi  les  verdures 
géantes  des  bananiers;  seul  le  bruit  frais  des 
cascatelles  pleurant  dans  les  vasques  ;  et  parfois 
le  rugissement  d'un  tigre  en  maraude. 

Et  Gerberte  s'exaltait  de  contempler  à  ses 
genoux  ce  beau  domp^teur  de  patries-dont  le  re- 
doutable cimeterre  à  poignée  adamantine  s'offrait 
pour  jouet  lourd  <àses  mains  pâles  de  femme.  Il 
lui  tendait  les  bras,  les  yeux  pleins  d'une  passion 
jamais  extinguible.  Le  heurt  léger  de  leur  en- 
lacement fit  résonner  les  rivières  d'émeraudes 
sur  leurs  poitrines.  Puis  l'inconscience  d'une 
béatitude  totale  les  saisit  dès  la  jonction  de 
leuis  lèvres.. . 


iJi-ptMidanl,  sur  la   terrasse   bordant  la  mer, 
l'aube  apâlissait  déjà  les  étoiles. 

Quand  la  jeune  femme  s'éveilla  dans  le  hamac 


MAGIES  d'amour  213 

•le  soie,  ses  prunelles  étonnées  aperçurent,  de- 
bout à  son  côté,  attentif  à  ses  gestes,  celui 
qu'elle  aimait. 

Après  un  étroit  pour  recouvrer  l'ordinaire 
limpidité  de  sa  pensée,  elle  ouvrit  les  lèvres 
|)0ur  une  interrogation. 

Une  caresse  lui  scella  la  bouche. 

—  Avez-vous  connu,  celte  nuit,  d'aimables 
heures,  Gerberte? 

Il  reprit  : 

—  Cette  vision  que  se  complut  à  vous  offrir 
mon  imrigination,  oubliez-la  !  Elle  n'est  pas 
digne  d'occuper  une  minute  de  plus  votre  cœur, 
etjenel'ai    conçue    qu'afin  de    vous    distraire 

.un  instant.  Pour  vous,  noble  créature,  qui, 
méprisant  les  vanités  précieuses  aux  humains 
inférieurs,  avez  cru  que  seul  le  dévou«'ment  à 
un  impérissable  amour    valait   de  faire   battre 

Hre  sang,  ces  dominations  et  ces  gloires  que 
NOUS  vciîez  de  posséder  ne  sont,  vous  le  savez, 
(|ue  de  pué'rils  hochets  dont  vite  se    lasseraient 

'S  mains  frél(}s.  J'ai  seulement  \  oulu  vous 
amuser,  une  heure,  delà  splendeur  d'un  néant; 
et  vous  avez  laissé  vos  désirs  ailiers  se  reposer 
surles  pompes  despotiques  conmie  un  hiérophan- 
te se  réjouirait  un  moment  d'une  exoli<[ue  babio- 
Ifv  Les    paradis  ^tificiels,  moins  grossiers,  où 


214  CONTES   SURHUMAINS 

voudrait  errer  l'essor  de  votre  âmo,  je  les  puis 
concevoir,  grâce  à  vous  qui  m'en  avez  ouvert 
les  routes,  de  même  que  Béatrice  conduisait 
mystiquement   les   pas  de  FAlighieri. 

—  Ami,  j'entends,  sans  la  comprendre,  votre 
voix,  car  je  demeure  éblouie  d'avoir  vécu 
quelque  conte  invraisemblable. 

—  Et,  s'il  vous  agrée,  vous  en  verrez  plus 
d'un  millier,  car  nous  explorons  le  seul  domaine 
dont  les  bornes   soient  lointaines. 


Le  lendemain,  la  volonté  du  jeune  liomme 
emmena  l'amante  endormie  dans  l'île  fortunée 
d'Avalon,  en  des  temps  antérieurs  au  règne 
idéal  du  roi  Arthus.  Et  là,  elle  s'enivra,  devant 
la  mer  sacrée,  sous  les  floraisons  d'or  des 
arbres  inconnus,  d'une  idylle  dont  rien  ne  bles- 
sait la  constante  unité.  Le  cerveau  de  Pierre 
était  assez  poétiquement  fort  pour  investir 
l'esprit  de  la  jeune  femme  de  la  candeur  oubliée 
des  jeunes  siècles  terrestres.  Joie  suprême  I 
elle  connut  cette  passion  inaccessible  à  tout 
choc  violateur  des  êtres  et  des  choses.  Cette 
plénitude  que  vainement  tous  deux  avaient  re- 
cherchée   par    un    volontaire   exil  du    monde 


MAGIES  d'aMOUK  2i5 

contemporain  conlre  los  invasions  duquel  ils 
avaient  élevé,  barrière  pourtant  solide,  l'au- 
guste égoïsme  de  leur  mutuel  amour,  mainte- 
nant Gerherte  la  possédait.  Pour  la  première 
fois  elle  savait  la  volupté  invulnérée  de  l'esprit 
que  nul  souille  importun  ne  dévoie  de  son  but, 
et  son  unique  pensée,  toute  dt'  tendresse,  en  1  ilc 
fortunée  d'Avalon,  s'épanouissait,  rose  que 
nulle   brise  ne  froisse... 


Et  ce  fut  ainsi  durant  des  jours. 

Sur  les  traces  de  son  guide  puissant,  Ger- 
berte  habitait  des  mondes  imaginaires,  et  s'in- 
carnait en  des  personnages  dont  elle  avait 
envié  la  légendaire  existence.  Et  Pierre  s'in- 
géniait à  déployer,  comme  un  tapis  triomphal 
pour  les  pieds  petits  delà  fennne  aimée,  les 
plus  parfaites  conceptions.  Il  créait  des  poèmes 
d'idéalité  magnifique  pour  offrir  à  l'amante 
l'illusion  de  les  vivre,  comme  d'autres  hommes 
offrent  des  fleurs. 

Les  visions  d'Orients  fastueux  alternaient 
avec  les  mystiques  extases  ;  et  Gerberte  connut 
tout  ce  que  peuvent  souhaiter,  en  ce  temps  mo- 
rose, les  êtres  languissant  de  nobles  ou  curieuses 
nostalgies. 


216  CONTES     SURHUMAINS 

Elle  traversa,  secouée  d'émotions,  des  idylles 
des  épopées  et  des  drames,  parmi  les  fastes 
fantastiques  des  décors.  Et  de  môme  que  son 
buste  s'enrichissait  d'ornements  variés^  son 
âme  revêtait  les  différentes  manières  de  senlir  et 
de  penser.  Tantôt  insoucieuse  fille  de  Bohême 
jetant  aux  églantiers  des  routes  les  sonores 
éclats  de  son  tambour  de  basqur.  et  de  ses  rires; 
tantôt.amoureuse  illuminée  dans  les  patries  nei- 
geuses oiî  s'ébattent  les  -cygnes  ;  tantôt  idole 
parée  recevant,  en  la  profondeur  d'un  temple, 
avec  les  parfums  brûlés  dans  les  cassolettes, 
l'adorati.on  des  foules  prosternées. 

Ainsi  s'enivrait-elle  du  mirage  de  la  vie  hé- 
roïque et  sentimentale  que  sa  première  jeunesse 
avait  cru  naturellemsnt  possible.  Seulement 
-comme  une  loi  mystérieuse  châtie  quiconque 
renie  l'ordre  contumier  des  choses  pour  aborder 
aux  Paradis  artificiels,  comme  chaque  heure 
de  factice  bonheur  porte  en  elle-même  le  germe 
d'un  mal  alternatif,  Gerberte,  en  ses  moments 
d'éveil,  trébuchait  contre  la  réalité  dont  elle 
perdait  le  sens.  Ainsi  Michel-Ange  quand  il  des- 
cendait de  la  coupole  oii  s'ébauchait  sa  fresque 
de  la  Sixtine. 

Et  peut-être,  do  son  côté,  Pierre  allait-il  plus 
douloureux    de   ne    participer  qu'à    demi  à  des 


MAGIES  d'amouk  217 

félicilrs  par  lui  cHM-es.  Pt'ul-ôti'e  tous  di'ux  on 
sonl-ils  venus  à  sentir  sous  leurs  pas  jumeaux 
s'tîU'onclrer  lesol  mémo  de  leur  volontaire  il- 
lusion... 

—  Chère  âme,  —  dit  un  jour,  en  sa  féminine 
d«'licatosse,  la  jeune  femme,  —  ces  mondes 
que  me  donne  votre  puissance,  c'est  votre  seule 
imago  t\iii  les  habite  avec  moi,  non  vous-même. 
Voici  que  je  viens  d'y  songer;  et  ne  savez-vous 
pas  qu'il  ne  peut  exister  pour  moi  nulle  joie 
dont  vous  n'ayez  pas  la  moitié  ? 


43 


LIXQUIÉTANTE  ROSE 


L'INQUIÉTAxXTE  ROSE 


A  Madame  Berthe  Paye 

Toute  crt-ature,  tout  objet  ne  peut  être  pour 
nous  qu'un  symbole  susceptible  de  générer 
une  émotion.  Nous  vivons  parmi  les  êtres  et 
les  choses  cuirassés  d'accoutumance  contre  leur 
sig^nification,  comme  dans  sa  ville  natale  un 
homme  qui  n'aurait  jamais  voyagé.  Celui-ci  ne 
pDssède  pas  une  vision  juste  de  sa  cité,  puis- 
qu'il ne  Ja  saurait  comparer  à  nulle  autre. 
.\insi  faudrait-il  avoir  connu  d'autres  mondes 
que  celui  des  apparences  oiî  nous  nous  débat- 
tons pour  percevoir  toutes  les  choses  sous  leur 
caractère  réel  et  unique  de  Signes. 

Avez-vous  constaté  avec  quelle  diversité  dé- 
concertante les  objets  jouent  pour  chacun  de 
nous  le  rôle  qui  leur  est  assigné?  Certains  ont 
éveillé  en  moi  des  émotions  bien  dliférentes  de 
celles  qu'ils  inspirent  d'ordinaire.  Je  me  souviens 
que    la  chose  par  quoi  me   tut    révélée  non  la 


222  CONTES  SURHUMAINS 

peur,  mais  cette  horreur  sacrée  envahissant  nos 
cœurs  à  l'heure  où  le  mystère  dû  vivre  nous  ap- 
paraît plus  oppressif,  fut  une  rose,  —  c  h  !  une 
rayonnante  et  délicieuse  rose. 

J'étais  alors  un  sauvage  et  solitaire  adoles- 
cent qui  partageait  ses  heures  entre  de  vieux 
livres  et  de  juvéniles  vagabondages  sur  la 
terre  et  la  mer  aux  alentours  d'un  très  petit  port 
pêcheur  de  Bretagne  Jai  tort  d'avoir  dit  soli- 
taire, car  un  fidèle  compagnon  ne  me  quittait 
amais:  mon  chien  Nello,  un  grand  limier  noir 
aux  yeux  dorés.  Peu  d'amitiés  furent  aussi 
parfaites  que  celle  unissant  Nello  et  moi.  Un 
instinct  m'avertissait  que  le  bon  chien  était  plus 
proche  de  mon  esprit  que  les  hommes  épars 
autour  de  moi.  L'amour  est,  comme  la  foi  ou 
la  raison,  un  mode  d'accession  à  la  connais- 
sance. A  la  lueur  de  m'aimer,  l'animal  péné- 
trait dans  la  ténébreuse  forêt  vierge  de  ma 
pensée,  et  j'aimais  Nello  de  sentir  confusément 
que  sa  droite  ingénuité  de  hôte  était  la  sœur 
de  ma  trouble  méditation  précoce. 

Que  de  fois,  avec  lui,  je  promenait  ma  rêve 
rie,  entre  la  mer  et  les  étoiles,  dans  un  petit  ba- 
teau aventureux,  le  3Imar  !  Nello  était  devenu 
marin.    Il  savait  border   une  écoute  avec    sa 
gueule  et  même  tenir  la  barre  avec  ses  pattes. 


l/lNuriKTANTK  ROSK  223 

—  La  barre  au  vent,  Nello  ! 

Et  (l'un  geste  preste  et  sûr,  mon  ami  quadru- 
pède faisait  sa  besogne  de  timonier,  tandis  que 
je  suivais  en  paix  le  vol  de  ma  pensée  dans  le 
libre  espace. 

Nous  étions  partis  tous  deux  ainsi  en  prome- 
nade un  tiède  jour  de  juin.  Une  frêle  brise  por- 
tait doucement  le  Mhiar  au  large.  Nous  ran- 
geâmes une  sorte  d'ilot  formé  d'un  seul  rocher, 
distant  de  la  sauvage  côté  de  cinq  ou  six  milles, 
qu'on  appelait  la  Génisse  pour  sa  forme  vague- 
ment bovine.  Je  n"ai  jamais  su  pourquoi  les 
marins  des  environs  répugnaient  à  s'approcher 
de  ce  «  caillou  ».  Il  s'élevait  pourtant  à  pic  sur 
une  assez  grande  profondeur  d'eau,  et  nul  bri- 
sant n'en  héris  aitles  abords. 

Cette  fois,  une  fantaisie  me  prit  de  visiter  ce 
rocher,  plus  habitué  à  servir  de  station  aux 
cormorans  que  de  piédestal  à  une  silhouette 
humaine.  Je  l'arrondis  pour  chercher  si  quelque 
escalier  de  chèvre,  formé  par  les  aspérités  du  gra- 
nit, ne  me  permettrait  pas  d'escalader  la  croupe, 
élevée  de  cinq  à  six  brasses  au-dessus  de  la 
haute  mer  et  sur  laquelle  j'apercevais  une  flore 
de  casse-pierre  et  de  chiendents.  Mais  jamais  un 
chat  n'aurait  pu  grimper  contre  ces  parois  ac- 
cores.  J'avais  une   corde    à   crampon.    La  mer 


224  CONTES  SURHUMAINS 

étant  d'une  extrême  cU)uceur,  je  pus  affourcher 
le  bateau  près  de  la  pierre  sans  risque  d'avarie, 
et,  ayant  pris  pied  sur  une  saillie,  je  lançai  mon 
crampon  sur  le  sommet.  Après  deux  ou  trois 
tentatives  infructueuses,  ses  becs  croclièrent 
dans  quelque  fissure.  Je  hâlai  surlacandelette: 
elle  était  solidement  retenue  là-haut,  oii  me 
hisser  serait  un  jeu  pour  mes  jeunes  muscles. 

Nello,  se  sentant  impuissant  à  me  suivre, 
gémissait.  Je  l'attachai  à  mes  épaules,  et  nous 
ne  fûmes  pas  long-temps  à  nous  retrouver  de- 
bout sur  la  croupe  de  l'ilot.  Elle  mesurait  une 
centaine  de  mètres  de  tour,  et  la  vie  généreuse 
y  avait  semé  quelques  plantes  à  l'épreuve  de 
l'embrun  :  chardons  bleus  et  myrtes  sauvages. 

Je  m'attardais  à  contempler  le  soleil  s'abî- 
mer dans  la  mer  en  la  couvrant  toute,  de  l'Ouest 
à  l'Est,  d'une  moire  mi-partie  citrine  et  violette. 
D'instant  en  instant  se  succédaient,  au  dôme 
céleste  comme  à  la  plaine  marine,  les  incandes- 
cences s'atténuant  sous  la  tombée  des  voiles 
mauves  du  crépuscule.  Et  sentant  monter  en 
moi  cette  mélancolie  que  donne  toujours  l'effa- 
cement d'une  beauté,  je  me  préparai  à  partir. 
Je  regardai  ma  montre  :  il  était  exactement  sept 
heures  quarante  cinq. 

Soudain,  je  vis  Nello  en  arrêt,   les    regards 


l'i.N\»UI ÉTANTE  itosi:  225 

fixés  au  sol,  les  pattes  tremblantes  et  le  poil 
hérissé.  Je  me  penchai,  et  je  ramassai  sur  le 
roc  une  merveilleuse  rose,  une  rose  jaune  dans 
toute  la  splendeur  de  son  épanouissement.  Je 
considérais  la  fleur  avec  stupeur  :  elle  était 
tout  fraîchement  cueillie.  A  la  cassure  très 
nette  de  la  tige,  la  sève  exhalait  encore  son  hu- 
midité; des  gouttes  d'aiguail  perlaient  sur  la 
chair  des  pétales,  cette  chair  d'or  moelleux  et 
mat  dont  les  roses  de  cette  espèce  partagent  la 
gloire  avec  quelques  gorgesdc  très  jeunes  filles. 

Comment  cette  belle  fleur  de  la  terre  heu- 
reuse était-elle  venue  sur  ce  rocher  désolé?  Un 
rosier  n'y  vivrait  pas  trois  jours,  fût-ce  avec 
les  soins  d'un  prodigieux  jardinier.  Même  là-bas, 
sur  «  la  grande  terre  »,  je  n'avais  jamais  vu 
cet  arbuste  à  moins  d'un  kilomètre  de  la  fa- 
rouche falaise.  Une  main  humaine  avait  donc 
déposé  ou  laissé  tomber  cette  rose.  Mais  com- 
ment? 

Nous  n'étions  certes  pas  là  sur  le  parquet 
d'une  salle  de  bal  où  les  fleurs  s'abattent,  tièdes 
encore  d'habiter  l'entre-seins  des  jeunes  temmes. 
Quelque  passante  avait-elle,  touriste  audacieuse 
au  bras  d'un  agile  compagnon,  escaladé  le  gia- 
nit  à  pic,  et  semé  là  ce  gracieux  souvenir  d'une 
heure  aimable?  Avant   d'envoyer  ma  corde   à 

13. 


226  CONTES  SURHUMAINS 

crampon  sur  le  plateau  de  l'îlot,  j'avais  minu- 
tieusement cherché  une  suite  d'aspérités  per- 
mettant l'ascension  d'un  gymnaste.  Il  était  bien 
impossible  d'ac.-éder  là  autrement  qu'avec  une 
échelle  ou  une  corde.  Du  pont  d'un  bâtiment, 
quelqu'un  avait-il  eul'idée  jolie  de  jeter  au  pas- 
sage cette  fleur  à  cetécueil,  comme  sur  la  route 
une  coquette  mondaine  enverrait  de  sa  voiture 
un  sourire  à  quelque  rude  chemineau?  En  ad- 
mettant que  le  bateau  serrât  le  roc  d'assez  près 
pour  permettre  ce  geste,  une  rose  est  un  pro- 
jectile trop  léger  pour  être  lancé  à  cette  hauteur. 
Un  caillou  oui;  une  fleur,  non. 

Il  n'était  pourtant  pas  impossible  qu'une  main 
humaine  eût  jeté  là  cette  rose  sur  ce  sol,  puis- 
qu'un homme  s'y  trouvait.  Mais  où  l'eùt-elle 
cueillie?  La  terre  laplus  voisine  était  distante  de 
quatre  lieues,  et  ce  n'est  pas  sur  uneâpre  côte 
rocailleuse  battue  par  tous  les  vents  que  les  ro- 
siers épanouissent  leur  gloire.  Or  la  rose  venait 
d'être  cueillie  :  la  fraîcheur  de  ses  pétales  em- 
perlés  de  rosée,  la  cassure  tout  humide  de  sa 
tige  le  prouvaient  irréfutablement. 

Et  je  m'enivrais  de  respirer  la  suave  haleine 
de  la  fleur,  en  cherchant  à  deviner  l'énigme  de 
son  arrivée. 

—  Que  je  suis  sot  !  pensai-je  enfin.  Ici  aura 


l,'l.N\)llKTA.\TK   ROSE  227 

passé  quelque  luxueux  yacht  à  bord  duquel  une 
femme  so  plaît  à  voir  des  plantes  fleuries  à  tra- 
vers les  vllres  d'unL>  s'^rre.  Voilà  l'explication. 
D'ailleurs  j'en  aurais  le  cœur  net  :  Au  plus  pro- 
chain sémaphore  le  guetteur  me  lira  quels  ba- 
teaux sont  venus  par  ici. 

Et  tandis  qu'un  sTipir  gonflait  ma  poitrine 
adolescente  au  songer  que  là-bas,  sur  la  terre, 
était  loin,  oh!  bien  loin  de  moi,  le  corsage  (jui 
palpiterait  plus  fort  si  ma  main  le  parait  de  cette 
rose  adorable,  je  passai  la  fleur  à  la  boutonnière 
de  ma  vareuse,  et  je  m'apprêtai  à  quitter  ce  bloc 
de  granit  qui  m'avait oll'ert  un  charmant  eténi- 
gmatique  souvenir. 

Le  soir  tombait.  La  lumière  défaillante  don- 
nait son  dernier  effort,  plus  puissante  derrière 
les  silhouettes  fortement  contournées  des  cho- 
ses; car  c'était  l'heure  oii  le  duel  de  la  lumière 
et  de  l'ombre  devient  tragique  et  solennel. 

Nello  m'avait  quitté,  s'était  couché  sur  une 
pointe  du  rocher.  Je  voulus  le  prendre  pour  l'at- 
tachera mes  épaules  et  descendre  ainsi  au  long 
de  la  corde,  comme  j'étais  monté.  Mais  le  bon 
chien,  si  obéissant  toujours,  se  déroba.  Il  pleura 
quand  je  le  touchai  ;  je  dus  l'empoigner  de  force. 

Je  faisais  route  pour  rentrer  au  port,  quand 
j'aperçus  dans  le  crépuscule  le  bateau  du  pilote 


228  CONTES  SURHUMAINS 

gagnant  le  large.   Je  l'élongeai  pour  satisfaire 
ma  curiosité  : 

—  Pilote,  demandai-je  après  les  paroles  de 
bon  souhait,  est-il  passé  beaucoup  de  navires 
par  ici  depuis  quelques  jours  ? 

—  Voilà  longtemps  qu'on  n'en  avu.Au  séma- 
phore, depuis  troisjours  on  n'a  rien  aperçu,  ni 
une  voile  ni  une  fumée.  Je  vais  «  espérer  »  un 
dundee  dcBayonnequi  arrivera  peut-être  cette 
nuit.  Mais  ni  vous  ni  moi  ne  serons  rentrés 
avant  demain.  Nous  allons  avoir  calme  plat, 
et  le  jusant  sera  contre  vous. 

Ainsi  aucun  bateau  n'avait  approché  l'écueil 
depuis  trois  joursl  Mais  alors,  ce  n'était  donc  pas 
une  main  humaine  qui  y  avait  jeté  cette  rose!  Je 
contemplais  la  rose  fleurissant  ma  poitrine.  Sa 
chair  avait  l'éclat  velouté  des  boutons  qui  sous 
l'aurore  s'entr'ouvrent  au  rosier.  Je  sentis  sur 
elle  le  poids  d'un  anxieux  regard,  celui  deNello 
qui,  réfugié  sur  l'étrave,  immobile,  semblait  la 
proie  d'une  inexplicable  terreur. 

L'instinct  des  bêtes  prévoit  le  danger.  Nello 
n'était-il  pas  averti  d'un  coup  de  mer?  J'in- 
terrogeai le  ciel  et  l'onde  :  aucun  mauvais 
symptôme. 

Cependant  ma  pensée  peinait  sur  l'origine  de 
la  mystérieuse  rose,  et  je  me  plus  à    imaginer 


!/lN\)riKTANTK  HOSK  229 

qu'une  mouette  l'avait  apportée  de  terre  au  bout 
de  son  bec  clair,  comme  la  colombe  de  l'arche 
le  rameau    d'olivier. 

0  nuit  amoureusement  belle.  Le  pilote  avait 
justement  annoncé  calme  plat.  Le  sein  des  voiles 
pendaitflasquo  comme  celui  d'une  vieille  femme. 
La  mer  piiosphorescente s'étalait  au.ssi  polieque 
du  mercure  Le  globe  rouge  de  la  lune,  lancé 
brusquement  derrière  une  falaise  avec  l'élan 
d'un  ballon  incandescent,  montait  vers  le  zénith 
en  traînant  surles  eaux  un  sillage  d'or  fauve  et 
dans  les  airs  une  vaste  lumière  blonde. 

Autourdu  J/ma/'couraient  surlamjire  argen- 
tée de  l'onde  des  feux  follets  de  la  mer,  ces 
rapides  lumières  fuyantes,  chargées  d'augura'es 
menaces  selon  li'S  marins  de  nos  côtes  qui  les 
nomment  des  «  beuliers  )),etselonles  navigateurs 
anciens,  qui  étonnés  de  voir  des  étoiles  descendre 
du  ciel  pour  folâtrer  sur  les  flots  par  couples 
capricieux,  les  nommaient  Castor  et  Pollux, 
comme  les  Gémeaux  du  zodiaque.  Je  m'amusai 
àsuivreles  méandres  de  ces  flammes  vagabondes 
dont  Nello  accompagnait  d'un  grognement  sourd 
le  scintillant  sillage 

Brusquement,  une  risée  arriva  du  large,  si 
violente  que  sans  un  instinctif  coup  de  barre, 
\cMinar  eût  chaviré.   Puis  la    mer  enfla  d'un 


230  CONTES    SURHUMAINS 

coup.  Il  devenaiturg-cnt  de  diminuer  la  voilure. 
—  Ici,  Nello  !  criai-je.  A  la  barre  I 
Le  chien,  d'ordinaire  si  obéissant,  si  con- 
formé à  mes  désirs,  ne  bougea  pas,  et  répondit 
par  ce  hurlement  prolongé,  toujours  sinistre 
dans  la  nuit.  Evidemment,  il  lui  répugnait  de 
m'approcher.  Mais  j'avais  autre  chose  à  faire 
qu'approfondir  les  causes  de  son  humeur.  Je 
parvins  à  amener  la  trinquette  et  à  arriser  la 
grand' voile.  Et  la  frêle  barque  bourlingua 
comme  elle  put  sur  la  lourde  mer,  qui  s'arrio- 
lait  au  perpétuel  refus  des  vents  afTolés  passant 
par  toutes  les  aires. 

Certes,  je  tiens  en  grande  pitié  ces  concep- 
tions niaises  des  modernes,  considérant  les 
forces  de  la  nature  comme  sans  intelligence  et 
sans  àme.  L'instinct  du  peuple  et  ses  immé- 
moriales traditions,  plus  sûrs  que  les  hypothèses 
des  cuistres,  savent  deviner  l'entité  mysté- 
rieuse, la  personnalité  des  esprits  des  éléments 
que  connaissait  si  profondément  la  science  des 
Anciens.  Quiconque  fut  au  péril  de  la  mer  a 
senti  autour  de  soi  les  desseins  conscients  des 
vents,  les  manœuvres  hostiles  des  uns,  favo- 
rables des  autres.  Cette  nuit-là,  dans  le  tour- 
billon des  vents  acharnés,  mon  intuition,  pour- 
tant aiguisée  par  le  dang-er',  ne  percevait  nulle 


L'iNgUlKTANTK  ROSE  281 

haleine  île  secours.  Nulle  aide  humaine  à  es- 
p(f'rer  :  pas  une  embarcation  en  vue.  J'étais  bien 
seul  sur  cette  mer  féroce.  Et,  entre  les  folles 
embardées  de  mon  courageux  bateau,je  regar- 
daisdésépérément  à  l'horizon  les  lueurs  des  pha- 
res, tandis  que  Nello  jetait  dans  le  vacarme  ses 
lamentables  hurlements. 

Subitement,  la  bourrasque  s'accalmit:  une 
brise  franche  nous  conduisit  au  port.  Mes  yeux 
songèrent  à  chercher  la  rose  à  ma  boutonnière. 

Elle  n'y  était  plus.  Je  ne  la  voyais  pas  dans 
le  bateau. 

—  Cherche,  Nello,  cherche  la  rose  ! 

Le  chien  ne  bougea  pas,  apeuré  toujours  et 
le  poil  hérissé.  Il  grognait  et  haletait  En  sui- 
vant la  direction  de  son  regard,  je  retrouvai  la 
fleur.  Je  me  sentis  pâle:  La  rose,  dans  la  lu- 
mière du  matin  naissant,  était  aussi  fraîche, 
aussi  belle  qu'à  l'instant  où  je  l'avais  trouvée 
sur  le  rocher.  La  cassure  de  la  tige  commençait 
à  sécher,  mais  la  cliair  moelleuse  des  pétales 
conservait  sa  rayonnante  suavité.  Ainsi,  les 
vents,  les  embruns,  les  paquets  d'écume  et 
d'eau  saline  n'avaient  pu  entamier  la  fraîclieur 
de  cette  étrange  rose  !  Je  sentais  venir  d'elle  en 
moi  je  ne  sais  quelle  lointaine  et  ténébreuse 
horreur. 


232  CONTES  SURHUMAINS 

A  la  maison,  un  télégramme  m'attendait 
depuis  le  soir.  Je  frémis  avant  de  l'ouvrir.  Je 
lus  : 

«  Eisa  est  morte  subitement  ce  soir  à  sept 
heures  quarante  cinq  »  . 

Sept  heures  quarante  cinq  !  L'heure  précise 
où  je  ramassais  la  fatale  rose  sur  le  rocher. 
Eisa  !  Eisa  si  pleine  de  vie  et  de  beauté  !  Mon 
Eisa  bien  aimée!...  Je  tombai  sans  connais- 
sance. 

J'appris  plus  tard  que,  dans  cette  sinistre 
journée,  elle  avaitporté,  durant  toute  la  ressiée, 
une  rose  jaune  au   corsage. 


LE  JOUR  DE  LA  GLORIFICATION 


LE  JOl  U  \)K   \A    GLOUIKICATION 


A  Auguste  Rodin 

I>es  esprits  n'ont  la  touche  du  Beau  que 
pour  |>roiiuire  le  Beau. 

siiAKtsPKAHR   :  Mtsurc  poiir  Tnfsuri' . 

La  cité  s'éveillait  dans  l'aurore  printanière. 

Sortie  du  repos  nocturne  pour  s'abandonner 
à  l'imprévu  de  la  journée  nouvelle,  la  vie  bé- 
gayait ses  premières  rumeurs  matinales  :  un 
bourdonnement  léger  s'élevait  des  maisons 
blanches  vers  la  sèche  clarté  du  ciel. 

Déjà  des  silhouettes  d'habitants  se  croisaient 
sur  la  place  publique.  Ce  serait  une  journée 
douce  à  vivre,  en  cette  ville  calme.  La  place, 
un  hémicycle  dont  la  corde  s'approchait  du  ri- 
vage, était  ceinte  de  petits  palais  cubiques, 
flanqués  de  fins  pilastres  corinthiens  suppor- 
tant l'entablement  des  terrasses.  Au  fond  du 
demi  cercle,  un  temple  monoplère  de  proportions 


236  CONTES  SURHUMAINS 

heureuses  avec  un  fronton  sculpté  d'un  chœur 
de  Muses. 

De  la  place,  on  aperçoit  tout  le  golfe  au  creux 
duquel  s'étage  la  ville.  La  mer  d'un  bleu  violent 
roulait  ses  lames  assoupies  dans  le  port  où 
l'on  découvre  les  pointes  des  mâtures.  Au  long 
des  bordures  du  golfe,  qui  s'élancent  en  deux 
cornes  aiguës,  des  collines  apparaissaient,  vio- 
lettes encore  sous  la  rosée  vaporisée  par  le 
soleil.  A  l'occident,  un  mont  couvert  de  myrtes 
sur  les  flancs,  tandis  qu'autour  de  sa  base  s'es- 
pacent des  tamaris  et  des  lauriers-roses  en 
fleurs. 

Dans  la  campagne,  le  sol  doré  alterne  avec 
les  masses  trapues  des  mûriers,  des  orangers, 
des  cyprès  et  des  vignes. 

Les  maisons  basses  se  groupent  autour  des 
temples  dominateurs  comme  des  moutons  se 
pressent  contre  leurs  pasteurs.  Ces  demeures 
négligées  sont  bien  d'hommes  à  qui  la  clémence 
du  climat  permet  une  libre  vie  sous  le  ciel, 
une  vie  de  loisirs  et  de  sensations,  exempte 
d'efl'orts  et  de  convoitises.  On  ne  pénètre  au 
delà  des  seuils  que  pour  le  sommeil. 

Les  magnificences  d'une  architecture  hiéra- 
tique encore  sont  réservées  aux  dieux.  Les  tem- 
ples, d'un  caractère  homogène,  mais  d'une  or- 


LE  JOUR  DE   LA  GLORIFICATION  237 

donnance  variée  selon  leur  consécration,  ren- 
ft-rmont  les  merveilles  d'un  art  conscient  du 
grand  symbolisme  qu  il  exalte  :  au  dedans,  des 
fresques  mythiques  d'un  coloris  audacieux  et 
assuré;  au  dehors,  des  sculptures  d'une  grâce 
héroïque.  La  ville  entière  est  parsemée  de  sta- 
tues d'une  souveraine  beauté. 

Aucun  vestige  de  barbarie,  et  pourtant  au- 
cun indice  de  mollesse.  La  cité  est  demeurée  à 
mi-chemin  entre  ces  deux  étapes.  On  dirait 
d'une  Corinthe  ignorant  la  veulerie  des  déca- 
dences. 

Sur  la  place  publique,  le  peuple  est  arrivé. 

C'est  jour  de  fête  solennelle.  Sur  une  platefor- 
me àlaquelle  on  accède  par  des  degrés  de  marbre, 
les  magistrats  et  les  prêtres  viendront  siéger, 
sur  des  stalles  de  porphyre  rose  dont  les  mon- 
tants sont  taillés  en  sphinx. 

Cette  population  appartient  à  une  race  insoli- 
tement  belle.  Où.  ces  être  ont-ils  appris  cette 
noblesse  des  attitudes,  ce  rythme  des  gestes 
cette  élégance  de  la  démarclie  ?  Certes,  une 
multiple  hérédité  de  beauté,  corroborée  par 
une  éducation  esthétique,  a  façonné  ces  corps 
si  souples  sous  les  ondulations  harmonieuses 
des  draperies  qui  les  revêtent. 

Des  hommes  aux  regards  d'une  sénéritécons- 


238  CONTES  SURHUMAINS 

tante  circulent  en  causant.  Leurs  bras  émer- 
geant nus  des  tuniques  rouges  ou  blanche,  ont 
des  musculatures  robustes  qu'aucune  lourdeur 
ne  déshonore.  Les  femmes  passent  avec  une 
eurythmie  de  port  comme  aux  Panathénées  : 
courtisanes  dontles  formes  transparaissent  sous 
la  subtile  gaze  de  Céos;  leurs  cheveux  flottants 
caressent  leurs  seins  dévoilés,  et  des  chèvres 
familières  les  suivent  comme  des  chiens  ;  jeunes 
filles  au  masque  délicieusement  carné,  dont  le 
sourire  se  pare  de  gravité  pour  avoir  aperçu  les 
jeunes  hommes  qui  les  implorèrent  d'amour. 

A  gauche,  à  la  fontaine  oii  des  chimères  pleu- 
rent l'eau  dans  une  vasque  blanche,  des  groupes 
de  servantes  jasent  en  emplissant  des  urnes  ;  et 
des  enfants  nusles  agacent,  excitant  contre  elles 
de  grands  chiens  sveltes. 

Un  mouvement  parcourut  l'assemblée.  Surla 
plateforme  qui  fait  face  à  la  mer,  des  théories 
d'hommes  et  de  jeunes  femmes  se  rangeaint 
symétriquement.  C'étaient  les  personnages  les 
plus  honorés  de  la  cité  :  les  prêtres,  les  poètes, 
les  sculpteurs,  les  peintre^,  les  musiciens  et  les 
gymnasiarques.  Ces  jeunes  femmes  en  peplos  de 
laine  blanche,  aux  admirables  chevelures 
ceintes  de  bandelettes  tramées  d'or,  c'étaient 
les  prêtresses   d'Aphrodite  qui    entouraient  la 


LE  JOUR   DK  LA    GLORIFICATION  231* 

statue  de  leur  divinité  essorant,  d'un  frémisse- 
ment de  ses  puissantes  ailes,  au-dessus  d'une 
sphère  qu'elle  effleurait  du  pied. 

Le  vieux  sculpteur  Karitès  s'était  assis  sur  un 
trépied  dominant  la  foule.  A  lui  appartenait  le 
devoir  de  présider  la  solennelle  fête.  Après  avoir 
peuplé  sa  patrie  de  chefs-d'œuvre,  Karitès  sen- 
tant que  l'âge  refrénait  son  essor  de  créateur, 
s'était  refusé  à  déchoir.  Avec  une  sérénité  d'ou- 
vrier satisfait  de  la  tâche  achevée,  il  avait  jeté 
à  la  mer  son  ciseau  et  ses  limes  et  renoncé  à 
tailler  le  marbre  d'une  main  alourdie  par  les 
années.  Maintenant  Karitès,  nommé  agonothète, 
avait  mission,  avec  des  poètes,  des  artistes  et 
des  prêtres,  de  veiller  au  normal  développement 
de  la  beauté  humaine  dans  la  cité.  Il  était  le 
grand  conservateur  de  la  vénustéde  la  race. 

On  fit  silence,  quand  le  vieillard  se  leva. 

—  Ainsi  que  chaque  année,  nous  voici  ré- 
unis, selon  le  rite  des  aïeux,  pour  offrir  la  con- 
sécration de  nos  hommages  aux  deux  plus  hautes 
apparitions  de  la  gloire  humaine,  au  Génie  ctà 
la  Beauté.  Patrie  réelle,  race  frissonnante  de- 
vant le  mystère  auguste  des  couleurs  et  des  for- 
mes, collectivité  exceptionnellement  libérée  de 
barbarie,  foule  d'élection  apte  à  deviner,  dans  la 
splendeur    mythique   des  choses  et  des   êtres, 


240  CONTES  SURHUMAINS 

l'âme  éparse  des  dieux,  salut  f  Salut!  Aujour- 
d'hui nous  t'énoncerons  ce  que  nous  avons  dé- 
cidé, en  l'introublée  sénérité  de  nos  âmes,  nous 
qu'investit  de  l'unique  puissance  la  conscience 
de  notre  supérieure  méditation. 

Voici  le  jour  où,  fidèles  à  notre  loi,  nous  de- 
vons désignerl'homme  etla  femmedontnous  vou- 
lonsimmortaliserles  apparences.  Nous  devons 
nommer  cette  jeune  fille  et  ce  jeune  homme  di- 
gnes, l'une  par  sa  beauté,  l'autre  par  son  génie, 
que  notre  grand  sculpteur  Lysidias  fasse  émerger 
du  marbre  leurs  effigies.  Quels  sont  donc  ces 
deux  êtres  à  qui  nous  élèverons  des  statues  ? 

Toute  Tannée,  d'un  zèle  constant,  nous, 
ministres  du  culte  du  Beau,  nous  avons  visité 
les  gymnastes,  contemplé  des  œuvres  d'art,  ouï 
des  hymnes  et  lu  des  poèmes.  Nous  nous  som- 
mes réjouis  de  voir  des  éphèbes  élancés  et  des 
vierges  gracieuses,  de  pénétrer  de  nobles  œu- 
vres, fleurs  d'àmes  suprêmes.  Enfin  nous  avons 
jugé.  Voici  : 

«  Afin  que  sa  forme  éphémère  laisse  son  im. 
périssable  et  tangible  souvenir  à  la  terre  qu'elle 
orna,  afin  que  ne  soient  effacées  du  monde  sen- 
sible sa  jeunesse  el  sa  grâce  comme  un  char- 
mant rêve  fugace,  afm  que  sa  gloire  soit  à  ja- 
mais sacrée    même    aux  yeux   des  postérités 


LE  JOUR  DE   LA   GLORIFICATION  24  1 

barbares,  la  jeune  fille  qui,  celte  année,  nous 
sembla  la  plus  belle  sera  sculptée  parLysidias. 
Cette  jeune  fille,  c'est  Antbéis,  et  la  voici  !  » 

Sur  un  geste  de  Karitès,  deux  jeunes 
femmes  élevèrent  sur  un  s'ocle  triangulaire,  en 
vue  du  peuple,  une  radieuse  créature.  L'une 
dénoua  la  bandelette  serpentant  sur  la  tète  de 
la  vierge,  l'autre  fit  sauter  les  deux  agrafes 
légères  qui  maintenaient  sa  robe  lâche.  Les 
voiles  s'abattirent  à  ses  pieds,  en  même  temps 
qu'une  chevelure  dorée  flua  jusqu'à  ses  reins. 
Confuse,  les  bras  s'entrelaçant,  près  de  la 
gorge  palpitante,  en  geste  d'une  fierté  pleine 
de  grâce,  Anthéis  apparut  dans  le  rayonnement 
de  sa  beauté.  Vers  elle  les  prêtresses  jetaient 
à  pleines  mains  des  roses  et  des  fleurs  de 
troëne,  des  enfants  thuriféraires  chassaient 
une  vapeur  bleue  d'aromates  calcinés;  et  la 
foule,  charmée,  cria. 

Répercutée  par  le  firmament  et  la  mer,  une 
lumière  argentée  caressait  le  jeune  corps, 
comme  si  les  forces  naturelles,  les  dieux  in- 
connus, avaient  voulu  envelopper  de  leur  mys- 
térieuse tendresse  cette  œuvre  parfaite  de  la 
Vie,  celte  créature  définitive,  dont  l'aspect 
consolait  de  tant  d'ébauches  avortées  ;  et  ce  fut 
une  minute  triomphale. 

It 


242  CONTES  SURHUMAINS 

Lysidias,  le  maître  sculpteur,  contemplait 
son  modèle  futur  avec  des  yeux  d'extase. 

—  Voilà,  proclama  Karitès,  cette  Anthéis, 
dont  nous  souhaitons  vouer  la  forme  à  l'immor- 
talité. Avons-nous  bien  jugé? 

Et,  promenant  ses  regards  interrogateurs  sur 
le  peuple,  ilajouta: 

—  Quelqu'un  s'oppose-t-il? 

—  Moi  I  répondit  une  voix. 

Un  jeune  homme  bondit  sur  la  plate-forme 
et  se  planta  devant  Karitès. 

Au  son  de  cette  voix,  Anthéis,  tressaillante, 
avait  sauté  à  bas  du  socle  et  s'était  voilée. 

—  Qui  es-tu,  jeune  homme,  demanda  Ka- 
ritès au  nouveau  venu,  et  sur  quelle  autorité 
appuies-tu  ta  prétention  ? 

—  Je  suis  le  fiancé  d' Anthéis.  Mon  droit, 
c'est  celui  de  l'amour.  Elle  est  à  moi,  la  beauté 
de  cette  enfant,  par  la  force  des  serments  ex- 
pirés entre  les  baisers.  Ce  corps  où  palpite  son 
âme  promise,  je  ne  veux  pas  qu'il  soit  perpétuel 
pour  les  délices  d'hommes  inconnus.  Vouse 
tous  qui  l'avez  un  instant  contemplé,  vous  n'en 
possédez  plus  déjà  qu'un  brumeux  souvenir. 
Vaine  illusion,  vision  évanouie  !  A  moi  seul, 
à  moi  dont  la  vie  est  suspendue  à  ses  lèvres, 
Anthéis  a  juré  d'être  le  vivant   rêve   dans  le 


LE  JOUR  DE  LA  GLORIFICATION  243 

mystère  (les  soirs  nuptiaux.  Quoi,  tandis  qu'elle 
et  moi,  couple  rapide,  nous  aurions  disparu 
de  ce  monde  où  nous  passâmes,  tandis  que 
moi,  son  bien-aimé,  son  maître,  je  ne  la  verrais 
plus,  je  ne  l'aurais  plus,  alors  des  hommes  des 
autres  siècles,  contemplant  l'imag-e  radieuse  de 
celle  qui  fut  mon  Anthéis,  enivreraient  leur 
rêverie  de  la  beauté  dont  je  serais  séparé  1  Ils 
la  verraient,  ceux-là  ;  peut-être  ils  lui  voue- 
raient la  foi  de  leur  amour  halluciné  !  Non,  je 
ne  veux  pas  I  Je  veux  qu'Anthéis,  dédaigneuse 
de  laisser  ce  reflet  immortel  d'elle-même,  des- 
cende entière,  au  jour  fatal,  dans  l'une  des 
urnes  jumelles  qui  recevront  nos  cendres. 

Un  murmure  monta  de  la  foule  oij  l'on  discuta 
les  paroles  du  jeune  homme.  Sur  leurs  sièges, 
les  vieillards  avaient  écouté  d'un  air  indulgent. 
Karitès  échangea  d'une  voix  basse  quelques 
phrases  avec  son  voisin  en  souriant  : 

—  Enfant,  déclara-t-il,  la  naïveté  de  ta  jalou- 
sie n'est  pas  pour  nous  déplaire,  à  nous  qui 
connûmes  la  fièvre  des  passions.  Ce  droit  absolu 
dont  tu  te  vantes,  sur  la  beauté  d'une  créature, 
la  foi  d'Anthéis  t'en  investit,  mais  non  les  dieux. 
Certes  elle  a  le  droit,  cette  enfant  privilégiée, 
d'enfouir  la  notion  de  son  charme  dans  le  sein 
de   riiommo  entre    tous    préféré.    Certes,    elle 


244  CONTES  SURHUMAINS 

peut  attribuer  à  un  unique  vivant  ce  don  subli- 
me :  le  souvenir  même  de  sa  jeune  splendeur. 
Mais  son  devoir  ineffaçable,  c'est  de  faire,  à 
ceux  qui  rêvent,  cette  aumône:  une  vision  de 
sa  beauté.  Les  dieux,  en  créant  Anthéis  telle, 
n'ont-ils  songé  qu'à  elle,  qu'à  toi?  Quand  nous 
allumons  des  lampes,  est-ce  donc  pour  elles- 
mêmes?  Que  dirais-tu,  jeune  homme,  du  musi- 
cien qui,  créateur  d'une  œuvre  consolatrice  aux 
nobles  âmes  meurtries,  brûlerait  aux  pieds 
d'une  femme  sa  musique  irrévélée, —  sacrilège 
hommage?  Nous  n'exaucerons  pas  ta  prière, 
enfant  jaloux!  Écoute,  un  homme  va  paraître 
dont  la  parole  enchante  les  poitrines.  Écoute-le, 
puis  tu  diras  si  tu  persistes  dans  l'égoïsme  de 
ta  résolution. 

Karitès  se  tourna  vers  le  peuple  approbateur  : 
—  Il  nous  reste  à  nommer  l'homme  dont 
nous  désirons  glorifier  le  génie.  Car,  pour  éri- 
ger une  statue  à  quelque  sublime  personnage, 
nous  n'attendons  pas  que  la  mort  ait  aboli  sa 
forme,  nous  n'attendons  pas  que  les  années 
aient  flétri  son  visage  et  déshonoré  ses  membres . 
La  vie  est  courte  :  nous  laissons  aux  barbares 
l'attente  des  hypothétiques  lendemains.  Fidèles 
aux  conseils  de  la  nature,  nous  nous  efforçons 
à   cueillir,     comme    un    fruit   mûr,    l'instant 


LE  JOUR  DE   LA  (iLOHIFICATIO.N  245 

rapide.  Et  c'est  rapparence  de  la  jeunesse  puis- 
sante et  féconde  ({ue  nous  voulons  fixer  dans 
la  rnafirrc  K-nte  à  disparaître.  C'est  à  l'heure 
où  nous  le  voyons  Irionipliant  du  développe- 
ment iiarnionitjuedc  ses  forces  que  nous  payons 
à  un  homme  le  trihui  de  nas  admirations. 

)>  Un  poète  s'est  révélé  parmi  nous,  grand  et 
nohle.  Pour  cette  éclosion  chère,  que  soit  fête 
dans  la  cité  entière  comme  dans  l'intimité  de  nos 
esprits. 

»  Et  c'est  pourquoi  nous  avons  déci<lé  que  le 
ciseau  de  Lysidias  exi''culerait  l'image  du  poète 
Mylittès  pour  que  les  postérités  aient  tout  connu 
de  l'hommi^  dont  les  poèmes  lui  auront  donné 
de  belles  heures. 

»>  Mylittès  nous  est  inconnu  :  ses  vers  nous 
furent  chantés  par  des  lèvres  amies.  S'il  est  ici, 
qu'il  vienne  à  nous  !  Nos  vierges  poseront  des 
couronnes  à  son  front  oij  nos  sages  appelleront 
le  haiser  des  étoiles.  » 

Un  jeune  homme  surgit  delà  foule  et  se  pré- 
senta : 

—  Je  suis  celui  dont  vous  avez  aimé  les 
vers. 

Les  veillards  se  levèrent  de  leurs  sièges  et 
s'inclinèrent  respectueux.  Une  mélancolie  calme 
planait  sur  son  front.  Et  pieusement  les  jeunes 

14. 


246  CONTES  SURHUMAINS 

filles  lui  portèrent  des  fleurs,  douces  aux  âmes 
tristes. 

—  Vous  m'avez  élu,  poète  solitaire  à  qui 
vous  voulez  élever  une  statue.  Maintenant 
vous  m'avez  vu.  Cet  honneur  que  m'attri- 
buait votre  intention,  ce  serait  pour  moi  une 
honte  :  je  suis  laid. 

Il  pleura.  Une  anxiété  passait  sur  ce  peuple 
silencieux.  Une  femme  baisa  le  bas  de  son  man- 
teau. 

—  Maître,  dit  Karitès,  redresse-toi  :  tu  n'as 
pas  droit  à  la  défaillance,  génie  ! 

—  Hélas  !  l'urne  est  disgracieuse  qui  ren- 
ferme le  parfum  !  La  beauté  dont  je  m'extasie, 
je  n'en  fus  pas  doué.  J'ai  médité,  rêveur  triste, 
près  des  flots  sonores,  tandis  que  les  autres 
jeunes  hommes,  dans  les  palestres  et  les  gym- 
nases, poursuivaient  en  souriant  l'eurytlimique 
épanouissement  de  leurs  forme  fières  J'ou- 
bliais mon  corps  alors  que  s'envolait  ma 
pensée  vers  l'infini.  Et  maintenant  me  voici, 
homme  inharmonique,  âme  belle  dans  une 
forme  triste.  Les  jeunes  femmes  qui  me  frôlent 
accourent  vers  d'autres  bras  plus  beaux,  sans 
voir  la  flamme  plus  ardente  de  mes  yeux.  Et 
si  je  leur  chante  mes  poèmes  d'amour,  l'émo- 
tion qui  s'éveille  en  leurs  cœurs  palpite  sur  le 


LE  JOUR   DE   LA  GLORIFICATION  247 

souvenir  de   fiancés   étrangers.    Cependant,  j(,' 
n'eus  jamais  de  liaine  ni  d'envie. 

—  Que  te  lamentes-tu?  interrompit Karitès; 
la  paît  est  la  meilleure.  Tues  celui  qui  dans  des 
existences  jette  des  heures  heureuses.  0  conso- 
lateur, le  bonheur,  c'est  de  vivre  des  intensités 
d'émotions.  Et  tu  donnes  ces  intensités  Laisse- 
nous  t'offrir  le  témoignage  de  notre  gratitude. 

—  Eh  bien  !  qu'un  de  vous  m'accorde  une 
grâce!  Assez  longtemps,  la  durée  d'une  vie,  j'au- 
rais subi  le  déshonneur  de  n'être  pas  beau! 
Que  du  moins  la  mort  me  fasse  renaître  de  mes 
cendres  immortellement  splendide  !  Il  est  des 
mensonges  nécessaires  et  sublimes  :  vous  le  sa- 
vez, mes  pairs,  initiés  qui  dissimulez  les  cer- 
iitjdes  profond  sous  le  charme  cajoleur  des 
mythes.  Eh  bien,  je  demande  à  mentir  aux 
hommes  futurs.  Ecoutez-moi  :  s'il  est  unéphèbe 
dont  les  yeux  ont  pleuré  sous  l'ivresse  de  mes 
vers,  si  celui-là  m'aime  qu'il  vienne  !  Il  sera  le 
modèle  de  Lysidias;  et  sous  la  statue  créée  d'a- 
près sa  forme,  on  inscrira  mon  nom. 

Un  jeune  homme  enthousiaste  devança  tous 
les  autres  :  il  était  souverainement  beau. 

—  Maître,  demanda-t-il  en  frémissant  à  My- 
littès,  me  juges-tu  digne  d'èi  ii  molèle  sou- 
haité? 


248  CONTES  SURHUMAINS 

—  Frère,  merci  !  Tu  me  fais  le  plus  grand 
des  sacrifices  ;  tu  te  dépouilles  de  la  gloire  de  ta 
beauté  pour  m'en  parer.  Grâce  à  ton  dévoue- 
ment, les  génératiens  successives  auront  un 
souvenir  resplendissant  de  mon  apparence  mor- 
telle. 

Une  voix  inconnue  s'éleva  de  la  foule  : 

—  Nul  n'a  droit  de  mentir  ;  nul  n'a  droit 
d'usurper  ce  que  lui  refusa  la  nature  !Tu  cèdes 
à  ta  vanité,  Mylittès  ! 

—  Qui  dit  cela?  Je  pardonne  à  l'ignorant. 
Mon  devoir,  c'est  d'enchanter  les  âmes.  Cette 
duperie  lancée  aux  postérités,  je  la  dois.  Je 
plains  celui  qui  n'en  comprit  pas  la  grandeur. 
Et  il  ne  peut  y  avoir  en  cause  ici  de  vanité,  — 
petitesse  qu'ignorent  ceux  qui  possèdent  l'or- 
gueil sacré.  Missionnaire  du  Vtirbc,  je  dois  tous 
mes  efforts  pour  qu'en  moi,  immble,  soient  res- 
pectés les  dieux  parlant  par  mes  lèvres  ! 

Anthéis,  la  vierge  de  beauté,  s'approcha;  elle 
appuya  son  poignet  léger  sur  l'épaule  du  poète. 
Une  larme  roulait  sur  la  joue  de  Mylittès  :  An- 
théis la  but  dans  un  baiser. 

—  Couple  saint,  s'écria  Karitès,  toi,  la 
Beauté,  toi,  le  Génie,  vous  incarnez  les  deux 
entités  les  plus  proches  des  dieux.  Nous  vous 
décrétons  d'immortalité  à  l'heure  de  votre  jeune 


L'i  JOUK  DK  LA  GLORIFICATION  241) 

énergie.  Allez  dans  la  légitime  fierté  de  votre 
gloire  !  On  admirera  votre  grâce,  exprimée  par 
le  marbre,  la  tienne,  Antliéis,  selon  la  vérité; 
la  tienne,  Mylittès,  en  vertu  d'un  mensonge  né- 
cessaire et  correcteur  d'une  erreurde  la  nature. 
Et  devant  ta  statue  d'homme  radieux,  poète, 
les  jeunes  femmes  rêveront  du  rêveur  dont  la 
forme  fut  si  belle,  aussi  belle  que  l'âme.  Nous 
qui  créons  des  idéalitée,  nous  avons  le  droit  et 
le  devoir  de  recréer  les  êtres  tels  qu'ils  devraient 
apparaître.  La  nature  oublia  de  te  donner  la 
beauté  passagère.  Nous  te  la  donnons  immor- 
telle. Notre  mensonge  est  divin. 

Il  se  tut.  Au  loin  les  flots  chantaient  sous  la 
brise  aromale,  et  les  cieux  avaient  un  immense 
sourire  de  mystère.  La  nature  continuait  son 
mouvement,  indifférente  peut-être  aux  deux 
chefs-d'œuvre  qu'elle  avait  enfantés,  et  que  glo- 
rifiaient des  hommes.  EtMylittès  songea,  en  une 
minute  aiguë,  qu'elle  jetait,  d'une  force  cons- 
tante, des  germes  insoupçonnés  dans  la  matrice 
de  ses  formes...  Anthéis  sentait  une  mélancolie 
voltiger  sur  son  sourire... 

Ils  se  regardaient,  inquiets...  Ils  avaient 
rofiscience  de  rirre. 


LA  MORT  DES  AMANTS 


LA  MORT  DES  AMANTS 


A  Maxime  Maufra 

Comme  chacune  des  jeunes  femmes  pré- 
sentes avait  dit  son  mot  sur  la  fin  fatale  de 
tout  amour,  mot  mélancolique  révélant  d'an- 
ciens souvenirs,  Jean  Songère,  qui  jusqu'alors 
avait  écouté  en  silence,  laissa  tomber  ces  pa- 
roles: 

—  Il  n'y  a  pour  l'amour  qu'un  beau  dé- 
nouement. 

—  Lequel?  demandèrent  plusieurs  voix. 

—  Une  mort  mystérieuse  emportant  les 
deux  amants  enlacés.  Le  hasard  m'a  fait  témoin 
ou  à  peu  près,  d'une  mort  ainsi  venue  sceller 
un  baiser. 

Il  fut  sommé  de  conter  l'aventure  et  com- 
mença : 

* 
»  » 

«  Daoulas,  le  peintre  des  puissants  paysages 
(jut>  vous  admirez,  m  "avait  or.,  mené  en  Ecosse, 


254  CONTES  SURHUMAINS 

OÙ  il  voulait  peindre  les  grandes  montagnes 
smaragdines  qui  s'entourent  de  lignes  surna- 
turelles dans  la  lumière  de  l'aube  et  du  soir. 
Et  nous  avions  décidé  de  passer  quelque  temps 
dans  un  petit  port  de  mer  autour  duquel  Daou- 
las  avait  trouvé  les  sites  âpres  et  sauvages  qui 
conviennent  à  son  art  audacieux.  Cette  côte 
de  hautes  falaises  bleuâtres,  découpée  en  mi- 
nutieux zigzags,  hérissée  de  récifs  terribles, 
aussi  sinistrcnient  belle  par  calme  que  par  tem- 
pête, l'avait  enthousiasmé. 

Elle  est  fort  dangereuse,  et  les  perfides  roches 
sous-marines  qui  en  parsèment  les  abords  ne 
se  contentent  pas  de  créer  des  remous  toujours 
entièrement  blancs  d'écume  ;  chacune  d'elles 
pourrait  dénombrer  les  bateaux  qu'elle  a  éven- 
trés  depuis  des  siècles. 

Nous  avions  loué  un  petit  bateau  de  plaisance 
la  Daisy,  un  sloop  agile  et  ardent,  construit 
pour  la  course  avec  une  telle  précision  qu'un 
seul  homme  pouvait  l'avoir  en  mains  comme 
un  écuyer  tient  un  cheval  bien  confirmé.  Dans 
ce  bateau,  nous  explorions  les  dentelles  en 
granit  bleu  de  côte,  et  de  temps  en  temps  Daou- 
las  prenait  rapidement  sur  son  album,  en  vio- 
lents coups  de  pinceau,  les  notes  nécessaires  aux 
tableaux  futurs. 


LA  MORT  DES  AMANTS  255 

—  Si  lu  voux,  dit-il  un  jour,  nous  irons  de- 
main aux    lies  de  For. 

Les  îles  de  Fer  sont  un  archipel  de  rochers,  à 
une  vingtaine  de   milles  de  la  côte. 

Le  lendemain,  nous  débarquions  à  File  Saint- 
Patrik,  la  plus  vaste  de  ces  îles,  qui  a  bien 
deux  kilomètres  de  tour  et  seule  est  habitée 
par  une  population  s'élevant  à  six  personnes. 
Uaoulas  avait  pris  son  fusil,  el  nous  explorâmes 
lîlol.  Nous  étions  arrivés  aune  suite  de  petites 
grèves  enserrées  dans  des  anses.  D'un  coin  de 
roche,  je  vis  un  spectacle  qui  me  lit  tourner 
en  arrière  pour  reconnnander  le  silence  à  mon 
compagnon  marchant  derrière  moi.  Il  se  pré- 
parait à  tirer  un  imprudent  courlis,  peu  habi- 
tué à  rencontrer  des  hommes  sur  son  domaine. 
Vivement  je  relevai  le  canon  de  son  arme. 

—  Pas  de  bruit, lui  dis-je,  et  regarde  ! 
L'heure  était  paisiblement  belle.  A  quelques 

pas,  dans  l'eau  d'azur,  si  limpide  que  nous  aper- 
cevions le  pied  bleu  sombre  des  roches  plon- 
geantes, nigcaient  de  conserve  deux  belles  créa- 
tures nues,  un  jeunt^  homme  et  une  jeune 
femme. 

Du  trou  de  granit  où  nous  nous  étions  glissés, 
nous  ne  pouvions  distinguer  les  traits  de  leurs 
visages.     Nous   admirions  leur    beauté,    d'un 


256  CONTES  SURHUJIAINS 

rythme  si  parfaitement  harmonisé  avec  la  splen- 
deur simple  du  décor. 

Le  sourire  de  cette  matinée  d'été,  réjouissant 
ce  farouche  coin  de  nature  dont  la  tempête  sem- 
blait devoir  être  le  fatal  accompagnateur, 
n'était,  eût-on  pensé,  que  pour  illustrer  la 
grâce  de  ces  deux  êtres,  gracieux  comme  la 
jeunesse  et  l'amour. 

La  tète  casquée  d'or  pâle  de  la  jeuue  femme 
s'éloignait,  puis  se  rapprochait  de  la  tête  brune 
de  son  amant,  tels  deux  alcyons  jouant  sur 
l'eau  calme.  La  beauté  de  la  carnation  humaine 
transparaissant  sous  l'onde  glauque,  cette  beauté 
qui  fait  l'un  des  attraits  mystérieux  prêtés  par 
la  légende  aux  sirènes,  était  le  complément 
heureux  de  la  beauté  de  ce  paysage,  et  ces  deux 
jeunes  gens,  nus  et  simples,  parmi  la  mer  et  les 
roches,  représentaient  l'humanité  dans  toute  sa 
force,  en  plein  amour. 

Cependant,  le  couple  de  nageurs  reprit  pied 
et  sortit  de  l'eau,  se  rapprochant  sans  hâte  de 
notre  cachette.  Leurs  formes  étaient  nobles 
comme  leurs  attitudes.  Daoulas,  émerveillé 
prenait  un  croquis  de  la  scène.  Nous  étions, 
certes  bien  dissimulés  par  la  pointe  de  roc  qui 
nous  abritait.  Pourtant  je  crus  discerner,  après 
un  regard  dans  notre    direction,    un   soudain 


LA   MOIIT  DKS  AMANTS  257 

mouvement  de  gène  chez  la  blonde  baigneuse. 
Puis  la  disposition  des  terrains  la  déroba,  avec 
son  compagnon,  à  nos  yeux  encore  charmés. 


L'île  Saint-Patrik  possédait  six  habitants. 
Un  ménage  de  fermiers  y  cultivait  quelques 
mètres  de  terre  aride,  et  occupait  une  maison- 
nette au  toît  bas,  contre  lequel  s'appuyait  le  seul 
arbre  dcTile.  un  figuier  poussé  là  sous  l'haleine 
tiède  d'un  courant  marin.  Leurs  enfants  em- 
ployaient leurs  journées  à  jouer  avec  une  vache 
et  deux  chèvres. 

Les  deux  autres  indigènes  étaient  aubergistes. 
Il  semble  bizarre  de  trouver  une  auberge  sur 
ce  rocher  sauvage.  Du  couple  qui  tenait  là  hôtel, 
le  mari  était  chargé  de  surveiller  un  énorme 
vivier  construit  par  un  mareyeur  pour  y  gar- 
der des  homards.  Souvent  les  pécheurs  des 
côtes  venaient  apporter  leur  pèche  au  vivier, 
ou  simplement  trouvaient  dans  cet  archipel  de 
rochers  un  petit  havre  oii  se  réfugier  quand  ils 
étaient  surpris  au  large  par  un  gros  temps. 

Le  refuge  des  hommes  était  la  bonne  auberge 
où,  pendant  que  hurlait  la  tempête,  ils  repre- 
naient, dans  un  verre  d'eau-de-vie,  l'énergie 
joyeuse  qui  lutte  contre  la  fatigue  et  le  danger. 


238  GOiNTES  SURHUMAINS 

La  patronne  de  l'auberge,  une  accorte  pe- 
tite femme  rousse,  encore  jeune,  nous  fit  cuire 
quelques  poissons,  et  nous  nous  attablâmes 
pour  déjeuner.  Bientôt^  le  jeune  homme  et  la 
jeune  femme  dont  nous  avions  [surpris  le  bain 
entrèrent  dans  la  salle.  En  nous  voyant,  ils 
eurent  le  mouvement  de  contrariété  de  deux 
êtres  dont  on  viole  l'iiabituelle  solitude.  Mais 
ils  firent  contre  fortune  bon  cœur,  et  s'assi- 
rent à  la  petite  table  qui  les  attendait. 

J'avais  cru  voir,  à  notre  aspect,  une  fugitive 
rougeur  envahir  les  joues  de  la  jeune  femme. 
Maintenant,  je  la  voyais  de  profil,  et  je  pouvais 
détailler  sa  beauté. 

Elle  donnait  une  impression  de  blondeur  do- 
rée. Les  boucles  annelées  qui  tournoyaient  au- 
tour de  son  front,  la  clarté  de  sa  juvénile  car- 
nation semblaient  exhaler  une  lumière  blonde 
autour  de  son  fin  et  tendre  visage,  où  les  yeux 
pers  concentraient  la  vie.  C'était  vraiment  une 
créature  délicieuse,  dont  les  gestes  élancés  et 
vifs  révélaient  la  souplesse  et  la  force. 

Son  compagnon,  en  qui  je  reconnus  immé- 
diatement un  Français,  n'avait  pas  atteint  la 
trentaine.  Ses  vêtements  n'atténuaient  pas  le 
caractère  de  force  que  montrait  son  corps.  Il 
était  grave  et  d'une  constante  pâleur. 


LA   MORT  DES  AMANTS  259 

Le  couple  amoureux,  sans  faire  attention  à 
nous,  causait  à  voix  hasso.  Il  me  sembla  qu'une 
ombre   triste  errait  sur  leur  solitaire  bonlieur. 

Quand  il  fut  parti,  la  loquace  aubergiste,  se 
dédommageant  du  silence  forcé  auquel  la  con- 
damnait souvent  son  séjour  dans  une  île  dé- 
serte, nous  raconta  tout  ce  qu'elle  savait  de  ses 
deux  pensionnaires  :  La  jeune  femme  était 
américaine.  Je  m'en  étais  douté  k  son  accent  et 
à  lénergie  du  geste  qu'ont  les  filles  de  l'Amé- 
rique du  Nord.  Le  jeune  homme  était  Français. 
Ils  étaient  venus  un  jour  visiter  l'îlot  en  tou- 
ristes, et,  le  séjour  leur  plaisant,  ils  avaient 
résolu  d'y  passer  quelque  temps. 

Depuis  trois  mois  ils  vivaient  là,  loin  du 
monde,  dont  ils  semblaient  avoir  tout  oublié. 
Ils  se  donnaient  entiers  à  leur  amour,  indiffé- 
rents à  toute  autre  pensée,  à  tout  autre  rêve. 
Ils  avaient  coutume  de  faire  des  promenades 
sur  mer,  seuls  dans  un  petit  bateau  avec  lequel 
ils  avaient  abordé  là.  Et  les  pêcheurs  qui  les 
rencontraient  à  l'aventure  de  leurs  courses  sui- 
vaient dun  œil  indulgent  ce  gracieux  couple 
irradiant  l'amour. 


Plusieurs  fois,   nous  aussi,   dans   nos  excur- 


260  CONTES   SUKHUMAINS 

sions,  nous  croisâmes  le  petit  cotre  oii  ces  deux 
jeunes  gens  se  tenaient  enlacés. 

Une  nuit,  Daoulas  et  moi,  nous  étions  encore 
assez  loin  de  notre  port.  La  brise  était  tombée; 
pas  un  souffle  dans  la  voilure  flasque. 

—  Qui  nous  force  à  revenir  à  terre?  dis-je  à 
Daoulas  qui  prenait  les  avirons;  profitons  plutôt 
de  voir  long-temps  cette  nuit  admirable. 

En  effet,  le  spectacle  était  féerique.  La  lune 
emplissait  d'argent  .clair  l'atmosphère  légère. 
Comme  souvent  après  une  journée  très  chaude, 
la  mer  était  phosphorescente.  Notre  sloop  avan- 
çant à  peine  au  gré  du  courant,  dessinait  un 
sillage  de  diamants,  dans  le  cercle  d'eau  dont 
nous  étions  toujours  le  centre,  le  cercle  de  mer 
morte  par  l'immobilité,  mais  d'un  éclat  si  pas- 
sionnément vibrant.  Un  papillottement  de  perles 
s'agitait  autour  de  nous  ;  chaque  goutte  d'eau 
remuée  était  une  étincelle,  et  des  myriades  de 
lueurs  s'égoutelaient  à  chaque  coup  d'aviron. 
Seules,  au  lointain,  les  lumières  rougeâtres  des 
phares  me  rappelaient  que  la  terre  existait,  et 
la  vie,  la  dure  vie  des  hommes. 

—  Tiens,  s'écria  Daoulas,  voici  les  amoureux 
des  îles  de  Fer. 

—  Rien  ne  manquera  donc  plus  à  cette  nuit, 
dis-je,  car  quelque  dieu  l'a  faite  pour  deux  êtres 


LA  MOBT  DES  AMANTS  261 

qui  s'aiment.  Prenons  les  avirons  le  plus  dou- 
cement possible,  et  passons  près  d'eux. 

Bientôt,  nous  nous  trouvâmes  bord  à  bord 
avec  le  cotre  à  peu  près  immobile.  Il  glissait 
sous  le  vent  à  nous,  et,  dissimulés  par  notre 
voilure,  nous  pouvions  à  loisir  voir  les  gracieux 
amants.  Ils  étaient  enlacés  au  pied  dumàt; 
leurs  silhouettes  élégantes  se  détachaient  vigou- 
reusement sur  la  lumière  argentée  :  la  jeune 
femme  avait  renversé  sa  nuque  sur  le  sein  de 
son  amant,  et  le  halo  doré  qu'exalait  sa  beauté 
blonde  devenait  plus  intense  parmi  l'éclat  per- 
lidede  la  nuit. 

Le  jeune  homme  avait  abandonné  la  barre  et 
je  crus  remarquer  autour  de  la  taille  du  beau 
couple  enlacé,  un  cordage  les  liant.  Pourquoi? 
—  Hé  !  Monsieur,  cria  la  voix  de  Daoulas, 
rompant  le  charme  du  silence,  reprenez  votre 
barre.  Il  y  a  ici  des  courants  perfides  qui  vous 
drosseraient  vite  contre  un  récif  ! 

Du  cotre  ne  vint  nulle  réponse,  et  nous  con- 
tinuâmes notre  route.  Tenaient-ils  en  dédain, 
les  hardis  amants,  les  hommes,  comme  ils  te- 
naient la  mort  :  Longtemps,  nous  pûmes  suivre 
des  yeux  la  fine  silhouette  de  leur  bateau 
rayant  d'une  ombre  claire  la  mer  nacrée.  Quoi 
donc  emportait-il,  glissant  avec  la  majesté  si- 

16. 


2<)2  (:o^TEs  surhumains 

lencieuse  d'un  cygne  grisâtre  :  l'amour  lieurcux, 

l'amour  assez  fort  pour  tuer  tout  souvenir 
étranger  à  lui,  quelque  fût  ce  souvenir,  regret 
ou  remords  ?  L'amour  premier,  ingénu  et  défi- 
nitif, ou  l'amour  inquiet  d'une  menace  plus  pré- 
cise que  celle  ordinaire  du  destin? 

Peu  à  peu,  le  petit  cotre  chargé  de  ce  beau 
fardeau  passionné  s'efïaca  des  clartés  assourdies 
de  notre  horizon. 


Quelques  jours  plus  tard,  nous  apprîmes 
qu'on  avait  trouvé  à  la  côte  les  cadavres  des 
deux  jeunes  gens,  enlacés,  liés  par  un  cor- 
dage. 

Dans  la  nuit  où  nous  les  avions  rencontrés, 
un  douanier  avait  aperçu  leur  cotre  courant  en 
dérive  vers  un  endroit  semé  de  roches.  Il  avait 
crié  de  toutes  ses  forces,  tiré  des  coups  de  fu- 
sil pour  attirer  l'attention  des  imprudents.  Rien 
n'avait  bougé  dans  le  bateau  qui  s'était  abîmé 
sous  les  yeux  du  douanier.  Les  remous  avaient 
englouti  cet  amour  et  sauvegardé  son  mystère. 

Ces  deux  êtres  avaient-ils  glissé  vers  la  mort 
inconscients  ou  volontaires,  ou  encore  indiffé- 
rents à  l'état  de  vie  ou  de  mort  ? 

On  ignora  leurs  noms.  L'aubergiste  de  l'île 


LA   MORTDKS    A.MAMS  263 

Saint-Patrik  no  savait  Je  ses  pensionnaires  que 
ce  qu'elle  nous  avait  dit. 

Quand,  en  présence  des  familles  de. marins 
pieusement  venues,  le  fossoyeureùt  jeté  la  der- 
nière pelletée  de  terre  sur  la  bière  oij  reposait 
le  couple  inséparable,  nous  jonchâmes  de  fleurs 
des  côtes,  d'œillets  de  mer  et  d'immortelles  le 
sol  remué;  et,  sur  la  croix  anonyme,  j'écrivis 
ces  simples  mots  :  «  Passant,  si  tu  as  aimé, 
prie  ici  pour  deux  êtres  qui  moururent  en  s'ai- 
mant  ». 


INCANTATION 
PAR  LES  DIX  NOMS  DIVINS 


INCANTATION 
PAR  LKS  DIX  NOMS  DIVINS 

A  Edmond  Hnraufourt 

Ai.nsoph!  manteau  de  nuit  que  nulle  prunelle  ne 
contempla,  seuil  d'ombre  oii  se  brisèrent,  las 
d'avoir  enfoncé  les  quarante-neuf  portes  précé- 
dentes, Apollonius  et  Moïse!  Un  jour,  éblouis- 
sants de  gloire,  nous  pénétrerons  en  ton  abîme 
avec  la  confiance  d'aborder  aux  rives  de  la  pa- 
trie. Que  le  vertige  de  s'acheminer  vers  toi,  par 
les  voies  de  la  peine,  attire  nos  flancs  meurtris 
d'efforts  et  blessés  de  flèches  !  Essence  de 
toutes  choses,  qui  couronne  d'éternité  les  heures 
du  temps,  d'infini  les  zones  de  l'espace  et  les 
nmltiplicités  du  nombre,  quelle  que  soit  mon 
ivresse  d'avoir  soupçonné  ton  mystère,  je  ne 
blasphémerai  pas  jusqu'à  projeter  ma  vaine 
voix  d'homme  vers  ton  silence.  Je  te  sais  trop 
loin  de  moi,  ô  modalité  primordiale  de  l'Etre,  toi 
dont  la  différenciation,   source   de  ma  vie    et 


268  CONTES  SURHUMAINS 

source  du  mal  universel,  ne  fut  peut-être,  — 
et  c'est  là  les  limites  de  l'épouvante  !  —  qu'un 
immémorial  accident  !  Mais  par  les  dix  fais- 
ceaux de  lumière  que  projette  ton  ombre  cen- 
trale, par  les  dix  conducteurs  de  tes  vibrations, 
parles  dix  délégataires  de  ton  Amour,  j'appelle 
les  vertus  de  tes  principielles  émanations.  Or- 
ganes d'un  corps  dont  tu  es  le  cœur  invisible, 
je  veux  que  chacun  d'eux  à  ma  voix  tressaille 
et  réponde  par  uneaffusion  de  ses  énergies  vers 
mon  sein.  Ma  force  leur  commande  et  ma  fai- 
blesse les  supplie. 

I 

Eheie  !  L'œil  n'a  jamais  vu  ta  simple  majesté 
trôner  dans  l'Empyrée,  ni  dans  ton  long  visage 
ceint  de  la  couronne  d'éclairs,  ta  bouche  qui 
ordonne  aux  Animaux  Saints  les  courses  ver- 
tigineuses au  tréfonds  du  mobile  premier,  et 
profère  les  noms  signifiant  les  choses.  Je 
veux  que  le  Prince  aux  faces  de  sérénité  in- 
troduise devant  ta  face  adombrée  la  théorie 
bariolée  de  mes  violents  désirs,  qui  vers  toi 
gravirent,  maudits  etflagellés,  les  neufs  degrés 
de  l'échelle  des  cieux. 

II 

Iah!  Mon  imagination  de  poète,  humanisant 


JNCA.NTATIUN  2GÎ) 

le  mirage  de  Ion  essence,  et  le  nichant  en  la 
coque  de  TEspace,  entrevit  le  geste  de  tes 
mains  dans  une  nuit  peuplée  d'étoiles,  au  delà 
de  l'orbe  des  planètes  dont  notre  soleil  est  le 
centre.  Les  races  dont  je  suis  issu  crurent  voir 
ton  reflet  dans  les  yeux  doux  d'un  homme  aux 
cheveux  roux  qui,  né  dans  une  élahlo,  entre  le 
bœuf  et  l'àne,  fut  cloué  sur  une  croix;  et  des 
femmes  adorèrent  autour  du  front  sanglant  de 
ce  jeune  homme  ton  reflet  pâli.  Ton  sein  vêtu 
de  la  Sagesse  sort  de  la  semence  d'un  père. 
Que  tes  mains  occupées  à  jongler  avec  les 
Roues,  avec  les  sphères  symbolisant  tes  idées, 
revêtent  de  lucidité  les  troubles  de  mes  vœux  ! 
L'esprit  humain  sombre  facilement  dans  le 
chaos.  Que  Raziel,  ton  génie  confident,  fasse 
entendre  sa  voix  dans  le  buisson  ardent  qui 
teinte  mes  désirs  d'un  reflet  de  flamme  ! 

III 

JoDHiiVAUHÉ  !  J'ai  vu  de  l'horizon  un  rayon 
de  soleil  illuminer  d'une  rougeur  fauve  le  ventre 
blanc  de  la  colombe  incrustant  sur  le  ciel,  par 
la  perpendicularité  de  ses  ailes  éployées,  une 
apparence  cruciale.  Ainsi  tu  lustres  d'une  vi- 
bration de  ton  intelligence  la  vie  manifestée.  De 
ton  sein  les  Anges  Grands  et  Forts  vont  investir 


270  CONTES  SURHUMAINS 

le  vieillard  Saturne  du  pouvoir  de  commander 
la  crt^alion  et  l'effacement  des  formes.  En  chape 
noire  constellée  de  grenats,  le  front  diadème 
de  plomb  triste,  me  voici  brûlant  la  fleur  de 
soufre,  afin  que  tu  m'emportes  en  esprit,  ô  fu- 
mée d'azur,  jusqu'aux  limites  suprêmes  du  do- 
maine sidéral, au  bord  du  monde  empyréen.  Tu 
me  guideras,  Zapliiel,  dans  les  ténèbres  du  Mys- 
tère où  s'engouffre  mon  audace,  et  tu  m'auréo- 
leras d'immortalité,  en  dépit  du  sinistre  démon 
Zazel,  qui  ricane  de  bientôt  conduire  à  la  décré- 
pitude, puis  à  la  pourriture  définitive  ma  forme 
et  mon  sang. 

IV 

El  !  En  ta  droite  le  sceptre  aux  trois  branches, 
et  l'index  rigide  comme  un  juvénile  phallus, 
c'est  toi  qu'Orphée  distingue  sur  le  sommet 
Olympe,  magnifique  et  miséricordieux,  proje- 
tant l'essaim  lumineux  des  Dominations  vers 
la  sphère  de  Jupiter.  Le  bois  d'aloès  et  la  mus- 
cade consumés  dans  les  cassolettes  ennuagent 
de  leurs  fumées  mon  front  cerclé  d'étain,  mes 
membres  à  l'aise  sous  la  robe  bleu-clair  mou- 
chetée de  topazes.  Tu  m'apportes  le  sceptre, 
Zadkiel,  le  bâton  du  commandement.  Inacces- 
sible aux  suggestions  d'Hismaël,  je  ne  le  bran- 


INCANTATION  27 1 

dirai  qu'au  nom   de  la   justice  et  de  la  miséri- 
corde adorable. 

V 

Eloiiim  Ghibor  !  Car  les  dieux  aussi,  comme  les 
hommes  et  les  génies  planétaires,  ont  un  corps 
taillé  dans  la  beauté  de  la  matière.  En  ta  chair 
fauve  coule  un  sang  merveilleux,  ô  dispensa- 
teur de  la  force  !  Père  des  cœurs  héroïques, 
au  baiser  des  Puissances  que  tu  lui  délègues. 
Mars  reprend  la  force  pour  les  luttes.  Voici: 
casqué  d'acier,  en  gonelle  ponceau  qu'enflamme 
un  scintillement  de  rubis,  les  vapeurs  de  storax 
dilatent  mes  narines.  Samaël,  archange  dont 
on  entrevoit  le  menton  robuste  aux  lueurs 
brusques  de  l'épée,  sur  mes  reins  ceints  de 
cuir  tu  verseras  l'huile  de  la  force,  et  tu  don- 
neras l'énergie  aggressive  et  la  résistance  pour 
le  combat  perpétuel  de  vivre,  pour  la  révolte 
sainte  ot  la  juste  colère.  Et  contre  Barzabel, 
le  violent  démon  de  la  brutalité,  de  la  haine  et 
du  ravage,  j'étendrai  la  pointe  du  glaive  con- 
sacré. 

IV 

Eloha  !  Tu  médites  le  songe  lunn'neux  de  la 
beauté.  Sur  les  ailes  des  Rois  de  la  Splendeur 
tes  regards  arrivent  à  travers  le  brasier   vital 


272  CONTES  SURHUMAINS 

du  soleil  jusqu'au  front  du  poète  aurt^-olé  d'or. 
Parmi  le  radial  chœur  des  Apollonides,  ô 
Beaut6,  j'étais  né  pour  adorer  ta  face  !  Sur  mes 
cheveux,  la  tiare  d'or  à  triple  étage,  en  chape 
d'orfroi  ocellée  d'escarboucles,  voici  que jejette 
sur  les  charbons  ardents  les  larmes  du  mastic 
et  les  fleurs  du  laurier.  Raphaël  ou  Phoibos,  ô 
prince  de  gloire,  tu  rempliras  mon  sein  de  la 
joie  d'être  au  monde.  Depuis  le  sensuel  fré- 
missement devant  les  grâces  de  la  forme  et  les 
séductions  des  couleurs  jusqu'à  l'extase  envolé 
vers  d'inattingibles  entéléchies,  j'ascends  dans 
ton  sillage  vers  le  sommet  où  resplendit  la 
beauté  absolue.  Beauté,  quelle  brute  t'a  dite 
périssable?  Ton  essence  immarcessible,  comme 
ton  apparence  mortelle,  la  Lumière  qui  les 
procréa  propage  leurs  reflets  dans  la  sphère 
d'éternité.  Pour  les  yeux  des  Voyants,  il  n'est 
pas  de  splendeur  éteinte.  Je  te  conjure,  So- 
rath  ! 

VII 

loDHÉVAUHÉ  TsEBAOTii  !  C'cst  par  la  victoire  que 
tu  te  manifestes,  par 'la  victoire  de  la  vie  sur 
la  mort.  Ta  semence  suscite  les  Elohim  vers  la 
sphère  sourieuse  de  Vénus,  génitrice  de  l'amour. 
En  simarre  céladon  tiquetée   d'émeraudes,  les 


INCANTATION  273 

tempes  enserrées  du  torlil  de  cuivre  rouge 
fleuri  de  verveines  et  de  roses,  enivré  par  les 
efiïuences  du  musc  et  du  safran,  je  t'invoque 
Anaël,  à  l'heure  où  ton  corps  planétaire  vient 
charmer  de  sa  beauté  le  Taureau  du  Zodiaque. 
La  violente  extase  de  l'amour  emportant  l'àme 
hors  de  la  vie,  au  bord  de  la  mort,  —  car  pos- 
séder un  idéal,  c'est  modifier  la  forme  de  sa  vie 
aussi  profondément  que  par  la  mort, —  l'extase 
de  l'amour,  tu  la  peux  verser  de  la  coupe  que 
détient  ta  main  charmante.  L'amante  qui  me  fut 
destinée,  avant  la  terre,  la  moitié  perdue  de 
l'androgyne  que  je  fus,  tu  l'enverras  vers  mon 
baiser.  Empêche,  je  t'en  supplie,  les  reines  des 
stryges  Lilith  et  Nahémah  de  la  retenir  captive 
en  la  nuit  inconnue.  Mets  en  la  matrice  de  la 
femme  aimée  la  vibration  d'amour  qui  va  se 
perpétuant,  à  travers  la  moelle  des  Elohim, 
jusqu'au  cœur  même  de  Dieu!  Et  neutralisede 
ton  haleine  embaumante  les  maléfices  du  démon 
jaloux  des  beaux  couples  heureux,  Antéros  ou 
Kédémel  ! 

VIII 

Eloiiim  Tsebaoth  !  Sur  la  colonne  gauche  tu 
t'ériges  dans  un  nimbe  de  gloire  et  de  là  tes 
serviteurs  l:\s  Fils    des  Dieux    s'essorent    vers 


274  CONTES    SURHUMAINS 

l'agile  planète  Mercure.  Sur  ma  nuque  repose 
une  couronne  d'hydragyre  ;  j'ai  revêtu  la  tuni- 
celle  mauve  tavelée  de  cristal,  d'où  sortent  nus 
mes  bras  d'ouvrier.  Dans  une  fumée  do  geniè- 
vre et  de  cannelle,  te  voici,  Michaël,  toi  qui 
conseillais  Salomon,  le  roi  du  Mystère!  Par  toi 
je  veux  la  pénétration  des  ressorts  cachés,  je 
veux  fabriquer  la  clé  qui  viole  les  serrures  de 
l'Occulte.  Tu  ne  troubleras  pas,  Taphthartlia- 
ralh,  le  bon  ouvrier  penché  sur  la  tâche  ! 

IX 

Shadai  I  Tes  pieds  s'appuient  sur  le  Fonde- 
ment, et  tes  doigts  font  les  signes  aux  minis- 
tres du  Feu  qui  suivent  la  course  de  la  lune 
autour  de  notre  terre.  J'ai  placé  dans  ma  che- 
velure un  croissant  d'argent  fin  ;  drapé  de  la 
blanche  dalmatique  cannetillée  qu'étoilent  des 
argyrolithes  et  des  saphirs,  je  brûle  la  myrrhe 
en  proférant  les  mots  qui  forcent  les  vouloirs. 
Tu  te  penches  vers  moi,  Gabriel,  comme  Arté- 
mis  triforme  à  l'appel  dEndymion.  Ame  de  la 
lune,  ton  regard  investit  d'un  ange  gardien 
chacun  des  enfants  delà  femme  et  verse  le  feu 
sombre  du  génie  dans  les  poitrines  prédestinées; 
ton  respir  nous  fait  croître,  ton  aspir  dépérir, 
et  l'odeur  de  ton  haleine  attire,  à  travers  l'hor- 


INCANTATION  275 

reur  des  torrents  aouriques,  l'esprit  des  morts 
que  nous  aimons,  l'imagination  des  poètes  et 
des  femmes.  Miroir  qui  réfléchis  sur  nos  fronts 
les  rayons  venus  de  tous  les  plans  de  Tabîme, 
choisis  avec  amour  ceux  que  tu  projetteras  vers 
mes  flancs.  Au  frisson  de  l'incantation,  prolongé 
dans  les  ondes  spirituelles,  dépouille,  je  te  l'or- 
donne, l'indifférence  de  ta  fréquente  neutralité, 
afin  que,  vivant,  mes  regards  de  Voyant  s'élan- 
cent au  delà  de  ton  domaine.  Et  quand  me  tou- 
chera le  baiser  de  la  mort  bienvenue,  je  ne 
serai  pas  roulé  par  les  tourmentes  astrales,  en 
proie  à  Tinfernale  étreinte  des  servantes  d'Has- 
modaï,  les  Lémures  et  les  Larves. 

X 

Adonaï  Melech  I  Tu  l'as  réalisé,  le  songe  in- 
sondable du  Long  Visage  que  l'œil  n'a  point 
vu  !  Le  lointain  Macroprosope  couronné,  tu  Tas 
établi  sur  le  royaume  des  formes  que  harcèle 
le  fouet  du  perpétuel  Devenir.  Grand  Architecte 
vénéré  des  maçons,  tu  as  construit  le  Temple. 
Depuis  ton  œuvre,  l'Etre  peut  se  mirer  dans  le 
symbole  qui  manifeste  ses  virtualités.  L'ombre 
a  un  corps.  Le  grand  Pan  est  vivant.  A  ton 
commandement,  les  Intelligences  de  gloire 
offrent  aux  Maîtres  d'entre  les  hommes  le  vin 


276  CONT   s   SURHUMAINS 

de  la  Connaissance,  de  la  Gnose  intégrale,  que 
seuls  peuvent  goûter  les  forts  et  les  audacieux- 
Je  sais  que  la  saveur  en  est  amère  et  mortelle. 
Mais  à  la  coupe  je  puis  poser  ma  lèvre,  car  dans 
le  souterrain  d'Eleusis  j'ai  mangé  le  tambour  et 
bu  la  cymbale. 


FIN 


TABLE   DES    MATIÈRES 


L  Amulu  en  Erreur ^ 

L'ii-K  DE  LA  Joie "^'^ 

La  Détresse  u'Heucile "*» 

Sardanapale "*' 

Le  Mystère  d'une  Incarnation  '»"«* 

Entre  tous  les  Regards 147 

La  Rédemptrice 165 

Magies    d'Amour 205 

L'inquiétante  Ross 219 

Le  Jour    de  la  (îlorification 235 

La  Mort  des   Amants 251 

Incantation  par  les  dix  ^'oMS  divins     ....  205 


FJUiATA 

Page  ligne  listz 

a  {'1  d'érables  et  de  treniljles 

45  12  cl  tout  a  croulé  soudain 

50  i()  je  ne  doute 

lt)4  18  de  "■eiuines 


Il  a  été  tiré  de  cette  édition  : 

3  exein[)laires  sur  Jajx)!!  à i5  l'r 

5               —              Watinan  à      .      .     .     .  lo  iV 

i5               —             Hollande  à     .     .     .     .  G  fr. 


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La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


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