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Full text of "Corneille expliqué aux enfants"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/corneilleexpliquOOfagu 


Q 


NOUVELLE  COLLECTION 


CLASSIQUES    POPULAIRES 


PIERRE     CORNEILLE 


EN   VENTE    A    LA    MEME    LIBRAIRIE 

DANS   LA   MÊME   COLLECTION   : 


LA  FONTAINE,  par  M.  Emile  Faguct.  —  Un  joli  vol.  in-12 
orné  d'un  portrait  de  La  Fontaine,  d'après  Rigault,  gravé  par 
Edelinck,  et  de  plusieurs  reproductions  de  Fessard  (graveur  du 
xvill0  siècle). 

Prix,  broché 1     50 


EN  PREPARATION  : 

VICTOR  HUGO,  par  M.  Ernest  Dupny,  ancien  élève  de  l'Ecole 
normale  supérieure,  professeur  de  rhétorique  au  collège  Piollin,  à 
Paris. 

CHATEAUBRIAND,  par  le  même. 

RACINE,  par  M.  «Iules  L<e maître, ancien  élèvedel'Ecole  normale 
supérieure,  professeur  à  la  faculté  des  Lettres  de  Grenoble. 

LAMARTINE,  par  le  même. 


].K  GRAND  CORNEILLE. 


COLLECTION  DES  CLASSIQUES  POPULAIRES 

CORNEILLE 

EXPLIQUÉ 

AUX    ENFANTS 

PAR 

Emile    FAGUET 

ANCIEN  ÉLÈVE  DE   L'ÉCOLE  NORMALE  SUPÉRIEURE 

PROFESSEUR     AGRÉGÉ     DES     LETTRES    AU    LTCÉE     CHARLEMAGNE 

DOCTEUR  ES  LETTRES 

Ce  volume   est  orné    de    deux    portraits  représentant    le   grand  Corneille    et 

Thomas  Corneille,  son  frère  (Musée  de  Versailles),  et  de  plusieurs 

reproductions  de  Gravelot,  graveur  du  xvm"  siècle. 


— »»tQ»C3»» 


PARIS 

LIBRAIRIE    CLASSIQUE   IL    LECÈNE   &    II.    OUDIN 

17,  RUE   BONAPARTE,    17 

188  5 


A 


fa 

: 


AVANT-PROPOS 


En  publiant  cette  nouvelle  Collection  des  Clas- 
siques populaires,  nous  avons  eu  la  pensée  de 
donner  aux  enfants  et  aux  jeunes  gens  une  pre- 
mière idée  des  grands  écrivains  français,  et,  du 
même  coup,  les  premiers  traits  d'une  grande  mo- 
rale, générale,  large,  profonde,  vraiment  humaine. 

La  première  éducation  morale  de  l'enfant  se 
fait  par  les  entretiens  du  foyer.  Mais  qui  de  nous 
ne  sait  que  ces  premiers  entretiens,  quand  nous 
les  tirons  de  notre  fonds,  manquent  bien  vite  de 
matière  ? 

Pour  suppléer  à  notre  insuffisance  propre,  nous 
devons  inventer  des  livres  pleins  d'histoires  ou  de 
contes  édifiants,  que  nous  mettons  entre  les  mains 
des  enfants.  Faible  ressource  !  Ces  contes  sont 
souvent  bien  puérils  et  d'une  cruelle  insignifiance. 
Pourquoi  ne  s'est-on  pas  avisé  qu'il  faut  du  génie, 
et  du  plus  grand,  pour  parler  à  l'enfance  et  à  la 


VI  AVANT-PROPOS. 

jeunesse  ?  Mais  les  hommes  de  génie  ont  écrit  pour 
des  hommes;  soit,  aussi  pour  les  confier  à  l'enfant, 
faut-il  les  expliquer.  Le  fond  de  la  pensée  de  ces 
grands  écrivains,  c'est  la  vérité  morale,  qu'il  suf- 
fit de  démêler  des  ornements,  ou  des  vérités  par- 
ticulières, dont  ils  l'ont  entourée,  pour  donner  aux 
jeunes  gens  la  nourriture  la  plus  forte,  la  plus 
simple,  la  plus  accommodée  et  la  seule  qui  soit 
digne  d'eux. 

C'est  ce  que  nous  avons  essayé  de  faire.  Ce 
qu'ont  pensé,  au  fond,  La  Fontaine,  Corneille, 
Bossuet,  Molière,  Fénelon,  Racine,  Chateau- 
briand, Lamartine,  Victor  Hugo,  sur  l'homme, 
sur  la  vie,  sur  le  travail,  sur  la  douleur,  sur  la 
joie,  sur  le  progrès,  sur  la  nation,  sur  la  patrie, 
tel  est  l'enseignement  que  nous  avons  voulu  déga- 
ger des  œuvres  de  ces  écrivains  pour  le  donner  à 
l'enfant  et  au  jeune  homme.  Cet  enseignement,  on 
le  trouvera  ici,  sous  une  forme  simple  et  pure, 
tantôt  en  lisant  Fauteur  lui-même,  tantôt  en  sui- 
vant les  résumés  exacts  et  clairs  que  nous  ferons 
de  cet  auteur. 

L'enfant,  à  ce  régime,  aura  à  la  fois  formé  son 
bon  sens  el  son  cœur,  et  il  se  trouvera,  par  sur- 


AVANT-PROPOS.  VII 

croît,  et  sans  y  penser,  être  entré  déjà  dans  la 
familiarité  de  grands  génies  dont  il  pourra  plus 
tard  étudier  plus  profondément  les  œuvres. 

Quelle  sera  la  méthode  ?  Donnerons-nous  d'abord 
■  une  notice  sur  un  grand  écrivain,  puis  des  extraits 
de  ses  œuvres  reliés  par  des  analyses  ?  Il  y  aurait 
à  craindre  que  la  notice  ne  fût  pas  lue  et  que  par 
suite  les  extraits  ne  fussent  pas  compris  dans  leur 
ensemble. 

Ramenons  toujours  les  choses  pédagogiques 
la  pratique  naturelle,  c'est-à-dire  à  l'usage  fami- 
lial. Un  père  de  famille  cause  avec  ses  enfants.  11 
leur  parle  de  respect  filial  et  songe  au  Cid.  Que 
fera-t-il?  Il  dira  qu'il  y  a  eu  un  grand  homme 
qui  s'appelait  Corneille,  qu'il  vivait  à  une  certaine 
époque,  qu'il  a  fait  des  pièces  de  théâtre  nommées 
tragédies  ;  qu'il  y  en  a  une,  entre  autres,  très  belle, 
qui  s'appelle  le  Cid,  et  il  racontera  le  sujet.  Puis 
il  prendra  le  livre,  et,  tout  en  indiquant  la  suite  et 
la  conduite  de  la  pièce,  il  lira  les  passages  les  plus 
à  laportèe  de  V enfance. 

Voilà  précisément  ce  que  nous  nous  proposons 
de  faire.  Un  entretien" continu,  où  s'introduisent, 
chemin  faisant,  naturellement,  et  à  leur  place,  ana- 


VIII  A  V  A  N  T  -  P  R  0  P  0  S. 

lyses,extraits  et  explications, telestle  plan  que  nous 
suivrons  pour  chaque  volume  de  notre  collection. 
Tous  les  grands  Ecrivains  sont-ils  susceptibles 
de  cette  adaptation?  La  plupart,  assurément.  Cepen- 
dant nous  avons  pensé  que  nous  devions  restrein- 
dre notre  cadre,  et  le  limiter  aux  xvne  et  xixe  siè- 
cles, sauf  à  l'élargir  plus  tard.  Les  œuvres  des 
écrivains  appartenant  à  ces  deux  siècles  convien- 
nent particulièrement  à  l'enfance  parce  qu'elles 
sont  empreintes,  pour  la  plupart,  d'un  caractère  de 
majestueuse  sérénité. 

Nous  avons  fait  appel  au  concours  très  précieux 
et  à  la  collaboration  de  plusieurs  de  nos  collègues 
et  camarades  de  l'Université,  qui  ont  bien  voulu 
nous  prêter  l'appui  de  leur  talent  et  nous  aider  à 
atteindre  le  but  que  nous  nous  proposons  : 

Confier  l'éducation  de  nos  enfants  aux 
grands  écrivains  populaires  dont  la  france  est 
fière,  et,  sur  nos  fils  et  nos  filles,  dès  leur 

AGE    TENDRE,     FAIRE    TOMBER,     SELON    l'eXPRES- 

SION  DE  VICTOR   HUGO  : 

a    De  tous  ces  livres  pleins  de  hautes  harmonies, 
«   La  bénédiction  sereine  des  génies.  » 

Emile  Faguet 


PIERRE    CORNEILLE 


CHAPITRE  I. 

LA    FRANCE     AU    TEMPS    DE    LOUIS     XIII. 

Vous  savez  qu'il  y  a  eu  en  France,  à  deux  cents  ans 
de  nous  environ,  un  beau  temps,  très  glorieux,  qui 
a  eu  ses  misères,  comme  tous  les  temps,  où  les  rois 
et  les  princes  ont  commis  de  grandes  fautes,  mais 
où  la  nation  a  rendu  très  grand  le  nom  de  notre 
pays,  un  temps  où  nous  avons  pris  sur  l'étranger, 
au  midi  le  Roussillon,  au  nord  l'Artois  et  une  par- 
tie de  la  Flandre,  à  l'est  la  Lorraine  et  l'Alsace. 
Cette  époque  doit  être  chère  à  tous  les  cœurs 
français.  C'est  le  xvnme  siècle  ;  c'est  le  temps  où, 
après  le  grand  et  bon  roi  Henri  IV,  la  France  a 
été  gouvernée  par  Louis  XIII,  ou  plutôt  par  le 
premier  ministre  de  Louis  XIII,  Richelieu,  et  puis 
par  Louis  XIV,  avec  ses  ministres,  très  intelli- 
gents aussi,  très  laborieux  et  très  dévoués  à  leur 
patrie,  Colbert,  de  Lionne,  Louvois. 

1 


-  CORNEILLE. 

Mais  c'est  surtout  le  temps  où  les  Français, 
qu'on  accuse,  vous  le  savez,  d'être  légers,  frivoles, 
inconstants,  ont  été  peut-être  le  plus  sérieux,  ap- 
pliqués à  leurs  devoirs,  énergiques  et  l'esprit  tourné 
vers  les  grandes  choses.  Us  aimaient  leur  pays, 
quoique  leur  pays,  alors,  fût  très  pauvre,  les  temps 
très  durs  ,  les  Impôts  lourds ,  la  disette  bien 
souvent  à  la  porte,  et  quelquefois  dans  la  maison. 
Eh  bien,  tout  comme  plus  tard,  mal  vêtus  et  mal 
nourris,  quand  on  leur  mettait  un  fusil  dans  la 
main,  quand  le  tambour  battait  à  l'approche  de 
l'ennemi,  ils  jetaient  le  pain  qu'on  venait  de  leur 
distribuer,    pour    courir  plus    vite  au  combat. 

Pourquoi  étaient-ils  ainsi?  D'abord  parce  que 
les  Français  ont  toujours  été  braves,  et  de  bon 
cœur  à  leur  devoir,  et  qu'il  est  plus  difficile  de 
les  corrompre  que  de  les  mener  au  bien.  Ensuite 
parce  qu'ils  avaient  de  bons  maîtres  pour  leur  en- 
seigner l'amour  de  la  vertu,  du  courage,  de  la 
patience,  et,  ce  qui  contient  tout,  Vamour  de  la 
patrie. 

Ces  maîtres,  c'étaient  les  auteurs,  les  écrivains 
qui  composaient  de  beaux  livres  pour  les  enfa 
pour  les  hommes,  les  historiens,  les  orateurs  e1  les 
poètes.  Ils  lisaient  beaucoup  Plutarque,  un  ancien 
tirée  traduit  en  très  bon  français  par  un  auteur  du 
['recèdent,  le  bon  Amyot.  Ce  livre  renfermait 
toutes  les  plus  belles  histoires  des  plus   hon 


LA    FRANCE    AU    TEMPS    DE     LOUIS    XIII.  * 

et  des  plus  courageux  personnages  de  l'antiquité, 
et  il  était  si  bon,  si  entraînant  à  bien  faire  que  le 
roi  Henri  IV,  qui  se  connaissait  en  courage,  disait, 
à  ce  qu'on  assure,  que  c'était  pour  lui  comme  une 
autre  conscience. 

Ils  lisaient  encore  Tite  Live,  un  Romain,  celui- 
là,  qiù  a  raconté  comment  les  citoyens  de  Rome 
ont  mille  fois  mis  en  danger  leurs  biens  et  leur  vie 
pour  que  leur  patrie  fût  libre,  grande  et  respectée 
du  inonde  entier.  Tout  cela  leur  donnait  une  idée 
forte  et  élevée  de  ce  que  doit  être  un  homme, 
pour  mériter  d?être  appelé  de  ce  nom,  et  un  pa- 
triote, comme  nous  disons.  Ce  mot  n'existait  pas 
encore,  mais  la  chose  était  commune,  si  bien  que 
c'est  précisément  vers  la  fin  de  l'époque  dont  je 
vous  parle  que  le  mot  a  été  inventé. 

Que  lisaient-ils  encore  ? 

Faut-il  vous  le  dire  ?  Ils  lisaient  des  romans. 
Mais  c'étaient  de  beaux  romans  que  ceux  de  ce 
temps-là.  C'étaient  des  livres  où  Ton  racontait  des 
histoires  d'hommes  héroïques,  extraordinaires, 
grands  guerriers,  grands  batailleurs,  toujours 
prêts  à  faire  de  grandes  entreprises  et  à  donner, 
pour  l'honneur  et  pour  la  gloire,  de  grands  coups 
d epée.  Vous  comprenez  combien  toutes  ces  lec- 
tures enflammaient  les  courages  et  donnaient  des 
idées  de  glorieuses  entreprises  ou  de  vaillantes 
défenses. 


4  CORNEILLE. 

Et  voilà  que,  juste  à  cette  époque -là,  il  est  né  un 
homme  de  beaucoup  d'esprit  et  de  beaucoup  de 
cœur,  ce  qu'on  appelle  un  homme  de  génie,  qui  a 
rendu  tous  ces  beaux  sentiments,  mais  plus  beaux 
encore  et,  plus  purs,  en  très  beaux  vers,  et  qui  a 
fait  dire  ces  vers  dans  les  théâtres,  par  la  bouche 
de  très  bons  acteurs.  Jamais  on  n'avait  encore  en- 
tendu de  si  excellentes  paroles,  et  qui  fissent  battre 
le  cœur  comme  celles-là.  C'étaient  ridée  et  le  sen- 
timent de  tout  le  monde,  que  cet  homme  mettait  en 
vers  sublimes,  c'est-à-dire  en  phrases  sonores, 
harmonieuses,  et  si  faciles  à  retenir  que  chacun 
s'en  allait  les  répétant  toute  sa  vie,  rien  que  pour 
les  avoir  entendues  une  fois. 

Cet  homme,  c'était  un  poète  ;  ce  qu'il  faisait 
ainsi,  c'était  ce  qu'on  nomme  des  pièces  de  théâ- 
tre, des  tragédies  ou  des  comédies,  et  il  s'appe- 
lait Pierre  Corneille.  Je  vais  vous  expliquer  ce 
qu'il  a  été  et  ce  qu'il  a  fait,  et  vous  comprendrez 
comment  il  a  été  cause,  pour  sa  part,  d'une  par- 
tie des  bonnes  et  belles  actions  qui  ont  été  accom- 
plies en  son  temps. 


CHAPITRE    II. 

JEUNESSE    DE     CORNEILLE. 

Corneille  était  néàRouen,  en  Normandie,  l'année 
1606,  dans  une  famille  qui  n'était  pas  riche, 
mais  très  honorable,  et  qui  avait  donné  à  sa  pro- 
vince bon  nombre  de  magistrats  éclairés  et  justes. 
Il  était  très  appliqué  clans  son  enfance,  et  fit  de 
très  bonnes  études  dans  le  collège  de  sa  ville. 
Quand  il  fut  grand,  on  en  voulut  faire  un  avocat, 
pour  qu'il  devînt  magistrat  plus  tard,  comme  beau- 
coup de  ses  parents.  Mais  il  parlait  mal  et  était 
timide  de  son  naturel.  Beaucoup  de  grands  hom- 
mes sont  ainsi  dans  leur  jeunesse,  et  quelquefois 
toute  leur  vie.  C'est  pour  cela  qu'il  ne  faut  pas 
tourner  en  ridicule  la  timidité  d'un  enfant  ou  quel- 
que défaut  dans  sa  manière  de  se  faire  entendre. 
Bien  souvent  ce  ne  sont  pas  les  plus  hardis  et  les 
plus  assurés  en  paroles  qui  sont  les  meilleurs. 

Pierre  Corneille  reconnut  très  vite  qu'il  ne  réus- 
sirait pas  au  palais,  et  il  se  tourna  d'un  autre 
Côté.  Il  fit  d'abord,  comme  distraction  et  passe- 
temps,  des  comédies.  Les  comédies  sont  des 
pièces  de  théâtre  pour  faire  rire.  On  y  montre  des 


•6  CORNEILLE. 

hommes  et  des  femmes  qui  ont  des  défauts,  qui 
sont  avares,  ou  perfides,  ou  menteurs,  ou  joueurs, 
ou  gourmands,  ou  glorieux,  et  à  qui  il  arrive  des 
désagréments  et  des  mésaventures  risibles  à  cause 
de  ces  défauts.  Quand  un  poète  a  de  la  bonne  hu- 
meur et  de  la  gaîté,  ces  pièces  peuvent  amuser 
honnêtement  les  honnêtes  gens,  et  même  les  faire 
réfléchir  sur  les  mauvaises  inclinations  qu'ils  peu- 
vent avoir,  quand  elles  ne  sont  pas  trop  fortes  et 
trop  enracinées  déjà  dans  le  cœur. 

Pierre  Corneille,  qui  était  jeune  et  gai,  parce 
qu'il  avait  un  cœur  pur  et  une  bonne  conscience, 
iit  donc  quelques  comédies.  Elles  n'étaient  pas 
très  bonnes,  mais  elles  étaient  assez  amusantes  ; 
et  elles  réussirent,  parce  qu'on  n'avait  pas  alors, 
■comme  on  eut  plus  tard,  quand  Molière  arriva, 
beaucoup  de  bonnes  pièces  comiques.  Corneille 
sentit  qu'il  pouvait  continuer  sans  crainte  dans  la 
carrière  où  il  s'était  hasardé,  et  il  vint  à  Paris,  où 
on  le  connaissait  déjà  comme  un  jeune  écrivain, 
destiné  à  devenir  un  célèbre  poète. 


CORNEILLE  ET  RICHELIEU. 

lly  avait  alors  ungrand  ministre,  que  j'ai  nommé 
plus  haut,  et  qui,  tout  en  s'occupant  de  toute 
forcesà  rendre  la  France  plus  riche,  plus  forte  et 


JEUNESSE    DE   CORNEILLE.  17 

plus  grande,  s'inquiétait  du  sort  des  écrivains,  et 
voulait  qu'il  y  en  eût  beaucoup  de  bons  en  France, 
et  qu'ils  y  fussent  honorés  et  respectés.  Il  faisait 
précisément  des  pièces  de  théâtre  lui-même,  et, 
comme  il  n'avait  pas  le  temps  de  les  faire  tout  seul, 
il  se  faisait  aider  par  un  certain  nombre  de 
poètes  qui  s'y  entendaient.  C'était  le  cardinal  Ri- 
chelieu. Richelieu  connaissait  Pierre  Corneille  et 
l'estimait  fort.  Il  l'appela  auprès  de  lui,  et  le  fit 
entrer  dans  cette  compagnie  d'écrivains  qui  tra- 
vaillaient avec  lui.  Pierre  Corneille  y  fit  la  con- 
naissance d'un  bon  poète,  qui  était  un  homme  de 
grand  cœur,  Jean  Rotrou,  qu'il  aima  tout  de  suite 
et  dont  il  resta  l'ami  jusqu'à  ce  qu'il  lui  fût  enlevé 
par  la  mort. 

Corneille  aimait  fort  aussi  et  honorait  comme 
il  devait  le  cardinal  Richelieu.  Mais  celui-ci 
était  peu  accommodant,  et  habitué  à  se  faire 
obéir  ponctuellement,  il  n'aimait  pas  qu'on  eût 
d'autres  idées  que  les  siennes.  Il  donnait  à  ses  écri- 
vains familiers  des  plans  de  travail,  et  il  fallait 
écrire  sur  ces  plans,  sans  y  rien  changer.  Pierre 
Corneille  qui,  tout  en  respectant  le  grand  génie 
de  Richelieu  dansles  choses  de  la  politique,  se  sen- 
i.iit  plus  de  génie  que  lui  pour  les  pièces  de  théâ- 
tre, changeait  quelquefois.  Richelieu  s'en  plaignit, 
puis  s<-  piqua,  et  enfin  Corneille  crut  devoir  se  re- 
tirer d'auprès  de  lui. 


8  CORNEILLE. 

Il  eut  raison  :  car  il  n'est  pas  bon  à  "un  homme 
de  génie  d'écrire  sous  la  direction  d'un  autre.  On 
est  doué  pour  les  choses  de  l'esprit,  et  alors  il  faut 
se  livrer  à  ses  inspirations  et  ne  demander  conseil 
qu'après  avoir  écrit,  à  des  amis  éclairés  et  sin- 
cères; ou  bien  l'on  n'est  pas  capable  de  faire  de 
belles  œuvres,  et  alors  il  ne  faut  pas  écrire  du 
tout,  une  œuvre  médiocre  ne  valant  pas  la  peine 
d'être  mise  sur  le  papier. 

Corneille  se  retira  donc.  Richelieu  lui  en  vou- 
lut, et  quand  Corneille,  un  peu  plus  tard,  fit 
paraître  une  très  belle  tragédie,  dont  je  vais  vous 
parler,  et  qui  s'appelait  LeCid,  il  se  joignit  aux  ja- 
loux qui  déclaraient  la  pièce  mauvaise,  et  la  fit 
critiquer  aussi  sévèrement  qu'il  put  par  Y  Acadé- 
mie française,  qu'il  venait  de  fonder.  Cela  n'est 
pas  très  honorable  pour  Richelieu. 

Cependant  il  faut  dire  qu'il  n'en  rendit  pas  moins 
de  grands  services  à  Pierre  Corneille  dans  di- 
verses circonstances,  notamment  dans  l'affaire  de 
son  mariage.  Le  père  de  la  jeune  fille  que  Cor- 
neille désirait  épouser  hésitait  à  consentir,  ne  trou- 
vant pas  Corneille  d'assez  bonne  famille.  Richelieu 
fit  conférer  des  titres  de  noblesse  aux  parents  de 
Corneille,  et  conseilla  au  père  de  la  jeune  fille 
de  ne  pas  s'opposer  à  l'union.  Un  conseil  de  Ri- 
chelieu était  plus  qu'un  conseil,  et  le  père,  si  dif- 
ficile an  choix  d'un  gendre,  dut  céder,  comme  vous 


JEUNESSE    DE    CORNEILLE.  9 

pensez  bien.  C'est  une  petite  comédie  en  action 
que  fit  là  Richelieu,  et  vous  pouvez  croire  que 
c'est  la  meilleure  qu'il  ait  faite. 

Jaloux  d'un  côté,  bienfaisant  de  l'autre,  voilà  ce 
qu'a  été  Richelieu  pour  Corneille,  et  il  faut  bien  que 
ce  soit  la  vérité,  pour  que  Corneille,  homme  incapa- 
ble de  dire  rien  qui  ne  fût  vrai,  écrivît,  à  la  mort  du 
cardinal,  une  petite  pièce  de  vers  qui  se  terminait 
ainsi  : 

«   Il  m'a  fait  trop  de  bien  pour  en  dire  du  mal  ; 
«   [1  m'a  fait  trop  de  mal  pour  en  dire  du  bien.  » 


P 


CHAPITRE  III. 

CORNEILLE     GRAND     HOMME. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  plus  grand  bienfaiteur  de 
Corneille,  sans  jalousie  et  sans  rancune  celui-là, 
ce  fut  le  public.  Il  avait  accueilli  avec  faveur  ses 
premières  pièces,  comédies  ou  fantaisies  sans  pré- 
tention, très  gaies  du  reste,  et  où  l'on  sentait  tout 
l'entrain  de  la  jeunesse;  il  accueillit  avec  des 
transports  ses  grandes  tragédies,  que  Corneille 
donna  de  l'âge  de  trente  ans  à  celui  de  quarante,  en 
pleine  force  de  santé,  d'énergie  morale  et  de  génie. 

Il  y  en  eut  huit  surtout  qui  plurent  infiniment 
et  qu'on  a  encore  beaucoup  de  plaisir  à  voir  repa- 
raître sur  le  théâtre  ou  à  relire.  C'est  le  Ciel,  Ho- 
race, Cinna,  Polyeucte,  Nicomède,  Don  Sanche 
</'Arar/on,  Pompée  etSetHorius.  Savez-vous  pour- 
quoi ? 

C'est  que,  dans  chacun  de  ces  beaux  ouvrages, 
Corneille  mettait  en  lumière  un  des  meilleurs  sen- 
timents de  notre  cœur,  une  forme  particulière  de 
ce  qui  est  le  plus  cher  aux  Français,  le  courage. 
Dans  le  Cidt  par  exemple,  il  montrait  le  courage 
cVun   jeune   homme. qui    défend  l'honneur  de  son 


CORNEILLE    GRAND    HOMME.  11 

père  ;  clans  Horace,  le  courage  d  un  père  qui 
sacrifie  ses  enfants  pour_Je_aaliiL-xle  sa  pairie  ; 
dans  Polyeucte,  le  courage  d'un  homme__itui 
sacrifie  ses  biens,  son  avenir  et  enfin  sa  vie  pour  ses 
^convictions  religieuses;  clans  Cinna,  le  courage 
d'iuTkomme,  cruel  et  vindicatif  de  son  naturel,  qui 
Tsaitnnompher  clé  ses  mauvais  penchants,  et  par- 
donner à  ses  ennemis  quand  il  pourrait  les  a  -câbler  ; 
àïxns,  Xicomède,  quelque  chose  que  vos  parents  et 
vos  maîtres  auront  à  vous  recommander  bien  sou- 
vent, le  courage  du  plus  faible  contre  le  plus  fort, 
la  fierté  du  vaincu  devant  le  vainqueur  insolent, 
l'espoir  invincible  des  revanches  de  la  justice  sur  la 
force. 

Voyez  quelles  grandes  leçons  ce  poète  donnait 
à  ses  contemporains,  et  comme  on  comprend  bien 
que  les  illustres  guerriers  de  cette  époque,  entre 
autres  le  prince  de  Condé,  pleuraient  à  entendre 
ces  belles  choses  au  théâtre,  et  comme  Voltaire  a  eu 
raison  de  dire  :  «  Le  grand  Condé  pleurant  aux 
vers  du  grand  Corneille,  c'est  une  époque  bien 
importante  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain!  » 


CHAPITRE    IV 


LE    CID. 


C'est  une  belle  histoire  que  celle  du  Gid.  Elle 
se  passe  en  Espagne,  du  temps  que  les  Espagnols 
faisaient  la  guerre  contre  les  Maures.  Il  y  avait 
dans  ce  temps,  à  la  cour  d'un  roi  espagnol,  un 
vieux  général,  qui  s'appelait  Don  Diègue  ;  il  avait 
un  fils  nommé  Rodrigue.  A  la  suite  d'une  discussion, 
Don  Diègue  fut  insulté  et  frappé  d'un  soufflet  par 
un  officier  plus  jeune  que  lui,  nommé  Don  Gormas. 
Il  voulut  venger  cet  affront,  et  mit  1  epée  à  la  main  ; 
mais  Don  Gormas  le  désarma.  Le  vieillard  allait 
rester  déshonoré,  si  son  fils  n'eût  pas  été  là.  Vous 
pensez  bien  que  ce  jeune  homme,  Rodrigue,  ne  vou- 
lait pas  laisser  son  vieux  père  sous  le  coup  d'une 
pareille  honte.  Mais  Don  Gormas  était  bien  redou- 
table; c'était  le  plus  vaillant  guerrier  de  toute 
l' Espagne.  Eh  bien,  ce  n'était  rien  encore  :  ce 
Goruj.iN  avec  qui  il  fallait  se  battre,  c'était  Le  père 
d  une  jeune  fille  nommée  Chiméne,  à  qui  Rodrigue 
'  fiancé.  Se  battre  a  ias,  ce  n'était  donc 

seulement  risquer  sa  vi-  .         it  tout  perdn 


LE  CID.  43 

coup  sûr  ;  car  Rodrigue  vainqueur  ne  pouvait  pas 
épouser  Chimène. 

Aussi,  dans  sa  douleur,  nous  le  voyons  s'écrier  : 

Percé  jusques  au  fond  du  cœur 
D'une  atteinte  imprévue  aussi  bien  que  mortelle, 
Misérable  vengeur  d'une  juste  querelle, 
Et  malheureux  objet  d'une  injuste  rigueur, 
Je  demeure  immobile,  et  mon  âme  abattue 
Cède  au  coup  qui  me  tue. 

Si  près  de  voir  mon  feu  récompensé, 
0  Dieu,  l'étrange  peine  ! 

En  cet  affront  mon  père  est  l'offensé, 

Et  l'offenseur  le  père  de  Chimène  ! 

Que  je  sens  de  rudes  combats  ! 
Contre  mon  propre  honneur  mon  amour  s'intéresse  : 
11  faut  venger  un  père,  et  perdre  une  maîtresse. 
L'un  m'anime  le  cœur,  l'autre  retient  mon  bras. 
Réduit  au  triste  choix  ou  de  trahir  ma  flamme, 
Ou  de  vivre  en  infâme, 
Des  deux  côtés  mon  mal  est  infini. 

0  Dieu,  l'étrange  peine  ! 
Faut-il  laisser  un  affront  impuni  ? 
Faut-il  punir  le  père  de  Chimène? 

Père,  maîtresse,  honneur,  amour, 
Noble  et  dure  contrainte,  aimable  tyrannie, 
Tous  mes  plaisirs  sont  morts,  ou  ma  gloire  tornio. 


14  CORNEILLE. 

L'un  rue  rend  malheureux,  l'autre  indigne  du  jour. 
Cher  et  cruel  espoir  d'une  âme  généreuse, 
Mais  ensemble  amoureuse, 
Digne  ennemi  démon  plus  grand  bonheur, 

Fer  qui  causes  ma  peine, 
M'es-tu  donné  pour  venger  mon  honneur  ? 
M'es-tu  donné  pour  perdre  ma  Chimène  ? 

Il  vaut  mieux  courir  au  trépas. 
J«  dois  à  ma  maîtresse  aussi  bien  qu'à  mon  père  ; 
J'attire  en  me  vengeant  sa  haine  et  sa  colère  ; 
J'attire  ses  mépris  en  ne  me  vengeant  pas. 
A  mon  plus  doux  espoir  l'un  me  rend  infidèle, 
Et  l'autre  indigne  d'elle. 
Mon  mal  augmente  à  le  vouloir  guérir  ; 

Tout  redouble  ma  peine. 
Allons,  mon  âme  ;  et  puisqu'il  faut  mourir, 
Mourons  du  moins  sans  offenser  Chimène. 

Mourir  sans  tirer  ma  raison  (1)! 
Rechercher  un  trépas  si  mortel  à  ma  gloire  ! 
Endurer  que  l'Espagne  impute  à  ma  mémoire 
D'avoir  mal  soutenu  l'honneur  de  ma  maison  ! 
Respecter  un  amour  dont  mon  âme  égarée 
Voit  la  perte  assurée  ! 
N'écoutons  plus  ce  penser  suborneur, 
Qui  ne  sert  qu'à  ma  peine. 

(\)  Sans  th',T  ma  raison,   c'est-à-dire  sans   demander 
raison  de  l'outrage  reçu. 


P.  11-1: 


Le  père  de  Chimène  donne  un  Boufflei  à  DonDiègue, 
père  de  Rodrigue. 

/.  cw.) 


LE   CID.  15 

Allons,  mon  bras,  sauvons  du  moins  l'honneur, 
Puisqu'après  tout  il  faut  perdre  Chimène. 

Oui,  mon  esprit  s'était  déçu. 
Je  dois  tout  à  mon  père  avant  qu'à  ma  maîtresse  ; 
Que  je  meure  au  combat,  ou  meure  de  tristesse, 
Je  rendrai  mon  sang  pur  comme  je  l'ai  reçu. 
Je  m'accuse  déjà  de  trop  de  négligence  ; 
Courons  à  la  vengeance  ; 
Et,  tout  honteux  d'avoir  tant  balancé, 

Ne  soyons  plus  en  peine, 
Puisque  aujourd'hui  mon  père  est  l'offensé, 
Si  l'offenseur  est  père  de  Chimène. 

Et  voilà  Rodrigue  qui  vient  provoquer  Gormas. 
Celui-ci  regrettait  bien  sa  mauvaise  action,  sur- 
tout en  voyant  le  courage  de  ce  jeune  homme  à 
qui  il  avait  projeté  d'unir  sa  fille.  Mais  il  était 
trop  tard.  Il  ne  peut  qu'admirer  la  vertu  de  Ro- 
drigue et  lui  dire  cette  belle  parole,  quïl  faut 
retenir  : 


V 


Viens,  tu  fais  ton  devoir  ;  et  le  fils  dégénère 
Qui  survit  un  moment  à  V honneur  de  son  père. 


Et  là-dessus,  ils  vont  se  battre.  Rodrigue  tue 
Gormas.  Il  est  vengé,  mais  combien  malheureux  ! 
Comment  revoir  Chimène  maintenant,  et  que  lui 
dire?  Il  la  revoit  pourtant,    et    lui    adresse  des 


16  CORNEILLE. 

paroles  bien  vraies  et  bien  nobles.  Il  ne  s'excuse 
pas,  puisqu'il  a  fait  ce  qu'il  devait.  Il  lui  dit  avec; 
une  profonde  douleur  : 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû,  je  fais  ce  que  je  dois. 
Je  le  ferais  encor  si  j 'avais  à  le  faire  . 

«  Mais,  ajoute-t-il,  je  voudrais  bien  mourir,  à 
présent  que  je  suis  quitte  de  mon  devoir  : 

Car  enfin  n'attends  pas  de  mon  affection 

Un  lâche  repentir  d'une  bonne  action. 

L'irréparable  effet  d'une  chaleur  trop  prompte 

Déshonorait  mon  père,  et  me  couvrait  de  honte. 

Tu  sais  comme  un  soufflet  touche  un   homme  de  cœur  ; 

J'avais  part  à  l'affront,  j'en  ai  cherché  l'auteur  ; 

Je  l'ai  vu,  j'ai  vengé  mon  honneur  et  mon  père  ; 

Je  le  ferais  encor,  si  j'avais  à  le  faire. 

Ce  n'est  pas  qu'en  effet  contre  mon  père  et  moi 

Ma  flamme  assez  longtemps  n'ait  combattu  pour  toi  ; 

Juge  de  son  pouvoir  :  dans  une  toile  offense 

J'ai  pu  délibérer  si  j'en  prendrais  vengeance. 

Réduit  à  te  déplaire,  ou  souffrir  un  affront, 

J'ai  pensé  qu'à  son  tour  mon  bras  était  trop  prompt, 

de  me  suis  accusé  de  trop  de  violence  : 

Et  ta  beauté,  sans  doute,  emportait  la  balance, 

A  moins  que  d'opposer  à  tes  plus  forts  appas 

Qu'un  homme  sans  honneur  ne  te  méritait  pas; 

Que  malgré  cette  part  que  j'avais  en  ton  âme, 

Qui  m'aima  généreux  me  haïrait  infâme  ; 


LE    CID.  47 

Qu'écouter  ton  amour,  obéira  sa  voix, 

C'était  m'en  rendre  indigne  et  diffamer  ton  choix. 

Je  te  le  dis  encore,  et,  quoique  j'en  soupire, 

Jusqu'au  dernier  soupir  je  veux  bien  le  redire  ; 

Je  t'ai  fait  une  offense,  et  j'ai  dû  m'y  porter 

Pour  effacer  ma  honte,  et  pour  te  mériter  ;  [père, 

Mais,  quitte   envers  l'honneur,   et  quitte  envers  mon 

C'est  maintenant  à  toi  que  je  viens  satisfaire  : 

C'est  pour  t'offrir  mon  sang  qu'en  ce  lieu  tu  me    vois. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû,  je  fais  ce  que  je  dois. 

Je  sais  qu'un  père  mort  t'arme  contre  mon  crime  ; 

Je  ne  t'ai  pas  voulu  dérober  ta  victime  : 

Immole  avec  courage  au  sang  qu'il  a  perdu 

Celui  qui  met  sa  gloire  à  l'avoir  répandu. 

Chimène,  de  son  côté,  est  bien  malheureuse. 
Elle  aussi  a  le  cœur  noble;  elle  comprend  que 
Rodrigue  a  agi  en  homme  de  bien,  et  elle  ne  l'en 
estime  que  davantage.  Mais  pourtant  elle  a  perdu 
son  père,  et  il  faut  bien  qu'elle  demande  qu'on 
punisse  le  meurtrier  ;  car  elle  serait  une  fille  déna- 
turée si  elle  ne  le  faisait  pas.  Elle  va  donc,  la 
mort  dans  l'âme,  comme  vous  pensez,  demander 
au  roi  qu'il  punisse  Rodrigue,  tout  en  craignant 
de  l'obtenir,  et  en  se  disant  que  si  l'on  met  Ro- 
drigue à  mort,  sa  vie,  à  elle  aussi,  est  brisée. 

Sire,  mon  père  est  mort  ;  mes  yeux  ont  vu  son  sang 
Couler  à  gros  bouillons  de  son  généreux  flanc  ; 


18  CORNEILLE. 

Ce  sang  qui  tant  de  fois  garantit  vos  murailles, 

Ce  sang  qui  tant  de  fois  vous  gagna  des  batailles, 

Ce  sang  qui  tout  sorti  fume  encor  de  courroux 

De  se  voir  répandu  pour  d'autres  que  pour  vous, 

Qu'au  milieu  des  hasards  n'osait  verser  la  guerre, 

Rodrigue  en  votre  cour  vient  d'en  couvrir  la  terre. 

J'ai  couru  sur  le  lieu,  sans  force  et  sans  couleur  ; 

Je  l'ai  trouvé  sans  vie.  Excusez  ma  douleur, 

Sire,  la  voix  me  manque  à  ce  récit  funeste  ; 

Mes  pleurs  et  mes  soupirs  vous  diront  mieux  le  reste. 

LE    ROI. 

Prends  courage,  ma  fille,  et  sache  qu'aujourd'hui 
Ton  roi  te  veut  servir  de  père  au  lieu  de  lui. 

CHIMÈNE. 

Sire,  de  trop  d'honneur  ma  misère  est  suivie. 
Je  vous  l'ai  déjà  dit,  je  l'ai  trouvé  sans  vie  ; 
Son  flanc  était  ouvert  ;  et,  pour  mieux  m'émouvoir, 
Son  sang  sur  la  poussière  écrivait  mon  devoir  ; 
Ou  plutôt  sa  valeur,  en  cet  état  réduite, 
M<>  parlait  par  sa  plaie,  et  hâtait  ma  poursuite  ; 
Et  pour  se  faire  entendre  au  plus  juste  des  rois, 
Par  cette  triste  bouche  elle  empruntait  nia  voix. 
Sire,  ne  souffrez  pas  que,  sous  votre  puissance, 
Règne  devant  vos  yeux  une  telle  licence  ; 
Que  les  plus  valeureux,  avec  impunité, 
Soient  exposés  aux  coups  do  la  témérité  ; 


LÉ    GID.  19 

|  Qu'un  jeune  audacieux  triomphe  de  leur  gloire, 
I  Se  baigne  dans  leur  sang  et  brave  leur  mémoire. 

Un  si  vaillant  guerrier  qu'on  vient  de  vous  ravir 
I  Eteint,  s'il  n'est  vengé,  l'ardeur  de  vous  servir. 

Enfin  mon  père  est  mort,  j'en  demande  vengeance, 

Plus  pour  votre  intérêt  que  pour  mon  allégeance  (1). 

Vous  perdez  en  la  mort  d'un  homme  de  son  rang  ; 
'  Yengez-la  par  une  autre,  et  le  sang  par  le  sang. 

Quelle  affreuse  aventure,  et  comme,  de  tout  côté, 
on  ne  voit  pour  ces  braves  jeunes  gens  que  des 
smeis^de  désespoir  !  \_ 

Mais  en  ce  même  temps  les  Espagnols  sont  en 
guerre  avec  les  Maures.  Pendant  quele  roi  examine 
l'affaire  de  Rodrigue,  les  Maures  attaquent  la 
frontière,  au  milieu  de  la  nuit.  Rodrigue  l'apprend, 
réunit  ses  compagnons,  ses  amis,  des  inconnus 
même  qu'il  trouve  sur  sa  route,  marche  à  l'ennemi, 
se  bat  toute  la  nuit,  est  vainqueur,  et  sauve  l'Es- 
pagne. 

Voici  comment  lui-même,  au  retour,  raconte 
l'affaire  à  son  roi  : 

Sire,  vous  avez  su  qu'en  ce  danger  pressant, 
Qui  jeta  dans  la  ville  un  effroi  si  puissant, 
Une  troupe  d'amis  chez  mon  père  assemblée 
Sollicita  mon  âme  encor  toute  troublée.... 

(I)  Allégeance,  soulagement. 


20  CORNEILLE. 

Mais,  Sire,  pardonnez  à  ma  témérité, 

Si  j'osai  l'employer  sans  votre  autorité  ; 

Le  péril  approchait  ;  leur  brigade  était  prête  ; 

Me  montrant  à  la  cour,  je  hasardais  ma  tête  : 

Et  s'il  fallait  la  perdre,  il  m'était  bien  plus  doux 

De  sortir  de  la  vie  en  combattant  pour  vous. 

LE    ROI. 

J'excuse  ta  chaleur  à  venger  ton  offense  ; 
Et  l'État  défendu  me  parle  en  ta  défense  : 
Crois  que  dorénavant  Chimène  a  beau  parler, 
Je  ne  l'écoute  plus  que  pour  la  consoler. 
Mais  poursuis. 

DON  RODRIGUE. 

Sous  moi  donc  cette  troupe  s'avance, 
Et  porte  sur  le  front  une  mâle  assurance. 
Nous  partîmes  cinq  cents  ;  mais,  par  un  prompt  renfort, 
Nous  nous  vîmes  trois  mille  en  arrivant  au  port, 
Tant,  à  nous  voir  marcher  avec  un  tel  visage, 
Les  plus  épouvantés  reprenaient  de  courage  ! 
J'en  cache  les  deux  tiers,  aussitôt  qu'arrivés, 
Dans  le  fond  des  vaisseaux  qui  lors  furent  trouvés  : 
Le  reste,  dont  le  nombre  augmentait  à  toute  heure. 
Brûlant  d'impatience  autour  de  moi  demeure, 
Se  couche  contre  terre,  et,  sans  faire  aucun  bruit, 
Passe  une  bonne  part  d'une  si  belle  nuit. 
Par  mon  commandement  la  garde  en  fait  de  même, 


LE    CID.  21 

Et  se  tenant  cachée,  aide  à  mon  stratagème  ; 
Et  je  feins  hardiment  d'avoir  reçu  de  vous 
L'ordre  qu'on  me  voit  suivre  et  que  je  donne  à  tous. 
Cette  obscure  clarté  qui  tombe  des  étoiles 
Enfin  avec  le  flux  nous  fait  voir  trente  voiles  ; 
!  L'onde  s'enfle  dessous,  et  d'un  commun  effort 
»  Les  Maures  et  la  mer  montent  jusques  au  port. 
\  On  les  laisse  passer  ;  tout  leur  paraît  tranquille  ; 
t  Point  de  soldats  au  port,  point  aux  murs  de  la  ville. 
(  Notre  profond  silence  abusant  leurs  esprits, 
I  Ils  n'osent  plus  douter  de  nous  avoir  surpris  ; 
i  Ils  abordent  sans  peur,  ils  ancrent,  ils  descendent, 
Et  courent  se  livrer  aux  mains  qui  les  attendent. 
Nous  nous  levons  alors,  et  tous  en  même  temps 
|  Poussons  jusques  au  ciel  mille  cris  éclatants  : 
I  Les  nôtres,  à  ces  cris,  de  nos  vaisseaux  répondent  ; 
Ils  paraissent  armés,  les  Maures  se  confondent, 
L'épouvante  les  prend  à  demi  descendus  ; 
Avant  que  de  combattre  ils  s'estiment  perdus. 
Ils  couraient  au  pillage,  et  rencontrent  la  guerre  ; 
Nous  les  pressons  sur  l'eau,  nous  les  pressons  sur  terre, 
Et  nous  faisons  courir  des  ruisseaux  de  leur  sang, 
Avant  qu'aucun  résiste  ou  reprenne  son  rang. 
Mais  bientôt,  malgré  nous,  leurs  princes  les  rallient, 
Leur  courage  renaît,  et  leurs  terreurs  s'oublient  : 
La  honte  de  mourir  sans  avoir  combattu 
Arrête  leur  désordre,  et  leur  rend  leur  vertu. 
Contre  nous  de  pied  ferme  ils  tirent  leurs  alfanges  (1), 

(I)  Alfange.   —  Mot  espagnol   et  portuga's  signifiant 


22  CORNEILLE. 

De  notre  sang  au  leur  font  d'horribles  mélanges  ; 

Et  la  terre,  et  le  fleuve,  et  leur  flotte,  et  le  port, 

Sont  des  champs  de  carnage  où  triomphe  la  mort. 

0  combien  d'actions,  combien  d'exploits  célèbres 

Sont  demeurés  sans  gloire  au  milieu  des  ténèbres, 

Où  chacun,  seul  témoin  des  grands  coups  qu'il  donnait, 

Ne  pouvait  discerner  où  le  sort  inclinait  ! 

J'allais  de  tous  côtés  encourager  les  nôtres, 

Faire  avancer  les  uns,  et  soutenir  les  autres, 

Ranger  ceux  qui  venaient,  les  poussera  leur  tour, 

Et  ne  l'ai  pu  savoir  jusques  au  point  du  jour. 

Mais  enfin  sa  clarté  montre  notre  avantage  ; 

Le  Maure  voit  sa  perte,  et  perd  soudain  courage  : 

Et  voyant  un  renfort  qui  nous  vient  secourir, 

L'ardeur  de  vaincre  cède  à  la  peur  de  mourir. 

Ils  gagnent  leurs  vaisseaux,  ils  en  coupent  les  câbles, 

Poussent  jusques  aux  cieux  des  cris  épouvantables, 

Font  retraite  en  tumulte,  et  sans  considérer 

Si  leurs  rois  avec  eux  peuvent  se  retirer. 

Pour  souffrir  ce  devoir  leurfrayeur  est  trop  forte  ; 

Le  flux  les  apporta,  le  reflux  les  remporte  ; 

Cependant  que  leurs  rois,  engagés  parmi  nous, 

Et  quelque  peu  des  leurs,  tout  percés  de  nos  coups, 

Disputent  vaillamment  et  vendent  bien  leur  vie. 

A  se  rendre  moi-même  en  vain  je  lesconvie  ; 

cimeterre  ou  sabre  très  recourbé.  Au  temps  de  Corneille, 
la  langue  espagnole  était  très  en  usage  en  France,  et  ce 
mot,  sans  doute,  assez  usité,  ou,  tout  au  moins,  compris 
de  tout  le  monde.  Aucun  autre  auteur  que  Corneille  ne 
l'a  employé. 


LE  CID.  23 

Le  cimeterre  au  poing,  ils  ne  m'écoutent  pas  : 
Mais  voyant  à  leurs  pieds  tomber  tous  leurs  soldats, 
Et  que  seuls  désormais  en  vain  ils  se  défendent, 
Us  demandent  le  chef  ;  je  me  nomme,  ils  se  rendent. 
Je  vous  les  envoyai  tous  deux  en  môme  temps  ; 
Et  le  combat  cessa  faute  de  combattants. 

Rodrigue  n'est  plus  le  jeune  homme  obscur  de 
la  veille,  il  est  le  sauveur  du  pays  ;  il  n'est  plus 
même  Rodrigue,  il  est  le  Chef)  le  Ciel.  Il  ne  peut 
donc  plus  être  question  de  le  punir.  Le  roi  l'em- 
brasse, et  Chimène,  qui  n'a  jamais  cessé  de  l'esti- 
mer, et  qui  maintenant  l'admire,  Chimène  atten- 
dra en  silence  que  sa  douleur  se  soit  adoucie,  et 
épousera  plus  tard  le  héros  qui  est  si  digne  d'elle. 

Voilà  l'histoire  du  Ciel.  Elle  nous  apprend  que 
les  fils  qui  savent  défendre  leurs  pères  sont  les 
plus  hardis  ensuite  et  les  plus  heureux  à  protéger, 
contre  ceux  qui  la  méprisent  ou  qui  l'insultent,  la 
mère  commune,  qui  est  la  patrie. 


CHAPITRE  V. 


HORACE. 


Horace  est  une  histoire  aussi  noble  et  aussi  géné- 
reuse, mais  plus  triste.  C'est  pour  cela  qu'il  faut  la 
lire  et  la  bien  comprendre, pour  apprendre  que'le  de- 
voir accompli  n'a  pas  toujours  une  récompense  aussi 
douce  que  tout  à  l'heure,  et  qu'il  faut  néanmoins  le 
remplir,  parce  que  la  vraie  récompense  du  bien  que 
l'on  fait,  c'est  la  conscience  qu'on  a  d'avoir  bien  agi. 

Horace  était  un  Romain  des  temps  anciens,  du 
temps  que  Rome  était  en  guerre  avec  la  ville  d'Albe, 
sa  voisine.  Il  avait  trois  fils,  et,  avant  la  guerre,  il . 
en  avait  marié  un  avec  une  jeune  fille  d'Albe,  nom- 
mée Sabine,  qui  était  de  la  famille  des  Curiaces. 
D'un  autre  côté,  un  jeune  homme' de  la  famille 
des  Curiaces  devait  épouser  une  fille  d'Horace  , 
nommée  Camille.  Vous  comprenez  combien  ces 
deux  familles,  unies  par  tant  de  liens,  désiraient 
la  fin  de  la  guerre  qui  les  séparait  sans  que  pour- 
tant elles  pussent  arriver  à  se  haïr. 

Précisément  un  sujet  de  joie,  ou  du  moins  d'es- 
poir, se  présente.  Une  trêve  a  été  conclue,  et  Ton 
a  décidé,  pour  en  finir,  que  trois  Romains  combat- 


HORACE.  25 

traient  pour  tous  contre  trois  Albains,  et  que  la 
patrie  des  vaincus  se  soumettrait  à  celle  des  vain- 
queurs. 

Mais  voilà  que  ce  sont  justement  les  trois  fils 
d'Horace  qui  sont  choisis,  et  pour  combattre  con- 
tre qui?  contre  le  Curiace,  fiancé  de  Camille,  et 
ses  deux  frères.  On  pleure  dans  la  maison  d'Ho- 
race. Sabine  et  Camille  sont  au  désespoir.  N'im- 
porte; la  patrie  ordonne,  il  faut  marcher  sans 
plainte  où  elle  veut  qu'on  aille.  Le  jeune  Horace 
dit  au  Curiace  qui  est  son  beau-frère  : 

«  Albe  vous  a  nommé  ;  je  ne  vous  connais  plus.   » 

et  Horace,  le  père,  les  envoie  au  combat  en  les 
bénissant,  avec  ces  paroles  sublimes  : 

Ah  !  n'attendrissez  point  ici  mes  sentiments  ; 
Pour  vous  encourager  ma  voix  manque  de  termes  ; 
Mon  cœur  ne  forme  point  de  pensers  assez  fermes  ; 
Moi-même  en  cet  adieu  j'ai  les  larmes  aux  veux. 
Faites  votre  devoir,  et  laissez  faire  aux  dieux  ! 

Ils  font  leur  devoir. 

'Au  premier  choc,  deux  Horaces  sont  tués,  les 
trois  Curiaces  blessés.  On  vient  apprendre  cette 
nouvelle  au  vieil  Horace,  et  on  ajoute  que  le  seul 
survivant  de  Bes  trois  fils  a  pris  la  fuite.  Il  refuse 


16  CORNEILLE. 

d'y  croire.  Un  Horace  fuir  !  ce  n'est  pas  possible  : 

0  d'un  triste  combat  effet  vraiment  funeste  ! 
Rome  est  sujette  d'Albe,  et  pour  l'en  garantir 
Il  n'a  pas  employé  jusqu'au  dernier  soupir  ! 
Non,  non,   cela  n'est  point,  on  vous  trompe,  Julie  ; 
Rome  n'est  point  sujette,  ou  mon  fils  est  sans  vie  : 
Je  connais  mieux  mon  sang,  il  sait  mieux  son  devoir. 

Que  vouliez-vous  qu'il  fit  contre  trois  ?  lui  de- 
mande-t-on.  —  «  Qu'il  mourût!  »  répond  d'un 
ton  sublime  ce  père,  déjà  privé  de  deux  enfants, 
mais  qui  ne  songe  qu'à  l'honneur  du  pays. 

Qu'il  mourût  ! 
Ou  qu'un  beau  désespoir  alors  le  secourût. 
N'eût-il  que  d'un  moment  reculé  sa  défaite, 
Rome  eût  été  du  moins  un  peu  plus  tard  sujette  ; 
Tl  eût  avec  honneur  (1)  laissé  mes  cheveux  gris, 
Et  c'était  de  sa  vie  un  assez  digne  prix. 
Il  est  de  tout  son  sang  comptable  à  sa  patrie  ; 
Chaque  goutte  épargnée  a  sa  gloire  flétrie  ; 
Chaque  instant  de  sa  vie,  après  ce  lâche  tour, 
Met  d'autant  plus  ma  honte  avec  la  sienne  au  jour. 
J'en  romprai  bien  le  cours,  et  ma  juste  colère, 
Contre  un  indigne  fils  usant  des  droits  d'un  père, 
Saura  bien  faire  voir,  dans  sa  punition, 
L'éclatant  désaveu  d'une  telle  action. 

(1)  Il  eût  laissé  honorés  mes  cheveux  gris. 


HORACE.  87 

Cependant  d'autres  nouvelles  arrivent.  Le  jeune 
Horace  n'était  pas  un  lâche.  Sa  fuite  n'était 
qu'une  ruse.  Il  comptait  que  les  trois  Curiaces 
blessés  le  poursuivraient,  qu'en  le  poursuivant, 
étant  blessés  plus  grièvement  les  uns  que  les 
autres,  ils  se  sépareraient,  et  que  lui,  revenant 
sur  eux,  n'aurait  affaire  qu'à  un  seul  à  la  fois,  et 
pourrait  les  frapper  l'un  après  l'autre. 

Resté  seul  contre  trois,  mais,  en  cette  aventure, 
Tous  trois  étant  blessés,  et  lui  seul  sans  blessure, 
Trop  faible  pour  eux  tous,  trop  fort  pour  chacun  d'eux, 
Il  sait  bien  se  tirer  d'un  pas  si  dangereux  ; 
Il  fuit  pour  mieux  combattre,  et  cette  prompte  ruse 
Divise  adroitement  trois  frères  qu'elle  abuse. 
Chacun  le  suit  d'un  pas  ou  plus  ou  moins  pressé, 
Selon  qu'il  se  rencontre  ou  plus  ou  moins  blessé  ; 
Leur  ardeur  est  égale  à  poursuivre  sa  fuite  ; 
Mais  leurs  coups  inégaux  séparent  leur  poursuite. 
Horace,  les  voyant  l'un  de  l'autre  écartés, 
Se  retourne,  et  déjà  les  croit  demi  domptés  : 
Il  attend  le  premier,  et  c'était  votre  gendre  (1). 
L'autre,  tout  indigné  qu'il  ait  osé  l'attendre, 
En  vain  en  l'attaquant  fait  paraître  un  grand  cœur  ; 
Le  sang  qu'il  a  perdu  ralentit  sa  vigueur. 
Albe  à  son  tour  commence  à  craindre  un  sort  contraire; 
Elle  crie  au  second  qu'il  secoure  son  frère  : 

(1)  Ce  récit  s'adresse  au  vieil  Horace. 


28  CORNEILLE. 

Il  se  hâte  et  s'épuise  en  efforts  superflus  ; 
Il  trouve  en  les  joignant  que  son  frère  n'est  plus. 
Encor  tout  hors  d'haleine,  il  prend  pourtant  sa  place, 
Et  redouble  bientôt  la  victoire  d'Horace  : 
Son  courage  sans  force  est  un  débile  appui  ; 
Voulant  venger  son  frère,  il  tombe  auprès  de  lui. 
L'air  résonne  des  cris  qu'au  ciel  chacun  envoie  ; 
Albe  en  jette  d'angoisse,  et  les  Romains  de  joie. 
Comme  notre  "héros  se  voit  près  d'achever, 
C'est  peu  pour  lui  de  vaincre,  il  veut  encor  braver  : 
«  J'en  viens  d'immoler  deux  aux  mânes  de  mes  frères  ; 
Rome  aura  le  dernier  de  mes  trois  adversaires  : 
C'est  à  ses  intérêts  que  je  vais  l'immoler  X>, 
Dit-il  ;  et  tout  d'un  temps  on  le  voit  y  voler. 
La  victoire  entre  eux  deux  n'était  pas  incertaine  ; 
L'Albain  percé  de  coups  ne  se  traînait  qu'à  peine, 
Et,  comme  une  victime  aux  marches  de  l'autel, 
Il  semblait  présenter  sa  gorge  au  coup  mortel  : 
Aussi  le  reçoit-il,  peu  s'en  faut,  sans  défense, 
Et  son  trépas  de  Rome  établit  la  puissance. 

Rome  est  victorieuse,  Albe  est  sujette.  Le  vieil 
Horace  éclate  en  transports  de  joie  et  d'orgueil. 

0  mon  fils  !  ô  ma  joie  !  ô  l'honneur  de  nos  jours  î 

0  d'un  Etat  penchant  l'inespéré  secour-  ! 

Vertu  digne  do  Rome,  et  sang  digne  d'Horace  ! 

Appui  de  ton  pays,  et  gloire  de  ta  race! 

Quand  pourrai-je  étouffer  dans  tes  embrasseruents 

L'erreur  dont  j'ai  formé  de  si  taux,  sentiments  ? 


Horace  tire  son  épée  pour  en  frapper  sa  sœur  Camille. 

(Horace.) 

P.  28-29. 


HORACE.  20 

Quand  pourra  mon  amour  baigner  avec  tendresse 
Ton  front  victorieux  de  larmes  d'allégresse  ? 

Hélas!  il  n'est  pas  au  bout  de  ses  peines. 

Camille,  sa  fille,  a  perdu  son  fiancé,  tué  par 
son  frère.  Quand  celui-ci  revient  vainqueur,  elle 
pleure  devant  lui  cette  victoire  funeste,  et  peu  à  peu 
en  vient  à  l'insulter.  Le  jeune  Horace,  tout  chaud 
encore  de  la  bataille  et  du  triomphe,  s'emporte, 
perd  l'esprit,  et  frappe  mortellement  sa  sœur. 

Voilà  le  vieil  Horace,  en  un  seul  jour,  privé 
de  trois  de  ses  enfants  par  suite  de  la  guerre  qu'a 
faite  sa  patrie.  Eh  bien,  il  ne  la  maudit  pas  pour 
cela,  il  ne  s'en  plaint  pas,  il  sait  qu'on  lui  doit 
tout  ;  il  l'aime  encore. 

Son  dernier  fils  passe  en  jugement  pour  avoir  tué 
sa  sœur  ;  il  le  défend  devant  le  roi  et  les  Romains. 

Savez-vous  comme  il  le  défend  ?  Il  ne  supplie 
pas  le  roi  de  lui  conserver  ce  dernier  enfant,  ce 
soutien  de  sa  vieillesse.  Il  le  conjure  de  le  conserver 
à  Rome,  qui  peut  avoir  encore  besoin  de  ce  bras 
et  de  ce  sang.  Il  dit  au  roi  : 

Un  premier  mouvement  ne  fut  jamais  un  crime  ; 
Et  la  louange  est  due,  au  lieu  du  châtiment, 
Quand  la  vertu  produit  ce  premier  mouvement. 
Aimer  nos  ennemis  avec  idolâtrie, 
De  rage  en  leur  trépas  maudire  la  patrie, 

1*** 


30  CORNEILLE. 

Souhaiter  à  l'Etat  un  malheur  infini, 

C'est  ce  qu'on  nomme  crime,  et  ce  qu'il  a  puni. 

Le  seul  amour  de  Rome  a  sa  main  animée  ; 

Il  serait  innocent  s'il  l'avait  moins  aimée. 

Qu'ai-je  dit,  Sire  ?  il  l'est,  et  ce  bras  paternel 

L'aurait  déjà  puni  s'il  était  criminel  ; 

J'aurais  su  mieux  user  de  l'entière  puissance 

Que  me  donnent  sur  lui  les  droits  de  la  naissance  ; 

J'aime  trop  l'honneur,  Sire,  et  ne  suis  point  de  rang 

A  souffrir  ni  d'affront  ni  de  crime  en  mon  sang. 

C'est  dont  je  ne  veux  point  de  témoin  que  Valère  (1)  ; 

Il  a  vu  quel  accueil  lui  gardait  ma  colère, 

Lorsqu'ignorant  encor  la  moitié  du  combat, 

Je  croyais  que  sa  fuite  avait  trahi  l'Etat. 

Qui  le  fait  se  charger  des  soins  de  ma  famille  ? 

Qui  le  fait,  malgré  moi,  vouloir  venger  ma  fille  ? 

Et  par  quelle  raison,  dans  son  juste  trépas, 

Prend-il  un  intérêt  qu'un  père  ne  prend  pas  ? 

On  craint  qu'après  sa  sœur  il  n'en  maltraite  d'autres  ! 

Sire,  nous  n'avons  part  qu'à  la  honte  des  nôtres. 

Et  de  quelque  façon  qu'un  autre  puisse  agir, 

Qui  ne  nous  touche  point  ne  nous  fait  point  rougir. 

Et  puis  le  crime  ne  disparaît-il  pas  dans  la  gran- 
deur du  service  rendu  à  la  Patrie  ?  La  Patrie  peut- 
elle  permettre  qu'on  la  prive  ainsi  de  ses  défen- 
seurs ? 


(1)  Celui  qui  accuse  le  jeune  Horace,  parce  qu'il  aimait 
,'amille  qu'Horace  a  tue. 


HORACE.  31 

Romains,  souffrirez-vous  qu'on  vous  immole  un  homme 

Sans  qui  Rome  aujourd'hui  cesserait  d'être  Rome, 

Et  qu'un  Romain  s'efforce  à  tacher  le  renom 

D'un  guerrier  à  qui  tous  doivent  un  si  beau  nom  ? 

Dis,  Valère,  dis-nous,  si  tu  veux  qu'il  périsse, 

Où  tu  penses  choisir  un  lieu  pour  son  supplice  : 

Sera-ce  entre  ces  murs  que  mille  et  mille  voix 

Font  résonner  encor  du  bruit  de  ses  exploits  ? 

Sera-ce  hors  des  murs,  au  milieu  de  ces  places 

Qu'on  voit  fumer  encor  du  sang  des  Ouriaces, 

Entre  leurs  trois  tombeaux,  et  dans  ce  champ  d'honneur 

Témoin  de  sa  vaillance  et  de  notre  bonheur  ? 

Tu  ne  saurais  cacher  sa  peine  à  sa  victoire  ; 

Dans  les  murs,  hors   des  murs,  tout  parle  de  sa  gloire, 

Tout  s'oppose  à  l'effort  de  ton  injuste  amour, 

Qui  veut  d'un  si  bon  sang  souiller  un  si  beau  jour . 

Albe  ne  pourra  pas  souffrir  un  tel  spectacle, 

Et  Rome  par  ses  pleurs  y  mettra  trop  d'obstacle. 

Vous  les  préviendrez,  Sire  :  et  par  un  juste  arrêt 
Vous  saurez  embrasser  bien  mieux  son  intérêt. 
Ce  qu'il  a  fait  pour  elle,  il  peut  encor  le  faire  ; 
Il  peut  la  garantir  encor  d'un  sort  contraire. 
Sire,  ne  donnez  rien  à  mes  débiles  ans  ; 
Rome  aujourd'hui  m'a  vu  père  de  quatre  enfants  ; 
Trois  en  ce  même  jour  sont  morts  pour  sa  querelle  : 
Il  m'en  reste  encore  un,  conservez-le  pour  elle  : 
N'ôtez  pas  à  ses  murs  un  si  puissant  appui  ; 
Et  souffrez,  pour  finir,  que  je  m'adresse  à  lui. 

Horace,  ne  crois  pas  que  le  peuple  stupide 
Soit  le  maître  absolu  d'un  renom  bien  solide. 


32  CORNEILLE. 

Sa  voix  tumultueuse  assez  souvent  fait  bruit 

Mais  un  moment  l'élève,  un  moment  le  détruit  ; 

Et  ce  qu'il  contribue  à  notre  renommée 

Toujours  en  moins  de  rien  se  dissipe  en  fumée. 

C'est  aux  rois, c'est  aux  grands,  c'est  aux  esprits  bienfaits, 

A  voir  la  vertu  pleine  en  ses  moindres  effets  ; 

C'est  d'eux  seuls  qu'on  reçoit  la  véritable  gloire  ; 

Eux  seuls  des  vrais  héros  assurent  la  mémoire. 

Vis  toujours  en  Horace  (1),  et  toujours  auprès  d'eux 

Ton  nom  demeurera  grand,  illustre,  fameux  ; 

Bien  que  l'occasion,  ou  moins  haute,  moins  brillante, 

D'un  vulgaire  ignorant  trompe  l'injuste  attente. 

Ne  hais  donc  plus  la  vie,  et  du  moins  vis  pour  moi, 

Et  pour  servir  encor  ton  pays  et  ton  roi. 

Sire,  j'en  ai  trop  dit  :  mais  l'affaire  vous  touche  ; 

Et  Rome  tout  entière  a  parlé  par  ma  bouche. 

Voilà  le  vrai  patriotisme,  celui  qui  donne  sans 
compter,  qui  perd  sans  se  plaindre,  qui  ne  veut 
conserver  que  pour  donner  encore.  Ce  père  méri- 
tait bien  qu'on  lui  laissât  son  fils.  On  le  lui  rend 
en  effet,  et  il  rentre  dans  sa  maison  désolée, 
triste,  mais  la  tète  haute,  et  le  cœur  calme  ;  car 
on  est  inébranlable  aux  coups  du  sort,  quand  on 
s'est  attaché  moins  aux  êtres  les  plus  chéris,  qui 
peuvent  mourir,  qu'à  la  patrie,  qui  ne  meurt  pas. 

(I)  Tel  qu'un  Horace  doit  vivre. 


CHAPITRE  VI. 


C  INN  A. 


Cinna  est  l'histoire  d'un  beau  mouvement  de 
courage  de  l'empereur  Auguste.  Le  courage  ne 
consiste  pas  toujours  à  braver  l'ennemi,  à  atta- 
quer, parce  que  l'honneur  le  veut,  un  homme  qui' 
tient  votre  bonheur  en  sa  main,  à  sacrifier  ses 
enfants  aux  intérêts  de  son  pays.  Il  consiste  sou- 
vent à  briser,  à  vaincre  les  mauvais  sentiments 
qu'on  a  dans  son  cœur.  C'est  un  courage  inté- 
rieur, en  quelque  sorte,  et  obscur,  qui  n'a  rien 
d'éclatant  et  de  frappant,  qui  ne  fait  pas  que  les 
gens  se  retournent  et  vous  applaudissent,  mais 
qui  n'en  demande  peut-être  que  plus  d'effort  et 
de  fermeté. 

Cet  Auguste  s'était  emparé  du  pouvoir  à  Rome, 
grâce  à  beaucoup  de  perfidies  et  de  violences.  Il 
s'était  montré  affreusement  cruel  envers  ses  enne- 
mis et  envers  ceux  qu'il  avait  vaincus.  C'était  un 
homme  habitué  à  la  haine,  à  la  rancune  et  à  la 
vengeance.  Des  villes  entières  avaient  été  noyées 
dans  le  sang,  pour  s'être  opposées  à  ses  desseins. 


34  CORNEILLE. 

Enfin  il  était  devenu  le  maître,  et  il  gouvernait 
sans  obstacle. 

Il  était  heureux,  me  direz- vous  peut-être. 

Non,  il  s'ennuyait.  On  n'est  heureux  que  par 
le  bonheur  qu'on  donne  aux  autres,  et,  ne  s'êtant 
occupé  que  du  sien,  il  n'avait  acquis  que  la  puis- 
sance, et  non  la  satisfaction,  ce  qui  n'est  pas  du 
tout  la  même  chose.  Il  était  si  dégoûté  de  sa  fausse 
prospérité  qu'il  songeait  à  quitter  ce  haut  rang 
qui  lui  avait  tant  coûté  d'efforts  ,  et  qu'il  le  disait 
en  ces  termes  à  Cinna  et  à  Maxime,  qu'il  croyait 
ses  amis  : 

Cet  empire  absolu  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 
Ce  pouvoir  souverain  que  j'ai   sur  tout  le  monde, 
Cette  grandeur   sans  borne  et  cet  illustre  rang 
Qui  m'a  jadis  coûté  tant  de  peine  et  de  sang, 
Enfin  tout  ce  qu'adore  en  ma  haute  fortune 
D'un  courtisan    flatteur  la  présence  importune, 
N'est  que  de  ces  beautés  dont  l'éclat  éblouit, 
Et  qu'on  cesse  d'aimer  sitôt  qu'on  en  jouit. 
"L'ambition  déplaît  quand  elle  est  assouvie, 
D'une  contraire  ardeur  son  ardeur  est  suivie  ; 
Et  comme  notre  esprit,  jusqu'au  dernier  soupir, 
Toujours  vers  quelque  objet  pousse  quelque  désir, 
Il  se  ramène  en  soi,  n'ayant  plus  où  se  prendre  (1), 

(1)  N'ayant  plus  où  se  prendre.  —  Ne   sachant  plus    à 
quoi  s'attacher. 


CINNA.  35 

Et,  monté  sur  le  faîte,  il  aspire  à  descendre. 
J'ai  souhaité  l'empire,    et  j'y  suis  parvenu  ; 
Mais,  en  le  souhaitant,  je  ne  l'ai  pas  connu  : 
Dans  sa  possession  j'ai  trouvé  pour  tous  charmes 
D'effroyables  soucis,  d'éternelles  alarmes, 
Mille  ennemis  secrets,  la    mort  à  tous  propos, 
Point  de  plaisir  sans  trouble,  et  jamais  de  repos. 
Sylla(l)  m'a  précédé  dans  ce  pouvoir  suprême  : 
Le  grand  César  (2)  mon  père  en  a  joui  de  même  ; 
D'un  œil  si   différent  tous  deux  l'ont  regardé, 
Que  l'un  s'en  est  démis  et  l'autre  l'a  gardé  : 
Mais  l'un,  cruel,  barbare,  est  mort  aimé,  tranquille, 
Comme  un  bon  citoyen  dans  le  sein  de  sa  ville; 
L'autre,  tout  débonnaire,  au  milieu  du  sénat, 
A  vu  trancher  ses  jours  par  un  assassinat. 
Ces  exemples  récents  suffiraient  pour  m'instruire, 
Si  par  l'exemple  seul  on  se  devait  conduire  : 
L'un  m'invite  à  le  suivre,  et  l'autre  me  fait  peur. 
Mais  l'exemple  souvent  est  un  miroir  trompeur  ; 
Et  l'ordre  du  destin  qui  gêne  nos  pensées 
N'est  pas  toujours  écrit  dans  les  choses  passées  : 
Quelquefois  l'un   se  brise  où  l'autre  s'est  sauvé, 
Et  par  où  l'un  périt  un  autre  est  conservé. 

Voilà,  mes  chers  amis,  ce  qui  me  met  en  peine. 

(1)  Sylln.  —  Célèbre  général  romain  qui  s'était  fait 
maître  dans  Rome  avec  beaucoup  de  cruautés  et  de  sang 
répandu.  Vous  le  retrouverez  dans  la  tragédie  de  Cor- 
neille intitulée  :  Sertorius.  (Voir  plus  loin,  p.  125  ) 

(2)  César.  —  Le  fondateur  de  VEmpirea  Rome.  Auguste 
l'appelle  :  mon  père,  parce  que  César  l'avait  adopté. 


30  CORNEILLE. 

Vous,  qui  me  tenez  lieu  d'Agrippé  et  de  Mécène  (1), 
Pour  résoudre  ce  point  avec  eux  débattu, 
Prenez  sur  mon  esprit  le  pouvoir  qu'ils  ont  eu  ; 
Xe  considérez  point  cette  grandeur  suprême, 
Odieuse  aux  Romains  et  pesante  à  moi-même  ; 
Traitez-moi  comme  ami,  non  comme  souverain  ; 
Home,  Auguste,  l'État,  tout  est  en  votre  main  : 
Vous  mettrez  et  l'Europe,  et   l'Asie,  et  l'Afrique, 
Sous  les  lois  d'un  monarque,  ou  d'une  république  ; 
Votre  avis  est  ma  règle,  et  par  ce  seul  moyen 
Je  veux  être  empereur  ou  simple  citoyen. 

Tout  à  coup  Auguste  apprend  que  Cinna,  un  jeune 
'.lomain  qu'il  aurait  pu  frapper  autrefois,  car  il 
Hait  parent  de  ses  ennemis,  mais  qu'au  contraire 
il  avait  protégé  et  comblé  de  faveurs,  forme  un 
complot  contre  lui.  Cet  homme  ardent,  violent, 
si  enclin  à  la  vengeance,  ne  songe  d'abord  qu'à 
châtier  l'ingrat.  11  en  avait  le  droit  ;  car  Cinna, 
avant  accepté  ses  bienfaits,  était  peut-être  le  seul 
i  Rome  à  qui  il  fût  interdit,  en  conscience,  de  se 
révolter  contre  Auguste.  11  s'écrie: 

Oiel,  à  qui  voulez-vous  désormais  que  je  fie  (2) 
Les  secrets  de  mon  âme  et  le  soin  de  ma  vie  ? 

(1)  Agrippe.  Agrippa,  lieutenant  d'Auguste  et  son 
principal  ministre  dans  les  commencements  de  son  gou- 
vernement. —  Mécène.  Ami  et  ministre  aussi  d'Auguste. 

I)  Confie. 


CINNA.  37 

Reprenez  le  pouvoir  que  vous  m'avez  commis, 
Si  donnant  des  sujets  il  ôte  les  amis, 
Si  tel  est  le  destin  des  grandeurs  souveraines 
Que  leurs  plus  grands  bienfaits  n'attirent  que  desbaines, 
Et  si  votre   rigueur  les  condamne  à    cbérir 
Ceux  que  vous  animez  à  les  faire  périr. 
Pour  elles rienn'estsûr  ;  quipeuttout  doittout  craindre. 
"Rentre  en  toi-même,  Octave  (1),  et  cesse  de  te  plaindre. 
Quoi  !  tu  veux  qu'on  t'épargne,  et  n'as  rien  épargné  ! 
Songe  aux  fleuves  de  sang  où  ton  bras  s'est  baigné, 
De  combien  ont  rougi  les  champs  de  Macédoine, 
Combien  en  a  versé  la  défaite  d'Antoine  (2), 
Combien  celle  de  Sexte  (3),  et  revois  tout  d'un  temps 
Pérouse  (4)  au  sien  noyée,  et  tous  ses  habitants  ; 
Remets  dans  ton  esprit,  après  tant  de  carnages, 
De  tes  proscriptions  les  sanglantes  images, 
Où  toi-même,  des  tiens  devenu  le  bourreau, 
Au  sein  de  ton  tuteur  enfonças  le  couteau  : 
Et  puis,  ose  accuser  le  destin  d'injustice, 
Quand  tu  vois  que  les  tiens  s'arment  pour  ton  supplice, 
Et  que,  par  ton  exemple  à  ta  perte  guidés, 
Ils  violent  des  droits  que  tu  n'as  pas  gardés  ! 
Leur  trahison  est  juste,  et  le  ciel  l'autorise  : 
Quitte  ta  dignité  comme  tu  l'as  acquise  ; 

(1)  Avant  d'être  empereur,  Auguste  s'appelait  Octave. 

(2)  Antoine.    Le   rival    principal   d'Octave   avant  que 
celui-ci  fût  resté  seul  maître. 

(3)  Sextus  Pompée,  autre  rival  d'Octave. 

(4)  Pérouse.   Ville  de  l'Italie  Centrale,  qu'Octave  avait 
fait  dévaster  pendant  les  guerres  civiles. 

<> 


33  CORNEILLE. 

Rends  un  sang  infidèle  à  l'infidélité, 
Et  souffre  des  ingrats  après  l'avoir  été. 

Mais  que  mon  jugement  au  besoin  m'abandonne  ! 
Quelle  fureur,  Cinna,  m'accuse  et  te  pardonne? 
Toi,  dont  la  trahison  me  force  à  retenir 
Ce  pouvoir  souverain  dont  tu  me  veux  punir, 
Me  traite    en  criminel,  et  fait  seule  mon  crime, 
Relève  pour  l'abattre  un  trône  illégitime, 
Et,  d'un  zèle  effronté  couvrant  son  attentat, 
S'oppose  pour  me  perdre  au  bonheur  de  l'Etat  ! 
Donc  jusqu'à  l'oublier  je  pourrais  me  contraindre! 
Tu  vivrais  en  repos  après  m'avoir  fait  craindre  ! 
Non,  non,  je  me  trahis  moi-même  d'y  penser  : 
Qui  pardonne  aisément  invite  à  l'offenser  ; 
Punissons  l'assassin,  proscrivons  les  complices. 

Mais,  à  Tidée  de  relever  encore  la  hache  du 
bourreau,  Auguste  se  trouble  :  «  Ah  !  se  dit-il, 
toujours  du  sang  !   » 

Maisquoi  !  ou  jours  du  sang,  et  toujours  des  supplices! 
Ma  cruauté  se  lasse,  et  ne  peut  s'arrêter  ; 
Je  -\eux  me  faire  craindre  et  ne  fais  qu'irriter. 
Rome  a  pour  ma  ruine  une  hydre  trop  fertile  ;  (1) 
Une  tête  coupée  en  fait  renaître  mille, 
Et  le  sang  répandu  de  mille   conjurés 
Rend  mes  jours  plus  maudits,  et  non  plus  assures. 

(1)  L'hydre  était  un  serpent  fabuleux,  à  sept  tètes;  à 
«haque  tête  coupée,  une  autre  tête  renaissait.  —  Le  mot 
hydre  est  pris  ici  au  sens  figuré. 


CINNA. 

Octave,  n'attends  plus  le  coup  d'un  nouveau  Brute  (1); 

Meurs  et  dérobe-lui  la  gloire  de  ta  chute  : 

Meurs  ;  tu  ferais  pour  vivre  un  lâche  et  vain  effort, 

Si  tant  de  gens  de  cœur  font  des  vœux  pour  ta  mort, 

Et  si  tout  ce  que  Rome  a  d'illustre  jeunesse 

Pour  te  faire  périr  tour  à  tour  s'intéresse  ; 

Meurs,  puisque  c'est  un  mal  que  tu  ne  peux  guérir  ; 

Meurs  enfin,  puisqu'il  faut  ou  tout  perdre  ou   mourir . 

La  vie  est  peu  de  chose,  et  le  peu  qui  t'en  reste 

Ne  vaut  pas  l'acheter  par  un  prix  si  funeste  ; 

Meurs,  mais  quitte  du  moins  la  vie  avec  éclat, 

Éteins-en  le  flambeau  dans  le  sang  de  l'ingrat, 

A  toi-même  en  mourant  immole  ce  perfide  ; 

Contentant  ses  désirs,  punis  son  parricide  ; 

Fais  un  tourment  pour  lui  de  ton  propre  trépas, 

En  faisant  qu'il  le  voie  et  n'en  jouisse  pas. 

Auguste  est  bien  iucertain  encore  et  indécis.  Il 
compte  sur  l'inspiration  du  moment,  et  fait  appe- 
ler Cinna.  Il  le  menace,  lui  montre  l'horreur  de 
sa  conduite,  s'échauffe  et  s'irrite  à  lui  reprocher 
son  crime. 

Tu  vois  le  jour,  Cinna  ;  mais  ceux  dont  tu  le  tiens 
Furent  les  ennemis  de  mon  père  et  les  miens  : 
Au  milieu  de  leur  camp  tu  reçus  la  naissance  ; 
Et  lorsque  après  leur  mort  tu  yins  en  ma  puissance, 

(1)  Brute.    Brutus,  un  des  meurtriers  de  César,  le  père 
adoptif  d'Auguste. 


40  CORNEILLE. 

Leur  haine  enracinée  au  milieu  de  ton  sein 

T'avait  mis  contre  moi  les  armes  à  la  main. 

Tu  fus  mon  ennemi  même  avant  que  de  naître, 

Et  tu  le  fus  encor  quand  tu  me  pus  connaître, 

Et  l'inclination  jamais  n'a  démenti 

Ce  sang  qui  t'avait  fait  du  contraire  parti  : 

Autant  que  tu  l'as  pu,  les  effets  l'ont  suivie. 

Je  ne  m'en  suis  vengé  qu'en  te  donnant  la  vie 

Je  te  fis  prisonnier  pour  te  combler  de  biens  ; 

Ma  cour  fut  ta  prison,  mes  faveurs  tes  liens  ; 

Je  te  restituai  d'abord  ton  patrimoine  ; 

Je  t'enrichis  après  des  dépouilles  d'Antoine, 

Et  tu  sais  que  depuis,  à  chaque  occasion, 

Je  suis  tombé  pour  toi  dans  la  profusion  ; 

Toutes  les  dignités  que  tu  m'as  demandées, 

Je  te  les  ai  sur  l'heure  et  sans  peine  accordées  ; 

Je  t'ai  préféré  même  à  ceux  dont  les  parents 

Ont  jadis  dans  mon  camp   tenu  les  premiers  rangs, 

A  ceux  qui  de  leur  sang  m'ont  acheté  l'empire, 

Et  qui  m'ont  conservé  le  jour  que  je  respire  ; 

De  la  façon  enfin  qu'avec  toi  j'ai  vécu, 

Les  vainqueurs  sont  jaloux  du  bonheur  du  vaincu. 

Quand  le  ciel  me  voulut,  en   rappelant  Mécène, 

Après  tant  de  faveur  montrer  un  peu  de  haine, 

Je  te  donnai  sa  place  en  ce  triste  accident, 

Et  te  fis  après  lui  mon  plus  cher  confident  ; 

Aujourd'hui  même  encor  mon  âme   irrésolue 

Me  pressant  de  quitter  ma   puissance  absolue, 

De  Maxime  (1)  et  de  toi  j'ai  pris  les  seuls  avis, 

(1)  j\Iaxi>nc,  ami  de  Cinna,  et  conjuré  comme  lui.  C'est 


CINNA.  41 

Et  ce  sont,  malgré  lui,  les  tiens  que  j'ai  suivis  ; 
Bien  plus,  ce  même  jour  je   te  donne  Emilie  (t), 
Le  digne  objet  des  vœux  de  toute  l'Italie, 
Et  qu'ont  mise  si  haut  mon  amour  et  mes  soins, 
Qu'en  te  couronnant  roi  je  t'aurais   donné  moins . 
Tu  t'en  souviens,  Cinna,taut  d'heur  et  tant  de  gloire 
Ne  peuvent  pas  sitôt  sortir  de  ta   mémoire  ; 
Mais  ce  qu'on  ne    pourrait  jamais   s'imaginer, 
Cinna,  tu  t'en  souviens  et  veux  m'assassiner  ! 

Cinna  se  trouble,  et  répond  en  balbutiant  qu'il 
est  incapable  d'une  telle  noirceur.  Auguste  l'ar- 
rête d'un  geste  méprisant,  et  lui  dit  d'un  ton  froid 
et  dur  : 

Tu  tiens  mal  ta   promesse  : 
Sieds-toi,  je  n'ai  pas  dit  encor  ce  que  je  veux  ; 
Tu  te  justifieras  après,  si  tu  le  peux. 
Ecoute  cependant,  et  tiens  mieux  ta  parole. 

Tu  veux  m'assassiner   demain,  au   Capitule, 
Pendant  le  sacrifice,  et  ta  main  pour  signal 
Me  doit,  au  lieu   d'encens,  donner  le   coup  fatal  ; 
La  moitié  de  tes  gens  doit  occuper  la  porte  , 
L'autre  moitié  te  suivre  et  te  prêter  main-forte. 
Ai-je  de  bons  avis,   ou  de  mauvais  soupçons  ? 
De  tous  ces  meurtriers,  te  dirai-je  les  noms  ? 

à  lui  et  à  Cinna  qu'Auguste  avait  confié  son   dessein   de 
quitter  le  pouvoir,  ainsi  que  nous  l'avons  dit'plus  haut. 

(1)  Fille  du  tuteur  d'Auguste  et  dont  Cinna  est  amou- 
reux. 


42  CORNEILLE. 

Procule,  Glabrion,  Virginian,  Rutile, 

Marcel,  Plaute,  Lénas,  Pornpone,  Albin,  Icile, 

Maxime,  qu'après  toi  j'avais  le  plus  aimé  : 

Le  reste  ne  vaut  pas  l'honneur  d'être  nommé  ; 

Un  tas  d'hommes  perdus  de  dettes  et  de  crimes, 

Que  pressent  de  mes  lois  les  ordres    légitimes, 

Et  qui,  désespérant  de   les  plus  éviter, 

Si  tout  n'est  renversé,  ne  sauraient  subsister. 

Cinna  reste  interdit  et  muet.  Auguste  triomphe 
de  sa  confusion  et  lui  dit  rudement  : 

Tu  te  tais  maintenant,  et  gardes  le  silence, 
Plus  par  confusion  que  par   obéissance. 
Quel  était  ton  dessein,  et  que  prétendais-tu 
Après  m'avoir  au  temple  à   tes  pieds   abattu  ? 
Affranchir  ton  pays   d'un  pouvoir    monarchique  ! 
Si  j'ai  bien  entendu  tantôt  ta  politique, 
Son  salut  désormais  dépend   d'un  souverain 
Qui  pour  tout  conserver  tienne  tout  en  sa  main  ; 
Et  si  sa  liberté  te   faisait  entreprendre, 
Tu  ne  m'eusses  jamais  empêché  de  la  rendre  ; 
Tu  l'aurais  acceptée     au  nom    de  tout    l'État, 
Sans  vouloir  l'acquérir  par  un  assassinat. 
Quel  était  donc  ton  but  ?  d'y  régner  en  ma  place  ? 
D'un  étrange  malheur  son  destin  le  menace, 
Si  pour  monter  au  trône  et  lui  donner  la  loi 
Tu -ne  trouves    dans  Rome  autre  obstacle  que  moi, 
Si  jusques  à  ce  point  son  sort  est  déplorable 
Que  tu  sois  après  moi  le  plus  considérable, 


CINNA.  43 

Et  que  ce  grand  fardeau  de  l'empire  romain 

Ne  puisse  après  ma  mort  tomber  mieux  qu'en  ta  main. 

Apprends  à  te  connaître,  et  descends  en  toi-même  : 
On  t'honore  dans  Rome,  on  te  courtise,  on  t'aime, 
Chacun  tremble  sous  toi,    chacun  t'offre  des  vœux. 
Ta  fortune  est  bien  haut,  tu  peux  ce  que  tu  veux  : 
Mais  tu  ferais  pitié  même  à  ceux  qu'elle  irrite, 
Si  je.  t'abandonnais  à  ton  peu  de  mérite. 
Ose  me  démentir,  dis-moi  ce  que  tu  vaux, 
Conte-moi  tes  vertus,  tes  glorieux  travaux, 
Les  rares  qualités  par  où  ta  m'as  dû  plaire, 
Et  tout  ce  qui  t'élève  au-dessus  du  vulgaire. 
Ma  faveur  fait  ta  gloire,  et  ton  pouvoir  en  vient  ; 
Elle  seule  t'élève,  et  seule  te  soutient  ; 
C'est  elle  qu'on  adore,  et  non  pas  ta  personne  ; 
Tu  n'as  crédit  ni  rang  qu'autant  quelle  t'en  donne  ; 
Et  pour  te  faire  choir  je  n'aurais  aujourd'hui 
Qu'à  retirer  la  main  qui  seule  est  ton  appui. 
J'aime  mieux  toutefois  céder  à  ton  envie  : 
Règne,  si  tu  le  peux,  aux  dépens  de  ma  vie  ; 
Mais  oses-tu  penser  que  les  Serviliens, 
Les  Cosses,  les  Métels,  les  Pauls,  les  Fabiens, 
Et  tant  d'autres  enfin  de  qui  les  grands  courages- 
Des  héros  de  leur  sang  sont  les  vives  images, 
Quittent  le  noble  orgueil  d'un  sang  si  généreux 
Jusqu'à  pouvoir  souffrir  que  tu  règnes  sur  eux? 
Parle,  parle,  il  est  temps. 

On  croit  qu'Auguste  va  laisser    éclater  cette 
fureur  sanguinaire  devant  laquelle  Rome  entière 


H  CORNKILLE. 

a  jadis  tremblé.  Non  !  D'un  vigoureux  effort  de 
volonté,  il  se  maîtrise,  étouffe  la  cruauté  qui 
gronde  encore  en  lui,  fait  appel  à  son  orgueil  même 
pour  triompher  de  son  ressentiment  et  s'écrie  : 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers  ; 

Je  le  suis,  je  veux  l'être.  0  siècles  !  ô  mémoire  ! 

Conservez  à  jamais  ma  dernière  victoire  ! 

Je  triomphe  aujourd'hui  du  plus  juste  courroux 

De  qui  le  souvenir  puisse  aller  jusqu'à  vous. 

Puis,  se  retournant  vers  Cinna,  étonné  de  cette 
grandeur  d'âme,  il  lui  tend  la  main  : 

Soyons  amis,  Oinna,  c'est  moi  qui  t'en  convie  : 
Comme  à  mon  ennemi  je  t'ai  donné  la  vie, 
Et  malgré  la  fureur  de  ton  lâche  dessein, 
Je  te  la  donne  encor  comme  à  mon  assassin. 
Commençons  un  combat  qui  montre  par  l'issue 
Qui  l'aura  mieux  de  nous  ou  donnée  ou  reçue. 
Tu  trahis  mes  bienfaits,  je  les  veux  redoubler  ; 
Je  t'en  avais  comblé,  je  t'en  veux  accabler  ! 

Et  dès  lors,  savez-vous  ce  qui  arrive  ?  Cette 
tranquillité  d'esprit  qui  fuyait  Auguste  au  com- 
mencement, il  l'a  retrouvée.  Cette  satisfaction  que 
la  victoire  et  la  puissance  ne  lui  avaient  pas  don- 
née, le  courage  et  la  générosité  la  lui  ont  rendue  ; 
et  il  gardera  le  pouvoir,  maintenant,  sans  acca- 


Auguste  pardonne  à  Cinna. 


1".  41-45. 


(Cinna.) 


CINNA.  45 

blement,  sinon  sans  soucis,  parce  que,  pour  la 
première  fois,  il  y  a  trouvé  la  seule  chose  qui  peut 
faire  qu'on  y  tienne,  l'occasion  de  montrer  un 
grand  cœur;  parce  que,  pour  la  première  fois,  il 
peut  dire  :  «  Je  suis  maître  de  moi  comme  de 
l'univers!  » 

Etre  maître  de  soi,  maître  de  ses  mauvais  ins- 


tincts pour  les  étouffer,  maître  de  ses  bons  senti- 
ments pour  les  soutenir  et  leur  faire  produire  tout 
leur  effet  ;  savoir  dire  je  veux  à  soi-même  :  voilà 
le  but  qu'on  doit  poursuivra  dès  L^H^IJi^LJ(2Hr- 
s'habituer  à  marcher  droit  dajn^J^yie^^ptirjLvoir 
la  tergaelé^d/éviter  lés  fautes,  ou  le  courage  de 


les  réparer. 


CHAPITRE   VII. 


POLYEUCTE. 


Vous  voyez  comme  Corneille  nous  montre 
bien,  les  unes  après  les  autres,  toutes  les  choses 
qu'il  faut  aimer.  Il  faut  aimer  son  honneur,  l'hon- 
neur de  sa  famille  ;  il  faut  aimer  son  pays  ;  il  faut 
aimer  à  se  vaincre  soi-même  quand  on  se  sent  sur 
la  pente  du  mal.  Il  y  a  une  chose  encore  qu'il 
faut  savoir  aimer  de  tout  notre  cœur,  ce  sont  nos 
convictions,  nos  croyances,  ce  que,  après  mûres 
réflexions  et  examen  attentif,  nous  croyons  juste 
et  vrai.  Nous  pouvons  nous  tromper,  et  alors 
donner  nos  soins,  nos  peines,  notre  vie  même  pour 
la  défense  d'une  erreur.  C'est  pour  cela  qu'il  faut 
apprendre  à  réfléchir,  se  faire  le  jugement  sain 
et  l'esprit  droit  par  de  bonnes  et  fortes  études. 
Mais  quand  nous  sommes  arrivés  à  l'âge  d'homme, 
quand  nous  avons  bien  cultivé  notre  raison,  qu'elle 
a  mûri,  il  faut  nous  attacher  fermement  à  nos 
opinions,  ne  pas  les  abandonner  par  ambition,  ni 
les  taire  par  crainte,  ni  les  modifier  par  mollesse 
ou  condescendance. 

Ce  n'est  pas  tant  encore   par  respect  pour  ses 


POLYEUCTE.  47 

croyances  qu'il  faut  agir  ainsi,  c'est  par  respect  de 
soi-même.  Quand  nous  fléchissons  sur  ce  que  nous 
croyons  bon  et  juste,  ce  n'est  pas  tant  nos  idées 
que  nous  altérons,  que  notre  caractère.  Nous  nous 
habituons  à  être  lâche,  et  l'homme  qui  trahit  ses 
idées,  c'est-à-dire  ses  devoirs  envers  lui-même, 
finira  par  trahir  son  devoir  envers  sa  famille,  ses 
concitoyens,  sa  patrie.  C'est  ce  que  Corneille  nous 
apprend  dans  sa  belle  tragédie  de  Polyeucte. 

Cette  tragédie  se  passe  à  l'époque  où  les  chré- 
tiens n'étaient  encore  qu'une  secte  très  faible  et 
très  méprisée,  où  ils  adoraient  le  Christ  en  secret, 
dans  l'ombre  des  souterrains  ou  dans  quelque 
retraite  écartée,  et  où  ils  étaient  égorgés  ou  mis 
sur  la  croix  dès  qu'ils  professaient  ouvertement 
leur  croyance.  11  y  avait  dans  ce  temps  un  sei- 
gneur d'Arménie,  nommé  Polyeucte,  qui  venait 
d'épouser  la  fille  du  gouverneur  d'Arménie.  Depuis 
longtemps  il  avait  étudié  la  religion  nouvelle,  et 
enfin,  la  trouvant  juste  et  noble,  il  s'était  fait  bap- 
tiser chrétien.  Sa  femme,  Pauline,  l'ignorait,  ainsi 
que  son  beau-père  Félix. 

Tout  à  coup  Polyeucte  apprend  qu'un  grand 
sacrifice  est  offert  aux  faux  dieux  par  son  beau- 
père  et  les  magistrats  de  la  province,  en  l'honneur 
des  victoires  remportées  par  l'empereur.  Son 
cœur  s'irrite  à  cette  idée.  Il  lui  semble  honteux 
d'adorer  le  Christ  en  silence  et  comme  en  cachette, 


48  CORNEILLE. 

tandis  que  sa  famille  adore  publiquement  les  faux 
dieux.  Toute  la  ville  peut  croire,  et  croit  en  effet, 
qu'il  les  adore  aussi.  En  pareil  cas,  le  silence  est 
un  mensonge. 

Emporté  par  ce  sentiment,  il  rencontre  un  chré- 
tien de  ses  amis,  à  qui  il  doit  le  baptême,  et  cette 
conversation  s'engage  entre  eux  : 

NÉ  ARQUE. 

Où  pensez-vous  aller  ? 

POLYEUCTE. 

Au  temple,  où  l'on  m'appelle. 

NÉ  ARQUE. 

Quoi  !  vous  mêler  aux  vœux  d'une  troupe  infidèle  ! 
Oubliez-vous  déjà  que  vous  êtes  chrétien  ? 

POLYEUCTE. 

Vous  par  qui  je  le  suis,  vous  en  souvient-il  bien  ? 

NEARQUE. 

J'abhorre  les  faux  dieux. 

POLYEUCTE. 

Et  moi,  je  les  déteste. 


POLYEUCTE.  49 

NÉARQUE. 

Je  tiens  leur  culte  impie. 

POLYEUCTE. 

Et  je  le  tiens  funeste. 

NÉARQUE. 

Fuyez  donc  leurs  autels. 

POLYEUCTE. 

Je  les  veux  renverser, 
Et  mourir  dans  leur  temple,  ou  les  y  terrasser. 
Allons,  mon  cher  Néarque,  allons  aux  yeux  des  hommes 
Braver  l'idolâtrie,  et  montrer  qui  nous  sommes: 
C'est  l'attente  du  ciel,  il  nous  la  faut  remplir  ; 
Je  viens  de  le  promettre,  et  je  vais  l'accomplir. 
Je  rends  grâces  au  Dieu  que  tu  m'as  fait  connaître 
De  cette  occasion  qu'il  a  sitôt  fait  naître, 
Où  déjà  sa  bonté,  prête  à  me  couronner, 
Daigne  éprouver  la  foi  qu'il  vient  de  me  donner. 

NÉARQUE. 

Ce  zèle  est  trop  ardent,  souffrez  qu'il  se  modère. 

POLYEUCTE. 

On  n'en  peut  avoir  trop  pour  le  Dieu  qu'on  révère. 


90  CORNEILLE. 

NÉ*ARQUE. 

Vous  trouverez  la  mort. 

POLYEUCTE. 

Je  la  cherche  pour  lui. 

NÉ ARQUE. 

Et  si  ce  cœur  s'ébranle? 

POLYEUCTE. 

Il  sera  mon  appui. 

NÉ*AP»QUE. 

Il  ne  commande  point  que  l'on  s'y  précipite. 

POLYEUCTE. 

Plus  elle  est  volontaire,  et  plus  elle  mérite. 

NE*ARQUE. 

Il  suffit,  sans  chercher,  d'attendre  et  de  souffrir. 

POLYEUCTE. 

On  souffre  avec  regret  quand  on  n'ose  s'offrir. 


POLYEUCTE. 
NÉ ARQUE. 

Mais  dans  ce  temple  enfin  la  mort  est  assurée. 

POLYEUCTE. 

Mais  dans  le  ciel  déjà  la  palme  est  préparée. 

NÉARQUE. 

Par  une  sainte  vie  il  faut  la  mériter. 

POLYEUCTE. 

Mes  crimes,  en  vivant,  me  la  pourraient  ôter. 
Pourquoi  mettre  au  hasard  ce  que  la  mort  assure? 
Quand  elle  ouvre  le  ciel,  peut-elle  sembler  dure? 
Je  suis  chrétien,  Néarque,  et  le  suis  tout  à  fait  ; 
La  foi  que  j'ai  reçue  aspire  à  son  effet. 
Qui  fuit  croit  lâchement,  et  n'a  qu'une  foi  morte. 

NÉARQUE. 

Ménagez  votre  vie,  à  Dieu  même  elle  importe; 
Vivez  pour  protéger  les  chrétiens  en  ces  lieux. 

POLYEUCTE. 
L'exemple  de  ma  mort  les  fortifiera  mieux. 


52  CORNEILLE. 

NEARQUE. 

Vous  voûtez  donc  mourir  ? 


POLYEUCTE. 

Vous  aimez  donc  à   vivre? 

NÉARQUE. 


Je  ne  puis  déguiser  que  j'ai  peine  à  vous  suivre. 
Sous  l'horreur  des  tourments  je  crains  de  succomber. 

POLYEUCTE. 

Qui  marche  assurément  n'a  point  peur  de  tomber  : 
Dieu  fait  part,  au  besoin,  de  sa  force  infinie. 
Qui  craint  de  le  nier,  dans  son  âme  le  nie, 
Il  croit  le  pouvoir  faire,  et  doute  de  sa  foi. 

NÉARQUE. 

Qui  n'appréhende  rien  présume  trop  de  soi. 

POLYEUCTE. 

J'attends  tout  de  sa  grâce,  et  rien  de  ma  faiblesse. 
Mais,  loin  de  me  presser,  il  faut  que  je  vous  presse  ! 
D'où  vient  cette  froideur  ? 

NÉARQUE. 

Dieu  même  a  craint  la  mort. 


POLYEUCTE.  53 

POLYEUCTE. 

Il  s'est  offert  pourtant  ;  suivons  ce  saint  effort  ; 
Dressons-lui  des  autels  sur  des  monceaux  d'idoles. 
Il  faut  (je  me  souviens  encor  de  vos  paroles) 
Négliger,  pour  lui  plaire,  et  femme,  et  biens,  et  rang, 
Exposer  pour  sa  gloire  et  verser  tout  son  sang. 
Hélas  !  qu'avez-vous  fait  de  cette  amour  parfaite 
Que  vous  me  souhaitiez,  et  que  je  vous  souhaite  ? 
S'il  vous  en  reste  encor,  n'êtes-vous  point  jaloux 
Qu'à  grand'peine  chrétien  j'en  montre  plus  que  vous  ? 

NÉAHQUE. 

Vous  sortez  du  baptême,  et  ce  qui  vous  anime, 
C'est  sa  grâce  qu'en  vous  n'affaiblit  aucun  crime  ; 
Comme  encor  tout  entière,  elle  agit  pleinement, 
Et  tout  semble  possible  à  son  feu  véhément  : 
Mais  c^tte  même  grâce  en  moi  diminuée, 
Et  par  mille  péchés  sans  cesse  exténuée, 
Agit  aux  grands  effets  avec  tant  de  langueur, 
Que  tout  semble  impossible  à  son  peu  de  vigueur  : 
Cette  indigne  mollesse  et  ces  lâches  défenses 
Sont  des  punitions  qu'attirent  mes  offenses  ; 
Mais  Dieu,  dont  on  ne  doit  jamais  se  défier, 
Me  donne  votre  exemple  à  me  fortifier. 
Allons,  cher  Polyeucte,  allons  aux  yeux  des  hommes 
Braver  l'idolâtrie,  et  montrer  qui  nous  sommes  ; 
Puissé-je  vous  donner  l'exemple  de  souffrir, 
Comme  vous  me  donnez  celui  de  vous  offrir! 


54  CORNEILLE. 

POLYEUCTE. 

A  cet  heureux  transport  que  le  ciel  vous  envoie, 
Je  reconnais  Néarque,  et  j'en  pleure  de  joie. 
Ne  perdons  plus  de  temps  ;  le  sacrifice  est  prêt  ; 
Allons-y  du  vrai  Dieu  soutenir  l'intérêt  ; 
Allons  fouler  aux  pieds  ce  foudre  ridicule 
Dont  arme  un  bois  pourri  ce  peuple  trop  crédule  ; 
Allons  en  éclairer  l'aveuglement  fatal  ; 
Allons  briser  ces  dieux  de  pierre  et  de  métal  : 
Abandonnons  nos  jours  à  cette  ardeur  céleste  ; 
Faisons  triompher  Dieu  :  qu'il  dispose  du  reste. 

NÉARQUE. 

Allons  faire  éclater  sa  gloire  aux  yeux  de  tous, 
Et  répondre  avec  zèle  à  ce  qu'il  veut  de  nous. 

Les  deux  amis  se  rendent  en  effet  au  temple,  font 
un  grand  scandale  parmi  les  païens,  troublent  la 
cérémonie,  brisent  les  idoles.  Voici  comment  un 
païen,  spectateur  de  cette  scène,  raconte  ce  qu'ils  ont 
fait  : 

Le  prêtre  avait  à  peine  obtenu, du  silence, 
Et  devers  (1)  l'orient  assuré  son  aspect, 
Qu'ils  ont  fait  éclater  leur  manque  de  respect. 

(1)  Dans  le  paganisme,  la  statue  du  dieu  était  toujours 
tournée  vers  l'occident,  d'où  il  suit  que  le  prêtre,  pour 
l'adorer,  assurait  son  aspect  (son  regard)   vers   l'orient. 


POLYEUCTE.  55 

A  chaque  occasion  de  la  cérémonie, 

A  l'envi  l'un  et  l'autre  étalait  sa  manie, 

Des  mystères  sacrés  hautement  se  moquait, 

Et  traitait  de  mépris  les  dieux  qu'on  invoquait. 

Tout  le  peuple  en  murmure,  et  Félix  s'en  offense  ; 

Mais  tous  deux  s'emportant  à  plus  d'irrévérence  : 

<(  Quoi  !  lui  dit  Polyeucte  en  élevant  sa  voix, 

Adorez-vous  des  dieux  ou  de  pierre  ou  de  bois  ?  D 

Ici  dispensez-moi  du  récit  des  blasphèmes 

Qu'ils  ont  vomis  tous  deux  contre  Jupiter  (1)  mêmes. 

«   Oyez,  (2)  dit-il  ensuite,   oyez,  peuple;  oyez,  tous  : 

Le  Dieu  de  Polyeucte  et  celui  de  Néarque 

De  la  terre  et  du  ciel  est  l'absolu  monarque. 

Seul  être  indépendant,  seul  maître  du  destin, 

Seul  principe  éternel,  et  souveraine  fin. 

C'est  ce  Dieu  des  chrétiens  qu'il  faut  qu'on  remercie 

Des  victoires  qu'il  donne  à  l'empereur  Décie  ; 

Lui  seul  tient  en  sa  main  le  succès  des  combats  ; 

Il  le  veut  élever,  il  le  peut  mettre  à  bas  ; 

Sa  bonté,  son  pouvoir,  sa  justice  est  immense  ; 

C'est  lui  seul  qui  punit,  lui  seul  qui  récompense  : 

Vous  adorez  en  vain  des  monstres  impuissants.  » 

Se  jetant  à  ces  mots  sur  le  vin  et  l'encens, 

Après  en  avoir  mis  les  saints  vases  par  terre, 

Sans  crainte  de  Félix,  sans  crainte  du  tonnerre, 

D'une  fureur  pareille  ils  courent  à  l'autel. 

Cieux  !  a-t-on  vu  jamais,  a-t-on  rien  vu  de  tel  ? 

(I  Jupiter  était  le  roi  des  dieux  dans  la  religion  des  païens. 
(2)  Oyez   est   l'impératif  du  verbe  ouïr ,   qui    signifie 
entendre,  écouter. 


56  CORNEILLE. 

Du  plus  puissant  des  dieux  nous  voyons  la  statue 
Par  une  main  impie  à  leurs  pieds  abattue, 
Les  mystères  troublés,  le  temple  profané, 
La  fuite  et  les  clameurs  d'un  peuple  mutiné, 
Qui  craint  d'être  accablé  sous  le  courroux  céleste. 

On  arrête  Polyeucte,  on  le  mène  en  prison  ;  on 
traîne  au  supplice  son  ami. 

Lui  pourrait  se  sauver  encore  ;  car  il  est  le 
gendre  du  gouverneur.  On  cacherait  cet  éclat  à 
l'empereur.  On  ne  lui  demande  que  de  se  taire  et 
de  se  tenir  tranquille.  Cette  hypocrisie  le  révolte. 
Il  préfère  mourir.  Il  s'enivre  à  l'idée  du  sacrifice  et 
des  récompenses  divines  qui  l'attendent.  Saisi  par 
l'enthousiasme  religieux,  il  s'écrie  : 

Source  délicieuse,  en  misères  féconde, 
Que  voulez-vous  de  moi,  flatteuses  voluptés? 
Honteux  attachements  de  la  chair  et  du  monde, 
Que  ne  me  quittez-vous,  quand  je  vous  ai  quittés  ? 
Allez,  honneurs,  plaisirs,  qui  me  livrez  la  guerre: 

Toute  votre  félicité, 

Sujette  à  l'instabilité, 

En  moins  de  rien  tombe  par  terre  ; 

Et,  comme  elle  a  l'éclat  du  verre, 

Elle  en  a  la  fragilité. 

Ainsi  n'espérez  pas  qu'après  vous  je  soupire. 
Vous  étalez  en  vain  vos  charmes  impuissants  ; 


POLYEUCTE.  57 

Vous  me  montrez  en  vain  par  tout  ce  vaste  empire 
Les  ennemis  de  Dieu  pompeux  et  florissants. 
Il  étale  à  son  tour  des  revers  équitables 

Par  qui  les  grands  sont  confondus  ; 

Et  les  glaives  qu'il  tient  pendus 

Sur  les  plus  fortunés  coupables 

Sont  d'autant  plus  inévitables 

Que  leurs  coups  sont  moins  attendu?.. 

Tigre  altéré  de  sang,  Décie  impitoyable, 
Ce  Dieu  t'a  trop  longtemps  abandonnées  siens  : 
De  ton  heureux  destin  vois  la  suite  effroyable  ; 
Le  Scythe  (1)  va  venger  la  Perse  et  les  chrétiens. 
Encore  un  peu  plus  outre,  et  ton  heure  est  venue  ; 

Rien  ne  t'en  saurait  garantir  ; 

Et  la  foudre  qui  va  partir, 

Toute  prête  à  crever  la  nue, 

Ne  peut  plus  être  retenue 

Par  l'attente  du  repentir. 

Que  cependant  Félix  m'immole  à  ta  colère  ; 
Qu'un  rival  plus  puissant  éblouisse  ses  yeux  ; 
Qu'aux  dépens  de  ma  vie  il  s'en  fasse  beau-père, 
Et  qu'à  titre  d'esclave  il  commande  en  ces  lieux  : 
Je  consens,  ou  plutôt  j'aspire  à  ma  ruine, 
Monde,  pour  moi  tu  n'as  plus  rien: 

(1)  Peuple  d'Orient  qui  habitait  le  pays  formant  main- 
tenant la  Russie  méridionale,  et  qui  était  à  cette  époque 
en  guerre  avec  les  Romains. 


58  CORNEILLE. 

Je  porte  en  un  cœur  tout  chrétien 

Une  flamme  toute  divine  ; 

Et  je  ne  regarde  Pauline 

Que  comme  un  obstacle  à  mon  bien. 

Saintes  douceurs  du  ciel,  adorables  idées, 

Vous  remplissez  un  cœur  qui  vous  peut  recevoir  : 

De  vos  sacrés  attraits  les  âmes  possédées 

Ne  conçoivent  plus  rien  qui  les  puisse  émouvoir. 

Vous  promettez  beaucoup  et  donnez  davantage  : 

Vos  biens  ne  sont  point  inconstants  ; 

Et  l'heureux  trépas  que  j'attends 

Ne  vous  sert  que  d'un  doux  passage 

Pour  nous  introduire  au  partage 

Qui  nous  rend  à  jamais  contents. 

C'est  vous,  ô  feu  divin  que  rien  ne  peut  éteindre, 

Qui  m'allez  faire  voir  Pauline  sans  la  craindre. 

Je  la  vois  :  mais  mon  cœur,  d'un  saint  zèle  enflammé, 

N'en  goûte  plus  l'appas  dont  il  était   charmé  ; 

Et  mes  yeux,  éclairés  des  célestes  lumières, 

Ne  trouvent  plus  aux  siens  leurs  grâces  coUtumières. 

Son  beau-père,  sa  femme,  que  Polyeucte  aime 
de  toute  son  âme,  le  supplient  de  feindre  seulement 
quelque  temps.  Sa  femme  lui  dit  : 

Vous  n'avez  point  ici  d'ennemi  que  vous-même  ; 

Seul  vous  vous  haïssez,  lorsque  que  chacun  vous  aime  ; 


POLYEUCTE.  5» 

Seul  vous  exécutez  tout  ce  que  j'ai  rêvé  : 
Ne  veuillez  pas  vous  perdre,  et  vous  êtes  sauvé. 
A  quelque  extrémité  que  votre  crime  passe, 
Vous  êtes  innocent  si  vous  vous  faites  grâce. 
Daignez  considérer  le  sang  dont  vous  sortez, 
Vos  grandes  actions,  vos  rares  qualités; 
Chéri  de  tout  le  peuple,  estimé  chez  le  prince, 
Gendre  du  gouverneur  de  toute  la  province  ; 
Je  ne  vous  compte  à  rien  le  nom  de  mon  époux, 
C'est  un  bonheur  pour  moi  qui  n'est  pas  grand  pour 

[vous. 
Mais  après  vos  exploits,  après  votre  naissance, 
Après  votre  pouvoir,  voyez  notre  espérance  ; 
Et  n'abandonnez  pas  à  la  main  d'un  bourreau 
Ce  qu'à  nos  justes  vœux  promet  un  sort  si  beau. 

Polyeucte  lui  répond  : 

Je  considère  plus  ;  je  sais  mes  avantages, 

Et  l'espoir  que  sur  eux  forment  les  grands  courages. 

Ils  n'aspirent  enfin  qu'à  des  biens  passagers, 

Que  troublent  le6  soucis,  que  suivent  les  dangers  ; 

Lu  mort  nous  les  ravit,  la  fortune  s'en  joue  ; 

Aujourd'hui  dans  le  trône,  et  demain  dans  la  boue  ; 

Et  leur  plus  haut  éclat  fait  tant  de  mécontents, 

(jue  peu  de  vos  Césars  en  ont  joui  longtemps. 

•'  ai  de  l'ambition,  mais  plus  noble  et  plus  belle  : 
grandeur  périt,  j'en  veux  une  immortelle, 
i  n  bonheur  assuré,  sans  mesure  et  sans  fin, 
Au-dessus  de  l'envie,  au-dessus  du  destin. 


CO  CORNEILLE. 

Est-ce  trop  l'acheter  que  d'une  triste  vie 
Qui  tantôt,  qui  soudain  me  peut  être  ravie  ; 
Qui  ne  me  fait  jouir  que  d'un  instant  qui  fuit, 
Et  ne  peut  m'assurer  de  celui  qui  le  suit  ? 

PAULINE. 

Voilà  de  vos  chrétiens  les  ridicules  songes  ;  [ges  ; 

Voilà  jusqu'à  quel  point   vous  charment  leurs  menson- 

Tout  votre  sang  est  peu  pour  un  bonheur  si  doux  ! 

Mais,  pour  en  disposer,  ce  sang  est-il  à  vous  ? 

Vous  n'avez  pas  la  vie  ainsi  qu'un  héritage  ; 

Le  jour  qui  vous  la  donne  en  même  temps  l'engage. 

Vous  la  devez  au  prince,  au  public,  à  l'Etat. 

POLYEUCTE. 

Je  la  voudrais  pour  eux  perdre  dans  un  combat  ; 

Je  sais  quel  en  est  l'heur,  et  quelle  en  est  la  gloire. 

Des  aïeux  de  Décie  on  vante  la  mémoire  ; 

Et  ce  nom  précieux  encore  à  vos  Romains, 

Au  bout  de  six  cents  ans  lui  met  l'empire  aux  mains. 

Je  dois  ma  vie  au  peuple,  au  prince,  à  sa  couronne  ; 

Mais  je  la  dois  bien  plus  au  Dieu  qui  me  la  donne  : 

Si  mourir  pour  son  prince  est  un  illustre  sort, 

Quand  on  meurt  pour  son  Dieu,  quelle  sera  la  mort  ! 


PAULINE. 


Quel  Dieu  ? 


POLYEUCTE.  61 

POLYEUCTE. 

Tout  beau,  Pauline  :  il  entend  vos  paroles, 
Et  ce  n'est  pas  un  Dieu  comme  vos  dieux  frivoles , 
Insensibles  et  sourds,  impuissants,  inutiles^ 
De  bois,  de  marbre,   ou  d'or,  comme  vous  les  voulez: 
C'est  le  Dieu  des  chrétiens,  c'est  le  mien,  c'est  le  vôtre  : 
Et  la  terre  et  le  ciel  n'en  connaissent  point  d'autre. 

PAULINE. 

Adorez-le  dans  l'âme,  et  n'en  témoignez  rien. 

POLYEUCTE. 

Que  je  sois  tout  ensemble  idolâtre  et  chrétien  ! 

PAULIXE. 

Ne  frignez  qu'un  moment,  laissez  partir* Sévère  (1), 
Et  donnez  lieu  d'agir  aux  bontés  de  mon  père. 

POLYEUCTE. 

Les  bontés  de  mon  Dieu  sont  bien  plus  à  chérir  : 
11  in'ôte  des  périls  que  j'aurais  pu  courir, 

{[>  Favori  de  l'empereur  Décie  qui  se  trouve  en  Arménie 
en  ce  moment.  C'est  surtout  lui  que  Félix  redoute  ;  c'est 
parce  qu'il  le  craint  qu'il  se  décide  à  frapper  son  gendre 
l'olyei 


62  CORNEILLE. 

Et,  sans  me  laisser  lieu  de  tourner  en  arrière, 
Sa  faveur  me  couronne  entrant  dans  la  carrière  ; 
Du  premier  coup  de  vent  il  me  conduit  au  port, 
Et,  sortant  du  baptême,  il  m'envoie  à  la  mort. 
Si  vous  pouviez  comprendre  et  le  peu  qu'est  la  vie, 
Et  de  quelles  douceurs  cette  mort  est  suivie!.... 
Mais  que  sert  de  parler  de  ces  trésors  cachés 
A  des  esprits  que  Dieu  n'a  pas  encor  touchés  ? 

Pauline  s'est  contenue  jusque-là.  Elle  a  allégué 
la  raison,  et  l'intérêt  de  Polyeucte.  Mais  enfin, 
devant  son  obstination,  elle  s'irrite.  Elle-même 
ne  compte  donc  pas  aux  yeux  de  Polyeucte  !  Il  ne 
la  regrette  donc  point  !  Il  n'a  donc  pour  elle  aucun 
attachement,  qu'il  la  quitte  si  facilement,  si 
froidement  ! 

Elle  s'écrie  : 

Cruel!  (  car  il  est  temps  que  ma  douleur  éclate, 
Et  qu'un  juste  reproche  accable  une  âme  ingrate) 
Est-ce  là  ce  beau  feu  ?  sont-ce  là  tes  serments  ? 
Témoignes-tu  pour  moi  les  moindres  sentiments  ? 
Je  ne  te  parlais  point  de  l'état  déplorable 
Où  ta  mort  va  laisser  ta  femme  inconsolable  ; 
Je  croyais  que  l'amour  t'en  parlerait  assez, 
Et  je  ne  voulais  pas  de  sentiments  forcés  : 
Mais  cette  amour  si  ferme  et  si  bien  méritée 
Que  tu  m'avais  promise,  et  que  je  t'ai  portée, 
Quand  tu  me  veux  quitter,  quand  tu  me  fais  mourir, 
TV  peut-elle  arracher  une  larme,  un  soupir? 


POLYEUCTE.  C3 

Tu  me  quittes,  ingrat,  et  le  fais  avec  joie  ; 
Tu  ne  la  caches  pas ,  tu  yeux  que  je  la  voie  ; 
Et  ton  cœur,  insensible  à  ces  tristes  appas, 
Se  figure  un  bonheur  où  je  ne  serai  pas  ! 
C'est  donc  là  le  dégoût  qu'apporte  l'hyménée? 
Je  te  suis  odieuse  après  m'être  dorïnée  ! 

POLYEUCTE. 

Hélas  ! 

PAULINE. 

Que  cet  hélas  a  de  peine  à  aortir  ! 
Encor  s'il  commençait  un  heureux  repentir, 
Que,  tout  forcé  qu'il  est,  j'y  trouverais  de  charmes  ! 
Mais  courage,  il  s'émeut,  je  vois  couler  des  larmes. 

Polyeucte  pleure  en  effet  ;  car  il  aime  Pauline, 
mais  il  aime  son  Dieu  plus  encore  :  «  Oui,  je  verse 
des  larmes,  dit-il. 

J'en  verse,  et  plût  à  Dieu  qu'à  force  d'en  verser 

Ce  cœur  trop  endurci  se  pût  enfin  percer  ! 

Le  déplorable  état  où  je  vous  abandonne 

Est  bien  digne  des  pleurs  que  mon  amour  vous  donne  ; 

Et  si  l'on  peut  au  ciel  sentir  quelques  douleurs, 

J'y  pleurerai  pour  vous  l'excès  de  vos  malheurs  : 

Mais  si,  dans  ce  séjour  de  gloire  et  de  lumière, 

Ce  Dieu  tout  juste  et  bon  peut  souffrir  ma  prière, 

S'il  y  daigne  écouter  un  conjugal  amour, 

Sur  votre  aveuglement  il  répandra  le  jour. 


6*  CORNEILLE. 

Seigneur,  de  vos  bontés  il  faut  que  je  l'obtienne  ; 
Elle  a  trop  de  vertus  pour  n'être  pas  chrétienne  : 
Avec  trop  de  mérite  il  vous  plut  la  former, 
Pour  ne  vous  pas  connaître  et  ne  vous  pas  aimer, 
Pour  vivre  des  enfers  esclave  infortunée, 
Et  sous  leur  triste  joug  mourir  comme  elle  est  née. 

PAULINE. 

Que  dis-tu,  malheureux?  qu'oses-tu  souhaiter? 

POLYEUCTE. 

Ce  que  de  tout  mon  sang  je  voudrais  acheter. 

PAULINE. 

Que  plutôt.... 

POLYEUCTE. 

C'est  en  vain  qu'on  se  met  en  défense  : 
Ce  Dieu  touche  les  cœurs  lorsque  moins  on  y  pense. 
Ce  bienheureux  moment  n'est  pas  encor  venu  ; 
Il  viendra,  mais  le  temps  ne  m'en  est  pas  connu. 

PAULINE. 

Quittez  cette  chimère,  et  m'aimez. 

TOLYEUCTE. 

Je  vous  aime, 
Beaucoup  moins  que  mon  Dieu,    mais    bien    plus  que 

[moi-même. 


POLYEUCTB.  G5 

PAULINE. 

Au  nom  de  cet  amour,  ne  m'abandonnez  pas. 

POLYEUCTE. 

Au  nom  de  cet  amour,  daignez  suivre  mes  pas. 

PAULINE. 

C'est  peu  de  me  quitter,  tu  veux  donc  me  séduire  ? 

POLYEUCTE. 

C'est  peu  d'aller  au  ciel,  je  vous  y  veux  conduire. 

PAULINE. 

Imaginations  ! 

POLYEUCTE. 

Célestes  vérités  ! 

PAULINE. 

Étrange  aveuglement  ! 

POLYEUCTE. 

Eternelles  clartés  ! 

PAULINE. 

Tu  préfères  la  mort  à  l'amour  do  Pauline  ! 


6G  cornetlle:. 

POLYEUCTE. 

Vous  préférez  le  monde  à  la  bouté  divine l 

PAULINE. 

Va,  cruel,  va  mourir  ;  tu  ne  m'aimas  jamais. 

POLYEUCTE. 

Vivez  heureuse  au  monde,  et  me  laissez  en  paix  ! 

Polyeucte  reste  inflexible.  Il  est  ému  pourtant, 
il  pleure  ;  mais  mentir,  trahir  ses  amis,  renier  son 
compagnon  qui  est  mort  pour  lui,  surtout  se  trahir 
soi-même,  il  ne  peut.  Il  mourra.  Il  le  déclare  à 
Félix  et  à  Pauline. 

Que  tout  cet  artifice  est  de  mauvaise  grâce! 
Après  avoir  deux  fois  essayé  la  menace, 
Après  m'avoir  fait  voir  Néarque  dans  la  mort, 
Après  avoir  tenté  l'amour  et  son  effort, 
Après  m'avoir  montré  cette  soif  du  baptême, 
Pour  opposer  à  Dieu  l'intérêt  de  Dieu  même, 
Vous  vous  joignez  ensemble  !  Ah  !  ruses  de  l'enfer  ! 
Faut-il  tant  de  fois  vaincre  avant  que  triompher  ! 
Vos  résolutions  usent  trop  de  remise  ; 
Prenez  la  vôtre  enfiu,  puisque  la  mienne  est  prise. 


Polyeucte  demande  qu'on  le  mène  à  la  mort. 

(Polyeudc) 


T,  66-67. 


POLVEUCTE.  67 

Je  n'adore  qu'un  Dieu,  maître  de  l'univers, 
Sous  qui  tremblent  le  ciel,  la  terre  et  les  enfers  ; 
Un  Dieu  qui,  nous  aimant  d'une  amour  infinie, 
Voulut  mourir  pour  nous  avec   ignominie, 
Et  qui,  par  un  effort  de  cet  excès  d'amour, 
Veut  pour  nous  en  victime  être  offert  chaque  jour. 
Mais  j'ai  tort  d'en  parler  à  qui  ne  peut  m'entendre. 
Voyez  l'aveugle  erreur  que  vous  osez  défendre  : 
Des  crimes  les  plus  noirs  vous  souillez  tous  vos  dieux  ; 
Vous  n'en  punissez  point  qui  n'ait  son  maître  auxcieux. 

J'ai  profané  leur  temple  et  brisé  leurs  autels  ; 

Je  le  ferais  encor,  si  j'avais  à  le  faire, 

Même  aux  yeux  de  Félix,  même  aux  yeux  de  Sévère, 

Même  aux  yeux  du  sénat,  aux  yeux  de  l'empereur. 

C'en  est  trop  :  on  le  mène  au  supplice,  et,  tout 
à  coup,  émue  par  tant  de  courage  et  de  constance, 
sa  femme  elle-même  se  fait  chrétienne.  Brusque- 
ment, elle  demande  à  son  père  le  supplice  : 

Père  barbare,  achève,  achève  ton  ouvrage  ; 

Cette  seconde  hostie  est  digne  de  tarage  : 

Joins  ta  fille  à  ton  gendre  ;  ose  :  que  tardes-tu  ? 

Tu  vois  le  même  crime,  ou  la  même  vertu  : 

Ta  barbarie  en  elle  a  les  mêmes  matières. 

Mon  époux  en  mourant  m'a  laissé  ses  lumières  ; 

Son  sang,  dont  tes  bourreaux  viennent  de  me  couvrir, 

M^a  dessillé  les  yeux,  et  me  les  vient  d'ouvrir. 


68  CORNEILLE. 

Je  vois,  je  sais,  je  crois,  je  suis  désabusée  : 

De  ce  bienheureux  sang  tu  me  vois  baptisée  : 

Je  suis  chrétienne  enfin,  n'est-ce  point  assez  dit  ? 

Conserve  en  nie  perdant  ton  rang  et  ton  crédit  ; 

Redoute  l'empereur,  appréhende  Sévère  : 

Si  tu  ne  veux  périr,  ma  perte  est  nécessaire  ; 

Polyeucte  m'appelle  à  cet  heureux  trépas  ; 

Je  vois  Néarque  et  lui  qui  me  tendent  les  bras. 

Mène,  mène-moi  voir  tes  dieux  que  je  déteste  ; 

Ils  n'en  ont  brisé  qu'un,  je  briserai  le  reste. 

On  m'y  verra  braver  tout  ce  que  vous  craignez, 

Ces  foudres  impuissants  qu'en  leurs  mains  vous  peignez, 

Et,  saintement  rebelle  aux  lois  de  la  naissance, 

Une  fois  envers  toi  manquer  d'obéissance. 

Ce  n'est  point  ma  douleur  que  par  lk  je  fais  voir  ; 

C'est  la  grâce  qui  parle,  et  non  le  désespoir. 

Le  faut-il  dire  encor,  Félix?  je  suis  chrétienne  ; 

Affermis  par  ma  mort  ta  fortane  et  la  mienne  ; 

Le  coup  à  l'un  et  l'autre  en  sera  précieux, 

Puisqu'il  t'assure  en  (1)  terre  en  m'élevant  aux  cieux. 

Devant  tant  de  grandeur,  le  père  lui-même  se 
sent  touché,  et  embrasse  la  religion  qui  inspire  de 
tels  dévouements  et  un  tel  esprit  de  sacrifice  : 

Je  cède  à  des  transports  que  je  ne  connais  pas  ; 
Et,  par  un  mouvement  que  je  ne  puis  entendre, 
De  ma  fureur  je  passe  au  zèle  de  mon  gendre. 
C'est  lui,  n'en  doutez  point,  dont  le  sang  innocent 

(I)  Sur  la  terre. 


POLYEUCTE.  69 

Pour  son  persécuteur  prie  un  Dieu  tout-puissant  ; 
Son  amour  épandu  sur  toute  la  famille 
Tire  après  lui  le  père  aussi  bien  que  la  fille. 
J'en  ai  fait  un  martyr,  sa  mort  me  fait  chrétien  : 
J'ai  fait  tout  son  bonheur,  il  veut  faire  le  mien. 
C'est  ainsi  qu'un  chrétien  se  venge  et  se  courrouce  : 
Heureuse  cruauté  dont  la  suite  est  si  douce  ! 
Donne  la  main,  Pauline.  Apportez  des  liens  : 
Immolez  à  vos  dieux  ces  deux  nouveaux  chrétiens. 
Je  le  suis,  elle  l'est,  suivez  votre  colère. 


Corneille  a  voulu  nous  montrer  par  là  combien 
sont  puissants  sur  des  cœurs,  bons  du  reste  et  pi- 
toyables, l'exemple  du  courage  et  la  vertu  du 
sacrifice. 

Il  nous  a  montré  surtout,  dans  tout  le  cours  de 
la  pièce,  ce  que  c'est  qu'être  attaché  à  sa  foi,  ce 
que  c'est  qu'avoir  l'horreur  des  hypocrisies,  des 
lâchetés,  des  défaillances  de  conscience.  Nous 
n'aurons  pas  sans  doute  l'occasion  de  proclamer 
nos  convictions  au  risque  de  notre  vie,  ni  avec  de 
grands  éclats,  comme  Polyeucte.  Mais  nous  aurons 
mille  occasions  de  pratiquer  le  respect  de  nous- 
mêmes  ;  nous  aurons  à  triompher  de  cette  fausse 
honte,  ridicule  et  basse,  qui  nous  porte  à  dissimu- 
ler une  bonne  pensée  quand  nous  la  voyons  dé- 
daignée ou  raillée  autour  de  nous.  C'est  alors  qu'il 
faut  nous  rappeler  Polyeucte,  et,  en  bravant  les 


70  CORNEILLE. 

petits  martyres  de  la  vie  commune,  qui  sont  les 
moqueries  des  méchants  et  les  mépris  des  sots, 
montrer  un  peu  de  son  courage  et  de  son  élévation 
de  caractère. 


CHAPITRE  VIII. 


KICOMEDR. 


Il  faudrait  que  tous  les  Français  lussent  Ni- 
comède  et  en  apprissent  par  cœur  les  plus  beaux 
passages.  C'est  celle  des  tragédies  de  Corneille 
qui  est  la  plus  capable  d'élever  notre  âme,  et  de 
nous  enseigner  une  chose  difficile  à  bien  savoir, 
l'attitude  qui  convient  à  des  vaincus. 

Partout  ailleurs  Corneille  nous  montre  l'amour 
de  la  patrie.  Mais  aimer  son  pays  puissant  et  glo- 
rieux n'est  pas  une  chose  difficile  ;  un  peu  de  fierté 
y  suffit  ;  c'est  aimer  son  pays  abaissé  et  vaincu 
qui  est  la  vraie  marque  d'un  bon  cœur  et  d'un  pur 
patriotisme. 

C'est  ce  sentiment-là, "si  rare  et  si  précieux,  que 
la  tragédie  de  Nicomède  fait  éclatera  nos  regards. 

Figurez-vous  que  les  Romains,  ce  peuple  si  puis- 
sant dont  vous  venez  de  voir  que  Corneille  aime 

nous  rapporter  les  grandes  actions,  étaient  maî- 
tres de  presque  tout  le  bassin  de  la  mer  Méditer- 
ranée et  d'une  partie   de  l' Asie-Mineure.  Or,  en 
Mineure  précisément,  il  y  avait  encore  quel- 
ques rois  indépendants,  mais  si  etïrayés  de  la  puis- 


"'*  CORNEILLE. 

sance  romaine  qu'ils  en  étaient  «comme  stupides  », 
pour  me  servir  de  l'expression  énergique  d'un  écri- 
vain du  xvme  siècle,  Montesquieu.  C  étaient  «  des 
rois  en  peinture  »,  comme  dit  Corneille  lui-même. 

L'un  d'eux,  Prusias,  roi  deBithynie,  se  trouvait 
dans  l'état  que  voici  :  sa  femme,  Arsinoé,  était  dé- 
vouée aux  Romains  et  leur  instrument  enBithynie  ; 
son  fils,  Attale,  avait  été  élevé  à  Rome,  coin  m n 
otage,  pour  devenir  plus  tard  une  espèce  de  lieu- 
tenant des  Romains  en  Bithynie  sous  le  nom  de 
roi  ;  Prusias  lui-même  avait  été  forcé  de  livrer 
aux  Romains  leur  vieil  ennemi  Annibal,  qui  s'é- 
tait réfugié  auprès  de  lui. 

Voilà  sans  doute  de  mauvais  modèles  à  nous 
proposer.  Mais  heureusement  Prusias,  d'un  pré- 
cédent mariage,  a  un  autre  fils,  le  vaillant  Nico- 
mède,  qui  est  tout  le  contraire  de  son  père  et  de  sa 
belle-mère  Arsinoé.  Il  y  a  aussi  à  la  cour  de  Pru- 
sias sa  pupille,  Laodice,  reine  d'Arménie,  qui  a  le 
caractère  aussi  haut  et  aussi  généreux  que  Nico- 
mède. 

Ces  deux  jeunes  gens  sont  les  ennemis  des  Ro- 
mains et  savent  parler  dune  façon  hautaine  à  leur 
ambassadeur  Flaminius.  Arsinoé,  de  concert  avec 
Flaminius,  cherche  à  faire  tomber  Nicomôde  dans 
un  piège.  Elle  forme  un  complot  contre  lui,  l'accuse 
de  trahison  auprès  de  Prusias,  qui  l'écoute  trop  ; 
et  Nicomède,  malgré   toutes  1rs  victoires  qu'il  a 


NICOMEDE.  T3 

remportées,  accusé  par  Arsinoé,  chargé  par  Fla- 
minius,  vu  avec  défiance  par  son  père,  est  comme 
traqué  de  toutes  parts. 

C'est  plaisir  de  voir  comme  il  tient  tête  de  tous 
les  côtés.  A  Arsinoé,  sa  belle-mère,  il  répond  avec 
une  fierté  magnifique.  Lui,  traître  et  fourbe  !  Allons 
donc  ! 

Tous  ne  savez  que  trop  qu'un  homme  de  ma  sorte, 
Quand  il  se  rend  coupable,  un  peu  plus  haut   se  porte  : 
Qu'il  lui  faut  un  grand  crime  à  tenter  son  devoir... 
Soulever  votre  peuple,  et  jeter  votre  armée 
Dedans  les  intérêts  d'une  reine  opprimée  .. 
C'est  ce  que  pourrait  faire  un  homme  tel  que  moi 
S'il  pouvait  se  résoudre  à  vous  manquer  de  foi. 
La  fourbe  (1)  n'est  le  jeu  que  des  petites  âmes, 
Et  c'est  là  proprement  le  partage  des  femmes. 

Quand,  feignant  pour  Nicomède  une  amitié  cal- 
culée, Arsinoé  demande  sa  grâce  à  Prusias  : 
«  Grâce  ?  »  dit  Nicomède. . . 

De  quoi,  madame  ?  est-ce  d'avoir  conquis 
Trois  sceptres,  que  ma  perte  expose  à  votre  fils  ? 
D'avoir  porté  si  loin  vos  armes  dans  l'Asie, 
Que  même  votre  Rome  en  a  pris  jalousie  ? 
D'avoir  trop  soutenu  la  majesté  des  rois  ? 
Trop  rempli  votre  cour  du  bruit  de  mes  exploits  ? 

(1)  La  fourberie 


M  CORNEILLE. 

Trop  du  grand  Annibal  (1)  pratiqué  les  maximes? 
S'il  faut  grâce  pour  moi,  choisissez  de  mes  crimes. 
Les  voilà  tous,  madame,  et  si  vous  y  joignez 
D'avoir  cru  des  méchants  par  quelque  autre  gagnés, 
D'avoir  une  âme  ouverte,  une  franchise  entière, 
^ui,  dans  leur  artifice,  a  manqué  de  lumière, 
J'est  gloire  et  non  pas  crime  à  qui  ne  voit  le  jour 
^u'au  milieu  d'une  armée,  et  loin  de  votre  cour, 
Jni  n'a  que  la  vertu  de  son  intelligence, 
3t  vivant  sans  remords,  marche  sans  défiance. 

A  Flaminius,  l'ambassadeur  romain,  Nicomède 
nontre  un  visage  intrépide,  au  moment  même  où 
>on  père  l'abandonne  et  le  livre  à  ces  Romains  si 
juissants  et  si  terribles  :  «De  quoi  se  mêle  Rome?  » 
s'écrie-t-il,  «  où  prend-elle  le  droit  d'imposer  ses 
v olontés  au  roi  de  Bithynie  ?  »  —  «  Ce  sont  là  les 
.eçons  d' Annibal  » ,  réplique  Flaminius  ;  Nicomède 
;épond  froidement  : 

Annibal  m'a  surtout  laissé  ferme  en  ce  point 
D'estimer  beaucoup  Rome,  et  ne  la  craindre  point. 
Jn  me  croit  son  disciple,  et  je  le  tiens  à  gloire, 
St  quand  Flaminius  attaque  sa  mémoire, 
Q  doit  savoir  qu'un  jour  il  me  fera  raison 

(1)  Annibal.  —  Célèbre  général  Carthaginois  qui  con- 
uit  l'Italie,  fut  sur  le  point  de  prendre  Rome,  et  tint 
is  Romains  dans  les  plus  grands  dangers  pendant  vingt 
as. 


NICOMÈDK.  75 

D'avoir  réduit  mon  maître  au  secours  du  poison  (1), 
Et  n'oublier  jamais  qu'autrefois  ce  grand  homme 
Commença  par  son  père  (2)  à  triompher  de  Rome. 

FLAMINIUS. 

Ah  !  c'est  trop  m'outrager  ! 

NICOMÈDE. 

N'outragez  plus  les  morts. 

PRUSIAS. 

Et  vous,  ne  cherchez  point  à  former  de  discords  (3)  ; 
Parlez,  et  nettement,  sur  ce  qu'il  me  propose. 

NICOMÈDE. 

Eh  bien  !  s'il  est  besoin  de  répondre  autre  chose, 
Attale  doit  régner,  Rome  l'a  résolu, 
Et  puisqu'elle  a  partout  un  pouvoir  absolu, 
C'est  aux  rois  d'obéir  alors  qu'elle  commande. 

Attale  a  le  cœur  grand,  l'esprit  grand,  l'âme  grande, 
Et  toutes  les  grandeurs  dont  se  fait  un  grand  roi  ; 
Mais  c'est  trop  que  d'en  croire  un  Romain  sur  sa  foi. 


(1)  Annibal,  traqué  par  les  Romains,  s'était  empoisonné 
pour  n'être  pas  livré  à  eux. 

(2)  Par  le  père  de  Flaminius. 

(3)  Discordes. 


76  CORNEILLE. 

Par  quelque  grand  effet  voyons  s'il  en  est  digne, 

S'il  a  cette  vertu,  cette  valeur  insigne  : 

Donnez-lui  votre  armée,  et  voyons  ces  grands  coups; 

Qu'il  en  fasse  pour  lui  ce  que  j'ai  fait  pour  vous  ; 

Qu'il  règne  avec  éclat  sur  sa  propre  conquête, 

Et  que  de  sa  victoire  il  couronne  sa  tête. 

Je  lui  prête  mon  bras,  et  veux  dès  maintenant, 

S'il  daigne  s'en  servir,  être  son  lieutenant. 

L'exemple  des  Romains  m'autorise  à  le  faire: 

Le  fameux  Scipion  (1)  le  fut  bien  de  son  frère, 

Et  lorsqu'Antiochus  fut  par  eux  détrôné, 

Sous  les  lois  du  plus  jeune  on  vit  marcher  l'aîné. 

Les  bords  de  l'Hellespont,  ceux  delà  mer  Egée, 

Les  restes  de  l'Asie  à  nos  côtés  rangée, 

Offrent  une  matière  à  son  ambition... 

Flaminius  le  prend  de  haut  à  son  tour.  Rome 
est  puissante,  et  pourrait  bien  ne  pas  permettre 
au  jeune  prince  de  lâcher  ainsi  la  bride  à  ses 
projets  aventureux  —  Nicomède  ne  répond 
qu'avec  plus  de  fermeté  : 

J'ignore,  sur  ce  point,  les  volontés  du  roi  : 
Mais  peut-être  qu'un  jour  je  dépendrai  de  moi, 
Et  nous  verrons  alors  l'effet  de  ces  menaces. 
Vous  pouvez  cependant  faire  munir  ces  places, 

(1)  Scipion  l'Africain,  général  Romain,  qui  fut  le  vain- 
queur d'Annibal,  s'était  résigné  à  n'être  que  le  lieutenant 
de  son  frère,  général  obscur,  clans   une  guerre  en  Asie. 


Nicomède.'en  présence  de.Prusias,  son  père,  brave  Flaminius. 


ambassadeur  de  Rome. 


[Nicomcde. 


T»    '  TC_77 


nicumèbk.  :; 

Préparer  un  obstacle  à  mes  nouveaux  desseins, 
Disposer  de  bonne  heure  un  secours  de  Romains, 
Et  si  Flaminius  en  est  le  capitaine, 
Nous  pourrons  lui  trouver  un  lac  de  Trasimène  (1). 

PRUSIAS. 

Prince,  vous  abusez  trop  tôt  de  ma  bonté  : 
Le  rang  d'ambassadeur  doit  être  respecté, 
Et  l'honneur  souverain  qu'ici  je  vous  défère... 

NIOGMÈDB. 

Ou  laissez-moi  parler,  Sire,  ou  faites-moi  taire. 
Je  ne  sais  point  répondre  autrement  pour  un  roi 
A  qui  dessus  son  trône  on  veut  faire  la  loi. 

PRUSIAS. 

Vous  m'offensez  moi-même,  en  parlant  de  la  sorte, 
Et  vous  devez  dompter  l'ardeur  qui  vous  emporte. 

NICOMÈDE. 

Quoi  !  je  verrai,  seigneur,  qu'on  borne  vos  Etats, 
Qu'au  milieu  de  ma  course  on  m'arrête  le  bras, 
Que  de  vous  menacer  on  a  même  l'audace, 
Et  je  ne  rendrai  point  menace  pour  menace  ! 

(lj  C'est  près  du   lac   de  Trasimène,  dans  l'Italie  sep- 
tentrionale, qu'Annibal  avait  vaincu  le  père  de  Flaminius. 


78  CORNEILLE. 

Et  je  remercîrai  qui  me  dit  hautement 

Qu'il  ne  m'est  plus  permis  de  vaincre  impunément 


Attale,  qui  vient  d'arriver  de  Rome,  ne  connaît 
pas  son  frère  Nicomède  ;  il  le  rencontre  avec  Lao- 
dice,  et  l'entendant  parler  sans  ménagement  des 
Romains,  lui  dit  :  «  Prenez  garde  !  Rome  peut 
tirer  vengeance  de  vos  propos  sur  elle.  » 

NICOMÈDE. 

Borne,  seigneur  ! 

ATTALE. 

Oui,  Rome  ;  en  êtes-vous  en  doute  ? 

NICOMÈDE. 

Seigneur,   je    crains  pour  vous    qu'un    Romain  vous 

[écoute  ; 
Et  si  Rome  savait  de  quels  feux  vous  brûlez, 
Bien  loin  de  vous  prêter  l'appui  dont  vous  parlez, 
Elle  s'indignerait  de  voir  sa  créature 
A  l'éclat  de  son  nom  faire  une  telle  injure, 
Et  vous  dégraderait  peut-être  dès  demain 
Du  titre  glorieux  de  citoyen  romain. 
Vous  l'a-t-elle  donné  pour  mériter  sa  haine, 
En  le  déshonorant  par  l'amour  d'une  reine? 


NICOMÈDE.  7! 

Et  ne  savez-vcms  plus  qu'il  n'est  princes  ni  rois 

Qu'elle  daigne  égaler  à  ses  moindres  bourgeois  ? 

Pour  avoir  tant  vécu  chez  ces  cœurs  magnanimes, 

Vous  en  avez  bientôt  oublié  les  maximes. 

Reprenez  un  orgueil  digne  d'elle  et  de  vous  ; 

Remplissez  mieux  un  nom  sous  qui  nous  tremblons  tous. 

Et  sans  plus  l'abaisser  à  cette  ignominie 

D'idolâtrer  en  vain  la  reine  d'Arménie, 

Songez  qu'il  faut  du  moins,  pour  toucher  votre  cœur. 

La  fille  d'un  tribun  ou  celle  d'un  préteur  ; 

Que  Rome  vous  permet  cette  haute  alliance, 

Dont  vous  aurait  exclu  le  défaut  de  naissance^ 

Si  l'honneur  souverain  de  son  adoption 

Ne  vous  autorisait  à  tant  d'ambition. 

Forcez,,  rompez,  brisez  de  si  honteuses  chaînes  ; 

Aux  rois  qu'elle  méprise  abandonnez  les  reines, 

Et  concevez  enfin  des  vœux  plus  élevés, 

Pour  mériter  les  biens  qui  vous  sont  réservés. 

ATTALE. 

Si  cet  homme  est  à  vous,  imposez-lui  silence, 
Madame  (1),  et  retenez  une  telle  insolence. 
Pour  voir  jusqu'à  quel  point  elle  pourrait  aller, 
J  ai  forcé  ma  colère  à  le  laisser  parler  ; 
Mais  je  crains  qu'elle  échappe,  et  que,  s'il  continue, 
Je  ne  m'obstine  plus  à  tant  de  retenue. 

(1)  Attale  s'adresse  à  Laodice,  reine  d'Arménie. 


84)  CORNEILLE. 

NICOMÈDE. 

Seigneur,  si  j'ai  raison,  qu'importe  à  qui  je  sois  ? 
Perd-elle  de  son  prix  pour  emprunter  ma  voix  ? 
Vous-même,  amour  à  part,  je  vous  en  fais  arbitre. 
Ce  grand  nom  de  Romain  est  un  précieux  titre, 
Et  la  reine  et  le  roi  l'ont  assez  acheté 
Pour  ne  se  plaire  pas  à  le  voir  rejeté, 
Puisqu'ils  se  sont  privés,  pour  ce  nom  d'importance, 
Des  charmantes  douceurs  d'élever  votre  enfance. 
Dès  l'âge  de  quatre  ans  ils  vous  ont  éloigné  ; 
Jugez  si  c'est  pour  voir  ce  titre  dédaigné, 
Pour  vous  voir  renoncer,  par  l'hymen  d'une  reine, 
A  la  part  qu'ils  avaient  à  la  grandeur  romaine. 

Prusias  enfin,  excellent  homme,  mais  très  fai- 
ble, cherche  à  ramener  son  fils  à  des  sentiments 
de  douceur  et  de  résignation. Sans  perdre  un  instant 
le  respect  qu'il  lui  doit,  Nicomède  lui  fait  sentir  la 
grandeur  du  rôle  qu'il  oublie,  et  les  hauts  devoirs 
que  le  titre  de  roi  lui  impose. 

PRUSIAS. 

Nicomède,  en  deux  mots,  ce  désordre  me  fâche. 
Quoi  qu'on  t'ose  imputer,  je  ne  te  crois  point  lâche. 
Mais  donnons  quelque  chose  à  Rome  qui  se  plaint 
Et  tâchons  d'assurer  la  reine  qui  te  craint. 


NICOMEDE.  ! 

J'ai  tendresse  pour  toi,  j'ai  passion  pour  elle, 
Et  je  ne  veux  pas  voir  cette  haine  éternelle, 
Ni  que  des  sentiments  que  j'aime  à  voir  durer 
Xe  régnent  dans  mon  cœur  que  pour  le  déchirer. 
J'y  veux  mettre  d'accord  l'amour  et  la  nature  : 
Être  père  et  mari  dans  cette  conjoncture... 

NICOMEDE. 

Seigneur,  voulez-vous  bien  vous  en  fier  à  moi  ? 
Ne  soyez  l'un  ni  l'autre. 

PRUSIAS. 

Et  que  dois-je  être  ? 

NICOMEDE. 

ROI! 
Reprenez  hautement  ce  noble  caractère. 
Un  véritable  roi  n'est  ni  mari  ni  père  ; 
Il  regarde  son  trône,  et  rien  de  plus.  Régnez  ; 
Rome  vous  craindra  plus  que  vous  ne  la  craignez. 
Malgré  cette  puissance  et  si  vaste  et  si  grande, 
Vous  pouvez  déjà  voir  comme  elle  m'appréhende  (1), 
<  ombien  en  me  perdant  elle  espère  gagner, 
Parce  qu'elle  prévoit  que  je  saurai  régner. 

(I;  Me  redoute. 


8*  CORNEILLE. 

Cependant  Arsinoé  vient  à  bout  de  ses  mauvais 
desseins.  Nicomède  est  arrêté,  enchaîné.  Flarai- 
nius  va  le  jeter  sur  un  vaisseau  qui  est  tout  prêt, 
et  l'emmener  à  Rome. 

Mais  le  peuple,  qui  adore  Nicomède,  qui  ne 
veut  pas  d'Attale  pour  «  roi  en  peinture  »  et  des 
Romains  pour  maîtres,  le  peuple  se  révolte,  cerne 
le  palais.  Prusias  ,  Arsinoé  sont  pâles  de  terreur. 
Laodice,  qui  est ,  elle  aussi  ,  aimée  du  peuple  à 
cause  de  sa  haine  pour  Rome,  les  prend  généreu- 
sement sous  sa  protection.  Mais  Nicomède,  qu'est- 
il  devenu  ?  Il  a  été  sauvé.  Au  moment  où  on 
l'entraînait  vers  le  vaisseau  de  Flaminius  ,  un 
inconnu,  suivi  de  quelques  amis,  s'est  élancé,  a 
poignardé  le  chef  des  gardes  qui  l'emmenaient,  a 
mis  en  fuite  les  autres,  a  calmé  la  sédition  en 
montrant  au  peuple  Nicomède  sauvé.  Quel  est 
cet  inconnu  ? 

C'est  Attale,  le  faible  et  insignifiant  Attale,  à 
qui  nous  n'avons  guère  pris  gardejusqu'à  présent, 
qui  a  même  été  traité  de  très  haut  par  Nicomède, 
mais  qui,  à  écouter  les  mâles  paroles  de  son  grand 
frère,  a  senti  peu  à  peu  le  noble  désir  de  rivaliser 
de  vaillance  avec  lui  et  même  de  Le  vaincre  en 
générosité.  11  se  découvre  comme  sauveur  de 
Nicomède,  et  celui-ci  le  remercie  avec  la  chaleur 
généreuse  qui  lui  est  habituelle  : 


N I  C  0  M  ED  E  .  8? 


NICOMEDE. 

Ah  !  laissez-moi  toujours  à  cette  digne  marque 
Reconnaître  en  mon  sang  un  vrai  sang  de  monarque. 
Ce  n'est  plus  des  Romains  l'esclave  ambitieux, 
C'est  le  libérateur  d'un  sang  si  précieux. 
Mon  frère,  avec  mes  fers  vous  en  briserez  bien  d'autres, 
Ceux  du  roi,  de  la  reine,  et  les  siens  et  les  vôtres. 
Mais  pourquoi  vous  cacher  en  sauvant  tout  l'Etat  ? 

ATTALE. 

Pour  voir  votre  vertu  dans  son  plus  haut  éclat  ; 
Pour  la  voir  seule  agir  contre  notre  injcistice, 
Sans  la  préoccuper  par  ce  faible  service, 
Et  me  venger  enfin  ou  sur  vous  ou  sur  moi, 
Si  j'eusse  mal  jugé  de  tout  ce  que  je  voi. 

Et  remarquez  ce  que  peut  la  fermeté  de  cœur, 
et  l'autorité  que  donne  à  un  vaincu,  presque  à  un 
captif,  la  dignité  ,  la  noblesse  d'une  courageuse 
attitude.  Ce  Nicomède  est  à  la  fin  de  la  pièce 
comme  le  chef  et  le  maître.  Attale  s'est  fait 
son  élève  et  son  partisan  .  Arsinoé  s'humilie 
devant  lui  ;  Prusias  proclame  «  qu'avoir  un  fils 
si  grand  est  sa  plus  grande  gloire  »  ;  Flami- 
nius  lui-même  lui  parle  avec  respect.  C'est  qu'il 
n'y  a  rien  qui  impose  comme  le  courage,  comme 


81  CORNEILLE. 

l'âme  énergique  et  obstinée  qui  espère  contre  toute 
espérance,  et  pour  tout  dire  d'un  mot,  comme  la 
volonté.  C'est  un  homme  du  temps  de  Corneille, 
et  qui  l'admirait  fort  ,  qui  a  dit  :  «  Rien  n'est 
impossible  :  il  y  a  des  voies  qui  conduisent  à  toutes 
choses  ;  et  si  nous  avions  assez  de  volonté,  nous 
aurions  toujours  assez  de  moyens  »  (1). 

(I)  La  Rochefoucauld.il  a  écrit  au  xvi;e  siècle  des  Ma- 
ximes ou  sentences  morales,  un  peu  tristes  et  amères, 
mais   souvent  d'une  grande    vérité  et  d'un  style   net  et 

concis. 


CHAPITRE    IX 

POMPÉE. 

La  noblesse  de  cœur  chez  les  hommes  est  chose 
admirable  ;  elle  est  plus  touchante  encore  et  plus 
vénérable  chez  les  femmes.  Vous  l'avez  déjà  vu  par 
cette  fière  et  courageuse  Chimène.  Cela  éclate 
encore  mieux  par  la  simple  histoire  de  Cornélie, 
qui  est  contenue  dans  la  tragédie  de  Pompée. 
Cette  tragédie  devrait  avoir  pour  titre  «  La  Veuve 
de  Pompée».  Remarquez  un  instant  comment 
Corneille  a  compris  ,  d'ordinaire,  la  grandeur  de 
la  femme.  Les  hommes  sont  grands  par  leur  dé- 
vouement à  une  grande  idée  ou  à  un  grand  senti- 
ment. Tels  Rodrigue,  Horace, Auguste,  Polyeucte, 
Nicomède.  Les  femmes  sont  grandes  par  le  dévoue- 
ment à  la  famille,  par  leur  culte  religieux  de  la 
maison  où  elles  sont  nées,  ou  de  celle  où  elles  sont 
entrées.  La  grandeur  de  Chimène  est  dans  le  dé- 
vouement à  la  mémoire  de  son  père.  La  grandeur 
de  Cornélie,  veuve  de  Pompée,  est  dans  son  culte 
pour  le   souvenir  de  son  époux. 

Corneille,  au  moins  dans  ces  deux  pièces,  et 
dans  le  rôle  de  Pauline  aussi,  a  bien  compris  que 


SU  CORNEILLE. 

les  pensées  de  la  fille  ou  de  la  femme  doivent  tou- 
jours se  ramener  au  foyer ,  dont  la  femme  est  la 
gardienne,  l'ornement  et  l'honneur,  que  hors  do  là, 
et  s'attachaDt  à  un  autre  objet,  la  grandeur  chez 
elles  aurait  quelque  chose  de  forcé  et  peut-être  de 
faux.  Ce  rôle  de  Cornèlie  est  donc  une  chose  très 
belle  et  très  imposante.  Et  voyez  comme  les  con- 
venances y^ont  bien  observées.  Il  ne  convient  pas 
qu'une  femme  ait  un  rôle  bruyant  et  éclatant  ; 
il  ne  convient  pas  ,  pour  dire  la  chose  comme 
elle  est,  qu'elle  parle  beaucoup. 

A  ce  compte  ,  il  ne  faudrait  pas  de  rôle  de 
femmes  dans  les  comédies.  Faites  attention  pour- 
tant. Une  jeune  fille  dans  sa  famille,  une  femme 
à  côté  de  son  mari  doit  parler  peu.  Mais  qu'une 
jeune  fille  dont  le  père  est  mort  agisse  et  parle 
pour  défendre  et  venger  sa  mémoire  ;  cela  est 
bien,  et  c'est  le  rôle  de  Chimene.  Qu'une  jeune 
femme  dont  le  mari  a  commis  une  noble  im- 
prudence agisse  et  parle  pour  le  sauver,  et 
quand  il  est  mort,  pour  l'honorer  en  l'imitant  : 
cola  est  beau,  et  c'est  le  rôle  do  Pauline.  Qu'une 
veuve  agisseet  parle  pour  défendre,  faire  respec- 
ter et  faire  craindre  la  mémoire  de  son  mari  ; 
cela  est  touchant,  et  c'est  le  rôle  de  Cornèlie. 
L'âme  du  Comte  est  passée  dans  celle  de  Chimène, 
colle  de  Polyeucte  dans  celle  de  Pauline,  el  celfc 
de  Pompée  dans  celb  do  Cornèlie  ;  et  ce  sont  ces 


P  0  M  P  E  h  .  81 

grandes  ombres  qui  parlent  par  la  bouche  de  ces 
nobles  femmes.  La  noblesse  de  la  femme  est  de 
s'appuyer  sur  le  chef  de  famille,  ou  sur  sa  mé- 
moire, et  de  porter  dignement  son  nom,  ou  son 
souvenir. 

Ce  Pompée  était  un  grand  général  romain,  du 
temps  des  guerres  civiles  qui  ont  désolé  la  républi- 
que romaine.  Il  avait  été  vaincu  par  son  rival 
César,  .et  avait  cherché  un  asile  en  Egypte.  Le 
roi  de  ce  pays,  qui  était  un  scélérat,  l'avait  fait 
mettre  à  mort,  pour  flatter  le  ressentiment  do 
César.  Mais  César  avait  des  sentiments  élevés. 
Quand  il  arrive, Ptolomée, le  roi  d'Egypte,  se  pros- 
terne à  ses  pieds  et  lui  apprend  que,  par  ses  soins, 
Pompée  n'existe  plus.  César  s'irrite  et,  avec  le 
plus  accablant  mépris,  montre  au  roi  toute  sa 
teté. 

PTOLOMÉE. 

Seigneur,  montez  au  trône,  et  commandez  ici. 

CÉSAR. 

Connaissez-vous  César  de  lui  parler  ainsi  ? 

Que  m'offrirait  de  pis  la  fortune  ennemie, 

A  moi  qui  tient  le  trône  égal  à  l'infamie  ! 

Certes  Rome  à  ce  coup  pourrait  bien  se  vanter 

D'avoir  en  juste  lieu  de  me  persécuter  ; 

Kllr-  qui  d'un  mémo  œil  les  donne  et  les  dédaigne, 


8  CORNEILLE. 

Qui  ne  voit  rien  aux  rois  (1)  qu'elle  aime  ou  qu'elle  crai- 

Et  qui  verse  en  nos  cœurs,  avec  l'âme  et  le  sang,    [gne, 

Et  la  haine  du  nom,  et  le  mépris  du  rang. 

C'est  ce  que  de  Pompée  il  vous  fallait  apprendre  ; 

S'il  en  eût  aimé  l'offre,  il  eût  su  s'en  défendre  : 

Et  le  trône  et  le  roi  se  seraient  ennoblis 

A  soutenir  la  main  qui  les  a  rétablis. 

Vous  eussiez  pu  tomber,  mais  tout  couvert  de  gloire   ; 

Votre  chute  eût  valu  la  plus  haute  victoire  : 

Et  si  votre  destin  n'eût  pu  vous  en  sauver, 

César  eût  pris  plaisir  à  vous  en  relever. 

Vous  n'avez  pu  former  une  si  noble  envie. 

Mais  quel  droit  aviez-vous  sur  cette  illustre  vie  ? 

Que  vous  devait  son  sang  pour  y  tremper  vos  mains, 

Vous  qui  devez  respect  au  moindre  des  Romains  ? 

Ai-je  vaincu  pour  vous  dans  les  champs  de  Pharsale  ? 

Et  par  uue  victoire  aux  vaincus  trop  fatale, 

Vous  ai-je  acquis  sur  eux,  en  ce  dernier  effort, 

La  puissance  absolue  et  de  vie  et  de  mort  ? 

Moi  qui  n'ai  jamais  pu  la  souffrir  à  Pompée, 

La  souffrirai-je  en  vous  sur  lui-môme  usurpée, 

Et  que  de  mon  bonheur  vous  ayez  abusé 

Jusqu'à  plus  attenter  que  je  n'aurais  osé  ? 

De  quel  nom  après  tout  pensez-vous  que  i<>  nomme 

Ce  coup  où  vous  tranchez  du  souverain  de  Rome, 

Et  qui  sur  un  seul  chef  lui  fait  bien  plus  d'affront 

Que  sur  tant  de  milliers  ne  fit  le  roi  de  Pont  (2)  ? 

(1)  Chez  les  rois. 

(;';  Mithridate.roidePont  Asie-Mineure),  tint  longtemps 


POMPÉE.  89 

Pensez- vous  que  j'ignore  ou  que  je  dissimule 

Que  vous  n'auriez  pas  eu  pour  moi  plus  de  scrupule, 

Et  que,  s'il  m'eût  vaincu;,  votre  esprit  complaisant 

Lui  faisait  de  ma  tête  un  semblable  présent  ? 

Grâces  à  ma  victoire,  on  me  rend  des  hommages 

Où  ma  fuite  eût  reçu  toutes  sortes  d'outrages  ; 

Au  vainqueur,  non  à  moi,  vous  faites  tout  l'honneur. 

Si  César  en  jouit,  ce  n'est  que  par  bonheur. 

Amitié  dangereuse,  et  redoutable  zèle, 

Que  règle  la  fortune,  et  qui  tourne  avec  elle  ! 

Mais  parlez  ;  c'est  trop  être  interdit  et  confus. 

Ptolomée  s'excuse  sur  son  dévouement  à  César. 
Mais  ce  n'est  pas  là  le  genre  de  dévouement  que 
César  exige  de  ses  vrais  amis.  Il  reprend  avec 
plus  d'éloquence  encore  : 

Vous  cherchez,  Ptolomée,  avecque  trop  de  ruses, 

De  mauvaises  couleurs  et  de  froides  excuses, 

Votre  zèle  était  faux,  si  seul  il  redoutait 

Ce  que  le  monde  entier  à  pleins  vœux  souhaitait  ! 

Et  s'il  vous  a  donné  ces  craintes  trop  subtiles, 

Qui  m'ôtent  tout  le  fruit  de  nos  guerres  civiles, 

Où  l'honneur  seul  m'engage,  et  que  pour  terminer 

Je  ne  veux  que  celui  de  vaincre  et  pardonner, 

Où  mes  plus  dangereux  et  plus  grands  adversaires, 

Sitôt  qu'ils  sont  vaincus,  ne  sont  plus  que  mes  frères  ; 

er  péril  la  fortune  romaine  ;  il  avait  fait  massacrer  cent 
mille  Romains  en  Asie-Mineure. 


W  CORNEILLE. 

Et  mon  ambition  ne  va  qu'à  les  forcer, 

Ayant  dompté  leur  haine,  à  vivre  et  m'embrasser. 

0  combien  d'allégresse  une  si  triste  guerre 
Aurait-elle  laissé  dessus  toute  la  terre, 
Si  Rome  avait  pu  voir  marcher  en  même  char, 
Vainqueur  de  leur  discorde,  et  Pompée  et  César  ! 
Voilà  ces  grands  malheurs  que  craignait  votre  zèle. 
0  crainte  ridicule  autant  que  criminelle  ! 
Vous  craignez  ma  clémence  !  ah  !  n'ayez  plus  ce  soin  ; 
Souhaitez-la  plutôt,  vous  en  avez  besoin. 
Si  je  n'avais  égard  qu'aux  lois  de  la  justice, 
Je  m'apaiserais  Rome  avec  votre  supplice, 
Sans  que  ni  vos  respects,  ni  votre  repentir, 
Ni  votre  dignité,  vous  pussent  garantir  ; 
Votre  trône  lui-même  en  serait  le  théâtre  : 
Mais  voulant  épargner  le  sang  de  Cléopâtre  (1), 
J'impute  à  vos  flatteurs  toute  latrahison, 
Et  je  veux  voir  comment  vous  m'en  ferez  raison  ; 
Suivant  les  sentiments  dont  vous  serez  capable, 
Je  saurai  vous  tenir  innocent  ou  coupable. 
Cependant  à  Pompée  élevez  des  autels  ; 
Rendez-lui  les  honneurs  qu'on  rend  aux  immortels  ; 
Par  un  prompt  sacrifice  expiez  tous  vos  crimes  ; 
Et  surtout  pensez  bien  au  choix  de  vos  victimes. 
Allez-y  donner  ordre,  et  me  laissez  ici 
Entretenir  les  miens  sur  quelque  autre  souci. 

Voilà   un  généreux,  n'est-ce  pas  ?  Je  le  crois 

(I)  Sœur  de  Ptolomée. 


POMPÉE.  9i! 

comme  vous.  Cependant  remarquez  que  César  est 
à  l'aise  pour  étaler  ces  beaux  sentiments  main- 
tenant qu'il  n'a  plus  rien  à  redouter  de  son  rival. 
Il  y  a  une  générosité  plus  certaine  et  plus  écla- 
tante, c'est  celle  qui,  ayant  tout  à  craindre  et 
n'ayant  rien  à  gagner ,  se  montre  cependant  et 
jaillit  du  cœur.  C'est  celle-là  que  Cornélie  va  nous 
montrer.  Elle  rencontre  César,  et,  loin  de  trem- 
bler devant  lui,  elle  le  brave  en  un  magnifique  lan- 
gage. 

CORNÉLIE. 

César,  car  le  destin,  que  dans  tes  fers  je  brave, 

Me  fait  ta  prisonnière,  et  non  pas  ton  esclave, 

Et  tu  ne  prétends  pas  qu'il  m'abatte  le  cœur 

Jusqu'à  te  rendre  hommage  et  te  nommer  seigneur  -r 

De  quelque  rude  trait  qu'il  m'ose  avoir  frappée, 

Veuve  du  jeune  Crasse  (1),  et  veuve  de  Pompée, 

Fille  de  Scipion,  et,  pour  dire  encor  plus, 

Romaine,  mon  courage  est  encor  au-dessus  ; 

Et  de  tous  les  assauts  que  sa  rigueur  me  livre, 

Rien  ne  me  fait  rougir  que  la  honte  de  vivre. 

J'ai  vu  mourir  Pompée,  et  ne  l'ai  pas  suivi  ; 

Et  bien  que  le  moyen  m'en  ait  été  ravi, 

(1)  Crasse.  —  Crassus  (Licinius)  avait  été  triumvir  (un 
des  trois  chefs  de  Rome)  avec  César  et  Pompée.  Il  mou- 
rut dans  une  errando  bataille  contre  les  Parthes  (Asie1,  OÙ 
périrent  trente  mille  Romains.  Cornélie  avait  épousé 
Pompée  un  an  après  la  mort  de  Crassus. 


92  CORNEILLE. 

Qu'une  pitié  cruelle  à  mes  douleurs  profondes 
M'ait  ôté  le  secours  et  du  fer  et  des  ondes, 
Je  dois  rougir  pourtant,  après  un  tel  malheur, 
De  n'avoir  pu  mourir  d'un  excès  de  douleur. 
Ma  mort  était  ma  gloire,  et  le  destin  m'en  prive, 
Pour  croître  mes  malheurs  et  me  voir  ta  captive. 
Je  dois  bien  toutefois  rendre  grâces  aux  dieux 
De  ce  qu'en  arrivant  je  te  trouve  en  ces  lieux, 
Que  César  y  commande,  et  non  pas  Ptolomée. 
Hélas  !  et  sous  quel  astre,  ô  ciel  !  m'as-tu  formée, 
Si  je  leur  dois  des  voeux  de  ce  qu'ils  ont  permis 
Que  je  rencontre  ici  mes  plus  grands  ennemis, 
Et  tombe  entre  leurs  mains  plutôt  qu'aux  mains  d'un 

[prince 
Qui  doit  à  mon  époux  son  trône  et  sa  province  ? 

Car  enfin  n'attends  pas  que  j'abaisse  ma  haine  ; 
Je  te  l'ai  déjà  dit,  César,  je  suis  Romaine  : 
Et,  quoique  ta  captive,  un  coeur  comme  le  mien, 
De  peur  de  s'oublier,  ne  te  demande  rien. 
Ordonne  ;  et,  sans  vouloir  qu'il  tremble  ou  s'humilie, 
Souviens-toi  seulement  que  je  suis  Cornélie. 


César  répond  avec  beaucoup  de  grandeur  d'âme 
et  de  noblesse  à  ces  nobles  et  fières  paroles.  On 
sent  bien  que  cet  homme  parle  déjà  en  maître  du 
monde,  en  chef  illustre  de  ces  Romains  auxquels 
Corneille  aime  toujours  à  prêter  un  cœur  héroïque 
et  un  langage  digne  de  leur  cœur. 


POMPÉK.  93 

0  d'un  illustre  époux  noble  et  digne  moitié, 
Dont  le  courage  étonne  et  le  sort  fait  pitié  ! 
Certes,  vos  sentiments  font  assez  reconnaître 
Qui  vons  donna  la  main,  et  qui  vous  donna  l'être  ; 
Et  l'on  juge  aisément,  au  cœur  que  vous  portez, 
Où  vous  êtes  entrée  et  de  qui  vous  sortez. 
L'âme  du  jeune  Crasse,  et  celle  de  Pompée, 
L'une  et  Vautre  vertu  par  le  malheur  trompée, 
Le  sang  des  Scipions  protecteur  de  nos  dieux, 
Parlent  par  votre  bouche,  et  brillent  dans  vos  yeux  ; 
Et  Rome  dans  ses  murs  ne  voit  point  de  famille 
Qui  soit  plus  honorée  ou  de  femme  ou  de  fille. 
Plût  au  grand  Jupiter,  plût  à  ces  mêmes  dieux, 
Qu'Annibal  eût  bravés  jadis  sans  vos  aïeux, 
Que  ce  héros  si  cher  dont  le  ciel  vous  sépare 
N'eût  pas  si  mal  connu  la  cour  d'un  roi  barbare, 
Ni  mieux  aimé  tenter  une  incertaine  foi, 
Que  la  vieille  amitié  qu'il  eût  trouvée  en  moi  ; 
Qu'il  eût  voulu  souffrir  qu'un  bonheur  de  mes  armes 
Eût  vaincu  ses  soupçons,  dissipé  ses  alarmes  ; 
Et  qu'enfin,  m'attendant  sans  plus  se  défier, 
Il  m'eût  donné  moyen  de  me  justifier  ! 
Alors,  foulant  aux  pieds  la  discorde  et  l'envie, 
Je  l'eusse  conjuré  de  se  donner  la  vie, 
D'oublier  ma  victoire,  et  d'aimer  un  rival, 
Heureux  d'avoir  vaincu  pour  vivre  son  égal. 
J'eusse  alors  regagné  son  âme  satisfaite, 
Jusqu'à  lui  faire  aux  dieux  pardonner  sa  défaite; 
n  eût  fait  à  son  tour,  en  me  rendant  son  cœur, 
Qlle  Itome  eût  pardonné  la  victoire  au  vainqueur. 


y*  CORNEILLE. 

Mais  puisque  par  sa  perte,  à  jamais  sans  seconde, 

Le  sort  a  dérobé  cette  allégresse  au  monde, 

Oésar  s'efforcera  de  s'acquitter  vers  vous 

De  ce  qu'il  voudrait  rendre  à  cet  illustre  époux. 

Prenez  donc  en  ces  lieux  liberté  tout  entière  : 

Seulement  pour  deux  jours  soyez  ma  prisonnière, 

Afin  d'être  témoin  comme,  après  nos  débats, 

Je  chéris  sa  mémoire  et  venge  son  trépas, 

Et  de  pouvoir  apprendre  à  toute  l'Italie 

De  quel  orgueil  nouveau  m'enfle  la  Thessalie  (1). 

Je  vous  laisse  à  vous-même,  et  vous  quitte  un  moments 

Choisissez-lui,  Lépide  (2),  un  digne  appartement; 

Et  qu'on  l'honore  ici,  mais  en  dame  romaine, 

C'est-à-dire  un  peu  plus  qu'on  n'honore  la  reine. 

Commandez,  et  chacun  aura  soin  d  obéir. 

CORNELIE. 

0  ciel  !  que  de  vertus  vous  me  faites  haïr  ! 

Mais  voici  la  vraie  et  sublime  grandeur  d'âme 
Un  danger  grave  menace  César ,  qui  l'en  avertit 
Cornélie  !  Cornélie  qui  est  bien  l'ennemie  de  César 
mais  qui  veut  le  combattre,  le  front  haut,  face 
face,  loyalement,  non  en  profitant  de  ruses  et  dt 
pièges  tenôbreux.Elleeourtà  César  brusquement 
elle  lui  crie  : 

(1)  C'est-à-dire  la  victoire  de  Pharsale.  Pharsale  étai 
en  Thessalie. 

(?)  Lieutenant  de  César. 


POMPEE.  95 

CORNÉLIE. 

César,  prends  garde  à  toi! 
Ta  mort  est  résolue,  on  la  jure,  on  l'apprête  ; 
A  celle  de  Pompée  on  veut  joindre  ta  tête. 
Prends-y  garde,  César  ;  ou  ton  sang  répandu 
Bientôt  parmi  le  sien  se  verra  confondu. 
Mes  esclaves  en  sont:  apprends  de  leurs  indices 
L'auteur  de  l'attentat,  et  l'ordre  et  les  complices. 
Je  te  les  abandonne. 

CÉSAR. 

0  cœur  vraiment  romain, 
Et  digne  du  héros  qui  vous  donna  la  main  ! 
Ses  mânes,  qui  du  ciel  ont  vu  de  quel  courage 
Je  préparais  la  mienne  à  venger  son  outrage, 
Mettant  leur  haine  bas,  me  sauvent  aujourd'hui 
Par  la  moitié  (1)  qu'en  terre  il  nous  laisse  de  lui. 
11  vit,  il  vit  encore  en  l'objet  de  sa  flamme, 
Il  parle  par  sa  bouche,  il  agit  dans  son  âme, 
Il  la  pousse,  et  l'oppose  à  cette  indignité, 
Pour  me  vaincre  par  elle  en  générosité. 

CORNÉLIE. 

|  Tu  te  flattes,  César,  de  mettre  en  ta  croyance 
l^ue  la  haine  ait  fait  place  à  la  reconnaissance. 

1  I  C'est-à-dire  par  sa  veuve,  que  Corneille  appelle  sa 


06  CORNEILLE. 

Ne  le  présume  plus  ;  le  sang  de  mon  époux 

A  rompu  pour  jamais  tout  commerce  entre  nous: 

J'attends  la  liberté  qu'ici  tu  m'as  offerte, 

Afin  de  l'employer  tout  entière  à  ta  porte  ; 

Et  je  te  chercherai  partout  des  ennemis, 

Si  tu  m'oses  tenir  ce  que  tu  m'as  promis. 

Mais,  avec  cette  soif  que  j'ai  de  ta  ruine, 

Je  me  jette  au-devant  du  coup  qui  t'assassine, 

Et  forme  des  désirs  avec  trop  de  raison 

Pour  en  aimer  l'effet  par  une  trahison  : 

Qui  la  sait  et  la  souffre  a  part  à  l'infamie. 

Si  je  veux  ton  trépas,  c'est  en  juste  ennemie  : 

Mon  époux  a  des  fils,  il  aura  des  neveux  : 

Quand  ils  te  combattront,  c'est  là  que  je  le  veux  ; 

Et  qu'une  digne  main,  par  moi-même  animée, 

Dans  ton  champ  de  bataille,  aux  yeux  de  ton  armée, 

T'immole  noblement,  et  par  un  digne  effort, 

Aux  mânes  du  héros  dont  tu  venges  la  mort. 

Tous  mes  soins,  tous  mes  vœux,  hâtent  cette  vengeance; 

Ta  perte  la  recule,  et  ton  salut  l'avance. 

Quelque  espoir  qui  d'ailleurs  me  l'ose  ou  puisse  offrir, 

Ma  juste  impatience  aurait  trop  à  souffrir  : 

La  vengeance  éloignée  est  à  demi  perdue  ; 

Et  quand  il  faut  l'attendre,  elle  est  trop  cher  vendue. 

Je  n'irai  point  chercher  sur  les  bords  africains 

Le  foudre  souhaité  que  je  vois  en  tes  mains  (1)  ; 


(I)  Le  mot  foudre  est  employé  au  masculin  et  au  fém> 
din  en  poésie.  Il  signifie  ici  :  la  catast:  ophe,  la  destruc- 
tion. 


POMPÉE.  97 

La  tête  qu'il  menace  en  doit  être  frappée. 

J'ai  pu  donner  la  tienne  au  lieu  d'elle  à  Pompée  : 

Ma  haine  avait  le  choix  ;  mais  cette  haine  enfin 

Sépare  son  vainqueur  d'avec  son  assassin, 

Et  ne  croit  avoir  droit  de  punir  ta  victoire 

Qu'après  le  châtiment  d'une  action  si  noire. 

Rome  le  veut  ainsi  :  son  adorable  front 

Aurait  de  quoi  rougir  d'un  trop  honteux  affront, 

De  voir  en  même  jour,  après  tant  de  conquêtes, 

Sous  un  indigne  fer  ses  deux  plus  nobles  têtes. 

Son  grand  cœur,  qu'à  tes  lois  en  vain  tu  crois  soumis, 

En  veut  aux  criminels  plus  qu'à  ses  ennemis, 

Et  tiendrait  à  malheur  le  bien  de  se  voir  libre, 

Si  l'attentat  du  Xil  affranchissait  le  Tibre. 

Comme  autre  qu'un  Romain  n'a  pu  l'assujettir, 

Autre  aussi  qu'un  Romain  ne  l'en  doit  garantir. 

Tu  tomberais  ici  sans  être  sa  victime  ; 

Au  lieu  d'un  châtiment  ta  mort  serait  un  crime  ; 

Et,  sans  que  tes  pareils  en  conçussent  d'effroi, 

L'exemple  que  tu  dois  périrait  avec  toi. 

Venge-la  de  l'Egypte  à  son  appui  fatale  ; 

Et  je  la  vengerai,  si  je  puis,  de  Pharsale  (1). 

Va,  ne  perds  point  de  temps,  il  presse.  Adieu  :  tu  peux 

Te  vanter  qu'une  fois  j'ai  fait  pour  toi  des  vœux. 

Cependant  Philippe,  un  vieux  serviteur  fidèle  de 
Pompée,  a  retrouvé  son  corps.  11  lui  a  rendu  les 
honneurs  funèbres,  comme  on  faisait  alors,  c'est-à- 

(1J  C'est  à  l'harsale  (Thessalie)  que    César  avait  vaincu 
Pompée. 

3'* 


US  CORNEILLE. 

dire  en  le  brûlant  sur  un  bûcher  et  en  enfermant  les 
cendres  dans  une  urne.  Il  apporte  cette  urne  à 
Cornélie.  La  douleur  de  la  veuve  éclate  en  accents 
merveilleux  de  regret,  de  ressentiment,  d'amer- 
tume : 

COKNÉLIE. 

Mes  yeux,  puis-je  vous  croire?  et  n'est-ce  point  un  songe 

Qui  sur  mes  tristes  vœux  a  formé  ce  mensonge  ? 

Te  revois-je,  Philippe?  et  cet  époux  si  cher 

A-t-il  reçu  de  toi  les  honneurs  du  bûcher  ? 

Cette  urne  que  je  tiens  contient-elle  sa  cendre  ? 

0  vous,  à  ma  douleur  objet  terrible  et  tendre, 

Eternel  entretien  de  haine  et  de  pitié, 

Restes  du  grand  Pompée,  écoutez  sa  moitié. 

N'attendez  point  de  moi  de  regrets  ni  de  larmes  ; 

Un  grand  cœur  à  ses  maux  applique  d'autres  charmes. 

Les  faibles  déplaisirs  s'amusent  à  parler, 

Et  quiconque  se  plaint  cherche  à  se  consoler. 

Moi,  je  jure  des  dieux  la  puissance  suprême, 

Et,  pour  dire  encor  plus,  je  jure  par  vous-même; 

Car  vous  pouvez  bien  plus  sur  ce  cœur  affligé 

Que  le  respect  des  dieux  qui  l'ont  mal  protégé  : 

Je  jure  donc  par  vous,  ù  pitoyable  reste, 

Ma  divinité  seule  après  ce  coup  funeste, 

Par  vous,  qui  seul  ici  pouvez  me  soulager, 

De  n'éteindre  jamais  l'ardeur  de  le  venger. 

Ptolomée  à  César,  par  un  lâche  artifice, 

Rome,  de  ton  Pompée  a  fait  un  sacrifice  : 


Cornélie  tient  entre  ses  mains  l'urne  qui  contient  les  cendrée 
de  Bon  époux,  le  grand  Pompée. 

(Pompée.) 


V»  88-39, 


POMPEE.  39 

Et  je  n'entrerai  point  dans  tes  murs  désolés, 
Que  le  prêtre  et  le  dieu  ne  lui  soient  immolés. 
Faites-m'en  souvenir,  et  soutenez  ma  haine, 
0  cendres,  mon  espoir  aussi  bien  que  ma  peine  ; 
Et  pour  m'aider  un  jour  à  perdre  son  vainqueur, 
Versez  dans  tous  les  cœur3  ce  que  ressent  mon   cœur. 

Toi  qui  l'as  honoré  sur  cette  infâme  rive 
D'une  flamme  pieuse  autant  comme  chétive, 
Dis-moi,  quel  bon  démon  a  mis  en  ton  pouvoir 
De  rendre  à  ce  héros  ce  funèbre  devoir  ? 

Philippe  raconte  comment  il  a  trouvé  le  corps 
de  Pompée,  son  récit  est  très  touchant  et  très 
beau.  Ce  Pompée  n'est  plus,  et  cependant  c'est 
son  souvenir  illustre  qui  remplit  toute  la  pièce  ; 
et  voilà  bien  pourquoi  la  pièce  porte  son  nom. 

Tout  couvert  de  son  sang,  et.  plus  mort  que  lui-même, 

Après  avoir  cent  fois  maudit  le  diadème, 

Madame,  j'ai  porté  mes  pas  et  mes  sanglots 

Du  côté  que  le  vent  poussait  encor  les  flots. 

Je  cours  longtemps  en  vain  :  mais  enfin  d'une  roche 

J'en  découvre  le  tronc  vers  un  sable  assez  proche, 

Où  la  vague  en  courroux  semblait  prendre  plaisir 

A  feindre  de  le  rendre  et  puis  s'en  ressaisir. 

Je  m'y  jette,  et  l'embrasse,  et  le  pousse  au  rivage  ; 

Et    ramassant  sous  lui  le  débris  d'un  naufrage, 

Je  lui  dresse  un  bûcher  à  la  hâte  et  sans  art, 

Tel  que  je  pus  sur  l'heure  et  qu'il  plut  au  hasard. 


100  CORNEILLE. 

A  peine  brûlait-il  que  le  ciel  plus  propice 

M'envoie  un  compagnon  en  ce  pieux  office  : 

Cordus,  un  vieux  Romain  qui  demeure  en  ces  lieux, 

Retournant  de  la  ville,  y  détourne  les  yeux  ; 

Et  n'y  voyant  qu'un  tronc  dont  la  tête  est  coupée, 

A  cette  triste  marque  il  reconnaît  Pompée. 

Soudain  la  larme  à  l'œil  :  «   0  toi,  qui  que  tu  sois, 

«  A  qui  le  ciel  permet  de  si  dignes  emplois, 

«  Ton  sort  est  bien,  dit-il,  autre  que  tu  ne  penses  : 

«  Tu  crains  des  châtiments,  attends  des  récompenses  ; 

«  César  est  en  Egypte,  et  venge  hautement 

«  Celui  pour  qui  ton  zèle  a  tant  de  sentiment. 

«  Tu  peux  faire  éclater  les  soins  qu'on  t'en  voit  prendre, 

«  Tu  peux  même  à  sa  veuve  en  rapporter  la  cendre. 

«  Son  vainqueur  l'a  reçue  avec  tout  le  respect 

<$  Qu'un  dieu  pourrait  ici  trouver  à  son  aspect. 

«  Achève,  je  reviens.  »  Il  part  et  m'abandonne, 

Et  rapporte  aussitôt  ce  vase,  qu'il  me  donne, 

Où  sa  main  et  la  mienne  enfin  ont  renfermé 

Ces  restes  d'un  héros  par  le  feu  consumé. 

CORNÉLIE. 

Oh  !  que  sa  piété  mérite  de  louanges  ! 

PHILIPPE. 

En  entrant  j'ai  trouvé  des  désordres  étranges  : 
J'ai  vu  fuir  tout  un  peuple  en  foule  vers  le  port, 
Où  le  roi,  disait-on,  s'était  fait  le  plus  fort. 
Les  Romains  poursuivaient  ;  et  César,  dans  la  place 
Ruisselante  du  sang  de  cette  populace, 


POMPÉE.  101 

Montrait  de  sa  justice  un  exemple  assez  beau, 

Faisant  passer  Photin  (1)  par  les  mains  d'un  bourreau. 

Aussitôt  qu'il  me  voit,  il  daigne  me  connaître  ; 

Et  prenant  de  ma  main  les  cendres  de  mon  maître  : 

«  Restes  d'un  demi-dieu,  dont  à  peine  je  puis 

«  Egaler  le  grand  nom,  tout   vainqueur   que  j'en  suis, 

«  De  vos  traîtres,  dit-il,  voyez  punir  les  crimes  : 

«  Attendant  des  autels,  recevez  ces  victimes  ; 

«  Bien  d'autres  vont  les  suivre.  Et  toi,  cours  au  palais 

«  Portera  sa  moitié  ce  don  que  je  lui  fais  ; 

«  Porte  à  ses  déplaisirs  cette  faible  allégeance, 

«  Et  dis-lui  que  je  cours  achever  sa  vengeance.  » 

Ce  grand  homme,  à  ces  mots,  me  quitte  en  soupirant 

Et  baise  avec  respect  ce  vase,  qu'il  me  rend. 

Cornélie  ne  croit  pas,  ou  croit  peu  à  la  sincérité 
des  regrets  de  César.  Elle  garde  l'urne  de  Pompée, 
et,  songeant  que  César  l'a  touchée  avant  elle, 
elle  s'écrie  : 

0  soupirs  !  ô  respect!  ô  qu'il  est  doux  de  plaindre 
Le  sort  d'un  ennemi,  quand  il  n'est  plus  à  craindre  I 
Qu'avec  chaleur,  Philippe,  on  court  à  le  venger, 
Lorsqu'on  s'y  voit  forcé  par  son  propre  danger, 
Et  quand  cet  intérêt  qu'on  prend  pour  sa  mémoire 
Fait  notre  sûreté,  comme  il  croît  (2)  notre  gloire  ! 

(\)  Ministre  et  conseiller  de  Ptolomée.  —  Achillas,  dont 
nous  verrons  le  nom  plus  loin,  était  lieutenant  général 
des  armées  de  Ptolomée. 

(\)  Accroît,  augmente. 

3*** 


102  COUNEILLE. 

César  est  généreux,  j'en  veux  être  d'accord  ; 

Mais  le  roi  le  veut  perdre,  et  son  rival  est  mort. 

Sa  vertu  laisse  lieu  de  douter  à  l'envie 

De  ce  quelle  ferait  s'il  le  voyait  en  vie  : 

Pour  grand  qu'en  soit  le  prix,  son  péril  en  rabat  ; 

Cette  ombre  qui  la  couvre  en  affaiblit  l'éclat  : 

L'amour  même  s'y  mêle,  et  le  force  à  combattre  ; 

Quand  il  venge  Pompée,  il  défend  Cléopâtre. 

Tant  d'intérêts  sont  joints  à  ceux  de  mon  époux. 

Que  je  ne  devrais  rien  à  ce  qu'il  fait  pour  nous, 

Si,  comme  par  soi-même  un  grand  cœur  juge  un  autre, 

Je  n'aimais  mieux  juger  sa  vertu  par  la  nôtre, 

Et  croire  que  nous  seuls  armons  ce  combattant, 

Parce  qu'au  point  qu'il  est  j'en  voudrais  faire  autant. 

Enfin  César  a  triomphé  du  danger  qu'il  a  couru. 
Le  roi  d'Egypte  a  été  tué  dans  une  rencontre, 
pris  au  piège  même  qu'il  a  tendu.  César  règne 
sans  rivalité  en  Egypte  comme  à  Rome.  Il  est  tout- 
puissant.  Cornélie  ne  désarme  pas  devant  le  suc- 
cès. Elle  a  pu  prémunir  César  contre  un  lâche 
complot;  mais  elle  se  réserve  de  le  combattre 
ouvertement  surleschamps  de  bataille.  Les  restes 
du  parti  de  Pompée  tiennent  encore  en  Afrique. 
Elle  ira  les  rejoindre.  Elle  continuera  la  guerre. 
Elle  le  dit  en  face  à  César,  qui  est  digne,  du  reste, 
d'entendre  un  tel  langage  : 

César,  tiens-moi  parole,  et  me  rends  mes  galères: 
A  ohillas  et  Photin  ont  reçu  leurs  salaires  ; 


POMPÉE.  103 

Leur  roi  n'a  pn  jouir  de  ton  cœur  adouci, 

Et  Pompée  est  vengé  ce   qu'il  peut  (1)  l'être  ici. 

Je  n'y  saurais  plus  voir  qu'un  funeste  rivage, 

Qui  de  leur  attentat  m'offre  l'horrible  image, 

Ta  nouvelle  victoire  et  le  bruit  éclatant 

Qu'aux  changements  de  roi  pousse  un  peuple  inconstant. 

El  parmi  ces  objets  ce  qni  le  plus  m'afflige, 

C'est  d'y  revoir  toujours  l'ennemi  qui  m'oblige. 

Laisse-moi  m'affranchir  de  cette  indignité, 

Et  souffre  que  ma  haine  agisse  en  liberté. 

A  cet  empressement  j'ajoute  une  requête  : 

Vois  l'urne  de  Pompée  ;  il  y  manque  sa  tête  : 

Ne  me  la  retiens  plus  ;  c'est  l'unique  faveur 

Dont  je  te  puis  encor  prier  avec  honneur. 

CÉSAR. 

Il  est  juste,  et  César  est  tout  prêt  de  vous  rendre 
Ce  reste  où  vous  avez  tant  de  droit  de  prétendre: 
Mais  il  est  juste  aussi  qu'après  tant  de  sanglots 
A  ses  mânes  errants  nous  rendions  le  repos  ; 
,  Qu'un  bûcher  airumé  par  ma  main  et  la  votre 
\Le  venge  pleinement  de  la  honte  de  l'autre  ; 
Que  son  ombre  s'apaise  en  voyant  notre  ennui  ; 
Et  qu'une  urne  plus  digne  et  de  vous  et  de  lui, 
Après  la  flamme  éteinte  et  les  pompes  finies, 
Renferme  avec  éclat  ses  cendres  réunies. 


(I)  Autant  qu'il  peut. 


101  CORNEILLE. 

De  cette  même  main  dont  il  fut  combattu 
Il  verra  des  autels  dressés  à  sa  vertu  : 
Il  recevra  des  vœux,  de  l'encens,  des  victimes, 
Sans  recevoir  par  là  d'honneurs  que  légitimes. 
Pour  ces  justes  devoirs  je  ne  veux  que  demain  ; 
Ne  me  refusez  pas  ce  bonheur  souverain. 
Faites  un  peu  de  force  à  votre  impatience  ; 
Vous  êtes  libre  après  ;  partez  en  diligence  ; 
Portez  à  notre  Rome  un  si  digne  trésor  ; 
Portez  .. 

Ceci  n'est  pas  le  compte  de  Cornélie.  Ce  n'est 
pas  à  Rome  qu'elle  veut  porter  les  cendres  de 
Pompée,  c'est  au  milieu  des  légions  restées  Mêles 
au  souvenir  du  grand  général,  pour  continuer  la 
guerre  et  balancer  encore  les  destins. 

CORNÉLIE. 

Non  pas,  César,  non  pas  à  Rome  encore  • 
Il  faut  que  ta  défaite  et  que  tes  funérailles 
A  cette  cendre  aimée  en  ouvrent  les  njurailles; 
Et  quoiqu'elle  la  tienne  aussi  chère  que  moi, 
Elle  n'y  doit  rentrer  qu'en  triomphant  de  toi. 
Je  la  porte  en  Afrique  ;  et  c'est  là  que  j'espère 
Que  les  fils  de  Pompée,  et  Caton,  et  mon  père, 
Secondés  par  l'effort  d'un  roi  plus  généreux, 
Ainsi  que  la  justice  auront  le  sort  pour  eux. 
C'est  là  que  tu  verras  sur  la  terre  et  sur  l'onde 
Le  débris  de  Ph  irsale  armer  un  autre  monde  : 


POMPÉE.  m 

Et  c'est  là  que  j'irai,  pour  hâter  tes  malheurs, 

Porter  de  rang  en  rang  ces  cendres  et  mes  pleurs. 

Je  veux  que  de  ma  haine  ils  reçoivent  des  règles, 

Qu'ils  suivent  au  combat  des  urnes  au  lieu  d'aigles; 

Et  que  ce  triste  objet  porte  en  leur  souvenir 

Les  soins  de  le  venger,  et  ceux  de  te  punir. 

Tu  veux  à  ce  héros  rendre  un  devoir  suprême  ; 

L'honneur  que  tu  lui  rends  rejaillit  sur  toi-même: 

Tu  m'en  veux  pour  témoin  ;  j'obéis  au  vainqueur  : 

Mais  ne  présume  pas  toucher  par  là  mon  cœur: 

La  perte  que  j'ai  faite  est  trop  irréparable  ; 

La  source  de  ma  haine  est  trop  inépuisable  ; 

A  l'égal  de  mes  jours  je  la  ferai  durer  ; 

Je  veux  vivre  avec  elle,  avec  elle  expirer. 

Je  t'avouerai  pourtant,  comme  vraiment  Romaine, 

Que  pour  toi  mon  estime  est  égale  à  ma  haine  ; 

Que  l'une  et  l'autre  est  juste,  et  montre  le  pouvoir, 

L'une  de  ta  vertu,  l'autre  de  mon  devoir; 

Que  l'une  est  généreuse,  et  l'autre  intéressée, 

Et  que  dans  mon  esprit  l'une  et  l'autre  est  forcée  : 

Tu  vois  que  ta  vertu,  qu'en  vain  on  veut  trahir, 

Me  force  de  priser  ce  que  je  dois  haïr  ; 

Juore  ainsi  de  la  haine  où  mon  devoir  me  lie, 

La  veuve  de  Pompée  y  force  Cornélie. 

J'irai,  n'en  doute  point,  au  sortir  de  ces  lieux, 

Soulever  contre  toi  les  hommes  et  les  dieux  ; 

Ces  dieux  qui  t'ont  flatté,  ces  dieux  qui  m'ont  trompée, 

dieux  qui  dans  Pharsale  ont  mal  servi  Pompée, 
Qui,  la  foudre  à  la  main,  l'ont  pu  voir  égorger  ; 
Ils  connaîtront  leur  faute,  et  le  voudront  venger- 


106  CORNEILLE. 

Mon  zèle,  à  leur  refus,  aidé  de  sa  mémoire, 

Te  saura  bien  sans  eux  arracher  la  victoire  ; 

Et  quand  tout  mou  effort  se  trouvera  rompu. 

Cléopâtre  fera  ce  que  je  n'aurai  pu. 

Je  sais  quelle  est  ta  flamme  et  quelles  sont  ses  forces, 

Que  tu  n'ignores  pas  comme  on  fait  les  divorces. 

Que  ton  amour  t'aveugle,  et  que  pour  l'épouser 

Rome  n'a  point  de  lois  que  tu  n'oses  briser  : 

Mais  sache  aussi  qu'alors  la  jeunesse  romaine 

Se  croira  tout  permis  sur  l'époux  d'une  reine, 

Et  que  de  cet  hymen  tes  amis  indignés 

Vengeront  sur  ton  sang  leurs  avis  dédaignés. 

J'empêche  ta  ruine,  empêchant  tes  caresses. 

Adieu  :  j'attends  demain  l'effet  de  tes  promesses. 


Et  les  deux  grands  adversaires  se  séparent,  après 
avoir  donné  tous  deux  aux  peuples  lâches  et  per- 
fides de  l'Orient  un  exemple  et  une  leçon  de  haute 
générosité  et  de  noblesse  de  cœur  ;  et  Ton  voit  Cor- 
nélie  s'éloigner  à  pas  lents,  l'urne  de  Pompée 
dans  ses  bras,  «  étonnant  encore  son  ennemi  vic- 
torieux   de  ses  tristes  et  intrépides    regards  ». 


CHAPITRE  X. 

DON     SANCHE     D'ARAGON. 

Vous   avez  lu  des  contes  de    fées,    peut-être 
quelques  histoires  des  Mille  et  une  nuits.  Ce  sont 
des  merveilles  inventées  pour  amuser  les  petits 
enfants.  Il  y  a  toujours  dans  ces  imaginations  un 
peu  monotones  de  beaux  princes  qui  sont  changés 
en    vilaines   bêtes,    ou   de  pauvres  gens   qui°se 
trouvent  brusquement  être  les  plus  grands  rois  du 
monde,  par  le  secours  d'une  fée  bienfaisante.  Cela 
fait  des  changements  imprévus,  de  brusques  méta- 
morphoses, où  l'on  se  récrie  d'étonnement,   et, 
parce  que  cela  surprend,  cela  amuse.  N'est-il  pas 
vrai  que  cela  n'amuse  qu'un    temps,  et  que  ce 
temps  n'est  pas  très  long?  On   en  est  assez  vite 
fatigué.  Savez-vous  pourquoi  ?  parce  q  ./il  n'y  a 
rien  dans  ces  récits  qui  fasse  battre  le  coeur,  rien 
qui  nous  donne  ce  plaisir  particulier  qu'on  trouve 
à  aimer  les   braves  gens.  On  dit:   «Oh!  Peau- 
d'âne  qui  est  princesse!  Le   Marchand  de  dattes 
qui  est  un  sultan  !   »  Mais  on  neditguère  :  «  Quel 
bon  cœur  que  la  princesse!  quel  homme  courageux 
que  le  marchand  de  dattes  !  » 


108  CORNEILLE. 

Eh  bien,  pourquoi  ne  ferait-on  pas  des  contes 
de  fées  où  le  sentiment  de  l'admiration  pour  les 
beaux  caractères  serait  éveillé  en  même  temps  que 
cette  agréable  surprise  qu'excitent  les  rapides 
changements  de  fortune?  Ce  que  je  demande  là, 
on  dirait  que  le  bon  Corneille  y  a  songé.  Il  a  écrit 
un  beau  conte  de  fées  pour  les  petits  et  les  grands 
enfants  ;  mais  un  conte  de  fées  où  les  personnages 
sont  touchants  et  dignes  d'admiration  et  de  res- 
pect, où  le  changement  de  fortune,  qui  fait  d'un 
soldat  un  roi,  est  mérité,  et  n'est  que  le  digne  prix 
d'une  vie  de  dévouement  et  d'héroïsme.  11  y  a 
encore  là  une  baguette  de  fée,  ou  quelque  chose 
d'approchant,  pour  achever  l'oeuvre.  Mais  cette 
œuvre,  c'est  le  courage  personnel  qui  l'avait  com- 
mencée, et  la  première  baguette  magique  de 
Don  Carlos,  c'est  son  épée. 

Ce  Don  Carlos  était  ce  qu'on  appelle  un  soldat 
de  fortune.  Fils  d'un  pêcheur,  ou  se  croyant  tel,  il 
était  monté  de  grade  en  grade,  il  était  devenu  géné- 
ral, avait  défendu  l'Aragon,  la  Castille,  contre  les 
Maures,  qui  étaient  les  grands  ennemis  des  Espa- 
gnols au  moyen  âge,  et,  sans  titre,  et  sans  nom, 
était  devenu,  par  les  services  rendus,  le  premier  per- 
sonnage des  deux  royaumes.  La  reine  de  Castille, 
Dona  Isabelle,  sans  se  l'avouer  à  elle-même,  sentait 
bien  qu'elle  ne  pouvait  plus  sagement  faire  que  de 
le  prendre  pour  époux.  Mais  une  reine  de  Castill  • 


DON    SANCHE    D'ARAGON.  10P 

n'épouse  pas  un  fils  de  pêcheur,  môme  dans  les 
contes  de  fées.  Elle  se  résignait  donc  à  épouser  le 
comte  Lope,  ou  Don  Manrique,  ou  le  marquis 
Alvar,  touten  regrettant  de  ne  pouvoir  choisir  selon 
ses  sympathies.  C'est  justement  de  cette  affaire  du 
mariage  delà  reine  qu'on  délibère,  lorsqu'un  inci- 
dent se  produit.  Don  Carlos,  qui  est  présent,  au 
moment  où  la  reine  et  les  grands  d'Espagne 
s'asseyent,  voit  un  siège  vide  ;  il  va  le  prendre.  On 
l'arrête.  Pour  s'asseoir  devant  la  reine  il  faut  être 
comte  ou  marquis. —  «  Etes -vous  noble,  Carlos  ?  >, 
—  Carlos  répond  fièrement  : 

Se  pare  qui  voudra  du  nom  de  ses  aïeux  ; 

Moi  je  ne  veux  porter  que  moi-même  en  tous  lieux  ; 

Je  ne  veux  rien  devoir  à  ceux  qui  m'ont  fait  naître, 

Et  suis  assez  connu,  sans  les  faire  connaître. 

Mais  pour  en  quelque  sorte  obéir  à  vos  lois, 

Seigneur,  pour  mes  parents  je  nomme  mes  exploits  ; 

Ma  valeur  est  ma  race,  et  mon  bras  est  mon  père. 

Je  dirai  qui  je  suis,  madame,  en  peu  de  mots. 

On  m'appelle  soldat  :  je  fais  gloire  de  l'être  ; 

Au  feu  roi  par  trois  fois  je  le  fis  bien  paraître. 

L'étendard  de  Castille,  à  ses  yeux  enlevé, 

Dqs  mains  des  ennemis  par  moi  seul  fut  sauvé: 

Cette  seule  action  rétablit  la  bataille, 

Fit  rechasser  le  Maure  au  pied  de  sa  muraille, 

El  rendant  le  courage  aux  plus  timides  cœurs, 

Rappela  les  vaincus  et  défit  les  vainqueurs. 

CORNEILLE.  4 


i  10  COr.NElLLK. 

Ce  même  roi  me  vit  dedans  l'Andalousie 

Dégager  sa  personne  en  prodiguant  ma  vie, 

Quand  tout  percé  de  coups,  sur  un  monceau  de  morts, 

Je  lui  fis  si  longtemps  bouclier  de  mon  corps, 

Qu'enfin  autour  de  lui  ses  troupes  ralliées, 

Celles  qui  l'enfermaient  furent  sacrifiées; 

Et  le  même  escadron  qui  vint  le  secourir 

Le  ramena  vainqueur,  et  moi  prêt  à  mourir. 

Je  montai  le  premier  sur  les  murs  de  Séville, 

Et  tins  la  brèche  ouverte  aux  troupes  de  Castille. 

Je  ne  vous  parle  point  d'assez  d'autres  exploits, 

Qui  n'ont  pas  pour  témoins  eu  les  yeux  de  mes  rois. 

Tel  me  voit  et  m'entend,  et  me  méprise  encore, 

Qui  gémirait  sans  moi  dans  les  prisons  du  Maure. 

«  Donc,   répliquent  les  seigneurs,   restez    de- 
bout.  » 

DON    LOPE. 

Vous  le  voyez,  madame,  et  la  preuve  en  est  claire, 
Sans  doute  il  n'est  pas  noble. 

DONA  ISABELLE. 

Hé  bien  !  je  l'anoblis, 
Q  îelle  que  soit  sa  race  et  de  qui  qu'il  soit  fils. 
Qu'on  ne  conteste  plus. 

DON    MANRIQUE. 

Encore  un  mot,  de  grâce. 


La  reine   de  distille  confie  à  Carlos   saMwgue  pour  la  romettr 
au  plus  digne  des  trois  rivaux  qui  se  disputent  sa  main. 

[D.  Sanchc  d'Aragon.) 


P.  110-111. 


DON    SAXCHE    D'AHAGON.  ill 


DONA  ISABELLE. 


Don  Manrique,  à  la  fia  c'est  prendre  trop  d'audace. 
Ne  puis-je  l'anoblir  si  vous  n'y  consentez? 

DON  MANRIQUE. 

Oui,  mais  ce  rang  n'est  dû  qu'aux  hautes  dignités  : 
Tout  autre  qu'un  marquis  ou  comte  le  profane. 

DONA  ISABELLE,  à  Carlos. 

Hé  bien  !  serez  vous  donc,  marquis  de  Santillane, 

Comte  de  Penafiel,  gouverneur  de  Burgos. 

Dod   Manrique,  est-ce  assez  pour  faire  seoir  Carlos? 

Et  voilà  le  coup  de  baguette.  Carlos  est  mar- 
quis, et  comte,  et  gouverneur,  et  peut  s'asseoir. 
Ce  n'est  pas  tout.  La  reine,  qui  n'a  de  sympathie 
pour  aucun  des  trois  seigneurs  qui  aspirent  à  sa 
main,  charge  Carlos  de  choisir  pour  elle. 

Marquis  ,  'prenez  ma  bague ,  dit-elle  à 
Carlos,  et  donnez-la  au  plus  digne.  Carlos  a 
été  maltraité  et  insultô  par  les  seigneurs.  Il  saisit 
avec  empressement  cette  occasion  —  De  les  hu- 
milier?— Point  du  tout.  De  se  battre  avec  eux. 
A  peine*  la  reine  sortie,  les  seigneurs  l'entourent, 


112  CORNEILLE. 

et  voici  le  rapide  entretien  qui  s'échange  entre 
eux  : 

DON   LOPE. 

Hé  bien  !  seigneur  marquis,  nous  direz-vous,  de  grâce, 
Ce  que  pour  vous  gagner  il  est  besoin  qu'on  fasse  ? 
Vous  êtes  notre  juge,  il  faut- vous  adoucir. 

CARLOS. 

Vous  y  pourriez  peut-être  assez  mal  réussir  : 
Quittez  ces  contre-temps  de  froide  raillerie. 

DON  MANRIQUE. 
Il  n'en  est  pas  saison  quand  il  faut  qu'on  vous  prie. 

CARLOS. 

Ne  raillons  ni  prions,  et  demeurons  amis. 

Je  .-jais  ce  que  la  reine  en  mes  mains  a  remis  ; 

J'en  userai  fort  bien  :  vous  n'avez  rien  à  craindre  ; 

Et  pas  un  de  vous  trois  n'aura  lieu  de  se  plaindre. 

Je  n'entreprendrai  point  de  juger  entre  vous 

Qui  mérite  le  mieux  le  nom  de  son  époux  ; 

Je  serais  téméraire  et  m'en  sens  incapable  ; 

Et  peut- cire  quelqu'un  m'en  tiendrait   récusable. 

Je  m'en  récuse  donc,  afin  de  vous  donner 

Un  juge  que  sans  honte  on  ne  peut  soupçonner  : 

Ce  sera  votre  épée  et  votre  bras  lui-même. 

Comtes,  de  cet  anneau  dépend  le  diadème  ; 


DON     SANCHE    D'ARAGON.  113 

Il  vaut  bien  un  combat;  vous  avez  tous  du  cœur  : 
Et  je  le  garde... 

DON  LOPE. 

A  qui  Carlos? 

CARLOS. 

A  MON  VAINQUEUR  ! 

Qui  pourra  me  l'ôter  l'ira  rendre  à  la  reine  ; 
Ce  sera  du  plus  digne  une  preuve  certaine. 
Prenez  entre  vous  l'ordre  et  du  temps  et  du  lieu  ; 
Je  m'y  rendrai  sur  l'heure,  et  vais  l'attendre.  Adieu. 

Quand  la  reine  apprend  ce  coup  de  la  tête 
chaude  de  Carlos,  elle  craint  pour  lui,  et  le  sup- 
plie de  retarder  de  quelques  jours  le  combat  qu'il  a 
cherché.  Pendant  ce  délai,  elle  trouvera  un  arran- 
gement. C'est  là  un  sacrifice  que  Carlos  a  beau- 
coup de  peine  à  s'imposer.  Il  réfléchit,  resté  seul, 
sur  son  singulier  destin,  et  il  regrette  son  obscu- 
rité première,  où  de  pareilles  difficultés  d'hon- 
neur et  de  conscience  lui  étaient  au  moins  épar- 
gnées. 

Consens-tu  qu'on  diffère,  honneur?  le  consens-tu? 
Cet  ordre  n'a-t-il  rien  qui  souille  ma  vertu  ? 
N'ai-je  point  à  rougir  de  cette  déférence  ? 


1U  CORNEILLE. 

Tu  murmures,  ce  semble?  Achève;  explique-toi. 
La  reine  a-t-elle  droit  de  te  faire  la  loi? 
Tu  n'es  point  son  sujet,  l' Aragon  m'a  vu  naître. 
0  ciel  !  je  m'en  souviens,  et  j'ose  encor  paraître  ; 
Et  je  puis,  sous  les  noms  de  comte  et  de  marquis, 
D'un  malheureux  pêcheur  reconnaître  le  fils  ! 

Honteuse  obscurité,  qui  seule  me  fais  craindre  ! 
Injurieux  destin  qui  seul  me  rends  à  plaindre  ! 
Plus  on  m'en  fait  sortir,  plus  je  crains  d'y  rentrer  : 
Et  crois  ne  t'avoir  fui  que  pour  te  rencontrer. 
Ton  cruel  souvenir  sans  fin  me  persécute  ; 
Du  rang  où  l'on  m'élève  il  me  montre  la  chute. 
Lasse-toi  désormais  de  me  faire  trembler  ; 
Je  parle  à  mon  honneur,  ne  viens  point  le  troubler. 
Laisse-le  sans  remords  m'approcher  des  couronnes, 
Et  ne  viens  point  m'ôter  plus  que  tu  ne  me  donnes. 
Je  n'ai  plus  rien  à  toi  :  la  guerre  a  consumé 
Tout  cet  indigne  sang  dont  tu  m'avais  formé  : 
J'ai  quitté  jusqu'au  nom  que  je  tiens  de  ta  haine.... 


Ainsi  Corneille  place  Don  Carlos  tour  à  tour 
dans  toutes  les  situations  où  il  montrera  un  nou- 
veau côté  de  son  âme,  et  une  nouvelle  forme  de  sa 
générosité.  Nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure  fier  de 
son  titre  de  soldat,  puis  hautain  et  superbe  à  ven- 
ger l'injure  qu'on  lui  fait;  nous  le  voyons  mainte- 
nant se  plaindre  du  pénible  état  d'esprit  oùle jette 
sa  double  destinée  d'homme  obscur  par  le  sang  et 


DON    SAXCHE    D'ARAGON.  115 

important  par  sa  gloire.  Va-t-il  en  arriver  à  mau- 
dire sa  naissance,  comme  il  semble  qu'il  en  prend 
le  chemin'?  —  Oh!  non  pas!  Un  bruit  se  répand 
par  le  royaume  que  Don  Carlos  n'est  pas  Don  Car- 
los, fils  de  pêcheur  anobli  par  la  reine  ;  il  est 
Sanche  d'Aragon,  fils  de  roi,  que  les  nécessités  de 
la  politique  ont  forcé  de  cacher,  dès  sa  naissance, 
chez  un  pêcheur.  Les  grands  seigneurs  commen- 
cent à  le  féliciter.  Il  répond  avec  une  hauteur 
triste  : 

Comtes,  ces  faux  respects,  dont  je  me  vois  surpris, 

Sont  plus  injurieux  encor  que  vos  mépris. 

Je  pense  avoir  rendu  mon  nom  assez  illustre 

Pour  n'avoir  pas  besoin  qu'on  lui  donne  un  faux  lustre  : 

Reprenez  vos  honneurs  où  je  n'ai  point  de  part. 

J'imputais  ce  faux  bruit  aux  fureurs  du  hasard, 

Et  doutais  qu'il  pût  être  une    âme  assez  hardie 

Pour  ériger  Carlos  en  roi  de  comédie  : 

Mais  puisque  c'est  un  jeu  de  votre  belle  humeur, 

Sachez  que  les  vaillants  honorent  la  valeur; 

Et  que  tous  vos  pareils  auraient  quelque  scrupule 

A  faire  de  la  mienne  un  éclat  ridicule. 

Si  c'est  votre  dessein  d'en  réjouir  ces  lieux, 

Quand  vous  m'aurez  vaincu  vous  me  raillerez  mieux  : 

La  raillerie  est  belle  après  une  victoire  ; 

On  la  fait  avec  grâce  aussi  bien  qu'avec  gloire. 

Mais  vous  précipitez  un  peu  trop  ce  dessein  : 

La  bagne  de  la  reine  est  encore  en  ma  main; 


11G  CORNEILLE. 

Et  l'inconnu  Carlos,  sans  nommer  sa  famille, 
Vous  sert  encor  d'obstacle  au  trône  de  Castille  ; 
Ce  bras,  qui  vous  sauva  de  la  captivité, 
Peut  s'opposer  encore  à  votre  avidité. 


La  reine  souhaiterait  fort  que  Don  Carlos  fût  le 
prince  Sanche.  Elle  pourrait  l'épouser.  Elle  se 
flatte,  et  le  flatte  aussi  de  cet  espoir  qui  commence 
à  poindre.  Carlos  repousse  les  suggestions  de  l'or- 
gueil qui  se  font  sentir  en  son  cœur.  A  la  fois 
mélancolique,  et  fier,  et  modeste,  avouant  qu'il 
serait  heureux  que  le  bruit  qui  court  fût  vrai,  il 
se  reproche  de  se  laisser  trop  complaisamment 
aller  à  y  croire  ;  voyez  comme  il  est  beau  et  tou- 
chant, quand  il  dit  à  la  reine  d'Aragon  : 

Plût  à  Dieu  qu'en  mon  sort  je  ne  connusse  rien  ! 
Si  j'étais  quelque  enfant  épargné  des  tempêtes, 
Livré  dans  un  désert  à  la  merci  des  bêtes, 
Exposé  par  la  crainte  ou  par  l'inimitié, 
Rencontré  par  hasard  et  nourri  par  pitié  ; 
Mon  orgueil  à  ce  bruit  prendrait  quelque  espérance 
Sur  votre  incertitude  et  sur  mon  ignorance  ; 
Je  me  figurerais  ces  destins  merveilleux 
Qni  tiraient  du  néant  les  héros  fabuleux  ; 
Et  me  revêtirais  des  brillantes  chimères 
Qu'osa  former  pour  eux  le  loisir  de  dos  pères  : 
Car  enfin  je  suis  vain,  et  mon  ambition 


DON    SANCHE    D'ARAGON.  117 

Ne  peut  s'examiner  sans  indignation  ; 

Je  ne  puis  regarder  sceptre  ni  diadème, 

Qu'ils  n'emportent  mon  âme  au  delà  d'elle-même  ; 

Inutiles  élans  d'un  vol  impétueux 

Que  pousse  vers  le  ciel  un  cœur  présomptueux, 

Que  soutiennent  en  l'air  quelques  exploits  de  guerre, 

Et  qu'un  coup  d'oeil  sur  moi  rabat  soudain  à  terre  ! 

Je  ne  suis  point  don  Sanche,  et  connais  mes  parents; 
Ce  bruit  me  donne  en  vain  un  nom  que  je  vous  rends. 
Gardez-le  pour  ce  prince  :  une  heure,  ou  deux,  peut-être, 
Avec  vos  députés  vous  le  feront  connaître. 
Laissez-moi  cependant  à  cette  obscurité 
Qui  ne  fait  que  justice  à  ma  témérité. 


Cependant  le  bruit  s'accrédite.  Personne  ne 
doute  plus  que  Carlos  ne  soit  un  prince  déguisé 
longtemps,  même  à  ses  propres  yeux.  Tout  à 
coup...  Encore  un  coup  de  baguette  :  le  vieux  pê- 
cheur, père  de  Carlos,  arrive  à  la  cour.  Tout 
s'écroule.  Une  confidente  de  la  reine  de  Castille 
lui  raconte  ainsi  cet  événement: 

BLANCHE. 

Ah  !  madame  ! 

dona  Isabelle  (reine  de  Castille). 
Qu'as-tu? 


118  CORNEILLE. 


BLANCHE. 

La  funeste  journée  ! 
Votre  Carlos... 

DONA   ISABELLE. 

Hé  bien  ? 

BLANCHE. 

Son  père  est  en  ces  lieux, 
Et  n'est... 

DONA    ISABELLE. 

Quoi  ? 

BLANCHE. 

Qu'un  pêcheur. 

DONA  ISABELLE. 

Qui  te  l'a  dit  ? 

BLANCHE. 

M' > yeux. 

DONA    ISABELLE. 

Tes  yeux? 

BLANCHE. 


Mes  propres  yeux. 


DON     SANCHE    D'ARAGON.  119 

DONA  ISABELLE. 

Que  j'ai  peine  à  les  croire  ! 

dona  léonor  (reine  d'Aragon). 
Voudriez-vous,  madame,  en  apprendre  l'histoire? 

DONA   elvire   (princesse  d'Aragon). 
Que  le  ciel  est  injuste  ! 

DONA    ISABELLE. 

Il  l'est,  et  nous  fait  voir 
Par  cet  injuste  effet  son  absolu  pouvoir, 
Qui  du  sang  le  plus  vil  tire  une  âme  si  belle, 
Et  forme  une  vertu  qui  n'a  lustre  que  d'elle. 
Parle,  Blanche,  et  dis-nous  comme  il  voit  ce   malheur. 

BLANCHE. 

Avec  beaucoup  de  honte,  et  plus  encor  de  cœur. 
Du  haut  de  l'escalier  je  le  voyais  descendre  ; 
En  vain  de  ce  faux  bruit  il  se  voulait  défendre  ; 
Votre  cour,  obstinée  à  lui  changer  de  nom, 
Murmurait  tout  autour  :  «  Don  Sanche  d'Aragon  !  » 
Quand  un  chétif  vieillard  le  saisit  et  l'embrasse. 
Lui,  qui  le  reconnaît,  frémit  do  sa  disgrâce  ; 
Puis,  laissant  la  nature  à  ses  pleins  mouvements, 
H  «'pond  avec  tendresse  à  ses  embrassements. 
Ses  pleurs  mêlent  aux  siens  une  fierté  sincère  ; 


120  CORNEILLE. 

On  n'entend  que  .soupirs  :  «  —  Ah!  mon  fils  !  —  Ah! 

[mon  père  ! 
—  0  jour  trois  fois  heureux!  moment  trop  attendu! 
Tu  m'as  rendu  la  vie  !  —  et  :  —  vous  m'avez  perdu  !  » 

Chose  étrange  !  à  ces  cris  de  douleur  et  de  joie, 
Un  grand  (1)  peuple  accouru  ne  veut  pas  qu'on  les  croie; 
Il  s'aveugle  soi-même  :  et  ce  pauvre  pêcheur, 
En  dépit  de  Carlos,  passe  pour  imposteur. 
Dans  les  bras  de  ce  fils  on  lui  fait  mille  hontes  : 
(  l'est  un  fourbe,  un  méchantsuborné  par  les  comtes. 
Eux-mêmes  (admirez  leur  générosité) 
S'efforcent  d'affermir  cette  incrédulité  : 
Non  qu'ils  prennent  sur  eux  de  si  lâches  pratiques; 
Mais  ils  en  font  auteur  un  de  leurs  domestiques, 
Qui,  pensant  bien  leur  plaire,  a  si  mal  à  propos 
Instruit  ce  malheureux  pour  affronter  Carlos. 
Avec  avidité  cette  histoire  est  reçue  ; 
Chacun  la  tient  trop  vraie  aussitôt  qu'elle  est  sue  : 
Et  pour  plus  de  croyance  à  cette  trahison, 
Les  comtes  font  traîner  ce  bonhomme  en  prison. 
Carlos  rend  témoignage  en  vain  contre  soi-même; 
Les  vérités  qu'il  dit  cèdent  au  stratagème  : 
Et  dans  le  déshonneur  qui  l'accable  aujourd'hui, 
Ses  plus  grands  envieux  l'en  sauvent  malgré  lui. 
Il  tempête,  il  menace,  et,  bouillant  de  colère, 
Il  crie  à  pleine  voix  qu'on  lui  rende  son  père  : 
On  tremble  devant  lui,  sans  croire  son  courroux  ; 
Et  rien. ..Mais le  voici  qui  vient  s'en  plaindre  à  vous. 

(1)  En  grande  quantité. 


DON    SANCHE    D'ARAGON.  121 

Comment  Carlos  a-t-il  reçu  ce  coup  de  fou- 
dre? Avec  la  sérénité  d'un  cœur  noble,  et  la 
hauteur  aussi  d'un  homme  qui  sait  que  la  vraie 
noblesse  s'acquiert,  mieux  encore  qu'elle  ne  se 
transmet.  Il  ne  rougit  que  d'avoir  un  instant  laissé 
séduire  son  cœur  aux  flatteurs  appas  de  l'ambi- 
tion. Il  fait  en  quelques  traits  l'histoire  de  sa  vie  ; 
il  montre  que,  s'il  n'est  pas  fils  de  roi,  personne 
mieux  que  lui  ne  mériterait  de  l'être. 

Hé  bien,  madame,  enfin  on  connaît  ma  naissance  : 

Voilà  le  digne  fruit  de  mon  obéissance. 

J'ai  prévu  ce  malheur,  et  l'aurais  évité 

Si  vos  commandements  ne  m'eussent  arrêté. 

Ils  m'ont  livré,  madame,  à  ce  moment  funeste  ; 

Et  l'on  m'arrache  encor  le  seul  bien  qui  me  reste  ! 

On  me  vole  mon  père,  on  le  fait  criminel  ! 

On  attache  à  son  nom  un  opprobre  éternel  ! 

Je  suis  fils  d'un  pêcheur,  mais  non  pas  d'un  infâme  ; 
La  bassesse  du  sang  ne  va  point  jusqu'à  Vâme  : 
Et  je  renonce  aux  noms  de  comte  et  de  marquis 
Avec  bion  plus  d'honneur  qu'aux  sentiments  de  fils  ; 
Rien  n'en  peut  effacer  le  sacré  caractère. 
De  grâce,  commandez  qu'on  me  rende  mon  père  : 
<  Je  doit  leur  être  assez  de  savoir  qui  je  suis,, 
Sans  m'accabler  encor  par  do  nouveaux  ennuis. 


Je  suis  bien  malheureux  si  je  vous  fais  pitié  : 
Kfpronez  votre  orgueil  et  votre  inimitié. 


122  CORNEILLE. 

Après  que  ma  fortune  a  soûlé  votre  envie, 

Vous  plaignez  aisément  mon  entrée  à  la  vie  , 

Et,  me  croyant  par  elle  à  jamais  abattu, 

Vous  exercez  sans  peine  une  haute  vertu. 

Peut-être  elle  ne  fait  qu'une  embûche  à  la  mienne. 

La  gloire  de  mon  nom  vaut  bien  qu'on  la  retienne  ; 

Mais  son  plus  bel  éclat  serait  trop  acheté 

Si  je  le  retenais  par  une  lâcheté  ; 

Si  ma  naissance  est  basse,  elle  est  du  moins  sans  tache, 

Puisque  vous  la  savez,  je  veux  bien  qu'on  la  sache. 

Sanche,,  fils  d'un  pêcheur,  et  non  d'un  imposteur, 

De  deux  comtes  jadis  fut  le  libérateur  : 

Sanche,  fils  d'un  pêcheur,  mettait  naguère  en  peine 

Deux  illustres  rivaux  sur   le  choix  de  leur  reine  ; 

Sanche,  fils  d'un  pêcheur,  tient  encore  en  sa  main 

De  quoi  faire  bientôt  tout  l'heur  d'un  souverain  ; 

Sanche  enfin,  malgré  lui,  dedans  cette  province, 

Quoique  fils  d'un  pêcheur,  a  passé  pour  un  prince. 

Voila  ce  qu'a  pu  faire  et  qu'a  fait  à  vos  yeux 

Un  cœur,  que  ravalait  le  nom  de  ses  aïeux. 

La  gloire  qui  m'en  reste  après  cette  disgrâce 

Eclate  encore  assez  pour  honorer  ma  race, 

Et  paraîtra  plus  grande  à  qui  comprendra  bien 

Qu'à  l'exemple  du  Ciel  j'ai  fait  beaucoup  de  rien. 

La  reine  porte  sur  Carlos  et  son  caractère  le 
vrai  jugement  qu'on  en  doitfaire,  en  lui  disant  avec 
une  bonté  douce  et  une  gravité  pleine  de  respect  : 

Et  VOUS,  que  par  mon  ordre  ici  j'ai  retenu, 


DON   SANCHE    D'ARAGON.  123 

Sanche,  puisqu'à  ce  nom  vous  êtes  reconnu, 
Miraculeux  héros  dont  la   gloire  refuse 
L'avantageuse  erreur  d'un  peuple  qui  s'abuse. 
Parmi  les  déplaisirs  que  vous  en  recevez, 
Puis-je  vous  consoler  d'un  sort  que  vous  bravez  ? 
Puis-je  vous  demander  ce  que  je  vous  vois  faire? 
Je  vous  tiens  malheureux  d'être  né  d'un  tel  père; 
Mais  je  vous  tiens  ensemble  heureux  au  dernier  point 
D'être  né  (Tun  tel  père  et  de  nen  rougir  point  ; 
Et  de  ce  qu'un  grand  cœur,  mis  dans  l'autre  balance, 
Emporte  encor  si  haut  une  telle  naissance. 

Mais  Carlos  est-il  donc  réellement  un  fils  de 
pêcheur  ?  Ce  bruit  qui  avait  couru  de  sa  grande 
naissance  était  donc  faux?  Vous  connaissez  assez 
les  contes  de  fées  ,  mes  enfants,  pour  prévoir  que 
tout  finira  bien  par  s'arranger  au  mieux  du  bon- 
heur de  tous.  On  retrouve,  au  dernier  moment,  un 
billet  du  feu  roi  d'Aragon  qui  explique  que  Carlos 
est  bien  Sanche,  prince  d'Aragon  ,  confié  tout 
enfant  à  la  femme  d'un  pêcheur  pour  le  dérober 
aux  ennemis,  et  que  le  pêcheur  même  l'a  toujours 
pris  pour  son  fils.  Carlos  est  roi  d'Aragon  et  peut 
épouser  la  reine  de  Castille.  C'est  le  dernier  coup 
de  baguette,  et  tout  le  monde  se  retire  content. 
Nous  surtout,  qui,  sous  l'apparence  et  la  forme 
d'une  aventure  romanesque,  avons  eu  le  plaisir 
de  voir  se  révéler  peu  à  peu  sous  nos  yeux 
une  grande  et  belle  âme,  tendre,  fiôrc,  honnête, 


12*  COU  N  El  L  LE. 

bonne  et  généreuse,  et  qui  ne  sommes  point  fâchés, 
même  par  le  moyen  cl  événements  un  peu  invrai- 
semblables, que  ceux  qui  méritent  le  bonheur 
finissent  par  l'obtenir,  et  que  ceux  qui  sont  princes 
par  le  cœur  le  deviennent  aussi  par  le  sceptre. 


CHAPITRE  XL 


SERTORIUS. 


Avez-vons  remarqué  que  beaucoup  des  histoires 
de  Corneille  finissent  bien  ?  Il  aime  assez  que 
l'homme  généreux,  après  mille  traverses,  ait  une 
récompense  dans  le  bonheur  et  la  tranquillité. 

Rodrigue  finira  par  épouser  Chimène,  Auguste 
et  Cinna  seront  réconciliés  etheureux.  LesHoraees 
ont  eu  bien  des  malheurs  ;  mais  le  dernier  qu'on 
craint  pour  eux  leur  est  épargné.  Polyeueto  a  la 
récompense  céleste  qui  a  été  sa  seule  ambition. 
Don  S  anche,  Xicomède  sont  triomphants  à  la  fin 
de  la  pièce. 

C'est  le  goût  naturel  de  Corneille,  qui  aime  pro- 
fondément les  hommes  de  bien  qu'il  met  en  scène 
et  qui  désire  leur  bonheur  même  ici-bas.  Il  aurait 
été  mauvais  cependant  que  son  théâtre  tout  entier 
fût  entendu  ainsi.  Il  tant  consoler  les  honnêtes 
gens  ;  mais  il  ne  faut  pas  leur  donner  d'illu- 
sion, et  c'est  une  illusion  que  de  croire  qu'en  ce 
monde  le  bonheur  est  toujours  réservé,  en  fin  de 
compte,   à.    In  vertu.    Cela  n'est  vrai  que   quel- 


126  CORNEILLE. 

quefois,  et  l'homme  de  cœur  n'y  doit  pas  compter. 

Sur  quoi  faut-il  donc  qu'il  compte  ?  Sur  sa 
conscience,  sur  l'approbation  de  son  propre  cœur, 
sur  ces  bonnes  paroles  qui  ne  font  pas  de  bruit, 
mais  que  nous  entendons  bien  distinctement  pour- 
tant s'élever  du  fond  de  nous-mêmes,  quand  nous 
avons  fait  quelque  chose  de  bien. 

Il  peut  compter  aussi  sur  quelque  chose  qui  est 
moins  important,  mais  flatteur  encore,  et  touchant, 
sur  l'admiration  des  gens  de  bien.  L'homme  sent 
une  grande  douceur  à  être  aimé  de  ceux  qui  sont 
bons.  Il  est  permis  de  faire  le  bien  dans  l'espoir  et 
dans  le  désir  que  les  braves  gens  auront  un  bon 
souvenir  de  nous. 

Eh  bien,  Corneille  nous  montre  quelquefois  des 
généreux  qui  sont  malheureux,  qui  succombent  à 
leur  noble  tâche,  qui  meurent  lâchement  frappés 
par  les  méchants.  Il  nous  fait  voir  cela,  parce  que 
cela  est  vrai,  et  qu'il  ne  faut  point  cacher  la  vérité 
aux  hommes.  Mais  quand  il  lui  arrive  de  nous  pré- 
senter ces  tristes  spectacles,  il  ne  manque  jamais  de 
nous  montrer  ces  grands  hommes  de  bien  qui  sont 
malheureux,  tellement  admirés,  aimés,  regrettés 
et  pleures  des  personnes  les  plus  remplies  d'hon- 
neur, qu'en  vérité  nous  ne  les  trouvons  plus  à 
plaindre,  mais  à  envier  plutôt,  et  bien  consolés  au 
moins  dans  leur  infortune. 

11  v  met  comme  une  délicatesse  charmante   qui 


SERTORIUS.  127 

consiste  à  ne  faire  aimer  les  hommes  de  cœur  que 
par  des  personnes  bonnes  et  courageuses  elles- 
mêmes.  L'affection  est  toujours,  dans  ses  écrits, 
mêlée  d'admiration.  Elle  n'est  presque  pas  autre 
chose  que  l'admiration  pour  la  vertu. 

C'est  une  idée  bien  consolante  ;  c'est  aussi  une 
idée  vraie.  Les  méchants  croient  aimer  quelque- 
fois, et  souvent  font  croire  qu'ils  aiment.  Ils 
trompent,  ou  ils  se  trompent.  Ne  croyez  ni  chez 
vous,  ni  chez  les  autres,  à  l'affection  qui  n'est 
point  fondée  sur  l'estime.  La  vraie  sympathie 
est  toujours  une  admiration  et  une  estime 
de  ce  qu'on  aime.  Nos  semblants  cl  affection  pour 
les  gens  indignes  ne  sont  qu'illusion  de  notre  fai- 
blesse ;  les  sympathies  apparentes  des  gens 
indignes  pour  nous  ne  sont  que  piège,  ou,  quelque- 
quefois,  effort  illusoire  de  leurs  repentirs. 

Corneille  a  aimé  la  vérité,  lia  peint  des  hommes 
de  cœur  malheureux,  parce  que  cela  arrive.  Il 
les  a  montrés  aimés,  et  aimés  par  les  gens  de  bien 
qui  les  admirent,  parce  que  c'est  là  le  seul  genre 
d'affection  véritable,  et  qu'à  tout  prendre,  il  n'y 
a  ici-bas  que  la  vertu  qui  soit  vraiment  et  profon- 
dément  chérie. 

<"<:.st  l'histoire  de  Sertorius,  général  romain. 

•  '  Sertorius  était  un  partisan  de  la  République, 
•  '  l'époque  où  la  République  romaine  n'existait 
plu-  que  de  nom.  I  leux  hommes,  Sylla  et  Pompée, 


128  CORNEILLE. 

Sylla  chef  suprême  de  Rome,  Pompée  alors  son 
lieutenant,  tenaient  les  Romains  asservis  sous  leur 
puissance.  Sertorius,  ne  pouvant  pas  défendre  l'in- 
dépendance de  ses  concitoyens  à  Rome,  s'était 
retiré  en  Espagne  avec  ses  partisans,  et  luttait 
contre  Sylla  et  Pompée.  Il  disait,  pour  bien  mar- 
quer lui-même  cette  défense  du  pays  sur  une  terre 
étrangère  : 


',-- 


«  Rome  n'est  plus  dans  Rome;  elle  est  toute  où  je  suis  !  » 

La  reine  d'Espagne,  Viriate,  aimait  Sertorius, 
et  eût  désiré  1  épouser. 

De  quelle  affection  Taimait-elle  ?  De  celle  que 
je  vous  disais  plus  haut,  d'une  sympathie  profonde 
fondée  sur  l'admiration  de  ses  vertus.  Voici  com- 
ment elle-même  dépeignait  à  Thamire,  sa  dame 
d'honneur, ce  qu'elle  sentait  pour  le  grand  Romain  : 

...  Ta  le  connais,  Thamire  : 
Car  d'où  pourrait  mon  trône  attendre  un  ferme  appui  ? 
Et  pour  qui  mépriser  tous  nos  rois  que  pour  lui? 
Sertorius,  lui  seul  digne  de  Viriate, 
Mérite  que  pour  lui  tout  mon  amour  éclate. 
Fais-lui,  fais-lui  savoir  le  glorieux  dessein 
De  m'affermir  au  trône  en  lui  donnant  la  main. 

Ce  ne  sont  pas  les  sens  que  mon  amour  consulte  : 
Tl  hait  des  passions  l'impétueux  tumulte  ; 


SERTORIUS.  129 

Et  son  feu  que  j'attache  aux  soins  de  ma  grandeur 
Dédaigne  tout  mélange  avec  leur  folle  ardeur. 
J'aime  en  Sertorius  ce  grand  art  de  la  guerre 
Qui  soutient  un  banni  contre  toute  la   terre  ; 
J'aime  en  lui  ces  cheveux  tout  couverts  de  laurieis, 
Ce  front  qui  fait  trembler  les  plus  braves  guerriers, 
Ce  bras  qui  semble  avoir  la  victoire  en  partage. 
L'amour  de  la  vertu  n'a  jamais  d'yeux  pour  l'âge  ; 
Le  mérite  a  toujours  des  charmes  éclatants. 

Depuis  qua  son  courage  à  nos  destins  préside, 

Un  bonheur  si  constant  de  nos  armes  décide. 

Que  deux  lustres  de  guerre  (1)  assurent  nos  climats 

Contre  ces  souverains  de  tant  de  potentats, 

Et  leur  laissent  à  peine,  au  bout  de  dix  années, 

Pour  se  couvrir  de  nous,  l'ombre  des  Pyrénées. 

Nos  rois,  sans  ce  héros,  l'un  de  l'autre  jaloux, 

Du  plus  heureux  sans  cesse  auraient  rompu  les   coups  ; 

Jamais  ils  n'auraient  pu  choisir  entre  eux   un   maître 

C'est  de  ce  ton  qu'elle  parle  à  sa  confidente  des 
desseins  de  son  cœur. 

C'est  du  même  ton  qu'elle  en  parle  à  Sertorius 
lui-même.  Carlos  honnêtes  gens  qui  ont  un  senti- 
ment noble,  dédaignent  les  misérables  finesses,  et 
n'ont  rien  à  cacher  do  leur  âme.  Ils  la  montrent 
sans   déguisement  et  sans  scrupule.    C'est  leur 

(1)  On  appelait  lustre  un  espace  de  cinq  ans;  deux  lus- 
ter*  de  guerre,  ce  sont  dix  ans  de  guerre. 


130  CORNEILLE. 

gloire  et    c'est  leur  bonheur  qu'ils   n'ont  point  à 
dissimuler,  parce  qu'ils  n'ont  point  à  rougir. 

Qui  voulez-vous  que  j'épouse  en  Espagne  ?  dit- 
elle  à  Sertorius... 

Parlons  net  sur  ce  choix  d'un  époux. 
Êtes-vous  trop  pour  moi  ?  suis-je  trop  peu  pour  vous  ? 
C'est  m'offrir,  et  ce  mot  peut  blesser  les  oreilles  : 
Mais  un  pareil  amour  sied  bien  à  mes  pareilles; 
Et  je  veux  bien,  seigneur,  qu'on  sache  désormais 
Que  j'ai  d'assez   bons  yeux  pour  voir  ce  que  je  fais. 
Je  le  dis  donc  tout  haut,  afin  que  l'on  m'entende  : 
Je  veux    bien    un   Romain  ;    mais  je  veux    qu'il  com- 

[mande  ; 
Et  ne  trouverais  pas  vos  rois  à  dédaigner, 
N'était  (1)  qu'ils  savent  mieux  obéir  que  régner. 
Mais  si  de  leur  puissance  ils  vous  laissent  l'arbitre, 
Leur  faiblesse  du  moins  en  conserve  le  titre. 
Ainsi  ce  noble  orgueil  qui  vous  préfère  à  tous, 
En  préfère  le  moindre  à  tout  autre  qu'à  vous. 

Je  vous  avouerai  plus  :  à  qui  que  je  me  donne, 

Je  voudrai  hautement  soutenir  ma  couronne  ; 

Et  c'est  ce  qui  me  force  à  vous  considérer, 

De  peur  de  perdre  tout,  s'il  nous  faut  séparer  : 

Je  ne  vois  que  vous  seul  qui,  des  mers  aux  montagnes. 

Sous  un  même  étendard  puisse  unir  nos  Espagnes. 

(I)  Si  ce  n'était  que... 


S  EUT  OUI  US.  131 

Mais  ce  que  je  propose  en  est  le  seul  moyen  : 

Quand  nous  sommes  aux  bords  d'une   pleine   victoire, 
Quel  besoin  avons-nous  d'en  partager  la  gloire? 
Encore  une  campagne,  et  nos  seuls  escadrons 
Aux  aigles  de  Sylla  font  repasser  les  monts  : 
Et  ces  derniers   venus  auront  droit  de  nous  dire 
Qu'ils  auront  en  ces  lieux  établi  notre  empire  ! 
Soyons  d'un  tel  honneur  l'un  et  l'autre  jaloux  ; 
Et,    quand   nous  pouvons  tout,  ne  devons    rien   qu'à 

[nous. 

Voilà  comme  Sertorius  est  aimé  :  par  une  reine, 
en  homme  qui  est  digne  d'être  roi. 

Il  montre  en  effet  qu'il  est  digne  de  ces  grandes 
affections  où  la  confiance,  l'estime,  l'admiration 
et  la  gratitude  se  mêlent  également,  par  la  ma- 
nière courageuse  et  magnanime  dont  il  résiste  aux 
séductions  de  son  ennemi,  Pompée. 

Pompée  commande,  en  Espagne,  l'armée  oppo- 
Béeâ  Sertorius.  Une  trêve  a  été  conclue  entre  les 
feus  camps,  et  Pompée,  dans  une  entrevue,  ap- 
porte à  Sertorius  des  propositions  d'accommode- 
ment. Pompée,  à  l'époque  où  se  passe  la  tragédie, 
est  un  jeune  homme,  général  distingué,  parleur 
habile  et  artificieux.  Il  cherche  d'abord  à  séduire 
torius  en  le  flattant,  en  admirant  ses  grandes 

rtus  guerrières  et  ses  éclatants  succès  : 


132  CORNEILLE. 

L'inimitié  qui  règne  entre  les  deux  partis 

N'y  rend  j  as  de  l'honneur  tous  les  droits  amortis  : 

Comme  le  vrai  mérite  a  ses  prérogatives, 

Qui  prennent  le  dessus  des  haines  les  plus  vives, 

L'estime  et  le  respect  sont  de  justes  tributs 

Qu'aux  plus  fiers  ennemis  arrachent  les  vertus  ; 

Et  c'est  ce  que  vient  rendre  à  la  haute  vaillance, 

Dont  je  ne  fais  ici  que  trop  d'expérience, 

L'ardeur  de  voir  de  près  un  si  fameux  héros, 

Sans  lui  voir  en  la  main  piques  ni  javelots, 

Et  le  front  désarmé  de  ce  regard  terrible 

Qui  dans  nos  escadrons  guide  un  bras  invincible. 

Je  suis  jeune,  et  guerrier,  et  tant  de  fois  vainqueur 

Que  mon  trop  de  fortune  a  pu  m'enfler  le  cœur  ; 

Mais,  et  ce  franc  aveu  sied  bien  aux  grands  courages. 

J'apprends  plus  contre  vous  par  mes  désavantages, 

Que  les  plus  beaux  succès  qu'ailleurs  j'aie  emportés 

Xc  m'ont  encore  appris  par  mes  prospérités. 

Je  vois  ce  qu'il  faut  faire,  à  voir  ce  que  vous  faites. 

Les  sièges,  les  assauts,  les  savantes  retraites, 

Bien  camper,  bien  choisir  à  chacun  son  emploi  ; 

Votre  exemple  est  partout  une  étude  pour  moi. 

Ah  !  si  je  vous  pouvais  rendre  à  la  république, 

Que  je  croirais  lui  faire  un  présent  magnifique  ! 

Et  que  j'irais,  seigneur,  à  lvome  avec  plaisir, 

Puisque  la  trêve  enfin  m'en  donne  le  loisir, 

Si  j'y  pouvais  porter  quelque  faible  espérance 

D'y  conclure  un  accord  d'une  telle  importance  ! 

Très  de  l'heureux  Sylla  ne  puis-je  rien  pour  vous? 

Et  près  de  vous,  seigneur,  ne  puis-je  rien  pour  tous  ? 


SERTORIUS.  133 

Sertorius  répond  de  très  haut,  sans  habiletés 
d'avocat  et  sans  précautions  d'homme  d'affaires. 
C'est  bien  l'homme  tout  à  son  sentiment,  qu'il 
connaît  juste  et  grand,  et  tout  au  dessein  qu'il  a 
entrepris. 

Vous  me  pourriez  sans  doute  épargner  quelque  peine. 

Si  vous  vouliez  avoir  l'âme  toute  romaine. 

Mais,  avant  que  d'entrer  en  ces  difficultés, 

Souffrez  que  je  réponde  à  vos  civilités. 

Vous  ne  me  donnez  rien  par  cette  haute  estime 

Que  vous  n'ayez  déjà  dans  le  degré  sublime  : 

La  victoire  attachée  à  vos  premiers  exploits, 

Un  triomphe  avant  l'âge  où  le  souffrent  nos  lois, 

Avant  la  dignité  qui  permet  d'y  prétendre, 

Fout  trop  voir  quels  respects  l'univers  vous  doit  rendre. 

Si  dans  l'occasion  je  ménage  un  peu  mieux 

L'assiette  du  pays,  et  !a  faveur  des  lieux, 

Si  mon  expérience  en  prend  quelque  avantage, 

Le  grand  art  de  la  guerre  attend  quelquefois  l'âge  ; 

La  temps  y  fait  beaucoup;  et,  de  mes  actions 

S'il  vous  a  plu  tirer  quelques  instructions, 

Mes  exemples  un  jour  ayant  fait  place  aux  vôtres, 

Ce  que  je  vous  apprends,  vous  l'apprendrez  à  d'autre?; 

Et  ceux  qu'aura  ma  mort  saisis  de  mon  emploi 

"-'instruiront  contre  vous,  comme  vous  contre  moi. 

Quant  à  l'heureux  Sylla,  je  n'ai  rien  à  vous  dire: 

Je  vous  ai  montré  l'art  d'affaiblir  son  empire  ; 

Et  si  je  puis  jamais  y  joindre  des  leçons 

Oignes  de  vous  apprendre  à  repasser  1<'S  monts, 


•34  CORNEILLE. 

Je  suivrai  d'assez  près  votre  illustre  retraite 
Pour  traiter  avec  lui  sans  besoin  d'interprète  ; 
Et  sur  les  bords  du  Tibre,  une  pique  à  la  main, 
Lui  demander  raison  pour  le  peuple  romain. 


Pompée,  réservé,  prudent,  à  la  fois  désireux 
d'adoucir  Sertorius,  et  tout  plein  de  la  pensée  de 
son  rôle  futur  dans  l'Etat,  répond  plutôt  en  par- 
lant de  l'avenir  que  du  présent.  Ce  qu'il  veut,  dit- 
il,  c'est  ménager  le  pouvoir,  pour  se  le  réservera 
lui-même  plus  tard,  et,  alors,  n'en  user  que  pour 
le  bien  du  peuple  et  le  rétablissement  de  la  liberté 
romaine  : 

Tous  mes  souhaits, seigneur,  sont  pour  la  liberté  ; 
Et  c'est  ce  qui  me  force  à  garder  une  place 
Qu'usurperaient  sans  moi  l'injustice  et  l'audace, 
Afin  que,  Syllamort,  ce  dangereux  pouvoir 
Ne  tombe  qu'en  des  mains  qui  sachent  leur  devoir. 
Enfin  je  sais  mon  but,  et  vous  savez  le  vôtre. 

Voilà  un  singulier  moyen  de  servir  la  liberté, 
répond  Sertorius.  Vous  voulez  affranchir  voire  pays 
d'un  pouvoir  despotique... 

Mais  cependant,  seigneur,  vous  servez  comme  un  autre  ; 
Et  nous,  qui  jugeons  tout  sur  la  foi  de  nos  yeux. 
Et  laissons  le  dedans  à  pénétrer  aux  dieux, 


S  E  R  T  0  R  I  U  S.  135 

Nous  craignons  votre  exemple,  et  doutons  si  dans  Rome 
Il  n'instruit  point  le  peuple  à  prendre  loi  d'un  homme; 
Et  si  votre  valeur,  sous  le  pouvoir  d'autrui, 
Ne  sème  point  pour  vous  lorsqu'elle  agit  pour  lui. 
Comme  je  vous  estime,  il  m'est  aisé  de  croire 
Que  de  la  liberté  vous  feriez  votre  gloire, 
Que  votre  âme  en  secret  lui  don-ne  tous  ses  vœux  ; 
Mais  si  je  m'en  rapporte  aux  esprits  soupçonneux, 
Vous  aidez  aux  Romains  à  faire  essai  d'un  maître, 
Sous  ce  flatteur  espoir  qu'un  jour  vous  pourrez  l'être. 
La  main  qui  les  opprime,  et  que  vous  soutenez, 
Les  accoutume  au  joug  que  vous  leur  destinez  : 
Et,  doutant  s'ils  voudront  se  faire  à  l'esclavage, 
Aux  périls  de  Sylla  vous  tâtez  leur  courage. 

Pompée  est  un  peu  étonné  de  cette  franche  et 
directe  attaque,  et,  en  avocat  habile,  il  a  recours  à 
un  détour  ingénieux.  On  l'accuse  d'être  tyran  après 
l'avoir  accusé  d'être  esclave,  ou  plutôt  on  l'accuse 
d'être  tyran  en  sous-ordre,  et  de  commander  à 
titre  de  serviteur.  Mais  Sertorius  lui-même  ne 
•commande -t-il  point?  N'est-il  point  un  despote  à 
sa  manière?  n'exerce-t-il  pis  en  Espagne  un  pou- 
voir absolu,  comme  Sylla  fait  à  Rome? 

Le  temps  détrompera  ceux  qui  parlent  ainsi  ; 
Hais  justifiera- t-il  ce  que  l'on  voit  ici? 
Permettez  qu'à  mon  tour  je  parle  avec  franchise  ; 
Votre  exemple  à  la  fois  m'instruit  et  m'autorise  : 


136  CORNEILLE. 

Je  juge,  comme  vous,  sur  la  foi  de  mes  yeux, 

Et  laisse  le  dedans  à  pénétrer  aux  dieux. 

Ne  vit-on  pas  ici  sous  les  ordres  d'un  homme  ? 

N'y    commandez-vous  pas,  comme  Sylla  dans  Home  ? 

Du  nom  de  dictateur,  du  nom  de  général, 

Qu'importe,  si  des  deux  le  pouvoir  est  égal  ? 

Les  titres  différents  ne  font  rien  à  la  chose  : 

Vous  imposez  des  lois  ainsi  qu'il  en  impose  ; 

Et  s'il  est  périlleux  de  s'en  faire  haïr, 

Il  ne  serait  pas  sûr  de  vous  désohéir. 

Pour  moi,  si  quelque  jour  je  suis  ce  que  vous  êtes, 

J'en  userai  peut-être  alors  comme  vous  faites  : 

Jusque-là... 

Sertorius  se  révolte.  Lui,  tyran!  Lui,  despote! 
Lui,  un  autre  Sylla  !  le  Sylla  de  l'Espagne  !  Quelle 
est  cette  plaisante  insinuation,  ou  cette  outrageante 
comparaison?  Pompée  attend,  dit-il,  le  moment  où 
lui  aussi  sera  maître  pour  décider  sur  le  cas  de 
Sertorius.  — Mais,  réplique  Sertorius, 

Vous  pourriez  en  douter  jusque-là, 

Et  me  faire  un  peu  moins  ressembler  à  Sylla. 
Si  je  commande  ici,  le.  sénat  me  l'ordonne  ; 
Mes  ordres  n'ont  encore  assassiné  personne  : 
Je  n'ai  pour  ennemis  que  ceux  du  bien  commun  ; 
Je  leur  fais  bonne  guerre  et  n'en  proscris  pas  un. 
C'est  un  asile  ouvert  que  mon  pouvoir  suprême  ; 
El  -i  l'on  m'obéit,  ce  n'est  qu'autant  qu'on  m'aime. 


SERTORIUS.  137 

Oh  !  l'homme  aimable  que  Pompée,  et  bien  fait 
pour  manœuvrer  avec  une  souplesse  enveloppante 
dans  les  réunions  d'hommes  politiques  !  «  Vous  ne 
commandez  que  par  l'amour  que  vous  inspirez  », 
répond-il  àSertorius.  Mais,  ajoute- t-il  avec  un 
sourire  moitié  flatteur,  moitié  railleur, 

Votre  pouvoir  en  est  d'autant  plus  dangereux, 

Qu'il  rend  de  vos  vertu.%  les  peuples  amoureux, 

Qu'en  assujettissant  vous  avez  l'art  de  plaire  , 

Qu'on  croit  n'être  en  vos  fers  qu'esclave  volontaire, 

Et  que  la  liberté  trouvera  peu  de  jour 

A  détruire  un  pouvoir  que  fait  régner  l'amour. 

Ainsi  parlent,  seigneur,  les  âmes  soupçonneuses. 

Mais  n'examinons  point  ces  questions  fâcheuses, 

Ni  si  c'est  un  sénat  qu'un  amas  de  bannis, 

Que  cet  asile  ouvert  sous  vous  a  réunis. 

Une  seconde  fois,  n'est-il  aucune  voie 

Par  où  je  puisse  à  Home  emporter  quelque  joie  ? 

Elle  serait  extrême  (1)  à  trouver  les  moyens 

De  rendre  un  si  grand  homme  à  ses  concitoyens. 

Il  est  doux  de  revoir  les  murs  de  la  patrie  : 

C'est  elle  par  ma  voix,  seigneur,  qui  vous  en  prie  ; 

C'est  Rome... 

L'effet  des  compliments  insinuants  et  adroits 
sur  les  caractères  énergiques  et  les  cœurs  fiers 
est  de  les  enfoncer  plus  avant  dans  leurs  résis- 

(1)  Ma  joie  serait  extrême,  si  je  trouvais 


138  CORNEILLE. 

tances,   et  de  leur  faire     embrasser  leur  dessein 
d'une  plus  forte  attache. 

On  met  en  suspicion  les  vertus  républicaines 
de  Sertorius,  et  en  doute  la  légitimité  de  son  pou- 
voir, et,  en  même  temps,  on  le  flatte  tout  haut,  par 
compensation  de  l'insulter  tout  bas  ;  et  encore  on 
prononce  par  deux  fois  devant  lui  ce  nom  de  Rome 
qui  est  toute  son  âme,  pour  insinuer  qu'il  a  rompu 
les  liens  qui  l'unissaient  à  elle.  Il  s'emporte  tout 
franc  alors,  et  éclate.  Qu'est-ce  donc  qu'on  appelle 
Rome  ? 

Le  séjour  de  votre  potentat  ? 
Qui  n'a  que  ses  fureurs  pour  maximes  d'Etat  ? 

Rome  est  ici,  en  Espagne,  avec  le  Sénat  pros- 
crit, les  patriotes  chassés,  les  légions  fidèles  à  la 
loi,  avec  Sertorius  enfin. 

Je  ri  appelle  plus  Rome  un  enclos  de  murailles 
Que  ses  proscriptions  comblent  de  funérailles: 
Ces  murs,  dont  le  destin  fut  autrefois  si  beau. 
If  en  sont  que  la  prison,  ou  plutôt  le  tombeau  ; 
Mais,  pour  revivre  ailleurs  dans  sa  jiremière  force, 
Avec  les  faux  Romains  elle  a  fait  plein  divorce  ; 
Et  comme  autour  de  moi  fax  tous  ses  vrais  appuis, 
Home  ri 'est  plus  dans  Home, elle  est  toute  oùje  suis  ! 

Ce  qui  serait  digne  de  Pompée,  ce  n'est  pas  de 
servir  sous  Sylla,  ce    n'est   pas  de   chercher   à 


SERTORIUS.  139 

séduire  Sertorius,  ce  serait  de  s'unir  aux  patriotes, 
aux  républicains,  aux  vrais  Romains,  pour  briser 
un  joug  odieux,  déshonorant  pour  Rome,  inutile  et 
funeste  au  monde. 

Je  ne  sais  qu'une  voie 
Qui  puisse  avec  honneur  vous  donner  cette  joie. 
Unissons-nous  ensemble,  et  le  tyran  est  bas  : 
Rome  à  ce  grand  dessein  ouvrira  tous  ses  bras. 
Ainsi  nous  ferons  voir  l'amour  de  la  patrie, 
Pour  qui  vont  les  grands  cœurs  jusqu'à  l'idolâtrie  ; 
Et  nous  épargnerons  ces  flots  de  sang  romain 
Que  versent  tous  les  ans  votre  bras  et  ma  main. 

Pompée,  en  venant  pressentir  Sertorius,  avait 
une  pensée  de  derrière  la  tête,  un  dernier  argu- 
ment en  réserve,  comme  un  général  a  une  der- 
nière troupe  en  arrière-garde  quil  ne  fait  donner 
qu'au  moment  suprême  pour  assurer   la  victoire. 

Cette  raison  décisive  est  une  proposition  de  Sylla, 
qui  a  autorisé  Pompée  à  dire  à  Sertorius  qu'il  con- 
sentait à  se  démettre  du  pouvoir,  si  Sertorius  con- 
sentait à  mettre  bas  les  armes. 

C'est  ce  que  Pompée  se  décide  enfin  à. dévoiler  à 
Sertorius  : 

Je  sais  une  autre  voie,  et  plus  noble  et  plu?  sûre. 
Sylla,  si  vous  voulez,  quitte  sa  dictature  ; 


140  CORNEILLE. 

Et  déjà,  de  lui-même,  il  s'en  serait  démis, 
S'il  voyait  qu'en  ses  lieux  il  n'eût  plus  d'ennemis. 
Mettez  les  armes  bas,  je  réponds  de  l'issue  ; 
J'en  donne  ma  parole  après  l'avoir  reçue. 
Si  vous  êtes  Romain,  prenez  l'occasion. 

Mais  Sertorius  aussi  est  général,  et  connaît  les 
ruses  de  guerre.  Il  flaire  un  piège,  et  répond  froi- 
dement :  Sylla  doit  me  tromper,  puisqu'il  vous  a 
bien  séduit  vous-même  : 

Je  ne  m1  éblouis  point  de  cette  illusion. 

Je  connais  le  tyran,  j'en  vois  le  stratagème  ; 

Quoi  qu'il  semble  promettre,  il  est  toujours  lui-même. 

Vous  qu'à  sa  défiance  il  a  sacrifié 

Jusques  à  vous  forcer  d'être  son  allié... 

Pompée  est  battu.  Il  n'a  plus  de  corps  de  réserve 
à  fiire  donner,  et  même  il  est  forcé  dans  ses  der- 
niers retranchements.  On  lui  a  montré  qu'il  est 
un  peu  la  dupe  de  Sylla,  et  tout  à  fait  son  prison- 
nier. Ainsi  finit  cette  entrevue  entre  le  lion  et  le 
renard. 

Je  vous  ai  cité  toute  cette  scène,  mes  chers  amis, 
d'abord  parce  qu'elle  est  très  belle,  bien  entendu, 
ensuite  parce  que  vous  entendrez  dire  quelquefois 
que  Corneille  est  souvent  une  espèce  d'avocat  dans 


SERTORIUS.  141 

ses  tragédies,  qu'il  y  fait  de  grands  discours,  et 
même  des  discours  qui  sentent  le  tribunal  et  la 
chicane,  qu'il  plaide  enfin. 

C'est  très  vrai,  cela.  Corneille  aime  à  plaider 
envers,  et  plaide  bien.  Mais  il  ne  faut  peut-être 
pas  lui  en  faire  un  très  grand  reproche,  parce 
que,  quand  il  met  en  présence  deux  de  ses  person- 
nages comme  deux  avocats,  ce  n'est  pas  au  meil- 
leur avocat  qu'il  fait  gagner  le  procès,  c'est  à  la 
meilleure  cause. 

Dans  la  scène  de  tout  à  l'heure,  le  talent  d'a- 
vocat, l'habileté,  l'adresse,  l'amabilité  insinuante, 
et  les  ressources  des  mouvements  tournants,  c'est 
Pompée  qui  a  tout  cela.  Sertorius  va  droit  devant 
lui,  dans  sa  pleine  franchise,  et  le  mouvement 
rude  et  fort  de  sa  passion  pour  le  bien.  Et  qui  est 
battu?  c'est  Pompée.  Qui  s'en  va  intact,  et  victo- 
rieux, et  assez  dédaigneux?  c'est  Sertorius. 

Il  n'est  pas  défendu  d'être  habile.  Mais  Corneille 
sait  très  bien  que  la  plus  grande  habileté  humaine, 
c'est  encore  de  penser  toujours  la  même  chose, 
une  fois  qu'on  se  sent  dans  le  vrai,  et  que,  contre 
cette  obstination  tranquille  dans  une  idée  juste, 
tout  vient  se  briser,  sans  même  qu'on  mette 
grand  effort  dans  la  résistance.  Remportez  sou- 
vent de  ces  victoires-là. 

Bêlas  !  c'est  la  dernière  que  Sertorius  aura  rem- 
portée. 


142  CORNEILLE. 

La  vertu  donne  la  bonne  réputation  toujours, 
la  gloire  quelquefois,  l'influence  sur  les  hommes 
souvent,  la  fierté  d'une  bonne  conscience  etlapaix 
du  cœur  infailliblement.  Elle  ne  donne  pas  tou- 
jours le  succès  définitif.  Il  n'importe  ;  et  Corneille, 
comme  je  vous  le  disais  au  commencement,  a 
voulu  justement  prouver  qu'il  n'importe  pas.  Ser- 
torius  meurt  au  moment  du  triomphe  de  ses  idées, 
ou,  du  moins,  au  moment  où  ce  qu'il  déteste  le 
plus  au  monde,  la  tyrannie,  va  disparaître. 

La  proposition  de  Sylla  n'était  pas  un  piège. 
Sylla,  réellement,  voulait  abdiquer,  et,  de  fait,  on 
apprend  qu'il  abdique.  Mais,  en  même  temps,  on 
apprend  que  Sertorius  a  été  tué.  Perpenna,  un  de 
ses  lieutenants,  jaloux  de  lui,  le  trahissait.  11  l'a 
fait  périr.  Il  vient  s'en  faire  honneur  devant Viiiate, 
en  l'assurant  qu'il  a  commis  cette  lâcheté  par 
amour  pour  elle  : 

PERPEXXA,  à  Viriate. 

Sertorius  est  mort  :  cessez  d'être  jalouse, 
Madame,  du  haut  rang  qu'aurait  pris  son  épouse, 
Et  n'appréhendez  plus,  comme  de  son  vivant, 
Qu'en  vos  propres  Etats  elle  ait  le  pas  devant. 
Si  l'espoir  d'Aristie  (1)  a  fait  ombrage  au  vôtre, 

(I)  Aristie,  de  son  vrai  nom  Antistie,  était  la  première 
femme  de  Pompée. 


SERTOIUUS.  143 

Je  pais  vous  assurer  et  d'elle  et  de  tout  autre, 

Et  que  ce  coup  heureux  saura  vous  maintenir 

Et  contre  le  présent  et  contre  l'avenir. 

C'était  un  grand  guerrier,  mais  dont  le  sang  ni  l'âge 

Ne  pouvaient  avec  vous  faire  un  digne  assemblage  ; 

Et,  malgré  ces  défauts,  ce  qui  vous  en  plaisait, 

C'était  sa  dignité  qui  vous  tyrannisait. 

Le  nom  du  général  vous  le  rendait  aimable  ; 

A  vos  rois,  à  moi-même  il  était  préférable  : 

Vous  vous  éblouissiez  du  titre  et  de  l'emploi  ; 

Et  je  viens  vous  offrir  et  l'un  et  l'autre  en  moi, 

Avec  des  qualités,  où  votre  âme  hautaine 

Trouvera  mieux  de  quoi  mériter  une  reine  — 

Viriate  éclate  en  imprécations  ironiques  contre  le 
misérable.  Jamais  Sertoriusn'a  paru  si  grand  que 
dans  cette  noble  et  fière  louange  de  ses  vertus  faite 
par  celle  qui  l'aimait,  et  dans  la  confusion  où  son 
ennemi  reste  comme  accablé  : 

VIRIATE. 

En  effet,    c'est  à  moi  de  répondre  ; 
Et  mon  silence  ingrat  a  droit  de  me  confondre. 
Ce  généreux  exploit ,  ces  nobles  sentiments 
Méritent  de  ma  part  de  hauts  remercîments  ; 
Les  différer  encor,  c'est  lui  faire  injustice. 

Il  m'a  rendu  sans  doute  un  signalé  servico  ; 
Mais  il  n'en  sait  encor  la  grandeur  qu'à  demi  : 


CORNEILLE. 

Lo  grand  Sertorius  fut  son  parfait  ami  ; 

Apprenez-le,  seigneur  (car  je  me  persuade 

Que  nous  devons  ce  titre  à  votre  nouveau  grade  ; 

Et,  pour  le  peu  de  temps  qu'il  pourra  vous  durer, 

Il  me  coûtera  peu  de  vous  le  déférer)  : 

Sachez  donc  que  pour  vous  il  osa  me  déplaire, 

Ce  héros  ;  qu'il  osa  mériter  ma  colère  ; 

Que  malgré  son  amour,  que  malgré  mon  courroux, 

Il  a  fait  tous  efforts  pour  me  donner  à  vous  ; 
Et  qu'à  moins  qu'il  vous  plût  lui  rendre  sa  parole, 
Tout  mon  dessein  n'était  qu'une    attente  frivole  ; 
Qu'il  s'obstinait  pour  vous  au  refus  de  ma  main. 

Permettez  que  j'estime 

La  grandeur  de  l'amour  par  la  grandeur  du  crime. 
Chez  lui-même,  à  sa  table,  au  milieu  d'un  festin, 
D'un  si  parfait  ami  devenir  l'assassin, 
Et  de  son  général  se  faire  un  sacrifice, 
Lorsque  son  amitié  lui  rend  un  tel  service  ; 
Renoncer  à  la  gloire,  accepter  pour  jamais 
L'infamie  et  l'horreur  qui  suit  les  grands  forfaits  ; 
Jusqu'en  mon  cabinet  porter  sa  violence, 
Pour  obtenir  ma  main  m'y  tenir  sans  défense  : 

,  ")ut  cela  d'autantplus  fait  voir  ce  que  je  doi 
A  cet  excès  d'amour  qu'il  daigne  avoir  pour  moi  ; 
Tout  cela  montre  une  âme  au  dernier  point  charmé  •. 
Il  serait  moins  coupable  à  m'avoir  moins  aimée  ; 
Et,  comme  je  n'ai  point  les  sentiments  ingrats, 
Je  lui  veux  conseiller  de  ne  m'épouser  pas  : 
Ce  serait  en  son  lit  mettre  son  ennemie, 
Pour  être  à  tous  moments  maîtresse  de  sa  vie  ; 


SERTORIUS.  145 

Et  je  me  résoudrais  à  cet  excès  d'honneur, 
Pour  mieux  choisir  la  place  à  lui  percer  le  cœur. 

Seigneur,  voilà  l'effet  de  ma  reconnaissance. 
Du  reste,  ma  personne  est  en  votre  puissance  ; 
Vous  êtes  maître  ici  ;  commandez,  disposez, 
Et  recevez  enfin  ma  main,  si  vous  l'osez. 

Du  reste,  l'assassin  sera  puni  comme  il  mérite 
de  l'être.  Pompée  est  un  habile  et  un  diplomate; 
mais  il  n'est  pas  un  misérable.  Il  a  grand  cœur  et 
sait  estimer  ses  ennemis.  Il  fait  jeter  Perpennn 
au  peuple  ameuté,  qui  déchire  le  meurtrier  du 
grand  Sertorius. 

En  donnant  cet  ordre  terrible  mais  juste,  il 
dit,  du  grand  ton  dont  il  doit  parler  plus  tard 
quand  il  sera  maître  du  inonde  : 

C'est  assez. 
Je  suis  maître;  je  parle  ;  allez,  obéissez! 

Puis,  se  retournant  vers  Viriate,  désolée,  mais 
toujours  fière  : 

Ne  vous  offensez  pas  d'ouïr  parler  en  maître, 
Grande  reine  ;  ce  n'est  que  pour  punir  un  traître. 
Criminel  envers  vous  d'avoir  trop  écouté 
L'insolence  où  montait  sa  noire  lâcheté, 
J'ai  cru  devoir  sur  lui  prendre  ce  haut  empire, 
Pour  me  justifier  avant  que  vous  rion  dire  : 

CORNEILLE.  5 


HG  CORNEILLE. 

Maisje  n'abuse  point  d'un   si  facile  accès. 

Et  je  n'ai  jamais  su  dérober  mes  succès. 

Quelque  appui  que  son  crime  aujourd'hui  vous  enlève, 

Je  vous  offre  la  paix,  et  ne  romps  point  la  trêve  ; 

Et  ceux  de  nos  Romains  qui  sont  auprès  de  vous 

Peuvent  y  demeurer  sans  craindre  mon  courroux. 

Viriate  a  une  admirable  réponse.  Elle  aimait 
Sertorius,  et  était  l'ennemie  des  Romains  à  cause 
de  lui.  Magnifique  hommage  à  la  mémoire  pure 
et  grande  de  Sertorius.  Sertorius  mort,  elle  met 
bas  les  armes,  renonce  à  la  guerre,  au  mariage, 
h  tout  rôle  politique. 

Elle  vieillira,  grave  et  triste,  enveloppée  dans 
son  deuil,  et  n'ayant  plus  d'autre  entretien  que  le 
souvenir  du  grand  patriote,  du  grand  proscrit,  du 
grand  vaincu.  Elle  se  considère  comme  la  veuve 
de  Sertorius,  et  la  gardienne  de  sa  tombe.  Nous 
avons  vu  précédemment  (chap.  ix)  Cornélie  sur- 
vivant à  Pompée  pour  faire  respecter  sa  mémoire 
et  ne  vivre  que  de  son  souvenir  ;  Viriate  est  la 
Cornélie  de  Sertorius  : 

Moi,  j'accepte  la  paix  que  vous  m'avez  offerte  ; 
C'est  tout  ce  que  je  puis,  seigneur,   après  ma  perte  ; 
Elle  est  irréparable  :  et  comme  je  ne  voi 
Ni  chefs  dignes  de  vous,  ni  rois  dignes  de  moi, 
Je  renonce  à  la  guerre  ainsi  qu'àl'hyménée  ; 
Mais  j'aime  encor  l'honneur  du  trône  où  je  suis  née. 


SERTORIUS.  447 

D'une  juste  amitié  je  sais  garder  les  lois, 

Et  ne  sais  point  régner  comme  régnent  nos  rois  : 

S'il  faut  que  sous  votre  ordre  ainsi  qu'eux  je  domine, 

Je  m'ensevelirai  sous  ma  propre  ruine  ; 

Mais  si  je  puis  régner  sans  honte  et  sans  époux, 

Je  ne  veux  d'héritiers  que  votre  Rome,  ou  vous. 

Vous  choisirez,  seigneur;  ou  si  votre  alliance 

Ne  peut  voir  mes  Etats  sous  ma  seule  puissance, 

Vous  n'avez  qu'à  garder  cette  place  en  vos  mains, 

Et  je  m'y  tiens    déjà  captive  des  Romains. 

On  est  digne,  quelquefois,  de  comprendre  les  sen- 
timents qu'on  est  capable  d'inspirer.  Pompée,  qui 
plus  tard  laissera  à  une  Cornélie  le  souvenir  inef- 
façable de  lui-même,  comprend  tout  ce  qu'il  y  a  de 
noble  dans  le  renoncement  triste  et  désolé  de 
Viriate.  Il  s'incline  devant  cette  noble  infortune 
et  cette  grande  douleur,  et  répond  : 

Madame,  vous  avez  l'âme  trop  généreuse 
Pour  ne  pas  obtenir  une  paix  glorieuse  ; 
A  Rome  l'on  verra  mon  pouvoir  abattu, 
Ou  j'y  ferai  toujours  honorer  la  vertu. 

«  Honorer  la  vertu.  »  Ce  n'est  peut-être  pas 
le  Pompée  de  l'histoire  qui  parle  ainsi  ;  mais  c'est 
Corneille.  Quand  Corneille  ne  couronne  pas  ses 
héros  vertueux  de  gloire  et  de  prospérité,  il  les 
couronne  d'honneur  et  de  respect  après  leur  mort. 


1*8  CORNhILLE. 

Comme  autour  de  Polyeucte,  martyr  de  sa  foi,  il 
amenait  Pauline  enthousiaste  et  prête  au  sacrifice, 
Félix  converti  et  repentant,  Sévère  respectueux 
et  attendri  :  de  même  sur  la  tombe  de  Sertorius, 
martyr  de  son  patriotisme,  il  réunit  les  deux  enne- 
mis, Viriate  et  Pompée,  l'une  vouée  à  un  deuil 
éternel,  l'autre  respectueusement  ému,  dans  une 
même  pensée  de  regret,  d'admiration,  de  vénéra- 
tion, et  d'esprit  de  paix. 


CHAPITRE    XII. 


LE      MENTEUR. 


Vous  voyez  ce  que  c'est  qu'une  tragédie  ,  et 
comme  Corneille  sait  en  faire  une  belle  leçon  à  nous 
enseigner  la  patience,  la  sincérité,  la  clémence, 
l'honneur,  le  patriotisme.  Il  était  si  plein  de  ces 
grandes  idées  et  de  ces  beaux  sentiments  que, 
même  dans  ses  comédies  ,  il  a  quelquefois  touché, 
avec  autant  de  puissance  que  clans  ses  autres 
ouvrages,  ces  nobles  pensées.  Je  vous  ai  dit  que  les 
comédies  étaient  des  pièces  de  théâtre  pour  faire 
rire  innocemment  les  honnêtes  gens.  Corneille 
sait  faire  rire  en  effet  ;  mais  il  déteste  tant  tout  ce 
qui  est  bas,  que,  quand  il  rencontre,  en  écrivant 
sa  comédie,  un  défaut  honteux,  il  ne  peut 
s'empêcher  de  prendre  sa  grande  voix  pour  le 
flétrir.  Ainsi  il  a  fait  une  comédie  qui  s'appelle 
le  Menteur. 

Il  y  a  dans  cette  comédie  un  jeune  homme, 
nommé  Dorante,  un  étudiant,  qui  n'est  pas  du  tout 
un  mauvais  cœur  ,  mais  qui  est  léger  et  étourdi , 
et  qui  aime  à  inventer  des  histoires,  un  peu  pour 


150  COKNEILLE. 

s'amuser,  parce  qu'il  a  l'imagination  vive,  un  peu 
par  vanité,  et  pour  faire  admirer  les  étonnantes 
aventures  par  où  il  veut  faire  croire  qu'il  a  passé. 
Il  arrive  à  Paris,  et  quelqu'un  lui  fait  compren- 
dre ce  qu'est  cette  grande  ville  où  il  entre  : 

Connaissez  mieux  Paris,  puisque  vous  en  parlez. 

Paris  est  un  grand  lieu  plein  de  marchands   mêlés  : 
L'effet  n'y  répond  pas  toujours  à  l'apparence  ; 
On  s'y  laisse  duper  autant  qu'en  lieu  de  France  ; 
Et  parmi  tant  d'esprits  plus  polis  et  meilleurs, 
Il  y  croît  des  badauds  autant  et  plus  qu'ailleurs. 
Dans  la  confusion  que  ce  grand  monde  apporte, 
Il  y  vient  de  tous  lieux  des  gens  de  toute  sorte  ; 
Et  dans  toute  la  France  il  est  fort  peu  d'endroits 
Dont  il  n'ait  le  rebut  aussi  bien  que  le  choix. 
Comme  on  s'y  connaît  mal,  chacun  s'y  fait  de  mise  (1), 
Et  vaut  communément  autant  comme  il  se  prise  (2)  : 
De  bien  pires  que  vous  s'y  font  assez  valoir. 


Notre  jeune  homme  profite  trop  vite  de  ses  con- 
seils, et  ne  songe  qu'à«  paraître  »  et  «  se  faire  va- 
loir ».  Il  raconte  à  ses  nouvelles  connaissances  une 
foule  de  brillantes  affaires  qui  ne  lui  sont  pas  arri- 
vées Il  a  été  à  la  guerre  et  s'y  est  très  bien  condui  t . 


(1)  Se  fait  recevoir,  se  fait  accueillir 

(2)  S'estime. 


LE    MENTLUR.  13c 

Et  durant  ces  quatre  ans 
Il  ne  s'est  fait  combats,  ni  sièges  importants, 
Nos  armes  n'ont  jamais  remporté  de  victoire, 
Où  cette  main  n'ait  eu  bonne  part  à  la  gloire... 

A  peine  de  retour  à  Paris,  il  a  donné  une  fête 
superbe  sur  la  Seine  : 

Comme  à  mes  chers  amis  je  vous  veux  tout  conter. 
J'avais  pris  cinq  bateaux  pour  mieux  tout  ajuster  ; 
Les  quatre  contenaient  quatre  chœurs  de  musique, 
Capables  de  charmer  le  plus  mélancolique. 
Au  premier,  violons;  en  l'autre,  luths  et  voix; 
Des  flûtes,  au  troisième  ;  au  dernier,  des  hautbois, 
Qui  tour  à  tour  dans  l'air  poussaient  des  harmonies 
Dont  on  pouvait  nommer  les  douceurs  infinies. 
Le  cinquième  était  grand,  tapissé  tout  exprès 
De  rameaux  enlacés  pour  conserver  le  frais, 
Dont  chaque  extrémité  portait  un  doux  mélange 
De  bouquets  de  jasmin,  de  grenade,  et  d'orange. 
Je  fis  de  ce  bateau  la  salle  du  festin  : 
Là  je  menai  l'objet  qui  fait  seul  mon  destin    (1)  ; 
De  cinq  autres  beautés  la  sienne  fut  suivie, 
Et  la  collation  fut  aussitôt  servie. 
Je  ne  vous  dirai  point  les  différents  apprêts, 
Le  nom  dechaque  plat,  le  rang  de  chaque  mets  : 
Vous  saurez  seulement  qu'en  ce  lieu  de  délices 
On  servit  douze  plats,  et  qu'on  fit  six  services, 

(  I  )  Objet  est  pris  ici  dans  le  sens  de  personne  qu'on  aime. 


152  CORNEILLE. 

Cependant  que  les  eaux,  les  rochers  et  les  airs, 

Répondaient  aux  accents  de  nos  quatre  concerts. 

Après  qu'on  eut  mangé,  mille  et  mille  fusées, 

S' élançant  vers  les  cieux,  ou  droites  ou  croisées, 

Firent  un  nouveau  jour,  d'où  tant  de  serpenteaux  (1) 

D'un  déluge  de  flamme  attaquèrent  les  eaux, 

Qu'on  crut  que,  pour  leur  faire  une  plus  rude  guerre, 

Tout  l'élément  du  feu  tombait  du  ciel  en  terre. 

Après  ce  passe-temps  on  dansa  jusqu'au  jour, 

Dont  le  soleil  jaloux  avança  le  retour  : 

S'il  eût  pris  notre  avis,  sa  lumière  importune 

N'eût  pas  troublé  sitôt  ma  petite  fortune  ; 

Mais,  n'étant  pas  d'humeur  à  suivre  nos  désirs, 

Il  sépara  la  troupe,  et  finit  nos  plaisirs. 

Pourquoi  tous  ces  mensonges?  lui  demande 
son  valet  qui  s'en  effraie.  —  Pourquoi?  pour 
donner  de  soi  une  idée  avantageuse.  On  serait 
bien  en  air  de  cour  si  l'on  disait  tout  naïvement 
qu'on  est  un  étudiant  en  droit  qui  revient  de  Poi- 
tiers ! 

0  le  beau  complimenta  charmer  une  dame, 
De  lui  dire  d'abord  :  «  J'apporte  à  vos  beautés 
Un  cœur  nouveau  venu  des  universités  ; 
Si  vous  avez  besoin  de  lois  et  de  rubriques, 
Je  sais  le  Code  entier  avec  les  Authentiques, 
Le  Digeste  nouveau,  le  vieux,  YInfortiat, 

(I)  Fu*èe  volante  qui  tournoie. 


L  E    M  E  N  T  E  U  R.  153 

Ce  qu'en  a  dit  Jason,  Balde,  Accurse,  Alciat  (1)  !  » 

Qu'un  si  riche  discours  nous  rend  considérables  ! 

Qu'on  amollit  parla  de  cœurs  inexorables! 

Qu'un  homme  à  paragraphe  (2)  est  un  joli  galant! 

On  s'introduit  bien  mieux  à  titre  de  vaillant  : 

Tout  le  secret  ne  gît  qu'en  un  peu  de  grimace, 

A  mentir  à  propos,  jurer  de  bonne  grâce, 

Étaler  force  mots  qu'elles  n'entendent  pas  ; 

Faire  sonner  Lamboy,  Jean  de  Vert,  et  Galas  (3)  ; 

Nommer  quelques  châteaux  de  qui  les  noms  barbares 

Plus  ils  blessent  l'oreille,  et  plus  leur  semblent  rares; 

Avoir  toujours  en  bouche  angles,  lignes,  fossés, 

Vedette,  contrescarpe,  et  travaux  avancés  : 

Sans  ordre  et  sans  raison,  n'importe,  on  les  étonne  ; 

On  leur  fait  admirer  les  baies  qu'on  leur  donne  : 

Et  tel,  à  la  faveur  d'un  semblable  débit, 

Passe  pour  homme  illustre,  et  se  met  en  crédit. 

Voilà  notre  homme,  et  comme  il  dirige  sa  vie 
dans  la  ville  nouvelle  qu'il  veut  éblouir.  Il  n'y  a 
pas  grand  mal,  on  peut  le  dire,  tant  qu'il  débite 
ces  sornettes  à  des  jeunes  gens  aussi  fous  que  lui. 

(1)  Noms  de  jurisconsultes;  les  ouvrages  cités  aux  vers 
précédents  sont  des  ouvrages  de  droit. 

(2)  Ilommu  à  paragraphe.  —  Homme  qui  cite  l'article 
et  le  paragraphe  où  se  trouve  un  texte  de  loi  sur  lequel 
il  s'appuie. 

(3)  Généraux  de  l'empereur  d'Allemagne  Ferdinand  III, 
pendant  la  guerre  de  Trente  ans,  qui  n'était  pas  encore 
terminée  quand  Corneille  écrivit  ces  vers. 

5* 


154  CORNEILLE. 

Mais  prenez  garde  :  ce  qu'il  y  a  de  mauvais  dans 
les  mensonges,  même  désintéressés,  et  clans  les 
paroles  en  l'air,  c'est  qu'on  prend  l'habitude  de 
dire  des  faussetés,  et  qu'on  en  dit  ensuite  même 
dans  les  circonstances  graves,  même  aux  per- 
sonnes à  qui  l'on  doit  respect,  même  à  son  père. 
Le  Menteur  de  la  comédie  de  Corneille  a  fait 
im  mensonge  à  son  père.  Il  lui  a  dit  qu'il  était 
marié.  Cette  fois,  l'auteur  change  de  ton,  et  il 
met  dans  la  bouche  du  vieillard  offensé  un  des  plus 
beaux  discours  contre  le  mensonge  qui  ait  été  écrit  : 
«  Etes-vousgentilhomme?»  demande  brusquement 
le  père  à  ce  fils  irrespectueux. 

GÉROXTE. 

Êtes-vous  gentilhomme  ? 

DORANTE,  à  part. 

Ah  !  rencontre  fâcheuse  ! 

{Haut.) 
Etant  sorti  de  vous,  la  chose  est  peu  douteuse. 

GÉROXTE, 

Croyez-vous  qu'il  suffit  d'être  sorti  de  moi  ? 


Dorante,  le  Menteur,  raconte  faussement  à  son  père 
qu'il  est  marié. 

{Le  Menteur. \ 

P.  154-165. 


LE    MENTEUR.  155 

DORAANTE. 

Avec  toute  la  France  aisément  je  le  croi. 

GÉRONTE. 

Et  ne  savez-vous  point  avec  toute  la  France 
D'où  ce  titre  d'honneur  a  tiré  sa  naissance, 
Et  que  la  vertu  seule  a  mis  en  ce  haut  rang 
Ceux  qui  l'ont  jusqu'à  moi  fait  passer  dans  leur  sang  ? 

DORANTE. 

J'ignorerais  un  point  que  n'ignore  personne, 
Que  la  vertu  l'acquiert,  comme  le  sang  le  donne  ? 

GéEONTE. 

Où  le  sang  a  manqué,  si  la  vertu  l'acquiert, 

Où  le  sang  l'a  donné,  le  vice  aussi  le  perd. 

Ce  qui  naît  d'un  moyen   périt  par  son  contraire  ; 

Tout  ce  que  l'un  a  fait,  l'autre  peut  le  défaire  ; 

Et,  dans  la  lâcheté  du  vice  où  je  te  voi, 

Tu   n'es  plus  gentilhomme,  étant  sorti  de  moi. 

DORANTE. 

Moi  ? 


!56  CORNEILLE. 

GÉ"rONTE. 

Laisse-moi  parler,  toi  de  qui  l'imposture 
Souille  honteusement  ce  don  de  la  nature  : 
Qui  se  dit  gentilhomme,  et  ment  comme  tu  fais, 
Il  ment  quand  il  le  dit,  et  ne  le  fut  jamais. 
Est-il  vice  plus  bas  ?  est-il  tache  plus  noire, 
Plus  indigne  d'un  homme  élevé  pour  la  gloire  ? 
Est-il  quelque  faiblesse,  est-il  quelque  action 
Dont  un  cœur  vraiment  noble  ait  plus  d'aversion, 
Puisqu'un  seul  démenti  lui  porte  une  infamie 
Qu'il  ne  peut  effacer  s'il  n'expose  sa  vie, 
Et  si  dedans  le  sang  il  ne  lave  l'affront 
Qu'un  si  honteux  outrage  imprime  sur  son  front? 

DORANTE. 

Qui  vous  dit  que  je  mens? 

GÉRONTE. 

Qui  me  le  dit,  infâme  ? 
Dis-moi,  si  tu  le  peux,  dis  le  nom  de  ta  femme. 
Le  conte  qu'hier  au  soir  tu  m'en  fis  publier.... 

cliton,  bas y  à  Dorante  (1). 
Dites  que  le  sommeil  vous  l'a  fait  oublier. 

(1)  Cliton  est  le  valet  de  Dorante. 


LE   MENTEUR.  157 


GÉRONTE. 


Ajoute,  ajoute  encore  avec  effronterie 

Le  nom  de  ton  beau-père  et  de  sa  seigneurie  ; 

Invente  à  m'éblouir  quelques  nouveaux  détours. 

cliton,  bas,  à  Dorante. 
Appelez  la  mémoire  ou  l'esprit  au  secours. 

GÉRONTE. 

De  quel  front  cependant  faut-il  que  je  confesse 
Que  ton  effronterie  a  surpris  ma  vieillesse, 
Qu'un  homme  de  mon  âge  a  cru  légèrement 
Ce  qu'un  homme  du  tien  débite  impudemment  ? 
Tu  me  fais  donc  servir  de  fable  et  de  risée, 
Passer  pour  esprit  faible  et  pour  cervelle  usée  ! 
Mais,  dis-moi,  te  portais-je  à  la  gorge  un  poignard  ? 
Voyais-tu  violence  ou  courroux  de  ma  part  ? 
Si  quelque  aversion  t'éloignait  de  Clarice  (1), 
Quel  besoin  avais-tu  d'un  si  lâche  artifice  ? 
Et  pouvais-tu  douter  que  mon  consentement 
Ne  dût  tout  accorder  à  ton  contentement, 
Puisque  mon  indulgence,  au  dernier  point  venue, 
Consentait  à  tes  yeux  l'hymen  d'une  inconnue  ? 
Ce  grand  excès  d'amour  que  je  t'ai  témoigné 
N'a  point  touché  ton  cœur,  ou  ne  l'a  point  gagné  : 


(i)  Clarice  est  la  femme  queGéronte  veut  faire  épouser 
à  son  fils. 


158  CORNEILLE. 

Ingrat,  tu  m'as  payé  d'une  impudente  feinte, 
Et  tu  n'as  eu  pour  moi  respect,  amour  ni  crainte. 
Va,  je  te  désavoue . 

DORANTE 

Eh  î  mon  père,  écoutez. 

GERONTE. 

Quoi  ?  des  contes  en  l'air  et  sur  l'heure  inventés  ? 

DORANTE. 

Non  !  la  vérité  pure  ! 

GÉRONTE. 

En  est-il  dans  ta  bouche  ? 

CLITON,  bas,  à  Dorante. 
Voici  pour  votre  adresse  une  assez  rude  touche. 

GÉRONTE. 

Tu  me  fourbes  encor. 

DORANTE. 

Si  vous  ne  m'en  croyez, 
Croyez-en  pour  le  moins  Cliton  que  vous  voyez  ; 
Il  sait  tout  mon  secret. 


LE    MENTEUR.  15» 


GERONTE. 


Tu  ne  meurs  pas  de   honte 
Qu'il  faille  que  de  lui  je  fasse  plus  de  compte, 
Et  que  ton  père  même,  en  doute  de  ta  foi, 
Donne  plus  de  croyance  à  ton  valet  qu'à  toi  ! 

Voilà  comment  Corneille  savait,  même  clans 
une  comédie,  donner,  en  passant,  une  leçon  de 
respect  envers  les  êtres  vénérables,  et  de  respect 
aussi  envers  soi-même.  Quand  vous  lirez  les  comé- 
dies, vous  verrez  qu'on  s'y  permet  d'ordinaire  un 
peu  de  libertés  à  cet  égard.  Comme  c'est  un  ouvrage 
naturellement  plaisant,  il  est  admis  qu'on  y  peut 
parler  en  badinant  des  choses  sérieuses.  Corneille 
le  fait  lui-même.  Mais  l'autorité  du  père,  non, 
c'est  une  affaire  trop  grave  ;  Corneille  ne  permet 
pas  qu'on  s'en  amuse,  et  si  un  jeune  homme  de 
comédie,  un  étourdi,  aimable  d'ailleurs,  pousse 
jusque-là  la  raillerie,  vite  il  donne  au  père,  à  ce 
bon  bourgeois  de  père,  très  simple  jusqu'à  ce 
moment,  et  très  bonhomme,  toute  la  dignité  que 
vous  avez  vue  chez  Don  Diègue  et  chez  le  vieil 
Horace,  parce  que  pour  un  fils,  tout  père,  quel 
qu'il  soit,  doit  être  ni  plus  ni  moins  qu'un  Horace 
ou  un  Don  Diègue. 


CHAPITRE  XIII. 

CORNEILLE     CHEZ     LUI.     VIEILLESSE    ET     MORT 

DU    POÈTE. 

Tel  était  ce  Corneille,  le  poète  en  France  qui 
a  eu  la  plus  haute  idée  de  l'homme,  et  qui  en  a 
laissé,  à  vingt  reprises,  dans  ses  œuvres,  la  plus 
grande  image.  On  l'appelait  le  Grand  Corneille  en 
son  temps,  et  Voltaire  a  exprimé  le  sentiment  de 
la  postérité  en  disant  :  «  Le  Grand  Corneille, 
ainsi  nommé  pour  le  distinguer,  non  de  son  frère, 
mais  du  reste  des  hommes.  » 

Et  cet  homme,  si  grand  en  effet,  ne  vous  ima- 
ginez pas  qu'il  fût  vain  de  ses  succès  et  de  sa 
gloire.  Vous  l'auriez  vu,  que  vous  ne  l'auriez  pas 
distingué  du  plus  humble  et  obscur  bourgeois 
de  Paris.  Il  était  trop  humble  même,  timide  et 
embarrassé  dans  les  compagnies.  Il  parlait  lente- 
ment et  ne  savait  pas  faire  valoir,  en  les  lisant,  ses. 
vers  admirables. 

Sa  vie  était  celle  de  l'homme  le  plus  simple  et 
le  plus  ignoré,  ajoutez  le  plus  vertueux.  Il  la 
passait  au  milieu  de  sa  femme,  de  ses  enfants,  de 
son  frère  et  des  enfants  de  celui-ci.  Ce  frère, Thomas 
Corneille,  était  poète  aussi,  beaucoup  moins  dis- 


1 


THOMAS   CORNEILLE,    FRÈRE    DD   GRAND   CORNEILLE. 
P.   L60-161. 


VIEILLESSE    DE    CORNEIL  LE.  161 

tingué,  et  il  avait  quelquefois  plus  de  succès  que 
lui.  Jamais  il  n'y  eut  entre  eux  deux  la  moindre 
lueur  de  jalousie,  ni  le  moindre  commencement 
d'inimitié.  On  vivait  en  commun,  partageant  les 
joies  et  les  chagrins.  Quand  Pierre  avait  besoin' 
d'une  rime  qui  lui  échappait,  il  la  demandait  à  son 
frère.  Il  aurait  pu  lui  donner  son  génie,  qu'il  le 
lui  aurait  donné  de  bon  cœur. 

La  vieillesse  de  Corneille  ne  fut  pas  heureuse . 
Sans  être  jamais  tombé  dans  la  misère,  il  était 
pauvre  ;  car, dans  ce  temps-là, les  pièces  de  théâ- 
tre étaient  peu  payées,  et  les  plus  grands  triom- 
phes des  auteurs  dramatiques  rapportaient  plus 
d'honneur  que  d'argent.  11  vécut  trop  longtemps 
aussi  pour  son  bonheur.  A  trente  ans,  il  avait  fait 
dire  à  son  Don  Dièsrue  : 


o  ' 


Qu'on  est  digne  d'envie 
Lorsque  en  perdant  la  force  on  perd  aussi  la  vie  ; 
Et  qu'un  long  âge  apporte  aux  hommes  généreux, 
Au  bout  de  leur  carrière  un  destin  malheureux  ! 

Il  put  se  rappeler  souvent  ces  beaux  vers,  et  les 
appliquer  amèrement  à  sa  propre  fortune.  Vieilli, 
et  fatigué  par  la  production  incessante  d'une  foule 
de  chefs-d'œuvre,  il  n'avait  plus,  dans  ses  der- 
niers ouvrages,  la  même  verve  et  la  même  puis- 
sance qu'autrefois. 


W8  CORNEILLE. 

Les  idées  étaient  aussi  grandes,  mais  il  y  avait 
souvent  dans  la  conduite  et  la  suite  de  la  pièce  de 
l'obscurité  et  de  l'embarras  ;  et  malgré  de  beaux 
vers  encore,  qui  semblaient  éclater  de  temps  à 
autre  comme  des  traits  de  feu,  l'ensemble  déplai- 
sait, ou  laissait  froids  les  spectateurs. 

Entre  deux  tragédies,  l'une  médiocre,  l'autre 
mêlée  d'obscurités  pénibles  et  d'éclairs  de  génie, 
Corneille  se  reposait,  se  consolait  peut-être,  à  des 
œuvres  où  les  deux  passions  de  sa  vie,  la  piété  et 
l'amour  des  vers,  trouvaient  une  égale  satis- 
faction. Il  mettait  en  vers  Y  Imitation  de  Jésus- 
Christ. 

11  y  a  dans  ce  livre,  traduit  par  Corneille,  des 
vers  admirables  encore,  comme  il  faudrait  en 
apprendre  beaucoup,  pour  les  réciter  dans  les  mo- 
ments de  découragement  ou  de  peine.  Voyez  ceux- 
ci,  comme  ils  sont  tendres  et  forts,  et  semblent 
prendre  le  cœur  pour  l'enlever  bien  haut,  loin  des 
ennuis  et  des  bassesses  : 


Pourt'élever  de  terre,    homme,  il  te  faut  deux  ailes 

La  pureté  de  cœur  et  la  simplicité. 

Elles  te  conduiront  avec  facilité 

Jusqu'à  l'abîme  heureux  des  clartés  éternelles  ! 


Corneille  faisait  des  vers  de   circonstance,  pour 


VIEILLESSE      DE    CORNEILLE.  103 

ses  amis,  pour  les  gens  [qu'il  estimait  ou  honorait. 
En  voici  qu'il  fit  pour  le  tombeau  d'une  personne 
charitable  et  sainte,  assez  obscure.  Mais  tout  ce 
qu'il  touche  en  devient  grand. 

EPITAPHE   D'ELISABETH  RANQUET. 

Ne  verse  point  de  pleurs  sur  cette  sépulture, 
Passant;  ce  lit  funèbre  est  un  lit  précieux, 
Où  gît  d'un  cœur  tout  pur  la  cendre  toute  pure  ; 
Mais  le  zèle  du  cœur  est  encore  en  ces  lieux. 

Avant  que  de  payer  ses  droits  à  la  nature, 

Sou  âme,  s'élevant  au-dessus  de  ses  yeux., 

Avait  au  créateur  uni  la  créature, 

Et,  marchant  sur  la  terre,  elle  était  dans  les  cieux. 

L'humilité,  la  peine,  étaient  son  allégresse. 

Les  pauvres  bien  mieux  qu'elle, ont  connu  sa  richesse, 

Et  son  dernier  soupir  fut  un  soupir  d'amour. 

Passant,  qu'à  son  exemple  un  beau  feu  te  transporte, 

Et,  loin  de  la  pleurer  d'avoir  perdu  le  jour, 

Crois  qu'on  ne  meurt  jamais  quand  on  meurt  de  la  sorte. 


Mais  le  goût  du  public    n'était  plus  autant  à 
Corneille.  Les  hommes  de  son  temps,  dont  je  vous 


IG4  CORNEILLE. 

ai  indiqué  le  caractère  hardi,  noble,  et  porté  aux 
grandes  aventures,  n'existaient  plus.  Leurs  fils 
n'étaient  point  des  efféminés,  tant  s'en  faut  ;  mais 
cependant  ils  préféraient,  au  théâtre,  des  pièces 
plus  tendres,  plus  de  douceur  et  d'amabilité  que 
de  grandeur  et  d'héroïsme.  Ajoutez  que,  juste  au 
moment  où  Corneille  faiblissait,  un  autre  grand 
poète,  Jean  Racine,  était  dans  toute  la  vigueur 
de  son  génie  et  tout  l'éclat  de  son  succès. 

Tout  cela  fit  à  Corneille  une  fin  de  carrière  pé- 
nible. Il  avait  bon  besoin  pour  vivre  de  sa  pension 
du  roi,  qu'il  avait  bien  gagnée  ,  et  qui  lui  était 
servie  depuis  de  longues  années.  Dans  les  derniers 
temps  de  sa  vie,  cette  ressource  vint  à  lui  man- 
quer. Les  malheurs  de  la  France  à  cette  époque 
forçaient  le  trésor  à  faire  des  économies  ,  et 
Ton  avait  supprimé  la  pension,  ou  Ton  en  avait 
retardé  le  paiement.  Un  bon  poète  du  temps,  Boi- 
leau,  qui  était  très  honnête  homme,  mais  qui 
n'aimait  point  passionnément  Corneille  ,  étant 
ami  particulier  de  Racine,  apprit  que  Corneille 
ne  recevait  plus  sa  pension.  Il  en  fut  indigné  et 
navré,  et,  quoique  n'étant  pas  des  amis  de  Cor- 
neille, il  court  à  Versailles,  où  étaient  le  roi  et 
les  ministres,  parle  aux  ministres,  se  jette  aux 
pieds  du  roi  :  «  On  n'a  pas  d'argent  !  s'écrie-t-il. 
Si,  on  en  a  !  On  a  ma  pension,  à  moi  ;  qu'on  la 
donne  à  Corneille,  au  grand  Corneille;  moi,jemVn 


MORT   DE    CORNEILLE.  165 

passerai  » .  Ou  rendit  enfin  sa  pension  au  pauvre 
vieux  poète. 

.  C'est  là  un  trait  touchant  et  charmant.  Il  prouve 
combien  est  grande  la  bonne  influence  des  génies 
comme  celui  de  Corneille  sur  les  cœurs.  Corneille 
ne  se  borne  pas  à  peindre  dans  ses  ouvrages  des 
actes  de  générosité  ;  il  ne  réussit  pas  seulement  à 
les  faire  admirer  ;  il  en  inspire.  C'est  l'honneur  des 
hommes  de  génie  qui  sont  des  hommes  de  grand 
cœur  ;  c'est  aussi  leur  récompense. 


CORNEILLE  MEURT.  HONNEURS  QU  ON  LUI  REND. 

Corneille  ne  jouit  pas  longtemps  de  ce  retour 
de  faveur,  ou  plutôt  de  cet  acte  de  réparation. 
Il  mourut  le  1er  octobre  1684,  à  l'âge  de  78  ans. 
L'Académie  française,  dont  il  faisait  partie  depuis 
1647,  se  conduisit  en  cette  circonstance  avec  beau- 
coup de  délicatesse.  Elle  nomma,  pour  lui  succé- 
der, Thomas  Corneille,  son  frère,  celui  que  Boileau 
appelait  un  cadet  de  Normandie,  et  elle  chargea 
Racine  de  prononcer  l'éloge  de  son  ancien  rival. 
Racine  le  fit  en  des  termes  d'une  rare  élévation, 
et  l'éloge  de  Corneille  par  Racine  est  une  des  plus 
belles  pages  qui  soient  dans  la  prose  française. 
Vous  le  lirez  tout  entier  plus  tard.  En  voici  du 
moins  quelques  lignes  : 


ICO  CORNEILLE. 

« —  Où  trouvera-t-on  un  poète  qui  ait  possédé 
«  ù  la  fois  tant  de  grands  talents,  tant  d'excel- 
«  lentes  parties,  l'art,  la  force,  le  jugement,  l'es- 
«  prit?  Quelle  noblesse,  quelle  économie  dans  les 
«  sujets  !  Quelle  gravité  dans  les  sentiments  ! 
«  Quelle  dignité  et  en  même  temps  quelle  prodi- 
«  gieuse  variété  dans  les  caractères  !  Parmi  tout 
«  cela  une  magnificence  d'expressions  proportion- 
«  née  aux  maîtres  du  monde  qu'il  fait  souvent  par- 
«  1er  ;  capable  néanmoins  de  l'abaisser  quand  il 
«  veut, et  de  descendre  jusqu'aux  plus  simples  naï- 
«  vetés  du  comique,  où  il  est  encore  inimitable... 
«  Personnage  véritablement  né  pour  la  gloire  de  son 
«  pays...  Aussi,  lorsque,  dans  les  âges  suivants, 
«  on  parlera  avec  étonnement  des  victoires  prodi- 
«  gieuses  et  de  toutes  les  grandes  choses  qui  ren- 
«  dront  notre  siècle  l'admiration  des  siècles  à 
«  venir,  Corneille,  n'en  doutons  point,  Corneille 
«  tiendra  sa  place  parmi  toutes  ces  merveilles 

<  11  aimait,  il  cultivait  les  exercices  de  l'Acadé- 
«  mie  :  il  y  apportait  surtout  cet  esprit  de  dou- 
^<  ceur,  d'égalité,  de  déférence  même,  si  néces- 
«  saire  pour  entretenir  l'union  dans  les  compa- 
</  gnies.  L'a-t-on  jamais  vu  se  préférer  à  aucun 
«  de  ses  confrères  ?  L'a-t-on  jamais   vu  vouloir 

<  tirer  aucun  avantage  des  applaudissements  qu'il 
«  recevait  dans  le  public  ?  Au  contraire ,  après 
«  avoir     paru    en     maître ,     et  ,    pour     ainsi 


VIEILLESSE  DE    CORNEILLE.  167 

«  dire  ,  régné  sur  la  scène,  il  venait,  dis- 
«  ciple  docile,  chercher  à  s'instruire  dans  nos 
«  -assemblées,  et  laissait  ses  lauriers  à  la  porte  de 
«  l'Académie » 


CONCLUSION. 


CORNEILLE  DEVANT  LA  POSTERITE. 

La  postérité,  comme  le  disait  Racine,  a  ratifié 
le  jugement  de  ses  contemporains  sur  Corneille. 
Elle  a  même  été  plus  loin  qu'eux.  Nous  avons  pour 
notre  vieux  poète  une  de  ces  admirations  qui 
tiennent  du  respect  et  notre  culte  envers  lui  ne 
s'est  jamais  refroid.  Les  hommes  de  son  temps 
l'ont  appelé  le  Grand  Corneille.  Nous  lui  avons 
conservé  ce  titre,  et  nous  y  avons  ajouté  quelque 
chose  qui  est  peut-être  plus  flatteur  encore. 

Quand  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un 
grand  homme  de  bien,  au  cœur  vaillant  et  ferme, 
dédaigneux  des  périls,  et  ne  se  souciant  que  de 
sa  conscience,  nous  disons  de  lui  que  c'est  un  héros 
de  Corneille.  Quand  nous  lisons  ou  entendons  une 
grande  parole,  pleine  de  fierté, vigoureuse  et  fran- 
che, nous  disons  que  c'est  un  mot  cornélien,  une 
phrase  cornélienne, un  vers  cornélien. 

Voilà  le  plus  grand  honneur  peut-être  qu'un 
homme  puisse  acquérir  :  laisser  son  nom  dans  la 
langue  de  son  pays  avec  une  signification  telle  que 


CONCLUSION.  169 

ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé  et  de  meilleur  dans  l'âme 
humaine  ne  se  puisse  exprimer  que  par  ce  mot. 
C'est  un  honneur  pour  l'homme,  c'est  un  honneur 
aussi  pourle  pays.  Il  ne  faut  pas  désespérer  d'un 
peuple  qui  a  produit  des  Corneilles,  et  qui  n'ajamais 
cessé  de  les  admirer.  Il  a  conservé  quelque  chose 
de  leur  mâle  génie,  de  leur  cœur  héroïque  et  sim- 
ple. Corneille  est  Français  ;  la  France  aussi  est 
cornélienne. 


FIN. 


5*** 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Avaxt-peopos v 

Chap.  I.  —  La  France  au  temps  de  Corneille.     ...  1 

Chap.  II.  —  Jeunesse    de    Corneille 5 

Chap.  III.  —  Corneille  grand  homme 10 

Chap.  IV.  —  Le  Cid 12^ 

Chap.  V.  —  Horace 24.*" 

Chap.  VI.  —  Cinna 33 

Chap.  VII.  —  Polyeucte 46 

Chap.  VIII.  —  Xicomède 71 

Chap.  IX.    —  Pompée 85 

Chap.  X.  —  Don  Sanche  d'Aragon 106 

Chap.  XI.  —  Sertorius 125 

Chap.  XII.  —  Le  Menteur 149 

Chap.  XIII.  —  Corneille  chez    lui.  —    Vieillesse    et 

mort  du  poète 160 

CONCLUSION.  —  Corneille    devant  la  postérité.     .     .     .  168 


P01TIKR3.  —  TYPOGRAPHIE    OUDIN. 


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University  of  Ottawa 

Date  Due 


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FEV  2  2 

MRR  3  1  2001 


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IRREPARABLE 
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